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Le Joueur

Le Joueur

de Fyodor Mikhailovich Dostoevsky
Chapitre 1

 

Je suis enfin revenu de mon absence de deux semaines. Les nôtres étaient depuis trois jours à Roulettenbourg. Je pensais qu’ils m’attendaient avec Dieu sait quelle impatience, mais je me trompais. Le général me regarda d’un air très indépendant, me parla avec hauteur et me renvoya à sa sœur. Il était clair qu’ils avaient gagné quelque part de l’argent. Il me semblait même que le général avait un peu honte de me regarder.

Maria Felipovna était très affairée et me parla à la hâte. Elle prit pourtant l’argent, le compta et écouta tout mon rapport. On attendait pour le dîner Mézentsov, le petit Français et un Anglais.Comme ils ne manquaient pas de le faire quand ils avaient de l’argent, en vrais Moscovites qu’ils sont, mes maîtres avaient organisé un dîner d’apparat. En me voyant, Paulina Alexandrovna me demanda pourquoi j’étais resté si longtemps, et disparut sans attendre ma réponse. Évidemment elle agissait ainsi à dessein. Ilfaut pourtant nous expliquer ; j’ai beaucoup de choses à luidire.

On m’assigna une petite chambre au quatrième étage de l’hôtel. –On sait ici que j’appartiens à la suite du général. – Le généralpasse pour un très riche seigneur. Avant le dîner, il me donnaentre autres commissions celle de changer des billets de millefrancs. J’ai fait de la monnaie dans le bureau de l’hôtel ;nous voilà, aux yeux des gens, millionnaires au moins durant touteune semaine.

Je voulus d’abord prendre Nicha et Nadia pour me promener aveceux. Mais de l’escalier on m’appela chez le général : il désiraitsavoir où je les menais. Décidément, cet homme ne peut me regarderen face. Il s’y efforce ; mais chaque fois je lui réponds parun regard si fixe, si calme qu’il perd aussitôt contenance. En undiscours très pompeux, par phrases étagées solennellement, ilm’expliqua que je devais me promener avec les enfants dans le parc.Enfin, il se fâcha tout à coup, et ajouta avec roideur :

– Car vous pourriez bien, si je vous laissais faire, les mener àla gare, à la roulette. Vous en êtes bien capable, vous avez latête légère. Quoique je ne sois pas votre mentor, – et c’est unrôle que je n’ambitionne point, – j’ai le droit de désirer que… enun mot… que vous ne me compromettiez pas…

– Mais pour perdre de l’argent il faut en avoir, répondis-jetranquillement, et je n’en ai point.

– Vous allez en avoir, dit-il un peu confus.

Il ouvrit son bureau, chercha dans son livre de comptes etconstata qu’il me devait encore cent vingt roubles.

– Comment faire ce compte ? Il faut l’établir en thalers…Eh bien, voici cent thalers en somme ronde ; le reste ne serapas perdu.

Je pris l’argent en silence.

– Ne vous offensez pas de ce que je vous ai dit. Vous êtes sisusceptible !… Si je vous ai fait cette observation, c’est…pour ainsi dire… pour vous prévenir, et j’en ai bien le droit…

En rentrant, avant le dîner, je rencontrai toute unecavalcade.

Les nôtres allaient visiter quelques ruines célèbres dans lesenvirons : mademoiselle Blanche dans une belle voiture avec MariaFelipovna et Paulina ; le petit Français, l’Anglais et notregénéral à cheval. Les passants s’arrêtaient et regardaient :l’effet était obtenu. Seulement, le général n’a qu’à se bien tenir.J’ai calculé que, des cinquante-quatre mille francs que j’aiapportés, – en y ajoutant même ce qu’il a pu se procurer ici, – ilne doit plus avoir que sept ou huit mille francs ; c’est trèspeu pour mademoiselle Blanche.

Elle habite aussi dans notre hôtel, avec sa mère. Quelque partencore, dans la même maison, loge le petit Français, que lesdomestiques appellent « Monsieur le comte ». La mère demademoiselle Blanche est une « Madame la comtesse ». Et pourquoi neseraient-ils pas comte et comtesse ?

À table, M. le comte ne me reconnut pas. Certes, le général nesongeait pas à nous présenter l’un à l’autre ; et quant à M.le comte, il a vécu en Russie et sait bien qu’un outchitel[1] n’est pas un oiseau de haut vol. – Il vasans dire qu’il m’a réellement très bien reconnu. – Je croisd’ailleurs qu’on ne s’attendait même pas à me voir au dîner. Legénéral a sans doute oublié de donner des ordres à cet effet, maisson intention était certainement de m’envoyer dîner à la tabled’hôte. Je compris cela au regard mécontent dont il m’honora. Labonne Maria Felipovna m’indiqua aussitôt ma place. Mais M. Astleym’aida à sortir de cette situation désagréable, et, malgré legénéral, M. le comte et madame la comtesse, je parvins à être deleur société. J’avais fait la connaissance de cet Anglais enPrusse, dans un wagon où nous étions assis l’un près de l’autre. Jel’avais revu depuis en France et en Suisse. Je ne vis jamaisd’homme aussi timide ; timide jusqu’à la bêtise, maisseulement apparente, car il s’en faut de beaucoup qu’il soit sot.Il est d’un commerce doux et agréable. Il était allé durant l’étéau cap Nord et désirait assister à la foire de Nijni-Novgorod. Jene sais comment il a fait la connaissance du général. Il me sembleéperdument amoureux de Paulina. Il était très content que je fusseà table auprès de lui et me traitait comme son meilleur ami. Lepetit Français dirigeait la conversation. Hautain avec tout lemonde, il parlait finances et politique russes et ne se laissaitcontredire que par le général, qui le faisait d’ailleurs avec unesorte de déférence. J’étais dans une très étrange dispositiond’esprit. Dès avant le milieu du dîner, je me posai ma questionordinaire : « Pourquoi me traîner encore à la suite de ce généralet ne l’avoir pas depuis longtemps quitté ? » Je regardaiPaulina Alexandrovna ; mais elle ne faisait pas la moindreattention à moi. Je finis par me fâcher et me décidai à êtregrossier. De but en blanc je me mêlai à la conversation ;j’avais la démangeaison de chercher querelle au petit Français. Jem’adressai au général et, tout à coup, lui coupant la parole, jelui fis observer que les Russes ne savent pas dîner à une tabled’hôte. Le général me regarda avec étonnement. – Par exemple,dis-je, un homme considérable ne manque pas dans ces occasions des’attirer une affaire. À Paris, sur le Rhin, en Suisse, les tablesd’hôte sont pleines de petits Polonais et de petits Français qui necessent de parler et ne tolèrent pas qu’un Russe place un seul mot.Je dis cela en français. Le général me regardait toujours avecétonnement, ne sachant s’il devait se fâcher. – Cela signifie qu’onvous aura donné une leçon quelque part, dit le petit Français avecun nonchalant mépris. – À Paris, je me suis querellé avec unPolonais, répondis-je, puis avec un officier français qui soutenaitle Polonais ; une partie des Français passa de mon côté quandje leur racontai que j’avais voulu cracher dans le café d’un «Monseigneur ». – Cracher ! s’exclama le général avec unétonnement plein d’importance. Le petit Français me jeta un regardméfiant. – Précisément, répondis-je. Comme j’étais convaincu que,deux jours après, je serais obligé d’aller à Rome pour nosaffaires, je m’étais rendu à l’ambassade du Saint-Père pour faireviser mon passeport. Là, je rencontrai un petit abbé d’unecinquantaine d’années, sec, à la figure compassée. Il m’écouta avecpolitesse, mais me pria très sèchement d’attendre. J’étaispressé ; je m’assis pourtant et me mis à lire L’Opinionnationale. Je tombai sur une terrible attaque contre la Russie.Pourtant j’entendis de la chambre voisine quelqu’un entrer chez leMonsignore. J’avise mon abbé et je lui demande si ce ne sera pasbientôt mon tour. Encore plus sèchement il me prie d’attendre.Survient un Autrichien, on l’écoute et on l’introduit aussitôt.Alors je me mets en colère, je me lève, et, m’approchant de l’abbé,je lui dis avec fermeté : « Puisque Monseigneur reçoit,introduisez-moi ! » L’abbé fait un geste d’extraordinaireétonnement. Qu’un simple Russe prétendît être traité comme lesautres, cela dépassait la jugeote du frocard. Il me regarda despieds à la tête et me dit d’un ton provocant, comme s’il seréjouissait de m’offenser : « C’est cela ! Monseigneur valaisser refroidir son café pour vous ! » C’est alors que je memis à crier d’une voix de tonnerre : « Je crache dans le café deMonseigneur, et si vous n’en finissez pas tout de suite avec monpasseport, j’entrerai malgré vous ! – Comment ! mais il ya un cardinal chez Monseigneur ! » s’écria le petit abbé enfrémissant d’horreur, et, se jetant sur la porte, il se tourna ledos contre elle, les bras en croix, me montrant ainsi qu’ilmourrait plutôt que de me laisser passer. Alors je répondis quej’étais hérétique et barbare, et que je me moquais des archevêqueset des cardinaux. L’abbé me regarda avec le plus singulier dessourires, un sourire qui exprimait une rancune et une colèreinfinies, puis arracha de mes mains le passeport. Un instant aprèsil était visé. – Pourtant vous… commença le général. – Ce qui vousa sauvé, remarqua le petit Français en souriant, c’est le mot «hérétique ». Hé, hé ! ce n’était pas si bête. – Vaut-il mieuximiter nos Russes ? Ils ne se remuent jamais, n’osent proférerun mot et sont tout prêts à renier leur nationalité. On me traitaavec plus d’égards quand on connut ma prouesse avec l’abbé. Un grospane[2], mon plus grand ennemi à la table d’hôte,me marqua dès lors de la considération. Les Français mêmes nem’interrompirent pas quand je racontai que deux ans auparavant, en1812, j’avais vu un homme contre lequel un soldat français avaittiré, uniquement pour décharger son fusil. Cet homme n’était alorsqu’un enfant de dix ans. – Cela ne se peut ! s’écria le petitFrançais. Un soldat français ne tire pas sur un enfant. – Pourtantcela est, répondis-je froidement. Le Français se mit à parlerbeaucoup et vivement. Le général essaya d’abord de le soutenir,mais je lui recommandai de lire les notes du général Perovsky, quiétait en 1812 prisonnier des Français. Enfin, Maria Felipovna semit à parler d’autre chose pour interrompre cette conversation. Legénéral était très mécontent de moi, et, de fait, le Français etmoi, nous ne parlions plus, nous criions, je crois. Cette querelleavec le Français parut plaire beaucoup à M. Astley. Le soir, j’eusun quart d’heure pour parler à Paulina, pendant la promenade. Tousles nôtres étaient à la gare. Paulina s’assit sur un banc en facede la fontaine. Les enfants jouaient à quelques pas, nous étionsseuls. Nous parlâmes d’abord d’affaires. Paulina se fâcha net,quand je lui remis sept cents guldens[3]. Ellecomptait qu’on m’en eût donné deux mille comme prêt sur sesdiamants… – Il me faut de l’argent coûte que coûte ou je suisperdue. Je lui demandai ce qui s’était passé durant mon absence. –Rien, sauf qu’on a reçu de Pétersbourg deux nouvelles ;d’abord que la grand’mère était au plus mal, puis, deux joursaprès, qu’elle était morte. Cette dernière nouvelle émanait deTimothée Petrovitch, un homme très sûr. – Ainsi tout le monde estdans l’attente. – Depuis six mois on n’attendait que cela. –Avez-vous des espérances personnelles ? – Je ne suis pasparente, je ne suis que la belle-fille du général. Pourtant, jesuis sûre qu’elle ne m’a pas oubliée dans son testament. – Je croismême qu’elle vous aura beaucoup avantagée, répondis-jeaffirmativement. – Oui, elle m’aimait. Mais pourquoi avez-vouscette idée ? Je lui répondis par une question : – Notremarquis n’est-il pas dans ce secret de famille ? – En quoicela vous intéresse-t-il ? – Mais, si je ne me trompe, dans letemps, le général a dû lui emprunter de l’argent. – En effet. – Ehbien ! aurait-il donné de l’argent s’il n’avait pu compter surla babouschka ? Avez-vous remarqué qu’à table, à troisreprises, en parlant de la grand’mère il l’a appelée lababouschka ? Quelles relations intimes et familières ! –Oui, vous avez raison. Mais dès qu’il apprendra que j’ai une partdans le testament, il me demandera en mariage. C’est cela, n’est-cepas, que vous voulez savoir ? – Seulement alors ? Jecroyais que c’était déjà fait. – Vous savez bien que non ! ditavec impatience Paulina… Où avez-vous rencontré cet Anglais ?reprit-elle après un silence. – Je me doutais bien que vousm’interrogeriez à son sujet. Je lui racontai ma rencontre avec M.Astley. – Il est amoureux de vous, n’est-ce pas ? – Oui. – Etil est dix fois plus riche que le Français ? Qui sait même sile Français a de la fortune ! – Pas sûr. Un château quelquepart. – À votre place, j’épouserais l’Anglais. – Pourquoi ? –Le Français est mieux, mais plus vil ; l’Anglais est honnêteet dix fois plus riche ! dis-je d’un ton tranchant. – LeFrançais est marquis et plus intelligent. – Qu’en savez-vous ?Mes questions déplaisaient à Paulina. Je voyais qu’elle voulaitm’irriter par l’impertinence de ses réponses. Je lui exprimaiaussitôt cette pensée. – Je m’amuse en effet de vos colères,répliqua-t-elle. Il faut que vous me payiez l’impertinence de vosquestions. – J’estime, en effet, que j’ai le droit de vous posertoute sorte de questions, répondis-je très tranquillement, puisqueje suis prêt à payer mes impertinences et à vous donner ma vie pourrien. Paulina se mit à rire à gorge déployée. – Dernièrement, àSchlagenberg, vous étiez prêt, sur une parole de moi, à vous jeter,tête baissée, dans le précipice ; et il avait, je crois, millecoudées. Je la dirai quelque jour, cette parole que vous attendiez,et nous verrons comment vous vous exécuterez. Je vous hais pourtoutes les libertés de langage que je vous ai laissé prendre avecmoi, et davantage encore parce que j’ai besoin de vous. D’ailleurs,soyez tranquille, je vous ménagerai tant que vous me sereznécessaire. Elle se leva ; elle parlait avec irritation ;depuis quelque temps, nos conversations finissaient toujours ainsi.– Permettez-moi de vous demander quelle personne est mademoiselleBlanche ? – Vous le savez bien. Rien n’est survenu depuisvotre départ. Mademoiselle Blanche sera certainement « madame lagénérale », si le bruit de la mort de la babouschka seconfirme ; car mademoiselle Blanche, sa mère et le marquis(son cousin au troisième degré) savent très bien que nous sommesruinés. – Et le général est amoureux fou ? – Il ne s’agit pasde cela. Tenez, voici sept cents florins, allez à la roulette etgagnez pour moi le plus possible. Il me faut de l’argent. Elle mequitta et rejoignit à la gare toute notre société. Moi, je pris unsentier et me promenai en réfléchissant. L’ordre d’aller jouer à laroulette me laissait abasourdi. J’avais bien des choses en tête, etpourtant je perdais mon temps à analyser mes sentiments pourPaulina. Parole, je regrettais mes quinze jours d’absence. Jem’ennuyais alors, j’étais agité comme quelqu’un qui manque d’air,mais j’avais des souvenirs et une espérance. Un jour, cela sepassait en Suisse, dormant dans un wagon, je me surpris à parlerhaut à Paulina. Ce furent, je crois, les rires de mes voisins quim’éveillèrent. Et une fois de plus, je me demandai : «L’aimé-je ? » et, pour la centième fois, je me répondis : « Jela hais. » Parfois, surtout à la fin de nos conversations, j’auraisdonné, pour pouvoir l’étrangler, toutes les années qu’il me reste àvivre. Oh ! si j’avais pu enfoncer lentement dans sa poitrinemon couteau bien aiguisé ! Il me semble que je l’aurais faitavec plaisir. Et pourtant, je puis jurer aussi que si, là-haut, surle Schlagenberg, la montagne à la mode, elle m’avait dit : «Jetez-vous en bas ! », je l’aurais fait avec bonheur. D’une oud’autre façon, il faut que cela finisse. Elle se rend très biencompte de tout ce qui se passe en moi. Elle sait que j’aiconscience de l’absolue impossibilité de réaliser le rêve dont elleest le terme, et je suis sûr que cette pensée lui procure une joieextrême. Et c’est pourquoi elle est avec moi si franche, sifamilière. C’est un peu l’impératrice antique qui se déshabillaitdevant un esclave. Un outchitel n’est pas un homme… Pourtant,j’avais mission de gagner à la roulette. Dans quel but ? Ilétait évident que durant les quinze jours de mon absence, une fouled’événements étaient survenus dont je n’avais pas connaissance. Ilfallait tout deviner, et je n’avais pas seulement le temps deréfléchir. Je devais aller à la roulette.

Chapitre 2

 

Cela m’était très désagréable. J’étais décidé à jouer, mais nonpas pour le compte des autres. Même cela dérangeait mes plans.J’eus, en entrant dans le salon de jeu, une sensation de dépit, et,du premier regard, tout me déplut. Je ne puis supporter cet espritde laquais qui dicte tous les feuilletons dans le monde entier,surtout chez nous, et qui, chaque printemps, impose aufeuilletoniste ces deux thèmes : « La magnificence des salons dejeu dans les villes à roulette des bords du Rhin, et les tas d’oramoncelés sur les tables… » Les feuilletonistes ne sont pourtantpas payés pour dire cela. C’est pure servilité. En réalité, cessalons sont dégoûtants, et, pour des tas d’or, on n’en voit guère.Je sais bien que, parfois, un riche étranger, Anglais, Asiatique,Turc, s’arrête deux jours dans la ville, couche au salon et y perdou gagne des sommes énormes ; mais quant au mouvement normal,il se compose de quelques florins, et il n’y a que très peud’argent sur les tables.

Une fois entré, – c’était ma première soirée de jeu, – je fusquelque temps sans oser me mettre à jouer. Il y avait beaucoup demonde ; mais eussé-je été seul, je crois que je n’aurais pasété plus courageux. Mon cœur battait fort, et je n’avais pas desang-froid.

J’étais sûr depuis longtemps que je ne quitterais pasRoulettenbourg sans qu’il m’y fût arrivé quelque chose de décisif.Il le faut et ce sera. Ce sera peut-être du ridicule ?Qu’est-ce que ça me fait ? En tout cas, l’argent n’est jamaisridicule. Il n’y en a qu’un sur cent qui gagne, mais il y en a un.Je résolus toutefois de bien examiner et de ne rien commencer desérieux ce soir-là. Dût-il m’arriver ce soir même quelque chosed’important, j’étais résolu à le considérer comme négligeable.

J’avais décidé cela. De plus, ne fallait-il pas étudier le jeului-même ? Car, malgré les traités de roulette que j’avais lusavec avidité, je ne compris les combinaisons du jeu qu’en lespratiquant moi-même. Mais d’abord tout me parut sale, repoussant.Je ne parle pas des visages inquiets qui se pressaient autour destables par dizaines, par centaines, attendu que je ne vois rien derepoussant dans le désir de gagner par le plus court moyen la plusgrosse somme possible. Cette pensée d’un moraliste bien repu quidisait à un joueur, arguant de ce qu’il n’exposait que peu de chose: « C’est donc une cupidité médiocre », m’a toujours paru stupide.N’est-ce pas ? C’est une affaire d’appréciation : une cupiditémédiocre et une grande cupidité ; un zéro pour Rothschild, unmillion pour moi ! Qu’y a-t-il de mauvais dans le systèmeéquilibré des gains et des pertes ?

Ce qui me parut, à moi, réellement laid et vil, – surtout aupremier abord, – dans toute cette canaille qui compose le public dela roulette, c’est l’intolérable gravité des gens assis autour destables. Il y a deux jeux : celui des gentlemen et celui de lacrapule. On les distingue très sévèrement, et pourtant, à vraidire, quelle sottise que cette distinction ! Un gentlemanrisque cinq ou dix louis, rarement plus, quoiqu’il puisse, s’il esttrès riche, jouer mille francs, mais pour l’amour du jeu seulement,pour s’amuser, pour étudier le processus du gain et de la perte.Quant au gain lui-même, c’est chose indifférente. En ramassant songain, il convient que le gentleman fasse à quelqu’un de ses voisinsune plaisanterie. Il peut rejouer son gain, le doubler même, maisuniquement par curiosité, pour voir les chances, pour faire descombinaisons, jamais pour le désir plébéien de réaliser un profit.Il ne doit voir, dans le salon de jeu, qu’un amusement. Et nedevrait-ce pas être la pensée aussi de toute cette canaille quil’entoure ? Elle aussi, ne devrait-elle pas jouer pour leplaisir ? Ce dédain des questions d’intérêt serait, de sapart, très aristocratique… Je vis des mamans donner des pièces d’orà de gracieuses jeunes filles de quinze à seize ans et leurapprendre à jouer.

Notre général s’approcha solennellement de la table. Les laquaisse précipitèrent pour lui donner une chaise ; mais il négligeade les voir. Il prit trois cents francs en or dans sa bourse, lesposa sur le noir et gagna. Il fit paroli ; le noir sortit denouveau. Mais, au troisième coup, le rouge sortit, et il perditdouze cents francs d’un coup. Il s’en alla avec un sourire et tintbon. – Je dois dire que, devant moi, un Français gagna et perditgaiement trente mille francs. Un gentleman doit tout perdre sansagitation ; l’argent lui est si inférieur qu’il ne peut s’enapercevoir. De plus, il est très aristocratique de ne pas remarquercombien tout cet entourage est vulgaire et crapuleux. Il seraitpourtant tout aussi aristocratique de le remarquer et de l’examineravec une lorgnette ; le tout à titre de distraction. La vieest-elle autre chose que l’amusement des gentlemen ? Legentleman ne vit que pour observer la foule. La trop regarderpourtant ne convient pas. C’est un spectacle qui ne mérite pas unegrande attention. Eh ! quel spectacle mérite l’attention desgentlemen ? Seulement, je parle pour les gentlemen, car,personnellement, j’estime que tout cela vaut un examen attentif,non seulement pour l’observateur, mais aussi pour les acteurs de cepetit drame, pour ceux qui, franchement et simplement, se mêlent àtoute cette canaille. Mais mes convictions personnelles n’ont quefaire ici. J’ai dit par conscience ce qu’il en était ; voilàl’important. Depuis quelque temps, il m’est très désagréable deconformer mes actions et mes pensées aux règles de morale. Je suisune autre direction…

La canaille jouait en canaille. Je ne suis pas loin de croireque ce prétendu jeu cache de simples vols. Les croupiers, au boutdes tables, vérifient les mises et font les comptes. Voilà encorede la canaille ! des Français pour la plupart. Si je note cesobservations, ce n’est pas pour décrire la roulette, c’est pourmoi-même, pour me tracer une ligne de conduite. Il n’est pas rare,il est très commun, veux-je dire, qu’une main s’étende à travers latable et prenne ce que vous avez gagné. Une discussion s’élève, oncrie, et, je vous prie, le moyen de prouver à qui appartient lamise ?

D’abord, tout cela était pour moi de l’hébreu. Je comprenaisseulement qu’on pontait sur des chiffres, sur pair et impair et surdes couleurs. Je me décidai à ne risquer ce soir-là que deux centsdes florins de Paulina.

La pensée que je débutais par jouer pour un autre me troublait.C’était une sensation très désagréable. Je voulais en finir tout desuite. Il me semblait qu’en jouant pour Paulina je ruinais mespropres chances. Il suffit donc de toucher à une table de jeu pourdevenir superstitieux ! Je déposai cinquante florins sur pair.La roue tourna et le chiffre treize sortit. Maladivement, pour enfinir plus vite, je mis encore cinquante florins sur le rouge. Lerouge sortit. Je laissai les cent florins sur le rouge, qui sortitencore. Je laissai le tout et je gagnai derechef. Je mis deux centsflorins sur la douzaine du milieu, sans savoir ce que cela pourraitme donner. On me paya deux fois ma mise. Je gagnai donc sept centsflorins. J’étais en proie à d’étranges sentiments. Plus je gagnais,plus j’avais hâte de m’en aller. Il me semblait que je n’aurais pasjoué ainsi pour moi. Je mis pourtant les huit cents florins surpair.

– Quatre, dit le croupier.

On me donna encore huit cents florins ; et, prenant letout, je m’en allai trouver Paulina.

Ils se promenaient tous dans le parc, et je ne pus la voir qu’ausouper. Le Français n’était pas là, et le général put profiter decette absence pour me dire tout ce qu’il avait sur le cœur. Entreautres choses, il me fit observer qu’il ne désirait pas me voir àla table de jeu. D’après lui, il était très dangereux pour moi quej’y parusse.

– Et en tout cas, moi, je serais compromis, répéta-t-il avecimportance. Je n’ai pas le droit de régler votre conduite. Mais,comprenez vous-même…

Ici, selon son habitude, il ne finit pas. Je lui répondis trèssèchement que j’avais fort peu d’argent et que je ne risquais pasd’en perdre beaucoup. En rentrant chez moi, j’eus le tempsd’apprendre son gain à Paulina, et je lui déclarai que désormais jene jouerais plus pour elle.

– Pourquoi donc ? demanda-t-elle avec inquiétude.

– Cela me dérange… je veux jouer pour moi.

– Vous avez raison. La roulette est votre salut ! dit-elleavec un sourire moqueur.

– Pré-ci-sé-ment.

Quant à l’espoir de gagner toujours, c’est peut-être ridicule,j’en conviens. Et puis ?… Je demande seulement qu’on me laissetranquille.

Paulina Alexandrovna m’offrit de partager le gain du jour, en meproposant de continuer à jouer dans ces conditions. Jerefusai ; je déclarai qu’il était impossible de jouer pour lesautres, que je sentais que je perdrais, que je perdraissûrement.

– Et pourtant, tout sot que cela soit, moi aussi je n’aid’espoir que dans la roulette. Il faut donc absolument jouer pourmoi. Et je veux que vous partagiez. Vous le ferez.

Elle sortit sans écouter davantage mes observations.

Chapitre 3

 

Hier, de toute la journée, elle ne me dit pas un mot à propos dujeu. Elle évitait d’ailleurs de me parler. Ses manières étaientchangées. Elle me traitait négligemment, me marquant à peine sonmépris. Je compris qu’elle se trouvait offensée. Mais, comme ellem’en a averti, elle me ménage encore parce que je lui suis encorenécessaire. Étranges relations, incompréhensibles souvent pour moi,eu égard surtout à son orgueil ordinaire. Elle sait que je l’aime àla folie. Elle me permet même de lui parler de mon amour. Quelleplus profonde marque de mépris que celle-là !

« Tes sentiments me sont si indifférents, que tu peux me lesdire ou les taire, cela m’est égal ! »

N’est-ce pas ?

Elle m’entretient souvent de ses propres affaires, mais jamaisavec une entière franchise. C’est encore un raffinement de dédain.Elle me sait au courant de certaines circonstances de sa vie, decelles qui l’inquiètent le plus. Elle-même m’a donné certainsdétails, juste assez pour pouvoir m’utiliser, m’employer commecommissionnaire. Quant à l’enchaînement des événements, jel’ignorerai toujours. Pourtant, si elle me voit inquiet de sespropres inquiétudes, elle daigne me tranquilliser par desdemi-franchises, voire par des trois quarts de franchises. Comme sielle ne devait pas, m’employant à des commissions très dangereuses,être avec moi d’une sincérité absolue !

Je connaissais depuis trois semaines son intention de me fairejouer à la roulette, car il n’était pas convenable qu’elle jouâtelle-même. À sa physionomie je compris qu’il ne s’agissait pas d’undésir vague, mais d’un besoin très sérieux de gagner de l’argent.Pourtant, à quoi peut donc lui servir l’argent ? Elle doitavoir un but, quelque projet qui m’échappe, c’est-à-dire quej’entrevois, mais dont je ne suis pas sûr. Certes, l’humiliantesclavage qu’elle m’impose me donne le droit de la questionnercatégoriquement. Puisque je suis pour elle si peu de chose, elle nepeut s’offenser de ma grossière curiosité. Mais elle me permet biende la questionner ; seulement, elle ne me répond pas.Quelquefois, elle ne paraît même pas s’apercevoir que jel’interroge.

Hier, nous avons beaucoup parlé du télégramme envoyé, il y aquatre jours, à Pétersbourg et qui est resté jusqu’ici sansréponse. Le général était visiblement inquiet et pensif ; ils’agit évidemment de la babouschka. Le Français s’inquiète aussi.Hier soir, après le dîner, il s’est entretenu longuement etsérieusement avec le général. Avec nous tous il a un tonextraordinairement hautain et méprisant. Vous connaissez leproverbe : « Quand on te permet de t’asseoir à table, tu y mets lespieds. » Même avec Paulina, il montre un sans-gêne qui va jusqu’àla grossièreté. Pourtant, il prend part avec plaisir aux promenadescommunes, aux cavalcades, aux excursions hors de la ville. Il estlié depuis longtemps avec le général. En Russie, ils avaient leprojet d’exploiter ensemble une fabrique. Je ne sais si ce projetest tombé dans l’eau ou s’ils y songent encore. De plus, et c’estun secret de famille que j’ai surpris par hasard, le Français atiré le général d’embarras, l’an dernier, en lui prêtant trentemille roubles qui lui manquaient. Certes, le général était alorsentre ses mains ; il lui fallait une certaine somme pourobtenir le droit d’abandonner son emploi, et sans de Grillet… Mais,maintenant, c’est mademoiselle Blanche qui tient le rôleprincipal.

Qui est cette mademoiselle Blanche ? Une Française du trèsgrand monde, dit-on ; sa mère et elle posséderaient unefortune colossale. On la dit aussi parente de notre marquis, maisparente très éloignée, quelque chose comme… sœur au troisièmedegré. On dit qu’avant mon voyage à Paris, mademoiselle Blanche etle Français avaient des rapports plus cérémonieux. Enfin, leursrelations étaient délicates. Tandis que, maintenant, leurconnaissance, ou leur amitié, ou leur parenté, est plus libre et,par conséquent, plus intime. Est-ce le mauvais état de nos affairesqui leur fait juger inutile de dissimuler davantage ?

Il y a trois jours, j’ai remarqué que M. Astley examinaitattentivement mademoiselle Blanche et sa mère. Il semble lesconnaître. Il me semble aussi que l’Anglais et le Français ne sontpas inconnus l’un à l’autre. Du reste, M. Astley est un homme sidiscret qu’il attire les confidences ; on devine qu’il gardeles secrets par tempérament. C’est à peine si le Français l’asalué. Il ne le craint donc pas. Cela se comprend encore. Maispourquoi mademoiselle Blanche affecte-t-elle aussi de ne pas leregarder, d’autant plus que le marquis s’est trahi hier soir ?Pendant la conversation générale, je ne sais à quel propos, il adit que M. Astley est immensément riche, « qu’il le sait ». Ceserait donc pour mademoiselle Blanche le moment de regarder M.Astley… Le général ne cache plus son inquiétude. Il attend letélégramme de Saint-Pétersbourg.

