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Le Jardinier de la Pompadour

Le Jardinier de la Pompadour

d’ Eugène Demolder

À EDMOND HARAUCOURT

I

Avec l’alouette la maison de Jasmin Buguet s’éveilla dans le matin de septembre.

Elle ouvrit ses volets, lâcha les pigeons,pendit trois cages à ses murs escaladés par les vignes.

À travers la brume les petits carreaux des fenêtres rirent sous le toit en tuiles rousses ; la lucarne qui donnait sur le village s’enflamma au reflet de l’aurore.

Cette humble demeure s’érigeait à Boissise-la-Bertrand, un village juché au bord de la Seine, à une lieue en aval de Melun, au long de la rive droite. Elle se présentait la première, quand on arrivait par le chemin de Saint-Port ; elle regardait le cours d’eau, très large vers cet endroit, et haute d’un seul étage s’adossait à la pente du coteau sur lequel s’étendait le jardin.

Le plus beau des jardins ! Les Buguet étaient fleuristes de père en fils. Leurs plates-bandes rivalisaient d’éclat avec celles du petit château voisin,badigeonné de jaune et qui appartenait aux marquis d’Orangis.Jasmin avait la coquetterie de sa flore. Dès le printemps il exposait sous la treille, appuyés à la façade du logis, des petits« théâtres de fleurs » : assemblages de plantes qui s’élevaient sur des gradins les unes derrière les autres, en sorte que l’œil et la main se pouvaient porter partout sans obstacle. Il y mettait des oreilles d’ours, des renoncules d’or, des anémones ; elles alternaient avec les tulipes jaspées qui éclairaient de leur flamme cette parade printanière. Un marronnierd’Inde abritait l’étal qu’eût dévoré le soleil. En été Jasmindisposait sur les gradins les œillets rouges, les glaïeuls et lacampanule-carillon. L’automne y faisait épanouir les géraniums, lestricolors, les chrysanthèmes.

Or ce jour de septembre le jardinier se levaavec le soleil. La veille, avant de retourner au château, MartineBécot, la chambrière de Mme d’Étioles, lui avaitdit en ouvrant des yeux cajoleurs :

– Je suis en peine, Jasmin ! Il mefaut demain des fleurs roses pour orner le phaëton de ma maîtresse.Je ne sais où les trouver !

Buguet s’était planté un œillet au coin de labouche et avait répondu, fanfaron :

– Je te donnerai toutes les fleurs de monjardin, si tu viens prendre celle-ci avec tes dents !

Martine avait obéi. C’est pourquoi dèsl’aurore Jasmin coupait les fleurs de six grands lauriers roses quidans leurs caisses peintes en vert clair s’alignaient devant samaison.

Ah ! C’est bien pour l’amour de Martinequ’il abattit d’un coup ces rameaux qui balançaient au vent leurscalices parfumés ! Il les sacrifia tous : la maisonnettefit grise mine, sa parure enlevée, et ce fut avec mélancolie queJasmin couvrit la grande corbeille où il avait couché les jolisnériums, après avoir eu soin d’envelopper chaque branche de moussehumide.

À six heures une charrette s’arrêta devant laporte ; c’était Rémy Gosset, le parrain à Martine. Il venaitprendre les fleurs : « Ça ne le gênait guère, car ilallait à Corbeil porter son beurre, son fromage et sesœufs. »

Jasmin veilla à ce que le précieux envoi nefût pas déposé sur les caisses à fromages : il l’installalui-même au-dessus des paniers d’œufs et fit promettre au bonhommede se rendre d’abord au château d’Étioles.

– J’y serai sur le coup de neuf heures,affirma Gosset.

Il fit serment de remettre la corbeille àMartine elle-même, afin que personne ne laissât traîner au soleilla délicate marchandise.

D’un coup de fouet il enleva son bidet :la bâche verte de la charrette tourna dans la ruelle etdisparut.

Jasmin resta sur la route et suivit des yeuxle courant de la Seine : des bateaux de Bourgogne descendaientvers Paris des tonnes cerclées de neuf et avançaient lentement dansle brouillard du matin.

Comme le jardinier les regardait, une fenêtrede la maison s’ouvrit et une vieille femme en bonnet de nuitapparut :

– Jasmin ! Jasmin ! Arrivedonc ! cria-t-elle.

– Voilà ! voilà !mère !

Quand il rentra, la vieille était descendue.Elle apostropha gaiement son fils :

– Eh bien, mon gars ! T’as la puce àl’oreille ? C’est-y pour voir couler la Seine que tu t’es levési tôt ? À ton aise, après tout ! Les cuisse-madame etles mouille-bouche sont cueillies. Les calvilles peuvent attendre.Déjeune !

Elle poussa sur la table une miche, du lard etun cruchon. Jasmin sortit un couteau de sa poche, se servit,mangea, but à même la cruche.

– L’aurore creuse l’estomac, dit-il.

La mère allumait une flambée de sarments sousle trépied, au milieu de la grande cheminée. Le fagot fuma :la vieille n’en fut point gênée ; elle se versa du lait dansune écuelle en terre, qu’elle mit sur les flammes ; puis elletailla quelques tranches de pain bis : quand l’ébullitioncommença, elle les jeta dans le lait, sala, poivra et laissamijoter.

Ces préparatifs firent tousser Jasmin.

– Je vais prendre l’air, dit-il.

– C’est la fumée qui te chasse,fieu ! Va sentir d’où le vent vient ! Tu me lediras !

Jasmin sortit. À ce moment le ciel devint plustransparent. Sur l’eau flottaient des brumes : avides delumière autant qu’amoureuses de l’onde, elles tiraient vers le cielet trempaient leurs gazes dans le fleuve endormi.

Soudain la brise réveilla tout à fait laSeine ; dans un frémissement, sous le soleil pâle en sarondeur d’hostie, l’eau se pailleta d’argent. Ébloui, Jasminregarda les spirales opalines que le vent poussait contre lesbuissons.

Il adorait la rosée ; il aimait àsurprendre ses diamants près d’une cétoine verte, au cœur des« cuisses de Nymphe ». Ce matin elle le fit songer auxmois déjà passés. Vraiment cette année le printemps avait opéré lemiracle des roses. La Fête-Dieu en était restée inoubliable :les rues avaient été jonchées de pétales, les reposoirsenguirlandés de branches fleuries et la petite église avaitressemblé à un temple de l’Amour.

Aujourd’hui on payait cette débauche. Jasminjeta un regard à ses rosiers épuisés par un trop fougueuxrenouveau : l’été était mort et ils ne portaient pas de fleurs« remontantes ». À l’idée de cette privation Buguetregretta presque le cadeau fait à Martine ; bien qu’il aimâtfort la soubrette, il la maudit un brin et sentit que peut-être aufond de son âme il préférait à sa blonde joliesse la chairmulticolore des bouquets.

Doucement, avec un soupir, il gravit à droitede la maison un petit escalier de pierres qui conduisait à uneterrasse où s’alignaient les fuschias, les basilics odorants, lesorangers de savetier. Au long de plates-bandes bordées de thym, lesœillets d’Inde répandaient leur âpre parfum. Au fond de laterrasse, le premier rayon aviva les roses trémières comme s’il leseût peintes avec un pinceau d’or.

Jasmin sortit un arrosoir, en plongea leventre dans un tonneau enfoncé au coin d’un parterre. Il distribual’eau à des flox préparés pour la Saint-Auguste, tombant cejour-là.

– Mère, cria-t-il en promenant sur lesplantes les jets fins d’un juste arrosage, les flox blancs sont àvendre ! Trois sols !

– C’est pas donné, mon garçon !

Jasmin devait aller chez l’oncle Gillot poursavoir quand on commençait les vendanges.

– Bonne idée, mon fieu ! dit laBuguet. Embrasse bien mon frère pour moi. Hé ! Porte-lui notredernier melon.

Buguet rentra, mit sa culotte noire à bouclesd’argent, une chemise de toile bise avec un col rabattu, un giletde pékin à pochettes et son habit brun en droguet : puis,ayant noué ses cheveux par derrière en catogan, il posa sur sonfront le tricorne des dimanches.

Il partit, emportant sur l’épaule, au boutd’un bâton, le gros fruit jaune que la mère avait mis dans unpanier fermé « pour attraper les curieux ».

Et il suivit le bord de la Seine, heureux dela belle journée.

Passant à Saint-Assises, Jasmin aperçut dansle parc d’une gentilhommière le vieux jardinier qui ratissaitl’allée.

– Bonjour, monsieur Leturcq !

– Ah ! Jasmin ! Entredonc !

– Vous êtes bien civil, monsieurLeturcq !

Buguet ôta son chapeau et déposa le panierprès de la grille.

– Viens que je te montre une plantenouvelle, continua M. Leturcq. Elle arrive d’Italie et fleuritici pour la première fois.

Jasmin eut un battement de cœur en pénétrantdans la petite serre. Un dévot n’est pas plus ému sous le porched’une église. Cet amoureux des fleurs eût cherché l’eau bénite aufond des arrosoirs et se fût signé. Il tint son feutre sous le brasrespectueusement.

– Vois, dit M. Leturcq avec un gesterond et une mine satisfaite.

Jasmin s’arrêta devant deux tubéreuses.Blanches sur leurs longues tiges vertes et rougissant, commehonteuses de la volupté qui s’émanait de leurs corolles, capiteuseselles s’offraient au milieu d’un groupe de bromélias bigarrés quisemblaient épris des nouvelles venues.

– Caresse ! C’est doux, ditM. Leturcq.

Jasmin obéit ; sa main trembla.

– Et celle-ci ? continua le vieuxjardinier.

C’était la Gordon des Anglais (ainsiappelait-on alors le gardénia !), tout aristocratique etélégante.

– Sont-elles belles ! murmuraBuguet. Vous devez être fier de les montrer, monsieur Leturcq.

– Dame ! On a sonamour-propre ! Malheureusement les connaisseurs sontrares.

Jasmin reprit sa route, émerveillé. Cestubéreuses ! Sa cervelle en était troublée. Il lui semblaitqu’il venait d’assister au déshabillé d’une princesse au jour deses noces, dans un de ces contes qu’il lisait aux veillées. Et ilétait l’époux ! Il avait touché la chair blanche : samain en restait parfumée !

Il reconnut aussi que l’odeur des tubéreusesétait pareille à celle du flacon que Martine lui avait donné unjour en disant :

– Tiens, c’est deMme d’Étioles !

Et il songea à Mme d’Étioles.Il se la figura pareille à la fille d’un lord qu’il avait vue auparc de Vaux-Pralin quand il s’y trouvait en corvée. Cette anglaiseétait pâle comme la gordon et, ainsi que cette fleur, vêtue demousseline blanche.

Jasmin côtoyait le fleuve. Une poule d’eaus’envolant des roseaux le tira de sa songerie. Il prit dans sapochette la grosse montre d’argent qu’il tenait de son père. Lepetit forgeron du cadran frappa huit coups sur son enclume. Jasmin,rassuré, continua lentement sa route.

Mais une femme vint l’accoster : NicoleSansonet, la pêcheuse d’anguilles – une gaillarde qui n’eut pointpeur des chevau-légers en son temps et qui, frisant la quarantaine,regardait encore les garçons avec une flamme au fond de l’œil. Sacornette couvrait une figure rougeaude, son tablier à bavettedissimulait mal de grasses rondeurs. Elle portait sur le dos unehotte pleine de poissons ; une gourde battait ses fesses.

– Belle journée, Jasmin, dit-elle. Ilfaut en profiter. Elles vont se faire rares, mon gas !

Ils cheminent côte à côte. Tout à coup lacommère regarde son compagnon en face :

– À propos, toi, t’es pas encoremarié ? T’es dans l’âge pourtant ! On l’avait annoncé,ton mariage ! On croyait que ce serait aux prunes ! Etpuis, pan ! V’là Martine à Étioles ! Alors, c’est-y pourles vendanges ou la Noël ?

Jasmin rit et Nicole continue :

– C’est qu’elle est avenante, lamâtine ! À ta place, je n’aimerais guère la voir entourée deces freluquets d’Étioles ! La vertu d’une femme ça glissecomme l’anguille, et quand c’est parti, c’est parti ! Ouvrel’œil, Jasmin, c’est Nicole qui te le dit.

Buguet était arrivé. Il remercia la pêcheusepour ses conseils et se dirigea vers la tannerie de l’oncleGillot.

Elle s’érigeait devant la Seine. Culottée parle tannin, le sang, les chiures de frelons, elle distribuait sestrois séchoirs et le logis du maître le long d’une cour brune etpuante. Au milieu, une charrette pleine de peaux de bœufs étaitarrêtée.

Jasmin entra. Ses parents lui firent bonaccueil. La tante Gillot prit le melon, le flaira sous la queue. Lejardinier s’informa de l’état des vignes.

– Eh ! si septembre est chaud (choseprobable, vu que le beau temps a pris avec la lune !) onpourra vendanger tôt !

– Bonne affaire, répliqua Jasmin. Enattendant je vais passer la journée ici et voir s’il n’y a rien àtailler dans l’enclos.

– J’ai mieux pour toi, mon neveu, dit lamère Gillot. Eustache Chatouillard, notre voisin, a promis de venirme prendre dans sa carriole pour aller à Sénart, où le Roi chasseen forêt. Mais il faut que j’aide mon homme à mettre les peauxdessaigner dans la rivière. Va à Sénart à ma place !

Jasmin hésita.

– C’est des choses qu’on voit une foisdans sa vie, insista Gillot.

Eustache arriva sur ces entrefaites. Il poussades exclamations en apprenant que la mère Gillot était empêchée.Mais il enleva Jasmin.

– Je suis certain que le Roi vient,affirma-t-il. Je le tiens de grenadiers à cheval qui raccommodaientla route.

Comme Jasmin s’étonnait que des soldatsvinssent réparer les chemins pour un seul passage decarrosses :

– Ah ! Ah ! repritChatouillard, c’est qu’il y a des dames dans les carrosses, et lescahots, ça ne fripe pas seulement les atours ! Il y a autrechose en dessous qu’il faut soigner !… Ça te fait rire,jardinier ! Tu ne t’assieds pas sur tes laitues quand tu lesportes au marché de Corbeil ?

– Eh ! J’ai trop souci de mamarchandise !

– Chacun a souci de la sienne, mongars ! Hue, Bourry !

Le cheval trottait ferme, excité par leséclats de voix d’Eustache et les coups de fouet. Les jeunes gensatteignirent Nandy, dont la petite église sonna dix heures. Ilstraversaient les champs déjà fauchés où les perdrix couraient dansle chaume. Les meules posaient leurs cônes d’or à côté des bosquetsd’un vert sombre ; une brise légère fit glisser le frissonpâle des feuilles retournées.

Le village de Lieusaint, où ils arrivèrentbientôt, était encombré. Un air de fête soufflait. Les groupes depaysans allaient, venaient, avec des fermières en coqueluchon noirou en chapeau de paille ; une quêteuse de grand chemin, sessouliers à la ceinture, regardait, l’air ahuri. Un âne chargéd’ustensiles revenait du marché de Corbeil, accompagné de laitièresportant le pot de cuivre sur la tête et de gamins qui avaient étévendre des noisettes au litron.

Les grenadiers à cheval caracolaient, sousleur bonnet rouge garni de peau d’ourson.

Ils avaient les sabres au clair ; delongs fusils et des épieux battaient leurs cuisses.

Au fond de la longue et large route qui,bordée au bourg de fermes et de maisons blanches, pénétrait ensuitedans la forêt, au loin, près du carrefour de Villeroi, àl’extrémité de l’allée que barraient les grenadiers, une foulemulticolore papillonnait, jetait et mêlait des taches blanches,pourpres, jaunes. De clairs personnages sortaient des coulisses del’horizon. Ils apparaissaient, disparaissaient. Au-dessus de cemouvant spectacle rayé par un soleil de clairière, les vols decorbeaux se débandaient par crainte des hourvaris et du forhu.

Les deux garçons descendirent de carriole. Ettout à coup Jasmin se sentit intimidé. Il allait voir le Roi !Cette idée bouleversa son cœur. Dans les châteaux où il taillaitles charmilles, il avait souvent entendu parler de Louis XV. Ilsavait la puissance du souverain : il lui parut que la forêtla recelait entière, que les cors allaient annoncer la présenced’une chose formidable.

Eustache avait pris dans la voiture du pain etdu fromage ; il entraîna Jasmin vers les taillis.

Ils se faufilèrent sous les ramées. Des gardesde la maison du roi empêchaient d’approcher du carrefour, « oùl’on sert une halte à Sa Majesté », dirent-ils.

Heureusement Eustache rencontra un valet dechiens de sa connaissance ; grâce à lui ils purentapprocher.

– Regardez ! dit le domestique.

Au bord de la route c’était d’abord leschevaux de la suite royale. Parmi eux, un tout blanc :

– Le cheval du roi, murmura le valet.

Un autre, isabelle doré, avec la raie de muletet les crins noirs.

– Celui de la duchesse de Châteauroux,continua le piqueur.

Cependant cette cavalerie à étriers videsempêchait les amis de voir : ils grimpèrent dans un orme etchoisirent en ses fourches un commode observatoire.

 

Aux pieds des chênes et des bouleaux où sontaccrochés les cors et les couteaux de chasse, c’est un fracasd’uniformes, une allée et venue de chevau-légers, de meutes tenuesen laisse, un effarement de marmitons qui portent sur de grandsplats des hures, des lièvres rôtis et des fruits. Les hêtresabritent le repos de mules à panaches et oreillères de cuivre. Etpartout où s’étendent de l’herbe et un peu d’ombre, des seigneurs,des officiers, des dames se régalent, assis ou couchés autour denappes jetées sur le sol.

Jasmin est ébloui. Cette cour qui s’ébat parmiles mousses, l’attrait de ces visages, l’étourderie de ces amazonesqui ménagent des retroussis de jupes d’où sortent de jolis piedschaussés de maroquin violet, ces gentilshommes qui arborent descordons bleus sur la poitrine et appuient la main sur leur cœur,ces abandons aimables, tout le charme de cette aristocratie, que lejardinier a déjà entrevue dans les châteaux de Melun, leravissent.

– Que c’est beau ! murmure-t-il.

Eustache lui souffle :

– Le Roi !

– Où ?

– Là !

Louis XV est assis au milieu d’un grand tapis.Sur un habit de velours pourpre à larges galons il porte desdentelles, et sur sa perruque poudrée un chapeau bordé de plumeblanche. Des laquais s’empressent : ils présentent à SaMajesté un pâté ; elle refuse et bâille.

Jasmin remarque que le Roi a le visage rose etrond. Louis XV fait des gestes lents, porte paresseusement à sabouche une cuisse de poulet et la jette au petit épagneul qui seroule à côté de son assiette. Puis il bâille encore et se penchevers la dame installée près de lui.

– La duchesse de Châteauroux, expliqueEustache, qui a travaillé à Paris et connaît certaines mœurs de lacour.

– Ce n’est pas la Reine ?

– C’est la maîtresse du Roi.

La duchesse a la figure pâle sous le tricornede chasse et paraît souffrante dans sa robe jaune. Elle sursauteaux paroles du Roi et Jasmin, à qui rien n’échappe, voit son visagese contracter, ses joues devenir livides.

– On dirait qu’elle va mourir, murmure lejardinier.

Une chose l’inquiète davantage : leRoi ! Malgré l’air d’ennui que se donne le souverain, unprestige l’entoure aux yeux du jouvenceau. Car on a dit à Jasminqu’il faut savoir mourir pour lui, que c’est le chef qui dirige lesbatailles et remporte les victoires. Le fleuriste ne peuts’imaginer Louis XV qu’à travers cette illustration. Pourtant ilsouhaiterait son maître plus impérieux, d’une allure virile etgaie. Il regrette que le Roi de France ait ce pli d’amertume qui secreuse par instant aux commissures de ses lèvres et ce regard quise pose avec mépris. Il se rappelle une gravure où Louis XV a lefront libre, l’œil franc, le teint fleuri, l’air à la fois doux etconquérant, et où il fait penser en même temps au pigeon ramier età l’aigle. Jasmin s’assure que c’est ainsi que le Roi doit être etdans le personnage distrait et fatigué il revoit le princemagnanime de la gravure.

 

Pendant que Buguet se livrait à cesréflexions, sur la route, du côté de Montgeron, apparut au soleilun attelage éclatant qui jeta des reflets aux ornières et brillacomme un astre inattendu. Plusieurs seigneurs sursautèrent, sefirent une visière de la main pour mieux voir.

L’apparition se dessina. Les courtisansdistinguèrent une femme en rose dans un phaëton d’azur attelé dedeux chevaux blancs. Elle conduisait elle-même. Derrière, unnégrillon tenait ouvert un grand parasol.

À l’approche de la halte, la dame ralentitl’allure de ses chevaux, afin de recueillir les regards de la courétonnée, où frémit un murmure.

Ses larges paniers emplissaient la voiture defalbalas. Sa main gauche laissait flotter les rênes ; ladroite agitait un grand éventail.

Elle portait un chapeau à la bergère sur sescheveux poudrés et avait trois mouches si subtilement poséesqu’elles brillaient comme des étincelles sur le teint pâle querelevait un rien de fard. La robe échancrée à la gorge montrait lanaissance des seins. Tout provoquait dans la belle cochère :la fierté sur son front, la luxure aux fossettes de ses joues etaux coins de ses lèvres. La transparence de ses dentelles carnaitd’un diabolique éclat jusqu’à ses perles, tandis que ses yeux arméscherchaient une victime. Son bras avait l’élégance d’un col decygne, et sa toilette semblait avoir été trempée dans le sangenflammé des roses de Bengale.

La dame traversa les groupes deschevau-légers, des grenadiers, des valets ; elle excitait lacuriosité de tous ces hommes.

Elle passa devant le roi, s’inclina.

Jasmin voyait tout du haut de son arbre. Àl’aspect de la dame, il éprouva un trouble étrange. L’émoi lui fitlâcher une seconde la branche qui le soutenait. Il entendit battreson cœur dans sa poitrine. Ébloui comme si la reine des fleurs fûtapparue, le jardinier cria :

– Mordi, la belle femme !

Mais une gerbe était là, dans la voiture, àcôté de la dame. Jasmin proféra, la gorge serrée :

– Mes fleurs !

Il avait reconnu les nériums cueillis auxlueurs de l’aurore devant sa maisonnette et il dit,tremblant :

– Mme d’Étioles.

Alors, pris de vertige, il descendit del’arbre et s’éloigna, suivi d’Eustache, qui s’étonnait de l’émotionde son ami.

– Mme d’Étioles, répétaencore Buguet.

Eustache prit un air malin :

– J’ai entendu parler d’elle ; ondit que c’est un morceau de roi.

Il insista, hochant la tête :

– Un morceau de roi !

Arrivé à proximité de Lieusaint, Eustachequitta Jasmin en lui promettant de venir le reprendre une heureplus tard.

– Merci, dit le jardinier, j’ai le tempsde retourner à pied, ça me fera du bien.

– À ton aise !

Jasmin se dirige du côté de Lieusaint. Dans laroute maintenant solitaire, il marche, abasourdi, s’arrêtant pourpasser la main sur son front.

Alors c’est cette femme merveilleuse queMartine approche à toute heure !

Jasmin eût dû deviner que sa promise était auservice d’une beauté pareille. Depuis quelque temps, elle devenaitplus piquante, plus jolie : le reflet deMme d’Étioles, sans doute !

 

Jasmin pense à ces choses. Mais il entendquelques petits cris, un bruit de chevaux emballés. Il seretourne.

Le phaëton d’azur !Mme d’Étioles !

Chassée par les officiers de la Châteauroux,elle s’est enfuie, défaille de dépit, lâche les rênes ; déjàle négrillon met sous le nez de sa maîtresse un flacon decristal ; le grand parasol roule au milieu de la route.

Jasmin se précipite, arrête les chevaux. Ilsaute sur le marche-pied de la voiture et recueille la dame. Elleest évanouie.

Jasmin la soulève, et avec beaucoup de peine,à cause des grands paniers, la porte au pied d’un arbre.

Affolé il crie :

– Mon Dieu, aidez-moi !

Le négrillon s’agite comme un singe endélire.

– Elle est morte ! hurle Jasmin.

Il court vers une source qu’il a rencontréesous bois et revient avec son chapeau qui ruisselle. Il y trempe lebout des doigts, et, comme il le ferait pour ses amaryllis pâmés,secoue quelques gouttes d’eau sur le visage blémissant où la bouchefardée paraît une blessure.

La dame ouvre les yeux : Jasmin croitrenaître lui-même à la vie. Elle murmure :

– Où suis-je ?… Que faites-vouslà ?

Jasmin est à genoux. Le négrillon rajuste unedentelle. Mme d’Étioles, pâle, fronce le sourcil,sa bouche se crispe avec douleur. Elle dit, perdue au fond d’unrêve :

– Je me souviens.

Ses petites mains empoignent l’herbe à côtéd’elle :

– Et je me souviendrai.

Puis elle s’adresse au négrillon :

– Mon miroir !

Elle y jette un regard :

– Quel désarroi !

Elle tapote ses boucles, caresse ses sourcilset, se parlant à elle-même, avec un sourire de mépris :

– Dieu, que j’ai été femme !

Jasmin n’a cessé de contempler les yeux deMme d’Étioles : ils lui paraissent tantôtnoirs, tantôt bleus. Sous des cheveux où de vagues blondeurscendrées luttent avec la poudre, le visage ovale deMme d’Étioles montre une peau fine où les mouchesde velours se jouent comme des volucelles autour d’une roseblanche.

Mme d’Étioles dépose sonmiroir, tend une main au négrillon, l’autre à Jasmin :

– Relevez-moi !

Jasmin hésite. Il n’ose toucher aux doigtsfrêles.

– Voyons ! dit nerveusementMme d’Étioles.

Le jardinier prend la main tendue, ferme lesyeux, tant le cœur lui défaille.

Mme d’Étioles est debout.

– Qui êtes-vous ? demande-t-elle àJasmin.

Il murmure, la gorge serrée :

– Jasmin Buguet.

La grande dame dit au négrillon :

– Donne un écu à cet homme.

Buguet réprime un mouvement derévolte :

– Merci ! Oh ! non !Madame !

Mme d’Étioles s’aperçoit de labonne mine du jeune garçon :

– Vous regardez mes fleurs ?dit-elle d’un air aimable.

Jasmin baisse les paupières :

– Elles viennent de mon jardin.

– De votre jardin ?

– Je suis jardinier, c’est Martine Bécotqui me les demanda hier.

– Martine ! Je ne savais point.

Mme d’Étiolessourit :

– Vous aurez ma pratique,Jasmin !

Elle remonta dans son phaëton et, ayantretrouvé toute sa grâce, prit les guides et partit.

Jasmin la suivit du regard. Elle disparut d’uncoup, par un chemin de traverse.

 

Le jardinier s’en alla en songeant ànouveau.

 

La femme qu’il avait tenue dans ses bras, etdont il se sentit un instant aussi parfumé que s’il avait porté unebrassée de fraxinelles, c’étaitMme d’Étioles ! Ces mots chantèrent à sonoreille : Mme d’Étioles ! Un sentimentsuave descendit dans ses veines, un sentiment triste un peu etprofond, tel qu’il n’en avait encore ressenti. Il lui sembla queson âme se fondait. La plaine et le bois lui parurent mélancoliquescomme la fin d’une fête.

Poussé par une force irrésistible, Jasminretourna près de l’arbre sous le tronc duquelMme d’Étioles s’était reposée. Il s’assit. Un riende parfum flottait encore. Le jardinier ferma les yeux : ilrevit la grande dame, avec ses œillades aux reflets de scabieuse etd’or, avec ses lèvres qui brillaient comme des cerises, son fronthautain comme une étoile, ses doigts fuselés. Quand il releva lespaupières, il aperçut, dans l’herbe, la place oùMme d’Étioles avait crispé sa main. Il se pencha etbaisa le gazon ravagé. Puis il se releva brusquement, comme s’il sefût brûlé les lèvres, et murmura :

– Je deviens fou.

Au loin la chasse partait du côté de Quincy,les chiens lançaient leurs abois, au son métallique desquels semêlaient les appels des cors. Le vent qui s’était levé effaçait surla route blanche la trace des carrosses et le pas des chevaux.Buguet marcha dans le bois désert, regarda le soleil disparaître etle ciel doucement violet. Pour regagner son village, il s’engageadans la plaine qui descendait vers la Seine. Et bientôt, parmi lesmille flammes automnales des colchiques, il traversa les grandsprés et les champs au clair de lune.

II

Quelques semaines plus tard Jasmin prenant soncalendrier vit que l’automne commençait.

Le ciel était triste. Chaque coup de ventapportait des nuages. Ils formaient de grands camps farouches. LaSeine agitée avait des teintes d’acier.

Jasmin examina les nues, tandis qu’autour delui la rafale faisait choir les ciroles des grands poiriers.

La mère Buguet parut :

– Eh bien, fils, tu regardes le pied dutemps ? Il ne dit rien qui vaille.

Elle continua :

– Je viens de préparer le fruitier. Si tum’en crois, nous cueillerons tout aujourd’hui. Le soleil nechauffera plus guère. Au surplus les reinettes ont bonne mine etles calvilles jaunissent.

Jasmin murmura :

– Vous avez raison, ma mère.

La Buguet reprit :

– J’ai fait prévenir ÉtiennetteLampalaire. Elle nous aidera. Ce n’est point une engourdie.

Jasmin alla dans le petit hangar prendre sonéchelle : il la mit contre un grand pommier, puis il fixa sonpanier à un crochet pour le suspendre aux branches. Il monta ;l’arbre croulait sous le poids des fruits. Avec précaution, Jasmincueillit les pommes, les déposa dans une corbeille sans lesfroisser : car « toute blessure est pourriture », ilsavait cela de naissance.

Quand les paniers furent remplis, la Buguet enprit un à chaque bras et s’achemina vers la maison. Elle rangea lescalvilles sur les claies, la queue en l’air. C’était une bravefemme. Elle avait travaillé dur avec son homme, qui « avaitparfois des turlutaines ». Pensez ! Il était le neveud’un maître d’école, il savait lire ! Savoir lire ! Unemauvaise affaire qui mange le temps et déroute l’esprit !Ainsi, pendant que feu Buguet tenait le nez penché sur un bouquin,l’ivraie poussait, et si dru que souventes fois la bonne épouse vitdes semis entiers étouffés par les bleuets et les piedsd’alouette : son mari les voulait respecter parce que lesbleuets ressemblaient à ses yeux, à elle (ah ! ça la faisaitrire !) et que les pieds d’alouette donnaient une légèreté auxfleurs des plates-bandes ! Tout ça, des idées qui coûtent cherau bout de la vie ! Son fils aussi avait parfois l’air d’unsonge-creux. Tout le monde cependant aimait Jasmin, il était de boncaractère ; puis – ce qui devient rare ! – il savait sonmétier.

– Bien sûr, s’il a la protection d’un ducou d’un surintendant, il ira loin ! disaient les gens.

Mais il arrivait à Jasmin de se montrerdistrait, même triste. Ces dernières semaines surtout. Plus desourire, plus de gaîté ! Il réfléchissait à Dieu saitquoi ! C’était depuis la chasse royale. Avait-il envie de sefaire piqueux ou chevau-léger ? Folie, lorsqu’on possède unbon métier et qu’on est sûr d’avoir chaque jour sa croûte à rompreet son lit bien chaud. Aussi La Buguet ouvre l’œil ! Elleespère vivre assez longtemps pour marier son fils à une bonneménagère, qui « veillera au grain ».

Mais Tiennette arrive. Ses cheveux noirs,déjetés par le vent, le sourire clair de ses lèvres retroussées,son visage hâlé, ses yeux bruns et espiègles : tout brille.Sous le corsage de l’enfant qu’elle est encore, les seins de lafemme poussent déjà. Aussi un matin qu’elle portait du lait auchâteau, le vieux marquis d’Orangis invita la fillette à partagersa crème au houacaca, laquelle est faite d’une poudre composée decannelle et d’ambre qui vient du Portugal et réchauffe les sens.Tiennette raconta depuis que le vieillard l’avait embrassée bienfort, le gobelet vidé, puis qu’elle s’était enfuie.

Aujourd’hui souriante elle aborde la mèreBuguet :

– Vous m’avez fait quérir, laBuguet ?

– Oui, mignonne, il faut que tu nousaides.

– Bien volontiers.

Elles se dirigent du côté de Jasmin :juché dans les arbres, un tablier au ventre, il se courbe, seredresse, s’allonge :

– Ah ! te voilà Tiennette !

Il descend, tient l’échelle. Mais la petiteveut grimper à l’arbre sans aide. Jasmin lui prête son dos :il sent à peine sur ses épaules le frôlement des pieds nus :Tiennette est dans les branches :

– Lance un panier, Jasmin !

– Attrape !

Elle s’assied au-dessus du tronc. Ses molletshâlés passent sous ses courts jupons, polis comme du bronze, etdans les mouvements de la cueillette, insoucieuse du froid, ellemontre un genou rond crotté de mousse et le bas de ses cuisses. Unrayon vient dorer l’enfant, éclairer ses dents blanches. Jasminsonge aux divinités enfermées au cœur des arbres et qui n’ensortent que rarement, à ce qu’il a lu dans les livres. Tiennetteainsi perchée, avec sa peau brune contre l’écorce, son regard defeu, ses cheveux en broussaille où pétille un grain de soleil,pourrait être la petite hamadryade jaillie de ce pommier pour engoûter les fruits. Des déesses plus puissantes doivent sortir deshêtres et des chênes. Jasmin en imagine une, écartant les branchesd’un garie dans la forêt de Sénart. Elle s’avance, brillante etvive, comme si la sève du taillis l’incendiait. Elle a les traitsde Mme d’Étioles.

Un cri d’Étiennette tire Jasmin de sarêverie.

– Oh ! la grosse pomme !

L’enfant a l’air de tenir une boule de feudans ses mains brunes et agite ses pieds nus en signe deplaisir.

– Elle est presque grosse comme un cœurde cochon, dit Tiennette.

Elle retourne le fruit et ajoute,sérieuse :

– Oui, c’est un cœur, un cœur gonflécomme le vôtre, vous qui soupirez tant !

– Ce n’est pas pour toi,morveuse !

– Parions que c’est à cause de Martine,jeta avec malice la fûtée.

– Pas davantage !

– Qui donc lui met la berlue àl’esprit ? Faudra que je devine, se dit Tiennette.

À midi elle s’en alla, inquiète pour son amieMartine.

– À qui songe Jasmin ? Je ne l’aijamais vu ainsi !

Perdue dans ses réflexions, elle ne vit pointle marquis d’Orangis qui la guignait d’une petite fenêtre de soncastel. Il lui faisait des signes avec la main qui venait defourrer du tabac d’Espagne dans son nez de vieux singe. Il portaitune robe de chambre d’homme de qualité et un ancien bonnet demariage vénitien, couvert d’emblèmes dorés sur fond blanc, et troplarge pour sa tête à cette heure sans perruque.

Le marquis poussa un petit cri. AlorsTiennette s’aperçut de sa présence. Les yeux du vieillardbrillaient et les rides de sa figure sèche étaient tirées par unsourire sans dents. Il esquissa deux baisers.

– Vous allez vous enrhumer, monsieur lemarquis, s’écria Tiennette.

Elle s’enfuit, mais pour passer le ruisseau,sous les yeux du seigneur, elle releva sa cotte, bien que celle-cifût déjà très courte et qu’il n’y eût qu’un mince filet d’eau.

 

Le lendemain la pluie nocturne avait apaisé levent ; une légère brise déchira les brumes : le soleil seleva dans une claire pureté.

En ouvrant leurs volets, les paysans seréjouirent. Quelle bonne journée pour la vendange !

Voilà déjà les filles. Elles chargent leshottes ; leurs bonnets de mousseline battent des ailes. Les« jeunesses » crient et chantent. Et les garçonsparaissent aussi, avec les mollets nus, les manches retroussées.Ils sont joyeux : on dirait que l’« azur », cettefleur délicate qui couvre le raisin, veloute leurs sourires. Unevoix s’élève : elle lance une ariette :

Croyez-vous qu’Amour m’attrape

De m’avoir ôté Catin ?

Qu’ai-je à faire de la grappe

Quand j’ai foulé le raisin ?

La chanson vole au-dessus des haies, jusqu’àl’église, et réveille les échos de la Seine endormie.

 

Jasmin restait insensible aux rumeurs duvillage.

– Tu ne te rends point auxvendanges ? lui demanda la Buguet.

– Je n’en ai guère envie.

La porte s’ouvrit : c’étaitMartine ! Elle cria à Jasmin :

– Eh bien ! Tu n’es pasprêt !

La jolie fille s’avança, poing sur la hanche,un peu moqueuse :

– Vraiment, Jasmin, tu n’es pointgalant ! Fallait savoir que j’allais venir !Allons ! Embrasse-moi !

Le jardinier lui donna un baiser sur chaquejoue ; puis la jeune fille sauta au cou de la Buguet.

– Eh ! dit celle-ci, que tu sens bonet que tu as la peau doucette et blanche ! Prends-tu des bainsde lait comme ta maîtresse ?

La soubrette éclata de rire :

– Mme d’Étioles se baignedans l’eau claire !

Martine était affriolante avec son bonnetblanc, son corsage de percale, sa jupe d’un vert de scarabée quilaissait passer de fines chevilles et des souliers cambrés. Mais cequi charmait le plus en elle, c’était, sous ses cheveux châtains,ses yeux de couleur indécise, comme ceux des chats. Il semblaitqu’elle pût les aviver des tons et des lueurs qu’elle voulait.Martine avait le nez court, retroussé juste assez pour indiquer unpeu d’impertinence qu’adoucissait le sourire des lèvres. Ce matin,elle semblait apporter une lueur de l’aurore dans les fossettes deses joues. Elle dit d’une voix cristalline :

– Allons, Jasmin, conduis-moi auxvendanges !

Buguet fit un brin de toilette, mit sessouliers ferrés pour patauger dans la terre des vignes :

– Me voilà prêt !

Les deux jeunes gens furent bientôt au bord dela Seine.

– Alors, M. Jasmin a assisté à lachasse royale ? demanda Martine.

– Oui !

– On l’a fort remarqué. Et c’est pour leremercier de ses fleurs que Mme d’Étioles m’envoyahier chez ma marraine Laïde Monneau, où j’ai passé la nuit.

– Ce n’est point vrai !

– Je te l’assure. Elle s’est souvenue deton nom. Elle m’a tout raconté et elle est bien heureuse, car à lasuite de l’accident le Roi lui a envoyé dix faisans dorés, ce quiest gibier rare.

Jasmin devint silencieux. Ah !Mme d’Étioles a prononcé son nom : JasminBuguet ! Pour la première fois ce nom paraît fleuri aujardinier. Il sourit à des visions douces, à un bonheur secret. Lepaysage prend à ses yeux une splendeur ravie. Buguet regarde avecplus de joie les vignes : ces petites fées vertes, qui,pendant les hivers sans soleil, versent le rêve aux mortels en desboissons rouges, aujourd’hui se drapent dans leur feuillage bordéde pourpre. Elles grimpent à pic sur le coteau pierreux d’oùl’argile rouillée s’éboule ; en procession elles s’appuientsur leurs échalas d’acacia ivres du vin contenu dans leursmamelles.

L’œil du garçon brille, sa physionomies’éclaire. Il ose insinuer :

– Mme d’Étioles sesouvint de mon nom ?

– Ne te l’ai-je pas dit ?

– C’était dès le soir de lachasse ?

– Ce soir même. Je dégrafais sa robe.Elle jetait ses bagues dans un coffre. « Martine, dit-elle,j’ai rencontré le jardinier qui t’a donné les lauriers pour monphaëton. Il s’appelle Jasmin Buguet, n’est-ce pas ? » Jerougis. « Pourquoi as-tu honte ? » continua Madame.Elle sourit : « C’est un joli garçon ! Et ma foi ilfut, lors de mon accident de voiture, fort civil ! »

Jasmin exultait.

– Comme te voilà joyeux ! dit lasoubrette. Tu te sens bien flatté ?

Elle était enchantée de voir son compagnon sedérider. La fillette aimait beaucoup Jasmin. Enfants, ils avaientdéniché des fauvettes dans les roseaux de la Seine, joué auxosselets, à cligne-musette, au toton, la toupie qui ronfle, etlancé les bulles de savon qui sortent d’un tuyau de pipe et crèventau long des chaumes. En hiver, ils élevaient des châteaux decartes, se penchaient sur le jeu de l’oie, construisaient des coqsen papier. La petite était orpheline. Une fois que son parrain duts’absenter, il la confia aux Buguet ; ceux-ci la couchèrentavec Jasmin, les enfants s’endormirent sur le même oreiller :on eût dit à les voir sommeiller que leurs têtes poupinessouriaient au même rêve.

– On les mariera peut-être, dit le pèreBuguet en riant.

Plus tard, bien qu’il n’aimât guère la danse,Jasmin conduisit Martine au bal champêtre, participant avec elle aumoulinet, sous les tilleuls du bord de l’eau, aux sons de la flûte.À la fête, il la menait voir le montreur de boîte d’optique etcelui de marionnettes ; ils achetaient des complaintes,écoutaient les joueurs de vielle et de clarinette. Jasmin offrait àMartine des dorioles et autres délicatesses de bouche. Ils buvaientun verre d’hypocras ou de vespetro, que débitait un charlatan, etle soir la mère Buguet pétrissait des « roussettes ».

Le village les fiança. Cependant ils avaientéchangé des œillades tendres, des serments enflammés, des baisersen cachette, derrière la porte, quand le garçon venait passer laveillée chez Rémy Gosset et que la fillette le reconduisaitjusqu’au seuil, « histoire de voir les étoiles ». Unaprès-midi que Martine, sortie pour cueillir des cerises, avaitdélaissé son rouet, Jasmin couvrit le fuseau de roses pompon, desorte qu’elle trouva, en revenant avec son panier plein, une choseaussi belle et vive que le sceptre de Flore.

D’ailleurs Martine était sage. On ne l’avaitjamais surprise dans une grange, le sein hors du corsage, dansl’attitude de celles qui imitent sur les bottes de foin ce que lespigeons, après s’être becquetés, pratiquent à deux sur lesgouttières. Nul galant n’était monté à la petite fenêtre de sachambrette ; ni son parrain Rémy Gosset, ni sa marraine LaïdeMonneau, chez qui elle habitait parfois, n’avaient trouvé dechapeau d’homme sous son lit.

Rien pourtant n’avait été décidé entre Buguetet la soubrette. Aujourd’hui le jardinier comptait vingt-trois anset Martine atteignait son dix-neuvième octobre. Elle pensa qu’ilétait temps de songer au mariage :

– Je vais parler !

La joie revenue au cœur de Jasmin encourageaitl’amoureuse. Le garçon s’égayait le long de la Seine. Il voulutcueillir une branche de salicaire et s’approcha de l’eau, parmi lesjoncs du bord : le reflet de la rivière illumina son visaged’un or fluide.

– Est-il joli !

Il rappela à Martine ces jeunes satyres auxchairs roses ou hâlées qu’on voit à Étioles dans certainstableaux : ils penchent sur des urnes ou des conques, parmides plantes aquatiques, leurs tétons bruns qui frôlent les pétalesdes nymphéas.

Jasmin revint, offrant à Martine la vergetteempourprée de la fleur tardive.

– Merci, dit-elle. Je la porterai dans machambre en souvenir de toi.

Puis le jardinier interpella le sacristainEuphémin Gourbillon, qui promenait dans un clos son maigrepersonnage :

– La belle récolte, Euphémin ! Il ya de quoi rougir le nez à tous les sonneurs de cloches de notrecapitainerie de Sens !

Il en interpella d’autres encore et se laissaaccoster par maint villageois, au grand dépit de Martine.

Elle n’osa et ne put rien dire à Jasmin,moitié par timidité de jeunesse, moitié à cause des bavards de laroute, et ils se trouvèrent ainsi près de la tannerie deGillot.

– Ah ! Martine ! s’écria latante, c’est gentil de venir nous aider ! Va de ce côté, où setrouvent les fillettes.

Voici l’oncle Gillot ! Il est chargé depaniers débordants de grappes encore froides de rosée. Il s’endébarrasse. Puis il s’essuie le front et tape sur l’épaule deJasmin :

– Je suis content que tu sois venu, monneveu ! Eustache Chatouillard nous est aussi arrivé.

