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Le Gouffre Maracot (ou Le Monde perdu sous la mer)

Le Gouffre Maracot (ou Le Monde perdu sous la mer)

de Sir Arthur Conan Doyle

Chapitre 1

Puisque ces papiers m’ont été remis en vue de leur publication, je commencerai par rappeler au lecteur le triste destin du Stratford. Ce navire avait appareillé l’an dernier pour une croisière dont le but était l’océanographie et l’étude des grands fonds marins. L’expédition était dirigée par le docteur Maracot, auteur réputé des « Formations pseudo-coralliennes » et de la « Morphologie des lamellibranches ». Le docteur Maracot était accompagné de Monsieur Cyrus Headley, ex-assistant à l’Institut de Zoologie de Cambridge, Massachusetts, et, à l’époque de la croisière, boursier à Oxford. Le capitaine Howie, marin expérimenté, commandait le Stratford et son équipage de vingt-trois hommes, parmi lesquels un mécanicien américain des Usines Merribank à Philadelphie.

Tout ce monde a disparu. La seule information reçue sur l’infortuné steamer provient d’un petit bateau norvégien dont les matelots ont vu sombrer, au cours de la grande tempête de l’automne 1926, un navire dont la description correspondait approximativement à celle du steamer. Un canot de sauvetage portant l’inscription Stratford a été découvert ultérieurement non loin du lieu de la tragédie, ainsi que des caillebotis, une bouée de sauvetage, et un espar. Ce rapport, la découverte qui a suivi,un long silence persistant, ont accrédité la conviction que l’on n’entendrait plus jamais parler du navire et des hommes qui se trouvaient à son bord. Un étrange message par sans-fil, capté lejour de la tempête, avait déjà pratiquement anéanti tout espoir. Jereviendrai sur ce message.

Certains détails assez remarquables à proposde la croisière du Stratford avaient suscité quelquescommentaires : notamment l’excessive discrétion observée parle professeur Maracot. Certes, il était célèbre pour l’aversion etla méfiance qu’il vouait généralement à la Presse, mais jamais ilne les avait poussées jusque-là : il s’était refusé à donnerle moindre renseignement aux journalistes, et il n’avait permis àaucun d’entre eux de monter à bord pendant que le steamer étaitancré à l’Albert Dock. Par ailleurs des bruits avaient courutouchant une conception aussi nouvelle qu’insolite dans laconstruction du navire, conception destinée à l’adapter auxnécessités de l’exploration sous-marine. Ces bruits avaient trouvéconfirmation aux chantiers Hunter and Co de WestHartlepool, où avaient été exécutées les modificationsstructurales. N’avait-on pas affirmé que tout le fond du steamerétait détachable ? Pareille particularité avait attirél’attention des assureurs des Lloyd’s, qui avaient éprouvé quelquesdifficultés à recevoir les apaisements qu’ils réclamaient. Et puison n’en avait plus parlé. Mais ces détails revêtent maintenant uneimportance nouvelle puisque le sort de l’expédition revient, d’unemanière absolument sensationnelle, au premier plan del’actualité.

Passons à présent aux quatre documents serapportant aux faits connus. Le premier est une lettre qui a étéécrite de la capitale de la Grande Canarie par Monsieur CyrusHeadley à son ami Sir James Talbot, du Trinity College d’Oxford, laseule fois (d’après, du moins, ce que l’on sait) où leStratford a touché terre après son départ de Londres. Ledeuxième est l’étrange message par sans-fil auquel j’ai faitallusion. Le troisième est un fragment du journal de navigation del’Arabella Knowles, qui concerne la boulevitreuse. Le quatrième et dernier est le contenu stupéfiant de ceréceptacle : ou bien il représente une mystification aussicruelle que machiavélique, ou bien il ouvre un chapitre neuf del’aventure humaine, dont l’importance ne saurait être exagérée.

Après ce préambule, je vais maintenant donnerconnaissance de la lettre de Monsieur Headley ; je la dois àla courtoisie de Sir James Talbot ; elle n’a jamais étépubliée ; elle est datée du 1er octobre 1926.

*

**

Je poste ce courrier, mon cher Talbot, dePorta de la Luz, où nous avons relâché pour nous reposer quelquesjours. Mon meilleur compagnon de voyage a été Bill Scanlan,chef-mécanicien ; je me suis lié tout naturellement avec lui,d’abord parce qu’il est mon compatriote et ensuite parce qu’ilm’amuse. Toutefois ce matin je suis seul ; il a ce qu’ilappelle « un rendez-vous avec un jupon ». Vous voyezqu’il s’exprime tout à fait comme un Américain de pure race.

Vous connaissez Maracot ; vous savez doncde quel bois sec il est fait. Je vous avais raconté, je crois, lescirconstances de ma désignation ; il s’était renseigné auprèsdu vieux Somerville de l’Institut de Zoologie, qui lui avait envoyémon essai couronné sur les crabes pélagiques, et l’affaire s’étaittrouvée conclue. Bien sûr, je ne me plains pas d’accomplir unemission aussi agréable, mais j’aurais préféré la faire avecquelqu’un d’autre que cette momie animée de Maracot. Il estinhumain dans son splendide isolement, et dans la dévotion qu’ilconsacre à son œuvre. « Le dur des durs », dit BillScanlan. Et pourtant on ne peut qu’admirer une dévotion aussitotale. Rien n’existe en dehors de sa science. Je me rappelle quevous aviez bien ri quand, lui ayant demandé ce que je devais lirepour me préparer, je m’étais entendu répondre que pour des étudessérieuses il me recommandait l’édition complète de ses œuvres, maisque pour me détendre, les « Plankton-Studien » de Haeckelétaient tout indiqués.

Je ne le connais pas mieux aujourd’hui quelorsque je lui ai été présenté dans son petit salon avec vue sur lehaut Oxford. Il ne dit rien. Son visage décharné, austère (levisage d’un Savonarole, à moins que ce ne soit celui de Torquemada)ignore la douceur ou la bienveillance. Le long nez maigre etagressif, les deux petits yeux gris très rapprochés qui luisentsous les sourcils en broussailles, la bouche aux lèvres minces, lesjoues creusées par une vie ascétique et une méditation constante neconstituent point une société relaxante. Il habite une cimementale ; il s’y tient hors de l’atteinte des mortelsordinaires. Parfois je pense qu’il est un peu fou. Par exemple, cetruc extraordinaire qu’il a fabriqué… Mais je vais commencer par lecommencement ; quand je vous aurai tout dit, vous jugerez parvous-même.

Je prends notre croisière à son départ. LeStrafford est un bon petit navire qui tient bien la mer,et qui a été spécialement équipé pour sa tâche. Douze centstonneaux, des ponts bien dégagés, de larges baux, tout ce qu’ilfaut pour sonder, chaluter, draguer, remorquer. Il a aussi,naturellement, de puissants treuils à vapeur pour haler leschaluts, ainsi qu’un certain nombre de divers accessoires, les unsassez connus, les autres singuliers. En bas, nos cantonnements sontconfortables, et un laboratoire est bien outillé pour nostravaux.

Nous avions déjà la réputation d’unbateau-mystère avant notre appareillage ; j’ai eu tôt fait dedécouvrir qu’elle n’était pas usurpée. Nos débuts ont été d’unebanalité écœurante. Nous avons remonté la Mer du Nord et nous avonslargué les chaluts pour deux ou trois raclages ; mais, commela moyenne des fonds ne dépassait guère vingt mètres, et comme noussommes équipés pour des profondeurs beaucoup plus considérables,j’ai eu l’impression que c’était là un gaspillage de temps. Quoiqu’il en soit, en dehors de poissons de table familiers, de chiensde mer, de calmars, de méduses, et de quelques dépôtsalluvionnaires, nous n’avons rien amené qui vaille un rapport.Puis, nous avons contourné l’Écosse, aperçu les Feroë, et nousavons longé le banc de Wyville-Thomson où nous avons eu plus dechance. De là nous avons mis le cap au sud, vers notre propre champde croisière, c’est-à-dire entre la côte d’Afrique et les Canaries.Nous avons failli nous échouer à Fuert-Eventura par une nuit sanslune ; cette alerte mise à part, notre voyage s’est déroulésans le moindre incident.

Pendant ces premières semaines, j’ai essayé degagner l’amitié de Maracot. Tentative difficile ! En premierlieu, il est l’homme le plus distrait et le plus absorbé qui soitau monde. Vous vous rappelez votre rire rentré quand vous l’avez vudonner un penny au liftier parce qu’il se croyait dans un autobus.La moitié du temps il se plonge dans ses pensées, et il a l’air dene plus savoir où il est, ni pourquoi il est là. En deuxième lieu,je le trouve terriblement cachottier. Il travaille beaucoup sur despapiers et sur des cartes qu’il essaie de me dissimuler chaque foisque je pénètre dans sa cabine. Je crois fermement qu’il nourrit undessein secret ; mais tant que nous serons susceptibles derelâcher dans un port, il ne le communiquera à personne. Telle estmon impression ; Bill Scanlan la partage. Bill est venu metrouver un soir dans le laboratoire où je vérifiais la salinité deséchantillons de nos sondages hydrographiques.

– Dites donc, Monsieur Headley, à votre avis,qu’est-ce que ce type a dans la tête ? Qu’est-ce qu’ilmijote ?

– Je suppose, ai-je répondu, que nous feronsce qu’ont fait avant nous le Challenger et une douzained’autres navires d’exploration : nous ajouterons au répertoiredes poissons quelques espèces nouvelles, et quelques précisions àla carte bathymétrique.

– Allons, allons ! Vous ne le jureriezpas sur votre vie ! En tout cas, si c’est là votre opinion,creusez-vous la cervelle pour trouver autre chose. D’abord,pourquoi suis-je ici, moi ?

– Pour le cas où les machines tomberaient enpanne, non ?

– Zéro pour les machines ! Les machinesdu navire, c’est l’affaire de MacLaren, l’ingénieur écossais. Non,Monsieur, ce n’est pas pour m’occuper de ces machines à âne que lespatrons de Merribank ont désigné leur meilleur spécialiste.Croyez-vous que je gagne cinquante dollars par semaine pour desprunes ? Venez par ici : je vais vous affranchir.

Il a tiré une clef de sa poche et il a ouvertune porte, au fond du laboratoire ; nous avons descendu uneéchelle jusqu’à une partie de la cale qui avait été complètementdégagée ; quatre objets volumineux et brillants émergeaient dela paille dans leurs caisses. C’étaient des feuilles plates d’acieravec des chevilles et des rivets compliqués le long des arêtes.Chaque feuille avait à peu près un mètre carré en surface, quatrecentimètres d’épaisseur, et elle était percée en son milieu d’untrou circulaire de trente centimètres de diamètre.

– Qu’est-ce que c’est que ça ? ai-jedemandé.

La physionomie peu ordinaire de Bill Scanlan(il ressemble à la fois à un comique de vaudeville et à un boxeurprofessionnel) s’est éclairée d’un sourire.

– Ça ? C’est mon bébé, Monsieur, a-t-ilchantonné. Oui, Monsieur Headley, voilà pourquoi je suis ici. Il ya un fond en acier pour compléter ce truc, là, dans la grossecaisse. Et puis il y a un haut, comme un couvercle, avec un grandanneau pour une chaîne ou pour un câble. Maintenant, regardez lefond du navire…

J’ai vu une plateforme carrée, en bois ;elle avait des écrous à chaque angle ; elle était doncdétachable.

– … Il y a un double fond, m’a expliquéScanlan. Peut-être que le type est complètement cinglé ;peut-être en a-t-il plus dans la cervelle que nous le supposons.Mais si je devine juste, il a l’intention de construire une sortede chambre (les fenêtres sont entreposées ici) et de la descendrepar le fond du navire. Il a embarqué des projecteursélectriques ; je parie qu’il les disposera près des hublotsronds pour voir ce qui se promène tout autour.

– Il aurait pu étaler au fond du navire unefeuille de cristal comme dans les bateaux de l’île Catalina, sic’était là son idée, ai-je murmuré.

– Vous m’ouvrez des horizons ! a réponduBill Scanlan en se grattant la tête. La seule chose dont je soissûr, c’est que j’ai été mis à sa disposition et que je dois fairede mon mieux pour l’aider dans ce truc idiot. Jusqu’ici il ne m’arien dit ; je ne lui ai rien dit non plus ; mais j’ouvrel’œil, et si j’attends assez longtemps j’apprendrai tout ce qu’il ya à savoir.

Voilà comment j’ai mis le nez dans notremystère. Ensuite nous avons traversé une zone de vilaintemps ; après quoi nous avons traîné quelques chaluts en eauprofonde au nord-ouest du cap Juby, juste à côté de la côte ;nous avons lu des températures et enregistré des salinités. C’estassez sportif, ce dragage dans l’eau profonde avec un chalut quiouvre une gueule de six mètres de large pour avaler tout ce qui setrouve sur son chemin. Parfois il plonge à quatre cents mètres etramène tout un éventaire de poissonnerie. Parfois, à huit centsmètres de fond, il récolte un lot tout à fait différent ;chaque couche océanique possède ses propres habitants, aussidistincts que s’ils vivaient dans des continents différents. Ilnous est arrivé de remonter une demi-tonne de gélatine rose, lamatière brute de la vie. Il nous est arrivé aussi de ramener uneépuisette de limon qui sous le microscope se divisait en millionsde petites boules rétiformes séparées par de la boue amorphe. Je nevous fatiguerai pas avec les brotulides et les macrurides, lesascidies et les holothuries, les polyzoaires et les échinodermes.Vous pensez bien que nous avons agi en moissonneurs diligents de lamer. Mais j’ai eu constamment l’impression que Maracot nes’intéressait guère à ce travail, et qu’il avait d’autres plansdans sa momie de tête. J’aurais parié qu’il expérimentait seshommes et son matériel avant de se lancer dans une entreprised’envergure.

J’en étais à cet endroit de ma lettre quand jeme suis rendu à terre pour une dernière petite marche à pied, carnous appareillons demain matin de bonne heure. J’ai d’ailleursaussi bien fait : sur la jetée une bagarre menaçait, etMaracot avec Bill Scanlan s’y trouvaient fortement compromis. Billest un peu boxeur, et il possède ce qu’il appelle le K. O. danschaque mitaine ; mais ils étaient entourés d’une demi-douzained’indigènes du cru armés de couteaux, et il était temps que jemisse mon grain de sel. Le Professeur avait loué l’une de cesboîtes locales baptisées fiacres, il s’était fait voiturer sur lamoitié de l’île pour en examiner la géologie, mais il avaitcomplètement oublié d’emporter de l’argent sur lui. Au moment depayer la course, il n’avait pu se faire comprendre par ces rustres,et le cocher lui avait chapardé sa montre pour être sûr de ne rienperdre. Sur quoi, Bill Scanlan était entré en action. Mais ils seseraient retrouvés étendus pour le compte avec le dos comme despelotes à épingles si je n’étais intervenu avec quelques dollars.Tout s’est bien terminé, et pour la première fois Maracot s’estmontré humain. De retour à bord, il m’a introduit dans la petitecabine qu’il s’est réservée, et il m’a remercié.

– À propos, Monsieur Headley, m’a-t-ildemandé, je crois que vous n’êtes pas marié ?

– Non, Monsieur. Je ne suis pas marié.

– Vous n’êtes pas non plus chargé defamille ?

– Non.

– Bravo ! s’est-il exclamé. Je ne vous aipas encore parlé du but précis de cette croisière parce que, pourcertaines raisons, je désirais le garder secret. L’une de cesraisons était que je craignais d’être devancé. Quand un projetscientifique court les rues, on risque de se voir servi comme Scottl’a été par Amundsen. Si Scott avait été aussi muet que moi,ç’aurait été lui, et non Amundsen, qui aurait planté le premierdrapeau au pôle sud. Pour ma part, j’ai un dessein aussi importantque le pôle sud ; voilà pourquoi j’ai observé le silence. Maismaintenant nous sommes à la veille de notre grande aventure, etaucun concurrent ne dispose du temps nécessaire pour me voler monidée. Demain nous partons vers notre but.

– Qui sera ?… lui ai-je demandé.

Il s’est penché en avant. Toute sa figured’ascète s’est illuminée de l’enthousiasme du fanatique.

– Notre but, c’est le fond de l’OcéanAtlantique…

Ici je devrais faire une pause, car je supposeque vous avez le souffle coupé. Si j’étais feuilletoniste,j’arrêterais là mon chapitre, avec la suite au prochain numéro.Mais je ne suis qu’un chroniqueur ; je peux donc ajouter queje suis resté une grande heure dans la cabine de notre vieuxMaracot, et que j’en ai appris long ; j’aurai à peine le tempsde tout vous dire avant le départ du dernier courrier.

– … Oui, jeune homme, vous pouvez écrirelibrement à présent, car quand votre lettre parviendra enAngleterre, nous serons déjà dans le grand bain…

Il s’est mis à ricaner doucement, car ilpossède un sens particulier de l’humour.

–… Oui, Monsieur ! Nous aurons déjàeffectué la plongée. Plongée est le mot juste en l’occurrence.Notre plongée sera une date historique dans les annales de laScience. Mais apprenez d’abord que j’ai acquis uneconviction : la thèse courante selon laquelle la pression del’océan serait extrêmement considérable aux grandes profondeurs estune erreur grossière. Il me paraît évident que d’autres facteursneutralisent l’effet, encore que je ne sois pas prêt à préciserlesquels. C’est un problème que nous pourrons résoudre. Voyons,puis-je vous demander quelle pression vous vous attendez à trouversous quinze cents mètres d’eau ?

Il m’a dévisagé de ses yeux brillants derrièreses lunettes d’écaille.

– Pas moins d’une tonne par pouce carré, ai-jerépondu. D’ailleurs la démonstration en a été faite.

– La tâche du pionnier a toujours consisté àprouver le contraire de ce qui a été démontré. Servez·vous de votrecervelle, jeune homme ! Ces derniers temps, vous avez pêchéquelques formes délicates de la vie bathyque : des créaturessi délicates que vous aviez du mal à les transférer du filet dansle réservoir sans les abîmer. Avez-vous trouvé qu’elles apportaientla preuve de cette pression considérable ?

– La pression s’égalisait. Elle était la mêmeà l’intérieur qu’à l’extérieur.

– Des mots ! Rien que des mots !s’est-il écrié en secouant la tête avec impatience. Vous avezramené des poissons ronds, par exemple le gastrotomus globulus.N’auraient-ils pas été aplatis si la pression avait été celle quevous supposez ?

– Mais l’expérience des plongeurs ?

– Elle se vérifie jusqu’à un certain point.Les plongeurs se heurtent effectivement à une augmentation depression pouvant affecter l’organe qui est peut-être le plussensible du corps humain, je veux dire l’intérieur de l’oreille. Entout cas, selon mon plan, nous ne serons exposés à aucune pression.Nous serons descendus au fond de l’Océan dans une cage d’aciermunie de fenêtres en cristal pour l’observation. Si la pressionn’est pas assez forte pour venir à bout de quatre centimètresd’acier renforcé par un double nickelage, elle ne nous fera aucunmal. C’est une application de l’expérience des frères Williamson àNassau, dont vous avez peut-être entendu parler. Si mon calcul serévèle faux… Hé bien, vous m’avez dit que vous n’aviez pas decharges de famille, n’est-ce pas ? Nous mourrons dans unegrande aventure. Bien entendu, si vous préférez vous tenir àl’écart, je me débrouillerai tout seul.

Ce plan me semblait démentiel ; mais voussavez comme il est difficile de se dérober devant un défi. J’aicherché à gagner du temps en réfléchissant.

– Jusqu’à quelle profondeur envisagez-vous dedescendre, Monsieur ? lui ai-je demandé.

Il avait une carte épinglée sur latable ; il a posé son compas sur un point situé au sud-ouestdes Canaries.

– L’année dernière j’ai procédé par là àquelques sondages, m’a-t-il répondu. Il y a une fosse trèsprofonde. Nous sommes arrivés à sept mille six cents mètres. J’aiété le premier à la signaler. J’espère bien que les cartes del’avenir la baptiseront « Gouffre Maracot ».

– Seigneur ! me suis-je exclamé. Vousn’avez pas l’intention de descendre dans une fossepareille ?

– Non, non ! m’a-t-il répondu ensouriant. Notre câble de largage et nos tubes d’air ne vont pasau-delà de huit cents mètres. J’allais d’ailleurs vous expliquerque tout autour de ce gouffre, qui s’est sans aucun doute creusé ily a très longtemps, sous l’action de forces volcaniques, s’étendune crête élevée, un plateau étroit, qui ne se trouve qu’à troiscents brasses au-dessous de la surface de la mer.

– Trois cents brasses ! Plus de cinqcents mètres !

– Oui. En gros, cinq cents mètres. Monintention est que nous soyons déposés dans notre petit observatoireétanche sur ce plateau sous-marin. Là nous nous livrerons à toutesles observations possibles. Un tube acoustique nous reliant aunavire nous permettra de transmettre nos directives. L’affaire nedevrait pas soulever de difficultés. Quand nous voudrons remonter,nous n’aurons qu’à le dire.

– Et l’air ?

– Une pompe nous en enverra.

– Mais il fera complètement noir !

– J’en ai peur. Les expériences de Fol et deSarasin dans le lac de Genève montrent que les rayons ultravioletseux-mêmes font défaut à cette profondeur. Mais qu’importe ?Nous serons approvisionnés en lumière par la puissante énergieélectrique des machines du navire, à laquelle s’ajouteront sixpiles sèches Hellesens de deux volts qui, reliées ensemble, nousprocureront un courant de douze volts. Cela, plus une lampe Lucasde signalisation de l’armée que nous utiliserons comme réflecteurmobile, devrait suffire. Pas d’autres objections ?

– Et si nos tubes d’air fonctionnentmal ?

– Pourquoi fonctionneraient-ils mal ? Enréserve, j’emporte de l’air comprimé en bouteilles : ellesnous prolongeraient d’au moins vingt-quatre heures. Alors, vousai-je rassuré ? M’accompagnerez-vous ?

Ce n’était pas une décision facile. Le cerveautravaille vite, et l’imagination est bougrement alerte. Déjà je mereprésentais cette boîte noire au sein des profondeurs vierges, jem’imaginais respirer un air malsain, je croyais voir les cloisonsfléchir, se ployer vers l’intérieur, se fendre aux jointures avecl’eau jaillissant par tous les trous de rivets et grimpant àl’assaut de nos corps. Notre mort serait lente, terrible !…Mais j’ai levé les yeux, et j’ai vu le regard farouche du vieilhomme fixé sur moi avec l’exaltation d’un martyr de la science.Contagieuse, cette sorte d’enthousiasme ! Folie ?Peut-être ! Mais au moins folie noble, désintéressée !Cette grande flamme m’a embrasé. Je me suis levé d’un bond, la maintendue.

– Docteur, vous pouvez compter sur moijusqu’au bout !

– Je le savais, m’a-t-il répondu. Ce n’est paspour vos quelques notions scientifiques que je vous ai choisi, monjeune ami…

Et il a ajouté dans un sourire :

– … Ni pour votre intimité avec les crabespélagiques. D’autres qualités me sont plus immédiatementutiles : la loyauté et le courage.

Sur ce petit morceau de sucre il m’a renvoyé,avec mon avenir engagé et tous mes projets à vau-l’eau. Mais ledernier courrier va partir. On appelle pour la poste. Ou bien vousn’entendrez plus jamais parler de moi, mon cher Talbot, ou bienvous recevrez une lettre qui vaudra la peine d’être lue. Si vousn’avez plus de mes nouvelles, vous pourrez toujours acheter unepierre tombale flottante, et la lancer quelque part au sud desCanaries avec l’inscription suivante : « Ici, ou dans lesenvirons, repose tout ce que les poissons ont laissé de monami,

Cyrus J. Headley. »

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Le deuxième document de l’affaire estl’inintelligible message par sans-fil qui a été capté par plusieursnavires, parmi lesquels le steamer Arroya. Reçu à 15heures le 3 octobre 1926, il a donc été diffusé deux joursseulement après que le Strafford ait quitté la GrandeCanarie, ainsi qu’en témoigne la lettre ci-dessus. Or cette datecorrespond bien au jour où le petit bateau norvégien a vu sombrerun steamer dans une tempête à trois cents kilomètres au sud-ouestde Porta de la Luz. Ce message était conçu comme suit :

« Navire couché. Craignons notre positionsans espoir. Avons déjà perdu Maracot, Headley, Scanlan. Situationincompréhensible. Mouchoir Headley au bout de la sonde grandsfonds. Que Dieu nous aide !

S. S. Strafford. »

Tel a été le dernier message, incohérent, émispar l’infortuné navire ; la phrase relative au mouchoir a étéattribuée à un accès de délire de l’opérateur. L’ensembleparaissait néanmoins décisif.

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L’explication (en admettant qu’elle puisseêtre acceptée pour telle) de toute l’affaire réside dans le récittrouvé à l’intérieur de la boule vitreuse. Mais il vaudrait mieuxcommencer par ajouter quelques détails au très bref compte rendupublié dans la presse sur la découverte de la boule. Je lesemprunte au journal de navigation de l’ArabellaKnowles, capitaine Amos Green, qui transportait unchargement de charbon de Cardiff à Buenos Aires. Je recopie lejournal sans en changer un mot.

« Mercredi 5 janvier 1927. Lat. 27° 14’.Long. 28° W. Temps calme. Ciel bleu avec touffes de cirrus. Mercomme du verre. Au deuxième coup de cloche du quart du milieu, lepremier lieutenant a déclaré avoir vu un objet brillant jaillirhors de la mer et retomber. Il a d’abord cru qu’il s’agissait d’unpoisson bizarre ; mais en l’examinant à la lunette il s’estaperçu que c’était un globe argenté, ou une boule qui était silégère qu’elle reposait, plus qu’elle ne flottait, à la surface del’eau. J’ai été averti et je l’ai vue : elle était aussigrosse qu’un ballon de football ; elle brillait à undemi-mille sur notre tribord. J’ai fait arrêter les machines, j’aiordonné au chef d’équipage de descendre le canot ; il est allépêcher l’objet et l’a rapporté à bord.

« L’examen a révélé que c’était une boulefaite d’un verre très résistant et rempli d’une substance si légèreque lorsqu’on la lançait en l’air, elle demeurait en suspensioncomme un ballon rouge d’enfant. Elle était presque transparente, etnous pouvions voir à l’intérieur quelque chose qui ressemblait à unrouleau de papier… Sa matière était néanmoins si dure que nousavons eu beaucoup de mal pour la briser et en extraire le contenu.Un marteau n’ayant donné aucun résultat, il a fallu que le chefmécanicien la pince dans la course de la machine pour que nouspuissions la casser. J’ai le regret de dire qu’elle s’est réduiteen une poussière étincelante, et qu’il a été impossible d’en garderun débris de taille suffisante pour le faire analyser. Nous avonstoutefois récupéré le papier ; après l’avoir parcouru, nousavons conclu qu’il était d’une grande importance, et nous avonsl’intention de le remettre au consul d’Angleterre quand nousatteindrons le Rio de la Plata. Voilà trente-cinq ans que je suismarin ; c’est l’aventure la plus étrange qui me soit arrivée.Je laisse à plus savant que moi le soin d’en tirer lasignification. »

*

**

Voici donc maintenant le nouveau récit deCyrus J. Headley, que nous reproduisons textuellement.

À qui suis-je en train d’écrire ? Hébien, je suppose que c’est à l’univers entier ; mais commecette adresse est un peu vague, je songe à mon ami Sir JamesTalbot, de l’Université d’Oxford, pour la simple raison que madernière lettre lui était destinée et que celle-ci peut êtreconsidérée comme une suite. Il y a quatre-vingt-dix-neuf chancessur cent pour que la boule, même si elle parvient à la lumière dujour et si elle n’est pas avalée au passage par un requin, sepromène de vague en vague sans être jamais repérée par un marin.N’importe : l’essai en vaut la peine. Maracot en a expédié unedeuxième. Il se peut donc que grâce à lui ou à moi, le mondeapprenne notre merveilleuse histoire. Le monde nouscroira-t-il ? C’est une autre affaire. Tout de même, quand deshabitants de la Terre examineront la boule avec son enveloppevitreuse et découvriront le gaz lévigène qu’elle renferme, ilsverront bien qu’ils ont là quelque chose sortant de l’ordinaire. Entout cas, vous, Talbot, vous ne ferez pas une boulette de ce papiersans l’avoir lu.

Si quelqu’un désirait savoir l’origine et lebut de notre aventure, il n’aurait qu’à se reporter à la lettre queje vous ai écrite le 1er octobre de l’an dernier, justeavant de quitter Porta de la Luz. Par saint George ! Si jem’étais douté de ce que le destin nous tenait en réserve, je croisque je me serais glissé dans la vedette du courrier ce soir-là. Etpourtant… Oui, hé bien, sachant ce que je sais, je serais demeuréavec le docteur jusqu’au bout. Tout bien réfléchi, oui, je lejure !

Je vais maintenant relater mes aventuresdepuis notre départ de la Grande Canarie.

Dès que le port s’est fondu dans la brume, levieux Maracot s’est mis à cracher des flammes. L’heure de l’actionavait sonné : toute l’énergie de l’homme, contenue depuis silongtemps, s’est embrasée. Ah, je vous jure qu’il a pris le navireen mains, nous tous compris, et qu’il a plié les hommes et leschoses à sa volonté ! Le savant distrait, sec, plus ou moinstimbré avait disparu : nous étions commandés par une machinehumaine électrique qui crépitait de vitalité et qu’animait uneformidable énergie intérieure. Derrière de grosses lunettes sesyeux brillaient comme des flammes dans une lanterne. Il donnaitl’impression d’être partout à la fois, calculant ses distances surla carte, comparant ses relevés avec ceux du pilote, bousculantBill Scanlan, m’accablant de cent besognes invraisemblables, maisle tout avec une méthode parfaite et dans un but bien défini. Il arévélé des connaissances inattendues en électricité et enmécanique. Il consacrait beaucoup de temps à travailler àl’assemblage de la cage que Scanlan, sous sa supervision,confectionnait en ajustant les pièces détachées que nous avionsvues dans la cale.

– Dites donc, Monsieur Headley, c’estépatant ! m’a déclaré Bill le surlendemain matin. Venezvoir ! Le doc est un champion, en mécanique de précision.

