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Le Grillon du foyer

Le Grillon du foyer

de Charles Dickens

 

LE GRILLON DU FOYER

HISTOIRE FANTASTIQUE D’UN INTÉRIEUR DOMESTIQUE

 

À LORD JEFFREY

Cette histoire est dédiée

avec

l’affection et l’attachement de son ami

L’AUTEUR

 

Chapitre 1 Premier cri

La Bouilloire fit entendre son premier cri ! Ne me dites pas ce que mistress Peerybingle disait. Je le sais mieux qu’elle. Mistress Peerybingle peut laisser croire jusqu’à la fin des temps qu’elle ne saurait dire lequel des deux commença à crier ; mais moi je dis que c’est la Bouilloire. Je dois le savoir, j’espère ! La Bouilloire commença cinq bonnes minutes, à la petite horloge de Hollande qui était dans un coin,avant que le grillon poussât le premier cri.

Comme si, vraiment, le petit faucheur placé en haut de l’horloge n’avait pas fauché au moins un demi arpent de pré, abattant une herbe imaginaire avec sa faux lancée de droite à gauche, avant que le Grillon fît chorus avec la Bouilloire !

Je ne suis pas d’un caractère absolu ;tout le monde le sait. Je ne voudrais pas mettre mon opinion en opposition avec celle de mistress Peerybingle, si je n’étais passûr, positivement sûr de ce que je dis. Mais ceci est une questionde fait. Et le fait est que la Bouilloire se mit à chanter au moinscinq minutes avant que le Grillon donnât signe de vie.Contredisez-moi, et je le dirai dix fois.

Laissez-moi narrer exactement ce qui se passa.C’est ce que j’aurais fait tout d’abord, si ce n’était pas parcette simple considération que, si j’ai une histoire à raconter, ilfaut que je commence par le commencement, et comment est-ilpossible de commencer par le commencement, sans commencer par laBouilloire ?

Il paraît qu’il y avait une sorte de défi, unassaut de talent, vous comprenez, entre la Bouilloire et leGrillon. Et voici quelle en fut l’occasion.

Mistress Peerybingle était sortie un peu avantla nuit close, et les talons cerclés en fer de ses patinslaissaient sur le pavé humide de la cour de nombreuses figures dontla première proposition d’Euclide donne la démonstration. Elleétait sortie pour aller remplir la Bouilloire au réservoir. Ellerentra, sans ses patins ; c’était facile à voir, car sespatins étaient très hauts, et elle était fort petite. Elle mit laBouilloire au feu, et en la mettant, elle perdit patience ;car il lui tomba de l’eau sur les pieds et l’eau était froide, etpuis elle tenait à la propreté de ses bas.

De plus cette Bouilloire était obstinée etimpatiente ; elle ne se laissait pas aisément arranger au feu.Elle chancelait, comme si elle était ivre, elle s’y tenait detravers, une vraie idiote de bouilloire. Elle était d’humeurquerelleuse ; elle sifflait et crachait sur le feu d’un airmorose. Pour comble de mésaventure, le couvercle, résistant auxdoigts engourdis de mistress Peerybingle, se plaça dessus dessous,et ensuite, avec une ingénieuse opiniâtreté digne d’une meilleurecause, il se mit de côté et tomba au fond de la bouilloire. Unvaisseau à trois ponts coulé bas n’aurait pas fait la moitié autantde résistance pour être remis à flot que ce couvercle pour selaisser repêcher.

Même avec son couvercle, la bouilloireconservait un air sombre et entêté, présentant sa poignée comme pardéfi, et éclaboussant par moquerie la main de mistress Peerybingle,comme si elle lui eût dit : – je ne veux pas bouillir. Rien nem’y forcera.

Mais mistress Peerybingle, à qui la bonnehumeur était revenue, frotta ses petites mains l’une contrel’autre, et s’assit devant la Bouilloire en riant. En même temps,la flamme brilla et éclaira de ses clartés vacillantes le petitfaucheur, qui semblait immobile devant son palais mauresque, commesi la flamme seule était en mouvement.

Et pourtant il se mouvait, deux fois parseconde, avec la plus grande régularité. Mais ses efforts étaienteffrayants à voir quand l’heure allait sonner, et lorsqu’un coucou,paraissant à la porte du palais, poussa six fois un cri semblable àcelui d’un spectre, le faucheur s’agita en frémissant et ses jambesflageolaient comme si un fil de fer les lui eût tiraillées.

Ce ne fut que lorsqu’un mouvement violent etun grand bruit de poids et de cordages se fut tout à fait calmé,que le faucheur effrayé revint à lui-même. Il ne s’était pasépouvanté sans raison car tout ce remue-ménage, tous ces os desquelettes qui s’agitaient n’étaient pas rassurants, et je m’étonneque les Hollandais, gens d’humeur flegmatique, soient les auteursd’une pareille invention.

Ce fut en ce moment, remarquez le bien que laBouilloire commença sa soirée. Ce fut en ce moment que laBouilloire, s’adoucissant jusqu’à devenir musicale, laissa échapperde son gosier des gazouillements qu’elle semblait vouloir retenir,de courtes notes interrompues, comme si elle n’avait pas encoretout à fait mis de côté sa mauvaise humeur. Ce fut en ce momentqu’après quelques vains efforts pour réprimer sa gaîté, elle sedébarrassa enfin de son air morose, perdit toute réserve et se mità chanter une chanson joyeuse, telle que le rossignol le plustendre n’en a jamais eu l’idée.

Elle était si simple, cette chanson, que vousl’auriez comprise comme un livre, mieux peut-être que quelqueslivres que je pourrais nommer. Avec sa chaude haleine qui s’élevaiten gracieux et légers nuages qui montaient dans la cheminée commevers un ciel domestique, la Bouilloire accentuait son chant joyeuxavec énergie, et le couvercle, le couvercle naguère rebelle, –telle est l’influence du bon exemple, – dansait une espèce degigue, et tintait comme une jeune cymbale sourde et muette qui n’ajamais connu de sœur.

Ce chant de la Bouilloire était une invitationet un souhait de bienvenue pour quelqu’un qui n’était pas dans lamaison, pour quelqu’un qui allait arriver, qui approchait de cettepetite maison et de ce feu pétillant ; cela n’était pasdouteux. Mistress Peerybingle le savait bien, elle qui était assisepensive devant le foyer. « La nuit est sombre, chantait laBouilloire, et les feuilles mortes jonchent le chemin ; toutest brouillard et ténèbres ; en bas, tout est boue et flaquesd’eau ; on ne voit dans l’air qu’un point moins triste ;c’est cette teinte rougeâtre à l’horizon, où le soleil et le ventsemblent lutter pour se reprocher le vilain temps qu’il fait. Toutest obscur dans la campagne ; le poteau indicateur de la routese perd dans l’ombre ; la glace n’est pas fondue, mais l’eauest encore emprisonnée ; et vous ne sauriez dire s’il gèle ous’il ne gèle pas. Ah ! le voilà qui vient, le voilà, levoici ! »

En ce moment, s’il vous plaît, le Grillonpoussa son cri ; coui, coui, coui, fit-il en chorus, et savoix était si forte en proportion de sa taille – on ne pouvait pasen juger, car on ne le voyait pas, – qu’il semblait prêt à crevercomme un canon trop chargé ; et vous auriez dit qu’il allaitéclater en cinquante morceaux, tant il faisait d’efforts pourgrésillonner.

Le solo de la Bouilloire était fini ; leGrillon avait pris la partie de premier violon, et il ne laquittait pas. Bon Dieu ! comme il criait ! Sa voix aiguëet perçante résonnait dans toute la maison ; il semblaitqu’elle allait percer les ténèbres… comme une étoile perce lesnuages. Il y avait de petites trilles et un tremolo indescriptibledans le cri le plus aigu du Grillon, lorsque, dans l’excès de sonenthousiasme il faisait des sauts et des bonds. Cependant ilss’accordaient fort bien, le Grillon et la Bouilloire. Le refrainétait toujours le même, mais, dans leur émulation, ils lechantaient de plus en plus crescendo.

La jolie petite femme qui les écoutait, – carelle était jolie et jeune quoique un peu forte, – alluma unechandelle, se tourna vers le faucheur de la pendule, qui avait faitune bonne provision de minutes, puis elle alla regarder à lafenêtre, par laquelle elle ne vit rien à cause de l’obscurité, maiselle vit son charmant visage se réfléchir dans les vitres, et monopinion – qui serait aussi la vôtre – est qu’elle aurait puregarder longtemps sans voir rien de moitié aussi agréable.Lorsqu’elle revint s’asseoir sur son siège, le Grillon et laBouilloire continuaient leur duo avec le même entrain.

C’était entr’eux comme une course au clocher.Cri ! cri ! cri ! Le Grillonl’emporte ! Hum ! hum ! hum ! LaBouilloire prend de l’avance. Cri ! cri !cri ! Le Grillon gagne du terrain au retour. Mais laBouilloire reprend encore : Hum ! hum !Hum ! Enfin ils s’essoufflaient, ils s’épanouissaienttant l’un et l’autre, le Cri ! cri ! seconfondait tellement avec le Hum ! hum ! qu’ilaurait fallu une oreille plus exercée que la vôtre ou la miennepour savoir qui l’emporterait. Mais ce qui ne fut pas douteux,c’est que la bouilloire et le Grillon, tout deux au même instant,et par un accord secret connu d’eux seuls, lancèrent leur chantjoyeux avec un rayon de lumière qui traversant la fenêtre allaéclairer jusqu’au fond de la cour. Cette lumière, tombant tout àcoup sur une certaine personne, qui arrivait dans l’obscurité, luiexprima à la lettre, et avec la rapidité de l’éclair, cettepensée : – Sois le bienvenu à la maison, mon ami ! soisle bienvenu, mon garçon.

Ce but atteint, la Bouilloire, cessant dechanter, versa parce qu’elle bouillait trop fort, et fut enlevée dedevant le feu. Mistress Peerybingle courut à la porte, où elle neput d’abord se reconnaître au milieu du bruit des roues d’unevoiture, du trépignement d’un cheval, de la voix d’un homme, desallées et venues d’un chien surexcité, et de la surprenante etmystérieuse apparition d’un baby.

D’où venait ce baby, et comment mistressPeerybingle s’en empara-t-elle en un clin d’œil, je ne sais. Maisc’était un enfant vivant dans les bras de mistressPeerybingle ; et elle semblait en être fière, pendant qu’elleétait doucement attirée vers le feu par un homme grand et robuste,beaucoup plus grand et plus âgé qu’elle, qui se baissa pourl’embrasser.

– Oh ! mon Dieu, John ! dit mistressPeerybingle. Dans quel état vous êtes avec ce mauvaistemps !

Il était vraiment dans un état pitoyable.L’épais brouillard avait déposé sur ses cils un chapelet de gouttesd’eau congelées ; et ses favoris imprégnés d’humiditébrillaient à la clarté du foyer des couleurs de l’arc-en-ciel.

– En effet, Dot, répondit John lentement, endéroulant le fichu qui lui entourait le cou et en se chauffant lesmains, ce n’est pas un temps d’été. Il n’y a rien d’étonnant que jesois ainsi fait.

– Je ne voudrais pas m’entendre appeler Dot,John. Je n’aime pas ce nom. Et la moue de Mistress Peerybinglesemblait dire qu’elle l’aimait beaucoup.

– Qu’êtes-vous donc ? répondit John en laregardant de son haut avec un sourire, et en l’étreignant avecautant de délicatesse que pouvaient le faire sa large main et sonrobuste bras.

Ce brave John était si lourd mais si doux, sigrossier à la surface et si sensible au fond du cœur, si massif endehors, mais si vif au dedans ; si borné, mais si bon ! Ômère Nature, donne à tes enfants cette poésie de cœur qui secachait dans le sein de ce pauvre voiturier, ce n’était qu’unvoiturier, et quoiqu’ils parlent en prose, quoiqu’ils vivent enprose, nous te remercions de nous faire vivre dans leurcompagnie.

On aurait eu plaisir à voir Dot avec sa petitefigure et son baby dans ses bras, une vraie poupée que cebaby ; elle regardait le feu d’un air pensif, et inclinait sapetite tête délicate sur le côté du grand et robuste voiturier,avec une grâce demi naturelle, demi affectée. On aurait eu plaisirà voir celui-ci la soutenir avec une tendre gaucherie, et faisantde son âge mûr un soutien pour la jeunesse de sa femme. On auraiteu plaisir à voir la servante Tilly Slowbody, attendant qu’on lachargeât du soin du baby, regarder ce groupe d’un air d’intérêt,les yeux et la bouche ouverts, et la tête en avant. Ce n’était pasmoins agréable de voir John le voiturier, sur une observation deDot, retenir sa main qui était sur le point de toucher l’enfant,comme s’il craignait de le briser, et se contentant de le regarderà distance avec orgueil ; tel qu’un gros chien feraitvis-à-vis d’un canari, s’il arrivait qu’il en fût le père.

– N’est-ce pas qu’il est beau John ?Comme il est joli quand il dort.

– Bien joli, dit John, très joli. Il dortpresque toujours, n’est-ce pas ?

– Mon Dieu, non, John.

– Oh ! dit John d’un air réfléchi. Jecroyais qu’il avait généralement les yeux fermés.

– Bonté de Dieu. John, vous l’éveillez.

– Voyez comme il les tourne, dit le voiturierétonné, et sa bouche, il l’ouvre et la ferme comme un poissondoré.

– Vous ne méritez pas d’être père, dit Dot,avec toute la dignité d’une matrone expérimentée. Mais commentsauriez-vous combien il en faut peu pour troubler les enfants,John ? et elle coucha l’enfant sur son bras gauche, en luifrappant doucement le dos de la main droite, après avoir pincél’oreille de son mari en riant.

– C’est vrai, Dot, dit John : je n’ensais pas grand chose. Pour ce que je sais c’est que j’ai jolimentlutté avec le vent ce soir. Il soufflait du nord-ouest, droitcontre la voiture, tout le long du chemin en revenant.

– Pauvre vieux, vraiment ! s’écriamistress Peerybingle en reprenant son activité. Tenez. Tilly,prenez mon précieux fardeau, pendant que je vais tâcher de merendre utile. Je crois que je l’étoufferais de baisers. Àbas ! Boxer, à bas ! John, laissez-moi faire le thé, etpuis je me mettrai à travailler comme une abeille.

Comment fait la petite abeille ?

vous avez appris la chanson quand vous alliezà l’école, John !

– Je ne la sais pas toute, répondit John.J’étais sur le point de la savoir toute ; mais je l’auraisgâtée je crois.

– Ha ! ha ! dit Dot en riant, etelle avait le plus joli rire que vous ayez entendu. Quel cher vieuxlourdaud vous faites, John.

Sans contester cette assertion, John sortitpour veiller à ce que le valet de ferme, qui allait et venait dansla cour avec sa lanterne, comme un feu follet, prît bien soin ducheval, lequel était plus gras que vous ne voudriez le croire, sije vous donnais la mesure, et si vieux que le jour de la naissancese perdait dans les ténèbres de l’antiquité. Boxer, pensant que sesattentions étaient dues à toute la famille, et devaient êtredistribuées avec impartialité courait çà et là avec une agitationétonnante ; tantôt il décrivait des cercles en aboyant autourdu cheval, pendant qu’on le menait à l’écurie ; tantôt ilfeignait de s’élancer comme un furieux sur sa maîtresse, et puis ils’arrêtait tout à coup, tantôt approchant son nez humide il faisaitun baiser à Tilly Slowbody assise sur une chaise basse près dufeu ; tantôt il montrait une amitié incommode pour le baby,tantôt après plusieurs tours sur lui-même il se couchait près dufoyer, comme s’il allait s’établir là pour la nuit ; tantôt ils’élançait dans la cour en agitant son tronçon de queue, comme s’ilallait remplir une commission dont il se souvenait à l’instant.

– Voilà la théière toute prête sur la table,dit Dot, aussi occupée qu’une petite fille qui joue au ménage.Voici le jambon, voilà le beurre, voilà le pain et le reste. Tenez,John, voilà un panier pour mettre les petits paquets, si vous enavez… Mais où êtes-vous. John ! Tilly, ne laissez pas tomberl’enfant dans le cendrier, quoi que vous fassiez.

Il faut noter que miss Slowbody, quoique cetterecommandation la fît regimber, avait un talent rare et surprenantpour mettre en danger la vie de cet enfant. Elle était maigre etpetite de taille, de sorte que ses vêtements avaient toujours l’airde l’abandonner. Comme tout excitait son admiration, etprincipalement les bonnes qualités de sa maîtresse, et lesperfections de l’enfant, les bévues de miss Slowbody faisaienthonneur à son cœur, si elles n’en faisaient pas à son esprit. Sielle mettait la tête de baby trop souvent en contact avec lesportes d’armoires, les rampes d’escalier, ou les colonnes de lit,c’est qu’elle ne pouvait pas revenir de sa surprise d’être si bientraitée dans la maison où elle était. Il faut savoir que le père etla mère Slowbody étaient des êtres parfaitement inconnus, et queTilly avait été nourrie et élevée à l’hospice. L’on sait que lesenfants trouvés ne sont pas des enfants gâtés.

Si vous aviez vu la petite mistressPeerybingle revenir avec son mari, faisant de grands efforts poursoutenir les corbeilles, efforts parfaitement inutiles, car sonmari la portait à lui tout seul, vous vous seriez bien amusé, et ils’amusait bien aussi. Je ne sais si le Grillon n’y trouvait paségalement du plaisir, car il se mit à chanter de plus belle.

– Ah ! ah ! dit John, en s’avançantlentement ; il est plus gai que jamais ce soir.

– C’est un heureux présage, John : cela atoujours été. Il n’y a rien de plus fait pour porter bonheur qued’avoir un grillon dans le foyer.

John la regarda comme si ses paroles faisaientnaître dans sa tête la pensée que c’était elle qui était songrillon qui porte bonheur, et tout en convenant avec elle del’heureux présage du Grillon, il n’expliqua pas davantage sapensée.

– La première fois que j’ai entendu son chant,dit-elle, c’est le soir que vous m’amenâtes ici, que vous vîntesm’installer ici avec vous dans ma nouvelle maison, dont vous mefaisiez la petite maîtresse. Il y a près d’un an de cela. Vous ensouvenez-vous, John.

Oh oui. John s’en souvenait bien, jepense.

– Le chant du Grillon me souhaita labienvenue. Il semblait si plein de promesses et d’encouragements.Il semblait me dire que vous seriez bon et gentil avec moi ;que vous ne vous attendiez pas – je le craignais, John – à trouverune tête de femme âgée sur les épaules de votre jeune épouse silégère.

John lui appuya la main sur l’épaule et sur latête, comme s’il voulait lui dire : Non, non ! je ne mesuis pas attendu à cela ; j’ai été parfaitement content de ceque j’ai trouvé. Et il avait vraiment raison. Tout allait pour lemieux.

– Et tout ce que semblait chanter le grillons’est vérifié ; car vous avez été toujours pour moi lemeilleur, le plus affectueux des maris. Notre maison a étéheureuse, John ; et c’est ce qui m’a fait aimer leGrillon.

– Et moi aussi ! moi aussi,Dot !

– Je l’aime pour son chant qui fait naître enmoi ces douces pensées. Quelquefois, à l’heure du crépuscule,lorsque je me sentais solitaire et triste, John, – avant que lebaby fût ici, pour me tenir compagnie et pour égayer lamaison ; – lorsque je pensais combien vous seriez seul si jevenais à mourir, son cri, cri, cri, semblait me rappeler une autrevoix douce et chère qui faisait à l’instant évanouir mon rêve. Etlorsque j’avais peur, – j’avais peur autrefois, John, j’étais sijeune, – j’avais peur que notre mariage ne fût pas heureux. Moi,j’étais presque une enfant, et vous, vous ressembliez plus à montuteur qu’à mon mari. Je craignais que, malgré vos efforts, vous nepussiez pas apprendre à m’aimer, quoique vous en eussiez l’espoiret que ce fût l’objet de vos prières. Le chant du Grillon merendait courage, en me remplissant de confiance. Je pensais à toutcela ce soir, cher, pendant que j’étais assise à vous attendre, etj’aime le Grillon pour tout ce que je viens de vous dire.

– Et moi aussi, répondit John. Mais, Dot, quevoulez-vous dire ? que j’espérais apprendre vous aimer et queje le demandais à Dieu dans mes prières ? J’ai appris celabien avant de vous amener ici, pour être la petite maîtresse duGrillon, Dot.

Elle appuya un instant la main sur son bras,et le regarda avec un visage ému, comme si elle avait voulu luidire quelque chose. Le moment d’après, elle se mit à genoux devantla corbeille, triant les paquets d’un air affairé, en murmurant àdemi voix.

– Il n’y en a pas beaucoup ce soir, John, maisj’ai vu tout à l’heure quelques marchandises derrière lacharrette ; et quoiqu’elles donnent plus de peine, ellesrapportent assez. Nous n’avons pas raison de nous plaindre,n’est-ce pas ? D’ailleurs vous avez à livrer des paquets lelong de la route, je pense ?

– Oh oui, dit John ; beaucoup.

– Mais qu’est-ce que c’est que cette boîteronde ? John, mon cœur, c’est un gâteau de mariage.

– Il n’y a qu’une femme pour trouver cela, ditJohn avec admiration. Jamais un homme ne l’aurait deviné. Je parieque si l’on mettait un gâteau de mariage dans une boîte à thé, dansun baril de saumon, ou dans quoi que ce soit, une femme ledénicherait tout de suite. Oui, je l’ai pris chez le pâtissier.

– Comme il pèse ! il pèse unquintal ! s’écria Dot, en essayant de le soulever. De quiest-il ? À qui l’envoie-t-on ?

– Lisez l’adresse de l’autre côté, ditJohn.

– Comment, John ! Bonté deDieu !

– Y auriez-vous pensé ? réponditJohn.

– Vous ne m’en aviez rien dit, continua Dot ens’asseyant sur le plancher et en secouant la tête, tandis qu’ellele regardait ; C’est pour Gruff et Tackleton le fabricant dejoujoux.

John fit signe qu’oui.

Mistress Peerybingle secoua aussitôt la têteau moins cinquante fois ; non pas pour exprimer sasatisfaction, mais bien un muet étonnement ; elle fit une moue– il lui fallut faire effort, car ses lèvres n’étaient pas faitespour la moue, j’en suis sûr – et elle regardait son mari d’un airdistrait. Pendant ce temps, miss Slowbody, qui avait l’habitude derépéter machinalement des fragments de conversation pour amuser lebaby, qui estropiait les noms en les mettant tous au pluriel,disait à l’enfant : Ce sont les Gruffs et les Tackletons, lesfabricants de joujoux ; on achète chez les pâtissiers desgâteaux de mariage pour eux, et les mamans devinent tout ce qu’il ya dans les boîtes que les papas apportent.

Et ainsi de suite.

– Et cela se fera vraiment ! dit Dot.Elle et moi nous allions ensemble à l’école, quand nous étions depetites filles.

John aurait pu penser à elle, puisqu’elleallait à l’école en même temps que sa femme, John regarda Dot avecplaisir, mais il ne répondit pas.

– Mais lui en bois vieux ! Il est bienpeu fait pour elle ! De combien d’années est-il plus âgé quevous Gruff Tackleton, John ?

– Demandez-moi plutôt combien de tasses de théje boirai ce soir de plus qu’il n’en boirait en quatre soirées,répondit John d’un ton de bonne humeur, en approchant une chaise dela table ronde, et en commençant à manger le jambon. – Quant àmanger, je mange peu, mais ce peu me profite, Dot.

