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Le Loup blanc

Le Loup blanc

de Paul Féval (père)

Chapitre 1 La chanson

Il n’y a pas encore bien longtemps, le voyageur qui allait de Paris à Brest, de la capitale du royaume à la première de nos cités maritimes, s’endormait et s’éveillait deux fois, bercé par les cahots de la diligence, avant d’apercevoir les maigres moissons, les pommiers trapus et les chênes ébranlés de la pauvre Bretagne. Il s’éveillait la première fois dans les fertiles plaines du Perche, tout près de la Beauce, ce paradis des négociants en farine : il se rendormait poursuivi par l’aigrelet parfum du cidre de l’Orne et par le patois nasillard des naturels de la Basse-Normandie. Le lendemain matin, le paysage avait changé ; c’était Vitré, la gothique momie, qui penche ses maisons noires et les ruines chevelues de son château sur la pente raide de sa colline ; c’était l’échiquier de prairies plantées çà et là de saules et d’oseraies où la Vilaine plie et replie en mille détours son étroit ruban d’azur. Le ciel, bleu la veille, était devenu gris ; l’horizon avait perdu son ampleur,l’air avait pris une saveur humide. Au loin, sur la droite,derrière une série de monticules arides et couverts de genêts, on apercevait une ligne noire. C’était la forêt de Rennes.

La forêt de Rennes est bien déchue de sa gloire antique. Les exploitations industrielles ont fait, depuis ce temps, un terrible massacre de ses beaux arbres.

MM. de Rohan, de Montbourcher, de Châteaubriant y couraient le cerf autrefois, en compagnie des seigneurs de Laval, invités tout exprès, et de M. l’intendant royal, dont on se serait passé volontiers. Maintenant, c’est à peine si les commis rougeauds des maîtres de forges y peuvent tuer à l’affût, de temps à autre, quelque chétif lapereau ou un chevreuil étique que le spleen porte à braver cet indigne trépas.

On n’entend plus, sous le couvert, leséclatantes fanfares ; le sabot des nobles chevaux ne frappeplus le gazon des allées ; tout se tait, hormis les marteauxet la toux cyclopéenne de la pompe à feu.

Certains se frottent les mains à l’aspect dece résultat. Ils disent que les châteaux ne servaient à rien et queles usines font des clous. Nous avons peut-être, à ce sujet, uneopinion arrêtée, mais nous la réserverons pour une occasionmeilleure.

Quoi qu’il en soit, au lieu de quelqueskilomètres carrés, grevés de coupes accablantes, et dont les troisquarts sont à l’état de taillis, la forêt de Rennes avait, il y acent cinquante ans, onze bonnes lieues de tour, et des tenues defutaie si haut lancées, si vastes et si bien fourrées de plantes àla racine, que les gardes eux-mêmes y perdaient leur chemin.

En fait d’usines, on n’y trouvait que dessaboteries dans les « fouteaux » ; et aussi, dansles châtaigneraies, quelques huttes où l’on faisait des cerclespour les tonneaux. Au centre des clairières, dix à douze logesgroupées et comme entassées servaient de demeures aux charbonniers.Il y en avait un nombre fort considérable, et, en somme, lapopulation de la forêt passait pour n’être point au-dessous dequatre à cinq mille habitants.

C’était une caste à part, un peuple à demisauvage, ennemi-né de toute innovation, et détestant par instinctet par intérêt tout régime autre que la coutume, laquelle luiaccordait tacitement un droit d’usage illimité sur tous lesproduits de la forêt, sauf le gibier.

De temps immémorial, sabotiers, tonneliers,charbonniers et vanniers avaient pu, non seulement ignorer jusqu’aunom d’impôt, mais encore prendre le bois nécessaire à leurindustrie sans indemnité aucune. Dans leur croyance, la forêt étaitleur légitime patrimoine : ils y étaient nés ; ilsavaient le droit imprescriptible d’y vivre et d’y mourir. Quiconqueleur contestait ce droit devenait pour eux un oppresseur.

Or ils n’étaient point gens à se laisseropprimer sans résistance.

Louis XIV était mort. Philippe d’Orléans, aumépris du testament du monarque défunt, tenait la régence. Bien quece prince, pour qui l’histoire a eu de sévères condamnations, mîtvolontairement en oubli la grande politique de son maître, cettepolitique subsistait par sa force propre, partout où des mainsmalhabiles ou perfides ne prenaient point à tâche de la minersourdement.

En Bretagne, la longue et vaillante résistancedes États avait pris fin.

Un intendant de l’impôt avait été installé àRennes, et le pacte d’Union, violemment amendé, ne gardait plus sesfières stipulations en faveur des libertés de la province. Le partibreton était donc vaincu ; la Bretagne se faisait France endéfinitive : il n’y avait plus de frontière.

Mais autre chose était de consentir une mesureen assemblée parlementaire, autre chose de faire passer cettemesure dans les mœurs d’un peuple dont l’entêtement est devenuproverbial. M. de Pontchartain, le nouvel intendant royalde l’impôt, avait l’investiture légale de ses fonctions ; illui restait à exécuter son mandat, ce qui n’était point chosefacile.

Partout on accusa les États deforfaiture : on résistait partout.

Lors de la conspiration de Cellamare, ce futen Bretagne que la duchesse du Maine réunit ses plus hardissoldats. Les Chevaliers de la Mouche à miel qui senommaient aussi les Frères bretons, formaient unevéritable armée dont les chefs, MM. de Pontcallec, deTalhoët, de Rohan-Polduc et autres eurent la tête tranchée sous leBouffay de Nantes, en 1718.

Ce fut un rude coup. La conspiration rentrasous terre.

Mais la ligue des Frères bretons, antérieure àla conspiration, et qui, en réalité, n’avait plus d’objetpolitique, continua d’exister et d’agir quand la conspiration futmorte.

C’est le propre des assemblées secrètes devivre sous terre. Les Frères bretons refusèrent d’abord l’impôt lesarmes à la main, puis ils cédèrent à leur tour, mais, tout encédant, ils vécurent.

Vingt ans après l’époque où se passèrent lesévénements que nous allons raconter, et qui forment le prologue denotre récit, nous retrouverons leurs traces. Le mystère est dans lanature de l’homme. Les sociétés secrètes meurent cent fois.

En 1719, presque tous les gentilshommess’étaient retirés de l’association, mais elle subsistait parmi lebas peuple des villes et des campagnes.

Ce qui restait de frères nobles étaitl’objet d’un véritable culte.

Les châteaux où se retranchaient ces partisansinflexibles de l’indépendance devenaient des centres autourdesquels se groupaient les mécontents. Ceux-ci étaient peut-êtreimpuissants déjà pour agir sur une grande échelle, mais leuropposition (qu’on nous passe l’anachronisme) se faisait entoute sécurité.

Il eût fallu, pour les réduire, mettre à feuet à sang le pays où ils avaient des attaches innombrables.

D’après ce que nous avons dit de la forêt deRennes, on doit penser qu’elle était un des plus actifs foyers dela résistance. Sa population entièrement composée de gens pauvres,ignorants et endurcis aux plus rudes travaux, était dans desconditions singulièrement favorables à cette résistance, dont lefond est une négation pure et simple, soutenue par la forced’inertie. Assez nombreux et assez unis pour combattre si nulleautre ressource ne pouvait être employée, les gens de la forêtattendaient, confiants dans les retraites inaccessibles qu’offrait,à chaque pas, le pays, confiants surtout dans la connaissanceparfaite qu’ils avaient de leur forêt, cet immense et sombrelabyrinthe dont les taillis reliaient la campagne de Rennes auxfaubourgs de Fougères et de Vitré.

Dans ces trois villes, ils avaient desadhérents. Le premier coup de mousquet tiré sous le couvert devaitarmer la plèbe déguenillée des basses rues de Rennes, leshistoriques bourgeois de Vitré, qui portaient encore brassards,hauberts et salades, comme des hommes d’armes, du XVesiècle, et les habiles braconniers de Fougères. Avec tout cela, ilétait raisonnable d’espérer que les sergents deM. de Pontchartrain pourraient ne point avoir beaujeu.

Il y avait au monde un homme qu’ilsrespectaient tant que, si cet homme leur eût dit : payezl’impôt au roi de France, ils auraient peut-être obéi.

Mais cet homme n’avait garde.

Il était justement, cet homme, l’un des plusobstinés débris de l’association bretonne, et sa voix retentissaitencore de temps à autre dans la salle des États, pour protestercontre l’envahissement de l’ancien domaine des Riches ducspar les gens du roi de France.

Il avait nom Nicolas Treml de La Tremlays,seigneur de Boüexis-en-Forêt, et possédait, à une demi-lieue dubourg de Liffré, un domaine qui le faisait suzerain de presque toutle pays.

Son château de La Tremlays était l’un des plusbeaux qui fût dans la Haute-Bretagne ; son manoir de Bouëxisn’était guère moins magnifique. Il fallait deux heures pour serendre de l’un à l’autre, et tout le long du chemin on marchait surla terre de Treml.

M. Nicolas, comme on l’appelait, était unvieillard de grande taille et d’austère physionomie. Ses longscheveux blancs tombaient en mèches éparses sur le drap grossier deson pourpoint coupé à l’ancienne mode. L’âge n’avait point modéréla fougue de son sang. À le voir droit et ferme sur la selle,lorsqu’il chevauchait sous la futaie, les gens de la forêt sesentaient le cœur gaillard et disaient :

– Tant que vivra notre monsieur, il yaura un Breton dans la Bretagne, et gare aux sangsues de Paris.

Ils disaient vrai. Le patriotisme de NicolasTreml était aussi indomptable qu’exclusif. La décadence graduelledu parti de l’indépendance, loin de lui être un enseignement,n’avait fait que grandir son obstination. D’année en année, sescollègues des États écoutaient avec moins de faveur ses rudesprotestations ; mais il protestait toujours, et c’était lamain sur la garde de son épée qu’il fulminait ses menaçantesdiatribes contre le représentant de la couronne.

Un jour, pendant qu’il parlait, messieurs dela noblesse se prirent à rire et plusieurs voixmurmurèrent :

– Décidément, monsieur Nicolas a perdu latête.

Il s’arrêta tout à coup : une grandepâleur monta jusqu’à son front ; son œil lança un éclair. Ilse couvrit et gagna lentement la porte. Sur le seuil il croisa sesbras et envoya au banc de la noblesse un long regard de défi.

– Je remercie Dieu, dit-il d’une voixlente et durement accentuée qui pénétra jusqu’aux extrémités de lasalle, je remercie Dieu de n’avoir perdu que la tête, quandmessieurs mes amis, eux, ont perdu le cœur.

À ce sanglant outrage vous eussiez vu bondirsur leurs sièges tous ces fiers gentilshommes. Vingt rapièresfurent à l’instant dégainées. Nicolas Treml ne bougea pas.

– Laissez là vos épées, reprit-il. Moiaussi, je fus insulté ; pourtant je me retire. Ce n’est pointdu sang breton qu’il faut à ma colère. Adieu, messieurs. Je prieDieu que vos enfants oublient leurs pères et se souviennent deleurs aïeux. Je me sépare de vous et je vous renie. Vous avez misla Bretagne au tombeau ; moi, je mettrai du sang sur letombeau de la Bretagne. Quand il n’est plus temps de combattre, ilest temps encore de se venger et de mourir.

M. de La Tremlays monta sur son boncheval et prit la route de son domaine.

Ceux qui le rencontrèrent en chemin, cejour-là, ne purent deviner les pensées qui se pressaient dans sonesprit. Robuste de cœur autant que de corps, il savait garderau-dedans de lui sa colère. Son front restait calme, son regarderrait, vague et indifférent, sur le plat paysage des environs deRennes.

Lorsqu’il entra sous le couvert de la forêt,le soleil baissait à l’horizon. M. de La Tremlayscontempla plus d’une fois avec convoitise les retranchementsnaturels et imprenables qu’offrait à chaque pas le solvierge ; il comptait involontairement ces hommes vigoureux etvaillants qui le saluaient de loin avec une respectueuseaffection.

– La guerre, pensait-il, pourrait êtreterrible avec ces soldats et ces retraites.

Il arrêtait son cheval et devenait rêveur.Mais bientôt une idée tyrannique fronçait ses sourcils grisonnants.Il se redressait et son œil brillait d’un sauvage éclat.

– Point de guerre ! disait-il alors.Un duel ! Un seul coup, une seule mort !

Et M. de La Tremlays, enfonçant seséperons dans les flancs de son cheval, combinait un de ces plansdont l’extravagante hardiesse amène le sourire sur les lèvres deshommes de bon sens, et que le succès peut à peinesanctionner : un plan audacieux, chevaleresque, maisimpossible et fou, dont l’idée ne pouvait germer que dans uncerveau de gentilhomme campagnard, ignorant le monde et toisant laprose du présent à la poétique mesure du passé.

Il ne faudrait point pourtant se méprendre ettaxer Nicolas Treml de démence, parce que son entreprise dépassaitles bornes du possible. Il le savait et son enthousiasme ne luicachait point la profondeur de l’abîme.

Mais c’est un de ces hommes à cervelle debronze, qui voient le précipice ouvert et ne s’arrêtent point poursi peu en chemin.

Une seule circonstance eût pu le fairehésiter. La maison de La Tremlays n’avait qu’un héritier direct,Georges Treml, petit-fils du vieux gentilhomme. Que deviendrait cetenfant de cinq ans, frappé dans la personne de son aïeul etdépourvu de protecteur naturel ? Nicolas Treml supportaitimpatiemment cette objection que lui faisait sa conscience.

– Si je réussis, pensait-il, Georges auraun héritage de gloire ; si j’échoue, monsieur mon cousin deVaunoy lui gardera son patrimoine. Vaunoy est un bon chrétien et unloyal gentilhomme.

Comme il prononçait mentalement ces paroles,une voix grêle et lointaine lui apporta le refrain d’une chanson dupays, sorte de complainte dont l’air mélancolique accompagnait lerécit du trépas d’Arthur de Bretagne, méchamment mis à mort par sononcle Jean sans Terre.

M. de La Tremlays se sentit venir aucœur un pressentiment funeste en écoutant cela.

– Impossible ! murmura-t-ilpourtant ; M. de Vaunoy est un digne parent.

La voix se rapprochait, le chant semblaitprendre une nuance d’ironie.

– D’ailleurs, poursuivit le vieuxgentilhomme, mon petit Georges est breton ; son bonheur, commeson sang appartient à la Bretagne.

La voix se tut durant quelques secondes, puiselle éclata tout à coup juste au-dessus de M. de LaTremlays. Celui-ci leva brusquement la tête et aperçut, au hautd’un gigantesque châtaignier dont la couronne, dominant les arbresd’alentour, était vivement frappée par les rayons du soleilcouchant, un être d’apparence extraordinaire et presque diabolique.Son corps, ainsi éclairé, rayonnait une sorte de lueur blafarde. Siun voyageur l’eût rencontré dans les forêts du Nouveau Monde il nelui aurait certainement pas accordé le nom d’homme, et l’histoirenaturelle de M. de Buffon contiendrait un article deplus : le babouin blanc. Cette créature ressemblait en effet àun énorme singe de couleur blanchâtre, elle sautait d’une branche àl’autre avec une agilité merveilleuse, et à chaque saut, unfaisceau de menus roseaux tombait à terre.

Son chant continuait.

Il est à croire que ce n’était pas la premièrefois que M. de La Tremlays rencontrait ce personnageétrange, car il arrêta son cheval sans manifester la moindresurprise et siffla comme on fait pour appeler un chien.

Le chant cessa aussitôt, et la créatureperchée au sommet du châtaignier, dégringolant de branche enbranche, tomba aux pieds du vieux seigneur en poussant ungrognement amical et respectueux.

C’était bien un homme, et pourtant il étaitplus extraordinaire encore de près que de loin. Ses jambes nues,couvertes de poils incolores, supportaient gauchement un torsedifforme et de beaucoup trop court. Son cou, osseux et planté enbiseau sur sa creuse poitrine, était surmonté d’une face anguleuse,aux os de laquelle se collait une peau blême et semée de duvet. Sescheveux, ses sourcils, sa barbe naissante, tout était blanc, etc’était merveille de voir reluire son œil sanglant au milieu de celaiteux entourage.

Aucun signe certain, dans toute sa personne,ne pouvait servir à préciser son âge.

Peut-être était-ce un enfant, peut-êtreétait-ce un vieillard.

L’extrême agilité qu’il venait de déployeréloignait également néanmoins ces deux suppositions.

Il fallait la pleine jeunesse pour concentrertant de vigoureuse souplesse sous cette enveloppe chétive etmisérable.

Il se releva d’un bond et vint se planter aumilieu du chemin, devant la tête du cheval.

– Comment va ton père, Jean Blanc ?demanda M. de La Tremlays.

– Comment va ton fils, NicolasTreml ? répondit l’albinos en exécutant une cabriole.

Un nuage couvrit le front du vieillard. Cettebrusque question correspondait mystérieusement au sujet de sarêverie.

– Tu deviens insolent, mon garçon,grommela-t-il. Je suis trop bon envers vous autres vilains, et celavous donne de l’audace. Fais-moi place, et que je ne t’y prenneplus !

Au lieu d’obéir à cet ordre, prononcé d’un tonsévère, Jean Blanc saisit la bride du cheval et se mit à souriretranquillement.

– Tu te trompes, monsieur Nicolas, dit-ild’une voix douce et triste. Ce n’est pas avec nous pauvres gens,que tu es trop bon, c’est avec d’autres que tu aimes et qui tedétestent.

– Paix ! fou que tu es ! voulutinterrompre M. de La Tremlays.

L’albinos ne lâcha point la bride etcontinua :

– Le père de Jean Blanc va bien. JeanBlanc veillait hier auprès de lui ; auprès de lui il veillerademain. Hier tu veillais sur Georges Treml : veilleras-tu surlui demain, monsieur Nicolas ?

– Que veux-tu dire ?

– C’est une belle chanson que la chansond’Arthur de Bretagne… Écoute : je sais ramper sous le couvert,tout aussi bien que grimper au faîte des châtaigniers. Je t’aisuivi longtemps dans la forêt, tu causais avec ta conscience ;j’ai compris, et j’ai chanté la chanson d’Arthur.

– Quoi ! s’écria M. de LaTremlays, tu m’as entendu ! tu sais tout !

– Non, pas tout. Tu as dit trop de foliespour que j’aie pu comprendre. Mais, crois-moi, ne laisse pas notrepetit monsieur Georges à la merci d’un cousin. Si tu veux t’enaller bien loin, prends ton petit-fils en croupe : si tu ne lepeux pas, tue-le, mais ne l’abandonne pas. Et maintenant je vaiscouper des branches pour faire des cercles de barrique, monsieurNicolas. Que Dieu te bénisse !

L’albinos lâcha la bride et grimpa comme unchat le long du tronc noueux d’un châtaignier. La nuit commençait àtomber. Le costume de cet être bizarre, formé de peaux d’agneaux etblanc comme sa personne, se distinguait à travers les branchesqu’il franchissait avec une indescriptible prestesse.

M. de La Tremlays se remit en route,tout pensif.

– C’est un pauvre insensé, sedisait-il.

Mais son cœur se serrait de plus en plus, etlorsque la voix de Jean Blanc, se faisant de nouveau entendre, luijeta, par-dessus les têtes touffues de grands chênes, les noteslugubres de la complainte d’Arthur de Bretagne, le vieuxgentilhomme eut froid à l’âme et prononça en frémissant le nom deson petit-fils.

Chapitre 2Le coffret de fer

Quand Nicolas Treml de La Tremlays franchit lagrand’porte de son beau château, il faisait nuit noire. Il jeta labride à ses valets sans mot dire, monta le perron d’un air distraitet se rendit tout droit à la chambre de son petit-fils.

Georges dormait. C’était un joli enfant blancet rose, dont les cheveux blonds bouclaient gracieusement sur lesbroderies de l’oreiller. Sans doute un doux songe visitait en cemoment son sommeil, car sa bouche s’entr’ouvrait en un charmantsourire, pendant que ses petites mains s’agitaient et semblaientsoutenir une lutte de caresses.

Quand les enfants s’ébattent ainsi en dejoyeux rêves, les bonnes gens de Rennes disent qu’ils rient auxanges ; pensée charmante et poétique, à coup sûr.

Mais en Bretagne tout ce qui est poétique etcharmant tourne bien vite à la mélancolie : on regarde cettejoie du sommeil comme un présage de mort. L’enfant rit auxanges, parce que les anges de Dieu sont là autour de sonchevet, pour emporter son âme au ciel.

Nicolas Treml se pencha sur la couche de sonpetit-fils. Sa lèvre barbue toucha la joue de l’enfant qui nes’éveilla point.

– Arthur de Bretagne ! murmura levieux gentilhomme qui ne pouvait oublier les paroles de JeanBlanc ; si le dernier rejeton de ma race allait êtresacrifié !… Mais non cet homme est un fou, et mon cousin deVaunoy ne ressemble pas plus à l’Anglais Jean sans Terre qu’unchien fidèle ne ressemble à un loup !

Il s’assit auprès du chevet de Georges etrendit son esprit à l’idée fixe qu’il poursuivait.

M. de La Tremlays, puissamment richeet noble, comme nous l’avons dit, avait perdu son fils unique deuxans auparavant. Ce fils, qui avait nom Jacques Treml et qui étaitpère de Georges, avait été de son vivant un homme fort etbrave ; Nicolas Treml lui avait inculqué de bonne heure sahaine contre la France, son amour pour la Bretagne, deux sentimentsqui, chez lui, affectaient tous les caractères de la passion.

La mort de Jacques fut pour le vieuxgentilhomme un coup cruel. Ce n’était pas seulement un fils,c’était l’héritier de ses croyances qui descendait dans latombe.

Il se sentait vieillir. Aurait-il le tempsd’inoculer à Georges sa haine et son amour ?

Les vieux souverains, à qui Dieu retire lefils qui devait continuer leur œuvre politique laborieusementcommencée, regardent avec désespoir le berceau du fils de leurfils.

Cet enfant mettra vingt ans à se faire homme,et il ne faut qu’un jour pour voir crouler une dynastie.

Nicolas Treml n’était pas roi, mais il seregardait comme le dernier représentant d’une pensée vaincue quipouvait à son tour remporter la victoire. Jacques était son brasdroit, son successeur, un autre lui-même ; Georges n’étaitqu’un enfant.

Au lieu d’une arme à l’épreuve, Nicolas Tremln’avait plus qu’un faible roseau dans la main.

Il y avait de par la province de Bretagne unefamille pauvre et de noblesse douteuse qui se prétendait branche deTreml et ajoutait ce nom au sien propre. Avant la mort de Jacques,M. de La Tremlays avait intenté à cette famille de Vaunoyun procès, pour la contraindre à se désister de toute prétention aunom de Treml.

Le procès était pendant, et, suivant touteapparence, le parlement de Rennes allait condamner les Vaunoylorsque Jacques mourut. Ce fatal événement sembla changersubitement les desseins de M. de La Tremlays. Il arrêtal’action pendante au parlement de Rennes et invita Hervé de Vaunoy,l’aîné de la famille, à se rendre aussitôt près de lui. Celui-cin’eut garde de refuser l’invitation.

Il traversa la forêt monté sur un piètrecheval de labour. Arrivé sur la lisière qui touchait le domaine deTreml et les futaies de Bouëxis, il ôta respectueusement son feutreet salua toutes ces richesses, pendant qu’un sourire relevait lescoins de ses lèvres sous les crocs fauves de sa moustache.

Hervé de Vaunoy pouvait avoir alors quaranteans. C’était un petit homme replet, à chevelure roussâtre, dont lesexubérants anneaux encadraient un visage souriant et d’expressiondébonnaire. Ses yeux disparaissaient presque sous les longs poilsde ses sourcils ; mais ce qu’on en voyait était fort avenantet cadrait au mieux avec la fraîcheur vermeille de ses joues.

En somme, il avait l’air du meilleur vivantqui fût au monde, et il était impossible de le voir une seule foissans se dire : voilà un excellent petit homme !

La seconde fois, on ne disait rien dutout.

La troisième, on pensait à part soi que lepetit homme pouvait bien n’être point si bon qu’il voulaitparaître.

Chemin faisant, il inspecta le manoir deBouëxis, qu’il trouva très à son gré, et les fermes, métairies ettenures, qui lui parurent bien en point, et les bois dont il admiracordialement la belle venue. Pendant cela, son sourire vainqueur nele quittait point. On eût dit que le petit homme se voyait déjàdans l’avenir propriétaire et seigneur de toutes ces belleschoses.

Mais ce qui le flatta le plus, ce fut lechâteau de La Tremlays lui-même. À la vue de ce cher édifice quiouvrait sur une immense avenue sa grande porte écussonnée, Hervé deVaunoy arrêta son cheval de charrette et ne put retenir un crid’allégresse.

– Saint-Dieu ! murmura-t-il toutému, notre maison de Vaunoy tiendrait avec ses étables, écuries etpigeonniers sous le portail de ce noble château. Il faudrait queM. Nicolas Treml, mon cousin, eût l’âme bien dure pour nepoint me donner un gîte en quelque coin ; et quand on a pieddans quelque coin, talent et bonne volonté, tout le reste ypasse !

Il souleva le lourd marteau de la porte et mitde côté son sourire pour prendre un air humble et décemmentréservé.

M. de La Tremlays était assis sousle manteau de la haute cheminée dans la salle à manger. À son côté,un grand et beau chien de race sommeillait indolemment. Dans uncoin, le petit Georges, âgé de quatre ans alors, jouait sur lesgenoux de sa nourrice. On annonça Hervé de Vaunoy.

Le vieux seigneur se tourna lentement vers lenouveau venu et le chien, se dressant sur ses quatre pattes, poussaun sourd grognement.

– Paix, Loup, dit M. de LaTremlays.

Le chien se recoucha sans quitter des yeux leseuil où Hervé se tenait découvert et respectueusement incliné.

M. de La Tremlays continuaitd’examiner ce dernier en silence.

Au bout de quelques minutes, il parut prendretout à coup une résolution et se leva.

– Approchez, monsieur mon cousin, dit-ilavec une brusque courtoisie ; vous êtes le bienvenu au châteaude nos communs ancêtres.

Hervé ne put retenir un mouvement de joie envoyant sa parenté, à laquelle il ne croyait guère lui-même, si tôtet si aisément reconnue. Sur un geste du vieux seigneur, il pritplace sous le manteau de la cheminée.

L’entrevue fut courte et décisive.

– J’espère, monsieur de Vaunoy, ditNicolas Treml, que vous êtes un vrai Breton !

– Oui, Saint-Dieu ! mon cousin,répondit Hervé, un vrai Breton, tout à fait !

– Déterminé à donner sa vie pour le biende la province ?

– Sa vie et son sang, monsieur mon cousinde La Tremlays ! ses os et sa chair ! Détestant laFrance, Saint-Dieu ! abhorrant la France, monsieur mon digneparent ! prêt à dévorer la France d’un coup de dent si ellen’avait qu’une bouchée !

– À la bonne heure ! s’écria NicolasTreml enchanté. Touchez-là, Vaunoy, mon ami. Nous nous entendrons àmerveille, et mon petit-fils Georges aura un père en cas demalheur.

Hervé fut installé le soir même au château deLa Tremlays, et, depuis lors, il ne le quitta plus. Georges luiétait spécialement confié, et nous devons reconnaître qu’ilaffectait en toute occasion, pour l’enfant, une tendresseextraordinaire.

Les choses restèrent ainsi durant dix-huitmois. M. de La Tremlays prenait Hervé en confiance. Il leregardait comme un excellent et loyal parent. Les commensaux duchâteau faisaient comme le maître, et Vaunoy avait l’estime de toutle monde.

Il n’y avait que deux personnages auprèsdesquels Vaunoy n’avait point su trouver grâce : le premier etle plus considérable était Loup, le chien favori de NicolasTreml ; le second n’était autre que Jean Blanc, l’albinos.

Chaque fois que Vaunoy entrait au salon, Loupfixait sur lui ses rondes prunelles et grognait dans ses soiesjusqu’à ce que M. de La Tremlays lui eût imposépéremptoirement silence. Vaunoy avait beau le flatter, il perdaitsa peine. Loup, en bon Breton qu’il était, avait la tête dure et nechangeait point volontiers de sentiment.

M. de La Tremlays s’étonnait souventde l’aversion que Loup montrait à son cousin ; cela luidonnait même parfois à réfléchir, car il tenait Loup pour un chienperspicace et de bon conseil. Mais Vaunoy, d’autre part, était sihumble, si serviable, si dévoué !

Et puis, Saint-Dieu ! il détestait sicordialement la France.

Le moyen de concevoir des soupçons contre unhomme qui abhorrait ainsi M. le Régent ?

Quant à Jean Blanc, sa haine était moinsredoutable que celle de Loup. Jean Blanc, en effet, occupait dansl’échelle sociale une position infiniment plus humble. Il était, deson métier tailleur de cercles, passait pour idiot, et n’eût pointpu soutenir son vieux père sans l’aide charitable deM. de La Tremlays. Jean Blanc était reçu dans lescuisines du château, parce que l’hospitalité bretonne accueillaithommes, mendiants et animaux avec une égale religion ; maisc’était à grand’peine qu’il conquérait sa place au feu, et il luifallait exécuter bien des cabrioles pour désarmer le mauvaisvouloir du maître d’hôtel, lors de la distribution des vivres.

– Arrière, méchant mouton blanc !disait ce chef des valets de Treml. N’as-tu pas honte, gibier derebut, de demander la pitance d’un chrétien ?

Jean, suivant son humeur, hochait la tête enéclatant de rire, ou baissait ses yeux pleins de larmes. Parfois unéclair de raison ou de fierté semblait traverser sa cervelle. Alorsla bordure enflammée de ses paupières devenait livide, tandisqu’une tache écarlate se dessinait sur sa joue. C’était l’affaired’un instant.

L’écuyer Jude prenait alors le parti du pauvrealbinos, dont l’apathie naturelle avait déjà triomphé de safugitive colère.

– Un peu plus de charité, maître Alain,disait l’écuyer Jude au majordome ; Jean Blanc est le fils deson père, qui était un digne serviteur de Treml. Notre monsieurNicolas n’entend pas qu’on traite ainsi les bonnes gens de laforêt.

Jude ne mentait point. Nicolas Treml étaitdoux envers ses vassaux ; mais, si accompli que soit lemaître, l’insolence, cette gangrène de la valetaille, sait toujoursse faire place en quelque coin de l’office.

Alain, le maître d’hôtel, grommelait un juronarmoricain et coupait à Jean Blanc un morceau de pain de mauvaisegrâce. Celui-ci trempait aussitôt sa soupe, sans rancune apparente,et la dévorait avec la plus parfaite égalité d’âme. Quand il avaitfini, on lui donnait une seconde écuelle de bouillon bien chaudqu’il portait à son père, Mathieu Blanc, le vieux vannier de laFosse-aux-Loups.

Cette tranquillité de Jean Blanc était-ellefeinte ou réelle ? nous ne saurions trancher cette questiond’une manière précise, et parmi ceux qui le connaissaient, les avisétaient partagés. On s’accordait à reconnaître que sa cervelle necontenait point la somme d’idées raisonnables que comportel’intelligence de l’homme ; mais était-il sérieusementidiot ?

Tant que durait le jour, il chantait debizarres refrains sur les couronnes de châtaigniers, ou bien ilgambadait le long des chemins. À vêpres, son blême visage grimaçaità faire pâmer de rire chantres, marguillier et bedeau.

Et pourtant Jean priait dévotement.

Et pourtant Jean soignait son vieux père avecl’attention d’une fille dévouée ; quand Mathieu avait besoinde remèdes, Jean travaillait double, et plus d’un paysan affirmaitl’avoir vu, le soir, agenouillé au chevet du vieillard endormi.

En outre, on le savait capable d’unereconnaissance sans bornes. Il s’était jeté, sans armes, au-devantd’un sanglier qui menaçait l’écuyer Jude, son protecteur, et ilavait escaladé plus d’une fois les hautes murailles du jardin de LaTremlays, rien que pour baiser, en pleurant de joie, les mains dupetit Georges, le petit-fils de son bienfaiteur.

Sa tendresse pour l’enfant était pousséejusqu’à la passion, et ceux qui ne croyaient point à l’idiotisme deJean disaient que sa haine pour M. de Vaunoy venait de cequ’il le regardait comme un intrus, destiné à frustrer le petitGeorges de son héritage.

Ils disaient cela quand ils n’avaient point àdire autre chose de plus intéressant, car, bien entendu, Jean Blancétait un sujet de conversation fort secondaire. À part Vaunoy quile craignait vaguement d’instinct, Jude et M. de LaTremlays qui ne dédaignaient point de causer parfois familièrementavec lui, personne ne s’occupait beaucoup du pauvre albinos.

On admirait sa merveilleuse adresse à tous lesexercices du corps, comme on eût admiré l’agilité d’un chevreuil dela forêt. Sa douteuse folie ne l’entourait pas même de ce prestigequi s’attache, dans les contrées demi-sauvages, aux êtres privés deraison. Les gens de la forêt se défiaient de sa démence et ne latrouvaient point de franc aloi.

Quant aux femmes, Jean était pour elles unobjet de dégoût ou de moquerie. Elles riaient en apercevant de loinsa face enfarinée que nous ne saurions comparer qu’au masquepopulaire de nos pierrots ; elles frissonnaient lorsque lesoir elles voyaient briller, sous le linceul de sa chevelure,l’éclat phosphorescent de ses yeux.

Revenons à Nicolas Treml que nous avons laisséméditant au chevet de son petit-fils Georges.

Sans doute le sujet de ses réflexions lecaptivait bien puissamment ; car pendant de longues heures ildemeura immobile et si profondément absorbé qu’on eût pu le prendrepour l’un de ces vieillards de pierre qui dorment autour destombeaux.

L’horloge du château avait sonné minuit depuislongtemps lorsqu’il secoua sa préoccupation.

Il se leva ; son visage était sombre,mais résolu. Il saisit la lampe qui brûlait auprès de lui ettraversa doucement la salle, assourdissant le sonore cliquetis deses éperons pour ne point troubler le sommeil de Georges.

– Vaunoy est incapable de me trahir,murmura-t-il ; je le crois… sur mon salut, je le crois !Mais la confiance n’exclut pas la prudence, et il n’y a que Dieupour sonder jusqu’au fond le cœur des hommes. Je veux prendre mesprécautions.

Le vent des nuits courait dans les longscorridors de La Tremlays. Nicolas Treml, abritant de la main laflamme de la lampe, descendit le grand escalier et se rendit à lasalle d’armes où reposait Jude Leker, son écuyer.

Il l’éveilla et lui fit signe de lesuivre.

Jude obéit aussitôt en silence.

M. de La Tremlays remonta d’un pasrapide les escaliers du château, traversa de nouveau les corridorset fit entrer Jude dans une petite pièce de forme octogonale qu’ilavait choisie pour sa retraite, au premier étage d’unetourelle.

Lorsque Jude fut entré, M. de LaTremlays ferma la porte à clef.

L’honnête écuyer n’avait point coutume deprovoquer la confiance de son maître. Quand Nicolas Treml parlaitJude écoutait avec respect, mais il ne faisait jamais dequestions.

Cette fois, pourtant, la conduite du vieuxseigneur était si étrange, sa physionomie portait le cachet d’unerésolution si solennelle, que l’écuyer ne put réprimer sacuriosité.

– Vous n’avez pas votre figure de tousles jours, notre monsieur… commença-t-il.

Nicolas Treml lui imposa silence d’un geste etfit jouer la serrure d’une armoire scellée dans le mur.

De cette armoire, il tira un coffret de fervide qu’il mit entre les mains de Jude.

Ensuite, prenant, au fond d’un compartimentsecret, de pleines poignées d’or il les empila méthodiquement dansle coffret, comptant les pièces une à une.

Cela dura longtemps, car il compta cent millelivres tournois.

Jude n’en pouvait croire ses yeux et secreusait la tête pour deviner le motif de cette conduiteextraordinaire.

Quand il y eut dans le coffret cent millelivres bien comptées, Nicolas Treml le ferma d’un doublecadenas.

– Demain, dit-il, presque à voix basse etcalme, tu chargeras cette cassette sur un cheval, sur ton meilleurcheval, et tu iras m’attendre, avant le lever du soleil, à laFosse-aux-Loups.

Jude s’inclina.

– Avant de partir, repritM. de La Tremlays, tu prieras monsieur mon cousin deVaunoy de se rendre auprès de moi. Va !

Jude se dirigea vers la porte.

– Attends ! poursuivit encoreNicolas Treml : tu t’habilleras comme on fait lorsqu’on nedoit point revenir au logis de longtemps. Tu t’armeras comme pourune bataille où il faut mourir. Tu diras adieu à ceux que tu aimes.As-tu fait ton testament ?

– Non, répondit Jude.

– Tu le feras, continuaM. de La Tremlays.

Jude fit un signe d’obéissance et emporta lacassette.

Chapitre 3Le dépôt

Nicolas Treml ne dormit point cette nuit-là.Le lendemain, avant le jour, il entendit dans la cour le pas ducheval de Jude. Presque au même instant la porte de sa chambres’ouvrit et Hervé de Vaunoy parut sur le seuil. Maître Hervén’avait plus cet air humble et craintif dont nous l’avons vus’affubler en entrant au château pour la première fois. Son sourires’épanouissait maintenant, joyeux, sur sa lèvre. Il portait lefront haut et affectait les dehors d’une franchise brusque, à peinetempérée par le respect.

– Saint-Dieu ! dit-il en arrivant,vous êtes matinal, monsieur mon très cher cousin. J’étais encore àmon premier somme lorsqu’on est venu me réveiller de votrepart…

Il s’arrêta tout à coup en apercevant lesévère et pâle visage de Nicolas Treml, dont l’œil perçant tombaitd’aplomb sur son œil et semblait vouloir descendre jusqu’au fond desa conscience.

– Qu’y a-t-il ? murmura-t-il avec uninvolontaire effroi.

Nicolas Treml lui montra du doigt unsiège ; il s’assit.

– Hervé, dit le vieux gentilhomme d’unevoix lente et tristement accentuée, quand Dieu m’a repris mon fils,vous étiez un pauvre homme faible, vous souteniez une lutte inégalecontre moi qui suis fort. Vous alliez être écrasé…

– Vous avez été généreux, mon noblecousin, interrompit Vaunoy qui se sentait venir une vagueinquiétude.

– Serez-vous reconnaissant ? repritle vieillard.

Vaunoy se leva et lui saisit la main qu’ilporta vivement à ses lèvres.

– Saint-Dieu ! monsieur,s’écria-t-il, je suis à vous corps et âme !

Nicolas Treml fut quelque temps avant dereprendre la parole. Son regard ne se détachait point deVaunoy.

– Je crois, dit-il enfin ; je veuxvous croire. Aussi bien, il n’est plus temps d’hésiter ; marésolution est prise. Écoutez.

M. de La Tremlays s’assit auprès deVaunoy et poursuivit :

– Je vais partir pour ne point revenirpeut-être… ne m’interrompez pas… Ma route sera longue, et au boutde la route je trouverai un abîme. La Providence protège-t-elleencore le pays breton ? Mon espoir est faible, et ma fermecroyance est que je vais à la mort.

– À la mort ? répéta Vaunoy sanscomprendre.

– À la mort ! s’écria le vieillarddont un soudain enthousiasme illumina le visage ; n’avez-vousjamais désiré mourir pour la Bretagne, vous monsieur deVaunoy ?

– Saint-Dieu ! mon cousin il est àcroire que cette idée a pu me venir une fois ou l’autre, réponditHervé à tout hasard.

– Mourir pour la Bretagne ! mourirpour une mère opprimée, monsieur, n’est-ce pas là le devoir d’ungentilhomme et d’un Breton ?

– Si fait, ah ! Saint-Dieu, je croisbien ! mais…

– Le temps presse, interrompit NicolasTreml, et mon projet n’est point d’entrer dans d’inutilesexplications. Quand je ne serai plus là, Georges aura besoin d’unappui.

– Je lui en servirai.

– D’un père…

– Ne vous dois-je pas la reconnaissanced’un fils ? déclama pathétiquement Vaunoy.

– Vous l’aimez bien, n’est-ce pas, Hervé,ce pauvre enfant que je vous lègue ? Vous lui apprendrez àaimer la Bretagne, à détester l’étranger. Vous me remplacerez.

Vaunoy fit le geste d’essuyer une larme.

– Oui, reprit le vieillard en refoulantson émotion au-dedans de lui-même, vous êtes bon et loyal, j’aiconfiance en vous et ma dernière heure sera tranquille.

Il se leva, traversa la salle d’un pas fermeet ouvrit un meuble scellé à ses armes.

– Voici un acte olographe, continua-t-il,que j’ai rédigé cette nuit, et qui vous confère la pleine propriétéde tous les domaines de Treml.

Vaunoy sauta sur son siège. Ses yeux éblouisvirent des millions d’étincelles. Tout son sang se précipita verssa joue. M. de La Tremlays, occupé à déplier leparchemin, ne prit point garde à ce mouvement de trop francheallégresse.

Il continua.

– Sans vous mettre dans mon secret, quiappartient à la Bretagne, je puis vous dire que mon entreprisem’expose à une accusation de lèse-majesté. Ce crime, car ilsnomment cela un crime ! entraîne non seulement la mort, maisla confiscation de tous les biens de l’accusé. Il faut quel’héritage de Georges Treml soit à l’abri de cette chance, et jevous ai choisi pour dépositaire de la fortune de monpetit-fils.

Vaunoy n’eut point la force de répondre, tantsa cervelle était bouleversée par cet événement inattendu. Il mitseulement la main sur son cœur et darda au plafond son regardhypocrite.

– Acceptez-vous ? demanda NicolasTreml.

– Si j’accepte ! s’écria Vaunoyretrouvant à propos la parole. Ah ! mon cousin, voici doncvenue l’occasion de vous témoigner ma gratitude. Sij’accepte ! Saint-Dieu ! vous me le demandez !

Il prit à deux mains celles du vieillard.

– Merci, merci, mon noble cousin !continua-t-il avec effusion ; je prends le ciel à témoin quevotre confiance est bien placée !

Loup, le chien favori de M. de LaTremlays, interrompit à ce moment Vaunoy par un grognement sourd etprolongé. Ensuite il quitta le coussin où il avait passé la nuit etvint se placer entre son maître et Hervé, sur lequel il fixa sesyeux fauves.

Vaunoy recula instinctivement.

– Loup et Jean Blanc ! pensa levieillard qui n’était pas pour rien breton de bonne race et gardaitau fond de son cœur cette corde qui vibre si aisément dans lespoitrines armoricaines, la superstition. C’est singulier ! lechien et l’innocent se rencontrent pour détester monsieur moncousin !

Il hésita un instant, et fut tenté peut-êtrede serrer le parchemin, mais la voix de ce qu’il appelait sondevoir le poussait en avant. Il écarta du pied Loup avec rudesse etremit l’acte entre les mains de Vaunoy.

– Dieu vous voit, dit-il, et Dieu punitles traîtres. Vous voici souverain maître de la destinée deTreml.

Le chien, comme s’il eût compris ce que cesparoles avaient de solennel, s’affaissa sur son coussin en hurlantplaintivement.

– Et maintenant, monsieur de Vaunoy,reprit Nicolas Treml, non par défiance de vous, mais parce que touthomme est mortel et que vous pourriez quitter ce monde sans avoirle temps de vous reconnaître, je vous demande une garantie.

– Tout ce que vous voudrez moncousin.

– Écrivez donc, dit le vieillard en luidésignant la table où l’attendaient encore plume et parchemins.

Vaunoy s’assit, Treml dicta :

« Moi, Hervé de Vaunoy, je m’engage àremettre le domaine de La Tremlays, celui de Bouëxis-en-Forêt etleurs dépendances à tout descendant direct de Nicolas Treml qui meprésentera cet écrit… »

– Monsieur mon cousin, interrompitVaunoy, ceci pourrait donner des armes au fisc. Si vous êtescondamné coupable de lèse-majesté, cet acte sera naturellementsuspect.

– Écrivez toujours, ordonna NicolasTreml.

Et il continua à dicter.

« … Cet écrit, accompagné de la somme decent mille livres, prix de la vente desdits domaines etdépendances. »

– Comme cela, monsieur, reprit levieillard, le fisc n’aura rien à reprendre. Cent mille livresforment un prix sérieux quoique bien au-dessous de la valeur desdomaines.

Vaunoy demeura pensif. Au bout de quelquessecondes, il déplia le parchemin que lui avait remis d’abordM. de La Tremlays. C’était un acte de vente en due forme.La ligne de ses sourcils, qui s’était légèrement plissée, sedétendit tout à coup à cette vue.

– Allons, dit-il, tout est pour le mieux,puisque telle est votre volonté. Dieu m’est témoin que je souhaitedu fond du cœur que ces paperasses deviennent bientôt inutiles parvotre heureux retour.

– Souhaitez-le, mon cousin, dit levieillard en hochant la tête, mais ne l’espérez pas. Veuillezsigner et parapher votre engagement.

Vaunoy signa et parapha. Puis chacun des deuxcousins mit son parchemin dans sa poche.

– Je pense, reprit Vaunoy après un longsilence pendant lequel Nicolas Treml s’était replongé dans sarêverie, je pense que ces préparatifs n’annoncent point un départsubit ?

Il pensait tout le contraire et ne se trompaitpoint.

Sa voix éveilla en sursaut M. de LaTremlays qui se leva, repoussa violemment son siège et passa lamain sur son front avec une sorte d’égarement.

– Il est temps, murmura-t-il d’une voixétouffée, vous m’avez rappelé mon devoir. Je vais partir.

– Déjà !

– On m’attend, et je suis en retard.Allez, Vaunoy, faites seller mon cheval. Je vais dire adieu à lamaison de mon père et embrasser pour la dernière fois l’enfant demon fils.

Vaunoy baissa la tête avec toutes les marquesextérieures d’une sincère affliction et gagna les écuries.

Nicolas Treml ceignit la grande épée de sesaïeux, vaillant acier damassé par la rouille et qui avait fenduplus d’un crâne anglais au temps des guerres nationales. Il couvritses épaules d’un manteau et posa son feutre sur les mèches de sescheveux blancs.

Entre sa chambre et la retraite où reposaitGeorges, son petit-fils, se trouvait le grand salon d’apparat.C’était une vaste salle aux lambris de chêne noir sculptés, dontles panneaux étaient séparés par des colonnettes en demi-relief àcorniches dorées.

Dans chaque panneau pendait un portrait defamille au-dessus duquel était peint un écusson à quartiers.

Nicolas Treml traversa cette salle d’un paslent et pénible. Son visage portait l’empreinte d’une austèredouleur. Il s’arrêta devant les derniers portraits qui étaient ceuxde son père et de sa mère défunts et se mit à genoux.

– Adieu, madame ma mère,murmura-t-il ; adieu, mon respecté père. Je vais mourir commevous avez vécu, pour la Bretagne !

Comme il se relevait, un rayon de soleillevant, perçant les vitraux de la salle, fit scintiller les dorureset mit un reflet de vie sur tous ces raides visages de chevaliers.On eût dit que les nobles dames souriaient et respiraient leséculaire parfum de leur inévitable bouquet de roses ; on eûtdit que les fiers seigneurs mettaient, plus superbes, leurs poingsgantés de buffle sur leurs hanches bardées de fer, en écoutant lavoix de ce Breton qui parlait encore de mourir pour laBretagne.

Avant de quitter la salle, Nicolas Treml sedécouvrit et salua les vingt générations d’aïeux quiapplaudissaient à son sacrifice.

Le petit Georges dormait, mais ce sommeilmatinal était léger. Le contact de la bouche de son aïeul suffitpour clore son rêve. Il s’éveilla dans un charmant sourire et jetases bras autour du cou du vieillard.

M. de La Tremlays avait dit adieusans faiblir aux images vénérées de ses ancêtres, mais il n’en futpas ainsi à la vue de cet enfant, seul espoir de sa race, quiallait être orphelin et qui souriait doucement comme à l’aurored’un jour de bonheur.

– Que Dieu te protège, mon cher fils,murmura-t-il, pendant qu’une larme furtive mouillait le bord de sapaupière ; qu’il fasse de toi un gentilhomme. Puisses-turessembler à tes pères, qui étaient pieux, vaillants – etlibres !

Il déposa un dernier baiser sur le front del’enfant et s’enfuit parce que l’émotion brisait son courage.

Dans la cour, Hervé de Vaunoy tenait le chevalsellé par la bride. Ce modèle des cousins voulut à toute forcefaire la conduite à M. de La Tremlays jusqu’au bout deson avenue. Quant à Loup, on fut obligé de le mettre à la chaînepour l’empêcher de suivre son maître.

Au bout de l’avenue, M. de LaTremlays arrêta son cheval et tendit la main à Vaunoy.

– Retournez au château, dit-il ; nulne doit savoir où se dirigent mes pas.

– Adieu donc, monsieur mon excellentami ! sanglota Vaunoy. Mon cœur se fend à prononcer cestristes paroles.

– Adieu ! dit brusquement levieillard. Souvenez-vous de vos promesses et priez pour moi.

Il piqua des deux. Le galop de son chevals’étouffa bientôt sur la mousse de la forêt.

Hervé de Vaunoy, resté seul, garda pendantquelques instants son visage contristé, puis il frappa bruyammentses mains l’une contre l’autre en éclatant de rire.

– Saint-Dieu ! dit-il, on m’a donnéplace en un petit coin, j’avais talent et bonne volonté, tout lereste y a passé. Bon voyage, monsieur mon digne parent ! soyeztranquille ! nous accomplirons pour le mieux nos promesses, etvos domaines iront en bonnes mains !

Il rentra au château la tête haute et lefeutre sur l’oreille. En passant près de Loup, il frappa rudementle pauvre chien du pommeau de son épée en disant :

– Ainsi traiterai-je quiconque ne plierapoint devant moi. Ce jour-là, les serviteurs de Treml oublièrent dechanter les joyeux noëls à la veillée. Il y avait autour du châteaucomme une atmosphère de malheur, et chacun pressentait un événementfuneste.

M. Nicolas enfila au galop les sentierstortueux de la forêt. Au lieu de suivre les routes tracées, ils’enfonçait comme à plaisir dans les plus épais fourrés.

À mesure qu’il avançait, l’aspect du paysagedevenait plus sombre, la nature plus sauvage. De gigantesquesronces s’élançaient d’arbre en arbre comme les lianes des forêtsvierges du Nouveau Monde.

Çà et là, au milieu de quelque clairière oùcroissaient la bruyère, l’ajonc et l’aride genêt, une misérablecabane fumait et animait le tableau d’une vie mélancolique.

Après une demi-lieue faite à franc étrier, levieux gentilhomme fut obligé de ralentir sa course. La forêtdevenait réellement impraticable. Il attacha son cheval au troncd’un chêne près duquel paissait déjà la monture de son écuyer Jude,qui ne devait pas être loin, et se fraya un passage dans letaillis.

Quelques minutes après, il rejoignait sonfidèle serviteur, qui l’attendait, assis sur le coffret de fer.

Chapitre 4La Fosse-aux-Loups

À une demi-heure de chemin de la lisièreorientale de la forêt de Rennes, loin de tout village et au centredes plus épais fourrés, se trouve un ravin profond dont la penteraide et rocheuse est plantée d’arbres qui s’étagent, mêlés çà etlà d’épais buissons de houx et de touffes d’ajoncs qui atteignentune hauteur extraordinaire.

Un mince filet d’eau coule pendant la saisonpluvieuse au fond du ravin ; l’été, toute trace d’humiditédisparaît et le lit du ruisseau est marqué seulement par la ligneverte que trace l’herbe croissant au milieu de la moussedesséchée.

Ce ravin court du nord au sud. L’un de sesbords, celui qui regarde l’orient, est occupé par une futaie dechênes ; l’autre s’élève presque à pic, boisé vers sa base,puis ras et nu comme une lande, jusqu’à une hauteur considérable.La tête chauve du roc y perce à chaque pas entre les touffes debruyères. De larges crevasses s’ouvrent çà et là, bordées d’ormeauxnains et de prunelliers au noir feuillage.

Au XVIIIe siècle, l’aspect de cepaysage était plus sombre encore qu’aujourd’hui. Le sommet de larampe que nous venons de décrire portait deux tours de maçonneriequi avaient dû servir autrefois de moulins à vent. Ces toursavaient leurs murailles lézardées et menaçaient ruine complètedepuis longtemps. Tout à l’entour, l’herbe disparaissait sous lesdécombres.

À quelques pas, sur la droite, le sol semontrait tourmenté et gardait des traces d’antiques travaux. Çà etlà on découvrait des tranchées profondes dont les lèvres arrondiespar le temps, avaient dû être coupées à pic autrefois etcorrespondre à quelques puits de carrière ou de mine. De l’autrecôté de la montée, des pans de murailles annonçaient que desconstructions considérables avaient existé en ce lieu.

Tous ces restes d’anciens édifices étaient debeaucoup antérieurs aux moulins à vent, qui pourtant eux aussis’affaissaient de vieillesse. Pour remonter à leur origine et serendre raison de leur destination évidemment industrielle, il eûtfallu traverser le Moyen Âge entier, et se guider peut-êtrejusqu’aux temps plus civilisés de la domination romaine.

Or, nous pouvons affirmer que, dans la forêtde Rennes, au commencement du XVIIIe siècle, le nombredes savants archéologues ou antiquaires était extraordinairementlimité.

Précisément en face et au-dessous des moulinsà vent en ruine, le ravin se rétrécissait tout à coup, de tellefaçon que les grands arbres, penchés sur les deux rampes,rejoignaient leurs épais branchages et formaient une voûteimpénétrable. Cet immense berceau avait nom, dans le pays, laFosse-aux-Loups.

Point n’est besoin de dire au lecteurl’origine probable de ce nom.

Le voyageur égaré qui traversait par hasard cesite sauvage, dont les lugubres teintes, transportées sur la toile,formeraient une décoration merveilleusement assortie pour certainsde nos drames de boulevard, le voyageur, dis-je, n’apercevait, deprime aspect, nulle trace du voisinage ou de la présence deshommes. Partout la solitude, partout le silence, rompu seulementpar ces mille bruits qui s’entendent là où la nature est livrée àelle-même.

On aurait pu se croire au milieu d’undésert.

Néanmoins un examen plus attentif eût faitdécouvrir, demi-cachée par un bouquet de frênes, une petite loge deterre battue, couverte en chaume, et dont l’unique ouverture étaitgarnie de lambeaux de serpillière faisant l’office de carreaux.Cette loge s’appuyait à l’une des deux tours. Son apparencemisérable, loin d’égayer le paysage, jetait sur tout ce quil’entourait un reflet de détresse et d’abandon.

C’était comme nous l’avons vu, à laFosse-aux-Loups que Nicolas Treml avait donné rendez-vous à Jude,son écuyer. Le bon serviteur était à son poste avant le jour.

Pendant qu’il attend patiemment son maître,assis sur les cent mille livres qui représentent, à cette heure,l’opulent domaine de Treml, nous soulèverons le lambeau de toileservant de porte à la pauvre loge couverte en chaume, et nousintroduirons à l’intérieur un regard curieux.

La loge était composée d’une seule chambre.Ses meubles consistaient en un grabat et deux escabelles. Au lieude plancher, le sol nu et humide ; au lieu de plafond, lerevers de la couverture, c’est-à-dire le chaume, supporté par desgaules qui servaient de solives. Dans un coin un peu de paille, etsur la paille un homme endormi.

Sur le grabat un autre homme veillait :c’était un vieillard que l’âge et la maladie avaient réduit à uneextrême faiblesse. Il souffrait, et ses deux mains qui serraient sapoitrine semblaient vouloir étouffer une plainte.

L’homme qui gisait sur le grabat et celui quidormait sur la paille avaient entre eux une ressemblance frappante.Leurs traits étaient également pâles et comme effacés ; tousdeux avaient des chevelures de neige. C’était évidemment le père etle fils ; mais l’âge avait blanchi la chevelure du vieillard,tandis que le jeune homme, créature monstrueuse, avait apporté ennaissant ce signe ordinaire de la décrépitude.

C’était Jean Blanc, l’albinos.

Une douleur plus aiguë arracha au vieillard uncri plaintif. Jean bondit sur la paille froissée de sa couche etfut sur pied en un instant. Il s’approcha du grabat et prit la mainde son père qu’il pressa silencieusement contre son cœur.

– J’ai soif, dit Mathieu Blanc.

Jean prit une écuelle fêlée où restaientquelques gouttes de breuvage, et la tendit à son père qui but avecavidité.

– J’ai encore soif, murmura le vieillardaprès avoir bu ; bien soif.

Jean parcourut des yeux la cabane. Il n’yavait rien.

– Je vais travailler, père, s’écria-t-ilen s’élançant vers sa cognée ; j’ai dormi trop longtemps.J’apporterai du remède.

Le vieux Mathieu se retourna péniblement sursa couche ; mais au moment où Jean allait franchir le seuil ille rappela.

– Reste, dit-il ; je souffre tropquand je suis seul.

Jean déposa aussitôt sa cognée et revint versle lit.

– Je resterai père, répondit-il. Quandvous aurez sommeil, je courrai jusqu’au château et je demanderai cequ’il faut à Nicolas Treml, qui ne refuse jamais.

– Jamais ! prononça lentementMathieu. Celui-là est un gentilhomme : il n’oublie point sonserviteur qui n’a plus de bras pour travailler ou se battre. Il neméprise point l’enfant parce qu’il a les cheveux d’une autrecouleur que ceux des hommes. Que Dieu le bénisse !

– Que Dieu le sauve ! dit Jean.

Mathieu se souleva sur son séant et regardason fils en face.

– Jean, mon gars, reprit-il avec effort,ma mémoire est faible, parce que je suis bien vieux. Mais pourtantje crois me souvenir… Ne m’as-tu pas dit que le fils de NicolasTreml est en grave péril ?

– Voici deux ans qu’il est trépassé, monpère.

– C’est vrai. Ma mémoire est faible. Lefils de son fils alors ? le dernier rejeton deTreml ?

– Je vous l’ai dit, mon père.

– Quel danger, enfant ? queldanger ? s’écria le vieillard avec une soudaine exaltation. Nepuis-je point le secourir ?

Jean laissa tomber un triste regard sur lecorps épuisé de son père.

– Priez, dit-il, moi j’agirai. Hier, duhaut d’un arbre dont j’ébranchais la couronne, j’ai aperçu au loinNicolas Treml qui revenait de Rennes où sont assemblés lesÉtats.

– C’est une noble et vaillante assemblée,Jean !

– Elle était ainsi autrefois, mon père.Je descendis sur la route afin de saluer notre monsieur, suivant macoutume ; mais sa préoccupation était si grande qu’il passaprès de moi sans me voir. Je le suivis. Il causait avec lui-même etj’entendais ses paroles.

– Que disait-il ?

Les traits de l’albinos se contractèrent toutà coup, et une irrésistible convulsion fit jouer tous les musclesde sa face. Il éclata de rire.

– Que disait-il ? répéta levieillard.

Jean, au lieu de répondre, se prit à gambaderpar la chambre en chantant un monotone refrain du pays.

Son père fit un geste de muette douleur et seretourna vers la muraille, comme s’il eût été habitué à ces tristesscènes de folie.

Il en était ainsi. Jean, sans être idiot,comme le croyaient les bonnes gens de la forêt, avait de fréquentsdérangements d’esprit qui lui laissaient une lassitude morale etune mélancolie habituelles. Sa laideur physique et la faiblesse deses facultés faisaient de lui un être à part ; il le savait,il se sentait inférieur à ses grossiers compagnons, que sonintelligence dominait pourtant à ses heures lucides.