J’ai été désagréablement impressionné, commesi je regardais mon cercueil, Mais tout de même j’ai dû convenirque le mausolée était rudement bien conçu. Le plancher avait étéagrafé aux quatre parois d’acier et les hublots vissés au centre dechaque cloison. On accédait dans la cage par deux petites trappes,l’une sur le toit, l’autre sur la base. Un câble d’acier, mincemais très robuste, la soutenait : il passait sur un tambour etil était filé ou roulé par la machine puissante que nous utilisionspour nos chaluts de pêche de grands fonds ; il avait huitcents mètres de long, et son ballant était enroulé autour desbittes sur le pont. Les tubes d’air caoutchoutés, de la mêmelongueur, étaient reliés au tube acoustique et au fil quitransmettait aux lampes électriques l’énergie des batteries dunavire ; en supplément nous disposions d’une installationautonome.

Au soir du deuxième jour après notre départ,les machines ont été stoppées. Le baromètre était bas ; ungros nuage noir se levant au-dessus de l’horizon annonçait desennuis prochains. En vue, un seul petit bateau battant pavillonnorvégien ; j’ai remarqué qu’il avait serré les ris comme sison équipage s’attendait à du mauvais temps. Pour l’heurecependant, les conditions atmosphériques étaient propices, et leStrafford roulait gentiment sur un océan bleu foncé, ça etlà coiffé de blanc par le souffle des vents alizés. Bill Scanlan apénétré dans mon laboratoire ; il était très énervé.

– Dites donc, Monsieur Headley, on a descendule dispositif machin dans le fond du navire. Croyez-vous que lepatron va descendre dedans ?

– Tout à fait sûr, Bill. Et moi, jel’accompagne.

– Vous êtes cinglés, tous les deux, c’estsûr ! Seulement moi, je me sentirais un tantinet dégonflé sije vous laissais descendre seuls.

– Ce n’est pas votre boulot, Bill,voyons !

– Hé bien, figurez-vous que si. Je serais unvrai jaune, jaune comme un Chinetoque avec la jaunisse, si je vouslaissais tomber ! Les Merribank m’ont expédié ici pourm’occuper de leur cage. Si leur cage descend jusqu’au fond de laflotte, il faut bien que je la suive. Là où va ce joujou d’acier,c’est l’adresse de Bill Scanlan ; et tant pis si seslocataires sont mabouls !

Il était inutile de discuter plus avant. Notrepetit Suicide Club a donc compté un membre de plus. Nous n’avionsqu’à attendre les ordres.

Toute la nuit on a travaillé ferme pour lamise au point, et c’est après un petit déjeuner fort matinal quenous sommes descendus dans la cale, prêts à l’aventure.

La cage d’acier avait été abaissée àmi-hauteur dans le double fond. Nous y sommes entrés l’un aprèsl’autre par la trappe supérieure ; celle-ci a été fermée etvissée derrière nous. Lugubre, le capitaine Howie nous avait serréla main lorsque nous étions successivement passés devant lui. Onnous a abaissés d’un mètre ou deux, le volet a été tiré au-dessusde nos têtes, et on a ouvert une vanne pour vérifier l’étanchéitéde la cage. La cage a bien supporté ce premier contact avecl’eau ; les joints étaient parfaitement ajustés ; nousn’avons décelé aucun signe d’infiltration. Le battant inférieur dela cale s’est ouvert : nous nous sommes alors trouvés ensuspension dans l’océan au-dessous du niveau de la quille.

Pour dire vrai nous avions pour cage unepetite chambre fort douillette, et j’ai été émerveillé de laprévoyance et de l’organisation qui avaient présidé à sonaménagement. L’éclairage électrique n’était pas allumé, mais lesoleil semi-tropical brillait à travers l’eau verte à chaquehublot. Des petits poissons scintillaient comme des fils d’argentsur ce fond d’émeraude. À l’intérieur de la cage un canapé faisaitle tour des parois, où étaient suspendus un cadran bathymétrique,un thermomètre et divers instruments. Sous le canapé, desbouteilles d’air comprimé nous approvisionneraient en oxygène pourle cas où les tubes reliés au navire fonctionneraient mal ;ces tubes débouchaient au-dessus de nos têtes, et à côté pendait letube acoustique. Nous entendions au-dehors la voix endeuillée ducapitaine.

– Êtes-vous réellement décidés àdescendre ? a-t-il demandé.

– Très décidés ! a répondu le Professeuravec impatience. Vous nous descendrez lentement et vous laisserezquelqu’un de garde au téléphone. Je vous tiendrai au courant. Quandnous aurons atteint le fond, vous demeurerez sur place jusqu’à ceque je vous donne des instructions. Ne faites pas supporter aucâble une tension trop forte ; une descente à deux nœuds àl’heure devrait être tout à fait dans ses limites. Paré ?Alors, laissez aller !

Il a crié ces deux derniers mots, il les ahurlés comme un dément. Le moment suprême de son existence étaitarrivé ; tous les rêves qu’il caressait depuis longtempsallaient se réaliser. Pendant quelques instants, je me suis demandési nous n’étions pas à la merci d’un monomane enjôleur et rusé.Bill Scanlan a eu la même idée : il m’a lancé un regard debiais en l’accompagnant d’un sourire morose. Mais aussitôt aprèscette explosion sauvage, notre chef est redevenu lui-même.

Notre attention s’est d’ailleurs tournée versla merveilleuse et nouvelle aventure que chaque minute nousprodiguait. Lentement la cage s’enfonçait dans les profondeurs del’Océan. De vert clair, l’eau est devenue olive foncé. Puis le vertolive s’est transformé en un bleu magnifique, riche, grave, qui àson tour s’est progressivement épaissi en rouge pourpre. Nousdescendions de plus en plus bas : trente mètres, cinquantemètres, cent mètres. Les valves fonctionnaient à la perfection.Nous respirions aussi librement et aussi normalement que sur lepont du navire. L’aiguille faisait majestueusement le tour ducadran lumineux du bathymètre. Cent cinquante mètres. Deux centsmètres.

– Comment allez-vous ? a rugi une voixangoissée au-dessus de nous.

– Mieux que jamais ! a répondu Maracotdans le tube acoustique.

Mais la lumière décroissait. À un crépusculegris terne la nuit noire a rapidement succédé.

– Stop ! a crié notre chef.

Nous avons cessé de bouger et nous sommesrestés suspendus à deux cent vingt mètres au-dessous de la surfacede l’Océan. J’ai entendu le bruit sec de l’interrupteur ; uneglorieuse lumière dorée nous a inondés : se répandant del’autre côté de nos hublots, elle projetait de longues trouéesscintillantes dans l’immensité des eaux qui nous entouraient. Levisage collé aux vitres, nous avons été alors gratifiés d’unspectacle comme jamais homme n’en avait vu.

Jusqu’à ce moment précis, qu’avions-nous connude ces couches en profondeur ? Uniquement les quelquespoissons qui s’étaient montrés trop lents pour éviter notre chalutmaladroit, ou trop stupides pour échapper au filet de dragage. Or,voilà que se découvrait pour nous le monde de l’eau, tel qu’ilétait en réalité. Si la création a eu pour objet l’homme et sareproduction, il est incompréhensible que l’océan soit tellementplus peuplé que la terre. Dans Broadway un samedi soir, à LombardStreet un après-midi de semaine, il n’y a pas plus d’encombrementque dans les grands espaces marins qui s’étendaient devant nous.Nous avions dépassé les couches de surface où les poissons sontsoit incolores, soit bleus au-dessus et argentés au-dessous.Maintenant défilaient sous nos yeux des créatures marines dotéesdes couleurs et des formes les plus diverses que puisse exhiber lavie pélagique. Des leptocéphales délicats ou des larves d’anguillejaillissaient comme des sillons d’argent poli à travers le tunnelde lumière. Les murènes à forme de serpent, les lamproies desgrands fonds, tordues et repliées sur elles-mêmes, les ceratianoirs, tout piquants et bouche, se sauvaient devant notreintrusion. Parfois une seiche trapue traversait l’un de nosfaisceaux lumineux et nous observait de ses yeux humains,sinistres. Ou bien un cystome, un glaucus prêtait au décor soncharme floral. Un gros caranx a voulu forcer l’un de nos hublots,et il s’est lancé dessus à plusieurs reprises jusqu’à ce qu’unrequin de trois mètres l’engloutisse entre ses mâchoires béantes.Le docteur Maracot était en extase ; il avait un carnet denotes sur ses genoux ; il griffonnait ses observations qu’ilaccompagnait d’un monologue ininterrompu.

– Qu’est celui-là ? l’entendais-jemarmonner. Oui, oui, un lepidion, mais d’une espèce inconnue, pourautant que je puisse en juger. Regardez ce macroure, MonsieurHeadley : sa couleur ne ressemble absolument pas à celle duspécimen que nous avons ramené avec le filet.

Une fois seulement il a été pris de court. Unlong objet ovale animé d’une grande vitesse a glissé de haut en basdevant son hublot en laissant derrière lui une queue vibrante quise prolongeait à perte de vue au-dessus et au-dessous de nous.J’admets que j’ai été aussi intrigué que le Professeur ; c’estBill Scanlan qui a élucidé le mystère.

– Je parie que cet imbécile de John Sweeney ajeté sa sonde à côté de nous. Manière de plaisanterie, peut-être,pour que nous nous sentions moins seuls !

– Certainement ! dit Maracot en ricanant.Plumbus longicaudatus ! Une nouvelle espèce, Monsieur Headley,avec une queue en corde de piano et un plomb dans le nez. Quevoulez-vous ! Il faut bien qu’ils effectuent des sondages afinde nous maintenir au-dessus du plateau, qui est d’une taillelimitée. Tout va bien, capitaine ! a-t-il crié. Vous pouvezreprendre la descente.

Et la descente a recommencé. Le docteurMaracot a éteint l’électricité ; tout est redevenu d’un noird’encre à l’exception du cadran lumineux du bathymètre, quimesurait notre chute régulière. À part une légère oscillation, nousne nous rendions pour ainsi dire pas compte que nous bougions.Seule cette aiguille mouvante sur le cadran nous révélait notresituation périlleuse, inconcevable. À trois cent cinquante mètresde fond, l’air commençait incontestablement à se vicier :Scanlan a huilé la valve du tube d’expulsion, et nous nous sommessentis mieux. À cinq cents mètres, nous nous sommes arrêtés, etnous nous sommes balancés au milieu de l’Océan après avoir ralluménos lampes. Une grosse masse noire est passée près de nous ;nous n’avons pas pu déterminer si c’était un poisson-sabre, ou unrequin des grands fonds, ou un monstre d’une espèce inconnue. LeProfesseur s’est hâté d’éteindre.

– Voilà notre plus grand danger, a-t-ilexpliqué. Dans les profondeurs de l’Océan, il existe des bêtes dontla charge sur cette chambre d’acier ne nous laisserait pas plus dechances qu’à une ruche chargée par un rhinocéros.

– Des baleines, peut-être ? a ditScanlan.

– Les baleines peuvent plonger à une grandeprofondeur, a répondu le savant. Une baleine du Groënland a étéobservée pendant qu’elle plongeait perpendiculairement enentraînant quinze cents mètres de filin. Mais à moins d’êtreblessée ou épouvantée, aucune baleine ne descendrait si bas. Cedevait être un calmar géant. On en trouve à n’importe quelleprofondeur.

– J’imagine que les calmars sont trop mouspour nous faire du mal. Les rieurs seraient du côté du calmar s’ilperçait un trou dans l’acier nickelé de Merribank.

– Ils ont le corps mou, a répliqué leProfesseur. Mais le bec d’un gros calmar fendrait une barre de fer,et un seul coup de ce bec traverserait ce hublot aussi facilementque du parchemin.

Nous avons poursuivi notre descente. Et puisenfin, tout doucement, tout gentiment, nous nous sommes posés. Lechoc a été si insignifiant que nous nous en serions à peine aperçussi, rallumant l’électricité, nous n’avions vu de grands rouleaux ducâble autour de nous. Ces rouleaux représentaient un péril, car ilspouvaient s’emmêler avec nos tubes d’aération. Sur l’ordreimpérieux de Maracot, le câble a été aussitôt embarqué parl’équipage du navire. Le cadran indiquait six cents mètres. Nousreposions immobiles sur une crête volcanique au fond del’Atlantique.

Chapitre 2

 

Je crois que pendant quelques instants, nousavons partagé tous les trois le même sentiment. Nous n’avons pasvoulu faire ni voir la moindre chose. Sans bouger, nous essayionsde réaliser notre miracle : nous reposions juste au milieu del’un des plus grands océans du monde. Mais bientôt l’étrange décorqui nous entourait et que révélaient nos lampes nous a attirés versles hublots.

Nous nous étions posés sur un lit d’algueshautes (d’après Maracot, des cutleria multifida) ; leursfrondes jaunes s’agitaient sous l’action d’un courant sous-marin,exactement comme des branches sous une brise d’été. Elles n’étaientpas suffisamment longues pour gêner nos observations ; etcependant leurs grandes feuilles plates, dorées par notreéclairage, passaient par intermittence dans notre champ visuel.Au-delà de leur barrière mouvante, les déclivités d’un terraincouleur de machefer étaient parsemées de mollusques aux nuancesmagnifiques : holothuries, ascidies, échinodermes se serraientcomme jacinthes et primevères au printemps dans un parterred’Angleterre. Ces fleurs vivantes de la mer, écarlates, empourpréesou roses s’étalaient le plus décorativement du monde sur le fondnoir. Par des crevasses, de grandes éponges émergeaient touthérissées dans les rocs sombres. Quelques poissons des profondeursmoyennes surgissaient tels des éclairs de couleur dans notre cerclede lumière : Pendant que nous contemplions ce spectacleféerique, une voix angoissée a résonné dans le tubeacoustique :

– Alors, comment trouvez-vous le fond ?Tout se passe-t-il bien ? Ne restez pas trop longtemps, car lebaromètre dégringole, et je n’aime pas l’aspect du ciel. Avez-vousassez d’air ? Pouvons-nous faire quelque chose pourvous ?

– Tout va bien, capitaine ! a criéjoyeusement Maracot. Nous ne resterons pas longtemps. Vous nousavez admirablement soignés. Nous sommes aussi bien ici que dans noscabines. Tenez-vous prêt à nous déplacer lentement versl’avant.

Nous avions pénétré dans le royaume despoissons lumineux ; nous nous sommes amusés à éteindre noslampes et, dans le noir absolu (un noir dans lequel une plaquesensible aurait pu être exposée pendant une heure sans enregistrerla moindre trace d’un rayon ultra-violet) nous avons observél’activité phosphorescente de l’Océan. Une bête terrifiante avaitdes dents lumineuses qui luisaient d’une manière biblique dans lesténèbres de la mer. Une autre avait une longue antenne dorée ;une troisième un panache de flammes au-dessus de la tête. À pertede vue, des points brillants se déplaçaient ; chaque petitêtre vaquait à ses propres affaires et éclairait sa route avecautant d’efficacité qu’un taxi de nuit à l’heure des théâtres dansle Strand. Nous avons rallumé nos lampes ; le docteur Maracots’est livré à ses observations sur le fond de la mer.

– Nous ne sommes pas assez bas pour déterminerles couches caractéristiques des grands fonds, a-t-il déclaré. Ilsse trouvent loin de notre rayon d’action. Peut-être une autre fois,avec un câble plus long…

– Rayez cette idée de votre tête ! agrogné Scanlan. Oubliez-la !

Maracot a souri.

– Vous ne tarderez pas à vous acclimater auxgrands fonds, Scanlan. Cette première descente ne sera pas ladernière.

– Vous voulez nous envoyer aux enfers ! aprotesté Bill.

– Vous n’y attacherez pas plus d’importanceque pour descendre dans la cale du Stratford. Vousremarquerez, Monsieur Headley, que le terrain ici, pour autant quenous puissions l’observer à travers cette épaisseur d’hydrozoaireset d’éponges, est de la pierre ponce avec de la crasse noire debasalte, ce qui indique d’anciennes activités plutoniques.Réellement, j’incline à voir là une confirmation de mon opinionantérieure : cette crête fait partie d’une formationvolcanique, et le gouffre Maracot…

Il a articulé ces deux mots avec une tendresseinfinie.

– … représente la pente extérieure de lamontagne. Je pense qu’il serait intéressant de déplacer notre cagelentement et en avant, jusqu’à ce que nous arrivions au bord dugouffre et que nous constations le genre de formation que noustrouverons à cet endroit. Je m’attends à découvrir un précipice dedimensions majestueuses plongeant presque à la verticale dans lesprofondeurs extrêmes de l’Océan.

Cette expérience me semblait assez dangereuse,car je me demandais jusqu’à quel point notre câble mince pourraitsupporter la tension d’un déplacement latéral. Mais avec Maracot ledanger, pour lui ou pour quiconque, n’existait pas à partir dumoment où une observation scientifique était à faire. J’ai retenumon souffle (Bill Scanlan aussi) quand un lent déplacement de notrecoquille d’acier, écartant devant elle les frondes d’algues, nous aavertis que le câble se tendait au maximum ; vaillammenttoutefois, il a résisté, et nous avons commencé à glisser endouceur sur le plateau. Maracot, un compas à la main, dirigeait lamanœuvre en criant ses ordres dans le tube ; il n’hésitait pasà faire soulever notre cage chaque fois qu’un obstacle seprésentait sur notre route.

– Cette crête basaltique ne doit pas avoirplus de quinze cents mètres de large, nous expliquait-il. D’aprèsmes repères le gouffre se trouve à l’ouest du point d’où nous avonsplongé. À cette allure, nous ne tarderons pas à arriver aubout.

Nous avons glissé sans heurt sur la plainevolcanique, toute floconneuse d’algues dorées et parée dessomptueux joyaux que la nature avait taillés, jusqu’à ce que leProfesseur se précipite vers le téléphone.

– Stop ! Nous y sommes !

Soudainement un trou monstrueux s’était ouvertdevant nous. L’endroit était terrifiant : vraiment une visionde cauchemar ! Des falaises de basalte, noires et luisantes,tombaient à pic dans l’inconnu. De leurs bords pendaient deslaminaires, comme des fougères pendent parfois en haut d’un ravinde la terre, avec cette différence que là, sous cette frangemouvante et oscillante, il n’y avait rien que les parois d’unabîme. L’arête rocheuse du rebord des falaises décrivait une courbesur notre droite, et sur notre gauche comme pour fermer uncercle ; nous en ignorions le diamètre, car nos lumières neparvenaient pas à percer les ténèbres qui nous faisaient face.Quand nous avons dirigé vers le bas notre lampe de signalisationLucas, elle a projeté un long faisceau de rayons dorés etparallèles qui est descendu, descendu, pour se perdre dans legouffre qui s’ouvrait à nos pieds.

– C’est vraiment merveilleux ! s’estécrié Maracot qui contemplait le décor avec le regard satisfait dupropriétaire. En ce qui concerne la profondeur, je n’ai pas besoinde vous préciser que ce gouffre n’occupe pas le premier rang. Legouffre Challenger atteint huit mille deux cents mètres, près desîles Ladrone, le gouffre Planet au large des Philippines atteintneuf mille sept cent cinquante mètres, et d’autres encore leprécèdent sur ce plan-là ; par contre le gouffre Maracot estle seul à posséder une déclivité aussi accentuée ; il estégalement remarquable pour avoir échappé à l’observation de tantd’explorateurs hydrographes qui ont dressé la carte del’Atlantique. On peut à peine douter…

Au milieu de sa phrase il s’est interrompu, etson visage a exprimé une surprise et un intérêt intenses. BillScanlan et moi nous avons regardé par-dessus ses épaules, et noussommes restés pétrifiés par ce que nous avons vu.

Une grande bête remontait le tunnel de lumièreque nous avions projeté dans le gouffre. Au plus loin, là où lalumière se diluait dans l’obscurité de l’abîme, un corps noir avaitémergé et progressait lentement par embardées et par sauts. Quandil est venu en pleine lumière, nous avons mieux distingué saconformation redoutable. Bête ignorée de la science, elleprésentait certaines analogies avec d’autres qui nous étaientfamilières : trop allongée pour être un crabe géant, tropgrosse pour un homard géant, elle était bâtie sur le modèle del’écrevisse, avec deux pinces monstrueuses déployées sur le côté,et une paire d’antennes de cinq mètres de longueur qui frémissaientdevant ses yeux noirs et ternes. La carapace, jaune clair, avaitbien trois mètres de diamètre et dix mètres de long, sans parlerdes antennes.

– … Merveilleux ! s’est enfin exclaméMaracot en prenant force notes sur son carnet. Yeux semi-pédiculés,lamelles élastiques, famille des crustacés, espèce inconnue. Lecrustaceus maracoti ; pourquoi pas ? Pourquoipas ?

– Sapristi, je me passerais bien de savoircomment il s’appelle ! a crié Bill. Le voici qui vient surnous ! Dites, donc, si nous éteignions nos lumières ?

– Encore un petit moment, afin que je note lesréticulations !… Voilà, cela ira.

Il a tourné l’interrupteur, et nous noussommes retrouvés dans l’obscurité totale, que ne trouaient que deslueurs fugitives dans la mer : on aurait dit des météores parune nuit sans lune.

– Cette bête est sûrement la pire qui existeau monde, a soupiré Bill en s’épongeant le front. En la regardant,je me sentais comme un lendemain de cuite, après avoir bu unebouteille d’alcool prohibé.

– Elle n’était certes pas plaisante àconsidérer, a convenu le naturaliste. Et il doit être terribled’avoir affaire à elle si l’on s’expose à ses pinces formidables.Mais à l’intérieur de notre cage, nous pouvons nous offrir le luxede l’examiner en toute sécurité et à notre aise.

À peine avait-il fini sa phrase que nous avonsentendu sur l’acier de notre paroi un coup sec et dur, un vrai coupde pioche, suivi d’un long grattement puis d’un nouveau coup.

– Mais c’est qu’elle demande à entrer !s’est écrié Bill Scanlan tout alarmé. Il manque un écriteau« Défense d’entrer » sur cette cabane.

Un léger tremblement dans sa voix attestaitqu’il se forçait à plaisanter ; j’avoue que mes genouxs’entrechoquaient à la pensée que ce monstre essayait d’étreindrenos hublots les uns après les autres pour explorer cette étrangecoquille qui, s’il parvenait à la fendre, lui offrirait un dînertout prêt.

– Il ne peut pas nous faire de mal, a réponduMaracot qui avait perdu de son assurance. Mais peut-êtrevaudrait-il mieux nous débarrasser de cette brute…

Il a appelé le capitaine par le tube.

– … Relevez-nous de huit ou dixmètres !

Quelques secondes plus tard, nous avons quittéla plaine de lave et nous avons doucement oscillé dans l’eau calme.Mais la terrible bête avait de la suite dans les idées. Au boutd’un temps assez court, nous avons à nouveau entendu le grattementde ses antennes et ses coups de pinces tout autour de nous. C’étaitépouvantable de rester silencieusement assis dans le noir tout ensachant que la mort était aussi proche ! Si cette pincepuissante s’abattait sur le hublot, le verre résisterait-il ?Telle était la question muette que chacun de nous se posait.

Mais tout à coup un autre danger, aussiimprévu mais plus pressant, s’est présenté. Les petits coups secset durs ont retenti au-dessus de nos têtes, et nous nous sommes misà nous balancer à une cadence soutenue.

– Mon Dieu ! me suis-je écrié. Elle asaisi le câble. Elle va sûrement le couper !

– Dites donc, doc, le moment est venu de fairesurface. Je pense que nous en avons vu assez, et pour Bill Scanlan,c’est l’heure de « Home, sweet home » ! Réclamezl’ascenseur, et en route !

– Mais nous n’avons même pas accompli lamoitié de notre travail ! a protesté Maracot. Nous n’avonsfait que commencer l’exploration des arêtes du gouffre. Il faut aumoins voir quelle est sa largeur ! Quand nous aurons atteintl’autre versant, je consentirai à remonter…

Il s’est penché vers le tube acoustique.

– … Tout va bien, capitaine. Avancez à lavitesse de deux nœuds jusqu’à ce que je donne l’ordre destopper.

Lentement nous avons franchi le rebord dugouffre. Comme l’obscurité ne nous avait pas empêchés d’êtreattaqués, nous avons rallumé nos lampes. L’un des hublots étaitcomplètement obstrué par ce qui nous a semblé être le bas-ventre dela bête. Sa tête et ses grandes pinces travaillaient sur le haut denotre cage, et nous étions secoués comme une clochecarillonnée : le monstre devait avoir une force gigantesque.Des mortels se trouvèrent-ils jamais placés dans une situationanalogue, avec huit mille mètres d’eau sous leurs pieds et unabominable monstre au-dessus de leurs têtes ? Nos oscillationsdevenaient de plus en plus violentes. Un cri de panique a retentidans le tube : le capitaine s’était rendu compte des secoussesimprimées au câble. Désespéré, Maracot a bondi en levant les brasau ciel. Même de l’intérieur de notre coquille, nous avons senti lechoc provoqué par la rupture du câble. Dans la seconde qui a suivi,notre chute a commencé.

Quand ma mémoire se reporte à cet instantaffreux, j’entends encore le cri sauvage poussé par Maracot.

– Le câble s’est rompu ! On ne peut rienfaire ! Nous sommes tous des hommes morts ! a-t-il hurléen empoignant le tube acoustique. Au revoir ! capitaine !Adieu à tous !…

Tels ont été nos derniers mots au monde deshommes.

Nous ne sommes pas tombés comme une pierre,ainsi que vous pourriez le supposer. En dépit de notre poids, notrecoquille creuse nous procurait une sorte de flottabilité qui noussoutenait. Nous avons sombré dans le gouffre lentement et endouceur. J’ai entendu un long coup de racloir, quand nous avonséchappé aux pinces de l’ignoble bête qui avait été la cause denotre malheur ; puis dans un mouvement giratoire sanssecousses, nous sommes descendus en dessinant des cercles. Au boutde cinq bonnes minutes (qui nous ont paru une heure) nous avonsatteint la limite extrême de notre tube acoustique qui s’est cassécomme du fil. Notre tube d’aération s’est rompu au même moment.L’eau salée s’est précipitée à travers les ouvertures. De ses mainsexpertes, Bill Scanlan a fait une ligature avec des cordes autourde chacun des tubes en caoutchouc et a arrêté l’irruption de l’eau,tandis que le docteur Maracot dévissait le col de nos bouteillesd’air comprimé ; l’oxygène a fusé en sifflant. Quand le câbles’était rompu, la lumière s’était éteinte ; dans l’obscuritéMaracot est parvenu à relier les piles Hellesens, et des lampes sesont allumées au plafond.

– … Elles devraient durer une semaine, a-t-ildit en grimaçant un sourire. Nous aurons au moins de la lumièrepour mourir…

Hochant la tête, il nous a regardés avec unegrande gentillesse.

– … Pour moi, aucune importance : je suisun vieillard, et j’ai accompli ma tâche en ce monde. Mon uniqueregret est d’avoir permis à deux jeunes hommes de m’accompagner.J’aurais dû courir le risque tout seul…

Je me suis contenté de lui serrer la main.Vraiment j’aurais été incapable de parler. Bill Scanlan est restésilencieux lui aussi. Nous sombrions lentement ; des ombresnoires de poissons surpris s’écartaient de notre cage. Comme nososcillations continuaient, je me disais que rien ne pourrait nousempêcher de basculer sur le côté ou même de tomber la tête en bas.Heureusement notre poids avait été bien équilibré, ce qui nous apermis de garder une certaine stabilité. En regardant lebathymètre, j’ai constaté que nous étions déjà à seize centsmètres.

– … Vous voyez que j’avais raison, a faitobserver Maracot non sans complaisance. Vous avez lu mon articledans le bulletin de la Société Océanographique sur le rapport de lapression avec la profondeur, n’est-ce pas ? Je voudraispouvoir réapparaître sur la terre, ne serait-ce que pour confondreBülow de Giessen, qui s’est permis de me contredire.

– Ma parole ! Si seulement je pouvaisencore dire un mot aux gens de la terre, je ne le gaspillerais pasavec une tête carrée ! a dit le mécanicien. À Philadelphie, jeconnais une jolie fille qui aura des larmes plein ses beaux yeux,quand elle apprendra que Bill Scanlan n’est plus de ce monde. Entout cas, nous avons une drôle de manière d’en sortir, de cemonde !

– Vous n’auriez pas dû venir ! ai-jemurmuré en posant ma main sur la sienne.

– J’aurais été un bien piètre sportif si jevous avais laissés tomber ! Non, j’ai fait mon devoir. Je suiscontent de ne pas avoir flanché.

– Pour combien de temps enavons-nous ?

Je m’étais retourné vers le docteur Maracot.Il a haussé les épaules.

– De toutes façons, nous aurons le temps devoir le véritable fond de la mer, m’a-t-il répondu. Les bouteillesont de l’air pour quatorze ou quinze heures encore. Par contre lesdéchets vont nous asphyxier lentement. Si nous pouvions nousdébarrasser de notre bioxyde de carbone… !

– Impossible !

– Il y a une bouteille d’oxygène pur. Jel’avais prise en cas d’accidents. Un peu d’oxygène pur de temps àautre nous maintiendra en vie. Vous remarquerez que nous avons déjàdépassé trois mille trois cents mètres de profondeur.

– Pourquoi essayer de nous maintenir envie ? Plus tôt nous en aurons fini, mieux celavaudra !

– Voilà le bon tuyau ! s’est écriéScanlan. Abrégeons tout, et que ce soit fini !

– Et nous manquerions le plus merveilleuxspectacle que l’homme ait jamais vu !…

Maracot s’insurgeait.

– … Ce serait une trahison à l’égard de lascience ! Enregistrons au contraire les faits jusqu’au bout,même s’ils doivent être ensevelis avec nos corps. Jouez le jeu àfond !

– Voilà qui est parlé, doc ! a opinéScanlan. C’est vous qui avez les meilleures tripes del’équipe ! Nous assisterons au spectacle jusqu’au baisser derideau.

Nous étions tous les trois assis sur lecanapé ; nous nous y cramponnions de toute la force de nosdoigts quand la cage se penchait ou se balançait ; lespoissons continuaient à tracer des traînées lumineuses de bas enhaut de l’autre côté des hublots.

– Nous sommes maintenant à cinq mille mètres,a fait observer Maracot. Je vais nous donner de l’oxygène, MonsieurHeadley, car l’atmosphère sent un peu trop le renfermé. Au fait,ajouta-t-il avec son petit rire sec, ce gouffre sera certainementle gouffre Maracot jusqu’à la fin des temps : quand lecapitaine Howie ramènera la nouvelle, mes collègues veilleront à ceque mon tombeau soit aussi mon monument ! Bülow de Giessenlui-même…

Il a marmonné un grief scientifiqueincompréhensible.