Il disait cela et il le pensait toutes lesfois qu’il mangeait, mais c’était une de ses illusions, car sonappétit le trompait toujours. Ces paroles n’éveillèrent cette foisaucun sourire sur le visage de sa femme, qui resta au milieu despaquets, après avoir poussé du pied la boîte au gâteau, qu’elle neregardait plus, elle ne pensait pas même au soulier mignon dontelle était fière quoique ses yeux fussent fixés dessus. Absorbéedans ses réflexions, oubliant le thé et John – quoiqu’il l’appelâtet frappât la table de son couteau pour attirer son attention, –elle ne sortit de sa rêverie que lorsqu’il se leva et vint luitoucher le bras. Elle le regarda, et courut se mettre à la table àthé, en riant de sa négligence. Mais son rire n’était plus le mêmequ’auparavant ; la forme et le son étaient changés.

Le Grillon aussi avait cessé de chanter. Lacuisine n’était plus si gaie, elle ne l’était plus du tout.

– Ainsi, voilà tous les paquets, n’est-ce pas,John ? dit-elle en rompant un long silence, pendant lequell’honnête voiturier s’était dévoué à prouver qu’il avait goût à cequ’il mangeait, s’il ne parvenait pas à prouver qu’il mangeait peu.– Voilà tous les paquets, n’est-ce pas John ?

– C’est là tout. Mais… non… Je…, dit-il enposant son couteau et la fourchette, et respirant longuement.J’avoue que j’ai entièrement oublié le vieux monsieur.

– Le vieux monsieur ?

Dans la voiture, dit John. Il dormait dans lapaille quand je l’ai laissé. Je me suis presque souvenu de lui deuxfois depuis que je suis arrivé, mais cela m’a passé deux fois de latête. Holà ! hé ! ici ! levez-vous ! C’estbien, mon ami !

John dit ces dernières paroles en dehors de lamaison, dans la cour où il avait couru, une chandelle à lamain.

Miss Slowbody, sentant qu’il y avait quelquechose de mystérieux dans ce vieux monsieur, et réunissant dans sonimagination confuse certaines idées de nature religieuse avec lesens de cette phrase, se troubla tellement, que, se levantprécipitamment de sa chaise basse auprès du feu pour se mettre sousla protection de sa maîtresse, elle se croisa avec un étranger âgéet le heurta avec le seul objet qu’elle avait dans les mains. Ilarriva que cet objet était l’enfant, il s’en suivit un choc et ungrand effroi, que la sagacité de Boxer vint accroître ; car cebrave chien, plus attentif que son maître, semblait avoir surveillél’étranger pendant son sommeil de peur qu’il ne s’en aille enemportant quelques jeunes plans de peupliers qui étaient liésderrière la voiture ; et il l’avait si peu perdu de vue qu’ille suivait, le nez sur ses talons, cherchant à mordre ses boutonsde guêtres.

– Vous êtes sans conteste un bon dormeur,monsieur, dit John, lorsque la tranquillité fut rétablie. En mêmetemps, le vieillard s’était arrêté, et restait immobile et la têtedécouverte, au centre de l’appartement. Il avait de longs cheveuxblancs, une physionomie ouverte, des traits frais pour un homme âgéet des yeux noirs, brillants et perçants. Il regarda autour de luiavec un sourire, et salua la femme du voiturier en inclinantgravement la tête.

Son costume rappelait une mode déjà bienancienne ; il était en drap brun. Il avait à la main un grosbâton de voyage ; il donna un coup sur le plancher, et lebâton s’ouvrant devint une chaise, sur laquelle il s’assit avecbeaucoup de calme.

– Voilà, dit le voiturier en se tournant verssa femme, voilà comment je l’ai trouvé assis au bord de la route,raide comme une pierre miliaire et presque aussi muet.

– Assis en plein air, John !

– En plein air, répondit le voiturier, et à latombée de la nuit. Port payé, m’a-t-il dit en me donnant dix-huitpence ; et il est monté dans la voiture, et le voilà.

– Il va s’en aller, je pense, John.

– Pas du tout ; il allait parler.

– Avec votre permission, je devais être laisséau bureau jusqu’à ce qu’on me réclamât, dit l’étranger avecdouceur. Ne faites pas attention à moi.

En parlant ainsi, il prit une paire delunettes dans une de ses grandes poches, un livre dans une autre,et se mit à lire tranquillement, sans faire plus d’attention àBoxer que si c’eût été un agneau familier.

Le voiturier et sa femme échangèrent un regardd’inquiétude. L’étranger leva la tête, et après avoir jeté les yeuxde l’un à l’autre, il dit :

– C’est votre fille, mon ami ?

– C’est ma femme, répondit John.

– Votre nièce ?

– Ma femme, reprit John.

– Vraiment ! observa l’étranger ;elle est bien jeune !

Et il reprit tranquillement sa lecture ;mais avant d’avoir pu lire deux lignes, il l’interrompit de nouveaupour dire :

– Cet enfant est à vous ?

John lui fit un signe de têtegigantesque : réponse équivalente par son énergie à cellequ’aurait faite une trompette parlante.

– C’est une fille ?

– Un ga-a-arçon, cria John.

– Il est aussi bien jeune, n’est-cepas ?

Mistress Peerybingle se hâta derépondre : – Deux mois et trois jours ! Il a été vaccinéil y a six semaines. La vaccine a bien pris. Le docteur l’a trouvéun très bel enfant. Il est aussi gros que la plupart des enfants àcinq mois. Voyez, s’il n’est pas étonnant de grosseur. Cela peutvous sembler impossible, mais il se tient déjà sur ses jambes.

Ici le souffle manqua à la petite mère, quiavait crié toutes ces sentences à l’oreille du vieillard au pointque son joli visage en était tout rouge ; elle tenait le babydevant lui d’un air triomphant, tandis que Tilly Slowbody tournaitautour de l’enfant en gambadant, lui disant des motsinintelligibles pour le faire rire.

– Écoutez ! on vient le chercher. J’ensuis sûr, dit John. Il y a quelqu’un à la porte. Ouvrez, Tilly.

Avant qu’elle y arrivât, la porte fut ouvertepar quelqu’un qui venait du dehors : c’était une porteprimitive, avec un loquet que chacun pouvait tirer à volonté, et jevous assure que beaucoup de gens le tiraient ; car les voisinsde toutes conditions aimaient à causer un instant avec levoiturier, quoiqu’il ne fût pas grand parleur sur quelque sujet quece fût. Quand la porte fut ouverte elle donna entrée à un hommepetit, maigre, pensif, à l’air soucieux, qui semblait s’être tailléun paletot dans la toile d’emballage d’une vieille caisse ;car lorsqu’il se retourna pour fermer la porte, pour empêcher lefroid d’entrer, on lut en grosses capitales sur son dos les lettresG et T et au-dessous verres en lettres ordinaires.

– Bonsoir, John ! dit le petit homme.Bonsoir, Mum, bonsoir, Tilly. Bonsoir, l’inconnu. Comment va lebaby, Mum ? Boxer va bien aussi, j’espère ?

– Tout va à merveille, Caleb. Vous n’avez qu’àvoir l’enfant, d’abord, pour être sûr qu’il va bien.

– Je n’ai besoin aussi que de vous voir pourêtre sûr que vous allez bien, dit Caleb.

Cependant il ne la regardait pas, car il avaitun regard pensif et incertain qui s’égarait sur tout autre objetque celui dont il parlait. On pouvait en dire autant de savoix.

– J’en dirai autant de John, de Tilly et deBoxer.

– Vous avez été occupé jusqu’à présent,Caleb ? dit le voiturier.

– Oui, à peu près, répondit-il avec l’airdistrait d’un homme qui cherche la pierre philosophale. Un peutrop, peut-être. Les arches de Noé sont très demandées en cemoment. J’aurais voulu un peu perfectionner les gens de la famille,mais ce n’est guère possible au prix auquel il faut les donner. Onaimerait à pouvoir distinguer Sem de Cham, et les hommes desfemmes. Il ne faudrait pas faire les mouches si grosses enproportion des éléphants. À propos, John, avez-vous quelque paquetpour moi ?

Le voiturier mit la main dans une des pochesdu surtout qu’il venait de quitter, et en tira un petit pot àfleurs.

– Le voilà, dit-il, avec le plus grand soin.Il n’y a pas une feuille d’endommagée. Il est plein de boutons.

L’œil terne de Caleb se ranima en le prenant,et il remercia John.

– C’est cher, Caleb, dit le voiturier. C’esttrès cher dans cette saison.

– N’importe, dit Caleb ; quoi qu’ilcoûte, ce sera bon marché pour moi. Il n’y a pas autrechose ?

– Une petite caisse, répondit le voiturier. Lavoici.

– Pour Caleb Plummer, lut le petit homme enépelant l’adresse. With Cash. Avec de l’argent ? Jene crois pas que ce soit pour moi.

– With Care, avec soin lut John,par-dessus l’épaule de Caleb. Où lisez-vousCash ?

– C’est juste ! c’est juste !Ah ! si mon cher enfant qui était en Amérique vivait, ilaurait pu y avoir de l’argent. Vous l’aimiez comme votre fils,John, n’est-ce pas ! Vous n’avez pas besoin de le dire ;je le sais parfaitement. Caleb Plummer. With Care. Oui,oui, tout va bien. C’est une caisse d’yeux de poupées pour lesouvrages de ma fille. Plût à Dieu que ce fût de vrais yeux qui luirendissent la vue !

– Je voudrais bien, moi aussi, que cela pûtêtre, dit le voiturier.

– Merci, dit le petit homme. Vous dites celade bon cœur. Penser qu’elle ne verra jamais ces poupées dont elleest entourée tout le jour ! Voilà qui est poignant. Combienvous dois-je, John ?

– Vous vous moquez, ce n’est pas lapeine ; je me fâcherai, si vous me le demandez encore.

– Je reconnais bien là votre bon cœur. Voyons,je crois que c’est tout.

– Je ne crois pas, dit le voiturier. Cherchonsencore.

– Quelque chose pour notre marchand, sansdoute, dit Caleb. C’est pour cela que je suis venu, mais ma têteest si occupée d’arches et d’autres choses ! N’est-il pasvenu ?

– Non, répondit le voiturier. Il est tropoccupé, il va se marier.

– Cependant il viendra, dit Caleb ; caril m’a dit de suivre la route qui mène chez moi ; il y auraitdix contre un à parier qu’il me rencontrerait. Je ferais donc biende m’en aller. Auriez vous la bonté, madame, de me laisser pincerla queue de Boxer un instant ?

– Pourquoi donc, Caleb ? belledemande !

– N’y faites pas attention, dit le petithomme ; Il est possible que cela ne lui plaise pas ; maisj’ai reçu une petite commande de chiens jappant, et je voudraisessayer d’imiter la nature de mon mieux pour six pence. Voilàtout.

Heureusement, Boxer se mit à aboyer sansattendre le stimulant. Mais il annonçait l’approche d’un nouveauvisiteur, Caleb renvoya son expérience à un meilleur moment, mit laboîte ronde sur son épaule et se hâta de prendre congé. Il auraitpu s’en épargner la peine, car il rencontra le visiteur sur le pasde la porte.

– Oh ! Vous êtes ici, vous ?Attendez un moment je vous emmènerai chez moi. John Peerybingle, jevous présente mes devoirs. Je les présente à votre charmante femme.Elle embellit de jour en jour, et elle rajeunit, ce qui n’est pasle plus beau de l’histoire.

– Je serais surprise de votre compliment,M. Tackleton, dit Dot avec assez peu de bonne grâce, si je nesavais pas quelle en est la cause.

– Vous la savez donc ?

– Je le crois, du moins, dit Dot.

– Ce n’a pas été sans peine, je suppose.

– C’est vrai.

Tackleton, le marchand de joujoux, connu sousle nom de Gruff et Tackleton, son ancienne maison de commerce quandil avait pour associé Gruff, Gruff le rébarbatif, Tackleton, étaitun homme dont la vocation avait été tout à fait incomprise de sesparents et de ses tuteurs. S’ils en avaient fait un prêteurd’argent, un procureur, un recors, il aurait jeté dans sa jeunessesa gourme de mauvais sentiments, et après avoir fait beaucoupd’affaires louches, il aurait pu devenir aimable, ne fût-ce que paramour de la nouveauté et du changement. Mais rivé à la professionde fabricant de joujoux, il était devenu un ogre domestique, quiavait passé toute sa vie à s’occuper des enfants, et était leurimplacable ennemi. Il méprisait tous les joujoux ; il n’enaurait pas acheté pour tout au monde. Dans sa malice, il seplaisait à donner l’expression la plus grimaçante aux fermiers quiconduisaient les cochons au marché, au crieur public quirecherchait les consciences de procureurs perdues, aux vieillesfemmes qui raccommodaient des bas ou qui découpaient un pâté, etautres personnages qui composaient son fond de boutique ; sonesprit jouissait, quand il faisait des vampires, des diables àressorts enfoncés dans une boîte, destinés à faire peur auxenfants. C’était son seul plaisir, et il se montrait grand dans cesinventions. C’était un délice pour lui que d’inventer uncroquemitaine ou un sorcier. Il avait mangé de l’argent pour fairefabriquer des verres de lanterne magique où le démon étaitreprésenté sous la forme d’un homard à figure humaine. Il en avaitaussi perdu à faire faire des géants hideux. Il n’était paspeintre, mais avec un morceau de craie il indiquait à ses artistespar un simple trait, le moyen d’enlaidir la physionomie de cesmonstres, qui étaient capables de troubler l’imagination desenfants de dix à douze ans pendant toutes leurs vacances.

Ce qu’il était pour les joujoux, il l’était,comme la plupart des hommes, pour toutes les autres choses. Vouspouvez donc supposer aisément que la grande capote verte quidescendait jusqu’au mollet, et qui était boutonnée jusqu’au menton,enveloppait un compagnon fort peu agréable.

Et pourtant, Tackleton le marchand de joujouxallait se marier ; oui il allait se marier en dépit de toutcela, et il allait épouser une femme jeune et jolie.

Il n’avait pas du tout la mine d’un fiancé,dans la cuisine du voiturier, avec sa figure sèche, sa tailleficelée dans sa redingote, son chapeau rabattu sur le nez, sesmains fourrées au fond de ses poches, son œil ricaneur où semblaits’être concentrée toute la noirceur de nombre de corbeaux. Pourtantil allait se marier.

– Dans trois jours, jeudi prochain, le dernierjour du premier mois de l’année, ce sera mon jour de noce, ditTackleton.

Ai-je dit qu’il avait toujours un œil grandouvert, et l’autre presque fermé, et que l’œil presque fermé étaitle plus expressif ? Je ne crois pas l’avoir dit.

– C’est mon jour de noce, dit Tackleton enfaisant sonner son argent.

– C’est aussi le nôtre, s’écria levoiturier.

– Ha ! ha ! vraiment, dit Tackletonen riant. Vous faites précisément un couple pareil à nous.

L’indignation de Dot à cette assertionprésomptueuse ne peut se décrire. Cet homme était fou.

– Écoutez, dit Tackleton en poussant levoiturier du coude et le tirant un peu à l’écart, vous serez de lanoce ; nous sommes embarqués dans le même bateau.

– Comment, dans le même bateau ! dit levoiturier.

– À peu de chose près, vous savez, ditTackleton. Venez passer une soirée avec nous auparavant.

– Pourquoi ? dit le voiturier étonnéd’une hospitalité si pressante.

– Pourquoi ? reprit l’autre, voilà unenouvelle manière de recevoir une invitation ! Pourquoi ?pour se récréer, pour être en société, vous savez, pours’amuser.

– Je croyais que vous n’étiez pas toujourssociable, dit le voiturier avec sa franchise.

– Allons, dit Tackleton, je vois qu’il ne sertde rien d’être franc avec vous ; c’est parce que votre femmeet vous avez l’air d’être parfaitement bien ensemble. Vouscomprenez…

– Non, je ne comprends pas, interrompit John,que voulez-vous dire ?

– Eh bien ! dit Tackleton, comme vousavez l’air de faire très bon ménage, votre société fera un très boneffet sur mistress Tackleton. Et quoique je ne crois pas que votrefemme me voie de très bon œil, elle ne peut s’empêcher d’entrerdans mes vues, car rien que son apparition avec vous fera l’effetque je désire. Dites-moi donc que vous viendrez.

– Nous nous sommes arrangés pour célébrerl’anniversaire de notre jour de noce chez nous, nous nous le sommespromis. Vous savez que le chez soi…

– Qu’est-ce que c’est que le chezsoi ? s’écria Tackleton, quatre murs et un plafond. –Vous avez un grillon ? Pourquoi ne les tuez-vous pas ? jeles tue, moi ; je déteste ce cri. – il y a quatre murs et unplafond chez moi ; venez-y.

– Vous tuez les grillons ? dit John.

– Je les écrase, répondit l’autre en frappantle sol du talon. Vous viendrez, n’est-ce pas ? C’est autantvotre intérêt que le mien que les femmes se persuadent l’une àl’autre qu’elles sont contentes et qu’elles ne peuvent pas êtremieux. Je les connais. Tout ce qu’une femme dit, une autre femmeest aussitôt déterminée à le croire. Il y a entre elles un espritd’émulation tel que, si votre femme dit : « Je suis laplus heureuse femme du monde, mon mari est le meilleur des maris,et je suis folle de lui », ma femme dira la même chose de moià la vôtre, et plus encore, elle la croira à moitié.

– Voudriez-vous dire qu’elle ne le pensepas ? demanda le voiturier.

– Qu’elle ne pense pas quoi ? s’écriaTackleton avec un rire sardonique.

Le voiturier avait envie d’ajouter :« Qu’elle n’est pas folle de vous, » mais en voyant son œil àdemi fermé, et une physionomie si peu faite pour exciterl’affection, il dit : – Qu’elle ne le croit pas ?

– Ah ! vous plaisantez, ditTackleton.

Mais le voiturier dont l’esprit était troplent pour comprendre la signification de ses paroles, regardaTackleton d’un air si sérieux, que celui-ci se crut obligé d’êtreun peu plus explicite.

– J’ai le goût d’épouser une femme jeune etjolie dit-il ; c’est mon goût et j’ai les moyens de lesatisfaire. C’est mon caprice. Mais…, regardez.

Tackleton montrant du doigt Dot assise devantle feu, le menton appuyé sur sa main, et regardant la flamme d’unair pensif. Les regards du voiturier se portèrent alternativementde sa femme sur Tackleton, et de Tackleton sur sa femme.

– Elle vous respecte et vous obéit, sansdoute, dit Tackleton ; eh ! bien, comme je ne suis pas unhomme à grands sentiments, cela me suffit. Mais croyez-vous qu’iln’y ait rien de plus en elle ?

– Je crois, répondit le voiturier, que si unhomme me disait qu’il n’y a rien de plus, je le jetterais par lafenêtre.

– C’est bien cela, dit l’autre avec sapromptitude ordinaire. J’en suis sûr. Je ne doute pas que vous leferiez. J’en suis certain. Bonsoir. Je vous souhaite de bonsrêves.

Le brave voiturier était abasourdi, et cesparoles l’avaient mis mal à l’aise, malgré lui. Il ne puts’empêcher de le montrer à sa manière.

– Bonsoir, mon cher ami, dit Tackleton d’unair de compassion. Je m’en vais. Je vois qu’en réalité nous sommeslogés tous deux à la même enseigne. Ne viendrez-vous pas demainsoir ? Bon ! Demain vous sortirez pour faire des visites.Je sais où vous irez, et j’y mènerai celle qui doit être ma femme.Cela lui fera du bien. Vous y consentez ? Merci.Qu’est-ce ?

C’était un grand cri poussé par la femme duvoiturier, un cri aigu, perçant, qui fit retentir la cuisine. Elles’était levée de sa chaise, et elle était debout en proie à laterreur et à la surprise.

– Dot ! cria le voiturier. Mary !Darling ! Qu’est-ce qui est arrivé ?

Ils furent tous là dans un instant. Caleb, quis’était appuyé sur la caisse de gâteau, n’avait reprisqu’imparfaitement sa lucidité d’esprit en s’éveillant en sursaut,et saisit miss Slowbody par les cheveux ; mais il lui endemanda pardon aussitôt.

– Mary ! s’écria le voiturier ensoutenant sa femme dans ses bras ; vous trouvez-vousmal ? Qu’avez-vous ? dites-le moi, ma chère.

Elle ne répondit qu’en frappant ses mainsl’une contre l’autre, et en partant d’un éclat de rire. Puis, selaissant glisser à terre, elle se couvrit le visage de son tablier,et se mit à pleurer à chaudes larmes. Ensuite, elle éclata encorede rire, après cela elle poussa des cris ; enfin elle ditqu’elle se sentait froide, et elle se laissa ramener au près dufeu. Le vieillard était debout comme auparavant tout à faitcalme.

– Je suis mieux, John, dit-elle ; je suisparfaitement remise ;je…

Mais John était du côté opposé, et elle avaitle visage tourné vers l’étrange vieillard, comme si elles’adressait à lui. Sa tête se dérangeait-elle ?

– Ce n’est qu’une imagination, mon cher John…quelque chose qui m’a passé tout à coup devant les yeux ; jene sais ce que c’était. Cela est passé, tout à fait passé.

– Je suis charmé que ce soit passé, ditTackleton, en jetant un regard expressif autour de la cuisine. Maisqu’est-ce que ce pouvait être ? Caleb, quel est cet homme àcheveux gris ?

– Je ne le connais pas, monsieur, réponditCaleb tout bas. Je ne l’ai jamais vu de ma vie. Une bonne figurepour un casse-noisette ; tout à fait un nouveau modèle. En luifaisant une mâchoire inférieure qui pendrait jusque sur son gilet,il serait très original.

– Il n’est pas assez laid, dit Tackleton.

– Ou bien pour un serre-allumettes, continuaCaleb absorbé dans ses réflexions. Quel modèle ! On luiouvrirait la tête pour lui mettre des allumettes, et on luitournerait les talons en l’air pour les y frotter. Cela ferait trèsbien sur une cheminée de bonne maison.

– Ce n’est pas assez laid, dit M. Tackleton.Allons Caleb, venez avec moi et portez-moi cette boîte. J’espèreque vous allez bien maintenant, mistress Peerybingle ?

– Oh ! tout est passé, répondit la petitefemme, en faisant un geste comme pour le repousser. Bonsoir.

– Bonsoir, madame ; bonsoir, JohnPeerybingle. Caleb, prenez garde à la boîte. Je vous tuerais, sivous la laissiez tomber. Que la nuit est noire ! et comme letemps est devenu encore plus mauvais ! Bonsoir.

Et il partit, après avoir jeté un dernierregard tout autour de la cuisine. Caleb le suivit, en portant legâteau de mariage sur sa tête.

Le voiturier avait été tellement mis hors delui par le cri de sa femme, et dans son inquiétude il avait ététellement absorbé par les soins qu’il lui donnait, qu’il avaitpresque oublié l’étranger, qui se trouvait maintenant la seulepersonne qui ne fut pas de la maison.

John dit à Dot : – Vous voyez que niM. Tackleton, ni Caleb ne l’ont réclamé. Il faut que je luifasse savoir qu’il est temps de s’en aller.

Au même instant, l’étranger s’avançant verslui, lui dit :     – Pardon, mon ami, jecrains que votre femme n’ait été indisposée. Je regrette de vousdonner de l’embarras, mais ne voyant pas arriver le serviteur quemon infirmité me rend indispensable, je redoute quelque méprise. Letemps, qui m’a rendu si utile l’abri de votre voiture, continue àêtre mauvais. Seriez-vous assez bon pour me faire dresser un litici ?

La pantomime de l’étranger, qui avait montréses oreilles en parlant de son infirmité, avait donné plus de forceà ses paroles.

