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Le Fauteuil hanté

Le Fauteuil hanté

de Gaston Leroux

I. La mort d’un héros

 

– C’est un vilain moment à passer…

– Sans doute, mais on dit que c’est un homme qui n’a peur de rien !…

– A-t-il des enfants ?

– Non !… Et il est veuf !

– Tant mieux !

– Et puis, il faut espérer tout de même qu’il n’en mourra pas !… Mais dépêchons-nous !…

En entendant ces propos funèbres,M. Gaspard Lalouette – honnête homme, marchand de tableaux et d’antiquités, établi depuis dix ans rue Laffitte, et qui se promenait ce jour-là quai Voltaire, examinant les devantures des marchands de vieilles gravures et de bric-à-brac – leva la tête…

Dans le même moment, il était légèrement bousculé sur l’étroit trottoir par un groupe de trois jeunes gens,coiffés du béret d’étudiant, qui venait de déboucher de l’angle de la rue Bonaparte, et qui, toujours causant, ne prit point le temps de la moindre excuse.

M. Gaspard Lalouette, de peur des’attirer une méchante querelle, garda pour lui la mauvaise humeurqu’il ressentait de cette incivilité, et pensa que les jeunes genscouraient assister à quelque duel dont ils redoutaient tout hautl’issue fatale.

Et il se reprit à considérer attentivement uncoffret fleurdelisé qui avait la prétention de dater de Saint Louiset d’avoir peut-être contenu le psautier de Madame Blanche deCastille. C’est alors que, derrière lui, une voix dit :

– Quoi qu’on puisse penser, c’est un hommevraiment brave !

Et une autre répondit :

– On dit qu’il a fait trois fois le tour dumonde !… Mais, en vérité, j’aime mieux être à ma place qu’à lasienne. Pourvu que nous n’arrivions pas en retard !

M. Lalouette se retourna. Deux vieillardspassaient, se dirigeant vers l’Institut, en pressant le pas.

« Eh quoi ! pensa M. Lalouette,les vieillards seraient-ils subitement devenus aussi fous que lesjeunes gens ? (M. Lalouette avait dans les quarante-cinqans, environ, l’âge où l’on n’est ni jeune ni vieux…) En voici deuxqui m’ont l’air de courir au même fâcheux rendez-vous que mesétudiants de tout à l’heure ! »

L’esprit ainsi préoccupé, M. GaspardLalouette s’était rapproché du tournant de la rue Mazarine etpeut-être se serait-il engagé dans cette voie tortueuse si quatremessieurs qu’à leur redingote, chapeau haut de forme, et serviettede maroquin sous le bras, on reconnaissait pour des professeurs, nes’étaient trouvés tout à coup en face de lui, criant etgesticulant :

– Vous ne me ferez pas croire tout de mêmequ’il a fait son testament !

– S’il ne l’a pas fait, il a eutort !

– On raconte qu’il a vu plus d’une fois lamort de près…

– Quand ses amis sont venus pour le dissuaderde son dessein, il les a mis à la porte !

– Mais au dernier moment, il va peut-être seraviser ?…

– Le prenez-vous pour un lâche ?

– Tenez… le voilà… le voilà !

Et les quatre professeurs se prirent à courir,traversant la rue, le quai, et obliquant, sur leur droite, du côtédu pont des Arts.

M. Gaspard Lalouette, sans hésiter, lâchatous ses bric-à-brac. Il n’avait plus qu’une curiosité, celle deconnaître l’homme qui allait risquer sa vie dans des conditions etpour des raisons qu’il ignorait encore, mais que le hasard luiavait fait entrevoir particulièrement héroïques.

Il prit au court sous les voûtes de l’Institutpour rejoindre les professeurs et se trouva aussitôt sur la petiteplace dont l’unique monument porte, sur la tête, une petite calotteappelée généralement coupole. La place était grouillante de monde.Les équipages s’y pressaient, dans les clameurs des cochers et descamelots. Sous la voûte qui conduit dans la première cour del’Institut, une foule bruyante entourait un personnage quiparaissait avoir grand-peine à se dégager de cette étreinteenthousiaste. Et les quatre professeurs étaient là quicriaient : « Bravo !… »

M. Lalouette mit son chapeau à la mainet, s’adressant à l’un de ces messieurs, il lui demanda forttimidement de bien vouloir lui expliquer ce qui se passait.

– Eh ! vous le voyez bien !… C’estle capitaine de vaisseau Maxime d’Aulnay !

– Est-ce qu’il va se battre en duel ?interrogea encore, avec la plus humble politesse,M. Lalouette.

– Mais non !… Il va prononcer sondiscours de réception à l’Académie française ! répondit leprofesseur agacé.

Sur ces entrefaites, M. Gaspard Lalouettese trouva séparé des professeurs par un grand remous de foule.C’étaient les amis de Maxime d’Aulnay qui, après lui avoir faitescorte et l’avoir embrassé avec émotion, essayaient de pénétrerdans la salle des séances publiques. Ce fut un beau tapage, carleurs cartes d’entrée ne leur servirent de rien. Certains d’entreeux qui avaient pris la sage précaution de se faire retenir leursplaces par des gens à gages, en furent pour leurs frais, car ceuxqui étaient venus pour les autres restèrent pour eux-mêmes. Lacuriosité, plus forte que leur intérêt, les cloua à demeure.Cependant, comme M. Lalouette se trouvait acculé entre lesgriffes pacifiques du lion de pierre qui veille au seuil del’Immortalité, un commissionnaire lui tint ce langage :

– Si vous voulez entrer monsieur, c’est vingtfrancs !

M. Gaspard Lalouette, tout marchand debric-à-brac et de tableaux qu’il était, avait un grand respect pourles lettres.

Lui-même était auteur. Il avait publié deuxouvrages qui étaient l’orgueil de sa vie, l’un sur les signaturesdes peintres célèbres et sur les moyens de reconnaîtrel’authenticité de leurs œuvres, l’autre sur l’art de l’encadrement,à la suite de quoi il avait été nommé officier d’Académie ;mais jamais il n’était entré à l’Académie, et surtout jamais l’idéequ’il avait pu se faire d’une séance publique à l’Académie n’avaitconcordé avec tout ce qu’il venait d’entendre et de voir depuis unquart d’heure. Jamais, par exemple, il n’eût pensé qu’il fût siutile, pour prononcer un discours de réception, d’être veuf, sansenfants, de n’avoir peur de rien et d’avoir fait son testament. Ildonna ses vingt francs et, à travers mille horions, se vit installétant bien que mal dans une tribune où tout le monde était debout,regardant dans la salle.

C’était Maxime d’Aulnay qui entrait.

Il entrait un peu pâle, flanqué de ses deuxparrains, M. le comte de Bray et le professeur Palaiseaux,plus pâles que lui.

Un long frisson secoua l’assemblée. Les femmesqui étaient nombreuses et de choix ne purent retenir un mouvementd’admiration et de pitié. Une pieuse douairière se signa.

Sur tous les gradins on s’était levé, cartoute cette émotion était infiniment respectueuse, comme devant lamort qui passe.

Arrivé à sa place, le récipiendaire s’étaitassis entre ses deux gardes du corps, puis il releva la tête etpromena un regard ferme sur ses collègues, l’assistance, le bureauet aussi sur la figure attristée du membre de l’illustre assembléechargé de le recevoir.

À l’ordinaire, ce dernier personnage apporte àcette sorte de cérémonie une physionomie féroce, présage de toutesles tortures littéraires qu’il a préparées à l’ombre de sondiscours. Ce jour-là, il avait la mine compatissante du confesseurqui vient assister le patient à ses derniers moments.

M. Lalouette, tout en considérantattentivement le spectacle de cette tribu habillée de feuilles dechêne, ne perdait pas un mot de ce qui se disait autour de lui. Ondisait :

– Ce pauvre Jehan Mortimar était beau etjeune, comme lui !

– Et si heureux d’avoir été élu !

– Vous rappelez-vous quand il s’est levé pourprononcer son discours ?

– Il semblait rayonner… Il était plein devie…

– On aura beau dire, ça n’est pas une mortnaturelle…

– Non, ça n’est pas une mort naturelle…

M. Gaspard Lalouette ne put en entendredavantage sans se retourner vers son voisin pour lui demander dequelle mort on parlait là, et il reconnut que celui à qui ils’adressait n’était autre que le professeur qui, tout à l’heure,l’avait renseigné déjà, d’une façon un peu bourrue. Cette foisencore, le professeur ne prit pas de gants :

– Vous ne lisez donc pas les journaux,monsieur ?

Eh bien, non, M. Lalouette ne lisait pasles journaux ! Il y avait à cela une raison que nous auronsl’occasion de dire plus tard et que M. Lalouette ne criait paspar-dessus les toits. Seulement, à cause qu’il ne lisait pas lesjournaux, le mystère dans lequel il était entré en pénétrant, pourvingt francs, sous la voûte de l’Institut, s’épaississait à chaqueinstant davantage. C’est ainsi qu’il ne comprit rien à l’espèce deprotestation qui s’éleva quand une noble dame, que chacundénommait : la belle Mme de Bithynie, entra dans la logequi lui avait été réservée. On trouvait généralement qu’elle avaitun joli toupet. Mais encore M. Lalouette ne sut paspourquoi.

Cette dame considéra l’assistance avec unefroide arrogance, adressa quelques paroles brèves à de jeunespersonnes qui l’accompagnaient et fixa de son face-à-mainM. Maxime d’Aulnay.

– Elle va lui porter malheur ! s’écriaquelqu’un.

Et la rumeur publique répéta :

– Oui, oui, elle va lui portermalheur !…

M. Lalouette demanda :

– Pourquoi va-t-elle lui portermalheur ?

Mais personne ne lui répondit. Tout ce qu’ilput apprendre d’à peu près certain, c’est que l’homme qui étaitlà-bas, prêt à prononcer un discours, s’appelait Maxime d’Aulnay,qu’il était capitaine de vaisseau, qu’il avait écrit un livreintitulé : « Voyage autour de ma cabine », et qu’ilavait été élu au fauteuil occupé naguère par Mgr d’Abbeville.Et puis le mystère recommença avec des cris, des gestes de fous. Lepublic, dans les tribunes, se soulevait, et criait des choses commecelle-ci :

– Comme l’autre !… N’ouvrez pas !…Ah ! la lettre !… comme l’autre !… commel’autre !… Ne lisez pas !…

M. Lalouette se pencha et vit unappariteur qui apportait une lettre à Maxime d’Aulnay. L’apparitionde cet appariteur et de cette lettre semblait avoir mis l’assembléehors d’elle.

Seuls les membres du bureau s’efforçaient degarder leur sang-froid, mais il était visible que M. HippolytePatard, le sympathique secrétaire perpétuel, tremblait de toutesses feuilles de chêne.

Quant à Maxime d’Aulnay, il s’était levé,avait pris des mains de l’appariteur la lettre et l’avaitdécachetée. Il souriait à toutes les clameurs. Et puisque la séancen’était pas encore ouverte, à cause que l’on attendait M. lechancelier, il lut, et il sourit. Alors, dans les tribunes, chacunreprit :

– Il sourit !… Il sourit !… L’autreaussi a souri !

Maxime d’Aulnay avait passé la lettre à sesparrains, qui, eux, ne souriaient pas. Le texte de la lettre futbientôt dans toutes les bouches et comme il faisait, de bouche enoreille et d’oreille en bouche, le tour de la salle,M. Lalouette apprit ce que contenait la lettre :« Il y a des voyages plus dangereux que ceux que l’on faitautour de sa cabine ! » Ce texte semblait devoir porter àson comble l’émoi de la salle, quand on entendit la voix glacée duprésident annoncer après quelques coups de sonnette, que la séanceétait ouverte. Un silence tragique pesa immédiatement surl’assistance.

Mais Maxime d’Aulnay était déjà debout, plusque brave, hardi !

Et le voilà qui commence de lire sondiscours.

Il le lit d’une voix profonde, sonore. Ilremercie d’abord, sans bassesse, la Compagnie qui lui faitl’honneur de l’accueillir ; puis, après une brève allusion àun deuil qui est venu frapper récemment l’Académie jusque dans sonenceinte, il parle de Mgr d’Abbeville.

Il parle… il parle…

À côté de M. Gaspard Lalouette, leprofesseur murmure entre ses dents cette phrase queM. Lalouette crut, à tort du reste, inspirée par la longueurdu discours : « Il dure plus longtemps quel’autre !… » Il parle et il semble que l’assistance, àmesure qu’il parle, respire mieux. On entend des soupirs, desfemmes se sourient comme si elles se retrouvaient après un grosdanger…

Il parle et nul incident imprévu ne vientl’interrompre…

Il arrive à la fin de l’éloge deMgr d’Abbeville, il s’anime. Il s’échauffe quand, à l’occasiondes talents de l’éminent prélat, il émet quelques idées généralessur l’éloquence sacrée. L’orateur évoque le souvenir de certainssermons retentissants qui ont valu à Mgr d’Abbeville lesfoudres laïques pour cause de manque de respect à la sciencehumaine…

Le geste du nouvel académicien prend uneampleur inusitée comme pour frapper, pour fustiger à son tour,cette science, île de l’impiété et de l’orgueil !… Et dans unélan admirable qui, certes ! n’a rien d’académique, mais quin’en est que plus beau, car il est bien d’un marin de la vieilleécole, Maxime d’Aulnay s’écrie :

– Il y a six mille ans, messieurs, que lavengeance divine a enchaîné Prométhée sur son rocher ! Aussi,je ne suis pas de ceux qui redoutent la foudre des hommes. Je necrains que le tonnerre de Dieu !

Le malheureux avait à peine fini de prononcerces derniers mots qu’on le vit chanceler, porter d’un gestedésespéré la main au visage, puis s’abattre, telle une masse.

Une clameur d’épouvante monta sous la Coupole…Les académiciens se précipitèrent… On se pencha sur le corpsinerte…

Maxime d’Aulnay était mort !

Et l’on eut toutes les peines du monde à faireévacuer la salle.

Mort comme était mort deux mois auparavant, enpleine séance de réception, Jehan Mortimar, le poète des Parfumstragiques, le premier élu à la succession deMgr d’Abbeville.

Lui aussi avait reçu une lettre de menaces,apportée à l’Institut par un commissionnaire que l’on ne retrouvajamais, lettre où il avait lu :

« Les Parfums sont quelquefois plustragiques qu’on ne le pense », et lui aussi, quelques minutesaprès, avait culbuté : voici ce qu’apprit enfin, d’une façonun peu précise, M. Gaspard Lalouette, en écoutant d’uneoreille avide les propos affolés que tenait cette foule qui tout àl’heure emplissait la salle publique de l’Institut et qui venaitd’être jetée sur les quais dans un désarroi inexprimable. Il eûtvoulu en savoir plus long et connaître au moins la raison pourlaquelle, Jehan Mortimar étant mort, on avait tant redouté le décèsde Maxime d’Aulnay. Il entendit bien parler d’une vengeance, maisdans des termes si absurdes qu’il n’y attacha point d’importance.Cependant il crut devoir demander par acquit de conscience, le nomde celui qui aurait eu à se venger dans des conditions aussinouvelles ; alors on lui sortit une si bizarre énumération devocables qu’il pensa qu’on se moquait de lui. Et, comme la nuitétait proche, car on était en hiver, il se décida à rentrer chezlui, traversant le pont des Arts où quelques académiciens attardéset leurs invités, profondément émus par la terrible coïncidence deces deux fins sinistres, se hâtaient vers leurs demeures.

Tout de même, M. Gaspard Lalouette, aumoment de disparaître dans l’ombre qui s’épaississait déjà auxguichets de la place du Carrousel, se ravisa. Il arrêta l’un de cesmessieurs qui descendait du pont des Arts et qui, avec son allureénervée, semblait encore tout agité par l’événement. Il luidemanda :

– Enfin ! monsieur ! sait-on de quoiil est mort ?

– Les médecins disent qu’il est mort de larupture d’un anévrisme.

– Et l’autre, monsieur de quoi était-ilmort ?

– Les médecins ont dit : d’une congestioncérébrale !…

Alors une ombre s’avança entre les deuxinterlocuteurs et dit :

– Tout ça, c’est des blagues !… Ils sontmorts tous deux parce qu’ils ont voulu s’asseoir sur le Fauteuilhanté !

M. Lalouette tenta de retenir cette ombrepar l’ombre de sa jaquette, mais elle avait déjà disparu…

Il rentra chez lui, pensif…

II. Une séance dans la salle duDictionnaire

 

Le lendemain de ce jour néfaste, M. lesecrétaire perpétuel Hippolyte Patard pénétra sous la voûte del’Institut sur le coup d’une heure. Le concierge était sur le seuilde sa loge. Il tendit son courrier à M. le secrétaireperpétuel et lui dit :

– Vous voilà bien en avance aujourd’hui,monsieur le secrétaire perpétuel, personne n’est encore arrivé.

M. Hippolyte Patard prit son courrier quiétait assez volumineux, des mains du concierge, et se disposa àcontinuer son chemin, sans dire un mot au digne homme.

Celui-ci s’en étonna.

– Monsieur le secrétaire perpétuel a l’airbien préoccupé.

Du reste, tout le monde est bouleversé ici,après une pareille histoire !

Mais M. Hippolyte Patard ne se détournamême pas.

Le concierge eut le tort d’ajouter :

– Est-ce que monsieur le secrétaire perpétuela lu ce matin l’article de L’Époque sur le Fauteuilhanté ?

M. Hippolyte Patard avait cetteparticularité d’être tantôt un petit vieillard frais et rose,aimable et souriant, accueillant, bienveillant, charmant, que toutle monde à l’Académie appelait « mon bon ami » exceptéles domestiques bien entendu, bien qu’il fût plein de prévenancespour eux, leur demandant alors des nouvelles de leur santé ;et tantôt, M. Hippolyte Patard était un petit vieillard toutsec, jaune comme un citron, nerveux, fâcheux, bilieux. Sesmeilleurs amis appelaient alors M. Hippolyte Patard :« Monsieur le secrétaire perpétuel », gros comme le bras,et les domestiques n’en menaient pas large. M. HippolytePatard aimait tant l’Académie qu’il s’était mis ainsi en deux pourla servir, l’aimer et la défendre. Les jours fastes, qui étaientceux des grands triomphes académiques, des belles solennités, desprix de vertu, il les marquait du Patard rose, et les joursnéfastes, qui étaient ceux où quelque affreux plumitif avait osémanquer de respect à la divine institution, il les marquait duPatard citron.

Le concierge, évidemment, n’avait pasremarqué, ce jour là, à quelle couleur de Patard il avait affaire,car il se fût évité la réplique cinglante de M. le secrétaireperpétuel. En entendant parler du Fauteuil hanté, M. Patards’était retourné d’un bloc.

– Mêlez-vous de ce qui vous regarde,fit-il ; je ne sais pas s’il y a un fauteuil hanté ! Maisje sais qu’il y a une loge ici qui ne désemplit pas dejournalistes ! À bon entendeur salut !

Et il fit demi-tour laissant le conciergefoudroyé.

Si M. le secrétaire perpétuel avait lul’article sur le Fauteuil hanté ! mais il ne lisait plus quecet article-là dans les journaux, depuis des semaines ! Etaprès la mort foudroyante de Maxime d’Aulnay, suivant de si près lamort non moins foudroyante de Jehan Mortimar il n’était pasprobable, avant longtemps, qu’on se désintéressât dans la pressed’un sujet aussi passionnant !

Et cependant, quel était l’esprit sensé(M. Hippolyte Patard s’arrêta pour se le demander encore)…quel était l’esprit sensé qui eût osé voir, dans ces deux décès,autre chose qu’une infiniment regrettable coïncidence ? JehanMortimar était mort d’une congestion cérébrale, cela était biennaturel.

Et Maxime d’Aulnay, impressionné par la fintragique de son prédécesseur et aussi par la solennité de lacérémonie, et enfin par les fâcheux pronostics dont quelquesméchants garnements de lettres avaient accompagné son élection,était mort de la rupture d’un anévrisme. Et cela n’était pas moinsnaturel.

M. Hippolyte Patard, qui traversait lapremière cour de l’Institut et se dirigeait à gauche versl’escalier qui conduit au secrétariat, frappa le pavé inégal etmoussu de la pointe ferrée de son parapluie.

« Qu’y a-t-il donc de plus naturel, sefit-il à lui-même, que la rupture d’un anévrisme ? C’est unechose qui peut arriver à tout le monde que de mourir de la ruptured’un anévrisme, même en lisant un discours à l’Académiefrançaise !… » Il ajouta :

« Il suffit pour cela d’êtreacadémicien ! » Ayant dit, il s’arrêta pensif, sur lapremière marche de l’escalier. Quoiqu’il s’en défendît, M. lesecrétaire perpétuel était assez superstitieux. Cette idée que,tout Immortel que l’on est, on peut mourir de la rupture d’unanévrisme l’incita à toucher furtivement de la main droite le boisde son parapluie qu’il tenait de la main gauche. Chacun sait que lebois protège contre le mauvais sort.

Et il reprit sa marche ascendante. Il passadevant le secrétariat sans s’y arrêter, continua de monter,s’arrêta sur le second palier et dit tout haut :

– Si seulement il n’y avait pas cette histoiredes deux lettres ! mais tous les imbéciles s’y laissentprendre ! ces deux lettres signées des initiales E D S E D T DL N, toutes les initiales de ce fumiste d’Éliphas ! EtM. le secrétaire perpétuel se prit à prononcer tout haut dansla solennité sonore de l’escalier le nom abhorré de celui quisemblait avoir par quelque criminel sortilège, déchaîné la fatalitésur l’illustre et paisible Compagnie : Éliphas de Saint-Elmede Taillebourg de La Nox !

Avec un nom pareil, avoir osé se présenter àl’Académie française !… Avoir espéré, lui, ce charlatan demalheur, qui se disait mage, qui se faisait appeler : Sâr quiavait publié un volume parfaitement grotesque sur la Chirurgie del’âme, avoir espéré l’immortel honneur de s’asseoir dans lefauteuil de Mgr d’Abbeville !…

Qui, un mage ! comme qui dirait unsorcier qui prétend connaître le passé et l’avenir, et tous lessecrets qui peuvent rendre l’homme maître de l’univers ! unalchimiste, quoi ! un devin ! un astrologue ! unenvoûteur ! un nécromancien !

Et ça avait voulu être del’Académie !

M. Hippolyte Patard en étouffait.

Tout de même, depuis que ce mage avait étéblackboulé comme il le méritait, deux malheureux qui avaient étéélus au fauteuil de Mgr d’Abbeville étaient morts !…

Ah ! si M. le secrétaire générall’avait lu, l’article sur le Fauteuil hanté ! Mais il l’avaitmême relu, le matin même, dans les journaux, et il allait le relireencore, tout de suite, dans le journal L’Époque ; et, eneffet, il déploya avec une énergie farouche pour son âge, lagazette : cela tenait deux colonnes, en première page, et celarépétait toutes les âneries dont les oreilles de M. HippolytePatard étaient rebattues, car, en vérité, il ne pouvait plusmaintenant entrer dans un salon ou dans une bibliothèque, sansqu’il entendît aussitôt : « Eh bien, et le Fauteuilhanté ! » L’Époque, à propos de la formidable coïncidencede ces deux morts si exceptionnellement académiques, avait crudevoir rapporter tout au long la légende qui s’était formée autourdu fauteuil de Mgr d’Abbeville. Dans certains milieuxparisiens, où l’on s’occupait beaucoup de choses qui se passaientau bout du pont des Arts, on était persuadé que ce fauteuil étaitdésormais hanté par l’esprit de vengeance du sâr Éliphas deSaint-Elme de Taillebourg de La Nox ! Et comme, après sonéchec, cet Éliphas avait disparu, L’Époque ne pouvait s’empêcher deregretter qu’il eût, avant précisément de disparaître, prononcé desparoles de menaces suivies bien fâcheusement d’aussi regrettablesdécès subits. En sortant pour la dernière fois du club des« Pneumatiques » (ainsi appelé de pneuma, âme), qu’ilavait fondé dans le salon de la belle Mme de Bithynie, Éliphasavait dit textuellement en parlant du fauteuil de l’éminentprélat : « Malheur à ceux qui auront voulu asseoir avantmoi ! » En fin de compte, L’Époque ne paraissait pasrassurée du tout. Elle disait, à l’occasion des lettres reçues parles deux défunts immédiatement avant leur mort, que l’Académieavait peut-être affaire à un fumiste, mais aussi qu’elle pouvaitavoir affaire à un fou.

Le journal voulait que l’on retrouvât Éliphas,et c’est tout juste s’il ne réclamait pas l’autopsie des corps deJehan Mortimar et de M. d’Aulnay.

L’article n’était pas signé, maisM. Hippolyte Patard en voua aux gémonies l’auteur anonymeaprès l’avoir traité, carrément, d’idiot, puis ayant poussé letambour d’une porte, il traversa une première salle tout encombréede colonnes, pilastres et bustes, monuments de sculpture funéraireà la mémoire des académiciens défunts qu’il salua au passage, puis,une seconde salle, puis arriva en une troisième toute garnie detables recouvertes de tapis d’un vert uniforme et entourées defauteuils symétriquement rangés. Au fond, sur un vaste panneau, sedétachait la figure en pied du cardinal Armand Jean du Plessis, ducde Richelieu.

M. le secrétaire perpétuel venaitd’entrer dans la salle du Dictionnaire.

Elle était encore déserte.

Il referma la portière derrière lui, s’en futà sa place habituelle, y déposa son courrier rangea précieusementdans un coin qu’il lui était facile de surveiller son parapluiesans lequel il ne sortait jamais, et dont il prenait un soinjaloux, comme d’un objet sacré.

Puis, il retira son chapeau, qu’il remplaçapar une petite toque en velours noir brodé, et, à petits pasfeutrés, il commença le tour des tables qui formaient entre ellescomme de petits box, dans lesquels étaient les fauteuils. Il y enavait de célèbres.

Quand il passait auprès de ceux-là, M. lesecrétaire perpétuel y attardait son regard attristé, hochait latête et murmurait des noms illustres. Ainsi, arriva-t-il devant leportrait du cardinal de Richelieu. Il souleva sa toque.

– Bonjour, grand homme ! fit-il.

Et il s’arrêta, tourna le dos au grand homme,et contempla, juste en face de lui, un fauteuil.

C’était un fauteuil comme tous les fauteuilsqui étaient là, avec ses quatre pattes et son dossier carré, niplus ni moins, mais c’était dans ce fauteuil qu’avait coutumed’assister aux séances Mgr d’Abbeville, et nul depuis la mortdu prélat ne s’y était assis.

Pas même ce pauvre Jehan Mortimar pas même cepauvre Maxime d’Aulnay, qui n’avaient jamais eu l’occasion defranchir le seuil de la salle des séances privées, la salle duDictionnaire, comme on dit. Or, au royaume des Immortels, il y avraiment que cette salle-là qui compte, car c’est là que sont lesquarante fauteuils, sièges de l’Immortalité.

Donc, M. le secrétaire perpétuelcontemplait le fauteuil de Mgr d’Abbeville.

Il dit tout haut : – Le Fauteuilhanté !

Et il haussa les épaules.

Puis il prononça la phrase fatale, en manièrede dérision :

– Malheur à ceux qui auront voulu s’asseoiravant moi.

Tout à coup, il s’avança vers le fauteuiljusqu’à le toucher.

– Eh bien moi, s’écria-t-il en se frappant lapoitrine, moi, Hippolyte Patard, qui me moque du mauvais sort et deM. Éliphas de Saint-Elme de Taillebourg de La Nox, moi, jevais m’asseoir sur toi, fauteuil hanté !

Et, se retournant, il se disposa às’asseoir…

Mais à moitié courbé, il s’arrêta dans songeste, se redressa, et dit :

– Et puis non, je ne m’assoirai pas !C’est trop bête !… On ne doit pas attacher d’importance à desbêtises pareilles.

Et M. le secrétaire perpétuel regagna saplace après avoir touché, en passant, d’un doigt furtif le mancheen bois de son parapluie.

Sur quoi la porte s’ouvrit et M. lechancelier entra, traînant derrière lui M. le directeurM. le chancelier était un quelconque chancelier comme on enélit un tous les trois mois, mais le directeur de l’Académie de cetrimestre-là était le grand Loustalot, l’un des premiers savants dumonde. Il se laissait diriger par le bras comme un aveugle. Cen’était point qu’il n’y vît pas clair, mais il avait de siillustres distractions, qu’on avait pris le parti, à l’Académie, dene point le lâcher d’un pas. Il habitait dans la banlieue. Quand ilsortait de chez lui pour venir à Paris, un petit garçon, âgé d’unedizaine d’années, l’accompagnait et venait le déposer dans la logedu concierge de l’Institut. Là, M. le chancelier s’enchargeait.

À l’ordinaire, le grand Loustalot n’entendaitrien de ce qui se passait autour de lui, et chacun avait soin de lelaisser à ses sublimes cogitations d’où pouvait naître quelquedécouverte nouvelle destinée à transformer les conditionsordinaires de la vie humaine. Mais ce jour-là, les circonstancesétaient si graves que M. le secrétaire perpétuel n’hésita pasà les lui rappeler et peut-être à les lui apprendre. Le grandLoustalot n’avait pas assisté à la séance de la veille ; onl’avait envoyé chercher d’urgence chez lui et il était plus queprobable qu’il était le seul, à cette heure, dans le mondecivilisé, à ignorer encore que Maxime d’Aulnay avait subi le mêmesort cruel que Jehan Mortimar l’auteur de si Tragiques parfum.

– Ah ! monsieur le directeur !quelle catastrophe ! s’écria M. Hippolyte Patard enlevant ses mains au ciel.

– Qu’y a-t-il donc, mon cher ami ? daignademander avec une grande bonhomie le grand Loustalot.

– Comment ! vous ne savez pas !M. le chancelier ne vous a rien dit ? C’est donc à moiqu’il revient de vous annoncer une aussi attristantenouvelle ! Maxime d’Aulnay est mort !

– Dieu ait son âme ! fit le grandLoustalot qui n’avait rien perdu de la foi de son enfance.

– Mort comme Jehan Mortimar mort à l’Académieen prononçant son discours !…

– Eh bien tant mieux ! déclara le savant,le plus sérieusement du monde. Voilà une bien belle mort !

Et il se frotta les mains, innocemment. Etpuis, il ajouta :

– C’est pour cela que vous m’avezdérangé ?

M. le secrétaire perpétuel et M. lechancelier se regardèrent, consternés, et puis s’aperçurent, auregard vague du grand Loustalot, que l’illustre savant pensait déjàà autre chose ; ils n’insistèrent pas et le conduisirent à saplace. Ils le firent asseoir lui donnèrent du papier, une plume etun encrier et le quittèrent en ayant l’air de se dire :« Là, maintenant, il va rester tranquille ! » Puis,se retirant dans l’embrasure d’une fenêtre, M. le secrétaireperpétuel et M. le chancelier après avoir jeté un coup d’œilsatisfait sur la cour déserte, se félicitèrent du stratagème qu’ilsavaient employé pour se défaire des journalistes. Ils avaient faitannoncer officiellement, la veille au soir qu’après avoir décidéd’assister en corps aux obsèques de Maxime d’Aulnay, l’Académie nese réunirait qu’une quinzaine de jours plus tard pour élire lesuccesseur de Mgr d’Abbeville, car on continuait de parler dufauteuil de Mgr d’Abbeville comme si deux votes successifs nelui avaient pas donné deux nouveaux titulaires.

Or, on avait trompé la presse. C’était lelendemain même de la mort de Maxime d’Aulnay, le jour parconséquent où nous venons d’accompagner M. Hippolyte Patarddans la salle du Dictionnaire, que l’élection devait avoir lieu.Chaque académicien avait été averti par les soins de M. lesecrétaire perpétuel, en particulier et cette séance, aussiexceptionnelle que privée, allait s’ouvrir dans la demi-heure.

M. le chancelier dit à l’oreille deM. Hippolyte Patard :

– Et Martin Latouche ? Avez-vous de sesnouvelles ?

Disant cela, M. le chancelier considéraitM. le secrétaire perpétuel avec une émotion qu’il n’essayaitnullement de dissimuler.

– Je n’en sais rien, répondit évasivementM. Patard.

– Comment !… vous n’en savezrien ?…

M. le secrétaire perpétuel montra soncourrier intact.

– Je n’ai pas encore ouvert moncourrier !

– Mais ouvrez-le donc, malheureux !…

– Vous êtes bien pressé, monsieur lechancelier ! fit M. Patard avec une certainehésitation.

– Patard, je ne vous comprends pas !…

– Vous êtes bien pressé d’apprendre quepeut-être Martin Latouche, le seul qui ait osé maintenir sacandidature avec Maxime d’Aulnay, sachant du reste à ce momentqu’il ne serait pas élu… vous êtes bien pressé d’apprendre, dis-je,monsieur le chancelier que Martin Latouche, le seul qui nous reste,renonce maintenant à la succession deMgr d’Abbeville !

M. le chancelier ouvrit des yeux effarés,mais il serra les mains de M. le secrétaireperpétuel :

– Oh ! Patard ! je vouscomprends…

– Tant mieux ! monsieur lechancelier ! Tant mieux !…

– Alors… vous n’ouvrirez votre courrier…qu’après…

– Vous l’avez dit, monsieur lechancelier ; il sera toujours temps pour nous d’apprendre,quand il sera élu, que Martin Latouche ne se présente pas !…Ah ! c’est qu’ils ne sont pas nombreux, les candidats auFauteuil hanté !…

M. Patard avait à peine prononcé ces deuxderniers mots qu’il frissonna. Il avait dit, lui, le secrétaireperpétuel, il avait dit, couramment, comme une chosenaturelle : « le Fauteuil hanté !… » Il y eutun silence entre les deux hommes. Au-dehors, dans la cour quelquesgroupes commençaient à se former, mais, tout à leur pensée,M. le secrétaire perpétuel ni le chancelier n’y prenaientgarde.

M. le secrétaire perpétuel poussa unsoupir M. le chancelier fronçant le sourcil, dit :

– Songez donc ! Quelle honte sil’Académie n’avait plus que trente-neuf fauteuils !

– J’en mourrais ! fit Hippolyte Patard,simplement.

Et il l’eût fait comme il le disait.

Pendant ce temps, le grand Loustalot sebarbouillait tranquillement le nez d’une encre noire qu’il étaitallé, du bout du doigt, puiser dans son encrier, croyant plongerdans sa tabatière.

Tout à coup, la porte s’ouvrit avecfracas : Barbentane entra, Barbentane, l’auteur de l’Histoirede la maison de Condé, le vieux camelot du roi.

– Savez-vous comment il s’appelle ?s’écria-t-il.

– Qui donc ? demanda M. lesecrétaire perpétuel qui, dans le triste état d’esprit où il setrouvait, redoutait à chaque instant un nouveau malheur.

– Bien, lui ! votre Éliphas !

– Comment ! notre Éliphas !

– Enfin, leur Éliphas !… Eh bien,M. Éliphas de Saint Elme de Taillebourg de La Nox s’appelleBorigo, comme tout le monde ! M. Borigo !

D’autres académiciens venaient d’entrer. Ilsparlaient tous avec la plus grande animation.

– Oui ! Oui ! répétaient-ils,M. Borigo ! La belle Mme de Bithynie se faisaitraconter la bonne aventure par M. Borigo !… Ce sont lesjournalistes qui le disent !

– Les journalistes sont donc là !s’exclama M. le secrétaire perpétuel.

– Comment ! s’ils sont là ? Mais ilsremplissent la cour. Ils savent que nous nous réunissons et ilsprétendent que Martin Latouche ne se présente plus.

M. Patard pâlit. Il osa dire, dans unsouffle :

– Je n’ai reçu aucune communication à cetégard…

Tous l’interrogeaient, anxieux. Il lesrassurait sans conviction.

– C’est encore une invention des journalistes.Je connais Martin Latouche… Martin Latouche n’est pas homme à selaisser intimider… Du reste, nous allons tout de suite procéder àson élection…

Il fut interrompu par l’arrivée brutale del’un des deux parrains de Maxime d’Aulnay, M. le comte deBray.

– Savez-vous ce qu’il vendait, votreBorigo ? demanda-t-il.

Il vendait de l’huile d’olive !… Et commeil est né au bord de la Provence, dans la vallée du Careï, il s’estd’abord fait appeler Jean Borigo du Careï…

À ce moment la porte s’ouvrit à nouveau etM. Raymond de La Beyssière, le vieil égyptologue qui avaitécrit des pyramides de volumes sur la première pyramide elle-même,entra.

– C’est sous ce nom-là, Jean Borigo du Careï,que je l’ai connu ! fit-il simplement.

Un silence de glace accueillit l’entrée deM. Raymond de La Beyssière. Cet homme était le seul qui avaitvoté pour Éliphas. L’Académie devait à cet homme la honte d’avoiraccordé une voix à la candidature d’un Éliphas ! Mais Raymondde La Beyssière était un vieil ami de la belle Mme deBithynie.

M. le secrétaire perpétuel alla verslui.

– Notre cher collègue, fit-il, pourrait-onnous dire, si, à cette époque, M. Borigo vendait de l’huiled’olive, ou des peaux d’enfant, ou des dents de loup, ou de lagraisse de pendu ?

Il y eut des rires. M. Raymond de LaBeyssière fit celui qui ne les entendait pas. Ilrépondit :

– Non ! À cette époque il était, enÉgypte, le secrétaire de Manette-bey, l’illustre continuateur deChampollion, et il déchiffrait les textes mystérieux qui sontgravés, depuis des millénaires, à Sakkarah, sur les paroisfunéraires des pyramides des rois de la Ve et de laVIe dynastie, et il cherchait le secret deToth !

Ayant dit, le vieil égyptologue se dirigeavers sa place.

Or son fauteuil était occupé par un collèguequi n’y prit point garde. M. Hippolyte Patard, qui suivaitM. de La Beyssière d’un œil perfide, par-dessus ses lunettes,lui dit :

– Eh bien, mon cher collègue ? vous nevous asseyez point ? Le fauteuil de Mgr d’Abbeville voustend les bras !

M. de La Beyssière répondit sur un tonqui fit se retourner quelques Immortels.

– Non ! Je ne m’assiérai point dans lefauteuil de Mgr d’Abbeville !

– Et pourquoi ? lui demanda avec un petitrire déplaisant

M. le secrétaire perpétuel. Pourquoi nevous assiériez-vous point dans le fauteuil deMgr d’Abbeville ? Est-ce que, par hasard, vous prendriez,vous aussi, au sérieux, toutes les balivernes que l’on raconte surle Fauteuil hanté ?