Nous surveillions l’aiguille qui rampait versles six mille mètres. À un moment donné, nous sommes entrés encollision avec quelque chose de lourd, et nous avons éprouvé unetelle secousse que j’ai craint que nous ne basculions sur le flanc.Peut-être était-ce un énorme poisson ? À moins que nousn’ayons heurté une saillie de la falaise du sommet de laquelle nousavions été précipités. Dire que ce plateau nous avait semblé situési bas ! À présent, du sein de notre gouffre, il nousparaissait tout près de la surface… Nous continuions à dessiner descercles, à tomber de plus en plus bas à travers une immensitéopaque. Le cadran enregistrait sept mille cinq cents mètres.

– Nous approchons du terme de notre croisière,a déclaré Maracot. L’an dernier mon enregistreur m’avait indiquéune profondeur de huit mille mètres. Dans quelques minutes, nousserons fixés sur notre sort. Il se peut que le choc nous réduise enbouillie. Il se peut aussi…

À ce moment précis nous avons atterri.

Jamais bébé couché par sa tendre mère sur unlit de plumes ne s’est posé plus doucement que nous, surl’extrême-fond de l’océan Atlantique. La vase tendre, épaisse,élastique qui nous a recueillis s’est révélée un nid parfait quinous a épargné la plus petite secousse. C’est à peine si nous avonschancelé sur notre siège ; heureusement d’ailleurs, car nousétions perchés sur une sorte de proéminence, de tertre recouvertd’une boue épaisse, gélatineuse et visqueuse : nous noussommes balancés en équilibre instable : une bonne partie denotre base ne reposant sur rien, nous risquions de chavirer ;en fin de compte, notre cage s’est légèrement enlisée etimmobilisée. Alors le docteur Maracot a regardé à travers sonhublot, il a poussé un cri de surprise et il s’est précipité versl’interrupteur pour éteindre nos lampes.

Nous avons été stupéfaits : au lieud’être plongés dans les ténèbres, nous voyions clair. À l’extérieuril existait une lumière confuse, brumeuse, qui ressemblait au froidrayonnement d’un matin d’hiver, qui nous ouvrait un champ visuelsur quelques centaines de mètres dans chaque direction. Phénomèneimpossible, inconcevable ! Mais le témoignage de nos sensétait là pour nous prouver la réalité. Le fond du grand Océan estlumineux.

– Pourquoi pas ? s’est écrié Maracotaprès deux minutes d’observation admirative. J’aurais bien dû leprévoir ! Ce limon de glorigérine ou de ptéropode n’est-il pasle produit de la décomposition de milliards de milliards decréatures organiques ? Qui dit décomposition dit luminositéphosphorescente ! Où, dans toute la création, le verrait-onmieux qu’ici ? Ah, c’est tout de même pénible d’avoir unetelle démonstration sous les yeux, et de ne pas pouvoir communiquernotre science au monde !

– Et pourtant, lui ai-je fait observer, nousavons pêché une demi-tonne de gélatine de radiolaires, et nousn’avons pas détecté un rayonnement pareil.

– Ils l’avaient perdu au cours de leur longvoyage jusqu’à la surface. Et qu’est-ce qu’une demi-tonne à côté decette immensité de plaines en putréfaction lente ? Et voyez,regardez ! Les animaux des grands fonds marins pâturent sur cetapis organique exactement comme nos vaches paissent dans lesprés !

Tout un troupeau de gros poissons noirs,lourds et trapus, traversait en effet lentement le lit de l’Océanpour se diriger vers nous ; ils fouillaient comme des porcsparmi les excroissances spongieuses, et ils grignotaient tout enavançant. Une grosse bête rouge, qui avait bien l’air d’une stupidevache des océans, ruminait devant mon hublot ; d’autrespaissaient et broutaient ici et là ; de temps à autre elleslevaient la tête pour regarder l’objet bizarre qui venait de faireson apparition parmi elles.

Je ne pouvais qu’être émerveillé par Maracot.Dans cette atmosphère viciée, assis sous l’ombre même de la mort,il obéissait encore à sa vocation de savant, et il se hâtait detranscrire diverses observations sur son carnet. Sans suivre uneméthode aussi scrupuleuse, je n’en prenais pas moins force notesmentales, qui demeureront pour toujours gravées dans ma mémoire.Les plus basses plaines de l’Océan sont faites d’argilerouge ; mais ici cet argile était enduit d’alluvions gris quiformaient à perte de vue une plaine ondulée. Cette plaine n’étaitpas lisse ; sa surface était brisée par de nombreux mamelonsbizarres comme celui où nous étions perchés ; ces accidents deterrain se détachaient dans la lumière spectrale. Entre euxflottaient et dérivaient de grands nuages de poissonsétranges ; la plupart étaient inconnus de la science ;ils exhibaient toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, avec uneprédominance du noir et du rouge. Maracot les examinait avecpassion.

L’air commençant à devenir irrespirable, nousavons eu recours à une nouvelle émission d’oxygène. Faitcurieux : nous avions faim, tous les trois. Je serais plusexact si j’écrivais que nous éprouvions les affres d’une faimdévorante. Nous nous sommes jetés sur du bœuf en conserve, du painet du beurre, et nous avons arrosé ce repas d’un bon whisky, dû àla prévoyance de Maracot. Mes perceptions se trouvant stimulées, jem’étais assis devant mon hublot et je mourais d’envie de fumer unedernière cigarette, quand mes yeux ont distingué quelque chose quia déclenché dans ma tête un tourbillon de pensées etd’anticipations.

J’ai dit que la plaine grise ondulée de chaquecôté de notre cage était parsemée de mamelons. L’un d’eux,particulièrement important, était situé juste devant mon hublot, àune dizaine de mètres environ. Il portait sur son flanc unecertaine tache. En l’observant plus attentivement, j’ai constaté àmon vif étonnement que cette tache se prolongeait et faisait letour du renflement. Quand on est si près de la mort, il en fautbeaucoup pour s’émouvoir à propos de choses de ce monde. Toutefoisle souffle m’a manqué, et mon cœur s’est arrêté de battre, quandj’ai tout à coup compris qu’il s’agissait d’une frise et que, toutabîmée et couverte de barnacles qu’elle était, elle avait sûrementété sculptée autrefois par une main humaine. Maracot et Scanlan sesont précipités à mon hublot et ils ont contemplé avec un égalahurissement cette trace des activités omniprésentes del’homme.

– C’est de la sculpture, pour sûr ! s’estexclamé Scanlan. Je parie que cette grosse bosse a été le toitd’une maison. Mais dans ce cas, les autres seraient aussi desmaisons. Dites donc, patron, nous sommes tombés pile sur une vraieville !

– Oui, vraiment c’est une ancienne cité, aopiné Maracot. La géologie nous enseigne que les mers ont été jadisdes continents et les continents des mers ; mais j’avaistoujours repoussé l’idée qu’à une époque aussi récente que l’èrequaternaire un effondrement atlantique avait pu se produire. Larelation par Platon des racontars égyptiens aurait donc unfondement de vérité ? Ces formations volcaniques indiqueraientque l’effondrement en question a été provoqué par un séisme.

– Ces dômes sont disposés avec une régularitéévidente, ai-je remarqué. Je commence à penser qu’il ne s’agit pasde maisons séparées, mais de coupoles qui ornent le toit d’unénorme édifice.

– Je crois que vous avez raison, a ditScanlan. Il y en a quatre gros aux angles et des plus petits dansles alignements intermédiaires. Si nous pouvions voir l’ensemble,nous constaterions là que c’est bel et bien un bâtiment. Vouspourriez y loger toute l’usine Merribank, et pas mal d’autres parsurcroît !

– Il a été enseveli jusqu’au toit par ledégouttement continu d’en haut, a expliqué Maracot. D’autre part,il s’est conservé sans se pourrir. Nous avons une températureconstante légèrement supérieure à zéro degré dans les grandsfonds ; elle arrêterait le processus de destruction. Même ladissolution des dépôts bathyques qui pavent le lit de l’Océan etqui nous donnent incidemment de la luminosité doit être très lente.Mais, mon Dieu, ce marquage n’est pas une frise ; c’est uneinscription !…

Sans aucun doute, il ne se trompait pas. Lemême symbole se retrouvait un peu partout. Ces taches étaientindiscutablement des lettres d’un alphabet archaïque.

– … J’ai un peu étudié l’antiquitéphénicienne, et dans ces caractères je trouve quelque chose quiéveille en moi des souvenirs ! a ajouté notre chef. Hé bien,nous avons vu une cité engloutie des temps anciens, mes amis, etnous emporterons dans la tombe de merveilleusesconnaissances ! Il n’y a plus rien à apprendre. Notre livre descience est fermé. Je suis d’accord avec vous : plus tôtviendra la fin, mieux cela vaudra.

Elle ne pouvait plus tarder. L’air étaitstagnant, irrespirable, si chargé de gaz carbonique que l’oxygènepouvait à peine se frayer son chemin contre la pression. En nousmettant debout sur le canapé, nous pouvions aspirer un peu d’airplus pur, mais les vapeurs méphitiques s’élevaient peu à peu. Ledocteur Maracot s’est croisé les bras avec résignation, et sa têtes’est inclinée sur sa poitrine. Vaincu par le bioxyde de carbone,Scanlan était déjà étalé de tout son long sur le plancher. Moi,j’avais la tête qui tournait, et je sentais un poids intolérablem’oppresser. J’ai fermé les yeux, et j’ai compris que j’allaisperdre connaissance. Alors j’ai soulevé mes paupières pour adresserun dernier coup d’œil au monde que je quittais… et j’ai bondi enpoussant une exclamation de stupéfaction.

Un homme nous regardait par lehublot !

Était-ce du délire ? J’ai empoignéMaracot par l’épaule et je l’ai secoué violemment. Il s’estredressé, et bouche bée, incapable d’émettre un son, il a contemplécette apparition. Puisqu’il voyait la même chose que moi, il nes’agissait donc pas d’une fiction jaillie de mon cerveau. La têtequ’encadrait le hublot était longue, mince, bronzée ; elle seterminait par une courte barbe en pointe ; deux yeux vifsfuretaient dans notre cage, pour bien noter tous les détails denotre situation. Notre stupéfaction n’avait d’égale que celle quenous lisions dans le regard de l’homme. Nos lampes étaientallumées. Vraiment, ce devait être pour l’inconnu un tableau bienextraordinaire que cette chambre de mort dans laquelle un hommeinanimé gisait par terre, tandis que deux autres le dévisageaientavec les traits torturés, déformés d’agonisants par asphyxie !Maracot et moi, nous avions la main à notre gorge, et nos poitrineshaletantes exprimaient un message de désespoir. L’homme a fait ungeste de la main et il s’est éloigné précipitamment.

– Il nous abandonne à notre sort ! s’estécrié Maracot.

– À moins qu’il ne soit allé chercher dusecours. Transportons Scanlan sur le canapé. Il va mourir si nousle laissons par terre…

Nous avons relevé et transporté le mécanicien,et nous avons calé sa tête contre des coussins. Il avait le visagegris et il délirait doucement ; mais son pouls, bien quefaible, battait régulièrement.

– … Il ne faut pas encore désespérer, ai-jegrogné.

– Mais c’est de la folie ! s’est exclaméMaracot. Comment un homme pourrait-il vivre au fond del’Océan ? Comment respirerait-il ? C’est unehallucination collective. Mon jeune ami, nous sommes en train dedevenir fous !

J’ai regardé le paysage gris, désert,qu’éclairait cette sinistre lumière spectrale, et je me suis ditque Maracot devait avoir raison. Mais soudain, j’ai eu l’impressionque le décor s’agitait. Des ombres se dessinaient dans l’eau, auloin. Et puis leurs formes ont pris de la consistance, se sontaffirmées, solidifiées, jusqu’à devenir des silhouettes enmouvement. Oui, c’étaient des hommes, c’était une véritable foulequi se précipitait dans notre direction à travers l’eau, quiarrivait devant nos hublots, s’y pressait et s’y bousculait, nousmontrait du doigt et gesticulait dans une discussion animée.Plusieurs femmes s’étaient mêlées aux hommes. L’un de ceux-ci,solidement bâti, avait une très grosse tête et une longue barbenoire ; incontestablement il détenait de l’autorité. Il aprocédé à un rapide examen de notre coquille d’acier ; commeune partie de notre base débordait du mamelon sur lequel nous nousétions immobilisés, il a pu voir qu’une trappe était aménagée dansle fond. Il a fait partir un messager, pendant qu’il multipliaitdes signes énergiques, impératifs pour que de l’intérieur, nousouvrions la trappe.

– Pourquoi pas ? ai-je demandé à Maracot.Nous avons le choix entre deux morts : la noyade oul’asphyxie. Je suis incapable de demeurer ici plus longtemps.

– Nous pouvons fort bien éviter la noyade.L’eau pénétrant par la base ne pourra pas s’élever au-dessus duniveau de l’air comprimé. Donnez à Scanlan un peu de whisky. Ilfaut qu’il fasse un effort, même si ce doit être le dernier…

J’ai fait ingurgiter de force un peu d’alcoolà notre mécanicien. Il a tout avalé, et il a regardé autour de luiavec des yeux ahuris. Nous l’avons installé et maintenu sur sonséant. Il était encore à demi étourdi ; en quelques mots jelui ai expliqué la situation.

– … Nous courons le risque d’un empoisonnementpar le chlore si l’eau atteint les batteries, a expliqué Maracot.Ouvrez toutes les bouteilles d’air, car plus nous aurons depression, moins nous aurons d’eau. Bien ! Aidez-moi maintenantà tirer sur le levier.

Nous avons réuni nos forces pour actionner lelevier, et nous avons levé la plaque circulaire qui constituait lefond de notre petite maison. J’avais l’impression que je mesuicidais délibérément. L’eau verte, qui brillait et miroitait sousnos lampes, s’est ruée à l’intérieur avec force glouglous. Elle agrimpé jusqu’à nos pieds, jusqu’à nos genoux, jusqu’à notretaille ; puis elle s’est arrêtée. Mais la pression del’atmosphère devenait intolérable. Nous avions des bourdonnementsdans la tête, on battait le tambour dans nos oreilles. Nousn’aurions certainement pas survécu longtemps.

Pour ne pas tomber dans l’eau, nous nousétions agrippés au porte-bagage. Dans cette position, nous nepouvions plus regarder par les hublots, ni surveiller lespréparatifs qui précédaient notre délivrance. En fait, il noussemblait incroyable que nous pussions être effectivementsecourus ; mais l’air réfléchi et résolu de ces inconnus, etspécialement de leur chef barbu, autorisait une vague espérance.Tout à coup nous avons aperçu sa tête dans l’eau, à nospieds ; quelques secondes plus tard, il était debout à côté denous. Il n’était pas grand, mais très robuste ; il m’arrivaità l’épaule ; il nous examinait avec de grands yeux brunspleins d’une confiance amusée, qui avaient l’air de nousdire : « Pauvres types ! Vous croyez que vous êtesdans le pétrin ? Rassurez-vous : nous allons vous ensortir ! »

Un détail m’a laissé pantois : l’homme,en admettant qu’il fût un échantillon de la même humanité que lanôtre, avait tout autour de lui une enveloppe transparente quiprotégeait sa tête et son buste en ne laissant dégagés que ses braset ses jambes. Si transparente que dans l’eau elle était invisible.À l’air elle scintillait comme de l’argent, mais elle était aussiclaire que le verre le plus fin. J’ai remarqué qu’il portait unecurieuse bosse sur chaque épaule, à l’intérieur de sa gaineprotectrice : elle ressemblait à une boîte oblongue percée denombreux trous. Il avait l’air de porter des épaulettes.

Quand notre nouvel ami nous a rejoints, unautre homme est apparu par la trappe ouverte du fond, et il a lancésuccessivement trois grosses bulles de verre qui sont venuesflotter à la surface de l’eau. Puis six petites boîtes ont étépassées au chef de la main à la main ; il nous les a fixéesaux épaules par des courroies. Déjà je commençais à comprendre quela vie de ce peuple étrange ne comportait aucune infraction auxlois naturelles, et que l’une des deux boîtes devait produire del’air, l’autre absorbant les déchets de notre organisme. Ensuite ilnous a recouverts chacun d’une bulle de verre : c’était uncostume transparent, analogue au sien, qui se refermait étroitementsur les avant-bras et à la taille par des bandes élastiques, sibien que l’eau ne pouvait pénétrer. À l’intérieur de ce costume,nous pouvions enfin respirer tout à notre aise. Ç’a été pour moiune grande joie que de voir Maracot m’adresser son vieux clin d’œilderrière ses grosses lunettes, tandis que le large sourire de BillScanlan me rassurait sur sa résurrection. Notre sauveteur nous asoigneusement inspectés l’un après l’autre avec un air desatisfaction grave ; puis il nous a fait signe de le suivrepar la trappe et de sortir sur le lit de l’océan. Une douzaine demains se sont tendues vers nous pour nous aider à passer par latrappe, et nous avons fait nos premiers pas vacillants sur le limonvisqueux.

Aujourd’hui encore ce souvenirm’électrise ! Nous nous trouvions donc là, tous les trois,indemnes et à notre aise au fond d’un gouffre d’eau de huit millemètres de haut ? Où était la pression terrifiante sur laquelletant de savants avaient débridé leur imagination ? Elle nenous affectait pas davantage que les poissons raffinés quinageaient autour de nous. Certes, nos corps étaient protégés parces légères cloches de matière vitreuse qui était plus robuste,plus solide que l’acier le mieux trempé ; mais nos membres,qui étaient, eux, exposés directement à l’eau, n’éprouvaient riende plus que la ferme résistance du liquide, à la longuenégligeable. C’était merveilleux de nous sentir bien en vie, tousles trois, et de regarder derrière nous la coquille d’où nousavions émergé ! Les piles n’avaient pas épuisé leurcharge : notre cage présentait une apparence de féerie avecles faisceaux de lumière jaune qui s’en échappaient par chaquehublot, tandis qu’une foule de poissons se rassemblait devant lesvitres. Le chef a pris Maracot par une main, et nous nous sommesmis en route à travers la fondrière aqueuse.

C’est à ce moment que s’est produit unincident tout à fait surprenant, qui visiblement a étonné autantque nous nos nouveaux compagnons. Au-dessus de nos têtes, un petitobjet noir est descendu de l’obscurité des eaux supérieures et sebalançant doucement, s’est posé sur le lit de l’océan à peu dedistance de l’endroit où nous marchions. C’était, bien sûr, laligne de sonde des grands fonds du Strafford ; le capitaineprocédait au sondage de ce gouffre auquel serait associé le nom denotre expédition. Nous l’avions déjà vue en cours dedescente ; le drame de notre disparition avait suspendul’opération ; mais elle avait repris ; personne à bord nedevait se douter que la ligne de sonde était tombée presque à nospieds. Le capitaine ne devait pas non plus se rendre compte qu’elleavait touché le fond, car elle demeurait immobile dans la vase.Au-dessus de moi s’étirait la corde de piano tendue qui me reliaitpar huit mille mètres d’eau au pont de notre navire. Oh, si jepouvais écrire un billet et l’attacher à cette sonde ! L’idéecertes était absurde ; mais pourquoi tout de même ne pas faireparvenir un message prouvant que nous n’étions pas morts ? Maveste était recouverte par la cloche de verre, et je ne pouvais pasfouiller dans mes poches. Mais au-dessous de la taille rien ne megênait : mon mouchoir se trouvait par hasard dans la poche demon pantalon. Je l’ai tiré et je l’ai attaché au fil de sonde.Aussitôt après le poids s’est libéré grâce à son mécanismeautomatique et j’ai vu mon tortillon blanc remonter vers le mondeque je ne reverrais plus. Nos nouveaux amis ont examiné lessoixante-quinze livres de plomb avec un vif intérêt :finalement ils ont décidé de les emporter avec eux.

À peine avions-nous franchi deux cents mètresen nous faufilant entre les mamelons, que nous nous sommes arrêtésdevant une petite porte carrée, encadrée par des colonnes solides.En travers du linteau il y avait une inscription. La porte étaitouverte : nous avons pénétré dans une grande salle nue. Unemanivelle actionnait de l’intérieur un panneau glissant qui a ététiré derrière nous. Nous ne pouvions rien entendre sous nos casquesde verre ; mais au bout de quelques minutes, nous nous sommesaperçus qu’une pompe puissante devait fonctionner quelque part, carle niveau de l’eau descendait avec rapidité. Moins d’un quartd’heure après, nous nous trouvions sur un dallage légèrement enpente, tandis que nos amis s’affairaient à nous retirer noscostumes transparents, Bientôt nous avons respiré de l’air pur dansune atmosphère chaude, bien éclairée. Les bruns habitants dugouffre nous souriaient, nous caressaient amicalement, nousserraient la main. Ils parlaient une langue rauque, dont le sensnous échappait totalement ; mais ce que nous comprenions bien,c’était leur sourire, et la lueur qui s’était allumée dans leursyeux : de tels signes ne trompent nulle part dans le monde,même pas à huit mille mètres sous la surface des eaux. Nos costumestransparents ont été accrochés à des porte-manteaux scellés auxmurs, et nos amis nous ont dirigés vers une porte intérieure quiouvrait sur un long couloir en pente. Quand elle s’est referméederrière nous, plus rien ne nous rappelait le fait stupéfiant quenous étions les hôtes involontaires d’une race inconnue au fond del’océan Atlantique, retranchés à jamais du monde auquel nousappartenions.

Nous sentions maintenant notre fatigue,puisque cette tension effroyable avait cessé. Bill Scanlanlui-même, bien qu’il fût un Hercule de poche, traînait les piedssur le plancher, tandis que Maracot et moi n’étions que tropheureux de nous appuyer lourdement sur nos guides. Cependant,malgré mon épuisement, je notais au passage quantité de détails.L’air provenait certainement d’une machine pneumatique, car ilétait diffusé par bouffées à travers des ouvertures circulairespratiquées sur les murs. La lumière artificielle trouvait sa sourceà coup sûr dans une application du système de fluorescence quicommençait à retenir l’attention de nos ingénieurs européens :elle se diffusait à partir de cylindres allongés en verre clair,qui étaient suspendus le long des corniches des couloirs. Et puisnous avons été introduits dans un grand salon aux tapis épais,meublé de fauteuils dorés et de canapés inclinés évoquantconfusément des tombeaux égyptiens. La foule est demeurée àl’extérieur. Seuls le chef barbu et deux serviteurs sont restésavec nous.

– Manda !

Le chef a répété ce mot à plusieurs reprises,en se frappant la poitrine. Ensuite il nous a désignés à tour derôle, et il a répété Maracot, Headley, Scanlan jusqu’à ce qu’il lesprononce parfaitement. Ces présentations faites, il nous a conviésd’un geste à nous asseoir, et il a dit quelque chose à l’un desserviteurs. Celui-ci a quitté la pièce pour revenir peu après encompagnie d’un très vieux gentleman aux cheveux blancs et à labarbe fleurie qui était coiffé d’un bizarre chapeau conique en drapnoir. J’aurais déjà dû expliquer que les habitants de ce mondeinconnu portaient des tuniques de couleur qui descendaient jusqu’augenou, avec de hautes bottes en peau de poisson ou en galuchat.Apparemment le vénérable vieillard était médecin, puisqu’il nous aexaminés successivement. Il plaçait une main sur notre front et ilfermait les yeux comme pour recevoir une impression mentale surnotre santé. Il n’a pas paru très satisfait de son examen : ila hoché la tête et a prononcé quelques paroles graves à l’adressede Manda. Aussitôt le chef a donné un nouvel ordre à son serviteur,qui est sorti pour rapporter un plateau chargé de comestibles etd’une bouteille de vin. Nous étions trop las pour nous enquérir dece que nous mangions, mais après ce repas nous nous sommes sentisbeaucoup mieux. Nous avons été ensuite conduits dans une autrechambre ; trois lits y avaient été préparés ; je me suislaissé tomber sur le premier à ma portée. J’ai le souvenir confusde Bill Scanlan venant s’asseoir à côté de moi.

– Vous savez, cette gorgée de whisky m’a sauvéla vie ! m’a-t-il murmuré. Mais enfin, oùsommes-nous ?

– Je n’en sais pas plus que vous.

– Hé bien, je me passerai du nom !m’a-t-il répondu en bâillant et en gagnant son lit. Mais ditesdonc, il était fameux, leur vin ! Dieu merci, Bacchus n’estjamais descendu par ici…

Voilà les derniers mots que j’ai entendus,avant de sombrer dans le plus profond sommeil de toute ma vie.

Chapitre 3

 

Quand je me suis réveillé, j’ai tout d’abordété incapable d’imaginer où je me trouvais. Les événements de laveille ressemblaient à des cauchemars confus, et je ne parvenaispas à croire que je devais les accepter en tant que faits.Émergeant de mon scepticisme, j’ai regardé autour de moi ;j’ai vu cette grande chambre aux murs nus, sans fenêtres, ces tubesde lumière rougeâtre, palpitante, qui couraient le long descorniches, ces quelques meubles, ces deux autres lits ; j’aientendu le ronflement sonore, sur le mode aigu, que j’avais sisouvent surpris à bord du Stratford dans la cabine deMaracot… C’était trop invraisemblable pour être vrai ! Il afallu que je tâte la couverture de mon lit, que je constatel’étrange matière tissée et les fibres séchées de quelques plantesmarines dont elle était faite, pour que je puisse réaliser enfinl’aventure inconcevable qui nous était arrivée. J’étais en traind’y réfléchir quand a retenti un grand éclat de rire : BillScanlan s’était dressé sur son séant.

– Salut, patron ! a-t-il crié en voyantque j’étais réveillé.

– Vous me semblez en pleine forme, lui ai-jerépondu avec humeur. Je ne trouve pas pourtant que nous ayonstellement de sujets de rigolade !

– Hé bien, j’avais un soupçon de cafard, toutcomme vous, quand j’ai ouvert les yeux ! Et puis il m’est venuune idée assez originale ; c’est elle qui m’a fait rire.

– Je ne demanderais pas mieux que de rire moiaussi ! ai-je soupiré. Quelle a été votre idée ?

– Hé bien, patron, je pensais que ç’aurait étérudement drôle si nous nous étions tous attachés à cette sonde degrands fonds. Avec nos cuirasses de verre et nos épaulettes, nousaurions pu respirer tout au long de la remontée. Alors notre vieuxbonhomme Howie aurait regardé par-dessus bord, et il nous auraitvus tous les trois. Pour sûr, il se serait imaginé qu’il nous avaitpris à l’hameçon. Sapristi, il en aurait fait une tête !

Nos rires conjugués ont tiré le docteurMaracot de son sommeil ; il s’est soulevé sur son lit avec uneexpression de stupéfaction égale à la mienne. J’ai oublié nossoucis en l’écoutant ; à ses commentaires se mêlaient tantôtune joie extasiée devant la perspective d’un champ d’études aussivaste, tantôt un chagrin profond car il ne pouvait absolument pasespérer communiquer ses découvertes à ses confrères de la terre.Néanmoins il a condescendu à revenir aux nécessités du moment.

– Il est neuf heures… a-t-il dit.

Nous avons confronté nos montres : toutestrois indiquaient neuf heures ; mais était-ce neuf heures dumatin ou neuf heures du soir ?

– … Il faut que nous tenions à jour uncalendrier, a repris Maracot. Nous sommes descendus le 3 octobre.Nous sommes arrivés ici le soir du même jour. Combien de tempsavons-nous dormi ?

– Ma foi, peut-être bien un mois ! arépondu Scanlan. Je ne me rappelle pas avoir dormi aussiprofondément depuis le jour où Mickey Scott m’a knock-outé ausixième round !

Nous nous sommes habillés et nous avons faitnotre toilette, car nous disposions de toutes les commodités de lacivilisation. La porte était verrouillée ; donc nous étionsprisonniers. En dépit de l’absence apparente de toute ventilation,l’atmosphère demeurait très agréable ; nous avons découvertque l’air était renouvelé par de petits trous percés dans le mur.Il y avait certainement aussi une source de chauffage central,puisqu’aucun poêle n’était visible et que la température étaitdouce. J’ai remarqué sur l’un des murs un bouton ; je l’aipressé ; c’était, comme je m’y attendais, une sonnette ;la porte s’est ouverte aussitôt, et un petit homme brun, vêtu d’unerobe jaune, s’est encadré sur le seuil. Il nous a regardés avecaffabilité ; ses yeux nous ont interrogés.

– Nous avons faim, a déclaré Maracot.Pourriez-vous nous apporter à manger ?

L’homme a secoué la tête en souriant. De touteévidence il n’avait pas compris un mot.

Scanlan a alors tenté sa chance en luidéversant à l’oreille un flot de slang très américain, mais il n’aobtenu en réponse que le même sourire aimable. À mon tour, j’aiouvert ma bouche, y ai enfoncé un doigt : notre visiteur avigoureusement approuvé de la tête, et en hâte il a refermé laporte.

Dix minutes plus tard, elle se rouvrait ;deux serviteurs ont roulé une petite table devant nous. Si nousnous étions trouvés au Biltmore Hotel, nous n’aurions pas faitmeilleure chère. Il y avait du café, du lait chaud, des petitspains, d’exquis poissons plats, et du miel. Pendant une demi-heurenous avons été trop occupés pour discuter de la provenance de cesaliments. Les deux serviteurs ont reparu ; ils ont remporté latable, et ils ont soigneusement refermé la porte derrière eux.

– À force de me pincer, a dit Scanlan, je suiscouvert de bleus. Est-ce un rêve ou quoi ? Dites, doc, c’estvous qui nous avez entraînés dans cette aventure ; il mesemble qu’il vous appartient de nous dire comment vous voyez leschoses.

Le docteur Maracot a hoché la tête.

– Moi aussi, je vis un rêve ; mais quelrêve merveilleux ! Quelle histoire pour le monde, si seulementnous pouvions la lui faire connaître !

– Une chose est sûre, ai-je déclaré. C’estqu’il y avait du vrai dans la légende de l’Atlantide, et quecertains êtres ont admirablement réussi à la continuer dans laréalité.

– Même en admettant qu’ils l’aient continuée,a dit Bill en se grattant la tête, que je sois damné si jecomprends comment ils ont de l’air, de l’eau pure et lereste ! Si le canard barbu que nous avons vu hier soir venaitprendre de nos nouvelles, il nous donnerait peut-être la clef del’énigme.

– Comment le pourrait-il, puisque nous neparlons pas la même langue ?