Près de la porte du vendangeoir, Eustache, laculotte relevée à mi-cuisse, dans une cuve emplie de raisins,foule, le torse nu.

– Bonjour, Jasmin ! s’écrie-t-il. Onne s’est pas revu depuis le jour de la chasse.

Gillot intervient :

– Vous causerez tout à l’heure. Monneveu, je t’emmène au-dessus des roches.

Buguet disparaît avec l’oncle et plonge dansla mer des ceps.

Il cueille. Sa serpette habile coupe lepédoncule des grappes au bon endroit. Gillot bavarde. Buguetl’écoute d’une oreille. L’air qui passe, chargé de frémissementd’or des coteaux, les tons de turquoise du ciel, le calme du fleuvequi dort son sommeil de grand serpent d’azur, tout le fait songer àce qui le tourmente. La vision de Mme d’Étiolesréapparaît au-dessus des échalas. Le sentiment qui s’est emparé deBuguet sur la route de Lieusaint et n’a cessé de chanter en luiredouble en ce moment. Pour cet amoureux des fleurs, peut-il êtreplus attirant objet que cette grande dame ?Mme d’Étioles paraît au jardinier sortie du plusodorant promenoir d’orangers, d’un cabinet de gardénias. Le garçonse penche vers le sol, comme les autres vendangeurs, mais quand ilrelève la tête il la sent pleine de gloire : le décor encombréde rustres, qui semblent traire les vignes, se mue pour lui enparterre de sourires ailés. La Seine devient le fleuvecomplaisant : elle doit mener Jasmin vers il ne sait quellecour où Mme d’Étioles trônerait comme la statued’or qui se dresse au fond des grands bassins de Vaux-Pralin, oùchaque année Buguet va tailler les tilleuls et façonner lelabyrinthe.

À onze heures, Jasmin et Gillotdescendent ; ils rencontrent la tante qui porte un pâté degrives, mis au four dès patro-minette. Eux-mêmes reviennent de lacave du tanneur, une cave naturelle creusée dans le tuf : ilssont chargés de grosses bouteilles cachetées de cire rouge ;Gillot en lève une, le sang des grappes flambe dans le verre commesous la peau des grains et paraît heureux de revivre au soleil.

Les vendangeurs s’assoient à l’ombre d’unecharrette. La mère Gillot entame le pâté, tandis que Martinedistribue les miches.

– Arrivez, les enfants ! crie lasoubrette.

Elle est saisie et dorée par le grand aircomme les pains qu’elle tend l’ont été par le four.

Trois vignerons, deux filles, Tiennettes’avancent pour recevoir leur part. Eustache se roule sur l’herbeen riant et lève ses pieds et ses mollets rougis par le foulage.Chaque flacon que Buguet débouche fait sonner, ainsi qu’un pistoletqu’on décharge, le creux de son goulot. Le bruit attire EuphéminGourbillon. Il a déjà trinqué avec maint vendangeur et sa figures’allume, barbouillée du tabac qui tache son casaquin en ratinenoire. L’oncle Gillot l’invite et il s’installe.

Le premier coup de dents se donne avecappétit.

– Les grives sentent le verjus, ditGillot.

– Elles en ont au cul avant que lesautres en aient au bec !

Tiennette interpelle Gourbillon :

– Comme vous buvez, sacristain ! Onvoit que vous n’êtes pas chez vous !

– Effrontée ! Quand le marquisd’Orangis t’offre de la citronnelle, tu t’en fourres plein legosier.

Tiennette éclate de rire.

– Le marquis d’Orangis ! Ah !non ! Je n’aime point ses drogues !

La garcette prend un air malicieux :

– Je suis trop paysanne, avec messabots ! M. d’Orangis aime les pieds bien chaussés !Il m’a promis une paire de souliers en me disant qu’il mettraitlui-même les bas.

– Ta fortune commencerait par lepied !

– En faisant son chemin elle monteraitvite plus haut !

– Au carrefour où tout passe !conclut Gourbillon.

– Sale ! cria Tiennette.

Cependant Martine regardait Jasmin. Le soleiltaquinait les cheveux bruns du gars et sa peau aussi appétissanteque celle d’un brugnon. Il se carrait, en manches de chemise ;son gilet à fleurettes laissait à l’aise son cou et sesépaules : la camériste suivait à la dérobée le jeu des musclessous le linge éclatant de lumière. Puis elle épia le visage del’amoureux : la bouche rose, sans pli méchant aux commissuresdes lèvres, les yeux d’un gris d’acier qui se pailletaient de bleu.Quand Jasmin se retournait, Martine trouvait son profil aussiélégant que celui des marquis : un nez fier, aux narinesmobiles, un menton ni carré, ni gras, qui rappelait un peu celuides femmes et se trouait d’une fossette. Le jardinier étaitdistrait.

– Tu n’es point gai, mon fieu, lui ditGillot, pour un jour de vendange. À ton âge, j’embrassais toutesles jeunesses.

– J’en ai bien envie, mais j’ai peur desrebuffades.

Jasmin était descendu au repas des Gillotcomme d’un ciel : après son rêve où les finesses de sa naturelui avaient suscité des illusions, la réalité lui faisait mal. Iln’accorderait aucune attention aux filles.

Il rompit le pain avec Martine. Elle avait lesmains rougeaudes ! Il se rappela qu’il en avait vu de toutesblanches, qui ne semblaient faites que pour porter des lys.

– Ah ! dit la soubrette boudeuse, jen’ai pas de chance d’avoir un galant de ton acabit ! Tu nesouffles mot. Veux-tu bonne fortune plus relevée ?

– Ce n’est point pour te faire affront,Martine ! Le soleil m’entête.

– Tu es plus chaud quand il gèle ?demanda Eustache.

– J’ai mal à la tête, répéta Jasmin.

– Il y paraît, appuya Tiennette enprenant parti pour Martine, car pour ne rien trouver à répondre àtes mignoteries, ma bonne, il faut qu’il soit bien mal entrain.

– Le fait est, mon garçon, repritEustache, que ça ne te vaut rien de te frotter aux femmes. Te voilàahuri comme le jour où tu m’as campé là, dans la forêt deSénart ! Tu te souviens ?

Jasmin baissa la tête et Tiennette intriguéedemanda :

– Qu’est-ce qui s’est passé dans la forêtde Sénart ?

– Une belle dame…

– Ah !

– Mme d’Étioles !

– Oh !

– Il rougit ! Il rougit ! Il entient pour la dame ! dit Tiennette.

– Tais-toi, harpie ! criaJasmin.

L’oncle Gillot déjà assoupi tressauta.

– Allez vous chamailler plus loin que jefasse mon somme !

– On ne se quitte pas sans boire undernier coup, dit Gourbillon tendant son gobelet.

Tous les hommes l’imitèrent ; puis lesbouteilles vides roulèrent sur l’herbe.

– Ça prouve, conclut l’ivrogne, que, pourse tenir d’aplomb, il faut être plein.

Tandis que la mère Gillot remisait les plats,ses convives s’égarèrent, avec les autres vendangeurs, par lessentiers. Garçons et filles, sous prétexte de chercher de l’ombre,se dirigèrent vers les roches. Des grottes y ouvraient leursgueules bleuâtres dans la blancheur du tuf. Ces cavernes, voiléesde vignes vierges et de viornes, se prolongeaient sous terre etdisposaient çà et là des cellules qu’éclairait vaguement quelquecheminée naturelle creusée par la pluie.

Martine eût volontiers entraîné Jasmin de cecôté, promenade habituelle des amoureux. Persiflé par Tiennette, lejardinier avait quitté ses amis. Mais sa promise eut beau lechercher sous les grands noyers dont l’ombre noire s’arrondissaitpar places dans l’or des vignes, parmi les filles que les caressesdes lurons rendaient rougeaudes comme des écuelles de vendanges, oudans les retraites des grottes. Rien !

– Qu’as-tu fait de ton amoureux ?demanda une voisine.

La pauvrette avait peine à retenir dessanglots. Où était donc Jasmin ? Quelle folie l’avait pristout d’un coup ? D’habitude, il ne se mettait pas en colèrepour un mot, il était doux, plutôt trop calme. Martine étaitinquiète. Elle grimpa dans les rocs. Elle n’y rencontra que VincentLigouy, un propre à rien qui gardait les vaches et jetait lessorts. Il lui fit peur avec ses yeux pâles, ses cheveux couleur dechaume qui tombaient comme des couleuvres mortes. Il rit :deux grandes dents éclairèrent sa longue figure terminée par unebarbe d’étoupe. Il marchait mal d’aplomb : ses jambes de grandfaucheux, toujours nues, avaient l’air de vouloir s’emmêler àchaque pas.

Martine redescendit le coteau en criant.

– Qu’as-tu ? lui demanda unepaysanne.

– Il m’a soufflé le guignon !

– Qui ?

– Vincent !

Des gars huèrent Ligouy, qui était lesouffre-douleur du village :

– Va-t’en, enfant de truie !

On lui jeta des pierres. Une l’atteignit aufront. Le sang coula. Ligouy porta la main à sa blessure, l’essuyaau haillon de chemise qui couvrait sa poitrine et partit.

– T’en voilà débarrassée,Martine !

Le son rauque d’une corne annonça la reprisede la cueillette. On entendit dans les clos des appels aigres devieilles. Le clocher de Saint-Port tinta.

– Ah ! oui ! Ligouy souffle leguignon ! T’as bien raison, Martine, dit une fillette, quisortait des grottes en rajustant à la hâte son fichu et enremettant son bonnet droit.

D’autres suivaient, les jupons fripés, avecleurs amoureux qui avaient l’air penaud.

Martine revint triste à la vigne des Gillot.Elle y revit Tiennette.

– Qu’est-ce qui te tourmente ? luidit la gamine.

L’amoureuse sanglota.

– Jasmin est parti !

– Il reviendra, nigaude !

– Non point !

– Mais pourquoi ?

Essuyant ses larmes, Martine racontal’indifférence de son amoureux depuis le matin, sa distractionpendant le repas, son air maussade.

– Il ne m’aime plus, gémit-elle. Il estpris par une autre !

– Quelle autre ? Je les connaistoutes au village et si Jasmin avait suivi les cottes d’unequelconque, je le saurais.

– Que veux-tu ! Il a été toute lajournée plus froid qu’un glaçon. Ah ! il n’eut qu’un moment dejoie, c’est quand je lui parlai deMme d’Étioles.

– Oô ! !

– Alors il fut plus gai qu’un rossignol.Il eût, ma foi, dansé sans violon au bord de l’eau.

Tiennette, tout émue, s’écria :

– Pardi ! C’est cela ! Il entient pour ta maîtresse ! As-tu remarqué sa façon malhonnêtede m’appeler « harpie » tout à l’heure ?

– Jasmin épris de ma maîtresse !Ah ! tu me fais rire, répliqua Martine incrédule.

– À ton aise ! Prends garde de rirecomme saint Médard ! Pas plus tard qu’hier, je me suis aperçueque Jasmin avait l’âme à l’envers et sa mère me disait que c’estdepuis le jour de la chasse qu’il a martel en tête ! Il y vitMme d’Étioles ?

– Elle est tombée dans ses bras.

– Dans ses bras !

– Il l’a déposée sur l’herbe.

– Ah ! Martine, songe à ce queChatouillard nous disait pendant le repas, que Jasmin fut si ahurien voyant Mme d’Étioles !

Les deux filles se regardèrent au fond desyeux ; la grande fronça les sourcils, son visage se voilad’une tristesse subite et elle mit la main sur son cœur : lapetite à la mine fûtée avait insinué à sa compagne du soupçon, dela douleur.

Martine quitta la vigne avant lavesprée ; elle devait regagner Étioles dans la charrette deson parrain.

Dès qu’elle arriva à Boissise, elle entra chezle jardinier. Jasmin s’aperçut qu’elle avait le cœurgros :

– Tu viens me dire au revoir ?murmura-t-il.

Il prit la villageoise à la taille,l’embrassa. Puis il ferma les yeux et tressaillit : Martineavait déboutonné son corsage dans la hâte du retour, et de sonlinge chauffé par le soleil et par sa chair montait un parfum.Ah ! ce parfum ! Buguet en eut le vertige ! C’étaitcelui qu’il avait senti en relevantMme d’Étioles.

– Cela te paraît si bon ? murmural’amoureuse.

– Ah ! oui !

La voix de Jasmin tremblait.

– Encore, dit-il.

Il appuya les lèvres sur la nuque de lasoubrette qui se pâma, prête à défaillir.

– Tu sens le paradis, murmura lejardinier.

– Oh ! Jasmin ! oh !Jasmin !

La mère Buguet apparut.

– Martine, balbutia Jasmin, tout rouge,je vais te chercher des figues que je t’ai promises.

Le panier fut prêt en un instant. La fillette,son bonnet un peu de travers sur le front, l’emporta à son brasnu.

– Au revoir ! Au revoir !dit-elle en montant dans la carriole de Rémy Gosset.

Déjà les vendangeurs revenaient. En avant,Gourbillon avait peine à se tenir.

Les autres suivaient, rompus, mais joyeux. Lesvendangeurs, selon la coutume, avaient écrasé des grappes noiressur la figure des vendangeuses.

Des filles crièrent :

– Bon voyage, Martine !

Les garçons reprirent :

– Tu n’emmènes donc pas Buguet ?Affûte-toi pour nous faire aller à la noce !

Martine était ravie. Elle partait, cahotée autrot de la bique à Gosset. Le parrain, ayant vidé beaucoup dechopines, essuyait de temps en temps ses paupières lourdes.

La fillette songeait aux baisers de Jasmin.Elle les sentait encore, dans sa nuque. Ils lui donnaient desfrissons qui se renouvelaient. C’était comme des brûlureslégères.

– Il m’aime, se dit-elle.

Elle sourit :

– Tiennette a beau dire !

Comme le soir tombait, un doute se réveillapourtant au cœur de Martine :

– Tu sens le paradis, avait ditJasmin.

Était-ce sa peau, ses cheveux, une odeurémanant d’elle qui avait ému son promis au point qu’il se crut auciel ? À la dérobée, la soubrette se pencha vers l’ouverturede son fichu. Grand Dieu ! Ce parfum, c’était celui de samaîtresse, le même qu’à Sénart ! Avant de partir, Martine enavait secoué la dernière goutte entre ses seins !

Elle pâlit.

– Ce n’est pas moi qu’il a embrassée, sedit-elle.

La fillette arriva pleine de mélancolie àÉtioles. Il était plus de dix heures. Un valet à demi vêtu,traînant ses chausses par les allées, vint ouvrir.

– Eh bien, dit-il, c’est ton parrain quite ramène ! Où est-il resté, ton cousin devendanges ?

Dans sa chambrette, Martine se sentit touteabandonnée. Le valet disait juste ! Elle n’avait plusd’amoureux ! Pourtant Jasmin l’aimait depuis silongtemps ! Ne lui avait-il pas donné, dès qu’elle lesdésirait, ses choses les plus précieuses, une fois sa tourterelle,puis un morceau de corail en forme de dent, et toujours une part deses gâteaux ? Quand elle était malade, il interrompait vingtfois son travail pour la voir et lui prodiguait des caresses sur lefront, des poignées de mains qui guérissaient mieux Martine que lespotions de sa marraine. En été Buguet menait son amoureuse enbarque et cueillait dans les estuaires de la Seine de petitesparnassies blanches qu’il jetait autour d’elle ; alors il laregardait en ramant lentement : il semblait à la fillette queson promis l’enlevait très loin, à l’horizon bleu, pour luiapprendre des choses nouvelles et douces. Et un jour n’avait-il pasfait jurer Martine de ne prêter l’oreille à aucun proposgalant ? C’était dans la grange de Gosset, au moment de lamoisson ; les yeux de Jasmin brillaient étrangement dans sonvisage hâlé ; les amoureux étaient seuls. Martine crut qu’ilallait la prendre : elle ne se serait point défendue.

– Ah ! oui il m’aime et un pareilamour ne s’en va pas ainsi !

La soubrette se désolait au milieu desténèbres. Le silence de la nuit pesait sur sa poitrine. Elle songeaà Mme d’Étioles, qui dormait sous des courtines desoie, comme une fée au repos.

– Ce qu’elle vous retourne unhomme ! se dit Martine ! Sait-on ce qui peut arriver avecdes femmes pareilles ! Elle a ébloui un roi !

Il fallait se méfier ! Mais quefaire ? Ah ! tout d’abord quitter Étioles, ôter à Jasminl’occasion d’y venir, aller retrouver le promis au village, revivreauprès de lui.

– Je veux être sa femme, affirma Martine.Et je le serai bientôt, car, à Boissise, je le forcerai bien às’occuper de moi.

Elle battit le briquet, alluma une chandelle,prit une feuille de papier et commença une lettre à sa marraine, latante Laïde Monneau :

Ma chère Marraine,

Un petit chez soi vaut mieux qu’un grand chezles autres. C’est ce que me disait hier la mère de Jasmin en mequittant. Comme je ne pouvais m’endormir cette nuit, j’ai pesé sesparoles : elles valent un bon conseil. Je le suivrai. Aussibien je n’ai plus rien à apprendre ici. Je sais coudre, repasser,faire le ménage et soigner la toilette d’une grande dame. C’en estassez pour être la femme d’un jardinier. Si j’attendais encore j’ensaurais trop. Comme tant d’autres je deviendrais ambitieuse et lebonheur que nous souhaitons, mon promis et moi, nous ferait pitié.Dès demain, si j’en trouve l’occasion, je préviendrai ma maîtresse.Elle est bonne, je lui dirai que je me fais vieille loin de mongalant, qu’il me tarde de me marier, que pour cela je ne me senspas le courage d’attendre la fin de mon engagement qui tombe à lalouée de la Saint-Jean l’an prochain. Si ma maîtresse a sous lamain une chambrière pour me remplacer, c’est chose faite.Attendez-vous à me voir arriver un de ces matins. Comme vous nevoulez que mon bonheur, ma chère marraine, j’espère que vous necontrarierez pas mes projets et que votre maison sera la miennetant que je serai fille. Prévenez Jasmin et sa bonne mère afinqu’ils ne tombent pas de leur haut en me voyant arriver.

Votre filleule,

MARTINE BÉCOT.

Le lendemain, au lever du soleil, Martinedonna sa missive à un coquaillier qui passait ; contente de sadécision elle se sentit plus légère que la veille.

Avant dix heures,Mme d’Étioles la fit venir à sa toilette.

– Eh bien, Martine, le temps d’hier futpropice aux vendanges ?

– Oh ! oui, Madame, on dit que lesfutailles manqueront. Gourbillon le sacristain s’offre à boire letrop plein des cuvées.

– Une outre, ton homme d’église !Mais tu ne dis rien de ton amoureux ?

La soubrette pensa défaillir. C’était lemoment de parler.

– Ah ! Madame, je pense qu’il estgrand temps qu’on nous marie !

– Oui, vraiment ! Te voilà bienpressée. Crains-tu pour ta taille ? Je te croyais plussage.

– Si ce n’est l’honneur, ce que pensemadame me chagrinerait moins que ce qui arrive.

– Quoi donc ?

– Jasmin en aime une autre !

La soubrette sanglota.

– Il te l’a dit ?

– Lui-même l’ignore peut-être, mais moije n’en doute point.

– Pauvre fille ! Si tu l’aimes tantil faut l’éloigner de ta rivale. Qu’il entre ici commejardinier ! Tu le garderas à vue et tes attraits sont assezvisibles pour le distraire. Et puis nous lui taillerons de labesogne. Compte sur moi. Allons, cesse de te rougir les yeux. Tusais que je n’aime pas les visages chagrins autour de mapersonne.

Martine se tut. Mais toute la journée ellesongea à la bonté de Mme d’Étioles. Elle s’avouaqu’elle avait été injuste la veille à son égard. En somme, quepouvait la grande dame si Jasmin s’éprenait ainsi d’elle !Allait-on lui reprocher de dégager ce charme captivant qui séduisitjusqu’à Martine, car Martine serait triste si elle devait quittersa maîtresse !

– On est si bien chez elle ! Toutest plein de grâce. Les paroles sont douces. On entend de lamusique tous les jours.

Martine regretta presque d’avoir écrit. Maisla lettre était déjà chez Laïde Monneau. Celle-ci arriva à Étiolesle lendemain. Elle fit appeler Martine sur la route, après avoircomblé de grandes révérences le valet qui vint à la grille. Laïdeavait une de ces figures cireuses et ridées de paysannes où l’âgene marque plus. Son regard était dur.

– Sais-tu bien, dit-elle à Martine, qu’enlisant ton mot d’écrit j’ai cru que tu devenais folle ? De montemps il n’y avait que les filles prêtes à être colombes dans lepigeonnier d’une sage-femme pour être si pressées d’entrer enménage ! Aussi comme je te sais honnête et que pour la mémoirede ta sainte mère qui t’a confiée à mes soins je ne veux pas que tudonnes à jaser, j’ai pris sous mon bonnet de venir te trouver pourt’empêcher de faire un coup de tête dont tu te mordrais lesongles.

– Allons, allons, ma marraine, reprenezvotre vent et dites-moi l’avis de Jasmin.

– Ah ! ça, t’imagines-tu que je luiai montré ta lettre à ce garçon ? Ah bien ! Ce n’auraitpas été long ! Il aurait planté là sa bêche et son râteau pourvenir te chercher. Un amoureux, ma fille, c’est un amoureux – toutce que tu dis est bien dit, tout ce que tu fais est bien fait. Ilne voit que par tes yeux : à toi de ne point faire debévue ! Mais moi je ne me prête pas à tes turlutaines en terecevant dans ma maison qui te paraîtrait un taudis maintenant quetu as des habitudes de luxe.

– J’avais tant envie de rentrer au pays,et de me marier, murmura Martine.

– Ta ! Ta ! Ta ! Je fusravaudeuse à Paris. Eh bien, si de but en blanc j’avais quitté montonneau pour demander à ma mère de me marier un mois après, ellem’aurait rabattu les coutures de façon à m’en ôter l’envie. Quandon n’a pas un sou vaillant, ma fille, et avec ça des habitudesgrandioses, faut savoir d’abord amasser l’argent et avant toutremplir son esquipot de pistoles !

– Je vous obéirai, ma marraine, ditmodestement Martine en baissant les yeux.

Pendant que la paysanne lui faisait la leçon,la fine soubrette avait conçu un plan pour sauver l’amour de Jasminet elle le rumina plusieurs jours durant.

Martine se disait que jamais Buguet n’oseraitparler de sa passion pour Mme d’Étioles. Il seraitau service de la châtelaine, dans son jardin, que rien n’enpourrait transpirer. Elle devinait au surplus les ambitions de samaîtresse et savait que cette intrigante n’était point femme àprêter attention à un jardinier :

– C’est comme si au fond d’une cave onbrûlait des chandelles pour une étoile !

Martine soupira pourtant :

– Plus jamais ce ne sera comme avant. Ily aura toujours celle-là entre nous.

Il valait mieux que l’intruse fûtMme d’Étioles. Martine n’en souffrait pas moinsdans son affection pour Jasmin. Elle s’apercevait de la profondeurde cet amour. Ne pas devenir la femme de Buguet, ça latuerait ! Elle l’aimait malgré tout et de toutes ses forces.Jasmin était sa joie, son rêve, sa vie ! Il lui fallait lesbaisers de Jasmin, il lui fallait ses caresses ! Elle avaitgrandi avec cet espoir et cet espoir prenait tout soncœur !

Ah ! jadis le garçon était distrait, troppeu chaleureux et Martine l’eût jugé maintefois indifférent si ellen’avait connu à fond son caractère. Trop souvent le baiser désirése faisait attendre ! Jasmin était calme. Et voilà queMme d’Étioles avait bouleversé tout cela d’uncoup ! Martine n’avait plus reconnu son amoureux dans cejardinier tour à tour boudeur et charmant, violent ou doux, fuyantsa compagne après le repas et lui prodiguant au départ des baisersqu’elle sentait encore !

– Pour ramener Jasmin, je veux ressemblerle plus possible à ma maîtresse, se dit la soubrette. On peut sefaire pareille à une autre. Quand Mme d’Étioles segrime pour jouer la comédie à Chantemerle, chezMme de Villemer, elle prend parfois laphysionomie de certaines personnes dont la compagnie veut rire.

Martine projeta même d’user deMme d’Étioles auprès de Jasmin, en lui parlantd’elle, en arrivant embaumée de son parfum, en répétant sesparoles. Jeu cruel pour Martine ! Jeu dangereux ! Mais lasoubrette, attachée à la grande dame par son affection et par lavolonté de sa marraine, s’exaltait à l’idée de cette lutteamoureuse et savourait à l’avance les baisers plus profonds et plusfous de Buguet.

III

Quinze jours après Jasmin bêchait sesplates-bandes. Bien qu’on fût en octobre, il gelait blanc. Lejardinier se demandait s’il laisserait ses« tard-fleuries » orner le verger de leurs balles rouges.Ces pommes réjouissaient les yeux : tout n’était pas mort tantqu’elles pendaient aux branches ! Mais, hélas !avant-courrières des premiers froids, les mésanges charbonnièress’abattaient sur les arbres et perçaient les brouillards de leurscris aigus.

– L’hiver sera précoce et rude, se ditJasmin. Les oignons ont triple pelure : cela ne trompejamais.

Aussi le brave garçon se hâte de retourner laterre pendant qu’elle se laisse entamer par la bêche. Après, qu’ilgèle à pierre fendre ! Tant mieux ! Cela détruit leslarves et préserve des vers blancs, ces ennemis des fraises et dessalades printanières.

En attendant, pour remplacer le vide laissépar les dahlias disparus, Jasmin repique les pieds de réséda etceux de véronique : avec les chrysanthèmes et les roses deBengale, ils forment l’arrière-garde de la flore des jardins.

À vrai dire, ces plantes ne lui importentguère. Jasmin les cultive pour la pratique : au fond, il lestrouve rustaudes, surtout la véronique avec ses thyrsesviolets : elle fait songer aux petites vieilles qui hantentl’ombre des églises. Les chrysanthèmes, plus rares, ornent lestombes au jour des morts.

Prenant une touffe de réséda, Buguet estsensible à sa bouffée bon odorante : elle lui rappelleChristine la berlue, une laideronne qui lui apprit l’amourlorsqu’il avait seize ans : quand il la retrouvait dans unegrange, il fermait les yeux pour ne pas la voir, tandis qu’ilhumait en un baiser obscur l’haleine parfumée de la paysanne.

Depuis les vendanges, Jasmin travaille avecacharnement. Déjà ses coffres sont en place ; les épinardssemés dans les vieilles couches à melons arriveront les premiers aumarché et la planche d’oseille couverte de paille donnera de jeunesfeuilles tout l’hiver pour les bouillons aux herbes. Jasmin a aussidétaché les œilletons des artichauts, et terminé les semis delaitue et de romaine.

Aujourd’hui il attend Vincent Ligouy pourdébarrasser les arbres de leur bois mort. Le vagabond escalade lepetit mur du jardin.

– Pourquoi n’entres-tu point par laporte ? lui demande Buguet.

Ligouy préfère risquer une entorse plutôt qued’affronter des coups de fourche promis par les gars duvillage.

– Puisque tu grimpes si bien, dit Buguet,monte dans ce catillac et rabats les pousses qui s’emportent à lacime !

Ligouy se dirige dans les branchages, avec desgestes de grand singe. Il quitte bientôt le poirier pour unabricotier en plein vent, qu’il nettoie avec autant d’adresse.

 

Au soir la mère Buguet vint voir la besogneaccomplie. Le jardin se trouvait rajeuni.

– Bien sûr, dit-elle, le diable y a donnéun coup de main !

Aussi malgré Jasmin, qui voulait que Ligouysoupât avec eux, la ménagère donna au va-nus-pieds une tranche debœuf bouilli dans une miche de pain et elle le renvoya en payant sajournée.

Ligouy s’en alla par où il était venu. Arrivédans la plaine, il chanta. Jasmin écouta sa chanson qui montaitvers les premières étoiles.

Lorsque Jasmin rentra, sa mère eut un soupirde soulagement :

– Ah ! te voilà, dit-elle. J’avaispeur que l’idée te vînt d’accompagner ce sorcier à travers champs.M’est avis, mon garçon, que tu ferais bien de ne pas l’attirer ici.Nous sommes heureux. Ce n’est pas la peine que le mauvais sortpénètre chez nous à ses trousses ! Les langues ont déjà assezmarché depuis que tu l’embauches !

– Allons, mère, tu sais bien que je nem’occupe pas des autres ! Pourvu que je te voie soigner teslapins, tes poules et ton gars, rien ne manque à mon bonheur.

– En attendant le reste !

– Quel reste ?

– Que tu te maries un jour !

– Ah ! oui.

Et Jasmin ajouta :

– Mon père le jour de ses noces a plantéun sorbier pour les oiseaux. J’élèverai, le jour des miennes,devant ma maison, un abri pour ceux qui vont par les routes etn’ont pas un sol.

– Encore des idées saugrenues ! Oùça te mènera-t-il ?

– Que veux-tu, ma mère ! J’aientendu souvent dire que le peuple est bien malheureux. Tous lesvillages ne sont pas avantagés comme le nôtre, qui est près deMelun, de Corbeil, et à portée des grands châteaux de Vaux-Pralin,d’Étioles, de Fleury-en-Bière, de Courance et voire deFontainebleau ! Les nobles ne nous pressurent point. Notrecoin est béni, ma mère, et nous en devons de la reconnaissance àDieu et au roi ! Sais-tu qu’il y a dans la Bourgogne desvignerons réduits à demander l’aumône ? Les gens de Limousinet d’Auvergne, à ce que m’a dit un ramona, vont servir de manœuvresen Espagne pour rapporter un peu d’argent à leur famille !Certains riverains de la Marne (j’en connais) n’ont pas trois solspar jour et couchent sur de la paille.

– Que Dieu les aide ! soupira laBuguet.

– Oui, conclut Jasmin, nous sommes, nous,du peuple gras, comme les ouvriers du premier ordre, ainsi qu’onappelle à Paris les orfèvres et autres fins artisans !

– Gras ! s’écria la Buguet d’un airironique.

– Certes ! Le menu peuple se nourritsouvent de pain trempé, d’eau salée et ne mange de chair que lemardi gras, le jour de Pâques, à la fête patronale et lorsqu’on vaau pressoir pour le maître !

Le souper fut maussade.

Sa purée de pois ingurgitée, Jasmin posa lachandelle sur la cheminée, attisa le feu et alla prendre dans levieux bahut deux gros livres. Ils étaient reliés en cuir avec unetranche rouge. Ces bouquins, intitulés : Instructions pourles jardins fruitiers et potagers, par feu M. de LaQuintinye, directeur de tous les jardins fruitiers et potagers duRoy édités à Paris chez Claude Barbin, sur le second, perron de laSainte Chapelle, avec privilège de Sa Majesté, avaient été donnésau père de Jasmin par un prince. On admirait en tête du premiertome un beau portrait gravé de M. de La Quintinye :avec son rabat de dentelles, son abondante perruque, sa grandefigure ovale au nez impérieux, il paraissait vraiment noble. Chaquefois que Jasmin ouvrait le livre il regrettait de ne pas avoirpareil maître : il se voyait avec lui contournant unboulingrin d’herbe verte et courte à la façon anglaise ; ilsallaient béquiller dans une caisse d’oranger, tracer la ligne d’uneavenue ou diriger des pêchers en espalier sur des treillisd’échalas taillés dans l’érable, le long des murs où paradaient desvases de marbre. À défaut du maître, Jasmin se contentait deslivres. Il se promenait ravi dans le plan du jardin potager du Roi,à Versailles, errait en idée de la figuerie au parterre de fraises,s’arrêtant sous la voûte où l’on serre les racines, les artichautset les choux-fleurs pendant l’hiver ; il longeait laprunelaye, marquait la place des cerises précoces, des pêcheschevreuses.

Alors il tournait les pages et relisait lesmaximes de jardinage. Il apprenait les manières de soigner depuisles cuisse-madame et les salviatis, qui sont poires d’été,jusqu’aux beurrés, aux bergamotes, qui sont d’automne, et auxambrettes et bons-chrétiens, qui sont d’hiver.

Curieux de choses plus profondes, Jasmins’attardait dans le tome deuxième à des discours intitulés :« réflexions sur quelques parties de l’agriculture. » Ilsétaient précédés d’une gravure sur cuivre où l’on voyait, dans unparc spacieux agrémenté d’arcades, des jardiniers à longs cheveuxet chapeaux de feutre, à longs habits et à longs bas, planter desarbres avec un air cérémonieux qui plaisait à Buguet. Dans le texteM. de La Quintinye dissertait avec autorité sur labotanique, s’occupait de l’origine et de l’action des racines,émettait ses idées sur la nature de la sève, constatant qu’elledevient puante dans l’oignon et l’absinthe, odoriférante dans lajonquille, poison dans l’aconit, contre-poison dans la rhubarbe.Phénomènes déconcertants, si l’on songe que, d’autre part, lesfigues donnent du lait, les marronniers d’Inde de l’huile, et queles vignes font le vin ! Buguet s’émerveillait avecM. de La Quintinye.

Le jardinier était enchanté par le traité dela culture des orangers. Il savait les façons de semer, d’arroser,d’encaisser, et celle de chauffer les serres. Il connaissait lespropriétés des petites oranges de Chine et de Portugal, celle desRiche-dépouille et des bigarades. En lisant ces choses, il serappelait ce qu’il avait entendu dire d’orangers célèbres : àVersailles celui qu’on appelle le grand Bourbon fut saisi avec lesmeubles du Connétable et vendu. C’était le plus bel arbre qu’il yeût en France et il avait soixante-dix ans. À l’époque de Jasmin ilvivait encore, ce qui lui faisait trois siècles. À Fontainebleau onvoyait des orangers plus vieux que les carpes aux bagues d’or, etdéjà splendides au temps du roi François Ier !

Jasmin rêvait de fleurs aux arômes musqués,aux blancheurs nuptiales, de balles d’or auxquelles il mêlait lescuivres pâles des limons et des citronniers. Il s’étourdissait enpensée avec des parfums et des couleurs, mariait les vermeils auxverts sombres des feuilles, faisait éclater des jaunes. La cervelleen fête, il lui arrivait de chanter à la lueur des oribus, dansl’humble salle où régnait une odeur de lard grillé.

Ce soir-là Jasmin continua sa lecture trèstard. Vers dix heures la mère Buguet alluma sa chandelle et seretira d’un air grognon :

– Tu ne te couches pas, Jasmin ?

– Point encore !

– Ah ! tu vas devenirsavant !

Lorsqu’il fut seul, Jasmin ferma les livres etles remit en place, songeant aux jardins fruitiers alors renommés,ceux de Versailles, de Saint-Cloud, de Meudon, de Sceaux, deChantilly, aux grands Mécènes des horticulteurs, Louis XIII, LouisXIV, Louis XV, et monseigneur le duc d’Orléans défunt. Il feuilletaquelques gravures éditées par le sieur Mariette et qui setrouvaient dans le bahut. Elles représentaient, pour les jardins deplaisance et de propreté, des parterres de broderie et desparterres de compartiment où le dessin, se répète par symétrie.Jasmin jeta un coup d’œil aux rinceaux, aux fleurons, auxpalmettes, aux coquilles de gazon, vit les caprices enroulants dubuis, les fonds de sable blanc et rouge, ceux de machefer. Et il sedemanda s’il aurait le bonheur de tracer, piquer et soigner d’aussiresplendissants tapis.

Il soupira et avant de se mettre au lit allacontempler la voûte étoilée. Il aimait le ciel. Les grandes clartésde l’univers lui paraissaient veiller sur les plantes endormies etgarder pendant l’hiver l’âme des fleurs absentes. Cette foisl’immense désert peuplé d’astres lui sembla en fête. Une robe rosebalayait la voie lactée.

– Encore elle ! J’ai beau travaillerdur, je la retrouve partout !

Il rentra, s’assit et se dit qu’il avait biende la peine. S’il lisait des livres de jardinage,Mme d’Étioles se glissait près des buis et desparterres et il se voyait à ses pieds, une rose à la main. Ilrêvait d’elle pendant son sommeil, la rencontrait le long despalissades de jardins, avec sa robe soyeuse, ses mouches, sonéventail, devant un rideau de verdure que des papillons quittaient.À la vue de Jasmin, elle souriait comme au Roi. Il s’approchait,elle lui offrait ses seins. Une nuit elle lui apparut au milieu decascades ; c’était une des nymphes en marbre de Vaux-Pralinqui avait pris ses traits : elle s’avançait nue à travers leschampignons d’eau, chantant un air très doux.

Tentations du diable ! Buguet est lejouet de chimères !

Il se frappe le front :

– Tu n’as pas le droit de penser àMme d’Étioles. Tu es fils de paysan,Jasmin !

Le jardinier se croit coupable d’une sorte desacrilège, d’un attentat amoureux enversMme d’Étioles. Il n’oserait au soleil soutenir sonregard et il la baise et la caresse en pensée ! Ah ! sila terre, la confidente de ses espoirs, voulait le sauver !S’il pouvait, dans les sillons refroidis, semer les gouttes de sonsang pour y faire éclore son délire en fleurs plus rouges quel’œillet, plus charnelles que la grenade ! Mais la terre estsourde, et la terre boirait le sang et ne rendrait pas la paix aucœur de Jasmin !

– Il faut pourtant se faire une raison,dit le fleuriste.

Mais le peut-il ? Il mourrait s’il devaitne plus revoir Mme d’Étioles. Il vit avec lasecrète pensée de la rencontrer encore. La scène de la forêt passedevant ses yeux : il sent toujours le regard changeant de lanoble dame se poser sur lui, il se rappelle la pression de sa main,quand il l’a relevée. Plusieurs fois en une course haletante àtravers le pays Jasmin est retourné au pied de l’arbre sous lequelil a déposé la fée : il s’y assied, écoute le murmure desfeuilles et pour mieux revoir baisse les paupières. Un matin il acru aller jusqu’à Étioles. Il a résisté, mais la lutte a été siforte qu’il était brisé comme s’il avait déraciné un chêne. Et puisà Étioles il eût rencontré Martine !

 

Martine !

 

Ce nom tinte dans les pensées de Jasmin. Ilsonge à la jolie soubrette. Elle l’aime, elle. Martine est douce,elle est bonne. Elle serait la compagne désirable, l’amie sûre etcomplaisante. Brave petit cœur ! Quand Martine lève les yeuxvers Jasmin, que d’amour humble et dévoué il y découvre ! Sila pauvrette savait le tourment qui ravage son promis !

– Ça la ferait mourir !

Et dans une prière fervente, pleine detendresse, interrompue par des sanglots, Jasmin supplie Martine,l’amoureuse de son enfance et de sa jeunesse d’exorciser l’intruseet de reprendre dans son cœur la place qu’elle occupait seule. Illa supplie, se jette en pensée à ses genoux, et cherche la couléebalsamique et lénifiante des regards de la villageoise.

Tout à coup il se lève, ricane :

– Martine n’y peut rien !

 

Mais il essaya cependant de puiser au fond desa nature une de ces forces qui permettent à certains de maîtriserleur passion. Il chérissait les roses sans qu’elles lui parlassent,il adorait les astres sans pouvoir en approcher. À celle quiimposait au fond de lui son image ne pouvait-il consacrer pareilamour ? Ne pouvait-il, pour la paix de son âme, en faire uneétoile, une fleur éternelle, une reine sacrée ? Il luienverrait ses plus belles tulipes, comme des gobelets précieux oùelle verserait quelques-uns de ses regards. Il lui tisserait desguirlandes de Bengale ainsi qu’à une statue. Il irait la revoir, ilirait près d’elle, en humble, car il fallait qu’il la revît !Mais Dieu ! il tuerait sa folie !

IV

Noël arriva sans bruit les pieds dans laneige. Si les cloches n’eussent sonné pour sa venue, on ne lui eûtpas ouvert plus qu’au vagabond qui sort de la forêt.

Depuis huit jours chaque matin Buguet à grandscoups de balai éloignait de la maison le froid tapis qui menaçaitd’intercepter l’entrée : cela fit un rempart qui empêcha levent de hurler sous la porte.

Le village paraissait fier de ses lucarnesencadrées de frimas, du collier des pignons, des capuches descheminées. Le clocher prenait un beau ton jaune et le coqemmitouflé eut l’air d’une petite bête sans tache.

Au loin les coteaux s’élevaient scintillants.Le fleuve roulait une eau grossie par les glaçons.

 

Vers dix heures, la veille de Noël, le cielrayonna.

Depuis le matin Étiennette Lampalaire étaitchez les Buguet, aidant au ménage. Agile elle fit d’une vieillebassinoire de cuivre un vrai soleil, et de la poêle à crêpes,toujours enduite de graisse et qui ne servait qu’à la Chandeleur,une lune qu’elle pendit à un clou de la grande cheminée :l’intérieur noir fut éclairé.

Martine avait promis de venir le soir et depasser le jour de fête à Boissise.

 

L’après-midi Tiennette pluma l’oie. Ellen’avait pas coupé le cou à la bête : la plume étant sonprofit, elle la voulait « vive ». Bien que ce fût pitiéd’entendre crier l’oiseau, la fillette chantait en faisant àpleines mains neiger le duvet dans le creux de son giron.

Quand le ventre de l’oie apparut gras et blancentre les ailes battantes, les cheveux noirs de Tiennette étaientpoudrés comme ceux d’une marquise. Jasmin lui en fit compliment. Lafillette n’y prit point garde ; c’était le moment où elleserrait entre ses genoux sa victime pour lui ouvrir la gorge. Lesang coula.

Dégoûté Jasmin partit.

– Grand capon ! Tu ne tourneras pasle dos quand je l’apporterai à table !

À la nuit tombante Laïde Monneau arriva, avecsous le bras une corbeille couverte d’un torchon.

– Eh bien ? Et Martine ?

– La pauvrette ! Elle a fait dire àmon frère Rémy, au marché de Corbeil, qu’il ne fallait pasl’attendre. Il y a fête au château. Voici un petit mot qui en diraplus long.

Jasmin prit le papier : il était satiné,plié avec soin et un pain à cacheter donnait un air candide à sacoquetterie. Buguet l’ouvrit : un parfum émut le jeunehomme.

– On dirait qu’elle en a versé une goutteà dessein !

Il lut. L’écriture jadis si maladroites’allégeait, devenait courante.

– Elle écrit comme doit écrire samaîtresse, se dit le jardinier.

La missive trembla dans sa main.

Laïde Monneau, la mère Buguet et Tiennetteépiaient les nouvelles dans les yeux de Jasmin.

Hardie, la Monneau insinua :

– Eh bien, mon gars, te v’là plus troubléqu’une pucelle qui rencontre un grenadier dans un chemincreux !

– Non, je suis seulement déçu. Mais cen’est que partie remise ! Martine viendra tirer lesrois !… Ma mère, elle, vous envoie ses respects, et le bonjourà tous !

– En attendant, dit la tante Monneau,découvrant la corbeille, voilà des saucisses pour vous aider àpatienter ! Et je vous prédis que ce sera à s’en lécher lesdoigts ! Quel cochon ! Il pesait cent vingt ! Etdepuis trois mois par tous les temps j’allais lui ramasser desglands – que j’en ai les reins cassés ! – il ne mangeait quecela ! Ah ! C’est qu’il avait la chair plus ferme que dumarbre, le pauvre goret !

– C’est dommage que Martine ne viennepas, déclara Tiennette, j’aurais chanté des noëls. J’en sais denouveaux, que j’ai appris à la ferme d’Éloi Règneauciel.

– Tu chanteras tes noëls, petite, dit lamère Buguet. Et nous reprendrons le refrain.

Puis elle ouvrit la porte et regardal’espace :

– Pourvu que la neige n’empêche pasGillot et sa femme de se mettre en route ! Ils devaientarriver avant la nuit et on n’y voit plus ! Allume leschandelles, petite, ce sera plus gai !

Tiennette mit sur la table deux chandeliersbrillants et une paire de mouchettes.

Les chandelles mêlèrent aux éclats fantasquesdu foyer une lueur plus calme, qui inonda jusqu’aux recoins despoutres et illumina les salières d’étain.

Tiennette flamba l’oie, puis elle la mit, leventre ouvert, devant la mère Buguet ; celle-ci bourra la bêtedes marrons qu’elle tirait de la cendre et épluchait.

