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Le Fils du forçat

Le Meneur de loups

d’ Alexandre Dumas

Chapitre 1 Où nous apprendrons ce que c’est qu’un cabanon à ceux de nos lecteurs qui l’ignorent.

En ce temps-là Marseille avait une banlieue pittoresque et romantique, et point, comme aujourd’hui une banlieue verdoyante et fleurie.

Du haut de la montagne de Notre-Dame de la Garde, il était aussi facile de compter les maisons égrenées dans la plaine et sur les collines, qu’il l’était de nombrer les navires et les tartanes qui diapraient de leurs voiles blanches et rouges l’immense nappe bleue qui s’étend jusqu’à l’horizon : nulle de ces maisons, à l’exception peut-être de celles qui avaient été bâties aux rives de l’Huveaune, sur les ruines de ce château de Belle Ombre, qu’habitait la petite-fille de Mme de Sévigné, nulle de celles-là n’avait à s’enorgueillir encore de ces majestueux platanes, de ces charmants bosquets de lauriers, de tamaris, de fusains, d’arbres exotiques et indigènes qui dérobent à présent, sous les masses de leurs feuillages pleins d’ombre, les toits des innombrables villas marseillaises ; c’est que la Durance n’avait point encore passé par là, couru dans ces vallons, escaladé ces collines,fertilisé ces rochers.

Alors tout Marseillais qui tenait à raviver ses fleurs lorsque leurs feuilles, flétries par l’action torride d’un soleil d’août, se penchaient vers la terre, devait, comme à bord d’un navire en pleine traversée, comme M. de Jussieu le fit pour son cèdre, prendre sur la part réservée à son estomac,pour donner l’aumône de quelques gouttes d’eau à la pauvre plante.

En ce temps-là déjà si loin de nous, grâce à la combinaison toute-puissante d’eau et de soleil qui a si rapidement métamorphosé la végétation de ce pays, que l’on ne se souvient plus, à Marseille même, qu’il fut un temps où quelques pins, quelques oliviers craquant au soleil rompaient seuls lamonotonie du paysage dénudé ; en ce temps-là, disons-nous, levillage de Montredon offrait le plus complet spécimen de l’ariditéqui caractérisait jadis les environs de la vieille cité desPhocéens.

Montredon vient après cette trinité devillages que l’on appelle Saint-Geniès, Bonneveine etMasargues : il est situé à la base de ce triangle qui,s’avançant dans la mer et protégeant la rade du vent d’est, senomme le cap Croisette. Il est bâti au pied de ces immenses massesd’un calcaire gris et azuré, sur les pentes desquelles poussentavec peine quelques buissons rabougris, dont le soleil et lapoussière blanchissent encore les feuilles grisâtres.

Rien de plus morne, de plus triste, que laperspective de ces masses grandioses : il semblerait quejamais les hommes n’eussent pu raisonnablement songer à planterleurs tentes sur les assises désolées de ces remparts de pierre,que Dieu n’avait placés là que pour garantir la côte desenvahissements de la mer ; et cependant, bien avant 1787,Montredon avait, outre ses chaumières, de nombreuses maisons decampagne, dont l’une est célèbre, sinon par elle-même, du moins parla renommée de ceux qui l’ont habitée.

Le parc magnifique, que MM. Pastré ontentouré de murs, renferme dans son enceinte une modeste villa qui aservi d’asile à la famille Bonaparte, lors du long séjour qu’ellefit à Marseille pendant la Révolution ; les rois et les reinesde la moitié de l’Europe ont piétiné le sable de ses allées ;et l’hospitalité qu’il leur donnait a singulièrement porté bonheurà M. Clary ; ses enfants ont été emportés dans letourbillon qui poussait ses hôtes vers les trônes, et ils ont prisplace sur les premiers degrés. Peu s’en fallut même que la plusjeune des demoiselles Clary ne fût appelée à partager la destinéedu futur maître du monde. Il fut question d’un mariage entre elleet le jeune commandant d’artillerie ; mais, comme le dit plustard le notaire de madame Bauharnais en semblable circonstance, onne pouvait épouser un homme qui n’avait que la cape et l’épée.

Disons-le bien vite : ce n’est point deces demi-dieux d’hier que nous avons à vous entretenir, cherlecteur. Nous n’avons pas su résister à un mouvement d’orgueilpatriotique ; nous avons éprouvé le besoin de vous apprendrequ’après tout, Montredon n’est pas aussi humble qu’il en al’air ; qu’il a, comme toute autre ville, ses droits à unecélébrité dont il est juste que chacun de ses enfants se fassegloire, et, ceci concédé, nous nous hâterons de vous avertirconsciencieusement que nous n’avons fait là qu’une digression, quenos futurs personnages sont tout petits, tout modestes, que notredrame naît, vit et se dénoue sur un grain de sable, et que, si nosacteurs ont fait du bruit en ce monde, ce bruit s’est arrêté biencertainement à la vieille chapelle d’un côté, et de l’autre à laMadrague, la colonne d’Hercule de Montredon.

… Paulo minoracanamus.

Quittons donc bien vite la villa Clary, et, ensuivant le bord de la mer, gagnons ce petit promontoire que l’onappelle la Pointe-Rouge, où nous trouvons, en l’année 1831dans laquelle nous sommes, trois ou quatre maisons seulement, et,parmi ces maisons, le cabanon dans lequel se passe l’histoire quenous voulons vous raconter.

Cependant, et au risque d’une nouvelledigression, il serait tout à fait à propos de tenir ce que prometle titre de ce chapitre, de vous expliquer ce que c’est qu’uncabanon, à vous tous qui peut-être n’avez point eu la chance denaître dans ce que tout Marseillais regarde comme le paradisterrestre, dans la Provence.

Sur ce mot de cabanon, votre imagination s’estpeut-être déjà figuré une hutte en planches ou branches, un toit depaille ou de roseaux avec un trou au plafond pour laisser échapperla fumée. Votre imagination a marché trop vite.

Château, bastide ou cabanon, c’est tout un àMarseille, c’est-à-dire que le caractère et l’imagination dupropriétaire décident du titre que porte toute habitationextra-muros, bien plus que la taille ou l’architecture de laditehabitation. Si le Marseillais est orgueilleux, la maison sera unchâteau ; s’il est simple, elle deviendra une bastide ;s’il est modeste, il la nommera un cabanon. Mais lui seul peutétablir cette classification, car rien ne ressemble autant à unchâteau marseillais qu’une bastide, si ce n’est peut-être uncabanon.

Parlons tout ensemble du cabanon et de sonpropriétaire.

Le propriétaire de la maison de laPointe-Rouge était un ancien portefaix. Depuis que la ville deMarseille a envoyé à l’assemblée un ou deux portefaix pour lareprésenter, on se fait généralement une idée très fausse desmembres de cette corporation. Quelques personnes supposent que tousles habitants de notre grand port méditerranéen sontportefaix ; d’autres, que tous les portefaix sontmillionnaires. La vérité est que cette profession, qui ne comptepas à Marseille moins de trois à quatre mille membres, estlucrative à la fois pour les ouvriers et pour les maîtres, sous laresponsabilité desquels ceux-là travaillent.

Les maîtres portefaix entreprennent ledéchargement des navires à forfait ; le tarif varie avec lescirconstances, et pour eux et pour les hommes de peine qu’ilsemploient et qu’ils payent proportionnellement. Le mouvementcommercial est considérable : les patrons peuvent réaliser unbénéfice d’une quinzaine de mille francs par an. Après unevingtaine d’années d’exercice, ils se retirent, non pas riches maisdotés d’une honnête aisance.

M. Coumbes n’avait été ni plus ni moinsque la plupart de ses confrères. Fils de paysans, il était venu àMarseille en sabots. Un sien parent, simple soldat dans cettegrande milice du port, proposa sa place, qu’une infirmité précocel’empêchait de remplir convenablement.

Ces places d’ouvriers portefaix se lèguent ous’achètent, absolument comme les charges de notaire ou d’agent dechange.

M. Coumbes eût volontiers acheté unecharge, mais il n’avait pas une obole.

Le parent tourna la difficulté ; l’argentn’était rien pour lui ; il ne voyait en cette affaire que lafélicité future de son cousin qu’il allait assurer ; il secontentait du tiers du produit des journées du jeune homme pendantcinq ans.

M. Coumbes eût voulu marchander, mais lecessionnaire noya ses protestations dans un déluge de paroles d’unetendresse qui ne laissait pas à son interlocuteur la possibilitéd’insinuer la moindre réclamation ; il dit oui.

M. Coumbes tint commercialement sesengagements. Cette large brèche pratiquée dans ses salairesquotidiens ne l’empêcha pas de faire de notables économies. Ilavait pour cela un procédé des plus simples : il prélevait sursa nourriture le tiers à donner au cousin. S’il n’engraissa pas àce régime, son magot ne s’en arrondit que mieux et bientôt il futassez dodu pour permettre à Coumbes d’acheter une des maîtrises desa corporation. Il est vrai qu’elles n’avaient pas atteint alorsles prix auxquels elles sont arrivées aujourd’hui.

Mais, si la maîtrise coûta peu àM. Coumbes, elle lui produisit gros. À partir des expéditionsde Morée, de la paix de Navarin et de la prise d’Alger, le largebénéfice que les maîtres portefaix réalisèrent avecl’administration militaire achevèrent de compléter une certainesomme que, dès sa plus tendre jeunesse, M. Coumbes avait fixéecomme but de son ambition.

La somme réalisée, il se retira.

L’appât du gain, qui était alors dans sapériode ascendante, ne put le déterminer à rester maître portefaixun jour de plus. Il avait une passion, une passion que vingt annéesde jouissance n’avaient pu attiédir ; c’était cette passionqui le rendait si fort contre l’avidité qui devait nécessairementrésulter de ses habitudes de parcimonie.

Un jour qu’il promenait à Montredon sesloisirs d’ouvriers, M. Coumbes avait vu une affiche quiannonçait des terrains à céder à des prix fabuleusement bas. Ilaimait la terre autant pour elle-même que pour ce qu’elle rapporte,comme tous les enfants de paysans ; il préleva sur sesépargnes deux cents francs pour acheter deux arpents de cetteterre-là.

Quand nous disons terre, nous cédons àl’habitude ; les deux arpents de M. Coumbes secomposaient exclusivement de sable et de roches.

Il ne les en chérit que davantage, tout commeune mère qui préfère souvent l’enfant rachitique et bossu à tousles autres.

Il se mit à l’œuvre.

Avec une vieille caisse à savon, il bâtit unecabane sur le bord de la mer ; avec des roseaux, il entoura sapropriété, et dès lors il n’eut plus qu’une pensée, qu’un but,qu’un souci : l’embellir et l’améliorer. La tâche était ardue,mais M. Coumbes était homme à l’entreprendre et à la mener àbien.

Chaque soir, sa journée finie, il mettait danssa poche le morceau de pain, les tomates crues ou les fruits quidevaient composer son souper, et il s’acheminait vers Montredonpour y porter un couffin rempli de terreau, qu’il ramassait çà etlà pendant les intervalles que ses compagnons donnaient à lasieste. Il va sans dire que, le dimanche, sa journée entière sepassait à fouiller, bêcher, aplanir, niveler, et, certes, jamaisjournées ne furent remplies comme l’étaient celles-là.

Sa plus grande joie, lorsque de portefaix ilpassa maître, fut de songer que son cabanon allait profiter del’amélioration de sa position. Le premier emploi qu’il fit de sespremiers bénéfices fut de faire jeter bas la maisonnette deplanches et d’y faire construire le cabanon dont nous vous parlionstout à l’heure.

Pour être l’objet de tant de soins et de tantd’amour, ce cabanon n’en était ni plus élégant ni plussomptueux.

À l’intérieur, il se composait de trois piècesau rez-de-chaussée, de quatre au premier étage. Celles du basétaient assez spacieuses ; pour celles du premier, il semblaitque l’architecte eût pris pour modèle la dunette d’un vaisseau. Onne respirait, dans chacune de ces cabines, qu’à la condition delaisser la fenêtre ouverte. Tout cela était meublé de vieux meublesachetés par M. Coumbes chez tous les brocanteurs des anciensquartiers.

À l’extérieur, le cabanon de M. Coumbesavait un aspect tout à fait fantastique. Dans son adorationprofonde pour ce monument, chaque année il s’était plu àl’embellir ! Et ces embellissements faisaient plus d’honneurau cœur qu’au goût du propriétaire. Les murailles du cabanonrevêtirent tour à tour toutes les couleurs du prisme. Des tonsplats, M. Coumbes passa aux arabesques, puis il se lança dansles fictions architecturales avec plus ou moins de perspective. Lecabanon fut successivement un temple grec, un mausolée, unAlhambra, une caverne norvégienne, une hutte couverte de neige.

À l’époque où commence cette histoire, etsubissant, comme tous les artistes, l’influence de la fièvreromantique qui agitait le monde, M. Coumbes avait métamorphoséson habitation en château du moyen-âge. Rien ne manquait à lafidélité de la miniature, ni les fenêtres ogivées, ni les créneaux,ni les mâchicoulis, ni les meurtrières, ni les herses peintes surles portes.

Avisant dans la cheminée deux billes de boisde chêne, qui attendaient là qu’on les fît table ou armoire,M. Coumbes jugea qu’elles seraient beaucoup plus propres àajouter à la couleur et au style de sa demeure, et les sacrifiasans regret. Façonnées de ses mains, elles devinrent deuxtourelles, furent plaquées aux deux angles du bâtiment, etdressèrent vers le ciel des girouettes ornées d’armoiries commejamais ni d’Hozier ni Chérin n’eurent certainement l’idée d’enblasonner. Ce coup de pinceau du maître donné à son tableau,M. Coumbes se mit à le contempler de l’air dont Perrault dutregarder le Louvre quand il en eut aligné la colonnade.

C’étaient les enivrements de cette perspectivequi avaient peu à peu infiltré dans le cœur de M. Coumbes cetorgueil déguisé sous de faux semblants de modestie, orgueil dontnous avons dit quelques mots, et que nous allons voir jouer ungrand rôle dans l’existence de cet homme.

Les passions sont ordinairement complexes. Etcependant il s’en fallait de beaucoup que M. Coumbes fûtheureux également dans toutes ses entreprises, comme on eût ététenté de le supposer en songeant à la fierté profonde que luiinspirait son œuvre.

Si la maison s’était loyalement prêtée àtoutes les fantaisies du propriétaire, il n’en était pas de même dujardin. Les murs de l’une conservaient fidèlement la peinture qu’onlui confiait ; les plates-bandes de l’autre ne gardaientjamais la forme que leur donnait M. Coumbes et ne rendaientonques la semence qu’il plaçait dans leur sein. Pour l’explicationde ce qui précède, il faut dire que M. Coumbes avait unennemi.

Cet ennemi, c’était le mistral ; c’étaitlui que Dieu avait chargé, en pure perte, il est vrai, de suivre lechar de ce triomphateur, de jouer le rôle de l’esclave antique, derappeler à M. Coumbes, lorsque celui-ci contemplaitamoureusement son domaine, que, pour être le maître et le créateurde ces belles choses, il n’en était pas moins un homme. C’était cesouffle impitoyable, le TERMEGREC des Grecs, le circius desLatins, que Strabon appelle TERMEGREC, « vent violent, terrible, qui déplaceet enlève les rochers, précipite les hommes de leurs chars, lesdépouille de leurs vêtements et de leurs armes ; »c’était ce vent qui, selon M. de Saussure, brisait sisouvent les carreaux du château de Grignan, que l’on avait renoncéà les faire remettre ; c’était ce vent qui, enlevant l’abbéPortalis par-dessus la terrasse du mont Sainte-Victoire, le tuaitsur le coup ; c’était ce vent enfin qui, après avoir fait toutcela autrefois, empêchait aujourd’hui que le monde pût jouir duvaste et curieux spectacle d’un homme satisfait de son sort, sansambition et sans désir.

Et cependant le mistral n’avait point eu pourM. Coumbes une seule des désastreuses conséquences quesignalait l’écrivain grec ; il n’avait point renversé sur sademeure les pics granitiques du Marchia-Veyre ; il ne l’avaitpoint jeté bas de la petite charrette, attelée d’un cheval corse,dans laquelle il allait de loin en loin à la ville ; siquelquefois il lui enlevait sa casquette, il respectait du moins laveste et le pantalon qui sauvegardaient sa pudeur. À peine si dubout de son aile il avait fait choir quelques tuiles du toit ducabanon, fendu quelques-uns de ses carreaux.

M. Combes lui eût peut-être pardonné toutcela ; mais ce qu’il ne lui pardonnait pas, ce qui ledésespérait, c’était l’acharnement avec lequel ce vent mauditsemblait décidé à maintenir les deux arpents de jardin à l’état degrève désolée ou de désert aride.

Aussi, dans cette lutte, M. Coumbes semontrait-il plus opiniâtre que ne l’était sors adversaire. Ilfouillait, il fumait, il ensemençait péniblement et laborieusementson terrain huit, neuf et jusqu’à dix fois par an. Aussitôt que lagraine de salade avait nuancé la plate bande de légers festonsverts ; aussitôt que les pois montraient leurs lobesjaunâtres, dans lesquels une feuille se détachait comme uneémeraude dans le chaton d’or d’une bague, le mistral, à son tour,commençait son œuvre. Il s’acharnait après les malheureusesplantes ; il desséchait jusque dans leurs racines la sève quicommençait à circuler dans leurs frêles tissus ; il lesrecouvrait d’une épaisse couche de sable brûlant et, lorsque celane suffisait pas à les faire rentrer dans les limbes, il lesbalayait chez les voisins avec la poussière qu’il charrieordinairement dans ses fureurs.

M. Coumbes donnait un jour à sondésespoir, à ses lamentations.

Il se promenait, l’œil morne, au milieu duchamp de bataille, ramassant les morts et les blessés avec unepiété touchante, leur prodiguant des soins, hélas ! inutilespour la plupart, se faisant à lui même l’oraison funèbre d’un chouplein d’espérances ou d’une pomme d’amour grosse depromesses ; puis, quand il avait accordé un temps convenable àses regrets, il se remettait à la tâche, cherchant ses allées etses plates bandes, que le mistral avait impitoyablementnivelées ; déterrait ses bordures ensevelies ; redressaitses carrés, retraçait ses sentiers, jetait des graines dans toutcela, et, considérant son ouvrage avec fierté, il déclarait denouveau, à qui voulait l’entendre, qu’avant deux mois il mangeraitles meilleurs légumes de la Provence.

Mais, nous l’avons dit, son persécuteur nevoulait pas avoir le dernier mot ; il avait pris de nouvellesforces dans la trêve qu’il avait traîtreusement accordée à sonadversaire, et le cœur de M. Coumbes n’était pas plus tôt,comme son jardin, gros d’espoirs, qu’il se chargeait de les réduireà néant.

Il y avait vingt ans que cette lutte acharnéese continuait, et malgré tant de déceptions, quelle qu’eût étél’inutilité de ses efforts, oubliant aisément ses douleurs,M. Coumbes n’en était pas moins convaincu qu’il possédait unjardin exceptionnel, et que la nature sablonneuse du sol, jointeaux vapeurs salines qui montaient de la mer, devaientinfailliblement communiquer à tous ses produits à venir une saveurque l’on n’aurait trouvée nulle part.

Le lecteur perspicace va nous arrêter ici etnous demander pourquoi M. Coumbes n’avait point cherché ce quine manque pas à Marseille, un coin de terre abrité contre le ventqu’il redoutait si justement.

Nous répondrons au lecteur qu’on ne choisitpas ses maîtresses ; le Ciel nous les donne, et, laides ouinfidèles, on les aime telles que le Ciel nous les a mises aubras.

D’ailleurs, cet inconvénient avait sacompensation. Ce n’était pas sans de mûres et profondes réflexionsque M. Coumbes s’était décidé à devenir acquéreur des deuxarpents que nous lui avons vu acheter au commencement de cerécit.

À sa tendresse pour son cabanon, à la fiertéque lui inspiraient ces objets des soins de toute sa vie, sejoignait une autre passion dont, au siècle dernier, nous eussionsindiqué l’objet en disant : « la blondeAmphitrite », ce qui eût pu jeter quelque défaveur sur lapureté des mœurs de M. Coumbes et que nous désigneronsaujourd’hui par son nom le plus simple en l’appelant la mer. Ce nomva d’autant mieux à notre but qu’il n’y avait absolument rien depoétique dans le culte que M. Coumbes avait voué à la mer. Ilnous en coûte d’avouer ce prosaïsme dans notre héros mais ce qu’ilaimait en elle, ce n’était ni sa tunique d’un bleu transparent, nises horizons infinis, ni le bruit mélodieux de ses vagues, ni sesrugissements, ni ses colères ; il n’avait jamais songé à yvoir le miroir de Dieu : il ne se la représentait,hélas ! pas si grande ; il l’aimait tout simplement ettout bonnement parce qu’il voyait en elle une source intarissablede bouillabaisses.

M. Coumbes était pêcheur et pêcheurmarseillais ; c’est-à-dire que la jouissance de tirer de leursgrottes, toutes parsemées d’algues vertes, les rascasses,les roucas, les bogues, les pataclifs,les garri, les fielas et autres monstres quipeuplent la Méditerranée, ne venait pour lui qu’après celle, bienplus grande encore, qu’il ressentait, lorsque, les ayant proprementcouchés dans la casserole sur un lit d’oignons, de tomates, depersil et d’ail ; après y avoir ajouté l’huile, le safran etles autres condiments nécessaires en quantités savamment combinées,il voyait une écume blanchâtre monter à la surface, il entendait lavapeur préluder à ce chant monotone qui détermine la cuisson, ilaspirait à pleines narines l’odeur aromatisée de son platnational.

Tel était M. Coumbes ; tel était soncabanon.

L’immeuble avait absorbé le propriétaire, ilsne pouvaient se peindre l’un sans l’autre.

Nous devons ajouter, pour achever notreportrait, que, toute de briques et de moellons qu’elle était, lamaison avait eu une influence désastreuse sur le cœur et lecaractère de M. Coumbes.

Elle lui avait communiqué le plus sot de tousles vices, l’orgueil.

À force de contempler l’objet de ses amours,de se grandir de sa possession, il en était arrivé à méprisersouverainement ceux de ses semblables qui étaient privés d’unbonheur qui lui semblait inappréciable, et à jeter un coup d’œildédaigneux sur l’œuvre de Dieu. Ajoutons que, si paisible etindifférente qu’eût été la vie de M. Coumbes, elle eût dû luilaisser d’autres affections que ces affections factices, d’autresregrets que ceux que lui donnaient les ravages du mistral.

Il y avait eu un drame dans son passé.

Chapitre 2Millette.

Laissons dire les poètes :

« Le roseau est brisé comme lechêne ; vient le jour où, de même que les géants de la forêt,il gît couché sur la terre.

« Si la foudre l’épargne, la main glacéede l’Hiver se charge de l’arracher de sa tige ; il tombe demoins haut, mais qu’importe ! puisqu’il tombe. Ne faut-il doncavoir des larmes que pour les douleurs des rois ? Qui pleurerasur celles des mendiants ?

« L’homme a beau se cacher dans l’herbe,il ne saurait échapper au malheur ; que la scène ait deuxpouces ou qu’elle ait cent coudées de large, c’est toujours la mêmepièce qui se joue, pièce dans laquelle, petits ou grands, lesacteurs se lamentent et s’arrachent les cheveux : ce n’est passur les cadres les plus exigus que les émotions sont les moinspoignantes. »

Pourquoi M. Coumbes aurait-il échappé àla loi commune ?

Une femme, c’est leur rôle ici-bas, était, unbeau jour, tombée au milieu de l’eau calme et dormante danslaquelle il végétait si délicieusement, et les larges cercles quesa chute avait laissés à la surface avaient failli changer ce lieupaisible en une mer grosse de tempêtes.

Elle s’appelait Millette ; elle étaitd’Arles, la patrie des Méridionales vraiment belles, aux cheveuxnoirs, aux yeux bleus, à la peau blanche et satinée comme si lesoleil qui mûrit les grenades n’avait pas passé sur elle. Jamais lebéguin blanc que ceint un large ruban de velours n’avait emprisonnéune plus belle chevelure que ne l’était celle de Millette ;jamais fichu plissé n’avait dessiné un plus gentil corsage ;jamais robe n’avait été plus adroitement raccourcie pour laisserentrevoir une jambe fine, un petit pied cambré.

Millette pouvait passer, dans sa jeunesse,pour le type le plus complet de la beauté arlésienne, et, avec tantde raisons pour devenir une femme à la mode, Millette avait tenutoutes les promesses de son regard doux et honnête, et avait épousévulgairement un homme de sa condition, un ouvrier maçon.

Il est triste que la Providence ne se chargepas de récompenser celles-là qui, comme Millette, vont droit auport, malgré les écueils, et donnent au monde l’exemple de lavéritable vertu.

Mais le désintéressement de Millette lui portamalheur ; son union eut à peine quelques jours de printemps,et bientôt celui qu’elle considérait comme un papillon devint unechenille. Elle l’avait choisi pour mari, malgré sapauvreté, parce qu’il lui semblait laborieux. Il lui prouva que lacomédie du mariage se joue dans les galetas comme sous les lambrisdorés ; il révéla ce qu’il était, c’est-à-dire querelleur,brutal, paresseux et débauché, et les beaux yeux de la pauvreMillette versèrent souvent des larmes abondantes.

Pierre Manas, c’était le nom du mari deMillette, prétendit un jour que l’ouvrage devait être mieuxrétribué à Marseille qu’à Arles, et proposa à sa femme d’aller s’yfixer. Ce déplacement coûtait beaucoup à Millette : elleaimait le pays où elle était née, où elle laissait tous les siens.De loin, la grande ville lui faisait peur, comme un vampire quidevait la dévorer ; mais ses larmes affligeaient sa vieillemère ; elle pensa qu’à distance il lui serait plus facile deles lui cacher, de lui persuader qu’elle était heureuse, etMillette acquiesça à la proposition de son mari.

Comme bien on le suppose, ce n’était pasl’espoir de trouver un travail plus lucratif qui attirait celui-cià Marseille : il venait y chercher un théâtre plus large poursa vie dissolue : il voulait échapper aux reproches que sesparents lui adressaient sur sa conduite.

Millette et son mari étaient à Marseilledepuis quinze jours, que Pierre Manas n’avait pas encore délié lesac de toile qui contenait ses outils ; en revanche, il avaitfait connaissance avec tous les cabarets qui peuplent les rues duvieux port, et il en était revenu avec force meurtrissures, quiattestaient la vigueur des poings de ceux qui les lui avaientdistribuées.

Nous ne referons pas cette lugubre histoire,que chacun connaît, de la pauvre fille du peuple liée par ladestinée à un mauvais sujet et qui n’a, elle, ni les distractionsdu monde, ni les compensations de l’aisance, ni les consolations dela famille : ces sortes de tableaux sont si navrants que notreplume se refuse à les retracer ; nous dirons seulement queMillette but jusqu’à la lie ce calice d’amertume ; qu’ellesouffrit la faim aux côtés de cette brute gorgée de vin ;qu’elle endura toutes les misères de la solitude et del’abandon ; qu’elle connut ces désespoirs qui nous donnent uneidée de ce qu’on nous dit de l’enfer.

Le sentiment du devoir était si profondémentenraciné chez cette belle et noble créature, que, malgré tant detortures, jamais l’idée ne lui vint qu’il lui était possible de s’ysoustraire. Dieu avait mis la vertu dans son cœur, comme il a misles douces chansons dans le gosier des oiseaux et les ailes de gazeazurées au corset des demoiselles. Seulement, il vint un jour où laprière, sa seule consolation, fut impuissante elle-même pourrafraîchir ce cœur desséché ; seulement, elle se reprochad’avoir désiré être mère ; et les baisers qu’elle donnait àl’enfant que le ciel lui avait envoyé furent empreints à la fois detendresse, de désespoir et de pitié, pour le sort que le pèrepréparait à la pauvre petite créature.

À l’étage au-dessous du triste ménage, logeaitun ouvrier qui était bien l’exacte contrepartie de PierreManas.

Comme ce dernier, il n’avait ni la hautestature, ni la mine fière et décidée ; il était mince etfluet, plutôt laid que beau, et avait une physionomie humble ettriste, mais tout dans sa tournure révélait l’homme laborieux etrangé. Il se levait avant l’aube et Millette, qui ne dormait guère,l’entendait ranger son petit ménage, comme eût pu le faire lachambrière la plus soigneuse. Un jour, la porte entrebâillée luiavait permis de jeter un coup d’œil dans la chambre du voisin, etelle avait été émerveillée de l’ordre et de la propreté qui yrégnaient.

Tous les habitants de la maison s’accordaientpour rendre justice au portefaix Paul Coumbes. Pierre Manas seull’accusait de stupidité et de ladrerie. Il se moquait de seshabitudes paisibles et des goûts champêtres qu’il lui savait.

Un dimanche matin que le voisin, un paquet degraines sous le bras, s’en allait à la campagne, Pierre l’injuriaparce qu’il refusait de le suivre au cabaret. Millette accourut aubruit, et elle eut beaucoup de peine à délivrer le jeune homme desimportunités de son mari, et alors, les regardant tous deuxdescendre l’étroite spirale de l’escalier, Pierre, gouailleur etinsolent, le voisin, résigné mais résolu, elle murmura ensoupirant :

– Pourquoi celui-ci, et pascelui-là ?

Pendant les trois longues années que dura lemartyr de Millette, ce fut le seul péché qu’elle commit, et encorese le reprocha-t-elle plus d’une fois comme un crime.

Au bout de trois années, cette existencedésolée faillit avoir un dénouement tragique.

Une nuit, Pierre Manas rentra dans un désordreaffreux. Contre son habitude il n’était qu’à moitié ivre ; ilse trouvait dans cette période de l’ivresse qui prélude à laréaction torpide, et dans laquelle le vin n’agit encore que commeexcitant. De plus, des matelots l’avaient battu, et, comme iltirait grande vanité de sa force physique, l’humiliation qu’ilavait subie le rendait furieux ; il fut heureux de trouver unêtre faible sur lequel il pourrait venger sa déconvenue ; ilrendit à sa femme les coups qu’il avait reçus des matelots. Lapauvre Millette y était tellement habituée, que ses yeux, quipleuraient sur l’abjection de son mari, ne trouvaient plus delarmes sur ses propres souffrances.

Ennuyé de la monotonie de cet exercice, PierreManas chercha une autre distraction. Malheureusement, en furetantdans tous les coins, il découvrit un verre d’eau-de-vie au fondd’une bouteille ; il le but et laissa au fond du verre le peude raison qui lui restait.

Alors, il lui passa par le cerveau une idéeétrange, une de ces idées qui rapprochent l’ivresse de lafolie.

Un des matelots de ses adversaires avaitraconté, quelques instants avant la lutte, comment, se trouvant àLondres, il avait vu pendre une femme. Il avait donné là-dessus desdétails qui avaient passionné l’auditoire.

Pierre Manas était pris d’un désir féroce devoir, en réalité, ce dont il ne connaissait que le séduisanttableau.

De la pensée à l’exécution, il n’y eut qu’uneminute d’intervalle.

Il chercha un marteau, un clou, une corde.

Lorsqu’il les eut trouvés, il ne chercha plusrien : potence et accessoire, il avait sous la main tout cequ’il lui fallait. Sa pauvre femme ne comprenait pas, et regardaitle futur bourreau avec des yeux étonnés, se demandant quellenouvelle lubie lui avait passé par la tête.

Pierre Manas, qui, malgré son ivresse, avaitgardé mémoire de toutes les circonstances du récit, tenait à faireles choses dans les règles.

Il commença par poser son propre bonnet sur latête de sa femme et le lui rabattit jusqu’au menton. Il trouva quele matelot n’avait rien exagéré, que c’était effectivement fortcomique et se prit à rire d’un rire expansif et joyeux.

Complètement rassurée par la gaieté de sonmari, Millette ne fit aucune difficulté pour se laisser lier lesmains derrière le dos.

Elle ne se rendit compte des intentions dePierre Manas que lorsqu’elle sentit le froid du chanvre sur soncou.

Elle poussa un cri horrible, en appelant ausecours, mais tout dormait dans la maison. D’ailleurs, Pierre Manasavait habitué ses voisins aux cris de détresse de lamalheureuse.

En ce moment le jeune portefaix qui, depuisquelques temps, passait non seulement les dimanches, mais encoretoutes les soirées à la campagne, rentrait chez lui.

Le cri de Millette avait quelque chose de sifunèbre, de si déchirant, qu’il sentit un frisson passer par toutson corps, et que ses cheveux se dressèrent sur sa tête. Il montarapidement les vingt-cinq marches qui le séparaient du galetas dumaçon et, d’un coup de pied, il enfonça la porte.

Pierre Manas venait d’accrocher sa femme à unclou ; la pauvre créature se débattait déjà dans les premièresconvulsions de l’agonie.

M. Coumbes – car c’était lui, nousl’avons déjà dit, du reste, qui était le voisin honnête etlaborieux – se précipita au secours de la pauvre victime, et, avantque l’ivrogne fût revenu de l’étonnement que lui causait cetteapparition, il avait coupé la corde, et Millette était tombée surle lit.

Furieux de se voir privé de ce qu’il regardaitcomme la partie la plus intéressante du divertissement qu’ils’était promis, Pierre Manas se précipita sur M. Coumbes, enjurant qu’il les pendrait tous les deux. Celui-ci n’était ni braveni fort ; mais l’exercice de sa profession lui avait donné unegrande adresse. Il se plaça devant le lit de la pauvre jeune femme,et tint tête à cette bête féroce jusqu’à l’arrivée des voisins.

Après eux, vint la garde. Pierre Manas futconduit en prison, et la pauvre jeune femme put recevoir lespremiers soins.

Il va sans dire que ce fut M. Coumbes quiles lui prodigua. Depuis longtemps, la douceur, la résignation aveclaquelle Millette supportait son horrible situation, avaient touchéson cœur, qui, cependant, était trop personnel pour être tendre. Ils’ensuivit une certaine liaison entre la locataire du grenier etson voisin de l’étage inférieur ; liaison tout amicale, car,lorsque Pierre Manas passa en police correctionnelle, lorsqu’unavocat obligeant demanda à Millette si elle ne sollicitait pas laséparation de corps, il ne vint point à l’idée du portefaix qu’ilavait dans son secrétaire la somme, faute de laquelle la pauvrecréature ne pouvait espérer de repos ici-bas.

Pierre Manas fut condamné à quelques moisd’emprisonnement ; mais Millette demeura sa propriété, sachose, qu’il pouvait reprendre à son gré, sur laquelle il pouvaitachever l’expérience interrompue lorsque bon lui semblerait, quittealors à faire un séjour un peu plus long dans les prisonsd’Aix ; et le tout, parce que la malheureuse n’avait pasquelques centaines de francs.

Lorsque, en revenant à elle, Millette appritce qui s’était passé, son premier mouvement fut de se désoler, devouloir se lever pour aller demander la grâce de son mari.Heureusement pour la vindicte publique, elle était trop faible pouraccomplir son dessein.

Pendant les premiers jours, le calmeinaccoutumé qui s’était fait autour d’elle, les attentions dont sonvoisin la comblait, lui parurent étranges ; la vie misérablequ’elle avait menée lui semblait la vie normale ; elle croyaitrêver. Peu à peu elle s’y habitua, et ce fut le passé, aucontraire, qui lui parut un songe.

Enfin elle en arriva à trembler en pensant quece songe pourrait bien devenir une réalité.

Pour se réconforter, elle se disait que larude leçon qu’il aurait reçue ne pouvait manquer d’avoir corrigéson mari. Il l’était si bien, que, lors de l’expiration de sapeine, lorsque Millette alla humblement l’attendre à la porte de laprison, il ne daigna pas jeter un regard sur elle, et s’enfuit endonnant le bras à une autre femme de mauvaise vie, avec laquelle,selon les us des voleurs, devenus ses compagnons, il avaitentretenu une correspondance galante pour tromper les ennuis de sacaptivité.

Millette fut atterrée de ce nouveau trait.

Revenue chez elle, elle songea à retournerauprès de sa mère ; une lettre cachetée de noir lui apprit, ence moment même, que sa mère venait de mourir.

La pauvre jeune femme était désormais seulesur la terre. M. Coumbes, son ami, la consola du mieux qu’ilput. Mais, si fort son ami qu’il fût, il ne songeait pas à allerau-devant de toutes les douleurs de la jeune femme, à lui épargnerl’aveu de celle qui devenait chaque jour la plus cuisante, celle dela misère. Cette misère était grande ; mais Millette étaitcourageuse ; elle la supporta longtemps avec cette énergiepatiente qu’elle avait mise à soutenir les débordements de sonmari. Enfin, l’ouvrage venant à lui manquer complètement, Milletteavoua, à son bon voisin, qu’elle était réduite à chercher unecondition.

Celui-ci réfléchit longtemps, regardaplusieurs fois son secrétaire en bois de noyer, sur lequel il nelaissait jamais la clef, puis déclara à Millette avec un certainembarras, qu’étant sur le point de traiter pour une des maîtrisesde sa corporation, il avait besoin de toutes ses ressources, et nepouvait, à son grand regret, venir à son aide.

Millette se montra désolée qu’il l’eût si malcomprise, et lui assura avec vivacité que jamais elle n’avait songéà exploiter la bienveillance qu’il lui témoignait.

M. Coumbes lui reprocha de l’avoirinterrompu et continua son discours en lui disant qu’il y avaitpeut être moyen de tout arranger. Dans sa nouvelle position, ilaurait besoin d’une servante, et lui donnait la préférence.

Millette se montra enchantée d’abord de voirles prédictions des voisins se réaliser, et le jeune portefaix surla route de la fortune ; ensuite de la proposition elle-mêmeque M. Coumbes venait de lui faire. Elle était si pure, sinaïve, qu’il lui semblait tout naturel d’être la domestique de cejeune homme, et, auprès de lui, elle crut que la servitude luiserait moins pénible.

M. Coumbes ne fut guère moinssatisfait.

Non pas que les yeux de la belle Arlésienneeussent éveillé quelques désirs dans son cœur, non pas qu’ilnourrît à l’endroit de la jeune femme quelque penséedéshonnête ; son cœur, réfractaire à l’amour, ne s’échauffaitpas si facilement ; mais parce que ses malheurs l’avaienttouché autant qu’il était susceptible de s’affecter de ce qui ne leregardait point ; parce qu’il lui était agréable d’obligerceux qu’il aimait sans qu’il en coûtât rien à sa bourse, et enfin,faut-il le dire ? parce qu’il n’aurait pas trouvé à Marseilleune seule servante qui se contentât des gages qu’il comptait donnerà Millette.

Méfiez-vous toujours des qualitésnégatives.

Chapitre 3Où l’on verra qu’il est quelquefois dangereux d’enfermer un corbeauet une tourterelle dans la même cage.

Le visage de M. Coumbes, quasi imberbemalgré ses vingt-sept ans, donnait la mesure de son tempéramentfroid et mélancolique. Tout le monde le complimentait sur la beautéde sa servante, et c’était la chose dont il se souciait le moins.Lorsqu’ils se rendaient, Millette et lui, à Montredon de compagnieils ne s’apercevaient pas que les yeux de tous les passantss’arrêtaient curieusement sur le suave visage de la jeunefemme ; mais il souriait joyeusement en voyant ses petitspieds courir prestement dans la poussière, malgré le poids dont ilavait chargé son épaule. Il ne remarquait pas le nombre d’envieuxqui rôdaient le soir autour de sa demeure ; mais il étaitconvaincu que Millette avait un tel souci de ses intérêts, qu’ilpouvait désormais se dispenser de la surveillance rigoureuse qu’ilexerçait sur les menus détails du ménage. Le directeur de lacongrégation religieuse, dont M. Coumbes faisait partie commetous les portefaix, le tança à propos du scandale que la présencede cette jeune femme, chez un homme de son âge causait à nombre defidèles ; le maître de Millette, qui n’était cependant pasesprit fort, répondit qu’il fallait s’en prendre au bon Dieu quil’avait faite, et non pas à lui qui n’était capable que de profiterhonnêtement de ce chef-d’œuvre de la Providence.

L’indifférence de M. Coumbes dura deuxans entiers, et le conduisit jusqu’à un certain soir d’une secondesaison d’automne.

Ce soir-là, Millette chantait : lesmauvais jours étaient si loin ! Sa voix était fraîche et pure,non pas que nous entendions dire qu’un directeur d’opéra se fûtécrié en l’entendant : « Voilà la pépite que jecherchais ! voilà l’ut de poitrine ou l’utdièse dont je suis en quête. » Non, c’était une voix quin’avait pas grande étendue, qui n’avait pas pénétré le mystère dutrille et de la cadence ; mais c’était une voix suave, douce,singulièrement sympathique Elle avait surpris M. Coumbes aumoment où il méditait sur un perfectionnement à apporter à labouillabaisse et interrompu ses profondes réflexions à ce sujet.Son premier mouvement avait été d’imposer silence à lafauvette ; mais déjà le charme opérait, sa pensée n’obéissaitplus à sa volonté, et, pour parler par image, elle glissait entreles doigts de celle-ci, comme le poisson que le pêcheur veut saisirdans sa boutique.

Il éprouva tout d’abord une sorte defrissonnement qu’il ne connaissait pas encore ; il fut pris del’envie de mêler sa voix à la voix argentine qu’il entendait. Sonivresse n’était heureusement pas assez forte pour qu’il oubliât quetoutes les tentatives de ce genre avaient été singulièrementmalheureuses. Il se renversa dans son fauteuil à bascule et s’yberça en fermant les yeux. À quoi songeait-il ? À rien et àtout. L’idéal entrebâillait pour lui la porte de son monde peupléd’aimables fantômes ; sur le velours noir de ses paupièrespassaient et repassaient des milliers d’étoiles d’or et deflammes ; elles changeaient de forme, prenaient quelquefoiscelle de Millette sous laquelle elles s’éteignaient après avoirpapilloté quelques instants. Ses pensées allaient, avec unerapidité vertigineuse, des fleurs aux anges, des anges aux astresdu ciel, puis revenaient à des divinités fantasques que soncerveau, ce cerveau qui jamais, jusque-là, n’avait été plus loinque les transformations architecturales du cabanon, créait avec unefacilité qui tenait du prodige.

M. Coumbes crut qu’il devenait fou. Maissa folie lui sembla si charmante, qu’il ne protesta point contreelle.

La chanson finie, Millette se tut, etM. Coumbes ouvrit ses yeux et se décida à quitter la régionéthérée pour redescendre sur la terre. Sans se rendre comptepourquoi, son premier regard fut pour la jeune femme.

Millette étendait du linge sur des cordes aubord de la mer ; occupation bien prosaïque, et dans laquelle,cependant, M. Coumbes la trouva aussi belle que la plus belledes fées dont il venait de parcourir les royaumes enchantés.

Elle était vêtue d’un costume complet deblanchisseuse : d’une simple chemise et d’une jupe. Sescheveux pendaient à moitié dénoués sur son dos, et le souffle de labrise de mer qui jouait avec eux lui en faisait une auréole. Sesépaules blanches et charnues sortaient de la toile bise comme unmorceau de marbre poli par les flots sort du rocher ; nonmoins blanche était sa poitrine, qu’elle découvrait en levant lesbras, tandis qu’en se dressant sur ses pieds elle faisait encoreressortir la fine cambrure de sa taille et le magnifiquedéveloppement de ses hanches.

En la voyant ainsi, dorée par les rougesreflets du soleil couchant, se détachant sur l’azur noirâtre de lamer, qui faisait le fond du tableau, M. Coumbes crut retrouverun des anges de feu qui lui avaient semblé si beaux tout à l’heure.Il voulut appeler Millette ; mais sa voix s’éteignit dans sagorge desséchée, et alors il s’aperçut que son front était baignéde sueur, qu’il haletait, que son cœur battait à briser sapoitrine. En ce moment, Millette s’approcha, et, regardantM. Coumbes, elle s’écria :

– Ah ! mon Dieu, monsieur, comme vousêtes rouge !

M. Coumbes ne répondit pas ; mais,soit que son regard, ordinairement gris et terne, eût, ce soir-là,quelque chose de fulgurant, soit que les effluves magnétiques quis’échappaient de sa personne eussent gagné Millette à distance,celle-ci rougit à son tour et baissa les yeux ; ses doigts,nerveusement crispés, jouèrent avec un fil de son jupon ; ellequitta son maître et rentra dans le cabanon.

Après quelques instants d’hésitation,M. Coumbes l’y suivit.

L’automne est le printemps deslymphatiques.

Chapitre 4Cabanon et chalet.

M. Coumbes possédait à un degré éminentle sentiment de sa position sociale. Il n’était pas de ces gens quireprésentent l’Amour avec un niveau en guise de sceptre, quiacceptent des fers forgés par la main de leur cuisinière : fidonc ! il n’en eût pas voulu quand bien même cette main eûtété celle des Grâces. Il n’était pas même de ceux qui pensent que,lorsque la porte est close, le couvert mis, le vin tiré, il n’y aque le diable qui s’inquiète de la place où l’on a mis Babet.

Il avait embrassé le sexe féminin dans uneuniverselle aversion. Millette avait constitué la seule exceptionqu’il eût faite à cette manière de voir. Il s’en étonnait trop pourne pas conserver son sang-froid, pour ne pas demeurer avec saraison saine et complète dans les moments même où le roi des dieuxperdait la sienne Si le chant de celle-ci avait eu sur lui cetteinfluence fécondatrice d’un soleil printanier sur la nature, ellen’allait pas jusqu’à lui faire oublier le décorum, la solennité desgestes et de langage qui conviennent à un maître vis-à-vis de sadomestique ; et maintes fois, au moment précis oùl’effervescence des sens devait lui faire oublier qu’il eût jamaisexisté entre eux une distance, la dignité de M. Coumbesprotestait par quelques paroles graves, par quelquesrecommandations fortement motivées, sur les soins du ménage, quidevaient rappeler à la jeune femme que jamais, quoi qu’il ensemblât, son maître ne se déciderait à voir en elle autre chosequ’une servante.

La passion ne joue pas toujours, dans lesrapprochements des deux sexes, un rôle aussi essentiel qu’il lesemble. Mille sentiments divers peuvent amener une femme à sedonner à un homme. Millette avait cédé à M. Coumbes parcequ’elle éprouvait pour les services qu’il lui avait rendus unegratitude exagérée ; parce que le maître portefaix, honnête,rangé, heureux, arrivant à la fortune avec une fermeté d’idées peucommune, trouvait en elle une admiratrice convaincue. La têtevulgaire du propriétaire du cabanon de Montredon était, à ses yeux,entourée d’une auréole ; elle le considérait comme undemi-dieu, l’écoutait respectueusement, partageait ses engouementset était arrivée, à sa remorque, à trouver à sa bicoque desproportions véritablement olympiennes. Quoi que M. Coumbes eûtdemandé au dévouement de la pauvre femme, il n’eût jamais laissééchapper l’occasion de se manifester : la conviction de soninfériorité lui faisait considérer tout refus comme impossible.

Aussi, n’ayant jamais caressé de chimériquesespérances, elle n’en connut pas la déception, partant pointd’humiliation ; elle accepta sa position telle que la luifaisait son maître, avec une sorte de résignation tendre etreconnaissante.

Les années s’écoulèrent ainsi, empilant écussur écus dans le coffre-fort du maître portefaix, entassant couffinde terreau sur couffin de fumier dans le jardinet de Montredon.

Mais leur destinée était différente :tandis que le mistral éparpillait terreau et fumier, les écusdemeuraient, s’arrondissaient, produisaient.

Ils produisaient si bien, qu’après unequinzaine d’années, M. Coumbes éprouva des défaillances, lelundi de chaque semaine, lorsqu’il lui fallait quitter Montredon,son figuier, ses légumes et ses lignes, pour regagner son étroitappartement de la rue de la Darse, et que ces crises hebdomadairesdevinrent de semaine en semaine plus violentes. L’amour du cabanonet l’amour des richesses luttèrent quelque temps dans son cœur.Dieu lui-même ne dédaigna pas d’agir sur M. Coumbes dans lacause en litige. En l’an de grâce 1845 il enchaîna l’ennemiparticulier de celui-ci dans les retraites caverneuses du montVentoux, et il nous envoya un été doux et humide. Les sables deMontredon firent merveille, pour la première fois depuis que lemaître portefaix possédait sa villa. Les salades ne séchèrent pasdans leur maillot, les fèves poussèrent rapidement, les tigesfrêles des tomates se courbèrent sous les régimes de leurs pommescôtelées ; et un samedi soir, en arrivant à son jardin,M. Coumbes, dont la surprise égalait le bonheur, compta deuxcent soixante dix-sept fleurs dans un carré de poix. Il s’attendaitsi peu à ce succès inespéré, que, de loin, il les avait prises pourdes papillons. Cet événement triompha de toutes ses résistances. Dumoment où une fleur s’ouvrait dans le jardin de M. Coumbes, ileût été indécent qu’il n’assistât pas à son épanouissement. Il cédasa charge, réalisa et plaça son petit avoir, sous-loua sonappartement et s’établit définitivement à Montredon.

Millette ne vit pas d’un très bon œil cechangement de résidence.

En nous appesantissant outre mesure sur lesfaits et gestes du propriétaire du cabanon, nous avons un peunégligé un personnage qui doit jouer un certain rôle dans cerécit.

Il est vrai que, pendant les dix-sept ans quenous venons de franchir, l’existence de ce personnage n’eut offertqu’un médiocre intérêt à nos lecteurs.

Nous voulons parler de l’enfant de Millette etde Pierre Manas.

Il s’appelait Marius comme nombre deMarseillais. C’est ainsi que la reconnaissance des habitants de lavieille Marseille perpétue le souvenir du héros qui délivra leurpays de l’invasion des Cimbres ; touchant exemple, qui lesrecommande encore à l’admiration de ceux qu’ils nomment lesFrançais. Il s’appelait donc Marius.

À l’époque où nous voilà parvenus, c’était,dans toute la force du mot, un beau garçon, un de ces jeunes gensque les femmes ne rencontrent pas sans redresser la tête, comme uncheval au bruit de la trompette.

Nous laisserons nos lectrices se tracerelles-mêmes le portrait de Marius à leur guise, en suivant leursgoûts particuliers, en leur demandant d’avance pardon si, dans lasuite de cette narration, la vérité nous oblige à contrarier desprédilections auxquelles nous cherchons à complaire en cemoment.

