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Le Lys dans la vallée

Le Lys dans la vallée

d’ Honoré de Balzac

A MONSIEUR J.B. NACQUART, MEMBRE DE L’ACADEMIE ROYALE DE MEDECINE.

’’ Cher docteur, voici l’une des pierres les plus travaillées dans la seconde assise d’un édifice littéraire lentement et laborieusement construit ; j’y veux inscrire votre nom, autant pour remercier le savant qui me sauva jadis, que pour célébrer l’ami de tous les jours’’. DE BALZAC.

A MADAME LA COMTESSE NATALIE DEMANERVILLE.

 » Je cède à ton désir. Le privilége de la femme que nous aimons plus qu’elle ne nous aime est de nous faire oublier à tout propos les règles du bon sens. Pour ne pas voir un pli se former sur vos fronts, pour dissiper la boudeuse expression de vos lèvres que le moindre refus attriste, nous franchissons miraculeusement les distances, nous donnons notre sang, nous dépensons l’avenir.Aujourd’hui tu veux mon passé, le voici. Seulement, sache-le bien,Natalie: en t’obéissant, j’ai dû fouler aux pieds des répugnances inviolées. Mais pourquoi suspecter les soudaines et longues rêveries qui me saisissent parfois en plein bonheur ?pourquoi ta jolie colère de femme aimée, à propos d’un silence ? Ne pouvais-tu jouer avec les contrastes de mon caractère sans en demander les causes ? As-tu dans le cœur des secrets qui, pour se faire absoudre, aient besoin des miens ?Enfin, tu l’as deviné, Natalie, et peut-être vaut-il mieux que tu saches tout: oui, ma vie est dominée par un fantôme, il se dessine vaguement au moindre mot qui le provoque, il s’agite souvent de lui-même au-dessus de moi. J’ai d’imposants souvenirs ensevelis au fond de mon âme comme ces productions marines qui s’aperçoivent par les temps calmes, et que les flots de la tempête jettent par fragments sur la grève. Quoique le travail que nécessitent les idées pour être exprimées ait contenu ces anciennes émotions qui me font tant de mal quand elles se réveillent tropsoudainement, s’il y avait dans cette confession des éclats qui teblessassent, souviens-toi que tu m’as menacé si je ne t’obéissaispas, ne me punis donc point de t’avoir obéi&|160;? Je voudrais quema confidence redoublât ta tendresse. A ce soir.

 » FELIX. « 

A quel talent nourri de larmes devrons-nous un jour la plusémouvante élégie, la peinture des tourments subits en silence parles âmes dont les racines tendres encore ne rencontrent que de durscailloux dans le sol domestique dont les premières frondaisons sontdéchirées par des mains haineuses, dont les fleurs sont atteintespar la gelée au moment où elles s’ouvrent&|160;? Quel poète nousdira les douleurs de l’enfant dont les lèvres sucent un sein amer,et dont les sourires sont réprimés par le feu dévorant d’un œilsévère&|160;? La fiction qui représenterait ces pauvres cœursopprimés par les êtres placés autour d’eux pour favoriser lesdéveloppements de leur sensibilité, serait la véritable histoire dema jeunesse. Quelle vanité pouvais-je blesser, moinouveau-né&|160;? quelle disgrâce physique ou morale me valait lafroideur de ma mère&|160;? étais-je donc l’enfant du devoir, celuidont la naissance est fortuite, ou celui dont la vie est unreproche&|160;? Mis en nourrice à la campagne, oublié par mafamille pendant trois ans, quand je revins à la maison paternelle,j’y comptai pour si peu de chose que j’y subissais la compassiondes gens. Je ne connais ni le sentiment, ni l’heureux hasard àl’aide desquels j’ai pu me relever de cette premièredéchéance&|160;: chez moi l’enfant ignore et l’homme ne sait rien.Loin d’adoucir mon sort mon frère et mes deux sœurs s’amusèrent àme faire souffrir. Le pacte en vertu duquel les enfants cachentleurs peccadilles et qui leur apprend déjà l’honneur, fut nul à monégard&|160;; bien plus je me vis souvent puni pour les fautes demon frère sans pouvoir réclamer contre cette injustice&|160;; lacourtisanerie, en germe chez les enfants, leur conseillait-elle decontribuer aux persécutions qui m’affligeaient pour se ménager lesbonnes grâces d’une mère également redoutée par eux&|160;? était-ceun effet de leur penchant à l’imitation&|160;? était-ce besoind’essayer leurs forces ou manque de pitié&|160;? Peut-être cescauses réunies me privèrent-elles des douceurs de la fraternité.Déjà déshérité de toute affection, je ne pouvais rien aimer et lanature m’avait fait aimant&|160;! Un ange recueille-t-il lessoupirs de cette sensibilité sans cesse rebutée&|160;? Si dansquelques âmes les sentiments méconnus tournent en haine, dans lamienne ils se concentrèrent et s’y creusèrent un lit d’où plus tardils jaillirent sur ma vie. Suivant les caractères, l’habitude detrembler relâche les fibres, engendre la crainte et la crainteoblige à toujours céder. De là vient une faiblesse qui abâtarditl’homme et lui communique je ne sais quoi d’esclave. Mais cescontinuelles tourmentes m’habituèrent à déployer une force quis’accrut par son exercice et prédisposa mon âme aux résistancesmorales. Attendant toujours une douleur nouvelle, comme les martyrsattendaient un nouveau coup, tout mon être dut exprimer unerésignation morne sous laquelle les grâces et les mouvements del’enfance furent étouffés, attitude qui passa pour un symptômed’idiotie et justifia les sinistres pronostics de ma mère. Lacertitude de ces injustices excita prématurément dans mon âme lafierté, ce fruit de la raison qui sans doute arrêta les mauvaispenchants qu’une semblable éducation encourageait. Quoique délaissépar ma mère, j’étais parfois l’objet de ses scrupules, parfois elleparlait de mon instruction et manifestait le désir de s’enoccuper&|160;; il me passait alors des frissons horribles ensongeant aux déchirements que me causerait un contact journalieravec elle. Je bénissais mon abandon, et me trouvais heureux depouvoir rester dans le jardin à jouer avec des cailloux, à observerdes insectes, à regarder le bleu du firmament. Quoique l’isolementdût me porter à la rêverie, mon goût pour les contemplations vintd’une aventure qui vous peindra mes premiers malheurs. Il était sipeu question de moi que souvent la gouvernante oubliait de me fairecoucher. Un soir, tranquillement blotti sous un figuier, jeregardais une étoile avec cette passion qui saisit les enfants, età laquelle ma précoce mélancolie ajoutait une sorte d’intelligencesentimentale. Mes sœurs s’amusaient et criaient, j’entendais leurlointain tapage comme un accompagnement à mes idées. Le bruitcessa, la nuit vint. Par hasard, ma mère s’aperçut de mon absence.Pour éviter un reproche, notre gouvernante, une terriblemademoiselle Caroline légitima les fausses appréhensions de ma mèreen prétendant que j’avais la maison en horreur&|160;; que si ellen’eût pas attentivement veillé sur moi, je me serais enfuidéjà&|160;; je n’étais pas imbécile, mais sournois&|160;; parmitous les enfants commis à ses soins, elle n’en avait jamaisrencontré dont les dispositions fussent aussi mauvaises que lesmiennes. Elle feignit de me chercher et m’appela, jerépondis&|160;; elle vint au figuier où elle savait que j’étais. —Que faisiez-vous donc là&|160;? me dit-elle. — Je regardais uneétoile. — Vous ne regardiez pas une étoile, dit ma mère qui nousécoutait du haut de son balcon, connaît-on l’astronomie à votreâge&|160;? — Ah&|160;! madame, s’écria mademoiselle Caroline, il alâché le robinet du réservoir, le jardin est inondé. Ce fut unerumeur générale. Mes sœurs s’étaient amusées à tourner ce robinetpour voir couler l’eau&|160;; mais, surprises par l’écartementd’une gerbe qui les avait arrosées de toutes parts, elles avaientperdu la tête et s’étaient enfuies sans avoir pu fermer le robinet.Atteint et convaincu d’avoir imaginé cette espièglerie, accusé demensonge quand j’affirmais mon innocence, je fus sévèrement puni.Mais châtiment horrible&|160;! je fus persiflé sur mon amour pourles étoiles, et ma mère me défendit de rester au jardin le soir.Les défenses tyranniques aiguisent encore plus une passion chez lesenfants que chez les hommes&|160;; les enfants ont sur euxl’avantage de ne penser qu’à la chose défendue, qui leur offrealors des attraits irrésistibles. J’eus donc souvent le fouet pourmon étoile. Ne pouvant me confier à personne, je lui disais meschagrins dans ce délicieux ramage intérieur par lequel un enfantbégaie ses premières idées, comme naguère il a bégayé ses premièresparoles. A l’âge de douze ans, au collège, je la contemplais encoreen éprouvant d’indicibles délices, tant les impressions reçues aumatin de la vie laissent de profondes traces au cœur.

De cinq ans plus âgé que moi, Charles fut aussi bel enfant qu’ilest bel homme, il était le privilégié de mon père, l’amour de mamère, l’espoir de ma famille, partant le roi de la maison. Bienfait et robuste, il avait un précepteur. Moi, chétif et malingre, àcinq ans je fus envoyé comme externe dans une pension de la ville,conduit le matin et ramené le soir par le valet de chambre de monpère. Je partais en emportant un panier peu fourni, tandis que mescamarades apportaient d’abondantes provisions. Ce contraste entremon dénûment et leur richesse engendra mille souffrances. Lescélèbres rillettes et rillons de Tours formaient l’élémentprincipal du repas que nous faisions au milieu de la journée, entrele déjeuner du matin et le dîner de la maison dont l’heurecoïncidait avec notre rentrée. Cette préparation, si prisée parquelques gourmands, paraît rarement à Tours sur les tablesaristocratiques&|160;; si j’en entendis parler avant d’être mis enpension, je n’avais jamais eu le bonheur de voir étendre pour moicette brune confiture sur une tartine de pain&|160;; mais ellen’aurait pas été de mode à la pension, mon envie n’en eût pas étémoins vive, car elle était devenue comme une idée fixe, semblableau désir qu’inspiraient à l’une des plus élégantes duchesses deParis les ragoûts cuisinés par les portières, et qu’en sa qualitéde femme, elle satisfit. Les enfants devinent la convoitise dansles regards aussi bien que vous y lisez l’amour&|160;: je devinsalors un excellent sujet de moquerie. Mes camarades, qui presquetous appartenaient à la petite bourgeoisie, venaient me présenterleurs excellentes rillettes en me demandant si je savais commentelles se faisaient, où elles se vendaient, pourquoi je n’en avaispas. Ils se pourléchaient en vantant les rillons, ces résidus deporc sautés dans sa graisse et qui ressemblent à des truffescuites&|160;; ils douanaient mon panier, n’y trouvaient que desfromages d’Olivet, ou des fruits secs, et m’assassinaientd’un&|160;: — ’’ Tu n’as donc pas de quoi&|160;?’’