À ce moment la porte s’ouvrit et les Gillotfirent leur entrée.

– Ah ! Vous sentez le froid !dit Jasmin en les embrassant.

Il sortit pour remiser la voiture sous lehangar et attacher le cheval à l’écurie. Cette besogne faite, il selava les mains dans la neige ; après les avoir essuyées avecsoin, il prit dans sa pochette la lettre de Martine : il laporta à ses lèvres, en aspira l’odeur. Puis, à la clarté de lalanterne pendue au-dessus de la crèche, il la relut plusieursfois.

Quand il rentra dans la salle, l’oie étaitexposée au feu. Tiennette tournait la broche en chantant un noël.Tout en se chauffant les mains et se séchant les pieds, les Gillot,dont les vêtements fumaient, accompagnaient de leur bourdonnementfêlé la voix de la fillette :

Laissez paître vos bêtes,

Pastoureaux, par monts et par vaux,

Laissez paître vos bêtes

Et venez chanter Nau !

À ce moment un tison roula dans le plat oùtombait la graisse et y mit le feu.

– Ah ! Jasmin, s’écria Tiennette, jesuis cuite d’un côté, viens prendre ma place.

Gillot avec les pincettes avait replacé lamalencontreuse bûche qui, imbibée de sauce, flamba enpétillant.

Tiennette reprit :

J’ai ouï chanter le rossignol

Qui chantait un chant si nouveau

Si haut, si beau,

Si résonneau ;

Il me rompait la tête

Tant il prêchait et caquetait ;

Adonc pris ma houlette

Pour aller voir Nollet.

La mère Buguet interrompit, en disant àJasmin :

– Allons, petit gars, ne tourne pas sivite ! Laisse-la se dorer un peu ! Là ! Arrête entreles cuisses, que la flamme pénètre ! C’est jamais assez cuit àcet endroit ! Et puis il ne faut pas que ça t’empêche dechanter avec les autres ! En voilà un garçon qui ne sait pasfaire deux choses à la fois !

– Ah ! ben ! reprit LaïdeMonneau, c’est pas comme défunt mon homme ! Il savait mebattre sans quitter son verre ! Avec ça il avait de longuesjambes ! Si j’évitais le coup de poing, j’attrapais le coup depied !

– Allons ! Allons ! interrompitla mère Buguet, laissons les morts tranquilles.

Tiennette continua :

Je m’enquis au berger Nollet :

As-tu ouï rossignolet

Tant joliet

Qui gringottait

Là-haut sur une épine ?

Ah ! oui, dit-il, je l’ai ouï ;

J’en ai pris ma buccine

Et m’en suis réjoui.

– L’oie fume ! Elle est cuite !dit la mère Buguet.

Elle ôta la broche, et tandis qu’on apprêtaitla table, sur laquelle Gillot posa trois bouteilles de vin qu’ilavait apportées, Tiennette continua à chanter :

Courûmes de telle roideur

Pour voir notre doux rédempteur

Et créateur

Et formateur !

Il avait (Dieu le saiche)

De linceux assez grand besoin.

Il gisait dans la crèche

Sur un bouleau de foin.

Point ne laissâmes de gaudir ;

Je lui donnai une brebis

Au petit fils ;

Une mauvis ;

Lui donna Péronnette,

Margot lui a donné du lait,

Tout plein une écuellette

Couverte d’un volet.

– La belle table ! s’écriaGillot.

Les deux chandelles mettaient des tachesclaires sur la nappe bise où reposaient les couverts. Quelquesgobelets d’étain accrochaient les éclats rouges du foyer. Au milieul’oie se prélassait, juteuse, dorée ou rousse, tendant ses cuissescroustillantes sur un plat de faïence brune à fond jaune.

– Si nous allumions une troisièmechandelle ? demanda Jasmin.

– Cela porte malheur ! s’écria lamère Buguet.

– Asseyons-nous, conclut Gillot.

Il ajouta clignant de l’œil :

– C’est toujours avec un plaisir nouveauque l’on se met à table !

Et se penchant vers son neveu :

– Dommage que Martine manque à lafête !

– Oui, dit Laïde Monneau,Mlle Bécot aime une table bien servie et lescouverts sur une nappe ! Assise auprès de son galant, elleaurait fait ses belles manières ! Car il n’y a pas à dire,depuis qu’elle travaille au château, ce n’est plus lamême !

– Elle est bien mieux, affirma résolûmentTiennette, n’est-ce pas, Jasmin ?

La Buguet avait fini de découper :

– Qui veut le croupion ?

– Si cela ne fait envie à personne,insinua la tante Monneau, j’aime le grassouillet ! Mais ça nem’empêchera pas de dire que Martine a plutôt l’air d’une marquiseque d’une future jardinière.

– D’une marquise !

On protesta.

– Eh, oui, reprit Laïde. Il m’est revenuque Martine singeait les manières de sa maîtresse. Et cela depuisque je lui fis visite ! À ce moment elle voulait quitter sacondition ! Aujourd’hui elle minaude commeMme d’Étioles ! Ah ! la jeunesse !la jeunesse !

– On peut trouver plus mauvais exemple,hasarda Tiennette.

– Oui, s’exclama Laïde, mais quand onveut péter plus haut que son cul, ma fille, on se fait un trou dansle dos !

Tiennette pouffa de rire.

– Pourtant, reprit Laïde Monneau engrignotant son croupion, imiter la maîtresse est le moindre défautdes soubrettes ! J’en ai connu quand j’étais ravaudeuse àParis ! Les plus jolies se parent comme leur dame. Elles sefourrent de la poudre et du fard à tire-larigot, qu’elles ont desjoues comme des roues de carrosse, et c’est des vrais canards pourbarboter dans l’eau de lavande. Elles recueillent les démises, etces donzelles, ma foi ! falbalassent leurs jupes ! J’enai vu ! J’en ai vu ! Il est vrai, ce n’est pas de cesgraillons qui ne savent que faire le lit, vider le pot, torcher lesmarmots ! Ah ! non ! faut placer les mouches, et lesmouches ça se place plus difficilement sur un visage…

– Que sur un…, interrompit espièglementTiennette.

La Buguet lui mit la main sur la bouche, etLaïde continua :

– Qu’un emplâtre sur une jambe. Puis,faut savoir monter une blonde, emplir un pot-pourri et, mafoi ! jouer la comédie avec un financier !

Laïde Monneau demanda un haut de cuisse, puiselle reprit :

– Nonobstant on parle fort à Étioles desdernières robes de Martine et de ses nouveaux souliers qui viennentde Paris. Ceux de la boutique de Saint-Crépin de Corbeil ne valentdonc plus rien !

– Pour sûr qu’elle pourrait se contenterdes souliers de Corbeil, dit la mère Buguet.

– On dit même qu’elle se farde. Mais cen’est pas vrai, dans notre famille ! Moi je ne connais qu’unonguent, celui fait de bouse et de toile d’araignées qui mûrit lesabcès ! Ah ! Martine ne veut plus sentir la vache !Nous devons la dégoûter ! Dame ! Élever des cochons ousoigner le bidet d’une marquise, c’est point la mêmeaffaire !

– Le bidet d’une marquise, c’est-il soncheval ? demanda Tiennette.

– À peu près, répondit Laïde d’un airpincé et important.

Jasmin impatienté frappait avec sa cuiller surla nappe.

Un peu avant minuit les cloches sonnèrent.

– C’est le moment d’aller à la messe, ditla tante Gillot en réveillant son homme, qui avait fini parsommeiller auprès du feu.

– Ah ! fit le tanneur en se frottantles yeux, voici passés les plus doux instants de Noël.

– Païen ! répliqua sa femme. Tuattireras sur nous le feu du ciel ! Tiens ! Voilà qu’onsonne pour la deuxième fois.

On sortit. Les petits sabots de Tiennettefurent les premiers qui laissèrent leur empreinte sur la neige.Derrière marchait la tante Monneau : elle tenait une lanternedont la lueur par cette blanche nuitée paraissait rouge etbrumeuse.

Le clocher envoyait des notes argentines àtravers le pays silencieux que réveillaient seuls quelquessifflements de la bise dans le marronnier d’Inde ou le murmure dela Seine, qui se gonflait.

Cependant les portes s’ouvraient, lançant unrai de lumière, comme une baguette d’or qui s’élargissait auxchemins couverts d’hermine. Des groupes noirs sortaient desmasures. Du côté de Boissette, le village voisin, on entendit desvoix :

Oh ! Oh ! troupe gentille

L’astre nous a quittés :

C’est donc ici la ville

Où est la majesté.

Je crois que l’on appelle

Jérusalem la belle ;

Demandons bien et beau

Où est ce roi nouveau !

Tous les paroissiens songeaient à Jésus couchésur la paille, aux vieux bergers, aux rois mages. EuphéminGourbillon allumait, sur le grand autel de l’église, dix chandellesautour d’un bambin en cire qui levait les bras dans une crèche. Lepetit orgue à travers la nuit se mit à chanter comme un pauvre enfête.

Ce fut Étiennette qui la veille des Roys vintpétrir la galette. Elle n’épargna ni le beurre, ni les œufs ;après avoir aminci la pâte, qui devint fine comme un linge sous lerouleau de buis, elle la replia quatre fois sur elle-même et lalaissa passer la nuit ainsi pour qu’elle fût feuilletée etlégère.

Le lendemain dès l’aube elle acheva sabesogne. Elle fit de la pâte une grande lune, qu’elle guillochaavec symétrie après y avoir introduit la plus belle des fèves.

Pendant ce temps Jasmin chauffait le four avecdes fagots qui pétillèrent comme un rire dans la grande boucheouverte. La Buguet voulut enfourner elle-même la galette, ainsiqu’une rouelle de veau.

Étiennette mit quatre couverts sur la nappebise, dont elle avait respecté les plis. Jasmin apporta un bouquetd’ellébores.

– L’heure avance, fit remarquerTiennette, et la cuisine commence à sentir bon ! Martine netardera pas à venir.

– Je vais au-devant d’elle ! ditBuguet.

– Ne baguenaude pas en route !

Le jardinier n’avait pas fait cent pas qu’ilaperçut une charrette bâchée de vert-pomme. Il la reconnut pourcelle de Nicole Sansonnet. Elle arrivait cahin-caha. Buguet pressale pas. Il vit que le bidet, cinglé de coups de fouet, allait plusvite.

Puis une petite tête toute rose, encapuchonnéedans une mante, sortit de l’ombre verte. Une voix cria :

– Bonjour, Jasmin !

C’était Martine. Buguet s’approcha.

– Monte, Jasmin, tu n’es pas de trop, ditla Sansonnet.

– Non, non, merci ! cria Martine ensautant légère dans les bras de son galant, qu’elle baisa sur lesdeux joues :

– J’aime me dégourdir lesjambes !

– Ah oui ! répliqua Nicole. Il vautmieux n’être que deux.

Elle fit claquer son fouet et trotter sabête.

– Pouah ! dit Martine en secouant sacotte avec un air précieux que Jasmin ne lui avait pas encore vu,ce n’était pas la peine de prendre un rien de benjoin pour échouerdans la charrette d’une poissarde. Je suis sûre que je puel’anguille. Sens !

Avec une mine agaçante elle posa sa tête surl’épaule de Jasmin. Celui-ci fut galant :

– Tu sens meilleur qu’un parterred’œillets, et c’est double joie de te voir et de te sentir.Laisse-moi encore respirer l’odeur de tes cheveux.

Elle souleva un coin de sa capuce :

– Tiens !

Jasmin huma une bouffée.

– Et tu n’en profites pas pourm’embrasser ? Tu n’es guère plus aimable envers moi queMonsieur d’Étioles vis-à-vis de sa femme. Il est vrai que lemarquis est laid !

Elle regarda Jasmin et fit unerévérence :

– Si nous nous marions, nous seronsassortis ! Et comme tu n’es pas plus mal tourné que tous lesfreluquets qui veulent me prendre le menton, tu ne seras jamaiscocu !

– Allons, petite peste !

– Courons, dit Martine, je suis sûre queTiennette nous guette.

– Elle est là.

– Elle ne perd jamais l’occasion de sefrotter aux amoureux !

– C’est pour s’instruire.

– Eh bien ! je vois qu’elle pourraitplutôt t’en remontrer là-dessus, car tu n’es guèredégourdi !

– Que je t’attrape !

Martine courut alors d’une volée jusqu’à lamaison dont elle poussa la porte.

Elle tomba sur le dos de la Buguet.

– Eh bien, petite, as-tu le diable à testrousses ?

– Mère Buguet, c’est votre fils qui veutme chatouiller !

Jasmin arrivait. Il rougit devant sa mère.Tiennette se tenait le ventre.

– Qu’il fait bon ici ! ditMartine.

Lentement, avec un geste de demoiselleemprunté dans les antichambres, la jeune villageoise retira samante en prenant soin de ne pas chiffonner son bonnet blanc.

– Tiens, des roses de Noël !

Elle prit une des fleurs du bouquet, tint dubout des doigts la tige charnue, et avec de petites mines entenduesadmira les pétales nacrés et livides. Puis redevenant rustaude ellemit la fleur dans sa bouche.

– Prends garde ! cria Jasmin, c’estdu poison !

– Mais non, ça guérit de lafolie !

– Te voilà bien savante !

– Mme d’Étioles ordonnaune infusion d’ellébore au duc de Gontaut qui s’était déclaré foud’amour pour elle et qui ne la quitte jamais !

La soubrette ajouta :

– Dame ! Je n’ai pas plus mesoreilles dans ma poche que ma maîtresse n’a les yeux dans lasienne !

Tiennette posait sur la table le veau quinageait en une sauce brune. On s’assit.

Martine parla des élégances de sa châtelaine.Mme d’Étioles était raffinée en tout : ellepossédait des pots à fard avec des roses et des violettes peintesparmi des ornements d’or et une fontaine à parfums qui représentaitun grand œuf ayant à son sommet une petite tulipe.

– Tu puises à cette fontaine ? ditla Buguet moqueuse.

– Elle a un petit robinet d’argent.

Martine s’exprimait avec de gracieusesinflexions de voix qui charmaient Jasmin.

– Et Mme d’Étioles se metbeaucoup de rouge ? demanda Tiennette.

– Beaucoup. Elle n’a plus la fraîcheurd’une jeune fille. Elle a eu deux enfants.

Puis la soubrette parla du linge de samaîtresse. Les lingères se crevaient les yeux en ourlant à jour lesjupons, les brodeuses ne trouvaient plus d’aiguilles assez finespour festonner les fichus de mousseline.Mme d’Étioles portait des chemises qui passaientaisément dans la bague de l’abbé de Bernis.

– Un abbé se prêterait à cesamusettes ?

– Il paraît.

– Mais, dit malignement Tiennette, deschemises pareilles ça ne doit pas lui cacher l’honneur ?

– Ça le lui voile seulement.

– Assez là-dessus, mes enfants,interrompit la Buguet. M’est avis que quand on ne cache plus rien,c’est qu’on n’a plus rien à perdre. Entre nous je ne donnerais paslourd de sa vertu, à ta belle maîtresse !

– Ma mère, supplia Jasmin.

– Le Roi ne pense pas ainsi, s’écriaMartine, et je crois qu’il baillerait bien sa bonne terre de Briepour acheter tout ce qui lui en reste !

Les yeux de Tiennette brillaient :

– Martine, quand j’aurai l’âge tu meferas entrer chez Mme d’Étioles ? J’en aiassez de ramer des pois !

– C’est cela, bougonna la Buguet. Petiteambitieuse !

Tiennette tint bon :

– Peut-on pas rester aussi honnête auservice des grands qu’à la queue des vaches ! Regardez lafille de Règneauciel ! La v’là enceinte ! Et il paraîtque ça lui est arrivé en plein champ, quand elle fanait lefoin ! Tandis que toi, Martine, es-tu pas une honnêtefille ?

La mère Buguet disparut. Elle rentra, portantla galette dorée à l’œuf qui brillait comme un écu sortant de lafonderie :

– Allons, Tiennette, fourre-toi sous latable et dis à qui la première part !

Tiennette se baissa, mit un pan de la nappesur sa tête et susurra selon la coutume :

– Tibi, domine !

– Pour qui ? demanda la Buguet.

– Pour Martine !

Le jeu recommença jusqu’à ce que chacun eût sapart de gâteau.

– Nous voilà tous servis, dit laBuguet.

Après avoir scruté du regard chaque feuilletsans rien découvrir, les convives mordirent dans la galette.Martine poussa un petit cri joyeux : elle étaitreine !

Majestueusement, avec un geste à la d’Étioles,elle laissa tomber la fève dans le verre de Jasmin.

Alors, changeant sa voix, elle lui dit avecune œillade :

– Sire ! Soyez le plus heureux desrois !

Elle se pencha, attendit un baiser.

Jasmin crut voir s’incliner vers lui comme unreflet de Mme d’Étioles. Cela avait été, un peu, lamême voix, c’était le même geste, peut-être le même regard. Iltrembla et donna à Martine un baiser si étrangement ému qu’ilconfirma tous les soupçons de la soubrette et que, tout en laforçant à frémir de joie, il lui fit mal au fond du cœur.

La Buguet versa du vin dans tous les verres.Jasmin but le premier. Les femmes crièrent par troisfois :

– Le roi boit !

Alors l’amoureux se leva et de toutes sesforces embrassa la reine. Cette fois elle rayonna de bonheur.

– Le roi m’offrira-t-il la main pour letour du jardin ? demanda Martine continuant la comédie.

Jasmin la prit par la taille, qu’elle avaitmenue (elle se serrait davantage !) et la baisa à la volée(car elle faisait maintenant mine de se défendre !) sur lescheveux, dans le cou et sur l’oreille qu’elle avait petite et rougecomme une crête de poulette.

– Si tu continues à singer la marquise,le roi ira vite en besogne et nous serons bientôt à la noce, glissaà Martine la malicieuse Étiennette.

La journée finissait, superbe. Il était cinqheures quand on alluma les chandelles. Martine déclara que lesjours augmentaient.

La mère Buguet dit :

– Aux rois on s’en aperçoit.

V

En avril Buguet reçut de Martine la lettre quevoici :

Mon cher Jasmin,

J’ai bien pensé à toi depuis l’Épiphanie où jefus reine de la fève et te pris pour roi – par devant ta bonnemère. Mais en moins de deux mois il est arrivé desaventures !

On doit savoir à Boissise-la-Bertrand que le25 février le Roi a donné un grand bal en son palais de Versailles.Ce qu’on ne sait point, c’est que ma maîtresse y était, et moiaussi. Garde ça pour toi, c’est un secret. Mais j’en ai trop lourdsur la langue, il faut que je bavarde.

Ma maîtresse était déguisée en domino blanc dela plus belle soie, avec des ruches et des nœuds flottants couleurde rose. Son masque était blanc aussi. Il vient de Venise. Dans cetaccoutrement sa mère elle-même n’aurait pu la reconnaître. Moi,j’étais en un domino de taffetas noir dont le bruit m’assourdissaitau moindre mouvement. Avec ça mon masque me chauffait lesjoues.

Il était plus de minuit quand nous sommesarrivées à Versailles en carrosse. Dès qu’on fut en vue du châteauqui était éclairé tout en haut de l’avenue, les chevauxn’avancèrent plus qu’au pas. Je me consolais de cette lenteur enregardant les cent mille lanternes. Madame piétinait d’impatience.Enfin on arriva tout de même, et après avoir été serrées dansl’escalier à ne pas pouvoir avancer d’un pas, nous avons bienfailli entrer sur le nez dans la première salle, poussées auderrière par la foule qui venait de rompre les barrières. Madame aeu si grand’peur qu’elle a crié et moi je tremblais encore enarrivant dans la galerie des Glaces. Nous avions traversé biend’autres chambres avant d’y arriver, qui me parurent les plusbelles du monde avec leurs plafonds comme des paradis et la fouledes danseurs et des danseuses qui s’y trémoussaient et le son de lamusique. Il y avait des Chinois avec des chapeaux à sonnettes etdes Turcs avec des têtes plus grosses que des citrouilles. Desbergères avaient de si petits chapeaux qu’ils ne leur coiffaientqu’une oreille. Mais dans la galerie des Glaces c’était encore plusmagnifique. Nous sommes arrivées juste à temps pour voir la Reinefaire son entrée en s’appuyant sur l’épaule du Dauphin déguisé enjardinier, ce qui m’a fait penser à toi. Il donnait la main àl’Infante qui était en bouquetière. Après venaient les princes, lesduchesses tous pimpants sous la lumière des dix-huit lustres quipendaient du plafond. Dix-huit lustres sais-tu combien ça fait dechandelles ? Je m’étais mise à les compter pour te le dire,tout en me rafraîchissant la joue à une colonne de marbre, maiscomme ça se reflétait vingt fois dans les glaces, ça m’embrouillaitdans mes comptes.

Je rejoignis Mme d’Étioles quej’avais perdue. Elle était tout au bout de la salle sous les feuxd’une girandole qui ressemblait à une cascade de lumière. Il yavait non loin d’elle des seigneurs déguisés en ifs taillés commeceux qui se trouvent dans le jardin du marquis d’Orangis. Celat’aurait amusé de voir des hommes changés en arbres. Leurs yeuxbrillaient sous les feuilles autant que les vers luisants dans tesromarins. Beaucoup de dames les entouraient, paradaient devant euxen œillardant à leur enseigne. Mme d’Étioles n’enregardait qu’un seul. Il s’en aperçut et s’approcha d’elle. Alorsma maîtresse en profita pour l’intriguer tout à son aise. L’arbrelui faisait des compliments sur son esprit. Le fait est que pourbien dire elle n’a pas d’égale. Celui qui lui a coupé le filet n’apas volé ses cinq sous. Ah ! si tu avais pu comme moi luientendre dire : « Est-ce sous votre ombre que se cachemon bien-aimé ? » Et elle ôta son masque, juste le tempsde montrer qu’elle était jolie à ravir, comme on le murmuraitautour d’elle, et elle s’en fut se perdre dans la foule en laissanttomber son mouchoir. L’if le fit ramasser et le rejeta àMme d’Étioles, elle le rattrapa au vol et plusieursseigneurs crièrent : le mouchoir est jeté ! le mouchoirest jeté ! Ah ! Mme d’Étioles était jolieen cet instant ! Ses yeux brillaient comme jamais et son pied,qu’elle montrait sous le domino, était plus petit que la langue deton chien. Il paraît que c’est un grand honneur quand le Roi jettele mouchoir et l’if n’était autre que le Roi. La preuve en est quedepuis nous le revîmes au bal de l’hôtel de ville le dimanche gras.Il était en domino de satin noir et ma maîtresse aussi. Ils se sontparlé, mais la foule m’ayant séparé deMme d’Étioles je n’ai pu la rejoindre que plus tardet juste à point pour réparer les anicroches de sa toilette et desa coiffure. Heureusement que par haute protection on nous fitentrer dans un cabinet. Il était temps. Ma maîtresse a failli setrouver mal tant la foule l’avait serrée. Moi je mourais defaim ! Ce n’était plus le bal de Versailles où on voyait dessociétés installées à manger dans des coins comme sur l’herbe. Àl’hôtel de ville ceux qui approchaient du buffet gardaient toutpour eux. C’étaient des gens du commun, cela se voyait à leurgloutonnerie. Même qu’un abbé à qui je demandais un biscuit m’arépondu : fais un péché pour l’avoir, embrasse-moi sur labouche ! J’ai eu grand’honte et je cours encore. Après le balon m’a plantée là. Heureusement que je ne suis pas empruntée. Mamaîtresse était montée dans un fiacre avec le domino noir et unautre masque. Depuis nous voyageons beaucoup de Paris à Versailles.Ma maîtresse fut à la Comédie Italienne où il y avait la Reine, leRoi et les plus puissants personnages. Tu vois qu’elle est dans leshonneurs et tout cela pour un mouchoir. Après nous sommes restéesplusieurs jours au château de Versailles. C’est un palais cent foisplus beau que le Louvre et entouré de jardins qui te feraienttourner la tête. Ma maîtresse changeait d’habits à toute heure.Tantôt elle était en satin bleu, tantôt en satin blanc, puis enrose. Elle avait emmené un coiffeur de Paris. Il fallait voir volerla poudre ! On ne ménageait ni les parfums ni les onguents. Lachambre fleurait comme une cassolette. C’est nécessaire à la Cour.Un jour le Roi a invité Mme d’Étioles à souper avecune duchesse, un prince et un ministre.

Tu penses si je suis fière d’être savante pourte raconter tout cela. C’est pourtant grâce à ton oncle qui m’amontré à écrire. Cela me coûte six liards de papier, mais je ne lesregrette point puisque j’ai la chance de te faire porter ce cahierd’écrit par le valet du marquis d’Orangis qui est venu me voir.

Garde bien pour toi tout ce que je te dis ettoutes les tendresses de ta petite reine Martine.

 

Jasmin relut vingt fois cette lettre. Naïf ilne perçut pas d’emblée le rôle que Mme d’Étiolesjouait dans l’intrigue. D’ailleurs pour la plus grande partie desgens, tout ce qui se passait dans l’orbe du Roi était sacré.L’amour du monarque, même aux yeux des bourgeois riches, étaitcomme un don de fée, un bonheur suprême. Jasmin entrevitMme d’Étioles dans la gloire d’un des soleils d’orde Fontainebleau, qui lui avaient paru, sur des portes, deshorloges, des carrosses, l’emblème de la souveraineté. Sa déesselui parut plus belle.

Une nouvelle lettre de Martine arriva quelquesjours plus tard. Assez courte elle annonçait que le roi partaitpour la Flandre et que, pendant qu’on préparerait à Versaillesl’ancien appartement de la duchesse de Châteauroux pourMme d’Étioles, celle-ci se retirerait sans faste enson château des bords de la Seine. Martine invitait Jasmin à venirl’y voir et à apporter des fleurs pour sa maîtresse dès lespremiers jours de mai.

VI

Jasmin, après avoir dépassé Corbeil, arriva aufaîte du chemin qui descend vers Étioles. Le village en ce joli mais’étageait dans un vaste entonnoir de verdure ; de la neigepourprée des pommiers tardifs émergeaient les toits cabossés deschaumières et le clocher, qui prenait un ton de vieil ivoire. Descommères, jupes retroussées, apportaient de la navette aux tarinsdes cages sous les gouttières, ou posaient les rouets à leur seuilpour filer au bon air.

Buguet était parti très tôt avec sa carriolepleine de fleurs alignées dans des bourriches et des pots ;son attelage battait neuf comme le soleil printanier qui faisaitbriller les essieux. La voiture peinte en vert sortait pour lapremière fois et le cheval blanc trottinait gaiement.

Ce n’était point sans peine que le garçon setrouvait maître de cet attelage ! Sa mère ne voulait pas d’unachat aussi considérable. Pour la première fois une querelle avaitéclaté dans la demeure du jardinier.

– Ah ! s’écria la Buguet, retiens ceque je dis : ce sera le commencement de tes malheurs. Que tuépouses Martine et en fasses une bonne ménagère, soit ! Maisacheter une voiture pour l’aller voir, elle et sa damnée maîtresse,qui vous ensorcelle tous les deux, et lui porter tes plus bellesfleurs, c’est une folie que Dieu te fera payer cher !

– Je suis maître des écus que je gagne,ma mère, répondit Jasmin, la gorge serrée, et libre de les dépensercomme il me plaît. Foin des avares qui entassent pièce surpièce ! Je suis jeune et veux vivre et voir du pays comme celaconvient à mon goût. Ce n’est point à mon père que tu eusses oséreprocher une seule de ses fantaisies !

– Il était toqué comme toi !

Le fils tint bon. Il acheta une voiture chezun carrossier réputé de Melun, à l’enseigne du Panneaud’or.

 

À l’entrée d’Étioles, Jasmin aperçut lestoitures du château, au-dessus des taillis du parc où les hêtres etles ormes éveillaient un crépitement de flammes vertes. Iltressauta. Les sentiments qui se bousculaient depuis plusieurs moisdans son cœur s’agitèrent, ainsi que les rameaux quand le zéphirsouffle. Il songea que sa promise, derrière ces futaies, chaquematin écartait les courtines soyeuses du lit de la maîtresse.Souvent le premier regard de la châtelaine s’adressait à l’humbleservante, qui en gardait le reflet dans ses yeux clairs. C’étaitMartine, qui, un genou sur le sol, tirait sur la jambe de la grandedame le fin bas ; elle nouait la jarretière et tendait ladouillette mule de satin. Puis Mme d’Étioles sedressait toute blanche et rose, couverte de guipûres.

Jasmin descendit dans le village. Les arbresbalançant leurs ombres au milieu du chemin posaient sur les épaulesdu jardinier des dentelles de lumière. Il longea le mur du parc,arriva à la porte cochère, où il heurta avec le lourd marteau defer. Le cadran bleu de la petite ferme qui se trouvait vis-à-vis del’entrée marquait onze heures.

Un jeune domestique ouvrit.

– J’ai nom Buguet, dit Jasmin, etj’apporte des fleurs à Mme d’Étioles. Mandez cela àMartine Bécot.

Le garçon disparut et revint avec lachambrière. Elle embrassa Jasmin aux deux joues, puis s’extasia surla carriole et le cheval. Elle pirouetta gaiement et partit encriant :

– Ne déballe pas ! Je vais prévenirMadame ! Je veux qu’elle voie comme c’est joli !

Jasmin se sentit un frisson à l’échine. Ducoup ses fleurs lui parurent ternes. Volontiers il eût fait flamberles rouges de ses tulipes d’une mesure de sang tirée de sesveines ; il eût sacrifié ses écus pour que les jaunesdevinssent d’un or pur, il eût donné son âme afin de rendre pluscandides les blancs des jacinthes.

Martine réapparut.

– Viens !

Prenant le cheval par la bride, elle le fitavancer.

Ils pénétrèrent dans l’enceinte. Jasmin vit lechâteau à gauche. Des deux côtés d’un corps de logis à frontontriangulaire s’alignaient quatre fenêtres au rez-de-chaussée etquatre à l’étage : elles trouaient symétriquement les mursblancs sous un grand toit de tuiles rousses. Deux ailes partaient àangle droit, de chaque extrémité de cette large façade, dont ellesconservaient la hauteur, montrant aussi deux rangs de quatrefenêtres : elles se terminaient par des tourelles rondessurmontées de poivrières en ardoises bleues.

Ces bâtiments entouraient une grande courdevant laquelle se développaient deux pelouses ; une longuegrille en fer, allant d’une muraille à l’autre, fermait le toutavec une porte de ferronnerie portant un blason doré.

Martine ouvrit cette porte et conduisit lacarriole devant le perron.

Mme d’Étioles apparut dans undéshabillé de linon blanc tout fanfreluché de dentelles et noué derubans vert tendre ; elle ressemblait à un bouquet de muguets.Elle sourit sous la poudre de sa coiffure :

– Les jolies fleurs ! Elles viennentà point pour qu’on ne pille pas mes plates-bandes. Jasmin, mon ami,vous arrivez toujours à propos !

Le jardinier baissa la tête. Il faillit sejeter aux pieds de Mme d’Étioles.

– Savez-vous garnir les corbeilles ?demanda-t-elle.

– C’est mon métier, Madame !

– Apportez vos fleurs par ici etmettez-vous à l’ouvrage ! Aide-le, Martine !

Les jeunes gens aussitôt enlevèrent les jolisfardeaux où les corolles multicolores se mêlaient aux calicessatinés, aux thyrses rigides ou légers et se reflétaient sur leursvisages ; ils les déposèrent dans le grand vestibule oùpendait une lanterne soutenue par des amours rieurs qui émergeaientd’ornements d’argent.

Jasmin n’osait lever les yeux. Il sentait lamarquise près de lui comme on devine le voisinage d’un buissond’aubépines.

Quand la charrette fut vide, Buguet laconduisit sous un abri, en dehors de l’enclos et il donna lui-mêmele picotin à « Blanchon ». Puis il retourna auprès descorbeilles. Martine les avait disposées sur la table d’un grandsalon. Cette pièce, peinte en blanc avec de fines moulures d’or,était ornée de tableaux où Jasmin entrevit des fêtes sous lesarbres roux, des joueurs de mandoline aux pieds de dames, desmascarades en loups noirs gagnant des nacelles.

Lorsque Mme d’Étioles, quiétait sortie, réapparut, elle fit à Buguet l’effet d’un personnagede ces représentations galantes. Elle portait une coupe en céladonà monstres verts.

– Garnissez-la de muguets !

Elle déposa l’objet précieux et partit.

Jasmin aussitôt remplit à demi le vase d’unemousse cueillie le matin dans les bois de Saint-Port. Puis,tremblant autant que ses muguets, il les disposa avec grâce.

Alors il se recula :

– Crois-tu, Martine, que ce bouquetplaise à ta maîtresse ?

– Je vais le lui porter.

Jasmin hésitait.

– Attends !

Il saisit une branche de lierre et la fitserpenter parmi les clochettes blanches.

– C’est plus joli !

Lorsque Martine revint :

– Réjouis-toi, dit-elle. C’est lapremière fois que cette coupe est garnie au goût de Madame. Elleaurait plaisir à ce que le Roi pût la voir dans toute safraîcheur !

– Le Roi, murmura Jasmin.

– Oui, le Roi, déclara Martine. Mais ilne la verra pas. Il fait bombarder des villes. Il est en Flandre.Il écrit souvent à Mme d’Étioles des lettrescachetées qui portent pour devise : discret etfidèle.

– Discret et fidèle !

– Tu ne comprends donc pas queMme d’Étioles est devenue la bonne amie duRoi ?

Jasmin lâcha une tulipe dont il tenaitdélicatement la tige.

– Tu dois en être fière,Martine ?

– Oh ! oui. Et puis mon boursicots’arrondit. Annonce-le à marraine pour la dérider.

Elle continua :

– Madame répond aux lettres et s’enfermedes heures entières dans son boudoir.

– Elle est seule ?

– Avec l’abbé de Bernis, un poète,déclara Martine en souriant. Aujourd’hui nous avons aussiM. de Gontaut.

– Ah !… EtM. d’Étioles ?

Martine éclata de rire.

– On l’a exilé ! Il fait, enProvence, la tournée des fermiers généraux. C’est une figure quiest mieux, vue de loin. Tiens, regarde !

La camériste prit derrière le clavecin unportrait à l’huile encadré d’or ; Jasmin y vit un seigneurmaigre, à la face jaune et prématurément ridée sous sa perruque. Ilportait un jabot de dentelle qui retombait sur son gilet de satinabricot, un habit « gorge de pigeon » et une culotte depanne verte.

– Qu’il est laid ! fit Jasmin.

Martine remisa l’effigie en riant.

– Le Roi est un bel homme, dit-elle. Etil aime Mme d’Étioles à la folie. Il la comble decadeaux. Nous avons des cages chinoises remplies d’oiseaux et dontles barreaux sont en or. Elles se trouvent près de tes fleurs etton présent se mêle à ceux du Roi.

Ces paroles, ranimant en Jasmin de secrètesfiertés, excitèrent sa joie de glisser des fleurs parmi lesporcelaines. Il fourra des jonquilles en des vases d’un bleucéleste disposé autour d’un magot : elles nimbèrent lastatuette accroupie d’un éclat de soleil. Des pots blancs portéssur des éléphants reçurent des bassinets d’or.

Martine aidait Jasmin. Sa robe aux tons debigarreaux jetait des reflets au clavecin, à l’écran laqué, auxpetites tables vernies en aventurine. La soubrette se mirait dansles glaces des trumeaux : elle y souriait, et ressentait unvif plaisir à frôler les mains de Buguet quand elle lui prenait desfleurs. Elle mit des lilas dans un long cornet de cristal.

Mme d’Étioles revint. Elles’amusa du contraste que son arrivée produisit chez les jeunesgens. Martine rayonnait. Jasmin n’osait lever les yeux :peut-être craignait-il que la grande dame n’y pût voir passer sapropre image.

– Buguet, vous êtes un parfait jardinier,dit-elle. Vous méritez mieux que de travailler pour les petitesgens de Melun. Je songerai à vous. En attendant faites pour moi, sivous le pouvez, éclore les roses en avril !

Mme d’Étioles rit d’un rireperlé qui s’égrena dans le cœur de Jasmin. Elle recommanda àMartine :

– Que le fleuriste soit bientraité !

Martine conduisit Buguet aux cuisines. Lechef, en débrochant des poulets de grain, veillait à ce qu’unplumeur d’oie ne gâtât la parure d’un paon qui gisait sur letablier du rustre, les pattes raidies, l’aigrette penchée, affalédans son royal manteau où brillaient mille yeux d’orgueil quen’avait pu ternir la mort.

– C’est dommage, dit Jasmin, de tuer sibel oiseau.

– Le dommage est qu’il sera dur, réponditle cuisinier ; grâce au printemps précoce de cette année lepaon s’est déjà accouplé. Ça rend la chair coriace.

L’heure du repas des valets sonna. Martineinstalla Jasmin près d’elle à table. Les laquais, les marmitonss’assirent. Parmi ces derniers se trouvait, vis-à-vis de Martine,un grand maigre, aux yeux vagues et gris, qui tenait les paupièresbaissées et fit un grand signe de croix. Il avait une figure raseet pâle de vicaire pauvre ; derrière son bonnet blanc decuisinier, ses cheveux noirs et lustrés poussaient en forme dequeue de canard.

– Un amoureux, dit Martine en ledésignant à Jasmin. Il est encoqueluché de moi.

Le bonhomme protesta doucement en joignant lesmains comme pour la prière.

– Jarnigoi ! Défroqué du diable, pasde grimace ! s’écria le chef en riant.

– Défroqué ? interrogea Jasmin.

– Oui, dit Martine, Agathon Piedfin, quevoilà, porta la tonsure et prépara la cuisine chez les Prémontrés.Aujourd’hui il est le galant marmiton. Il m’a cueilli cebouquet.

Devant l’assiette de Martine plongeaient dansun verre des pensées, des jonquilles, des marguerites tressées enune sorte de palme telle qu’on en voit sur les reposoirs.

– C’est d’un très joli arrangement, ditBuguet.

– Oh ! fit Agathon avec la moue d’unconfesseur indulgent.

– Et vous m’avez l’air d’un rival fortdangereux, continua le jardinier.

– Je n’ai qu’un amour, déclaraonctueusement Agathon Piedfin, c’est celui de la très Sainte ViergeMarie.

– En ce cas, lui jeta le chef, pourquoias-tu remis l’autre jour à Martine un bouquet avec le billet où tuavais griffonné des vers ? Et des vers composés par le roilui-même pour Mme d’Étioles et que tu copias entripotant des papiers qui ne te regardaient point ! Car cen’est pas dans le catéchisme du diocèse que tu les astrouvés !

Agathon baissa vers son assiette son nezpointu.

– Quel est ce poème ? demandaJasmin.

Martine imitant l’accent deMme d’Étioles récita :

Non, rien n’est si beau que Zémire.

Ainsi que mon amour, mon bonheur est parfait ;

Dans tous les yeux j’ai le plaisir de lire

Que chacun applaudit au beau choix que j’ai fait.

Ce méchant quatrain commis par Louis XV futcouronné dans la cuisine d’un murmure flatteur. Le chef but à lachambrière de Zémire, à son amant et au marmiton qui soupirait.Agathon leva son verre d’une main tremblante.

Après le repas Martine fit signe à Jasmin dela suivre.

– Madame est à table avec le duc deGontaut, l’abbé de Bernis, M. Jeliotte, son maître de chant,et M. Guibaudet, son maître de danse, dit-elle.

Elle conduisit Jasmin au cabinet de toilettede sa maîtresse. Des miroirs étaient pendus dans tous les coins.Sur la table se trouvaient un coffret-flaconnier en galuchat, untampon à fard, un pilon à parfums, le soufflet à poudre, qui avaitl’air d’une grande chenille rouge dans une boîte en carton, uncouteau à gratter.

– Que d’objets ! dit Jasmin.

Les vases, les porcelaines, les pots avaientdes teintes d’œufs de rossignol et de canard. Des rubans jetésfaisaient songer à des auricules. Près de la porte pendait unepoupée vêtue en religieuse avec trois mouches sur sa joue tropfardée.

– C’est àMlle Alexandrine, la fille deMme d’Étioles, dit Martine.

À côté du cabinet s’ouvrait la garde-robes.Des vêtements étaient suspendus à des patères, s’alignaient dansune armoire, reposaient sur les porte-manteaux. Leur aspect était àla fois riche et printanier : couleurs fortunées de fraises,de pourpres orangés, de lilas ivoirins, de verts d’eau, avec desbroderies, des lamés, des dentelles. Certaines robes s’étalaientcomme des trophées, tous plis éployés. L’une d’elles fit tressauterJasmin.

– C’est la robe queMme d’Étioles portait dans la forêt de Sénart,s’écria-t-il étourdiment.

– Oui dà ! fit Martine piquée etrougissante. Tu as bonne mémoire. Mais ne tremble pas. Personne neviendra nous surprendre.

Le jardinier vit sur l’étoffe de très légèrestraces en forme de larmes.

– L’eau dont je l’ai aspergée pour laranimer, se dit-il.

Il caressa doucement la robe.

– Martine, il faut être bien belle pourporter ces atours ?

– Nenni, ces affiquets enjolivent mêmeles laides !

Martine ajouta avec une pointe dejalousie :

– Si tu voyaisMme d’Étioles à son réveil ! Elle a les yeuxplus fripés que fripons !… Ah ! Si je m’avisais un jourd’être marquise !

Elle lança à Buguet le regard queMme d’Étioles avait jeté à Louis XV en ôtant sonmasque au bal. Il tressaillit.

– Tiens ! Retourne-toi et reste coi,dit-elle.

Docile Buguet regarda par la fenêtre lespelouses désertes.

– Vois ! s’écria tout à coup lasoubrette.

Rapide comme une baladine qui change decostume dans une farce, Martine avait mis la robe deMme d’Étioles. Elle s’approcha de Jasmin, passa sesbras autour de son cou et lui lançant un de ces regards qu’iln’avait revus qu’en rêve :

– Mon amant, soupira-t-elle, mon cœurlanguissait. Je me mourrais d’ennui loin de toi.

Ah ! le son de cette voix, et lesfraîches blancheurs d’une poitrine jeune, d’un col renversé oùgazouillait le désir, et le frôlement de fines malines sentant labergamote ! Une folie monta au cœur du jardinier. Il pritMartine à la taille, se laissa glisser à ses pieds et lui déclarason amour avec des lèvres tremblantes, avec des larmes dans lesyeux, avec des mots candides et tendres que n’avait jamais entendusson amie accoutumée aux galanteries de la valetaille et auxbadinages des nobles libertins.

Buguet couvrait de baisers les bras deMartine. Il se releva, posa ses lèvres sur sa gorge, caressa sescheveux.

– Si j’étais poudrée aussi, murmura lacamériste.

– Tes cheveux bruns ont la couleur dusillon, le soir quand je laisse la bêche pour regarder le cielau-dessus d’Étioles !

Il pressa la camériste sur sa poitrine.

– Va-t’en, Jasmin ! Tu metroubles.

– Non, Martine, je t’adore !

– Jasmin ! L’heure passe. Onpourrait venir ! Que fais-tu !

Elle se rejeta en arrière :

– Pars ! On vient !

Buguet lâcha les mains qu’il avaitsaisies ; il ramassa son tricorne et gagna l’escalier enchancelant.

 

À la demande d’un jardinier, l’après-midi ils’occupa des parterres. Il dégagea un groseillier sanguin desbranches d’un arbuste tardif qui en dissimulait les grappesfleuries. Grâce à lui un buisson broussailleux montra une floraisonprintanière que masquaient les ramées de lilas et de roseaux.

De temps en temps Martine arrivait en coup devent, rouge et peut-être honteuse de la scène du cabinet. QuandJasmin était seul elle l’embrassait furtivement sur les deuxjoues.

Une fois ils virent Agathon Piedfin quiprenait l’air. Son grand tablier lui tombait sur les pieds ainsiqu’une soutane. Il appela un pigeon qui vint se poser sur sonépaule et prendre de la salive dans sa bouche.

– Il a apprivoisé cet oiseau, ditMartine. Ça lui rappelle sans doute le Saint-Esprit.

– Oh ! Martine, répliqua Jasmin,embrasse-moi de cette façon !

Ils unirent leurs lèvres.