La pauvre Millette adorait son enfant ;elle avait pour cela une foule de raisons, dont la meilleure étaitque, si naturel que fût ce sentiment, elle se trouvait forcée de lecontraindre.

Sans éprouver d’aversion pour Marius,M. Coumbes ne l’aimait point. Il était parfaitement incapabled’apprécier les joies de la maternité ; mais il chiffrait tropbien pour ne pas en mesurer les charges.

Millette sacrifiait pour l’éducation de sonenfant les modestes gages que M. Coumbes lui soldait aussistrictement que si son chant ne l’eût pas enthousiasmé quelquefois,et M. Coumbes plaignait la pauvre femme, déplorait lessacrifices qu’elle était obligée de s’imposer pour laisserapprendre l’A B C à ce petit drôle, et les allégeait généreusementpar l’économique compassion qu’il lui témoignait, compassion qui nes’exprimait pas seulement en condoléances, mais encore enrebuffades à l’adresse du petit garçon.

Lorsque ce dernier eut grandi, ce fut bien uneautre affaire ! M. Coumbes avait inventé, pour saconsolation personnelle, un axiome que nous recommandons à tousceux que la sincérité du miroir désoblige : il prétendaitqu’un joli garçon est nécessairement un mauvais sujet ; etMarius devenait décidément un joli garçon.

Le sourcil de M. Coumbes se fronça deplus en plus en le regardant. Il gourmanda Millette de ce qu’ellemontrait une tendresse folle pour son enfant, prétendant que sonengouement pour lui la détournait de ses devoirs domestiques. Il seplaignit à plusieurs reprises de la négligence qu’elle avaitapportée, disait-il, à la confection de quelque plat, l’attribuaaux distractions que lui causait celui que, par anticipation, ilnommait le garnement, et, en même temps, dans sa logique, il exerçaune surveillance de tous les instants sur sa bourse ; ilcroyait impossible qu’avec des yeux comme ceux qu’il possédait, cejeune homme ne la lui dérobât pas quelque jour.

Il résultait de ces dispositions deM. Coumbes que Millette était obligée de se cacher pourembrasser son enfant. Celui-ci ne paraissait point s’en apercevoir.Il avait dans l’âme la noblesse innée, l’élévation de sentimentsqui caractérisaient sa mère.

Millette lui avait laissé ignorer lepassé ; elle ne lui avait rien raconté de sa triste histoire,mais sans cesse elle lui répétait qu’il devait aimer et vénérercelui qu’elle ne nommait jamais autrement que leurbienfaiteur ; et l’enfant s’était efforcé de manifester lareconnaissance qui débordait de son cœur, et qu’il eût éprouvéequand bien même M. Coumbes n’y eût eu d’autres titres quel’affection qu’il avait su inspirer à une mère que Mariuschérissait si tendrement.

En grandissant, Marius, s’il continua de semontrer plein de soins et d’attentions vis-à-vis deM. Coumbes, y joignit encore une patience sans bornes et toutepleine de respect. Il était évident que, dans sa perspicacité, lejeune homme croyait avoir deviné que des liens plus réels que ceuxdu bienfait existaient entre le maître portefaix et lui.

Ce qui avait pu le confirmer dans cettecroyance, c’est que, s’étant peu à peu habitué à appelerM. Coumbes son père, celui-ci ne s’y était point opposé.

Lorsque M. Coumbes quitta Marseille pourMontredon, il y avait un an que le fils de Millette était entré,comme commis subalterne, dans une maison de commerce. Chaque soir,il s’échappait pour aller embrasser sa mère. C’était ce baiser dusoir qu’elle allait perdre qui inspirait à Millette les regrets quesemblait lui causer la ville. Elle fut si triste, queM. Coumbes s’en aperçut. Il était si joyeux de triompher surtoute la ligne, de voir réduits au silence les mauvais plaisantsqui avaient prétendu que, pour avoir des arbres dans son jardin, ilserait forcé d’emprunter des décors au grand théâtre, qu’il nevoulut pas que le visage de Millette fît tache dans sonbonheur.

Il lui permit, en conséquence, de faire venirson fils tous les dimanches.

Chapitre 5Où l’on voit qu’il peut quelquefois être désagréable d’avoir debeaux pois dans son jardin.

Vers le milieu de cet été de l’année 1845, ilarriva un événement qui modifia singulièrement la vie deM. Coumbes.

Un soir qu’il accaparait l’ombre de sonfiguier et celle de sa maison réunies, qu’à demi renversé sur sachaise, la tête appuyée sur le dernier barreau, il suivait del’œil, non point les nuages dorés qui fuyaient vers le couchant,mais le progrès des figues qui s’arrondissaient à l’aisselle dechacune des feuilles de son arbre et que son imagination ensavourait par avance la pulpe ambrée, il entendit le bruit des voixde deux individus qui marchaient le long du treillis de roseaux quiclôturait son jardin sur la rue. L’une de ces voix disait àl’autre :

– Vous allez juger de la qualité de ce sable,tron de l’air[1] ; ni à Bonneveine, ni auxAygalades, ni à la Blancarde, ni pour or, ni pour argent, vous nepourriez trouver ce que vous allez voir. Le roi de France,monsieur, le roi de France n’a rien de pareil dans sonjardin !

Au même instant, et tandis que, avec unbattement de cœur, M. Coumbes cherchait à qui pouvaients’adresser ces éloges, les individus s’arrêtèrent devant la petitegrille en bois qui clôturait l’habitation. L’un d’eux était unpropriétaire du voisinage ; l’autre, un jeune homme queM. Coumbes voyait pour la première fois à Montredon.

Le premier s’arrêta, et, désignant le jardin,alors luxuriant de verdure, et principalement le carré de pois quiondulaient au souffle de la brise :

– Voyez ! s’écria-t-il avec un geste quidoublait la solennité de son accent impératif.

M. Coumbes devint rouge comme une jeunefille que l’on complimente pour la première fois sur sa beauté, etil se sentit tout prêt à baisser modestement les yeux.

Le jeune homme considéra le jardin avec moinsd’enthousiasme que son interlocuteur, mais cependant avec uneattention soutenue ; puis tous deux s’éloignèrent, etM. Coumbes ne dormit pas. Toute la nuit, il rêva auxcompliments qu’il adresserait à ce gracieux personnage, la premièrefois qu’il pourrait le rencontrer.

Le lendemain, il arrosait ces chèresproductions, Millette l’aidait à cette tâche, lorsqu’il entendit unnouveau bruit non plus venant de la rue, mais du côté où un longespace de dunes et de collines séparait son habitation de lademi-douzaine de maisons que l’on appelle le village de laMadrague, espace jusqu’alors resté désert et abandonné aux sauges,aux immortelles, aux œillets sauvages qui le tapissaient, suivantla saison, de leurs fleurs blanches, jaunes ou roses.

– Qui diable vient là ? ditM. Coumbes alléché par le miel qu’il avait goûté laveille.

Puis, sans laisser à Millette le temps de luirépondre, il transporta une chaise le long de sa muraille deroseaux, et, les écartant avec délicatesse, il se mit en mesure desatisfaire sa curiosité.

Ces voix, ce n’était rien de plus ni de moinsque celles de trois ou quatre ouvriers ; – mais ces ouvriersportaient des cordes, des pieux et des jalons ; ils traçaientdes angles dans le terrain vague qui bordait le cabanon deM. Coumbes, et celui-ci n’était pas homme à ne pas demander ceque cela signifiait.

On lui apprit qu’un habitant de Marseille,séduit peut-être par la brillante perspective que l’habitation deM. Coumbes offrait aux passants, avait acheté cette terre etallait y faire construire une villa à l’image de la sienne.

M. Coumbes fut assez indifférent à cettenouvelle. Il n’était pas misanthrope par parti pris demisanthropie. Il avait accepté la solitude plutôt qu’il ne l’avaitcherchée ; la société de ses semblables n’avait rien quil’attirât, quoique cependant il n’en fût point arrivé à lafuir.

Toutefois, il ne tarda pas à en sentir lesinconvénients. Dès le lendemain, les maçons creusèrent un fossé lelong du treillage qui séparait les deux habitations.

M. Coumbes renouvela ses interrogations,et il lui fut répondu que son futur voisin ne jugeait pas que desroseaux fussent une clôture suffisante, et comptait, pour ce qui leregardait, les remplacer par un vaste parallélogramme depierre.

L’indifférence de M. Coumbes prit, surces mots, la tournure d’une contrariété. Il réfléchit que cesinutiles fortifications allaient lui faire perdre la vue de la meret du cap Croisette, et, à l’instant même, il s’éprit follement deleurs beautés. Puis, cette construction humiliait la sienne. Sesroseaux allaient faire une bien piteuse figure auprès du beau murde son voisin. Son cabanon, mis en comparaison avec une villa,allait considérablement déchoir dans l’opinion publique. Cettedernière considération était si forte qu’il alla immédiatementrequérir un maçon de son voisinage et le mit à l’œuvre pour égalerson voisin.

Cette dépense fit bien murmurer sourdementl’esprit d’ordre et d’économie qui présidait à toutes les actionsde M. Coumbes ; mais son amour-propre de propriétaire sutétouffer ces reproches. Il se dit qu’une muraille protégerait bienautrement son jardin que les roseaux ne l’avaient faitjusqu’alors ; qu’elle aurait encore sur ceux-ci l’avantage demettre à l’abri des voleurs les fruits et les légumes, quidésormais ne pouvaient plus manquer. Et, lorsque la quadruplemuraille fut achevée, elle avait si bon air, elle était si blanche,si proprement recrépie ; les morceaux de bouteille, dont onavait orné son faîte, reluisaient si joliment au soleil, queM. Coumbes se sentit plein de reconnaissance pour celui dontl’initiative l’avait décidé à cette dépense.

M. Coumbes se remit donc à pêcher, àbêcher et à être heureux de plus belle, ne s’inquiétant de sonfutur voisin que pour songer aux belles parties qu’ils pourraientfaire de compagnie, si par hasard il aimait la pêche.

Cependant, quelque temps après, ayant jeté uncoup d’œil sur les travaux qui marchaient rapidement, il s’aperçutqu’ils étaient d’une importance qu’il n’avait pas supposéejusqu’alors, et pour la première fois il se sentit mordu au cœurpar une pensée envieuse. Mais il se hâta de la repousser. Si lecabanon du voisin devait être le plus grandiose, le sien resteraitle plus coquet de Montredon. Avait-il jamais envié, lorsqu’ilmanœuvrait sa jolie péniche, la belle frégate du roi qu’il voyaitcouvrant la mer de l’ombre de ses voiles ?

Il ne dégagea pas si bien son cœur de cesmauvaises idées, qu’il n’éprouvât cependant un secret sentiment dejoie, lorsqu’il remarqua que la charpente de la maison de sonvoisin était lourde et massive ; qu’elle débordait deplusieurs pieds les pignons qui la supportaient, et qu’elledéshonorait enfin, par son défaut de proportions, l’édifice qu’elledevait recouvrir. Mais les couvreurs, les menuisiers et lespeintres arrivèrent : – ceux-là apportant des tuiles d’uneforme nouvelle ; ceux-ci posant à tous les étages des balconssi délicatement ouvragés, qu’ils ressemblaient à de ladentelle ; les troisièmes peignant les murs en planches desapin richement veinées, et ils firent si bien que, peu à peu,l’harmonie reparut dans la construction, et qu’elle prit unetournure un peu rustique, mais des plus élégantes. C’était unchalet, et les chalets, alors peu communs, étaient fortadmirés.

Nous ne jurerions pas cependant quel’admiration fût le sentiment que celui-ci excita chezM. Coumbes. Il le regarda d’un air de mauvaise humeur, avecses gros sourcils froncés et ses lèvres pincées ; et une foisencore, sa raison, son bon sens eurent une lutte à soutenir contreles suggestions passionnées de son orgueil. Il en triompha cettefois encore, mais toujours à peu près ; car, bien que sacuriosité fût vivement excitée, qu’il désirât ardemment savoir lenom de l’heureux possesseur de ce nouveau domaine, il ne put sedécider à l’aller demander aux ouvriers. Il lui semblait que sarougeur eût révélé l’appréhension que lui causait cette rivalitéfuture. Il était embarrassé, inquiet, et ne regardait plus qu’à ladérobée les murs rougeâtres du cabanon dont il était naguère sifier et si heureux.

Ce nom, malgré le soin qu’il apportait àécarter toute pensée qui lui rappelât le chalet neuf, ce nom lepréoccupait sans cesse. Le hasard se chargea de le luiapprendre.

La construction voisine avait marché sirapidement, que quelques légumes témoignaient encore de lasplendeur qui, l’été précédent, avait caractérisé le jardin deM. Coumbes. La poussière du plâtre et de la chaux, que lesmaçons du voisinage avaient répandue dans l’atmosphère, avaitenduit ces légumes d’une façon compromettante, et le portefaix, unebrosse à la main, un seau d’eau à ses pieds, s’occupait de les endébarrasser.

Il entendit rouler une voiture, et cettevoiture s’arrêter devant la grille qui fermait le jardin duvoisin.

Le matin, il avait remarqué quelques apprêtsqui indiquaient que les ouvriers attendaient le nouveaupropriétaire, et, ne doutant pas que ce ne fût lui, M. Coumbesgrimpa sur sa chaise et passa doucement la tête au-dessus du murmitoyen. Il aperçut les ouvriers groupés dans la cour ; und’eux avait un énorme bouquet à la main. Il les vit s’avancer versla voiture et le présenter à un de ceux qui en descendaient.

Celui auquel on présenta le bouquet était unhomme de vingt-cinq ans, vêtu avec recherche, à la physionomieouverte et décidée. Trois amis l’accompagnaient. Il prit lebouquet, et glissa en échange un pourboire dans la main del’ouvrier ; ce pourboire devait être satisfaisant, car laphysionomie de celui-ci passa de l’immobilité à l’enthousiasme. Ilpoussa un cri formidable de Vive M. Riouffe ! etses compagnons, certains qu’il n’en faisait ainsi qu’à bon compte,mêlèrent leurs hourras aux siens avec une joie frénétique.

Ce nom de Riouffe était parfaitement inconnu àM. Coumbes.

Pendant que les jeunes gens examinaient lamaison à l’intérieur, les ouvriers s’étaient rassemblés vis-à-visdu poste d’observation de M. Coumbes, et il les vit compter etpartager leur argent. Le pourboire était de cinq louis.

– Peste ! se dit M. Coumbes, centfrancs ! Il faut qu’il soit bien riche, ce monsieur, et celane m’étonne plus s’il a mis si gros à sa bâtisse. Lorsque la miennefut achevée, c’est dix francs, je crois, que je donnai auxjournaliers, et il y en a beaucoup qui se vantent et qui n’endonnent pas autant. Cent francs ! mais il possède donc tousles navires du port de Marseille, cet homme ! Après cela, tantmieux ! cela jettera un peu de distraction dans le voisinage.Et puis, un gaillard si riche, cela doit acheter son poisson ;et celui-là, du moins, j’en suis sûr, ne viendra pas pêcher dansmes eaux et ravager la côte. Il a l’air d’un bon diable, gai,franc, sans façons ; il donnera des dîners, il m’inviterapeut-être. Parbleu ! il doit m’inviter, ne suis-je pas sonvoisin ? Allons, allons, décidément, je suis enchanté quel’idée lui soit venue de s’établir à Montredon.

Chapitre 6Chalet et cabanon.

M. Coumbes, tout entier à la perspectiveque son imagination ouvrait sur l’avenir, se frottait allègrementles mains, lorsqu’il entendit ouvrir une fenêtre de la maisonneuve. Il baissa promptement la tête pour ne pas être surpris dansson petit espionnage ; et les jeunes gens parurent sur lebalcon du chalet. Ils parlaient tous à la fois et à grandbruit :

– Belle vue ! disait l’un ; la plusbelle vue de tout le pays.

– Il n’entrera pas un navire dans le port deMarseille sans passer sous le feu de nos lunettes, disait unautre.

– Sans compter le poisson ; il n’y a qu’àétendre la main pour le prendre, faisait le troisième.

– Mais le poste, le poste, je ne vois pas leposte, reprenait le premier.

– Donne-toi donc un peu de patience, dit à sontour le maître de la maison ; si vous voulez un poste, vousaurez une caillerie, vous aurez tout ce qui vous plaira. N’est-cepas pour les autres, encore plus que pour moi-même, que j’ai faitbâtir ce cabanon ?

– Il n’y a qu’une chose, mon bon, que je tedéfie de te procurer : ce sont des arbres.

– Bah ! des arbres ! À quoi bon desarbres ! fit celui qui avait parlé le premier. Ne trouve-t-onpas des fruits à Marseille, et ne peut-on en apporter ?

– Et te feras-tu apporter del’ombre ?

– Soyez tranquilles, dit encore lepropriétaire, vous aurez des arbres ; nous ne sommes isolésque d’un côté, et de celui-ci, ajouta-t-il en indiquant la maisonde M. Coumbes, il importe de nous mettre à l’abri del’espionnage.

– Oui, car ce serait désagréable d’être, unefois encore, inquiétés par la police.

– Eh ! tron de l’air ! c’estvrai ; tu as un voisin de ce côté ; je n’avais pas vucette cassine[2] .

– Quelle bicoque, mon Dieu !

– C’est une cage à poulets.

– Eh ! non… Vous le voyez bien, elle estpeinte en rouge : c’est un fromage de Hollande.

– Et qui demeure là ? Lesais-tu ?

– Une vieille bête, trop occupée à voir si seschoux ne poussent pas, par hasard, pour jeter un coup d’œilindiscret sur les faits et geste des membres de la société desVampires. Soyez tranquille, mes renseignements sont bien pris.D’ailleurs s’il devenait gênant, il y aurait toujours moyen de s’endébarrasser.

M. Coumbes ne perdait pas une parole decette conversation. Lorsqu’il avait entendu insulter sa propriété,il avait eu, pendant un moment, l’idée d’apparaître et de répondreà l’insulte par une critique raisonnée de l’habitation voisinedont, en ce moment, tous les défauts lui apparaissaientsaillants ; mais, lorsque le jeune maître parla de vampires,lorsqu’il déclara avec une aisance et une insouciance parfaites,son intention de se délivrer d’un voisin incommode, M. Coumbessupposa qu’il était en face d’une redoutable association demalfaiteurs. Tout son sang reflua dans ses veines ; il secourba de plus en plus pour échapper aux regards de ces suceurs desang, jusqu’à ce qu’il fût complètement aplati sur sa chaise.

Cependant, n’entendant plus aucun bruit, ilreprit peu à peu ses esprits et voulut jeter un coup d’œil dans lecamp de ceux que, à dater de cet instant, il considérait comme sesennemis. Il releva doucement d’abord son buste, ensuite sa tête, segrandit de toute la hauteur de ses pieds, jusqu’à ce que son frontfût arrivé au niveau de l’arête supérieure du mur. Mais, en cemoment même, un des jeunes amis de M. Riouffe avait eu la mêmeidée que M. Coumbes, et avait choisi précisément la même placeque lui, pour inspecter le domaine du voisin, de telle sorte que,lorsque ce dernier leva les yeux, il aperçut, à un pied de sonvisage, une figure à laquelle de légers favoris noirs donnaient unair vraiment satanique.

La surprise de M. Coumbes fut siviolente, le mouvement de terreur que cette sensation imprima à soncorps fut si brusque, que la chaise, mal assurée dans le sable,chancela, et qu’il roula dans la poussière.

À l’appel de leur compagnon, les trois autresjeunes gens accoururent, et ce fut au milieu des huées, sous unepluie de brocards et de lazzis, que l’infortuné M. Coumbesopéra sa retraite jusqu’à son cabanon.

La guerre était déclarée entre le vieuxpropriétaire et ceux qu’il avait entendus se qualifier du titre demembres de la société des Vampires.

Bien que M. Coumbes fût restéparfaitement étranger au mouvement romantique de l’époque, et qu’iln’eût jamais cherché à approfondir la physiologie des monstres dumonde intermédiaire, ce mot de vampire lui rappelait vaguementquelques contes qui avaient bercé son enfance, et leur souvenir, siindécis qu’il fût, lui donnait le frisson.

M. Coumbes pensa à prévenir l’autorité,mais il n’avait rien de précis à lui déclarer, puis il rougissaitde sa faiblesse, en sorte qu’il résolut d’attendre les actes deviolence qu’il prévoyait avant de recourir à la protection de laloi, décidé à exercer d’ici là, sur ses voisins, une surveillancede tous les instants.

Malheureusement, il semblait que d’avance lemaître du chalet se méfiât de M. Coumbes ; car, deuxjours après, ainsi qu’il l’avait promis, il avait fait planter lelong du mur mitoyen une rangée de beaux cyprès pyramidaux qui ledépassaient déjà de deux pieds.

Ces précautions ne firent que redoubler lesappréhensions de M. Coumbes, et, décidé à déjouer les complotsde ceux que, par avance, il qualifiait de scélérats, à mettre aujour les crimes dont il ne doutait pas qu’ils ne se rendissentcoupables, il installa à petit bruit, et à l’aide de quelquesbancs, une espèce de belvédère sur son toit, qui était presque platet d’où il dominait la propriété à laquelle il devait déjà tant desoucis.

Pendant une semaine, il ne manqua point, aumoindre bruit, de se rendre à son poste ; mais il n’aperçut niM. Riouffe ni ses compagnons. On apportait des meubles et desustensiles de cuisine, et ce n’était pas de cela queM. Coumbes était curieux. Le vendredi, en voyant descendred’une charrette une machine volumineuse, recouverte d’une toilegrise, de laquelle sortait deux longs bras en fer, terminés par desleviers, aux précautions que l’on prit pour introduire cet objetdans la cour du chalet, il pensa avoir découvert le mot del’énigme.

La société des Vampires était une société defaux monnayeurs, et ce fut avec le cœur plein d’angoisse, avec larespiration haletante, qu’il monta à son observatoire, dans lasoirée du samedi.

M. Riouffe arriva vers huit heures avecses trois compagnons.

La nuit était sombre et sans étoiles ; lechalet avait hermétiquement fermé ses persiennes à traverslesquelles filtraient quelques pâles rayons de la lumière quiéclairait une pièce du rez-de-chaussée.

Tout à coup, et sans que M. Coumbes eûtentendu marcher sur la route, la grille du jardin de son voisinroula sur ses gonds ; il aperçut de grands fantômes vêtus denoir, qui glissaient plutôt qu’ils ne marchaient sur le sable desallées.

Il entendit le bruissement de l’espèce delinceul qui lui dérobait leurs formes.

Ces fantômes entrèrent sans bruit dans lechalet, qui resta silencieux et morne.

Le cœur de M. Coumbes battait à luibriser la poitrine.

Une sueur froide perlait sur son front. Il nedoutait pas qu’il n’allât assister à quelque étrange spectacle.Effectivement, la porte du chalet s’ouvrit de nouveau, mais, cettefois, pour laisser sortir ceux qu’il contenait.

Les deux premiers qui se présentèrent étaientvêtus de la cagoule de pénitents gris, de ceux que l’on appelle, àMarseille, de la Trinité, et dont les principales fonctions sontd’enterrer les morts.

L’un d’eux tenait dans sa main une corde.L’autre bout était attaché au cou d’une jeune fille, qui marchaitimmédiatement après eux. Puis derrière eux venaient d’autrespénitents vêtus de toile bise comme les premiers.

La jeune fille était effroyablementpâle ; ses longs cheveux dénoués pendaient sur ses épaules etvoilaient sa poitrine que la robe de lin qui lui servait d’uniquevêtement laissait à découvert.

Lorsque tous les pénitents furent rassemblésdans le jardin, ils entonnèrent d’une voix sourde et voilée lespsaumes des morts. Au troisième tour, ils s’arrêtèrent devant lepuits. Ce puits était surmonté d’une branche de fer formantpotence.

L’un des pénitents escalada cette branche defer, et s’y tint accroupi comme une énorme araignée.

Un autre attacha la corde à un anneau.

On fit monter la jeune fille sur la margelledu puits, et il sembla à M. Coumbes que le bourreau nerépondait aux supplications que lui adressait la victime qu’enrecommandant à son compagnon de se tenir prêt à s’élancer sur lesépaules de la malheureuse.

Les autres pénitents entonnaient le Deprofondis.

M. Coumbes tremblait comme unefeuille ; il entendait ses dents s’entrechoquer ; il nerespirait plus, il râlait. Cependant il ne pouvait laisser mourirainsi cette infortunée. Il devait songer à l’arracher à cette mortaffreuse, plutôt que de se réserver pour venger ses mânes. Ilrassembla donc toutes ses forces, et poussa un cri qu’il essaya derendre terrible, mais que la terreur qu’il éprouvait étrangla danssa gorge.

En ce moment, il lui sembla que les cataractesdu ciel s’ouvraient sur sa tête ; il se sentit inondé, et lacommotion violente d’une masse d’eau lancée avec force,l’atteignant à la poitrine, le renversa en arrière. On avait dirigésur lui la lance d’une pompe à incendie, manœuvrée par dix brasvigoureux.

Son toit était heureusement à peu de distancedu sol, et le sable qui formait celui-ci était si moelleux, qu’ilne se fit aucun mal. Mais, à moitié fou, perdant la tête, ne serendant pas compte de ce qui venait de lui arriver, il courut chezle maire de Bonneveine.

Il trouva le magistrat dans l’unique café del’endroit, charmant par une partie de piquet les loisirs que luilaissaient ses administrés.

Lorsque M. Coumbes entra dans la salleenfumée, avec ses habits mouillés et couvert d’une épaisse couchede sable, la figure pâle, les yeux égarés, il y fut accueilli parun éclat de rire homérique. Ces éclats de rire redoublèrentlorsqu’il raconta ce qu’il avait vu et ce qui venait de luiarriver.

Le maire eut beaucoup de peine à fairecomprendre à l’ancien maître portefaix qu’il avait été victimed’une mystification ; que ces jeunes gens, ayant découvert sonindiscrétion, avaient voulu l’en punir, et qu’il n’avait pas ledroit de s’en plaindre. Il eut beau lui conseiller d’en rire, il neput jamais l’y déterminer.

M. Coumbes sortit furieux du café. Rentréchez lui, le dépit et la colère l’empêchèrent de trouver un instantde repos. N’eût-il pas été tourmenté de ces sentiments, qu’il n’eûtpas dormi davantage.

M. Riouffe et ses amis firent pendanttoute cette nuit un sabbat infernal. C’étaient des cliquetis deverres et d’assiettes, des fracas de bouteilles cassées, des riresqui n’avaient rien d’humain. Vingt voix chantaient vingt chansonsqui n’avaient entre elles que ce rapport qu’elles étaient toutesempruntées à ce que la marine offre de plus salé en ce genre, qu’unbruit de pelles, de casseroles et de chaudrons entrechoqués leurservait invariablement d’accompagnement.

Il était temps que le jour vint ; sanscela, la rage de M. Coumbes eût dégénéré en fièvre chaude.Mais le jour n’améliora pas complètement sa situation. Ses damnésvoisins ne semblaient point décidés à prendre du repos, et lecharivari, pour diminuer, ne s’éteignit pas tout à fait ; siles chants cessèrent, si le charivari s’apaisa, les cris et lesrires n’en continuèrent pas moins.

En outre, en se collant contre son carreau, ilsembla à M. Coumbes qu’une sentinelle placée sur le balconguettait le moment où il sortirait de la maison. Il en résulta que,pour ne point s’exposer aux quolibets de la bande, et bien qu’ileût projeté une superbe partie de pêche à Carri, il demeura tout lejour enfermé dans sa demeure, sans oser prendre l’air à la porte,sans oser entrouvrir sa fenêtre.

Le soir, l’orgie recommença chez ses voisins,et ce fut une nuit blanche comme la précédente chezM. Coumbes. Il comprit alors ce que le maire de Bonneveine luiavait donné à entendre, qu’il avait affaire à une bande de joyeuxviveurs qui avaient voulu se moquer de lui. Il le comprit d’autantmieux que, placé derrière son rideau, il avait reconnu parmi unetroupe de jolies grisettes, regardant le cabanon d’un air moqueur,l’infortunée dont le supplice lui avait, la veille, procuré de siprofondes émotions.

Mais ces hommes eussent été les successeurs deGaspard de Besse ou de Mandrin, que M. Coumbes ne se seraitpas senti contre eux le quart de la haine qu’il éprouvait en cemoment.

Nous avons dit combien son bonheur étaitcomplet, absolu, et cela nous dispense de faire le tableau de sondésespoir lorsqu’il le vit tomber de si haut. On le comprendaisément. Les promenades que, pendant toute cette journée, il fiten long et en large dans son cabanon, doublèrent son agitation. Ilpassa toute la nuit à ruminer des projets de vengeance féroce, etil devança à Marseille l’hôte du chalet, qui devait retourner à laville, le lundi, selon la coutume invariable de ceux desMarseillais qui n’ont pas fixé leurs pénates aux champs.

Il revint le soir chez lui, muni d’un bonfusil à deux coups qu’il avait acheté chez Zaoué, et le lendemain,M. Riouffe recevait d’un huissier une assignation d’avoir àéloigner des murs de son voisin les cyprès qu’il n’avait pas placésà la distance légale. Ce fut le premier acte d’hostilité que lacolère avait suggéré à M. Coumbes.

Le droit était pour lui ; il gagna sonprocès. Mais l’avoué de son adversaire le prévint obligeamment queson client en appelait, et était décidé à mener si loin laprocédure, que, lorsque M. Coumbes aurait raison de sonobstination, les cyprès seraient si vieux que le comité pour laconservation des monuments les prendrait infailliblement sous saprotection.

Pendant que la chose se plaidait, leshabitants et habitués du chalet faisaient à leur voisin une guerred’escarmouches.

Aucune des avanies ordinaires en pareil cas nelui était épargnée. Chaque jour, M. Riouffe, par quelque tourd’écolier, ajoutait aux griefs qui ulcéraient déjà le cœur deM. Coumbes, lequel, depuis lors, vivait dans un étatd’exaspération continue, et annonçait tout haut à ceux quivoulaient l’entendre que, dans cette lutte, il ne céderait pas etse ferait tuer pour la défense de son foyer. Afin de manifesterclairement ses intentions, il se livrait ostensiblement àl’exercice des armes à feu, et, établi dans sa chambre comme dansun poste, il guettait avec la patience du sauvage les oiseaux quiviendraient se percher sur des cimeaux qu’il avait établis aumilieu de son jardin.

Mais, comme la plupart du temps les oiseaux nevenaient pas, il criblait les branches de son plomb. Sespersécuteurs ne s’épouvantaient pas du bruit, comme M. Coumbesl’avait supposé, et bien souvent lorsqu’un moineau audacieux, ayantéchappé à ses projectiles, s’envolait à tire-d’aile, une bordée devigoureux sifflets, partie de la maison voisine, venait insulter àla maladresse du chasseur.

Un matin, M. Coumbes avait failli obtenirune éclatante revanche. À l’aube du jour, il avait quitté son lit,et, sans prendre le temps de passer ses vêtements, il était venuinterroger ses cimeaux.

Il avait aperçu une forme énorme qui sedétachait en noir sur le ciel que l’aurore colorait faiblement, et,tout palpitant d’espérance, il avait saisi son fusil.

Qu’était-ce que cet énorme oiseau ? Unépervier, une chouette, un faisan peut-être ! Mais, quel qu’ilfût, M. Coumbes savourait d’avance son triomphe et laconfusion de ses ennemis.

Il entrouvrit doucement la croisée,s’agenouilla, appuya son arme sur le bord de la fenêtre, visalongtemps et fit feu.

Ô bonheur ! après la détonation, ilentendit le bruit sourd et mat d’un corps pesant qui tombait àterre. Dans son ivresse, et sans songer à l’insuffisance de soncostume, il se précipita en bas de son escalier et courut à sonarbre. Une superbe pie gisait sur le sol ; M. Coumbes seprécipita dessus, sans remarquer sa raideur, qu’il prit sans doutepour la raideur cadavérique.

Elle était empaillée et portait à sa patte lenom de son empailleur et la date de son empaillement. La dateremontait à deux ans, l’empailleur était M. Riouffe.D’ailleurs, et pour prouver d’autant mieux que c’étaient sesvoisins qui avaient ménagé ce dénouement à ses études cynégétiques,ils parurent à toutes les portes du chalet et éclatèrent en bravostumultueux.

M. Coumbes fut tenté de décharger sondernier coup sur la bande, mais sa prudence ordinaire triompha dela violence de son caractère, et il regagna sa retraite toutconsterné.

C’était un dimanche matin que ceci s’étaitpassé, et, pour éviter de nouvelles avanies, M. Coumbes serenferma dans son cabanon pendant toute la journée.

Il était bien loin le temps où lessatisfactions de l’orgueil qui voit ses désirs accomplisremplissaient son cœur ; un orage bien autrement terrible queceux que soulevait le mistral avait passé sur sa vie ; sesplaisirs habituels, ses occupations si douces avaient perdu toutleur attrait, en même temps que s’en était allée la haute confiancequ’il possédait autrefois en lui-même ; il eût senti un thonse débattre à l’hameçon de sa palangrotte, que son cœurn’eût pas palpité, il se voyait tellement amoindri à ses propresyeux, qu’il n’eût pas eu le courage de revendiquer à sa gloire lesmerveilleux résultats horticoles de l’année qui venait des’écouler.

Personne ne peut déterminer la capacité ducœur humain ; un grain de millet suffit à le remplir et unemontagne y est à l’aise ; ces futiles jouissances, cesinnocentes distractions, cette vanité microscopique avaientjusqu’alors suffisamment garni celui de M. Coumbes ;mais, à présent, il était vide, une haine contre les fauteurs decette révolution s’y infiltrait peu à peu.

Cette haine était d’autant plus violente,qu’elle se sentait réduite à l’impuissance. Jusqu’à ce moment elleétait restée concentrée. Comme certaine puissance belligérante,M. Coumbes mettait tous ses soins à cacher ses échecs à sespeuples : il s’était bien gardé d’initier Millette aux causesde sa mauvaise humeur ; mais, son dépit prenant le caractèredu désespoir, cette mauvaise humeur commença de déborder, de sefaire jour, de se révéler enfin par des interjectionsfuribondes.

Millette, à laquelle l’état de son maître etseigneur inspirait de vagues inquiétudes, n’en soupçonnait pas lacause. Elle craignit que le cerveau de son maître ne se dérangeât,elle lui offrit ses soins : M. Coumbes la repoussa ;elle se réfugia dans la cuisine.

Demeuré seul, M. Coumbes s’abandonna àtoutes les douloureuses jouissances de la vengeance imaginaire. Ilrêva qu’il était roi, qu’il faisait pendre haut et court sesvoisins et passer le soc de la charrue sur cet immoralchalet ; puis, entrant dans un autre ordre d’idées, il songeaqu’il était devenu Robinson et qu’il se trouvait transporté dansune île déserte avec son figuier, son jardin, son cabanon etMillette métamorphosée en Vendredi. Enfin, il en arriva à maudirela floraison luxuriante du carré de pois qui lui avait, sans aucundoute, attiré ce fâcheux voisinage. C’était bien là le pluséclatant témoignage qu’il pût fournir du désordre que tantd’événements avaient jeté dans ses idées.

Sur ces entrefaites, il entendit chuchoterdans la cuisine. Il en ouvrit doucement la porte, bien décidé àtancer vertement Millette si elle s’était permis de recevoirquelqu’un sans son autorisation.

Il aperçut sur une chaise, à côté du petitfauteuil sur lequel s’asseyait Millette, Marius qui, les deux mainsdans les mains de sa mère, causait tendrement avec celle-ci.C’était le jour de sortie du fils de sa compagne. M. Coumbesavait lui-même provoqué cette visite hebdomadaire de Marius. Il n’yavait pas moyen de décharger sur eux un peu de la bile quil’oppressait.

M. Coumbes le comprit, et en même tempsil eut une idée lumineuse.

Il tendit les bras au jeune homme quis’avançait respectueusement pour l’embrasser, le serra sur soncœur, et sa physionomie devint souriante.

Chapitre 7Où, à notre grand déplaisir, nous sommes forcés de piller le vieuxCorneille.

Le sourire ne fit que passer sur les lèvres deM. Coumbes. Après cet éclair, elles se plissèrent de plusbelle, sa figure redevint grave et soucieuse.

Millette avait été profondément touchée dumouvement de tendresse par lequel le maître du cabanon avaitaccueilli Marius. Celui-ci n’était pas moins ému que sa mère.

– Qu’avez vous donc ? dit-il.

Le silence de M. Coumbes fut pleind’éloquence ; ses paupières clignotèrent, se démenèrent dansun double mouvement horizontal et perpendiculaire pour essayer, parla compression, d’extorquer une larme à ses yeux.

Si la diplomatie est une science, c’est laseule que l’on sache sans études préliminaires. L’ex-portefaixavait compris par intuition que, ayant un sacrifice à demander àses sujets, il s’agissait avant tout de remuer vivement leurs âmesdans l’espoir de trouver un vengeur ; son amour-propre serésigna à passer par les fourches caudines. Il se laissa choir surune chaise avec tous les signes d’un véritable abattement.

– Mes enfants, leur dit-il, à quoi meservirait de vous raconter ce que j’ai, puisque vous ne sauriez yporter remède ? Tout ce que je puis vous apprendre, c’est que,si cela dure, bientôt vous verrez les pénitents dans cettemaison.

– Ah ! mon Dieu, s’écria Millette levisage baigné de larmes, comme si déjà elle eût vu le cadavre deM. Coumbes sur la funèbre cendre.

– Oh ! ce n’est pas possible, fit de soncôté Marius, frappé à la fois par la douleur de sa mère et parcette affreuse prédiction de celui qu’il considérait, qu’il aimaitcomme son père.

– Mes enfants, continua M. Coumbes, j’aitant de chagrin, que je sens bien que le jour n’est pas loin oùj’aurai reçu ma paye en ce monde et où il me faudra m’embaucheravec le grand patron qui est là-haut.

– Ce chagrin, qui le cause ? dit Marius,les yeux étincelants, la bouche frémissante.

– Mais, ajouta M. Coumbes en évitant derépondre à cette interruption, avant d’être jeté dehors comme unecoque d’oursin, je veux vous faire mes dernièresrecommandations.

Les sanglots de Millette redoublèrent etcouvrirent les paroles du maître du cabanon. La voix de Mariusdomina sanglots et recommandations ; il s’élança versM. Coumbes et, avec ce dévouement qui, chez les gens du Midi,emprunte toujours quelque chose à la colère, il lui dit :

– Vous n’avez point de recommandations à mefaire, mon père ; si c’était celle d’être honnête etlaborieux, votre exemple a suffi depuis longtemps pour m’apprendreque c’était le devoir d’un honnête homme. Quant à aimer ma mère,elle serait une sainte du bon Dieu, que mon cœur ne saurait luidonner plus qu’il ne lui donne. Si c’est de conserver votremémoire, de garder votre souvenir, c’est présumer trop peu de mareconnaissance. Avec ma mère, qui donc chérirai-je, qui doncvénérerai-je, si ce n’était celui qui a pris soin de monenfance ? Ce qu’il faut nous dire, ce sont les causes de cechagrin que nous ignorons, les raisons de ces sinistrespressentiments que rien ne justifie. Pourquoi ne comptez-vous pasdavantage sur nous, parrain ? Si quelque mal vous afflige,veuillez nous le dire ! Fallût-il aller à la Sainte-Beaume àgenoux, pour demander à Dieu qu’il vous rende la santé, ma mère etmoi, nous sommes prêts.

En écoutant Marius, M. Coumbes setrouvait en proie à un attendrissement qui chez lui était rare.L’enfant de Millette commençait à triompher des préjugés dubonhomme à l’endroit de la beauté plastique. Ce n’était pas que lanoblesse des sentiments qu’il exprimait le touchât beaucoup,M. Coumbes n’y croyait qu’à moitié ; mais à l’énergie del’accent du jeune homme, à la conviction de sa colère,l’ex-portefaix pressentait qu’il allait trouver en lui le CidCampéador dont il était en quête, sans en avoir jamais entenduparler. Pendant une minute, il fut bien un peu honteux de susciterun aussi enthousiaste dévouement à propos d’un aussi misérablesujet ; mais son antipathie haineuse contre son voisin futplus forte que cet imperceptible mouvement de sa raison, et, pourla seconde fois de la journée, il prit Marius à bras-le-corps et leserra contre sa poitrine.

– Vois-tu, fils, fit-il en abandonnant une deses mains à Millette, qui la couvrait de ses baisers et de seslarmes, depuis quelque temps ce cabanon est devenu un enfer pourmoi ; je voudrais le quitter, et je sens que je mourrailorsque je ne le verrai plus.

– Mais pourquoi cela ? interrompitMillette ; n’avez-vous pas eu tout à souhait cetteannée ? La main du bon Dieu n’a-t-elle pas béni tout ce quevous avez confié à la terre ? Pourquoi cela, quand, il y ahuit mois à peine, je vous ai vu si heureux de ne plus être forcéde quitter votre retraite pour retourner à la ville ?

D’un geste silencieux mais solennel,M. Coumbes indiqua le chalet voisin, dont on apercevait lestuiles rouges.

Millette soupira ; en rapprochant lescirconstances, elle avait compris, elle devinait les motifs de lamauvaise humeur de son maître, les velléités cynégétiques qui luiavaient fait perdre tant d’heures en arrêt devant les oiseaux.Marius, qui n’était point au fait de toutes ces circonstances,considérait M. Coumbes avec une surprise interrogative.

– Oui, reprit M. Coumbes, voilà le secretde ma tristesse ; voilà la cause de mon dégoût de la vie.Tiens, Millette, je ne t’en ai rien avoué, mais, lorsque pour lapremière fois j’ai vu les ouvriers creuser leur tranchée dans lesable, un secret pressentiment m’a serré le cœur et m’a dit quec’en était fait de mon bonheur ; et cependant je ne pouvaisprévoir alors que la rage de mes persécuteurs irait un jour jusqu’àl’insulte.

– On vous a insulté ! s’écria Mariusbouillant de colère, on a oublié le respect que l’on devait à votreâge !

L’ex-portefaix ne fut point assez habile pourcacher la sensation agréable que lui causa cette ardeur du fils deMillette à embrasser sa défense ; celle-ci surprit lemouvement de joie qui illumina la physionomie deM. Coumbes ; elle pressentit son projet, et sasollicitude maternelle, justement alarmée, s’efforça de calmer sonirascible maître.

Elle jetait de l’huile sur le feu ; pourréduire les faits à leurs véritables proportions, il fallaitnécessairement ôter au dada de M. Coumbes la selle et la bridequi lui permettaient de l’enfourcher, attenter à ses idéesdominatrices, exaspérer, par le doute de sa raison d’être, lasusceptibilité de son orgueil de propriétaire. Millette ne réussitqu’à métamorphoser en une véritable fureur l’attitude douloureuseque celui-ci avait prise depuis le commencement de cette scène.

Comme il arrive à des gens à tempéramentlymphatique, M. Coumbes, lorsqu’il s’abandonnait à la colère,était incapable de la dominer. Dans son courroux de trouver unsemblant de contradiction où il s’attendait si peu à en rencontrer,il se montra dur et cruel envers la pauvre Millette il alla jusqu’àparler d’ingratitude à propos des bienfaits dont il prétendaitl’avoir comblée.

Marius l’écoutait la tête baissée : ilsouffrait bien vivement de voir maltraiter ainsi celle qu’ilchérissait plus que la vie ; son corps était agité detressaillements convulsifs, et de grosses larmes roulaient le longde ses joues brunes ; mais il avait un si profond respect pourM. Coumbes, qu’il n’osa ouvrir la bouche pour la défendre, etqu’il se contenta d’élever ses yeux suppliants vers celui-ci.

Lorsque M. Coumbes quitta la cuisine, oùil laissait Millette accablée et gémissante, Marius, après avoiradressé à sa mère quelques paroles consolatrices, rejoignit lemaître du cabanon dans le jardin où, à la faveur de l’ombre du soirqui commençait de s’épaissir, ce dernier promenait les regrets quelui causait le dernier échec dans la tentative qu’il avaitfaite.

– Père, lui dit-il, il faut pardonner à lamère : elle est femme et elle a peur ; mais moi, je suishomme et me voici.

– Que dis-tu ? fit M. Coumbes, quiétait bien loin de s’attendre à ce revirement de fortune.

– Qu’aussitôt que j’ai pu comprendre sesparoles ma mère me dit en vous montrant : « Voici celuiauquel je dois la vie, mon enfant, et je prierai Dieu tous lesjours afin qu’il permette que tu fasses pour lui ce qu’il a faitpour moi. Non content de m’avoir sauvée, il ne m’a point abandonnéedans ma détresse. Le ciel sera assez juste pour permettre que nouslui témoignions un jour notre reconnaissance. » J’étais bienpetit lorsqu’elle parlait ainsi, père ; cependant jamais cesmots ne sont sortis de ma mémoire, et, aujourd’hui, je veux vousprouver que je suis prêt à tenir l’engagement qu’elle me demandaitde prendre.

La voix de l’adolescent était ferme,énergique, sûre d’elle-même ; cependant M. Coumbes crutou voulut croire à une rodomontade de jeune homme.

– Non, dit-il avec une nouvelle amertume, tamère avait raison tout à l’heure ; j’ai tort de vouloir qu’onrespecte mon bien et ma personne, tort de me lasser des avanies quel’on me fait subir, des affronts dont on m’accable. À quoi bondemander un respect que l’on est trop âgé pour commander ?N’est-ce pas tout simple, tout naturel, que les jeunes gens fassentleur jouet d’un pauvre vieillard, et n’est-ce pas insensé àcelui-ci de faire entendre ses plaintes ?

M. Coumbes avait totalement oublié qu’ilavait joué le rôle de provocateur dans les événements qu’ilrappelait.

– Vous avez protégé mon enfance, reprit Mariusavec une énergie croissante, c’est à moi de protéger votrevieillesse. Qui vous touche, me touche ; qui vous insulte,m’insulte. Demain je verrais M. Riouffe.

Le doute n’était plus permis àM. Coumbes. Il avait trouvé un champion, et, malgré sajeunesse, le courage de ce champion pouvait lui faire espérer detriompher de ses ennemis.

Pour la troisième fois depuis le commencementde cette journée, il embrassa Marius. Jamais il n’avait été à cepoint prodigue de témoignages de tendresse envers l’enfant deMillette. Il est vrai que c’était la première fois qu’il eût besoinde lui.

– Seulement, lui dit le jeune homme en sedégageant de son étreinte, vous me jurez de ne plus être aussi duravec la mère lorsqu’elle ne m’aura plus là pour la consoler.

Chapitre 8Comment M. Coumbes vit échouer sa vengeance par l’intervention d’untémoin, qui frappa au cœur le champion qu’il avait choisi.

L’appartement et les bureaux du voisin ducabanon de M. Coumbes étaient situés rue de Paradis,c’est-à-dire dans une des grandes artères marseillaises quidébouchent sur la Canebière.

Marius avait facilement obtenu l’adresse del’ennemi intime de son parrain, du don Gormas dont il avait à punirles offenses. Il pénétra dans une de ces sombres allées, aussicommunes dans le nouveau que dans le vieux Marseille, franchit unétroit escalier et s’arrêta au premier étage, où on lui avait ditqu’il trouverait la personne qu’il cherchait. Effectivement sur laporte qui s’ouvrait à sa gauche, il aperçu deux plaques de cuivrescellées dans le bois ; sur l’une d’elles étaient gravés cesmots : Jean Riouffe et sœur, commissionnaires etarmateurs ; sur l’autre, Bureau et caisse. Iltourna le bouton de la première et il entra.

Les Méridionaux comprennent difficilement lesquerelles sans tapage ; il leur faut toujours un peu detrompette avant le combat. Marius était de son pays, et, si jeunequ’il fût, il en possédait déjà les habitudes. Pendant la nuit,pendant le voyage de Montredon à Marseille, il avait travaillé àexalter sa petite cervelle, et s’était si complètement monté, qu’uncapitan n’eût rien trouvé à reprendre à sa tenue et à saphysionomie. Sa redingote était boutonnée jusqu’au menton, sacoiffure légèrement inclinée sur l’oreille, ses sourcilsrapprochés, ses narines dilatées, ses lèvres frémissantes, comme ilconvient à un redresseur de torts.

– M. Jean Riouffe ! s’écria-t-ild’une voix provocante en franchissant le seuil de la porte et sansôter son chapeau.

Un des deux commis qui travaillaient derrièredes cages en fil de fer à guichet leva le nez de dessus une liassede connaissements qu’il était en train de rédiger. L’air, l’accentet l’attitude du nouveau venu l’avaient surpris ; mais ilréfléchit sans doute que son temps était trop précieux pour enconsacrer un atome à faire observer au visiteur qu’en entrant dansun appartement, la civilité puérile et honnête voulait qu’on sedécouvrît car il reprit sa besogne après avoir fait à Marius, dubout de sa plume, signe d’avoir à se calmer et à attendre.

Celui-ci avait trop envie de mener à bien laquerelle de M. Coumbes pour s’en mettre une seconde sur lesbras. Il rongea son frein, quelque disposé qu’il fût à s’offenserdu silence de l’employé de son futur adversaire, en se promettantbien, dans l’humeur rageuse qu’il devait à l’excitation de sonsang, de se dédommager avec celui-ci.

Pour occuper ses moments, il regarda autour delui. L’appartement dans lequel il se trouvait contrastait d’unemanière étrange avec la scène dont Marius prétendait le rendre lethéâtre. Depuis dix-sept mois qu’il était dans les affaires, ilavait vu bien des bureaux, mais jamais il n’en avait rencontré undans lequel un ordre aussi parfait eût présidé à toutes choses, oùla propreté se montrât aussi coquette, où une espèce de bon goût serévélât dans le classement méthodique des échantillons quigarnissaient les armoires vitrées, des paperasse qui encombraientles casiers. Le calme qui y régnait, le demi-jour que des stores decouleur y conservaient, le silence des deux commis, leur assiduité,faisaient de cette pièce une espèce de temple du travail et de lapaix, dans lequel Marius éprouvait quelque peine à maintenir à undegré d’incandescence l’exaltation qu’il s’était procurée enfouettant tout à la fois le sang de ses artères et sa respectueuseaffection pour M. Coumbes.

