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Le Gentilhomme pauvre

Le Gentilhomme pauvre

d’ Hendrik Conscience

Chapitre 1

Vers la fin du mois de juillet 1842, une calèche découverte roulait sur l’une des trois grandes chaussées qui conduisent des frontières hollandaises à Anvers. Bien que cette calèche eût été nettoyée avec une évidente sollicitude, tout en elle portait les traces d’un certain dénuement. La caisse, ébranlée par un long usage, se disjoignait sous les cahots ; elle vacillait de côté et d’autre sur la soupente, et craquait, comme un squelette, dans ses moyeux usés. La cape, à demi rabattue,resplendissait au soleil, grâce à l’huile dont elle était enduite ; mais cet éclat d’emprunt ne dissimulait pas les déchirures et les crevasses nombreuses qui en sillonnaient le cuir.La poignée des portières et les autres parties en cuivre étaient, à la vérité, soigneusement écurées ; mais les vestiges d’argenture, encore visibles dans le creux des ornements,attestaient une ancienne opulence grandement amoindrie, sinon totalement disparue.

L’équipage était attelé d’un grand et robuste cheval au pas court et pesant, à la vue duquel un connaisseur eûtdeviné sans peine qu’il était ordinairement employé à de plus rudestravaux et qu’il avait l’habitude de traîner le chariot et decreuser les sillons.

Sur le siège de devant était assis un jeunepaysan de dix-sept ou dix-huit ans ; il était en livrée ;un ruban d’or ornait son chapeau, et des boutons de cuivrebrillaient à son habit ; mais le chapeau tombait jusqu’à sesoreilles, et l’habit était si large, que le jeune homme s’y perdaitcomme dans un sac. Assurément ces vêtements, propriété du maître,avaient servi aux prédécesseurs du laquais qui les portait etavaient dû, pendant une longue suite d’années, passer de main enmain jusqu’à leur usufruitier actuel.

La seule personne qui se trouvât dans le fondde la voiture était un homme d’une cinquantaine d’années. Personnene se fût douté qu’il était le maître de ce laquais novice, et lepropriétaire de ce vieil équipage en désarroi, car tout en luicommandait le respect et la considération.

Le front penché, abîmé dans une profondeméditation, il demeurait immobile et rêveur jusqu’à ce qu’un bruitquelconque annonçât l’approche d’une autre voiture. Alors ilrelevait la tête. Son œil s’adoucissait et prenait le serein éclatdu regard de l’homme heureux ; mais à peine avait-il échangéun gracieux salut avec les passants, qu’un voile de tristesses’étendait sur ses traits et que sa tête s’affaissait lentement sursa poitrine.

Un instant d’attention suffisait pour qu’on sesentît attiré vers cet homme par une secrète sympathie. Son visage,bien qu’amaigri et creusé de rides nombreuses, était si régulier etsi noble, son regard à la fois si doux et si profond, son largefront si pur et si imposant, qu’on ne pouvait douter qu’il ne fûtdoté de tous les trésors de l’esprit et du cœur.

Selon toute apparence, cet homme avaitbeaucoup souffert. Si l’expression de sa physionomie n’en eût pasdonné la complète conviction, il suffisait, pour l’attester, descheveux blancs qui, de si bonne heure, attachaient à son crâne unecouronne argentée, et du feu sombre et étrange qui brillait parfoisdans ses yeux noirs, comme un reflet des pensées quil’accablaient.

Le costume concordait parfaitement avecl’extérieur de celui qui le portait ; il était marqué ducachet de cette riche et l’on pourrait dire magnifique simplicitéque peuvent seuls donner une grande habitude du monde et unsentiment exquis des convenances. Son linge était d’une remarquableblancheur, le drap de son habit d’une extrême finesse, son chapeaud’une fraîcheur parfaite.

De temps en temps, lorsque quelqu’un passaitsur la chaussée, il tirait une belle tabatière d’or et y prenaitune prise d’une façon si distinguée, que, rien qu’à ce gestesignificatif, on eût pu dire qu’il appartenait aux classes les plusélevées de la société.

Il est vrai qu’un œil inquisiteur etmalveillant eût pu, par un sévère examen, découvrir que la brosseavait usé jusqu’à la trame le drap de l’habit de cegentilhomme ; que les soies de son chapeau étaient ramenéesavec peine sur certains endroits usés, et que ses gants avaient étéraccommodés plusieurs fois. Et même, si l’on eût pu voir au fond dela voiture, on eût remarqué que la botte gauche était crevée decôté, et que le bas gris qui se trouvait au-dessous était noircid’encre ; mais tous ces indices d’indigence étaient dissimulésavec tant d’art, ces habits étaient si bien portés avec l’aisanceet la désinvolture de la richesse, que tout le monde eût pensé que,si leur propriétaire n’en mettait pas de meilleurs, c’étaituniquement parce que cela ne lui plaisait pas.

La calèche, qui marchait passablement vite,suivait la chaussée depuis deux heures, lorsque le domestique fitarrêter le cheval, hors de la ville d’Anvers, sur la digue, en faced’une petite auberge.

L’hôtesse et le garçon d’écurie sortirent etaidèrent à dételer le cheval en comblant de marques de profondrespect le maître du vieil équipage. Ce personnage était sans douteun hôte habituel de l’auberge, car chacun l’appelait par sonnom.

– Il fait beau temps, n’est-ce pas, monsieurde Vlierbecke ? Mais il fera chaud aujourd’hui. S’il pleuvaitun peu, cela ne ferait pas de mal dans les hautes terres, n’est-ilpas vrai, monsieur de Vlierbecke ? Faut-il donner au cheval denotre avoine ? Ah ! le domestique a apporté le picotinavec lui ! Avez-vous besoin de quelque chose, monsieur deVlierbecke ?

Pendant que l’hôtesse lui faisait, avec uneextrême volubilité, ces questions et bien d’autres,M. de Vlierbecke descendait de voiture. Il adressaquelques paroles flatteuses à l’hôtesse, lui fit compliment sur sasanté, s’informa de chacun de ses enfants, et finit par luiannoncer qu’il devait se rendre en ville à l’instant. Il lui serracordialement la main, mais avec une sorte de bienveillanceprotectrice qui laissait intacte la distance qui lesséparait ; et, après avoir donné quelques ordres à sondomestique, il salua avec affabilité, et se dirigea à pied vers lepont qui conduit en ville.

M. de Vlierbecke s’arrêta un instantsur un point isolé des glacis extérieurs, secoua la poussière quicouvrait ses vêtements, brossa son chapeau avec son foulard, etfranchit ensuite la porte Rouge.

En entrant en ville, où il allait rencontrerde nombreux passants et se trouver constamment en butte auxregards, il redressa la tête et la taille ; sa physionomieprit cette sereine expression de contentement de soi qui faitcroire aux autres que l’on est heureux. Et cependant, tandis qu’uneinaltérable satisfaction se peignait sur son visage, son âme étaiten proie à de profondes et douloureuses angoisses. Il allaitau-devant d’une humiliation, et d’une humiliation dont la seuleprobabilité faisait saigner son cœur. Mais il y avait au monde unêtre qu’il aimait plus que sa vie, plus que son honneur, safille ! Pour elle, il avait si souvent sacrifié sonorgueil ! pour elle, il avait tant de fois souffert comme unmartyr ! Et cependant son amour le dominait tellement, quechaque souffrance, chaque épreuve nouvelle l’élevait à ses propresyeux et lui faisait considérer la douleur comme une chose quiennoblit et sanctifie !

Néanmoins son cœur était ému et précipitait lesang dans ses veines avec plus de violence, à mesure qu’ils’enfonçait vers l’intérieur de la ville et s’approchait de lamaison où il allait faire une pénible tentative.

Il s’arrêta bientôt devant une porte, et,malgré l’admirable puissance qu’il avait sur lui-même, sa maintrembla en tirant le cordon de la sonnette.

À la vue du domestique qui lui ouvrait, ilredevint maître de lui.

– M. le notaire est-il chez lui ?demanda-t-il.

Le domestique lui répondit affirmativement,l’introduisit dans un petit salon, et alla avertir son maître.

Demeuré seul, M. de Vlierbecke posaprécipitamment le pied droit sur le gauche, et s’assura que, grâceà cette attitude, on ne pouvait s’apercevoir du désastre de sachaussure ; il tira sa tabatière d’or et s’apprêta à prendreune prise.

Le notaire entra ; son visage avait unair officieux, et il se préparait à faire un salut poli etprévenant ; mais à peine eut-il reconnu celui qui l’attendait,que sa physionomie s’assombrit et prit cette expression de réservedont on s’arme lorsqu’on prévoit une demande importune à laquelleon veut opposer un refus. Bien loin d’étaler le luxe de paroles quilui était habituel, le notaire se borna à quelques mots de froidepolitesse, et vint s’asseoir devant M. de Vlierbecke, engardant un silence qui était une muette interrogation.

Humilié et blessé de rencontrer un accueilaussi peu bienveillant, M. de Vlierbecke fut saisi d’unfrisson glacial et pâlit légèrement. Mais il reprit courageaussitôt et dit d’un ton suppliant :

– Veuillez m’excuser, monsieur le notaire.Pressé par une impérieuse nécessité, je viens encore une fois faireappel à votre bonté et solliciter de votre générosité un petitservice.

– Et que désire monsieur de moi ? demandale notaire avec méfiance.

– Je voudrais, monsieur le notaire, que vousme trouvassiez encore une somme de mille francs ou même moins,garantie par une hypothèque sur mes propriétés. Toutefois ce n’estpas là une demande spéciale ; j’ai absolument besoin d’argentaujourd’hui, et je désire que vous me prêtiez deux cents francs cematin même. J’ose espérer, monsieur le notaire, que vous ne merefuserez pas ce léger secours qui doit me sauver d’un extrêmeembarras.

– Mille francs ? sur hypothèque ?grommela le notaire. Et qui en servira la rente ? Vos bienssont grevés au delà de leur valeur.

– Oh ! vous vous trompez, monsieur lenotaire, s’écria M. de Vlierbecke avec une profondeémotion.

– Pas le moins du monde. Sur l’ordre despersonnes qui vous ont avancé de l’argent, j’ai fait fairel’estimation de toutes vos propriétés au taux le plus élevé. Il enrésulte que vos créanciers ne recouvreront leurs capitaux que dansle cas d’une vente extrêmement avantageuse. Vous avez fait uneirréparable folie, monsieur ; si j’eusse été à votre place, jen’aurais pas sacrifié toute ma fortune et celle de ma femme poursecourir et sauver un ingrat, je dirais presque un trompeur, fût-ilou non mon frère.

M. de Vlierbecke, accablé par unpénible souvenir, courba le front, mais laissa sans réponsel’accusation portée contre son frère. Ses doigts serraientconvulsivement la tabatière d’or. Le notaire reprit :

– Par cette imprudente action, vous vous êtesplongés dans la misère, vous et votre enfant ; car vous nepouvez plus le dissimuler. Pendant dix années, – Dieu sait au prixde quelles souffrances, – vous avez pu garder le secret de votreruine ; mais l’instant inévitable approche où vous serez forcéde vendre vos biens…

Le gentilhomme fixait sur le notaire un regardoù se lisaient l’angoisse et le doute.

– Il en est ainsi cependant, poursuivit lenotaire. M. de Hoogebaen est mort pendant son voyage enAllemagne. Les héritiers ont trouvé dans la maison mortuairel’obligation de quatre mille francs à votre charge et m’ont donnéavis qu’il ne fallait plus songer à la renouveler. SiM. de Hoogebaen était votre ami, ses héritiers ne vousconnaissent pas. Pendant dix ans, vous avez négligé d’amortir cettedette ; vous avez payé deux mille francs d’intérêt ; pourvotre avantage, il est temps que cela finisse. Il vous reste encorequatre mois, monsieur de Vlierbecke, quatre mois avant l’échéancede l’effet…

– Encore quatre mois ! dit d’une voixsombre le gentilhomme, quatre mois, et alors, ô monDieu !…

– Alors vos biens seront vendus de par la loi.Je comprends que cette perspective vous soit pénible ; mais,puisque vous êtes placé devant un destin que rien ne peut conjurer,il ne vous reste plus qu’à vous préparer à recevoir avec courage lecoup qui vous menace. Laissez-moi mettre vos biens en vente pourcause de départ : vous échapperez ainsi à la honte d’uneexpropriation forcée.

Depuis quelques instants,M. de Vlierbecke, voilant ses yeux des deux mains,paraissait écrasé par les lugubres paroles du notaire. Lorsquecelui-ci l’engagea à faire vendre volontairement ses biens, legentilhomme releva la tête et dit avec un calmedouloureux :

– Votre conseil est bon et généreux, monsieurle notaire, et cependant je ne le suivrai point. Vous savez quetous mes sacrifices, ma pénible existence, mes éternellesangoisses, ne tendent qu’à assurer le sort de mon unique enfant.Vous seul savez, monsieur le notaire, que tout ce que je fais n’aqu’un seul but, mais un but que je considère comme sacré. Eh bien,je crois que Dieu va exaucer la prière que je lui adresse depuisdix ans ; ma fille est aimée d’un jeune homme riche, dontj’admire les purs et généreux sentiments ; sa famille noustémoigne beaucoup de sympathie. Quatre mois ! le temps estcourt, c’est vrai ; mais faut-il que, par une vente anticipée,j’anéantisse toutes mes espérances ! Dois-je accepter dèsmaintenant, pour mon enfant et pour moi-même, une misère qui frappetous les yeux, au moment où je vais peut-être atteindre le but dansla perspective duquel j’ai tant souffert ?

– Vous voulez donc tromper ces gens ?Peut-être préparez-vous par là à votre fille de plus grandesinfortunes !

Le mot tromper fit tressaillir legentilhomme ; un frisson nerveux parcourut ses membres, et larougeur de la honte colora son noble front.

– Tromper ? dit-il avec une amère ironie.Oh ! Non ! Mais je ne veux pas étouffer par l’aveu de mamisère l’amour qu’une réciproque sympathie fait doucement écloredans deux jeunes cœurs. Seulement, lorsqu’il s’agira, de part oud’autre, de prendre une décision, j’exposerai loyalement l’état demes affaires. Si cette révélation amène l’anéantissement de mesespérances, je suivrai votre conseil, je vendrai tout ce que jepossède, j’abandonnerai ma patrie et j’irai chercher, en donnantdes leçons sur la terre étrangère, à y gagner pour ma fille et pourmoi ce qui est nécessaire à la vie.

Il se tut un instant, puis poursuivit àdemi-voix et comme en lui-même :

– Et cependant j’ai promis près du lit de mortde ma femme bien-aimée, j’ai promis sur la croix que ma fille nepartagerait pas ce misérable sort, mais qu’elle aurait uneexistence calme et heureuse ! Dix années de souffrances, dixannées d’abaissement n’ont pu réaliser ma promesse. Maintenantenfin, un dernier rayon d’espoir éclaire notre sombre avenir…

Il prit d’une main tremblante la main dunotaire, le regarda dans les yeux d’un air égaré et s’écria d’unevoix suppliante :

– Oh ! mon ami, secondez-moi dans cesuprême et décisif effort ; ne prolongez pas ma torture,accordez-moi ce que je vous demande ; aussi longtemps que jevivrai, je bénirai le nom de mon bienfaiteur, le nom du sauveur demon enfant !

Le notaire retira sa main, et répondit avecembarras :

– Mais je ne comprends pas ce que tout celapeut avoir de commun avec la somme que vous voulez emprunter…

M. de Vlierbecke mit la main dans sapoche et répondit d’une voix triste :

– Ah ! c’est ridicule, n’est-ce pas, detomber aussi bas et de voir son bonheur ou son éternel malheurdépendre de choses dont tout autre homme se raillerait ? C’estainsi pourtant ! Ce jeune homme vient avec son oncle dînerdemain chez nous ; l’oncle s’est invité lui-même ; nousn’avons rien à leur offrir ; ma fille a besoin de quelquesbagatelles pour être convenablement mise ; à notre tour, nousserons sans doute conviés par eux… Notre isolement ne cachera pluslongtemps notre misère ; des sacrifices de toute espèce ontété faits pour ne pas succomber sous la honte…

En prononçant ces derniers mots, saphysionomie prit une expression déchirante ; il tira la mainde sa poche, et, montrant au notaire deux francs environ en menuemonnaie :

– Voyez, dit-il en souriant amèrement, voilàtout ce que je possède encore ! Et demain des gens richesdînent chez moi ; et, si mon indigence se trahit en quelquechose, tout espoir pour ma fille est perdu ! Pour l’amour deDieu, monsieur le notaire, soyez généreux, venez à monaide !

– Mille francs ! murmura lenotaire ; je ne puis tromper mes commettants. Or, quel gagegarantira cette somme ? Vous ne possédez rien qui ne soitgrevé outre mesure.

– Mille… cinq cents… deux cents… s’écria legentilhomme, mais prêtez-moi du moins de quoi sortir de ce cruelembarras !…

– Je n’ai pas de fonds disponibles !répondit froidement le notaire ; dans quinze jours peut-être,et encore ne puis-je l’assurer…

– Eh bien, par amitié, je vous en supplie, ditle gentilhomme, prêtez-moi sur votre propre caisse !

– Je ne puis espérer que vous me rendiezjamais ce qui vous sera prêté, dit le notaire avec un visibledépit ; c’est donc une aumône que vous demandez !

Le gentilhomme s’agita péniblement sur sonsiège et devint tout pâle ; un éclair brilla dans ses yeux, etson front se plissa convulsivement… Cependant il réprimasur-le-champ sa violente émotion, inclina la tête et murmura avecune sombre résignation :

– Une aumône ! Soit… buvons cettedernière goutte du calice de douleur ! C’est pour monenfant !

Le notaire prit dans un tiroir quelques piècesde cinq francs et les présenta au gentilhomme. Soit que celui-ci sesentit blessé de se voir offrir une aumône véritable, soit que lasomme lui parût trop minime pour lui être utile, il jeta surl’argent un regard farouche et se laissa tomber sur son siège enpoussant un soupir déchirant et en se couvrant le visage des deuxmains.

Un domestique vint annoncer un autrevisiteur ; le gentilhomme se leva brusquement dès que lelaquais eut quitté le salon, et essuya deux larmes qui brillaientdans ses yeux. Le notaire lui montra encore les pièces de cinqfrancs qu’il avait déposées sur le coin de la table ; maisM. de Vlierbecke détourna les yeux avec une espèced’horreur et dit avec précipitation :

– Monsieur le notaire, pardonnez-moi mahardiesse ; je n’attends plus de vous qu’une grâce…

– Et laquelle ?

– Au nom de ma fille, gardez-moi lesecret !

– Quant à cela, vous me connaissez depuislongtemps : soyez sans inquiétude… Vous refusez donc ce légersecours ?

– Merci ! merci ! s’écria legentilhomme en repoussant la main du notaire, et, tremblant commesi la fièvre l’eût saisi, il sortit du salon et franchit la portede la rue sans attendre que le domestique vînt la lui ouvrir.

Encore étourdi du coup qui venait de lefrapper, hors de lui et mourant de honte, la tête penchée sur lapoitrine et les yeux fixés sur le sol, le malheureux gentilhommeparcourut pendant quelque temps les rues, sans savoir où il setrouvait. Enfin le sentiment de la nécessité l’éveilla peu à peu deson rêve fiévreux ; il se dirigea vers la porte de Borgerhoutet s’enfonça dans les fortifications jusqu’à ce qu’il se trouvâttout à fait seul.

Là, une lutte terrible parut s’engager enlui ; ses lèvres s’agitaient rapidement ; sur saphysionomie se succédaient mille expressions diverses de honte etd’espoir. Cependant il tira de sa poche la tabatière d’or,considéra avec une amère tristesse les nobles armoiries qui yétaient gravées, et se plongea dans une rêverie désespérée, dont ilsortit tout à coup comme s’il venait de prendre une solennellerésolution.

Enfin, les yeux fixés sur la tabatière, il semit à gratter les armes avec un canif et murmura d’une voix calme,quoique tremblante encore d’émotion :

– Souvenir de mon excellente mère, talismanprotecteur qui a si longtemps caché ma misère et que j’invoquaiscomme un bouclier sacré, toutes les fois que ma détresse allait setrahir, – ô toi, dernier des legs de mes ancêtres, il faut aussique je te dise adieu ; il faut, hélas ! que je te profanede ma main ! Puisse ce dernier service que tu me rends noussauver d’une humiliation plus grande !

Une larme coula sur ses joues et sa voixs’éteignit. Il poursuivit néanmoins son étrange travail et grattale couvercle de la boîte jusqu’à ce que les armoiries eussentcomplètement disparu.

Alors le gentilhomme rentra en ville etparcourut un grand nombre de petites rues solitaires eninterrogeant toutes les enseignes d’un regard timide etdétourné.

Après avoir erré une heure, il entra dans uneétroite ruelle du quartier Saint-André, et poussa soudain uneexclamation de joie attestant qu’il avait trouvé ce qu’ilcherchait. Son œil s’était arrêté sur une enseigne qui portait pourinscription ces seuls mots : Commissionnaire juré duMont-de-Piété. Dans cette maison, on prêtait sur toute espècede gages, au nom de l’établissement que nous venons denommer !

Le gentilhomme passa devant la porte et allajusqu’au bout de la rue ; puis il revint sur ses pas, pressantou ralentissant sa marche quand une autre personne se montrait dansla rue, jusqu’à ce qu’il eût trouvé enfin un moment favorable pourse glisser, en longeant les murs, dans la maison qui portaitl’enseigne en question.

Longtemps après, il en sortit et gagnaprécipitamment une autre rue. Une certaine joie brillait bien dansses yeux, mais la vive rougeur qui colorait son visage témoignaitassez qu’il n’avait obtenu le secours désiré qu’au prix d’unenouvelle humiliation.

Il fut bientôt arrivé au centre de la ville.Là, il entra chez un marchand de comestibles et fit emballer dansune bourriche une poularde farcie, un pâté, des conserves etd’autres menues provisions de table ; il en paya le prix etdit qu’il enverrait son domestique prendre le tout. Plus loin, ilacheta chez un orfèvre deux cuillers d’argent et une paire deboucles d’oreilles ; puis il s’éloigna de ce quartier pouraller probablement faire ailleurs de nouvelles emplettes.

Chapitre 2

 

Dans nos landes couvertes de bruyère, l’hommea entrepris une lutte victorieuse pour tirer le sol du sommeiléternel auquel il semblait condamné par la nature. Il a fouillé lesstériles entrailles de la terre et l’a arrosée de ses sueurs ;il a appelé à son aide la science et l’industrie, desséché lesmarais, arrêté dans leur cours vers la Meuse les ondesbienfaisantes qui descendent des montagnes, et fait circuler ainside riches et vivifiantes artères dans un sol engourdi comme uncadavre depuis des milliers d’années.

Glorieux combat de l’homme contre lamatière ! Triomphe magnifique qui transformera un jourl’infertile Campine[1] en unecontrée féconde et bénie ! En vérité, nos descendants n’ycroiront pas lorsque, sous le regard charmé, le froment ondoieracomme une mer, ou que l’herbe verdoyante s’étendra au fond desvallées, là où le soleil brise maintenant ses rayons dans lesprismes d’un sable aride et brûlant !

Cependant, au nord de la ville d’Anvers, dansla direction des frontières hollandaises, on remarque à peineaujourd’hui quelques traces de défrichement. Ce n’est guère que lelong de la chaussée qu’on voit l’agriculture empiéter sur la landesablonneuse ; plus loin, au cœur du pays, tout est encoreinculte et sauvage. Là se déroulent, à perte de vue, des plainesarides qui n’ont pour toute végétation que de maigres bruyères, etparfois l’horizon n’est borné que par cette teinte bleuâtre etnuageuse qui dit que le désert s’étend bien au delà de la portée duregard.

Mais, si l’on parcourt de grandes distances,on rencontre, de temps en temps, un ruisseau qui serpente enméandres capricieux et dont l’onde limpide, encadrée d’uneverdoyante bordure, court au milieu de fraîches prairies etd’arbres pleins de sève et de vigueur. Le long des rives du filetmurmurant ou dans les terrains un peu plus hauts s’élèvent desfermes isolées, des maisons de campagne, voire même des villagesentiers, comme si l’homme, de même que la terre, ne demandaitqu’une eau courante pour y trouver la nourriture et la vie.

Dans un de ces endroits où la présence deprairies et de pâturages a rendu la culture possible se trouvait,au bord d’un chemin écarté, une ferme passablement importante. Lesgrands arbres, qui étendaient aux alentours leur ombre majestueuseattestaient que l’homme avait depuis des siècles pris possession deces lieux. En outre, les fossés qui l’entouraient et le pont depierre qui en précédait la porte principale, faisaient supposer,avec raison, que cette demeure avait dû être une propriétéseigneuriale. On la nommait dans les environs leGrinselhof. Toute la partie antérieure était occupée par lamétairie, c’est-à-dire l’habitation du fermier, les étables et lesgranges, si bien que le passant ne pouvait guère apercevoir ce quise trouvait ou se faisait dans l’enceinte des fossés, queprotégeaient, en outre, d’épais massifs de verdure. Et c’était eneffet un mystère, même pour le fermier. Ces impénétrables massifsqui s’élevaient derrière sa demeure dérobaient, comme un rideau,l’intérieur de la campagne à son regard curieux. Ni lui ni aucundes siens ne pouvait franchir cette limite sans être spécialementappelé au delà.

Au fond de la propriété, à l’abri d’un ombrageséculaire, se trouvait une vaste maison que les paysans nommaientle château ; là habitait, avec sa fille, un gentilhomme menantune vie aussi solitaire et aussi retirée que celle d’un ermite,sans valet ni servante, et fuyant avec soin toute société. Oncroyait dans le pays qu’une avarice, ou plutôt une ladrerieinexplicable, avait poussé ce gentilhomme, qui possédait de beauxbiens au soleil, à se séquestrer ainsi loin du monde. Quant aufermier, il évitait soigneusement toute explication sur ce point etrespectait la mystérieuse conduite de son maître. Ses affairesprospéraient, car la terre était fertile et le fermage peu élevé.Il en était reconnaissant envers le gentilhomme, et, chaquedimanche, lui prêtait volontiers un cheval qui, attelé à la vieillecalèche, le conduisait avec sa fille, à l’église du village. Deplus, dans les grandes circonstances, le jeune fils du fermierétait au service du maître en qualité de laquais.

C’est un des derniers après-dîners du mois dejuillet. Le soleil a presque accompli sa course quotidienne ets’incline vers l’occident ; toutefois ses rayons, bien quemoins ardents qu’à l’heure de midi, sont encore chauds et inondentl’air de brûlants effluves. Au Grinselhof aussi, les derniers feuxdu soleil couchant se jouent gaiement dans le feuillage ;tandis que les rayons obliques dorent la cime des arbres de teintesà la fois douces et éclatantes, la verdure prend du côté del’orient des nuances plus sombres, et le fond des bosquetss’enveloppe d’une mystérieuse obscurité. Des ombres gigantesquess’étendent sur le sol, et après la suffocante chaleur du jour, labrise du soir s’éveille lentement et remplit l’atmosphère desenteurs rafraîchissantes.

Et néanmoins tout est triste auGrinselhof : un silence de mort pèse, comme une pierresépulcrale, sur l’habitation déserte ; les oiseaux se taisent,le vent repose, pas une feuille ne bouge, la lumière seule semble yvivre. À voir cette absence totale de mouvement et de bruit, oncroirait la nature plongée ici pour jamais dans un magique sommeil.Le regard cherche en vain à sonder les ténébreuses profondeurs dela végétation abandonnée à elle-même, et l’on se surprend àfrissonner comme si cette morne et muette solitude cachait dans sonsein quelque lugubre mystère…

Soudain le feuillage s’agite au fond del’épais bosquet et les branches se courbent bruyamment sous lacourse rapide d’un être invisible. Une multitude d’oiseaux quittentleur retraite et s’envolent tumultueusement, comme s’ils fuyaient àl’approche d’un danger.

La seule apparition d’un être humainapporterait-elle l’animation et la vie où semblaient régner àjamais le silence et la mort ?

Le bosquet s’ouvre. Une jeune fille toutevêtue de blanc s’élance hors des coudriers et vole, un filet desoie à la main, à la poursuite d’un papillon. Elle court plusrapide qu’une biche ; le corps tendu, le bras levé, effleurantà peine le sol de la pointe des pieds, elle semble avoir des ailesplus légères que les oiseaux qui, sur son passage, ont abandonnéleur asile. Ses cheveux flottent librement en boucles ondoyantessur son cou charmant. Voyez, elle prend un élan, elle bondit…

Qu’il est gracieux et magnifique, le papillonqui voltige et danse au-dessus de sa tête, comme s’il prenaitplaisir à jouer avec elle : ses ailes dentelées sont seméesd’yeux d’azur, de pourpre et d’or.

Un cri de joie s’échappe de la poitrine de lajeune fille. Elle a failli saisir l’objet de son désir, mais elle aà peine effleuré du bout de son filet les ailes du papillon, qui,bien que mutilé, s’élève dans les airs hors de sa portée ;elle le suit tristement du regard jusqu’à ce que ses couleurs seperdent dans le ciel bleu. Un instant encore elle hésite, puis elleprend à pas lents un sentier plus praticable que le chemin qu’ellevient de suivre.

Qu’elle est belle ! Le soleil alégèrement bruni son teint délicat ; mais le velouté vermeilde ses joues n’en ressort que mieux, et son visage y gagne unecharmante expression d’énergie et de santé. Sous un front élevé,ses beaux yeux noirs brillent à travers de longs cils ; sabouche finement découpée laisse briller des dents de perle entredes lèvres devant lesquelles pâlirait la rose qui vient d’éclore.Ce ravissant visage est encadré de cheveux flottants qui ondoientsur les épaules et ne laissent entrevoir que de temps en temps laneige d’un col de cygne. Sa taille est svelte et élancée : unesimple robe blanche, ceinte d’un modeste ruban, ne dissimule passes formes délicates. Quand elle lève la tête et que son regard seperd dans l’azur du ciel, on croirait facilement voir en rêve unefille de l’air ; on la prendrait pour la fée duGrinselhof.

Tantôt elle erre dans les sentiers perdus,absorbée par des souvenirs aimés et savourant les douces émotionsqui agitent son cœur ; tantôt, de souriante devenue grave,elle s’arrête, et ses beaux yeux s’inclinent pensifs vers la terre.Elle se rapproche ainsi d’un parterre où des œillets, brûlés parles feux du jour, penchent leur tête languissante. Ces fleursdevaient être l’objet d’une affection particulière, car toutesétaient liées à un soutien en bois blanc et soigneusementpréservées de l’invasion des mauvaises herbes. Le choix des fleurs,les soins enfantins dont elles étaient entourées, une espèce dedélicate sollicitude qui se sent, mais ne s’exprime pas, touttémoignait qu’une main de femme – une main de jeune fille – élevaitet choyait ces favorites.

La jeune fille avait remarqué de loin qu’elless’inclinaient épuisées et flétries ; elle s’approcha pleined’anxiété, et dit, en relevant de la main le calice d’unœillet :

– Ô mon Dieu, mes pauvres petitesfleurs ! j’ai oublié de vous arroser ! Vous avez soif,n’est-ce pas ? Vous languissez en m’attendant, et vous courbezla tête comme si vous alliez mourir.