Le soir venu, Martine fit souper son ami. Onavait allumé les chandelles dans la cuisine. Pour amuser sescompagnons, Piedfin caressait son pigeon sous la queue etl’obligeait ainsi à tourner sur lui même en roucoulant.

Comme la nuit était tombée :

– Pars, il est temps ! dit Martine àJasmin.

Ils s’embrassèrent une dernière fois.

En traversant le parc Buguet entendit des sonsde violon et de basse. À la clarté de la lune et de quelqueslanternes suspendues à des arbres, Mme d’Étiolesdansait le menuet sur un tapis carré de gazon tondu à l’anglaise.Elle avait mis la robe rose et attentive regardait le bout de sespieds sur l’herbe. Un maître battait la mesure, une pochette d’unemain, un archet de l’autre. Deux musiciens jouaient dans l’ombresous les branches ; un abbé et un seigneur regardaient ladanseuse.

Elle était d’une grâce sans pareille. La luneavait l’air d’inonder d’argent une gerbe de roses. Le visage deMme d’Étioles souriait dans un reflet furtif delumière. Les cheveux poudrés brillaient comme un casque doux. Aumoment où Jasmin la vit, Mme d’Étioles leva sesbras dans la lueur nocturne.

– Reprenez, dit M. Guibaudet, lemaître de danse.

Quand Jasmin fut dans sa carriole, sur laroute qui, par Tigery, Nandy et Saint-Port, mène àBoissise-la-Bertrand, il se prit à chanter sous l’ombre bleue deshauts arbres. Martine et Mme d’Étioles passaientdevant ses yeux, dans la robe rose, l’une avec sa jeunesse verte,l’autre entourée de son aristocratique mystère. Elles se mariaient,se mêlaient dans sa songerie. Leurs regards se rapprochaient en unrayon, leurs sourires finissaient par se fondre, leurs bras, leursgorges, avaient la même blancheur, leurs tailles apparaissaientsemblables, souples et déliées, sous la pression amoureuse deJasmin ou dans la grâce du menuet.

VII

Pendant l’été Buguet reçut plusieurs lettresde Martine. Elle lui annonça d’abord queMme d’Étioles avait le titre de marquise dePompadour. Puis elle fit part du retour du Roi et d’un voyage de laMarquise à Paris. Enfin elle rendit compte, le 14 septembre, del’arrivée de sa maîtresse à Versailles. « Il y avait,écrivait-elle, foule dans l’antichambre du Roi ; Madamedevait être présentée à la Reine, au Dauphin. Elle prit plusieursmédicaments pour se donner du courage. » À la fin deseptembre, Martine écrivit à Jasmin que le Roi et la Marquiseallaient à Fontainebleau et elle pria le jardinier de s’yrendre.

Buguet attela Blanchon à sa carriole et partitau matin. Les feuilles roussissaient à peine. La Seine prolongeaitle sourire de l’aurore ; sur les coteaux pétillait un jourargenté.

Jasmin suivit le fleuve jusqu’à Melun,traversa la ville qui s’éveillait, joliette, posant entre deux brasd’onde une petite île de verdure et de pignons reliée par un pont àtrois arches au quartier de Saint-Aspais : au-dessus des toitsde ce dernier filait plus haut que les alouettes l’aiguille aiguëd’un svelte clocher. Puis Jasmin prit à travers bois la route largeet ombragée qui montait lentement à la Table du Roi, une table depierre, construite l’an 1723 au milieu d’un vaste carrefour etdestinée à recevoir le gibier des traques.

Et voici la forêt ! Les allées s’ouvrentsilencieuses ; les grands arbres, qui paraissent, même enplein soleil, conserver un peu de nuit dans leurs branches, tantils sont anciens, épandent une ombre calme aux futaies. Çà et làsous les ramures, quelques rochers couverts de mousse affectent desformes de monstres lépreux. La solennité de ce décor sauvage ettaciturne met du froid à l’échine de Jasmin. Il fouetteBlanchon : le grelot le rassure dans la forêt profonde etvieille comme la mer. Tout à coup, passé la Table du Grand-Maître,qui ressemble un peu à celle du Roi, un bruit étrange retentit, unemêlée de hurlements, de cris, d’abois. Un cerf apparaît sous lesarbres. À la vue de Jasmin il s’arrête, redresse ses bois, fixe surle jardinier de grands yeux bruns qui pleurent. Puis il baisse latête, se remet en marche, traverse le chemin d’une allure lasse ettriste ; son pelage roux se glisse derrière une roche.

Aussitôt surgit la meute : les chienscherchent la trace de la bête au pied des bouleaux, parmi lafougère. Ils jappent et traînent leurs oreilles basses dans lesfeuilles mortes et les taches de soleil, tandis qu’au fond de laroute, à la clairière de Bellecroix, des piqueurs galopent en habitrouge. Jasmin reconnaît la livrée du Roi.

Pour ne pas être pris dans une chevauchée, ilgagne la croix du Grand-Veneur et par la Route Royale qui vient deParis et que distinguent des bornes marquées de fleurs de lys, ildescend vers Fontainebleau. La voie sylvestre découvre une vastepart du ciel et se borde de façades de verdures, avec les dômespuissants des chênes ; les chemins de traverse apportent letintamarre des chasseurs et laissent voir, à quelque oréelointaine, le passage de chevaux blancs et d’hommes chamarrés.

Bientôt voici les maisons de Fontainebleau.Buguet va remiser sa carriole à l’auberge de l’Âne-Vert.Puis il se dirige vers le château, comme l’a recommandéMartine ; il arrive devant la façade et entre dans la cour duCheval-Blanc. Par cette joyeuse matinée le soleilenflammait les briques et les ardoises des architecturesseigneuriales. Les toits des pavillons brillaient sous un ciel deturquoise où couraient quelques légers nuages. Un coin de l’immensecour était dans l’ombre : si quelque valet en sortait, ilbrillait comme une fleur qu’on expose à l’air. L’un d’eux seprécipita vers Jasmin en levant les bras. Costumé en jaune et vert,– la livrée de Mme de Pompadour – ils’écria :

– Buguet ! Buguet ! Par quellegrâce de Dieu vous trouvez-vous ici ?

C’était Agathon Piedfin. Il avait mis un peude poudre sur ses joues et portait un paroissien.

– Je viens voir Martine, dit Jasmin enriant. À moins que vous ne m’ayez ravi son cœur !

– Je suis chaste comme Suzanne.

– Et ce n’est pas le Saint-Esprit dressépar vos soins qui pourrait séduire Martine !

– Ah ! mon pauvre pigeon ! Ilest bien malheureux et je redoute les oiseaux de proie de laforêt ! En revanche je suis enchanté de me trouver dans cechâteau. Mme de Pompadour m’a autorisé àm’occuper de la chapelle. Je prépare l’encens et j’ai un fer àhosties avec lequel j’en fabrique d’aussi fines que des ailes demouche. Je mets le vin dans les burettes, je lave les nappesd’autel et j’ai frotté les quatre anges de bronze. Mais je vaisvous conduire auprès de Mlle Bécot.

Il mena Jasmin vers la gauche del’escalier ; ils passèrent par un corridor sans portes etarrivèrent dans une seconde cour qui dominait un grand étang :au milieu d’elle s’élevait une fontaine à dégueuleux qui portaitsur son socle un guerrier en marbre, dont le bras tendu tenait unetête coupée. Deux hussards gardaient la fontaine, car son eau étaitréservée au Roi.

Buguet et Agathon prirent un second passagesous les bâtiments, et se trouvèrent dans le jardin des pins – quiarrêta brusquement le fleuriste par l’éclat des palmettes, despanaches et des enroulements de ses parterres.

– Par ici, dit Agathon.

Ils s’engagèrent sous une voûte ronde, ornéede fresques où gesticulaient des divinités nues, et que soutenaiten clef une salamandre d’or couronnée.

– Attendez quelques instants, ditPiedfin.

Il disparut. Bientôt Martine arriva. Jasminfut étonné de lui voir de la poudre comme sa maîtresse.

La soubrette sauta au cou de Buguet quifrissonna au contact de ses bras nus.

– C’était pour me montrer que la poudrete va comme l’aubépine au buisson que tu m’as fait venir ?demanda-t-il.

– Pour cela et pour autre chose. Lamarquise de Pompadour a besoin de tes services.

– De mes services !

– Certes !

Ils montèrent l’escalier, firent quelquespetits circuits dans les corridors et arrivèrent à une vaste salledont l’aspect éblouit Jasmin. Elle était ornée de médaillons oùparadaient des femmes nues et des guerriers coiffés de casqueshéroïques. Ces fresques étaient supportées par de sveltescariatides, nymphes aux ventres triomphants et doux, aux jambeslongues et hardies, au sourire plein d’une jeunesse ardente :blanches elles levaient les peintures comme des corbeillesbrillantes. Sur le sol étaient disposés des paravents. Unebaignoire de porphyre occupait un coin. Martine y versa desbouilloires d’eau fumante qu’un valet venait d’apporter.

– Nous sommes ici provisoirement, dit lasoubrette. Madame la Marquise fera bâtir un ermitage pour elle endehors du château.

Jasmin n’écoutait pas :

– Les femmes ne sont point faites decette manière, dit-il en regardant les nymphes aux jambesfuselées.

– Tu n’as guère d’occasion d’en voird’aussi peu vêtues, répliqua Martine, c’est ce qui te fait douterde la perfection. Moi j’en connais au moins deux aussi belles.

– Vraiment !

Le malin esprit poussait Martine à saisirl’occasion de montrer à son amant la marquise toute nue.

– Oh ! pensait la soubrette, unefemme qui a eu deux enfants a le ventre moins poli, les seins moinsfermes qu’une fillette à son premier baiser.

Elle se promit, son coup fait, d’affronter lacomparaison, ne doutant pas de sa jeunesse, et, affolée par sonamour, ne craignant pas les suites d’une pareille audace.

– Retire-toi, dit-elle à Jasmin.Mme de Pompadour va entrer.

Le jardinier se réfugia dans un petit corridorsombre. Il alla se placer devant une grande fenêtre qui, au-dessusde la Porte Dorée, donnait sur le jardin.

Tout à coup Martine apparut sur la pointe despieds, un doigt à la bouche. Elle chuchota :

– Viens.

Elle prit le jardinier par la main :

– Doucement, doucement ! Qu’on net’entende pas !

Jasmin retenait son souffle. Martine leramenait vers la chambre. Elle le glissa derrière unparavent :

– Regarde par la fente, et repars.

Jasmin embusque un œil entre deux feuilles duparavent. Aussitôt il sursaute et tressaille jusqu’au fond de sonêtre.

Debout dedans la baignoire de porphyre,Mme de Pompadour toute nue se verse du parfumà l’épaule. Quelle nymphe, aussi, blanche et nacrée, au ventre delaquelle des gouttes d’eau ruissellent ! Deux globess’arrondissent à la poitrine, reliant par une double courbe décidéeles touffes de poils châtains qui s’ébouriffent sous les bras. Lalégère vapeur du bain monte autour des cuisses rondes en voiletransparent.

Mme de Pompadoursouriait ; ses cheveux encore poudrés se relevaient entorsades givrées où luisaient des rubis ; ses lèvres étaientfardées. Elle vida sur sa peau éclatante le petit flacon en argentqu’elle jeta ensuite à Martine ; puis elle prit ses seins eten regarda les bouts qui parurent à Jasmin des boutonsd’églantine.

Martine s’approcha de sa maîtresse pourl’essuyer, tandis qu’une autre soubrette entrait, apportant unechemise de batiste et une robe vert-pomme et cerise.

Jasmin s’esquiva. Sa poitrine se soulevait, lesang fouettait ses tempes. Il s’adossa au mur :

– Qu’a fait Martine ?

La camérière arriva triomphante dans sa courtejupe, le visage rosi par les soins qu’elle avait donnés au corps desa maîtresse par-dessus la tiédeur du bain. Sur ses bras nuscoulaient les gouttes claires cueillies sur la peau de laMarquise ; elle avait dégrafé deux boutons de son corsage.

– Eh bien, dit-elle avec un sourireprovocant, n’était-ce pas plus beau que des nymphes enplâtre ?

– Oh ! Martine ! murmuraJasmin.

Elle était près de lui, offrant ses lèvres. Ils’inclina vers elle. Leurs bouches se collèrent comme les deuxparts d’une fraise mûre, ils fermèrent les yeux, leurs mains secherchaient.

– Ne restons pas ici, susurra Martined’une voix soudain tremblante, on pourrait nous surprendre.

Elle entraîna Jasmin dans sa petite chambreréservée dans les anciens appartements deMme de Maintenon et elle poussa le verrou.

Aussitôt Buguet la prend dans ses bras, ladévore de baisers. Les parfums de la Marquise se réveillent dansles chairs de la jolie fille : le jardinier reconnaît l’arômedu flacon que jadis lui a donné Martine et les odeurs defraccinelle surprises à Sénart. Le charme exquis l’enivre à nouveauet attise follement sa jeunesse. Fermant les yeux, il boitavidement les perles d’eau qu’il vient de voir aux hanches de lafavorite et qui scintillent sur les bras de Martine. Il lui paraîtque c’est la nymphe tout à l’heure entrevue qu’il enlace et couvredes attouchements fiévreux de ses lèvres. Les boutons du corsage deMartine sautent, un sein s’échappe : Buguet croit voir un deceux dont la blancheur brillait au-dessus du bain. Martine estpoudrée comme sa maîtresse, elle a le même sourire, avec un rien defard aux lèvres. Ses yeux se noient en une tendre nonchalance, ilspassent des noirs de la mûre aux bleus de la pervenche etrappellent les regards de la dame d’Étioles quand elle se ranima lejour de la grande chasse.

Sur le petit lit les amoureux roulèrent. Letablier de Martine, ses jupons d’un coup furent arrachés.

– Jasmin, que fais-tu !

Jasmin voulait enlever la chemise de sonamie.

– Non, pas cela !

Elle implorait et consentait ; son bonnettomba, elle posa sur l’épaule de Jasmin sa chevelure relevée aussien torsades.

– Non, je ne veux pas, Jasmin !

Elle rabattait son linge, à travers lequelJasmin devinait des rondeurs roses, jusqu’à ses genoux oùs’attachaient des bas blancs coquettement tirés.

– Non, Jasmin !

Mais l’amant voulait revoir la nymphe :la chemise tomba. Frileuse et ardente, la soubrette plongea sonvisage dans l’oreiller, cacha d’une main son giron, de l’autre sesseins.

– Je t’aime, murmurait Jasmin dont ellesentait le souffle chaud au bas de son oreille.

Il lui prit les mains. Martine poussa un grandcri de douleur et de joie. Jasmin la possédait ; elle luidonna ses lèvres en grinçant des dents, puis, serrant son amoureux,se livra toute.

Revenue à elle, Martine s’assit au bord de sacouchette et se prit à pleurer. Le bonheur d’être femme, l’imprévude sa chute lui gonflaient le cœur. Le mal avait disparu. Elleressentait une langueur délicieuse. Des baisers de Jasmin il luirestait une fête par toute sa chair.

Buguet lui serrait la taille.

– Qu’as-tu, Martine ?

Elle poussa un sanglot, se pencha sur l’épaulede son amant :

– Tu m’aimeras toujours ?

– Toujours.

Alors elle s’aperçut de sa nudité.

– Dieu ! J’ai grand’honte !

La soubrette se rhabilla à la hâte :

– SiMme de Pompadour m’appelait !

Elle s’enfuit en disant :

– Reste, je reviendrai.

Jasmin rumina les délices des courts instantspassés. Une fierté de mâle se mêlait à sa joie.

Martine revint. Elle jeta à Buguet un regardcâlin et honteux.

– Mme de Pompadourm’a grondée. Mais j’ai prétexté que tu étais arrivé et que j’avaisdû t’aller chercher dans la cour du Cheval-Blanc. Elleattend.

Jasmin sursauta :

– Que me veut-elle ?

– Rien de mal, nigaud !

Buguet rajusta sa cravate, caressa sachevelure, dont Martine refit le nœud. Elle épousseta l’épaule deson amant :

– Te voilà beau comme un astre !

Elle le poussa par le bras. Ils entrèrent dansla pièce où se trouvait la baignoire de porphyre flanquée de sonfond mouillé en mousseline brodée ; l’atmosphère moite fitrougir Buguet. Puis Martine glissa son amant dans l’entrebâillementd’une porte. Il se trouva en présence deMme de Pompadour.

Entourée de paravents qui lui faisaient unechambre plus intime dans une grande salle au plafond noir, elleétait assise sur le fauteuil léger qu’on appelle« mirliton », tout près de la fenêtre. Sa robe vert-pommeet cerise disparaissait sous un peignoir de percale : sesfemmes la poudraient. L’une d’elles pressait le soufflet : lapoussière blanche voletait autour du visage de la Marquise quitenait un cornet devant ses yeux. À côté se dressait une table decoiffure chargée de boîtes à mouches, de peignes et d’un gracieuxmiroir au-dessus duquel une petite colombe dorée couvraitamoureusement sa compagne.

Jasmin tournait son chapeau dans ses doigts.La Marquise relevant son cornet :

– Je vous reconnais, dit-elle. Je ne vousai vu qu’à Lieusaint et à Étioles. Mais vous fûtes obligeant pourmoi. Quant à vos fleurs je les trouve ravissantes. Ne rougissezpas ! Vous avez des espèces de tulipes et de jacinthes que jene connaissais point. C’est joli comme le carnaval à Venise !Les couleurs pétillent, et pourtant se marient comme sur la palettede Boucher !

Mme de Pompadour d’ungeste de sa main blanche dissipa la poudre qui planait encore.

– Pose-moi trois mouches, dit-elle àMartine. Une galante, une enjouée et une friponne !

Puis se tournant vers Buguet elle lui désignaun rouleau d’étoffe sur un tabouret :

– Étalez cela sur le sol, vous verrez ceque j’ai commandé d’après vos fleurs.

Buguet déploya une soie où, sur un fond blancet vert d’eau, il reconnut ses tulipes et ses jacinthes peintes etordonnant des guirlandes qui s’enlaçaient.

– C’est aussi un jardin, dit laMarquise.

– Oui, Madame.

Jasmin était abasourdi.

– Vous avez travaillé au château deVaux-Pralin, au château de Fleury-en-Bière, à celui deCourances ? continuaMme de Pompadour.

– Oui, Madame !

– Vous êtes excellent jardinier.

– Je ne sais point, Madame.

– Et je vais vous attacher à mamaison.

Buguet fit un geste de surprise.

– Cela vous effraie ? demanda lamarquise en riant. N’ayez point de crainte. J’aime les jardinierset les jardins.

Buguet se jeta aux pieds de laPompadour :

– J’accepte avec bonheur, Madame !C’est la vie que j’avais rêvée.

– Puisque vous voilà à genoux, reprit lamarquise riant toujours, prenez mon miroir et présentez-le-moi.

Jasmin saisit le petit cadre aux colombesamoureuses et le tint à hauteur du visage de la noble dame qui sepencha pour voir si ses mouches étaient assez piquantes.

– Comme vous tremblez, dit-elle. Ondirait que vous êtes à genoux pour la première fois devant votrebien-aimée.

Jasmin faillit lâcher le miroir.

Mais la Marquise se leva. Elle était animée.Un peu de véritable roseur apparaissait sur son visage pâle,au-dessus du fard. Elle se parla à elle-même en une sorted’exaltation d’artiste :

– Des fleurs ! Des fleurs !Avec des fleurs je ferais des jolités plus fines qu’en Saxe, desrobes qui auraient leur éclat, leur parfum, des bijoux et desmeubles qui auraient leur grâce, et, qui sait ! des châteaux,des palais ! Et cela sortirait de mon âme !

Elle s’assit, essoufflée, murmura :

– Et le bon docteur Quesnay vient de merecommander d’être calme. Rien ne m’est permis.

Elle poussa un soupir :

– Jasmin, je fixerai le prix de vosservices. Et je vous dois déjà beaucoup ?

– Rien, Madame.

– Rien ! Ce n’est point Floreelle-même qui vous fournit la croûte et le vin ?

– Oh ! Madame !

La Pompadour regarda le jardinier quirayonnait de grâce confuse et de jeunesse aimable.

– Vous êtes généreux, dit-elle enbadinant. Je veux l’être aussi. Et comme je suis maîtresse, je puisvous obliger à accepter.

Elle saisit un papier sur une table, trempaune plume d’oie dans l’écritoire, jeta un chiffre et unparaphe.

– Allez chez mon trésorier.

Jasmin prit le billet, le serra sur son cœur,s’inclina et sortit. Il retrouva Martine dans la petitechambre.

– Jasmin, nous nous marierons ?

– Quand tu voudras, Martine !

VIII

Le lendemain Buguet s’éveilla tôt, ouvrit unvolet : des brumes d’or planaient sur la Seine, les oiseauxchantaient au marronnier d’Inde, dont un fruit creva et fit roulerdeux petites balles brunes devant les théâtres de fleurs oùverdissaient des lauriers-thyms. Une buée couvrait les grappes deraisins le long de la façade. Des pigeons roucoulaient sur le toit.Le sorbier planté à l’entrée du verger éclatait comme uneflamme.

La mère Buguet sortit de la maison, ouvrit lepoulailler. Les volatiles s’élancèrent, battant des ailes etsecouant leurs bonnets sanglants.

L’apparition de la bonne ménagère mit duchagrin au cœur du jardinier.

– Oserai-je jamais lui avouer que je vaisla laisser seule ?

Il descendit, embrassa la Buguet plus fort queles autres jours.

– Tu es bien tendre ! dit lavieille.

Au repas de midi Jasmin annonça son prochainmariage et son engagement chez la marquise de Pompadour. Il le fiten rougissant, le nez dans son assiette.

La Buguet leva les mains :

– Ai-je bien entendu !

La paysanne pâlit :

– Y penses-tu ? Abandonner la maisonde ton père, ce jardin, notre gagne-pain, où tu es ton maître, etça pour aller travailler à gages, râtisser les allées sous les pasd’une enjôleuse d’hommes ! Ah ! Ayez donc des enfants,esquintez-vous pour leur assurer un abri ! C’est une pitié,une pitié !

Jasmin ne disait rien. La mèrereprit :

– Quel lièvre possédé de l’esprit a passépar nos choux ! La vieille Fourgonne qui est morte (Dieu aitson âme) m’avait bien prédit, en tirant les cartes après tanaissance, qu’une grande dame ferait notre malheur à tous !Ah ! Jasmin ! Jasmin !

Elle se leva en sanglotant, gagna sa chambre,où elle ne voulut pas que son fils entrât.

– Laisse-moi seule. Je vais prier le bonDieu.

 

L’hiver fut pluvieux. Jasmin passa le temps àjardiner, quand le ciel était propice, à ranger les graines parpetits paquets, à réparer les pièges à loirs. Martine ne vint ni àNoël, ni aux Roys. La soubrette écrivit de Paris que la mère deMme de Pompadour était morte le 24 décembre etque cela peinait beaucoup sa maîtresse. Cependant quelques semainesaprès elle faisait savoir que la Marquise allait acheter la terrede Crécy, près de Dreux, et se disposait à replanter le parc etrefaire les ailes du château. Elle ajoutait : « Nousretournons à Versailles, car il y a un concert dans trois joursavec Mademoiselle Fel et Monsieur Jeliotte, et Madame de Pompadourtient aussi à présider dans son cabinet d’assemblée aux jeux.J’espère qu’on nous trouvera des emplois pour le parc deCrécy. »

D’autres obtinrent ces places, car Martinen’en parla plus et ses nouvelles devinrent rares.

Ce silence désola Jasmin. Il avait dûconfesser au curé de sa paroisse sa faute avec sa promise. Le bonprêtre lui donna l’absolution en l’exhortant à se marier au plustôt. Il venait de temps en temps rendre visite au jardinier. Parmiles fleurs, il n’aimait que la grenadille, qui est celle laPassion. En été il en cueillit une :

– C’est un miracle du bon Dieu,expliqua-t-il. Il y a figuré les principaux instruments de lapassion. Les feuilles nous représentent l’habit dont les juifsrevêtirent Notre Seigneur, et leurs pointes aiguës les épines quicouronnèrent sa tête. Ces petits filets couleur de sang n’est-cepoint les fouets qui le flagellèrent ? Cette colonne rappellecelle où il fut attaché.

D’autres jours, le vénérable curé, endégustant un verre de vin, exhortait l’amoureux à la patience.

– Il faut en avoir chez les grands. Ilsne songent pas tous les jours à leurs sujets et à leurs promesses.Mais vous pouvez être sûr de la fidélité de Martine. Je lui aienseigné la religion, et je connais son cœur. D’ailleurs lapatience est une vertu chrétienne. Combien d’années Jobrespira-t-il sur son fumier et saint Siméon le Stylite sur sacolonne ? Ils ne vivaient pas comme vous parmi les roses.

En octobre Jasmin n’alla point aux vendanges.Un jour de ce mois que la mère Buguet entrait chez elle avec unecitrouille sous le bras :

– On dirait que tu portes la roue de lafortune, lui jeta Jasmin.

– Il vaut mieux la tenir que de couriraprès sur les routes de Paris et Versailles !

La vieille avait fini par souhaiter que sonfils n’épousât point Martine.

– On dit pis que pendre deMme d’Étioles, insinua-t-elle. Des gens decondition qui traversaient Melun, il n’y a pas longtemps,racontaient que c’est une intrigante de basse naissance qui fait lahonte de la France, qu’elle est la fille d’une maquerelle et d’unvoleur !

– Ils ont menti ! hurla Jasmin rougede colère. J’eusse été là que j’aurais arraché leur langue !Le Roi admettrait-il pareille femme à la cour !

– Comme te voilà !

 

Il ne se passait rien que de banal dans levillage. Eustache Chatouillard vint annoncer son mariage avec lafille d’un ébéniste de Corbeil et invita Jasmin à la noce. Il yalla. Quelques semaines plus tard, un matin de novembre, des éclatsde voix s’élevèrent dans la rue. Tiennette Lampalaire, échappée duchâteau d’Orangis, sautait les ruisseaux avec des bas roses et dejolis souliers à boucles. Accroché à la grille, le vieux marquis,la perruque de travers, les joues rouges, montrait le poing à lagarcette. Quand elle se retournait, il lui envoyait un baiser.

– Damnée femelle ! dit Gourbillon àl’agaçante noiraude, tu as eu affaire au vieux marquis !

– Point du tout ! Il me mit bas etsouliers, en essayant de vilaines caresses. Mais je suis partiesans qu’il m’en coutât rien !

 

Le 1er janvier 1747 (il y avaitplus d’un an qu’il n’avait vu Martine !), Buguet reçut de sapromise une lettre où elle le suppliait d’attendre encore.Mme de Pompadour était si occupée ! Ellepréparait le théâtre des petits appartements auquel n’avaient partque trois ou quatre grands seigneurs, des gentilshommes des menusplaisirs et quelques gens de la grande domesticité. « Ausurplus,écrivait Martine,Mme de Pompadour n’oublie point lejardinage. Elle vient de terminer deux dessins, qui seront gravésen jaspe vert. L’un représente le trophée qui serait le tien :arrosoir, bêche, ratissoir, serpette. L’autre des amours nus (quen’est-ce toi !) cultivant des lauriers. » Martineenvoyait des compliments, des vœux, des baisers, d’une écrituretoujours plus fine et d’un style plus relevé.

– Elle devient bien évaporée, soupira laBuguet.

Jasmin eut un geste triste et l’années’achemina vers Pâques par les temps d’averses et de neiges.

Buguet envoyait à Martine des épîtresbrûlantes où il décrivait son impatience : « Tout mesemble lugubre ici, je n’attends plus les fleurs et les fruits desarbres, mais bien ta venue, car c’est elle seule qui ferait majoie. Je ne lis plus les livres de M. de la Quintinye,bien que j’aie beaucoup à y apprendre encore pour le temps où jeserai chez Mme la marquise, un temps qui m’apparaîtcomme le paradis au bout de la vie. Tu devrais en hâterl’arrivée. » La soubrette répondait qu’elle ne pouvaitrien faire, qu’il était défendu d’interroger les maîtres.« Mais Mme de Pompadour est toujoursbien disposée à notre égard, écrivait-elle. Elle va faireconstruire un château près de Paris. Nous serons les jardiniers etAgathon Piedfin entrera dans les cuisines. Il est toujours aussibigot et épris de ta Martine. Les autres se moquent de lui. Ils luioffrirent à sa fête un chapelet d’oignons et lui firent manger sansqu’il s’en doutât son pigeon, son saint Esprit, aux petits pois. Ilen a pleuré et j’eus pitié de lui. »

Jasmin se sentait envahi par un secretdésespoir. Ses joues devenaient maigres, son front soucieux. Ildélaissait ses plantes, négligeait son jardin, ne lisait plus queles missives de Martine qu’il portait sur lui, avec le billetparaphé par la Pompadour.

Enfin au bout de l’année, il reçut une grossenouvelle : « J’arrive à Boissise en avrilprochain ; nous nous marierons en mai et nous partironsretrouver Mme de Pompadour. »C’était signé MARTINE en grande écriture joyeuse.

 

Le mariage eut lieu dans les premiers jours demai 1748.

La veille, un vendredi, une lourde pataches’arrêta devant la maison du jardinier. Un long personnage maigreen sauta, leste, et pirouetta sur lui-même.

– Buguet ! s’écria-t-il.Buguet ! Est-ce ici ?

Jasmin apparut.

– Agathon Piedfin !

– C’est moi-même !Mme la marquise de Pompadour me charge d’apporterdes présents pour le repas de noce et d’accommoder les mets pendantque les mariés seront à l’église.

Jasmin troublé ne sut que répondre. Sa mèrearriva. Elle avait fini par se faire une raison au sujet du départde son fils. La magnificence de la Marquise la toucha.

Agathon prit dans la patache des paquetsenveloppés de linges.

– N’y touchez pas, disait-il.

– Qu’y a-t-il là dedans ? demandaMartine.

– Vous verrez demain !

La tante Laïde poussa des exclamations, futdésolée de ce qu’Agathon ne pût aller le lendemain à l’église. Elledéclara qu’elle resterait avec lui :

– Il ferait beau voir qu’on laissât toutfaire à cet aimable jeune homme ! Je renoncerai de grand cœurà la messe, j’écosserai les petits pois et je goûterai les platspour voir s’ils nous conviennent. Ah ! C’est qu’on n’est pasaccoutumé aux sauces qui emportent la goule ! Les épices,c’est bon pour ceux qui ont le goût affadi par le trop defrippe !

Agathon, vêtu avec une certaine recherche,portait un joli bas de soie. Il avait un pied très court, dont ilexagérait la petitesse.

Il demanda un tablier pour plumer des chapons.Martine dénoua celui qu’elle portait, en passa la bavette au cou ducuisinier, qui leva les bras et frissonna étrangement en se sentantenveloppé de la toile encore chaude du corps de la soubrette.

Tout le monde travaillait chez Buguet.Tiennette Lampalaire fourbissait avec de la cendre le cuivre d’unpoëlon.

– Voilà que ça brille ! dit-elle.M. Agathon pourra y mirer ses oreilles pointues. Tiens !Il ressemble à une bête en marbre de chez le marquis d’Orangis,comme qui dirait une espèce d’homme qui a des pieds de bouc. Çacourt les bois aux trousses des filles. Eh bien ! siM. Agathon voulait être mon mari, je voudrais voir avant s’ila des pieds de chrétien.

 

Le lendemain tout le village était en rumeur.Le monde disait que la marquise de Pompadour avait envoyé sonmeilleur cuisinier pour fricoter le repas de noce.

Nicole Sansonnet, la pêcheuse d’anguilles,affirmait que c’était le même qui, à certains jours de fête,inventait pour le Roi quarante plats d’entrée, neuf rôtis, sanscompter les desserts.

Le dernier béquillard quitta son escabeau pourvoir au passage les élus d’un tel festin.

Il faisait un joli temps de mai. La cloche dela petite église envoyait des sons grêles aux muguets des boisvoisins, aux dernières fleurs des pommiers. Des tourterellesroucoulaient dans le parc du marquis d’Orangis.

Le cortège eut peine à sortir de l’église.Tous voulaient saluer Martine. Elle apparut aux derniers accords dupetit orgue.

La mariée portait une robe de guingan bise etrose, qui faisait bien valoir son teint ému. Une fantaisie deJasmin lui avait mis au corsage un bouquet de narcisses. Un petitbonnet blanc la coiffait.

À la maison, Piedfin effeuilla un parterre depivoines pour en faire un chemin aux mariés. Il posa des gerbes delys-flamme des deux côtés de la porte. Au retour de la messe, cefurent des cris d’admiration :

– On dirait que c’est fait par un ange,dit la tante Gillot.

Agathon baissait les yeux. Il les releva surMartine avec une flamme au fond de ses prunelles troubles.

Nicole Sansonnet dilatait ses larges narinesdu côté des casseroles :

– Oh ! oh ! On en attrape plusavec le nez qu’avec un râteau !

À ce moment la vieille marquise d’Orangis etune de ses cousines passèrent. Ces dames revenaient de la messe demariage ; en guise de cadeau, elles avaient payé le violoneux,car elles étaient de dure desserre, comme les arbalètes de Coignac.Pratiquant les modes de l’ancien régime, elles se coiffaient defontanges avec des passes de rayons qui leur mettaient comme desqueues de perroquets bigarrés par-dessus le front et donnaientl’air à ces précieuses d’avoir caqueté aux boudoirs de laMaintenon. Elles portaient de raides gourgandines, des engageantes,et sur leurs joues du rouge de Portugal et des mouches, dont l’unese garnissait de petits brillants.

Sans faire attention aux manants quigrouillaient autour d’elles, l’une des marquises regarda le mignonbourdaloue que sa cousine tenait – un vase exquis pris en vue deslongueurs du sermon, – en porcelaine de Saxe, avec émauxtranslucides verts et rouges sur fond blanc.

– Grand Dieu, qu’il est coquet, maispetit !

– Ma bonne, je ferais dans un tuyau deplume sans en mouiller les bords.

 

L’oncle Gillot à l’intérieur de la demeure deBuguet criait :

– À table ! À table !

On plaça les mariés au milieu. Ils s’assirenten hésitant devant les jacinthes et les primevères qui ornaientleurs assiettes.

Gillot leur trouva l’air de deux corps sansâme.

– Si vous m’aviez vu le jour de manoce ! s’écria-t-il.

Il se tourna du côté de sa femme :

– Tu t’en souviens, Théodosie ?… Ettoi, la Buguet ?

La Buguet haussa les épaules avec un air derésignation et Martine esquissa un sourire vague. La mélancoliel’avait prise tandis qu’elle écoutait l’orgue à l’église. Ellesongeait à la chasse de Sénart, à la robe rose de sa maîtresse, aumatin de Fontainebleau, et à tout ce qui se passait au fond du cœurde Jasmin. La jeune femme se disait qu’en vérité ce n’était paselle qu’épousait Buguet. Bien qu’elle fût heureuse du mariage,Martine se sentit presque un regret des artifices dont elle avaitusé pour séduire son promis. Il lui semblait qu’une étrangèreprésidait à la table et que Jasmin, malgré ses rubans blancs à laboutonnière, ne lui appartenait pas.

– Ah ! sans la Marquise la fêteserait moins splendide, mais je serais tout à faitcontente !

Les convives attaquèrent les andouilles à lapistache qu’Agathon avait apportées. Martine croqua des olives. Onn’en avait jamais vu à Boissise-la-Bertrand. Tiennette voulut ygoûter. Elle fit la grimace, cracha sous la table.

– Ça ne vaut pas un radis rose, déclarala femme d’Eustache Chatouillard, qui était enceinte à son huitièmemois.

– Voilà des radis roses, lui dit NicoleSansonnet. Avalez-en une poignée avec les feuilles. C’est souverainpour les femmes quand les cheveux de l’enfant commencent à leurtourner sur le cœur.

De son côté Euphémin Gourbillon, pour amuserla société, tirait un petit livre de sa poche et le passait à sesvoisins. C’était l’Almanach des cocus.

– L’image représente une « forge àcornes », expliqua-t-il.

La tante Gillot referma le livre avec pudeur,mais son mari s’écria :

– Eh ! Eh ! Ça donnerait desidées !

Tiennette se précipita pour voir. La tanteLaïde déclara :

– C’est dégoûtant. Il n’y a que leschiens qui font cela en plein air !

Euphémin reprit le livre et lut quelquesépigrammes :

– Pour le mois de janvier !

Quand Dieu bénit le mariage

L’eau devient vin et tout est beau,

Mais lorsque sans lui on s’engage,

Le meilleur vin se change en eau.

L’oncle Gillot se leva :

– Pour toi, Jasmin, l’eau se changera envin, tout comme aux noces de Cana !

Gourbillon reprit :

– En août :

L’on doit à Dieu le plus beau cierge,

Quand on trouve un objet dont la vertu tient bon.

Mais qui prétend n’épouser qu’une vierge

Peut, sur ma foi, rester garçon.

Martine rougit très fort.

– Ah ! Celui-ci n’est point pournotre mariée, s’écria Cancri. Nous répondons de sa vertu.

Agathon annonça des « pyramidesd’Égypte ». Elles étaient faites de rouelles de veau et dejambon hachés menu et épicés. Piedfin les déposa délicatement surla table.

– Quelles affaires en pointe !s’écria la Monneau.

– Des Pyramides d’Égypte ! Cela doitêtre une recette qui date des Grecs, comme le jeu de l’oie,sentencia Gourbillon.

Les invités les trouvèrent délicieuses. Gillotn’avait jamais rien mangé de pareil !

– Es-tu heureuse d’être au service de laMarquise ! dit-il à la mariée.

– Et que Martine doit être contented’emmener son mari chez pareille maîtresse ! ajoutaCancri.

– Ah, oui, je suis bien contente, soupiraMartine.

Elle avait envie de pleurer.

– Tu es heureuse, Martine, murmuraJasmin.

Il embrassa sa femme dans le cou.

– À la bonne heure ! approuvaGillot. C’est pour ça qu’on se marie !

On mangea des chapons du Mans dorés à point.Puis Agathon apporta à bras tendus un cochon de lait croustillantqui tenait un citron entre ses dents. Les pattes étaientenrubannées de blanc.

– Les jarretières de la mariée !cria Eustache.

Agathon présenta le plat aux époux et d’unevoix onctueuse (il avait appris à prêcher !) ildéclama :

– Martine, ceci vous est offert par tousvos amis de l’office. Qu’il vous plaise de l’accepter !

Il découpa lui-même et chacun se recueillitpour goûter au mets qui sentait la truffe.

– On se croirait au ciel, affirmaTiennette.

Le cuisinier disparut pour préparer ledessert. Gillot fit apporter des bouteilles.

– Eh bien, mon garçon, dit-il à Jasmin,tu ne dis rien, tu ne bouges pas. Il faut boire, un jour de noces,pour se donner des forces ! Voyons, vide ton verre !Asticote-le, Martine !

– J’ai beau faire, dit celle-ci.Jasmin !

Le marié donna un nouveau baiser à safemme.

– On pourrait les compter, déclaraMartine.

– Ils seront plus abondants ce soir, fitGillot. N’est-ce pas, la mère Buguet ?

Dans son coin Tiennette avouait :

– Je serai bien contente d’aller encondition à Paris.

– À Paris ? répliqua la Monneau, lesgraillons de ton espèce n’y manquent point ! Et pour une quis’en tire honnêtement, combien tiennent boutique su’l’devant ?Ce métier-là n’est pas fait pour t’embarrasser, mâtine !

Rémy Gosset intervint :

– Allons ! allons ! tanteLaïde ! Faites pas la rodomont ! On sait que vous avezété ravaudeuse à Paris et que dans un tonneau de ravaudeuse il y aquelquefois place pour deux !

– Oui da, fit la Monneau piquée, et demon métier j’ai gardé le secret de bien des mollets et la façon detricoter un bas qui ne déforme pas la jambe d’une bellefille ! À preuve le cadeau que j’ai préparé pour Martine.Tiens, détache la ficelle, petite !

Elle passa un paquet à Tiennette, qui se mit àdéfaire le nœud avec ses dents.

– Pouah ! s’exclama la fillette,vous avez donc mis ça avec vos fromages ?

– Où que tu voulais donc que je lesmette ? C’est la seule armoire qui ferme à clef et où les ratsne peuvent atteindre ! Mais ça ne doit pas sentir si fort, carj’ai pris soin de les mettre avec mon linge sur la planche dedessus et les fromages sont en bas.

– Sentez ! sentez ! ditTiennette, faisant passer le présent.

Le dessert vint et apparut un « puitsd’amour » empli de confiture.

– Un puits d’amour, c’est vraiment pourun repas de noce !

Les mariés durent se serrer la main au-dessusdu gâteau. Piedfin servit ensuite des délicatesses qui portaientdes noms inconnus : semelles à la Dauphine, bâtons royaux,meringues, biscotiers.

Ces friandises exaltèrent les convives. Latante Monneau poussait des soupirs.

– Quels parfums !gémissait-elle.

Agathon offrit des vins plus délicats envoyéspar la marquise. La femme d’Eustache en avala de telles lampées queson mari lui dit :

– Tu veux donc que notre enfant vienne aumonde en nageant ?

Devant ces liqueurs, qu’il trouvait divines,Euphémin s’exclama :

– Vive la Marquise dePompadour !

– Il y a deux reines au repas, affirmaRémy Gosset, la Marquise et Martine !

– Vive la mariée ! Vive laMarquise ! brailla toute la noce.

Martine devint verte comme si une vipère l’eûtpiquée.

Jasmin se leva en chancelant. Tiennettesilencieuse frappait doucement sur le dos de la mère Buguet quipleurait à chaudes larmes.

On trinqua. Euphémin Gourbillon prononça undiscours. Il parla de la sainteté du mariage.

– T’as l’Almanach des cocus dansta poche ! interrompit Tiennette.

– Tison d’enfer ! vociféraGourbillon.

Il acheva sa harangue en appelant la Buguetune heureuse mère ; puis le violoneux vint chercher les mariéspour les conduire à la danse.

Martine était fort attristée des rêveries deBuguet. Afin de le rappeler à elle, en se levant pour aller au balchampêtre, elle songea à la façon dontMme de Pompadour entamait le menuet.

 

Prévenus par la musique, le marquis d’Orangiset ses compagnes sortirent pour voir la fête villageoise. Legentilhomme avait une perruque à la financière qui paraissaitlourde à ses épaules. La marquise relevait avec dédain son nezmajestueux de Junon où elle avait posé une mouche de jadis,« l’effrontée ».

 

Jasmin ouvrit le bal avec Martine au bord dela Seine et la marquise dut avouer que la rustaude avait la grâcede l’ancien temps. Laïde offrit la main au vieux Gillot etTiennette dansa avec tous les garçons, ce qui agaça fort leseigneur d’Orangis.

Tandis que les invités continuaient à sautersous les tilleuls, les mariés se promenèrent au bord du fleuve.

Jasmin regardait l’eau rosie par le soirtombant.

Martine mit sa joue sur l’épaule de sonmari :

– Tu songes à Étioles et à Paris où nousallons nous rendre ?

– Oui, Martine, répondit Buguet qui nesavait pas que la soubrette connaissait les secrets de soncœur.

Des larmes coulèrent sur les joues pâles de lamariée.

– Eh bien, Martine, qu’as-tu ?

– J’ai vu tout à l’heure deux corbeauxpasser en criant. J’ai peur.

– Folle, murmura Jasmin.

IX

La marquise de Pompadour laissa Martine et sonépoux un mois à Boissise-la-Bertrand. Puis elle lui ordonna de larejoindre avec Jasmin à Paris.

Le jour du départ, on se leva avant le soleil.La mère avait les yeux rouges. Elle donna à Martine un chapelet quiavait appartenu à l’aïeule de son fils :

– Égrène-le souvent et pense àmoi !

L’excellente femme remit aussi à sa bru unpoulet grillé, une miche de pain, de la galette froide :

– Vous allez faire un si long voyage,vous vous rendez si loin, mes pauvres enfants ! Et Dieu saitoù vous entraînera votre diablesse de marquise !

Elle fit des recommandations àJasmin :

– Sois bon mari, récite tesprières !

Les apprêts du départ s’accomplissaient à lalueur de deux chandelles. Tiennette vint, malgré qu’il fît encorenuit ; elle dit à Martine :

– Tu m’écriras si tu deviensenceinte.

Elle embrassa sa grande amie et lui glissa àl’oreille :

– Tu m’embaucheras chez la marquise dePompadour.