qui m’apprit à mesurer la différence mise entre mon frère etmoi. Ce contraste entre mon abandon et le bonheur des autres asouillé les roses de mon enfance, et flétri ma verdoyante jeunesse.La première fois que, dupe d’un sentiment généreux, j’avançai lamain pour accepter la friandise tant souhaitée qui me fut offerted’un air hypocrite, mon mystificateur retira sa tartine aux riresdes camarades prévenus de ce dénoûment. Si les esprits les plusdistingués sont accessibles à la vanité, comment ne pas absoudrel’enfant qui pleure de se voir méprisé, goguenardé&|160;? A ce jeu,combien d’enfants seraient devenus gourmands, quêteurs,lâches&|160;! Pour éviter les persécutions, je me battis. Lecourage du désespoir me rendit redoutable, mais je fus un objet dehaine, et restai sans ressources contre les traîtrises. Un soir ensortant, je reçus dans le dos un coup de mouchoir roulé, plein decailloux. Quand le valet de chambre, qui me vengea rudement, appritcet événement à ma mère, elle s’écria&|160;: — Ce maudit enfant nenous donnera que des chagrins&|160;! J’entrai dans une horribledéfiance de moi-même, en trouvant là les répulsions que j’inspiraisen famille. Là, comme à la maison, je me repliai sur moi-même. Uneseconde tombée de neige retarda la floraison des germes semés enmon âme. Ceux que je voyais aimés étaient de francs polissons, mafierté s’appuya sur cette observation, je demeurai seul. Ainsi secontinua l’impossibilité d’épancher les sentiments dont mon pauvrecœur était gros. En me voyant toujours assombri, haï, solitaire, lemaître confirma les soupçons erronés que ma famille avait de mamauvaise nature. Dès que je sus écrire et lire, ma mère me fitexporter à Pont-le-Voy, collége dirigé par des Oratoriens quirecevaient les enfants de mon âge dans une classe nommée la classedes ’’ Pas latins’’ , où restaient aussi les écoliers de quil’intelligence tardive se refusait au rudiment. Je demeurai là huitans, sans voir personne, et menant une vie de paria. Voici commentet pourquoi. Je n’avais que trois francs par mois pour mes menusplaisirs, somme qui suffisait à peine aux plumes, canifs, règles,encre et papier dont il fallait nous pourvoir. Ainsi, ne pouvantacheter ni les échasses, ni les cordes, ni aucune des chosesnécessaires aux amusements du collège, j’étais banni desjeux&|160;; pour y être admis, j’aurais dû flagorner les riches ouflatter les forts de ma division. La moindre de ces lâchetés, quese permettent si facilement les enfants, me faisait bondir le cœur.Je séjournais sous un arbre, perdu dans de plaintives rêveries, jelisais là les livres que nous distribuait mensuellement lebibliothécaire. Combien de douleurs étaient cachées au fond decette solitude monstrueuse, quelles angoisses engendrait monabandon&|160;? Imaginez ce que mon âme tendre dut ressentir à lapremière distribution de prix où j’obtins les deux plus estimés, leprix de thème et celui de version&|160;? En venant les recevoir surle théâtre au milieu des acclamations et des fanfares, je n’eus nimon père ni ma mère pour me fêter, alors que le parterre étaitrempli par les parents de tous mes camarades. Au lieu de baiser ledistributeur, suivant l’usage, je me précipitai dans son sein etj’y fondis en larmes. Le soir, je brûlai mes couronnes dans lepoêle. Les parents demeuraient en ville pendant la semaine employéepar les exercices qui précédaient la distribution des prix, ainsimes camarades décampaient tous joyeusement le matin&|160;; tandisque moi, de qui les parents étaient à quelques lieues de là, jerestais dans les cours avec les Outre-mer, nom donné aux écoliersdont les familles se trouvaient aux îles ou à l’étranger. Le soir,durant la prière, les barbares nous vantaient les bons dîners faitsavec leurs parents. Vous verrez toujours mon malheur s’agrandissanten raison de la circonférence des sphères sociales où j’entrerai.Combien d’efforts n’ai-je pas tentés pour infirmer l’arrêt qui mecondamnait à ne vivre qu’en moi&|160;! Combien d’espéranceslong-temps conçues avec mille élancements d’âme et détruites en unjour&|160;! Pour décider mes parents à venir au collège, je leurécrivais des épîtres pleines de sentiments, peut-êtreemphatiquement exprimés mais ces lettres auraient-elles dûm’attirer les reproches de ma mère qui me réprimandait avec ironiesur mon style&|160;? Sans me décourager, je promenais de remplirles conditions que ma mère et mon père mettaient à leur arrivée,j’implorais l’assistance de mes sœurs à qui j’écrivais aux jours deleur fête et de leur naissance, avec l’exactitude des pauvresenfants délaissés, mais avec une vaine persistance. Aux approchesde la distribution des prix, je redoublais mes prières, je parlaisde triomphes pressentis. Trompé par le silence de mes parents, jeles attendais en m’exaltant le cœur, je les annonçais à mescamarades&|160;; et quand, à l’arrivée des familles, le pas duvieux portier qui appelait les écoliers retentissait dans lescours, j’éprouvais alors des palpitations maladives. Jamais cevieillard ne prononça mon nom. Le jour où je m’accusai d’avoirmaudit l’existence, mon confesseur me montra le ciel où fleurissaitla palme promise par le ’’ Beati qui lugent&|160;!’’ du Sauveur.Lors de ma première communion, je me jetai donc dans lesmystérieuses profondeurs de la prière, séduit par les idéesreligieuses dont les féeries morales enchantent les jeunes esprits.Animé d’une ardente foi, je priais Dieu de renouveler en ma faveurles miracles fascinateurs que je lisais dans le Martyrologe. A cinqans je m’envolais dans une étoile, à douze ans j’allais frapper auxportes du Sanctuaire. Mon extase fit éclore en moi des songesinénarrables qui meublèrent mon imagination, enrichirent matendresse et fortifièrent mes facultés pensantes. J’ai souventattribué ces sublimes visions à des anges chargés de façonner monâme à de divines destinées, elles ont doué mes yeux de la facultéde voir l’esprit intime des choses&|160;; elles ont préparé moncœur aux magies qui font le poète malheureux, quand il a le fatalpouvoir de comparer ce qu’il sent à ce qui est, les grandes chosesvoulues au peu qu’il obtient&|160;; elles ont écrit dans ma tête unlivre où j’ai pu lire ce que je devais exprimer, elles ont mis surmes lèvres le charbon de l’improvisateur.

Mon père conçu quelques doutes sur la portée de l’enseignementoratorien, et vint m’enlever de Pont-le-Voy pour me mettre à Parisdans une Institution située au Marais. J’avais quinze ans. Examenfait de ma capacité, le rhétoricien de Pont-le-Voy fut jugé digned’être en troisième. Les douleurs que j’avais éprouvées en famille,à l’école, au collége, je les retrouvai sous une nouvelle formependant mon séjour à la pension Lepître. Mon père ne m’avait pointdonné d’argent. Quand mes parents savaient que je pouvais êtrenourri, vêtu, gorgé de latin, bourré de grec, tout était résolu.Durant le cours de ma vie collégiale, j’ai connu mille camaradesenviron, et n’ai rencontré chez aucun l’exemple d’une pareilleindifférence. Attaché fanatiquement aux Bourbons, monsieur Lepîtreavait eu des relations avec mon père à l’époque où des royalistesdévoués essayèrent d’enlever au Temple la reineMarie-Antoinette&|160;; ils avaient renouvelé connaissance&|160;;monsieur Lepître se crut donc obligé de réparer l’oubli de monpère, mais la somme qu’il me donna mensuellement fut médiocre, caril ignorait les intentions de ma famille. La pension étaitinstallée à l’ancien hôtel Joyeuse, où, comme dans toutes lesanciennes demeures seigneuriales, il se trouvait une loge desuisse. Pendant la récréation qui précédait l’heure où le ’’gâcheux’’ nous conduisait au lycée Charlemagne, les camaradesopulents allaient déjeuner chez notre portier, nommé Doisy.Monsieur Lepître ignorait ou souffrait le commerce de Doisy,véritable contrebandier que les élèves avaient intérêt àchoyer&|160;: il était le secret chaperon de nos écarts, leconfident des rentrées tardives, notre intermédiaire entre lesloueurs de livres défendus. Déjeuner avec une tasse de café au laitétait un goût aristocratique, expliqué par le prix excessif auquelmontèrent les denrées coloniales sous Napoléon. Si l’usage du sucreet du café constituait un luxe chez les parents, il annonçait parminous une supériorité vaniteuse qui aurait engendré notre passion,si la pente à l’imitation, si la gourmandise, si la contagion de lamode n’eussent pas suffi. Doisy nous faisait crédit, il noussupposait à tous des sœurs ou des tantes qui approuvent le pointd’honneur des écoliers et payent leurs dettes. Je résistailong-temps aux blandices de la buvette. Si mes juges eussent connula force des séductions, les héroïques aspirations de mon âme versle stoïcisme, les rages contenues pendant ma longue résistance, ilseussent essuyé mes pleurs au lieu de les faire couler. Mais,enfant, pouvais-je avoir cette grandeur d’âme qui fait mépriser lemépris d’autrui&|160;? Puis je sentis peut-être les atteintes deplusieurs vices sociaux dont la puissance fut augmentée par maconvoitise. Vers la fin de la deuxième année, mon père et ma mèrevinrent à Paris. Le jour de leur arrivée me fut annoncé par monfrère&|160;: il habitait Paris et ne m’avait pas fait une seulevisite. Mes sœurs étaient du voyage, et nous devions voir Parisensemble. Le premier jour nous irions dîner au Palais-Royal afind’être tout portés au Théâtre-Français. Malgré l’ivresse que mecausa ce programme de fêtes inespérées, ma joie fut détendue par levent d’orage qui impressionne si rapidement les habitués dumalheur. J’avais à déclarer cent francs de dettes contractées chezle sieur Doisy, qui me menaçait de demander lui-même son argent àmes parents. J’inventai de prendre mon frère pour drogman de Doisy,pour interprète de mon repentir, pour médiateur de mon pardon. Monpère pencha vers l’indulgence. Mais ma mère fut impitoyable, sonœil bleu foncé me pétrifia, elle fulmina de terribles prophéties. « Que serais-je plus tard, si dès l’âge de dix-sept ans je faisais desemblables équipées&|160;! Etais-je bien son fils&|160;? Allais-jeruiner ma famille&|160;? Etais-je donc seul au logis&|160;? Lacarrière embrassée par mon frère Charles n’exigeait-elle pas unedotation indépendante, déjà méritée par une conduite qui glorifiaitsa famille, tandis que j’en serais la honte&|160;? Mes deux sœursse marieraient-elles sans dot&|160;? Ignorais-je donc le prix del’argent et ce que je coûtais&|160;? A quoi servaient le sucre etle café dans une éducation&|160;? Se conduire ainsi, n’était-ce pasapprendre tous les vices&|160;?  » Marat était un ange encomparaison de moi. Après avoir subi le choc de ce torrent quicharria mille terreurs en mon âme, mon frère me reconduisit à mapension, je perdis le dîner aux Frères Provençaux et fus privé devoir Talma dans ’’ Britannicus.’’

Telle fut mon entrevue avec ma mère après une séparation dedouze ans.