– Je ne prends au sérieux aucune baliverne,monsieur le secrétaire perpétuel, mais je ne m’y assiérai pointparce que cela ne me plaît pas, c’est simple !

Le collègue qui avait pris la place deM. Raymond de La Beyssière la lui céda aussitôt et lui demandafort convenablement et sans raillerie aucune cette fois, s’ilcroyait, lui, Raymond de La Beyssière, qui avait vécu longtemps enÉgypte, et qui, par ses études, avait pu remonter aussi loin quetout autre jusqu’aux origines de la kabbale, s’il croyait aumauvais sort.

– Je n’aurai garde de le nier !dit-il.

Cette déclaration fit dresser l’oreille à toutle monde et comme il s’en fallait encore d’un quart d’heure quel’on procédât au scrutin, cause de la réunion, ce jour-là, de tantd’Immortels, on pria M. de La Beyssière de vouloir biens’expliquer.

L’académicien constata, d’un coup d’œilcirculaire, que personne ne souriait et que M. Patard avaitperdu son petit air de facétie.

Alors, d’une voix grave, il dit :

– Nous touchons ici au mystère. Tout ce quivous entoure et qu’on ne voit pas est mystère et la science modernequi a, mieux que l’ancienne, pénétré ce que l’on voit, est très enretard sur l’ancienne pour ce que l’on ne voit pas. Qui a pupénétrer l’ancienne science a pu pénétrer ce qu’on ne voit pas.

On ne voit pas le « mauvais sort »,mais il existe. Qui nierait la veine ou la déveine ? L’une oul’autre s’attache aux personnes ou aux entreprises ou aux chosesavec un acharnement éclatant. Aujourd’hui on parle de la veine oude la déveine comme d’une fatalité contre laquelle il n’y a rien àfaire.

L’ancienne science avait mesuré, après descentaines de siècles d’étude, cette force secrète, et il se peut –je dis il se peut – que celui qui serait remonté jusqu’à la sourcede cette science eût appris d’elle à diriger cette force,c’est-à-dire à jeter le bon ou le mauvais sort. Parfaitement.

Il y eut un silence. Tous se taisaientmaintenant en regardant le Fauteuil.

Au bout d’un instant, M. le chancelierdit :

– Et M. Éliphas de La Nox a-t-ilvéritablement pénétré ce qu’on ne voit pas ?

– Je le crois, répondit avec fermetéM. Raymond de La Beyssière, sans quoi je n’aurais pas votépour lui. C’est sa science réelle de la kabbale qui le faisaitdigne d’entrer parmi nous.

– La kabbale, ajouta-t-il, qui semble vouloirrenaître de nos jours sous le nom de Pneumatologie, est la plusancienne des sciences et d’autant plus respectable. Il n’y a queles sots pour en rire.

Et M. Raymond de La Beyssière regarda ànouveau autour de lui. Mais personne ne riait plus.

La salle, peu à peu, s’était remplie.Quelqu’un demanda :

– Qu’est-ce que c’est que le secret deToth ?

– Toth, répondit le savant, est l’inventeur dela magie égyptiaque et son secret est celui de la vie et de lamort.

On entendit la petite flûte de M. lesecrétaire perpétuel :

– Avec un secret pareil, ça doit être bienvexant de ne pas être élu à l’Académie française !

– Monsieur le secrétaire perpétuel, déclaraavec solennité

M. Raymond de La Beyssière, siM. Borigo ou M. Éliphas – appelez-le comme vous voulez,cela n’a pas d’importance – si cet homme a surpris, comme il leprétend, le secret de Toth, il est plus fort que vous et moi, jevous prie de le croire, et si j’avais eu le malheur de m’en faireun ennemi, j’aimerais mieux rencontrer sur mon chemin, la nuit, unetroupe de bandits armés, qu’en pleine lumière cet homme, les mainsnues !

Le vieil égyptologue avait prononcé cesderniers mots avec tant de force et de conviction, qu’ils nemanquèrent point de faire sensation.

Mais M. le secrétaire perpétuel repritavec un petit rire sec :

– C’est peut-être Toth qui lui a appris à sepromener dans les salons de Paris avec une robephosphorescente !… À ce qu’il paraît qu’il présidait lesréunions pneumatiques chez la belle Mme de Bithynie, dans unerobe qui faisait de la lumière !…

– Chacun, répondit tranquillementM. Raymond de La Beyssière, chacun a ses petites manies.

– Que voulez-vous dire ? demandaimprudemment M. le secrétaire perpétuel.

– Rien ! répliqua énigmatiquementM. de La Beyssière ; seulement, mon cher secrétaireperpétuel, permettez-moi de m’étonner qu’un mage aussi sérieux queM. Borigo du Careï trouve, pour le railler, le plus fétichisted’entre nous !

– Moi, fétichiste ! s’écriaM. Hippolyte Patard, en marchant sur son collègue, la boucheouverte, le dentier en avant, comme s’il avait résolu de dévorerd’un coup toute l’égyptologie… Où avez-vous pris, monsieur, quej’étais fétichiste ?

– En vous voyant toucher du bois quand vouscroyez qu’on ne vous regarde pas !

– Moi, toucher du bois, vous m’avez vu, moi,toucher du bois ?

– Plus de vingt fois par jour !…

– Vous en avez menti, monsieur !

Aussitôt on s’interposa. On entenditdes : « Allons, messieurs !… messieurs ! »et des : « Monsieur le secrétaire perpétuel,calmez-vous ! » et des : « Monsieur de LaBeyssière, cette querelle est indigne et de vous et de cetteenceinte ! » Et toute l’illustre assemblée était dans unétat de fièvre incroyable pour des Immortels ; seul le grandLoustalot paraissait ne rien voir ne rien entendre et plongeaitmaintenant avec conviction sa plume dans sa tabatière.

M. Hippolyte Patard s’était dressé sur lapointe des pieds et criait du haut de la tête, ses petits yeuxfoudroyant le vieux Raymond :

– Il nous ennuie à la fin celui-là, avec sonÉliphas de Feu Saint-Elme de Taille-à-rebours de La Boxe duBourricot du Careï !…

M. Raymond de La Beyssière, devant uneplaisanterie aussi furieuse et aussi déplacée dans la bouche d’unsecrétaire perpétuel, garda tout son sang-froid.

– Monsieur le secrétaire perpétuel, dit-il, jen’ai jamais menti de ma vie et ce n’est pas à mon âge que jecommencerai. Pas plus tard qu’hier avant la séance solennelle, jevous ai vu embrasser le manche de votre parapluie !…

M. Hippolyte Patard bondit et l’on euttoutes les peines du monde à l’empêcher de se livrer à des voies defait sur la personne du vieil égyptologue. Il criait :

– Mon parapluie… Mon parapluie !…D’abord, je vous défends de parler de mon parapluie !…

Mais M. de La Beyssière le fit taire enlui montrant, d’un geste tragique, le Fauteuil hanté :

– Puisque vous n’êtes pas fétichiste,asseyez-vous donc dessus, si vous l’osez !…

L’assemblée qui était en rumeur fut du coupimmobilisée.

Tous les yeux allaient maintenant du fauteuilà M. Hippolyte Patard, et de M. Hippolyte Patard aufauteuil.

M. Hippolyte Patard déclara :

– Je m’assiérai si je veux ! Je n’aid’ordres à recevoir de personne !… D’abord, messieurs,permettez-moi de vous faire remarquer que l’heure d’ouvrir lescrutin est sonnée depuis cinq minutes…

Et il regagna sa place, ayant recouvré soudainune grande dignité.

Il n’arriva point cependant à son pupitre sansque quelques sourires l’accompagnassent.

Il les vit, et comme chacun prenait un siègepour la séance qui allait commencer… et que le Fauteuil hantérestait vide, il dit, de son petit air pincé, l’air du Patardcitron :

– Les règlements ne s’opposent pas à ce quecelui de mes collègues qui désire s’asseoir dans le fauteuil deMgr d’Abbeville y prenne place.

Nul ne bougea. L’un de ces messieurs, quiavait de l’esprit, soulagea la conscience de tout le monde parcette explication :

– Il vaut mieux ne pas s’y asseoir par respectpour la mémoire de Mgr d’Abbeville.

Au premier tour, l’unique candidat, MartinLatouche, fut élu à l’unanimité.

Alors M. Hippolyte Patard ouvrit soncourrier. Et il eut la joie, qui le consola de bien des choses, dene pas y trouver des nouvelles de M. Martin Latouche.

Servilement, il reçut de l’Académie la missionexceptionnelle d’aller annoncer lui-même à M. Martin Latouchel’heureux événement.

Ça ne s’était jamais vu.

– Qu’est-ce que vous allez lui dire ?demanda le chancelier à M. Hippolyte Patard.

M. le secrétaire perpétuel, dont la têtese troublait un peu à la suite de toutes ces ridicules histoires,répondit vaguement :

– Qu’est-ce que vous voulez que je luidise ?… Je lui dirai :

« Du courage, mon ami… » Et c’estainsi que ce soir-là, sur le coup de dix heures, une ombre quisemblait prendre les plus grandes précautions pour n’être pointsuivie se glissait sur les trottoirs déserts de la vieille placeDauphine, et s’arrêtait devant une petite maison basse, dont ellefit résonner le marteau assez lugubrement dans cette solitude.

III. La boîte qui marche

 

M. Hippolyte Patard ne sortait jamaisaprès son dîner. Il ne savait pas ce que c’était que de se promenerla nuit dans les rues de Paris. Il avait entendu dire, et il avaitlu dans les journaux, que c’était très dangereux. Quand il rêvaitde Paris, la nuit, il apercevait des rues sombres et tortueusesqu’éclairait çà et là une lanterne, et que traversaient des ombreslouches, à l’affût des bourgeois, comme au temps de Louis XV. Orcomme M. le secrétaire perpétuel continuait d’habiter auvilain carrefour Buci, un petit appartement qu’aucun triomphelittéraire, qu’aucune situation académique n’avaient pu lui fairequitter M. Hippolyte Potard, cette nuit-là où il se rendit àla silencieuse place Dauphine par d’antiques rues étroites, lesquais déserts, et l’inquiétant Pont-Neuf, ne trouva aucunedifférence entre son imagination et la lugubre réalité.

Aussi avait-il peur.

Avait-il peur des voleurs…

Et des journalistes… surtout.

Il tremblait à l’idée que quelque gazetier lesurprît, lui, M. le secrétaire perpétuel, faisant une démarchenocturne chez le nouvel académicien, Martin Latouche.

Mais il avait préféré, pour une aussiexceptionnelle besogne, l’ombre propice à l’éclat du jour Et puis,pour tout dire, M. Hippolyte Patard se dérangeait moins, cettenuit-là, pour annoncer officiellement, malgré tous les usages, àMartin Latouche, qu’il était élu (événement, du reste, que MartinLatouche ne devait plus ignorer), que pour prendre de MartinLatouche lui-même s’il était vrai qu’il eût déclaré qu’il nes’était pas « représenté », et qu’il refusait le fauteuilde Mgr d’Abbeville.

Car telle était la version des journaux dusoir.

Si elle était exacte, la situation del’Académie française devenait terrible… et ridicule.

M. Hippolyte Patard n’avait pas hésité.Ayant lu l’affreuse nouvelle après son dîner, il avait mis sonpardessus et son chapeau, pris son parapluie, et il était descendudans la rue…

Dans la rue toute noire…

Et maintenant, il tremblait sur la placeDauphine, devant la porte de Martin Latouche dont il avait soulevéle marteau.

Le marteau avait frappé, mais la porte nes’était pas ouverte…

Et il sembla bien à M. le secrétaireperpétuel qu’il avait aperçu sur sa gauche, à la lueur vacillanted’un réverbère, une ombre bizarre, étonnante, inexplicable.

Certainement, il avait vu comme une boîte quimarchait.

C’était une boîte carrée qui avait de petitesjambes et qui s’était enfuie dans la nuit, sans bruit.

Au-dessus de la boîte, M. Patard n’avaitrien vu, rien distingué. Une boîte qui marche ! la nuit !place Dauphine ! M. le secrétaire perpétuel frappa dumarteau sur la porte, avec frénésie.

Et c’est à peine s’il osa jeter un nouveaucoup d’œil du côté où s’était produite cette étrangeapparition.

Un petit judas venait de s’ouvrir et des’éclairer dans la porte vétuste de l’immeuble habité par MartinLatouche. Un jet de lumière vint frapper en plein, le visage effaréde M. le secrétaire perpétuel.

– Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?demanda une voix rude.

– C’est moi, M. Hippolyte Patard.

– Patard ?

– Secrétaire perpétuel… Académie…

À ce mot « Académie » le judas sereferma avec fracas, et M. le secrétaire perpétuel se trouva ànouveau isolé sur la silencieuse place.

Puis, tout à coup, sur sa droite, cette fois,il revit passer l’ombre de la boîte qui marche.

La sueur coulait maintenant tout au long desjoues maigres du délégué extraordinaire de l’illustre Compagnie, etil est juste de dire, à la louange de M. Hippolyte Patard, quel’émotion à laquelle il était prêt à succomber, dans cette minutecruelle, lui venait moins de la vision inouïe de la boîte quimarche, et de la peur des voleurs, que de l’affront que l’Académiefrançaise tout entière venait de subir dans la personne de sonsecrétaire perpétuel.

La boîte, aussitôt apparue, avaitredisparu.

Défaillant, le malheureux jetait autour de luides regards vagues.

Ah ! la vieille, vieille place, avec sestrottoirs exhaussés, à escaliers, ses façades mornes, trouées defenêtres immenses, dont les carreaux noirs et nus semblaient garderinutilement des courants d’air les vastes pièces abandonnées depuisdes années sans nombre.

Les yeux éplorés de M. Hippolyte Patardfixèrent un moment, par-delà les toits aigus, la voûte céleste oùglissaient les nuées lourdes, et puis redescendirent sur la terre,tout juste pour revoir dans l’espace qui s’étend devant le Palaisde Justice éclairé par un bref rayon de lune, la boîte quimarche.

À la vérité, elle courait de toute la force deses petites jambes, du côté de l’Horloge.

Et c’était diabolique !

Le pauvre homme toucha désespérément, des deuxmains, le manche en bois de son parapluie.

Et soudain, il sursauta.

Quelque chose venait d’éclater derrièrelui…

Une voix de colère…

« C’est encore lui ! c’est encorelui ! Ah ! je vais lui administrer une de cesvolées… »

M. Hippolyte Patard s’accrocha au mur lesjambes molles, sans force, incapable de pousser un cri… Une espècede bâton, quelque manche à balai, tournoyait au-dessus de satête.

Il ferma les yeux, prêt au trépas, offrant samort à l’Académie.

Et il les rouvrit, étonné d’être encore envie. Le manche à balai toujours tournoyant, au-dessus d’une envoléede jupes, s’éloignait, accompagné d’un bruit précipité de galochesqui claquaient sur les trottoirs.

Ce balai, ces cris, ces menaces n’étaient doncpoint pour lui ; il respira.

Mais d’où était sortie cette nouvelleapparition ?

M. Patard se retourna. La porte derrièrelui était entrouverte. Il la poussa et entra dans un corridor quile conduisit à une cour où s’était donné rendez-vous toute la bised’hiver.

Il était chez Martin Latouche.

M. le secrétaire perpétuel s’étaitdocumenté. Il savait que Martin Latouche était un vieux garçon, quin’aimait au monde que la musique, et qui vivait avec une vieillegouvernante qui, elle, ne la supportait pas ; cettegouvernante était fort tyrannique, et elle avait la réputation demener la vie dure au bonhomme. Mais elle lui était dévouée plusqu’on ne saurait dire et, quand il avait été bien sage, elle lecajolait en revanche, comme un enfant. Martin Latouche subissait cedévouement avec la résignation d’un martyr Le grand Jean-Jacques,lui aussi, connut des épreuves de ce genre et cela ne l’a pasempêché d’écrire La Nouvelle Héloïse. Martin Latouche, malgré lahaine de Babette pour la mélodie et les instruments à vent, n’enavait pas moins rédigé fort correctement, en cinq gros volumes, uneHistoire de la Musique, qui avait obtenu les plus hautesrécompenses à l’Académie française.

M. Hippolyte Patard s’arrêta dans lecouloir, à l’entrée de la cour, persuadé qu’il venait de voirsortir et d’entendre la terrible Babette.

Il pensait bien qu’elle allait revenir.

C’est dans cet espoir qu’il se tint coi,n’osant appeler, de peur de réveiller peut-être des locatairesirascibles, et ne se risquant point dans la cour, de peur de serompre le cou.

La patience de M. le secrétaire perpétueldevait être récompensée. Les galoches claquèrent à nouveau, et laporte d’entrée fut refermée bruyamment.

Et aussitôt une forme noire vint se heurtercontre le timide visiteur.

– Qui est là ?

– C’est moi, Hippolyte Patard… Académie,secrétaire perpétuel… fit une voix tremblante… ôRichelieu !…

– Qu’est-ce que vous voulez ?

– M. Martin Latouche…

– Il n’est pas là… mais entrez tout de même…j’ai quelque chose à vous dire…

Et M. Hippolyte Patard fut poussé dansune pièce dont la porte s’ouvrait sous la voûte.

Le pauvre secrétaire perpétuel s’aperçutalors, à la lueur d’un quinquet qui brûlait sur une table grossièreen bois blanc et qui éclairait, contre le mur, toute une batteriede cuisine, qu’on l’avait fait entrer dans l’office.

La porte avait claqué derrière lui.

Et, devant lui, il voyait un ventre énormerecouvert d’un tablier à carreaux, et deux poings appuyés sur deuxformidables hanches. L’un de ces poings tenait toujours le manche àbalai.

Au-dessus, dans l’ombre, une voix, la voix derogomme vers laquelle M. Hippolyte Patard n’osait paslever les yeux disait :

– Vous voulez donc le tuer ?

Et ceci était dit avec un accent particulier àl’Aveyron, car Babette était de Rodez comme Martin Latouche.

M. Hippolyte Patard ne répondit pas, maisil tressaillit.

Et la voix reprit :

– Dites, monsieur le Perpétuel, vous voulezdonc le tuer ?

M. le Perpétuel secoua énergiquement latête en signe de dénégation.

– Non, finit-il par oser dire… Non, madame, jene veux pas le tuer, mais je voudrais bien le voir.

– Eh bien, vous allez le voir, monsieur lePerpétuel, parce qu’au fond, vous avez une bonne tête d’honnêtehomme qui me revient… vous allez le voir, car il est ici… Maisauparavant, il faut que je vous parle… C’est pour ça qu’il faut mepardonner, monsieur le Perpétuel, d’avoir fait entrer un hommecomme vous dans mon office…

Et la terrible Babette, ayant enfin déposé sonmanche à balai, fit signe à M. Hippolyte Patard de la suivreau coin d’une fenêtre où ils trouvèrent chacun une chaise.

Mais avant que de s’asseoir la Babette allacacher son quinquet tout derrière la cheminée, de telle sorte quele coin où elle avait entraîné M. le Perpétuel se trouvaitplongé dans une nuit opaque. Puis elle revint, et, tout doucement,ouvrit l’un des volets intérieurs qui fermaient la fenêtre. Alors,un pan de fenêtre apparut avec ses barreaux de fer ; et un peude la lueur tremblotante du réverbère, abandonné sur le trottoird’en face, ayant glissé à travers ces barreaux, la figure deBabette en fut doucement éclairée. M. le secrétaire perpétuella regarda et fut rassuré, bien que toutes les précautions prisespar la vieille servante n’eussent point manqué de l’intriguer, etmême de l’inquiéter. Cette figure, qui devait être, dans certainsmoments, bien redoutable à voir, exprimait, dans cette sombreminute, une douceur apitoyée qui donnait confiance.

– Monsieur le Perpétuel, dit la Babette ens’asseyant en face de l’académicien, ne vous étonnez pas de mesmanières ; je vous mets dans le noir pour surveiller levielleux. Mais il ne s’agit pas de ça pour le moment… pour lemoment je ne veux vous dire qu’une chose (et la voix derogomme se fit entendre jusqu’aux larmes) : voulez-vousle tuer ?

Ce disant, la Babette avait pris dans sesmains les mains d’Hippolyte Patard qui ne les retira point, car ilcommençait d’être profondément ému par cet accent désolé qui venaitdu cœur en passant par l’Aveyron.

– Écoutez, continua la Babette, je vous ledemande, monsieur le Perpétuel, je vous le demande biensincèrement, en votre âme et conscience, comme on dit chez lesjuges, est-ce que vous croyez que toutes ces morts-là, c’estnaturel ? Répondez-moi, monsieur le Perpétuel !

À cette question, à laquelle il ne s’attendaitpas, M. le Perpétuel sentit un certain trouble. Mais, au boutd’un instant qui parut bien solennel à la Babette, il réponditd’une voix affermie :

– En mon âme et conscience, oui… je crois queces morts sont naturelles…

Il y eut encore un silence.

– Monsieur le Perpétuel, fit la voix grave deBabette, vous n’avez peut-être pas assez réfléchi…

– Les médecins, madame, ont déclaré…

– Les médecins se trompent souvent, monsieur…On a vu ça, en justice… songez-y monsieur le Perpétuel.Écoutez : je vais vous dire une chose… On ne meurt pas commeça, tout d’un coup, au même endroit, à deux, en disant quasi lesmêmes paroles, à quelques semaines de distance sans que ça ait étépréparé !

La Babette, dans son langage plus expressifque correct, avait admirablement résumé la situation. M. lesecrétaire perpétuel en fut frappé.

– Qu’est-ce que vous croyez donc ?demanda-t-il.

– Je crois que votre Éliphas de La Nox est unvilain sorcier… Il a dit qu’il se vengerait et il les aempoisonnés… Le poison était peut-être dans la lettre… vous ne mecroyez pas ?… Et ça n’est peut-être pas ça ? Mais,monsieur le Perpétuel, écoutez-moi bien… c’est peut-être autrechose !… Je vais vous poser une question : En votre âmeet conscience, si, en faisant son compliment, M. Latouchetombait mort comme les deux autres, croiriez-vous toujours quec’est naturel ?

– Non, je ne le croirais pas ! réponditsans hésiter M. Hippolyte Patard.

– En votre âme et conscience ?

– En mon âme et conscience !

– Eh bien, moi, monsieur le Perpétuel, je neveux pas qu’il meure !

– Mais il ne mourra pas, madame !

– C’est ce qu’on a dit pour ceM. d’Aulnay et il est mort !

– Ce n’est pas une raison pour queM. Latouche…

– Possible ! En tout cas, moi, je lui aidéfendu de se présenter à votre Académie…

– Mais il est élu, madame !… Il estélu !…

– Non, puisqu’il ne s’est pas présenté !Ah ! c’est ce que j’ai répondu à tous les journalistes quisont venus ici… Il n’y a pas à se dédire.

– Comment ! il ne s’est pasprésenté ! Mais nous avons des lettres de lui.

– Ça ne compte plus… depuis la dernière qu’ilvous a écrite hier soir devant moi, aussitôt qu’on a eu appris lamort de ce M. d’Aulnay… Il l’a écrite là, devant moi ; onne dira pas le contraire… Et vous avez dû la recevoir ce matin… Ilme l’a lue… Il disait qu’il ne se présentait plus à l’Académie.

– Je vous jure, madame, que je ne l’ai pasreçue ! déclara M. Hippolyte Patard.

Babette attendit avant de répondre, puis ellese décida :

– Je vous crois, monsieur le Perpétuel.

– La poste, énonça M. Patard, faitquelquefois mal son service.

– Non, répondit avec un soupir Babette, non,monsieur le Perpétuel !… ça n’est pas ça ! vous n’avezpas reçu la lettre parce qu’il ne l’a pas mise à la poste.

Et elle poussa un nouveau soupir – Il avaittant envie d’être de votre Académie, monsieur lePerpétuel !

Et la Babette pleura.

– Oh ! ça lui portera malheur !… çalui portera malheur !

Dans ses larmes, elle disait encore :

– J’ai des pressentiments… des hantises qui netrompent pas… N’est-ce pas, monsieur le Perpétuel, que ce ne seraitpas naturel s’il mourait comme les autres… Alors ne faites pas toutpour qu’il meure comme les autres… ne lui faites pas faire soncompliment !…

– Ça, répondit tout de suite M. HippolytePatard, dont les yeux étaient humides… ça, c’est impossible !…Il faut bien que quelqu’un finisse par prononcer l’éloge deMgr d’Abbeville.

– Moi, ça m’est égal, répliqua Babette. Maislui, hélas ! Il ne pense qu’à ça. À faire des compliments deMgr d’Abbeville…

Il n’est pas méchant pour un sou… Ah !des compliments, il lui en fera !… C’est pas ça qui leretiendra d’être de votre Académie… mais j’ai des hantises, je vousdis.

Tout à coup la Babette s’était arrêtée depleurer – Chut ! fit-elle.

Elle fixait maintenant, d’un air farouche, letrottoir d’en face… M. le secrétaire perpétuel suivit ceregard, et il aperçut alors, en plein sous le réverbère, la boîtequi marche ; seulement la boîte avait maintenant non seulementdes jambes, mais une tête… une extraordinaire tête chevelue etbarbue… qui dépassait à peine l’énorme caisse…

– Un joueur d’orgue de Barbarie… murmuraM. Hippolyte Patard.

– Un vielleux !… corrigea dans un soufflela Babette, pour qui tous les joueurs de musique, dans les cours,étaient des vielleux… Le voilà revenu, ma parole ! Il nouscroit peut-être couchés ; bougez plus !

Elle était tellement émue qu’on entendaitbattre son cœur…

Elle dit encore entre ses dents :

– On va bien voir ce qu’il va faire !

En face, la boîte qui marche ne marchaitplus.

Et la tête chevelue, barbue, au-dessus de laboîte, regardait, sans remuer du côté de M. Patard et de laBabette, mais certainement sans les voir.

Cette tête était si broussailleuse qu’on n’enpouvait distinguer aucun trait ; mais ses yeux étaient vifs etperçants.

M. Hippolyte Patard pensa :« J’ai vu ces yeux-là quelque part, » Et il en fut plusinquiet. Cependant, il n’avait pas besoin d’événement nouveau pouraccroître un trouble qui allait tout seul s’élargissant. L’heureétait si bizarre, si incertaine, si mystérieuse, au fond de cettevieille cuisine, derrière les barreaux de cette fenêtre obscure, enface de cette brave servante qui lui avait retourné le cœur avecses questions… (En vérité ! En vérité ! Il avait réponduque ces deux morts étaient naturelles !… Et si l’autre aussi,le troisième, allait mourir !

Quelle responsabilité pour M. HippolytePatard, et quels remords !) Et le cœur de M. le Perpétuelbattait maintenant aussi fort que celui de la vieille Babette…

Que faisait, à cette heure, sur ce trottoirdésert, la tête chevelue, barbue, au-dessus de l’orgue deBarbarie ? Pourquoi la boîte avait-elle si singulièrementmarché tout à l’heure, paraissant, disparaissant, revenant aprèsavoir été chassée ?

(Car certainement, c’était elle que la vieilleBabette avait poursuivie si ardemment, de toute la vitesse de sesgaloches, sur les trottoirs, jusqu’au fond de la nuit.) Pourquoi laboîte était-elle revenue sous le réverbère d’en face, avec cettebarbe impénétrable, et ces petits yeux papillotants ?…

– On va bien voir ce qu’il va faire… avait ditBabette…

… Mais il ne faisait rien que regarder…

– Attendez ! souffla la servante…attendez !

Et, avec mille précautions, elle se dirigeavers la porte de la cuisine… Évidemment, elle allait recommencer sachasse…

Ah ! elle était brave, malgré sapeur !…

M. le secrétaire perpétuel avait, uninstant, quitté des yeux la boîte immobile sur le trottoir poursuivre les mouvements de Babette ; quand il regarda à nouveaudans la rue, la boîte avait disparu.

– Oh ! Il est parti, fit-il.

Babette revint près de la fenêtre. Elleregarda, elle aussi, dans la rue…

– Plus rien ! gémit-elle. Il me feramourir de peur !… Si jamais je tiens sa barbe dans mes doigtscrochus !…

– Qu’est-ce qu’il veut ?… demanda à touthasard M. le secrétaire perpétuel.

– Il faut le lui demander, monsieur lePerpétuel ! il faut le lui demander !… Mais il ne selaisse pas approcher… Il est plus fuyant qu’une ombre… et puis,vous savez, moi, je suis de Rodez ! et les vielleux ça portemalheur !

– Ah ! fit M. le Perpétuel entouchant le manche de son parapluie… Et pourquoi ?

Babette, pendant qu’elle se signait, prononçaà voix très basse :

– La Bancal…

– Quoi ? La Bancal ?

– … La Bancal avait fait venir des vielleuxqui jouaient de la musique dans la rue, pour qu’on ne l’entende pasassassiner ce pauvre M. Fualdès… C’est pourtant bien connu ça…monsieur le Perpétuel.

– Oui, oui, je sais… en effet, l’affaireFualdès… Mais je ne vois pas…

– Vous ne voyez pas ?… Maisentendez-vous ? Entendez-vous ?

Et la Babette, penchée dans un geste tragique,l’oreille collée au carreau, semblait entendre des choses quin’arrivaient point jusqu’à M. Hippolyte Patard, ce quin’empêcha point celui-ci de se lever dans une grande agitation.

– Vous allez me conduire auprès deM. Martin Latouche, tout de suite, fit-il en s’efforçant demontrer quelque autorité.

Mais la Babette était retombée sur sachaise…

– Je suis folle ! fit-elle… J’avais cru…mais ce n’est pas possible des choses pareilles… vous n’avez rienentendu, vous, monsieur le Perpétuel ?

– Non, rien du tout…

– Qui… je deviendrai folle avec ce vielleuxqui ne nous quitte plus.

– Comment cela ? Il ne vous quitteplus.

– Eh ! en plein jour dans le moment qu’ons’y attend le moins, on le trouve dans la cour… Je le chasse… Je leretrouve dans l’escalier… Dans un coin de porte, n’importe où… Toutlui est bon pour cacher sa boîte à musique… Et la nuit, il rôdesous nos fenêtres…

– Voilà, en effet, qui n’est pas naturel,prononça M. le secrétaire perpétuel.

– Vous voyez bien !… Je ne vous le faispas dire…

– Il y a longtemps qu’il rôde parici ?

– Depuis trois mois environ…

– Tant de temps que ça ?…

– Oh ! il est quelquefois des semainessans reparaître…

Tenez la première fois que je l’ai vu, c’étaitle jour…

Et la Babette s’arrêta.

– Eh bien ? interrogea Patard, frappé dece silence subit.

La vieille servante murmura :

– Il y a des choses que je ne dois pas dire…mais, tout de même, monsieur le Perpétuel, le vielleux nous estvenu dans le temps que M. Latouche s’est présenté à votreAcadémie… même que je lui ai dit : c’est pas bon signe !Et c’est justement dans le temps que les autres sont morts. Etquand on reparle de votre Académie, c’est toujours dans ce temps-làqu’il revient… Non, non, tout ça, c’est pas naturel… Mais je peuxrien vous dire…

Et elle secoua la tête avec énergie.M. Patard était maintenant fort intrigué. Il se rassit.Babette reprenait, comme se parlant à elle-même :

– Il y a des fois que je me raisonne… Je medis que c’est une idée comme ça. Rodez, quand on voyait, de montemps, un vielleux, on se signait, et les petits enfants luijetaient des pierres… et il se sauvait.

Et elle ajouta, pensive :

– Mais celui-là, il revient toujours.

– Vous disiez que vous ne pouviez rien medire, insinua M. Patard ; est-ce qu’il s’agit desvielleux ?

– Oh ! Il n’y a pas que les vielleux…

Mais elle secoua encore la tête, comme pourchasser l’envie qui la tenaillait de parler. Plus elle secouait latête, plus M. Patard désirait que la vieille Babetteparlât.

Il dit, résolu à frapper un grandcoup :

– Après tout, ces morts-là… ne sont peut-êtrepas si naturelles qu’on pourrait le croire… Et si vous savezquelque chose, madame, vous serez plus coupable que nous tous… detout ce qui pourra arriver.

La Babette joignit les mains comme enprière…

– J’ai juré sur le bon Dieu, fit-elle.

M. Patard se leva tout droit.

– Conduisez-moi, madame, auprès de votremaître.

La Babette sursauta :

– Alors, c’est bien fini ?implora-t-elle.

– Quoi donc ? interrogea d’une voix unpeu rude M. le secrétaire perpétuel.

– Je vous demande : c’est bienfini ? vous l’avez élu de votre Académie… il en est… et ildira des compliments à votre Mgr d’Abbeville ?

– Mais oui, madame.

– Et il fera son compliment… devant tout lemonde ?

– Certainement.

– Comme les deux autres.

– Comme les deux autres ?… Il le fautbien !

Mais ici la voix de M. le secrétaireperpétuel n’était plus rude du tout… Elle tremblait même unpeu.

– Eh bien, vous êtes des assassins ! fitla Babette, tranquillement, avec un grand signe de croix, et ellecontinua :

– … Mais je ne laisserai pas assassinerM. Latouche, et je le sauverai malgré lui… malgré ce que j’aijuré… Monsieur le Perpétuel, asseyez-vous… je vais tout vousdire.

Et elle se jeta à genoux sur le carreau.

– J’ai juré sur mon salut, et je manque à monserment… Mais le bon Dieu qui lit dans mon cœur me pardonnera.Voilà exactement ce qui est arrivé…

M. Patard écoutait avidement la Babette,en regardant vaguement, par le volet entrouvert, dans la rue… Ilvit que le vielleux était revenu et qu’il levait ses yeuxpapillotants en l’air fixant quelque chose au-dessus de la tête deM. Patard, vers le premier étage de la maison. M. Panardtressaillit. Toutefois, il resta assez maître de lui pour ne pointrévéler, par quelque mouvement brusque, à la Babette ce qui sepassait dans la rue… Et elle ne fut pas interrompue dans sonrécit.

À genoux, elle ne pouvait rien voir. Et ellen’essayait de rien voir. Elle parlait douloureusement, ensoupirant, et d’une seule traite, comme à confesse… pour être plustôt débarrassée du poids qui pesait sur sa conscience.

– Il est donc arrivé que deux jours après quevous n’avez pas voulu de mon maître à votre Académie (car à cemoment-là, vous n’en avez pas voulu, et vous avez pris à sa placeun M. Mortimar comme vous avez pris après leM. d’Aulnay), eh bien, un après-midi que je devais m’absenteret où j’étais restée cependant à ma cuisine, sans queM. Latouche en sache rien, j’ai vu arriver un monsieur qui atrouvé tout seul le chemin de l’escalier pour monter chez monmaître, et qui s’est enfermé avec lui. Je ne l’avais jamais vu.Cinq minutes plus tard, un autre monsieur que je ne connaissais pasnon plus, est arrivé à son tour… et il est monté comme l’autre,rapidement, comme s’il avait peur qu’on l’aperçoive… et je l’aientendu frapper à la porte de la bibliothèque qui a été ouvertetout de suite, et, maintenant, ils étaient trois dans labibliothèque : M. Latouche et les deux inconnus.

« … Une heure, deux heures se sontpassées comme ça… La bibliothèque est juste au-dessus de lacuisine… Ce qui m’étonnait le plus, c’est que je ne les entendaismême pas marcher… On n’entendait rien de rien… Ça m’intriguaittrop, et, je l’avoue, je suis curieuse. M. Latouche ne m’avaitpoint parlé de ces visites-là… Je suis montée à mon tour, et j’aicollé mon oreille à la porte de la bibliothèque. On n’entendaitrien… Ma foi, j’ai frappé, on ne m’a pas répondu… j’ai ouvert laporte… il n’y avait personne là-dedans… Comme il n’y a qu’uneporte, la porte du petit bureau qui donne dans la bibliothèque, endehors de la porte d’entrée, je suis allée à cette porte-là ;mais j’étais plus étonnée, en y allant, que de tout le reste… carjamais, jamais je ne suis entrée dans le petit bureau deM. Latouche. Et jamais mon maître n’y a reçu personne ;c’est une manie qu’il a, le brave homme ; c’est là qu’ilécrit, et pour être sûr de n’être pas dérangé, quand il estlà-dedans… c’est comme s’il était dans un tombeau. Souvent, il m’acédé sur bien des choses que je lui demandais raisonnablement, maisjamais il ne m’a cédé là-dessus. Il avait fait faire une clefspéciale, et pas plus moi qu’une autre, je n’ai jamais pu entrerdans le petit bureau. Là-dedans, il faisait son ménage lui-même. Ilme disait : “Ce coin-là est à moi Babette, tout le restet’appartient pour frotter et nettoyer.” Et voilà qu’il étaitenfermé là-dedans avec deux hommes que je ne connaissais ni d’Èveni d’Adam…

« Alors, j’ai écouté… j’ai essayé, àtravers la porte, de comprendre ce qui se passait, ce qui sedisait. Mais on parlait très bas et j’enrageais de ne pas saisir… Àla fin, j’ai cru comprendre qu’il y avait une discussion quin’allait pas toute seule… Et tout à coup, mon maître, élevant lavoix, a dit, et cela je l’ai entendu distinctement : “Est-cebien possible ? Il n’aurait pas de plus grand crime aumonde !” Ça, je l’ai entendu !… de mes oreilles… C’esttout ce que j’ai entendu…

« J’en étais encore abasourdie… quand laporte s’est ouverte ; les deux inconnus se sont jetés sur moi…“Ne lui faites pas de mal ! s’est écrié M. Latouche quirefermait soigneusement la porte de son petit bureau… J’en répondscomme de moi-même !” Et il est venu à moi et m’a dit :“Babette, on ne te questionnera pas ; tu as entendu ou tu n’aspas entendu !”

“Mais tu vas te mettre à genoux et jurer surle bon Dieu que tu ne parleras jamais à âme qui vive de ce que tuas pu entendre et de ce que tu as vu ! Je te croyais sortie,tu n’as donc pas vu ces deux messieurs venir chez moi. Tu ne lesconnais pas. Jure cela, Babette.”

Je regardais mon maître. Je ne lui avaisjamais vu une figure pareille. Lui ordinairement si doux – j’enfais ce que je veux – la colère l’avait transformé. Il entremblait ! Les deux inconnus étaient penchés au-dessus de moiavec des figures de menaces. Je suis tombée à genoux, et j’ai jurétout ce qu’ils ont voulu… Alors, ils sont partis… l’un aprèsl’autre, en regardant dans la rue avec précaution… l’étaisredescendue plus morte que vive, dans la cuisine, et je lesregardais s’éloigner, quand j’ai aperçu… justement… pour lapremière fois… le vielleux !… Il était debout, comme tout àl’heure, sous le réverbère… J’ai fait le signe de la croix… lemalheur était sur la maison. »

M. le secrétaire perpétuel, tout enécoutant de toutes ses oreilles la vieille Babette, avait suivi desyeux les mouvements du vielleux. Et il n’avait pas été peuimpressionné de le voir faire, au-dessus de sa boîte, des signesmystérieux… enfin, une fois encore, la boîte qui marche s’étaitévanouie dans la nuit.