Heureusement pour la cause qu’il s’étaitchargé de soutenir, la porte d’un cabinet s’ouvrit et un monsieuren sortit. Le commis peu communicatif, toujours à l’aide de saplume, qui servait télégraphiquement à ses communications, indiquaà Marius qu’il devait entrer dans le cabinet d’où sortait cemonsieur.

Le jeune homme assura son chapeau sur sa tête,reprit la physionomie que cette séance préliminaire lui avait faitatténuer et pénétra dans le cabinet. Il avait fait un pas en avantpour franchir la porte ; mais il n’eut pas plus tôt jeté lesyeux dans le cabinet, qu’il en fit deux en arrière pourreculer ; il porta la main à sa tête pour saluer avec tant deprécipitation, que sa coiffure, échappant de ses doigts, roula surles nattes de Calcutta qui couvraient le parquet.

Au lieu de M. Jean Riouffe, au lieu dujeune homme insolent pour lequel il avait fait des préparatifs simenaçants, il se trouvait en face d’une charmante jeune fille quiétait seule dans ce bureau.

Elle pouvait avoir vingt-quatre ou vingt-cinqans ; elle était grande, mince et svelte ; ses cheveux,de ce blond chaud et doré que les peintres de Venise ont reproduitavec tant d’amour, tombaient sur sa nuque en un chignon que lesdeux mains n’auraient pu contenir ; leurs fauves reflets.L’éclat de ses sourcils et de ses yeux noirs comme l’ébène, larougeur purpurine de ses lèvres, faisaient encore ressortir lablancheur de sa peau.

Il est bien entendu que Marius n’appréciaaucun de ces détails ; il ne remarqua pas davantage lasimplicité de costume qui tranchait avec le caractère de la beautéde cette apparition ; il ne vit pas la douceur de son sourire,la bienveillance de sa physionomie, le geste encourageant parlequel elle l’invitait à se remettre ; il se trouvait sous lecoup de cette surprise grosse d’émotions que doit éprouver un petitcorsaire qui croit poursuivre un paisible bâtiment de commerce,lorsque celui-ci, par un mouvement rapide comme l’éclair, enlèveses pavois et démasque de formidables rangées de batteries. Ilpouvait déjà être brave, mais il était trop jeune pour ne pas êtretimide. Cette jolie personne lui paraissait bien autrementredoutable à affronter que ne l’était l’adversaire qu’il cherchait.Il ramassa maladroitement, gauchement, son chapeau, balbutiaquelques mots, et se fût enfui, si la voix de la jeune fille, unevoix pure et d’un timbre qui pénétra jusqu’à son cœur, ne l’eûtrappelé à la situation.

– Tout à l’heure, je vous ai entendu demanderM. Jean Riouffe, monsieur, dit-elle à Marius.

Celui-ci rougit, car il se rappelait quel’accent menaçant par lequel il avait débuté en entrant avaittraversé la cloison qui séparait le cabinet du bureau.

Marius s’inclina sans répondre.

– Il est absent pour le moment, monsieur, ditencore la jeune fille.

– Alors, mademoiselle, pardon, je reviendrai,je repasserai.

– Monsieur, je dois vous faire observer quevous risquez fort de faire beaucoup de courses inutiles.M. Riouffe est rarement chez lui ; mais si vous voulez mecommuniquer ce dont il s’agit, je pourrai probablement vous donnersatisfaction, car c’est moi qui m’occupe de toutes les affaires dela maison.

– Mademoiselle, répliqua Marius, dont l’aplombet l’aisance de la jeune fille ne faisaient qu’accroîtrel’embarras, mademoiselle, c’est une question toute personnelle quime faisait désirer d’avoir un entretien avec M. Riouffe.

– Il est probable que cela me regarde encore,monsieur. Pardonnez-moi mon insistance : elle n’est dictée quepar mon désir d’épargner à M. Riouffe des ennuis, desembarras, ou pis encore. Il aura sans doute contracté quelque dettevis-à-vis de vous ou de vos parents, continua la jeune fille, dontla physionomie s’était légèrement attristée. Vous pouvez parleravec confiance, monsieur ; si votre créance est légitime, cedont je ne doute pas, je ferai en sorte de vous renvoyercontent.

Marius comprenait qu’il ne devait rienapprendre du motif de sa visite à cette jeune fille, qui, d’aprèsla raison sociale inscrite sur la porte, lui paraissait devoir êtrela sœur de l’ennemi de M. Coumbes ; mais il s’abandonnaitsi naïvement au bonheur de la voir et de l’entendre, qu’il oubliaitque la première condition de la discrétion qu’il entendaitconserver était de se retirer ; au lieu de cela, il demeuraitdevant elle dans une sorte de muette extase.

Lorsque mademoiselle Riouffe se tut, attendantune réponse, Marius resta un instant déconcerté ; puis ilrépliqua avec une vivacité dont il ne fut pas maître :

– Mademoiselle, la dette que je viens réclamerà M. Riouffe n’est point de celles qui se soldent à lacaisse.

Rien n’est plus fréquent que le désaccordentre les lèvres et la pensée. Subissant un dernier accès de lafièvre belliqueuse que M. Coumbes avait soufflée sur lui laveille au soir, Marius s’était laissé emporter par la redondance dela phrase. Elle ne fut pas plus tôt tombée de ses lèvres, qu’il laregretta amèrement. La jeune fille était devenue pâle comme unemorte, ses larges paupières s’étaient lentement abaissées sur sesyeux et les avaient voilés un instant comme pour en dissimulerl’expression. Elle se leva, et, s’appuyant de la main sur sonbureau, recueillant ses forces pour rester maîtresse de sonémotion :

– Monsieur lui dit-elle, quoi que soit ce quevous venez demander à M. Riouffe, vous pouvez d’avance êtrecertain qu’il y répondra avec honneur. Veuillez me laisser votrenom, m’indiquer l’heure à laquelle vous voudrez bien vous donner lapeine de repasser, afin que vous soyez certain de ne point faireune démarche inutile.

Marius demeurait tout étourdi. La douleur quiperçait dans les paroles de la jeune fille le touchait, mais sarésignation fière et courageuse faisait sur lui une impression bienplus vive encore.

– Mademoiselle, répondit-il avec une humilitérespectueuse à cette dernière question, veuillez dire àM. Riouffe que je viens de la part de M. Coumbes et queje me représenterai demain.

– De M. Coumbes ? de M. Coumbesqui habite à Montredon une maisonnette à côté du chalet que monfrère y a fait construire ? s’écria mademoiselle Riouffe ens’élançant vers la porte, qui jusqu’alors était restée ouverte eten la fermant avec vivacité.

– Vous ne vous trompez pas, mademoiselle,répondit Marius, c’est au sujet de M. Coumbes que je meprésente dans cette maison.

– Vous êtes son fils, sans doute ?

Marius s’inclina sans répondre ; soninterlocutrice lui fit signe de s’asseoir.

– Vous avez pu vous apercevoir tout à l’heure,monsieur, que, quoique femme, dans des circonstances graves etsérieuses, je saurais dompter ma sensibilité de sœur, lutter contrela faiblesse de mon sexe et triompher de ma répugnance, quand ils’agit d’une affaire qui remet aux chances du hasard la vie de deuxhommes de cœur ; mais la situation est bien différente.D’après ce qui m’a été raconté de tout ce qui s’est passé entremonsieur votre père et mon frère, tous les torts doivent êtreattribués à ce dernier. Je n’ai pas attendu à aujourd’hui pour l’enblâmer. Vous veniez pour lui demander satisfaction de sa conduite,n’est-ce pas ?

Marius hésita.

– Répondez, monsieur, je vous adjure de merépondre.

– C’est la vérité, mademoiselle, balbutia lejeune homme.

– Alors, monsieur, je vous prie de me fairel’honneur de m’accepter comme votre témoin.

– Mademoiselle, répliqua Marius, stupéfait decette proposition, autant qu’émerveillé de l’air mâle et décidé dela jeune fille, ce que vous me demandez, si flatteur que cela soitpour moi, offrirait cependant, si je l’acceptais, un inconvénient.Monsieur votre frère ne manquerait pas de supposer que marésolution d’obtenir satisfaction des offenses dont depuis deuxmois il poursuit mon père n’est pas sérieuse. Souffrez qu’aprèsvous avoir remerciée, je ne l’accepte pas.

– Je ferai en sorte que ce que vous redoutezn’arrive pas, monsieur, et c’est un signalé service que je vousprie de me rendre.

– Veuillez m’expliquer, mademoiselle, lesraisons qui vous déterminent à me le demander avec tantd’instance.

– Elles sont faciles à comprendre : monfrère est coupable, je le sais ; rien ne peut excuser lesoutrageantes plaisanteries qu’il s’est permises contreM. Coumbes ; mais j’hésite à croire qu’il faille son sangpour les réparer, et je pense que l’expression de ses sincèresregrets et ses excuses y suffiraient. Si un étranger les luidemande, quelque honorables qu’elles soient lorsqu’elless’adressent à un homme de l’âge et du caractère de M. Coumbes,jamais il ne voudra s’y résoudre ; en face de sa sœur, iln’aura point à rougir, et je crois avoir assez de crédit sur soncœur pour obtenir de sa raison qu’il consente à ce sacrifice d’unvain amour-propre.

– Je voudrais ne pas vous refuser,mademoiselle, dit Marius, qui résistait difficilement aux instancesde la jeune fille ; mais songez donc que, dans cette querelle,je suis fâché de vous le certifier encore, monsieur votre frère atous les torts. Il ne m’appartient point d’ouvrir par avance lesportes à une réparation de ce genre ; j’aurais l’air d’avoirpeur.

Mlle Riouffe sourit del’émotion avec laquelle Marius avait prononcé ces derniersmots.

– Non, monsieur, reprit-elle, car mon frèren’ignorera point vos répugnances, et je serai la première à luiapprendre ce qu’il m’a fallu de prières et d’instances pour vousdécider à me laisser terminer pacifiquement cette affaire.D’ailleurs, monsieur, vous me paraissez si jeune, que vous aurez letemps de prouver à ceux qui se permettraient d’en douter, que lafermeté de votre cœur ne dément pas la courageuse hardiesse devotre regard.

Marius rougit encore à ce compliment, qui luiprouvait que, s’il avait curieusement analysé la beauté de la jeunefille, celle-ci n’avait point été sans jeter quelque coup d’œil surles avantages extérieurs de son interlocuteur.

– Mademoiselle, reprit-il chancelant dans sarésolution.

– Tenez, monsieur, dit mademoiselle Riouffe enl’interrompant avec vivacité, la confiance appelle la confiance. Jene vous connais que depuis quelques instants ; mais, dans lescirconstances graves où nous nous trouvons, en raison de la requêteque je vous présente, je crois que je n’ai qu’à gagner à être mieuxconnue de vous, et je tiens à vous expliquer pourquoi vous metrouvez dans ce bureau une plume entre les doigts, au milieu de ceséchantillons de coton et de sucre, et devant ce gros livre, au lieud’être dans mon salon un ouvrage de femme à la main. Mon frèreétait plus jeune que moi d’une année lorsque nous avons perdu nosparents. Nous nous trouvions, lui à vingt, moi à vingt et un ans, àla tête d’une maison qui nécessitait une grande assiduité pourconserver la prospérité qui jusqu’alors l’avait favorisée.Malheureusement, pendant la longue maladie de mon père, lasurveillance que l’on doit exercer sur un jeune homme s’était unpeu relâchée, et, lorsque nous fûmes orphelins, il avait pris goûtà l’indépendance et aux plaisirs, qu’il est si difficile d’allieravec les devoirs du commerçant. J’essayai quelquesréprimandes ; mais je l’aime, monsieur, et, quelles quefussent les fautes que j’avais à lui reprocher, mon visage nesavait pas s’armer de la sévérité qui eût été si nécessaire. Déjànos affaires périclitaient sensiblement ; j’entrevoyaisl’abîme que le malheureux ouvrait sous ses pas, lorsque Dieum’envoya une salutaire inspiration : je résolus de renoncer aumonde, de sacrifier mon bonheur individuel, d’éprouver si, puisquel’autorité manquait à mon âge, ma tendresse pour Jean ne suffiraitpas aux nouveaux devoirs de mère que j’embrassais avec ardeur. Àtout prix, il fallait lui conserver une fortune que ses goûtsoisifs lui rendaient si nécessaire, et je me dévouai à cettetâche ; je me mis à la tête de cette maison. Je ne vousparlerai pas des résultats que j’ai obtenus de ce côté, monsieur,quoique j’en sois un peu bien fière ; mais je vous apprendraique je suis parvenue à inspirer à mon frère une confiance qui mepermet de lire constamment dans son cœur. Ses égarements, je lecrois, ne sont que le fruit de la jeunesse, la conséquence d’uneexubérance de sève : déjà il écoute mes conseils ;bientôt, je l’espère, il les suivra. Comme je vous le disais tout àl’heure, je lui ai entendu raconter ce qui s’était passé àMontredon. Mes reproches avaient devancé vos plaintes ; maisnous n’étions pas seuls, et je n’ai pu, en face de ses commis,flétrir, comme je sais le faire, l’inconvenance de sa conduite.C’est mon frère, monsieur, c’est plus que mon frère, c’est monenfant. Jugez de ce que je dois souffrir en songeant aux suitesterribles que pourraient avoir ces extravagances puériles ;laissez-moi les détourner de sa tête, je vous en conjure encore…Que monsieur votre père se déclare satisfait, n’est-ce pas tout ceque vous désirez ? Que la parole de M. Riouffe legarantisse à l’avenir de ces détestables plaisanteries, n’est-cepas tout ce que vous voulez ? Je vous promets que vous aureztout cela, monsieur ; mais, au nom de votre mère, au nom detout ce que vous aimez, faites que je ne voie pas les jours de monfrère aventurés pour une aussi misérable cause.

Mlle Riouffe eût pu parlerlongtemps ainsi, Marius ne l’eût pas interrompue, tant il étaitenivré par le son de sa voix, par la contemplation de son charmantvisage. Quant à refuser ce qu’elle implorait, cela ne lui étaitplus permis. Ce que la jeune fille venait de lui raconter avaitachevé de conquérir le cœur et de révolutionner le cerveau deMarius. En la voyant si belle, et en même temps si douce, sitendre, si touchante dans son dévouement, il se demandait commentl’univers pouvait ne pas être aux pieds de cette adorable créature.Dans son enthousiasme méridional, que contenait à grand-peine satimidité naturelle, il avait envie de lui offrir, non pas seulementle sacrifice de ses griefs, celui de sa vie si elle en avaitbesoin, mais encore de lui assurer que, sur un seul mot d’elle,M. Coumbes oublierait ses griefs ; ce qui était bienautrement outrecuidant.

– Mademoiselle, répondit-il, je suivraiaveuglément vos ordres.

– Soyez tranquille sur le résultat, monsieur.Où devrai-je vous le faire connaître ?

Marius donna l’adresse de son patron.Mlle Riouffe lui fit observer que la qualité quiétait sienne à dater de ce moment exigeait qu’elle serrât la mainde celui auquel elle servait de second. Cette étreinte acheva debouleverser le jeune homme. Lorsqu’il traversa le bureau poursortir, il alla donner dans la fenêtre qu’il prenait pour la porte,à l’ébahissement des commis. Dans la rue, il demeura encontemplation devant la maison où demeuraitMlle Riouffe : il lui semblait que les mursqui renfermaient un si charmant trésor avaient une physionomietoute différente des autres murs.

Le soir, un garçon du magasin apporta unelettre.

Marius n’eut pas plus tôt jeté un regard surl’adresse, qu’il reconnut l’écriture fine et déliée qu’il avait vuesur le grand-livre de la maison Riouffe et sœur. Il la saisit commeun avare le trésor qu’il rencontre, comme un naufragé le morceau depain qu’on lui offre, et courut s’enfermer dans la mansarde qu’ilhabitait pour la lire.

Déjà il lui semblait que les yeux d’unindifférent eussent profané cette écriture.

Ses doigts tremblaient tellement lorsqu’ilvoulut l’ouvrir, qu’il fut quelque temps sans réussir à disjoindrele cachet et qu’il déchira la moitié de la lettre avant d’yparvenir.

Mlle Riouffe luiécrivait :

« Monsieur,

« Je ne sais si vous serez content demoi, mais je suis bien satisfaite de ma personne ! J’aipleinement réussi dans la négociation dont vous avez bien voulu mecharger. Demain, après la Bourse, j’accompagnerai M. Riouffe,qui ira à Montredon exprimer à M. Coumbes son très sincèrerepentir. J’espère que désormais chalet et cabanon vivront en sibonne intelligence, que nous n’aurons qu’à nous applaudir de cettediscorde préliminaire qui nous aura amenés à cultiverréciproquement notre voisinage. »

C’était signé Madeleine.

Marius porta le billet à ses lèvres, et,pendant toute la nuit, qu’il dormît ou qu’il veillât, l’image decelle que, le matin, il avait vue pour la première fois lui tintfidèle compagnie.

Chapitre 9Où l’on voit que M. Coumbes ne pratiquait pas l’oubli des injures,et ce qui s’ensuivit.

Vingt-quatre heures et la soif de vengeancequi dévorait M. Coumbes avaient amené une révolution dans lesinstincts et dans les habitudes de ce personnage.

Depuis qu’il avait trouvé dans le fils deMillette un héros capable de vaincre ou de mourir à sa place,l’ex-portefaix, d’essentiellement pacifique qu’il avait toujoursété, devenait tout à coup belliqueux.

Le matin, après que Marius l’eut quitté pouraller chercher M. Riouffe, M. Coumbes avait opéré uneaudacieuse sortie dans son propre jardin, le fusil en bandoulière,redressant son échine, que l’habitude des travaux manuels et dujardinage tenait ordinairement courbée vers la terre. Il s’étaitpromené avec des allures de matamore dans une allée où il luiparaissait impossible qu’on ne l’aperçut pas du chalet ;plusieurs fois il s’était arrêté, avait fait jouer les batteries deson fusil en regardant d’un air de menace les contrevents del’odieuse habitation.

Ces contrevents ne s’étaient pointentrouverts, rien n’avait bougé chez le voisin, par l’excellenteraison que celui-ci était retourné à la ville, et que c’était làseulement que Marius pouvait le rencontrer ; mais l’humeurbatailleuse de M. Coumbes s’accommodait trop peu d’unesupposition aussi simple, il préféra de beaucoup se persuader quel’ennemi avait été rendu prudent à la suite de la démarche qu’avaiteffectuée celui qui composait à la fois son avant-garde, son corpsd’armée et sa réserve.

À cette époque de l’année, les semis de sestomates et de ses pois précoces étant confiés à la terre, il luirestait peu de chose à faire dans son jardin ; mais, en dépitd’une pluie battante, il y demeura toute la journée ; iltenait à ne point abandonner la position.

Son anxiété était vive ; il attendait desnouvelles avec grande impatience, et, le soir, ne voyant pasrevenir Marius, il commença de craindre que le cœur n’eût manqué àson champion ; et, comme Millette, non moins inquiète que lui,quoique par suite de motifs bien différents, lui exprimait sesappréhensions, il la rassura en termes peu flatteurs pour celuiqu’il préconisait la veille et parut disposé à revenir à sonopinion première sur les beaux hommes.

Mais un songe modifia cette impression deM. Coumbes ; il rêva qu’il était devenu un de ces quatrefils Aymon dont, dans sa jeunesse, il avait entendu narrerl’histoire, et que, d’un seul coup de son terrible cimeterre, ilpourfendait M. Riouffe et toute sa société de démons et dediablesses, démolissait le chalet et en envoyait les débriss’abîmer dans le golfe.

Ce cauchemar s’était si profondément incrustédans le cerveau de M. Coumbes, qu’en s’éveillant il jetaprécipitamment un coup d’œil dans la chambre, tant il étaitconvaincu que le corps de son ennemi devait s’y trouverétendu ; il n’aperçut qu’une vieille couffe qui, après avoirapporté de Smyrne une balle de figues, servait de tapis au lit del’ex-portefaix ; mais, en relevant la tête, le regard decelui-ci rencontra le regard de Marius, qui en ce moment ouvrait laporte de la chambre, et il entrevit sur les lèvres du jeune hommeun sourire qu’il prit pour une preuve que son rêve pourrait bienêtre une réalité.

Dans son transport, il oublia tous lesprincipes de la bienséance et se précipita à bas de son lit, sansprendre le temps d’atténuer la légèreté de son costume.

– Eh bien ? s’écria-t-il du tonqu’Alexandre devait prendre pour interroger ses lieutenants.

– M. Riouffe sera ici à trois heures,accompagné de mademoiselle sa sœur, pour vous présenter ses excuseset ses regrets, répondit Marius avec le même sourire.

La physionomie de M. Coumbes serembrunit.

– Des excuses ? dit-il. Nous n’avons quefaire de ses excuses ; j’ai bien voulu te céder le soin devenger les affronts dont il m’a accablé, et des excuses nesauraient y suffire.

– Cependant…, fit Marius tout déconcerté.

– Il n’y a pas de cependant, répliquaM. Coumbes sans lui laisser achever sa phrase ; les gensde cœur n’admettent point les excuses dans une affaire d’honneur,pas plus que les circonstances atténuantes dans un procès !J’ai été du jury une fois, moi qui te parle ; eh bien !je lui en ai donné, des circonstances atténuantes ! La mort,la mort, toujours la mort, je ne connais que cela ; tout lereste, bon Dieu ! c’est prétexte à lâcheté ou encouragement aucrime !

Marius pâlit, autant à cause de l’insulte quelui envoyait l’irascible bonhomme, que par suite de la douleurqu’il éprouva en voyant s’envoler les espérances qu’il caressaitdepuis quelques heures.

– Des excuses ! continuaitM. Coumbes, des excuses ! Il fallait réfléchir avant demaltraiter un honnête homme ; il n’en serait pas réduit à sesoumettre aujourd’hui à cette platitude, dont, à mon tour, je neveux pas me contenter, moi.

Marius voulut parler, mais M. Coumbes nele permit pas. Il allait et venait dans son étroite chambre enpoussant des exclamations furibondes, en faisant de ses bras desgestes si extravagants, qu’ils menaçaient de triompher del’opiniâtreté avec laquelle son unique vêtement sauvegardait sapudeur.

Tout à coup il s’arrêta brusquement devantMarius, et, saisissant d’un geste furieux son bonnet de coton dontla mèche, par ses oscillations, contrariait sa pantomime, il lejeta à terre.

– Voyons, s’écria-t-il, démolira-t-il au moinsson abominable maison ?

– Mais pourquoi M. Riouffe démolirait-ilune maison qui lui a coûté si cher à construire ?

– Pourquoi ? Parce qu’elle me gêne, parcequ’elle m’offusque, parce qu’elle intercepte pour moi la brise dularge et fait de ma maison une fournaise, parce que c’est un objetdégoûtant à avoir continuellement sous les yeux. N’est-ce donc pasdes raisons, cela ? Coquin de sort ! continua-t-il,Marius l’écoutant la bouche béante et étant très absorbé par laquestion qu’il s’adressait à lui-même, à savoir, s’il ne fallaitpas envoyer chercher le médecin pour saigner son père, qui étaitdevenu enragé. Coquin de sort ! narre-moi un petit peu cequ’on t’a dit, ce que tu as fait, comment les choses se sontpassées. On a abusé de ta jeunesse et de ton peu d’habitude, je levois bien, tron de l’air ! car de la bravoure, je vois aussique tu en as à leur revendre. Dis-moi tout, l’homme, et je mecharge de remettre les affaires dans le bon chemin.

La tâche que M. Coumbes imposait à Mariusétait fort embarrassante ; l’accueil que le maître du cabanonavait fait à ce que le jeune homme considérait comme un triomphe,les jurons dont, contre son habitude, il assaisonnait son discours,avaient jeté déjà quelque désordre dans ses pensées ; mais,lorsqu’il se vit mis en demeure ou de mentir ou d’avouer à sonparrain la pacifique intervention deMlle Madeleine, lorsqu’il redouta qu’en parlantd’elle on ne lût sur son visage ce qui se passait dans son âme, cedésordre devint une déroute ; toutes ses idées prirent lafuite, s’échappèrent avec une telle confusion, qu’il fut impossibleà son cerveau d’en rattraper une seule à la course ; ilhésitait il balbutiait, il tremblait, il faisait maints coq-à-l’ânequi achevèrent d’exaspérer M. Coumbes.

Celui-ci pressentit anguille sous roche, etmit dans son interrogatoire une énergie nouvelle ; il harcelason filleul de questions, il le pressa, il le poussa, suscita descontradictions, il le dérouta par des changements de frontsoudains ; il fit tant et si bien, que, pièce à pièce, lambeaupar lambeau, il finit par obtenir un récit à peu près exact de cequi s’était passé entre son fils adoptif etMlle Riouffe.

Marius restait devant lui pâle et tremblantcomme un coupable devant son juge ; son regard ne pouvaitsoutenir l’éclat qu’avaient pris les prunelles grises et atones desyeux de son parrain.

– Eh ! tron de l’air ! s’écria cedernier, je le disais bien, lorsque l’on sent la bouillabaisse,c’est que le poisson n’est pas loin ; du moment que j’ai vuqu’une affaire qu’il était si simple de terminer prenait une telletournure, je pouvais faire serment qu’une femelle s’en étaitmêlée ! Ah ! tu t’es laissé séduire par cette fillettequi n’est peut-être pas plus sa sœur que la mienne. Coquin desort ! quelque gueuse à laquelle il a fait accepter ce rôlepour se moquer de toi, comme il se moque de moi !

– N’en croyez rien, père, fit Marius, auquelson amour naissant prêtait déjà l’audace de lutter contre leredouté M. Coumbes ; Mlle Riouffe est unejeune personne honnête. Si vous l’aviez vue comme moi dans sonbureau, au milieu de ses commis ; si vous l’aviezentendue…

– Tais-toi, que je te dis, tais-toi, ou je techasse. C’est une comédie que l’on veut jouer à mes dépens et danslaquelle tu leur auras servi de compère. Je gagerais que, s’ilsveulent venir ce soir à la maison, c’est pour me régaler de quelqueméchante plaisanterie de leur invention de démons ! Va leurdire que je ne me soucie point de leur visite, que je ne veux ni deleurs excuses ni de leurs regrets ; que je n’en fais pas plusde cas que de l’écorce d’un melon ! que je ne suis pas, commetoi, un pennon qui tourne selon le vent qui le pousse ; que jeles hais pour le mal qu’ils m’ont fait, et que ce mal, ce ne sontpoint quelques paroles qui peuvent le réparer ! que s’ilsosent se présenter dans mon cabanon, je braque mon fusil contre lepremier qui porte la main sur la clichette[3] de maporte !

Rien n’est en ce monde aussi contagieux que lacolère. M. Coumbes avait déjà singulièrement froissé le filsde Millette en s’attaquant à celle qui, depuis la veille, étaitl’objet de ses adorations ; son exaltation finit par faireperdre à Marius le sang-froid qu’il avait conservéjusqu’alors ; il répondit qu’après le bienveillant accueilqu’il avait reçu de Mlle Riouffe, il se faisait undevoir de ne point se charger d’une telle commission.

– Ah ! s’écria M. Coumbes le cœurgonflé d’amertume, on a beau inventer des sauces pour une girelle,toute belle qu’elle est, c’est toujours un mauvais poisson, et sesécailles vertes et orangées ne lui donnent pas un meilleurgoût ; c’est toujours aux dépens du cœur que Dieu nous accordela beauté du visage ; je t’avais bien jugé ! Je ne saiscomment j’ai pu un instant m’abuser sur ton compte. Tu prends partipour mes ennemis ; reste avec eux, sors de chez moi,malheureux ! va ! espère que pendant vingt ans, commemoi, ils te donneront le pain de chaque jour ! Va-t’en près deceux que tu me préfères. D’ailleurs, qu’ai-je besoin de toi ?Ne suis-je pas un homme, moi ! et un homme qui, quoique vieux,saura se faire respecter et châtier ceux qui l’offensent ?…Ah ! ah ! ah ! continua l’ex-portefaix avec unesorte de rire convulsif, qu’ils n’espèrent pas que les simagrées deleur perruche me feront manquer à mes devoirs !

M. Coumbes était au bout de ses forces.Si sa colère était d’autant plus violente que les accès en étaientplus rares chez lui, son paroxysme devait plus promptementl’accabler ; il ne prononça sa dernière phrase qu’aveceffort ; les derniers mots en étaient tout à faitinintelligibles. Il s’affaissa sur le lit contre lequel ils’appuyait ; ses lèvres bleuirent tandis que son visagedevenait d’une pâleur livide, et il tomba suffoqué sur sonmatelas.

Les éclats de voix de M. Coumbes avaientdepuis quelque temps déjà attiré Millette ; plus morte quevive, elle écoutait au dehors ; au cri que poussa Mariuslorsqu’il vit l’ancien portefaix s’affaisser sur lui-même, elleentra et s’empressa de donner des soins à son maître.

Lorsqu’elle s’aperçut que celui-ci revenait àlui, elle attira Marius sur l’escalier.

– Retire-toi, mon enfant, lui dit-elle à voixbasse ; il ne faut pas qu’il te retrouve lorsqu’il reprendrases sens ; ta présence pourrait provoquer une nouvelleexplosion de colère, et cette colère m’épouvante d’autant plus, queje ne me souviens pas de l’avoir jamais vu dans cet état. Surtout,que ce qui vient de se passer ne laisse point de fiel dans toncœur ; Dieu, souvent, nous éprouve par le malheur, et,cependant, jamais nous ne nous adressons à lui que pour leremercier de ses bienfaits. Il faut agir ainsi avec tous ceux quinous aiment, mon enfant, et ne nous souvenir que de la tendressequ’ils nous ont témoignée. Je n’ai entendu que les dernièresparoles de M. Coumbes ; j’ignore ce qui s’est passé entrelui et toi, mais je ne crois pas, comme il le craint, que tuprennes parti pour ses ennemis. Tu n’as pas le droit d’oublierqu’il fut bon et compatissant pour ta mère, alors que tout le mondela délaissait ; d’ailleurs, ceux qui ont ainsi changé un hommeque j’ai toujours connu doux et paisible ne peuvent être que deméchantes gens.

Il en coûtait à Marius de laisser à sa mèrecette mauvaise opinion de celle qui avait fait sur lui-même une siprofonde impression ; mais la voix de M. Coumbes, quoiquefaible encore, avait impérativement appelé Millette, et celle ciquitta son fils après l’avoir tendrement embrassé.

Marius quitta le cabanon le cœur bien gros etles yeux mouillés de larmes ; pendant toute la nuit sonimagination d’homme du Midi avait fait bien du chemin. Il avaitdix-neuf ans, et ce n’est point à cet âge que les obstacles de lanaissance et de la fortune contrarient les heureuses chimères dansleur essor ; il avait caressé d’heureux songes ; il avaitvu selon le désir que Madeleine lui exprimait dans sa lettre, desrelations quotidiennes s’établir entre les deux habitationsvoisines, et, à la faveur de ces relations, la passion qu’ilsentait naître dans son cœur pour la jeune fille prendre lesproportions d’un amour partagé. La rancunière colère deM. Coumbes venait, en s’exhalant, de souffler sur lescharmants fantômes qui avaient peuplé ses rêveries et de lesdisperser ; en sortant de l’espèce d’ivresse qu’il avaitsubie, il se retrouvait dans un monde qui lui semblait toutnouveau, et dont les réalités lui paraissaient bien tristes. Remisen possession de sa raison, il mesurait la distance qui le séparaitde Mlle Madeleine : pour la première foisdepuis vingt-quatre heures, il se rappela ce qu’il était, sanaissance, l’humble condition de l’ancien artisan dont il portaitle nom, l’avenir modeste auquel il se trouvait condamné.

Marius possédait assez de grandeur d’âme pourne pas, en face de ses espérances déçues, rougir de son humblecondition, assez de noblesse de sentiments pour n’accuser ni ceuxdont il avait reçu le jour, ni même le sort ; son cœursaignait, il souffrait, mais sans colère, mais sans désespoir.

Avec une fermeté virile bien rare à son âge,aussitôt qu’il eut reconnu sa faute et son erreur, il fit amendehonorable de ses présomptueuses espérances ; il se décida àréunir toutes ses forces, tout son courage, pour étouffer dans songerme un amour qui lui paraissait insensé : il se fit sermentà lui-même de chasser de sa pensée tout ce qui, en lui, rappelaitMadeleine, pensant qu’il tuerait ainsi le pouvoir qu’elle avaitdéjà sur son cœur.

Cette résolution était plus facile à prendrequ’à exécuter. Marius cherchait des distractions qui effaçassent lacharmante image déjà gravée dans sa pensée ; il n’en trouvaitpas.

C’était en vain qu’il voulait admirer la mer,qu’il apercevait à l’extrémité de cette promenade sans pareille quel’on nomme le Prado, calme et étincelante sous les feux d’un beausoleil d’automne ; c’était en vain qu’il évoquait le souvenirde Millette qu’il se répétait que la pauvre femme avait besoin detoute la tendresse de son enfant, en vain qu’il cherchait às’étourdir par des impressions plus positives en concentrant sonattention sur le mouvement de piétons, de chevaux, de voitures qui,malgré l’heure matinale, se faisait autour de lui.

Quelque ferme que fût sa volonté, le souvenirde Madeleine en triomphait encore ; c’était en vain qu’ilessayait de le chasser, ce souvenir se retrouvait sans cesse à sescôtés. Marius ne pouvait rien regarder, rien admirer, rien désirersans qu’elle eût sa part de ses pensées : s’il songeait auprintemps en considérant les grands platanes, c’était pour se direqu’il serait bien doux de se promener à leur ombre avec la jeunefille lorsqu’ils auraient revêtu leur parure d’été ; si la merbleue lui semblait belle, il se disait qu’il serait doux de glissersur ses flots en tête-à-tête avec celle qu’il aimait, et là, danscet isolement sublime, dans cette immensité qui vous rapproche deDieu, de l’entendre répéter un serment d’amour ! Il n’étaitpas jusqu’à Millette qui ne fût devenue un prétexte pour luirappeler Madeleine. Il pensait à la joie, à l’orgueil de sa mère,lorsqu’il lui présenterait une bru si accomplie, aux jours heureuxqu’une telle alliance réservait à la vieillesse de celle-là.

Marius fut épouvanté de ce qui lui semblaitune condamnable faiblesse, son trouble devint grand. Il se raiditdans la lutte qu’il soutenait contre lui-même, maisinutilement ; il parvenait bien à chasser de son cerveau ladangereuse et charmante figure de Mlle Riouffe, àéteindre la pensée qui ramenait avec elle la jeune fille, en leséteignant toutes, en se réfugiant dans cette espèce de torpeurintellectuelle qui n’est ni la vie ni le sommeil ; mais alorsil lui semblait qu’il entendait à son oreille une voix lui répétantun nom qui déjà à ses yeux était un poème. Cette voix luidisait : « Madeleine ! Madeleine !Madeleine ! » Il sentait son cœur délicieusement agité,et son sang qui coulait plus ardent et plus rapide dans sesartères.

Le jeune homme eut peur. Quel que fût lerespect qu’il eût pour M. Coumbes, depuis la scène du matin iln’était pas sans inquiétude sur la raison de celui-ci ; il sedemanda si cette folie ne serait pas contagieuse, si son cerveaun’était pas devenu malade comme celui de l’ex-portefaix.

La réponse ne fût probablement passatisfaisante, car il ne se la fut pas plus tôt adressée, qu’ilprit sa course comme s’il eût été poursuivi, et traversa la villepour retourner chez son patron.

Il espérait tout simplement que le travailrétablirait l’équilibre dans son esprit.

En passant sur l’esplanade de la Tourette, ilvit ouverte l’église de la Major.

Marius n’était point un esprit fort ; àun âge où dans le Nord on dédaigne déjà la pratique, sinon lescroyances, il avait conservé sa foi chrétienne dans toute sapureté, sa simplicité primitive.

Sous ce grand portail béant, il vit Dieu quilui tendait les bras ; dans le son majestueux de l’orgue, dontles dernières vibrations arrivaient mourantes à son oreille, ilcrut entendre la voix du Seigneur qui lui disait que la prièreétait un remède bien autrement efficace que le travail contre letrouble qui l’épouvantait.

Il entra dans la cathédrale. L’office venaitde se terminer, la Major était déserte. Marius se jeta dans unepetite chapelle solitaire où il s’agenouilla.

En levant les yeux pour prier, son regardrencontra le tableau placé au dessus de l’autel ; ilfrissonna.

C’était une copie de la célèbre toile duCorrége qui représente la grande pécheresse, patronne de la jeunefille qui avait fait sur le jeune homme une si profonde impression.La sainte, couchée au milieu d’un bois sauvage, enveloppée autantde ses longs cheveux à reflets dorés que des plis de sa tuniquebleue, méditait, accoudée sur un livre, auprès d’une tête demort.

Ce ne fut pas seulement le rapprochement desdeux noms qui frappa Marius sous l’empire de l’espèced’hallucination qui le poursuivait, il retrouva, dans cette imagepeinte, celle qu’il aimait ; il la retrouva vivante ;c’était elle, c’étaient ses yeux graves et tendres tout à la fois,l’expression sérieuse et douce de son visage. L’illusion fut siétrange, qu’il crut entendre sa voix.

Le désordre de ses idées devint effroyable,ses cheveux se dressèrent sur sa tête, son cœur battit à briser sapoitrine ; il s’appuya sur ses mains de façon à se dérober lavue du tableau, et il commença de prier d’une voix émue,haletante.

– Mon Dieu, disait-il, délivrez-moi de cetamour insensé, ne permettez pas que je succombe. Vous m’avez donnéune condition humble et pauvre ; n’ai-je donc pas adoré votrevolonté ? ai-je donc manqué de courage et derésignation ? Pourquoi me laissez-vous accabler de lasorte ? Faites que je ne succombe pas à la tentation, ô monDieu ! Voyez, elle me poursuit jusque devant vos autels avecles traits que je redoute sans pouvoir cesser de les adorer ;elle me les montre dans ceux d’une de vos élues ; – je vousimplore et je tremble que vous n’exauciez ma prière ; – jevous conjure de ramener le calme dans mon âme, et je me demande sice calme ne sera pas aussi affreux que celui de la mort. Ô vousdont elle porte le nom, sainte bienheureuse qui avez tant souffertparce que vous aviez tant aimé, demandez à Dieu de m’envoyer laforce que je ne trouve pas en moi-même, demandez-lui de permettreque je l’oublie, de faire que ce nom de Madeleine ne me remplisseplus, comme en ce moment, d’angoisses à la fois délicieuses etterribles…

La prière de Marius fut interrompue par unpetit cri étouffé, parti à deux pas derrière lui.

Il se retourna, il aperçut une jeune femme,simplement mais élégamment vêtue, qui cherchait à sortir de lachapelle. Un voile rabattu sur le visage de cette femme empêchaitque l’on ne distinguât ses traits. Des chaises et des bancsgênaient son passage, elle les écartait avec une agitation quitémoignait qu’elle n’était pas moins troublée que le jeunehomme.

Celui-ci demeurait muet, anéanti, aussiimmobile que les statues florentines qui ornent la Major ; uneidée avait traversé son cerveau, mais sa raison se refusait à ycroire.

En se voyant l’objet de l’attention de Marius,il sembla que la jeune femme perdît la tête ; elle renversa unprie-Dieu dans lequel son pied s’engagea, elle trébucha.

Le fils de Millette s’élança pour lui venir enaide ; mais avant qu’il fût parvenu jusqu’à elle, elle s’étaitrelevée, et légère comme une ombre, elle avait disparu entre lesnombreux piliers de la cathédrale.

Cédant à une impression toute-puissante,Marius s’élançait pour la suivre, lorsqu’il aperçut sur les dallesquelque chose que l’inconnue avait laissé tomber dans sa fuite.

Il le ramassa ; c’était un missel, et surla couverture de ce livre il lut ces lettres imprimées encaractères gothiques sur le maroquin : M. R.

Le doute ne lui était plus permis ; cettejeune femme c’était Madeleine ; elle avait entendu ce qu’ilavait cru confier à Dieu seul.

Il n’acheva point sa prière, et quittal’église plus bouleversé encore qu’il ne l’était en y entrant.

Chapitre 10Deux cœurs honnêtes.

À la suite de la rencontre qu’il avait faitedans l’église de la Major, Marius n’osa se décider à écrire àMlle Madeleine pour la prévenir des sauvagesdispositions de M. Coumbes, ainsi qu’il avait projeté de lefaire.

Il était rentré, pâle, tremblant, dans lamaison de son patron. Son accablement était si profond, si évident,que tout le monde l’avait cru malade et que le médecin appelé luiavait trouvé la fièvre. On l’avait couché ; mais, même dans lasolitude de sa petite chambre, il n’eut point la pensée d’écrire àla jeune fille ; il était convaincu que, dans sa légitimeindignation, elle ne pouvait faire moins que de lui renvoyer salettre sans la lire.

Cependant M. Coumbes ne fut pas réduit àfaire usage de son talent à manier les armes à feu. M. Riouffeet sa sœur ne se présentèrent point à la grille du cabanon.

Dans la soirée, M. Coumbes reçut de sonjeune voisin une lettre polie dans laquelle celui-ci reconnaissaitses torts, avec la déférence due à l’âge de l’ex-portefaix et lepriait de les oublier.

M. Coumbes manqua de générosité comme ilavait manqué de cette grandeur d’âme qui commande l’oubli desinjures ; – ce n’est point impunément qu’on atrophie sessentiments. – Loin de voir dans cette démarche un aveu noble etloyal qui réparait dignement une faute, il se figura qu’elle avaitété inspirée par ses menaces ; car il ne doutait pas queMarius n’en eût été le fidèle interprète. Depuis qu’il s’étaitsenti quelques velléités guerrières, il était un peu jaloux du rôleque celui qu’il considérait comme un enfant avait joué dans sonaffaire, et il se trouvait satisfait d’être placé tout au moins auniveau de Marius.

À la grande surprise de Millette qui jamaisn’avait vu son maître sortir après le soleil couché, aussitôt queM. Coumbes eut lu la lettre de Jean Riouffe, il demanda cequ’il appelait sa lévite, l’endossa, glissa de l’argent dans songousset et se rendit au café de Bonneveine.

C’était dans ce lieu, théâtre de ses premièreshumiliations, qu’il désirait faire rayonner sa gloire. Ses appétitsorgueilleux n’étaient pas modifiés, mais ils suivaient sa passionnouvelle, la haine, dans la détestable direction qu’elle imprimaità ses sentiments ; on pouvait rire de sa vanité alors qu’ellese satisfaisait de l’épanouissement d’une fleur, de l’éclosion d’unlégume, de la prise d’une rascasse ou d’unfiela[4], mais sa simplicité même lui faisaitun certain caractère de grandeur. Il ne restait plus qu’à ladéplorer, maintenant qu’elle l’amenait à mendier lesapplaudissements de vulgaires auditeurs, à stipendier leuradmiration en la primant de quantité de petits verres, alors qu’ils’épanouissait aux faciles et grossiers triomphes que lui ménageaitune générosité de circonstance.

M. Coumbes produisit beaucoup d’effetdans l’établissement public de son endroit ; il y lut lalettre de son voisin en l’accompagnant de nombreux commentaires surla lâcheté de celui-ci, sur le traitement qui l’attendait s’il nes’était pas décidé à produire ses excuses à distance.L’ex-portefaix, s’adressant à la fois à la soif inextinguible deshabitués du café de Bonneveine et à l’envie que l’on éprouvegénéralement contre les gens riches, fut approuvé et de plusacclamé comme un foudre de guerre ; il passa Saint-Georges àl’unanimité. Le nouveau bretteur restait avare en se montrantprodigue, c’est-à-dire qu’il ne s’oubliait pas dans la distributionde spiritueux qu’il avait entreprise ; aussi leurs fumées,jointes à celles de la gloire, achevèrent de détraquer sa cervelle.Il rentra chez lui en improvisant des moulinets formidables avecson parapluie ; il n’était pas bien certain de ne pas avoiroccis toute la tribu des Riouffe, ainsi qu’il l’avait rêvé pendantla nuit précédente, comme il avait juré de le faire à la premièreoccasion, dans la soirée qui venait de s’écouler. Lorsqu’il aperçutle toit du chalet qui se découpait en noir sur l’horizon brumeux dularge, il fallut l’intervention de ceux qui, par charité ou parreconnaissance, avaient voulu le reconduire, pour l’empêcher d’yaller mettre le feu.

Dégrisé le lendemain, M. Coumbes ne serappelait que vaguement ce qui s’était passé la veille. Mais cequ’il en restait dans sa mémoire eût suffi à le rendre honteux sison amour-propre l’eût permis. Il fût mort plutôt que de s’avouer àlui-même qu’il avait eu tort. Il ne donna pas de sœur à cettepremière séance au café de Bonneveine, et cela au grand regret desconsommateurs habituels de cet établissement ; mais, lorsquele hasard lui faisait rencontrer l’un d’entre eux, il continuait detriompher, moins bruyamment peut-être, mais non pas avec plus demodestie. Cependant, la façon dont Jean Riouffe se conduisait étaitbien faite pour apaiser une passion moins implacable que ne l’étaitcelle de ce mouton enragé, appelé M. Coumbes.

À dater du jour où le frère de Madeleine avaitsigné la paix avec son voisin, le chalet cessa d’être le théâtredes parties folles, des bruyantes orgies qui avaient si fortindigné M. Coumbes. Le samedi soir,Mlle Riouffe y arrivait quelquefois avec son frère,le plus souvent en compagnie d’une vieille servante. Elle y passaittrente-six heures, comme le faisait le propriétaire du cabanon autemps où les affaires ne lui laissaient pas la libre disposition deson temps. Quelques promenades dans le jardin, le soin de sesfleurs, de rares excursions sur les rochers de la côte étaient lesseules distractions de la jeune fille. Le chalet était devenu aussisilencieux, aussi paisible, aussi honnête que son camarade degauche.

Il n’était pas possible à M. Coumbes dese refuser à l’évidence, aussi ne l’essayait-il pas ; il secontentait d’imposer rudement silence à Millette lorsque celle-ci,sincèrement affligée de voir les tristes humeurs de son maîtresurvivre à leur cause, essayait de constater cetteamélioration.

Il ne lui était plus permis de recouvrer ladouce quiétude, l’indifférence qui, jusque-là, avaient caractérisésa vie. Les méchants sentiments ressemblent aux mauvaises herbesdes champs ; un brin de racine suffit pour les perpétuer.L’envie et son cortège avaient pris possession du cœur deM. Coumbes, tout lui était prétexte pour n’en plussortir ; à défaut du maître, ce fut le jardin du chalet quiempoisonna l’existence de l’ex-portefaix.

Ce jardin n’était ni plus long ni plus large,ni moins mal situé, ni mieux exposé que celui de M. Coumbes,et pourtant, l’année dans laquelle on était entré n’ayant pasressemblé à la précédente, les résultats se montraient biendifférents : celui de M. Coumbes avait de plus bellerepris cet aspect de poêle à frire que nous avons longuementdépeint au commencement de ce volume. En dépit du mistral et dusoleil, celui de Riouffe demeurait frais, luxuriant et parfumé. Denombreux apports de terreau avaient déjà modifié le sol ; desrideaux de tamaris et de cyprès plantés grands avec la terre danslaquelle ils avaient poussé ; des abris nombreux en pailleprotégeaient les plantes ; si, malgré tant de précautions, lasécheresse ou la bise parvenait à les détruire, elles étaientremplacées avec une prodigalité qui ne permettait pas des’apercevoir de cet accident.

Le spectacle de cette prospérité inouïeblessait M. Coumbes aussi cruellement que les mauvaisesplaisanteries de Jean Riouffe et de ses compagnons avaient pu lefaire. Il essaya de lutter contre ce qu’il nommait une révoltantepartialité de la nature ; il multiplia les arrosements ;il fit plantations sur plantations ; il se livra à desdépenses que lui-même caractérisait d’insensées ; mais, soitqu’il s’y fût pris trop tard, soit par toute autre raison inhérenteau sol, rien ne lui réussit, et le clos de ses voisins, quiattestait son infortune, perpétua son aversion pour eux. Ildétournait la tête lorsque ses regards rencontraient les cimesverdoyantes des arbustes qui dépassaient les murailles ; luien parler provoquait chez lui une attaque de nerfs.Malheureusement, cette splendeur horticole trouvait moyen de serévéler encore : la brise de mer, en passant au-dessus del’habitation de Riouffe, se chargeait des parfums des roses, destubéreuses, des héliotropes, des œillets, des jasmins qui engarnissaient les élégantes corbeilles, et les apportait fidèlementà M. Coumbes. Malgré le mépris que celui-ci nourrissait pources cultures frivoles, ce témoignage d’une supériorité écrasanteachevait de l’exaspérer ; il finit, comme tous les envieux,par dédaigner ce qui, pendant trente ans, avait fait son bonheur,par prendre en dégoût ce qui était son orgueil ; il délaissason jardin et ne s’occupa plus que de la pêche, qui avait cetavantage qu’elle le tenait éloigné pendant des journées entièresd’un voisinage abhorré.

Ce n’était point Jean Riouffe qui avait faitdu jardin de son chalet une merveille si désobligeante pourl’ex-portefaix.

À la suite de la visite de Marius,Mlle Madeleine avait adressé à son frère de tendresmais sévères remontrances au sujet de ses procédés vis-à-vis deM. Coumbes. L’affliction qu’ils causaient à celui-ci étaitdevenue touchante en passant par les lèvres d’une sœur que JeanRiouffe adorait. Il avait bon cœur, comme la plupart des mauvaissujets ; il essaya de tourner en plaisanteriel’attendrissement de la jeune fille ; mais voyant que celle cirestait grave, il se rendit et promit d’exécuter tout ce qu’ellelui demanderait.

Il avait consenti à aller en personne faireamende honorable à ce personnage qu’il ne pouvait s’empêcher detrouver fort ridicule ; mais, dans la journée même où cettedémarche devait s’effectuer, Mlle Madeleine parutavoir changé d’avis, et la lettre dont M. Coumbes avait faittrophée remplaça la visite projetée. Jean Riouffe l’écrivit debonne grâce ; il promit, en outre, à sa sœur, que le chaletcesserait d’être le siège de la société des Vampires, et il tintloyalement sa parole. Mlle Madeleine purifia par saprésence ces murs déjà souillés, tout neufs qu’ils étaient.