Elle poursuivit, rêveuse :

– Mais aussi, depuis hier, je suis sidistraite, si joyeuse, si…

Elle baissa les yeux, et, hésitant comme parpudeur, elle murmura d’une voix douce :

– Gustave !

Immobile comme une statue, seule avec unevision enchanteresse, elle oublia un instant les fleurs etpeut-être avec elles le monde entier. Bientôt ses lèvres s’émurentet murmurèrent à demi-voix :

– Toujours, toujours son image devant mesyeux ! toujours sa voix qui me poursuit ! Impossibled’échapper à cette fascination ! Mon Dieu, que se passe-t-ilen moi ? Mon cœur frémit dans ma poitrine ; tantôt lesang se précipite brûlant dans mes veines, tantôt il coule lent etglacé… J’étouffe… une secrète angoisse trouble mon âme… etcependant je suis heureuse… mon cœur se perd dans une inexprimablefélicité…

Elle se tut, puis elle parut s’éveillersoudain, releva vivement la tête, et rejeta en arrière les bouclesépaisses de sa chevelure, comme si elle eût voulu se débarrasser dela pensée qui l’obsédait.

– Attendez, mes chères fleurs, dit-elle auxœillets en souriant ; attendez, je vais vous apporter aide etfraîcheur !

Elle disparut dans le bosquet, et en rapportabientôt des rameaux qu’elle disposa de manière à ombrager lesfleurs. Après quoi, elle prit un petit arrosoir, et courut àtravers l’herbe vers un bassin ou plutôt un petit étang creusé aumilieu du gazon, et autour duquel des saules pleureurs laissaientpendre leurs rameaux ondoyants.

La surface de l’eau était calme et unie à sonarrivée ; mais à peine son image s’y fut-elle reflétée que levivier parut fourmiller d’êtres vivants. Des centaines de doradesde toutes couleurs, – rouges, blanches, noires, – nageaient verselle en frétillant, la gueule hors de l’eau et béante, comme si cespauvres petits animaux s’étaient efforcés de parler à la jeunefille.

Elle, se retenant d’une main au tronc du saulepleureur le plus proche, se courbait gracieusement sur l’eau, ets’efforçait de remplir l’arrosoir sans toucher les dorades.

– Allons, allons, laissez-moi en paix !disait-elle en les écartant avec précaution ; je n’ai pas letemps de jouer… Je vais vous apporter votre dîner tout àl’heure.

Mais les poissons frétillèrent autour del’arrosoir jusqu’à ce qu’elle l’eût retiré de l’étang ; etmême, après le départ de la jeune fille, ils continuèrent des’attrouper tout en émoi près du bord que son pied avait foulé.

Elle vient d’arroser les fleurs ;l’arrosoir a lentement glissé de sa main sur le sol. La têtepenchée, elle dirige ses pas vers l’habitation solitaire ;elle revient avec la même lenteur, jette du pain blanc aux dorades,et se remet, inattentive et toute absorbée par ses pensées, àparcourir les sentiers du jardin.

Elle gagna enfin un endroit où un gigantesquecatalpa étendait au-dessus du chemin, comme un vaste parasol, sesbranches qui se courbaient jusqu’à terre. Sous ce frais ombrage setrouvaient une table et deux chaises. Un livre, un encrier, unebroderie, témoignaient que la jeune fille s’était assise là peuauparavant.

Maintenant encore, elle s’affaissa sur l’unedes chaises, prit tour à tour en main le livre et la broderie, leslaissa retomber l’un et l’autre, et bientôt, succombant sous lespensées qui l’accablaient, elle inclina sa belle tête sur son brascomme quelqu’un qui est las et veut se reposer.

Pendant quelque temps, ses grands yeuxdemeurèrent fixés dans l’espace ; par intervalles, un douxsourire se jouait sur ses lèvres, et ses lèvres s’agitaient commesi elle se fût entretenue avec un ami. Parfois ses paupièresfatiguées se fermaient ; mais les cils se relevaient toujourspour retomber plus lourdement encore, jusqu’à ce qu’enfin unprofond sommeil parût s’emparer de la jeune fille.

Dormait-elle ? Ah ! son âme du moinsveillait et était heureuse, car le doux sourire animait toujoursses traits, et, s’il disparaissait parfois pour faire place à uneexpression plus calme, il revenait bientôt jeter le charmant refletdu bonheur et de la joie sur la pure et transparente physionomie dela jeune fille. On eût dit que ses rêveries avaient pris un corpset planaient devant ses yeux, inondant son cœur d’indiciblesjouissances, comme une ronde magique bercée par la brise dusoir.

Depuis longtemps déjà, elle était plongée, parun songe séduisant, dans un oubli complet de la vie réelle lorsque,à la porte d’entrée, un bruit de roues et le puissant hennissementd’un cheval vinrent troubler le silence du Grinselhof. Cependant lajeune fille ne s’éveilla pas.

La vieille calèche, revenue de la ville,venait de s’arrêter près de l’écurie de la ferme.

Le fermier et sa femme accoururent pour saluerleur maître et aider à dételer le cheval.

Tandis qu’ils s’occupaient de cette besogne,M. de Vlierbecke descendit de voiture et leur adressaquelques paroles bienveillantes, mais d’une voix si pleine detristesse, que tous deux le contemplèrent avec étonnement.

À la vérité, sa calme gravité ne l’abandonnaitjamais, même lorsqu’il était le plus affable ; mais en cemoment sa physionomie dénotait un abattement tout à faitextraordinaire. Il semblait brisé de fatigue, et son regard,habituellement si plein de vie, s’éteignait, morne et languissant,sous ses sourcils abaissés.

Le cheval était à l’écurie ; le jeunedomestique, qui avait déjà déposé la livrée, tira de la voiturequelques paniers et quelques paquets qu’il déposa sur la table dela ferme. Sur ces entrefaites, M. de Vlierbeckes’approcha du fermier.

– Maître jean, dit-il, j’ai besoin de vous. Ilvient du monde demain au Grinselhof. M. Denecker et son neveudînent ici.

Le fermier, au comble de la stupéfaction,regardait son maître, la bouche béante ; il n’en pouvaitcroire ses oreilles. Après un instant, il demanda d’une voix pleined’hésitation :

– Ce gros riche monsieur qui, le dimanche à lagrand’messe, se met près de vous au jubé ?

– Lui-même, maître Jean ; qu’y a-t-il desi surprenant en cela ?

– Et le jeune M. Gustave qui, hier aprèsla messe, a parlé sur le cimetière à notre demoiselle ?

– Lui-même !

– Oh ! monsieur, ce sont des gens siriches ! Ils ont acheté tous les biens qui sont autourd’Echelpoel ; ils ont bien, dans leur château, dix chevaux àl’écurie, sans compter ceux qu’ils ont encore en ville. Leurvoiture est tout argent du haut en bas…

– Je le sais, et c’est précisément pour celaque je veux les recevoir comme il convient à leur rang. Tenez-vousprêt, de même que votre femme et votre fils ; je viendrai vousappeler demain matin de très bonne heure. Vous donnerez volontiersun coup de main pour m’aider, n’est-ce pas ?

– Certainement, certainement, monsieur !Un mot de vous suffit… Je suis bien heureux de pouvoir fairequelque chose pour votre service…

– Je vous remercie de votre bonne volonté.Ainsi, c’est dit ; à demain !

M. de Vlierbecke entra dans laferme, donna au jeune homme quelques ordres relatifs aux objetstirés de la voiture, puis il gagna le bosquet et s’achemina vers leGrinselhof.

Dès qu’il fut hors de la vue du fermier, saphysionomie prit une expression plus sereine ; un sourire sedessina sur ses lèvres, tandis qu’il promenait son regard autour delui, comme s’il eût cherché quelqu’un dans la solitude dujardin.

Au détour d’un sentier, son œil tomba soudainsur la jeune fille endormie. Comme fasciné par le ravissant tableauqui s’offrait à lui, il ralentit sa marche et bientôt s’arrêta enextase…

Dieu, que l’enfant était belle dans sonrepos ! Le soleil couchant l’inondait d’ardents reflets etjetait une teinte de rose sur tout ce qui l’entourait. Les bouclesépaisses de sa chevelure tombaient éparses sur ses joues dans uncharmant désordre. Le catalpa avait semé sur elle et autour d’elleses calices d’une blancheur de neige. Elle rêvait toujours :un sourire de calme bonheur se jouait sur ses traits ; seslèvres émues balbutiaient d’inintelligibles paroles, comme si sonâme se fût efforcée d’exprimer les sentiments qui débordaient enelle.

M. de Vlierbecke retint son haleine,caressa du regard la douce jeune fille, et, saisi d’une émotionprofonde, il leva les yeux au ciel et dit d’une voix basse etfrémissante :

– Sois béni, Père tout-puissant, elle estheureuse ! Que mon martyre se prolonge sur la terre, maispuissent mes souffrances te rendre miséricordieux pour elle !Grâce, protection pour mon enfant ; puisse son rêve seréaliser, ô mon Dieu !

Après cette courte mais ardente prière, ils’affaissa sur la seconde chaise, posa avec précaution le bras surla table, y appuya sa tête et demeura immobile, les traitsilluminés par le doux sourire du bonheur et par une vive expressiond’admiration. La contemplation de la virginale beauté de sa filledevait être pour lui la source de joies ineffables qui, par unemagique puissance, lui faisaient oublier en un instant toutes sesdouleurs, car ses yeux étaient fixés sur elle avec une douceextase, et sur sa physionomie se reflétait, comme dans un miroirfidèle, chaque émotion qui venait se peindre sur les traitsdélicats de la jeune fille.

Tout à coup une rougeur pudique monta au frontde celle-ci ; ses lèvres articulèrent plus distinctement. Lepère l’épiait avec une pénétrante attention, et, bien qu’elle n’eûtpas parlé, il saisit un de ces mots fugitifs qui allaient se perdredans les airs avec son haleine.

Ému d’une joie plus profonde encore, ilmurmura en lui-même :

– Gustave ! elle rêve de Gustave !Son cœur est d’accord avec mes vœux. Puissions-nous réussir !Puisse Dieu nous être propice !… Oh ! oui, mon enfant,ouvre ton âme aux enivrantes émotions de l’espérance… Rêve, rêve…car qui sait ? Mais, non, n’empoisonnons pas ces bienheureuxinstants par la froide image de la réalité !… Dors, dors,laisse savourer à ton âme les célestes enchantements de l’amour quis’éveille !

M. de Vlierbecke demeura quelquesinstants encore en contemplation. Il se leva enfin, passa derrièrela jeune fille et posa sur son front un long baiser.

Rêvant encore à demi, elle ouvrit doucementles yeux ; mais à peine eut-elle reconnu celui quil’éveillait, qu’elle l’enlaça d’un bond dans ses bras, se suspenditcaressante à son cou en lui donnant le plus doux baiser filial, etl’accabla de mille questions.

Le gentilhomme se dégagea de l’étreinte de safille, et dit d’un ton de douce plaisanterie :

– Apparemment, Lénora, il est inutile que jete demande aujourd’hui quelles beautés tu as découvertes dans leLucifer de Vondel ; le temps t’a sans doute manquépour commencer la comparaison de ce chef-d’œuvre de notre languematernelle avec le Paradis Perdu de Milton !

– Ah ! mon père, balbutia Lénora, monesprit se trouve, en effet, dans d’étranges dispositions. Je nesais ce que j’ai ; je ne puis même plus lire avecattention.

– Allons, Lénora, ne t’attriste pas, monenfant ! Assieds-toi ; j’ai à t’apprendre une importantenouvelle. – Tu ne sais pas pourquoi je me suis rendu en ville,aujourd’hui, n’est-ce pas ? Eh bien, c’est que nous avonsdemain du monde à dîner.

La jeune fille, profondément étonnée, regardason père d’un air interrogateur.

– C’est M. Denecker, tu sais, ce richenégociant qui se place auprès de moi au jubé, et qui habite lechâteau d’Echelpoel.

– Oh ! oui, je le connais, monpère ; il me salue toujours avec tant d’affabilité, et nemanque jamais à me tendre la main pour descendre de voiture quandnous arrivons à l’église. Mais…

– Tes yeux me demandent s’il vient seul ?Non, Lénora, une autre personne l’accompagnera…

– Gustave ! s’écria involontairement lajeune fille d’un ton de joyeuse surprise et en rougissant en mêmetemps.

– En effet, c’est Gustave, réponditM. de Vlierbecke. Ne tremble pas pour cela, Lénora, et net’effraye pas de ce que ton âme encore ignorante s’ouvre à unnouveau sentiment. Entre toi et moi, il ne peut y avoir aucunsecret que mon amour ne pénètre.

Les yeux de l’enfant interrogèrent les yeux dupère, et parurent demander à son bienveillant regard l’explicationd’une énigme. Tout à coup, comme si une lumière soudaine se futfaite dans son âme, elle jeta ses bras au cou deM. de Vlierbecke, cacha son visage dans son sein, etmurmura avec une profonde reconnaissance :

– Mon père, mon père bien-aimé, votre bontén’a pas de bornes !

Le gentilhomme se prêta quelques instants auxaffectueuses caresses de sa fille ; mais peu à peu ses traitss’assombrirent ; une larme vint briller dans ses yeux, et ildit d’un accent très ému :

– Lénora, quoi qu’il arrive dans notre vie, tuaimeras toujours ton père ainsi, n’est-ce pas ?

– Oh ! toujours, toujours ! s’écriala jeune fille.

– Lénora, mon enfant, reprit le père ensoupirant, ta douce affection est ma récompense et ma vie ici-bas.N’enlève jamais à mon âme son unique consolation…

Le ton triste de sa voix émut tellement lajeune fille, qu’elle lui prit les mains sans prononcer un mot, et,le front dans le sein de son père, elle se mit à pleurersilencieusement.

Ils demeurèrent longtemps ainsi, immobiles,absorbés par une vive émotion, qui n’était ni de la tristesse ni dela joie, mais qui semblait emprunter sa profondeur au mélange deces deux sentiments opposés.

L’expression du visage du père changea lapremière : sa physionomie devint sévère ; il secoua latête d’un air de doute et parut se faire un reproche à lui-même. Eneffet, les singulières paroles qui avaient fait couler les larmesde sa fille avaient surgi de son âme à la pensée qu’une autrepersonne allait partager avec lui l’affection de Lénora et laséparer de lui peut-être pour toujours.

Il était prêt à tout sacrifice, fût-ilinfiniment plus grand, pourvu que ce sacrifice contribuât aubonheur de son enfant, et cependant la seule idée de la séparationavait fait saigner son cœur. Maintenant, il s’en veut de cesemblant d’égoïsme ; il chasse avec effort de son esprit lespensées tristes. Il relève sa fille, et dit, en lui prodiguant sescaresses :

– Allons, Lénora, reprends ta gaieté,redeviens joyeuse ! N’est-il pas heureux que notre âme puisses’alléger de temps en temps quand l’excès du sentimentl’accable ? Mais rentrons ; j’ai bien à te parler encorepour que nous recevions nos hôtes comme il convient.

La jeune fille obéit silencieusement, etsuivit son père à pas lents, tandis que ses beaux yeux laissaientencore échapper des larmes.

Quelques heures plus tard,M. de Vlierbecke était assis dans la grande salle duGrinselhof, près d’une petite lampe, les coudes appuyés sur unetable. L’appartement, éclairé sur un seul point tandis que lescoins échappaient au regard dans une vague obscurité, était tristeet morne. La flamme tremblotante de la lampe faisait ondoyer sesreflets en longues traînées sur les murailles et y dessinait milleformes fantastiques, tandis que les vieux portraits qui ornaientles panneaux semblaient fixer opiniâtrement sur la table leurs yeuximmobiles.

Du milieu de cette obscurité et de ce silencese détachait seule la belle et calme figure du gentilhomme ;le regard perdu dans les ténébreuses profondeurs de la nuit,immobile comme une statue, il semblait prêter l’oreille avec laplus grande attention.

Il quitta enfin son siège avec précaution etalla, sur la pointe des pieds, jusqu’à l’autre extrémité de lasalle, où il s’arrêta l’oreille collée à une porte fermée.

– Elle dort ! se dit-il à voix basse.

Et, levant les yeux au ciel, il ajouta ensoupirant :

– Que Dieu protège son repos !

Il revint à la table, y prit la lampe, etouvrit une grande armoire ménagée dans le mur. Appuyé sur un genou,il prit dans le tiroir inférieur quelques serviettes et une nappe,en déploya les plis et parut s’assurer, avec une inquiètesollicitude, si aucune tache n’en déparait la blancheur. Un sourirede contentement témoigna qu’il était satisfait du résultat de cetexamen.

Il se releva emportant un petit panier, et serapprocha de la table, du tiroir de laquelle il tira un morceaud’étoffe de laine et de la craie. Il broya celle-ci avec le manched’un couteau et se mit à frotter et à polir les cuillers et lesfourchettes que contenait le panier. Il fit de même des salières etautres petits ustensiles de table, qui étaient la plupart enargent, et dont les ornements ciselés attestaient une certaineopulence.

Pendant qu’il se livrait à cette occupation,son âme se laissa emporter par le flot des souvenirs ;l’immobilité de ses traits, la fixité de ses yeux dont le regardincertain semblait se perdre dans les ténèbres, témoignaient assezqu’il était absorbé dans ses pensées. De temps en temps ses lèvresmurmuraient quelques paroles, et des larmes s’échappaient de sespaupières, larmes de bonheur peut-être, car un doux sourireéclairait son visage. Déjà dans son rêve, il avait redit tous lesnoms qui lui avaient été chers ici-bas, peut-être même avait-ilsavouré de nouveau les pures et joyeuses émotions de ses jeunesannées. Sa voix devint plus distincte ; il disait ensoupirant :

– Pauvre frère ! un seul homme sait ceque j’ai fait pour toi, et cet homme t’accuse d’ingratitude et demauvaise foi ! Et toi, tu erres dans les solitudes glacées del’Amérique, en proie à la souffrance et à la maladie ; tuparcours, au prix d’un misérable salaire, des déserts où, pendantdes mois entiers, nul regard humain ne s’arrête sur toi. Fils denoble race comme moi, tu t’es fait l’esclave des Anglais, et poureux tu amasses ces fourrures destinées au luxe des riches.Oh ! j’endure un cruel martyre pour l’amour de toi ; maisDieu m’est témoin que mon affection pour toi est demeurée entière.Puisse ton âme, ô mon frère, ressentir, dans l’isolement où tusouffres, cette aspiration de mon âme, et puisses-tu trouver unadoucissement à ta misère !

Le gentilhomme, absorbé quelque temps dans sadouloureuse méditation, secoua enfin son rêve et redevint attentifà son travail. Il disposa tous les objets d’argenterie, les uns àcôté des autres, sur la table et dit en réfléchissant :

– Six fourchettes, huit cuillers ! nousserons quatre à table. Il s’agira de se tenir sur ses gardes, sinonon s’apercevrait facilement qu’il manque quelque chose… Mais celaira cependant ; je donnerai à la fermière des instructionsprécises ; c’est une femme entendue…

En prononçant ces derniers mots, il renfermale tout dans l’armoire ; après quoi, il prit la lampe, quittala salle à pas lents et circonspects, et descendit par un escalierde pierre dans une vaste salle voûtée, où il ouvrit une petiteporte, et se courba dans un caveau surbaissé. À la lueur incertainede la lampe, il tâtonna dans un bac parmi un grand nombre debouteilles vides, et trouva enfin ce qu’il cherchait. Il retira dusable trois bouteilles et dit, la pâleur de l’angoisse sur levisage :

– Ciel ! trois bouteillesseulement ! trois bouteilles de vin de table ! Et l’ondit que M. Denecker met son orgueil à bien boire… Queferai-je, si, lorsqu’on aura vidé ces trois bouteilles, il endésire davantage ? Je ne bois point, Lénora boit peu ;ainsi deux bouteilles pour M. Denecker et une pour son neveu…cela pourra suffire ! Au reste, il ne servirait de rien de selamenter ; le sort décidera !

Sans plus parler, le gentilhomme alla dans lescoins de la cave, y prit avec la main quelques toiles d’araignéequ’il attacha artistement sur les bouteilles, et saupoudracelles-ci de poussière et de sable.

Il regagna la salle et se mit à coller sur lemur, avec de l’amidon, un morceau de papier peint, à un endroit oùla tapisserie avait été détériorée par quelque accident. Puis,après avoir passé près d’une demi-heure à brosser ses habits et às’efforcer de dissimuler, à l’aide d’eau et d’encre, les tracesblanchissantes que le temps avait imprimées au drap, à l’endroitdes coudes et des genoux, il revint à la table et se prépara à uneœuvre étrange.

Il prit dans le tiroir un fil de soie, unealène, un morceau de cire jaune, posa sa botte sur ses genoux et semit à en recoudre la fente avec l’habileté d’un homme dumétier.

À coup sûr, ce travail avilissant éveillait enlui des pensées de désespoir ; car un méprisant sourireplissait ses lèvres, comme s’il eût pris un amer plaisir à serailler lui-même. Bientôt de violentes contractions nerveuses sedessinèrent sur son visage, le rouge de la honte et la pâleur del’oppression se succédaient sur ses joues ; enfin, comme s’ilcédait à un mouvement de colère, il coupa vivement le fil de soie,le rejeta sur la table, se leva brusquement, et, la main étenduevers les portraits, il s’écria d’une voix difficilementcontenue :

– Oui, regardez-moi… regardez-moi, vous dontle noble sang coule dans mes veines ! Toi, vaillant capitainequi, à côté d’Egmont, donnas ta vie pour ton pays àSaint-Quentin ; toi, homme d’État qui, après la bataille dePavie, rendis comme ambassadeur de si éminents services au grandempereur Charles ; toi, bienfaiteur de l’humanité, qui dotastant d’églises et d’hospices ; toi, prélat qui, comme prêtreet comme savant, as si courageusement défendu ta foi et ton Dieu…regardez-moi ! non pas seulement de cette toile inanimée, maisdu sein du Tout-Puissant ! Celui que vous voyez occupé àraccommoder ses bottes et qui consacre ses veilles à dissimuler lestraces de sa misère, celui-là est votre descendant, votrefils ! Si le regard des hommes le torture, devant vous dumoins il n’a pas honte de son abaissement. Ô mes ancêtres, vousavez combattu, avec l’épée et avec la parole, les ennemis de lapatrie ! Moi, je lutte contre les railleries et la honteimméritée, sans espoir de triomphe ni de gloire ; j’endured’indicibles souffrances, je sens mon âme s’affaisser sous leurfardeau, et le monde ne me réserve que blâme et mépris. Etcependant je n’ai pas souillé votre écusson ; ce que j’ai faitest grand et vertueux aux yeux de Dieu. Les sources de mon malheursont la générosité, la pitié, l’amour… Oui, oui, fixez sur moi vosyeux étincelants, contemplez-moi dans l’abîme de misère où je suistombé ! Du fond de mon humiliation, je lèverai hardiment lefront vers vous, et votre regard ne fera pas baisser le mien. Ici,en votre présence, je suis seul avec mon âme, seul avec maconscience ; ici, nulle honte ne peut atteindre celui qui,comme gentilhomme, comme chrétien, comme frère et comme père,souffre le martyre parce qu’il a su faire son devoir.

En proie à une inexprimable exaltation,M. de Vlierbecke se promenait à grands pas et tendait lesmains vers les images de ses aïeux comme pour les invoquer. Sonattitude était pleine de majesté : le front levé, il semblaitcommander en maître ; ses yeux noirs étincelaient dansl’ombre ; son beau visage rayonnait de dignité ; tout enlui, paroles, gestes, physionomie, tout était singulièrement nobleet imposant.

Soudain il s’arrêta, porta la main à son frontet reprit avec un sourire amer :

– Pauvre insensé ! ton âme cherche ladélivrance ; elle secoue les lourdes entraves de l’humiliationet rêve…

Il joignit les mains et ajouta en levant lesyeux au ciel :

– Oui, c’est une illusion ! et cependantgrâces vous soient rendues, ô Dieu miséricordieux, de ce que vousfaites jaillir dans mon cœur la source du courage et de lapatience !… Assez ! la réalité reparaît à mes yeux etgrimace comme un spectre au fond des ténèbres… et pourtant je suisfort et je raille le fantôme sinistre de la ruine et de lamisère…

Il se tut, et, triste démenti à ses dernièresparoles, une expression de profond découragement ne tarda pas à sepeindre sur ses traits ; il courba la tête et dit avec unsoupir d’angoisse :

– Et demain, demain, l’œil défiant des hommess’attachera sur toi ; tu trembleras sous le regard inquisiteuret blessant de ceux qui cherchent à deviner l’énigme de tesactions ; tu boiras à grands traits le calice de lahonte ! Ah ! apprends bien ton rôle, prépare ton masque,continue de jouer ta lâche comédie… et souviens-toi de la noblessede ta race pour saigner sur le banc de torture par toutes lesfibres de ton cœur et mourir cent fois en une heure ! Va, tontravail nocturne est accompli ; va chercher le repos, demandeau sommeil l’oubli de ce que tu es et de ce qui te menace ! Lerepos ? le sommeil ? Raillerie ! c’est là quet’attend l’éternel spectacle de l’humiliation suprême ; là, tupourras voir par toi-même comment l’on vend l’héritage de tesaïeux, comment l’on salue ta chute d’un insultant sourire, commenttu quittes avec ton enfant le pays natal, et vas chercher dans unecontrée lointaine le pain de la misère ! Dormir ? Cela mefait trembler ! Le billet !… le billet !…

Il répéta plusieurs fois ce mot avec uneterreur croissante, en débarrassant machinalement la table de tousles objets qui s’y trouvaient, et bientôt, la lampe à la main, ildisparut derrière la porte qui menait à sa chambre à coucher.

Chapitre 3

 

Le lendemain, dès que les premières rougeursdu matin vinrent colorer l’horizon, chacun se mit à l’œuvre auGrinselhof. La fermière et sa servante nettoyaient les escaliers etle corridor ; le fermier appropriait l’écurie ; son filsarrachait les mauvaises herbes des grandes allées du jardin. Debonne heure, Lénora époussetait tout, dans la salle à manger, etdisposait artistement les petits objets de fantaisie quigarnissaient l’armoire et la cheminée.

C’était une vie et un mouvement comme on n’enavait pas vu au Grinselhof depuis dix ans. On s’apercevait que lesgens de la ferme y allaient de tout cœur ; sur leur visageresplendissait une expression de triomphe, comme s’ils eussent étéenchantés de combattre cette mortelle solitude qui, pendant silongtemps, avait régné sans contestation dans ces lieux.

M. de Vlierbecke, bien qu’il fûtintérieurement plus ému que les autres, se promenait çà et là avecun calme apparent, et allait de l’un à l’autre, encourageant chacunpar quelques paroles affables, et dirigeant tout sans laissernéanmoins paraître le moins du monde qu’il se préoccupât beaucoupde ce qui allait arriver. Il flattait, en souriant, l’amour-proprede ces gens simples, et leur donnait à entendre, sous le voiled’une bienveillante plaisanterie, que ce serait un honneur pour euxsi ses hôtes se montraient satisfaits de la réception.

Jamais le fermier ni sa femme n’avaient vuM. de Vlierbecke si bon et si gai ; et, comme ilsl’honoraient et l’aimaient sincèrement, ils n’étaient pas moinsjoyeux de le voir dans cette disposition que si c’eût été kermesseau Grinselhof. Ils ne devinaient pas que le pauvre gentilhomme, nepouvant les récompenser de leur zèle par de l’argent, s’efforçaitde payer leur travail en témoignages d’affection et d’amitié.

Lorsque les plus grands préparatifs furentfaits et que le soleil fut plus haut dans le ciel,M. de Vlierbecke appela sa fille et lui donna sesinstructions pour le dîner. Le rôle de la jeune fille se bornait àsurveiller et à indiquer à la fermière comment elle devait préparerles mets qui lui étaient inconnus.

Les vieux fourneaux furent allumés, le boisflamba et pétilla dans la cheminée, les charbons ardents rougirentsur les réchauds, et la fumée s’échappa au-dessus du toit encapricieux tourbillons.

La bourriche fut ouverte : pouletsfarcis, pâtés et autres mets choisis apparurent ; on apportades paniers remplis de petits pois, de fèves, de légumes de touteespèce ; les femmes se mirent à éplucher, écosser,nettoyer.

Lénora elle-même prit part à ce travail, etengagea joyeusement la conversation avec la fermière et saservante. Cette dernière, qui n’avait vu que très rarement la jeunefille de près et ne s’était jamais trouvée aussi longtemps en saprésence, contemplait ses traits fins et délicats, sa taille svelteet élancée, ses yeux pleins d’animation et de feu, avec une sorted’admiration et de respect infini. Ces sentiments se peignirentplus profondément sur le visage de la servante, lorsques’échappèrent de la bouche de Lénora rêveuse quelques notes d’unechanson populaire bien connue.

La servante quitta sa chaise, s’approchatimidement de sa maîtresse, et lui dit, d’un ton de prière, àl’oreille, mais assez haut pour être comprise de Lénora :

– Oh ! fermière, priez un peu lademoiselle de chanter un ou deux couplets de cette chanson. Je l’aientendue avant-hier, et c’était si beau, si beau, que je suisrestée un quart d’heure à pleurer derrière les noisetiers comme uneimbécile que je suis.

– Oh ! oui ! dit la fermière d’unevoix suppliante, si cela ne vous fatigue pas trop, mademoiselle,cela nous fera tant de plaisir ! Vous avez une voix comme unrossignol, et je sais aussi, mademoiselle, que ma mère – elle estdepuis longtemps auprès du bon Dieu – m’endormait toujours aveccette chanson. Ah ! chantez-nous-la !

– Elle est si longue ! dit Lénora ensouriant.

– Quand ce ne serait que quelquescouplets ! C’est aujourd’hui un jour de joie !

– Eh bien, dit Lénora, puisque cela peut vousfaire plaisir, pourquoi refuserais-je ? Écoutezdonc !

« Au bord d’un rapide torrent étaitassise une jeune fille désolée ; elle pleurait et gémissaitsur l’herbe baignée de ses larmes ;

« Elle jetait dans le torrent les petitesfleurs qui s’épanouissaient autour d’elle ; elles’écriait : « Ah ! mon père chéri ! ah !mon frère bien-aimé, revenez ! »

« Un homme riche qui se promenait le longdu ruisseau, remarque sa douleur amère. En voyant pleurer la jeunefille, son cœur compatissant se brise.

« Il lui dit : « Parle, jeunefille, et n’aie pas de crainte ; dis-moi pourquoi tu telamentes et te plains ; si c’est possible jet’aiderai. »

« Elle soupire, le regarde d’un airdésolé, et dit : « Ah ! brave homme, vous voyez unepauvre orpheline que Dieu seul peut secourir.

« Ne voyez-vous pas ce monticuleverdoyant ? C’est la tombe de ma mère. Voyez-vous le rivage dece torrent ? C’est de là que mon père est tombé… »

« Le torrent impétueux l’emporta ;il lutta en vain et s’enfonça ; mon frère s’élança aprèslui : hélas ! lui aussi se noya.

« Et maintenant j’ai fui la chaumièredéserte, où il n’y a plus que désolation. »

« Ainsi son cœur plein de tristesseexhale ses plaintes.