La Babette s’était relevée.

– J’ai fini, répéta-t-elle. Le malheur étaitsur la maison.

– Et ces hommes, demanda M. Patard, quele récit de la gouvernante inquiétait au-delà de toute expression…Ces hommes, vous les avez revus ?

– Il y en a un que je n’ai jamais revu,monsieur le Perpétuel, parce qu’il est mort. J’ai vu saphotographie dans les journaux… C’est ce M. Mortimar.

M. le Perpétuel bondit.

– Mortimar… Et l’autre, l’autre ?

– L’autre ? J’ai vu aussi sa photographiedans les journaux… C’était M. d’Aulnay !…

– M. d’Aulnay !… Et vous l’avezrevu, celui-là ?

– Qui… celui-là… je l’ai revu… Il est revenuici la veille de sa mort, monsieur le Perpétuel.

– La veille de sa mort… Avant-hier ?

– Avant-hier !… Ah ! je ne vous aipas tout dit ! Il le faut !…

Et il n’était pas plus tôt arrivé, que jeretrouvais le vielleux dans la cour !… Aussitôt qu’il m’a euvue, il s’est sauvé comme toujours… Mais j’ai pensé aussitôt :« Mauvais signe, mauvais signe !… » Monsieur lePerpétuel, ma grand-tante me le disait toujours :« Babette, méfie-toi des vielleux !… » Et magrand-tante, qui avait atteint un grand âge, monsieur le Perpétuel,s’y connaissait pour ça… Elle habitait juste en face de La Bancal,dans mon pays natal, à Rodez, la nuit qu’ils ont assassiné leFualdès… et elle a entendu l’air du crime… l’air que les joueuxd’orgue et les vielleux « tournaient » dans la rue,pendant que sur la table, La Bancal et Bastide et les autrescoupaient la gorge au pauvre homme… C’était un air… qui lui esttoujours resté dans les oreilles… à la pauvre vieille, et qu’ellem’a chanté autrefois, en grand secret, tout bas, pour necompromettre personne… un air… un air…

Et la Babette s’était soudain dressée avec desgestes d’automate… Son visage, éclairé par la lueur rouge etpâlotte du réverbère d’en face, exprimait la plus indicibleterreur… Son bras tendu montrait la rue d’où une ritournelle lente,lointaine, désespérément mélancolique venait.

– Cet air-là !… râla-t-elle. Tenez…c’était cet air-là !

IV. Martin Latouche

 

Aussitôt, on entendit, dans la pièce qui setrouvait juste au-dessus de la cuisine, un grand fracas, un bruitde meubles que l’on renverse, comme une vraie bataille. Le plafonden était retentissant.

La Babette hurla :

– On l’assassine !… Ausecours !…

Et elle bondit vers l’âtre, y saisit untisonnier et se rua hors de la cuisine, traversant la voûte,escaladant les degrés qui conduisaient au premier étage.

M. Hippolyte Patard avaitmurmuré :

– Mon Dieu !…

Et il était resté là, les tempes battantes,anéanti par l’effroi, brisé par l’horreur de la situation,cependant que dans la rue la ritournelle maudite, l’air banal,historique et terrible prolongeait tranquillement son rythmecomplice de quelque nouveau forfait… musique du diable qui avaittoujours empêché d’entendre les cris de ceux que l’on égorge… etqui arrivait maintenant toute seule, couvrant tout autre bruit,jusqu’aux oreilles bourdonnantes de M. Hippolyte Patard…jusqu’à son cœur glacé.

Il put croire qu’il allait s’évanouir.

Mais la honte qu’il conçut soudain de sapusillanimité le retint sur le bord de cet abîme obscur où l’âmehumaine, prise de vertige, se laisse choir. Il se souvint à tempsqu’il était le secrétaire perpétuel de l’Immortalité, et ayantfait, pour la seconde fois dans cette soirée mouvementée, lesacrifice de sa misérable vie, il se livra à un grand effort moralet physique qui le conduisit, quelques secondes plus tard, armé, àgauche, d’un parapluie, à droite, d’une paire de pincettes, devantune porte du premier étage que la Babette ébranlait à grands coupsde tisonnier… et qui, du reste, s’ouvrit tout de suite.

– Tu es toujours aussi toquée, ma pauvreBabette ? fit une voix frêle, mais paisible.

Un homme d’une soixantaine d’années,d’apparence encore robuste, aux cheveux grisonnants qui bouclaient,à la belle barbe blanche, encadrant une figure rose et poupine, auxyeux doux, était sur le seuil de la porte, tenant une lampe.

C’était Martin Latouche.

Aussitôt qu’il aperçut M. HippolytePatard entre ses pincettes et son parapluie, il ne put retenir unsourire :

– Vous, monsieur le secrétaireperpétuel ! Que se passe-t-il donc ? demanda-t-il ens’inclinant avec respect.

– Eh ! monsieur ! c’est nous quivous le demandons ! s’écria la Babette en jetant son tisonnierC’est-il Dieu possible de faire un bruit pareil ! Nous avonscru qu’on vous assassinait !… Avec ça que le vielleux est entrain de « tourner » l’air du Fualdès dans la rue, sousnos fenêtres…

– Le vielleux ferait mieux d’aller secoucher !… répondit tranquillement Martin Latouche, et toiaussi, ma bonne Babette !… (Et, se tournant versM. Patard 🙂 Monsieur le secrétaire perpétuel, je seraisbien curieux de savoir ce qui me vaut, à cette heure, le grandhonneur de votre visite…

Ce disant, Martin Latouche avait fait entrerM. Patard dans la bibliothèque et l’avait débarrassé de sapaire de pincettes. La Babette avait suivi.

Elle regardait partout.

Tous les meubles étaient en ordre… les tables,les casiers occupaient leur place accoutumée…

– Mais enfin, M. le Perpétuel et moi,nous n’avons pas rêvé ! déclara-t-elle. On aurait dit qu’on sebattait ici ou qu’on déménageait…

– Rassure-toi, Babette… c’est moi, dans lepetit bureau, qui ai remué maladroitement un fauteuil… Etmaintenant, dis-nous bonsoir !

La Babette regarda avec méfiance la porte dupetit bureau, cette porte qui ne s’était jamais ouverte pour elle,et elle soupira :

– On s’est toujours méfié de moi,ici !

– Va-t’en, Babette !…

– On dit qu’on ne veut plus de l’Académie…

– Babette, veux-tu t’en aller !

– Et on en est tout de même…

– Babette !

– On écrit des lettres qu’on ne met pas à laposte…

– Monsieur le secrétaire perpétuel, cettevieille servante est insupportable !…

– On s’enferme à deux tours de clef dans sabibliothèque et on ne vous ouvre que quand on a à demi défoncé laporte !…

– Je ferme ce que je veux !… Et j’ouvrequand je veux !… Je suis le maître ici !…

– Ce n’est pas ce qu’on discute… on esttoujours le maître de faire des bêtises…

– Babette !… En voilà assez !…

– … de recevoir en secret des inconnus…

– Hein ?

– … des inconnus de l’Académie…

– Babette, il n’y a pas d’inconnus àl’Académie !…

– Oh ! ceux-là ne sont connus, ma foi,que parce qu’ils y sont morts !…

La servante n’avait pas plus tôt prononcé cesderniers mots que ce grand doux homme de Martin Latouche lui avaitsauté à la gorge.

– Tais-toi !…

C’était la première fois que Martin Latouchese livrait à des voies de fait sur sa servante.

Il regretta aussitôt son geste, et futparticulièrement honteux devant M. Hippolyte Patard ets’excusa :

– Je vous demande pardon, dit-il, en essayantde dompter l’émotion, qui, visiblement, l’étreignait, mais cettevieille folle de Babette a, ce soir le don de m’exaspérer. Et il ya des moments où les plus calmes… Ah ! l’entêtement des femmesest terrible !… Asseyez-vous donc, monsieur…

Et Martin Latouche présenta à M. Panardun fauteuil qui tournait son dossier à Babette, et lui-même tournale dos à Babette. On allait essayer d’oublier qu’elle était là,puisqu’elle ne voulait pas s’en aller.

– Monsieur, fit la Babette tout à coup, aprèsce que vous venez de faire, je peux m’attendre à tout et vous allezpeut-être me tuer. Mais j’ai tout dit à M. le Perpétuel.

Martin Latouche se retourna d’un seul coup. Àce moment, sa tête était entièrement dans l’ombre etM. Hippolyte Patard ne put lire sur ce visage obscur lessentiments qui l’animaient mais la main de l’homme, qui s’appuyaitsur la table, tremblait. Et Martin Latouche fut quelques secondessans pouvoir prononcer une parole. Enfin, dominant son émoi, ilprononça, d’une voix altérée :

– Qu’est-ce que vous avez dit à M. lesecrétaire perpétuel, Babette ?

C’était la première fois qu’il disait« vous » à la vieille gouvernante, devant M. Patard.Celui-ci le remarqua, comme un signe certain de la gravité de lasituation.

– J’ai dit que MM. Mortimar et d’Aulnayétaient venus trouver Monsieur ici, qu’ils s’étaient enfermés avecMonsieur dans le petit bureau, avant d’aller mourir en faisant descompliments à l’Académie.

– Vous aviez juré de vous taire, Babette.

– Oui, mais je n’ai parlé que pour sauverMonsieur… car si je n’y prenais garde, Monsieur irait mourir là-bascomme les autres.

– Bien, fit la voix cassée de Martin Latouche.Et qu’est-ce que vous avez encore dit à M. le secrétaireperpétuel ?

– Je lui ai dit ce que j’avais entendu enécoutant derrière la porte du petit bureau.

– Babette ! écoute-moi bien ! repritMartin Latouche qui cessa dans l’instant de dire « vous »à la gouvernante pour la tutoyer à nouveau, ce qui parut plus graveencore à M. Patard, Babette, je ne t’ai jamais demandé ce quetu avais entendu derrière la porte… est-ce vrai ?…

– C’est vrai ! mon maître…

– Tu avais juré de l’oublier, et je ne t’aipas questionnée, parce que je croyais la chose inutile ; maispuisque tu te souviens de ce que tu as entendu… tu vas me dire àmoi ce que tu as dit à M. le secrétaire perpétuel.

– C’est trop juste, Monsieur je lui ai dit quej’avais entendu votre voix qui disait : « Non !Non ! ça n’est pas possible ! Il n’aurait pas de plusgrand crime au monde ! »

Après cette déclaration de Babette, MartinLatouche ne dit rien. Il paraissait réfléchir. Sa main n’était plussur la table, et du reste, on ne le voyait plus du tout. Il avaitreculé jusque dans le coin le plus noir de la pièce. EtM. Patata fut encore plus effrayé par le silence écrasant quirégnait alors dans la vieille demeure que par le bruit que faisaittout à l’heure la ritournelle du vielleux dans la rue. Onn’entendait plus le vielleux. On n’entendait plus personne…rien.

Enfin, Martin Latouche dit :

– Tu n’as rien entendu d’autre, Babette, et tun’as rien dit d’autre !

– Rien, mon maître !…

– Je n’ose plus te dire de le jurer ;c’est bien inutile.

– Si j’avais entendu autre chose, je l’avaisdit à M. le Perpétuel, car je veux vous sauver. Si je ne luien ai pas dit davantage, c’est que je n’en ai pas entendudavantage…

Martin Latouche fit alors, à la grandestupéfaction de la servante et de M. Patard, entendre un bongros rire clair Il s’avança vers Babette et lui tapota lajoue :

– Allons ! on a voulu te faire peur,vieille bête ! Tu es une brave fille, je l’aime bien, maisj’ai à causer avec M. le secrétaire perpétuel ; à demain,Babette.

– À demain, Monsieur !… Et que Dieu vousgarde ! j’ai fait mon devoir. Elle salua fort cérémonieusementM. Patard et s’en alla, fermant soigneusement la porte de labibliothèque.

Martin Latouche écouta son pas descendrel’escalier ; puis, revenant à M. Hippolyte Patard, il luidit, sur un ton plaisantin :

– Ah ! ces vieilles servantes !…c’est bien dévoué, mais parfois c’est bien encombrant. Elle a dûvous en conter, des histoires !… Elle est un brin toquée, voussavez !… Ces deux morts à l’Académie lui ont brouillé lacervelle…

– Il faut l’excuser, répliqua HippolytePatard… Il y en a d’autres à Paris qui ont plus d’instructionqu’elle et qui en sont encore tout affolés. Mais je suis heureux,mon cher collègue, de voir qu’un si déplorable événement, qu’uneaussi affreuse coïncidence…

– Oh ! moi, je ne suis pas superstitieux,vous savez !…

– Sans être superstitieux… murmura le pauvrePatard, qui restait profondément ému de tous les cris et de toutesles terreurs de Babette…

– Monsieur le secrétaire perpétuel, j’aientendu, ici même, comme vous l’a raconté ma vieille folle degouvernante, M. Maxime d’Aulnay, l’avant-veille de samort ; je puis vous dire, en toute confidence, qu’il avait ététrès frappé du décès subit de M. Mortimar après les menacespubliques de cet Éliphas… M. Maxime d’Aulnay avait une maladiede cœur…

Quand il a reçu, comme M. Mortimar lalettre envoyée certainement par quelque sinistre plaisant, il a dûressentir un coup terrible, malgré sa bravoure apparente. Avec uneembolie, il n’en faut pas davantage…

M. Hippolyte Patard se leva ; sapoitrine dilatée se gonfla d’air et il poussa un de ces soupirs quisemblent rendre la vie aux plongeurs qui ont disparu, un tempsanormal, sous les eaux.

– Ah ! monsieur Martin Latouche !dit-il, quel soulagement de vous entendre parler ainsi !… Jene vous cache pas qu’avec toutes les histoires de votre Babette, jecommençais moi même à douter de la simple vérité qui doit cependantcrever les yeux à tout homme de bon sens !…

– Oui ! oui ! ricana doucementMartin Latouche… je vois ça d’ici… le vielleux !… lessouvenirs de l’affaire Fualdès… mes rendez-vous avecMM. Mortimar et d’Aulnay… leur mort qui s’ensuit… les phrasesterribles prononcées dans mon petit bureau mystérieux…

– C’est vrai ! interrompit HippolytePatard… je ne savais plus que penser…

M. Martin Latouche prit les mains deM. le secrétaire perpétuel, dans un geste de grande confianceet de subite amitié…

– Monsieur le secrétaire perpétuel, fit-il, jevais vous prier d’entrer dans mon petit bureau mystérieux…

Et il lui sourit. Il continua :

– Il faut que vous connaissiez tous messecrets… je veux vous les confier à vous… qui êtes un vieux garçon,comme moi… vous me comprendrez !… Et, sans trop me plaindre,vous en sourirez !…

Et Martin Latouche, entraînant M. lesecrétaire perpétuel, arriva à la petite porte du petit mystérieuxbureau, qu’il ouvrit avec un clef spéciale, « une clef qui nele quittait jamais », dit-il.

– Voilà la caverne ! fit cet honnêtehomme en poussant la porte.

C’était une pièce de quelques mètres carrés.La fenêtre en était encore ouverte et, sur le parquet, une table etun fauteuil étaient renversés, et des papiers, des objets diversavaient roulé partout dans un grand désordre. Une lampe sur unpiano éclairait à peu près les murs où étaient suspendus lesinstruments de musique les plus bizarres. M. Hippolyte Patard,au centre de tout ce bric-à-brac, ouvrait de grands yeuxinquiets.

Quant à Martin Latouche, après avoir referméla porte à clef, il était allé à la fenêtre. Il regarda au-dehors,un instant, puis referma aussi cette fenêtre. – Cette fois, jecrois bien qu’il est parti, dit-il. Il a compris que ce soirencore, il n’aurait rien à faire !…

– De qui parlez-vous ? demandaM. Hippolyte Patard qui était à nouveau fort peu rassuré.

– Eh ! mais du vielleux ! comme ditma Babette.

Et, tranquillement, il remit la table et lefauteuil sur leurs pieds, puis il sourit, de toute sa bonne figureenfantine, à M. le secrétaire perpétuel, et lui dit, à voixbasse :

– Voyez-vous, monsieur le secrétaireperpétuel, ici, je suis vraiment chez moi !… Ça n’est pasaussi bien rangé que dans les autres pièces, mais la Babette n’apas le droit d’y mettre les pieds !… C’est là que je cache mesinstruments de musique, toute ma collection… Si Babette savaitjamais !… elle mettrait tout cela au feu !… Oui,oui ! ma parole !… au feu !… Et ma vieille lyre duNord et ma harpe de ménestrel qui date ni plus ni moins que du XVesiècle… Et mon nabulon !

Et mon psaltérion… Et ma guiterne !…Ah ! monsieur le secrétaire perpétuel, avez-vous vu maguiterne ?… Regardez-la !… et mon archiluth !… Etmon théorbe !… Tout au feu ! au feu !… Et mamandore !… Ah ! vous regardez ma guiterne !… c’estla plus vieille guitare qu’on connaisse, savez-vous bien !… Ehbien, elle aurait jeté tout cela au feu !… Oui !oui !… c’est comme je vous le dis !… ah ! ellen’aime pas la musique !…

Et Martin Latouche poussa un soupir à fendrele cœur de M. Hippolyte Patard…

– Et tout ça… continua le vieux mélomane, toutça à cause qu’elle a été élevée dans toute cette sotte histoire deFualdès… Dans notre jeunesse, à Rodez !… on ne parlait encoreque de ça ! les vielleux qui tournaient leur manivelle devantLa Bancal pendant qu’on assassinait ce pauvre monsieur !…

La Babette, monsieur le secrétaire perpétuel,n’a jamais pu voir un instrument de musique… vous ne saurez jamais…jamais toutes les imaginations qu’il m’a fallu pour faire entrerici ces instruments-là… Tenez ! en ce moment, je veux acheterun orgue de Barbarie !… c’est comme cela qu’on les appelle,mais c’est un des plus vieux orgues de Barbarie qui soient !…Figurez-vous que c’est une veine de l’avoir découvert !… Lepauvre diable qui moud de la musique avec cet instrument ne sedoute pas du trésor qu’il a dans la main… je l’ai rencontré au coindu Pont-Neuf et du quai, un soir, vers quatre heures… Le bonhommedemandait l’aumône… je suis honnête homme… je lui ai proposé cinqcents francs de sa vieille boîte… L’affaire a été conclue tout desuite, vous pensez bien !… Cinq cents francs !… unefortune pour lui, et pour moi ! Je n’ai pas voulu le volertout à fait… je lui ai promis ce que j’avais… Mais ce qui n’a pasété facile à arranger, c’est la manière dont je pourrais entrer enpossession de l’instrument !… C’est entendu que je ne paieraique si la Babette ne sait rien de rien !… Eh bien… c’est commeune fatalité… elle est toujours là quand l’autre arrive !…Elle le rencontre dans la cour, dans l’escalier au moment où nousla croyons partie ! Et c’est alors une chasse de tous lesdiables !… Heureusement que l’autre est agile… Ce soin c’étaitentendu que, la Babette couchée, je hisserais l’instrument avec descordes, tout droit, dans le petit bureau… J’étais déjà monté surune table et j’allais jeter les cordes que voilà… quand la table abasculé… c’est là-dessus que vous êtes arrivés tous les deux,croyant qu’on m’assassinait… ah ! vous étiez bien drôle,monsieur le secrétaire perpétuel… avec votre parapluie et votrepaire de pincettes… bien drôle, mais bien brave tout demême !…

Et Martin Latouche se mit à rire… etM. Hippolyte Patard rit aussi, de bon cœur, cette fois… ritnon seulement de sa propre image évoquée par Martin Latouche, maisencore de sa propre peur devant la boîte qui marche.

Comme tout s’expliquait naturellement !…Et tout ne devait-il pas, en vérité, s’expliquernaturellement ?… Il y a des moments où l’homme n’est pas plusraisonnable qu’un enfant, pensait M. Patard. Avait-il étéridicule avec la Babette et toute son histoire devielleux !

Ah !… après tant d’émotions cruelles, cefut un bon moment ! M. Patard s’attendrit sur le sort dece vieux garçon de Martin Latouche qui subissait, comme tantd’autres, hélas ! la tyrannie de sa vieille servante…

– Ne me plaignez pas trop !… fit entendrecelui-ci en ressortant son bon sourire… Si je n’avais pas laBabette, je serais depuis longtemps sur la paille avec mesmanies !…

Nous ne sommes pas riches, et j’ai fait devraies bêtises, au commencement, pour ma collection !… Cettebonne Babette, elle est obligée de couper les sous en quatre ;elle se prive de tout pour moi !… Et elle me soigne comme unemère… Mais elle ne peut pas entendre la musique !…

Martin Latouche, ce disant, passa une maindévote sur ses chers instruments dont la pauvre âme endormien’attendait que la caresse de ses doigts pour gémir avec leurmaître…

– Alors, je les caresse tout doux !… toutdoux !… si doux qu’il n’y a que nous à savoir que nouspleurons !… et puis, quelquefois… quand j’ai réussi à envoyerla Babette en courses… alors je prends ma petite guiterne àlaquelle j’ai mis les plus vieilles cordes que j’ai putrouver ! et je joue des airs lointains comme un vraitroubadour… Non, non, je ne suis pas trop malheureux, monsieur lesecrétaire perpétuel !… croyez-moi !… Et puis, il fautque je vous dise : j’ai mon piano !… Alors, je fais toutce que je veux avec mon piano !… je joue tous les airs que jeveux… des airs terribles, des ouvertures tonitruantes, des marchesà tous les abîmes !… Ah ! c’est un piano magnifique quine dérange point Babette quand elle fait sa vaisselle !…

Là-dessus, Martin Latouche se précipita à unpiano et se rua sur les touches, parcourant avec une véritable ragetoute l’étendue du clavier M. Hippolyte Patard s’attendait àla clameur forcenée de l’instrument. Mais, malgré tout le travailque lui faisait subir son maître, il resta muet. C’était un pianomuet, qui ne rend par conséquent aucun son, et que l’on fabriquepour ceux qui veulent s’exercer aux gammes sans gêner l’oreille desvoisins.

Martin Latouche dit, la tête en amère, lesboucles des cheveux au vent de son inspiration, les yeux au ciel,et les mains bondissantes :

– J’en joue quelquefois toute la journée… Etil n’a que moi qui l’entends ! Mais il estassourdissant !… Oh ! c’est un véritableorchestre !…

Et puis, brusquement, il referma le piano etM. Hippolyte Patard vit qu’il pleurait… Alors, M. lesecrétaire perpétuel s’approcha de l’amateur de musique.

– Mon ami… fit-il très doucement…

– Oh ! vous êtes bon, je sais que vousêtes bon !… répondit Martin Latouche d’une voix brisée… On estheureux d’être d’une Compagnie où il y a un homme commevous !… Maintenant, vous connaissez toutes mes petitesmisères… mon petit mystérieux bureau où il y a de si ténébreuxrendez-vous… et vous savez pourquoi je suis dans une telle anxiétéquand j’apprends que ma vieille Babette a écouté derrière la porte…je l’aime bien, ma gouvernante… mais j’aime bien aussi ma petiteguiterne… et je voudrais bien ne me séparer ni de l’une, ni del’autre… bien que quelquefois ici (et M. Martin Latouche sepencha à l’oreille de M. Patard)… il n’y ait pas de quoimanger… Mais silence ! Ah ! monsieur le secrétaireperpétuel, vous êtes vieux garçon mais vous n’êtes pascollectionneur !… L’âme d’un collectionneur est terrible pourle corps d’un vieux garçon !… Oui, oui, heureusement queBabette est là !… Mais j’aurai l’orgue de Barbarie tout demême… un orgue qui moud de vieux, vieux airs… un orgue qui apeut-être servi à l’affaire Fualdès elle-même !… Est-ce qu’onsait ?…

M. Martin Latouche essuya du revers de samain son front en sueur…

– Alors, dit-il… Il est bien tard !…

Et avec de grandes précautions, il fit passerM. le secrétaire perpétuel, du petit mystérieux bureau dans lagrande bibliothèque. Là, la porte précieuse refermée, il ditencore :

– Oui, bien tard !… Comment êtes-vousvenu si tard, monsieur le secrétaire perpétuel ?…

– Le bruit courait que vous refusiez le siègede Mgr d’Abbeville. Les journaux du soir l’imprimaient.

– C’est des bêtises ! déclara MartinLatouche d’une voix grave et subitement volontaire… desbêtises !… Je vais me remettre tout de suite au triple élogede Mgr d’Abbeville, de Jehan Mortimar et de Maximed’Aulnay…

M. Hippolyte Patard dit :

– Demain, j’enverrai une note aux journaux.Mais dites-moi, cher collègue…

– Parlez !… qu’y a-t-il ?…

– C’est que je suis peut-être indiscret…

M. Hippolyte Patard semblait en effettrès embarrassé…

Il tournait et retournait le manche de sonparapluie. Enfin, il se décida…

– Vous m’avez fait tant de confidences que jeme risque.

D’abord, je puis vous demander – et cela n’estpas indiscret si vous connaissiez beaucoup MM. Mortimar etd’Aulnay…

Martin Latouche ne répondit point toutd’abord. Il alla prendre sur la table la lampe qu’il tint au-dessusde la tête de M. Hippolyte Patard :

– Je vais vous accompagner, dit-il, monsieurle secrétaire perpétuel, jusqu’à la porte de la rue, à moins quevous n’ayez crainte de mauvaises rencontres, auquel cas je vousaccompagnerai jusque chez vous… mais le quartier malgré son airlugubre, est très tranquille…

– Non ! non ! mon cher collègue… jevous en prie, ne vous dérangez pas !…

– C’est comme vous voulez ! dit MartinLatouche sans insister… Je vous éclaire…

Ils étaient maintenant sur le palier : lenouvel académicien répondit alors à la question qui lui avait étéposée :

– Oui, oui, certainement… je connaissaisbeaucoup Jehan Mortimar… et Maxime d’Aulnay… nous étions de vieuxamis… d’anciens camarades… et quand nous nous sommes trouvés sur lemême rang pour le fauteuil de Mgr d’Abbeville… nous avonsdécidé de laisser faire les choses, de ne point intriguer et nousnous réunîmes parfois pour causer de la situation… tantôt chezl’un, tantôt chez l’autre… L’histoire des menaces d’Éliphas, aprèsl’élection de Mortimar, fut pour nous un sujet de conversationplutôt amusant…

– Cette conversation a épouvanté notreBabette… Et c’est là, mon cher collègue, que je vais peut-êtremontrer de l’indiscrétion… De quel crime parliez-vous donc quandvous disiez : « Non ! Non ! ça n’est paspossible ! Il n’aurait pas de plus grand crime aumonde » ?

Martin Latouche fit descendre quelques degrésà M. Hippolyte Patard en le priant de bien tâter l’escalier dutalon…

– Eh bien, mais !… répondit-il encore.(Oh ! il n’y a aucune indiscrétion ! Aucune ! vousvoulez rire !) Eh bien, mais, je vous ai déjà dit que Maximed’Aulnay, bien qu’il en plaisantât, avait été touché au fond parles paroles menaçantes d’Éliphas qui avait disparu après les avoirprononcées… Ce jour-là, Maxime d’Aulnay tout en félicitant Mortimarde son élection, qui avait eu lieu deux jours auparavant, avaitconseillé, toujours en plaisantant, naturellement, à ce pauvreMortimar qui songeait déjà à son discours de réception, de se tenirsur ses gardes, car la vengeance du sâr le guettait. Celui-cin’avait-il point annoncé que le fauteuil de Mgr d’Abbevilleserait fatal à celui qui oserait s’y asseoir ?… Alors, moi, jene trouvai rien de mieux… – attention à cette marche, monsieur lesecrétaire perpétuel – je ne trouvai rien de mieux que de renchérirsur cette sorte de jeu… – prenez garde, là… nous sommes sous lavoûte – et je m’écriai – tournez à gauche, monsieur le secrétaireperpétuel – et je m’écriai avec emphase : « Non !Non ! ça n’est pas possible ! Il n’aurait pas de plusgrand crime au monde. » – Là, nous sommes arrivés…

Les deux hommes étaient en effet sous lagrande porte…

Martin Latouche tira bruyamment de lourdsbarreaux de fer, fit tourner une clef énorme, et, tirant la porte àlui, regarda sur la place.

– Tout est tranquille ! dit-il, tout lemonde dort… voulez-vous que je vous accompagne, mon cher secrétaireperpétuel ?

– Non ! Non ! je suis stupide !Je suis un pauvre homme stupide ! Ah ! mon cher collègue,permettez-moi de vous serrer une dernière fois la main…

– Comment ! Une dernière fois !…Est-ce que vous croyez que je vais mourir comme les autres ?…Ah ! je n’y tiens pas, moi !… Et puis, je n’ai pas demaladie de cœur !…

– Non ! Non !… je suis stupide… ilfaut espérer que des temps moins tristes viendront, et que nouspourrons un jour bien rire de tout cela !… Allons !adieu, mon cher nouveau collègue !… adieu !… Et encoreune fois, toutes mes félicitations…

Le cœur brave et tout à fait réconforté,M. Hippolyte Patard, le parapluie en arrêt, prenait déjà lePont-Neuf, quand Martin Latouche l’appela :

– Psst !… Encore un mot !… N’oubliezpas que tout cela, c’est mes petits secrets !…

– Ah ! vous ne me connaissez pas !…Il est entendu que je ne vous ai pas vu ce soir ! Bonne nuit,mon cher ami !…

V. Expérience n° 3

 

Le grand jour arriva. Il avait été fixé parl’Académie le quinzième qui suivit les obsèques solennelles deMaxime d’Aulnay L’illustre Compagnie n’avait pas voulu que lasituation regrettable où l’avait mise la triste fin des deuxprécédents récipiendaires se prolongeât. Elle tenait à en finir leplus vite possible avec tous les bruits absurdes que les disciplesd’Éliphas de La Nox, les amis de la belle Mme de Bithynie etde tout le club des Pneumatiques (de pneuma, âme) n’avaient cesséde faire courir Quant au sâr lui-même, il semblait avoir disparu dela surface de la terre. Tous les efforts faits pour le joindren’avaient abouti à rien. Les meilleurs reporters lancés sur satrace étaient revenus bredouilles et cette absence prolongée étaitdevenue facilement le principal sujet d’inquiétude, car, de touteévidence, le sâr se cachait ; et pourquoi secachait-il ?

D’autre part, il est juste de reconnaître toutde suite que les cervelles généralement bien portantes, aprèsl’émoi du premier ou plutôt du second moment, émoi qui les avait,elles aussi, fait un peu divaguer (mais où sont les cervelles qui,même en bonne santé, par instants, ne divaguent point ?), queces cervelles, dis-je, la crise passée, avaient retrouvé un parfaitéquilibre.

Ainsi, le plus tranquille des hommes, depuisson émouvant et mystérieux entretien avec Martin Latouche, étaitM. Hippolyte Patard. Même il avait retrouvé sa jolie couleurrose.

Mais, quand le grand jour de la réception deMartin Latouche arriva, la curiosité chez les uns et chez lesautres, chez les sages aussi bien que chez les fous, futdéchaînée.

La foule qui se rua à l’assaut de la coupolel’emplit d’abord et puis resta à en battre les approches, débordantsur les quais et dans les rues adjacentes, interrompant toutecirculation.

À l’intérieur dans la grande salle des séancespubliques, tout le monde était debout, hommes et femmess’écrasant.

Au fur et à mesure que les minutess’écoulaient (les minutes qui précédaient l’ouverture de laséance), le silence, au-dessus de l’effroyable cohue, se faisaitplus pesant, plus terrible.

On avait remarqué que la belle Mme deBithynie s’était abstenue de paraître à la solennité. On en avaittiré le plus affreux augure… Certes, s’il devait arriver quelquechose, elle avait bien fait de ne pas se montrer, car elle eût étémise en pièces par une foule sur laquelle un vent de démence étaitprêt à souffler !

À la place que cette dame occupait à laprécédente séance se tenait un monsieur correct, au ventrebourgeois, dont l’aimable rebondissement s’adornait d’une belleépaisse chaîne d’or Il était debout, l’extrémité des doigts de sesdeux mains glissée dans les deux poches de son gilet. Sa figuren’était point celle du génie, mais elle n’était pas inintelligente,loin de là. Le front chauve faisait oublier, par l’absence de toutsubterfuge capillaire, qu’il était bas. Un binocle en orchevauchait un nez commun. M. Gaspard Lalouette (c’était lui)n’était point myope, mais il ne lui déplaisait pas de laisserpenser autour de lui que sa vue s’était usée aux travaux delettres, à l’instar des grands écrivains.

Son émotion n’était pas moindre que celle desgens qui l’entouraient et un petit tic nerveux ne cessait de luisoulever, assez drolatiquement, l’arcade sourcilière. Il regardaitla place où Martin Latouche allait prononcer son discours.

Une minute ! Une minute encore ! Etle président allait ouvrir la séance… si… si Martin Latouchearrivait… car il n’était pas là… Ses parrains en vainl’attendaient… se tenant à la porte anxieux, désolés, et retournantvingt fois la tête.

Aurait-il reculé au dernier moment ?…aurait-il eu peur ?…

C’est ce que se demandait M. HippolytePatard qui, à cette pensée, reprit toute sa couleur citron…

Ah ! quelle existence !… quelleexistence pour M. le secrétaire perpétuel !

En voilà un – M. le secrétaire perpétuel– qui eût voulu voir la cérémonie terminée… heureusementterminée !…

Soudain, M. Hippolyte Patard se leva toutdroit, l’oreille tendue vers une lointaine clameur… Une clameurvenue du dehors… qui approchait… qui courait… une clameurd’enthousiasme, sans doute, accompagnant Martin Latouche…

– C’est lui ! dit M. HippolytePatard tout haut.

Mais le bruit fait de cris, de rumeurs et deremous de foules, grossissait dans des proportions menaçantes, etmaintenant, il n’était rien moins que rassurant.

Mais on était dans l’impossibilité decomprendre ce qu’ils criaient dehors !…

Et toute la salle qui aspirait jusqu’alors,par des centaines et des centaines de bouches, la même émotion,dans un même souffle, cessa tout à coup de respirer !

Une tempête sembla entourer la Coupole… Lavague populaire battit les murs, fit claquer des portes… dessoldats, des gardes reculèrent jusque dans la salle… Et l’oncommença de distinguer, parmi tant de tumulte, une sorte degrondement particulier. C’était comme un infini gémissementlugubre.

M. Hippolyte Patard sentit ses cheveux sedresser sur sa tête.

Et une façon de bête humaine, un paquetmonstrueux roula, jupes en loques, corsage arraché, le toutsurmonté d’une chevelure de Gorgone que des poings crispésarrachaient, pendant qu’une bouche, qu’on ne voyait pashurlait :

– Monsieur le Perpétuel ! Monsieur lePerpétuel !… Il est mort !… vous me l’aveztué !…

VI. La chanson qui tue

 

L’auteur de ce cruel ouvrage renonce à donnerune idée de la cohue sans nom qui suivit ce coup de théâtre.

Ainsi, Martin Latouche était mort ! Mortcomme les autres !

Non point en prononçant son discours deréception sous la Coupole, mais dans le moment même où il allait serendre à l’Académie pour le lire, alors qu’il se disposait, ensomme, comme les deux autres, à prendre possession du fauteuil deMgr d’Abbeville !

Si l’émotion de l’assistance, autour de lavieille Babette, hurlante, toucha à la folie, celle de la foule,au-dehors, et dans tout Paris ensuite, ne connut guère de bornesplus raisonnables.

Il faut, pour se la rappeler dans toute sonintégrité, relire les journaux qui parurent le lendemain de cettenouvelle et abominable catastrophe. Une note de la rédaction dujournal L’Époque (N.D.L.R.) fait entrevoir assez exactement l’étatdes esprits.

La voici :

« La série continue ! Après JehanMortimar après Maxime d’Aulnay, voici Martin Latouche qui meurt surle seuil de l’immortalité, et le fauteuil de Mgr d’Abbevillereste toujours inoccupé ! La nouvelle de la fin subite dutroisième académicien qui tenta de s’asseoir à la place queconvoita le mystérieux Éliphas s’est répandue hier soir dans Parisavec la rapidité et la brutalité de la foudre. Et nous ne saurionsmieux faire, en vérité, que d’appeler à notre secours le tonnerrelui-même, pour donner une idée de ce qui se passa dans la capitale,pendant les quelques heures qui suivirent l’incroyable événement.Certains parurent frappés comme du feu du ciel, et, ayant perdul’esprit, se répandirent dans les rues, dans les cafés, au théâtre,dans les salons, en tenant de tels propos imbéciles, qu’on sedemande comment il peut se trouver dans la ville Lumière, à notreépoque, des gens sensés pour les écouter Ah ! nous ne perdronspoint notre temps à répéter ici toutes les bêtises qui ont étéproférées ! Et ce M. Éliphas de Saint-Elme de Taillebourgde La Nox, au fond de sa monstrueuse retraite, doit bien s’amuserQuant à nous, nous avons fini de rire. Nous proclamons hautementnotre opinion que nous n’avions que laissé pressentir après la mortde Maxime d’Aulnay… Non ! non ! Toutes ces morts-là nesont point naturelles ! On a pu ne pas s’étonner de lapremière, on a pu hésiter à la seconde, il serait criminel dedouter à la troisième ! Mais entendons-nous bien : quandnous disons que ces morts ne sont point naturelles, nous ne voulonspoint faire allusion à quelque puissance occulte qui, en dehors deslois naturelles connues, aurait frappé ! Nous laissons cesbalivernes aux petites dames du club des Pneumatiques, et nousvenons catégoriquement dire à M. le procureur de laRépublique : Il y a un assassin là-dessous,trouvez-le ! » La presse fut à peu près unanime,obéissant en cela à l’opinion générale, qui était que les troisacadémiciens avaient été empoisonnés, à réclamer l’intervention despouvoirs publics ; et, bien que les médecins qui avaientexaminé le corps du défunt eussent déclaré que Martin Latouche – endépit d’une apparence assez robuste – était mort d’une vieillessehâtive et épuisée, le Parquet dut, pour calmer les espritssoulevés, ouvrir une enquête.