Paulina m’évite comme avec préméditation. Moi-même j’affectel’indifférence. Je pensais toujours qu’elle finirait par serapprocher de moi. En revanche, hier et aujourd’hui, j’ai portétoute mon attention sur mademoiselle Blanche. Pauvre général !Il est tout à fait perdu.

Devenir amoureux à cinquante-cinq ans et si éperdument, lui,veuf, père de trois enfants, accablé de dettes, complètement ruiné,et amoureux d’une telle femme, c’est bien le pire des malheurs.Mademoiselle Blanche est jolie, mais me comprendra-t-on si je disqu’elle a un de ces visages dont on peut avoir peur ? J’ai dumoins toujours eu peur de ce genre de beauté. Elle peut avoirvingt-cinq ans ; haute de taille, large d’épaules, la gorgeopulente, le teint doré, des cheveux très noirs et très abondants,de quoi coiffer deux têtes ; la sclérotique des yeux jaunâtreet la prunelle noire, le regard insolent ; des dents trèsblanches, les lèvres toujours peintes. Le musc est son odeurfavorite ; elle s’habille avec beaucoup de richesse et degoût ; elle a des mains et des pieds ravissants ; sa voixest un contralto un peu enroué. Quelquefois elle éclate de rire enmontrant toutes ses dents, mais elle est plus souvent silencieuse,surtout devant Paulina. Elle est sans instruction, sans espritpeut-être, mais très rusée ; je crois qu’elle a dû avoirbeaucoup d’aventures. Le marquis n’est pas son parent, et quant àsa mère !… Pourtant, il est certain qu’à Berlin elle frayaitavec le vrai monde. Quant au marquis, quoique je doute de sanoblesse, il est certainement du monde, comme on dit à Moscou. Jene sais ce qu’il est en France. On prétend qu’il y possède unchâteau. Avant quinze jours bien des événements se serontpassés ; mais je ne crois pas que rien de décisif ait étéconclu jusqu’ici entre mademoiselle Blanche et le général. Que, parexemple, on apprenne que la babouschka est morte, mademoiselleBlanche… Comme tout cela me dégoûte ! Comme je les planteraislà volontiers, tous ! Mais puis-je laisser Paulina ?Puis-je cesser d’espionner autour d’elle pour essayer de lasauver ? L’espionnage, certes, est vil : qu’est-ce que ça mefait ?

M. Astley m’a paru aussi très anxieux. Il est certainementamoureux de Paulina. Que de choses parfois peut dire le regard d’unhomme timide quand l’amour l’a touché ! C’est curieux etrisible. Assurément, cet homme préférerait se cacher sous terre quede laisser entendre par un mot ce que son regard dit si clairement.M. Astley nous rencontre souvent à la promenade, il se découvre etpasse, bien qu’il meure, cela va sans dire, du désir de se joindreà nous. L’invite-t-on, il refuse aussitôt. À la gare, à la musique,il s’arrête à quelque distance de nous, et si on lève les yeux pourregarder autour de soi, on est sûr de découvrir, dans le sentier leplus voisin ou derrière quelque bouquet d’arbres, un morceau de M.Astley.

Jusqu’ici, je pensais qu’il cherchait depuis longtempsl’occasion de me parler. Ce matin, nous nous sommes rencontrés etnous avons échangé quelques mots. Sans même m’avoir dit bonjour, ila commencé par cette phrase :

– J’ai vu beaucoup de femmes comme mademoiselle Blanche.

Il se tut et me regarda significativement. Que voulait-ildire ? Je ne sais ! Car à ma question : Qu’entendez-vouspar là ? il hocha la tête d’un air fin et répondit :

– C’est comme ça… Mademoiselle Paulina aime beaucoup lesfleurs ?

– Je n’en sais rien.

– Comment ! vous ne savez même pas cela ?

– Mon Dieu, non !

– Hum ! cela me donne à penser.

Puis il me salua de la tête et s’éloigna.

Chapitre 4

 

Une journée absurde. Il est onze heures du soir. Je reste dansma chambre. Je repasse mes souvenirs.

Ce matin, il a fallu aller jouer à la roulette pour Paulina.J’ai pris ses seize cents florins, mais à deux conditions : que jene consens pas à partager le gain, et qu’elle m’expliquera ce soirmême pourquoi elle veut de l’argent et combien elle en veut, carc’est évidemment dans un but particulier. Elle m’a promis desexplications, et je suis parti.

Il y avait foule au salon de jeu. Oh ! les avides etinsolentes créatures ! Je me suis faufilé jusqu’auprès ducroupier, puis j’ai commencé timidement, en risquant deux ou troispièces. Cependant je faisais des observations. À proprement parler,il n’y a pas de calcul dans ce jeu. Du moins, le calcul n’y a pasl’importance que lui attribuent les joueurs de profession, qui nemanquent pas de noter les coups sur un petit papier, de faired’interminables calculs de probabilités et de perdre comme lessimples mortels qui jouent au hasard. M. Astley m’a donné beaucoupd’explications sur les sortes de rythmes qu’affecte le hasard, ens’obstinant à préférer tantôt le rouge au noir, tantôt le noir aurouge, pendant des suites incroyables de coups. Chaque matin, M.Astley s’assied à une table de jeu, mais sans jamais rien risquerlui-même.

J’ai perdu toute la somme et assez vite. D’abord j’ai joué surle pair deux cents florins, et j’ai gagné, puis rejoué et regagnétrois fois.

C’était le moment de m’en aller. Mais un étrange désir s’emparade moi. J’avais comme un besoin de provoquer la destinée, de luidonner une chiquenaude, de lui tirer la langue. J’ai risqué la plusgrosse somme permise, quatre mille florins, et j’ai perdu. Alorsj’ai mis tout ce qui me restait sur pair et j’ai quitté la tablecomme étourdi. Je ne pus apprendre à Paulina cette perte qu’uninstant avant le dîner, ayant jusque-là erré tout le temps dans leparc.

À dîner j’étais très surexcité. Le Français et mademoiselleBlanche étaient là. On connaissait mon aventure. MademoiselleBlanche se trouvait le matin dans le salon de jeu. Elle me marquacette fois plus d’attention. Le Français vint droit à moi et medemanda tout simplement si c’était mon propre argent que j’avaisperdu. Il me semble qu’il soupçonne Paulina. J’ai réponduaffirmativement.

Le général fut très étonné. Où avais-je pu trouver tantd’argent ? J’expliquai que j’avais commencé par cent florins.Que six ou sept coups de suite en doublant m’avaient amené à cinqou six mille et que j’avais perdu le tout en deux coups. Tout celaétait assez vraisemblable. En donnant ces explications je regardaiPaulina, mais je ne pus rien lire sur son visage. Pourtant, elle nem’interrompit pas, et j’en conclus que je devais cacher nosconventions. En tout cas, pensais-je, elle me doit une explication,elle me l’a promise. Le général ne me fit pas d’autresobservations. Je soupçonne qu’il venait d’avoir avec le Françaisune chaude discussion. Ils s’étaient enfermés dans une piècevoisine d’où on les entendait parler avec beaucoup d’animation. LeFrançais en était sorti, laissant voir une grande irritation.

Il me dit, dans le courant de la soirée, qu’il fallait être plussage, et ajouta :

– D’ailleurs, la plupart des Russes sont incapables dejouer.

– Je crois, au contraire, que les Russes seuls saventjouer ! répondis-je.

Il me jeta un regard de mépris.

– Remarquez, ajoutai-je, que la vérité doit être de mon côté,car, en vantant les Russes comme joueurs, je les maltraite plus queje ne les loue.

– Mais sur quoi fondez-vous votre opinion ?demanda-t-il.

– Sur ce fait, que le catéchisme des vertus de l’hommeoccidental a pour premier commandement qu’il faut savoir acquérirdes capitaux. Or le Russe non seulement est incapable d’acquérirdes capitaux, mais il les dissipe sans système et d’une manièrerévoltante. Pourtant, il a besoin d’argent comme tout le monde, etles moyens, comme celui de la roulette, de s’enrichir en deuxheures le séduisent. Mais il joue tout à fait au hasard et ilperd.

– C’est juste ! dit le Français.

– Non, ce n’est pas juste, et vous devriez être honteux d’avoirune telle opinion de vos compatriotes ! observa sévèrement legénéral.

– Mais, de grâce, lui répondis-je, la négligence des Russesn’est-elle pas plus noble que la sueur honnête desAllemands ?

– Quelle absurde pensée ! s’écria le général.

– Quelle pensée russe ! ajouta le Français.

J’étais très content, je voulais les exaspérer tous deux. Jerepris :

– Pour moi, j’aimerais mieux errer toute ma vie et coucher sousla tente des Khirghiz que de m’agenouiller devant l’idole desAllemands.

– Quelle idole ? demanda le général, qui commençait à sefâcher pour de bon.

– L’enrichissement ! Il n’y a pas longtemps que je suisné ; mais ce que j’ai vu chez ces gens-là révolte ma naturetartare. Par Dieu ! je ne veux pas de telles vertus !J’ai eu le temps de faire dans les environs un bout de promenadevertueux. Eh bien, c’est tout à fait comme dans les petits livresde morale, vous savez, ces petits livres allemands, avec desimages ? Ils ont dans chaque maison un vater très vertueux etextraordinairement honnête, si honnête et si vertueux qu’on nel’approche qu’avec effroi ; le soir, on lit en commun deslivres de morale. Autour de la maison, on entend le bruit du ventdans les châtaigniers ; le soleil couchant enflamme le toit ettout est extraordinairement poétique et familial… Ne vous fâchezpas, général. Permettez-moi de prendre le ton le plus touchantpossible. Je me souviens moi-même que feu mon père, sous lestilleuls, dans son jardinet, pendant les beaux soirs, nous lisaitaussi, à ma mère et à moi, de pareils livres… Eh bien ! chaquefamille ici est réduite par son vater à l’esclavage absolu. Toustravaillent comme des bœufs, tous épargnent comme des Juifs. Levater a déjà amassé un certain nombre de florins qu’il comptetransmettre à son fils aîné avec sa terre ; pour ne riendétourner du magot, il ne donne pas de dot à sa fille, à sa pauvrefille qui vieillit vierge. De plus, le fils cadet est vendu commedomestique ou comme soldat, et c’est autant d’argent qu’on ajouteau capital. Ma parole ! c’est ainsi ; je me suis informé.Tout cela se fait par honnêteté, par triple et quadruplehonnêteté ; le fils cadet raconte lui-même que c’est parhonnêteté qu’on l’a vendu. Quoi de plus beau ? La victime seréjouit d’être menée à l’abattoir ! D’ailleurs, le fils aînén’est pas plus heureux. Il a quelque part une Amalchen aveclaquelle il est uni par le cœur, mais il ne peut pas l’épouserparce qu’il n’a pas assez de florins. Et ils attendent tous deuxsincèrement et vertueusement. Ils vont à l’abattoir avec le souriresur les lèvres ; les joues de l’Amalchen commencent à secreuser ; elle sèche sur pied. Encore un peu depatience ; dans vingt ans la fortune sera faite, les florinsseront honnêtement et vertueusement amassés. Alors, le vater bénirason fils, un jeune homme de quarante ans, et l’Amalchen, unejeunesse de trente-cinq, à la poitrine plate et au nez rouge. À cepropos, il pleurera, il lira de la morale et puis… il mourra.L’aîné deviendra à son tour un vater vertueux, et la même histoirerecommencera. Dans cinquante ou soixante-dix ans, le petit-fils dupremier vater continuera l’œuvre, amassera un gros capital etalors… le transmettra à son fils ; celui-ci au sien, et, aprèscinq ou six générations, naît enfin le baron de Rothschild, ouHoppe et Cie, ou le diable sait qui. Quel spectaclegrandiose ! Voilà le résultat de deux siècles de patience,d’intelligence, d’honnêteté, de caractère, de fermeté… et lacigogne sur le toit ! Que voulez-vous de plus ? Ces gensvertueux sont dans leur droit quand ils disent : cesscélérats ! en parlant de tous ceux qui n’amassent pas, à leurexemple. Eh bien ! j’aime mieux faire la fête à larusse ; je ne veux pas être Hoppe et Cie dans cinqgénérations ; j’ai besoin d’argent tout de suite ; je mepréfère à mon capital… Après ça, j’ai peut-être tort, mais tellessont mes convictions.

– Cela m’est égal, remarqua pensivement le général. Ce qu’il y ade sûr, c’est que vous posez horriblement. Pour peu qu’on vouslaisse vous oublier…

Comme d’ordinaire, il n’acheva pas. Le Français l’écoutaitnégligemment ; il ne m’avait certainement pas compris. Pauliname regardait avec une indifférence hautaine, elle n’écoutait ni moini personne.

Chapitre 5

 

Elle était très absorbée ; dès qu’on se leva de table, ellem’ordonna de sortir avec elle. Nous prîmes les enfants et nousallâmes dans le parc. J’étais très énervé ; je ne pus meretenir de faire à Paulina cette sotte question :

– Pourquoi votre marquis de Grillet, le petit Français, ne vousaccompagne-t-il plus quand vous sortez et passe-t-il des jours sansvous adresser la parole ?

– C’est un misérable ! dit-elle d’une voix étrange.

Je ne l’avais jamais entendue s’exprimer sur le marquis ;je n’insistai pas, je craignais de trop comprendre.

– Et avez-vous remarqué qu’il est en bons termes aujourd’huiavec le général ?

– Vous voulez tout savoir ? Le général est entre sesmains ; tout est au Français, et si la babouschka ne sedépêche pas de mourir, le Français deviendra propriétaire de toutesles valeurs que le général lui a engagées.

– Je l’avais entendu dire, je ne croyais pourtant pas qu’ils’agissait de choses si graves. Mais, alors, adieu, mademoiselleBlanche ; elle ne sera pas « madame la générale » ; elleabandonnera le général, et il se tuera.

– Possible !

– Comme c’est bien ! Quelle franchise ! Au moins ellen’aura pas dissimulé qu’elle ne l’eût épousé que pour son argent.Pas de cérémonies. Et la babouschka ! « Es-tu morte ? »Télégramme sur télégramme. Qu’en pensez-vous ?

– Vous êtes bien gai ! Est-ce votre perte d’argent qui vousrend si gai ?

– Ne me l’aviez-vous pas donné pour le perdre ? Je ne puisjouer pour les autres, moins pour vous que pour personne. Je vousavais prévenue que nous ne réussirions pas. Dites-moi, vous êtestrès en peine d’avoir tout perdu ? Et pourquoi voulez-voustant d’argent ?

– Et pourquoi ces questions ?

– Mais vous avez promis de m’expliquer… Écoutez ! je suisabsolument convaincu que si je joue pour moi je gagnerai. J’ai centvingt florins. Et alors vous prendrez tout ce que vous voudrez…

Elle fit une moue dédaigneuse.

– Que mon offre ne vous offense pas. Je suis pour vous si peu dechose que vraiment vous pouvez accepter de moi même del’argent ! Un présent de moi est sans conséquence. D’ailleurs,j’ai perdu votre argent.

Elle me jeta un rapide coup d’œil. Mon ton sarcastiquel’irritait ; elle interrompit la conversation.

– Mes affaires ne vous regardent pas. Si vous exigez desrenseignements, j’ai des dettes, voilà tout. J’ai emprunté, il fautque je rende. J’avais la folle pensée qu’en jouant je gagnerais àcoup sûr. Pourquoi ? Je ne le sais pas moi-même, mais je lecroyais. Qui sait ? c’était peut-être ma dernière chance, jen’avais peut-être pas le choix.

– Peut-être vous fallait-il gagner comme il faut qu’un noyé seraccroche à une paille flottante. Mais ce n’est qu’au moment de senoyer qu’on prend les pailles pour des poutres.

– Pourquoi donc y comptez-vous vous-même ? Il y a quinzejours, vous me répétiez sur tous les tons que vous gagneriez «nécessairement », qu’il ne fallait pas vous prendre pour un fou,que c’était très sérieux. Et, en effet, vous parliez sérieusementet on ne pouvait rien trouver de plaisant dans vos paroles.

– C’est vrai, répondis-je, absorbé. Je suis sûr de gagner quandje jouerai pour moi.

– Pourquoi cette certitude ?

– Peut-être parce qu’il faut que je gagne ! C’est peut-êtreaussi ma seule issue.

– Il vous faut donc aussi beaucoup d’argent ? Mais quellecroyance superstitieuse !

– N’est-ce pas ? Que puis-je faire de beaucoup d’argent,moi ?

– Cela m’est égal ! Mais si vous voulez, eh bien !oui. Quel motif sérieux pouvez-vous avoir de désirer unefortune ? Qu’en feriez-vous ? Vous êtes un homme sansordre, instable ; je ne vous ai jamais vu sérieux.

– À propos ! interrompis-je, vous avez une dette, et unejolie dette ! Au Français, n’est-ce pas ?…

– Vous êtes particulièrement insupportable aujourd’hui !N’êtes-vous pas ivre ?

– Vous savez qu’il m’est permis de vous parler très franchementet même de vous interrompre. Je vous le répète, je suis votreesclave, et on ne rougit pas devant un esclave.

– Quelle sottise ! Je n’admets pas du tout votrethéorie.

– Je ne vous ai pas dit, remarquez-le, que je suis heureuxd’être votre esclave. J’en parle comme d’un fait indépendant de mavolonté.

– Soyez franc ! Pourquoi avez-vous besoind’argent ?

– Pourquoi avez-vous besoin de le savoir ?

– Comme vous voudrez !

Elle releva la tête avec une inexprimable fierté.

– Vous n’acceptez pas ma théorie de l’esclavage, mais vous lapratiquez : « Réponds et ne raisonne pas ! » Soit ! Vousme demandez pourquoi j’ai besoin d’argent ? Parce que l’argentest la seule puissance irrésistible.

– Je comprends. Mais, prenez garde ! Vous allez devenirfou. Vous allez jusqu’au fatalisme. Il y a d’ailleurs certainementun but plus particulier. Parlez sans ambages, je le veux.

Elle paraissait près de se fâcher et cela me plaisaitinfiniment ; j’étais ravi qu’elle me questionnât avec tantd’insistance.

– Oui, j’ai un but, dis-je, mais je ne puis vous dire lequel. Ouplutôt… c’est tout simplement parce que, avec de l’argent, jedeviendrai, même pour vous, un homme !

– Bah ! Comment cela ?

– Comment ? Vous ne comprenez pas comment je pourraisparvenir à être pour vous autre chose qu’un esclave ?

– Ne me disiez-vous pas que cet esclavage faisait votrebonheur ? Moi-même je le pensais.

– Ah ! vous le pensiez ? m’écriai-je avec une joieétrange. Qu’une telle naïveté me plaît de votre part ! Ehbien, oui, cet esclavage fait ma joie. Il existe, il est réel, cedélice de descendre au dernier degré de l’avilissement. Je pensesouvent que le knout doit receler de mystérieuses jouissances. Maisje veux essayer d’autres plaisirs. Tout à l’heure, à table, devantvous, le général me faisait des remontrances. Les sept centsroubles par an, qu’il ne me payera peut-être pas, lui en donnent ledroit. Le marquis de Grillet lève très haut les sourcils quand ilme voit, tout en faisant semblant de ne pas me remarquer. Maissavez-vous que j’ai une envie folle de le tirer un jour par lenez ?

– Quelle gaminerie ! Il n’y a pas de situation où l’on nepuisse se tenir avec dignité. La douleur doit nous relever au lieude nous avilir.

– Le beau cliché ! Mais êtes-vous bien sûre que je puisseme tenir avec dignité ? Je suis peut-être un hommedigne ; mais me tenir avec dignité, c’est autre chose. Tousles Russes sont ainsi, parce qu’ils sont trop richement et tropuniversellement doués pour trouver aussitôt l’attitude exigée parles circonstances. C’est une question de place publique. Il nousfaut du génie pour concentrer nos facultés et les fixer dansl’attitude qu’il faut. Et le génie est rare. Il n’y a peut-être queles Français qui sachent paraître dignes sans l’être. C’estpourquoi, chez eux, la place publique a tant d’importance. UnFrançais laisse passer une offense réelle, une offense de cœur,sans la relever, pourvu qu’elle soit secrète ; mais unepichenette sur le nez, voilà ce qu’il ne tolère jamais, car celaconstitue une dérogation aux lois des convenances. C’est pourquoinos jeunes filles aiment tant les Français, c’est à cause de leurjolie attitude. Le coq gaulois ! Pour moi, vous savez, cetteattitude-là… Du reste, je ne suis pas une femme, et peut-être lecoq a-t-il du bon. Mais est-ce que je ne vais pas trop loin ?Aussi, vous ne m’arrêtez pas ! Quand je vous parle, jevoudrais vous dire tout, tout, tout, et je perds un peu le respect.Je n’ai pas d’attitude, moi, je vous le confesse ; je n’aimême aucune qualité. Tout est arrêté en moi ; tout est mort,vous savez pourquoi. Je n’ai aucune pensée humaine dans latête ; je ne sais plus ce qu’on fait sur la terre, ni enRussie, ni ici. Je viens de Dresde, n’est-ce pas ? Ehbien ! je n’ai pas vu cette ville ; vous savez ce quim’occupe. Comme je n’ai aucune espérance, comme je suis à vos yeuxun zéro, je ne crains pas de vous parler franchement. Je ne voisque vous partout, et le reste m’est égal. Sans que je sachepourquoi, je vous aime ; il se peut très bien que vous nesoyez pas jolie du tout. Imaginez-vous que je ne sais vraiment passi vous êtes jolie ou laide. Pour le cœur, il est certainementmauvais, et pour l’intelligence elle est sans noblesse.

– C’est sans doute pour cela que vous comptez m’acheter.

– Vous acheter ! m’écriai-je ; quedites-vous ?

– Vous vous êtes oublié. Si ce n’est pas moi que vous voulezacheter avec les grosses sommes que vous gagnerez à la roulette,c’est au moins ma considération.

– Ce n’est pas tout à fait cela. Je vous ai déjà dit qu’il m’estdifficile de m’expliquer. Ne vous fâchez pas de monbavardage ; vous savez bien qu’on ne se fâche pas avec moi, jene suis qu’un fou ; et puis… fâchez-vous s’il vous plaît.Chaque soir, là-haut, dans ma chambre, il me suffit de me rappelerle frôlement de votre robe pour être près de me ronger les poings.Cela vous fâche encore ? Bon ! je suis votre esclave.Profitez-en, profitez… Il est probable que je vous tuerai un jour.Je vous tuerai, non pas parce que j’aurai cessé de vous aimer, ouparce que je serai jaloux, mais simplement parce que j’ai parfoisenvie de vous manger. Vous riez !

– Je ne ris pas du tout, dit-elle avec indignation, et je vousordonne de vous taire.

Elle s’arrêta, suffoquée par la colère. Ô Dieu ! je ne saispas si elle est jolie ; mais que j’aime à la voir, droite,immobile ainsi devant moi, tout irritée ! Et c’est pourquoi jeme plais souvent à provoquer sa colère. Peut-être l’avait-elleremarqué et peut-être se fâchait-elle par complaisance. Je luisoumis aussitôt cette observation :

– Vous êtes un être de boue ! s’écria-t-elle avecdégoût.

– Ça m’est égal ! Mais savez-vous qu’il est dangereux pourvous de vous promener seule avec moi ? Je suis souvent tentéde vous battre, de vous estropier, de vous étrangler. Croyez-vousque j’en viendrai là ? Ou bien j’aurai un accès de fièvrechaude. Que peut me faire votre colère ? J’aime sans espoir,et, si je vous tue, il faudra que je me tue aussi. Je me tueraisalors le plus lentement possible, pour avoir à moi, je veux direpour ne pas partager avec vous, au moins, cette douleur. Aprèscela, comment ne serais-je pas fataliste ? Vous vous rappelezque, sur le Schlagenberg, je vous ai dit : Un mot de vous et je mejette en bas. Croyez-vous que je m’y serais jeté ?

– Quel bavardage stupide !

– Stupide ou spirituel, c’est tout un, pourvu que je parle. Carauprès de vous il faut que je parle, que je parle… Quand vous êteslà, je perds tout orgueil.

– Pourquoi vous aurais-je forcé à vous précipiter duSchlagenberg ? C’était tout à fait inutile.

– Oh ! quelle superbe intonation ! comme vous avezbien dit cela ! Que d’offense dans ce magnifique « inutile» ! Je vous comprends très bien. Inutile, dites-vous ?Mais le plaisir est toujours utile. Et n’est-ce pas un plaisir quel’abus du pouvoir ? On écrase une mouche, on jette un homme duhaut du Schlagenberg, voilà des plaisirs. L’homme est despote parnature et la femme bourreau. Vous, particulièrement, vous aimezbeaucoup à torturer.

Elle m’observait avec une attention profonde. Ma physionomieexprimait sans doute toutes les sensations absurdes qui mepossédaient. Je sentais mes yeux se gonfler de sang et l’écumemouiller mes lèvres. Certes, je me serais jeté duSchlagenberg ! Certes ! Certes ! Si ses lèvresavaient prononcé le mot « faites », sans que sa conscience s’en fûtdoutée, eh ! je me serais jeté… Je me rappelle mot pour motcette conversation.

– Pourquoi vous croirais-je ? dit-elle sur un ton où il yavait tant de mépris, de ruse et de vanité que, mon Dieu ! monDieu ! je l’aurais tuée sans peine, en ce moment. Je l’auraistrès volontiers assassinée.

– N’êtes-vous pas très lâche ? reprit-elle tout à coup.

– Peut-être bien. Je ne me suis jamais demandé cela.

– Si je vous disais : « Tuez cet homme ! » letueriez-vous ?

– Qui ?

– Qui je voudrais.

– Hum ! le petit Français, n’est-ce pas ?

– Ne m’interrogez pas, répondez ! Tueriez-vous celui que jevous désignerais ? Je veux savoir si vous parliez sérieusementtout à l’heure.

Elle attendait si sérieusement, avec tant d’impatience, maréponse que je me sentis troublé.

– Me direz-vous enfin ce qui se passe ici ! m’écriai-je.Avez-vous peur de moi ! Je vois très bien qu’une catastropheest imminente. Vous êtes la belle-fille d’un homme ruiné, fou etavili par une passion irrésistible ; et vous voilà sousl’influence mystérieuse de ce misérable Français ! Etmaintenant vous me posez sérieusement une pareille question… Encorefaut-il que je sache… Ne pouvez-vous me parler une fois avecfranchise ?

– Il ne s’agit pas de cela ; Je vous pose une question,répondez-moi.

– Eh bien ! oui, oui, oui ; certainement oui, jetuerais… mais… l’ordonnez-vous aujourd’hui ?

– Qu’en pensez-vous ? Croyez-vous que j’aurais pitié devous ? Non, je donnerai l’ordre, et je resterai cachée.Acceptez-vous ? Pourrez-vous supporter cela ? Ah !pas vous, pas un être comme vous !… Vous tuerez peut-être sije vous l’ordonne, mais ensuite vous perdrez la tête. Une si faibletête ! Et puis vous me tuerez pour avoir osé vous envoyer…

Quelque chose comme un coup me frappa au cerveau. Certes, mêmealors, je considérais sa question comme une plaisanterie, comme uneprovocation. Et pourtant, elle avait parlé trop sérieusement.J’étais tout de même stupéfait qu’elle en fût venue à s’avouer à cepoint son pouvoir sur moi, à oser me dire : « Cours à taperte ! Moi, je resterai dans l’ombre. » Il y avait dans cesparoles un cynisme vraiment inouï. Mais comment secomporterait-elle ensuite avec moi ? Une telle complicitéélève l’esclave jusqu’au maître et, quoique notre conversation meparût chimérique, mon cœur tressaillait.

Tout à coup elle éclata de rire. Nous étions assis sur un banc,les enfants jouaient auprès de nous, non loin des équipages quistationnaient. La foule circulait devant nous.

– Voyez-vous cette grosse femme, reprit Paulina. C’est labaronne Wourmergelm ; il n’y a que trois jours qu’elle estarrivée. Voyez-vous son mari, ce Prussien long et sec, armé d’unecanne ? Vous rappelez-vous comme il nous toisaitavant-hier ? Allez tout de suite aborder cette baronne, ôtezvotre chapeau et dites-lui quelque chose en français.

– Pour quoi faire ?

– Vous juriez de vous jeter du Schlagenberg ! Vous juriezque vous étiez prêt à tuer qui je voudrais ! Au lieu de toutesces tragédies, je ne vous demande qu’une comédie. Allez, sans aucunprétexte, je veux voir le baron vous donner des coups de canne.

– Vous me défiez, vous pensez que je ne le ferai pas ?

– Oui ! je vous défie. Allez ! je le veux.

– C’est une fantaisie ridicule, mais j’y vais. Pourvu que celane cause pas des désagréments au général et que le général ne vousennuie pas à cause de cela ! Ma parole, j’y vais. Mais quellefantaisie ! Aller offenser une femme !

– Je vois bien que vous n’êtes qu’un bavard ! dit-elle avecmépris. Vous avez les yeux gonflés de sang, et c’est tout.Peut-être avez-vous trop bu à dîner. Croyez-vous donc que je necomprenne pas combien c’est bête et que le général sefâchera ? Mais je veux rire, voilà tout. Vous faire offenserune femme, oui ; et vous faire battre, oui, je le veux.

Lentement, j’allai accomplir ma mission. Certes, c’était trèsbête, mais pouvais-je ne pas me soumettre ?

En m’approchant de la baronne, un souvenir me revint. Et puisj’étais comme ivre… un écolier ivre, comprenez-vous.

Chapitre 6

 

Voilà deux jours de passés depuis cette fameuse sottise. Que debruit ! que de cris ! Et je suis la cause de toutcela ! Mais j’y ai trouvé mon profit. Que j’ai ri ! Je nepuis pourtant m’expliquer comment tout cela est arrivé. Suis-jefou ? Je le crois. Et puis, je ne suis pas encore bien loindes bancs de l’école, et j’ai pris plaisir, je suppose, à cettegrossière espièglerie.

Cette Paulina ! toujours elle !

Peut-être ai-je agi par désespoir. En somme, qu’est-ce quej’aime en elle ? Elle me semble jolie. Elle est svelte, un peutrop mince peut-être ; on pourrait la ployer en deux et lanouer comme un ruban ; elle a tout ce qui fait souffrir,précisément tout ce qui fait souffrir ! Ses cheveux sont d’unblond roux. Ses yeux sont de véritables yeux de chat ; maisquelle fierté dans son regard !

Il y a quatre mois, quand je suis entré dans la famille, unsoir, elle causait seule dans le salon avec de Grillet, et elle leregardait avec un tel air que… quand je suis rentré chez moi pourme coucher, je me suis imaginé qu’elle venait de le souffleter.C’est depuis ce soir-là que je l’aime.

Mais, arrivons au fait. Je descends donc dans le sentier, jem’arrête au beau milieu, attendant la baronne et le baron. À cinqpas, j’ôte mon chapeau et je salue.

Je me rappelle que la baronne portait une robe de soie grisperle d’une ampleur extraordinaire, avec des volants, une crinolineet une traîne. Toute petite, cette baronne, très grosse, avec unmenton si prodigieux qu’il couvrait toute sa gorge. Le visagerouge, les yeux petits, méchants, insolents. Elle marchait comme sielle faisait honneur à la terre en la touchant du pied. Le baron aun visage composé de mille petites rides, des lunettes,quarante-cinq ans ; ses jambes commencent à sa poitrine, signede race. Orgueilleux comme un paon et maladroit. Type demouton.