– Je te le promets.

Jasmin consolait sa mère :

– Nous reviendrons souvent, et turecevras tous les mois de longues lettres. Les Gillot et RémyGosset viendront te voir et Cancri veillera sur toi. Dirige Ligouydans les corvées du jardin. Il connaît mes arbres. Si tu as peur,Tiennette logera ici. Et puis quand notre fortune sera faite, nousvivrons ensemble à Boissise.

– Votre fortune, soupira la Buguet ensecouant la tête, elle était dans cette petite maison.

Tiennette et Martine mirent au fond de lacarriole de Jasmin les caisses avec les vêtements, les branches debuis bénit à Pâques, puis des flacons d’eau divine à l’esprit devin préparés par la mère Buguet.

– Ces douceurs vous feront plaisir quandvous serez le soir à deux, dit la vieille.

Le froid de la nuit entrait par la porteouverte, avec le silence que troublait le grelot de Blanchon.

La Buguet servit du lait chaud. Après l’avoirbu on s’embrassa une dernière fois et les deux époux montèrent dansla voiture.

– Que Dieu vous garde, murmura la mèreBuguet.

La carriole démarra. Elle n’avait point faitvingt tours de roue qu’on entendit le bruit d’un poing frappant uneporte, puis un immense sanglot. Tiennette disait :

– La Buguet, ils reviendront !

Martine dans l’obscurité devina que Jasminpleurait.

La petite voiture et le cheval, par Boissette,se dirigeaient vers Melun. Jasmin avait revendu son attelage aumarchand, perdant quelques écus sur le prix, et il devait livreravant de partir. Blanchon suivit le bord de la Seine, qui clapotaitpar la brise nocturne.

Bientôt une lueur blafarde se dessina àl’horizon et l’aurore allongea dans les nues une longue barre quifit, avec la flèche élancée de Saint-Aspais, une croix aux brasd’or à travers le ciel. Melun dormait sous ce signe.

Le marchand de voitures remit quelques piècesbien sonnantes à Buguet et aida les jeunes époux à s’installer dansle coche d’eau qui partait pour Paris.

Il y avait déjà à l’entrepont deux moines ettrois nourrices, des paysans, un officier des gardes suisses, desmarchands de volaille. Ceux-ci embarquèrent des paniers remplis depoules, d’oies, de canards, qui se prirent à criailler dans lescordages du tillac.

On partit.

Cinq chevaux traînaient le coche au moyend’une longue corde attachée au mât. Parfois celle-ci, se détendantet frôlant l’eau rosie par le matin, y faisait comme le feu à unetraînée de poudre. Les mariniers sur le pont se préparèrent unesoupe dans une huguenote. L’onde était calme ainsi qu’unmiroir.

Le coche fut bientôt en vue deBoissise-la-Bertrand, devant laquelle il fallait repasser. LaBuguet était au bord de la Seine avec Tiennette. Elles firent desgestes d’adieu. Jasmin regarda sa mère aussi longtemps qu’ilput ; lorsque le bateau s’approcha de Saint-Port, il nedistingua plus que le point blanc de la cornette de la vieille quiremontait la berge. Alors il chercha des yeux le toit de samaison : il le reconnut entouré des cimes de ses arbres. Unpeu de fumée s’éleva du pignon. Jasmin mit sa figure dans ses mainset pleura.

Martine chercha à le distraire.

– Voici les Gillot ! dit-elle.

Ils sortaient de leur tannerie. L’onclecria :

– Revenez pour les vendanges !

Les roches frappées par le soleil du matinavaient des douceurs d’ambre. Les vignobles brillaient. La Seine,après un coude, passa entre la forêt de Rougeau et le bois de laGuiche. Les arbres montraient des verdures tendres.

Dans le coche, les moines caressaient unebouteille de vin : ils buvaient à tour de rôle. Une nourricechantait d’une voix aigre, et l’officier des gardes suissesretroussait sa moustache en regardant Martine à la dérobée.

L’embarcation atteignit Le Coudray, un endroitclair, où la Seine s’élargit et refléta avec éclat le ciel devenutout bleu. Puis ce fut Corbeil, avec ses bastions, ses tours et sesgrands magasins de grains. Comme c’était jour de marché, le ponts’encombrait de charrettes, et les paysans descendaient, surl’autre rive, d’Yerres et de Tigery, par la petite église deSaint-Germain, qui tintait gaiement, haute sur sa butte. Ondébarqua quelques paniers de volailles.

Un peu plus loin apparurent à droite les toitsdu château d’Étioles.

Jasmin se souvint : la Marquise luiréapparut parmi l’herbe enlunée, pleine de grâce avec sa roberose ; il revit son pied, tout petit, qui caressait la verdurenocturne, tandis que le son des violons montait vers le cielprintanier. Il se rappela l’air du menuet qu’il avait en vaincherché jusqu’à ce jour. Rêveur, il regarda un pêcheur qui attiraitun brochet au bout de sa ligne et les chalands qui flottaient augré du courant. Un berger, au milieu des roseaux, s’abreuvait àdeux genoux dans le creux de son chapeau. Des lavandières sepenchaient sur le flot, qui les peignait comme en miniature. Desvillages apparaissaient avec des rideaux d’arbres. On allait passerà Juvisy.

– Mangeons, dit Martine. Midi est loindéjà. Les angélus ont sonné partout.

Elle déchiqueta le poulet, prit sa part etservit Buguet. Les moines demandèrent la carcasse et avant de ladévorer récitèrent le benedicite.

À Choisy, des gens du pays apportèrent à borddes tartelettes. Jasmin en offrit à Martine et l’officier desgardes aux nourrices, dont l’une était jolie.

Du château de Choisy, on ne voyait guère enpassant que les grands toits, le bout d’un jet d’eau, la balustradeet à l’extrémité de celle-ci, au-dessus de parterres quiflanquaient la rive et descendaient jusqu’à l’eau, un salon dresséau bord du fleuve et pareil à un kiosque ajouré.

– Je suis venue parfois ici avec laMarquise, raconta Martine. Elle a fait arranger ce château comme unthéâtre pour une féerie.

Jasmin regarda les toits avecadmiration : ils lui paraissaient couvrir des mystèreséblouissants.

Cependant le coche avançait.

– Nous arriverons bientôt à Paris, mesfrères, dit un moine.

En effet, comme le soleil tombait en unegrande nappe dorée qui rendait la Seine pareille à un fleuve decuivre fondu, Jasmin aperçut à l’horizon sur ce ciel magnifique desremparts, des toits innombrables, un dôme bas à gauche, uneforteresse gigantesque à droite.

– Paris ! clama un marinier.

Buguet regarda, sous les trophées dufirmament, la ville rongée par la lumière.

– Est-ce grand ! dit-il àMartine.

– Dame ! c’est là qu’il y a leLouvre !

– Et cela ? demanda Jasmin enmontrant la forteresse.

– La Bastille. Dieu t’enpréserve !

Ils prirent deux crocheteurs pour les aider àporter leurs mannes. Ayant contourné la Bastille, dont Jasminregarda longtemps les fenêtres scellées de grilles, les grosdonjons, la corniche, les échauguettes et les canons braquésau-dessus des créneaux, ils arrivèrent à la rue Saint-Antoine. Deséchoppes de pâtissiers, de tourneurs, de bimbelotiers,d’apothicaires y flanquaient les murs de la forteresse, comme descages pendues aux pierres grises. Du populaire, par ce soir dejuin, s’ébattait le long de la maison de la Pomponette, qui a uneterrasse fleurie, de la maison de la Tournelle, qui possède unepoivrière, de la maison du Lunetier, qui est pointue. Une vacherieépandait de chaudes odeurs d’étables jusqu’à l’auberge du Liond’Or, où s’attablaient des gardes du Roi et jusqu’à l’hôtel deMayence, devant lequel s’arrêtait un carrosse. Une chaise àporteurs passait, et deux grisettes troussées se hâtaient,entendant sonner l’angélus à l’église Sainte-Marie, qui soutient degrands vases sur des contreforts et dont le dôme est écailléd’ardoises.

Jasmin fut ravi par cette entrée joyeuse dansla ville. Il tirait de cet accueil plaisant bon augure pour sonavenir.

– Dieu t’entende ! dit Martine.

Plus loin les Buguet prirent des rues plusétroites. Jasmin s’étonna de la hauteur des maisons. Il s’amusaitdes coups de fouet des cochers, des embarras de charrettes et devoitures, des auvents des librairies, de l’éclat d’or desrôtisseries qui s’allumaient.

Une grosse femme était assise sur une borneavec, sur ses genoux, un panier plein de bouteilles. Elle tenait unverre d’une main, un bocal de l’autre, et criait :

– La vie ! La vie !

Buguet offrit à boire de son eau auxcrocheteurs qui le suivaient. Ils toussèrent. Cela fit rireMartine.

Une petite fille vendait des pots dans unehotte, clamant :

– De la belle faïence !

La soubrette insinua :

– Pour commencer notre ménage.

– Sotte ! Mais voici chosemeilleure !

Il présenta à sa femme des gaufres à l’étald’un pâtissier.

Quand elle se fut régalée, les Buguetreprirent leur route. Jasmin s’attardait aux boutiques destabaquières, des éventaillistes, des marchands de curiosités,bousculé par quelque petit maître qui descendait de son cabrioletet se retournait pour lancer à Martine un regard arrogant.

Aux approches du Palais-Royal, à la porte d’untraiteur, une vielleuse jouait de son instrument. Buguet s’arrêtacharmé. La musique lui rappela les sentiments qui avaient chantédans son cœur et il songea àMme de Pompadour.

– Viens, dit Martine. Nous sommes enretard.

Ils arrivèrent à un grand bâtiment de briquesrouges, qui était le palais Mazarin, et s’arrêtèrent, aprèsquelques détours, devant un hôtel. Un laquais costumé en jaune etvert les reçut :

– On vous attendait.

Les époux montèrent dans les combles, à unepetite mansarde. Martine était fatiguée. Elle mangea ce qui restaitdes provisions de la Buguet et se coucha.

Jasmin alla souper avec les domestiques.Agathon Piedfin lui sauta au cou. Le marmiton fleurait l’ail et lemusc. Il semblait fatigué, avait les yeux battus.

– La ville me pèse, dit-il. Je suis tropfait à l’existence des châteaux.

Dès neuf heures, il entraîna Buguet dans unerôtisserie, où il allait chaque soir. L’enseigne représentait unsoleil d’or aux lourds rayons entouré de raisins. On avait fini demanger. La salle sentait la sauce épanchée et la lie de vin.Agathon serra la main au rôtisseur, un gros homme qui lui remplitjusqu’au bord un gobelet, ainsi qu’à Jasmin. Le marmiton de laPompadour s’empara d’un pilon de dinde qui refroidissait sur unplat et le plongea dans le sabot plein de sel accroché à lacheminée. Il le dévora.

– Je ne puis manger ma propre cuisine,dit-il. J’aime mieux celle des autres.

Il s’assit à côté de Jasmin et luidemanda :

– Aimez-vous vraiment votrefemme ?

– Plaisante question ! Je ne l’eussepoint épousée si elle m’avait été indifférente.

– Tiens ! C’est qu’à la noce vousaviez l’air distrait, si loin de la mariée !

– Vous avez mal vu.

– Ah ! J’ai pu me tromper, répliquahumblement le cuisinier. L’homme n’est point infaillible. Puis lejour de la noce le marié ne se trouve pas dans la même situationque les autres jours de sa vie. Il est en proie à certainestentations. Son âme est trouble. Il ressemble à un chrétien qui nese serait pas confessé depuis longtemps.

Agathon joignit les mains :

– Moi je me confesse quatre fois l’an.Cela soulage, même lorsque l’on n’a que deux ou trois péchésminimes sur la conscience. Je me promène plus léger aprèsl’absolution. Et si j’avais du loisir je m’approcherais souvent dutribunal de la pénitence.

Il fit remplir les gobelets.

– Et puis je n’aime pas les femmes,déclara-t-il à brûle-pourpoint, d’un ton sec. Elles sont filles deSatan. Ève nous a perdus tous ; et je ne puis voir des jupessans songer au péché originel. Vous aimez les femmes, vous,n’est-ce pas Buguet ? Je lis cela dans vos yeux. Si vousn’êtes point très chaleureux envers Martine (je puis metromper !), votre cœur doit s’enflammer aisément et brûlerpeut-être pour une autre.

Buguet tressauta.

– Oh ! Ce mouvement voustrahit ! s’écria le défroqué. Si mon métier m’oblige àregarder sous le croupion des poulardes (et je fais mon métier avecla résignation qui convient pour gagner le ciel !), je saisaussi plonger dans l’âme humaine et descendre au fond de ces puitsobscurs qu’on nomme les consciences, car je fus tonsuré et j’aifréquenté les moines les plus subtils, les ennemis des capucins,dont ils furent en toute controverse les vainqueurs, j’ai dit lesPrémontrés !

Agathon leva les yeux au ciel :

– Les chers pères, murmura-t-il d’unefaçon extatique.

Il continua :

– Et l’on vit bien chez eux, ils aimentles douceurs et les partagent entre tous. Ils sont aimants,caressants. On ne se sent jamais seul. Et ils vous farcissent lecœur de bons sentiments. Encore un gobelet ?

– Merci, dit Jasmin.

– Voyons, je régale ! repritPiedfin. Et boire du bourgogne n’est point pécher, je vous assure.Jésus changea l’eau en vin. À chaque messe, il se transforme encorelui-même en ce précieux liquide. C’est la boisson la plus sacrée etje me jetterais à plat ventre sous les roues des voitures s’il encoulait, de Champagne ou de Beaune, dans le ruisseau des rues.

Piedfin continua :

– Les pères possèdent des clos d’où l’ontire un vin magnifique.

– Mais pourquoi les avoirquittés ?

– Ceci est un mystère, dit Agathon enbaissant les paupières.

Un abbé entra dans la rôtisserie. Il avait depetites mains de femme. Piedfin se précipita vers lui etl’embrassa. Puis il revint près de Buguet.

– C’est un de mes plus chers amis,dit-il. Ah ! ce saint homme surtout, que je connus jadis auséminaire, m’enseigna à détester les femmes. Je puis vous assurerqu’il les a en horreur. Et je suis enchanté qu’il m’ait appris que,dans la vie, il faut savoir se suffire à soi-même, sans prendresouci de s’encombrer de falbalas, de jérémiades, de petits airsstupides, de soupirs et d’ennuyeuses fadaises ! Ah ! Jene dois jamais, comme ces jolis coureurs dont j’ai pitié, offrirune éclanche de mouton au Treillis vert ou du vin blanc auPavillon chinois – À quelque prétentieuse poissarde, àquelque figurante ou chanteuse des chœurs ! La femellen’empeste point mes nuits ! Et quand j’acquiers quelquepommade à la frangipane ou du vinaigre de Vénus, je me les appliqueà moi-même !

Agathon sourit d’un air malicieux :

– J’aime mieux de Vénus attraper levinaigre que le coup de pied.

– Évidemment, dit Jasmin, qui écoutaitassez ébahi les propos du marmiton.

Agathon tira de sa poche un cure-dents aveclequel il soigna ses chicots.

– Voyez, Buguet, dit-il, combien jeméprise cette engeance. Ceci est un cure-dents à la carmeline. Jeramasse ceux de la Marquise. J’en use avec plaisir. Mais ce que jedéplore, c’est qu’ils ont servi à une femme. Rien n’est impur commela bouche d’une femme ! On y trouve peut-être la plus grandesource de péchés. La bouche savante d’une luronne damne à coup sûrun homme ! Vous rappelez-vous le pigeon que j’apprivoisais àÉtioles ? Je remarquai que les caméristes l’embrassaient. Àpartir de ce jour je cessai de lui donner à boire entre mes lèvres.Ah ! le contact d’Ève ! Quand je fus à votre noce,Martine me passa pour plumer les chapons le tablier qu’elleportait. Il était tout chaud d’elle. Ç’eût été une volupté pourvous, sans aucun doute. Eh bien, il me brûla comme une flamme del’enfer.

– Eh ! Eh ! Pourtant, àÉtioles, vous adressiez des bouquets et des vers àMartine !

– C’était pour l’éprouver, déclara lecuisinier avec l’onction d’un prêtre.

– Quelle idée !

– Ah ! loin de moi toujours l’idéede la fornication que je laisse aux bêtes ! Mais quand je voisune femme à mes côtés, je la tente…

– Vous avez la beauté du serpent,interrompit, Jasmin ironique.

– Je la tente, reprit Piedfin, et si elledonne dans mes embûches, si elle se compromet, je la délaisse, etj’apprends à son père, à sa mère, à son fiancé, si elle estfiancée, la faute qu’elle a failli commettre !

Agathon se redressa, sifflant entre seslongues dents jaunes :

– Ainsi je me venge du péchéoriginel !

– Quel drôle d’homme vousfaites !

Ils bavardèrent longtemps. Dans la rue,Agathon prit à plusieurs reprises la main de Buguet et la pressacomme en ardent témoignage d’amitié.

– Oh ! si tu voulais un jourm’écouter et me croire, soupira-t-il.

On avait éteint les lanternes. Les deuxcompagnons n’entendaient que l’appel prolongé du falot offrant dufeu ou de la lumière aux rares passants.

X

Le lendemain de lourdes voitures s’arrêtèrentdevant l’hôtel. Une fliguette à deux places, pourpre avec despaysages à moulins sur les caissons, pénétra dans la cour.Mme de Pompadour y monta, accompagnée d’unnégrillon habillé de velours. Elle donna un coup de fouet aucheval, qui se cabra et partit. Son grand chapeau de paille battitdes ailes au vent du porche.

Dans les voitures prirent place différentspersonnages. À la dernière, Collin, « le chargé desdomestiques de la maison », fit monter Buguet, avec Flipotte,une camériste, Edme, le porteur de barquettes, Agathon Piedfin etun garçon sommelier. Le même attelage enlevait des flacons bouchésde cire rouge et de quoi, confia Agathon, préparer en plein air lachiffonnade et des cailles à la Xaintonge.

On allait à Meudon. Flipotte se déclaraheureuse de revoir la campagne : elle avait son saoul destoits qui dégoûtent, des essieux gras des fiacres, des seigneursportant becs de corbin qui vous pincent dans les rues. Ellequittait avec plaisir la grande ville où les églises puent lecadavre et les escaliers la fosse d’aisances, où le sang desboucheries se caille sous vos pieds et où des femelles mouchetéeset fardées, assises sur des bornes, en plein midi, insultent aupassage les honnêtes filles. Flipotte était de Touraine :

– J’ai un promis àSaint-Jean-Froidmentel.

Néanmoins la gaillarde se laissait prendre lataille par Edme et par le sommelier, et même baiser sur la gorged’où elle faisait glisser le « venez y voir », quicachait la naissance de ses seins.

– Les libertins !

Elle jetait des regards pleins de feu àBuguet.

– Au moins avec vous on est sage !Vous êtes marié !

Edme s’écria :

– Peuh ! Ce n’est point un motifpour rester coi ! Je sais de grands personnages qui ont passédevant l’autel, et qui ne se gênent pas pour faire l’amour avecd’autres !

L’allusion aux maîtres crispa Jasmin.

– Oui, avec maman putain, comme disentMonseigneur le Dauphin et Mesdames ! s’exclama Flipotte.

Jasmin pâlit. Il avait déjà entendu lepropos.

– Ce n’est pas à nous de répéterpareilles choses, affirma-t-il avec colère.

– Ah ! Ah ! Ah ! s’écriaFlipotte.

Elle approcha son visage de celui de Jasmin etlui chanta d’un air provoquant ce couplet de Moncrif, mis enmusique par Courtenvaux et pris à une parade jouée à la Cour devantle Roi :

Nous autres, jeunesses,

Nous écoutons vos raisons,

Mais dans la belle saison,

Nous nous en battons

Les fesses, les fesses !

Elle frappa deux fois sur ses cuisses et sesyeux noirs eurent une lueur insolente.

Jasmin se tint silencieux. Il regarda lespremiers champs dans la plaine de Grenelle.

Alors on parla du voyage.Mme de Pompadour avait acheté de grandsterrains au bord de la Seine, avant Sèvres, pour y bâtir.

– Ce n’était point assez de la campagnede Montretout, dit aigrement Flipotte. Ça lui convenait mieux, cenom-là !

– Tais-toi donc ! dit Jasmin.

Agathon se pencha vers lui :

– Vous semblez aimer beaucoup notremaîtresse.

– Elle est si bonne, balbutia Buguet.

On s’arrêta à mi-côte, entre Sèvres et desbois qui se trouvaient sur une hauteur. Collin fit descendre Buguetde voiture :

– Voici votre futur jardin, dit-il enricanant.

Le terrain était aride, montagneux, bosselé,plein de pierres, de sables et de mousses. Quelques maigresarbustes disposaient une verdure avare au-dessus d’éboulis.

Jasmin s’engagea à travers le coteau, puis enfit l’ascension. À mesure qu’il montait il découvrait lepays : la plaine qu’il avait traversée et Paris dans unlointain bleu ; de l’autre côté, un village avec une grandeéglise et un château seigneurial, puis des bois, de vastesamphithéâtres pleins de lumières, de hautes collines ondulant auciel d’été. Sur toutes les éminences, des moulins-à-vent. Au bas ducoteau, la Seine contournait une île et passait sous un pont enbois de vingt et une arches. L’eau coulait plus vite qu’àBoissise.

Vers le sommet de la côte, Jasmin s’arrêta.Sur un trône rustique formé de cailloutage et de gazon, étaitassise Mme de Pompadour. Buguet la reconnut àsa robe de satin dont le soleil faisait briller les rubansmulticolores. Il avait entrevu cette toilette au moment où laMarquise quittait son hôtel à Paris. Ici pour se garantir du ventla maîtresse du Roi avait jeté son chapeau de paille à côté d’elleet mis une bagnolette : ce capuchon, couvrant ses épaules, luicachait la figure ; mais elle releva le front et son visagebrilla, avec une mouche au coin de l’œil, sous ses cheveux poudrésà frimas.

Mme de Pompadour tenaitsur ses genoux une chienne gredine qui aboya. Elle regardait,étendu à ses pieds, un plan. Du bout d’une ombrelle fermée elle yindiquait des tracés et des lignes à deux gentilshommes attentifs.Buguet se tint à distance, ne se lassant de regarder en tapinois legroupe éclairé par le soleil au milieu des bouquets d’arbustes etdes ceps de vigne, avec Flipotte qui portait un manteau sur le braset Martine qui tenait un bouquet de fleurs sauvages.

Buguet n’avait plus vuMme de Pompadour depuis sa visite au châteaude Fontainebleau. Sa passion se ralluma aux deux yeux quibrillaient comme des pierres précieuses. Et il reverrait toujoursla grande dame ! Il était de sa maison ! Il se sentit aufaîte du bonheur. La vue de Mme de Pompadourl’enivrait, le grisait. Sa poitrine était trop petite pour contenirpareille joie. Il avait envie de la crier au ciel.

Au bout d’une demi-heure,Mme de Pompadour se leva du siège où ellefigurait une sorte de Flore à falbalas. Suivie des deuxgentilshommes, elle passa à proximité de Jasmin, le reconnut et luifit signe d’approcher.

– Vous voilà, dit-elle. Vous habiterezdorénavant cette maison que je baptiserai plus joliment« Brimborion » ou « Babiole », ajouta-t-elle ensouriant à ses compagnons. Et Collin vous dira ce que vous aurez àfaire, reprit-elle en s’adressant à Buguet. C’est là !

La Marquise désignait au pied du coteau, surle bord de la Seine, les toits d’une maison de plaisance entouréede charmilles.

Elle-même, d’un pas léger, sous le parasol desoie jaune qu’elle avait ouvert et qui plongeait sa figure en unbain d’or fluide, descendit vers Babiole. La chienne gredinearrosait la mousse d’un air insolent.

– C’est l’heure de la collation, dit lamarquise de Pompadour à un gentilhomme qui s’empressait verselle.

 

Au trente juin, le lendemain de la fête deSaint-Pierre, quatre cents ouvriers arrivèrent sous les ordres deMessieurs de l’Assurance et de l’Isle, l’architecte et ledécorateur de jardins. Ils arrachèrent les bouquets d’arbustes ducoteau, à coups de pelles, de houes, de pioches, attaquèrent lesol. La poudre à canon fit voler des roches en morceaux. Descharrettes chaque jour enlevaient les décombres et les sables.

M. de l’Isle montra à Jasmin leplan : d’un château qu’on bâtissait au sommet avec sesdépendances ; il importait de mener par pentes douces unjardin vers la Seine. Les chemins dessinaient des courbes,étageaient des boulingrins et des parterres ; leurs bouclesfinissaient au bord du fleuve à une arcade.

Derrière le château, M. de l’Isletraçait des allées décoratives, établissait un labyrinthe, descabinets de treillage et de verdure, plusieurs berceaux. Desfontainiers amèneraient les eaux pour les bassins, les cascades enbuffet, les jets, les lames, les croisées d’onde et les grottes.Enfin l’architecte aménagerait des « ah !ah ! », c’est-à-dire des claires-voies qui feraientpousser ce cri aux visiteurs en admiration devant la vue que lesarbres bien taillés encadreraient sous un pan de ciel.

M. de l’Isle insista sur la superbesituation de l’endroit choisi par la marquise de Pompadour. Il jetaun regard circulaire :

– Ce sera plus beau que des belvédèresdans les jardins hauts de Marly.

Il ajouta :

– Nous ferons d’ailleurs mieux qu’àMarly. Vîtes-vous la colonnade de verdure ?

– Non, Monsieur !

– Cette colonnade borde une salle verte,tondue par-dessous. Nous serons plus gracieux, quoique ce fût trèsbien.

M. de l’Isle donna une chiquenaude àson jabot :

– Il y a à Marly des galeries en ormestaillés frêlement sur leurs tiges découvertes. C’est élégant, maissuranné ! Vraiment, avec leurs petites boules entre lescintres, ils font songer à des seigneurs du temps d’Henri IIfatigués d’avoir ballé.

Jasmin s’inclina. M. de l’Isleajouta d’une façon doctorale :

– Retenez, Buguet, qu’en matièrehorticole il est quatre maximes fondamentales : tout d’abord,il faut faire céder l’art à la nature ; ensuite, n’offusquezjamais un jardin ; en troisième lieu, ne le découvrez pointtrop ; enfin tâchez toujours de le faire paraître plus grandqu’il n’est !

M. de l’Isle semblait content delui-même ; il jeta à Jasmin en sorte de conclusion :

– Mais, en somme, il faut toujoursrechercher avant tout la régularité et l’arrangement !

De nouveaux manœuvres arrivèrent bientôt. Ilsplantèrent des piquets et des jalons jusqu’à la Garenne de Sèvreset au bois des Cotiniers, suivant les chemins indiqués dans lesplans. Ils avaient des graphomètres, des équerres, agitaient destraçoirs, des bâtons longs de six pieds de Roi, des chaînettes dequatre toises ; ils allongèrent des cordeaux en écorces detillot.

En même temps, au sommet de la côte, des gensde corvée creusaient les fondations du château et élevaient laterrasse.

– La terrasse aux orangers, ditM. de l’Isle à Buguet, qui frémit d’aise.

 

On eût dit qu’on avait versé une ruched’hommes au bord de la Seine. Ils besognaient souvent le torse etles mollets nus, brûlés par le soleil.

Pour les nourrir et abreuver, Nesme, lepremier intendant de la marquise de Pompadour, réquisitionna l’aidede toutes les auberges des environs, même celle des cabarets à potset à assiettes et des simples cabarets à pots et à pintes. Encabriolet, il s’arrêta devant toutes les enseignes flanquées d’unbouchon de lierre.

Jasmin, sur les chantiers, allait d’un groupeà l’autre, rajustait les piquets, excitait au travail, embauchaitdes apprentis, répétant à tous les ordres deM. de l’Isle. On le voyait escalader ou dévaler lespentes, disparaître dans les bois du haut, où parfois un élagueur,les éperons aux pieds, collé aux arbres comme un grand pic vert,faisait tomber sous ses coups d’herminette, à immense fracas, lestêtes trop libres de marronniers ou de hêtres.

À la droite du domaine, les fontainierscreusaient un grand réservoir. Au faîte des terrainsM. de l’Assurance surveillait la jetée des fondations duchâteau. Son habit rouge se voyait de loin et attiraitl’attention.

Partout cela bruissait et grouillait. Unearmée montant à l’assaut n’eût pas été plus animée. Parfois, aumilieu du bruit des truelles, des marteaux, des moutons frappantsur les pilotis, un artisan lançait quelque chanson entendue à labarrière des Gobelins.

 

Jasmin ne se mêlait pas trop à cette plèbe.Martine lui avait été enlevée parMme de Pompadour et il couchait seul dans unechambre de Brimborion. Il y entendait couler la Seine, et parfoisle clair de lune venait le réveiller. Alors il songeait àMme de Pompadour et à Martine. Elles setrouvaient loin, à Versailles ou à Choisy-le-Roi. Jasmin avait lecorps brisé par les travaux de la journée : cette fatigue luiparaissait délicieuse parce que c’était pour la Marquise qu’ilavait épuisé ses forces. Il la voyait déjà aux allées du parc,parmi les fontaines. Il croyait surprendre un de ses regardsapporté par un rayon de lune, et sa voix dans le murmure du fleuve.Il se levait et, par la lucarne, apercevait la robe rose quitraînait au ciel comme à Boissise, comme partout. Mais un bénitierdonné par Martine lui rappelait soudain la douce bonté de sa femme,ses regards de tourterelle, ses soins, sa tendresse. Jasmin sedisait que Martine rêvait de lui. Il la revoyait petite, dans lejardin du père Buguet, puis plus grande et déjà amoureuse. Ellecroissait et s’attachait comme un lierre.

– Elle m’aime, se disait Buguet, ellem’aime à en mourir si je la trahissais !

Il la plaignait, s’accusait et sanglotait à lafois d’amour et de pitié en songeant aux deux femmes.

Elles arrivaient souvent. La camériste restaitplusieurs jours, logeait à Brimborion. Comme pour se fairepardonner ses fautes cachées, Jasmin dévorait Martine de baisers.Il la choyait de repentirs, de câlineries ardentes et parfois d’uneivresse presque douloureuse. Il avait envie de demander pardon àMartine, tandis que ses lèvres parcouraient sa gorge et sesépaules. Et l’épouse répondait à Jasmin par des caressespassionnées qu’elle avait devinées dans l’alcôve des favorites etqu’elle redoublait dès qu’elle voyait le regard de son mari pluslointain et sa bouche absente de la sienne.

Après ces nuits l’aurore laissait Jasminendormi. Plus vaillante Martine se levait au chant du merle afin depréparer un fin régal à son mari.

C’était du chocolat apporté de Paris. Elle lefaisait fondre dans une tasse de lait au-dessus du feu silencieuxde trois bouts de chandelles. Patiente, Martine attendaitl’ébullition pour éveiller d’un baiser le dormeur. Puis ellel’empêchait de quitter son lit.

– Je veux que tu manges comme le Roi,disait-elle.

Quant à Mme de Pompadour,elle ordonnait à son arrivée qu’on appelât Messieurs de l’Isle etde l’Assurance. Elle inspectait les constructions et les jardins etdonnait des conseils que les architectes acceptaient. Ellechangeait la courbe d’une rampe, la place d’une fabrique,agrandissait les hortolages, projetait des pattes d’oies, desronds-points, des étoiles. Un jour elle fit venir Buguet :

– C’est ici que je veux créer un jardinpotager. Le terrain y est-il propice ?

Suivant l’usage des jardiniers, Jasmin mit unepoignée de terre dans un verre plein d’eau et passa ensuite cetteeau dans un linge. Il but.

– Ce n’est ni âpre ni amer, déclara-t-il.Le sol est bon pour les légumes.

Le Roi accompagna plusieurs fois la Marquise.On voyait arriver de loin les carrosses avec les escadrons rougesde la maison royale. La cavalcade approchait au galop. Les chevauxen masse dansante agitaient comme des bannières leurs cavaliers quirebondissaient jusqu’à frôler les branches les plus basses desarbres. Les carrosses étaient cahotés à travers les ornières, et lesoleil faisait briller le cuir de leur toit.

Le Roi paraissait heureux de descendre devoiture. Il offrait la main àMme de Pompadour. Louis XV marchait avecélégance sur les chemins qu’on avait tracés pour lui. Ils’intéressait à la coupe des arbres, au plan de l’orangerie, auxfuturs parterres, disant que les fleurs écartent les idées demort.

Buguet fut plusieurs fois près du souverain,s’agenouillant, sur l’ordre de M. de l’Isle, pour tenirouverte une esquisse, apportant des paquets de semences où le roiaimait à plonger la main. Le jardinier était ébloui par la majestéqu’il prêtait à son maître. Louis XV parlait peu, d’une voix douce,qui glissait comme une caresse d’aile.

Chaque fois que le Roi venait, il prenait unecollation. Agathon Piedfin et d’autres cuisiniers préparaient lesmets et le monarque mangeait sous une tente qu’on dressaitau-dessus du coteau et sur laquelle flottait un drapeau blanc auxfleurs de lys.

Pendant ces visites, Jasmin suivait du regardla Marquise partout où elle se promenait. Agathon Piedfin luidit :

– QuandMme de Pompadour est ici, tu as l’air d’unastrologue qui suit la queue d’une comète. Point ne convient delorgner ainsi les grandes dames.

La Marquise revenait chaque fois avec desgrâces imprévues. Elle portait une larme en perle qui roulait surses cheveux poudrés, ou bien un ruban de velours noir qui rendaitson cou si blanc et si voluptueux que Jasmin y songeait longtemps.Un après-midi elle ouvrit une ombrelle en soie, décorée deminiatures chinoises sur mica et elle parut à Buguet la princesseétrange d’un pays lointain.

Un dimanche, comme elle revenait de l’égliseSaint-Romain, à Sèvres, elle jeta son gant qui s’était déchiré aufermoir de son paroissien – un gant de chevrotin, en peau blanchecousue à la diable, avec de fines rosettes de couleurincarnate.

Jasmin, d’un geste de voleur, le ramassa aucoin d’une allée, le porta à ses lèvres.

– Cela sent bon ? fit une voixironique.

C’était Agathon Piedfin.

– Odeur de femme, odeur de diable !dit le marmiton.

 

L’hiver vint et par ses gelées et ses neigesralentit les travaux. Jasmin écrivit de longues lettres à samère ; il faisait l’éloge du Roi et de la Marquise. Il sedisait le plus heureux des hommes. Une seule chose lechagrinait : Martine, obligée de suivre sa maîtresse, n’étaitjamais près de lui. « Cela ne durera qu’un temps,ajoutait-il, le château achevé nous logerons ensemble dans lescommuns. » Néanmoins il avait parfois l’âme enpeine ; le dimanche surtout, quand, après la messe, il n’avaità ses côtés ni sa douce femme, ni sa bonne mère, il se sentait sansfoyer. Souvent il mettait son repas dans un panier et malgré lefroid s’installait sur une terrasse au milieu des pelles et despioches en repos comme lui. Jasmin racontait à sa mère que Martineétait venue de Paris, un matin de décembre, tout exprès pour luiapporter par le coche d’eau une chaude couverture et des moufflesde laine, ainsi que des bas tricotés par elle. « Lamignonne suit ton exemple, ma bonne mère ; on voit que tu l’asélevée un peu. Elle me soigne comme tu soignais mon père. Ah !si j’étais sûr de l’aimer assez pour être digne d’un si tendrezèle ! Aime-t-on jamais assez une telle femme ! Toi aussitu fus la meilleure des mères et je t’ai quittée ! Queveux-tu ? J’ai l’amour des grandeurs et jamais mon modestejardin n’aurait pu me donner la joie que je cherchais dans leslivres de M. de la Quintinye et que je trouve ici. Maisquand le château sera terminé, j’irai te voir. Je ne regarde jamaisla rivière sans songer à toi et sans penser que peut-être tu asaussi regardé l’eau qui passe. » Jasmin disait encore queMartine placerait Tiennette Lampalaire. Il envoyait des complimentsà tous ceux de Boissise et demandait quelques nouvelles de sesarbres. La mère Buguet ne sachant pas écrire, c’est Gourbillon quirépondait.

 

Le printemps de l’an 1749 fut délicieux. Laclémence de la nature facilita les travaux. Le châteaus’éleva : on voyait le rez-de-chaussée, avec six fenêtres decôté et neuf croisées de face, ainsi que l’avait voulu le Roi. Lesdépendances s’achevaient déjà, jetant, de chaque côté de la courroyale, deux ailes reliées par des grilles dorées.

Mme de Pompadour vintplus souvent avec Martine. MM. de l’Isle et del’Assurance étaient heureux de montrer les progrès des bâtisses etdes terrasses. Le Roi réapparut. Sous la tente, à l’heure du repas,Jasmin surprit la Pompadour qui sucrait des cerises et lesprésentait à la bouche de son amant.

Martine arriva bientôt près de Buguet avec unplat d’argent plein de fruits rouges :

– Tiens, voici des cerises que Madameoffrit au Roi. Il en reste. Je les ai prises pour toi.

Avec les mêmes gestes gracieux, elle mitdevant les lèvres du jardinier les fruits sur lesquels la Marquiseavait promené ses jolis doigts.

Quand Martine était partie, Buguet rêvait enregardant le fleuve qui l’avait emportée avec sa maîtresse. Au piedde Bellevue, l’île qu’embrassait la Seine formait du côté de Sèvresun port où les péniches et les allèges s’amarraient. L’autre partieétait couverte de troupeaux qui promenaient des taches blanches aumilieu du vert irisé des herbes et faisaient de l’îlot une sorted’arche de Noë.

La Seine était toujours animée. Des bateauxmontaient, venant de la mer ou de Rouen et portant à Paris letribut des marées ou les riches produits de Normandie. À la bellesaison une multitude de barques conduisaient un peuple immense auxpromenades de Saint-Cloud.

Un jour que Jasmin contemplait ce spectacle,il vit arriver au loin un bateau ponté qui captiva son attention.Il avançait poussé par six rames rouges. Sa proue était dorée. Àl’arrière un grand drapeau rose et bleu flottait.

– Mais qu’ai-je donc, se dit lejardinier, à ne pouvoir détourner mes yeux de ce bateau ?

Il aperçut quelques femmes debout sur le pontet, bien qu’elles fussent au loin pareilles à des poupées, ilreconnut parmi elles la Marquise et Martine. Il descendit au galople coteau et vint les attendre au bord de la rivière. La Marquise,en paniers cadets, s’appuyait sur une longue canne et portait untricorne. Le premier regard de Buguet fut pour elle. Martine, quiguettait les yeux de son mari, en souffrit ; mais elleressentait si grande joie à revoir Jasmin qu’elle l’étreignit detout son cœur au milieu des autres femmes de chambre, qui riaient,voltigeant autour de leur maîtresse, un papillon de dentelle posésur leur tête.

Mme de Pompadour donna lecouple Buguet en exemple à ses servantes :

– Ils s’aiment vraiment, et je souhaite àvous toutes des époux n’aimant ainsi que leur femme.

Jasmin fut troublé.

– Il ne faut pas rougir, Buguet, repritla Marquise.

L’année suivante le château se couvrait. Onavait enlevé les échafaudages.

Devant, régnait la grande terrasse où l’on seproposait de mettre des orangers en caisse.

Derrière, depuis l’an précédent, arrivaientpour les bosquets, des lilas, les arbres de Judée, des érables deVirginie, les peupliers d’Italie et de la Caroline.M. de l’Isle les faisait venir des pépinières royales etrépétait à leur sujet les principes du vieil escuyer JacquesBoyceau, intendant des jardins de Louis XIII : « Pourtransplanter un arbre, il faut le prendre en croissance, fort etvigoureux, de belle venue, bien appuyé sur ses racines de touscôtés. »

À la fin d’avril, les lilas et les arbres deJudée fleurirent. Les lilas lourds et voluptueux épandaient dessenteurs bienheureuses ; les arbres de Judée se contentaientde leur pourpre claire. C’étaient les premières fleurs du jardin deBellevue. Jasmin les fit offrir àMme de Pompadour par Martine et Flipotte, quiles apportèrent sur une grande claie d’osier. La Marquise en gardadurant tout le jour au corsage. Elle enfonçait son bras nu dans lesbranches fraîches, humait les odeurs pénétrantes du printemps.

Au soir Buguet retrouva, dans la tente dresséepour la favorite, les lilas qui étaient fanés. Il les prit dans sesmains, les porta à sa bouche, puis sa tête roula dans les thyrseset il ferma les yeux en cherchant d’autres parfums mêlés à ceux desplantes.

Un ricanement le fit bondir. Piedfin entraitpour chercher un huilier en porcelaine de France.

– Tu as l’air d’un épagneul qui se vautredans les fanfioles de la Marquise, dit-il.

Et il s’en alla, portant l’huilier avec l’aird’un desservant qui à la messe présente les burettes.

 

Le 18 du mois de mai, des événementssinguliers se produisirent. Jasmin entendit raconter par desmenuisiers de Paris que l’émeute couvait dans la grande ville. Lesarchers de l’écuelle avaient arrêté de petits gueux et de jeunesbourgeois.

– Pourquoi ? demanda Buguet.

– Nous n’oserions répéter ce qu’on dit,répondirent les artisans.

Le lendemain les gardes de la maréchausséeoccupèrent le pont de Sèvres. Jasmin les regarda descendre decheval.

En même temps derrière Bellevue, dans lechemin des Charbonniers, une sonnerie de trompettes signala laprésence d’un régiment de dragons.

– Leurs fusils sont chargés, accourutdire un aide jardinier.

Buguet se rendit à Sèvres pour s’informer dece qui se passait. Le village était rempli de gardes françaises,bayonnette au canon.

– La populace de Paris va passer ici pouraller brûler le château de Versailles, raconta tout bas une femme àJasmin. On dit que le roi est ladre et prend des bains de sangd’enfant comme Hérode. C’est pour lui que les archers de l’écuelleramassent les petits gueux.

Jasmin fut épouvanté.

– Ce n’est pas possible !s’écria-t-il.

La femme haussa les épaules et serra avecostentation le poupon qu’elle portait dans ses bras.

Buguet s’adressant à un officier se fitconnaître et demanda les nouvelles.

– Elles sont graves, dit le militaire. Ona arrêté des enfants pour extirper la mendicité. La canaille s’estfâchée. Elle a enfoncé la porte d’un fourbisseur pour avoir desarmes. On arrête les carrosses dans les rues, on tend des chaînes,on attaque les archers.

Agathon Piedfin accompagnait Buguet. Il avaitété envoyé par son chef afin d’examiner les fourneaux des cuisineset il séjournait à Bellevue pour quelques jours.

Il trembla :

– Je suis heureux de n’être ni à Paris,ni à Versailles, mais je voudrais aussi ne point me trouver àSèvres.

Les troubles durèrent quelque temps.

Au 13 mai, le soir, un samedi, Buguet etPiedfin allèrent à Meudon pour se renseigner.

Dans le cabaret où ils se rendirent, des gensmal vêtus, arrivés de la capitale, discutaient bruyamment sur lesarrêts du Parlement. La cabaretière raconta à Buguet qu’on avaitpillé des maisons et tué sept archers dans la journée. Les vitresde M. Duval, chef du guet, étaient brisées, une immense fureurs’élevait contre toute la cour.

– Hé ! Hé ! ricana un desva-nu-pieds, on faillit massacrer, au faubourg Saint-Germain, lamarquise de Pompadour !

Jasmin se leva, pâle :

– C’est-il vrai ?

– Je n’ai point l’habitude de mentir, ditl’homme d’une voix traînarde.

Il ajouta en frappant sur sa cuisse :

– Et c’est dommage qu’on n’ait pointéventré la putain !

– Tu dis ?

Le gaillard se retourna :

– Ce que je dis ? Que si tu meparles encore sur ce ton, c’est à ta barrette que je parlerai,morveux !

– Pendard ! répliqua Buguet. N’as-tupas appelé putain la marquise de Pompadour ?

– Eh bien, oui !

La cabaretière s’approcha du Parisien et luiglissa à l’oreille :

– Taisez-vous donc, c’est un desjardiniers de la Marquise.

– Je m’en fous !

L’homme regarda Jasmin, fit unegrimace :

– Il paraît que tu cultives des fleurspour la Pompadour ? Tu es un rude fleuriste, à en croire lachanson !