– Hé bien, nous nous servirons de nos facultésd’observation ! a répondu Maracot. J’ai déjà appris une chose,en goûtant le miel du petit déjeuner. C’était du miel synthétique,comme on en fabrique sur la terre. Mais si c’est du mielsynthétique, pourquoi le café et la farine ne seraient-ils paségalement synthétiques ? Les molécules des éléments sont commeles pièces d’une boîte de construction, et ces pièces se trouventtout autour de nous. Nous n’avons qu’à savoir en choisir certaines,ou parfois une seule, pour fabriquer une nouvelle substance. Lesucre devient de l’amidon, ou de l’alcool, rien qu’en changeant depièces. Qu’est-ce qui change les pièces ? La chaleur.L’électricité. Ou autre chose peut-être que nous ignorons. Quelquespièces se modifient toutes seules : le radium devient duplomb, l’uranium devient du radium sans que nous ayons besoin d’ytoucher.

– Vous croyez donc qu’ils sont très avancés enchimie ?

– J’en suis sûr ! Après tout, ils onttout à portée de la main. L’hydrogène et l’oxygène proviennent del’eau de mer. Ces masses de végétation constituent de l’azote et ducarbone. Dans les dépôts bathyques il y a du phosphore et ducalcium. Avec des préparations adroites et des connaissancessuffisantes, que ne pourraient-ils pas produire ici ?

Maracot allait se lancer dans une conférencede chimie, mais la porte s’est ouverte, et Manda est entré en nousadressant de la main un signe amical. Il était accompagné du mêmegentleman très vénérable que nous avions vu la veille au soir. Sansdoute ce dernier avait-il une réputation de savant, car il aprononcé plusieurs phrases, sans doute la même en languesdifférentes ; mais elles nous sont toutes demeuréesincompréhensibles. Alors il a haussé les épaules et a dit quelquesmots à Manda. Celui-ci a donné un ordre aux deux serviteurs vêtusde jaune, qui étaient restés à la porte. Ils ont disparu, mais ilssont revenus peu après, portant un curieux écran pourvu d’unmontant de chaque côté. On aurait dit l’un de nos écrans decinéma ; mais il était enduit d’une matière brillante quiscintillait à la lumière. L’écran a été placé contre l’un des murs.Le vieillard s’est alors placé à une certaine distance, et il afait une marque sur le plancher. Se tenant à cet endroit, il s’esttourné vers Maracot et il s’est touché le front en montrantl’écran.

– Complètement cinglé ! a murmuréScanlan. Il a des chauves-souris plein le beffroi.

Maracot a secoué négativement la tête pourmontrer que nous ne comprenions toujours pas. Le vieillard a étédéconcerté ; mais une idée lui est venue, et il a posé undoigt sur son propre corps ; puis il s’est tourné vers l’écranqu’il a regardé fixement en concentrant toute son attention.Presque aussitôt son image est apparue sur l’écran. Alors il nous amontrés du doigt, et notre petit groupe a pris sur l’écran la placede son image. En fait, nous ne ressemblions guère à notre réalité.Scanlan avait l’air d’un comique chinois, et Maracot d’un cadavreen décomposition avancée. Mais il était clair que cette image nousreprésentait tels que nous voyait l’opérateur.

– C’est une réflexion de pensée ! mesuis-je écrié.

– Exactement ! a dit Maracot. Il s’agitlà d’une invention extraordinaire, qui n’est pourtant, en somme,qu’une combinaison de la télépathie et de la télévision.

– Je n’aurais jamais cru que je me verrais unjour aux actualités, en admettant que cette tête de Chinetoque soitréellement la mienne, a déclaré Scanlan. Une supposition que nousrapportions toutes ces nouvelles au rédacteur en chef duLedger ; hé bien, il cracherait assez pour mepermettre de terminer mes jours en beauté ! Nous gagnerions legros lot si seulement nous pouvions faire parvenir là-haut leursmachines.

– Voilà où réside la difficulté, ai-jemurmuré. Par saint George, nous bouleverserions le monde entier sinous y revenions un jour ! Mais pourquoi nous fait-il dessignes ?

– Le vieux bonhomme voudrait que vous vousessayiez au truc, doc !

Maracot a pris la place que lui indiquait levénérable, et son cerveau puissant, clair, a aussitôt réfléchi sespensées à la perfection. Nous avons vu une image de Manda, puisl’image du Stratford tel que nous l’avions quitté.

Manda et le vieux savant approuvaient de latête ; Manda a esquissé un grand geste avec ses mains :d’abord vers nous, ensuite vers l’écran.

– Ils veulent que nous leur disions tout,voilà leur idée ! me suis-je écrié. Ils veulent connaître pardes images qui nous sommes et comment nous sommes arrivés ici.

Maracot a fait un signe de tête affirmatifpour montrer à Manda qu’il avait compris, et il a commencé àprojeter une image de notre voyage ; alors Manda a levé unbras et l’a arrêté ; il a donné un ordre ; les serviteursont enlevé l’écran, et les deux Atlantes nous ont fait signe de lessuivre.

Le bâtiment était immense ; après uneinterminable enfilade de couloirs, nous sommes arrivés dans unegrande salle avec des sièges disposés en gradins. Sur un côté setrouvait un large écran analogue à celui que nous avions vu. Face àcet écran mille personnes au moins étaient rassemblées, et ontsalué notre arrivée d’un murmure bienveillant. Elles étaient desdeux sexes et de tout âge ; les hommes, bruns, portaient labarbe ; les jeunes femmes étaient très belles ; les moinsjeunes pleines de dignité. Nous n’avons pas eu beaucoup de tempspour les examiner, car nous avons été conduits au premier rang, etMaracot convié à prendre place sur une estrade devant l’écran. Leslumières se sont éteintes ; Manda l’a invité à commencer.

Le Professeur a magnifiquement joué son rôle.Nous avons vu notre navire descendre la Tamise, et la fouleattentive a fait entendre un bourdonnement passionné devant cetteimage d’une grande ville moderne. Puis une carte est apparue pourexpliquer notre route. Ensuite s’est dessinée la cage d’acier avectout son équipement ; un long murmure prouvait quel’assistance la reconnaissait. Nous nous sommes revus au cours denotre plongée et quand nous avons atteint le plateau bordant legouffre. Puis est apparu le monstre qui avait ruiné nosespoirs.

– Marax ! Marax ! ont crié lesspectateurs.

Oui, ils connaissaient bien cette bête, et ilsla redoutaient ! Un silence terrifié a accueilli l’image dumonstre aux prises avec notre câble, et un gémissement horrifié arempli la salle quand le câble s’est rompu et quand nous sommestombés dans le gouffre. En un mois d’explications, nous n’aurionspas mieux exposé toute notre aventure que dans cette demi-heure dedémonstration par l’image.

Quand l’assistance s’est levée, elle nous aaccablés de nombreuses marques de sympathie ; très entourés,nous avons reçu quantité de caresses destinées à nous montrer quenous étions les bienvenus en Atlantide. Nous avons été ensuiteprésentés à quelques notabilités, mais les chefs ne sedistinguaient sans doute dans ce pays que par leur sagesse, cartous les habitants semblaient appartenir à la même catégoriesociale, et ils étaient généralement habillés de la même manière.Les hommes portaient une tunique safran tombant jusqu’aux genoux,avec une ceinture et de hautes bottes en une rude matièreécailleuse qui devait provenir de la peau d’un animal marin. Lesfemmes suivaient une mode classique : des robes amples roses,bleues ou vertes, ornées de bouquets de perles ou de coquillesopalescentes ; beaucoup étaient d’une beauté dépassant toutecomparaison terrestre ; j’en ai vu une… Mais pourquoialourdirais-je d’une affaire privée un récit destiné aupublic ? Sachez simplement que Mona est la fille unique deScarpa, l’un des chefs du peuple, et que dès notre premièrerencontre, j’ai lu dans ses yeux noirs un message de sympathie etde compréhension qui m’est allé droit au cœur, de même que magratitude et mon admiration trouvaient sans doute le chemin dusien. Je n’ai pas besoin pour l’instant d’en dire plus long surcette exquise jeune fille ; une influence nouvelle, etpuissante, était entrée dans ma vie, voilà tout. Quand j’ai vuMaracot gesticuler avec une animation inaccoutumée devant une dameaimable, Scanlan traduire son émerveillement par une pantomime quia fait rire un groupe de jeunes filles, je me suis dit que mescompagnons commençaient eux aussi à trouver que notre situationtragique comportait au moins un aspect agréable. Si nous étionsmorts au monde, au moins avions-nous découvert hors de ses limitesune autre vie qui nous promettait quelques compensations à ce quenous avions perdu.

Dans le courant de la journée, nous avons étéguidés par Manda et d’autres amis à travers l’immense édifice quenous habitions. Au cours des siècles accumulés, il s’étaittellement enfoncé dans le lit de la mer qu’on ne pouvait y accéderque par le toit ; à partir du toit, des couloirs descendaientjusqu’à deux ou trois cents mètres au-dessous du hall d’arrivée. Lelit de la mer à son tour avait été creusé : des tunnelsouverts dans toutes les directions descendaient dans les entraillesde la terre. On nous a montré la machine à fabriquer de l’air etles pompes qui le répandaient partout. Maracot a souligné que cetair n’était pas uniquement composé d’oxygène et d’azote, mais quedes petites cornues fournissaient d’autres gaz, qui ne pouvaientêtre que de l’argon, du néon, et d’autres constituants del’atmosphère dont les savants de la terre commençaient à mesurerl’importance. Les bacs de distillation pour obtenir de l’eau pureet les gigantesques générateurs d’électricité étaient dignesd’intérêt, mais les appareils utilisés étaient si compliqués qu’ilnous a été difficile d’en suivre le fonctionnement. Je peuxseulement dire ce que j’ai vu de mes propres yeux, et goûté avec mapropre langue : des produits chimiques, gazeux ou liquides,étaient versés dans des appareils variés, puis traités à lachaleur, à la pression, ou à l’électricité, pour donner de lafarine, du thé, du café ou du vin.

Au cours de nos promenades dans la partie del’édifice que l’on nous faisait visiter, une chose nous a sauté auxyeux : c’est que l’existence dans la mer avait été prévue, etl’étanchéité du bâtiment réalisée bien avant que le pays ne sombrâtsous les vagues. Évidemment la logique nous interdisait de penserque de telles précautions avaient été prises après ; mais nousavons bel et bien relevé à de nombreux signes que l’ensemble del’édifice avait été construit dans le seul but de constituer unearche pouvant servir de refuge. Les énormes cornues et les cuvesdans lesquelles l’air, l’alimentation, l’eau distillée et lesautres produits de nécessité étaient fabriqués se trouvaientencastrées dans les murs et dataient certainement de l’aménagementoriginel. Il en était de même pour les chambres d’évacuation, pourles ateliers de silice où se façonnaient les cloches vitreuses,ainsi que pour les formidables pompes qui manœuvraient l’eau. Toutavait été préparé par l’habileté et la prévoyance de ce peupleantique qui, d’après ce que nous avons pu apprendre, avait allongéun bras vers l’Amérique Centrale et l’autre vers l’Égypte, laissantainsi des traces sur la terre, même après sa disparition dansl’Atlantique. Quant à ses descendants qui se trouvaient à notrecontact, nous les avons jugés quelque peu dégénérés par rapport àleurs ancêtres, dont ils n’avaient conservé qu’un peu de sciencesans avoir eu l’énergie d’y ajouter quelque chose de leur cru. Bienqu’ils possédassent des pouvoirs merveilleux, ils nous donnaientl’impression de manquer étonnamment d’initiative, puisqu’ilsn’avaient pas fait fructifier l’héritage qu’ils avaient reçu. Jesuis sûr que si Maracot avait bénéficié au départ de leursconnaissances, il aurait obtenu en peu de temps de bien plus grandsrésultats. Scanlan en tout cas émerveillait les Atlantes par savivacité d’esprit et son adresse manuelle ; lorsque nousavions quitté le Stratford il avait mis un harmonica dansla poche de sa veste, et il en jouait pour la plus grande joie denos compagnons : ils faisaient cercle autour de lui et ilsl’écoutaient en extase, comme nous aurions pu écouter Mozart,tandis qu’il modulait les chansons populaires de son pays.

J’ai dit que nous n’avions visité qu’unepartie de l’édifice. En fait, il y avait un couloir aux dalles bienusées, fort fréquenté par les Atlantes, mais que nos guidesévitaient toujours. Bien entendu, notre curiosité a été éveilléeet, un soir, nous avons décidé que nous procéderions à une petiteexploration pour notre compte. Nous nous sommes donc glissés horsde notre chambre et nous nous sommes dirigés vers ce quartierinconnu à une heure où nous ne risquions pas de rencontrer grandmonde.

Le couloir aboutissait à une haute portevoûtée en or massif. Nous l’avons poussée et nous nous sommestrouvés dans une grande salle carrée qui avait bien soixante mètresde côté. Les murs étaient peints de couleurs vives, décorés detableaux et de statues représentant des créatures grotesquessurmontées de coiffures énormes, comme en portent pour lescérémonies nos Indiens d’Amérique. Au fond de cette grande salle,s’élevait une colossale statue assise, jambes croisées comme unBouddha, mais absolument dépourvue de la bienveillance généralementinscrite sur les traits placides de la divinité hindoue. C’était aucontraire une figure de colère qui ouvrait la bouche et qui avaitdes yeux féroces ; d’autant plus féroces qu’ils étaientrouges, et que deux lampes électriques brillaient dans leur cavité.Sur ses genoux un grand four était posé ; en approchant, nousnous sommes aperçus qu’il était rempli de cendres.

– Moloch ! s’est écrié Maracot. Moloch ouBaal. Le vieux dieu des races phéniciennes !

– Seigneur ! me suis-je exclamé à montour en me rappelant quelques souvenirs remontant à l’antiqueCarthage. Ne me dites pas que ce peuple si aimable se livre à dessacrifices humains !

– Oh, oh, patron ! a protesté Scanlan.J’espère que ces pratiques sont réservées à leurs familles !Nous ne tenons absolument pas à ce qu’ils essaient ce petit jeu surnous.

– Non, ai-je répondu. Je pense qu’ils ontappris leur leçon. Le malheur enseigne à l’homme d’avoir pitié deson prochain.

– Très juste ! a opiné Maracot en remuantles cendres. C’est le vieux dieu traditionnel, mais son culte agagné en douceur. Ce sont des miches de pain calcinées, ou quelquechose comme cela. Mais peut-être en d’autres temps…

Nos spéculations ont été interrompues par unevoix tonitruante ; plusieurs hommes en robe jaune, coiffés dechapeaux à haute calotte, nous ont entourés : manifestementc’étaient les prêtres du temple. Je crois que nous avons été toutprès d’être offerts en suprême holocauste à Baal ; l’und’entre eux avait même tiré un couteau de sa ceinture. À grandrenfort de gestes et de cris, ils nous ont rondement chassés del’enceinte sacrée.

– Sapristi ! s’est écrié Scanlan. Je vaisme débarrasser de ce canard-là, moi, s’il continue à me bousculer.Attention, toi, bas les pattes !

J’ai craint quelque temps ce que Scanlanappelait « une maison à l’envers » à l’intérieur de leurtemple. Heureusement, nous sommes parvenus à calmer notremécanicien et nous avons regagné notre chambre ; mais nousnous sommes rendus compte le lendemain, par certaines réactions deManda et de quelques Atlantes, que notre escapade les avaitfroissés.

Il y avait un autre lieu sacré ; celui-cinous a été librement montré avec un résultat tout à fait inattendu,car il a inauguré un mode (oh, lent et imparfait !) decommunication entre nos compagnons et nous. Dans le bas quartier dutemple, une salle n’avait pour tout ornement qu’une statue d’ivoirejaunie par le temps ; elle représentait une femme tenant unelance, avec un hibou perché sur son épaule. Le gardien de cettesalle était un très vieil homme ; son âge ne nous a pasempêchés de deviner qu’il appartenait à une race notablementdifférente ; il était d’un type plus fin, et d’une taille plusgrande que les prêtres du temple. Comme nous contemplions la statued’ivoire, Maracot et moi, en nous demandant où nous avions vuquelque chose qui lui ressemblait, le vieillard nous a parlé.

– Thea, a-t-il dit en désignant la statue.

– Par saint George ! me suis-je exclamé.Il parle grec !

– Thea ! Athena ! a répété legardien.

Il n’y avait aucun doute. « Thea,Athena », impossible de se tromper : « Déesse,Athena ». Maracot, dont le cerveau merveilleux avait absorbéune parcelle de toutes les sciences humaines, a aussitôt commencé àposer des questions en grec classique ; mais le vieillard n’ena compris qu’une partie, et il a répondu dans un dialecte archaïqueà peu près inintelligible. Cependant Maracot a réussi à obtenirquelques renseignements, et il s’est déclaré ravi d’avoir trouvé unintermédiaire grâce à qui il pourrait transmettre quelque chose ànos compagnons.

– C’est une preuve remarquable, nous a-t-ildit le soir de sa voix pointue et avec les intonations d’unprofesseur s’adressant à cinq cents étudiants, de la véracité de lalégende. Une légende comporte toujours une base de faits, même siau cours des années les faits ont été tronqués. Vous savez, ouprobablement vous ne savez pas…

– Je parie votre tête que je le sais ! ainterrompu Scanlan.

– … Qu’une guerre opposait les premiers Grecsaux Atlantes lorsque cette grande île a été anéantie. Le fait estrapporté dans la relation par Solon de ce qu’il apprit des prêtresde Saïs. Nous pouvons conjecturer qu’il y avait des prisonniersgrecs aux mains des Atlantes, que certains d’entre eux étaient desfonctionnaires du temple, et qu’ils ont apporté leur religion aveceux. Pour autant que j’aie compris ce vieillard, il étaithéréditairement prêtre du culte ; peut-être obtiendrons-nousun jour des détails sur les anciens Atlantes.

– Pour ma part, je leur laisse leursdévotions, a dit Scanlan. Si l’on a envie d’un dieu en plâtre,mieux vaut une jolie femme que cet épouvantail aux yeux rouges avecun seau de cendres sur les genoux.

– C’est une chance qu’ils ne nous comprennentpas, lui ai-je fait observer. S’ils nous comprenaient, vouspourriez subir le martyre des premiers Chrétiens.

– Pas tant que je leur jouerai du jazz,m’a-t-il répondu. J’ai l’impression qu’ils m’ont à la bonne, etqu’ils ne pourraient plus se passer de ma personne.

C’étaient de braves gens, et c’était une viefacile ; mais parfois tout notre cœur se reportait vers laterre natale que nous avions perdue ; alors les chèresvieilles cours d’Oxford, ou les ormes antiques et la plainefamilière de Harvard me hantaient l’esprit. Dans les premiers joursen Atlantide ces images me semblaient aussi éloignées qu’un paysagelunaire ; maintenant au contraire un espoir confus etincertain de les revoir commence à germer dans mon âme.

Chapitre 4

 

Quelques jours après notre arrivée, nos hôtesou nos ravisseurs (parfois nous nous demandions comment lesappeler) nous ont emmenés dans une expédition sur le fond del’Océan. Ils étaient six, dont Manda, le chef. Nous nous sommesrassemblés dans le hall où nous avions pénétré après notresauvetage, et nous étions à présent en état de l’examiner d’un peuplus près. Il était vaste : il mesurait au moins trente mètresdans les deux sens ; ses murs bas et son plafond étaientverdis de moisissure et de flore marine. Une longue rangée deporte-manteaux, portant des signes que j’ai supposé être desnuméros, faisait le tour des murs ; à chacun était suspendueune cloche vitreuse semi-transparente et une paire d’épaulettes quiassuraient la respiration. Le plancher était formé de dalles depierre usées, concaves. L’ensemble était brillamment éclairé pardes tubes fluorescents. Nous avons endossé nos enveloppesvitreuses, et on nous a remis à chacun un solide bâton pointu d’unmétal léger. Puis, par signes, Manda nous a recommandé de nousaccrocher à une rampe circulaire ; lui et ses amis nous ontdonné l’exemple. Nous avons vite compris pourquoi : dès que laporte extérieure s’est lentement entrouverte, l’eau de mer adéferlé à l’intérieur avec une telle force que nous aurions perdul’équilibre si nous n’avions pas pris cette précaution. Elle nous acomplètement submergés, mais sa pression était très supportable.Manda a pris la tête du groupe. Nous avons franchi la porte.L’instant d’après, nous nous retrouvions sur le lit del’Océan ; derrière nous la porte était restée ouverte pournotre retour.

En regardant autour de nous dans cette lumièrespectrale et froide qui éclaire la plaine bathybienne, nouspouvions voir sur un rayon d’au moins quatre cents mètres. Nousavons aperçu, à la limite même de ce champ visuel, une lueur trèsbrillante qui nous a surpris. Notre guide s’est dirigé vers elle,et nous l’avons suivi en file indienne. Nous marchions lentement, àcause de la résistance de l’eau, et aussi parce que nos piedss’enterraient à chaque pas dans le limon. Bientôt nous avons mieuxdistingué le phare qui nous avait intrigués. C’était notre cage,dernier vestige de notre vie terrestre, perchée sur l’une descoupoles de l’immense édifice ; ses lampes brûlaient encore.Elle était aux trois-quarts pleine d’eau ; mais l’airemprisonné avait préservé la partie qui contenait notreinstallation électrique. Spectacle étrange en vérité, que notreintérieur familier, avec le canapé et les instruments encore enplace, tandis que plusieurs poissons de bonne taille, comme desvairons dans une bouteille, faisaient à la nage le tour de notrecoquille. Les uns après les autres, nous nous sommes hissés àl’intérieur à travers la trappe ouverte ; Maracot a sauvé uncarnet de notes qui flottait sur la surface de l’eau ; Scanlanet moi avons ramassé quelques affaires personnelles. Manda aexaminé le thermomètre et le bathymètre avec un grand intérêt. Nousavons retiré du mur le thermomètre et nous l’avons emporté. Dessavants apprendront peut-être avec curiosité que quatre degrésau-dessus de zéro représentent la température du plus bas fondmarin où soit jamais descendu un homme, et qu’elle est plus élevée,à cause de la décomposition chimique du limon, que les couchessupérieures de la mer.

Notre petite expédition avait, semble-t-il, unobjectif plus précis qu’une banale promenade sur le lit de l’Océan.Nous étions en mission de ravitaillement. À chaque instant, jevoyais nos camarades ficher d’un coup sec leurs bâtons pointus dansle limon pour empaler à chaque fois un grand poisson plat et brun,qui ressemblait un peu à notre turbot, mais qui se dissimulait siprofondément dans la vase qu’il fallait des yeux exercés pour lerepérer. Les petits hommes qui nous accompagnaient en ont bientôteu deux ou trois attachés à la ceinture. Scanlan et moi avonsattrapé le truc, et nous en avons capturé deux chacun ;Maracot, lui, marchait comme perdu dans un rêve, émerveillé par lesbeautés de l’Océan qui l’entouraient ; il se lançait dans desconférences passionnées, inaudibles sous la cloche vitreuse, maisponctuées de vifs coups de mâchoire.

Nous avions d’abord éprouvé un sentiment demonotonie, mais nous n’avons pas tardé à constater que les plainesgrises se fragmentaient en formations variées sous l’action descourants des grands fonds qui circulaient entre elles comme desfleuves sous-marins : ils découpaient des canaux dans la vasemolle, et mettaient à découvert les couches inférieures,constituées par l’argile rouge qui forme la base de toutes chosessur le lit de l’Océan, et parsemées d’objets blancs ; j’ai cruque c’étaient des coquillages ; après examen, ils se sontrévélés comme étant des os d’oreille de baleines, des dents derequins ou d’autres monstres marins. J’ai ramassé l’une de cesdents : elle avait quarante centimètres de long, et nousn’avons pu que remercier la Providence qu’une bête aussi redoutablefréquentât seulement les couches supérieures de l’Océan. À encroire Maracot, elle appartenait à un épaulard meurtrier ougladiateur d’Orca. Elle m’a rappelé une observation de MitchellHedges : les plus gros requins qu’il avait capturés portaientsur leurs corps des traces qui montraient qu’ils avaient rencontrédes bêtes encore plus formidables qu’eux.

Les grand fonds de l’Océan présentent uneparticularité impressionnante : j’ai dit qu’une lumière froideet constante s’élève de la lente décomposition phosphorescente desimmenses étendues de matière organique ; mais plus haut, ilfait nuit noire. L’effet produit est celui d’une journée d’hiver,avec un gros nuage d’orage immobile au-dessus de la terre. De cedais sombre, tombent lentement et d’une façon ininterrompue deminuscules flocons blancs, qui miroitent sur ce sombre décor.Flocons qui ne sont pas autre chose que des coquilles d’escargotsde mer ou d’autres petits animaux qui vivent et meurent dans leshuit mille mètres d’eau nous séparant de la surface ; bien quebeaucoup de ces coquilles se dissolvent en tombant et accroissentla quantité de sels calcaires dans l’Océan, le reste constitue aucours des siècles ce dépôt qui a enseveli la grande cité où noushabitons maintenant.

Laissant derrière nous notre cage d’acier,nous avons avancé dans la lumière incertaine du monde sous-marin etun spectacle imprévu nous est apparu. Face à nous, une tachemouvante s’est dessinée : quand nous nous sommes rapprochés,elle s’est transformée en une foule d’hommes qui portaient tous lamême enveloppe vitreuse, et tiraient de larges traîneaux chargés dehouille. C’était un travail pénible ; les pauvres diables,courbés en deux, halaient de toutes leurs forces les cordes en peaude requin qui leur servaient de traits. Chaque équipe avait unchef ; les chefs et les travailleurs n’étaient pas de la mêmerace. Les travailleurs étaient grands, blonds ; ils avaientles yeux bleus et un corps athlétique. Les chefs étaient, comme jel’ai déjà indiqué, bruns et presque négroïdes ; ils avaientune charpente trapue. Sur le moment nous n’avons pas pu approfondirce problème, mais je crois que de ces deux races l’une étaithéréditairement l’esclave de l’autre ; Maracot pensait qu’ils’agissait des descendants de ces prisonniers grecs dont nousavions vu la divinité Athena.

Nous avons croisé plusieurs groupes d’esclavesavant d’arriver à la mine. À cet endroit les dépôts des grandsfonds et les couches argileuses qu’ils recouvraient avaient étécreusés ; la grande fosse ainsi découverte consistait encouches alternées d’argile et de houille. Aux divers étages del’excavation, des équipes étaient au travail ; les unespiquaient la houille, les autres la récoltaient pour en faire destas qu’elles plaçaient dans des paniers hissés ensuite jusqu’aucarreau. La mine était si vaste que nous ne distinguions pasl’autre face de cette fosse que tant de générations de travailleursavaient creusée dans le lit de l’Océan. La houille, transformée parla suite en électricité, était à l’origine de la puissance motricequi actionnait toutes les machines de l’Atlantide. À ce propos, ilest intéressant de mentionner que le nom de la vieille ville a étécorrectement conservé dans les légendes : lorsqu’en effet nousl’avons prononcé devant Manda et d’autres, ils ont été bien surprisque nous le connaissions, et ils ont fait de grands signes de têteaffirmatifs pour montrer qu’ils comprenaient.

Nous avons bifurqué sur la droite de la mine,et nous sommes arrivés devant une ligne de petites falaisesbasaltiques, aussi nettes et aussi luisantes que le jour où ellesavaient émergé des entrailles de la terre ; leurs sommets, quisurplombaient à cent ou cent cinquante mètres, se dessinaientconfusément. La base de ces falaises volcaniques plongeait dans unejungle de hautes algues, qui poussaient sur des masses de corauxcrinoïdes. Nous nous sommes promenés quelque temps le long de cettejungle ; nos compagnons la battaient avec leurs bâtons et enchassaient pour nous amuser un extraordinaire assortiment depoissons et de crustacés ; de temps à autre ils en mettaientun de côté pour leur table familiale. Nous avions marché pendantprès de deux kilomètres en toute insouciance quand j’ai vu Mandas’immobiliser soudainement et regarder autour de lui en manifestantpar des gestes autant d’alarme que de surprise. Le sens de celangage sous-marin, vite compris de ses compagnons, ne nous a paséchappé non plus : le docteur Maracot avait disparu.

Il nous avait certainement accompagnés à lamine de houille et jusqu’aux falaises basaltiques. Et non moinscertainement il ne nous avait pas dépassés ; il devait donc setrouver quelque part derrière nous, près de la jungle d’alguesmarines. Nos amis étaient bouleversés ; mais Scanlan et moi,qui connaissions l’excentricité et les distractions du savant,étions persuadés qu’il n’y avait pas lieu de nous inquiéter, et quenous le découvririons bientôt, flânant autour de quelque nouveautéocéanique qui l’avait captivé. Nous sommes donc revenus sur nospas, et nous n’avions pas fait une centaine de mètres que nousl’apercevions.

Mais il courait ! Et il courait avec uneagilité inattendue de la part d’un homme de science. Il est vraique le moins athlétique des hommes peut courir quand la peur l’yoblige. Le Professeur courait, mains tendues pour demander dusecours ; il butait, il chancelait, mais il courait de toutela vitesse de ses jambes. Il avait pour cela un bon motif :trois bêtes horribles le talonnaient ; c’étaient des crabestigrés à carapace rayée de bandes noires et blanches ; leurtaille valait bien celle d’un gros terre-neuve. Par chance ils nese hâtaient que lentement en se déplaçant sur le flanc, mais ilsgagnaient de vitesse notre Professeur terrorisé.

Leur souffle étant meilleur, ils auraient sansdoute refermé sur lui leurs horribles pinces si nos amis n’étaientintervenus d’extrême justesse. Ils se sont élancés en brandissantleurs bâtons pointus, et Manda a allumé la puissante lampeélectrique qu’il portait à sa ceinture ; surpris, les monstresont alors préféré se réfugier dans la jungle, et nous les avonsperdus de vue. Notre camarade s’est effondré sur un bouquet decorail ; son visage ravagé traduisait son épuisement. Il nousa raconté qu’il avait pénétré dans la jungle pour s’approprier unspécimen rare des chimères des grands fonds, et qu’il était tombésur le nid de ces féroces crabes tigrés, lesquels s’étaientimmédiatement lancés à sa poursuite. Ce n’est qu’après un longrepos qu’il s’est déclaré prêt à se remettre en route.