Quand j’eus fini mes humanités, mon père me laissa sous latutelle de monsieur Lepître&|160;: je devais apprendre lesmathématiques transcendantes, faire une première année de Droit etcommencer de hautes études. Pensionnaire en chambre et libéré desclasses, je crus à une trêve entre la misère et moi. Mais malgrémes dix-neuf ans, ou peut-être à cause de mes dix-neuf ans, monpère continua le système qui m’avait envoyé jadis à l’école sansprovisions de bouche, au collége sans menus plaisirs, et donnéDoisy pour créancier. J’eus peu d’argent à ma disposition. Quetenter à Paris sans argent&|160;? D’ailleurs, ma liberté futsavamment enchaînée. Monsieur Lepître me faisait accompagner àl’Ecole de Droit par un gâcheux qui me remettait aux mains duprofesseur, et venait me reprendre. Une jeune fille aurait étégardée avec moins de précautions que les craintes de ma mère n’eninspirèrent pour conserver ma personne. Paris effrayait à bon droitmes parents. Les écoliers sont secrètement occupés de ce quipréoccupe aussi les demoiselles dans leurs pensionnats&|160;; quoiqu’on fasse, celles-ci parleront toujours de l’amant, et ceux-là dela femme. Mais à Paris, et dans ce temps, les conversations entrecamarades étaient dominées par le monde oriental et sultanesque duPalais-Royal&|160;; Le Palais-Royal était un Eldorado d’amour où lesoir les lingots couraient tout monnayés. Là cessaient les doutesles plus vierges, là pouvaient s’apaiser nos curiositésallumées&|160;! Le Palais-Royal et moi nous fûmes deux asymptotes,dirigées l’une vers l’autre sans pouvoir se rencontrer. Voicicomment le sort déjoua mes tentatives. Mon père m’avait présentéchez une de mes tantes qui demeurait dans l’île Saint-Louis, où jedus aller dîner les jeudis et les dimanches, conduit par madame oupar monsieur Lepître, qui, ces jours-là, sortaient et mereprenaient le soir en revenant chez eux. Singulièresrécréations&|160;! La marquise de Listomère était une grande damecérémonieuse qui n’eut jamais la pensée de m’offrir un écu. Vieillecomme une cathédrale, peinte comme une miniature, somptueuse danssa mise, elle vivait dans son hôtel comme si Louis XV ne fût pasmort, et ne voyait que des vieilles femmes et des gentilshommes,société de corps fossiles où je croyais être dans un cimetière.Personne ne m’adressait la parole, et je ne me sentais pas la forcede parler le premier. Les regards hostiles ou froids me rendaienthonteux de ma jeunesse qui semblait importune à tous. Je basai lesuccès de mon escapade sur cette indifférence, en me proposant dem’esquiver un jour, aussitôt le dîner fini, pour voler aux Galeriesde bois. Une fois engagée dans un whist, ma tante ne faisait plusattention à moi. Jean, son valet de chambre, se souciait peu demonsieur Lepître&|160;; mais ce malheureux dîner se prolongeaitmalheureusement en raison de la vétusté des mâchoires ou del’imperfection des râteliers. Enfin un soir, entre huit et neufheures, j’avais gagné l’escalier, palpitant comme Bianca Capello lejour de sa fuite&|160;; mais quand le suisse m’eut tiré le cordon,je vis le fiacre de monsieur Lepître dans la rue, et le bonhommequi me demandait de sa voix poussive. Trois fois le hasards’interposa fatalement entre l’enfer du Palais-Royal et le paradisde ma jeunesse. Le jour où, me trouvant honteux à vingt ans de monignorance, je résolus d’affronter tous les périls pour enfinir&|160;; au moment où faussant compagnie à monsieur Lepîtrependant qu’il montait en voiture, opération difficile, il étaitgros comme Louis XVIII et pied-bot&|160;; eh&|160;! bien, ma mèrearrivait en chaise de poste&|160;! Je fus arrêté par son regard etdemeurai comme l’oiseau devant le serpent. Par quel hasard larencontrai-je&|160;? Rien de plus naturel. Napoléon tentait sesderniers coups. Mon père, qui pressentait le retour des Bourbons,venait éclairer mon frère employé déjà dans la diplomatieimpériale. Il avait quitté Tours avec ma mère. Ma mère s’étaitchargée de m’y reconduire pour me soustraire aux dangers dont lacapitale semblait menacée à ceux qui suivaient intelligemment lamarche des ennemis. En quelques minutes je fus enlevé de Paris, aumoment où son séjour allait m’être fatal. Les tourments d’uneimagination sans cesse agitée de désirs réprimés, les ennuis d’unevie attristée par de constantes privations, m’avaient contraint àme jeter dans l’étude, comme les hommes lassés de leur sort seconfinaient autrefois dans un cloître. Chez moi, l’étude étaitdevenue une passion qui pouvait m’être fatale en m’emprisonnant àl’époque où les jeunes gens doivent se livrer aux activitésenchanteresses de leur nature printanière.

Ce léger croquis d’une jeunesse, où vous devinez d’innombrablesélégies, était nécessaire pour expliquer l’influence qu’elle exerçasur mon avenir. Affecté par tant d’éléments morbides, à vingt anspassés, j’étais encore petit, maigre et pâle. Mon âme pleine devouloirs se débattait avec un corps débile en apparence&|160;; maisqui, selon le mot d’un vieux médecin de Tours, subissait ladernière fusion d’un tempérament de fer. Enfant par le corps etvieux par la pensée, j’avais tant lu, tant médité, que jeconnaissais métaphysiquement la vie dans ses hauteurs au moment oùj’allais apercevoir les difficultés tortueuses de ses défilés etles chemins sablonneux de ses plaines. Des hasards inouïs m’avaientlaissé dans cette délicieuse période où surgissent les premierstroubles de l’âme, où elle s’éveille aux voluptés, où pour elletout est sapide et frais. J’étais entre ma puberté prolongée parmes travaux et ma virilité qui poussait tardivement ses rameauxverts. Nul jeune homme ne fut, mieux que je ne l’étais, préparé àsentir, à aimer. Pour bien comprendre mon récit, reportez-vous doncà ce bel âge où la bouche est vierge de mensonges, où le regard estfranc, quoique voilé par des paupières qu’alourdissent lestimidités en contradiction avec le désir, où l’esprit ne se pliepoint au jésuitisme du monde, où la couardise du cœur égale enviolence les générosités du premier mouvement. Je ne vous parleraipoint du voyage que je fis de Paris à Tours avec ma mère. Lafroideur de ses façons réprima l’essor de mes tendresses. Enpartant de chaque nouveau relais, je me promettais de parler&|160;;mais un regard, un mot effarouchaient les phrases prudemmentméditées pour mon exorde. A Orléans, au moment de se coucher, mamère me reprocha mon silence. Je me jetai à ses pieds, j’embrassaises genoux en pleurant à chaudes larmes, je lui ouvris mon cœur,gros d’affection&|160;; j’essayai de la toucher par l’éloquenced’une plaidoirie affamée d’amour, et dont les accents eussent remuéles entrailles d’une marâtre. Ma mère me répondit que je jouais lacomédie. Je me plaignis de son abandon, elle m’appela filsdénaturé. J’eus un tel serrement de cœur qu’à Blois je courus surle pont pour me jeter dans la Loire. Mon suicide fut empêché par lahauteur du parapet.

A mon arrivée, mes deux sœurs, qui ne me connaissaient point,marquèrent plus d’étonnement que de tendresse&|160;; cependant plustard, par comparaison, elles me parurent pleines d’amitié pour moi.Je fus logé dans une chambre, au troisième étage. Vous aurezcompris l’étendue de mes misères je vous aurai dit que ma mère melaissa, moi, jeune homme de vingt ans, sans autre linge que celuide mon misérable trousseau de pension, sans autre garde-robe quemes vêtements de Paris. Si je volais d’un bout du salon à l’autrepour lui ramasser son mouchoir, elle ne me disait que le froidmerci qu’une femme accorde à son valet. Obligé de l’observer pourreconnaître s’il y avait eu son cœur des endroits friables où jepusse attacher quelques rameaux d’affection, je vis en elle unegrande femme sèche et mince, joueuse, égoïste, impertinente commetoutes les Listomère chez qui l’impertinence se compte dans la dot.Elle ne voyait dans la vie que des devoirs à remplir&|160;; toutesles femmes froides que j’ai rencontrées se faisaient comme elle unereligion du devoir&|160;; elle recevait nos adorations comme unprêtre reçoit l’encens à la messe&|160;; mon frère aîné semblaitavoir absorbé le peu de maternité qu’elle avait au cœur. Elle nouspiquait sans cesse par les traits d’une ironie mordante, l’arme desgens sans cœur, et de laquelle elle se servait contre nous qui nepouvions lui rien répondre. Malgré ces barrières épineuses, lessentiments instinctifs tiennent par tant de racines, la religieuseterreur inspirée par une mère de laquelle il coûte trop dedésespérer conserve tant de liens, que la sublime erreur de notreamour se continua jusqu’au jour où, plus avancés dans la vie, ellefut souverainement jugée. En ce jour commencent les représaillesdes enfants dont l’indifférence engendrée par les déceptions dupassé, grossie des épaves limoneuses qu’ils en ramènent, s’étendjusque sur la tombe. Ce terrible despotisme chassa les idéesvoluptueuses que j’avais follement médité de satisfaire à Tours. Jeme jetai désespérément dans la bibliothèque de mon père, où je memis à lire tous les livres que je ne connaissais point. Mes longuesséances de travail m’épargnèrent tout contact avec ma mère, maiselles aggravèrent ma situation morale. Parfois, ma sœur aînée,celle qui a épousé notre cousin le marquis de Listomère, cherchaità me consoler sans pouvoir calmer l’irritation à laquelle j’étaisen proie. Je voulais mourir. De grands événements, auxquels j’étaisétranger, se préparaient alors. Parti de Bordeaux pour rejoindreLouis XVIII à Paris, le duc d’Angoulême recevait, à son passagedans chaque ville, des ovations préparées par l’enthousiasme quisaisissait la vieille France au retour des Bourbons. La Touraine enémoi pour ses princes légitimes, la ville en rumeur, les fenêtrespavoisées, les habitants endimanchés, les apprêts d’une fête, et ceje ne sais quoi répandu dans l’air et qui grise, me donnèrentl’envie d’assister au bal offert au prince. Quand je me mis del’audace au front pour exprimer ce désir à ma mère, alors tropmalade pour pouvoir assister à la fête, elle se courrouçagrandement. Arrivais-je du Congo pour ne rien savoir&|160;? Commentpouvais-je imaginer que notre famille ne serait pas représentée àce bal&|160;? En l’absence de mon père et de mon frère, n’était-cepas à moi d’y aller&|160;? N’avais-je pas une mère&|160;? nepensait-elle pas au bonheur de ses enfants&|160;? En un moment lefils quasi désavoué devenait un personnage. Je fus autant abasourdide mon importance que du déluge de raisons ironiquement déduitespar lesquelles ma mère accueillit ma supplique. Je questionnai messœurs, j’appris que ma mère, à laquelle plaisaient ces coups dethéâtre, s’était forcément occupée de ma toilette. Surpris par lesexigences de ses pratiques, aucun tailleur de Tours n’avait pu secharger de mon équipement. Ma mère avait mandé son ouvrière à lajournée, qui, suivant l’usage des provinces, savait faire touteespèce de couture. Un habit bleu-barbeau me fut secrètementconfectionné tant bien que mal. Des bas de soie et des escarpinsneufs furent facilement trouvés&|160;; les gilets d’homme seportaient courts, je pus mettre un des gilets de mon père&|160;;pour la première fois j’eus une chemise à jabot dont les tuyauxgonflèrent ma poitrine et s’entortillèrent dans le nœud de macravate. Quand je fus habillé, je me ressemblais si peu, que messœurs me donnèrent par leurs compliments le courage de paraîtredevant la Touraine assemblée. Entreprise ardue&|160;! Cette fêtecomportait trop d’appelés pour qu’il y eût beaucoup d’élus. Grâce àl’exiguïté de ma taille, je me faufilai sous une tente construitedans les jardins de la maison Papion et j’arrivai près du fauteuiloù trônait le prince. En un moment je fus suffoqué par la chaleur,ébloui par les lumières, par les tentures rouges, par les ornementsdorés, par les toilettes et les diamants de la première fêtepublique à laquelle j’assistais. J’étais poussé par une fouled’hommes et de femmes qui se ruaient les uns sur les autres et seheurtaient dans un nuage de poussière. Les cuivres ardents et leséclats bourboniens de la musique militaire étaient étouffés sousles hourra de&|160;: — Vive le duc d’Angoulême&|160;! vive leroi&|160;! vivent les Bourbons&|160;! Cette fête était une débâcled’enthousiasme où chacun s’efforçait de se surpasser dans le féroceempressement de courir au soleil levant des Bourbons, véritableégoïsme de parti qui me laissa froid, me rapetissa, me replia surmoi-même.