L’émeutier se leva et entonna le refrain quivenait on ne sait d’où, et que le peuple de Paris avait mis enmusique :

Par vos façons nobles et franches,

Iris, vous enchantez nos cœurs ;

Sur nos pas vous semez des fleurs,

Mais, hélas ce sont des fleurs blanches !

Buguet envoya à la tête de l’insolent sonverre empli de vin.

Ce fut une bataille. Deux aides de Jasmin, quise trouvaient là, prirent parti pour leur maître. Les amis duParisien sautèrent dessus. Agathon s’esquiva.

Les mots violents partirent. Les coups depoing pleuvaient. Les tables tombèrent, faisant rouler leschopines.

Alors la cabaretière s’arracha lescheveux :

– À moi, messieurs les hussards ! àmoi, messieurs les gardes !

Elle courut dans la rue, tandis qu’en sacantine, sous les horions, le sang commençait à couler, les visagesà bleuir.

Jasmin jeta son adversaire sur le sol.

Mais d’autres Parisiens accoururent et Buguetallait être terrassé, quand des soldats entrèrent. L’officierreconnut le fleuriste du château. Il fit arrêter les émeutiers etils furent conduits au poste sous escorte.

Buguet regagna Bellevue. Piedfin le rejoignitsur la route.

– Marie-Joseph ! clama le cuisinier,tout en coupant en « hosties » un saucisson qu’il venaitd’acheter, êtes-vous exalté ! Vraiment, ne savez-vous pas quela colère est péché mortel ?

– Peuh ! fit Jasmin encore plein derage.

– Et puis quels sentiments vous professezpour la Marquise ! Mon cher ami, on n’adore ainsi que Dieu etle Roi ! On vous dirait épris d’elle !

– Tais-toi !

– Mais oui ! Vous n’avez pas songéun instant à Martine !

– Martine !

– Martine est à Paris. Elle a pu courirquelque danger !

Les jours suivants, l’émeute se calma. Unelettre de sa femme rassura Buguet. On ne vit plus de soldats auxalentours de Sèvres.

Des deux côtés du château,M. de l’Isle préparait d’immenses parterres de broderie.On y disposait les nilles de buis d’Artois, les feuilles et lesrinceaux que les aides emplissaient de mâchefer. Le dessin sedéroulait avec des allures de grand serpent aux multiples têtes quiprésentaient des palmettes, des fleurons, des panaches, des dentsde loup ; les courbes naissaient d’un nœud ou d’une agrafe etse terminaient en volutes. Mme de Pompadourvoulut que des fleurs de lys héraldiques et ses propres armoiriesfussent mêlées à ces caprices.

En août Jasmin et ses aides se rendirent dansles bois pour déraciner les églantiers. Quand ces arbustes furentalignés dans la terre de Bellevue, Jasmin y greffa des rosiers deVirginie et de Gueldre, ceux de Muscat et de Chine, ceux de Damaset des panachés.

Mme de Pompadoursurveillait ces travaux délicats. Elle s’aventurait au milieu deséglantiers et une fois elle passa à Jasmin le brin de lainenécessaire à la ligature de la greffe.Mme de Pompadour voulait beaucoup de fleursdans ses jardins et Buguet l’entendait parler avecM. de l’Isle de la sévérité de l’horticulture française.Elle prétendait y jeter plus de fantaisie, plus d’éclat et plus denature. Elle se moquait des vieux parterres du Louvre où jadisfiguraient des chiens tenant des palmettes, des dauphins bizarreset des vases ! Fi de tout ces grotesques !Mme de Pompadour voulait faire dominer lesfleurs.

– Ce sont les jolités du BonDieu !

Les fleurs possédaient la vie, la grâce, lacouleur ! Elles étaient variées et innombrables comme lescœurs humains ! Elles avaient des vices : l’orgueil, laparesse, la volupté, et des vertus : l’amour, la tendresse, lamodestie. Le pavot versait le sommeil, l’aconit donnait lamort !

Mme de Pompadour déclaraque les fleurs étaient l’âme de tout art. Elles serviraient demodèle aussi bien à une toilette (n’est-ce pas la nature qui lespare ?) qu’à une coupe (ne sont-elles pas destinées à recevoirla rosée du matin ?)

Jasmin, accroupi parmi les épines deséglantiers, les pieds dans la terre humide qui sentait la sève,écoutait cette voix. Il n’avait jamais entendu parler ainsi.M. de l’Isle lui-même paraissait sous le charme.Longtemps, ces paroles revenaient aux oreilles de Jasmin, ailées etirritantes.

 

On comptait inaugurer Bellevue à la fin denovembre. Les tapissiers déballaient les meubles, depuis les brasde fleurs de Vincennes, les feux de bronze, les girandoles,jusqu’aux brocs lapis et or, aux assiettes de Saxe, aux couteaux àmanche vert.

Le 24 novembre, le Roi, revenant deFontainebleau arriva à Bellevue pour souper et dormir. Il faisaitun temps gris. Le petit château tout neuf paraissait transi, parmiles arbres sans feuilles. PourtantMme de Pompadour voulut que ce fût fête. Elleordonna un feu d’artifice et fit revêtir à sa domesticité ununiforme fabriqué exprès à Lyon.

Le Roi était accompagné de plusieursseigneurs. Mais les cheminées qui n’avaient pas encore essuyél’humidité enfumèrent les appartements. Il fallut souper au bord dela Seine, à Brimborion, et la Marquise contremanda le feud’artifice, au grand dam des badauds, qui s’étaient réunis àl’extrémité de la plaine de Grenelle.

En revanche, le 28 janvier suivant, on joua lacomédie au château de Bellevue. Les comédiens représentèrentl’Homme de Fortune par le sieur Lachaussée. Après la pièceM. de la Vallière ordonna un ballet qui fit grandplaisir.

Martine avait apporté à la marquise dePompadour et aux autres dames des éventails de Nankin quis’harmonisaient avec la salle de théâtre décorée à lachinoise ; elle raconta le ballet à Buguet :

– On vit d’abord une montagne, dit-elle,qui, bien qu’enserrée sur la scène, semblait plus haute qu’une tourde Notre-Dame. Elle n’avait pourtant qu’un peu plus de la tailledes valets de coulisse. Elle s’ouvrit et il en sortit un petitchâteau tout pareil à celui de Bellevue. Tu aurais pu compter lesfenêtres et les cheminées. On voyait les balustres, le reflet dusoleil dans les vitres. Alors des jardiniers – ô des jardiniers àrosettes, avec des vestes bleues vermicellées de rose – firentsemblant de perfectionner les parterres et se mirent àballer ! Ils étaient jolis à croquer et tout au parfait, avecleurs joues rouges comme la crête d’un coq et leurs perruques enaile de pigeon, mais je t’aime mieux qu’eux. Ils me rappelaient cespetits abbés qui viennent chez Madame et auxquels il ne manque qued’accoucher pour être des femmes ! Tu ris ?… Ensuite ladécoration représenta le grand chemin de Versailles. Et il arrivaune de ces voitures qu’on appelle ici pots-de-chambre. Elle étaitma foi pleine de femmes. Elle culbuta et les dames dansèrent. Cesdames étaient des petites filles de neuf à quatorze ans, fortmignonnes et le Roi applaudissait très fort.

Ces événements enchantèrent Jasmin, d’autantplus que Martine lui fut rendue et que la Marquise vint plussouvent à Bellevue.

Quelques centaines d’ouvriers travaillaientencore au parc en avril. Vers mai le domaine rayonna dans toute sasplendeur.

Au milieu de ce mois, Buguet, ayant fait unmatin le tour des allées, s’arrêta un peu avant midi près duréservoir, à l’extrémité de la terrasse des orangers.

Une lumière diamantine caressait les murs duchâteau ; au ciel tendre un nuage d’un blanc pâle pénétréd’azur s’allongeait vers le zénith, comme un voile qu’on auraitlevé.

– Enfin ! s’écria Jasmin.

Ses fleurs brillaient épanouies. Ah ! cequ’il avait attendu l’éclosion ! Sous les nuits étoilées, quede fois il avait écouté les plantes qui, poussant dans le silence,écartaient quelque miette de terre, un brin de paille, une feuillemorte ! Elles produisaient un bruit imperceptible, mais lejardinier en saisissait la musique. Il guettait les levées dans lesplates-bandes, les premiers mouvements quand le zéphyr passait. Dèsqu’un bouton apparaissait, Jasmin était heureux comme le père quivoit s’ouvrir les yeux de son enfant. Les pivoines sortirent du solpareilles à des nichées d’oiseaux pourpres, les tulipes en cornetsverts. De fins boutons fusèrent aux touffes de narcisses. Les irisérigèrent parmi les poignards de leurs feuilles leurs flammesd’abord encloses d’une enveloppe livide. Les ancolies ailéess’apprêtèrent à voler sur les tiges.

Maintenant tout frémissait. De la terrasse desorangers jusqu’au bord de la Seine, la côte se couvrait decorbeilles où l’or et l’argent des alyses, les centaurées légères,la multitude douce ou révoltée des pavots s’embrasaient. Lesauricules mêlées aux primevères posaient des bijoux clairs sur duvelours chaud. Les adonides jetaient des gouttes de sang dans leurverdure aérienne.

Les feuilles avaient poussé partout, tendres,jeunettes, les tillots offraient leurs têtes vierges à la dorure dusoleil, les éventails des palissades allongeaient des décors d’unebrillante nouveauté, les marronniers dressaient leurs thyrsesd’ivoire.

D’un coup d’œil Jasmin embrassa cette féerie.Le château lui-même, sur le fond des bois rajeunis, paraissaits’enlever au ciel sur les ailes des parterres qui s’allongeaient àses côtés.

Et Buguet vit la beauté de ce petit palais, lajolie proportion des fenêtres, entre lesquelles reposaient desbustes de marbre, et celle des balcons où les armoiries de laMarquise apparaissaient : trois tours dorées. Il comprit lamajesté souriante des frontons sur les toits mansardés où lescroisées s’encadraient comme des miroirs, et la juste échelle deshuit marches qui conduisaient aux trois portes alignées. Et ayantsaisi l’irréprochable disposition des terrasses, la mesure desallées, la place choisie des palissades, les engageantescombinaisons des chemins, il aperçut la façon divine dont la grâcedu château se mêlait à celle des jardins. Ensemble délicat où leschoses se faisaient valoir l’une l’autre sans jalousie ! Commepour tenter d’aimables avances, la pierre prenait la souplesse dela fleur, et les fleurs, dans leurs ensembles, frémissant comme desguitares, obéissaient à des lois d’élégante architecture. Lesciseaux du sculpteur et la serpette du jardinier se retrouvaientd’une même famille dans la joie de plaire. Tout se mariait, toutrecelait une âme ailée, radieuse, donnant aux murs, aux parterres,aux arbres une physionomie spirituelle, une cadence parfumée, unrythme subtil.

Jasmin, transporté par cette harmonie,s’agenouilla devant le chef-d’œuvre de MM. de l’Isle etde l’Assurance.

Mais l’âme du décor apparut :Mme de Pompadour en toilette dorée sortait dela ruche, exquise abeille pour qui s’épanouissaient les fleurs.Elle ouvrit un éventail, regarda le jardin, et, suivie de Martinevêtue aussi de jaune, se dirigea vers un grand carrosse, uncarrosse de fée, aux panneaux chantournés.

XI

Pendant des années, Jasmin soigna le jardin deBellevue avec un zèle que d’habitude les jardiniers n’apportentpoint à leur besogne. Du matin au soir il y veillait et lespremières lueurs de l’aube le trouvaient l’arrosoir au poing, lerâteau à l’épaule, les pieds dans la rosée, au milieu desparterres. Le soir, il se reposait lorsque les ténèbres avaientéteint la dernière tulipe, le dernier œillet.

Fervent disciple de M. de l’Isle,Jasmin voulait que les masses des plantes eussent des profils aussiélégants que les scabellons de marbre ; il voulait les alléespropres comme les tapis d’un salon, et aux boulingrins desfraîcheurs d’émeraude. Il dirigeait de minutieux échenillages,chassait les taupes ; il lâcha dans le parc plusieurs vanneauxet des pluviers, après leur avoir coupé l’aile et afin qu’ilsprissent les limaces, les taons et les turcs.

Jasmin possédait d’excellents instruments quiluisaient ainsi que des armes, effilés ou tranchants. Certainsavaient été forgés avec d’anciennes épées, qui fournissent lesmeilleurs outils de jardinage. Jasmin les maniait, émondant,faisant tomber les pousses et les rameaux qui compromettaient lessymétries. Ce zèle fit répéter par M. de l’Isle leproverbe qui avait cours parmi les gens d’horticulture :

– Les jardiniers étêteraient leur père,s’il était arbre.

Ce disant M. de l’Isle riait.

Buguet eut des attentions précieuses pour lesorangers, ses arbres de joie. Il s’en approchait sur la pointe despieds, caressait légèrement les fruits comme des seins de vierge.Les serres étaient chauffées par des terrines de fer pleines decharbon ardent ou par des poëles d’Allemagne. Jasmin fit ajouterdes lampes suspendues, qui répandent une chaleur égale etuniforme.

Il préparait les bouquets pour le corsage deMme de Pompadour. Il y mettait à la saisonbeaucoup de muguets et plus tard mariait heureusement les roses detons différents. Le jardinier glissait ces touffes dans de petitesbouteilles masquées de rubans verts et emplies de façon à conserverla fraîcheur des plantes. Il confectionna aussi des« navets » à la mode du temps. Il les creusait d’un coupde couteau et y introduisait des oignons de jacinthes : cemélange mis à l’eau, on voyait, distraction de l’époque !croître une jacinthe entourée des feuilles pâles du navet.

Jasmin avait pour mission d’orner lespyramides dans le vestibule d’un blanc de carme où se dressaientles statues de M. Falconnet et M. Adam, quireprésentaient la Poésie et la Musique. Il savait par Martine lesrobes dont la Marquise allait se vêtir. Alors il cueillait desfleurs pour ces toilettes. Les pyramides formaient des colonnes deflammes ou des cônes d’or, des échelles bigarrées ou des autelsplus blancs que la Poésie et la Musique.Mme de Pompadour souriait en voyant la couleurde ses atours ainsi répétée.

 

Les Buguet étaient installés dans une desailes communes qui entouraient la cour des offices, par où lescarrosses entraient avant d’arriver à la cour royale. Leurslucarnes donnaient sur les boulingrins au milieu desquels, d’unpetit bassin rond, fusait un jet d’eau. Plus à droite, c’étaientles jardins du potager avec les murs à espaliers et, derrière,dressant leurs flèches que le vent caressait comme des plumes,s’élevaient en deux salles les peupliers de la Caroline, puis ceuxd’Italie. Les Buguet apercevaient aussi la grande allée, couverted’un tapis de gazon où se dressait la statue de Louis XV parM. Pigalle, et bordée de deux larges chemins ombrés par destilleuls façonnés en berceaux. C’est par cette allée queMme de Pompadour, se faisant promener enchaise à porteur, gagnait le mur d’enceinte pour s’enfoncer dansles bois, vers les bruyères de Sèvres.

D’autres fois, au « Cavalier », elles’habituait à quelque nouveau cheval, et, amazone experte, tournaitdans le chemin sablé, autour d’un grand pan de gazon orné d’uncabinet de treillage où Jasmin palissait des volubilis.Mme de Pompadour aimait à se vêtir en rosepour ses exercices d’écuyère et elle rappelait à Buguet sonapparition à Sénart. Ou bien, décolletée en carré, des nœuds à lasaignée des bras et au creux d’un corset garni de touffes de« soucis-d’hanneton », la Marquise flânant autour desbassins se penchait à leurs bords. Dès qu’elle était partie, Buguetse précipitait : il espérait retrouver par miracle le refletde la dame, avec ses regards couleur de violette.

Pour plaire au Roi, la Pompadour revêtait lescostumes les plus imprévus. Les chroniques disent qu’on la vit ensœur grise. La religieuse eut-elle ce grain de beauté taillé encœur qu’on appelait « l’équivoque » ? À Bellevue,elle apparut en Diane, les pieds nus lacés dans des brodequinsroses, les épaules sortant d’une tunique bleue qui flottait sur sesgenoux. La déesse, poudrée à frimas, portait un croissant sur lefront. Elle lançait des flèches aux ramiers du parc et lorsqu’elleétait adroite, le Roi se précipitait pour voir mourir les bêtestranspercées qui tombaient des branches.

Mme de Pompadour secostumait aussi en jardinière, sous un chapeau de paille doublé dece bleu qui rendait son visage plus céleste. Elle faisait chanterdans ses nœuds toute la gamme des œillets et partait son paniersous le bras, décolletée, la poitrine offerte au soleil, lachevelure riche, la bouche, délicieusement arquée, creusant desfossettes aux joues en une esquisse de sourire. Jasmin la voyaitdescendre de la terrasse des orangers ; elle suivait leschemins qui allaient vers la Seine et parfois se penchait pourcueillir.

Un jour, costumée de la sorte, la Marquise fitappeler Jasmin pour l’aider à tresser une guirlande de roses deBengale. Ils choisirent celles qui étaient dans tout leur feu.Mme de Pompadour dirigeait la besogne. Legarçon intimidé se piqua les doigts. Lorsque la guirlande futterminée, la belle jardinière et Jasmin l’attachèrent au socle dela statue de Louis XV. Les fleurs éclatèrent autour du marbre deGênes comme si l’on eût sacrifié un ange et qu’un peu de sang fûtresté. Le souverain vint voir et parut flatté.

– Il y a de fort belles fleurs dans lejardin, dit-il en prenant du tabac d’Espagne.

Quelques semaines plus tard Buguet se rendaità une petite ferme située sur la route des Charbonniers, menant deParis à Versailles. C’était derrière le parc de Bellevue, vers lebois de Meudon. La métairie dépendait du château. De loin lejardinier aperçut Martine et une autre paysanne. Celle-ci étaitaccroupie auprès d’une vache blanche qu’elle trayait. Jasminreconnut la Marquise. Il s’embusqua dans un buisson et entendit lebruit de frelon bourdonnant que fait le lait en tombant dans leseau. La Marquise, laissant la vache qui rentra seule à l’étable,se leva et courut vers le parc, suivie par Martine. Elles avaientla même taille, des bonnets clairs, des jupes courtes, les bras nuset des corsages semblables, en étoffe de Jouy. Jasmin se rappelaavoir vu Martine dans une robe deMme d’Étioles ; aujourd’hui la Marquiseprenait l’allure de la villageoise. Elles allèrent jusqu’au milieudu verger, puis se séparèrent. Jasmin vit le Roi, en habit rouge, àune petite porte pratiquée près du bosquet de la salle desMarronniers. Martine revint sur ses pas. Alors Buguet la saisit aupassage, la baisa avec violence sur le cou, à la gorge etl’entraîna, mi-pâmée, vers la ferme où il n’y avait qu’un petitvacher endormi au soleil.

 

En hiver Mme de Pompadourarrivait dans son traîneau que conduisait un cocher costumé à lamoscovite.

Dans le corridor elle jetait ses sabots, ôtaitson toquet de fourrure, son manteau de loup-cervier et elle seprécipitait vers les bûches du salon que Martine ranimait avec unsoufflet en bois de cèdre.

– Quel froid !

Jasmin apportait les gros bouquets de roses deNoël.

– Elles sont charmantes, disait laMarquise, distribuez-les un peu partout.

Elle désignait les vases de Chine, les coupesen céladon, un singe en porcelaine. Les Buguet fourraient lesfleurs dans ces choses élégantes, parmi les pots-pourris d’or quisur les brèches blanches de la cheminée épandaient des odeurs deviolettes et de muscades par leurs couvercles percés d’yeux.

– Vous avez du goût, disaitMme de Pompadour.

Le Roi arrivait plus tard, avec une suite decarrosses, des seigneurs et des musiciens. Un remue-ménage agitaitle château. Toutes les cheminées fumaient, la meute faisait rage,les soubrettes égrenaient rapides les marches des escaliers et l’onvoyait Piedfin, réveillé dans la chapelle, dégringoler vers lescuisines qui commençaient à s’éclairer des lueurs de graissestombant sur les sarments rougis.

Jasmin entendait des bruits de vaisselle,d’argenterie, les sons des instruments qui s’accordaient.

Le soir, par une fenêtre, il apercevait enpassant Mme de Pompadour debout au milieu dela salle de musique sous les petits lustres qui avaient l’aird’être tenus par les amours ailés voltigeant dans les bleus duplafond. Malgré les fatigues de la journée, en une robe jaune quibouffait sur ses paniers, la favorite dansait devant le Roi avec unseigneur en habit blanc tout brodé d’or et qui portait sur sa nuqueun nœud violet pareil à un immense papillon. Ils levaient un brasen l’air et ils se donnaient la main par-dessus leur tête ; ilsemblait à Jasmin que leurs pieds glissassent sur les phrasescadencées que lâchaient la basse, le hautbois et les violons.

Il en parla à Martine au moment où ilsallaient se coucher. La soubrette avait une robe de laine d’un grispâle.

– Je pourrais danser comme Madame,dit-elle, mais je n’ai point d’aussi beaux ajustements.

Elle souffla la chandelle. La lune inondait lachambre. À sa clarté Martine parut habillée comme sa maîtressed’une étoffe lamée d’argent. Elle jeta son bonnet. La nuit lanimba. Alors elle leva le bras, tendit une main à un cavalierinvisible et de l’autre souleva légèrement un pan de sa jupe. Elleentama le menuet à la musique des rayons qui frôlaient les arbresdu parc.

 

Jasmin et Martine vécurent ainsi dans un desplus coquets châteaux du monde. Leurs âmes s’étaient assouplies etles plaies qui les faisaient saigner jadis s’effaçaient. Martinen’avait plus de tristesse ni de jalousie. Jasmin n’éprouvait plusde remords. Tous les deux étaient sous le charme de laMarquise.

Mme de Pompadour avait lesecret de se faire adorer. D’une nature foncièrement froide, toutede calcul et d’ambition, elle savait pourtant, par mille grâces etinventions, retenir le Roi : égoïste, volage, ennuyé,hypocrite, il avait besoin d’être charmé et séduit chaque jour.Heureusement, pour suffire à ce qu’elle appelait ce « combatperpétuel », Mme de Pompadour était douéed’un tempérament extraordinaire d’artiste. C’était la plusdélicieuse et la plus habile comédienne de son siècle. Si, pourrendre son corps voluptueux – ainsi qu’elle le disait àMme de Brancas, les hommes mettent beaucoup deprix à certaines choses, – elle usait de philtres d’Orient et derégimes échauffants, qui lui prodiguaient la grimace de l’amour,elle trouvait dans son génie toute la vénusté d’une belle danseuse,la vivacité d’un poète, la raison d’un philosophe ; ellechantait mieux que Mlle Fel et, au clavecin, sonjeu était suave. Elle savait dire le conte libertin comme laScheherazade et voulait ôter au souverain jusqu’au souci de l’État.De cette agitation, qui torturait la favorite (car elle avait aucœur l’angoisse de la disgrâce et aux lèvres le sourire assuréd’une reine), Mme de Pompadour gardait undésir de plaire et un besoin d’attirer. Pour Louis XV, elle s’étaitfaite caresse, et, pour tous, en dehors des heures de tristesse etde terreur qu’elle cachait, elle restait caresse. Avec lesserviteurs elle était douce et savait se montrer d’une familiaritéenjouée.

Ce qui ravissait Jasmin, c’est queMme de Pompadour se plaisait au château.« Je suis comme une enfant de revoir Bellevue »,avait-elle dit un jour en arrivant par l’allée des tillots. Là ellese livrait toute à la joie de posséder des vases en céladon et desfigurines de Saxe, de cultiver des roses, d’être musicienne,d’écrire des choses flatteuses à ses amis, de lire les livres desfuturs Encyclopédistes, quelque impromptu de Gresset, un roman dechevalerie, un manuel de droit public. Elle causait de longuesheures avec Boucher ou Marmontel et parfois conviait son ministreMachault pour comploter une alliance avec l’Autriche contre le roide Prusse qui l’avait appelée « Cotillon IV ».

La Pompadour avait converti le Roi auxplaisirs de Bellevue. Fatigué des repas du Grand Couvert, il aimaitles soupers fins du joli castel, et se plaisait au bosquet delilas, sous l’Apollon en marbre de Coustou, à préparer lui-même soncafé sur une table chantournée. Les King’s Charles de la Pompadour,Inès et Mimi, agitaient dans le soleil leurs grelots d’or etparfois s’élançaient furieux vers les moutons qui du vergergagnaient la ménagerie, en agitant par la grande allée leursoreilles transparentes comme des coquillages et en sautant surleurs sabots qui imitaient le bruit de la grêle. Louis XV et samaîtresse menaient à Bellevue une vie que le marquis d’Argensonappelait méchamment « à pot et à rôt », mais qui lesdistrayait infiniment. Certains après-midi d’été, le roi vidait, àl’ombre des érables de Virginie, quelques flacons de vins deChampagne, dont il raffolait, et qu’on lui apportait de laglacière, puis il faisait la sieste dans la petite grotte, par lesouvertures de laquelle le monarque entrevoyait la cascade et lesdeux nymphes de Pigalle.

 

Jasmin et Martine entretenaient avec lesautres serviteurs de la Marquise de bonnes relations decamaraderie. Le caractère de Buguet le faisait aimer de l’heyduqueaussi bien que du surtoutier, du délivreur et du maître queux.Flipotte avait oublié ses premières préventions contre lejardinier. C’était d’ailleurs une excellente fille, un peulibertine et volage, mais que voulez-vous ?

– J’ai un cœur mobile comme le vifargent, avouait-elle.

Flipotte n’était point de ces soubrettes quifeignent des langueurs et des évanouissements comme leursmaîtresses, qui s’imaginent aux antipodes aussitôt qu’elles sont àGrenelle et se croient les plus fines jolivetés des hôtels de leurspatrons. Elle était rustique et gaie, ce qui plaisait à Martine.Cependant elle conservait l’habitude de médire de la Marquise,parlait de cantharides dont usait la favorite pour se rendre pluschaude auprès du roi :

– L’autre fois, elle affirma àMme du Hausset que Sa Majesté la trouvait un peumacreuse.

– Macreuse ? interrogea Jasmin.

– C’est du gibier de carême, d’un sangtrès froid, répondit Agathon.

– Comme celui des poissons, s’écriaméchamment Flipotte.

Elle ajouta que la Pompadour se fanait,qu’elle prenait du pavot pour dormir et du quinquina, que ses seinsdeviendraient bientôt pareils à des vessies, surtout à cause de sesfausses couches.

Jasmin protesta. Il revoyait toujours laMarquise telle qu’elle était apparue à Sénart, huit ans auparavant,et ne s’apercevait pas des artifices de toilette, qui, suivant unpetit maître, eussent réveillé des yeux morts, fait renaître desdents, embelli des cadavres, ranimé des squelettes.

– Sais-tu, dit-il à Flipotte, qu’on vientde condamner au carcan et aux galères un laquais qui avait dit dessottises de sa maîtresse ?

– Je ne dis point des sottises, mais lavérité !

– La vérité !

– Qu’en sais-tu, toi ? Moi je lavois partout, même sur la chaise percée !

– Dégoûtante !

– Crois-tu qu’elle n’y va point ?Surtout les jours où elle prend de la poudre des Chartreux.

– La poudre des Chartreux fait faire desévacuations surprenantes, conclut Piedfin avec onction.

Martine s’amusait des réparties si saléespourtant de Flipotte. Ensemble elles complotaient des farces àPiedfin, lui envoyant des billets doux, signés de noms inconnus,qui flattaient la vanité du marmiton et le faisaient se noircir lessourcils de fusain et se regarder avec plus de complaisance dansles miroirs.

Agathon avait pris en amitié un jeunenégrillon, offert par un amiral à la Marquise, et qui, le regardatone et le front abruti, pouvait à peine tenir avec quelqueélégance un parasol. Le cuisinier donnait à son jeune ami desdorioles, il récoltait pour lui les fonds des tasses de chocolat,lavait ses vestes de drap avec une décoction de feuilles de lierre,ainsi que cela se pratique dans certains couvents pour les robesdes moines.

– Tu as dû adorer la Vierge Noire à tonmonastère ? demanda Martine au défroqué.

– Cela ne vous regarde point. Jecatéchise ce jeune Africain et lui apprends à aimer Dieu et à semettre en garde contre les tentations du diable et celles desfilles d’Ève.

Parfois les valets et les gardes organisaientdes repas. On s’installait dans le bosquet vert ou dans le cabinetde treillage. Les gens se couchaient sur l’herbe, les femmes prèsde leurs maris, les amants près de leurs maîtresses, Flipotte àcôté du plus bel homme et Piedfin tout seul.

Le marmiton préparait la cuisine en plein air.Il joignait les mains au-dessus des marmites et apportait les platscomme s’il eût présenté le bon Dieu. Flipotte se moquait de lui. Ilrougissait sans rien dire, puis, aussitôt les convives assis autourdes mets, il racontait son goût pour le théâtre, un goût que touslui connaissaient pour l’avoir surpris souvent à répéter devant lemiroir des cheminées le tic des acteurs. Il récitait des fragmentsd’Athalie.

– Fallait te faire comédien ! luidit Martine.

– Ce métier n’est point assez bien vu duciel !

XII

Un après-midi, Étiennette Lampalaire, appeléepar Martine, débarqua à Bellevue. Jasmin l’attendait sur laberge.

La fillette était d’une jeunesse éblouissante.Ses yeux noirs pétillaient, ses cheveux avaient la couleur del’ébène et, malgré sa mise modeste de villageoise, elle attiraitl’attention.

Buguet l’embrassa.

– Te voilà rudement belle ! Ilfaudra que tu tapes souvent sur les mains, par ici !

Tiennette répliqua, baissant deux longuespaupières, qui adoucirent le feu de ses regards :

– Je n’ai point peur.

Elle parla du village, de la Buguet quis’occupait du jardin et paraissait bien triste. Cette nouvelle fitsoupirer Jasmin.

– J’irai la voir, dit-il.

– Ah ! Tu feras bien !

Quant à l’oncle Gillot, il avait eu uneattaque et restait paralysé. La tante Laïde Monneau se portaitmieux. Elle avait fait de pressantes recommandations à Tiennette,l’exhortant à rester sage et lui affirmant qu’il vaut mieux secontenter de pain et d’eau que de vivre dans la bonne chère auxdépens de l’honneur.

Jasmin conduisait Tiennette par le jardin.

– Que c’est beau ! s’exclama-t-elle.C’est toi qui as fait tout ça ?

– J’y ai travaillé, dit modestementJasmin.

– C’est-il vrai ce qu’on ditlà-bas ? Toutes les fois qu’une feuille tombe, il faut laramasser et on ôte celles qui jaunissent ? Et sitôt que destraces de pas marquent les allées, on ratisse le sable ?

– C’est vrai.

– Mais pour tout cela il faut être plusde deux !

– J’ai de nombreux aides ! Jamaisune plante ne manque d’eau, jamais l’ombre ne la gêne, elle reçoitle soleil à ses heures.

Le château émerveilla à tel point Étiennettequ’elle le prit pour une caserne à cause des domestiques chamarréset des gardes. Martine arriva et les deux amies échangèrent leurseffusions.

– On se bécote ! railla unmousquetaire qui passait en chenille, petite canne et joliplumet.

Il connaissait les Buguet, s’approcha,s’informa de Tiennette.

– C’est grand dommage, s’exclama-t-il,qu’une aussi belle fille entre au service de la Marquise !

Elle serait mieux à celui du Roi et de sonarmée !

On rit. Flipotte, qui arrivait au rire commeun chien à l’appel, compléta le groupe.

– Eh oui, continua le mousquetaire, ceserait pitié d’aller au feu des cuisines quand, avec ces yeux-là,elle pourrait enflammer les cœurs d’un régiment !

– Ah ça, monsieur le capitaine, s’exclamaTiennette, je n’ignore pas ce que vaut l’aune de vos flatteries.Pour éviter l’embrouille, sachez que je ne m’embarrasse guère desmirliflores qui se gaussent des filles !

– Bien parlé ! dit Flipotte.

Elle s’adressa au mousquetaire :

– Va-t’en dans le jardin de l’hôtel deSoubise ! Tu trouveras là les vieilles marquises qui se paientles beaux militaires ! Et laisse la vertu en repos !

 

Le lendemain matin, les oiseaux du parcréveillèrent Tiennette. De la mansarde, elle vit les boulingrins siras tondus qu’ils lui parurent peints en vert. Çà et là des statuess’élevaient toutes blanches. Ah ! la villageoise en avait vu,des statues, depuis deux jours ! Quelques-unes étaient sansvêtement ! On lui avait dit que des femmes se montraient ainsià des sculpteurs. Elle n’en croyait rien. Quelle fille serait assezeffrontée pour se mettre pareillement devant un homme ?Celle-là en entendrait, des mots de broustille ! Tiennetten’avait jamais laissé couler sa chemise sale sur ses talons avantd’avoir entonné la propre. Il est vrai que sa mère braquaittoujours le regard au judas de sa chambrette et que le bon Dieu al’œil partout ! Mais tout de même n’a-t-il pas mis au mondeTiennette toute nue ?

– Il verrait que j’ai poussé droit, sedit-elle, il n’y a pas de honte à cela !

Après avoir constaté que tout dormait derrièreles volets clos, sournoisement l’enfant releva sa grossière chemiseau-dessus de ses seins pommés, puis se mira du haut en bas dans lescarreaux de vitre. Elle se trouva belle et rougit. Certes, dans celogis plus d’un miroir étamé n’encadrait pas souvent pareil corps.La pauvrette, en revêtant ses humbles habits, eut la sensationqu’elle cachait un trésor.

– Quand je saurai œillarder,pensa-t-elle, je vaudrai bien une Parisienne !

Pleine d’espoir, elle réveillaMartine :

– C’est-il bientôt que je vas voir laMarquise ?

– Comme te voilà pressée !

– Pourvu qu’elle ne me trouve pas tropmal avenante ! C’est que je n’ai pas ta dégaine. Pour venirj’ai fait raccoutrer mes souliers et Cancri n’y a pas ménagé lesclous. J’ai ce matin essayé de me débarbouiller aussi bien que toi.Ma peau reste jaune.

– C’est le hâle ! Tes couleurs tevaudront mille compliments.

– Veux-tu me dire si j’ai les oreillespropres ? Je les ai curées jusqu’au fond.

– Elles sont rouges comme descoquelicots !

– Et mes ongles ? Je les ai racléstant que j’ai pu, mais le noir ne s’en va pas tout à fait.Ah ! c’est qu’avant de partir j’ai tout fourbi à lacendre.

– Il n’y que les fainéants qui aient lesmains nettes !

Un peu avant midi, Tiennette fut conduite auboudoir meublé en perse dorée.Mme de Pompadour était allongée sur uneottomane. Elle lisait des lettres qui s’éparpillaient autourd’elle. Une table à écrire, avec des plumes d’oie, se trouvait à saportée.

La favorite regarda la nouvelle venue.Tiennette était fort intimidée. Sa poitrine se soulevait, ses jouesavaient une fraîcheur de rose.

– Tu te nommes ?

– Tiennette Lampalaire.

La voix de Tiennette, un peu voilée parl’émotion, était jolie.

– Et tu viens ?

– De Boissise-la-Bertrand.

La Marquise, écartant un rouleau depaperasses, se leva.

– Tu as quel âge ?

– Vingt ans.

– Un bel âge ! Et tu espucelle ? demanda la Marquise en plongeant son regardspirituel et aigu dans les yeux noirs et veloutés de Tiennette.

– Oui, Madame, répondit Tiennetteétonnée.

– Tu ne mens pas ? insista laMarquise en levant la tête.

– Non, Madame, je n’ai point menti.

La Marquise avait un costume de sultane :veste turque, serrée aux poignets et au col, mais laissantapercevoir les seins en une ombre lascive et, plus bas, du ventre,par des fentes, crevés libertins que le moyen-âge appelait« portes de chair ».

Tiennette n’osait bouger, regardant les plumesde l’écritoire, ou les dépêches jetées sur l’ottomane.

– Pourtant, dit la Pompadour, on m’avaitparlé (car je suis bien renseignée) d’un vieux marquis qui couraità tes trousses ?

– Il ne m’a point eue, je vous le jure,Madame.

La Pompadour se recoucha sur l’ottomane.

– Tu es solide, dit-elle en souriant.Mais je n’ai point de place pour toi en ce château. Tu iras àVersailles.

La physionomie de Tiennette s’attrista tout àcoup.

– Que cela ne t’ennuie ! reprit laPompadour. Tu seras bien traitée et je ne veux faire de toi unemaritorne, peste !

– Mais, Madame, il me faudra quitterMartine !

La Marquise éclata de rire :

– Tu la reverras souvent. Tu partiraspour Paris. De Paris on te conduira à Versailles. Et pour que levoyage te semble moins long, Martine et son mari t’accompagnerontjusqu’au Pont Royal. Va !

 

Quelques jours après, par un beau temps dejuillet, Jasmin, Martine et Tiennette prenaient le coche d’eau pourParis. Ils devaient manger à midi à la rôtisserie de la rueVide-Gousset avec un vieux valet du Roi qui s’appelait Bachelier etun autre qui avait nom Lebel. C’est à ces deux hommes qu’il fallaitconfier Étiennette. Agathon Piedfin était du voyage, ayant demandéun jour de repos.

Aussitôt arrivé à Paris, Piedfin s’esquiva.Martine alla avec Tiennette commander pour la Marquise desbimbeloteries au « Petit Dunkerque », quai de Conti, aucoin de la rue Dauphine. Jasmin les accompagna, mais il quitta lesfemmes à l’entrée du magasin où le sieur Granchez vendait« sans surfaire tout ce que les arts produisaient de plusnouveau », et il se mit à flâner. Il était neuf heures dumatin.

Jasmin prit le Pont-Neuf. Il contempla d’abordla statue équestre d’un roi élevée sur du marbre blanc et que lesgens appelaient le « cheval de bronze ». Aux quatre coinsdu piédestal des hommes en métal, mi-nus, foulaient des cuirasses,des boucliers, des carquois et des casques. Comme c’était jourouvrier, les deux trottoirs du pont se trouvaient couverts detentes avec boutiques. Des forains vendaient cent objets pour lepopulaire. On se bousculait parmi les mendiants, les crocheteurs,les fiacres, les carrosses jaunes aux essieux rouges ; unepoissarde poussait sa brouette en criant : « Voilà lemaquereau qui n’est pas mort, il arrive ! ilarrive ! », un chanteur, hissé sur un tabouret, braillaitaux sons d’un violon aigre devant la place Dauphine : bâtiesur l’île de la cité, celle-ci avançait vers le cheval de bronzedeux maisons roses aux stores bleus, aux carreaux verts ;l’une faisait le coin du quai des Orfèvres et Jasmin vit à sesfenêtres une belle jeune fille poudrée de blanc qui pendait sescages.

Mais un carillon tinta, joyeux comme si leciel lui-même se fût pris à chanter. Ses notes tombaient ducampanile doré de la Samaritaine. Buguet regarda les cloches. LaSamaritaine avait été reconstruite en 1712 à la seconde arche duPont-Neuf, du côté du Louvre. Ce bâtiment, édifié sur pilotis,élevait l’eau par une pompe et comprenait trois étages, dont lesecond se trouvait au niveau du pont. L’avant-corps, en bossagerustique, vermiculé et cintré au-dessus d’un cadran bleu,supportait un groupe représentant Jésus-Christ avec la Samaritaineauprès du puits de Jacob. Le puits était figuré par un bassin enforme de grand vase dans lequel tombait une nappe d’eau sortantd’une coquille à dégueuleux.

Jasmin trouva à la Samaritaine l’élégance duchâteau de Bellevue avec lequel il lui parut qu’elle avait desressemblances.

– Cette fontaine devrait s’élever au bordde la rivière, là-bas, se dit-il. On dirait vraiment qu’elle estbâtie sur les plans de la Marquise !

Tout y était bleu, blanc et doré, et la femmedebout au bord de la coupe souriait au Christ.

La Seine, battue par les bateaux deblanchisseuses, les boutiques à poissons, les barques, jetait sesreflets au petit castel hydraulique, le baisait jusqu’à la toiture,faisait passer sur ses murs des frissons. Les flots qui apportaientpareille joie venaient de Juvisy, de Corbeil, de Boissise. Ilsfirent songer Jasmin à son passé : il lui sembla qu’un peu deson enfance claire venait avec l’onde lutiner le charmantédifice.

Sous le bassin, il était écrit : FONSHORTORUM. Buguet demanda à un abbé ce que cela voulaitdire.

– La fontaine des jardins, répondit-il.Elle fournit de l’eau à celui des Tuileries.

– À ces mots la Samaritaine offrit uncharme de plus à Jasmin. Au-dessus du fleuve qui reliait Boissise àBellevue, elle devint à ses yeux une source de fleurs : ilaperçut des lueurs roses dans la nappe qui s’épandait et lespetites cloches du faîte furent comme de grosses campanules luisantau soleil.

 

Enchanté de sa matinée, Buguet fut à midi à larue Vide-Gousset. Il retrouva dans la rôtisserie Martine, Tiennetteet Agathon Piedfin, qui venait d’entrer.

Buguet offrit un verre de vin blanc enattendant l’arrivée des laquais. Ceux-ci ne tardèrent point. Levieux, Bachelier, était connu de Jasmin. Toujours en noir il sedonnait l’air paternel d’un bon curé. L’autre, Lebel, jeune etcoquet, entra dans la rôtisserie en faisant des courbettes,esquissa des gestes caressants, l’œil langoureux, la bouche encœur. Les valets étaient accompagnés d’un abbé et d’un personnagesingulier qui se présenta la tête haute, en frisant sa moustache,une épée à la hanche et à l’épaule une perche où pendaient desdindons, des poulets, des cailles et des levrauts.

– Des amis, dit Bachelier d’une voixterne.

On se salua. L’homme à l’épée déposa sa perchedans un coin.

– Ne te trompe pas, dit-il au rôtisseur,et ne fourre pas mon gagne-pain à la broche.

Il ôta son épée, en dardant sur Tiennette unœil plein de flammes ; l’abbé fit un clin d’œil au rôtisseuret la petite compagnie s’installa autour d’une table.

– Le joli morceau ! dit l’homme à laperche en regardant Tiennette. Voilà une fille de corps degarde ! Elle attirerait des recrues à nos boutiques, sous ledrapeau armorié, et ferait signer des engagements !

– Mon cher, interrompit Bachelier, ellen’est vraiment point faite pour servir de complice à un vendeur dechair humaine ! Elle est trop jolie et je la conduis àVersailles, où je la mets en sécurité.

– Ah ! protesta le recruteur, jecherche des hommes pour les colonels qui les repassent au Roi. Lesjolies enjôleuses servent leur souverain ! D’ailleurs j’ai dessacs d’écus, et puis ma perche : elle excite l’appétit de ceuxqui échappent à la luxure !

Le repas fut gai. Le racoleur ne cessait delancer des regards brûlants à Tiennette. La fûtée ne paraissait pasinsensible à l’admiration du beau gars.

– Vous serez heureuse à Versailles, luidit Bachelier.

Agathon se montrait aux petits soins près del’abbé. Il lui avoua qu’il avait porté la tonsure.

Le prêtre se prit à rire.

– Nous avons eu la même vocation, dit-ilen ricanant.

À la fin du repas il se retira.

– Quel est cet abbé ? fitJasmin.

– Ce n’est pas un abbé ! s’exclamale racoleur. Le gaillard, qui s’appelle Mamert Cornet, portequelquefois l’épée, quelquefois la canne en bois des îles dufinancier. Je le vis dans la même journée chevalier de Saint-Louis,montreur d’ours et posticheur.

– C’est un comédien ?

– Non, c’est un espion de la Marquise.Nous le disons à vous.

– Tu aurais mieux fait de te taire, ditBachelier.

– Ah ! reprit le bavard, nous sommesentre nous. Mais la Marquise n’est pas tendre ! Lorsque Mamertpince un libelle sous un manteau, l’auteur, s’il le prend, va à laBastille ou au Mont Saint-Michel dans d’horribles cachots !Mamert est un homme redoutable ! Gare à qui tombe dans sesgriffes !

– Diable ! fit Agathon.