Il cachait avec soin cette intelligence, setenant à l’écart, et affectait d’étranges manies qu’il plaçaitcomme une barrière entre lui et la foule.

Moitié maniaque, moitié misanthrope, il étaittantôt bouffon volontaire, tantôt réellement insensé.

À son père seulement, pauvre vieillard quis’éteignait dans sa misère, Jean Blanc se montrait sans voile etdécouvrait les trésors de tendresse filiale qui étaient au fond deson cœur.

Quant à Nicolas Treml, l’albinos avait pourlui un dévouement sans bornes, mais entre eux la distance étaittrop grande. Jean Blanc, le tailleur de cercles, le malheureux àqui Dieu avait refusé jusqu’à l’apparence humaine, portait en sonâme une indomptable fierté. Il se tenait à distance ; ilbornait lui-même les bienfaits du châtelain, et n’acceptait que lestrict nécessaire. M. de La Tremlays, d’ailleurs,exclusivement occupé de ses idées de résistance aux empiétements dela couronne, ignorait jusqu’à quel point son vieux serviteurMathieu était dénué de ressources. Il avait dit, une fois pourtoutes, à son maître d’hôtel, de ne jamais rien refuser au fils deMathieu, et se reposait du reste sur cet homme.

Alain, le maître d’hôtel, détestait Jean Blancet remplissait mal à son égard les généreuses intentions de sonmaître ; mais Jean Blanc n’avait garde de se plaindre. Quandil rencontrait par hasard M. de La Tremlays dans lessentiers de la forêt, il lui parlait de Georges qu’il aimait avecpassion, et enveloppait de mystérieuses paraboles l’expression dessoupçons qu’il avait conçus contre Hervé de Vaunoy.

Ces entrevues avaient un caractère étrange. Leseigneur et le vilain se traitaient d’égal à égal, parce que lepremier prenait en pitié sincère le second, et que celui-ci,dévoué, mais orgueilleux outre mesure, trouvait un bizarre plaisirà s’envelopper de sa folie comme d’un manteau qui lui permettait dejeter bas tout cérémonial.

Jean Blanc resta une demi-heure à peu près enproie à son accès de délire. Il sautait et grommelait entre sesdents :

– Je suis le mouton blanc, lemouton !

Et il riait d’un rire amer, tout plein desarcastique souffrance.

Au plus fort de son accès, il s’arrêta tout àcoup ; son œil enflammé s’éteignit ; son transport tomba.Il passa vivement sa tête à la fenêtre et jeta son regard avidedans la direction de la Fosse-aux-Loups.

À ce moment, Nicolas Treml et son écuyer Judesortaient du ravin et remontaient la rampe opposée. Jean seprécipita au-dehors, mais pendant qu’il gagnait la porte le maîtreet le serviteur avaient disparu derrière les grands arbres.

Voici ce qui s’était passé entreeux :

Chapitre 5Le creux d’un chêne

Au centre de la Fosse-aux-Loups s’élevait unchêne de dimensions colossales. Il étageait ses hautes et noueusesracines sur le plan incliné de la rampe ; ses branches,grosses comme des arbres ordinaires, radiaient en tous sens etformaient en quelque sorte la clef de la voûte de verdure quirecouvrait cette partie du ravin.

Il courait, dans le pays, sur cet arbre géantet sur les deux tours qui couronnaient la rampe méridionale duravin, divers bruits traditionnels. On disait, entre autres choses,que l’arbre s’élevait directement au-dessus d’un vaste souterraindont l’entrée devait se trouver dans les fondations de l’une desdeux tours, ou bien encore sur le versant opposé de la montée, aumilieu des tranchées et pans de murailles dont nous avonsparlé.

Personne, et c’est bien là le caractère proprede l’apathie bretonne, n’avait songé jamais à vérifier ceton-dit ; à cause de cela, tout le monde était persuadé de sonexactitude.

Les opinions étaient seulement partagées surl’origine de ces souterrains, que, de mémoire d’homme, nul n’avaitexplorés. Les uns prétendaient que c’étaient tout simplementd’anciens puits d’où l’on retirait autrefois du minerai defer ; les autres, repoussant cette hypothèse trop simple,affirmaient que ces caves sans limites couraient en tous sens sousla forêt et rejoignaient celles du manoir de Bouëxis, où latradition plaçait un des centres de résistance au contrat d’Union,du temps de la bonne duchesse Anne, cette princesse si populaire enBretagne, dont les actes sont maudits et dont la mémoire estadorée.

Dans cette seconde hypothèse, le souterrainaurait été un refuge ou un lieu d’assemblée pour les premiersconjurés qui, dans la Haute-Bretagne, portèrent le nom de Frèresbretons, sous le règne de Louis XII.

Quoi qu’il en soit, quiconque eût douté del’existence de ces caves aurait été regardé comme un ignorant ou uninsensé.

Aucune trace n’accusait néanmoins leurvoisinage, et il fallait qu’elles fussent situées à une grandeprofondeur, car le chêne atteignait presque le fond du ravin, etses racines devaient percer au loin le sol.

La circonférence du tronc était énorme, etbien que nul signe de décrépitude ne se montrât dans son vivacefeuillage de vieil arbre complètement dépourvu de moelle et decœur, il ne se soutenait plus que par l’aubier et l’écorce.

Deux larges trous donnaient passage àl’intérieur, qui formait une véritable salle où dix hommes auraientpu s’asseoir à l’aise.

Ce fut au pied de ce chêne queM. de La Tremlays rejoignit son écuyer.

Nicolas Treml était soucieux. Les pensées quise pressaient dans son cœur se reflétaient sur son austère visage.Jude était vêtu et armé comme pour un long voyage. À l’approche deson maître, il se leva et montra du doigt le coffret de fer.

– C’est bien, dit Nicolas Treml.

Il se mit à genoux près du coffret dont il fitjouer la serrure. Puis, tirant de son sein le parchemin signé parHervé de Vaunoy, il le cacha sous les pièces d’or.

– Comme cela, murmurait-il en renfermantle coffre, pauvres ou riches, les Treml pourront réclamer leurhéritage, et la trahison sera vaincue… si trahison il y a.

Jude ne comprenait point et demeuraitimmobile, prêt à exécuter un ordre, quel qu’il fût, mais ne sesouciant point de le devancer.

Jude était un homme de robuste taille et devisage durement accentué. Ses pommettes anguleuses saillaientbrusquement hors du contour de sa joue et donnaient à ses traits cecaractère de rudesse que présente souvent le type breton.

Il portait les cheveux longs et sa barbegrisonnante s’enroulait en épais collier autour de son cou.

Son costume, de même que celui deM. Nicolas, eût été fort à la mode cent ans auparavant, et, àla longueur démesurée de sa rapière à garde de fer, on pouvaitcroire que le temps des chevaliers errants et des hauberts d’aciern’était point passé depuis des siècles.

C’est que, en Bretagne, le temps ne volepoint, il marche ; ses ailes se détrempent et s’alourdissentau brumeux contact de l’atmosphère armoricaine. Les coutumesenchérissent sur le temps ; elles restent immobiles. Il y aencore, au moment où nous écrivons ces lignes, entre Paris et telleville du pays de Léon, de la Cornouaille ou de l’évêché de Rennes,la même distance qui existe entre le Moyen Âge et notre ère, entrela résine et le gaz, entre le coche et la vapeur, – mais aussientre la croyance et le doute, entre la poésie et la prose, entreles flèches à jour d’une cathédrale et les toits bâtards destemples de l’argent.

Au moral, Jude était une de ces honnêtesnatures façonnées à la soumission passive, et qui ont, dèsl’enfance, inféodé leur vouloir à une volonté suzeraine. Judeobéissait ; c’était son rôle et sa vocation ; mais sonobéissance était dévouement et non point servilité. On ne conçoitplus guère de nos jours ces contrats tacites et irrévocables quifaisaient du maître et du serviteur un seul tout, possédant deuxforces d’hommes au service d’une volonté unique.

Domesticité emporte l’idée d’abjection, et,juste ou non, cette idée pèse sur toute une classe de notresociété ; mais, à ces époques où le vasselage organiséremontait du serf au souverain par tous les échelons d’un systèmecomplet et sans lacunes, le valet était à son seigneur ce que sonseigneur était au roi. Il y avait proportion, par conséquentcomparaison, et toute comparaison exclut le dédain.

En des temps plus éloignés de nous et lorsquela chevalerie était encore une vérité, les fils de preux nechaussaient point les éperons de plein droit ; il leur fallaitporter la lance d’autrui avant de mettre une devise à leur écu, etc’était par les épreuves d’une domesticité véritable qu’ilsdevaient passer pour arriver au titre le plus splendide dont jamaisvaillant homme ait été revêtu : celui de chevalier.

Or, comme nous l’avons dit, les mœurs sontstationnaires en Bretagne et les souvenirs vivaces. Au commencementdu siècle qui vit compiler l’Encyclopédieet dressa unpiédestal à Voltaire, les rites féodaux n’étaient point oubliés enBretagne, au « pays des pierres et des mers ». Lesgentilshommes, qui ne perdaient jamais de vue les cheminées deleurs manoirs, n’avaient pu changer de peau au contact des idéesnouvelles. Les vassaux étaient des vassaux dans toute la force dumot, c’est-à-dire des termes de la grande progression féodale.

Les valets étaient des « petitsvassaux[1] ».

On ne doit point s’étonner si nous faisons unedifférence entre Jude et un serviteur à gages de notre époque. Nousrestons dans la vérité. Jude tout disposé qu’il était à obéirpassivement et sans discussion, gardait entière sa dignité d’homme.Son obéissance avait la même source, sinon la même portée, que ledévouement d’un haut baron à la personne du roi.

Lorsque M. de La Tremlays eutrefermé le coffret à double tour, il jeta autour de lui un regardinquiet.

– Sommes-nous seuls, demanda-t-il à voixbasse, bien seuls ?

Jude fit une minutieuse battue dans lesbuissons environnants.

– Nous sommes seuls, répondit-il.

– C’est que, poursuivit le vieuxgentilhomme en plaçant sa main étendue sur le coffret de fer, lavie et la fortune de Treml sont là-dedans, mon homme. Voici monsecret, l’espoir de ma race, la compensation de mon sacrifice, etmon plus cher ami courrait danger de mort s’il me surprenait ici àcette heure.

– Dois-je me retirer ? demandaJude.

– Non, tu es à moi et tu es moi. Je saisque tu mourrais avant de trahir.

Jude mit la main sur son cœur.

– Vous êtes seul, répéta-t-il.

M. de La Tremlays jeta un secondregard aux taillis d’alentour. Puis il leva les yeux vers larampe.

– Qu’est-ce que cela ? dit-il enapercevant derrière les tours ruinées la loge de Mathieu Blanc.

– Ce n’est rien, répondit Jude. Le moutonblanc dort et son père se meurt.

Un nuage passa sur le front du vieuxgentilhomme.

– Jean Blanc ! murmura-t-il.

Le souvenir de la scène de la veille traversason esprit comme un mauvais présage.

– Le pauvre gars, dit Jude, n’est pointaimé de maître Alain. Dieu sait ce qu’il deviendra en notreabsence !

Nicolas Treml tendit sa bourse à Jude quicomprit et la lança comme une fronde par-dessus les arbres. Labourse, adroitement dirigée, alla tomber juste au seuil de laloge.

– Et maintenant, à l’ouvrage, dit levieux gentilhomme.

Avec l’aide de Jude, il porta le coffret defer dans le creux du chêne. Ce lieu servait de magasin à Jean Blancet contenait ses outils en même temps que plusieurs bottes debranches de châtaignier prêtes à être fendues.

Jude prit un pic et commença à creuser.

Après une heure d’un travail qui fut rude àcause de la nature du sol, tout veiné de racines, le coffret futenfoui et recouvert de terre. Jude foula le sol et rétablit siadroitement les choses dans leur état primitif qu’il eût fallutrahison préalable pour soupçonner que la terre eût été remuée.

Le soleil montait et jetait déjà ses rayonspar-dessus les cimes.

– En route ! dit Nicolas Treml. Lechemin est long et j’ai grande hâte.

Le maître et le serviteur remontèrent la rampeà pas précipités.

Ce fut à ce moment que Jean sortit de la logeet les aperçut. Doué comme il l’était d’une agilité merveilleuse,il bondit le long de la descente et atteignit bientôt l’endroit dufourré où M. de La Tremlays avait disparu. Mais iltâtonna dans le taillis, et lorsqu’il arriva dans la route frayéeil entendit au loin le galop de deux chevaux.

Il s’élança de nouveau. Les chevaux allaientcomme le vent ; quoi qu’il pût faire, il ne gagnait point deterrain. Alors, par une inspiration soudaine, il gravit un chêneavec la prestesse d’un écureuil et gagna le sommet en quelquessecondes. Il put voir alors les deux chevaux qui couraient dans ladirection de Fougères.

– Monsieur Nicolas ! cria-t-il d’unevoix désespérée.

Le vieux gentilhomme se retourna, mais il nes’arrêta point.

Jean Blanc se fit un porte-voix de ses deuxmains et entonna le chant d’Arthur de Bretagne.

Un instant il put croire que ce naïf expédientproduirait l’effet qu’il en attendait.

Nicolas Treml s’arrêta indécis, mais bientôt,passant la main sur son front comme pour chasser une dernièrehésitation, il enfonça ses éperons dans le ventre de soncheval.

Jean Blanc descendit et regagnasilencieusement la Fosse-aux-Loups.

Auprès du seuil de la loge, il vit briller unobjet aux rayons du soleil. C’était la bourse du vieuxseigneur.

Une larme vint dans les yeux de JeanBlanc.

– Dieu le conduise ! murmura-t-il.Il est bon, il croit bien faire.

Il s’assit sur le seuil et demeura pensif.

– Pauvre petit monsieur Georges !dit-il après un long silence ; seul, aux mains de ce Vaunoyqui ne croit pas en Dieu !

Il fit encore une pause, puis ilajouta :

– Ils m’appellent le mouton blanc… Jesuis le mouton et cet homme est le loup : mauvaisebataille ! le loup a ses dents : si les dents mepoussaient… le mouton se ferait loup pour défendre ou venger ceuxqu’il aime. Qui vivra verra !

Chapitre 6Le voyage

La dernière voix que Nicolas Treml entenditsur ses domaines fut celle de Jean Blanc, dont le chantmélancolique le saluait au départ comme un menaçant augure. Ilfallut au vieux gentilhomme toute sa force d’âme et cetteobstination qui est le propre du caractère breton pour vaincre lestristesses qui vinrent assaillir son cœur.

Il repoussa loin de lui l’image de Georges etcontinua sa route.

Il ne voulait point que l’on connût sonitinéraire, car, après avoir fait deux lieues dans la direction duCouesnon et de la mer, il revint brusquement sur ses pas, tournaVitré dont la noire citadelle absorbait les rayons du soleil demidi, et gagna le chemin de Laval, en laissant sur sa droite lesbelles prairies où serpente le ruisseau qui s’appelle déjà laVilaine.

Entre Laval et Vitré, un peu au-dessous dubourg d’Ernée, qui joua, quatre-vingts ans plus tard, un grand rôledans les guerres de la chouannerie, s’élevaient, sur un petittertre, deux tronçons de poteaux dont les têtes avaient étécoupées.

Ces deux poteaux se dressaient à six toisesl’un de l’autre, séparés par deux tranchées entre lesquelles onvoyait encore les débris vermoulus d’une barrière.

Nicolas Treml arrêta son cheval et sedécouvrit. Jude Leker l’imita.

– Quelques pas encore, ditM. de La Tremlays, et nous serons sur la terre ennemie,la terre de France. Pendant que nos pieds touchent encore le sol dela patrie, il nous faut dire un Ave à Notre-Dame deMi-Forêt.

Tous deux récitèrent l’oraison latine.

– Autrefois, reprit le vieux gentilhomme,ces poteaux avaient une tête. Celui-ci portait l’écusson d’herminetimbré d’une couronne ducale. L’autre portait d’azur à trois fleursde lis d’or. De ce côté-ci de la barrière il y avait un hommed’armes breton ; de l’autre, un homme d’armes français. Lessoldats se regardaient en face ; les emblèmes se dressaientfièrement à longueur de lance : Dreux et Valois étaientégaux.

– C’était un glorieux temps, monsieurNicolas ! soupira Jude.

– Dreux n’est plus, continua Treml dontla voix tremblait, et la Bretagne est une province française. MaisDieu est juste ; il rendra mon bras fort. Marchons !

Ils franchirent l’ancienne limite des deuxÉtats et continuèrent leur route en silence.

Le voyage fut long. Ils virent d’abord Laval,ancien fief de La Trémoille ; Mayenne, qui donna son nom auplus gros des ligueurs ; Alençon, qui fut l’apanage des filsde France.

Dans chacune de ces villes ils s’arrêtaient letemps de faire reposer leurs chevaux. Puis ils repartaient enhâte.

– Où allons-nous ? se demandaitparfois Jude Leker.

Mais il ne faisait point cette question touthaut. S’il plaisait à Nicolas Treml de taire le but de ce voyage,ce n’était point à lui, Jude, qu’il appartenait de surprendre cesecret.

Son incertitude ne devait pas durer longtempsdésormais. Ils traversèrent Mortagne, puis Verneuil, puis Dreux,et, le matin du sixième jour, ils franchirent la grille dorée duparc de Versailles.

Versailles était abandonné déjà, mais sesblancs perrons de marbre avaient encore le brillant éclat des joursde sa gloire.

Statues, colonnades, urnes antiques et richesfrontons gardaient leur splendeur du dernier règne. Il y avait sipeu de temps que durait le veuvage de la cité royale ! Lesable des allées ne conservait-il pas encore les traces des mulesde satin et des hauts talons vermillonnés ?

N’y avait-il pas encore des fleurs dans lesvases, des strophes gravées sur l’écorce des arbres, des jets decristal dans la bouche souriante des naïades de bronze ?

Hélas ! le veuvage a continué troplongtemps ; les fleurs se sont flétries ; bronzes etmarbres ont pris l’austère beauté des œuvres d’un autre âge ;il n’y a plus ni chants, ni joies. C’est au passé qu’il faut direavec le poète, pleurant les grandeurs de la monarchie :

Oh ! que Versailles était superbe

Dans ces jours purs de tout affront,

Où les prospérités en gerbe

S’épanouissaient sur son front !

Là tout faste était sans mesure,

Là chaque arbre avait sa parure,

Là chaque homme avait sa dorure ;

Tout du maître suivait la loi

Comme au même but vont cent routes,

Là les grandeurs abondaient toutes :

L’Olympe ne pendait aux voûtes

Que pour compléter le grand roi.

Nicolas Treml et son écuyer n’étaient pointgens, il faut le dire, à s’occuper beaucoup de sculptures ou dejets d’eau. Ils jetèrent chemin faisant un regard distrait sur tousces dieux de pierre qui souriaient, jouaient de la flûte oudansaient couronnés de raisins, puis ils passèrent.

Après avoir marché quelques heures encore, ilstrouvèrent la Seine.

– Paris est-il encore bien loin ?demanda Nicolas Treml à un bourgeois qui, monté sur son bidet,tenait le bas de la chaussée.

Le bourgeois se retourna et tendit son brasvers l’est. M. de La Tremlays, suivant ce geste, aperçutà l’horizon un point lumineux. C’était l’or tout neuf du dôme desInvalides qui lui renvoyait les rayons du soleil levant.

– Courage, ami ! dit-il à Jude,voici le terme de notre pèlerinage.

Jude répondit :

– C’est bien.

Si les chevaux avaient su parler, ils auraientsans doute manifesté leur satisfaction d’une manière plusexplicite.

En entrant dans la ville, Nicolas Treml se fitindiquer le palais du régent et piqua des deux pour y arriver plusvite. Une sorte de fièvre semblait s’être emparée de lui. Jude lesuivait pas à pas. La figure du bon serviteur trahissait cette foisune curiosité puissante. Par le fait, que pouvait vouloir au régentM. de La Tremlays ?

Ce dernier descendit de cheval à la porte duPalais-Royal. Il voulut entrer ; les valets lui barrèrent lepassage.

– Allez dire à Philippe d’Orléans,dit-il, que Nicolas Treml veut l’entretenir.

Les valets regardèrent le costume gothique duvieux gentilhomme qui disparaissait littéralement sous une épaissecouche de poussière, et tournèrent le dos en éclatant de rire.

Le plus courtois d’entre eux répondit du boutdes lèvres :

– S. A. R. est à son château deVillers-Cotterets.

M. de La Tremlays se remit enselle.

– Quelqu’un de vous, dit-il, veut-il meconduire à ce château ?

La livrée du régent redoubla ses riresdédaigneux.

– Mon brave homme, s’écria-t-on, les gensde votre sorte ne sont point admis au château deVillers-Cotterets.

– C’est le paysan du Danube !chuchota un valet de pied.

– C’est plutôt, répliqua un coureur, leJuif errant qui aura volé sur sa route un domestique et uneharidelle !

– C’est don Quichotte !

– C’est M. de LaPalisse !

Jude mit la main sur la garde de son épée,mais son maître le retint d’un geste et tourna bride :l’insulte qui vient de trop bas s’arrête en chemin et n’est pointentendue.

M. de La Tremlays fit halte dans unehôtellerie qui portait pour enseigne les armes de Bretagne. Sansprendre le temps de se débotter, il manda le maître et lui ordonnade trouver un guide qui pût le conduire sur l’heure àVillers-Cotterets.

L’étonnement de Jude était au comble. Sacuriosité, refoulée, l’étouffait. Enfin, n’y pouvant plus tenir, ilprit la parole.

– Monsieur Nicolas, dit-il timidement,vous avez donc grand désir de voir ce Philippe d’Orléans ?

– Tu me le demandes ! s’écriaNicolas Treml avec énergie.

Cette réponse porta la surprise de Judeau-delà de toutes bornes.

– Que je meure ! murmura-t-il en separlant à lui-même, si je sais ce que notre monsieur peut vouloirau régent !

Nicolas Treml entendit, saisit le bras de sonécuyer et dit :

– Je veux le tuer !

Jude se reprocha de n’avoir point deviné unechose si naturelle.

– À la bonne heure ! dit-il ;c’est bien.

Et il reprit sa tranquillité habituelle.

À ce moment, l’hôte reparut avec un guide.

Chapitre 7La forêt de Villers-Cotterets

La magnifique maison de plaisance du régentPhilippe d’Orléans avait ce jour-là un aspect plus joyeux encoreque d’habitude. On voyait les palefreniers s’empresser autour descarrosses attelés. Les chevaux de selle piaffaient et se démenaientcomme pour appeler leurs maîtres, et toute une armée de pages,coureurs et laquais à brillantes livrées encombrait les abords duperron.

Le régent était encore à table. Dès que lerepas fut fini, courtisans et belles dames descendirent à flots develours et de satin le grand perron du château. Aussitôt lescarrosses s’émaillèrent de gracieux visages, les chevaux de selledansèrent sous leurs cavaliers, et la grande porte de la cours’ouvrit.

Par extraordinaire, Philippe d’Orléans n’avaitpas pris place dans son carrosse. Il essayait un magnifique chevalque lui avait envoyé la reine Anne d’Angleterre, présent qu’ilappréciait surtout à cause de son origine britannique, car lerégent était anglais de cœur.

Tous les historiens s’accordent à dire quePhilippe d’Orléans avait un fort beau visage ; ses portraitsd’ailleurs en font foi. Quand il voulait bien mettre de côté sesallures abandonnées, on reconnaissait en lui le descendant desrois, et il pouvait faire figure de prince.

Ce jour-là, se trouvant d’humeur gaillarde, ilse mit en selle avec aisance, et tout aussitôt la cavalcades’ébranla.

Entre la sauvage forêt de Rennes et lesmassifs artistement percés de Villers-Cotterets, il y avait pleincontraste. C’étaient bien encore ici de grands bois à l’opaqueombrage, des chênes haut lancés, des couverts à égarer une armée,mais la main de l’homme se faisait partout sentir.

Il fait bon pour une terre être domaine deprince. Lorsque la main du maître peut ne point ménager l’or, lanature se façonne et s’embellit sans rien perdre de son agrestesplendeur. Tantôt les larges allées se déroulaient en méandrescapricieux et ménagés comme à plaisir, tantôt elles alignaient àperte de vue leurs doubles rangées de troncs sveltes et semblaientune immense colonnade supportant une voûte de verdure.

Entre les deux paysages, il faut le dire,l’avantage ne restait point à la Bretagne.

La forêt de Villers-Cotterets fourmille desites admirables. En descendant les ombreux sentiers qui mènent àla vallée, on songe au paradis terrestre ; lorsqu’on regagneles hauteurs, l’horizon s’étend et acquiert cette largeur quimanque presque toujours aux paysages bretons.

Et d’ailleurs la pauvre forêt de Rennes nesaurait opposer que quelques gentilhommières inconnues ou leclocher d’une église de village au royal château bâti par lesValois et à la noble abbaye de Prémontré.

Il y avait une heure que la cavalcade avaitquitté l’avenue de Villers-Cotterets ; elle avançaitlentement : les gentilshommes caracolaient aux portières descarrosses qui roulaient sans bruit sur le gazon des allées.Philippe d’Orléans causait avecMme de Carnavalet par la portière.

Tout à coup, à un détour de la route, deuxcavaliers apparurent et se postèrent au milieu du chemin, demanière à barrer le passage.

C’étaient deux hommes de haute taille etd’athlétique carrure. Leur costume, qui ne ressemblait en rien àcelui de l’époque, était gris de poussière.

Le plus vieux de ces inconnus se tourna versun paysan monté sur un bidet qui lui servait de guide et se tenaità distance respectueuse, et lui demanda tout haut :

– Lequel de ces gens est le ducd’Orléans ?

Le paysan montra du doigt le prince ets’enfuit.

L’inconnu poussa droit au régent qui reculainstinctivement et porta la main à son épée. Les courtisans, uninstant paralysés par la surprise, se jetèrent au-devant de leurmaître.

Quelques dames songèrent d’abord à s’évanouir,mais elles reprirent leurs sens, parce que la scène promettaitd’être curieuse.

– Qui êtes-vous ? demanda le régentaprès le premier moment de silence.

– Je suis Nicolas Treml de La Tremlays,seigneur de Bouëxis-en-Forêt, répondit le nouveau venu.

– Et que voulez-vous ?

– Me battre en combat singulier contre lerégent de France !

Ces étranges paroles furent prononcées d’unton grave et ferme, exempt de toute fanfaronnade.

Les courtisans se regardèrent. Un muet sourirevint à leurs lèvres. Les dames étaient puissammentintéressées : elles contemplaient cela comme on suit unereprésentation dramatique.

C’était en effet un spectacle singulier etfait pour étonner que ces deux hommes, débris d’un autre siècle,mais débris vigoureux, menaçants, intrépides, au milieu de cesvisages fardés, que ces longues épées à garde de fer parmi cesrapières de parade, que ces pourpoints de gros drap, sans rubans nibroderies, au milieu de tout cet or et de tout ce velours.

On eût dit que la Bretagne du XVesiècle sortait du tombeau et venait demander raison de la conquêteaux arrière-neveux des conquérants.

Philippe d’Orléans avait senti d’abord unmouvement d’inquiétude, mais dix gentilshommes le séparaientmaintenant du vieux Breton. Il oublia sa passagère frayeur.

– Ce bonhomme est fou, dit-il enriant ; il fera peur à nos dames. Qu’on le chasse !

L’ordre était explicite, mais la rapière deM. Nicolas était longue. Les gentilshommes ne se pressaientpoint d’attaquer.

Le vieux Breton ôta lentement son gant de peaude buffle qui pouvait bien peser une demi-livre.

– Il faut en finir ! murmura lerégent avec impatience.

– Il faut en finir ! répétagravement Nicolas Treml. On m’avait dit que le sang de Bourbonétait un sang héroïque ; mais la Renommée est menteuse, je levois, ou bien la branche aînée a gardé tout entier l’héritage devaillance. Philippe d’Orléans, régent de France, pour la secondefois, moi, gentilhomme comme toi, je te provoque aucombat !

Ce disant, M. de La Tremlaysdégaina.

MM. les courtisans en firent autant. Lesdames trouvaient que la comédie marchait à souhait.

– Soyez témoins ! reprit NicolasTreml d’une voix haute et solennelle ; ne pouvant accuser leroi qui est un enfant, j’accuse le régent de France de tenir enservage la province de Bretagne, laquelle est libre de droit. Pourprouver la vérité de mon dire, j’offre le combat à outrance et sansmerci. Si Dieu permet que je succombe, la Bretagne n’aura perduqu’un de ses enfants. Si je suis vainqueur, elle recouvrera seslégitimes privilèges.

– Un combat en champ clos !murmuraient ces messieurs qui commençaient à s’amuser del’aventure. Un jugement de Dieu entre son Altesse Royale etM. Nicolas ! l’idée vaut quelque chose !

Le régent ne riait plus.

Quant aux dames saisies par le côté romanesquede l’aventure, elles admiraient maintenant l’austère visage duvieillard et prenaient peut-être parti pour sa barbe blanche.

Mme la duchesse de Berry dit àl’oreille de Riom qui était à la portière :

– Quel beau vieux fou !

– Eh bien ! reprit encore NicolasTreml dont l’œil s’allumait d’indignation, régent de France, vousne répondez pas !

Un silence suivit ces paroles. Chacun eut lepressentiment d’un événement extraordinaire. Au moment où le régentouvrait la bouche pour ordonner définitivement à sa suite d’écarterle vieux Breton, celui-ci le prévint et se tourna vers sonécuyer.

– Fais ranger ces gens ! dit-ilfroidement.

Jude poussa son robuste cheval au milieu duflot des courtisans qui, refoulés avec une irrésistible vigueur, serejetèrent à droite et à gauche.

Durant une seconde, – une seule,– Philippe d’Orléans et Nicolas Treml se trouvèrent face àface. Ce court espace de temps suffit au vieillard qui, levant sonmassif gant de buffle, en frappa le régent de France en pleinvisage et cria d’une voix retentissante :

– Pour la Bretagne !

Trente épées menacèrent au même instant sapoitrine. Les dames purent s’évanouir. – Le dénouementsurpassait toute attente.

En recevant ce sanglant outrage, Philipped’Orléans avait pâli. Il mit l’épée à la main comme le dernier deses gentilshommes et se précipita vers l’agresseur.

Mais il s’arrêta en chemin. La colère avaitpeu de prise sur cette nature où la tête dominait complètement lecœur. Il revint vers les princesses pour calmer leur frayeur.

Pendant cela, un combat inégal et dont l’issuene pouvait rester douteuse s’était engagé entre les deux Bretons etla suite de Son Altesse Royale. Ces messieurs de la suite du régentqui, pour être de joyeux compagnons, n’en étaient pas moins degalants hommes, essayaient de désarmer leurs adversaires et nonpoint de les tuer. Au bout de quelques minutes, Nicolas Treml,renversé de cheval, fut pris et lié à un arbre.

Il ne prononça plus une parole, et resta, têtehaute, devant son vainqueur.

Jude avait encore son épée, il était entouréde tous côtés, mais non pas vaincu.

M. de La Tremlays, jugeant inutilede prolonger la bataille, lui fit de loin un signe. Aussitôt Judejeta son arme aux pieds de ses adversaires, qui s’emparèrent de luisur-le-champ.

À ce moment, une douleur amère et soudaine serefléta sur les traits du vieux gentilhomme qui, jusqu’alors, avaitgardé l’apparence d’un calme stoïque. Un souvenir venait detraverser son âme ; il avait vu Georges qui souriait dans sonberceau.

Jusqu’à cette heure, son extravagant espoirl’avait soutenu. Il avait cru forcer le régent à descendre dansl’arène et à jouer contre lui, l’épée à la main, les destinées dela Bretagne.

C’était simple et naturel à son sens. Iln’avait pas même supposé qu’il faudrait en venir au dernieroutrage. Maintenant il comprenait. La fièvre était passée.

Comme il arrive toujours après une défaite,mille pensées se pressaient dans son cerveau. Il sentait naître enlui un doute touchant la loyauté de son parent, Hervé deVaunoy ; et ce doute, à peine conçu, grandissait, grandissaitjusqu’à devenir terrible comme une certitude. Il croyait entendrela voix lointaine du pauvre fendeur de cercles, et cette voix luidisait la ruine de sa race.

Il jeta un regard découragé vers Jude, et serepentit de lui avoir fait rendre son épée.

– Reprends ton arme, mon homme,cria-t-il. Passe sur le corps de ces valets et va-t’en veiller surl’enfant.

Jude obéit comme toujours. Un puissant effortle dégagea des mains qui le retenaient, mais la foule s’étaitaugmentée ; les valets et les palefreniers avaient rejoint lacour. Jude fut terrassé. En tombant, il tourna vers son maître sesyeux pleins d’une respectueuse tristesse.

– Je n’ai pas pu, murmura-t-il comme s’ileût voulu excuser une désobéissance.

Nicolas Treml courba la tête.

– Pauvre berceau ! dit-il ; queDieu ne punisse que moi et prenne l’enfant en pitié !

Le régent donna le signal du retour.

Tout le long de la route, il se montra d’unefort aimable gaieté. Il n’était pas méchant. Seulement, en montantle perron du château, il se pencha à l’oreille d’un de sesconseillers et prononça le mot Bastille ; le conseillers’inclina.

C’était l’arrêt de Nicolas Treml et del’honnête Jude, son écuyer.

Chapitre 8Tutelle

Quelques heures après l’étrange bataille quenous avons rapportée, M. de La Tremlays et son écuyerfurent enfermés à la Bastille.

Il est permis de croire que le vieux Bretonfit des réflexions assez tristes lorsqu’il franchit le seuil de laforteresse. Quant à Jude, on peut affirmer qu’il ne réfléchit pasdu tout.

Quelles que fussent ses angoisses secrètes,Nicolas Treml était trop fier et trop fort pour les laisserparaître sur son visage. Il monta en silence les noirs escaliers dela Bastille, et entra dans son cachot comme il entrait jadis augrand salon du château de La Tremlays, le front haut et la têtecalme.

Mais, une fois seul, le vieux gentilhommedonna cours à son désespoir. Il s’accusa d’avoir abandonné Georges,et maudit presque son patriotisme inutile. Son entreprise luiapparaissait maintenant sous son véritable jour. La vue de la couravait changé ses idées. Il comprenait, mais trop tard, que satentative, qui eût été téméraire au temps de la chevalerie,devenait, au XVIIIe siècle, un acte de véritableextravagance.

Sa douleur et ses regrets eussent été bienplus amers encore s’il avait pu voir ce qui se passait dans sonchâteau de La Tremlays. Hervé de Vaunoy, en effet, ne faisait pointles choses à demi. Quelques mots échappés à Nicolas Treml, dans ladernière conversation qu’ils avaient eue ensemble, avaient misHervé sur la voie, et il devinait à peu près le but du voyage deson parent.

Ce lui en était assez pour conjecturer lereste, car il connaissait l’indomptable rancune du vieuxBreton.

Il laissa passer une semaine. Au bout de ceterme, il regarda le retour de Nicolas Treml comme étant pour lemoins fort problématique, et agit en conséquence. La majeure partiedes vieux serviteurs du château fut congédiée, Vaunoy ne garda queceux qu’il avait su se concilier dès longtemps, et Alain, le maîtred’hôtel, qui était un peu son confident.

Vaunoy avait totalement changé de caractère.Depuis deux ans, il rêvait nuit et jour la possession du richedomaine de Treml, et voilà que tout à coup ce rêve s’étaitaccompli. Pauvre hier et ne possédant que son manteau râpé degentillâtre, il s’éveillait aujourd’hui aussi riche que pas unmembre de la haute noblesse bretonne.

Il y avait de quoi mettre une cervelled’ambitieux à l’envers, et celle de Vaunoy fit la culbute.

Il est vrai que, à bien prendre, cetteopulence n’avait rien de réel. Entre les mains d’Hervé, le châteauavec ses dépendances n’était qu’un dépôt, et son rôle celui d’unfidéicommissaire.

Mais, pour qui sait conduire sa barque, cerôle de fidéicommissaire peut mener loin. Tout homme estmortel ; le pupille est soumis à cette foule de hasardsdéplorables qui menacent notre pauvre humanité : on meurt dela fièvre, du croup ; on meurt pour ne point manger assez oupour manger trop ; on est croqué par le loup, même ailleursque dans les contes de Perrault ; on se noie ; quesais-je !

Plus tard, il y a les duels, les chutes decheval et autres aventures.

À cause de tout cela, le pupille d’unfidéicommissaire bien appris atteint rarement sa majorité.

Or, M. de Vaunoy était un homme fortcapable. Seulement, comme il était impatient outre mesure de jouirsans contrôle, il ne fit point grand fond sur ces éventualités quenous venons d’énumérer. Le petit Georges, à la rigueur, pouvaitsortir victorieux de toutes ces épreuves, et M. de Vaunoyentendait ne point courir les chances de ce jeu périlleux.

Le Breton est bon et généreux d’ordinaire,mais quand il se met à être mauvais, les traîtres du mélodrame sontdes anges auprès de lui : rien ne lui coûte, et les moyensqu’il emploie alors sont d’une brutalité diabolique.

Le lecteur en pourra juger sous peu.

Vaunoy continua de traiter Georges comme lepetit-fils chéri et respecté de son seigneur. Il voulait se faireun appui de l’affection de l’enfant pour le cas redoutable oùM. de La Tremlays fût revenu inopinément quelque jour. Unmois, deux mois se passèrent. Hervé avait fait maison nette de toutce qui portait amour au vieux sang de Treml. Néanmoins il y avaitun fidèle serviteur qu’il n’avait point pu chasser : c’étaitLoup, le chien favori de M. Nicolas.

En vain les nouveaux valets, armés de fouets,avaient poursuivi Loup jusqu’à une grande distance dans la forêt,il revenait toujours. Au moment où Hervé le croyait bien loin, ille retrouvait, le soir, assis auprès du berceau de Georges endormi.Le chien veillait, et nous ne pouvons point affirmer que, sans laprésence de ce vaillant gardien, l’héritier de Treml eût passé sesnuits sans péril, car M. de Vaunoy jetait souventd’étranges regards sur la couche où reposait son jeune cousin.

Loup n’était pas seul à veiller sur le petitGeorges : un autre protecteur couvrait l’enfant de samystérieuse vigilance. Avec la bourse de Nicolas Treml, Jean Blancavait soulagé les souffrances de son père, il ne travaillaitplus : le jour, il dormait ou rôdait autour du château ;la nuit, il montait dans l’un des arbres du parc, dont les longuesbranches venaient frôler les fenêtres de la chambre où dormaitGeorges, et là il faisait sentinelle jusqu’au matin.

Hervé l’avait bien menacé parfois du fusil deson veneur, mais Jean Blanc savait courir sur la verte couronne desarbres comme un matelot dans les agrès de son navire. Il necraignait point les balles, seulement, il se garait, ne voulantpoint mourir, puisqu’il avait dit : Qui vivraverra !

Pour voir, il voulait vivre.

Chapitre 9L’étang de La Tremlays

Il y avait six mois que Nicolas Treml étaitparti. Personne ne savait en Bretagne ce qu’il était devenu. Lesgens de la forêt le regrettaient parce qu’il était bon maître, etpriaient Dieu pour le repos de son âme.

Un soir d’automne, Hervé de Vaunoy jeta sacanardière sur son épaule et prit le petit Georges par la main. Encet équipage, il se dirigea vers l’étang de La Tremlays. Loupmarchait sur ses talons ; Vaunoy suivait du coin de l’œil lefidèle animal, et ce regard annonçait des dispositions quin’étaient rien moins que bienveillantes.

Georges courait dans l’herbe ou cueillait lesfleurs d’or des genêts. Ses cheveux blonds flottaient au vent dusoir. Il était gracieux et charmant comme la joie de l’enfance.

L’étang de La Tremlays est situé à l’ouest età un quart de lieue du château. Sa forme est celle d’un trapèzedont trois côtés appuient leurs bordures d’aunes à de grandstaillis, tandis que le quatrième, coupé en talus escarpé, porte àson sommet un bouquet de futaie.

Du point central de ce talus, qui surplombepar suite d’éboulements anciens, s’élance presque horizontalementle tronc robuste et rabougri d’un chêne noir dont les longuesbranches pendent au-dessus de l’eau et couvrent le quart de lalargeur de l’étang.

C’est vis-à-vis de ce chêne et à quelquestoises de ses dernières branches que la pièce d’eau atteint sa plusgrande profondeur. Le reste est fond de vase où croissent desmoissons de joncs et de roseaux que peuplent vers le commencementde l’hiver des myriades d’oiseaux aquatiques.

Sur la rive occidentale de l’étang de LaTremlays s’assied maintenant une petite bourgade avec chapelle etmoulin ; mais, à l’époque où se passe notre histoire, ce lieuétait complètement désert, et il était bien rare qu’un passant vînttroubler les silencieux ébats des sarcelles ou des tanches.

M. de Vaunoy ouvrit le cadenas d’unpetit bateau, plaça Georges sur l’un des bancs et quitta larive ; Loup, sans y être invité, franchit d’un bond ladistance et s’installa aux pieds de l’enfant.

Après quelques coups de rames qui le portèrentau milieu de l’étang, M. de Vaunoy arma sa canardière etjeta autour de lui un regard de chasseur novice. Un plongeon montrasa tête noire entre les roseaux : Hervé fit feu.

La détonation fit tressaillir Loup ;l’odeur de la poudre dilata ses narines. Il se dressa sur sesquatre pattes et darda son regard dans la direction desroseaux.

– Cherche là…, cherche, dit doucementM. de Vaunoy. Vous savez l’histoire de la chattemétamorphosée en femme. Une souris se montre, et Minette de courirà quatre pattes. Loup, excité dans son instinct, bondit hors dubateau, laissant Georges, effrayé du bruit, sur son banc.

– Cherche là…, cherche ! répétaM. de Vaunoy, qui rechargeait vivement sa canardière.

Le chien cherchait, mais il n’avait garde detrouver le plongeon, dont la santé n’avait aucunement souffert.

M. de Vaunoy épaula de nouveau sacanardière.

– Regarde donc quel grand chêne,Georges ! dit-il.

Pendant que l’enfant était retourné, le couppartit. Loup poussa un hurlement plaintif, et se coucha, mort, dansles roseaux.

– J’ai vu derrière les feuilles du chêne,dit l’enfant, une grande figure blanche qui nous regardait.

Vaunoy jeta vivement les yeux vers l’arbre,mais il n’aperçut rien.

– Regarde encore ! dit-il d’une voixpateline.

Puis il grommela entre ses dents :

– Cette fois le maudit chien ne reviendrapas !

– Tiens ! s’écria Georges, voilàencore la figure blanche !

Vaunoy était dans l’un de ces instants oùl’homme a peur de son ombre. La nuit tombait rapidement. Il comptadu regard les feuilles du chêne noir, et n’aperçut rien encore.L’enfant s’était trompé.

La main d’Hervé tremblait néanmoins pendantqu’il déposait sa canardière au fond du bateau pour prendre lesrames. Il se dirigea lentement vers le point de l’étang qui faitface au grand chêne. En cet endroit, l’eau tranquille et plussombre annonçait une grande profondeur. Vaunoy cessa de ramer. Ilappuya sa tête sur sa main. Sa respiration était oppressée, desgouttes de sueur coulaient sur son front.

Quand il se redressa, la nuit était tout àfait venue. À deux ou trois reprises, il étendit sa main versGeorges, et chaque fois sa main retomba. Enfin il fit sur lui-mêmeun violent effort :

– Eh bien ! dit-il d’une voixétouffée, ne vois-tu plus la grande figure blanche ?

L’enfant tourna la tête.

– Si, répondit-il, la voilà !

Pendant qu’il parlait encore, Vaunoy le saisitpar-derrière et le précipita dans l’étang.

Au même instant, une longue forme blanche semontra, en effet, dans le feuillage du chêne, mais Vaunoy ne put lavoir, occupé qu’il était à fuir vers le bord à force de rames.

La lune qui se levait jeta ses premiers rayonspar-dessus les taillis et vint éclairer le pâle visage de JeanBlanc.

Au moment où Vaunoy atteignait la rive,l’albinos se laissa glisser le long d’une branche flexible quipliait sous son poids et retombait au ras de l’eau. À l’aide de sespieds, il imprima un mouvement de fronde à ce balancier, puis,ouvrant les mains tout à coup, il se trouva lancé tout près del’endroit où Georges avait disparu.

Vaunoy entendit sans doute le bruit de sachute ; mais, plein de cette superstitieuse terreur qui suitet venge le crime, il se boucha les oreilles et s’enfuit,éperdu.

Quelques secondes après, Jean Blanc revint àla surface, ramenant l’enfant évanoui.

Le pauvre visage de l’albinos avait uneexpression d’allégresse délirante lorsqu’il toucha le bord. Il pritsa course, serra convulsivement l’enfant dans ses bras, et nes’arrêta que lorsqu’il eut mis une large distance entre lui et lechâteau de La Tremlays.

– J’étais là, disait-il en riant ;je savais qu’on ferait du mal au petit monsieur ! Maintenant,il est à moi : je l’ai gagné ! J’étais là pour que lefort ne tuât point le faible, comme dans la chanson d’Arthur deBretagne.

Ceux qui connaissaient le pauvre Jean Blanceussent vu dans ces paroles entrecoupées le symptôme précurseur del’un de ses accès. Lui-même sentait vaguement l’approche d’unetempête intellectuelle, car sa joie tomba tout à coup. Il fit halteau milieu sur le gazon d’un talus.

L’atmosphère était froide. Une abondante roséedescendait du faîte des arbres à demi dépouillés de leurs feuilles.Georges restait sans mouvement : ses membres étaient raides etglacés. Une pâleur mortelle couvrait son joli visage.

– Il faut qu’il s’éveille !grommelait Jean Blanc en tâchant de le réchauffer sur sonsein ; il le faut. Sainte Vierge, réveillez-le !

Ce disant, il se dépouillait de sonjustaucorps de peau de mouton, et s’en servait pour envelopper lecorps transi de l’enfant. Sa poitrine haletait, ses yeux devenaienthagards. Il luttait contre l’accès qui envahissait ses chancelantesfacultés.

Par un dernier éclair d’intelligence, il ôtade sa poitrine une médaille de cuivre qui portait l’image deNotre-Dame de Mi-Forêt. Il la passa d’une main frémissante au coude l’enfant toujours inanimé.

– Sainte Vierge, cria-t-il dans sa foidésolée, moi, je ne peux plus ! Il a maintenant votre saintemédaille : il est à vous, réveillez-le ! Si vousl’éveillez, bonne Mère de Dieu, je fais vœu…

Un irrésistible rire interrompit cette ardenteinvocation. Aussitôt après il tomba en convulsion, puis, emportépar sa fièvre folle, il se jeta, tête baissée, gambadant, au plusépais du fourré.

L’enfant, évanoui, resta à la garde deNotre-Dame.

L’accès de Jean Blanc fut long, parce quel’émotion qui l’avait provoqué avait été puissante ; pendantplus d’une heure, il courut les taillis en répétant son étrangerefrain :

– Je suis le mouton blanc…, lemouton !

Au bout de ce temps, sa fièvre se calma, ilsentit revenir ses idées, et le souvenir de Georges emplit tout àcoup son cœur.

Il s’élança, passant par-dessus tout obstacle,et, retrouvant sa route par instinct, en quelques minutes ilatteignit l’allée où il avait laissé l’enfant.

Son cœur battit de joie, car un rayon de lune,glissant au travers des branches, éclairait un objet blanc sur letalus.

– Georges ! cria-t-il.

Georges ne répondit point.

Jean Blanc franchit en deux bonds la distancequi le séparait du talus et tomba sur ses genoux.

– Georges ! dit-il encore.

Et comme l’objet blanc restait immobile, Jeanle toucha. C’était son justaucorps de peau.

L’enfant avait disparu.

Chapitre 10La veillée

Vingt ans de plus pèsent un poids bien lourdsur la tête d’un homme ; mais, pour l’ensemble des chosescréées, mis à part l’homme lui-même, c’est-à-dire pour la portionla plus grande, la plus durable, la plus vivante de la nature,vingt ans passent comme un souffle de brise, qui effleure etn’entame point.

Vingt ans écoulés ont rendu méconnaissablesles personnages de notre récit : l’enfant s’est fait homme,l’homme est devenu vieillard, le vieillard a cessé de vivre.

Mais le beau château de La Tremlays s’élèvetoujours, droit et robuste au bout de son avenue de grands chênes.Si quelques arbres sont morts dans la forêt, d’autres jaillissentdu sol et s’élancent, pleins de sève, vers le beau soleil quichauffe la voûte de feuillage. La Fosse-aux-Loups a gardé sessombres ombrages et le chêne creux soutient vaillamment le pesantfardeau de ses branches colossales. Les deux moulins chancellent etmenacent ruine comme autrefois, et c’est à peine si l’on aperçoitque la pauvre loge de Mathieu Blanc s’est affaissée au ras du sol,tant le détail est mince et peu digne d’attention.

Quant à l’étang de La Tremlays, ce sonttoujours les mêmes eaux dormantes et la même moisson de roseauxsous lesquels blanchissent dans la vase les ossements de Loup, lefidèle chien de Nicolas Treml.

Nous sommes à l’automne de l’année 1740, et ily a veillée dans les cuisines de M. Hervé de Vaunoy de LaTremlays, seigneur de Bouëxis-en-Forêt.

La cuisine est une grande pièce carrée, percéede quatre fenêtres hautes. Une porte de chêne, garnie de fer, ouvreses deux battants vis-à-vis de la vaste cheminée dont le manteau,en forme de toiture, peut abriter une compagnie raisonnablementnombreuse. Cinq ou six bûches broient dans l’âtre et mêlent leurrouge lumière à la lueur crépitante de deux résines.

Sur la table massive qui occupe le milieu dela pièce, une rangée de pichets (cruches), méthodiquementalignés, exhalent une bonne odeur de cidre dur. Des pommes de terrerôtissent sous les cendres, et une demi-douzaine de quartiers delard montrent, des deux côtés de la crémaillère, leur couennerecouverte de suie.

Nous faisons grâce au lecteur des fourneaux,casseroles, cuillers à pots, marmites, écumoires, etc.

Il y a une quinzaine de personnes assises sousle manteau de la cheminée. La plupart sont serviteurs ou servantesde Vaunoy ; deux ou trois sont étrangères et reçoiventl’hospitalité.

Pour ne point faire défaut à la galanteriefrançaise, nous parlerons d’abord des femmes.

Sur cette escabelle à trois pieds et si prèsdu feu que la pointe de ses sabots se charbonne, est assise la dameGoton Rehou, femme de charge de La Tremlays. Elle fut, si l’on encroit la chronique de la forêt, une joyeuse commère ; maiscela date de quarante ans, et, à l’heure qu’il est, elle fume unepipe courte noircie par un long usage, avec toute la gravité quiconvient à une personne de son importance.

Auprès d’elle, et s’éloignant graduellement dufoyer, siègent les servantes du château : la fille debasse-cour, la pigeonnière, la trayeuse de vaches, et même la femmede chambre de Mlle Alix de Vaunoy. Cette dernière dérogesans nul doute en semblable compagnie, mais il faut tuer letemps.

De l’autre côté de la cheminée, sont rangésles garçons.

C’est d’abord André, le garde ; Simonnet,le maître du pressoir ; Corentin, l’homme de la charrue, etbeaucoup d’autres encore dont l’énumération serait longue etsuperflue.

Dans l’âtre même, et juste en face de la dameGoton Rehou, est assis un homme de la forêt ; hôte de LaTremlays pour quelques heures. Cet homme mérite une descriptionparticulière.

Il est charbonnier, cela se voit. Une coucheépaisse de noir couvre son visage et s’éclaircit seulement quelquepeu aux angles saillants de la face, comme il arrive aux masques debronze. Ses yeux, dont la paupière est enflammée, semblent craindrel’éclat ardent du foyer et s’abritent derrière sa mainnoircie ; du reste, vêtu comme les gens de la forêt :bonnet de laine mêlée, veste longue en forme de paletot échancré,culottes courtes, bas bleus et souliers à boucle de fer.

Il est de taille problématique. Assis, ilsemble petit, mais lorsqu’il se lève pour saisir un pichet et boireà même, ses longues jambes l’exhaussent tout à coup. Dansl’attitude de son corps, il y a plus de souplesse que de force.Quant à son âge, nul ne saurait le dire. Depuis quinze ans, lecharbonnier Pelo Rouan court la forêt. Tel on l’a vu la premièrefois, tel on le voit encore.

Nos personnages ainsi posés, nous écouteronsleur conversation, car nous sommes fort dépaysés dans ce château oùnous n’avons pas mis le pied depuis vingt ans.

Renée, la fille de chambre de MlleAlix de Vaunoy, cause avec Yvon, le valet des chiens, lequelraccommode son fouet et tresse une soutisse (mèche), queMirault, Gerfault, Renault, etc., sentiront plus d’une fois surleurs flancs savamment amaigris. André, le garde, frotte d’huile leressort de son fusil à pierre. Corentin taille un battoir pourAnne, la surintendante des vaches ; l’entretien n’a rienencore de général.

Mais six heures ont sonné à la cloche fêlée dubeffroi. Le vieux Simonnet, maître du pressoir, a récité dévotementles versets de l’angélus. Un silence de quelques minutes s’estfait, pendant lequel tout le monde a prié.

Quand ce silence eut duré suffisamment à songré, dame Goton fit un signe de croix final et secoua les cendresde sa pipe avec précaution.

– Les jours s’en vont petissant !dit-elle.

Chacun reconnut implicitement la justesseinfinie de cette observation.

– Vienne la fin du mois, poursuivit lavieille femme de charge, et nous aurons la résine allumée pour direl’angélus le matin et le soir.

– Ça, c’est la vérité ! appuyaSimonnet.

Et tous répétèrent avec conviction :

– Les jours s’en vont petissant, c’est lavérité !

Dame Goton savoura un instant l’approbationgénérale.

– Maître Simonnet, reprit-elle ensuite,si c’est un effet de votre complaisance, passez-moi lepichet ; ma pauvre langue brûle.

Au lieu d’un pichet, on en passa dix, et toutle monde s’abreuva copieusement.

– Fameux et droit en goût ! s’écriala vieille femme en promenant voluptueusement sa langue sur seslèvres après avoir bu ; tout ce qu’on peut demander, c’est quele cidre de l’automne qui vient vaille celui de l’autre année, pasvrai ?

C’était là encore une de ces propositions dontle succès n’est point douteux. Tout le monde réponditaffirmativement, et le maître du pressoir but un second coup pourprouver la sincérité de son opinion.

– Quant à ce qui est de l’an prochain,dit-il, on ne sait pas ce qu’on ne sait pas. Il cherra bien du boismort dans la forêt d’ici l’autre automne ; d’ici l’autreautomne, bien de l’eau passera sous le pont de Noyal, et notremonsieur dit que le temps qui court est un temps de péril.

Renée cessa de causer avec Yvon et releva latête avec inquiétude.

– Est-ce qu’on craint une attaque desLoups ? murmura-t-elle.

À cette question, on eût pu voir lecharbonnier fermer à demi les yeux et jeter à la ronde un fugitifregard.

– Les Loups ! répéta Simon net enfrappant son poing sur la table. Si j’étais seulement dans la peaude M. le lieutenant du roi, on ne les craindrait paslongtemps, les maudits brigands ! Dire qu’ils ont brûlé monbeau pressoir de Bouëxis-en-Forêt !

– Volé mes vaches ! ajouta latrayeuse.

– Dévasté mon chenil ! dit Yvon.

– Braconné plus de gibier que n’en chasseen trois ans notre monsieur ! s’exclama le garde.

– Tué mes poules !

– Foulé mes guérets !

– Brisé mes espaliers ! crièrent enchœur les divers fonctionnaires de La Tremlays.

La dame Goton bourrait gravement sa pipe et nedisait rien, Pelo Rouan, le charbonnier, semblait dormir, adossécontre la paroi de la cheminée.

– Oh ! les maudits brigands !reprit le chœur au milieu duquel on distinguait la voix flûtée etsuraiguë de la fille de chambre.

Goton alluma sa pipe et lança troisredoutables bouffées.

– Il y a vingt ans, murmura-t-elle, lemaître de La Tremlays s’appelait M. Nicolas. Ceux que vousnommez les Loups étaient des agneaux alors. C’est la misère qui aaiguisé leurs dents.

Un murmure désapprobateur suivit cesparoles.

– Les Treml étaient de bons maîtres, ditSimonnet avec le même embarras qu’aurait un vieux courtisan parlantd’un roi déchu au sein d’une cour nouvelle, on ne peut pas dire lecontraire ; mais les Loups sont des bandits, et il n’y a quevous, dame Goton, pour prendre leur défense.

Un imperceptible sourire plissa les lèvres dePelo Rouan. La vieille releva sa tête chenue avec dignité.

– Maître Simonnet, répondit-elle, je nedéfends point les Loups, qui savent bien se défendre eux-mêmes. Jedis que ce sont des Bretons, voilà tout, et que certaines gens sontplus vaillants au coin du feu que sous le couvert !

Le sourire du charbonnier se renforça et lesserviteurs du château restèrent penauds sous cette accusation decouardise faite ainsi à brûle-pourpoint.

– Patience ! Patience ! ditenfin Simonnet. Il doit nous arriver de Paris un brave officier duroi pour prendre le commandement des sergents de Rennes et protégerle passage des deniers de l’impôt à travers la forêt. Ces Loupsdamnés ont tué le dernier capitaine.

– Gare au nouveau ! interrompit dameGoton.

– On dirait que vous souhaitez unmalheur ! s’écria aigrement Renée la fille de chambre.

– Ma mie, répondit Goton avec autorité,je suis vieille et je regrette l’ancien temps où nos dames neprenaient point pour chambrières des mijaurées de Normandie.Laissez les Bretons répondre aux Bretons !

Renée devint rouge et ne parla plus. Laconversation allait mourir ou changer d’objet, lorsque Pelo Rouan,qui avait sans doute des raisons pour cela frotta ses yeux comme unhomme qui s’éveille et dit :

– Ai-je rêvé, maître Simonnet ?n’avez-vous point dit que nous allons avoir un nouveau capitainepour mettre à la raison les Loups que le ciel confond ?

– J’ai dit cela mon homme, et c’est lavérité. Tant que les Loups n’ont fait que pillerM. de Vaunoy, la cour de Paris n’y a point vu de mal,mais les hardis brigands sont allés, comme chacun sait, jusqu’àRennes, attaquer en plein jour l’hôtel de M. l’intendant. Ilsinterceptent l’impôt.

– Quel dommage ! interrompitl’incorrigible Goton qui renforça son sarcastique sourire. Voler leroi !

– Ce sont de fiers gueux ! dit PeloRouan avec simplicité ; mais savez-vous quand arrive cetofficier du roi dont vous parlez, maître Simonnet ?

– On l’attend mon homme.

Pelo Rouan se leva, prit son pichet qu’ilporta à ses lèvres et dit avec une bonhomie où la vieille Gotoncrut découvrir une pointe de raillerie :

– À la santé du nouveaucapitaine !

– À sa santé !répondirent lesserviteurs de La Tremlays.

Chapitre 11Fleur-des-Genêts

Pelo Rouan, avant de poser son pichet sur latable, ajouta, comme complément de son toast :

– Et à la confusion du Loup Blanc et deses louveteaux.

– À la bonne heure ! dit la vieilleGoton lorsque chacun eut applaudi à ce souhait charitable ;Pelo Rouan est un pauvre homme de la forêt. Il y a pour lui courageà maudire tout haut le Loup Blanc, qui est fort et puissant, etdont mille bras exécutent les ordres car tout à l’heure il vaprendre son bâton de houx et affronter la nuit qui est le domainedes Loups : à la bonne heure ! Je ne veux point de mal àPelo Rouan.