Je vis tout cela en trois secondes ; mon salut et mon coupde chapeau arrêtèrent à peine leur attention. Le baron fronçalégèrement le sourcil, la baronne venait droit à moi sans mevoir.

– Madame la baronne, dis-je très distinctement, très haut et endétachant chaque mot, j’ai l’honneur d’être votre esclave.

Puis je saluai, je remis mon chapeau sur ma tête, et, en passantauprès du baron, je tournai poliment mon visage vers lui et luiadressai un sourire significatif.

Paulina m’avait ordonné d’ôter mon chapeau, mais l’espièglerieétait de mon initiative. Le diable sait qui me poussait. Je mesentais comme précipité d’une montagne.

– Hein ? grogna le baron en se tournant vers moi avec unétonnement mêlé de colère.

Je m’arrêtai en continuant de sourire. Il était stupéfait etlevait ses sourcils jusqu’à la racine des cheveux. La baronne seretourna aussi de mon côté, très surprise, encore plus courroucée.Les passants commençaient à s’attrouper.

– Hein ? grogna de nouveau le baron en redoublantd’étonnement et de colère.

– Ja wohl ! (c’est cela !) traînai-je en continuant àle regarder dans le blanc des yeux.

– Sind Sie rasend ? (êtes-vous fou ?) s’écria-t-il enbrandissant sa canne. Mais il resta le bras en l’air, plustremblant de peur que de colère.

C’était, je crois, ma toilette qui l’embarrassait. J’étais mis àla dernière mode, comme un homme du meilleur monde.

– Ja wa-o-o-hl ! criai-je tout à coup et de toutes mesforces, en appuyant à la façon des Berlinois qui emploient à chaqueinstant dans la conversation cette locution et qui traînent sur lalettre a pour exprimer les différentes nuances de leur pensée.

Le baron et la baronne se retournèrent vivement et s’enfuirentépouvantés.

Je revins sur mes pas et allai, sans me presser, vers Paulina.Mais, cent pas avant de l’atteindre, je la vis se lever avec lesenfants et se diriger vers l’hôtel.

Je la rejoignis près du perron.

– J’ai accompli la… bêtise ! lui dis-je.

– Eh bien ! maintenant, débrouillez-vous !répondit-elle sans me regarder, et elle disparut dans lecorridor.

Toute la soirée je me promenai dans la forêt ; dans unepetite izba je mangeai une omelette. On me prit pour cette idylleun thaler et demi.

À onze heures seulement je rentrai. On me demanda aussitôt de lapart du général ; il m’attendait dans la grande chambre, celleoù il y a un piano. Il se tenait debout ; de Grillet étaitnonchalamment assis sur le divan.

– Qu’avez-vous fait, monsieur ? commença le général enprenant une attitude très majestueuse. Permettez-moi de vous ledemander.

– Abordez donc directement l’affaire, général ; vous parlezprobablement de ma rencontre d’aujourd’hui avec unAllemand ?

– Avec un Allemand ! Mais le baron Wourmergelm est unpersonnage important, et vous avez offensé sa femme.

– Pas le moins du monde.

– Vous leur avez fait peur, monsieur ! s’écria legénéral.

– Pas le moins du monde. Déjà, à Berlin, mon oreille s’étaithabituée à cet interminable ja wohl, qu’ils traînent d’une manièresi dégoûtante. En rencontrant dans l’allée cette nichée de barons,je ne sais pourquoi le ja wohl me revint à l’esprit et m’enragea…De plus, voilà déjà trois fois que la baronne me rencontre, ettrois fois qu’elle marche droit vers moi comme si je devaisnécessairement m’effacer sur son passage. Eh ! j’ai monamour-propre… J’ai ôté mon chapeau très poliment, très poliment, jevous jure, et j’ai dit : « Madame la baronne, je suis votreesclave ! » Et quand le baron s’est mis à crier : «Hein ? » je n’ai pu faire autrement que de me mettre à hurler: Ja wohl ! Et je l’ai dit deux fois, la première fois trèssimplement et la seconde en criant de toutes mes forces.

J’étais ravi de mon explication, j’avais plaisir à tartinertoute cette histoire aussi stupidement que possible, et plus çadurait, plus j’y prenais goût.

– Ah çà ! s’écria le général, vous moquez-vous demoi ?

Il expliqua en français à de Grillet que décidément je cherchaisune affaire. De Grillet sourit avec mépris et haussa lesépaules.

– Pour Dieu ! n’ayez pas cette pensée. J’ai fait unesottise, j’en conviens ! c’est une inconvenante espièglerie,mais ce n’est rien de plus. Je m’en repens d’ailleurs, mais j’aiune excuse. Voilà deux ou trois semaines que je ne vais pas bien.Je me sens nerveux, irrité, fantasque, malade, et je perds toutempire sur moi-même. Ma parole, j’ai parfois envie de prendre àpartie le marquis de Grillet, qui est là, et… mais je ne termineraipas ; ça pourrait l’offenser. En un mot, ce sont des symptômesmorbides. J’ignore si la baronne voudra bien accepter ces excuses,car j’ai l’intention de lui faire des excuses. Je ne pense mêmepas, entre nous, qu’elle les accepte, d’autant plus que, cesderniers temps, on a beaucoup abusé, au point de vue criminel, dela maladie comme circonstance atténuante. L’avocat et le médecins’entendent pour découvrir un fou sous le masque d’un meurtrier.Mais le baron et la baronne sont de l’ancien temps. De plus, cesont de grands seigneurs ; ils ignorent les progrès de lascience juridico-médicale, et de telles explications seraientmalvenues auprès d’eux. Qu’en pensez-vous, général ?

– Assez, monsieur. Je vais une fois pour toutes me débarrasserde vous. Je vous défends de faire aucune excuse à la baronne ;ce serait de votre part une nouvelle offense. Le baron a appris quevous étiez de ma maison, et nous nous sommes expliqués ensemble. Unpeu plus, il me demandait satisfaction. Comprenez-vous à quoi vousm’exposiez, monsieur ? Je lui ai donné ma parolequ’aujourd’hui même vous auriez cessé de m’appartenir.

– Permettez, général. Est-ce bien lui qui exige que vous… vousdéfassiez de moi, puisque je suis de votre maison, comme vousdaignez l’avouer ?

– Non, mais je me suis cru en devoir de lui fournir cetteréparation, et il s’en est contenté. Nous nous séparons, monsieur.Je vous devais encore quarante-trois florins, les voici ;adieu. À partir d’aujourd’hui, nous sommes l’un pour l’autre desétrangers. Excepté des ennuis, je n’ai rien eu de vous. Je vaisavertir le majordome que dorénavant je ne répondrai plus de vosdépenses à l’hôtel. J’ai l’honneur d’être votre serviteur.

Je pris l’argent, je saluai le général et lui dis trèssérieusement :

– Général, la chose ne peut se terminer ainsi. Je regrettebeaucoup de vous avoir causé des désagréments, mais veuillezobserver que vous avez eu tort de répondre de moi devant le baron.Que signifie l’expression : « Cet homme est de ma maison ? »Je suis précepteur chez vous ; je ne suis ni votre fils nivotre pupille ; vous n’avez pas à répondre de mes actions.J’ai vingt-cinq ans ; je suis licencié et noble ; je voussuis étranger ; je constitue moi-même une individualitéjuridiquement responsable. Il faut tout le cas que je fais de vosinnombrables qualités pour que je renonce à vous demander, àvous-même et tout de suite, une réparation pour l’audace que vousavez eue de répondre pour moi.

Le général était tellement abasourdi qu’il ouvrit la bouche, fiteffort pour parler, étendit les mains, puis tout à coup se tournavers le Français et lui expliqua que je parlais de le provoquer enduel. Le Français se mit à ricaner.

– Mais quant au baron, continuai-je sans me laisser déconcerterpar l’attitude de M. de Grillet, je n’ai pas du tout l’intention delaisser passer les choses ainsi. Et puisque vous vous êtes mêlé decette affaire, général, en consentant à écouter les plaintes dubaron, j’ai l’honneur de vous annoncer que, pas plus tard quedemain matin, j’irai demander au baron, en mon nom, pourquoi, ayantaffaire à moi, il s’est adressé à une autre personne, comme si jen’étais pas digne de lui répondre.

Ce que je pressentais arriva. Ce nouveau projet mit le comble àl’effroi du général.

– Comment ! vous avez l’intention de continuer cettemaudite affaire ! N’ayez pas cette audace, monsieur, ou bienje vous jure… Il y a des autorités ici, et moi… moi… en un mot, monrang… et celui du baron… enfin, on vous ar-rê-te-ra, on vousexpulsera par voie de police, comprenez-vous ?

– Général ; répondis-je toujours calme, on ne peut pasm’arrêter sans motif. Vous ne savez pas encore dans quels termes jeparlerai au baron ; vous vous inquiétez inutilement.

– Pardieu ! pardieu ! Alexis Ivanovitch, renoncez àcette intention ridicule ! dit le général, devenu tout à coupsuppliant, – il avait même pris mes mains dans les siennes, – qu’ensortira-t-il ? des désagréments ! Convenez vous-même queje suis forcé de me tenir ici d’une certaine façon, surtoutmaintenant que… enfin, surtout maintenant ! Oh ! vous neconnaissez pas, vous ne pouvez connaître ma position !… Quandnous partirons d’ici, je suis tout disposé à vous reprendre chezmoi, mais pour l’instant… Eh bien ! en un mot, vous comprenezla chose !… s’écria-t-il en faisant un geste de désespoir,Alexis Ivanovitch, vous comprenez la chose !…

Je me retirai en priant le général de ne pas s’inquiéter, enl’assurant que tout se passerait très bien.

À l’étranger, les Russes sont quelquefois lâches ; ilscraignent trop le qu’en-dira-t-on. Ils s’inquiètent beaucoup desavoir si une chose est convenable ou non. Ils ont l’âme dans uncorset, surtout ceux qui prétendent à une situation en vue. Mais legénéral m’a laissé entendre que sa situation personnelle estparticulièrement difficile. C’est précisément à cause de cettesituation particulièrement difficile qu’il était devenu tout à coupsi lâche et avait changé de ton avec moi. Mais le lendemain ce sotpouvait changer encore et s’adresser aux autorités ; ilfallait donc me tenir sur mes gardes. Je n’avais d’ailleurs aucunintérêt à irriter le général. Mais je voulais me venger de Paulinaet l’amener à me prier elle-même de m’arrêter, car mes imprudencespouvaient finir par la compromettre… De plus, je ne voulais pas,devant elle, reculer et passer pour une poule mouillée. Ce n’étaitpas au baron à se servir de sa canne avec moi. Je tenais à memoquer d’eux tous et à me tirer en homme de cette affaire.

Chapitre 7

 

Ce matin j’ai appelé le garçon et demandé que désormais on fîtun compte à part pour moi. J’ai conservé ma chambre, qui n’étaitpas trop chère. D’ailleurs, je possède six cents florins, et… quisait ?… peut-être une fortune. Chose étrange ! je n’aiencore rien gagné, et je ne puis m’empêcher d’avoir des pensées demillionnaire.

Je me proposais, malgré l’heure matinale, d’aller chez M.Astley, à l’hôtel d’Angleterre, quand de Grillet entra chez moi.C’était la première fois qu’il me faisait tant d’honneur. Pendantces derniers temps, nous avions eu des rapports un peu tendus. Ilme méprisait et je le détestais. J’avais des motifs particulierspour le détester. Sa visite m’étonna donc beaucoup.

Il me salua très poliment, me fit des compliments banals sur moninstallation, et, me voyant le chapeau à la main, me demanda sij’allais me promener. Je lui répondis que je me rendais chez M.Astley pour affaires. Aussitôt son visage devint soucieux.

De Grillet est, comme tous les Français, gai, aimable quand ille faut ou quand cela rapporte, et terriblement ennuyeux quand lagaieté et l’amabilité ne sont pas nécessaires. Le Français est trèsrarement aimable par tempérament ; il ne l’est presque jamaisque par calcul. S’il sent la nécessité d’être original, safantaisie est ridicule et affectée ; au naturel, c’est l’êtrele plus banal, le plus mesquin, le plus ennuyeux du monde. Il fautêtre une jeune fille russe, je veux dire quelque chose de très neufet de très naïf, pour s’éprendre d’un Français. Il n’y a pasd’esprit sérieux qui ne soit choqué par l’affreux chic de garnisonqui fait le fond de ces manières convenues une fois pour toutes,par cette amabilité mondaine, par ce faux laisser-aller et cetteinsupportable gaieté.

– Je viens pour affaires, commença-t-il d’un ton dégagé, je suisl’envoyé ou, si vous préférez, l’intermédiaire du général. Il m’aexpliqué la chose en détail, et je vous avoue…

– Écoutez, monsieur de Grillet, interrompis-je, je vous agréecomme intermédiaire : je ne suis qu’un outchitel, je ne suis pasl’ami de la maison, et l’on ne me fait pas de confidences. Mais,dites-moi, êtes-vous de la famille ? Car enfin, vous prenezintérêt à tout et à tous, vous êtes mêlé à tout, et tout de suitec’est vous qu’on choisit pour l’intermédiaire !…

Ma question lui déplut.

– Je suis lié avec le général par des intérêts communs et pard’autres considérations particulières, dit-il sèchement. Le généralm’a envoyé vous prier de renoncer à vos intentions d’hier. Vosinventions sont très spirituelles, mais aussi très malencontreuses.Le baron ne vous recevra pas, et ce ne sont pas les moyens de sedébarrasser de vous qui lui manqueront. Dès lors, pourquoi vousentêter ? Le général vous a promis hier de vous reprendre à lapremière occasion favorable ; il vous autorise aujourd’hui àlui réclamer vos appointements sans le servir. C’est assezconvenable, n’est-ce pas ?

Je lui répondis avec calme qu’il se trompait, que le baronm’écouterait. Je le priai ensuite de me dire franchement s’il étaitvenu chez moi dans un autre but encore, et s’il ne désirait pasapprendre quel parti j’avais pris.

– Mais sans doute, il est assez naturel que le général veuillesavoir comment vous agirez.

Et, pour m’écouter, il s’assit dans une position très commode,la tête renversée sur le dossier de son fauteuil. Je fis tous mesefforts pour lui laisser croire que je prenais la chose ausérieux ; je lui expliquai que le baron m’avait offensé ens’adressant au général comme si je n’étais qu’un domestique, qu’ilm’avait fait priver de ma place, que, naturellement, je me sentaisblessé, mais que je savais comprendre les différences de positionsociale et d’âge… Je me tenais à grand’peine pour ne pas éclater derire.

– Je ne veux pas commettre une légèreté de plus, ajoutai-je. Jen’irai pas demander réparation au baron ; mais je crois avoirle droit d’offrir mes excuses à la baronne. Pourtant, je renoncemême à cela, les procédés offensants du général et du baron ne mele permettant plus. Tout le monde croirait que j’ai fait desexcuses dans le but de rattraper ma place. Tout compte fait, ilfaudra donc que j’exige, moi, des excuses du baron ; mais dansune forme assez modérée. Par exemple, qu’il me dise : « Je n’ai pasvoulu vous offenser. » Et alors, à mon tour, les mains libres et lecœur ouvert, je lui offrirai mes excuses. En un mot, terminai-je,je demande que le baron me délie les mains.

– Fi ! quelle subtilité ! quelle finesseexagérée ! Mais avouez donc, monsieur, que vous faites toutcela pour ennuyer le général… ou peut-être avez-vous quelque autreprojet, mon cher monsieur… monsieur… pardon ; monsieur Alexis,n’est-ce pas ?…

– Mais, mon cher marquis, en quoi cela vousintéresse-t-il ?

– Eh bien ! le général…

– Et le général, en quoi cela l’intéresse-t-il ? Ilmanifestait hier quelque inquiétude ; mais comme il ne m’arien expliqué…

– Il y a ici… il existe ici une circonstance particulière,interrompit M. de Grillet sur un ton suppliant où le mécontentementperçait de plus en plus. Vous connaissez mademoiselle deComminges ?

– C’est-à-dire mademoiselle Blanche ?

– Mademoiselle Blanche de Comminges et sa mère, madame veuve deComminges. Vous savez que le général est amoureux et que le mariageest proche. Imaginez l’effet désastreux d’un scandale, d’unehistoire…

– Je ne vois ici ni scandale ni histoire concernant cemariage.

– Mais le baron est si irascible ! Un caractère prussien,vous savez ; il fera une querelle d’Allemand.

– Alors, cela ne me regarde plus. Je ne suis plus de la maisondu général.

Je faisais tout mon possible pour qu’il ne comprît rien à ce queje lui disais.

– Et d’ailleurs, s’il est entendu que mademoiselle Blancheépouse le général, qu’attend-on ? Et pourquoi cachait-on ceprojet aux gens de la maison ?

– Je ne peux pas vous… enfin, ce n’est pas encore… enfin… voussavez qu’on attend des nouvelles de Russie. Le général a besoind’arranger ses affaires.

– Ah ! la babouschka !

De Grillet me regarda avec haine.

– En tout cas, reprit-il, je compte sur votre obligeance, survotre esprit, sur votre tact… Certainement, vous ferez cela pourcette famille, où vous êtes aimé comme un parent, estimé…

– Mais enfin, j’ai été chassé. Vous prétendez maintenant quec’est pour la forme ; mais convenez que si on vous disait : «Je ne veux pas te tirer les oreilles, mais tu dois dire partout queje te les ai tirées », vous n’en seriez pas très flatté.

– Alors, si aucune prière n’a d’effet sur vous, reprit-ilsévèrement et avec hauteur, permettez-moi de vous dire qu’onprendra d’autres mesures. Il y a ici un gouvernement ; on vouschassera aujourd’hui même, que diable ! Un blanc-bec tel quevous provoquer en duel un personnage comme le baron ! Et soyezconvaincu que personne ici ne vous craint. Mais, j’en suis sûr,vous ne croyez pas que le général ose jamais vous faire jeter à laporte par ses laquais ?

– D’abord, je ne m’y exposerai pas ! répondis-je avec uncalme extraordinaire. Vous vous trompez, monsieur de Grillet, toutse passera mieux que vous ne pensez. J’irai chez M. Astley, je leprierai d’être mon second ; il m’aime et ne refusera pas. Ilira chez le baron, qui le recevra. Je ne suis qu’un outchitel, unsubalterne, mais M. Astley est le neveu de lord Peebrock, tout lemonde sait cela, et lord Peebrock est ici. Soyez sûr que le baronsera poli avec M. Astley. D’ailleurs, s’il manquait auxconvenances, M. Astley en ferait une affaire personnelle, et voussavez comme les Anglais sont entêtés. Il enverra au baron un ami,et vous savez qu’il a de très bons amis. Quant à maintenant…

De Grillet avait tout à fait peur ; car ce que je disaisétait très vraisemblable et prouvait que j’avais vraimentl’intention d’avoir une affaire.

– Mais je vous en supplie, laissez donc cela, reprit-il trèsdoucement. On croirait vraiment que ça vous amuse ! Ce n’estpas une satisfaction, c’est un scandale que vous cherchez. Jeconviens d’ailleurs que c’est amusant et spirituel ; c’estpeut-être même ce qui vous plaît. Mais, enfin, se hâta-t-ild’ajouter en voyant que je prenais mon chapeau, j’ai une lettre àvous remettre de la part d’une personne… Lisez. On m’a enjointd’attendre la réponse.

Et il me remit un petit billet plié et cacheté où je reconnusl’écriture de Paulina.

« Il me revient, m’écrivait-elle, que vous avez l’intentiond’éterniser cette histoire. Je vous prie d’y renoncer. Tout cela,sottises ! J’ai besoin de vous et vous avez juré de m’obéir.Souvenez-vous du Schlagenberg. Obéissez, je vous prie. S’il lefaut, je vous l’ordonne.

« Votre

« P.

« P.-S. : Si je vous ai offensé hier, pardonnez-moi. »

Tout était changé. Je me sentais pâlir et trembler. Le Françaisme regardait en dessous et évitait de rencontrer mon regard pour nepas ajouter à ma confusion. J’aurais préféré qu’il recommençât à semoquer de moi.

– Bien ! dites à mademoiselle Paulina qu’elle setranquillise. Mais permettez-moi de vous demander pourquoi vousm’avez fait attendre si longtemps ce billet. Au lieu de tantbavarder, il me semble que vous auriez mieux fait de commencer parlà…

– Oh ! je voulais… Tout cela est si étrange que vous devezm’excuser ! Je pensais connaître plus vite vos intentions… Entout cas, j’ignore la teneur du billet et je pensais que j’auraistoujours le temps de vous le remettre.

– Allons donc ! On vous a dit de ne me remettre ce billetqu’à la dernière extrémité, et vous pensiez tout arranger de vivevoix. C’est cela, n’est-ce pas ? Parlez franchement, monsieurde Grillet.

– Peut-être ! dit-il en me regardant d’un air trèssingulier.

Je pris mon chapeau ; il s’inclina et sortit. Il me semblavoir un sourire sur ses lèvres.

– Nous réglerons un jour nos comptes, Frantsouzichka[4] ! grognai-je en descendant. Je nepouvais réfléchir à rien. Il me semblait qu’on venait de me frapperà la tête. L’air me rafraîchit un peu. Deux minutes après, deuxpensées me saisirent. La première, qu’on faisait une tragédie detoutes ces bagatelles, pourquoi ? La seconde, que le petitFrançais avait décidément sur Paulina une étrange influence. Ilsuffit d’un mot de lui, elle fait tout ce qu’il veut. Elle écrit,elle descend jusqu’à me prier ; naturellement, leurs relationssont très mystérieuses. Elles ont été telles dès le premier jour,mais, depuis quelque temps, j’observe que Paulina me méprisedavantage ; son mépris va jusqu’au dégoût. Et j’ai observéaussi que de Grillet la regarde à peine ; il est tout justepoli ; cela signifie tout simplement qu’il la tient, qu’il ladomine, qu’il l’a enchaînée…

Chapitre 8

 

À la promenade, comme on dit ici, c’est-à-dire dans l’allée desChâtaigniers, j’ai rencontré mon Anglais.

– Oh ! oh ! fit-il en m’apercevant, j’allais chez vouset vous alliez chez moi ! Vous avez donc quitté lesvôtres ?

– Dites-moi d’abord comment vous êtes au courant de cetteaffaire ? Tout le monde s’en occupe donc ?

– Oh ! non, il n’y a pas de quoi occuper tout le monde.Personne n’en parle.

– Comment le savez-vous, alors ?

– Un hasard… Et où pensez-vous aller ? Je vous aime, etvoilà pourquoi j’allais chez vous.

– Vous êtes un excellent homme, M. Astley, lui dis-je. (J’étaispourtant très intrigué de le voir si bien informé.) Au fait, jen’ai pas encore pris mon café, j’espère que vous ne refuserez pasd’en prendre avec moi ? Allons donc au café de la gare. Nouscauserons en fumant, je vous conterai tout, et… vous me conterezaussi…

Le café était à cent pas. Nous nous installâmes, j’allumai unecigarette. M. Astley ne m’imita pas, et, me regardant bien en face,se disposa à m’écouter.

– Je ne pars pas, commençai-je.

– J’étais sûr que vous resteriez, dit M. Astley avec un aird’approbation.

En allant chez lui, je n’avais pas du tout l’intention de luiparler de mon amour pour Paulina. Je m’étais depuis longtempsaperçu de l’effet qu’elle avait produit sur lui, mais jamais il nela nommait devant moi. Pourtant, chose étrange, aussitôt qu’il sefut assis, aussitôt qu’il eut fixé sur moi son regard de plomb, ilme vint le désir de lui confier mon amour et toutes ses subtilitéssi compliquées. Je lui en parlai donc, pendant toute une heure, etcela me fut extrêmement agréable, car c’était ma premièreconfidence à ce sujet. Je m’aperçus qu’aux moments où je melaissais emporter par ma passion, il ne pouvait dissimuler unecertaine gêne ; et je ne sais pourquoi, en vérité, celam’excitait à exagérer encore l’ardeur de mon récit. Je ne regrettequ’une chose : peut-être ai-je un peu trop parlé du Français.

M. Astley m’avait écouté jusque-là immobile, taciturne, en meregardant dans le fond des yeux. Mais quand je vins à parler duFrançais, il m’arrêta net et me demanda sévèrement de quel droit jefaisais des suppositions oiseuses sur un point indifférent au sujetde mon récit.

– Vous avez raison, lui dis-je.

– Car vous n’avez le droit de faire sur ce marquis et sur missPaulina que des suppositions, n’est-ce pas ?

M. Astley posait toujours ses questions d’une manière trèsétrange. Mais, cette fois, une question si catégorique m’étonna dela part d’un être aussi timide.

– En effet, répondis-je.

– Vous avez donc mal agi, non seulement en me communiquant vossuppositions, mais même en les concevant.

– Bien, bien ! j’en conviens, mais ce n’est plus de celaqu’il s’agit, interrompis-je encore étonné.

Je lui racontai ensuite l’histoire de la veille dans tous sesdétails, la sortie de Paulina, mon aventure avec le baron, madémission, la lâcheté extraordinaire du général, et enfin je luifis part de la visite du marquis de Grillet et lui montrai lebillet.

– Qu’en pensez-vous ? lui demandai-je. Je venaisprécisément vous demander votre opinion. Quant à moi, j’ai envie detuer ce petit Français. Hé ! je le tuerai peut-être… Qu’enpensez-vous ?

– Je suis de votre avis. Quant à miss Paulina… vous savez qu’onest parfois obligé d’avoir des rapports avec des gens qu’ondéteste… Il y a des nécessités… Il est vrai que sa sortie d’hierest étrange ; non pas que je croie qu’elle ait voulu sedéfaire de vous en vous ordonnant d’offenser ce baron armé d’unecanne dont il n’a pas su se servir, mais parce que cetteexcentricité ne convient pas à l’excellente distinction de sesmanières. Il est d’ailleurs évident qu’elle pensait que vousn’accompliriez pas ses ordres à la lettre…

– Savez-vous, m’écriai-je tout à coup en regardant fixement M.Astley, je suis convaincu que vous connaissiez déjà cette histoire,et que vous la tenez… de mademoiselle Paulina elle-même !

Il me regarda avec étonnement.

– Vos yeux sont étincelants et j’y lis un soupçon, reprit-il ense maîtrisant aussitôt. Mais vous n’avez pas le moindre droit de memarquer des soupçons de cette nature, je ne vous en donne aucundroit, entendez-vous ? et je me refuse absolument à vousrépondre.

– Bien ! assez ! C’est inutile… m’écriai-je avecagitation, sans pouvoir m’expliquer comment cette pensée m’étaitvenue.

En effet, où et quand Paulina aurait-elle pu prendre M. Astleypour confident ? Il est vrai que, ces temps derniers, jevoyais moins M. Astley et que Paulina était devenue pour moi deplus en plus énigmatique, – énigmatique au point que, en racontantmon amour à M. Astley, je n’avais rien pu dire de précis sur mesrelations avec elle. Tout y était fantastique, bizarre,anormal.

– Je suis confus, dis-je encore, je ne puis rien comprendrenettement à toute cette affaire…

– Je suffoquais. Du reste, je vous tiens pour un très galanthomme… Autre chose : je vais vous demander non pas un conseil, maisvotre opinion…

Je me tus, puis, après quelques instants, je repris :

– Que dites-vous de la lâcheté du général ? Il a fait touteune affaire de mon escapade, toute une affaire ! De Grilletlui-même, qui ne s’occupe que de choses graves, s’en estmêlé ; il a daigné me faire une visite, me prier, me supplier,lui ! moi ! Enfin, remarquez ceci : il est venu chez moià neuf heures du matin, et il avait déjà entre les mains le billetde mademoiselle Paulina. Quand donc avait-elle écrit cebillet ? L’avait-on réveillée pour cela ? Elle obéit àtoutes les suggestions qui émanent de lui, et, s’il le veut, elledescend jusqu’à me demander pardon ; mais je ne vois pas quelintérêt la pousse. Pourquoi ont-ils peur de ce baron, et qu’est-ceque cela leur fait que le général épouse mademoiselle Blanche deComminges ? Ils disent qu’ils doivent, pour ce motif, avoirune tenue particulière ; mais convenez que tout cela est déjàbeaucoup trop particulier. Qu’en dites-vous ? Je lis dans vosyeux que vous êtes mieux informé que moi.

M. Astley sourit et hocha la tête en signe d’affirmation.

– Oui, dit-il, je suis mieux informé que vous. MademoiselleBlanche est l’unique cause de tous ces ennuis, voilà toute lavérité.

– Mais quoi ! mademoiselle Blanche !… m’écriai-je avecimpatience, car j’espérais apprendre quelque chose de précis surPaulina.

– Ne vous semble-t-il pas que mademoiselle Blanche a un intérêtparticulier à éviter une rencontre avec le baron, comme si cetterencontre devait nécessairement être désagréable ou, pis encore,scandaleuse ?

– Et puis ? et puis ?

– Il y a trois ans, mademoiselle Blanche était déjà ici, àRoulettenbourg. J’y étais aussi. Elle ne s’appelait pas encoremademoiselle de Comminges, et la veuve de Comminges n’existaitpas ; du moins personne n’en parlait. De Grillet n’y était pasnon plus. Je suis convaincu qu’il n’y a aucune parenté entre eux etqu’ils ne se connaissent que depuis peu de temps. Je suis mêmefondé à croire que le marquisat de De Grillet est assezrécent ; son nom de de Grillet doit être de la même date. Jeconnais ici quelqu’un qui l’a rencontré jadis sous un autrenom.

– Il a pourtant des relations très sérieuses.

– Qu’importe ? Mademoiselle Blanche aussi !… Or, il ya trois ans, sur la demande de la baronne en question, mademoiselleBlanche a été invitée par la police à quitter la ville, – et c’estce qu’elle fit.

– Comment ?…

– Elle était arrivée ici avec un certain prince italien décoréd’un nom historique, – quelque chose comme… Barbarini, – un hommetout constellé de bijoux, de pierreries très authentiques. Ilsortait dans un magnifique attelage. Mademoiselle Blanche jouait autrente-et-quarante, d’abord avec succès, puis avec chancecontraire. Un soir, elle perdit une grosse somme. Mais le vraimalheur, c’est que le lendemain matin le prince disparut, et aveclui disparurent chevaux et voitures. La note de l’hôtel s’élevait àun chiffre énorme. Mademoiselle Zelma, – au lieu de madameBarbarini, elle était devenue mademoiselle Zelma, – était dans undésespoir extrême. Elle pleurait, criait, et, dans sa rage,déchirait ses vêtements. Il y avait dans le même hôtel un comtepolonais. À l’étranger, tous les Polonais sont comtes. MademoiselleZelma, qui lacérait ses robes et se déchirait le visage de sesongles roses et parfumés, produisit sur lui une certaineimpression. Ils eurent un entretien, et, à l’heure du dîner, elleétait consolée. Le soir, le comte polonais se montra dans lessalons de jeu ayant à son bras mademoiselle Zelma. Elle riait trèshaut, comme à l’ordinaire, plus libre même que d’habitude dans sesmanières. Elle était de la catégorie de ces joueuses qui, à laroulette, écartent de vive force les gens assis, pour se faireplace. C’est le chic particulier de ces dames ; vous l’aurezcertainement remarqué.