Cornet rentra, habillé en petit maître. Ilétait rose et frais comme si au lieu de vin il eût pris du bouillonambré. Martine remarqua qu’il s’était mis trois dentspostiches.

– Vous voilà changé, dit Buguet.

– Oh ! c’est pour aller dans un caféde nouvellistes où la soutane n’est pas de mise.

Piedfin regardait le mouchard avec admiration.Les laquais emmenèrent Tiennette. Le racoleur glissa à l’oreille deBachelier :

– Quand on aura assez d’elle àVersailles, songe à moi.

Il fit tinter son gousset.

– Je paie cher la bonne marchandise.

Il s’inclina :

– Et nous sommes tous les deuxfournisseurs du roi !

Les adieux de Tiennette à Martine furentlarmoyants.

– Est-ce loin, Versailles ?demandait la jeune fille.

– En carrosse, à peine trois heures, ditBachelier.

– Défie-toi des galants, insinuaMartine.

On se sépara. Mamert Cornet profita d’uninstant où Martine était seule pour lui demander unrendez-vous.

– Je suis honnête, dit-elle. Et je vousprie de ne point insister. Si je répétais la chose à Jasmin, ilvous casserait les reins.

 

La vie habituelle reprit pour Jasmin etMartine parmi les dames coquettes, dont les corsages serrésau-dessus des jupes bouffantes avaient l’air de grands cœurs, parmices petits-maîtres qui portaient des perruques à l’oiseau royal etse mettaient des bouquets gros comme la gorge d’une nourrice.Mme de Pompadour donnait souvent des fêtes. EtJasmin prenait grand plaisir à la voir célébrée par les seigneursorgueilleux dont les habits à pans bouillonnés se mariaient auxmassifs et aux parterres, grâce à leurs tons de fleurs de pommiers,de verts réséda et de violettes, fournis d’argent et d’or. Dans lesallées, les dames de qualité avaient des airs de cloches paréesavec leurs jupes pompeuses sur les paniers et sur les« jansénistes » ; leurs brocarts orfévrés depivoines et de coquelicots, les ramages des soies légères, lesgerbes peintes sur cotonnade d’Inde – tout cela parsemait lelabyrinthe et les salles de verdure de grands bouquets cérémonieuxqui enchantaient Jasmin. Les femmes avaient de délicieuses petitestêtes poudrées et promenaient sur les boulingrins les regardsétourdis de leurs yeux en amande, des yeux « à lachinoise », et leurs nez retroussés « tournés à lafriandise ». Les gentilshommes faisaient la révérence enportant les mains jusqu’à terre. Dans ce monde chamarré de grâceson se faisait un plaisir, comme l’écrivait un auteur précieux, dese renvoyer l’un à l’autre, à l’aide des zéphyrs, des tourbillonsde poudre à la maréchale ou d’ambre gris. Et parfois, flambant desrubans vifs de Lyon, de Gênes ou de Palerme, toute la compagniedansait la ronde (le Roi aimait cela !) par les bosquets dubaldaquin ou sous les arbres de Judée. Les danseurs se tenaient àbras très allongés, à cause des paniers en gondole ou à guéridon,et Mme de Pompadour, d’une voix qui faisaitsonger Jasmin à l’orgue de son église au printemps,chantait :

Nous n’irons plus au bois,

Les lauriers sont coupés !

Dans les premières années de son séjour àBellevue Jasmin aperçut souvent à ces réunions l’abbé de Bernis,qu’il avait entrevu à Étioles. Il le trouva plus replet et d’un airplus grave. Il en fit la remarque.

– Ah ! s’écria Flipotte, il n’en estplus au temps où, lorsqu’on l’invitait, ses amis lui donnaient unpetit écu pour payer son fiacre !

– Il vient souvent chez la Marquise, ditAgathon.

– C’est que déjà à Étioles il était dudernier bien avec elle !

Jasmin serra les poings. Mais Martineintervint :

– Non point !

– Comment ! s’écria Flipotte, maisMadame l’appelle son bébé, son poupard, son pigeon !

– Bah ! reprit Martine, j’ai entendudevant Mme du Hausset la Marquise dire que l’abbéde Bernis est un pantin qui l’amuse, et qu’elle l’habillerait et ledéshabillerait sans songer à mal. Il va partir pour Venise, où ilsera ambassadeur.

Jasmin soupira. Et Agathon avoua que le départde M. de Bernis le navrait autant que l’avait enchantécelui de M. de Voltaire pour la Prusse.

– Je crois bien, s’écria Flipotte, tuallais jeter de l’eau bénite à la place où M. de Voltaireavait passé. Cela te fait une besogne en moins !

Piedfin haussa les épaules, caressa son mentonglabre et regarda les autres avec l’air d’un prestolet qui se croitl’étoffe d’un évêque.

Chaque fois qu’il y avait foule à Bellevue,Mamert Cornet, l’espion, apparaissait parmi la valetaille ou lesseigneurs, souvent richement vêtu comme tous les coqueplumets,mousquetaires, dragons, timbaliers qui formaient les suites et lesescortes. Piedfin l’avait pris en affection. Il préparait de petitsplats pour Cornet, lequel était gourmand, et en échange l’espionlui apprenait des choses de son métier.

Cornet, à chaque visite, poursuivait Martinede ses assiduités, mais la soubrette se défendait. Le mouchard envint à la moquerie et aux menaces.

– La fidélité est une vertu de village,dit-il.

– Eh bien, je suis villageoise, répliquaMartine, et n’ai point été élevée parmi les grands fripons deParis.

– Malpeste ! Est-ellegothique ! s’écria Cornet esquissant une pirouette. Mais je terattraperai, la belle !

 

Il y avait aussi à Bellevue desreprésentations théâtrales, des feux d’artifice, desmascarades.

Les mascarades commençaient l’été aucrépuscule et se prolongeaient dans la nuit. Jasmin élevait desarcs de fleurs, des portiques parfumés et le soir il regardaitpasser les turcs, les dominos, les bergères, les arlequins, desgilles, des pèlerins. Les femmes déguisées montraient, sans panier,des corps souples et dansants, et du rire vermeil à la fente desmasques. Quand la nuit tombait, Buguet s’employait avec les gens àposer des torches enflammées qui jetaient des reflets sanglants auxramures et aux soies rayées, à allumer des étoiles de godetsrouges, des frises, des lanternes et parfois de grands feux au delàdes murs.

Un soir de fête, Buguet s’occupait àl’illumination du bosquet de la cascade ; la Marquise, enbayadère, arriva près de lui, poussant quelques petits cris etsuivie de Martine.

– Oh ! comme j’ai mal au pied !Voyez donc, Martine !

Mme de Pompadour étaitfort décolletée. Avec le sans-gêne des grands pour les domestiques,elle ordonna à Jasmin :

– Soutenez-moi !

Jasmin hésitait.

– Vite, ou je tombe ! s’écria laMarquise.

Jasmin lui prêta son bras. Tandis que Martineaccroupie ôtait son soulier dont elle retirait une épine, Jasminsentit contre lui respirer la Pompadour. Elle était palpitante, etBuguet dut fermer les yeux pour ne pas être tenté d’embrasser àlèvres folles la nuque qui semblait s’offrir.

L’épine enlevée, la Marquise partit rieusevers un groupe de masques qui agitaient des castagnettes.

On jouait souvent au théâtre de Bellevue. Lespectacle des petits appartements, qui se donnait jadis àVersailles et au sujet duquel Martine avait écrit à Jasmin,lorsqu’elle était son accordée, y fut transporté.Mme de Pompadour devint la principale actrice.On donna l’Impromptu à la Cour de marbre,Zélisca, le Préjugé à la Mode, les Fêtes deThalie, Vénus et Adonis, le Devin duvillage. Ces spectacles étaient mêlés de concerts délicieux.Quelques seigneurs y assistaient, un triolet de velours à la gardede leur épée. Jasmin put se glisser un jour et apercevoirMme de Pompadour dans le rôle de Vénus. Elleavait le corps, les basques et une grande queue d’étoffe bleue,mosaïqués d’argent et elle brillait aux lueurs d’un soleil éclairéde mille bougies. Elle commandait, d’un sourire étoilé de mouchessubtiles où Buguet retrouva l’étincelante séduction qui l’avaitcharmé dans la forêt de Sénart. Autour de la Marquise, lesdanseuses – des enfants de dix à quatorze ans – travesties enPlaisirs, portaient des jupes de taffetas blanc tamponnées de gazed’Italie et parées de fleurs artificielles ; elles firentsonger Buguet aux vingt-huit figurines de Saxe que possédait lafavorite et qui représentaient des amours déguisés.

Lorsque Mme de Pompadourchantait, Buguet s’approchait du théâtre. Celui-ci résonnait del’harmonie du clavecin, des violons, des violoncelles, des bassons,des violes, des flûtes et des hautbois. La voix de la Marquises’élevait au milieu de ces phrases caressantes. Elle montait versles étoiles. La voix était souple et chaude comme une fleur ausoleil. Aux moments passionnés elle faisait frémir Jasmin. Leparfum des plantes qui dormaient autour de lui dans l’ombreachevaient de l’étourdir et il lui semblait qu’il n’était plus dumonde.

Martine, qui assistait depuis Étioles auxétudes vocales de sa maîtresse, l’imitait à ravir.

Et une nuit d’été que toute la maison étaitcouchée, elle osa mener Jasmin dans la grotte que la Marquisevenait de quitter.

Assise sur les coussins au milieu desquels lafavorite, s’accompagnant sur la mandoline, avait détaillé pour leRoi des airs de Rameau, Martine, dans l’obscurité voluptueuse,chanta pour Jasmin comme Mme de Pompadour.

XIII

Cette année-là, en 1755, un jeune domestiquenommé Valère Loriot fut admis au château de Bellevue. Il avaitquatorze ans, venait de Lille en Flandre et paraissait garder dansses yeux le bleu du ciel des carillons. François Boucher le trouvajoli : « Il semble, dit-il, que Valère a assisté à lanaissance de Vénus. » Il le peignit nu, empoignant destourterelles dans une cage. Une autre fois il le fit poser avec uncarquois au dos et le cothurne au pied.

Valère Loriot fut choyé par Martine, Flipotte,Buguet, et tous accueillirent avec joie ce blondin qui restaitgracieux même auprès des statues. La Pompadour l’employa à tenirson parasol ouvert ou la traîne de sa robe.

Quand les maîtres n’étaient point là, Valère,suivant une habitude prise aux canaux de Flandre, gagnait quelquebassin du parc, se déshabillait et se jetait à l’eau. Il était pâlesous la nappe fluide, mais dès qu’il en sortait il avait l’air d’unAdonis éclairé par l’aurore.

Souvent pour amuser l’enfant, quelquedomestique donnait l’élan à un jet qui débouchait du tuyau avec desbruits de pétard. Valère y sautait, s’éclaboussait, s’enivrait defraîcheur, se faisait fouetter, une main protectrice au basventre.

Il aimait aussi s’ébattre dans une fontaineombragée de vignes vierges, au fond d’un cabinet de treillage. Làjaillissaient des bouillons de six pieds de chaque côté d’un petitgradin dont l’onde formait en retombant une nappe circulaire. Auxflancs du gradin montaient des chandeliers d’eau avec trois masquescracheurs à leur gaîne. Tout cela formait un refuge humide, pleinde murmures et de sanglots, où la lumière coulait avec des douceursfuyantes sur le marbre et lui donnait un peu de la lueur dorée desvignes vierges. Valère présentait les épaules, le ventre, lestétons aux cierges hydrauliques ; ils le baisaient, lecaressaient, se brisaient sur sa peau vierge en gouttesétincelantes.

Ravi par ces blandices, Valère passait la mainsur la nappe d’eau pour la flatter, essayait de rendre leurscajoleries aux claires chandelles, les entourait de ses bras, lesfrôlait de son haleine.

Une fois qu’il s’essayait à ce jeu il entenditun bruit et s’étant retourné il vit Agathon Piedfin embusquéderrière le treillage. Rieur, l’enfant envoya un paquet qui inondales habits du curieux.

– Va te sécher au fourneau !s’écria-t-il.

Valère découvrit autour d’un autre bassindiverses machines hydrauliques très à la mode dans les jardinsroyaux. L’une présentait plusieurs oiseaux : ils chantaientquand une chouette se retournait vers eux et cessaient leur ramagedès qu’elle leur montrait la queue. Autour du bord, suspendus surde minces jets, tournaient des globes argentés qui retombaient enun entonnoir, mais étaient relancés aussitôt et dansaient sur uneaigrette de perles.

Ces fantaisies ravirent le garçonnet. Il fitchanter les oiseaux mécaniques, enleva les boules argentées,s’amusant de les voir retomber dans le bassin où lui-même plongeaitjusqu’au haut des cuisses et où, surnageant, elles venaient lefrôler.

Valère surprit encore Piedfin. Il était tapiderrière la machine.

– Agathon ! s’écria l’enfant,viens-tu jouer aux boules ?

Il sortit de l’eau, une balle dans chaquemain : il les levait, formant des anses à la jolie amphore dechair blonde et rose qu’il figurait.

Agathon devint écarlate. Son corps tremblait.La gorge oppressée, il balbutia :

– Je cherche comment on fait chanter lesoiseaux.

Il regardait à droite et à gauche, comme pours’assurer que personne ne venait.

Jasmin parut au bout de l’allée. Alors Agathons’enfuit en criant :

– Jésus ! Maria ! Jésus !Maria !

Valère le poursuivit en jetant des mottes deterre. Quand ils arrivèrent près de Buguet, celui-ci se prit àrire.

– En voilà une tenue ! s’écria-t-il.Va te rhabiller, morveux ! Et ne recommence plus !

Puis il regarda Piedfin :

– Eh bien, Agathon, tu trembles. Ondirait que tu viens d’échapper à un grand malheur ! Tu ne peuxdonc plus courir ? C’est-y la fumée des fricots quit’affaiblit ?

– Non, ce petit drôle m’a fait peur en mevoulant atteindre avec des pierres !

– Veux-tu que je lui tire lesoreilles ?

– Non ! Non ! Non !s’écria Piedfin implorant.

La remontrance de Buguet ne produisit aucuneffet. Valère devint plus impudique. Au lieu de se rhabiller dansle parc il rentra nu à sa chambre, qui se trouvait près de cellesde Buguet et d’Agathon.

– Est-il gentil, dit Flipotte. Depuis queje l’ai aperçu ainsi, le cœur me fond quand il me regarde.

– Il est si jeune !répliqua-t-on.

– Peuh !

Elle eut l’occasion de constater que Valère,au moindre contact, devenait homme. Comme il rentrait en Adam, ilrencontra une chèvre attachée à la grille de la cour. Badinant illa prit par les cornes et se mit à califourchon dessus, dans uneattitude de Bacchus. Il caressa la bête au col, se frotta à sonpoil. Elle baissait la tête, se débattait. Finalement la chèvredésarçonna son cavalier : il se releva riant, gambada,barbouillé de verdure, joyeux, fier et droit comme Priape, le dieudes jardins.

– Je ne le dirai point aux amies, sepromit Flipotte.

Valère regagna sa mansarde. Il y entrachantant. Sa voix caressante fit se pâmer la Tourangelle. Lagaillarde était dans la chambre de Martine.

– Qu’il chante bien !

Le refrain cessa brusquement et on entenditValère crier :

– Allons, Piedfin ! Laisse-moim’essuyer ! Tu es fou ! Ô le laid !Lâche-moi !

– Que fait-il ? dit Flipotte enfronçant les sourcils.

Soudain Valère hurla :

– Le sale homme !

Flipotte et Martine accoururent.

– Bouc ! s’écria Martine enapercevant Piedfin.

Flipotte s’élança vers le jeune Valère etl’attira contre elle :

– Pauvre petit !

Valère ouvrait de grands yeux bleus. Ilregarda Flipotte en souriant.

Alors Piedfin mit ses mains dans ses poches,releva le nez et siffla aux commères :

– Je ne lui faisais rien ! Peut-onpas être de bons amis ! Dieu défend-il de s’embrasser entrehommes ? Un seul baiser est ignoble, celui de Judas. Etd’ailleurs est-ce que je m’occupe de vous quand vous chuchotez àdeux dans le grenier comme des pies borgnesses ?

– Ah ! tu nous crois des gueuses deton espèce ! répliqua Flipotte. Je vais te servir, défroqué,quelques giroflées à cinq feuilles !

– Effrontée ! Tu paieras ces menacesen enfer !

– C’est toi qui iras chez le diable pourt’achever, mal cuit !

Valère écoutait abasourdi. La figuredécomposée du marmiton lui fit peur. Il se frottait à Flipotte, cequi augmenta la rage de Piedfin.

– Cloaques d’infection, lança-t-il auxfemmes, puantes bêtes, pots fêlés, serves de Belzébuth, bourbiersd’immondices, avec le fard dont vous frottez vos figures pourattirer les mâles, pareilles à des écrevisses, vous allez àreculons dans la voie du ciel ! C’est ce qu’un prédicateur m’adit !

– Ce prêcheur doit être laid commetoi ! interrompit Flipotte.

– Il avait raison de vous honnir, ô vousles viandes pourries que le démon offrît à saint Antoine et surlesquelles ce saint cracha !

– C’était un bougre de tasorte !

– Ferme ta bouche, créature, dit Agathondevenu vert, et ne te sers pas pour blasphémer de la langue queDieu t’accorda pour la prière !

Flipotte se mit à rire :

– Il a une araignée dans sa vieilletonsure.

Elle embrassa Valère d’un air qu’elle essayade rendre maternel. Alors Agathon vociféra rauque defureur :

– Débauchées ! Que le diable vousperfore !

Martine s’élança vers le drôle,menaçante :

– Que me reproches-tu, enfin ?

– Comme toutes les femmes (car elles onttoutes sur leur corps un poil de la Reine de Saba !) tu es unecoureuse, une libertine !

Un soufflet interrompit le marmiton.

– Pouah ! fit-il en se jetant enarrière. La main d’une femelle !

Il se retira dans sa chambre, se tenant lajoue comme s’il avait eu mal aux dents.

Flipotte resta avec Valère :

– Je vais rhabiller cet enfant !

Martine rentra chez elle, reprit sa toilette.Mais les deux femmes n’eussent pas été aussi à l’aise si ellesavaient pu voir le défroqué frotter sa joue, la parfumer enmarmottant des choses qui n’étaient pas des litanies :

– Par saint Barnabé, je ferai chasser cesimpies, ces éhontées ! Leur place est chez la Paris, rue deBagneux, où elles recevront d’abondantes visites et où leur vertuse mesurera au cordon d’Angleterre ! Mais leur présence iciest comme l’ombre de Satan ! Hors d’ici, les vipères, horsd’ici, les diablesses !

Il se mit un peu de poudre :

– Hé ! hé ! Doux Jésus !Le nigaud de Jasmin ne se doute point que je connais le fond de soncœur, que je sais qui il aime et ce qui le tourmente ! L’hommeest faible et stupide. Hé ! Hé ! Au lieu de laisser sonâme s’épanouir à la grâce de Dieu, s’emmouracher d’une marquise,d’une maîtresse de roi ! Ce fleuriste est vraiment digne deporter les reliques !

Agathon ricana :

– Et je sais où il cache une signature deMme de Pompadour sur laquelle il va poser encachette ses lèvres comme pour narguer les patènes et les baisersde paix ! Je sais où il a mis le gant, et un soulier qu’elleperdit en descendant de sa fliguette ! Hé ! Hé !grâce aux saints du paradis et aux conseils de mon ami MamertCornet, j’ouvre son coffret sans clef et je connais la place d’oùl’on peut épier ses simagrées. Hé ! Hé ! je soufflerai lesabbat dans sa vie !

Piedfin roula des yeux troubles :

– Ma conscience est à l’abri ! Je nedois pas souffrir qu’un amoureux deMme de Pompadour vive à proximité du Roi.Ah ! si c’était encore quelque petit-maître, plein de joliesfadeurs ! Mais un rustre qui manie la bêche et laserpette ! Le Roi a peur des assassins. Sait-on ce que lajalousie peut provoquer et à quel crime se livrera un brutal éprisavec pareille frénésie ? Jésus, Marie, j’aime mon maître et jesacrifierais ma propre vie pour la sécurité du Roi.

Agathon continua en souriant :

– D’ailleurs Cornet m’a assuré qu’entoute circonstance je pouvais compter sur lui ; va donc,Piedfin, va donc !

Le cuisinier sortit de sa chambre, dégringolavers les casseroles, dans lesquelles il se mira en s’ajustant untoquet blanc. Sur la table se trouvaient des andouillettes. Il lescompta avec l’allure d’un sacristain qui range des chandelles.

 

Quelques jours plus tard le défroqué préparaitdans la cuisine une liqueur à son usage. À cet effet, il avaitcueilli des œillets rouges et en coupait la partie herbeuse. Deuxcruches de grès pleines d’eau-de-vie s’alignaient sur un dressoir àcôté de lui, avec du sucre royal, de la cannelle fine, du macis, dela coriandre et des clous de girofle.

Buguet vint chercher du vin blanc.

– Ah ! te voilà, Piedfin ! Tuprépares une chose qui sent bon !

– C’est du rossoli.

– Elle est bonne, ta drogue ?

– Le rossoli fortifie le cœur, ranime lamémoire, préserve de la malignité en temps de peste.

Agathon coupait avec vivacité les œilletscomme s’il eût ressenti du plaisir à plonger un couteau dans unechair quelconque :

– Assieds-toi, dit-il à Jasmin.

Buguet s’installa. Le défroqué sortit de sapoche un petit calendrier au chiffre de la Pompadour :

– Il est de l’an dernier.Mme de Pompadour le tint plusieurs mois sur sapoitrine. Le veux-tu ?

Jasmin saisit le calendrier, puis ilhésita :

– Je ne sais pas si je doisl’accepter.

– Oh ! les choses qui appartiennentà notre maîtresse sont un peu à nous.

– Pourquoi me fais-tu des cadeaux ?Tu as eu avec Martine l’autre jour une querelle qui doit…

– Mince affaire ! Histoire defemmes ! Colères de femmes !

– Tu les détestes toujours ?

– Comme toutes les choses qu’on peutavoir aisément.

– Tu n’es guère aimable !

– Hé ! Hé ! Les laquais quiprennent le droit le porter la montre d’or, de se poudrer, decourir en chenille comme leur maître, séduisent avec aisance lesplus belles filles. Il suffit de bourdonner une chanson d’amour àleur oreille et de les inviter à quelque promenade dans unedésobligeante azurée. Ce que ces coquins peuvent faire nousl’accomplirions aisément, sans avoir besoin de nous adoniser lafigure et par notre seul esprit. Mais ne parlons pas de cela !J’ai pardonné à Martine. Jésus n’a-t-il point dit : « sil’on te frappe sur une joue, offre l’autre ! » Garde lecalendrier, et pour te prouver que je ne t’en veux point je vaist’offrir quelques autres objets qui ont appartenu à notremaîtresse. Oh ! de petites pertintailles sans valeur, maiselles feront plaisir à Martine.

– Pourquoi me donner tout cela ?

– Cela me rappellera l’époque où j’étaisau couvent. Nous échangions souvent de minces bagatelles entrefrères et cela rendait plus profondes nos liaisons.

– Tu as l’air de t’être plu au monastère.Pourquoi l’as-tu donc quitté ?

Comme toujours Piedfin répondit :

– C’est un mystère.

Et yeux baissés, lèvres closes, il pritl’attitude d’un saint François d’Assises qu’il avait vu sculpté enbois et qu’il aimait à imiter.

– Viens ! dit-il brusquement.

Ils allèrent dans la chambre de Piedfin. Lelit ressemblait à la couche d’un moine. À la muraille pendaient desrameaux, un bénitier, de petits miroirs, l’image d’un saintSébastien au torse nu, à l’œil pâmé.

– Voici, dit Agathon.

Il sortit d’un tiroir une boucle decorset :

– Elle a servi trois fois.

Puis ce fut une navette à frivolité, un pot àoille, une houpette, un gland d’argent :

– Ce gland provient du costume de Vestaleque portait Mme de Pompadour dans Baucis.C’est trop païen. Je ne veux pas garder cet attirail de diable.

Jasmin prit les riens que lui offrait lecuisinier et les porta au coffret qu’il fermait avec soin et oùMartine elle-même ne pouvait jeter le moindre regard. Il baisa tousles objets comme il le faisait d’habitude, il sourit au soulier àtalon violet, au gant de chevrotin, et rangea près d’eux lescadeaux de Piedfin. Il ferma la boîte et descendit au parc sansvoir Agathon qui, retourné à la cuisine, s’y trouvait seul etdansait en faisant des signes de croix.

Quelques jours après le Roi vint avecMme de Pompadour. Le ciel d’août dorait lescimes des arbres et au loin les blés. Les moulins tournaient. LaSeine était paresseuse et le château de Bellevue semblait prêt às’endormir parmi ses fleurs et ses statues. Mamert Cornet setrouvait du voyage. Il était costumé en piqueur de cerf et portaitdes gants de vénerie. Il se mêla aux domestiques. Agathon seul lereconnut.

– Le Roi est triste, dit un cocher quiavait conduit le carrosse du monarque. Dans chaque village il ademandé combien on avait depuis un mois creusé de tombes neuves. Ila peur de mourir.

– Dame, fit Agathon, à chacun son tourd’aller au ciel, au purgatoire ou en enfer ! Mais le Roiest-il préoccupé de ces idées ?

– Sa Majesté prédit que les mânes deRavaillac se réveilleraient un jour et qu’elle mourrait comme HenriIV !

– Ceci est grave et il faut qu’on prennedes précautions, reprit Agathon.

– Est-ce que le Roi s’est fait direl’avenir ? demanda quelqu’un.

– C’est notre maîtresse qui va chez latireuse de cartes avec une verrue postiche et un faux nez, répliquaFlipotte !

On rit. Jasmin sortit. Il alla soigner lesbêtes : le sapajou attaché par une chaîne d’acier à sa boulebrillante, les perroquets verts et rouges avec lesquels sedisputait Valère Loriot, tous les oiseaux rares queMme de Pompadour fit peindre par Oudry,perchés sur un cerisier. Agathon Piedfin disparut avec MamertCornet du côté des goulettes. Ils parlaient mystérieusement et lemarmiton désigna de loin au piqueur de cerfs certaines places surles toits des communs du château.

 

Trois mois plus tard, vers la fin d’octobrel’intendant des domestiques, Collin, vint trouver Buguet et lui ditd’un air ennuyé :

– J’ai une fâcheuse nouvelle à vousapprendre.

– Laquelle ?

– Le Roi vous ordonne de quitter lechâteau avec Martine.

– Quitter le château ?

Jasmin devint blême. Ses jambes flageolèrent.Il dut s’appuyer à un orme.

– Oui, dit l’intendant. Et cela dans lesdeux jours. Sa Majesté s’apprête à venir et elle ne veut plus vousvoir ici.

– Mais, s’écria Jasmin, le Roi n’est-ilpoint satisfait de mon zèle ?

– Oui !

– Je me lève avant le soleil !

– C’est vrai.

– Que puis-je faire de plus ?

– Il ne s’agit pas de cela, murmural’intendant.

– Ah ! si je pouvais sacrifier mesnuits, me passer de sommeil et travailler toujours. Mais depuis queje suis ici je n’ai pas pris le temps d’aller revoir ma mère.

– Mon pauvre ami, ceci importe peu auRoi. Ce que j’ai à vous dire est difficile. Je sais combien vousêtes courageux et bon jardinier. Mais vous avez la tête folle, uncaractère léger !

– La tête folle !

– Oui. Il est dans votre chambre uncoffret et dans ce coffret, que vous croyez fermé à tous, setrouvent vingt objets que vous aller baiser.

Jasmin sursauta :

– Qui l’a vu ?

– Oh ! Ne niez pas. Vous avez étédénoncé. À la cour il faut craindre les envieux et se défier de sonombre ! Il y a des gens qui savent prendre la couleur desmurailles pour épier et qui voient à travers tout. On m’a faitmonter sur le toit. Je vous ai vu ouvrir le coffret et je viens deconfisquer les objets que vous portiez avec tant de passion à voslèvres : ce papier paraphé, le soulier, le gant, le pot àoille, j’ai tout reconnu.

Jasmin était atterré.

– Un homme amoureux de votre façon peut,à ce qu’il fût expliqué à la police du Roi, devenir jaloux etdangereux. Le Roi redoute les gens dont il n’est pas sûr.

Buguet se prit la tête dans lesmains :

– Ah ! hurla-t-il. Quel démon estentré dans ma vie ! Mais vous me rendez fou !

L’intendant s’apitoya :

– Oui, c’est bien malheureux.

– Martine se jettera aux pieds de laMarquise ! Elle lui dira la religion que j’ai pour sapersonne, et comme je suis inoffensif ! Elle lui dira que toutmon bonheur est de tailler ses arbres et faire pousser sesfleurs.

Collin haussa les épaules :

– Martine ne sera point entendue et nereverra pas Mme la Marquise. Ici on n’enfreint pasles ordres. Ils sont formels. J’ai même mission de veiller à ce quevous ne séjourniez pas dans ce pays ni l’un ni l’autre.

– Malheureux que nous sommes !soupira sourdement Jasmin.

Il s’en fut affolé au fond d’un bosquet et làil pleura longtemps au milieu des feuilles mortes quitombaient.

– Pauvre garçon ! se ditl’intendant. Il n’a pas même demandé en sa candeur le nom dutraître.

 

Au soir, Buguet se retrouva vis-à-vis deMartine, dans sa chambre. Le crépuscule éclairait tout d’une lueurgrise. Derrière les arbres mi-dépouillés une barre cuivrées’allongeait au ciel triste. Des corbeaux qui avaient été picorerdans la plaine de Billancourt regagnaient les bois de Meudon.

– Martine, dit doucement Buguet enretenant avec peine un sanglot.

– Jasmin ?

– Sais-tu, Martine, ce qui estarrivé ?

– Oui, Jasmin, je le sais. Piedfin estvenu me le dire. Il avait l’air navré, le brave garçon !

– Il t’a dit que nous étionschassés ?

– Oui.

– Que tu ne pourrais revoir laMarquise ?

– Oui.

– Que nous devions nous éloigner tout desuite ?

– Oui, Jasmin.

Buguet hésitait. Il jeta son chapeau sur lelit.

– Pauvre Martine, murmura-t-il.

Il embrassa sa femme sur la joue, et la pressasur son cœur.

– Mon pauvre Jasmin, répliqua lasoubrette.

Jasmin regarda par la lucarne le jardin désertoù la nuit commençait à descendre. Le fleuriste poussait deprofonds soupirs. Il s’approcha de sa femme et d’une voixtremblante :

– Tu sais pourquoi ?

Martine baissa les yeux et murmura :

– Je le sais.

– Dieu !

– Oui, Piedfin me l’a rapporté. Mais necrains rien. Il m’a affirmé que lui seul le savait parmi les gens,par un hasard divin, a-t-il ajouté.

– Alors pourquoi t’avoir fait cettepeine, c’est lâche ! Mais toi ! Ô Martine, Martine, tudois me maudire !

– Non, Jasmin.

– Et tu ne me chasses pas, toiaussi !

– Je voudrais te reprendre entièrement,au contraire !

– Martine !

– Il y a longtemps que je savaistout.

– Tu dis ?

– Depuis le premier jour, celui desvendanges, après la rencontre dans la forêt de Sénart, j’ai devinéqu’elle t’avait pris.

– Ah ! Ce n’est paspossible !

– Oui, Jasmin.

Buguet avait le vertige comme si un abîmes’était creusé sous ses pieds.

– Et tu voulus de moi ?s’écria-t-il.

– Je t’aimais tant ! dit Martinedoucement.

XIV

Le départ, deux jours après, fut des plustristes. Le petit château, dans la lumière d’hiver, parut à Jasminpâle comme le visage d’un mort. Le parc était en deuil, descorbeaux vinrent du bois de Boulogne battant des ailes versGrenelle. À côté de Martine, Flipotte s’essuyait les yeux. Valèreembrassa dix fois les époux. Les aides jardiniers se montrèrentnavrés. Mais personne n’osait trop parler. On ne savait au justepourquoi les Buguet partaient et nul ne voulait se compromettre.Agathon Piedfin fut le dernier de la maison que Jasmin aperçut. Lemarmiton s’écria :

– Je prierai pour vous !

La barque, chargée de mannes, se détacha de larive et bientôt Bellevue disparut dans le brouillard. Il sembla àJasmin qu’on lui volait un morceau de lui-même, qu’une part de savie s’évanouissait et que plus jamais le soleil ne transperceraitles lourds nuages qui encombraient le ciel.

L’eau clapota à l’avant du bateau. Dans lacampagne de Billancourt les labourés bruns s’estompaient derrièreles buées. Chaillot montra à gauche ses villas trempées par lespluies, puis ce fut à droite, au fond de l’esplanade, l’hôtel desInvalides, solitaire dans la vaste plaine de Grenelle, avec lamajestueuse façade de Mansard et le dôme à lanterne où l’or luttaitavec la tristesse embrumée du ciel. Vis-à-vis, sur l’autre rive,autour d’un tapis de gazon, le Cours-la-Reine arrondissait en uncirque des rangées d’arbres où l’humidité noyait les dernièresfeuilles.

La barque s’arrêta au Pont-Royal. Jasmin et safemme en descendirent et allèrent rue du Pot-de-Fer, chez unéperonnier avec lequel ils avaient lié des relations d’amitié àBellevue, où il vendait aux piqueurs et aux gardes. Ils tombèrentau milieu d’une petite fête. La femme de l’éperonnier venaitd’accoucher et les voisins accouraient avaler le coup de vin à lasanté du poupon. Un potier d’étain était parrain et les parentsavaient pris une perruquière pour marraine.

– Ainsi l’on pourra dire qu’il est nécoiffé, fit le père.

Les Buguet furent reçus avec joie.

– Vous allez voir le petit ! s’écrial’éperonnier. Il pèse déjà six livres ! Une rôtisseuse de lafamille nous offre une dinde qui pèse deux fois son poids pour ledîner de baptême ! Vous la mangerez avec nous. Et nous irons,une fois n’est pas coutume, prendre des huîtres chezl’écaillière !

Jasmin soupira :

– Mon bon ami, nous partageons votrebonheur. Mais vraiment nous serions des trouble-fête ! Nouspartons demain avant l’aurore pour Boissise la Bertrand !

– Pour Boissise ! Votre mère estmalade ?

– Nous ne sommes plus chez la marquise dePompadour, dit Buguet.

– Vous n’êtes plus chez laMarquise !

L’artisan leva les bras au ciel.

– Je ne m’explique pas notre départ,raconta Buguet. On a rapporté je ne sais quoi à mon sujet et on m’acongédié sans vouloir m’entendre.

– Vraiment !

La révélation de Jasmin avait chassé lesourire de son hôte. Il bredouilla :

– Vous étiez heureux là. Et il n’y a pasmoyen de rentrer ?

– Oh ! non ! sanglotaMartine.

– Diable !

L’éperonnier prit une bouteille.

– Mais cela ne nous empêchera point deboire à mon enfant. Il a nom Nicolas-Daniel.

Le Parisien remplit les verres.

– À la santé de Nicolas-Daniel !

On but. Alors l’artisan, qui avait l’airembarrassé depuis l’aveu de Jasmin, déclara :

– C’est vraiment fâcheux que vous soyezarrivés aujourd’hui. La sage-femme loge dans la chambre qui vousétait destinée et la maison est pleine.

Buguet fut gêné :

– Oh ! nous ne voudrions pas êtreimportuns.

– En d’autres circonstances, nous vousrecevrions comme des frères, affirma l’éperonnier. Maisaujourd’hui ! Vous voyez ce que je suis occupé et ma femme estau lit !

– Nous nous en irons !

– Ah ! pas sans avoir vuNicolas-Daniel, protesta le jeune père.

Il alla prendre le nouveau-né, l’apportavagissant, roulé dans une tavayolle :

– Il rit déjà !

Les Buguet regardaient le petit être rougeaud,aux chairs plissées, au nez épaté, qui crispait les poings dans lamousseline.

– Est-il joli ! murmura Martine.

– On a dit qu’il me ressemblait, répliqual’éperonnier.

Les Buguet allèrent loger dans une petiteauberge dont le patron était de leur pays. Là ils n’avouèrent plusqu’ils avaient été chassés de Bellevue. Mais l’hôte, enflammé parquelques « topettes de sacré chien », parla de lafavorite :

– Ici on l’appelle la coquine au Roi. Samère est morte de la vérole et voici l’épitaphe qu’on fit à cettemaquerelle :

Ci-gît qui, sortant d’un fumier

Pour faire une fortune entière,

Vendit son honneur au fermier

Et sa fille au propriétaire.

Jasmin souffrait.

– Des contes, dit-il. Il y a des gensméchants.

Mais l’aubergiste insistait :

– Vous verrez, Buguet, le peuple serévoltera. La Marquise dilapide les fonds du pays à des futilités.Elle fait tournevirer de jolies filles par d’ignobles valets pourles fournir au Roi dans une petite maison bâtie sur l’ancien Parcaux Cerfs de Versailles. Elle compromet de toutes façons leBien-Aimé, qui n’ose plus venir à Paris et donne ses fêtes àVersailles, à Bellevue, à Crécy, à Fontainebleau ! Eh !Cela finira mal ! Vous vivez au milieu des grandeurs, vous,mais dans ces affaires-là c’est l’opinion des poissardes, descharbonniers, des blanchisseuses, qui importe ! Ah !Buguet, vous verrez un jour tout ce qui sortira des halles, desateliers, des greniers et des caves pour s’en prendre aux rois et àleur sacrée bande ! J’ai senti ça, moi, aux émeutes de mai. Etdepuis lors cela bout toujours, dans le fond de la grandemarmite !

– Peuh ! vous écoutez trop les gensqui croient à tout et vous vous faites des idées noires !

– Des idées noires ! Avez-vous vudéjà le peuple furieux ? Non ! Ah ! Moi, j’ai frôlédes gaillards qui faisaient rage dans les rues et qui parlaientd’élever des barricades et de porter sur des piques les têtes desnobles !

– Vraiment !

– Ah ! oui ! C’était descrève-de-faim et des va-nus-pieds ! Que voulez-vous, quandl’estomac crie et que les pieds saignent !

– Ils feraient un jour des chosespareilles ?

– Ma foi, j’en ai bien peur !

Jasmin pâlit. Il vit une tête exsangue,terrible, le col rouge, au-dessus d’une canaille noire quedominaient des poings crispés.

– Pourvu que cela n’arrive pas, sedit-il. Malgré tout j’en mourrais aussi.

 

Le lendemain, au lever du soleil, Jasmin etMartine naviguaient dans le coche d’eau au long de la plaine deJuvisy. L’aube blafarde éclaira le chemin de halage, oùpataugeaient les chevaux.

Sept ans auparavant, Jasmin, par une matinéede juin, avait voyagé là, plein d’espoir. Aujourd’hui il remontaitla Seine l’âme navrée. Le rêve était brisé, les illusions étaientmortes, l’enchantement s’était évanoui. Il lui restait au cœur uneblessure profonde qui lui fit bien mal lorsque le coche, ayantdépassé Champrosay, arriva en vue d’Étioles. Martine se cachait aufond de la cabine, n’osait regarder son mari. Jasmin poussa ungrand soupir.

– Plus jamais ! Plus jamais !dit-il en serrant les poings.

Cela pesait sur sa poitrine comme un poids defer. En ce moment il crut que sa vie était terminée.

Corbeil apparut sous une averse. Le ponts’allongeait sans personne au dos de ses arches. Bientôt, à untournant du fleuve, Jasmin aperçut dans le gris les coteaux duCoudray, avec l’endroit appelé la Demi-Lune, où les abbés deMennecy avaient fait bâtir une sorte de donjon.

– Nous approchons de Boissise,pensa-t-il.

Et il se demanda ce qui l’attendait après uneaussi longue absence. Une angoisse le saisit. Il lui sembla que lecoche n’avançait plus. Déjà à Corbeil il avait prié un cavalier desa connaissance qui regagnait Melun par la rive d’annoncerl’arrivée.

Le bateau doubla la tannerie de l’oncleGillot. Tout était fermé. Puis ce fut Saint-Port, Saint-Assise.Vis-à-vis de Boissise-la-Bertrand, une barque stationnait au milieudu courant.

Un jeune homme s’y trouvait. Jasmin ne lereconnut pas d’abord. Puis, l’ayant dévisagé, il s’écria :

– Éloi Règneauciel !

C’était le premier amoureux d’ÉtiennetteLampalaire. Il venait aux nouvelles.

– Bonjour, Jasmin ! Bonjour,Martine ! disait-il en recevant les paquets qu’on lui passaitdu coche.

– Comment ! c’est toi, petit ?dit Martine. Comme ça te va de vieillir, ajouta-t-elle en sautantdans la barque.

– La mère Buguet n’est pas malade ?demanda Jasmin anxieux, en s’installant au milieu des bagages.

– Malade, non. Mais l’âge lui pèse. Vousaurez peine à la reconnaître. J’aime mieux vous prévenir pour quevous n’ayez pas l’air de la trouver changée, ça lui ferait de lapeine, et elle en a eu tout son saoul depuis que vous êtespartis.

Jasmin retint un sanglot.

– Passe-moi les rames, ça ira plusvite !

Chaque fois qu’il se penchait, d’un grand bondla barque se rapprochait de la rive.

Comme Martine ignorant le sort de Tiennette nepouvait répondre aux questions du garçon, tous se taisaient lorsquela pointe de l’embarcation s’enfonça dans les joncs de laberge.

Sans se retourner, Jasmin escalada la rive,suivi de Martine qui avait confié son butin au passeur. Ilsallaient sans rien voir que la maison : elle était presqueméconnaissable avec ses volets clos, le pignon humide et lemarronnier qui avait grandi, mal taillé, et s’emportait à lacime.

La mère Buguet apparut à la porte. D’une mainelle s’appuyait sur un bâton, de l’autre elle se tenait auchambranle. De loin on lui voyait le front assombri, les orbitesembrumées de tristesse, les joues pâles, d’une pâleur un peu verte,le dos voûté. Jasmin s’élança, franchit le jardinet, enfonçant dansla pourriture des feuilles mortes. La vieille pour lui tendre lesbras s’accota au mur. Elle pleurait.

– Ne pleurez pas ! Ne pleurezpas ! supplia Jasmin. C’est pour toujours que nousrevenons.

– Laisse, laisse, petit, ça fait dubien.

Une quinte de toux secoua la vieille. Quandelle fut calmée, elle s’assit, s’informa : étaient-ilscontents ? Pour elle il ne fallait pas abandonner leur place.Et tous ces beaux jardins que Jasmin avait faits là-bas ? Cedevait être magnifique ! Par contraste le sien allait bien ledégoûter ! Tant qu’elle avait eu la force, elle l’avaitentretenu, mais depuis deux ans, oui ! c’était juste au départde Tiennette que ça l’avait prise, comme une grande fatigue,l’ennui de vivre.

– Dame, ça se comprend, cette petite,elle me parlait de vous, elle ne voyait rien de mieux au monde etlà-dessus on s’entendait. À force d’envier un bonheur pareil auvôtre, elle m’y faisait croire. Et maintenant, plus je vousregarde, plus je doute que vous soyez heureux ! Les grandssont ingrats, bien souvent.

– Mais non, la Marquise a toujours étébonne. Malgré cela on ne peut être toute sa vie chez les autres, etpuis nous en avions assez d’être loin de vous, dit affectueusementMartine.

– Oh ! ma fille ! C’est toi quias eu la bonne idée de revenir ! Et moi qui t’accusais de mel’avoir pris pour toujours. Dieu est juste ! Il me semblaitque j’avais mérité de vous revoir ! Enfin ! Enfin !Je suis bien heureuse !

Elle haletait ; ses enfants furenteffrayés. Sur leur conseil elle se mit au lit. À ce moment la tanteLaïde Monneau entra sans frapper :

– Eh bien ! Eh bien ! En voilàune histoire ! C’est comme ça qu’on revient sans prévenir lemonde ! Quand le garçon à Cancri m’a avertie, j’ai tressautési fort sur ma chaise que ma chaufferette a culbuté. Au bout desept ans ! Revenir comme ça sans crier gare ! Au risquede donner le coup de mort à cette pauvre Buguet ! Enfin,puisque vous voilà, laissez-moi vous embrasser et vous regarder àmon aise !