– Merci, dame ! prononça lentementle charbonnier ; moi, je vous veux du bien.

C’était un homme étrange que ce Pelo Rouan.Pendant qu’il parlait ainsi, son regard fixe couvait Goton, et laligne rouge de ses paupières clignotait à la lumière du feu.

Il y avait dans ce regard une gratitude plusgrande que ne le méritait à coup sûr l’observation de la vieillefemme de charge.

Du reste, et nous devons le dire tout d’abord,la plupart des actions de cet homme étaient difficiles à expliquer.On croyait deviner chez lui parfois une marche lente etsystématique vers un but mystérieux, mais on ne tardait pas àperdre sa trace, et l’espionnage le plus fin comme le plus obstinéeût été dérouté par sa conduite.

Nul ne songeait d’ailleurs à l’espionner. Àquoi bon l’eût-on fait ? Ses fréquentes visites à la maison deM. de Vaunoy, ennemi personnel et acharné des Loups,éloignaient toute idée de connivence avec ces derniers, et cetteconnivence seule aurait pu donner quelque force à un homme si basplacé dans l’échelle sociale.

Il y avait quinze ou seize ans que Pelo(Pierre) Rouan était venu s’établir dans la forêt de Rennes. Ilavait amené avec lui une petite fille au berceau qu’il appelaitMarie. Solitaire d’habitude et paraissant fuir la société de sespareils, il s’était bâti une loge à l’endroit le plus désert de laforêt, avait creusé un four souterrain et faisait depuis lors cequ’il fallait de charbon pour soutenir son existence et celle de safille.

Marie avait pris la taille d’une femme. Engrandissant, elle était devenue bien belle, mais elle l’ignorait.Beaucoup prétendront que ces derniers mots renferment uneimpossibilité flagrante : nous soutenons néanmoins notredire.

Marie, enfant de la solitude, n’avait dehardiesse que contre le danger. La vue de l’homme la troublait etl’effrayait. Lorsque la trompe de chasse criait dans les allées,Marie faisait comme les biches ; elle se cachait dans lesbuissons.

Jamais elle ne mettait de bouquets dans unpanier verni pour les porter au château, avec des pommes, des œufset de la crème, comme cela se pratique de nos jours au théâtre del’Opéra-Comique. Elle ne dansait ni sur la fougère ni mêmesous la coudrette ; en un mot, ce n’était en aucunefaçon une rosière de Mme de Genlis, se mirantdans le cristal des fontaines, ni une ingénue de M. Marmontel,raisonnant l’Être suprême, la nature et le reste. Ces braves poètesn’ont jamais vu la campagne qu’à Courbevoie !

C’était une fille de la forêt, simple et pure,demi-sauvage, mais portant en elle le germe de tout ce qui estnoble, gracieux, poétique et bon.

Elle aimait à prier Dieu, car une foi profonderemplissait cette âme angélique qui ne soupçonnait pas le mal.

L’expression générale de son visage était unmélange d’exquise gentillesse et de sensibilité exaltée. Elle avaitde grands yeux bleus pensifs et doux, dont le sourire échauffaitl’âme comme un rayon de soleil. Sa joue pâle l’encadrait d’undouble flot de boucles dorées, qui ondoyaient à chaque mouvement desa tête et se jouaient sur ses épaules modestement couvertes. Lanuance de cette chevelure eût embarrassé un peintre, parce que lescouleurs dont peut disposer l’art humain sont parfois impuissantes.Cette nuance, dans un tableau, semblerait terne ; ses candidesreflets affadiraient le regard ; elle ne repousserait pointassez la teinte de la peau.

Mais cela prouve seulement que l’homme n’a sudérober que la moitié de la palette céleste. Chez Marie, c’était uncharme de plus : ses traits fins, mais hardiment modelés,apparaissaient suaves et comme voilés sous cette indécise auréole.Cela faisait l’effet de ce nuage mystique, aux rayons naïvementadoucis, que les peintres du Moyen Âge donnaient pour ornement aufront divin de la Mère de Dieu.

Marie était sauvage comme son père.Lorsqu’elle ne restait point dans la loge, occupée à tresser despaniers de chèvrefeuille que Pelo Rouan vendait aux foires deSaint-Aubin-du-Cormier, Marie errait, seule et rêveuse, dans lessentiers perdus de la forêt.

Souvent le voyageur s’arrêtait pour écouterune voix pure, et semblable à la voix des anges, qui chantait lacomplainte d’Arthur de Bretagne, dont nous avons parlé dans lapremière partie de ce récit. Ceux qui se souvenaient du pauvre JeanBlanc songeaient à lui en entendant son refrain favori ; laplupart savouraient la musique sans évoquer la mémoire del’albinos, car bien d’autres que lui répétaient ce refrain quiberce les enfants dans toutes les loges du pays de Rennes.

Du reste, on entendait toujours Marie comme onécoute le rossignol, sans la voir. Dès qu’elle apercevait unétranger, son instinct de timidité farouche la portait à fuir. Onvoyait le taillis s’agiter comme au passage d’un faon, puis plusrien. Marie était alerte et vive. On eût couru longtemps pourl’atteindre.

Quelques-uns cependant l’avaient vue et lebruit de sa beauté sans rivale s’était répandu dans le pays. On futdu temps avant de savoir son nom, car Pelo Rouan ne souffrait guèrede questions, surtout lorsqu’il s’agissait de sa fille, et Mariedevenait muette dès qu’un homme lui adressait la parole. À cause decette ignorance, et par un reste de cette chevaleresque poésie quia fleuri si longtemps sur la terre de Bretagne, on choisissait pourdésigner Marie les noms des plus charmantes fleurs.

Les jeunes gens de la forêt parlaient d’elled’autant plus souvent que son existence était plus mystérieuse. Àla longue, la coutume effeuilla cette guirlande de jolissobriquets. Un seul resta, qui faisait allusion à la couleur descheveux de Marie :

On l’appela Fleur-des-Genêts.

Pelo Rouan laissait à sa fille une libertéentière, dont celle-ci usait tout naturellement et comme on respiresans savoir qu’il en pût être autrement. D’ailleurs, lecharbonnier, quand même il l’aurait voulu, n’aurait point pusurveiller fort attentivement la jeune fille, car il faisait delongues et fréquentes absences.

Le motif de ces absences était un secret, mêmepour Marie.

Parfois, durant des semaines, le four de PeloRouan restait froid, mais quand il revenait, il travaillait ledouble et réparait le temps perdu.

Personne n’était admis dans la loge. On venaitchercher Pelo Rouan de temps en temps la nuit. Dans cescirconstances, ceux qui avaient besoin du charbonnier pour descauses que nous ne saurions dire, frappaient à la porte d’unecertaine façon.

Pelo sortait alors ; Marie, habituée à cemanège, ne prenait pas garde.

Un jour, pourtant, un étranger avait franchile seuil de la loge inhospitalière : il soutenait les pas deFleur-des-Genêts bien chancelante et bien effrayée, parce que dessoudards de France qui venaient de Paris et allaient à Rennesl’avaient poursuivie dans les futaies. Son compagnon était un loyaljeune homme au visage doux et bon. Il l’avait protégée. Sa premièrepensée fut de remercier Dieu du plus profond de son cœur, en mêmetemps qu’elle lui adressait une fervente prière pour sonsauveur.

Depuis ce jour, quand Fleur-des-Genêtsrencontrait l’étranger, elle allait à lui sans frayeur et ilséchangeaient quelques mots purs et naïfs comme l’entretien de deuxenfants.

Puis l’étranger partit, laissant son souvenirdans le cœur de Marie. Les gens de la forêt la rencontrèrent denouveau dans les taillis. Elle allait lentement, la tête penchée,et chantait bien mélancoliquement la complainte d’Arthur deBretagne.

Pelo Rouan ne l’interrogeait point parce qu’ilconnaissait la cause de sa tristesse.

Cependant la veillée continuait dans lacuisine du château de La Tremlays. Après avoir porté la santé quiouvre ce chapitre, Pelo prit son bâton de houx, comme l’avaitannoncé la vieille femme de charge ; mais au lieu de partir,il secoua lentement sa pipe et se planta, le dos au feu, en face demaître Simonnet.

– Et sait-on son nom ? dit-il enjouant l’indifférence.

– Le nom de qui ?

– Du nouveau capitaine.

– Notre monsieur le sait peut-être,répondit Simonnet.

– Au fait, ce doit être un bon serviteurdu roi, c’est le principal. Il logera au château ?

– Ou chez l’intendant royal.

Pelo Rouan sembla hésiter au moment de faireune nouvelle question.

– C’est juste, dit-il enfin, c’est à quirecevra ce brave officier et les bons soldats de lamaréchaussée.

À ces mots, il se dirigea vers la porte. Enpassant auprès d’Yvon, il lui serra furtivement la main et adressaà Corentin un regard d’intelligence.

– Bonsoir, maître Simonnet et toute lamaisonnée ! dit-il.

Comme il mettait la main sur le loquet, unfort coup de marteau retentit frappé à la porte extérieure. Peloresta.

Quelques minutes après, deux hommes,enveloppés de manteaux, furent introduits. Les larges bords deleurs feutres cachaient presque entièrement leurs visages.Cependant, à un mouvement que fit l’un d’eux, la lumière du foyervint éclairer partiellement ses traits.

Pelo Rouan recula à son aspect, et, au lieu desortir, il se glissa prestement dans une embrasure.

Chapitre 12Dans la forêt

Les nouveaux venus étaient tous deux de hautetaille et d’apparence robuste. Celui dont Pelo Rouan avait aperçula figure était dans toute la force de la jeunesse, beau visage etmerveilleusement tourné. L’autre avait sous son feutre unechevelure grise, et plus de soixante ans sur les épaules.

– Qui que vous soyez, dit Simonnetemployant la digne formule armoricaine, vous êtes les bienvenus.Que demandez-vous ?

Le plus jeune des deux étrangers rejeta sonmanteau sur le coude et montra l’uniforme de capitaine des soldatsde la maréchaussée.

– Je veux parler à M. Hervé deVaunoy, répondit-il.

– Le nouveau capitaine !chuchotèrent les serviteurs de La Tremlays.

Renée, la servante normande de MlleAlix, arrangea aussitôt les plis de sa robe ; les autresfemmes, moins bien apprises, se bornèrent à rougirimmodérément.

Quant à Pelo Rouan, il gagna la porte sansbruit, après avoir échangé un second regard d’intelligence avecYvon et Corentin.

– Ah ! c’est lui qui est le nouveaucapitaine ? murmura-t-il lentement d’un air pensif.

Puis il s’enfonça dans les sentiers de laforêt.

Maître Simonnet prit un maintien grave etsolennel, pour remplir convenablement son office d’introducteur auxlieu et place de maître Alain, le majordome, qui se faisait vieuxet dormait d’ordinaire à cette heure, ivre d’eau-de-vie.

Il mit le bonnet à la main et précéda lesnouveaux venus dans le salon de réception où se tenaient Hervé deVaunoy et sa famille.

Pendant qu’il traverse le vestibule et lagrande salle, nous rétrograderons de quelques heures et nousprendrons nos deux étrangers au moment où ils quittent la bonneville de Vitré pour entrer dans la forêt. Outre que c’est un moyenfort simple de faire leur connaissance, nous assisterons ainsi aveceux à quelques petits incidents qu’il nous importe de ne pointpasser sous silence.

Comme le lecteur a pu le conjecturer, levieillard à barbe grise remplissait auprès du jeune capitainel’office du valet. C’était un homme à visage honnête etaustère ; sa taille légèrement voûtée annonçait seule lafatigue ou la souffrance, car son beau front restait sans rides etson regard serein exprimait la tranquillité d’âme la plusparfaite.

Quant au capitaine, il y avait sous sa finemoustache noire retroussée un sourire insouciant et fin ; dansses yeux, une hardiesse indomptable, une gaieté franche et comme unreflet de cordiale loyauté. On eût trouvé difficilement une tailleplus élégante que la sienne, une pose plus gaillarde sur son chevalisabelle, et une plus gracieuse façon de porter son belliqueuxuniforme. Il avait de vingt-cinq à vingt-sept ans.

Le valet s’appelait Jude Leker ; lemaître avait nom Didier tout court.

Le bon écuyer de Nicolas Treml n’avait pointchangé beaucoup au long de ces vingt années. La souffrance avaitglissé sur son cœur comme le temps sur la dure peau de son visage.Il se tenait encore ferme sur son cheval, et il n’eût point faitbon recevoir un coup de la rapière plus moderne qui avait remplacésa longue épée à garde de fer.

Il pouvait être deux heures après midi quandDidier et Jude dépassèrent les premiers arbres de la forêt. Le pâlesoleil d’automne se jouait dans le feuillage jaunissant, et lesabot des chevaux s’enfonçait à chaque pas dans la molle litièreque novembre étend au pied des arbres. Jude semblait respirer avecdélices une atmosphère connue ; il saluait chaque vieux troncd’un regard ami et presque filial. Il y avait vingt ans que Juden’avait vu la forêt de Rennes.

Tout en marchant, le maître et le serviteurpoursuivaient une conversation commencée.

– C’était, ma foi ! un vaillantvieillard que ce M. Nicolas ! s’écria Didier interrompantun long récit que lui faisait Jude ; j’aime son gant de bufflequi pesait une livre, et j’aurais voulu voir la pauvre mine que dutfaire M. le Régent.

– Le Régent nous mit à la Bastille !répondit Jude avec un soupir.

– C’était, en conscience, le moins qu’ilpût faire, mon garçon !

– Nicolas Treml, que Dieu sauve sonâme ! était déjà bien vieux, et puis il pensait sans cesse àl’enfant.

– Quel enfant ? interrompitDidier.

– Georges Treml, qui doit être, à l’heurequ’il est, un hardi soldat, s’il a gardé dans ses veines une gouttedu bon sang de ses pères.

L’histoire languissait. Didier bâilla. Judepoursuivit :

– Il pensait donc à l’enfant qui était aupays sans protecteur et sans appui. Vieillesse et chagrin, c’esttrop à la fois, mon jeune monsieur et pourtant Nicolas Treml mitlongtemps à mourir ! Il descendit en terre, voici trois anspassés, et me légua le petit M. Georges.

– Et qu’est devenu ce Georges ?

– Dieu le sait ! Moi, je fus mis enliberté deux ans après la mort de mon maître. Je n’avais pointd’argent, et si la Providence ne m’eût pas envoyé sur votre cheminau moment où vous cherchiez un valet pour le voyage, je ne saiscomment j’aurais regagné la Bretagne. Ma chère, ma nobleBretagne ! répéta Jude avec des larmes de joie dans lesyeux.

Didier s’arrêta et lui tendit la main.

– Tu es un honnête cœur, mon garçon,dit-il ; je t’aime pour ton attachement au souvenir de tonvieux maître, et pour l’amour que tu as gardé à ton pays. Si tuveux, tu ne me quitteras plus.

Jude toucha respectueusement la main que luioffrait le capitaine.

– Je le voudrais, murmura-t-il ensecouant la tête, sur ma parole, je le voudrais, car il y a en vousquelque chose qui rappelle la franche loyauté de Treml. Mais jesuis à l’enfant et je suis breton : ne m’avez-vous point ditque vous venez pour anéantir les derniers restes de la résistancebretonne ?

– Si fait ! quelques centaines defous furieux. Quand la rébellion se sent faible, vois-tu, elletourne au brigandage : je viens pour punir des bandits.

Jude réprima un geste de colère.

– De mon temps, murmura-t-il, messieursde la Frérie bretonne ne méritaient point ce nom.

– C’est vrai : ceux dont tu parlesn’étaient que des maniaques entêtés ; mais les Frèresbretons sont devenus les Loups.

– Les Loups ? répéta Judesans comprendre.

– Ils ont eux-mêmes choisi ce sauvagesobriquet. Ce n’est pas la Bretagne, ce sont les Loups que je vienscombattre de par l’ordre du roi.

Jude ne fut probablement point persuadé parcette subtile distinction car il se borna à répondre :

– Je ne sais pas ce que font les Loups,mais ils sont bretons, et vous êtes français !

– N’en parlons plus ! s’écriagaiement le capitaine. Quant à la question de savoir si je suisfrançais ou non, c’est plus que je ne puis dire. Bois un coup, mongarçon !

Il tendit sa gourde de voyage à Jude qui,cette fois, n’eut aucune objection à soulever.

– Et maintenant, reprit le capitaine,orientons-nous : voici un sentier qui doit mener àSaint-Aubin-du-Cormier.

– C’est ma route, répondit Jude, et nousallons nous séparer…, car vous allez à Rennes, je pense ?

– Je vais au château de La Tremlays.

Jude devint pensif.

– Vous êtes déjà venu dans le pays,dit-il après un silence, car vous le connaissez aussi bien que moi.Peut-être n’est-ce pas la première fois que vous allez au châteaude La Tremlays ?

– Peut-être, répéta le capitaine quisembla éviter une réponse plus catégorique.

– Si vous y êtes allé, continua Jude donttous les traits exprimaient une curiosité puissante, vous avez dûvoir un jeune homme…, un beau jeune homme : l’héritier de cesnobles domaines, l’unique rejeton d’une race qui est vieille commela Bretagne !

– Tu le nommes ?

– Georges Treml.

Ce fut au tour du capitaine de s’étonner. Pourla première fois, il rapprocha ce nom de Treml de celui du château,et il comprit que le vieux gentilhomme, dont il venait d’entendrela chevaleresque histoire, était l’ancien maître de LaTremlays.

– Je n’ai jamais vu ce jeune homme,répondit-il.

Chapitre 13Le capitaine Didier

Jude demeura un instant comme atterré.

– Mon Dieu ! pensait-il, qu’ont-ilsfait de notre petit monsieur ?

Le capitaine était devenu rêveur. Peut-êtreconnaissait-il assez M. de Vaunoy pour qu’un doutes’élevât dans son esprit touchant le sort de l’héritier deTreml.

– Ma tâche est tracée, reprit Jude ;je la remplirai, monsieur, ajouta-t-il d’une voix que son émotionrendait solennelle ; je vous adjure, par votre titre degentilhomme, de me prêter votre aide.

Un triste sourire vint à la lèvre ducapitaine.

– Gentilhomme ! dit-il.

– Par votre mère !… voulut continuerJude.

– Ma mère ! dit encore le capitaine.Allons, mon garçon, tu tombes mal. Que viens-tu me parler de titreset de mère ?… Mais je suis officier du roi, et cela vautnoblesse : tu auras mon aide, pour l’amour de Dieu.

– Merci ! merci ! s’écria Jude.En revanche, moi, je suis à vous, monsieur ; à vous de toutcœur et tant qu’il vous plaira. Maintenant, veuillez vous détournerquelque peu de votre route ; nous reviendrons ensemble auchâteau.

Le capitaine suivit Jude aussitôt. Ilsmarchèrent un quart d’heure le long du chemin qui mène au bourg deSaint-Aubin-du-Cormier, puis Jude, tournant à gauche, s’enfonçadans un épais taillis. Au bout d’une centaine de pas, Didier arrêtason cheval.

– Où me mènes-tu ? demanda-t-il.

– Au lieu où Nicolas Treml, mon maître,partant pour la cour de Paris, a enfoui l’espoir et la fortune desa race.

– Tu as grande confiance enmoi ?

Jude hésita un instant.

– Je vous confierais ma vie, dit-ilenfin, mais le trésor de Treml n’est point à moi. Vous avezraison : mieux vaut que je sois seul à garder ce secret.

– Et mieux vaut, ajouta Didier, que je nem’enfonce point trop dans ce fourré, au-delà duquel est la retraitedes Loups. Ils pourraient me mordre, mon garçon. Va, tu meretrouveras ici.

Jude descendit de cheval et s’engagea, à pied,dans l’épais taillis où nous avons vu autrefois cheminer NicolasTreml lorsqu’il portait en poche l’acte signé par son cousin Hervéde Vaunoy.

Resté seul, le jeune capitaine mit aussi piedà terre, s’étendit sur le gazon et donna son âme à la rêverie. Sesméditations furent douces. Officier de fortune et parvenu, sonmérite aidant, à un poste que ses pareils n’atteignaient pointavant d’avoir vu blanchir leur moustache et tomber leurs cheveux,il avait désormais devant lui un avenir couleur de rose. Sa missionen Bretagne n’était pas sans importance, et il espérait réduireaisément cette poignée d’hommes intrépides, mais simples etgrossiers, qui s’opposaient encore à la levée de l’impôt,molestaient les sujets soumis au roi et poussaient parfois leurinsolente audace jusqu’à mettre la main sur les fonds dugouvernement.

À part cet intérêt politique, son arrivée dansle pays de Rennes avait pour lui un intérêt particulier, dont nousne ferons point mystère au lecteur. Ce n’était pas la première foisque Didier venait en Bretagne. L’année précédente, il avait passésix mois à Rennes, en qualité de gentilhomme[2] deM. le comte de Toulouse, gouverneur de la province, lequell’avait fait entrer depuis dans les gardes-françaises, d’où ilétait sorti avec son grade actuel.

Beau de visage et de tournure, prompt àl’amitié, mais étourdi et léger, il avait été bien près, une fois,de choisir la compagne de sa vie.

Pendant son séjour à Rennes, dans la maison duprince gouverneur, il avait été de pair à compagnon avec les filsdes premières familles de la province. Il était de toutes les fêtesde messieurs des États, et dans ce monde des gens du roi, saposition lui attirait une faveur à laquelle ne nuisait point sabonne mine.

À cette époque, la reine des salons dans lacapitale bretonne était Mlle Alix de Vaunoy de LaTremlays, noble créature dont le charmant visage était moinsparfait que l’esprit, et dont l’esprit ne valait point encore lecœur. Didier l’avait vue au palais même du prince gouverneur qui,pendant son séjour dans la province, tenait une véritable cour. Ils’était senti attiré vers elle.

Alix, de son côté, n’avait point dissimulé leplaisir que lui causait cette recherche. Le monde avait remarquéleur naissante et mutuelle sympathie.

M. de Vaunoy seul semblait ne s’enpoint apercevoir ou y prêter volontairement les mains, ce quisurprenait fort chacun.

On savait, en effet, que Vaunoy avait pourl’établissement de sa fille unique des prétentions fort élevées, etqui ne s’attaquaient à rien moins qu’à M. de Béchameil,marquis de Nointel, intendant royal de l’impôt et l’un des plusopulents financiers qui fussent alors en Europe.

Nonobstant cela, Vaunoy, qui avait d’abordregardé le jeune officier de fortune avec un dédain toutparticulier, l’attira bientôt chez lui et lui fit fête tout autantqu’aux héritiers des plus puissantes maisons.

Si ce n’eût point été là une circonstancepositivement insignifiante pour le public, on aurait pu remarquerque ce changement avait coïncidé avec l’acquisition que fit Vaunoyd’un certain Lapierre, valet du prince gouverneur.

Mais il n’était point probable, en vérité, quecette révolution d’antichambre eût pu influer en rien sur laconduite ultérieure du riche maître de La Tremlays.

Quoi qu’il en soit, un soir que Didier sortaitde l’hôtel de Vaunoy, le cœur tout plein d’espérance, il futattaqué dans la rue par trois estafiers qui le poussèrent rudement.Il n’avait que son épée de bal, mais il s’en servit comme ilfaut ; les trois estafiers en furent pour leurs peines et leshorions qu’ils reçurent.

Didier, blessé, rentra au palais dugouvernement ; l’affaire n’eut point de suite, parce que lecomte de Toulouse quitta Rennes quelques jours après.

Mais ce n’était pas là le seul souvenir ducapitaine Didier. Il en avait un autre beaucoup plus humble, quirestait plus avant peut-être dans son cœur. C’était une blondefille de la forêt dont nous avons déjà prononcé le nom.

En ce moment encore, couché sur l’herbe etbercé par ses méditations, il ne songeait point à Mllede Vaunoy, et c’était la pure et gracieuse image deFleur-des-Genêts qui souriait au fond de sa pensée.

Il rêvait, et ne s’en rendait point compte, àcette douce et chaste tendresse qui avait embelli quelques jours desa vie quand il était encore presque adolescent. Les Loups,l’impôt, la bataille prochaine, rien de tout cela pour luin’existait en ce moment. Les arbres de la vieille forêt luiparlaient de sa vision d’autrefois.

– Si elle venait ! murmura-t-il englissant son regard dans les sombres profondeurs des taillis.

Ce qui pouvait lui venir le plus probablement,c’était la balle de quelque Loup, car il avait jeté sous lui sonmanteau, et les broderies de son uniforme brillaient maintenantsans voile.

Mais il y a un Dieu pour les capitaines quirêvent. Une voix douce et lointaine encore sembla répondre à sonaspiration. Il tendit l’oreille. La voix approchait. Elle chantaitla complainte d’Arthur de Bretagne.

Didier écoutait avec délices cette voix etcette mélodie connues. À mesure que la voix approchait, les parolesdevenaient plus distinctes. Fleur-des-Genêts chantait ce passage dela complainte populaire où Constance de Bretagne commence àdésespérer de revoir son malheureux fils. Nous traduisons le patoisdes paysans d’Ille-et-Vilaine.

Marie disait :

Elle attendait, car pauvre mère

Longtemps espère,

Elle attendait, le cœur marri,

Son fils chéri.

Elle mettait son âme entière

Dans sa prière

Et disait : « Rends-moi mon enfant !

Dieu tout-puissant ! »

Marie n’était plus qu’à quelques pas deDidier, mais ils ne se voyaient point encore, tant le taillis étaitépais. Le capitaine retenait son souffle.

Marie poursuivit, répétant, suivant l’usage,les deux derniers vers en guise de refrain :

Et disait : « Rends-moi mon enfant !

Dieu tout-puissant !

Arthur ! Arthur ! Hélas ! absence

Brise espérance

Le faible est au pouvoir du fort

Jusqu’à la mort ! »

Le caractère de ce chant est une mélancolietendre et si profonde que le ménétrier qui le dit à un rustiqueauditoire est certain d’avance d’un succès de larmes. Il semblaitque la pauvre Marie rapportât à elle-même le sens des deux derniersvers, car le chant tomba de ses lèvres comme un harmonieuxgémissement.

– Fleur-des-Genêts ! murmuraDidier.

Elle entendit et perça d’un bond lefourré.

Lorsqu’elle aperçut enfin le capitaine, sesgenoux fléchirent ; elle s’affaissa sur elle-même en levantses grands yeux au ciel, et son cœur s’élança vers Dieu.

Cette âme candide et virginale ignorait lesartifices du mensonge ; elle lui raconta ses craintes et sesespérances et combien elle avait prié pour son retour ; ainsise prolongea longtemps, avec tout le charme et la naïveté del’innocence, cet entretien touchant qui devait avoir une influencedécisive sur leur destinée.

Chapitre 14Où le Loup Blanc montre le bout de son museau

Pendant cela, Jude Leker essayait de trouverson chemin dans le taillis. Il eut d’abord grand’peine às’orienter, car nul sentier ne traversait l’épaisseur dufourré ; mais au bout d’une centaine de pas, il vit avecsurprise qu’une multitude de petites routes se croisaient en toussens et semblaient néanmoins converger vers un centre commun.

Il suivit un de ces sentiers, et arrivabientôt au bord de ce sauvage ravin que nous connaissons déjà sousle nom de la Fosse-aux-Loups.

À part ces routes qui n’existaient pointautrefois et qui annonçaient très positivement le voisinage d’unlieu de réunion où de nombreux habitués se rendaient de différentscôtés, rien n’était changé dans le sombre aspect du paysage. Lemême silence régnait autour de la même solitude.

Jude descendit les bords du ravin en seretenant aux branches et atteignit le fond où s’élevait le chênecreux. La physionomie du bon écuyer était triste et grave. Ilsongeait sans doute que la dernière fois qu’il avait visité celieu, c’était en compagnie de son maître défunt.

Il songeait aussi que le creux du chênepouvait avoir été dépositaire infidèle. Or la fortune de Tremlavait été mise tout entière entre ces noueuses racines quidéchiraient le sol.

Avant de pénétrer dans l’intérieur de l’arbre,Jude examina les alentours avec soin ; il fouilla du regardchaque buisson, chaque touffe de bruyère, et dut se convaincrequ’il était bien seul.

Cet examen lui fit découvrir, derrière l’unedes tours en ruine, un petit monceau de décombres, à la place oùs’élevait jadis la cabane de Mathieu Blanc.

– C’étaient de bons serviteurs de Treml,murmura-t-il en se découvrant, que Dieu ait leur âme !

Dans l’intérieur de l’arbre, il trouvaquelques débris de cercles, et presque tous les ustensiles de JeanBlanc, mais rouillés et dans un état qui ne permettait point decroire qu’on s’en fût servi depuis peu.

Jude prit une pioche et se mit aussitôt enbesogne.

Pendant qu’il travaillait, un imperceptiblemouvement se fit dans les buissons et deux têtes d’hommes, masquésà l’aide d’un carré de peau de loup, se montrèrent.

Une troisième tête, masquée de blanc, sortitau même instant d’une haute touffe d’ajoncs qui touchait presque lechêne où travaillait Jude.

Les trois hommes, porteurs de ce déguisementétrange, échangèrent rapidement un signe d’intelligence.

Le signe du masque blanc fut un ordre, sansdoute, car les deux autres rentrèrent immédiatement dans leurscachettes.

Le masque blanc se coucha sans bruit à platventre et se mit à ramper vers l’arbre. Il franchit lentement ladistance qui l’en séparait, puis il se dressa de manière à fourrersa tête dans l’une des ouvertures que le temps avait pratiquées autronc creux du vieux chêne.

Son masque le gênait pour voir ; ill’arracha et découvrit un visage tout noirci de charbon et defumée : le visage de Pelo Rouan, le charbonnier.

Jude travaillait toujours et ne se doutaitpoint qu’un regard curieux suivait chacun de ses mouvements.

Au bout de quelques minutes, la piocherebondit sur un corps dur et sonore. Jude se hâta de déblayer letrou et retira bientôt le coffret de fer que Nicolas Treml avaitenfoui autrefois en cet endroit. Après l’avoir examiné un instantavec inquiétude pour voir s’il n’avait point été visité en sonabsence, Jude sortit une clef de la poche de son pourpoint.

À ce moment, Pelo Rouan se mit à ramper etrentra sans bruit dans sa cachette.

Ce fut pour lui un coup de fortune, car Jude,sur le point d’ouvrir le coffret, se ravisa et fit le tour duchêne, jetant à la ronde son regard inquiet. Il ne vit personne,regagna le creux de l’arbre et fit jouer la serrure du coffret defer.

Tout y était, intact comme au jour dudépôt : or et parchemin. Le bon Jude ne put retenir uneexclamation de joie, en songeant que, avec cela, Georges Treml,fût-il réduit à mendier son pain, n’aurait qu’un mot à dire pourrecouvrer son héritage intact.

Mais une expression de tristesse remplaçabientôt son joyeux sourire : où était Georges Treml !

Le capitaine Didier, son nouveau maître, avaitreçu l’hospitalité au château, et il ne savait même pas qu’ilexistât une créature humaine du nom de Georges Treml.

Donc, non seulement Georges n’était plus là,mais on ne parlait même plus de lui.

Jude aurait voulu déjà être au château pours’informer du sort de l’enfant. Il plaça le coffret dans le trou,qu’il combla de nouveau en ayant soin d’effacer de son mieux lestraces de la fouille, puis il gravit la rampe du ravin.

Pelo Rouan le suivit de l’œil pendant qu’ils’éloignait.

– C’est bien Jude ! murmura-t-il,Jude l’écuyer du vieux Nicolas Treml ! il n’emporte pas lecoffret ; je verrai cette nuit ce qu’il peut contenir. Enattendant, il ne faut point que nos gens soupçonnent ce mystère,car ils pourraient revenir avant moi.

Jude avait disparu. Les deux hommes à masquesfauves quittèrent le fourré et s’élancèrent vers le chêne. Ilsremuèrent les outils, visitèrent chaque repli de l’écorce et netrouvèrent rien.

Ces deux hommes étaient deuxLoups.

Ils s’approchèrent de la touffe d’ajoncs.

– Maître, dirent-ils en soulevant leursbonnets, qu’avez-vous vu ?

Pelo Rouan haussa les épaules.

– C’est grand dommage que vous n’habitiezpoint la bonne ville de Vitré, dit-il. Vous êtes curieux comme desvieilles femmes, et vous feriez d’excellents bourgeois. J’ai vu unrustre déterrer deux douzaines d’écus de six livres qu’il avaitenfouies en ce lieu.

Les deux Loups se regardèrent.

– Cela fait plus de deux cents piécettesde douze sous à la fleur de lis, grommela l’un d’eux, et il y en apeut-être d’autres.

– Cherchez, dit Pelo Rouan avec uneindifférence affectée. Moi, je vais veiller à votre place.

Les deux Loups hésitèrent un instant, mais cene fut pas long. Ils touchèrent de nouveau leurs bonnets etregagnèrent leurs postes.

Pelo Rouan remit son masque en peau demouton.

– C’est bien, dit-il : maissouvenez-vous de ceci : quand je suis là, mes yeux veillentavec les vôtres, je puis pardonner un instant de négligence. Quandje m’éloigne, la négligence devient trahison, et vous savez commentje punis les traîtres. On a vu des soldats de la maréchaussée dansla forêt, et peut-être en ce moment même des yeux ennemisinterrogent les profondeurs de ce ravin. La moindre imprudence peutlivrer le secret de notre retraite. Prenez garde !

Le charbonnier prononça ces mots d’une voixbrève et impérieuse. Les deux Loups répondirenthumblement :

– Maître, nous veillerons.

Pelo Rouan ôta les pistolets qui pendaient àsa ceinture et les cacha sous ses vêtements.

– Je vais au château, continua-t-il, afind’apprendre ce que nous devons craindre des gens du roi. Jereviendrai cette nuit.

À ces mots, il gravit la montée d’un pasrapide et disparut derrière les arbres de la forêt.

– Le Loup Blanc et le diable, murmural’une des sentinelles, il n’y a qu’eux deux pour courir ainsi.Guyot ?

– Francin ?

– J’aurais pourtant voulu voir là-basdans le creux du chêne.

– Moi aussi, mais… Si on fouillait, ilverrait. Je m’entends.

– La terre est pourtant fraîchementremuée…

– Il verrait, je te dis ! Et noussavons ses ordres.

– C’est la vérité ! Quand il aparlé, ça suffit.

En conséquence de quoi, les deux Loups serésignèrent à faire bonne garde.

Jude Leker, lui, reprenait le chemin quidevait le conduire vers son capitaine. Il traversa le taillis d’unpas plus leste et le cœur plus content que la première fois. Une deses inquiétudes était au moins calmée et il avait désormais en mainde quoi racheter les riches domaines de la maison de Treml.

Quand il arriva au lieu où il avait laisséDidier, celui-ci était seul.

– Tu n’as pas perdu de temps, mon garçon,dit-il gaiement. Je ne t’attendais pas si vite.

Jude prit cela pour un reproche adressé à salenteur et se confondit en excuses.

– Allons ! s’écria le capitaine quisauta en selle sans toucher l’étrier, j’aurai dormi sans doute, etfait un beau rêve, car je veux mourir si j’étais pressé de te voirarriver. À propos, et le trésor de Treml ?

– Dieu l’a tenu en sa garde, réponditJude.

– Tant mieux ! Au château,maintenant, à moins qu’il ne te reste quelque mystérieuseexpédition à accomplir.

Il est rare qu’un Breton de la vieille rochesympathise complètement avec cette gaieté insouciante etcommunicative qui est le fond du caractère français. Cetterecrudescence soudaine de bonne humeur mit l’honnête Jude à lagêne, d’autant plus qu’il était occupé lui-même de penséesgraves.

Il suivit quelque temps en silence le jeunecapitaine qui fredonnait et semblait vouloir passer en revue tousles ponts-neufs, anciens et nouveaux, chantés au théâtre de lafoire.

Enfin Jude poussa son cheval et prit laparole.

– Monsieur, dit-il, mon devoir est lourdet mon esprit borné. Je compte sur l’aide que vous m’avezpromise.

– Et tu as raison, mon garçon ; toutce que je pourrai faire, je le ferai. Voyons, explique-moi un peuce que tu attends de moi.

– D’abord, répondit Jude, bien que vingtans se soient écoulés depuis que j’ai mis le pied pour la dernièrefois au château de La Tremlays, il pourrait s’y trouver quelqu’unpour me reconnaître, et j’ai intérêt à me cacher. Je voudrais doncn’y point entrer avant la nuit venue.

– Soit, le temps est beau ; nousattendrons dans la forêt. Mais l’expédient me semble médiocrementingénieux, par la raison qu’il y a résines et lampes au château deM. de Vaunoy.

– C’est vrai, murmura dolemment le pauvreJude ; je n’avais point songé à cela.

Le capitaine reprit en souriant :

– Il y a un moyen d’arranger les choses,mon garçon. Nous arriverons enveloppés dans nos manteaux de voyage,et je trouverai bien quelque prétexte pour te protéger contre lesregards indiscrets. Après ?

– Après ? répéta Jude fortembarrassé ; après, je tâcherai de savoir… de manière oud’autre… ce qu’est devenu le petit monsieur.

– C’est cela, nous tâcherons.

La nuit vint : nos deux voyageurs furentintroduits au château, comme nous l’avons vu, et Simonnet, lemaître du pressoir, se chargea de les annoncer aux maîtres.

M. Hervé de Vaunoy et sa fille Alixétaient au salon, en compagnie de Mlle Olive de Vaunoy,sœur cadette d’Hervé, et de M. de Béchameil, marquis deNointel, intendant royal de l’impôt.

Le capitaine était attendu depuis quelquesjours déjà, bien qu’on ignorât le nom du nouveau titulaire. Dès quemaître Simonnet eut prononcé le mot capitaine, tous cespersonnages se levèrent et dardèrent leurs regards vers la porteavec une curiosité plus ou moins prononcée.

Le capitaine entra, suivi de Jude qui se tintaux environs du seuil, le nez dans le manteau. Didier s’avança lefeutre sous le bras, la mine haute, et se portant comme ilconvenait à un homme rompu aux belles façons de la cour.

Son aspect parut étonner grandement tout lemonde, ce qu’il dut déchiffrer en caractères lisibles, quoiquedifférents, sur les quatre physionomies présentes.

Mlle Olive pinça ses lèvres enjouant vigoureusement de l’éventail.

Alix pâlit et s’appuya au bras de sonfauteuil.

M. de Vaunoy laissa percer un ticnerveux sous son patelin sourire.

Enfin, M. de Béchameil, marquis deNointel, exécuta la plus piteuse grimace qui se puisse voir survisage de financier désagréablement surpris.

Chapitre 15Portraits

Didier s’inclina profondément devant lesdames, salua un peu moins bas Hervé de Vaunoy, et presque pointM. l’intendant royal.

Vaunoy renforça aussitôt son bénin sourire etfit trois pas au-devant du capitaine.

– Saint-Dieu ! mon jeune ami,s’écria-t-il du ton le plus cordial, soyez trois fois lebienvenu ! Quelque chose me disait que je vous reverraisbientôt officier du roi. Touchez là, mon capitaine !Saint-Dieu ! touchez là !

Didier se prêta de fort bonne grâce à cetaffectueux accueil. Quand il eut baisé la main des deux dames,savoir : celle d’Alix en silence, et celle de mademoiselleOlive de Vaunoy en lui faisant quelque compliment banal, il pritplace auprès du maître de La Tremlays.

– L’ordre de Sa Majesté, dit-il, medonnait à choisir entre l’hospitalité de M. le marquis deNointel et la vôtre. J’ai pensé qu’il ne vous déplairait point deme recevoir pendant quelques jours.

– Saint-Dieu ! s’écria Vaunoy, monjeune compagnon, ce qui m’eût déplu, c’eût été le contraire.

– Je vous rends grâce, et pour mettre àprofit votre bonne volonté je vous demande la permission de faireconduire sur-le-champ mon valet à la chambre qu’on me destine.

Mlle Olive agita une sonnetted’argent placée près d’elle sur la cheminée.

– Auparavant, votre valet boira bien lecoup du soir avec Alain, mon maître d’hôtel, dit Hervé deVaunoy.

À ce nom d’Alain, Jude devint blême derrièrele collet de son manteau.

– Mon valet est malade, répondit lecapitaine ; ce qu’il lui faut, c’est un bon lit et lerepos.

– À votre volonté, mon jeune ami.

Un domestique entra, appelé par le coup desonnette de Mlle Olive.

– Préparez un lit à ce bon garçon, ditM. de Vaunoy, et traitez-le en tout comme le serviteurd’un homme que j’honore et que j’aime.

Didier s’inclina ; Jude, toujoursenveloppé dans son manteau, sortit sur les pas du domestique qui,malgré sa bonne envie, ne put apercevoir ses traits.

Nous connaissons de longue date M. Hervéde Vaunoy, maître actuel de La Tremlays et de Bouëxis-en-Forêt. Cesvingt années n’avaient point assez changé son visage dodu, rouge etsouriant pour qu’il soit besoin de parfaire une nouvelledescription de sa personne.

Mlle Olive de Vaunoy, sa sœur,était une longue et sèche fille, qui avait été fort laide au tempsde sa jeunesse. L’âge, incapable d’embellir, efface du moins lesdifférences excessives qui séparent la beauté de la laideur. Àcinquante ans, ce qui reste d’une femme laide est bien près deressembler à ce qui reste d’une jolie femme.

L’expression du visage peut seule rétablir descatégories.

Celui de Mlle Olive n’exprimaitrien, si ce n’est une préciosité majuscule, d’obstinées prétentionsà la gentillesse, et une incomparable pruderie.

Elle était vêtue d’ailleurs à la dernièremode, portant corsage long, en cœur, avec des hanches immodérémentrembourrées, cheveux crêpés à outrance et poudrés, éventail quenous nommerions aujourd’hui rococo, et mules de cuir mordoré àtalons évidés comme l’âme d’une poulie.

La mode n’invente jamais rien. Après centcinquante ans, ces précieux talons nous sont revenus, plus élevés,plus évidés et non moins ridicules.

La joue de Mlle Olive était tigréede mouches de formes très variées, et un trait de vernis noir luifaisait des sourcils admirablement arqués.

Nous passons sous silence le carmin étendu encouche épaisse sur ses lèvres, le vermillon délicatement passé surses pommettes et l’enfantin sourire qui ajoutait, à tant deséductions diverses, un charme précisément extraordinaire.

Alix ne ressemblait point à son père, etencore moins à sa tante. Elle était grande, et néanmoins sa taille,exquise dans ses proportions, gardait une grâce pleine de noblesse.Son front large avait, sous les noirs bandeaux de ses cheveux sanspoudre, une expression fière de pudeur qu’adoucissait le rayon deson grand œil bleu. Son regard était sérieux et non point triste,et de même que les pures lignes de sa bouche annonçaient unenature, pensive plutôt que mélancolique.

C’était le type parfait de la femme,vigoureuse dans sa grâce, alliant la sensibilité vraie à la fermetédigne et haute, sachant souffrir, capable de dévouement jusqu’àl’héroïsme.

Hervé de Vaunoy s’était marié un an après ledépart de Nicolas Treml. Sa femme était morte au bout de l’autreannée. Alix était le seul fruit de cette union. Elle avait dix-huitans.

Il nous reste à parler de M. l’intendantroyal de l’impôt.

Antinoüs de Béchameil, marquis de Nointel,était un fort bel homme de quarante ans et quelque chose de plus.Il avait du ventre, mais pas trop, le teint fleuri et la jouerebondie. Son menton ne dépassait pas trois étages, et chacuns’accordait à trouver son gras de jambe irréprochable.

Au moral, il prenait du tabac d’Espagne dansune boîte d’or si bien émaillée que toutes les marquises yinséraient leurs jolis doigts avec délices. Son habit de cour avaitdes boutons de diamant dont chacun valait vingt mille livres. Ilavait des façons de secouer la dentelle de son jabot et de releverla pointe de sa rapière jusqu’à la hauteur de l’épaule quin’appartenaient qu’à lui, et sa mémoire suffisamment cultivée, luipermettait de placer çà et là des bons mots d’occasion quin’avaient jamais cours que depuis six semaines.

Il possédait en outre un appétit incomparable,auquel il sacrifiait un estomac à l’épreuve.

En somme, ce n’était pas un personnagebeaucoup plus grotesque que la plupart des nobles financiers de sontemps. Il admettait Dieu, récemment inventé par le jeuneM. de Voltaire, à l’usage des manants, mais n’en voulaitpoint pour lui-même, pensant que la nature suffit à produire lestruffes, le poisson, le gibier et le champagne.

M. le marquis de Nointel avait enBretagne de nombreuses et importantes occupations. D’abord ilcourtisait Mlle Alix de Vaunoy dont il voulait faire safemme à tout prix. M. de Vaunoy ne demandait pas mieux,mais Alix semblait être d’une opinion diamétralement opposée, etc’était pitié de voir M. de Béchameil perdre sesgalanteries, ses madrigaux improvisés de mémoire, et surtout lesmerveilles de sa cuisine dont l’excellence est historique, auprèsde la fière Bretonne.

Il ne se décourageait pas cependant etredoublait chaque jour ses efforts incessamment inutiles.

M. le marquis de Nointel était, en outre,comme nous l’avons pu dire déjà, intendant royal de l’impôt. Cettecharge, qu’il ne faudrait en aucune façon comparer à la banquegouvernementale de nos receveurs généraux, nécessitait, en Bretagnesurtout, une terrible dépense d’activité. La province, en effet,manquait à la fois d’argent et de bonne volonté pour acquitter leslourdes tailles qui pesaient depuis peu sur elle.

En troisième lieu, – et c’était, à coupsûr, l’emploi auquel il tenait le plus – Béchameil avait lahaute main sur toutes preuves nobles dans l’étendue de la province.Ce droit d’investigation était pour ainsi dire inhérent à la charged’intendant, puisque les gentilshommes n’étaient pas sujets àl’impôt, et qu’ainsi, sous fausse couleur de noblesse, nombre deroturiers auraient pu se soustraire aux tailles.

M. de Béchameil tenait ce droit àtitre plus explicite encore. Il avait affermé en effet, moyennantune somme considérable payée annuellement à la couronne, lavérification des titres, actes et diplômes, et en vertu de cecontrat, il profitait seul des amendes prononcées sur son instancepar le parlement breton à l’encontre de tout vilain qui prenaitétat de gentilhomme.

En conséquence, il avait intérêt à trouver desusurpateurs en quantité. Aussi ne se faisait-il point faute debouleverser les chartriers des familles et se montrait-il si âpre àla curée que les seigneurs ralliés au roi eux-mêmes avaient sapersonne en fort mauvaise odeur. Mais on le craignait plus encorequ’on ne le détestait.

Par le fait, en une province comme laBretagne, pays de bonne foi et d’usage, où beaucoup degentilshommes, forts de leur possession d’état immémoriale,n’avaient ni titres ni parchemins, le pouvoir deM. de Béchameil avait une portée terrible. Pauvred’esprit, avide et étroit de cœur, rompu aux façons mondaines,n’ayant d’autre bienveillance que cette courtoisie tout extérieurequi vaut à ses adeptes le nom sans signification d’excellent homme,l’intendant de l’impôt était juste assez sot pour faire unimpitoyable tyran.

Une seule chose pouvait le fléchir :l’argent.

Quiconque lui donnait de la main à la main lemontant de l’amende et quelques milliers de livres en sus par formed’épingles était sûr de n’être point inquiété, quelle que fûtd’ailleurs la témérité de ses prétentions : pour dix milleécus, il eût laissé le titre de duc au rejeton d’un laquais.

Mais quand on n’avait point d’argent, parcontre, il fallait, pour sortir de ses griffes un droit bienirrécusable, et les Mémoires du temps ont relaté plusieurs exemplesde gens de qualité réduits par lui à l’état deroture ;[3]

On doit penser que M. de Vaunoy,lequel n’avait point par devers lui des papiers de famille fort enrègle, avait tremblé d’abord devant un pareil homme.

Les méchantes langues prétendaient qu’il avaitcommencé par financer de bonne grâce, ce qui était toujours unexcellent moyen. Mais, dans la position de Vaunoy, cela nesuffisait pas. Substitué par une vente aux droits des Treml, dontil portait le nom et dont il avait pris jusqu’aux armes pour enécarteler son douteux écusson, il avait trop à craindre pour ne paschercher tous les moyens de se concilier son juge.

Un retrait de noblesse lui eût fait perdre àla fois ses titres, auxquels il tenait beaucoup, et ses biensauxquels il tenait davantage, car c’était son état de gentilhommeet sa parenté qui lui avaient donné qualité pour acheter le domainede Treml.

Heureusement pour lui, Béchameil fit les troisquarts du chemin. Ce gros homme se jeta pour ainsi dire dans sesbras, en ne faisant point mystère du grand désir qu’il avaitd’obtenir la main d’Alix.

C’était un coup de fortune, et Vaunoy en sutprofiter. Béchameil et lui se lièrent, et, bien que l’intendantroyal fût de fait le plus fort, il se laissa vite dominer parl’adresse supérieure de son nouvel ami.

Il va sans dire que Béchameil reçut promesseformelle d’être l’époux d’Alix, ce qui n’empêcha point Vaunoy defavoriser sous main la très innocente intimité qui s’était établieà Rennes entre la jeune fille et Didier. Vaunoy avait sans douteses raisons pour cela.

Pendant le séjour de Didier à Rennes,Béchameil n’avait point été sans s’apercevoir des soins que lejeune protégé du comte de Toulouse rendait à Alix. Ceci nousexplique la grimace du gros et galant financier à la vue de sonjeune rival. Quant à Mlle Olive, si elle avait agité sonéventail, c’est qu’il avait coûté cher et qu’elle en voulaitmontrer les peintures.

Le repas est toujours l’acte le plus importantde l’hospitalité bretonne. Au bout de quelques instants, maîtreAlain, le majordome, décoré de sa chaîne d’argent officielle et lesyeux rouges encore de son somme bachique, ouvrit les deux battantsde la porte pour annoncer le souper.

– Demain nous parlerons d’affaires, ditgaiement M. de Vaunoy. Maintenant, à table !

– À table ! répéta Béchameil à quice mot rendit une partie de sa sérénité.

Alix se leva, et, d’instinct, offrit sa main àDidier. Ce fut M. de Béchameil qui la prit. Le capitaine,à dessein ou faute de mieux, se contenta des doigts osseux deMlle Olive.

Nous ne raconterons point le souper, presséque nous sommes d’arriver à des événements de plus haut intérêt.Nous dirons seulement que M. de Vaunoy, tout en portant àdiverses reprises la santé de son jeune ami, le capitaine Didier,échangea plus d’un regard équivoque avec maître Alain, auquel même,vers la fin du repas, il donna un ordre à voix basse.

Maître Alain transmit cet ordre à un valet demine peu avenante que Vaunoy avait débauché l’année précédente àMgr le gouverneur de la province, et qui avait nom Lapierre. Nousavons déjà fait mention de lui.

Pendant cela, Béchameil faisait sa couraccoutumée. Alix ne l’écoutait point et tournait de temps en tempsson regard triste et surpris vers le capitaine qui causait fortassidûment avec Mlle Olive. Celle-ci le trouvait fortbien élevé. Elle avait la même opinion de tous ceux qui voulaientbien l’écouter ou faire semblant.

Après le repas, Hervé de Vaunoy conduisitlui-même le capitaine jusqu’à la porte de sa chambre à coucher etlui souhaita la bonne nuit. Jude était debout encore. Il arpentaitla chambre à pas lents, plongé dans de profondes méditations.

– Eh bien ! lui dit son maître,es-tu content de moi ! T’ai-je épargné les regardsindiscrets ?

– Monsieur, je vous remercie, réponditJude.

– As-tu appris quelque chose ?

– Rien sur l’enfant, et c’est d’un tristeaugure ! Mais je sais que dame Goton Rehou, qui fut lanourrice du petit monsieur, est maintenant femme de charge auchâteau.

– Et elle donnera des nouvelles.

– Je sais aussi que j’aurai de la peine àme cacher longtemps, car j’ai vu la figure d’un ennemi :Alain, l’ancien maître d’hôtel de Treml.

– Je t’en offre autant, mon garçon ;j’ai aperçu le visage d’un drôle qui fut le valet deM. de Toulouse, gouverneur de Bretagne, mon nobleprotecteur, et que je soupçonne fort de n’avoir point été étrangerà certaine alerte nocturne qui me valut l’an dernier un coupd’épée. Mais nous débrouillerons tout cela. En attendant,dormons !

– Dormez, répondit Jude.

La capitaine se jeta sur son lit. Judecontinua de veiller.

Chapitre 16Le conseil privé de M. de Vaunoy

Tout reposait au château, ou du moins c’étaitl’heure propice.

Le capitaine Didier dormait, rêvant peut-êtrede l’humble fille de la forêt qui avait ranimé en lui les souvenirsde l’adolescence, le premier, le plus pur battement de son cœur.Nous ne saurions dire pourtant qu’il eut revu sans émotion aucunecette belle Alix de Vaunoy qui avait autrefois accepté sarecherche, mais notre Didier était un loyal enfant et il n’avaitqu’une foi.

Béchameil dégustait en songe un blanc-manger.Mademoiselle Olive bâtissait un superbe château en Espagne où ellese voyait la dame d’un gentil officier de Sa Majesté le roi LouisXV, à qui la fée protectrice des vieilles demoiselles l’avait unieen légitime mariage.

Parmi ceux qui veillaient, nous citerons Juded’abord ; le bon écuyer arpentait sa chambre et demandait àson honnête cervelle un moyen de retrouver le fils de Treml.

Alix, de son côté, cherchait en vain lesommeil et combattait la fièvre, car elle avait souffert ce soir.Elle ne voulait point interroger son cœur et son cœur parlait endépit d’elle : elle se souvenait. Elle avait cru autrefoisqu’on la payait de retour. Jusqu’alors elle n’avait vu d’autreobstacle entre elle et le bonheur que son devoir ou la volonté deson père. Maintenant, c’était un abîme qui s’ouvrait devantelle : Didier l’avait oubliée.

Enfin, dans l’appartement privé deM. de Vaunoy, dont la double porte était fermée avecsoin, trois hommes étaient réunis et tenaient conseil. C’étaientM. de Vaunoy lui-même, Alain, son maître d’hôtel, et levalet Lapierre.

Alain était maintenant un vieillard. Sa rudephysionomie, sur laquelle l’ivresse de chaque jour avait laisséd’ignobles traces, n’avait d’autre expression qu’une dureté stupideet impitoyable.

Lapierre pouvait avoir de quarante-cinq àcinquante ans. Son visage ne portait point le caractère breton. Ilétait en effet originaire de la partie méridionale de l’Anjou.Jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans, il avait exercé, çà et là, larespectable et triple profession de marchand de vulnéraire, avaleurde sabres et sauteur de cordes.

À cette époque, il parvint à entrer commevalet de pied dans la maison de Mgr de Toulouse, qui n’était pointencore gouverneur de Bretagne.

Lapierre avait alors avec lui un jeune enfantqui n’était point son fils et dont il se servait pour attirer lepublic à ses parades. L’enfant était beau ; le comte deToulouse le prit en affection et en fit son page ; puis, aubout de quelques années, le mit au nombre des gentilshommes de samaison.

Lapierre, resté valet, conçut une véritablerancune contre l’enfant autrefois son esclave et maintenant sonsupérieur. Lors du séjour à Rennes du prince gouverneur deBretagne, il se présenta chez Vaunoy et lui demanda un entretienparticulier. Cette conférence fut longue et Vaunoy changea plusd’une fois de couleur aux paroles de l’ancien saltimbanque.

Lapierre, avant de sortir, reçut une boursebien garnie, et, peu de jours après, Vaunoy le prit à sonservice.

À dater de ce moment, le nouveau maître de LaTremlays commença à faire un grand accueil au jeune page Didier, cequi donna de furieux accès de jalousie à Antinoüs de Béchameil,marquis de Nointel.

Ce fut peu de semaines après que Didier futtraîtreusement attaqué de nuit dans les rues de Rennes.

Il était plus de minuit. Hervé de Vaunoyallait et venait avec agitation, tandis que ses deux serviteurs setenaient commodément assis auprès du foyer. Lapierre se balançait,en équilibre sur l’un des pieds de sa chaise, avec une adresse quise ressentait de son métier ; maître Alain caressait sous sajaquette le ventre aimé de certaine bouteille de fer-blanc, large,carrée, toujours pleine d’eau-de-vie, à laquelle il guettaitl’occasion de dire deux mots, et semblait combattre le sommeil.

– Saint-Dieu ! Saint-Dieu !Saint-Dieu ! s’écria par trois fois M. de Vaunoy quifrappa violemment du pied et s’arrêta juste en face de sesacolytes.

Maître Alain sauta comme on fait quand ons’éveille en sursaut. Lapierre ne perdit pas l’équilibre.

– Vous étiez trois contre un !reprit Vaunoy dont la colère allait croissant ; c’était lanuit : trois bonnes rapières, la nuit, contre une épée debal ! et vous l’avez manqué !

– J’aurais voulu vous y voir !murmura pesamment Alain ; le jeune drôle se débattait comme undiable. Je veux mourir si je ne sentis pas dix fois le vent de sonarme sous ma moustache. D’ailleurs c’est une vieillehistoire !

– Moi, je sentis son arme de plus près,dit Lapierre qui écarta le col de sa chemise pour montrer unecicatrice triangulaire ; et Joachim, notre pauvre compagnon,la sentit mieux que moi encore, car il resta sur la place. Je prieDieu qu’il ait son âme.

– Ainsi soit-il ! grommela maîtreAlain.

– Je prie le diable qu’il prenne lavôtre ! s’écria Vaunoy. Tu as eu peur, maître Alain et toi,Lapierre, méchant bateleur, tu t’es enfui avec tonégratignure !

– Il aurait fallu faire comme Joachim,n’est-ce pas ? demanda le maître d’hôtel avec un commencementd’aigreur ; oui, je sais bien que vous nous aimeriez mieuxmorts que vivants, notre monsieur…

– Tais-toi ! interrompit Hervé quihaussa les épaules.

Alain obéit de mauvaise grâce, etM. de Vaunoy reprit sa promenade enragée, frappant dupied, serrant les poings et murmurant sur tous les tons son juronfavori.

Les deux valets échangèrent un regard.

– Ça va lui coûter deux louis d’or, dittout bas Lapierre.

Maître Alain saisit ce moment pour avaler unerasade, en faisant un signe de tête affirmatif, et tous deux seprirent à sourire sournoisement comme des gens sûrs de leurfait.

Au bout de quelques minutes, Vaunoy s’arrêtaen effet subitement et mit la main à sa poche.

– Saint-Dieu ! dit-il en reprenantson patelin sourire, je crois que je me suis fâché, mes dignesamis. La colère est un péché ; j’en veux faire pénitence, etvoici pour boire à ma santé, mes enfants.

Il tira deux louis de sa bourse. Les deuxvalets prirent et la paix fut faite.

– Raisonnons maintenant, poursuivitVaunoy. Comment sortir d’embarras ?

– Quand j’étais médecin ambulant,répondit Lapierre, et qu’une dose de mon élixir ne suffisait pas,j’en donnais une seconde.

– C’est cela ! s’écria le majordomeà qui la bouteille carrée donnait de l’éloquence ; il fautdoubler la dose : nous étions trois : nous nous mettronssix.

– Et cette fois je réponds de la cure,ajouta l’ex-bateleur.

Vaunoy secoua la tête.

– Impossible, dit-il.

– Pourquoi cela ?