– Oh ! oui.

– Elle joua et perdit plus encore que la veille… Pourtant cesdames sont ordinairement heureuses au jeu, comme vous le savez.Elle eut un sang-froid étonnant… D’ailleurs, mon histoire finit là.Le comte disparut comme le prince, un beau matin, sans prendrecongé. Le soir de ce jour-là, mademoiselle Zelma vint seule au jeuet ne rencontra pas de cavalier de bonne volonté. En deux jourselle fut « nettoyée ». Quand elle eut perdu son dernier louis, elleregarda autour d’elle et aperçut à ses côtés le baron Wourmergelm,qui la considérait très attentivement et avec une indignationprofonde. Elle ne prit pas garde à cette indignation, décocha aubaron un sourire de circonstance et le pria de mettre pour elle dixlouis sur la rouge. La baronne se plaignit, et, le soir même,mademoiselle Zelma recevait la défense de paraître désormais à laroulette. Vous vous étonnez que je sois au fait de toute cettechronique scandaleuse ? Je la tiens d’un de mes parents, M.Fider, qui conduisit mademoiselle Zelma, dans sa voiture, deRoulettenbourg à Spa. Maintenant, elle veut devenir « générale »,probablement ! pour éviter les notifications de la police.Elle ne joue plus, elle doit prêter sur gages aux joueurs. C’estbeaucoup plus lucratif. Je soupçonne même que le pauvre général estson débiteur, et peut-être aussi de Grillet, à moins que ce dernierne soit, au contraire, son associé. Vous comprenez maintenantqu’elle doit éviter, au moins jusqu’à son mariage, d’attirerl’attention de la baronne et du baron.

– Non, je ne comprends pas ! criai-je en frappant de toutesmes forces sur la table, de sorte qu’un garçon accourut touteffaré. Dites-moi, monsieur Astley, si vous saviez depuis longtempstoute cette histoire et, par conséquent, qui est mademoiselleBlanche de Comminges, pourquoi n’avez-vous prévenu ni moi, ni legénéral, ni surtout, surtout, mademoiselle Paulina, qui se montre àla gare, en public, avec mademoiselle Blanche, bras dessus brasdessous ? Est-ce admissible ?

– Je n’avais pas à vous prévenir, vous ne pouviez rien changer àla situation, répondit tranquillement M. Astley ; du reste, dequoi vous prévenir ? Le général connaît peut-être miss Blanchemieux que je ne la connais, et il se promène pourtant avec elle etavec miss Paulina. C’est un bien pauvre homme, ce général. J’ai vuhier miss Blanche sur un beau cheval, en compagnie de De Grillet etdu prince russe, tandis que le général suivait à quelque distance.Le matin, je lui avais entendu dire qu’il avait mal auxjambes ; il se tenait bien en selle pourtant. D’ailleurs, toutcela ne me regarde pas ; il n’y a pas longtemps que j’ail’honneur de connaître miss Paulina. Enfin, je vous ai déjà dit queje ne vous reconnais pas le droit de me poser certaines questions,quoique je vous aime sincèrement.

– Bien ! dis-je en me levant. Il est pour moi clair commele jour que mademoiselle Paulina sait tout ce qui concernemademoiselle Blanche, mais qu’elle ne peut se séparer de sonFrançais, et que c’est pour cette raison qu’elle consent à lacompagnie de mademoiselle Blanche. Aucune autre influence ne peutl’y déterminer ; et c’est sous cette influence aussi qu’elleme suppliait de ne pas toucher le baron, après m’avoir pourtantelle-même excité contre lui ! Du diable si j’y comprendsquelque chose !

– Vous oubliez d’abord que cette miss de Comminges est lafiancée du général et que miss Paulina a un frère et une sœur, lesenfants du général dont elle est la pupille. Ces enfants sontabandonnés par ce fou et ne manqueront pas d’être exploités.

– Oui, oui, c’est cela. Abandonner les enfants, c’est lesperdre ; rester, c’est veiller à leurs intérêts, et sauverpeut-être une partie de leur fortune. Oui, oui ; mais tout demême… Oh ! je comprends maintenant qu’ils s’intéressent tous àla santé de la babouschka.

– De qui parlez-vous ?

– De cette vieille sorcière de Moscou qui se meurt. On attendimpatiemment une dépêche annonçant que c’est chose faite, que lavieille est morte.

– En effet, tout l’intérêt se concentre sur elle. Tout gît dansl’héritage. Aussitôt que le testament sera ouvert, le général semariera, miss Paulina sera libre et de Grillet…

– Eh bien ! de Grillet ?

– On lui payera tout ce qu’on lui doit, et il ne reste ici quepour être payé.

– Seulement pour être payé ? Vous pensez ?

– Je ne sais rien de plus.

– Eh bien ! moi, j’en sais davantage ! Il attend aussisa part de l’héritage, car alors Paulina aura une dot et se jetteraaussitôt à son cou. Toutes les femmes sont ainsi ; les plusorgueilleuses deviennent les plus viles esclaves. Paulina n’estcapable que d’aimer passionnément ; voilà mon opinion surelle. Regardez-la, quand elle est seule, plongée dans ses pensées.Il y a en elle quelque chose de fatal, d’irrémédiable, de maudit.Elle est capable de tous les excès de la passion… Elle… elle… Maisqui m’appelle ? m’écriai-je tout à coup. Qui est-ce quicrie ? J’ai entendu crier en russe : Alexeï Ivanovitch !Une voix de femme, entendez-vous ? Entendez-vous ?

En ce moment, nous approchions de l’hôtel. Nous avions quitté lecafé depuis longtemps sans nous en apercevoir.

– En effet, j’ai entendu une voix de femme, mais je ne sais quielle appelle. Maintenant je vois d’où viennent ces cris, dit M.Astley en m’indiquant notre hôtel. C’est une femme assise dans ungrand fauteuil que plusieurs laquais viennent de déposer sur leperron. On apporte des malles. Elle vient sans doute d’arriver.

– Mais pourquoi m’appelle-t-elle ? Voyez, elle crie encoreet elle fait des signes.

– Je vois, dit M. Astley.

– Alexeï Ivanovitch ! Alexeï Ivanovitch ! Ah !Dieu ! Quel imbécile !

Ces cris venaient du perron de l’hôtel.

Nous nous mîmes à courir. Mais, en arrivant, les bras metombèrent de stupéfaction et je demeurai cloué sur place.

Chapitre 9

 

Sur le perron de l’hôtel se tenait la babouschka ! Onl’avait apportée dans un fauteuil. Elle était entourée de valets etde servantes. Le majordome était allé en personne à la rencontre dela nouvelle venue, qui amenait ses domestiques personnels et desvoitures encombrées de bagages. – Oui, c’était elle-même, laterrible, la riche Antonida Vassilievna Tarassevitcheva, avec sessoixante-quinze ans ; c’était bien la pomiestchitsa[5], la barina de Moscou, la baboulinka, pourqui l’on avait tant fait jouer le télégraphe, toujours mourante,jamais morte. Elle arrivait à l’improviste, comme il pleut, commeil neige. Privée de l’usage de ses jambes, elle était venue, dansson fauteuil, que depuis cinq ans elle n’avait jamais quitté,vivante pourtant, contente d’elle-même, se tenant droite, le verbehaut et impératif, grondant toujours, toujours en colère ; enun mot, tout à fait la même personne que j’avais eu déjà l’honneurde voir deux fois depuis que j’étais au service du général enqualité d’outchitel. Je me tenais devant elle immobile, commepétrifié. Elle me regardait de ses yeux perçants. Elle m’avaitreconnu et m’avait appelé par mon nom et celui de mon père. Etc’était cette vivace créature qu’on croyait déjà dans la bière etqu’on ne considérait plus que comme un héritage ! Elle nousenterrera tous, pensais-je, et l’hôtel avec nous ! Et lesnôtres, maintenant, que deviendront-ils ? – Le général ?– Elle va mettre tout l’hôtel sens dessus dessous… – Eh bien, monpetit père, pourquoi te tiens-tu ainsi devant moi, les yeuxécarquillés ? me cria la babouschka. Tu ne sais donc passouhaiter la bienvenue ? Ou bien ne m’as-tu pasreconnue ? Entends-tu, Potapitch ? – dit-elle à un petitvieillard orné d’une cravate blanche étalée sur un frac, et d’uncrâne déplumé, son majordome, qu’elle avait emmené avec sesbagages. – Entends-tu ? Il ne me reconnaît pas ! On m’adéjà couchée dans mon tombeau !… On envoyait télégramme surtélégramme : « Morte ? ou : Pas encore ? » Je sais tout.Pourtant je suis encore de ce monde. – Mais permettez, AntonidaVassilievna, pourquoi souhaiterais-je votre mort ? répondis-jeassez gaiement et revenu de ma stupeur. J’étais seulement étonné… –Qu’y a-t-il donc de si étonnant ? J’ai pris le train ; jesuis partie. On est très bien dans le train. Tu es allé tepromener ? – Oui, je reviens de la gare. – Il fait bon ici, etchaud. Et quels beaux arbres ! J’aime cela… Les nôtressont-ils à la maison ? Où est le général ? – À la maisoncertainement, à cette heure-ci. – Ah ! ah ! ils ont leursheures ! Que de cérémonie ! C’est le grand genre.N’ont-ils pas leur voiture, ces grands seigneurs ? Une foisleur fortune gaspillée, ils sont allés à l’étranger. Et Praskoviaaussi est avec eux ? – Oui, Paulina Alexandrovna est ici. – Etle petit Français ? Enfin, je les verrai tous moi-même. AlexisIvanovitch, montre-moi le chemin, mène-moi vers eux. Et toi, tetrouves-tu bien ici ? – Comme ci, comme ça, AntonidaVassilievna. – Et toi, Potapitch, dis à cet imbécile de maîtred’hôtel qu’on me donne un appartement commode, pas trop haut. Tu yferas porter les bagages… Eh ! qu’ont-ils tous à vouloir meporter ? tas d’esclaves !… Qui est avec toi ? – M.Astley, répondis-je. – Quel M. Astley ? – Un voyageur, un demes amis. Il connaît aussi le général. – Un Anglais ? C’estbien ça, il ne lève pas les yeux de dessus ma personne et nedesserre pas les dents. D’ailleurs, je ne déteste pas les Anglais…Maintenant, portez-moi à l’appartement du général. On enleva lababouschka. Je m’engageai le premier dans le large escalier del’hôtel. Notre marche était très solennelle. Tous ceux qui nousrencontraient s’arrêtaient sur notre passage et nous regardaient detous leurs yeux. Notre hôtel passait pour le meilleur, le plus cheret le plus aristocratique de l’endroit. Dans le corridor nouspassions auprès de dames élégantes et de richissimes lords.Plusieurs demandaient au maître d’hôtel des renseignements surl’inconnue qui semblait elle-même très impressionnée. Il nemanquait pas de répondre que c’était « une étrangère de marque, uneRusse, une comtesse, une grande dame, qui allait prendrel’appartement occupé huit jours auparavant par la duchesse de N… »La mine orgueilleuse de la babouschka produisait surtout grandeffet. Elle regardait du haut en bas, curieusement, tous ceux quipassaient auprès d’elle, les toisait, et demandait à haute voix : «Qui est-ce ? » Elle était de haute taille (cela se devinait,quoiqu’elle ne se levât pas de son fauteuil). Son dos était droitcomme une planche et ne touchait pas le dossier. Sa tête grise, auxtraits accentués, se dressait orgueilleusement sur son cou. Il yavait de l’arrogance et même de la provocation dans son regard.Mais, ni dans son regard ni dans son geste, on ne démêlait aucunartifice. Malgré ses soixante-quinze ans, elle avait le visagefrais, et presque toutes ses dents. Elle portait une robe de soienoire et un bonnet blanc. – Elle m’intéresse extrêmement, me dittout bas M. Astley en montant à côté de moi. – Elle connaîtl’histoire des télégrammes, lui répondis-je. Elle connaît aussi deGrillet, mais très peu mademoiselle Blanche. Méchant homme que jesuis ! Une fois mon premier étonnement passé, j’étais tout auplaisir du coup de foudre que nous allions ménager au général.J’étais aiguillonné, et j’allais en avant, tout joyeux. La familledu général occupait un appartement au troisième étage. Je ne fisprévenir personne, je ne frappai même pas aux portes ;j’ouvris brusquement, et la babouschka fut introduite comme entriomphe. Le hasard fit bien les choses. Ils étaient tous réunisdans le cabinet du général. Il était midi ; on se disposaitpour une partie de plaisir. Les uns devaient aller en voiture, lesautres à cheval. Tout le monde était là ; sans compterPaulina, les enfants et leurs bonnes et le général lui-même, il yavait de Grillet, mademoiselle Blanche en amazone, sa mère, madameveuve de Comminges, le petit prince et un savant, un Allemand queje voyais ce jour-là pour la première fois. On déposa le fauteuilde la babouschka juste au milieu du cabinet, à trois pas de sonneveu. Dieu ! je n’oublierai jamais cette scène ! Legénéral était en train de faire un récit que de Grillet rectifiait.Depuis deux ou trois jours, j’avais remarqué que mademoiselleBlanche et de Grillet faisaient la cour au petit prince à la barbedu pauvre vieux. Tout le monde était de bonne humeur, – facticepourtant. À la vue de la babouschka, le général resta commefoudroyé, et, la bouche bée, s’arrêta au milieu d’un mot les yeuxagrandis, comme fasciné. La babouschka restait aussi silencieuse,immobile. Mais quel regard ! quel regard triomphant, provocantet railleur ! Ils se regardèrent ainsi durant à peu près dixsecondes. Ce silence était extraordinaire. De Grillet laissa voirle premier un trouble singulier. Mademoiselle Blanche levait lessourcils, ouvrait la bouche et contemplait la babouschka d’un aireffarouché. Le prince et le savant, très surpris, considéraient cetableau. Les yeux de Paulina exprimèrent d’abord un profondétonnement ; tout à coup elle devint pâle comme un linge. Uneminute après, le sang afflua à son visage et empourpra ses joues,puis elle pâlit encore. Oui, c’était une catastrophe pour tous. M.Astley se tenait à l’écart, tranquille, impassible comme toujours.– Eh bien ! me voici, au lieu du télégramme, dit enfin lababouschka. Quoi ? Vous ne m’attendiez pas ? – AntonidaVassilievna… chère tante… mais comment donc ?… murmura lepauvre général. Si la babouschka avait plus longtemps gardé lesilence, le malheureux homme serait certainement tombé frappéd’apoplexie. – Comment ? Eh ! j’ai pris le train.Pourquoi donc sont faits les chemins de fer ? Vous me croyieztous déjà morte ? Vous croyiez déjà palper l’héritage !Je sais tous les télégrammes que tu as envoyés. Que d’argent ilsont dû te coûter ! Eh bien, j’ai pris mes jambes à mon cou etme voici… C’est le Français, M. de Grillet, je crois ? – Oui,madame, dit aussitôt de Grillet. Et croyez bien… je suis sienchanté… Votre santé… c’est un miracle !… Vous voir ici… unesurprise charmante !… – Oui, oui, charmante. Je te connais,comédien ! Mais je ne fais pas plus cas de tes paroles que… –Elle fit claquer avec le pouce l’ongle de son petit doigt. – Et ça,qui est-ce ? demanda-t-elle en désignant de la mainmademoiselle Blanche. Cette jeune et élégante amazone avec sacravache intriguait visiblement la babouschka. – Est-elled’ici ? – C’est mademoiselle Blanche de Comminges, et voici samère, madame de Comminges. Elles habitent ici, lui répondis-je. –Elle est mariée, la demoiselle ? demanda-t-elle sans autrecérémonie. – Mademoiselle de Comminges est une jeune fille,répondis-je le plus humblement possible et à demi-voix. – Elle estgaie ? Je fis semblant de n’avoir pas compris la question. –On ne doit pas s’ennuyer avec elle… Sait-elle le russe ? DeGrillet, lui, sait un peu notre langue… Je lui expliquai quemademoiselle de Comminges n’était venue qu’une fois en Russie. –Bonjour, fit soudainement la babouschka, adressant la parole àmademoiselle Blanche. – Bonjour, madame, dit mademoiselle Blancheen faisant une gracieuse révérence. Elle affectait la plus extrêmepolitesse, sans pouvoir dissimuler l’étonnement, presque l’effroi,que lui avait causé une interpellation aussi imprévue. – Oh !elle baisse les yeux et fait la grimace ! On devine vite queloiseau c’est là ! Quelque actrice… J’ai pris mon appartementdans ton hôtel, continua-t-elle en s’adressant au général. Je suista voisine. Cela te va-t-il ? – Oh ! ma tante !Croyez à la sincérité de mon dévouement… de ma satisfaction… Legénéral commençait à reprendre ses esprits. Il savait, àl’occasion, affecter une certaine solennité qui ne manquait pas soneffet. – Nous étions si inquiets au sujet de votre santé… Nousrecevions des télégrammes si désespérés ! Mais vous voici… –Mensonges ! mensonges ! interrompit brusquement lababouschka. – Mais comment avez-vous pu ?… se hâta dereprendre le général en faisant comme s’il n’avait pas entendu cecatégorique « mensonges ! » – comment avez-vous pu vousdécider à entreprendre un tel voyage ? Convenez qu’à votreâge, dans l’état de votre santé… Certes, il y a lieu de s’étonner,et notre stupéfaction est pardonnable. Mais que me voilàcontent !… et nous sommes tous contents, et nous nousefforcerons de vous rendre la saison agréable… – Bon, bon !assez ! Tout ce bavardage est inutile. Je n’ai pas besoin devous tous pour avoir une « saison agréable ». Pourtant je ne vousfuis pas, j’oublie le mal… Bonjour, Praskovia ! Et toi, quefais-tu ici ? – Bonjour, babouschka, dit Paulina ens’avançant. Y a-t-il longtemps que vous êtes partie ? – Voicila première question raisonnable qui m’ait été adressée,entendez-vous, vous autres ? Ha ! ha ! ha !Vois-tu, je m’ennuyais. Rester couchée, être soignée, attendre laguérison, non, j’en avais assez. J’ai mis tout mon monde à laporte, et j’ai appelé le sacristain de l’église de Saint-Nicolas.Il avait guéri du même mal dont je souffre une certaine dame avecune liqueur extraite du foin. Et il m’a guérie, moi aussi. Letroisième jour, après une transpiration abondante, je me suislevée. Mes médecins allemands se sont de nouveau réunis, ont misleurs lunettes et ont commencé de longues consultations : «Maintenant, me dirent-ils, allez aux eaux, et vous serez tout àfait guérie. » Pourquoi pas ? pensai-je. En un jour je fusprête, et c’est la semaine dernière que je me suis mise en routeavec Potapitch et Fédor, mon laquais, dont je me suis défaite àBerlin, car il m’était inutile. En effet, je prenais toujours unwagon à part, et quant à des porteurs, on en a partout pour vingtkopecks. – Hé ! hé ! quel bel appartement ! Avecquoi payes-tu ça, mon petit père ? Toute ta fortune estengagée, je le sais. Rien qu’au petit Français, combiendois-tu ? Je sais tout, je sais tout. – Mais, chère tante…commença le général tout confus. Mais… je suis étonné… Il me sembleque je n’ai pas de contrôle à subir… et d’ailleurs mes dépenses nedépassent pas mes moyens. – Vraiment ? Mais tu as volé jusqu’àtes enfants, toi, leur tuteur ! – Après de telles paroles…commença le général indigné, je ne sais vraiment plus… – En effet,tu ne dois guère savoir que dire. Tu ne quittes pas la roulette,n’est-ce pas ? On t’a mis à sec ? Le général était si émuque la respiration allait lui manquer. – À la roulette !moi ! avec mon grade ! Moi ! Mais vous êtes sansdoute encore malade, ma tante. Revenez donc à vous ! –Comédie ! comédie ! Je suis sûre qu’on ne peut past’arracher de la roulette. Je veux voir, moi aussi, ce que c’estque cette roulette, et dès aujourd’hui. Voyons, Praskovia,raconte-moi ce qu’il y a à voir, et toi aussi, Alexis Ivanovitch.Et toi, Potapitch, note bien tous les endroits où il faut aller. –Il y a, tout près d’ici, les ruines d’un château, répondit Paulina,puis il y a le Schlagenberg. – Qu’est-ce que c’est, ceSchlagenberg ? Une forêt ? – Non, une montagne. À cemoment, Fédossia vint présenter à la babouschka les enfants dugénéral. – Oh ! pas d’embrassades ! Tous les enfants ontla morve au nez ! Et toi, Fédossia, que deviens-tu ? –Mais je suis très heureuse ici, ma petite mère AntonidaVassilievna, répondit Fédossia. Comme nous étions affligés de votremaladie ! – Oui, je sais, tu es une âme naïve et bonne, toi.Et tout ça, reprit-elle en s’adressant à Paulina, ce sont deshôtes ? Ce vilain petit monsieur à lunettes, qui est-ce ?– Le prince Nilsky, – souffla Paulina à l’oreille de la babouschka.– Ah ! un Russe ? Je pensais qu’il ne me comprendraitpas. Il ne m’aura pas entendue. Eh ! toi, continua-t-elle enparlant au général, es-tu toujours fâché ? – Comment donc,chère tante, se hâta de répondre le général tout joyeux. Jecomprends si bien qu’à votre âge… – Cette vieille est en enfance,dit tout bas de Grillet. – Veux-tu me donner AlexisIvanovitch ? – continua-t-elle. – Volontiers. Et moi-même, etPaulina, et M. de Grillet, nous sommes tous à vos ordres… – Mais,madame, ce sera un plaisir, dit de Grillet avec un sourire aimable.– Un plaisir ? Tu es ridicule, mon petit père… D’ailleurs,dit-elle brusquement au général, ne compte pas que je te donne del’argent… Et maintenant, portez-moi chez moi, et puis nousressortirons. On souleva de nouveau la babouschka, et tousdescendirent derrière le fauteuil. Le général marchait comme unhomme assommé. De Grillet méditait. Mademoiselle Blanche fitd’abord mine de rester, puis se joignit au groupe. Le princesuivit. Il ne resta dans l’appartement du général que l’Allemand etmadame de Comminges.

Chapitre 10

 

Aux eaux, les maîtres d’hôtel, quand ils assignent unappartement aux voyageurs, se fondent bien moins sur le désir deceux-ci que sur leur propre appréciation, et il faut remarquerqu’ils se trompent rarement. L’appartement de la babouschka étaitd’un luxe vraiment excessif. Quatre magnifiques salons, une chambrede bain, deux chambres pour les domestiques, une autre pour la damede compagnie. On fit voir à la babouschka toutes ces chambres,qu’elle examina sévèrement.

On avait inscrit sur le livre de l’hôtel : « Madame la généraleprincesse de Tarassevitcheva ».

De temps en temps, la babouschka se faisait arrêter, indiquaitquelque meuble qui lui déplaisait et posait des questionsinattendues au maître d’hôtel qui commençait à perdre contenance.Par exemple, elle s’arrêtait devant un tableau, une médiocre copiede quelque célèbre composition mythologique, et disait :

– De qui ce portrait ?

Le maître d’hôtel répondait que ce devait être celui d’unecertaine comtesse.

– Comment ? De qui ? Pourquoi ne le sais-tu pas ?Et pourquoi louche-t-elle ?

Le maître d’hôtel ne savait que dire.

– Sot ! dit la babouschka en russe.

Enfin, la babouschka concentra toute son attention sur le lit desa chambre à coucher.

– C’est bien, dit-elle, c’est riche. Faites donc voir.

On défit un peu le lit.

– Davantage. Ôtez les oreillers, soulevez les matelas.

La babouschka examina tout attentivement.

– Pas de punaises ? Bien ! Enlevez tout le linge, etqu’on mette le mien et mes oreillers. Tout ça est trop riche, qu’enferais-je ? Je m’ennuierais, seule là dedans.

– Alexis Ivanovitch, tu viendras chez moi souvent, quand tuauras fini de donner ta leçon aux enfants.

– Mais, répondis-je, depuis hier je ne suis plus au service dugénéral. Je vis ici à mon compte.

– Pourquoi donc ?

– Voici. Il y a quelques jours sont arrivés de Berlin unillustre baron et sa femme. Hier, à la promenade, je leur ai ditquelques paroles en allemand, mais sans arriver à reproduireexactement la prononciation de Berlin.

– Et alors ?

– Le baron a pris cela pour une injure et s’est plaint augénéral, qui m’a donné congé.

– Mais quoi ? Tu l’as donc réellement injurié ? Etpuis, quand tu l’aurais injurié !

– Non ; c’est, au contraire, le baron, qui m’a menacé de sacanne.

– Mais es-tu donc si lâche, toi, que tu permettes de traiterainsi ton outchitel, dit-elle violemment au général. Et tu l’aschassé ! Imbécile ! Vous êtes tous des imbéciles,tous !

– Ne vous inquiétez pas, ma tante, répondit le général, non sanshauteur. Je sais me conduire. D’ailleurs, Alexis Ivanovitch ne vousa pas raconté la chose très exactement.

– Et toi, tu as supporté cela ! continua-t-elle en revenantà moi.

– Moi ? Je voulais demander au baron une réparationd’honneur, répondis-je avec tranquillité. Le général s’y estopposé.

– Et pourquoi t’y es-tu opposé ?

– Mais, excusez, ma tante, les duels ne sont pas permis, dit legénéral en souriant.