La première personne interrogée futnaturellement la vieille Babette qui, le jour fatal, avait étéramenée chez elle évanouie, pendant que des amis dévouéstransportaient à son domicile M. Hippolyte Patard dans un bienfâcheux état. Et voici comment la Babette, qui ne pensait plus qu’àvenger son maître, raconta la mort vraiment singulière de ce pauvreMartin Latouche.

– Depuis quelque temps, mon maître ne vivaitplus que du compliment qu’il devait faire et je l’entendais quiparlait de leur Mgr d’Abbeville, et aussi du Mortimar et aussidu d’Aulnay comme si c’étaient des bons dieux en sucre. Et souvent,il se mettait devant son armoire à glace, comme un vrai comédien. Àson âge, ça faisait pitié, et je n’aurais pas manqué de lui rire aunez, si je n’avais pas été tracassée par les paroles du sorcierdont ils n’avaient pas voulu pour leur damnée Académie. Le sorcieren avait déjà tué deux. Je ne pensais qu’à une chose, c’est qu’ilallait tuer mon maître comme les autres. Ça, je l’avais dit àM. le Perpétuel entre les quatre z’yeux. Mais il ne m’avaitpas écoutée, parce qu’il lui fallait, paraît-il, son académicien.Aussi, chaque fois que je voyais mon maître répéter son compliment,je me jetais à ses pieds, j’embrassais ses genoux, je pleuraiscomme une folle, je le suppliais à mains jointes d’envoyer sadémission à M. le Perpétuel. J’avais des hantises qui ne m’ontpas trompée. La preuve, c’est que je rencontrais presque tous lesjours un vielleux qui jouait d’un orgue de Barbarie ; je suisde Rodez : un vielleux, ça porte malheur depuis l’affaire dece pauvre M. Fualdès. Ça aussi, je l’avais dit à M. lePerpétuel, mais ça avait été comme si je chantais.

« Alors je m’étais dit : Babette, tune quitteras plus ton maître ! Et tu le défendras jusqu’audernier moment ! Alors, le jour du compliment, j’avais faittoilette, et je le guettais dans ma cuisine, la porte ouverte,attendant qu’il passe sous la voûte, décidée à l’accompagner àcette Académie de malheur au bout du monde, partout ! Jel’attendais donc, mais il ne venait pas… Il y avait bien un quartd’heure qu’il aurait dû être passé !… J’étais en train dem’impatienter quand, tout à coup, qu’est-ce que j’entends ?…l’air du crime !… l’air qui avait tué ce pauvreM. Fualdès !… Oui !… le vielleux était quelque partencore autour de la maison, à faire chanter sa manivelle !…J’en ai eu une sueur froide… Il n’y avait pas à dire, ça, c’étaitune indication !… On m’aurait récité aux oreilles la prièredes trépassés que je n’en aurais pas été plus impressionnée… Je medis : « vlà l’heure de l’Académie qui sonne… l’heure dela mort !… » et j’ai ouvert la fenêtre pour voir si levielleux était dans la rue et le faire taire… mais il n’y avaitpersonne dans la rue… Je suis sortie de ma cuisine… Personne sousla voûte !… personne dans la cour… et l’air chantait toujours…Il me venait d’en haut maintenant…

« Peut-être bien que le vielleux étaitdans l’escalier… personne dans l’escalier… au premier étage…rien ! Rien que l’air de ce pauvre M. Fualdès qui mepoursuivait toujours… et plus j’allais, plus je l’entendais… J’aiouvert la porte de la bibliothèque… on aurait cru que la chansonétait derrière les livres !… Mon maître n’était pas là !…Il devait être dans son petit bureau où que je n’entrejamais !… J’écoutais… L’air du crime était dans le petitbureau !… Ah !… Était-ce Dieu possible !…J’approchai de la porte en retenant mon cœur qui éclatait…l’appelai :  » Monsieur ! Monsieur !… » Il ne m’a pasrépondu… L’air tournait toujours… derrière la porte de son petitbureau… Ah ! que c’était triste !… C’était un air sitriste qu’on n’en respirait plus et que les larmes vous en venaientaux yeux… un air qui avait l’air de pleurer tous ceux qu’on avaitassassinés depuis le commencement du monde !… J’ai appuyé mesmains à la porte pour ne pas tomber. La porte s’est ouverte… Dansle même moment il y a eu comme un grand grincement de déclenchementdans la manivelle de la musique de l’air du crime. Ça m’a commedéchiré le cœur et les oreilles !… Et puis, j’ai failli tomberdans le petit bureau, tant j’étais étourdie… Mais ce que j’ai vum’a remise sur mes pattes plus droite qu’une statue. Au milieu d’untas d’instruments que je ne connais ni d’Ève ni d’Adam, et qui sontcertainement arrivés dans ce petit bureau avec la permission dudiable, mon maître était penché sur l’orgue du vielleux. Ah !je l’ai bien reconnu ! C’était l’orgue qui tournait la chansondu crime… mais le vielleux n’était pas là !… Mon maître avaitencore la main à la manivelle… Je me suis jetée sur lui, et il acédé !… Il est tombé tout de son long sur le parquet… Il afait floc !… Mon pauvre maître était mort… assassiné par la“chanson qui tue” !… »

Ce récit rapproché de ce que racontaient sousle manteau certains habitués du club des Pneumatiques produisit uneffet étrange et l’opinion publique ne fut point satisfaite par lesexplications trop naturelles que fournit l’enquête sur un sibizarre événement.

L’enquête montra le vieux Martin Latouchecomme un maniaque qui s’enlevait le pain de la bouche pour pouvoirenrichir, en secret, sa collection. On raconta même qu’il seprivait des déjeuners qu’il était censé prendre dehors, pour enéconomiser les quelques sous qu’il gaspillait ensuite chez lesantiquaires et les marchands de vieux instruments de musique.

C’est ainsi, de toute évidence, que le fameuxorgue était arrivé chez lui, en dépit de la surveillance deBabette ; et c’est dans le moment qu’il en essayait lamanivelle, qu’il était tombé, épuisé par le régime d’abstinenceauquel il s’astreignait depuis trop longtemps.

Mais on refusa d’admettre une version quiétait trop simple pour être vraie, et les journaux exigèrent que lapolice se mît à la poursuite du vielleux.

Malheureusement, celui-ci resta aussiintrouvable que l’Éliphas lui-même. D’où il résulta, comme ondevait s’y attendre, que certains reporters affirmèrent qu’Éliphaset le vielleux ne faisaient qu’un – qu’un seul et mêmeassassin.

NUL n’osa trop haut s’élever contre cetteopinion, car après tout, il restait la coïncidence des trois morts,et si chacune, en elle-même, paraissait naturelle, il était biencertain que toutes trois réunies étaient faites pourépouvanter.

Enfin, on réclama l’autopsie. C’était là unetriste extrémité à laquelle il fallut se résoudre. Malgré toutesles démarches et toute l’influence des plus gros bonnets del’Institut, on rouvrit les cercueils encore tout frais de JehanMortimar et de Maxime d’Aulnay.

Les médecins légistes ne trouvèrent aucunetrace de poison. Le corps de Jehan Mortimar ne présenta, àl’examen, rien de particulier. On releva, cependant, sur le visagede Maxime d’Aulnay, certains stigmates qui, en toute autreoccasion, eussent passé inaperçus, et que l’on pouvait attribuer àla décomposition normale des chairs. On eût dit des brûlureslégères qui auraient laissé une sorte de trace étoffée sur levisage. En y regardant de très près, on pouvait distinguer sur laface de Maxime d’Aulnay affirmèrent deux médecins sur trois (car letroisième n’y voyait rien du tout), comme un aspect de soleil desacristie.

Les médecins légistes avaient, bien entendu,examiné également le corps de Martin Latouche, et ils n’avaientrelevé d’autres traces que celle d’une hémorragie nasale trèsfaible, qui s’était également répandue par la bouche. En somme, ily avait, au bout du nez, et à la commissure de la bouche, du côtéoù était incliné le cadavre, un petit filet de sang qui s’étaitcoagulé.

En vérité, cette hémorragie avait dû êtreproduite par la chute du corps sur le parquet, mais, lancés commeétaient les esprits, on ne manqua point encore d’attacher à cesinsignifiants stigmates une importance mystérieuse destinée àlaisser planer sur le triple décès une légende criminelle quis’empara définitivement de la foule.

Des experts avaient travailléconsciencieusement les deux lettres menaçantes qui avaient étéremises en pleine Académie aux deux premiers récipiendaires, et ilsavaient déclaré que ces lettres n’étaient point de l’écriture deM. Éliphas de La Nox, écriture dont ils avaient étépréalablement authentiquement munis. Mais il se trouva justementdes gens pour prétendre que les experts s’étaient trop souventtrompés en affirmant qu’une écriture était authentique, pour qu’ilsne se trompassent point en prétendant qu’elle ne l’était point.

Enfin, restait l’orgue de Barbarie. Un expertantiquaire, qui faisait quelquefois commerce de Stradivarius plusou moins vraisemblables, demanda à voir l’instrument.

On le lui permit, dans le dessein de calmerles cervelles exaltées qui imaginaient que cette vieille boîte, quijouait de la musique pendant que Martin Latouche expirait, nedevait pas être un orgue ordinaire et qu’un homme comme l’Éliphas yavait peut-être caché l’instrument, ou mieux, le moyen mystérieuxde son crime. L’antiquaire examina l’orgue sur toutes les coutureset joua même l’air du crime, comme disait Babette.

– Eh bien, lui demanda-t-on, est-ce là unorgue comme les autres ?

– Non, répondit-il, ce n’est point un orguecomme les autres… c’est une des pièces les plus curieuses et lesplus anciennes qui nous soient venues d’Italie.

– Enfin, y avez-vous découvert quelque chosed’anormal ?

– Je n’ai rien découvert d’anormal.

– Croyez-vous cet orgue complice ducrime ?

– Je n’en sais rien, répondit d’une façon bienambiguë l’antiquaire, je n’étais pas là au moment du grandgrincement de déclenchement dans la manivelle de la musique del’air du crime.

– Mais vous croyez donc qu’il y a eucrime ?

– Euh ! Euh !

On essaya en vain de demander à cet homme cequ’il voulait dire avec son « Euh ! Euh !… » Ils’en tint à : « Euh ! Euh ! »

Cet expert, avec son « Euh !Euh ! », finit de jeter la perturbation dans lesconsciences.

Il faisait aussi profession de vendre destableaux ; il habitait rue Laffitte et s’appelaitM. Gaspard Lalouette.

VII. Le secret de Toth

 

À quelques jours de là, à trois heures quinzede l’après-midi, un voyageur, qui devait avoir dans lesquarante-cinq ans, et dont le ventre, aimablement rebondi,s’adornait d’une belle épaisse chaîne d’or, descendait d’un wagonde seconde classe à La Varenne-Saint-Hilaire.

Après s’être soigneusement enveloppé dans lesplis de son manteau-pèlerine – car on était au temps des gelées –et avoir conversé quelques instants avec l’employé qui recevait lestickets, il prit la grande avenue centrale qui aboutit à la Marne,traversa le pont qui conduit à Chennevières et descendit à sadroite sur la rive.

Il la suivit un quart d’heure environ, puissembla s’orienter. Il venait de laisser derrière lui les dernièresvillas vides d’habitants depuis l’été et se trouvait dans un espaceabsolument plat et désert. Une grande nappe toute blanche desneiges récentes s’étendait à ses pieds, et l’homme, avec sonmanteau dont la marche agitait les ailes, paraissait là-dessuscomme un grand oiseau noir.

Au loin, tout au loin, un toit aiguqu’encerclait un groupe d’arbres rendus presque invisibles par legrésil qui les faisait de la couleur du ciel, fut cependant aperçupar notre voyageur qui, aussitôt, laissa échapper, dans l’airsonore, quelques phrases de méchante humeur. Il se plaignait quel’on fût assez « loufoque » pour habiter dans un pareilpays en plein hiver. Cependant, il hâta le pas, mais il nes’entendait pas marcher, car ses pieds étaient revêtus de galochesen caoutchouc.

Un immense silence, un silence tout blancl’entourait.

Il était environ quatre heures quand l’hommearriva aux arbres. La propriété qu’ils abritaient était enclose dehauts murs. L’entrée était défendue par une solide grille enfer.

Aussi loin que le regard s’étendait, on nevoyait point d’autre habitation que celle-là.

À la griffe pendait le fil de fer d’unesonnette. L’homme sonna. Aussitôt, deux chiens énormes, deuxvéritables molosses se ruèrent en grondant sur l’homme, la gueuleécumante. S’il n’y avait pas eu la grille entre ces chiens etl’homme, on aurait certainement eu à déplorer un malheur.

L’homme recula, bien qu’il n’eût rien alors àcraindre de la colère de ces bêtes dévorantes.

Une voix terriblement gutturalecommanda : « Ajax ! Achille ! À la niche !Sales bêtes ! » Et un géant parut.

Oh ! c’était un géant ! unvrai ! quelque chose de monstrueux ! de plus de deuxmètres de haut, peut-être même deux mètres cinquante, quand letitan se tenait tout droit, car dans cette minute, il marchaitlégèrement penché en avant, ses lourdes épaules courbées, selon uneattitude qui devait lui être coutumière. La tête était toute ronde,avec de courts cheveux en brosse ; une moustache tombante deHun lui barrait le visage ; la mâchoire paraissait aussiredoutable que celle des deux animaux dont les crocs grinçaient surles barreaux. De ses poings formidables, il accrocha les bêtes àl’encolure, leur fit lâcher prise et les rejeta vaincues derrièrelui.

Le visiteur eut un léger tremblement,oh ! un rien ! un frisson des épaules ! Évidemment,il ne faisait pas chaud !…

Et il murmura entre ses dents :

– On m’avait bien dit : « Prenezgarde aux chiens », mais on ne m’avait pas parlé du géant.

Le monstre – nous parlons du géant – avaitcollé son effarante face de brute à la griffe :

– Ouzzguia ?

Le visiteur devina que ceci voulaitdire : « Qu’est-ce qu’il y a ?… » Et ilrépondit en se tenant à une distance respectueuse :

– Je voudrais parler à M. Loustalot.

– Ouzzivlez ?

Évidemment, le visiteur était d’une bonneintelligence moyenne, car il comprit encore que cecisignifiait : « Qu’est-ce que vous luivoulez ? »

– Dites-lui que c’est pressé, que c’est pourl’affaire de l’Académie.

Et il tendit sa carte qu’il avait tenue prêtedans la poche de son manteau. Le géant prit la carte et ils’éloigna en grondant dans la direction d’un perron qui devaitdonner accès à la principale entrée de l’habitation. Aussitôt Ajaxet Achille revinrent appliquer leurs mufles menaçants à la grille,mais cette fois, ils n’aboyèrent plus. Ils considéraient en silencele nouveau venu et, du sang aux yeux, semblaient estimer, morceaupar morceau, le repas dont ils étaient séparés.

Le visiteur, impressionné, détourna la tête etfit quelques pas de long en large.

– Je sais, dit-il tout haut, que je dois avoirde la patience, mais on ne m’avait pas dit qu’il me faudrait aussidu courage.

Il regarda l’heure à sa montre et il continuason monologue, comme s’il espérait que le bruit que faisaient sesparoles autour de lui l’empêcherait de penser aux trois monstresqui gardaient cette demeure solitaire.

– Il n’est pas tard ! dit-il… Tant mieux…Il paraît que je puis attendre une heure, deux heures, troisheures, avant qu’il me reçoive… Il ne se dérange pas pendant sesexpériences… et quelquefois il vous oublie… Tout est permis augrand Loustalot.

Ces quelques phrases nous permettrontd’apprécier le joyeux étonnement du voyageur quand il vit soudainvenir à lui, non point le géant qui avait disparu, mais le grandLoustalot lui-même…

Le grand Loustalot, l’honneur et la gloire dela science universelle, était petit, c’est-à-dire d’une tailleau-dessous de la moyenne.

Nous savons qu’il était, en dehors de sestravaux, nonchalant et distrait, et qu’il passait au milieu deshommes comme une ombre légère et lointaine, ignorante de toutes lescontingences. C’étaient là des détails que nul n’ignorait, et quidevaient, en particulier, être connus du visiteur, car celui-ci,que l’arrivée si rapide de M. Loustalot avait déjà fortétonné, marqua, par son attitude, une véritable stupéfaction enapercevant le grand petit savant qui se précipitait de toute lavélocité de ses petites jambes vers la grille, et le saluait de cesmots :

– C’est vous, M. GaspardLalouette ?

– Oui, maître… c’est moi, pour vous servir…fit M. Gaspard Lalouette, en donnant dans l’air un grand coupde son chapeau de feutre mou. (L’expert antiquaire marchand detableaux portait dans les grandes occasions des manteaux à pèlerineet des chapeaux de feutre mou pour ressembler autant que possible,à des héros de lettres bien connus, comme lord Byron, par exemple,ou Alfred de Vigny et son fils Chatterton, car il avait par-dessustout l’amour de la littérature et il était – il ne faut pasl’oublier – officier d’Académie.) La petite figure toute rose etsouriante du grand Loustalot apparaissait alors à la grille, à peuprès à la même hauteur que les gueules effrayantes des deuxmolosses, et entre ces deux gueules. C’était un spectacle.

– Alors, c’est vous qui avez expertisé l’orguede Barbarie ? demanda le grand Loustalot, dont les petitsyeux, à l’ordinaire si voilés, quand ils étaient partis pourquelque scientifique insoupçonnable rêve, étaient soudain devenusvivants, papillotants, perçants.

– Oui, maître, c’est moi !

Nouveau coup de chapeau de feutre dans l’airglacé.

– Eh bien, entrez… Il fait froid dehors…

Et le grand Loustalot fit jouer sans aucunedistraction, les verrous intérieurs qui fermaient la griffe…

« Entrez ! » était facile àdire… quand on était l’ami d’Ajax et d’Achille. Les chiens aussitôtla porte ouverte avaient bondi, et le pauvre Gaspard Lalouetteavait bien cru sa dernière heure venue, mais un clappement de lalangue de M. Loustalot avait arrêté net les deux cerbères dansleur élan…

– N’ayez pas peur de mes chiens, dit-il, ilssont doux comme des agneaux.

En effet, Ajax et Achille rampaient maintenantdans la neige, en léchant les mains de leur maître.

M. Gaspard Lalouette, héroïquement ;entra. Loustalot, aussitôt, lui fit les honneurs. Il le précéda,après avoir refermé la griffe. Les deux chiens, maintenant,suivaient, et Lalouette n’osait se retourner de peur qu’un fauxmouvement n’invitât les bêtes à quelque jeu irréparable. On montales degrés du perron.

La maison de M. Loustalot était une belleet grande maison des champs, solide, confortable, construite enbrique et pierre meulière. Elle était tout entourée, dans le jardinet la cour de petits bâtiments qui devaient être certainementconsacrés aux travaux immenses du grand Loustalot, travaux quirévolutionnaient la chimie, la physique, la médecine, etgénéralement toutes les fausses théories placées par l’ignoranceroutinière des hommes à l’origine de ce que nous appelons, dansnotre orgueil : la science.

Une particularité du grand Loustalot étaitqu’il travaillait tout seul.

Son caractère, qui était, paraît-il, assezombrageux, ne supportait pas la collaboration.

Et il habitait cette maison toute l’année,avec son domestique – un unique domestique – le géant Tobie. Lefait était bien connu. On ne s’en étonnait pas. Le génie a besoind’isolement.

Derrière Loustalot, Gaspard Lalouette avaitpénétré dans un étroit vestibule sur lequel donnait l’escalierconduisant aux étages supérieurs.

– Je vais vous faire monter au salon, dit legrand Loustalot, nous serons mieux pour causer.

Et il gravit l’escalier qui conduisait aupremier étage.

Lalouette suivait, naturellement, et derrièreLalouette, venaient les chiens.

Après le premier étage, on se mit à monter ausecond. Là, on s’arrêta, car il n’y avait pas de troisième étage.Le salon du grand Loustalot était sous les toits. Il en poussa laporte. C’était une pièce toute nue, sans ornement aucun auxmurailles, et garnie tout simplement d’un guéridon et de troischaises en paille. Les deux hommes entrèrent, toujours suivis desdeux chiens.

– C’est un peu haut ! fit le grandLoustalot, mais, au moins, les visiteurs – vous savez qu’il y en aqui ne se gênent point pour faire du bruit et qui se croientpartout chez eux, marchant dans le salon de long en large, à tortet à travers – les visiteurs, quand je les fais attendre dans legrenier, ne me gênent point pendant que je travaille en bas dans macave.

Asseyez-vous donc, mon cher monsieurLalouette, je ne sais ce qui vous amène, mais je seraisparticulièrement heureux de vous faire plaisir. J’ai appris par lesjournaux que je lis quelquefois…

– Moi, mon cher maître, je ne les lis jamais,mais Mme Lalouette les lit pour moi. Comme ça je ne perds pasde temps et je suis au courant de tout.

Mais il n’en dit pas plus long. L’attitudejusqu’alors si aimable du grand Loustalot présentait tout à coup unaspect inquiétant. Sa petite personne si remuante, à l’instantmême, s’était immobilisée sur sa chaise comme un pantin de cire,cependant que ses yeux, naguère si papillotants, étaient devenustout à fait fixes, comme les yeux de quelqu’un qui écoute au loins’il n’entend pas quelque chose.

En même temps, les deux chiens qui s’étaientplacés de chaque côté de M. Gaspard Lalouette, ouvrantlentement leurs gueules énormes, faisaient entendre un lent, long,lamentable ululement comme lorsque les chiens, raconte-t-on,« hurlent à la mort ».

Impressionné, effrayé même, M. Lalouettequi, cependant, ne perdait pas facilement son sang-froid, se leva.Sur sa chaise, immobile, le Loustalot écoutait toujours, loin,loin.

Enfin, il parut revenir du bout du monde, et,avec la rapidité automatique d’un jouet à ressort, il se jeta surles chiens et les frappa de ses petits poings jusqu’à ce qu’on neles entendît plus.

Et puis, se retournant sur Lalouette, il lefit se rasseoir et lui parla, cette fois, sur le ton le plus rudeet le plus déplaisant.

– Alors !… dépêchez-vous !… je n’aipas de temps à perdre !… parlez !… Cette affaire del’Académie est bien regrettable… ces trois morts… trois mortssublimes. Mais je n’y peux rien, moi, n’est-ce pas ? Il fautespérer que ça ne va pas continuer !… car enfin, oùirions-nous, où irions-nous ? comme dit ce bonM. Patard !… Le calcul des probabilités serait tout àfait insuffisant à expliquer une quatrième mort naturelle…certainement si l’Académie française, dont je m’honore de fairepartie… si l’Académie existait depuis dix mille années et encore…une chose pareille en dix mille ans !… Non ! c’est fini…Trois, c’est déjà bien beau ! Il faut tout à fait serassurer !… Mais parlez donc, monsieur Lalouette… je vousécoute !… Alors vous avez expertisé l’orgue deBarbarie ?… Et vous avez dit… j’ai lu cela… vous avezdit : « Euh ! Euh ! » Au fond, quecroyez-vous ?

Et il ajouta sur un ton radouci, presqueenfantin :

– C’est très curieux, cette histoire de lachanson qui tue.

– N’est-ce pas ? osa enfin« placer » M. Gaspard Lalouette qui, désormais toutà son sujet, ne pensa plus du tout aux deux molosses qui, eux, nele perdaient pas de vue. N’est-ce pas ?… Eh bien, mon chermaître… c’est à cause de cela que je suis venu vous trouver… àcause de cela… et du secret de Toth… puisque vous lisez lesjournaux.

– Oh ! je les parcours, monsieurLalouette, je n’ai pas, moi, de Mme Lalouette pour me leslire, et je n’ai pas plus de temps à perdre que vous, veuillez lecroire… aussi j’ignore tout à fait ce que c’est que votre secret deToth !

– Ah ! ce n’est pas le mien, hélas !sans quoi, je serais, paraît-il, le maître de l’univers… mais jesuis en mesure de vous dire en quoi il consiste.

– Pardon, monsieur pardon, ne nous égaronspas ! Est-ce qu’il y a un lien quelconque entre la chanson quitue et le secret de Toth ?

– Sans doute, mon cher maître, sans quoi je nevous en parlerais pas…

– Enfin, où voulez-vous en venir ? Quel aété votre but en venant ici ?

– De vous demander comme au plus savant, si unêtre qui connaît le secret de Toth peut en tuer un autre par desmoyens inconnus au restant des hommes. Ce que je veux savoir, moi,Gaspard Lalouette, que les circonstances ont appelé, comme expert,à dire mon mot dans cette lugubre histoire, c’est ceci – cecipourquoi uniquement je suis venu vous trouver – Martin Latouchepeut-il avoir été assassiné ? Maxime d’Aulnay peut-il avoirété assassiné ? Jehan Mortimar peut-il avoir étéassassiné ?

M. Lalouette n’avait pas fini de formulercette triple hypothèse qu’Ajax et Achille rouvrirent leursépouvantables gueules d’où il s’échappa, plus lamentable encore quetout à l’heure, le ululement à la mort ! En face, le grandpetit Loustalot, les yeux redevenus fixes comme ceux de quelqu’unqui écoute au loin s’il n’entend pas quelque chose, le grand petitLoustalot était tout pâle.

Mais, cette fois, il ne fit pas taire sesmolosses et, avec le ululement des chiens, M. GaspardLalouette crut entendre un autre ululement plus affreux, plushorrible, comme un ululement qui aurait été humain.

Mais c’était sans doute une illusion, car leschiens se turent à la fin et ce qui aurait pu être un ululementhumain se tut en même temps.

Alors, M. Loustalot dit, les yeuxredevenus papillotants, vivants, et après avoir fait entendre unepetite toux sèche :

– Bien sûr que non qu’ils n’ont pas étéassassinés… Ça n’est pas possible. N’est-ce pas ! Ça n’est paspossible !… s’exclama M. Loustalot. Et il n’y a pas desecret de Toth qui tienne !…

M. Loustalot se grattait alors le bout dunez… Il fit :

– Hum ! Hum !

Ses yeux étaient repartis, vagues… lointains…M. Lalouette parlait encore, mais, de toute évidence,M. Loustalot ne l’entendait plus… ne le voyait même plus…oubliait même qu’il était là…

Et M. Loustalot oublia si bien queM. Lalouette était là, qu’il s’en alla, tranquillement, sansun mot d’au revoir ni de politesse à l’adresse de son hôte, et ilreferma la porte, laissant M. Gaspard Lalouette avec les deuxmolosses.

M. Lalouette se dirigea vers la porte,mais il trouva entre elle et lui Ajax et Achille qui s’opposèrentformellement, sans grand discours, à ce qu’il fît un pas de plusdans cette direction.

Le malheureux, alors, tout à fait ahuri, et necomprenant rien à sa situation, appela.

Et puis, il se tut, car sa voix avait le dond’exaspérer, semblait-il, les deux chiens qui montraient des crocsterribles.

Il recula. Il alla à la fenêtre. Il l’ouvrit.Il se disait : « Si je vois passer le géant, je lui feraisigne, car, certainement, le grand Loustalot m’a tout à fait oubliéici avec ses chiens. » Mais il ne vit passer personne…Au-dessous de lui, c’était un vrai désert de neige, personne dansla cour, personne dans la campagne… et la nuit allait venir sirapide, selon sa coutume en cette saison.

Il se retourna, ruisselant de sueur malgré lefroid, assailli de mille tristes pressentiments. Les chiens avaientfermé leurs gueules. Il eut l’idée audacieuse de les caresser. Lesgueules se rouvrirent… Et soudain, pendant que les gueules nehurlaient pas encore, une clameur humaine – oh ! biencertainement humaine, follement humaine –, horriblement,remplit l’espace, et il en eut encore les moelles glacées. Il serejeta à la fenêtre, il vit l’espace… l’espace désert tout blancqui avait vibré de ce cri forcené, mais à son oreille, maintenant,il n’y avait plus que le double ululement formidable des molossesqui avait recommencé. Et M. Gaspard Lalouette se laissa tombersans forces sur une chaise, les mains aux oreilles…

Alors il n’entendit plus rien, et pour ne plusvoir les gueules ouvertes, il ferma les yeux.

Il les rouvrit au bruit d’une porte que l’onpoussait. C’était M. Loustalot. Les chiens s’étaient tus ànouveau. Tout s’était tu. Jamais rien n’avait été plus silencieuxque cette maison.

Le grand Loustalot gentiments’excusa :

– Je vous demande pardon de vous avoir quittéun instant… vous savez, quand on fait une expérience… Mais vousn’étiez pas seul, ajouta-t-il, en ricanant drôlement… Ajax etAchille vous ont tenu compagnie, à ce que je vois… Oh ! cesont de vrais chiens d’appartement.

– Cher maître, répondit, d’une voix un peualtérée,

M. Lalouette qui se remettait de sonémotion en retrouvant un Loustalot si aimable et si naturel… chermaître… j’ai entendu tout à l’heure un cri terrible.

– Pas possible ! fit Loustalot étonné…ici !

– Ici.

– Mais il n’y a personne que mon vieux Tobieet moi, et je viens de le quitter.

– C’est, sans doute alors, dans lesenvirons.

– Sans doute… Bah ! quelque braconnier dela Marne… quelque querelle avec un garde… mais, en effet, vous meparaissez tout ému… voyons, M. Lalouette, ce n’est passérieux… remettez-vous… attendez, je vais fermer la fenêtre… là,nous sommes chez nous… et maintenant, causons comme des gensraisonnables… Est-ce que vous n’êtes pas un peu fou de venir medemander, à moi, ce que je pense du secret de Toth et de la chansonqui tue ?… Cette affaire de l’Académie est extraordinaire,mais il faut se garder de la rendre plus extraordinaire encore avectoutes les bêtises de leur Éliphas, de leur Taillebourg, de leurje-ne-sais-quoi, comme dit cet excellent M. Patard. À ce qu’ilparaît qu’il est malade, ce pauvre Patard ?

– Monsieur c’est M. Raymond de LaBeyssière qui m’a conseillé de me rendre chez vous.

– Raymond de La Beyssière, un fou !… unami de la Bithynie… un Pneumatique. Ça fait tourner les tables, eton appelle ça un savant ! Il doit savoir ce que c’est que lesecret de Toth, lui. Qu’est-ce qu’il vous envoie faire chezmoi ?

– Eh bien, voilà ! J’étais allé chez lui,parce qu’on parlait beaucoup, depuis quelques jours, du secret deToth sans savoir ce que c’était. Il faut vous dire que l’Éliphasdont on s’est d’abord moqué apparaît maintenant terrible à tout lemonde et qu’on a fait des perquisitions chez lui, dans sonlaboratoire de la rue de la Huchette, et qu’on a découvert là, surles mystères de l’humanité, des formules qui ne sont point aussiinoffensives qu’on pourrait le croire, car il s’y mêle assez dephysique et de chimie, paraît-il, pour faire passer à distance, lesgens de vie à trépas !

– Dans ce genre-là, ricana le grand Loustalot…Il y a la formule de la poudre à canon…

– Qui, mais elle est connue… tandis qu’il y aune formule, paraît-il, qui n’est pas connue de tout le monde etqui est la plus dangereuse de toutes… c’est ce qu’on appelle lesecret de Toth… À ce qu’il paraît que sur tous les murs dulaboratoire de la rue de la Huchette cette formule mystérieuse deToth est répétée… On a demandé – les magistrats poussés parl’opinion publique et des journalistes et moi-même –, on a demandéà M. Raymond de La Beyssière, qui est un de nos plus brillantségyptiaques, ce que c’était que le secret de Toth.

Il a répondu textuellement : « Lalettre du secret de Toth est celle-ci : Tu mourras si je veuxpar le nez, les yeux, la bouche et les oreilles, car je suis lemaître de l’air de la lumière et du son. »

– C’était un type épatant que ce vieuxToth ! fit le grand Loustalot en hochant la tête d’un airmi-sérieux, mi-goguenard.

– S’il faut en croire M. Raymond de LaBeyssière, il faudrait voir en lui l’inventeur de la magie. C’étaitl’Hermès des Grecs, à ce qu’il paraît, et il était neuf fois grand.On a trouvé sa formule écrite à Sakkarah, sur les parois deschambres funéraires des pyramides des rois de la Ve et de la VIedynastie – ce sont les plus anciens textes que nousconnaissions –, et cette formidable formule était entouréed’autres formules qui préservaient de la morsure des serpents, dela piqûre des scorpions et, en général, de l’attaque de tous lesanimaux qui fascinent. .

– Mon cher monsieur Lalouette, déclara legrand Loustalot, vous parlez comme un livre. On a plaisir à vousentendre.

– Je suis doué, mon cher maître, d’uneexcellente mémoire, mais je n’en tire aucune vanité. Je suis leplus ignorant des hommes et je viens bien humblement vous demanderce que vous pensez du secret de Toth… M. Raymond de LaBeyssière ne cache pas que la lettre du fameux secret inscrite dansle tombeau était suivie de signes mystérieux comme nos algébriqueset nos chimiques sur lesquels ont pâli des générationsd’égyptiaques. Et il disait que ces signes qui donnaient lapuissance dont parle Toth avaient été déchiffrés par l’Éliphas deLa Nox. Celui-ci l’affirma à plusieurs reprises et on a retrouvédans ses papiers, lors de la perquisition rue de la Huchette, unmanuscrit intitulé : Des forces du passé à celles de l’avenirqui tendrait à faire croire que l’Éliphas avait, en effet, pénétréla pensée redoutable des savants de ce temps-là. Vous saveznaturellement, mon cher maître, que les prêtres de la premièreÉgypte avaient déjà découvert l’électricité ?

– T’es chouette, Lalouette, ricana Loustaloten se courbant comme un singe et en se prenant le bout de ses piedsdans l’extrémité de ses petites mains. Mais continue toujours… tum’amuses.

M. Gaspard Lalouette fut suffoqué d’uneaussi vulgaire familiarité, mais réfléchissant que les hommes degénie ne sauraient se mouvoir dans le cadre de politesse fabriquépour les hommes ordinaires, il continua sans avoir l’air des’apercevoir de rien :

– Ce M. Raymond de La Beyssière est trèsaffirmatif là-dessus. Et il a même ajouté : « Ilspouvaient être aussi bien au courant des forces incommensurables dela dématérialisation de la matière que nous venons seulement dedécouvrir et même peut-être avaient-ils mesuré ces forces-là, cequi leur permettait bien des choses. »

Le grand Loustalot lâcha ses petits pieds, sedétendit comme un arc et se retrouva d’aplomb sous le menton deM. Lalouette, proférant, en se grattant le bout du nez, cesparoles étranges :

– Tu l’as dit, bouffi !

M. Lalouette ne sourcilla pas ; ildit :

– Tout cela vous semble bien ridicule, moncher maître.

– Tu parles, Charles !

– Je ne suis pas fâché, fit aussitôtM. Lalouette, en souriant aimablement au cher maître, de vousvoir prendre les choses sur ce ton. Figurez-vous que j’avais finipar me laisser impressionner, comme tant d’autres. Car vous savezce qui est arrivé. Aussitôt que l’on a connu le texte du secret deToth : « Tu mourras si je veux par le nez, par les yeux,la bouche et les oreilles, car je suis le maître de l’air, de lalumière et du son », aussitôt, il s’est trouvé des gens pourtout expliquer – Ah ! oui !

– À l’idée qu’avec le secret de Toth, Éliphasétait le maître du son ils se sont rappelé aussitôt les paroles dela Babette, sur la chanson qui tue ! Et ils ont dit quel’Éliphas, ou le vielleux, avait introduit quelque chose dans lemécanisme de l’orgue, une force qui tue en chantant et qui étaitpeut-être enfermée dans une boîte qu’on a retirée ensuite del’orgue.

C’est là-dessus que j’ai demandé à visiterl’orgue.

– C’est une affaire qui vous intéressait doncbien, monsieur Lalouette ? interrogea le savant sur un tonpresque farouche et qui démonta tout à fait ce pauvreM. Lalouette qui n’était cependant point timide.

– Elle ne m’intéressait pas plus que lesautres, répondit-il d’une façon assez embarrassée… vous savez, moiaussi j’ai vendu des orgues… de vieilles orgues… et j’ai vouluvoir…

– Et qu’est-ce que vous avez vu ?

– Écoutez, maître… je n’ai rien vu dansl’orgue, mais j’ai découvert, à côté de l’orgue, quelque chose… unobjet que voici…

Et M. Lalouette tira de la poche de songilet un long tube étroit qui se terminait en cône et quiressemblait à peu près à une embouchure d’instrument à vent.

Le grand Loustalot prit l’objet, le regarda etle rendit.

– C’est quelque embouchure, fit-il, de quelquebuccin…

– Je le crois aussi. Cependant, figurez-vous,mon cher maître, que cette embouchure s’emboîtait merveilleusementsur un trou qui était à l’orgue de Barbarie, et je n’ai jamais vud’embouchure de ce genre à un orgue de Barbarie… Je vous demandepardon… mais hanté par toutes les bêtises que j’avais entendues, jeme suis dit : « C’est là peut-être l’embouchure qui étaitdestinée à conduire dans une certaine direction le son quitue. »

– Oui ! Eh bien, mon cher antiquaire deLalouette, en voilà assez ! vous êtes aussi bête que lesautres !… et qu’est-ce que vous allez faire de cetteembouchure ?

– Mon cher maître, déclara Lalouette ens’essuyant le visage… je n’en ferai rien du tout et je nem’occuperai plus du tout de cet orgue, si un homme tel que vous medéclare que le secret de Toth…

– Est le secret des imbéciles !… Adieu,monsieur Lalouette, adieu !… Ajax ! Achille !laissez partir le monsieur.

Mais Lalouette qui avait maintenant la libertéde sortir n’en profita pas.

– Encore un mot, mon cher maître… et vousaurez soulagé ma conscience à un point que vous ne pouvezsoupçonner mais que je me permettrai de vous expliquer plustard.

– Qu’est-ce ? interrogea aussitôtLoustalot en redressant l’oreille et en s’arrêtant sur le palier –voici. Ceux qui ont dit que l’Éliphas avait pu assassiner MartinLatouche avec la chanson qui tue ont, toujours d’après le secret deToth qui parle de la puissance mortelle de la lumière, prétendu queMaxime d’Aulnay avait été tué à coups de rayons.

– À coups de rayons ! Décidément il fautvous enfermer !

– Pourquoi à coups de rayons ?