Après avoir longé les falaises basaltiques,nous sommes arrivés au but de notre excursion. La plaine griseétait recouverte à cet endroit par des proéminences irrégulières,et de larges mamelons ; sous leur masse reposait la citéantique. Elle aurait été complètement ensevelie sous le limon,comme Herculanum le fut par la lave du Pompéi par les cendres, siune voie d’accès n’avait pas été creusée par les survivants dutemple. Cette voie était une entaille longue, en pente inclinée,qui aboutissait à une large rue bordée de grands bâtiments. Lesmurs de ces bâtiments étaient par endroits craquelés et fracassés,car ils n’avaient pas été construits aussi solidement que letemple, mais leur intérieur était presque partout dans le même étatqu’au jour de la catastrophe, à cette exception près que la meravait modifié, merveilleusement dans certains cas et horriblementdans d’autres, l’aspect des salles. Nos guides nous ont fait signede ne pas visiter les premières que nous avons aperçues ; ilsnous ont conduits jusqu’à ce qui avait certainement été la grandecitadelle centrale, ou le palais autour duquel toute la villes’était agglomérée. Piliers, colonnes, corniches sculptées,bas-reliefs, escaliers, dépassaient en dimensions tout ce quej’avais vu sur la terre. Les restes du temple de Karnak à Louqsoren Égypte sont ce qui s’en rapproche le plus. D’ailleurs, faitcurieux, les décorations et les inscriptions à demi-effacéesressemblaient par certains détails à celles des célèbres ruines àcôté du Nil, et les chapiteaux des colonnes, en forme de lotus,étaient identiques. Il n’était pas banal, croyez-moi, de marchersur ces dalles de marbre disposées en damier, d’arpenter cesimmenses salles où des statues gigantesques nous dominaient detoute leur taille, et de voir en même temps de grandes anguillesargentées glisser au-dessus de nos têtes, tandis que des poissonsépouvantés s’écartaient en hâte de la lumière que nous projetionspour nous éclairer. Nous avons fait le tour des salles, non sansremarquer tous les indices du luxe et parfois même de la lascivitédémentielle qui, si l’on en croit la légende, aurait entraîné surle peuple la malédiction divine. Une petite chambre, adorablementincrustée de nacre, scintillait encore maintenant de toutes sesteintes opalescentes sous l’effet de la lumière ; une estradedécorée d’un métal jaune supportait un lit doré : nous noustrouvions peut-être dans la chambre à coucher d’une reine ;mais à côté du lit un hideux calmar noir soulevait son corps sur unrythme lent et furtif, comme si un mauvais cœur battait encore dansla pièce. J’ai été content quand nos guides nous ont fait sortir.Nous avons vu un amphithéâtre en ruines, puis une jetée avec unphare à son extrémité : la ville avait été un port de mer.Finalement nous avons quitté ces lieux sinistres pour nousretrouver dans la plaine bathybienne.

Nos aventures n’étaient pas terminées :nous allions en vivre une, alarmante pour nos compagnons comme pournous-mêmes. Nous étions presque rentrés, quand l’un de nos guides adésigné en l’air un objet qui avait l’air de l’inquiéter. Levant lenez, nous avons vu quelque chose d’extraordinaire : desténèbres des eaux, une énorme silhouette sombre se détachaitrapidement ; tout d’abord elle a pris l’aspect d’une masseinforme, mais quand elle a émergé à la lumière, nous avons vu qu’ils’agissait du cadavre d’un poisson monstrueux, qui avaitlittéralement éclaté puisqu’il traînait derrière lui sesentrailles. Sans doute les gaz l’avaient maintenu dans les couchessupérieures de l’Océan jusqu’à ce qu’ils eussent été libérés par laputréfaction, ou par les morsures des requins ; il n’étaitplus resté alors que son poids brut qui avait précipité cettegrosse masse au fond de la mer. Déjà au cours de notre promenadenous avions observé plusieurs grands squelettes curés par lespoissons ; mais cette bête inconnue donnait l’impressionqu’elle vivait encore, malgré son éventration. Nos guides nous ontpoussés à l’écart du chemin emprunté par cette masse en chutelibre. Nos cloches vitreuses nous ont empêchés d’entendre le bruitmat du choc contre le lit de l’Océan, mais il a dû être prodigieux,car le limon a volé en l’air en projetant mille éclaboussures.C’était un cachalot qui mesurait vingt-cinq mètres de longueur.D’après la mimique allègre de nos compagnons, j’ai deviné qu’ilssauraient fort bien utiliser les spermacetis et la graisse del’animal. Pour l’instant, nous avons laissé là son cadavre et,ravis de notre excursion mais fourbus par manque d’entraînement,nous nous sommes débarrassés peu après de nos costumes transparentssur le plancher en pente du hall d’arrivée.

Quelques jours après notre communicationcinématographique à la communauté touchant notre propre origine,nous avons assisté à une séance beaucoup plus auguste etsolennelle, au cours de laquelle nous avons appris avec une grandeclarté l’histoire de ce peuple remarquable. Je n’irai pas jusqu’àme vanter qu’elle ait été donnée spécialement à notreintention ; je crois plutôt que, à intervalles réguliers, lesévénements étaient publiquement retransmis afin que leur souvenirfût conservé, et que la séance à laquelle nous avions été conviésn’était que l’intermède d’une longue cérémonie religieuse. Quoiqu’il en soit, je vais décrire exactement ce que j’ai vu.

Nous avons été conduits dans la même grandesalle où le docteur Maracot avait projeté nos propres aventures surl’écran. Toute la communauté se trouvait réunie ; comme lapremière fois, des places d’honneur nous étaient réservées, justeen face du grand écran lumineux. Puis, après un long chant quipouvait être un hymne patriotique, un très vieil homme à cheveuxblancs, l’historien ou le chroniqueur de la nation, s’est levé sousles applaudissements de l’assistance ; il s’est avancéjusqu’au point d’où il pouvait émettre le plus nettement possible,et il a projeté sur l’écran une succession d’images représentantl’essor et la décadence de son peuple. Je voudrais être capable devous communiquer leur intensité dramatique. Mes deux compagnonsaussi bien que moi-même, nous avions perdu toute notion de temps etde lieu, tant nous étions absorbés par la contemplation de cesimages. Quant au public, il était ému au plus profond del’âme ; les hommes et les femmes gémissaient, versaient deslarmes tandis que se déroulait la tragédie qui dépeignaitl’anéantissement de leur patrie et la destruction de leur race.

Les premières images nous ont montré le vieuxcontinent dans toute sa gloire, tel que son souvenir en a ététransmis de père en fils. Nous avons en quelque sorte survolé unpays riche, légèrement accidenté, immense, bien arrosé etintelligemment irrigué, avec de grands champs de céréales, desvergers, de jolis cours d’eau, des collines boisées, des lacspaisibles et quelques montagnes pittoresques. Ce pays était parseméde villages, de fermes, de magnifiques résidences. Puis notreattention a été sollicitée par la capitale, splendide cité situéeau bord de la mer ; le port était encombré de galères, sesquais disparaissaient sous les marchandises ; la sécurité dela ville était assurée par de hautes murailles, des tourelles, desdouves qui en faisaient le tour, le tout sur une échellegigantesque. Les maisons se prolongeaient sur de nombreuxkilomètres à l’intérieur des terres ; au centre de la capitalese dressait un château crénelé ou une citadelle, si large, siimposante qu’elle aurait pu passer pour la création d’un rêve. Onnous a montré ensuite quelques-uns des habitants qui vivaient à cetâge d’or : des vieillards sages et vénérables, des guerriersvirils, des prêtres, des femmes aussi belles que distinguées, dejolis enfants, bref une race à son apogée.

Des images d’un tout autre genre ont suivi.Nous avons vu des guerres, des guerres incessantes : guerressur terre et guerres sur mer. Nous avons vu des êtres nus et sansarmes piétinés, foulés, écrasés par de grands chars ou descavaliers revêtus d’une armure. Nous avons vu des trésors entasséspar les vainqueurs. Mais au fur et à mesure que s’accroissait lenombre des riches, les visages sur l’écran devenaient plus cruels,s’imprégnaient de bestialité. D’une génération à l’autre, la races’avilissait. Nous avons vu surgir les symboles d’une dissipationvoluptueuse, d’une débauche latente, d’une dégénérescence morale,d’un progrès de la matière au détriment de l’esprit. Des jeux debrute remplaçaient les exercices virils d’autrefois. La vie defamille n’existait plus ; la culture spirituelle etintellectuelle était abandonnée. Nous avons eu devant les yeuxl’image d’un peuple incapable de rester en repos et frivole,passant sans cesse d’un but à un autre, courant constamment à laconquête du bonheur et le manquant non moins constamment, mais ens’imaginant toujours qu’il pourrait le trouver dans desmanifestations plus compliquées et anormales. Deux classess’étaient développées : une classe de super-riches qui nerecherchaient que la satisfaction de leurs sens, et une classe deprolétaires dont la vie entière était consacrée à servir leursmaîtres, pour le mal comme pour le bien.

À ces tableaux en ont succédé d’autres d’uneinspiration nouvelle. Des réformateurs essayaient de détourner lanation de ses détestables habitudes et de la ramener sur les voiessupérieures auxquelles elle avait renoncé. Nous les avons vus,graves, sérieux, raisonnant avec le peuple, mais nous les avons vusaussi accablés par les sarcasmes et les ricanements de ceux qu’ilstentaient de sauver. Les prêtres de Baal, qui avaientprogressivement permis à des spectacles, à des cérémoniesirréligieuses de remplacer l’épanouissement spirituel désintéressé,menaient l’opposition aux réformes. Les réformateurs pourtant nes’inclinaient pas. Ils continuaient à lutter pour le salut de leurpeuple ; leurs visages se faisaient de plus en plus graves,inspiraient même de l’effroi : c’étaient vraiment des hommesqui lançaient des avertissements terribles, comme s’ilsentrevoyaient en esprit une vision horrible. Bien peu de leursauditeurs semblaient leur prêter une oreille attentive ; laplupart se détournaient en riant pour sombrer davantage dans lepéché. Et puis le temps est venu où les réformateurs se sontdécouragés ; incapables de se faire entendre, ilsabandonnaient ce peuple dégénéré à son destin.

Nous avons vu un spectacle étrange. Il y avaitun réformateur, un homme d’une singulière force morale et physique,qui était le chef de tous les autres. Il était riche, il disposaitd’influence et de pouvoirs dont certains ne semblaient pas tout àfait de cette terre. Nous l’avons vu transporté dans une sorted’extase, en communion avec des esprits supérieurs. C’est lui qui aemployé toute la science de son pays (une science qui dépassait deloin tout ce que nous, modernes, connaissons) à construire unearche destinée à servir de refuge contre les troubles à venir. Nousavons vu des myriades d’ouvriers au travail et des murs s’élever,tandis que des citoyens insouciants se gaussaient de précautionsaussi compliquées qu’inutiles. D’autres personnages avaient l’airde discuter avec lui et de lui dire que s’il redoutait quelquechose, il ferait mieux de se sauver dans un lieu plus sûr. Saréponse a été, du moins à ce que nous avons compris, que certainsdevaient être sauvés à ce moment décisif, et que, pour l’amour deceux-là, il devait rester dans ce temple de sûreté. En attendant,il rassemblait ses partisans dans le temple, et il les ymaintenait, car il ignorait lui-même le jour et l’heure, bien quedes avertissements venus de l’au-delà lui eussent donné l’assuranceque les temps étaient proches. Quand l’arche a été terminée, quandl’étanchéité des portes a été vérifiée, il a attendu lacatastrophe, en compagnie de sa famille, de ses amis, de sesdisciples, de ses serviteurs.

Et la catastrophe s’est produite. Même sur cetécran, elle a été terrible à observer. Dieu sait ce qu’elle a étédans la réalité ! Tout d’abord, nous avons vu une énormemontagne d’eau s’élever à une altitude incroyable au-dessus d’unocéan paisible. Et puis nous l’avons vue avancer pendant deskilomètres. C’était une grande montagne luisante, lisse, coifféed’écume ; elle s’approchait de plus en plus vite. Deux petitscopeaux de bois se balançaient sur sa cime couleur de neige :quand les vagues les ont roulés vers nous, nous les avonsidentifiés : c’étaient deux galères fracassées. Nous avons vula montagne frapper le rivage, se ruer sur la ville : lesmaisons pliaient devant elle comme un champ de blé se courbe quandune tempête le fouette. Nous avons vu des hommes, des femmes et desenfants juchés sur des toits et regardant la mort impitoyable quisurvenait ; leurs visages étaient déformés parl’épouvante ; ils se tordaient les mains, ils hurlaient deterreur. Ceux-là mêmes qui avaient ri des avertissements prodiguésimploraient à présent le Ciel, baisaient la terre ou tombaient àgenoux en levant les bras dans un suprême appel à la pitié divine.Ils n’avaient plus le temps d’atteindre l’arche, qui se dressaitau-delà de la cité : mais par milliers ils couraients’installer dans la citadelle, qui avait été édifiée sur unehauteur ; les murailles étaient noires de monde. Et puis, toutà coup le château a commencé à s’enfoncer. Et tout a commencé às’enfoncer. L’eau s’était répandue dans les recoins les plusprofonds de la terre et les feux du centre du globe l’avaienttransformée en vapeur : les fondations du sol ont étélittéralement soufflées. La cité a sombré, sombré toujours,toujours plus bas… L’assistance, nous-mêmes, n’avons pu réprimer uncri devant ce spectacle horrible. La jetée s’est brisée en deux eta disparu. Le haut phare a été englouti sous les vagues. Les toitsont quelque temps ressemblé à une rangée de récifs ; puis ilsont été engloutis eux aussi. Seule la citadelle émergeait encore,tel un navire monstrueux ; elle a glissé lentement sur lecôté, dans le gouffre ; sur les tourelles des mainss’agitaient désespérément. Le drame a pris fin. Une mer toute unierecouvrait le continent entier ; c’était une mer où plus rienne vivait ; des remous fumants ont laissé apparaître desépaves : cadavres d’hommes et d’animaux, chaises, tables,vêtements, chapeaux et diverses marchandises étaient soulevés etbrassés par une gigantesque fermentation liquide. Lentement elles’est calmée, et nous avons vu une immensité d’eau qui avait lacouleur et le poli du mercure, sous un soleil brouillé et bas àl’horizon ; c’était le tombeau d’un peuple que Dieu avait pesédans Sa justice et jugé criminel.

L’histoire était complète. Nous n’avions pasbesoin d’en réclamer davantage, car nos cerveaux et l’imaginationpouvaient nous expliquer le reste. Nous nous sommes représenté lalente descente de cette grande ville, de plus en plus bas, dans legouffre de l’océan, parmi des convulsions volcaniques qui faisaientjaillir autour d’elle des pics sous-marins. Nous avons devinécomment la cité engloutie s’était posée à côté de l’Arche de refugeoù une poignée de survivants aux nerfs brisés s’était rassemblée,au fond de l’Atlantique. Et finalement nous avons compris commentces survivants avaient continué à vivre, comment ils avaientutilisé les moyens variés dont les avaient pourvus la science et laprévoyance de leur grand chef, comment il leur avait enseigné toutson art avant de disparaître, et comment une soixantaine d’Atlantess’étaient développés en une large communauté qui avait eu à taillersa route dans les entrailles de la terre pour se constituer sonespace vital. Aucune bibliothèque n’aurait retracé le cours desévénements plus clairement que cette succession d’images. Tel avaitété le destin, telles avaient été les causes de ce destin qui avaitsubmergé la grande terre de l’Atlantide. Un jour lointain, quand celimon bathybien se sera transformé en craie, cette grande cité seraprojetée une fois de plus par un nouveau souffle de la nature, etle géologue de l’avenir n’exhumera pas des silex ou descoquillages, mais les restes d’une civilisation évanouie et lestraces d’une catastrophe vieille comme le monde.

Un seul point demeurait obscur : à quelledate avait eu lieu cette tragédie ? Le docteur Maracot adécouvert une méthode rudimentaire de calcul. Parmi les nombreusesannexes du grand édifice, il y avait un souterrain qui était lecimetière des chefs. Comme en Égypte et dans le Yucatan, lamomification était pratiquée ; dans les niches des murs cessinistres reliques du passé étaient alignées en rangsinterminables. Manda nous avait montré avec fierté une niche vide,en nous faisant comprendre qu’elle lui était destinée.

– Si vous prenez la moyenne des souverainseuropéens, m’a dit Maracot, vous constaterez qu’ils se sontsuccédés à cinq par siècle. Nous pouvons adopter ici cette moyenne.Nous ne pouvons pas prétendre à une exactitude scientifique, maisnous obtiendrons une approximation. J’ai compté les momies ;il y en a quatre cents.

– Alors la catastrophe remonterait à huitmille ans ?

– En effet. Et cette date correspond à peuprès au calcul de Platon. Elle s’est certainement produite avantque les Égyptiens ne tiennent des archives écrites ; les plusanciennes remontent à sept mille ans. Oui, je pense que nouspouvons dire que nous avons vu, de nos yeux vu, la reproductiond’une tragédie qui s’est déroulée il y a au moins huit mille ans.Mais, bien sûr, pour édifier une civilisation comme celle dont nousavons vu les vestiges, il a fallu plusieurs milliers d’années.C’est pourquoi nous avons reculé l’horizon de l’histoire humaineauthentique beaucoup plus loin que ne l’ont fait des hommes depuisqu’il y a une histoire humaine.

Chapitre 5

 

C’est environ un mois après notre visite à lacité engloutie, selon nos calculs, que s’est produit une choseimprévue et saisissante. Nous croyions que nous étions désormaisimmunisés contre les chocs, et qu’aucun fait nouveau ne pourraitnous émouvoir grandement. Or ce que je vais maintenant vousraconter a dépassé les prévisions de notre imagination.

La nouvelle qu’un événement important avait eulieu nous a été rapportée par Scanlan. Il faut que vous compreniezbien que nous étions dans l’arche, jusqu’à un certain point, commechez nous. Que nous savions où étaient situées les salles de reposcollectif et les salles de spectacles. Que nous assistions à desconcerts (leur musique était aussi étrange que compliquée) et à desreprésentations théâtrales où les mots incompréhensibles trouvaientleur traduction dans des gestes très vivants et très dramatiques.Enfin que nous faisions partie de la communauté. Nous rendionsvisite à diverses familles, et notre existence (la mienne, en toutcas) était éclairée par le charme qui émanait de ce peuple engénéral, et en particulier d’une chère jeune fille dont j’ai déjàparlé. Mona était la fille de l’un des chefs de la tribu, et j’aitrouvé dans sa famille un accueil chaleureux qui faisait oublierles différences de race et de langue. Quand nous en sommes venus auplus tendre des langages, je n’ai pas constaté d’ailleurs beaucoupde différences entre la vieille Atlantide et la jeune Amérique. Ilme semble que ce qui aurait plu à une jeune fille du Brown’sCollege dans le Massachusetts ne plaisait pas moins à une jeunefille habitant sous les eaux.

Mais je reviens à l’arrivée de Scanlan dansnotre chambre.

– Dites donc, il y en a un qui vient juste derentrer, et si excité qu’il en oubliait de retirer sa cloche !Il pérorait depuis plusieurs minutes avant d’avoir compris quepersonne ne l’entendait. Quand il l’a retirée, alors ç’a été unbla-bla-bla débité tout d’une haleine, et à présent ils le suiventtous vers la base avancée. Je vous invite à foncer dans l’eau, caril se passe certainement quelque chose qui vaut la peine d’êtrevu.

Nous sommes sortis en courant, et nous avonsdécouvert que tous nos amis se précipitaient dans le couloir ;nous nous sommes joints à la procession, nous nous sommes« mis sous cloche » et nous nous sommes mêlés à la foulequi s’élançait sur le lit de l’Océan, conduite par le messager.Nous avions du mal à suivre l’allure des Atlantes ; mais ilsavaient emporté des lampes électriques, dont la réverbération nousa guidés, malgré nos nombreuses chutes. Ils longeaient la base desfalaises basaltiques ; puis ils se sont engagés dans une sorted’escalier aux marches creusées par les pas ; cet escaliermenait au sommet des falaises ; le relief y était accidenté,parsemé de pics déchiquetés et aussi de profondes crevasses. Notremarche n’en a pas été favorisée. Au sortir de ce chaos de laveantique, nous avons débouché sur une plaine circulaire, éclairéepar la phosphorescence ; en son milieu j’ai distingué quelquechose dont l’aspect m’a cloué sur place. J’ai regardé mescompagnons : leurs physionomies reflétaient une émotion aussiintense que la mienne.

À demi-enseveli dans le limon, un steamer debonne taille était couché. Sa cheminée était cassée à angle droit,et le mât de misaine coupé ras ; à part cela, le navireparaissait intact, aussi propre et net que s’il venait de quitterle quai. Nous avons couru sous l’étrave. Jugez de nos sentimentsquand nous avons lu « Stratford, London » Notrenavire nous avait suivis dans le gouffre Maracot !

Bien sûr, après le premier choc, nous avonsété moins surpris… Nous nous sommes rappelé le baromètre quitombait, les voiles rentrées du petit bateau norvégien, le grosnuage noir à l’horizon. Un cyclone subit avait dû éclater, assezviolent pour envoyer par le fond notre Stratford. Iln’était que trop évident que tout l’équipage avait péri, car laplupart des canots pendaient des bossoirs dans un état plus oumoins avancé de destruction ; par ailleurs, aucun canotn’aurait survécu à un ouragan pareil. La tragédie avait dû sedérouler une ou deux heures après notre drame personnel. Peut-êtrela ligne de sonde que nous avions vue avait-elle été ramenée justeavant le coup fatal ? C’était terrible, mais fantastique, depenser que nous étions encore en vie, tandis que ceux qui nousavaient pleurés étaient eux-mêmes anéantis. Nous avons étéincapables de préciser si le navire avait été dérivé entre deuxeaux ou s’il gisait depuis quelque temps déjà là où un Atlantevenait de le découvrir.

Le pauvre capitaine Howie, ou plutôt ce quirestait de lui, était encore à son poste sur le pont, avec lesmains crispées sur le bastingage. Son corps, les corps de troischauffeurs dans la salle des machines étaient les seuls à avoirsombré avec le navire. Ils ont été retirés selon nos directives, etensevelis sous le limon ; des couronnes de fleurs marines ontété déposées sur leur tombe. Je fournis ces détails avec l’espoirqu’ils pourront apporter un peu de réconfort à Madame Howie dansson chagrin. Nous ignorions les noms des chauffeurs.

Pendant que nous accomplissions ce dernierdevoir, les petits Atlantes se répandaient sur leStrafford. Ils se faufilaient partout ; on aurait ditdes souris sur un fromage. Leur nervosité, leur curiosité nous ontrévélé que c’était sans doute le premier navire moderne, le premiersteamer, qui avait sombré près d’eux. Nous avons en effet constatéplus tard que leur appareil d’oxygène sous la cloche vitreuse neleur permettait pas de demeurer longtemps éloignés du poste derecharge ; leur champ d’action pour explorer le fond de la merétait donc limité à quelques kilomètres. Ils se sont affairésimmédiatement à démolir l’épave et à emporter tout ce qui leursemblait d’une utilité quelconque. Nous avons été assez satisfaits,pour notre part, de faire un tour jusqu’à nos cabines afin d’enretirer des vêtements et des livres qui n’étaient pas complètementhors d’usage.

Parmi les divers objets que nous avonsrécupérés, figurait le journal de navigation duStratford ; le capitaine l’avait scrupuleusement tenuà jour jusqu’au moment du sinistre. Vraiment il était étrange quenous pussions le lire, tandis que son auteur avait péri !Voici la dernière page :

« 3 octobre. – Courageux mais téméraires,les trois explorateurs sont aujourd’hui descendus, contre mavolonté et malgré mes conseils, dans leur cage d’acier vers le fondde l’Océan, et l’accident que j’avais prévu s’est produit. Queleurs âmes reposent en paix ! Leur descente a commencé à onzeheures du matin, et je me demandais si je ne ferais pas mieux deleur interdire cette expérience, car un grain s’annonçait. Jeregrette de ne pas avoir obéi à mon impulsion, mais je n’auraisfait que retarder une tragédie inévitable. Je leur ai dit adieu àchacun, avec la certitude que je ne les reverrais jamais. Pendantquelque temps, tout s’est bien passé ; à onze heuresquarante-cinq ils avaient atteint une profondeur de trois centsbrasses, et ils touchaient le fond. Le docteur Maracot a envoyéplusieurs messages ; tout semblait se dérouler normalement,quand j’ai tout à coup entendu sa voix bouleversée, et le câbles’est mis à s’agiter avant de se rompre, brutalement. Il semblaqu’ils se trouvaient à cet instant au-dessus d’un gouffre profond,car sur l’ordre du docteur Maracot le navire s’était très lentementavancé. Les tubes d’air ont continué à fonctionner jusqu’à unedistance que j’évalue à huit cents mètres ; puis ils se sontrompus eux aussi. Nous n’avons désormais plus aucun espoir d’avoirdes nouvelles du docteur Maracot, de Monsieur Headley ou deMonsieur Scanlan.

« Et cependant il me faut relater unechose extraordinaire, mais sur laquelle je n’ai pas le temps dem’appesantir, car le temps se gâte et un orage menace. Une sonde degrands fonds avait été descendue en même temps ; la profondeurenregistrée a été de l’ordre de huit mille mètres. Le poids a été,comme de juste, abandonné au fond, mais le filin a été remonté et,pour aussi incroyable que cela paraisse, le mouchoir de MonsieurHeadley y était accroché. L’équipage en a été tout surpris ;personne n’a pu s’expliquer comment ce miracle s’était produit. J’yreviendrai plus tard. Nous sommes restés quelques heures dans lesparages dans l’espoir d’apercevoir quelque chose à la surface, etnous avons remonté le câble, dont le bout était déchiqueté. Mais ilfaut que je m’occupe du navire : je n’ai jamais vu un cielplus redoutable ; le baromètre dégringole. »

Voilà comment nous avons reçu les dernièresnouvelles de nos anciens compagnons. Un cyclone terrible s’est sansaucun doute abattu sur le navire et l’a coulé.

Nous avons tourné autour de l’épave jusqu’à cequ’un certain manque d’air sous nos cloches de verre et lasensation d’un poids oppressant sur nos poitrines nous aientavertis qu’il était grand temps de songer à notre retour. C’est aucours de ce retour qu’une aventure nous a montré les dangersimprévisibles auxquels sont exposés les habitants des grands fondsmarins, et nous a expliqué pourquoi leur nombre, en dépit dessiècles écoulés, avait relativement peu augmenté : y comprisles esclaves grecs, la population n’excédait pas plus de quatre oucinq mille âmes. Nous avions donc redescendu les marches, et nouslongions la jungle qui borde les falaises de basalte, quand Manda alevé le bras en l’air pour désigner quelque chose et il a fait degrands signes à l’un des membres de notre groupe qui se trouvait àquelque distance. En même temps, avec ceux qui l’entouraient, il acouru vers de grosses pierres ; nous nous sommes tous abritésderrière elles. C’est alors que nous avons compris la cause de leurfrayeur. À quelques mètres au-dessus de nos têtes, descendantrapidement, un énorme poisson d’une forme tout à faitexceptionnelle, était apparu. On aurait dit un grand lit de plumesflottant, moelleux et rembourré, blanc par en-dessous, avec unelongue frange rouge dont la vibration le propulsait dans l’eau. Ilne semblait posséder ni bouche ni yeux ; mais il n’a pas tardéà nous prouver son agilité extraordinaire. Le membre de notregroupe qui se trouvait à découvert a voulu rejoindre notre abri,mais il s’y était pris trop tard. J’ai vu son visage convulsé deterreur. Le monstre l’a enlacé de tous côtés ; il palpitaitd’une manière épouvantable en l’enveloppant ; il le serraitcomme s’il voulait l’écraser contre les rochers de corail. Latragédie se déroulait à quelques mètres de nous ; cependantnos compagnons étaient tellement surpris par sa soudaineté qu’ilssemblaient paralysés. C’est Scanlan qui a effectué une sortie etqui, sautant sur le large dos du monstre (un dos taché de rouge etde brun) a enfoncé le bout pointu de son bâton de métal dansl’enveloppe molle de la bête.

J’ai suivi l’exemple de Scanlan ;finalement Maracot et les autres ont attaqué le monstre qui a battulentement en retraite en laissant derrière lui une traced’excrétion huileuse et glutineuse. Notre aide n’avait pu sauver lavictime, car l’étreinte du grand poisson avait brisé sa clochevitreuse, et il avait péri noyé. Quand nous avons ramené soncadavre dans l’Arche du refuge, ç’a été un jour de deuil, maisaussi pour nous un jour de triomphe, car la promptitude de notreaction nous avait valu les louanges admiratives de nos compagnons.Quant au poisson, le docteur Maracot nous a affirmé qu’ils’agissait d’un spécimen connu des ichtyologues, mais d’une tailleabsolument colossale.

Je mentionne ce monstre parce qu’il a été lacause d’un drame ; mais je pourrais (et peut-être le ferai-je)écrire un livre sur les formes de vie que nous avons vues. Le rougeet le noir sont les couleurs prédominantes dans la vie des grandsfonds, tandis que la végétation est d’un pâle vert olive ; safibre est si coriace que nos chaluts l’arrachent rarement :voilà pourquoi la science croit que le lit de l’Océan est nu. Denombreux animaux marins sont d’une beauté adorable ; d’autresau contraire arborent une horreur si grotesque qu’ils ressemblent àdes images nées d’un délire, mais ils constituent un danger que nepeut égaler aucun animal de la terre. J’ai vu une torpille noirequi avait dix mètres de long avec un croc abominable sur laqueue ; un seul coup de cette queue aurait tué n’importequelle créature vivante. J’ai vu aussi une grenouille géante, avecdes yeux verts saillants, qui n’était qu’une gueule béante avec unénorme estomac par derrière ; la rencontrer c’était la mortpour quiconque n’était pas muni d’une lampe électrique dont lerayon la faisait fuir. J’ai vu l’anguille aveugle et rouge desrochers, qui tue par une émission de poison, et j’ai vu encore lescorpion de mer géant, l’une des terreurs des bas-fonds.

Une fois j’ai eu le privilège de voir le vraiserpent de mer ; cette bête n’apparaît presque jamais aux yeuxdes hommes, car elle vit dans les grands fonds et on ne la trouveen surface que lorsqu’une convulsion sous-marine l’a chassée de sesrepaires. Deux serpents de mer nageaient, ou plutôt glissaient,près d’un endroit où je m’étais isolé avec Mona. Nous nous sommesblottis parmi des bouquets de laminaires. Ils étaienténormes : à peu près hauts de trois mètres et longs desoixante-dix. Noirs au-dessus, blancs au-dessous, avec une sorte defrange sur le dos, ils avaient de petits yeux guère plus gros queceux d’un bœuf. Mais le récit du docteur Maracot, s’il vousparvient jamais, vous donnera bien d’autres détails sur cesserpents et sur quantité d’autres choses.