– Parce qu’il se méfie. D’ailleurs lestemps sont changés. Autrefois, c’était un jeune fou, courant lesaventures, et sa mort n’eût point excité de soupçon. Je n’étais paschargé de la police des rues de Rennes. Maintenant, c’est unofficier du roi ; il est mon hôte pour le bien de l’État. Sonséjour à La Tremlays a quelque chose d’officiel : la saintehospitalité, mes enfants, défend formellement de tuer un hôte… àmoins qu’on ne le puisse faire en toute sécurité.

Alain et Lapierre firent à cette bonneplaisanterie un accueil très flatteur.

– Il faut trouver autre chose, continuaM. de Vaunoy.

Maître Alain se creusa la cervelle ;Lapierre fit semblant de chercher.

– Eh bien ? demanda Hervé au bout dequelques minutes.

– Je ne trouve rien, dit lemajordome.

– Rien, répéta Lapierre ; si cen’est peut-être… mais le poison ne vous sourit pas plus que lepoignard, sans doute ?

– Encore moins, mon enfant,Saint-Dieu ! c’est une malheureuse affaire. D’un jour àl’autre, le hasard peut lui révéler ce qu’il ne faut point qu’ilsache. Et qui me dit d’ailleurs qu’il ne sait rien ? Quellechambre lui a-t-on donnée ?

– La chambre de la nourrice, réponditAlain. Vous l’avez conduit jusqu’à la porte.

Vaunoy devint pâle.

– La chambre de la nourrice, répéta-t-ilen frémissant ; la chambre où était autrefois leberceau ! et je n’ai pas pris garde !

– Bah ! fit Lapierre, une chambreressemble à une autre chambre… Après si longtemps !

– C’est évident, appuya le majordome quidormait aux trois quarts.

Ceci ne parut point rassurerM. de Vaunoy qui reprit avec inquiétude :

– Et ce valet malade ? Il semblaitavoir intérêt à se cacher. Quel homme est-ce ?

– Quant à cela, repartit Lapierre, c’estplus que je ne saurais dire. Il tenait son manteau sur ses yeux, etje n’ai même pu voir le bout de son nez.

– C’est étrange ! murmura Vaunoyporté comme toutes les âmes bourrelées à voir l’événement le plusordinaire sous un menaçant aspect ; je n’aime pas cetteaffectation de mystère. Je voudrais savoir quel est cethomme ; je voudrais…

– Demain il fera jour, interrompitphilosophiquement l’ancien saltimbanque.

– Cette nuit ! tout de suite !s’écria Vaunoy d’une voix brève et comme égarée. Quelque chose medit que la présence de cet homme est un malheur !Suivez-moi !

Lapierre fut tenté de répondre que, selontoute apparence, le capitaine et son valet dormaient tous deux àcette heure avancée de la nuit ; mais Vaunoy avait parlé d’unton qui n’admettait pas de réplique.

Les deux serviteurs se levèrent. Vaunoy ouvritsans bruit la porte de son appartement, et tous trois s’engagèrentdans le corridor qui régnait d’une aile à l’autre.

Après avoir fait quelques pas, Hervé s’arrêtaet pressa fortement le bras de son majordome.

– Ils ne dorment pas, dit-il à voix basseen montrant un petit point lumineux qui brillait dans l’ombre àl’autre bout du corridor.

C’était en effet de la chambre occupée par lecapitaine que partait cette lueur.

– Que peuvent-ils faire à cetteheure ? reprit Vaunoy ; s’ils s’entretiennent, nousécouterons. Quelque mot viendra bien éteindre ou légitimer mafrayeur. Et si j’ai raison de craindre, s’il sait tout ou seulements’il soupçonne, Saint-Dieu ! sa mission ne le sauverapas !

Ils continuèrent de se glisser le long desmurailles. Le majordome, qui s’était complètement éveillé, marchaitle premier.

En arrivant auprès de la porte du capitaine,il colla son œil à la serrure.

Jude était agenouillé au chevet de son lit etpriait, la tête entre ses deux mains. Maître Alain ne pouvait voirson visage.

Au bout de quelques secondes, le vieil écuyertermina sa prière et se redressa. La lumière tomba d’aplomb sur sonvisage.

Maître Alain se rejeta violemment enarrière.

– Je connais cet homme, dit-il.

Vaunoy le repoussa et mit à son tour son œil àla serrure ; mais il ne vit plus que la mèche rouge et fumeusede la résine que Jude avait éteinte avant de se jeter sur sonlit.

– Saint-Dieu ! gronda-t-il en serelevant. Tu le connais, dis-tu ? Qui est-ce ?

Maître Alain se pressait le front, cherchant àrappeler ses souvenirs.

– Je le connais, je l’ai vu, dit-ilenfin, mais où ? Je ne sais. Mais quand ? Il doit y avoirbien longtemps.

Vaunoy dévora un blasphème, et lephilosophique Lapierre répéta :

– Demain il fera jour !

Chapitre 17Visite matinale

Bien avant le jour, Jude Leker était sur pied.Il se leva sans bruit afin de ne point éveiller son maître quidormait comme on dort à vingt-cinq ans après un long et fatigantvoyage.

Quoique le crépuscule n’éclairât point encorela nuit des interminables corridors, Jude y trouva son chemin sanstâtonner. Il était né au château et l’avait habité durant quaranteannées.

Laissant le grand escalier dont la doublerampe desservait le premier étage, il gagna l’office et prit uncouloir étroit qui conduisait aux communs.

Beaucoup de choses avaient changé dans lescoutumes de La Tremlays, mais les logements des serviteurs avaientgardé leur disposition primitive. Sans cette circonstance,l’excellente mémoire de Jude ne lui eût point été d’un grandsecours. Il compta trois portes dans la galerie intérieure descommuns et frappa à la quatrième.

Il est à croire que dame Goton Rehou, femme decharge du château, ne recevait point d’ordinaire ses visites àheure si indue. La bonne dame avait soixante ans, et, à cet âge,les femmes de charge ne craignent que les voleurs.

Elle dormait ou faisait la sourdeoreille : Jude ne reçut point de réponse.

Il frappa de nouveau et plus fort.

– Béni Jésus ! dit la voix enrouéede la vieille dame, le feu est-il au château ?

– C’est moi, c’est Jude, murmura celui-cien frappant toujours, Jude Leker !

Goton n’était point une femmelette. Elle pritun gourdin et s’en vint ouvrir, bien que son oreille, rendueparesseuse par l’âge, n’eût pas saisi une syllabe des paroles deJude.

– On y va ! grommelait-elle ;si ce sont les Loups, eh bien ! je leur parlerai du vieuxTreml, et ils ne toucheront pas un fétu dans la maison qui fut lasienne ; si ce sont des esprits…

Elle fit un signe de croix et s’arrêta.

– Ouvrez donc ! dit Jude.

– Si ce sont des esprits, continua lavieille, eh bien ! Bah ! ils auraient aussi bien passépar le trou de la serrure !

Elle ouvrit et mit son gourdin en travers.

– Qui vive ? dit-elle.

– Chut ! dame ; silence au nomde Dieu !

– Qui vive ? répéta l’intrépidevieille en levant son bâton. Jude le saisit, entra, ferma la porteet répondit :

– Un homme dont il ne faut point répéterle nom sans nécessité dans la demeure de Treml.

– La demeure de Treml ! répéta Gotonqui sentit tressauter son cœur à ce nom ; merci, qui que voussoyez. Il y a vingt ans que je n’avais entendu donner son véritablenom à la maison qu’habite Hervé de Vaunoy.

Jude tendit sa main dans l’ombre ; cellede Goton fit la moitié du chemin. Elle n’avait pas besoin de voir.Ce fut comme un salut mystérieux entre ces deux fidèlesserviteurs.

– Mais qui donc es-tu, brave cœur,demanda enfin la vieille femme, toi qui te souviens deTreml ?

Jude prononça son nom.

– Jude ! s’écria Goton oublianttoute prudence ; Jude Leker, l’écuyer de notre monsieur !Oh ! que je te voie, mon homme, que je te voie !

Tremblante et empressée, elle courut à tâtons,cherchant son briquet et ne le trouvant point ; elle remua lescendres de son réchaud. Enfin sa résine s’alluma. Elle regarda Judelongtemps et comme en extase.

– Et lui, dit-elle, M. Nicolas, lereverrons-nous ?

– Mort, répondit Jude.

Goton se mit à genoux, joignit ses mains etrécita un De profundis. De grosses larmes coulaientlentement le long de sa joue ridée. Quiconque l’aurait vue en cemoment se serait senti puissamment attendri, car rien n’émeut commeles larmes qui roulent sur un rude visage, et tel qui passe ensouriant devant deux beaux yeux en pleurs pâlit et souffre quand ilvoit s’humecter la paupière d’un soldat.

Jude se tut tant que Goton pria. Il semblaitqu’il voulût maintenant prolonger son incertitude et qu’il reculât,effrayé devant la révélation qu’il était venu chercher.

Lorsqu’il prit la parole, ce fut d’une voixaltérée.

– Et le petit monsieur ? dit-ilenfin avec effort.

– Georges Treml ? Vingt ans se sontécoulés depuis que je l’ai vu pour la dernière fois, le cher etnoble enfant, sourire et me tendre ses petits bras dans sonberceau.

– Mort, mort aussi ! prononça Judedont le robuste corps s’affaissa.

Il mit ses deux mains sur son visage ; sapoitrine se souleva en un sanglot.

– Je n’ai pas dit cela ! s’écriaGoton ; non, je ne l’ai pas dit. Et Dieu me préserve de lecroire ! Pourtant… Hélas ! Jude, mon ami, depuis vingtans j’espère, et chaque année use mon espoir.

Jude attacha sur elle ses yeux fixes. Il necomprenait point.

– Oui, reprit-elle, je voudrais espérer.Je me dis : quelque jour je verrai notre petit monsieur, grandet fort, la tête haute, la mine fière, l’épée au flanc.Hélas ! hélas ! il y a si longtemps que je me discela !

– Mais enfin, dame, que savez-vous sur lesort de Georges Treml ?

– Je sais… je ne sais rien, mon homme. Unsoir, – approche ici, car il ne faut point dire cela touthaut, – un soir, il y a dix-neuf ans et cinq mois… ah !j’ai compté, Hervé de Vaunoy revint tout pâle et l’œil hagard. Ilnous dit que l’enfant s’était noyé dans l’étang de La Tremlays. Oncourut, on sonda le fond de l’eau, mais on ne trouva point le corpsde Georges.

Jude écoutait, la poitrine haletante, l’œilgrand ouvert.

– Et c’est sur cela, interrompit-il, quese fonde votre espoir ?

– Non. Te souvient-il d’un pauvreinnocent de la forêt que l’on nommait le Mouton blanc ?

– Je me souviens de Jean Blanc, dame.

– Pauvre créature ! Il aimait Tremlpresque autant que nous l’aimions…

– Mais Georges, Georges !interrompit encore Jude.

– Eh bien ! mon homme, Jean Blancracontait d’étranges choses dans la forêt. Il disait qu’Hervé deVaunoy avait jeté à l’eau le petit monsieur de ses propresmains.

– Il disait cela ! s’écria Jude dontl’œil étincela.

– Il disait cela, oui. Et quoiqu’ilpassât pour un pauvre fou, je crois qu’il disait vrai toutes lesfois qu’il parlait de Treml. Mais ce n’est pas tout ; JeanBlanc ajoutait qu’il avait plongé au fond de l’étang et ramenéM. Georges évanoui…

– Ah ! fit le bon écuyer avec unlong soupir de bien-être.

– Puis, poursuivit Goton, il fut prisd’un de ses accès, et le pauvre enfant resta tout seul sur l’herbe.Et quand le Mouton blanc revint il n’y avait plus d’enfant.

– Ah ! fit encore Jude.

– Et il y a vingt ans de cela, monhomme !

Jude demeura un instant comme atterré.

– Où est Jean Blanc ? dit-ilensuite ; je veux le voir.

Goton secoua lentement sa tête grise.

– Pauvre créature ! dit-elleencore ; il ne fait pas bon, pour un pauvre homme, affronterla colère d’un homme puissant. Hervé de Vaunoy apprit les bruitsqui couraient dans la forêt. On tourmenta Mathieu Blanc et son filspar rapport à l’impôt. Le vieillard mourut ; le fils disparut.Quelques-uns disent qu’il s’est fait Loup.

– J’ai déjà entendu prononcer ce mot.Quels sont ces gens, dame ?

– Ce sont des Bretons, mon homme, qui sedéfendent et qui se vengent. On leur a donné ce nom, parce que leurretraite avoisine la Fosse-aux-Loups. Chacun sait cela ; maisnul ne pourrait trouver l’issue par où l’on pénètre dans cetteretraite. Eux-mêmes semblent prendre à tâche d’accréditer cesobriquet qui fait peur aux poltrons. Leurs masques sont en peau deloup ; il n’y a que leur chef qui porte un masque blanc.

– J’irai trouver les Loups, dit Jude.

La vieille dame réfléchit un instant.

– Écoute, reprit-elle ensuite. Il est unhomme dans la forêt qui pourrait te dire peut-être si Jean Blancexiste encore. Cet homme est un Breton, quoiqu’il feigne souvent deparler comme s’il avait le cœur d’un Français. Il me souvient qu’autemps où il vint s’établir de ce côté de la forêt, les sabotiersdisaient que sa fille, qui était alors un enfant, avait tous lestraits de la fille de Jean Blanc, le pauvre fou. Certains mêmeaffirmaient la reconnaître.

– Où trouver cet homme ?

– Sa loge est à cent pas de Notre-Dame deMi-Forêt.

– Il se nomme ?

– Pelo Rouan, le charbonnier.

Le jour commençait à poindre. La résinepâlissait aux premiers rayons du crépuscule.

– Au revoir et merci, dame, dit Jude. Jeverrai Pelo Rouan avant qu’il soit une heure.

Il serra la main de Goton et sortit.

– Que Dieu soit avec toi, monhomme ! murmura la vieille femme de charge en le suivant duregard pendant qu’il traversait les corridors ; il y avaitlongtemps que mon pauvre cœur n’avait ressentit pareille joie. QueDieu soit avec toi, et puisses-tu ramener en ses domainesl’héritier de Treml !

Goton avait plus de désir que d’espérance, carelle secoua tristement la tête en prononçant ces dernièresparoles.

Chapitre 18Rêves

Lorsque Jude, après avoir traversé les longscorridors, revint à la chambre où il avait passé la nuit, lecapitaine dormait encore. Son visage était calme et souriant. Judele contempla un instant.

– C’est un loyal jeune homme,pensa-t-il ; ses traits hardis me rappellent le vieux Treml autemps où sa moustache était noire. Il est heureux, lui !Oh ! que je donnerais de bon cœur tout mon sang pour voirM. Georges à sa place !

Jude reprit son manteau de voyage, pour cacherses traits en cas de rencontre suspecte. Le jour était venu. Lespremiers rayons du soleil levant se jouaient dans la soie desrideaux. Au moment où Jude ceignait son épée pour partir, Didiers’agita sur sa couche.

– Alix, murmura-t-il, ma sœur !…

– Voici dans la cour tous les serviteursdu château, se dit Jude ; j’aurai de la peine à passerinaperçu.

– Marie ! murmura encore Didier.

Jude le regarda en souriant.

– Bravo ! mon jeune maître,pensa-t-il ; ne rêverez-vous point à quelque autre,maintenant ?

– Fleur-des-Genêts ! cria lecapitaine, comme s’il eût voulu relever le défi.

En même temps il se redressa, éveillé, sur sonséant.

– C’est toi, ami Jude ? reprit-ilaprès avoir jeté ses regards tout autour de la chambre, comme s’ilse fût attendu à voir un autre visage ; je crois que jerêvais.

– Vous pouvez l’affirmer, monsieur, etjoyeusement, répondit Jude.

L’œil de Didier s’arrêta par hasard sur lesantiques rideaux que perçaient les rayons obliques du soleil. Sonsourire, qui ne l’avait point abandonné, s’épanouit davantage.

– Les poètes ont bien raison, dit-ilcomme s’il se fût parlé à lui-même, de vanter les joies du retourau toit paternel. Moi qui n’ai point de famille, je ressens icicomme un avant-goût de ce bonheur… Et tiens, Jude, mon garçon,l’illusion s’accroît : il me semble qu’enfant j’ai vu jouer lesoleil d’automne dans des rideaux de soie comme ceux-ci. Sentimentétrange, Jude ! Enfant sans père, j’éprouve ici comme unressouvenir lointain de baisers, de caresses et de doucesparoles…

– Monsieur, interrompit le vieil écuyer,je vais prendre congé de vous, pour commencer ma tâche.

– Reste, Jude, quelques minutes, uninstant, je t’en prie ! Mon cœur s’amollit au contact depensées nouvelles. Je ne sais, Jude, mes yeux ont besoin depleurer !

– Souffrez-vous donc ? dit celui-cien s’approchant aussitôt.

Didier laissa tomber sa main dans celle duvieillard et renversa sa tête sur l’oreiller.

– Non, répondit-il, je ne souffre pas. Aucontraire. Je ne voudrais point ne pas éprouver ce quej’éprouve : car cette angoisse inconnue est pleine de douceur.Qu’ils sont heureux, Jude, ceux qui ont de vraissouvenirs !

– Ceux-là, répliqua l’écuyer avectristesse, ne revoient parfois jamais la maison des ancêtres. Cedoit être une amère douleur, n’est-ce pas, que celle de l’enfantqui se souvient à demi et qui meurt avant d’avoir retrouvé lademeure de son père.

– Tu penses à Georges Treml, mon pauvreJude.

– Je pense à Georges Treml, monsieur.

– Toujours ! Dieu t’aidera, mongarçon, car ton dévouement est œuvre chrétienne… Allons !voici un nuage qui couvre le soleil. Le charme s’évanouit. Jeredeviens le capitaine Didier et je suis prêt à jurer maintenantque j’ai vu, enfant, plus de rideaux de bure que de tentures desoie. Va, mon garçon, je ne te retiens plus.

Didier, secouant un reste de langueur rêveuse,avait sauté hors de son lit. Jude, avant de partir, jeta un regarddans la cour et reconnut maître Alain qui s’entretenait avecLapierre.

– Il est bien tard, maintenant, dit-il,pour m’esquiver. Je vois là-bas un homme dont j’aurai de la peine àéviter les regards.

– Lequel ? demanda Didier ens’approchant de la fenêtre : Lapierre ?

– Je ne sais s’il a changé de nom, maison l’appelait de mon temps maître Alain. C’est le plus vieux desdeux.

– À la bonne heure ! Et c’estcelui-là que tu nommais hier ton ennemi ?

– Celui-là même.

– Eh bien ! mon garçon, l’autre estle mien.

– Un valet, votre ennemi ?

– Cela t’étonne ? Faut-il donc terépéter que je ne suis point gentilhomme ? Ce valet est leseul être au monde qui sache le secret de ma naissance. Il ne veutpas le dire et c’est son droit. Il prétend m’avoir autrefois servide père… Tu vois bien ceci ?

Didier, qui n’était pas encore vêtu, écarta sachemise et montra par-derrière, à la naissance de l’épaule, unecicatrice encore récente.

– C’est une blessure faite traîtreusementet par la main d’un misérable, dit Jude en fronçant le sourcil.

– Tu t’y connais, mon garçon. J’ai toutlieu de croire que le misérable est cet homme : mais si je nesuis pas noble, je suis soldat, et ma main ne s’abaissera pointvolontiers jusqu’à lui.

– Moi je suis un valet, dit Jude avecfroideur ; prononcez un mot et je le châtie.

– Voilà que tu oublies GeorgesTreml ! s’écria Didier en souriant. Sur mon honneur ! ily a de la fine fleur de chevalerie dans ces vieux cœurs bretons.Pensons à ton jeune monsieur, mon brave ami. Je ne sais pas ce quetu peux tenter pour son service, c’est ton secret, mais j’ai promisde t’aider et je t’aiderai. Descendons ensemble :M. de Vaunoy est un trop soumis et dévoué sujet de SaMajesté pour que sa livrée ose regarder, de plus près qu’il neconvient, le serviteur d’un capitaine de la maréchaussée.

Jude mit son manteau sur sa figure etdescendit avec le capitaine.

Alain et Lapierre étaient toujours dans lacour ; ils s’inclinèrent avec respect devant Didier, quitoucha négligemment son feutre.

– Qu’on selle le cheval de mon serviteur,dit-il.

Lapierre se hâta d’obéir. Le majordomeresta.

– Mon camarade, dit-il à Jude, votremaladie exige-t-elle donc que vous ayez toujours le nez dans lemanteau ? Les gens de La Tremlays n’ont point pu encore voussouhaiter la bienvenue.

– Que dit-on des Loups dans le pays,maître ? demanda Didier pour éviter à Jude l’embarras derépondre.

– On dit que ce sont des méchantes bêtes,monsieur le capitaine… N’accepterez-vous pas un verre de cidre, moncamarade ?

– Que font les gens de la forêt ?demanda encore Didier.

– Monsieur le capitaine, répondit Alainde mauvaise grâce, ils font le cercle, du charbon et des sabots… Ehbien, mon camarade, ajouta-t-il en exhibant son vademecum,c’est-à-dire sa bouteille de fer-blanc, aimez-vous mieux une goutted’eau-de-vie ?

Maître Alain fut interrompu par Lapierre, quiamenait le cheval de Jude. Celui-ci se mit aussitôt en selle. Dansle mouvement qu’il fit pour cela, son manteau s’écarta quelque peu.Le majordome put voir une partie de son visage.

– Du diable si je connais autre chose quecette figure-là ! grommela-t-il ; où donc l’ai-jevue ? Je me fais vieux !

– Tu me rejoindras ce soir à Rennes, mongarçon, s’écria Didier. En route maintenant et bonnechance !

Jude ne se fit point répéter cet ordre ;il piqua des deux et partit au galop.

Quand il eut franchi la porte de la cour, lecapitaine se détourna vers les deux valets de Vaunoy.

– Vous êtes curieux, maître, dit-il àAlain ; c’est un fâcheux défaut et qui ne porte point bonheur.Quant à toi, ajouta-t-il en s’adressant à Lapierre, prendsgarde !

Il s’éloigna. Les deux valets le suivirent desyeux.

– Prends garde ! répéta ironiquementLapierre ; que dites-vous de cela, maître Alain ?

Maître Alain répondit :

– Le jeune coq chante haut ; ondirait qu’il se sent de race. Pour ce qui est de prendre garde,c’est toujours un bon conseil.

Didier avait pris, sans savoir, la directiondu jardin. Il se trouva bientôt au milieu de hautes charmillestaillées à pic et formant l’inévitable et classique labyrinthe desjardins du XVIIIe siècle. De temps en temps, quelquesstatues de marbre blanc s’apercevaient à travers les branches quise ressentaient déjà des approches de l’hiver.

Didier jetait sur tout cela un regarddistrait ; involontairement, son esprit était revenu auxpensées qui avaient préoccupé son réveil.

Comme il arrive souvent aux esprits vifs etpoétiques, il lui suffit, pour ainsi dire, d’évoquer l’illusionpour qu’elle reparût. Ces grandes murailles de verdure devinrentpour lui de vieilles connaissances. Il se retrouva dans cesdédales, et, quoique leur artifice fût assez innocent pour que lachose pût sembler naturelle, il crut ou tâcha de croire que lesouvenir était pour lui le fil d’Ariane.

– Voyons ! se disait-il d’un tonmoitié enjoué, moitié sérieux : voyons si je me trompe !si je me souviens ou si je divague ! ma mémoire ou monimagination me dit qu’au bout de cette allée, à droite, il y a unberceau, et dans un berceau une statue de nymphe antique.Voyons ?

Il prit sa course, impatient ; carl’illusion avait grandi et il en était déjà à craindre unedéception.

À quelques pas de l’endroit où la charmillefaisait un coude, il s’arrêta et glissa son regard à travers lesbranches. Il devint pâle, mit la main sur son cœur et laissaéchapper un cri. Berceau et statue étaient là devant ses yeux.

Seulement au cri qu’il poussa, la statueanimée, nymphe vêtue de blanc, tressaillit vivement et seretourna.

Chapitre 19Sous la charmille

L’illusion s’enfuit tambour battant. Danscette gageure qu’il avait engagée contre lui-même, Didier avaitparié pour un berceau et une statue. Le berceau existait, mais cequ’il venait de prendre pour une statue était une jeune fille enchair et en os, mademoiselle Alix de Vaunoy de La Tremlays.

La méprise du reste était fort excusable. Aumoment où Didier l’avait aperçue, mademoiselle de Vaunoy luitournait le dos. Elle était debout et immobile au centre duberceau, lisant une lettre froissée et sans doute bien souventrelue. Ses beaux cheveux noirs avaient, ce matin, de la poudre, etune robe de mousseline blanche formait toute sa toilette.

Au cri poussé par Didier, elle se retourna,comme nous l’avons dit, et le papier qu’elle lisait s’échappa de samain.

Son premier mouvement fut de fuir, mais laréflexion la retint. Elle fit même un pas vers le coude de lacharmille, où, suivant toute apparence, Didier allait semontrer.

Elle avait reconnu sa voix.

Mademoiselle de Vaunoy avait sur son visagecette pâleur qui présage de décisives résolutions. Son regard,ordinairement hardi dans sa douceur, était triste, timide et grave.Didier s’avança vers elle d’un air embarrassé. Pour prendrecontenance, il se baissa et releva la lettre qu’Alix avait laisséetomber. Cette lettre était de lui. Il la reconnut et son malaiseaugmenta.

– C’est la lettre que vous crûtes devoirm’écrire pour m’annoncer votre départ, dit Alix avec simplicité. Jesuis bien aise qu’elle soit tombée entre vos mains, vous lagarderez.

Didier demeura muet. Alix reprit :

– J’ai été heureuse de vous revoir, carje me souvenais de vous comme d’un frère.

Didier l’avait appelée ma sœur dans son rêve,et bien souvent il lui était arrivé de comparer le sentiment qu’ilgardait pour elle à la tendresse d’un frère. Et pourtant ildemanda :

– Alix, dites-vous la vérité ?

– Je dis toujours la vérité,répondit-elle.

Elle eut un sourire grave etpoursuivit :

– Parlons d’elle, je le veux.

« C’est une chère enfant. Son regard estpur comme le regard d’un ange. Son âme est plus pure que sonregard. »

– De qui parlez-vous ? balbutiaDidier.

– Oh ! fit Mlle de Vaunoydont la voix devint plus sévère, vous n’avez rien à vous reprocher,je le sais ; mais ne niez pas, ce serait mal. Il y a unefraternité entre nous autres jeunes filles de la forêt. Je suisnoble et riche, elle est paysanne et pauvre ; mais, enfants,nous nous sommes rencontrées souvent dans les bruyères. Nous avonsjoué autrefois sous les grands chênes qui protègent Notre-Dame deMi-Forêt ; je l’avais apprivoisée, la petite sauvage !Depuis lors, tandis qu’elle restait dans sa solitude, je faisais,moi, connaissance avec le monde ; tandis qu’elle courait libresous le couvert, j’apprenais à porter le velours et la soie, àparler, à me taire, à sourire. Étrange destinée ! elle, danssa solitude, moi, au milieu des somptueuses fêtes de Rennes, nousavons subi toutes deux le même sort. Dieu la destinait à l’hommeque je… que je croyais souhaiter pour mari.

– Vous ne le croyez plus, Alix ?

– Un jour, il y avait deux mois que vousétiez parti, Didier, je me promenais seule dans la forêt, songeantencore aux fêtes de Mgr le comte de Toulouse, lorsque j’entendisune voix connue qui chantait sous le couvert la complainte d’Arthurde Bretagne.

– Fleur-des-Genêts ! balbutia lecapitaine.

Alix sourit doucement.

– Vous savez enfin de qui je parle,Didier, dit-elle. Il y avait bien longtemps que je ne l’avais vue.Que je la trouvai belle, ce jour-là ! Elle me reconnut tout desuite et vint à moi les bras ouverts. Puis elle prit dans sonpanier de chèvrefeuille un beau bouquet de primevères qu’elleattacha à mon corsage, puis encore elle me parla de vous.

– De moi ! prononça involontairementDidier.

– Elle ne vous nomma point, mais je vousreconnus ; je sentis quel était mon devoir.

– Hélas ! mademoiselle, s’écriaDidier, je suis bien coupable peut-être…

– Envers elle, oui, monsieur, si vousdites un mot de plus, car elle est votre fiancée.

Il y eut un moment de silence. Alixreprit :

– Quand elle sera votre femme…

Elle s’interrompit parce que le regard dujeune capitaine avait exprimé la surprise.

– Elle sera votre femme, poursuivit-ellecependant avec fermeté ; vous le voulez… et vous le devez.Elle est bien pauvre, mais vous avez votre épée, et vous n’êtespoint de ceux que leur naissance enchaîne à l’orgueil !

Didier se redressa.

– Je ne suis pas gentilhomme, c’est vrai,dit-il, je le sais. Peut-être n’était-il pas besoin de me lerappeler.

Alix lui tendit la main cette fois etrépliqua :

– Excusez-moi, je plaide la cause de monamie.

Les capitaines n’aiment pas à être congédiés,même de cette façon noble et charmante.

– Mademoiselle, dit-il, la cause de Marien’avait peut-être pas besoin d’être plaidée ; mais voyons,puisque nous sommes le frère et la sœur, noble sœur et frère deroture, j’ai bien le droit d’interroger.

– Interrogez.

– Votre conduite a-t-elle pour cause ladistance qui nous sépare ?

– Non.

– Y aurait-il sous jeu un autremariage ?

– Mon père veut en effet me marier.

– Ah ! ah !

– Mais celui qu’on me propose ne serajamais mon mari.

– N’a-t-il pas un nom qui soit au niveaudu vôtre ? demanda Didier non sans raillerie.

– C’est M. de Béchameil,marquis de Nointel, intendant royal de l’impôt.

Didier éclata de rire.

Comme s’il y avait eu de l’écho sous lacharmille, un autre rire épais et bruyant retentit à une vingtainede pas, derrière le feuillage.

– Folle que je suis ! s’écria Alix.Je ne vous ai pas dit le principal. Il n’est plus temps, ce sonteux ; à bientôt, nous nous reverrons encore unefois !

Elle s’enfuit précipitamment, laissant lecapitaine étourdi de cette disparition subite.

L’éclat de rire se répéta sous la charmille.Un bruit de voix s’y joignit et bientôt, au tournant de l’allée,débouchèrent MM. de Vaunoy et de Béchameil.

Chapitre 20Avant et après le déjeuner

Vaunoy et l’intendant royal semblaient de fortheureuse humeur. Ils marchèrent avec empressement vers Didier quiavait peine à se remettre et gardait une contenanceembarrassée.

– Nous arrivons ici, mon cher hôte, ditVaunoy, guidés par vos éclats de rire. La promenade solitaire vousrend-elle donc si joyeux ?

– Ai-je ri ? demanda machinalementDidier.

– Oui, Saint-Dieu ! vous avezri.

– Le fait est que vous avez ri, ditBéchameil. J’ai l’honneur de vous présenter le bonjour.

– Je ne me souviens pas… commençaDidier.

– Eh ! dit Vaunoy avisant le papierque celui-ci tenait encore à la main, c’est sans doute cette lettrequi causait votre hilarité matinale ?

– Je ne serai pas éloigné de le croire,appuya Béchameil ; veuillez me donner je vous prie, desnouvelles de votre santé.

Didier froissa la lettre et la déchira en toutpetits morceaux. Cela fait, il salua l’intendant royal et luirépondit par quelque banale politesse. M. de Béchameilavait complètement mis bas ses fâcheuses dispositions de laveille : Vaunoy venait de lui faire entendre qu’il n’avaitrien à craindre d’un semblable rival et que la main d’Alix luiétait assurée. Aussi se sentait-il porté vers Didier d’unebienveillance inaccoutumée.

Quant à Vaunoy, il n’avait point dépouillé sonmasque de bonhomie. On eût dit, en vérité, un brave oncle abordantson neveu chéri.

– Messieurs, dit le capitaine dont lafroideur contrastait fort avec la cordialité de ses hôtes, vousplairait-il que nous parlions maintenant de ce qui concerne leservice de Sa Majesté ?

– Assurément, répondit Vaunoy.

Et Béchameil répéta :

– Assurément !… Pourtant,ajouta-t-il après réflexion, je pense, sauf avis meilleur, qu’ilserait convenable de déjeuner d’abord.

– Fi ! monsieur de Béchameil !dit Vaunoy en souriant.

– Mettez, monsieur mon ami, que je n’aiepoint parlé. Je préfère évidemment le service du roi au déjeuner etmême au dîner ! Mais ceci n’empêche point qu’un déjeunerrefroidi soit une triste chose. Nous vous écoutons, Monsieur lecapitaine.

Didier tira de son portefeuille un parcheminsur lequel Vaunoy jeta les yeux pour la forme. Béchameil, en lisantle seing royal, crut devoir ôter son feutre et prier Dieu qu’ilbénît Sa Majesté.

– Sur la proposition de S. A. R. Mgr lecomte de Toulouse, gouverneur de Bretagne, dit le capitaine, le roim’a conféré mission d’escorter les fonds provenant de l’impôt àtravers cette contrée qui passe pour dangereuse…

– Et qui l’est ! interrompitVaunoy.

– Qui l’est énormément, ajoutaBéchameil.

– Le roi m’a chargé en outre, repritDidier, de veiller à la perception des tailles, et Son AltesseSérénissime m’a donné mission particulière de poursuivre etdétruire, par tous moyens, cette poignée de rebelles qui portent lenom de Loups.

– Que Dieu vous aide ! ditVaunoy. C’est là, mon jeune ami, une noble mission.

– Une mission que je ne vous envie enaucune façon, mon jeune maître ! pensa tout bas Béchameil.Dieu vous assiste ! prononça-t-il à haute voix.

– Je vous rends grâces, messieurs. Dieuprotège la France, et son aide ne nous manquera point. Je pense quela vôtre ne me fera pas défaut davantage.

À cette question faite d’un ton de brusquefranchise, Vaunoy répondit par un mouvement de tête accompagné d’undiplomatique sourire. Béchameil, malgré sa bonne envie, ne putimiter que le mouvement. Ce gastronome n’était point diplomate.

Didier insista.

– Je puis compter sur votre aide ?demanda-t-il une seconde fois.

Vaunoy répondit :

– À plus d’un titre, mon jeune ami :pour vous-même et pour Sa Majesté.

– Je m’en réfère aux paroles deM. de Vaunoy, dit Béchameil.

– Merci, messieurs. Je n’attendais pasmoins de deux loyaux sujets du roi. Je fais grand fonds sur votresecours, et vous préviens à l’avance que je ne ménagerai pas votrebonne volonté. Veuillez me prêter attention.

Béchameil tira sa montre et constata avecdouleur que l’heure normale du déjeuner était passée depuis dixminutes. Il poussa un profond soupir, n’osant pas manifester plusclairement son chagrin.

– Je ne suis point arrivé jusqu’ici,reprit Didier, sans avoir arrêté mon plan de campagne. Toutes mesmesures sont prises. La maréchaussée de Rennes est prévenue ;celle de Laval marche sur la Bretagne à l’heure où je vous parle.Les sergenteries de Vitré, de Fougères et de Louvigné-du-Désert meseconderont au besoin.

– À la bonne heure ! s’écriaBéchameil. Tout cela formera une armée respectable.

– Trois cents hommes environ,monsieur.

– Ce n’est pas assez, dit Vaunoy. LesLoups sont en nombre quadruple.

Béchameil modéra sa joie.

– J’avais cru qu’ils étaient plusnombreux que cela, repartit froidement le capitaine. Nous serons uncontre quatre. C’est beaucoup !

– Je ne saisis pas bien, ditBéchameil.

– C’est beaucoup, répéta Didier, parceque nous aurons de notre côté tous les avantages. Vous ne pensezpas, je suppose, que je veuille les attaquer à laFosse-aux-Loups ? Ne vous étonnez point, monsieur de Vaunoy,si je sais le nom de leur retraite. Grâce à des circonstances queje ne juge point à propos de vous détailler ici, je connais laforêt de Rennes comme si j’y étais né.

À ce dernier mot, Hervé de Vaunoy tressaillitviolemment et devint si pâle que Béchameil crut devoir le soutenirdans ses bras.

– Qu’avez-vous, monsieur mon ami ?demanda l’intendant.

– Rien… je n’ai rien, balbutiaVaunoy.

– Si fait ! je parie que c’est lebesoin de prendre quelque chose qui vous travaille. Et, par lefait, l’heure du déjeuner est passée depuis trente-cinq minutes etune fraction.

Vaunoy, par un brusque effort, s’était remistant bien que mal. Il repoussa Béchameil.

– Capitaine, dit-il, je vous prie dem’excuser. Un éblouissement subit… je suis sujet à cette infirmité.Vous plairait-il de poursuivre ?

– Dans votre intérêt, monsieur mon ami,insista héroïquement Béchameil, je vous engage à prendre quelquechose. Nous vous ferons raison, le capitaine et moi.

Vaunoy fit un geste d’impatience, et Béchameilreconnut avec découragement que le déjeuner était désormaisindéfiniment retardé.

– Je vous disais, reprit Didier quin’avait prêté à cette scène qu’une attention médiocre, je vousdisais que la forêt est pour moi pays de connaissance ; jesais que la position des Loups est inexpugnable, et ne prétendspoint courir les chances d’une attaque, au moins tant que lesdeniers de Sa Majesté ne seront point à couvert. Il me faut, à moiaussi, des positions dans la forêt, et je vous demande, à vous,monsieur de Vaunoy, votre château de La Tremlays, à vous, monsieurl’intendant royal, votre maison de plaisance de la Cour-Rose.

– Ma folie, s’écriaBéchameil ; et qu’en prétendez-vous faire, monsieur ?

– Je ne sais : peut-être une placed’armes.

– Mais il y a des tapis dans toutes leschambres, monsieur ; il y en a pour vingt mille écus…

– Fi ! monsieur de Béchameil,fi ! voulut interrompre Vaunoy.

Cette fois le financier se montra rétif.

– Il y a, continua-t-il, des meublessculptés, incrustés, dorés. Il y en a pour trente mille écus,monsieur !

– Fi !monsieur de Béchameil,fi ! répéta Vaunoy.

– Il y a des porcelaines du Japon, de lafaïence d’Italie, des grès de Suisse, des cristaux de Suède. Labatterie de cuisine seule vaut quatorze mille cinq cents livres,monsieur. Et vous voulez mettre tout cela au pillage ! Vossoldats dévaliseraient mon garde-manger ; ils boiraient macave… ma cave qui est la plus riche de France et de Navarre !Ils écailleraient mes mosaïques, crèveraient mes tableaux,briseraient mes cristaux, que sais-je ! Une placed’armes ! Morbleu ! monsieur, pensez-vous que j’aie faitbâtir ma folie pour héberger vos soudards !

– Fi ! monsieur de Béchameil !répéta Vaunoy pour la troisième fois ; Saint-Dieu !fi ! vous dis-je.

Le financier s’arrêta essoufflé. Didierregarda l’interruption comme non avenue, et reprit avec le plusgrand calme :

– Peut-être une place d’armes. En toutcas, je puis vous faire promesse, messieurs, de vous prévenir deuxheures à l’avance.

– Cela suffira, dit Vaunoy qui semblaitrésolu à tout approuver.

– Monsieur mon ami, s’écria Béchameilexaspéré, je ne vous comprends pas ! Savez-vous que je nedonnerais pas ma petite maison pour cent mille pistoles !

Vaunoy lui serra fortement la main. C’est làun signe que les intelligences, même les plus épaisses, comprennentpar tous pays.

Le financier se tut instinctivement.

– Je pense, mon cher hôte, demanda Vaunoydu ton de la plus cordiale courtoisie, que ces mesures dont vousparlez forment la dernière partie de votre plan. Avant de vousfortifier, vous vous occuperez sans doute de convoyer les espècesqui vous attendent à Rennes, car on dit que la cassette du roi estvide, ou peu s’en faut.

– Tel est en effet mon projet,monsieur.

– Donc, en attendant que La Tremlaysdevienne place d’armes, nous en ferons, s’il vous plaît, uneauberge où se reposera l’escorte de l’impôt.

– L’impôt, répondit le capitaine, restesous la garantie et responsabilité de M. l’intendant royaltant qu’il n’a point franchi les frontières de la Bretagne. C’estdonc à M. l’intendant de faire choix du lieu où l’escortepassera la nuit.

Une expression de singulière inquiétude serépandit sur le visage du maître de La Tremlays. Il fallait quecette inquiétude fût bien puissante pour que Vaunoy habitué commeil l’était à dompter souverainement sa physionomie, n’en pûtréprimer les symptômes.

Didier et l’intendant la remarquèrent.

Le premier n’y fit pas grande attention. Ilcroyait connaître Vaunoy qu’il méprisait sans le soupçonner detrahison. Sa hautaine insouciance ne daigna point se préoccuper dece mince incident.

Quant à Béchameil, il interpréta à sa manièrel’angoisse évidente du maître de La Tremlays. Il pensa que Vaunoy,voyant que le choix de la halte restait entre ses mains, à lui,Béchameil, redoutait sa décision pour l’office et les provisions duchâteau.

– Monsieur mon ami, dit-il enconséquence, je dois vous prévenir tout d’abord que les frais deconvoi me regardent…

Vaunoy pâlit et fronça le sourcil.

– Je paierai tout, poursuivitl’intendant : l’hospitalité est pour moi un devoir.

– Vous prétendez donc recevoir les gensdu roi dans votre maison de la Cour-Rose ? demanda Vaunoy dontl’anxiété augmentait visiblement.

– Non pas, monsieur mon ami, nonpas ! s’écria vivement Béchameil.

Vaunoy respira longuement. Ses couleursvermeilles reparurent aux rondes pommettes de ses joues.

Ce mouvement fut tellement irrésistible etmarqué que Didier ne put s’empêcher d’y prendre garde.

Ce fut, au reste, l’affaire d’un instant, et,à mesure que le calme revenait sur le visage de Vaunoy, les doutesdu jeune capitaine se dissipaient.

Mais, pour un spectateur attentif etdésintéressé de cette scène, il eût été évident qu’un hardi desseinvenait de surgir dans le cerveau de Vaunoy, dessein que favorisaitgrandement l’option de M. de Béchameil, désignant LaTremlays pour lieu de repos à l’escorte des gens du roi.

Béchameil qui était à cent lieues de penserque sa décision pût faire plaisir à Hervé de Vaunoy, prit à tâchede l’excuser et de la motiver, ce qu’il fit à sa manière.

– Je vous répète, monsieur mon ami,dit-il, que vous n’aurez rien, absolument rien à débourser.

– Laissons cela, interrompit Vaunoy.

– Permettez ! Je suis, vous mefaites, j’espère, l’honneur d’en être persuadé, un sujet fidèle etdévoué de Sa Majesté. Ma pauvre maison est fort à son service,depuis les fondements jusqu’aux combles, y compris, bien entendu,les étages intermédiaires, mais il s’agit de cinq cent mille livrestournois.

– Cinq cent mille livres tournois ?répéta lentement le maître de La Tremlays.

– Tout autant, monsieur mon ami, il y amême quelques écus de plus. Si cette somme était enlevée, monaisance, qui est honnête, serait terriblement réduite. Or, suivezbien : ma folie de la Cour-Rose n’est point propre àsoutenir un siège, et si les Loups…

Vaunoy haussa les épaules avecaffectation.

– Monsieur l’intendant a raison, dit lecapitaine qui, depuis dix minutes, n’apportait plus à la discussionqu’une attention fort médiocre.

– Permettez, dit encore Béchameilrépondant au geste de Vaunoy ; je serais mortifié que vouspuissiez croire…

– Allons déjeuner, interrompit ensouriant le maître de La Tremlays.

Le coup était d’un effet sûr : il porta.Béchameil remua convulsivement les mâchoires, comme s’il eût vouluparfaire son explication ; mais il ne put que répéter ces motsqui éveillaient les plus tendres échos de son cœur :

– Allons déjeuner.

Vaunoy s’appuya familièrement sur le bras deDidier. Béchameil, les narines gonflées et saisissant au vol parmiles effluves épandues dans l’air toutes celles qui venaient del’office, ouvrit la marche. En chemin il fut décidé que le convoid’argent partirait de Rennes le lendemain. De la ville au château,l’étape était courte, mais les routes de Bretagne, en l’an 1740,étaient tracées de manière à quadrupler la distance.

Béchameil, malgré la proéminence notable deson abdomen, monta le perron en trois sauts. Une minute après, ilnouait sa serviette autour de ses mentons et dégustait savamment unsalmis d’ailerons de bécasses qu’il déclara sans pareil et fêta enconscience.

Hervé de Vaunoy ne resta point oisif durantcette matinée. Le déjeuner était à peine fini, etM. de Béchameil venait de s’étendre sur un lit de jourpour se livrer à cet important devoir que les gourmets ne doiventnégliger jamais, la sieste, lorsque M. de Vaunoy,quittant Didier sous un prétexte d’autant plus facile à trouver quele jeune capitaine ne tenait point extraordinairement à sacompagnie, se dirigea d’un air soucieux et affairé vers sonappartement.

– Qu’on m’envoie sur-le-champ Lapierre etmaître Alain, dit-il à un valet qu’il rencontra sur son chemin.

Le valet se hâta d’obéir, et Vaunoy poursuivitsa route ; mais, ayant jeté par hasard un regard distrait àtravers les carreaux de l’une des croisées du corridor, il aperçutAlix qui, rêveuse et la tête penchée, suivait à pas lents l’alléeprincipale du jardin.

– Toujours triste ! se dit Vaunoyd’un ton où perçait un atome de sensibilité ; pauvrefille ! Mais, après tout, elle n’est pas raisonnable !Béchameil serait la perle des maris.

Il allait passer outre, lorsque, dans uneautre allée dont la direction formait angle avec celle de lapremière, il vit le capitaine Didier, lequel, par impossible,semblait rêver aussi. Vaunoy fit un geste de mauvaise humeur.

– Elle était sur le point del’oublier ! murmura-t-il ; je m’y connais ! Et levoilà revenu ! Sa seule approche déjoue fatalement tous mesplans. Et puis, si quelqu’un de ces hasards que nulle précaution nepeut déjouer, allait lui apprendre…

Vaunoy s’interrompit. Comme nous l’avons dit,les deux allées que suivaient Alix et Didier se croisaient. Chaquepas fait par les deux jeunes gens les rapprochait : ilsallaient se rencontrer dans quelques secondes.

– Eh ! qu’a-t-il besoin desavoir ? reprit Vaunoy avec emportement. Son étoile le pousseà me nuire. Qu’il sache ou non, il me perdra si je ne le perds.

Alix et Didier arrivaient en même temps aupoint de convergence des allées ; au moment où ils allaient setrouver face à face. Vaunoy porta son sifflet de chasse à seslèvres.

Le bruit fit lever la tête aux deux jeunesgens, Alix se tourna du côté du château et dut obéir au gested’appel que lui envoya son père.

Didier salua et poursuivit sa route.

– C’était comme un fait exprès !pensa Vaunoy. Saint-Dieu ! j’ai manqué mon coup deux foisdéjà ; mais on dit que le nombre trois portebonheur !…

Il entra dans son appartement où ne tardèrentpas à le joindre ses deux féaux serviteurs, Alain et Lapierre.Presque au même instant, Alix entr’ouvrit la porte.

– Vous m’avez appelée, monpère ?

Vaunoy, qui ouvrait la bouche pour donner desordres à ses deux acolytes, hésita quelque peu et fut sur le pointde renvoyer sa fille ; mais il se ravisa.

– Restez ici, dit-il aux valets. J’auraibesoin de vous dans un instant.

Puis il passa le bras d’Alix sous le sien etl’entraîna doucement dans la galerie.

Maître Alain et Lapierre demeurèrent seuls. Lepremier, dont l’intelligence avait considérablement fléchi sous lepoids de l’âge et aussi par l’effet de l’ivrognerie, tira de sapoche son flacon carré de fer-blanc et but une ample rasaded’eau-de-vie.

– En veux-tu ? demanda-t-il àLapierre.

– Il y a temps pour tout, réponditl’ex-saltimbanque ; je ne bois jamais quand je dois causeravec monsieur.

– Moi, je bois double.

– Et tu vois de même. Hier tu n’as passeulement pu reconnaître ce drôle de valet.

– Je me fais vieux, dit Alain en buvantune seconde gorgée. Le fait est que ma pauvre mémoire s’en va. Maissi je le vois encore une fois je le reconnaîtrai peut-être.

– Et s’il ne revient pas ?

Alain, au lieu de répondre, but une troisièmerasade et s’arrangea pour dormir, en attendant son maître. Lapierrehaussa les épaules, et, pour ne point perdre son temps, il fit letour de la chambre, donnant généreusement l’hospitalité, dans lesvastes poches de son pourpoint, à toutes les pièces de monnaieégarées qu’il trouva sur les meubles. Les tiroirs étaientfermés.

Quand il eut achevé sa tournée, il s’accoudasur l’appui de la fenêtre. Au loin, dans le jardin, il aperçutDidier qui continuait solitairement sa promenade.

Lapierre se prit à réfléchir.

– Peuh ! dit-il enfin en enflant sesjoues ; je croyais le détester davantage. C’est un joligarçon. Vaunoy paie mal et demande beaucoup. Hé ! hé !…il faudra voir !…

– En veux-tu ? grommela maître Alainqui trinquait en rêve.

Lapierre laissa tomber sur le vieillard unlong regard de mépris.

– Voici ce qu’on devient au service deVaunoy ! dit-il ensuite. Jamais de tiroirs ouverts. Quelquespièces d’or pour beaucoup de travail. C’est pitoyable de se damnerainsi au rabais… Il faudra voir.

Chapitre 21Mademoiselle de Vaunoy

Pendant que maître Alain et Lapierreattendaient, Hervé de Vaunoy arpentait à pas lents le corridor avecsa fille qui s’appuyait à son bras et dont il caressaitpaternellement la blanche main.

– J’ai à vous gronder, Alix, disait-il,de sa voix la plus doucereuse. Vous avez été vis-à-vis de notrehôte, le capitaine Didier, d’une froideur !

Il appuya sur ce mot et regarda sa fille endessous. Aucune émotion ne parut sur le calme et beau visaged’Alix.

– Il ne faut point outrepasser le but,reprit le maître de La Tremlays. Le capitaine est un brave officierdu roi qui a droit à tous nos égards, et, quand on n’aime point unhomme, il est bon de se contraindre un peu.

Alix releva sur Vaunoy son regard tranquilleet Vaunoy se tut.

Il aimait sa fille : c’était le seulsentiment humain qui fût resté debout en son cœur parmi les ravagesde l’égoïsme et de la cupidité. Il eût voulu la faire heureuse,mais les événements le pressaient. Il n’avait point le choix :un mot de Béchameil pouvait mettre en question sa fortune, sanoblesse, sa vie ; à quelque prix que ce fût, il lui fallaitacheter l’appui de Béchameil.

En ce moment, Vaunoy était à la gêne. Alix ledominait de toute la hauteur de sa franchise. Pour la millième foispeut-être, il se repentit d’avoir usé de ruse avec elle,reconnaissant trop tard que la ruse s’émousse contre lacandeur.

Trop vil pour ressentir dans toute sa forcel’angoisse qui serre le cœur d’un père surpris par son enfant enflagrant délit de tromperie, il était néanmoins humilié de son rôleet fit effort pour jeter son masque loin de lui.

– Alix, dit-il tout à coup, en jouantpassablement la rondeur, j’ai eu tort d’en user ainsi avec vous.Pardonnez-moi. Vous méritez ma confiance entière, et je veuxdépouiller tout subterfuge. Vous savez ce que je veux ; vousdevinez peut-être pourquoi je le veux. Tromperez-vous mesespérances ?

– Je ferai ce que j’ai promis, monsieur,répondit Alix. Vaunoy respira.

– Cela suffit, dit-il. Le temps est unpuissant remède aux répugnances capricieuses des jeunesfilles ; pour le moment, je vous demande seulement de ne pointvoir le capitaine Didier.

– Je l’ai vu déjà, monsieur.

– Ah ! Et vous lui avezparlé ?

– Je lui ai parlé.

– De sorte que cette froideur affectéeétait un rôle appris…

Alix l’arrêta d’un regard calme et doux.

– Mes actions ne mentent pas plus que mesparoles, dit-elle. Rassurez-vous, monsieur. J’ai la volonté detenir ma promesse. D’ailleurs, ajouta-t-elle plus bas, ma volontén’est pas votre seule garantie : le capitaine Didier ne vousdemandera pas ma main.

– En vérité ! s’écria Vaunoy avecune joie brutale.

Puis il poursuivit :

– Voilà une heureuse nouvelle,Alix ; que ne le disiez-vous tout de suite, ma chèreenfant ? Ah ! le capitaine… cet impertinent soldat defortune !

Il prononça ces derniers mots d’un ton depitié ironique qui eût profondément blessé un cœur vulgaire ;mais Alix était au-dessus de cette atteinte. Son front restaserein, et ce fut avec un sourire mélancolique, mais tranquille,qu’elle reprit la parole.

– Je suis de votre avis, mon père,dit-elle ; je crois que tout est pour le mieux.

Vaunoy connaissait sa fille, et, si peu faitqu’il fût pour la comprendre, il avait pour elle une sorte derespect. Néanmoins cette résignation lui sembla si extraordinairequ’il eut peine à y croire.

Involontairement et suivant la pente de savieille habitude, il reprit son espionnage moral.

– Saint-Dieu ! dit-il après unsilence, vous êtes le parangon de l’obéissance filiale, Alix, et jeveux parier qu’on irait de Rennes à Nantes sans trouver votrepareille. Pas une plainte ! c’est à n’y pas croire, et cela medonne bonne espérance pour ce pauvre M. de Béchameil.

Alix ne répondit point.

– Mais ne parlons pas de cela, poursuivitle maître de La Tremlays. Voici déjà un point de gagné ; il nefaut pas trop demander à la fois. Moi qui étais dans destranses ! Maintenant je n’ai garde de craindre. Je ne m’étonneplus de votre réserve d’hier soir… Vit-on jamais semblableoutrecuidance ! et, certes, je suis prêt à faire serment quecette entrevue dont nous parlions tout à l’heure sera la dernièreet n’aura point de pendant.

Cette phrase était la partie importante dudiscours d’Hervé de Vaunoy. Tout le reste n’était qu’unepréparation. Aussi en suivit-il l’effet avec inquiétude, attendantune réponse et épiant la signification du moindre geste.

Il oubliait encore une fois que ces soinsétaient superflus. Les paroles d’Alix défiaient les interprétationset n’avaient pas besoin de commentaire.

Elle montra de son doigt tendu Didier qui,franchissant la dernière barrière du parc, s’enfonçait sous lecouvert.

– Il me faudra attendre son retour,dit-elle.

Vaunoy crut avoir mal compris.

– Son retour ? répéta-t-ilmachinalement.

– Oui, monsieur. J’ai promis au capitaineDidier de le revoir. Il le faut, je le dois, et je vous demandecomme une grâce de vouloir bien n’y point mettre obstacle.

– Mais… commença Vaunoy surpris etintrigué.

– Ne me refusez pas ! dit Alix avecune chaleur soudaine. Je ne vous ai jamais désobéi, et Dieu m’esttémoin que je souffrirais de le faire.

– De sorte, que si je vous déniais monconsentement vous me désobéiriez ?

Alix courba la tête en silence.

– À merveille ! reprit Vaunoy dontle dépit ne ressemblait en rien à la dignité d’un pèreoffensé ; je suis au moins prévenu d’avance. Et m’est-ilpermis de vous demander quelle communication si importante peutexiger le rapprochement de Mlle de Vaunoy et ducapitaine Didier ?

– Je ne saurai vous le dire,monsieur.

– De mieux en mieux ! Mais c’est àn’y point croire ! Vous oubliez, Alix, que je pourrais vouscontraindre, vous confiner dans votre appartement.

– J’espère que vous ne le ferez point,mon père.

– Et si je le faisais ! s’écriaVaunoy véritablement en colère.

– Monsieur, dit Alix en retenant sa voixqui voulait éclater, je vous respecte et je vous aime, mais il y alongtemps que je garde le silence vis-à-vis deM. de Béchameil, et c’est à cause de vous que je metais…

Elle s’arrêta honteuse d’avoir été sur lepoint de menacer, mais Vaunoy avait compris, et sa colère étaittombée comme par enchantement.

Il appela sur son visage, fait à ces brusqueschangements, une expression de grosse gaieté.

– Vous êtes une méchante enfant, Alix,dit-il en la baisant bruyamment au front. Vous savez que je n’airien à vous refuser et vous abusez de votre pouvoir, qui marche àgrands pas vers la tyrannie. Ce que j’en disais était curiositépure. Je voulais surprendre ce grand secret, mais vous m’avezvaincu, et je n’engagerai plus avec vous de combats de paroles. Jelancerai contre vous, en guise d’avant-garde, si le cas seprésente, mademoiselle Olive de Vaunoy, ma digne sœur… et alorstenez-vous bien, je vous le conseille !

Alix ne se méprit point à cette gaietésoudaine. Vaunoy avait raison de le dire : malgré sa vieilleexpérience d’intrigant, il n’était point de force à lutter contrela hautaine droiture de sa fille. C’était de la part du maître deLa Tremlays de la diplomatie prodiguée en pure perte.

– Je suis heureuse de vous entendreparler ainsi, mon père, dit seulement Alix.

– Alors, soyez clémente, et prenez un peude compassion de ce pauvre M. de Béchameil… mais celaviendra, et il sera temps d’en parler plus tard.

Il tira sa montre.

– Onze heures déjà, murmura-t-il.Allons ! ma fille, je vous laisse et vous donne carte blanche,sûr que ma confiance est bien placée. Au revoir !

Il fit un geste familier et caressant auquelAlix répondit par une respectueuse révérence, et se hâta deregagner son appartement, où ses deux ministres l’attendaient l’unen philosophant, l’autre en ronflant.

Lorsque Alix fut seule, son beau visage perditson expression de fierté. Un morne découragement se peignit dansson regard.

– Le revoir ! murmura-t-elle ;subir encore cette douleur !

Elle avait descendu sans savoir les escaliersintérieurs et les degrés de granit du perron. Elle se laissa tombersur un banc de gazon à l’entrée du jardin et mit sa tête pâlieentre ses mains.

Au bout de quelques minutes, elle retira deson sein une petite médaille de cuivre, informe et rustiquementhistoriée, qu’un cordon de soie suspendait à son cou sous seshabits.

Elle la regarda longtemps, puis elledit :

– Le revoir ! oui… souffrir, mais lesauver !

Chapitre 22Deux bons serviteurs

Vaunoy avait souvent avec sa fille desentretiens semblables à celui que nous venons de rapporter. Alixsavait à peu de chose près de quel intérêt étaient pour son pèreles bonnes grâces de M. de Béchameil ; elle avaitmême deviné que Vaunoy n’avait sur les immenses domaines de Tremlqu’un droit de possession douteux et précaire.

Il va sans dire qu’elle n’abusait jamais decette connaissance.

Le caractère de son père, qu’elle eûtsincèrement voulu ne point juger, mais dont la bassesse lui sautaitaux yeux, lui avait été, dès sa première jeunesse, une causeperpétuelle de chagrin. Son esprit sérieux, loyal et fort s’étaithabitué à la tristesse, et dans l’empressement qu’elle avait misautrefois à accepter la recherche de Didier, il faut compter pourune part son désir ou plutôt son besoin d’échapper à l’obsessionpaternelle.

Elle ne voyait, au reste, dans l’usurpation deVaunoy qu’un danger et non point un crime, parce qu’elle ignoraitque cette usurpation préjudiciât au légitime propriétaire.

Et, par le fait, personne n’aurait pu soutenirl’opinion opposée, Treml n’ayant point laissé d’héritier.