– Oui, on lui aurait envoyé dans l’œil, àl’aide d’un appareil spécial, des rayons préalablement empoisonnés,et il en serait mort. À l’appui de leur dire, ceux-ci affirmentqu’un rayon est venu frapper Maxime d’Aulnay pendant qu’il lisaitson discours… et que M. d’Aulnay a fait, avant de tomberfoudroyé, le geste de celui qui veut chasser de son visage unemouche ou se garantir tout à coup d’un éclat lumineux qui legêne.

– Ah ! ça… c’est envoyé ! Pan !dans l’œil !

– Enfin, le secret de Toth permet encore detuer par la bouche ou par le nez. Ces fous, car je vois bien quel’on ne saurait leur donner un autre nom, ces fous, mon chermaître, ont choisi pour Jehan Mortimar la mort par lenez !

– Ils ne pouvaient mieux faire,monsieur ! déclara le grand Loustalot, pour le poète desParfums tragiques.

– Qui, les parfums sont quelquefois plustragiques qu’on ne le pense.

– Hortense !

– Riez, mon cher maître, riez ! mais jeveux vous faire rire jusqu’au bout. Ces messieurs prétendent que lapremière lettre qui fut apportée à Jehan Mortimar avec la terribleinscription sur les parfums, est authentique, tout à fait del’écriture d’Éliphas, tandis que la seconde n’est que l’envoi d’unmauvais plaisant. Dans sa lettre, Éliphas avait enfermé un poisonsubtil tel que celui des Borgia dont vous avez certainement entenduparler – Poil au nez !

On aurait pu croire que la façon si méprisanteavec laquelle le grand Loustalot croyait devoir répondre auxquestions si sérieuses de M. Gaspard Lalouette finit parlasser la patience et la politesse de l’expert-antiquaire marchandde tableaux, mais, bien au contraire, il arriva que, ne se tenantplus de joie, M. Lalouette saisit le grand Loustalot dans sesbras et le combla de caresses. Il l’embrassait pendant quel’immense petit savant ruait de toutes ses petites jambes.

– Laissez-moi ! criait-il,laissez-moi ! ou je vous fais dévorer par mes chiens.

Mais – hasard miraculeux – les chiensn’étaient plus là et le bonheur de M. Lalouette paraissait àson comble.

– Ah ! quel soulagement !s’écriait-il, que c’est bon !… que vous êtes bon ! quevous êtes grand !… quel génie !

– Vous êtes fou ! fit Loustalot en sedégageant enfin, furieux, ne sachant pas ce qui lui arrivait.

– Non ! ce sont eux qui sont fous !Répétez-le-moi, mon cher maître, et je m’en vais.

– Évidemment ! ce sont des tousfous !

– Ah ! ah ! des tous fous ! jele retiens : des tous fous.

– Des tous fous ! reprit le savant.

Et tous deux répétaient : « Des tousfous ! Des tous fous !… »

Et ils riaient maintenant, les meilleurs amisdu monde.

Enfin, M. Lalouette prit congé.M. Loustalot l’accompagna fort aimablement jusque dans la couret là, s’apercevant que la nuit était tout à fait tombée, il dit àM. Lalouette :

– Attendez, je vais vous accompagner un boutde chemin avec une lanterne ; je ne veux pas que vous tombiezdans la Marne.

Et il revint tout de suite avec une petitelanterne allumée qu’il brinquebalait à hauteur de ses courtsgenoux.

– Alors ! dit-il.

Et il ouvrit lui-même et ferma soigneusementla grille. On n’avait pas revu le géant Tobie. M. Lalouette sedisait :

– Qu’est-ce qui m’a raconté que cet hommeétait distrait ?

Il pense à tout.

Ils marchèrent ainsi pendant dix minutes. Ilsarrivèrent à la rive de la Marne où M. Lalouette retrouva unsentier confortable. M. Lalouette, qui ne détestait point unecertaine emphase dans la conversation, crut devoir dire alors,avant de quitter le grand Loustalot et après s’être excusé une foisde plus du grand dérangement qu’il avait causé :

– Décidément, cher maître, notre grand Parisest tombé très bas. Voici trois morts qui sont bien les plusnaturelles des morts. Au lieu de les expliquer comme vous et moiavec les seules lumières de la raison, Paris préfère croire auxsaltimbanques qui s’arrogent une puissance à faire rougir lesdieux.

– Poil aux yeux ! termina le grandLoustalot, et il s’en retourna, tout de go, avec sa lanterne,laissant M. Gaspard Lalouette complètement abasourdi, sur larive, au milieu de la nuit noire…

Au loin, la lueur de la lanterne dansait… etpuis cette lueur-là aussi disparut, et, tout à coup, la clameureffrayante, le grand cri de mort, le ululement humain retentit dansle lointain… suivi aussitôt de l’aboiement désespérément prolongédes molosses.

M. Lalouette, qui s’était d’abord arrêtéhaletant d’horreur à ce cri effarant, crut entendre plus près delui le hurlement des bêtes… Il s’enfuit.

VIII. En France, l’Immortalitédiminue

 

Les trente-neuf ! Le sort en était jeté.On disait maintenant :

Les trente-neuf !

Il n’y avait plus que trente-neufacadémiciens !

Nul ne se présentait pour faire lequarantième.

Depuis les derniers événements, plusieurs moiss’étaient écoulés pendant lesquels aucune candidature n’avait étéposée au Fauteuil hanté.

L’Académie était déshonorée…

… Et quand, par hasard, l’illustre Assembléese voyait dans la nécessité de désigner quelques collègues quidevaient, suivant l’usage, relever l’éclat d’une cérémoniepublique, généralement funèbre, par leur présence en uniforme,c’était tout un drame.

C’était à qui inventerait une maladie oudénicherait, au fond d’une province éloignée, quelque parent àl’agonie, pour ne point revêtir en public l’habit à feuilles dechêne et suspendre à son côté l’épée à poignée de nacre.

Ah ! les temps étaient tristes !

Et l’Immortalité était bien malade.

On ne parlait plus d’elle qu’avec unsourire.

Car tout finit de la sorte en France, avec unsourire, même quand les chansons tuent. L’enquête avait étérapidement close et l’affaire classée. Et il semblait ne devoirrester de cette terrible aventure où l’opinion affolée n’avait vuque des crimes, que le souvenir d’un fauteuil qui portaitmalheur.

… Et dans lequel aucun homme n’était assezaudacieux pour aller désormais s’asseoir…

Ce qui, en effet, était assez risible.

Ainsi donc :

Toute l’horreur de cette inexplicable ettriple tragédie s’effaçait devant ce sourire :

Les trente-neuf !

L’Immortalité avait diminué d’Un.

Et cela avait suffi pour la rendre à toutjamais ridicule.

Si bien ridicule, que l’empressementd’autrefois à faire partie d’une Assemblée qui réunissait sanscontredit les plus nobles esprits de l’époque s’était sensiblementralenti.

Oui, même pour les autres fauteuils – car il yeut sur ces entrefaites deux ou trois fauteuils à distribuer –, lescandidats se firent tirer l’oreille. Dame ! On ne se privaitpoint de les railler un peu de se présenter à un autre fauteuil quecelui de Mgr d’Abbeville.

Honteusement, ils faisaient leurs visites. Onapprenait qu’ils étaient candidats à la dernière minute, et c’étaitune chose bien pénible de les entendre prononcer un élogequelconque alors que ceux de Mgr d’Abbeville, de JehanMortimar de Maxime d’Aulnay et de Martin Latouche restaient encoreà faire.

Ils passaient pour des lâches, ni plus nimoins.

Et l’on pouvait prévoir le moment où lerecrutement de l’Immortalité deviendrait quasi impossible.

En attendant, elle n’était plus quetrente-neuf !

Les trente-neuf !… Si l’Immortalité avaiteu des cheveux – mais elle est généralement chauve – elle se lesserait arrachés…

Il lui restait bien une mèche, par-ci, par-là,sur le crâne, par exemple, de M. Hippolyte Patard, mais une sipauvre lamentable mèche que le désespoir lui-même l’aurait prise enpitié.

C’était une mèche qui pleurait ; commequi dirait, pendante sur le front, une larme de cheveux.

M. Hippolyte Patard avait bienchangé ! On ne lui avait connu jusqu’alors que deux couleurs,la rose et le citron. Il en avait adopté une troisième, unetroisième qui était indéfinissable par cela même qu’elle consistaità n’être plus une couleur du tout. C’est ce genre de couleurnégative, si j’ose dire, que les anciens mettaient aux joues desParques blêmes, déesses infernales.

M. le secrétaire perpétuel semblait, luiaussi, tant sa mise était sinistre, monter de l’enfer où il avaitbien cru, en son âme et conscience, qu’il allait descendre.

Après la mort de Martin Latouche, d’affreuxremords le tinrent au lit, et on l’entendit, dans son délire,s’accuser de la triste fin du malheureux mélomane. Il demandaitpardon à Babette, et il ne fallut rien de moins que la clôture del’instruction, l’affirmation du médecin, la visite de sescollègues, pour le rendre à la raison. Ayant recouvré l’usage deson bon sens, il comprit que jamais l’Académie n’avait eu autantbesoin de ses services. Il se leva, et héroïquement il reprit sabelle tâche.

Mais il ne fut pas longtemps à s’apercevoirque l’Immortalité n’était plus pour lui une existence.

Quand il se rendait à l’Institut, il étaitobligé de prendre des chemins détournés pour n’être point reconnuet ne devenir point aussitôt un objet de risée.

Les séances autour du Dictionnaire sepassaient en plaintes vaines, en soupirs, en gémissements inutiles,et cela n’était point fait pour hâter l’achèvement de ce glorieuxouvrage, quand, tout à coup, un beau jour que quelques membres dela Compagnie se tenaient silencieux et affaissés dans leur salleprivée… Il y eut dans la salle adjacente un grand bruit de portesouvertes et fermées, et des pas hâtifs, et une irruption forcenéed’un Hippolyte Patard qui avait retrouvé toute, toute sa couleurrose.

Ce que voyant, tout le monde fut debout dansun grand brouhaha.

Qu’y avait-il ?

M. le secrétaire perpétuel était si émuqu’il ne pouvait plus parler… Il agitait un morceau de papier maisaucun son ne parvenait à sortir de sa bouche haletante…Certainement le courrier de Marathon n’était pas plus épuisé quiapporta à Athènes la nouvelle de la défaite des Perses et du salutde la cité.

Seulement, s’il mourut, c’est qu’il n’étaitpas, comme M. Hippolyte Patard, Immortel.

On fit asseoir M. Hippolyte Patard, onlui arracha le papier des mains, on lut :

« J’ai l’honneur de poser ma candidatureau fauteuil laissé libre par la mort de Mgr d’Abbeville, deJehan Mortimar de Maxime d’Aulnay et de Martin Latouche. »

C’était signé :

« Jules-Louis-Gaspard LALOUETTE, homme delettres, Officier de l’Académie.

32 bis, rue Laffitte, Paris. »

IX. En France…

 

On trouve toujours un citoyen de courage et debon sens pour faire honte, par son exemple, à la foule stupide.

Tout simplement, on s’embrassa. Le souvenir decet heureux enthousiasme s’est conservé à l’Académie sous le nom debaiser Lalouette.

Ceux qui étaient là regrettèrent de ne pointse trouver en plus grand nombre pour se réjouir d’une façon pluscomplète. Plus on est de fous, plus on rit.

Ils riaient.

Ils s’embrassaient et ils riaient tous lessept.

Car ils n’étaient que sept. En ce temps-là onvenait aux séances le moins possible, car elles n’étaient pointgaies.

Mais celle-là fut mémorable.

Tous les sept résolurent immédiatement derendre visite à ce M. Jules-Louis-Gaspard Lalouette. Ils levoulaient connaître sans plus tarder et, par une démarche aussi endehors de tous les usages, le lier définitivement au sortacadémique. Ils voulaient I’» engager ».

On attendit que M. Hippolyte Patard fûtun peu remis de son émoi, et tout le monde descendit chez leconcierge que l’on envoya quérir deux voitures.

Ils avaient bien pensé se rendre rue Laffitteà pied – cela leur aurait fait du bien de « prendrel’air », et depuis longtemps ils n’avaient point aussilégèrement respiré –, mais ils avaient craint qu’on nereconnût sur les trottoirs M. le directeur M. lechancelier – qui n’étaient plus les mêmes que ceux que nous avonsconnus, car le bureau se renouvelle tous les trois mois – etM. le secrétaire perpétuel ; et qu’on ne se livrât àquelque manifestation indécente dont aurait souffert la dignitéacadémique.

Et puis, pour tout dire, ils étaient pressésde connaître leur nouveau collègue. Vous pensez bien que dans lesdeux voitures on ne s’entretenait que de lui. Dans la première ondisait : « Qui est donc ce M. Lalouette, homme delettres ? Ce nom ne m’est pas inconnu. Il me semble qu’il apublié quelque chose dernièrement. Son nom était dans lesjournaux. » Dans la seconde on disait : « Avez-vousremarqué qu’il a fait suivre sa signature de cette formulecurieuse : “Officier de l’Académie” ? C’est un hommed’esprit qui a voulu nous faire entendre qu’il nous appartenaitdéjà. » Et ainsi chacun disait son mot, comme il arrivelorsque la vie est belle.

Seul M. Hippolyte Patard ne disait rien,car sa joie intime lui était trop précieuse pour qu’il la dispersâten vains bavardages.

Il ne se demandait point, lui :« Qu’est ce M. Lalouette ? Qu’a-t-ilpublié ? » Tout cela lui était indifférent.M. Lalouette était M. Lalouette, c’est-à-dire : lequarantième, et il lui accordait, sans discussion, du génie.

Ainsi on arriva rue Laffitte. Les voituress’éloignèrent.

M. Hippolyte Patard constata que l’on setrouvait bien en face du 32 bis, et, suivi de ses collègues, ilpénétra résolument sous la voûte.

Ils étaient dans une demeure de « belleapparence ».

Sur la porte de sa loge la concierge demanda àces messieurs où ils allaient.

M. le secrétaire perpétuel dit :

– M. Lalouette, s’il vousplaît ?

– Il doit être dans sa boutique, monsieur.

Les sept se regardèrent. « Dans saboutique, M. Lalouette, homme de lettres ? » Labrave dame devait se tromper M. le secrétaire perpétuelprécisa :

– Nous désirons voir M. Lalouette,officier d’Académie.

– C’est bien cela, monsieur, je vous dis qu’ilest dans sa boutique. L’entrée est dans la rue.

Les sept saluèrent, assez étonnés etprofondément déçus.

Ils se retrouvèrent dans la rue et considérantune boutique d’antiquaire au-dessus de laquelle ils lurent cesmots : Gaspard Lalouette !

– C’est bien cela, fit M. Patard.

Ils regardaient les vitrines qui laissaientvoir pas mal de bric-à-brac et un vieux tableau dont on nedistinguait plus les couleurs.

– On vend de tout ici, constata, les lèvrespincées, M. le directeur.

M. le chancelier dit :

– Ça n’est pas possible ! Ce monsieur amis sur sa carte : « homme de lettres ».

Mais M. le secrétaire perpétuel prononçad’une voix rogue :

– Je vous en prie, messieurs, ne faites pasles dégoûtés.

Et bravement, il ouvrit la porte de laboutique. Les autres suivirent, mal à l’aise, mais n’osant plusrisquer une observation. M. le secrétaire perpétuel leurlançait des regards fulgurants.

De l’ombre, une dame surgit qui portait au couune belle grosse épaisse chaîne d’or.

Elle était d’un certain âge, avait dû êtrejolie, et d’admirables cheveux blancs lui donnaient un grand air.Elle demanda à ces messieurs ce qu’ils désiraient. M. Panardsalua profondément, répondit qu’ils désiraient voirM. Lalouette, homme de lettres, officier d’Académie.

M. le secrétaire perpétuel, sur le tond’un caporal à la manœuvre, commanda :

– Annoncez l’Académie !

Et il fixa ses hommes avec l’intention bienévidente de les flanquer tous à la salle de police s’ils faisaientun faux mouvement.

La dame poussa un léger cri, porta la main àsa poitrine qu’elle avait opulente, sembla se demander si elleallait s’évanouir puis finalement rentra dans l’ombre.

– C’est sans doute Mme Lalouette, fitM. Patard ; elle est très bien.

Presque immédiatement, la dame revint avec ungentil monsieur bedonnant, dont le ventre s’adornait d’une bellegrosse épaisse chaîne d’or. Ce monsieur était d’une pâleurmarmoréenne. Il s’avança vers les visiteurs sans pouvoir prononcerune parole.

Mais M. Hippolyte Patard veillait. Il lemit tout de suite à son aise.

– C’est vous, monsieur dit-il, qui êtesM. Gaspard Lalouette, officier d’Académie, homme de lettres,qui posez votre candidature au fauteuil deMgr d’Abbeville ? S’il en est ainsi, monsieur –M. Gaspard Lalouette, qui n’avait pu surmonter son étouffanteémotion, faisait signe qu’il en était ainsi –, s’il en estainsi, monsieur permettez à M. le directeur de l’Académie, àM. le chancelier, à mes collègues et à moi-même,M. Hippolyte Patard, secrétaire perpétuel, de vous féliciter.Grâce à vous, il sera entendu une fois pour toutes qu’en France ontrouve toujours un citoyen de courage et de bon sens pour fairehonte, par son exemple, à la foule stupide.

Et M. le secrétaire perpétuel serrasolennellement et solidement la main de M. GaspardLalouette.

– Eh bien, réponds, Gaspard ! fit la dameaux cheveux blancs.

M. Lalouette regarda sa femme, puis cesmessieurs, puis sa femme, puis encore M. Hippolyte Patard etil lut tant d’encouragement sur la bonne et honnête figure de cedernier qu’il s’en sentit tout ragaillardi.

– Monsieur ! fit-il, c’est tropd’honneur !… Permettez-moi de vous présenter « monépouse ».

À ces mots : « mon épouse »,M. le directeur et M. le chancelier avaient commencéd’esquisser un vague sourire, mais un coup d’œil terrible deM. Patard les arrêta net et les rendit à la gravité de lasituation.

Mme Lalouette avait salué. Elledit :

– Ces messieurs ont sans doute à causer. Ilsseront mieux dans l’arrière-boutique.

Et elle les fit passer dans la pièce dufond.

Cette expression« l’arrière-boutique » avait fait faire une grimace àM. Hippolyte Patard lui-même, mais quand les académicienseurent pénétré dans cette arrière-boutique-là ils furent toutheureux de reconnaître qu’ils étaient dans un véritable petitmusée, arrangé avec le plus grand goût, et où, sur les murs et dansdes tables-vitrines, on pouvait admirer des merveilles. Destableaux, des statuettes, des bijoux, des dentelles, des broderiesdu plus grand prix étaient disposés.

– Oh ! madame ! votrearrière-boutique ! s’exclama M. Hippolyte Patard, quellemodestie ! Je ne connais point de plus beau, ni même de plusprécieux ou de plus artistique salon dans toute la capitale.

– On se croirait au Louvre ! déclaraM. le directeur – vous nous comblez ! affirmaMme Lalouette, en se rengorgeant.

Et tout le monde renchérit sur les splendeursde l’arrière boutique.

M. le chancelier dit :

– Cela doit vous faire de la peine de vendred’aussi belles choses…

– Il faut bien vivre ! répondithumblement M. Gaspard Lalouette.

– Évidemment ! acquiesça M. lesecrétaire perpétuel, et je ne connais point de plus noble métierque celui qui consiste à distribuer la beauté !…

– C’est vrai ! approuva la Compagnie.

– Quand je parle de métier, repritM. Patard, je m’exprime mal. Les plus grands princes vendentleurs collections. On n’est point marchand pour cela. Vous vendezvos collections, mon cher monsieur Lalouette, et c’est bien votredroit.

– C’est ce que je dis toujours à mon mari,monsieur, fit entendre Mme Lalouette, et c’est là l’objet denos ordinaires discussions. Mais il a fini par me comprendre et surle Bottin de l’année prochaine on ne lira plus :M. Gaspard Lalouette, marchand de tableaux, expert-antiquaire,mais : M. Gaspard Lalouette, collectionneur –Madame ! s’écria M. Hippolyte Patard, enchanté, madame,vous êtes une femme supérieure. Il faudra mettre cela aussidans Le Tout-Paris.

Et il lui baisa la main.

– Oh ! sûrement, répondit-elle, quand ilsera de l’Académie.

Il y eut un court silence et puis des petitestoux. M. Hippolyte Patard jeta un coup d’œil sévère sur toutle monde et, avec autorité, s’empara d’un siège.

– Asseyez-vous tous, ordonna-t-il. Nous allonscauser sérieusement.

On obéit. Mme Lalouette roulait entre sesdoigts sa grosse épaisse chaîne d’or. À côté d’elle,M. Gaspard Lalouette fixait M. le secrétaire perpétuelavec, dans le regard, cette anxiété spéciale aux élèves un peucancres qui se trouvent en face de leurs examinateurs, le jour dubaccalauréat.

– Monsieur Lalouette, fit M. Patard, vousêtes un homme de lettres ; cela veut-il dire que vous aimiezles lettres simplement, ou que vous ayez déjà publié quelquechose ?

Comme on le voit, M. le secrétaireperpétuel prenait déjà ses précautions pour le cas oùM. Lalouette n’eût rien publié du tout.

– J’ai déjà, M. le secrétaire perpétuel,répondit avec assurance le marchand de tableaux, j’ai, déjà, publiédeux ouvrages qui sont, j’ose le dire, fort appréciés desamateurs.

– Très bien cela ! Et leurs titres, s’ilvous plaît ?

– De l’art de l’encadrement.

– Parfait !

– Et un autre sur l’authenticité dessignatures de nos peintres les plus célèbres.

– Bravo !

– Évidemment, ces œuvres ne sont pointrépandues dans le gros public, mais tous ceux qui fréquententl’Hôtel des ventes les connaissent. – M. Lalouette est tropmodeste, déclara Mme Lalouette en faisant sonner sa chaîned’or. Nous avons ici une lettre de félicitations d’un personnagequi a su apprécier mon mari à sa juste valeur. J’ai nomméMonseigneur le prince de Condé.

– Monseigneur le prince de Condé !s’exclamèrent tous les académiciens en se levant comme un seulhomme.

– Voici la lettre.

Et Mme Lalouette tira, en effet, unelettre de son opulent corsage.

– Elle ne me quitte jamais ! fit-elle.Après M. Lalouette, c’est ce que j’ai de plus cher aumonde.

Tous les académiciens étaient, maintenant, surla lettre qui était bien du prince et des plus élogieuses. La joieétait générale. M. Hippolyte Patard se retourna versM. Lalouette et lui serra la main à la lui briser.

– Mon cher collègue, lui dit-il, vous êtes unbrave !

M. Lalouette devint tout rouge. Il avaitrelevé le front. Déjà il dominait la situation. Sa femme leregardait avec orgueil.

Et tout le monde répéta :

– Oui, oui, vous êtes un brave.

M. Patard :

– L’Académie s’honorera d’avoir un brave dansson sein.

– Je ne sais, monsieur, fit M. Lalouetteavec une humilité feinte, car il voyait bien que « l’affaireétait dans le sac », s’il n’y a vraiment point tropd’ambition, à un pauvre plumitif comme moi, à briguer un telhonneur ?

– Eh ! s’écria M. le directeur quiconsidérait maintenant M. Lalouette avec amour depuis qu’ilavait lu la lettre de Monseigneur le prince de Condé !… Celafera réfléchir les imbéciles !

M. Lalouette ne sut d’abord trop commentil devait prendre cette réflexion, mais il y avait une telleallégresse sur le visage de M. le directeur qu’il pensa quecelui-ci n’avait point voulu lui être désagréable, ce qui, dureste, était la vérité.

– De fait ! Il y en a eu dans toute cettehistoire, dit-il.

On l’écouta. On était curieux de savoircomment M. Lalouette envisageait les malheurs de l’Académie.Maintenant on n’avait plus qu’une crainte, c’est qu’il revînt sursa résolution. Il dit :

– Oh ! moi, c’est bien simple ! Jeplains la pauvre humanité qui admet parfaitement une série de vingtet une à la noire et qui n’admet point trois morts naturelles desuite à l’Académie !

On applaudit. M. le directeur qui neconnaissait point le jeu de la roulette se le fit expliquer. Onlaissa parler M. Lalouette. On l’étudiait. On était content delui ; mais ce fut une véritable admiration quand, à proposd’un incident purement littéraire qui s’était élevé entreM. le chancelier et M. le secrétaire perpétuel,M. Lalouette les départagea avec une remarquable autorité.

Voici comment la chose advint.

– Enfin, je vais pouvoir vivre, grâce à cegalant homme ! » s’était écrié M. Patard, dans sonenthousiasme. « Ma parole, je n’étais plus que l’ombre demoi-même et il m’était venu de véritablesabajoues ! »

– Oh ! monsieur le secrétaireperpétuel ! réclama M. le chancelier : on dit devéritables bajoues ! Abajoues, le mot n’est pas français.

C’est alors que M. Lalouette, coupantcourt aux protestations de M. Patard, était intervenu, et ilavait déclaré tout d’une traite et quasi sans respirer :

« Abajoues, altération du mot bajoues,substantif féminin.

Poches que certains singes chéiroptères etrongeurs portent dans l’épaisseur des joues, de chaque côté de labouche. Les abajoues sont des réservoirs pour les aliments nonconsommés immédiatement. Dans les chauves-souris du genre nyctèreelles facilitent le vol en permettant l’introduction de l’air dansle tissu cellulaire sous-cutané. Par extension et plaisamment,joues pendantes. Parties latérales du groin du cochon et de la têtede veau ! » Il n’y avait rien à répondre à cela. Ilseurent tous le bec clos, tout académiciens qu’ils étaient. Maisl’admiration générale devint presque de l’humiliation et cettehumiliation de la consternation, quand, passant devant une sorte detable divisée en un certain nombre de rainures parallèles oùglissaient des boutons mobiles, M. le directeur lui-mêmedemanda ce que cela était et qu’il lui fut répondu parM. Lalouette que cela était l’abaque et qu’enfin M. ledirecteur demanda ce que c’était qu’une abaque.

M. Lalouette parut grandir il lança uncoup d’œil glorieux à Mme Lalouette et dit :

– Monsieur le directeur on dit un abaque.Abaque est un nom masculin qui vient du grec abax, comptoir, damierbuffet. Chez les Grecs, table placée dans le sanctuaire pourrecevoir les offrandes. Chez les Romains, buffet sur lequel onétalait la vaisselle de prix. Mathématiques : machine àcalculer d’origine grecque, employée par les Romains dans leursopérations arithmétiques. Les Chinois, les Tartares, les Mongols enont usé. Les Russes l’ont adopté. En architecture : tablettequi s’interpose entre le chapiteau d’une colonne et l’architrave.Vitruve, monsieur le directeur Vitruve se sert du mot plinthe pourdésigner l’abaque.

En entendant le marchand de tableaux parler deVitruve, ils baissèrent tous la tête, à l’exception deM. Patard, dont l’œil flamboyait. Vitruve, surtout, finit dele conquérir.

– Le fauteuil de Mgr d’Abbeville seradignement occupé, dit-il.

Et on ne parla plus à M. Lalouettequ’avec respect. Enfin, ces messieurs, un peu gênés, et redoutantde commettre encore quelque faute de français, prirent congé. Ilsfirent leurs compliments à M. Lalouette et baisèrent tous lamain de « son épouse » qui leur parut bien imposante.

Mais M. Patard ne s’en alla pas, carM. Gaspard Lalouette lui avait fait entendre qu’il avaitquelque chose de particulier à lui dire. Restés seuls,M. Lalouette congédia Mme Lalouette.

– Va-t’en, fille, ordonna-t-il.

Celle-ci s’en fut en poussant un soupir et enimplorant du regard M. Patard.

– Qu’y a-t-il pour votre service, mon chercollègue ? » demanda M. Patard un peu inquiet.

– J’ai une confidence à vous faire, monsieurle secrétaire perpétuel ; cela restera entre vous et moi, maisil est nécessaire que je ne vous cache rien… À nous deux, nouspourrons certainement remédier aux inconvénients de la chose… car,pour le discours, par exemple…

– Quoi ?… pour le discours ?…Expliquez-vous, mon cher monsieur Lalouette, je ne vous comprendspas… Ne sauriez-vous pas composer un discours ?

– Oh ! si, si, ce n’est pas cela qui megêne !

– Eh bien, alors !

– Eh bien, alors… on le lit…

– Naturellement, c’est beaucoup trop long pourqu’on l’apprenne par cœur- voilà bien ce qui me tracasse, monsieurle secrétaire perpétuel… car je ne sais pas lire.

X. Le calvaire

 

À ces derniers mots, M. le secrétaireperpétuel bondit comme s’il avait reçu un coup de fouet dans lesjambes.

– Ça n’est pas possible !s’écria-t-il.

Et il regarda M. Gaspard Lalouette,pensant que celui-ci se moquait de lui. Mais M. Lalouette setaisait maintenant, les yeux baissés, lui montrant une mine plutôttriste.

– Ah ! ça, vous voulez rire, s’exclamaM. Patard en tirant la manche de M. Lalouette.

– Non, non, fit M. Lalouette en secouantla tête comme un enfant malheureux, je ne ris pas !…

Mais M. le secrétaire perpétuel, quesemblait gagner une sorte de délire, reprit :

– Qu’est-ce que c’est que cettehistoire-là ? voyons ?…

Répondez-moi !… Regardez-moi unpeu !…

M. Lalouette leva sur M. Panard unregard humble et douloureux, un de ces regards qui ne trompentpas.

Cette fois, M. le secrétaire perpétuelsentit un véritable frisson lui parcourir le corps de la tête auxpieds : Le candidat à l’Académie ne savait pas lire !

M. Patard eut un « oh ! »qui en disait long sur son état d’âme.

Et puis, il se laissa tomber sur un siège,avec un gros soupir :

– Ça, c’est embêtant ! fit-il.

Et il y eut un triste silence entre les deuxhommes.

Ce fut M. Gaspard Lalouette qui osa, lepremier reprendre la parole :

– Je vous l’aurais bien caché, comme auxautres, mais vous, qui êtes au secrétariat perpétuel, qui recevrezma correspondance, qui aurez certainement l’occasion de mesoumettre vos écritures (me soumettre vos écritures !M. Hippolyte Patard leva les yeux au ciel), j’ai bien penséque vous vous en apercevriez tout de suite… et je me suis dit qu’ilvalait mieux s’arranger avec vous de façon à ce que personne n’ensache rien jamais… jamais !… vous ne répondez pas ?

Est-ce l’affaire du discours qui vousgêne ? Eh bien, vous ne le ferez pas trop long et vous mel’apprendrez par cœur… Je ferai tout ce que vous voudrez… maisdites quelque chose.

M. Hippolyte Patard n’en revenaitpas…

Il en restait comme assommé. Il avait vu biendes choses depuis quelques mois, mais ça c’était le plus fort detout. Un candidat à l’Académie qui ne savait pas lire !

Enfin, il se décida à manifester lessentiments contradictoires qui l’agitaient.

– Mon Dieu, que c’est embêtant !Ah ! que c’est embêtant ! Voilà enfin un candidat et ilne sait pas lire ! Il fait l’affaire, il fait tout à faitl’affaire, mais il ne sait pas lire !… Ah ! mon Dieu, quec’est embêtant ! embêtant ! embêtant !embêtant !

Et il alla, furieux, à M. Lalouette.

– Comment se fait-il que vous ne sachiez paslire ?… cela dépasse toute imagination !

M. Gaspard Lalouette, gravement,répondit :

– Cela se fait que je n’ai jamais été àl’école… que mon père me faisait travailler comme un ouvrier dansson magasin, dès l’âge de six ans. Il jugea inutile de me faireapprendre une science qu’il ne connaissait pas et dont il n’avaitpas besoin pour réussir dans ses affaires. Il se borna àm’apprendre son métier qui était, comme le mien, celuid’antiquaire. Je ne savais point ce que c’était qu’une lettre, maison ne m’aurait pas trompé à dix ans sur la signature d’un tableauet, à sept, je savais distinguer un point de Cluny d’un pointd’Alençon !… C’est ainsi que, bien que ne sachant pas lire,j’ai pu dicter des ouvrages qui font l’admiration de Monseigneur leprince de Condé.

Cette phrase finale était fort adroite, etelle impressionna vivement M. le secrétaire perpétuel.

Il se leva, marcha rageusement de long enlarge…

M. Lalouette, qui l’observait du coin del’œil, l’entendait mâchonner des mots, ou plutôt devinait qu’ilmâchonnait des : « Pas lire ! Pas lire ! Il nesait pas lire ! » Enfin, rageusement, M. HippolytePatard revint à M. Gaspard Lalouette.

– Pourquoi m’avez-vous dit cela ?… Il nefallait pas me le dire !

– J’ai cru plus honnête et plus habile…

– Tatata !… Je m’en serais bien aperçu,mais après, et ça n’avait plus la même importance !…Écoutez !… Imaginez que vous ne m’avez rien dit :voulez-vous ?… Moi, je ne sais rien ! Je suis un peu durd’oreille, je n’ai rien entendu !

– Mais c’est comme vous voulez !… Je nevous ai rien dit, monsieur le secrétaire perpétuel, et vous n’avezrien entendu.

M. Patard respira.

– C’est incroyable ! fit-il, jamais onn’aurait pensé cela de vous… à vous voir… à vous entendre…

Nouveau soupir de M. le secrétaireperpétuel.

– Et ce qui est tout à fait inouï, c’est quevous parlez comme un savant !… Je puis bien vous le dire,maintenant, monsieur Lalouette… nous n’étions pas fiers enpénétrant dans votre boutique… mais vous nous avez conquis,littérairement conquis, par votre érudition !… et voilà quevous ne savez pas lire !

– Je croyais, monsieur le secrétaireperpétuel, que vous n’en saviez plus rien !…

– Ah ! oui, pardon !… Mais c’estplus fort que moi… je ne vais plus penser qu’à ça toute ma vie… unacadémicien qui ne sait pas lire !

– Encore ! fit M. Lalouette ensouriant.

M. Patard sourit aussi, cette fois, maisson sourire était bien pitoyable.

– C’est tout de même raide !… dit-il àmi-voix.

M. Lalouette émit timidement cetteopinion qu’il faut s’habituer à tout dans la vie et ilajouta :

– Tout de même, s’il s’agit d’être un savantpour être académicien, j’ai prouvé à quelques-uns de ces messieursque j’en savais plus long qu’eux.

– Mais oui ! vous nous avez parlé desGrecs et des Romains, et de l’abajoue, et de l’abaque, et devitruve. Où avez-vous donc appris tout ce que vous nous avezraconté ?

– Dans le dictionnaire Larousse, monsieur lesecrétaire perpétuel.

– Dans le dictionnaire Larousse ?

– Dans le dictionnaire Larousseillustré !

– Pourquoi : illustré ? s’exclama cepauvre M. Patard dont l’étonnement devenait del’ahurissement.

– À cause des images qui, dans l’ignorance oùje suis de la signification de ces petits signes bizarres appeléslettres, me sont d’un grand secours.

– Et qui est-ce qui vous fait apprendre parcœur le dictionnaire Larousse ?

– Mais Mme Lalouette elle-même !C’est une résolution que nous avons prise tous deux, du jour oùj’ai eu l’intention de poser ma candidature à l’Académie.

– À ce compte, vous auriez mieux fait,monsieur Lalouette, d’apprendre par cœur le dictionnaire del’Académie.

– J’y ai bien pensé, acquiesça en riantM. Lalouette, mais vous l’auriez reconnu.

M. Hippolyte Patard fit :

– Ah ! oui !

Et il resta un instant rêveur.

Tant d’intelligence, de perspicacité et decourage lui donnèrent à penser. Il connaissait des gens àl’Académie qui savaient lire et qui ne valaient certainement pasM. Gaspard Lalouette.

Celui-ci l’interrompit dans sesréflexions.

– Je n’en suis encore qu’à la lettre A,dit-il, mais je l’aurai bientôt terminée.

– Ah ! ah ! vous en êtes encore àA !

– C’est au signe A qu’appartiennent les motsabajoue et abaque, monsieur le secrétaire perpétuel !… grâceauxquels j’ai eu l’honneur de vous conquérir…

– Oui ! oui ! oui ! oui !oui ! oui ! oui ! oui !

M. Hippolyte Patard se leva ; ilouvrit la porte qui donnait sur la rue, sa poitrine se soulevacomme si elle voulait emprisonner une bonne fois, tout l’airrespirable de la capitale, puis il regarda la rue, les passants,les maisons, le ciel, le Sacré-Cœur qui portait tout là-haut sacroix dans la nue, et par une liaison d’idées assez compréhensible,il pensa à tous ceux qui portaient leur croix sur la terre, sans lamontrer La situation n’avait jamais été plus terrible pour unsecrétaire perpétuel. Héroïquement, il prit sa résolution. Il seretourna vers l’homme qui ne savait pas lire :

– À bientôt, mon cher collègue, dit-il.

Et il descendit sur le trottoir ouvrant sonparapluie, bien qu’il ne plût point. Mais il n’en pouvait plus, ilse cachait comme il pouvait. Il s’en alla par les rues,canin-cana.

XI. Terrible apparition

 

La porte venait à peine de se refermer surM. le secrétaire perpétuel que Mme Lalouette seprécipitait vers son mari :

– Eh bien, Gaspard ? implora-t-elle.

– Eh bien, ça y est. Il m’a dit :« À bientôt, mon cher collègue. »

– Et… Il sait tout ?

– Il sait tout !

– Ça vaut mieux !… Comme ça, si un jouron apprend quelque chose… Il n’y aura pas de surprise… Tu aurasfait ton devoir… c’est lui qui n’aura pas fait le sien !

Ils s’embrassèrent. Ils étaient radieux.

Mme Lalouette dit :

– Bonjour, monsieur l’Académicien !

– C’est bien pour toi… fit Lalouette.

Et c’est vrai que c’était pour elle qu’iljouait cette étrange partie. Mme Lalouette, qui avait épouséM. Lalouette parce qu’il avait écrit des livres, n’avaitjamais pardonné à son mari de lui avoir caché qu’il ne savait paslire. Quand l’aveu en fut fait, il y eut dans le ménage des scènesdéchirantes. Après quoi, Mme Lalouette avait essayéd’apprendre à lire à M. Lalouette. Ce fut peine perdue. Il yavait là comme un sortilège. L’alphabet alla encore (les grosseslettres), mais jamais M. Lalouette ne put arriver aux syllabesb a ba, bi bi, b o bo, b u bu. Il s’y était pris trop tard ;elles ne lui entrèrent point dans la tête. C’était dommage, carM. Lalouette était un artiste et il aimait les belles choses.Mme Lalouette en fit une maladie. Elle ne consentit à guérirque du jour où M. Lalouette fut nommé officier de l’Académie.Alors, elle lui rendit un peu de son amour.