– Oui, certainement, répondit Dot avecempressement.

– Oh ! dit le voiturier surpris de lapromptitude avec laquelle ce consentement avait été donné.Bien ! je n’ai rien à objecter mais cependant je ne suis passûr que…

– Chut, mon cher John, interrompit-elle.

– Bah ! il est sourd comme une pierre,reprit John.

– Je le sais, mais… Oui, monsieur. Oui,certainement. Je vais lui dresser un lit tout de suite. John.

Comme elle courait pour exécuter cettepromesse, le trouble de son esprit et l’agitation de ses manièresétaient si étranges, que le voiturier la regarda tout ébahi.

– Les mamans vont donc faire les lits !dit miss Slowbody au baby avec ses pluriels absurdes ; sescheveux tomberont tout ébouriffés quand elles ôteront les bonnets,et les bonnes amies assises auprès du feu auront peur.

Avec cette attention à des bagatellesqu’accompagne souvent l’inquiétude d’esprit, le voiturier tout ense promenant de long en large, répéta maintefois mentalement cesparoles absurdes. Il les répéta si souvent qu’il les apprit parcœur, et il les récitait comme une leçon, lorsque Tilly Slowbody,après avoir frictionné avec la main la tête de l’enfant, luirattacha son bonnet.

– Nos chères amies assises au coin du feu onteu peur. Qu’est-ce qui a donc pu faire peur à Dot ? je ne puisme le figurer, murmurait le voiturier en allant et venant dans lacuisine.

Il se rappelait les insinuations du marchandde joujoux, et elles remplissaient son cœur d’un malaise vague etindéfinissable. En vain il cherchait à bannir ce souvenir, maisM. Tackleton était un esprit vif et rusé, tandis que levoiturier ne pouvait s’empêcher de reconnaître qu’il n’étaitlui-même qu’un homme à conception lente, pour qui une indicationincomplète ou interrompue était une vraie torture. Ce n’était pasqu’il voulût rattacher la conduite si extraordinaire de sa femme àaucune des paroles de M. Tackleton, mais ces deux choses sansrelation apparente entre elles, ne cessaient pas de se représenterà son esprit d’une manière inséparable.

Le lit fut bientôt prêt ; et l’étranger,refusant tout autre rafraîchissement qu’une tasse de thé, seretira. Alors Dot, tout à fait remise, dit-elle, arrangea pour sonmari la grande chaise au coin de la cheminée, chargea sa pipe et lalui remit, et s’assit à côté de lui sur son tabouret placé commed’habitude sur le foyer.

Elle aimait bien ce tabouret, dit-elle, elleaurait toujours voulu y être assise sur ce petit tabouret mignonqu’elle préférait à tout autre siège.

Elle était la femme du monde la plus capablede charger une pipe. Il y avait du plaisir à la voir introduire sesjolis doigts dans le fourneau, souffler dans le tuyau pour lenettoyer, et puis y souffler encore une douzaine de fois, comme sielle ne savait qu’il n’y avait plus rien à en faire sortir, lemettre devant son œil comme une lunette d’approche, et regarder àtravers avec mignardise. Elle déployait un vrai art à bourrer lesfourneaux de tabac, et elle mettait de l’art, oui vraiment, del’art, lorsque le voiturier avait mis la pipe à la bouche, à mettrele feu à la pipe avec un papier allumé, sans jamais brûler le nezde son mari, quoiqu’elle en approchât de fort près.

Le Grillon et la bouilloire, se remettant àchanter, reconnaissaient aussi cet art. Le feu, qui brillait d’unnouvel éclat le reconnaissait. Le petit faucheur de la pendule,dont le travail n’attirait l’attention de personne, lereconnaissait. Et celui qui le reconnaissait le mieux c’était levoiturier, dont le visage s’épanouissait au milieu du tourbillon defumée.

Pendant qu’il fumait sa vieille pipe d’un aircalme et pensif, pendant que la pendule tintait, que le feubrillait, et que le Grillon chantait, ce génie du foyer et de lamaison – car tel était le Grillon – sortit sous une forme de fée,et évoqua autour de lui des images nombreuses, des souvenirsdomestiques. Des Dots de tous les âges remplirent la chambre. DesDots qui n’étaient que des enfants, courant devant lui, cueillantdes fleurs dans les prés, des Dots timides, fuyant à demi et cédantà demi, à son image un peu lourde ; des Dots mariées faisantleur entrée dans la maison et prenant possession des clés d’un airde triomphe ; des Dots récemment mères, suivies de Slowbodyimaginaires portant des enfants au baptême ; des Dots plusâgées, mais toujours charmantes regardant danser des jeunes Dotsleurs filles dans un bal rustique, des Dots ayant pris del’embonpoint et entourées de leurs petits enfants ; des Dotsdécrépites, marchant en chancelant, appuyées sur des bâtons. Devieux voituriers lui apparurent aussi avec de vieux chiens Boxercouchés à leurs pieds ; de nouvelles voitures conduites, parde nouveaux voituriers – les frères Peerybingle, lisait-on sur lesplaques ; – de vieux voituriers malades, soignés par les plusgentilles mains, et enfin des tombes de vieux voituriers dans laverdure du cimetière. Et comme le Grillon lui montrait toutes ceschoses – il les voyait distinctement, quoiqu’il eût les yeux fixéssur le feu, – le cœur du voiturier se dilatait de joie et ilremerciait de tout son pouvoir les dieux de la maison, et nepensait pas plus que vous à Gruff et Tackleton.

Mais quelle est cette figure de jeune hommeque le Grillon-fée lui montrait si près du tabouret de Dot.

Pourquoi se tenait-il là, tout seul, le brassur le manteau de la cheminée, répétant toujours : « Mariée etpas avec moi ! »

Oh Dot ! il n’y a plus de place pourcette vision dans toutes celles de votre mari ; pourquoi cetteombre est-elle tombée sur mon cœur !

Chapitre 2Second Cri

Caleb Plummer et la fille aveugle habitaientseuls ensemble, comme disent les livres de contes. – Je bénis ceslivres, et j’espère que vous les bénirez comme moi de ce qu’ilsracontent quelque chose de ce monde prosaïque. Caleb Plummer et safille aveugle habitaient seuls ensemble, dans une petite baraque enbois, appuyée contre la maison de Gruff et Tackleton, qui faisaitl’effet d’une verrue sur un nez. La maison de Gruff et Tackletonétait celle qui faisait le plus de figure dans toute la rue, tandisque vous auriez démoli en deux coups de marteau toute la baraque deCaleb, et vous en auriez emporté tous les débris sur une seulevoiture.

Si quelqu’un avait arrêté ses yeux pourhonorer d’un regard la place de la masure de Caleb Plummer, cen’aurait été sans doute, que pour en approuver la démolition pourcause d’embellissement de la rue ; car elle faisait sur lamaison de Gruff et Tackleton l’effet d’une excroissance, tellequ’une verrue sur un nez, un coquillage sur la carène d’un navire,un clou sur une porte, un champignon sur la tige d’un arbre. Maisc’était de ce germe qu’était sorti le tronc superbe de Gruff etTackleton. Sous ce toit crevassé, l’avant-dernier Gruff avaitcommencé, sur une petite échelle, la fabrique de joujoux pour desgarçons et des filles, maintenant devenus vieux, qui en avaientjoué, qui les avaient brisés et qui avaient été dormir.

J’ai dit que Caleb et sa pauvre fille aveuglehabitaient là, mais j’aurais dû dire que Caleb habitait là et quesa fille habitait ailleurs ; elle habitait une demeureenchantée par le talent de Caleb, où la pauvreté, le dénuement, etles soucis ne pénétraient jamais. Caleb n’était pas sorcier, maisil possédait là son art magique réservé aux hommes : la magiedu dévouement, et l’amour sans bornes. La nature avait été sa seulemaîtresse, et lui avait enseigné à produire tous sesenchantements.

La fille aveugle n’avait jamais su que leplafond était sale, les murs décrépits et lézardés, et laissant àl’air des passages de plus en plus nombreux ; que les solivesvermoulues étaient prêtes à s’effondrer ; que la rouillemangeait le fer, la pourriture le bois, et la moisissure lepapier ; enfin que le délabrement de la masure s’aggravaitchaque jour. Elle ne sut jamais que la table à manger ne portaitqu’une vaisselle ébréchée, que le découragement et les chagrinsattristaient la maison, et que les cheveux de son pèreblanchissaient à vue d’œil. Elle ne sut jamais qu’ils avaient unmaître froid, exigeant et intéressé ; elle ne sut jamais en unmot que Tackleton était Tackleton, mais elle vivait dans lacroyance que dans son humour excentrique il aimait à plaisanteravec eux, et, qu’étant leur ange gardien, il dédaignait de leurdire une parole de remerciement.

Tout cela était l’œuvre de Caleb, l’œuvre deson brave homme de père ! Mais il avait aussi un Grillon dansson foyer ; et pendant qu’il écoutait avec tristesse samusique, au temps que sa pauvre aveugle sans mère était jeune, cetesprit lui inspira la pensée que cette funeste privation de la vuepourrait être changée en bonheur, et que sa fille pourrait êtrerendue heureuse par ces petits moyens. Car tous les êtres de latribu des grillons sont de puissants esprits, quoique ceux quiconversent avec eux ne le sachent pas le plus souvent, et il n’y apas, dans le monde invisible, de voix plus aimables et plus vraies,sur lesquelles on puisse mieux compter, et qui donnent des conseilsplus affectueux, que les voix du foyer et du coin du feu, quandelles s’adressent à l’espèce humaine.

Caleb et sa fille étaient ensemble à l’ouvragedans leur chambre d’habitude, qui leur servait à tous les usages dela vie, et c’était une étrange pièce. Il y avait là des maisons àdivers degrés de construction pour des poupées, de toutes lesconditions ; des maisons modestes pour les poupées de fortunemédiocre, des maisons avec une chambre et une cuisine seulementpour les poupées de basse classe, des maisons somptueuses pour lespoupées du grand monde. Plusieurs de ces maisons étaient meubléesd’une manière analogue à leur destination ; d’autres pouvaientl’être sur un simple avis et il ne fallait pas aller loin pourtrouver des meubles. Les personnages de tout rang à qui ces maisonsétaient destinées étaient là couchés dans des corbeilles, les yeuxfixés au plafond, ils n’y étaient pas pêle-mêle, mais réunisd’après leur rang, et les distinctions sociales y étaient encoreplus marquées que dans le monde réel, où elles se trouvent beaucoupplus dans le vêtement que dans le corps, et souvent un corps quiserait fait pour une classe élevée n’est couvert que d’un vêtementappartenant à la classe la plus humble. Ici la noblesse avait desbras et des jambes de cire, la bourgeoisie n’avait les membresqu’en peau, et le peuple qu’en bois.

Outre les poupées, il y avait bien d’autreséchantillons du talent de Caleb Plummer ; dans sa chambre, ily avait des arches de Noé, où les animaux étaient entassés demanière à tenir le moins de place possible, et à supporter dessecousses sans se casser. La plupart de ses arches de Noé avaientun marteau sur la porte, appendice peu naturel, mais qui ajoutaitun ornement gracieux à l’édifice. On y voyait des vingtaines depetites voitures, dont les roues, quand elles tournaient, faisaiententendre une musique plaintive. On y voyait de petits violons, depetits tambours et autres instruments de torture pour les oreillesdes grandes personnes, tout un arsenal de canons, de fusils, desabres et de lances. On y voyait de petits saltimbanques enculottes rouges, franchissant des obstacles en ficelle rouge, etdescendant de l’autre côté, la tête en bas et les pieds en l’air.On y voyait des vieux à barbes grises, sautant comme des fous pardessus des barrières horizontales, placées exprès au travers de laporte de leurs maisons. On y voyait des animaux de toute espèce etdes chevaux de toutes les races, depuis le grison juché sur quatrechevilles plantées dans son corps en guise de jambes, jusqu’aumagnifique cheval de course prêt à gagner le prix du roi au grandDerby. Il aurait été difficile de compter les nombreuses douzainesde figures grotesques qui étaient toujours prêtes à commettre touteespèce d’absurdités à la première impulsion d’une manivelle, desorte qu’il n’aurait pas été aisé de citer une folie, un vice, unefaiblesse, qui n’eût pas son type exact ou approchant dans lachambre de Caleb Plummer. Et ce n’était pas sous une formeexagérée, car il ne faut pas de fortes manivelles pour pousser leshommes et les femmes à faire des actes aussi étranges que jamaisjouet d’enfant a pu en exécuter.

Au milieu de tous ces objets, Caleb et safille étaient assis et travaillaient. La jeune aveugle habillaitune poupée, et Caleb peignait et vernissait la façade d’unecharmante petite maison.

L’air soucieux imprimé sur les traits deCaleb, sa physionomie rêveuse et absorbée qui aurait convenu à unalchimiste et à un savant profond, faisaient au premier abord uncontraste frappant avec la trivialité de son occupation. Mais leschoses triviales, que l’on fait pour avoir du pain, deviennent aufond des choses sérieuses ; et je ne saurais dire, Calebeût-il été lord chambellan, ou membre du parlement, un avocat, ungrand spéculateur, s’il aurait passé son temps à faire des chosesmoins bizarres, tandis que je doute fort qu’elles eussent été moinsinnocentes.

– Vous avez donc été à la pluie hier soir,père, avec votre belle redingote neuve ? lui dit sa fille.

– Avec ma belle redingote neuve ?répondit Caleb, en jetant sur la corde où séchait suspendue lavieille souquenille de toile d’emballage que nous avonsdécrite.

– Que je suis heureuse que vous l’ayezachetée, père.

– Et à un tel tailleur, encore, dit Caleb. Letailleur le plus à la mode. Elle est trop belle pour moi.

La jeune aveugle quitta son ouvrage et se mità rire avec bonheur.

– Trop belle, père ! Qu’est-ce qui peutêtre trop beau pour vous ?

– Je suis presque honteux de la porter, ditCaleb en voyant l’effet de ses paroles sur le visage épanoui de safille ; lorsque j’entends les enfants et les gens direderrière moi : oh ! c’est un élégant ! je ne saisplus de quel coté regarder. Et ce mendiant qui ne voulait pas s’enaller hier au soir ; il ne voulait pas me croire quand jel’assurais que j’étais un homme du commun. Non, Votre Honneur,m’a-t-il dit, que Votre Honneur ne me dise pas cela ! J’en aiété tout confus et il me semblait que je ne devais pas porter unhabit aussi beau.

Heureuse aveugle quelle joie elle avait dansson cœur !

– Je vous vois, père, dit-elle en frappant desmains, je vous vois aussi distinctement que si j’avais des yeux queje ne regrette jamais quand vous êtes à mes côtés. Un drapbleu !

– D’un beau bleu, dit Caleb.

– Oui, oui, d’un bleu éclatant ! s’écriala jeune aveugle en tournant sa figure radieuse, la couleur que jeme rappelle avoir vue dans la félicité du ciel ! Vous m’avezdit tout à l’heure que c’était un bel habit bleu…

– Et bien fait pour la taille, dit Caleb.

– Oui, bien fait pour la taille ! s’écriala jeune aveugle en riant de bon cœur ; je vous vois, mon cherpère, avec vos beaux yeux, votre jeune figure, votre démarcheleste, vos cheveux noirs, votre air jeune et gracieux.

– Allons, allons, dit Caleb, vous allez merendre fier, maintenant.

– Je crois que vous l’êtes déjà,s’écria-t-elle en le montrant du doigt, je vous connais monpère ; ah ! ah ! je vous ai deviné !

Quelle différence entre le portrait qu’elles’en faisait dans son imagination et le vrai Caleb. Elle avaitparlé de sa marche dégagée ; en cela elle ne s’était pastrompée. Depuis de nombreuses années déjà, il n’était jamais entrédans sa maison de son pas naturel et traînant, mais il l’avaitcontrefait pour tromper les oreilles de sa fille, et les jours mêmeoù il était le plus triste et le plus découragé, il n’avait jamaisvoulu attrister le cœur de son enfant, et avait toujours passé leseuil de la porte d’un pas léger.

Dieu le savait ! mais je pense que leregard vague et l’air égaré de Caleb devaient provenir de cetteconfusion qu’il avait faite à dessein de toutes les choses quil’entouraient, pour l’amour de sa fille aveugle. Comment le pauvrehomme n’aurait-il pas été un peu égaré après avoir détruit sapropre identité et celle de tous les objets qui l’entouraient.

– Allons, tout cela, dit Caleb, en se levantun moment après s’être remis au travail et en reculant de deux paspour mieux se rendre compte de la perspective, tout cela est aussiexact que six fois deux liards peuvent faire six sous. C’estdommage que la maison vous présente une façade de tous les côtés,si au moins il s’y trouvait un escalier pour pouvoir circuler dansles divers appartements ; mais voilà que je me fais encoreillusion et que je crois à la réalité de tout cela ; c’est lamauvais côté de mon métier.

– Vous parlez tout à fait bas, mon père,seriez-vous fatigué ?

– Fatigué s’écria Caleb avec beaucoupd’animation ; qu’est ce qui pourrait me fatiguer.Berthe ? Je ne fus jamais fatigué. Que voulez-vousdire ?

Pour donner une plus grande force à cesparoles, Caleb, bien sans le vouloir, s’était mis à imiter deuxbonshommes qui se trouvaient sur la cheminée, et qui s’étiraientles bras en bâillant, puis il se mit à fredonner un fragment derefrain. C’était une chanson bachique qui fit encore un plus grandcontraste avec sa figure naturellement maigre et triste.

– Comment ! je vous trouve en train dechanter, dit M. Tackleton en arrivant et montrant sa têteentre la porte. Cela va bien, chantez ; je ne chante pas,moi !

Personne, certes, ne l’aurait soupçonné dechanter, et il n’avait pas une figure qui en eût le moins du mondel’air.

– Je ne pourrais chanter, non, continuaM. Tackleton. Je suis charmé que vous le puissiez, vous ;j’espère que vous pouvez travailler également. Vous avez du tempsde reste pour travailler et pour chanter, il paraît.

– Si vous pouviez seulement le voir, Berthe,murmura Caleb à l’oreille de sa fille, quel homme joyeux !vous croiriez qu’il vous parle sérieusement, si vous ne leconnaissiez aussi bien que moi.

La jeune aveugle sourit en remuant la tête ensigne d’assentiment.

– On dit qu’il faut s’appliquer à fairechanter l’oiseau qui ne chante pas, grommela M. Tackleton.Mais lorsque le hibou qui ne sait pas et qui ne doit pas chanterveut chanter, que doit-on faire ?

– Si vous pouviez le voir en ce moment, ditCaleb à sa fille encore plus doucement, oh ! qu’il estgracieux !

– Vous êtes donc toujours agréable et gai avecnous, s’écria Berthe en souriant.

– Ah ! vous voilà, vous ? réponditTackleton. Pauvre idiote !

Il s’était mis réellement dans la tête qu’elleétait idiote, et se fondait peut-être dans cette opinion sur lagaieté et l’affection qu’on lui témoignait.

– Bien ! vous êtes là ; commentallez-vous ? lui dit Tackleton de sa voix brusque.

– Oh ! Bien, complètement bien. Je suissi heureuse quand vous venez me voir. Je vous souhaite autant debonheur que vous voudriez que les autres en eussent, si c’estpossible.

– Pauvre idiote, murmura Tackleton, pas unrayon, pas une lueur de raison !

La jeune aveugle prit sa main et la baisa,elle la garda un moment entre les siennes et y appuya tendrementune de ses joues avant de l’abandonner. Il y avait une telleaffection et une si grande reconnaissance dans cet acte, queTackleton lui-même fut ému de le voir, et lui dit plus doucementque d’habitude :

– Quelles affaires avons-nousmaintenant ?

– Je l’ai enfermé sous mon oreiller en allantme coucher hier au soir, dit Berthe, et je me le suis rappelé enrêvant. Et lorsque le jour est venu, et l’éclatant soleilrouge, le soleil rouge, père ?

– Rouge le matin comme le soir, Berthe,répliqua le pauvre Caleb, en levant un triste regard vers celui quile faisait travailler.

– Quand il est venu, quand j’ai senti dans lachambre cette chaleur et cette lumière, il m’a semblé que j’allaism’y heurter en marchant, alors j’ai tourné vers lui le petitarbuste en remerciant Dieu qui a fait des choses aussi précieuses,et en vous remerciant vous qui me les avez envoyées pour m’êtreagréable.

– Aussi folle qu’une échappée de Bedlam !dit Tackleton entre ses dents. Nous allons être forcés d’en veniraux menottes et aux camisoles de force. Ce ne sera pas long.

Caleb, les mains croisées et pendantes,regardait fixement celle qui venait de parler, et se demandait siréellement – il doutait de cela ! – Tackleton avait faitquelque chose pour mériter ces remerciements. Il eût été trèsdifficile à Caleb de décider en ce moment, fût-il menacé de mort,s’il devait tomber aux genoux du marchand de joujoux, ou le chasserde chez lui à grands coups de pied. Caleb savait bien cependant quec’était lui qui avait apporté à sa fille le petit rosier, et quec’était lui qui avait inventé l’innocente déception qui avaitempêché Berthe de se douter de toutes les choses dont il se privaitchaque jour afin de la rendre moins malheureuse.

– Berthe, dit Tackleton, affectant pour unefois un peu de cordialité ! venez ici.

– Oh ! je puis aller droit à vous, sansque vous ayez besoin de me guider, répondit-elle.

– Vous dirai-je un secret, Berthe ?

– Si vous le voulez, répondit-elle avecempressement.

Comme il s’illumina ce visage obscurci !comme cette figure devint joyeuse et attentive !

– C’est bien aujourd’hui que cette petite…comment est son nom, cette enfant gâtée, la femme de Peerybingle,vous fait sa visite habituelle, c’est bien ce soir, n’est-cepas ? dit Tackleton avec une expression de répugnance pour lachose dont il parlait.

– Oui, répondit Berthe. C’est bienaujourd’hui.

– Je le savais dit Tackleton. Je désirerais mejoindre à votre partie.

– Avez-vous entendu cela, père ! s’écriala jeune aveugle avec transport.

– Oui, oui, je l’ai entendu, murmura Calebavec le regard fixe d’un somnambule, mais je ne le crois pas. C’estun de mes mensonges, sans aucun doute.

– Voyez-vous, je voudrais réunir dans votresociété les Peerybingle avec May Fielding, dit Tackleton. Je faisdes démarches pour me marier avec May.

– Vous marier ! s’écria la jeune aveugleen tressaillant devant lui.

– Elle est tellement idiote, murmuraTackleton, que je ne m’attendais pas à ce qu’elle me comprit. Oui,Berthe, me marier ! l’église, le prêtre, le clerc, le bedeau,la voiture à glaces, les cloches, le repas, le gâteau de mariage,les rubans, les os à moëlle, les couteaux, et tout le reste de cesfolies. Une noce, vous savez : une noce, ne savez-vous pas ceque c’est qu’une noce ?

– Je le sais, répondit doucement la jeuneaveugle, je comprends.

– Vraiment ? murmura Tackleton. C’estplus que ce que j’attendais. Bien ! c’est pour cette raisonque je veux faire partie de votre réunion, et y amener May ainsique sa mère. Je vous enverrai pour ce soir quelque petite chose, ungigot de mouton ou quelque autre plat confortable. Vousm’attendrez ?

– Oui, répondit-elle.

Elle avait laissé tomber sa tête et s’étaitretournée ; et elle demeurait, les mains croisées,rêveuse.

– Je pense que vous m’avez bien compris ditTackleton en s’adressant à elle ; car vous semblez avoiroublié ce que je vous ai dit… Caleb !