Emporté comme un fétu dans ce tourbillon, j’eus un enfantindésir d’être duc d’Angoulême, de me mêler ainsi à ces princes quiparadaient devant un public ébahi. La niaise envie du Tourangeaufit éclore une ambition que mon caractère et les circonstancesennoblirent. Qui n’a pas jalousé cette adoration dont unerépétition grandiose me fut offerte quelques mois après, quandParis tout entier se précipita vers l’Empereur à son retour del’île d’Elbe&|160;? Cet empire exercé sur les masses dont lessentiments et la vie se déchargent dans une seule âme, me vouasoudain à la gloire, cette prêtresse qui égorge les Françaisaujourd’hui, comme autrefois la druidesse sacrifiait les Gaulois.Puis tout à coup je rencontrai la femme qui devait aiguillonnersans cesse mes ambitieux désirs, et les combler en me jetant aucœur de la Royauté. Trop timide pour inviter une danseuse, etcraignant d’ailleurs de brouiller les figures, je devinsnaturellement très-grimaud et ne sachant que faire de ma personne.Au moment où je souffrais du malaise causé par le piétinementauquel nous oblige une foule, un officier marcha sur mes piedsgonflés autant par la compression du cuir que par la chaleur. Cedernier ennui me dégoûta de la fête. Il était impossible de sortir,je me réfugiai dans un coin au bout d’une banquette abandonnée, oùje restai les yeux fixes, immobile et boudeur. Trompée par machétive apparence, une femme me prit pour un enfant prêt às’endormir en attendant le bon plaisir de sa mère, et se posa prèsde moi par un mouvement d’oiseau qui s’abat sur son nid. Aussitôtje sentis un parfum de femme qui brilla dans mon âme comme y brilladepuis la poésie orientale. Je regardai ma voisine, et fus plusébloui par elle que je ne l’avais été par la fête&|160;; elledevint toute ma fête. Si vous avez bien compris ma vie antérieure,vous devinerez les sentiments qui sourdirent en mon cœur. Mes yeuxfurent tout à coup frappés par de blanches épaules rebondies surlesquelles j’aurais voulu pouvoir me rouler, des épaules légèrementrosées qui semblaient rougir comme si elles se trouvaient nues pourla première fois, de pudiques épaules qui avaient une âme, et dontla peau satinée éclatait à la lumière comme un tissu de soie. Cesépaules étaient partagées par une raie, le long de laquelle coulamon regard, plus hardi que ma main. Je me haussai tout palpitantpour voir le corsage et fus complétement fasciné par une gorgechastement couverte d’une gaze, mais dont les globes azurés etd’une rondeur parfaite étaient douillettement couchés dans desflots de dentelle. Les plus légers détails de cette tête furent desamorces qui réveillèrent en moi des jouissances infinies&|160;: lebrillant des cheveux lissés au-dessus d’un cou velouté comme celuid’une petite fille, les lignes blanches que le peigne y avaitdessinées et où mon imagination courut comme en de frais sentiers,tout me fit perdre l’esprit. Après m’être assuré que personne ne mevoyait, je me plongeai dans ce dos comme un enfant qui se jettedans le sein de sa mère, et je baisai toutes ces épaules en roulantma tête. Cette femme poussa un cri perçant, que la musique empêchad’entendre, elle se retourna, me vit et me dit&|160;: « Monsieur&|160;?  » Ah&|160;! si elle avait dit&|160;:  » — Mon petitbonhomme qu’est-ce qui vous prend donc&|160;?  » je l’aurais tuéepeut-être&|160;; mais à ce ’’ monsieur&|160;!’’ des larmes chaudesjaillirent de mes yeux. Je fus pétrifié par un regard animé d’unesainte colère, par une tête sublime couronnée d’un diadème decheveux cendrés, en harmonie avec ce dos d’amour. La pourpre de lapudeur offensée étincela sur son visage, que désarmait déjà lepardon de la femme qui comprend une frénésie quand elle en est leprincipe, et devine des adorations infinies les larmes du repentir.Elle s’en alla par un mouvement de reine. Je sentis alors leridicule de ma position&|160;; alors seulement je compris quej’étais fagotté comme le singe d’un Savoyard. J’eus honte de moi.Je restai tout hébété, savourant la pomme que je venais de voler,gardant sur mes lèvres la chaleur de ce sang que j’avais aspiré, neme repentant de rien, et suivant du regard cette femme descenduedes cieux. Saisi par le premier accès charnel de la grande fièvredu cœur, j’errai dans le bal devenu désert, sans pouvoir yretrouver mon inconnue. Je revins me coucher métamorphosé.

Une âme nouvelle, une âme aux ailes diaprées avait brisé salarve. Tombée des steppes bleus où je l’admirais, ma chère étoiles’était donc faite femme en conservant sa clarté, sesscintillements et sa fraîcheur. J’aimai soudain sans rien savoir del’amour. N’est-ce pas une étrange chose que cette premièreirruption du sentiment le plus vif de l’homme&|160;? J’avaisrencontré dans le salon de ma tante quelques jolies femmes, aucunene m’avait causé la moindre impression. Existe-t-il donc une heure,une conjonction d’astres, une réunion de circonstances expresses,une certaine femme entre toutes, pour déterminer une passionexclusive, au temps où la passion embrasse le sexe entier&|160;? Enpensant que mon élue vivait en Touraine, j’aspirais l’air avecdélices, je trouvai au bleu du temps une couleur que je ne lui aiplus vue nulle part. Si j’étais ravi mentalement, je parussérieusement malade, et ma mère eut des craintes mêlées de remords.Semblable aux animaux qui sentent venir le mal, j’allai m’accroupirdans un coin du jardin pour y rêver au baiser que j’avais volé.Quelques jours après ce bal mémorable, ma mère attribua l’abandonde mes travaux, mon indifférence à ses regards oppresseurs, moninsouciance de ses ironies et ma sombre attitude, aux crisesnaturelles que doivent subir les jeunes gens de mon âge. Lacampagne, cet éternel remède des affections auxquelles la médecinene connaît rien, fut regardée comme le meilleur moyen de me sortirde mon apathie. Ma mère décida que j’irais passer quelques jours àFrapesle, château situé sur l’Indre entre Montbazon etAzay-le-Rideau chez l’un de ses amis, à qui sans doute elle donnades instructions secrètes. Le jour où j’eus ainsi la clef deschamps, j’avais si drument nagé dans l’océan de l’amour que jel’avais traversé. J’ignorais le nom de mon inconnue, comment ladésigner, où la trouver&|160;? d’ailleurs, à qui pouvais-je parlerd’elle&|160;? Mon caractère timide augmentait encore les craintesinexpliquées qui s’emparent des jeunes cœurs au début de l’amour,et me faisait commencer par la mélancolie qui termine les passionssans espoir. Je ne demandais pas mieux que d’aller, venir, courir àtravers champs. Avec ce courage d’enfant qui ne doute de rien etcomporte je ne sais quoi de chevaleresque, je me proposais defouiller tous les châteaux de la Touraine, en y voyageant à pied,en me disant à chaque jolie tourelle&|160;: — C’est là&|160;!