Mais, bien que les années se fussent écouléeset que M. Gaspard Lalouette affectât de s’intéresserpar-dessus tout, par l’entremise de son épouse aux belles-lettres,il y avait toujours « entre les deux conjoints » cesecret formidable qui empoisonnait leur existence :M. Lalouette ne savait pas lire !

Sur ces entrefaites était arrivée cetteaffaire de l’Académie.

Par le plus grand des hasards,M. Lalouette avait assisté à la mort de Maxime d’Aulnay.M. Gaspard Lalouette n’était ni superstitieux ni sot. Il jugeanaturelle la mort chez un homme qui avait une maladie de cœur etque le décès tragique de son prédécesseur devait hanter par-dessustout. Il s’étonna de l’émotion générale et sourit de toutes lesstupidités qui furent répandues à l’occasion de la vengeance d’uncertain sorcier qui avait disparu. Et il fut bien étonnéd’apprendre que ce double événement avait à ce point bouleversé lesesprits qu’aucun nouveau postulant ne se présentait à la successionde Mgr d’Abbeville. Seul Martin Latouche restait qui n’avaitpas encore retiré sa candidature. M. Lalouette, un beau jour,s’était dit : « C’est tout de même rigolo ! Maiss’ils n’en veulent pas, du fauteuil, il ne me fait pas peur, àmoi !… c’est ça qui épaterait Eulalie ! » Eulalieétait le petit nom de Mme Gaspard Lalouette. Mais il fut déçuquand il apprit que Martin Latouche acceptait le plustranquillement du monde d’être élu au fauteuil fatal.

Tout de même, il voulut assister à la séancede réception de Martin Latouche. On n’eût pu dire exactement quelleétait alors sa pensée. M. Lalouette avait-il, tout au fond delui-même, l’espoir (qu’il ne pouvait, en honnête homme, s’avouer)que le destin, parfois si baroque, allait encore faire de sescoups ?… On ne saurait, sans être injuste, l’affirmer.

Tant est que M. Lalouette assista à lascène où la vieille Babette, échevelée, vint annoncer la mort deson maître.

Tout fort, tout solide que l’on est, il y ades choses qui impressionnent. M. Lalouette sortit de cettecohue, fort impressionné.

C’est à ce moment qu’il commença des’intéresser réellement à la singulière et mystérieuse figured’Éliphas. Qu’est-ce que c’était que ce bonhomme-là ? Ilinterrogea les gens compétents sur la sorcellerie. Il interviewaquelques membres influents du club des Pneumatiques. Il vitM. Raymond de La Beyssière. Il connut le secret de Toth. Et ildemanda à visiter l’orgue de Barbarie. Il prit ensuite le trainpour La Varenne-Saint-Hilaire et s’il en revint un peu effaré del’étrange réception qui lui avait été faite, il ne doutait plus enrevanche de l’inanité de toutes les formules égyptiaques.

Il n’avait encore rien dit àMme Lalouette. Il jugea le moment opportun de lui dévoiler sesprojets. Eulalie en fut « médusée ». Mais c’était uneforte tête et elle l’approuva avec transport. Seulement, comme elleétait la prudence même, elle lui conseilla d’agir à coup sûr CeM. Éliphas de Saint-Elme de Taillebourg de La Nox devait êtrequelque part. Il fallait le trouver ou tout au moins avoir de sesnouvelles.

Quelques mois encore se passèrent dans cesrecherches.

M. Lalouette devenait impatient. Ayantappris qu’Éliphas s’appelait encore Borigo du Careï, en raison dece qu’il était originaire de la vallée du Careï, il partit pour laProvence et là, tout au bout d’une vallée profonde, derrière unrideau d’oliviers qui abritaient une modeste maisonnette, ildénicha une bonne vieille qui n’était ni plus ni moins que larespectable mère de l’illustre mage. Celle-ci qui ignorait tout desbatailles de la vie ne fit aucune difficulté pour lui apprendre quedepuis des mois son fils, fatigué, lui dit-elle, de Paris et desParisiens, après avoir passé quelques semaines tranquille prèsd’elle, était parti pour le Canada. Éliphas lui avait écrit.

Elle montra des lettres. M. Lalouettecompara les dates. Il n’y avait plus à douter L’Éliphass’intéressait maintenant autant au fauteuil de Mgr d’Abbevillequ’à sa première chemise.

M. Lalouette revint triomphant et illança sa lettre de candidature.

Le seul point sombre de l’aventure était queM. Gaspard Lalouette, candidat à l’Académie française, nesavait point lire. Forts de la situation qui leur était faite partous ceux qui savaient lire et qui ne se présentaient point,M. et Mme Lalouette avaient honnêtement résolu de s’enremettre à M. le secrétaire perpétuel. C’était agir en bravesgens. Or, nous avons vu que M. le secrétaire perpétuel avaitpassé par-dessus ce léger détail.

La joie était donc immense dans le ménage. Ilss’embrassaient. La boutique, autour d’eux, rayonnait.

– Demain, dit Mme Lalouette, les yeuxbrillants de plaisir ta candidature sera dans tous lesjournaux ; ça va en faire un tapage ! Monsieur Lalouette,vous êtes célèbre !…

– Grâce à qui, fifille ? Grâce à toi quies intelligente et brave ! Une autre femme aurait eupeur ! Toi, tu m’as soutenu, tu m’as encouragé ; tu m’asdit : « va, Gaspard !… » – Et puis, nous sommesbien tranquilles, constata la prudente Mme Gaspard, depuis quenous savons que cette espèce d’Éliphas, que l’on charge à Paris detous les crimes, est tranquillement à se promener au Canada.

– Madame Lalouette, je vous avoue qu’après latroisième mort, malgré tout ce qu’avait pu me dire cet original degrand Loustalot, j’avais besoin d’être rassuré du côté del’Éliphas. Si j’avais su qu’il rôdait dans les environs, j’auraisréfléchi deux fois avant de lancer ma candidature. Un sorcier,c’est toujours un homme. Il peut assassiner comme tout lemonde.

– Et même mieux que tout le monde, déclara,avec un bon sourire, aussi rassurant que sceptique, l’excellenteMme Lalouette… surtout s’il commande, comme on le dit, aupassé, au présent et à l’avenir et aux quatre pointscardinaux !…

– Et s’il possède le secret de Toth !surenchérit M. Lalouette, en éclatant de rire et en sefrappant joyeusement les cuisses de la paume de ses mains… Maisfaut-il, madame Lalouette, que les gens soient bêtes !…

– C’est tout bénéfice pour les autres,monsieur Lalouette.

– Moi, quand j’ai eu vu sa figure dans les« illustrés » et sa photographie aux devantures, je mesuis dit tout de suite : Voilà une tête qui n’a jamaisassassiné personne !

– C’est comme moi !… Sa tête est plutôtrassurante ; elle est belle et noble et les yeux sont trèsdoux…

– Avec un peu de malice, madame Lalouette…oui, il y a un peu de malice dans les yeux.

– Je ne dis pas non. Quand il apprendra qu’ila tué trois personnes, il rira bien !…

– Mais qui donc le lui apprendrait, madameLalouette ? Il ne correspond qu’avec sa mère qui, seule, a sonadresse, m’a-t-elle dit. Sa mère, dont l’existence est ignorée mêmede la police, ne sait rien de ce qui se passe à Paris et je n’ai eugarde de le lui apprendre. Enfin, Éliphas est retiré du monde, aufond, tout au fond du Canada.

Mme Lalouette répéta, comme unécho :

« Au fond, tout au fond du Canada… »Dans leur bonheur, ils s’étaient pris les mains qui étaient chaudesde la douce fièvre du succès… Tout à coup, comme ils répétaient ensouriant tous les deux : « Au fond, tout au fond duCanada », leurs mains se crispèrent, et, de chaudes qu’ellesétaient, devinrent glacées.

M. et Mme Gaspard Lalouette venaientd’apercevoir derrière leur vitrine, arrêtée sur le trottoir etregardant dans leur boutique, une figure…

Cette figure était à la fois belle et noble etles yeux, très doux, en étaient spirituels. Un double cri d’horreurs’échappa de la gorge de M. et Mme Lalouette. Ils nepouvaient se tromper. Ils reconnaissaient cette figure-là… cettefigure qui les regardait, à travers les vitres… qui les fascinait…C’était Éliphas ! Éliphas, lui-même… Éliphas de Saint-Elme deTaillebourg de La Nox !

L’homme, sur le trottoir, ne remuait pas plusqu’une statue. Il était élégamment vêtu d’un complet jaquettesombre ; il avait une canne à la main ; un pardessusbeige replié flottait négligemment sur son bras. Un nœud decravate, dit lavallière, agrémentait le plastron de sachemise ; un chapeau rond, de feutre mou, était posé sur sescheveux blonds, qui bouclaient un peu, et jetait une ombre doucesur un profil digne des fils de Pallas Athénée.

M. et Mme Lalouette sentaienttrembler leurs genoux. Ils ne se soutenaient plus. Tout à coup,l’homme bougea. Il s’en fut d’un pas paisible à la porte de laboutique et appuya sur le bec-de-cane.

La porte s’ouvrit ; il entra.

Mme Lalouette tomba comme un paquet surun fauteuil.

Quant à M. Gaspard Lalouette, il se jetacarrément à genoux, et il cria :

– Grâce !… Grâce !…

C’est tout ce qu’il put dire, dans lemoment.

– M. Gaspard Lalouette, c’est bienici ? demanda l’homme sans paraître nullement étonné del’effet que produisait son apparition.

– Non ! non ! ça n’est pasici ! répondit spontanément

M. Lalouette, toujours prosterné.

Et il mit à son mensonge un tel accent devérité qu’il s’y fût trompé lui-même, tant il étaitsincère !

L’homme eut un tranquille sourire et referma,toujours avec son calme suprême, la porte. Puis, il s’avançajusqu’au milieu du magasin.

– Allons ! monsieur Lalouette !relevez-vous ! fit-il, et remettez-vous !… etprésentez-moi à Mme Lalouette. Que diable ! Je ne vaispas vous manger !

Mme Lalouette jeta à la dérobée sur levisiteur un rapide et désespéré regard. Elle eut une secondel’espoir qu’une affreuse ressemblance les avait trompés, elle etson mari. Et, domptant sa terreur elle parvint à dire, la voixchevrotante :

– Monsieur ! Il faut nous excuser… vousressemblez… comme deux gouttes d’eau… à un de nos parents qui estmort l’an dernier…

Et elle gémit, accablée de l’effort…

– J’ai oublié de me présenter, fit l’homme, desa voix claire et bien posée. Je suis M. Éliphas de Saint-Elmede Taillebourg de La Nox.

– Ah ! mon Dieu ! s’écrièrent lesdeux Lalouette en fermant les yeux.

– J’ai appris que M. Lalouette seprésentait au fauteuil de Mgr d’Abbeville…

Le couple sursauta.

– Ça n’est pas vrai ! pleurnichaM. Lalouette, qui est-ce qui vous a dit ça ?

Et, dans son âme épouvantée, il sedisait : « C’est un véritable sorcier ! Il saittout ! » L’homme sans s’émouvoir de toutes cesdénégations continuait :

– J’ai tenu à l’en venir félicitermoi-même.

– C’était pas la peine de vous déranger !affirma M. Lalouette. On vous a menti !

Mais Éliphas promena son regard souverain danstous les coins de la pièce.

– En même temps, dit-il, je n’aurais pas étéfâché de dire un petit mot à M. Hippolyte Patard… Où est-il,M. Hippolyte Patard ?

M. Gaspard Lalouette se relevalivide : devant la situation nouvelle, il avait pris sonparti… son parti de vivre puisqu’il n’était pas encore mort.

– Ne tremblez pas, Eulalie, mon épouse… Nousallons nous expliquer avec monsieur, dit-il en s’essuyant le frontd’une main tremblante… M. Hippolyte Patard, connaispas !

– Alors, on m’a trompé à l’Académie ?

– Oui, oui, on vous a trompé à l’Académie,déclara M. Lalouette d’une voix péremptoire. On vous a tout àfait trompé. « Il n’y a rien de fait ! » Ah !Ils auraient été bien contents que je me présente !… que jem’asseye dans leur fauteuil !… que je prononce leurdiscours !… et puis quoi encore ?… Moi, ça ne me regardepas ! je suis un marchand de tableaux… moi !… je gagnehonnêtement ma vie, moi !…

Tel que vous me voyez, M. Éliphas, jen’ai jamais rien pris à personne…

– À personne ! appuyaMme Lalouette…

– … Et ce n’est pas aujourd’hui que jecommencerai !… Ce fauteuil est à vous, M. Éliphas… vousseul en êtes digne… Gardez-le, je n’en veux pas !

– Mais moi non plus, je n’en veux pas !fit Éliphas de son air supérieurement négligent, et vous pouvezbien le prendre si ça vous fait plaisir !…

M. et Mme Lalouette se regardèrent.Ils examinèrent le visiteur. Il paraissait sincère. Il souriait.Mais il se moquait peut-être encore d’eux.

– Vous parlez sérieusement, monsieur ?demanda Mme Lalouette.

– Je parle toujours sérieusement, fitÉliphas.

M. Lalouette sursauta.

– Nous vous croyions au Canada,monsieur !… dit-il en recouvrant un peu de sang-froid, madamevotre mère…

– Vous connaissez ma mère, monsieur ?

– Monsieur avant de me présenter àl’Académie…

– Vous vous présentez donc ?

– C’est-à-dire qu’ayant l’intention de meprésenter, je voulais être bien sûr que cela ne vous dérangeraitpas. Je vous ai cherché partout. Et, ainsi, j’ai eu l’honneur de metrouver un jour en face de madame votre mère qui m’a appris quevous étiez au Canada…

– C’est exact ! J’en arrive…

– Ah !… vraiment… Et quand, monsieurÉliphas, êtes-vous arrivé du Canada ? demandaMme Lalouette, qui recommençait à prendre goût à la vie.

– Mais ce matin, madame Lalouette… ce matin,même… j’ai débarqué au Havre. Il faut vous dire que je vivaislà-bas comme un sauvage et que j’ai parfaitement ignoré toutes lesâneries qui se sont débitées en mon absence à propos du fauteuil deMgr d’Abbeville.

Le couple reprenait des couleurs. Ensemble,M. et Mme Lalouette dirent :

– Ah ! oui…

– J’ai appris les tristes événements qui ontaccompagné les dernières élections chez un ami qui m’avait offert àdéjeuner ce matin ; j’ai su que l’on m’avait cherché partout…et j’ai résolu immédiatement de tranquilliser tout le monde enallant voir cet excellent M. Hippolyte Patard.

– Oui ! Oui !

– Je me suis donc rendu cet après-midi àl’Académie et, en prenant soin de rester dans l’ombre pour n’êtrepas reconnu, j’ai demandé au concierge si M. Panard était là.Le concierge m’a répondu qu’il venait de partir avec quelques-unsde ces messieurs… j’affirmai au concierge que la commissionpressait… Il me répliqua que je trouverais certainement M. lesecrétaire perpétuel chez M. Gaspard Lalouette, 32 bis, rueLaffitte, lequel venait de poser sa candidature à la succession deMgr d’Abbeville et chez lequel ces messieurs s’étaient rendusen voiture pour le féliciter sans retard !… Mais il paraît queje me suis trompé, puisque vous ne connaissez pasM. Patard !… ajouta avec son fin sourire M. Éliphasde La Nox.

– Monsieur ! Il sort d’ici !…déclara M. Lalouette ; je ne veux pas vous tromper pluslongtemps. Tout ce que vous nous dites est trop naturel pour quenous jouions au plus fin avec vous !… Eh bien, oui ! j’aiposé ma candidature à ce fauteuil, persuadé qu’un homme comme vousne saurait être un assassin et sûr que tous les autres étaient desimbéciles.

– Bravo ! Lalouette ! approuvaMme Gaspard. Je te retrouve. Tu parles comme un homme !Du reste, si monsieur regrette son fauteuil, il sera toujours tempsde le lui rendre !

Il n’a qu’à dire un mot et il est àlui !…

M. Éliphas s’avança versM. Lalouette et lui prit la main.

– Soyez académicien, monsieur Lalouette !Soyez-le en toute tranquillité ! en toute sûreté !… quantà moi, je ne suis, soyez-en persuadé, qu’un pauvre homme comme tousles autres… Je me suis cru un moment au-dessus de l’humanité, parceque j’avais beaucoup étudié… et beaucoup pénétré…

La triste humiliation que j’ai subie, lors demon échec à l’Académie, m’a ouvert les yeux. Et j’ai résolu de mechâtier de m’abaisser… je me suis condamné à la retraite… j’aisuivi en cela la règle de ces admirables religieux qui astreignentles plus intelligents d’entre eux aux plus rudes travaux manuels…Au fond des forêts du Canada, j’ai travaillé de mes mains comme leplus vulgaire des trappeurs… et je reviens aujourd’hui en Europepour placer ma marchandise…

– Qu’est-ce que vous faites donc ?demanda M. Lalouette qui était remué de la plus douce émotionde sa vie, car la parole de celui que l’on avait appelé l’Homme delumière était des plus captivantes et coulait comme un miel dansles artères battantes de ceux qui avaient le bonheur del’entendre.

– Qui, qu’est-ce que vous faites donc, moncher monsieur ? implora Mme Gaspard qui roulait des yeuxblancs.

L’Homme de lumière dit simplement sans faussehonte :

– Je suis marchand de peaux delapin !

– Marchand de peaux de lapin ! s’exclamaM. Lalouette.

– Marchand de peaux de lapin ! soupiraMme Lalouette.

– Marchand de peaux de lapin ! répétal’Homme de lumière en s’inclinant posément et prêt à prendrecongé.

Mais M. Lalouette le retint.

– Où allez-vous donc comme ça, cher monsieurÉliphas ? demanda-t-il, vous n’allez pas nous quitterainsi ! Vous nous permettrez bien de vous offrir un petitquelque chose ?…

– Merci, monsieur, je ne prends jamais rienentre les repas, répondit Éliphas.

– Cependant, nous n’allons point nous quittercomme cela, reprit Mme Lalouette.

Et elle roucoula :

– Après tout ce qui s’est passé, nous avonsbien des choses à nous dire…

– Je ne suis point curieux, répondit bonnementÉliphas.

J’en sais assez pour ce que j’ai à faire ici…Aussitôt que j’aurai vu M. le secrétaire perpétuel, jeprendrai le train de Leipzig où je suis attendu pour mon commercede fourrures.

Mme Lalouette alla à la porte et endéfendit bravement le passage.

– Pardon, monsieur Éliphas, dit-elle, la voixtremblante, mais qu’est-ce que vous allez lui dire, à M. lesecrétaire perpétuel ?…

– C’est vrai ! s’écria Lalouette quiavait compris la nouvelle émotion de sa femme, qu’est-ce que vousallez lui dire, à M. Hippolyte Patard ?

– Mon Dieu ! Je vais lui dire que je n’aiassassiné personne ! déclara l’Homme de lumière.

M. Lalouette pâlit :

– C’est pas la peine, jura-t-il… Il ne l’ajamais cru ! Et c’est une démarche bien inutile, je vousassure !

– Mon devoir en tout cas, est de le rassurercomme je vous ai rassurés vous-mêmes… et aussi de dissiper une foispour toutes les soupçons stupides qui pèsent sur ma personne…

M. Gaspard Lalouette, la figure tout àfait décomposée, regarda Mme Lalouette.

– Ah ! fille ! gémit-il… c’était untrop beau rêve !… Et il se laissa aller dans ses bras et, sansfausse honte, pleura sur son épaule.

Éliphas interrogea Mme Lalouette.

– M. Lalouette, dit-il, paraît avoir ungrand chagrin… et je ne comprends rien à ce qu’il veut dire…

– Cela veut dire, pleura à son tourMme Lalouette, que si l’on apprend avec certitude que vousêtes à Paris, que vous revenez du Canada et que vous n’êtes pourrien dans toute l’affaire des morts de l’Académie, jamaisM. Lalouette ne sera académicien !

– Et pourquoi cela ?

– Eh ! On ne lui accorde ce fauteuil,sanglota-t-elle, c’est terrible à dire, que parce que personne n’enveut !… Attendez donc, mon cher monsieur Éliphas, pour faireconnaître la vérité vraie, qui est votre innocence dont pas unhomme sensé ne doute, vous entendez bien ! Attendez donc quemon mari soit élu !…

– Madame ! fit Éliphas…calmez-vous ! L’Académie ne sera pas assez injuste pourrepousser votre mari qui, seul, est venu bravement à elle, dans lesmauvais jours…

– Je vous dis qu’elle n’en voudra pas

– Mais si !

– Mais non !…

– Mais si !…

– Gaspard !… J’ai confiance dansM. Éliphas. Dis donc à M. Éliphas pourquoi l’Académie nevoudra jamais de toi, si elle a le moyen d’en élire un autre… C’estun secret, monsieur Éliphas ! un affreux secret qu’il a falluconfier à M. le secrétaire perpétuel… Mais cela restera àjamais entre nous !…

Alors ! parle, Gaspard !

M. Gaspard Lalouette s’arracha au gironde Mme Lalouette et, se penchant à l’oreille deM. Éliphas, tandis que de la main il masquait sa bouche, ilmurmura quelque chose si bas, si bas… que seule l’oreille deM. Éliphas pouvait l’entendre.

Alors, M. Éliphas de Saint-Elme deTaillebourg de La Nox se mit à rire franchement, lui qui ne riaitjamais.

– C’est trop drôle ! fit-il… Non, mesamis, je ne dirai rien !

Soyez tranquilles.

Sur quoi il serra solennellement la main deM. et de Mme Lalouette, déclara qu’il était heureuxd’avoir fait la connaissance d’aussi braves gens, jura qu’iln’aurait pas de plus grande joie dans sa vie que celle de voirM. Lalouette académicien, et, noblement, reprit le chemin dela rue où il disparut bientôt d’un pas paisible et harmonieux.

XII.

 

Il faut être poli avec tout le monde surtout àl’Académie française

Madame Gaspard Lalouette n’avait point exagéréen prédisant à M. Lalouette que le lendemain il seraitcélèbre.

Il n’y eut jamais, pendant deux mois, hommeplus célèbre que lui. Sa maison ne désemplit point de journalisteset son image fut reproduite dans les magazines du monde entier Ilfaut dire que M. Lalouette accueillit tous ces hommages commes’ils lui étaient dus. Le courage qu’il semblait montrer en lacirconstance le dispensait de toute modestie. Nous disons bien« qu’il semblait montrer » car en fait, maintenant,M. et Mme Lalouette étaient tout à fait tranquillisés ence qui concernait la vengeance du sâr. Et la visite de celui-ci,après les avoir tout d’abord comblés d’épouvante, les avaitfinalement laissés pleins de sécurité et de confiance dansl’avenir. Cet avenir ne tarda point à se réaliser.M. Jules-Louis-Gaspard Lalouette fut élu par l’illustreAssemblée à l’unanimité, aucun concurrent n’étant venu lui disputerla palme du martyre.

Pendant les quelques semaines qui suivirent,il ne se passa guère de jours sans que l’arrière-boutique dumarchand de tableaux ne reçût la visite de M. HippolytePatard. Il venait vers le soir, pour, autant que possible, n’êtrepoint reconnu, entrait par la petite porte basse de la cour,traversait hâtivement l’arrière-boutique et s’enfermait avecM. Lalouette dans un petit cabinet où ils ne risquaient pointd’être dérangés. Là, ils préparaient le discours. EtM. Lalouette ne s’était point vanté en disant qu’il avait unebonne mémoire. Elle était excellente. Il saurait son discours parcœur, sans faute.

Mme Lalouette s’y employait elle-même etfaisait réciter à son mari le chef-d’œuvre oratoire, jusque dansl’alcôve conjugale, au coucher et au réveil. Elle lui avait appriségalement à disposer ses feuillets comme s’il les lisait et à lesranger, au fur et à mesure, les uns derrière les autres. Enfin,elle avait marqué le haut des feuillets d’un petit signe rouge,pour que M. Lalouette ne tînt point devant lui – et devanttout le monde – son discours, la tête en bas.

La veille du fameux jour qui tenait leTout-Paris en fièvre arriva. Les journaux avaient des délégationsrue Laffitte en permanence. Après la triple expérience précédente,il ne faisait point de doute pour beaucoup que M. GaspardLalouette était voué à une mort prochaine. On voulait avoir desnouvelles du grand homme toutes les cinq minutes et, à défaut deM. Lalouette qui, fatigué, paraît-il, se reposait et avaitrésolu de ne recevoir personne de la journée, Mme Lalouettedevait répondre à toutes les questions. La pauvre femme était,comme on dit, « sur les dents » et radieuse. Car enréalité, M. Lalouette se portait « comme uncharme ».

– Comme un charme ! Monsieur lerédacteur… dites-le bien dans vos journaux… Il se porte comme uncharme !

M. Lalouette avait, ce jour-là,prudemment fui sa demeure, car sa gloire le dérangeait dans lemoment qu’il avait le plus besoin d’être seul pour répéter,plusieurs dernières fois, son discours. Dès l’aube, il s’étaitrendu fort habilement, sans être reconnu, chez un petit-cousin desa femme qui tenait un débit, place de la Bastille. Letéléphone qui était au premier étage avait été consigné par cetaimable parent et seul M. Lalouette en avait la disposition,ce qui lui permettait de réciter à Mme Lalouette, malgré ladistance qui les séparait, les passages les plus difficiles dufameux discours dont l’auteur entre nous, était M. HippolytePatard.

Celui-ci vint, comme il était convenu,rejoindre M. Lalouette, vers les six heures du soir à sonpetit débit de la place de la Bastille. Tout semblait aller pour lemieux, quand, dans la conversation qui eut lieu entre les deuxcollègues, se produisit le petit incident suivant :

– Mon cher ami, disait M. HippolytePatard, vous pouvez vous réjouir Jamais il n’y aura eu, sous laCoupole, une séance solennelle d’un aussi rayonnant éclat !Tous les académiciens seront là ! vous entendez :tous !… tous veulent marquer, par leur présence, laparticulière estime dans laquelle ils vous tiennent. Il n’y a pasjusqu’au grand Loustalot lui-même qui n’ait annoncé qu’ilassisterait à la séance, bien qu’on le voie rarement à ces sortesde cérémonies, car le grand homme est fort occupé et il ne s’estdérangé ni pour Mortimar ni pour d’Aulnay, ni même pour MartinLatouche, dont la réception avait pourtant suscité la plus extrêmecuriosité.

– Ah ! oui ! fit M. Lalouette,qui parut aussitôt assez embarrassé, M. Loustalot seralà !…

– Il a pris la peine de me l’écrire.

– C’est très gentil, cela…

– Qu’est-ce que vous avez, mon cherLalouette ? vous semblez ennuyé…

– Eh bien, oui, c’est vrai !… reconnutM. Lalouette… Oh ! ce n’est sans doute pas bien grave…mais je ne me suis pas bien conduit avec le grand Loustalot…

– Comment cela ?…

– Dans le temps, je suis allé, bien avant deposer ma candidature… je suis allé chez lui pour demander ce qu’ilfallait croire des secrets de Toth et de toutes les balançoiresayant rapport à la mort de Martin Latouche. Très catégoriquement,il s’est moqué de moi et l’opinion de ce grand savant, bien qu’elleeût été exprimée en des termes d’une vulgarité qui me choqua, futpour beaucoup dans ma résolution de me présenter à l’Académie.

– Eh bien, mais ! je ne vois pas là dequoi vous mettre martel en tête…

–Attendez, mon cher secrétaire perpétuel,attendez !… quand j’ai eu posé définitivement ma candidature,j’ai fait mes visites officielles, n’est-ce pas ?

– Bien entendu ! C’est d’un usage auquelon ne saurait manquer sans faire preuve de la plus grandeimpolitesse… d’autant plus que l’Académie elle-même n’avait pashésité à se déranger la première, j’ose à peine vous le rappeler,mon cher monsieur Lalouette…

– Oui, eh bien !… cette grandeimpolitesse, je m’en suis rendu coupable vis-à-vis de l’homme quiavait en quelque sorte le plus de droit à ma reconnaissance… Jen’ai point fait de visite au grand Loustalot !…

M. Hippolyte Patard bondit.

– Comment ! vous n’avez point fait devisite au grand Loustalot ?….

– Ma foi non !…

– Mais, monsieur Lalouette, vous avezcontrevenu à toutes nos règles !…

– Je le sais bien !

– Cela m’étonne d’un homme comme vous !…vous avez insulté l’Académie !…

– Oh !… monsieur le secrétaire perpétuel…telle n’était point mon intention…

– Et pourquoi donc, monsieur Lalouette,n’avez-vous point fait sa visite au grand Loustalot ?

– Je vais vous dire, monsieur le secrétaireperpétuel… C’est à cause d’Ajax et d’Achille qui sont deux groschiens qui me font peur et aussi du géant Tobie dont la vue n’estpoint rassurante…

M. Hippolyte Patard poussa un« ah ! » d’ineffable stupéfaction.

– Vous !… un homme si brave !…

– C’est que, reprit le malheureux, quibaissait assez piteusement la tête, c’est que si je ne m’épouvantepoint facilement des chimères… je redoute assez la réalité. J’ai vules crocs, qui sont solides, et aussi j’ai entendu les cris…

– Quels cris ?

– D’abord les cris des chiens qui hurlaient àla mort… et puis, à plusieurs reprises, comme un grand cridéchirant humain !…

– Un grand cri déchirant humain ?…

– Le savant m’a dit que ce devait être là lecri de quelque maraudeur qui se battait sur le bord de la Marne… Mafoi, il criait comme si on l’assassinait… Le pays est désert… Lamaison est isolée… Tant est que je n’y suis point retourné…

M. Hippolyte Patard, pendant ces derniersmots, s’était assis à une table et consultait un indicateur.

– Alors ! dit-il.

– Où ça ?

– Mais chez le grand Loustalot !… Nousavons un train dans cinq minutes… Comme ça, il n’y aura quedemi-mal, puisque vous n’êtes officiellement reçu quedemain !…

– Bah ! fit Lalouette, ça n’est point derefus !… Avec vous, ça va !… vous les connaissez, leschiens ?

– Oui, oui… et le géant Tobie aussi.

– Bravo !… Et nous dînerons au petitrestaurant de La varenne, à côté de la gare, en attendant le trainqui nous ramènera.

– À moins que Loustalot nous invite, fitM. Patard… chose très possible, s’il y pense !…

Ils s’apprêtèrent à descendre et à courir à lagare de Vincennes qui est toute proche.

À ce moment, la sonnerie du téléphone retentità côté d’eux.

– Ce doit être Mme Lalouette, fit lenouvel académicien. Je vais lui annoncer que nous allons dîner à lacampagne.

Et il s’en fut à l’appareil d’où il détacha lerécepteur. Il écouta.

L’appareil était tout au fond de la pièce sousune petite ampoule électrique. Était-ce cette électricité quiproduisait un jour défavorable, ou ce qu’il entendait quil’émouvait à ce point, mais M. Lalouette était vert.M. Patard, inquiet, demanda :

– Qu’est-ce qu’il y a ?…

M. Lalouette se pencha surl’appareil :

– Ne t’en va pas, Eulalie. Il faut que turépètes cela à M. le secrétaire perpétuel.

– Qu’est-ce que c’est ? demanda celui-ci,fébrile.

– C’est une lettre de M. Éliphas de LaNox ! répondit Lalouette de plus en plus vert.

M. Patard, lui, devint jaune et, aprèsavoir poussé un cri de stupéfaction, mit hâtivement l’un desrécepteurs à son oreille.

Les deux hommes écoutaient.

Ils écoutaient la voix de Mme Lalouettequi leur transmettait le texte d’une lettre qui venait d’arriverpour M. Lalouette. – « Mon cher monsieur Lalouette. Jesuis heureux de votre succès et je suis bien certain qu’avec unhomme comme vous, il n’est pas à craindre que quelque fâcheuseémotion vienne interrompre le fil de votre discours. Comme vous levoyez par le timbre de cette lettre, je suis toujours à Leipzigmais, depuis que je vous ai vu, j’ai eu la curiosité de medocumenter sur cette étrange affaire de l’Académie. Et maintenantque j’ai réfléchi, j’en suis à me demander s’il est vraiment aussinaturel que cela que trois académiciens meurent de suite avant des’asseoir dans le fauteuil de Mgr d’Abbeville ! Il yavait peut-être quelque part un intérêt réel à ce qu’ilsdisparussent !… Et voilà ce que je me suis dit : ça n’estpas, après tout, une raison parce que je ne suis pas un assassin,pour qu’il n’y ait plus d’assassins sur la terre ! En toutcas, ces réflexions ne sauraient vous arrêter. Même s’il y a eu desraisons à la disparition de MM. Mortimar, d’Aulnay etLatouche, il se peut très bien qu’il n’y en ait aucune pour fairedisparaître M. Gaspard Lalouette. Compliments et mes meilleurssouvenirs à Mme Lalouette.

ELIPHAS DE SAINT-ELME DE TAILLEBOURG DE LANOX. »

XIII. Dans le train

 

Dans le train qui les conduisait à LaVarenne-Saint-Hilaire, M. Hippolyte Patard et M. GaspardLalouette réfléchissaient.

Et leurs réflexions devaient être assezmaussades, car ils ne mettaient aucun empressement à se lescommuniquer.

La lettre d’Éliphas était pleine d’un terriblebon sens ! Ce n’est pas une raison parce que je ne suis pas unassassin pour qu’il n’ait plus d’assassins sur la terre !

Cette phrase leur était entrée dans la tête,comme une vrille à tous les deux. Évidemment, celui qu’elle faisaitsouffrir le plus était M. Lalouette, mais M. Panard étaitbien malade, il avait naturellement demandé des explications àM. Lalouette qui lui avait narré, par le menu, la visite del’inoffensif Éliphas. Il n’y avait plus, du reste, aucuninconvénient à cette confidence, puisque M. Lalouette étaitbien définitivement élu. Mais, s’il ne l’avait pas été –élu –, je crois bien qu’après cette lettre d’Éliphas,M. Lalouette eût tout raconté tout de même, car en vérité, ilen était maintenant à se demander s’il avait lieu de se réjouirautant que cela de son élection.

Quant à M. Hippolyte Patard, le dépitqu’il avait conçu dans l’instant, d’avoir été soigneusement écartépar le prudent Lalouette d’un incident aussi considérable que celuide la réapparition d’Éliphas n’avait pas duré sous le coup desidées particulièrement lugubres soulevées par la tranquillehypothèse d’Éliphas de La Nox lui-même : « Si ce n’estmoi, c’est peut-être un autre !… »

« Est-ce aussi naturel que cela que troisacadémiciens meurent de suite, avant de s’asseoir dans le fauteuilde Mgr d’Abbeville ? » Encore une phrase qui luidansait devant les yeux…

Mais c’était surtout la dernière quitracassait ce pauvre M. Lalouette.

« S’il y a eu des raisons à ladisparition de MM. Mortimar d’Aulnay et Latouche, il se peuttrès bien qu’il n’y en ait aucune pour faire disparaîtreM. Gaspard Lalouette… » Il se peut ! ! !…M. Lalouette ne pouvait avaler ce « Il sepeut ! ! ! ».

Il regarda M. Patard… La mine deM. le secrétaire perpétuel était de moins en moinsrassurante…

– Écoutez, Lalouette, fit-il tout à coup, lalettre de cet Éliphas m’ouvre des horizons plutôt sombres… mais entoute conscience, j’estime qu’il n’y a pas lieu de vousalarmer…

– Ah ! répondit Lalouette, la voixlégèrement altérée, mais vous n’en êtes pas sûr ?…

– Oh ! maintenant, depuis la mort deMartin Latouche, je ne suis plus sûr de quoi que ce soit au monde…J’ai eu trop de remords avec l’autre… Je ne voudrais pas en avoiravec vous !…

– Hein ?… s’exclama sourdement Lalouetteen se dressant de toute sa hauteur devant M. Patard. Est-ceque vous me croyez déjà mort ?…

Un cahot rejeta le marchand de tableaux sur labanquette où il s’affala avec un gémissement.

– Non, je ne vous crois pas mort, mon ami… ditdoucement M. Patard consolateur, en posant sa main sur celledu récipiendaire, mais cela ne m’empêche pas de penser que lesdécès des trois autres n’ont peut-être pas été si naturels quecela…

– Les trois autres !… frissonnaLalouette.

– Cet Éliphas parle bien… Ce qu’il dit faitréfléchir… et vient assez singulièrement réveiller dans mon espritdes souvenirs d’enquête personnelle… Mais dites-moi, monsieurLalouette, vous ne connaissiez ni M. Mortimar niM. d’Aulnay, ni M. Latouche ?

– Je ne leur ai jamais parlé de la vie…

– Tant mieux !… soupira M. lesecrétaire perpétuel, vous me le jurez ? insista-t-il.

– Je vous le jure sur la tête d’Eulalie, monépouse.

– C’est bien ! fit M. Patard… Riendonc ne saurait vous lier à leur sort…

– Vous me rassurez un peu, monsieur lesecrétaire perpétuel… Mais vous pensez donc que quelque chose lesliait au sort les uns des autres ?…

– Qui, je le pense maintenant… depuis lalettre d’Éliphas… ma parole !… La pensée de ce sorcier nousavait tous hypnotisés, et, à cause de toute son impossiblesorcellerie, on n’a point cherché ailleurs le secret naturel, etcriminel peut-être, de cette épouvantable énigme… Il y avaitpeut-être quelque part un intérêt réel à ce qu’ils disparussent….répéta M. Panard avec une exaltation tout à fait comme separlant à lui-même : C’est bien cela ?… c’est biencela ?…

– Quoi ! C’est bien cela !… Quevoulez-vous dire ?…

Qu’avez-vous ? vous me rassuriez tout àl’heure et vous m’épouvantez à nouveau !… Savez-vous quelquechose ?… implora Lalouette qui faisait pitié à voir Les deuxhommes s’étreignaient les mains.

– Je ne sais rien, si l’on veut ! grondaM. Patard… Mais je sais quelque chose, si je réfléchis !…Ces trois hommes ne se connaissaient pas, vous entendez bien,monsieur Lalouette, avant la première élection pour la successionde Mgr d’Abbeville… Ils ne s’étaient jamais vus !…Jamais !… J’en ai acquis la certitude, bien queM. Latouche m’ait menti en me disant qu’ils étaient tous troisd’anciens camarades… Eh bien ! aussitôt après l’élection, ilsse réunissent… ils se voient en cachette… tantôt chez l’un, tantôtchez l’autre… On a dit que c’était pour parler du sorcier… et pourdéjouer ses menaces, et on l’a cru et je l’ai cru moi-même… Quelleniaiserie !… Ils devaient avoir autre chose à seraconter !… Ils devaient tous avoir à redouter quelque chose…car ils se cachaient bien ! Et on ne les entendaitpas !…

– Vous êtes sûr de cela ?… fit Lalouettequi ne respirait plus…

– Quand je vous le dis !… oh ! j’aipris mes renseignements… Savez-vous où ils se sont rencontrés pourla première fois ?…

– Ma foi non !…

– Devinez !