L’intendant royal, ridicule et méprisable à lafois, inspirait à Alix une invincible répulsion, et sans lapatiente insistance de son père elle eût rejeté ouvertement etdepuis longtemps les prétentions de Béchameil. Vaunoy ne se lassaitpas. Il croyait connaître les femmes, et attaquait Alix en faisaitbriller à ses yeux toutes les féeries que peut évoquer l’opulence.Béchameil était l’homme le plus riche de son temps.

Vaunoy ne faisait pas de progrès, mais ilgagnait des jours.

L’arrivée de Didier pouvait anéantir sonpénible et long travail ; il essaya de dresser une barrièreentre sa fille et le capitaine. Nous avons vu le résultat de satentative : le hasard devait le servir bien mieux que sonhabileté.

Il avait un hardi projet dont la première idéelui était venue sous la charmille, en compagnie de Didier et deBéchameil.

Le projet, depuis lors, avait mûri dans satête. Il en avait pesé laborieusement les chances pendant ledéjeuner, et s’était déterminé à jouer coûte que coûte ce périlleuxcoup de dés.

Il y avait une demi-heure queM. de Vaunoy avait rejoint ses deux acolytes. MaîtreAlain avait secoué tant bien que mal sa somnolence, et Lapierres’était installé, selon sa coutume, dans un excellent fauteuil. Ils’agissait d’écouter le maître faisant l’exposé de son plan.

Vaunoy avait parlé longtemps et sanss’interrompre. Lorsqu’il se tut enfin, il interrogea ses deuxserviteurs du regard. Maître Alain répondit par un geste équivoque,et Lapierre se balança fort adroitement sur un seul des quatrepieds de son siège.

– Ne m’avez-vous pas entendu ?demanda Vaunoy.

– Si fait, dit Lapierre ; pour mapart, j’ai entendu.

– Moi aussi, ajouta maître Alain.

– Et qu’en dites-vous ?

Le vieux majordome eut la démangeaisond’atteindre sa bouteille carrée, où peut-être il aurait trouvé uneréponse, mais il n’osa pas ; il attendit, pensant qu’il seraittemps de parler lorsque Lapierre aurait donné son avis.

Lapierre se balançait toujours.

– Qu’en dites-vous ? répéta Vaunoyen fronçant le sourcil.

– Hé ! hé ! fit Lapierre d’unair capable.

– Voilà ! prononça emphatiquementmaître Alain.

– Comment ! s’écria Vaunoy aveccolère, vous ne comprenez pas que, dans ces circonstances, sa mortdevient un cas fortuit dont je ne puis être responsable ? queles soupçons se détourneront naturellement de moi, et qu’ilfaudrait folie ou mauvaise foi insigne pour m’accuser d’un pareilmalheur.

– Si fait, dit Lapierre ;pour ma part, je comprends cela.

Maître Alain exécuta un grave signed’approbation.

– Eh bien ? reprit Hervé deVaunoy.

– Hé ! hé ! fit encoreLapierre.

Vaunoy dont le front devenait pourpre,blasphéma entre ses dents.

– Oui, reprit l’ex-avaleur de sabres sanss’émouvoir le moins du monde ; évidemment il ne pourraitéchapper. Si nous en étions là, je ne donnerais pas six deniers desa vie, mais…

– Mais quoi ?

– Nous n’en sommes pas là.

– Penses-tu donc que l’appât des cinqcent mille livres ne soit pas assez fort ?

– Ils viendraient pour la dixième partiede cette somme.

– Pour la vingtième, dit maître Alain enaparté, je donnerais mon âme au diable, moi qui suis un homme d’âgeet un fidèle sujet du roi.

– Alors, que veux-tu dire ? demandaVaunoy à Lapierre.

Maître Alain tendit l’oreille, afin des’approprier, au besoin, l’opinion de son collègue. Celui-ci, sansparaître prendre garde à l’impatience toujours croissante deVaunoy, se dandina un instant et jeta ces paroles avecsuffisance :

– Vous n’êtes pas sans avoir entenduparler des apologues de La Fontaine, je suppose… Si vous vousfâchez, je deviens muet. Ce La Fontaine est un poète de fort bonconseil, ce qui est rare chez les poètes. Il me souvient d’une deses fables…

– Saint-Dieu ! interrompit Vaunoy,je donnerais dix louis pour bâtonner ce drôle !

– Donnez et bâtonnez, réponditimperturbablement Lapierre. Quant à la fable dont je parle, vous nepouvez la juger avant de l’avoir entendue, et, ne la sachant pointpar cœur, je ne vous la réciterai pas.

– Mais, Saint-Dieu ! détestablemaraud, où veux-tu en venir ?

– Je vous prie d’excuser mon peu demémoire, poursuivit Lapierre ; à défaut de texte, le contesuffira. Voilà ce que c’est : les rats tiennent conseil etcherchent un moyen de mettre à mort un chat fort redoutable…

– Je te comprends ! s’écriaviolemment Vaunoy qui se leva et parcourut la chambre à grandesenjambées.

– Pas moi, pensa maître Alain.

– Je te comprends, répéta Vaunoy ;tu as peur !

– Vous vous trompez. Il vaudrait mieuxpour votre projet que j’eusse peur. Mais je suis parfaitementdéterminé à faire comme les rats de la fable ; je n’ai paspeur.

– Tu braverais mes ordres,misérable !

– Attacher le grelot est une niaiserietout à fait en dehors de mes principes et de mes habitudes. Qu’unautre l’attache, et, pour le reste, je suis votre soumisserviteur.

– De quel diable de grelotparle-t-il ? se demandait tout doucement maître Alain, et àquel propos est-il ici question de rats ?

Vaunoy garda un instant le silence et activasa promenade. Son front si riant d’ordinaire était sombre comme unciel de tempête. Sa face passait alternativement du pourpre aulivide, et un tremblement agitait ses lèvres.

– L’orage sera rude, dit tout basLapierre. Attention, maître Alain !

– Par grâce, de quoi s’agit-il !murmura celui-ci qui trembla de confiance.

Lapierre se pencha à son oreille et prononçaquelques mots. Un frisson secoua les membres du vieillard.

– Notre-Dame de Mi-Forêt !balbutia-t-il ; j’aimerais mieux aller en enfer !

– Tu n’as pas le choix, mon vieuxcompagnon, attendu que le diable te garde depuis longtemps uneplace au lieu que tu viens de nommer. Mais si tu veux n’en jouirque le plus tard possible, comme je le crois, tiens-toi ferme etfais comme moi.

– Notre-Dame ! Saint-Sauveur !Jésus Dieu ! murmura maître Alain bouleversé.

– Allons bois un coup ! l’attaque vacommencer.

Le vieillard n’était point homme à mépriser ceconseil. Il jeta un regard du côté de Vaunoy, qui ne songeait guèreà l’épier, tira son flacon de fer-blanc de sa poche et but tant queson haleine ne lui fit point défaut.

– Il va faire rage, reprit Lapierre, carc’est pour lui un coup de partie ; mais, après tout, il nepeut que nous faire pendre ici, et là-bas nous serons brûlésvifs.

– Pour le moins ! soupira maîtreAlain avec conviction. Je voudrais être hors de tout cela,dussé-je, après, ne point boire pendant un jour entier !

Vaunoy s’arrêta tout à coup, les sourcilsfroncés, le regard brillant et résolu. Ce n’était plus le mêmehomme. Toute expression cauteleuse avait disparu de saphysionomie.

Maître Alain se rapetissa et ferma les yeuxcomme font les enfants craintifs devant la férule du pédagogue.Lapierre, au contraire, assura son fauteuil sur ses quatre pieds,croisa ses jambes et se renversa dans l’attitude du calme le plusparfait.

La terreur de l’un et la provocanteintrépidité de l’autre passèrent également inaperçues. Vaunoy n’yprit point garde.

Au lieu d’éclater en invectives pour retomberensuite jusqu’à une sorte de flatterie pateline, comme c’étaitassez sa coutume vis-à-vis de ses deux acolytes, il repritfroidement son siège et les regarda tour à tour d’un air qui fitréfléchir Lapierre lui-même.

– Dans une heure, prononça-t-il lentementet en appuyant sur chaque mot, il faut que l’un de nous monte àcheval.

– Pourvu que ce ne soit pas moi, réponditLapierre, je n’y mets nul empêchement.

– Taisez-vous ! dit le maître de LaTremlays sans élever la voix ; je le répète, l’un de nous doitpartir dans une heure. Il le faut. Je pourrais essayer de la force,je suis le maître ; mais la force échouerait peut-être contrevotre apathie, Alain, contre votre entêtement, Lapierre ; etle temps est trop précieux pour que je le dépense à sévir contrevous. J’aime mieux mettre votre obéissance à l’enchère. Voyons,lequel de vous deux veut gagner mille livres tournois ?

Un éclair d’avide désir s’alluma dans l’œiléteint du majordome.

– Mille livres ! répéta-t-ilmachinalement.

Vaunoy suivit l’effet de sa proposition avecune anxiété véritable. Il crut un instant que le vieillard étaitébloui de la munificence de l’offre, mais il avait compté sansLapierre.

– Mille livres ! répéta ce dernier àson tour. Les morts ne reviennent point pour toucher leurscréances, et vous avez beau jeu, monsieur. Mille livres !Encore si j’avais des héritiers !

Maître Alain se gratta l’oreille et reprit sonapparence de momie.

– Deux mille livres ! s’écriaVaunoy ; je donnerai deux mille livres d’avance, sur-le-champ,à celui qui m’obéira.

Lapierre haussa les épaules, et maître Alain,se modelant sur lui, fit un geste de refus.

Le front de Vaunoy se couvrait de gouttelettesde sueur.

– Mais, Saint-Dieu ! quedemandez-vous ? s’écria-t-il d’un ton de détresse. Je vous disqu’il le faut ! Cet homme, de quelque côté que je me tourne,me barre fatalement le chemin. Il me fait obstacle partout. Unefois débarrassé de lui, tous mes embarras disparaissent ; tantqu’il vivra, au contraire, je l’aurai toujours devant moi comme unemenace vivante.

– Comme qui dirait l’épée de Damoclès,fit observer Lapierre qui avait de la littérature. Tout cela estl’exacte vérité.

– Sa présence ici, poursuivit Vaunoy ens’échauffant, attaque non seulement mes projets sur ma fille, ellemenace encore ma fortune, mon nom, ma vie !

– C’est encore vrai, dit Lapierre.

– Et vous me refusez votre aide au momentoù, d’un seul coup, je pourrais l’écraser ! Dites, faut-ildoubler la somme, la tripler, la quadrupler ?

– Huit mille livres, supputa Alain à voixbasse.

– Huit mille livres, mon bon, mon vieuxserviteur ! s’écria Vaunoy, dix mille, si tu veux, et mareconnaissance, et…

– Un bûcher de bois vert dans quelquecoin de la forêt, interrompit Lapierre. C’est tentant.

Vaunoy lui serra le bras avec violence.

– Au moins, dit-il tout bas, ne parle quepour toi et n’influence pas cet homme. Je paierai jusqu’à tonsilence.

– À la bonne heure ! réponditLapierre. Il ne s’agit que de s’expliquer. Combien medonnerez-vous ?

– Dix louis.

L’ancien bateleur devint muet ; mais ilétait trop tard. Le coup était porté. Le vieux majordome, éblouid’abord par les dix mille livres, reculait maintenant devant lapensée de la mort. Vaunoy eut beau renouveler la tentation ; àtoutes ses offres, maître Alain ne répondit plus que par lesilence.

– Ainsi vous refusez tous les deux ?s’écria enfin le maître de La Tremlays en se levant de nouveau.

– Pour ma part, je refuse, dit hardimentLapierre.

Maître Alain ne répondit point.

– C’est bien ! murmura Vaunoy. Jedevais m’y attendre. Souvent, au moment décisif, l’arme se brise.Il faut alors lutter corps à corps et payer de sa personne… MaîtreAlain, ajouta-t-il d’une voix brève, préparez mes habits de voyageet mes pistolets. Lapierre, fais seller mon cheval.

Maître Alain se hâta d’obéir. Lapierre restaet regarda Vaunoy en face avec un étonnement inexprimable.

– Ai-je bien compris ? dit-il aprèsun instant de silence ; songeriez-vous à risquer vous-mêmecette démarche ?

– Fais seller mon cheval, te dis-je.

– À votre place, je serais moins pressé…Allons ! au demeurant, cela vous regarde, et si, par hasard,vous revenez avec votre tête sur vos épaules, je conviens que lecapitaine est un homme mort.

Il fit mine de sortir ; mais, arrivé auseuil, il se retourna.

– Vous êtes plus brave que je croyais,dit-il encore. Le diable vous doit protection, et peut-être… C’estégal ! le jeu est chanceux, et j’aime mieux qu’il soit à vousqu’à moi.

Vaunoy, resté seul, se laissa tomber sur unsiège. Quand ses deux acolytes revinrent lui annoncer que toutétait prêt pour son départ, il se leva et prit le chemin de lacour. Il se mit en selle sans mot dire. Les rubis de sa joueavaient fait place à une effrayante pâleur.

Il partit.

Dès que son cheval eut passé le seuil de lagrand’porte, Lapierre hocha la tête et dit avec ironie :

– Bon voyage !

– En veux-tu ? lui demanda maîtreAlain qui lui présenta sa bouteille carrée.

– Volontiers, répondit Lapierre ; ilest permis de boire après la bataille. J’ai la tête faible,vois-tu, et si j’avais embrassé trop tendrement ton flacon cematin, peut-être serais-je, à l’heure qu’il est, aux lieu et placede M. de Vaunoy, sur le grand chemin du cimetière. À sasanté !

– Requiescat in pace !prononça gravement le majordome.

Chapitre 23Voyage de Jude Leker

Hervé de Vaunoy n’était point, tant s’enfallait, un homme téméraire. La démarche qu’il tentait et quil’exposait en réalité à un danger terrible était, pour nous servirde l’expression de Lapierre, un coup de partie…

Une manière de duel à mort, où il jouait savie contre celle de Didier.

Peut-être, aveuglé par son désir passionné dese défaire du jeune homme, se dissimulait-il une partie dupéril ; peut-être comptait-il sur des moyens de réussite dontil avait fait mystère à ses deux aides. Quoi qu’il en soit, saterreur restait grande, et quiconque l’eût rencontré, tremblant etblême sur son cheval n’aurait eu garde de le prendre pour uncoureur d’aventures.

Bien avant l’heure de son départ, l’ancienécuyer de Nicolas Treml, Jude Leker, avait, comme nous l’avons dit,quitté le château pour se rendre à la demeure de Pelo Rouan, lecharbonnier.

Jude était arrivé la veille en Bretagne,inquiet, mais plein d’espoir. Au pis-aller, Georges Treml, lepetit-fils de son seigneur, avait été dépouillé peut-être de sonhéritage, et Jude avait en main ce qu’il fallait pour le luirendre.

Maintenant l’inquiétude s’était faiteangoisse, et l’espoir se mourait. Mieux eût valu mille foisretrouver l’enfant et perdre le coffret dépositaire de la fortunede Treml.

Georges vivant aurait eu son épée poursoutenir sa querelle. Georges mort ou absent, il ne restait plusqu’un vain droit.

Le coffret, c’est-à-dire l’immense domaine deTreml, était sans maître légitime, et le dévouement de Jude, quevingt années d’exil n’avaient pu entamer, restait désormais sansbut.

Il y avait bien encore la vengeance, cesuprême mobile des gens qui n’espèrent plus. Mais Jude était vieux.Sa loyale nature comportait plus d’amour que de haine. Lavengeance, qui a tant d’attraits pour certaines âmes, luiapparaissait comme une inutile et triste compensation.

– Je chercherai, se disait-il, enretrouvant son chemin dans les sentiers connus de la forêt ;je chercherai longtemps, toujours. Si j’acquiers la preuve de samort, et je prie Dieu d’épargner cette douleur à ma vieillesse,j’irai vers son assassin et je le tuerai au nom de NicolasTreml.

Il ne pouvait pas faire un pas dans ces routestortueuses et sombres, tant de fois parcourues jadis, sansrencontrer un souvenir. C’était par ce sentier que le vieux maîtrede La Tremlays avait coutume de chevaucher lorsqu’il se rendaitavec son petit-fils à son beau manoir de Boüexis ; à cedétour, Loup, le magnifique et fidèle animal, avait forcé unsanglier après un combat héroïque ; ce chemin percé dans lefourré, et si étroit qu’un chevreuil semblait y pouvoir passer àpeine, menait droit à l’étang de La Tremlays. – L’étang de LaTremlays, qui peut-être était le tombeau du dernier desTreml !

Le cœur de Jude se fendait, ses yeux secsbrûlaient.

Autrefois, Jude s’en souvenait, on voyaitfumer sous le couvert les toits des charbonniers. Maintenant plusrien. Les cabanes étaient là, les unes debout encore, les autres àdemi ruinées, mais la plupart semblaient désertes. Au lieu du bruitincessant du ciseau et de la doloire, le silence régnait, unsilence uniforme, universel.

Quel fléau avait donc passé sur la forêt deRennes ? Quelle peste avait dépeuplé ces clairières et miscette apparence de mort en ces lieux jadis si pleins de mouvementet de vie ?

Jude allait, plus triste et plus morne que cesalentours si mornes et si tristes. Il se signait par habitude auxcroix des carrefours auxquelles ne pendaient plus les dévotesoffrandes des fidèles. Il prononçait des noms connus en passantauprès de certaines loges abandonnées, et nulle voix ne luirépondait.

Parfois une forme humaine se montrait à uncoude de la route ; mais elle disparaissait aussitôt comme unéclair, et Jude, vieux chasseur habitué aux hêtres de la forêt,devinait, à l’imperceptible agitation des basses branches dutaillis, que la solitude n’était pas si complète en réalité qu’enapparence, et que plus d’un regard était ouvert derrière cesépaisses murailles de verdure.

Lorsqu’il s’approcha de la croix de Mi-Forêt,qui, comme l’indique son nom, marquait à peu près le centre desbois, le paysage changea et devint plus désolé encore s’il estpossible. En ce lieu, toutes les routes de grande communication quitraversent la forêt se croisent. Les clairières y sont plusabondantes que partout ailleurs, et le voisinage des chemins avaitrassemblé dans les environs une multitude d’industriesforestières.

Tout le long des larges et belles allées quise coupaient en étoile au pied de la croix, on voyait jadis unebordure de loges couvertes en chaume, où travaillaient destonneliers, des vanniers et des sabotiers.

Jude trouva ces loges incendiées pour laplupart ; celles qui, çà et là, restaient debout, étaientdévastées et gardaient des traces non équivoques de ravages opéréspar la main de l’homme.

Jude s’arrêta devant ces ruines rustiques etrappelait les souvenirs du passé. Au temps où Treml était seigneurdu pays, toutes ces loges étaient habitées et tous leurs habitantsétaient heureux.

– Les gens de France ont passépar là ! se disait le vieil écuyer. Sous prétexte d’impôts,ils ont demandé la bourse ou la vie, et les hommes de la forêtn’ont pas de bourse.

Jude devinait juste. Ces ruines étaientl’œuvre des agents du fisc, secondés, il faut le dire, par quelquesgentilshommes du pays rennais, parmi lesquels Hervé de Vaunoy sedistinguait au premier rang.

M. de Pontchartrain, premierintendant royal, et, après lui, M. de Béchameil, marquisde Nointel, ayant pris, suivant la coutume, à forfait la levée del’impôt breton, avaient un intérêt évident à ne laisser aucunepartie de la province se prévaloir d’une exception uniquementfondée sur l’usage. Ils voulurent forcer les gens de la forêt àsolder leur part des tailles, et ne reculèrent devant aucuneextrémité pour en venir à leurs fins.

C’était ce que Jude appelait demander labourse ou la vie.

Quant aux gentilshommes, leur intérêt étaitautre, mais également évident.

Les hommes de la forêt, disséminés sur lesdivers domaines qui formaient la majeure partie de cette énormetenure, prétendaient droit d’usage gratuit et grevaient par le faitces domaines d’une véritable et lourde servitude.

Tant que Nicolas Treml avait vécu, comme ilpossédait, lui seul, autant et plus de biens que tous les autresgentilshommes ensemble, ces derniers s’étaient modelés sur lui. Or,Treml était un vrai seigneur, doux au faible, rude au fort, et plusdisposé à faire l’aumône à ses voisins qu’à leur disputer le chétifsoutien de leur existence.

Vaunoy avait pris sa place et mis sa lésineriede gentillâtre dans toutes les affaires que son cousin avaittraitées en gentilhomme. Les propriétaires des alentours, autoriséspar ce nouvel exemple, firent de même, et ce fut bientôt de toutesparts un système d’attaque et de compression contre les malheureuxde la forêt.

D’un côté, le fisc ; de l’autre, lespropriétaires. Celui-là leur arrachait leurs faibles épargnes,ceux-ci leur enlevaient tout moyen de vivre.

Les gens de la forêt, nous croyons l’avoirdéjà dit, ressemblaient plus au sanglier qu’au lièvre ;néanmoins dans le premier moment, traqués, poursuivis de toutesparts, ils ne cherchèrent leur salut que dans la fuite, et secachèrent au fond des retraites ignorées qui pullulaient alors dansle pays.

Mais leur naturel farouche et belliqueuxsupportait impatiemment cette tactique pusillanime : pourcombattre, ils n’avaient besoin que de se concerter.

Au premier appel, ils se levèrent.

Les épais fourrés de la forêt vomirentinopinément cette population sauvage, et mal en prit aux agents dufisc aussi bien qu’aux avares propriétaires qui avaient suscitécette tempête. Bien des cadavres jonchèrent la mousse des futaies,bien des ossements blanchirent sous le couvert, et, par les nuitsnoires, plus d’une gentilhommière, attaquée à l’improviste, portala peine de la cupidité de son maître.

On fit venir des soldats de Rennes et detoutes les villes environnantes ; mais, à mesure que l’attaques’opiniâtrait, la résistance s’organisait plus puissante. Il devintévident que les insurgés (car leur nombre et leurs griefsdéfendaient qu’on les appelât bandits) avaient un chef habile etrésolu, dont les ordres, quels qu’ils fussent, étaient suivis avecune aveugle soumission.

Le moment vint où la défense, conduite avec unensemble merveilleux déborda l’attaque.

Les rôles changèrent. Les opprimés devinrentagresseurs, et un beau jour cinq mille paysans en sabots, le visagecouvert de masques bizarres, firent irruption jusque dans Rennes etpillèrent l’hôtel de M. le lieutenant du roi.

De ce moment, la terreur se mit de la partie.L’insurrection acquit ce prestige qui est à toute entreprise commeun gage assuré de succès. On entoura le chef des révoltés d’unemystérieuse auréole, et chacun eut à raconter sur son comptequelque miraculeux exploit. Les gens de la forêt devinrentpopulaires à vingt lieues à la ronde. Ils eurent leursgénéalogistes, et les savants du cru prirent la peine de rattacherleur association par des liens historiques et d’ailleursincontestables à la fameuse société politique des Frèresbretons, qui, au milieu du siècle précédent, avaient faillienlever la Bretagne à la domination française.

Dès l’origine du soulèvement, les principauxconjurés s’étaient réunis en sociétés secrètes, sous les ordres dece chef qui devait bientôt se rendre si redoutable. En ce tempsdéjà, les hommes de la forêt étaient les partisans naturels decette association ; mais rien n’était organisé ; lesmembres affiliés de prime abord avaient tout à craindre.

Ce fut sans doute ce danger qui leur inspirala pensée d’entourer leurs actions d’un mystère absolu et de nejamais quitter leur retraite sans avoir le visage couvert d’unmasque.

Ce masque était tout simplement un carré depeau de loup. De là le surnom qu’on leur donna d’abord comme unméprisant sobriquet, et qui, peu de mois après, était prononcé avecterreur dans tout le pays de Rennes.

Les choses subsistèrent ainsi pendant desannées, avec diverses chances de succès et de revers pour lesLoups, mais sans que jamais les troupes du gouvernement pussententamer le centre de leurs opérations.

Depuis un temps assez long, les gentilshommesdu voisinage avaient conclu avec la forêt une sorte de trêvetacite, et l’intendant royal, découragé, avait discontinué sesefforts. Mais Béchameil, six mois avant l’époque où commence notrehistoire, eut la malencontreuse idée de recommencer leshostilités.

L’explosion fut terrible.

Presque toutes les loges devinrent désertes lemême jour. Charbonniers, tonneliers, vanniers, etc., serassemblèrent et coururent à la retraite permanente du noyau del’affiliation.

Là ils trouvèrent, comme toujours, des chefset des armes ; le lendemain, la révolte était de nouveau auxportes de Rennes ; le surlendemain l’hôtel de l’intendantroyal était au pillage.

En conscience, il fallait bien que les gens dela forêt trouvassent leur vie quelque part. Ils avaient pour eux laprescription que nos codes rangent au nombre des « manièresd’acquérir la propriété », non pas la prescription de cinq ansqui achète les meubles, non pas même la prescription trentenairequi conquiert les immeubles, mais une prescription plusieurs foiscentenaire !

On leur prenait ce qui, de père en fils, avaittoujours été à eux, ce que les tribunaux, mis en demeure de juger,selon la coutume de Bretagne et la loi romaine, leur auraientcertainement concédé.

D’un autre côté, le fisc leur arrachait lefruit de leur labeur.

Il aurait fallu opposer l’idée chrétienne àleurs rancunes et la charité à leur ruine ; mais au lieu deprêtres on leur envoya des soudards.

Ils ne travaillèrent plus, et ce fut tant pispour leurs voisins. Les soldats du roi, par représailles,démolirent ou incendièrent les loges qui bordaient les grandesallées ; mais c’était là peine perdue. Les Loups savaient oùtrouver ailleurs un asile ; ils apprenaient en outre às’indemniser largement des pertes qu’on leur faisait subir.

Après l’intendant royal, ce fut Hervé deVaunoy qui reçut les plus rudes atteintes de leur méchante humeur.Hervé de Vaunoy avait beau faire mystère de sa rancune profondecontre les Loups, qui, à diverses reprises, avaient cruellementmaltraité ses domaines ; il avait beau se cacher pourconseiller la rigueur au pacifique Béchameil : chaque foisque, derrière le rideau, il suggérait quelque mesure impitoyable,les Loups se vengeaient immédiatement.

On eût dit, tant le châtiment suivait de prèsl’offense, que le chef des Loups avait au château de La Tremlaysdes intelligences ou des espions.

Tout récemment, Vaunoy ayant ouvert l’avisque, pour détruire l’insurrection dans sa racine, il fallaitattaquer la Fosse-aux-Loups et sonder le ravin, son manoir deBoüexis fut, vingt-quatre heures après, dévasté de fond encomble.

En somme, les Loups n’avaient point d’ennemiplus mortel qu’Hervé de Vaunoy, et ils lui rendaient depuislongtemps haine pour haine.

Jude savait une partie de ces choses, etdevait sous peu apprendre le reste. Dans cette querelle, son choixne pouvait être douteux. Le souvenir de son maître et ses vieillessympathies le portaient vers les Loups qui étaient desBretons, comme disait dame Goton avec tant d’emphase.

Mais Jude n’avait ni la volonté ni le loisirde prêter l’appui de son bras aux gens de la forêt. Sa missionétait définie ; les dernières paroles de Treml mourantretentissaient encore à son oreille, et il eût regardé comme uncrime de s’arrêter sur la voie tracée par le suprême commandementde son maître, ou même de s’écarter un instant du droit chemin.

Il était huit heures du matin à peu près quandJude arriva en vue de la croix de Mi-Forêt. Ce lieu était en grandevénération dans tout le pays, et les bonnes gens des alentoursavaient surtout une dévotion en quelque sorte patriotique pour unepetite madone dont la niche était pratiquée dans le bois même de lacroix.

C’était à cette vierge, connue sous le nom deNotre-Dame de Mi-Forêt, que Nicolas Treml avait dit son dernierAve en quittant la terre de Bretagne qu’il n’espérait plusrevoir.

Jude mit pied à terre devant le monumentrustique, s’agenouilla et pria.

Quelques minutes après, il apercevait, àtravers l’épais branchage d’un bouquet de hêtres, la fumée du toitde Pelo Rouan, le charbonnier.

La loge de Pelo se cachait au centre dubouquet, et s’élevait, adossée à un petit mamelon couvert debruyères, au pied duquel il avait bâti ses fours à charbon.

L’aspect de ce lieu était agreste, mais riant,et un petit jardin, tout empli de fleurs comme une corbeille,donnait à la cabane un peu de calme et de bien-être.

Ce jardin était le domaine de Marie. C’étaitelle qui plantait et arrosait ces fleurs.

Au moment où Jude dépassait les derniersarbres, Marie, assise sur le pas de sa porte, tressait un panier dechèvrefeuille. Son esprit n’était pour rien dans son travail, maisses petits doigts blancs, roses et effilés, pliaient si dextrementles branches parfumées que le travail ne se ressentait point de sadistraction.

En tressant, elle chantait, mais ce n’étaitpas non plus son chant qui captivait sa pensée. Sa voix pures’échappait par capricieuses bouffées ; la mélodies’interrompait brusquement, puis reprenait tout à coup, tantôtmélancolique et lente, tantôt vive et joyeuse, toujourscharmante.

Ce qui occupait Fleur-des-Genêts tandisqu’elle travaillait ainsi, seule, sur le pas de sa porte, c’étaitDidier, l’ami de son enfance. Il avait promis de l’épouser. Ellel’avait revu.

Elle était heureuse et savourait sajoie ; elle n’en voulait rien perdre et chassait avec sointoute pensée de doute ou de crainte.

Pourquoi douter ? pourquoicraindre ? N’était-il pas aussi fier et noble de cœur que demine ? avait-il jamais menti ?

Aussi le chant de Marie était une prière,hymne d’action de grâces qui s’exhalait de son cœur pour montervers le ciel.

Elle avait mis, ce matin, une sorte decoquetterie naïve dans sa parure. Les corolles d’azur de quelquesbluets d’automne se montraient çà et là dans l’or ruisselant de sachevelure. Elle avait serré, à l’aide de rubans de laine, lecorsage aux couleurs voyantes des filles de la forêt, et ses petitssabots, comparables aux mules de cristal des contes de fées,rendaient plus remarquable la mignonne délicatesse de son pied.

Mais sa parure n’était pas tant dans cesornements champêtres que dans l’allégresse angélique qui rayonnaità son front. Le regard de ses grands yeux bleus, reconnaissants etdévots, allaient vers Dieu avec son chant. Elle était belle ainsiet digne du gracieux nom qu’avait trouvé pour elle la poésie deschaumières, car elle avait de la fleur l’éclat et les parfums.

Jude l’aperçut et un sourire paternel vint àla lèvre du vieux soldat. Lorsque Marie le vit à son tour, ellerougit, effrayée, et voulut s’enfuir, mais le loyal visage de Judela rassura.

Elle se leva et fit la révérence avec lerespect qu’on doit à un vieillard.

– Ma fille, dit l’écuyer, je cherche lademeure de Pelo Rouan.

– C’est mon père, réponditFleur-des-Genêts.

– Dieu lui a donné une douce et belleenfant, ma fille. Puisque c’est ici sa demeure, je vais entrer, carje veux l’entretenir.

Jude joignit l’action à la parole et mit lepied sur le seuil. mais Fleur-des-Genêts lui barra vivement lepassage.

– On n’entre pas ainsi, dit-elledoucement, dans la maison de Pelo Rouan. Je voulais dire :arrêtez-vous ici et reposez-vous. Mais nul ne passe le seuil denotre pauvre demeure ; tel est l’ordre de mon père.

– Cependant… voulut insister Jude.

– Tel est l’ordre de mon père, répétarésolument Marie.

L’honnête écuyer avait un besoin trop sérieuxd’interroger Pelo Rouan pour se payer d’un semblable refus. De soncôté, Fleur-des-Genêts, obéissante et vaillante, exécutait à lalettre la consigne de son père et fermait la porte à tout venant.En cette circonstance, elle avait tout l’air de vouloir défendreopiniâtrement la brèche. Heureusement, les choses n’en devaient pasvenir à cette héroï-comique extrémité.

À ce moment, en effet, une voix se fitentendre tout au fond de la loge.

– Enfant, dit-elle, regarde bien lafigure de cet homme, pour ne lui refuser jamais l’entrée de lademeure de ton père. Fais place !

Fleur-des-Genêts se rangea aussitôt. Jude,étonné, restait immobile et hésitait à s’avancer.

– Approche, Jude Leker ! reprit lavoix. Sois le bienvenu, bon serviteur de Treml ! Jet’attendais.

Chapitre 24La loge

Nul obstacle n’empêchait plus Jude Leker defranchir le seuil de la loge. Fleur-des-Genêts, en effet, obéissantà la voix de son père, s’était mise à l’écart. Néanmoins, le vieilécuyer ne se pressait point de profiter de la permission donnée. Ildemeurait immobile, à la même place, craignant un piège et sedemandant quel pouvait être cet homme qui affectait de prononcer lenom de Treml avec respect.

La défiance, au reste, était permise en cetemps et en ce lieu. L’intérieur de la loge avait un aspect peuattrayant et fait, au contraire, pour inspirer les soupçons. Lalumière n’y pénétrait que par la basse ouverture de la porte, detelle sorte que, du dehors, tout y paraissait plongé dans uneobscurité profonde.

Jude était arrivé de la veille. Vingt annéesde captivité avaient dû changer son visage, et pourtant il y avaitlà, dans la nuit de cette sombre loge, un homme qui savait son nomet qui lui disait :

– Je t’attendais !

Était-ce un ami ou un ennemi ? Et cettecabane inhospitalière, qui s’ouvrait pour lui seul, ne cachait-ellepas une embûche ?

Jude était brave jusqu’à la témérité ;mais il se devait à la volonté dernière de son maître : ilavait frayeur de mourir avant d’avoir obéi.

Néanmoins, son hésitation ne fut point delongue durée. Un second regard jeté sur les traits angéliques deFleur-des-Genêts chassa de son esprit toutes noires pensées. Oùhabitait cette enfant il ne pouvait y avoir trahison.

Jude entra dans la cabane. Ses yeux, habituésau grand jour, ne distinguèrent rien d’abord.

– Par ici, dit la voix.

Le bon écuyer tourna aussitôt ses regards dece côté et aperçut dans l’ombre épaisse qui remplissait le fond dela loge deux points ronds et lumineux comme les yeux d’un chatsauvage. Il avança résolument ; une main saisit la sienne etl’attira vers un banc de bois.

Dans cette position, Jude se trouva assis,tournant le flanc au vif rayon de jour qui pénétrait parl’ouverture. Sa vue, qui s’accoutumait graduellement aux ténèbres,lui permit de distinguer la forme de la cabane et de sonameublement.

C’était une grande chambre carrée, sansfenêtres, ou dont les fenêtres étaient hermétiquement bouchées. Leplafond était si bas, que l’écuyer s’étonna de ne l’avoir pointtouché du front pendant qu’il était debout.

Dans l’un des angles opposés à la porte, uneplanche inclinée, recouverte de paille, servait sans doute de lit àl’un des habitants de cette pauvre retraite. Le reste del’ameublement consistait en deux bancs et quelques escabelles quientouraient une table de bois simplement dégrossi.

Rien dans tout cela qui pût servir au sommeild’une jeune fille. Marie devait avoir une autre retraite.

Entre Jude et le jour, il y avait lasilhouette entièrement noire d’un homme assis, comme lui, sur unbanc. Les deux points ronds et lumineux que Jude avait aperçus dansl’obscurité se trouvaient maintenant entre lui et le jour :c’étaient les yeux d’un homme.

– C’est vous qui êtes le charbonnierRouan ? lui demanda Jude.

– Je suis en effet celui qu’on nommeainsi, mon compagnon ; et je te répète : sois le bienvenudans ma maison ; je t’attendais.

– Vous me connaissez donc ?

– Peut-être bien, mon homme.

– Moi, je ne puis dire si je vousconnais, car je ne vois point votre visage.

Pelo se leva en silence, prit la main de Judeet le conduisit au seuil. Là, il exposa en plein sa face noircieaux rayons du jour.

– Je ne vous connais pas, dit Jude aprèsl’avoir attentivement examiné.

Pelo Rouan regagna sa place première, et Judele suivit.

– Tu as raison, dit lentement lecharbonnier, tu ne me connais pas. Cette loge a été bâtie longtempsaprès le départ de Nicolas Treml. Mais ce n’est pas pour me parlerde toi ou de moi que tu as quitté le château ?

– C’est vrai. Je suis venu vers vous…

– Tu as bien fait, interrompit PeloRouan, et tu fais toujours bien, Jude Leker, parce que ton cœur estfidèle et loyal. Quant au motif de ta visite point n’est besoin deme l’apprendre, je le sais.

– Vous le savez ! répéta Jude avecsurprise.

– Je le sais. Tu viens me demander desnouvelles d’un malheureux idiot qu’on appelait Jean Blanc.

– Serait-il mort ? s’écria Jude.

– Non. Et tu veux savoir de sesnouvelles, afin d’apprendre de lui le sort de l’héritier deTreml.

– C’est vrai ! c’est encore vrai,murmura Jude dont l’honnête mais lourde nature était violemmentsecouée par le mystère de cette scène. Vous qui connaissez l’uniquebut de ma vie, qui êtes-vous, au nom de Dieu, répondez : quiêtes-vous ?

– Je suis le charbonnier Rouan, réponditPelo avec simplicité : un pauvre homme dont la vie obscure futcruellement éprouvée, un malheureux qui a quelques bienfaits àpayer et bien des outrages à venger.

– Et savez-vous quelque chose du petitmonsieur Georges ?

La voix de Pelo se fit profondément tristependant qu’il répondait :

– Je ne sais rien, rien que ce que voussavez vous-même. Plût au ciel que le château de La Tremlays eûtgardé son dépôt aussi fidèlement que le chêne de laFosse-aux-Loups.

Ces derniers mots firent sauter Jude sur sonbanc.

– Le chêne de la Fosse-aux-Loups !balbutia-t-il.

– Le creux du chêne de laFosse-aux-Loups, répéta Pelo Rouan.

Si l’obscurité eût été moins épaisse, on eûtpu voir Jude changer deux ou trois fois de couleur dans l’espaced’une seconde. Il prit entre ses doigts de bronze le bras ducharbonnier, et le serra convulsivement.

– Qui que tu sois, tu en sais troplong ! dit-il d’une voix basse et menaçante.

Le bras de Rouan était bien frêle pourappartenir à un homme de sa taille. La force de Jude était siévidemment supérieure qu’il semblait que le bon écuyer ne dût avoirqu’un geste à faire pour renverser son hôte sous ses pieds.

Néanmoins, celui-ci garda une contenancetranquille et se renferma dans le silence.

– Qui t’a dit cela ? poursuivit Judedont la voix tremblait. Sur mon salut, il faut que tu donnes tonâme à Dieu, car tu as surpris le secret de Treml, et c’est moi quisuis le gardien de ce secret.

Et Jude, sans lâcher le bras de Rouan, portavivement la main à son épée.

Mais, pendant que le bon écuyer dégainait, lemaigre bras de Pelo Rouan tourna entre les doigts robustes :les muscles de ce bras se tendirent et devinrent d’acier.

Jude voulut serrer plus fort, et ses doigtschoquèrent la paume de sa main, qui était vide.

D’un bond, Pelo avait franchi toute la largeurde la loge. Jude n’apercevait plus que le rouge éclat de ses yeuxqui brillaient de loin dans l’ombre.

Il se précipita de ce côté ; le bruitd’un pistolet qu’on armait ne l’arrêta point : mais, dans sacourse, il heurta du pied contre une escabelle renversée et tombalourdement sur le sol.

À l’instant même, le genou de Pelo Rouans’appuya sur sa poitrine.

– Si tu te relèves, tu me tueras, monhomme, dit le charbonnier avec calme ; c’est pourquoi, si tuessaies de te relever, je te tue.

Jude sentit sur sa tempe la froide bouche dupistolet.

– La vieillesse ne t’a point changé,reprit Pelo : brave cœur et cervelle bornée. Que veux-tu queje fasse de ton secret ? Et si les cent mille livres m’eussenttenté, seraient-elles encore au creux du chêne ?

– C’est vrai, dit pour la troisième foisle pauvre Jude ; mais je ne sais pas qui vous êtes…

– Peut-être ne le sauras-tu jamais. Quet’importe ? Je t’ai laissé voir que je suis l’ami de Treml, etTreml vivant ou mort, a-t-il trop d’amis pour que deux d’entre euxne daignent point s’expliquer avant de s’entr’égorger, lorsque laProvidence les rassemble ?

– Je suis à votre merci, murmura Jude.Puisse Dieu permettre que vous soyez en effet un ami de Treml.

Pelo Rouan ôta son genou et Jude sereleva.

– Ramasse ton épée, dit lecharbonnier ; j’ai confiance en toi, bien que tu te sois faitle valet d’un Français.

– Un brave jeune homme !

– Un ennemi de la Bretagne ! Mais ilne s’agit point de lui. Revenons à Treml.

Jude remit son épée dans le fourreau, et tousdeux s’assirent de nouveau sans défiance l’un près de l’autre.

– Vous avez été généreux, dit Jude, carje vous avais rudement attaqué. Aussi, je ne vous demanderai pointqui vous a rendu maître du secret de notre monsieur. Entre vosmains, il est en sûreté ; je me fie à vous, comme vous à moi.Touchez là, s’il vous plaît.

– De grand cœur, mon homme. Jean Blancm’a souvent parlé de vous. Vous étiez miséricordieux et bon pour lepauvre insensé. Merci pour lui qui s’en souvient, ami Jude, et quivous rendra peut-être quelque jour le bien que vous lui avezfait.

– Qu’il le rende à Treml, le pauvregarçon !

– Il a fait ce qu’il a pu pour Treml, ditPelo Rouan avec tristesse et solennité.

– Sans doute, mais ce qu’il pouvaitétait, par malheur, peu de chose.

– Autrefois, il en était ainsi, parce queJean Blanc ne savait rendre que le bien pour le bien. Depuis lors,il a appris à rendre le mal pour le mal, et il est devenu fort.

– N’est-il donc plus fou ? demandaJude.

– Dieu nous envoie parfois des épreuvessi violentes que les gens sains en perdent l’esprit, répondit PeloRouan ; par contre, ces secousses rendent parfois aussi laraison aux insensés. Jean Blanc n’est plus fou.

– Et a-t-il conservé la mémoire des faitsdepuis longtemps passés ?

– Il se souvient de tout.

– Il faut que je le voie ! s’écriaJude.

Un tremblement agita le corps de PeloRouan.

– Voir Jean Blanc ! dit-il d’unevoix étrange ; il y a bien longtemps que personne n’a pu sevanter de l’avoir rencontré face à face. Croyez-moi, contentez-vousde m’interroger moi-même et ne cherchez pas à rejoindre JeanBlanc.

– Mais il me dirait peut-être…

– Rien que je ne puisse vousapprendre.

– Vous n’êtes pas dans sa peau, quediable ! s’écria Jude que l’impatience reprenait.

– Il m’a tant de fois ouvert son cœur etses souvenirs ! répondit le charbonnier avec douceur. Écoutez.Voulez-vous que je vous raconte le lâche assassinat de l’étang deLa Tremlays ? J’en sais les moindres circonstances. Il mesemble voir l’infâme Hervé de Vaunoy.

– Contez ! contez ! interrompitJude avidement ; je ne hais pas encore assez cet homme.

Pelo Rouan raconta dans le plus minutieuxdétail le meurtre infâme dont Vaunoy s’était rendu coupable sur lapersonne d’un enfant de cinq ans, petits-fils de son bienfaiteur.Il parla longtemps, et Jude l’écouta constamment avec unereligieuse attention. La mort de Loup, le chien fidèle, arracha unelarme au vieil écuyer et l’arrivée de l’albinos, sautant au milieude l’étang pour sauver le petit Georges, lui fit pousser un crid’enthousiasme.

– Après ! après ! dit-il enretenant son souffle ; que Dieu récompense le pauvrefou ! Après ?

Pelo reprit son récit. En arrivant à l’accèsde délire qui saisit Jean Blanc dans la forêt, sa voix faiblit etchevrota comme la voix d’un homme qui se retient de pleurer.

– Jean abandonna l’enfant, dit-il. Quandil revint, il n’y avait plus sur le fossé que la veste de peau demouton qui était en ce temps-là son vêtement ordinaire. Il tombasur ses genoux. Il pria Dieu… Dieu et Notre-Dame… il pleura…

Jude haussa les épaules avec colère.

– Il pleura des larmes de sang !reprit Pelo Rouan dont un sanglot souleva la poitrine et, quand ilparle de cette affreuse soirée, il pleure encore, car le souvenirde Treml vit au fond de son cœur.

– Mais pourquoi ne pas courir,chercher ?…

– Son esprit, en ce temps, était bienfaible, et ses crises le laissaient brisé. Il resta jusqu’aulendemain matin affaissé sur le sol, sans force et sans pensée. Lelendemain, il courut, il chercha, mais il était trop tard, et il netrouva point.

– Et nulle trace depuis lors ? aucunindice ?

– Rien.

Pelo Rouan prononça ce dernier mot d’un tondécouragé.

Jude, qui jusqu’alors avait dévoré chacune deses paroles, laissa retomber ses bras le long de son corps, etcourba la tête.

– Rien, répéta-t-il ; mais alors iln’y a donc plus d’espoir ?

– Il y a bien longtemps que Jean Blanc aperdu tout espoir, répondit le charbonnier ; mais Dieu est bonet la race de Treml ne produisit jamais que des justes et deschrétiens. Peut-être le petit Georges a-t-il été recueilli. En cecas, la Providence aidant…

Pelo Rouan hésita.

– Eh bien ! fit Jude, qu’alliez-vousdire ?

– J’allais dire qu’il ne serait pasimpossible de reconnaître l’enfant.

– Comment cela ? demanda vivementJude Leker.

– Jean Blanc avait une de ces médaillesde cuivre qu’on frappait autrefois à Vitré en l’honneur deNotre-Dame de Mi-Forêt. C’était le seul héritage que lui eût laissésa mère. Quand sa folie le prit, dans cette horrible soirée, il lasentit venir, et dévot à la sainte Mère de Dieu, il passa lamédaille au cou de l’enfant, qu’il mit ainsi sous la garde deNotre-Dame.

– Mais il y a tant de cesmédailles !

– Celle de Jean Blanc avait sur lerevers, une croix gravée au couteau, et Mathieu Blanc, son père, enpossédait seul une semblable, qui est maintenant au cou deMarie.

– Cette belle enfant que je viens devoir ?

– La fille de Jean Blanc, l’albinos.

Marie qui continuait sa corbeille dechèvrefeuille au-dehors, entendit prononcer son nom et montra sablonde tête à la porte.

– La fille de… commença Jude.

– Silence ! interrompit lecharbonnier. Elle se croit ma fille. Approche, Marie.

Fleur-des-Genêts obéit aussitôt, et PeloRouan, prenant la médaille qui pendait à son cou, la mit entre lesmains du vieil écuyer.

Celui-ci la tourna et retourna dans tous lessens.

– Puisse Dieu me faire rencontrer lapareille ! murmura-t-il. Je la reconnaîtrais entre mille, maisc’est un pauvre et bien faible indice.

Marie s’éloigna sur un signe du charbonnier,et bientôt on entendit au-dehors la suave mélodie du chantd’Arthur.

– Elle chante, en effet, la chanson deJean Blanc, dit Jude.

– Mais je ne vous ai pas tout dit, moncompagnon, dit le charbonnier en changeant de ton subitement, ilest encore une chance de retrouver l’héritier de Treml ; cettechance est précaire il est vrai ; cependant, elle peut amenerun résultat avec l’aide de Jean Blanc.

– Jean Blanc ! murmura Jude d’un airde doute ; vous me parlez toujours de Jean Blanc. Que peut lepauvre diable, lorsque des hommes ne peuvent pas ?

– Vous ne savez pas ce que c’est que JeanBlanc, dit le charbonnier avec une légère emphase dans la voix. Jevais vous dire où est sa force et ce qu’il peut pour le fils deTreml.

Chapitre 25Huit hommes et un collecteur

Les derniers mots de Pelo Rouan avaient relevéle vieil écuyer de Treml. Quand on désire ardemment, l’espoir perdurevient vite, et la simple possibilité dont parlait le charbonnierremit du courage au cœur de Jude.

Il s’approcha pour ne pas perdre une parole etattendit impatiemment la confidence de Rouan.

Mais celui-ci était tombé dans la rêverie etgardait le silence.

– Eh bien, dit Jude, le moyen deretrouver notre jeune monsieur ?

Pelo Rouan sembla s’éveiller.

– Le moyen, répéta-t-il ; j’ai parléd’une chance faible et précaire. Crois-tu donc que s’il y avait euun moyen, Jean Blanc ne l’aurait pas employé ?

– Toujours Jean Blanc ! pensaJude.

Et la curiosité se joignit au puissant intérêtdu dévouement pour stimuler son impatience. Quel miracle avaitgrandi le malheureux albinos jusqu’à faire de lui l’arc-boutant surlequel s’appuyait désormais la destinée de Treml ?

– Il y a vingt ans de cela, reprit PeloRouan avec lenteur et comme s’il se fût parlé à lui-même ;mais ce sont des choses dont le souvenir ne se perd qu’avec la vie.Écoute, mon homme : quand j’aurai dit, tu connaîtras JeanBlanc comme il se connaît lui-même.

« C’était quelques mois après ladisparition de l’enfant. Pontchartrain, que Dieu confonde !était encore intendant de l’impôt, et ses agents n’avaient jamaisosé jusque-là pénétrer dans les retraites écartées des pauvres gensde la forêt. Un matin que Jean coupait du cercle de châtaignierdans la partie du bois qui borde la route de Rennes, il vit unenombreuse cavalcade s’enfoncer dans la forêt.

« Il y avait des soldats armés enguerre ; il y avait aussi de ces sangsues couvertes de drapnoir, dont nous devions apprendre bientôt les attributions et lemétier.

« Au-devant de la troupe marchaient deuxgentilshommes.

« Ce pouvait être une compagnie debourgeois, de nobles et de soldats faisant route pour laFrance ; mais Jean Blanc avait cru reconnaître, dans l’un desgentilshommes qui chevauchaient en tête, le lâche Hervé de Vaunoy.Or, depuis l’aventure de l’enfant, Vaunoy haïssait terriblementJean Blanc, qui n’avait point su retenir sa langue. »

– Il avait bien fait ! interrompitJude. Son devoir était de publier partout le crime.

– Il ne faut pas parler de trop bas,quand on dit certaines choses, ami Jude, murmura Pelo Rouan quisecoua la tête : Jean Blanc était alors une créature un peumoins considérée que Loup, le chien de Nicolas Treml. Loup voulutaboyer, on le tua : Jean Blanc aurait mieux fait de setaire.

« Quoi qu’il en soit, il avait parlé, etVaunoy n’était pas homme à lui pardonner les bruits sinistres quicommençaient à courir dans le pays. En voyant ce misérable suivi desoldats, Jean Blanc eut une vague frayeur. Il songea à son père,qui gisait seul dans la loge de la Fosse-aux-Loups, et se laissaglisser le long du châtaignier pour éclairer la marche de lacavalcade.

« La cavalcade s’arrêta non loin d’ici, àla croix de Mi-Forêt. Les soldats s’étendirent sur l’herbe :la gourde circula de main en main. Quant aux gens vêtus de noir,ils entourèrent les deux gentilshommes et il se tint une manière deconseil.

« Jean s’approcha tant qu’il put. Onparlait, il n’entendait pas. Pourtant, il voulait savoir, car ilvoyait maintenant, comme je te verrais s’il faisait clair en maloge, l’hypocrite visage d’Hervé de Vaunoy.

« Il s’approcha encore ; ils’approcha si près que les soudards du roi auraient pu apercevoirau ras des dernières feuilles les poils blanchâtres de sa joue.Mais on causait tout bas, et Jean Blanc ne put saisir qu’un seulmot.

« Ce mot était le nom de son père.

« Jean Blanc se sentit venir dans le cœurune angoisse. Le nom de Mathieu Blanc dans la bouche de Vaunoy,c’était la plus terrible des menaces.

« Jean se jeta sur le ventre et coulaentre les tiges de bruyères comme un serpent. Nul ne l’aperçut.

« Il put entendre.

« Il entendit que les gens vêtus de noirvenaient dans la forêt pour dépouiller les pauvres loges au nom duroi de France. Les soldats étaient là pour assassiner ceux quirésisteraient. Les gens vêtus de noir se partagèrent labesogne : c’étaient les suppôts de l’intendant.

« Le nom du père de Jean avait étéprononcé, parce que les collecteurs ne voulaient point se dérangerpour un si pauvre homme, mais Vaunoy les avait excités.

« – Il a de l’or, disait-il ;je le sais ; c’est un faux indigent ; sa misère estmenteuse. Saint-Dieu ! s’il le faut, je vous accompagneraidans son bouge. Mais, retenez bien ceci : il a de l’or, etquelques coups de plat d’épée lui feront dire où est caché sonpécule.

« Les autres répondirent :

« – Allons chez Mathieu Blanc.

« Alors Jean se coula de nouveau,inaperçu entre les tiges de bruyères. Une fois sous le couvert, ilbondit et s’élança vers la Fosse-aux-Loups.

« Par hasard Vaunoy ne mentait pas. Il yavait de l’or dans la pauvre loge de Mathieu Blanc ; quelquespièces d’or, reste de la suprême aumône de Nicolas Treml, quittantpour jamais la Bretagne. »

– Oui, oui, murmura Jude ; enpartant, il n’oublia pas son vieux serviteur. Ce fut moi qui jetaila bourse au seuil de la loge.

Pelo Rouan parut ne point prendre garde àcette interruption.

– Lorsque Jean arriva dans la cabane,poursuivit-il, ses forces défaillaient, tant son émotion étaitnavrante. Il avait le pressentiment d’un cruel malheur. Vousconnaissiez Mathieu Blanc, ami Jude ; ç’avait été un hommevaillant et fort, mais la souffrance pesait un poids trop lourd surles derniers jours de sa vie.

« Ce n’était plus, au temps dont jeparle, qu’un pauvre vieillard, toujours couché sur son grabat, minépar la maladie, stupéfié par les progrès lents et sûrs d’une morttrop longtemps attendue. En entrant, Jean lui donna un baiser,suivant sa coutume, et le vieillard lui dit :

« – Je souffre moins, Jean monfils.

« Une autre fois, Jean se fût réjouit,car il aimait bien son père, mais il songea aux cavaliers qui sansdoute en ce moment galopaient vers la loge, et il frémit de rage etde peur.

« La bourse où se trouvait le restant despièces d’or de Treml était sur la table. Jean n’eut pas même l’idéede la cacher. Ce qu’il cacha, ce fut le vieux mousquet dont seservait son père au temps où il était soldat.

« Une bonne arme, mon homme, portant loinet juste ! Jean la jeta dans les broussailles, au-dehors, avecla poire à poudre et les balles.

« Puis il revint s’asseoir au chevet deson père.

« Quelques minutes se passèrent. Un bruitsourd retentit au loin sur la mousse dans la forêt. Jean compritque les cavaliers avaient mis pied à terre au-delà des fourrés etqu’ils avançaient vers le ravin.

« Il alla au trou qui servait de croisée,et souleva la serpillière. pour voir au-dehors.

« Il n’attendit pas longtemps.

« Bientôt le taillis s’agita de l’autrecôté du ravin et des hommes parurent.

« Jean les compta. Il y avait uncollecteur, huit soldats et Hervé de Vaunoy.

« Jean les vit gravir la lèvre du ravin.Puis on frappa rudement à la porte, dont les planches vermouluescraquèrent, Jean alla ouvrir avant même que l’homme vêtu de noireût crié : De par le roi !

« Des soldats entrèrent en tumulte,suivis de Vaunoy qui resta prudemment près du seuil. Le collecteurtira de son pourpoint une pancarte et lut des mots que Jean ne sutpoint comprendre. Puis il dit : – Mathieu Blanc, je voussomme de payer cent livres tournois pour tailles présentes etarriérées depuis dix ans.

« Mathieu Blanc s’était retourné sur songrabat, et regardait tous ces hommes armés avec des yeuxhagards.

« Le collecteur répéta sa sommation, etles soldats l’appuyèrent en frappant la table du pommeau de leursépées.

« – J’ai soif, Jean, dit faiblementle vieillard.

« Le cœur de Jean se brisait, carl’agonie se montrait sur les traits flétris de son vieux père. Ilvoulut prendre le remède qui était sur la table, mais l’un dessoldats leva son épée et fit voler le vase en éclats.

« – Qu’il paie d’abord, dit lesoldat ; après il boira.

« Vaunoy, qui était sur le seuil, se prità rire.

« Les dents de Jean étaient serrées à sebriser. Il ne pouvait parler, mais il montra du geste la bourse, etle collecteur s’en empara.

« – Je vous disais bien qu’ilsavaient de l’or ! grommela Hervé de Vaunoy qui riaittoujours.

« Le collecteur compta quatre louis etdemanda les quatre livres qui manquaient.

« – J’ai soif ! murmura MathieuBlanc, que prenait le râle de la mort.

« Pas une goutte de liquide dans lacabane ! Jean Blanc se mit à genoux devant un soldat quiportait une gourde. Le soldat comprit et eut compassion ; maisVaunoy s’avança et repoussant l’albinos avec haine :

« – Qu’il paie ! dit-il.

« – Je n’ai plus rien !sanglota Jean ; plus rien, sur mon salut ; tuez-moi etprenez pitié de mon père.

« Mathieu Blanc fit effort pour selever ; il étouffait : c’était horrible.

« – J’ai soif ! râla-t-il unedernière fois.

« Puis il retomba mort sur la paille dugrabat. »

En arrivant à cette partie de son récit, lavoix de Pelo Rouan était graduellement devenue haletante etétranglée. Elle s’éteignit tout à coup lorsqu’il prononça cesderniers mots, et Jude sentit sa main mouillée, comme par unegoutte de sueur ou une larme.

Le bon écuyer, du reste, n’était guère moinsému que Pelo Rouan lui-même.

– Le pauvre garçon ! murmura-t-il enserrant convulsivement ses gros poings ; le pauvregarçon ! Voir ainsi assassiner son père ! Et ce misérableVaunoy !… pour Dieu, mon homme, que fit Jean Blanc aprèscela ?

Pelo Rouan respira avec effort.

– Jean Blanc, répéta-t-il, lorsqu’ilmourra, n’éprouvera point une angoisse comparable à celle de cetaffreux moment. Il voila le visage de son père mort et s’agenouillaauprès du lit, sans plus savoir qu’il y avait là dix misérablespour railler sa douleur. Mais ils ne lui laissèrent pas oublierlongtemps leur présence.

« – Eh bien, manant, dit lecollecteur, les quatre livres que tu dois au roi !

« Jean Blanc se leva et se retrouva faceà face avec ces hommes qui venaient de tuer son père. Un instant ilcrut que son débile cerveau allait éclater ; sa folie lepressait ; il sentait les approches du délire ; mais uneforce inconnue et nouvelle le grandit tout à coup. Son espritvacillant s’affermit. Il se reconnut homme après sa longue enfance,et ce fut comme une miette de joie au milieu de son immensedouleur.

« – Arrière ! cria-t-il d’unevoix qui ne gardait rien de sa faiblesse passée.

« Les soldats se mirent entre lui et laporte, mais Jean Blanc avait du moins conservé son agilitéprodigieuse : il bondit, et son corps, lancé comme la balled’un mousquet, passa au travers de la serpillière qui fermait lacroisée. Dehors, Jean Blanc retomba sur ses pieds.

« Lorsque les soldats sortirent en criantet en menaçant, il avait déjà disparu dans les broussailles.