La première fois qu’elle était venue àMontredon, situation, architecture, aménagements intérieurs,Mlle Madeleine trouva tout horrible et déclara dixfois à son frère que, si nécessaire qu’il fût pour lui de cacherses exploits et ceux de sa bande, elle ne pouvait concevoir qu’ileût fait choix d’un semblable désert pour y planter sa tente.

Mais, depuis les événements que nous venons deraconter, par un revirement inexplicable, si féminin qu’on lesuppose, la jeune fille revint de ses prétentions premières ;les grèves désolées des abords du cap Croisette ne lui semblèrentplus aussi maussades ; les pitons de Marchia-Veyre prirent àses yeux un aspect qui n’était point sans charmes ; latransparence de la mer, s’émaillant d’aigues-marines et de bleuselon les couches alternatives d’algues ou de sable, lui parutattrayante ; il n’était pas jusqu’à l’isolement, dont elleavait fait un si gros crime au pauvre chalet, qui n’eût quelqueavantage qu’elle n’oublia pas de signaler. Un mois ne s’était pasécoulé qu’elle priait son frère de lui céder la propriété de sapetite maison de campagne.

Celui-ci travaillait à étudier toute autrechose que le caractère des femmes ; il ne perdit point sontemps à demander à sa sœur les raisons de cette contradictionflagrante avec ses impressions premières ; cette vente faisaitrentrer dans sa poche un argent qui, depuis quelque temps, luifaisait défaut ; il y consentit à l’instant même.

Cette acquisition n’eut que dans ses débuts lecaractère du caprice. Chaque jour Mlle Madeleines’y attacha davantage. Elle parlait peu de son chalet, n’invitaitpersonne autre que son frère à l’y accompagner, mais toutconcourait à prouver qu’elle y pensait sans cesse.

C’était elle qui présidait aux soins quiavaient changé l’enclos en un Éden, dont les émanations avaient sicruellement poursuivi M. Coumbes ; sa préoccupationconstante des améliorations, des embellissements à y apporter luifournissait des distractions qui, quelquefois, lui faisaientnégliger les affaires ; sa passion pour les fleurs la lançaitdans des acquisitions que son frère, en se reportant aux habitudesd’ordre et d’économie que tant de fois sa sœur lui avait donnéespour exemple, ne pouvait comprendre ; enfin, les commiseux-mêmes remarquèrent avec une stupéfaction profonde que, lesamedi soir, leur jeune patronne, qui, jadis, restait la dernière àson travail, regardait maintenant sans cesse à sa montre, commepour s’assurer si l’heure du départ pour la campagne n’arrivaitpas.

Donnons sur-le-champ le mot de cette énigme,et pour cela retournons un peu en arrière.

Mlle Madeleine, après laconversation dans laquelle elle avait surmonté les répugnances queson frère manifestait pour les excuses dont Marius avait déclaré secontenter, s’était rendue à la Major ; elle voulait remercierDieu d’avoir permis qu’elle terminât pacifiquement une affaire qui,si les deux jeunes gens se fussent rencontrés, si la résolution del’un se fût trouvée placée en face de l’amour-propre de l’autre,eût eu nécessairement un dénouement sanglant.

Nous avons vu comment le hasard conduisitMarius dans la chapelle même où se trouvait la jeune fille ;comment, dans le désordre de ses idées, celui-ci fut amené à secroire seul ; comment et dans quels termes le nom de Madeleinesortit de ses lèvres.

Mlle Riouffe rentra fort émueà sa demeure ; elle cherchait à s’égayer sur la passioninstantanée qu’elle avait inspirée à ce jeune homme ; seslèvres seules trouvaient un sourire, son cœur restait grave, ildevenait rêveur. Elle essaya de raconter à son frère l’extravagancede cet adolescent. Au premier mot qu’elle en dit, elle demeurainterdite, n’acheva pas et fut réduite à chercher un mensonge pourdissimuler son embarras.

Peu à peu cette extravagance changea etd’aspect et de nom à ses yeux. La prière de ce pauvre garçon, quidemandait à Dieu de lui donner assez de force pour résister à unamour qui pouvait le faire dévier de la voie de probité stricte, delabeur résigné qu’il entendait suivre, cessa de lui paraîtreridicule et lui sembla touchante ; elle y vit l’indice d’uncaractère élevé, d’une âme honnête.

À la suite de ces qualités morales, elle serappela des avantages physiques demeurés jusqu’alors dans leslimbes de sa mémoire, mais qu’elle était trop femme pour n’avoirpoint remarqués ; elle se souvint, avec un battement de cœurqu’elle n’était plus la maîtresse de comprimer, que Marius étaitbeau, de cette beauté sévère des hommes du Midi qui, dansl’adolescence, ressemble déjà à la maturité ; elle évoqua danssa rêverie le fantôme du jeune homme ; elle revit ce regardferme et résolu lorsqu’il parlait de M. Coumbes, tendre ethumble lorsque Madeleine lui racontait les afflictions qui avaientdéjà marqué sa vie, sa lèvre dédaigneuse lorsqu’elle hasardaitquelque allusion aux dangers qu’il allait affronter.

Pendant quelques jours, ces pensées sereprésentèrent à l’esprit de la jeune fille, lorsqu’elle s’aperçutque c’était vainement qu’elle cherchait à triompher de leuropiniâtreté ; elle envisagea la situation beaucoup plusfroidement, beaucoup plus résolument que Marius ne l’avaitfait.

Son dévouement à son frère commençait à donnerde très appréciables résultats. Cédant à l’influence de Madeleine,Jean Riouffe se montrait moins avide de plaisirs, il devenait deplus en plus froid avec ses compagnons de débauches ;plusieurs fois déjà il avait manifesté l’intention des’établir.

Le moment approchait donc où la tâche de sasœur serait accomplie, où l’entrée d’une belle-sœur dans la maisonrendrait le rôle de celle-ci bien difficile, où elle se trouveraitcomme une étrangère au milieu de la nouvelle famille de son frère.Ce qu’autrefois elle avait envisagé d’un œil calme, ce qu’elleavait appelé de tous ses vœux, elle ne pouvait plus y songer sansterreur. Elle se demandait ce qu’elle deviendrait lorsqu’elle nesaurait plus où étancher la soif d’amour qui dévorait son âme, etelle sentait ses yeux qui se remplissaient de larmes et son cœurqui se déchirait.

Il y avait entre celui qu’elle croyait le filsde M. Coumbes et elle une grande différence de position ;mais, si l’habitude d’une vie réglée et positive avait mûri sonesprit, les chagrins de sa jeunesse avaient dégagé sa raison despréjugés qui pouvaient l’obscurcir.

Après ce qu’elle avait entrevu du caractère deMarius, elle pensa qu’elle avait plus à gagner à descendre jusqu’àlui, qu’à être élevée jusqu’à un autre qui ne le vaudrait pas. Ellecrut obéir à la raison : c’était probablement la passion quidéjà suffisait seule à la déterminer.

Quoi qu’il en fît, elle n’essaya plus decontrarier son penchant ; elle s’y abandonna avec la sincéritéd’un cœur honnête ; elle était trop vraiment vertueuse pourmasquer son inclination sous les dehors d’une fausseprudence ; elle n’hésita pas à se rapprocher de Marius, etdevenue à son tour voisine de M. Coumbes, elle attendit que lefils de celui-ci donnât une suite au prologue qui s’était passédans le sanctuaire de sainte Madeleine.

Mais, quelle que fût sa patience, Mariussemblait devoir en abuser ; l’été était passé, l’automnecommencé, sans qu’il eût adressé la parole à celle qui l’avait reçuavec tant de bienveillance. Il mettait autant d’acharnement à lafuir que la jeune fille en mettait à le rencontrer, et, lorsque parhasard il lui était impossible de l’éviter, il baissait les yeuxpour ne les relever que lorsqu’elle était disparue.

Chapitre 11Où il est démontré qu’avec beaucoup de bonne volonté il estquelquefois difficile de s’entendre.

La réserve et la froideur que Mariustémoignait à Mlle Madeleine n’étaient rien moinsque sincères.

Sa rencontre avec elle dans l’église de laMajor avait triomphé de ses scrupules ; superstitieux commetous les hommes sincèrement religieux, il avait vu dans le hasardqui les avait si singulièrement rapprochés, et qui avait initié lajeune fille à un secret dont jamais il n’eût osé lui faire l’aveu,une intervention manifeste de la Providence ; sousl’impression de cette pensée toute-puissante, les froidesinspirations de la raison et du devoir s’étaient évanouies, et touten lui s’était associé au cri d’amour parti de son cœur.

Ce sentiment, les circonstances forçaientMarius à le concentrer, à le taire ; il devint donc trèspromptement de la passion.

Mais ce qui caractérisait spécialement l’amourdans cette nature ; forte, juvénile et primitive, c’était lerespect que lui inspirait Madeleine ; ce respect dégageait cetamour de toute aspiration terrestre ; il lui inspirait la foiprofonde, l’humilité sincère et aussi les élans passionnés d’undévot pour la Madone. C’était un culte, une idolâtrie. Il eûtvolontiers traversé à la nage le bras de mer qui sépare l’île dePomègue de Montredon, pour respirer l’air que respirait sabien-aimée, et il n’eût pas osé, cette prouesse achevée, toucher dubout de son doigt le bas de la robe de la jeune fille pour leporter à ses lèvres ; cette robe lui semblait de marbre commecelle d’une statue, et jamais son imagination n’avait songé à eninterroger les plis.

Il baissait les yeux lorsqu’il rencontraitMlle Riouffe, et elle avait pris dans sa vie lerôle que Dieu a donné au soleil dans la nature ; Mariussemblait la fuir, et cependant sa pensée était perpétuellementprésente à son esprit.

Cette contradiction apparente, dans une âmesusceptible de résolutions énergiques, s’explique par le sentimentque Marius avait de son infériorité vis-à-vis de Madeleine ;il y avait si loin, de la jeune fille inscrite au livre d’or duhaut commerce marseillais, à un pauvre enfant sans nom, élevé parla charité d’un maître portefaix, qu’il ne lui paraissait paspossible que cette distance fût un jour franchie ; il aimaitsans espoir, et sa passion n’en était que plus ardente. Elle senourrissait de songes, et, si creux qu’ils soient, les amours n’ontjamais souffert à ce régime.

D’après les dispositions dans lesquellesMlle Riouffe était pour le fils de Millette,celui-ci n’avait qu’à faire un pas en avant pour être plusheureux.

Il n’avait pas la force d’étendre des mainssuppliantes vers celle qui lui était si chère, et, dans sesadorations muettes et solitaires, il trouvait d’ineffablesjouissances.

Tous ceux qui voudront bien se souvenird’avoir été jeunes, le comprendront. Que sont nos plaisirs, quesont nos joies de l’âge viril, auprès des délicieuses ivresses del’adolescence, alors que le cœur cherche à se débarrasser de seslanges, à balbutier son premier cri, alors que le souffle d’unefemme, le bruissement de sa robe, un mot, un regard, une fleuréchappée de ses doigts, nous ont jetés dans des extases qui seulespeuvent donner une idée des jouissances du septième ciel ?

Le parti que M. Coumbes avait prisd’abandonner son jardin, de passer la plus grande partie de sontemps sur la mer, donnait à Marius, lorsqu’il venait au cabanon,une liberté qu’il n’avait pas connue jusqu’alors ; Milletteétait trop heureuse de l’avoir auprès d’elle, trop occupée dessoins domestiques, pour contrecarrer ou observer ses actions ;la journée du dimanche appartenait à ses amours.

L’indifférence que nous avons signalée cessaitaussitôt que le jeune homme était certain que Madeleine ne pouvaitplus l’apercevoir. Il prenait possession de l’observatoireabandonné de M. Coumbes, et il passait de longues heures àobserver la jolie voisine ; il la regardait amoureusement,caché derrière le store, aller et venir dans son jardin, donner del’eau à ses plantes, débarrasser ses rosiers de leurs fleursfanées ; il admirait sa beauté, sa grâce, sa simplicité ;et ces mérites qui, depuis six mois, étaient le texte ordinaire del’hymne à l’amour que chantait son cœur, il lui semblait toujoursqu’il les remarquait pour la première fois.

Si Madeleine sortait pour s’aller promenerdans le voisinage, Marius attendait qu’elle eût tourné le mur de lagrande ferme située un peu plus loin que le cabanon ; alors ils’esquivait et se mettait à la suivre ; il marchait derrièreelle avec la précaution d’un guérillero qui avance dans lamontagne, se jetant à plat ventre lorsque par hasard elle seretournait, se dissimulant dans les anfractuosités des rocherslorsqu’un détour pouvait la lui faire rencontrer, se faisant unabri des sapins, des oliviers rabougris de la colline. Quand lajeune fille s’arrêtait, son regard ne la quittait pas ; ilsuivait avec avidité tous ses mouvements, tous ses gestes, et, enoutre du bonheur qu’il éprouvait à la voir, cette course souventfatigante avait son dédommagement : il pouvait cueillir lesfleurs qu’avait touchées la main de Madeleine, que sa robe avaitcourbées en passant ; il en formait un bouquet qu’il emportaitdans sa chambre, et, pendant toute la semaine, il adressait à cettefragile et incertaine émanation de la reine de ses pensées, destendresses que n’eût point désavouées le sentimentalisme d’unétudiant de Francfort.

Tout l’été se passa de la sorte et sans que lehasard, qui avait si peu à faire cependant pour fournir un traitd’union à deux cœurs remplis de tant de bonne volonté l’un pourl’autre, se décidât à les rapprocher.

On était à la fin de septembre, et leshabitants du cabanon et du chalet se montraient égalementsoucieux :

M. Coumbes, parce que, si l’équinoxed’automne avait enlevé les derniers parfums du jardin envié, elleavait aussi ramené les tempêtes ; que la houle se faisaitvague, que la vague se faisait montagne, que les courses aux îlesde Riou, théâtre ordinaire de ses exploits, devenaientimpraticables.

Millette avait plusieurs raisons d’êtretriste. Marius était de la prochaine conscription, et la pauvremère n’en voyait pas venir le moment sans terreur. Elle étaitinquiète de la destinée que le sort réservait au jeune homme ;elle était bouleversée lorsqu’elle songeait qu’il allait êtrenécessaire qu’elle fît à celui-ci l’aveu de sa situationréelle ; elle craignait que son fils n’eût surpris le secretde ce qu’avaient été les relations de l’ex-portefaix avec saservante ; elle se sentait rougir et frémir en pensant qu’illui faudrait avouer à son enfant que cet homme n’était pas sonpère, lui apprendre le nom et la condition de son mari ; ellecommençait à comprendre que, si grands qu’eussent été les torts dece dernier, sa conduite à elle n’en était pas moinscondamnable ; les remords se faisaient jour dans sonâme ; elle se demandait si la malédiction de celui auquel elleavait donné le jour n’allait pas lui servir de premierchâtiment.

Marius redoutait l’hiver, qui rendrait lesapparitions de Mlle Riouffe à son chalet moinsfréquentes.

Madeleine, qui, malgré la perspicacité quel’on attribue aux femmes, n’avait rien surpris des sentiments quele jeune homme cachait avec tant de soin, Madeleine éprouvait cedécouragement et cette lassitude qui suivent les déceptions ;elle avait échafaudé un roman, et, du héros principal, elle nepouvait saisir que l’ombre ; elle avait beau traitercavalièrement ses regrets, se répéter qu’après tout la Providencese montrait plus sage qu’elle-même ne l’avait été, en prononçant enfaveur de la raison et contre le penchant auquel elle avaitcédé ; elle ne parvenait pas à inculquer cette philosophie àson cœur, il saignait. Ses sentiments étaient trop élevés pourqu’elle s’abandonnât à un vulgaire dépit ; mais elle devenaitsombre, mélancolique, maladive ; elle avait profité des bonnesdispositions toujours croissantes de son frère pour lui remettre ladirection de la maison de commerce, et pour pouvoir passer sesderniers beaux jours à Montredon.

Afin de calmer les insomnies qui latourmentaient, Madeleine faisait des promenades de plus en pluslongues et de plus en plus fréquentes.

Un jour, s’abandonnant à ses pensées, elleavait tourné le cap Croisette et s’était assise toute rêveuse surune de ces roches que la mer, en se brisant sur leurs flancs, adentelées comme des guipures.

Son regard allait de cette Méditerranée azuréeet pailletée d’or, de ces blocs de pierre beaux dans leur nudité,qu’elle avait devant elle, au ciel profond et morne à force d’êtrelimpide.

Tout à coup, elle crut entendre dansl’éloignement un cri de détresse ; elle se leva, et, s’aidantdes mains autant que des pieds, elle parvint à gravir la pointe durocher qui domine l’extrémité méridionale du cap. Madeleine ne vitrien ; mais d’autres cris, quoique de plus en plus faibles,arrivèrent distinctement à son oreille.

Elle marcha résolument dans cettedirection ; son entreprise était difficile et périlleuse.

Dans les gros temps, la pointe extrême du capCroisette disparaît entièrement sous les eaux ; les flots ontlaborieusement fouillé les rochers qui le composent ; auxendroits où ils ont trouvé du marbre ou du granit, le travail dessiècles se révèle par de capricieux dessins qui n’entament que lasurface de la pierre ; mais lorsque celle-ci était tendre,lorsque la terre en séparait les couches, le roulement des vagues acreusé de profonds sillons, canaux innombrables dans lesquels lamer circule.

Sautant de pointe en pointe, de rocher enrocher, avec autant de vigueur que d’adresse, Madeleine arriva à lapartie de la langue de terre d’où les appels désespérés qu’elleavait entendus lui avaient paru venir.

C’était précisément à l’endroit où le cap serelève au pied d’une éminence considérable et presqueverticale.

En tournant cette éminence du côté de laMadrague, elle aperçut un homme étendu, sanglant et évanoui, sur lesol.

Malgré l’aspect sordide de cet homme, malgrédes vêtements en lambeaux, le premier mouvement de la jeune fillefut de se précipiter vers lui, de le prendre dans ses bras,d’essayer de l’adosser contre les parois du rocher pour le rappelerà la vie.

Mais, quel que fût son courage, cette tâcheétait au-dessus de ses forces ; la tête de l’homme qu’elleavait soulevée s’échappa de ses mains et retomba inerte sur le sol.Madeleine le crut mort ; une terreur irrésistible s’empara deses sens ; elle voulut fuir, mais ses genoux chancelants sedérobèrent sous elle ; elle voulut à son tour appeler à sonsecours, mais sa voix mourut dans sa gorge ; elle ne réussitqu’à pousser un cri rauque et inarticulé ; elle tomba auxcôtés de l’homme, inanimée comme lui.

Si faible qu’eût été cet appel, il avait étéentendu.

Un homme parut sur la crête du rocher quidominait cette scène d’une douzaine de pieds, et, sans hésiter uneseconde, et d’un bond qui supposait une vigueur de musclesextraordinaire, il s’élança auprès de Madeleine.

Au milieu de son trouble, dans celui quivenait si subitement à son secours, Madeleine reconnutMarius ; malgré le désordre de ses idées, elle vit clairementà l’angoisse, à la tendresse peinte sur la physionomie du fils deMillette, que Dieu n’avait point exaucé la prière que celui-ci luiavait adressée dans la chapelle de la Major.

Elle tendit ses bras vers lui avec un sourired’une expression indicible.

– Mademoiselle, mademoiselle, vous n’êtes pasblessée ? s’écria Marius pâle et saisissant les deux mainsqu’on lui présentait.

Madeleine, encore dominée par son émotion, neput répondre ; elle secoua la tête négativement et indiquad’un geste l’homme qui gisait sans mouvement à deux pas d’elle.

L’extérieur de cet homme était si repoussant,que, par un mouvement d’horreur qu’il ne put réprimer, Mariusenlaça Madeleine dans ses bras et l’éloigna de l’inconnu.

– Au nom du ciel ! allez à lui, murmurala jeune fille ; je puis me passer de vos secours ; mais,lui, il se meurt peut-être.

Une prière de Madeleine était un ordre pourMarius.

Il alla au pauvre diable, entrouvrit la blousequi servait à celui-ci de chemise et de vêtement, posa la main surson cœur et s’assura qu’il battait encore. Il plongea son chapeaudans une des étroites lagunes du voisinage et en versa quelquesgouttes sur le visage de l’inconnu.

La fraîcheur de l’eau ramena quelque couleursur ses joues livides ; ses lèvres s’entrouvrirent il respiralonguement et avec effort.

– Faites-lui respirer ces sels, dit Madeleine,qui s’était rapprochée, en tendant un flacon au jeune homme.

Sous l’impression stimulante, le malheureuxreprit ses sens ; ses yeux, jusqu’alors fixes et ternes,s’éclaircirent et se vivifièrent ; mais, à la grande surprisedes deux jeunes gens, ces yeux ne se fixèrent sur eux qu’avec uneexpression d’appréhension anxieuse très remarquable : aprèsquoi, ils fouillèrent tous les alentours pour s’assurer s’il n’yavait pas là d’autres témoins.

Marius et Madeleine purent alors observer avecplus d’attention l’inconnu, c’était un de ces hommes qui portent sifortement accusée sur leur visage l’empreinte de toutes lespassions mauvaises, qu’il semble impossible de leur assigner unâge. Ses prunelles, fortement rougies par des excès alcooliques,encavées dans des orbites couronnées de sourcil épais etgrisonnants, avaient un caractère de férocité que ne démentait passa bouche contractée aux deux extrémités ; des rides profondessillonnaient ses joues à moitié cachées par une barbe longue ethérissée ; son front était considérablement déprimé, descheveux coupés très ras en dessinaient nettement le contour, etcette disposition de la partie supérieure de sa figure, jointe audéveloppement des os maxillaires, achevait de lui donner unephysionomie bestiale.

À mesure que l’intérêt qu’il avait inspiré sedissipait, il apparaissait plus horrible.

– Pauvre homme ! dit Madeleine encherchant à maîtriser la répulsion qu’elle se sentait pourlui ; que vous est-il donc arrivé ?

– Eh ! tron de l’air ! réponditl’inconnu sans le moindre souci de reconnaissance et en regardantson interlocutrice avec une parfaite insolence, si vous voulez queje parle, il faudrait commencer par m’humecter le parloir.

– Que dit-il ? fit la jeune fille.

Marius n’était pas plus patient que ne le sontordinairement ses compatriotes ; mais, depuis deux minutes,depuis qu’il avait vu se réaliser ce que jamais il n’avait osérêver, depuis qu’il sentait le bras de Madeleine sous le sien, lepeu qu’il possédait de cette vertu avait diminué de moitié.

– Savez-vous, l’homme, s’écria-t-il, que sivous continuez de la sorte, je vous jette dans ce trou, où, si voustrouvez à boire, vous risquez fort d’apporter à manger auxlangoustes ?

Madeleine retint le bras du jeune homme déjàlevé, comme si l’effet eût dû suivre immédiatement la menace. Enmême temps, elle lui adressa un coup d’œil suppliant.

L’homme avait essayé de se soulever pour faireface à son adversaire ; mais, dans son mouvement un peubrusque, il froissa le membre endolori, et la douleur lui arrachaun cri.

La pitié rentra dans le cœur de Marius, enmême temps que le sentiment de sa triste position triomphait desvelléités hargneuses qu’avait manifestées l’inconnu.

– Eh ! bon Dieu ! dit-il, ce n’estpoint insulter cette jolie dame que de lui demander un peu de vinou d’eau-de-vie pour rafraîchir mes lèvres après la cabriole que jeviens de faire ! Songez donc, mon petit brave, que je faisaisun somme sur la pointe du rocher que vous voyez là ; je rêvaisdes choses charmantes ; il me semblait que le bon Dieu m’avaitchargé de faire une distribution de coups de bâton à toute laterre ; je tapais, je tapais, tron de l’air, que le cuir dudos des chrétiens ce n’était plus qu’une vraie bouillie ! J’aitapé trop fort, triple coquin de sort ! car, en tapant dansmon rêve, j’ai fait un mouvement sur mon matelas de pierre detaille, et il m’a semblé tout à coup que c’étaient mes reins quiservaient de rendez-vous aux nerfs de bœuf des chiourmes des quatreparties du monde ; j’étais tombé de là-haut à l’endroit oùvous m’avez trouvé et où vous me voyez encore.

– Singulière place que vous aviez choisie làpour dormir ! dit Marius.

– C’est que j’étais sûr de ne pas y êtredérangé, répliqua l’homme avec un clignement d’œil qui pouvait êtreun signe de reconnaissance, mais que le jeune homme ne compritpas ; après ça, continua-t-il, je ne défends pas ma chambre àcoucher, et je conviens qu’avec une novi[5] comme celle que vous avez à votre bras,la vôtre doit vous paraître bigrement plus agréable que lamienne.

Madeleine et Marius rougirent simultanément.Depuis que le fils de Millette avait menacé l’inconnu, la jeunefille n’avait point lâché sa main, qu’elle avait saisie ; enentendant ce langage bizarre et grossier, elle s’était serréecontre son protecteur, leurs poitrines se touchaient et sa têtes’appuyait sur l’épaule de Marius ; ils s’écartèrentbrusquement l’un de l’autre.

– Eh ! tron de l’air ! s’écria leblessé en remarquant cette pantomime, on dirait que ce mot denovi vous fait peur ; au fait, pour un vieux singe,j’ai exécuté une sotte grimace ; si vous étiez mariés, vous nevous promèneriez pas en tête-à-tête dans les collines. Mais soyeztranquilles, ajouta-t-il avec un rire ironique et bruyant, je n’aile droit de me montrer sévère pour aucune espèce decontrebande.

– Finissons-en, répliqua Marius, quiblêmissait de colère. Vous devez comprendre que mademoiselle, pasplus que moi, n’a de liqueur dans sa poche ; le poste desdouaniers n’est pas à plus d’un quart de lieue d’ici ; en nousen allant, nous les préviendrons, et vous aurez non seulement ceque vous désirez, mais encore les secours dont vous avezbesoin.

L’homme ne fut pas le maître de dissimulerl’inquiétude et le mécontentement que lui causait cetteproposition ; il perdit pour une minute l’assurance effrontéequi le caractérisait.

– Non, non, répondit-il en hochant la tête,leur charité ne descendrait pas si bas ; si j’étais un grosmarchand de savon ou un armateur, à la bonne heure, ils meramasseraient dans l’espoir de recevoir une bonne pièce ;mais, à mon uniforme, vous avez dû reconnaître mon état ; jene suis qu’un pauvre mendiant, et ces jolis messieurs de la côte merelèveraient à coups de talon de botte. Non, non, je ne me souciepas de pourrir au dépôt, où ils m’enverraient soigner maconvalescence.

– Voyons, à quoi vous décidez-vous ?interrompit Marius. Voici la nuit qui arrive ; nous ne voulonspas vous laisser ici ; le vent tourne au nord-ouest, nousaurons du mistral cette nuit, et la mer battra à l’endroit même oùvous êtes étendu ; d’un autre côté, en réunissant mes forces àcelles de mademoiselle, il nous serait impossible de voustransporter même jusqu’au village de la Madrague.

– Dites donc aussi que vous ne vous souciezpas de voir la jolie main blanche se salir aux haillons du vieilhomme ; il n’est pas ragoûtant, je le sais bien.

– Que désirez-vous, enfin ?

– Aidez-moi à passer l’inspection desblessés.

Le mendiant se redressa avec effort ;Marius le plaça sur son séant ; il étendit ses deux jambesl’une après l’autre, et, s’apercevant qu’elles exécutaient sanstrop de douleur les mouvements ordinaires, il passa ses mainsnoires et calleuses sur ses tibias avec une nuance de satisfactionévidente.

– Bon ! dit-il en les désignant, lescanons de retraite sont intacts !

Puis, montrant ses bras et sesdoigts :

– À part deux ou trois éraflures, les piècesde chasse ne sont pas trop endommagées non plus ; j’en suisquitte pour quelques avaries dans la coque. Dans deux jours, jesortirai remis à neuf du bassin de radoub.

Il essaya de se mettre sur ses pieds ;mais, lorsqu’il voulut remuer son corps meurtri, la souffrance luiarracha une horrible grimace. Marius et Madeleine étendirent enmême temps les mains pour le soutenir.

– Ah ! coquine de carcasse ! s’écriale mendiant, tu veux te dorloter, je le vois bien ! Allons, ilfaut que vous me remontiez dans ma chambre à coucher. Et, du doigt,il indiquait le rocher perpendiculaire.

– Vous ne pouvez passer la nuit là, exposé àtoutes les intempéries de la saison, nous ne le souffrironspas.

– Comme on fait son lit, on se couche,répondit le mendiant en haussant les épaules ; et j’aime tantle grand air, que je me trouverai mieux à la place que j’aichoisie ; l’humilité est une de mes vertus, et, ne valant pasmieux qu’eux, je me contente du gîte que le bon Dieu donne auxoiseaux de la côte. Allons, ajouta-t-il en prenant l’accenttraînant et nasillard des mendiants de profession, un peu decharité, mon bon monsieur, s’il vous plaît, et je prierai Dieu pourqu’il bénisse votre mariage et qu’il vous donne le paradis.

L’expression de railleuse impiété aveclaquelle le blessé avait prononcé ces paroles, augmenta encore larépulsion que Marius ressentait pour lui ; cependant, il lechargea sur ses épaules, tourna le rocher, gravit le seul côté parlequel ce dernier fût praticable et déposa l’homme sur uneplate-forme qui couronnait l’éminence.

Ce lieu était parfaitement choisi pour lecampement d’un personnage qui paraissait peu avide de nouerquelques relations avec les douaniers et les pêcheurs qui hantaientle cap Croisette.

À son extrémité méridionale, une saillie depierre faisait rempart et ménageait, entre lui et la faceverticale, un abri de quelques pas de largeur dans lequel onpouvait se trouver garanti à la fois contre le vent du nord ouestet contre l’indiscrétion des promeneurs.

En remarquant que le bissac du mendiant s’ytrouvait, Marius voulut y transporter le misérable.

– Non, non, dit celui-ci, la nuit estvenue ; je suis bien ici. Je ne me soucie pas de m’exposer àune seconde culbute ; seulement, approchez de moi la soute auxvivres.

Marius comprit ce que le blessé désignaitainsi ; il ramassa le sac de toile qu’il avait aperçu ;ce sac était beaucoup plus lourd qu’il ne semblait enapparence ; il rendit en tombant sur le roc un bruit deferraille qui étonna le jeune homme.

– Qu’avez-vous donc là dedans ?dit-il.

– Tron de l’air ! et que t’importe ?ne veux-tu pas faire le curieux toi aussi ? Va mevendre aux gabelous, si tu l’oses, et, avant qu’il soit laSaint-Jean prochaine, tu verras flamber ta bicoque ; je te lejure.

– À mon tour, je vous jure que, malgré vosmenaces, je vais le faire, mon brave ; vous m’avez l’air detout autre chose que d’un pauvre qui demande honnêtement sa vie àla charité des chrétiens.

Pendant que Marius parlait ainsi, le mendiantavait plongé sa main dans le bissac et en avait tiré unegourde ; il en aspira à longs traits le contenu : lachaleur de l’alcool lui rendit toute son audace ; il fit uneffort suprême, se trouva debout et se précipita sur celui quil’avait si généreusement secouru.

Madeleine poussa un cri que répétèrent leséchos des collines.

Mais le mendiant n’avait point surpris lejeune homme ; celui-ci, par un mouvement rapide comme lapensée, s’était brusquement rejeté en arrière, et, prenant un largecouteau dans sa poche, il en menaça la poitrine del’assaillant.

Ce dernier vit luire dans l’ombre troiséclairs : celui que jetait la lame, et ceux qui partaient desyeux du jeune homme ; il comprit sur-le-champ qu’il avaitaffaire à un adversaire vaillant et déterminé, et, changeant avecune facilité merveilleuse l’expression menaçante de sa physionomie,il fit rentrer dans sa manche un poignard qu’il tenait entre lepouce et l’index, puis il éclata de rire.

– Ah ! ah ! ah ! dit-il, quandje vous disais que l’eau-de-vie serait pour moi un remèdemerveilleux ! ! Je n’en ai bu que quelques gouttes, et mevoilà déjà en état de vous faire peur… Allons, rempochez votreoutil à détacher les moules, mon garçon ; vous ne voudriez pasvous en servir contre un pauvre diable qui, de son côté, n’est pasassez ingrat pour vouloir faire du mal à ceux qui lui ont sauvé lavie.

Puis, voyant que Marius ne se décidait point àquitter sa position défensive :

– Voyons, continua-t-il en donnant un coup depied au bissac mystérieux, tenez-vous donc à savoir ce qu’il y a làdedans ? Ce sont des clous, des morceaux de cercles quej’arrache aux épaves que saint Mistral nous envoie ; c’est unpauvre commerce ; mais, si misérable qu’il soit, legouvernement ne le dédaigne pas et ne souffre pas que nous luifassions concurrence ; c’est pour cela que je me soucie fortpeu de la visite des gabelous. Mais vous, c’est autre chose ;vous ne voudriez pas, j’en suis sûr, priver un malheureux de sesressources. Fouillez donc là dedans, si bon vous semble.

La soumission du mendiant produisit toutl’effet qu’il en attendait ; sans passer de sa convictiondernière à une confiance exagérée, le jeune homme parut ajouter foiaux paroles de son interlocuteur ; il ne daigna pas envérifier l’exactitude.

– Soit, dit-il ; mais les dangers devotre profession devraient vous rendre plus prudent dans vosparoles.

– Eh ! eh ! eh ! répondit lemendiant, les malheurs ont aigri mon caractère. C’est une chosebien triste, continua-t-il en cherchant à mettre des larmes dans savoix, de ne jamais être sûr d’avoir le lendemain le pain etl’oignon quotidiens ! Vous parliez de la charité tout àl’heure, mon bon monsieur ; hélas ! elle n’existe plussur la terre ; Dieu veuille que nous la retrouvions làhaut !

Comme pour démentir cette dernière phrase,Marius mit dans la main du malheureux tout ce qu’il avait d’argentsur lui. Madeleine brûlait du désir de s’associer à la charité decelui qu’elle aimait ; mais elle fouilla en vain ses poches,elle était sortie sans argent.

– Mon brave homme, dit-elle, vous n’êtes pasencore dans un âge où vous deviez désespérer de trouver unecondition meilleure que la vôtre ; venez chez moi aussitôt quevous le pourrez ; je verrai ce qu’il sera possible de fairepour vous, et, si vous n’acceptez pas mes propositions, au moinsvotre visite vous vaudra-t-elle une bonne aumône.

– J’irai, quand ce ne serait que pour vousremercier de ce bon secours que vous m’avez donné, ma belledemoiselle, dit le mendiant avec le ton hypocrite qui venait de luiréussir ; mais, pour vous trouver, il faudrait savoir où vousdemeurez.

– Rue Paradis, la maison Riouffe ; toutle monde vous indiquera nos bureaux.

– Un négociant ?

– Oui ; mais Marseille est peut-être unpeu loin du lieu qui paraît vous servir de refuge ; venez àMontredon, où j’habite une maison de campagne ; vous latrouverez aisément, si vous retenez mon nom.

– Mademoiselle Riouffe, je n’aurai garde del’oublier. Si vous le permettez, j’irai à votre bureau, reprit lemendiant avec vivacité, j’aime mieux cela.

Il se recoucha sur son lit de pierre, et lesdeux jeunes gens s’éloignèrent.

Lorsqu’ils furent à quelques pas, ilsentendirent la voix du misérable qu’ils laissaient sur le cap, etqui, avec l’accent trivial et goguenard de ses premières paroles,leur criait :

– Amusez-vous bien en route, mes petitspichons[6] !

Cette cynique plaisanterie, lancée au milieudu bruit majestueux que faisaient les vagues en caressant lesrochers, avait quelque chose de sinistre qui glaça le cœur deMarius ; il pressa avec plus de force le bras de Madeleine,qu’il soutenait dans leur marche difficile à travers le chaos deblocs de toute forme au milieu duquel ils se trouvaient.

– Vous avez vraiment eu tort de donner votreadresse à cet homme, dit-il.

La jeune fille ne répondit pas ; ellesubissait en ce moment une impression bien différente de cellequ’éprouvait son compagnon ; si affreuse que fût la solitudedans laquelle ils se trouvaient perdus, entre ces colosses depierre dont les silhouettes grandioses leur dérobaient la moitié dela voûte étoilée et cette mer qui s’étendait à leur gauche commeune immense nappe brune que frangeaient quelques rides écumeuses,elle n’éprouvait d’autres émotions que celles de l’amour. Auprès decelui que son cœur avait choisi, elle se sentait aussi rassurée quesi elle se fût trouvée sur la Canebière, et elle était fière de laforce qu’elle puisait dans ce sentiment, joyeuse du calme de sonâme.

Marius, au contraire, à mesure qu’ilss’écartaient davantage du seul être vivant qu’il y eût autourd’eux, se sentait de plus en plus troublé.

La première sensation qu’il éprouva fut cellede la peur.

Ils avaient à marcher à travers les rocherspendant cinq ou six cents pas avant d’arriver à la route qui,serpentant sur les flancs de la montagne, conduit des fabriques àla Madrague.

Le chemin qu’ils devaient suivre était nonseulement pénible, mais périlleux : l’humidité de la nuitavait rendu glissante la surface des rochers ; un faux paspouvait précipiter les deux voyageurs dans un abîme.

Marius y pensa et il frémit, non pour lui,mais pour elle.

En sautant d’une pointe sur une autre, le piedmanqua à la jeune fille ; elle resta suspendue au milieu de lacrevasse qui les séparait et dans laquelle elle fût tombée si lamain du pauvre jeune homme ne l’eût retenue. Marius sentit sescheveux qui se dressaient sur sa tête et la respiration quimanquait à sa poitrine ; il l’enleva à bout de poignet avecune force musculaire centuplée par la terreur qu’il venaitd’éprouver ; il la prit dans ses bras et il se mit à gravirles falaises, à grimper les collines, à franchir les ravins avecune ardeur indicible, une rapidité vertigineuse ; ill’emportait comme un loup sa proie arrachée à la bergerie ;comme une mère son enfant échappé du naufrage.

Madeleine ne songeait pas aux dangers quecette course folle leur créait à tous deux ; elle souriait envoyant celui qu’elle aimait, si hardi et si puissant tout à lafois.

Le succès de son audacieuse escalade calma unpeu l’effervescence fiévreuse que la crainte avait inspirée aujeune homme.

Il commença à sentir un cœur palpiter à deuxdoigts de sa poitrine, et, ce cœur, c’était celui de Madeleine.

Les cheveux de la jeune fille, dénoués àmoitié par la rapidité de leur ascension, caressèrent le visage dufils de Millette et l’enivrèrent de leurs effluves.

Son pouls s’accéléra, il battit plus violentet plus précipité.

Le sang afflua à son cerveau ; milleidées incohérentes traversèrent son esprit et y portèrent laconfusion.

Dans un attendrissement subit, il était prêt àse jeter à genoux et à remercier Dieu qui lui avait envoyé unbonheur dont jamais il n’aurait osé se croire digne.

Puis ses sens s’enflammèrent à leurtour ; il était pris d’une irrésistible envie de joindre seslèvres aux lèvres dont il aspirait déjà le souffle tiède etparfumé : la mort dût-elle suivre une telle félicité, la mortserait bénie.

Ensuite, par un revirement subit, il songeaitque ce bonheur auprès duquel devait pâlir celui des élus, nedurerait sans doute qu’un instant ; que, dans quelquesminutes, lorsque Madeleine pourrait se passer de ses services, ilsredeviendraient étrangers l’un à l’autre. Alors à une poignanteangoisse succédait une rage furieuse ; il regardait lesmontagnes et il voulait gravir jusqu’à leur cime, y cacher sontrésor et, dans une impénétrable retraite, défier le monde et sespréjugés.

Plusieurs fois déjà Madeleine, qui le sentaithaleter, qui craignait que, dans les efforts multipliés qu’ilfaisait pour triompher des obstacles qu’il rencontrait à chaquepas, une chute ne lui devînt fatale, l’avait supplié des’arrêter.

Le jeune homme ne paraissait pas l’entendre.Ils arrivèrent ainsi à la rampe de pierre qui formait le garde-foude la route et la séparait du précipice ; d’un bond, le jeunehomme passa par-dessus, ils se trouvèrent sur le chemin. Àl’horizon, Madeleine voyait scintiller les lumières de laville ; à ses pieds, celles de la Madrague et deMontredon.

Elle crut que Marius allait s’arrêter ;mais, au lieu de suivre la route, Marius la traversa et se lançasur le revers qui faisait face à la mer.

Sa respiration était devenue bruyante commecelle d’un soufflet de forge ; il pressait convulsivement lajeune fille contre sa poitrine, celle-ci sentait les ongles de soncompagnon qui entraient dans sa chair à travers ses vêtements.

Elle devina ce qui se passait en lui ;elle essaya de se dégager de cette étreinte ; mais il semblaitqu’elle fût enlacée dans des liens de fer.

Quelle que fût sa tendresse pour celui dontelle avait rêvé de faire son mari, elle sentit un frisson courir lelong de ses membres et son cœur se glacer d’épouvante.

– Grâce ! grâce, Marius !s’écria-t-elle.

À cette voix, le jeune homme parut s’éveillerd’un songe ; il lâcha une touffe de sauge qu’il avait saisiepour s’aider dans son escalade, ses mains s’ouvrirent, etMadeleine, glissant à terre, s’élança sur la route. Son émotionétait si forte, qu’elle fut forcée de s’asseoir.

Pendant quelques instants, ses sens flottèrentparalysés entre la vie et la mort, n’entendant rien, ne voyantrien, ne se rendant pas compte de ce qui se passait autourd’elle.

Lorsqu’elle reprit sentiment, elle cherchaMarius et ne le vit pas auprès d’elle.

Elle appela : rien ne lui répondit ;elle répéta le nom du jeune homme avec angoisse.

Elle crut entendre dans la montagne un bruitde soupirs et de sanglots ; elle y courut.

Alors, elle aperçut le jeune homme ; ilétait tombé à l’endroit où elle s’était échappée de ses bras et ilrestait là étendu sur le rocher, qu’il mouillait de ses larmes.

– Venez, lui dit-elle.

Marius ne fit pas un mouvement ;seulement, ses pleurs redoublèrent et prirent le caractère duspasme.

En ce moment, la lune se levait derrière lescollines de Saint-Barnabé et éclairait les rochers dont les facesgrisâtres, à mesure qu’ils étaient atteints par les rayons del’astre des nuits, semblaient se couvrir d’une neige éclatante.

La mer était devenue un lac d’argent parseméde phosphorescentes étincelles, et le sourd murmure de ses vaguesétait le seul bruit que fît entendre la nature.

À cet imposant spectacle, le cœur deMadeleine, déjà ébranlé par la douleur du jeune homme, sefendit ; sa frayeur et son courroux se dissipèrent comme sedissipe la brume aux feux du soleil du matin.

Elle se pencha vers Marius, et, à voix basse,comme si elle eût craint d’entendre elle-même les paroles qu’elleallait prononcer :

– Pourquoi pleurez-vous, lui dit-elle, puisqueje vous aime !

Chapitre 12Où l’on verra M. Coumbes, en voulant attraper du poisson, attrapaun secret.

La pêche dédommageait amplementM. Coumbes de ses tribulations horticoles.

Il semblait que le ciel l’eût destiné, Attilad’une nouvelle espèce, à dépeupler le golfe marseillais.

Pendant les beaux jours, chaque soir, ilrentrait, comme il le disait lui-même dans son langage plus imaginéqu’académique, avec une luxure de poisson et ce souriredédaigneux qui caractérise les conquérants heureux ; chaquesoir, il avait pu cuisiner des bouillabaisses dignes par leurampleur de figurer au dîner où la femme de Grandgousier mangea tantde tripes.

Malheureusement, plus on avançait vers l’hiveret plus ces débauches de sauces safranées devenaient rares, plus lamauvaise humeur de M. Coumbes augmentait.

Pendant des semaines entières, le ciel restaitvoilé de nuages sombres ; la Méditerranée si azurée devenaitcouleur de cendres, et la blonde et douce Amphitrite, comme ungéant révolté, semblait vouloir escalader le ciel, se tordant lesbras dans les nuages et hurlant de cette voix menaçante qui portel’effroi sur la côte.

Pendant des semaines entières, M. Coumbesallait de son cabanon à sa bête et de sa bête àson cabanon ; interrogeant le ciel avec anxiété, se frottantles mains à la moindre accalmie, dégageant aussitôt son bateau deses amarres, se préparant à le lancer dans les flots, reconnaissantpresque aussitôt, au redoublement de la tempête, la fragilité deson espoir, contemplant mélancoliquement les montagnes d’eau quitrois par trois venaient briser leurs spirales énormes sur lesrochers, calculant ce que leurs flancs pouvaient contenir depoisson et la distance qui séparait ce poisson de ses casseroles,et tout disposé à faire fouetter, comme Xercès, la mer qui serefusait à lui livrer la proie qu’il convoitait si ardemment.

Il avait bien essayé de se venger sur lesloups et mulets qui, par les gros temps, serapprochent des eaux douces ; il aurait été, en suivant lacôte, jeter la ligne à l’embouchure de l’Huveaune ; mais,comme un jour il s’était imprudemment avancé pour lancer plus aularge son hameçon, une lame monstrueuse l’avait renversé, et sansun jeune militaire, adepte fanatique et enthousiaste, qui depuisdeux heures était assis à ses côtés et prenait in petto une leçonde cet habile professeur, celui-ci, puni de la peine du talion, eûtété entraîné et fût allé offrir aux habitants de la Méditerranéeune vengeance tout à la fois facile et savoureuse à exercer.

Et puis, disons-le à sa gloire, le loup, lemulet étaient des gibiers que M. Coumbes dédaignait.Marseillais classique, il n’estimait que le poisson de roche, etceux-là, accusés de conserver un goût de vase, ne lui semblaientpas plus que le maquereau dignes des honneurs de satable.

Lorsque la mer se décidait à faire quelqueconcession de bon voisinage à M. Coumbes, lorsqu’elles’humiliait à son égard, l’ex-portefaix se hâtait de gagner lelarge ; mais la houle restait si forte, qu’il suait sang eteau pour remuer sa bête. Ces sortes de bateaux à fond platétant fort lourds, ce n’était qu’au prix d’une courbature qu’ilparvenait à gagner son poste favori.

Un jour M. Coumbes eut une idée, et ilattendit patiemment le dimanche, seul jour où il lui fût possiblede la mettre à exécution.

Cette idée, ce n’était pas moins que derenoncer à goûter solitairement ses plaisirs, que d’embaucherMarius dans la grande confrérie des pêcheurs à la ligne.

Un jeune homme fort et vigoureux devait fairemerveille sur les avirons. Avec son aide, M. Coumbes sepromettait de braver vents et tempêtes, et se croyait certain deconquérir tout au moins une bouillabaisse hebdomadaire tant quedurerait le mauvais temps.

Le samedi soir, lorsque le fils de Millettearriva au cabanon, il paraissait si satisfait et si joyeux queM. Coumbes en fut surpris. L’idée ne lui vint pas d’attribuerle bonheur qui se lisait sur la physionomie de son filleul à autrechose que la proposition qui allait lui être présentée, et, commeM. Coumbes avait gardé un secret profond sur ses projets, ils’étonnait de la puissance des pressentiments qui avait éclairéMarius sur les bienheureux destins qui l’attendaient.

Après le souper, M. Coumbes se renversasur sa chaise, les yeux à demi fermés, prenant l’attitude noble etbienveillante d’un ministre vis-à-vis de son protégé, et, d’unevoix lente et solennelle, comme il convenait dans une aussi grandecirconstance, il annonça à Marius que, le lendemain, il daigneraitl’admettre à partager avec lui les délices de la palangrotte.

L’enthousiasme du jeune homme ne fut point àla hauteur de cet événement ; un observateur attentif eûtremarqué que l’expression souriante de sa physionomie disparaissaità mesure que parlait l’ancien portefaix ; mais celui-ci avaitune trop haute opinion de la faveur qu’il octroyait à son filleul,il était en même temps trop préoccupé de ses préparatifs personnelspour s’arrêter à un scrupuleux examen physionomique de son futurélève.

Seulement, Marius ayant manifesté l’intentionde se promener dans le jardin après le repas du soir,M. Coumbes le lui défendit vertement, et, afin d’être certainque rien ne le distrairait de cette veille des armes, de le trouverfrais et dispos lorsque l’heure du départ viendrait à sonner, ill’enferma dans sa chambre.

Bien avant le jour, M. Coumbes se jetaità bas de son lit et allait réveiller le fils de Millette ; ill’appela plusieurs fois sans obtenir de réponse ; il mit laclef dans la serrure et ouvrit brusquement la porte en apostrophantle jeune homme de toutes les épithètes inventées pour la confusiondes paresseux, rien ne lui répondit ; il souleva violemment lacouverture sans rencontrer de résistance ; alors il tâta lesmatelas avec sa main et il s’aperçut que la place que devaitoccuper Marius était froide et vide.

L’excellente conduite du pupille deM. Coumbes, le respectueux attachement qu’il témoignait àcelui qu’il considérait comme son bienfaiteur n’avaient jamais,nous l’avons vu, triomphé des répugnances que ce derniernourrissait à son égard.

M. Coumbes pensa sur-le-champ à sonargent ; son imagination primesautière, comme toutes lesimaginations méridionales, tira de cette évasion nocturne dedéplorables conclusions. Il fit un bond du côté de l’escalier pourcourir au secours de son secrétaire, qu’il se représentait forcé,brisé, effondré, pantelant, avec ses sacs d’écus éventrés et deuxmains se promenant amoureusement dans leurs flancs entrouverts etprenant un bain métallique.

Presque au même instant, M. Coumbess’arrêta.

Il venait de réfléchir que chaque soir, –M. Coumbes était un homme rempli de précautions – il accotaitle chevet de son lit au volet de ce meuble précieux et qu’il yavait quelques secondes à peine qu’il avait quitté la chambre.

Il venait d’entendre le bruit sec d’une toilequi battait au vent, et de s’apercevoir que la fenêtre d’où cebruit venait était ouverte.

Il alla à cette fenêtre ; il y trouva undrap, qui attaché à l’appui par un de ses bouts, laissait l’autrebalayer le sol.

Il était évident que l’escapade du jeune hommene pouvait avoir eu qu’un but extérieur, puisque, chaque soir,portes et volets, au rez-de-chaussée, étaient soigneusementverrouillés par leur propriétaire.