– Comment, pas permis ? Et le moyen d’empêcher les hommesde se battre ! Vous êtes des sots. Vous ne savez pas défendrele nom de Russe que vous portez. – Allons ! soulevez-moi. Ettoi, Alexis Ivanovitch, ne manque pas de me montrer ce baron à lapromenade, ce fon[6]baron ! Et la roulette où est-elle ? J’expliquai que laroulette se trouvait dans le salon de la gare. Elle me demandaalors s’il y avait beaucoup de joueurs, si le jeu durait toute lajournée, en quoi consistait le jeu. Je répondis enfin qu’il valaitmieux qu’elle vît la chose de ses propres yeux, car la meilleureexplication n’en pourrait donner qu’une idée très imparfaite. – Ehbien ! menez-moi tout de suite à la gare. Marche devant,Alexis Ivanovitch. – Comment, ma tante, vous ne prendrez pasd’abord un peu de repos ? Le général et tous les sienssemblaient inquiets. Ils redoutaient quelque excentricité publiquede la babouschka. Cependant ils avaient tous promis del’accompagner. – Je ne suis pas fatiguée. Voilà cinq jours que jen’ai pas bougé. Nous irons visiter les sources, et puis ceSchlagenberg… C’est bien cela, dis, Praskovia ? – Oui,babouschka. – Et qu’y a-t-il encore à voir ? – Beaucoup dechoses, babouschka, dit Paulina avec un air embarrassé. – Oui, jevois, tu ne sais pas toi-même. Marfa, tu viendras avec moi à laroulette, dit-elle à sa dame de compagnie. – Mais cela ne se peutpas, ma tante. On ne laissera entrer ni Marfa ni Potapitch. –Quelle bêtise ! parce que c’est un domestique ? Maisc’est un homme tout de même. Et je suis sûre qu’il désire aussivoir tout cela. Et avec qui pourraient-ils y aller si ce n’est avecmoi ? – Mais, babouschka… – As-tu honte de moi ? Reste.On ne te demande pas de venir. Vois-tu ce général ! Mais jesuis générale moi-même ! Et en effet, tu as raison, je n’aipas besoin de toute cette suite. Alexis Ivanovitch me suffira. Maisde Grillet insista pour que tout le monde accompagnât lababouschka, et il trouva quelques mots aimables sur le plaisir toutparticulier, etc. On se mit en route. – Elle est tombée en enfance,répétait de Grillet au général. Si on la laisse aller seule, ellefera des folies… Je n’entendis pas le reste de la conversation.Mais, évidemment, de Grillet avait déjà de nouveaux projets etreprenait espoir. Il y avait une demi-verste de l’hôtel jusqu’à lagare. Le général était un peu rassuré ; pourtant il craignaitvisiblement la roulette. Qu’allait faire là une vieilleimpotente ? Paulina et mademoiselle Blanche marchaient chacuned’un côté du fauteuil. Mademoiselle Blanche était gaie, ou du moinsaffectait de l’être. Paulina s’efforçait de satisfaire la curiositéde la vieille dame, qui l’accablait de questions. M. Astley me dità l’oreille : « La matinée ne s’achèvera pas sans incident. »Potapitch et Marfa se tenaient derrière le fauteuil. Le général etde Grillet, un peu à l’écart, causaient avec animation ; cedernier semblait donner des conseils. Mais que faire contre laterrible phrase de la babouschka : « Je ne te donnerai rien !» Et le général connaissait bien sa tante, il n’avait plusd’espoir. De Grillet et mademoiselle Blanche se faisaient dessignes. Nous fîmes à la gare une entrée triomphale. Les domestiquesde l’endroit montrèrent autant d’empressement que ceux de l’hôtel.La babouschka commença par ordonner qu’on la portât dans tous lessalons. Enfin, on arriva à la salle de jeu. Les laquais quigardaient les portes les ouvrirent à deux battants. À l’extrémitéde la salle où se trouvait la table de trente-et-quarante sepressaient de cent à deux cents joueurs. Ceux qui parvenaientjusqu’aux chaises de cette table sacrée ne quittaient guère leurplace avant d’avoir perdu tout leur argent. Car il n’était paspermis d’occuper ce rang en simple spectateur. Ceux qui se tenaientdebout attendaient leur tour ; quelques-uns même pontaientpar-dessus les têtes des joueurs assis ; du troisième rang ily avait des habiles qui réussissaient à poser leur mise. On sedisputait à propos de mises égarées ; car il arrive qu’unfilou se glisse parmi tous ces honnêtes gens et prenne sous leursyeux une mise qui ne lui appartient pas, en disant : « C’est lamienne. » Les témoins sont indécis, le voleur est habile et surtouteffronté ; il empoche la somme. La babouschka regardait toutcela de loin avec la curiosité d’une paysanne presque sauvage. Cefut surtout la roulette qui lui plut. Enfin, elle voulut voir lejeu de plus près. Comment cela se passa-t-il ? je nesais ; le fait est que les laquais, très empressés, – desPolonais ruinés pour la plupart, – lui trouvèrent aussitôt uneplace malgré l’affluence extraordinaire des joueurs. On posa lefauteuil à côté du principal croupier. On se pressa contre la tablepour mieux voir la babouschka. Les croupiers fondaient quelqueespérance sur un joueur si excentrique, une vieille femmeparalysée ! Je me mis auprès d’elle. Les nôtres restèrentparmi les spectateurs. La babouschka regarda d’abord les joueurs.Un jeune homme surtout l’intéressa. Il jouait gros jeu, de fortessommes, et avait déjà gagné une quarantaine de mille francsamoncelés devant lui en pièces d’or et en billets. Il était pâle,ses yeux étincelaient, ses mains tremblaient, il pontait sanscompter, à pleines mains, et il gagnait toujours. Les laquaiss’agitaient derrière lui, lui offraient un fauteuil, lui faisaientde la place, dans l’espérance d’un riche pourboire. Près de luiétait assis un petit Polonais qui se démenait de toutes ses forceset humblement ne cessait de lui parler à l’oreille, le conseillantsans doute pour ses mises, régularisant son jeu, lui aussi dansl’espérance d’une rémunération. Mais le joueur ne le regardait nine l’écoutait, pontait au hasard et gagnait. La babouschkal’observa pendant quelques instants. – Dis-lui donc, fit-elle toutà coup en s’adressant à moi, dis-lui donc de quitter le jeu et des’en aller avec son gain, car, s’il continue, il va perdre tout, ilva tout perdre d’un coup. La respiration lui manquait, tant elleétait agitée. – Où est Potapitch ? Envoie-lui Potapitch.Entends-tu ? Elle me poussait du coude. – Où est-il donc, cePotapitch ? Sortez ! Allez-vous-en ! cria-t-elleelle-même au jeune homme. Je me penchai vers elle, et lui dis d’unton assez bref que ces manières n’étaient pas admises à la table dejeu, qu’il n’y est même pas permis de parler à haute voix, qu’onallait nous mettre à la porte… – Quel dommage ! Il est perdu,ce pauvre garçon ! Mais il y travaille, certes, lui-même… Jene puis pas le regarder sans dépit. Quel sot ! Et lababouschka se tourna d’un autre côté. À gauche, à l’autre extrémitéde la table, on remarquait parmi les joueurs une jeune dameaccompagnée d’un très petit homme. Qui était cette espèce denain ? Peut-être un parent, ou bien s’en faisait-elle suivrepour attirer l’attention ? J’avais déjà vu cette dame. Ellevenait régulièrement à la gare à une heure de l’après-midi etpartait ensuite à deux. Elle avait son fauteuil marqué. Ellesortait de sa poche une certaine quantité de pièces d’or, plusieursbillets de mille et pontait tranquillement, froidement, encalculant et en cherchant, au moyen d’opérations tracées au crayonsur son calepin, à supputer les probabilités de perte ou de gain.Ses mises étaient grosses. Elle gagnait tous les jours deux mille,quelquefois trois mille francs et s’en allait aussitôt. Lababouschka la regarda longtemps. – Ah ! celle-ci ne perdrapas ! dit-elle. Qui est-ce ? – Une Française,probablement, lui répondis-je tout bas. – Ah ! cela se voit…Explique-moi maintenant la marche du jeu. Je lui donnai lesexplications le plus claires possible sur les nombreusescombinaisons de rouge et noir, pair et impair, manque et passe etsur les diverses nuances des systèmes de chiffres. Elle écoutaitattentivement, questionnait sans cesse et se pénétrait de mesréponses. – Et que signifie le zéro ? Le croupier principal acrié tout à l’heure : « Zéro », et a ramassé toutes les mises.Qu’est-ce que ça signifie ? – Le zéro, babouschka, est pour labanque ; toutes les mises lui appartiennent quand c’est sur lezéro que tombe la petite boule. – Et personne alors ne gagne ?– Le banquier seulement. Pourtant, si vous aviez ponté sur le zéroon vous payerait trente-cinq fois votre mise. – Et cela arrivesouvent ? Pourquoi ne pontent-ils donc jamais sur le zéro, cesimbéciles ? – Parce qu’on n’a qu’une chance contretrente-cinq. – Quelle bêtise !… Potapitch !… Mais non,j’ai mon argent sur moi. Elle tira de sa poche une bourse biengarnie et y prit un florin. – Là, mets-le tout de suite sur lezéro. – Babouschka, le zéro vient de sortir ; c’est un mauvaismoment pour jouer sur ce chiffre. Attendez. – Qu’est-ce que turacontes ! Mets où je te dis. – Soit, mais le zéro peut neplus sortir aujourd’hui, et si vous vous entêtez, vous pouvez yperdre mille florins. – Des bêtises ! Quand on craint le loupon ne va pas au bois[7]. C’estperdu ? Mets encore. Le deuxième florin fut perdu comme lepremier. J’en mis un troisième. La babouschka ne tenait pas enplace. Elle semblait vouloir fasciner la petite boule qui sautaitsur les rayons de la roue. Le troisième florin fut encore perdu. Lababouschka était hors de soi. Elle donna un coup de poing sur latable quand le croupier appela trente-six au lieu du zéro attendu.– Canaille ! s’écria-t-elle. Ce maudit petit zéro ne veut doncpas sortir ? Je veux rester jusqu’à ce qu’il sorte !C’est ce scélérat de croupier qui l’empêche de sortir !…Alexis Ivanovitch, mets deux louis d’or à la fois, autrement nousne gagnerions rien, même si le zéro sortait. – Babouschka ! –Mets ! mets ! Ce n’est pas ton argent ! Je mis lesdeux louis. La petite boule roula longtemps et enfin se mit àsauter plus doucement sur les rayons ; la babouschka étaitcomme hypnotisée et serrait ma main. Tout à coup, boum ! –Zéro ! cria le croupier. – Tu vois ! Tu vois ! ditvivement la babouschka toute rayonnante. C’est Dieu lui-même quim’a donné l’idée de mettre deux louis. Combien vais-je avoir ?Pourquoi ne me donne-t-il pas d’argent ? Potapitch !Marfa ! Où sont-ils ? Où sont les nôtres,Potapitch ! – Babouschka, Potapitch est à la porte ; onne l’a pas laissé entrer. Voyez, on vous paye, prenez. On jetait àla babouschka un gros rouleau de cinquante louis enveloppés dans dupapier bleu, vingt louis en monnaie. Je ramassai le tout devant lababouschka. – Faites le jeu, messieurs, faites le jeu… Rien ne vaplus ! cria le croupier au moment de mettre en branle laroulette. – Dieu ! nous sommes en retard. Mets ! metsdonc vite ! – Où ? – Sur le zéro, encore sur lezéro ! Et mets le plus possible. Combien avons-nousgagné ? Soixante-dix louis ? Pourquoi garder cela ?Mets vingt louis à la fois. – Mais vous n’y pensez pas,babouschka ! Il peut rester deux cents fois sans sortir. Vousy perdrez votre fortune ! – Mensonges ! bêtises !Mets, te dis-je ! Assez parlé, je sais ce que je fais. –D’après le règlement, on ne peut mettre plus de douze louis sur lezéro. Voilà, j’ai mis les douze. – Pourquoi ? Ne me fais-tupas des histoires ? – Moussieu, cria-t-elle en poussant lecoude du croupier, combien sur le zéro ? Douze ?Douze ? Je me hâtai d’expliquer la chose en français. – Oui,madame, répondit avec politesse le croupier. De même que chaquemise ne doit pas dépasser quatre mille florins. C’est le règlement.– Alors, c’est bien, va pour douze ! – Le jeu est fait !cria le croupier. La roue tourna et le nombre treize sortit. –Perdu ! – Encore ! encore ! encore ! Je nerésistai plus, je ne fis que hausser les épaules et je mis douzenouveaux louis. La roue tourna longtemps. La babouschka tremblait.Espère-t-elle sérieusement que le zéro va encore sortir ? medemandai-je avec étonnement. L’assurance décisive du gain rayonnaitsur son visage. La petite boule tomba dans la cage. – Zéro !cria le croupier. – Quoi ! ! ! Eh bien ! tuvois ? me dit la babouschka avec une indescriptible expressionde triomphe. J’étais moi-même joueur. Jamais je ne le sentis plusqu’en cet instant. Mes mains frémissaient, la tête me tournait.Certes, le cas était rare : trois zéros sur dix coups !Pourtant cela n’était pas extraordinaire. Trois jours auparavant,j’avais vu le zéro sortir trois fois de suite. Tout le monderivalisa d’amabilité pour la babouschka ; on lui régla songain avec humilité. Elle avait à recevoir quatre cent vingt louis,c’est-à-dire quatre mille florins et vingt louis. Cette fois-ci, lababouschka n’appela plus Potapitch. Elle ne tremblait plus,extérieurement du moins ; elle tremblait, pour ainsi dire,intérieurement. – Alexis Ivanovitch, il a dit qu’on peut mettrequatre mille florins, n’est-ce pas ? Eh ! mets les quatremille sur le rouge. La roue tourna. – Rouge ! cria lecroupier. Cela faisait donc en tout huit mille florins. –Donne-m’en quatre mille et mets les quatre autres mille sur lerouge. J’obéis. – Rouge ! – Ça fait douze ;donne-les-moi. Mets l’or dans ma bourse et cache les billets. Envoilà assez. Rentrons.

Chapitre 11

 

On roula vers la porte le fauteuil de la babouschka. Elle étaitrayonnante. Tous les nôtres la félicitèrent. Malgré sonexcentricité, son triomphe semblait lui avoir fait une auréole, etle général ne craignait plus de se montrer en public avec elle.Avec une familiarité souriante, il adressa à la babouschka descompliments pareils à ceux qu’on donne à un enfant. Visiblement, ilétait étonné, comme tous les autres assistants, qui parlaient entreeux en se montrant la babouschka. Plusieurs s’approchèrent pour lamieux voir. M. Astley parlait d’elle avec deux de ses compatriotes.Les dames l’examinaient avec curiosité. De Grillet était aux petitssoins pour elle.

– Quelle victoire ! disait-il.

– Mais, madame, c’était du feu ! ajouta avec un sourireobséquieux mademoiselle Blanche.

– Eh ! oui, voilà. J’ai gagné douze mille florins. Sanscompter l’or : avec l’or ça doit faire treize. Six mille roubles denotre monnaie, hein !

– Plus de sept mille, lui dis-je ; peut-être huit au coursactuel.

– Ce n’est pas une plaisanterie, huit mille roubles !Potapitch, Marfa, avez-vous vu ?

– Ma petite mère ! mais comment avez-vous fait ?s’exclamait Marfa. Huit mille roubles !

– Voilà cinq louis pour chacun de vous.

Potapitch et Marfa se précipitèrent pour lui baiser lesmains.

– Donne un louis à chacun des porteurs, Alexis Ivanovitch. Cesont des laquais, ces gens-là qui me saluent ? Donne-leur unlouis à chacun.

– Madame la princesse… un pauvre expatrié… malheurs continuels…Ces princes russes sont si généreux !

C’était un homme vêtu d’un veston usé, d’un gilet de couleur,qui tournait autour du fauteuil en tenant sa casquette très hautau-dessus de sa tête.

– Donne-lui aussi un louis… non, deux louis. Assez maintenant,nous n’en finirions plus. Levez-moi et marchons ! Praskovia,je t’achèterai demain une robe ; et à l’autre… commentdonc ? mademoiselle Blanche, je lui achèterai aussi une robe.Dis-le-lui en français, Praskovia.

– Merci, madame, fit mademoiselle Blanche avec un sourireironique et gracieux en clignant de l’œil à de Grillet et augénéral.

Le général ne dissimulait pas son embarras, et poussa un soupirde soulagement quand nous arrivâmes à l’hôtel.

– Et Fédossia ! s’écria la babouschka en se rappelant lavieille bonne du général, elle aussi va être étonnée ! Je veuxaussi lui acheter une robe. Alexis Ivanovitch, donne donc quelquechose à ce mendiant… Et toi, Alexis Ivanovitch, tu n’as pas encoretenté la chance ?

– Non.

– Je voyais pourtant bien tes yeux étinceler.

– J’essayerai, babouschka, plus tard.

– Et ponte seulement sur le zéro ; tu verras… Combien as-tud’argent ?

– Vingt louis, babouschka.

– Ce n’est pas assez. Je t’en prêterai cinquante, moi, si tuveux. Prends ce rouleau-là. Et toi, mon petit père, dit-elle tout àcoup au général, n’y compte pas, c’est inutile, tu n’aurasrien.

Le général eut une crispation singulière. De Grillet fronça lesourcil.

– La terrible vieille ! dit-il entre ses dents augénéral.

– Un autre mendiant ! Un mendiant ! cria lababouschka. Donne-lui aussi un florin.

Cette fois-ci, c’était un personnage très vieux, avec une jambede bois, une longue redingote bleue et qui s’appuyait sur une cannepour marcher. On eût dit un vieux soldat. Mais quand je lui offrisun florin il fit un pas en arrière et me regarda avec colère.

– Was ist’s ? Der Teufel ! (Qu’est-ce que c’est ?Que diable !) dit-il, et il me gratifia d’une dizained’injures.

– L’imbécile ! cria la babouschka en me faisant signe de lelaisser là. Allons ! j’ai faim. Il faut dîner tout de suite.Je dormirai un peu, et puis nous retournerons à la roulette.

– Vous voulez y retourner, babouschka ! m’écriai-je.

– Pourquoi pas ? Parce que vous restez ici à vous ennuyer,il faut que je fasse comme vous ?

– Mais, madame, dit de Grillet, les chances peuvent tourner.Vous pouvez tout perdre d’un seul coup… Surtout avec votre jeu…C’était terrible !…

– Vous perdrez certainement, miaula mademoiselle Blanche.

– Et qu’est-ce que ça vous fait ? Ce n’est pas votre argentque je perdrai, c’est le mien !… Et où est M.Astley ?

– Il est resté à la gare, babouschka.

– C’est dommage. C’est un brave garçon.

En arrivant, à l’hôtel, la babouschka appela le majordome et luiapprit son gain. Puis elle appela Fédossia, lui donna trois louiset demanda à dîner.

– Alexis Ivanovitch, sois prêt vers quatre heures ; nousirons ensemble à la roulette. En attendant, au revoir. Et n’oubliepas de m’amener quelque docteur, il faut que je prenne leseaux.

Je sortis de chez la babouschka comme étourdi. Je tâchais dem’imaginer quelle tournure allaient prendre les affaires. Legénéral et les autres étaient déconcertés. L’arrivée inattendue dela babouschka avait détruit toutes leurs espérances. Cependant,l’aventure de la roulette était pour eux plus importanteencore ; car, quoique la babouschka eût dit deux fois qu’ellene donnerait pas d’argent au général, du moins il conservait encoreun dernier espoir ; mais maintenant, après les exploits de lavieille dame à la roulette, maintenant peut-être tout était biencompromis. Chaque louis qu’elle risquait était comme un coup decouteau dans le cœur du général. C’était extrêmement dangereux.

Toutes ces réflexions m’agitaient tandis que je regagnais machambre au dernier étage de l’hôtel. Et je ne connaissais pas tousles facteurs du problème que je voulais résoudre. Paulina nem’avait jamais parlé avec une entière franchise. Presque toujours,après m’avoir fait quelques confidences, elle les tournait enridicule et me jurait que tout cela était faux. Toutefois, jepressentais que le mystère touchait à sa fin.

Ma propre destinée ne m’intéressait presque pas. Étrangedisposition d’esprit : je ne possédais que vingt louis ;j’étais parmi des étrangers, sans position, sans moyensd’existence, sans espérances ; et pourtant je n’avais à monpropre sujet aucun souci. N’eût été mon inquiétude à propos dePaulina, j’aurais ri bien volontiers en me demandant quel devaitêtre le dénouement de tout ceci. Je sentais que la destinée decette jeune fille était en jeu, mais je dois avouer que ce n’étaitpas sa destinée qui m’inquiétait le plus : c’était son secret.J’aurais voulu la voir venir à moi et me dire : « Tu sais bien queje t’aime ! » Mais s’il n’en est rien, alors… alors, quedésirer désormais ? Eh ! sais-je au juste ce que jedésire ? Je voudrais ne jamais la quitter, vivre dans sonorbite, dans sa lumière, pour toujours, pour toute la vie. Je n’aiplus une seule autre pensée. Je ne pourrais même pas vivre loind’elle.

Au troisième étage, dans le corridor du général, je ressentiscomme une secousse intérieure. Je me retournai, et, à vingt pas,j’aperçus Paulina. Évidemment, elle m’attendait. Dès qu’elle mevit, elle me fit signe de m’approcher.

– Paulina Alexandrovna…

– Chut !

– Imaginez-vous, dis-je à voix basse, que je viens de sentir unesecousse : je me retourne, je vous vois : est-ce qu’il émane devous un fluide électrique ?

– Prenez cette lettre, dit-elle d’un air soucieux, probablementsans avoir entendu mes paroles, et remettez-la à M. Astley, tout desuite, je vous en prie. N’attendez pas de réponse ;lui-même…

Elle n’acheva pas.

– À M. Astley ? demandai-je avec étonnement.

Mais Paulina avait déjà disparu.

« Ah ! ah ! ils s’écrivent ! » Je courus, cela vasans dire, chez M. Astley. Il n’était ni à son hôtel ni à la gare.Enfin, je le rencontrai au milieu d’une cavalcade d’Anglais etd’Anglaises. Je lui fis signe ; il s’arrêta, et je lui remisla lettre. Nous n’eûmes pas même le temps de nous regarder ;mais je soupçonne M. Astley d’avoir fouetté exprès son cheval.

Étais-je torturé par la jalousie ? En tout cas mon humeurétait exécrable. Je n’aurais pas voulu connaître le sujet de leurcorrespondance. Un ami ! pensai-je, c’est clair… Unamant ?… Certainement non, me disait la raison. Mais la raisonest peu de chose dans ces sortes d’affaires. Il y avait encore unpoint à élucider ; l’affaire se compliquait.

À peine eus-je le temps de rentrer à l’hôtel que le concierge etle majordome m’informèrent qu’on était déjà venu me chercher troisfois de la part du général. Chez le général, je trouvai, outre legénéral lui-même, de Grillet et mademoiselle Blanche, celle-ci sanssa mère. Décidément, cette mère n’était qu’un personnage de parade.Tous les trois discutaient avec chaleur ; la porte du cabinet,chose anormale, était fermée. J’entendis, avant d’entrer, deGrillet qui parlait à haute voix et d’un ton persifleur ;mademoiselle Blanche avait le verbe injurieux ; le généralsuppliait, son accent était larmoyant. À ma vue, ils se turentsubitement. De Grillet sourit tout à coup, de ce sourire français,officiellement aimable, que je déteste. Le général se redressamachinalement. Seule mademoiselle Blanche conserva sa physionomieirritée ; pourtant elle fixa sur moi un regard d’attenteimpatiente. D’ordinaire elle faisait semblant de ne pas mevoir.

– Alexis Ivanovitch, commença le général avec une bienveillancemarquée, permettez-moi de vous déclarer qu’il est étrange, trèsétrange… en un mot, que votre conduite à mon égard et à l’égard detoute ma famille… en un mot, c’est étrange, excessivementétrange…

– Ce n’est pas cela, interrompit de Grillet avec mépris etdépit. Non, cher monsieur, notre cher général se trompe en prenantce ton, il voulait vous dire… c’est-à-dire vous prévenir… ou, pourparler plus justement, vous prier instamment de ne pas consommer saperte. Eh bien ! oui, de ne pas le perdre. J’emploie avecintention ce mot.

– Mais comment ? interrompis-je. Que voulez-vousdire ?

– Eh bien ! vous vous êtes constitué le… le… commentdirais-je ? le mentor de cette terrible vieille ;considérez donc qu’elle va se ruiner ! Vous avez vu vous-mêmecomment elle joue. Si elle commence à perdre, elle ne quittera plusla roulette, par entêtement. Elle jouera toujours, et vous savezqu’on ne répare pas ainsi ses pertes, et alors… alors…

– Et alors, reprit le général, vous me perdez, moi et mafamille, qui sommes ses héritiers… Elle n’a pas de plus prochesparents que nous. Je vous parle franchement, nos affaires vont mal,très mal. Vous deviez d’ailleurs vous en douter déjà. Si elle faitdes pertes considérables, ô Dieu ! quedeviendrons-nous ?

Le général se tourna vers de Grillet.

– Alexis Ivanovitch, sauvez-nous ! sauvez-nous !

– Mais, général, que puis-je en tout ceci ?…

– Refusez-vous à la guider, abandonnez-la.

– Mais un autre prendra ma place !

– Ce n’est pas ça, ce n’est pas ça, interrompit de Grillet, quediable ! Non, ne l’abandonnez pas, mais plutôt persuadez-la…Ne la laissez pas risquer trop d’argent.

– Mais comment le pourrais-je faire ? Essayez donc,vous-même, monsieur de Grillet, ajoutai-je avec l’expression laplus naïve que je pus.

Je surpris à ce moment un regard expressif et interrogateur demademoiselle Blanche à de Grillet. De Grillet lui-même laissa voirune émotion qu’il ne put maîtriser.

– Allons donc ! Elle ne m’écouterait pas maintenant,s’écria-t-il avec un geste désespéré. Ah ! si… après…

– Ô mon cher Alexis, soyez assez bon… – me dit à son tourmademoiselle Blanche elle-même, en me serrant fortement les deuxmains.

Que le diable l’emporte ! Cette figure de démon savaitchanger en un instant. Elle était alors si charmante, si enfant, siespiègle ! Elle me lança encore un regard furtif, que lesautres ne purent voir… Que voulait-elle ?… Mais c’était un peutrop primitif et trop simple…

– Alexis Ivanovitch, reprit le général, pardonnez-moi le ton quej’ai pris tout à l’heure. Ce n’est pas ainsi que je voulais vousparler. Je vous en prie, je vous en supplie, laissez-moi voussaluer jusqu’à la ceinture, à la russe. Vous seul pouvez noussauver. Mademoiselle de Comminges et moi nous vous supplions.Comprenez, comprenez donc ! ajouta-t-il en me montrant du coinde l’œil mademoiselle Blanche.

Il était dégoûtant !

Trois coups discrets furent frappés à la porte. C’était undomestique qui précédait Potapitch. Tous deux étaient envoyés parla babouschka. On me cherchait, on me voulait tout de suite, on sefâche, me dit Potapitch.

– Mais il n’est pas trois heures et demie !

– Elles[8] n’ont pas pu s’endormir, elles étaientagitées, puis elles se sont levées, ont demandé le fauteuil et ontenvoyé vous chercher. Elles vous attendent sur le perron… – Quellemégère ! s’écria de Grillet. En effet, la babouschkam’attendait. Elle était hors d’elle-même d’impatience. Nous allâmesaussitôt à la roulette.

Chapitre 12

 

La babouschka semblait très excitée. Tout ce qui ne concernaitpas la roulette lui était indifférent.

À la gare, on l’attendait déjà, comme une victime. Et, en effet,les craintes des nôtres se réalisèrent.

La babouschka s’attaqua de nouveau au zéro : tout de suite douzelouis. Une fois, deux fois, trois fois. Le zéro ne sortait pas.

– Mets ! mets ! me commandait-elle.

J’obéissais.

– Combien de mises déjà ? me demanda-t-elle en grinçant desdents d’impatience.

– Douze déjà. Cela fait cent quarante-quatre louis. Je vousrépète, babouschka, que peut-être jusqu’au soir…

– Tais-toi. Ponte sur le zéro et mets en même temps milleflorins sur le rouge.

Le rouge sortit, mais le zéro ne vint pas.

– Tu vois ! tu vois ! Nous avons presque tout regagné.Encore sur le zéro, encore une dizaine de fois, et puis nousl’abandonnerons.

Mais, à la cinquième fois, la babouschka se découragea.

– Envoie le zéro au diable ! et mets quatre mille florinssur le rouge.

– Babouschka ! c’est trop !

Je faillis être battu. Je mis quatre mille florins sur le rouge.La roue tourna. La babouschka ne semblait pas douter du succès.

– Zéro ! appela le croupier.

D’abord, la babouschka ne comprit pas ; mais quand elle vitle croupier ramasser les quatre mille florins avec toutes lesmises, et que le zéro sortait juste au moment où ellel’abandonnait, elle fit « Ha ! » et frappa ses mains l’unedans l’autre. On rit autour d’elle.

– Mon Dieu ! cria-t-elle, c’est justement maintenant qu’ilsort ! C’est ta faute, me dit-elle, c’est toi qui m’asconseillé d’abandonner le zéro.

– Mais, babouschka, je vous ai dit ce qui est vrai. Puis-jerépondre des hasards ?

– Va-t’en ! cria-t-elle avec colère.

– Adieu, babouschka.

Je fis mine de m’en aller.

– Alexis Ivanovitch, reste ! Où vas-tu ? Voilà qu’ilse fâche, l’imbécile ! Reste, ne te fâche pas ; c’est moiqui ai tort. Dis-moi ce qu’il faut faire.

– Je ne vous conseille plus, babouschka. Vous m’accuseriezencore si vous perdiez. Jouez seule ; ordonnez ; je feraice que vous voudrez.

– Allons ! mets encore quatre mille florins sur le rouge.Tiens ! (Elle me tendit son portefeuille.) J’ai là vingt milleroubles.

– Babouschka !

– Je veux regagner mon argent ! Ponte.

J’obéis ; nous perdîmes.

– Mets ! Mets-en huit mille.

– Cela ne se peut pas, babouschka. La plus grosse mise est dequatre mille.

– Va donc pour quatre !

Cette fois, nous gagnâmes. Elle reprit courage.

– Tu vois ! tu vois !… Encore quatre mille.

J’obéis, nous perdîmes ; puis encore, et puis encore.

– Babouschka, tous les douze sont partis !

– Je vois bien, dit-elle avec une sorte de rage tranquille. Jevois bien, mon petit père, je vois bien ! Mets encore quatremille florins.

– Mais il n’y a plus d’argent, babouschka. Il n’y a plus que desobligations et des chèques dans le portefeuille.

– Et dans la bourse ?

– Il n’y a que de la menue monnaie.

– Y a-t-il ici des changeurs ? On m’a dit qu’on peutescompter ici toute espèce de papiers.

– Oh ! tant que vous voudrez ! Mais vous perdrez àl’escompte des sommes énormes.

– Bêtises ! Je regagnerai tout ce que j’ai perdu. Roule-moivers eux !… Qu’on appelle ces imbéciles !

Les porteurs vinrent.

– Vite ! commanda-t-elle. Montre la route, AlexisIvanovitch. Est-ce loin ?

– À deux pas, babouschka.

À un coude d’une allée nous rencontrâmes tous les nôtres, legénéral, de Grillet et mademoiselle Blanche avec sa mère. PaulinaAlexandrovna et M. Astley seuls manquaient.

– Allons ! ne t’arrête pas, criait la babouschka. Queveulent-ils ? Je n’ai pas le temps de m’occuper d’eux.

Je la suivais derrière son fauteuil. De Grillet courut àmoi.

– Elle a perdu tout son gain et douze mille florins en plus.Nous « roulons » maintenant pour aller changer les obligations, luidis-je à voix basse.

De Grillet frappa du pied avec rage et se précipita vers legénéral. Nous continuâmes notre route.

– Arrêtez ! arrêtez ! me criait le général, hors delui.

– Essayez donc ! lui répondis-je.

– Ma tante, dit le général, ma tante !… – Tout à l’heure… –sa voix tremblait, – nous allons louer des chevaux pour faire unepromenade hors de la ville… Une vue splendide… Le Schlagenberg…Nous venions vous chercher.

– Que le diable t’emporte avec ton Schlagenberg ! dit lababouschka avec fureur.

– C’est la campagne tout à fait ; nous y boirons du thé,ajouta encore le général, absolument désespéré.

– Nous y boirons du lait sur l’herbe fraîche, renchérit deGrillet, avec une colère concentrée de bête fauve.

Du lait, de l’herbe fraîche (n’est-ce pas l’idylle idéale desbourgeois de Paris ? C’est pour eux le seul aspect de lanature véritable).

– Va-t’en donc avec ton lait ! Mets-t’en jusqu’auxyeux ; moi, j’en ai déjà trop… Et puis, que voulez-vous demoi ? Je vous dis que je n’ai pas le temps.

– Nous sommes arrivés, babouschka, lui dis-je ; c’estici.

Nous arrivions à la banque. J’entrai pour faire fairel’escompte ; la babouschka resta à la porte avec le général,de Grillet et Blanche, qui ne savaient quelle contenance prendre.Enfin, ils reprirent le chemin de la roulette.

On me proposa des conditions d’escompte si terribles que je nepus prendre sur moi de les accepter. Je revins à la babouschka.

– Ah ! les brigands ! cria-t-elle. Eh bien ! tantpis ! change… Non, appelle ici le banquier.

– Un employé, babouschka ?

– Soit ! Ah ! les brigands !

L’employé consentit à sortir quand il sut que c’était unevieille comtesse impotente qui le demandait. La babouschka lui fitde longs reproches, le traita de voleur, essaya de marchander aveclui, en lui parlant une étrange langue composée de mots russes,allemands et français. L’employé, très grave, nous examinait tousdeux en hochant silencieusement la tête, sans cacher assez sacuriosité : il en était impoli. Enfin il sourit.

– Eh bien ! va-t’en, cria la babouschka. Change, AlexisIvanovitch.

Je changeai douze mille florins. Je portai le compte à lababouschka.

– Bien ! bien ! nous n’avons pas le temps de compter.Allons vite ! Plus jamais ni sur le zéro ni sur lerouge !

Cette fois, je tâchai de modérer ses mises en lui persuadant quenous serions toujours à temps pour hasarder davantage quand lachance aurait tourné. Mais elle était si impatiente qu’on nepouvait la retenir. Dès qu’elle gagnait une douzaine de louis elledisait :

– Tu vois ! ça revient pour nous. Si nous avions mis quatremille florins au lieu de douze louis, nous aurions gagné quatreautres mille florins. C’est toujours toi…

Tout à coup de Grillet se rapprocha. Je remarquai, en meretournant, que mademoiselle Blanche, à l’écart avec sa mère,faisait la cour au petit prince. Il était clair que le généralétait en disgrâce ; Blanche ne le regardait même pas. Ilpâlissait, rougissait, tremblait, ne suivait même plus le jeu de lababouschka. Enfin, Blanche et le petit prince sortirent. Le généralles suivit.

– Madame, madame, dit d’une voix doucereuse de Grillet.Babouschka, madame, on ne joue pas ainsi, vraiment !

– Et comment, alors ? Apprends-moi à jouer.

De Grillet se mit à lui donner des conseils, à calculer leschances : la babouschka n’y comprenait rien. Enfin, il prit uncrayon et se mit à écrire des combinaisons. La babouschka perditpatience.

– Va-t’en, tu dis des bêtises ! « Madame !Madame ! » et quand il faut agir, alors il ne sait plus, leconseilleur ! Va-t’en !

– Mais, madame !

Et il recommença ses explications.

– Eh bien ! mets donc une fois comme il dit,m’ordonna-t-elle ; nous allons voir.

De Grillet voulait seulement la détourner de jouer trop grosjeu. Il conseillait de jouer à la fois sur un chiffre à part et surun système de chiffres. Je misai suivant ses conseils : un louissur chaque série de nombres impairs dans la première douzaine etcinq louis sur le groupe de nombres de douze à dix-huit et dedix-huit à vingt-quatre : en tout seize louis.

– Zéro ! cria le croupier.

Nous perdions tout.

– Quel imbécile ! s’écria la babouschka. Ah ! levilain Français ! Va-t’en ! va-t’en ! Il n’ycomprend rien et il se mêle de conseiller !

De Grillet, très vexé, leva les épaules, regarda la babouschkaavec mépris et s’éloigna.

En une heure nous avions perdu les douze mille florins.

– Rentrons ! cria la babouschka.

Elle ne dit pas un mot jusqu’à l’allée qui conduisait à l’hôtel.Là, elle s’écria tout à coup : « Vieille sotte !… » À peineentrée, elle cria :

– Du thé ! et préparez tout : nous partons.