« – Tirez ! cria Vaunoy ;tuez-le comme un animal nuisible, ou il prendra sa revanche.

« Quelques coups de feu se firententendre, mais l’albinos ne fut point atteint, quoique vingt pas leséparassent à peine de la loge.

Il ne bougea pas et demeura coi dans lesbroussailles où il s’était caché.

« Alors commença une œuvre sans nom.Furieux d’avoir vu l’une de ses victimes lui échapper, Vaunoy, cethomme au visage doucereux et souriant, qui assassine sans froncerle sourcil, Vaunoy ordonna aux soldats d’incendier la loge. Onalluma des fagots à l’aide d’une batterie de fusil, et bientôt uneflamme épaisse entoura le lit de mort du vieux serviteur deTreml ! »

– Les misérables ! s’écriaJude ; et que fit Jean Blanc ?

– Attends donc ! dit Pelo Rouan dontles dents serrées semblaient vouloir retenir sa voix ; Jean nebougea pas tant que les assassins restèrent autour de la loge,riant comme des sauvages et blasphémant comme des démons. Quand ilsse retirèrent, Jean s’élança hors de sa cachette, pénétra dans laloge en feu et prit le cadavre de son père qu’il emporta au-dehors,afin de lui donner plus tard une sépulture chrétienne.

« Il ne fit point en ce moment deprière ; à peine déposa-t-il un court baiser sur le front duvieillard, desséché déjà par le vent brûlant de l’incendie.

« Jean Blanc n’avait pas le temps.

« Il saisit le fusil qu’il avait cachésous les ronces, le chargea et descendit en trois bonds le ravin,dont il remonta de même la rampe opposée. Puis il s’élança têtepremière dans le fourré. Les assassins avaient de l’avance, mais levent d’équinoxe ne va pas si vite qu’allait Jean Blanc poursuivantles meurtriers de son père. »

– Bien, cela ! s’écria encore Jude,bien, Jean Blanc, mon garçon !

– Attends donc ! Avant qu’ilseussent atteint la lisière du fourré où étaient attachés leurschevaux, un coup de fusil retentit sous le couvert. Le collecteurtomba pour ne plus se relever.

Jude battit des mains avec enthousiasme.

– Et Vaunoy ? dit-il, etVaunoy ?

– Vaunoy devint plus pâle que le corpsmort du vieux Mathieu. Il tremblait ; ses dentss’entrechoquaient.

« – Hâtons-nous, hâtons-nous !dit-il.

« Ils se hâtèrent ; mais au momentoù ils atteignaient leurs chevaux, on entendit encore un coup defusil. Le soldat qui avait brisé, sur la table, le vase quicontenait le remède de Mathieu Blanc, poussa un cri et se laissachoir dans la mousse. »

– Mais Vaunoy ? mais Vaunoy ?interrompit Jude.

– Attends donc ! Ils montèrent àcheval. La terreur était peinte sur tous les visages naguère siinsolents. Ils prirent le galop, croyant se mettre à l’abri, lesinsensés ! Jean Blanc ne savait-il pas comment abréger ladistance ? La route tournait ; Jean Blanc allait toujourstout droit. Point de taillis assez épais pour arrêter sa course,point de ravin si large qu’il ne pût franchir d’un bond.

« Aussi à chaque coude du chemin, levieux mousquet faisait son devoir. C’était une bonne arme, je tel’ai déjà dit, et Jean Blanc tirait juste.

« À chaque détonation qui ébranlait lavoûte du feuillage, un homme chancelait sur son cheval et tombait.Jean Blanc les chassait au bois, et pas une seule fois il ne brûlasa poudre en vain.

« De temps en temps, ceux qui restaientessayaient de battre le fourré pour détruire cet invisible ennemiqui leur faisait une guerre si acharnée. Plus d’une balle sifflaaux oreilles de Jean Blanc tandis qu’il rechargeait son armederrière quelque souche de châtaignier ; mais ses effortsn’aboutissaient qu’à retarder la marche des soldats. Aussitôtqu’ils avaient regagné la route, un coup partait, un hommemourait. »

– Par le nom de Treml, s’écria Jude quis’exaltait de plus en plus au récit de cette sauvage vengeance, jen’aurais jamais cru le pauvre Mouton Blanc capable de tout cela.Sur ma foi ! c’est un vaillant garçon après tout ! MaisVaunoy ? n’essaya-t-il point de tuer ce mécréant deVaunoy ?

– Attends donc ! Jean Blancn’oubliait point Vaunoy, mon homme, il faisait comme ces gourmandsqui gardent le plus fin morceau pour la dernière bouchée ; ilgardait Vaunoy pour la bonne bouche.

« Le moment vint où le dernier soldatvida la selle et se coucha par terre comme ses compagnons. JeanBlanc avait tué huit hommes et un collecteur de tailles. Il nerestait plus que Vaunoy.

Celui-ci, plus mort que vif, poussaitfurieusement son cheval, rendu de fatigue. Jean Blanc mit deuxballes dans son fusil et s’en alla l’attendre au dernier détour dela route sur la lisière de la forêt. »

– À la bonne heure ! interrompitJude Leker en frappant ses deux mains l’une contre l’autre.

Le bon écuyer faisait comme ces gens qui sepassionnent tout de bon pour les péripéties d’une pièce de théâtre.Il avait vu Vaunoy la veille et pourtant il espérait sérieusementque Vaunoy allait être tué dans le récit de Pelo Rouan.

Celui-ci secoua la tête.

– Lorsque parut le nouveau maître de LaTremlays, poursuivit-il, Jean Blanc visa. Son âme passa dans sesyeux : rien au monde désormais ne pouvait sauver Hervé deVaunoy…

– Eh bien ! dit Jude, voyant que lecharbonnier hésitait.

– Vaunoy regagna son château sain etsauf, répondit Pelo Rouan…

– Pourquoi ? Jean Blanc lemanqua ?

– Jean Blanc ne tira pas.

Jude laissa échapper une exclamation énergiquede désappointement.

– Jean Blanc ne tira pas, repritlentement le charbonnier, parce que le souvenir de Treml traversason esprit à ce moment, et qu’il ne voulut pas anéantir, même pourvenger son père, la dernière chance de connaître le sort du petitmonsieur Georges.

Chapitre 26Un accès de haut mal

La voix de Pelo Rouan avait été rauque etrudement accentuée, pendant qu’il racontait la terrible chasse deJean Blanc dans la forêt. Sa respiration soulevait péniblement sapoitrine, et ses yeux rouges brillaient d’un effrayant éclat.

Quand il vint à parler de Treml, sa voix sefit grave, et il perdit la sauvage emphase qui avait misjusqu’alors tant d’émotion dans son récit.

– Si c’est dans l’intérêt du petitmonsieur que Jean épargna Hervé de Vaunoy, on ne peut le blâmer,dit Jude ; mais le diable si je comprends comment ce tripletraître pourra jamais venir en aide à la race de Treml ?

– Quand il aura sous la gorge un pistoletarmé tenu par une main ferme, mon homme, et qu’il saura bien queses suppôts ordinaires sont trop loin pour lui porter secours,Hervé de Vaunoy parlera.

Jude se gratta le front d’un air pensif.

– Il y a du vrai là-dedans, dit-il ;mais Vaunoy lui-même en sait-il plus que nous ?

– Peut-être ; en tout cas l’heureapproche où quelqu’un l’interrogera en forme là-dessus. Jean Blancfit comme je t’ai dit : il épargna l’assassin de sonpère ; mais ce bon sentiment qui mettait la gratitude avant lavengeance, devait être passager : les cendres de la logeétaient trop chaudes encore pour que la vengeance ne reprît bientôtle dessus. Jean Blanc se repentit d’avoir oublié son père pour lefils d’un étranger…

– D’un étranger ! répéta Judescandalisé, le fils de son maître, voulez-vous dire.

– Jean Blanc n’eut jamais de maître, monhomme, répondit Pelo Rouan avec hauteur ; même au temps où ilétait fou. Il se repentit donc et voulut recommencer la chasse,mais Vaunoy avait dépassé la lisière de la forêt et galopaitmaintenant dans la grande avenue du château. Il était troptard.

– Je ne saurais dire, en vérité, murmuraJude, si c’est tant mieux ou tant pis.

– Il sera toujours temps de reprendrecette besogne. Le difficile n’est pas d’avoir un homme au bout deson fusil dans la forêt, et Dieu sait que Jean Blanc, depuis cetteépoque, aurait pu bien souvent envoyer la mort à Hervé de Vaunoy.au milieu de ses serviteurs. Le difficile est de l’avoir vivant,seul, sans défense, et de lui dire : « Parle oumeurs ! » Jean Blanc y tâchera.

– Et je l’y aiderai ! dit Jude avecénergie.

Pelo Rouan prit sa main et la secouabrusquement.

– Et le service du capitaineDidier ? demanda-t-il.

– Après le service de Treml : c’estconvenu entre le capitaine et moi.

– Prends garde ! dit Pelo Rouan avecsévérité, prends garde de confier à un Français le secret d’unBreton !

– Il est bon, il est noble ; jeréponds de lui.

– Il est noble et bon à la façon des gensde France, repartit amèrement le charbonnier. Mais, encore unefois, la guerre qui existe entre cet homme et moi ne te regardepas. Je continue :

« Quand Jean Blanc revint à laFosse-aux-Loups, il oublia Treml et tout le reste pour s’abîmerdans sa douleur. Pendant deux jours. il coupa du cercle sansrelâche, et le vieux Mathieu eut une tombe chrétienne.

« Ce devoir accompli, Jean Blanc nevoulut point retourner à la loge, dont les ruines lui rappelaientde si navrants souvenirs. Il traversa toute la forêt et alla secacher sur la lisière opposée, de l’autre côté deSaint-Aubin-du-Cormier.

« Il allait seul par les futaies,toujours triste, et plus que jamais frappé par la main de Dieu, carsa folie, en se retirant, avait laissé des traces cruelles. JeanBlanc était atteint de cet horrible mal qui effraie la foule etrepousse jusqu’à la pitié ; il était épileptique.

« Ce fut au milieu de cette souffrancemorne et sans espoir que vint le chercher le bonheur, un bonheur sigrand qu’on n’en peut espérer de plus complet qu’au ciel même, maisun bonheur bien court, hélas ! après lequel il retomba dans sanuit profonde, plus désespéré que jamais.

« Il se trouva une femme, plus dévouéeque les autres femmes, qui se prit de pitié pour ce malheureuxrebut de l’humanité.

« C’était une jeune fille, bonne, douceet bien-aimée. Elle avait nom Sainte et méritait son nom.

« Elle ne s’enfuit point la première foisque Jean Blanc lui parla ; elle lui permit de s’asseoir au feude sa loge, et, quand Jean eut soif, elle lui donna le lait de sachèvre… Cela t’étonne ? ami Jude, dit brusquement PeloRouan ; et pourtant elle fit plus que cela, Jean Blanc est unhomme sous le masque hideux que le sort lui a infligé.

– Eh bien ! dit Jude d’un tonlégèrement goguenard. Il y eut des noces ?

– Oui, elle consentit à l’épouser. Un anaprès, Marie vint au monde ; Marie, qui est le gracieuxportrait de sa mère et que les gens de la forêt nommentFleur-des-Genêts, parce que cette fleur est la plus jolie quicroisse dans nos sauvages campagnes. Marie est la fille de JeanBlanc et de Sainte.

– C’était une brave fille que cetteSainte, murmura Jude, que l’histoire amusait désormaismédiocrement.

– C’était une angélique etmiséricordieuse enfant, reprit Pelo Rouan. Les deux années que JeanBlanc passa près d’elle furent comme un rêve ; il oubliait lesblessures de son cœur, il n’avait ni désir, ni crainte, niespoir : elle était tout dévouement et lui vivait pourelle…

Pelo Rouan s’arrêta et passa lentement sa mainsur son front.

– Cela dura deux ans, reprit-il après unsilence et d’une voix tremblante ; au bout de deux ans JeanBlanc revit des soldats de France et des gens de l’impôt. Vaunoyavait découvert sa retraite : sa pauvre cabane fut de nouveauenvahie. Une première fois il les chassa ; ils revinrent enson absence, et un lâche ! un soldat du roi ! insulta etfrappa Sainte, qui n’avait pour défense que le berceau de sa filleendormie.

« Je ne te conterai pas ce quisuivit ; je ne le pourrais pas, mon homme, car mon sangbouillonne, et, au moment où je te parle, il me faut mes deux mainspour contenir les battements de mon cœur.

« Sainte succomba aux nombreusesblessures faites par l’arme meurtrière de l’assassin ; ellemourut en priant Dieu pour Jean et pour sa fille… »

Pelo Rouan s’interrompit encore. Sa voixdéfaillait.

– Sur ma foi, grommela Jude, il est defait que le bon garçon ne doit pas aimer beaucoup les gens deFrance.

– Il les hait ! s’écria Pelo avecexplosion, et moi tout ce qu’il hait, je le déteste !Ah ! l’un d’eux rôde autour de cette cabane. Mais, sur monDieu, ami Jude, il y a un vieux mousquet qui veille surFleur-des-Genêts : une bonne arme, portant loin et juste.Puisque tu sers le capitaine Didier, conseille-lui de ne pluss’égarer dans les sentiers que fréquente Marie, la fille de Sainteet de Jean Blanc.

– J’ignore les secrets du capitaine,répondit Jude avec froideur ; je sais seulement qu’il estgénéreux et loyal. Si quelqu’un l’attaque traîtreusement ou en facesauf le service de Treml, mon aide ne lui fera point défaut.

– À ta volonté, mon homme. Jecontinue : après la mort de sa femme, Jean Blanc chargea safille sur ses épaules et traversa de nouveau la forêt. Il avait ledésespoir dans le cœur, et sa tête roulait cette fois des projetsde vengeance. La vue du lieu où avait été assassiné son père ravivad’anciens souvenirs. Le passé et le présent se mêlèrent : unehaine immense, implacable, fermenta dans son âme.

« Il se trouva que, vers cette époque,les pauvres gens de la forêt, traqués à la fois par l’intendantroyal et les seigneurs des terres, qui, à l’instigation de Vaunoy,avaient fait dessein de les chasser de leurs domaines, relevèrentla tête et tentèrent d’opposer la force à la force. Ilscontinuèrent d’habiter le jour leurs loges ; mais la nuit, ilsse rassemblèrent dans les grands souterrains de la Fosse-aux-Loups,dont au moment du besoin un homme leur enseigna le secret.

« Cet homme était Jean Blanc, qui avaitdécouvert autrefois la bouche de la caverne, à quinze pas de sonancienne loge, derrière les deux moulins à vent ruinés.

« Un jour, au temps où Jean Blanc étaitfaible, il dit : « Le mouton se fait loup pour défendreou venger ceux qu’il aime ». Jean Blanc avait vu mourir tousceux qu’il aimait : il ne pouvait plus protéger ; ce futpour se venger que le mouton se fit loup. »

– On m’avait dit quelque chose commecela, interrompit Jude.

– Ce fut vers le même temps, reprit lecharbonnier, que je vins m’établir dans cette loge. Pour des motifsque tu n’as pas besoin de connaître, je pris avec moi la fille deJean Blanc et je l’élevai. Dans son enfance, avec les beaux traitsde sa mère, elle avait les blancs cheveux du pauvre albinos, maisl’âge a mis un reflet d’or aux boucles brillantes qui encadrent lefront gracieux de la fleur de la forêt : elle n’a plus rien deson père ; elle est belle.

« Que te dirais-je encore ! Tu esdans le pays depuis hier, tu as dû entendre parler des Loups. C’estle premier mot qui frappe l’oreille du voyageur à son arrivée dansla forêt ; c’est le dernier qu’il entend à son départ.

« Les cupides hobereaux, qui, pour gagnerquelques cordes de bois ont voulu arracher le pain à cinq centsfamilles, tremblent maintenant derrière les murailles lézardées deleurs gentilhommières. Non seulement les gens du roi ne se risquentplus guère dans la forêt, mais cet épais gourmand qui tientmaintenant la ferme de l’impôt, Béchameil, regarde à deux foisavant d’envoyer à Paris le produit de ses recettes : la forêtest entre Rennes et Paris. Les Loups sont dans la forêt. »

– C’est fort bien, dit Jude, les Loupssont de redoutables camarades, mais ne pourrions-nous pas parler unpeu de Treml, et revenir à ce fameux moyen ?…

– Ami, interrompit Pelo Rouan, les Loupset Treml ont plus de, rapport entre eux que tu ne penses. MonsieurNicolas, dont Dieu ait l’âme, fut le dernier gentilhommebreton : les Loups sont les derniers Bretons. Quant à monmoyen, si honnête, si bon et si brave serviteur que tu puissesêtre, on n’a pas attendu ton retour pour le tenter. Jean Blanc aautant et plus de hâte que toi d’en finir avec Vaunoy, car Mathieuet Sainte ne sont pas encore vengés. Or, le jour où Vaunoy aura ditson dernier mot sur Treml, Jean Blanc chargera son vieux mousquetet recommencera la chasse, interrompue il y a dix-huit ans, sur lalisière de la forêt ; mais jusqu’ici ce misérable meurtrier atoujours échappé. Dernièrement encore, le manoir de Boüexis futattaqué dans le seul but de s’emparer de sa personne : ill’avait quitté cette nuit même, et les assaillants ne trouvèrentque les débris, tièdes encore, de son repas du soir.

– Vaunoy est un madré gibier, dit Jude ensecouant la tête.

– Jean Blanc est un chasseur patient,répondit Pelo Rouan, et sa meute se compose de deux milleLoups.

– Est-ce ainsi ? s’écria Jude dontla lente intelligence fut enfin frappée ; Jean serait-il cemystérieux et terrible Loup blanc ?

– Mon compagnon, répliqua le charbonnieravec une légère ironie, Jean est Loup et il est blanc ; maisje ne sais si c’est de lui que parlent aux veillées des manoirsvoisins, les vieilles femmes de charge et les valets peureux. JeanBlanc peut beaucoup ; mais il est toujours le malheureux surqui pèse incessamment la main de Dieu. Les accès de son terriblemal deviennent de jour en jour plus fréquents… Et certes, ajoutaPelo Rouan dont la voix s’étrangla tout à coup, il n’eût pas pufaire le récit que tu viens d’entendre sans porter la peine de satémérité : Jean n’affronte jamais en vain ses souvenirs.

Après avoir prononcé péniblement ces derniersmots, Pelo Rouan garda le silence, et Jude le vit s’agiterconvulsivement sur son banc.

– Qu’avez-vous ? demanda-t-il.

– Va-t’en ! dit avec effort lecharbonnier, tu sais tout ce que je pouvais t’apprendre.

– Mais que dois-je faire ? Nepuis-je aider Jean Blanc ?

– Va-t’en ! répéta impérieusementPelo ; au nom de Dieu, va-t’en ! quand l’heure seravenue, Jean Blanc saura te trouver.

Jude étonné se leva et se dirigea vers laporte de la loge. Avant qu’il eût passé le seuil, Pelo glissa dubanc et se roula sur le sol où il se débattit en poussant desgémissements étouffés.

Jude se retourna, mais le jour baissait. Laloge était de plus en plus sombre ; il aperçut seulement unemasse noire qui se mouvait désordonnément dans les ténèbres.

– Qu’avez-vous, mon compagnon ?demanda-t-il encore en adoucissant sa rude voix.

Un cri d’angoisse lui répondit ; puis lavoix de Pelo Rouan s’éleva brisée, méconnaissable, et dit pour latroisième fois :

– Va-t’en !

Jude obéit, et comme il n’avait point coutumede s’occuper longtemps des choses qu’il ne comprenait pas, à peinemonté à cheval, il oublia Pelo pour songer uniquement à Jean Blanc,aux Loups et au moyen de prendre au piège Hervé de Vaunoyvivant.

En songeant ainsi il éperonna son cheval, etprit la route de Rennes où son nouveau maître lui avait donnérendez-vous.

On entendait encore le bruit des pas de soncheval sous le couvert, que déjà la porte de la loge serefermait.

Fleur-des-Genêts était rentrée ; ellealluma une lampe. Pelo Rouan gisait à terre en proie à une furieuseattaque d’épilepsie.

La jeune fille était sans doute familière avecses effrayants accès, car elle s’empressa aussitôt autour de sonpère, et le soigna sans qu’il se mêlât aucun étonnement à sadouleur.

À la lueur de la lampe, la loge semblait moinsmisérable et plus habitable. On apercevait dans un coin une petiteporte qui donnait issue dans la retraite de Marie. Au-dessus dumanteau de la cheminée pendaient une paire de pistolets et un lourdmousquet de forme ancienne. Vis-à-vis et auprès de la porte setrouvait une de ces horloges à poids, comme on en voit encore danspresque toute les fermes bretonnes.

Au moment où la crise du charbonnier sévissaitdans toute sa force, on frappa d’une façon particulière à la porteextérieure, et Fleur-des-Genêts ouvrit sans hésiter. L’homme quientra portait le costume des paysans de la forêt, et avait sur sonvisage le masque fauve dont il a été déjà plus d’une fois questiondans ces pages. Il passa vivement le seuil.

– Où est le maître ? dit-il d’unevoix brève.

Fleur-des-Genêts lui montra Pelo Rouan, quil’écume à la bouche se tordait convulsivement sur la terre battuede la loge.

Le nouveau venu laissa échapper un juron decolère, et s’assit en murmurant sur un banc. L’accès duralongtemps. De minute en minute, le nouveau venu, qui était un Loup,regardait l’horloge avec impatience. Lorsque l’aiguille eut fait letour du cadran, il se leva et frappa violemment du pied.

– Voilà une malencontreuse histoire, mafille ! dit-il. Tu diras à ton père que Yaumi est venu etqu’il l’a attendu tant qu’il a pu, Pelo Rouan regrettera toute savie de n’avoir pas pu profiter de l’heure qui vient des’écouler.

Comme le loup finissait de parler, Pelo poussaun long soupir et détendit ses membres crispés.

– Il revient à lui ! s’écria Mariequi approcha des lèvres du malade une fiole dont il but avidementle contenu.

Après avoir bu il passa la main sur son frontbaigné de sueur, et se leva à l’aide du bras de la jeune fille. Enapercevant le Loup, il tressaillit.

– Laisse-nous, dit-il à Marie.

Celle-ci obéit, mais lentement. Elle quittaità regret son père en un moment pareil. Avant qu’elle eût franchi laporte de sa retraite, Pelo Rouan et le Loup avaient entamé déjàleur entretien.

– Qu’y a-t-il ? demanda lecharbonnier.

Yaumi jeta un regard de défiance vers Marie etprononça quelques mots à voix basse.

– Dis-tu vrai ? s’écria Pelo qui sedressa de toute sa hauteur ; le ciel a-t-il enfin condamné cethomme !

En même temps, il fit mine de s’élancer versla porte. Yaumi le retint.

– Je me doutais bien, maître, dit-il, quece serait pour vous un grand crève-cœur. Le ciel l’avait condamnépeut-être ; vous l’avez absous. L’heure d’agir estpassée !

– Ne peut-on courir ?

Yaumi étendit la main vers l’horloge àpoids.

– On m’avait donné deux heures,ajouta-t-il, pour vous trouver et rapporter vos ordres. J’aidépensé la première heure à faire la route, j’ai perdu l’autre àvous attendre : il est trop tard.

Pelo Rouan serra les poings avec violence ets’assit sur le banc.

– Qu’a-t-on fait là-bas ?demanda-t-il.

Yaumi prononçait les premiers mots de saréponse, toujours à voix basse, au moment où Marie tirait à elle laporte de sa retraite. Par hasard, un de ces mots arriva jusqu’àelle. La jeune fille changea de couleur, laissa la porteentrebâillée, et mit son oreille à l’ouverture.

Le mot qu’elle avait entendu était le nom deDidier.

Chapitre 27La première béchamelle

Ce jour-là, Antinoüs de Béchameil, marquis deNointel, avait résolu de frapper un coup décisif sur le cœur de sa« belle inhumaine » ; c’était ainsi qu’il appelaitmademoiselle de Vaunoy.

Il ne dormit guère que deux heures après sondéjeuner, et gagna ensuite en toute hâte les cuisines du château deLa Tremlays, où il demanda le chef à grands cris.

Il n’est personne qui ne désire se montreravec tous ses avantages aux yeux de la dame de ses pensées.Béchameil que le hasard avait fait intendant royal de l’impôt, maisqui était né marmiton de génie, s’était mis en tête de subjuguermademoiselle de Vaunoy définitivement et d’un seul coup, à l’aided’un blanc-manger du plus parfait mérite ; blanc-mangerexquis, original, nouveau, dont Alix goûterait la première, et quigarderait le nom de cette belle personne, en l’immortalisant dansles siècles futurs.

L’amitié d’un grand homme est un bienfait desdieux.

Il ne faut pas croire que M. le marquisde Nointel fût descendu aux cuisines de La Tremlays avec un projetvague et mal arrêté. Son blanc-manger était dans sa tête, completet tout d’un bloc. Il n’y manquait ni un scrupule de muscade, niune petite pointe de girofle, ni un atome de cannelle.

Aussi, disons-le tout de suite, le plat del’intendant royal devait compter parmi les chefs-d’œuvre qui viventà travers les âges. Ce devait être un blanc-manger illustre, unblanc-manger que les restaurateurs des cinq parties du mondeinscriront avec fierté sur leurs cartes tant que l’homme, roi de lacréation, saura distinguer un suprême de turbot d’une omelette aulard !

Le cuisinier de La Tremlays mit à ladisposition de son noble confrère ses épices et ses fourneaux.Béchameil se recueillit dix minutes ; puis, avec la précisionnécessaire à toutes les grandes entreprises, il se mit résolument àl’œuvre.

La vieille Goton Rehou, femme de charge duchâteau, qui fumait sa pipe dans un coin de la cheminée, pendantque l’intendant royal opérait, répéta souvent depuis qu’ellen’avait, de sa vie, vu un mitron si ardent à la besogne.

L’intendant royal n’avait garde de faireattention à la vieille. Il avait retroussé les manches de son habità la française, rentré la dentelle de son jabot et rejeté saperruque en arrière. Son visage atteignait les nuances les plusvives de la pourpre. Ses yeux étaient inspirés. Ses mains blancheset chargées de diamants agitaient la queue de la casserole avec unegrâce indescriptible. Tout observateur impartial eût déclaré qu’ilétait là vraiment à sa place.

– Divine Alix !murmurait-il plustendrement à mesure que la fumée s’élevait, plus savoureuse ;vous qui possédez toutes perfections, vous devez être douée du plusdélicat de tous les goûts. Si vous résistez à ce poisson, jen’aurai plus… une idée de gingembre ne peut que faire du bien… jen’aurais plus qu’à mourir !

Béchameil mit une pincée de gingembre etouvrit convulsivement ses narines pour saisir l’effet.

– Délicieux ! céleste !dit-il ; Alix, vous ne refuserez plus la main capable decombiner ces saveurs, il faudrait être un sauvage pour résister àun pareil arôme.

– C’est vrai que ça sent bon !grommela Goton dans un coin.

Béchameil mit son binocle à l’œil et regardadu côté de la cheminée d’un air modeste et satisfait.

– N’est-ce pas, excellente vieille ?s’écria-t-il, c’est un manger de déesse.

– Ça doit faire un fier ragoût, c’est lavérité, répondit Goton en rallumant sa pipe avec gravité, mais,sauf respect de vous, si j’étais homme et marquis, m’est avis quej’aimerais mieux manier une épée que la queue d’une casserole.

Béchameil laissa retomber son binocle et, sedétournant de dame Goton avec mépris, il rendit son âme toutentière à la pensée de la belle Alix.

Celle-ci, par contre, ne songeait en aucunefaçon à lui ; elle était assise auprès de sa tante,mademoiselle Olive de Vaunoy, dans le petit salon de La Tremlays,et travaillait avec distraction à un ouvrage de broderie.

Mademoiselle Olive faisait de même ; maiscette recommandable personne avait eu soin de se placer entre troisglaces. De sorte que, de quelque côté qu’elle voulût bien tournerla tête, elle était sûre de se sourire à elle-même et d’apercevoir,dans toute son ambitieuse majesté l’édifice imposant de sacoiffure.

Chaque fois qu’elle tirait son aiguille, ellejetait à l’un des trois miroirs une œillade pleine de bienveillanceque le miroir lui rendait exactement.

Ce jeu innocent paraissait la satisfaire on nepeut davantage ; mais c’était un jeu muet, et la langue demademoiselle Olive était pour le moins aussi exigeante que sesyeux.

À plusieurs reprises, elle avait essayé déjàd’entamer une conversation avec sa nièce sur ses sujets favoris,savoir : les défauts du prochain, le plus ou moins de méritedes chiffons récemment arrivés de Rennes, et surtout les romans demademoiselle de Scudéry, qui étaient encore à la mode enBretagne.

Alix avait répondu par des monosyllabes et àcontre-propos. Non seulement elle ne donnait pas la réplique, maiselle n’écoutait pas, chose cruellement mortifiante en soi pour toutinterlocuteur, mais qui devient accablante pour une demoiselle d’uncertain âge, prise du besoin de causer.

– Mon Dieu, mon enfant, dit enfin latante après avoir fait un effort pour garder le silence ;pendant la moitié d’une minute, ceci devient intolérable. Je vousconjure de me dire où vous avez l’esprit depuis uneheure !

Alix releva lentement sur sa tante ses grandsyeux fixes et distraits.

– Vous avez parfaitement raison.répondit-elle au hasard.

– Comment, raison ? s’écriamademoiselle Olive. Mais je n’ai rien dit !

Alix sembla se réveiller en sursaut et regardasa tante d’un air étonné, puis elle se leva, la salua etsortit.

Elle traversa rapidement le corridor et gagnasa chambre où elle se mit à marcher à grands pas.

– Je veux le voir ! dit-elle aprèsquelques minutes d’un silence agité. Il le faut.

Elle prit dans sa cassette une bourse de soieet agita vivement une petite sonnette d’argent posée à son chevet.Ce coup de sonnette était un appel à l’adresse de mademoiselleRenée, fille de chambre d’Alix.

Renée monta.

– Prévenez Lapierre, dit Alix, que jeveux lui parler sur-le-champ.

L’instant après, Lapierre était introduit dansl’appartement de mademoiselle de Vaunoy, qui ne put, à sa vue,retenir un vif mouvement de répulsion.

Lapierre entra chapeau bas, mais gardant surson visage l’expression d’insouciante effronterie qui lui étaitnaturelle.

– Mademoiselle m’a fait appeler ?dit-il.

Alix s’assit et fit signe à Renée des’éloigner. Pendant un instant elle garda le silence et tint lesyeux baissés ; évidemment, elle hésitait à prendre laparole.

– Tenez-vous beaucoup à rester au servicede M. de Vaunoy ? demanda-t-elle enfin avec unedureté calculée.

Un autre se fût peut-être étonné de cettequestion, mais Lapierre était à l’épreuve.

– Infiniment, mademoiselle,répondit-il.

– C’est fâcheux, reprit Alix quisurmontait son trouble et regagnait tout son sang-froid, j’airésolu de vous éloigner.

– Et m’est-il permis de vousdemander ?…

– Non.

Lapierre baissa la tête et sourit dans sabarbe. Alix aperçut ce mouvement, et une vive rougeur couvrit sonbeau front.

– Vous quitterez La Tremlays,poursuivit-elle en refoulant une exclamation de colèreméprisante ; je le veux.

– Peste ! murmura Lapierre :voilà qui est parler.

– Vous quitterez La Tremlays àl’instant.

– Peste ! répéta Lapierre.

– Silence ! si vous vous retirez debon gré, je paierai votre obéissance.

Alix fit sonner les pièces d’or que contenaitla bourse en soie.

– Si vous résistez, poursuivit-elle, jevous ferai chasser par mon père.

– Ah ! fit tranquillementLapierre.

– Voulez-vous cette bourse ?

– J’y perdrais, répondit Lapierre, j’aimemieux rester… à moins pourtant que mademoiselle ne daigne me dire,ajouta-t-il d’un ton d’ironie pendable, comment un pauvre diablecomme moi a pu s’attirer la haine d’une fille de noble maison. Jesuis très curieux de savoir cela.

– La haine ! répéta Alix, qui seredressa.

Elle retint une parole de dédain écrasant etdit à voix basse :

– Lapierre, vous êtes un assassin.

– Ah ! fit encore celui-ci sanss’émouvoir le moins du monde.

– Je ne sais pas, poursuivit Alix, cequ’il put jamais y avoir de commun entre un homme comme vous et lecapitaine Didier…

– Nous y voilà ! interrompitLapierre assez haut pour être entendu.

– Paix, vous dis-je, ou je vous feraichâtier comme vous le méritez ; j’ignore ce qui a pu vousporter à ce crime, mais c’est vous qui avez attendu nuitamment,l’année dernière, le capitaine Didier, dans les rues de Rennes.

– Vous vous trompez, mademoiselle.

Alix tira de son sein la médaille de cuivreque le lecteur connaît déjà.

– Le mensonge est inutile,continua-t-elle, c’est moi qui pansai votre blessure quand on vousramena à l’hôtel, et je trouvai sur vous cette médaille que jesavais appartenir au capitaine Didier. Vous la lui aviez voléecroyant sans doute qu’elle était en or.

– Et vous, mademoiselle, repartitLapierre en souriant, vous l’avez gardée précieusement depuis cetemps, quoiqu’elle ne soit que de cuivre.

– Niez-vous encore ? demanda Alixsans daigner répondre.

– À quoi bon ? demanda Lapierre.

– Alors vous ne vous refusez pas àquitter le château ?

– Si fait ! plus que jamais.

– Mais, s’écria mademoiselle de Vaunoy,malheureux, ne craignez-vous pas que je vous dénonce à monpère ?

Lapierre éclata de rire. Alix se levaindignée.

– C’en est trop, dit-elle ; dès quemon père sera de retour…

– Qui sait quand votre père reviendra,mademoiselle ? interrompit Lapierre qui la regarda enface.

– Que voulez-vous dire ? demandavivement la jeune fille saisie d’un vague effroi.

Lapierre ouvrit la bouche pour parler, mais ilse retint et rappela sur sa lèvre son sourire cynique.

– Nous sommes tous mortels, dit-il ens’inclinant, et chaque homme est exposé sept fois à périr dans unseul jour : voilà tout ce que je voulais vous dire,mademoiselle. Quant à votre menace, elle est faite, n’en parlonsplus ; mais gardez, je vous conjure, celles que vous pourriezêtre tentée de m’adresser à l’avenir. Il est humiliant, pour unenoble demoiselle, de menacer un valet.

– Mais, sur ma foi ! s’écria Alixque cette longue provocation jetait hors d’elle-même, je ne menacepas en vain. M. de Vaunoy saura tout !

– Changez le temps du verbe : j’aiétudié un peu ma grammaire ; au lieu du futur mettez leprésent, et vous aurez dit la vérité, mademoiselle.

– Je ne vous comprends pas !balbutia Alix qui devint pâle et chancela.

– Si fait, mademoiselle, vous mecomprenez et parfaitement. Croyez-moi, ne me forcez point à mettreles points sur les i.

– Je veux que vous vousexpliquiez, au contraire, dit Alix avec effort.

– À votre volonté. Le bon sens exquisdont vous êtes douée vous avait fait deviner tout d’abord que riende commun ne pouvait exister entre un honnête garçon tel que moi etun enfant sans père comme le capitaine Didier. Je n’ai point dehaine, en effet. Mais le sort a été injuste à mon égard : jene suis qu’un valet ; la haine d’autrui peut devenir mahaine : et, pour gagner mes gages, je puis avoir à tirerl’épée comme si je haïssais réellement…

– Tu mens, misérable ! interrompitla jeune fille exaspérée, car elle comprenait.

– Vous savez bien que non. J’ai tué parcequ’on m’a dit : tue.

– Oses-tu bien accuser monpère ?

– Moi ! Je ne pense pas avoirprononcé le nom respectable de M. Hervé de Vaunoy. Mais, à bonentendeur, salut.

– Tu mens ! tu mens ! répétaAlix dont la tête se perdait.

– Mettons que je mente, mademoiselle,pour peu que cela puisse vous être agréable. Mais, que je mente ounon, si, comme je le crois, vous portez quelque intérêt aucapitaine Didier, ne perdez pas votre temps à menacer un homme quine saurait vous craindre. Cet homme, d’ailleurs, n’est quel’instrument. Montez plus haut : arrêtez le bras ou fléchissezle cœur.

Il ajouta plus bas :

– Et quand votre père reviendra, s’ilvous est donné de revoir votre père, agissez sans perdre uneminute, c’est un bon conseil que je vous donne.

À ces mots Lapierre salua profondément et pritcongé avec toute l’apparence du calme le plus parfait.

Alix ne saisit point ses dernièresparoles ; mais elle en avait assez entendu. Dès que le valetfut parti, elle s’affaissa sur son siège et mit sa tête entre sesmains. Un monde de pensées navrantes fit irruption dans soncerveau.

– Mon père ! mon père !murmurait-elle au travers de ses sanglots ; je ne veux pas lecroire. Ce misérable ment !

Mais elle avait beau faire, une irrésistibleconviction s’imposait à son esprit : c’était son père quiavait ordonné l’assassinat de Didier.

Pourquoi ?

Elle se leva, chancelante, et agita sasonnette. Elle voulait joindre Didier, lui conseiller de fuir…Hélas ! que lui dire sans accuser son père ?

Lorsque Renée se rendit à l’appel de lasonnette, elle trouva sa jeune maîtresse inanimée sur le plancher.Alix avait succombé à son émotion. Quand elle recouvra ses sens,une fièvre violente s’empara d’elle.

L’heure du dîner vint cependant, etM. de Béchameil, quittant la cuisine, fit son entrée dansla salle à manger suivi du plat incomparable qu’il venaitd’inventer.

Le digne financier avait un air à la foismodeste et conscient de sa valeur. Il semblait savourer par avanceles unanimes éloges qui allaient accueillir ce chef-d’œuvre del’art culinaire, rendu plus précieux par la noble main qui l’avaitpréparé. Il méditait déjà une courte allocution en forme demadrigal, à l’aide de laquelle il comptait offrir à mademoiselle deVaunoy l’honneur d’attacher son nom au blanc-manger nouveau-né.

Certes, ce n’était point là une mince aubainepour la belle Alix. Il y allait de l’immortalité, car le platn’était rien moins qu’une béchamelle de turbot (les cuisiniers ontfaussé l’orthographe de ce nom illustre), c’était, en un mot, lapremière de toutes les béchamelles.

Hélas ! le destin est aveugle, tous lesbons poètes l’ont dit, et les projets des hommes sont étrangementcaducs ! La primeur de ce précieux aliment devait tomber enpartage aux palais malappris de deux ignobles valets !

En entrant dans le salon, Béchameil orna salèvre de son plus avenant sourire. Ce fut en pure perte : iln’y avait point de convives.

Hervé de Vaunoy n’avait pas reparu. Alix étaiten proie à d’atroces souffrances ; mademoiselle Olive veillaitauprès de son lit de douleur. Didier était on ne savait où.

Ce que voyant, Béchameil, ordinairement sipaisible, entra dans un dépit furieux. Désolé de n’avoir personnepour apprécier les mérites de son blanc-manger il demanda soncarrosse, et partit au galop pour sa villa de la Cour-Rose.

Le blanc-manger resta sur la table,chef-d’œuvre abandonné.

Quelques minutes après, Alain le majordome etLapierre entrèrent par hasard dans le salon.

– Il ne reviendra pas, dit Lapierre.

– Tu es un oiseau de mauvaise augure,répondit le vieil Alain ; il reviendra.

Les deux valets avisèrent le blanc-manger. Ilss’attablèrent sans cérémonie. Nous devons croire que la béchamellese trouva être de leur goût, car, au bout d’un demi-quart d’heure,il n’en restait plus trace.

– Il ne reviendra pas ! répétaLapierre en se renversant sur son siège comme un homme qui a biendîné.

– Il reviendra ! répéta de son côtémaître Alain, qui introduisit dans sa bouche le goulot de sabouteille carrée ; en veux-tu ?

– Volontiers. S’il ne revient pas, nouspourrons bien n’y rien perdre. Ce petit soldat de Didier a le cœurgénéreux et la main toujours ouverte. Il achètera notre marchandiseun bon prix.

– Et s’il nous fait pendre ?

– Allons donc !…

On frappa trois coups rudes à la porteextérieure. Les deux valets sautèrent sur leurs sièges.

– C’est Vaunoy ! dit le vieuxmajordome.

– Ou Didier ! repartit Lapierre… Uneidée ! Si c’est Didier, veux-tu que nous parlions ?Vaunoy est avare. Nous pourrissons à son service.

Alain hésita et but. Quand il eut bu, iln’hésita plus.

– Tope, s’écria-t-il gaillardement ;si c’est Didier, nous parlerons. Vaunoy, s’il revient ensuite,reviendra trop tard. Mais si c’est Vaunoy ?

– Alors, il deviendra pour moiincontestable que Satan le protège, et ma foi, que Dieu ait l’âmedu capitaine !

– Amen, répondit maître Alain.

On entendit des pas dans l’antichambre.

Les deux valets se levèrent et clouèrent leursregards à la porte.

– Quelque chose me dit que c’est lecapitaine, murmura Lapierre.

– Moi, je parierais que c’est le Vaunoy,riposta le majordome.

– Eh bien ! parions !

– Parions !

– Un écu pour le capitaine !

– Un écu pour Vaunoy !

Chapitre 28Chez les Loups

À l’heure où Pelo Rouan faisait à Jude lerécit que nous avons rapporté plus haut, un homme, enveloppé dansson manteau, descendait avec précaution la rampe du ravin de laFosse-aux-Loups. Il jetait furtivement autour de lui des regardsd’inquiétude et semblait avoir conscience d’un danger.

Néanmoins il avançait toujours.

Lorsqu’il parvint au fond du ravin, devant lechêne creux où Nicolas Treml avait enfoui jadis son coffret de fer,il s’arrêta pour reprendre haleine.

Sa vue était troublée probablement par lafièvre qui faisait trembler chacun de ses membres sous sonmanteau ; sans cela, il n’eût point exprimé de doute, car, deplusieurs côtés, des têtes fauves, écartant les dernières branchesdu taillis commençaient à se montrer.

Au moment où l’étranger allait reprendre saroute, en se dirigeant vers l’emplacement de la loge de MathieuBlanc, trois ou quatre hommes, masqués de fourrure, bondirent horsdes broussailles, tombèrent sur lui et le terrassèrent en un clind’œil.

– Qui diable avons-nous là ? demandal’un d’eux en mettant son pied sur la poitrine de l’homme aumanteau.

Celui-ci, malgré son épouvante, ne parutnullement surpris de l’attaque et continua de cacher sonvisage.

– Mes bons amis, dit-il d’une voix qui,malgré ses efforts, n’était rien moins qu’assurée, ne me maltraitezpas. Je ne viens point ici par hasard.

– Un espion du maltôtier !s’écrièrent en chœur les Loups ; il faut le pendre !

– Saint-Dieu ! mes excellents amis,ne commettez pas une énormité semblable, reprit le patient dont lesdents claquèrent derechef et plus fort. Je viens vers vous dansvotre intérêt.

– À d’autres !

– Sur mon salut, je ne vous mens point.Bandez-moi les yeux, pour être bien sûrs que je ne verrai rien deschoses que vous avez intérêt à cacher, et introduisez-moi auprès devotre chef.

Les Loups se consultèrent.

– Il sera toujours temps de le pendre,dit l’un d’eux, robuste sabotier nommé Simon Lion.

L’avis semblait sage.

– Pourtant, reprit un vannier du nom deLivaudré, faudrait au moins voir sa figure.

Simon Lion arracha brusquement le manteau durôdeur, qui pencha sur sa poitrine un visage rond et plein, maisplus blême qu’un linceul.

Les quatre Loups reculèrent, frappés d’unecommune et inexprimable surprise.

– Le maître de La Tremlays !s’écrièrent-ils en même temps.

Vaunoy, c’était bien lui, en effet, essaya desourire, et parvint seulement à produire un convulsif clignementd’yeux.

– Le maître de La Tremlays en personne,mes bons amis, dit-il.

– Nous ne sommes pas tes amis, murmuraLivaudré d’une voix basse et menaçante. Ignores-tu si complètementles sentiers de la forêt que tu aies pu prendre au hasard une routequi te conduisait droit à la mort ?

– Allons donc ! allons donc !balbutia Vaunoy, vous raillez, mon joyeux camarade ; on ne tuepas ainsi un homme qui apporte une fortune avec lui.

Les Loups échangèrent un regard significatif,et Simon, d’un geste rapide, tâta les poches de Vaunoy.

– Tu mens, dit-il après examen fait,aujourd’hui comme toujours, mais du diable si tu nous échappescette fois !…

La terreur de Vaunoy atteignait à son combleet augmentait pour lui le danger, car il perdait le sens et laparole.

Livaudré détacha une corde roulée autour de saceinture et lança l’extrémité, formant nœud coulant, de manière àaccrocher l’une des basses branches du chêne creux.

La corde se noua du premier coup, et sebalança tout auprès du visage de Vaunoy.

On ne peut dire que celui-ci se fût engagé àla légère dans sa périlleuse entreprise. Au contraire, il en avaitlaborieusement calculé toutes les chances, mais il avait comptésans sa poltronnerie, et sa poltronnerie allait le tuer.

Il était parti de La Tremlays dans un de cesmoments de résolution désespérée où le plus lâche devient enquelque sorte le plus téméraire.

Sa haine pour Didier, ou, pour parler mieux,l’envie passionnée qu’il avait de jeter hors de sa route la vivantemenace qui le tourmentait nuit et jour, lui avait caché une partiedu péril, en lui montrant plus certaines qu’elles ne l’étaient leschances de réussite.

Il ne pouvait rien par lui-même contre Didier,officier du roi et son hôte officiel, et pourtant il fallait queDidier disparût. Il le fallait ; c’était une question defortune qui pouvait devenir question de vie ou de mort.

Par une étrange destinée, ce jeune soldat setrouvait fatalement en contact avec Vaunoy sur tous les points à lafois. Le penchant d’Alix pour lui et son éloignement croissant pourBéchameil, qui en était une conséquence naturelle, eussentconstitué seuls une cause d’inimitié bien suffisante ; car, àcette époque où le parlement s’occupait journellement de recherchesde noblesse, il fallait que Vaunoy conquît à tout prix l’appui del’intendant royal.

Un mot de Béchameil pouvait lui faire perdresa qualité de noble homme, et par conséquent l’opulent héritage deTreml.

Mais à part ce motif, Vaunoy en avait unautre, plus impérieux encore, et nous dirons pas trop en affirmantque Didier et lui ne pouvaient exister ensemble sous le ciel.

Au reste, si nous n’avons pas complètementéchoué dans la peinture de son caractère, on doit penser,indépendamment même de cette explication, qu’il avait fallu àVaunoy un bien puissant motif pour braver ainsi la vengeance desLoups, lui qui avait été leur plus actif et leur plus implacablepersécuteur.

Ce motif une fois admis, restait, pour unhomme véritablement résolu, à combiner un plan et à n’engager labataille qu’avec le plein exercice de son sang-froid.

Le maître de La Tremlays était dans de toutautres conditions. En traversant la forêt, il avait subi tour àtour les influences de la frayeur la plus exagérée et du plus folespoir. Maintenant qu’il fallait agir sous peine de mort, ilrestait vaincu par l’épouvante, incapable, inerte, hébété :mort d’avance, comme ces malheureux qu’on précipite du haut d’unetour élevée et qui expirent, dit-on, avant de toucher le sol.

Simon Lion le saisit à bras-le-corps, etLivaudré fit un nœud coulant à l’extrémité de la corde ;Vaunoy ne bougea pas ; il se laissa passer la corde autour ducou sans faire résistance aucune.

Seulement, lorsque la hart lui blessa lagorge, il roula autour de lui de gros yeux affolés, et poussa uneplainte étouffée.

– Hale ! cria Livaudré.

Les pieds du malheureux Vaunoy quittèrent lesol.

Comme on voit, les pressentiments de Lapierren’étaient pas sans quelque fondement.

Mais au moment où la face du patient passaitdu violet au noir par l’effet de la strangulation, un cinquièmepersonnage bondit alors des broussailles. C’était encore unLoup.

– Arrive donc ! petit Yaumi, luidirent ses camarades ; viens voir la dernière grimace d’une detes connaissances.

Le petit Yaumi, que nous avonsrencontré tout à l’heure dans la loge de Pelo Rouan, était unénorme gaillard, haut de près de six pieds et membré en proportion.Il jeta un coup d’œil sur Vaunoy et le reconnut malgré lacontraction hideuse de ses traits.

– Méchants blaireaux !murmura-t-il : ils allaient le tuer comme ça sans criergare !

Et d’un revers de son grand couteau de chasse,il coupa la corde. Vaunoy tomba comme une masse et s’affaissa surle gazon.

– Vous faisiez là de la belle besogne,reprit le petit Yaumi. Et qu’aurait dit le Maître ? Nesavez-vous pas qu’il y a quelque chose entre lui et ce vil coquin,pour qui la corde était une mort trop douce ? Le Maître est-ildans la mine ?

– Le diable sait où est le maître,répondit Livaudré d’un ton bourru, quant à ce qui est de ce vieuxdrôle, il peut se vanter de l’avoir échappé belle. Mais il n’estpas au bout, et il faudra savoir si nos anciens ne lui remettrontpas la corde au cou.

– Nos anciens obéissent au Maître toutcomme toi et moi, mon homme, dit Yaumi d’un ton sentencieux :ils feront ce que le Maître voudra.

Vaunoy cependant avait repris ses sens ets’agitait sur l’herbe.

– Debout ! cria Simon Lion en lepoussant du pied.

Vaunoy, qui avait plus de peur que de mal,obéit sans trop de peine. Par une réaction explicable, ce premierdanger, miraculeusement évité, lui avait remis quelque force aucœur.

– Empêchez vos gens de me maltraiter,dit-il à Yaumi d’une voix plus ferme ; ce bout de corde afailli vous faire perdre cinq cent mille livres.

Yaumi ne s’émut point ; mais il n’en futpas de même des quatre Loups.

– Cinq cent mille ! répétèrent-ilsébahis.

Vaunoy respira. L’effet était produit.

– Conduisez-moi à vos chefs ! dit-ild’un ton d’autorité.

– Maintenant, murmura le petit Yaumi enhaussant ses larges épaules, ils vont le laisser échapper. Jedonnerais un écu pour que le Maître fût ici !

Simon Lion noua le mouchoir à carreaux qui luiservait de ceinture sur les yeux de Vaunoy, et, tout aussitôt lesquatre Loups le poussèrent vers la rampe occidentale du ravin, ausommet de laquelle se voyaient les ruines des deux moulins àvent.

Vaunoy sentit bientôt un air froid et humidefrapper sa joue ; en même temps, la vague lueur qui, malgré lebandeau, parvenait jusqu’à ses yeux, disparut tout à coup.

Tantôt il descendait les marches d’une sorted’escalier taillé presque à pic ; tantôt ses conducteurs lesoulevaient à force de bras, le portaient pendant quelques pas etle déposaient ensuite sur le sol.

Cela dura dix minutes environ. Au bout de cetemps, Vaunoy entendit un bruit de voix confuses, et une forteodeur de tabac et d’eau-de-vie le saisit à la gorge.

On lui arracha son bandeau.

Il était chez les Loups, dans leur réfectoire,et arrivait au dessert.

La rouge clarté d’une demi-douzaine de torchesqui brillaient autour de lui éblouit d’abord ses yeux habitués auxténèbres. En outre, les cris assourdissants qu’un millier de larynxrécemment abreuvés poussèrent à sa vue, faillirent de nouveau luifaire perdre la tête. Il y avait de quoi : c’étaient de touscôtés, énergiques menaces et clameurs de mort.

Mais bientôt un silence se fit. Simon Lionavait prononcé quatre mots qui produisirent un effet réellementmagique. Les clameurs devinrent tout à coup murmures, et ces quatremots répétés avec componction passèrent en un instant de bouche enbouche.

– Cinq cent mille livres ! disait-onde toutes parts.

Ce chuchotement d’excellent augure ranimaHervé de Vaunoy mieux que n’eût fait le plus méritant de tous lesbaumes. Il se sentit revivre et devint brave de toute la grandepeur qu’il avait eue.

Le spectacle qu’il entrevoyait, à mesure queses yeux s’aguerrissaient au sombre éclat des torches, n’était pasfait cependant pour porter au comble sa sécurité.

Il était précisément au centre d’une nombreuseassemblée dont les groupes, attablés, sans ordre, autour deplanches soutenues par des pieux fichés en terre, buvaient,mangeaient ou fumaient.

Cela ressemblait à une immense taverne.

La lumière partant d’un seul centre, oùbrillaient toutes les torches réunies, s’affaiblissait en radiant,de telle sorte que la majeure partie de la foule, fantastiquementplongée dans un vacillant demi-jour, prenait de loin unephysionomie étrange et presque diabolique.

On ne pouvait calculer, mêmeapproximativement, le nombre des assistants, et l’aspect de cettecohue faisait naître l’idée de l’infini.

Les derniers rangs, en effet, disparaissant àdemi dans l’ombre, semblaient se prolonger jusqu’à perte devue ; et, lorsqu’un mouvement fortuit ou l’étincellement d’unetorche agrandissait le cercle de lumière, on voyait surgir de touscôtés de nouvelles figures de buveurs ou de fumeurs.

Or, tous ces buveurs et fumeurs étaient desLoups, honnêtes artisans de la forêt, qui, nous en sommes certains,possédaient au grand jour de fort débonnaires physionomies ;mais la lueur sanglante des torches mettait à leurs traits uneexpression de férocité sauvage. S’ils étaient bons, ils n’enavaient pas l’air, en vérité.

Çà et là, dans la foule, Vaunoy reconnaissaitquelque visage de vannier ou de sabotier, rencontré souvent dans laforêt. Deux ou trois Loups avaient gardé leurs masques defourrure ; et, nonobstant le flux perpétuel de la lumière etde l’ombre, Vaunoy crut pouvoir affirmer plus tard que ces Loups,obstinément masqués, avaient leurs raisons pour ce faire en saprésence : ils portaient la livrée de La Tremlays.

Au milieu de la salle, de la grotte, ou de lacaverne (Vaunoy n’apercevant ni les parois, ni la voûte, ne pouvaitassigner à ce lieu un nom fort précis), se trouvait une table mieuxéquarrie que les autres : autour de cette table siégeaientneuf vieux Loups de grande expérience, qui sans doute étaient lessénateurs de cette bizarre république.

Quant au dictateur, ce fameux Loup Blanc, dontparlait tant la renommée, Vaunoy eut beau chercher, il ne put ledécouvrir à aucun signe extérieur, et conclut qu’il étaitabsent.

Au bout de quelques minutes, l’un desvieillards réclama le silence d’un geste, et se tourna vers Vaunoy,qui mettait tous ses efforts à ressaisir son sang-froidébranlé.

– Qu’es-tu venu faire à laFosse-aux-Loups ? demanda le vieillard.

Vaunoy prit, comme on dit vulgairement, soncourage à deux mains.

– J’y suis venu chercher ce que j’y aitrouvé, répondit-il d’un ton dégagé ; je voulais voir lesLoups.

– C’est une vue qui peut coûter cher,Hervé de Vaunoy. As-tu donc oublié tout le mal que tu nous asfait ?

– Non, mais j’ai compté sur votre bonsens, et aussi sur votre misère que je croyais, je dois le dire,ajouta-t-il moins haut, plus grande qu’elle ne me paraît être enréalité.

– Nous vivons du mieux que nous pouvons,reprit le vieillard ; on a voulu nous voler notre pain noir etnotre petit cidre, nous volons nos voleurs, ce qui nous met à mêmede manger du pain blanc et de boire de l’eau-de-vie.

Un joyeux et bruyant éclat de rire accueillitla douteuse moralité de ces paroles.

– Bien dit, notre père Toussaint !cria-t-on de toutes parts.

– La paix, mes enfants, la paix !Quant à notre bon sens, nous te savons gré de ton compliment, mais,en définitive, qu’as-tu à faire de notre bon sens, qui nousconseille de te pendre, et de notre misère, que tu as tâché derendre si complète ?

– Je veux me venger, dit Vaunoy.

– N’as-tu pas, à La Tremlays, tesassassins ordinaires ?

– Trêve, interrompit Vaunoy, dans unmouvement d’impatience qui le servit à merveille ;expliquons-nous comme des hommes, et ne bavardons pas comme desavocats. Voulez-vous gagner cinq cent mille livres ?

– Cinq cent mille livres !répétèrent encore les Loups qui avaient l’eau à la bouche.

– Cinq cents millions detromperies ! s’écria une rude voix dont le propriétaire, lepetit Yaumi, perça la foule et vint dresser sa haute taille devantla table occupée par le sénat de la Fosse-aux-Loups.

– Notre père Toussaint et les autres,ajouta-t-il, ne faites pas attention à ce que dit ce misérable.Vous le connaissez, et d’ailleurs, en l’absence du Maître, vous nepouvez rien décider.

Vaunoy dressa l’oreille à ce mot de maître.C’était là une nouvelle difficulté qu’il n’avait pu mettre en lignede compte.

Le père Toussaint secoua la tête d’un air demécontentement.

– Ami Yaumi, dit-il, le Maître est lemaître, mais nous sommes bien quelque chose, et cinq cent millelivres ne se trouvent pas tous les jours sous le couvert. Celamérite réflexion.

– Mais il ment comme un coquin qu’ilest !

Les Loups poussèrent en chœur un murmure dedésapprobation. Ces bonnes gens tenaient aux cinq cent mille livresannoncées, plus que nous ne saurions dire.

– Yaumi, mon garçon, reprit Toussaint,avec d’autant plus d’assurance qu’il se sentait soutenu ;laisse-nous faire nos affaires : le Maître sera content.

– Et s’il ne l’est pas ? demandaYaumi.

Personne ne dit mot dans la foule. Levieillard parut visiblement déconcerté.

– Il le sera, reprit-il encore après unsilence ; personne plus que moi n’est disposé à obéir auMaître, mais…

– Mais vous voulez braver la chance delui désobéir ! Écoutez ! je sais, moi, que le Maîtredonnerait le plus clair de son sang pour voir cet homme face àface.

Vaunoy frémit de la tête aux pieds.

– Je sais, poursuivit Yaumi, que cethomme et lui ont à régler un compte long et embrouillé. Je veuxaller chercher le Maître.

– Qui sait où on le trouvera ?

– Je tâcherai ; vousm’attendrez.

– C’est impossible ! s’écria Vaunoy,mettant désormais son va-tout sur une seule chance ; tout estmanqué si dans deux heures je ne suis pas de retour à LaTremlays.

– Deux heures me suffiront, ditYaumi.

Les vieillards se consultèrent.

Il faut croire que l’autorité de celui qu’onappelait le Maître,et qui n’était autre que le Loup Blanc,avait des proportions fort absolues, car, malgré sa violente enviede conquérir les cinq cent mille livres, la foule des Loups vint enaide à Yaumi.

– N’y a pas à dire, murmurait-on de touscôtés : faut que le Maître soit averti !

– Va donc, dit Toussaint à Yaumi ;mais si, dans deux heures, tu n’es pas revenu, nous ferons à notreidée.

Yaumi ne s’ébranla point encore.

– Il faut auparavant, dit-il, que jesache tout ce que veut cet homme.

– C’est juste, repartit Toussaint ;expliquez-vous, Hervé de Vaunoy.

– Les cinq cent mille livres dont ils’agit, dit le maître de La Tremlays, sont le produit des taillesde l’évêché de Dol, que M. l’intendant royal expédie à Paris.Les cinq cent mille livres resteront une nuit au château. Celasuffira.