– Comment voulez-vous ?…

– Eh bien, ici !… oui !… ici !…parfaitement… dans ce train… par le plus grand hasard… ils se sontrencontrés, allant faire visite, avant l’élection, àM. Loustalot !… Ils sont revenus ensemble, bien entendu –et, depuis, il a dû leur arriver quelque chose de terrible, avantleur mystérieuse mort, puisqu’ils se sont donné des rendez-vousaussi secrets… voilà ce que je pense, moi…

– C’est peut-être vrai… Il leur sera arrivéquelque chose qu’on ne sait pas… mais à moi, monsieur le secrétaireperpétuel, à moi, il ne m’est rien arrivé, à moi…

– Non ! non ! À vous, il ne vous estrien arrivé… voilà pourquoi je pense qu’en ce qui vous concerne,vous pouvez être tranquille, mon cher monsieur Lalouette !…oui… ma foi… à peu près tranquille… je vous dis « à peuprès »… entendez bien… parce que maintenant… je ne veux plusprendre aucune responsabilité… aucune.

À ce moment le train stoppa. Sur le quai unemployé cria :

« La Varenne-Saint-Hilaire ! »M. Panard et M. Lalouette sursautèrent. Ah !bien ! ils étaient loin de La varenne, et ils ne pensaientmême plus à ce qu’ils étaient venus y faire…

Cependant ils descendirent, etM. Lalouette dit à M. Panard :

– Monsieur Patard, vous auriez dû me raconterce que vous venez de me dire là, lors de votre première visite àmon magasin…

XIV. Un grand cri déchirant humain

 

Ils ne trouvèrent point de voiture à la gareet il leur fallut prendre le chemin de Chennevières à la nuittombante.

Sur le pont de Chennevières avant de descendresur la rive de la Marne, chemin qui conduisait, par le plus court,à la demeure isolée de M. Loustalot, M. Lalouette arrêtason compagnon.

– Enfin, mon cher monsieur Patard,demanda-t-il sourdement, vous ne croyez point, vous, qu’ils vontm’assassiner ?…

– Qu’ils ? s’exclama M. lesecrétaire perpétuel, qui paraissait fort énervé.

– Mais, est-ce que je sais, moi ?… Ceuxqui ont assassiné les autres !…

– Qu’est-ce qui vous dit que les autres ontété assassinés, d’abord ? fit-il, sur un ton, cette fois, dechien hargneux.

– Mais vous !…

– Moi ! je n’ai rien dit,entendez-vous ! parce que je ne sais rien !…

– C’est que je vais vous avouer une chose,monsieur le secrétaire perpétuel : je veux bien moi, être del’Académie…

– Vous en êtes !…

– C’est vrai ! soupiraM. Lalouette.

Ils descendirent sur la berge…M. Lalouette était poursuivi par une idée fixe.

– Mais je voudrais tout de même bien ne pasêtre assassiné, fit-il.

M. Hippolyte Patard haussa les épaules.Cet homme qui ne savait pas lire, mais qui savait parfaitementqu’en se présentant à l’Académie il n’avait rien à craindre de toutce que tous les autres qui ne se présentaient pas redoutaient, cethomme, qu’il avait pris pour un héros et qui n’avait été qu’unmalin, commençait à lui être moins sympathique. Il résolut de lerappeler assez rudement au respect de lui-même :

– Mon cher monsieur, il y a des situationsdans la vie qui valent bien que l’on risque quelquechose !…

« Et allez donc ! Ça c’estenvoyé ! » pensa M. Hippolyte Patard. C’est qu’envérité il trouvait les plaintes de ce M. Lalouette tout à faitnauséabondes. La situation avait beau apparaître difficile,mystérieuse, et, à tout prendre, menaçante, M. HippolytePatard pensa qu’elle était encore bien belle pour M. Lalouettequ’elle faisait académicien.

M. Lalouette avait baissé le nez ;quand il le releva ce fut pour laisser tomber dans la fraîcheur dusoir cette phrase qui était, en toute sincérité, immonde…

– Est-ce bien nécessaire, dit-il, que je leprononce, ce discours ?…

Ils étaient alors sur le bord de la Marne. Lesvoiles de la nuit enveloppaient déjà les deux voyageurs. M. lesecrétaire perpétuel regarda l’eau sournoise et profonde et lasilhouette affalée de M. Lalouette. Il eut envie de le noyertout simplement. Pan ! Un coup d’épaule !…

Seulement, au lieu de précipiter cette chairflasque au sein des eaux, M. le secrétaire perpétuel allaprendre amicalement le bras de M. le récipiendaire…

Et cela parce que d’abord M. HippolytePatard était le moins criminel des hommes et qu’ensuite il venaitde penser soudainement à ce que coûterait à l’illustre Compagnieune quatrième mort !…

Il en frémit. Ah ! à quoi pensait-ildonc ? À inquiéter cet excellent M. Lalouette ! Ilse traita de fou ! Il pressa le bras deM. Lalouette ! Il jura à cet honnête homme, du fond ducœur une reconnaissance éternelle… Il essaya de réchauffer chez luiune ardeur académicienne qu’il se reprochait assurément d’avoirlaissé s’éteindre. Il lui décrivit son triomphe du lendemain, illui montra la foule enivrée et ravie, enfin, il fit fondre, commeon dit, le cœur de M. Lalouette en lui représentant, auxpremières loges, Mme Lalouette vers qui allaient tous leshommages, comme à l’épouse glorieuse et rayonnante de l’Homme dujour !…

Finalement ils s’embrassèrent en secongratulant, en se réconfortant, en se traitant d’enfants quis’étaient laissé assombrir par des idées noires. Et ils riaienttout haut, comme des braves, quand ils constatèrent qu’ils étaientarrivés à la griffe du grand Loustalot.

– Attention aux chiens ! fitM. Lalouette.

Mais les chiens ne se faisaient pasentendre…

Chose curieuse, la griffe était ouverte.

M. Hippolyte Patard n’en sonna pas moinspour avertir de la présence d’étrangers.

– Où sont donc Ajax et Achille ? dit-il…Et Tobie ?… Il ne vient pas.

De fait, personne ne se dérangeait.

– Entrons ! fit M. le secrétaireperpétuel.

– J’ai peur des chiens ! recommençaM. Lalouette.

– Eh ! je vous dis que je les connaisdepuis longtemps ! répéta M. Patard. Ils ne nous ferontaucun mal.

– Alors, marchez devant, commanda bravementM. Lalouette.

Ainsi ils parvinrent jusqu’au perron. Le plusprofond silence régnait dans le jardin, dans la cour et dans lamaison.

La porte de la maison était égalemententrouverte. Ils la poussèrent. Un bec de gaz à demi ouvertéclairait le vestibule.

– Il y a quelqu’un ? s’écriaM. Patard, de sa voix de tête.

Mais aucune voix ne lui répondit.

Ils attendirent encore dans un extraordinairesilence.

Toutes les portes qui donnaient sur levestibule étaient fermées.

Et, tout à coup, comme M. Patard etM. Lalouette restaient là, fort embarrassés, le chapeau à lamain, les murs de la maison résonnèrent d’une clameur affreuse. Lanuit retentit désespérément d’un grand cri déchirant humain…

XV. La cage

 

La mèche de M. le secrétaire perpétuels’était dressée toute droite sur son crâne. M. Lalouettes’appuyait au mur, dans un grand état de faiblesse.

– Voilà le cri ! gémit-il, le grand cridéchirant humain…

M. Patard eut encore la force d’émettreune opinion :

– C’est le cri de quelqu’un à qui il estarrivé un accident…

Il faudrait voir…

Mais il ne bougeait pas.

– Non ! Non ! C’est le même cri… jele connais… c’est un cri, fit à voix basse M. Lalouette, uncri qu’il y a comme ça… tout le temps… dans la maison…

M. Hippolyte Patard haussa lesépaules.

– Écoutez, dit-il.

– Ça recommence… grelottaM. Lalouette.

On entendait maintenant comme une sorte degrondement douloureux, de gémissement lointain et ininterrompu.

– Je vous dis qu’il est arrivé un accident…cela vient d’en bas… du laboratoire… C’est peut-être Loustalot quise trouve mal…

Et M. Patard fit quelques pas dans levestibule. Nous avons dit que dans ce vestibule se trouvaitl’escalier conduisant aux étages supérieurs, mais, sous cetescalier-là, il y en avait un autre qui descendait aulaboratoire.

M. Patard se pencha au-dessus des degrés.Le gémissement arrivait là presque distinctement, mêlé de parolesincompréhensibles mais qui semblaient devoir exprimer une grandedouleur.

– Je vous dis qu’il est arrivé un accident àLoustalot.

Et bravement M. Hippolyte Patarddescendit l’escalier.

M. Lalouette suivit. Il dit touthaut :

– Après tout, nous sommes deux !

Plus ils descendaient, plus ils entendaientgémir et pleurer Enfin, comme ils arrivaient dans le laboratoire,ils n’entendirent plus rien.

Le laboratoire était vide.

Ils regardèrent partout autour d’eux.

Un ordre parfait régnait dans cette pièce.Tout était à sa place. Les cornues, les alambics, les fourneaux deterre dans la grande cheminée qui servait aux expériences, lesinstruments de physique sur les tables, tout cela était propre etnet et méthodiquement rangé. Ce n’était point là, de touteévidence, le laboratoire d’un homme qui est en plein travail.

M. Patard en fut étonné.

Mais ce qui l’étonnait le plus était, comme jel’ai dit, de ne plus rien entendre… et de ne rien voir qui l’eûtmis sur la trace de cette grande douleur qui leur avait« retourné les sangs » à tous les deux, M. Lalouetteet lui.

– C’est bizarre ! fit M. Lalouette,il n’y a personne.

– Non, personne !…

Et tout à coup, le grand cri les secoua ànouveau, leur déchirant le cœur et les entrailles.

Cela les avait comme soulevés de terre :cela venait même de sous la terre.

– On crie dans la terre ! murmuraM. Lalouette.

Mais M. Patard lui montrait déjà du doigtune trappe ouverte dans le plancher- Ça vient d’ici… fit-il.

Il y courut…

– C’est quelqu’un qui sera tombé par cettetrappe et qui se sera brisé les jambes…

M. Patard se pencha au-dessus de latrappe : les gémissements à nouveau s’étaient tus.

– C’est incroyable ! dit M. lesecrétaire perpétuel… Il y a là une pièce que je ne connaissaispas… comme un second laboratoire sous le premier…

Et il descendit encore des marches, enexaminant toutes choses prudemment, autour de lui.

Le laboratoire du dessous, comme celui dudessus, était éclairé par des papillons de gaz. M. Patarddescendait avec précaution. M. Lalouette, qui regrettaitdécidément sa visite au grand Loustalot, arrivait.

Dans ce laboratoire souterrain, il y avait lamême disposition que dans la pièce de dessus, pour toutes choses.Seulement toutes ces choses étaient dans un grand désordre, et enplein service, en cours d’expérience…

M. Patard cherchait. M. Lalouetteouvrait de grands yeux…

Ils n’apercevaient toujours personne…

Soudain, comme ils s’étaient retournés vers uncoin de muraille, ils reculèrent en poussant un cri d’horreur Cecoin de muraille était ouvert et garni de barreaux. Et derrière cesbarreaux, comme une bête fauve enfermée dans sa cage, un homme…oui, un homme aux grands yeux ardents les fixait en silence…

Comme ils ne disaient rien et qu’ils restaientlà comme des statues, l’homme, derrière ses barreaux dit :

– Êtes-vous venus pour me délivrer ?… Ence cas dépêchez-vous… car je les entends qui reviennent… et ilsvous tueraient comme des mouches…

Ni Patard ni Lalouette ne remuaient encore.Comprenaient-ils ?

L’homme encore hurla :

– Êtes-vous sourds ?… Je vous dis qu’ilsvous tueraient comme des mouches !… s’ils savent jamais quevous m’avez vu !… comme des mouches !…sauvez-vous !… sauvez-vous !… Les voilà !… je lesentends !… Le géant fait craquer la terre !… Ah !malheur !… ils vont vous faire manger par leschiens !…

Et on entendit en effet des aboiementsfurieux, tout là-haut, sur la terre. Les deux visiteurs avaientcompris cette fois !…

Ils tournèrent autour d’eux-mêmes comme s’ilsétaient ivres… cherchant une issue. Et l’autre dans sa cagerépétait en secouant les barreaux comme s’il voulait lesarracher :

– Par les chiens !… S’ils savent que vousavez surpris le secret !… le secret du grand Loustalot…Ah ! Ah ! Ah !… comme des mouches… par leschiens !…

Patard et Lalouette, incapables d’en entendredavantage, affolés d’épouvante, s’étaient rués sur l’escalier quiconduisait à la trappe…

– Pas par là !… hurla l’homme, derrièreles barreaux… vous ne les entendez donc pas qui descendent !…Ah ! les voilà !… les voilà !… avec leschiens !…

Ajax et Achille avaient dû maintenant pénétrerdans la maison… car celle-ci retentissait de leurs coups de gueuleformidables comme un enfer plein de l’aboiement des démons…

Patard et Lalouette étaient retombés au bas del’escalier, hurlant leur effroi, comme des insensés etcriant : « Par où ?… par où ?… paroù ?… » tandis que l’autre les couvrait d’injures, enleur ordonnant de se taire…

– Vous allez encore vous faire pincer commeles autres !

Et il vous tuera comme des mouches !…Taisez-vous donc… écoutez !… Ah ! si les chiens s’enmêlent, le compte est bon !… Voulez-vous voustaire !…

Patard et Lalouette, croyant déjà voirapparaître les crocs terribles d’Ajax et d’Achille en haut del’escalier de la trappe, s’étaient rués à l’autre extrémité decette cave, contre les barreaux mêmes de la cage où l’homme étaitenfermé ; et c’étaient eux maintenant qui suppliaient lemalheureux de les sauver Ils l’imploraient avec des mots sanssuite, avec des râles… Ah ! ils enviaient l’homme dans sacage…

Mais celui-ci leur avait pris à tous deux cequi leur restait de cheveux, à travers les barreaux, et leursecouait la tête affreusement pour les faire taire :

– Taisez-vous !… Nous nous sauverons tousles trois !…

Écoutez donc !… Les chiens ! Labrute les emporte !… Ils les font taire !… Le géant faitcraquer la terre, mais il ne se doute de rien ! labrute !… Ah ! quel idiot !… vous avez de lachance…

Et il les lâcha :

– Tenez ! vite !… vite !… dansle tiroir de la table là-bas, une clef…

Lalouette et Patard tiraient le tiroir en mêmetemps et le fouillaient fébrilement de leurs mains tremblantes.

– Une clef, continua l’autre… qui ouvre lepassage… les chiens sont enchaînés… Il faut en profiter…

– Mais la clef !… la clef ?…réclamaient les deux malheureux qui fouillaient en vain dans letiroir…

– Eh bien, mais la clef de l’escalier quimonte dans la cour !… vite… cherchez !… Il la met là tousles jours… après m’avoir donné à manger…

– Mais il n’y a pas de clef !…

– Alors, c’est que le géant l’a gardée, labrute !… Silence !… Mais ne remuez donc plus !Ah ! les voilà ! les voilà !… ils descendent…Maintenant le géant fait craquer l’escalier !…

Lalouette et Patard tournaient… tournaientencore… prêts à se jeter sous les meubles, à se cacher dans lesarmoires…

– Ah ! ne perdez donc pas la tête commeça ! souffla le prisonnier… ou nous sommes fichus !…Tenez, dans le recoin de la cheminée, là… oui, là, bien sûr… dechaque côté !…

Bougez pas !… ou je ne réponds plus derien !… Tout à l’heure il ira dîner… Mais s’il vous voit… Ilvous tuera comme des mouches… mes pauvres chers messieurs… commedes mouches !

XVI. Par les oreilles

 

Agonisants, MM. Patard et Lalouettes’étaient dissimulés chacun dans un coin de la grande cheminée dulaboratoire souterrain. Là, ils étaient dans une nuit profonde. Ilsne voyaient rien. Tout ce qui leur restait de vie s’était réfugiédans les oreilles. En vérité, ils ne vivaient plus que par lesoreilles.

Ce fut d’abord le géant Tobie qui, endescendant l’escalier du laboratoire souterrain, fit entendrequelques grognements funestes.

– Vous avez encore laissé la trappe ouverte,maître, dit-il, vous verrez que cela vous portera malheur… à lafin !…

On entendit les pas monstrueux de Tobie qui serapprochaient de la cage, c’est-à-dire des barreaux derrièrelesquels ils avaient découvert l’homme enfermé.

– Dédé a dû en profiter pour crier comme unsourd… T’as crié, Dédé ?

– Certainement qu’il a crié… répondit la voixde fausset de M. Loustalot… je l’ai entendu, moi, quandj’étais au gros chêne et que je mettais les mains sur Ajax !…Mais il n’y a personne, à cette heure, dans les environs.

– On ne sait jamais… gronda le géant… vouspouvez recevoir des visites comme l’autre fois… Il faut toujoursfermer la trappe… avec elle on est tranquilles… elle est rembourréede crin… on n’entend rien…

– Si tu n’avais pas laissé la grille du jardinouverte, vieux fou, et laissé échapper les chiens… Tu sais bienqu’ils ne rentrent qu’à ma voix… Je n’ai pas pensé à la trappederrière moi…

– Tu as crié, Dédé ? interrogea legéant.

Mais il n’obtint pas de réponse… L’homme,derrière ses barreaux, ne bougeait pas plus qu’un mort.

Le géant reprit :

– Les chiens étaient terribles, ce soirAh ! j’ai eu du mal à les enchaîner ! Quand ils sontrevenus, j’ai cru qu’ils allaient manger la maison… Ils étaientcomme le soir où nous avons trouvé ici les trois messieurs envisite devant la cage à Dédé…

C’était un soir comme celui-là, maître, où leschiens s’étaient échappés et où il a fallu « leur couriraprès »…

– Ne me parle jamais de ce soir-là, Tobie, fitla voix chevrotante de Loustalot.

– C’est ce soir-là, continua le géant, quej’ai bien cru que ça nous porterait malheur !… car Dédé avaitcrié !… avait bavardé… N’est-ce pas, Dédé, que tu avaisbavardé ?

Pas de réponse…

– Mais c’est à eux, reprit le géant de sa voixgrasse et lente, c’est à eux que ça a porté malheur… Ils sontmorts…

– Oui, ils sont morts…

– Tous les trois…

– Tous les trois… répéta comme un échosinistre la voix cassée du grand Loustalot.

– Ça, ricana lugubrement le géant… ça a étécomme un fait exprès.

Loustalot ne lui répondit pas, mais quelquechose comme un soupir un soupir de terreur et d’angoisse passa surla tête des deux hommes qui devaient, au bruit qu’ils faisaientavec les instruments, être occupés à quelque expérience.

– Tu as entendu ? demanda Loustalot.

– C’est toi, Dédé ? fit le géant.

– Oui, c’est moi, répondit la voix de l’hommeaux barreaux.

– Tu es malade ? demanda Loustalot…Regarde donc, Tobie, ce qu’il a. Dédé est peut-être malade ?Il a crié tout à l’heure à se casser la poitrine… Il a peut-êtrefaim ? As-tu faim, Dédé ?

– Tenez, fit la voix de l’homme dans la cage,voilà la « formule » ! Elle est complète. Vouspouvez me donner à manger maintenant… J’ai bien gagné monsouper !

– Va lui chercher sa « formule »,ordonna Loustalot, et donne-lui sa soupe…

– Regardez d’abord si la formule est bonne,répliqua Dédé… vous m’avez habitué à ne pas voler mon pain…

Il y eut les pas du géant et puis le bruitd’un morceau de papier froissé que le prisonnier devait passer àTobie à travers les barreaux…

Et un silence pendant lequel certainement legrand Loustalot devait examiner la « formule ».

– Oh ! ça !… ça c’est épatant !s’exclama-t-il dans un véritable transport… c’est tout à faitépatant, Dédé !… Mais tu ne m’avais pas dit que tu travaillaisà ça !…

– Je ne travaille qu’à ça depuis huit jours…nuit et jour… vous entendez ?… nuit et jour… mais ce coup-ci,ça y est !…

– Oh ! ça y est !…

Il y eut un grand soupir de Loustalot.

– Quel génie !… fit-il…

– Il a encore trouvé quelque chose ?demanda Tobie.

– Oui, oui… Il a encore trouvé quelque chose…et ce qu’il a trouvé, il l’a enfermé dans une bien belleformule !…

Loustalot et Tobie se parlèrent alors à voixbasse.

Si l’on avait encore eu la force d’écouterdans la cheminée, on n’aurait pu certainement rien entendre de cequ’ils se disaient là…

Loustalot reprit tout haut :

– Mais c’est de la véritable alchimie, ça, mongarçon !… Ce que tu viens de trouver là, c’est quelque chosecomme la transmutation des métaux !… Tu es sûr del’expérience, Dédé ?

– Je l’ai répétée trois fois avec du chlorurede potassium.

Ah ! on ne dira plus que la matière estinaltérable !… c’est tout à fait autre chose !… Unvéritable potassium nouveau que j’ai obtenu !… un potassiumionisé, sans parenté aucune avec le premier – Et de même pour lechlore ? interrogea Loustalot.

– De même pour le chlore…

– Bigre !…

Loustalot et le géant se reparlèrent à voixbasse, puis Loustalot encore :

– Qu’est-ce que tu veux pour ta peine,Dédé ?

– Je voudrais bien des confitures et un bonverre de vin.

– Oui, ce soir, tu peux lui donner un bonverre de vin, obtempéra le grand Loustalot, ça ne peut pas luifaire de mal.

Mais tout à coup, la paix relative de cettecave profonde fut effroyablement troublée par Dédé. Il y eut commeune tempête souterraine, un déchaînement de fureurs, des cris, deslamentations, des malédictions !… M. Lalouette de soncôté, M. Patard du sien, n’eurent que le temps d’arrêter surles bords de leurs lèvres sèches la clameur suprême de leurépouvante… On sentait que l’homme s’était rué comme un animalféroce derrière les barreaux de sa cage.

– Assassins ! hurlait-il…Assassins !… misérables bandits, voleur de Loustalot !…Geôlier immonde, garde-chiourme de mon génie !… monstre à quije donne la gloire et qui me paie d’un morceau de pain !… Tescrimes seront punis, tu entends, misérable !… Dieu techâtiera !… Ton forfait sera connu de l’univers !… Ilfaudra bien qu’ils viennent, les hommes qui me délivreront !…Tu ne les tueras pas tous !…

Et je te traînerai comme une charogne infâmeavec une pique de boucher, bandit !… Par la peau du cou…

– Assez ! fais-le taire, Tobie !râla Loustalot.

On entendit un bruit de grille de fer quitourna sur ses gonds.

– Je ne me tairai pas !… Par la peau ducou ! Par la peau du cou !… Non ! non ! Pascela !… Au secours ! au secours !…

Qui, je me tais… je me tais !… Par lapeau du cou, aux gémonies !… je me tais !…

Et le bruit de la grille de fer recommença surses gonds…

Et il n’y eut plus bientôt, dans la caveprofonde, qu’un gémissement qui allait s’apaisant, de plus en plus,comme quelqu’un qui s’endort après une grande colère ou quimeurt…

XVII. Quelques inventions de Dédé

 

Après ce gémissement il y eut encore quelqueremue-ménage dans le Laboratoire de la cave du fond et puis peu àpeu tout bruit s’éteignit.

Dans leur coin de cheminée, M. HippolytePatard et M. Lalouette ne donnaient point signe de vie. Ilsétaient collés au mur comme s’ils ne devaient plus s’en détacherjamais.

Cependant la voix de l’homme, derrière lesbarreaux de la cage, résonna :

– Vous pouvez venir… ils sont partis.

Ce fut encore le silence. Et puis la voix del’homme reprit :

– Êtes-vous morts ?

Enfin, dans la pénombre dulaboratoire-tombeau, qui n’était plus éclairé maintenant que par unlumignon qui brillait derrière les barreaux de la cage, chez leprisonnier, dans cette pénombre, disons-nous, apparurenttimidement, au bord de la vaste cheminée, deux silhouettes…

Les têtes d’abord se montrèrent prudemment,puis les corps… et tout redevint immobile.

– Oh ! vous pouvez avancer, dit la voixde Dédé… ils ne reviendront plus de la nuit… et la trappe estfermée.

Alors les deux silhouettes remuèrent ànouveau… mais avec des précautions extrêmes. Elles s’arrêtaient àchaque pas. Elles glissaient fort précautionneusement… Ellesétaient debout sur la pointe des pieds, les mains étendues… et,quand elles se heurtaient à un meuble et que ce meuble répondait àce choc par quelque sonorité, les silhouettes restaient commesuspendues.

Enfin elles arrivèrent à la lumière barrée dela grille derrière laquelle Dédé, debout, les attendait.

Et elles s’affalèrent exténuées, au pied desbarreaux. Une voix qui était celle de M. Hippolyte Patarddit :

– Ah ! mon pauvre monsieur !

Et la voix de M. Lalouette se fitentendre à son tour :

– Nous avons cru qu’ils vousassassinaient.

– Vous êtes restés dans la cheminée tout demême ? fit l’homme.

C’était vrai. Ils ne pouvaient le nier Ilsexpliquèrent, en des propos confus, que leurs jambes leur avaientrefusé tout service, qu’ils n’avaient point l’habitude de pareillesémotions, qu’ils étaient académiciens et nullement préparés àd’aussi horribles tragédies.

– Des académiciens ! fit l’homme. Un jouril en est descendu trois ici… trois candidats qui faisaient leurvisite et que le bandit a surpris… Je ne les ai jamais revus…Depuis, j’ai appris, en écoutant le bandit et le géant, qu’ilsétaient tous morts… Il a dû les tuer comme des mouches !

Toute cette conversation était prononcée àvoix très basse, étouffée, les lèvres de tous trois collées auxbarreaux.

– Monsieur ! implora Gaspard Lalouette,est-ce qu’il y a un moyen de sortir sans que le bandit noussurprenne ?

– Bien sûr ! fit l’homme… par l’escalierqui donne directement dans la cour…

M. Hippolyte Patard dit :

– La clef qui ouvre cet escalier et dont vousnous avez parlé n’est point dans le tiroir L’homme dit :

– Je l’ai dans ma poche ! Je l’ai prisedans la poche du géant… Je me suis fait taire pour qu’il viennedans ma cage.

– Ah ! mon « pauvre monsieur »,reprit Patard.

– Oui ! oui ! Je suis à plaindre,allez ! Ils ont des façons terribles de me faire taire.

– Alors, vous croyez qu’on peut s’en aller,soupira M. Gaspard Lalouette, qui s’étonnait que l’autre neleur eût pas encore passé la clef.

– Reviendrez-vous me chercher ? demandal’homme.

– Nous vous le jurons, dit solennellementM. Lalouette.

– Les autres aussi l’ont juré, et ils ne sontpas revenus.

M. Hippolyte Patard intervint pourl’honneur de l’Académie :

– Ils seraient revenus s’ils n’étaient pasmorts.

– Ça, c’est vrai… Il les a tués comme desmouches !… Mais vous, il ne vous tuera pas, parce qu’il nesait pas que vous êtes venus… Mais il ne faut pas qu’il vousvoie…

– Non ! non ! gémit Lalouette. Il nefaut pas qu’il nous voie…

– Il faut être malin ! recommanda l’hommeen dressant devant les deux visiteurs une petite clef noire.

Et il donna la clef à M. Hippolyte Patarden lui disant qu’elle ouvrait une porte qui se trouvait derrière ladynamo que l’on apercevait dans un coin. Cette porte ouvrait sur unescalier qui montait à une petite cour derrière la maison. Là, ilstrouveraient une autre porte qui donnait sur la campagne et dontils n’auraient qu’à tirer les verrous intérieurs. La clef de cetteautre porte restait toujours sur la serrure.

– J’ai remarqué tout cela, fit l’homme, quandle géant me promène.

– Vous sortez donc quelquefois de votrecage ? demanda

M. Patard qui frissonnait en face d’unpareil malheur oubliant presque le sien.

– Qui, mais toujours enchaîné ; une heurepar jour à l’air libre, quand il ne pleut pas.

– Ah ! mon pauvre monsieur !

Quant à M. Lalouette, il ne pensait qu’às’en aller. Il était déjà à la porte de l’escalier. Mais il luisembla entendre tout là-haut des grondements, et il recula.

– Les chiens ! gémit-il.

– Mais oui, les chiens !… répéta l’homme,hostile… Est-il embêtant, ce gros-là… vous ne sortirez d’ici quequand je vous le dirai, à la fin ! Il faut bien compter uneheure avant que Tobie leur porte à manger… Alors, vous pourrezpasser… ils ne prendront pas le temps d’aboyer… Quand ils mangent,ils ne connaissent plus rien, ni personne… entendez-vous… quand ilsmangent !

L’homme ajouta :

– Quelle vie !… Quelleexistence !…

– Une heure encore, soupira Lalouette, quidécidément maudissait le jour où il avait eu l’idée de se faireacadémicien.

– Moi, je suis bien ici depuis desannées !… répliqua l’homme.

Cela sortit de la gorge sur un tel tonfarouche que les deux académiciens, l’ancien et le nouveau, eurenthonte de leur lâcheté ! M. Lalouette lui-mêmeassura :

– Nous vous sauverons !

Sur quoi le prisonnier se mit à pleurer commeun enfant.

Quel spectacle !

Patard et Lalouette le virent seulement alorsdans toute sa misère. Ses vêtements étaient déchirés, mais ilsn’étaient point cependant malpropres. Ces déchirures, ces lambeauxévoquaient plutôt l’idée d’une lutte récente, et les deux visiteurssongèrent que le prisonnier tout à l’heure, s’était fait taire parle géant.

Mais quel était donc le sort prodigieux de cemisérable dans sa cage ? Les propos entendus tout à l’heureconduisaient à l’imagination d’un si abominable crime queM. Patard, qui croyait connaître depuis longtemps le grandLoustalot, ne pouvait pas, ne voulait pas s’y arrêter ! Etcependant, comment expliquer, autrement que par le crime lui-même,la présence de l’homme derrière les barreaux… de l’homme quipassait au grand Loustalot des formules chimiques pour ne pasmourir de faim ?

M. Lalouette, lui, avait compris tout netl’affreuse chose. Il n’hésitait plus. Il était certain maintenantque le grand Loustalot avait enfermé un génie dans une cage et quec’était ce génie-là qui avait fourni à l’illustre savant toutes lesinventions qui avaient répandu sa gloire sur le monde. Avec sonesprit précis il se représentait la chose avec des contoursdéfinitifs. Il voyait, d’un côté de la grille, le grand Loustalotavec un morceau de pain, et, de l’autre, le génie prisonnier avecses inventions. Et l’échange se faisait à travers les barreaux.

Le grand Loustalot devait, comme on pense,bien tenir à conserver pour lui tout seul un secret aussiformidable. Il devait y tenir certainement plus qu’à la vie detrois académiciens… On l’avait bien vu, hélas !… et ilsemblait assez logique qu’il dût y tenir encore assez pour luisacrifier deux victimes de plus. Quand on est entré dans la voie ducrime, on ne sait jamais quand on s’arrêtera.

Et c’est bien à cause de la grande nettetéavec laquelle il se représentait tout le drame, queM. Lalouette avait une si grande hâte de quitter ces lieuxdangereux et qu’il ne se consolait point de prolonger de pareillestranses, une heure encore.

Cependant, M. Hippolyte Patard, dont lecerveau horrifié luttait pour repousser des conclusions queM. Lalouette avait acceptées sans plus tarder, M. Patardoccupait le loisir forcé qui lui était fait à tâcher à débrouillerla vraie situation du prisonnier.

Les paroles mystérieuses prononcées par MartinLatouche et répétées par Babette lui revenaient à la mémoireépouvantée : « Ce n’est pas possible, avait dit Latouche,ce serait le plus grand crime de la terre ! » Oui, oui,le plus grand crime de la terre ! Hélas ! M. Patardne devait-il pas lui aussi se rendre à la hideuse vérité !

Le prisonnier derrière ses barreaux, avaitlaissé tomber sa tête dans ses deux mains, et il paraissait accablésous le poids d’une douleur surhumaine. Au-dessus de lui, lelumignon, accroché assez haut pour qu’il n’y pût atteindre,éclairait les choses d’une façon fantastique et donnait aux objetsépars dans le cachot une forme telle, derrière les barreaux, qu’oneût pu se croire en face du Laboratoire du diable, tout à faiteffrayant, avec les ombres agrandies des cornues et des alambics,et les monstrueuses panses de ses fourneaux éteints.

L’homme gisait comme une loque au milieu detoute cette alchimie.

M. Patard l’appela à plusieurs reprises,sans qu’il eût l’air de l’entendre. Tout là-haut les chiensgrondaient toujours et M. Lalouette n’avait garde d’ouvrir laporte par laquelle il rêvait cependant de filer comme uneflèche.

C’est alors que la loque – l’homme auxlambeaux – remua un peu et que son ombre aux yeux hagards fitentendre des paroles terribles.

– La preuve que le secret de Toth existe,c’est qu’ils sont morts. Voyez-vous ! voyez-vous !voyez-vous ! Il était descendu un jour si furieux que lamaison en tremblait. Et moi aussi, je tremblais. Car je medisais : Ça y est ! Oh ! ça y est ! Il vafalloir que j’invente encore quelque chose ! Chaque fois qu’ilme demande quelque chose de très difficile, il m’épouvante…

Alors, il m’a, comme un petit enfant qui apeur qu’on ne lui donne pas sa tartine… Quelle misère, n’est-cepas ?… Mais c’est un bandit !

Il y eut des râles sauvages dans la gorge del’homme.

Et puis :

– Ah ! Il m’a bien tenaillé, avec sonsecret de Toth ! Moi je n’en avais jamais entendu parler. Ilm’a dit qu’un saltimbanque prétendait qu’on pouvait tuer avec cesecret-là, par le nez, les yeux, la bouche et les oreilles… Et ilme disait qu’à côté de ce saltimbanque qu’il appelait Éliphas, jen’étais qu’un âne… Il m’a humilié devant Tobie !… C’en étaitindécent !… et j’ai bien souffert !… Ah ! quellequinzaine !… quelle quinzaine nous avons passée !… je mela rappellerai longtemps… et il ne m’a laissé tranquille que quandje lui eus livré les parfums tragiques… les rayons assassins… et lachanson qui tue ! Il a su s’en servir à ce que je vois.

L’homme ricana affreusement.

Puis il s’étala de tout son long par terre,étendant les bras et les jambes avec lassitude.

– Ah ! que je suis fatigué !soupira-t-il… Mais il me faut des détails. Je voudrais bien savoirsi on a vu briller le soleil de sacristie ?

M. Hippolyte Patard sursauta. Il serappela cette définition étrange et remarquable qu’un docteur avaitfaite des stigmates retrouvés sur le visage de Maxime d’Aulnay. Etil dit dans un souffle :

– Oui, oui, c’est bien cela !… le soleilde sacristie !

– Il y était, n’est-ce pas ?… Il avaitéclaté sur le visage…

C’était forcé !… ça, mon chermonsieur ! c’est la mort par la lumière ! Ça ne peut pasfaire autrement ! ça fait comme une explosion !… ouplutôt comme si le visage avait explosé !…

Mais l’autre, qu’est-ce qu’il avait ?…parce que, vous comprenez, mon cher monsieur, il me faut desdétails… Oh ! je me doutais bien, allez, que le bandit auraitencore fait des siennes, puisque je l’ai entendu raconter à Tobiequ’ils étaient morts tous les trois. Mais les détails, ça memanque, dans ma situation. Tantôt entre eux, devant moi, ilsparlent… et tantôt ils se taisent… Ah ! c’est un impitoyablebandit ! Mais l’autre… qu’est-ce qu’il avait ? Quelsstigmates ? Qu’est-ce qu’on a trouvé ?

– Mais je crois qu’on n’a rien trouvé,répondit Patard.

– Ah ! on n’aura rien trouvé avec leparfum plus tragique…

– Ça ne laisse pas de traces… c’estenfantin !… ça se met dans une lettre… on l’ouvre, on la litet on le respire !… Bonsoir !… plus personne !… maison ne tue pas tout le monde comme ça !… on finirait par seméfier, bien sûr… Oui, oui, on finirait par se méfier… Il a dû tuerle troisième avec…

Ici, le grondement des chiens sembla tellementse rapprocher que la conversation en fut suspendue. On n’entendaitplus dans la cave que la respiration haletante des trois hommes…puis la voix des molosses s’éloigna ou plutôt diminuad’intensité.

– On ne leur donnera donc pas à manger, cesoir ? murmura Dédé.

Patard, dont le cœur battait à se rompre,depuis l’atroce révélation, put encore dire :

– Il y en a un, je crois, qui a eu unehémorragie… car on lui a trouvé un peu de sang au bout dunez !

– Parbleu !… Parbleu !Parbleu ! grinça Dédé… – et ses dents faisaient, l’une contrel’autre, un bruit insupportable.

Parbleu ! Celui-là est mort par leson !… Il y a eu fatalement…

Oh ! c’est bien cela !… unehémorragie interne de l’oreille et il y a eu un écoulement sanguinpar la trompe d’Eustache, écoulement qui a gagné l’arrière-gorge etpuis le nez !… Nous y sommes ! nous y sommes, maparole !

Et l’homme, tout à coup, se redressant avecune agilité de singe, fut debout. On eût dit qu’il sautait auxbarreaux et qu’il s’y accrochait, tel un quadrumane. Patard reculabrusquement, redoutant que l’autre ne lui saisît encore ce qui luirestait de cheveux.

– Oh ! n’ayez pas peur !… n’ayez paspeur !

L’homme se laissa retomber sur ses pattes etmarcha dans son cachot-laboratoire à grandes enjambées.

Il redressait la taille, il redressait latête… Quand il passait sous le lumignon, on apercevait son vastefront.