– Où daignez-vous aller, ma petite mère ? demandaMarfa.

– Est-ce que ça te regarde ? Potapitch, fais les malles,nous retournons à Moscou. J’ai perdu quinze milleroubles !

– Quinze mille roubles, ma petite mère !

– Allons ! imbécile ! as-tu fini de pleurnicher ?Vite la note et en route !

– Le premier train ne part qu’à neuf heures et demie,babouschka, lui dis-je pour calmer un peu son ardeur.

– Quelle heure est-il ?

– Sept heures et demie.

– Quel ennui ! Tant pis ! Alexis Ivanovitch, je n’aipas un kopeck. Va me changer encore deux obligations, autrement jen’aurai pas de quoi partir.

Une demi-heure après, ma commission faite, je trouvai tous lesnôtres, – à l’exception de Paulina, – chez la babouschka. Lanouvelle de son départ les consternait plus encore que ses pertes.Il est vrai que son départ sauvait sa fortune ; mais qu’allaitdevenir le général ? Qui payerait de Grillet ?Mademoiselle Blanche attendrait-elle la mort de lababouschka ? N’allait-elle pas partir avec le petit prince ouquelque autre ?…

Tout le monde s’efforçait donc de retenir la vieille dame ;mais elle criait à pleine voix :

– Fichez-moi la paix, tas de diables ! Ça ne vous regardepas ! Et que me veulent ces quatre poils de bouc ? (Ellemontrait de Grillet.) Et toi, bel oiseau, que me veux-tu ?(Elle parlait à mademoiselle Blanche.)

– Diantre !… murmura mademoiselle Blanche, dont les yeuxétincelaient de colère. Puis elle éclata de rire et sortit encriant au général : « Elle vivra cent ans ! »

– Ah ! ah ! c’est sur ma mort que tu comptais ?dit la babouschka au général. Va-t’en !… Alexis Ivanovitch,mets-les tous à la porte ! Mais de quoi vous mêlez-vous ?C’est mon argent, à moi, que j’ai perdu !

Le général haussa les épaules et sortit. De Grillet lesuivit.

– Qu’on appelle Praskovia, commanda la babouschka à Marfa.

Cinq minutes après, Marfa revint avec Paulina, qui était restéedans sa chambre avec les enfants. Son visage était triste etsoucieux.

– Praskovia, est-il vrai que cet imbécile, ton beau-père, veutépouser cette sotte petite Française, une actrice ou peut-être pisencore ? Hein ?

– Je ne sais pas, babouschka, mais… on peut croire…

– Assez ! interrompit énergiquement la babouschka, jecomprends tout. Ç’a toujours été le plus futile, le plus vide deshommes. Il se targue de son grade ; et moi, je sais l’histoiredes télégrammes envoyés à Moscou : « La vieille va-t-elle bientôtmourir ? » On attendait l’héritage ! Sans argent, cetteignoble fille… cette… de Comminges, n’est-ce pas ?… n’envoudrait pas même pour valet, de ce fameux général avec ses faussesdents. Et elle est riche elle-même, dit-on ; elle prête surgages. Elle a du l’acquérir proprement, cet argent ! Toi,Praskovia, je ne t’accuse de rien. Je ne veux pas réveiller devieux griefs. Tu as mauvais caractère, tu es un vrai taon, et tespiqûres sont mauvaises. Mais je te plains quand même, car j’aimaista mère, Katia. Veux-tu les laisser tous et venir avec moi ?Tu ne sais où aller, et, d’ailleurs, il n’est pas convenable que turestes avec eux dans ces conditions. Tais-toi, – continua lababouschka en imposant silence à Paulina, qui voulait répondre, –je n’ai pas fini. Je ne te demande rien. J’ai un palais à Moscou,tu le sais. Je t’offre un étage entier. Tu resteras dans tonappartement sans même me voir, si ça te plaît. Veux-tu, oui ounon ?

– Permettez-moi d’abord de vous demander si vous êtesirrévocablement décidée à partir tout de suite ?

– Ai-je donc l’air de plaisanter, ma petite mère ? Je l’aidit et je le ferai. J’ai été nettoyée aujourd’hui de quinze milleroubles à votre roulette mille fois maudite. Dans mon district,j’ai promis depuis longtemps de faire construire en pierre uneéglise de planches, et je me suis laissé souffler ici la somme queje destinais à cela ! Eh bien ! je ferai quand même monéglise.

– Et les eaux, babouschka ? Vous êtes venue ici pour suivreun traitement.

– Et va donc avec tes eaux ! Ne me mets pas en colère,Praskovia ! Je crois que tu as pris à tâche dem’irriter ! Viens-tu avec moi, oui ou non ?

– Je vous remercie beaucoup, beaucoup, babouschka, pour l’asileque vous m’offrez. Vous avez compris ma situation, je vous en suisreconnaissante ; j’irai chez vous, et bientôt peut-être. Mais,maintenant, pour des motifs… importants… je ne puis me décider toutde suite. Si vous restiez encore une quinzaine…

– Cela veut dire que tu refuses !

– Cela veut dire que je ne peux pas. Puis-je laisser ici monfrère et ma sœur ? Et comme… comme… il se peut qu’on lesabandonne… alors… Si vous me preniez moi et les enfants,babouschka, j’irais certainement avec vous, et je tâcherais demériter vos bontés, ajouta-t-elle avec chaleur. Mais sans lesenfants, je ne puis accepter.

– C’est bien ! Ne pleure pas ! (Paulina ne semblaitpas avoir l’intention de pleurer, et, de fait, elle ne pleuraitjamais.) Je trouverai de la place aussi pour les poussins. Mamaison est assez grande. D’ailleurs, il est temps de les envoyer àl’école. Et alors, tu ne viens pas tout de suite ? Prendsgarde, Praskovia, je te veux du bien, et je n’ignore pas pourquoitu restes. Je sais tout, Praskovia ; le petit Français ne teconduira pas au bien.

Paulina prit feu. Je tressaillis.

« Tous sont au courant, excepté moi ! » pensai-je.

– Allons ! ne te fâche pas ; je ne veux pas appuyerlà-dessus. Seulement, prends garde… tu comprends ? Tu esintelligente, ce serait dommage. Et assez ! Je voudraisn’avoir vu personne d’entre vous. Va-t’en. Adieu !

– Je voudrais vous accompagner, babouschka, dit Paulina.

– C’est inutile. Vous m’ennuyez tous, à la fin !

Paulina baisa la main de la babouschka ; mais celle-ciretira vivement sa main et embrassa Paulina sur la joue.

En passant auprès de moi, Paulina me jeta un coup d’œil rapideet se détourna aussitôt.

– Eh bien ! adieu, toi aussi, Alexis Ivanovitch. Je parsdans une heure. Tu dois être las de rester toujours avec moi.Prends donc ces cinquante louis.

– Merci, babouschka, mais…

– Allons ! allons !

Sa voix était si sévère, si énergique que je n’osai refuser.

– Quand tu seras à Moscou, si tu cherches une place, viens chezmoi. Et maintenant, fiche-moi le camp.

Je montai dans ma chambre et m’étendis sur mon lit. Je restaiune demi-heure sur le dos, les mains croisées derrière la tête. Lacatastrophe avait éclaté. Il y avait de quoi réfléchir. Je résolusde parler dès le lendemain avec décision à Paulina.

« Ah ! ce petit Français ! me disais-je. C’est doncvrai ? Mais quoi ! Paulina et de Grillet ! quelleantithèse ! »

C’était incroyable. Je me levai, hors de moi, pour allerchercher M. Astley et, coûte que coûte, l’obliger à dire ce qu’ilsavait. Car il devait en savoir plus que moi. Et ce M. Astley, envoilà encore une énigme !

Tout à coup, j’entendis frapper à ma porte.

– Potapitch !

– Mon petit père Alexis Ivanovitch, on vous demande chez lababouschka.

– Eh ! qu’y a-t-il ? Elle part ? Mais il y aencore vingt minutes à attendre.

– On est très inquiet, mon petit père, on ne tient pas en place.« Vite ! vite ! » C’est vous, mon petit père, qu’ondemande. Au nom de Jésus-Christ, hâtez-vous.

Je descendis vivement. La babouschka était déjà dans lecorridor ; elle avait son portefeuille à la main.

– Alexis Ivanovitch, viens ! Allons !…

– Où, babouschka ?

– Je ne resterai pas vivante si je ne regagne pas mon argent. Nem’interroge pas, marche. Le jeu ne cesse qu’à minuit, n’est-cepas ?

J’étais stupéfait. Je réfléchis un instant, et me décidaiaussitôt.

– Comme vous voudrez, Antonida Vassilievna, mais je n’iraipas.

– Et pourquoi cela ? Qu’est-ce qui te prend ? Vousavez donc tous le diable au corps ?

– Comme vous voudrez, mais je ne veux pas avoir de reproches àme faire. Je ne serai ni témoin ni complice. Épargnez-moi, AntonidaVassilievna. Voici vos cinquante louis, et adieu.

Je déposai le rouleau sur une petite table près de laquelle onavait déposé le fauteuil, je saluai et partis.

– Quelle bêtise ! cria la babouschka. Eh bien ! j’iraiseule. Viens, Potapitch, en route !

Je ne pus trouver M. Astley. Je rentrai chez moi. Vers une heuredu matin, j’appris de Potapitch que la babouschka avait perdu dixmille roubles : tout ce que je lui avais changé.

Chapitre 13

 

Voilà un mois que je n’ai pas touché à ces notes.

La catastrophe dont je pressentais alors l’approche a été plusprompte encore que je n’avais pensé. Tout cela a été passablementtragique, du moins pour moi. Je ne puis encore comprendre ce quim’est arrivé. C’est comme un rêve ; ma passion même apassé ; elle était pourtant forte et réelle. Où est-ellemaintenant ?… Me voilà seul, tout seul. L’automne commence,les feuilles jaunissent. J’habite toujours la même petite ville,triste. (Oh ! qu’elles sont tristes, ces villesallemandes !) Au lieu de réfléchir à ce qu’il convient que jefasse, je vis sous l’influence des événements accomplis, prisencore dans le récent tourbillon qui m’a rejeté loin de mon centrenaturel… D’ailleurs, peut-être arriverai-je à voir clair dansl’avenir, si je parviens à me rendre compte de ma vie durant toutce mois passé. La démangeaison d’écrire me reprend. Et pourtant jeprends à la pauvre petite bibliothèque de l’endroit les volumes dePaul de Kock (dans la traduction allemande !) que je déteste,mais que je lis : pourquoi donc ? Est-ce pour conserver lesouvenir du cauchemar qui vient de finir, que je fuis touteoccupation sérieuse ? M’est-il donc si cher ? Eh !certes ! dans quarante ans j’y songerai encore…

Je reprends donc mes notes.

Finissons-en d’abord avec la babouschka.

Le lendemain, elle perdit, d’après le compte de Potapitch,quatre-vingt-dix mille roubles. Cela ne pouvait manquer d’arriver.Quand un pareil tempérament s’engage dans une telle voie, il n’enpeut plus sortir ; c’est un traîneau lancé sur une pente deglace : toujours plus vite, plus vite, jusqu’à l’abîme. La seulechose qui m’étonna fut que cette vieille femme eût pu rester assisedans son fauteuil pendant huit heures. Mais Potapitch m’expliquaque, plusieurs fois, elle réalisa des gains importants ;exaltée alors par une nouvelle espérance, elle ne songeait plus às’en aller. Du reste, les joueurs savent qu’un homme peut restervingt-quatre heures à la table de jeu sans que les cartes sebrouillent devant ses yeux.

Cependant, ce même jour, des événements décisifs s’étaientpassés à l’hôtel. Le matin déjà, avant onze heures, le général etde Grillet s’étaient décidés à faire une dernière tentative. Ayantappris que la babouschka ne songeait plus à partir et retournait àla gare, ils vinrent lui parler franchement. Le général tremblait.Il avoua tout, ses dettes, sa passion pour mademoiselle Blanche…puis, tout à coup, il prit un ton menaçant, se mit à crier, àfrapper du pied. Il lui reprochait d’être la honte de sa famille,d’être la fable de toute la ville et qu’enfin… « Enfin, vous faiteshonte à toute la Russie, madame, et la police n’a pas été inventéepour rien ! » – La babouschka le mit à la porte en le menaçantavec une canne.

Le général et de Grillet eurent, cette même matinée-là,plusieurs conciliabules. Ils songèrent sérieusement à employer eneffet la police, sous prétexte que la babouschka était folle,prodigue, etc. Mais de Grillet haussait les épaules, se moquait dugénéral, qui allait et venait dans son cabinet, la tête perdue.Enfin, le petit Français fit un geste désespéré et s’en alla. Onapprit le même soir qu’il avait quitté l’hôtel, après avoir eu avecmademoiselle Blanche un long entretien. Quant à cette dernière,elle avait pris à l’avance ses mesures. Elle avait donné congé augénéral en bonne et due forme : « elle ne voulait plus le voir» ! Le général courut après elle et la retrouva à lagare ; elle s’en allait bras dessus bras dessous avec sonprince. Ni elle ni madame de Comminges ne le reconnurent. Le petitprince ne le salua pas non plus. Néanmoins, celui-ci ne s’était pasencore prononcé ; mademoiselle Blanche faisait les derniersefforts pour obtenir qu’il prît une décision. Mais, hélas !elle s’était cruellement trompée. Le soir même, elle apprit que lepetit prince était « nu comme un ver », et qu’il comptait sur elle,comme elle-même avait compté sur lui, pour pouvoir jouer à laroulette. Blanche le chassa de chez elle et s’enferma dans sonappartement.

Dans la matinée de ce jour mémorable, je cherchai vainement M.Astley. Il ne déjeuna même pas à l’hôtel. Vers cinq heures, jel’aperçus inopinément à la station du chemin de fer, se dirigeantvers l’hôtel d’Angleterre. Il marchait vite, semblait soucieux. Ilme tendit la main cordialement, avec son « ha ! » ordinaire,et sans s’arrêter. Mais je n’obtins de lui aucun renseignement. Ilm’eût été d’ailleurs très pénible de parler avec lui de Paulina,et, de son côté, il ne fit aucune allusion à elle. Je lui racontail’histoire de la babouschka. Il haussa les épaules.

– Elle achèvera de se ruiner, remarquai-je.

– Évidemment, répondit-il. Si j’ai le temps, j’irai la voirjouer… C’est très curieux…

– Où étiez-vous donc, toute la journée ?

– À Francfort.

– Pour affaires ?

– Oui.

Qu’avais-je encore à lui demander ? Pourtant je ne lequittai pas ; mais, arrivé à la porte de l’hôtel desQuatre-Saisons, il me salua et disparut.

En revenant chez moi, je me persuadai qu’une conversation dedeux heures avec l’Anglais ne m’en aurait pas appris davantage, carje n’avais, en somme, rien à lui demander, assurément.

Paulina passa la journée à se promener avec la bonne et lesenfants dans le parc. Elle évitait le général. D’ailleurs, j’avaisdéjà remarqué cela, rien ne pouvait la troubler ; tous lestracas parmi lesquels elle vivait n’avaient pas altéré son calmehabituel. Elle répondit à mon salut par un hochement de tête.

Je rentrai chez moi très irrité.

Certes, je ne cherchais pas à lui parler, et depuis l’incidentWourmergelm nous ne nous étions pas revus. Certes, je jouaisl’orgueilleux, et plus le temps passait, plus ma colère montait.Qu’elle ne m’aimât pas du tout, passe ; mais du moins elle nedevait pas me fouler ainsi aux pieds et accueillir avec tant dedédain mes protestations de dévouement. Elle sait que je l’aime,elle m’a permis de lui parler de mon amour ! Cela a commencéétrangement, il est vrai.

Il y a longtemps de cela, déjà deux mois, je m’aperçus qu’ellevoulait faire de moi son ami, son homme de confiance. Elle essaya.Mais cela réussit mal et n’aboutit qu’à nos singulières relationsactuelles. Si mon amour lui déplaît, pourquoi ne pas me défendre delui en parler ? Mais elle me le permet, elle me provoque mêmeà ces entretiens et… ce n’est que pour se moquer de moi ! Elleprend plaisir, après m’avoir mis hors de moi, à m’abattre d’un seulcoup, avec quelque sarcasme d’indifférence méprisante. Elle saitpourtant bien que je ne puis pas exister sans elle ! Voilàtrois jours passés depuis l’histoire du baron, et je ne puis plussupporter notre séparation. En la rencontrant, tout à l’heure, dansle parc, le cœur me battait avec une indicible violence. Elle nonplus ne peut vivre sans moi ! Je lui suis nécessaire, maisserait-ce seulement à titre de bouffon ?

Elle a un mystère dans sa vie, c’est clair. Sa conversation avecla babouschka m’a douloureusement ému. Je l’ai pourtant mille foissuppliée d’être franche avec moi ; elle savait que j’étaisprêt à donner ma vie pour elle, mais elle ne me marquait que dumépris ! Au lieu de ma vie, que je lui offrais, ellen’exigeait de moi que de ridicules incartades, celle avec le baron,par exemple. C’était révoltant ! C’est donc ce Français quirésume le monde à ses yeux !

– Et M. Astley ? Ici, la chose devenait décidémentincompréhensible.

En rentrant, dans un transport de rage, je saisis ma plume etj’écrivis ceci :

« Paulina Alexandrovna, je vois clairement que le dénouementapproche. Pour la dernière fois je vous demande : Voulez-vous, oui,ou non, ma vie ? Si je vous suis utile à n’importe quoi,disposez de moi. J’attends votre réponse ; je ne sortirai pasavant de l’avoir. Écrivez-moi ou appelez-moi ! »

Je cachetai la lettre, je la fis porter par le garçon, avecl’ordre de la remettre en mains propres. Je n’attendais pas deréponse, mais, trois minutes après, le garçon vint me dire « qu’onlui avait commandé de me saluer ».

Vers sept heures, on m’appela chez le général.

Il était dans son cabinet, tout prêt pour sortir. Il se tenaitau milieu de la chambre, les jambes écartées, la tête penchée et separlait à lui-même à haute voix. Dès qu’il m’eut aperçu, il seprécipita à ma rencontre avec un tel cri que je reculaimachinalement. Mais il saisit mes deux mains et m’entraîna vers ledivan, où il s’assit. Il me força à m’asseoir dans un fauteuil, enface de lui, sans lâcher mes mains. Ses lèvres tremblaient, sesyeux étaient humides de larmes. Il me dit d’une voix suppliante:

– Alexis Ivanovitch, sauvez-moi, sauvez-nous !…

Longtemps je fus sans rien comprendre. Lui parlait toujours,répétant sans cesse :

– De grâce ! de grâce !

Enfin, je compris qu’il attendait de moi quelque chose comme unconseil, ou, pour mieux dire, que, abandonné de tous, inquiet etdésolé, il avait pensé à moi, et m’avait appelé seulement pourparler, parler, parler !

Il était fou. Du moins, il avait momentanément perdu la tête. Iljoignait les mains, voulait se jeter à genoux devant moi pour… pourquoi, à votre avis ? – Pour que j’allasse tout de suite chezmademoiselle Blanche, la supplier de revenir auprès de lui et del’épouser.

– Voyons, général, mademoiselle Blanche ne se soucie pas de moi.Que puis-je pour vous auprès d’elle ?

Mais rien n’y fit. Il ne m’entendait même pas.

En pleurant presque, il me conta que mademoiselle Blancherefusait de l’épouser parce qu’elle était convaincue qu’iln’hériterait pas de la babouschka. Il semblait croire que tout celaétait nouveau pour moi. Je fis une allusion à de Grillet ;mais il me répondit, avec un geste désespéré :

– Parti ! Je lui ai engagé tous mes biens ! Cet argentque vous avez apporté… combien reste-t-il ? Sept cents francs,je crois… C’est tout ce que je possède…

– Et comment réglerez-vous votre note d’hôtel ? Et puis…après, que ferez-vous ?

Il me considéra d’un air absorbé. Il ne m’avait pas compris.J’essayai de lui parler de Paulina et des enfants. Il réponditvivement :

– Oui, oui…

Et aussitôt il se mit à parler du prince ; que Blanche s’enallait avec lui, et qu’alors, alors…

– Que vais-je faire, Alexis Ivanovitch ? Je vous jure, parDieu !… Dites. N’est-ce pas de l’ingratitude ? Mais… oui,oui, c’est de l’ingratitude !…

Il fondit en larmes.

Il n’y avait rien à faire avec lui. Je fis savoir à la bonnedans quel état il était ; je fis avertir aussi le garçon, afinqu’on le surveillât, et je sortis.

Juste en ce moment Potapitch vint me prévenir que la babouschkame demandait. Il était huit heures ; elle revenait de la gare,où elle avait perdu tout l’argent qu’elle avait apporté de Moscou.Je la trouvai dans son fauteuil, lasse, malade. Marfa luiprésentait une tasse de thé qu’elle la forçait presque de boire. Leton de la pauvre dame était tout à fait changé.

– Bonjour, mon petit père, dit-elle lentement. Pardonne-moi det’avoir dérangé encore une fois, pardonne cela à une vieille femme.J’ai perdu là-bas, mon petit père, près de cent mille roubles. Tuavais raison de ne pas vouloir m’accompagner. Je suis maintenantsans un kopeck.

» J’ai envoyé chez ton Anglais, Astley ; je lui demande deme prêter trois mille francs pour huit jours. Persuade-lui de nepas me refuser. Je suis encore assez riche. J’ai trois villages etdeux maisons. Il me reste aussi de l’argent ; je n’ai pas toutpris sur moi. – Tiens ! le voici justement ! On voit bienvite quand un homme sait vivre.

Au premier appel de la vieille dame, M. Astley s’était donc hâtéde se rendre auprès d’elle. Sans trop parler, il lui comptaaussitôt trois mille francs en échange d’un billet que lababouschka signa ; puis il salua et sortit.

– Tu peux t’en aller aussi, Alexis Ivanovitch. Il ne me restequ’une heure, je vais me reposer un peu. Ne sois pas fâché contremoi, je suis une vieille sotte. Je n’accuserai plus les jeunes gensde légèreté… Et le général ? Ce pauvre général ! luiaussi, c’est péché de l’accuser. Mais, quant à de l’argent, il n’enaura pas. Il est trop bête ! Mais je ne suis pas plusintelligente que lui. Vraiment, Dieu punit les vieux comme lesjeunes du péché d’orgueil… Adieu.

Je voulus reconduire la babouschka. Il me semblait que quelquechose de grave allait se passer. Je ne pus rester chez moi.

Ma lettre à elle était décisive ; mais la catastropheactuelle était plus décisive encore. Les gens de l’hôtel meconfirmèrent le départ de De Grillet, que m’avait annoncé legénéral. Si elle ne veut pas de moi comme ami, me disais-je,qu’elle m’agrée au moins pour domestique ; je pourrai toujoursfaire ses commissions.

Au bout d’une heure, je retournai donc chez la babouschka et jel’accompagnai jusqu’au train ; je l’installai même dans unwagon.

– Merci, mon petit père, pour ton obligeance désintéressée, medit-elle. Répète à Praskovia ce que je lui ai dit hier. Jel’attends à Moscou.

Je repris le chemin de l’hôtel. En passant devant l’appartementdu général, je rencontrai la bonne, qui me dit tristement qu’il n’yavait rien de nouveau.

J’entrai pourtant. Mais, à la porte du cabinet, je m’arrêtaistupéfait. Mademoiselle Blanche et le général riaient à gorgedéployée, à qui des deux rirait le plus fort. La dame Commingesétait là, elle aussi. Le général était évidemment fou dejoie ; il bredouillait des paroles incohérentes. Je sus par lasuite, et de mademoiselle Blanche elle-même, qu’après avoir chasséle prince, elle avait appris le désespoir du général et qu’elleétait allée un moment chez lui « pour le consoler ». Mais le pauvrehomme ignorait que son sort n’en était pas moins décidé, que,pendant qu’il riait ainsi à se tordre, on faisait les malles deBlanche, et qu’elle devait le lendemain, par le premier train,prendre son vol vers Paris.

Après être resté quelques minutes sur le seuil du cabinet, jerenonçai à entrer et je m’esquivai sans être vu. Je remontai chezmoi. En ouvrant la porte, j’entrevis dans la demi-obscurité de lachambre la silhouette indécise d’une femme assise sur une chaise,dans un coin, près de la fenêtre. Elle ne se leva pas à monentrée ; je m’approchai vivement, je regardai… La respirationme manqua.

Chapitre 14

 

Je poussai un cri.

– Mais quoi ? mais quoi ? dit-elle d’un airétrange.

Elle était pâle et morne.

– Comment ! mais quoi ? Vous ! Ici ! Chezmoi !

– Si je suis venue, c’est tout entière. C’est mon habitude. Vousen jugerez tout à l’heure. Allumez la bougie.

J’allumai la bougie.

Elle se leva, s’approcha de la table, posa devant moi une lettredécachetée en me disant : « Lisez ! »

– C’est… c’est l’écriture de De Grillet ! m’écriai-je ensaisissant le papier.

Mes mains tremblaient, les lignes dansaient devant mes yeux.J’ai oublié les termes précis de la lettre, mais en voici le sens:

« Mademoiselle, – des circonstances malheureuses m’obligent àpartir sur-le-champ. Vous ne serez pas sans avoir remarqué que j’aiexpressément évité toute explication avec vous. L’arrivée de lavieille dame et sa folie ont mis fin à toutes mes hésitations. Mespropres affaires compromises m’interdisent de continuer à me bercerd’espérances qui jusqu’ici ont été ma seule joie. Je regrette lepassé, mais j’espère que vous ne trouverez rien dans ma conduitequi ne soit digne d’un galant homme et d’un honnête homme. À peuprès ruiné par la débâcle de votre beau-père, je suis obligé deprofiter du peu qui me reste. J’ai déjà chargé mes amis dePétersbourg de vendre tous les biens qu’il m’avait engagés.Connaissant pourtant la légèreté d’esprit du général, qui a perdusa fortune par sa faute, j’ai résolu de lui laisser cinquante millefrancs et de lui rendre ses engagements, de sorte que vous pouvezmaintenant lui reprendre tout ce qu’il vous a fait perdre, enexigeant par voie judiciaire la restitution de vos biens. J’espère,mademoiselle, que le parti que j’ai pris vous sera profitable.J’espère aussi par là avoir rempli les obligations d’un galanthomme. Soyez convaincue que votre souvenir est à jamais gravé dansmon cœur. »

– Eh bien ! c’est clair, dis-je en m’adressant à Paulina…Attendiez-vous de lui autre chose ? ajoutai-je avecindignation.

– Je n’attendais rien, répondit-elle très calme, mais sa voixtremblait. Je suis résolue à tout depuis longtemps. Je le connais.Il a pensé que je chercherais… que j’insisterais… (Elle s’arrêta,sans achever sa phrase, se mordit la lèvre et se tut.) J’avaisredoublé de mépris à son égard, attendant ce qu’il ferait. Si letélégramme annonçant l’héritage était venu, je lui aurais jeté à latête l’argent que lui devait cet idiot… que lui devait monbeau-père, et je l’aurais chassé. Il y a longtemps que je le hais.Oh ! ce n’était pas le même homme auparavant, mille foisnon ! Et maintenant, maintenant !… Avec quel bonheur jelui aurais jeté sur sa vile figure ses cinquante millefrancs ! Je les lui aurais crachés à la face !…

– Mais, ce papier, cet engagement des cinquante mille francsrendus, il est chez le général, n’est-ce pas ? Prenez-le etrendez-le à de Grillet.

– Oh ! ce n’est pas cela ! ce n’est pascela !…

– Oui, c’est vrai, ce n’est pas cela. Et la babouschka ?m’écriai-je tout à coup.

Paulina me regarda d’un air distrait et impatient.

– Quoi ? la babouschka ? Je ne puis pas aller chezelle… Et d’ailleurs je ne veux demander pardon à personne,ajouta-t-elle avec irritation.

– Mais que faire ? Comment pouviez-vous aimer un telhomme ? Voulez-vous que je le provoque en duel ? Je letuerai. Où est-il maintenant ?

– Il est à Francfort pour trois jours.

– Un mot de vous, et j’y vais par le premier train, dis-je avecun stupide enthousiasme.

Elle se mit à rire.

– Et s’il vous dit : « Rendez-moi d’abord les cinquante millefrancs » ? Et puis, pourquoi se battrait-il ?… Quellesottise !

– Où prendre ces cinquante mille francs ? répétai-je engrinçant des dents, comme si on pouvait les ramasser parterre ! – Écoutez, et M. Astley ?

Ses yeux jetèrent des éclairs.

– Eh bien, est-ce que toi-même, tu veux que je te quitte pourcet Anglais ? dit-elle avec un regard qui me transperça et unsourire triste. (C’était la première fois qu’elle me disaittoi.)

Il semblait que la tête lui tournât. Elle se laissa tomber surle divan.

J’étais comme foudroyé. Je n’en croyais ni mes yeux ni mesoreilles. – Quoi donc ? Elle m’aimait ! Elle était venueà moi et non pas à M. Astley, elle, seule, une jeune fille, dans machambre, elle s’était délibérément compromise aux yeux de tous, etmoi j’étais là, devant elle, sans rien comprendre !

Une pensée étrange me vint.

– Paulina, donne-moi seulement une heure, et… je reviendrai.C’est… c’est nécessaire. Tu verras. Reste ici, attends-moi.

Je m’enfuis sans répondre à la question qu’elle me jeta.

Oui, parfois, une pensée bizarre, impossible, s’enfonce sifortement dans l’esprit qu’on finit par la prendre pour uneréalité. Plus encore, – cette pensée est fortifiée par le désir, undésir irrésistible et fatal.

Quoi qu’il en soit, cette soirée est pour moi inoubliable. Unvrai miracle, – bien justifié par l’arithmétique, mais un miracletout de même.

Il était déjà dix heures un quart. Je cours à la gare avec leferme espoir, l’assurance presque de gagner. Jamais je n’avais étéautant ni si étrangement ému.

Il y avait encore du monde ; car c’est l’heure où les vraisjoueurs, ceux pour qui il n’y a au monde que la ROULETTE,commencent leur journée.

Je m’assieds à la table même où la babouschka avait d’abordgagné puis perdu tant d’argent. Juste en face de moi, sur le tapisvert, était écrit le mot passe. Je tire de ma poche mes vingt louiset je les jette sur ce mot : passe.

– Vingt-deux, crie le croupier.

Je gagnais. Je remets de nouveau le tout, mise et premiergain.

– Trente et un.

Encore gagné.

J’avais déjà quatre-vingts louis. Je remets le tout sur ladouzaine du milieu. (Le gain est triple, mais on a deux chances depertes contre une.)

– Vingt-quatre.

On me donne trois rouleaux de cinquante louis et dix piècesd’or. J’avais en tout deux cents louis. J’étais comme dans unehallucination. Je mets le tout sur le rouge, – et voilà que,brusquement, je reviens à moi et suis pris de terreur. Mais cesentiment s’effaça vite et ne reparut pas. – Je comprenais tout ceque je risquais à perdre : tout, ma vie…

– Rouge.

Je respirai. Puis des frissons enflammés m’envahirent quand jeretirai les billets de banque. J’avais, en tout, quatre milleflorins et quatre-vingts louis.