– Je me hasarderai à dire que je suis ici, jesuppose, pensa Caleb… Monsieur !

– Ayez soin qu’elle n’oublie pas ce que je luiai dit.

– Elle n’oublie jamais, répondit Caleb. C’estune des qualités qui sont parfaites chez elle.

– Chaque homme s’imagine que les oies qui luiappartiennent sont des cygnes, observa le marchand de joujoux enhaussant les épaules ! Pauvre diable !

S’étant délivré lui-même de cette remarqueavec un mépris infini, le vieux Gruff et Tackleton sortit.

Berthe resta où il l’avait laissée, perduedans ses réflexions. La gaîté s’était évanouie de son visagebaissé, et elle était bien triste. Trois ou quatre fois elle secouala tête, comme si elle regrettait quelque souvenir ou quelqueperte ; mais ses tristes réflexions ne se révélèrent paraucune parole.

Caleb avait été occupé pendant ce temps àjoindre le timon des chevaux à un wagon par un procédé sommaire, enclouant le harnais dans les parties vives de leurs corps,lorsqu’elle se dressa tout à coup de sa chaise, et venant s’asseoirprès de lui, elle lui dit :

– Mon père, je suis dans la solitude desténèbres. J’ai besoin de mes yeux, mes yeux patients et pleins debonne volonté.

– Voici vos yeux, dit Caleb, ils sont toujoursprêts ; ils sont plus à vous qu’à moi, Berthe, et à chaqueheure des vingt-quatre heures. Que voulez-vous faire de vos yeux,ma chère ?

– Regardez autour de la chambre, mon père.

– C’est fait, dit Caleb. Vous n’avez pasplutôt parlé que c’est fait, Berthe.

– Dites-moi ce que vous voyez ici autour.

– Tout est la même chose qu’à l’ordinaire, ditCaleb, grossier mais bien conditionné : de gaies couleurs surles murs, de brillantes fleurs sur les plats et les assiettes, desbois polis, des poutres et des panneaux luisants, la maison respirepartout l’enjouement et la gaîté, et est vraiment fortgentille.

Elle était agréable et gaie partout où lesmains de Berthe avaient l’habitude et pouvaient atteindre. Mais iln’en était pas ainsi des autres endroits, ils n’étaient nullementgais ni agréables, il n’était pas possible de le dire, quoique ilseussent été si bien transformés par Caleb.

– Vous avez votre habit de travail, et vousn’êtes pas si élégant qu’avec le bel habit bleu, dit Berthe entouchant son père.

– Non, pas si élégant répondit Caleb ;mais assez joli, cependant.

– Mon père, dit la jeune aveugle en serapprochant tout à fait de lui et passant un de ses bras autour deson cou, dites-moi quelque chose de May ; elle était bienjolie, n’est-ce pas !

– Elle était, certes, dit Caleb, vraimentjolie. Et c’était une chose tout à fait rare pour lui cette fois dene pas avoir besoin de recourir à ses inventions habituelles.

– Ses cheveux sont noirs, dit Berthepensivement, plus noirs que les miens. Sa voix est douce et pleined’harmonie, je m’imagine. J’ai souvent aimé à l’entendre. Sataille…

– Il n’y a pas une seule poupée dans la sallequi puisse l’égaler, dit Caleb, et ses yeux…

Il s’arrêta, car Berthe avait resserré encoreplus ses bras autour de son cou, et il ne comprit que trop bien cepressant avertissement.

Il toussa un moment, il hésita un moment, etse mit à entonner sa chanson à boire, sa ressource infaillible dansles moments difficiles.

– Notre ami ? mon père ? notrebienfaiteur. Et je ne suis jamais fatiguée de savoir ce qui leconcerne. En ai-je jamais été fatiguée ? dit-ellerapidement.

– Non, certainement, répondit Caleb, et avecraison.

– Ah ! avec tant de raison ! s’écriala jeune aveugle d’un ton si ardent ; que Caleb, quoique sesmotifs fussent si purs, n’eut pas le courage de la regarder enface, mais baissa les yeux comme si elle avait pu s’apercevoir deson innocente tromperie.

– Alors, parlez-moi encore de lui, mon cherpère, dit Berthe, parlez-m’en souvent. Sa figure est bienveillante,bonne et tendre. Elle est honnête et vraie. J’en suis sûre. Ce cœurgénéreux, qui dissimule tous ses bienfaits sous une apparence derépugnance et de rudesse, se trahit dans ses regards, sansdoute ?

– Et lui donne un air noble, ajouta Caleb dansson désespoir tranquille.

– Et lui donne l’air noble, s’écria la jeuneaveugle. Il est plus âgé que May, père ?

– Oui, dit Caleb en hésitant et comme malgrélui. Oui, il est un peu plus âgé que May, mais cela ne signifierien.

– Ô mon père, oui. Être sa compagne patientedans les infirmités de son âge ; être sa garde-malade agréabledans ses maladies, et son amie constante dans ses souffrances etdans ses chagrins ; ne pas connaître la fatigue quand ontravaille pour l’amour de lui, le veiller, le soigner, s’asseoirauprès de son lit, et faire la conversation avec lui à son réveil,et prier pour lui pendant son sommeil, quels privilèges elleaura ! quelles occasions de lui prouver sa fidélité et sondévouement ! Fera-t-elle tout cela, mon cher père ?

– Je n’en doute point, dit Caleb.

– J’aime May, mon père ; je puis l’aimerdu fond de mon âme ! s’écria la jeune aveugle. Et en disantces paroles, elle approcha du visage de Caleb sa pauvre figureprivée de lumière, et pleura tellement que celui-ci fut presquefâché de lui avoir procuré ce bonheur plein de larmes.

Pendant ce temps, il y avait eu chez JohnPeerybingle une assez notable commotion, car naturellement lapetite mistress Peerybingle ne voulait pas aller dehors sans avoiravec elle le baby ; et mettre le baby en état de sortirprenait du temps. Non pas que ce fût beaucoup de chose que le babycomme poids, mais avant d’avoir tout préparé pour lui, cela n’enfinissait point, et il n’était pas utile de se presser. Parexemple : lorsque le baby fut habillé et crocheté jusqu’à uncertain point, et que vous auriez pu raisonnablement supposer qu’ilmanquait une touche ou deux pour achever sa toilette, et en faireun baby présentable à tout le monde, il fut inopinément coiffé d’unbonnet de flanelle et porté au berceau ; alors il sommeillaentre deux couvertures pendant la plus grande partie d’une heure.De cet état d’inaction il fut ramené tout à fait resplendissant, etrugissant violemment pour avoir sa part – s’il est permis dem’exprimer ainsi qu’on le fait généralement – d’un léger repas.Après cela, il alla dormir de nouveau. Mistress Peerybingle mit àprofit cet intervalle pour se faire aussi belle que chacun de vouspeut penser qu’une jeune femme puisse le faire, et pendant cettecourte trêve, miss Slowbody s’insinua elle-même dans un spencerd’une confection si surprenante et si ingénieuse qu’il ne semblaitavoir été fait ni pour elle, ni pour aucune autre personne del’univers, et qui pouvait poursuivre sa course solitaire sansattirer le moindre regard de personne. Pendant ce temps le babybien éveillé était paré, par les efforts réunis de mistressPeerybingle et de miss Slowbody, d’un manteau couleur de lait pourson corps et d’une espèce de bonnet nankin ; ce ne futqu’alors que tous trois sortirent ; le vieux cheval pendantune heure s’était occupé à creuser et dégrader la route de sesimpatients autographes pour la valeur du droit à payer à labarrière, et par la même raison Boxer se montrait dans unelointaine perspective attendant immobile et jetant un regard enarrière sur le cheval comme s’il voulait le tenter de prendre lamême route que lui et de partir sans ordre.

Quant à une chaise ou à tout autre espèced’aide pour placer mistress Peerybingle dans la voiture, vousconnaissez vraiment peu John, je m’en flatte, si vous croyez quecela lui fut nécessaire. Avant que vous ayez eu le temps de leregarder, il l’enleva de terre et elle se trouva à sa place,fraîche et rose, qui lui disait : John ! commentpouvez-vous ! pensez à Tilly !

Si je pouvais me permettre de mentionner lesjambes d’une jeune personne, pour un motif quelconque, je vousferais observer que celles de miss Slowbody semblaient destinées àla singulière fatalité d’être constamment heurtées, et il leurétait impossible d’effectuer la moindre montée ou descente sanss’en rappeler la circonstance par une entaille, de même queRobinson Crusoé marquait les jours sur son calendrier de bois. Maisde peur d’être considéré comme impoli je garde le reste de mespensées pour moi.

– John, avez-vous pris le panier où setrouvent le veau et le pâté et les autres choses ; et lesbouteilles de bière ? dit Dot. Si vous les avez oubliés, ilfaut les aller chercher à la minute.

– Vous êtes une délicate petite femme,répondit le voiturier, de me dire de retourner après m’avoir faitperdre un quart-d’heure de mon temps.

– Je suis fâchée de cela, John, dit Dot avecembarras, mais je ne saurais penser à rendre visite à Berthe, jen’irai jamais, John, pour aucune raison, sans le pâté au veau et aujambon, et les autres choses et les bouteilles de bière.

– Way !

Ce monosyllabe s’adressait au cheval, qui n’yfaisait aucune attention.

– Oh ! arrêtez Way, John ! ditmistress Peerybingle, s’il vous plait !

– Il sera bien temps de l’arrêter, répliquaJohn, lorsque j’aurai oublié quelque chose. Le panier est là, etsuffisamment en sûreté.

– Quel monstre vous êtes, John, de ne mel’avoir pas dit, et en me sachant si inquiète ! Je déclare queje n’irais jamais chez Berthe sans le pâté au veau et au jambon,les autres choses et les bouteilles de bière, pour rien au monde.Régulièrement tous les quinze jours depuis que nous sommes mariés,John, nous y avons fait notre petit pique-nique. Si une seule chosedevait aller mal dans cette partie, je crois que nous ne serionsplus jamais heureux.

– C’est une pensée de la première importance,dit le voiturier, et je vous honore pour cela, petite femme.

– Mon cher John, répliqua Dot en devenantvraiment rouge, ne parlez pas de m’honorer. Grand Dieu !

– À propos, observa le voiturier, ce vieuxmonsieur…

Elle fut visiblement et instantanémentembarrassée.

– C’est un singulier original, dit levoiturier en regardant droit devant lui tout le long de la route.Je ne sais que penser de lui. Je ne remarque pourtant rien dedangereux en lui.

– Rien du tout. Je suis sûre, tout à fait sûrequ’il n’a rien de dangereux.

– Oui ? dit le voiturier, les yeuxattachés sur son visage et à cause du ton dont elle avait prononcéces paroles. Je suis satisfait que vous en soyez certaine, parceque cela confirme ma certitude. Il est curieux qu’il se soit misdans la tête de venir loger chez nous, n’est-ce pas ? Il y ades choses parfois siétranges.

– Si étranges ! répondit Dot d’une voixbasse et à peine perceptible.

– Cependant ce vieux gentleman paraît être unebonne nature, dit John, et il paye comme un gentleman, et je pensequ’on peut se fier à sa parole comme à celle d’un gentleman. J’aieu ce matin une longue conversation avec lui, il m’a dit qu’ilm’entendait mieux, parce qu’il commençait à s’habituer à ma voix.Il m’a parlé de beaucoup de choses qui le concernaient, et je luiai beaucoup parlé aussi de moi, et il m’a fait quelques raresquestions. Je l’ai informé que j’avais deux chemins à servir, commevous savez ; que je passais un jour par celui de droite, et lejour suivant par celui de gauche – et, étant étranger, il a vouluconnaître le nom des localités où je passe – et il s’est intéresséà cette nomenclature. – Alors, a-t-il dit, ce soir je retourneraipar le même chemin que vous, lorsque je croyais que vous feriezvotre retour par une direction exactement opposée. C’est important.Je vous embarrasserai de moi peut-être encore une fois, mais jem’engage à ne plus dormir si profondément. C’est qu’il étaitprofondément endormi, sûrement. – Dot, à quoipensez-vous ?

– Je pensais, John, à… Je vous écoutais.

– Oh ! c’est très bien, dit l’honnêtevoiturier. J’étais effrayé de l’air de votre figure, et j’avaispeur qu’ayant parlé si longuement vous ne vous soyez laissée allerà penser à autre chose ; j’étais bien près de le penser.

Dot ne répondit pas, et ils roulèrent pendantquelque temps en silence. Mais il n’était pas facile de restersilencieux longtemps dans la voiture de John Peerybingle, car iln’y avait personne qui n’eût quelque petite chose à dire, et quandmême ce n’aurait été que le « comment allez-vous »d’usage ; et le plus souvent, assurément ce n’était guèredavantage, il fallait pourtant y répondre avec une spirituellecordialité non pas simplement par un signe de tête ou par unsourire, mais par une action complète des poumons tout comme dansune discussion parlementaire à la chambre. Parfois, des passants àpied ou à cheval voyageaient un petit morceau de chemin auprès dela voiture pour babiller un moment, et alors des deux côtésbeaucoup de paroles étaient échangées.

Puis Boxer, quand il s’agissait de reconnaîtreun ami du voiturier ou de le lui faire reconnaître, valait autantqu’une demi-douzaine de chrétiens. Tout le long de la route, chaqueêtre le connaissait, spécialement les poules et les cochons qui,dès qu’ils le voyaient approcher, le corps tout de côté, lesoreilles dressées avec curiosité, et son morceau de queue sebalançant d’un côté et d’autre, se réfugiaient immédiatement dansleurs quartiers sans se soucier de l’honneur d’avoir avec lui plusgrande accointance. Il avait partout une occupation : ildonnait un coup d’œil dans tous les petits chemins, regardait danstous les puits, se montrait dans toutes les fermes, se précipitaitau milieu de toutes les écoles d’enfants, mettait en déroute tousles pigeons, faisait grossir la queue de tous les chats, et faisaitson entrée dans tous les cabarets comme une pratiquehabituelle.

Dès qu’il arrivait, le premier qui le voyaits’écriait : holà ! voici Boxer ! et alors quelqu’unsortait aussitôt accompagné de deux ou trois personnes, pour donnerle bonjour à John Peerybingle et à sa jolie femme.

Les ballots et les petits paquets étaientnombreux pour le voiturier, et constituaient pour lui de nombreuseshaltes pour l’expédition comme pour la livraison ; ce quin’était pas du reste la plus mauvaise partie de la journée. Unepartie des gens attendaient si impatiemment leurs paquets, etd’autres étaient au contraire si surpris de les recevoir ! etd’autres aussi étaient si inépuisables dans leurs instructions etleurs recommandations, et John prenait un si grand intérêt à tousles paquets, que c’était comme une vraie scène de théâtre. Il yavait également des articles à charrier qui réclamaient unediscussion considérable, et pour lesquels le voiturier était obligéd’entrer dans une foule de détails avec ceux qui lesexpédiaient ; Boxer assistait habituellement à ces discussionstantôt paraissant plongé dans une attention et une immobilitéprofondes, tantôt décrivant avec transport de nombreux cercles encourant autour des discoureurs et aboyant lui-même à s’enrouer. Dots’amusait de tout cela et en était spectatrice sans quitter sachaise dans la voiture ; charmant petit portrait encadré parle châssis et la toile, et qui ne manquait pas d’attirer desregards d’envie et des paroles prononcées tout bas de la part desjeunes gens qui passaient, je vous le promets. Et John le voiturierse réjouissait beaucoup, car il était satisfait de voir sa petitefemme admirée par tout le monde, sachant qu’elle n’y faisait guèreattention, quoique cependant elle n’en fût peut-être pasfâchée.

Le voyage se faisait par un temps de brume etde froidure, car on était au mois de janvier, cela était sûr. Maisqui pensait à ces bagatelles ? Ce n’était pas Dot, décidément.Ce n’était pas Tilly Slowbody qui estimait qu’être assis dans unevoiture était le point le plus élevé de la joie humaine. Ce n’étaitpas le baby, je le jure, car il n’exista jamais une nature de babycomme la sienne pour avoir chaud et dormir profondément, et pour setrouver heureux dans un endroit ou dans un autre, comme ce jeunePeerybingle.

Vous ne pouviez voir à une grande distance àtravers le brouillard ; mais vous pouviez voir beaucoup,oh ! oui, beaucoup. Je suis étonné de la quantité de chosesque vous auriez pu voir à travers un brouillard même beaucoup plusépais que celui de ce jour-là. C’était assurément une charmanteoccupation que de considérer dans les prairies ce qu’on appelle lestraces de la ronde des fées, les places de la gelée blanchemarquées dans l’ombre silencieuse produite par les arbres et leshaies ; je ne fais pas mention des formes inattendues queprenaient les arbres eux-mêmes et de leur ombre qui se confondaitavec le brouillard. Les haies étaient privées de feuilles etembrouillées, et abandonnaient au vent leurs guirlandesdesséchées ; mais il n’y avait rien de décourageant dans cecoup-d’œil. C’était une agréable contemplation, car elle vousrappelait que vous aviez en votre possession un chaud foyer, etvous faisait espérer le vert printemps. La rivière avait un airfrileux ; mais elle était pourtant encore en mouvement etcourait d’un meilleur train ; ce qui était un grand point. Lecanal était tardif et semblait être en torpeur ; il fallait enconvenir ; mais à quoi bon y penser ? il se trouveraitbien plus tôt pris quand la gelée viendrait pour tout de bon ;et alors quel agrément pour patiner et pour glisser ! et leslourdes et vieilles barques, glacées en certains endroitss’abritaient près du quai, où elles laissaient échapper tout lejour la fumée de leurs cheminées de fer rouillé, et attendaient làparesseusement le temps pour la navigation.

En un endroit un gros monticule d’herbessauvages et de chaumes brûlait ; le feu apparaissait en pleinjour blanc et éblouissant à travers le brouillard, et jetait detemps à autre un trait rouge au milieu de celui-ci ; enconséquence de cela, la fumée s’insinuant dans le nez de missSlowbody, suffoquée, celle-ci, ainsi que c’était son habitude à lamoindre provocation, réveilla le baby, qui ne voulut plus serendormir. Mais Boxer qui était en avance de près d’un quart demille, avait rapidement passé les limites de la ville et étaitparvenu au coin de rue où vivaient Caleb et sa fille aveugle ;et longtemps avant que les Peerybingle eussent atteint leur porte,Caleb et se fille se tenaient sur le pavé de leur porte prêts à lesrecevoir.

Boxer, dirons-nous en passant, faisaitcertaines distinctions délicates, et qui lui étaient propres, dansles communications qu’il avait avec Berthe, ce qui me persuadequ’il savait qu’elle était aveugle. Il ne cherchait jamais àattirer son attention en la regardant, mais invariablement en latouchant. Je ne puis dire s’il avait acquis cette expérience enfréquentant quelque personne ou quelque chien aveugle. Il n’avaitjamais vécu avec un maître aveugle ; ni M. Boxer le père,ni Mrs. Boxer la mère, ni aucun des membres de cette respectablefamille, ni d’aucune autre, n’avaient été connus comme aveugles, àma connaissance. Il avait peut-être trouvé cela par lui-même, toutseul, mais il l’avait trouvé. Il saisit le bas de la robe de Bertheavec ses dents et le garda jusqu’à ce que Mrs. Peerybingle et lebaby, ainsi que miss Slowbody et le fermier se trouvassent toussains et saufs dans la maison.

May Fielding était déjà arrivée, ainsi que samère – petite vieille querelleuse, avec une figure chagrine, qui,sous le prétexte qu’elle avait conservé une taille semblable aupied d’un lit, était supposée avoir une taille transcendante, etqui, en conséquence de ce qu’une fois elle aurait pu avoir uneposition meilleure, ou raisonnant dans la supposition qu’elleaurait pu l’avoir si quelque chose était arrivé, laquelle chosen’était jamais arrivée, et paraissait vraisemblablement n’avoirjamais dû arriver, – ce qui était tout à fait la même chose –prenait un air noble et protecteur, Gruff et Tackleton était aussilà, faisant l’agréable, avec le sentiment évident d’un homme qui sesentirait aussi indubitablement dans son propre élément quepourrait l’être un jeune saumon sur la cime de la grandePyramide.

– May ! ma chère ancienne amie !s’écria Dot, en courant à sa rencontre, quel bonheur de vousvoir !

Son ancienne amie était certainement aussicordialement charmée qu’elle ; et ce fut, vous pouvez m’encroire un spectacle charmant de les voir s’embrasser. Tackletonétait un homme de goût ; cela ne faisait aucun doute. Mayétait très jolie.

Vous savez que quelquefois lorsqu’une joliefigure à laquelle vous êtes accoutumée se trouve momentanément encontact et comparaison avec une autre jolie figure, elle vousparait pour un moment être laide et fanée, et fort peu mériter lahaute opinion que vous aviez d’elle. Maintenant ce n’était pas dutout le cas, ni avec Dot, ni avec May ; car la figure de Mayfaisait ressortir celle de Dot, et la figure de Dot celle de May,d’une manière si naturelle et si agréable que John Peerybingle futsur le point de dire, lorsqu’il arriva dans la salle qu’ellesauraient dû naître sœurs : ce qui était bien la seuleamélioration qu’il fût possible de leur appliquer.

Tackleton avait apporté son gigot de mouton,et, chose étonnante à raconter, une tarteencore…           mais nous ne regrettons pas une petite profusion lorsque celaconcerne nos fiancés ; nous ne nous marions pas tous lesjours. Il fallait ajouter à ces friandises le pâté au veau et aujambon, et les autres « choses » comme mistressPeerybingle les appelait, et qui consistaient principalement ennoix et oranges et petites tartes. Lorsque le repas fut servi surla table, flanqué de la contribution de Caleb, qui consistait en ungrand plat de bois de pommes de terre fumantes – il lui étaitdéfendu par un contrat solennel de fournir aucune autre viande, –Tackleton conduisit sa future belle-mère à la place d’honneur. Dansle but d’honorer le mieux possible cette place, la majestueusevieille avait orné sa tête d’un bonnet, calculé suivant elle pourinspirer des sentiments de respect aux plus étourdis. Elle avaitmis des gants, car il faut être à la mode ou mourir.

Caleb s’assit auprès de sa fille ; Dot etson ancienne camarade d’école s’assirent côte à côte ; le bonvoiturier s’assit au bout de la table. Miss Slowbody avait étéisolée, pour tout le temps de sa présence, d’aucun autre article oumeuble que la chaise où elle était assise, afin qu’il ne se trouvâtrien auprès de sa personne où elle pût heurter la tête du baby.

Tilly, cependant regardait les poupées et lesbonshommes qui à leur tour la regardaient, elle ainsi que lacompagnie. Les vieux et vénérables bonshommes qui se montraient àla porte de devant – tous en activité, – prenaient un intérêtspécial à la partie : par moments ils s’arrêtaient avant defaire leur saut, comme s’ils avaient prêté l’oreille à laconversation ; puis recommençaient plusieurs fois de suite àplonger d’une manière extravagante sans s’arrêter même un petitmoment pour respirer, comme s’ils se livraient tout entiers àl’exaltation d’une folie joyeuse.

Certainement, si ces vieux bonshommesdésiraient se donner le plaisir d’une joie méchante en contemplantla déconvenue de Tackleton, ils avaient amplement raison de sesatisfaire. Tackleton ne pouvait arriver à se mettre en bellehumeur ; et plus sa fiancée devenait enjouée dans la sociétéde Dot, moins cela lui plaisait, quoique il les eût réuniesensemble par un même dessein. C’était un véritable chien dans lamangeoire que ce Tackleton ; et lorsqu’il voyait rire tout lemonde et qu’il ne pouvait pas, il pensait en lui-même immédiatementque c’était de lui qu’on riait !