Les semaines se succédaient paisiblement.Notre nouvelle existence se révélait très agréable, et nouscommencions à manier suffisamment cette langue depuis longtempsoubliée pour pouvoir converser avec nos compagnons. L’arche offraittoutes sortes de sujets d’études et de distractions ; déjàMaracot s’était assimilé assez de vieille chimie pour déclarerqu’il pourrait révolutionner toutes les idées du monde s’il étaitun jour capable de lui transmettre ce qu’il avait appris. Entreautres choses, les Atlantes connaissaient la désintégration del’atome, et bien que l’énergie libérée fût inférieure à ce que nossavants avaient prédit, elle suffisait en tout cas à leur procurerun grand réservoir de puissance. De même ils nous dépassaient deloin dans la connaissance de l’énergie ou de la nature del’éther : leur étrange traduction de la pensée sous formed’images, procédé qui nous avait permis de nous racontermutuellement notre histoire, était l’effet d’une impressionéthérisée transmutée en termes de matière.

Et pourtant, malgré leur science, les ancêtresdes Atlantes avaient négligé certains aspects du développement dela science moderne.

Il a appartenu à Scanlan de le démontrer.Depuis des semaines il était dans un état d’excitationcontenue ; un grand secret le consumait, et il gloussait dejoie quand il réfléchissait. Nous ne le voyions que parintermittence pendant cette période, car il était extrêmementoccupé ; son unique ami et confident était un Atlante gras etjovial qui s’appelait Berbrix et qui était chargé d’une partie desmachines. Scanlan et Berbrix, qui conversaient surtout par signeset par grandes claques dans le dos, étaient devenus très intimes,et ils ne se quittaient pour ainsi dire jamais. Un soir Scanlan estarrivé radieux.

– Dites donc, docteur, a-t-il déclaré àMaracot, j’ai un bon petit tuyau personnel que je voudraiscommuniquer à ces braves gens. Ils nous ont montré deux ou troistrucs ; j’estime que c’est notre tour de faire une exhibition.Que diriez-vous si nous les conviions tous demain soir pour unpetit spectacle ?

– Jazz ou charleston ? ai-je demandé.

– Rien à voir avec le charleston. Attendez, etvous verrez. Mon ami, c’est le truc le plus formidable… Mais non,plus un mot ! Simplement ceci, patron : je ne vousdécevrai pas ! J’ai de la bonne camelote, et je voudrais enfaire profiter nos amis.

Toute la communauté s’est donc réunie lelendemain soir dans la salle habituelle. Scanlan et Berbrix étaientsur l’estrade, rayonnants de fierté. L’un des deux a touché unbouton, et alors…

– This is London calling, a crié unevoix bien claire. Londres qui appelle les îles Britanniques.Prévisions du temps…

Suivaient alors les phrases habituelles surles dépressions et les anticyclones.

– Premier bulletin d’informations. Sa Majestéle Roi a inauguré ce matin la nouvelle aile de l’hôpital d’enfantsà Hammersmith…

Etc. Etc. Sur le rythme familier. Pour lapremière fois nous nous retrouvions dans l’Angleterre de tous lesjours qui faisait bravement son petit bonhomme de chemin, le doscourbé sous ses dettes de guerre. Et puis nous avons entendu lesnouvelles de l’étranger, les informations sportives. Le vieux mondecontinuait de bourdonner comme auparavant. Nos amis les Atlantesécoutaient avec stupeur, mais sans comprendre. Quand, toutefois,immédiatement après les informations, la musique des Gardes aentamé la marche de Lohengrin, ils ont poussé un cri unanime deravissement, et nous nous sommes bien amusés à les voir courir surl’estrade, soulever les rideaux, regarder derrière les écrans pourdécouvrir la source de la musique. Nous avions laissé pour toujoursnotre marque sur la civilisation sous-marine !

– Non, Monsieur, nous a dit Scanlan un peuplus tard. Je ne pourrais pas construire un poste émetteur. Euxn’ont pas le matériel, et moi pas le cerveau. Mais chez moi j’avaisfabriqué un poste à deux lampes avec l’antenne dans la cour à côtédes fils pour sécher le linge ; j’avais appris à le manipuleret j’attrapais n’importe quel poste américain. Je me suis dit quece serait amusant si, avec toute l’électricité disponible ici, etavec leur verrerie en avance sur la nôtre, je pouvais fabriquerquelque chose qui capterait une onde de l’éther, parce qu’une ondevoyage aussi bien par eau que par air. Le vieux Berbrix a presquepiqué une crise quand nous avons capté le premier concert ;mais il s’y connaît maintenant, et je parierais bien que nous avonsfondé là une institution permanente.

Au nombre des découvertes des chimistes del’Atlantide figurait un gaz neuf fois plus léger que l’hydrogène etque Maracot a baptisé lévigène. Ce sont ses expériences qui nousont donné l’idée d’expédier à la surface de l’Océan des boulesvitreuses contenant des renseignements sur notre existence.

– J’ai fait comprendre l’idée à Manda, nousa-t-il dit un jour. Il a donné des ordres aux spécialistes de lasilice, et les boules seront prêtes dans vingt-quatre ouquarante-huit heures.

– Mais comment pourrons-nous mettre àl’intérieur quelque chose ? ai-je demandé.

– Il y a une petite ouverture par laquelle legaz est injecté. Nous pourrons y glisser des papiers. Puis cesouvriers scelleront la fente. Je suis certain que lorsque nous leslâcherons, elles iront trouer la surface.

– Et elles vogueront sur l’eau pendant uneannée sans être repérées par quiconque.

– Possible. Mais la boule réfléchira lesrayons du soleil. Cela éveillera l’attention. Nous sommes sur laligne qu’empruntent les bateaux qui font la navette entre l’Europeet l’Amérique du Sud. Je ne vois pas pourquoi, si nous en envoyonsplusieurs, l’une au moins ne serait pas découverte.

Et cette boule, mon cher Talbot ou tous autresqui lisez mon récit, est parvenue entre vos mains. Mais un projetplus sensationnel est en train. L’idée a surgi dans la cervelleféconde du mécanicien américain.

– Dites, les amis, a-t-il commencé un soir oùnous étions seuls dans notre chambre, c’est charmant par ici :on boit bien, on mange à sa faim, et j’ai rencontré une fille quisurclasse toutes celles de Philadelphie, mais tout de même il y ades fois où je me sens comme si je voulais bien revoir mon paysavant de mourir.

– Nous ressentons la même chose, lui ai-jerépondu. Mais je ne vois pas comment vous pouvez espérer encoreretourner sur la terre.

– Écoutez-moi, patron ! Si ces boules degaz peuvent transporter notre message, peut-être pourraient-ellesnous transporter nous aussi ? Ne croyez pas que je plaisante.Je parle très sérieusement. Supposons que nous en réunissions troisou quatre pour faire un bon ascenseur. Vous voyez ? Nous avonsnos cloches vitreuses et nous nous harnachons aux boules. Au coupde sifflet, nous coupons les amarres et nous grimpons. Qu’est-cequi pourrait nous arrêter entre ici et la surface ?

– Un requin, par exemple.

– Bah ! zéro pour les requins ! Nousfoncerions parmi des requins à une telle vitesse qu’ils ne sedouteraient même pas de notre présence. Ils croiraient avoir vutrois éclairs lumineux. Nous bénéficierions d’une telle forceascensionnelle que nous terminerions par un bond de vingt mètresau-dessus de la surface. Je vous assure que la vigie qui nousverrait apparaître tomberait à genoux pour dire sesprières !

– Mais, en admettant que ce soit possible,qu’arrivera-t-il ensuite ?

– Oh, de grâce, ne parlons pas de« ensuite » ! Tentons notre chance ; sinon,nous sommes ici pour l’éternité.

– Je désire certainement retourner dans lemonde, ne serait-ce que pour communiquer nos résultats aux sociétéssavantes, a dit Maracot. C’est seulement mon influence personnellequi pourra leur faire mesurer la somme de connaissances neuves quej’ai acquises. Par conséquent, je suis tout disposé à participer àune tentative dans le genre de celle que Scanlan vient de nousexposer.

Pour certaines bonnes raisons, comme jel’indiquerai plus tard, j’étais le moins ardent des trois.

– Votre proposition relève de la purefolie ! À moins qu’on nous attende à la surface, nousvoguerons indiscutablement à la dérive et nous périrons de faim etde soif.

– Voyons, mon vieux, comment quelqu’unpourrait-il nous attendre ?

– Peut-être cela même pourrait-il s’arranger,a dit Maracot. Nous pouvons donner à un mille près notre latitudeet notre longitude.

– Et on nous descendrait une échelle ?ai-je ajouté avec âpreté.

– Pas besoin d’échelle ! Le patron araison. Écoutez, Monsieur Headley, vous mettrez dans cette lettreque vous allez adresser à tout l’univers… Oh là là ! Je voisd’ici les manchettes des journaux !… que nous sommes à 27°Lat. N et 28° 14’ Long. W ou tous autres chiffres plus exacts.Compris ? Puis vous dites que les trois plus importantspersonnages de l’histoire, le grand homme de science Maracot,l’étoile montante du naturalisme Headley, et le roi de la mécaniqueBill Scanlan, orgueil de Merribank, appellent au secours du fond dela mer. Vous me suivez ?

– Et alors ?

– Alors, à eux de jouer ! C’est un défiqu’ils seront forcés de relever. La même chose que ce que j’ai lusur Stanley trouvant Livingstone. À eux de trouver un moyen pournous tirer de là, ou pour nous accueillir à l’autre bout si nousfaisons le grand saut nous-mêmes.

– Nous pourrions leur suggérer le moyen, a ditle Professeur. Qu’ils descendent une sonde de grands fonds parici ; nous la chercherons. Quand elle sera arrivée, nouspourrons attacher un message et leur dire de se tenir prêts à nousrecevoir.

– Vous avez parlé comme un champion !s’est exclamé Bill Scanlan. Voilà certainement le bon moyen.

– Et si une demoiselle désire partager notresort, nous pourrions partir à quatre aussi facilement qu’à trois, aajouté Maracot avec un sourire malicieux à mon adresse.

– Et pourquoi pas à cinq ? a dit Scanlan.Mais vous avez pigé, maintenant, n’est-ce pas, MonsieurHeadley ? Vous allez écrire tout ça, et dans six mois nousserons de retour sur la Tamise.

Nous allons donc lancer nos deux boules danscette eau qui est pour nous ce que l’air est pour vous. Nos deuxpetites boules vont grimper vers le ciel. Se perdront-elles enroute toutes les deux ? C’est possible. Ou pouvons-nousespérer qu’une au moins fera surface ? Nous laissons ladécision entre les mains divines. Si rien ne peut être fait pournous, alors prévenez ceux qui ne nous ont pas oubliés que noussommes sains et saufs, et heureux. Si, par contre, notre suggestionpeut recevoir exécution, nous vous avons fourni le moyen deréussir. En attendant, adieu ! Ou au revoir ?

*

**

Ainsi se terminait le récit trouvé dans laboule vitreuse.

J’en étais demeuré là, moi aussi, lorsquej’avais entrepris de relater les faits connus ; mais pendantque mon manuscrit se trouvait chez l’imprimeur, un épiloguesensationnel est intervenu. Je veux parler du sauvetage desexplorateurs par le yacht à vapeur de Monsieur Faverger, laMarion, et du récit transmis du bateau par radio et captépar la station du cap des Îles Vertes, qui vient de leretransmettre pour l’Europe et l’Amérique. Ce récit est dû à laplume de Monsieur Key Osborne, le représentant de l’agenceAssociated Press.

Nous avons donc appris que sitôt connues enEurope les aventures du docteur Maracot et de ses amis, uneexpédition s’était secrètement montée dans le but de tenter leursauvetage. Monsieur Faverger avait généreusement mis son yachtMarion à la disposition des sauveteurs, et il avait décidéde les accompagner personnellement. La Marion a appareilléde Cherbourg en juin, a fait escale à Southampton pour embarquerMonsieur Key Osborne ainsi qu’un opérateur de cinéma, et elle afoncé ensuite à toute vapeur vers la région de l’Océan délimitéepar Cyrus Headley. Elle l’a atteinte le 1er juillet.

Une sonde de grands fonds a alors été larguéeet promenée au fond de l’Océan. À l’extrémité du filin, à côté duplomb, une bouteille était suspendue ; elle contenait unmessage ainsi conçu : « Votre récit a été recueilli, etnous sommes ici pour vous aider. Nous répétons ce message par notreémetteur radio, avec l’espoir que vous pourrez le capter. Nousallons traverser lentement votre région. Quand vous aurez détachéla bouteille, ayez l’obligeance d’y enfermer votre propre message.Nous agirons conformément à vos instructions. »

Pendant deux jours la Marion aquadrillé la région sans résultat. Le troisième jour, une grossesurprise attendait les sauveteurs. Une petite boule lumineuse ajailli de l’eau à quelques centaines de mètres du yacht :c’était un réceptacle vitreux analogue à celui que décrivait ledocument original. Il a fallu quelque temps pour le briser ;il contenait le message suivant : « Merci, chers amis.Nous apprécions grandement votre fidélité et votre énergie. Nousrecevons facilement vos messages par sans-fil, et nous avons choisipour vous répondre le moyen de cette boule ; nous avons essayéde capturer votre filin, mais les courants le soulèvent trop haut,et il se déplace plus rapidement que ne peut le faire le plus agiled’entre nous à cause de la résistance de l’eau. Nous nous disposonsà tenter l’aventure à six heures demain matin, selon nos calculs,le mardi 5 juillet. Nous arriverons l’un après l’autre, afin quevous puissiez, le cas échéant, transmettre par radio des conseils àceux qui monteront en dernier. Nouveaux remerciementschaleureux. »

Le message était signé : « Maracot.Headley, Scanlan ».

Monsieur Key Osborne raconte alors :

« La matinée s’annonçait radieuse ;la mer de saphir reposait aussi lisse qu’un lac sous un ciel bleufoncé dont la voûte était dégagée de tout nuage. L’équipage de laMarion, au grand complet, était de bonne heure sur le pontet attendait les événements avec un vif intérêt. Plus l’heurefatidique approchait, plus l’anxiété étreignait notre cœur. Unevigie avait grimpé sur notre mât de signaux. À six heures moinscinq, nous l’avons entendu crier, et nous l’avons vu désigner l’eausur notre bâbord. Nous avons tous couru de ce côté, et j’ai pu mepercher sur l’un des canots pour mieux voir. J’ai distingué àtravers l’eau calme quelque chose qui ressemblait à une bulled’argent et qui surgissait avec une rapidité extraordinaire desprofondeurs de l’Océan pour crever la surface à deux cents mètresdu yacht et poursuivre dans l’air sa course ascendante :c’était un globe brillant, magnifique, qui avait un mètre dediamètre ; il s’est élevé à une grande hauteur, puis il s’estéloigné à la dérive, emporté par une bouffée de vent, exactementcomme un ballon d’enfant. Ce spectacle était merveilleux, mais ilnous a glacés d’appréhension ; sa charge ne s’était-elle pasdétachée en route et perdue ? Un message a été aussitôtdiffusé :

« – Votre globe a fait surface près dubateau. Rien n’y était attaché, et il s’est envolé au loin.

« En même temps, nous avons mis à l’eauun canot afin de nous tenir prêts à toute éventualité.

« Juste après six heures notre vigie nousa alertés une deuxième fois. Un instant plus tard j’ai aperçu unautre globe d’argent qui émergeait des profondeurs, mais beaucoupplus lentement que le premier. Une fois parvenu à la surface, il aflotté dans l’air, mais son frêt est resté posé sur l’eau. Nousl’avons repêché et examiné. Il était constitué par un gros paquetde livres, de papiers et d’objets divers, tous enveloppés dans unebâche en peau de poisson. Nous avons transmis la nouvelle parsans-fil, et nous avons attendu avec une impatience fébrile laprochaine arrivée.

« Elle n’a pas tardé. À nouveau une bulled’argent, à nouveau la surface de l’eau crevée ; mais cettefois, la boule brillante s’est élevée dans les airs, et, ô stupeur,la mince silhouette d’une femme y était suspendue ! Seule lavitesse acquise l’avait ainsi projetée en altitude ; quelquesminutes plus tard, nous l’avions remorquée et amarrée au flanc dubateau. Un anneau de cuir avait été solidement fixé autour de lacourbure supérieure de la boule vitreuse ; de cet anneaupendaient de longues courroies, rattachées à une large ceinture decuir qui faisait le tour de la taille de la femme. La partiesupérieure de son corps était recouverte d’une sorte de globe enverre en forme de poire (je l’appelle verre, mais il était fait dela même substance légère et très résistante que la boulevitreuse ; il était presque transparent avec des veinesargentées). Ce globe était pourvu d’élastiques serrés à la tailleet aux épaules, qui le rendaient parfaitement étanche ; ilcontenait, ainsi que l’indiquait Headley dans son manuscritoriginal, un nouvel appareil très léger et très pratique pour lerenouvellement de l’air. Nous avons eu du mal à retirer la clochevitreuse, puis sa propriétaire a été transportée sur le pont. Elleétait évanouie, mais la régularité de sa respiration nous aautorisés à penser qu’elle triompherait rapidement des effets deson voyage accéléré et du changement de pression, changement qui dureste avait été minimisé par le fait que la densité de l’air àl’intérieur de l’enveloppe protectrice était nettement plus élevéeque notre atmosphère : disons qu’elle représentait ce point àmi-chemin où les plongeurs humains ont l’habitude de faire unepause. Il s’agit sans doute de l’Atlante mentionnée sous le nom deMona dans le premier message. Si nous pouvons la considérer commeun spécimen de sa race, celle-ci mérite assurément d’êtreréintroduite sur la terre. Elle a le teint mat, des traits fins etracés, de longs cheveux noirs, ainsi que de magnifiques yeuxnoisette qui n’ont pas tardé à regarder autour d’elle avec unétonnement ravissant. Des coquillages marins et de la nacre étaientincrustés dans sa tunique crème ou mêlés à sa chevelure. On nesaurait imaginer une plus parfaite Naïade des Grands Fonds !Elle est le symbole même du mystère et du charme de la mer. Nousavons assisté au retour de la vie dans ses yeux merveilleux ;dès qu’elle a repris connaissance, elle s’est dressée d’un bondavec l’agilité d’une biche, et elle s’est précipitée vers la rampedu bastingage, en appelant : « Cyrus !Cyrus ! »

« Nous avions déjà dissipé l’anxiété deceux d’en bas par un message radio. Bientôt, se suivant de près,ils ont émergé tous les trois, projetés en l’air d’une douzaine demètres, puis retombant dans la mer, d’où nous les avons rapidementrepêchés. Tous trois étaient sans connaissance ; Scanlansaignait du nez et des oreilles. Mais en moins d’une heure, ilsétaient debout, plus ou moins chancelants, mais souriants. Lepremier acte de chacun a été, m’a-t-il semblé, caractéristique.Scanlan s’est laissé emmener au bar par un groupe joyeux ; descris et des rires en fusent et retentissent sur tout le yacht, augrand dam de mon style. Le docteur Maracot s’est emparé du paquetde papiers ; il en a arraché un qui était surchargé, je croisde symboles algébriques, et il a disparu dans une cabine. CyrusHeadley, lui, s’est jeté dans les bras de la jeune étrangère et,aux dernières nouvelles, il ne paraissait pas avoir l’intentiond’en sortir jamais. Voilà où en sont les choses. Nous espérons quenotre faible radio transmettra notre message jusqu’à la station ducap des Îles Vertes. De plus amples détails sur cette merveilleuseaventure seront fournis ultérieurement, comme il se doit, par lesexplorateurs eux-mêmes. »

Chapitre 6

 

Nous avons reçu beaucoup de lettres, moi CyrusHeadley, boursier à Oxford, le Professeur Maracot, et même BillScanlan, depuis notre très remarquable aventure au fond del’Atlantique. Je vous rappelle que nous avons pu effectuer, à troiscents kilomètres au sud-ouest des Canaries, une plongée sous-marinequi non seulement a entraîné une révision des opinionsscientifiques sur la vie des grands fonds et les pressions, maisencore a établi la survivance d’une vieille civilisation dans desconditions incroyablement difficiles. Ces lettres réclamaientinstamment des détails complémentaires. Je conviens que mon premierdocument était très superficiel ; il rend compte pourtant dela plupart des faits. Quelques-uns, je le reconnais, ont été passéssous silence : entre autres l’épisode sensationnel du Seigneurde la Face Noire. Pourquoi ? Parce que celui-ci notammentrévélait certains faits et impliquait des conclusions d’une naturesi extraordinaire que tous, nous avons été d’avis de n’en pointfaire état. Mais puisque la Science a maintenant admis nosrésultats (et je puis ajouter : puisque la Société a admis mafemme) nous pouvons considérer comme établies notre sincérité etnotre véracité ; nous pouvons donc rendre publique unehistoire qui, trop tôt publiée, nous aurait aliéné la sympathie dupublic. Avant d’en venir à l’épisode lui-même, je voudrais vous ypréparer par quelques évocations des mois admirables que nous avonspassés dans la cité engloutie des Atlantes qui, au moyen de leurscloches vitreuses, sont capables de se promener sur le fond del’Océan avec la même facilité que les Londoniens que je voisdéambuler de mes fenêtres du Hyde Park Hotel parmi des parterres defleurs.

Tout au début, quand nous avons été sauvés parles Atlantes, après notre chute terrible, nous nous sommes trouvésdans une posture de prisonniers plutôt que d’hôtes. Je vais doncvous expliquer comment nos rapports se sont transformés, etcomment, grâce au docteur Maracot, nous avons laissé là-bas unetelle réputation que notre passage en Atlantide s’inscrira dansleurs annales comme une sorte de visitation céleste. Ils n’ont riensu de nos préparatifs de départ, car ils auraient tout fait pournous retenir ; aussi la légende a-t-elle déjà dû se répandreque nous sommes retournés dans une sphère supérieure, en emmenantla fleur la plus douce et la plus adorable de leur race.

Voici dans l’ordre, quelques détails sur cemonde merveilleux ; nous terminerons par l’aventure suprême,qui laissera sur chacun de nous une trace indélébile :l’arrivée du Seigneur de la Face Noire. D’une certaine manière jeregrette que nous ne soyons pas demeurés davantage dans le gouffreMaracot, car nous n’avons pas eu le temps d’en éclaircir tous lesmystères. Comme nous nous étions mis à baragouiner leur langue,nous y serions infailliblement parvenus.

L’expérience avait enseigné à ce peuple ce quiétait terrible et ce qui était inoffensif. Un jour, je m’ensouviens, une alerte soudaine a été sonnée ; tous, nous noussommes élancés sur le lit de l’Océan, enveloppés de nos clochesvitreuses, mais nous ignorions tout des motifs de cette alerte. Parcontre, nous ne pouvions pas nous méprendre sur l’expression desvisages qui nous entouraient : ils étaient hagards, horrifiés.Quand nous sommes arrivés sur la plaine, nous avons rencontré denombreux mineurs grecs qui se hâtaient vers la porte de l’arche.Ils avaient couru si vite, ils étaient si épuisés qu’ilss’affalaient dans le limon ; nous avons alors compris que nousétions là pour sauver ces hommes fourbus et pour presser lestraînards ; mais nous avions beau examiner noscompagnons : ils étaient sans armes. Quel était donc cedanger ?

Les mineurs avaient tous déserté lamine ; quand ils se sont trouvés à l’abri, nous avons regardédans la direction d’où ils étaient venus. Nous n’avons vu que deuxsortes de nuages verdâtres en tortillons, lumineux au centre,déchiquetés sur les bords, qui dérivaient plus qu’ils ne sedéplaçaient vers nous. Quand les Atlantes les ont repérés, à huitcents mètres d’eux, ils ont été pris d’une panique folle et ils ontcogné de toutes leurs forces sur la porte pour rentrer le plus vitepossible dans l’arche. Il était évidemment assez énervant de voirces mystérieux phénomènes se rapprocher ! Les pompes ontfonctionné avec célérité et à notre tour nous nous sommes mis àl’abri. Sur le linteau de la porte une grande plaque de cristaltransparent, de trois mètres de long et de quatre-vingtscentimètres de large, était encastrée ; des lampes avaient étéaménagées de telle sorte qu’elles projetaient au dehors l’éclatd’un phare. Plusieurs Atlantes sont montés sur des échellesdisposées à dessein ; je les ai imités et nous avons regardépar cette fenêtre rudimentaire. Les bizarres cercles vertsscintillants se sont immobilisés devant la porte. Les Atlantes quiétaient à côté de moi ont commencé à trembler de tous leursmembres. Puis l’un des monstres a fendu l’eau et s’est approché denotre fenêtre de cristal. Mes compagnons m’ont aussitôt tiré enbas, mais j’avoue ne pas m’être pressé et, du fait de manégligence, une partie de ma tête n’a pas échappé à une influencemaléfique certaine : j’arbore sur les cheveux une tacheblanche qui ne s’est pas encore effacée.

Les Atlantes ont longtemps attendu avantd’oser ouvrir la porte ; finalement un éclaireur a étédésigné ; avant qu’il sorte, tout le monde est venu lui serrerla main et lui administrer de grandes claques dans le dos commes’il était un héros. Il est rentré nous dire que les monstresavaient disparu ; alors la joie a refleuri dans la communautéqui a eu tôt fait d’oublier cette étrange visite. Nous avons retenule mot « Praxa », répété avec des intonationsd’horreur ; c’était sûrement le nom de ces monstres. Une seulepersonne s’est déclarée ravie de l’incident : le professeurMaracot ; nous avons eu du mal à l’empêcher de sortir avec unpetit filet et un pot en verre. Il a commenté la chose en cestermes : « Une nouvelle forme de vie, partiellementorganique, partiellement gazeuse, mais intelligente ». Scanlanen a donné une définition moins scientifique : « Unphénomène sorti de l’enfer ».

Le surlendemain, nous sommes sortis pour ceque nous appelions une partie de pêche aux crevettes. Entendez parlà que nous nous promenions parmi le feuillage des grands fonds etque nous capturions dans des filets à manche des échantillons depetits poissons. En furetant à droite et à gauche nous sommestombés sur le cadavre d’un mineur ; l’infortuné avait sansdoute été surpris dans sa fuite par les monstres. Sa clochevitreuse était en miettes. Ces monstres disposaient donc d’uneforce exceptionnelle, car cette substance vitreuse est extrêmementrésistante, comme vous avez pu vous en rendre compte quand vousavez voulu prendre connaissance de mes premiers documents. Les yeuxdu mineur avaient été arrachés ; à part cela, il ne présentaitaucune trace de blessure.

– Un gourmet ! a déclaré le Professeur.Il y a en Nouvelle-Zélande un perroquet-faucon qui tue les agneauxpour leur retirer un morceau spécial de graisse au-dessus du rein.Ici, notre monstre a tué cet homme pour ses yeux. Dans les cieux etdans les eaux, la nature ne connaît qu’une loi, et elle est, hélas,d’une cruauté impitoyable.

Les exemples de cette loi cruelle ne nous ontpas manqué, au sein de l’Océan. Je me rappelle notamment qu’àplusieurs reprises nous avions observé un curieux sillon sur lamolle boue bathybienne, comme si on y avait roulé un tonneau. Nousl’avons montré aux Atlantes, et nous avons essayé d’obtenir d’euxune description de l’animal en cause. Pour le nommer, nos amis ontfait entendre quelques-uns de ces clappements de langue sicaractéristiques de leur langage, et que ne peuvent reproduire nil’alphabet européen ni un langage européen. Krixchok est peut-êtrece qui s’en rapprocherait le mieux. Mais pour une descriptionprécise, nous avons utilisé le procédé par lequel les Atlantesprojetaient une vision claire de l’objet de leurs pensées. Ils nousont alors montré l’image d’une bête marine très étrange que leProfesseur n’a pu que définir que comme une gigantesque limace demer. De grande taille, elle avait la forme d’une saucisse, des yeuxsur des pédoncules, un épais revêtement de poils rudes ou depiquants. En nous montrant son image, nos amis nous ont exprimé pargestes une répulsion et une horreur intenses.

Ce portrait, comme pouvaient le supposer tousceux qui connaissaient Maracot, n’a servi qu’à enflammer sa passionscientifique, et à accroître son désir de déterminer l’espèce et legenre exacts du monstre inconnu. Je n’ai donc pas été surprisquand, au cours de notre excursion suivante, je l’ai vu s’arrêter àl’endroit où nous avions repéré les traces de la limace sur lelimon, puis se diriger délibérément vers le chaos d’algues et derocs basaltiques où elle devait se dissimuler. À partir du momentoù nous avons quitté la plaine, les traces ont cessé, bienentendu ; mais nous avons aperçu une sorte de couloir naturelentre les rocs : sans doute menait-il au repaire du monstre.Nous étions tous les trois armés de l’épieu que portaientgénéralement les Atlantes ; mais le mien me paraissait bienfrêle pour affronter un danger nouveau. Le Professeur s’estnéanmoins engagé dans le couloir ; il ne nous restait plusqu’à le suivre.

La gorge grimpait raide ; elle étaitencadrée par d’énormes entassements de débris volcaniques quedrapaient diverses formes de laminaires noires et rouges quipoussent à profusion dans les grands fonds. Ces plantesfourmillaient de centaines d’ascidies et d’échinodermes richementchamarrés, de crustacés et de diverses formes inférieures de la viereptilienne. Nous progressions avec lenteur, car il n’est jamaisfacile de marcher au fond de l’Océan, et la côte nous essoufflait.Brusquement, nous avons vu le monstre que nous chassions ; lespectacle qu’il nous offrait n’avait rien de rassurant.

Il était à demi sorti d’une cuvette dans untas basaltique, exposant à peu près un mètre cinquante de son corpspoilu ; ses yeux, larges comme des soucoupes, luisants commedes agates jaunâtres, tournaient doucement sur leurs longspédoncules parce qu’il nous avait entendus approcher. Il a commencéà se déplier pour sortir de son repaire, en agitant son long corpsà la manière d’une chenille. Il a dressé sa tête à un bon mètreau-dessus des rochers, comme pour mieux nous regarder ; j’aialors remarqué qu’il portait de chaque côté du cou quelque chosequi ressemblait à des semelles de sandales de tennis : mêmecouleur, même taille, même aspect rayé. Je me demandais ce quec’était ; mais nous n’avons pas tardé à apprendreobjectivement leur utilité.