– Je crois bien ! s’écriaToussaint.

– Je crois bien ! répétèrent lesLoups.

– Quant à l’homme que je veux tuer, ilest votre ennemi aussi bien que le mien ; c’est le nouveaucapitaine de la maréchaussée.

– Fût-il pis que cela, Hervé de Vaunoy,dit Toussaint d’un ton grave, mais non sans quelques regrets,n’espère pas l’aide de nos bras. Les Loups n’assassinent pas.

– Les Loups attaqueront la caisse ;les Loups prendront les cinq cent mille livres ; les Loupsauront tout le profit. Moi, je ferai le reste.

Le vieux Toussaint secoua la tête d’un air desatisfaction non équivoque.

– Cela peut s’accepter, dit-il ; enconscience, cela peut s’accepter. Eh bien ! Yaumi, en sais-tuassez long ?

– Je pars, répondit ce dernier.

Il mit en effet son masque sur son visage etdisparut dans l’ombre.

Vaunoy s’assit. On plaça devant lui un verred’eau-de-vie qu’il toucha de ses lèvres.

– Deux heures ! pensait-il avecangoisse ; si cet homme vient, quel sera mon sort ?

Les Loups s’étaient remis à fumer et à boire,car ces pauvres gens, naguère artisans honnêtes et laborieux, unefois jetés violemment hors de leur voie, avaient pris, à peu dechose près, tous les vices qu’amène avec soi la fainéantisesoutenue par la rapine.

Vaunoy, lui, comptait les minutes. De temps entemps, la voix du vieux Toussaint, qui demandait quelquesexplications sur le mode d’attaque, sur le moment du coup de main,etc., interrompait sa laborieuse rêverie. Ce fut heureux pour lui,car, si on ne l’eût point distrait de sa peur, sa peur l’auraittué.

Une heure se passa, puis une heure et demie,puis l’aiguille de la montre de Vaunoy indiqua les deux heuresrévolues.

Vaunoy ouvrit sa poitrine à une longue etvigoureuse aspiration. Il se leva.

– Ma foi, dit Toussaint, Hervé de Vaunoyest dans son droit. Un honnête homme n’a que sa parole ; nousavons la nôtre, et nous sommes des honnêtes gens.

– C’est clair ! appuyal’assistance.

– Donc, tu peux te retirer, l’homme. Tonintérêt nous répond de ton exactitude. Demain, une heure après lecoucher du soleil, nous serons au lieu désigné.

– À demain, dit Vaunoy, qui devançait sesguides vers l’entrée du souterrain.

On lui banda de nouveau les yeux. Quelquesminutes après, il sautait joyeusement sur son cheval, quil’attendait au-delà du fourré.

– Saint-Dieu ! saint-Dieu !saint-Dieu ! cria-t-il follement en pressant à grands coupsd’éperons le galop de sa monture.

Comme on le pense le vieux majordome gagna sonpari, car c’était Vaunoy qui avait frappé ces rudes coups à laporte extérieure de La Tremlays, et ce fut lui qui, au moment de lagageure, entra dans le salon, au grand étonnement de Lapierre.

En entrant, il se jeta, haletant, sur unfauteuil.

– Il est à nous ! s’écria-t-il. J’aijoué ma vie, j’ai gagné, mais je jure Dieu qu’on ne m’y prendraplus !

– J’en reviens à ce que je disais,murmura Lapierre : que Dieu ait l’âme du capitaine !Maître Alain, voici votre écu.

Chapitre 29Avant la lutte

Le lendemain, le convoi des deniers de l’impôtpartit de Rennes dans la matinée. Il était escorté par lamaréchaussée, à la tête de laquelle chevauchait le capitaineDidier, et par une compagnie de sergents à pied.

Le trajet de Rennes à La Tremlays se fit sansencombre. Tandis que les lourdes charrettes, chargées d’écus de sixlivres, s’embourbaient dans les fondrières de la forêt, l’attaqueaurait été bien facile ; mais nulle figure hostile ou suspectene se montra sur la route, et c’est à peine si Jude, qui suivait lecapitaine, put conjecturer deux ou trois fois aux mouvements desbranches qu’il y avait un être vivant, homme ou gibier, caché sousle couvert.

Les Loups dormaient ou ne se souciaient pasd’affronter les bons mousquets de la maréchaussée. À moins qu’ilsn’eussent encore un autre motif de ne point se montrer.

On marchait bien lentement, et le soleil secouchait au moment où le convoi atteignait les premiers arbres del’avenue de La Tremlays.

– Monsieur, dit Jude en se penchant àl’oreille du capitaine, il ne fait point bon pour moi au château.Ce que je cherche n’y est pas, et j’y pourrais trouver en revanchece que je n’ai garde de chercher.

– Fi ! mon brave garçon, répondit lecapitaine avec un sourire, tu ne rêves plus qu’assassinat depuishier. Certes, si tout ce que tu m’as raconté de ce Vaunoy est vrai,c’est un scélérat infâme et sans vergogne, mais je ne puis croire…et, après tout, qui te dit que ce charbonnier n’ait pointmenti ?

– Pelo Rouan ? Il ne mentait pas,monsieur, car sa voix tremblait et j’ai senti la sueur de son fronttomber sur ma main. Oh ! il ne mentait pas !… Et dameGoton et l’absence de notre petit monsieur ?

– Tu as peut-être raison, dit lecapitaine ; en tout cas, tu es libre, mon garçon, et si tu asquelque ami dans la forêt, je te permets de lui demanderl’hospitalité. Demain, tu nous rejoindras à Vitré.

– À demain donc ! répondit Jude.

Sur le point de s’éloigner, il s’approchadavantage et ajouta à voix basse :

– N’oubliez pas ce qui vous regarde, monjeune monsieur. Ce Pelo Rouan a parlé de vengeance, et il a l’aird’un terrible homme !

Didier sourit encore et fit un gested’insouciante bravade.

– À demain, brave garçon ! dit-il aulieu de répondre.

Jude prit un sentier de traverse et perditbientôt de vue le convoi. Le soleil était couché depuis quelquesminutes à peine, mais il faisait nuit déjà sous les sombres voûtesde la forêt. Les clairières seules montraient leurs ajoncsilluminés par cette lueur chatoyante que le crépuscule du soirlaisse monter du couchant. Jude s’en allait à pas lents et la têtetristement baissée.

Il avait confié son cheval à un soldat pourque la bête eût sa provende au château.

Le bon écuyer sentait son courage l’abandonneren même temps que l’espoir. Pourquoi chercher encore lorsqu’on estsûr de ne point trouver ? Jude avait besoin d’évoquer lesouvenir vénéré de son maître pour garder quelque énergie à savolonté chancelante.

Un péril à braver l’eût trouvé fort ;s’il n’eût fallu que mourir, il serait mort avec joie. Mais il n’yavait rien, ni péril à braver, ni mort à affronter.

Treml n’aurait point le bénéfice des effortstentés : à quoi bon combattre ?

Jude, après avoir cheminé quelque temps sansbut, prit la route de la loge du charbonnier Pelo Rouan.

– Nous causerons de Treml, se disait-ilen soupirant ; peut-être aura-t-il appris quelque chose depuishier.

Jude n’avait pas fait vingt pas dans cettedirection nouvelle, lorsqu’un bruit sourd, lointain encore, maisfamilier à son oreille de vieux soldat, arriva jusqu’à lui.

C’était évidemment le bruit produit par lamarche d’une nombreuse réunion d’hommes, dont les pas s’étouffaientsur la mousse de la forêt.

Jude s’arrêta. Ce ne pouvait être l’escouadedes sergents de Rennes, car les pas venaient du côté opposé à laville, et avançaient plus rapidement que ne fait d’ordinaire unetroupe soumise aux règles de la discipline.

Jude devinait rarement ; il en étaitencore à s’interroger, lorsque l’agitation des branches du taillislui annonça l’approche de cette mystérieuse armée.

Il n’eut que le temps de se jeter de côté sousle couvert.

Au même instant, une cohue pressée, courantsans ordre, mais à bas bruit, fit irruption dans le sentier queJude venait de quitter.

À la douteuse clarté qui régnait encore, levieil écuyer tâcha de compter, mais il ne put. Les hommes passaientpar centaines, et incessamment d’autres hommes sortaient dufourré.

C’était un spectacle singulier et fait pourinspirer l’effroi, car aucun de ces hommes ne montrait son visageaux derniers rayons du crépuscule. Tous avaient la figure couverted’un masque de couleur sombre.

Tous, hormis un seul qui portait au contraireun masque blanc comme neige, au milieu duquel luisaient deux yeuxronds et incandescents comme les yeux d’un chat-pard.

Cet homme, qui était de grande taille, mais debizarre tournure, marchait le dernier. Lorsqu’il passa devant Jude,il se trouvait en arrière d’une cinquantaine de pas sur sescompagnons, et le vieil écuyer le vit avec étonnement faire, sanseffort apparent, deux ou trois bonds réellement extraordinaires,qui le portèrent en quelques secondes à l’arrière-garde de lafantastique armée.

Jude demeura quelques minutes comme ébahi. Aubout de ce temps, sa lente intelligence ayant accompli le travailqu’une autre aurait fait de primesaut, il conjectura que cessauvages soldats étaient des Loups. Mais où allaient-ils en sigrand nombre et armés jusqu’aux dents ?

Jude se fit cette question, mais il n’yrépondit point tout de suite, bien que les Loups, chuchotant entreeux, eussent prononcé, en passant près de lui, plus d’un mot quiaurait pu le mettre sur la voie.

Il poursuivit sa route, tout pensif et fortintrigué, vers la demeure de Pelo Rouan.

Pendant qu’il marchait par les sentiersredevenus déserts de la forêt, son esprit travaillait, et lesvagues paroles surprises çà et là aux Loups qui passaient, luirevenaient comme autant de menaces.

La loge de Pelo Rouan était fermée. Judefrappa de toute sa force à la porte close ; personne nerépondit.

– C’est étonnant, pensa-t-il, entremêlantsans le savoir le désappointement présent et l’objet de sa récentepréoccupation. Ce singulier personnage, masqué de blanc, quimarchait le dernier, avait des yeux semblables à ceux que je visbriller hier dans les ténèbres de cette loge… Ouvrez, moncompagnon, ouvrez à l’écuyer de Treml.

Point de réponse. Seulement, de l’autre côtéde la loge, d’autres coups se firent entendre, comme pour raillerou imiter ceux qu’il distribuait libéralement à la porte.

Jude fit le tour de la cabane. Un rayon delune, égaré à travers les branches des arbres, lui montra unepetite fenêtre, fermée de forts volets qui s’agitaient sousl’effort d’une main cherchant à les ébranler à l’intérieur.

Au moment où Jude ouvrait la bouche pourrépéter sa requête l’un des volets violemment arraché tomba auprèsde lui.

En même temps, une forme de jeune fille dontla lune éclairait vaguement la silhouette, monta sur l’appui de lafenêtre, sauta aux pieds de Jude avec une légèreté de sylphide, etdemeura un instant à genoux, les bras tendus vers le ciel.

– Sainte Vierge de Mi-Forêt, je vousremercie ! murmura la jeune fille avec une ardente dévotion.Protégez-le, protégez-le ! Si je le sauve, Notre-Dame, je vousdonne un cierge, et une couronne, et ma croix d’or, et tout ce quej’ai, bonne Vierge !

Elle se signa, baisa une petite médaillesuspendue à son cou, se releva d’un bond et disparut comme unebiche sous le taillis.

Elle n’avait même pas aperçu Jude.

– Fleur-des-Genêts ! dit le bonécuyer que ces diverses et inexplicables péripéties jetaient dansun complet abasourdissement. Qui veut-elle sauver ? Et lesautres ! qui veulent-ils attaquer ?

La lumière jaillit presque toujours del’extrême confusion. Jude se pressa le front de ses deux mains,comme pour en faire sortir une pensée obscure, dont il sentaitinstinctivement l’importance et qu’il ne pouvait formuler.

Au bout de quelques minutes, il se redressabrusquement et laissa tomber ses bras le long de son corps. Lapensée avait jailli ; la lumière s’était faite dans lesténèbres de sa cervelle : il comprenait.

– Didier ! s’écria-t-il d’une voixbrève et coupée ; c’est de Didier qu’elle parle ; PeloRouan le déteste ; elle veut le sauver parce qu’il veut letuer. Et les Loups… par le nom de Treml, il y aura quelqu’un pourle défendre !

Et il se reprit à marcher à pas de géant dansla direction de La Tremlays.

Il semblait avoir retrouvé l’agilité de sesjeunes années, et perçait droit devant lui, au milieu des plusépais fourrés, comme un sanglier au lancer.

En ce moment, pour la première fois, ilsentait quelle puissance avait prise au fond de son cœur sonattachement pour le jeune capitaine, son nouveau maître. À cettehonnête et fidèle nature, il fallait un homme à qui se dévouer, etle souvenir de Treml ne suffisait pas à satisfaire l’éternel besoind’obéir et d’aimer qui constituait chez Jude, presque tout l’hommemoral.

En arrivant à la grille du parc de LaTremlays, Jude était plus inquiet encore qu’au départ, car sonflair de fils de la forêt lui révélait la présence d’une immenseembuscade.

Il sentait d’instinct que le château étaitentouré de mystérieux ennemis.

Tout était tranquille encore néanmoins, etJude resta indécis, n’osant peser sur la corde qui mettait enmouvement la cloche de la grille.

Qu’il entrât par là ou par la maîtresse porte,donnant sur la cour du château, il y avait pour lui danger pareild’être reconnu ; or, Jude ne s’appartenait point, et son zèlepour le capitaine ne pouvait lui faire oublier entièrement et sivite qu’il avait juré de donner sa vie à Treml.

Heureusement, pendant qu’il hésitait, il vitbriller la lumière d’une lanterne à travers les arbres, et bientôtil distingua l’imposante tournure de dame Goton, qui, la pipe à labouche et à la main un énorme trousseau de clés, s’en venait voir,selon sa coutume, si toutes les portes étaient bien closes.

Dame Goton et Jude étaient trop bons amis pourque le lecteur conserve la moindre inquiétude au sujet du vieilécuyer dans l’embarras.

Nous laisserons la femme de chargel’introduire avec tout le mystère désirable, et nous réclameronsplace à table dans la salle à manger de M. Hervé deVaunoy.

Le souper était copieux et bien ordonné.Béchameil, qui avait dormi sur sa rancune et n’était point fâché deveiller personnellement au salut de ses cinq cent mille livres,faisait grand honneur à une seconde édition de son fameuxblanc-manger, qu’il avait revue et corrigée pour lacirconstance.

Le vin était excellent ; l’officier duroi, qui commandait les sergents de Rennes, se trouvait être unjoyeux vivant ; Didier lui-même accueillait avec plus debienveillance l’hospitalité empressée de Vaunoy.

Une seule chose manquait au festin, c’était laprésence d’Alix, retenue en son appartement par la fièvre qui nel’avait pas quittée depuis la veille.

Mais Alix, il faut le dire, étaitmerveilleusement remplacée par sa tante, mademoiselle Olive deVaunoy, laquelle tenait le centre de la table, et faisait leshonneurs avec une grâce qu’il ne nous est point donné dedécrire.

Parmi les valets qui servaient à table, nousciterons maître Alain et Lapierre. Vaunoy ne les perdait pas devue ; et, tout en faisant mille caresses au jeune capitaine,il paraissait accuser ses deux suppôts de lenteur, et contenaitdifficilement son impatience.

Le premier service avait été enlevé pour faireplace aux rôtis, puis à la pâtisserie, qui, placée au centre de latable, s’entourait d’un double cordon de dessert. On versait lesvins du Midi, ce qui semblait causer à Béchameil et à l’officierrennais une notable satisfaction.

Didier tendit son verre par-dessus son épaule.Ce fut Lapierre qui versa. Vaunoy et lui échangèrent un rapide coupd’œil.

Mais, au moment de porter le verre à seslèvres, Didier se tourna brusquement et regarda Lapierre enface.

Le saltimbanque émérite soutint parfaitementce regard, et demeura sans sourciller, à la position du laquaisderrière la chaise de son maître.

Didier répandit ostensiblement le contenu deson verre sur le parquet, et fit à Lapierre un signe impérieux des’éloigner, ce que celui-ci exécuta aussitôt en s’inclinant avec unfeint respect.

Vaunoy était devenu pâle.

– Notre vin de Guyenne ne plaît pas aucapitaine Didier ? demanda-t-il en s’efforçant de sourire.

– Ne parlez pas ainsi, monsieur mon ami,interrompit Béchameil qui cherchait un bon mot depuis le potage, oumonsieur le capitaine vous actionnera en calomnie devant notreparlement.

Cela dit, Béchameil crut devoir éclater derire.

– Monsieur de Vaunoy, répondit lecapitaine avec une froide politesse, veuillez m’excuser, s’il vousplaît. Veuillez surtout faire en sorte que cet homme ne m’approchejamais. J’ai mes raisons pour parler ainsi,M. de Vaunoy.

– Sortez, Lapierre ! dit le maîtrede La Tremlays. Mon jeune ami, ajouta-t-il, choisissez, je vous ensupplie, entre tous mes valets. Vous plaît-il d’être servi par monmajordome en personne ?

C’était littéralement tomber de Charybde enScylla, car Lapierre, en sortant, avait remis au majordome leflacon qu’il tenait à la main.

Didier salua légèrement en signed’acquiescement, et tendit son verre à maître Alain, qui l’emplitjusqu’au bord.

– À la santé du roi ! dit le maîtrede La Tremlays en se levant.

Tous les convives l’imitèrent, exceptémademoiselle Olive, que le privilège de son sexe dispensait de cemouvement.

– À la santé du roi ! répéta Didier,qui but son verre d’un trait.

Un imperceptible sourire plissa la lèvred’Hervé de Vaunoy.

Il fit un signe à maître Alain.

Celui-ci s’approcha d’une fenêtre ouverte etlança dehors le flacon qui avait servi à remplir le verre deDidier.

Nul ne remarqua cet incident, et le soupercontinua comme si de rien n’eût été.

Au bout de quelques minutes, Didier cessa toutà coup de répondre aux gracieuses prévenances dont l’accablaitmademoiselle Olive. Sa tête pesait sur ses épaules ; sespaupières luttaient en vain pour ne point se fermer.

On eût dit qu’il était en proie à unirrésistible besoin de sommeil.

Olive, scandalisée, rentra en un dignesilence ; ce qui permit au capitaine de s’endormir tout àfait.

– Saint-Dieu, dit Vaunoy, notre jeune amin’est pas aimable ce soir ! Il jette notre vin et s’endort ànotre barbe. Lui auriez-vous conté une histoire, mademoiselle masœur ?

Olive se pinça les lèvres et foudroya sonfrère du regard.

– Cela n’expliquerait pas pourquoi il arépandu son vin de Guyenne, dit Béchameil avec son habituellenaïveté.

– Nous lui passerons tout cela en faveurde son titre d’officier du roi, reprit joyeusement le maître de LaTremlays, et nous pousserons l’attention jusqu’à le faire emporterdans son fauteuil afin de ne point troubler son sommeil.

Deux valets en effet soulevèrent le siège deDidier et l’emportèrent toujours dormant, à sa chambre. Celaréjouit fort M. de Béchameil et l’officier rennais, quijura sur son honneur que M. de Vaunoy savait exercerl’hospitalité dans les formes.

Didier ne s’éveilla point pendant le trajet.Les deux valets le déposèrent endormi sur son lit et seretirèrent.

Une heure après environ, un bruit terrible sefit autour du château. Les portes furent attaquées toutes à lafois, et brisées d’autant plus facilement qu’il ne se présentapersonne pour les défendre.

Par une fatalité singulière, sergents etsoldats de la maréchaussée se trouvaient casernés dans une grangequ’on avait fermée en dehors.

Une seule personne fit résistance, ce fut lavieille Goton qui après avoir inutilement essayé de relever lecourage de maître Simonnet et des autres valets de Vaunoy, saisitbravement un mousquet, et fit le coup de feu par la fenêtre de lacuisine.

Au moment où l’on entendit les premiers bruitsde cette attaque inopinée et furieuse, Vaunoy était dans sonappartement avec maître Alain, Lapierre et deux autres valetsarmés.

– Voici l’instant, dit-il avec un certaintrouble dans la voix ; il dort et vous êtes quatre.Saint-Dieu ! ne me le manquez pas cette fois.

– Je m’en chargerai tout seul, repritLapierre ; et en vérité, ce jeune fou prend à tâche de medonner envie de le tuer. Voilà deux fois qu’il me foule aux piedsdepuis hier.

– Trêve de paroles ! interrompitVaunoy ; à vous le capitaine, à moi les Loups !

Les quatre estafiers s’engagèrent dans le longcorridor qui conduisait à la chambre de Didier, Lapierre marchaitle premier, épée nue dans la main droite, poignard dans lagauche.

Maître Alain venait le dernier, ce qui luidonna occasion de dire, sans être aperçu, un mot à sa bouteillecarrée.

– Attention ! dit Lapierre enarrivant à la porte qui n’était point fermée. Je vais l’expédiertout seul. Cependant s’il s’éveillait par le plus grand deshasards, vous viendriez à la rescousse.

Il entra. Une obscurité profonde régnait dansla chambre de Didier. Lapierre avança doucement ; et,lorsqu’il se crut à portée du lit, il leva son épée.

Une autre épée arrêta la sienne dans l’ombre.Lapierre recula étonné.

– Lève la lanterne, Jacques, dit-il àl’un des valets.

Celui-ci obéit, et nos quatre assassinsaperçurent debout, devant le lit de Didier endormi, un homme degrande taille, qui droit et ferme sur la hanche, présentait lapointe de son épée nue.

Le vieux majordome poussa un cri desurprise.

– Saint-Jésus, dit-il, gare à nous !Je le reconnais, cette fois ; nous ne sommes pas trop dequatre : c’est Jude Leker, l’ancien écuyer de NicolasTreml !

Chapitre 30Quatre contre un

Jude avait été introduit, comme nous l’avonsdit, par la vieille femme de charge, et avait attendu son maîtresur le lit de camp qui se trouvait dans un coin de la chambre.

Il s’était fort étonné lorsqu’il avait vuDidier, endormi, apporté par deux valets, et son inquiétude avaitredoublé ; mais il était resté coi, afin de n’être pointaperçu.

À plusieurs reprises, quand les valets furentpartis, il appela son maître à voix basse. Celui-ci plongé dans unsommeil de plomb n’eut garde de lui répondre. Le breuvage que luiavait versé maître Alain au souper était une préparation opiacéemêlée à forte dose au vin de Guyenne, si bien apprécié parM. de Béchameil.

Ce silence obstiné mit une lugubreappréhension dans l’esprit de Jude.

– C’est étrange ! pensa-t-il.Serait-ce un cadavre que ces hommes viennent d’apporter ?

Il se leva doucement et posa sa main sur lecœur du jeune homme qui battait fort tranquillement.

– Il dort ! se dit Jude avec unsoupir de soulagement. Que Dieu lui donne un long et tranquillesommeil !

Ce souhait devait être rempli outremesure.

Au moment où Jude regagnait sa couche, lefracas de l’attaque éclata de toutes parts.

Le vieil écuyer prit son épée, et se tint prêtà tout événement.

Au bout de quelques minutes, il entendit unbruit de pas dans le corridor et saisit quelques mots de laconversation des quatre assassins.

– Il faut pourtant l’éveiller, sedit-il.

Et il secoua rudement Didier, qui resta inerteet comme mort.

Le brave écuyer, de guerre lasse, prit sonparti et se plaça devant le lit, l’épée haute.

– Si c’est Pelo Rouan, pensa-t-il, jel’adjurerai au nom de Treml, et d’ailleurs, Pelo Rouan ne frapperapas un homme endormi, j’en suis sûr… Mais si ce n’est pas PeloRouan ?

En guise de réponse à cette embarrassantequestion, Jude assura son épée et se mit en garde.

Au même instant, la porte fut ouverte et donnapassage aux estafiers de Vaunoy.

Pour être plus vieux de vingt ans, Jude Lekern’avait point perdu cette robuste et martiale apparence qui avaitdonné jadis à réfléchir aux roués de la suite du régent.

Dans la position qu’il avait prise devant lelit du capitaine, sa grande taille se développait fièrement etmontrait, à la vacillante clarté de la lanterne, le vigoureuxdessin de ses formes athlétiques. Sur son visage régnait ce calmeprofond qui, lorsqu’un homme est en face du péril, annonce unedétermination indomptable.

Son regard restait lourd, presque apathique,et chacun de ses muscles gardait l’immobilité de l’acier.

Au seul nom de Jude, Lapierre crut deviner unealarmante complication. La présence de l’ancien écuyer de Tremlauprès du capitaine rendait plus irrévocable, s’il est possible,l’arrêt de mort qui pesait sur ce dernier, car cette réunionn’était peut-être pas due au hasard, et, en tout cas, elle donnaitune force nouvelle aux motifs que Vaunoy avait de redouterDidier.

Le premier mouvement de Lapierre fut doncd’ordonner l’attaque ; mais un coup d’œil jeté sur la fermeattitude du vieil écuyer retint cet ordre sur sa lèvre.

Il connaissait de réputation Jude, qui avaitpassé autrefois pour le plus vaillant homme d’armes du paysrennais, et ce qu’il voyait de lui n’était point fait pour démentircette renommée.

Jude était seul, mais des quatre estafiersdeux étaient des valets pris pour faire nombre ; le troisième,maître Alain, vieillard débile et usé par le vice, chancelait déjàsous le poids d’une ivresse fort avancée.

Le quatrième enfin, qui était Lapierre enpersonne, pouvait, poussé à bout, ne pas être un adversaire àdédaigner : mais la guerre n’était point son fait endéfinitive, et il ne combattait jamais qu’au pis-aller.

De sorte que les forces en présence, sans sebalancer exactement, n’étaient pas non plus trop inégales.

Maître Alain était au flanc de Jude, à bonnedistance, il est vrai ; Lapierre faisait face, et les deuxvalets se trouvaient entre ce dernier et le marjordome.

Après cette courte réflexion, Lapierre baissason épée et remit son poignard à sa ceinture.

– Mon compagnon, dit-il à Jude d’un tondélibéré, le vénérable maître d’hôtel de La Tremlays prétend vousreconnaître pour un ancien serviteur de la maison. À ce titre, jeme déclare fort joyeux de faire votre connaissance. Voulez-vous,s’il vous plaît, nous livrer passage afin que nous puissionsaccomplir notre tâche ?

Jude ne répondit point et demeuraimmobile.

– Mon compagnon, reprit Lapierre, noussommes quatre et vous êtes seul. En outre, si vous voulez prendrela peine d’ouvrir vos oreilles, vous ne douterez point que nousn’ayons dans le château de nombreux auxiliaires.

Le fracas redoublait en effet, les Loupsavaient fait irruption à l’intérieur. C’était un vacarmeassourdissant qui eût éveillé un mort.

Pourtant le capitaine dormait toujours.

– Mon compagnon, dit pour la troisièmefois Lapierre qui prit un ton caressant et envoya un rapide coupd’œil à ses gens, je serais fâché d’user envers vous de violence,mais…

Il n’acheva pas. Les cinq épées lancèrent à lafois cinq gerbes d’étincelles.

Il y eut un court cliquetis. Maître Alaintomba sur ses genoux en poussant un gémissement sourd, et l’un desvalets mesura le sol au milieu d’une mare de sang.

Jude, qui s’était fendu deux fois coup surcoup se remit en garde bellement.

Lapierre recula ainsi que le second valet.

Le mauvais succès de la traîtreuse attaquequ’il avait tentée au moment même où il semblait vouloirparlementer, le déconcerta quelque peu, et il jeta un piteux regardsur ses compagnons hors de combat.

– Vertudieu ! grommela-t-il, cen’était pas trop de quatre, en effet. Lève la lanterne,Jacques.

Jacques n’avait pas été touché. Il obéit.

La lumière tomba d’aplomb sur le justaucorpsde Jude, et Lapierre poussa un cri de joie.

Le vieil écuyer restait droit et ferme, maisson sang coulait abondamment par trois blessures.

L’assaut n’était pas si mauvais que Lapierrel’avait cru d’abord.

– Il ne s’agit que d’attendre, reprit-ilen ricanant.

Toute son insolence était revenue. Ilajouta :

– Du diable s’il reste un quart d’heuredebout avec ces trois saignées. Attention, Jacques ! il est ànous. Fais comme moi, accule-toi au mur et reste en garde. S’ilquitte sa position pour m’attaquer, tu iras au lit et tu ferasl’affaire ; si c’est toi qu’il attaque, je me charge ducapitaine. S’il se tient tranquille, ne bougeons pas. Dès qu’iltombera au bout de son sang, nous achèverons notre besogne.

Jacques obéit encore. Lapierre et luis’adossèrent au mur. Maître Alain et l’autre valet gisaient à terresans mouvement, et morts, suivant toute apparence.

Jude envisagea sa situation avec tout le calmede son stoïque courage : sa situation était désespérée.

Lapierre, l’effronté coquin avait parfaitementétabli le dilemme ; Jude ne pouvait se sauver qu’en attaquant,mais s’il attaquait, Didier était mort.

Le choix de Jude ne pouvait êtredouteux ; il garda son poste.

Cependant, il se sentait faiblir de minute enminute ; ses forces s’en allaient avec son sang.

Une fois, le bruit que faisaient les Loupss’approcha dans la direction de la chambre ; Jude eut unelueur d’espoir.

– Pelo Rouan ! cria-t-il, ausecours !

Mais le bruit s’éloigna, et Pelo Rouan ne vintpas.

– Holà ! dit Lapierre ; lecharbonnier se mêle-t-il aussi de protéger l’orphelin !heureusement il est à trop bonne distance pour entendre et, puisquece brave garçon appelle ainsi les absents, c’est signe que sacervelle déloge. Il a chancelé, sur ma foi !

Jude se redressa vivement, mais Lapierre nes’était point trompé. Il avait chancelé.

En se relevant, il dit :

– Monsieur le capitaine,éveillez-vous !

– Ah ça ! murmura l’anciensaltimbanque, c’est un taureau que cet écuyer ? Il a déjàperdu plus de sang qu’il n’y en a dans mes veines, et il est encoredebout. Si l’autre allait finir son somme, nous serions ici àterrible fête.

Jude pâlissait et haletait.

– Éveillez-vous, monsieur lecapitaine ! cria-t-il encore d’une voix affaiblie déjà.Éveillez-vous !

– Pourquoi ne pas lui donner le nom deson père, mon compagnon ? demanda Lapierre avec ironie.Allons ! ne te gêne pas. Ce nom, prononcé en ce lieu, auraitpeut-être une vertu magique.

Jude ne comprenait point. Il mit la main surune de ses blessures afin d’arrêter le sang : mais Lapierreimpitoyable et pressé d’en finir, simula une attaque qui le forçade se remettre en garde.

Le sang coula de nouveau.

– Éveillez-vous, monsieur,éveillez-vous ! cria pour la troisième fois Jude, quis’appuya, épuisé, aux colonnes du lit.

Didier dormait toujours.

Jude, à bout de forces, lâcha son épée, glissale long du lit et tomba dans son sang.

– Dieu ne veut pas que je meure pourTreml ! murmura-t-il avec un douloureux regret.

– Et pour qui donc meurs-tu, mon bravegarçon ! s’écria Lapierre en éclatant de rire. Est-ce que, parhasard, tu ne saurais pas ?… Ce serait une excellenteplaisanterie.

Il s’approcha de Jude qui respirait aveceffort et ne bougeait plus.

– Mon compagnon, dit-il en lui tâtant lepouls, tu as encore trois minutes à vivre pour le moins. Veux-tuque je te conte une histoire ? Qui ne dit mot consent,hé ? retiens-toi de mourir, cela va t’amuser. Un soir,figure-toi, je passais par la forêt de Rennes, j’étais saltimbanquede mon métier et j’avais besoin d’un enfant. Ton pouls a l’air devouloir s’éteindre : un peu de patience, que diable ! Surle revers d’un fossé, j’aperçus une jolie petite créatureemmaillotée de peau de mouton. Je laissai la peau de mouton, maisj’emportai l’enfant qui faisait justement mon affaire. Une fois àParis… Aurais-tu dessein de me fausser compagnie ?J’abrège : cet enfant grandit ; le hasard le fit échapperà ma tutelle ; il devint page de M. le comte de Toulouse,puis gentilhomme de sa chambre, puis… À la bonne heure, voici tonpouls qui recommence à battre comme il faut. Puis capitaine de lamaréchaussée. Devines-tu ?

Une légère et furtive rougeur monta au visagede Jude, qui néanmoins demeura immobile et garda ses yeuxfermés.

– Tu ne devines pas ? repritLapierre. Eh bien ! je vais te mettre les points sur lesi pour que tu t’en ailles content dans l’autre monde. Celat’expliquera en même temps pourquoi nous sommes ici de la partd’Hervé de Vaunoy : l’enfant que je trouvai dans la forêtavait nom Georges Treml.

À peine Lapierre avait-il prononcé ce nomqu’il poussa un cri de rage et de douleur.

Un mouvement d’incommensurable joie venaitd’emplir le cœur de Jude et galvanisait son agonie. Le bon écuyer,retrouvant vie pour un instant au nom adoré du petit-fils de sonmaître, avait étreint, par un suprême effort, la gorge dusaltimbanque qu’il tenait renversé sous lui.

– Au secours, Jacques ! râlacelui-ci.

Jacques s’élança, mais non pas assez vite.Jude avait ressaisi son épée et la plongea de toute sa force dansla poitrine de Lapierre.

Puis, s’appuyant d’une main aux colonnes dulit, il reçut le choc du dernier valet.

C’était encore un champion redoutable que JudeLeker à sa dernière heure. Le valet, grièvement blessé dès lespremières passes, jeta son arme et s’enfuit.

Jude se traîna jusqu’à la lanterne qui,éteinte à demi et oubliée par terre, éclairait d’une lueur faibleles résultats de cette scène de carnage. Il la prit, ramena laflamme, et s’aidant de ses mains, il regagna le lit où Didier,subissant toujours l’effet du narcotique, dormait son léthargiquesommeil.

Ce fut avec une peine infinie que le bonécuyer, rassemblant tout ce qui lui restait de force, parvint à serelever. Il s’appuya d’une main sur les matelas, de l’autre ildirigea l’âme de la lanterne sur le visage de Didier.

Le capitaine était couché sur le dos, dans laposition où l’avaient placé les valets de Vaunoy. Il n’avait pointbougé depuis lors. La lumière tomba d’aplomb sur ses traits hardiset réguliers.

Jude se mourait, mais sa joie atteignit audélire. Il contempla un instant Didier endormi. Une extatiqueallégresse illumina sa simple et honnête physionomie, tandis quedeux larmes brûlantes sillonnaient lentement le hâle de sesjoues.

– C’est lui, murmura-t-il enfin, que Dieule sauve et le bénisse ! Voilà bien le front de Treml !et ces yeux fermés, je m’en souviens maintenant, sont bien les yeuxd’un Breton : hardis et bons ! Oh ! c’est un beausoldat, que le dernier fils de Treml ! C’est un digne rejetondu vieil arbre. Si je l’avais reconnu plus tôt !…

Il prit la main de Didier et se pencha surelle, ne pouvant la soulever jusqu’à sa lèvre !

– Notre monsieur ! mon fils !poursuivit-il avec une passion si ardente que les dernières gouttesde son sang loyal remontèrent à sa joue, éveillez-vous pour que jevous salue du vaillant nom de vos pères ! Éveillez-vous,enfant de Treml ; votre vie sera belle et glorieusedésormais…

Il s’arrêta ; son regard exprima tout àcoup une terreur.

– Mon Dieu ! mon Dieu !cria-t-il d’une voix sourde ; il dort et je vais mourir !Je vais mourir, emportant son secret, son bonheur : tout ceque Dieu vient de lui rendre !

Jude regardait maintenant son jeune maîtreavec des yeux découragés. La vie l’abandonnait ; il lesentait, et c’était pour lui une accablante angoisse que de fairedéfaut pour ainsi dire au dernier Treml, que de l’abandonner en cemoment suprême, où un seul mot, prononcé et entendu, lui rendraitfortune et noblesse.

– Je ne veux pas mourir, reprit-il aveceffort ; ce serait trahison ! Il faut que je vive pour leservir et pour l’aimer. Arrête-toi donc, mon sang ; tu es àlui, tout à lui ! Notre-Dame de Mi-Forêt, sainte mère duChrist, ayez pitié ! Qu’il s’éveille, ou que je vive !Sainte Vierge ! la mort est sur moi. C’est la première foisque j’ai peur !

Le malheureux vieillard tremblait son agonieet avait besoin de ses deux mains pour se retenir aux couverturesdu lit. Une minute se passa pendant laquelle il souffrit un martyreque nous n’essaierons pas de dépeindre. Puis ses mains glissèrentlentement le long des couvertures.

– Éveille-toi ! éveille-toi,râla-t-il. Écoute ! Écoute-moi, notre monsieur ! Il y adans le creux du chêne de la Fosse-aux-Loups un parchemin et del’or. Tout cela est à vous, Georges Treml… à vous ! Moi, jesuis un mauvais serviteur : je meurs quand vous auriez besoinque je vive. Pardonnez-moi !… pardonnez-moi !Treml ! Treml !

Ses jambes fléchirent ; il tombapesamment à la renverse en prononçant une dernière fois le nomidolâtré de son maître.

Un silence de mort régna dans la chambrependant quelques minutes. La lanterne, demeurée sur le lit, jetaitencore par intervalles de tristes lueurs sur cette scène dedésolation.

Tout à coup on entendit un long etretentissant bâillement.

L’un des cadavres s’agita et se mit à étirerses membres, comme on fait après un bon sommeil.

Ce cadavre était celui de maître Alain, lemajordome, lequel n’avait d’autre blessure qu’un large trou fait àson pourpoint. Le vieux buveur était tombé au choc de Jude, et,moitié par frayeur, moitié par ivresse, il ne s’était pointrelevé.

Or, on sait qu’un homme ivre, si poltron qu’ilpuisse être, s’endormirait à dix pas de la bouche d’un canon.

Maître Alain s’était endormi.

En s’éveillant, son premier soin fut de donnerune marque d’affection à sa bouteille carrée. Il ne se souvenait derien.

Après avoir avalé une ample rasade, il seleva, chancelant, et plus ivre que jamais.

– Pourquoi diable suis-je hors de monlit ? se demanda-t-il.

Un coup d’œil jeté autour de lui éclaira samémoire.

– Oh ! oh ! dit-il ; labataille est finie. Voici mon vieux compagnon Jude dans l’état oùje le désirais. Et ce jeune coquin de Georges Treml ! il dortcomme un bienheureux. Ma foi ! je vais achever la besogne.

Il prit son poignard et marcha laborieusementvers le lit, non sans dire un mot en chemin à sa bouteille, pour sedonner du courage. Au premier pas, il trébucha contre le corps deLapierre.

– Tiens, gronda-t-il, le voilà qui dortaussi ! Lapierre ! viens m’aider, mon garçon.

Lapierre n’avait garde de répondre. MaîtreAlain se pencha sur lui et lui mit le goulot de son flacon carrédans la bouche.

– En veux-tu ? demanda-t-il suivantsa coutume.

L’eau-de-vie se répandit à terre. Maître Alainse releva.

– Il ne boira plus ! dit-il avecsolennité.

Au moment où il arrivait à portée du lit, ils’arrêta pour écouter une voix douce, mais éplorée, qui chantaitdans la cour, sous la fenêtre, un couplet de la romance d’Arthur deBretagne.

– Joli moment pour chanter !murmura-t-il.

La voix s’interrompit et prononça tout basavec un accent désolé :

– Didier ! Didier !

– Présent ! dit en riant lemajordome. Allons ! un autre couplet, encore uncouplet !

La douce voix de jeune fille, comme si elleeût voulu obéir à cet ordre ironique, reprit cette partie de lacomplainte qui raconte les douleurs de la duchesse Constance deBretagne, et chanta d’une voix pleine de larmes :

Elle cherchait, dans sa détresse,

La forteresse

Où l’Anglais tenait enfermé

Son bien-aimé.

Puis elle dit encore :

– Didier ! Oh ! Didier !où es-tu ?

Le vieux majordome, réduit à l’état d’enfancepar son ivresse, s’approcha curieusement de la fenêtre pour voir lachanteuse ; mais au même instant, la porte s’ouvrit, et unevive lumière inonda la chambre.

Maître Alain se retourna.

Il vit Alix de Vaunoy, pâle, l’œil égaré,tenant à la main un flambeau.

Elle, aussi, prononça d’une voix étouffée lemême nom que la chanteuse :

– Didier ! Didier !

Chapitre 31Alix et Marie

Alix de Vaunoy entra. Elle était bienchangée ; son visage gardait les traces d’une cruellesouffrance. Ses yeux avaient ce regard morne et fixe que laisseaprès soi la brûlante exaltation de la fièvre.

Au moment où le maître de La Tremlays avaitdonné le signal à ses quatre estafiers, Alix était couchée sur sonlit de douleur et sommeillait péniblement. Autour d’elle veillaientmademoiselle Olive, sa tante, la fille de chambre Renée et uneautre servante. Le fracas de l’attaque des Loups vint réveillerAlix en sursaut et frapper d’épouvante les trois femmes qui lagardaient. Mademoiselle Olive s’évanouit au premier coup de fusil,et les deux servantes s’enfuirent affolées par la frayeur.

Alix demeura seule.

Son sommeil, si court et si agité qu’il eûtété, l’avait un peu reposée. Le bruit de l’attaque, en ébranlant lafaiblesse de son cerveau, y ressuscita quelques vagues pensées,comme la secousse imprimée à un vase rempli d’eau y fait remonterles objets submergés.

Elle eut souvenir de son entretien avecLapierre et de la mortelle douleur qui avait torturé son âme. Elleprononça le nom de son père, puis le nom de Didier, pour quidésormais sa tendresse était celle d’une sœur ou d’un ange.

Puis, encore, elle se leva, jeta sur sesépaules une mante, prit un flambeau et quitta sa chambre.

Il n’y avait personne pour la retenir.

Dans le corridor elle rencontra plusieursLoups, qui, maîtres du château, le traitaient en paysconquis ; mais les Loups s’enfuirent à l’aspect de cette pâlefigure, qui ressemblait de loin à un fantôme.

Ils n’eurent garde de lui barrer lepassage.

Elle choisit d’instinct le chemin de lachambre de Didier. On ne peut dire qu’Alix fût en état desomnambulisme. Elle était bien réellement éveillée ; mais sonintelligence flottait dans un milieu obscur ; elle pensaitcomme on rêve.

Lorsqu’elle ouvrit la porte du capitaine,seule, au milieu de la nuit, l’idée ne lui vint même pas que ce pûtêtre un acte condamnable ou simplement en dehors des lois desconvenances. Malgré les demi-ténèbres où son esprit était plongé,elle savait que, entre elle et Didier, il existait un obstacleinfranchissable, un abîme rendu plus profond par les accablantesinsinuations de Lapierre.

Elle était résignée. Elle l’avait dit àDieu.

Elle venait au secours d’un homme qui avaitété son fiancé, mais qui était son frère.

Par l’angoisse de son dévouement plutôt quepar l’enchaînement logique de ses souvenirs et des affreux soupçonsqui avaient précédé sa fièvre, elle sentait que Didier était menacéde mort.

Et elle venait.

La scène que nous avons mis si longtemps àraconter, dans le chapitre qui précède, n’avait réellement duré quequelques minutes, et quand Alix arriva au seuil de la chambre deDidier, le combat avait déjà pris fin.

Elle entra, comme nous l’avons dit, enprononçant le nom de celui que sa pure et pieuse conscience luipermettait, lui ordonnait de défendre.

Le vieux majordome, stupéfait de cetteapparition, demeura immobile, et n’eut pas même la force dedemander conseil à sa bouteille. Alix qui avait fait quelques passans le voir, l’aperçut enfin, et, de sa main tendue, lui désignala porte. Le vieillard sortit aussi vite que le lui put permettrele méchant état de ses jambes avinées.

Alix posa son flambeau sur la table et s’assitau pied du lit. Ses regards s’égaraient dans l’obscurité ducorridor, à travers la porte entrebâillée.

La fièvre revenait et mettait un voile plusépais sur son esprit.

– Quelle étrange odeur ! dit-elleaprès quelques secondes de silence, pendant lesquelles son œiln’avait point cherché Didier. Pourquoi ces hommes dorment-ils surle carreau ? Ils sont heureux de pouvoir dormir. Moi je vaisprier.

Elle mit la main sur son front, et entre seslèvres pâles une prière coula murmurant.

Puis tout à coup elle frissonna,disant :

– Ils mentent, ils mentent ! Ce nefut pas mon père qui dirigea le bras de l’assassin !

– Didier ! Didier ! cria dansla cour, sous la fenêtre, la voix de jeune fille que nous avonsentendue déjà.

– Didier ! répéta mademoiselle deVaunoy en faisant effort pour ressaisir sa pensée fugitive ;oui, c’est vrai, je suis venue pour lui… où est-il ?

Elle jeta son regard autour de la chambre etaperçut le capitaine dormant auprès d’elle. Cette vue semblaéclairer soudainement son intelligence.

– Je me souviens, dit-elle, voilà que jeme souviens ! Il y avait dans les paroles de ce misérablevalet une terrible menace. Les assassins vont venir peut-être…

Elle tourna avec effroi vers la porte ses yeuxqui rencontrèrent en chemin, sur le carreau, les trois prétendusdormeurs.

En même temps l’odeur du sang vint de nouveaublesser son odorat.

– Ils sont venus, s’écria-t-elle ;est-il blessé ? Non. Il repose. Dieu soit loué ! sonsommeil est tranquille. Mais qui donc a pu le défendre ?

Elle prit le flambeau et l’approchasuccessivement des trois cadavres.

Elle reconnut Lapierre, lequel gardait, mort,son cynique et insouciant sourire.

Elle reconnut aussi l’autre valet.

Le troisième visage, celui de Jude, étaitétranger à mademoiselle de Vaunoy. Elle le considéra un instant ensilence, puis, se penchant tout à coup, elle prit une de ses mainset la serrant avec passion :

– Que Dieu ait votre âme, murmura-t-elleavec gratitude, vous dont je ne sais pas le nom ; vous êtesmort pour le défendre. Chaque matin et chaque soir, quand je serailoin du monde, je dirai une prière pour que Dieu vous reçoive en samiséricorde. Ils étaient trois contre vous, davantage peut-être.Vous étiez un vaillant homme et un digne serviteur !

Elle se releva et revint vers Didier.

– Je veux rester là, reprit-elle :on n’osera pas le tuer devant moi.

Les Loups, cependant, continuaient deparcourir le château ; les uns buvaient, les autresdévastaient. Le bruit du pillage et de l’orgie arrivait, comme parbouffées, le long des corridors.

Lorsque ce fracas se calmait, Alix entendait,sans trop y prendre garde, des sanglots de femme dans la cour.

Parmi ces sanglots, elle crut saisir uneseconde fois le nom de Didier, et son oreille s’ouvritavidement.

– Il ne m’entend pas ! disait lavoix avec découragement ; il reconnaîtrait mon chant, s’ilm’entendait.

Puis elle chantait parmi ses larmes :

Elle cherchait, dans sa détresse,

La forteresse

Où l’Anglais avait enfermé

Son bien-aimé.

Alix se précipita vers la fenêtre. La voixcontinua :

La nuit venait dans l’ombre

De la tour sombre,

Elle disait sous le grand mur :

Arthur ! Arthur !

Marie ! c’est Marie ! dit Alix dontle cœur battit avec force, c’est Marie, la fiancée de Didier.

Elle ouvrit la fenêtre.

– Marie ! appela-t-elle.

La pauvre Fleur-des-Genêts s’était laisséetomber sur l’herbe. Elle se releva vivement et reconnut à lafenêtre éclairée les traits pâlis de mademoiselle de Vaunoy.

– L’avez-vous vu ?demanda-t-elle.

– Il est là, répondit Alix en se tournantvers le lit.

La chambre de Didier était au premier étage.La fenêtre qui s’ouvrait sur la cour se trouvait entourée devigoureuses pousses de vigne, dont les branches bossuesdescendaient tortueusement jusqu’au sol. Fleur-des-Genêts s’élança,légère comme un oiseau. La vigne lui servit d’échelle.

L’instant d’après elle sautait au coud’Alix.

– Où est-il ? s’écria-t-elle.

Alix lui montra le lit, où Didier, revêtu deson uniforme était étendu…

– Comme je souffrais ! dit-elle enessuyant une larme qui n’avait pas eu le temps de sécher et quibrillait au milieu de son sourire ; je tremblais d’êtrearrivée trop tard. Merci, Alix… merci, ma bonne demoiselle. Ildort ; il ne sait pas que sa vie est en danger.

– Et comment le sais-tu toi, Marie ?demanda mademoiselle de Vaunoy qui songeait à son père et avaitpeur.

– Comment, je le sais, Alix ? Nesais-je pas tout ce qui le regarde ?…

Les yeux des jeunes filles serencontrèrent.

Alix demanda :

– Le danger qui le menaçait est-il doncconnu dans la forêt ?

– C’est de la forêt que vient ce danger,mademoiselle. Ils sont partis ce soir de la Fosse-aux-Loups. Bénisoit Dieu qui a permis que les Loups n’aient point trouvé encore lachambre où il repose, il faut l’éveiller bien vite.

– Les Loups, répéta mademoiselle deVaunoy avec terreur ; les Loups veulent-ils donc aussil’assassiner ?

– Non, pas eux, mais un misérable dontj’ignore le nom, et qui leur a ouvert les portes de La Tremlays.Mon père déteste le capitaine, parce qu’il est français, et encorepour autre chose. Mon père a dit : je ne frapperai pas, maisje laisserai frapper. C’était dans notre loge qu’il disait cela, etmoi j’écoutais derrière la porte de ma chambre. Je me suis jetéeaux genoux de mon père ; mon père m’a enfermée dans machambrette. Ah ! que j’ai pleuré ! Puis j’ai repriscourage, à force de prier. Regardez mes mains, Alix, elles saignentencore. J’ai brisé les volets de ma fenêtre, j’ai sauté dehors etje suis accourue à travers les taillis. Mais les murs du parc sontbien hauts, ma chère demoiselle. J’ai donné mon âme à Dieu avant deles franchir, car je croyais que l’heure de ma mort était venue.Notre-Dame de Mi-Forêt a eu pitié de moi, Didier est sain et sauf,et je vous trouve veillant sur lui comme un bon ange.

Elle s’interrompit tout à coup en cet endroit.Un nuage passa sur son front.

– Mais pourquoi veillez-vous sur lui,Alix ? demanda-t-elle.

Ce fut un mouvement passager. Alix n’eut pasmême besoin de répondre. Fleur-des-Genêts, en effet, aperçut lestrois cadavres et poussa un cri d’horreur.

– Notre-Dame de Mi-Forêt a eu pitié detoi, ma fille, répéta mademoiselle de Vaunoy d’un ton lent etgrave. Deux de ces hommes qui sont maintenant devant Dieu étaientdes assassins : je les connais. L’autre, que je ne connaispas, avait un cœur généreux et un bras vaillant. Plût au ciel qu’ilvécût encore, car Didier n’est pas hors de péril. Ce sommeilétrange m’effraie, et je sais que les ennemis du capitaine sontcapables de tout.

Marie prit la main de Didier et la secoua.

– Éveillez-vous ! dit-elle ;éveillez-vous… Mais voyez donc, Alix ! Il ne bougepas !

Elle frémit de la tête aux pieds etajouta :

– Ce sommeil ressemble à lamort !

– Ce sommeil y pourrait mener, ma fille,répondit Alix dont les beaux traits avaient perdu leur jeunecaractère et qui semblait avoir mûri de dix ans depuis laveille ; es-tu forte ?

– Je ne sais. Au nom de Dieu !aidez-moi plutôt à l’éveiller.

– Il ne s’éveillera pas. Aide-moi à lesauver.

Fleur-des-Genêts, soumettant son esprit àl’intelligence supérieure de sa compagne, vint vers elle etl’implora du regard, attendant d’elle seule le salut de Didier.Alix était une noble fille. Dieu l’éprouvait ici-bas pour laglorifier au ciel.

Elle se pencha sur Fleur-des-Genêts et luidonna un baiser de mère.

– Quand tu seras sa femme, dit-elle, soisbonne et douce, toujours, et garde-lui tout ton cœur.

– Pourquoi me dites-vous cela ? ditMarie ; vous parliez de le sauver…

Mademoiselle de Vaunoy se redressa.

– Tu as raison, dit-elle ;hâtons-nous.

Elle passa rapidement le poignard de Jude à saceinture et donna celui de Lapierre à Marie, qui ouvrait de grandsyeux et ne devinait point le projet de sa compagne.

– Tu es enfant de la forêt, repritAlix : tu sais monter à cheval et tu dois être forte. Il nousfaut agir en hommes, cette nuit, ma fille. Fais comme moi, et sidans les corridors une arme se lève sur Didier, fais comme moiencore, et meurs en le défendant.

Un feu héroïque brillait dans les yeux d’Alixpendant qu’elle parlait ainsi.

Fleur-des-Genêts la contempla un instant, puisbaissa la tête en silence.

– As-tu peur ? demanda Mademoisellede Vaunoy avec pitié.

– Non, répondit Marie ; mais jepense à votre dévouement, à vos espérances d’autrefois…

Alix releva sur elle ses grands yeux fiers etdoux.

Sans répondre, elle passa au cou de Didiertoujours endormi la médaille de cuivre qu’elle avait prise àLapierre la nuit où celui-ci avait tenté d’assassiner le jeunecapitaine dans les rues de Rennes. Ses yeux étaient levés vers leciel.

Aussitôt ce devoir accompli, elle reprit avecénergie :

– Ma fille, j’aime Dieu. Tu seras masœur, comme Didier est mon frère. À l’œuvre ! Il ne doit pass’éveiller dans la maison de mon père !

Avec une vigueur dont nul n’aurait pu lacroire capable, surtout en ce moment où elle venait de quitter lelit où la clouait la fièvre, elle souleva les épaules de Didier etfit signe à Marie de soulever les pieds.

Marie obéit passivement, comme un enfant quisuit, sans les discuter, les ordres de son maître.

La couverture fut passée sous le corps deDidier, les deux jeunes filles la prenant par les quatre coins,comme une civière, enlevèrent leur vivant fardeau.

Elles fléchissaient sous le poids. Néanmoins,elles s’engagèrent résolument dans les longs corridors de LaTremlays.

De toutes parts, on entendait les rires et leschants des Loups qui, par bonheur, sérieusement occupés à boire, netroublèrent point la retraite des deux jeunes filles.

Elles traversèrent sans obstacles les sombresgaleries du château et arrivèrent au seuil de la cour, où ellesdéposèrent le capitaine, pour reprendre haleine.

Fleur-des-Genêts haletait et tremblait. Alixrespirait doucement et ne semblait point lasse. Sa compagne lacontemplait avec une admiration mêlée d’effroi.

– Qu’est-ce que cela ? demandaMademoiselle de Vaunoy en désignant un objet qui se mouvait dansl’ombre du mur.

– C’est un cheval, répondit Marie.Pendant que j’errais dans la cour, un valet du maître de LaTremlays, votre père, est venu l’attacher auprès de la porte.

– Nous n’aurons pas besoin de la clé desécuries, alors. Quant à celle de la porte extérieure, les gens dela forêt ont fait en sorte sans doute que nous puissions nous enpasser. Encore un effort, ma fille !

Elles reprirent leur fardeau ; après biendes tentatives inutiles ; elles parvinrent à placer lecapitaine sur le cheval, et Marie, qui se mit en selle, lesoutint.

– Va, ma fille, dit Alix, j’ai fait ceque j’ai dû, à toi d’achever notre œuvre en lui trouvant unasile.

Fleur-des-Genêts se pencha ; mademoisellede Vaunoy la baisa au front.

– Vous êtes bonne et généreuse,mademoiselle, murmura Marie. Merci pour lui et merci pour moi.

Les Loups avaient laissé, en effet, la porteouverte. Alix frappa de la main la croupe du cheval, qui partitaussitôt.

– Que Dieu veille sur lui, dit-elle.

Puis elle s’assit sur le banc de pierre quiest l’accessoire obligé de toute porte bretonne.

Maître Alain, cependant, quelque peu dégrisépar l’apparition de la fille de son maître, était allé rendrecompte à M. de Vaunoy du résultat négatif de l’attaquenocturne tentée contre la personne de Didier.

Le vieux majordome eut de la peine à trouverson maître. Celui-ci avait quitté son appartement aux premiersbruits de l’attaque, avait fait seller son cheval, le cheval surlequel Fleur-des-Genêts et Didier galopent à l’heure qu’il est dansles allées de la forêt ; puis, confiant dans les perfidesmesures prises pour réduire les gens du roi à l’impuissance, ils’était rendu au-devant des Loups qu’il avait conduits, de sapersonne, au hangar où les voitures chargées d’argent se trouvaientà couvert.

Cela fait, il comptait enfourcher son chevalet courir d’une traite jusqu’à Rennes.

Son plan, pour être extrêmement simple, n’enétait que plus adroit. Didier, assassiné pendant l’attaque,passerait naturellement pour avoir succombé en défendant les fondsdu fisc qui étaient à sa garde. Les Loups seuls seraient, à coupsûr, accusés de ce meurtre, et lui, Vaunoy arrivant le premier àRennes pour porter cette nouvelle, ne serait pas le moins désolé decette catastrophequi enlevait ainsi, à la fleur de l’âge,un jeune officier de si grande espérance.

Il n’y avait pas jusqu’à l’intrépidité connuede Didier qui ne dût ajouter une probabilité nouvelle à la versiondu maître de La Tremlays.

Aussi ce dernier était-il parfaitement sûr deson fait. Sa seule inquiétude ou plutôt son seul désir étaitdésormais de mettre une couple de lieues entre lui et ses récentsamis les Loups dont il avait de fortes raisons de suspecter lesintentions à son égard.

Après avoir fait pendant deux heures de vainsefforts pour échapper à la surveillance de ces dangereuxcompagnons, il s’était enfin esquivé et gagnait à tâtons la portede la cour pour trouver son cheval, lorsque maître Alain et lui seheurtèrent dans l’ombre.

Aux premiers mots du majordome, Vaunoy futfrappé comme d’un coup de massue. Didier vivait. Tout le resteétait peine perdue.

– Comment ! misérables lâches !s’écria Vaunoy en blasphémant, vous n’avez pas pu ! Je jureDieu que ce coquin de Lapierre…

– Il est mort, interrompit Alain.

– Mort ? Mais ce démon de capitaines’est donc éveillé ?

– Non. Mais son valet, que je n’avais pureconnaître hier, était Jude Leker, l’ancien écuyer de Treml.

– Jude Leker ! répéta Vaunoy qui fitle même raisonnement que Lapierre et en demeura écrasé, mais alorsGeorges Treml sait tout… et il vit !

– Ce n’est pas ma faute, reprit maîtreAlain ; Jude Leker a été tué par les nôtres, je suis restéseul en face de ce Didier ou de ce Georges qui dormait comme unesouche.

– Eh bien ? Eh bien ?

– Au moment où j’allais faire l’affaire,j’ai vu une personne…

– Qui ? interrompit encore Vaunoy ensecouant à la briser l’épaule du vieillard, qui a put’empêcher ?

– Mademoiselle Alix de Vaunoy, votrefille, répondit le majordome.

– Ma fille ! balbutia Vaunoy,Alix !

Puis se redressant tout à coup :

– Tu mens ! s’écria-t-il avecfureur ; tu mens ou tu te trompes. Ma fille est sur son lit.Mais, Saint-Dieu ! dussé-je le frapper moi-même, je ne perdraipas cette occasion achetée au péril de ma vie !