– Ah May, dit Dot, ma chère, quelschangements ! Comme en parlant de ces heureux jours d’écolecela vous fait rajeunir.

– Cependant, vous n’êtes pas encore vieille, àproprement parler, dit Tackleton.

– Regardez mon sobre et laborieux mari,répliqua Dot. Il ajoute vingt années à mon âge pour le moins.N’est-ce pas John ?

– Quarante, répondit John ?

– Combien en ajouterez-vous à l’âge deMay ? Je suis sûre de ne pas le savoir, dit Dot en riant. Maiselle pourrait bien risquer d’ajouter cent ans à son âge, auprochain anniversaire de sa naissance.

– Ah ! Ah ! s’écria en riantTackleton. Mais cela ressemblait à un tambour creux, et il riaitjaune. Et il regarda Dot comme s’il allait l’étrangler,vraiment.

– Ma bonne chérie ! dit Dot. Voussouvenez-vous de quelle manière nous parlions, à l’école, des marisque nous avions l’intention de choisir. Je ne me rappelle pluscombien le mien devait être jeune, beau, distingué, gai, agréable ! et le vôtre, May !

– Ah ! ma chère, je ne sais si je doisrire ou pleurer quand je pense quelles folles filles nous étionsalors.

May parut savoir ce qu’elle devaitfaire ; car sa figure devint tout d’un coup colorée, et deslarmes parurent dans ses yeux.

– Et aussi les personnes elles-mêmes, lesjeunes gens sur lesquels nous fixions quelquefois notre attention,dit Dot. Nous ne pensions pas le moins du monde au cours queprendraient les événements. Je n’avais jamais pensé à John, j’ensuis bien sûre ; et si je vous avais dit que vous seriez unjour mariée à M. Tackleton, comme vous m’auriez souffletée.N’est-ce pas vrai, May ?

Quoique May ne voulût pas lui dire oui, ellene dit certainement pas non, positivement, d’aucune manière.

Tackleton se mit à rire avec bruit etlourdement. John Peerybingle rit aussi de sa manière, manièred’homme heureux et de bonne humeur ; mais son rire était enquelque sorte murmuré à côté de celui de Tackleton.

– Quelques-uns d’entre eux sont morts, ditDot, et quelques-uns oubliés. Quelques autres, s’ils pouvaient setenir auprès de nous en ce moment, ne pourraient pas croire quenous soyons les mêmes créatures ; ils ne se fieraient ni àleurs yeux, ni à leurs oreilles, et se refuseraient à croire quenous puissions les oublier de cette manière. Non, ils ne croiraientpas un seul mot de tout cela.

– Mais, Dot ! s’exclama le voiturier.Petite femme !…

Elle avait parlé avec tant d’ardeur et de feu,qu’elle éprouvait le besoin que quelqu’un la rappelât à elle-même,sans doute. La réprimande de son mari était vraiment douce, car iln’était simplement intervenu, il le supposait du moins, que pourdéfendre le vieux Tackleton. Dot s’arrêta aussi, et n’en dit pasdavantage ; mais son silence même laissait percer uneagitation peu ordinaire, agitation dont le circonspect Tackletonprit note secrètement, après l’avoir observée de ses yeux à demifermés, et dont il se souvint dans l’occasion, ainsi que vous leverrez bientôt.

May ne prononça pas un mot, ni en bien ni enmal, mais elle se tint immobile et silencieuse, les yeux baissés,et ne donnant aucun signe de l’intérêt qu’elle prenait à ce quis’était passé. La bonne dame sa mère s’interposa alors :observant, dans son premier exemple, que les jeunes filles étaientdes jeunes filles, et que ce qui était passé était bien passé, etque aussi longtemps que la jeunesse est jeune et étourdie, elledoit suivant toute probabilité se conduire avec l’étourderie de lajeunesse : elle ajouta à cela encore deux ou trois raisonsd’un caractère tout aussi incontestable. Elle observa alors, dansune dévote pensée, qu’elle remerciait le ciel d’avoir toujourstrouvé dans sa fille May une enfant obéissante et soumise ;elle ne s’en félicitait pas elle-même, quoiqu’elle eût quelqueraison de croire que c’était uniquement à elle que sa fille ledevait. Quant à ce qui concerne M. Tackleton, dit-elle,c’était au point de vue de la morale, un homme irréprochable, et enle considérant sous le point de vue d’un futur gendre, il faudraitne pas avoir de sens pour ne pas l’accepter. – Ces derniers motsfurent prononcés d’un ton emphatique. – Relativement à la familledans laquelle il allait entrer, après en avoir fait la demande,elle pensait que M. Tackleton savait que, malgré son peud’importance sous le rapport de la fortune, elle avait quelquesprétentions à la noblesse, et que si certaines circonstances, pasentièrement vagues, se rapportant au commerce de l’indigo, s’étaient passées différemment, elle pourraitpeut-être se trouver en possession d’une grande fortune. Elle fitalors la remarque qu’il ne fallait pas faire allusion au passé, etne voulut pas rappeler que sa fille avait déjà, quelque tempsavant, rejeté la demande de M. Tackleton ; et elletémoigna l’intention de supprimer une foule d’autres choses qu’elleraconta cependant avec beaucoup de détails. Finalement, elledonnait comme le résultat général de ses observations et de sonexpérience que tous les mariages où il y avait le moins de ce qu’onest convenu d’appeler romanesquement et sottement de l’amour,étaient toujours les plus heureux ; et elle augurait le plusgrand bonheur, – non pas un bonheur ravissant, – mais un bonheursolide et constant pour les prochaines noces. Elle concluait eninformant la compagnie que le lendemain était le jour pour lequelelle avait vécu dans l’attente ; et que, passé ce jour, ellene désirerait rien autre chose que d’être expédiée dans une placeagréable d’un cimetière.

Comme toutes ces remarques étaient de cellesauxquelles il est tout à fait impossible de répondre, ce qui, dureste, est l’heureuse propriété des remarques suffisamment hors depropos, elles changèrent le courant de la conversation etdétournèrent l’attention générale au profit du pâté de veau et dejambon, du mouton froid, des pommes de terre et de la tarte. Depeur que la bière en bouteilles ne fût négligée, John Peerybingleproposa de boire au lendemain, au jour du mariage, et il prit surlui de boire une rasade à cette santé, avant de poursuivre sajournée.

Car il faut que vous sachiez que JohnPeerybingle ne restait là que le temps pendant lequel on débridaitet rafraîchissait son vieux cheval. Il lui fallait aller à quatreou cinq milles plus loin ; et alors, quand il retournait lesoir, il ramenait Dot, et faisait une autre halte chez lui. C’étaitl’ordre du jour toutes les fois qu’il y avait pique-nique, et iln’y en avait jamais eu d’autre depuis leur institution.

Il y avait deux personnes présentes, entre lefiancé et la fiancée, qui étaient restées indifférentes à ce toast.Une d’elles était Dot, trop troublée et impressionnée pour seprêter à aucun des petits incidents du moment ; l’autre étaitBerthe, qui se leva de table à la hâte avant tout le monde.

– Bonjour, dit le vigoureux John Peerybingleen s’enveloppant de sa redingote de voyage. Je serai de retour àl’heure habituelle. Bonjour à tous !

– Bonjour, John, répondit Caleb.

Il sembla prononcer ce bonjour par routine etil l’accompagna d’un geste de la main tout à faitinconscient ; car toute son attention était occupée à observerBerthe, qu’il suivait d’un regard anxieux et dont rien n’altéraitjamais l’expression.

– Bonjour, jeune fripon, dit le gai voiturier,en se baissant pour embrasser l’enfant, que Tilly Slowbody, occupéeuniquement avec son couteau et sa fourchette, avait déposé endormi,et, chose étrange à dire ! sans accident dans le petit lit queBerthe lui avait garni ; bonjour : le temps viendra, jesuppose, mon petit ami, où vous irez voyager avec le froid et oùvous laisserez votre vieux père au coin de la cheminée avec sa pipeet ses rhumatismes. Eh ! où est Dot ?

– Je suis ici, John, dit-elle entressaillant.

– Allons, allons, reprit le voiturier enfrappant ses mains sonores l’une contre l’autre. Où est lapipe ?

– J’avais complètement oublié la pipe.John.

– Oublié la pipe ! a-t-on jamais pu avoirl’idée de cela ! Elle avait oublié la pipe !

– Je vais la bourrer immédiatement, dit-elle.Ce sera fait de suite.

Mais ce ne fut pas fait de suite. La pipe setrouvait à sa place accoutumée, dans la poche de la redingote duvoiturier, cette petite poche était l’ouvrage de Dot elle-même,celle où elle avait toujours coutume de prendre le tabac ;mais sa main tremblait tellement qu’elle s’y embarrassa – etc’était pourtant la même main qui y entrait et qui en sortait siaisément, j’en suis sûr. – Les fonctions de bourrer et d’allumer lapipe, petites occupations pour lesquelles je vous vantaisl’habileté de Dot, si vous vous en souvenez, furent faites avecmaladresse et embarras. Pendant ce temps Tackleton la considéraitattentivement et malicieusement de son œil à demi fermé ; ettoutes les fois que son regard rencontrait le sien, ce regard,semblable à une espèce de trappe destinée à l’engloutir, augmentaitsa confusion à un remarquable degré.

– Comme vous êtes gauche cette après-midi,Dot, dit John. Je crois que j’aurais mieux fait moi-même. Je lecrois vraiment.

Après avoir prononcé ces paroles d’un ton debonne humeur, il sortit, s’éloignant à grands pas ; et onentendit bientôt après Boxer, le vieux cheval et la voiture faireleur musique dans la rue. Caleb, pendant ce temps, toujoursimmobile et rêveur, n’entendit rien, et continua à regarder safille aveugle avec la même expression de visage.

– Berthe, dit Caleb doucement, que vous est-ilarrivé ? Comme vous êtes changée, ma bien-aimée, depuis cematin. Vous avez été silencieuse et triste tout le jour ! Quesignifie cela ? dites-le moi.

– Oh ! mon père ! mon père !s’écria la jeune aveugle en fondant en larmes. Mon triste, tristesort !

Caleb passa sa main sur ses yeux avant de luirépondre.

– Mais, songez combien vous avez été heureuseet gaie, Berthe. Combien vous étiez bonne, et combien vous avez étéaimée par plusieurs personnes.

– C’est ce qui me fend le cœur, mon cher père,vous toujours si soigneux, vous toujours si prévenant pourmoi !

Caleb avait bien peur de la comprendre.

– Être… être aveugle, Berthe, ma pauvre fille,dit-il en hésitant, c’est sans doute une grande affliction…mais…

– Je ne l’ai jamais ressentie, s’écria lajeune aveugle. Je ne l’ai jamais ressentie, du moins d’une manièrecomplète, non jamais. J’ai quelquefois souhaité de vous voir, et dele voir, lui… vous voir une fois seulement, mon cher père,seulement pendant une minute, afin de pouvoir connaître le trésorque j’ai ici, dit-elle en posant sa main sur son cœur, et êtreassurée que je ne me trompe pas… Et quelquefois, – mais j’étais uneenfant à cette époque, – j’ai pleuré pendant que je priais la nuit,en pensant que vos chères images qui montent de mon cœur au cielpourraient ne pas avoir votre ressemblance. Mais je ne suis pasrestée longtemps inquiète pour cela. C’est passé maintenant, et jeme sens tranquille et contente.

– Et vous le serez encore, dit Caleb.

– Mais, père ! mon bon et tendre père,supportez-moi, si je suis coupable, dit la jeune aveugle, ce n’estpas le chagrin qui m’affecte de cette manière.

Son père ne put s’empêcher de pleurer, elleavait parlé d’un ton si pathétique ! Mais il ne la comprenaitpas, non, pas encore.

– Conduisez-la vers moi, dit Berthe. Je nepuis garder ce secret renfermé en moi-même. Amenez-la moi, monpère.

Elle comprit qu’il hésitait, et lui dit :– May, amenez-moi May.

May en entendant prononcer son nom vint verselle et lui toucha le bras. La jeune aveugle se retourna tout d’uncoup et lui saisit les deux mains.

– Regardez mon visage, chère amie, charmanteamie, dit Berthe. Lisez-y avec vos beaux yeux, et dites-moi si lavérité y est écrite.

– Chère Berthe, oui.

La jeune aveugle tournant vers elle sa figurepâle et privée de lumière, d’où s’échappaient de nombreuses larmes,lui adressa la parole en ces termes :

– Il n’existe pas dans mon âme un souhait ouune pensée qui ne soit pour votre bonheur, charmante May. Il n’estpas dans mon âme un gracieux souvenir, un souvenir plus profond etplus reconnaissant des soins et de l’affection que vous portez àl’aveugle Berthe, depuis que nous étions toutes deux enfants, si jepuis dire que Berthe a eu une enfance. J’appelle sur votre têtetoutes les bénédictions. Que vous rencontriez le bonheur sur vospas ! Je ne le souhaite pas moins ardemment, ma chère May,dit-elle en la pressant tendrement contre elle, pas moins ardemmentparce que aujourd’hui, en apprenant que vous alliez être sa femme,mon cœur a été presque brisé. Mon père ! May, Marie,pardonnez-moi à cause de ce qu’il a fait pour soulager la tristessede ma vie d’aveugle, et à cause de la confiance que vous avez enmoi, lorsque j’appelle le ciel à témoin que je ne pouvais luisouhaiter une femme plus digne de sa bonté.

En prononçant ces paroles, elle avait quittéles mains de May Fielding pour s’attacher à ses vêtements dans uneattitude de supplication et d’amour. Se laissant glisser peu à peujusqu’à terre, après qu’elle eut achevé son étrange confession,elle se laissa tout à fait tomber aux pieds de son amie et cacha safigure privée de lumière dans les plis de sa robe.

– Puissance divine ! s’écria son père,éclairé cette fois par la vérité, ne l’ai-je trompée depuis leberceau que pour lui briser le cœur à la fin !

Ce fut un bonheur pour tout le monde que lapetite Dot, active et utile, – car elle l’était, quelles quefussent ses fautes ; cependant vous pouvez apprendre plus tardà la haïr, – ce fut un bonheur pour tous, dis-je, qu’elle fûtlà ; sans quoi il aurait été difficile de dire comment celaaurait fini. Mais Dot, reprenant possession d’elle-même,s’interposa avant que May pût répondre, ou Caleb dire une autreparole.

– Venez, venez, chère Berthe ! Sortezavec moi ! Donnez-lui votre bras, May. Ah ! voyez commeelle est calme déjà, et comme il est bien de sa part de songer ànous, dit la chère petite femme en la baisant sur le front. Venez,chère Berthe ! et son bon père viendra avec elle ;n’est-ce pas, Caleb ?

Dot était une noble femme dans ces choses-là,et il aurait fallu être d’une nature bien endurcie pour sesoustraire à son influence. Lorsqu’elle eut emmené le pauvre Calebet sa Berthe, pour se consoler et se soutenir l’un l’autre, carelle savait qu’eux seuls pouvaient le faire, elle retourna enbondissant, aussi fraîche qu’une marguerite, je dis même plusfraîche, pour empêcher la chère vieille créature de faire quelquedécouverte.

– Apportez-moi le cher baby, dit-elle entirant une chaise près du feu, et pendant que je l’aurai sur mesgenoux, Tilly, mistress Fielding me dira tout ce qui concerne lesoin des enfants, et me redressera sur vingt points sur lesquelsj’aurai pu manquer. N’est-ce pas, mistress Fielding ?

La vieille dame tomba dans le piège. La sortiede Tackleton, le chuchotement de deux ou trois personnes se cachantd’elle, des plaintes sur le commerce de l’indigo l’auraient tenuesur ses gardes pendant vingt-quatre heures. Mais cette déférenced’une jeune mère pour son expérience était si irrésistible qu’aprèsavoir feint un instant de s’excuser sur son humilité, elle commençaà lui donner ses instructions avec la meilleure grâce du monde, ets’asseyant tout à coup devant la méchante Dot, elle lui débita,dans une demi-heure, plus de recettes et de préceptes domestiquesinfaillibles qu’il n’en aurait fallu, si on les avait mis enpratique, pour tuer le petit Peerybingle, quand il aurait eu lavigueur de Samson enfant.

Pour changer de sujet, Dot fit un petittravail à l’aiguille, elle mit dans sa poche tout le contenu d’uneboite à ouvrage, elle fit un peu téter son enfant, elle repritensuite son travail à l’aiguille, puis fit une petite causerie toutbas avec May, pendant que la vieille dame pérorait ; de sortequ’avec ces petites occupations, qui lui étaient habituelles, elletrouva l’après-midi très courte. Enfin, comme il se faisait nuit,et comme son devoir était de remplir la tâche de Berthe dans leménage, elle garnit le feu, balaya le foyer, dressa la table à thé,et alluma une chandelle. Après cela, elle joua un ou deux airs surune harpe grossière, que Caleb avait fabriquée pour Berthe, et elleles joua très bien, car la nature l’avait douée d’une oreille aussidélicate pour la musique qu’elle aurait été bien faite pour êtreornée de bijoux, et elle en avait eu à porter. À ce moment arrival’heure du thé, et Tackleton vint pour le prendre et passer lasoirée.

Caleb et Berthe étaient revenus quelquesinstants auparavant, et Caleb s’était assis pour s’occuper de sontravail de l’après-midi. Mais il ne put rester assis, tant il étaitagité, le pauvre, par ses remords au sujet de sa fille. On étaittouché en le voyant assis sans rien faire sur sa chaise à travail,la regardant fixement, et disant en face d’elle :« L’ai-je trompée depuis son berceau, pour lui briser lecœur ! »

Lorsqu’il fut nuit et que le thé fut fait, queDot n’eut rien plus à faire que de nettoyer les tasses, en un mot,– car il faut que j’en vienne là, et il est inutile de tant tarder– lorsque le moment fut venu d’attendre le retour du voiturier, enécoutant le bruit éloigné de ses roues, les manières de Dotchangèrent, elle rougit et pâlit tour à tour, et elle ne put pasrester en place.

Ce n’était pas comme d’autres braves femmes,lorsqu’elles écoutent si leur mari vient. Non, non, non, c’étaitune autre manière d’être agitée.

On entendit des roues, le pas d’un cheval,l’aboiement d’un chien ; ces bruits réunis se rapprochèrent.On entendit les pattes de Boxer gratter à la porte.

– Quel est ce pas ? s’écria Berthe entressaillant.

– Quel est ce pas ? répondit le voiturieren se présentant à la porte avec son rude et brun visage rougi parle froid du soir ; c’est le mien.

– L’autre pas ? dit Berthe ; celuide l’homme qui est derrière vous ?

– On ne peut la tromper, dit le voiturier enriant. Venez, monsieur, vous serez bien reçu ; n’ayez paspeur.

Il parlait haut, et le monsieur sourdentra.

– Il n’est pas tellement étranger que vous nel’ayez déjà vu autrefois, Caleb, dit le voiturier. Vous luidonnerez une chambre dans la maison jusqu’à ce que nouspartions.

– Certainement, John ; et ce sera unhonneur pour nous.

– Il n’y a pas de meilleure société que lasienne pour parler en secret, dit John. J’ai de bons poumons, maisil les met à l’épreuve, je vous assure. Asseyez-vous, monsieur. Cesont tous des amis, et ils sont charmés de vous voir.

Lorsqu’il eut donné cette assurance d’un tonde voix qui prouvait ce qu’il avait dit de ses poumons, il ajoutade son ton ordinaire : – Donnez-lui une chaise au coin de lacheminée, laissez-le s’asseoir en silence et regardez-leamicalement ; c’est tout ce dont il a besoin. Il est facile àcontenter.

Berthe avait écouté avec attention. Il fitvenir Caleb à son côté, quand il eut placé la chaise, et elle luidemanda de lui dépeindre le nouveau venu. Lorsqu’il l’eut fait avecune fidélité vraiment scrupuleuse, elle fit un mouvement, lepremier depuis que cet homme était entré, et après cela elle semblane plus prendre intérêt à lui.

Le brave voiturier était tout joyeux, et plusamoureux de sa petite femme que jamais.

– Ma Dot n’est guère bien mise, dit-il enl’embrassant quand elle fut un peu à l’écart, mais je l’aime autantcomme cela. Voyez là-bas, Dot.

Il lui montrait le vieillard, Dot baissa lesyeux ; je crois qu’elle tremblait.

– Ah ! ah ! ah ! il est pleind’admiration pour vous, nous n’avons parlé que de vous, tout lelong de la route. Ah ! c’est un brave vieux ; je l’aimepour cela.

– Je voudrais qu’il eût un meilleur sujet deconversation, John, dit-elle en jetant un regard autour d’elle,surtout vers Tackleton.

– Un meilleur sujet, s’écria le jovial John.Pas du tout. Allons ! À bas le manteau, à bas le châle épais,à bas ces lourdes enveloppes ! passons une bonne demi-heureprès du feu. Je suis à vos ordres, mistress, une partie de cartes,vous et moi. Cela vous va ? Dot, les cartes et la table. Unverre de bière ici, s’il en reste, ma petite femme.

Son défi s’adressait à la vieille quil’accepta gracieusement, et bientôt ils furent occupés à jouer.D’abord, le voiturier regarda autour de lui avec un sourire, oubien il appelait Dot pour lui faire voir son jeu par dessus sonépaule, ou pour lui demander conseil sur un coup. Mais sonadversaire étant ferrée, il comprit qu’il lui fallait plus devigilance, et pas de distraction pour ses yeux ni ses oreilles. Decette manière toute son attention fut graduellement absorbée parles cartes, et il ne pensa plus à rien jusqu’à ce qu’une mainplacée sur son épaule lui rappela Tackleton.

– Je suis fâché de vous déranger, mais un mot,tout de suite.

– Je vais jouer, dit le voiturier ; lemoment est critique.

– Venez, dit Tackleton.

En voyant la pâleur de son visage, levoiturier se leva, et lui demanda vivement de quoi ils’agissait.

– Chut ! John Peerybingle, ditTackleton. J’en suis fâché. Vraiment je le suis. Je l’aicraint, je l’ai soupçonné tout d’abord.

– Qu’est-ce ? dit le voiturier d’un aireffrayé.

– Chut ! je vous montrerai, si vous venezavec moi.

Le voiturier l’accompagna sans dire un mot deplus. Ils traversèrent une cour où brillaient les étoiles ; etils entrèrent par une porte latérale dans ce comptoir de Tackleton,où il y avait une fenêtre vitrée qui permettait de voir dans lemagasin ; elle était fermée pendant la nuit. Il n’y avait pasde lumière dans le comptoir, mais il y avait des lampes dans lemagasin long et étroit et par conséquent la fenêtre étaitéclairée.

– Un moment, dit Tackleton. Avez-vous lecourage de regarder par cette fenêtre ?

– Pourquoi pas ? répondit levoiturier.

– Encore un moment, dit Tackleton. Pas deviolence. Elle ne sert de rien. Elle est dangereuse. Vous êtes unhomme fort, et vous pourriez commettre un meurtre avant de lesavoir.

Le voiturier le regarda en face, et reculad’un pas comme s’il avait été frappé. Dans une enjambée il fut à lafenêtre, et il vit… Ô foyer souillé ! Ô fidèle Grillon !Ô perfide femme !

Il la vit avec le vieillard, qui n’était plusvieux, mais droit et charmant, tenant à la main ses faux cheveuxqui lui avaient ouvert l’entrée de cette maison désolée. Il vitqu’elle l’écoutait, tandis qu’il baissait la tête pour lui parler àl’oreille. Il les vit s’arrêter, il la vit, elle, se retourner demanière à avoir son visage, ce visage qu’il aimait tant, présent àsa vue ! et il la vit de ses propres mains ajuster lachevelure mensongère sur la tête de l’homme, en riant de sa naturepeu soupçonneuse.