Cette conviction rasséréna un peuM. Coumbes ; toutefois, il était trop ami de larégularité en toutes choses pour endurer patiemment la déplorableconfusion que faisait son pupille entre les diverses ouvertures deson cabanon. Il était tout prêt à lâcher la bride à sonindignation ; il avait déjà saisi un gros sarment pour rendrece sentiment plus expressif, lorsque la curiosité l’arrêta net.

– Que diable peut faire Marius dans le jardinà quatre heures et demie du matin ?

Telle fut la phrase interjective etinterrogative que s’adressa M. Coumbes ; les us etcoutumes marseillais sont ainsi faits qu’aucune supposition, sinaturelle qu’elle fût, ne pouvait légitimer cette sortie.

M. Coumbes fut donc immédiatement tentéde connaître les raisons graves qui avaient décidé cette promenadematinale ; il se mit à genoux devant la fenêtre et, retenantson haleine, du regard il explora l’enclos.

D’abord, il ne vit rien ; puis, ses yeuxs’habituant à l’obscurité, il aperçut une ombre qui se glissait lelong de la maison, traînant après elle une échelle qu’elle appuyacontre le mur qui séparait le jardin Coumbes de la propriété deM. Riouffe.

Sans même prendre la peine d’assurerconvenablement cette échelle, l’ombre en gravit lestement lesbarreaux.

M. Coumbes se demandait si le fils deMillette, plus heureux que lui-même, aurait par hasard découvertquelque fruit dans les arbres sur lesquels se promenaitinutilement, hélas ! depuis vingt ans, l’œil inquisitorial dumaître.

Mais l’ombre, ou plutôt Marius, dépassarapidement les régions soi-disant fructifères, et, parvenu au faîtedu mur, il s’y établit à califourchon et fit entendre un léger coupde sifflet.

Il était évident que ce signal s’adressait àquelque habitant de la propriété voisine.

M. Coumbes éprouva ce que doit éprouverle voyageur qui, perdu dans les terribles solitudes des gorgesd’Ollioules, entendait retenir de rochers en rochers le cri d’appelde Gaspard de Bresse. Ce coup de sifflet lui donna la chair depoule ; une sueur froide perla sur son front.

Il n’avait nullement apprécié les bienfaits dela paix profonde dans laquelle ses anciens persécuteurs l’avaientlaissé depuis près de six mois ; ses désespoirs horticolesavaient alimenté la haine vigoureuse qu’il nourrissait contreeux ; les conseils de Millette, les observations de Mariusétaient venues se briser contre les idées que le dépit et l’envielui mettaient en tête. En s’exagérant dans la solitude, ce dépit,cette envie lui avait fait franchir les limites de l’absurde :jamais il n’eût voulu admettre que ce fût pour l’agrément de sespropriétaires que le jardin Riouffe jetait tant de parfums auxbrises de la mer ; il était convaincu que ce luxe de verdureet de fleurs n’avait qu’un but, celui de l’humilier, de lui fairepièce, et, chaque jour, il s’attendait à pis.

En recevant cette preuve des relations de sonfilleul avec ses ennemis, en le supposant lié à eux par un pacte,associé aux mauvais desseins qu’il leur supposait, toujours prêt àlivrer le côté faible de la place pour rendre plus aiguës lespersécutions dont il se croyait encore menacé, M. Coumbesfrémit de colère ; dans le transport de sa fureur, sa premièrepensée fut de se servir contre le traître de son expérience desarmes à feu ; il abaissa le sarment qu’il tenait à la main etcoucha en joue son filleul.

Heureusement pour M. Coumbes et pourMarius que le sarment ne partit pas. En cherchant d’un doigttremblant une détente sur ce fusil imaginaire, il s’aperçut del’étrange méprise que dans son égarement il venait decommettre ; il lança le bâton avec violence sur le plancher ets’élança dans sa chambre à coucher.

M. Coumbes était tellement hors delui-même, que, malgré la précision mathématique par laquelle chaquecase de son cerveau correspondait avec la place qu’occupait dansson cabanon chacun des objets qui lui appartenaient, il allait etvenait avec une agitation folle, furetant dans tous les coins deson étroite chambrette, mettant dans l’obscurité la main sur desmeubles qui, pour avoir quelques titres à une ressemblance avecl’excellente arme que lui avait vendue Zaoué, ne pouvaientcependant, pas plus que le sarment, la remplacer.

Ce ne fut qu’après quelques instants de cedésordre dans ses idées qu’il se souvint que l’ayant nettoyée laveille, il l’avait, la veille, laissée au coin de l’âtre, ainsi quetout bon chasseur, en semblable circonstance, doit en avoir laprécaution.

Il descendit au rez-de-chaussée en ayant soind’étouffer le bruit de ses pas pour ne pas réveiller Millette, qui,depuis que l’automne était venu, dormait sur le divan de la seulepièce du cabanon dans laquelle on fît du feu.

M. Coumbes saisit son fusil avecl’ivresse du sauvage prisonnier qui voit en lui la liberté ;il en fit claquer les batteries avec rage ; mais, par laraison que ce fusil était propre, ce fusil était vide et il fallaitle charger.

Et perdant de sa spontanéité, le mouvement quiportait M. Coumbes à cette extrémité, perdait naturellement desa violence ; cependant il était toujours décidé à donner cequ’il appelait une leçon à ce mauvais drôle ; mais nouscroyons que déjà la pensée lui était venue de tirer soit un peuhaut, soit un peu bas sur le but vivant qu’il allait prendre ;ce qui, au reste, n’était peut être pas une garantie pourcelui-ci.

Chapitre 13Où M. Coumbes rend des points à Machiavel.

Si féroce chasseur que fût M. Coumbes, iln’avait pas eu le temps d’acquérir cette profonde expérience quipermet de remplacer les yeux par la main et de charger un fusildans l’obscurité ; il se mit en devoir d’allumer la lampe pourvenir en aide à son manque d’habitude.

Il approcha une allumette de la mèchecarbonisée dans la veilleuse ; cette mèche se teignit depourpre, puis s’enflamma ; sa lumière douteuse et vacillantese promena sur les murailles en y traçant toutes sortes de dessinsfantastiques et impossibles. Tout à coup, un jet subit de l’huilequi l’humectait la fit grandir, et elle illumina toute lapièce ; M. Coumbes se précipita sur sa poire à poudre etsur son sac à plomb.

Dans le mouvement qu’il fit pour les prendre,ses yeux tombèrent sur Millette ; la pauvre femme dormaitpaisiblement ; une respiration cadencée agitait sa poitrine àintervalles égaux ; sa physionomie était calme ; unsourire passait sur ses lèvres ; la vie persistait dans lesommeil. Elle rêvait probablement à celui dont son maître, en cemoment même, préparait la mort.

Ce rapprochement se fit immédiatement dans lacervelle de M. Coumbes, qui cependant n’en faisaitguère ; il le contrista ; pour la première fois de savie, il se reprocha tout ce qu’il y avait eu de dévouement humbleet profond, d’abnégation et de tendresse dans la vie de saservante ; pour la première fois, il s’aperçut qu’elle étaitnoble et grande, qu’il était petit et mesquin ; son fusils’échappa de ses doigts et tomba à grand bruit sur lecarreau ; mais, si l’impression avait été inattendue, laréaction fut soudaine ; la conviction qui venait de lui êtredonnée de ses torts quintupla la colère primitive deM. Coumbes. Il ne releva pas son fusil, mais il tira pêne etverrous, et, désarticulant un balai qui se trouva à sa portée, ilen saisit le manche et s’élança au dehors, très décidé à s’enservir pour ce à quoi Dieu l’avait destiné.

Il courut au mur ; à sa grande surprise,il n’y trouva plus l’échelle. Il revint à la maison ; le drapaccusateur était rentré dans sa coquille, et cette coquille,c’est-à-dire la fenêtre du fils de Millette, parfaitement close,avait pris les apparences honnêtes et pudibondes des fenêtres sesvoisines.

M. Coumbes commença un rugissement defureur.

Il ne l’acheva pas.

Il venait d’entendre dans le jardin voisin, unhum ! hum ! qui avait bien l’air d’être uneréponse au sifflement que Marius avait lancé comme signal ; etce hum ! hum ! appartenait évidemment à une voixféminine.

M. Coumbes comprima son cœur, qui battaità lui briser la poitrine, et, essayant de donner à son organe unaccent juvénile, il répondit à l’appel qui venait du jardin voisin,plus curieux que jamais d’approfondir ce mystère.

Il n’avait pas achevé, que quelque chosed’assez lourd envoyé par-dessus le mur mitoyen tombait à sespieds.

C’était une pierre qui enveloppait un papiersoigneusement plié et que l’ex-portefaix confisquaprovisoirement ; – quoi qu’il arrivât, il avait en poche lesecret du jeune homme. – Cependant, il ne fallait pas laisseréchapper l’occasion de l’approfondir davantage. M. Coumbestoussa derechef, sans succès cette fois ; il entendit le sablequi craquait sous un pied furtif ; la correspondante anonymes’éloignait.

M. Coumbes, sans répondre à Millette, quela chute du fusil avait réveillée et qui ne savait que penser dubouleversement de la physionomie de son maître, prit la lampe etmonta dans sa chambre.

Voici ce que contenait le papier qu’il avaitramassé :

« Triste nouvelle, ami ! j’ai lecœur bien gros en vous la donnant ; mon cœur se révolte contrema plume qui va l’écrire. Ce dimanche dont nous nous faisionsfêtes, il sera pour moi, pour vous, aussi long, que sont vides etlongs les jours de semaine qui séparent nos pauvresentrevues ! J’espérais échapper à l’obligation de figurer dansle dîner de famille dont je vous ai parlé ; mais cela m’a étéimpossible : mon frère, avec d’autres intentions que lesmiennes sans doute, avait pris exactement la même résolution quemoi : celle de ne pas paraître à cette ennuyeuse fête ;j’ai prié, pleuré, supplié ; – je vous le dis pour que vous ensoyez orgueilleux, ami ; – rien n’a pu vaincre sonobstination. Nos projets nous commandent si fort de le ménager, quevous ne m’en voudrez pas trop d’avoir cédé ; d’ailleurs, masoumission est de bon augure pour notre ménage futur. Courage donc,ami ! et réunissons tous nos vœux pour que Dieu abrège nonseulement les heures qui nous tiennent éloignés l’un de l’autre,mais celles que nous avons à voir s’écouler avant le jour où nouspourrons mutuellement tenir le serment que nous nous sommes donnédans les collines. Adieu, ami ! je vous serre les mains ;je pense trop à vous pour avoir besoin de vous dire : Pensez àmoi. »

Cette lettre était signée tout au long :« Madeleine Riouffe. »

La jeune femme, dans la candeur de son amour,dans l’énergie de sa résolution, était heureuse de donner à cepapier une valeur de lettre de change.

M. Coumbes pensait rêver ; iltournait, il retournait dans tous les sens l’épître deMlle Riouffe, comme si elle eût eu quelque senscaché qu’il n’était point encore parvenu à traduire. Ilassaisonnait chacun de ses gestes d’imprécations tour à tourméprisantes ou furibondes : le mépris à l’adresse del’impudence des femmes, la fureur à propos de l’ingratitude deshommes.

Il aperçut un post-scriptum que la finesse del’écriture lui avait fait négliger.

« Surtout, pas d’imprudence, ajoutaitMlle Madeleine à sa lettre ; ne vous montrezpas même à la porte de nos mutuelles frontières avant que j’aiepréparé Jean à mes volontés ; gardez-vous d’aller poétiserdemain, en mon absence, dans notre cher bosquet ; car, selontoute apparence, votre futur beau-frère passera journée et soiréeau chalet. »

Pour le coup il n’y avait plus moyen deprendre le langage de Mlle Madeleine pour dumalgache. M. Coumbes ne savait s’il devait rire oupleurer.

En réalité, il subissait ces deuximpressions.

Comme tous les égoïstes, M. Coumbes necomprenait pas que quoi que ce fût en ce monde pût balancer lebonheur que l’on devait éprouver en faisant ce qui pouvait lui êtreagréable. Il ne songea pas aux avantages qui pourraient résulterpour Marius d’une union si fort au-dessus de ses espérances ;toute sa préoccupation s’était portée sur ce qu’il appelait ladéfection de son filleul ; elle lui semblait honteuse etcriminelle au premier chef, nul châtiment ne pouvait être troprigoureux pour la punir. Il éprouvait, en y réfléchissant, tout àla fois des attendrissements pleins d’amertume et un courroux grosde mépris.

D’un autre côté, le profond sentiment de lahiérarchie sociale qui le possédait, l’union du fils de PierreManas, le condamné, avec une demoiselle appartenant àl’aristocratie commerciale de Marseille, lui paraissait quelquechose de prodigieusement bouffon ! Ce beau projet était écriten toutes lettres ; mais il n’y pouvait croire ; ils’attendait à voir un diable grotesque sortir du papier, comme ilen sort quelquefois d’une tabatière.

– Ah ! ah ! ah ! c’est tropdrôle ! s’écriait M. Coumbes : le fils de ce mauvaisgueux de Manas et de Millette, ma servante, – car, après tout, ellen’est que ma servante, – qui croit et prétend épouser une dame àlaquelle, quand j’avais son âge, je n’eusse pas osé offrir l’eaubénite au bout de mon doigt ! Eh ! pécaïre ! c’estcomme si le maire de Cassis il voulait gouverner Marseille !Elle se fiche de lui comme un thon d’un fantassin !

Puis, passant à un autre ordred’idées :

– Le méchant drôle ! ajoutait-il, jecomprends pourquoi il voulait mettre des sourdines à monressentiment contre cet autre qui m’a fait passer de si mauvaisesnuits, pourquoi il se refusait à ce que je le tue, ainsi qu’ill’avait mérité ; il avait déjà jeté son hameçon à cette fille,et celle-ci, gloutonne comme une rascasse, avait sauté hors del’eau pour attraper le moredu. Quelle jeune personne, monDieu ! Pas plus de religion que de bon sens ; nedirait-on pas que cette lettre a été écrite par une de la place dela Comédie ? Pouah ! Je ne suis plus jeune, mais, je lejure, ce n’est pas moi qui voudrais d’une fille aussi éhontée. Cen’est peut être pas la femme qui le tente, c’est son cabanon qui leséduit ; il veut être riche, faire le fier dans ce beau jardinoù il y a tant de fleurs, que cela en empeste comme la rage, semoquer à son tour de la pauvre petite bastide dans laquelle macharité l’éleva. Tron de l’air ! cela ne sera pas, que je ledis ! D’abord, c’est lui rendre service que d’empêcher qu’ilcroie plus longtemps à cette sottise ; je ne la lui donneraipas, cette lettre ; il ira au rendez-vous dans le bosquet, ilsse rencontreront avec le frère ; et, coquin de sort !qu’ils se battent, qu’ils se bûchent, qu’ils se cognent, qu’ilss’assomment, qu’ils se tuent ! Eh ! s’il n’y a pas deprofit, au moins il n’y aura pas de perte !

Après ce vœu charitable, M. Coumbes serrala lettre avec ses papiers et appela Marius.

Il ne parut pas remarquer un assez grandembarras qu’accusait la physionomie du jeune homme ; arrivétout à coup aux hauteurs où planait Machiavel, M. Coumbes semontra d’une dissimulation parfaite : il fut empressé, cordialenvers le fils de Millette, se montra gai, léger même dans sespropos, et fit si bien que Marius, qui tremblait que son sévèreparrain n’eût surpris la tentative qu’il avait faite le matin pouravertir Madeleine du contretemps qui l’éloignait pendant lajournée, se trouva tout à fait rassuré et lança et retira sapalangrotte sans apporter trop de distractions dans sontravail.

Seulement, M. Coumbes fit en sorte qu’ilsne rentrassent au cabanon que lorsque la journée était déjà fortavancée.

Chapitre 14Le mendiant.

La pêche n’est un plaisir qu’à la conditiond’être une passion ; cependant, comme tout ici-bas, elle a sesentraînements. Marius, si peu disposé qu’il fût à les éprouver, lesavait subis.

Les poissons avaient livré aux deux hameçonsqui garnissaient sa ligne des assauts si multipliés, que, toutentier à l’occupation de les décrocher, de les hâler et de remettreà l’eau les trente ou quarante brasses de cordelette qui forment ceque l’on appelle une palangrotte, il n’avait point songé àMadeleine avec autant de persistance qu’il s’était mentalementpromis de le faire.

Mais, pendant le trajet des îles de Riou àMontredon, ce fut tout autre chose, et cela par bien des raisonsdifférentes.

L’âme du jeune homme éprouvait un remordsvéritable en reconnaissant que son amour, si violent qu’il l’eûtcru, s’était laissé primer par une futile distraction ; ilcomparait les grossières jouissances auxquelles il avait cédé auxjoies ineffables que lui eussent procurées quelques secondesd’entretien avec Madeleine, au bonheur de l’entrevoir furtivementderrière ses jalousies, et il rougissait, et il était sur le pointde succomber à la tentation de jeter à la mer lignes et poissons,les complices ou les provocateurs de sa faute.

Il ressentait, en outre, une appréhension quise traduisait par une angoisse douloureuse.

Lorsque Mlle Riouffe, dans lessolitudes du promontoire, lui eut avoué qu’elle l’aimait, les deuxjeunes gens immédiatement, et comme conséquence de leur inclinationmutuelle, avaient, en rentrant à Montredon, échafaudé leurs projetsd’avenir. L’affection que Madeleine portait à son ami était sipure, que, ces promesses étant établies, elle trouva tout naturelde permettre à Marius de franchir le mur qui séparait les deuxjardins pour venir auprès d’elle. Le dimanche précédent, à l’heureoù tout dormait dans le cabanon de M. Coumbes, le fils deMillette s’était introduit chez la voisine, et il avait passé debien doux instants à ses pieds, lui répétant ces charmants sermentsd’amour, aussi délicieux à prononcer qu’à entendre. Pendant toutela semaine, il avait vécu sur l’espérance que le dimanche quiallait venir ressemblerait au dimanche précédent, et, comme, lematin, la brusque irruption de M. Coumbes dans le jardinl’avait empêché d’avertir Madeleine de son absence, il tremblaitqu’elle n’attribuât cette absence à une indifférence si éloignéedes sentiments qu’il ressentait pour elle ; il redoutait devoir s’évanouir les beaux rêves qu’il avait, pendant huit jours, sitendrement caressés.

Le soleil baissait à l’horizon : déjà ilteignait de pourpre et d’or les cimes de Pomègue et les blanchesmurailles du château d’If ; la journée touchait à sa fin, et,subissant les impressions que nous venons de décrire, le jeunehomme se courbait sur les avirons pour faire franchir à la lourdebarque la distance qui la séparait encore du logis.

M. Coumbes considérait d’un œil narquoisles efforts de son filleul, et, sous le spécieux prétexte que lasaveur de la bouillabaisse croît en raison directe de la fraîcheurdu poisson, il l’exhortait à les redoubler ; ce qui nel’empêcha pas, lorsqu’ils eurent pris terre et quand Marius déjàs’élançait pour regagner le cabanon, de le retenir afin decompléter, par la pratique, la théorie d’un art que, depuis lematin, il ne cessait de lui exposer, afin de lui démontrer que cen’était rien de savoir prendre du poisson, si à ce premier talenton ne joignait celui de soigner les outils qui servent àl’attraper.

Force fut donc au pauvre garçon d’aiderl’ex-portefaix à tirer la barque sur la grève assez loin pourqu’elle fût à l’abri d’un coup de mer, de la vider, de la nettoyer,puis enfin de l’assujettir par des amarres multipliées ; etencore M. Coumbes prit-il à tâche d’apporter dans ces détailspréservateurs et conservateurs une lenteur solennelle qui doublaitl’impatience qu’éprouvait son filleul.

Enfin, lorsque le bonhomme eut chargél’apprenti pêcheur des divers paniers qui contenaient lesustensiles et le poisson, lorsque à ce fardeau déjà raisonnable ileut ajouté les avirons, les crocs, le grappin et le gouvernail dubateau, il lui permit de s’acheminer vers le cabanon.

Le premier soin de Marius, en y arrivant, futde monter à sa chambre afin de jeter un coup d’œil dans lapropriété de sa bien-aimée.

– Hélas ! en vain il la fouilla du regarddans toute son étendue, en vain il scruta les massifs, qui, par cetheureux privilège du climat, conservaient, malgré la saison, leurmystérieuse épaisseur ; celle qu’il cherchait ne lisait pas àl’abri de leur dôme de verdure, elle ne suivait pas les étroitesallées que tant de fois il l’avait vue parcourir lorsqu’elle sepromenait rêveuse et qu’il était si loin de soupçonner qu’il pûtêtre pour quelque chose dans ses rêveries ; le jardin étaitdésert ; le fusain, les lauriers du bosquet où tant de douxpropos s’étaient échangés, avaient pris, il le lui sembla, desattitudes mornes et désolées ; il n’était pas jusqu’au chaletlui-même, avec ses volets rigoureusement fermés, qui ne lui parûtavoir acquis depuis la veille une physionomie funèbre.

Le cœur de Marius se serra ; il vit sespressentiments justifiés. C’était là l’image de la désolation dontle cœur de celle qu’il aimait était le théâtre, et cettedésolation, c’était cette maudite absence qui l’avait causée. Ilappela de tous ses désirs les ombres bienveillantes qui, enmasquant son escalade, lui permettraient d’aller se justifierauprès de Madeleine ; les heures qui devaient s’écoulerjusqu’au moment où elles envelopperaient les deux cabanons luisemblèrent devoir être d’une longueur désespérante.

M. Coumbes, en revanche, fut gai ;il assaisonna le dîner de mille plaisanteries qui faisaient ouvrirde grands yeux à Millette ; aux sourcils froncés de sonfilleul, à la persistance de son mutisme, au désespoir peint sur saphysionomie, le maître du cabanon avait jugé qu’il étaitsuffisamment monté pour ne pas manquer de rendre sa visite aujardin de M. Riouffe ; il se frottait joyeusement lesmains en songeant au coup de théâtre qu’il avait si habilementménagé, à l’humiliation que les révélations qui en seraient laconséquence feraient subir à son ennemi M. Jean, à la bonneleçon que recevrait, par suite, la présomption de Marius.

Pour laisser le champ libre à ce dernier, àl’issue du repas, M. Coumbes annonça que, la soirée étantbelle, il en profiterait pour reprendre la mer et placer des filetssur la côte.

Le jeune homme tremblait que son parrain n’eûtl’idée de l’associer pour la seconde fois à ses projets ; maisM. Coumbes, paraissant pris d’une superbe tendresse pourMillette, annonça à celle-ci qu’il n’aurait pas la cruauté de lapriver de nouveau de la compagnie de son cher enfant.

Aussitôt qu’il se fut éloigné, Marius remontaà son observatoire ; ses investigations n’eurent pas plus desuccès que les premières ; cependant il reconnut que, depuissa précédente visite, les fenêtres du rez-de-chaussée du chaletavaient été ouvertes ; il en conclut que Madeleine, indignéede sa froideur, ou malade peut-être, se tenait renfermée dans sesappartements ; ces deux suppositions confirmaient sarésolution d’aller la trouver, dût-il, pour arriver jusqu’à elle,pénétrer dans la maison, et cela aussitôt que la nuit serait venue.En attendant, il revint auprès de sa mère, qui se promenait dans lejardin.

Nous avons dit précédemment quelles étaientles préoccupations de Millette ; elles redoublaient à mesureque l’on approchait du moment fatal ; vingt fois elle avaitété tentée de raconter à son fils la triste histoire de sa vie,toujours le courage lui avait manqué au moment de parler. Si bienqu’au fond, Marius continuait de se croire le fils deM. Coumbes.

L’occasion de délivrer son âme de l’anxiétéqui l’oppressait depuis plusieurs mois, se présentait tropfavorablement pour que Millette ne songeât pas une fois de plus àfaire à son fils cette douloureuse confidence.

Elle suivait ce que M. Coumbes appelaitpompeusement l’avenue et ce qui n’était en réalité, qu’une médiocreallée traversant le clos dans toute sa longueur et aboutissant à larue ; elle scrutait sa conscience, elle cherchait ce quipouvait servir d’excuse à une faute dont, à présent, elleappréciait les funestes conséquences ; elle se demandait cequ’elle pourrait répondre à son fils si celui-ci lui reprochait den’avoir pas su conserver son honneur, le seul bien qu’il eût àattendre d’elle.

À l’extrémité de l’avenue, puisqu’il fautl’appeler par son nom, M. Coumbes avait planté quelquesdouzaines de pins qui, malgré l’acharnement qu’ils mettaient àvivre, n’étaient jamais parvenus à élever ce qu’il faut bien aussidésigner par le mot de cimes, à la hauteur du mur qui lesentourait. Il va sans dire que le propriétaire du cabanon nommaitsa pinède ce fagot d’arbustes tordus et rabougris, ni plusni moins que si elle eût eu cent arpents.

L’ex-portefaix n’avait pu posséder un semblantd’ombrage sans penser à en tirer tout le parti possible. Il avaitdonc établi un banc dans cette pinède et la tâche n’étaitpas facile, les pins les plus élevés représentant exactement unparapluie dont le manche aurait été fiché en terre. Cependant, encourbant raisonnablement sa tête, en recroquevillant ses jambes, onpouvait s’asseoir sur le banc de M. Coumbes. La positionn’était pas des plus commodes ; mais, comme, en somme, àl’exception des alentours du figuier que M. Coumbes seréservait, c’était là le seul endroit où l’on connût un semblantd’ombre ; comme, de ce banc placé à deux pas de la grille, onvoyait les rares passants qui traversaient la route, Millette, queson maître n’avait point gâtée sur le chapitre des distractions,avait pris l’habitude de venir chaque jour y raccommoder le lingedu ménage.

Millette venait de s’asseoir toute pensive àsa place favorite lorsque Marius la rejoignit ; en le voyantvenir, elle sentit ses angoisses redoubler ; deux larmesperlèrent à ses cils, puis descendirent lentement le long de sesjoues, que la douleur rendait plus pâles : elle prit les mainsde son fils ; suffoquée par l’émotion, elle ne put parler,mais elle lui fit signe de se placer auprès d’elle.

Sous l’impression de tristesse qui dominait lejeune homme, l’affliction de sa mère lui fut plus sensible encorequ’elle ne l’eût été dans des circonstances ordinaires ; il lasupplia de lui confier le secret de ses peines.

Pour toute réponse, Millette se jeta au cou deson fils et l’embrassa avec une énergie tout à la fois désespéréeet suppliante.

Marius redoubla ses instances.

– Qu’avez-vous, mère ? disait-il. Moncœur se fend en vous voyant ainsi. Mon Dieu, parlez !qu’avez-vous ? Si j’ai mérité quelque reproche, pourquoicraignez-vous de me l’adresser ? Vous m’avez appris à êtresoumis envers ceux que l’on aime, et douter que je vous aime, c’estm’affliger plus que ne m’affligeraient vos justes remontrances.Quelqu’un vous a-t-il offensée, mère ? Oh ! nommezcelui-là et vous me trouverez prêt à vous défendre, à le punir,comme je l’ai été lorsqu’il s’agissait de mon… de notrebienfaiteur. Voyons, mère, ne pleurez pas comme vous lefaites ; vos sanglots m’arrachent l’âme ! j’aimeraismieux voir couler mon sang goutte à goutte que ces larmes quisortent de vos yeux ! Vous n’aimez donc plus votre enfant, quevous ne le jugez pas digne de votre confiance ? Est-ce quel’on peut cacher quelque chose à ceux que l’on aime ? Est-ceque, joie ou peine, on ne doit pas tout partager avec eux ?Tenez, mère, moi aussi, j’ai mon secret, et vous ne sauriez croirecombien il me pèse parce que je ne puis le partager avec vous. Maisil arrivera ce qui pourra, je vais vous le dire, vous le confier,pour vous donner l’exemple, pour que vous ne craigniez plus decompter sur la discrétion ou sur la tendresse de votre fils.

Millette écoutait ce dernier sansl’entendre ; l’expression de son amour filial arrivait à sesoreilles comme une musique harmonieuse qui lui causait de doucessensations ; mais le désordre de ses idées était si grand,qu’elle ne cherchait pas le sens de ses paroles.

– Mon enfant ! mon cher enfant !s’écria-t-elle, jure-moi que, quoi qu’il arrive, tu ne maudiras pasta mère ; jure-moi que, si tu la juges, si tu la condamnes,ton amour la défendra ; jure-moi qu’il me restera ton amour,qui est mon seul bien à moi ; je ne l’ai jamais senti commeaujourd’hui qu’il est menacé. Je voudrais être morte ! monDieu ! je voudrais être morte ! Mourir, qu’est-ce quecela ! mais perdre l’affection de celui que vos entrailles ontporté, qui s’est nourri de votre chair, abreuvé de votre sang, cen’est pas possible ! Non, Dieu ne saurait le permettre !…Calme-toi, Marius, je vais parler, continua la malheureuse femme,haletante et à demi-morte ; je parlerai ; puisqu’il estimpossible que tu cesses de m’aimer, je parlerai !

– Oh ! faites, dites, mère !répondit le jeune homme, aussi pâle, aussi égaré que l’était samère. Qu’est-il arrivé, grand Dieu ! que vous puissiezsupposer que je cesse de vous vénérer comme la plus respectable desfemmes, de vous chérir comme la plus tendre des mères ? Vousme faites frémir à mon tour ; hâtez-vous de me tirer de cesangoisses. De quelque faute que vous soyez coupable, n’êtes-vouspas ma mère, et une mère n’est-elle pas, pour son fils, infailliblecomme Dieu l’est pour les hommes ? Mais non, vous qui m’avezenseigné les lois de la probité, vous qui m’avez appris à respecterl’honneur, vous êtes incapable d’avoir manqué à l’un ou à l’autre.La délicatesse de votre conscience vous égare : parlez donc,que je vous console ; parlez, que je vous rassure ;parlez, parlez, mère, je vous en conjure !

Millette avait trop présumé de sesforces ; les sanglots étouffaient sa voix ; elle ne putque se jeter aux genoux de son fils : le mot de pardon fut leseul qu’elle put articuler.

En voyant sa mère à ses pieds, Marius seredressa brusquement ; il la prit dans ses bras pour larelever.

Il tournait le dos à la porte du jardin, àlaquelle Millette faisait face.

Tout à coup, les yeux de celle-ci s’ouvrirentdémesurément et restèrent fixes et hagards, tournés du côté de larue ; elle étendit le bras comme pour chasser une épouvantablevision, et, en même temps, elle poussa un cri terrible.

Marius, épouvanté, se retourna, et, en seretournant, ses vêtements frôlèrent les vêtements d’un homme qui,ayant doucement ouvert la grille, avait passé la moitié de soncorps dans l’entrebâillement.

Dans cet homme, il reconnut le mendiant queMadeleine et lui avaient préservé d’une mort certaine sur lescollines ; il tenait son chapeau à la main ; sa figureavait l’expression d’humilité grimaçante de sa profession, et ilmurmurait une formule banale de mendicité.

Marius crut que la brusquerie avec laquelle ilavait montré son horrible figure avait seule effrayé sa mère.

– Allez-vous-en ! lui dit-ilbrusquement.

Mais, à son tour, le mendiant l’avaitreconnu ; la première preuve que lui avait donnée le jeunehomme de sa charité semblait lui avoir rendu non seulementconfiance en sa charité à venir, mais encore une superbe dosed’aplomb pour la solliciter. Il remit son chapeau sur sa tête, etsa figure, qu’il essayait de rendre béate, se nuança d’un légervernis d’insolence.

– Eh ! tron de l’air ! s’écria-t-il,deux vieilles connaissances ne se quittent pas de lasorte !

– Ah ! mon Dieu, mon Dieu, vous êtes sanspitié dans votre justice, disait Millette en se tordant les bras dedésespoir.

– Partiras-tu d’ici, misérable ? hurlaMarius en secouant violemment le mendiant, qu’il avait saisi par lecollet de sa blouse.

– Prenez donc garde ! Je n’ai pas, commevous, des vêtements de rechange. Si je tiens à ne pas m’en aller,c’est que je n’aime pas qu’on se fiche de moi ; voilàtout.

– Que voulez-vous ? Voyons ! repritMarius, qui espérait de la sorte être plus promptement débarrasséde l’importune présence du mendiant. De quoi vousplaignez-vous ?

– Je me plains de ce que la belle demoiselleavec laquelle vous preniez le frais, il y a une quinzaine, du côtéde la pointe, elle s’est moquée de moi comme un gabier d’un soldatde terre ; je me suis présenté à sa demeure, ainsi qu’ellem’avait ordonné de le faire, et, lorsque j’ouvre la porte de sonbureau, – un riche bureau, ma foi, et qui me prouve que vous n’avezpas tort de chérir la promenade avec sa propriétaire, – je trouvedes commis qui me chassent comme un gueux qui aurait des vrilles etdes pinces dans les yeux ! Ce n’est pas comme ça qu’on secomporte !

– Tenez, dit Marius en prenant dans sa pocheune pièce de monnaie. Et, maintenant, retirez-vous.

– Les paroles de la demoiselle, elles étaientplus grosses de moitié que votre médaille, répondit le mendiant entournant et retournant dédaigneusement cette aumône entre sesdoigts.

– Misérable ! fit Marius en levant lepoing.

– Eh ! qu’avez-vous, puisque je vous dismerci tout de même, repartit le mendiant avec son effronteriehabituelle. Vous êtes plus aimable quand vous faites l’amour avecla jeune que lorsque vous vous disputez avec une vieille ;c’est tout simple. Ne croyez pas que je vous en veuille, et lapreuve, c’est que, si, comme je le pense, pour épouser la petite,vous êtes forcé de donner son sac à l’ancienne, comme vouscommenciez à le faire quand je suis arrivé, je m’offre à achever lecompliment si cela vous ennuie par trop fort.

– Et, moi, je vais châtier toninsolence ! dit Marius en se précipitant sur le mendiant.

Au bruit de la lutte, Millette, quijusqu’alors était restée comme inanimée, accroupie sur la terre,cachant son visage entre ses mains, ne révélant son existence quepar le bruit de ses pleurs et les tressaillements nerveux quiagitaient ses membres, Millette sortit de l’anéantissement danslequel elle était plongée.

– Marius ! Marius ! s’écria-t-elle,au nom de Dieu, ne porte pas la main sur cet homme. Mon fils, jet’en prie, je t’en conjure, je te l’ordonne ! Cet homme,Marius, cet homme est sacré pour toi.

Cette dernière phrase ne s’échappaqu’inarticulée de la gorge de la pauvre femme ; en l’achevant,ses forces l’abandonnèrent, ses bras suppliants, qu’elle tendaitvers son enfant, retombèrent le long de ses flancs ; un nuagepassa sur ses yeux ; elle perdit connaissance, se renversa enarrière et tomba sur le sable.

Les champions n’avaient pu l’entendre ;dès les premiers moments, le jeune homme, plus vigoureux que sonadversaire, avait poussé celui-ci hors de l’enceinte. Ils étaienttombés tous deux dans la poussière de la route.

Lorsque Marius put se débarrasser des bras dumendiant, qui essayait de le faire rouler sous lui, il rentra dansle jardin et aperçut sa mère évanouie.

Il la prit entre ses bras et l’emporta dans lecabanon.

Mais il avait négligé de fermer la porte, etil n’eut pas plus tôt tourné le dos, que le mendiant l’ouvrit sansbruit et se glissa dans la pinède, dont le feuillage,grâce à l’obscurité qui commençait à envelopper la terre, pouvaitlui former un abri suffisant et l’empêcher d’être aperçu soit duchalet de Madeleine, soit du cabanon de M. Coumbes.

Chapitre 15Les aveux.

Lorsque Marius regagna le cabanon, emportantentre ses bras sa mère évanouie, M. Coumbes n’était pointencore revenu.

Il la déposa sur le large divan qui luiservait de lit et chercha à lui faire reprendre ses sens.

Après quelques minutes, Millette ouvrit lesyeux ; mais sa première pensée ne fut pas pour son fils :ses membres tremblaient convulsivement, ses dentss’entrechoquaient, ses regards chargés de terreur se promenaientsur toutes les parties de l’appartement. Ils y cherchaientquelqu’un, et, en même temps, la pauvre femme frémissait de lacrainte de l’apercevoir.

Certaine que Marius était seul, elle passa samain sur son front comme pour rappeler ses souvenirs ; et,lorsqu’ils se représentèrent plus clairs et plus lucides à soncerveau, ses larmes s’ouvrirent une nouvelle issue et ses sanglotsredoublèrent.

– Vous me désespérez, mère ! s’écriaMarius. Il me semble que tout ce qui se passe est un rêve. Jecherche en vain, je ne puis trouver ce qui porte à ce point ledésordre dans vos esprits.

– La main de Dieu ! la main deDieu ! répétait Millette, comme si elle se parlait àelle-même.

– Rappelez votre raison, ma mère, je vous enconjure ! calmez-vous.

– La main de Dieu ! disait encore lapauvre femme.

– Vous voulez donc que je devienne fou à montour, fit le jeune homme en s’arrachant les cheveux. Éclaircissezpour moi ce mystère. Pourquoi trembler, mère bien-aimée ?Quelle est cette faute dont vous me parliez tout à l’heure ?Quelle qu’elle soit, j’en supporterai avec vous le fardeau ;s’il y a opprobre, nous le partagerons ensemble et je ne vousbénirai pas moins. Dites, mère, pourquoi étiez-vous à mes genoux,lorsque ce misérable est venu nous interrompre ?

Cette évocation du souvenir du mendiantredoubla les angoisses de Millette ; elle joignit les mains etles leva vers le ciel avec une expression de désespoirindicible.

– Pourquoi l’avez-vous permis, mon Dieu ?pourquoi l’avez-vous permis ? s’écria-t-elle ; et toi,mon pauvre enfant, qu’as-tu fait !

– De quoi vous préoccupez-vous, ma mère ?J’ai chassé un insolent drôle qui, pour prix d’un service que jelui avais rendu, n’a pas craint de vous insulter, voilà tout.Voyons, nous n’avons déjà que trop peu de temps à nous. Le pèrepeut rentrer d’un instant à l’autre. Hâtez-vous, mère, que je vousconsole ; hâtez-vous, que je souffre avec vous ;qu’est-il arrivé ? Parlez.

– Ah ! tu ignores ce qu’il en coûte à unemère d’avoir à rougir devant son enfant. Mais cet homme de tout àl’heure, ce malheureux, dis-moi, qu’est-il devenu ?

– Eh ! que vous importe ? C’est devous et non de lui qu’il s’agit, ma mère.

Millette ne répondit pas ; elle cacha sonvisage entre ses genoux.

Ce silence de la pauvre Millette augmental’anxiété du jeune homme en doublant ses incertitudes. Il n’avaitexagéré ni le respect ni la tendresse qu’il ressentait pour celledont il avait reçu le jour. Plus grave, plus réfléchi qu’on nel’est ordinairement à son âge, il avait pu apprécier la grandeur decette vie si modeste et si humble ; il l’avait admirée commeil l’avait imitée dans la résignation stoïque avec laquelle elle sepliait à l’humeur capricieuse de celui qu’il croyait son père, dansla douceur angélique avec laquelle elle supportait les boutades dece dernier. Millette était pour son fils une sainte digne de lavénération de toute la terre ; il ne pouvait imaginer quelleaction pouvait troubler à ce point cette âme jusque-là si calme etsi pure.

Mais, devant ce mutisme, lorsqu’il parla dumendiant, lorsqu’il se rappela l’impression violente quel’apparition de celui-ci avait produite sur sa mère, il lui revinten mémoire quelques paroles qui, au milieu de la lutte, étaientparvenues à ses oreilles, et il commença à penser que cet hommepourrait bien être pour quelque chose dans les malheurs quiaccablaient Millette, et, par une sorte de pudeur instinctive, iln’essaya plus de l’interroger.

Il s’assit sur le bord du divan, il prit lamain de sa mère entre ses mains, et ils demeurèrent, pendantquelques instants, muets tous deux, tous deux immobiles.

Ce fut la pauvre femme qui rompit la premièrece silence, qui finissait par lui peser plus encore qu’àMarius.

– Ce n’est donc pas la première fois que turencontres cet homme ? dit Millette d’une voix tremblante.

– Non, mère ; une fois déjà, je l’avaistrouvé sur les collines.

Alors Marius raconta à sa mère ce qu’il avaitfait pour le mendiant, en lui taisant la part queMlle Riouffe avait prise à cet acte de charité, etla présence de celle-ci sur le promontoire.

– Pauvre malheureux ! murmura Millettelorsqu’il eut fini.

– Est-ce que vous le connaissez, mamère ? fit Marius en frissonnant.

La femme de Pierre Manas hésita uninstant ; elle rassembla tout son courage, mais elle n’entrouva point assez dans son âme pour triompher de l’horreur que luicausait cet aveu ; elle hocha négativement la tête.

Marius ne pouvait croire qu’un mensonge sortîtjamais de la bouche de sa mère ; il soupira longuement commesi son cœur eût été soulagé d’un grand poids.

– Eh bien, tant mieux, dit-il, car ce quis’est passé aujourd’hui confirme mes soupçons de l’autre jour, etje suis très convaincu qu’en le sauvant j’ai rendu un tristeservice à la société…

– Marius !

– Que ce prétendu mendiant n’est qu’unbandit…

– Marius !

– À l’affût de quelque nouveau crime.

– Oh ! tais-toi, tais-toi !

– Pourquoi me taire, ma mère ?

– Oh ! si tu savais qui tublasphèmes ! si tu savais à qui s’adressent tes paroles,s’écria Millette éperdue.

– Ma mère, quel est cet homme ?Nommez-le, il le faut. Lorsqu’il s’agit de notre honneur, que seulj’ai le droit de défendre, il m’est permis de commander et jecommande.

Puis, effrayé de la stupeur avec laquelleMillette écoutait la voix, ordinairement tendre de son fils,devenir sévère et menaçante, celui-ci reprit :

– Non, je ne commande pas ; mes prièreset mes larmes ne sont-elles pas sur vous toutes-puissantes ?Je pleure et je supplie. Je me jette à mon tour à vos genoux et jevous conjure. Ma mère, expliquez-moi par quel affreux hasard ilpeut exister quelques rapports entre vous, si sage, si honnête, sivertueuse, et cet horrible personnage !

– Tu sauras tout, mon enfant ; maistais-toi, je t’en supplie une fois encore ; ne parle pasainsi. Tu me disais tantôt : « Une mère, c’est un Dieupour son enfant : comme lui, elle est infaillible. » Ehbien, Marius, cet homme aussi, tu dois déplorer et soulager samisère ; les torts qu’il peut avoir, tu n’as pas le droit d’yporter les yeux ; ses crimes, tu dois les absoudre ;infâme pour le monde, pour toi il doit rester sacré, cet homme…

– Ma mère !

– Cet homme, c’est ton père, Marius !

Ces derniers mots expirèrent sur les lèvres deMillette, qui retomba accablée sur le divan après les avoirprononcés. Marius était devenu livide en les entendant ; ildemeura pendant quelques instants anéanti ; puis, se jetant aucou de Millette, l’étreignant dans ses bras, la pressant sur soncœur, couvrant son visage de caresses et de larmes :

– Vous voyez bien, ma mère, s’écria-t-il, queje vous aime encore !

Pendant quelques instants, on n’entendit quele bruit des baisers et des sanglots de la mère et du fils.

Alors Millette raconta à Marius ce que noslecteurs savent déjà.

Lorsqu’elle eut terminé ce triste récit,souvent interrompu par les spasmes de son désespoir, il restapensif, accoudé contre le divan, la tête appuyée sur sa main,tandis que Millette penchait son front sur son épaule pour serapprocher davantage de celui qui allait devenir, elle lepressentait, son seul soutien.

– Mère, lui dit-il d’un accent grave et tendu,il ne faut plus pleurer. Vos larmes sont autant d’accusationscontre celui qui nous a fait ces mauvais destins, et il ne m’estpas permis de m’y associer. Je ne peux que déplorer le sort dePierre Manas, de mon père. Votre faute sera bien légère lorsqueDieu la placera dans la balance où il pèse toutes nos actions. Ilne sera pas pour vous plus sévère qu’il ne le serait pour un angequi, comme vous, eût failli, j’en suis sûr. Quant à votre enfant,depuis que vous lui avez révélé toutes ces douleurs de votre vie,il vous aime cent fois plus qu’il ne le faisait auparavant, parcequ’il vous sait malheureuse : prenez donc courage.

Marius se leva et fit quelques pas dans lachambre.

– Demain, mère, dit-il, nous aurons deuxdevoirs à remplir.

– Lesquels ? demanda Millette, quiécoutait le jeune homme avec une attention presque religieuse.

– Le premier sera de quitter cette maison.

– Nous partirons !

– Soyez tranquille, mère, sur votre sort àvenir ; je suis fort, courageux, et avec le sentiment dudevoir que vous avez si fortement gravé dans mon âme, vous pouvez,sans crainte, vous appuyer sur moi et ne compter désormais que survotre fils.

– Oh ! je te le promets, cher enfant.

– Ensuite, reprit le jeune homme d’une voixsourde, il nous faudra chercher… celui que vous savez.

– Oh ! mon Dieu ! s’écria Milletteen tressaillant d’épouvante.

– Ne croyez pas, mère, que je veuille vouscondamner à associer de nouveau votre existence à celui qui futenvers vous si coupable. Non ; mais il souffre ; il n’apas d’asile, pas de pain, peut-être, et il est mon père, et je doispartager entre vous et lui le fruit de mon travail. Puis, repritplus bas Marius, qui sait ? mes supplications l’amènerontpeut-être à rompre avec ses déplorables antécédents, et à revenir àune existence plus régulière.

Marius disait tout cela sans emphase,simplement, et quoique avec une énergie qui révélait en même tempsla fermeté et l’élévation de son caractère. L’admiration queMillette éprouvait pour son noble enfant lui faisait un peu oublierses douleurs.

Il en était une cependant qui restait aiguë etcuisante.

Millette n’avait jamais cherché à approfondirles théories sociales ; mais, sans se douter de ce qu’ellefaisait, elle les avait battues en brèche. Abandonnée de son mari,il lui avait semblé que la société ne pouvait pas la laisser sansappui. Cet appui se présentant, elle croyait de son devoir d’êtreaussi dévouée, aussi soumise, aussi fidèle vis-à-vis de celui quilui avait tendu la main qu’elle l’avait été dans l’union que Dieuet les hommes avaient consacrée. Par suite, elle en était arrivée àdouter de l’irrégularité de sa position. Elle ne l’avait reconnueque dans ces derniers temps, alors que la loi, ne pouvant pasadmettre, pour Marius, les bénéfices de cette union illicite, et serefusant à voir en lui un autre que le fils de Pierre Manas, lui enavait clairement démontré les inconvénients.

Mais, si sa raison avait cédé à l’évidence, iln’en était pas de même de son cœur.

Millette n’avait jamais eu pourM. Coumbes ce que l’on appelle de l’amour. Le sentimentqu’elle ressentait pour lui ne peut se définir qu’en le nommantattachement, sentiment vague, aux causes souvent peu appréciableset toujours diverses, mais sentiment infiniment plus puissant quele premier, parce que, comme lui, il n’est point sujet à cestempêtes qui laissent des nuages dans les plus beaux horizons, etparce que le temps, l’âge, l’habitude l’augmentent et le fontcroître à l’inverse de l’autre.

Après vingt ans de cohabitation, malgré lessingulières façons que M. Coumbes apportait dans sestendresses, son égoïsme, sa sotte fierté, ses dédains, ses boutadeset son avarice, l’affection de Millette pour lui venait dans sonâme immédiatement après celle qu’elle portait à son fils.

Si résignée qu’elle parût, cette idée qu’elleallait quitter la maison de l’ex-portefaix et ne plus voir cedernier la bouleversait ; elle ne pouvait se figurer que cefût possible.

– Mais, dit-elle timidement, et après beaucoupd’hésitation, à son fils, comment ferons-nous pour annoncer notredétermination à M. Coumbes ?

– Je m’en chargerai, ma mère.

– Mon Dieu ! que deviendra-t-il lorsqu’ilsera seul ?

Le jeune homme lut dans l’âme de samère ; il vit ce que lui coûtait ce sacrifice.

– Mère, lui dit-il respectueusement, maisfermement, je n’oublierai jamais ce que je dois à monbienfaiteur : toute ma vie, je me souviendrai qu’il m’a bercé,enfant, sur ses genoux ; que, pendant vingt ans, j’ai mangéson pain ; soir et matin, son nom reviendra dans mes prières,et j’espère que Dieu ne me laissera pas mourir sans que j’aieprouvé tout ce qu’il y a pour cet homme de reconnaissance etd’amour dans mon cœur ; mais je ne crois pas possible que nousprolongions davantage notre séjour dans cette maison.

Puis, voyant qu’à cette phrase les pleurs deMillette avaient redoublé :

– Il ne m’appartient pas de peser davantagesur vos résolutions ! ma bonne mère, ajouta-t-il ; jecomprends qu’il vous soit pénible de quitter une maison où vousavez été si heureuse, pour entrer dans une existence incertaine. Jecomprends qu’il vous soit cruel de renoncer à une amitié qui vousétait chère ; je suis prêt à m’incliner devant votrevolonté ; ne craignez pas que je murmure ou que je me plaigne.Si vous restez ici, je serai privé du bonheur de vous embrasser,mais mon cœur restera plein de vous et tout à vous.

Millette embrassa son fils avec un élan quiindiquait qu’il avait triomphé de ses indécisions, de sesregrets.

– Oh ! ma mère, croyez-le bien, vous nepouvez pas plus souffrir que je ne souffre.

Et, s’arrachant de ses bras, il s’élança horsde l’appartement comme s’il eût voulu dérober à sa mère lespectacle d’une émotion sous laquelle succombait son énergiemorale.

Jusque-là, il n’avait pas songé àMadeleine :

Mais les dernières paroles de sa mère avaientévoqué dans son âme l’image de la jeune fille.

En présence de cette image, le sentiment de lasituation qui lui était faite s’était présenté à son esprit.

Fils, non point de M. Coumbes, artisanhonorable, estimé, riche, mais fils de Pierre Manas, flétri unefois, à coup sûr, plusieurs fois peut-être par la justice humaine,il ne pouvait plus, à moins de lâcheté ou de folie, songer à uneunion avec Mlle Madeleine Riouffe.

C’était cette pensée qui venait de lui porterune épouvantable secousse.