Donc, un jeudi matin je sortis de Tours par la barrièreSaint-Eloy, je traversai les ponts Saint-Sauveur, j’arrivai dansPoncher en levant le nez à chaque maison, et gagnai la route deChinon. Pour la première fois de ma vie, je pouvais m’arrêter sousun arbre, marcher lentement ou vite à mon gré sans être questionnépar personne. Pour un pauvre être écrasé par les différentsdespotismes qui, peu ou prou, pèsent sur toutes les jeunesses, lepremier usage du libre arbitre, exercé même sur des riens,apportait à l’âme je ne sais quel épanouissement. Beaucoup deraisons se réunirent pour faire de ce jour une fête pleined’enchantements. Dans mon enfance, mes promenades ne m’avaient pasconduit à plus d’une lieue hors la ville. Mes courses aux environsde Pont-le-Voy, ni celles que je fis dans Paris, ne m’avaient gâtésur les beautés de la nature champêtre. Néanmoins il me restait,des premiers souvenirs de ma vie, le sentiment du beau qui respiredans le paysage de Tours avec lequel je m’étais familiarisé.Quoique complétement neuf à la poésie des sites, j’étais doncexigeant à mon insu, comme ceux qui sans avoir la pratique d’un arten imaginent tout d’abord l’idéal. Pour aller au château deFrapesle, les gens à pied ou à cheval abrègent la route en passantpar les landes dites de Charlemagne, terres en friche, situées ausommet du plateau qui sépare le bassin du Cher et celui de l’Indre,et où mène un chemin de traverse que l’on prend à Champy. Ceslandes plates et sablonneuses, qui vous attristent durant une lieueenviron, joignent par un bouquet de bois le chemin de Saché, nom dela commune d’où dépend Frapesle. Ce chemin, qui débouche sur laroute de Chinon, bien au delà de Ballan, longe une plaine onduléesans accidents remarquables, jusqu’au petit pays d’Artanne. Là sedécouvre une vallée qui commence à Montbazon, finit à la Loire, etsemble bondir sous les châteaux posés sur ces doublescollines&|160;; une magnifique coupe d’émeraude au fond de laquellel’Indre se roule par des mouvements de serpent. A cet aspect, jefus saisi d’un étonnement voluptueux que l’ennui des landes ou lafatigue du chemin avait préparé. — Si cette femme, la fleur de sonsexe, habite un lieu dans le monde, ce lieu, le voici&|160;? Acette pensée je m’appuyai contre un noyer sous lequel, depuis cejour, je me repose toutes les fois que je reviens dans ma chèrevallée. Sous cet arbre confident de mes pensées, je m’interroge surles changements que j’ai subis pendant le temps qui s’est écoulédepuis le dernier jour où j’en suis parti. Elle demeurait là, moncœur ne me trompait point&|160;: le premier castel que je vis aupenchant d’une lande était son habitation. Quand je m’assis sousmon noyer, le soleil de midi faisait pétiller les ardoises de sontoit et les vitres de ses fenêtres. Sa robe de percale produisaitle point blanc que je remarquai dans ses vignes&|160;! sous unhallebergier. Elle était, comme vous le savez déjà, sans riensavoir encore, ’’ le lys de cette vallée’’ où elle croissait pourle ciel, en la remplissant du parfum de ses vertus. L’amour infini,sans autre aliment qu’un objet à peine entrevu dont mon âme étaitremplie, je le trouvais exprimé par ce long ruban d’eau quiruisselle au soleil entre deux rives vertes, par ces lignes depeupliers qui parent de leurs dentelles mobiles ce val d’amour, parles bois de chênes qui s’avancent entre les vignobles sur descoteaux que la rivière arrondit toujours différemment, et par ceshorizons estompés qui fuient en se contrariant. Si vous voulez voirla nature belle et vierge comme une fiancée, allez là par un jourde printemps, si vous voulez calmer les plaies saignantes de votrecœur, revenez-y par les derniers jours de l’automne&|160;; auprintemps, l’amour y bat des ailes à plein ciel, en automne on ysonge à ceux qui ne sont plus. Le poumon malade y respire unebienfaisante fraîcheur, la vue s’y repose sur des touffes doréesqui communiquent à l’âme leurs paisibles douceurs. En ce moment,les moulins situés sur les chutes de l’Indre donnaient une voix àcette vallée frémissante, les peupliers se balançaient en riant,pas un nuage au ciel, les oiseaux chantaient, les cigales criaient,tout y était mélodie. Ne me demandez plus pourquoi j’aime laTouraine&|160;? je ne l’aime ni comme on aime son berceau, ni commeon aime une oasis dans le désert&|160;; je l’aime comme un artisteaime l’art&|160;; je l’aime moins que je ne vous aime, mais sans laTouraine, peut-être ne vivrais-je plus. Sans savoir pourquoi, mesyeux revenaient au point blanc, à la femme qui brillait dans cevaste jardin comme au milieu des buissons verts éclatait laclochette d’un convolvulus, flétrie si l’on y touche. Je descendis,l’âme émue, au fond de cette corbeille, et vis bientôt un villageque la poésie qui surabondait en moi me fit trouver sans pareil.Figurez-vous trois moulins posés parmi des îles gracieusementdécoupées, couronnées de quelques bouquets d’arbres au milieu d’uneprairie d’eau&|160;; quel autre nom donner à ces végétationsaquatiques, si vivaces, si bien colorées, qui tapissent la rivière,surgissent au-dessus, ondulent avec elle, se laissent aller à sescaprices et se plient aux tempêtes de la rivière fouettée par laroue des moulins&|160;! Cà et là, s’élèvent des masses de graviersur lesquelles l’eau se brise en y formant des franges où reluit lesoleil. Les amaryllis, le nénuphar, le lys d’eau, les joncs, lesflox décorent les rives de leurs magnifiques tapisseries. Un ponttremblant composé de poutrelles pourries, dont les piles sontcouvertes de fleurs, dont les garde-fous plantés d’herbes vivaceset de mousses veloutées se penchent sur la rivière et ne tombentpoint&|160;; des barques usées, des filets de pécheurs, le chantmonotone d’un berger, les canards qui voguaient entre les îles ous’épluchaient sur le jard, nom du gros sable que charrie laLoire&|160;: des garçons meuniers, le bonnet sur l’oreille, occupésà charger leurs mulets&|160;; chacun de ces détails rendait cettescène d’une naïveté surprenante. Imaginez au delà du pont deux outrois fermes, un colombier, des tourterelles, une trentaine demasures séparées par des jardins, par des haies de chèvrefeuilles,de jasmins et de clématites&|160;; puis du fumier fleuri devanttoutes les portes, des poules et des coqs par les chemins&|160;?voilà le village du Pont-de-Ruan, joli village surmonté d’unevieille église pleine de caractère, une église du temps descroisades, et comme les peintres en cherchent pour leurs tableaux.Encadrez le tout de noyers antiques, de jeunes peupliers auxfeuilles d’or pâle, mettez de gracieuses fabriques au milieu deslongues prairies où l’œil se perd sous un ciel chaud et vaporeux,vous aurez une idée d’un des mille points de vue de ce beau pays.Je suivis le chemin de Saché sur la gauche de la rivière, enobservant les détails des collines qui meublent la rive opposée.Puis enfin j’atteignis un parc orné d’arbres centenaires quim’indiqua le château de Frapesle. J’arrivai précisément à l’heureoù la cloche annonçait le déjeuner. Après le repas, mon hôte, nesoupçonnant pas que j’étais venu de Tours à pied, me fit parcourirles alentours de sa terre où de toutes parts je vis la vallée soustoutes ses formes&|160;: ici par une échappée là toutentière&|160;; souvent mes yeux furent attirés à l’horizon par labelle lame d’or de la Loire où parmi les roulées les voilesdessinaient de fantasques figures qui fuyaient emportées par levent. En gravissant une crête j’admirai pour la première fois lechâteau d’Azay diamant taillé à facettes serti par l’Indre montésur des pilotis masqués de fleurs. Puis je vis dans un fond lesmasses romantiques du château de Saché mélancolique séjour pleind’harmonies, trop graves pour les gens superficiels, chères auxpoètes dont l’âme est endolorie. Aussi, plus tard, en aimai-je lesilence, les grands arbres chenus, et ce je ne sais quoi mystérieuxépandu dans son vallon solitaire&|160;! Mais chaque fois que jeretrouvais au penchant de la côte voisine le mignon castel aperçu,choisi par mon premier regard, je m’y arrêtais complaisamment.

— Hé&|160;! me dit mon hôte en lisant dans mes yeux l’un de cespétillants désirs toujours si naïvement exprimés à mon âge voussentez de loin une jolie femme comme un chien flaire le gibier.

Je n’aimai pas ce dernier mot mais je demandai le nom du castelet celui du propriétaire.

— Ceci est Clochegourde, me dit-il, une jolie maison appartenantau comte de Mortsauf, le représentant d’une famille historique enTouraine, dont la fortune date de Louis XI, et dont le nom indiquel’aventure à laquelle il doit et ses armes et son illustration. Ildescend d’un homme qui survécut à la potence. Aussi les Mortsaufportent-ils ’’ d’or, à la croix de sable alezée potencée etcontre-potencée, chargée en cœur d’une fleur de lys d’or au piednourri’’, avec&|160;: ’’ Dieu saulve le Roi notre Sire’’, pourdevise. Le comte est venu s’établir sur ce domaine au retour del’émigration. Ce bien est à sa femme, une demoiselle de Lenoncourtde la maison de Lenoncourt-Givry, qui va s’éteindre&|160;: madamede Mortsauf est fille unique. Le peu de fortune de cette famillecontraste si singulièrement avec l’illustration des noms, que, parorgueil ou par nécessité peut-être, ils restent toujours àClochegourde et n’y voient personne. Jusqu’à présent leurattachement aux Bourbons pouvait justifier leur solitude&|160;;mais je doute que le retour du roi change leur manière de vivre. Envenant m’établir ici l’année dernière, je suis allé leur faire unevisite de politesse&|160;; ils me l’ont rendue et nous ont invitésà dîner&|160;; l’hiver nous a séparés pour quelques mois&|160;;puis les événements politiques ont retardé notre retour, car je nesuis à Frapesle que depuis peu de temps. Madame de Mortsauf est unefemme qui pourrait occuper partout la première place.

— Vient-elle souvent à Tours&|160;?

— Elle n’y va jamais. Mais, dit-il en se reprenant, elle y estallée dernièrement, au passage du duc d’Angoulême qui s’est montréfort gracieux pour monsieur de Mortsauf.

— C’est elle&|160;! m’écriai-je.

— Qui, elle&|160;?

— Une femme qui a de belles épaules.

— Vous rencontrerez en Touraine beaucoup de femmes qui ont debelles épaules, dit-il en riant. Mais si vous n’êtes pas fatigué,nous pouvons passer la rivière et monter à Clochegourde où vousaviserez à reconnaître vos épaules.

J’acceptai non sans rougir de plaisir et de honte. Vers quatreheures nous arrivâmes au petit château que mes yeux caressaientdepuis si long-temps. Cette habitation, qui fait un bel effet dansle paysage est en réalité modeste. Elle a cinq fenêtres de face,chacune de celles qui terminent la façade exposée au midi s’avanced’environ deux toises, artifice d’architecture qui simule deuxpavillons et donne de la grâce au logis&|160;; celle du milieu sertde porte, et on en descend par un double perron dans des jardinsétagés qui atteignent à une étroite prairie située le long del’Indre. Quoiqu’un chemin communal sépare cette prairie de ladernière terrasse ombragée par une allée d’acacias et de vernis duJapon, elle semble faire partie des jardins&|160;; car le cheminest creux, encaissé d’un côté par la terrasse, et bordé de l’autrepar une haie normande. Les pentes bien ménagées mettent assez dedistance entre l’habitation et la rivière pour sauver lesinconvénients du voisinage des eaux sans en ôter l’agrément. Sousla maison se trouvent des remises, des écuries, des resserres, descuisines dont les diverses ouvertures dessinent des arcades. Lestoits sont gracieusement contournés aux angles, décorés demansardes à croisillons sculptés et de bouquets en plomb sur lespignons. La toiture, sans doute négligée pendant la Révolution, estchargée de cette rouille produite par les mousses plates etrougeâtres qui croissent sur les maisons exposées au midi. Laporte-fenêtre du perron est surmontée d’un campanile où restesculpté l’écusson des Blamont-Chauvry&|160;: ’’ écartelé de gueulesà un pal de vair, flanqué de deux mains appaumées de carnation etd’or à deux lances de sable mises en chevron’’. La devise&|160;: ’’Voyez tous, nul ne touche&|160;!’’me frappa vivement. Les supports,qui sont un griffon et un dragon de gueules enchaînés d’or,faisaient un joli effet sculptés. La Révolution avait endommagé lacouronne ducale et le cimier, qui se compose d’un palmier desinople fruité d’or. Senart, secrétaire du Comité de Salut public,était bailli de Saché avant 1781, ce qui explique cesdévastations.

Ces dispositions donnent une élégante physionomie à ce castelouvragé comme une fleur, et qui semble ne pas peser sur le sol. Vude la vallée, le rez-de-chaussée semble être au premierétage&|160;; mais du côté de la cour, il est de plain-pied avec unelarge allée sablée donnant sur un boulingrin animé par plusieurscorbeilles de fleurs. A droite et à gauche, les clos de vignes, lesvergers et quelques pièces de terres labourables plantées denoyers, descendent rapidement, enveloppent la maison de leursmassifs, et atteignent les bords de l’Indre, que garnissent en cetendroit des touffes d’arbres dont les verts ont été nuancés par lanature elle-même. En montant le chemin qui côtoie Clochegourde,j’admirais ces masses si bien disposées, j’y respirais un airchargé de bonheur. La nature morale a-t-elle donc, comme la naturephysique, ses communications électriques et ses rapides changementsde température&|160;? Mon cœur palpitait à l’approche desévénements secrets qui devaient le modifier à jamais, comme lesanimaux s’égaient en prévoyant un beau temps. Ce jour si marquantdans ma vie ne fut dénué d’aucune des circonstances qui pouvaientle solenniser. La Nature s’était parée comme une femme allant à larencontre du bien-aimé, mon âme avait pour la première fois entendusa voix, mes yeux l’avaient admirée aussi féconde, aussi variée quemon imagination me la représentait dans mes rêves de collége dontje vous ai dit quelques mots inhabiles à vous en expliquerl’influence, car ils ont été comme une Apocalypse où ma vie me futfigurativement prédite&|160;: chaque événement heureux oumalheureux s’y rattache par des images bizarres, liens visibles auxyeux de l’âme seulement. Nous traversâmes une première courentourée des bâtiments nécessaires aux exploitations rurales, unegrange, un pressoir, des étables, des écuries. Averti par lesaboiements du chien de garde, un domestique vint à notre rencontre,et nous dit que monsieur le comte, parti pour Azay dès le matin,allait sans doute revenir, et que madame la comtesse était aulogis. Mon hôte me regarda. Je tremblais qu’il ne voulût pas voirmadame de Mortsauf en l’absence de son mari, mais il dit audomestique de nous annoncer. Poussé par une avidité d’enfant, je meprécipitai dans la longue antichambre qui traverse la maison.