Il serra d’abord sa vigoureuse main droite,comme s’il avait voulu frapper un lion ; mais l’ouvrantaussitôt, il la déploya devant les yeux de Tackleton, – car ilaimait cette femme, même en ce moment, – et quand ils eurent passé,il tomba sur un pupitre, faible comme un enfant.

Il était enveloppé jusqu’au menton, et occupéde son cheval et de ses paquets quand elle entra dans le salon, sepréparant à rentrer dans la maison.

– Me voilà, John, mon cher ! bonne nuit,May ! bonne nuit, Berthe !

Pouvait-elle les embrasser ? Pouvait-elleêtre gaie en parlant ? Pouvait-elle montrer son visage sansrougir ? Oui, Tackleton l’observait de près ; et elle fittout cela.

Tilly faisait taire le baby ; et ellepassa et repassa une douzaine de fois devant Tackleton, en répétantlentement : son père ne l’a-t-il trompée dès son berceau quepour lui briser le cœur à la fin !

– Tilly, donnez-moi le baby. Bonne nuit,M. Tackleton. Où est John, mon Dieu ?

– Il est allé se promener, dit Tackleton enl’aidant à s’asseoir.

– Mon cher John, se promener ? cesoir ?

La figure empaquetée de son mari fit un signeaffirmatif ; le faux étranger et la petite nourrice étaient àleur place, le vieux cheval partit. Boxer, l’insouciant Boxer,courant devant, courant derrière, courant autour de la voiture, etaboyant aussi triomphalement et aussi gaiement que toujours.

Lorsque Tackleton fut aussi sorti, escortantMay et sa mère chez elles, le pauvre Caleb s’assit près du feu àcôté de sa fille ; plein de tristesse et de remord,. il sedisait : « Ne l’ai-je trompée depuis le berceau, que pour luibriser le cœur à la fin ? »

Les jouets que l’on avait mis en mouvementpour l’enfant étaient déjà depuis longtemps immobiles. Les poupéesimperturbablement calmes dans le silence et le demi-jour ; leschevaux fougueux avec leurs yeux et leurs naseaux ouverts ;les vieux messieurs debout à des portes étroites, avec leurs genouxet leurs chevilles fléchissants ; les casse-noisette avecleurs figures grimaçantes ; les bêtes se dirigeant versl’arche de Noé, deux à deux, comme des écoliers en promenade,pouvaient être regardés comme frappés d’immobilité parl’étonnement, à la vue de Dot convaincue de fausseté, ou deTackleton digne d’être aimé, par quelque combinaison decirconstances.

Chapitre 3Troisième Cri

L’horloge de bois du coin sonnait dix heures,lorsque le voiturier fut assis au coin de son feu. Il était sitroublé et si dévoré de chagrins qu’il semblait faire peur aucoucou qui, ayant émis dix fois son mélodieux appel aussi vite quepossible, plongea de nouveau dans le palais mauresque, et ferma sapetite porte derrière lui, comme si ce spectacle inattendu étaittrop pénible pour ses sentiments.

Si le petit faucheur avait été armé de la plusaffilée de ses faux, et avait porté chacun de ses coups dans lecœur du voiturier, il ne l’aurait pas blessé et haché autant queDot le fit.

C’était un cœur si plein d’amour pour elle, siintimement uni au sien par les innombrables fils de puissantssouvenirs, renforcés par le travail journalier des qualités lesplus chéries ; c’était un cœur dans lequel elle était commedans un reliquaire ; un cœur si simple et si vrai, si fortpour le bien, si faible pour le mal, qu’il ne put d’abord ressentiraucune colère ni aucun désir de vengeance, et qu’il n’eut place quepour l’image brisée de son idole.

Mais lentement, lentement, à mesure que levoiturier était assis froid et sombre à son foyer, d’autres penséesplus sévères commencèrent à naître. L’étranger était sous son toitoutragé. Trois pas le conduiraient à sa chambre. Un coupl’abattrait. « Vous pourriez commettre un meurtre avant de lesavoir, » avait dit Tackleton. Comment y aurait-il meurtre s’ildonnait au coquin le temps de se mettre en défense ? Cet hommeétait plus jeune que lui.

C’était une pensée malsaine, provenant d’unesprit qui voyait trop noir. C’était une pensée méchante qui leportait à changer sa paisible demeure en un lieu hanté par lesfantômes, où les voyageurs solitaires redouteraient de passer lanuit, et où les âmes timides verraient des ombres se débattre auclair de lune à travers les fenêtres vides, et entendraient desbruits effrayants pendant les tempêtes.

Elle avait monté l’escalier avec l’enfant pouraller le coucher. Pendant qu’il était auprès du feu, elles’approcha de lui sans qu’il l’entendit – dans son désespoir ilétait insensible à tous les bruits – et elle avait placé son petitescabeau à ses pieds. Il ne s’en aperçut que quand il sentit samain dans la sienne, et qu’il la vit le regarder en face.

Avec étonnement ? non. Ce fut sa premièreimpression, et il désirait vivement la voir ; à dire vrai,non, elle ne le regardait pas avec étonnement, mais avec un œilinterrogateur, mais sans étonnement. Son regard fut d’abord alarméet sérieux ; ensuite il prit une expression étrange, sauvage,jointe à un sourire effrayant, quand elle reconnut ses pensées,puis elle porta ses mains tordues à son front, pendant que sa têtese penchait, et que ses cheveux tombaient.

Quoiqu’il eût sur elle les droits de latoute-puissance, il en avait aussi la miséricorde à un trop hautdegré pour peser sur elle, même du poids d’une plume, mais il nepouvait supporter de la voir prosternée sur ce même siège où ill’avait si souvent regardée avec amour et orgueil, quand elle étaitinnocente et gaie. Lorsqu’elle se fut relevée et qu’elle s’en futallée en sanglotant, il se sentit soulagé en voyant vide la placeplutôt que de la voir occupée par sa présence si longtemps chère.C’était une angoisse encore plus poignante que de se rappeler sadésolation actuelle, et le brisement des liens qui l’attachaient àla vie.

Plus il sentait cela, plus il voyait qu’ilaurait préféré la voir morte prématurément avec son enfant sur sonsein, et plus sa colère contre son ennemi s’enflammait. Il regardaautour de lui pour chercher une arme.

Un fusil était pendu au mur, et il fit un oudeux pas vers la chambre du perfide étranger. Il savait que lefusil était chargé. Une idée vague de tuer cet homme comme une bêtesauvage se saisit de lui, et elle grandit dans son esprit jusqu’àdevenir un démon monstrueux qui le posséda complètement, rejetantau dehors toute pensée plus douce et y établissant son empire sanspartage.

Cette phrase n’est pas exacte. Il ne rejetaitpas toute pensée plus douce, mais il la transformait avec artifice.Il changeait ses pensées en verges pour l’exciter, tournant l’eauen sang, l’amour en haine, la douceur en férocité. L’image de safemme éplorée, humiliée, mais suppliant sa tendresse et sa pitiéavec un pouvoir irrésistible, ne quittait pas son esprit ;mais en y restant elle le poussait vers la porte, lui faisaitmettre l’arme à l’épaule, appliquer le doigt à la détente, et luicriait : « Tue-le dans son lit ! »

Il renversa le fusil pour frapper la porteavec la crosse ; déjà il l’avait levée en l’air ; unevague pensée venait de lui crier à cet homme de fuir par lafenêtre, au nom de Dieu… lorsque, tout à coup, le feu de lacheminée jeta une vive clarté, et le Grillon du Foyer se mit àchanter.

Aucun son, aucune voix humaine, pas même cellede sa femme, n’aurait été capable de l’émouvoir et de l’adoucir.Les paroles sans art, avec lesquelles elle lui avait parlé de sonamour pour ce même Grillon, retentissaient de nouveau à sesoreilles ; sa physionomie et ses manières tremblantesd’émotion étaient encore devant ses yeux ; sa douce voix –cette voix qui était la musique la plus agréable au foyer d’unhonnête homme – pénétra en frémissant jusqu’au fond de sa bonnenature, et le rappela à la vie et à l’action.

Il recula de devant la porte, comme un hommequi marchant endormi, s’éveille d’un mauvais rêve, et il posa sonfusil, puis, se couvrant le visage de ses mains, il se rassitauprès du feu, et trouva du soulagement à fondre en larmes.

Le Grillon du Foyer sortit et vint dans lachambre, et lui apparut en forme de fée : « Je l’aime,dit cette voix merveilleuse répétant les paroles dont il sesouvenait bien, pour la musique innocente qu’il m’a faitentendre. »

– Elle disait cela, s’écria le voiturier.C’est vrai.

– Cette maison a été heureuse, John ; etj’aime le Grillon à cause d’elle.

– Elle l’a été. Dieu le sait, répondait levoiturier. Elle l’a toujours rendue heureuse… jusqu’à présent.

– Si gracieusement paisible, disait la voix,si intérieure, si gaie, si occupée, si légère de cœur.

– Sans cela je n’aurais jamais pu l’aimercomme je l’aimais, répondait le voiturier.

La voix le reprenant dit : – Comme jel’aime.

Le voiturier répéta, mais faiblement : –Comme je l’aimais. Sa langue résistait à sa volonté, et auraitvoulu parler à sa guise pour elle-même et pour lui.

La fée, dans une attitude d’invocation, levala main et dit :

– Sur votre propre foyer…

– Le foyer qu’elle a souillé, interrompit levoiturier.

– Le cœur qu’elle a… combien de fois… béni etilluminé, dit le Grillon ; le foyer qui, sans elle, était uncomposé de quelques briques et de barreaux de fer rouillés, et quiest devenu par elle l’autel de votre maison, sur lequel vous avezsacrifié les petites passions, l’égoïsme, et vous avez offertl’hommage d’un esprit tranquille, d’une nature confiante, et uncœur plein de sensibilité ; de sorte que la fumée de cettepauvre cheminée est sortie au dehors répandant un parfum plusagréable que le meilleur encens qui brûle dans les plus splendidestemples du monde ! Au nom de votre propre foyer, dans sonpaisible sanctuaire, entouré de tous ses plus beaux souvenirs,écoutez-la ! écoutez-moi ! Écoutez tout ce qui parle lelangage de votre foyer et de votre maison !

– Et qui plaide pour elle ? dit levoiturier.

– Tout ce qui parle le langage de votre foyeret de votre maison doit plaider pour elle, répondit leGrillon ; car ils disent la vérité.

Et pendant que le voiturier, sa tête appuyéesur ses mains, restait assis sur sa chaise à méditer, l’apparitionétait auprès de lui, lui suggérant des réflexions en vertu de sonpouvoir, et les lui présentant comme dans un miroir ou dans untableau. Cette apparition n’était pas solitaire. Du foyer, de lacheminée, de la sonnette, de la pipe, du chaudron, du berceau, duplancher, des murs, du collier, de l’escalier, de la voiture audehors, et de la table au dedans, de tous les ustensiles de ménage,de tous les objets avec lesquels sa femme était familière, et oùelle avait attaché des souvenirs d’elle-même qui remplissaient lapensée de son infortuné mari, des esprits s’échappaient, non paspour se tenir debout à coté de lui comme le Grillon, mais pour semettre à l’ouvrage. Tous rendaient honneur à son image. Ils letiraient par les pans de son habit pour lui montrer quand elleparaissait. Ils se groupaient autour d’elle, l’embrassaient etrépandaient des fleurs sur ses pas. Ils essayaient de couronner sabelle tête avec leurs petites mains. Ils montraient qu’ils étaientpleins d’amour pour elle ; et qu’il n’y avait pas de créaturelaide, méchante ou accusatrice qui s’élevât contre elle, tandisqu’eux tous l’applaudissaient.

Les pensées du voiturier étaient toutes fixéessur l’image de sa femme. Elle était toujours là.

Elle était assise, faisant jouer son aiguille,devant le feu, et se chantant à elle-même. C’était bien la gaie, lalaborieuse, la constante petite Dot ! Toutes ces figures defées tournaient autour de lui et concentraient leurs regards surlui, et semblaient dire : – Est-ce là la jeune femme que vouspleurez !

Des sons joyeux venaient du dehors, desinstruments de musique, des conversations animées et des rires.

Une troupe de gens en gaieté se précipitaientdans la maison ; parmi lesquels étaient May Fielding et unevingtaine de jeunes filles. Dot était la plus belle de toutes,aussi jeune qu’aucune d’elles. Elles venaient l’inviter à sejoindre à elles. Il s’agissait de danser. Si jamais petit pied aété fait pour danser, c’était bien le sien. Mais elle riait, etelle secouait la tête, en montrant sa cuisine sur le feu, et satable prête à être servie, et elle avait un air triomphant qui larendait encore plus charmante. Elle les renvoyait donc gaiement, etles saluant une à une avec une indifférence comique à mesurequ’elles passaient. Et cependant l’indifférence n’était pas soncaractère. Oh non ! car en ce moment un certain voiturierparaissait à la porte, et Dieu ! quelle réception elle luifaisait !

Les fées tournèrent encore une fois autour delui, et semblèrent lui dire : – Est-ce là la femme qui vous aoublié !

Une ombre tomba sur le miroir ou letableau : appelez-le comme vous voudrez. C’était la grandeombre de l’étranger, comme quand il parut la première fois sous sontoit ; il en couvrait toute la surface et en cachait tous lesautres objets. Mais les fées s’efforçaient de le faire encoredisparaître, et Dot y reparut encore brillante de beauté, berçantson enfant, lui chantant doucement et appuyant sa tête sur uneépaule qui réfléchissait celle auprès de laquelle se tenait leGrillon fée.

La nuit, – j’entends la nuit réelle, et noncelle produite par les fées, – s’avançait ; et pendant que levoiturier se livrait à ces pensées, la lune se leva et brilla dansle ciel. Peut-être quelque lumière calme et paisible s’était levéedans son esprit, et il put réfléchir avec plus de sang-froid à cequi était arrivé.

Quoique l’ombre de l’étranger tombât parintervalles sur la glace, toujours distincte et bien marquée, ellen’était pas si noire qu’auparavant. Toutes les fois qu’elleparaissait, les fées jetaient un cri de consternation, et agitaientleurs petits bras et leurs petites jambes avec une activitéinconcevable pour la faire disparaître. Et quand ellesréussissaient à faire apparaître Dot et à la lui montrer belle etradieuse, elles manifestaient la joie la plus communicative.

Elles ne la montraient que belle et radieuse,car c’étaient des esprits domestiques pour qui la fausseté estl’anéantissement, et leur nature était telle ; Dot n’étaitpour elles qu’une petite créature active, rayonnante et agréablequi avait été la lumière et le soleil du voiturier.

Les fées étaient très animées quand elles lamontraient avec son enfant, causant au milieu d’un groupe de sagesmatrones, et affectant d’être une vieille matrone comme elles,s’appuyant à l’ancienne mode sur le bras de son mari, ens’efforçant, cette charmante petite femme, de faire voir qu’elleavait abjuré les vanités du monde en général, et qu’elle étaitparfaitement au fait de son métier de mère ; elles lamontraient encore riant de la gaucherie du voiturier, relevant soncol de chemise pour le faire ressembler à un petit maître, ettâchant de lui apprendre à danser.

Les fées tournaient et s’agitaient autour delui quand elles la montraient avec la jeune fille aveugle ;car quoiqu’elle apportât la gaîté et l’animation partout où elleallait, elle faisait toujours plus ressentir ces douces influencesdans la maison de Caleb Plummer. L’amitié de la jeune fille aveuglepour elle, sa confiance et sa reconnaissance envers elle, lamodestie avec laquelle elle repoussait les remerciements de Berthe,sa dextérité à employer chaque instant de sa visite à quelque chosed’utile dans la maison, et travaillant en réalité beaucoup en ayantl’air de se reposer comme un jour de fête ; les provisionsdélicates qu’elle apportait, sa figure radieuse quand elleparaissait à la porte et quand elle prenait congé ; cetteexpression étonnante depuis les pieds jusqu’à la tête de fairepartie de sa maison, comme chose nécessaire dont on ne pouvait sepasser, voilà ce dont les fées se réjouissaient, et pourquoi ellesl’aimaient. Elles le regardèrent encore toutes à la fois d’un œilinterrogateur, tandis que quelques-unes se nichaient dans lesvêtements de Dot et la caressaient, et elles semblaient luidire : « Est-ce là la femme qui a trahi votreconfiance ? »

Plus d’une fois, deux fois ou trois fois, danscette longue nuit pensive, les fées la lui montrèrent assise surson siège favori, avec sa tête penchée, ses mains crispées sur sonfront, et ses chevaux épars, comme il l’avait vue la dernière fois.Et en la trouvant dans cette posture, elles ne tournaient plusautour de lui et ne le regardaient plus, mais elles se groupaientautour d’elle pour la consoler et la baiser, elles se disputaient àqui lui montrerait le plus de sympathie et de tendresse, et ellesoubliaient entièrement le mari.

La nuit se passa ainsi. La lune se coucha, lesétoiles pâlirent, la fraîcheur du matin se fit sentir, le soleil seleva. Le voiturier était encore assis au coin de la cheminée, livréà ses réflexions. Il était assis là, la tête sur ses mains. Toutela nuit le fidèle Grillon avait fait cri, cri, au foyer. Toute lanuit, il avait écouté sa voix. Toute la nuit les fées de la maisons’étaient occupées de lui. Toute la nuit, Dot lui avait paruaimable et innocente dans la glace, excepté lorsque la grande ombrey paraissait.

Il se leva quand il fut grand jour, se lava etarrangea ses vêtements. Il ne fut pas se livrer à ses occupationsaccoutumées, il n’en avait pas le courage. Cela importait peu,parce que c’était le jour de noce de Tackleton, et il s’étaitarrangé pour être suppléé. Il avait pensé à se rendre joyeusement àl’église avec Dot. Mais de tels plans étaient finis. C’était aussil’anniversaire de leur mariage. Ah ! combien peu il avaitprévu une pareille fin d’année !

Le voiturier avait espéré que Tackletonviendrait le voir de bonne heure, et il ne s’était pas trompé. Àpeine avait-il fait quelques allées et venues devant la porte,qu’il vit venir sur la route le marchand de joujoux dans savoiture. À mesure qu’elle approchait, il s’aperçut que Tackletons’était paré pour son mariage et avait orné la tête de son chevalde fleurs et de rubans.

Le cheval avait mieux l’air d’un fiancé queTackleton, dont les yeux demi-fermés avaient une expression plusdésagréable que jamais.

– John Peerybingle ! dit Tackleton avecun air de condoléance. Mon brave homme, comment allez-vous cematin ?

– J’ai passé une triste nuit,M. Tackleton, répondit le voiturier, en secouant la tête, carmon esprit a été bien troublé. Mais cela est passé maintenant.Pourriez-vous me donner une demi-heure pour un entretienparticulier ?

– Je suis venu pour cela, dit Tackleton enmettant pied à terre. Ne faites pas attention au cheval ; ilrestera assez tranquille, si vous lui donnez une bouchée defoin.

Le voiturier alla chercher du foin dans sonécurie, le mit devant le cheval et ils entrèrent dans lamaison.

– Vous ne vous mariez pas avant midi, jepense, dit-il.

– Non, dit Tackleton. Nous avons tout letemps ; nous avons tout le temps.

Lorsqu’ils entrèrent dans la cuisine, TillySlowbody frappait à la porte de l’étranger qui n’était qu’àquelques pas. Un de ses yeux, – et il était très rouge, car Tillyavait crié toute la nuit parce que sa maîtresse criait, – était autrou de la serrure ; elle frappait très fort et semblaiteffrayée.

– Je ne puis me faire entendre, dit Tilly enregardant autour d’elle. J’espère qu’il n’est pas parti, ou qu’iln’est pas mort, s’il vous plait.

Miss Slowbody accompagna ce souhaitphilanthropique de nouveaux coups à la porte, mais sans aucunrésultat.

– Irai-je ? dit Tackleton. C’estcurieux.

Le voiturier s’étant tourné vers la porte, luifit signe d’y aller s’il voulait.

Tackleton vint donc au secours de TillySlowbody ; et lui aussi se mit à heurter et à frapper, et luiaussi ne reçut pas plus de réponse. Mais il eut l’idée de tournerla poignée de la porte, et comme elle s’ouvrit aisément, ilregarda, il entra, et bientôt il revint en courant.

– John Peerybingle, lui dit Tackleton àl’oreille, j’espère qu’il n’y a rien eu… rien de mauvais cettenuit ?

Le voiturier se tourna vivement vers lui.

– Parce qu’il est parti, dit Tackleton, et lafenêtre est ouverte. Je ne vois pas de marques ; elle est deplein pied avec le jardin ; mais je craignais qu’il n’y eut euquelque… quelque querelle. Eh ?

Il le regardait fixement en fermantexcessivement un œil, et il donnait à son œil, à sa figure et àtoute sa personne un air inquisiteur, comme s’il eût voulu arracherla vérité du fond de son cœur.

– Tranquillisez-vous, dit le voiturier. Il estentré dans cette chambre hier soir, sans avoir reçu de moi aucunmal ; et personne n’y est entré depuis lors. Il s’en est alléde sa propre volonté. Je voudrais sortir de cette porte, et allermendier mon pain de maison en maison, si je pouvais faire que cequi s’est passé ne fût jamais arrivé. Mais il est venu et il s’enest allé. Je n’ai plus rien à faire avec lui.

– Oh ! Bon, je pense qu’il s’en est alléfacilement, dit Tackleton en prenant une chaise.

Ce ricanement fut perdu pour le voiturier, quis’assit aussi et se couvrit le visage de sa main pendant quelquetemps avant de continuer.

– Vous m’avez montré la nuit passée, dit-ilenfin, ma femme ma femme, que j’aime, secrètement…

– Et tendrement, insinua Tackleton.

– Prenant part au déguisement de cet homme,lui donnant l’occasion de la voir seule. C’est la dernière choseque j’aurais voulu voir. C’est la dernière des choses qu’un hommeaurait dû me montrer.

– J’avoue que j’ai toujours eu des soupçons,dit Tackleton. Et sous ce rapport je sais qu’on a ici quelquereproche à me faire.

– Mais de même que vous me l’avez montrée,poursuivit le voiturier sans faire attention à lui, telle que vousl’avez vue ma femme, ma femme, que j’aime… sa voix, son œil, samain devenaient de plus en plus fermes à mesure qu’il répétait cesparoles qui décelaient un but évidemment déterminé, de même quevous l’avez vue à son désavantage, il est juste aussi que vous lavoyiez avec mes yeux, et que vous pénétriez dans ma poitrine poursavoir ce qui se passe là-dessus dans mon âme ; car elle estcalme, dit le voiturier en le regardant attentivement, et rien nepeut l’ébranler.

Tackleton murmura quelques vagues parolesd’assentiment, mais il était réduit au respect par les manières deson interlocuteur. Tout simple et sans éducation qu’il était, ilavait en lui quelque chose de noble et de digne qu’une âmegénéreuse et pleine d’honneur peut seule donner à l’homme.

– Je suis un homme simple et grossier, dit levoiturier, et bien peu recommandable. Je ne suis pas un homme poli,comme vous le savez bien. Je ne suis pas un jeune homme. J’aime mapetite Dot, parce que je l’ai vue grandir depuis son enfance dansla maison de son père ; parce que j’ai connu ses excellentesqualités ; parce qu’elle a été ma vie pendant des années etdes années. Il y a bien des hommes, à qui je ne peux pas mecomparer, qui n’auraient jamais aimé Dot comme moi, je pense.

Il s’arrêta et battit doucement le sol de sonpied pendant quelques instants avant de reprendre.