Je mets deux mille florins sur la douzaine du milieu et lesperds. Mon or et quatre-vingts louis sur les mêmes numéros : perduencore. La rage me prit. Je saisis les autres deux mille florins etles mis sur la première douzaine, sans réflexion, sans calcul.Pourtant, je me rappelle que j’eus une sensation… une sensation quine me semble comparable qu’à celle que dut éprouver madameBlanchard quand elle tomba de son ballon.

– Quatre.

De nouveau j’avais six mille florins. Je m’estimais déjà certainde la victoire. Je jetai quatre mille florins sur le noir. Neufjoueurs m’imitèrent. Les croupiers se regardaient. Tout autour oncausait, dans l’attente.

– Noir.

À partir de ce moment, je ne me souviens d’aucune mise, d’aucuncompte. Je me rappelle seulement, comme dans un rêve, que je gagnaiseize mille florins. Trois coups malheureux me firent perdre douzemille florins. Je mis les quatre derniers mille sur le passe.J’étais devenu insensible ; j’attendais et agissaismécaniquement, sans penser. Je gagnai de nouveau, et quatre fois desuite. Je me rappelle encore que j’avais devant moi des monceauxd’or, et que c’était surtout la douzaine du milieu qui sortait leplus souvent, trois fois sur quatre, puis disparaissait une ou deuxfois pour revenir de nouveau trois ou quatre fois de suite. Cetterégularité étonnante procède parfois par séries, et c’est ce quifait perdre la tête aux vrais joueurs qui jouent le crayon à lamain.

Il pouvait s’être passé une demi-heure depuis mon arrivée. Toutà coup les croupiers me firent observer que j’avais gagné trentemille florins et qu’on allait fermer la roulette jusqu’aulendemain. Je saisis tout mon or, je le mis dans mes poches,pêle-mêle avec les billets, et courus dans une autre salle, à uneautre table de roulette. Toute la foule me suivit. On me donna uneplace et je me mis de nouveau à ponter au hasard, sans compter. Jene puis comprendre ce qui me sauva.

Parfois, du reste, les numéros dansaient devant mes yeux et jem’attachais à certains de ces chiffres, mais toujours sansobstination, et je misais inconsciemment. Je devais être trèsdistrait ; je me rappelle que le croupier corrigeait souventmon jeu. Mes tempes étaient moites ; mes mains tremblaient. Lachance ne cessait pas. Tout à coup on se mit à parler de tous côtéset à rire.

– Bravo ! bravo !

Il y en avait qui applaudissaient.

Là aussi j’avais gagné trente mille florins, et on fermait laroulette jusqu’au lendemain.

– Allez-vous-en ! me disait une voix à droite. – C’était unJuif de Francfort. Il ne me quittait pas ; il m’aidait parfoisà faire mon jeu.

– Par Dieu ! allez-vous-en murmurait une autre voix àgauche. – C’était une dame très modestement et très correctementvêtue, d’une trentaine d’années, un peu fatiguée et d’une pâleurmaladive, mais conservant encore les traces d’une beautémerveilleuse.

À ce moment, je bourrais mes poches de billets de banque et jeramassais l’or. J’eus le temps de glisser les deux derniersrouleaux de cinquante louis dans la main de la dame pâle sans quepersonne s’en aperçût. Ses doigts maigres serrèrent fortement lesmiens en signe de reconnaissance. Tout cela ne dura qu’uninstant.

Ayant ramassé le tout, je me dirigeai vivement vers letrente-et-quarante. Là, le public est plus aristocratique. Ce n’estpas une roulette. C’est un jeu de cartes. Les banques répondentpour cent mille thalers chaque soir ; la plus grosse mise estaussi de quatre mille florins. J’ignorais le jeu, sauf sescombinaisons de rouge et de noir, auxquelles je m’attachai. Toutela foule qui m’avait suivi m’entourait. Je ne sais si j’eus uneseule pensée pour Paulina. Je n’avais que l’instinct de saisir etd’empocher les billets de banque qui s’empilaient devant moi.

En effet, on eût dit qu’une force fatale me faisait agir. Cettefois, un fait, d’ailleurs assez fréquent, se produisit. Si lachance s’installe au rouge, il arrive qu’il passe dix ou quinzefois de suite. Trois jours auparavant le rouge était sortivingt-deux fois sans interruption. Or il va sans dire qu’au bout dedix coups personne ne joue plus sur la même couleur ; pourtanton ne ponte pas davantage sur l’autre couleur, car on se défie descaprices du hasard. Après seize rouge, le dix-septième coup doitêtre noir ; les novices pontent double et triple sur le noir,et perdent.

Le rouge était donc sorti trois fois de suite. Je résolus dem’attacher à cette couleur. Il y avait de l’orgueil dans monaffaire ; je voulais « étonner » par mon audace. On criaitautour de moi que j’étais fou. Le rouge venait de sortir pour laquatorzième fois !

– Monsieur a déjà gagné cent mille florins, fit une voixderrière moi.

Je revins brusquement à moi. Comment ! j’avais gagné en uneseule soirée cent mille florins ! Mais cela mesuffisait !…

Je me précipitai sur les billets, je les mis en paquets dans mespoches et m’enfuis de la gare. On riait sur mon passage, on semontrait mes poches gonflées, on commentait ma démarche, que lepoids de l’or rendait inégale ; je portais plus d’undemi-pond[9]. Plusieurs mains étaient tendues versmoi ; je fis des distributions de poignées d’or. Deux Juifsm’arrêtèrent à la sortie. – Vous avez du courage !Allez-vous-en ; quittez la ville dès demain, ou vous perdreztout, me dirent-ils. Je ne leur répondis pas. L’heure étaitavancée. J’avais encore une demi-verste jusqu’à l’hôtel. Je n’avaisjamais eu peur des voleurs, même dans mon enfance, et je n’ypensais pas davantage cette fois. Je ne pensais qu’à montriomphe ; pourtant mes sensations étaient mêlées, presquepénibles : c’était un sentiment presque douloureux de victoire.Soudain, le visage de Paulina apparut à mon imagination. Je mesouvins que j’allais la revoir, lui raconter, lui montrer… Mais jene me rappelais plus ni ses récentes paroles, ni pourquoi j’étaisallé à la gare, ni rien enfin de tout ce passé devenu pour moi sivieux en si peu de temps. Je ne devais plus m’en souvenirdésormais, en effet, car voilà qu’une nouvelle vie commençait pourmoi. Presque au bout de l’allée, je fus pris subitement de terreur: « Et si on m’assassinait !… Si on me dévalisait !… » Materreur redoublait à chaque pas. Je courais presque. Tout à coup,notre hôtel m’apparut, étincelant de toutes ses lumières. – Grâcesà Dieu ! me voici arrivé ! Je gravis vivement mes troisétages et j’ouvris la porte. Paulina était toujours là, sur ledivan, les mains croisées sur la poitrine. Elle me regarda avecétonnement, et, certes, je dus lui paraître étrange. Je mis devantelle et posai sur la table tout mon argent.

Chapitre 15

 

Elle me regardait fixement, sans bouger.

– J’ai gagné deux cent mille francs, prononçai-je en jetant lesderniers rouleaux sur la table.

Le tas de billets et les pièces couvraient la table. Je nepouvais les quitter des yeux. J’en oubliais Paulina elle-même.J’essayais de les mettre en ordre, puis je mêlais tout, puis je memettais à marcher à travers la chambre, rêveur, puis jerecommençais à compter. Tout à coup, je me jetai vers la porte, queje fermai à double tour, et, allant me planter devant ma petitevalise :

– Si j’enfermais tout ça là-dedans jusqu’à demain ? Jusqu’àdemain, répétai-je en me tournant vers Paulina.

Je m’étais souvenu d’elle en cet instant même. Paulina restaittoujours immobile, me suivant des yeux. Étrange était l’expressionde son visage, une expression désagréable. Il y avait de la hainedans son regard.

Je m’approchai d’elle.

– Paulina, lui dis-je, voici vingt-cinq mille florins, plus decinquante mille francs. Jetez-les-lui demain à la figure.

Elle ne me répondit pas.

– Si vous voulez, je les lui porterai moi-même, demain, de bonneheure. Voulez-vous ?

Elle se mit à rire, et elle rit longtemps. Je la regardais avecstupeur, avec douleur. C’était le rire qu’elle affectait àl’ordinaire quand je lui faisais mes déclarations les pluspassionnées. Elle cessa enfin, devint morne et me regarda endessous.

– Je ne veux pas de votre argent, dit-elle avec mépris.

– Pourquoi ? Pourquoi donc, Paulina ?

– Je ne veux rien pour rien.

– Je vous l’offre en ami, je vous offre aussi… ma vie.

Elle me jeta un long et perçant regard, comme si elle eût voululire au fond de mes pensées.

– Vous payez bien ! reprit-elle en souriant. La maîtressede De Grillet ne vaut pas cinquante mille francs.

– Paulina, pouvez-vous me parler ainsi ? Suis-je donc un deGrillet ?

– Je vous hais ! Oui !… oui !… Je ne vous aimepas plus que de Grillet, s’écria-t-elle les yeux enflammés.

Elle cacha ensuite son visage dans ses mains et fut prise d’unecrise de nerfs. Je me précipitai vers elle.

Je compris que, pendant mon absence, quelque chose d’anormalavait dû lui arriver. Elle était comme folle.

– Achète-moi, veux-tu ? veux-tu ? Pour cinquante millefrancs comme de Grillet ? criait-elle d’une voix entrecoupéede sanglots.

Je la pris dans mes bras, je baisai ses mains, ses pieds ;j’étais agenouillé devant elle.

La crise passa.

Revenue à elle, elle posa ses deux mains sur mes épaules, etm’examina avec attention. Elle m’écoutait ; mais, visiblement,elle n’entendait pas ce que je lui disais. Son visage était devenusoucieux. Je craignais pour elle ; il me semblait que sonintelligence se troublait. Tantôt elle m’attirait doucement verselle et me souriait avec confiance ; tantôt elle merepoussait, et, de nouveau, m’examinait d’un air désespéré.

Tout à coup elle m’étreignit.

– Mais tu m’aimes ? tu m’aimes ? demandait-elle. Tu asdonc voulu… te battre avec le baron pour moi ? …

Elle s’interrompit et se mit à rire comme si une idée comiquelui avait passé par la tête. Elle pleurait et riait à la fois. Quefaire ? Je me sentais venir la fièvre. Je ne comprenais plusce qu’elle me disait. C’était une sorte de délire, comme si elleeût voulu me raconter tout en très peu de mots, un délireinterrompu de folles gaietés qui m’épouvantaient,

– Non, non ! Tu es ma joie, répétait-elle, tu m’es fidèle,toi.

Et elle posait de nouveau ses mains sur mes épaules, meregardant au fond des yeux, et répétait :

– Tu m’aimes ! Tu m’aimes !… Tu m’aimeras ?

Je ne la quittais pas des yeux. Je ne l’avais jamais vue dans untel accès d’amour. C’était du délire, il est vrai, mais… Ellesouriait malicieusement à mon regard passionné. Tout à coup, àbrûle-pourpoint, elle se mit à parler de M. Astley ; ellerépétait sans cesse : « Qu’il attende ! qu’il attende ! »et me demandait si je savais qu’il était là sous la fenêtre.

– Oui, oui, sous la fenêtre. Ouvre. Regarde. Il y est ?

Elle me poussait vers la fenêtre ; mais aussitôt que jefaisais un mouvement pour me lever, elle éclatait de rire etrecommençait à m’étreindre.

– Nous partirons, nous partirons demain, dit-elle tout àcoup.

Elle resta songeuse.

– Qu’en penses-tu ? Atteindrons-nous la babouschka ?Qu’en penses-tu ? Je crois que nous la trouverons à Berlin.Que crois-tu qu’elle dise en nous voyant ? Et M.Astley ?… Ce n’est pas lui qui sauterait du haut duSchlagenberg ! Qu’en penses-tu ?

Elle se mit à rire.

– Écoute. Sais-tu où il ira l’été prochain ? Au pôleNord ! pour des recherches scientifiques ! et il meproposait de l’accompagner ! Ha ! ha ! ha !ha ! Il dit que nous autres Russes, nous ne savons rien parnous-mêmes, que nous ne sommes capables de rien et que nous devonstout aux Européens… Mais il est très bon. Il excuse le général. Ildit que Blanche… la passion… Enfin, je ne sais pas moi-même, lepauvre ! Je le plains !… Écoute, comment tueras-tu deGrillet ? As-tu pensé que je te laisserai te battre aveclui ? Mais tu ne tueras personne, pas même le baron. Oh !que tu étais drôle avec le baron ! Je vous regardais tous lesdeux ; comme tu étais ridicule ! C’est que tu ne voulaispas y aller, il a fallu pourtant ! Ah ! que j’ai rialors !

Et, tout en riant encore, elle se mit de nouveau à m’embrasser,à me serrer dans ses bras, reprise d’une crise de tendresse. Je nepensais plus à rien, je n’entendais plus rien ; c’est alorsque la tête me tourna…

…………………………………………

Il devait être sept heures du matin quand je revins à moi. Lesoleil éclairait la chambre. Paulina était assise près de moi et meregardait étrangement, se détournant parfois pour regarder la tableet l’argent.

J’avais mal à la tête. Je voulus prendre la main de Paulina,mais elle me repoussa et se leva. Elle s’approcha de la fenêtre,l’ouvrit et resta appuyée à la croisée pendant trois minutes. Je medemandais : que va-t-il arriver ? comment tout celafinira-t-il ? Tout à coup, elle revint à la table et, meregardant avec une haine extraordinaire, me dit, les lèvrestremblantes de colère :

– Eh bien, rends-moi maintenant mes cinquante mille francs.

– Paulina, encore ? encore ?

– Tu as peut-être réfléchi ? Ha ! ha ! ha !Tu les regrettes déjà ?

Les vingt-cinq mille florins étaient encore en tas sur latable ; je les pris et les lui remis.

– Ils sont bien à moi, n’est-ce pas ? me demanda-t-elleavec une physionomie méchante.

– Mais ils étaient à toi dès que je les eus.

– Eh bien ! les voilà, tes cinquante millefrancs !

Elle leva la main, me jeta avec force les liasses de billets enplein visage et sortit en courant.

…………………………………………

Je sais qu’elle était en ce moment comme folle, mais je ne puiscomprendre cet accès de folie. Il est vrai que, maintenant encore,un mois après cette soirée, elle n’est pas guérie. Qu’est-ce quil’avait mise en cet état ? Était-ce le regret d’être venue àmoi ? Lui ai-je laissé voir trop de vanité de cebonheur ? A-t-elle cru que je voulais, comme de Grillet, medélivrer d’elle en lui donnant cinquante mille francs ? Iln’en était rien, certes. Je pense que son amour-propre était pourbeaucoup dans tout cela. C’est cet amour-propre qui la dissuada deme croire. Elle m’offensait sans se rendre exactement compte de sonoffense. Elle s’est vengée de De Grillet sur moi. Il est vrai quetout cela n’était que l’effet du délire, et que je n’aurais pas dûl’oublier. Peut-être ne me pardonnera-t-elle pas de l’avoir oublié,maintenant : mais alors, alors ? Son délire ne lui enlevaitdonc pas la conscience de ses actes ? Elle savait donc cequ’elle faisait en venant chez moi avec la lettre de DeGrillet ?

Je ramassai tant bien que mal tous les billets et le tasd’or ; je mis le tout dans mon lit, sous mon matelas, et, dixminutes après le départ de Paulina, je sortis. J’étais convaincuqu’elle était rentrée chez elle, et je voulais m’introduirefurtivement chez eux et demander à la bonne comment allait labarichnia[10]. Quel ne fut pas mon étonnement quandj’appris de la bonne que Paulina n’était pas encore rentrée et quela bonne elle-même était sur le point de venir la chercher chezmoi. – À l’instant même, lui dis-je, à l’instant même elle vient desortir de chez moi, ou plutôt il y a dix minutes ! Oùpeut-elle être ? La bonne me regarda sévèrement. Cependant, onne parlait dans tout l’hôtel que de Paulina. On se chuchotait chezle majordome que la Fraulein[11] étaitsortie dès six heures du matin de l’hôtel et qu’elle avait courunu-tête du côté de l’hôtel d’Angleterre. On savait donc qu’elleavait passé la nuit dans ma chambre ? Du reste, les cancanssur la famille du général ne tarissaient pas. On savait le généralpresque fou ; on se disait qu’il remplissait l’hôtel de seslarmes ; on disait aussi que la babouschka, sa mère, étaitvenue exprès de Russie pour l’empêcher d’épouser mademoiselle deComminges, qu’elle l’avait déshérité parce qu’il n’avait pas voulucéder, et qu’elle avait perdu tout son argent exprès à la roulette.– Diese Russen[12] ! répétait le majordome avecindignation en hochant la tête. D’autres riaient. Le majordomepréparait sa note. On savait aussi mon gain de la veille. Karl, ledomestique de mon étage, me félicita le premier. Mais tout celam’était égal. Je me mis à courir vers l’hôtel d’Angleterre. Ilétait trop tôt ; M. Astley ne recevait personne. Quand on luifit savoir qui le demandait, il sortit dans le corridor, vintsilencieusement à ma rencontre et fixa sur moi son regard lourd,attendant ce que j’avais à lui dire. Je lui parlai aussitôt dePaulina. – Elle est malade, répondit-il sans me regarder en face. –Elle est donc réellement chez vous ? – Oui, oui, chez moi. –Mais comment ?… Vous avez l’intention de la garder chezvous ? – Oui, oui, j’y suis disposé. – Monsieur Astley !mais c’est un scandale ! Cela ne se peut pas. De plus, elleest très malade ; vous avez dû vous en apercevoir. – Oui, oui,je l’ai vu ; je vous ai déjà dit qu’elle est malade. Si ellen’était pas malade, elle n’aurait pas passé la nuit chez vous. –Vous savez donc aussi cela ? – Je le sais. Elle devait venirhier chez moi ; je l’aurais conduite chez ma parente. Maiselle était malade ; elle s’est trompée, et c’est pourquoi elleest allée chez vous. – Voyez-vous cela ! Eh bien, je vousfélicite, monsieur Astley. Vous me donnez même une idée. N’est-cepas vous qui avez passé la nuit sous ma fenêtre ? Miss Paulinam’a forcé, la nuit, à ouvrir la fenêtre pour voir si vous n’étiezpas là. Elle riait beaucoup. – Vraiment ? Non, je n’étais passous la fenêtre ; je l’attendais dans votre corridor, en mepromenant. – Mais il faut la soigner, monsieur Astley. – Oh !oui. J’ai déjà fait venir un médecin. Et si elle meurt, c’est vousqui me rendrez compte de sa mort ! Je restai muet destupéfaction. – Permettez, monsieur Astley, que dites-vous ? –Est-il vrai que vous avez gagné hier deux cent mille thalers ?– Pas tant ; cent mille florins. – Vraiment ? Alorsprenez le train de ce matin et partez pour Paris. – Pourquoi ?– Tous les Russes ne vont-ils pas à Paris dès qu’ils ont del’argent ? dit M. Astley du ton d’un homme qui répète unephrase apprise par cœur. – Mais que ferais-je à Parismaintenant ? Monsieur Astley, je l’aime ! Vous le savezdéjà. – Vraiment ? Je suis sûr que vous vous trompez.D’ailleurs, si vous restez ici vous perdrez certainement tout ceque vous avez gagné, et vous n’aurez plus de quoi aller à Paris.Mais, adieu ! Je suis convaincu que vous partirez aujourd’hui.– Bon. Adieu ! Du reste, je n’irai pas à Paris. Réfléchissez,monsieur Astley, à ce qui va nécessairement se passer chez legénéral. Car, évidemment… cette aventure avec miss Paulina… Mais çava être la fable de toute la ville ! – Oui, la fable de toutela ville. Quant au général, je crois qu’il a d’autres soucis. Deplus, miss Paulina a le droit d’aller où bon lui semble. Quant àcette famille, il est permis de penser qu’elle est tout à faitdissoute. Je partis en souriant à part moi de l’assurance qu’avaitcet Anglais de mon prochain départ pour Paris. « Pourtant il veutme tuer en duel si Paulina meurt. Quelle histoire ! » Jeplaignais Paulina. Mais je dois convenir que dès la veille, dès lemoment où je m’étais assis à la table de jeu, mon amour avait étérelégué au second plan. Je vois cela, maintenant ; mais alorsles choses étaient loin d’être aussi claires. Suis-je donc vraimentun joueur ? Aimais-je donc… si étrangement Paulina ? Non,je le jure par Dieu, je l’aimais sincèrement. Je l’aimeencore ! Mais… ici se place la plus singulière, la plus drôlede mes aventures. ………………………………………… Je courais chez le général,quand une porte voisine de la sienne s’ouvrit et quelqu’unm’appela. C’était madame veuve Comminges qui m’appelait sur l’ordrede mademoiselle Blanche. J’entrai chez mademoiselle Blanche. Sonappartement se composait de deux pièces. Je l’entendis rire dans sachambre à coucher. Elle se levait. – Ah ! c’estlui ! ! Viens donc, bêta ! Est-il vrai que tu asgagné une montagne d’or et d’argent ?… J’aimerais mieuxl’or[13]. – Oui, j’ai gagné, répondis-je enriant. – Combien ? – Cent mille florins. – Bibi, comme tu esbête ! Mais viens donc ici, je n’entends rien. Nous feronsbombance, n’est-ce pas ? J’entrai dans la chambre. Elle étaitvautrée sous sa couverture de satin rose d’où sortaient ses épaulesdorées, fermes, magnifiques, – de ces épaules qu’on voit seulementen rêve, – et sur lesquelles s’entr’ouvrait une chemise de finedentelle ; – ce qui allait fort bien à son teint chaud. – Monfils, as-tu du cœur ? s’écria-t-elle en m’apercevant et enriant de plus belle. Sa gaieté semblait même sincère ! – Toutautre que… – commençai-je en parodiant Corneille. – Vois-tu !vois-tu ! D’abord trouve-moi mes bas et aide-moi à les mettre.Ensuite, si tu n’es pas trop bête, je t’emmène à Paris. Tu sais queje pars à l’instant. – À l’instant ? – Dans une demi-heure. Eneffet, les paquets étaient faits, les malles étaient bouclées. Lecafé servi depuis longtemps. – Eh bien, veux-tu ? Tu verrasParis. Dis donc, qu’est-ce que c’est, un outchitel ? Tu étaisbien bête quand tu étais outchitel. Où sont mes bas ? Allons,aide-moi donc ! Elle me montra un petit pied adorable, un piedde statue. Je me mis à rire et l’aidai à mettre un bas, tandisqu’elle restait au lit et continuait à bavarder. – Eh bien !que feras-tu si je t’emmène ? D’abord, je veux cinquante millefrancs. Tu me les donneras à Francfort. Nous allons à Paris. Là,nous vivrons ensemble, et je te ferai voir des étoiles en pleinjour. Tu verras des femmes telles que tu n’en as encore jamais vu.Écoute… – Attends. Je te donne cinquante mille francs, soit ;mais alors que me restera-t-il ? – Cent cinquante mille !De plus, je reste avec toi, un mois, deux mois, je ne sais combiende mois !… Nous dépenserons pendant ces deux mois les centcinquante mille francs, cela va sans dire. Tu vois, je suis bonenfant, et, je t’avertis d’avance, tu verras des étoiles ! –Comment ! nous dépenserons tout en deux mois ? – Çat’effraye. Ah ! vil esclave ! ne sais-tu donc pas qu’unmois de cette vie vaut mieux que toute ton existence ? Unmois ; et après, le déluge !… Mais tu ne peux comprendre.Va-t’en ! Tu ne vaux pas ce que je t’offre… Aïe ! quefais-tu ? Je chaussais son second pied et, ne pouvant plus ytenir, je l’embrassais. Elle le retira prestement et m’en donna uncoup en pleine figure. Là-dessus, elle me mit à la porte. – Ehbien ! mon outchitel, je t’attends si tu veux. Dans un quartd’heure je pars, me cria-t-elle comme je m’en allais. En rentrantchez moi, je me sentais comme étourdi. Était-ce ma faute si Paulinam’avait jeté mes billets de banque à la figure et m’avait préféréM. Astley ? Quelques-uns des billets traînaient encore àterre. Je les ramassai. À ce moment, la porte s’ouvrit et lemajordome lui-même apparut. Naguère, il ne me faisait pas mêmel’honneur d’un salut. Maintenant, il venait m’offrir l’appartementque le comte V… avait occupé et venait de quitter. Je réfléchisquelques instants. – Ma note ! m’écriai-je tout à coup. Jepars dans dix minutes. « À Paris ? Soit, à Paris !pensai-je. C’est probablement ma destinée. » Un quart d’heureaprès, nous étions tous trois dans un wagon de famille, Blanche, laveuve Comminges et moi. Blanche riait aux éclats en me regardant.La veuve Comminges l’imitait, mais plus discrètement. J’étais lemoins gai des trois. Ma vie se brisait là en deux parts ; maisj’avais pris, dès la veille, le parti de risquer tout l’avenir surune carte. Peut-être étaient-ce cette fortune et cette bonnefortune inattendues qui submergeaient ma volonté. Peut-être, nedemandais-je pas mieux !… Il me semblait que le décor de lacomédie de ma vie n’était d’ailleurs changé que pour peu de temps.Dans un mois, je serais de retour, et alors… et alors à nous deux,monsieur Astley ! Je me rappelle maintenant encore commej’étais triste en ce moment ; ah ! profondémenttriste ! Et pourtant je tâchais de rire avec cette petitefolle !… – Mais que veux-tu encore ? Comme tu esbête ! criait-elle tout en riant. Eh bien ! oui, oui,nous allons les flamber, tes deux cent mille francs ! mais tuseras heureux comme un petit roi ! Je ferai moi-même le nœudde ta cravate et je te présenterai à Hortense. Et quand nous auronstout dépensé, tu reviendras ici te refaire. Que t’ont dit lesJuifs ? L’important, c’est d’être courageux, et tu l’es. Tureviendras à Paris m’apporter de l’argent… plusieurs fois. Quant àmoi, je veux cinquante mille francs de rente et alors… – Et legénéral ? demandai-je. – Le général ? Il va tous lesjours me chercher un bouquet, à cette heure-ci, tu le saisbien ! Justement, aujourd’hui, je lui en ai demandé un desfleurs les plus rares. Quand il rentrera, il verra que le « beloiseau », comme disait sa babouschka, s’est envolé. Parions qu’ilnous suivra ? Ah ! ah ! ah ! Et j’en serai bienaise. Il me servira à Paris pendant qu’ici sa note sera soldée parM. Astley. Et voilà comment je partis pour Paris !

Chapitre 16

 

Que dire de Paris ? Ce fut comme un délire. Je n’y vécusque trois semaines, durant lesquelles je dépensai mes cent millefrancs. Les autres cent mille, je les avais donnés à Blanche enespèces sonnantes : cinquante mille à Francfort et cinquante mille,trois jours après, à Paris.

– Et les cent mille francs qui te restent, tu les mangeras avecmoi, mon outchitel.

Elle m’appelait toujours son outchitel.

Il est difficile de s’imaginer une âme plus vénale et plus avareque celle de cette fille. Pour son propre argent, certes, elle enétait peu prodigue. Quant à mes cent mille francs, elle me déclaracatégoriquement, un beau jour, qu’elle en avait besoin pour soninstallation à Paris.

– De cette façon, dit-elle, je serai convenablement pourvue unefois pour toutes, et personne ne pourra plus entraver mesprojets.

Du reste, c’était elle qui tenait la caisse, et de ces fameuxcent mille francs je ne vis guère que l’ombre. Elle ne me laissaitjamais garder sur moi plus de cent francs.

– Pour quoi faire, disait-elle, pourquoi veux-tu de l’argentdans ta poche ? Tu ne peux rien avoir à en faire !

Je ne discutais pas.

En revanche, elle dépensait cet argent sans compter pour sonappartement. Quand nous y entrâmes, elle me dit solennellement:

– Vois ce que l’on peut faire quand on sait suppléer aux grandsmoyens par du goût et de l’économie !

Ce goût et cette économie valaient pourtant juste cinquantemille francs. Chevaux, voitures, bals, auxquels étaient invitéesHortense, Lisette, Cléopâtre (d’assez belles femmes), avaient prisl’autre moitié de mes cent mille francs. Pendant ces soirées, jejouais le rôle stupide de maître de maison, traitant avec politessedes marchands enrichis et idiots, de petits officiers d’uneeffronterie et d’une sottise intolérables, des écrivassiersmisérables et des journalistes, qui, tous, vêtus de fracs à lamode, gantés à la couleur de la saison, me parurent plus fats quenos Pétersbourgeois, et pourtant… Ils essayèrent même, une fois, des’amuser de moi ; mais je leur faussai compagnie, et en fusquitte pour aller faire un somme dans une chambre vide. Tout celam’écœurait.

– C’est un outchitel, disait Blanche. Il a gagné deux cent millefrancs, et sans moi il n’aurait pas su les dépenser. Dans quelquesjours il redeviendra outchitel. Connaissez-vous une place qui luiconvienne ? Il faut faire quelque chose pour lui !

Je buvais souvent du champagne, me sentant horriblement triste.Je vivais dans le plus bourgeois des mondes, où chaque sou étaitcompté et pesé ! Blanche me détestait durant les quinzepremiers jours, je m’en aperçus. Il est vrai qu’elle m’habillait endandy et nouait elle-même ma cravate. Mais, entre quatre murs, ellene me cachait pas son mépris. Je ne m’en souciais point. Ennuyé etmorne, j’allais tous les jours au Château des Fleurs, où jem’enivrais régulièrement chaque soir et apprenais le cancan, qu’ondanse très mal, soit dit en passant. J’y acquis un certain talentqui me valut de la célébrité.

Enfin, Blanche me comprit. Elle s’était imaginé que j’allais lasuivre avec un crayon et du papier, pour noter combien elledépensait, combien elle volait, et combien elle dépenserait ouvolerait encore. Elle préparait des répliques pour chaqueobservation qu’elle attendait de moi, et comme je ne lui en faisaisaucune, elle répliquait d’avance, parfois très violemment ;puis, voyant que je restais toujours silencieux, étendu sur lachaise longue et les yeux au plafond, elle fut profondémentétonnée. Alors, cherchant l’explication de mon indifférence, ellel’attribua à la bêtise naturelle d’un outchitel, et elle cessa sesexplications, pensant qu’elle chercherait vainement à me fairecomprendre des choses qui dépassaient mon intelligence. Et elle mequittait, pour revenir dix minutes après.

Ces scènes demi-muettes commencèrent quand elle changea sonattelage contre un plus beau qui coûtait seize mille francs.

– Eh bien ! bibi, tu ne te fâches donc pas ?

– Non ; tu m’ennuies ! disais-je en appuyant surchaque syllabe.

Mais cela lui parut si curieux qu’elle s’assit auprès demoi.

– Vois-tu, ce qui m’a décidée, c’est que c’est une occasion. Onpeut revendre l’attelage pour vingt mille francs.

– Je te crois, je te crois. Les chevaux sont admirables ;ça te fait une très jolie sortie. Et puis, assezlà-dessus !

– Alors, tu ne te fâches pas ?