« Le seigneur lui dit :« Oh ! ne te plains pas, mon enfant, ton cœur n’est pasfait pour le chagrin ; je veux être ton frère, ton ami etaussi ton père. »

« Il lui prit doucement la main et lanomma sa fiancée ; il lui fit quitter ses misérablesvêtements.

« Maintenant elle a bonne chère et bonsvins, et tout ce que son cœur désire. L’homme riche mérite biend’être remercié pour avoir si noblement agi[2]. »

Au commencement de la dernière strophe,M. de Vlierbecke avait paru sur le seuil de lacuisine ; la fermière se leva respectueusement, et semblacraindre qu’il ne se montrât mécontent de ce qui se passait ;mais il fit signe à sa fille de continuer.

Quand la chanson fut finie, il dit à lafermière d’une voix affable :

– Ah ! ah ! l’on s’amuse ici ?J’en suis charmé, en vérité. J’ai besoin de vous pour quelquesinstants là-haut, ma chère femme.

Suivi de la fermière, il remonta l’escalierqui menait à la salle à manger, où la table dressée était prête àrecevoir les plats. Le jeune paysan y était déjà en livrée et laserviette sur le bras. Après que le gentilhomme eut, par une courteallocution, persuadé à la fermière et à son fils que ce qu’ilallait faire tendait uniquement à les mettre à même de servir àtable avec honneur, il commença avec eux une véritable comédie, etfit répéter à chacun son rôle plusieurs fois.

L’heure du dîner approcha enfin. Tout étaitprêt dans la cuisine ; chacun était à son poste. Lénoras’était habillée et attendait, le cœur palpitant, derrière lesrideaux d’une chambre voisine ; son père, assis sous lecatalpa, un livre à la main, paraissait lire. Il dissimulait ainsiaux yeux des gens de la ferme son émotion croissante.

Il était environ deux heures lorsqu’unmagnifique équipage, attelé de superbes chevaux anglais, entra dansl’enceinte du Grinselhof, et vint s’arrêter devant l’escalier depierre de la maison.

Le gentilhomme souhaita la bienvenue à seshôtes avec cette cordiale dignité qui lui était propre, et adressaquelques paroles affectueuses au jeune homme, tandis que lenégociant donnait à son domestique l’ordre de venir le prendre àcinq heures, des affaires urgentes exigeant sa présence à Anvers lesoir même.

M. Denecker était un gros homme, vêtuavec luxe, mais dont le costume, négligé avec intention, trahissaitla velléité de se donner un air de laisser-aller et d’indépendance.Au demeurant, sa physionomie était assez vulgaire ; à côtéd’une certaine finesse rusée, elle dénotait une bonté de cœurpeut-être trop tempérée par l’indifférence.

Gustave, son neveu, avait un extérieur plusdistingué : il réunissait à une belle taille et un visage mâleet fier les avantages d’une éducation parfaite, et chez lui ladélicatesse des manières et du langage touchait de près augentilhomme. Ses cheveux blonds et ses yeux d’un bleu foncédonnaient à ses traits une expression poétique, tandis que sonregard plein d’énergie et les plis significatifs qui sillonnaientson front faisaient présumer qu’il était largement doté du côté del’intelligence et du sentiment.

M. de Vlierbecke introduisit seshôtes, avec les compliments d’usage, dans le salon où se trouvaitsa fille. Le négociant salua celle-ci avec un bienveillant sourire,et s’écria avec une véritable admiration :

– Si belle ! si séduisante ! etdemeurer cachée dans ce lugubre Grinselhof ! Ah !M. de Vlierbecke, ce n’est pas bien !

Sur ces entrefaites, Gustave s’approchait dela jeune fille et murmurait quelques mots inintelligibles. Tousdeux rougirent, baissèrent les yeux et se prirent à tremblerjusqu’à ce que Gustave s’arrachât à cette émotion et adressât plusdistinctement la parole à Lénora.

Le négociant fit remarquer àM. de Vlierbecke le trouble étrange des jeunes gens, etlui dit à l’oreille :

– Ne voyez-vous pas ce qui se passe ?Moi, je le vois bien ! La tête tourne à mon neveu ; votrefille l’aveugle. Je ne sais où en est leur affection ; mais,s’il ne vous convient pas que ce sentiment grandisse et deviennepeut-être incurable, prenez à temps vos précautions… Il serabientôt trop tard ; car, je vous en préviens, mon neveu, avecsa physionomie tranquille, n’est pas homme à reculer devant unobstacle… Et voyez ! les voilà déjà en pleineconversation : la peur a tout à fait disparu !

M. de Vlierbecke fut profondémenttouché par ces paroles du négociant, qui venaient confirmer sadernière espérance ; mais il n’en laissa rien voir, etrépondit :

– Vous plaisantez, monsieur Denecker, il n’y apas de danger. Tous deux sont jeunes : il n’y a donc riend’étonnant à ce qu’une inclination naturelle les porte l’un versl’autre, mais il n’y a là rien de sérieux. – Allons !ajouta-t-il à haute voix ; on a servi ! À table,messieurs, à table !

Gustave offrit timidement son bras à Lénora,qui l’accepta en tremblant et en rougissant. Tous deux semblaientconfus, embarrassés, et cependant une joie céleste rayonnait dansleurs yeux, et leurs cœurs battaient émus par un ineffablebonheur.

L’oncle, souriant, menaça son neveu du doigt,comme s’il voulait dire : « je vois bien de quoi ils’agit ! »

Ce signe d’intelligence fit rougir encoredavantage le jeune homme, bien que l’assentiment apparent de sononcle lui donnât la plus douce espérance. Lénora ne s’étaitheureusement pas aperçu de la plaisanterie.

On se mit à table ; le gentilhomme seplaça vis-à-vis de M. Denecker, à côté de Gustave, qui, lui,se trouva en face de Lénora.

La fermière apportait les plats ; sonfils servait les convives. Les mets étaient passablement bienpréparés, et le négociant en témoigna à plusieurs reprises sasatisfaction. À part lui il s’étonnait du bon choix et même del’abondance des mets, car il s’était attendu à un très maigrefestin : M. de Vlierbecke n’était-il pas connupartout aux environs comme un riche ladre, d’une avarice et d’uneéconomie sans exemple ?

Cependant, la conversation était devenuegénérale ; Lénora, ayant eu maintes fois à répondre à quelquequestion de sa compétence que lui faisait le négociant, se trouvaplus à son aise et surprit beaucoup ses deux auditeurs par la hauteraison et les connaissances dont elle fit preuve. Il en étaitautrement lorsqu’il lui fallait s’adresser directement àGustave ; alors tout son esprit semblait l’abandonner, etc’était les yeux baissés qu’elle lui donnait une réponse hésitanteet incompréhensible. Le jeune homme ne se montrait guère mieux, et,quoique tous deux fussent heureux au fond du cœur, ils setrouvaient vis-à-vis l’un de l’autre dans un égal embarras, et neparaissaient pas s’amuser beaucoup.

Quant à M. de Vlierbecke, ildirigeait la conversation sur tous les sujets qu’il pensait devoirêtre agréables à ses hôtes. Il écoutait avec une extrêmecondescendance le négociant, et lui donnait occasion de parler avecune espèce de supériorité de choses qu’il devait connaîtreparticulièrement en sa qualité de commerçant. M. Deneckers’aperçut de cette prévenance, et en fut intérieurementreconnaissant. Il se sentait porté vers M. de Vlierbeckepar un véritable sentiment d’amitié, et s’efforçait de ne pasdemeurer envers lui en reste de cordiale politesse.

Tout allait donc bien ; chacun étaitcontent des autres et de soi-même : le gentilhomme étaitparticulièrement satisfait de ce que la fermière et son filsentendissent si bien leur service, et de ce que les cuillers et lesassiettes dont on s’était servi fussent si tôt rapportées nettes,qu’il eût été impossible de s’apercevoir que le nombre de cesobjets était insuffisant.

Une seule observation commençait à causer augentilhomme une profonde inquiétude. Il voyait avec angoisse queM. Denecker, tout en conversant, vidait verre sur verre ;le jeune homme, soit par prévenance, soit pour avoir un motif deparler à Lénora, engageait sans cesse celle-ci à accepter un peu devin, de quoi il résulta que, dès le commencement du dîner, lapremière bouteille laissait déjà apercevoir le fond.

De temps en temps, le gentilhomme examinait àla dérobée ce qui demeurait dans la bouteille, et tremblaitintérieurement chaque fois que le négociant vidait son verre. Lelaquais, sur l’ordre de son maître, apporta la secondebouteille ; M. de Vlierbecke, pour modérer la soifde son hôte, commença à laisser peu à peu tomber laconversation ; car il avait remarqué que le négociant nepouvait parler longtemps sans boire. Toutefois il s’étaittrompé ; car M. Denecker amena l’entretien sur le vinlui-même, se mit à porter aux nues cette généreuse liqueur, etmanifesta son étonnement de l’incompréhensible sobriété dugentilhomme. En même temps il buvait plus encore qu’auparavant, etGustave le secondait, bien que dans une moindre mesure.

L’angoisse du gentilhomme croissait chaquefois que le négociant portait le verre à ses lèvres, et, bien qu’ilen ressentît un vif déplaisir, il s’abstint de faire raison à sonhôte, et fut au moins impoli dans la crainte de se voir exposé àune confusion plus grande.

La seconde bouteille fut aussi bientôt vide.Le négociant dit d’un ton délibéré à M. de Vlierbecke,qui, le cœur serré, épiait avec anxiété tous ses mouvements, bienqu’il se montrât toujours joyeux et souriant :

– Oui, monsieur de Vlierbecke, ce vin estvieux et excellent : je le reconnais ; mais, en fait devins, il faut changer, sans cela le bouquet se perd. Je doissupposer que vous avez une bonne cave, à en juger par le premieréchantillon. Faites-nous donc donner une bouteille dechâteau-margaux ; et, si nous en avons le temps, nousterminerons notre entrevue par un coup de hochheimer. Jene bois jamais de champagne, c’est un mauvais vin pour lesvrais amateurs.

Aux dernières paroles du négociant, une subitepâleur se répandit sur le visage deM. de Vlierbecke ; mais, pour dissimuler laterrifiante émotion qui l’accablait, il couvrit de la main sonfront et ses yeux, et demanda à son esprit une rapide inspirationqui le sauvât de la perplexité ou il se trouvait.

Lorsque son hôte eut cessé de parler, ildécouvrit son visage ; un calme sourire y paraissait seul.

– Du château-margaux ?demanda-t-il. Comme vous voudrez, monsieur Denecker.

Et, se tournant vers le domestique :

– Jean, dit-il, une bouteille dechâteau-margaux ! à gauche, dans le troisièmecaveau…

Le jeune paysan regarda son maître, bouchebéante, comme si on lui eût parlé une langue inconnue et murmuraquelques mots inintelligibles.

– Excusez-moi ! dit le gentilhomme en selevant, il ne la trouverait pas. Un instant !

Il descendit l’escalier, entra dans lacuisine, y prit la troisième bouteille préparée, et se rendit à lacave.

Là, seul, il s’arrêta, et reprit haleine en sedisant à lui-même :

Château-margaux ! hochheimer !champagne ! Et rien que cette dernière bouteille debordeaux ! Que faire ? Pas de temps pour réfléchir !Le sort en est jeté, que Dieu me vienne en aide !

Il remonta l’escalier, reparut souriant dansla salle à manger, le tire-bouchon planté sur l’unique bouteille.Pendant son absence, Lénora avait fait changer les verres.

– Ce vin a vingt ans d’âge au moins ;j’espère qu’il vous plaira, dit le gentilhomme, tandis qu’ilremplissait les verres et épiait de côté sur le visage du négociantl’effet de son stratagème.

À peine celui-ci eut-il porté les lèvres à sonverre, qu’il l’éloigna et s’écria d’un ton désappointé :

– Il y a méprise, sans doute ; c’est lemême vin !

M. de Vlierbecke, feignant lasurprise goûta le vin à son tour, et dit :

– En effet, je me suis trompé. Mais labouteille est débouchée ; si nous la vidions d’abord ?Nous en avons le temps.

– Comme il vous plaira ! répondit lenégociant, à condition toutefois que vous me seconderez mieux. Nousnous hâterons un peu.

Le vin décrut aussi peu à peu dans latroisième bouteille jusqu’à ce qu’il n’y restât plus que deux outrois verres.

Le gentilhomme ne put cacher plus longtempsson émotion ; il détournait bien la vue de la bouteille, maisson regard s’y reportait chaque fois avec une anxiété plusprofonde. À son oreille résonnait déjà le terrible mot :Château-margaux ! qui devait le couvrir dehonte ; une sueur froide inondait son visage, dont la couleurchangeait plusieurs fois en un instant. Mais il n’était pas à boutde ressources, et, comme un vaillant soldat, il luttait jusqu’aubout contre l’humiliation qui s’approchait. Il s’essuyait le frontet les joues avec son mouchoir ; il toussait, il se détournaitcomme pour éternuer. Grâce à ses manœuvres, son trouble échappa àl’attention de ses hôtes jusqu’au moment où M. Denecker saisitla bouteille pour en verser la dernière goutte. À cette vue, unfrisson saisit le gentilhomme, une pâleur mortelle couvrit sestraits, et sa tête fléchit, avec un soupir, contre sa chaise.

Était-ce une feinte défaillance ? ou bienle pauvre gentilhomme profitait-il de son émotion réelle pouréchapper au triste embarras dans lequel il se trouvait ?

Tous se levèrent précipitamment ; Lénorapoussa un cri perçant, et accourut près de son père, le regardplein d’inquiétude. Celui-ci s’efforça de sourire, et dit en selevant lentement :

– Ce n’est rien ; l’air de cette chambrem’étouffe. Laissez-moi aller un instant au jardin ; je seraibientôt remis.

En disant ces mots, il se dirigea vers laporte et descendit l’escalier de pierre qui menait au jardin.Lénora avait pris son bras et voulut le guider, bien qu’il n’eûtpas besoin de ce soin. M. Denecker et son neveu accompagnèrentaussi le gentilhomme en lui témoignant un sincère intérêt.

À peine M. de Vlierbecke était-ilassis depuis quelques instants, sur un banc à l’ombre d’ungigantesque châtaignier, que la pâleur de son visage disparut, etqu’avec un visible retour de forces il tranquillisa, d’un tondégagé, sa fille et ses hôtes sur son indisposition ;toutefois, il demanda qu’on le laissât quelque temps en plein air,de crainte que l’évanouissement ne revînt. Bientôt après, il seleva, et exprima le désir de faire une promenade.

– Cela ne me plaît pas moins qu’à vous, dit lenégociant ; ma voiture vient à cinq heures. Je dois me rendreen ville avec mon neveu, et j’ai failli partir d’ici sans voirvotre jardin. Faisons un tour de promenade ; tout à l’heure,pour finir, nous boirons une bonne bouteille à notre amitié.

En disant ces mots, il offrit le bras à Lénoraqui l’accepta gaiement. Bien que M. Denecker lançât à sonneveu des regards railleurs, le jeune homme n’était pas mécontentau fond de voir son oncle témoigner tant d’affection à la jeunefille.

La promenade commença. On parla d’agriculture,de défrichement des bruyères, de chasse, et de mille autres choses.Lénora, en plein air et au bras du négociant, avait recouvré saliberté d’esprit. La gaieté naturelle de son caractère se révélaunie au charme indicible d’une virginale ingénuité. Comme une bichefolâtre, elle voulut forcer le négociant à courir ; ellesautillait à son côté avec toute sorte d’exclamations de bonheur etde joie. M. Denecker s’amusait infiniment des sailliesétourdies de la jeune fille, et il faillit se laisser persuader dedanser et de jouer avec elle. Il ne pouvait assez admirer ceravissant visage tout rayonnant de bonheur, et se disait àlui-même, le sourire sur les lèvres, que l’avenir ne gardait pas detrop mauvais jours à son neveu.

Mais, tandis que le gentilhomme était occupé àdisserter avec son hôte et dessinait un croquis sur le sable,Lénora et Gustave avaient pris l’avance et semblaient s’entretenirfort sérieusement.

Lorsque le père et son compagnon reprirentleur promenade, les jeunes gens avaient bien une avance d’unecinquantaine de pas ; fût-ce intention ou simplement l’effetdu hasard, toujours est-il que cette distance continua à semaintenir entre eux.

La jeune fille montra à Gustave ses fleurs,ses poissons dorés et tout ce qu’elle aimait et choyait dans sasolitude. À peine entendait-il les douces et enfantinesexplications de la jeune fille ; ce qu’elle disait seconfondait pour lui en un chant céleste qui le ravissait et luifaisait rêver d’ineffables félicités.

De son côté, M. de Vlierbeckemettait tout en œuvre pour amuser son hôte et l’empêcher de revenirà table. Il appelait tour à tour à son aide toutes les ressourcesque lui offraient ses profondes connaissances, ne tarissait pas enrécits attachants, et cherchait à pénétrer les moindres replis ducaractère du négociant pour lui mieux complaire ; il allaitmême jusqu’à la plaisanterie, lorsqu’il voyait la conversationlanguir : il faisait et disait des choses qui, bien querenfermées dans les limites d’une parfaite convenance, n’étaientcependant pas en harmonie avec son caractère sérieux et noble.

Déjà approchait le moment que M. Deneckeravait fixé pour son départ ; le gentilhomme remerciait Dieu dufond du cœur qu’il lui eût permis de sortir de cette épineusesituation, lorsque le négociant cria tout à coup à sonneveu :

– Hé ! Gustave, nous rentrons ; situ veux boire avec nous le coup du départ, hâte-toi ; il estdéjà cinq heures.

M. de Vlierbecke redevintpâle ; muet et visiblement effrayé, il regardait le négociant,qui s’efforçait en vain de comprendre l’effet de ses paroles, etqui, cette fois, ne dissimula pas son étonnement.

– Ne vous sentez-vous pas bien ?demanda-t-il.

– Mon estomac se contracte au seul mot de vin,bégaya M. de Vlierbecke. C’est une étrangeindisposition…

Cependant, une expression plus sereine vinttout à coup éclairer son visage, tandis qu’il désignait la porte dudoigt et disait :

– J’entends votre voiture dans l’avenue,monsieur Denecker.

En effet, la calèche entrait dans leGrinselhof.

Le négociant ne parla plus de vin ; iltrouvait fort étrange que l’on parût se réjouir de sondépart ; et ce soupçon l’eût blessé à coup sûr si, d’un autrecôté, l’extrême affabilité et la cordiale réception du gentilhommene lui eussent persuadé le contraire. Il crut devoir attribuer lamystérieuse conduite de M. de Vlierbecke à sonindisposition, qu’il s’était peut-être efforcé de contenir et dedissimuler par politesse. M. Denecker serra donc la main dugentilhomme, et lui dit avec une sincère effusion :

– M. de Vlierbecke, j’ai passé iciun délicieux après-dîner ; on se trouve vraiment heureux dansvotre société et celle de votre charmante demoiselle ; je suisinfiniment satisfait d’avoir fait votre connaissance, et j’espèreque des relations plus amples me vaudront toute votre amitié. Enattendant, je vous remercie du fond du cœur du franc et excellentaccueil que vous nous avez fait.

Gustave et Lénora s’étaient rapprochés. Legentilhomme dit quelques mots d’excuse.

– Mon neveu, poursuivit le négociant,conviendra volontiers comme moi qu’il a eu dans sa vie peu d’heuresaussi agréables que celles que nous venons de passer au Grinselhof.Vous me ferez l’honneur, monsieur de Vlierbecke, de venir, à votretour, dîner chez moi avec votre charmante fille. Mais je dois vousdemander pardon du retard que je mettrai à vous recevoir. Je parspour Francfort après-demain pour affaires de commerce ;peut-être serai-je absent deux mois. Si, pendant ce temps, monneveu vient vous rendre visite, j’espère qu’il sera toujours chezvous le bienvenu.

Le gentilhomme réitéra ses protestationsd’amitié. Lénora se tut, bien que Gustave interrogeât son regard etparût demander d’elle aussi la permission de revenir.

L’oncle se dirigea vers la voiture.

– Et le coup du départ ? demanda Gustaveavec surprise… Ah ! rentrons encore un instant !

– Non, non, dit M. Denecker enl’interrompant. Je comprends que si on voulait t’écouter nous nepartirions probablement jamais ; mais il est temps de nousmettre en route. N’en parlons plus ; un négociant doit tenirsa parole, et tu sais toi-même ce que nous avons promis.

Gustave et Lénora échangèrent un long regardoù l’on pouvait lire la tristesse de se quitter et l’espoir de serevoir bientôt : le gentilhomme et M. Denecker seserrèrent la main avec une véritable effusion. On monta envoiture.

Les convives quittèrent le Grinselhof ensouriant, et en saluant de la main aussi longtemps qu’on put lesvoir.

Chapitre 4

 

Le surlendemain du départ de son oncle,Gustave se rendit au Grinselhof. Il fut reçu par le père et lafille avec la même affabilité, passa avec eux la plus grande partiede l’après-dîner, et revint à la tombée du soir, le cœur pleind’heureux souvenirs, à son château d’Echelpoel.

Il n’osa pas d’abord se faire annoncer tropsouvent au Grinselhof, soit par un sentiment de convenance, soitpar crainte d’être à charge au gentilhomme ; mais, dès laseconde semaine, la cordiale amitié de M. de Vlierbeckeavait dissipé ces scrupules.

Le jeune homme ne résista pas plus longtempsau penchant qui l’entraînait vers Lénora, et ne laissa pluss’écouler un jour sans en passer l’après-dîner au Grinselhof. Là,les heures fuyaient rapidement pour lui. Il parcourait avec Lénoraet son père les sentiers ombreux du jardin, assistait aux leçonsque le gentilhomme donnait à sa fille sur les sciences et les arts,écoutait avec ravissement la belle voix de la jeune fille quandelle faisait parfois retentir le feuillage de ses chansons,entretenait avec tous deux une conversation toujours pleined’intérêt, ou, assis à l’ombre du catalpa, rêvait un avenir debonheur en contemplant d’un œil plein d’amour celle qui, selon laprière qui montait incessamment de son cœur vers Dieu, devait êtreun jour sa fiancée.

Si le noble et charmant visage de la jeunefille avait séduit Gustave dès la première fois qu’il l’avait vuedans le cimetière, maintenant qu’il connaissait aussi la beauté deson âme, son amour était devenu si ardent et si exclusif, que lemonde entier lui paraissait terne et mort dès que Lénora n’étaitpas là pour jeter sur tout, par sa seule présence, la lumière et lavie.

La plus pure inspiration religieuse etpoétique ne pouvait évoquer pour lui d’ange plus beau que sabien-aimée. Et, en vérité, bien qu’elle fût douée de toutes lesgrâces corporelles que le Créateur doit avoir départies à lapremière femme, dans son sein battait un cœur dont la pureté decristal n’avait jamais été ternie par la moindre ombre, et d’où lessentiments les plus généreux jaillissaient comme une source limpideà la moindre émotion.

Gustave ne s’était jamais encore trouvé seulavec Lénora : lorsqu’il était là, elle ne quittait pas lachambre où elle se tenait d’ordinaire avec son père, à moins que cedernier n’exprimât le désir de faire une promenade en pleinair ; jamais, d’autre part, le jeune homme n’avait eu l’idéede dissimuler son émotion devant M. de Vlierbecke, nonplus que de dire à Lénora combien elle était chère à son cœur. Ileût été inutile d’expliquer par des paroles ce qui se passait dansl’âme de chacun d’eux : l’amour, l’amitié, le respectrayonnaient librement et sans contrainte de tous les yeux ;ces trois âmes vivaient dans une même aspiration, étroitement uniespar un même lien, confondues dans un même sentiment d’affection etd’espoir.

Bien que Gustave nourrît une profondevénération pour le père de Lénora et l’aimât véritablement comme leplus tendre fils, une circonstance venait cependant parfoisébranler cette vénération. Ce qu’il avait entendu dire en dehors duGrinselhof de l’inconcevable avarice de M. de Vlierbeckeétait devenu pour lui une incontestable vérité. Jamais legentilhomme ne lui avait offert un verre de vin ou de bière, bienmoins encore l’avait-il engagé à prendre part au souper ; etsouvent Gustave avait remarqué avec tristesse combien de peine onse donnait pour lui dissimuler cette économie sans pareille.

L’avarice est une passion qui ne peut inspirerque l’aversion et le mépris, parce qu’on comprend naturellement quece vice, en prenant possession de l’âme de l’homme, en arrache toutsentiment de générosité et la remplit d’une froide cupidité. AussiGustave dut-il lutter longtemps contre ce sentiment instinctif pourdétourner son attention de ce défaut de M. de Vlierbeckeet se tenir pour convaincu que c’était un caprice de son esprit, unseul travers de son cœur, travers qui d’ailleurs ne lui avait rienfait perdre de la noblesse native de son caractère.

Si cependant le jeune homme eût su la vérité,si son regard eût pu pénétrer plus avant dans le cœur dugentilhomme, il eût vu que, sous chaque sourire qui apparaissaitsur son visage, se cachait une douleur, que chacun de cesfrémissements nerveux qui parfois le saisissaient comme un frisson,trahissait l’angoisse de son âme. Il ne savait pas, lui, heureuxqu’il était, lui qui ne voyait que le doux regard de Lénora ets’enivrait au calice d’or de l’amour, il ne savait pas que la viedu gentilhomme était un éternel supplice ; que jour et nuit ilavait devant lui un terrible avenir, et, la sueur de l’épouvante aufront, comptait les heures qui s’écoulaient comme si chaque minutel’eût approché d’une inévitable catastrophe… ; et en effet lenotaire ne lui avait-il pas dit : « Encore quatremois ! encore quatre mois, et la lettre de change échoit… etvos biens seront vendus de par la loi ! »

De ces quatre mois fatals, deux déjà étaientécoulés !

Si le gentilhomme semblait encourager l’amourdu jeune homme, ce n’était pas seulement par sympathie pour lui.Non ; le drame de sa douloureuse épreuve devait se dénouerdans un temps marqué : sinon, pour lui et pour son enfant, ledéshonneur, la mort morale ! Le sort allait déciderirrévocablement si de cette lutte de dix années contre l’affreusemisère il sortirait vainqueur, ou si, vaincu, il tomberait dansl’abîme du mépris public.

C’est pourquoi il cachait son indigence avecplus d’obstination que jamais, et, bien qu’il veillât comme un angeprotecteur sur les jeunes gens, il ne faisait rien néanmoins pourarrêter le rapide essor de leur amour.

Lorsque l’époque du retour de M. Deneckerapprocha, les deux mois de son absence parurent à Gustave s’êtreenvolés comme un doux rêve. Bien qu’il fût à peu près certain queson oncle ne se prononcerait pas contre son inclination, ilprévoyait cependant qu’il ne lui permettrait plus de passer autantde temps en dehors des affaires commerciales. La pensée d’êtreséparé de Lénora, pendant des semaines peut-être, lui faisaitenvisager avec anxiété et tristesse le retour de son oncle.

Un jour, il exprimait ses craintes devantLénora avec une profonde mélancolie, et dépeignait la douleur quiremplirait son cœur en son absence. Pour la première fois, il vitcouler des larmes des yeux de la jeune fille. Il fut tellementtouché de cette preuve d’intime affection, qu’il pritsilencieusement la main de Lénora et demeura longtemps assis à côtéd’elle sans prononcer une parole. Pendant ce temps,M. de Vlierbecke s’efforçait de le réconforter ;mais ses paroles ne parurent pas atteindre le but désiré.Cependant, après s’être longtemps désolé, Gustave se leva tout àcoup et prit congé de Lénora, quoique l’heure ordinaire de sondépart n’eût pas sonné. La jeune fille lut sur son visage qu’unerévolution venait de se produire dans son âme et vit son regardétinceler de courage et de joie ; elle s’efforça de le reteniret d’obtenir l’explication de cette joie subite ; mais il serefusa doucement à satisfaire sa demande, dit que le lendemainseulement elle connaîtrait son secret, et quitta le Grinselhof àpas précipités, comme s’il eût été poursuivi par une pensée quil’obsédait.

M. de Vlierbecke crut avoir lu dansles yeux du jeune homme ce qui s’était passé dans son cœur. Cettenuit-là, de beaux rêves adoucirent son sommeil.

Le lendemain, lorsque fut venue l’heure oùGustave arrivait d’ordinaire, le cœur du père de Lénora battitd’une attente pleine d’espoir. Bientôt il vit Gustave franchir laporte et se diriger vers la maison.

Le jeune homme ne portait pas les habitsd’étoffe légère qu’il avait d’habitude ; il était à peu prèstout vêtu de noir, comme le jour où il était venu pour la premièrefois au Grinselhof.

Un sourire de joie éclaira le visage dugentilhomme tandis qu’il allait au-devant de lui ; cettetoilette recherchée confirmait son espoir et lui disait qu’onvenait tenter auprès de lui une démarche solennelle.

Gustave exprima le désir de se trouver seulavec lui pendant quelques instants. M. de Vlierbecke leconduisit dans un salon particulier, lui offrit un siège, s’assitlui-même en face de lui et dit avec un calme apparent, mais d’unton très affectueux :

– J’écoute, mon jeune ami.

Gustave garda quelque temps le silence commepour recueillir ses idées. Puis il dit d’une voix émue, etcependant décidée :

– Monsieur de Vlierbecke, j’ose tenter auprèsde vous une importante démarche ; votre extrême bonté me donneseule le courage nécessaire pour la faire, et, quelle que soit laréponse que vous ferez à ma demande, j’espère que vous voudrez bienexcuser ma témérité. Il ne vous aura pas échappé, monsieur, que,dès la première fois que j’eus le bonheur de voir Lénora, unirrésistible penchant m’entraîna vers elle ; ellem’apparaissait comme un ange ; elle est demeurée telle pourmoi depuis. Peut-être, avant de laisser prendre à ce sentiment unsi grand empire sur mon cœur, eussé-je dû vous demander votreassentiment ; mais je croyais voir dans votre prévenanteamitié pour moi que vous aviez lu au fond de mon cœur…

Le jeune homme se tut et attendit de la bouchedu gentilhomme quelques mots d’encouragement ; celui-ci leregardait avec un sourire calme, mais qui n’exprimait pas toutefoisjusqu’à quel point les ouvertures du jeune homme lui agréaient. Unsigne de la main, comme s’il eût voulu dire :« Continuez ! » fut son seul mouvement.

Gustave sentit toute sa résolutionl’abandonner ; mais bientôt, surmontant ses craintes, ilreprit courage et dit avec exaltation :

– Oui, j’ai aimé Lénora dès la première foisque son regard s’est arrêté sur moi ; mais, si une étincelled’amour a surgi alors dans mon cœur, depuis elle s’est changée enune flamme qui me tuera, si on veut l’éteindre. Vous croyez,monsieur, que sa beauté a seule éveillé mon amour ?Assurément, elle suffirait à charmer le plus insensible deshommes ; mais j’ai découvert dans le cœur de mon angéliqueamie un trésor bien plus précieux. Sa vertu, la pureté immaculée deson âme, ses sentiments à la fois doux et magnanimes, en un mottous les dons que Dieu lui a si libéralement départis, voilà ce quim’a conduit de l’amour à l’admiration, de l’admiration àl’adoration. Ah ! pourquoi donc vous le cacher pluslongtemps ? Non : sans Lénora, je ne puis plusvivre ; la seule pensée d’être séparé d’elle m’accable detristesse et me fait trembler. J’ai besoin de la voir tous lesjours, à toute heure ; d’entendre sa voix, de puiser lebonheur dans son doux regard. Je ne sais, monsieur de Vlierbecke,quelle sera votre décision ; mais, si elle est contraire à monamour, croyez-le, mon cœur sera brisé pour jamais. Si votre arrêtdevait me séparer de ma chère et bien-aimée Lénora, ce serait pourmoi un coup mortel, et je prendrais la vie en horreur !