– J’ai souvent pensé, que quoique je ne fussepas assez digne d’elle, je serais pour elle un bon mari, et que jeconnaîtrais peut-être mieux qu’un autre ce qu’elle valait ; etc’est dans cette idée que je finis par croire que nous pourrionsbien nous marier ensemble. Et à la fin ce mariage se fit.

– Hah ! fit Tackleton avec un hochementde tête significatif.

– Je m’étais étudié ; je m’étaiséprouvé ; je savais combien je l’aimais, et combien elleserait heureuse, poursuivit le voiturier. Mais je n’avais pas, jele sens maintenant, je n’avais pas suffisamment réfléchi sur sessentiments à elle.

– C’est sûr, dit Tackleton. Étourderie,frivolité, inconstance, amour d’être admirée ! Pas assezréfléchi ! tout cela perdu de vue ! Hah !

– Vous feriez mieux de ne pas m’interrompre,dit le voiturier un peu sévèrement, jusqu’à ce que vous m’ayezcompris ; et vous êtes loin de me comprendre. Si hier j’avaisjeté par terre d’un coup l’homme qui osait souffler un mot contreelle, aujourd’hui je foulerai son visage sous mon pied, fût-il monfrère.

Le marchand de jouets le regarda avecétonnement. John continua d’un ton plus doux : – Ai-jeréfléchi que je la prenais, à son âge, avec sa beauté, que jel’enlevais à ses jeunes compagnes, à toutes les réunions dont elleétait l’ornement, où elle était l’étoile la plus brillante qui aitjamais lui, pour l’enfermer un jour après l’autre dans ma tristedemeure, pour n’y avoir que mon ennuyeuse compagnie ? Ai-jebien réfléchi combien j’étais peu en rapport avec son humeur gaie,et combien un lourdaud comme moi doit être pesant pour un espritaussi vif ? Ai-je réfléchi qu’il n’y avait en moi à l’aimer nimérite ni droit, lorsque quiconque la connaît doit aussil’aimer ? Jamais. J’ai pris avantage de sa nature disposée àl’espérance et de son caractère affectueux, et je l’ai épousée.Plût à Dieu que je ne l’eusse pas fait ! pour elle, et non paspour moi.

Le marchand de jouets le regarda sans clignerde l’œil. Son œil à demi fermé était même ouvert.

– Que Dieu la bénisse, dit le voiturier, pourla constance dévouée avec laquelle elle a essayé de m’empêcher devoir tout cela ! Et je remercie le ciel de ce que, dans lalenteur de mon intelligence, je ne l’ai pas découvert plus tôt.Pauvre enfant ! Pauvre Dot ! Moi qui n’ai pas découvertcela, lorsque j’ai vu ses yeux se remplir de larmes en entendantparler d’un mariage comme le vôtre ! Moi qui ai vu cent foisle tremblement secret de ses lèvres, et qui n’ai rien soupçonné,jusqu’à la nuit passée ! Pauvre fille ! Que j’aie puespérer qu’elle serait jamais amoureuse de moi ! Que j’aie pujamais croire qu’elle l’était !

– Elle le faisait paraître, dit Tackleton.Elle le faisait tellement paraître, qu’à dire vrai ce fut l’originede mes doutes.

Et alors il fit ressortir la supériorité deMay Fielding, qui certainement ne faisait pas du tout paraîtrequ’elle fût amoureuse de lui.

– Elle l’a essayé, dit le pauvre voiturieravec plus d’émotion qu’il n’en eût encore montré ; ce n’estque maintenant que je commence à voir quels efforts elle a faitspour être une épouse affectionnée et fidèle à son devoir. Qu’elle aété bonne ! que de choses elle a faites ! quel cœurcourageux elle a ! Que le bonheur que j’ai éprouvé dans cettemaison en soit le témoin ! ce sera ma consolation quand jeserai seul ici.

– Seul ici ? dit Tackleton. Vous comptezdonc faire attention à cela ?

– Je compte, répondit le voiturier, luimontrer la plus grande bienveillance en lui faisant la meilleureréparation qui soit en mon pouvoir. Je puis la délivrer de la peinejournalière qui résulte d’un mariage inégal, et de ses efforts pourcacher sa souffrance. Elle sera aussi libre que je peux larendre.

– Lui faire réparation ! s’écriaTackleton en tordant et en tournant ses grandes oreilles entre sesmains. Il y a ici quelque méprise. Vous n’avez pas voulu dire cela,sans doute ?

Le voiturier prit le marchand de joujoux parle collet et le secoua comme un roseau.

– Écoutez-moi, dit-il, et prenez garde à mebien entendre. Écoutez-moi. Parlé-je intelligiblement ?

– Très intelligiblement, réponditTackleton.

– Comme j’en ai l’intention ?

– Parfaitement, comme vous en avezl’intention.

– J’étais assis à ce foyer la nuit passée,toute la nuit, s’écria le voiturier, à l’endroit même où elles’asseyait habituellement près de moi, son doux visage regardant lemien. Je me rappelais toute sa vie, jour par jour ; j’avais sachère image présente devant moi quand je repassais ces souvenirs.Et, sur mon âme, elle est innocente, s’il existe quelqu’un pourjuger l’innocent et le coupable.

Brave Grillon du Foyer ! Loyales fées dela maison !

– La colère et la méfiance m’ont quitté, ditle voiturier, et il ne me reste que mon chagrin. Dans un malheureuxmoment, quelque ancienne connaissance, plus conforme à ses goûts età son âge que moi, quittée peut-être à cause de moi, est revenue.Dans un malheureux moment, surprise, et n’ayant pas le temps deréfléchir à ce qu’elle faisait, elle s’est faite la complice de satrahison en la cachant. Elle l’a vue la nuit dernière, dansl’entrevue dont nous avons été témoins. C’est un tort. Mais saufcela, elle est innocente, si la vérité existe sur laterre.

– Si c’est votre opinion, commençaTackleton…

– Qu’elle s’en aille donc, poursuivit levoiturier, qu’elle s’en aille avec ma bénédiction pour tantd’heures de bonheur qu’elle m’a données, et avec mon pardon pour lechagrin qu’elle a pu me causer. Qu’elle s’en aille, et qu’ellejouisse de la paix de l’âme que je lui souhaite. Elle ne me haïrajamais. Elle apprendra à mieux m’aimer, lorsque je ne serai plus unfardeau pour elle, et qu’elle portera plus légèrement la chaîne quej’ai rivée pour elle. C’est aujourd’hui l’anniversaire du jour oùje l’emmenai de sa maison, si peu pour son agrément. Elle yretournera aujourd’hui et je ne la troublerai plus. Son père et samère seront ici aujourd’hui – nous avions fait un projet pourpasser ensemble cette journée – et ils l’emmèneront chez eux. Jepuis la confier là ou ailleurs. Elle me quitte sans mériter deblâme, et elle vivra de même, j’en suis sûr. Si je meurs, – et jepeux mourir pendant qu’elle sera encore jeune ; j’ai tantperdu de courage : en quelques heures ! – elle trouveraque je me suis souvenu d’elle et que je l’ai aimée jusqu’à la fin.Voilà, la fin de ce que vous m’avez montré. Maintenant c’estfini.

– Oh ! non, John, ce n’est pas fini. Nedites pas que c’est fini ! Pas tout à fait encore. J’aientendu vos nobles paroles. Je ne pourrais pas m’en aller enprétendant que j’ignore ce qui m’a inspiré une si profondereconnaissance. Ne dites pas que c’est fini, jusqu’à ce que lacloche ait sonné encore une fois !

Elle était entrée peu après Tackleton, etétait demeurée là. Elle n’avait jamais regardé Tackleton ;mais elle avait fixé ses yeux sur son mari. Mais elle s’était tenueaussi loin de lui qu’elle l’avait pu ; et quoiqu’elle parlâtavec la plus vive tendresse, elle ne s’en approcha pas plusprès.

– Aucune main ne peut faire sonner de nouveaupour moi les heures qui se sont écoulées, répondit le voiturieravec un faible sourire. Mais que ce soit ainsi, si vous le voulez,ma chère. L’heure sonnera bientôt. Ce que nous disions n’a pasd’importance. Je voudrais essayer de vous plaire en quelque chosede plus difficile.

– Bien, murmura Tackleton. Il faut que je m’enaille, car lorsque la cloche sonnera, il faudra que je sois enchemin pour l’église. Bonjour, John Peerybingle. Je suis fâchéd’être privé de votre compagnie, fâché de la perdre en cetteoccasion.

– Je vous ai parlé clairement, dit levoiturier en l’accompagnant à la porte.

– Oh ! tout à fait.

– Et vous vous souviendrez de ce que j’aidit ?

– Si vous m’obligez à faire une observation,dit Tackleton en ayant eu auparavant la précaution de monter danssa voiture, je dois dire que cela était si inattendu qu’il n’estpas vraisemblable que je puisse l’oublier.

– Tant mieux pour nous deux, répondit levoiturier. Bonjour ; je vous souhaite beaucoup de joie.

– Je voudrais pouvoir vous en donner, ditTackleton. Comme je ne le puis pas, je vous remercie. Entre nous,comme je vous l’ai déjà dit, je ne pense pas avoir la moindre joieà me marier, parce que May n’a pas été trop prévenante ni tropdémonstrative avec moi. Bonjour. Prenez soin de vous.

Le voiturier le regarda s’éloigner jusqu’à ceque l’éloignement le fît paraître plus petit que les fleurs et lesrubans de son cheval ; et alors, avec un profond soupir, il semit à aller et venir comme un homme inquiet et dérouté, parmiquelques ormeaux du voisinage, ne voulant pas retourner jusqu’à ceque l’heure fût près de sonner.

Sa petite femme, restée seule, sanglotait àfaire pitié ; mais souvent elle essuyait ses yeux et seretenait, pour dire combien il était bon, combien il étaitexcellent ! et une fois ou deux elle rit ; mais de si boncœur, si haut, si bizarrement, poussant des cris, qui effrayaientTilly.

– Oh ! je vous en prie, ne faites pascela, dit Tilly. Il y en a assez pour faire mourir et enterrer lebaby.

– L’apporterez-vous quelquefois pour voir sonpère, Tilly, demanda sa maîtresse en essuyant ses yeux, quand je nepourrai plus habiter ici et que je serai retournée dans ma vieillemaison.

– Oh ! je veux en prie, ne faites pascela, dit Tilly en rejetant sa tête en arrière, et poussant un cri,qui ressembla en ce moment à un hurlement de Boxer. Oh ! nefaites pas cela. Oh ! si tout le monde part, ceux quiresteront seront bien malheureux. Ah ! ah ! ah !

Les sanglots de la sensible Slowbody étaientsi violents, si effrayants pour avoir été si longtemps comprimésqu’elle aurait infailliblement éveillé l’enfant, et lui auraitpeut-être donné des convulsions en l’effrayant, si ses yeuxn’avaient pas aperçu Caleb Plummer qui entrait en conduisant safille. Cette vue la rendit au sentiment des convenances ; elleresta quelques moments silencieuse, la bouche grande ouverte ;et puis, courant vers le lit où l’enfant était couché et endormielle se mit à danser, et ensuite bouleversa les couvertures avecson visage et sa tête, paraissant trouver du soulagement dans cesmouvements extraordinaires.

– Dot ! s’écria Berthe. Elle n’est pas aumariage !

– Je lui ai dit que vous n’y seriez pas, dittout bas Caleb. Je l’ai entendu dire hier soir. Mais que Dieu vousbénisse, dit le petit homme en lui prenant affectueusement lesmains, peu m’importe ce qu’ils disent. Je ne les crois pas. Je nesuis pas grand’chose, mais on me mettrait plutôt en pièces que defaire croire un mot contre vous.

Il lui jeta ses bras autour du cou etl’embrassa, comme un enfant aurait fait de sa poupée.

– Berthe n’a pas pu rester à la maison cematin, dit Caleb. Elle craignait d’entendre sonner les cloches, etelle ne voulait pas se trouver si près d’eux le jour de leurmariage. Nous sommes partis à temps, et nous sommes venus ici. J’aipensé à ce que j’ai fait, dit Caleb après un moment de silence. Jeme suis blâmé jusqu’à ne pas savoir que faire, pour la peined’esprit que je lui ai causée, et j’en suis venu à conclure, sivous êtes de mon avis qu’il vaudrait mieux lui dire la vérité.Partagez-vous ma manière de voir ? dit-il en tremblant de latête aux pieds. Je ne sais pas quel effet cela lui fera ; jene sais pas ce qu’elle pensera de moi ; je ne sais pasquel cas elle fera désormais de son pauvre père. Mais il est bonpour elle qu’elle soit désabusée, et je supporterai lesconséquences que je mérite.

– Dot, dit Berthe, où est votre main ?Ah ! la voilà, la voilà ! et elle la pressa contre seslèvres, avec un sourire, en la tirant sous son bras. Je les aientendus parler tout bas hier soir en vous jetant du blâme. Ils onttort.

La femme du voiturier garda le silence. Calebrépondit pour elle.

– Ils avaient tort, dit-il.

– Je le savais, dit Berthe fièrement. Je leleur ai dit. J’ai méprisé ce qu’ils disaient. La blâmerjustement ! Elle pressa sa main dans la sienne, et appuya sadouce joue sur sa joue. – Non, je ne suis pas assez aveugle pourcela.

Son père se mit à côté de Dot, et Berthe del’autre en lui prenant chacun une main.

– Je sais tout cela, dit Berthe, mieux quevous ne le croyez. Mais personne aussi bien qu’elle. Pas même vous,mon père. Il n’y a personne aussi sincère et aussi vraie avec moiqu’elle. Si la vue pouvait m’être rendue un seul instant, je ladécouvrirais dans une foule sans qu’on me dît un seul mot. Masœur !

– Berthe, ma chère, dit Caleb, j’ai quelquechose sur le cœur qu’il faut que je vous dise pendant que noussommes tous trois seuls. Écoutez-moi avec bienveillance. J’ai uneconfession à vous faire, ma chère fille.

– Une confession, mon père ?

– Je me suis éloigné de la vérité, mon enfant,et je me suis perdu moi-même dit Caleb avec une expressiondouloureuse de sa physionomie bouleversée. Je me suis éloigné de lavérité avec l’intention de vous faire du bien, et j’ai étécruel.

Elle tourna vers lui son visage étonné enrépétant le mot cruel.

– Il s’accuse trop vivement, Berthe, dit Dot.Vous allez le dire, vous serez la première à le dire.

– Lui cruel pour moi ! s’écria Bertheavec un sourire d’incrédulité.

– Sans le vouloir, mon enfant, ditCaleb ; mais je l’ai été, sans toutefois m’en douter, jusqu’àhier soir. Ma chère fille aveugle, écoutez-moi et pardonnez-moi. Lemonde dans lequel vous vivez, mon cœur, n’existe pas comme je vousl’ai dépeint. Les yeux auxquels vous vous êtes fiée vous onttrompée.

Elle tourna encore vers lui son visage frappéd’étonnement, mais elle se recula en se rapprochant de sonamie.

– Votre chemin dans la vie était rude, mapauvre enfant, dit Caleb, et j’ai voulu vous l’adoucir. J’ai altéréles objets, changé le caractère des gens, inventé bien des chosesqui n’ont jamais existé, afin de vous rendre plus heureuse. Je vousai fait des cachotteries, je vous ai forgé des tromperies. Dieu mepardonne ! et je vous ai entourée de choses imaginaires.

– Mais les personnes vivantes ne sont pasimaginaires ? dit-elle avec force, mais en pâlissant beaucoupet en s’éloignant de lui. Vous ne pouvez pas les changer.

– Je l’ai fait, Berthe, dit Caleb. Il y a unepersonne que vous connaissez, ma colombe…

– Oh ! mon père, pourquoi dites-vous queje la connais ? répondit-elle d’un ton d’amer reproche. Quipuis-je connaître, moi qui n’ai personne pour me guider, moimisérable aveugle ?

Dans l’angoisse de son cœur, elle tendit sesmains en avant comme si elle cherchait son chemin, et puis elle encouvrit sa figure avec un air de tristesse et de délaissement.

– Le mariage qui a lieu aujourd’hui, ditCaleb, se fait avec un homme sévère, avare et égoïste. Un maîtredur pour vous et pour moi, ma chère, pendant bien des années. Laiddans ses regards et dans son caractère. Toujours froid etinsensible. Différent de ce que je vous l’ai dépeint en touteschoses, mon enfant, en toutes choses.

– Oh ! pourquoi, dit la fille aveugletorturée au-delà de ce qu’elle pouvait supporter, pourquoi avoirtoujours agi ainsi ! Pourquoi avez-vous rempli mon cœur dejoie pour venir, comme la mort, m’y arracher tous les objets de monamour ! Ô ciel, comme je suis aveugle ! comme je suisseule et sans appui !

Son père désolé penchait la tête, et nerépondait que par son repentir et par sa douleur.

Elle était depuis quelques instants sous cetteimpression de regret quand le Grillon du Foyer se mit à chanter,sans que personne autre qu’elle l’entendît. Ce chant n’était pasgai, mais bas, faible, triste. Il était si douloureux que seslarmes commencèrent à couler, et elles tombèrent en abondance quandl’apparition qui s’était tenue toute la nuit près du voiturier, setint derrière elle en montrant son père.

Elle entendit bientôt plus distinctement lavoix du Grillon, et quoique aveugle, elle sentit que l’apparitionse penchait vers son père.

– Dot, dit la jeune fille aveugle, dites-moice qu’est ma maison : ce qu’elle est en réalité.

– C’est un pauvre lieu, Berthe, bien pauvre etbien nu. L’hiver prochain elle ne pourra guère garantir du vent etde la pluie. Elle est mal préservée du mauvais temps, Berthe. EtDot ajouta en baissant la voix, mais distinctement ; commevotre pauvre père avec son habit de toile.

La fille aveugle, fort agitée, se leva et tiraun peu à part la femme du voiturier.

– Ces présents dont j’ai pris tant de soins,qui me venaient presque à souhait, et que je recevais avec tant dejoie, dit-elle en tremblant, d’où venaient-ils ? Est-ce vousqui les envoyiez ?

– Non.

– Qui donc ?

Dot vit qu’elle le savait déjà et garda lesilence. La fille aveugle se couvrit encore le visage de ses mains,mais maintenant d’une autre manière.

– Chère Dot, un moment ! Un moment !ne quittons pas ce sujet. Parlez-moi doucement. Vous êtes sincère,je le suis. Vous ne voudriez pas me tromper, n’est-cepas ?

– Non, vraiment, Berthe !

– Non, je suis sûre que vous ne voudriez pas.Vous avez trop compassion de moi. Dot, regardez dans la chambre oùnous étions, où est mon père, mon père si plein de compassion etd’amour pour moi, et dites-moi ce que vous voyez.

– Je vois, dit Dot, qui la comprit bien, unvieillard assis sur une chaise, appuyé tristement sur le dossier,avec son visage dans sa main, comme si son enfant devait leconsoler, Berthe.

– Oui, oui, elle le consolera. Allons.

– C’est un vieillard usé par les soucis et letravail. C’est un homme maigre, abattu, pensif, à cheveux gris. Jele vois maintenant accablé et courbé, s’agitant pour rien. Mais jel’ai vu déjà bien souvent, Berthe, en s’agitant pour travailler deplusieurs manières pour un objet sacré. Et, j’honore sa tête grise,et je le bénis !

La jeune aveugle, la quittant et allant sejeter aux genoux du vieillard, pressa sa tête grise sur sonsein.

– La vue m’est rendue, s’écria-t-elle, j’yvois. J’étais aveugle et maintenant mes yeux se sont ouverts. Je nel’avais jamais connu. Dire que j’aurais pu mourir sans avoir jamaisconnu un père qui m’a si tendrement aimée !

Aucune parole ne peut rendre l’émotion deCaleb.

– Il n’est aucune figure sur la terre, s’écrial’aveugle en l’embrassant, que je puisse aimer et chérir autant quecelle-ci, quelque belle qu’elle fût. Plus cette tête est grise, etce visage usé, plus ils me sont chers, mon père. Qu’on ne dise plusdésormais que je suis aveugle. Il n’y a pas une ride sur sonvisage, pas un cheveu sur sa tête, qui soit oublié dans mes prièreset dans mes actions de grâces.

Caleb essaya d’articuler « maBerthe. »

– Et dans ma cécité, moi qui le croyais sidifférent dit-elle en le caressant avec des larmes de la plusexquise affection. L’avoir près de moi, chaque jour pensanttoujours à moi, et n’avoir jamais rêvé de cela !

– Le père si élégant en habit bleu a disparu,Berthe, dit le pauvre Caleb.

– Rien n’a disparu, répondit-elle. Cher père,non. Tout est là en vous. Le père que j’aimais tant, le père que jen’ai jamais assez aimé, et assez connu, le bienfaiteur que j’apprisd’abord à respecter et à aimer à cause de sa sympathie pour moi,tout cela est en vous. Rien n’est mort pour moi. L’âme de tout cequi m’était le plus cher est ici, ici avec ce visage ridé et cettetête grise. Je ne suis point aveugle, mon père.

Pendant ces paroles, toute l’attention de Dotavait été fixée sur le père et la fille ; mais en jetant lesyeux sur le petit faucheur et la prairie mauresque, elle vit quel’horloge allait sonner dans quelques minutes, et immédiatementelle fut saisie d’une agitation nerveuse.

– Mon père, dit Berthe avec hésitation,Dot ?

– Oui, ma chère, dit Caleb ; elle estlà.

– N’y a-t-il pas de changement en elle ?Ne m’avez-vous jamais rien dit d’elle qui ne fût vrai ?

– Je crains que je ne l’eusse fait, ma chère,répondit Caleb, si j’avais pu la peindre mieux qu’elle n’était.Mais si je l’avais changée, c’eût été la rendre moins bien. On nepeut rien dépeindre de mieux qu’elle.

La confiance de l’aveugle en faisant cettequestion, son plaisir et son orgueil en entendant la réponse, etson bonheur en l’embrassant de nouveau, étaient charmants àcontempler.

– Cependant il peut arriver plus de changementque vous ne le pensez, ma chère, dit Dot. Des changements en mieux,je veux dire ; des changements pour la plus grande joie denous tous. Il ne faut pas trop vous en émouvoir s’ils arrivent.

– Quelles sont ces roues qu’on entend sur laroute ?

– Vous avez l’oreille fine, Berthe. Sont-cedes roues ?

– Oui, et elles vont vite.

– Je… je… je sais que vous avez l’oreilledélicate, dit Dot en mettant la main sur son cœur, et parlantévidemment aussi vite qu’elle le pouvait pour cacher sonagitation ; car je l’ai remarqué souvent, et vous avez ététrès prompte à distinguer le pas étranger la nuit passée. Cependantje ne sais pas, en me souvenant que vous dites : – de qui estce pas ? – je ne sais pas pourquoi vous fîtes attention à cepas plutôt qu’à un autre. Mais, comme je viens de le dire, il y ade grands changements dans le monde, de grands changements, et nousne pouvons mieux faire que de nous préparer à n’être surprispresque de rien.

Caleb s’étonna du sens de ces paroles, ens’apercevant qu’elles s’adressaient à lui non moins qu’à sa fille.Il la vit, avec surprise, si agitée, et si désolée qu’elle pouvaità peine respirer, et se tenant à une chaise pour s’empêcher detomber.

– C’est un bruit de roues, en effet, dit-elletout émue ; elles approchent ! Plus près encore !Très près ! Elles s’arrêtent à la porte du jardin ! Etmaintenant vous entendez le pas d’un homme en dehors ; le mêmepas, Berthe, n’est-ce pas ? Et maintenant…

Elle poussa un cri de joie inexprimable ;et, courant vers Caleb, elle mit la main sur ses yeux, pendantqu’un jeune homme entrait dans la chambre, et jetant son chapeau enl’air, s’approcha d’eux.