Il se roula sur le sable du jardin, il enfonçases ongles dans la terre, il lança dans la nuit ses malédictions etses sanglots : la chute était trop haute et trop imprévue pourne pas être bien douloureuse. Pendant quelques instants, il ne putse rendre compte de ce qui se passait dans sa tête ; le nom deMadeleine était le seul que pussent prononcer ses lèvres.

Puis peu à peu ses idées se fixèrent etreprirent forme ; il rougit de s’être abandonné à sondésespoir ; il résolut de lutter contre lui.

– Soyons homme, pensa-t-il, et, s’il fautsouffrir, souffrons en homme. J’avais parlé à ma mère de deuxdevoirs que nous avions à remplir ; j’en trouve un troisième,à mon compte : celui d’avouer la vérité à mademoiselleMadeleine, et de lui rendre ses serments.

Étouffant un dernier sanglot, comprimant leslarmes qui, malgré sa volonté, s’échappaient encore de ses yeux,Marius alla chercher l’échelle et l’appliqua contre lamuraille.

Lorsqu’il fut arrivé au dernier échelon, iljeta un coup d’œil sur le chalet : une des fenêtres du premierétage était éclairée.

– Elle est là, se dit-il.

Et s’asseyant sur le faîte du mur, il tira sonéchelle à lui et la fit passer du jardin de M. Coumbes danscelui de mademoiselle Riouffe, où il descendit aussi résolu,quoique le cœur gonflé de sentiments bien différents, que le soiroù il avait pris ce chemin pour se rendre à son premier rendez-vousavec la jeune fille.

Chapitre 16Où Pierre Manas intervient à sa façon.

Le chalet de mademoiselle Riouffe était bâtiparallèlement au cabanon de M. Coumbes, le jardin l’entouraitde tous les côtés ; seulement, ce jardin avait une centaine demètres d’étendue du côté de la rue, c’est-à-dire du côté de lafaçade d’entrée de la maison, tandis qu’il n’en avait qu’unevingtaine dans la partie qui regardait la mer.

L’échelle dont Marius se servait pour sesescalades nocturnes était d’habitude couchée sous un hangar adosséau cabanon ; le jeune homme la plaçait à un endroit du mur oùles branches du figuier pouvaient un peu masquer sesopérations ; mais, dans l’agitation à laquelle il était enproie, il ne songea pas à prendre ses précautions ordinaires, et ill’appuya contre l’angle de la muraille qui faisait face à la côte,précisément un peu au-dessus de la porte par laquelle on allait ducabanon à la mer, porte par laquelle M. Coumbes devaitnécessairement passer en rentrant chez lui le soir même.

Sous l’empire de la résolution qu’il avaitprise d’initier loyalement celle qu’il aimait au secret qu’ilvenait d’apprendre, de lui rendre la parole qu’il avait reçued’elle, de ne point lui cacher le désespoir que lui causait cerenoncement à de si chères espérances, mais, en même temps, deremplir stoïquement son devoir d’honnête homme, de fortifier cellequ’il aimait dans la résolution que son aveu ne pouvait manquer delui inspirer, il s’était décidé, s’il ne rencontrait pas Madeleinedans le jardin, où d’habitude elle l’attendait, à pénétrer dans lamaison pour la joindre. Dans son agitation fiévreuse, il avaitautant de hâte maintenant de consommer cette séparation que,quelques heures auparavant, il aurait eu le désir de lui renouvelerl’assurance que rien au monde ne pourrait lui faire oublier cellequi d’elle même, s’était fiancée à lui.

Une fois au bas du mur, il marcha donc dans ladirection du chalet sans prendre la peine d’éteindre le bruit quefaisaient ses pas sur le sable ; mais lorsqu’il fut près durez-de-chaussée, il lui sembla voir, derrière les rideaux demousseline, se dessiner une ombre. Il s’arrêta. L’obscurité étaitprofonde ; mais, justement à cause de cela, il avait reconnudans ce cadre, éclairé par une lumière intérieure, que cette ombren’était point celle de Madeleine. Il réfléchit que, dans sonimpatience et son trouble, il avait devancé l’heure de leurprécédent rendez-vous et que, si, par hasard, Madeleine avaitquelque visiteur étranger dans la maison, sa présence pouvait lacompromettre.

Cette pensée modifia la résolution de Mariuset le décida, avant que de frapper à la porte du chalet, à biens’assurer que Madeleine était seule.

Mais, du point où il se trouvait, il nepouvait apercevoir que les faces latérales de l’habitation.

Il regagna donc son point de départ, fit unetrouée aux cyprès que M. Jean Riouffe avait primitivementplantés le long du mur qui lui était mitoyen avec M. Coumbes,et se glissa entre cette double muraille de verdure et de pierre.En suivant cet étroit chemin, il arriva à l’extrémité du jardin ducôté de la route de Montredon à Marseille, puis il franchit uneseconde fois le rempart de cyprès et se trouva du côté de la façadeopposée, au milieu des buissons de lauriers et de fusains quigarnissaient cette partie de l’enclos.

Le chalet alors était devant lui, et ilembrassait du regard la façade tout entière, qui regardait lagrande route.

On n’entendait aucun bruit dans l’intérieur del’habitation ; une fenêtre du premier étage seulement étaitéclairée ; mais cette fenêtre n’était pas celle del’appartement de Madeleine.

Marius ne savait que penser de toutes cesincohérences, et ses idées déjà en désordre se troublaient de plusen plus.

En ce moment, il commença d’entendre leroulement sourd que faisait une voiture en venant au trot sur lechemin de Marseille ; le bruit allait augmentant, et lavoiture s’arrêta devant la grille.

Mais le chalet absorbait en ce moment toutel’attention du jeune homme.

En effet, quelque chose de non moins étrangeque ce qu’il avait vu jusqu’à ce moment continuait à s’opérer dansla maison.

Il avait vu s’agiter la lumière qu’il avaitobservée d’abord ; elle avait passé comme un éclair derrièreles vitres de la croisée du corridor, et, comme cette croiséen’avait pas de rideau, Marius avait pu reconnaître que la lumièreétait portée par un homme ; puis cette lumière avait brillé uninstant dans la chambre de Madeleine, où elle s’était éteintesubitement. Tout alors était rentré dans la nuit ; mais decette chambre sortait comme un murmure confus, comme un bruitétrange qu’il ne pouvait définir.

Tout à coup, un des carreaux de la fenêtrevola en éclats, et au retentissement sinistre du verre qui sebrisait, succéda un cri terrible de douleur profonde et d’appeldésespéré.

– Madeleine ! ! s’écria Marius ens’élançant hors de sa retraite.

– Grand Dieu ! que se passe-t-il doncici ? s’écria, de l’autre côté du massif, une voix que lejeune homme reconnut être celle de la jeune fille pour laquelle iltremblait. C’était effectivement Madeleine qui venait de descendrede voiture, qui avait ouvert la grille et qui entrait dans lejardin.

En acquérant la certitude que ce n’était pointcelle qu’il aimait que le danger menaçait, Marius oublia tout, mêmece cri de douleur qui vibrait encore dans l’air ; il courut àelle.

Lorsqu’il entra dans le cercle de lumièreblafarde que projetait la lanterne dans les mains du cocher, ilétait si pâle, ses traits étaient tellement bouleversés, queMadeleine fit un pas en arrière comme pour demander protection aucocher et à la chambrière qui l’accompagnait en ce moment ; unsecond cri moins fort, mais plus douloureux que le premier, car ilressemblait à un gémissement, parvint jusqu’au petit groupe.

– Marius ! Marius ! s’écriaMadeleine, qu’arrive-t-il donc à mon frère ?

– Votre frère ! s’écria avec stupeurMarius, qui ignorait, grâce à la soustraction de la lettre parM. Coumbes, la présence de Jean Riouffe à Montredon.

– Oui, oui, mon frère, mon frère, je vousdis ! c’est lui que l’on assassine ! Courez, je vous enconjure, courez à son secours !

Marius, éperdu, ne fit qu’un bond dans ladirection du chalet ; mais, nous l’avons dit, la distance àfranchir était considérable. Il venait de mettre les pieds sur lapelouse qui étendait sous les croisées son vert tapis, lorsque, àl’un des angles du balcon qui ceignait la maison tout entière, ilaperçut la silhouette d’un homme. Cet homme enjamba la balustrade,s’y accrocha par les mains, se laissa tomber, fléchit jusqu’àterre, se releva et disparut derrière les cyprès.

– À l’assassin ! cria Marius ! Et ils’élança à la poursuite de celui qui, évidemment, venait decommettre un crime. Par malheur, une fois l’assassin derrière lescyprès, Marius l’avait perdu de vue ; mais il avait profité dutemps que le malfaiteur avait perdu à se remettre de la secousse desa chute pour se rapprocher de lui ; il entendit le bruit deses pas, il entendit sa respiration haletante.

Ils couraient tous deux dans la directionqu’avait prise le jeune homme lorsqu’il avait voulu observer lechalet, suivant l’allée sombre qui longeait intérieurement larangée de cyprès ; ils arrivèrent ainsi à l’endroit où étaitMarius lorsque avait retenti le premier cri.

Là, Marius cessa de rien entendre ; mais,tout à coup, il vit celui qu’il poursuivait sur la crête du murmitoyen ; alors, s’accrochant aux aspérités du mur il parvintlui aussi, après quelques efforts, à atteindre le couronnement dela muraille. L’homme avait déjà sauté dans le jardin deM. Coumbes, et, comme c’était précisément au niveau de lapinède du cabanon, Marius vit le feuillage des pins se refermer surle fuyard. Sans perdre un instant, le jeune homme se laissa glisserà terre. La pinède n’était pas longue à explorer. Marius latraversa en deux ou trois enjambées ; mais, arrivé de l’autrecôté, n’ayant vu personne, il hésita quelques instants et regardaautour de lui.

Ce regard lui montra la porte de la rue toutegrande ouverte ; il ne douta plus, dès lors, que celui qu’ilpoursuivait n’eût pris cette direction ; il aperçut, en effet,une ombre qui tournait le coin de l’enclos du cabanon, ets’élançait du côté de la porte.

Cette ombre avait pris sur lui une avance detoute la largeur de cet enclos.

La poursuite recommença.

Le fuyard avait gagné les terrains vagues dela Pointe-Rouge, où, sans doute, il espérait se dissimuler dans lesanfractuosités de quelque rocher. Marius devina son projet, et, aulieu de marcher sur lui en ligne droite, il obliqua de façon àcouper à son adversaire le chemin de la mer.

Au bout de cinq minutes, il ne tarda point àreconnaître qu’il avait à la course une grande supériorité sur cetindividu et qu’il ne tarderait point à l’atteindre.

Effectivement, au moment où tous deux setrouvaient à la même hauteur, n’étant plus séparés que d’unevingtaine de pas, Marius plus rapproché de la mer, l’assassin plusrapproché des maisons, ce dernier s’arrêta brusquement.

Le jeune homme s’élança vers lui encriant :

– Rends-toi, misérable !

Mais à peine avait-il fait cinq ou six pas,qu’une espèce d’éclair traversa l’air en sifflant, et que la lamed’un couteau vint labourer la cuisse du fils de Millette.

Ce couteau, que le bandit tenait caché dans samanche, venait d’être lancé par lui comme un javelot. Sans doute,la suffocation de la course l’avait empêché de se servir de cettearme avec la dextérité ordinaire aux hommes de la Provence, desorte que la blessure était légère.

Marius se rua avec tant de violence sur celuiqui venait de tenter de l’assassiner, que tous les deux roulèrentsur le sable. L’homme, par un effort suprême, tenta de serelever ; mais la vigueur peu commune de Marius lui permit demaintenir son adversaire renversé et de maîtriser sa main droite,avec laquelle il essayait, mais vainement, de saisir un autreinstrument de mort.

– Tron de l’air ! s’écria l’assassinlorsqu’il fut bien convaincu de l’inutilité de ses efforts, pas debêtise, mon pichon ! Je me rends, et, comme je me rends, jevous coupe le droit de me tuer ; c’est une affaire entre moiet la guillotine ; laissez-nous nous débarbouiller tous lesdeux.

Au son de cette voix, Marius sentit son sangse figer dans ses veines ; pendant quelques secondes sarespiration demeura complètement suspendue ; il devint,certes, plus pâle que celui qu’il tenait sous son genou.

– Non, c’est impossible, murmura-t-il, en separlant à lui-même.

Et, appuyant sa main sur le front du bandit,il lui renversa la tête en arrière de façon à le dégager de l’ombreportée par lui-même et à y laisser tomber la faible clarté desétoiles.

Il regarda longuement cette face hideuse,rendue plus hideuse encore par la terreur qui, malgré saforfanterie affectée, faisait palpiter le cœur du misérable, puis,à la suite de cet examen, il demeura quelques instants abîmé danssa douleur, comme si, sa raison se refusant à admettre ce que luicertifiaient ses yeux, il pouvait douter encore. Alors il poussa unsoupir plus effrayant par les tortures intérieures qu’il révélaitque ne l’avaient été les cris de mort dont le chalet venait deretentir ; puis, ses muscles se détendant d’eux-mêmes, sesmains s’ouvrirent, et son corps, comme s’il eût été mû par uneforce automatique, s’éloigna du corps qu’il comprimait.

En effet, cet homme, c’était le mendiant descollines, c’était Pierre Manas, c’était son père !

Celui-ci ne se sentit pas plus tôt dégagé del’étreinte dont il avait appris à connaître la puissance, qu’il futdebout et prêt à s’enfuir.

– Coquin de sort ! dit-il attribuant cerépit au coup de couteau qu’il avait lancé à son adversaire ;j’ai parlé trop tôt, et ce ne sera point pour cette fois-ci. Ilparaît que le coupe-sifflet a porté dans les œuvres vives et que lamain du vieil homme ne tremble pas plus de loin que de près.Bonsoir, mon petit pichon ! bien des choses à M. lecommissaire et à MM. les gendarmes, si vous demeurez en cemonde ; mes compliments au monsieur du chalet, là bas, si vouspassez dans l’autre ; quant à moi, je vais me donner del’air.

– Ne fuyez pas, lui répondit Marius, dont laparole était saccadée et tremblante comme l’est celle d’un fiévreuxdans ses plus violents accès ; ne fuyez pas ! Soyeztranquille, ce n’est pas moi qui vous livrerai.

– Bonne couleur, mais pas assez foncée,cependant, pour qu’un vieux cheval de retour comme moi s’y laisseprendre. Adieu, mon pichon ! bonne santé que je te souhaite.Raisonnablement, je devrais donner une camarade à la saignée que jet’ai faite tout à l’heure et ne te quitter que lorsque ta langueserait guérie de la démangeaison de jaspiner ; mais, si onn’est pas bien mis, on est honnête homme. Tu m’as rendu servicel’autre nuit, sur la côte ; je t’épargne, nous sommes quittes,et je ne te force pas à me dire au revoir.

– Oh ! tuez-moi ! tuez-moi !s’écria Marius avec exaltation et en enfonçant ses mains crispéesdans ses cheveux ; débarrassez-moi de cette existence quim’est odieuse, et je vous bénirai, et mon dernier soupir sera unsouhait de bonheur pour vous.

Le mendiant s’arrêta étonné ; il y avaitun tel accent de vérité dans la voix de Marius, qu’il étaitimpossible de concevoir le moindre doute.

– Pécaïre ! s’écria le bandit ; maisque se passe-t-il donc dans ta cervelle ? Coquin desort ! je crois que, pendant la poursuite que tu m’as donnée,la boussole elle s’est détraquée dans son habitacle ; mais cene sont point mes affaires. Je vois là-bas des lumières quis’agitent ; l’air de la côte n’est pas sain pour moi, cettenuit. Bonsoir, l’homme !

– Vous ne vous en irez pas, cependant, avantde m’avoir entendu ! dit Marius en se dressant à côté dubandit et en lui saisissant le bras.

Celui-ci fit un mouvement violent pour sedégager ; mais le jeune homme lui tordit la main avec uneforce qui devait prouver à son adversaire que la blessure qu’ilavait reçue n’avait rien enlevé de sa vigueur à celui qui l’avaitsi ardemment poursuivi ; il étouffa un cri arraché par ladouleur et se courba vers la terre pour y échapper.

– Tron de l’air ! voilà une poigne quifait honneur à celui auquel vous la devez, jeune homme… Voyons,lâchez-moi, je ferai ce que vous voudrez. J’ai toujours entendudire qu’aux enfants et aux fous, il ne fallait rien refuser…Seulement, nous nous baisserons un peu, s’il vous plaît ; car,rester debout sur la côte, quand tant de chiens de chasse sont enquête de ma pauvre personne, c’est un peu bien périlleux.

Et, sans attendre la réponse de Marius, PierreManas s’assit derrière un rocher et fit signe au jeune homme del’imiter ; mais Marius resta debout et garda le silence.

– Eh bien ! que voulez-vous, tron del’air ? demanda le bandit. Vous êtes le contraire du petittambour de Cassis, auquel il fallait donner deux sous pour qu’ilfrappât sur sa peau d’âne et quatre sous pour le faire taire. Vousaviez envie de jaser : je consens à vous laisser jouer duchiffon rouge, et maintenant vous voilà muet comme une sardine.

– Pierre Manas, dit Marius en cherchant àdominer son émotion, écoutez moi.

Le mendiant tressaillit et fixa sur Marius desyeux qui étincelèrent dans l’ombre comme deux charbons.

– Vous savez mon nom ? murmura-t-il d’unevoix sourde et menaçante.

– Pierre Manas, reprit le jeune homme, vousavez été mauvais mari et mauvais père, vous avez abandonné votrefemme et votre enfant.

– Coquin de sort ! s’écria le mendiant,voudrais-tu me confesser, par hasard ?

Et il éclata d’un rire cynique.

Marius continua :

– Vous venez d’ajouter un crime aux crimes quiavaient déjà souillé votre vie.

– C’est ta faute, mon pichon, reprit lemendiant ; si seulement tu m’avais donné une pièce de vingtfrancs, j’aurais renoncé à mon idée d’aller chez lademoiselle ; mais que voulais-tu qu’un homme fît avec tespauvres quarante sous ? Ne trouvant personne dans sa chambre,je remplissais de mon mieux mes poches, et les intentionscharitables qu’elle avait manifestées, lorsque cet imbécile quiétait à côté a trouvé mauvais que j’eusse un petit peu dérangé lesecrétaire. Tu vois bien que le crime te revient, et que, si tu asquelque conscience, tu feras pénitence à ma place.

– Pierre Manas, continua le jeune homme d’unevoix solennelle, le moment approche où vous allez avoir à rendrecompte à la justice humaine de tous vos crimes. Est-ce que cela nevous fait pas trembler ? est-ce que la crainte du châtimentterrible qui vous attend ne pénètre pas dans votre âme, à défaut deremords ?

– C’est selon, répondit le bandit.

– Écoutez, poursuivit Marius ; quel quesoit votre endurcissement, vous ne pouvez méconnaître uneintervention providentielle dans ce qui se passe ce soir ; unautre eût pu courir sur vos traces ; un autre que moi, qui nepeux pas et qui ne veux pas vous perdre, pourrait vous tenir en sapuissance ; mais, non, c’est moi, et pas un autre, que Dieu achoisi ; donc le Seigneur veut vous laisser le droit de vousrepentir. Pierre Manas, profitez-en.

– Psit !… Ah ! ah ! lerepentir, mon pichon ! j’aurai beau frotter mon pain avec lerepentir, il ne lui donnera seulement pas le goût que lui donneraitune gousse d’ail.

– Réfléchissez à ce que je viens de vous dire,Pierre Manas, reprit Marius écrasé par l’impudence du bandit etsentant le plus profond découragement s’emparer de lui. Je prometsde taire votre nom ; je vous promets davantage : pourvous sauver, j’irai jusqu’au mensonge ; je donnerai dumeurtrier dont je porte les marques un signalement qui, pendantquelques jours, détournera les soupçons de votre tête ;profitez-en pour fuir, pour traverser la frontière, pour vousexpatrier.

– C’est bien ce que je compte faire, réponditle misérable ; c’est ce qui m’avait décidé, coûte que coûte, àmettre la main sur le magot.

Et, en disant ces mots, Pierre Manas fouilla,en ricanant, dans le gousset de son pantalon ; mais, sansdoute, il n’y trouva point ce qu’il y cherchait, car tout son corpsresta immobile, tandis que sa main se promenait avec une agitationconvulsive sur toutes les parties de ses vêtements ; ilprononça un effroyable blasphème.

– Je l’ai perdu ! s’écria-t-il.

Puis, saisissant Marius à la gorge :

– Tu me l’as volé ! avoue que tu me l’asvolé, gueux et hypocrite que tu es.

Le jeune homme ne se débattit point, nechercha point à échapper à cette étreinte, malgré la douleur quelui faisaient éprouver les ongles du meurtrier entrant dans sachair.

– Fouillez-moi, dit-il d’une voixétranglée.

Ce calme fit comprendre à Pierre Manas qu’ilse trompait à l’endroit de Marius ; qu’il devait avoir perdul’argent volé, mais que cet argent ne pouvait lui avoir étépris.

Il continua donc de se répandre enimprécations contre la destinée, mais il cessa d’accuser le jeunehomme de la perte de son butin.

Celui-ci, dans le calme de la douleur, donnaau désespoir du mendiant le temps de s’exhaler.

Puis :

– Tout peut se réparer, dit-il. Je ne suis pasriche, mais j’ai quelques économies ; demain, je vous lesremettrai pour vous faciliter les moyens de quitter la France.

– Tron de l’air ! s’écria Pierre Manas,soirée chanceuse tout de même ! Et ces économies,pèsent-elles ?

– Lorsqu’on donne tout ce qu’on a, celui quireçoit n’a pas le droit d’en demander davantage, répondit Marius,qui, en dépit des liens qui l’attachaient à cet homme, se sentaitpour lui un insurmontable dégoût.

– Tu as raison, mon pichon. Ah çà ! mais,dis-moi donc pour quel motif tu t’intéresses tant à mon sort. Si tuétais une femme, je croirais que je suis encore d’âge à faire despassions, continua-t-il avec un ignoble rire.

– Que vous importe la cause qui me fait agir,du moment que j’agis à votre profit ? Demain, vous aurez votreargent ; n’est-ce pas tout ce qu’il vous faut ?

– C’est si bien dit, que ça vaudrait la peined’être imprimé.

Puis, comme si une idée soudaine eût traverséson cerveau :

– Quel âge avez-vous ? s’écria-t-il toutà coup en regardant Marius.

Le jeune homme comprit où visait la questionet frissonna.

– Vingt-six ans, répondit-il.

Sa physionomie virile lui permettait de sevieillir de quelques années sans que l’âge qu’il se donnait parûtimprobable.

– Vingt-six ans, ça ne peut pas être ce que jepensais, murmura tout bas Pierre Manas, mais pas si bas, toutefois,que Marius ne l’entendît.

Puis le vieux bandit demeura pensif quelquesminutes.

Pendant ces réflexions du mendiant, l’âme dujeune homme était torturée.

Il se demandait si, quelque avili, quelquecriminel que fût l’auteur de ses jours il avait le droit de lerenier, de se refuser à ses caresses, de garder enfin lesilence ; n’était-il pas possible que, retrouvant sa femme etson fils, l’âme de Pierre Manas s’ouvrît à des sentimentsnouveaux ? Son attitude, alors qu’il venait assurément defaire un rapprochement entre l’âge de celui auquel il parlait etl’âge que devait avoir son fils qu’il avait abandonné, prouvait quetous les instincts de la paternité n’étaient pas encore éteintschez lui ; avec ce levier, n’était-il pas permis de croire quel’on pourrait relever cette âme si profondément abaissée ?Pendant un instant, Marius fut tenté de se jeter à ses pieds et delui crier : « Mon père ! »

Mais le souvenir de Millette lui revint àl’esprit. Il entrevit les conséquences que cette reconnaissancepouvait avoir pour elle ; il consentait bien à se sacrifier,lui, mais il ne pouvait se décider à immoler, peut-êtreinutilement, sa mère.

– À quoi songez-vous ? demanda-t-ilpresque affectueusement à Pierre Manas, en voyant que celui-cicontinuait de garder le silence.

– Eh ! tron de l’air ! répliquabrutalement le bandit, ce à quoi je songe, mon pichon ? Jesonge au moyen que tu pourras employer pour me faire parvenir cetargent ; car tu ne l’as pas sur toi, que je pense.

Toutes les illusions du jeune homme àl’endroit de la réhabilitation morale du vieux malfaiteurs’évanouirent à ces mots.

– Non, répondit-il sèchement ; mais vousn’avez qu’à me donner un rendez vous pour demain dans les collines,et je vous porterai moi-même cet argent.

– Ah ! je vous vois venir, mon malin,répondit Pierre Manas ; vous voulez me faire arquepincer,n’est-ce pas ? avouez-le tout de suite.

– Si telles étaient mes intentions,malheureux, répondit le jeune homme, vous avez reconnu que j’étaisplus fort que vous, je n’aurais donc qu’à vous prendre à la gorgeet à vous tenir ainsi jusqu’à ce que les douaniers quej’appellerais fussent arrivés.

– C’est vrai ; mais, coquin desort ! pourquoi diable me voulez-vous donc tant debien ?

– Ce n’est point la question… À quelle heurevous trouverai-je demain dans les collines ?

– Oh ! pas dans les collines. Après lapetite affaire de ce soir, c’est une garenne dont on va furetertous les terriers ; j’aime mieux tâter de Marseille ;donc si vous voulez réparer le tort que vous m’avez fait en meforçant de tuer un petit peu le méchant coquin qui est venu medéranger pendant que je travaillais chez votre bonne amie, vous metrouverez demain, entre midi et une heure, sur la place Neuve.

– Sur la place Neuve, sur le port !s’écria Marius, stupéfait que Pierre Manas songeât à se montrer àl’endroit le plus fréquenté de Marseille.

– Eh ! sans doute, réponditcelui-ci ; c’est l’heure où la place est encombrée deportefaix et de matelots : ce n’est que lorsque le poisson estseul qu’il est facile à harponner.

– Soit, répondit Marius, demain entre midi etune heure.

– Vous avez bien sur vous quelque monnaie, ditalors Pierre Manas avec le ton traînant et nasillard dumendiant ; donnez-la-moi, mon pichon, cela m’inspirera un peude patience. Marius tira sa bourse de sa poche et la laissa tomberaux pieds du meurtrier.

Celui-ci la ramassa et la soupesa dans samain.

– Ah ! coquin de sort ! dit-il avecun soupir, elle n’est pas à beaucoup près aussi lourde que l’étaitcelle de la demoiselle. Décidément, c’était une plus agréableconnaissance que la vôtre, mon pichon ; maintenant, il fautque vous décampiez le premier.

– Adieu ! fit Marius incapable de trouverune autre parole dans son âme de plus en plus désespérée.

– Non, pas adieu, tron de l’air ! aurevoir, et à demain. Ne me vendez pas ; vous avez vu que jemanie assez joliment le couteau, et, si vous essayiez de me trahir,fussiez-vous à trente pas de distance, fussiez-vous entre dixgendarmes, je vous jure de faire mouche dans votre cœur.

Navré de douleur, Marius s’éloignait sirapidement, qu’il n’entendit que la moitié des menaces que lemendiant lui adressait en forme de remerciements.

D’ailleurs, une rumeur confuse venait duvillage : les lueurs des torches et des flambeaux jetaient auxalentours du chalet leurs clartés sombres et fumeuses. Ce spectaclede l’agitation générale rappela Madeleine au cœur du jeune homme,et le souvenir de celle qu’il aimait lui rendit un peu de courage.Bien que l’entrevue que le fils de Millette venait d’avoir avec sonvéritable père eût enlevé de son cœur les vagues espoirs qu’ilconservait peut-être encore relativement aux projets d’union sichèrement caressés, ce cœur ne se trouvait pas moins rafraîchi enpassant du spectacle de cette abjection à la triste et dernièremission qu’il lui restait à remplir, c’est-à-dire à consoler lafemme qu’il aimait avant de la quitter pour toujours.

Il pressa donc le pas.

En approchant, il reconnut avec surprise quece n’était point dans le jardin du chalet que retentissaient toutesces clameurs et que s’agitaient toutes ces lumières, mais bien dansla propriété de M. Coumbes.

Il pénétra dans le cabanon, le cœur palpitantd’anxiété, se frayant avec quelque peine un passage à travers lesgroupes des habitants de Montredon, qui échangeaient forcecommentaires sur l’assassinat dont leur localité venait d’être lethéâtre ; puis enfin il entra dans la maison.

Les deux pièces du rez-de-chaussée étaientremplies d’étrangers et d’agents de la force publique.

Sur le bord du divan, M. Coumbes, la têteinclinée, pâle, muet, immobile comme s’il eût été frappé de lafoudre, les deux mains emprisonnées dans des menottes, se tenaitassis entre deux gendarmes.

Chapitre 17Où, sans avoir voulu sauver personne, M. Coumbes n’en accomplit pasmoins son chemin de la croix.

Faisons quelques pas en arrière et expliquonsce qui était arrivé. M. Coumbes avait supposé que Marius,pénétrant dans le jardin des Riouffe et y rencontrant le frère,qu’il ne cherchait pas, au lieu de la sœur qu’il cherchait, ils’ensuivrait des explications, des menaces, des défis quiforceraient bien la situation de reprendre la physionomiebelliqueuse qu’elle avait avant que l’amour vînt, comme disaitl’ex-portefaix, embrouiller les affaires ; il comptait qu’à lasuite de la rixe qui ne pouvait manquer d’avoir lieu, les odieusesvelléités matrimoniales des deux jeunes gens s’évanouiraient toutnaturellement.

Véritable Capulet, M. Coumbes repoussaittoute alliance de l’un des siens avec les Montaigu.

Le dénouement dramatique qui allait succéder àl’harmonieuse intelligence qui s’était établie malgré lui entre lesdeux jeunes gens le réjouissait d’avance. Et, en effet, cedénouement servait sa haine invétérée contre la maisonRiouffe ; puis ce dénouement chatouillait encore agréablementson amour-propre. Si enfantines que fussent les combinaisons,quelle que fût la part à attribuer au hasard dans leur agencement,M. Coumbes n’était pas moins satisfait de la profondeurmachiavélique avec laquelle il avait tissé sa trame et dissimulé lalettre de Madeleine ; il s’était cru naguère un matamore,maintenant il se considérait comme un rival des Talleyrand et desMetternich ; sa vanité, trompée par ses échecs horticoles,faisait flèche de toutes les brindilles qui lui tombaient sous lamain.

Mais, comme chacun sait, un triomphe n’estcomplet qu’à la condition qu’on en jouisse en personne. S’étantformulé à lui-même cet axiome, M. Coumbes avait renoncé, pource soir-là, à placer ses engins dans la mer et avait décidé qu’ilserait spectateur invisible, sinon désintéressé, de la scène qu’ilprévoyait et qu’il avait si habilement provoquée.

Lorsque tout le monde le croyait en mer, ilavait, au contraire, escaladé une pointe de rocher d’où il pouvaitdominer l’enclos de son ennemi, et il avait attendu avec cettepatience dont vingt ans d’exercice dans l’art de la pêche à laligne lui avaient assuré l’heureux privilège.

Ce ne fut cependant pas dans ce poste quecommença la passion de M. Coumbes, annoncée par nousdans le titre du présent chapitre ; les premiers moments qu’ilpassa en observation sur la pointe de son rocher lui parurent mêmeassez agréables. Son imagination avait pris le mors aux dents commele cheval de don Quichotte ; il chevauchait dans des nuagescouleur de rose et d’azur. Une fois l’imagination lancée dans ledomaine du rêve, elle ne s’arrête plus : M. Coumbesvoyait la destruction du chalet, sa Carthage à lui ; il nedoutait presque pas que M. Jean Riouffe, lorsqu’il connaîtraitles projets de mésalliance de sa sœur ne contraignît celle-ci àabandonner son habitation, et il entrevoyait déjà, balancées par lemistral, les ronces et les orties qui allaient pousser sur lesruines de ces murs abhorrés.

C’était tandis qu’il jouissait de ces riantesperspectives que Pierre Manas, jusqu’alors caché dans la pinède,débutait par l’escalade qui devait le conduire à l’effraction.

Nous avons entendu le bandit le raconterlui-même à Marius : la porte des bureaux de la maison Riouffeet sœur s’était entrouverte pour lui, et, comme, en faitd’imagination, il ne le cédait pas même à M. Coumbes, il avaitrêvé des pyramides de billets de banque et des cascades d’or etd’argent. Par malheur, ses renseignements lui avaient appris qu’uncommis, dragon farouche, armé de deux pistolets, gardait ce jardindes Hespérides, qu’un concierge et un garçon de bureau couchaient àportée de la voix, disposés à prêter main-forte au commis. PierreManas s’était rejeté alors sur le chalet, concluant, à l’honneur dela logique de son esprit, qu’un si large fleuve métalliquesupposait des affluents. Or, Pierre Manas était plein dephilosophie : il se résigna donc à boire dans les affluents,ne pouvant boire dans le fleuve. Le bénéfice de l’affaire seraitmoindre, mais les dangers étaient moindres aussi ; le banditcroyait savoir pertinemment que Mlle Riouffe étaitseule avec une servante dans son chalet de Montredon, et il avaitspéculé là-dessus.

En effet, les débuts de l’entreprise allèrentà ravir. Pierre Manas ouvrit sans bruit la porte vitrée qui donnaitdu rez-de-chaussée sur le jardin, se déchaussa, prit ses souliers àsa main, monta par le grand escalier et se glissa dans la chambre àla fenêtre de laquelle il avait, la veille, reconnuMlle Madeleine Riouffe, et qu’il avait d’avancesupposée être celle de la jeune fille. Une bourse bien garnie surlaquelle il jeta le grappin, dès le premier tiroir qu’il ouvrit,lui prouva qu’il ne s’était pas trompé. Malheureusement, une bonnespéculation étant donnée, on désire toujours la rendre meilleure.Il en fut ainsi cette fois encore : en tâtonnant, les mains dePierre Manas rencontrèrent un secrétaire qui lui parut, au simpletoucher, devoir renfermer le Pérou dans ses flancs ; sesdoigts eurent le vertige et le communiquèrent à son cerveau ;il avait bien vu à l’angle de la maison une fenêtre éclairée, maisil supposait que cette fenêtre était celle de la chambre oùcouchait la servante ; puis Pierre Manas comptait sur sonhabileté éprouvée. Si par malheur, d’ailleurs, cette femme seprésentait, tant pis pour elle ; pourquoi se mêlait-elle dechoses qui ne la regardaient pas ? Pierre Manas avait, dans cecas, des moyens sûrs de lui imposer silence : il prit unciseau dans son arsenal et opéra une forte pesée sur le volet dusecrétaire tentateur. Celui-ci n’était pas meuble à se laisservioler sans bruit ; ses ais, en se disjoignant, éclatèrentavec un fracas formidable, et Jean Riouffe, qui lisait en attendantle retour de sa sœur apparut au lieu de la servante que PierreManas croyait voir arriver.

Les cris du frère de Madeleine, lorsque lebandit le frappa deux fois de son couteau, n’arrivèrent pas jusqu’àM. Coumbes, dont le poste d’observation était, nous l’avonsdit, placé derrière la maison ; il entendit seulement uncertain remue-ménage indiquant une rixe quelconque. Il crut que lareprésentation dont il avait voulu se passer la fantaisie étaitchaude ; son intérêt redoubla, ses oreilles se dressèrent plusattentives, et ce fut tout. Mais quelques instants après que Mariusse fût élancé sur les traces de l’assassin, le sentiment du dangerque courait son frère rendit des forces à Madeleine ; elles’élança vers la maison, suivie de la servante et du cocher qui lesavait amenées.

Un terrible spectacle les attendait au premierétage. Jean Riouffle était couché nageant au milieu de son sangdans la chambre de Madeleine. La jeune fille ne put supporter unpareil spectacle, elle tomba sans connaissance sur le corps de sonfrère sans s’apercevoir qu’il respirait encore. La servante et lecocher s’élancèrent sur le balcon, l’un criant au meurtre, l’autreappelant au secours. À ces cris, qui annonçaient que la comédieavait dégénéré en tragédie, M. Coumbes commença à se divertirbeaucoup moins qu’il ne l’avait projeté. L’idée ne lui était pasvenue que la rencontre des deux jeunes gens pût avoir desconséquences tellement déplorables.

Il croyait avoir semé une rixe, un duel toutau plus, et voilà qu’il récoltait un assassinat. Il espéraitpouvoir mettre en relief dans cette rencontre, et avec le rôle detémoin, bien entendu, une crânerie dont il avait parlé si haut ettant de fois, qu’il avait fini par y croire. Mais la bravourehypothétique de M. Coumbes reçut immédiatement un éclatantdémenti, fait pour le dégoûter à jamais de sa jactancemarseillaise.

Lorsqu’il entendit la servante crier aux gensde Montredon qui accouraient : « On a assassinéM. Riouffe ! » il éprouva la sensation glacée quedoit éprouver un voyageur perdu dans les Alpes, lorsqu’uneavalanche s’abat sur sa tête ; une sueur froide perla sur sonfront, ses cheveux se hérissèrent, ses dents s’entrechoquèrent avecbruit, ses genoux chancelants se dérobèrent sous lui ; ilglissa le long de la pente rapide au sommet de laquelle il étaitjuché et roula jusqu’au bas de l’éminence.

Cette chute, la secousse qui la suivit, lescontusions qu’elle occasionna au précieux épiderme deM. Coumbes en le heurtant aux aspérités de la roche,achevèrent la déroute de ses idées. Saisi d’une terreur panique, ilse releva, oubliant de ramasser son chapeau, et s’enfuit dans ladirection de son cabanon aussi vite que son émotion put le luipermettre.

Son trouble était si profond, qu’il ne vit pasles douaniers qui passèrent à deux pas de lui, quittant leur postepour accourir sur le théâtre où venait de se passer la terriblecatastrophe. Mais, en revanche, les douaniers qui n’avaient, eux,aucune raison d’être troublés, remarquèrent cet homme qui, têtenue, haletant, hors d’haleine, accourait en s’enfuyant du côté où,selon toute probabilité, un meurtre venait d’être commis.

Cet homme, ce ne pouvait être quel’assassin : ils se mirent donc à sa poursuite.M. Coumbes, se sentant poursuivi, redoubla d’efforts, et,l’agitation de sa course augmentant encore son égarement, il touchasa porte avec cette ivresse du naufragé qui rencontre le salutquand il n’attendait plus que la mort. Il en franchit le seuil etla ferma avec violence au nez des douaniers, qui allongeaient déjàla main pour le saisir. Un coup de pied jeta bas ce trop fragilerempart, et les agents de la force publique mirent la main sur lecollet de l’ex-portefaix, au moment où celui-ci trébuchait en seheurtant au pied de l’échelle que Marius avait appuyée contre lamuraille. Au contact des mains brutales qui l’arrêtaient dans sacourse, M. Coumbes perdit le peu de raison que le vertige luiavait laissé. Il se jeta aux genoux des douaniers, et, joignant lesmains, il s’écria :

– Grâce ! grâce, messieurs ! je vousdirai tout et je dénoncerai l’assassin.

Il n’en fallait pas davantage. Du doute, ceuxqui l’arrêtaient passèrent à la certitude. Malgré les cris, lesprotestations de M. Coumbes, on lui lia les mains. Sur ce,tous les voisins accoururent ; parmi eux se trouvaient deshabitués du café Bonneveine, où M. Coumbes avait semé ses plusredondantes forfanteries. Aussi la réponse invariable de ceux-ci,lorsqu’on leur apprenait que M. Coumbes avait tué M. JeanRiouffe, était-elle : « Cela ne nous étonne pas ;nous savions bien que l’histoire finirait de la sorte. »

M. Coumbes s’amusait donc de moins enmoins, et, en vérité, ce n’était pas sans motif. Cependant il sereleva un peu de ce prodigieux affaissement moral. L’influence dufoyer domestique sur les organisations semblables à celle quepossédait M. Coumbes est considérable. Quelle que soit lafaiblesse qui les caractérise, elles trouvent une certaine forcelorsqu’elles rentrent dans l’enceinte que la loi et le sentimentconsacrent. Les murs dont elles connaissent chaque détail, qui lesont abritées du soleil, de la pluie, de l’orage, leur communiquentcette énergie vivifiante que la terre donnait à Antée[7] : elles deviennent capables de lesdéfendre. Livide, les yeux éteints, la respiration oppressée,M. Coumbes voyait cependant, mais comme à travers un nuage, cequi se passait autour de lui. Un incident bien misérable auprès desévénements dont il venait d’être la victime lui fit retrouver sessens et la force de se défendre. À travers la porte, que lesallants et les venants laissaient entrouverte, il aperçut un jeunecurieux qui, pour dominer la scène et contempler à son aise lecriminel, s’était suspendu à une branche du fameux figuier,laquelle pliait et était près de casser sous le poids du petitdrôle.

Cet attentat à sa propriété lui sembla plusmonstrueux que la méprise et les mauvais traitements dont il avaitété victime.

– Ah ! méchant singe ! s’écria-t-il,si tu ne descends pas et tout de suite, je te promets une copieusedistribution de calottes ! Ôte-toi de là, quand je te ledis !

Et, se retournant vers ceux qui legardaient :

– C’est une infamie, dit-il, de ligaturercomme vous le faites un homme innocent, tandis que toute laracaille du pays dilapide son bien et brise ses arbres.

Cette expression de racaille souleva un grosmurmure dans l’assistance.

Quant à lâcher celui qui le prononçait, onn’avait garde, bien que Millette éperdue joignît ses instances auxinjonctions de son maître. Cette petite explosion de colère fit surM. Coumbes l’effet que produit une saignée sur unblessé ; elle rafraîchit son cerveau, et celui-ci commença depercevoir plus sainement la situation. Il tremblait toujours ;il n’était pas plus qu’auparavant le maître de comprimerl’exaspération de son système nerveux. Mais, au lieu de perdreinutilement ses prières, il commença à donner des raisonsplausibles de son innocence, et, pour la première fois, il prononçale nom de Marius. Si Millette avait été saisie d’épouvantelorsqu’elle avait connu l’accusation terrible qui pesait sur sonmaître, son désespoir n’eût plus de bornes lorsqu’elle entenditM. Coumbes rejeter sur le jeune homme toute la responsabilitédu crime.

Ce désespoir ne se manifesta pas chez elle pardes cris et par des pleurs, comme il eût pu arriver chez une femmedu Nord. Non, sa physionomie calme et douce devint menaçante, sesyeux se chargèrent d’éclairs, et, les narines dilatées, les lèvresfrémissantes, oubliant en un instant les vingt ans de respectueuseinfériorité dans laquelle elle avait vécu, oubliant sa profondeaffection, sa reconnaissance pour M. Coumbes, elle s’ouvrit unpassage à travers la triple haie de curieux qui entouraient cedernier, et, se plaçant en face de lui au milieu ducercle :

– Au nom de Notre-Seigneur Dieu, monsieur,s’écria-t-elle, comme si elle n’eût pu croire à ce que ses oreillesentendaient, que dites-vous donc là ? Répétez, je dois avoirmal entendu.

M. Coumbes baissa la tête à cetteinterrogation, avant-courrière de l’orage qui commençait à gronderdans les entrailles maternelles ; le respect humain, le sensmoral luttèrent un instant contre son égoïsme ; maisl’instinct de la conservation, tout-puissant chez lui, pritpromptement le dessus.

– Par ma foi, dit-il, chacun pour soi en cemonde. Qu’il dise qu’il l’a tué dans une rixe et qu’il sedébrouille avec les juges ; c’est son affaire et non pas lamienne. Marius n’est pas mon fils, après tout.

M. Coumbes avait regardé Millettefixement en prononçant ces derniers mots ; il espérait que lapudeur de la femme imposerait silence à la mère.

– Oh ! non, ce n’est pas votre fils,reprit Millette hors d’elle-même et d’une voix éclatante, et c’estparce que ce n’est pas votre fils que si, innocent, on l’accusaitd’un crime, il ne serait pas assez lâche pour rejeter ce crime surun autre innocent. Non, il n’est pas votre fils, et c’est parcequ’il n’est pas votre fils qu’il a trop de cœur pour assassiner sonprochain, soit avec le couteau, soit avec les paroles.

M. Coumbes faisait un mouvement à chacunede ces interjections, comme si chacune d’elles l’eût frappé auvisage. Mais, quand Millette eut fini :

– Tron de l’air ! hurla-t-il, qu’est-ceque j’entends donc là ? C’est la fin du monde !… Tu osesle soutenir et contre moi ? Femme, c’est ainsi que turécompenses ma bêtise d’avoir élevé ce méchant drôle, de lui avoirdonné mon pain à manger, d’avoir souffert que tu portes mon nomquand tu n’étais pas ma femme ; car cette malheureuse n’estpas ma femme, comme vous avez pu le croire, ajouta-t-il ens’adressant à ceux qui l’écoutaient. Ah ! tu veux que ma têtetombe au lieu de la sienne ! tu te joins à mes ennemis !…Eh bien, pour commencer, je te chasse ; je te rejette dans lamisère où je t’ai prise. Attends, attends, laisse seulement arrivermonsieur le maire, et le compte de ton gueux de fils sera viteréglé, va.

Millette allait répondre avec la mêmevéhémence, mais un des assistants éleva la voix :

– Eh ! laissez donc jaser cethomme ; ne voyez-vous pas que la peur l’a rendu à moitiéfou ? J’étais dans le chalet quand le chirurgien est arrivé eta relevé M. Riouffe et j’ai entenduMlle Madeleine raconter, tout en sanglotant,qu’elle avait vu M. Marius poursuivre l’assassin. Vous voyezbien qu’il n’était pas le coupable, puisqu’il poursuivait, aucontraire, celui qui avait fait le coup.

– Mlle Madeleine ! fitM. Coumbes, je le crois bien ; elle est comme celle ci,elle le défendra contre tous…

M. Coumbes s’arrêta brusquement. Ilvenait d’apercevoir la silhouette sévère de Marius, qui, depuisquelques instants, était entré dans la chambre et qui avait entendula plus grande partie du dialogue précédent. Le jeune homme fit unpas en avant ; Millette l’aperçut et se jeta dans sesbras.

– Te voilà, Dieu soit béni !s’écria-t-elle. Sais-tu ce qui se passe ici, mon pauvreenfant ? On t’accuse ; on prétend que c’est toi qui asfrappé M. Riouffe. Défends-toi, Marius ; prouve à ceuxqui osent avancer cette calomnie que tu as l’âme trop noble, troployale, trop généreuse pour t’être rendu coupable de ce lâcheassassinat.

– Ma mère, répondit le jeune homme d’une voixcalme, mais en baissant la tête, M. Coumbes avait raison toutà l’heure : chacun pour soi dans ce monde ; c’est pourcela que le sang doit retomber sur la tête de celui qui l’aversé.

– Que dis-tu là, mon Dieu ! s’écriaMillette.

– Je dis que je viens prendre la place deM. Coumbes, faussement et injustement accusé ; je dis queje viens présenter mes mains aux liens qui entourent lessiennes ; je dis enfin que, si quelqu’un doit répondre dumeurtre qui a été commis, c’est moi, Marius Manas, et non pasM. Coumbes.

– Oh ! c’est impossible ! s’écriaMillette ; à toi comme à lui tout à l’heure, jerépondrai : Tu mens ! On peut tromper les hommes, on peuttromper les juges, mais on ne trompe ni Dieu ni sa mère. Est-ce quetu oserais me regarder en face, comme tu l’as fait tout à l’heureet comme tu le fais en ce moment si tes mains étaient teintes dusang de ton prochain ? Non, non, ce n’est pas le cœur loyalqui, ce matin, aussitôt qu’il a connu la déplorable position quej’avais acceptée pour lui, n’a pas hésité entre la misère et lereproche de sa conscience ; non, ce n’est pas cet homme-là quifrappe dans l’ombre avec l’arme d’un traître.

Puis, voyant que les agents de l’autorité,sans délier cependant M. Coumbes, s’assuraient de la personnede Marius :

– Ne faites pas cela, messieurs, ne faites pascela ! s’écria-t-elle ; je vous dis qu’il n’est pascoupable, j’en suis certaine. Oh ! ne faites pas cela, je vousen conjure !

– Ma mère, ma mère, au nom du ciel, ne medéchirez pas l’âme comme vous le faites. Ne comprenez-vous donc pasque j’ai besoin de tout mon courage ?

– Mais, alors, dis-leur donc avec moi que cen’est pas vrai, reprit la pauvre mère. Ne vois-tu pas à ton tourque je vais devenir folle, et serai-je la seule dont tu n’auras paspitié ! Ah ! mon Dieu, Marius, miséricorde pour tamère !

Millette s’affaissa sur le pavé en prononçantces derniers mots.

Marius tendit ses bras vers elle, mais ilsétaient déjà liés ; il ne put donc la relever, et ce furentles voisins qui, violemment émus de cette scène, se chargèrent dece soin et l’emportèrent à demi morte dans la chambre voisine.

Pendant ce temps, le magistrat était arrivé.Il recueillit les renseignements, il interrogea celui que la voixpublique accusait et celui qui se désignait lui-même comme étantl’assassin. Marius fut précis dans ses affirmations ; ildéclara que c’était lui qui avait frappé M. Riouffe ;seulement, il se refusa obstinément à avouer le but de ce crime età préciser les circonstances à la suite desquelles il s’en étaitrendu coupable. Le jeune homme était rentré au cabanon avec uneseule résolution arrêtée, celle de ne pas dénoncer PierreManas ; mais, lorsqu’il eut reconnut la méprise dontM. Coumbes était victime, lorsqu’il eut vu à son abattement,le coup terrible que l’accusation portait à l’ancien portefaix,lorsqu’il eut compris la difficulté que celui-ci éprouvait à sejustifier, il n’hésita point à lui payer sa dette de reconnaissanceet à assumer sur sa tête la honte et peut-être même lechâtiment.

M. Coumbes fut beaucoup plus expliciteque ne l’avait été son fils adoptif ; il raconta tout ce quis’était passé dans cette journée : comment, le matin même, ilavait surpris le secret de Marius ; comment il avait conservéla lettre que lui écrivait Madeleine ; comment, enfin, ilavait voulu jouir de la confusion de son pupille et de la colère dufrère de Mlle Riouffe.