Gustave avait prononcé ces mots avec uneprofonde émotion et une grande énergie ;M. de Vlierbecke lui prit la main avec compassion, et luidit d’une voix douce :

– Ne vous troublez pas tant, mon jeuneami ; je sais que vous aimez Lénora, et même qu’elle n’est pasinsensible à votre amour ; – mais qu’avez-vous à medemander ?

Le jeune homme répondit en baissant lesyeux :

– Si je doute encore de votre consentementaprès toutes les marques d’affection que vous m’avez données, c’estpour une raison qui me fait craindre que vous ne me jugiez pasdigne du bonheur que j’implore. Je n’ai pas d’arbre généalogiquedont les racines s’enfoncent dans le passé ; les hauts faitsde mes ancêtres ne brillent pas dans l’histoire de la patrie ;le sang qui coule dans mes veines est roturier…

– Croyez-vous donc, Gustave, que j’ignorassecela le jour où vous êtes venu chez moi pour la premièrefois ? Votre cœur, du moins, est noble et généreux : sanscela, vous eussé-je aimé comme mon propre fils ?

– Ainsi, s’écria Gustave avec une joyeuseespérance, ainsi vous ne me refuseriez pas la main de Lénora, simon oncle donnait son assentiment à cette union ?

– Non, répondit le gentilhomme, je ne vous larefuserais pas ; c’est même avec une véritable joie que jevous confierais le bonheur de mon unique enfant ; mais ilexiste un obstacle que vous ne connaissez pas…

– Un obstacle ? dit le jeune homme avecun soupir et en pâlissant visiblement ; un obstacle entre moiet Lénora ?

– Contenez votre amour pour un instant, repritM. de Vlierbecke, et écoutez sans préoccupationl’explication que je vais vous donner. Vous croyez, Gustave, que leGrinselhof et les biens qui en dépendent sont ma propriété ?Vous vous trompez ; nous ne possédons rien. Nous sommes pluspauvres que le paysan qui habite cette ferme devant la porte…

Le jeune homme regarda quelques instants soninterlocuteur avec surprise et doute ; mais bientôt sur sonvisage se peignit un sourire d’incrédulité qui fit rougir ettrembler le gentilhomme. Celui-ci reprit avec un accent plein detristesse :

– Ah ! je vois dans vos yeux que vousn’ajoutez pas foi à mes paroles. Pour vous aussi, je suis un avare,un homme qui cache son or, qui laisse manquer du nécessaire lui etson enfant pour amasser des trésors, et sacrifie tout à l’abjectepassion de l’argent ? Un ladre que l’on craint et que l’onméprise ?

– Oh ! pardonnez-moi, monsieur deVlierbecke, s’écria Gustave avec anxiété ; ma vénération pourvous est sans bornes…

– Ne vous effrayez pas de mes paroles, dit legentilhomme d’une voix plus calme ; je ne vous accuse pas,Gustave ; seulement, votre sourire me prouve que j’ai réussivis-à-vis de vous aussi à cacher mon indigence sous l’apparenced’une exécrable avarice. Il est inutile que je vous donnemaintenant de plus amples explications là-dessus. Ce que je vousdis est la vérité : je ne possède rien, rien ! Retournezà votre château sans voir Lénora ; examinez mûrement, et avecune entière tranquillité d’esprit, s’il n’y a pas de motifs quidoivent vous faire changer de résolution ; laissez la nuitpasser sur vos réflexions, et, si demain Lénora, pauvre, vous estrestée chère, si vous pensez encore pouvoir être heureux avec elleet être sûr de la rendre heureuse, demandez le consentement devotre oncle. Voici ma main : puissiez-vous un jour la pressercomme la main d’un père, mon vœu le plus fervent seraitaccompli !

Le ton solennel et posé de ces parolesconvainquit le jeune homme qu’on lui disait la vérité, quel que fûtl’étonnement que lui causât cette révélation inattendue. Mais uneexpression de joyeux enthousiasme ne tarda pas à illuminer sestraits.

– Si j’aimerai Lénora pauvre ?s’écria-t-il. Ô mon Dieu ! la recevoir pour épouse, lui êtreuni par le lien d’un amour éternel, vivre auprès d’elle et trouverà tout instant le bonheur dans son doux regard, dans sa voixenchanteresse ! savoir que j’ai le bonheur de la protéger etque mon travail fait son bonheur ! Ah ! palais ouchaumière, richesse ou pauvreté, tout m’est indifférent, pourvu quesa présence anime le lieu où je me trouverai ! La nuit nem’apportera aucun conseil… Ah ! monsieur de Vlierbecke, sij’obtiens de votre générosité la main de Lénora, je vousremercierai à genoux de l’inestimable trésor que vousm’accordez !

– Soit ! répondit le gentilhomme, lavivacité des inclinations, la constance des sentiments, sontnaturelles à votre caractère jeune et ardent ; mais votreoncle ?

– Mon oncle ! murmura Gustave avec unvisible chagrin. C’est vrai, j’ai besoin de son assentiment. Toutce que je possède ou posséderai jamais au monde dépend de sonaffection pour moi ; je suis orphelin, fils de son frère. Ilm’a adopté pour son fils et m’a comblé de bienfaits. Il a le droitde décider de mon sort ; je dois lui obéir…

– Et lui qui est négociant estime probablementtrès haut l’argent, parce qu’il a appris ce qu’on peut en faire,dira-t-il aussi : « Pauvreté ou richesse, palais ouchaumière, peu importe ? »

– Ah ! je n’en sais rien, monsieur deVlierbecke, dit Gustave avec un triste soupir ; mais il est sibon pour moi, si extraordinairement bon, que j’ai bien des raisonsd’espérer son consentement. Il revient demain ; enl’embrassant à son retour, je lui parlerai de mon projet, je luidirai que mon repos, mon bonheur, ma vie, dépendent de sonassentiment. Il estime, il aime infiniment Lénora, et paraissaitmême m’encourager à prétendre à sa main. Assurément, votrerévélation le surprendra beaucoup ; mais mes prières levaincront, croyez-le !

Le gentilhomme se leva pour mettre fin àl’entretien et ajouta :

– Eh bien, demandez le consentement de votreoncle, et, si votre espoir se réalise, qu’il vienne traiter avecmoi de cette union. Quelle que soit d’ailleurs l’issue de cetteaffaire, Gustave, vous vous êtes comporté vis-à-vis de nous enloyal et délicat jeune homme ; mon estime et mon amitié vousrestent acquises. Allons, quittez le Grinselhof, sans voir Lénoracette fois ; elle ne doit plus paraître devant vous jusqu’à ceque ceci ait reçu une solution. Je lui dirai moi-même ce qu’ilconvient qu’elle en sache.

Demi-content, demi-triste, le cœur plein dejoie et d’anxiété en même temps, Gustave prit congé du père deLénora.

Chapitre 5

 

Le lendemain après-midi,M. de Vlierbecke était assis dans son salon, la têtepenchée sur ses mains. À coup sûr, il était plongé dans deprofondes méditations, car son regard incertain errait dans levague, tandis que sur son visage se peignaient tantôt lecontentement et l’espoir, tantôt l’inquiétude et l’anxiété.

Lénora faisait, de temps en temps, uneapparition dans la place, s’arrêtait un instant inquiète, allait decôté et d’autre, regardait par la fenêtre dans le jardin, etdescendait ensuite les escaliers comme si elle eût étépoursuivie ; on ne pouvait méconnaître qu’elle attendîtimpatiemment quelque chose. Ses traits décelaient cependant unejoie non dissimulée, qui laissait pressentir que son cœur débordaitd’un doux espoir.

Si elle eût pu voir quelles craintes venaientparfois troubler son père dans ses réflexions, elle n’eût peut-êtrepas, si gaie et si joyeuse, rêvé de bonheur et d’avenir ; maisM. de Vlierbecke comprimait ses émotions devant elle, etsouriait à son impatience, comme si lui aussi eût vu, avecconfiance, un bonheur s’approcher.

Enfin, lasse d’aller et de venir, Lénoras’assit auprès de son père, et fixa sur lui son regard limpide etinterrogateur.

– Ma bonne Lénora, dit-il, ne sois pas siagitée ; nous ne pouvons encore rien savoir aujourd’hui.Demain peut-être ! Modère ta joie, mon enfant ; tadouleur sera d’autant plus facile à vaincre, si Dieu, dans cetteaffaire, décide contre ton espérance.

– Oh ! non, mon père, balbutia Lénora,Dieu me sera favorable ; je le sens à l’émotion de mon cœur.Ne vous étonnez pas, mon père, que je sois si joyeuse ; jevois Gustave parlant à son oncle ; j’entends ce qu’il dit etce que M. Denecker répond ; je le vois embrasser Gustaveet donner son consentement ; sans doute, mon père, j’ai droitde l’espérer ; car M. Denecker m’aimait aussi, et ils’est toujours montré si bienveillant pour moi !…

– Tu seras donc bien heureuse, Lénora, siGustave devient ton fiancé ? demandaM. de Vlierbecke en souriant.

– Ne jamais le quitter ! s’écria Lénora,l’aimer, faire le bonheur de sa vie, sa consolation, sa joie !animer par notre amour la solitude du Grinselhof ! Ah !nous serons deux alors pour vous faire une douce existence ;Gustave est plus fort que moi pour chasser la tristesse quiobscurcit parfois votre front ; vous vous promènerez, vouscauserez, vous chasserez, vous serez heureux avec lui ; ilvous aimera comme un fils, il vous vénérera, il vous entourera desplus tendres soins ; son seul souci sur la terre sera de vousrendre heureux, parce qu’il sait que votre bonheur fait lemien ; et moi, je le récompenserai de son dévouement ; jeparsèmerai sa route des plus belles fleurs d’une âmereconnaissante. Oh ! oui, nous vivrons tous ensemble alorsdans un paradis de joie et d’amour !

– Pauvre et ingénue Lénora, ditM. de Vlierbecke en soupirant, que le Seigneur entende taprière ! Mais le monde est régi par des lois et des coutumesque tu ignores. Une femme doit suivre avec obéissance son maripartout où il lui plaît d’aller. Si Gustave choisit pour lui etpour toi une autre demeure, tu devras lui obéir sans réplique et teconsoler peu à peu de mon absence. Une telle séparation me serait,en d’autres circonstances, très pénible ; mais, te sachantheureuse, la solitude ne m’attristera pas.

La jeune fille regardait avec surprise eteffroi son père tandis qu’il prononçait ces paroles ;lorsqu’il se tut, elle baissa lentement la tête sur sa poitrine, etdes larmes silencieuses tombèrent de ses yeux.M. de Vlierbecke lui prit la main et dit d’une voixdouce :

– Je savais, Lénora, que j’allaist’attrister ; mais il faut t’habituer à l’idée de cetteséparation.

La jeune fille releva la tête et répondit avecrésolution.

– Comment ! Gustave voudrait que je vousquittasse ? Vous demeureriez seul au Grinselhof, passant vosjours dans une solitude désolée ? Et moi, j’entrerais dans lemonde avec mon mari, et peut-être devrais-je le suivre au milieudes fêtes et des réjouissances ? Mais je n’aurais plus uninstant de repos ; où que je me trouvasse, la voix de laconscience crierait dans mon cœur : « Fille ingrate etinsensible, ton père souffre ! » Oui, j’aime Gustave, ilm’est plus cher que la vie, et je recevrais sa main comme unbienfait de Dieu, et pourtant, s’il me disait :« Abandonnez votre père ! » s’il me donnait àchoisir entre vous et lui… je le repousserais ! Je seraistriste, je souffrirais horriblement, je mourrais peut-être, mais dumoins dans vos bras, mon père !

Elle pencha un instant la tête, comme courbéesous le poids d’une triste pensée : mais elle fixaimmédiatement sur les yeux de son père un regard courageux etajouta :

– Vous doutez de l’affection de Gustave pourvous ? Vous le croyez capable de remplir votre vie de chagrin,de me séparer de vous ? Ô mon père, vous ne le connaissezpas ! Vous ne savez pas combien il vous respecte et vousaime ! Vous ne savez pas quels trésors de bonté et d’amourrenferme son cœur !

M. de Vlierbecke attira vers lui safille enthousiasmée, et posa sur son front un doux baiser. Ilsongeait à la calmer par des paroles consolantes ; maissoudain Lénora se dégagea de son bras, souriante et tremblante à lafois. Le doigt tendu vers la fenêtre, elle semblait écouter unbruit qui s’approchait.

Le trépignement des chevaux et le roulementdes roues sur le chemin firent comprendre àM. de Vlierbecke ce qui était venu si soudainementtroubler sa fille. Son visage aussi s’anima d’une expression dejoie : il descendit à la hâte et atteignait le seuil au momentoù M. Denecker descendait de voiture.

Le négociant semblait de très bonnehumeur ; il serra cordialement la main du gentilhomme, en luidisant :

– Ah ! monsieur de Vlierbecke, je suisenchanté de vous revoir ! Comment allez-vous ? Il mesemble que mon neveu a su mettre à profit mon absence !…

Tandis qu’il était introduit dans un salon parle gentilhomme avec les politesses d’usage, il frappa familièrementsur l’épaule de celui-ci et dit en riant :

– Ah ! ah ! nous étions déjà bonsamis, nous allons être compères, je l’espère du moins. Ce coquin deneveu n’a pas mauvais goût, il faut en convenir, et il chercheraitlongtemps avant de trouver une aussi aimable et aussi jolie femmeque Lénora. Voyez-vous, monsieur de Vlierbecke, il faut que ce soitune noce dont on parle encore dans vingt ans !

Ce disant, ils étaient entrés dans le salon ets’étaient assis. Le gentilhomme, bien que son cœur battit d’unejoyeuse émotion, n’osait croire ce que semblait lui dire le ton deM. Denecker, et regardait celui-ci d’un œil plein de doute. Lenégociant reprit :

– Eh bien, il paraît que Gustave aspire à sonbonheur avec une ardente impatience ; il m’a supplié à genouxde hâter la chose ; j’ai vraiment pitié du jeune fou. C’estpourquoi j’ai laissé chômer pour un jour encore maison et affaires,et j’accours pour en finir. Il m’a dit du moins que vous aviezdonné votre consentement. C’est bien à vous, monsieur. J’ai songéaussi à ce mariage pendant mon voyage ; car j’avais remarquéque les flèches de l’amour avaient percé de part en part le cœur demon neveu ; mais ce n’était pas sans appréhension de vosintentions ; l’inégalité du sang – une idée du temps passé –eût pu parfois vous arrêter…

– Ainsi Gustave vous a dit que je consentais àson mariage avec Lénora ? demanda le gentilhomme.

– M’aurait-il trompé ? ditM. Denecker avec étonnement.

– Non ; mais ne vous a-t-il pas fait uneautre communication qui doit vous sembler d’une hauteimportance ?

Le négociant hocha la tête en souriant, et ditd’un ton de plaisanterie :

– Ah ! ah ! quelles folies vous luiavez fait accroire ! Mais, entre nous deux, ce sera bientôtéclairci. Il est venu me conter que le Grinselhof ne vousappartient pas et que vous êtes pauvre ! Vous avez trop bonneopinion de mon esprit, monsieur de Vlierbecke, pour croire que jevais ajouter foi à un pareil conte bleu ?

Un frisson saisit le gentilhomme ; le tonde bonne humeur et de familiarité de M. Denecker lui avaitfait espérer un instant qu’il savait tout, et que, nonobstant cela,il souscrivait au désir de son neveu ; mais les dernièresparoles qu’il venait d’entendre lui apprenaient qu’il avait àrecommencer les tristes révélations de la veille ; il seprépara avec un froid courage à subir une nouvelle humiliation, etdit :

– Monsieur Denecker, ne gardez pas, je vous enprie, le moindre doute sur ce que je vais vous dire. Je veux bienconsentir à l’instant à donner ma Lénora pour fiancée à votreneveu ; mais, je vous le déclare ici, je suis pauvre,affreusement pauvre !

– Allons, allons, s’écria le négociant. Jecomprends bien que vous teniez terriblement à vos écus ; on lesait de longue date ; mais, au moment où vous mariez votreunique enfant, il faut cependant ouvrir le cœur et la bourse, etfaire acte de bonne volonté en la dotant selon les convenances. Ondit déjà, – pardonnez-moi de le répéter – on dit que vous êtesavare ; que sera-ce lorsqu’on saura que vous laissez partirvotre fille unique sans une bonne dot ?

Le gentilhomme, assis sur sa chaise, en proieà d’affreuses angoisses, luttait péniblement contre lesplaisanteries incrédules de M. Denecker, plaisanteries qui nelui permettaient pas de changer par de courtes et clairesexplications la tournure de cette conversation si humiliante pourlui. Ce fut d’une voix presque suppliante qu’il s’écria :

– Pour l’amour de Dieu, monsieur, épargnez-moices amères allusions. Je vous déclare, sur ma parole degentilhomme, que je ne possède rien au monde.

– Eh bien, répondit le négociant avec un malinsourire, nous allons conclure l’affaire en chiffres sur la table etvoir tout de suite si notre compte supporte la preuve. Vous croyezpeut-être que je suis venu vous demander de grandssacrifices ? Non, monsieur de Vlierbecke ; Dieu merci, jen’ai pas besoin d’y regarder de si près ; mais le mariage estune affaire qu’on entreprend à deux, et il est juste que chacunapporte quelque chose à la caisse commune, les parts fussent-ellesd’ailleurs inégales !

– Mon Dieu, mon Dieu ! murmurait legentilhomme en serrant convulsivement les poings.

– Allons, reprit le négociant, je donne à monneveu une somme de cent mille francs, et, s’il veut rester dans lecommerce, mon crédit lui vaudra bien plus encore. Je ne veux pas,je ne désire même pas que vous dotiez Lénora d’une sommeégale ; votre haute origine et surtout votre grâce parfaite,peuvent compenser ce qui manquera du côté de la dot – mais lamoitié, cinquante mille francs, vous consentirez bien à cela, ou jeme trompe fort. Qu’en dites-vous ? Nous donnons-nous lamain ?

Pâle et tremblant, le gentilhomme était commeanéanti sur son siège ; il dit avec un soupir et d’une voixtriste et abattue :

– Monsieur Denecker, cet entretien me tue…Cessez de me mettre au supplice. Je vous le répète, je ne possèderien. Et, puisque vous me forcez à parler avant de me faireconnaître vos intentions, sachez que le Grinselhof et sesdépendances sont grevés de rentes dont le capital dépasse leurvaleur réelle. Il est inutile de vous révéler l’origine de cesdettes ; qu’il me suffise de vous répéter que je dis lavérité, et je vous prie, sans aller plus loin, maintenant que vousconnaissez l’état de mes affaires, de vouloir bien me déclarer quelest votre dessein au sujet du mariage de votre neveu.

Cette déclaration faite avec une fiévreuseénergie ne convainquit pas encore le négociant. Un certainétonnement se peignit bien sur son visage ; mais il dit avecun sourire incrédule :

– Pardonnez-moi, monsieur de Vlierbecke, ilm’est impossible de vous croire ; je ne pensais pas que vousfussiez si dur à la détente ; mais soit ! chacun a sontravers, l’un est trop avare, l’autre trop prodigue. Quoi qu’il ensoit, je veux faire quelque chose pour épargner à Gustave un longchagrin. Voyons, donnez à votre fille vingt-cinq mille francs, sousla condition que le montant de la dot restera secret, car je neveux pas non plus être tourné en ridicule… Vingt-cinq millefrancs ! Vous ne direz pas que c’est trop… une pareillebagatelle suffira à peine à payer leur mobilier. Voyons, soyezraisonnable. Voici ma main !

Pris d’un frémissement nerveux, le gentilhommese leva brusquement et fit tourner d’une main tremblante la clefd’une armoire encastrée dans le mur. Bientôt il jeta sur la tableune liasse de papiers et dit :

– Tenez, lisez, convainquez-vous !

Le négociant se mit à parcourir lespapiers ; sa physionomie changea peu à peu ; et, de tempsen temps, il hochait la tête en réfléchissant profondément. Pendantce temps, le gentilhomme disait d’une voix ironique etincisive :

– Ah ! vous ne vouliez pas mecroire ! Eh bien, basez votre décision sur ces papiers seuls.Il faut que vous sachiez tout ; je ne veux plus revenir sur cebanc de torture : il y a encore une lettre de change de quatremille francs que je ne puis payer ! Vous le voyez, je suisplus que pauvre, j’ai des dettes !

– C’est cependant la vérité ! ditM. Denecker avec stupéfaction. Vous ne possédez rien. Je voisdans ces pièces que mon notaire est aussi le vôtre ; je lui aiparlé de votre fortune… et il m’a laissé dans mon opinion ou, pourmieux dire, dans mon erreur.

Comme si un rocher fût tombé de sa poitrine,le gentilhomme respira plus librement, et son visage reprit enquelque sorte la calme et digne expression qui lui étaithabituelle. Il se rassit et dit avec une froideurcontenue :

– Maintenant que vous ne doutez plus de mapauvreté, je vous demande, monsieur Denecker, quelles sont vosintentions.

– Mes intentions ? repartit le négociant.Mes intentions sont pour que nous restions bons amis commedevant ; quant au mariage, l’affaire tombe à l’eau, nous n’enparlerons plus. Comment donc avez-vous fait votre compte, monsieurde Vlierbecke ? Je commence seulement à y voir clair ;vous croyiez faire une bonne affaire et vendre votre marchandiseaussi cher que possible…

– Monsieur ! s’écria le gentilhomme, leregard flamboyant, parlez avec respect de ma fille ! Pauvre ouriche, n’oubliez pas qui elle est !

– Ne vous fâchez pas, ne vous fâchez pas,monsieur de Vlierbecke, répondit le négociant ; je ne veux pasvous insulter. Loin de là ; si vous eussiez réussi dans vosvues, je vous eusse peut-être admiré ; mais fin contre finfait mauvaise doublure. Et, puisque vous êtes si susceptible sur lepoint d’honneur, permettez-moi de vous demander si vous avez agibien loyalement envers mon neveu en l’amadouant et en laissantgrandir dans son cœur ce malheureux amour ?

M. de Vlierbecke courba la tête pourcacher la rougeur de la honte qui couvrait son front et ses joues.Il demeura affaissé sous une émotion mortelle jusqu’à ce que lenégociant le rappelât à lui-même par ce mot :

– Eh bien ?

– Ah ! balbutiaM. de Vlierbecke, ayez un peu pitié de moi. Peut-êtrel’amour de mon enfant m’a-t-il égaré. Dieu a départi à ma Lénoratous les dons qui peuvent orner une femme sur la terre ;j’espérais que sa beauté, la pureté de son âme, la noblesse de sonsang étaient des trésors au moins aussi précieux que l’argent…

– C’est-à-dire pour un gentilhomme peut-être,mais non pour un négociant, murmura M. Denecker.

– Ne me reprochez pas d’avoir amadoué votreneveu ; ce mot me blesse profondément, et il estinjuste : en voyant naître en même temps chez Gustave etLénora une sympathie réciproque, je n’ai pas comprimé le penchantqui les attirait l’un vers l’autre. Au contraire, j’ai, chaque jourdans mes prières, rendu grâces à Dieu, qu’il eût envoyé sur notreroute un sauveur pour mon enfant, Oui… un sauveur… car Gustave estun honnête jeune homme qui l’eût rendue heureuse, non par l’argent,mais par la noblesse de son caractère, par la loyauté de sessentiments. Est-ce donc un si grand crime pour un père qued’inévitables malheurs ont jeté dans l’indigence, d’espérer que sonenfant échappera à la misère ?

– Assurément non, répondit le négociant ;le tout est de réussir ; et, pour cela, vous vous êtes maladressé, monsieur de Vlierbecke ; je suis homme à examinerdeux fois la marchandise avant de conclure le marché, et il estbien difficile de me faire accepter des pommes pour descitrons…

Cette manière de parler, empruntée à la languedu commerce, parut faire souffrir cruellement le gentilhomme et lesoumettre à une effroyable torture ; car il se levabrusquement et dit avec une colère croissante :

– Vous n’avez donc aucune pitié de monmalheur ? Vous prétendez que j’avais le projet de voustromper ? Mais est-ce vous qui avez découvert monindigence ? Après les révélations que je vous ai faites sansque rien m’y forçât, n’êtes-vous pas libre d’agir comme vous levoudrez ? Et, croyez-le bien, si j’écoute humblement vosreproches, si je reconnais moi-même mon erreur, ma faute, cependanttout sentiment de dignité n’est pas mort dans mon âme. Vous parlezde marchandise comme si vous veniez ici acheter quelquechose ? Est-ce ma Lénora ? Tous vos trésors n’ysuffiraient pas, monsieur ! Et, si à vos yeux l’amour n’estpas assez puissant pour faire disparaître l’inégalité pécuniairequi nous sépare, sachez que je m’appelle de Vlierbecke, et que cenom, même dans la misère, pèse plus que tout votre or !

Pendant cette sortie, une ardente indignations’était peinte sur le visage du gentilhomme ; ses yeuxlançaient des éclairs de feu sur le négociant, qui, troublé par laparole exaltée et le geste animé de M. de Vlierbecke,reculait devant lui en le regardant avec stupéfaction.

– Mon Dieu ! dit-il enfin, il ne faut pastant de grands mots ; chacun reste ce qu’il est, chacun gardece qu’il a, et l’affaire finit là. Seulement, il me reste unedemande à vous faire, c’est que vous ne receviez plus mon neveu…Autrement…

– Autrement ! s’écria le gentilhommed’une voix courroucée ; une menace à moi ?

Mais il se contraignit, et dit avec unefroideur apparente :

– Assez ! Faut-il faire approcher lavoiture de M. Denecker ?

– Comme il vous plaira, répondit lenégociant ; nous ne pouvons faire affaire ensemble, ce n’estpas un motif pour devenir ennemis…

– C’est bien ! brisons là,monsieur ! Cet entretien me blesse… il doit finir…

En disant ces mots, il conduisit le négociantjusqu’au seuil, et prit congé de lui par un bref salut.

M. de Vlierbecke rentra dans lesalon, se laissa tomber sur une chaise, et porta convulsivement lesmains à son front, tandis qu’un rauque soupir montait de sapoitrine haletante et oppressée à sa gorge contractée.

Il demeura quelque temps silencieux etimmobile ; mais bientôt ses mains retombèrent lourdement surses genoux. Il était pâle comme la mort ; son âme s’enfonçaitdans l’abîme des plus déchirantes pensées ; cependant pas unmouvement nerveux, pas une seule ride ne trahissait sur saphysionomie le martyre de son cœur.

Tout à coup il entendit un bruit de pas dansla chambre supérieure. Il revint à lui, et, tremblant d’angoisse etd’effroi :

– Dieu ! ma pauvre Lénora !s’écria-t-il. Elle vient ! Je n’ai point encore assezsouffert ; il me faut briser le cœur de ma fille, lui arracheravec une froide cruauté toutes ses espérances, anéantir ses plusdoux rêves, la voir sous mes yeux succomber de douleur !Ah ! si je pouvais éviter cette désolante révélation !Que dire ? comment exprimer ?…

Un sourire plein d’amertume contracta seslèvres ; il reprit avec une triste ironie :

– Ah ! cache tes souffrances, reprendscourage ! Si ton cœur est saignant et déchiré, si le désespoirronge tes entrailles, oh ! souris, souris… Oui, la vie estpour toi une éternelle raillerie ; mais que peux-tu faire,misérable avorton, sinon te soumettre, céder sans lutte, etaccepter le joug comme un impuissant esclave que tu es ?Arrière tout sentiment de révolte ! Silence, silence, voiciton enfant !

En effet, Lénora ouvrait la porte du salon etcourait à son père en fixant sur lui un regard interrogateur, maisrempli d’espoir.

Quelque effort que fit sur lui-mêmeM. de Vlierbecke pour dissimuler son anxiété, il n’yréussit pas cette fois. Lénora lut bientôt sur ses traits qu’ilétait en proie à une profonde douleur. Comme il gardait le silence,elle se prit à trembler et demanda avec une fiévreuseimpatience :

– Eh bien, eh bien, mon père ?

– Hélas ! mon enfant, dit le gentilhommeen soupirant, nous ne sommes pas heureux : Dieu nous éprouvepar de rudes coups ; inclinons-nous devant sa toute-puissantevolonté.

– Que voulez-vous dire ? Que dois-jecraindre ? dit Lénora hors d’elle. Parlez, mon père. A-t-ilrefusé ?

– Il a refusé, Lénora !

– Non, non, s’écria la jeune fille, ce n’estpas possible !

– Refusé parce qu’il possède des millions, etqu’auprès de lui nous ne sommes que de pauvres gens.

– C’est donc vrai ! Gustave est perdupour moi ? perdu sans espoir ?

– Sans espoir ! répéta le père d’une voixsombre.

Un cri aigu s’échappa de la bouche de la jeunefille ; elle courut à la table, y laissa tomber sa tête enpleurant amèrement ; des sanglots déchirants soulevaient sapoitrine, et, de temps en temps, elle murmurait d’une voixdésespérée le nom de son bien-aimé.

Le gentilhomme se leva et contempla un instantla douleur de sa fille. Une inexprimable tristesse était empreintesur son visage ; son regard, si ardent d’habitude, était terneet abattu, et il serrait convulsivement les poings. Il s’approchade la jeune fille, et, joignant les mains, lui dit d’une voixsuppliante :

– Lénora, aie pitié de moi ! Dans cettefatale entrevue avec M. Denecker, j’ai souffert tous lestourments qui peuvent torturer le cœur d’un gentilhomme, le cœurd’un père ; j’ai bu à longs traits le fiel de la honte ;j’ai vidé jusqu’à la lie la coupe de l’humiliation… Mais tout celan’est rien auprès de ta douleur. Oh ! je t’en supplie,remets-toi, montre-moi ton doux visage que j’aime tant, laisse-moiretrouver des forces dans ta résignation… Lénora !… ah !ma tête se perd ; je me sens mourir de désespoir !

En prononçant ces mots, il s’affaissa sur unechaise, brisé par la foudroyante émotion qui l’accablait. Lénoras’approcha de son père, appuya la tête sur son épaule, et dit d’unevoix entrecoupée de sanglots :

– Ne le revoir jamais ! renoncer à sonamour ! perdre ce bonheur si longtemps rêvé !hélas ! hélas ! il en mourra de chagrin…

– Lénora ! Lénora ! dit legentilhomme d’un ton suppliant.

– Oh ! mon père bien-aimé, s’écria lajeune fille, perdre Gustave pour toujours ! Cette affreusepensée m’accable ; tant que je serai près de vous, je béniraiet je remercierai Dieu… Mais les larmes m’étouffentmaintenant ; ah ! je vous en prie, laissez-moipleurer !

M. de Vlierbecke serra plusétroitement sa fille sur son sein, et respecta silencieusementl’affliction de l’infortunée Lénora.