– Et pourquoi me fâcherais-je ? Tu fais très bien de tepourvoir des choses qui te sont nécessaires. Tout cela te serviraplus tard. Il faut que tu aies l’air de dépenser les rentes d’unmillion pour pouvoir en gagner le capital. Nos cent mille francs nesont que le commencement, une goutte dans la mer.

Blanche ne s’attendait pas à de tels raisonnements. Elle tombaitdes nues.

– Comment ! c’est toi qui me dis ça ? Mais tu as doncde l’esprit ! Sais-tu, mon garçon ? tu n’es qu’unoutchitel, mais tu aurais dû naître prince. Tu ne regrettes doncpas que l’argent ait été si vite dépensé ?

– Ah ! qu’il s’en aille plus vite encore !

– Mais… sais-tu ?… mais, dis donc, tu es donc riche ?Sais-tu ? tu méprises tout de même trop l’argent. Que feras-tuensuite, hein ?

– Après ? J’irai à Hombourg, et je gagnerai encore centmille francs.

– Oui, oui, c’est ça, c’est magnifique. Je suis convaincue quetu les gagneras… et que tu les apporteras ici !… Dis donc,mais je finirai par t’aimer pour tout de bon ! Puisque tu esainsi, je t’aimerai et je te promets de ne pas te faire une seuleinfidélité. Vois-tu, je ne t’aimais pas jusqu’à présent, parce queje croyais que tu n’étais qu’un outchitel, quelque chose comme unlaquais, n’est-ce pas ? Et, pourtant, je t’ai toujours étéfidèle parce que je suis bonne fille.

– Tu mens ! et Albert, ce petit officier basané ?… jel’ai bien vu.

– Oh ! oh ! mais tu es…

– Allons ! allons ! ne mens pas. Crois-tu donc que jeme fâche pour si peu ? Je m’en moque. Je ne pouvais pas lechasser ; tu le connaissais avant que nous nous fussions vus,et tu l’aimes. Seulement, ne lui donne pas d’argent,entends-tu ?

– Alors, tu ne te fâches pas pour cela non plus ? Mais tues un vrai philosophe, sais-tu, un vrai philosophe !s’écria-t-elle toute transportée. Eh bien ! je t’aimerai, jet’aimerai, tu verras, tu seras content…

Et, en effet, de ce moment elle s’attacha véritablement à moi,amoureusement, et ainsi se passèrent nos dix derniers jours.

Je ne m’étendrai pas là-dessus. Ce serait tout un autre roman,que je ne veux pas écrire ici.

Je ne songeais plus qu’à en finir le plus vite possible. Noscent mille francs durèrent donc un mois, ce qui ne laissa pas quede m’étonner, car, Blanche en ayant dépensé quatre-vingt mille pourelle-même, il n’en restait que vingt mille pour la vie. Blanche,qui, vers la fin, était presque sincère avec moi, – du moins surcertaines questions, – m’avoua que les dettes qu’elle avait dûfaire ne seraient pas à ma charge.

– Je n’ai pas voulu te faire payer toutes les notes, medit-elle ; j’ai eu pitié de toi. Remarque bien qu’une autren’aurait pas eu tant de scrupules, et que tu serais à cette heureen prison. Tu vois bien que je t’aime et que je suis bonne. Mais,que ce maudit mariage va me coûter !

En effet, il y avait un mariage à l’horizon. Cela survint à lafin du mois, et je pense que c’est là que passa le reste de monargent. C’est alors que je donnai formellement ma démission.

Voici comment.

Une semaine après notre installation à Paris, le général arriva.Il se présenta aussitôt chez Blanche et n’en sortit plus guère,quoiqu’il eût quelque part un petit appartement. Blanchel’accueillit avec joie, riant et criant, et se jeta même à son cou.Elle ne le lâcha plus. Il la suivait partout, au Bois, auboulevard, au théâtre, chez ses amis. C’était un emploi que legénéral pouvait encore tenir. Il était présentable, convenable,d’une taille au-dessus de la moyenne, avec des favoris teints etses grandes moustaches de cuirassier. D’excellentes manièresd’ailleurs ; il portait très congrûment le frac et exhibaittoutes ses décorations. Enfin, un tel cavalier était très bon àmontrer au boulevard, très bon et très recommandable. Ce pauvrehomme ne se tenait pas de joie, car il ne comptait guère sur un telaccueil ; il était dans un perpétuel transport de félicitéfébrile que je me gardais bien de troubler. – Notre départ deRoulettenbourg l’avait laissé comme fou. On l’avait condamné à untraitement rigoureux ; mais, un beau jour, il s’échappa :servir de laquais à Blanche était pour lui le seul traitementefficace. Toutefois, les symptômes de son mal persistèrent encorelongtemps après. Je pus m’en apercevoir durant les longues heuresque je passai avec lui quand Blanche disparaissait pour tout unjour. (On l’eût retrouvée chez Albert.) Il jetait autour de luid’étranges regards, comme s’il cherchait quelque chose. Mais,n’apercevant rien, il perdait le souvenir de ce qu’il désirait ettombait en torpeur jusqu’au moment où Blanche, gaie, vive, vêtue àmiracle, apparaissait, après s’être annoncée par un frais éclat derire. Elle courait à lui, le secouait, et même l’embrassait, –cela, toutefois, rarement.

Elle plaidait ensuite devant moi la cause du « bon homme» ; elle était même, je vous jure, très éloquente. Elle merappelait que c’était pour moi qu’elle avait quitté le général,qu’elle était depuis longtemps sa fiancée, qu’elle s’était engagéeà lui par serment, qu’il avait abandonné sa famille pour elle,qu’enfin j’étais son ancien serviteur, que je ne devais pasl’oublier, que je devais avoir honte… Je gardais le silence, je memettais à rire, et tout finit par là ; c’est-à-dire qu’elle mecrut d’abord sot, puis elle s’arrêta à la pensée que j’étais bon etd’humeur très coulante. En un mot, je sus mériter la bienveillancede cette respectable fille. Une bonne fille, d’ailleurs, en vérité,– à un certain point de vue. Je l’avais d’abord mal comprise.

– Tu es un homme intelligent et bon, me disait-elle vers la fin,et… et… je regrette seulement que tu sois si sot ; tu n’aurasjamais rien. Un vrai Russe, quoi, un Kalmouk !

Elle me chargea plusieurs fois de promener le général, à peuprès comme on l’ordonne à un laquais en livrée. Je menais donc le «bon homme » au théâtre, au bal Mabille, au restaurant. Blanche medonnait pour cela de l’argent. Pourtant, le général n’en manquaitpas et aimait fort à étaler son portefeuille devant les gens. Peus’en fallut, un jour, que je ne dusse employer la force pourl’empêcher d’acheter une broche de sept cents francs qu’il avaitvue au Palais-Royal et qu’il voulait, coûte que coûte, offrir àBlanche. Qu’était-ce pour elle qu’une broche de sept centsfrancs ? Le général ne possédait pas plus de mille francs, etje ne sais même d’où cet argent lui venait. La générosité de M.Astley était l’explication la plus plausible, d’autant plus qu’ilavait pu payer à l’hôtel la note du général. La conduite du « bonhomme » à mon égard était de nature à me faire croire qu’il nesoupçonnait même pas mes relations avec Blanche. Je suppose qu’ils’expliquait ma présence chez elle en m’attribuant quelque emploi,comme de secrétaire particulier, voire de domestique. Il metraitait de haut, et même me réprimandait de temps en temps.

Un matin, à l’heure du café, il nous fit rire aux larmes,Blanche et moi. Il n’était pas susceptible, à son ordinaire ;mais, ce matin-là, il se fâcha contre moi, je ne sais pas encorepourquoi, et j’imagine qu’il ne le savait pas davantage lui-même.Brusquement, il se mit à proférer des paroles incohérentes, metraitant de gamin, disant qu’il m’apprendrait à vivre, etc. Blancheriait à se tordre. Enfin, on réussit à le calmer, et on l’emmena sepromener. Depuis quelque temps, je le voyais triste, et j’avais lesentiment que, même quand Blanche était là, quelque chose ouquelqu’un lui manquait. Des mots lui échappaient où revenait le nomde sa femme. J’essayais alors de lui parler de ses enfants ;mais il se dérobait aussitôt à la conversation.

– Les enfants… oui… vous avez raison…

Un soir, pourtant, il fut expansif.

– Ces malheureux enfants ! me dit-il tout à coup. Oui,monsieur, il faut les plaindre ! Malheureux enfants !répéta-t-il plusieurs fois encore durant la soirée.

Un jour, je lui parlai de Paulina. Il devint subitementfurieux.

– C’est une ingrate ! s’écria-t-il, une méchante et uneingrate, la honte de notre famille ! S’il y avait des lois, jel’aurais réduite, oui, oui, je l’aurais soumise !

Quant à de Grillet, il ne voulait même pas entendre parler delui.

– Il m’a perdu ! il m’a volé ! Il m’a égorgé !Ç’a été mon cauchemar pendant deux années entières. C’était…c’était… Oh ! ne m’en parlez jamais.

Je m’aperçus qu’une intimité s’établissait entre Blanche etlui ; d’ailleurs, elle m’en parla elle-même, huit jours avantnotre séparation.

– Il a de la chance, me disait-elle. La babouschka est, cettefois-ci, réellement malade et va mourir. M. Astley vient de le luitélégraphier, il est le seul héritier. N’eût-il pas même cethéritage, je l’épouserais quand même. Il a toujours sapension ; il vivra dans une chambre à côté de la mienne etsera tout à fait heureux. Moi, je serai « madame la générale ». Jeserai reçue dans le grand monde (c’était son rêve), je deviendraiplus tard une pomestchitsa[14] russe.J’aurai un château, des moujiks, sans compter mon million. – Ets’il devient jaloux, s’il exige… Dieu sait quoi, tucomprends ? – Oh ! non ; il n’osera. D’ailleurs,n’aie pas peur, j’ai pris mes précautions. Je l’ai déjà forcé designer plusieurs billets au nom d’Albert. À la moindre peccadille,je saurais comment le punir. Mais non, il n’osera même pas. – Ehbien ! épouse-le… On célébra le mariage sans aucune solennité,en famille, sans bruit. On invita Albert et quelques amis. Hortenseet Cléopâtre n’en étaient pas. Le fiancé paraissait très content delui. Blanche lui noua elle-même sa cravate, le coiffa, le pommada,et, avec son habit de gala et son gilet blanc, il était très commeil faut. – Très comme il faut, il est tout à fait bien, me déclaraBlanche en sortant de la chambre du général, comme si celal’étonnait elle-même. Je m’intéressais si peu à tous ces détails,dont j’étais le spectateur distrait, que j’en ai presque perdu lesouvenir. Je me rappelle seulement que Blanche ne s’appelait pas dutout de Comminges, que sa mère n’était pas du tout veuve Comminges.Son vrai nom était du Placet. Pourquoi de Comminges et pas duPlacet ? Je l’ignore encore. Quant au général, cetterévélation le combla de joie, et du Placet lui parut infinimentplus joli que de Comminges. Dans la matinée du jour du mariage,déjà tout habillé, il se promenait devant la cheminée du salon ense répétant : Mademoiselle Blanche du Placet ! À l’église, àla mairie, chez lui, ce n’était plus du bonheur qui éclatait surson visage, c’était de l’orgueil. Tous deux semblaient transformés.Blanche avait aussi une dignité toute particulière. – Il faut queje me compose un maintien tout nouveau, me disait-elle trèssérieusement. Mais, vois-tu, je ne peux pas encore prononcercorrectement mon nom, le nom de mon mari : Zagoriansky Zagoriansky.Madame la générale de Zago… Zago… Diable de nom russe ! Enfin,madame la générale a quatorze consonnes ! Comme c’estagréable, n’est-ce pas ? Enfin, nous nous séparâmes, etBlanche, cette stupide Blanche, avait presque les larmes aux yeuxen me faisant ses adieux. – Tu as été bon enfant, me disait-elle enpleurant. Je te croyais bête, et tu en avais l’air, mais ça te va.Et, en me serrant une dernière fois la main, elle s’écria : «Attends ! » Elle courut dans son boudoir, et, un instantaprès, elle m’apporta deux billets de mille francs. Je ne l’auraispas crue capable de cela. – Ça te servira. Tu es peut-être un trèssavant outchitel, mais tu es si bête ! Je ne veux pas tedonner davantage, tu jouerais… Adieu ! nous serons toujoursbons amis, et si tu gagnes de nouveau, viens chez moi, et tu serasheureux. Il me restait encore cinq cents francs, une magnifiquemontre de mille francs, des boutons de chemise en diamant etquelques bijoux. J’aurais pu vivre quelque temps sans souci. Jesais où trouver M. Astley, je vais à sa rencontre. Il m’apprendratout lui-même. Et puis j’irai directement à Hombourg. Peut-êtrel’année prochaine passerai-je une saison à Roulettenbourg ;mais on dit qu’il n’est pas bon de courir deux fois la chance à lamême table.

Chapitre 17

 

Voilà un an et six mois que je n’ai pas touché à ces notes.Aujourd’hui, triste et chagrin, je les rouvre pour medésennuyer ; je les relis, çà et là…

Comme j’avais le cœur léger en écrivant les derniersfeuillets ! Du moins, sinon léger, j’avais le cœur pleind’espoir, de confiance. Voilà dix-huit mois de passés et qui melaissent plus misérable qu’un mendiant. Je suis perdu. Mais trêvede morale, il n’est plus temps.

– Les gens peuvent me mépriser ; s’ils savaient combienmieux qu’eux je comprends l’horreur de ma situation, ilsm’épargneraient leur morale. Que la roue fasse en ma faveur untour, un seul, les mêmes moralistes viendront me féliciter.Hé ! je puis ressusciter demain !

Je suis donc allé à Hombourg, mais… Puis à Roulettenbourg, àSpa, à Bade, où j’accompagnais le conseiller Hinze en qualité desubalterne. Le pire des gredins, ce conseiller. Subalterne !ah ! ah ! Valet ! j’ai été valet, durant cinq mois,aussitôt après ma sortie de prison. Car j’ai été en prison, àRoulettenbourg, pour dettes. Un inconnu m’a racheté. Quiest-ce ? M. Astley ? Paulina ? Je ne sais. Mais lesdeux cents thalers que je devais se trouvèrent payés, et j’étaislibre. Que pouvais-je faire ? Je me suis engagé chez Hinze.C’est un jeune homme frivole, paresseux ; mes talents luiétaient précieux, car je sais parler et écrire trois langues.J’étais d’abord quelque chose comme secrétaire à trente florins parmois ; mais j’ai fini par descendre au grade de laquais. Iln’avait plus les moyens d’entretenir un secrétaire, et il réduisaitmes appointements. Ne sachant que faire, je dus rester malgré tout.En sept mois, j’ai amassé chez lui soixante-dix florins. Un soir, àBade, je lui appris que j’allais le quitter, et, le soir même,j’allais à la roulette. Oh ! comme mon cœur battait !Non, ce n’était pas l’argent que je désirais. Ce que je voulais,c’était me venger de toutes les humiliations que m’avaientinfligées les grandes dames de Bade, et les majordomes, et ceHinze. Je voulais les voir tous s’agenouiller devant mon succès.Rêves ! songes puérils ! Qui sait ? Peut-êtrerencontrerai-je Paulina et lui prouverai-je que je suis supérieur àtous ces hasards de ma destinée… Oh ! avec quels serrements decœur j’écoutais les cris des croupiers : « Trente et un !…Pair ! Passe ! Manque !… » Avec quelle avidité jeregardais la table de jeu, couverte de louis d’or, de frédéricsd’or ; les thalers, les petits monceaux d’or quand ilss’écroulaient sous le râteau du croupier, brillants comme dufeu !

Oh ! ce soir-là, en portant mes soixante-dix florins à latable de jeu, je savais que la date était pour moi importante. J’aiune préférence superstitieuse pour « passe ». Je mis donc dixflorins sur « passe », et je les perdis. Il m’en restait soixanteen monnaie d’argent. Je jetai mon dévolu sur le zéro, et pontaicinq florins. À la troisième mise, le zéro sortit ; je faillismourir de joie en recevant cent soixante-quinze florins. J’étaismoins heureux le fameux soir où j’en gagnai cent mille. Je misaussitôt cent florins sur le rouge. Je gagnai. Deux cents sur lerouge. Je gagnai. Tous les quatre cents sur le noir. Je gagnai.Tous les huit cents sur « manque ». Je gagnai. Au total, j’avaismille sept cents florins en moins de cinq minutes. Oui, à cesmoments-là, on oublie tous les insuccès passés… J’avais risqué mavie, j’avais gagné, j’étais de nouveau un homme.

Je louai une chambre, je m’enfermai, et, jusqu’à trois heures dumatin je restai debout, occupé à compter mon argent.

Je me réveillai homme libre.

Je décidai d’aller à Hombourg, où je n’avais jamais été nidomestique ni prisonnier.

Quelques instants avant de partir, je me rendis à la roulettepour ponter deux fois seulement, et je perdis quinze cents roubles.Je partis néanmoins, et voilà deux mois que je suis à Hombourg…

Je vis dans la fièvre. Je joue de très petites mises ;j’attends quelque événement qui ne vient pas. Je passe des journéesentières près de la table de jeu et j’observe. Je joue même enrêvant. Je suis toujours comme engourdi ; j’en ai pu jugersurtout par l’impression que j’ai produite sur M. Astley.

Nous nous sommes rencontrés par hasard.

Je marchais dans le jardin, calculant qu’il me restait cinquanteflorins et que je ne devais rien à l’hôtel où j’occupais uncabinet. Je puis donc aller au moins une fois à la roulette, medisais-je. Si je gagne, je pourrai continuer le jeu ; si jeperds, il faudra m’engager comme domestique ou comme outchitel.Tout en rêvant à ces ennuis, je traversai la forêt et passai dansla principauté voisine. Il m’arrivait de marcher ainsi quatreheures de suite, et je revenais à Hombourg, harassé et affamé. Toutà coup, j’aperçus M. Astley qui me faisait signe de venir. Il étaitassis sur un banc. Je pris place auprès de lui. Il avait l’airpréoccupé, ce qui diminua la joie que j’avais de le revoir.

– Vous étiez donc ici ? Je pensais bien vous rencontrer, medit-il. Ne vous donnez pas la peine de me raconter votre vie durantces dix-huit mois ; je la connais.

– Bah ! Vous espionnez donc vos amis ? Au moins, vousne les oubliez pas… Ne serait-ce pas vous qui m’auriez libéré deprison à Roulettenbourg ?

– Non. Oh ! non. Je sais pourtant que vous avez été enprison pour dettes.

– Vous devez donc savoir qui m’a racheté.

– Non, je ne puis pas dire que je sache qui vous a racheté.

– C’est étrange. J’ai pourtant peu d’amis parmi les Russes. Etencore, n’est-ce qu’en Russie qu’on voit les orthodoxes se racheterentre eux ; mais ils ne le feraient pas à l’étranger. J’auraisplutôt cru à la fantaisie de quelque original Anglais.

M. Astley m’écoutait avec étonnement. Il semblait s’attendre àme trouver plus triste et plus abattu.

– Je ne vous félicite pas d’avoir conservé votre indépendanced’autrefois, reprit-il sur un ton désagréable.

– Vous préféreriez me voir plus humble, dis-je en riant.

Il ne comprit pas d’abord, puis, ayant saisi ma pensée, ilsourit.

– Votre observation me plaît. Je reconnais mon ancien ami, siintelligent, si vif et un peu cynique. Il n’y a que les Russes pourréunir des qualités aussi contradictoires. Vous avez raison,l’homme aime toujours à voir son meilleur ami humilié devant lui,et c’est sur cette humiliation que se fondent les plus solidesamitiés. Eh bien ! exceptionnellement, je suis enchanté devous voir si courageux. Dites-moi, ne voulez-vous pas renoncer aujeu ?

– Oh ! je l’enverrai au diable dès que…

– Dès que… vous aurez gagné une fortune ? Vous l’avez ditmalgré vous, et c’est bien votre sentiment. Dites-moi encore, vousn’avez rien en tête que le jeu ?

– Non… rien…

Il m’examina curieusement. Je n’étais au courant de rien ;je ne lisais pas les journaux et n’ouvrais jamais un livre.

– Vous êtes engourdi, remarqua-t-il. Vous vous êtes désintéresséde la vie sociale, des devoirs humains, de vos amitiés, – car vousen aviez, – et vous avez même abandonné vos souvenirs. Je merappelle le temps où vous étiez dans toute l’intensité de votredéveloppement vital. Eh bien, je suis sûr que vous avez oublié vosmeilleures impressions d’alors. Vos rêves d’aujourd’hui ne vont pasplus loin que rouge et noir, j’en suis sûr.

– Assez, monsieur Astley, assez, je vous en prie ; ne merappelez pas mes souvenirs, m’écriai-je avec rage. Sachez que jen’ai rien oublié. J’ai seulement chassé de ma mémoire le passéjusqu’au moment où ma situation aura changé, et alors, alors… alorsvous verrez un ressuscité !

– Vous serez encore ici dans dix ans ; je vous offre d’enfaire le pari, et, si je perds, je vous le payerai ici même, sur cebanc.

– Pour vous prouver que je n’ai pas tout oublié, permettez-moide vous demander où est maintenant mademoiselle Paulina. Si cen’est pas vous qui m’avez racheté, c’est certainement elle, etvoilà longtemps que je suis sans nouvelles à son sujet.

– Non, je ne crois pas que ce soit elle qui vous ait racheté.Elle est maintenant en Suisse, et vous me ferez plaisir en cessantde me questionner sur mademoiselle Paulina, dit-il d’un ton fermeet légèrement irrité.

– Cela signifie qu’elle vous a blessé aussi, m’écriai-je enriant malgré moi.

– Mademoiselle Paulina est la plus honnête et la meilleurepersonne qui soit au monde. Je vous le répète, cessez vosquestions. Vous ne l’avez jamais connue, et son nom prononcé parvous offense tous mes sentiments.

– Ah !… Vous avez tort. Jugez vous-même : de quoiparlerions-nous, si ce n’est d’elle ? Elle est le centre detous nos souvenirs. Je vous demande seulement ce qui concerne… pourainsi dire, la position… extérieure de mademoiselle Paulina, etcela peut se dire en deux mots.

– Soit ! à condition que ces deux mots vous suffiront.Mademoiselle Paulina a été longtemps malade. Elle n’est pas mêmeencore guérie. Elle a vécu pendant quelque temps avec ma mère et masœur dans le nord de l’Angleterre. Il y a six mois, la babouschka,– vous vous rappelez cette folle ? – est morte en lui laissantsept mille livres. Elle voyage maintenant avec la famille de masœur, qui est mariée. Son frère et sa sœur sont aussi avantagés parle testament et font leurs études à Londres. Le général est mort ily a un mois, à Paris, d’une attaque d’apoplexie. Sa femme letraitait à merveille, mais avait fait passer à son propre nom toutela fortune de la babouschka. Voilà.

– Et de Grillet ? Voyage-t-il aussi en Suisse ?

– Non. De Grillet est je ne sais où. De plus, une fois pourtoutes, je vous en préviens, évitez ces allusions et cesrapprochements tout à fait dépourvus de noblesse ; autrementvous auriez affaire à moi.

– Comment ! malgré nos anciennes relationsamicales ?

– Oui.

– Mille excuses, monsieur Astley ; mais permettez pourtant.Il n’y a là rien d’offensant. Je ne fais aucune allusion malséante.D’ailleurs, comparer ensemble une jeune fille russe et un Françaisest impossible.

– Si vous ne rappelez pas à dessein le nom de De Grillet en mêmetemps que… l’autre nom, je vous prie de m’expliquer ce que vousentendez par l’impossibilité de cette comparaison. Pourquoi est-ceprécisément d’un Français et d’une jeune fille russe que vousparlez ?

– Vous voyez ! Vous voilà intéressé. Mais le sujet est tropvaste, monsieur Astley. La question est plus importante qu’on nepourrait le croire au premier abord. Un Français, monsieur Astley,c’est une forme belle, achevée. Vous, en votre qualitéd’Anglo-Saxon, vous pourrez n’en pas convenir, – pas plus que moien qualité de Russe, – par jalousie, peut-être. Mais nos jeunesfilles peuvent avoir une autre opinion. Vous pouvez trouver Racineparfumé, alambiqué, et vous ne le lirez même peut-être pas. Je suispeut-être de votre avis. Peut-être le trouverons-nous mêmeridicule. Il est pourtant charmant, monsieur Astley, et, que nousle voulions ou non, c’est un grand poète. Les Français, – querésument les Parisiens, – avaient déjà des élégances et des grâcesquand nous étions encore des ours. La Révolution a partagél’héritage de la noblesse au plus grand nombre. Il n’y a pasaujourd’hui si banal petit Français qui n’ait des manières, de latenue, un langage et même des pensées comme il faut, sans que nison esprit ni son cœur y aient aucune part. Il a acquis tout celapar hérédité. Or il est peut-être par lui-même vil parmi les plusvils. Eh bien ! monsieur Astley, apprenez qu’il n’y a pas aumonde d’être plus confiant, plus intelligent et plus naïf qu’unejeune fille russe. De Grillet, se montrant à elle sous son masque,peut la séduire sans aucune peine. Il a la grâce des dehors, et lajeune fille prend ces dehors pour l’âme elle-même, et non pour uneenveloppe impersonnelle. Les Anglais, pour la plupart, –excusez-moi, c’est la vérité, – sont gauches, et les Russes aimenttrop la beauté, la grâce libre, pour se passer de ces qualités. Caril faut de l’indépendance morale pour distinguer la valeur ducaractère personnel ; nos femmes, et surtout nos jeunesfilles, manquent de cette indépendance, et, dites-moi, quelleexpérience ont-elles ? Mademoiselle Paulina a dû pourtantbeaucoup hésiter avant de vous préférer ce gredin de De Grillet.Elle peut être votre amie, vous accorder toute sa confiance, maisle gredin régnera toujours. Elle conservera son amour même parentêtement, par orgueil ; le gredin restera toujours un peu,pour elle, le marquis plein d’affable élégance, libéral, et que sademi-ruine parait d’une grâce de plus. On a pu depuis percer à jourle faux bonhomme ; qu’importe ? Elle tient à l’ancien deGrillet, il vit encore pour elle, et elle le regrette d’autant plusqu’il n’a existé que pour elle. Vous possédez une fabrique desucre, monsieur Astley ?

– Oui, je fais partie d’une entreprise de raffinerie, Lovel etCie.

– Eh bien ! vous voyez, monsieur Astley, d’un côté unraffineur, de l’autre Apollon du Belvédère. Moi, je ne suis pasmême un raffineur. Je suis un joueur à la roulette, j’ai étédomestique. (Mademoiselle Paulina doit en être informée, car jevois qu’elle a une très bonne police.)

– Vous êtes irrité, me répondit monsieur Astley avec le plusgrand calme. Vos saillies sont sans originalité.

– J’en conviens ; mais, mon noble ami, n’est-ce pasprécisément ce qu’il y a de plus affreux, que ces clichés si vieux,si vieux, soient encore vrais ? Nous n’avons donc, nous autresgens modernes, rien inventé !

– Voilà des paroles ignobles… ; car, car… sachez, dit M.Astley, d’une voix tremblante et les yeux étincelants, sachez donc,ingrat, malheureux, homme perdu que vous êtes ! sachez que jesuis venu à Hombourg exprès, parce qu’elle m’a chargé de vous voir,de vous entretenir longuement et sincèrement, et prié de luicommuniquer vos pensées et vos espérances et… et vos souvenirs.

– Vraiment ! vraiment ! m’écriai-je.

Des larmes brûlantes coulaient de mes yeux ; je ne pouvaisles retenir. Il me semblait que c’étaient mes premières larmes.

– Oui, malheureux, elle vous aimait, et je puis vous le révéler,car vous êtes un homme perdu. J’aurais beau vous dire qu’elle vousaime encore, vous resterez ici cependant ! Oui, vous êtesperdu ! Vous aviez certaines facultés rares, un caractère vif.Vous étiez un homme de valeur. Vous auriez pu être utile à votrepatrie, qui a tant besoin d’hommes ! Mais vous resterezici ; votre vie est finie. Je ne vous en fais pas un crime : àmon avis, tous les Russes sont comme vous. Ce n’est pas toujours laroulette qui les perd ; mais qu’importe le moyen ? Lesexceptions sont rares. Vous n’êtes pas le premier à ne pascomprendre la loi du travail. La roulette est le jeu des Russes parexcellence. Jusqu’ici vous étiez honnête, vous préfériez servir quevoler. Mais votre avenir m’épouvante. Assez et adieu ! Vousavez probablement besoin d’argent. Voilà dix louis d’or, allez lesjouer. Prenez… Adieu… Prenez donc !

– Non, monsieur Astley ; après tout ce que vous venez de medire…

– Prenez ! s’écria-t-il. Je suis convaincu que vous êtesencore honnête, et je vous fais cette offre comme peut la faire unami à un véritable ami. Si j’étais sûr que vous renoncerez au jeuet que vous retournerez dans votre patrie, je vous donneraisimmédiatement mille livres pour le commencement de votre carrière.Mais non, mille livres ou dix louis sont aujourd’hui pour vous lamême chose. Vous les perdrez en tout cas. Prenez, et adieu.

– Je les prends à condition que vous me permettrez de vousembrasser avant de vous quitter.

– Oh ! cela, avec plaisir.

Nous nous embrassâmes, et M. Astley partit.

Non, il a tort. Si j’ai parlé de Paulina et du petit Françaissans assez de mesure, il en a tout à fait manqué en parlant desRusses. Je ne m’offense pas personnellement de ce qu’il m’a dit… Dureste, tout cela, ce ne sont que des paroles, des paroles… Il fautagir. Le principal est de courir en Suisse. Demain même… Oh !si je pouvais partir tout de suite, me régénérer,ressusciter ! Il faut leur prouver que… Il faut que Paulina lesache, je puis être encore un homme. Il faut seulement…Aujourd’hui, il est déjà trop tard, mais demain… Oh ! j’ai lepressentiment, – et il n’en peut être autrement… – J’ai quinzelouis, et j’avais commencé avec quinze florins ! Si je meconduis avec prudence, et je ne suis plus un enfant, il ne se peut…Ah ! je ne comprends donc pas moi-même que je suisperdu ! Mais qui m’empêche de me sauver ? De la raison,de la patience, et je suis sauvé… Je n’ai qu’à tenir bon une fois,et, en une heure, je puis changer ma destinée. Il faut avoir ducaractère, c’est l’important…

Ah ! oui ! j’ai eu du caractère, cette fois !…J’ai perdu, cette fois, tout ce que possédais…

Je sors de la gare et je retrouve, dans mon gousset, encore unflorin. J’ai donc de quoi dîner, pensai-je. Et je n’avais pas faitcent pas que je retournais au salon de jeu. Je mis mon florin sur «manque », et vraiment il y a quelque chose de particulier en ceci :un homme seul, loin de son pays natal, loin de ses amis, sanssavoir s’il mangera aujourd’hui, risque son dernier florin, ledernier des derniers ! J’ai gagné, et, vingt minutes après, jesortais avec cent soixante-dix florins dans ma poche. C’est unfait ! Voilà mon dernier florin ! Et que serais-je devenusi j’avais manqué de courage ?…

Demain, demain, tout finira…

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