Il écarta violemment le vieil Alain, qui restacollé à la muraille de la galerie, et s’élança vers la chambre deDidier.

Il y avait cinq minutes à peu près qu’Alix etFleur-des-Genêts l’avaient quittée. Le flambeau brûlait encore surla table.

Hervé, dont la cauteleuse et prudente natureétait en ce moment exaltée jusqu’au transport, enjamba les troiscadavres, et se précipita sur le lit. Le lit était vide.

– Échappé ! murmura Vaunoy d’unevoix étranglée.

Il arracha follement les draps du lit et lesfoula aux pieds dans sa fureur. Puis il s’élança, tête baissée,vers la porte.

Mais il ne passa point le seuil. Un bras defer le saisit et le repoussa au-dedans avec une irrésistiblevigueur. Vaunoy releva la tête et vit, debout devant lui, cetétrange personnage masqué de blanc qui fermait la marche des Loupsdans la forêt, et dont le pauvre Jude avait admiré la merveilleusesouplesse.

Vaunoy voulut parler, le Loup Blanc lui fermala bouche d’un geste impérieux, et entra dans la chambre à paslents.

– Toujours du sang là où tu passes,monsieur de Vaunoy, dit-il d’une voix basse et qui vibraitprofondément.

Il prit le flambeau et examina successivementles trois cadavres.

Lorsqu’il reconnut Jude, un douloureuxmouvement agita les muscles de son visage, sous la blanche fourrurequi le recouvrait.

– Il avait promis de le défendre,murmura-t-il : c’était un Breton !

Puis il ajouta d’un tonmélancolique :

– Il n’y a plus que moi pour servir Tremlvivant, ou chérir le souvenir de Treml mort.

– L’ami ! dit à ce moment Vaunoy quiavait réussi à recouvrer quelque calme ; je vous ai donné cesoir cinq cent mille livres en beaux écus, c’est bien le moins quevous me laissiez vaquer à mes affaires. Livrez-moi passage, s’ilvous plaît, mon compagnon.

Le Loup Blanc secoua sa préoccupation etregarda Hervé en face, à travers les trous de son masque. Puis ilse tourna vers la porte ouverte et fit un signe. Cinq ou six hommesarmés se précipitèrent dans la chambre.

– À la Fosse ! dit le LoupBlanc.

Vaunoy se sentit soulever de terre et unelarge main s’appuya sur sa bouche pour l’empêcher de crier.

Quelques minutes après, étendu sur un brancardque portaient quatre hommes, au nombre desquels il crut reconnaîtredeux de ses propres valets, Yvon et Corentin, masqués de fourrure,Vaunoy faisait route vers la Fosse-aux-Loups.

Chapitre 32La chambrette

Fleur-des-Genêts soutenait de son mieux lecapitaine endormi sur la selle. Elle ne voulait point s’avouer àelle-même que la fatigue l’accablait, mais elle n’était qu’unejeune fille, et ses forces défaillaient rapidement.

Par bonheur, si violent que fût le narcotiqueadministré par maître Alain, son effet ne put résister longtemps aumouvement du cheval. Au bout de quelques minutes, les membres deDidier se raidirent et son corps entier éprouva de légèresconvulsions.

– Didier ! s’écria joyeusementMarie, c’est moi qui vous ai sauvé !

C’était une de ces rares nuits où l’automnebreton déride son sévère aspect et oublie d’agrafer son manteau debrouillards. La lune pendait, brillante, à la voûte du ciellimpide. Une fraîche brise courait entre les troncs centenaires del’avenue, et venait à l’odorat tout imprégnée des parfums de laglandée. Les hautes cimes des chênes se balançaient avec lenteur etharmonie, secouant çà et là sur les bruyères leurs couronnessonores.

Certes, on pourrait difficilement se figurerun réveil plus féerique que celui qui attendait Didier. Un instantle jeune capitaine crut poursuivre un rêve. Il se sentait emportépar le galop d’un cheval, et entendait vaguement à son oreille lessons d’une voix sympathique.

Mais la brise de la forêt arrivait de plus enplus froide à son front, et chassait les dernières brumes del’opium. Il souleva enfin sa paupière alourdie, et aperçut levisage de Fleur-des-Genêts à côté du sien.

Il porta les mains à ses yeux, étonné de lapersistance de ce songe bizarre. Fleur-des-Genêts écarta sa main etil fut forcé de la voir encore.

Didier aspirait fortement l’air de la nuit. Lafraîcheur vivifiante de l’atmosphère et la force de sa constitutioncombattaient le malaise que laissait à tous ses membres l’énervanteaction de l’opium. Néanmoins il souffrait ; son crâne pesaitsur son cerveau comme un casque de plomb.

– Allons, dit-il en essayant de secouerla torpeur où il restait plongé en dépit de lui-même ; cecim’a tout l’air d’un enlèvement, dans lequel les rôles sontintervertis. Mettons pied à terre, Marie. Je ne sais, j’ai besoinde repos.

Ils avaient passé les derniers arbres del’avenue, et le dôme de la forêt était sur leurs têtes. Marie selaissa glisser de la croupe du cheval et toucha le gazon.

Didier fit quelques pas en chancelant ets’assit au pied d’un arbre où il s’endormit aussitôt. Marie attirale cheval dans le taillis, mit la tête de Didier sur la mousse etdemeura immobile.

Il était sauvé ; elle était heureuse, etveillait avec délices sur son sommeil.

Un quart d’heure à peine s’était écoulé,lorsqu’elle entendit un bruit de pas dans le sentier. Elle retintson souffle et vit d’abord quatre hommes dont chacun portait lebras d’une civière, où un cinquième individu était étendu garrotté.Ces quatre hommes marchaient en silence. Ils passèrent.

Puis un sourd fracas retentit dans ladirection de La Tremlays, augmentant sans cesse et approchant avecrapidité. Marie, effrayée, traîna le capitaine au plus épais desbuissons.

Presque au même instant, la cohue des Loupsenvahit le sentier.

Ils n’allaient plus en silence et tâchantd’étouffer le bruit de leurs pas, comme lorsque le pauvre Jude lesavait rencontrés quelques heures auparavant. C’était un désordre,une joie, un vacarme. Ils couraient, chantant ou devisantbruyamment. Sur leurs épaules sonnaient de gros sacs de toile toutpleins des pièces de six livres de M. l’intendant royal.

La prise était bonne ; la nuit s’étaitpassée en pillage et en orgie ; c’était fête complète pour lesgens de la forêt.

« Ce n’est pas péché de voler leroi ! » disait le proverbe breton. Les Loups étaientcontents d’eux-mêmes autant que s’ils eussent fait œuvre pie.

L’argent qu’ils emportaient doublait de prix àleurs yeux, pour avoir été volé au fisc, leur mortel ennemi, etnous pouvons affirmer qu’aucun remords ne troublait leurconscience.

Fleur-des-Genêts tremblait. Dans cette coursefolle, un soubresaut pouvait jeter quelqu’un des Loups hors de laroute et lui faire découvrir Didier endormi.

Or, d’après la conversation qu’elle avaitentendue dans la loge entre Pelo Rouan et Yaumi, l’envoyé desLoups, elle devait croire que ces derniers en voulaient à la vie ducapitaine.

Tous passèrent cependant sans encombre.

À la suite de la cohue, marchait encore cepersonnage qu’on nommait le Loup Blanc dans la forêt. Loin departager la joie de ses compagnons, il semblait triste, et courbaitson visage masqué de blanc sur sa poitrine.

Lorsqu’il passa devant Fleur-des-Genêts, lajeune fille eut un mouvement de surprise et tendit le cou enavant.

– Serait-ce lui ! murmura-t-elleavec émotion et frayeur ; c’est impossible !

Le Loup Blanc disparut comme ses louveteauxderrière un coude de la route. Tout rentra bientôt dans le silence,et l’on n’entendit plus que la mystérieuse et fugitive chanson quidescend, la nuit, de la cime balancée des grands arbres.

Les heures s’écoulèrent. Ce fut seulementlorsque la brise, plus piquante, annonça le prochain lever du jour,que Didier secoua sa léthargie.

Il était perclus et glacé. Ses membres raidisrefusaient de se mouvoir.

Marie entraîna Didier qui, vaincu qu’il étaitpar son engourdissement, n’avait plus ni volonté ni force. Tousdeux se mirent en selle et le cheval galopa dans la direction ducarrefour de Mi-Forêt.

À une centaine de pas de la loge, Marie mitpied à terre.

Elle approcha doucement. La porte étaitouverte.

– Mon père ! appela-t-elle.

Personne ne répondit.

– Il n’est pas là ! pensa la jeunefille avec joie. Dieu soit loué !

Elle revint à la rencontre du capitaine dontelle soutint la marche chancelante. Ils entrèrent et franchirent lasalle basse où nous avons assisté à l’entrevue de Jude et de PeloRouan, puis Marie ouvrit la porte de la chambre à Didier qui nepouvait plus se soutenir.

Elle n’avait pas aperçu, en traversant laloge, deux yeux rouges briller derrière le tas de paille quiservait de couche à Pelo Rouan. Pendant qu’elle passait, ces yeuxrayonnèrent d’un plus sanglant éclat. Quand elle fut passée, ilschangèrent brusquement de position et s’élevèrent de plusieurspieds.

C’est que Pelo Rouan, qui était étendu sur lapaille, venait de se dresser sur ses genoux.

– Je remercie Dieu, murmura-t-il, dem’avoir donné des prunelles de bête fauve qui voient dans la nuit.Je l’ai bien reconnu, le Français maudit ! Il est là, et il yrestera. Marie ! pauvre petite fille !

Ces derniers mots furent prononcés d’un ton detendresse profonde, ce qui n’empêcha point Pelo Rouan de décrocherle vieux mousquet suspendu au mur et d’y couler deux balles sur unecopieuse charge de poudre.

Cela fait, il visita fort attentivement labatterie et se glissa hors de la loge.

Il n’alla pas loin : il grimpa sans bruitle long du tronc droit et lisse d’un bouleau planté devant lafenêtre de Marie et dont les branches passaient par-dessus laloge.

Il s’assit sur l’une de ces branches, de tellefaçon que, caché par le tronc, il pouvait plonger son regard dansl’intérieur de la chambre de Marie.

En ce moment, Fleur-des-Genêts vint ouvrir safenêtre. L’âme de Pelo Rouan passa dans ses yeux. Le ciel àl’orient prenait une teinte rosée.

Marie fit d’abord ce qu’elle faisait chaquematin. Elle s’agenouilla, joignit ses petites mains blanches surl’appui de la croisée et dit sa prière à Notre-Dame deMi-Forêt.

Le jour naissait. Les oiseaux chantaient.

La chambrette de Fleur-des-Genêts était unnid, tout frais et tout gracieux, pris sur la largeur de la sombrepièce où couchait le charbonnier. Les murs en étaient blancs etparsemés de bouquets de fumeterre, jolie fleur qui, selon l’antiquecroyance des gens de la forêt, a la propriété de chasser lafièvre.

Vis-à-vis de la fenêtre un petit lit de chênenoir, sans pieds ni rideaux, donnait à la cellule un aspect devirginale austérité.

Au-dessus du lit il y avait un pieux trophée,formé d’un bénitier de verre, d’une image taillée de Notre-Dame etd’une branche de laurier-fleur, bénite le saint dimanche desRameaux, à la paroisse de Liffré.

Didier était affaissé sur le sol au pied dulit. Marie se remit à genoux. Didier ne dormait pas ; il lacontemplait avec tendresse et respect.

Le jour grandissait. Jusqu’alors Pelo Rouann’avait rien pu distinguer dans la chambrette. Il aperçut enfin leslignes du profil de Didier et arma son mousquet.

– Qu’est-ce que cela ? dit tout àcoup Marie en s’emparant de la médaille que mademoiselle de Vaunoyavait passée au cou du capitaine.

Didier prit la médaille, et ses traitsexprimèrent un étonnement.

– Ce que c’est ? répondit-il aveclenteur ; ce sont mes titres et parchemins, Marie. C’est, dumoins, je l’ai toujours pensé, le signe qu’une pauvre femme, mamère, mit à mon cou en m’exposant à la charité des passants. Maisne parlons pas de cela, ma fille. Je croyais l’avoir perdue ;je la cherchais en vain depuis un an. Il y a de la magie dans cequi s’est passé cette nuit !

Marie regardait toujours la médaille.

– C’est singulier ! dit-elleenfin ; j’en ai une toute pareille. Elle enleva rapidement lecordon qui retenait la médaille au cou de Didier, et, tirant enmême temps la sienne, elle s’élança vers la croisée afin decomparer.

Pelo Rouan, qui depuis cinq minutes guettaitle moment où Marie cesserait de se trouver entre lui et lecapitaine, mit en joue.

Il était le meilleur tireur de la forêt etc’est tout au plus si on aurait pu mesurer quinze pas entre lecanon de son arme et le cœur de Didier.

– Elles sont pareilles ! s’écriaMarie avec une joie d’enfant, toutes pareilles !

Pelo Rouan tenait la poitrine du capitaine aubout de son mousquet ; il allait presser la détente.

Le cri de Marie détourna son attention, et sonregard tomba sur les deux médailles.

Il jeta son fusil, qui de branche en branchedégringola bruyamment jusqu’à terre : un cri s’étouffa dans sagorge.

Marie leva la tête, aperçut son père et restaterrifiée.

Par un premier mouvement tout instinctif, ellevoulut se rejeter en arrière et fermer la croisée, mais Pelo Rouanl’arrêta d’un geste impérieux et mit un doigt sur sa bouche pourlui recommander le silence.

Didier avait fermé les yeux, cédant àl’engourdissement qui toujours le tenait.

Pelo Rouan se laissa glisser le long desbranches du bouleau et atteignit la toiture de chaume de la loged’où il sauta légèrement sur l’appui de la croisée.

Marie n’osait bouger et le capitaine ne voyaitrien.

Pelo prit les deux médailles et mit uneextrême attention à les examiner.

Puis il écarta sa fille pour marcher vers lelit.

– Ne le tuez pas, mon père ! s’écriaMarie.

Didier se dressa d’un bond à ce cri.

Mais Pelo Rouan l’avait prévenu et faisaitpeser déjà sur lui sa lourde main.

– Mon père ! mon père ! criaencore Marie avec désespoir.

– Tais-toi ! dit le charbonnier àvoix basse.

Pendant plusieurs minutes il contempla lecapitaine en silence.

Didier resta immobile.

À mesure que Pelo Rouan le regardait, uneémotion extraordinaire et croissante se peignait sur ses traitsnoircis.

Deux grosses larmes jaillirent enfin de sesyeux. Il se laissa tomber à genoux et baisa la main de Didier avecun respect plein d’amour.

– Que veut dire cela, mon bravehomme ? demanda le capitaine stupéfait.

– Sa voix aussi ! murmura PeloRouan, plongé dans une sorte d’extase ; sa voix comme sestraits.

Didier se demandait s’il n’avait point affaireà un fou. Fleur-des-Genêts croyait rêver.

– Je comprends maintenant, reprit PeloRouan se parlant toujours à lui-même ; je comprends pourquoiVaunoy voulait l’assassiner. Et moi qui le laissais faire !Qui donc l’a sauvé à ma place ?

– Moi, prononça faiblement Marie.

– Toi, répéta Pelo Rouan, qui serra lajeune fille sur son cœur avec exaltation ; toi, enfant ?Merci ! du fond du cœur ! Tu as fait tout ce que j’auraisdû faire. Tu l’as aimé, lorsque moi je le haïssais aveuglément, tul’as deviné, lorsque je le méconnaissais… Pardon, ajouta-t-il enrevenant vers Didier qui restait ébahi et n’avait garde decomprendre ; pardon, notre monsieur Georges.

– Georges ? balbutia lecapitaine ; vous vous trompez, mon ami.

– Non, non ! je ne me trompe pas.Cette médaille, c’est moi qui l’ai mise à votre cou, il y a vingtans, par une nuit terrible où Vaunoy tenta encore de vousassassiner : car il y a bien longtemps qu’il vous poursuit,notre jeune monsieur. Et moi qui avais peur !grand’peur ! quand je vous voyais errer sous le couvert,autour de ma maison ! Comme si un Treml pouvait tromper, commesi tout ce qu’il y a de bon, de noble, de généreux, de loyal, ne setrouvait pas toujours réuni à coup sûr dans le cœur deTreml !

– Mais, voulut encore objecter Didier quirestait incrédule ; dans tout ce que vous venez de dire, je nevois point de preuve.

– Point de preuve ! s’écria Peloébahi. Votre regard n’est-il pas celui de monsieur Nicolas :votre voix, votre âge, la médaille, la haine de Vaunoy, qui vous avolé votre immense héritage… Écoutez ! ajouta-t-il tout à coupen se dressant sur ses pieds : vous aviez près de six ansalors, et Dieu m’a donné un visage qu’on ne peut oublier quand onl’a vu une fois…

– Je ne vous reconnais pas, interrompitDidier.

Pelo Rouan s’élança hors de la chambre. Onentendit dans la pièce voisine un bruit d’eau agitée et ruisselantsur le sol.

Puis il se fit un silence.

Puis encore un homme de grande taille, vêtu depeau de mouton blanc et dont la face blafarde était mouillée commes’il se fût abondamment aspergé, se rua dans la chambre etatteignit d’un bond le lit près duquel Didier était toujoursétendu.

À la vue de cet homme dont les cheveux blancstombaient épars sur ses épaules, Didier éprouva une commotionétrange. Il passa la main sur son front à plusieurs reprises commepour saisir un souvenir rebelle.

L’homme était là, devant lui, immobile, enproie à une visible et violente anxiété.

Le travail de Didier dura longtemps. C’étaitun effort plein de souffrance et qui mettait de la pâleur sur sonvisage.

Enfin, et tout d’un coup, il parut voir clairen sa mémoire. Une rougeur épaisse couvrit sa joue, et sa bouches’ouvrit presque involontairement pour prononcer ce nom :

– Jean Blanc !

Pelo Rouan frappa ses mains l’une contrel’autre avec transport.

– Il se souvient de mon nom !s’écria-t-il les larmes aux yeux ; de mon vrai nom !Pauvre petit monsieur ! Il se souvient de moi !

– Oui, dit le capitaine ; je mesouviens de vous… et de bien d’autres choses encore. Un monde desouvenirs envahit mon cerveau. Je ne me trompais pas, hier, lorsquej’ai cru reconnaître les tentures de cette chambre où l’on m’avaitmis…

– C’était la vôtre autrefois. Oh !que Dieu soit béni pour n’avoir point souffert que le vaillanttronc perdît jusqu’à sa dernière branche ! Que Dieu etNotre-Dame soient bénis pour la joie qui déborde de mon pauvrecœur !

Il se fit un instant de silence. Le capitainese recueillait en ses souvenirs. Fleur-des-Genêts riait, pleuraitet remerciait Notre-Dame de Mi-Forêt. Et Jean Blanc, penché sur lamain de son jeune maître, savourait l’allégresse qui emplissait sonâme.

Au bout de quelques minutes, Jean Blanc seredressa. Ses sourcils étaient légèrement froncés et ses traitsexprimèrent une grave résolution.

– Et maintenant, dit-il, Georges Treml,vous êtes breton et noble ; il vous faut regagner l’héritagede votre père tout entier : noblesse et fortune !

Jean Blanc n’eut pas besoin de donner delongues explications à son jeune maître, qui savait en grandepartie son histoire, l’ayant entendue de la bouche du pauvre écuyerJude, sans se douter qu’il pût y avoir le moindre rapport entrelui, Didier, officier de fortune, et Georges Treml, le représentantd’une famille puissante.

Les circonstances, dit-on, font les hommes. Ceproverbe est vrai en un sens et nous semble fort à la louange del’humanité.

Qui peut nier qu’un fils de grande maison,dépouillé par une fraude infâme, et patron naturel de toute unepopulation souffrante, ne doive autrement se comporter qu’un soldatsans souci, n’ayant d’autre mission que de se bien battre.

Didier, en devenant Georges Treml, sentitnaître dans son cœur une gravité inconnue. Il comprit cequ’exigeait de lui son nom et la mémoire de ses pères.

De brave qu’il était, il devint fort.

– Je vais me rendre à La Tremlays,dit-il ; j’aurai raison de M. de Vaunoy.

Avant de se séparer de Jean Blanc, lecapitaine lui serra la main.

– Ce doit être, en effet, une noble raceque celle de Treml, dit-il, et je suis fier d’avoir un peu de cebon sang dans les veines. Ce n’est pas une famille vulgaire quipeut avoir des serviteurs tels que vous. Jean Blanc, mon ami, jevous remercie.

– Jude a fait mieux que moi, réponditl’albinos avec modestie ; Jude est mort pour vous, le bongarçon. Il méritait cela, monsieur Georges : il vous aimaittant !

– Pauvre Jude ! murmuraDidier ; c’était un cœur fidèle et pur…

– C’était un Breton ! interrompitJean Blanc. À propos, notre monsieur, il faudra oublier que vousavez porté l’uniforme de France. Les os de votre aïeul blanchissentlà-bas et s’élèveraient contre vous si votre épée restait au roi deParis !

Le capitaine ne répondit point. Il boucla sonceinturon, remit son feutre et se disposa à partir. Sur le seuilétait Marie qui s’appuyait au mur et avait perdu son sourire.

Une triste pensée lui était enfin venue. Elles’était demandé ce que pouvait être la fille du charbonnier pourl’héritier de Treml.

En passant auprès d’elle le capitaine la pritpar la main.

– Jean, mon ami, dit-il en souriant, vousauriez eu grand tort de me tuer, car j’ai traité Marie en nobledame. Et, si Dieu me donne vie, il faudra désormais que tout lemonde la traite ainsi.

Marie redevint joyeuse. Le capitaine partit.Pelo Rouan s’approcha de sa fille et la baisa au front.

– Enfant, dit-il d’une voix grave ettriste, tu es ma seule joie en ce monde et je t’aime comme lesouvenir de ta mère. Mais il ne faut pas espérer. Treml ne semésallia jamais, et, tant que je vivrai, ma fille ne sera point safemme.

Fleur-des-Genêts pencha sa tête blonde sur sapoitrine.

– Il faudra donc mourir !murmura-t-elle.

– Dieu te reste, répondit Pelo Rouan, etd’ailleurs notre vie est à Treml.

Il remit son costume de charbonnier, et,baisant une dernière fois la joue décolorée de Marie, il quitta laloge à son tour.

Chapitre 33Le tribunal des Loups

Deux heures après, les souterrains de laFosse-aux-Loups présentaient un aspect inusité et vraimentsolennel.

Ce n’était plus ce désordre qui remplissait lacaverne, la première fois que nous avons pénétré dans la retraitedes Loups.

Aujourd’hui, rangés avec méthode, masqués etarmés comme pour un combat, ils formaient cercle, debout autour dela table des vieillards.

Ceux-ci étaient sans armes et flanquaient,quatre d’un côté, quatre de l’autre, un siège élevé de deux gradinsau-dessus des leurs, où trônait le Loup Blanc.

Un profond silence régnait dans lesouterrain.

Au bout de quelques minutes, les rangss’ouvrirent et donnèrent passage à un homme pâle et tremblant, dontle visage exprimait une mortelle terreur.

Cet homme était Hervé de Vaunoy.

Deux Loups l’escortèrent jusqu’à la table oùsiégeaient les huit vieillards présidés par le Loup blanc.

– Maître, dit l’un des anciens, il a étéfait suivant votre volonté. Voici l’assassin au pied de notretribunal. Vous plaît-il qu’on l’interroge ?

– Cela me plaît, répondit le LoupBlanc.

Le père Toussaint se leva.

– Hervé de Vaunoy, dit-il, des centainesde nos frères sont morts par ton fait ; leur sang pèse sur toiet tu vas mourir si tu ne peux nous prouver ton innocence.

– Nous avions fait un pacte, balbutiaVaunoy ; j’ai rempli mes engagements ; vous avez les cinqcent mille livres. Pourquoi ne tenez-vous pas votreparole ?

– Notre parole n’est rien, répondit lepère Toussaint, celle du Maître est tout, et tu n’avais pas laparole du Maître. Défends-toi autrement et fais vite !

Le vieux Loup ajouta sans s’émouvoir le moinsdu monde :

– Yaumi, prépare une corde, monpetit.

Une sueur glacée inondait le visage deVaunoy.

– Mes bons amis, s’écria-t-il, ayez pitiéde moi ! On m’a calomnié près de vous ; j’ai toujoursaimé tendrement mes pauvres vassaux de la forêt. À l’avenir, jeferai pour eux davantage encore ; je reconnaîtrai, par-devantle garde-notes de Fougères, le droit qu’ils ont de faire avec monbois : du charbon, du cercle, des sabots, des paniers…

– Tais-toi ! interrompit la voixsévère du Loup Blanc, tu mens !

– La corde est-elle prête, Yaumi ?demanda le père Toussaint.

Yaumi répondit affirmativement, et Vaunoy,tournant les yeux de son côté, vit en effet une corde se balancerdans les demi-ténèbres qui régnaient derrière les rangs serrés desLoups. Tout son corps trembla, puis le sang lui monta violemment auvisage.

– Misérables ! s’écria-t-il avec larage que donne aussi la frayeur portée à l’excès ; de queldroit me jugez-vous, moi, gentilhomme et votre maître ? jeserai vengé : votre repaire sera détruit ; vous sereztous brûlés vifs… Mais non, mes excellents amis, ma têtes’égare ! miséricorde ; je ne vous ai jamais fait de mal.On vous a menti. Si vous aviez pu voir de près ma conduite…

– Pour ton malheur, nous ne teconnaissons que trop.

– Vous vous trompez, reprit Vaunoy ;sur mon salut, vous méconnaissez mes sentiments pour vous. Si vouspouviez interroger mes gens… Un sursis ! mes amis,accordez-moi un sursis afin que je puisse me justifier !

– Tu veux qu’on interroge tes gens ?demanda ironiquement Toussaint.

– Je le veux ! s’écria Vaunoy, sereprenant à cette frêle espérance et désirant d’ailleurs gagner dutemps ; tous ils vous diront ma tendre sollicitude pour mespauvres enfants de la forêt…

– Soit ! interrompit le pèreToussaint. On ne peut te refuser cela.

Vaunoy respira.

– Approchez ! reprit Toussaint ens’adressant aux deux Loups qui étaient à droite et à gauche deVaunoy.

Les deux Loups s’ébranlèrent, et sur un signedu vieillard, firent tomber leurs masques de fourrure.

Vaunoy poussa un cri d’agonie.

– Yvon ! fit-il, Corentin !

– Eh bien ! reprit encore Toussaint,tes gens vont nous dire la tendre sollicitude…

– Miséricorde ! interrompit Vaunoyen tombant à genoux.

Le tribunal se consulta, ce ne fut pas long.Le Loup blanc ne prit point part à la délibération.

– Hervé de Vaunoy, dit ensuite le vieuxToussaint avec lenteur, les Loups te condamnent à mourir par lacorde, et tu vas être pendu, sauf avis autre et meilleur duMaître.

Le Loup Blanc se leva.

– C’est bien, dit-il. Que Yaumi resteauprès de la corde. Vous autres, mes frères, retirez-vous.

Cet ordre s’exécuta comme par enchantement. Lacaverne s’illumina au loin laissant d’immenses galeriessouterraines et d’interminables voûtes.

Les Loups s’éloignèrent de divers côtés, etbientôt leurs torches parurent comme des points lumineux dans lelointain, tandis qu’eux-mêmes, amoindris par la perspective etbizarrement éclairés au milieu de la nuit, semblaient des êtres deforme humaine, mais d’une fantastique petitesse : deskorriganets,par exemple, les lutins des clairières, oubien de ces étranges démons qui mènent le bal au clair de lune, surla lande, autour des croix solitaires, et que les bonnes gens dupays de Rennes apprennent à redouter dès l’enfance sous le nom dechats courtauds.

Vaunoy était toujours à genoux. Le Loup Blancdescendit les marches de son trône et s’approcha de lui.

– Lève-toi, dit-il en le touchant dupied.

Vaunoy se leva.

– Tu es un homme mort, reprit le LoupBlanc, si je ne mets mon autorité souveraine entre toi et lapotence.

– À quel prix faut-il acheter lavie ?

– La vie ? répéta le Loup Blanc, àaucun prix je ne te vendrai la vie, Hervé de Vaunoy, assassin demon père et de ma femme !

– Moi ! se récria le maître de LaTremlays, mais je ne vous connais pas !

Le Loup Blanc souleva son masque.

– Vous ! s’écria Vaunoystupéfait ; Jean Blanc ?

– Tu me croyais depuis longtemps enterre, n’est-ce pas ? demanda le roi des Loups ; tu net’attendais point à rencontrer dans l’homme puissant le vermisseauque ton pied écrasa si impitoyablement autrefois. Dieu m’a tenu ensa garde, non point pour moi, je pense, mais pour le fils de Treml,race de soldats et de chrétiens !

– Le fils de Treml ! répéta Vaunoydont la terreur augmenta.

– Encore un que tu as vouluassassiner : par deux fois !

Vaunoy pensa que le roi des Loups en oubliaitune.

– Par deux fois ! reprit Jean Blanc.Insensé ! tu ne savais pas que cet enfant était tonbouclier ! Tu ne savais pas que, lui mort, il n’y aurait plusrien entre ta poitrine et le plomb du vieux mousquet de monpère ! Que de fois je t’ai tenu en joue sous le couvert, Hervéde Vaunoy !

Celui-ci frissonna.

– Que de fois, lorsque tu passais par lesgrandes allées de la forêt, seul avec des valets impuissants à teprotéger contre une balle bien dirigée, j’ai appuyé mon fusilcontre mon épaule et mis le point de mire sur toi. Mais une voixsecrète me retenait toujours. Je pensais que j’aurais besoin de toipour le petit monsieur Georges, et je t’épargnais. J’ai bien faitd’agir ainsi. Le moment est venu où ta vie et ton témoignagedeviennent nécessaires au légitime héritier de Treml.

– Savez-vous donc où il est ?demanda Vaunoy à voix basse.

– Il est chez lui, dans la maison de sonpère, au château de La Tremlays.

– Ah ! fit Vaunoy feignant lasurprise.

– Oui, reprit le Loup Blanc ; mais,cette fois, tu ne l’assassineras pas. Abrégeons. Veux-tu sortird’ici sain et sauf ?

– À tout prix ! répondit Hervé qui,par extraordinaire, disait là sa pensée entière.

– Expliquons-nous : je ne te rendspas la vie. Tu restes à moi, pour le sang de mon père, pour le sangde ma femme. Seulement, je te donne un répit et une chance dem’échapper. Pour cela, voici ce que je te demande.

Jean Blanc montra du doigt un coin de la tableoù se trouvait ce qu’il faut pour écrire, et reprit :

– Je vais dicter, écris :

Vaunoy s’assit à la table.

Jean Blanc dicta :

« Moi, Hervé de Vaunoy, je déclarereconnaître, dans la personne du sieur Didier, capitaine au servicede S. M. le roi de France et de Navarre, Georges, petit-filset légitime héritier de Nicolas Treml de La Tremlays, seigneur deBouëxis-en-Forêt, feu mon vénéré parent ; en foi de quoi jesigne. »

Vaunoy n’hésita pas un instant. Il écrivit etsigna couramment sans omettre une seule syllabe.

– Et maintenant, dit-il, suis-jelibre ?

Jean Blanc épela laborieusement la déclarationet la mit dans son sein.

– Tu es libre, répondit-il ; maissonges-y et prends garde ! Désormais je n’ai plus besoin detoi, cache bien ta poitrine, qui n’est plus protégée contre mavengeance. Va-t’en !

Vaunoy ne se le fit point répéter. Il sedirigea au hasard vers l’un des points de lumière.

– Pas par là ! dit Jean Blanc ;Yaumi, bande les yeux de cet homme, et conduis-le au-delà du ravin…Encore un mot, monsieur de Vaunoy ; vous allez trouver à LaTremlays Georges Treml, le fils de votre bienfaiteur, le chef devotre famille, si tant est que vous ayez dans les veines une seulegoutte de ce noble sang. Reconnaissez-le tout de suite, croyez-moi,et traitez-le comme il convient.

Vaunoy donna sa tête à Yaumi qui lui banda lesyeux et le prit par le bras. Ils remontèrent ainsi tous deux lesescaliers humides et glissants qui descendaient dans lesouterrain.

Puis Vaunoy sentit une bouffée d’air etaperçut une lueur à travers son bandeau.

Il respira avec délices et ne put retenir unejoyeuse exclamation.

– Vous avez raison de vous réjouir, ditYaumi. Je crois que le diable vous protège, car, où vous avez passéun honnête homme eût laissé ses os. C’est égal. Vous l’avez échappédeux fois ; à votre place je m’en tiendrais là.

– Tu es de bon conseil, mon garçon,répondit Vaunoy qui commençait à se remettre ; je vais vendremon château de La Tremlays ; je vais vendre mon manoir deBouëxis-en-Forêt, et je m’en irai si loin, si loin, que, jel’espère, je n’entendrai plus parler des Loups. Adieu !

Yaumi le suivit de l’œil pendant qu’il perçaithâtivement le fourré.

– Du diable si je n’aurais pas mieux faitde le laisser pendre la première fois qu’on a noué une corde à sonintention, grommela-t-il ; mais le Maître a son idée et il estplus fin que nous.

Vaunoy traversa le fourré au pas de course ets’engagea, sans ralentir sa marche, dans les allées de laforêt.

Il ne se retourna pas une seule fois pendanttoute la route, et bien souvent il eut la chair de poule en voyants’agiter les branches de quelque buisson.

Aucun accident ne lui arriva en chemin.

Lorsqu’il se trouva enfin entre la doublerangée des beaux chênes de l’avenue de La Tremlays, il ôta sonfeutre et tamponna son front ruisselant de sueur en aspirant l’airà pleine poitrine.

– Saint-Dieu ! murmura-t-il, deuxfois la corde au cou en quarante-huit heures. C’est une rudevie ! Je ferai comme je l’ai dit : je quitterai laBretagne. Mauvais pays ! Avec le prix du domaine de Treml, jeserai partout un grand seigneur. Mais qui eût cru que ce misérablefou de Jean Blanc vivait encore ?… Que je le tienne une foisen mon pouvoir, et il ne me mettra plus jamais en joue ni sous lecouvert ni dans la plaine !

Il continua de marcher en silence, puis ils’arrêta tout à coup, et un sourire de satisfaction entrouvrit sesminces lèvres.

– À tout prendre, dit-il, je m’en suistiré à bon marché ! Ma déclaration pourra donner un nom à cepetit Treml, si M. de Béchameil et le parlement netrouvent pas moyen de rabattre ses prétentions, ce qui est fort àespérer. Mais, en aucun cas, ce griffonnage ne peut m’enlever mondomaine. J’ai un acte de vente en bonne et due forme, j’ai des amisau parlement, et une possession de vingt années est bien quelquechose. Certes, j’aimerais mieux le capitaine mort que vivant, maispuisque le hasard le protège, qu’il vive ; je m’en lave lesmains et fais serment de ne lui jamais rendre un denier de sonhéritage.

M. de Vaunoy, tout en soutenant aveclui-même cet intéressant entretien, était arrivé à la porte duchâteau. Il entra.

Jean Blanc, lui, après le départ de sonprisonnier, resta quelques instants plongé dans sesréflexions ; puis, avec l’aide de Yaumi, qui était de retour,il se noircit le visage et reprit son costume de charbonnier.

Cela fait, il quitta le souterrain, descenditau fond du ravin et entra dans le creux du grand chêne.

Il s’était muni d’un outil pour creuser laterre.

Chapitre 34Jean Blanc

Quand Didier arriva au château de La Tremlays,après son entrevue avec Jean Blanc, Hervé de Vaunoy était absent.Le château gardait l’apparence d’une place prise d’assaut, et lejeune capitaine fut étonné d’apprendre ce qui s’était passé la nuitprécédente.

Jean Blanc et Marie ne lui avaient raconté, eneffet, que ce qui se rapportait immédiatement à lui ; savoir,l’attaque nocturne, la mort de Jude et la façon dont lui, Didier,avait été sauvé.

Il ne savait rien du vol des cinq cent millelivres, presque rien de l’attaque des Loups.

La première personne qu’il rencontra sous levestibule fut M. l’intendant royal. Le pauvre Béchameil avaitperdu les roses éclatantes de son teint. Il était pâle, et saphysionomie abattue exprimait un profond chagrin. Ce fut lui quiraconta au capitaine les événements de la nuit.

– Il y a eu trahison, dit-il enfinissant ; les soldats et les sergents de la maréchaussée ontété traîtreusement empêchés de faire leur devoir. Et cela me coûtecinq cent mille livres, monsieur !

– Il y a eu trahison, en effet, réponditle capitaine ; n’avez-vous nul soupçon ? Ne savez-vousquel peut être le coupable ?

Béchameil mit ses doigts dans sa tabatièreémaillée et regarda le capitaine en dessous.

– Des soupçons ? répéta-t-il, je nesais trop. J’ai perdu cinq cent mille livres, voilà ce qui estcruellement certain. Monsieur le capitaine, je donnerais six moisde ma vie pour vous voir en possession d’un bon et opulentdomaine.

– Pourquoi cela ? demanda Didierétonné.

– Parce que j’ai perdu cinq cent millelivres, et que, pauvre comme vous êtes, le parlement ne pourraitque vous faire pendre ou décapiter. Soit dit, monsieur lecapitaine, sans offense aucune et avec toute la considération quiest due à votre titre d’officier du roi.

– Oserait-on m’accuser ? s’écriaDidier.

– Qui donc ? répondit Béchameil avecmélancolie ; qui donc prendrait ce soin, monsieur, si ce n’estmoi ? Je suis seule victime et ne me plains point parce qu’ilvous faudrait bien longtemps, monsieur le capitaine, pour me soldermes cinq cent mille livres avec les émoluments de votre grade.

Didier était dans l’un de ces instants où lecœur est, pour ainsi dire, inaccessible à la colère. Sa vie venaitde subir une crise trop grave pour qu’il songeât à dépenser soncourroux contre un personnage comme M. de Béchameil.

Au contraire, porté à compatir à ce chagrinqui, en définitive, avait une source sérieuse, et tout plein encoredes révélations de Jean Blanc, il répondit à l’intendant à peu prèscomme il l’eût fait à une personne raisonnable, et lui laissaentendre que sa fortune allait subir un complet changement.

Béchameil haussa les épaules.

– Quelque héritage de vilain,grommela-t-il ; deux cents francs de rentes ! C’est égal,s’il est possible de les saisir, je les saisirai. Maispuissiez-vous me rendre mes cinq cent mille livres jusqu’au derniersou, monsieur, nous ne serions pas quittes encore.

– Comment cela ! demanda Didier quine prit même pas la peine de répondre à ce qui regardait le vol dela nuit précédente.

– Comment cela ! s’écria Béchameilenhardi par le calme de son interlocuteur : vous me ledemandez, monsieur ! J’étais le fiancé de Mlle Alixde Vaunoy.

– Pauvre Alix, murmura le capitaine.

– Cinq cent mille livres et mafiancée ! reprit Béchameil. Si j’étais un homme de carnage,monsieur, je vous appellerais sur le pré !

À ces derniers mots, prononcés d’une voixplaintive, M. l’intendant royal tira sa montre de son goussetet leva les yeux au ciel.

– Onze heures ! murmura-t-il. Vousverrez qu’au milieu de cette bagarre, personne ne se sera occupé dudéjeuner !

Il salua Didier à la hâte et se dirigea versles cuisines.

Didier resta soucieux. ÉvidemmentM. de Béchameil ne serait pas le seul à l’accuser. Lesdeniers de l’impôt étaient à sa garde. Pour se disculper, un moyenunique se présentait, c’était de mettre au jour l’infâme conduited’Hervé de Vaunoy.

Mais Alix ! Alix qui venait de lesauver ! Alix si noble et si malheureuse !

Didier repoussa bien loin cette idée.

Sans y songer, il prit la route de sa chambre.La porte était grande ouverte. Il entra.

Sur son lit, le corps du brave écuyer Judeétait étendu. Une femme, agenouillée au chevet, priait à voixhaute, récitant avec lenteur les versets du De Profundis.C’était la dame Goton Rehou qui rendait les derniers devoirs à sonvieil ami.

Didier se découvrit et continua de marcher. Aubruit des éperons, la femme de charge tourna la tête. Elle n’avaitpoint encore aperçu le capitaine, et sa vue lui causa une émotiondont la cause restait pour elle un mystère.

Didier s’arrêta près du lit ; ilconsidéra longtemps en silence les traits de Jude auxquels la mortn’avait pu enlever leur expression de fermeté intrépide.

– Pauvre Jude ! pensa-t-il touthaut, car il avait oublié déjà la présence de la vieille femme.Dieu n’a point permis qu’il arrivât au but si ardemment souhaité.Il est mort avant d’avoir retrouvé le fils de son maître. Il estmort un jour trop tôt.

La vieille Goton Rehou se prit à trembler.

– Monsieur, monsieur, dit-elle ; mesyeux sont chargés de vieillesse et il y a vingt ans que je n’ai vuGeorges Treml, mais au nom de Dieu, qui êtes-vous ?

On entendit le marteau de la porte extérieure.Didier courut à la fenêtre et aperçut Vaunoy qui entrait dans lacour.

– Qui êtes-vous ? répéta Goton enjoignant les mains.

– Vous vous souvenez donc aussi deTreml ? demanda le capitaine.

– Si je m’en souviens ! béniJésus !

– Eh bien ! dame, suivez-moi ;vous entendrez le maître de La Tremlays me donner le nom quim’appartient.

Didier quitta la chambre, traversa le corridorà grands pas et se rendit au salon où Vaunoy venait d’entrer. Lavieille Goton le suivit de loin.

Au salon se trouvaient Mlle Olivede Vaunoy, M. de Béchameil et l’officier des sergents deRennes.

Celui-ci aborda brusquement Didier :

– Capitaine, dit-il, hier soir, pendantle souper, vous vous êtes endormi. Ce n’est pas naturel. Pendantvotre sommeil, on a pillé le château. Je me suis trouvé enfermédans ma chambre ; nos gens se sont vus parqués dans une grangebarricadée, que pensez-vous de cela, s’il vous plaît ?

– Il faut demander cela au maître decéans, répliqua Didier en allant vers M. de Vaunoy.

Celui-ci se munit de son plus doucereuxsourire.

– Saint-Dieu ! mon jeune ami,s’écria-t-il en ouvrant les bras et en faisant la moitié du chemin,je viens d’apprendre des choses qui me transportent de joie. LaBretagne retrouve en vous un de ses plus vieux noms, et moi, lefils d’un excellent cousin. Embrassons-nous, mon jeune parent…Monsieur de Béchameil et mademoiselle ma sœur, et vous tous iciprésents, sachez que le vrai nom de ce cher capitaine est GeorgesTreml…

– De La Tremlays, seigneur deBouëxis-en-Forêt, ajouta Georges lui-même.

La vieille Goton qui arrivait au seuils’appuya contre la muraille. Ses jambes, coupées par l’émotion, luirefusaient service.

– Je l’avais deviné ! murmura-t-elleen essuyant une larme du revers de sa main ridée. Oh ! quec’est bien ainsi que j’espérais le revoir ! beau, fort, l’épéeau côté, la mine haute et fière, comme il convient à un Breton debon sang !

Mlle Olive joua de l’éventail.M. de Béchameil ouvrit de grands yeux.

– Peste ! pensa-t-il, ce n’est pasun mendiant, après tout.

– Tels étaient, en effet, les noms ettitres de Nicolas Treml, votre aïeul vénéré, mon jeune ami, repritVaunoy, répondant aux derniers mots du capitaine.

– Et tels seront aussi les miens,monsieur, prononça Georges avec fermeté.

– Bien dit ! pensa Goton Rehou, quiadmirait chaque mot, chaque geste de son jeune maître.

– Monsieur mon cousin, repartit Vaunoy enmettant de côté son patelin sourire, je crois que vous vous faitesune idée fausse de votre position nouvelle.

– Ne suis-je pas l’héritier de monaïeul ?

– Si fait, mais…

– Mais quoi ? demanda Georges avecimpatience.

– Mais quoi ! répéta en aparté lavieille Goton triomphante.

Il n’y eut pas jusqu’à M. l’intendantroyal, qui, persuadé du bon droit du capitaine, ne se dît inpetto :

– Mais quoi ?

Hervé de Vaunoy reprit son sourire.

– Mon jeune ami, dit-il, l’emportementnuit parfois et ne sert jamais. À mon âge on ne parle pas à lalégère. Croyez-moi : l’héritage de Nicolas Treml, dont Dieupuisse avoir l’âme loyale en son paradis, ne vous fera pas bienriche.

Le capitaine sentit le rouge de l’indignationlui monter au visage. Il s’approcha de manière à n’être entendu quede Vaunoy.

– Il y a sous votre toit, dit-il d’unevoix contenue et que la colère faisait trembler, une personne queje respecte autant que je vous méprise. Rendez grâce à Dieu deposséder une pareille égide, monsieur !

– Que ne parlez-vous haut, monsieur moncousin ? demanda Vaunoy qui fit appel à toute soneffronterie.

– Misérable ! poursuivit Georgessans élever la voix, je pourrais vous livrer à la justice, car vousêtes trois fois assassin. Un ange vous protège, mais vous êtes icichez moi, je vous ferai chasser, du moins, par les soldats sous mesordres.

Vaunoy fit un salut ironique.

– Mademoiselle ma sœur, dit-il, et vous,monsieur l’intendant, veuillez excuser notre entretien secret. Jevais, du reste, vous mettre au fait. Mon jeune cousin, pour premieracte de bonne parenté, me menace de me faire chasser de chez moipar les soldats de Sa Majesté.

– En vérité ! répliqua Béchameil, ila donc droit ?…

– Est-il possible ! ditMlle Olive, lui qui était si aimable hiersoir !

– Il n’y a point entre nous de bonneparenté, monsieur, reprit Didier en faisant effort pour concentrersa colère au-dedans de lui-même ; je vous menace, en effet, devous chasser, mais non pas de votre maison, car ce château est mapropriété.

– Pour ça, tu peux en faire serment, monenfant chéri ! murmura la dame Goton Rehou.

– Oui-da ! s’écria Vaunoy enricanant ; vous croyez cela ? Eh bien, mon jeune cousin,permettez que je m’absente une minute ; le temps d’allerjusqu’à mon cabinet, et je reviendrai vous apprendre une foule dechoses que vous paraissez ignorer.

Il sortit.

Presque au même instant, la figure noircie ducharbonnier Pelo Rouan se montra sur le seuil.

Il tenait sous son bras un petit sac en toilenoirâtre qui semblait renfermer un objet fort pesant. Tout le mondeavait le dos tourné. La vieille Goton seule l’aperçut : ellefit un mouvement, mais Pelo Rouan mit un doigt sur sa bouche, et seglissa dans l’ombre projetée par l’un des hauts battants de laporte ouverte.

M. de Vaunoy reparut bientôt, suivide maître Alain. Il avait à la main un parchemin déplié.

– Mon jeune ami, dit-il, je vous prie dem’excuser si je vous ai fait attendre. Veuillez prendreconnaissance de cet écrit.

Le capitaine prit le parchemin et lut.

C’était l’acte de vente tracé tout entier dela main de Nicolas Treml et confié par ce dernier à Hervé deVaunoy.

– Monsieur, dit le capitaine après avoirlu, il y a en tout ceci quelque odieuse machination que je necomprends pas. Comment vous, pauvre et nourri des bienfaits de monaïeul, avez-vous pu acheter et payer son domaine ?

– L’économie ! mon jeune ami,répondit Vaunoy en raillant ; avec de l’économie et quelquestritures d’affaires, on accomplit des choses réellementsurprenantes. Mais là n’est pas la question, et j’espère qu’il nevous prendra plus la fantaisie de me menacer. Voyons ! vousêtes jeune, vous êtes pauvre ; votre aïeul et moi nous noussommes rendu de bons services mutuellement ; je ne demande pasmieux que d’oublier votre conduite. Voulez-vous que nous fassionsla paix ?

– Jamais ! s’écria Georges enrepoussant la main qui lui était tendue.

– C’en est trop ! dit Vaunoy en seredressant, toute patience a un terme. Mademoiselle ma sœur etvous, monsieur l’intendant, vous êtes témoins que j’ai poussé lamodération jusqu’à ses plus extrêmes limites. Je crois donc, à montour, pouvoir dire à ce jeune homme qui m’a outragé devanttous : sortez de chez moi, monsieur.

– Béni Jésus ! murmura la dameGoton, il va chasser mon pauvre petit Georges !

Le capitaine se couvrit, lança au maître de LaTremlays un regard de dédain et se dirigea vers la porte.

À moitié route, il se trouva face à face avecPelo Rouan, qui le prit par la main et le ramena au milieu dusalon.

– Jean Blanc ! dit le capitaineétonné.

– Jean Blanc ! répéta mentalementVaunoy qui regarda attentivement le nouveau venu. Saint-Dieu !c’est lui en effet : le blanc sous le noir !

Il se pencha et dit un mot à l’oreille dumajordome qui venait d’entrer pour annoncer le déjeuner servi.Maître Alain sortit aussitôt.

– Que venez-vous faire ici ? ajoutaVaunoy en s’adressant au charbonnier.

– Je viens faire justice, répondit JeanBlanc d’une voix grave ; je viens, Hervé de Vaunoy, t’enleverle prix de vingt ans de fraude et de crimes.

Vaunoy regarda du côté de la porte. MaîtreAlain ne revenait point encore.

Jean Blanc continua.

– Tu t’es prévalu d’un parchemin signépar Nicolas Treml ; notre jeune seigneur va te répondre par unparchemin signé de toi.

– Moi ! j’ai signé comme quoi cegarçon est fils de son père ! s’écria Vaunoy, voilàtout !

– Voilà tout, répéta Jean Blanc,aujourd’hui : c’est vrai, mais avec ce que tu signas il y avingt ans, cela suffira.

Vaunoy changea de visage.

Jean Blanc tira de son sac un petit coffret defer chargé de rouille.

Il le déposa sur le plancher, s’agenouillaauprès, et introduisit son couteau dans la fente de lacharnière.

La rouille avait rongé le métal, et lecouvercle sauta presque sans effort.

Le coffret contenait de l’or et un parcheminque Vaunoy reconnut sans doute, car il se précipita pour lesaisir.

Georges Treml le repoussa rudement. Ce fut luiqui prit l’acte des mains de Jean Blanc.

– Je savais bien ! s’écria-t-ilaprès avoir lu : je savais bien qu’il y avait fraude etmensonge ! Voici une déclaration signée de vous, monsieur, quiporte que tout descendant de Treml pourra racheter le domaine,moyennant cent mille livres tournois.

– Et voici les cent mille livres, ajoutaJean Blanc en frappant sur le coffret.

Vaunoy était muet de rage.

L’officier rennais, Mlle Olive etBéchameil s’étonnaient grandement, et ce dernier concevait un vagueespoir de recouvrer ses cinq cent mille livres.

Quant à la vieille femme de charge, elles’émerveillait et promettait en son cœur une neuvaine à Notre-Damede Mi-Forêt.

À ce moment, maître Alain reparut à la portedu salon. Il était suivi des domestique du château, armés jusqu’auxdents, et des sergents de Rennes. L’œil d’Hervé de Vaunoyétincela.

– Gardez toutes les issues !s’écria-t-il. Je promets dix louis d’or à qui mettra le premier lamain sur ce brigand !

Il désignait Jean Blanc du doigt.

– Cet acte est contre moi,reprit-il ; je suis dépouillé, pillé. Mais, Saint-Dieu !je serai vengé ! Regardez bien cet homme, monsieur deBéchameil ; cette nuit, cinq cent mille livres vous ont étéenlevées ; le capitaine n’a pas su les défendre, ou plutôt illes a livrées, et sans doute l’argent que voici (il montrait lecoffret), est le prix de sa trahison !

– Infâme ! balbutia Georges, mishors de garde par cette incroyable audace.

M. de Béchameil était tout oreilles,et l’officier rennais semblait à demi convaincu.

– As-tu bien le courage de nier, GeorgesTreml ? poursuivit Vaunoy ; cet homme qui vient à tonsecours n’est-il pas le même qui cette nuit, a dirigél’attaque ?

– Si j’avais su cela, grommela Goton, dudiable si j’aurais fait le coup de fusil contre lui !

– Cet homme qui t’apporte ta part du vol,reprit encore Vaunoy, n’est-il pas de ceux dont le nom est unecondamnation ? En avant bons serviteurs du roi !emparez-vous du chef des Loups.

– Le Loup blanc ? s’écrièrentensemble Béchameil, Mlle Olive, les soldats et lesdomestiques.

Ces derniers, en même temps, firent prudemmentun mouvement de retraite.

Les soldats s’avancèrent et entourèrent JeanBlanc.

– Saisissez-le ! s’écria Béchameil.Ah ! brigand détestable ! tu vas me rendre mes cinq centmille livres !

Mlle Olive, au seul nom du Loupblanc, s’était hâtée de tomber en pâmoison.

Georges Treml avait tiré son épée, résolu àdéfendre l’homme qui l’avait servi si puissamment et qui était lepère de Marie.

Mais il n’eut pas besoin de faire usage de sonarme. Au moment où les sergents, rétrécissant leur cercle allaientmettre la main sur le roi des Loups, celui-ci ramassa sous lui seslongues jambes et fit un bond extraordinaire qui le portapar-dessus la ligne des assaillants, jusqu’à l’une des fenêtres dusalon.

Les soldats hésitèrent, stupéfaits.

Jean Blanc se mit debout sur l’appui de lafenêtre.

– Quoi que tu fasses, Hervé de Vaunoy,dit-il, tu es vaincu. Tu n’auras pas même la vengeance !

– Feu ! feu ! Mais tirezdonc ! hurla Vaunoy qui arracha le mousquet de l’un dessoldats et mit Jean Blanc en joue.

Georges, d’un coup de son épée, détourna lecanon, et la balle alla se loger dans le lambris.

– Nous nous rencontrerons encore unefois, Hervé de Vaunoy, reprit l’albinos sans s’émouvoir ; cesera la dernière, et tous nos comptes seront réglés !

Il sauta dans la cour à ces mots, puis on levit franchir la muraille extérieure avec la prodigieuse agilité quilui était propre.

– Feu ! feu ! répéta Vaunoy,qui tomba épuisé sur un siège.

Les soldats firent une décharge. Ce fut dubruit et de la fumée.

L’accusation dirigée contre le jeune héritierde Treml ne pouvait se soutenir. Vaunoy lui-même n’essaya plus decombattre.

Il avait joué sa suprême partie, il avaitperdu. Il se résigna au moins en apparence.

M. de Béchameil, marquis de Nointel,supporta la perte des cinq cent mille livres, ce dont le lecteur nedoit point s’affliger outre mesure, attendu que cet intendant royalen retrouvait deux fois autant, chaque année, dans la poche duroi.

Georges Treml, en devenant breton, ne putperdre les sentiments d’affection et de respect qu’il croyaitdevoir à son souverain. Il ne fit point d’opposition à la cour deParis ; mais il aida les pauvres gens à payer l’impôt etprotégea leur travail.

Ce sont des cœurs mauvais, intéressés à malfaire, ceux qui déclarent impossible la réconciliation entre lepauvre et le riche.

Deux ou trois ans s’étaient à peine écoulésdepuis les événements qui précèdent qu’il n’y avait plus de tracesde Loups sous le couvert. En revanche, on voyait souventdes troupes de bonnes gens agenouillées au pied de la croix deMi-Forêt. Ces bonnes gens remerciaient Notre-Dame qui leur avaitrendu un fils de Treml, c’est-à-dire un protecteur puissant et unbienfaiteur infatigable.

Georges Treml de La Tremlays n’oublia pasqu’il avait été durant vingt ans Didier tout court.

Grand seigneur par le sang, mais soldat defortune, il crut avoir le droit de consulter uniquement son cœurdans le choix d’une compagne.

Certes, il lui était permis de penser que sonunion ne souffrirait point d’obstacles. Néanmoins il s’en rencontraun, et des plus sérieux : Jean Blanc refusa péremptoirement lamain de sa fille à son jeune seigneur.

Et ce n’était point un jeu. Jamaismillionnaire repoussant un gendre indigent, jamais duc et pairdéclinant l’alliance d’un poète ne furent plus difficiles à fléchirque le pauvre albinos.

Il avait, lui aussi, ses idées d’honneur,inflexibles, rigides et plus fières à coup sûr que les préjugésréunis de toute la noblesse de Bretagne.

Didier ordonna et pria tour à tour, etlongtemps en vain : mais un jour il eut la bonne inspirationde jurer devant Dieu et sur sa foi de gentilhomme breton qu’iln’aurait point d’autre femme que Marie.

Jean Blanc fut vaincu et céda : ilfallait que Treml eût des héritiers.

Ce fut un beau jour que celui où Marie passale seuil du bon château de La Tremlays. Le calme et la joie yentrèrent avec elle pour n’en plus sortir.

Elle n’apportait point d’écusson pourécarteler celui de Treml ; mais à tout prendre, il y avaitassez d’armoiries diverses sous les austères portraits des vieuxmaîtres de La Tremlays ; aucune pièce héraldique n’y faisaitdéfaut.

En revanche, d’ailleurs, parmi toutes leschâtelaines qui respiraient sur la toile depuis des siècles leparfum de leurs bouquets toujours frais, pas une n’aurait pudisputer à la pauvre fille de la forêt le prix de la beauté, nicelui de la bonté.

À raison ou à tort, le capitaine comptait celapour quelque chose.

Bien longtemps après, lorsque les enfants deGeorges et de Marie couraient dans les taillis, guidés par lavieille Goton Rehou, il y avait au couvent deSaint-Aubin-du-Cormier une religieuse du nom de sœur Alix qui lesguettait parfois au passage et les embrassait en souriant.

Car voici encore une erreur qui court leslivres : on dit que les bien-aimées de l’époux Jésus perdentle sourire, c’est mentir. Elles aiment ardemment, donc elles sontheureuses – d’un bonheur qui va au-delà de la mort !

Quant à Hervé de Vaunoy, voici ce qui advintsix mois après la rentrée de Georges en l’héritage de sespères.

Vaunoy avait quitté La Tremlays pour seretirer à Rennes. Il fit demander à Georges la permission deprendre, dans le cabinet qu’il avait occupé au château, quelquesobjets à son usage.

Georges s’empressa de faire droit à cettedemande.

Vaunoy vint escorté de plusieurs hommes. Soncabinet était celui qui avait servi de retraite à Nicolas Treml etrenfermait cette armoire où le vieux Breton, partant pour sondernier voyage, avait puisé les cent mille livres dont il a étésouvent question dans ce récit.

Cette armoire contenait encore de fortessommes, laissées par Nicolas Treml, et d’autres fruits des épargnesde Vaunoy, qui chargé de ces richesses, reprit le chemin deRennes.

Mais ses valets arrivèrent à la ville sans luiet racontèrent, effrayés, que sur la lisière de la forêt, un coupde fusil était parti au-dessus de leurs têtes, et que Hervé deVaunoy, frappé d’une balle en pleine poitrine, avait vidé lesarçons pour rester mort sur la mousse du chemin.

– Nous avons dirigé nos regards versl’endroit d’où était parti le coup, ajoutèrent les valets ; lanuit se faisait ; pourtant nous avons vu une forme blanchesauter de branche en branche, comme il n’est point raisonnable depenser qu’un être humain puisse le faire, puis disparaîtreau-dessus des plus hautes cimes des châtaigniers.

Le lendemain, on trouva sur la mousse lecadavre d’Hervé de Vaunoy. Auprès de lui était à terre le vieuxmousquet que Jean Blanc tenait de son père.

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