Un silence de mort régnait autour d’eux. Ilsrestèrent longtemps enlacés dans les bras l’un de l’autre, jusqu’àce que l’excès même de la douleur relâchât leur étreinte et ouvritleurs cœurs à de mutuelles consolations.

Chapitre 6

 

Quatre jours s’étaient écoulés depuis queM. Denecker avait refusé de consentir au mariage de Gustaveavec Lénora, lorsque parut dans la lande de bruyère, à unedemi-lieue environ du Grinselhof, une voiture de louage, quis’arrêta bientôt dans un chemin détourné.

Un jeune homme en descendit et indiqua aucocher une auberge assez éloignée ; les chevaux firent undemi-tour, et la voiture reprit la route qu’elle venait de suivre,tandis que le jeune homme s’avançait d’un pas rapide dans ladirection opposée. Il paraissait en proie à une vive agitation, etfrissonnait parfois comme épouvanté par ses propres pensées.

Dès que le Grinselhof apparut à travers lesarbres, il se mit à marcher avec précaution le long de la haie ou àpasser d’un côté à l’autre du chemin en cherchant les endroits oùl’épaisseur du feuillage pouvait le cacher. Arrivé à l’allée quiprécédait la cour, il poussa un cri de joie : la porte étaitouverte.

Grâce aux arbres et aux buissons, il se glissasans être vu jusqu’au pont, passa sur la pointe du pied devant laferme, et franchit l’épais massif qui ceignait le Grinselhof commeun mur.

À peine eut-il fait quelques pas dans lejardin, qu’il s’arrêta tremblant.

Lénora était assise sous le catalpa, la têteappuyée sur le bord de la table ; de violents sanglotssoulevaient son sein, et, à travers ses doigts qui voilaient sonregard, des larmes brillantes tombaient comme des perles sur lesable du chemin.

Le jeune homme s’avança d’un pas léger ;mais, si doucement qu’il marchât, la jeune fille leva la tête, etbondit toute tremblante en arrière, tandis que le nom de Gustaves’échappait de sa poitrine comme un cri d’angoisse. Elle voulutfuir ; mais, avant qu’elle eût pu faire un pas, le jeunehomme, à genoux devant elle, saisissait convulsivement ses mains,et disait avec une fiévreuse émotion :

– Lénora, Lénora, écoutez-moi ! Si vousme fuyez, si vous me refusez la consolation de vous dire, dans undernier adieu, ce que je souffre et ce que j’espère, je meurs à vospieds ou je pars, le cœur brisé, pour aller m’éteindre loin de mapatrie, loin de vous, ma sœur, ma bien-aimée, ma fiancée. Ah !Lénora, au nom de notre amour si doux et si pur, ne me repoussezpas !

Bien que Lénora tremblât de tous ses membres,ses traits prirent une expression de dignité et d’orgueil blessé.Elle répondit d’un ton froid et réservé :

– Votre hardiesse m’étonne, monsieur ! Ilvous a fallu un bien triste courage pour reparaître au Grinselhofaprès l’affront qui a été fait à mon père. Il est au lit,malade ; son âme a succombé sous le poids de l’outrage, et lafièvre l’a saisi. Est-ce là la récompense de mon affection pourvous ?

– Mon Dieu, mon Dieu, vous m’accusez,Lénora ! Quel crime ai-je donc commis ? s’écria le jeunehomme avec désespoir.

– Il n’y a plus rien de commun entre nous,reprit la jeune fille ; si nous ne sommes pas aussi riches quevous, monsieur, le sang qui coule dans nos veines ne souffre pasd’injure ! Levez-vous, partez ; je ne dois plus vousvoir !

– Grâce ! pitié ! dit Gustave, leregard suppliant et en levant les mains vers elle ;grâce ! je suis innocent, Lénora !

La jeune fille cacha les larmes qui germaientdans ses yeux, et se détourna de lui, prête à s’éloigner.

– Cruelle ! s’écria le jeune homme d’unevoix déchirante, vous me quittez pour toujours, sans un adieu, sansun mot de consolation ? Vous demeurez sourde à ma prière,insensible à ma douleur ? C’est bien, je subirai monsort : vous l’avez voulu !

Il se releva brusquement, puis sa tête sepencha sur la table, tandis qu’il continuait en versant des larmesamères :

– Lénora, mon amie, vous me condamnez àmourir ! Je vous pardonne : soyez heureuse sur la terresans moi ! Adieu, adieu pour toujours !

En disant ces mots, ses forcesl’abandonnèrent ; il tomba sur le siège que venait de quitterLénora, et ses bras défaillants s’affaissèrent sur la table.

Lénora avait fait deux ou trois pas pours’éloigner ; mais les tristes plaintes de Gustave l’avaientretenue. On pouvait lire sur son visage un violent combat entre ledevoir et l’amour. Enfin, son cœur parut faiblir dans la lutte, etdes larmes abondantes jaillirent de ses yeux. Elle s’approchalentement du jeune homme, prit une de ses mains, et murmura d’unevoix attendrie et pleine de sanglots :

– Gustave, mon pauvre ami, nous sommes bienmalheureux, n’est-ce pas ?

Au contact de cette main chérie, au doux sonde cette voix aimée, le jeune homme revint à lui. Son regards’arrêta sur les yeux de la jeune fille avec un ineffable sourire,et, à demi égaré par la joie, il lui dit :

– Lénora, chère Lénora, vous êtes revenue àmoi ! Vous avez pitié de mes douleurs ! Vous ne mehaïssez donc pas ?

– Un amour comme le nôtre s’éteint-il en unjour, Gustave ? dit la jeune fille en soupirant.

– Oh ! non, non, s’écria le jeune hommeavec exaltation, il est éternel ! N’est-ce pas, Lénora,éternel, tout-puissant contre le malheur, impérissable tant que lecœur bat dans la poitrine ?

La jeune fille pencha la tête, baissa lesyeux, et répondit d’une voix solennelle :

– Ne croyez pas, Gustave, que notre séparationme fasse souffrir moins que vous ; si l’assurance de mon amourpeut adoucir pour vous les peines de l’absence, soyez fort etcourageux. Mon cœur désolé gardera votre souvenir ; je voussuivrai en esprit et je vous aimerai jusqu’à ce que la mort viennecombler l’abîme qui nous sépare aujourd’hui. Nous nous retrouveronslà-haut, auprès de Dieu, mais jamais sur la terre !

– Vous vous trompez, Lénora ! s’écriaGustave avec une sorte de joie, il y a encore de l’espoir !Mon oncle n’est pas inexorable : il cédera par pitié pour mondésespoir !

– C’est possible ; mais le sentiment del’honneur est inflexible chez mon père, répondit la jeune filled’une voix triste et fière à la fois. Éloignez-vous, Gustave ;j’ai trop longtemps déjà oublié l’ordre de mon père, et méconnu ceque je dois à mon honneur en demeurant seule avec un homme qui nepeut devenir mon époux ! Partez ! Si quelqu’un noussurprenait, mon malheureux père en mourrait de honte et dechagrin.

– Un seul instant encore, ma bonne et chèreLénora ! Écoutez bien ce que je vais vous dire : mononcle m’a refusé votre main ; j’ai pleuré, prié, je me suisarraché les cheveux. Rien n’a pu le faire changer derésolution ; le désespoir m’a jeté hors de moi ; je mesuis révolté contre mon bienfaiteur, je l’ai menacé comme uningrat, j’ai dit des choses qui m’ont donné horreur de moi-mêmemême lorsque l’accès de fièvre a été dissipé. Je lui ai demandépardon à genoux ; mon oncle a un bon cœur : il m’apardonné à condition que j’entreprendrais avec lui, immédiatementet sans résistance, un voyage en Italie depuis longtemps projeté.Il espère que je vous oublierai ! Moi, vous oublier,Lénora ! J’ai consenti à ce voyage avec une joie secrète.Ah ! je vais, pendant des mois entiers, me trouver seul avecmon oncle ; je vais le combler de soins et d’amour, je vaisl’attendrir par un dévouement sans bornes, le supplier sans relâchede me donner son consentement, le vaincre enfin et revenirtriomphant, Lénora, pour vous offrir ma vie et ma main, parer votrefront de la joyeuse couronne de fiancée, et vous proclamer àgenoux, à la face des saints autels, la compagne de mon choix.

Un doux sourire éclaira le visage de la jeunefille, et dans son limpide regard se peignit le ravissement que luifaisait éprouver la peinture enchanteresse d’un bonheur encorepossible ; mais le prestige s’évanouit bientôt. Elle réponditavec une morne tristesse.

– Pauvre ami, il est cruel d’arracher cedernier espoir de votre cœur, et cependant il le faut. Votre oncleconsentirait peut-être ; mais mon père ?

– Votre père, Lénora ? Il pardonneratout, et me recevra dans ses bras comme un fils retrouvé…

– Non, non, ne croyez pas cela, Gustave ;on l’a blessé dans son honneur : comme chrétien, ilpardonnerait ; comme gentilhomme, il n’oubliera jamaisl’outrage qu’il a reçu !

– Ah ! Lénora, vous êtes injuste enversvotre père. Si je reviens avec l’assentiment de mon oncle, et si jelui dis : « Je ferai le bonheur de votre enfant ;donnez-moi Lénora pour épouse ; j’embellirai sa vie par toutesles joies que l’amour d’un époux a jamais données à unefemme ; son sort ici-bas sera digne d’envie ! » sije lui dis cela, que croyez-vous qu’il réponde ?

Lénora baissa les yeux.

– Vous connaissez sa bonté infinie, Gustave.Mon bonheur est son unique préoccupation ; il vous bénirait enremerciant Dieu.

– N’est-il pas vrai, Lénora, qu’ilconsentirait ? Vous voyez bien que tout n’est pas perdu. Unjoyeux rayon éclaire encore notre avenir. Abandonnez-vous à ce douxespoir, ma bien-aimée. Oh ! oui ! ne vous désolezpas : laissez-moi emporter, dans mon triste voyage,l’assurance que vous m’attendrez avec confiance dans la bonté deDieu. Puis souvenez-vous de moi dans vos prières, prononcezquelquefois mon nom dans ces sentiers ombragés où les premièresaspirations de l’amour ont si doucement ému nos cœurs, où, pendantdeux mois, j’ai goûté près de vous toute une éternité debonheur ; souriez-moi du fond de votre solitude, mon âmeentendra votre lointain salut ; votre souvenir sera mon uniquejoie, et j’y puiserai le courage de supporter l’absence…

Lénora pleurait silencieusement ; ladouce et émouvante parole du jeune homme avait tout à fait vaincuson orgueil ; son cœur n’avait plus de place que pour l’amouret la tristesse. Gustave s’en aperçut.

– Je pars, Lénora, dit-il, fort de votreaffection ! C’est avec un ferme espoir que je quitte mon payset ma bien-aimée. Quoi qu’il arrive maintenant, je ne me laisseraiabattre ni par le chagrin, ni par le découragement. Lénora, vouspenserez à moi, tous les jours, n’est-ce pas ?

– Mon Dieu, j’ai promis à mon père de vousoublier ! murmura la jeune fille avec une sorte d’effroi.

– M’oublier ? Vous vous efforcerez dem’oublier ?

– Non, Gustave, dit-elle d’une voixdouce ; je désobéirai pour la première fois à mon père ;je sens mon impuissance à tenir une vaine promesse, je ne puis vousoublier ; je vous aimerai jusqu’à ma dernière heure :c’est ma destinée sur la terre !

– Oh ! merci, merci, Lénora, s’écriaGustave avec exaltation. Tes douces paroles me font puissant contrele sort. Reste ici, ma bien-aimée, sous la garde de Dieu ; tonimage me suivra comme un ange protecteur ; dans mes joies etdans mes douleurs, le jour et la nuit, toujours… toujours tu serassous mes yeux, Lénora ! La séparation brise mon cœur ;mais le devoir commande, je sais qu’il faut obéir. Adieu,adieu !

Il saisit convulsivement les mains de la jeunefille, les serra d’une étreinte fébrile, et disparut sous lesmassifs de verdure.

– Adieu, adieu, Gustave ! s’écria Lénorahors d’elle.

Et, comme anéantie, elle chercha un sièged’une main tremblante, y tomba épuisée, abîmée dans une douleurinexprimable et versant un torrent de larmes.

Chapitre 7

 

Lénora avait révélé à son père la dernièrevisite de Gustave et s’était efforcée de faire accepter à son cœurle doux espoir d’un avenir meilleur ; maisM. de Vlierbecke avait écouté son récit comme s’il y eûtété insensible ; il l’avait écouté en souriant amèrement etsans donner à sa fille une seule réponse positive.

Depuis ce jour, le Grinselhof était devenuplus solitaire et plus triste qu’auparavant. Le gentilhomme,visiblement torturé par une secrète douleur, était le plus souventassis, le front dans les mains, le regard pensif et fixé sur lesol. Sans doute apparaissait à ses yeux le fatal jour d’échéance dela lettre de change, jour qui s’approchait menaçant et inévitable,et qui devait plonger pour toujours dans la plus affreuse misère lemalheureux père et son enfant.

Lénora dissimulait ses propres souffrancespour ne pas accroître par sa tristesse l’inexplicable chagrin deson père. Bien que son âme débordât de pensées désolantes, ellefeignait d’être consolée et joyeuse. Elle faisait et disait tout ceque lui inspirait son cœur aimant pour arracher le gentilhomme àses mornes rêveries. Mais tous ses efforts étaient vains ; sonpère la récompensait bien par un sourire ou par une tendre caresse,mais le sourire était triste, la caresse contrainte etlanguissante.

Si parfois Lénora, les larmes aux yeux,demandait à son père la cause de sa douleur, il savait toujourséviter toute explication sur ce point. Pendant des jours entiers,il errait seul et absorbé par de sombres pensées, dans les alléesles plus obscures du jardin, et semblait fuir la présence de safille elle-même. Si Lénora l’apercevait de loin, elle surprenaitdans son regard une expression farouche où se mariaientl’irritation et le désespoir, et qu’accompagnaient des gestesbrusques et convulsifs. S’approchait-elle de lui pour adoucir sonchagrin par les marques de l’amour le plus dévoué, il répondait àpeine à ses affectueuses questions et la quittait pour chercherdans la maison un refuge où il trouvât la solitude.

Un mois entier se passa ainsi, un mois demorne tristesse et de silencieuses souffrances.

Cependant Lénora remarquait avec désespoir lerapide amaigrissement et la croissante pâleur du visage de sonpère, et combien son œil si vif perdait chaque jour de sonéclat : on eût dit qu’une maladie de langueur minait sa santéet consumait sa vie.

Vers cette époque, un changement dans laconduite de son père vint convaincre la jeune fille qu’un tristesecret, un secret terrible peut-être, pesait sur son cœur.

Depuis huit jours s’allumait parfois dans sesyeux un ardent éclair ; il semblait toujours en proie à unefièvre violente ; ses paroles, ses gestes, toutes ses actionstémoignaient d’une vive et profonde inquiétude. Puis, chaquesemaine, il se rendait deux ou trois fois en voiture à Anvers, sanslaisser pressentir le moins du monde ce qu’il y allait faire. Ilrevenait tard au Grinselhof, s’asseyait à la table du souper,silencieux et résigné, et engageait bientôt Lénora à s’allerreposer, tandis que lui-même se retirait avec une lampe dans sachambre à coucher. Mais sa fille désolée savait qu’il n’y trouvaitpas le repos ; car, pendant les longues heures que l’angoissedérobait au sommeil, elle entendait souvent le plancher quicraquait sous les pas de son père, et alors elle tremblait dans sonlit de tristesse et d’effroi.

Lénora était très courageuse de sa nature etdevait à son éducation exceptionnelle une force d’âme presquemasculine ; peu à peu grandissait en elle la résolution deforcer son père à lui révéler son secret. Bien que le respectqu’elle lui portait la fît hésiter, son dévouement inquiet luidonnait chaque jour plus de courage et de hardiesse. Souvent elleétait allée à la recherche de son père avec l’intention d’accomplirson dessein ; mais le regard pénétrant du gentilhomme etl’expression de sa physionomie l’avaient chaque fois retenue. Ellevoyait que son père, devinant ses intentions, tremblait en saprésence, de peur qu’elle ne l’interrogeât.

Un jour, M. de Vlierbecke était denouveau parti de très bon matin pour la ville.

L’heure de midi était déjà passée. Lénora, enproie à de tristes réflexions, errait lentement dans la maison. Desparoles entrecoupées lui échappaient, elle s’arrêtait brusquement,elle essuyait les larmes qui coulaient de ses yeux. Distraite etsans savoir ce qu’elle faisait, elle ouvrit le tiroir de la tablequi servait habituellement de bureau à son père. Peut-être le désirde pénétrer le secret de son père la poussait-il à cette actionsans qu’elle s’en rendît compte. Elle trouva dans le tiroir un seulpapier déployé.

À peine son regard s’y fut-il arrêté, qu’unepâleur soudaine se répandit sur ses joues, et ce fut en frissonnantqu’elle prit connaissance de la pièce découverte.

Bientôt elle referma le tiroir toutépouvantée ; elle quitta la chambre, la tête penchée, ladémarche lente, profondément accablée.

Arrivée dans la chambre voisine, elle s’assit,demeura un instant muette, immobile, les yeux baissés, et murmuraenfin :

– Vendre le Grinselhof ! Pourquoi ?M. Denecker a insulté mon père parce que nous n’étions pasassez riches ? Quel est ce secret ? Serions nous vraimentpauvres ? Quel trait de lumière ! Mon Dieu, c’est donc làle mot de l’énigme ! c’est là la cause de la tristesse de monpère !

Elle retomba dans une sombre rêverie. Mais peuà peu sa physionomie s’éclaira, ses lèvres s’agitèrent, ses yeuxbrillèrent de résolution.

Tandis qu’elle cherchait à se roidir contre lesort, et se préparait à lutter victorieusement contre l’infortuneet la misère, elle aperçut tout à coup la vieille voiture quirentrait au Grinselhof. À peine sur le seuil de la maison, elle vitson père affaissé sur lui-même plutôt qu’assis, le front penché surla poitrine, comme un homme privé de sentiment, et, lorsqu’ildescendit et qu’elle put considérer ses traits, la pâleur mortellequi les couvrait la fit frissonner.

Profondément émue, elle n’eut pas la forced’adresser un mot à son père, et, muette, elle le laissa entrerdans la maison pour se réfugier sans doute encore dans la chambrela plus retirée.

À peine cependant fut-elle demeurée un instantsur la porte, qu’une vive rougeur colora son front et ses joues, etque la flamme d’une ferme résolution brilla dans ses yeux noirsencore humides de larmes. Elle s’élança sur les pas de son père ense disant à elle-même avec une fiévreuse énergie :

– Un sentiment de respect doit-il m’arrêterplus longtemps ? Dois-je laisser mourir mon père ?Ah ! non, non ! Je veux tout savoir, je veux arracher deson cœur le ver qui le ronge, je veux le sauver par monamour !

Sans regarder derrière elle, elle parcourtdeux ou trois chambres en ouvrant vivement les portes et sanss’annoncer ; dans la dernière pièce, elle vit son père assis,les coudes appuyés sur une table, le front dans les mains ;des larmes abondantes coulaient de ses yeux.

Lénora s’élança vers lui, tomba à ses genouxen sanglotant, et, levant vers lui des mains suppliantes, elles’écria :

– Pitié pour moi, mon père ! je vous ensupplie à genoux, partagez avec moi votre tristesse ;dites-moi ce qui déchire votre cœur. Je veux savoir pourquoi monpère se réfugie, pour pleurer, dans la solitude !

– Lénora, seul trésor qui me reste sur laterre, répondit le gentilhomme d’une voix brisée, le désespoirpeint sur ses traits, et en relevant sa fille ; Lénora, jet’ai bien fait souffrir, n’est-il pas vrai ? Oh ! viens,viens, cherche un asile sur mon sein : un coup terrible vanous frapper, ma pauvre enfant !

La jeune fille parut ne pas faire attention àces plaintes ; elle échappa à l’étreinte paternelle, et, d’unton qui accusait une ferme résolution, elle reprit :

– Mon père, je suis venue avec l’immuabledessein d’apprendre la cause de vos souffrances ; je nepartirai pas sans savoir quel sentiment hostile ou quel malheur m’asi longtemps privée de votre amour. Quelque infinie que soit mavénération pour vous, le devoir me parle toutefois plus hautencore. Je veux, je dois connaître le secret de vosdouleurs !

– Toi, privée de l’amour de ton père ?dit le gentilhomme. Le secret de mes douleurs est précisément monamour pour toi, mon enfant adorée. Pendant dix ans, j’ai bu aucalice le plus amer, en priant Dieu chaque jour qu’il te rendeheureuse ici-bas. Hélas ! il a pour jamais rejeté maprière !

– Je serai donc malheureuse ? demandaLénora sans trahir la moindre émotion.

– Malheureuse par la misère qui nous attend,répondit le père ; le malheur qui nous frappe nous dépouillede tout ce que nous possédons, il nous faut quitter leGrinselhof.

Ces dernières paroles, qui confirmaientpleinement ses craintes, parurent frapper un instant la jeune fillede consternation ; mais elle comprima bientôt cette émotion etdit avec un courage croissant :

– Ce n’est pas parce que ce malheur vousfrappe que vous languissez et que vous mourez lentement ; jeconnais votre invincible force de caractère, mon père ; non,c’est parce que je dois partager votre pauvreté que votre cœurfaiblit et succombe. Soyez béni pour votre fervente affection.Mais, dites-moi, si l’on venait m’offrir toutes les richesses de laterre à condition que je consentisse à vous voir souffrir un seuljour, que croyez-vous que je répondrais ?

Muet et surpris, le gentilhomme contemplait safille en proie à une généreuse exaltation, et dont le regardbrillait d’un feu héroïque. Un doux serrement de main fut sa seuleréponse.

– Ah ! continua-t-elle, je refuseraistous les trésors du monde, et, sans regret, j’accepterais lamisère… Et vous, mon père, si l’on vous offrait tout l’or del’Amérique pour la perte de votre Lénora, queferiez-vous ?

– Ciel ! s’écria le père d’une voixentrecoupée, donne-t-on sa vie pour de l’or ?

– Ainsi, reprit la jeune fille, le bon Dieunous a laissé à tous deux ce qui nous est le plus cher en ce monde.Pourquoi nous plaindre lorsque nous avons à bénir samiséricorde ? Que votre cœur reprenne courage, mon père ;quel que soit le sort qui nous attend, et dussions-nous habiter unechaumière, rien ne pourra nous abattre, tant que nous serons l’unprès de l’autre !

Un sourire où se confondaient la surprise etl’admiration éclaira le visage du gentilhomme ; il semblaitdéconcerté, comme si quelque chose d’inouï se fût passé sous sesyeux. Il joignit les mains et s’écria :

– Lénora, Lénora, mon enfant, tu n’appartienspas à la terre, tu es un ange. Mon esprit s’égare ; je necomprends pas ta grandeur d’âme !

La jeune fille vit avec une joie indiciblequ’elle avait vaincu ; la flamme du courage s’était ralluméedans le regard de son père, sa noble tête se relevait lentementsous l’impulsion du sentiment de dignité qui gonflait son sein.Lénora contempla un instant, avec un sourire céleste, l’effetqu’avaient produit ses paroles, et s’écria d’un toninspiré :

– Debout, debout, mon père ! Venez dansmes bras ! Plus de chagrin ! Unis comme nous le sommes,le sort est impuissant contre nous !

Le père et la fille s’élancèrent en effet l’unvers l’autre et demeurèrent quelques instants abîmés dans uneprofonde félicité. Après ce fervent et saint embrassement, ilss’assirent, la main dans la main, l’un auprès de l’autre, et surles traits de tous deux rayonnait un inexprimable sourire debonheur ; on eût dit qu’ils avaient oublié le mondeentier.

Le gentilhomme était encore plus ému que safille ; les larmes aux yeux, il reprit d’une voixexaltée :

– Un nouveau sang ranime mon cœur ; unevie nouvelle circule dans mes veines ! Oh ! je suiscoupable, Lénora ; j’ai mal fait de ne pas te dire tout ;mais il faut me pardonner ; la crainte de t’affliger, l’espoirde trouver une porte de salut, m’ont arrêté. Je ne te connaissaispas encore tout entière ; je ne savais pas bien encore quelinestimable trésor Dieu m’avait donné dans sa bonté. Tu vas toutsavoir ; aussi bien ne pourrais-je te cacher plus longtemps lesecret de ma conduite et de mon chagrin ; l’époque fatale estarrivée, le coup que je redoutais est imminent, et ne peut plusêtre détourné. Es-tu prête à entendre une révélation,Lénora ?

La jeune fille, heureuse de voir le calme etradieux sourire de son père, répondit d’une voix douce etcaressante :

– Ô mon père, épanchez toutes vos douleursdans mon cœur, mais ne me cachez rien ; ma part doit êtreentière. Vous sentirez combien, à chaque confidence, votre cœursera soulagé.

Le gentilhomme prit la main de sa fille etrépondit d’un ton solennel :

– Prends donc ta part de mes souffrances etaide-moi à porter ma croix. Je ne te dissimulerai rien. Ce que jevais te dire est une triste et lamentable histoire, mais ne tremblepas, mon enfant ; si quelque chose doit t’émouvoir, ce sera letableau des tortures de ton père. Tu sauras aussi pourquoiM. Denecker a pu agir envers nous comme il l’a fait.

Il laissa la main de sa fille et, sansdétourner d’elle son regard, commença son récit d’une voixcalme.

« Tu étais petite encore, Lénora ;mais, aimante et douce comme aujourd’hui, tu faisais la joie et lebonheur de ta mère. Nous habitions l’humble manoir de nos pères,sans que rien vînt troubler la paix de notre existence, et, grâce àl’économie, nous trouvions dans nos revenus le moyen de fairehonneur à notre nom et à notre rang.

« J’avais un frère plus jeune que moi,doué d’un excellent cœur, généreux, mais imprudent. Il habitait laville et avait épousé une femme de race noble, qui n’était pas plusriche que lui-même. Celle-ci, poussée par l’ostentation,l’excita-t-elle à tenter par des moyens chanceux d’augmenter sesrevenus ? C’est ce que j’ignore. Toujours est-il qu’ilspéculait sur les fonds publics. Tu ne comprends pas ce que je veuxdire ? C’est un jeu auquel on peut en un instant gagner desmillions, mais un jeu qui peut aussi vous plonger en peu de tempsdans la plus profonde misère, un jeu qui, gentilhomme oumillionnaire, vous réduit, comme par magie, à la besace dumendiant.

« Mon frère fit d’abord des bénéficesconsidérables, et monta sa maison sur un tel pied que les plusriches pouvaient lui porter envie. Il venait souvent nousvoir ; il t’apportait, à toi qui étais sa filleule, millecadeaux, et nous témoignait d’autant plus d’affection que safortune allait dépassant la nôtre.

« Bien souvent je lui remontrai combienles opérations auxquelles il se livrait étaient périlleuses, et jem’efforçai de lui faire sentir qu’il ne convenait pas à ungentilhomme de risquer chaque jour sa fortune et son honneur surune nouvelle incertaine. Comme le succès lui donnait raison contremoi, mes remontrances se trouvaient impuissantes : la passiondu jeu, car c’est un jeu, l’emportait sur la sagesse de mesconseils.

« Le bonheur qui l’avait longtempsfavorisé parut enfin vouloir l’abandonner ; il perdit unebonne partie de ses premiers gains, et vit peu à peu sa fortunes’amoindrir. Cependant le courage ne l’abandonna pas. Au contraire,il parut se roidir avec obstination contre le sort, et se tint pourcertain qu’il forcerait la chance inconstante à tourner en safaveur. Fatale illusion !

« Un soir d’hiver, je tremble quand j’ypense ! j’étais au salon, prêt à m’aller coucher ; tuétais déjà au lit et ta mère priait à ton chevet comme elle enavait l’habitude. Un ouragan terrible grondait au dehors ; destourbillons de grêle fouettaient les vitres ; le ventrugissait dans les arbres et semblait vouloir arracher la maison deses fondements. Sous l’influence de la tempête, j’étais tombé dansde sombres pensées. Tout à coup un violent coup de sonnetteretentit à la porte, tandis que des hennissements annonçaientl’arrivée d’une voiture. Un domestique – nous en avions deux alors– un domestique alla ouvrir ; une femme s’élança dans lachambre et tomba à mes pieds en fondant en larmes ! C’était lafemme de mon frère !

« Tremblant de surprise et d’effroi, jeveux la relever ; mais elle embrasse mes genoux et implore monaide, les joues baignées par un torrent de larmes. Elle implore demoi, en paroles entrecoupées et obscures, la vie de mon frère, etme fait frémir en me laissant soupçonner un épouvantablemalheur…

« Ta mère entra sur cesentrefaites ; tous deux nous nous efforçâmes de calmer lapauvre femme, à demi folle de désespoir ; les marquesd’intérêt et d’affection que nous lui prodiguions réussirent à laramener à elle.

« Hélas ! mon frère avait toutperdu, tout, et même plus qu’il ne possédait. Le récit de sa femmeétait déchirant, et plus d’une fois il nous arracha deslarmes ; mais la fin surtout nous jeta dans une affreuse etinexprimable anxiété. Mon frère, accablé par la certitude de nepouvoir faire honneur à son nom, poursuivi par la pensée que la loiet la justice allaient intervenir dans ses affaires, mon frèreétait tombé dans un morne désespoir : l’infortuné avait vouluattenter à sa vie. Sa malheureuse femme, guidée par Dieu, l’avaitsurpris dans l’accomplissement de sa coupable résolution, et luiavait arraché l’arme meurtrière dont il allait se frapper. Il étaitenfermé dans une chambre, muet, anéanti, le front sur les genoux,et surveillé de près par deux amis fidèles. Si quelqu’un sur laterre pouvait le sauver, c’était assurément son frère.

« Ainsi en avait jugé la pauvrefemme ; elle s’était jetée dans une voiture et, seule, par lanuit et l’orage, était venue à moi comme à son seul recours danscette terrible extrémité. Elle était là, agenouillée à mes pieds,me suppliant de l’accompagner à la ville. Je ne balançai pas uninstant ; ta bonne mère, frappée non moins que moi parl’affreuse nouvelle, et prévoyant bien ce qu’on demandait de nous,me criait encore au moment où je montais en voiture : –Oh ! sauve-le ! n’épargne rien ; j’approuve tout ceque tu feras !

« Le cocher, qui heureusement connaissaittrès bien le chemin, fouetta ses chevaux, et plus vite que le ventnous nous enfonçâmes dans les ténèbres. Tu pâlis et tu trembles,Lénora ? Elle était effroyable, cette sombre nuit ; tu nesauras jamais quelle terrible impression elle fit sur moi ;mes cheveux blanchis avant l’âge sont le triste souvenir desanxiétés que j’éprouvai… Courage, mon enfant, écoute jusqu’aubout. »

La jeune fille, comme écrasée par ces tristesrévélations, fixait un regard plein d’anxiété sur son père.Celui-ci poursuivit :

« Il est inutile de te peindre l’état dedésespoir et d’égarement dans lequel je trouvai mon malheureuxfrère, et de te dire pendant combien d’heures je dus lutter pourfaire pénétrer une faible lueur d’espérance dans son esprittroublé. Il n’y avait qu’un seul moyen de sauver son honneur et enmême temps sa vie ; mais quel moyen, mon Dieu ! Il mefallait engager le peu de biens que je possédais, comme garantiedes dettes de mon frère ; le manoir de nos aïeux, la dot de tamère, tout ton héritage, Lénora ; il fallait tout aventurer,avec la certitude d’en perdre pour toujours la plus grande partie.À cette condition, l’honneur de mon frère était sauf ; à cettecondition, il renonçait à son projet d’échapper à la honte par lamort. Ce ne fut pas lui qui me demanda cela, au contraire, il nesupposait pas que je pusse ou dusse le faire ; mais j’avais,moi, la conviction qu’il mettrait à exécution son criminel projet,si je ne rétablissais immédiatement ses affaires par le plus grandsacrifice. Et cependant je n’osais m’y résoudre. »

– Oh ! s’écria Lénora avec terreur, monpère, mon père, vous avez refusé ?