— Entrez donc, messieurs&|160;! dit alors une voix d’or.

Quoique madame de Mortsauf n’eût prononcé qu’un mot au bal, jereconnus sa voix qui pénétra mon âme et la remplit comme un rayonde soleil remplit et dore le cachot d’un prisonnier. En pensantqu’elle pouvait se rappeler ma figure, je voulus m’enfuir&|160;; iln’était plus temps, elle apparut sur le seuil de la porte, nos yeuxse rencontrèrent. Je ne sais qui d’elle ou de moi rougit le plusfortement. Assez interdite pour ne rien dire, elle revint s’asseoirà sa place devant un métier à tapisserie, après que le domestiqueeut approché deux fauteuils&|160;; elle acheva de tirer sonaiguille afin de donner un prétexte à son silence, compta quelquespoints et releva sa tête, à la fois douce et altière, vers monsieurde Chessel en lui demandant à quelle heureuse circonstance elledevait sa visite. Quoique curieuse de savoir la vérité sur monapparition, elle ne nous regarda ni l’un ni l’autre&|160;; ses yeuxfurent constamment attachés sur la rivière, mais à la manière dontelle écoulait, vous eussiez dit que, semblable aux aveugles, ellesavait reconnaître les agitations de l’âme dans les imperceptiblesaccents de la parole. Et cela était vrai. Monsieur de Chessel ditmon nom et fit ma biographie. J’étais arrivé depuis quelques mois àTours, où mes parents m’avaient ramené chez eux quand la guerreavait menacé Paris. Enfant de la Touraine à qui la Touraine étaitinconnue, elle voyait en moi un jeune homme affaibli par destravaux immodérés, envoyé à Frapesle pour s’y divertir, et auquelil avait montré sa terre, où je venais pour la première fois. Aubas du coteau seulement, je lui avais appris ma course de Tours àFrapesle, et craignant pour ma santé déjà si faible, il s’étaitavisé d’entrer à Clochegourde en pensant qu’elle me permettrait dem’y reposer. Monsieur de Chessel disait la vérité, mais un hasardheureux semble si fort cherché que madame de Mortsauf garda quelquedéfiance, elle tourna sur moi des yeux froids et sévères qui mefirent baisser les paupières d’humiliation autant par je ne saisquel sentiment d’humiliation que pour cacher des larmes que jeretins entre mes cils. L’imposante châtelaine me vit le front ensueur&|160;; peut-être aussi devina-t-elle les larmes, car ellem’offrit ce dont je pouvais avoir de besoin, en exprimant une bontéconsolante qui me rendit la parole. Je rougissais comme une jeunefille en faute, et d’une voix chevrotante comme celle d’unvieillard, je répondis par un remercîment négatif.

— Tout ce que je souhaite, lui dis-je en levant les yeux sur lessiens que je rencontrai pour la seconde fois, mais pendant unmoment aussi rapide qu’un éclair, c’est de n’être pas renvoyéd’ici&|160;; je suis tellement engourdi par la fatigue, que je nepourrais marcher.

— Pourquoi suspectez-vous l’hospitalité de notre beaupays&|160;? me dit-elle. Vous nous accorderez sans doute le plaisirde dîner à Clochegourde&|160;? ajouta-t-elle en se tournant versson voisin.

Je jetai sur mon protecteur un regard où éclatèrent tant deprières qu’il se mit en mesure d’accepter cette proposition, dontla formule voulait un refus. Si l’habitude du monde permettait àmonsieur de Chessel de distinguer ces nuances, un jeune homme sansexpérience croit si fermement à l’union de la parole et de lapensée chez une belle femme, que je fus bien étonné quand, enrevenant le soir, mon hôte me dit&|160;: — Je suis resté, parce quevous en mouriez d’envie&|160;; mais si vous ne raccommodez pas leschoses, je suis brouillé peut-être avec mes voisins. Ce ’’ si vousne raccommodez pas les choses’’ me fit long-temps rêver. Si jeplaisais à madame de Mortsauf, elle ne pourrait pas en vouloir àcelui qui m’avait introduit chez elle. Monsieur de Chessel mesupposait donc le pouvoir de l’intéresser, n’était-ce pas me ledonner&|160;? Cette explication corrobora mon espoir en un momentoù j’avais besoin de secours.

— Ceci me semble difficile, répondit-il, madame de Chessel nousattend.

— Elle vous a tous les jours, reprit la comtesse, et nouspouvons l’avertir. Est-elle seule&|160;?

— Elle a monsieur l’abbé de Quélus.

— Eh&|160;! bien, dit-elle en se levant pour sonner, vous dînezavec nous.

Cette fois monsieur de Chessel la crut franche et me jeta desregards complimenteurs. Dès que je fus certain de rester pendantune soirée sous ce toit, j’eus à moi comme une éternité. Pourbeaucoup d’êtres malheureux, demain est un mot vide de sens, etj’étais alors au nombre de ceux qui n’ont aucune foi dans lelendemain&|160;; quand j’avais quelques heures à moi, j’y faisaistenir toute une vie de voluptés. Madame de Mortsauf entama sur lepays, sur les récoltes, sur les vignes, une conversation à laquellej’étais étranger. Chez une maîtresse de maison, cette façon d’agiratteste un manque d’éducation ou son mépris pour celui qu’elle metainsi comme à la porte du discours&|160;; mais ce fut embarras chezla comtesse. Si d’abord je crus qu’elle affectait de me traiter enenfant, si j’enviai le privilège des hommes de trente ans quipermettait à monsieur de Chessel d’entretenir sa voisine de sujetsgraves auxquels je ne comprenais rien, si je me dépitai en medisant que tout était pour lui&|160;; à quelques mois de là, je suscombien est significatif le silence d’une femme, et combien depensées couvre une diffuse conversation. D’abord j’essayai de memettre à mon aise dans mon fauteuil&|160;; puis je reconnus lesavantages de ma position en me laissant aller au charme d’entendrela voix de la comtesse. Le souffle de son âme se déployait dans lesreplis des syllabes, comme le son se divise sous les clefs d’uneflûte&|160;; il expirait onduleusement à l’oreille d’où ilprécipitait l’action du sang. Sa façon de dire les terminaisons en’’ i’’ faisait croire à quelque chant d’oiseau&|160;; le ’’ ch’’prononcé par elle était comme une caresse, et la manière dont elleattaquait les ’’ t’’ accusait le despotisme du cœur. Elle étendaitainsi, sans le savoir, le sens des mots, et vous entraînait l’âmedans un monde surhumain. Combien de fois n’ai-je pas laissécontinuer une discussion que je pouvais finir, combien de fois neme suis-je pas fait injustement gronder pour écouter ces concertsde voix humaine, pour aspirer l’air qui sortait de sa lèvre chargéde son âme, pour étreindre cette lumière parlée avec l’ardeur quej’aurais mise à serrer la comtesse sur mon sein&|160;! Quel chantd’hirondelle joyeuse, quand elle pouvait rire&|160;! mais quellevoix de cygne appelant ses compagnes, quand elle parlait de seschagrins&|160;! L’inattention de la comtesse me permit del’examiner. Mon regard se régalait en glissant sur la belleparleuse, il pressait sa taille, baisait ses pieds, et se jouaitdans les boucles de sa chevelure. Cependant j’étais en proie à uneterreur que comprendront ceux qui, dans leur vie, ont éprouvé lesjoies illimitées d’une passion vraie. J’avais peur qu’elle ne mesurprit les yeux attachés à la place de ses épaules que j’avais siardemment embrassée. Cette crainte avivait la tentation, et j’ysuccombais, je les regardais&|160;! mon œil déchirait l’étoffe, jerevoyais la lentille qui marquait la naissance de la jolie raie parlaquelle son dos était partagé, mouche perdue dans du lait, et quidepuis le bal flamboyait toujours le soir dans ces ténèbres oùsemble ruisseler le sommeil des jeunes gens dont l’imagination estardente, dont la vie est chaste.