– Voyez-vous, mon cher monsieur !… Toutcela est bien terrible, mais tout de même, on peut être fier de soninvention !… Ça, c’est réussi !… Ce n’est point de lamort pour rire que j’ai mise là-dedans… non, non ! C’est de lavraie mort que j’ai enfermée dans la lumière et dans le son !…Ça m’a donné beaucoup de mal !… mais vous savez, quand on al’idée, le reste n’est plus rien à faire !… Il s’agit d’avoirl’idée et ce ne sont point les idées qui me manquent !…Demandez-le au grand, à l’illustre Loustalot… Ah ! laréalisation d’une idée comme celle-là, avec moi, ça ne traînepas !… C’est vraiment magnifique !

L’homme arrêta sa marche, leva l’index etdit :

– Vous savez qu’il existe dans le spectre desrayons ultraviolets ? Ces rayons, qui sont des rayonschimiques, agissent vigoureusement sur la rétine… On a signalé desaccidents très graves avec ces rayons !… oh ! trèsgraves !… Maintenant, écoutez-moi bien… vous connaissezpeut-être ces sortes de lampes-longs-tubes, à lueur blafarde,verdâtre, et dans lesquelles le mercure volatilisé… Ah çà !m’écoutez-vous ? ou ne m’écoutez-vous pas ? s’écrial’homme si haut et si fort que Lalouette, épouvanté, se laissatomber à genoux, suppliant l’étrange professeur de se taire, et queM. Patard gémit :

– Oh ! plus bas !… au nom du ciel,plus bas !

Mais cette humiliation d’élève ne désarmapoint le maître qui, tout à sa conférence et à l’orgueil de prônerles mérites de son invention devant cet exceptionnel auditoire,continua d’une voix forte, nette, dominatrice :

– … Ces lampes dans lesquelles le mercurevolatilisé produit une lumière vraiment diabolique… Tenez, je croisbien que j’en ai là…

L’homme chercha, remua des choses… et netrouva pas.

En haut, les chiens ne se taisaient toujourspoint. Ils avaient senti les visiteurs, et c’est ce qui les faisaitsi insupportables.

« Ils ne se tairont, bien sûr, qu’avec dela viande dans la gueule », pensait M. Lalouette, etcette pensée qui ne le quittait décidément pas, malgré l’éloquencedu professeur ne le ranimait nullement et le laissait à genoux,comme si, avant le trépas, il n’avait plus que la force de demanderpardon au Seigneur de la stupide vanité qui l’avait poussé àbriguer un honneur qui est généralement réservé à des gens quisavent au moins lire. L’homme continuait son dangereux cours,redressant plus haut encore le front d’orgueil et scandant sesphrases de grands gestes tranchants.

– Eh bien, mon idée, à moi, la voilà ! lavoilà ! Au lieu de me servir d’un verre pour enveloppe, j’aipris un tube de quartz, ce qui m’a donné une production folle derayons ultraviolets ! Et alors ! et alors, je l’aienfermé, ce tube qui contenait du mercure, dans une petite lanternesourde, possédant une petite bobine mue par un petitaccumulateur !…

Et alors, et alors ! La force mortelle deces rayons sur l’œil est incomparable… Un rayon, un seul, de malanterne sourde que je fais agir comme je veux, grâce à undiaphragme qui me permet d’intercepter la lumière à volonté – unrayon, un seul, suffit. La rétine reçoit un coup terrible qui amènela mort instantanément par traumatisme ! mais il fallait letrouver… Il fallait songer à la possibilité de cette mort parinhibition, c’est-à-dire par le brusque arrêt du cœur telle cettemort également par inhibition – phénomène, messieurs, découvert parmoi d’abord, par Brown-Séquard ensuite –, telle cette mort, dis-je,par inhibition qui survient, par exemple, à la suite d’un coupporté par le revers de la main sur le larynx !…

– Voilà ! voilà ! Ah ! j’étaisfier, bien fier de ma petite lanterne sourde !… Mais il me l’aprise et je ne l’ai plus jamais revue…

– Non, jamais ! Ah ! c’est uneterrible petite lanterne qui tue les gens comme des mouches !…Aussi vrai que je suis le professeur Dédé.

Les deux auditeurs du professeur Dédérecommandèrent in petto leur âme à Dieu, car décidément, avec leschiens et la petite lanterne sourde, c’était bien le diable simaintenant ils en réchappaient. Mais le professeur Dédé n’avaitencore rien dit de la deuxième invention qui, paraît-il, lui avaitdonné plus de joie que toutes celles qui l’avaient précédée. Iln’avait encore rien dit de ce qu’il appelait son cher petitperce-oreille… Cette lacune fut comblée en quelques phrases etl’épouvante fut accomplie… La hideuse horreur de la mort prochaineet sûre sembla glacer pour toujours M. le secrétaire perpétuelet le nouvel académicien.

– Tout cela ! Tout cela ! proclamadonc le professeur Dédé, « c’est de la crotte de bique »à côté de mon cher petit perce-oreille. C’est une petite boîte quin’est pas plus haute que ça !… Elle peut se fourrerpartout !… dans un accordéon, si on est malin et que l’onsache s’y prendre… dans un orgue de Barbarie… dans tout ce quichante… dans tout ce qui fait une fausse note.

Le professeur Dédé leva l’index encore.

– Qu’y a-t-il, monsieur de plus désagréablepour une oreille tant soit peu musicienne, qu’une faussenote ? Je vous le demande, mais ne me répondez pas ! Iln’y a rien ! rien ! rien ! Avec mon cher petitperce-oreille, grâce au plus heureux dispositif électriquepermettant des ondes nouvelles, beaucoup plus rapides et pluspénétrantes – oui, monsieur, ma parole ! – que les ondeshertziennes – avec, dis-je, mon cher petit perce-oreille, je vrillela fausse note dans les méninges, je fais subir au cerveau quis’attend normalement à une note normale un choc tel que l’auditeurtombe mort, frappé comme d’un coup de couteau ondulatoire, si j’osedire, au moment même où l’onde armée de la fausse note pénètrefurtive et rapide dans le limaçon. Ah ! vrai ! qu’est-ceque vous dites de ça ?… Hein ?… vous ne dites rien deça !… Non ! rien du tout !… moi non plus ! Iln’y a rien à dire… Tout cela tue les gens comme des mouches !…Ah ! c’est au fond bien ennuyeux… car je resterai ici toute mavie n’ayant vu passer que des gens qui seraient venus me délivrers’ils n’étaient pas morts… Mais, à leur place, je sais bien ce queje ferais dans une aussi grave circonstance…

– Quoi ?… Quoi ?… râlèrent les deuxmalheureux.

– Je porterais des lunettes bleues et je memettrais du coton dans les oreilles.

– Oui ! oui ! oui ! deslunettes bleues et du coton !… répétèrent les deux hommes, etils tendaient les mains comme des mendiants.

– Je n’en ai pas sur moi !… fit gravementle professeur Dédé…

Et tout à coup il s’écria :

– Attention ! Attention !Écoutez ! des pas !… C’est peut-être lui, la petiteterrible lanterne sourde d’une main, et le cher petit perce-oreillede l’autre… Ah ! Ah !… Pas un sou !… je ne donneraispas un sou de votre existence terrestre à tous les deux, maparole !… Non !… Non !… C’est encore un coupraté !… une délivrance ratée !… vous ferez comme lesautres !… Vous ne reviendrez jamais !… jamais !…

En effet, des pas descendaient… Onmarchait maintenant juste au-dessus de leurs têtes. Les pasallaient vers la trappe…

Patard et Lalouette s’étaient relevés, avaientfui vers la porte du petit escalier, redressés par une suprêmeénergie, une dernière volonté de vivre. La voix de l’autre lespoursuivait : « Jamais !… je ne les reverrai plus…Ils ne reviendront plus jamais ! » Et ils eurent laperception nette qu’on soulevait la trappe au-dessus de leur tête…Ils se détournèrent instinctivement, rentrant la tête dans lesépaules, fermant les yeux, se bouchant les oreilles.

Et c’était trop horrible… Ils préféraientdécidément risquer la mort par les chiens… Ils ouvrirent la porteet grimpèrent, escaladèrent l’escalier, ne pensant qu’à ne pas êtrerejoints par le rayon qui assassine ou la chanson qui tue… nepensant même plus aux chiens.

Or, les chiens n’aboyaient plus.

Les chiens devaient manger, être occupés àdévorer Patard et Lalouette virent la porte indiquée par Dédé, laclef sur la serrure…

Et ils ne firent qu’un bond jusque-là.

… Et puis, ce fut la fuite éperdue dans leschamps… les champs à travers lesquels ils coururent, comme desfous, au hasard, tout droit devant eux, dans le noir… tombant, serelevant, bondissant plus loin quand ils étaient atteints par unrayon de lune !… un rayon qui venait peut-être, après tout, dela lanterne sourde !…

Enfin, ils arrivèrent à une route ; lavoiture d’un laitier passait… Ils parlementèrent, se glissèrentdans la charrette, exténués, mourants… et ils se firent conduire àla gare, cachant leur personnalité, disant qu’ils étaient égarés etqu’ils avaient eu peur de deux gros chiens qui lespoursuivaient.

Juste à ce moment, on entendit aboyeraffreusement les molosses, tout au loin, au fond de la nuit… Ondevait les avoir lâchés… on devait rechercher les visiteursinconnus qui avaient laissé derrière eux la porte ouverte… Le géantTobie devait organiser une battue en règle…

Mais la voiture partit à grande allure…M. Hippolyte Patard et M. Lalouette respirèrent enfin…Ils se crurent sauvés… Le grand Loustalot ne saurait jamais,n’est-ce pas ? jusqu’au moment du châtiment… quels étaient ceshommes qui avaient surpris son secret.

XVIII. Le secret du grand Loustalot

 

La rue Laffitte était noire de monde. À toutesles fenêtres, des groupes de curieux attendaient queM. Gaspard Lalouette quittât le domicile conjugal pour serendre à l’Académie française, où il devait prononcer son discours.C’était une fête et une gloire pour le quartier. Un marchand detableaux, un bibelotier académicien, cela ne s’était encore jamaisvu, et les circonstances héroïques au milieu desquelles sedéroulait un pareil événement avaient, comme on le pense bien,fortement contribué à mettre toutes les cervelles à l’envers. Lesjournalistes avaient envahi les trottoirs et exhibaient à chaqueinstant leurs coupe-files, pour n’être point gênés dans leurreportage par l’exceptionnel service d’ordre que le préfet depolice avait été dans la nécessité d’organiser Beaucoup de ceux quiétaient là avaient formé le projet non seulement d’acclamerM. Lalouette, mais encore de l’accompagner jusqu’au bout dupont des Arts… dessein, du reste, qu’ils n’eussent pu accomplircar, depuis des heures, on ne passait plus sur le pont des Arts.Enfin, au fond de la pensée de tous gisait la crainte de lanouvelle de la mort à laquelle il fallait bien s’attendre.

Comme M. Lalouette continuait de resterinvisible, cette crainte ne faisait que grandir, cette angoisseaugmentait avec les minutes qui s’écoulaient.

Or tous ces gens n’avaient point vu passerM. Lalouette, attendu que le nouvel académicien était, depuisneuf heures du matin, à l’Académie, enfermé avec M. HippolytePatard dans la salle du Dictionnaire.

Ah ! les malheureux avaient passé unenuit terrible, et c’est dans un triste état qu’ils étaient revenuschez ce petit-cousin de M. Lalouette qui tenait un petit débitplace de la Bastille.

Là, Mme Lalouette les avait fortmystérieusement rejoints.

On lui avait naturellement tout raconté, et ils’en était suivi une consultation qui avait duré plusieursheures.

M. Lalouette voulait qu’on allât tout desuite trouver la police, mais M. Patard le toucha par sonéloquence et ses larmes et il fut entendu que l’on agirait fortprudemment et de telle sorte que l’esclandre, autant que possible,fût évité et que l’Académie ne s’en trouvât point déshonorée.M. Patard tentait ainsi de faire comprendre àM. Lalouette que, depuis qu’il était académicien, il avait desdevoirs qui n’incombaient point au reste des hommes, et qu’il étaitresponsable, pour sa part, telle la vestale antique, de l’éclat decette flamme immortelle qui brûle sur l’autel del’Institut.

À quoi M. et Mme Lalouette crurentdevoir répondre que cette fonction glorieuse leur paraissaitmaintenant accompagnée de trop de périls pour qu’ils y tinssentbeaucoup. À quoi M. le secrétaire perpétuel répliqua qu’ilétait trop tard pour revenir en arrière et que lorsqu’on étaitImmortel, c’était jusqu’à la mort.

– C’est bien ce qui me chagrine ! avaitrépondu encore M. Lalouette.

En fin de compte, comme ils étaient sûrs quele grand Loustalot ignorait qu’ils avaient surpris son secret, lasituation pouvait leur paraître plutôt rassurante, plus rassuranteque lorsqu’ils ne connaissaient point la cause de la mort des troisprécédents récipiendaires. Mme Lalouette fit bien encorequelques réflexions mais elle était toute chaude de l’enthousiasmepopulaire qui assiégeait sa maison et il lui eût été douloureux derenoncer si tôt à la gloire. Il fut résolu que, dès la premièreheure, ces messieurs, pour n’être point dérangés, iraients’enfermer dans la salle du Dictionnaire dont la porte seraitcondamnée à tous, et par conséquent au grand Loustalot. Enfin, onacheta du coton et des lunettes bleues.

Dans la salle du Dictionnaire,M. Hippolyte Patard et M. Lalouette, ayant mis le cotondans leurs oreilles et les lunettes bleues sur le nez,attendaient.

Quelques minutes seulement les séparaient dumoment où la mémoire de M. Lalouette allait trouver l’occasionà jamais illustre de s’exercer pour le triomphe des lettres.

Au-dehors, une rumeur impatiente montait.

– C’est l’heure ! fit soudainM. Patard ; c’est l’heure, et résolument il ouvrit laporte de la salle, prenant sous son bras le bras de son nouveaucollègue.

Mais la porte fut brutalement poussée, puisrefermée…

Les deux hommes reculèrent en poussant un crid’effroi.

Le grand Loustalot était devant eux.

– Tiens ! Tiens ! fit celui-ci, lavoix légèrement tremblante, le sourcil froncé… tiens ! vousportez lunettes, maintenant, monsieur le secrétaireperpétuel ? Eh ! mais !… et M. GaspardLalouette aussi !… Bonjour monsieur Gaspard Lalouette… Il y alongtemps que je n’avais eu l’honneur de vous voir…Enchanté !

Lalouette balbutia des parolesinintelligibles. M. Patard essayait cependant de reconquérirun peu de sang-froid, car la minute était des plus graves. Ce quil’ennuyait, c’est que le grand Loustalot cachait obstinément unemain derrière son dos.

Et le plus affreux était qu’il ne« fallait avoir l’air de rien ».

Car, à n’en pas douter, le grand Loustalotsoupçonnait quelque chose.

M. Hippolyte Patard fit entendre unepetite toux sèche et répondit, en ne perdant pas un seul desmouvements du savant.

– Oui, M. Lalouette et moi, nous avonsdécouvert que nous avions la vue un peu fatiguée.

M. Loustalot fit un pas en avant.

Les deux autres en firent deux en arrière.

– Où avez-vous découvert cela ? demandalugubrement le savant. Ne serait-ce justement point chez moi, hiersoir ?

M. Lalouette eut comme un étourdissement,mais M. Patard, de toutes ses pauvres forces, protesta…affirmant que le grand Loustalot était le plus distrait des hommeset qu’il ne savait au juste ce qu’il disait, car, hier soin niM. Lalouette ni lui n’avaient quitté Paris.

Le grand Loustalot ricana encore, sa maintoujours cachée derrière son dos.

Et, tout à coup, son bras se détendit enavant, pour la plus grande terreur de ces messieurs qui, d’unemain, assujettirent brusquement leurs lunettes, et, de l’autre, lecoton dans leurs oreilles, croyant voir apparaître la petiteterrible lanterne sourde ou le cher petit perce-oreille.

Mais la main du grand Loustalot montrait unparapluie.

– Mon parapluie ! s’écria M. lesecrétaire perpétuel.

– Je ne vous l’ai pas fait dire ! grondasourdement le savant… votre parapluie, monsieur le secrétaireperpétuel, que vous avez oublié dans le train qui vous ramenait deLa varenne !… Un employé fidèle qui vous connaît et qui meconnaît et qui nous a vus quelquefois voyager ensemble… me l’aremis… Ah ! ah ! monsieur le secrétaireperpétuel !

Le grand Loustalot s’exaltait de plus en plusen agitant le parapluie que M. Hippolyte Patard essayait envain de saisir à la volée.

– Ah ! ah !… vous trouvez que jesuis distrait… mais le serai-je jamais autant que vous qui oubliezle parapluie le plus aimé du monde ?… Le parapluie deM. le secrétaire perpétuel !… Ah ! je l’ai soigné envérité… comme s’il avait été mon parapluie à moi !…

Et le savant lança le parapluie à toute voléeà travers la pièce. L’objet fit plusieurs tours sur lui-même etalla se briser contre la figure impassible d’Armand Duplessis,cardinal de Richelieu.

Devant ce sacrilège, M. Patard avaitcommencé un cri.

Mais la figure de Loustalot était devenue sieffrayante que ce cri n’avait pu s’achever… Il resta à l’état depuissance – ou d’impuissance – dans la gorge de M. lesecrétaire perpétuel.

Ah ! la fulgurante figure de démon !M. Loustalot barrait toujours le passage de la porte etagitait les bras comme un vrai Méphisto de théâtre qui veut fairecroire qu’il a des ailes.

Pour un vrai savant, c’était inouï, et tout lemonde l’eût cru toqué.

M. Patard et M. Lalouette pensèrentque c’était le diable.

Comme il avançait toujours, ils reculèrentencore.

– Allons ! Allons !… Tas devoleurs ! leur cria-t-il avec un éclat qui les annihila deplus en plus… Tas de voleurs de mon secret ! Il a fallu quevous descendiez dans la cave, hein ? pendant que je n’étaispas là… comme des gens mal élevés ou comme des tas devoleurs ! Et il aurait pu vous en cuire, vous savez !… Etles chiens auraient pu vous manger comme des alouettes ou vous tuercomme des mouches ! Ainsi parle Dédé. Vous l’avez vu,Dédé ? Tas de voleurs !… Enlevez donc vos lunettes, tasd’imbéciles !

Loustalot écumait. Il s’essuyait la bouche etaussi son front en sueur à grands coups de ses mains comme s’il sedonnait des claques !

– Mais retirez donc vos lunettes ! (Lesautres, bien entendu, ne les retiraient pas.) vous avez dû aussivous mettre du coton dans les oreilles !… Tout lebataclan !…

Toute la folie de Dédé !… Et qu’il mefait mes inventions pour un morceau de pain !… Et le secret deToth, n’est-ce pas ?…

Et la lumière qui tue ? et le cher petitperce-oreille !… Toute la folie, toute la folie deDédé !… Qu’est-ce qu’il a bien pu ne pas vous dire ?… Lepauvre cher fou !… le pauvre cher fou !… le pauvre cherfou !

Et Loustalot se laissant tomber sur une chaisesanglota d’une façon si désespérée que « les deuxautres » en eurent comme un choc au cœur. Et cet immensemisérable qui, il y a une seconde à peine, leur paraissait le plusgrand criminel de la terre, leur parut, tout à coup, infinimentpitoyable. Oh ! ils étaient bien étonnés de le voir pleurerainsi, mais ils ne s’approchèrent de lui qu’avec prudence et engardant leurs lunettes. Loustalot, râlant, gémissait :

– Le pauvre cher fou !… le pauvre enfant…mon enfant !… Messieurs… mon fils !… Comprenez-vousmaintenant ?… mon fils qui est fou !… fou dangereux, trèsdangereusement fou… Les autorités ne m’ont permis de le conserverchez moi que comme un prisonnier… – Un jour, on a retiré de sesmains une petite fille qu’il avait presque étranglée afin dereprendre dans sa gorge ce qu’elle avait pour chanter aussi bienque cela !… Ah ! Il ne faut pas le dire… C’est mon filsunique !… On me le prendrait !… On mel’enfermerait !… On me le volerait !… vous n’avez qu’àparler pour qu’on me vole mon fils !… tas de voleursd’enfants !

Et il pleura !… Il pleura !…

M. Hippolyte Patard et M. Lalouettele regardaient, immobiles, foudroyés par cette révélation. Cequ’ils venaient d’entendre et la sincérité de ce désespoir leurexpliquaient le singulier et douloureux mystère de l’homme àtravers les barreaux.

Mais les trois morts ?…

M. Patard posa une main timide surl’épaule du grand Loustalot dont les larmes ne tarissaient pas…

– Nous ne dirons rien ! déclaraM. le secrétaire perpétuel, mais avant nous, il y a eu troishommes qui, eux aussi, avaient promis de ne rien dire… et qui sontmorts.

Loustalot se leva, étendit les bras comme s’ilvoulait étreindre toute la douleur du monde.

– Ils sont morts ! les malheureux !…Croyez-vous donc que je n’en aie pas été plus épouvanté quevous ?… Le destin semblait se faire mon complice !… Ilssont morts parce qu’ils ne se portaient pas bien ! Qu’est-ceque vous voulez que j’y fasse ?

Et il alla à Lalouette.

– Mais vous, monsieur… vous !dites-moi !… vous avez une bonne santé ?

Avant que M. Lalouette n’ait pu répondre,la salle était envahie par ses collègues impatients qui venaientchercher M. le secrétaire perpétuel et son héros.

La cour les salles, les couloirs de l’Institutétaient pleins du plus ardent tumulte.

Malgré le coton qu’il avait enfoncé dans sesoreilles, M. Lalouette ne perdit rien de tous ces bruits degloire. En somme, après la confidence dernière de Loustalot, ilpouvait passer à l’Immortalité, en toute paix et sans remords. Ilse laissa porter jusqu’à l’entrée de la salle des séancespubliques.

Là, il fut arrêté un instant parl’encombrement et se trouva nez à nez avec Loustalot lui-même. Ilestima, avant d’aller plus avant, devoir prendre une suprêmeprécaution, et, penché à l’oreille du savant, il lui dit :

– Vous m’avez demandé si j’ai une bonnesanté ?… Merci, elle est excellente… je crois fermement à toutce que vous nous avez raconté, mais en tout cas, je vous souhaiteque je ne meure point, car j’ai pris mes précautions… j’ai écritmoi même un récit de tout ce que nous avons vu et entendu chezvous, récit qui sera divulgué aussitôt après ma mort.

Loustalot considéra curieusementM. Gaspard Lalouette, puis il répondit avecsimplicité :

– Ça n’est pas vrai, puisque vous ne savez paslire !…

XIX. Le triomphe de GaspardLalouette

 

M. Gaspard Lalouette ne pouvait plusdécemment reculer.

Déjà on l’avait aperçu dans la salle. Desbravos assourdissants saluèrent son entrée. La vue deMme Lalouette, au premier rang, rendit au récipiendaire un peude son courage, mais, en vérité, M. Loustalot venait de luiporter un coup terrible. Il en chancelait encore. Comment cet hommesavait-il que lui, Lalouette, ne savait pas lire ? Le secreten avait été cependant précieusement gardé. Ce n’était point Patardqui pouvait avoir parlé ! Et Éliphas avait montré trop de joiede voir à l’Académie un monsieur qui ne savait pas lire pourcompromettre sa vengeance par une indiscrétion. Eulalie était letombeau des secrets. Alors ? Comment ? Comment ? Ilcroyait « tenir » Loustalot et c’était Loustalot qui, audernier moment, lui prouvait son impuissance.

Mais Loustalot, après tout, n’avait peut-êtrepoint mis dans sa réplique d’intention mauvaise. N’était-il pointun malheureux désespéré père et un lustre savant à plaindre ?Évidemment. Alors, qu’est-ce que M. Lalouette avait àcraindre ?

– Surtout avec des lunettes bleues et du cotondans les oreilles !

Lalouette se redressa devant les hommages quil’accueillaient, qui suivaient chacun de ses pas. Il voulutparaître fier comme un général romain au triomphe et aussi commeArtaban. Et il y réussit. Cela, surtout, grâce à ses lunettesbleues qui cachaient un reste d’inquiétude dans le regard.

Il vit, à côté de lui, très tranquille et trèstriste, le grand Loustalot qui semblait à mille lieues de laréunion. Il fut, du coup, rassuré, ma foi, tout à fait. Et, laparole lui ayant été donnée, il commença son discours, trèsposément, en tournant, le coude arrondi, les pages, comme s’illisait, bien entendu. Toute sa bonne mémoire était là… si bonne… sibonne… qu’il débitait son « compliment » en songeant àautre chose.

Il songeait : mais enfin, comment legrand Loustalot sait-il que je ne sais pas lire ?

Et tout à coup, se frappant brusquement lefront, il s’écria, au milieu de son discours :

– J’y suis !

À ce geste inattendu, à ce cri inexplicable,toute la salle répondit par une clameur. D’un unique mouvementd’indicible angoisse, elle se souleva, penchée sur l’homme…s’attendant à le voir pirouetter comme les autres.

Mais après avoir toussé librement pour sedégager la gorge, M. Gaspard Lalouette déclara :

– Ce n’est rien !… Messieurs, jecontinue !… Je disais donc… je disais donc : ah ! jedisais donc que ce pauvre Martin Latouche, enlevé siprématurément…

Ah ! qu’il était beau et calme, le pèreLalouette ! et sûr de lui, maintenant ! Oh ! tout àfait sûr !… Il parlait de la mort des autres avec latranquillité de l’homme qui ne doit jamais mourir… On l’applaudit àfaire éclater les vitres ! C’était du délire. Les femmessurtout étaient folles ! Elles arrachaient leurs gants à forcede taper dans leurs petites mains, elles cassaient des éventails,elles avaient de petits cris aigus d’enthousiasme, d’enchantementet de satisfaction – c’était extraordinaire, pour une réceptionacadémique –, Mme Lalouette était soutenue par deux amiesdévouées et l’on pouvait contempler sur son visage rafraîchi deuxvrais ruisseaux de larmes heureuses qui ne tarissaient point.

Donc M. Lalouette parlait bien.

Il avait trouvé le mot de l’énigme et rien nel’arrêtait plus dans son discours. Il faisait des effets de voix,de bras et de torse.

Voici pourquoi il avait crié : « J’ysuis ! » « J’y suis » parce que le fameux jouroù j’étais allé tout seul à La Varenne-Saint-Hilaire et où jem’étais enfui de chez Loustalot comme si je m’étais échappé deCharenton… ce jour-là, j’arrivai juste à la gare pour sauter dansle train qui me ramenait à Paris. Dans le compartiment, il y avaitune dame qui poussa des cris de paon. C’était un compartiment ferméne donnant point sur un couloir ; je vis qu’elle croyait quej’allais l’assassiner. Plus je voulais la calmer et plus ellecriait. À la station suivante elle appela le chef de train qui mereprocha d’être monté dans le compartiment des « damesseules ». Et il me montra une pancarte en m’annonçant qu’ilallait dresser procès-verbal, et que j’aurais un beau procès.

Heureusement j’avais dans ma poche mon livretmilitaire grâce auquel j’ai pu prouver que je ne savais paslire ! Et voilà… cet employé doit être le même que celui qui atrouvé le parapluie de M. Patard et qui l’a remis à Loustalot.Aux questions de Loustalot sur mon signalement, l’employécertainement a répondu que M. le secrétaire perpétuelvoyageait avec l’homme qui ne savait pas lire !

– Messieurs… Mgr d’Abbeville était commemoi un enfant du peuple.

À cet endroit du discours un nouveau garçon desalle de l’Institut – car les anciens n’eussent point osé unepareille démarche qui rappelait des précédents fâcheux – traversal’enceinte sur la pointe des pieds, une lettre à la main.

Quand le public vit cette lettre, une nouvelleintense émotion s’empara de tous… On crut que cette lettre étaitencore destinée au récipiendaire… et aussitôt il y eut descris…

– Non !… Non !… Pas delettres !… N’ouvrez pas !… Qu’il ne l’ouvrepas !

Et un cri déchirant. C’étaitMme Lalouette qui se trouvait mal.

M. Lalouette avait tourné la tête du côtédu garçon de salle et il avait vu la lettre… Il avait compris… Leparfum plus tragique le guettait peut-être… Enfin, il avait entendule désespoir de Mme Lalouette…

Alors, il se dressa sur la pointe des pieds etil se fit plus grand qu’il n’avait jamais été et, dominantréellement, au moins de toute sa force morale cette assembléeeffarée, montrant d’un doigt qui ne tremblait pas la lettrefatale :

– Ah ! non ! pas avec moi, fit-il…ça ne réussira pas !… Moi je ne sais pas lire !…

Ce fut une explosion d’allégresse folle !Ah ! au moins, celui-là était spirituel. Brave etspirituel : Il ne savait pas lire !

Le mot était adorable. Et le triomphe deLalouette fut complet. Des collègues vinrent lui secouer les mainsavec une énergie farouche, et la séance s’acheva dans un transportd’enthousiasme merveilleux…

Le triomphe fut d’autant plus complet qu’enfin de compte M. Gaspard Lalouette ne mourut pas et quel’homme qui ne sait pas lire put définitivement s’asseoir dans lefauteuil de Mgr d’Abbeville sans avoir été empoisonné d’aucunesorte.

La lettre n’était point à l’adresse deM. Lalouette.

Mme Lalouette revint à elle pourretrouver un mari bien vivant qui lui parut le plus beau deshommes.

Sur le tard, ils eurent un enfant du sexemasculin qu’ils appelèrent Académus.

Quant au grand Loustalot, il éprouva, peu detemps après les événements qui nous ont occupés, une grandedouleur. Il perdit son fils. Dédé mourut.

M. Hippolyte Patard et M. Lalouettefurent invités à l’enterrement qui eut lieu le soir, presquesecrètement.

Au cimetière, M. Lalouette fut fortintrigué par la présence d’un mystérieux personnage qui, derrièreles tombes, se glissait non loin du grand Loustalot. Quandl’illustre savant tomba à genoux, l’inconnu s’approcha et se penchasur lui comme s’il voulait écouter interroger cette douleur Lafigure de l’homme était invisible tant elle était enveloppée duchapeau et du manteau. Tout le temps de la cérémonie,M. Lalouette se demanda : « Qui donc estcelui-ci ? » Car il lui semblait bien que l’alluregénérale ne lui était pas étrangère.

Enfin l’homme se perdit dans la nuit.

M. le secrétaire perpétuel etM. Lalouette revinrent de compagnie. Dans le train, oùM. Lalouette faillit encore monter dans le compartiment des« dames seules », croyant monter dans celui des« fumeurs », les deux académiciens causèrent.

– Ce pauvre Loustalot semble avoir bien duchagrin, disait M. Hippolyte Patard.

– Oui, oui, bien du chagrin, répondit, enhochant la tête, M. Lalouette.

Deux ans plus tard, M. Gaspard Lalouette,se rendant à l’Académie, traversait le pont des Arts au bras deM. Hippolyte Patard. Soudain il suspendit sa marche :

– Voyez, dit-il, devant vous… l’homme aumanteau…

– Eh bien ? demanda, tout étonné,M. le secrétaire perpétuel.

– Vous ne reconnaissez pas cettesilhouette ?…

– Ma foi non !…

– C’est qu’elle ne vous a pas frappé commemoi, monsieur le secrétaire perpétuel… Cet homme n’a pas lâché legrand Loustalot d’un pas le soir de la cérémonie, au cimetière… etje crus bien ne pas me tromper en affirmant que j’avais déjà vucette silhouette-là quelque part…

À ce moment, l’homme au manteau seretourna :

– M. Éliphas de La Nox ! s’écriaM. Lalouette.

C’était bien le mage. Il s’avança vers lesdeux Immortels et serra la main de M. Lalouette.

– Vous ici ! s’exclama celui-ci, et vousne nous avez pas fait une petite visite ? Mme Lalouetteaurait été si heureuse de vous serrer la main ! Faites-nousdonc le plaisir de venir dîner, sans cérémonie, l’un de ces soirs,à la maison.

Et se tournant vers M. Patard :

– Mon cher secrétaire perpétuel, je vousprésente M. Éliphas de Saint-Elme de Taillebourg de La Nox,dont la lettre nous a si fort tracassés dans un temps. Et, à partça ! que devenez-vous, mon cher monsieur de La Nox ?…

– Mais je vends toujours mes peaux de lapin,mon cher académicien, répondit avec un sourire celui qui avait étél’« Homme de lumière ».

– Et vous ne regrettez point l’Académie ?demanda bravement M. Lalouette.

– Non, puisque vous y êtes ! répliquadoucement Éliphas.

M. Lalouette prit ces paroles pour uncompliment et remercia.

M. le secrétaire perpétuel toussa.

M. Lalouette dit :

– À propos !… Figurez-vous qu’en vousapercevant, et sans vous avoir encore reconnu, je disais àM. le secrétaire perpétuel : « C’est drôle, mais ilme semble bien avoir vu cette silhouette à l’enterrement du fils dugrand Loustalot… » – J’y étais, fit Éliphas.

– Vous connaissiez le grand Loustalot ?demanda M. Patard, qui n’avait encore rien dit.

– Point personnellement, répondit sur un tontout à coup si grave M. Éliphas de La Nox que ses deuxinterlocuteurs en furent comme gênés… Non, je ne le connaissais paspersonnellement, mais j’ai eu l’occasion de m’occuper de lui à lasuite d’une enquête que j’ai cru devoir faire pour ma satisfactionpersonnelle, relativement à certains faits qui ont occupé l’opinionpublique dans un temps où l’on mourait beaucoup à l’Académie,monsieur le secrétaire perpétuel…

En entendant cela, M. le secrétaireperpétuel souhaita que le pont des Arts s’entrouvrît pour mettrefin à une conversation qui lui rappelait les heures les plusnéfastes de son honnête et triste vie. Il balbutiahâtivement :

– Oui, je me rappelle également vous avoir vuau cimetière… Le grand Loustalot avait bien du chagrin de la mortde son fils…

M. Lalouette ajouta aussitôt :

– Son chagrin n’a point diminué. Nous nel’avons plus revu à l’Académie depuis ce deuil cruel et il nouslaisse, seuls, travailler au Dictionnaire… Ah ! le pauvrehomme a été bien frappé !….

– Si frappé… si frappé, répliqua soudainl’« Homme de lumière », en penchant sa noble etmystérieuse figure sur les deux académiciens frémissants… si frappéque, depuis la mort de Dédé, il n’a plus rien inventé dutout !

Sur quoi, ayant prononcé la terrible phrase,M. Éliphas de Saint-Elme de Taillebourg de La Nox, tournant ledos à l’Institut, disparut au bout du pont des Arts…

… Cependant que, appuyés maintenant l’un surl’autre, comme pour se soutenir mutuellement, M. HippolytePatard et M. Gaspard Lalouette dirigeaient héroïquement leurspas chancelants vers le seuil de l’Immortalité.

Tant qu’ils furent dehors, ils ne prononcèrentpoint un mot, mais aussitôt qu’ils furent enfermés dans le cabinetde M. le secrétaire perpétuel, M. Gaspard Lalouetteretrouva soudain ses forces pour déclarer que sa conscience,définitivement éclaircie par les paroles tragiques deM. Éliphas de La Nox, ne lui permettait point de conserverplus longtemps un silence coupable. C’est en vain queM. Patard, des larmes dans la voix, essayait de le faire taireet plaidait encore le doute dont il voulait faire bénéficierl’abominable Loustalot, pour l’honneur de l’Académie ;M. Lalouette ne voulait plus rien entendre.

– Non ! Non ! s’écria-t-il, c’estMartin Latouche qui avait raison ! C’est lui qui a entrevu lavérité : il n’y a pas eu de plus grand crime sur laterre !

– Si ! répliqua M. le secrétaireperpétuel, éclatant à son tour si ! Il y en a eu un plusgrand !

– Et lequel, monsieur ?

– Celui de faire entrer à l’Académie quelqu’unqui ne sait pas lire ! Ce crime, c’est moi qui l’aicommis !

Et il ajouta, tremblant d’une fureursainte :

– Dénonce-moi donc si tu l’oses !

C’était la première fois que, depuis l’âge deneuf ans, où il avait eu le malheur de perdre sa mère,M. Hippolyte Patard usait, dans le discours, du« tutoiement ».

Cette familiarité menaçante, au lieu de calmerla discussion, ne fit que l’exaspérer davantage et les deuxImmortels étaient dressés l’un contre l’autre, comme deux coqs debataille, quand un coup, frappé à la porte, les rappela ausentiment des convenances. M. Lalouette se laissa tomber dansun fauteuil, au coin du feu, et M. Patard alla ouvrir. C’étaitle concierge qui apportait un pli assez volumineux qu’on lui avaitfort recommandé et qu’il devait remettre entre les mains mêmes deM. le secrétaire perpétuel. Le concierge s’en alla etM. Patard prit connaissance du message. D’abord il lut, surl’enveloppe, ces mots : « À M. le secrétaireperpétuel, pour être ouvert en séance privée de l’Académiefrançaise. »

M. Patard reconnut l’écriture ettressaillit.

– Qu’y a-t-il ? demanda Lalouette.

Mais, très agité, M. le secrétaireperpétuel ne répondit pas.

Le message dans les mains, il errait dans lapièce comme s’il ne savait plus ce qu’il faisait. Tout à coup, ilse décida, fit sauter les cachets et déploya un assez volumineuxcahier, en tête duquel il lut : « Ceci est maconfession. »

M. Lalouette le regardait lire, necomprenant rien au prodigieux émoi qui s’emparait deM. Patard, au fur et à mesure que celui-ci tournait les pagesdu mystérieux dossier. La figure de l’honorable académicien perdaitpeu à peu cette belle couleur jaune par laquelle elle avaitaccoutumé de traduire les émotions funestes de ce cœur dévoué à laplus glorieuse des institutions. M. Patard était maintenantplus pâle que le marbre qui devait, un jour, par-delà le trépas,commémorer ses traits immortels, sur le seuil de la salle duDictionnaire.

Et M. Lalouette vit soudainM. Patard qui jetait, d’un geste délibéré, tout le dossier aufeu.

Après quoi, le dit Patard, ayant assisté,immobile, à son petit incendie, se dirigea vers son complice et luitendit la main :

– Sans rancune, monsieur Lalouette, luidit-il, nous ne nous disputerons plus. C’est vous qui aviez raison.Le grand Loustalot était surtout un grand misérable. Oublions-le.Il est mort. Il a payé sa dette, lui ! mais vous, mon cherGaspard, quand paierez-vous la vôtre ? Ça n’est pourtant pasbien difficile à apprendre : b a : ba, b e : be, bi : bi, b o : bo, b u : bu !

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