Un sourire de bonheur apparut sur le visage dugentilhomme, et, au lieu de s’émouvoir de l’exclamation accusatricede sa fille, son regard s’éclaircit au contraire, son front seredressa digne et fier, et il reprit d’une voix plusferme :

« Ah ! Lénora, j’aimais monfrère ; mais je t’aimais davantage encore, toi, mon uniqueenfant. Ce qu’on me demandait, c’était la misère pour toi et pourta mère… »

– Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écriaLénora avec une impatiente anxiété.

« D’un côté, cette pensée déchirait moncœur, brisé de l’autre par le spectacle de l’inexprimable désespoirque j’avais sous les yeux. Enfin la générosité l’emporta dans cettelutte suprême. Le jour était venu ; j’allai trouver lesprincipaux créanciers, et je signai de ma main l’écrit qui sauvaitl’honneur et la vie de mon pauvre frère, et condamnait en mêmetemps les deux êtres qui m’étaient le plus chers, ma femme et monenfant, à la dernière misère… »

– Merci, mon Dieu ! s’écria Lénora avecjoie, comme si elle eût été soudain délivrée d’un péniblecauchemar. Soyez béni, mon père, pour votre bonne et généreuseaction !

Elle se leva lentement, passa les bras au coude son père, et lui donna un ardent baiser, avec une gravitésingulière pourtant, comme si elle eût voulu imprimer à ce baisersi plein d’amour quelque chose de solennel.

– Tu me bénis pour avoir agi ainsi ? ditle gentilhomme avec un regard plein de reconnaissance ; c’estpourtant l’action pour laquelle je dois implorer ton pardon, monenfant !

– Mon pardon ? s’écria Lénora surprise.Ah ! si vous eussiez agi autrement, combien n’aurais-je passouffert de douter de la générosité de mon père ! Maintenant,je vous aime plus encore qu’auparavant. Pardonner ! Est-cedonc un crime de sauver la vie de son frère lorsqu’on lepeut ?

– Le monde n’en juge pas ainsi, Lénora ;on ne pardonne jamais la pauvreté à un gentilhomme. Réduit à cetétat, il expie l’humiliation que bien des gens voient poureux-mêmes dans l’existence de la noblesse ; il doit payer, etpayer double pour tous les autres. C’est alors qu’on l’accable derailleries et de mépris, et qu’on le traite comme un paria de lasociété. Ses égaux le fuient pour ne pas paraître solidaires de samisère ; les bourgeois et les paysans rient de son malheur etl’insultent, comme si sa chute était pour eux une douce vengeance.Heureux celui à qui, en pareille circonstance, Dieu a donné un angequi verse dans son âme consolation et soulagement, et qui le rendfort contre l’infortune et la douleur. Mais écoute, monenfant !

« Mon frère fut sauvé ; le secret leplus profond cacha l’aide que je lui avais prêtée ; il quittale pays, et partit avec sa femme pour l’Amérique, où, depuis lors,il a gagné par son travail de quoi soutenir une misérableexistence ; sa femme était morte pendant la traversée. Quant ànous, nous ne possédions plus rien : le Grinselhof et nosautres propriétés étaient hypothéquées pour des dettes dont lecapital dépassait leur valeur. En outre, je m’étais vu forcéd’emprunter à un gentilhomme de ma connaissance une somme de quatremille francs, reconnue par une lettre de change.

« Lorsque ta mère apprit l’étendue dusacrifice que je venais de consommer, elle ne me fit pas le moindrereproche ; dans le premier instant, elle approuva pleinementma conduite ; mais bientôt la misère vint nous imposer de siamères privations, que le courage de ta mère succomba peu à peusous leur poids, et qu’elle tomba dans une maladie de langueur quine lui arrachait aucune plainte, mais qui l’épuisaitrapidement.

« Pénible situation ! Pour cachernotre ruine et sauver le nom de nos pères de l’injure et du mépris,nous devions épargner avec le dernier scrupule l’argent nécessairepour payer la rente de nos dettes.

« Dans l’espace de trois mois, nos genset nos chevaux disparurent peu à peu ; nous oubliâmes bientôtle chemin qui menait chez nos amis, et nous refusâmessystématiquement toutes les invitations, afin de ne pas être forcésde recevoir quelqu’un à notre tour. Une rumeur d’improbations’éleva contre nous parmi les habitants du village et les famillesnobles avec lesquelles nous étions liés jadis. On disait qu’uneignoble ladrerie nous poussait à vivre dans l’isolement le pluscomplet. Nous acceptâmes avec joie ce reproche et même la rancunepublique qui en fut la suite ; c’était un voile qu’on jetaitsur nous et à l’abri duquel notre indigence se dissimulait avecsécurité.

« Hélas ! Lénora, je tremble ;mon cœur se serre. Je touche dans mon récit au moment le plusdouloureux de ma vie. Aie le courage d’entendre sans pleurer ce queje vais te dire.

« Ta pauvre mère était devenue trèsmaigre ; ses yeux s’étaient enfoncés peu à peu dansl’orbite ; une livide pâleur avait envahi ses joues. En lavoyant dépérir, elle que j’aimais plus que la vie, en voyant sanscesse la mort imprimée sur ses traits en signes si clairs et simenaçants, je devins à moitié fou de désespoir et dechagrin. »

Lénora baissait les yeux, et des larmessilencieuses coulaient sur ses joues. Le gentilhomme, tremblantd’émotion, la contempla un instant ; mais il reprit bientôtson triste récit.

« Pauvre mère, elle ne faisait quepleurer ! Chaque fois qu’elle regardait son enfant, sa petiteLénora, des larmes remplissaient ses yeux. Ton nom était sans cessesur ses lèvres. C’était une prière continuelle qu’elle adressait auciel. Enfin, elle entendit la voix de Dieu qui la rappelait àlui ; le prêtre l’avait préparée au dernier voyage. On t’avaitarrachée de ses bras et conduite à la ferme. Je me trouvais seul,au milieu de la nuit, seul avec elle, dont les lèvres glacéesm’avaient déjà donné le baiser de l’éternel adieu ; mon cœursaignait, le désespoir rongeait mes entrailles… Combien sesdernières heures furent douloureuses, mon Dieu ! Elleressemblait déjà à un cadavre, et un torrent de larmes coulaitencore de ses yeux éteints, tandis que ses lèvres s’efforçaient debégayer le nom de son enfant comme une plainte suprême. Agenouillédevant son lit, les mains levées vers le ciel, j’imploraisl’adoucissement de ses souffrances et le pardon de ce que j’avaisfait ; ou bien, debout, je touchais de mes mains ses jouespâles, et j’essuyais par mes baisers les sueurs de l’agonie.J’étais hors de moi… Tout à coup elle parut reprendre lesentiment : c’était la dernière étincelle de la vie qui allaits’éteindre. Elle m’appela par mon nom ; je bondis et fixai surses yeux un œil égaré. Elle dit d’une voix distincte : – C’enest fait, mon ami ; adieu ! Dieu n’a pas adouci pour moila dernière heure ; je meurs avec la conviction que mon enfantsera malheureuse sur la terre.

« Je ne sais ce que mon amour pour ellem’inspira et me fit dire ; mais je lui promis, en prenant Dieuà témoin de ma promesse, que tu échapperais à la misère, Lénora, etque l’existence serait pour toi douce et heureuse. Un sourirecéleste parut sur le visage de ta mère mourante ; en cetinstant solennel, elle crut à ma promesse. Elle passa encore unefois avec effort les bras autour de mon cou, et ses lèvreseffleurèrent les miennes. Mais je sentis bientôt ses brasdéfaillir, et son âme monta vers Dieu dans un dernier soupir.Hélas ! Lénora, tu n’avais plus de mère ! Ma pauvreMarguerite était morte ! »

Le gentilhomme pencha la tête sur sa poitrineet se tut. Lénora, muette aussi, pleurait ; un silence de mortrégnait autour d’eux.

Bientôt la jeune fille rapprocha sa chaise deson père et prit sa main sans prononcer un mot.

Ils demeurèrent longtemps ainsi, plongés dansune profonde tristesse. Enfin, Lénora se leva et s’efforça deconsoler son père par ses caresses.

M. de Vlierbecke, comme s’il eût euhâte de terminer son récit, reprit d’une voix plus libre :

« Ce qui me reste à te dire, Lénora,n’est pas aussi triste que ce que tu viens d’entendre ; celane regarde que moi seul. Peut-être ferais-je bien de te letaire ; mais j’ai besoin d’une amie qui sache ce que j’aisouffert, qui connaisse tous mes secrets, et me permette de verserdans son cœur ce qui, depuis dix ans, est resté enseveli etcaché.

« Ta mère, mon unique soutien, m’étaitravie ; je demeurais seul au Grinselhof avec toi, mon enfant,et avec ma promesse, une promesse faite devant Dieu à unemourante ! Que devais-je faire pour l’accomplir ?Abandonner mon patrimoine héréditaire, errer à l’aventure dans unpays étranger, travailler afin de gagner notre vie à tousdeux ? C’était impossible ; c’eût été acceptersur-le-champ la misère pour toi. Je ne pouvais songer à ce moyen.Après de longues et pénibles méditations, il me sembla qu’un traitde lumière éclairait mon esprit, et je m’arrêtai plein d’espoir auseul projet dont la réalisation pouvait promettre, sinon à moi, dumoins à mon enfant, un heureux avenir.

« Je résolus de dissimuler notreindigence avec plus de soin que jamais, et de consacrer tous mesinstants à enrichir ton intelligence. Dieu t’a libéralement douéede la beauté du corps, Lénora ; ton père voulut t’initier auxarts et aux sciences, et te donner, avec la connaissance du monde,la vertu, la piété, la modestie. Il voulut faire de toi, de l’âmecomme du corps, une femme accomplie… Et il osa espérer que lanoblesse de ton sang, les charmes de ton visage, les trésors de tonesprit et de ton cœur, pourraient compenser la dot qu’il ne pouvaitte donner. Il se berçait de la pensée que tu parviendrais ainsi àfaire un bon mariage qui te rendrait dans le monde, en partie dumoins, le rang auquel ton origine semblait te donner droit.

« Pendant dix ans, mon enfant, j’ai eupour unique souci ton éducation et ton instruction. Ce que j’avaisoublié ou ce que j’ignorais, je l’apprenais la nuit afin de pouvoirt’en faire part. Tandis que j’écartais de ton chemin, avec unereligieuse sollicitude, tout chagrin et toute émotion triste, etque je te donnais, dans une certaine mesure, tout ce que semblaitexiger notre apparente aisance ; tandis que le sourirecontinuel de mon visage te réjouissait sans cesse, la crainte,l’anxiété, la honte, rongeaient mon cœur à tout instant, et jecomptais avec effroi les pas du temps qui me rapprochaient de plusen plus de l’heure fatale. Ah ! Lénora, faut-il te ledire ? j’ai souffert de la faim et soumis mon corps aux plusrudes privations. J’ai passé la moitié de mes nuits à un travaild’esclave, raccommodant mes vêtements, bêchant le jardin, apprenantet exerçant, dans les ténèbres, toute sorte de métiers, afin decacher notre pauvreté à toi et aux autres.

« Mais tout cela n’était rien ; dansle silence de la nuit, je n’avais à rougir devant personne. Lejour, il fallait me roidir sans cesse contre les humiliations, et,le cœur saignant, dévorer l’affront et l’insulte… »

La jeune fille contemplait son père d’un œilhumecté par les larmes de la pitié. M. de Vlierbeckeétreignit sa main pour la consoler, et continua :

« Ne sois pas triste, Lénora. Si la maindu Seigneur me faisait de profondes blessures, chaque fois aussi,dans sa miséricorde, il me donnait le baume qui les guérit. Un seulsourire de ton doux visage suffisait pour faire monter de mon cœurvers le ciel une prière de reconnaissance. Toi, du moins, tu étaisheureuse ; en cela, ma promesse était remplie.

« Enfin, je crus que Dieu lui-même avaitenvoyé sur notre route quelqu’un qui te sauverait de la misèreimminente. Une douce inclination se forma entre Gustave et toi. Unmariage paraissait devoir en être la conséquence. Dans cescirconstances, j’ai fait connaître à M. Denecker, lors de sadernière visite, le déplorable état de mes affaires. Sur cetterévélation, il s’est irrévocablement refusé à accéder au désir deson neveu. Comme si ce coup terrible, qui anéantissait mes pluschères espérances, n’eût pas suffi à m’accabler, j’appris presqueen même temps que l’ami qui m’avait prêté quatre mille francs avecla faculté de renouveler chaque année mon obligation envers lui,était mort en Allemagne, et que les héritiers réclamaient lepayement de la dette. J’ai parcouru toute la ville, sonné à toutesles portes amies, remué ciel et terre dans mon désespoir, pouréchapper à cette dernière ignominie, tous mes efforts ont étéinfructueux. Demain peut-être, on affichera sur la porte duGrinselhof un placard annonçant la vente non seulement de tous nosbiens, mais même du mobilier et des objets que le souvenir nous arendus chers. Le point d’honneur exige que nous livrions àl’enchère publique tout ce qui a quelque valeur, afin que lemontant de nos dettes soit couvert. Si le sort était assezbienveillant pour nous permettre de satisfaire tout le monde, ceserait encore un grand bonheur dans notre misère, mon enfant. Tonsourire est si doux, Lénora ! La joie brille dans tesyeux ; cette ruine fatale ne t’attriste-t-elle doncpas ? »

– C’est là ce qui vous fait dépérir, monpère ? Vous n’avez pas d’autre chagrin ? Votre cœur negarde aucun secret ? demanda la jeune fille.

– Aucun, mon enfant, tu sais tout.

– Assurément, reprit Lénora gravement, un couppareil, je le sais, serait considéré par d’autres comme unépouvantable malheur ; mais que peut-il sur nous ?Pourquoi vous-même parlez-vous avec tant de calme, mon père ?Pourquoi semblez-vous, comme moi, indifférent, à l’heure qu’il est,à l’inexorable arrêt du sort ?

– Ah ! c’est parce que tu m’as renducourage et confiance, Lénora ; c’est parce qu’après une silongue contrainte, je rentre franchement en pleine possession deton amour ; c’est parce que tu me laisses espérer que tu neseras pas trop malheureuse. Je ne sais ce que tu vas me répondre,noble enfant que Dieu m’a donnée comme un bouclier contre toutesles douleurs ! Eh bien, j’accepterai la ruine sans fléchir lefront, et je me soumettrai avec résignation à la volonté de Dieu…Hélas ! poursuivit-il avec tristesse, qui sait cependantquelles souffrances nous sont réservées ! Errer par le monde,chercher loin de ceux qu’on aime et qu’on connaît un asile ignoré,gagner par le travail de ses mains le pain de chaque jour ! Tune sais pas, Lénora, combien il est amer, ce pain demisère !

La jeune fille frémit en voyant la tristesseredescendre comme un voile sombre sur le front de son père. Ellesaisit ses mains avec effusion, et, le regard plongeant dans sonregard, elle lui dit d’une voix suppliante :

– Ah ! mon père, que le sourire dubonheur ne quitte pas votre visage ! Croyez-moi, nous seronsheureux. Transportez-vous en esprit dans la position qui nousattend. Qu’y a-t-il donc là de si effrayant ? Je suis adroitedans tous les ouvrages de femme ; et puis vous m’avez rendueassez savante pour que je puisse enseigner aux autres ce que jevous dois en fait d’arts et de sciences. Je serai forte et activepour nous deux. Dieu bénira mon travail. Nous voyez-vous, mon père,seuls dans une petite chambre bien coquette, en paix, le cœurtranquille, toujours ensemble, nous aimant l’un l’autre, défiant lesort, au-dessus de l’infortune, vivant dans le ciel que nousprépare notre commun sacrifice, dans le ciel d’un amourinfini ? Ah ! il me semble que le vrai bonheur de l’âmeva seulement commencer pour nous ! Et vous, mon père,pouvez-vous vous désoler encore, lorsqu’un bonheur nous sourit, unbonheur tel que peu d’hommes peuvent en jouir en cemonde ?

M. de Vlierbecke contemplait safille avec ravissement ; cette voix enthousiaste, maistoujours douce, l’avait tellement ému, ce courage dont il pénétraitles nobles motifs lui inspirait une telle admiration, qued’heureuses larmes remplirent ses yeux. D’une main, il attiraLénora sur son sein ; il posa l’autre main sur ce front chéri,et son regard s’éleva vers le ciel dans une religieuse extase.

Il demeura ainsi, sans parole, les yeux élevésvers Dieu. Une prière recueillie, une bénédiction pour son enfant,un remercîment plein d’effusion, montaient de son cœur, comme laflamme sacrée de l’autel, vers le trône de celui qui lui avaitdonné l’angélique Lénora.

Chapitre 8

 

Un jour ou deux après, commeM. de Vlierbecke l’avait dit à Lénora, l’annonce de lavente de tous ses biens fut insérée dans les journaux et affichéepartout, en ville et dans les communes environnantes.

L’affaire fit un certain bruit, et chacuns’étonna de la ruine du gentilhomme, qu’on avait cru si riche et siavare.

Comme la vente était annoncée pour cause dedépart, on n’eût pu en deviner le véritable motif, si de la villen’était venue la nouvelle que M. de Vlierbecke s’y étaitrésolu pour payer ses dettes, et qu’il était tombé dans la dernièremisère. La cause même de son malheur, c’est-à-dire le secours qu’ilavait prêté à son frère, était connue, bien qu’on n’en sût pas lescirconstances particulières.

Depuis le placement des affiches, legentilhomme vivait encore plus retiré, afin d’éviter touteexplication. Il attendait avec résignation l’époque de lavente ; et, bien que le chagrin fît souvent effort pours’emparer de son âme, il trouvait dans les encouragementsincessants de sa fille la force de voir arriver le jour fatal avecune sorte d’orgueil.

Sur ces entrefaites, il avait reçu de Rome unelettre de Gustave, lettre qui contenait en même temps quelqueslignes pour sa fille. Le jeune homme annonçait que l’absence avaitrendu plus vive que jamais son affection pour Lénora, et que saseule consolation était l’espoir de pouvoir un jour lui être unipar les liens du mariage. Mais, d’un autre côté, sa lettre n’étaitpas aussi encourageante : il y disait, en se plaignanttristement que tous ses efforts pour amener son oncle à changer derésolution étaient jusque là demeurés vains.M. de Vlierbecke ne dissimula pas à Lénora qu’il n’avaitplus aucun espoir dans la possibilité de son union avec Gustave, etqu’il serait sage à elle-même d’oublier ce malheureux amour pour nepas se préparer de nouveaux chagrins.

Maintenant que la pauvreté de son père étaitpubliquement connue, Lénora elle-même était convaincue qu’il luifallait renoncer à toute espérance ; cependant elle se sentaitheureuse et fortifiée par la pensée que Gustave l’aimait encore,que celui dont le souvenir et l’image remplissaient son cœursongeait toujours à elle et gémissait de son absence !

Elle aussi tenait fidèlement sespromesses : que de fois elle prononçait dans la solitude lenom de son bien-aimé ! que de soupirs s’échappaient de sonsein sous le catalpa, comme si elle eût voulu confier au zéphir lamission de porter vers des climats plus doux les vœux de sonâme ! Elle redisait seule ses plus tendres aveux, et, dans sespromenades rêveuses sous l’ombrage des chemins préférés, elles’arrêtait à chaque endroit où un mot, un serrement de main, unregard de lui l’avait émue…

Comme si tous les malheurs qui pouvaientbriser le cœur du gentilhomme devaient l’accabler à la fois, ilreçut d’Amérique la nouvelle de la mort de son frère. L’infortunéavait succombé à une cruelle maladie de langueur, dans les désertsqui s’étendent au delà de la baie d’Hudson.

M. de Vlierbecke pleura pendantquelques jours la perte d’un frère tendrement aimé ; mais sonesprit se détourna forcément de ce malheur pour se reporter sur ladécision imminente de son propre sort…

Enfin le jour de la vente arriva.

De bon matin, le Grinselhof fut envahi partoute sorte de gens qui, mus par la curiosité ou par le désird’acheter, parcoururent toutes les chambres de l’habitation deM. de Vlierbecke pour visiter le mobilier et estimer dansleur for intérieur la valeur de chaque objet.

L’infortuné gentilhomme avait fait transporteret disposer dans les plus grandes pièces tous les objetssusceptibles d’être vendus. Aidé de sa fille, il avait passé toutela nuit précédente à nettoyer ceux-ci et à les mettre en bon état,afin que les amateurs en offrissent le prix le plus avantageux. Cesoin ne lui avait pas été inspiré par l’intérêt personnel ;car, les biens-fonds ayant été vendus quelques jours auparavanttrès désavantageusement, il lui était démontré que la vente totalede son avoir ne pourrait en aucun cas dépasser le montant de sesdettes.

C’était un sentiment de probité qui avaitpoussé le gentilhomme à sacrifier le repos de la nuit à l’intérêtde ses créanciers, afin de diminuer autant que possible leurspertes.

Probablement que M. de Vlierbeckeavait le dessein de ne pas prolonger son séjour au Grinselhof aprèsla vente ; car, parmi les lots exposés aux enchères, onpouvait remarquer deux garnitures complètes de lit et une grandequantité de vêtements appartenant à lui ou à sa fille.

Lénora s’était rendue de bonne heure à laferme et y attendait que tout fût fini.

À dix heures, la salle où devait commencer lavente était remplie de monde ; des gentilshommes et de noblesdames s’y trouvaient mêlés aux fripiers et aux usuriers, quel’espoir de faire de bons marchés avait attirés de la ville ;il y avait des paysans discourant à voix basse et avec surprise surla ruine de M. de Vlierbecke ; il y avait même desgens qui riaient à gorge déployée, et s’égayaient par toute sortede plaisanteries en attendant que le notaire donnât lecture desconditions de la vente.

Celle-ci commença une demi-heure après.

Le garde champêtre était debout sur une table,à titre de crieur ; le notaire mettait à prix une bellearmoire, lorsque apparut M. de Vlierbecke lui-même, quivint se placer près de la table aux enchères.

Son apparition causa un mouvement généralparmi les spectateurs ; les têtes se rapprochèrent, on se mità chuchoter ; on considérait le gentilhomme déchu avec unesorte de curiosité insolente à laquelle se mêlait, chezquelques-uns des assistants, un sentiment de pitié ; chez laplupart, on ne remarquait qu’indifférence et raillerie.

Cette attitude malveillante de l’assemblée nedura qu’un instant ; bientôt le ferme et imposant visage dugentilhomme inspira à tous le respect et l’admiration. Il étaitpauvre, la fortune l’avait frappé matériellement ; mais, dansson mâle regard, dans ses traits calmes rayonnait une âmeindépendante et courageuse à laquelle l’infortune ne semblait rienavoir ôté de sa grandeur ni de sa noble fierté.

Cependant le notaire continua la vente, aidédans l’appréciation des objets par M. de Vlierbecke, quidonnait des renseignements sur leur origine, leur antiquité et leurjuste valeur.

De temps en temps, quelque gentilhomme duvoisinage, qui s’était trouvé autrefois en relation avec le père deLénora, s’approchait de lui pour lui parler de son malheur ;mais il échappait par d’adroites réponses à ces consolationsindiscrètes, il s’exprimait si librement, il demeurait tellementmaître de lui, qu’on ne trouvait pas l’occasion de lui témoignerune inutile compassion. Bien plus, il y avait dans son attitude etdans ses gestes quelque chose de si élevé et de si grand, qu’on nele quittait pas sans une respectueuse émotion.

Si le visage de M. de Vlierbeckeétait calme, si dans son regard brillait une invincible force d’âmeet un haut sentiment de sa propre dignité, son cœur était déchirépar les plus cuisantes douleurs. Tout ce qui avait appartenu à sesancêtres, des objets qui portaient les armes de sa famille et quidepuis deux ou trois siècles y étaient religieusement conservés,tout cela, il le voyait vendre à vil prix et passer dans les mainsdes usuriers. À mesure que ces reliques historiques apparaissaientsur la table, les annales de son illustre race se déroulaient sousles yeux du gentilhomme : cruelle épreuve où il lui semblaitque chaque objet arrachât un souvenir de son cœur saignant…

La vente touchait à sa fin lorsqu’on détachadu mur, pour les mettre aux enchères, les portraits des hommeséminents qui avaient porté le nom de Vlierbecke. Le premier – celuidu héros de Saint-Quentin – fut adjugé à un vieux fripier pour unpeu plus de trois francs !

Il y avait dans la vente de ce portrait etdans le prix dérisoire qu’on en avait donné une si amère ironiepour le gentilhomme, que, pour la première fois, le supplice quitorturait son âme se fit jour sur son visage. Il baissa les yeux ets’abîma dans de sombres et pénibles réflexions ; après quoi,il releva le front, et, en proie à une vive émotion, il quitta lasalle pour ne pas être présent à la vente des autres portraits…

Le soleil n’avait plus à fournir que le quartde sa course quotidienne pour atteindre l’horizon.

Au Grinselhof, un silence de mort a remplacéla foule avide des brocanteurs ; il n’y a plus personne dansles chemins solitaires du jardin ; la porte est refermée, toutest rentré dans le calme accoutumé : on dirait que rien nes’est passé dans ces lieux.

La porte de l’habitation deM. de Vlierbecke s’ouvre ; deux personnes paraissentsur le seuil : un homme déjà avancé en âge et une jeune fille.Ils portent tous deux un petit paquet à la main et semblent prêts àse mettre en voyage.

Il est difficile sous ces humbles vêtements dereconnaître M. de Vlierbecke et sa fille ; on nes’en douterait même pas, et pourtant ce sont eux. On voit qu’ilsont fait effort pour se dépouiller des dehors de l’aisance et pourprendre l’humble extérieur de la pauvreté.

Lénora porte une robe d’indienne de couleursombre ; elle est coiffée d’un bonnet, et son cou est entouréd’un petit fichu carré ; on ne voit pas ses cheveux, soitparce que le bonnet les cache, soit parce qu’ils sont tombés sousles ciseaux.

Le gentilhomme est revêtu d’une redingote dedrap noir boutonnée jusqu’au-dessus du menton, et coiffé d’unecasquette dont la large visière dissimule presque entièrement sestraits.

Cependant, ces vêtements, malgré leursimplicité, ne manquent pas d’une certaine distinction. Quelquesefforts qu’aient faits ceux qui les portent pour dissimuler leurancienne condition, il reste dans leur démarche, et dans la manièremême de porter leur modeste costume quelque chose d’indéfinissable,mais qui révèle clairement un rang élevé.

Les traits du père ne sont pas altérés ;mais il est impossible de dire s’ils trahissent la joie,l’indifférence ou la douleur. Lénora semble forte et résolue, bienqu’elle quitte le lieu de sa naissance et se sépare pour toujoursde tout ce qu’elle a aimé depuis son enfance, – de ces arbresséculaires à l’épais feuillage, sous l’ombre desquels le premiersentiment d’amour s’est éveillé dans son sein ému, de ce catalpa sicher au pied duquel le timide aveu de Gustave vint frapper sonoreille comme une parole du ciel… Oui, elle est forte etcourageuse, bien que ce solennel adieu remplisse son âme d’uneamère tristesse.

Mais elle doit soutenir son père souffrant,elle doit épier sur son visage toutes les émotions qui agitent soncœur, elle doit veiller sur ce cœur comme une sentinelle attentive,pour repousser par son énergie et ses témoignages d’affection lechagrin qui veut s’en emparer. Voilà pourquoi son regard est silimpide et si doux quand il s’efforce de rencontrer celui de sonpère.

Le père et la fille se dirigent à pas lentsvers la ferme. Ils y entrent pour prendre congé du fermier et de safemme.

Cette dernière se trouvait seule avec saservante dans la chambre d’en bas.

– Mère Beth, dit le gentilhomme d’un ton calmeet bienveillant, nous venons vous dire adieu.

La fermière, le cœur saisi d’une douloureuseanxiété, examina un instant les deux voyageurs, contempla avec unpénible étonnement leur costume, et, portant son tablier à sesyeux, elle sortit en gémissant par la porte de derrière. Laservante posa sa tête sur l’appui de la fenêtre, et se mit àsangloter tout haut, malgré tous les efforts de Lénora, qui s’étaitapprochée d’elle pour la consoler.

Bientôt la fermière reparut avec son mari,qu’elle était allée chercher dans la grange.

– Hélas ! c’est donc vrai, monsieur, ditle fermier d’une voix étouffée, vous quittez le Grinselhof ?Et nous ne vous reverrons peut-être jamais !

– Allons, bonne mère Beth, dit le gentilhommeen prenant la main de la fermière, ne pleurez pas pour cela. Vousvoyez bien que nous supportons notre sort avec résignation.

La pauvre femme leva la tête, jeta encore unregard sur les vêtements de ses anciens maîtres, et recommença àpleurer plus fort sans qu’il lui fût possible d’articuler unmot.

Depuis un instant, le fermier réfléchissait,les yeux fixés sur le sol. Tout à coup il dit au gentilhomme d’unton résolu :

– Je vous en prie, monsieur, permettez-moi devous dire quelques mots… à vous seul !

M. de Vlierbecke le suivit dans lapièce voisine. Le fermier ferma soigneusement les portes, et dit enhésitant :

– Monsieur, je n’ose presque pas vous dire mademande ; me pardonnerez-vous si elle vous déplaît ?

– Parlez franchement, mon ami, répondit legentilhomme avec un affable sourire.

– Voyez-vous bien, monsieur, balbutia lelaboureur ému, tout ce que j’ai gagné, je vous en suis redevable.Quand j’ai pris notre Beth pour femme, nous n’avions rien, etpourtant, dans votre bonté, vous nous avez donné cette ferme pourun petit fermage. Par la grâce de Dieu et votre protection, nousavons marché en avant. Et vous, au contraire, vous, notrebienfaiteur, vous êtes malheureux ; vous allez errer auhasard, le bon Dieu sait où !… Peut-être souffrirez-vousmisère et privations. Cela ne doit pas être ; je me lereprocherais toute ma vie et ne m’en consolerais jamais. Ah !monsieur, tout ce que je possède est à votre service…

M. de Vlierbecke pressa d’une maintremblante la main du fermier, et dit avec émotion :

– Vous êtes un brave homme, je suis heureux devous avoir protégé ; mais renoncez à votre projet, monami ; gardez ce que vous avez gagné à la sueur de votre front.Ne vous inquiétez pas de nous ; avec l’aide de Dieu, noustrouverons une vie supportable…

– Oh ! monsieur, dit le fermier d’unevoix suppliante et en joignant les mains, ne repoussez pas le légersecours que je vous offre !