Je puis vous crayonner les traits principaux qui partout eussentsignalé la comtesse aux regards&|160;; mais le dessin le pluscorrect, la couleur la plus chaude n’en exprimeraient rien encore.Sa figure est une de celles dont la ressemblance exigel’introuvable artiste de qui la main sait peindre le reflet desfeux intérieurs, et sait rendre cette vapeur lumineuse que nie lascience, que la parole ne traduit pas, mais que voit un amant. Sescheveux fins et cendrés la faisaient souvent souffrir, et cessouffrances étaient sans doute causées par de subites réactions dusang vers la tête. Son front arrondi, proéminent comme celui de laJoconde, paraissait plein d’idées inexprimées, de sentimentscontenus, de fleurs noyées dans des eaux amères. Ses yeuxverdâtres, semés de points bruns, étaient toujours pâles&|160;;mais s’il s’agissait de ses enfants, s’il lui échappait de cesvives effusions de joie ou de douleur, rares dans la vie des femmesrésignées, son œil lançait alors une lueur subtile qui semblaits’enflammer aux sources de la vie et devait les tarir&|160;; éclairqui m’avait arraché des larmes quand elle me couvrit de son dédainformidable et qui lui suffisait pour abaisser les paupières auxplus hardis. Un nez grec, comme dessiné par Phidias et réuni par undouble arc à des lèvres élégamment sinueuses, spiritualisait sonvisage de forme ovale, et dont le teint, comparable au tissu descamélias blancs, se rougissait aux joues par de jolis tons roses.Son embonpoint ne détruisait ni la grâce de sa taille, ni larondeur voulue pour que ses formes demeurassent belles quoiquedéveloppées. Vous comprendrez soudain ce genre de perfection,lorsque vous saurez qu’en s’unissant à l’avant-bras leséblouissants trésors qui m’avaient fasciné paraissaient ne devoirformer aucun pli. Le bas de sa tête n’offrait point ces creux quifont ressembler la nuque de certaines femmes à des troncs d’arbres,ses muscles n’y dessinaient point de cordes et partout les ligness’arrondissaient en flexuosités désespérantes pour le regard commepour le pinceau. Un duvet follet se mourait le long de ses joues,dans les méplats du col, en y retenant la lumière qui s’y faisaitsoyeuse. Ses oreilles petites et bien contournées étaient, suivantson expression, des oreilles d’esclave et de mère. Plus tard, quandj’habitai son cœur, elle me disait&|160;:  » Voici monsieur deMortsauf&|160;!  » et avait raison, tandis que je n’entendais rienencore, moi dont l’ouïe possède une remarquable étendue. Ses brasétaient beaux, sa main aux doigts recourbés était longue, et, commedans les statues antiques, la chair dépassait ses ongles à finescôtes. Je vous déplairais en donnant aux tailles plates l’avantagesur les tailles rondes, si vous n’étiez pas une exception. Lataille ronde est un signe de force, mais les femmes ainsiconstruites sont impérieuses, volontaires, plus voluptueuses quetendres. Au contraire, les femmes à taille plate sont dévouées,pleines de finesse, enclines à la mélancolie&|160;; elles sontmieux femmes que les autres. La taille plate est souple et molle,la taille ronde est inflexible et jalouse. Vous savez maintenantcomment elle était faite. Elle avait le pied d’une femme comme ilfaut, ce pied qui marche peu, se fatigue promptement et réjouit lavue quand il dépasse la robe. Quoiqu’elle fût mère de deux enfants,je n’ai jamais rencontré dans son sexe personne de plus jeune fillequ’elle. Son air exprimait une simplesse, jointe à je ne sais quoid’interdit et de songeur qui ramenait à elle comme le peintre nousramène à la figure où son génie a traduit un monde de sentiments.Ses qualités visibles ne peuvent d’ailleurs s’exprimer que par descomparaissons. Rappelez-vous le parfum chaste et sauvage de cettebruyère que nous avons cueillie en revenant de la villa Diodati,cette fleur dont vous avez tant loué le noir et le rose, vousdevinerez comment cette femme pouvait être élégante loin du monde,naturelle dans ses expressions, recherchée dans les choses quidevenaient siennes, à la fois rose et noire. Son corps avait laverdeur que nous admirons dans les feuilles nouvellement dépliées,son esprit avait la profonde concision du sauvage&|160;; elle étaitenfant par le sentiment, grave par la souffrance, châtelaine etbachelette. Aussi plaisait-elle sans artifice, par sa manière des’asseoir, de se lever, de se taire ou de jeter un mot.Habituellement recueillie, attentive comme la sentinelle sur quirepose le salut de tous et qui épie le malheur, il lui échappaitparfois des sourires qui trahissaient en elle un naturel rieurenseveli sous le maintien exigé par sa vie. Sa coquetterie étaitdevenue du mystère, elle faisait rêver au lieu d’inspirerl’attention galante que sollicitent les femmes, et laissaitapercevoir sa première nature de flamme vive, ses premiers rêvesbleus, comme on voit le ciel par des éclaircies de nuages. Cetterévélation involontaire rendait pensifs ceux qui ne se sentaientpas une larme intérieure séchée par le feu des désirs. La rareté deses gestes, et surtout celle de ses regards (excepté ses enfants,elle ne regardait personne) donnaient une incroyable solennité à cequ’elle faisait ou disait, quand elle faisait ou disait une choseavec cet air que savent prendre les femmes au moment où ellescompromettent leur dignité par un aveu. Ce jour-là madame deMortsauf avait une robe rose à mille raies, une collerette à largeourlet, une ceinture noire et des brodequins de cette même couleur.Ses cheveux simplement tordus sur sa tête étaient retenus par unpeigne d’écaille. Telle est l’imparfaite esquisse promise. Mais laconstante émanation de son âme sur les siens, cette essencenourrissante épandue à flots comme le soleil émet sa lumière&|160;;mais sa nature intime, son attitude aux heures sereines, sarésignation aux heures nuageuses, tous ces tournoiements de la vieoù le caractère se déploie, tiennent comme les effets du ciel à descirconstances inattendues et fugitives qui ne se ressemblent entreelles que par le fond d’où elles détachent, et dont la peinturesera nécessairement mêlée aux événements de cette histoire&|160;;véritable épopée domestique, aussi grande aux yeux du sage que lesont les tragédies aux yeux de la foule, et dont le récit vousattachera autant pour la part que j’y ai prise, que par sasimilitude avec un grand nombre de destinées féminines.

Tout à Clochegourde portait le cachet d’une propreté vraimentanglaise. Le salon où restait la comtesse était entièrement boisé,peint en gris de deux nuances. La cheminée avait pour ornement unependule contenue dans un bloc d’acajou surmonté d’une coupe, etdeux grands vases en porcelaine blanche à filets d’or, d’oùs’élevaient des bruyères du Cap. Une lampe était sur la console. Ily avait un trictrac en face de la cheminée. Deux larges embrassesen coton retenaient les rideaux de percale blanche, sans franges.Des housses grises, bordées d’un galon vert, recouvraient lessiéges, et la tapisserie tendue sur le métier de la comtesse disaitassez pourquoi son meuble était ainsi caché. Cette simplicitéarrivait à la grandeur. Aucun appartement, parmi ceux que j’ai vusdepuis, ne m’a causé des impressions aussi fertiles, aussi touffuesque celles dont j’étais saisi dans ce salon de Clochegourde, calmeet recueilli comme la vie de la comtesse, et où l’on devinait larégularité conventuelle de ses occupations. La plupart de mesidées, et même les plus audacieuses en science ou en politique,sont nées là, comme les parfums émanent des fleurs&|160;; mais làverdoyait la plante inconnue qui jeta sur mon âme sa fécondepoussière, là brillait la chaleur solaire qui développa mes bonneset dessécha mes mauvaises qualités. De la fenêtre, l’œil embrassaitla vallée depuis la colline où s’étale Pont-de-Ruan, jusqu’auchâteau d’Azay, en suivant les sinuosités de la côte opposée quevarient les tours de Frapesle, puis l’église, le bourg et le vieuxmanoir de Saché dont les masses dominent la prairie. En harmonieavec cette vie reposée et sans autres émotions que celles donnéespar la famille, ces lieux communiquaient à l’âme leur sérénité. Sije l’avais rencontrée là pour la première fois, entre le comte etses deux enfants, au lieu de la trouver splendide dans sa robe debal, je ne lui aurais pas ravi ce délirant baiser dont j’eus alorsdes remords en croyant qu’il détruirait l’avenir de monamour&|160;! Non, dans les noires dispositions où me mettait lemalheur, j’aurais plié le genou, j’aurais baisé ses brodequins, j’yaurais laissé quelques larmes, et je serais allé me jeter dansl’Indre. Mais après avoir effleuré le frais jasmin de sa peau et bule lait de cette coupe pleine d’amour, j’avais dans l’âme le goûtet l’espérance de voluptés surhumaines&|160;; je voulais vivre etattendre l’heure du plaisir comme le sauvage épie l’heure de lavengeance, je voulais me suspendre aux arbres, ramper dans lesvignes, me tapir dans l’Indre&|160;; je voulais avoir pour complicele silence de la nuit, la lassitude de la vie, la chaleur du soleilafin d’achever la pomme délicieuse où j’avais déjà mordu.M’eût-elle demandé la fleur qui chante ou les richesses enfouiespar les compagnons de Morgan l’exterminateur, je les lui auraisapportées afin d’obtenir les richesses certaines et la fleur muetteque je souhaitais&|160;! Quand cessa le rêve où m’avait plongé lalongue contemplation de mon idole, et pendant lequel un domestiquevint et lui parla, je l’entendis causant du comte. Je pensaiseulement alors qu’une femme devait appartenir à son mari. Cettepensée me donna des vertiges. Puis j’eus une rageuse et sombrecuriosité de voir le possesseur de ce trésor. Deux sentiments medominèrent, la haine et la peur&|160;; une haine qui ne connaissaitaucun obstacle et les mesurait tous sans les craindre&|160;; unepeur vague, mais réelle du combat, de son issue, et d’ELLE surtout.En proie à d’indicibles pressentiments, je redoutais ces poignéesde main qui déshonorent, j’entrevoyais déjà ces difficultésélastiques où se heurtent les plus rudes volontés et où elless’émoussent&|160;; je craignais cette force d’inertie qui dépouilleaujourd’hui la vie sociale des dénoûments que recherchent les âmespassionnées.

— Voici monsieur de Mortsauf, dit-elle.

Je me dressai sur mes jambes comme un cheval effrayé. Quoique cemouvement n’échappât ni à monsieur de Chessel ni à la comtesse, ilne me valut aucune observation muette, car il y eut une diversionfaite par une jeune fille à qui je donnai six ans, et qui entradisant&|160;: — Voilà mon père.

— Eh&|160;! bien, Madeleine&|160;? fit sa mère.

L’enfant tendit à monsieur de Chessel la main qu’il demandait,et me regarda fort attentivement après m’avoir adressé son petitsalut plein d’étonnement.

— Etes-vous contente de sa santé&|160;? dit monsieur de Chesselà la comtesse.

— Elle va mieux, répondit-elle en caressant la chevelure de lapetite déjà blottie dans son giron.

Une interrogation de monsieur de Chessel m’apprit que Madeleineavait neuf ans&|160;; je marquai quelque surprise de mon erreur, etmon étonnement amassa des nuages sur le front de la mère. Monintroducteur me jeta l’un de ces regards significatifs par lesquelsles gens du monde nous font une seconde éducation. Là, sans douteétait une blessure maternelle dont l’appareil devait être respecté.Enfant malingre dont les yeux étaient pâles, dont la peau étaitblanche comme une porcelaine éclairée par une lueur, Madeleinen’aurait sans doute pas vécu dans l’atmosphère d’une ville. L’airde la campagne, les soins de sa mère qui semblait la couver,entretenaient la vie dans ce corps aussi délicat que l’est uneplante venue en serre malgré les rigueurs d’un climat étranger.Quoiqu’elle ne rappelât en rien sa mère, Madeleine paraissait enavoir l’âme, et cette âme la soutenait. Ses cheveux rares et noirs,ses veux caves, ses joues creuses, ses bras amaigris, sa poitrineétroite annonçaient un débat entre la vie et la mort, duel sanstrêve où jusqu’alors la comtesse était victorieuse. Elle se faisaitvive, sans doute pour éviter des chagrins à sa mère&|160;; car, encertains moments où elle ne s’observait plus, elle prenaitl’attitude d’un saule-pleureur. Vous eussiez dit d’une petiteBohémienne souffrant la faim, venue de son pays en mendiant,épuisée, mais courageuse et parée pour son public.

— Où donc avez-vous laissé Jacques&|160;? lui demanda sa mère enla baisant sur la raie blanche qui partageait ses cheveux en deuxbandeaux semblables aux ailes d’un corbeau.

— Il vient avec mon père.

En ce moment le comte entra suivi de son fils qu’il tenait parla main. Jacques, vrai portrait de sa sœur, offrait les mêmessymptômes de faiblesse. En voyant ces deux enfants frêles aux côtésd’une mère si magnifiquement belle, il était impossible de ne pasdeviner les sources du chagrin qui attendrissait les tempes de lacomtesse et lui faisait taire une de ces pensées qui n’ont que Dieupour confident, mais qui donnent au front de terriblessignifiances. En me saluant, monsieur de Mortsauf me jeta le coupd’œil moins observateur que maladroitement inquiet d’un homme dontla défiance provient de son peu d’habitude à manier l’analyse.Après l’avoir mis au courant et m’avoir nommé, sa femme lui céda saplace, et nous quitta. Les enfants dont les yeux s’attachaient àceux de leur mère, comme s’ils en tiraient leur lumière, voulurentl’accompagner, elle leur dit&|160;: — Restez, chers anges&|160;! etmit son doigt sur ses lèvres. Ils obéirent, mais leurs regards sevoilèrent. Ah&|160;! pour s’entendre dire ce mot ’’ chers’’,quelles tâches n’aurait-on pas entreprises&|160;? Comme lesenfants, j’eus moins chaud quand elle ne fut plus là. Mon nomchangea les dispositions du comte à mon égard. De froid etsourcilleux il devint, sinon affectueux, du moins polimentempressé, me donna des marques de considération et parut heureux deme recevoir. Jadis mon père s’était dévoué pour nos maîtres à jouerun rôle grand mais obscur, dangereux mais qui pouvait êtreefficace. Quand tout fut perdu par l’accès de Napoléon au sommetdes affaires, comme beaucoup de conspirateurs secrets il s’étaitréfugié dans les douceurs de la province et de la vie privée, enacceptant des accusations aussi dures qu’imméritées&|160;; salaireinévitable des joueurs qui jouent le tout pour le tout, etsuccombent après avoir servi de pivot à la machine politique. Nesachant rien de la fortune, rien des antécédents ni de l’avenir dema famille, j’ignorais également les particularités de cettedestinée perdue dont se souvenait le comte de Mortsauf. Cependant,si l’antiquité du nom, la plus précieuse qualité d’un homme à sesyeux, pouvait justifier l’accueil qui me rendit confus, je n’enappris la raison véritable que plus tard. Pour le moment, cettetransition subite me mit à l’aise. Quand les deux enfants virent laconversation reprise entre nous trois, Madeleine dégagea sa têtedes mains de son père, regarda la porte ouverte, se glissa dehorscomme une anguille, et Jacques la suivit. Tous deux rejoignirentleur mère, car j’entendis leurs voix et leurs mouvements,semblables, dans le lointain, aux bourdonnements des abeillesautour de la ruche aimée.