Le Professeur s’était raidi, son épieu pointéen avant et le visage plein d’une résolution virile. L’espoir decapturer un spécimen rare avait balayé toute appréhension. Scanlanet moi n’étions pas du tout aussi assurés ; mais nous nepouvions pas abandonner notre vieux chef ; nous nous sommesdonc plantés à côté de lui. Le monstre, après nous avoir contemplésun bon moment, s’est mis en demeure de descendre la côte ; sefrayant gauchement son chemin parmi les rocs il levait de temps àautre ses yeux sur pédoncules pour voir ce que nous faisions. Ilvenait si lentement à notre rencontre que nous avons éprouvé unsentiment réconfortant de sécurité : sans aucun doute, nousserions capables de le battre à la course. Et néanmoins, mais nousl’ignorions, nous étions à deux doigts de la mort.

La suite est sûrement l’œuvre de laProvidence. Le monstre s’avançait avec lourdeur ; il pouvaitêtre à soixante mètres de nous quand un très gros poisson est sortide la jungle d’herbes et a voulu traverser la gorge. Nageant sanshâte, il se trouvait à mi-chemin entre le monstre et nous quandbrusquement il a été secoué par un bond convulsif, s’est retournéle ventre en l’air et est tombé mort au fond du ravin. Au mêmeinstant, nous avons ressenti tous les trois un picotementextraordinaire et fort désagréable dans tout le corps, tandis quenos genoux fléchissaient. Le vieux Maracot, aussi perspicacequ’audacieux, a immédiatement compris de quoi il retournait, etqu’il valait mieux renoncer à notre chasse. Nous avions en face denous un monstre qui diffusait des ondes électriques capables detuer sa proie, et nos épieux auraient été aussi vains contre luique contre une mitrailleuse. Si nous n’avions pas eu la chance quele poisson eût reçu sa première décharge, nous aurions attenduqu’il fût assez près pour décharger toutes ses batteries, et nousaurions proprement péri. Sans perdre un moment, nous avons faitdemi-tour, bien décidés à laisser dorénavant en paix ce ver de merélectrique géant.

Tels étaient quelques-uns des plus terriblesdangers des grands fonds. Il y en avait encore un autre, le petithydrops noir féroce, pour reprendre le nom que lui a attribué leProfesseur. C’était un poisson rouge à peine plus gros qu’unhareng ; il avait une grande bouche et des dentsformidables ; ordinairement il était inoffensif ; mais lemoindre sang répandu l’attirait aussitôt, et le blessé était alorsimpuissant à se dégager d’un essaim de ces petites bêtes quilittéralement le déchiquetaient. Une fois, aux mines de houille,nous avons assisté à un spectacle horrible : un travailleuravait eu la malchance de se couper à la main ; en quelquesinstants, surgissant de toutes parts, des milliers de petitspoissons rouges affluaient vers lui ; il avait beau sedébattre, et ses compagnons épouvantés tenter de les repousser àcoups de pics et de pioches, la moitié inférieure de son corps, quene protégeait pas la cloche vitreuse, a été réduite en poussièresous nos yeux, en plein milieu de ce nuage vivant qui l’avaitassailli. Il n’a pas fallu plus d’une minute pour que cet hommedevienne une masse rouge avec des os blancs. Pas plus d’une minuteencore pour qu’il ne lui reste plus que les os au-dessous de laceinture et pour que la moitié d’un squelette dûment curé repose aufond de la mer. Cette scène a été si épouvantable que nous en avonsété malades ; Scanlan l’endurci s’est évanoui pour de bon, etnous avons eu du mal pour le ramener dans l’arche.

Mais nous n’avons pas vu que des spectacleshorribles. Je garde le souvenir d’une vision que ma mémoiren’oubliera jamais. Nous étions toujours ravis de partir enpromenade, tantôt avec les Atlantes, tantôt tout seuls. Pendant quenous traversions une partie de la plaine que nous connaissionsbien, nous nous sommes aperçus, à notre vif étonnement, qu’unegrande plaque de sable jaune clair, qui avait bien deux millemètres carrés de superficie, s’était déposée ou découverte depuisnotre dernier passage. Nous nous demandions quel courantsous-marin, ou quel mouvement sismique l’avait apportée, quand nousavons eu la surprise de la voir se lever et se mettre à nager avecde lentes ondulations. Elle était si grande qu’il lui fallut unebonne minute pour défiler entièrement au-dessus de nos têtes.C’était un poisson plat géant, assez semblable, nous a déclaré leProfesseur, à nos petites limandes, mais qui avait atteint cettetaille énorme par l’absorption des produits des dépôts bathybiens.Elle a disparu dans l’obscurité ; nous ne l’avons jamaisrevue.

Un autre phénomène des grands fonds marinsétait a priori assez surprenant : je veux parler des tornades.Elles étaient fréquentes. Sans doute sont-elles causées parl’arrivée périodique de puissants courants sous-marins quidéferlent sans avertissement et ont des effets terribles quand leurpassage se prolonge : ils provoquent autant de dégâts qu’uneviolente tempête sur la terre. Sans leurs visites brutales, lesgrands fonds auraient été victimes de la putréfaction et de lastagnation que procure l’immobilité absolue. Excellent en soi, ceprocédé de la nature n’en était pas moins alarmant dans sonexécution.

La première fois que je me suis trouvé prisdans un cyclone d’eau, j’étais sorti avec Mona, cette très chèrejeune fille dont j’ai parlé. Un très joli tertre surchargé d’alguesaux mille couleurs était situé à quinze cents mètres durefuge ; c’était le jardin très particulier de Mona. Ellel’aimait beaucoup, et elle m’avait emmené ce jour-là pour levisiter ; pendant qu’elle m’en faisait les honneurs, latempête a éclaté. Le courant qui a subitement déferlé sur nousétait si fort que nous n’avons été sauvés de la noyade qu’en allantnous réfugier derrière des rochers faisant fonction de brise-lames.J’ai remarqué que l’eau du courant était chaude, d’une chaleurpresque insupportable, ce qui prouve l’origine volcanique de cesdésordres qui ne sont en quelque sorte que l’écho amorti d’unbouleversement sous-marin situé à une grande distance dans le litde l’Océan. La boue de la grande plaine était arrachée et soulevéeen l’air par le flux ; un nuage épais de matière en suspensiondans l’eau obscurcissait la lumière. Trouver notre chemin pourrentrer était impossible : nous avions complètement perdutoute orientation, de plus nous aurions été incapables de nousdéplacer à contre-courant. Comble de malchance : un poidscroissant sur la poitrine et des difficultés pour respirer m’ontbientôt averti que notre provision d’oxygène touchait à sa fin.

C’est à de tels instants, quand on se trouveau seuil de la mort, que les grandes passions primitives émergentet submergent toutes les émotions inférieures. J’ai donc su encette minute que j’aimais ma gentille camarade, que je l’aimais detout mon cœur, de toute mon âme, que je l’aimais d’un amourenraciné au plus profond de moi-même. Quelle chose étrange que cetamour-là ! Comment l’analyserait-on ? Je ne l’aimais paspour son visage ou sa silhouette, pourtant adorables. Je nel’aimais pas pour sa voix, bien qu’elle eût la voix la plusmélodieuse que j’eusse jamais entendue. Je ne l’aimais pas pournotre communion mentale, puisque je ne connaissais de ses penséesque ce que m’en traduisait sa physionomie expressive et mobile.Non, il y avait quelque chose dans l’eau de ses yeux noirs etrêveurs, quelque chose aussi dans le fond de son âme et de lamienne qui nous liait pour la vie. J’ai placé sa main entre mesmains, et j’ai lu sur son visage que mes pensées, mes sentimentsavaient en elle leur prolongement naturel, qu’ils s’épanouissaientdans son esprit réceptif et coloraient ses joues mates. Je sentaisqu’elle n’aurait pas eu peur de mourir à côté de moi : cetteidée a fait battre mon cœur plus vite et plus fort.

Mais nous ne devions pas mourir ce jour-là.N’allez pas croire que nos cloches étaient absolument imperméablesaux sons : certaines vibrations de l’air les pénétraient, oudu moins leur choc sur la substance vitreuse déclenchait àl’intérieur des vibrations similaires. Nous avons entendu au loindes coups de gong. Je me demandais ce que ce bruitsignifiait ; mais Mona n’a pas hésité. Laissant encore sa maindans les miennes, elle s’est levée et, après avoir écoutéattentivement, elle s’est pliée en deux et a commencé à marchercontre la tempête. C’était une course contre la mort, car de minuteen minute l’oppression sur ma poitrine devenait de plus en plusintolérable. J’ai vu ses chers yeux plonger anxieusement dans mesyeux, et je l’ai suivie en titubant. Ses traits, ses gestesm’indiquaient que sa provision d’oxygène était moins épuisée que lamienne. J’ai tenu jusqu’à la limite de mes forces ; puis touts’est mis à tourner autour de moi ; j’ai tendu les bras et jesuis tombé évanoui sur le lit de l’Océan.

Quand j’ai repris connaissance, j’étais couchésur mon propre lit à l’intérieur de l’arche. Le vénérable prêtre enrobe jaune était à mon chevet, avec une fiole à la main. Maracot etScanlan, consternés, étaient penchés au-dessus de moi, tandis queMona agenouillée au pied du lit me dédiait l’expression de satendresse angoissée. La courageuse jeune fille avait couru jusqu’àla porte de l’arche, d’où l’on battait habituellement un grand gongpour guider les promeneurs surpris par la tempête. Là, elle avaitexpliqué ma situation et avait guidé un groupe de sauveteursauxquels mes deux compagnons s’étaient joints ; ils m’avaientramené en me transportant à bras. Quoi que je fasse plus tard, cesera Mona qui l’aura accompli, puisqu’elle m’a fait cadeau de cettevie.

À présent que par miracle elle est devenue mafemme dans le monde des hommes sous le soleil, il est étrange deréfléchir au fait que mon amour me commandait de demeurer dans lesprofondeurs de l’Océan tant qu’elle serait tout mon bien. Pendantlongtemps je n’ai pas pu comprendre la nature du lien intime et siprofond qui nous réunissait, et qu’elle ressentait, je le voyaisbien, aussi fortement que moi. C’est Scarpa, son père, qui m’afourni une explication aussi imprévue que satisfaisante.

Il avait souri avec gentillesse devant notreroman. Souri avec l’air indulgent, à demi amusé de quelqu’un quivoit survenir ce qu’il attendait. Un jour il nous a pris à part, etil nous a emmenés dans sa propre chambre où était disposé l’écrand’argent sur lequel ses pensées et son savoir pouvaient seréfléchir. Tant qu’il me restera un souffle de vie, je n’oublieraijamais ce qu’il m’a montré. Mona non plus. Assis côte à côte, lamain dans la main, nous avons assisté dans une sorte d’enchantementau défilé des images formées et diffusées par cette mémoire racialedu passé que possèdent les Atlantes.

Une péninsule rocheuse pointait dans un belOcéan bleu. Peut-être ne vous ai-je pas dit que, dans leurs filmsde pensées, la couleur apparaissait aussi exactement que lesformes ? Sur cette avancée donc, il y avait une maisonpittoresque d’autrefois : toit rouge, murs blancs, spacieuse,magnifique. Elle était au centre d’un bois de palmiers. Ce boisdevait abriter un camp, car nous apercevions des tentes blancheset, par instants, un scintillement d’armes comme si une sentinellemontait la garde. Du bois est sorti un homme d’âge moyen, revêtud’une cotte de mailles, le bras ceint d’un léger écu rond ;dans l’autre main il tenait une épée ou un javelot. Il a regardé denotre côté, et j’ai tout de suite vu qu’il appartenait à la racedes Atlantes. En vérité il aurait pu être le frère jumeau deScarpa, à cela près qu’il avait le visage rude et menaçant. Unbrutal, pas brutal par ignorance, mais brutal par tempérament etpar nature. S’il s’agissait là d’une précédente incarnation deScarpa (et par ses gestes il semblait vouloir nous faire comprendrequ’il en était réellement ainsi) il s’était grandement élevé depuislors, par l’âme sinon par l’esprit.

Pendant qu’il se rapprochait de la maison,nous avons vu sur l’écran qu’une jeune femme en sortait pour allerà sa rencontre. Elle était habillée comme les Grecques d’autrefois,dans ce long vêtement blanc collant qui est bien le plus simplemais le plus beau et le plus distingué qu’une femme ait jamaisconçu. En avançant vers l’homme, son attitude était toute desoumission et de respect : l’attitude d’une fille de devoirenvers son père. Il l’a cependant repoussée sauvagement, et il alevé une main comme s’il voulait la frapper. Quand elle a reculédevant lui, le soleil a éclairé son joli visage couvert delarmes : c’était ma Mona.

L’écran s’est brouillé. Un instant plus tardun autre décor est apparu : une petite baie entre desrochers ; elle devait faire partie de la péninsule que j’avaisdéjà vue. Un bateau de forme bizarre, aux extrémités hautes etpointues, était au premier plan. Il faisait nuit, mais la lunebrillait sur l’eau. Les étoiles familières scintillaient dans leciel. Lentement, avec précautions, le bateau s’est rapproché durivage. Deux rameurs étaient à bord, plus un homme enveloppé d’unecape sombre. Il s’est dressé pour jeter des regards anxieux autourde lui. J’ai vu sa figure pâle et ardente au clair de lune. Je n’aipas eu besoin de l’étreinte convulsive de Mona ni de l’exclamationde Scarpa pour m’expliquer le frisson qui m’a secoué. L’homme,c’était moi.

Oui, moi, Cyrus Headley, aujourd’hui de NewYork et d’Oxford. Moi, le plus récent produit de la culturemoderne, j’avais déjà participé à cette puissante civilisationantique. Je comprenais maintenant pourquoi plusieurs symboles ethiéroglyphes que j’avais vus autour de moi m’avaient donné uneimpression de déjà vu. À différentes reprises je m’étais aperçu queje ressemblais à un homme faisant effort sur sa mémoire parce quese sentant au bord d’une grande découverte qui l’attendaitconstamment mais qui se maintiendrait toujours hors d’atteinte. Etmaintenant, je comprenais aussi le frémissement de toute mon âmeque j’avais éprouvé quand mes yeux avaient rencontré ceux de Mona.Tout cela provenait des profondeurs de mon subconscient oùflânaient encore les souvenirs de douze mille années.

Le bateau avait accosté ; une silhouetteblanche avait surgi, était sortie des buissons. Je lui ai tendu lesbras, je l’ai soulevée, transportée dans le bateau. Et puis unealarme soudaine m’a envahi. Avec des gestes frénétiques j’aiordonné aux rameurs de quitter le rivage. Trop tard ! Deshommes ont à leur tour émergé des buissons. Des mains furieuses sesont cramponnées au flanc du bateau. J’ai tenté de leur fairelâcher prise. Une hache a brillé en l’air et s’est abattue sur matête. Je suis tombé mort sur la jeune fille, en inondant sa robe demon sang. Je l’ai vue qui hurlait, j’ai vu ses yeux sauvages, sabouche ouverte ; et j’ai vu son père qui la tirait par lescheveux de dessous mon cadavre. Sur cette vision le rideau esttombé.

Pas pour longtemps. Une nouvelle image a animél’écran : l’intérieur de l’arche du refuge qu’avait construitele sage Atlante pour servir d’abri le jour du malheur (la maisonmême où nous étions). J’ai vu ses habitants terrifiés au moment dela catastrophe. J’ai alors revu ma Mona ; et j’ai revu aussison père qui, devenu plus sage et meilleur, avait trouvé placeparmi les élus qui allaient être sauvés. Nous avons vu le grandhall tanguer comme un navire dans la tempête, les malheureuxréfugiés s’accrocher aux colonnes ou tomber par terre. Et puis nousavons vu une embardée et la chute à travers les vagues. Une fois deplus la lumière s’est estompée, et Scarpa s’est tourné vers nous ensouriant pour nous indiquer que tout était fini.

Oui, nous avions vécu des vies antérieures,Scarpa, Mona et moi. Peut-être revivrons-nous encore une fois, pouragir et réagir sur la longue chaîne de nos existences. J’étais mortdans le monde d’en-haut ; mes propres réincarnations avaientdonc eu lieu sur la terre. Scarpa et Mona étaient morts au fond dela mer ; voilà pourquoi leur destinée cosmique s’étaitpoursuivie sous les eaux. Pendant un moment un coin du voile obscurde la nature s’était soulevé, et un rapide éclair de vérité avaitsurgi parmi les mystères qui nous environnaient. Chaque vie n’estqu’un chapitre d’une histoire que Dieu a conçue. On ne pourra jugerde sa justice ou de sa sagesse que le jour suprême où, du hautd’une cime de connaissance, on regardera en arrière et on verraenfin la cause et les effets, l’action et la réaction, tout au longdes longues chroniques du Temps.

Ce nouveau lien de parenté, si délicieux, nousa peut-être sauvés un peu plus tard, quand a éclaté la seule gravequerelle qui nous ait opposés à la communauté au sein de laquellenous vivions. En fait, les choses auraient probablement très maltourné pour nous, si une affaire beaucoup plus importante n’avaitaccaparé l’attention générale, et ne nous avait permis de remontertrès haut dans l’estime des Atlantes.

Un matin, si l’on peut employer ce terme alorsque les heures du jour n’étaient clairement définies que par nosoccupations, le Professeur et moi étions assis dans notre grandechambre commune. Il en avait équipé un coin en laboratoire, et ildisséquait un gastrostomus qu’il avait pris la veille au filet. Sursa table s’étalaient en grand désordre des amphipodes, descopépodes et quantité d’autres petites créatures dont l’odeur étaitbeaucoup moins agréable que leur apparence. Installé auprès de lui,j’étudiais une grammaire atlante, car nos amis disposaient denombreux livres imprimés de droite à gauche sur une matière quej’avais d’abord prise pour du parchemin mais qui était en réalitéde la vessie de poisson pressée et conservée. Je cherchais àposséder la clef qui m’ouvrirait toute leur science ; jeconsacrais donc beaucoup de temps à l’étude de leur alphabet et deséléments de leur langage.

Nos occupations pacifiques se sont trouvéescompromises par l’irruption d’une étrange procession. En têtevenait Bill Scanlan, très rouge et très excité ; sous un brasil tenait, à notre stupéfaction, un bébé aussi dodu que bruyant.Derrière lui courait Berbrix, l’ingénieur qui avait aidé Scanlan àconstruire un poste de radio ; c’était un gros Atlantehabituellement jovial, mais il était défiguré par le chagrin. Enfinsuivait une femme dont les cheveux filasse et les yeux bleusmontraient qu’elle n’était pas une Atlante, mais une fille de larace esclave dont l’origine nous semblait être grecque.

– Écoutez-moi, patron ! a crié Scanlan.Ce Berbrix, qui est un type régulier, va écoper, ainsi que ce juponavec qui il s’est marié. J’estime que nous avons le droit deveiller à ce qu’on leur rende justice, Pour autant que j’aiecompris, cette femme est ici ce qu’un nègre est dans le Sud, et ila fait une bêtise quand il a voulu l’épouser ; mais aprèstout, c’est son affaire et cela ne nous regarde pas.

– Naturellement, cela ne regarde que lui,ai-je répondu. Quelle mouche vous a piqué, Scanlan ?

– Une drôle de mouche, patron ! Un bébéest né de ce mariage. Or il paraît que les gens d’ici ne veulentpas de sangs mêlés ; les prêtres sont aux cent coups :ils sont décidés à offrir ce bébé à la statue d’en bas. Le chef augrand pif s’était emparé du bébé et filait déjà, quand Berbrix lelui a repris, et moi je l’ai un peu bousculé, si bien que toute lameute est à nos trousses, et…

Scanlan n’a pas pu compléter sonexplication : notre porte s’est brusquement ouverte, etplusieurs serviteurs du temple se sont précipités chez nous.Derrière eux, farouche et austère, est apparu le formidablegrand-prêtre au grand nez. Il a fait un geste ; ses serviteursse sont élancés pour se saisir de l’enfant. Ils se sont immobiliséstoutefois, quand ils ont vu Scanlan déposer le bébé parmi lesspécimens du docteur Maracot et ramasser un épieu avec lequel il afait front. Les assaillants ayant tiré leurs couteaux, j’aiempoigné moi aussi un épieu et j’ai couru au secours deScanlan ; Berbrix m’avait imité. Nous étions si menaçants queles serviteurs du temple ont reculé. Nous nous trouvions dans uneimpasse.

– Monsieur Headley, mon bon Monsieur, vousparlez un peu de leur idiome ! m’a crié Scanlan. Dites-leurqu’ici on n’a pas l’habitude de se laisser cambrioler. Dites-leurqu’on ne donne pas de bébés ce matin, non, merci ! Dites-leurque s’ils approchent, nous mettrons leur cabane à l’envers…Là ! Vous l’avez voulu, vous en avez eu pour votreargent ! Je vous souhaite beaucoup de plaisir !

Les dernières phrases de Scanlan visaient l’undes serviteurs qui avait voulu nous tourner et qui avait levé soncouteau pour poignarder Scanlan : Maracot avait bondi et avaitplongé son scalpel de dissection dans le bras de l’assassin manqué.Celui-ci s’est mis à hurler, à gigoter de frayeur et dedouleur ; mais ses compagnons, excités par le grand-prêtre,allaient se lancer à l’assaut. Le Ciel sait ce qui serait advenu siManda et Mona n’étaient entrés dans notre chambre. Stupéfait, lechef a posé au grand-prêtre un certain nombre de questionspassionnées. Mona s’était placée à côté de moi : uneinspiration heureuse m’a incité à prendre le bébé et à le luiremettre : sitôt dans ses bras, il s’est mis à gazouiller debéatitude.

Le front de Manda s’était assombri ; ilétait visiblement embarrassé. Il a commencé par renvoyer legrand-prêtre et ses acolytes dans leur temple ; puis il s’estlancé dans une longue explication dont je n’ai pu traduire qu’unepartie à mes compagnons.

– Il faut que vous abandonniez l’enfant, ai-jedit à Scanlan.

– L’abandonner ? Non, Monsieur. Rien àfaire !

– Cette jeune fille va prendre en charge lamère et l’enfant.

– C’est différent ! Si Mademoiselle Monas’en occupe, ça va. Mais si ce gredin de grand-prêtre…

– Non. Il ne pourra pas intervenir. L’affairesera tranchée par le Conseil. Elle est très grave, car Manda m’adit que le grand-prêtre était dans la limite de ses droits ;il s’agit d’une ancienne coutume de la nation. Manda prétend qu’ilsne pourraient jamais distinguer entre la race supérieure et la raceinférieure s’il y avait toutes sortes d’intermédiaires. Quand desenfants naissent d’un Atlante et d’une Grecque, ils doivent mourir.Telle est la loi.

– Oui ? Hé bien, moi je vous assure quele bébé ne mourra pas !

– J’espère que non. Il m’a dit qu’il tenteraitl’impossible devant le Conseil. Le Conseil ne se réunira pas avanthuit ou quinze jours. Jusque-là il sera en sécurité, et qui sait cequi peut se produire entre temps ?

Oui, et qui savait ce qui pourrait seproduire ? Qui même aurait imaginé ce qui allait réellement seproduire, ce que je garde pour le chapitre suivant de nosaventures ?

Chapitre 7

 

J’ai déjà indiqué qu’à une courte distance del’arche des Atlantes, s’étendaient les ruines de la grande capitalede l’Atlantide. J’ai aussi relaté notre visite, sous nos clochesvitreuses ; mais comment traduire l’impression produite parces immenses colonnes sculptées et ces bâtiments démesurés, gisantdans le silence et dans la lumière grise phosphorescente desprofondeurs bathybiennes qui ne connaissaient d’autres mouvementsque le lent balancement des frondes géantes sous l’action descourants, ou le volètement des ombres des grands poissons ?C’était l’une de nos excursions favorites ; guidés par notreami Manda, nous avons passé bien des heures à examinerl’architecture étrange et les autres vestiges de cette civilisationdisparue qui avait été, sur le plan des connaissances pratiques,bien en avance sur la nôtre.

J’ai dit : connaissances pratiques. Maisnous avons eu bientôt la preuve que sur le plan de la culturespirituelle un vaste abîme les séparait de nous. La leçon à tirerde leur essor et de leur déclin est que le plus grand danger quecourt un État se déclare lorsque l’esprit y distance l’âme. Il adétruit cette vieille civilisation ; il pourrait aussi bienruiner la nôtre.

Nous avions remarqué que dans une partie del’ancienne cité, un grand bâtiment avait dû être situé sur unecolline, car il était encore surélevé par rapport au niveaugénéral. Un long escalier de larges marches en marbre noir ydonnait accès ; ce matériau avait été également utilisé pourla construction de presque tout l’édifice ; mais d’affreuxchampignons jaunes, véritable masse lépreuse, pendaient maintenantdes corniches et de toutes les parties saillantes. Au-dessous de laporte principale une terrible tête de Méduse crachait desserpents ; ce même symbole se répétait sur les murs. Àplusieurs reprises nous avions voulu explorer ce bâtiment, maischaque fois notre ami Manda avait manifesté, un trouble extrême, età grand renfort de gestes il nous avait suppliés de ne pas entrer.Nous ne pouvions que déférer à ses désirs, et cependant nous étionsdévorés de curiosité. Un matin, Bill Scanlan et moi avons tenu unconseil de guerre.

– Écoutez-moi, patron, m’a-t-il dit. Il y a làquelque chose que ce type ne veut pas nous montrer ; mais plusil le cache et plus j’ai envie de le voir. Nous n’avons plus besoinde guides pour sortir. Je pense que nous pourrions mettre noschapeaux de verre et aller nous promener par là comme n’importequel citoyen. Nous explorerons le coin.

– Pourquoi pas ?…

J’étais aussi impatient que Scanlan. Mais ledocteur Maracot étant entré sur ces entrefaites, je me suis tournévers lui.

– … Voyez-vous une objection quelconque,Monsieur ? Peut-être voudriez-vous nous accompagner etélucider l’énigme du Palais du Marbre Noir ?

– Qui pourrait s’appeler aussi bien le Palaisde la Magie Noire, m’a-t-il répondu. Avez-vous entendu parler duSeigneur de la Face Noire ?…

J’ai avoué que non. Je ne sais plus si j’aidéjà précisé que le Professeur était un spécialiste des religionscomparées et des anciennes croyances primitives. La lointaineAtlantide n’avait pas échappé à son appétit de savoir.

– … C’est par le truchement de l’Égypte quenous avons appris quelque chose sur l’Atlantide, m’a-t-il expliqué.Ce que les prêtres du temple de Saïs ont dit à Solon est le noyausolide autour duquel s’est agglutiné le reste, moitié réalité,moitié fiction.

– Et qu’ont raconté ces saints prêtres ?a interrogé Scanlan.

– Oh, pas mal de choses ! Mais entreautres, ils ont transmis une légende sur le Seigneur de la FaceNoire. Je ne peux pas m’empêcher de faire un rapprochement :n’aurait-il pas été le maître du Palais de Marbre Noir ?Certains assurent qu’il y a eu plusieurs Seigneurs de la FaceNoire ; un au moins a laissé un souvenir durable.

– Quelle espèce de canard était-il ? ademandé Scanlan.

– Hé bien, d’après ce qu’on en a dit, il étaitplus qu’un homme, tant par ses pouvoirs que par sa méchanceté. Enréalité, ce serait à cause de la corruption dont il avait contaminéle peuple, que tout le pays a été détruit.

– Comme Sodome et Gomorrhe.

– Exactement. Tout se passe comme si à partird’un certain point, il devenait impossible d’aller plus loin. Lapatience de la nature est épuisée, et il ne reste qu’unesolution : tout démolir et tout recommencer. Cette créature,que l’on peut difficilement appeler un homme, a trafiqué dans dessciences profanes pour acquérir des pouvoirs magiquesextraordinaires qu’il a utilisés pour des fins mauvaises. Telle estla légende du Seigneur de la Face Noire. Elle expliquerait pourquoisa demeure est encore pour ces pauvres gens un sujet d’abominationet d’horreur, et pourquoi ils ne tiennent pas à ce que nous enapprochions.

– Voilà qui ajoute à mon envie d’yaller ! me suis-je écrié.

– À moi aussi ! a ajouté Bill.

– J’avoue, a dit le Professeur, que je seraistrès intéressé si je pouvais la visiter. Je ne pense pas que noshôtes si complaisants nous reprocheraient une petite explorationprivée, du moment que leurs superstitions les empêchent de nousaccompagner. Nous n’aurons qu’à saisir la première occasion.

Il a fallu laisser passer plusieurs jours, carnotre petite communauté vivait dans une intimité qui interdisaittout secret. Mais un matin, un rite religieux a réuni tous lesAtlantes. Bien entendu nous en avons profité et, après avoirrassuré les deux gardiens qui actionnaient les pompes du hall, nousnous sommes trouvés seuls sur le lit de l’Océan et en route pour lavieille ville. Dans l’eau salée, la progression est lente, et lamoindre des promenades fatigante. Toutefois nous n’avons pas misune heure pour arriver devant la grande porte de ce palais dumal.

Il était beaucoup mieux conservé que lesautres bâtiments de la cité ; le marbre extérieur n’était pasabîmé ; à l’intérieur, par contre, les meubles et les tenturesavaient cruellement souffert. D’autre part, la nature avaitprodigué au palais toutes sortes de décorations horribles. Parlui-même l’endroit était déjà sinistre ; mais dans les recoinsombreux se tapissaient des polypiers et d’affreuses bêtes quisemblaient surgir d’un cauchemar. Je me rappelle une énorme limacede mer pourpre répandue à de multiples exemplaires, et de grospoissons plats et noirs, posés sur le plancher comme des nattes, etdotés de longues tentacules vibrantes aux extrémités rouge feu.Nous étions obligés d’avancer avec précaution, car tout le bâtimentétait rempli de monstres qui pouvaient fort bien se révéler aussivenimeux qu’ils en avaient l’air.