Il ouvrit une armoire et montra un petit tasde pièces d’argent.

– Voyez, dit-il, ce n’est pas encore lacentième partie du bien que vous nous avez fait. Accordez-moi lagrâce que j’implore de votre générosité. Prenez cet argent ;s’il peut vous épargner une seule souffrance, j’en remercierai Dieutous les jours de ma vie.

Des larmes d’attendrissement remplirent lesyeux du gentilhomme, et ce fut d’une voix altérée qu’ilrépondit :

– Merci, mon ami ; je dois refuser ;toute instance serait inutile. Quittons cette chambre.

– Mais, monsieur, s’écria le fermier avecdésespoir, où allez-vous donc ? Pour l’amour de Dieu,dites-le-moi.

– Cela m’est impossible, réponditM. de Vlierbecke ; je ne le sais pas moi-même. Et,quand même je le saurais, la prudence m’ordonnerait de ne pas ledire.

À peine avait-il prononcé ces paroles, qu’ilrentra dans l’autre pièce. Il trouva tout le monde et même sa fillefondant en larmes. Celle-ci s’était jetée au cou de la fermière,tandis que la servante portait en pleurant sa main à seslèvres.

Le gentilhomme comprit qu’il fallait mettrefin à cette pénible scène. Il dit à sa fille quelques parolesempreintes d’une mâle énergie, et Lénora parut sortir d’un tristesonge.

Il y eut encore des serrements de mainsfiévreux ; on échangea le dernier baiser d’adieu ; aprèsquoi, le père et la fille, reprenant en main leur petit paquet,franchirent le pont du Grinselhof et entrèrent dans la bruyère.

Longtemps les gens de la ferme les suivirentdes yeux, en pleurant, jusqu’à ce qu’ils eussent disparu derrièreun massif de chênes.

M. de Vlierbecke avait suivi, sansparler, le chemin qui traversait la bruyère jusqu’à une hauteur audelà de laquelle un épais bois de sapins masquait l’horizon. Ilsavait qu’aussitôt qu’il serait entré dans ce bois le Grinselhoféchapperait à ses regards.

Il s’arrêta et se retourna lentement. Ilcontempla encore une fois ce lieu, berceau de ses ancêtres et delui-même.

Ce qui se passa en cet instant dans son âmedut être déchirant, car Lénora frémit en voyant l’altération de saphysionomie ; cependant, elle ne se sentit pas la force detroubler cette douleur solennelle.

Enfin, deux grosses larmes coulèrent sur lesjoues du gentilhomme. Alors Lénora lui sauta au cou, essuya ceslarmes sous des baisers, et l’entraîna par la main, en luiadressant mille paroles consolatrices.

Bientôt ils disparurent dans le sentiertortueux qui s’enfonçait, en serpentant, dans les sombresprofondeurs du bois.

Chapitre 9

 

À peine M. de Vlierbecke était-ilparti depuis huit jours, qu’il arriva d’Italie une lettre pour lui.Le facteur voulut savoir du fermier où l’ancien propriétaire duGrinselhof avait fixé sa demeure ; mais il ne put obteniraucun renseignement sur ce point, personne ne sachant oùM. de Vlierbecke et sa fille s’étaient rendus. Lesinformations prises auprès du notaire demeurèrent également sansrésultat.

L’administration des postes mit au rebut cettepremière lettre, de même que trois ou quatre autres qui lasuivirent, venant toujours d’Italie ; personne ne s’inquiétadavantage du sort du malheureux gentilhomme, à l’exception du seulfermier du Grinselhof, qui, le vendredi, au marché, demandaittoujours aux paysans des autres villages s’ils n’avaient pas vu sonancien maître ; mais personne ne pouvait lui en donner lamoindre nouvelle.

Près de quatre mois s’étaient écoulés lorsque,par une certaine matinée, une riche chaise de poste s’arrêta devantla maison du notaire. La portière s’ouvrit. Un jeune homme, enhabit de voyage, s’élança hors de la voiture, et entraprécipitamment dans la maison.

– Monsieur le notaire ? demanda-t-ild’une voix impatiente au domestique.

Celui-ci s’excusa en disant que son maître neserait visible que dans quelques instants ; il introduisitensuite l’étranger dans une chambre, lui présenta un siège et lepria d’attendre un moment ; après quoi, il disparut.

Le jeune homme eut l’air très contrarié de ceretard et s’assit en murmurant. Son visage avait une expression detristesse ; ses yeux se baissèrent vers le parquet, et ilparut s’absorber tout entier dans de profondes réflexions. Peu àpeu, néanmoins, ses traits s’éclaircirent ; un doux sourirevint errer sur ses lèvres. Il releva le front et se dit à lui-même,tandis que son regard étincelait de joie :

– Ah ! comme le désir fait battre moncœur ! Qu’elle est douce l’espérance, la certitudequ’aujourd’hui même je la reverrai ; qu’aujourd’hui même je larécompenserai de sa constance et lui offrirai le dédommagement desix mois de souffrances ; qu’aujourd’hui même, à genoux devantelle, je pourrai lui dire : « Lénora, Lénora, ma doucefiancée, voici le consentement à notre mariage ! Je t’apportela richesse, l’amour, le bonheur ! Je reviens avec la volontéet le pouvoir de rendre douce la vieillesse de ton père ; jereviens pour vivre avec vous deux dans ce paradis qui nous étaitpromis… Ô ma bien-aimée, presse-moi dans tes bras, accepte monbaiser de retour, je suis ton fiancé ; rien sur la terre nepeut nous séparer… Viens, viens ! qu’un même embrassement,qu’un même lien éternel unisse le père et ses enfants !Ah ! oui, je sens nos âmes consumées par un même désir, parune même aspiration : aimer ! Oh ! merci, merci, monDieu ! »

En prononçant ces paroles, emporté par lacontemplation du bonheur qui lui était promis, il avait quitté sonsiège pour donner à son corps une liberté de mouvement en harmonieavec l’ardente agitation de son âme.

Un bruit qu’il crut entendre à la porte de lachambre le rappela à la conscience de lui-même. Il comprima sonémotion, et sa physionomie prit une expression plus calme, maistoujours souriante.

Peu d’instants après, il retomba dans uneprofonde méditation ; un autre sentiment devait s’être emparéde son cœur, car il fut saisi d’un léger tremblement, et l’anxiétése peignit sur ses traits.

– Mais si je me trompais ? murmura-t-ilen soupirant. Mes lettres sont restées sans réponse ; n’est-onpas demeuré insensible à mes prières et à mes larmes ? EtLénora…

Il s’arrêta immobile, la main appuyée sur lefront. Mais il repoussa soudain la sombre pensée et dit avec uneconviction enthousiaste :

– Arrière, arrière, la défiance qui veut,comme un serpent, se glisser dans mon cœur ! Lénora m’oublier,me repousser ? Non, non, ce n’est pas possible ! Nem’a-t-elle pas dit : « Notre amour est éternel,impérissable » ? les lèvres de Lénora peuvent-ellesmentir ? un cœur comme le sien peut-il être infidèle ettraître ? Ah ! silence, silence ! tu lacalomnies !

À peine avait-il prononcé ces derniers motsavec énergie, que la porte s’ouvrit. Le jeune homme dissimula sonémotion, et alla au-devant du notaire. Celui-ci entracérémonieusement, prêt à mesurer ses paroles et son attitude sur laposition de son visiteur ; mais il eut à peine reconnu lejeune homme, qu’un sourire ouvert et amical parut sur sonvisage ; il alla vers Gustave en lui tendant la main et luidit :

– Bonjour, bonjour, monsieur Gustave. Je vousattendais depuis quelques jours déjà, et suis vraiment heureux devous revoir. Nous aurons sans doute à régler ensemble quelquesaffaires d’importance ; je vous suis reconnaissant de ce quevous voulez bien m’accorder votre confiance. Et, à propos,qu’advient-il de la succession ? Y a-t-il untestament ?

Gustave parut attristé par un souvenir. Tandisqu’il portait la main à sa poche et tirait d’un portefeuillequelques papiers, ses traits exprimaient une douleur sincère. Lenotaire s’en aperçut et ajouta :

– Je suis peiné, monsieur, de la perte quevous avez faite. Votre excellent oncle était mon ami, et je déploresa mort plus que qui que ce soit. Dieu l’a retiré du mondelorsqu’il était loin de son pays ; c’est un grand malheur,mais tel est le sort de l’homme. Il faut se consoler par la penséeque nous sommes tous mortels. Mais votre oncle avait pour vous uneaffection particulière, monsieur ; il ne vous a sans doute pasoublié dans ses dernières dispositions ?

– Veuillez voir par vous-même combien ilm’aimait, répondit le jeune homme en posant sur la table une liassede papiers.

Le notaire se mit à les parcourir. Assurémentce qu’il y vit dut le surprendre, car son visage trahit une joyeusestupéfaction. Pendant ce temps, Gustave, les yeux baissés, setrouvait dans une agitation qui témoignait d’une viveimpatience.

Au bout d’un instant, le notaire se leva, et,d’une voix respectueuse :

– Permettez-moi, dit-il, de vous féliciter,monsieur Denecker ; ces pièces sont régulières etinattaquables légalement. Légataire universel ! Maissavez-vous bien tout, monsieur ? Vous êtes plus quemillionnaire !

– Nous parlerons de cela une autre fois, ditGustave en l’interrompant. Si je me suis rendu chez vousimmédiatement, c’est parce que j’ai à demander un service à votreobligeance.

– Parlez, monsieur !

– Vous êtes le notaire deM. de Vlierbecke ?

– Pour vous servir.

– J’ai appris par feu mon oncle queM. de Vlierbecke est tombé dans l’indigence. J’ai desraisons pour désirer que son malheur ne se prolonge pas.

– Monsieur, dit le notaire, je suppose qu’ils’agit d’un bienfait… Il ne pourrait, en effet, être mieuxplacé ; je sais comment M. de Vlierbecke a étépoussé à sa ruine et ce qu’il a souffert. C’est une victime de sagénérosité et de sa probité. Peut-être même a-t-il porté ces vertusjusqu’à l’imprudence et à la folie ; mais il n’en est pasmoins certain qu’il méritait un meilleur sort.

– Eh bien, monsieur le notaire, je voudraisque vous eussiez la bonté de me dire, avec les moindres détails, cequ’il faudrait faire pour secourir M. de Vlierbecke, sansblesser sa dignité. Je connais l’état de ses affaires : mononcle m’en a dit assez sur ce point. Il y a, entre autres dettes,une obligation de quatre mille francs au profit des héritiers deHoogebaen. Je désire posséder sur-le-champ cette obligation,dussé-je la payer dix fois ce qu’elle vaut.

Le notaire regarda le jeune Denecker avec unétonnement visible et sans répondre.

Gustave demanda avec anxiété :

– Pourquoi cette question vousdéconcerte-t-elle ? Vous me faites trembler !

– Je ne comprends pas votre émotion, dit lenotaire, mais j’ai lieu de croire que la nouvelle que j’ai à vousapprendre vous affligera profondément. J’ose à peine parler. Si mesprévisions sont fondées, je vous plains à bon droit, monsieur.

– Que dites-vous, mon Dieu ! s’écriaGustave avec effroi. Expliquez-vous ; la mort a-t-elle visitéle Grinselhof ? Hélas ! la seule espérance de ma vieest-elle anéantie ?

– Non, non ! dit le notaire avecprécipitation. Ne tremblez pas ainsi ; ils vivent tousdeux ; mais un grand malheur les a frappés…

– Eh bien ?… eh bien ?… dit le jeunehomme, en proie à une fiévreuse angoisse.

– Soyez calme, reprit le notaire. Asseyez-vouset écoutez, monsieur ; cela n’est pas aussi terrible que vousle pensez, puisque votre fortune vous permet, en tous cas,d’adoucir leur misère.

– Ah ! Dieu soit loué ! s’écriaGustave avec joie ; mais, je vous en conjure, monsieur lenotaire, hâtez-vous, rassurez-moi ; votre lenteur me met à latorture.

– Sachez donc que la lettre de change enquestion est échue pendant votre absence.M. de Vlierbecke a, durant plusieurs mois, faitd’inutiles efforts dans le but de trouver l’argent nécessaire poury faire honneur. D’un autre côté, ses propriétés étaient grevées derentes au service desquelles elles ne pouvaient suffire. Pouréchapper à la honte d’une aliénation forcée,M. de Vlierbecke a fait exposer en vente publique tousses biens et jusqu’à son mobilier. Le produit atteignit à peu prèsle montant des dettes ; chacun a été satisfait, grâce à lanoble et loyale conduite de M. de Vlierbecke, qui s’estplongé dans la plus extrême misère pour faire honneur à sonnom.

– Ainsi, M. de Vlierbecke habite lechâteau de sa famille à titre de locataire ?

– Pas du tout, il l’a quitté.

– Et quelle résidence a-t-il choisie ? Jeveux le voir et lui parler aujourd’hui même.

– Je ne le sais pas.

– Comment, vous ne le savez pas ?

– Personne ne le sait : ils ont quitté laprovince sans informer qui que ce soit de leurs projets.

– Ciel ! que dites-vous ? s’écriaGustave dans une profonde consternation. Je serais forcé de vivreplus longtemps encore loin d’eux ? Ne pas savoir ce qu’ilssont devenus ! Ah ! je tremble ; une affreuseanxiété m’oppresse. Ainsi, vous ne pouvez m’indiquer leurdemeure ? Personne, personne ne sait où ils sont ?

– Personne, répliqua le notaire. Le soir mêmede la vente, M. de Vlierbecke a quitté le Grinselhof àpied, et a suivi dans la bruyère un chemin inconnu. J’ai fait,depuis, quelques démarches pour découvrir son domicile, maistoujours sans le moindre résultat.

À cette triste nouvelle, le jeune homme futpris d’un tremblement nerveux et pâlit visiblement ;désespéré, il porta convulsivement les mains à son front comme s’ileût voulu cacher deux grosses larmes qui coulaient de ses yeux. Ceque le notaire lui avait dit auparavant sur le malheur du père deLénora, quoique affectant douloureusement son cœur, l’avait moinsfrappé, parce qu’il connaissait déjà sa misère ; mais lacertitude de ne pouvoir immédiatement revoir sa bien-aimée etl’arracher à sa triste position, accablait son cœur d’un mornechagrin, tandis que le doute même sur son sort le faisait tremblerdans la crainte de malheurs plus grands.

Le notaire, l’œil fixé sur le jeune homme,haussait les épaules de temps en temps, et son visage avait prisune expression de pitié. Enfin, il dit d’un tonconsolant :

– Vous êtes jeune, monsieur, et, selonl’habitude de votre âge, vous exagérez joie et douleur. Votredésespoir n’est pas fondé ; il est facile, au temps où nousvivons, de découvrir les gens que l’on veut bien rechercher. Avecun peu d’argent et de l’activité on est à peu près sûr d’avoir, enpeu de jours, des renseignements sur le domicile deM. de Vlierbecke, quand même il habiterait un paysétranger. Si vous voulez me charger des recherches, je n’épargneraini temps ni peine pour vous donner, dans un bref délai, desnouvelles satisfaisantes.

Gustave arrêta sur le notaire un œil pleind’espoir, lui serra la main, et lui dit avec un sourire où sereflétait sa reconnaissance :

– Rendez-moi cet inestimable service, monsieurle notaire ; n’épargnez pas l’argent ; remuez ciel etterre, s’il le faut ; mais, au nom de Dieu, faites que jesache, et que je sache bientôt, où se sont retirésM. de Vlierbecke et sa fille. Il m’est impossible de vousdire quelles souffrances déchirent mon cœur et combien est ardentle désir que j’ai de les retrouver. Soyez sûr que la première bonnenouvelle que vous me donnerez me sera plus douce que si vous merendiez la vie.

– Ne craignez rien, monsieur ; pour vousêtre agréable, mes clercs écriront toute la nuit des lettres à cesujet. Demain, je me rendrai de bonne heure à Bruxelles, et j’yréclamerai le secours de l’administration de la sûreté publique. Dumoment où vous me permettez de n’épargner aucuns frais, cela ira desoi-même.

– Moi, de mon côté, je mettrai à contributionles nombreux correspondants de notre maison de commerce, et feraid’incessants efforts pour les découvrir, dussé-je moi-mêmeentreprendre pour cela de longs voyages.

– Reprenez donc courage, monsieur Denecker,dit le notaire ; je ne doute pas qu’en peu de temps nousn’atteignions notre but. Maintenant que vous êtes assuré de mesbons offices, il me serait agréable que vous me permissiez decauser un instant avec vous tranquillement et sérieusement. Je n’aipas le droit de vous demander quels sont vos projets, et moinsencore le droit de supposer que ces projets puissent être autresque respectables de tout point. Votre dessein est donc d’épousermademoiselle Lénora ?

– C’est mon dessein immuable ! réponditle jeune homme.

– Immuable ? reprit le notaire.Soit ! Mais la confiance que m’a toujours témoignée votrevénérable oncle et mon titre de notaire m’imposent le devoir devous mettre sous les yeux, avec sang-froid, ce que vous allezfaire. Vous êtes millionnaire, vous portez un nom qui, dans lecommerce, représente à lui seul un important capital.M. de Vlierbecke ne possède rien ; sa ruine estconnue de tous, et le monde, injuste ou non, condamne legentilhomme ruiné à l’ignominie et au mépris. Avec votre fortune,votre jeunesse, votre extérieur, vous pouvez obtenir la main d’uneopulente héritière et doubler vos revenus.

Gustave avait écouté les premiers mots decette tirade avec une impatience pénible ; mais bientôt ilavait détourné les yeux pour songer à d’autres choses. Il seretourna tout à coup vers le notaire, interrompit son discours etrépondit d’un ton bref :

– C’est bien, vous faites votre devoir ;je vous remercie ; mais assez là-dessus. Dites-moi, à quiappartient le Grinselhof aujourd’hui ?

Le notaire parut plus ou moins déconcerté del’interruption et du peu d’effet de ses conseils ; cependant,il dissimula son dépit dans un malin sourire, etrépondit :

– Je vois que monsieur a pris une fermerésolution ; qu’il fasse donc selon sa volonté. Le Grinselhofa été acheté par les créanciers hypothécaires, attendu qu’il estresté avec ses dépendances manifestement au-dessous de savaleur.

– Qui l’habite ?

– Il est resté inhabité. On ne va pas à lacampagne en hiver.

– Ainsi, on pourrait le racheter auxpropriétaires ?

– Sans doute ; je suis même chargé del’offrir de la main à la main pour le montant des hypothèques…

– Le Grinselhof m’appartient ! s’écriaGustave. Veuillez, monsieur le notaire, en donner immédiatementavis aux propriétaires.

– C’est bien, monsieur ; considérez dèsmaintenant le Grinselhof comme votre propriété. Si vous avez ledésir de le visiter, vous trouverez les clefs chez le fermier.

Gustave prit son chapeau, et, se disposant àquitter le notaire, il lui serra la main avec une véritablecordialité :

– Je suis las et ai besoin de repos ; monâme a été trop fortement secouée par la triste nouvelle que vousm’avez apprise. Dieu vous aide, monsieur le notaire ! etcommencez sans retard à remplir votre promesse ; mareconnaissance dépassera tout ce que vous pouvez imaginer.Adieu ; à demain !

Gustave s’éloigna, la tristesse dans le cœuret gémissant du coup imprévu qui venait de l’atteindre sidouloureusement.

Chapitre 10

 

Depuis longtemps déjà, le doux printemps adépouillé la terre des voiles funèbres de l’hiver et rendu à toutela création une vie nouvelle et de nouvelles forces. Le Grinselhofaussi a repris toute la magnificence de sa sauvage et librenature ; les chênes majestueux déploient leur vaste dôme deverdure, les rosiers des Alpes sont en pleine floraison, le seringacharge l’air de senteurs parfumées, les oiseaux chantentjoyeusement leurs amours, les hannetons volent en bourdonnant, lesoleil rajeuni inonde de ses chauds rayons les teintes délicates dela végétation renaissante…

Rien ne semble changé au Grinselhof : seschemins sont toujours déserts, et morne est le silence qui règnesous ses ombrages ; pourtant, autour de l’habitation même, ily a plus de mouvement et de vie qu’autrefois. Deux domestiques ysont occupés à laver une magnifique voiture et à en enlever lapoussière et la boue ; on entend dans l’écurie hennir etpiétiner des chevaux. Une jeune servante, debout sur le seuil, ritet jase avec les domestiques.

Tout à coup, le timbre clair et argentin d’unesonnette retentit dans l’intérieur de la maison ; la jeunefille rentre précipitamment en disant d’une voixeffrayée :

– Ah ! mon Dieu, monsieur qui demande sondéjeuner : il n’est pas prêt !

Cependant, un instant après, elle montel’escalier portant le déjeuner sur un plat magnifique ; elleentre dans un salon du premier étage, et dépose silencieusement leplat sur une table, devant un jeune homme qui semble absorbé dansses pensées. La servante quitte la place, toujours sans motdire.

Le jeune homme sort de sa rêverie, et se met àdéjeuner d’un air distrait ; il paraît ne pas savoir ce qu’ilfait.

Le mobilier qui garnit la salle offre descontrastes singuliers : tandis que certains objets,remarquables par leur richesse et l’élégance de leur forme, se fontreconnaître pour des produits du dernier goût, à côté se trouventdes sièges, des bahuts, des armoires, dont la sombre couleur bruneet les sculptures roides et tourmentées accusent une hauteantiquité ; il en est même, dans le nombre, qui ontvisiblement défié les atteintes du temps pendant trois ou quatresiècles. Aux murailles sont suspendus de nombreux tableaux enfumésdont les cadres poudreux et souillés ont perdu tout éclat. Ce sontdes portraits de guerriers, d’hommes d’État, d’abbés et deprélats.

Ces portraits portent les armoiries de lamaison de Vlierbecke ; plusieurs autres objets sont marqués dumême signe distinctif.

On sait cependant que jadis eut lieu àGrinselhof une vente publique qui dispersa entre les mains d’unefoule de gens tout ce qui appartenait à M. de Vlierbecke.Comment se fait-il que ces portraits soient revenus à cette placequ’ils semblaient avoir abandonnée pour jamais ?

Le jeune homme se lève de table toujoursdistrait ; il parcourt la salle à pas lents, s’arrête,contemple les portraits d’un regard attristé, reprend sa marche,couvre ses yeux de la main, comme pour creuser plus avant sapensée, et s’approche d’une cassette antique posée sur uneencoignure. Il l’ouvre avec une apparente indifférence et en tirequelques modestes bijoux, une paire de boucles d’oreilles et uncollier de corail rouge. Il considère longtemps ces objets avec unsourire doux mais triste ; un long soupir s’échappe de sapoitrine, ses yeux se lèvent vers le ciel, comme pour y porter uneplainte, et sa main renferme soigneusement les bijoux dans lacassette.

Il quitte la salle, descend l’escalier etgagne la cour. Domestiques et servantes saluent sur sonpassage ; il leur répond par une muette inclination de tête,et disparaît dans le plus sombre sentier du jardin.

Il s’arrête au pied d’un châtaignier sauvageet croise les bras sur sa poitrine ; ses lèvres balbutient desparoles incompréhensibles ; mais peu à peu sa voix devientdistincte.

– C’est ici, se dit-il, que, pour la premièrefois, l’aveu solennel est tombé de sa bouche virginale. Une pudiquerougeur colorait son front ; confuse, elle baissait les yeuxet sa douce voix murmurait les ravissantes paroles de l’amour… Etmoi, ému, troublé, le cœur inondé d’une indicible félicité, j’étaisà côté d’elle, tremblant comme si l’immensité de mon bonheur m’eûtfait peur ! Ô toi dont le feuillage a si souvent recueilli lessons de sa douce voix, toi, témoin des pures aspirations de noscœurs, le printemps a rendu à ton front une jeune et verdoyantecouronne ; mais, à ton pied, joies et bonheur ne sont pasrevenus. Les tristes gémissements d’un cœur souffrant montent seulsvers toi ; tout est morne et triste aux alentours, celle dontla présence enchantait ta solitude est loin d’ici ! Nousl’avons perdu, cet ange dont une seule parole faisait de ces lieuxun paradis, et qui répandait autour d’elle la joie et laconsolation, comme le soleil répand la lumière et la vie.Hélas ! elle nous a quittés, la douce enfant ! Rien, plusrien que le souvenir !

Après un instant de silence, il s’avançalentement dans un autre sentier, et s’enfonça plus avant dans lesmassifs de verdure ; de temps en temps, il s’arrêtait devantles objets qui lui étaient chers à titre de témoins des émotionsqui jadis avaient remué son cœur et qui lui parlaient de celle dontil déplorait si amèrement la perte. Au bord de l’étang, ilcontempla d’un œil troublé le rapide essaim des dorades, et, plusloin, le long de la grande allée, son regard se fixa, avec unesorte d’amour, sur les œillets qu’elle avait élevés et soignés avecune si tendre sollicitude.

Il poursuivit sa rêverie et continua de seplaindre à tout ce qui l’avait connue, à tout ce qu’elle-même avaitaimé, jusqu’au moment où, épuisé par cette surexcitation morale, ils’affaissa sur un siège, à l’ombre du catalpa.

Depuis longtemps il était là, tout entier à sadouleur, lorsque la fermière vint à lui, un livre à la main, et luidit d’une voix joyeuse :

– Monsieur, voici un livre dans lequelmademoiselle Lénora avait l’habitude de lire ; mon homme areconnu hier, au marché, le paysan qui l’avait acheté le jour de lavente ; il a accompagné le paysan jusque chez lui pourrapporter ce livre. Cela doit être bien beau, et, s’il ne venaitpas de notre demoiselle, il ne sortirait de mes mains ni pour or nipour argent ; mon homme dit qu’il s’appelleLucifer !

Pendant que la fermière parlait ainsi, lejeune homme avait pris le livre avec une joie profonde ; il lefeuilletait, sans paraître faire attention à ce que disait la bravefemme. Enfin, il leva les yeux sur celle-ci, et lui dit avec unaffectueux sourire :

– Je vous remercie de votre amicale attention,excellente mère Beth ; vous ne pouvez savoir combien je suisheureux, chaque fois que je retrouve une chose qui a appartenu àvotre maîtresse. Soyez sûre que je n’oublierai pas vos bonsservices.

Après avoir adressé ce remercîment à lafermière, il reprit le livre et parut lire attentivement.Néanmoins, la bonne femme ne s’éloigna pas, et l’interrompitbientôt d’un ton attristé.

– Monsieur, me permettez-vous de vous demanders’il n’est pas encore arrivé de nouvelles de notredemoiselle ?

Le jeune homme secoua négativement la tête, etrépondit :

– Pas la moindre nouvelle, hélas ! mèreBeth. Toutes les recherches sont inutiles.

– C’est pourtant bien malheureux, monsieur.Dieu sait maintenant où elle est et ce qu’elle souffre ! Ellem’a dit, lors du départ, qu’elle travaillerait pour son père ;mais, pour gagner de ses mains de quoi vivre, il faut avoirtravaillé depuis ses jeunes années… Ah ! quand j’y pense, moncœur s’en va… Notre bonne demoiselle en est peut-être réduite àservir les gens, et, comme une pauvre esclave, se tue pour avoir unmauvais morceau de pain… J’ai servi aussi, moi, monsieur ; etje sais ce que c’est que travailler du matin jusqu’au soir pour lesautres. Et elle est si belle, si savante, si bonne, sibienfaisante ! c’est terrible ; je ne puis m’empêcher depleurer quand je songe à sa misérable vie…

Se sentant en effet prête à pleurer, elleessuya deux larmes qui débordaient.

Le jeune homme, ému par le ton sympathique desa voix, demeurait immobile, les yeux fixés sur la table. La femmereprit d’une voix saccadée :

– Et dire qu’elle pourrait maintenant être siheureuse, qu’elle pourrait redevenir maîtresse du Grinselhof, oùelle est venue au monde et où elle a grandi ; que, maintenant,M. de Vlierbecke pourrait passer ici ses vieux jours sanschagrin et sans inquiétude, tandis qu’ils errent par le monde,qu’ils sont pauvres, malades peut-être, et abandonnées de tout lemonde ! Ah ! monsieur, c’est bien triste, de savoir sesbienfaiteurs si malheureux, et de ne rien pouvoir faire pour lessecourir, que prier le bon Dieu et espérer dans sa miséricorde.

La naïve femme avait sans intention remué dansle cœur de son nouveau maître les cordes les plus sensibles, etl’avait profondément ému ; elle s’aperçut enfin que des larmessilencieuses s’échappaient de ses yeux, et que ses doigts secrispaient convulsivement. Elle reprit avec une certaineanxiété :

– Pardonnez-moi, monsieur, de vous avoir faittant de chagrin ; mon cœur en est trop plein : celadéborde, et je parle presque sans le savoir. Si j’ai mal fait, vousêtes si bon que vous ne vous fâcherez pas de ce que j’aime tantnotre demoiselle et que je pleure de la savoir malheureuse.Monsieur n’a-t-il rien à m’ordonner ?

Elle voulut partir ; mais le jeune hommeleva la tête, et, comprimant ses larmes, dit d’une voixprofondément altérée :

– Moi, fâché contre vous, mère Beth, et fâchéparce que vous montrez votre affection pour la pauvre Lénora ?Oh ! non, mon cœur vous bénit, au contraire ! Elles mefont du bien, ces larmes que vous arrachez de mes yeux ; carje souffre affreusement, ma chère femme, et je suis bienmalheureux. La vie me pèse, et si Dieu, dans sa miséricorde,voulait m’ôter de la terre, je mourrais avec joie. Tout espoir dela revoir en ce monde disparaît… Peut-être m’attend-elle là-hautdans le ciel !

– Ah ! monsieur, monsieur, que dites-vouslà ? s’écria la fermière avec terreur. Non, cela ne peut pasêtre !

– Vous gémissez, bonne femme, et vous pleurezsur elle, poursuivit le jeune homme sans avoir égard àl’interruption ; mais ne comprenez-vous pas que mon âme à moidoit être consumée de regrets et de douleur ? Necomprenez-vous pas qu’il ne se passe pas un instant dans ma vie oùune nouvelle peine ne vienne déchirer mon cœur ? Hélas !avoir, pendant des mois entiers, imploré de Dieu comme une grâcesuprême le bonheur de la revoir ; avoir surmonté tous lesobstacles, pouvoir la nommer ma fiancée, pouvoir la rendreheureuse, devenir fou de joie et d’impatience, voler comme l’éclairvers le pays… et, pour toute récompense, pour toute consolation,rencontrer le plus affreux isolement. Savoir qu’elle est pauvre etlanguit peut-être, abreuvée d’humiliations, épuisée par lebesoin ; savoir que ma noble et bien-aimée Lénora gémit sousle poids d’une épouvantable infortune, et ne rien pouvoir fairepour la sauver ; être condamné à compter, dans un impuissantdésespoir, ses jours d’affliction, et même n’être pas sûr que ladouleur ne l’a pas encore tuée !…

Un profond silence suivit ces tristesplaintes ; la fermière avait courbé la tête et étaitprofondément émue ; cependant, après quelques instants, elleessaya de le consoler :

– Ah ! monsieur, je comprends tropcombien vous souffrez ; mais aussi, pourquoi désespérer ?Qui sait s’il n’arrivera pas tout d’un coup des nouvelles de notredemoiselle ? Dieu est bon ; il entendra nos prières… Etla joie de son retour nous fera oublier tous noschagrins !…

– Puisse votre prophétie se réaliser, ma bonnefemme ! Mais il y a déjà sept mois qu’ils sont partis ;depuis trois mois, cent personnes ont reçu mission de s’informerd’eux ; dans toutes les villes on a fait mille recherches pourles découvrir, et l’on n’a rien obtenu, pas un seul renseignement,pas le moindre signe qu’ils soient encore de ce monde ! Maraison me dit aussi qu’il ne faut pas désespérer ; mais moncœur saignant et déchiré exalte encore mon malheur, et me crie queje l’ai perdue… perdue pour toujours !