Il y avait, dans les détails que donnaitM. Coumbes, un cachet de sincérité que corroborait encore uneémotion qu’il ne pouvait surmonter ; il était impossible à unhomme froid et impartial de méconnaître l’accent de la véritétombant de cette bouche pâle et de ces lèvres tremblantes.D’ailleurs, M. Coumbes présentait la lettre de Madeleine commepièce à l’appui de son dire. Le magistrat ordonna de lerelâcher.

Quant à Marius, les explications que venait dedonner l’ex-portefaix semblaient ajouter une foule de probabilitésà la franchise de ses aveux. Cependant deux choses restaientinexplicables :

Quel était cet homme que la servante et lecocher avaient vu distinctement, ainsi que Madeleine, et qui avaitpassé comme une ombre devant eux poursuivi par le fils deMillette ? Comment accorder enfin l’histoire de ce rendez-vousd’amant, avec le vol commis dans la chambre de la jeune fille, volqui avait été deux fois constaté, d’abord par l’absence de labourse du tiroir où elle était placée, et ensuite par la trouvaillede cette bourse dans le propre jardin de M. Coumbes.

Le magistrat fit revenir le prévenu et lepressa de questions ; mais Marius, qui voulait bien s’accuserd’un assassinat, ne voulait pas s’accuser d’un vol : il futinflexible et continua de se refuser à donner aucun renseignement.On lui communiqua la lettre de Madeleine, et, d’abord, elle parutavoir produit sur lui une impression capable de modifier sessentiments. Il la relut deux fois en pleurant beaucoup puis ilsupplia le juge de sauver, en anéantissant cette lettre, l’honneurd’une jeune fille qui, en face de la sincérité de ses aveux, seraitinutilement compromise ; mais, le magistrat ayant déclaré quela lettre devait figurer à l’instruction, Marius rentra dans sonmutisme et ne répondit plus à aucune des interrogations qu’on luifit. Une confrontation pouvait tout éclaircir, mais l’état dublessé était si grave, que le chirurgien déclara qu’il n’y fallaitpas songer en ce moment ; en conséquence, le magistrat ordonnade transporter Marius dans la prison de la ville.

On avait entouré Millette pour l’empêcherd’assister au départ de son malheureux fils.

Peu à peu, tous les étrangers se retirèrent.M. Coumbes, qui épiait le départ de chacun d’eux, suivit ledernier pour fermer soigneusement la porte de la rue, puis ilrentra dans le cabanon. Il trouva la pauvre mère immobile à laplace où il l’avait laissée ; elle était assise sur lecarreau, les genoux rapprochés de sa poitrine, les mains appuyéessur ses genoux, le menton reposant sur ses mains, les yeux fixes ethagards. Quelque épaisse que fût la croûte dont l’égoïsme avaitentouré le cœur de l’ex-portefaix, cette douleur muette paraissaiten avoir raison. Ce cœur, jusque-là insensible, semblait pour lapremière fois se contracter en face de souffrances que n’étaientpas les siennes, et ses yeux, légèrement humectés paraissaient plusbrillants qu’ils ne l’étaient d’ordinaire.

Il s’approcha de la pauvre mère désespérée etl’appela d’une voix presque affectueuse. Millette ne parut même pasl’avoir entendu.

– Il ne faut pas m’en vouloir, femme,continua-t-il. Que diable ! dans une attaque de nerfs on nerépond pas toujours de ce que l’on fait, et l’on donne quelquefoisun coup de poing à la personne que l’on aime le mieux. C’était unefâcheuse affaire que cette affaire du chalet, et, étant innocent,il était tout naturel que je me débattisse lorsque j’ai vu que l’onm’accusait.

Millette demeurait dans son attitude morne etglacée ; on eût dit une statue, tant elle était immobile, tantétait peu perceptible sa respiration.

– Voyons, parle-moi donc, femme ; rien nedit que nous ne le sauverons pas. On prétend qu’avec de l’argenttout s’arrange dans ce monde ; eh bien, quand il devrait m’encoûter quelque cent… quelque chose, on n’est pas un juif avec ceuxqu’on aime. Sois tranquille, la mère, nous le ferons sortir de làblanc comme neige.

Mais, voyant que c’était en vain qu’ildépensait son éloquence et qu’il offrait de faire un sacrifice,M. Coumbes s’arrêta et poussa un gros soupir. Seulement, pourdemeurer dans cette exactitude qui fait le véritable historien,nous devons avouer que ce n’était pas à la pauvre mère que cesoupir s’adressait, mais bien à une armoire dans laquelle Milletteserrait les provisions dont elle conservait les clefs dans sapoche, et que M. Coumbes, depuis quelques instants, regardaitavec des yeux pleins de concupiscence.

M. Coumbes n’était ému ni du malheur deMarius, ni de celui de Millette ; M. Coumbes avait faim.Il demeura pendant quelques instants combattu entre le besoin quilui tiraillait l’estomac et le sentiment de respect qu’inspire lemalheur.

En d’autres circonstances, la lutte n’eut pasété douteuse, et l’appétit de M. Coumbes eut triomphé de touteconsidération étrangère ; mais son âme était en voie notoired’amélioration ; il demeura près d’une demi-heure auprès deMillette, attendant qu’elle sortît de cet état de torpeur ;mais, enfin voyant sa patience aussi inutile que l’avaient été sesinstances, il prit, à son grand regret, le parti de s’aller couchersans souper.

Bien lui avait pris, au reste, de se pourvoirde résignation ; car, le lendemain, lorsqu’il se leva, ce futen vain qu’il chercha Millette dans le cabanon et dans levoisinage.

La pauvre femme avait disparu, et, en quittantla maison, elle avait, sans doute par mégarde, – M. Coumbes,malgré sa mauvaise humeur, ne l’accusa pas d’autre crime que decelui d’étourderie, – elle avait, sans doute par mégarde, emportéles clefs ; ce qui fit que M. Coumbes, qu’une effractionépouvantait, même dans son propre domicile, se passa de déjeunercomme il s’était passé de souper.

Chapitre 18Mère et maîtresse.

Dans la prison, comme aux premiers moments deson arrestation, Marius demeura ferme et résigné. Son amourpassionné pour Madeleine lui fournissait ce calme et ce courage.Plus il y pensait, plus il demeurait convaincu qu’il étaitimpossible, quoi qu’il arrivât, que Mlle Riouffeépousât le fils de Pierre Manas.

Ne pouvant épouser celle qu’il aimait, qui, lapremière, lui avait tendu une main à laquelle il n’avait pas oséaspirer, la mort lui semblait douce, et il l’appelait de tous sesvœux comme le seul remède à ses peines.

Il pensait à sa mère ; mais sa foireligieuse lui venait en aide pour soutenir l’amertume de cesouvenir. Il se serait dévoué à la fois pour sauver son père et sonbienfaiteur. Dieu ne pouvait l’abandonner ; il accueilleraitla dernière prière qu’il comptait lui adresser, celle de soutenirMillette dans la rude voie que celle-ci aurait encore à parcourirsur la terre.

Il demeura donc inébranlable dans son premierinterrogatoire, qui eut lieu le lendemain. Le juge d’instructionvenait d’ordonner qu’on le reconduisît dans la cellule où il étaitau secret, lorsqu’on annonça à ce magistrat qu’une jeune damedemandait avec instance à être introduite auprès de lui.

L’impatience de la personne qui sollicitaitcette audience était si extrême, qu’elle n’avait pas attendu leretour de son envoyé, et qu’à travers la porte entrebâillée, onapercevait sa silhouette dans la pénombre de l’antichambre.

Le juge d’instruction alla au-devant d’elle,de la main lui désigna un siège, et s’assit en face d’elle.

Elle n’attendit pas que le magistrat luiadressât une question.

– Ma demande va, sans doute, monsieur, vousparaître étrange, inconsidérée, dit-elle d’une voix dont l’émotionn’atténuait pas la fermeté. Peut-être la condamnerez-vous ;mais ma conscience, et pour être franche, un autre sentiment encorel’ont légitimée ; cela me suffit pour que je l’accomplisse. Jesuis mademoiselle Madeleine Riouffe.

Le juge s’inclina. La jeune fille releva levoile qu’elle avait conservé jusqu’alors, et son interlocuteur putadmirer ce visage qui, malgré sa pâleur, malgré les tracesprofondes qu’y avaient laissées les angoisses de la nuit horriblequi venait de s’écouler, excita en lui, par sa noblesse et sabeauté, un intérêt véritable.

– J’ai quitté le lit où agonise mon pauvrefrère, continua Madeleine, pour venir remplir auprès de vous undevoir impérieux, en face duquel toute autre considération a dûcéder.

– Je crois deviner ce qui vous amène,mademoiselle, reprit le magistrat, et, malheureusement je croisprévoir aussi qu’à mon grand regret je serai forcé de répondre parun refus à votre demande. Comme homme, j’éprouve, sans doute, unevive répugnance à livrer à la malignité publique la réputationd’une femme, surtout lorsque cette femme appartient ainsi que vous,mademoiselle, à une famille honorable ; mais le juge doitrester au-dessus de ces considérations. Il relève de Dieu bienplutôt que de ses semblables, et, dans sa mission, il doit, ainsique Dieu, regarder comme vains les privilèges et les compositionsde ce monde.

– Je ne vous comprends pas, monsieur, repartitMadeleine.

– Je serai plus précis : vous venez, sansdoute, renouveler la prière que ce malheureux – je lui rends cettejustice – m’a déjà adressée hier au soir : celle de fairedisparaître cette lettre qui prouve que des rapports qu’il nem’appartient pas d’apprécier existaient entre vous et l’accusé.

– Non, monsieur, non, vous vous trompez,reprit Madeleine avec une fière énergie, et je proteste contrecette supposition, parce qu’elle est odieuse. J’aime Marius, je nerougis pas plus de l’avouer aujourd’hui que je ne rougissais de lelui écrire hier. Je suis venue à vous, non point pour vous demanderde céler la vérité, mais pour la rétablir. Ce n’est que tout àl’heure que j’ai connu son arrestation ; je n’en ai appris quetrès imparfaitement les détails ; j’ai craint que, dans sagénérosité et dans son dévouement, il ne se refusât à avouer ce quilégitimait sa présence dans l’enceinte de ma propriété, et je suisvenue pour vous l’apprendre.

– Cette noblesse de sentiments vous honore,mademoiselle, mais elle est inutile ; si les aveux de l’accuséavaient pu nous laisser des doutes, le rapprochement descirconstances, les déclarations de M. Coumbes se seraientchargés de les lever. Il est avéré, mademoiselle, que celui quevous avez aimé s’est rendu coupable de la tentative d’assassinatqui, peut-être, vous privera d’un frère que, lui aussi, vous devezchérir.

Le juge avait appuyé sur ces derniersmots.

Mais Madeleine resta impassible.

– Je vais vous paraître une jeune fille bienétrange, monsieur ; mais, au risque d’encourir votre blâme, jene courberai pas la tête, certaine que je suis que, plus tard,votre estime me dédommagera de l’erreur où elle pourrait s’égareren ce moment. En aimant celui dont nous parlons, je n’ai point cédéà un frivole caprice ; il ne m’a pas davantage séduite, Dieumerci. Livrée de bonne heure à moi-même, j’avais de bonne heureappris que tout est sérieux dans la vie. Je l’ai choisi librement,volontairement ; j’ai longtemps réfléchi à ce que j’allaisfaire, et, pour que je le regrettasse, il faudrait toute autrechose que les suppositions sur lesquelles, sans doute, se basevotre accusation. Quant à votre dernière phrase, je vous dirai que,si j’ai quitté le lit de douleur où mon devoir m’attache, c’est quemon frère lui-même, s’il eût pu parler, m’eût dit, touchât-il aumoment de notre séparation éternelle : « Va sauver uninnocent ! »

– Un innocent ! reprit le magistrat.

– Oui, monsieur, un innocent, répliquaMadeleine avec assurance.

– En vérité, mademoiselle, je déplore votreaveuglement. Rarement, il nous est permis de pouvoir asseoir uneopinion sur la culpabilité de l’accusé avant la fin del’instruction ; mais, cette fois, en présence des preuvessurabondantes que je trouve, à chaque pas que je fais en avant danscette malheureuse affaire, je puis, tout au contraire, affirmer,dès aujourd’hui, non pas seulement que l’accusé est coupable, maisle suivre pas à pas sur la route du crime et préciser lescirconstances de sa perpétration. Il vous cherche dans le jardin,il ne vous trouve pas ; il pénètre dans la maison, ilrencontre votre frère ; dans l’impossibilité d’expliquer saprésence chez vous à cette heure, il le frappe. Eh ! mon Dieu,cela se voit tous les jours.

– Non, monsieur, les choses ne se sont pointpassées ainsi, car Marius était dans le jardin, près de moi, auxpremiers cris qu’a poussés mon frère. Et ce vol, commentl’admettez-vous ?

– Dans son trouble, songeant à fuir, sansressources personnelles, il a pris le premier argent qui est tombésous la main.

– Et ce secrétaire fracturé, et l’individu quenous entrevoyions et qu’il a poursuivi ?

– Vos objections, mademoiselle, ne pourraientqu’empirer la situation du malheureux ; elles feront supposerune complicité, une préméditation à laquelle nous n’avons pas songéjusqu’à présent ; car, jusqu’à présent, contre lui, nousn’avons pas cherché d’autre témoin que lui-même.

– N’avez-vous donc pas vu, vous, monsieur,auquel rien n’échappe, continua Madeleine avec une animationcroissante, qu’il ne s’était avoué coupable que pour détourner lessoupçons qui planaient sur ce vieillard, sur son père ?

– Ce dévouement serait fort beau, en effet,continua froidement le magistrat, s’il était plausible ; mais,hélas ! il lui manque sa raison d’être : M. Coumbesn’est pas le père de l’accusé.

– Que dites-vous, M. Coumbes n’est pas lepère de Marius !

– Les quelques moments d’entretien que jeviens d’avoir avec vous, mademoiselle, m’ont mis à même d’appréciervotre caractère. Je vous plains ; mais vous excitez en moiassez d’intérêt pour que je tente d’arracher le bandeau que vousvoulez conserver sur vos yeux, pour que je porte le fer et le feudans la plaie. Non mademoiselle, Marius n’est point le fils deM. Coumbes. Nous vivons dans un siècle où l’on a fait justicedes sots préjugés de la naissance ; cependant le sentiment del’équité humaine n’a pas osé s’affranchir de celui que vousrencontreriez, si vous persistiez dans votre volonté de vouloirvous allier avec ce jeune homme.

– Achevez, monsieur ; de grâce,achevez ! s’écria Madeleine haletante d’émotion.

– Le père de Marius a été justement flétri parla justice. Le père de Marius ne s’appelle pas M. Coumbes, ils’appelle Pierre Manas.

Madeleine s’était levée pour entendre ce quele magistrat allait lui répondre. Lorsqu’il eut fini, elle retombasur son fauteuil, comme si ces paroles eussent contenu l’arrêt desa mort. La force qui l’avait soutenue jusque-là l’abandonna tout àcoup. Les sanglots l’étouffaient, et elle voila de ses mains sonvisage chargé de larmes.

Le magistrat se pencha vers elle.

– Prenez courage, mon enfant, luidit-il ; vous m’appreniez tout à l’heure que vous aviez faitde bonne heure votre apprentissage de la vie sérieuse, c’est lemoment d’en profiter. Ce que l’on appelle amour, à votre âge, vientplus encore de l’imagination que du cœur. Ce que vous éprouvez nedoit donc pas vous affliger outre mesure. Figurez-vous que vousavez fait un rêve et que le moment du réveil est venu. Soyez plusprudente, à l’avenir ; défiez-vous de cette exaltation desentiments qui, quelquefois, pour mieux tromper ceux qu’elle abuse,prend les apparences de la raison. Rappelez-vous que nous ne sommesplus au temps fabuleux des Romains ; que tout est modeste dansnotre société actuelle ; que la vertu, pour y être honorée etcomprise, ne doit rien exagérer, pas même la grandeur d’âme ;que ce jeune homme ne fût-il pas coupable, ce que les débatsprouveront, vous devez l’oublier. Les crimes de son père ne sontpas les siens, c’est vrai ; il n’est pas responsable du hasardqui l’a jeté dans un berceau plutôt que dans un autre, c’est encorevrai ; ce crime originel est injuste, est absurde, je vous leconcède, mais enfin le monde a ses lois ; il faut se courberdevant elles, si l’on ne veut pas être brisé sous leurs mains defer. Et maintenant, pardonnez cette homélie dont mes cheveux blancset ma qualité de père de famille justifient l’opportunité.

Madeleine avait écouté le magistrat sansessayer de l’interrompre ; à mesure qu’il parlait, lessanglots de la jeune fille diminuaient de violence ; lorsqu’ileut fini, elle releva son front noble et fier.

– Je vous remercie, monsieur, lui dit-elle, dela bienveillante sympathie dont vous voulez bien me donner letémoignage. Je compte que vous me la conserverez, parce que plusvous me connaîtrez, plus vous m’en trouverez digne. Je suiscertaine que, si vous me condamnez avec le monde, votre cœur dumoins m’absoudra.

– Quoi ! s’écria le juge qui croyaitavoir convaincu Madeleine ; quoi ! vous pensezencore ?…

– Monsieur, vous l’avez dit vous-même :un tel préjugé est injuste et absurde. Or, comme femme et commechrétienne, je n’admets pas que ce qui est injuste et absurde soithonorable et honnête ; je n’admets pas qu’une absurdité,qu’une injustice puissent me délier d’un serment que de ma pleinevolonté j’ai donné. Si Marius est innocent, comme je persiste à lecroire, je déplorerai avec lui les fautes de son père sans enrougir plus que lui, et je travaillerai à ses côtés à réhabiliterle nom que nous partagerons ensemble.

– Je vous admire, mademoiselle, mais, jel’avoue, sans pouvoir vous approuver.

– Sans préjuger de l’avenir, je veux m’occuperdu présent. Je suis la cause première de ces malheurs ; c’estmoi qui aurai contribuer à précipiter Marius dans l’abîme, c’est àmoi qu’il appartient de faire tout ce qui sera possible pour l’entirer.

– Je doute que vous y réussissiez,mademoiselle, reprit tristement le magistrat. Toutes lesprésomptions sont contre lui, et, plus encore que les présomptions,les aveux.

– Il y a là un mystère que je ne puisconcevoir, en effet ; mais, avec l’aide de Dieu, nous yréussirons peut-être.

– Une seule personne pourrait l’éclaircir,mademoiselle ; ce serait monsieur votre frère, et,malheureusement, d’après ce que me disait le chirurgien ce matinencore, il est douteux que monsieur votre frère recouvre la paroleavant de succomber.

– Il la recouvrera, monsieur ; Dieu lalui rendra pour la punition du coupable et la justification del’innocent.

Mlle Riouffe salua le juged’instruction et le laissa tout étourdi de l’énergie virile qu’ilavait trouvée chez cette jeune fille.

Le jour n’était pas encore venu lorsqueMillette avait quitté le cabanon de M. Coumbes.

En le créant pour la lutte, la Providence asagement proportionné la sensibilité de l’homme à ses forces.Lorsque le cœur est saturé de douleur, lorsqu’une goutte ajoutée àla coupe d’amertume le briserait, les larmes s’arrêtent, la penséese paralyse, la perception devient impuissante ; il sembleraitque l’âme a quitté le corps, l’abandonnant à un état torpide quitient le milieu entre le sommeil et la mort, et que, vaincue par lemal, elle s’est enfuie vers les régions de l’infini, où elleéchappe à son action.

C’est là ce qui était arrivé à la mère deMarius. Elle aimait si passionnément son enfant, que cettecatastrophe l’eût tuée, si la violence du coup qui la frappait, etque la raison se refusait à comprendre, ne l’eût plongée dans cetengourdissement où nous l’avons vue. Longtemps elle demeura assisesur la pierre, inerte et froide comme elle. Lorsqu’elle faisait uneffort pour fixer sa pensée, lorsqu’elle cherchait à se rappelerles circonstances de cette horrible soirée, elle se croyait enproie à un accablant cauchemar, et, cependant, il lui restait assezle sentiment de la conservation pour qu’elle redoutât leréveil.

Elle pensait à Marius et rien qu’àMarius ; mais, par un contraste étrange, c’était l’enfantinsouciant et joyeux, et non l’accusé d’un meurtre qui passait etrepassait devant elle dans ces hallucinations. Parfois, il estvrai, et comme si son esprit eût eu honte de cette douloureuseinquiétude, comme s’il eût jugé que ce n’était pas encore unmartyre assez cruel pour sa foi maternelle, elle éprouvait uneviolente contraction nerveuse ; un chaos de poignards, defers, d’échafauds, s’offrait à ses yeux au milieu d’un nuage d’unrouge de sang. Toutes les fibres de son cerveau se tordaient etvibraient à la fois : il lui semblait que son crâne éclateraitdu moment que les larmes enfin pourraient jaillir de ses paupières,mais ses paupières restaient sèches et brûlantes. Sa faculté de sesouvenir s’éteignait de nouveau, et elle retombait dans son atonie.Cette atonie était si profonde, que, sans changer de place et desituation, elle s’endormit.

Lorsqu’elle se réveilla, les rayons de l’aube,reflétés par les sommets blancs des collines deMarchia-Veyre glissaient à travers les carreaux etéclairaient d’une lueur pâle la pièce dans laquelle elle setrouvait. Le premier objet que son regard distingua dans l’ombrefut la veste que son fils avait, la veille, emportée à la pêche etqu’en rentrant il avait jetée sur une chaise. Alors elle serappela.

Elle entendit la voix de M. Coumbes quiaccusait son enfant ; puis celui-ci s’accusant lui-même. Ellerevit les groupes compacts des curieux, le magistrat, lesgendarmes ; et la réalité, c’est-à-dire l’arrestation deMarius, se présenta pour la première fois nette et lucide à sonesprit.

Elle se précipita sur le pauvre vêtement,témoin muet qui lui prouvait que ce drame n’était point un songe.Elle le serra sur sa poitrine ; elle le couvrit de baisersfrénétiques, comme si elle eût cherché dans son épais tissuquelques effluves de celui qui l’avait porté. Elle éclata ensanglots convulsifs, saccadés, inarticulés, à la suite desquelsquelques larmes rafraîchirent ses prunelles injectées de sang. Toutà coup, la pauvre mère rejeta sa précieuse relique et s’élança audehors.

Elle avait réfléchi qu’on ne lui refuseraitpas, sans doute, d’embrasser son fils, si coupable qu’il fût. Ellemit une demi-heure à peine à franchir le trajet de Montredon àMarseille. Chemin faisant, elle demanda à ceux qu’elle rencontraitle chemin de la prison, et, en la voyant ainsi pâle, égarée, avecses cheveux nuancés de mèches grises qui s’échappaient de sonbonnet et flottaient autour de son visage, les passants durentsupposer qu’elle avait elle-même commis quelque crime.

La secousse qu’avait reçue Millette, enaffaiblissant son cerveau, l’avait disposée à cette espèce de foliedouce que l’on appelle la monomanie, monomanie concentrée toutentière sur son fils.

Elle s’était demandé d’abord s’il ne luiserait pas possible d’embrasser son enfant, et immédiatement elleétait arrivée à la conviction qu’elle allait le voir. Aussi,lorsqu’elle eut sonné à la porte de la maison de détention, lorsquecette porte se fut ouverte devant elle, elle en franchit le seuilavec tant d’assurance, que le concierge, qui était accouru, dutemployer la force pour la repousser au dehors. Il lui appritqu’avec un laissez-passer du procureur général, il était permis devisiter les prisonniers, mais que, Marius étant au secret, cettefaveur ne pouvait lui être accordée. Millette ne l’écoutaitpas ; elle était absorbée par la contemplation de ces mursnoirs et épais, de ces portes de fer, de ces grilles, de ceschaînes, de ces verrous, de ces hommes armés qui veillaient à laporte ; elle ne pouvait comprendre que ce luxe de précautionsfût pris contre son doux et paisible Marius ; cette masse depierre lui semblait un tombeau qui pesait sur le corps de sonpauvre enfant : elle frissonnait en la regardant.

Le geôlier répéta ce qu’il venait de lui dire,elle ne s’arrêta point, mais elle ne se découragea pas.

– J’attendrai, fit-elle.

Et elle traversa la rue et alla s’asseoir surle pavé en face de la porte.

Millette passa la journée à cette place,insensible aux moqueries des passants, aussi bien qu’à la pluiequi, du toit surplombant l’endroit où elle était assise, ruisselaitsur son corps ; ne répondant pas aux observations qui luiétaient faites sur l’inutilité de son espérance ; attentive,anxieuse au moindre bruit qui se faisait derrière l’énorme portenoire ; palpitante lorsqu’elle l’entendait rouler sur sesgonds, croyant toujours voir son fils apparaître et prête à luitendre les bras au milieu de ce cadre de fer.

Tant de constance et de douloureuserésignation touchèrent enfin le concierge de la prison lui-même, sibronzé que fût son cœur par le spectacle quotidien des misèreshumaines.

Vers le soir, il sortit de sa geôle et sedirigea vers la pauvre femme.

Celle-ci crut qu’il venait la chercher etpoussa un cri de joie.

– Ma bonne dame, dit le geôlier, vous nepouvez rester ici.

– Pourquoi ? répondit Millette d’une voixdouce et triste. Je ne fais de mal à personne.

– Sans doute ; mais, trempée comme vousl’êtes, vous ne sauriez passer la nuit dehors sans tombermalade.

– Tant mieux ! Dieu lui tiendra compte demes souffrances.

– Et puis, si la patrouille vous rencontre, onvous arrêtera et on vous mettra en prison.

– Avec lui ? Tant mieux !

– Non, pas avec lui ; bien au contraire,lorsque son secret sera levé, vous ne pourrez pas le voir, carvous-même serez retenue comme vagabonde.

– Oh ! je m’en vais, mon bon monsieur, jem’en vais ; mais, dites-moi, sera-ce bientôt que je pourrai leserrer contre mon cœur ? Mon Dieu, il me semble qu’il y a unsiècle que nous sommes séparés ; mais, ce n’est pas pour bienlongtemps, n’est-ce pas, mon bon monsieur ? D’abord, ce n’estpas lui qui a tué. Il n’est pas capable d’un crime ; si vousl’avez vu, vous avez bien dû le penser tout de suite. N’est-ce pasqu’il est beau, mon fils ? Mais ce n’est rienmaintenant ; c’est quand il était petit qu’il étaitgentil ! et si pieux ! Tenez, un jour de Fête-Dieu, jel’avais habillé en saint Jean-Baptiste ; il me semble quec’était hier : si vous saviez comme il était joli sous sa peaude mouton et avec la petite croix de bois qu’il portait sur sonépaule ! Vous eussiez juré un ange du bon Dieu qui s’étaitéchappé du paradis. Le soir, en revenant de la procession, nousrencontrâmes un pauvre qui nous tendit la main ; l’enfantn’avait rien à y mettre ; il n’osait pas me demander ;M. Coumbes me donnait le bras. Quand je me retournai, lepauvre chéri avait le visage baigné de larmes ! Et c’est luiqu’on accuse d’avoir fait couler le sang de son semblable !Voyons, est-ce possible ? Je m’en rapporte à vous… D’abord, sion le condamne, je ne pourrai pas survivre à sa mort. Vouscomprenez bien, n’est-ce pas ? une mère ne peut vivre aprèsson enfant. Les juges sont justes, puisqu’ils sont juges ; ilsne voudront pas frapper du même coup la mère et le fils. Ils me lerendront… N’est-ce pas, monsieur, qu’ils me le rendront ?

Pendant qu’elle parlait ainsi par phrases queson accent saccadé rendait plus incohérentes encore, le geôliersecouait à grand bruit le formidable trousseau de clefs qu’ilportait à sa ceinture, et plusieurs fois il passa sa main sur sesyeux.

– Vous avez raison d’espérer, ma bravefemme ; l’espérance est aussi nécessaire à notre cœur quel’air à notre poitrine ; mais il faut regagner votrelogis ; votre fils se porte bien…

– Vous l’avez vu ? s’écria Millette avecvivacité.

– Sans doute.

– Et vous le reverrez encore ?

– Probablement.

– Oh ! que vous êtes heureux, vous !Mais vous pouvez lui dire que je suis là, le plus près de lui qu’ilm’a été possible. Oh ! dites-le-lui, je vous en conjure ;vous soulagerez deux malheureux, car il m’aime, monsieur ; ilm’aime, mon pauvre enfant, autant que je le chéris moi-même. Jesuis sûre que son plus grand désespoir c’est d’être séparé de moi.Vous lui direz que je suis venue, que tous les jours je reviendrai,jusqu’à ce que vous me permettiez d’entrer là où il est… Mon Dieu,vous le lui direz n’est-ce pas ?

– Je vous le promets, à la condition que vousallez vous retirer bien tranquillement, bien raisonnablement.

– Oh ! je m’en vais, mon bonmonsieur ; je m’en vais à l’instant même ; mais vous luidirez qu’aujourd’hui j’étais à la porte de sa prison, et tous lesjours je répéterai votre nom dans mes prières.

Millette saisit la main du guichetier, et,malgré les efforts que fit cet homme pour la retirer, elle la portaà ses lèvres et s’éloigna rapidement, après avoir jeté un regardsur les sombres murs qui renfermaient ce qu’elle avait de plus cheren ce monde.

Elle erra longtemps dans le dédale des rues duvieux Marseille ; elle parcourut ainsi toute la presqu’île quis’étend entre le port vieux et l’emplacement où l’on a construitaujourd’hui les nouveaux bassins. Elle ne cherchait ni gîte niabri ; elle marchait pour user les heures qui la séparaient dece lendemain tant souhaité où elle ne doutait pas qu’elle ne vîtréaliser ses espérances. Au moment où, après avoir tourné lavieille halle, elle allait entrer dans une des ruelles quil’entourent, un homme à l’allure inquiète et sombre passa à sescôtés.

La vue de cet homme produisit sur Millette uneffet extraordinaire. Sa physionomie perdit tout à coup lecaractère d’égarement mélancolique dont elle portait l’empreintedepuis le malheur de la veille ; son visage s’anima ; sesyeux brillèrent dans l’ombre, et, en même temps, son corps restaagité par un tremblement convulsif. Elle hâta le pas de façon àdevancer cet homme. Lorsque tous deux passèrent sous un réverbère,Millette se retourna brusquement et se trouva face à face avec cepromeneur attardé.

– Pierre Manas ! s’écria-t-elle en lesaisissant par le poignet.

Bien que la ruelle fût complètement déserte,la conscience de Pierre Manas n’était point assez tranquille pourqu’il fût satisfait d’entendre son nom prononcé ainsi à hautevoix ; d’un mouvement violent, il essaya de dégager son braspour s’enfuir ; mais on eût dit que les doigts de Milletteavaient la puissance d’un étau. Quelque effort que fît le bandit,il ne put arracher sa main à cette main de fer, et la mère deMarius avança son visage sur celui de son mari, jusqu’à ce qu’ilsfussent à deux lignes l’un de l’autre.

– Me reconnais-tu, Pierre Manas ? fitMillette frémissante.

Pierre Manas pâlit et rejeta sa tête enarrière avec épouvante.

– Ah ! tu me reconnais ! reprit lapauvre femme. Eh bien, maintenant rends-moi mon enfant.

– Ton enfant ? dit Pierre Manas avec unestupeur réelle.

– Oui, mon enfant, Marius, mon fils ;rends-moi mon enfant, qu’ils ont emmené à ta place, rends-moiMarius, qui va porter la peine de ton crime. Il faut me le rendre,entends-tu, Pierre Manas ?

– Ah ! coquin de sort, tu vas te taire,ou bien…

– Me taire, mais tu n’y penses pas, repritMillette avec une énergie nouvelle ; me taire ! quand sesmains sont chargées de chaînes qui devraient être auxtiennes ; quand il est captif et que tu es libre ! Metaire !… Mais crois-tu donc que j’ignore que meurtre et vol,c’est toi qui les a commis ? Dieu te place une seconde foissur mon passage pour que je comprenne que le coupable, c’est toi.Je t’avais vu, le soir même, rôder comme un loup autour de nosmaisons, et, à l’odeur du sang, aux traces de la rapine, je ne mesuis pas écriée : « C’est lui qui a passépar-là ! » J’étais folle.

– Je ne te comprends pas ; je ne sais ceque tu veux dire.

– Que m’importe ! pourvu que les jugessoient bien convaincus que c’est toi qui as tuéM. Riouffe.

– M. Riouffe !

– Et que Marius ne s’est dénoncé, continuaMillette à laquelle ses instincts maternels donnaient, en cemoment, une lucidité d’intuition merveilleuse, que parce qu’il nevoulait pas laisser accuser un innocent et qu’il ne pouvait paslivrer son père à la hache du bourreau…

– Marius ? dit Pierre Manas, quicommençait à comprendre. N’est-il pas brun, élancé, des moustachesnoires ?

– C’est lui qui était avec moi lorsque, hier,tu t’es présenté à notre porte.

– Eh, tron de l’air ! reprit le bandit,auquel l’assurance ne faisait jamais défaut pendant bien longtemps,voilà un garçon qui fera honneur à son nom !

– Médite sur l’exemple qu’il te donne,Pierre.

– Pécaïre ! je crois bien ! je mesens tout fier d’être son père.

– Ou plutôt suis cet exemple ; c’est tonfils comme c’est le mien : ne te laisse pas vaincre par lui encourage et en générosité. Le ciel t’offre là une expiation quirachètera toutes tes fautes. Va trouver les juges ; vadélivrer notre fils, et, moi aussi, j’oublierai tout ce que tu m’asfait souffrir, et, si Dieu me laisse sur la terre, ce sera pourprier pour ton âme et pour bénir ta mémoire.

Pierre Manas se grattait la tête, mais nemanifestait aucun enthousiasme pour la proposition que Millettevenait de lui faire.

– Té ! dit-il, tu me donnes la chair depoule avec tes prières. Il faut réfléchir avant de sedécider ; je ne fais rien à la légère, moi.

– Songe donc qu’il est menacé del’échafaud ! songe donc que, pour se dérober à cette honte, ilpeut attenter à ses jours !

– Le petit gonze[8], il auraittort, répliqua froidement Pierre Manas, qui mêlait à son langagequelques mots du vocabulaire immonde des malfaiteurs ; ça atoutes les formes d’un monsieur, continua-t-il avec une sorte desupériorité méprisante, et ça ne connaît pas son Code. Il al’escalade, c’est vrai ; mais, imbécile, quoi que fasse lebêcheur[9], la préméditation sera écartée, il aurales circonstances atténuantes, on l’enverra faucher le pré[10], voilà tout.

– Faucher le pré ! dit Millette, quidémêlait quelque chose d’horrible dans les expressions mystérieusesqui frappaient son oreille.

– Ou, si tu aimes mieux, à Toulon, répliquaPierre Manas ; ou, si tu ne comprends pas encore, aux travauxforcés, comme disent les pantes[11].

– Aux galères ! s’écria Millette.

– Eh bien, oui, ça se dit encore commeça : aux galères.

– Mais les galères, c’est pis que lamort !

– Allons donc ! quelle bêtise ; lesrefroidis ne se réchauffent pas, tandis que ceux qui portent lamanicle[12]…

– Oh ! fit Millette en se cachant levisage entre les mains.

– La jettent un jour à la vieilleferraille ; et la preuve, c’est que je suis ici, moi.

– Oh ! dit encore la pauvre femme enmettant dans son interjection plus d’accentuation et plus d’horreurque dans la première.

– Sans compter, ajouta l’ex-forçat, qu’unefois là-bas, sa qualité de mon fils sera loin de lui nuire ;je lui enverrai le mot de passe, et il n’aura qu’à choisir pourtrouver un camarade qui lui fasse la courte échelle : on a desamis dans la pègre. Sois donc tranquille, il n’y pourrira pas.

– Au bagne ! mon fils au bagne !s’écria Millette : mais tu ne sais donc pas, Pierre, que, sigrand que soit mon amour pour lui, j’aime mieux le pleurer mort querougir de lui ?… Aux galères ! Marius forçat ! maistu es devenu fou, Pierre !

– Écoute, reviens me voir demain, à la mêmeheure ; tu me rencontreras dans cette rue, nous verrons ce quenous pourrons faire.

– Non, répondit résolument Millette, je n’aipas confiance en toi, Pierre ; si tu avais des entrailles depère, est-ce que tu remettrais à demain ce que tu peux faireaujourd’hui quand il souffre, quand il arrose de ses larmes lapaille sur laquelle on l’a jeté ? Non, non ; je ne tequitte pas.

Millette allongea la main pour saisir lablouse de Pierre Manas ; mais celui-ci, se courbant, passasous le bras qu’elle étendait, et, d’un bond, franchit la rue.

– Suis-moi donc ! s’écria-t-il.

Si prompte et si brusque qu’eût été la fuitedu bandit, Millette ne renonça pas à l’atteindre : elletraversa la rue avec autant de vigueur qu’il en avait déployée, etses fureurs maternelles lui prêtant une force surnaturelle, elle lesuivit à quelques pas de distance.

Tout en courant, elle appelait au secours.

Pierre Manas fit volte-face.

– Ah ! je te tiens ! s’écriaMillette en se cramponnant à ses vêtements ; ne crois pasm’échapper, je ne te quitte plus, je m’attache à toi comme tonombre.

Et, remarquant que le misérable avait levé lamain sur elle :

– Frappe-moi, continua-t-elle en luiprésentant sa poitrine ; frappe-moi, je ne te crainsplus ; tue-moi si tu veux ! Dieu ne voudra pas quel’innocent périsse au lieu du coupable, et, de mon corps pantelantet inanimé, une voix s’élèvera qui répétera, comme je te lerépète : C’est Pierre Manas, le forçat qui est un voleur et unassassin ; c’est Pierre Manas qui a volé et assassinéM. Riouffe ; ce n’est pas mon enfant.

La situation de Pierre Manas devenaitcritique.

Il se trouvait vis-à-vis d’une des maisons lesplus noires et les plus sordides des ruelles ignobles qui sont lahonte du vieux Marseille, dans un de ces égouts à ciel ouvert où,parmi les plus dégoûtantes ordures, grouille et pullule uncinquième de la population de la cité phocéenne, antres horriblesdevant lesquels le voyageur recule avec épouvante en se demandant,malgré le vivant témoignage que reçoivent ses yeux, si des hommesconsentent à végéter dans de pareils bouges.

Ces foyers d’immondices pestilentiels sont enmême temps le pandémonium de tous les vices ; ils servent dethéâtre aux saturnales des matelots ; les hurlements del’ivresse, le bruit des coups, le râle des blessés y sonttraditionnels ; aussi aucune croisée ne s’ouvrait, aucunhabitant ne paraissait sur sa porte, malgré les cris deMillette.

Mais la police exerce une active surveillancesur ces quartiers, et une ronde pouvait venir.

Pierre Manas comprit qu’il fallait, pour sonsalut, que cette scène ne se prolongeât pas ; sa large mains’abattit, et, enveloppant le bas du visage de sa femme, comprimala bouche de celle-ci.

Millette enfonça ses dents dans la chair etmordit avec une rage furieuse.

Malgré l’atroce douleur qu’il éprouva, PierreManas ne retira pas sa main ; seulement, de l’autre, il serrasi vigoureusement la gorge de la mère de Marius, que la suffocationne tarda pas à s’ensuivre.

Alors, continuant de lui comprimer son bâillonsanglant sur la bouche, il souleva Millette du bras qui lui restaitlibre, et s’enfonça avec son fardeau dans l’allée noire et infected’une des maisons dont nous parlions tout à l’heure.

Il arriva à une cour si sombre, si étroite,qu’elle ressemblait à un puits. Se trouvant là, sans doute, dans unasile où il n’avait rien à redouter, sans se soucier du bruit qu’ilallait faire, il lança sa femme à travers un châssis à moitiébrisé, placé au niveau du pavé.

Ce qui restait de carreaux vola en éclats, etle corps inanimé de Millette, effondrant quelques ais pourris,tomba dans une espèce de cellier qui, vu sa situation au-dessous dusol, pouvait, à Marseille, passer pour une cave.

Pierre Manas disparut pendant cinqminutes ; lorsqu’il revint, il portait une lanterne et uneclef.

Il ouvrit le cellier et en descendit lesmarches, fit jouer la serrure et les verrous d’une porte qui setrouvait dans un angle de ce cellier, et, prenant le corps deMillette par-dessous les épaules, il le traîna jusque dans laseconde excavation que fermait cette porte.

Millette ne faisait aucun mouvement ;Pierre Manas lui mit sa main sur sa poitrine ; il sentit lecœur qui sautait encore.

– Eh, tron de l’air ! dit-il, je savaisbien que je n’avais pas oublié l’exercice ; je n’en avaisvoulu exécuter que deux temps ; j’étais bien sûr de n’avoirpas été jusqu’au coup de pouce. Diable ! on ne tue pas safemme quand on la retrouve après vingt ans de séparation :voyons si, pendant ces vingt ans, elle a soigné les intérêts duménage.

Alors il plaça sa lanterne auprès du visage deMillette et se mit à retourner les poches de la pauvre femme avecune habileté qui témoignait de sa vieille expérience.

Il y trouva des clefs et quelque monnaie. Iljeta dédaigneusement les clefs à terre, mit l’argent dans sa poche,verrouilla soigneusement la porte du réduit où il laissait savictime et celle du cellier, plaça, par surcroît de précaution,quelques barriques devant le châssis brisé, et s’en alla achever sanuit dans une maison de débauche.

Chapitre 19Où Pierre Manas paraît décidé à faire à son amour paternel lesacrifice de sa terre natale.

Nous ne suivrons point Pierre Manas dans lestapis-francs vers lesquels nous l’avons vu s’acheminer. Notre plumea rarement essayé, sinon dans quelque situation extrême, de décrireces sortes de localités, et ce n’est qu’avec une profonderépugnance que nous tirons des ténèbres, qui semblent leur refugenaturel, quelques-uns de ces êtres dégradés qui ont entrepriscontre la société une lutte coupable ou ennemie. Comme on a pu levoir, nous y avons été contraint par la nécessité de notre récit.Mais, au risque de perdre l’attrait du pittoresque et le bénéficede la couleur, nous n’exploiterons pas une curiosité irréfléchie enévoquant, dans les pages qui vont suivre, les tableaux de mœurs desmodernes truands ; nous ne souillerons pas la tableanatomique, sur laquelle nous essayons d’exposer quelques secretsde l’âme humaine, par le contact de la fange immonde qui croupitdans les bas-fonds sociaux.

Abandonnons donc Pierre Manas et revenons àMillette.

Pierre Manas ne s’était point trompé ;elle n’était point morte ; mais un assez long espace de tempss’écoula avant qu’elle revint à elle.

Lorsque la pauvre femme rouvrit les yeux, ellese trouva dans une obscurité profonde.

Par un mouvement naturel, elle se dressa surses pieds et toucha la voûte de sa tête.

Sa première pensée ne fut point qu’elle étaitelle-même ensevelie vivante dans une espèce de sépulcre, sapremière pensée fut que Marius était en prison. Peut-être l’heureétait-elle venue où cette prison se fût ouverte pour elle ;peut-être cette heure-là l’appelait-elle sans qu’elle pût enprofiter.

Malgré les ténèbres qui l’entouraient, soninstinct la conduisit à la porte ; elle essaya d’en ébranlerles ais massifs, elle meurtrit ses mains et ses pieds sur le bois,elle y déchira ses ongles, appelant Marius d’une voixdésespérée.

Mais Pierre Manas n’avait point en vain comptésur la solidité et la discrétion du caveau, qui lui répondait decelle dont un mot pouvait le perdre.

La porte tint bon contre les efforts furieuxde la pauvre femme, et ses cris se perdirent dans le silence demort qui régnait autour d’elle.

Alors elle tomba dans un de ces accès de ragequi côtoient la folie. Elle se roula sur la terre, elle s’arrachales cheveux, elle se meurtrit la poitrine, elle se heurta la tête àla muraille. Tantôt elle prononçait le nom de Marius, prenant leciel à témoin que ce n’était point sa faute si elle n’était pasauprès de lui, tantôt implorant son bourreau avec un accentlamentable et le conjurant de lui rendre son fils.

Enfin, épuisée, brisée, anéantie, elle restaétendue sur la terre, son désespoir ne se révélant plus que par sessanglots, qui eux-mêmes se perdirent dans un hoquet douloureux.

Elle en était arrivée à cet étatd’affaissement lorsqu’un guichet pratiqué dans la partie supérieurede la porte, et auquel Millette n’avait pas pris garde, s’ouvritbrusquement. Les yeux de Millette, habitués à l’obscurité,distinguèrent une tête inconnue qui se colla contre le grillage defer doublant la partie intérieure du guichet.

– Ah ça ! est-ce que tu ne vas pasbientôt te taire, drôlesse ! fit une voix rude. À-t-elle despoumons ! c’est pis qu’un soufflet de forge ; ça vouscrierait du matin au soir sans se lasser.

– Ah ! monsieur, monsieur !s’écria-t-elle en joignant les mains.

– Voyons, que veux-tu ? Parle !

– Je veux voir Marius, je veux voirMarius ; par grâce, laissez-moi voir Marius !

– En voilà un drôle qui est heureux d’êtredésiré de la sorte ; mais, comme ce n’est pas moi qui suischargé de te faire voir Marius, je ne puis t’inviter qu’à unechose, c’est à te taire, ou sinon, quand le camarade va venirt’apporter ta pitance, je l’engagerai à t’apprendre comment onendort ici les enfants qui ne sont pas sages.

Sur quoi, le guichet se referma. Cetteapparition et ces paroles sinistres calmèrent un peu la pauvrefemme, sans toutefois l’intimider. Au contraire, par ces paroles,elle avait acquis la certitude qu’elle n’était point ce qu’elleavait pu craindre un instant, séparée à jamais du monde desvivants, et que cet enfant pour lequel elle était prête à donner savie, elle pourrait encore le retrouver. D’ailleurs, celui quel’homme inconnu nommait le camarade, ce ne pouvait être que PierreManas ; elle le reverrait donc, il lui apporterait de lanourriture, il ne voulait donc pas qu’elle mourût.

Or, s’il lui restait ainsi au cœur un reste depitié pour sa malheureuse femme, n’était-il pas possible qu’elleparvînt à le toucher ? Les réflexions surgirent dès lors enfoule dans son cerveau, à la suite de celles qu’elle venait defaire et dont, depuis quelques heures, elle était incapable. Ellepensa d’abord à une évasion ; elle chercha à se rendre comptede l’endroit où elle se trouvait ; elle le parcourut enentier, remplaçant le sens de la vue par celui du toucher.

Cet endroit était un caveau qui pouvait avoirune dizaine de pieds de long sur six ou huit de large, sanssoupirail pour donner du jour, sans autre issue pour donner del’air que le guichet dont nous avons parlé. Sur quelque place quese promenassent les mains de la prisonnière, elles ne rencontrèrentque le mur tout gluant d’humidité, ce qui indiquait suffisammentqu’elle était placée au-dessous du sol. En outre, les pierres quicomposaient ce mur étaient si larges, qu’en calculant leurépaisseur d’après leur largeur, il n’était point probable que,parvînt-elle à en desceller une, ses forces fussent suffisantespour la tirer de son alvéole.

Elle s’assit donc, profondément émue etdécouragée ; une seule chance lui restait, non pas de vivre –que lui importait la vie ! – mais de retrouver sonenfant ; cette chance roulait tout entière sur PierreManas : c’était lui qui tenait les destinées de Marius entreses mains. Alors et peu à peu, malgré les vertueux instincts deMillette, les choses se présentèrent à elle sous un nouveau jour.Le bagne, dont Pierre Manas lui avait présenté la perspective pourMarius, du moment où le bagne faisait de Marius innocent un martyr,le bagne lui semblait moins horrible ; au moins, c’étaitencore la vie : au bagne, elle pourrait le revoir ; lacasaque rouge du galérien recouvrant ce cœur dévoué qui s’étaitsacrifié pour son père lui semblait moins hideuse et moinsrepoussante. Elle se reprocha d’avoir confondu le père avec lefils, en proposant au premier le dévouement sublime dont l’âme dusecond avait été capable, et peu à peu les fautes qu’elle avaitcommises pendant la soirée se représentèrent les unes après lesautres à son esprit.

Elle résolut de faire tout son possible pourattendrir le bandit au lieu de le menacer comme elle avaitfait ; elle se mit à préparer d’avance ce qu’elle allait luidire lorsqu’elle le verrait. Elle fouilla tous les coins et lesrecoins de son cœur pour y chercher ce qui pourrait amollir cetteâme endurcie ; mais les mots qu’elle se prononçait à elle-mêmetout bas ne rendaient pas ce cri puissant de la maternité quis’était échappé de ses lèvres et qui était près de s’en échapperencore. Ce cri résonnait dans ses entrailles et ne pouvait arriverjusqu’à sa bouche ; elle se désespérait de cette insuffisancede la langue humaine. Elle s’écriait : « Ce n’est pascela, ce n’est pas cela ! » et elle recommençait le mêmethème en essayant de lui donner une nouvelle forme.

Enfin, des pas alourdis résonnèrent dans lecellier ; tout le sang de Millette reflua vers son cœur ;la respiration lui manqua : le condamné qui entend venir lebourreau n’est pas plus tranquille que ne l’était la pauvrefemme.

Pierre Manas, de son côté, – car c’était lui,– Pierre Manas, si elle eût pu le voir, lui eût paru inquiet etsoucieux. Et, en effet, cette inquiétude et ce souci avaient leurraison d’être. Le propriétaire du coupe-gorge dans lequel illogeait et dont dépendait le caveau où il avait déposé sa victime,lui avait nettement déclaré qu’il ne voulait pas la garder pluslongtemps chez lui ; le crime de séquestration était prévu parle Code pénal. Il avait ajouté qu’à plus forte raison iln’entendait point qu’un assassinat fût commis dans sa maison.Pierre Manas en était à regretter de ne pas avoir été jusqu’autroisième mouvement de la strangulation et d’avoir montré ce que,vis-à-vis de lui même, il caractérisait de faiblesse.

Il entra donc, fort pensif, dans le caveau,ferma soigneusement la porte, déposa dans un angle une cruche d’eauet un morceau de pain noir qu’il avait à tout hasard, et pourtémoigner de ses bonnes intentions, apportés avec lui, et se tintdebout adossé à la muraille.

– Eh bien ! dit-il, tu t’es enfin décidéeà te taire, à ce qu’il paraît ? Il va sans dire que tu as bienfait, tron de l’air !