La bavarde reprit :

– J’espère que ce n’est pas les mainsvides que vous revenez ? Vous devez pourtant avoir eu dutourment… Ça se voit à votre mine… Enfin ! Si votre affaireest faite !

– Tante Laïde, interrompit doucementMartine, nous sommes assez de deux pour compter notre fortune.Là-dessus, laissons dormir la mère.

Elle sortit en affectant de marcher sur lapointe des pieds. Jasmin et Laïde la suivirent.

Dehors une rumeur attira leur attention. Desvillageois arrivaient aux nouvelles. Cancri le cordonnier portaitsur sa tête frisée et grisonnante un des paquets de Jasmin.Euphémin Gourbillon suivait, le dos courbé sous une manne assezlégère : il se déchargea de son fardeau, mais son échine ne seredressa point. Le joyeux dévot avait un nez rouge, les yeuxéraillés, les joues bourgeonnées. Il souhaita le bon retour auxBuguet d’un air triste. Nicole Sansonnet vint. À un de ses brasdevenus trop courts, elle tenait un panier rond où bâillaient despoissons sortant du vivier. Elle les apportait pour se faire uneentrée.

– À Paris on n’en mange pas d’aussifrais, dit-elle. Mais à Bellevue ça doit être un plaisir ! Onles engraisse bien sûr ! Aussi vous devez êtredifficiles ! Mais si vous nous restez il faudra vousréhabituer aux petits poissons et aux petites gens !

– Ce n’est pas pour toi que tu parles,riposta Martine. Tes rotondités font honneur à tamarchandise !

Nicole minauda en serrant les lèvres. Un salepropos de Gourbillon la fit pouffer d’un large rire édenté, quiouvrit un trou noir dans son visage.

Martine et Jasmin observaient avec tristesseles décrépitudes de leurs anciens voisins.

– Comme on devient !

Pourtant, en ce moment, la curiosité animaitle visage de tous ces rustres et faisait luire leurs regards.

Ils étaient venus pleins d’envie. Ilsrepartirent heureux. Les femmes trouvaient que Martine « enavait rabattu », qu’elle n’était plus aussi fière, qued’ailleurs « il n’y avait pas de quoi », car elle faisaitmoins envie que pitié avec ses yeux caves et son frontsoucieux.

– Ils vous ont des airs de chiensfouettés !

– On voit qu’ils en ont gros sur lecœur !

– M’est avis qu’ils sont revenus avec unchétif butin !

– Tout de même, ils sont bien discretssur la cause de leur départ, affirma une Règneauciel.

– C’était le meilleur moyen de vous clorele bec, tas de pies ! répliqua Cancri. À vous entendrejacasser sans rien savoir, on se demande ce que ce serait si vousétiez renseignées !

– Bien dit, savetier ! affirmaGourbillon. Là-dessus allons boire à la santé desrevenants !

– Tu nous invites, Euphémin ?demanda la Sansonnet.

– Après tous vos bavardages, un seaud’eau vaudra mieux pour vous rincer la langue !

 

Le soir même l’état de la mère Buguetempira.

Martine, qui toute la journée avait nettoyé lelogis, sommeillait, la tête entre ses bras étendus sur la table. Auchevet de la malade Jasmin veillait.

Atterré, le jardinier voyait la fièvreempourprer le visage aux pommettes saillantes de la Buguet, brûlerses pauvres mains dont les veines se gonflaient de sang noir. Sesmains, à lui, étaient froides, un peu tremblantes : doucement,il les posa sur le front de sa mère. Elle sourit vaguement souscette fraîche caresse. Jasmin la renouvela souvent et chaque foisil fut payé d’un regard tendre, en même temps que la vieillemurmurait, comme sortant d’un cauchemar :

– Ah ! c’est toi ! Que je suisheureuse ! Je vais dormir encore un peu, tu ne vas pas mequitter ?

La nuit se passa ainsi. Martine, avec dessimples ramassées en leur saison, fabriquait des tisanes qu’ellesucrait de miel, pour apaiser les quintes de toux devenues plusfréquentes.

À l’aube Jasmin courut à Melun chercher unmédecin. Il faisait grand jour lorsque la berline du vieuxpraticien traversa le village. Elle s’arrêta devant la maisonBuguet. Ce fut Laïde Monneau qui ouvrit la porte.

– Hélas ! Hélas !s’écria-t-elle en levant les bras, le curé lui serait peut-êtreplus utile, soit dit sans vous offenser ! La pauvre femme nepeut plus rien avaler !

Le médecin alla droit au lit, d’où s’élevaitun râle. Il regarda tristement la malade :

– Laissez-la en repos, le temps achèveson œuvre.

D’un geste lent de vieux philosophe, il remitson gant de laine qu’il avait ôté en entrant.

– Il n’y a rien à faire, mon pauvre ami,avoua-t-il à Jasmin.

– Rien ?

– Rien.

Le médecin partit. Alors des voisins firentirruption dans la maison. Ils s’informèrent de ce qu’il avaitordonné et tous protestèrent.

– Ce n’est pas la peine de l’appeler pourqu’il ne donne pas une recette !

Chacun proposa un remède.

– Une bonne saignée, ça fait revenir deloin, dit la tante Gillot. La sage-femme de Corbeil s’y entend.Elle a la main légère. Son coup de lancette fait moins mal qu’unepiqûre d’aiguille. Grâce à elle mon homme n’est que paralysé aulieu d’être mort.

– Quand j’étais grosse de mon petitdernier, surenchérit la femme d’Eustache Chatouillard, qui setrouvait à Boissise chez des parents, elle m’a guérie d’unemauvaise toux qui me tenaillait le ventre jusqu’au tréfond, rienqu’en me bouchonnant avec une poignée d’orties ! Ah, dame, ilm’en a cuit longtemps, mais je suis arrivée à terme. Sans ceremède, j’avortais, bien sûr !

Laïde Monneau interrompit :

– Bien sûr ! Bien sûr ! Rienn’est sûr en ce monde, la Chatouillard ! En tous cas, c’estpas votre sage-femme qui tirera la Buguet de là. Et si le diable laguette, il est grand temps d’aller chercher le curé, car ellepourrait passer, la pauvre femme !

– J’y cours, dit la Sansonnet.

– On la dirait morte, reprit Laïde.

Martine, toute éplorée, traversa la chambre.Devant son chagrin le silence se fit. Très vite elle montal’escalier de sa chambre ; là elle déficela un grand panier,le fouilla et y prit un coffret. Elle en retira une choseprécieuse, enveloppée d’un mouchoir, puis redescendit l’escalier encourant.

– Du courage, ma bonne, lui dit la femmed’Eustache. Si tu as besoin d’un coup de main pour la remuer, jesuis là.

– Merci, répondit Martine, nous sommesdéjà trop autour d’elle. Ça mange l’air.

La tante Gillot, penchée sur le lit, observaitla mourante :

– Mon Dieu ! Vlà son nez qui sepince, on ne l’entend plus respirer ! Et le curé qui ne vientpas !

Martine s’approcha de Jasmin. Elle lui remitl’objet qu’elle tenait. C’était un coquet miroir encadré d’écailleque la marquise de Pompadour avait abandonné à la soubrette parcequ’il était fêlé. Le jardinier jeta un regard triste sur la glacebrisée, puis, se penchant vers sa mère, qu’il baisa au front, il lelui mit au-dessus des lèvres.

– Vois, Martine, elle respire. Le miroirest terni.

À ce moment le curé entra. Martine et Jasminsoulevèrent la malade sur l’oreiller. Elle soupira :

– À boire !

Une lueur passa dans les yeux de Jasmin. Avecune cuiller, Martine fit prendre à la Buguet deux gorgées d’eau àla fleur d’oranger. La vieille rouvrit les yeux, regarda sonfils :

– Ah ! J’ai trop dormi ! J’aitrop dormi ! Donne tes mains !

Mais elle ne tendit pas les siennes. Commedeux chauves-souris abattues qui cherchent l’ombre, elles couraientincertaines sur le drap de grosse toile ; elles lesaisissaient, le tiraient dans un vague désir d’ensevelissement,qui n’aboutissait pas et renaissait toujours avec la même ardeurimpuissante.

– Laissez-nous seuls, dit le curé.

– Non ! Qu’ils restent !Ah ! J’ai trop dormi, soupira la mourante.

Comme ses paupières étaient closes, Martine etJasmin s’éloignèrent sur un geste du prêtre.

Quand ils rentrèrent tout le monde lesimita.

La Monneau, de son œil sec de vieille poule,suivait toute la cérémonie. À la communion elle dit :

– Pourra-t-elle garder le bonDieu ?

Elle découvrit les pieds pour qu’on y mît lessaintes huiles.

La tante Gillot était affolée, ses soupirsgonflaient son épaisse poitrine, ses joues luisaient sous leslarmes. Mais elle pleurait plutôt sur elle-même, car elle répétaitavec douleur :

– À qui sera-ce le tourmaintenant ?

La femme d’Eustache, l’air hébété, tenait dansses bras son dernier-né, qui frappait de ses petits pieds le ventrede sa mère, resté gros. Pendant la prière des agonisants, Laïde,qui en épiait l’effet sur les traits de la moribonde, s’écria toutà coup :

– Elle a passé !

D’une main fébrile, Jasmin présenta le miroiraux lèvres de sa mère : il ne ternit pas. Le jardinierchancela. Le miroir roula sur le sol.

– Heureusement que j’arrive, dit NicoleSansonnet, qui retint Jasmin dans ses bras. Jetez-lui de l’eau à lafigure !

Martine était déjà près de son mari. Ellebaisait son visage douloureux, frappait le creux de sesmains ; elle tira de sa poche un vieux flacon de sels trouvédans les rebuts de la Marquise et le lui fit respirer. Jasmin seranima. Alors Rose Sansonnet lui remit le miroir qu’elle avaitramassé : une nouvelle fente traversant la première faisaitune croix dans sa clarté.

– Lequel de vous deux va fermer les yeuxà la défunte ? demanda Laïde Monneau.

Martine repoussa doucement son mari, voulantlui éviter ce cruel devoir. Elle se pencha sur la Buguet, posa unebouche brûlante sur le front immobile, puis murmura en baissant lespaupières de la morte :

– Vous ne verrez plus lesméchants !

Elle ajouta :

– Dis-lui adieu, Jasmin, et laissons-ladormir.

Le fils embrassa la mère et, docile, suivit safemme, qui l’entraîna hors de la chambre funèbre.

– Ce que c’est que de nous ! soupirala tante Gillot.

Le curé avait rejoint Jasmin. Il consolait lejardinier :

– Vous reverrez votre mère à laRésurrection. Elle sera comme elle fut au temps de sa pleinejeunesse. Saint Thomas a annoncé que le miracle aurait lieu aucrépuscule, au moment où le soleil et la lune seront à l’endroitmême où ils furent créés. L’archange saint Michel sonnera de latrompe avec tant de force que les morts l’entendront et les angesgardiens reconstruiront le corps de leurs anciens pupilles.

XV

Tous ces événements avaient anéanti Buguet.Durant l’hiver, Martine vit son mari penché des jours entiers surles livres de M. de la Quintinye, mais le soir descendaitsur la même page que l’aube avait éclairée. Et qu’importait àBuguet les lois de l’horticulture ! Il avait planté un paradiset il ne pouvait oublier qu’il en était chassé ! Des souvenirspoignants se bousculaient en lui.

Les époux ne parlaient jamais du passé,sentant que des paroles les eussent fait souffrir davantage et queles consolations étaient inutiles.

Mais pour distraire Jasmin, Martine se prit àl’exciter au travail. Émoussant les arbres fruitiers pendant lejour, au soir elle fourbissait les sécateurs, la serpette,l’égoïne, dont la rouille rongeait les lames. Une nuit de gel quela faucille sortait brillante de ses mains, elle dit àBuguet :

– Vois-tu, mon pauvre homme, si tu leveux, nous pouvons aussi nous décrasser de notre misère. Le présentn’est pas pire pour nous que pour les autres. Combien secontenteraient de notre sort ? Avec nos économies et l’argentque nous a laissé ta mère nous possédons mille écus sonnants !Et puis, Dieu merci, nous avons nos bras !

Jasmin ne dit mot.

– Hier, reprit Martine, en passant devantle parc du marquis d’Orangis, j’ai vu que ses arbres étaient enaussi piteux état que les nôtres. Va lui offrir tes services, queson père ne dédaignait pas.

– J’irai, promit Jasmin.

Les jours passèrent. Il fallait sedécider.

– Après les gels poussent les bourgeons,ce sera trop tard, dit Martine.

Par un clair matin de février Jasmin seprésenta à la porte du parc.

Depuis que le vieux marquis avait disparu, sonpetit-fils habitait le château. Insolent et dur, il affectait de nepas regarder les villageois. Il exigeait des corvées, donnait descoups de cravache et viola, dit-on, une des filles auxRégneauciel.

Ce fut dans le fond de son parc, où il tiraitdes pics-verts, que Jasmin, conduit par un domestique, aborda lejeune seigneur. Il lui fit ses offres pour façonner le jardin augoût du jour, tailler les arbres :

– Beaucoup de ceux-ci ont été plantés parmon père. Cet érable a plus de quatre-vingts ans. Mon grand-pèrel’élagua le premier. Son tronc n’a pas un chancre. On le dirait demarbre.

Buguet passa la main sur l’écorce fine etjaspée.

– Il meurt malheureusement par la cime,continua-t-il. C’est dommage. Il faudrait le rabattre.

Le châtelain, qui n’avait pas encore ouvert labouche, arma son arquebuse et, tirant sur l’érable, fracassa unebranche.

– Voilà comment je taille mes arbres,railla le gentilhomme. Mais crois-tu, manant, qu’il soit aiséd’entrer chez un d’Orangis ? Je t’ai écouté trop longtemps. Dequi te recommandes-tu ?

– J’ai planté les jardins de Bellevue,sous les ordres de M. de l’Isle, et suis resté près deneuf ans comme jardinier au service de Mme lamarquise de Pompadour.

– Et pourquoi la Marquise t’a-t-ellechassé ?

– Je l’ignore, répondit Buguet enbaissant la tête.

– Va le lui demander et reviens me ledire.

Le marquis rechargea son arme et regarda lejardinier s’éloigner. L’homme marchait le dos courbé, embarrassé deses bras qui lui semblaient gourds et lâches.

En rentrant Buguet dit à Martine, d’un tonqu’il voulut rendre indifférent :

– Le marquis est un braque qui taille sesarbres à coups d’arquebuse et n’a que faire de mon travail.

Martine exigea des détails. Jasmin ne puts’empêcher de tout lui raconter, rougissant encore del’affront.

La paysanne eut une révolte.

– Les nobles, s’exclama-t-elle, lesnobles, des égoïstes, des sans-cœur, ils nous piétineraient sansvergogne. Nous ne sommes rien pour eux. Ah ! qui sait, on sevengera !

Ces mots rappelèrent à Jasmin les murmures dela populace qui avaient monté un jour jusqu’à Bellevue.

– Le peuple a aussi ses méchants,dit-il.

Quelque temps après, Buguet se dirigea vers lechâteau de Courances, espérant y trouver l’emploi d’aide jardinier.Il traversa la Seine, grimpa par Vosves, Perthe, Cély. C’était unfroid matin où la rosée semblait de lait sous le ciel bleu. L’hiverpluvieux avait empêché de travailler la terre et avancé la poussedes bourgeons. Toutes les fleurs vivaces perçaient déjà lesplates-bandes.

Le concierge de Courances ne reconnut pasJasmin, tant il avait changé. Buguet dut se nommer. L’homme eut unmouvement de plaisir à revoir une ancienne connaissance. Mais sonsourire s’effaça bientôt :

– Tu sais, camarade, les gens de lamarquise de Pompadour sont vus ici d’un mauvais œil. J’ai le regretde ne pouvoir te garder plus longtemps.

Il fit un pas pour reconduire Jasmin. Celui-ciinsista :

– Je ne suis plus à Bellevue. J’ai reprismon ancien métier de fleuriste avec l’aide de ma femme, et commeautrefois je façonne les jardins, je fais des corvées et j’ai penséqu’en cette saison on pourrait m’occuper.

– En ce cas, c’est une autre affaire.Viens voir le maître jardinier, un nouveau, pas commode.

Il conduisit Jasmin vers les serres ; unhomme y donnait des ordres brefs à des jeunes gars occupés à leverles paillassons qui interceptaient le soleil. Buguet lui fit sademande que le portier appuya en disant :

– Il sait son métier.

– D’où sors-tu ? demanda lemaître.

– De Bellevue.

– Je n’ai point de place ici pour lesgens qui ont servi chez la catin du Roi. Monsieur le comte mechasserait si je t’embauchais !

Pendant quelques secondes Buguet resta hébété,puis les larmes lui montèrent aux yeux et il s’esquiva comme unvoleur, évitant le concierge, qui ne le vit pas sortir.

Cette tentative fut la dernière. À partir dece jour Buguet s’enferma chez lui. Mais l’ivraie qui avait envahison jardin étouffait aussi son courage. Il ne s’occupa plus guèreque des arbres à fruits.

En août un confiseur de Melun vint chercherses prunes, qui étaient réputées. En septembre il descendit sespoires fines au marché de Corbeil. Le voyage fut dur, car ilfaisait du vent et les vaguelettes de Seine se brisaient à l’avantde l’embarcation. À Corbeil, Jasmin regarda au loin, avec amertume,les peupliers qui voilaient Étioles, et son cœur se serra. À la find’octobre des marchands enlevèrent ses pommes.

Ils avaient un chaland accoté à la rive. Quandil fut plein ils jetèrent de grandes bâches vertes sur les fruitsrouges et blonds et descendirent vers Paris.

Jasmin ne retrouvait plus la force de cultiverdes fleurs, sauf pour Martine : quelques violettes en mars,puis des jonquilles ou des bassinets, des croix de Jérusalem etquelques géraniums. Ces plantes ornaient les petits théâtres queJasmin avait raccoutrés et elles suffirent, avec les fleurs despommiers et des cerisiers au printemps, puis en automne les flammesdes sorbiers et des buissons ardents. D’ailleurs Martine ne sortaitjamais sans rapporter un bouquet des champs ; elle excellait àdécouvrir les places mystérieuses où poussent les orchidéessauvages, telles que l’ophris, qui croît en juin sur les coteauxexposés au levant.

Les Buguet vivaient solitaires. Les pauvresautant que les seigneurs leur faisaient grise mine. Seul VincentLigouy venait quelquefois travailler au verger. Il chantait, etcela faisait rêver Buguet. L’insensé montrait de la tendresse pleinses yeux, dès qu’il entrait et souvent il embrassait la main dujardinier qu’il avait prise brusquement.

Les autres reprochaient aux époux la mort dela mère Buguet. Laïde Monneau, qui gagnait une figure bouffie sousses cheveux blancs et marchait comme une canne, s’apitoyait dèsqu’elle voyait Martine :

– La pauvre défunte ! clamait-elled’une voix aussi verte que la luzerne. Elle eût vécu encore si onne l’avait laissée seule ! Moi qui veillais sur elle comme sij’avais été sa fille, je la voyais se manger les sangs tous lesjours ! Elle se minait ! Elle se minait !

Quand Jasmin allait porter quelques pauvreschrysanthèmes au cimetière, les gens le dévisageaient avec des yeuxsournois.

– Ça l’avance bien à cette heure, lavieille, dit une des Règneauciel. Il fallait lui donner plus desoins pendant sa vie. Les fleurs ne profitent qu’aux abeilles,maintenant qu’elle mange les pissenlits par la racine !

Comme Jasmin ne travaillait plusautant :

– Le fainéant ! disait-on. Il aappris chez les grands à passer de grasses journées pendant que samère préparait elle-même son pain noir.

À cause du décès de la mère et des objets duménage qu’ils durent renouveler, les Buguet furent forcés, dès laseconde année de leur retour, d’entamer fortement leurs économies.Les commandes n’arrivant pas, le pécule s’épuisait. Le fleuristevendit au prieur de Saint-Guenault, à Corbeil, les livres deM. de la Quintinye, et ses gravures de jardins depropreté aux religieuses Augustines qui voulaient créer desparterres près de leur église de Saint-Jean-de-l’Ermitage. Ellesemployèrent même Buguet durant quelques jours. Il dut orner lesautels et se rappela la façon dont Piedfin formait jadis lesbouquets destinés au culte. Le talent qu’il montra le fit rappelerpour garnir des églises et les jardins des curés, à Notre-Dame deCorbeil, à Saint-Léonard et à Saint-Jacques.

Mais ces profits ne suffisaient point à rendreà la maison de Buguet sa petite aisance. D’ailleurs, les dîmes, lagabelle, les corvées augmentaient. L’État saignait le peuple àfond. Les artisans et les laboureurs se plaignaient.

Un maréchal ferrant, qui venait quelquefoischez Jasmin prendre des feuilles et des fleurs de châtaignier pourguérir les chevaux poussifs, racontait les misères des pauvres etla méchante humeur de ceux qui souffraient :

– Les gens deviennent des bêtes,affirmait-il.

Dans le village on accusait lesBuguet :

– Ils ont eu leur part à la galette desrois quand ils étaient à Bellevue.

Deux événements aggravèrent cettehostilité.

On apprit par les laquais du marquis d’Orangisqu’Agathon Piedfin était compromis dans une affaire de bougrerie.Les villageois se rappelèrent qu’il était venu à la noce deJasmin.

Laïde Monneau accourut :

– Quand je pense que j’ai plumé desvolailles avec lui ! Mon Dieu ! Ce qu’on risque à sefrotter comme ça au premier venu ! Et puis, de vider deschapons tout seul avec une femme, ça peut leur donner des idées, àces coquins-là !

Vers le même temps le bruit arriva queTiennette Lampalaire, dont personne ne recevait plus de nouvelles,avait servi au Roi, dans la maison du Parc aux Cerfs, àVersailles.

– Elle est restée longtemps chez le Roi,avait dit un valet du marquis d’Orangis. Puis, attirée par unracoleur, elle est venue fringuer à Paris et fut bientôt la plusdélurée danseuse de guinguette connue au Petit-Chantilly et auGrand-Vainqueur. Puis je la vis rue Pierre-au-Lard, criant auxpassants : chit ! chit ! le soir, par son voletentr’ouvert.

Le village fut bouleversé.

– C’est-il Dieu possible ! s’écriala tante Monneau. Évertuez-vous à prêcher d’exemple pour éduquer lajeunesse ! C’est pourtant pas les bons conseils qui lui ontmanqué ! Pour ma part je l’ai mise en garde contre tous lesdangers qui guettent une honnête fille à son arrivée dans le grandmonde. Et moi qui un jour l’ai caressée d’un revers de main parcequ’elle venait écouter ce que nous nous disions entre femmes, RoseSansonnet et moi ! Ah ! faut qu’elle en ait entendu biend’autres, à Bellevue, pour en arriver là. C’était donc un repairede paillards et de catins, votre château ?

– Pourtant, dit Rose Sansonnet, elle a eula bonne fortune la plus relevée, puisqu’elle a couché avec leRoi !

– Peuh ! c’était pas la peinequ’elle aille au catéchisme pour devenir pareille à la marquise dePompadour !

Jasmin était atterré :

– Que de calomnies !s’écria-t-il.

Martine, qui en savait plus que son mari, fitun geste vague.

Alors les commères la traitèrentd’entremetteuse.

– On t’a payé cher l’honneur deTiennette ?

Martine se sauva. Des enfants lui lançaientdes pierres.

À la suite de ces nouvelles, Éloi Règneaucielet plusieurs de ses amis attaquèrent Jasmin un soir, au bord de laSeine. Il allait sans doute être jeté dans le fleuve quand deviolents coups de bâton plurent sur la tête des agresseurs. C’étaitVincent Ligouy. Il sentait qu’un danger planait sur Jasmin et ilveillait.

 

Vers la fin d’avril 1764, un matin, LaïdeMonneau et Nicole Sansonnet passèrent devant la maison de Buguet.Il faisait un joli temps printanier. Les alouettes planaientau-dessus des champs et la Seine était bleue. Les deux paysannesparaissaient solennelles comme le jour de Pâques.

– Elle a crevé, dit Laïde à Jasmin.

– Qui ?

– La coquine au Roi.

Le jardinier pâlit.

– Oui, dit Nicole, le 15 de ce mois, dansles petits appartements, à Versailles. On ne parle que de cela aumarché de Melun. Elle est enterrée, à ce qu’on m’a dit, au couventdes Capucins. La v’là à son tour dans une boîte, celle qui mit tantde monde au cachot !

– On ne dit pas de quoi elle est morte,reprit Laïde. Des femmes comme celle-là on ne sait pas de quoi çameurt.

– Allez-vous-en ! hurla Buguet.

Il avait l’air si étrange que les deuxbavardes obéirent. Alors le jardinier s’affala sur un escabeau.

Toute la douleur retenue au fond de son cœurdepuis des années sauta à sa gorge, creva en sanglots.

Maintenant, c’est bien fini ! ToujoursJasmin a espéré. Chaque matin il attendait un billet deMme de Pompadour. Souvent il avait cru tenirle papier de petit format, doré sur tranche, avec le cachet auxtrois tours qui le rappelait… Mais, c’est fini ! Lescrachements de sang ont tué la Marquise. Buguet la voit pâle, trèspâle, plus pâle qu’elle n’était les lendemains de fête, quand ellebuvait du lait d’ânesse.

Elle est morte ! Cela pèse sur Jasmin. Ila le vertige du passé. Une angoisse l’étreint. Il étouffe, ouvre laporte et les fenêtres à l’air qui entre chargé des arômes duprintemps.

– Les fleurs ! murmure Buguet. Elleles aimait !

Il sort, la poitrine gonflée, et machinalementcueille sur les petits théâtres des anémones, des primevères, desauricules. Il cueille sans plus penser, sentant le soleil sur sondos, sur ses tempes qui grisonnent. Il cueille d’une maintremblante et verse des larmes dans les calices.

Martine arrive :

– Tu me fais un bouquet ?

Le jardinier, serrant les tiges, cache sonvisage ruisselant.

– Tu sanglotes, Jasmin ?

Jasmin laisse rouler sa tête sur l’épaule desa femme.

– Elle est morte, murmure-t-il.

Martine comprend. Elle saisit le bras deBuguet :

– Rentre, il ne faut pas qu’on te voiepleurer !

Elle installe Jasmin près de la table, mais netrouve point de mots pour le consoler.

– Avons-nous été malheureux ! ditBuguet.

– Que veux-tu ? Nous avons eu nosjours de bonheur. Et tous n’en ont pas dans la vie.

Elle passe le bras autour du cou deJasmin :

– Mais je te reste !

– Oui, ma bonne Martine, je me plains ettu es là ! J’ai dû souvent te navrer le cœur !

– Non, Jasmin, rien n’est arrivé par tafaute.

– Je t’ai mortifiée, Martine !

– Allons, mon pauvre homme, ne te lamentepas sur des peines passées ! De te voir si chagriné ça me faitdu mal, et à notre maîtresse aussi, ajouta Martine très doucement,car maintenant qu’elle est là-haut elle reconnaît ceux qui lui sontfidèles.

– Oui, oui, dit Jasmin d’une voixsanglotante. Elle me pardonnera ma folie. Tu m’as bien pardonné,toi, Martine. Et pourtant il a dû t’en coûter de faire bien deschoses…

– C’était pour te forcer à m’aimer. Toutà cet effet m’était doux. Et à vrai dire jamais notre maîtresse nem’a porté ombrage. Et même, voici la preuve que je ne fus pointjalouse.

Martine disparut dans la chambre voisine.Jasmin entendit un bruit de clef. Martine revint avec une gravurequ’elle déroula.

– Elle ! s’écria Jasmin.

– Dieu me pardonne, dit Martine, c’est laseule chose que je volai en ma vie !

C’était la Pompadour en « belleJardinière », portant sur la tête un chapeau de paille, aubras gauche un panier de fleurs, de la main droite une branche dejacinthe.

Buguet prit l’estampe :

– J’ose la contempler devant toi,Martine. Maintenant ce n’est plus ni lâche ni méchant.

Martine laissa Buguet regarder la gravure,puis elle dit :

– Je veux ce portrait à notre muraille.Nous l’aurons chaque jour devant les yeux.

– Oh ! Martine ! Cela te feraitsouffrir !

– Non ! Ce qui peut te consoler nepeut me déplaire. J’aimais aussi la Marquise et de la savoirdisparue cela me fait de la peine. Elle était si bonne pour moi.Jamais je ne croirai qu’elle fut cause de nos malheurs.

 

Quelques jours après l’image ornait lachambre.

Jasmin et Martine entretinrent des bouquets defleurs sous le portrait de leur ancienne maîtresse.

Et la favorite, qui posséda tant de jardins etde parcs splendides, garda, après sa mort, alors qu’elle étaitoubliée, un parterre que des humbles cultivaient dans un coin devillage.

XVI

Depuis des temps éloignés, les Buguetn’avaient cessé d’être la proie du village ; leurs cheveuxblancs ne faisaient pas cesser les rancunes, que les rustres, avecdes méchancetés de bêtes fauves, transmettaient à leursenfants.

Quand il se rendait le dimanche à l’église,Jasmin entendait toujours les mêmes propos. On lui reprochait lamort de la mère Buguet, la disparition de Tiennette Lampalaire.Personne n’oubliait que le jardinier s’était vu chassé de Bellevueaprès avoir été le serviteur de la « putain du Roi ». Lesnouveau-nés, à Boissise, paraissaient téter cette haine avec lelait de leurs mères. Les Règneauciel et les Lampalaire semontraient les plus venimeux et les plus hostiles. Ils menacèrentplusieurs fois les Buguet de mort.

Le curé seul venait chez Jasmin avec un bonsourire. Il consolait, prêchait la résignation. Il était maigre etpâle. On disait qu’il avait bien cent ans. Il trouva pour Buguetquelques travaux dans des cures et des couvents.

De son côté Martine allait coudre à Melun chezdes bourgeois. Elle rapportait quelques sols. Mais elle étaitobligée de revenir au bord de la Seine par des nuits où le ventsifflait. Jasmin allait à sa rencontre et ils rentraient sansespérance de jours meilleurs. En hiver, ils se couchaient tôt pourne consommer ni huile ni chandelle, et ils ne se nourrissaientsouvent que de pain d’orge et d’avoine. Jasmin, le dos voûté,rattachait ses semelles avec des cordes pour peiner dans son jardinet Martine, les traits tirés, la mine creuse, finit, quand elle serendait à Melun, par ressembler à une vieille pauvresse qui vaquêter par les chemins.

Les Buguet avaient toujours gardé à leurmuraille le portrait de la marquise de Pompadour. Jasmin cultivaitquelques fleurs pour composer des bouquets qu’il mettait pieusementsous l’image.

Cette fidélité redoublait l’acharnement duvillage. Les gens rendaient les pauvres jardiniers responsables desexactions croissantes qui amaigrissaient leurs pitances. On leurmontrait le poing :

– Vous recracherez ce que vous avez avaléchez les nobles !

Les paysans récriminaient contre le droitexclusif de chasse, celui de fuies et de colombiers. La dîme lesexaspérait.

– C’est pour payer les frais de vosripailles à Bellevue que nous sommes réduits à mangerl’herbe ! criaient-ils aux Buguet.

Ceux-ci protestaient doucement. Jasmin sehasarda un jour à dire que la Marquise avait des goûts debergère.

– De porchère ! lui fut-il hurlé.Elle a gardé sur terre les cochons du diable et elle les soigne enenfer !

 

Cependant depuis trente années les événementss’étaient pressés.

Louis XV était mort. La nouvelle reine étaitune Autrichienne, que personne n’aimait.

 

En 1789, le bruit se répandit que Louis XVIétait ruiné et qu’il voulait demander de l’argent au peuple.

– Tu vois, dirent les paysans au vieuxJasmin, c’est nous qui paierons les violons !

Quelque temps après un des Règneauciel,Pierre, garçon de vingt ans, accourut essoufflé de Melun :

– Le peuple de Paris a pris la Bastilled’assaut ! s’écria-t-il. Ils ont massacré lagarnison !

On s’assembla vis-à-vis de l’église. Pierre,qui avait vécu dans la capitale, parla de la liberté conquise. Ilvoulait aller se battre contre les Suisses et les Allemands duRoi.

À ces nouvelles, le vieux Jasmin vacilla surses jambes. Son visage, tout fripé par les rides et qu’encadraitune barbe argentée, devint plus pâle.

– On vit trop ! On vit trop !murmura-t-il en levant une main tremblante.

Pierre Règneauciel entra chez lui, désigna leportrait de la Pompadour :

– Tu devrais brûler cela !

– Non ! s’écria le vieillard d’unevoix rauque.

– Cela te portera malheur !

Les jours suivants, Pierre se promena dans levillage avec quelques galvaudeux. Ils donnaient les détails surl’événement du 14 juillet. Ils mirent des feuilles vertes sur leursfeutres cabossés pour imiter Camille Desmoulins auPalais-Royal : ils remplacèrent bientôt les feuilles par unecocarde rouge et bleue et Règneauciel agita une pique de gardenational, qu’un marinier lui avait apportée de Paris.

Bientôt on apprit que les paysans boutaient lefeu aux châteaux par toute la France. Jasmin craignit pour celui deBellevue. Il le voyait avec ses quatre murailles noires, son toitécroulé, les serres détruites, les orangers jetés sur le sol commeles révoltés que la mitraille avait tués le long des murs de laBastille. Le soir il fouillait l’horizon du côté d’Étioles.

Cependant les événements se calmèrent pour delongs mois. Une ère fleurie semblait renaître. Il vint de Parisquelques vagues espérances. Une fête avait eu lieu auChamp-de-Mars, où le Roi avait embrassé les représentants de lacommune et les fédérés des départements. On se répétait jusqu’àBoissise les inscriptions patriotiques de l’arc de triomphe.L’Assemblée constituante ayant aboli les titres, les armoiries, leslivrées et les ordres de chevalerie, Pierre Règneauciel affectad’appeler le seigneur du village « citoyen Orangis ».

Mais peu après les manants virent plusieursberlines attelées chacune de six chevaux s’arrêter devant lechâteau. Le marquis descendit de l’une d’elles, botté à l’anglaise,sanglé dans un habit vert-dragon, les jambes serrées en une culottede peau de daim. Il portait un chapeau rond qu’il s’enfonça, d’ungeste colère, en pénétrant dans son parc.

Les valets hissèrent de grosses malles dansles voitures. Des villageois vinrent regarder. Les laquais leschassèrent avec furie.

Quand les berlines furent chargées, ellespartirent au galop.

Pierre Règneauciel courut derrière le cortègeen agitant un vieux pistolet sans amorce :

– Ils émigrent ! Ilsémigrent !

Il revint essoufflé devant l’église etcria :

– Vive la nation !

Jasmin hocha la tête :

– Cette fuite ne présage rien de bon.

Ses pressentiments ne le trompèrent pas. Onsut que Louis XVI avait fui aussi et que, ressaisi du côté deVarennes, il était sous la garde de la nation.

Pierre Règneauciel, en revenant de Melun, criaplusieurs fois :

– Vive la République !

Beaucoup de paysans ne comprirent pas ce mot.Pierre expliqua que c’était la suppression des rois.

Ses auditeurs frémirent.

– Au moins aurons-nous le painquotidien ?

– On pillerait !

Puis des bruits de guerre circulèrent. Toutel’Europe, excitée par les émigrés, s’apprêtait à envahir la France.Règneauciel raconta qu’il avait vu des poteaux rouges sur lesquelsil était inscrit : « Citoyens, la patrie est endanger. » Il parla de s’engager dans les armées qui allaientse battre à la frontière. Sa pique de garde national ne le quittaitplus.

Jasmin entrevit des choses épouvantables. Leschâteaux flambaient dans ses rêves. On massacrait les habitants. Ilse réveillait hagard, et murmurait :

– Dieu ! qu’il ne lui arrive pointde mal !

La vieille Martine savait pour qui son maricraignait. Elle n’osait lui rappeler que la marquise de Pompadourétait morte depuis longtemps. Mais quand le jour pointait Buguet sesouvenait et disait en hochant la tête :

– C’est fini ! Tout estfini !

En août 1792, l’écho des canons qui avaittonné à travers les Tuileries parvint à Boissise. Buguet tremblapour les beaux arbres et les statues. Au mois de septembre,Règneauciel arriva chez le jardinier.

– On en a massacré des centaines !s’écria-t-il.

– Des centaines ? demanda Jasminanxieux.

– Des aristocrates !

Règneauciel se pencha pour regarder Buguetd’un air menaçant :

– Et des suspects !

Règneauciel désigna le portrait de laPompadour d’un doigt farouche :

– Si celle-là eût vécu, on l’auraitmassacrée !

Il cracha sur la Belle Jardinière etpartit.

Buguet essaya de courir sur les pas du garçon.Ses mains se levaient pour étrangler l’insolent. Celui-ci, déjàloin, sifflait, le nez en l’air.

Le vieillard suffoqué s’appuya sur le coin desa table. Puis il prit un coquemar plein d’eau, se hissa d’unmouvement caduc sur une chaise et lava le cadre. Buguet fut heureuxde se trouver tout près de la figure au clair regard, au chapeaugaillardement posé sur l’oreille gauche. D’ordinaire ses yeuxfaibles la voyaient à travers un brouillard. Il embrassa le bas dela gravure et demanda :

– Pardon !

À la fin du mois, Jasmin et Martine virent parla fenêtre Règneauciel qui arrivait, un bonnet rouge sur la tête,en agitant un bâton et escorté de gaillards qui braillaient.Martine se précipita pour fermer la porte. Règneauciel se prit àricaner.

– La République est proclamée !s’écria-t-il. Vive la République !

Il poussa la porte.

– Crie donc : Vive laRépublique ! hurla-t-il à Buguet.

Le vieux jardinier de la Pompadour ne réponditpas.

– Vas-tu m’obéir, canaille !

Règneauciel fit mine de vouloir briser leportrait de la favorite. Alors, branlant la tête et d’une voixchevrotante, Buguet murmura :

– Vive la République !

– Plus fort ! s’écriaRègneauciel.

Il leva son bâton vers la BelleJardinière.

– Vive la République ! cria levieillard de toute la force de ses pauvres poumons.

Règneauciel partit en criant :

– À bas Louis Capet !

L’exécution de Louis XVI épouvanta Jasmin.Dans ses idées, le souverain restait le Roi au visage rose et rondsous la poudre blanche, le Roi à la démarche élégante et ennuyéequ’il avait vu à Bellevue. C’est à ce cou cravaté de dentellesqu’il imagina la raie de la guillotine et, longtemps, son frontchauve dans ses mains gourdes, il hoqueta :

– Mon Dieu ! mon Dieu !

Les mois suivants des bruits de guerre etd’échafaud continuèrent à arriver aux oreilles de Jasmin. Lesprêtres du pays étaient partis. On raconta que des« Jacobins » avaient fait périr la Reine. Des« brûlements » eurent lieu à Corbeil et à Melun, où l’onfaisait flamber tout ce qui rappelait la « tyrannie » etla « superstition » : armoiries, titres, reliques,livres, drapeaux. Règneauciel racontait qu’on accomplissait cescérémonies au son de la musique et il ne manquait point d’alleracclamer.

– Tu ferais mieux de brûler de la poudrecontre les Autrichiens, lui dit Martine.

– Je me fous de toi ! répliqua lesans-culotte.

Des bandes passaient dans les bourgs pillantles églises. L’une d’elles apparut un matin à Boissise. Ces hommesétaient plus de cent et venaient on ne savait d’où. Déguenillés,ils avaient l’air de sortir d’une prison. Des femmes écheveléesportaient des bonnets rouges. Tous avaient des piques, des fusils,des sabres. Les villageois se réfugièrent dans les bois de La Mée.Règneauciel se joignit à la bande et la conduisit à l’église.

Buguet et Martine n’avaient pu fuir. Ilss’enfermèrent dans leur maison.

Des cris retentissaient par le village.Martine, qui avait conservé de bons yeux, aperçut une fumée épaissequi montait du cimetière.

– Ils brûlent les livres de messe,dit-elle, et les catéchismes.

Elle observa par une lucarne. Des coups de feuéclatèrent.

– Ils tirent sur la croix !

Martine crispait ses mains à une poutre, sehissant pour mieux voir.

– Ils décapitent saint Antoine devant lamaison de Cancri !… Ciel, le saint ciboire !…

Elle fit le signe de la croix.

– Ils jettent les hosties ! BonDieu ! Ils outragent la Sainte Vierge !

Martine lâcha la poutre et vint haletantes’asseoir près de son mari.

Les émeutiers entonnèrent un « Diesiræ » qu’ils coupaient des refrains de la« Carmagnole ». Les Buguet entendirent briser les vitresde l’église et le bruit de la cloche qui tombait. Ils prièrent.

Tout à coup, la bande encombra le chemin quidescendait vers la Seine. Jasmin les aperçut par la fenêtre. Ilss’étaient vêtus de chasubles et de surplis qui leur mettaient audos de l’or et des croix noires. Ils brandissaient le goupillon,les encensoirs, les cierges bénits. La statue de la Vierge étaitpromenée au milieu de leur bande sur un âne et une grosse« Mariane » toute rouge brandissait le petit porc desaint Antoine. Trois hommes sur une planche portaient la cloche.Tous hurlaient. Au milieu, Pierre Règneauciel, coiffé du bonnetphrygien, agitait sa pique au bout de laquelle se trouvait enfiléeune toque de curé.

– C’est là ! dit-il.

Il montrait du doigt la maison de Jasmin.Quatre gaillards enfoncèrent la porte. Les Buguet se blottirent aufond de la chambre.

Un homme entra, en chemise déchirée, lesmollets nus. Ses yeux brillèrent quand il aperçut la BelleJardinière :

– La Pompadour, je l’ai connue en majeunesse ! J’ai logé à la Bastille pour un pamphlet à cause decette arrogante Poisson ! Voyez, mes amis ! Je laretrouve !

Il agita un sabre sous la gravure :

– Tiens, crève, grisette formée pour lebordel, comme l’a chanté ton ami de Voltaire, crève, honte de laFrance !

Il donna trois coups à l’image. Le cadre volaen éclats, le portrait fut déchiré.

– Monstre ! s’écria Jasmin.

Il s’élança, armé d’un couteau, vers lebrigand. Mais celui-ci l’arrêta avec la pointe de son sabre etétendit le vieux jardinier sur le sol :

– Ainsi périssent les ennemis de laliberté !

 

Jasmin râle. Le sang coule sur sapoitrine.

– J’étouffe, dit-il.

Martine se jette sur son mari, déchire saveste, cherche la plaie.

– Jasmin ! Reviens !Reviens !

Buguet ne répond pas.

– Jasmin ! hurle Martine.

Il pâlit davantage.

– Reviens donc ! Ah ! Tureviendras !

Rapide comme à Étioles, elle escaladel’escalier, fait glisser d’un coin du grenier un coffre qu’elleouvre. Elle en tire une robe rose et la déploie.

Cette robe ! Celle que sa maîtresseportait à Sénart, que Martine mit à Étioles devant Jasmin et queBuguet vit à la Marquise quand elle dansait à la lueur desétoiles ! Martine s’en revêt ; fanée et fripée, la robeest lâche à la taille, se décollette sur la poitrine vide de lavieille, embarrasse ses pas. Qu’importe ! Martine la prit pourrappeler Jasmin si, un jour, il voulait la quitter ! Et Jasmins’en va !

Trébuchante, Martine redescend, se précipitesur le blessé. Elle sourit d’une façon étrange :

– Jasmin, reviens donc ! Pourquoipartir ?

La vieille a imité l’accent deMme d’Étioles. Buguet ouvre les yeux, ses lèvresremuent, il saisit la robe d’un geste vague. Jadis il épandit surl’étoffe soyeuse des gouttes d’eau. Il la tache de sang. Ses doigtsse crispent sur les rubans, s’accrochent aux nœuds. Ses narinesparaissent chercher un relent de parfum. Martine roule sa tête surle corps de son mari en riant aux éclats :

– Je savais bien que tureviendrais !

Mais la bouche du jardinier reste ouverte, sesyeux deviennent vitreux, ses mains inertes.

Alors Martine se relève avec un sourireédenté ; elle prend un coin de sa robe, et, fardée de sang,poudrée par la vieillesse, elle entame autour de Jasmin le menuet,tandis que, d’une voix brisée, elle chante un air sautillant deLulli qu’aimait la Pompadour.

FIN

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