Sur les couloirs somptueusement décorés,ouvraient de petites chambres latérales ; mais le centre del’édifice était occupé par une salle magnifique qui, au temps de sasplendeur, avait dû être l’une des salles les plus belles que desmains d’hommes aient édifiées. Dans cette lumière détestable, nousn’apercevions ni le plafond ni tous les murs ; mais en faisantle tour, nous avons pu apprécier grâce à nos lampes électriques sesproportions grandioses et la richesse de ses ornements. Cesornements étaient des statues et des bas-reliefs, sculptés avec unart absolument parfait, mais atroces ou révoltants par la naturedes sujets traités. Tout ce que l’esprit humain le plus dépravépouvait concevoir en fait de cruauté sadique ou de luxure bestialeétait étalé sur les murs. Des images monstrueuses et des créationsabominables de l’imagination se profilaient de tous côtés dansl’ombre. Si jamais un temple a été érigé en l’honneur du diable, ill’a été là. D’ailleurs le diable lui-même était présent : aufond de la salle, sous un dais de métal décoloré qui avait pu êtrede l’or et sur un trône élevé en marbre rouge, une divinité étaitassise : véritable personnification du mal, sauvage,impitoyable, menaçante, taillée sur les mesures du Baal que nousavions vu dans l’arche, mais infiniment plus répugnante. Lasplendide vigueur de cette terrible image de marbre avait de quoifasciner. Pendant que nous promenions sur elle les faisceauxlumineux de nos lampes et que nous méditions, nous avonsbrusquement sursauté : derrière nous venait d’éclater un rirehumain, ironique et bruyant.

Nous avions la tête enserrée sous nos clochesvitreuses ! nous ne pouvions guère entendre ni proférer dessons. Et cependant nous avions tous les trois perçu ce riresatanique aussi distinctement que si nous avions eu l’ouïe libre.Nous nous sommes retournés d’un même élan, et la stupéfaction nousa cloués sur place.

Adossé contre une colonne de la salle, unhomme avait croisé les bras sur sa poitrine, et ses yeux méchantsnous observaient de façon menaçante. J’ai dit : un homme. Enréalité il ne ressemblait pas à un homme normal ; d’ailleursle fait qu’il respirait et parlait comme aucun homme n’aurait purespirer ou parler au fond de la mer, et que sa voix portait là oùaucune voix humaine n’aurait pu porter, nous confirmait qu’il étaittrès différent de nous-mêmes. Physiquement c’était un êtremagnifique ; il ne mesurait pas moins de deux mètres quinze,et il était bâti comme un athlète complet ; nous leconstations d’autant mieux qu’il portait un costume très collant,apparemment en cuir noir glacé. Il avait le visage d’une statue debronze : cette statue aurait été le chef-d’œuvre d’unsculpteur s’il avait cherché à représenter toute la force et aussitout le mal que peut exprimer une figure humaine. Cette facen’était ni bouffie ni sensuelle ; de tels défauts auraient eneffet signifié une certaine faiblesse, et la faiblesse n’aurait pasété à sa place sur cette face-là. Au contraire, elle étaitextraordinairement ferme, bien découpée, avec un nez en becd’aigle, des sourcils noirs hérissés, et des yeux sombres oùcouvait un feu qui pouvait s’embraser d’une méchanceté impitoyable.C’étaient ses yeux et sa bouche cruelle, droite, dure, scelléecomme le destin, qui lui donnaient un air terrifiant. Quand on ledétaillait, on sentait que, tout beau qu’il fût, il n’en était pasmoins intrinsèquement mauvais jusque dans la moëlle des os, que sonregard était une menace, son sourire un ricanement, son rire uneraillerie.

– Hé bien, Messieurs, nous a-t-il dit enexcellent anglais et d’une voix aussi audible que si nous étions deretour sur la terre, vous avez été les héros d’une aventureexceptionnelle, et vous vous préparez à en vivre une autre encoreplus passionnante, mais mon bon plaisir l’interrompra peut-êtrebrusquement. Cette conversation sera, j’en ai peur, unmonologue ; comme toutefois je suis parfaitement capable delire vos pensées, comme je connais tout de vos personnes, vousn’avez pas à redouter une méprise. Mais vous avez beaucoup, oui,beaucoup à apprendre ici…

Nous nous sommes regardés les uns les autres,complètement abasourdis. Il était vraiment pénible de ne paspouvoir échanger nos réactions devant un pareil événement ! Ànouveau son rire grinçant a retenti.

– … Oui, c’est vraiment pénible ! Maisvous pourrez bavarder quand vous serez de retour, car je désire quevous repartiez et que vous emportiez un message. Je crois que, sansce message, votre intrusion chez moi aurait sonné votre glas. Maisd’abord j’ai différentes choses à vous dire. Je m’adresserai àvous, docteur Maracot, puisque vous êtes le plus âgé et sans doutele plus sage de votre groupe ; la sagesse pourtant aurait dûvous interdire une promenade comme celle-ci ! Vous m’entendezbien, n’est-ce pas ? Parfait ! Je ne vous demande qu’unsigne de tête affirmatif ou négatif.

« Vous savez naturellement qui je suis.Je crois que vous m’avez découvert depuis peu. Personne ne peutpenser à moi, ou parler de moi, sans que je le sache. Personne nepeut entrer dans cette vieille maison qui m’appartient et qui estmon sanctuaire le plus intime, sans que je n’y sois appelé. Voilàpourquoi ces pauvres misérables de là-bas l’évitent, et voulaientque vous vous absteniez d’entrer. Vous auriez été plus avisés ensuivant leurs conseils. Vous m’avez fait venir ; une fois queje suis venu, je ne pars pas facilement.

« Votre esprit, doté de son petit grainde science terrestre, se tracasse sur les problèmes que soulève maprésence. Comment puis-je vivre ici sans oxygène ? Je ne vispas ici. Je vis dans le grand monde des hommes sous la lumière dusoleil. Je ne viens ici que lorsque l’on m’appelle, comme vousm’avez appelé. Mais je suis un être qui respire dans l’éther. Il ya ici autant d’éther que sur le sommet d’une montagne. Certainshommes peuvent vivre sans air. Le cataleptique passe des mois sansrespirer. Je suis comme lui, mais en restant, vous vous enapercevez, conscient et actif.

« Vous vous demandez aussi comment il sefait que vous m’entendiez. N’est-ce pas l’essence même de latransmission par sans-fil qu’elle retourne de l’éther dansl’air ? Moi aussi, je peux transformer l’articulationéthérique de mes paroles pour les porter à vos oreilles à traversl’air qui remplit vos cloches stupides.

« Et mon anglais ? Hé bien, j’espèrequ’il est à peu près correct. Je vis depuis quelque temps surterre. Oh, une époque bien fatigante ! Depuis quand ?Est-ce onze mille ou douze mille ans ? Douze mille, je crois.J’ai eu le temps d’apprendre toutes les langues humaines. Monanglais n’est ni meilleur ni pire que les autres.

« Ai-je résolu quelques-uns de vosproblèmes ? Oui. Je le vois, même si je ne vous entends pas.Mais maintenant j’ai quelque chose de plus sérieux à vous dire.

« Je suis le Baal-seepa. Je suis leSeigneur de la Face Noire. Je suis celui qui a pénétré si avantdans les secrets de la nature que j’ai pu défier la Mort. J’aiorganisé les choses de telle sorte que je ne pourrais pas mourirmême si je voulais mourir. Pour me faire mourir, il faudrait que jerencontre une volonté plus forte que la mienne. Oh, mortels, nepriez jamais pour être délivrés de la mort ! La mort peut vousparaître terrible, mais la vie éternelle l’est bien davantage, etinfiniment. Continuer, continuer, continuer à vivre pendant quepasse l’interminable cortège des hommes ! Toujours être assisau bord de la route de l’histoire et la voir se faire, allanttoujours de l’avant et vous laissant derrière ! Faut-ils’étonner que mon cœur soit sombre et amer, et que je maudisse letroupeau imbécile des hommes ? Je leur fais du mal quand je lepeux. Pourquoi pas ?

« Vous vous demandez comment je peux leurfaire du mal. Je détiens quelques pouvoirs, qui ne sont pas petits.Je peux incliner les esprits des hommes. Je suis le maître de lafoule. Je me suis toujours trouvé là où le mal a été projeté etcommis. J’étais avec les Huns quand ils ont dévasté la moitié del’Europe. J’étais avec les Sarrazins quand au nom de la religionils ont passé au fil de l’épée tous ceux qui les contredisaient.J’étais dehors la nuit de la Saint-Barthélemy. Derrière le traficd’esclaves, c’était moi. C’est parce que j’ai chuchoté quelquesmots que dix mille vieilles bonnes femmes, que des idiotsappelaient des sorcières, ont été brûlées. J’étais le grand hommenoir qui conduisait la populace de Paris quand les rues baignaientdans le sang. Quelle époque ! Mais j’ai récemment vu mieux enRussie. Voilà d’où j’arrive. J’avais presque oublié cette coloniede rats de mer qui se terrent sous la boue et qui perpétuentquelques-uns des arts et des légendes du grand pays où la vies’était épanouie comme jamais elle ne s’est épanouie depuis. C’estvous qui les avez rappelés à mon souvenir, car cette vieille maisonqui m’appartient est encore unie, par des vibrations personnellesdont votre science ne sait rien, à l’homme qui l’a édifiée etaimée. J’ai su que des étrangers y avaient pénétré, je me suisenquis, et me voici. Puisque maintenant je suis chez moi (et c’estla première fois depuis des milliers d’années) je me souviens de cepeuple. Il y a assez longtemps qu’il s’attarde. Il est temps qu’ildisparaisse. Il est issu du pouvoir de quelqu’un qui m’a défiéquand il vivait, et qui a construit cet instrument pour échapper àla catastrophe qui a englouti tous les habitants, sauf ses amis etmoi. Sa sagesse les a sauvés ; mes pouvoirs m’ont sauvé. Maismaintenant mes pouvoirs vont écraser ceux qu’il a sauvés, etl’histoire ainsi sera complète…

Il a glissé une main contre sa poitrine, et ilen a tiré un document.

– … Vous remettrez ceci au chef des rats demer, a-t-il ajouté. Je regrette que vous, Messieurs, soyez amenés àpartager leur destin ; mais puisque vous êtes la causepremière de leur malheur, ce ne sera après tout que justice. Jevous reverrai ultérieurement. En attendant, je vous recommandel’étude de ces images et de ces sculptures ; elles vousdonneront une idée de la cime où j’avais hissé l’Atlantide quand jela gouvernais. Vous trouverez là quelques traces des mœurs etcoutumes du peuple quand il subissait mon influence. La vie étaitpleine de pittoresque, d’imprévu, de charme. À votre époquesinistre, on la qualifierait d’orgie de débauches. Ma foi, qu’onl’appelle comme on voudra ! Moi, je l’ai créée et répandue,j’en ai été heureux, je ne regrette rien. Si j’avais le temps, jerecommencerais, et même je ferais mieux sans toutefois accorder ledon fatal de la vie éternelle. Warda, que je maudis et que j’auraisdû exterminer avant qu’il eût le pouvoir de tourner des gens contremoi, a été plus intelligent : il lui arrive de revisiter laterre, mais c’est en esprit qu’il revient, pas en homme.Maintenant, je pars. Votre curiosité vous a conduits ici, mesamis : j’espère qu’elle a été satisfaite.

Alors nous l’avons vu disparaître. Oui, ils’est dissipé devant nous. Pas immédiatement. Il a commencé pars’éloigner de la colonne à laquelle il était adossé. Sa silhouetteimposante a paru se brouiller sur les bords. Toute lumière s’estéteinte dans son regard, et ses traits sont devenus troubles, puisindistincts. Il s’est fondu en un nuage sombre qui est monté entourbillonnant à travers l’eau stagnante de cette salled’épouvante. Et puis nous n’avons plus rien vu. Nous étions ànouveau entre nous, mais émerveillés par les étranges possibilitésde la vie.

Nous ne nous sommes pas attardés dans lePalais du Seigneur de la Face Noire. Ce n’était pas un lieu propiceaux flâneries. J’ai retiré une dangereuse limace pourpre quis’était posée sur l’épaule de Bill Scanlan, et moi-même j’ai étécruellement piqué à la main par le venin que m’a craché au passageun grand lamellibranche jaune. Quand nous nous sommes retrouvésdehors, maudissant notre folie, nous avons goûté avec joie lalumière phosphorescente de la plaine bathybienne, ainsi que l’eaulimpide et translucide qui nous enveloppait. Nous avons mis moinsd’une heure pour rentrer. Une fois débarrassés de nos clochesvitreuses, nous avons tenu conseil. Le Professeur et moi étionstrop accablés pour exprimer en mots ce que nous pensions. Lavitalité de Bill Scanlan s’est révélée encore une foisinvincible.

– Sacrée fumée ! a-t-il murmuré. Voilà àquoi nous avons affaire maintenant. Ce type est sorti tout droit del’enfer. Avec ses statues, ses bas-reliefs et le reste, il joueraitassez bien les tauliers dans une maison à lanterne rouge !Comment en venir à bout ? Voilà la question !

Le docteur Maracot réfléchissait. Puis ils’est levé pour sonner ; notre serviteur habillé de jaune estentré.

– Manda ! a-t-il commandé.

Quelques instants plus tard, notre amiarrivait dans notre chambre. Maracot lui a tendu le messagedécisif.

Jamais je n’ai admiré un homme comme j’aiadmiré Manda ce jour-là. Nous étions la cause d’une menaced’anéantissement de son peuple et de lui-même, du fait de notrecuriosité injustifiable. Nous, des étrangers qu’il avait sauvésalors que tout leur semblait perdu ! Et pourtant, bien qu’ilsoit devenu blanc à la lecture du message, ses yeux n’ont pasexprimé le moindre reproche quand il les a tristement tournés versnous. Il a secoué la tête ; le désespoir était entré dans sonâme.

– Baal-seepa ! Baal-seepa ! s’est-ilécrié en portant ses mains à ses yeux comme pour en chasser unevision horrible.

Il a arpenté la chambre, puis il s’estprécipité dehors pour lire le message à la communauté. Nous avonsentendu la grosse cloche convoquer tous les Atlantes dans la grandesalle.

– Irons-nous ? ai-je demandé.

Le docteur Maracot a hoché la tête.

– Que pourrons-nous faire ? Et eux, quepourront-ils faire ? Quelle chance ont-ils contre quelqu’unqui a la puissance d’un démon ?

– Aussi peu qu’une famille de lapins contreune belette, a répondu Scanlan. Mais, sapristi, c’est à nous detrouver une issue ! Nous ne pouvons pas en rester là :avoir fait dresser le diable, et laisser périr ceux qui nous ontsauvés.

– Que proposez-vous ?

Je l’avais interrogé avec âpreté, car sous lafaçade de sa légèreté et de son argot, je savais qu’il possédaittoutes les qualités pratiques de l’homme moderne.

– Hé bien, je n’en ai pas la plus petiteidée ! Pourtant ce type n’est peut-être pas invulnérableautant qu’il le croit. L’âge a peut-être usé quelques-unes de sesmalices ; or il n’est plus très jeune, d’après ce qu’il nous adit.

– Vous croyez que nous pourrionsl’attaquer ?

– Folie ! a crié le Professeur.

Scanlan a ouvert son tiroir. Quand il s’estretourné vers nous, il tenait un gros revolver à six coups.

– Que pensez-vous de ceci ? Je l’airetiré de l’épave du Stratford. Je m’étais dit que nouspourrions en avoir besoin un jour. J’ai aussi une douzaine deballes. Je pourrais lui faire douze trous dans le collant, histoirede lui faire perdre un peu de sa magie ? Oh, mon Dieu !Qu’est-ce que j’ai ?

Il a lâché le revolver qui est tombé sur leplancher, et il s’est tordu de douleur, sa main gauche étreignantson poignet droit. Des crampes terribles avaient attaqué sonbras ; quand nous avons voulu le masser, nous avons senti queses muscles étaient noués, aussi durs que les racines d’un arbre.La souffrance lui arrachait des gouttes de sueur sur le front.Finalement, dompté et épuisé, il est allé se jeter sur son lit.

– Je suis fini ! a-t-il déclaré. Oui,merci, ça va mieux. Mais c’est le K. O. pour Bill Scanlan. J’aiappris ma leçon. On ne se bat pas contre l’enfer avec un revolver àsix coups ; inutile de jouer à ça. Je m’incline devant plusfort que moi, de ce jour jusqu’à la fin de l’éternité.

– Oui, a dit Maracot, vous avez eu votreleçon, et elle a été sévère !

– Alors vous pensez qu’il n’y a aucunespoir ?

– Que pouvons-nous tenter si, comme il lesemble, il est au courant de tout ce qui se fait, de tout ce qui sedit ? Et pourtant, ne désespérons pas encore…

Il est demeuré assis silencieusement pendantquelques minutes.

– … Je pense que vous, Scanlan, vous feriezmieux de rester quelque temps où vous êtes. Vous avez eu unesecousse dont vous ne vous rétablirez pas tout de suite.

– S’il y a quelque chose à faire, je suisvotre homme, a répondu bravement notre camarade dont les traitstirés et les membres tremblants montraient la violence du chocqu’il avait subi.

– En ce qui vous concerne, je ne vois rien àfaire. En tout cas, nous venons d’apprendre comment il ne fallaitpas opérer. Toute violence serait vaine. Nous œuvrerons donc sur unautre plan : le plan de l’esprit. Restez ici, Headley. Je vaisdans la pièce dont j’ai fait mon bureau. Peut-être, dans lasolitude, verrai-je un peu plus clair.

Scanlan et moi avions appris par expérience àavoir la plus grande confiance en Maracot. Si un cerveau d’hommepouvait résoudre nos difficultés, c’était bien le sien. Maisn’avions-nous pas atteint un point qui se situait au-delà de toutecapacité humaine ? Nous étions aussi impuissants que desenfants, face à ces forces que nous ne pouvions ni comprendre nicontrôler… Scanlan a sombré dans un sommeil troublé. Assis à côtéde son lit, je ne pensais pas à la façon dont nous pourrions êtresauvés, mais j’essayais de prévoir la forme que revêtirait le coupfatal et l’heure à laquelle il serait assené. À tout moment jem’attendais à voir se crever le toit solide qui nous abritait,s’écrouler les murs, tandis que les eaux sombres des plus grandsfonds se refermeraient sur ceux qui les défiaient depuis silongtemps.

Et puis tout à coup la grosse cloche a sonnéencore une fois. Son lourd carillon m’a secoué d’un frissond’inquiétude. Je me suis levé d’un bond ; Scanlan s’estredressé sur son séant. Ce n’était pas une convocation ordinaire.Les battements irréguliers de la cloche annonçaient une alerte,réclamaient tout le monde, et tout de suite. Scanlan m’ainterpellé.

– Dites donc, patron, m’est avis qu’ils ontaffaire avec lui, maintenant.

– Et alors ?

– Peut-être que ça leur donnerait un peu decourage de nous voir. De toutes façons, il ne faut pas qu’ils nousprennent pour des dégonflés. Où est le doc ?

– À son bureau. Mais vous avez raison,Scanlan. Il faut que nous soyons à leurs côtés et que nous leurmontrions que nous sommes prêts à partager leur sort.

– Ces pauvres types paraissent s’appuyer surnous dans un certain sens. Peut-être en savent-ils plus que nous,mais nous avons l’air d’avoir un peu plus d’esprit d’entreprise.Eux, ils ont pris ce qui leur a été donné ; nous, nous avonsdû trouver nous-mêmes. Hé bien, il est temps d’aller au déluge… enadmettant qu’il y ait un déluge !

Tandis que nous allions vers la porte, ledocteur Maracot est entré. Mais était-ce vraiment le docteurMaracot que nous connaissions ? Nous avons vu un homme sûr desoi, un visage dominateur dont chaque trait brillait de force et derésolution… Le savant paisible s’était effacé devant un surhomme,un grand chef, une âme forte, capable de soumettre l’humanité à sesdésirs.

– Oui, mes amis, notre présence seranécessaire. Tout peut encore s’arranger. Mais venez tout de suite,sinon il serait trop tard. Je vous expliquerai tout par la suite,si tant est qu’il y ait une suite… Oui, oui, nous venons !

Ces derniers mots, accompagnés des gestesappropriés, s’adressaient à quelques Atlantes terrorisés quiétaient apparus sur le seuil et qui nous faisaient signe de lessuivre. De fait, comme Scanlan l’avait dit fort justement, nousnous étions révélés en diverses occasions plus prompts à l’actionet plus énergiques que ces êtres habitués à vivre entre eux ;à l’heure du plus grand danger, ils avaient l’air de se raccrocherà nous. Quand nous sommes entrés dans la salle bondée, j’ai entenduun murmure de satisfaction et de soulagement. Nous avons occupé lesplaces qui nous étaient réservées au premier rang.

Il était temps ! Si toutefois nouspouvions être d’un secours quelconque… Le terrible personnage setenait déjà sur l’estrade ; il contemplait la foule tremblantede son sourire cruel, démoniaque. La comparaison de Scanlan d’unefamille de lapins devant une belette m’est revenue en mémoire quandje me suis retourné : les Atlantes étaient effondrés, ils secramponnaient les uns aux autres tant ils avaient peur, ilsregardaient de tous leurs yeux la silhouette puissante qui lesdominait et la face de granit qui les observait. Jamais jen’oublierai ces gradins pleins d’une foule hagarde, horrifiée,pétrifiée d’épouvante. C’était à croire qu’il avait déjà statué surleur sort, et qu’ils attendaient à l’ombre de la mort l’exécutionde sa sentence. Manda avait adopté une attitude de soumissionindigne : il plaidait pour son peuple d’une voix brisée ;mais ses paroles ne faisaient qu’ajouter au contentement du monstrequi ricanait. Brusquement le Seigneur de la Face Noire l’ainterrompu par quelques mots rauques, et il a levé sa main droiteen l’air : un cri de désespoir a jailli de l’assistance.

À cet instant précis, le docteur Maracot asauté sur l’estrade. Il était extraordinaire à voir ! Unmiracle l’avait transformé. Il avait la démarche et l’attitude d’unjeune homme ; mais sur son visage rayonnait l’expression d’unepuissance comme je n’en avais jamais vu chez quiconque. Il s’estavancé vers le géant basané, qui l’a regardé avec étonnement.

– Hé bien, petit homme, qu’avez-vous àdire ? a-t-il demandé.

– Simplement ceci, a répondu Maracot. Tontemps est révolu. Tu as laissé passer l’heure. Descends !Descends dans l’Enfer qui t’attend depuis si longtemps. Tu es unPrince des Ténèbres. Retourne dans ton royaume de ténèbres.

Les yeux du démon ont lancé des flammes.

– Quand mon temps sera révolu, en admettantqu’il le soit un jour, ce n’est pas des lèvres d’un misérablemortel que je l’apprendrai ! Quels sont tes pouvoirs pour quetu puisses t’opposer un instant à celui qui connaît tous lessecrets de la nature ? Je pourrais t’anéantir surplace !

Maracot a fixé sans ciller ces yeux terribles.J’ai cru discerner qu’au contraire c’était le géant qui paraissaitmal à son aise.

– Être mauvais ! a répliqué Maracot.C’est moi qui détiens la puissance et la volonté de t’anéantir surplace. Trop longtemps tu as souillé le monde de ta présence. Tu asinfecté tout ce qui était beau et bon. Le cœur des hommes sera plusléger quand tu seras parti, et le soleil brillera avec une clartéplus grande.

– Qui es-tu ? Que dis-tu ? a bégayéle monstre.

– Tu parles de connaissances secrètes. Tedirai-je ce qui est à la base de la science ? C’est que surtous les plans, le bien peut être plus fort que le mal. L’angevaincra encore le diable. Pour l’instant je suis sur ce même planoù tu t’es tenu si longtemps, et je détiens le pouvoir conquérant.Il m’a été donné. Voilà pourquoi je te répète :« Descends ! Redescends dans l’Enfer auquel tuappartiens ! Descends, démon ! Descends, je te dis !Descends ! »

Et le miracle s’est produit. Pendant uneminute ou deux (comment compter le temps en de pareilsinstants ?) les deux êtres, le mortel et le démon, se sontfait face sans parler ; leurs yeux immobiles s’affrontaient,armés de la même volonté inexorable. Tout à coup le monstre aflanché. La figure convulsée de rage, il a brandi ses deux bras enl’air.

– C’est toi, Warda ! Toi, maudit !Je reconnais tes œuvres ! Oh, je te maudis. Warda ! Je temaudis ! Je te maudis !

Sa voix s’est éteinte, les contours de salongue silhouette noire se sont brouillés, sa tête est retombée sursa poitrine, ses genoux ont vacillé, et il s’est affaissé peu àpeu. En s’affaissant il changeait de forme : il a été d’abordun être humain qui s’accroupissait, puis une masse noireinforme ; enfin, dans une brusque secousse, il s’est liquéfiéen un tas de putréfaction noire qui a taché l’estrade et empuantil’air. Alors Scanlan et moi, nous nous sommes précipités vers notrechef, car le docteur Maracot, ayant épuisé ses pouvoirs, étaittombé en avant, à demi-mort.

– Nous avons gagné ! Nous avonsgagné ! a-t-il murmuré avant de s’évanouir.

*

**

Voilà comment les Atlantes ont été sauvés duplus horrible danger qui pouvait les menacer, et comment uneprésence maléfique a été bannie du monde à jamais. Il a fallu quenous attendions quelques jours pour que le docteur Maracot soit enétat de nous raconter son histoire ; elle était d’ailleurstellement extraordinaire que, si nous n’avions pas assisté à sonépilogue, nous l’aurions attribuée au délire. Ses pouvoirsl’avaient abandonné sitôt passée l’occasion de les manifester, etil était redevenu l’homme de science doux et paisible que nousavions connu.

– Que cela me soit arrivé à moi !s’est-il exclamé. À moi, un matérialiste, un homme si absorbé parla matière que dans ma philosophie l’invisible n’existaitpas ! J’ai entendu crouler en miettes les théories de toute mavie.

– Il paraît que nous sommes tous retournés àl’école, a dit Scanlan. Si jamais je rentre dans mon petit pays,j’aurai quelque chose à dire aux enfants !

– Moins vous leur direz, mieux cela vaudra, àmoins que vous ne teniez à acquérir la réputation du plus grandmenteur d’Amérique, ai-je répondu. Auriez-vous cru, aurais-je crumoi-même tout ce que nous avons vu, si un autre nous l’avaitraconté ?

– Peut-être que non. Mais vous, doc, vous avezrudement bien mené votre affaire ! Ce grand dogue noir a étédéclaré « out » au bout des dix secondes réglementaires.Pas moyen qu’il se relève. Et il ne se relèvera plus. Vous l’avezrayé de la carte. Je ne sais pas sur quelle autre carte il a trouvéun appartement, mais en tout cas Bill Scanlan n’ira pas loger chezlui !

– Je vais vous dire exactement ce qui s’estpassé, a murmuré le Professeur. Vous vous rappelez que je m’étaisretiré dans mon bureau. J’avais bien peu d’espoir dans le cœur,mais j’avais beaucoup lu à différents moments de mon existence surla magie noire et les sciences occultes. Je savais que le blancpeut toujours dominer le noir s’il parvient à se hisser sur le mêmeplan. Or il se trouvait sur un plan beaucoup plus fort (je n’ai pasdit : supérieur) que nous. C’était l’élément fatal.

« Ne voyant aucun moyen de franchirl’obstacle, je me suis jeté sur le canapé, et j’ai prié. Oui, moi,matérialiste endurci, j’ai prié ! J’ai imploré une aide. Quandon se trouve au bout de tout pouvoir humain, que faire sinon leverdes mains suppliantes dans les brumes qui nous entourent ?J’ai prié, et ma prière a été miraculeusement exaucée…

« J’ai soudain pris conscience d’uneprésence : je n’étais plus seul dans la pièce. Devant moi sedressait une grande silhouette, aussi basanée que le maudit quenous avons combattu, mais son visage resplendissait debienveillance et d’amour. Il détenait un pouvoir aussi fort quel’autre ; mais c’était le pouvoir du bien, le pouvoir sousl’influence duquel le mal se dissiperait comme le brouillard sedissipe devant le soleil. Il m’a regardé avec douceur ; moij’étais trop surpris pour parler. Une inspiration, ou uneintuition, m’a averti qu’il était l’esprit du grand sage del’Atlantide qui avait combattu le mal pendant sa vie et qui, nepouvant empêcher la destruction de son pays, avait pris sesprécautions pour que les plus dignes de ses compatriotes pussentsurvivre même s’ils sombraient dans l’Océan. Cet être merveilleuxallait maintenant s’interposer pour empêcher la ruine de son œuvreet la destruction de ses enfants. L’espoir m’est revenu ; j’aitout compris comme s’il m’avait parlé. En souriant, il s’est avancéet il m’a imposé ses deux mains sur la tête. Sans doute m’a-t-iltransféré sa propre vertu et sa propre force. Je les ai sentiesparcourir mes veines comme du feu. Rien ne me semblait plusimpossible. J’avais la volonté et le pouvoir d’accomplir desmiracles. J’ai entendu sonner la cloche, qui annonçait l’imminencedu drame. Quand je me suis levé, l’esprit a disparu sur un derniersourire d’encouragement. Je vous ai rejoints ; vous savez lereste.

– Hé bien, Monsieur, lui ai-je répondu, jecrois que votre réputation est faite ici. Si vous voulez vousétablir comme dieu, rien de plus facile !

– Vous vous en êtes mieux tiré que moi,doc ! a murmuré Scanlan d’une voix maussade. Comment sefait-il que ce type n’ait pas su ce que vous faisiez ? Ils’était pourtant montré assez rapide à mes dépens quand j’aiempoigné mon revolver !

– Je suppose que vous vous étiez placé sur leplan de la matière alors que nous nous sommes trouvés, un moment,sur le plan de l’esprit, a répondu pensivement le Professeur. Ceschoses-là enseignent l’humilité. C’est seulement quand on touche ausupérieur que l’on mesure l’infériorité de notre qualité parrapport aux possibilités de la création. J’ai eu ma leçon. Puissel’avenir démontrer que je l’ai retenue !

Ainsi s’est terminée notre aventure capitale.C’est un peu plus tard que nous avons conçu l’idée d’envoyer de nosnouvelles à la surface, et qu’ensuite, au moyen de boules vitreusesremplies de lévigène, nous avons fait notre ascension comme je l’airaconté. Le docteur Maracot envisage de retourner enAtlantide : quelques problèmes d’ichtyologie le tracassentencore ; il souhaite parfaire ses observations. Mais Scanlans’est marié à Philadelphie où il a été promu directeur des usinesMerribank ; l’aventure ne le tente plus. Quant à moi… Hé bien,les grands fonds de la mer m’ont fait cadeau d’une perle rare, etje n’en demande pas davantage !

FIN

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