Il se disposait à quitter le catalpa etvoulait s’éloigner de la fermière, quand il leva tout à coup lesyeux avec surprise, en montrant du doigt la route qui aboutissaitau château.

– Écoutez ! n’entendez-vous rien ?s’écria-t-il.

– C’est un cheval au galop, répondit lafermière sans comprendre pourquoi ce bruit faisait sur son maîtreune si forte impression.

– Pauvre fou ! dit le jeune homme ensoupirant et avec un triste sourire, que me fait, en effet, uncheval qui passe au galop ?

– Voyez, voyez, il entre dans l’avenue !s’écria la fermière avec une émotion croissante. Mon Dieu !c’est un messager qui apporte des nouvelles, bien sûr !Puissent-elles être bonnes !

En effet, le cavalier franchit la porte augrand galop, et arrêta sa monture dès qu’il vit le jeune homme etla fermière se précipiter vers lui. Il mit pied à terre, tira unelettre de sa poche, et la tendit au maître du Grinselhof endisant :

– Monsieur Denecker, je viens de la part deM. le notaire, qui m’a chargé de vous apporter cette lettresans reprendre haleine.

Après ces mots, il emmena vers l’écurie soncheval fumant de sueur.

M. Denecker brisa d’une main tremblantele cachet de la lettre, tandis que la fermière, souriante d’espoiret les yeux grands ouverts, suivait tous les mouvements de sonmaître.

À la lecture des premières lignes,M. Denecker pâlit horriblement ; à mesure qu’ilpoursuivit il se mit à trembler de tous ses membres, jusqu’à cequ’enfin un rire égaré contractât ses traits, et que, levant lesmains au ciel, il s’écriât :

– Merci, mon Dieu ! elle m’estrendue !

– Monsieur, monsieur, s’écria la fermière,est-ce une bonne nouvelle ?

– Oui… oui !…, réjouissez-voustous ! Lénora vit ; je sais où elle est ! Je vais lachercher, répondit M. Denecker à demi fou de bonheur.

Puis il se mit à courir vers la maison,appelant tous ses domestiques par leur nom, et leur disantprécipitamment :

– Allons, la voiture de voyage, les chevauxanglais ! Ma malle ! mon manteau ! Vite…volez !

Et, se mettant lui-même à l’œuvre, il apportadans la voiture qu’on avait tirée de la remise plusieurs objetsnécessaires au voyage. Les chevaux furent attelés, et, bien qu’ilscreusassent la terre du pied comme des lions impatients, et fussenttellement ardents qu’on eût dit qu’ils allaient broyer le mors, onleur cingla impitoyablement les reins d’un vigoureux coup defouet.

La voiture, comme emportée par le vent,traversa la porte avec la rapidité d’une flèche, et souleva bientôtjusqu’au ciel la poussière de la route d’Anvers.

Chapitre 11

 

Nous aussi, voyageons en esprit, ettransportons-nous en France, à Nancy, à la recherche deM. de Vlierbecke et de sa fille. Parcourons nombre depetites rues étroites du quartier dit, la Vieille-Ville, etarrêtons-nous enfin devant une petite boutique de cordonnier. C’estici. Traversez la boutique, montez l’escalier… Plus haut encore…Ouvrez cette petite porte.

Tout ici annonce l’indigence, bien qu’il règnepartout une netteté et une propreté exquises. Les rideaux du petitlit sont d’une blancheur de neige ; le poêle de fonte estsoigneusement poli par la mine de plomb ; le sol est saupoudréde sable à la mode flamande…

Devant la fenêtre ouverte, des marguerites etdes violettes fleurissent au soleil… À côté est suspendue une cageoù est renfermé un pinson.

Quel calme règne dans cette petitechambre ! Pas un souffle n’en trouble la paisiblesolitude.

Cependant, près de la fenêtre est assise unejeune fille ; mais elle est tellement occupée d’un travail delingerie, qu’on ne remarque en elle d’autre mouvement que le rapideva-et-vient de sa main droite conduisant l’aiguille.

Le costume de la jeune ouvrière est des plushumbles ; mais il est ajusté avec tant de goût, et tout enelle est si pur et si gracieux, qu’une atmosphère de fraîcheur etde joie semble l’envelopper comme une auréole.

Pauvre Lénora, c’est donc là le sort quit’était réservé ! Cacher ta noble origine sous l’humble toitd’un artisan, chercher loin du lieu de ta naissance un refugecontre l’insulte et le mépris, travailler sans relâche, luttercontre le besoin et les privations, s’affaisser sous le poids duchagrin et de la honte, le cœur déchiré par les inguérissablesblessures de l’humiliation et du désespoir !

Ah ! sans doute la misère a donné à toncharmant visage ses tons jaunes et blafards ; la tristesse abrisé ton âme et ôté à ton regard son doux et rayonnant éclat.Fleur mourante, rongée par un mal caché !

… Oh non ! Dieu merci, il n’en est pasainsi ! Le sang héroïque qui coule dans tes veines t’a rendueforte contre le destin. Ton angélique beauté est plus saisissanteencore qu’autrefois. Si ta vie, renfermée dans un étroit espace, afait perdre à ton teint ses bruns reflets, la douce expression deton visage n’en est que plus touchante, ton beau front n’en est queplus pur et plus éclatant, les teintes rosées de tes joues n’ensont que plus fraîches. Ton œil noir rayonne encore, plein de feuet de vie, sous ses longs cils ; ta bouche fine et charmante agardé toutes les séductions de son doux et virginal sourire.

Peut-être ton cœur renferme-t-il un trésor decourage et d’espérance ; peut-être une image chérieflotte-t-elle encore sous ton regard. N’est-ce pas à la source dusouvenir que tu puises la force de lutter victorieusement contrel’adversité ?

Voyez ! un songe s’empare de la jeunefille. Sa main s’arrête ; elle ne travaille plus. La têteinclinée sur son ouvrage, elle semble regarder fixement lesol ; son âme, emportée vers d’autres contrées, s’abandonne aucourant d’une douce et aimante rêverie.

Elle dépose la toile sur la chaise et se lèvelentement. Penchée vers la fenêtre, elle contemple un instant seshumbles fleurs, cueille une marguerite et l’effeuille avecdistraction ; puis son regard plonge dans l’espace et vas’arrêter sur un châtaignier dont la cime séculaire s’élève aumilieu des toits.

La vue de ce feuillage trop connu impressionnevivement son cœur ; un incompréhensible sourire apparaît surses lèvres ; ses yeux se remplissent de larmes ; en proieà une ardente surexcitation morale, elle aspire à pleine poitrinel’air frais du printemps et les chauds effluves du soleil.L’expression de sa physionomie change souvent ; on dirait queson imagination la transporte au milieu d’êtres aimés, et qu’elleleur parle de joie et de bonheur. Ses lèvres balbutient un nominintelligible qu’accompagne chaque fois un sourire languissant.Peut-être murmure-t-elle le nom de son bien-aimé absent !

Bientôt son regard s’attache avec compassionsur le pinson qui sautille avec inquiétude autour de la cage ets’efforce de briser à coups de bec le treillage de sa prison.

– Pourquoi cherches-tu à nous quitter, cherpetit oiseau ? dit-elle d’une voix douce. Pourquoi veux-tupartir, toi, notre fidèle compagnon dans nos tristesses ?Réjouis-toi donc ! mon père est guéri ! La vie varedevenir pour nous chère et heureuse… Qu’est-ce donc qui te faitvoler tout haletant dans ta cage ? Oh ! c’est dur,n’est-ce pas, cher petit, d’être captif quand on sait qu’au dehorsrègnent joie et liberté, quand on est né au milieu des champs etdes bois, quand on sait que, là seulement, sous le beau soleil deDieu, on mène une vie indépendante et douce ? Ah ! pauvreoiseau, comme toi je suis une enfant de la nature ; moi aussi,j’ai été arrachée du lieu de ma naissance ; moi aussi, jepleure la majestueuse solitude où s’est écoulée mon enfance et lescalmes ombrages qui abritaient mon berceau. Mais un ami t’a-t-ilété, comme à moi, ravi pour toujours ? L’image de celui que tuas jadis aimé vient-elle se mêler à ta tristesse ? Pleures-tuaussi autre chose que l’espace et la liberté ? Mais que tedemandé-je là ? Le temps d’aimer est revenu, n’est-cepas ? Aimer est aussi pour toi le plus doux bonheur de lavie ! je t’ai acheté dans des temps meilleurs ; tu as étési longtemps mon seul compagnon, mon ami…

En prononçant ces mots, la jeune fille portala main à la cage et poursuivit :

– Mais je devine tes douleurs ; je neveux pas être plus longtemps pour toi ce qu’est pour moil’inexorable sort. Tiens, prends ton vol ! Que Dieu teprotège ! Va et savoure pleinement les deux plus grandsbonheurs de toute créature vivante : la liberté etl’amour !… Ah ! quel cri de joie, et comme tu ouvres tesailes toutes grandes ! Adieu ! Adieu !…

Lénora suivit de l’œil l’oiseau, qui montaitvers le ciel en fendant l’air avec la rapidité d’une flèche. Puiselle revint s’asseoir avec un sourire de douce satisfaction, repritson ouvrage, et se remit à travailler avec le même zèlequ’auparavant.

Un quart d’heure s’était écoulé. Lénora levatout à coup la tête, prêta l’oreille, et s’écria d’une voixjoyeuse :

– Ah ! voici mon père ! Puisse-t-ilavoir été heureux !

Elle quitta sa chaise, et alla vers laporte.

M. de Vlierbecke entra dans lachambre un rouleau de papiers à la main, et gagna à pas lents unsiège sur lequel il s’affaissa, épuisé et haletant.

Il était devenu très maigre ; ses yeuxs’étaient en quelque sorte enfoncés dans l’orbite, son regard étaitmorne et languissant, ses joues pâles, toute sa physionomie altéréeet abattue. On s’apercevait qu’une grave maladie avait affaibli enmême temps chez lui les forces du corps et celles de l’âme.

Il était très pauvrement vêtu. On voyait bienpourtant qu’il avait longtemps lutté pour cacher les traces de lamisère ; on n’eût pu découvrir sur ses habits ni une tache, niun grain de poussière ; mais l’étoffe en était usée jusqu’à latrame ; çà et là se trahissaient des raccommodages maldissimulés ; en outre, ses vêtements étaient trop amples ettrop larges pour son corps amaigri. Peut-être l’infortune et lamaladie avaient-elles énervé l’âme forte et virile du gentilhomme,peut-être son courage était-il abattu et son cœur brisé !

Lénora le contempla un instant avec uneprofonde affliction.

– Mon Dieu, mon père, êtes-vous redevenumalade ?

– Non, Lénora, répondit-il ; mais j’aitant de malheur !

La jeune fille l’embrassa tendrement, et, enserrant sa main d’une étreinte caressante :

– Père, père, reprit-elle, il y a huit jours àpeine, vous étiez encore au lit, faible et souffrant. Nous avonsdemandé au ciel votre rétablissement comme le plus grand bonheurqui pût nous être accordé sur la terre. Dieu a exaucé nosprières : vous êtes guéri… et voilà que vous vous désolez denouveau dès la première contrariété. Vos démarches n’ont pas réussiaujourd’hui, n’est-il pas vrai ? Je le vois sur votre visageattristé. Eh bien, qu’est-ce que cela fait ? En quoi cela nousempêche-t-il d’être heureux ? Allons, allons, sachons commeautrefois lutter contre le destin ; soyons forts, et regardonsla misère en face et la tête levée : le courage est aussi unerichesse. Ainsi, père, oubliez votre chagrin ; regardez-moi,suis-je triste ? Est-ce que je me laisse abattre par despensées de désespoir ? Oui, j’ai pleuré, j’ai gémi, j’aisouffert parce que vous étiez miné par la maladie… Mais,maintenant, vous êtes guéri ; maintenant, vienne ce quivoudra, votre Lénora remerciera toujours Dieu de sabonté !…

Le père, souriant doucement à la courageuseexaltation de sa fille, répondit avec un soupir :

– Pauvre Lénora ! tu cherches à te rendreforte pour me raffermir et me consoler. Que le ciel te récompensede tant d’amour ! Je sais où tu puises tout ton courage ;et cependant, cher ange que Dieu m’a donné, ta parole et tonsourire ont une telle puissance sur moi, qu’on dirait qu’une partde ton âme passe avec eux dans mon âme. Je suis revenu le cœurbrisé, la tête perdue, affaissé par le désespoir ; ton regarda suffi pour me consoler…

– Allons, père, dit la jeune fille enl’interrompant et en multipliant ses caresses, racontez-moi vosaventures ; je vous dirai ensuite quelque chose qui vousréjouira.

– Hélas ! mon enfant, je me suis rendu aupensionnat de M. Roncevaux pour reprendre nos leçonsd’anglais. Pendant ma maladie, un Anglais en a été chargé ;nous avons donc perdu notre meilleur morceau de pain.

– Et la leçon d’allemand de mademoisellePauline ?

– Mademoiselle Pauline est partie pourStrasbourg ; elle ne reviendra plus. Tu le vois bien, Lénora,nous perdons tout à la fois. N’avais-je pas de bonnes raisons pourm’affliger ? Toi-même parais frappée par cette malheureusenouvelle ; tu pâlis, il me semble.

La jeune fille, en effet, baissait les yeux etparaissait surprise et consternée ; mais l’appel de son pèrelui rendit la conscience d’elle-même, et elle répondit en faisantun effort pour paraître joyeuse :

– Je songeais à la peine que ces congés ont dûvous faire, mon père, et vraiment j’en étais profondémentaffligée ; et cependant je trouve encore des motifs d’êtrejoyeuse. Oui, père, car moi, au moins, j’ai de bonnesnouvelles !…

– En vérité ? Tu m’étonnes !

La jeune fille montra du doigt sa chaise.

– Voyez-vous cette toile ? Je dois enfaire une douzaine de chemises, de chemises fines ! Et, quandcela sera fini, on m’en rendra autant ! On me donne un beausalaire… Et je sais quelque chose qui vaut mieux encore ; maisce n’est qu’une espérance…

Lénora avait prononcé ces paroles avec unejoie si vive et si réelle, que le père en subit l’influence etsourit lui-même de contentement.

– Eh bien, eh bien, demanda-t-il, qu’est-cedonc qui te rend si heureuse ?

Comme si la jeune fille se reprochait deperdre le temps, elle se rassit et se remit à coudre. Elle étaitvisiblement enchantée d’avoir triomphé de la tristesse de son père.Elle répondit en plaisantant à demi :

– Ah ! vous ne le devineriezjamais ! Savez-vous, mon père, qui m’a donné tout cetouvrage ? C’est la riche dame qui habite la maison à portecochère du coin de la rue. Elle m’a fait appeler ce matin, et jesuis allée chez elle pendant votre absence. Vous êtes surpris,n’est-ce pas, père ?

– En effet, Lénora. Tu parles de madame deRoyan, pour laquelle on t’avait chargée de broder ces beauxcols ? Comment te connaît-elle ?

– Je ne le sais pas. Probablement la maîtressequi m’a confié ce travail difficile lui aura dit qui l’avait fait.Elle doit même lui avoir parlé de votre maladie et de notrepauvreté ; car madame de Royan en sait sur nous bien plus quevous ne pourriez le supposer.

– Ciel ! elle ne sait cependantpas… ?

– Non, elle ne sait rien ni sur notre nom, nisur notre pays…

– Continue, Lénora ; tu piques macuriosité. Je vois bien que tu veux me tourmenter.

– Eh bien, père, puisque vous êtes bienfatigué, je vais abréger. Madame de Royan m’a reçue avec beaucoupd’affabilité ; elle m’a fait compliment sur mes bellesbroderies ; puis elle m’a interrogée sur nos malheurs passés,et m’a consolée et encouragée. Et voici ce qu’elle m’a dit en mefaisant donner la toile par sa femme de chambre :« Allez, mon enfant, travaillez avec courage et soyez toujoursaussi sage : je serai votre protectrice. J’ai moi-mêmepassablement de couture à faire faire ; vous allez travaillerpour moi seule pendant deux mois, peut-être ; mais ce n’estpas assez ; je vous recommanderai à mes nombreusesconnaissances ; et je veillerai à ce que vous trouviez dansvotre travail de quoi vous mettre, vous et votre père malade,au-dessus de tout besoin… » Et moi, les larmes aux yeux, j’aisaisi sa main et l’ai baisée. Cette noble et délicate façon d’agirqui me donnait, non une aumône, mais du travail, m’avaitprofondément touchée. Madame de Royan lut ma reconnaissance dansmes yeux, et me dit avec bien plus de bienveillance encore, en meposant la main sur l’épaule : « Et maintenant, courage,Lénora ; un temps viendra où vous devrez prendre desapprenties pour vous aider ; et c’est ainsi qu’on arrive pardegrés à devenir maîtresse d’atelier. » Oui, père, voilà cequ’elle a dit ; je sais ses paroles par cœur !

Elle s’élança vers son père, l’embrassa etajouta avec effusion :

– Qu’en dites-vous maintenant, père ? nesont-ce pas là de bonnes nouvelles ? Quisait ? Des apprenties, un atelier, un magasin, une servante…Vous tenez les livres et faites l’achat des étoffes… Je suis dansl’atelier, derrière un comptoir, surveillant le travail desouvrières. Oh ! mon Dieu, c’est beau pourtant, d’être heureuxet de savoir qu’on doit tout au travail de ses mains… Alors, monpère, votre promesse serait bien remplie, alors vous pourriezpasser vos vieux jours dans un doux bien-être !

Il y avait dans le sourire deM. de Vlierbecke une si éclatante sérénité, une si viveexpression de bonheur se reflétait sur son visage amaigri, qu’onvoyait qu’il s’était laissé fasciner par les paroles de sa fille,au point d’oublier tout à fait leur situation présente. Lui-mêmes’en aperçut bientôt et dit en secouant la tête :

– Lénora, Lénora, douce magicienne, comme tume séduis facilement ! Comme un enfant, j’ai été attaché à tesparoles et j’ai cru fermement au bonheur que tu nous promets. Quoiqu’il en soit, nous n’en avons pas moins à remercier Dieu… Maisparlons sérieusement. Le cordonnier m’a parlé de nouveau du loyeret m’a prié de le payer. Nous lui devons encore vingt francs,n’est-ce pas ?

– Oui, vingt francs de loyer, et douze francsenviron chez l’épicier. C’est tout. Dès que ces chemises serontfaites, nous donnerons mon salaire comme acompte au cordonnier, etil sera content. L’épicier consent encore à nous faire crédit. J’aireçu deux francs et demi pour mon dernier ouvrage. Vous le voyezbien, père, nous sommes encore riches, et, avant un mois, nousn’aurons plus de dettes. Vous êtes guéri, vos forces reviendrontbien vite… l’été arrive, tout nous sourit… Ah ! nous allonsredevenir heureux !

M. de Vlierbecke paraissait toutconsolé ; un nouveau courage brillait dans ses yeux noirs, etson regard s’était tout à fait rasséréné Il s’approcha de la table,et, ouvrant le rouleau de papiers :

– J’ai un peu de travail aussi, Lénora.M. le professeur Delsaux m’a donné quelques morceaux demusique à copier pour ses élèves. Cela me rapportera bien quatrefrancs en une couple de jours. Maintenant, demeure un peutranquille, ma chère fille ; mon esprit est encore sidistrait, qu’en parlant je ferais trop de fautes et gâteraispeut-être le papier.

– Je puis chanter pourtant, n’est-ce pas,père ?

– Oh oui ! loin de me troubler, toutchant me réjouit, au contraire, sans détourner mon attention…

Le père se mit à écrire, tandis que Lénora,d’une voix douce et joyeuse, redisait toutes ses chansons etépanchait son cœur dans de ravissantes mélodies. Elle cousait enmême temps d’une main diligente, et jetait de temps en temps unregard sur son père, épiant sur ses traits, pour la combattre aubesoin, toute pensée triste qui aurait pu se glisser dans sonesprit.

Tous deux étaient occupés ainsi depuis trèslongtemps, lorsque Lénora entendit sonner l’heure à l’égliseparoissiale. Elle déposa son ouvrage, prit un panier derrière lepoêle, et, le passant à son bras, se disposa à quitter la chambre.Le père, qui avait remarqué ces préparatifs, demanda d’une voixsurprise :

– Quoi ! déjà, Lénora ?

– Onze heures et demie viennent de sonner,père.

Sans faire aucune autre observation,M. de Vlierbecke reporta les yeux sur ses feuilles demusique et continua d’écrire. La jeune fille descendit l’escalierd’un pas rapide et léger. Elle fut bientôt de retour, rapportantson panier rempli de pommes de terre et un autre objet encore,enveloppé dans du papier, mais qu’à son entrée dans la chambre,elle cacha sous son tablier.

Elle versa de l’eau dans un pot, plaçacelui-ci auprès d’elle et commença à peler les pommes de terre enchantant. Très habile à la besogne, les pelures fuyaient rapidementsous ses doigts, et elle eut bientôt fini.

Elle alluma le poêle, lava les pommes de terreet les mit sur le feu. Sur la buse, elle plaça un petit pot avec unpeu de beurre et beaucoup de vinaigre.

Jusque-là, le père ne s’était pas détourné deson travail ; il voyait tous les jours préparer ledîner : et il était rare que quelque mets nouveau parût sur lefeu. Mais, cette fois, à peine les pommes de terre furent-ellescuites, qu’un agréable fumet se répandit dans la chambre.M. de Vlierbecke regarda sa fille avec surprise et ditd’un ton de reproche :

– De la viande ! un mercredi !Lénora, mon enfant, nous devons être économes, tu le sais bien.

– Ah ! mon père, répondit Lénora souriantà demi, ne vous fâchez pas : le docteur l’a ordonné.

– Tu me trompes pour le coup, n’est-cepas ?

– Non, non, le docteur a dit que vous aviezbesoin de viande trois fois par semaine au moins, si nous pouvionsnous en procurer. Cela vous fera tant de bien, père, et ranimera sivite vos forces.

– Et nos dettes arriérées, Lénora ?

– Allons, allons, père, laissez-moifaire ; chacun recevra satisfaction et sera content. Ne vousen inquiétez pas davantage ; je réponds de tout. Etmaintenant, ayez la bonté de ranger vos papiers pour que je mettela nappe.

Le père secoua la tête et fit ce que demandaitLénora. Celle-ci couvrit la table d’une nappe petite, mais blanchecomme la neige, et posa dessus deux assiettes et le plat de pommesde terre. C’était une humble table où tout était pauvre etvulgaire ; mais aussi tout était si net, si frais, siappétissant, que l’humble table eût souri même à un riche.

Le père et la fille prirent place etcourbèrent le front en joignant les mains pour remercier Dieu de lanourriture qu’il leur avait accordée.

La calme prière montait encore vers le cielcomme un doux murmure, lorsqu’un bruit de voix se fit soudainentendre dans l’escalier.

Lénora, saisie d’un tremblement violent,interrompit subitement sa prière. L’œil tout grand ouvert, etpenchée vers la porte, elle écoutait une chose qui lui semblaitinexplicable et impossible, et qui pourtant la frappait de surpriseet d’effroi.

Le père, interdit à la vue de l’étrangeémotion de sa fille, regardait celle-ci comme s’il voulait luidemander la cause de son trouble ; mais Lénora lui fit signede la main pour lui imposer silence.

De nouvelles exclamations retentirent plusdistinctement jusqu’à la petite chambre. Lénora reconnut l’accentde cette voix. Comme si un coup de foudre l’eût frappée, elles’élança d’un bond avec un cri d’angoisse vers la porte, la fermaet appuya de la main et des épaules pour empêcher d’entrer.

– Lénora, pour l’amour de Dieu, quecrains-tu ? s’écria le père épouvanté.

– Gustave ! Gustave ! dit la jeunefille d’une voix frémissante. Il est là ! il vient !Oh ! ôtez tout, cela de cette table ! Lui seul ne doitpas s’apercevoir de notre misère !

Le visage de M. de Vlierbeckes’assombrit ; sa tête se releva avec fierté ; son regards’alluma et prit une expression sévère. Il s’avança muet vers safille et l’écarta de la porte. Lénora s’enfuit à l’extrémité de lachambre et pencha son front, où montait la rougeur de la honte.

La porte s’ouvrit vivement ; un jeunehomme s’élança dans la chambre avec un cri de joie, et courut, lesbras tendus vers la jeune fille tremblante, en mêlant, dans sonégarement, le nom de Lénora à des mots inintelligibles. Sans doute,dans son aveugle transport, il eût sauté au cou de Lénora ;mais la main étendue et le regard austère du père l’arrêtèrent toutà coup.

Il s’arrêta donc, promena un regard stupéfaitautour de la chambre, et remarqua le triste repas et les misérablesvêtements du vieillard et de la jeune fille. Cet examen dutl’affecter péniblement, car il porta convulsivement les mains à sesyeux et s’écria avec désespoir :

– Mon Dieu ! c’est donc ainsi qu’il avécu !

Mais il ne demeura pas longtemps sous le poidsde cette amère réflexion ; il s’élança de nouveau vers Lénora,s’empara de force de ses deux mains et les étreignit fiévreusement,disant :

– Ô Lénora, ma bien-aimée, regarde-moi, que jesache si ton cœur a conservé le doux souvenir de notreamour !

La jeune fille répondit par un regard pleind’émotion, un regard où se révélait tout entière son âme pure etaimante.

– Ô bonheur ! s’écria Gustave avecenthousiasme, c’est toujours ma douce et chère Lénora ! Dieusoit béni ! aucune puissance ne peut plus m’enlever mafiancée ! Ô Lénora, reçois, reçois le baiser desfiançailles !

Il tendit les bras vers elle ; Lénora,tremblante d’angoisse et de bonheur à la fois, demeura immobile,rougissante et le regard baissé, comme si elle eût attendu cebaiser solennel ; mais, avant que le jeune homme eût eu letemps de céder à la passion qui l’emportait,M. de Vlierbecke était près de lui et, saisissanténergiquement sa main, paralysait son élan.

– Monsieur Denecker, dit d’une voix sévère lepère ému, veuillez modérer votre joie. Assurément, nous sommesheureux de vous revoir… mais il n’est permis ni à vous ni à nousd’oublier ce que nous sommes… Respectez notre indigence…

– Que dites-vous ? s’écria Gustave. Ceque vous êtes ? Vous êtes mon ami, mon père ! Lénora estma fiancée !… Ciel ! pourquoi ce regard dereproche ? je m’égare… Je ne sais ce que je fais…

Il ressaisit la main de Lénora, l’attira prèsde son père, et dit avec précipitation :

– Écoutez !… Mon oncle est mort enItalie ; il m’a fait son héritier universel ; il m’aordonné à son lit de mort d’épouser Lénora ; j’ai remué cielet terre pour vous trouver ; j’ai souffert et pleuré longtempsloin de ma bien-aimée, je vous ai découverts enfin ! Etmaintenant, je viens chercher la récompense de messouffrances ; ma fortune, mon cœur, ma vie, je mets tout à vospieds, et, en échange, j’implore le bonheur de conduire Lénora àl’autel. Ô mon père, accordez-moi cette insigne faveur !Venez, le Grinselhof vous attend ; je l’ai acheté pourvous : tout s’y trouve encore ; les portraits de vosancêtres ont repris leur place, tout ce qui vous était cher y estrevenu. Venez, je veux vous rendre heureux, si heureux !J’aimerai votre Lénora…

L’expression du visage deM. de Vlierbecke n’avait pas changé ; seulement, sesyeux paraissaient s’humecter lentement :

– Ah ! s’écria Gustave avec uneexaltation croissante, rien sur la terre ne peut m’enlever Lénora…pas même le pouvoir d’un père ! C’est Dieu qui me l’adonnée !

Il tomba à genoux devantM. de Vlierbecke, leva vers lui des mains suppliantes enmurmurant :

– Oh ! pardon ! Non, non ; vousne voudrez pas me frapper du coup de la mort. Mon père, mon père,au nom de Dieu, donnez-moi votre bénédiction… Votre froideur mefait mourir !

M. de Vlierbecke semblait avoiroublié le jeune homme, et ses yeux étaient levés au ciel comme s’ileût adressé à Dieu une fervente prière. Sa voix se fit enfinentendre distinctement ; il disait, le regard plein delarmes :

– Marguerite, Marguerite, réjouis-toi dans lesein de Dieu ; ma promesse est accomplie ; ton enfantsera heureuse sur la terre !

Gustave et Lénora, tremblants d’espoir,interrogeaient ses yeux ; il releva le jeune homme, l’embrassaavec effusion, et dit :

– Gustave, mon fils chéri, que le Ciel bénisseton amour. Rends ma fille heureuse ; elle est tafiancée !

– Gustave ! Gustave, mon fiancé !s’écria la jeune fille en se jetant en même temps dans leurs bras àtous deux, et en les embrassant dans une même étreinte.

Et le premier baiser d’amour, le baiser sacrédes fiançailles, fut échangé sur le sein de cet heureux père, quiversait les plus douces larmes sur la tête de ses enfantsprosternés, en étendant au-dessus d’eux ses mains bénissantes.

Et maintenant, cher lecteur, je dois vousavertir que, pour certains motifs, je vous ai caché la situation etmême le nom du château des seigneurs de Vlierbecke. Par conséquent,aucun de vous ne saura où Gustave habite avec sa douce Lénora.

Quant à ce qui me concerne, j’ai vu et jeconnais monsieur et madame Denecker, et même je me suis souventpromené autour du Grinselhof avec leurs deux gentils enfants etavec M. de Vlierbecke, leur grand-père.

Il est encore profondément gravé dans monsouvenir, le ravissant tableau de bonheur domestique, de paix etd’amour qu’il m’a été donné de contempler parfois, lorsque le vieuxgentilhomme, assis sur un banc du jardin, cherchait déjà à fairecomprendre à ces deux petits anges las de jouer, les grandes forcesqui agissent dans la nature, que la petite Adeline montait sur sesgenoux pour lui caresser les joues, et que le remuant Isidorechevauchait avec une joie folle sur sa jambe complaisante, tandisque M. Denecker et sa femme muets et se serrant la main,contemplaient avec une intime jouissance le bonheur de l’aïeul etles jeux des enfants…

Je ne vous dirai pas qui m’a raconté cettehistoire ; il vous suffira de savoir que je connais toutes lespersonnes qui y jouent un rôle, et même que je me suis plus d’unefois assis à la table de Jean, le fermier, avec sa femme Beth et laservante Catherine, qui aiment passablement à jaser et surtout àdire du bien de leurs bienfaiteurs.

FIN

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