La pauvre femme se traîna vers l’endroit d’oùpartait la voix et embrassa les genoux de son mari.

– Pierre, lui dit-elle avec un accent de douxreproche et comme si elle eût oublié le caractère de celui auquelelle s’adressait, Pierre, tu m’as bien maltraitée cette nuit, etcela pourquoi ? Parce que j’aime autant que ma vie le pauvreenfant que je tiens de toi.

– Mais, coquin de sort, ce n’est point del’aimer autant que ta vie que je te reproche, c’est de l’aimer plusque la mienne ! répondit Pierre Manas en ricanant, visiblementenchanté, au reste, de la révolution qui s’était opérée chez lamalheureuse femme, révolution qui allait lui permettre d’exécuterles injonctions du maître de cet épouvantable logis.

– Je ne te parlerai plus du sacrifice de tavie, Pierre ; ces choses-là, une mère les rêve. Non, j’étaisfolle, vois-tu ; cette arrestation, ce cachot où est enferméMarius, tout cela m’a fait perdre la tête. Je pensais que, comme jele ferais, moi, à ta place, tu serais heureux de sauver ton fils auprix de ton sang. Il ne faut pas m’en vouloir ; j’avais oubliéqu’une mère aime à sa façon et un père à la sienne ; mais àton tour promets-moi une chose, Pierre, c’est que tu nem’enterreras pas dans ce caveau, c’est que j’en sortiraivivante ?

– Ah ! tu as peur, il me semble ; tufaisais tant la brave tantôt !

– Oh ! oui, j’ai peur ; mais paspour moi, je te le jure ; j’ai peur pour lui, pauvre enfant.Pense donc, Pierre, si j’étais morte, il ne lui resterait personnepour le consoler, pour partager ses douleurs, pour lui aider àporter le poids de ses chaînes. Oh ! je t’en conjure, Pierre,ne prive pas notre enfant de la tendresse de sa mère, dont il agrand besoin maintenant. Laisse-moi retourner près de lui.

– Te laisser aller, toi, pour que tu medénonces et qu’une fois que l’on tiendra Pierre Manas, dont tu nedois pas être fâchée de te débarrasser, tu te moques de lui avec lepetit ? Allons donc, tu me prends pour un autre, ma bonne.

– Par la croix de notre Sauveur, sur la têtede notre enfant, je te jure de ne pas te dénoncer, Pierre, je t’enfais le serment sacré.

– Ah ! oui, avec cela que tu les tiensbien, tes serments, dit impudemment le bandit, témoin tes sermentsconjugaux.

Millette courba la tête et ne réponditpoint.

– Non, tu ne me quitteras plus que de l’autrecôté de la frontière. Au fait, c’est bête comme tout d’avoir unefemme et d’en perdre le bénéfice. La loi veut que tu me suives, labelle, et il faut obéir à la loi. Je veux bien ne pas me montrertrop sévère pour le passé, mais pour l’avenir, c’est différent.

Puis, montrant du doigt les murs ducachot :

– Te voilà réintégrée au domicile conjugal,ajouta-t-il, et j’entends que tu y restes.

– Et Marius ! et Marius ! s’écria lapauvre mère, je ne reverrai donc plus Marius ! Oh !Pierre, aie pitié de moi ; souviens-toi que tu m’as aiméeautrefois, que tu te traînais à mes genoux pour que je résistasse àla volonté de mes parents qui me voulaient donner à un autre mariet que j’ai répondu en me jetant dans tes bras. Eh bien, ensouvenir de ce jour, Pierre, ne me repousse pas ; Pierre, neme sépare pas de mon fils.

– Écoute, dit le bandit, qui commençaitévidemment à ébaucher un projet ; écoute, je ne suis pas plusfrileux qu’un autre ; l’enfant est brave, et, pourvu qu’il nem’en coûte pas ma peau, je suis disposé à faire quelque chose pourlui.

– Oh ! mon Dieu, fit Millette haletanted’espérance.

– Oui, ajouta-t-il après avoir fait semblantde réfléchir, je suis tout décidé, non pas à le sauver moi-même,mais à te laisser le sauver.

– Et que faut il faire pour cela ?

– Tu comprends, ce n’est pas aujourd’hui, cen’est pas demain que le petit va paraître devant ses juges et quele jugement va être prononcé ; la justice n’est pas si presséeque cela ; j’ai donc le temps de gagner au large et de passerde l’autre côté du Var. Une fois de l’autre côté du Var, jusqu’oùtu auras la bonté de m’accompagner, je te dis : « Bien lebonsoir, Millette ; maintenant, tu peux faire et dire ce quetu voudras, Pierre Manas s’en moque : il dit adieu à soningrate patrie pour n’y jamais rentrer. »

– Oh ! Pierre, Pierre, je t’accompagneraioù tu voudras sans dire un mot ; je te défendrai même aubesoin. Niaise que je suis de n’avoir pas compris qu’il y avait cemoyen-là !

– Sans doute, il y a ce moyen-là ;mais…

– Mais quoi ?

– On ne s’expatrie pas ainsi sans un sou danssa poche, et Pierre Manas n’est pas un enfant pour faire de cesécoles-là. Voyons, cherche bien, quelle somme peux-tu réaliser auprofit d’un époux malheureux et persécuté ? Le petit m’avaitbien promis de faire quelque petite chose pour moi, mais ils l’ontpris avant qu’il ait eu le temps de réaliser sa pieuseintention.

Puis, prenant des airs de loup devenuberger :

– Cherche, ma petite femme, cherche, luidit-il en s’asseyant près d’elle.

– Mais je n’ai rien, absolument rien, luidit-elle.

– Rien ?

– Pas une obole.

– Et le petit, combien crois-tu qu’il m’eûtdonné ?

– Ah ! tout ce qu’il possédait, j’en suissûre.

– Et ce qu’il possédait, à combien celapouvait-il monter ?

– À six ou sept cents francs peut-être.

– Ce n’est pas grand-chose, ajouta PierreManas ; mais enfin…

Puis après un instant de silence :

– Et où sont-ils, ces six ou sept cents francsdu petit ?

– Ils sont dans sa chambre, chezM. Coumbes.

– Eh bien, tu me donneras ces six ou septcents francs, et, avec cela, je passerai au large. Au reste,continua Pierre Manas, on a un état, on n’est embarrassé nullepart.

– Mais l’argent, murmura Millette, ce n’estpas à moi, Pierre.

– Ne voilà-t-il pas que, pour sauver tonenfant, tu vas avoir scrupule de disposer de l’argent de ton enfantet d’un argent qu’il allait me donner, encore ?

– Au fait, dit Millette, eh bien, oui, j’iraite chercher cet argent et je te le remettrai.

– Femme, tu sais ce que je t’ai dit.

– Que m’as-tu dit, Pierre ? car tu m’asdit beaucoup de choses.

– Je t’ai dit que, jusqu’à ce que je sois del’autre côté du Var, nous ne nous quitterons pas.

– Si nous ne nous quittons pas, commentveux-tu que j’aille te chercher cet argent dans la chambre deMarius ?

– Nous irons ensemble.

– Ensemble ?

– Ah ! c’est à prendre ou à laisser, ditPierre Manas en reprenant son ton brutal.

– Et quand irons-nous ?

– Ce soir, pas plus tard que cela ; et,d’ici là, soyons sage, buvons notre eau, mangeons notre pain et nefaisons pas de bruit.

Et Pierre Manas se leva après avoir mis,adroitement et sans bruit, dans sa poche les deux ou trois clefsqui étaient restées gisantes depuis la veille sur le sol,auxquelles Millette n’avait point pensé, et auxquelles il avaitpensé, lui, en homme de précaution qu’il était. Après quoi, ilsortit du caveau en recommandant de nouveau à la prisonnière d’êtrebien sage.

Dans la cour, il rencontra le propriétaire dubouge.

– Eh bien, lui demanda celui-ci, à quand ledéménagement ?

– À ce soir, père Vély !

– C’est bien tard, ce soir.

– Allons, un peu de patience !

– Non, j’en ai eu assez avec toi, de lapatience ; tu es un fainéant, tu fais le lézard pendant toutle jour au soleil, tu ne payes pas ton loyer, et voilà que tum’embarrasses d’une guenille qui fait plus de bruit à elle seuleque tout le reste de l’établissement. Allons, allons, décanillesur-le-champ, toi et ta donzelle.

– Ne soyez donc pas si vif ; jenourris un poupard[13], et vousallez me troubler quand je médite !

– Ce n’est pas un conte que tu me faislà ?

– Eh ! non ; c’est justement pourmettre la chose à bonne fin que je me suis réconcilié avec monépouse, dont j’étais séparé de corps et de biens depuis plus devingt ans. Dans ce moment-ci, elle est en train de faire untestament en ma faveur.

Le père Vély, à cette spécieuse explication,parut se radoucir, et, comme il faisait grand jour, il s’en allavaquer à ses nombreuses occupations.

Chapitre 20Où M. Coumbes tire le plus beau coup de feu qu’ait jamais faitamateur de chasse.

Pierre Manas était, en affaires d’argent,d’une exactitude exemplaire. Douze heures après la conversation quenous avons rapportée, c’est-à-dire vers neuf heures du soir, parune soirée sans lune, il ouvrait pour la seconde fois la porte ducaveau de Millette.

Millette était debout et l’attendait. Saconscience était tout à fait tranquille ; elle avait comprisque nul, pas même Dieu, ne lui ferait un reproche de sauver sonfils avec l’argent de son fils.

– Eh bien ? demanda Pierre Manas d’unevoix sombre.

– Eh bien, répondit Millette, je suis prête àte suivre et à faire ce que tu m’as demandé.

Pierre Manas fit un mouvement desurprise : il croyait avoir à vaincre une dernière résistance.Comment Millette, sous sa demande à peu près innocente,n’avait-elle pas deviné le véritable projet, qui n’avait riend’innocent ? Le bandit, ne pouvant croire à la simplicité,croyait à la dissimulation.

Millette lui inspira donc une profondeméfiance.

– Ah ! ah ! dit-il, la girouette atourné, à ce qu’il paraît ?

– Mais non, répondit simplementMillette ; ne t’ai-je pas dit que j’étais prête à faire ce quetu me demandais ?

– Alors, partons, dit brutalement PierreManas.

D’un seul élan la pauvre femme fut hors ducaveau. Au transport qu’elle mettait à fuir sa prison, oncomprenait combien était puissant en elle le souvenir des dangersqu’elle y avait courus. Pierre Manas l’arrêta brusquement ensaisissant sa robe. La secousse fut si violente, que Millette tombasur ses genoux.

– Oh ! pas si vite, pas si vite,dit-il ; voilà une précipitation de mauvais augure, par mafoi : tu me ferais croire que tu as hâte d’être dehors pourcrier : « À la garde ! » afin que quatre hommeset un caporal te débarrassent de ton cher époux. Eh !eh ! je ne sais, mais tu me donnes envie de me passer de tasociété, si agréable qu’elle soit.

– Je te jure, Pierre !… s’empressa dedire la pauvre femme.

– Ne jure pas ; interrompit PierreManas : voici qui me répond mieux de toi que tous tesserments.

Et Millette sentit la pointe froide et aiguëd’un couteau-poignard que le misérable appuyait sur sapoitrine.

– Vois-tu, dit Pierre Manas, moi, je ne faispas de traîtrise ; mais il faut que tu saches aussi que jen’en souffre pas. Lorsque nous serons dans la rue, pousse un cri,dis un mot, fais un geste qui ne me convienne pas, et voiciSaigne-à-mort qui fera à l’instant même sa besogne. Çavaut la peine qu’on y pense, n’est-ce pas ? Penses-y donc, jet’y invite, et, pour mieux te prouver tout le prix que j’attache àce que tu suives mes avis, je vais prendre une petite précautionqui ne te laissera point exposée aux tentations auxquelles, en taqualité de femme, tu ne saurais peut-être pas résister.

Pierre Manas éteignit sa lanterne et la mitdans sa poche ; puis il assujettit fortement un bandeau surles yeux de sa femme, en ayant soin de rabattre les brides de sonbonnet de manière à masquer la partie supérieure de sonvisage ; ensuite, il plaça le bras de celle-ci sous son braset la serra fortement contre sa poitrine. Enfin, pour plus desûreté, il enferma la main de Millette dans la sienne.

– Et maintenant, lui dit-il, ne crains pointde t’appuyer sur ton soutien naturel et légitime, chère amie. Tronde l’air ! je suis sûr que, de loin et dans la nuit, on vanous prendre pour deux fiancés bien amoureux l’un de l’autre.

Tout en parlant et en agissant, Pierre Manasavait marché, et Millette, se sentant frapper au visage par l’airfrais de la rue, comprit qu’ils étaient sortis de l’allée.

Elle respira avec plus de facilité.

– Oui, oui, dit Pierre Manas, à qui rienn’échappait, voilà la respiration qui nous revient ; au reste,nous en avons besoin, nous avons une trotte à faire.

Ils avancèrent ; mais, quoique le bandeauqui couvrait ses yeux empêchât la pauvre femme de rien distinguerautour d’elle, elle reconnut que son mari usait des plus grandesprécautions pour traverser la ville. Il ne s’engageait jamais dansune rue nouvelle avant de l’avoir attentivement explorée duregard ; les haltes étaient fréquentes ; souvent lebandit tournait brusquement, faisant volte-face et revenant sur sespas comme si quelque danger inattendu se fût dressé sur sa route.Quant à Millette, commençant à craindre que son mari n’eûtl’intention de se débarrasser d’elle, elle paraissait en proie àdes angoisses terribles ; lorsqu’il s’arrêtait, elle prêtaitl’oreille avec cette anxiété profonde du guerrier indien qui, aumilieu de ses forêts, écoute le pas de l’ennemi qui s’avance ;mais, soit que Pierre Manas manœuvrât avec une habiletéextraordinaire, soit qu’à cette heure de nuit les passants fussentrares dans les rues, elle eut beau écouter : elle n’entenditque le bruit de ses propres pas et de ceux de son conducteur quiretentissaient sur la dalle sonore.

Bientôt ils escaladèrent une pente rapide etescarpée, le long de laquelle les cailloux roulaient sous leurspieds, tandis que le bruit sourd et monotone de la mer se brisantcontre les rochers commençait d’éveiller l’attention de Millette etde lui indiquer le chemin qu’elle faisait. Elle se rendait bien àMontredon.

On continua de marcher. Tout à coup, au momentoù l’air frais de la mer et le bruissement des vagues luiapprenaient que l’on était arrivé au rivage, elle sentit que sonmari l’enlevait entre ses bras, entrait dans l’eau tout en luienjoignant de ne pas toucher au bandeau qui lui cachait les yeux,faisait quelques pas devant lui malgré la résistance des lames,s’accrochait à un bateau qui se balançait doucement à son amarre, ydéposait son fardeau, grimpait à son tour auprès d’elle, coupait lecâble et, saisissant les avirons, poussait au large. Alorsseulement il permit à Millette de relever le mouchoir dont il luiavait bandé les yeux. Millette profita de la permission et regardaautour d’elle ; elle était bien seule dans le bateau en facede Pierre Manas et perdue avec lui dans cette immensité quedoublaient les ténèbres. Le forçat ne disait rien et se courbaitsur les rames avec impatience. Millette comprit qu’il avait hâte des’écarter de la côte, dont, du reste, ils étaient déjà tropéloignés pour que le son de la voix humaine pût dominer le bruitdes vagues et parvenir jusqu’au rivage ; du côté du large,elle n’apercevait rien que les feux du phare de Planier,gigantesque étoile brillant et s’éteignant tour à tour sur lerideau noir que formaient le ciel et l’horizon.

Au bout de quelques instants, Pierre Manasrentra ses avirons ; il décoiffa l’antenne autour de laquellela voile était enroulée et en livra la toile à la brise ; maisle vent était au sud-est, et cette direction fut loin d’accélérerleur marche. Ce n’était qu’en tirant des bordées que l’embarcationpouvait s’approcher de Montredon, sur lequel le forçat avait mis lecap. Il perdit ainsi deux bonnes heures à louvoyer, et, lorsquel’embarcation se trouva à la hauteur du Prado, il ferla la voile etborda de nouveau les avirons.

On commençait à distinguer les pitons deMarchia-Veyre. À mesure qu’ils approchaient, comme si Millette eûtdeviné qu’ils marchaient vers l’inconnu, elle sentait redoubler lesbattements de son cœur ; par moment, ces battements étaient sirapides et si violents, qu’il lui semblait que ce cœur allaitdéchirer son enveloppe. Jusque-là, Pierre Manas était demeurésilencieux ; en voyant le but vers lequel se concentraient sespensées de rapine, il prit la loquacité railleuse qui lui étaithabituelle.

– Coquin de sort ! s’écria-t-il, tu nepeux pas dire, Millette, que tu n’as pas le meilleur mari de toutela Provence. Regarde, non seulement je te conduis à la campagne,mais encore je compromets mes affaires et je perds une heure dechemin pour te donner l’agrément d’une promenade en mer. Etmaintenant, ajouta-t-il en débarquant, tu comprends bien qu’il fautque tant de galanterie soit récompensée.

– Pierre, dit Millette ; pourvu que ladélivrance de notre pauvre enfant soit au bout de ce que tu medemanderas, je ferai tout ce qui te sera agréable.

– Eh bien, à la bonne heure, voilà qui estparlé.

Et Pierre Manas, prenant le bras de sa femme,s’achemina vers le cabanon, dont la masse noire se détachait dansl’obscurité par sa silhouette, plus sombre encore que la nuit.

Arrivée à la porte du cabanon, Millette, commesi la mémoire lui revenait alors seulement, fouilla vivement à sapoche et poussa une exclamation.

– Qu’y a-t-il ? demanda Pierre Manas.

– Il y a que j’ai perdu les clefs de lamaison.

– Par bonheur, je les ai retrouvées, moi, ditle bandit en faisant sonner le petit trousseau qu’il avait réunipar une ficelle.

Et, du premier coup, avec une adresse quiprouvait l’expérience que Pierre Manas avait de ces sortesd’affaires, il trouva la clef de la porte du jardin.

La porte s’ouvrit en criant légèrement.M. Coumbes était trop économe pour employer son huile d’oliveà graisser les gonds de ses portes.

– Là, maintenant, dit Millette en posant samain sur le bras de Pierre Manas, laisse-moi entrer seule.

– Comment ! seule ?

– Oui, et je te rapporterai ce que je t’aipromis.

– Ah ! bagasse, la bonne histoire !ce sont des menottes que tu m’apporterais ; et puis, il m’estvenu une foule de réflexions en route ; comme on dit, tu sais,la nuit porte conseil.

La pauvre femme commença à trembler.

– Quelles réflexions te sont doncvenues ? demanda-t-elle. Je croyais que tout était arrêtéentre nous.

– Combien y a-t-il d’années que tu es avecmonsieur Coumbes ?

– Dix-huit à dix-neuf ans à peu près, réponditMillette en baissant les yeux.

– Alors tu dois avoir une jolie pelote.

– Comment ! une pelote ?

– Oui ; je te connais, tu eséconome ; à deux cents francs par an, pour tes gages, sigrigou que soit le vieux drôle, c’est bien le moins qu’il devait tedonner ; à deux cents francs par an, avec les intérêts, celafait bien près de dix ou douze mille francs, sais tu ? Or,comme chef de la communauté, c’est à moi qu’appartient ladisposition de l’argent. Où sont les dix ou douze millefrancs ?

– Mais, malheureux, répondit Millette, je n’aijamais pensé à rien demander à M. Coumbes, de même qu’il n’ajamais pensé à me rien donner. Je soignais les intérêts de lamaison. Il m’habillait, me nourrissait ; il habillait etnourrissait Marius. Il a fait, en outre, la dépense de sonéducation.

– Oui, je comprends, de sorte qu’il y a uncompte à faire entre toi et M. Coumbes. C’est bien,conduis-moi à sa chambre ; ce compte, nous le réglerons, et,une fois réglé, je lui donnerai décharge définitive, afin quepersonne ne lui réclame rien après moi.

– Mais, malheureux, que dis-tu donclà ?

– Je dis qu’il s’agit de me conduire droit àla chambre du vieux cancre, et cela sans barguigner, et, une foisdans sa chambre, de me dire où le scélérat cache notre argent.

– Notre argent !

– Eh ! oui, notre argent ; puisquetu n’avais pas de gages, puisque tu soignais ses intérêts, puisquetu faisais fructifier le capital, la moitié des économies faitespendant la durée de l’association t’appartient. Je te promets de neprendre que la moitié, juste notre compte ; donc, plus descrupules et marchons.

– Jamais ! jamais ! s’écriaMillette.

Mais au second jamais, elle poussa un cri dedouleur : elle avait senti la pointe du couteau du bandits’enfoncer dans les chairs de son épaule.

– Pierre ! Pierre ! dit-elle, jeferai tout ce que tu voudras ; mais tu me jures que pas uncheveu ne tombera de la tête de celui que tu veuxdépouiller ?

– Sois donc tranquille, je sais trop ce quenous lui devons pour avoir pris soin de toi depuis vingt ans, etnous avoir ménagé de petites ressources pour notre vieillesse. Maisne perdons pas le temps : le temps, c’est de l’argent, commedisent les Américains.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! tu m’avaisfait espérer que quand tu aurais la bourse de Marius, tu quitteraisla France.

– Que veux-tu ! l’appétit vient enmangeant ; puis je me fais vieux ; et, surtout àl’étranger, je ne serais pas fâché de vivre un peu de mes rentes.D’ailleurs, comme je n’ai d’autre héritier légitime que Marius,tout lui reviendra un jour. Pauvre petit ! c’est donc pourlui, en réalité, que nous allons travailler. Aussi j’ai hâte de memettre à la besogne. Allons, conduis moi, fainéante !

Et il lui fit sentir de nouveau la pointe ducouteau.

Millette poussa un soupir, marcha la première,et s’arrêtant devant une porte :

– C’est ici, balbutia-t-elle.

Le bandit appuya son oreille contre laporte ; on entendait, malgré l’obstacle, la bruyanterespiration de M. Coumbes, indiquant que le ronfleur dormaitd’un profond sommeil.

Pierre Manas chercha de la main la serrure, laclef y était ; la porte du jardin fermée, M. Coumbes setenait pour en sûreté chez lui.

Le bandit fit doucement jouer le pêne ;comme celle du jardin, la serrure cria bien un peu, mais leronflement du dormeur éteignit son grincement.

Pierre Manas entra, tirant derrière luiMillette plus morte que vive, et referma la porte derrière lui.

Puis, cette précaution prise :

– Allons, murmura-t-il, comme s’il était chezlui, allumons la chandelle maintenant ; quand on y voit, labesogne est meilleure.

Millette balbutiait une prière, la terreur luiôtait presque le sentiment.

L’allumette pétilla, la flamme s’attacha à lamèche de la chandelle, et la lueur blafarde du maigre suif serépandit dans la chambre.

Cette lueur, si faible qu’elle fût, permit devoir M. Coumbes, couché tranquillement dans son lit etreposant comme un juste.

Pierre Manas alla à lui et le toucha du boutdu doigt.

M. Coumbes s’éveilla.

Rien ne saurait peindre la surprise, mieux quecela, la terreur de l’ex-portefaix, lorsque, en ouvrant les yeux,il aperçut la figure sinistre du bandit.

Il voulut crier, mais Pierre Manas lui mit lecouteau sur la gorge.

– Pas de bruit, s’il vous plaît, mon bonmonsieur, dit le forçat ; c’est dans le silence que se fait lemeilleur travail, et vous voyez que j’ai en main de quoi vousfermer la bouche si vous l’ouvriez trop grande et surtout tropbruyamment.

M. Coumbes roulait des yeux effarésautour de lui.

Il aperçut Millette, que, dans son trouble iln’avait pas encore vue.

– Millette ! Millette !s’écria-t-il, quel est cet homme ?

– Vous ne me reconnaissez pas, dit PierreManas ; eh bien, c’est drôle, moi, je vous ai reconnu tout desuite en vous retrouvant aussi laid que quand je suis parti. C’estla bonne chance des vilains visages de rester les mêmes, et vousaviez tout ce qu’il fallait pour ne pas changer ; mais, moi,que madame a épousé par amour, parce que j’étais joli garçon, jen’ai pu me servir de cet heureux privilège, ce qui fait que vous neme reconnaissez pas. Millette, dites donc mon nom àM. Coumbes.

– Pierre Manas ! s’écria ce dernier, quivenait de recueillir le souvenir que lui avait laissé la nuit où lebandit avait voulu pendre sa femme.

– Eh ! oui, sans doute, Pierre Manas, monbon monsieur, qui vient, en compagnie de son épouse, régler avecvous certains comptes que vous avez laissés trop longtemps ensouffrance.

– Oh ! Millette ! Millette !fit l’ex-portefaix, qui, dans son trouble, ne remarquait pas queles yeux de la pauvre femme lui indiquaient son fusil, dont lecanon jetait un éclair dans un des coins de la chambre et à portéede sa main.

– Il ne s’agit pas de Millette, mon chermonsieur, reprit Pierre Manas ; tron de l’air ! à votreâge, il est honteux d’ignorer que c’est le mari qui surveille lesintérêts de la communauté. Aussi ne vous adressez pas à ma femme,adressez-vous à moi.

– Alors, que voulez-vous ? balbutiaM. Coumbes.

– Pardieu ! ce que je veux ? Del’argent, riposta impudemment le forçat ; ce qu’il vous plairade donner à madame pour payer les bons services qu’elle vous arendus pendant dix-neuf ans.

M. Coumbes, de livide qu’il était, devintverdâtre.

– Mais de l’argent, dit-il, je n’en aipas.

– Sur vous, je le crois, à moins quevous n’ayez votre magot dans votre paillasse ; et alors ilserait sous vous. Mais, là ou ailleurs, en cherchant bien,je suis sûr que vous trouverez quelques billets de mille francs quiflânent dans quelque coin de votre chambre.

– Mais, alors, vous voulez donc mevoler ? demanda M. Coumbes avec un étonnement qui fûtdevenu comique si la situation n’avait pas été si grave.

– Eh ! coquin de sort ! répliquaPierre Manas, je ne chicane pas sur les mots, et, pourvu que vousabouliez au plus vite, tout ira bien ; sinon, dame ! j’aimauvaise tête, je vous en préviens.

– De l’argent ! reprit M. Coumbes,auquel sa profonde avarice rendait quelque courage, n’y comptezpas, vous n’aurez pas un traître sou ; si je dois quelquechose à votre femme, qu’elle revienne demain. Il fera jour, et nousy verrons chacun de notre côté pour régler nos comptes.

– Par malheur, dit Pierre Manas se montrant deplus en plus menaçant, ma femme est devenue comme moi un oiseau denuit : réglons tout de suite.

– Ah ! Millette ! Millette !répéta le pauvre monsieur Coumbes.

Celle-ci, profondément remuée par l’accentdouloureux avec lequel M. Coumbes avait prononcé cet appel,fit un mouvement pour échapper au bandit ; mais celui-ci,pliant de la main gauche Millette comme un roseau, la renversa souslui et la contint avec son pied, qu’il posa sur sa poitrine.

– Tron de l’air ! s’écria-t-il, tu asdéjà oublié ce que je t’avais dit, toi ! Ah ! tu as vouluvenir ! ah ! tu n’as pas voulu m’apprendre où il cachaitson argent, le chéri de ton cœur ! Eh bien ! sais-tu ceque je vais faire, moi ? Je vais vous tuer tous les deux, vouscoucher côte à côte dans le même lit, et je me promènerai le frontlevé ; la loi est pour moi.

Et tout en parlant, le bandit meurtrissait deson lourd soulier la poitrine de Millette.

M. Coumbes ne put soutenir ce spectacle.Il oublia son or, il oublia la disproportion des forces, il oubliaqu’il était presque nu et sans armes, il s’oublia lui-même, et serua sur cette bête féroce.

L’horreur et le désespoir communiquaient unetelle énergie au bonhomme, que Pierre chancela sous la secousse,et, obligé de faire un pas en arrière, souleva malgré lui le piedavec lequel il maintenait Millette couchée à terre.

Celle-ci, toute meurtrie et à moitié étoufféequ’elle était, en profita pour se redresser avec l’agilité d’unepanthère et courir à la fenêtre.

Mais Pierre Manas avait deviné son dessein. Ilfit un effort suprême, se débarrassa de M. Coumbes, qui,violemment repoussé, alla tomber à la renverse sur son lit, et ils’élança sur Millette le couteau à la main.

L’arme traça un éclair dans la demi-obscuritéde la chambre et s’abattit cessant de luire.

Millette tomba sur le carreau sans mêmerépondre par un cri au cri poussé par M. Coumbes.

La terreur semblait avoir paralysél’ex-portefaix ; il cachait son visage entre ses mains.

– Ton argent ! ton argent ! hurlaitle forçat en le secouant rudement.

M. Coumbes indiquait déjà du doigt sonsecrétaire, quand il lui sembla voir glisser dans l’ombre une formehumaine qui s’approchait de l’assassin.

C’était Millette, qui, pâle, mourante, perdantson sang par une profonde blessure, avait rassemblé ses dernièresforces pour venir au secours de M. Coumbes.

Pierre Manas ne l’entendait ni ne lavoyait ; un bruit venu du dehors absorbait en ce moment touteson attention.

– Ah ! c’est là qu’est ton or ? ditenfin Pierre Manas.

– Oui, répondit M. Coumbes dont les dentsclaquaient d’épouvante ; par tout ce que j’ai de plus sacré,je vous le jure.

– Eh bien, tron de l’air ! je le mangeraiet le boirai à votre santé, à vous deux. Je me venge et jem’enrichis, deux bonnes affaires en une seule.

Et, levant son couteau dont la lame ruisselaitde sang :

– Allons, dit-il, va rejoindre tamaîtresse.

Il leva le terrible couteau ; mais, justeen ce moment, Millette se jeta sur lui à corps perdu et l’entourade ses bras.

– Votre fusil ! votre fusil ! criala pauvre femme d’une voix éteinte, ou il va vous tuer comme il m’atuée.

Reconnaissant à qui il avait affaire, PierreManas crut qu’il lui serait facile de se débarrasser deMillette.

Mais Millette s’était cramponnée à lui avectoute la puissance qui caractérise ceux que la vie va abandonner,et qui est remarquable surtout chez les noyés ; ses brasavaient pris la force de deux cercles de fer que l’on eût soudésentre eux.

Pierre Manas eut beau se tordre, secouer lamourante, la frapper de nouveau de son poignard, il ne put parvenirà lui faire lâcher prise.

Cependant la voix de Millette, le cridésespéré poussé par elle avait éveillé chez M. Coumbesl’instinct de la conservation que les affres de la mort lui avaientfait perdre. Son fusil se trouva entre ses mains tout armé, avecune spontanéité que, plus tard, lorsqu’il racontait cette scène, ilattribuait à un miracle de sang-froid ; il le tendit en avant,fit feu sans épauler et sans viser, comme c’était, au reste, dansses habitudes, et Pierre Manas, atteint en pleine poitrine de deuxcents grains de plomb qui firent balle, tomba foudroyé aux pieds dumaître du cabanon.

Suffoqué d’émotion, M. Coumbes allaits’évanouir à son tour, lorsqu’il entendit heurter violemment à laporte et une voix de femme qui criait :

– Que faites-vous donc,M. Coumbes ?… mon frère a parlé, ce n’est point Mariusqui est l’assassin !

Chapitre 21La martyre.

M. Coumbes avait jeté son fusil poursecourir Millette. En entendant cette voix étrangère, il se crutmenacé par une légion de bandits ; mais son triomphe l’avaitanimé ; il tressaillit comme un cheval au son de la trompette,ressaisit son arme et courut à la fenêtre dans l’attitude du soldatqui s’apprête à faire feu.

Cependant, et malgré les incitations de sabravoure, il n’oublia pas que la prudence est une des vertus duguerrier ; il prit quelques précautions pour ouvrir la croiséeet se garda bien de se pencher au dehors.

– Que demandez-vous ? fit-il de l’accentle plus caverneux qu’il pût trouver dans les profondeurs de sesbronches.

– Que vous partiez sur-le-champ pourMarseille. Mon frère est sauvé, il parle ; il a déjà déclaréque Marius n’était pas un assassin. Allez solliciter uneconfrontation.

À l’accent féminin de cette voix,M. Coumbes avait reconnu que c’était inutilement qu’il venaitde faire une nouvelle provision d’héroïsme.

– Eh ! mille couffins de bagasse, dit-ilen retournant à Millette, qu’il essayait de débarrasser du corps deson misérable mari, qui était tombé sur elle, il s’agit bien deMarius, et je me fiche pas mal de lui, de votre commission et devotre frère. Que me chantez-vous là, quand je viens de combattrecomme un véritable Spartiate, que j’ai du sang jusqu’à la ceintureet que la pauvre Millette réclame tous mes soins ! Allez vouspromener à Marseille si bon vous semble, ou plutôt venez m’aider,car ce vilain gueux est aussi lourd qu’il était méchant.

M. Coumbes avait effectivement besoind’aide.

Son système nerveux avait été si violemmentébranlé, qu’en même temps que ses genoux flageolaient sous soncorps, ses bras paralysés avaient perdu toute force. C’était envain qu’il essayait de remuer la lourde masse qui pesait sur lecorps de la mère de Marius. La vue de Millette dont la têtedépassait la poitrine du bandit, cette face livide et sanglante,cette bouche béante, ces yeux entrouverts, l’impossibilité où il sevoyait de la secourir, le jetaient dans des accès successifs dedésespoir et de fureur. Il adressait à la pauvre femme les premiersmots de tendresse qu’il lui eût dits depuis qu’il la connaissait,tandis qu’éclatant en imprécations féroces contre son bourreau, ildéplorait son sort avec des accents vraiment pathétiques et, ivrede rage, criblait de coups de pied le cadavre de l’assassin.

La réponse de M. Coumbes, les cris, lessanglots, les coups sourds qui venaient de l’appartement, jetèrentMadeleine – c’était elle qui avait appelé le maître du cabanon –dans une étrange perplexité. Celui-ci avait fait, et le jour et lanuit, une guerre si acharnée aux oisillons, que le coup de feu quela jeune fille avait entendu en entrant dans le jardin ne l’avaitpas étonnée ; mais, aux paroles étranges que son voisin luiavait adressées, aux bruits sinistres qu’elle entendait, ellesupposait une alternative de malheur : elle pensait, ou queM. Coumbes était devenu fou, ou qu’une nouvelle catastropheétait arrivée.

Elle appela au secours et, à tout risque, elleessaya d’ouvrir la porte.

Mais, comme nous l’avons dit, Pierre Manasconnaissait trop bien son métier pour ne l’avoir point referméederrière lui.

– Si vous voulez que j’aille à vous, il fautm’ouvrir. Ouvrez-moi, M. Coumbes ! criait Madeleine, quimeurtrissait ses doigts en essayant d’ébranler le pêne.

– J’ai bien le temps, répondait Coumbes ;cassez-la, brisez-la, cette porte, si elle ne veut pass’ouvrir ; j’ai les moyens de la renouveler. Je me moque d’uneporte, je me moque de tout, pourvu que ma pauvre Millette vive…Ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu !

Et de ses mains convulsives, agitées,M. Coumbes essayait de nouveau d’alléger le fardeau quioppressait le corps inanimé de son amie.

Cependant, du chalet on avait entendu la voixde Mlle Riouffe. On donna l’alarme dans lesenvirons, on accourut et on pénétra sur le théâtre de cette scènede carnage.

Madeleine qui était entrée la première, reculad’épouvante à la vue de ces deux cadavres ; mais,reconnaissant Millette, avec l’énergie que nous lui avons vudéployer, elle sut dominer son émotion et son horreur et aida àtransporter la mère de son amant sur le lit de M. Coumbes.

Celui-ci semblait avoir complètement perdu laraison ; il prenait entre ses mains les mains déjà glacées deMillette, et il s’écriait d’une voix lamentable :

– Un médecin ! un médecin !Oh ! je ne suis qu’un portefaix, c’est vrai, mais je puis lepayer comme un négociant.

Madeleine plaça ses doigts sur la poitrine deMillette, et, à une pulsation du cœur, elle sentit que le principede la vie n’était pas encore complètement éteint chez elle.

Effectivement, quelques minutes après, lablessée rouvrit les yeux.

Le premier mot qu’elle prononça, fut le nom deson fils. En l’entendant, Madeleine éclata en sanglots, et, sepenchant sur le lit, elle entoura de ses bras la pauvre femme, et,la pressant sur son cœur :

– Il est sauvé ! s’écria-t-elle. Vivez,vivez, ma mère, pour partager notre bonheur !

Millette écarta doucement la jeune fille et laconsidéra pendant quelques instants avec un attendrissement quirévélait tout ce qui se passait dans son âme. Puis deux larmesroulèrent silencieusement le long de ses joues pâles.

– Vous l’aimez, dit-elle, je puis mourir. Cen’est pas lui qui a frappé votre frère : l’assassin, le voilà.Témoignez-en, s’il est besoin. Prête à paraître devant Dieu, je lejure.

Et, soulevant sa main par un pénible effort,d’un geste elle indiqua Pierre Manas, dont on relevait lecadavre.

– C’est inutile, ma mère, repritMadeleine ; son innocence pouvait se passer de votretémoignage ; en sortant de son évanouissement, mon frère adéclaré que Marius n’était point le coupable.

Millette leva les yeux au ciel, joignit lesmains, et le mouvement de ses lèvres, l’expression de son regard,indiquèrent qu’elle remerciait Dieu.

– Seigneur ! dit-elle en finissant,faites-moi la grâce que ce soit lui qui me ferme les yeux.

– Ne pensez pas à cela, ma mère ! vous nemourrez pas, vous vivrez pour être heureuse de son bonheur.

– Oui, qu’elle vivra, interrompitM. Coumbes d’une voix que ses pleurs entrecoupaient :dût-il m’en coûter les yeux de la tête, je veux qu’elle vive. Tuvivras, ma pauvre Millette, tu vivras, comme le dit cette bonnedemoiselle, qui vaut considérablement mieux que le reste de safamille ; tu vivras pour être heureuse. Vois-tu, ajouta-t-ilen se baissant et en approchant la bouche de l’oreille de lablessée, maintenant que nous voilà débarrassés de cette charogne,je puis t’épouser, je t’épouserai, je donnerai mon nom à ton fils,tu auras tout… non, la moitié de tout ce que je possède ; et,quoique je porte toujours la même lévite, ajouta-t-il enconcentrant la voix de façon à n’être entendu que de celle àlaquelle il s’adressait, je suis riche, moi, plus riche peut-être,continua-t-il avec une sorte d’amertume, que ces gens quigaspillent la terre du bon Dieu pour y faire pousser un tas deméchants parfums. Tiens, dans le bas de ce secrétaire, que lescélérat allait effondrer si tu ne t’étais pas si bravement jetéesur lui, il y a, en or, soixante mille francs ; et ce n’estpas tout, va ! il y a les rentes, il y a la maison deMarseille et le cabanon. Eh bien, tu partageras tout cela avecmoi ! Tu vois bien que tu ne peux pas mourir !

À cet argument, de l’efficacité duquelM. Coumbes ne doutait pas, Millette répondit par un funèbresourire.

Les richesses de M. Coumbes étaient bienpeu de chose auprès des éternelles splendeurs dont le ciel, ens’entrouvrant pour elle, lui découvrait déjà les horizons.Cependant elle approcha ses lèvres du visage du bonhomme et déposasur le front de celui-ci un baiser à la fois chaste ettendre ; puis elle se retourna du côté de Madeleine.

– Soyez mille fois bénie, lui dit-elle, devotre amour pour lui… Une dernière consolation que je vousdemande : tâchez que je l’embrasse une fois encore !

Madeleine fit un signe de tête et sortit del’appartement.

Le commissaire de police était arrivé ;il attendait la présence de Madeleine pour recevoir les dépositionsde Millette et celle de M. Coumbes sur les événements de lanuit. Madeleine le conduisit dans le chalet auprès de sonfrère.

Le coutelas de Pierre Manas avait frappéM. Jean Riouffe à la poitrine et pénétré dans ses cavités entouchant les parois du cœur ; la blessure était dangereuse,mais non mortelle. L’arme, dans son contact avec le plus essentielde nos organes, avait produit une hémorragie pulmonaire et amenécette longue syncope qui, pendant plus de trente heures, avaitprivé le blessé de sentiment.

Il répéta au magistrat ce qu’il avait dit à sasœur, et le signalement qu’il donnait de son assassin s’accordantparfaitement avec celui du meurtrier de Millette, commençait àéclaircir cette lugubre histoire. Il remit un mot à Madeleine pourle juge d’instruction, afin de supplier celui-ci – en s’appuyantsur le vœu de la mourante – d’ordonner, provisoirement du moins,l’élargissement de Marius.

Cependant Millette faiblissait d’instants eninstants.

Elle fit des efforts surhumains pour donner aumagistrat des détails sur ce qui s’était passé entre son mari etelle ; elle y parvint, mais ces efforts achevèrent del’épuiser. On avait débridé et élargi la plaie ; seulement lacontraction des muscles, lorsqu’elle avait contenu Pierre Manas,pour donner le temps à M. Coumbes de se mettre en défense,avait amené un épanchement interne considérable ; larespiration devenait plus difficile, son bruit plus strident. Uneécume rougeâtre paraissait sur ses lèvres à chaque hoquet que luiarrachait la douleur ; le cercle bleuâtre de ses yeuxs’étendait ; ceux-ci devenaient atones ; des gouttesd’une sueur glacée perlaient sur son front, et sa peau si blancheet si satinée, paraissait rugueuse.

Le triste spectacle de cette agonie avaitachevé de faire tourner la tête à M. Coumbes. Il semblaitqu’au moment de perdre cette compagne, il sentit tout le prix dutrésor que, pendant vingt années, il avait si longtemps méconnu, etqu’il expiât son ingrate indifférence. Son désespoir s’exprimaitpar une sorte de rage ; il ne voulait pas admettre qu’unsacrifice d’argent ne pût pas lui conserver Millette, et sadouleur, vaniteuse encore, exaltait ce qu’il était disposé à faire.Il maltraitait le médecin ; il troublait les derniers momentsde la mourante ; il fallut l’éloigner d’elle.

Millette, au contraire, conservait toute sasérénité et tout son calme. Lorsque le prêtre succéda à l’homme del’art, elle écouta ses exhortations avec le recueillement de la foisincère. Cependant, et malgré sa ferveur religieuse, de temps entemps elle paraissait inquiète ; elle soulevait péniblement latête au-dessus de l’oreiller ; elle écoutait attentive ;ses lèvres s’éclairaient d’un sourire ; une vague lueurfaisait étinceler ses yeux, qu’elle tournait vers le ciel et, quandelle reconnaissait que ce n’était pas encore celui qu’elleattendait, elle murmurait :

– Mon Dieu, mon Dieu, que votre volonté soitfaite !

Bientôt elle parut toucher à ses derniersmoments ; ses yeux se fixèrent ; on ne reconnaissait plusqu’elle existait qu’au frémissement de ses lèvres, dont l’écumedevenait de plus en plus décolorée. Elle avait perdu sonsang ; elle allait expirer.

Tout à coup, et au moment où le médecincherchait dans ses artères leur dernière pulsation, elle se dressasur son séant avec une spontanéité qui épouvanta les assistants.Alors on entendit un pas qui gravissait précipitammentl’escalier ; ce bruit avait miraculeusement renoué le fil prèsde se rompre, et auquel était suspendue cette existence.

– C’est lui !… merci, mon Dieu,merci ! s’écria distinctement Millette.

En effet, la figure bouleversée de Mariusapparaissait dans l’encadrement de la porte ; mais, avant que,si rapide que fût son mouvement, il eût franchi le seuil de cetteporte, les bras que la pauvre femme tendait vers lui étaientretombés pesamment sur le lit. Elle avait poussé un faible soupir,et ce ne fut plus que sur le cadavre de sa mère que le jeune hommese jeta éperdu.

Dieu, sans doute, avait réservé d’autresconsolations à l’humble et méritante créature, puisqu’il luirefusait celle de sentir encore une fois sur ses lèvres celles deson enfant.

CONCLUSION

Son père n’ayant plus à payer sa dette à lasociété, Marius n’hésita pas à raconter les circonstances quil’avaient conduit à assumer sur sa tête la responsabilité d’un desderniers crimes de Pierre Manas. Les déclarations de Millette,l’affirmation de M. Jean Riouffe corroboraient son récit. Sonélargissement provisoire devint définitif.

Quelque fût son amour pour Madeleine, quelqueéclatants qu’eussent été les témoignages de tendresse qu’il avaitreçus de celle-ci, il demeurait cependant silencieux lorsqu’ellelui rappelait les projets d’union qu’ils avaient caressés dans leurpremière promenade sur les collines.

La noblesse de ses sentiments, son excessivedélicatesse s’épouvantaient, pour la jeune fille, de la situationque l’opprobre de son père leur ferait dans le monde. Il éprouvaitune insurmontable répugnance à apporter à celle qu’il aimait un nomqui avait reçu la flétrissure du bagne.

Cependant, les allusions deMlle Riouffe devinrent plus directes, et Jean,guéri de sa blessure, et convaincu que le bonheur de sa sœur étaitattaché à ce mariage, vint en faire à Marius la propositionformelle. Le fils de Millette demeura pensif et demanda quelquesjours pour réfléchir.

Ce délai n’était, en réalité, que pour sedisposer à un sacrifice qu’il regardait comme un devoir. Il étaitdécidé à s’éloigner ; il comptait sur le temps et surl’absence pour guérir la plaie du cœur de Madeleine ; quant àcelle de son âme, il ne voulait pas y songer. La veille du jour oùil devait donner une réponse à M. Riouffe, lorsqu’il jugea queM. Coumbes devait être endormi, il chargea sur ses épaules lesac dans lequel il avait rassemblé son petit butin, ramassa unbâton de voyage et se mit en chemin sans oser jeter un coup d’œilsur ce chalet où il laissait tout ce qu’il adorait au monde.

Lorsqu’il eut fait un demi-quart de lieue, illui sembla entendre derrière lui un pas furtif qui faisaitdoucement craquer le sable, et le bruit d’une respiration humaine.Il se retourna brusquement et aperçut Madeleine qui le suivait pasà pas.

– Vous ! vous, Madeleine !s’écria-t-il.

– Eh ! sans doute, ingrat ! réponditcelle-ci : je n’ai point oublié, moi, que nous avons juré querien en ce monde ne pourrait nous empêcher d’être l’un à l’autre.Vous partez, et alors la place de votre femme n’est-elle pas à voscôtés ?…

Quinze jours après, le prêtre qui avaitrecueilli les derniers soupirs de Millette, mariait les deux jeunesgens dans la petite église de Bonneveine.

M. Coumbes se montra, à cette occasion,d’une générosité sans égale ; il voulait adopter Marius et ledoter. Le jeune homme n’accepta pas ; et, après les noces, luiet sa femme partirent pour Trieste, où ils allaient fonder unemaison correspondante à celle que M. Jean Riouffe conservait àMarseille.

Le maître du cabanon fut pendant bienlongtemps inconsolable de la mort de Millette ; mais lesconsolations ne lui manquaient pas.

Marius et sa femme n’avaient pas voulu que lechalet fût vendu : ils en avaient laissé la jouissance àM. Coumbes, qui s’était chargé de l’entretenir, mais qui s’engarda si bien, qu’au bout de quelque temps, ainsi qu’il l’avaitsouhaité, les ronces, les orties, les herbes sauvages pullulèrentdans le joli jardin de Madeleine avec une vigueur de végétationtropicale. M. Coumbes aimait à monter sur l’échelle à l’aidede laquelle Marius se rendait auprès de celle qu’il aimait, àcontempler ce champ de désolation, à suivre les progrès que laconsomption produisait sur les arbustes, à compter les traces quechaque mistral laissait sur le joli chalet. Il trouvait, dans cetteconstatation de son triomphe, l’oubli des chagrins qui avaientempoisonné les dernières années de sa vie, et, après une bonneséance en face de ce spectacle, lorsqu’il rentrait dans sa demeure,la solitude lui paraissait moins amère.

Sa catastrophe avait encore d’autrescompensations : elle avait établi d’une manière solide laréputation de bravoure que M. Coumbes avait ambitionnée. ÀMontredon, les pères racontaient ses exploits à leursenfants ; ils formaient le texte des récits de toutes lesveillées.

Pendant les premières années, tout ce quirappelait à M. Coumbes celle qui lui avait été si humblementdévouée le faisait frissonner ; mais peu à peu les complimentsqu’on adressait à sa conduite chatouillèrent assez agréablement sonamour-propre pour que ce dernier sentiment étouffât à la fois sesregrets et ses remords ; et bientôt son ancienne vanité setrouva si bien du relief qui en résultait pour lui, que, loin decraindre les conversations qui avaient trait à la mort de PierreManas, il les provoquait. Il est vrai de dire que l’exagérationpopulaire, s’étant chargée de prôner ses hauts faits, leur avaitdonné des proportions bien attrayantes.

Le bandit se trouvait métamorphosé en cinqaffreux brigands dont M. Coumbes avait occis la moitié tandisque l’autre moitié prenait la fuite.

M. Coumbes laissait dire. À l’admirationqu’il lisait dans les regards des auditeurs, ilrépondait :

– Eh ! mon Dieu, ce n’est pas aussidifficile qu’il le semble, avec un peu d’adresse et de sang-froid…Comment voulez-vous que je manque un homme, moi qui mets un grainde plomb dans l’œil d’un moineau, aussi délicatement que s’il étaitplacé avec la main !

Bref, la passion dominante de M. Coumbeseut raison, chez lui, de tout ce qu’il restait sur la terre de lapauvre Millette : son souvenir.

Peu à peu, ses visites au cimetière deBonneveine, qui renfermait les restes de Millette, devinrent moinsfréquentes ; bientôt il cessa d’y aller, et l’herbe fut librede pousser aussi drue sur le dôme de terre qui la recouvraitqu’elle l’était dans le jardin du chalet.

Il l’oublia si bien, que, lorsqu’il mourut,avec cet à-propos des égoïstes, quinze jours avant l’ouverture ducanal de la Durance, qui, en peuplant de jardins les solitudes deMontredon, allait de nouveau porter le trouble dans sa vie, on netrouva pas dans son testament un mot qui prouvât qu’il se souvîntencore ou de Marius ou de sa mère.

Il n’y a point de petites passions, mais il ya de petits cœurs.

 

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