– C’est fini ? cria Dot.

– Oui !

– Heureusement fini ?

– Oui !

– Vous souvenez-vous de la voix, cherCaleb ? En avez-vous jamais entendu une qui lui ressemblâtdemanda Dot.

– Si mon fils qui était dans l’Amérique du Sudétait vivant… dit Caleb en tremblant.

– Il est vivant, cria Dot en ôtant ses mainsde devant les yeux de Caleb, et en les frappant dans un élan dejoie ; regardez-le ! le voilà devant vous robuste etplein de santé ! Votre propre fils chéri ! Votre cherfrère vivant et vous aimant, Berthe !

Honneur à cette petite créature pour sestransports. Honneur à ses larmes et à ses éclats de rire, pendantque ces trois personnes étaient dans les bras l’une del’autre ! Honneur à la cordialité de son accueil pour le marinbruni par le soleil, qui avec sa chevelure noire et flottantes’approcha d’elle pour l’embrasser sans qu’elle détournât sa petitebouche rosée, et sans qu’elle s’opposât à ce qu’il la pressât surson cœur !

Honneur aussi au coucou, pourquoi pas ?qui, sortant bravement par la porte de son palais mauresque, vintchanter douze fois devant la compagnie, comme s’il était ivre dejoie.

Le voiturier en entrant tressaillit, et il yavait lieu, en se trouvant en si bonne compagnie.

– Voyez, John, dit Caleb au comble de la joie,regardez-le, c’est mon fils qui revient de l’Amérique du Sud !Mon propre fils ! Celui que vous avez équipé et fait partirvous-même, celui dont vous avez été toujours l’ami.

Le voiturier s’avança pour lui prendre lamain ; mais il recula, comme si ses traits lui avaient rappeléceux du sourd qu’il avait amené dans sa voiture, et ildit :

– Édouard ! Était-ce vous !

– Dites-lui tout maintenant, s’écria Dot.Dites-lui tout, Édouard : et ne m’épargnez pas, car rien nem’épargnera à ses yeux désormais.

– C’était moi, dit Édouard.

– Pouviez-vous vous cacher ainsi, déguisé,dans la maison de votre vieil ami ? continua le voiturier. Ily avait autrefois un garçon franc… combien d’années y a-t-il.Caleb, que nous avons ouï dire qu’il était mort et que nousl’avions ?… qui n’aurait jamais fait cela.

– J’avais autrefois un ami généreux, ditÉdouard ; plutôt un père qu’un ami, qui ne m’aurait jamaisjugé, ni moi ni personne autre, sans m’entendre. Vous étiez cethomme. Je suis donc certain que vous m’écouterez maintenant.

Le voiturier, jetant un regard troublé sur Dotqui se tenait encore à l’écart de lui, répondit : – C’estjuste, je vous écouterai.

– Vous saurez que lorsque je partis d’ici,tout jeune garçon, dit Édouard, j’étais amoureux, et mon amourétait payé de retour. C’était une très jeune fille, qui peut-être –vous pouvez me le dire – ne se rendait pas bien compte de sessentiments. Mais je connaissais les miens, et j’avais une passionpour elle.

– Vous l’aviez ! s’écria le voiturier.Vous !

– Oui, je l’avais, dit l’autre, et elle yrépondait. Je l’ai toujours cru, et maintenant j’en suis sûr.

– Que le ciel me soit en aide ! dit levoiturier. C’est le pire de tout.

– Constant envers elle, dit Édouard, jerevenais plein d’espérance, après bien des épreuves et des périls,pour tenir ma promesse en exécution de notre vieux contrat,lorsque, à vingt milles d’ici, j’apprends qu’elle m’a manqué deparole, qu’elle m’a oublié, et qu’elle s’est unie à un homme plusriche que moi. Je n’avais pas l’intention de lui faire desreproches, mais je désirais la voir, et m’assurer que cela étaitvrai. J’espérais qu’elle y aurait été forcée contre son propredésir et malgré ses souvenirs. Ç’aurait été pour moi un faiblesoulagement, mais c’en aurait été un, je crois, et je vins ici.Pour connaître la vérité, la vérité vraie, observée librement parmoi-même, juger par moi-même, sans intermédiaire de personne, sansuser d’influence sur elle, – si j’en avais encore, – je medéguisai, vous savez comment, et je l’attendis sur la route, voussavez où. Vous n’aviez aucun soupçon sur moi, elle n’en avait pasnon plus. – montrant Dot, – jusqu’à ce que, lui ayant dit un mot àl’oreille, près du feu, elle faillit me trahir.

– Mais lorsqu’elle sut qu’Édouard était vivantet qu’il revenait, dit Dot en sanglotant, parlant pour elle-même,comme elle avait brûlé jusque là de le faire, et lorsqu’elle eutconnu son dessein, elle lui conseilla par tous les moyens de garderson secret ; car son vieil ami John Peerybingle était d’unenature trop dénuée d’artifice, trop lourd en général, pour legarder pour lui, continua Dot, moitié riant, moitié sanglotant. Etlorsqu’elle… c’est-à-dire moi, John, dit en pleurant la petitefemme, lorsqu’elle lui eut tout dit, comment sa bonne amie l’avaitcru mort, comment elle s’était laissée persuader par sa mère decontracter un mariage qu’elle lui présentait comme avantageux, etlorsqu’elle… c’est encore moi, John… lui dit qu’ils n’étaient pasencore mariés – mais bien près de l’être – et que ce mariage neserait qu’un sacrifice, s’il se faisait, car du côté de la jeunefille, il n’y avait pas d’amour, et quand il devint presque fou dejoie en apprenant cela ; alors elle… c’est-à-dire moi, … ditqu’elle s’entremettrait entre eux, comme elle l’avait fait souventdans l’ancien temps, John, et qu’elle sonderait sa bonne amie, etqu’elle… encore moi, John… était sûre que ce qu’elle disait etpensait était juste. Et c’était juste, John ! Et on les aamenés l’un à l’autre. John ! Et ils se sont mariés il y a uneheure, John ! Et voilà le marié ! Et Gruff et Tackletonmourra garçon ! Et je suis une heureuse petite femme, May, queDieu vous bénisse !

Cette petite femme était irrésistible, s’ilest besoin de le dire, et jamais elle ne le fut autant que dans sestransports actuels. Jamais il n’y eut de félicitations plusaffectueuses et plus délicieuses que celles qui accueillirent elleet le marié.

Au milieu du tumulte des émotions quiagitaient son cœur, le voiturier restait confondu. Il se précipitavers sa femme, mais Dot, étendant les bras pour l’arrêter, serecula comme auparavant.

– Non, John, non ! écoutez tout. Nem’aimez pas davantage, John, jusqu’à ce que vous ayez entendutoutes les paroles que j’ai à dire. J’ai eu tort d’avoir un secretpour vous, John, j’en suis très fâchée. Je ne croyais pas qu’il yeût du mal, jusqu’au moment où j’étais assise auprès de vous surl’escabeau, la nuit dernière ; mais lorsque j’eus vu par cequi était écrit sur votre visage que vous m’aviez vue me promenerdans la galerie avec Édouard, et que j’eus compris ce que vouspensiez, je sentis que c’était une étourderie coupable. Mais, cherJohn, comment est-il possible que vous ayez eu une tellepensée ?

La petite femme se mit encore à sangloter.John Peerybingle voulut la serrer dans ses bras, mais elle ne lelui permit pas.

– Ne m’aimez pas encore, John, je vous enprie. Pas de longtemps. Lorsque j’étais triste à cause du mariageproposé, mon cher, c’était parce que je me souvenais que May etÉdouard s’aimaient, et que je savais que le cœur de May était bienloin de Tackleton. Vous croyez cela maintenant, John, n’est cepas ?

John allait faire un autre mouvement vers ellepour lui répondre, mais elle l’arrêta encore.

– Non, restez-là, John, je vous en prie.Lorsque je ris de vous, comme je le fais quelquefois, lorsque jevous appelle lourdaud, ou ma chère vieille oie, ou de quelque autrenom de cette espèce, c’est parce que je vous aime ainsi, et que jene voudrais pas vous voir changé en rien autre, pas même enroi.

– Bravo ! s’écria Caleb avec une vigueurinaccoutumée. C’est mon opinion.

– Et quand je parlais des gens d’un certainâge et solides, John, et que je vous disais que nous étions uncouple de nigauds, qui marchions par secousse, comme desmarionnettes, c’est que je suis une étourdie, qui me plais à jouerdes comédies avec le baby. Voilà tout, vous me croyez ?

Elle le vit s’avancer, et l’arrêta encore,mais ce fut presque trop tard.

– Non, ne m’aimez pas encore d’une ou deuxminutes, s’il vous plait, John. Ce que j’ai le plus à cœur de vousdire, je l’ai gardé pour la fin. Mon cher, mon bon, mon généreuxJohn, lorsque nous parlions l’autre soir du Grillon, il me vint àla bouche de vous dire que d’abord je ne vous aimais pas aussitendrement que je vous aime maintenant ; que lorsque je vinsdemeurer ici je craignais de ne pouvoir pas apprendre à vous aimerautant que je l’espérais et que je le demandais dans mes prières,moi étant si jeune, John. Mais, cher John, chaque jour et chaqueheure je vous aimai de plus en plus. Et si j’avais pu vous aimerplus que je ne le fais, les nobles paroles que je vous ai entenduprononcer ce matin, m’auraient fait vous aimer davantage. Mais jene le puis. Toute l’affection dont je suis capable – et elle estgrande, – John, je vous l’ai donnée, comme vous le méritez, et il ya longtemps, longtemps, et il ne m’est pas possible de vous endonner davantage. Maintenant, mon cher mari, serrez-moi encorecontre votre cœur. Ceci est ma maison, John, ne pensez jamais àm’envoyer dans une autre.

Vous n’aurez jamais plus de plaisir à voir unecharmante petite femme dans les bras de personne, que vous n’enauriez eu à voir Dot dans les bras de son mari. Jamais vous n’avezvu un embrassement aussi affectueux et aussi sincère.

Soyez sûr que le voiturier était dans unravissement complet, et que Dot était de même ; personne nefaisait exception, pas même Slowbody, qui criait de joie, et quipour faire partager à son jeune fardeau la joie générale présentaitle baby à la ronde, à la bouche de chacun, comme si elle leur avaitdonné quelque chose à boire.

Mais en ce moment on entendit au dehors unbruit de roues, et quelqu’un s’écria que Gruff et Tackletonrevenait. Ce digne homme parut bientôt animé et échauffé.

– Que diable est ceci, John Peerybingle ?dit Tackleton. Il y a quelque malentendu. J’ai donné rendez-vous àl’église à mistress Tackleton, et je jurerais que je l’airencontrée en route pour ici. Oh ! elle ici. – Pardon,monsieur, je n’ai pas l’honneur de vous connaître, – mais si vouspouvez me faire la faveur de ne pas retenir cette demoiselle, ellea un engagement particulier ce matin.

– Mais je ne peux pas la laisser aller,répondit Édouard, je n’en ai pas la pensée.

– Que voulez-vous dire, vagabond que vousêtes ! dit Tackleton.

– Je veux dire que quoique je puisse vouspermettre d’être vexé, répondit l’autre en souriant, je suis aussisourd pour les injures, que je l’étais hier soir pour tous lesdiscours.

Quel regard que celui que Tackleton jeta surlui, et comme il tressaillit !

– Je suis fâché, monsieur, dit Édouard entenant la main gauche de May et principalement son troisième doigt,et tirant de la poche de son habit un petit bout de papier d’argentdans lequel était sans doute un anneau.

– Miss Slowbody, dit Tackleton, voulez-vousavoir la bonté de jeter cela dans le feu ? Merci.

– C’était un engagement antérieur, unengagement tout à fait ancien, qui a empêché ma femme de se trouverau rendez-vous convenu avec vous, je vous assure, dit Édouard.

– M. Tackleton me rendra la justice dereconnaître que je lui ai révélé fidèlement ce fait, et que je luiai dit maintes fois que je ne pouvais l’oublier, dit May enrougissant.

– Oh ! certainement, dit Tackleton. C’estsûr. C’est tout à fait juste. C’est entièrement exact. Vous êtesdonc mistress Édouard Plummer, je présume ?

– C’est son vrai nom, répondit le marié.

– Ah ! je ne vous aurais pas reconnu,monsieur, dit Tackleton, en regardant minutieusement sa figure eten lui faisant un profond salut. Je vous souhaite beaucoup de joie,monsieur.

– Merci.

– Mistress Peerybingle, dit Tackleton en setournant soudain vers elle qui était assise avec son mari, je suisfâché. Vous ne m’avez pas montré beaucoup de bienveillance, mais,sur ma vie, je suis fâché. Vous êtes meilleure que je ne pensais.John Peerybingle, je suis fâché. Vous me comprenez : celasuffit. C’est tout à fait correct, mesdames et messieurs, etparfaitement satisfaisant. Bonjour.

En disant ces mots, il sortit, etpartit ; il ne s’arrêta à la porte que pour ôter les fleurs etles rubans de la tête de son cheval, et pour donner à l’animal uncoup de pied dans les flancs, comme pour lui apprendre qu’il yavait un écrou lâché dans ses arrangements.

C’était maintenant un devoir sérieux demarquer cette journée comme une grande fête pour toujours dans lecalendrier de John Peerybingle. En conséquence, Dot se mit àl’œuvre pour faire honneur à la maison et à tous ceux qui s’yintéressaient. En peu de temps, elle mit les bras jusqu’au coudedans la farine, et elle blanchissait les habits du voiturier,toutes les fois qu’elle passait près de lui et qu’elle s’arrêtaitpour lui donner un baiser. Le brave homme lavait les herbes, pelaitles navets, mettait au feu les pots plein d’eau froide, et serendait utile de toutes les manières ; tandis qu’un coupled’aides, appelés du voisinage, se mettaient à courir dans tous lescoins, se heurtant à chaque instants contre Tilly Slowbody et lebaby. Tilly n’avait jamais déployé tant d’activité. Son ubiquitéétait l’objet de l’admiration générale. À deux heures et vingt-cinqminutes elle était une pierre d’achoppement dans le passage, à deuxheures et demie, un traquenard dans la cuisine, et à trois heuresmoins vingt-cinq minutes, un trébuchet dans le grenier. La tête dubaby était une pierre de touche pour toute espèce d’objets,animaux, végétaux ou minéraux. On n’employait rien ce jour-là quine fit une connaissance intime avec elle.

Ensuite une grande expédition fut dépêchée àpied à mistress Fielding pour faire des excuses à cette excellentedame, et pour l’amener de gré ou de force afin d’être heureuse etde pardonner. Lorsque cette expédition la découvrit, elle ne voulutrien entendre et répéta un nombre infini de fois :« N’eussé-je jamais vu ce jour ! » Elle ne putqu’ajouter : « Portez-moi maintenant autombeau ; » ce qui était parfaitement absurde, attenduqu’elle n’était pas morte, et qu’elle n’en avait pas mêmel’apparence. Après cela, elle tomba dans un calme effrayant, etobserva que, depuis les circonstances qui avaient mené le grandchangement dans le commerce de l’indigo, elle avait prévu qu’elleserait exposée toute la vie à toute espèce d’insultes etd’outrages ; elle était satisfaite de voir qu’il en était bienainsi. Elle pria qu’on ne fit plus attention à elle, car,qu’était-elle ? un rien. On n’avait qu’à l’oublier et à suivrela voie sans elle. De cette humeur sarcastique elle passa à lacolère, dans laquelle elle laissa échapper cette remarquableexpression, que le ver se redresse quand on le foule aux pieds.Après cela, elle se laissa aller à un regret adouci, et dit :«S’ils m’avaient donné leur confiance, que n’eussé-je pas pusuggérer ! Profitant de cette crise dans ses sentiments,l’expédition l’embrassa, et bientôt elle eut mis ses gants, et futen chemin pour la maison de John Peerybingle dans une tenueirréprochable, portant à son côté dans un paquet de papier unbonnet de cérémonie, presque aussi grand et aussi raide qu’unmètre.

Après cela il restait encore à venir le pèreet la mère de Dot dans une autre petite voiture, et ils étaient enretard ; on avait quelques craintes, on allait regarder detemps en temps sur la route. Mistress Fielding regardait toujoursdu côté qu’il ne fallait pas, et comme on le lui faisait observer,elle répondait qu’elle était bien maîtresse de regarder là où ellevoulait. À la fin, ils arrivèrent. C’était un charmant couple depaysans, mis d’une manière particulière à la famille de Dot. Dot etsa mère, à côté l’une de l’autre étaient étonnantes à voir, tantelles se ressemblaient.

La mère de Dot eut à renouveler connaissanceavec la mère de May ; la mère de May gardait ses airs de dame,et la mère de Dot n’avait qu’un air aisé. Le vieux Dot, appelonsainsi le père de Dot, j’ai oublié son vrai nom, mais n’importe, levieux Dot était sans gêne, il donnait des poignées de mains àpremière vue, ne regardait un bonnet que comme un assemblage demousseline et d’empois, n’attachait pas d’importance au commerce del’indigo, mais disait qu’il n’y avait rien à y faire. Dansl’opinion de mistress Fielding, c’était une bonne pâte d’homme,mais grossière, ma chère.

Je ne voudrais pas oublier Dot faisant leshonneurs de sa maison avec sa robe de noces, et un visageradieux ; non ! ni le brave voiturier si jovial et sirond au bout de la table ; ni le brun et vigoureux marin avecsa charmante femme ; ni personne autre. Oublier le dîner, ceserait oublier le repas le plus agréable, et le plus grand oubliserait d’oublier les verres que l’on but pour célébrer ce jour denoces.

Après dîner, Caleb chanta la chanson sur leBol pétillant :

« Je suis un bon vivant,

Pour un ou deux ans. »

Il la chanta jusqu’au bout.

Un incident arriva juste comme il finissait ledernier vers.

On frappa un coup à la porte ; un hommeentra en chancelant, et sans demander la permission, portantquelque chose de lourd sur la tête. En le plaçant au milieu de latable, symétriquement au centre des noix et des pommes, ildit :

– Des compliments de la part deM. Tackleton. Comme il n’a pas l’emploi du gâteau, peut-êtrevous le mangerez.

Après ces mots, il sortit.

Il y eut quelque surprise dans la compagnie,comme vous pouvez vous l’imaginer. Mistress Fielding, étant unedame d’un discernement infini, émit l’idée que le gâteau étaitempoisonné, et raconta qu’un pensionnat de demoiselles avait été, àsa connaissance, malade pour avoir mangé d’un gâteau. Mais sonopinion fut repoussée par acclamation ; et le gâteau fut coupépar May avec beaucoup de cérémonie et de gaîté.

Je ne crois pas que personne en eût goûtéencore, lorsqu’un autre coup fut frappé à la porte, et le mêmehomme reparut portant sous son bras un gros paquet de papierbrun.

– Des compliments de la part deM. Tackleton, envoie quelques joujoux pour le baby. Ils nesont pas laids.

Après avoir dit cela, il repartit.

Toute la société aurait eu de la peine àtrouver des termes pour exprimer son étonnement, quand même elleaurait eu le temps de les chercher. Mais ils ne l’eurent pas dutout, car le messager avait à peine fermé la porte derrière lui,qu’on frappa un autre coup, et Tackleton lui-même entra.

– Mistress Peerybingle, dit-il le chapeau à lamain, je suis plus fâché, je suis plus fâché que je ne l’étais cematin. J’ai eu le temps d’y penser. John Peerybingle, je suis aigrepar caractère, mais je ne puis empêcher d’être adouci plus oumoins, en me trouvant face à face avec un homme comme vous.Caleb ! cette petite nourrice m’a donné l’autre soir sans lesavoir un avis ambigu dont j’ai trouvé le fil. Je rougis de penseravec quelle facilité je pouvais attacher à moi vous et votre fille,et quel misérable idiot j’étais lorsque je la pris pour une… Mesamis, ma maison est bien solitaire ce soir. Je n’ai pas même unGrillon au Foyer. J’ai tout fait fuir. Soyez gracieux pourmoi ; permettez-moi de me joindre à votre aimable société.

Il fut chez lui en cinq minutes. Vous n’avezjamais vu pareil homme. À quoi avait-il passé toute sa vie pourn’avoir pas découvert jusque là quelle capacité il avait pour êtrejovial ? Ou bien quel avait été le pouvoir des fées sur luipour opérer un tel changement ?

– John ! vous ne me renverrez pas à lamaison ce soir, n’est-ce pas ? dit Dot tout bas.

Il ne manquait qu’une créature vivante pourrendre la société complète. Dans un clin d’œilelle fut là.

Très altéré pour avoir longtemps couru, ilfaisait de vains efforts pour fourrer sa tête dans une crucheétroite. Il avait accompagné la voiture jusqu’à la fin du voyage,très rebuté de l’absence de son maître, et extrêmement rebelleenvers son suppléant. Après avoir rodé autour de l’étable pendantun peu de temps tentant vainement d’exciter le cheval à faire actede rébellion en revenant pour son propre compte, il était entrédans le cabaret et s’était couché devant le feu. Mais tout à coupcédant à la conviction que le suppléant était un imbécile et qu’ilfallait le quitter, il s’était levé, avait tourné la queue et étaitrevenu à la maison.

On dansa le soir. Je me serais borné à cettemention générale, si je n’avais eu quelque raison de croire quec’était une danse originale et des moins communes.

Elle était organisée de la manière bizarre quevoici.

Édouard le marin, garçon plein d’entrain, leuravait raconté des choses merveilleuses au sujet des perroquets, desmines, des Mexicains, de la poudre d’or, lorsque tout à coup il semit en tête de quitter son siège et de proposer une danse, car laharpe de Berthe était là, et vous avez rarement entendu quelqu’unen jouer d’une main plus habile. Dot dit, non sans quelqueaffectation, que ses jours de danses étaient passés ; je croisque c’était parce que le voiturier fumait sa pipe et qu’ellepréférait rester assise près de lui. Mistress Fielding n’avait pasle choix de dire autrement que ses jours de danses étaient aussipassés, tout le monde dit de même excepté May ; May étaittoujours prête.

Au grand applaudissement de tous, May etÉdouard se mirent à danser seuls, et Berthe joua son plus joliair.

Bon ! si vous m’en croyez, ils n’avaientpas dansé cinq minutes, que soudain le voiturier jette sa pipe,prend Dot par le milieu du corps, s’élance dans la chambre, etsaute avec elle d’une manière étonnante, Tackleton ne voit pasplutôt cela, qu’il court à mistress Fielding, la prend à la tailleet suit le mouvement. Dès que le vieux Dot voit cela, il se sentrevivre, enlève mistress Dot, et prend part à la danse avec le plusd’entrain. Caleb ne voit pas plutôt cela qu’il prend Tilly Slowbodypar les deux mains et saute en cadence ; miss Slowbody restaitferme dans la croyance que se pousser étourdiment au milieu desautres couples, et se choquer constamment avec eux, est votre seulprincipe de la marche.

Écoutez ! voilà le criquet qui faitconcert avec la musique, cri ! cri ! cri !et la Bouilloire bourdonne aussi.

** * * * * *

Mais qu’est-ce ceci ! pendant que je lesécoute avec plaisir, et que je me tourne vers Dot pour jeter undernier regard sur cette figure qui me plait tant, elle et le restes’évanouissent dans l’air, et je reste seul.

Un Grillon chante dans le Foyer ; unjouet d’enfant est brisé à terre, et il n’y a plus rien.

 

FIN

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