Je contemplai le comte en tâchant de deviner son caractère, maisje fus assez intéressé par quelques traits principaux pour enrester à l’examen superficiel de sa physionomie. Agé seulement dequarante-cinq ans, il paraissait approcher de la soixantaine, tantil avait promptement vieilli dans le grand naufrage qui termina ledix-huitième siècle. La demi-couronne, qui ceignait monastiquementl’arrière de sa tête dégarnie de cheveux, venait mourir auxoreilles en caressant les tempes par des touffes grises mélangéesde noir. Son visage ressemblait vaguement à celui d’un loup blancqui a du sang au museau, car son nez était enflammé comme celuid’un homme dont la vie est altérée dans ses principes, dontl’estomac est affaibli, dont les humeurs sont viciées pard’anciennes maladies. Son front plat, trop large pour sa figure quifinissait en pointe, ridé transversalement par marches inégales,annonçait les habitudes de la vie en plein air et non les fatiguesde l’esprit, le poids d’une constante infortune et non les effortsfaits pour la dominer. Ses pommettes, saillantes et brunes aumilieu des tons blafards de son teint, indiquaient une charpenteassez forte pour lui assurer une longue vie. Son œil clair, jauneet dur tombait sur vous comme un rayon du soleil en hiver, lumineuxsans chaleur, inquiet sans pensée, défiant sans objet. Sa boucheétait violente et impérieuse, son menton était droit et long.Maigre et de haute taille, il avait l’attitude d’un gentilhommeappuyé sur une valeur de convention, qui se sait au-dessus desautres par le droit, au-dessous par le fait. Le laissez-aller de lacampagne lui avait fait négliger son extérieur. Son habillementétait celui du campagnard en qui les paysans aussi bien que lesvoisins ne considèrent plus que la fortune territoriale Ses mainsbrunies et nerveuses attestaient qu’il ne mettait de gants que pourmonter à cheval ou le dimanche pour aller à la messe. Sa chaussureétait grossière. Quoique les dix années d’émigration et les dixannées de l’agriculteur eussent influé sur son physique, ilsubsistait en lui des vestiges de noblesse. Le libéral le plushaineux, mot qui n’était pas encore monnayé, aurait facilementreconnu chez lui la loyauté chevaleresque, les convictionsimmarcessibles du lecteur à jamais acquis à la QUOTIDIENNE. Il eûtadmiré l’homme religieux, passionné pour sa cause, franc dans sesantipathies politiques, incapable de servir personnellement sonparti, très-capable de le perdre, et sans connaissance des chosesen France. Le comte était en effet un de ces hommes droits qui nese prêtent à rien et barrent opiniâtrement tout, bons à mourirl’arme au bras dans le poste qui leur serait assigné, mais assezavares pour donner leur vie avant de donner leurs écus. Pendant ledîner je remarquai, dans la dépression de ses joues flétries etdans certains regards jetés à la dérobée sur ses enfants, lestraces de pensées importunes dont les élancements expiraient à lasurface. En le voyant, qui ne l’eût compris&|160;? Qui ne l’auraitaccusé d’avoir fatalement transmis à ses enfants ces corps auxquelsmanquait la vie&|160;? S’il se condamnait lui-même, il déniait auxautres le droit de le juger. Amer comme un pouvoir qui se saitfautif, mais n’ayant pas assez de grandeur ou de charme pourcompenser la somme de douleur qu’il avait jetée dans la balance, savie intime devait offrir les aspérités que dénonçaient en lui sestraits anguleux et ses yeux incessamment inquiets. Quand sa femmerentra, suivie des deux enfants attachés à ses flancs, jesoupçonnai donc un malheur, comme lorsqu’en marchant sur les voûtesd’une cave les pieds ont en quelque sorte la conscience de laprofondeur. En voyant ces quatre personnes réunies, en lesembrassant de mes regards, allant de l’une à l’autre, étudiantleurs physionomies et leurs attitudes respectives, des penséestrempées de mélancolie tombèrent sur mon cœur comme une pluie fineet grise embrume un joli pays après quelque beau lever de soleil.Lorsque le sujet de la conversation fut épuisé, le comte me mitencore en scène au détriment de monsieur de Chessel, en apprenant àsa femme plusieurs circonstances concernant ma famille et quim’étaient inconnues. Il me demanda mon âge. Quand je l’eus dit, lacomtesse me rendit mon mouvement de surprise à propos de sa fille.Peut-être me donnait-elle quatorze ans. Ce fut, comme je le susdepuis, le second lien qui l’attacha si fortement à moi. Je lusdans son âme. Sa maternité tressaillit, éclairée par un tardifrayon de soleil que lui jetait l’espérance. En me voyant, à vingtans passés, si malingre, si délicat et néanmoins si nerveux, unevoix lui cria peut-être&|160;: — ’’ Ils vivront’’&|160;! Elle meregarda curieusement, et je sentis qu’en ce moment il se fondaitbien des glaces entre nous. Elle parut avoir mille questions à mefaire et les garda toutes.

— Si l’étude vous a rendu malade, dit-elle, l’air de notrevallée vous remettra.

— L’éducation moderne est fatale aux enfants, reprit le comte.Nous les bourrons de mathématiques, nous les tuons à coups descience, et les usons avant le temps. Il faut vous reposer ici, medit-il, vous êtes écrasé sous l’avalanche d’idées qui a roulé survous. Quel siècle nous prépare cet enseignement mis à la portée detous, si l’on ne prévient le mal en rendant l’instruction publiqueaux corporations religieuses&|160;!

Ces paroles annonçaient bien le mot qu’il dit un jour auxélections en refusant sa voix à un homme dont les talents pouvaientservir la cause royaliste&|160;: — Je me défierai toujours des gensd’esprit, répondit-il à l’entremetteur des voix électorales. Ilnous proposa de faire le tour de ses jardins, et se leva.

— Monsieur… lui dit la comtesse.

— Eh&|160;! bien, ma chère&|160;?… répondit-il en se retournantavec une brusquerie hautaine qui dénotait combien il voulait êtreabsolu chez lui, mais combien alors il l’était peu.

— Monsieur est venu de Tours à pied, monsieur de Chessel n’ensavait rien, et l’a promené dans Frapesle.

— Vous avez fait une imprudence, me dit-il, quoique à votreâge&|160;!… Et il hocha la tête en signe de regret.

La conversation fut reprise. Je ne tardai à reconnaître combienson royalisme était intraitable, et de combien de ménagements ilfallait user pour demeurer sans choc dans ses eaux. Le domestique,qui avait promptement mis une livrée, annonça le dîner. Monsieur deChessel présenta son bras à madame de Mortsauf, et le comte saisitgaiement le mien pour passer dans la salle à manger, qui, dansl’ordonnance du rez-de-chaussée, formait le pendant du salon.

Carrelée en carreaux blancs fabriqués en Touraine, et boisée àhauteur d’appui, la salle à manger était tendue d’un papier verniqui figurait de grands panneaux encadrés de fleurs et defruits&|160;; les fenêtres avaient des rideaux de percale ornés degalons rouges&|160;; les buffets étaient de vieux meubles deBoulle, et le bois des chaises, garnies en tapisserie faite à lamain, était de chêne sculpté. Abondamment servie, la table n’offritrien de luxueux&|160;: de l’argenterie de famille sans unité deforme, de la porcelaine de Saxe qui n’était pas encore redevenue àla mode, des carafes octogones, des couteaux à manche en agate,puis sous les bouteilles des ronds en laque de la Chine&|160;; maisdes fleurs dans des seaux vernis et dorés sur leurs découpures àdents de loup. J’aimai ces vieilleries, je trouvai le papierRéveillon et ses bordures de fleurs superbes. Le contentement quienflait toutes mes voiles m’empêcha de voir les inextricablesdifficultés mises entre elle et moi par la vie si cohérente de lasolitude et de la campagne. J’étais près d’elle, à sa droite, jelui servais à boire. Oui, bonheur inespéré&|160;! je frôlais sarobe, je mangeais son pain. Au bout de trois heures, ma vie semêlait à sa vie&|160;! Enfin nous étions liés par ce terriblebaiser, espèce de secret qui nous inspirait une honte mutuelle. Jefus d’une lâcheté glorieuse&|160;: je m’étudiais à plaire au comte,qui se prêtait à toutes mes courtisaneries&|160;; j’aurais caresséle chien, j’aurais fait la cour aux moindres désirs desenfants&|160;; je leur aurais apporté des cerceaux, des billesd’agate&|160;; je leur aurais servi de cheval&|160;; je leur envoulais de ne pas s’emparer déjà de moi comme d’une chose à eux.L’amour a ses intuitions comme le génie a les siennes, et je voyaisconfusément que la violence, la maussaderie, l’hostilitéruineraient mes espérances. Le dîner se passa tout en joiesintérieures pour moi. En me voyant chez elle, je ne pouvais songerni à sa froideur réelle, ni à l’indifférence que couvrit lapolitesse du comte. L’amour a, comme la vie, une puberté pendantlaquelle il se suffit à lui-même. Je fis quelques réponses gauchesen harmonie avec les secrets tumultes de la passion, mais quepersonne ne pouvait deviner, pas même ’’ elle’’, qui ne savait riende l’amour. Le reste du temps fut comme un rêve. Ce beau rêve cessaquand, au clair de la lune et par un soir chaud et parfumé, jetraversai l’Indre au milieu des blanches fantaisies qui décoraientles prés, les rives, les collines&|160;; en entendant le chantclair, la note unique, pleine de mélancolie que jette incessammentpar temps égaux une rainette dont j’ignore le nom scientifique,mais que depuis ce jour solennel je n’écoute pas sans des délicesinfinies. Je reconnus un peu tard là, comme ailleurs, cetteinsensibilité de marbre contre laquelle s’étaient jusqu’alorsémoussés mes sentiments&|160;; je me demandai s’il en seraittoujours ainsi&|160;; je crus être sous une fatale influence&|160;;les sinistres événements du passé se débattirent avec les plaisirspurement personnels que j’avais goûtés. Avant de regagner Frapesle,je regardai Clochegourde et vis au bas une barque, nommée enTouraine une ’’ toue’’, attachée à un frêne, et que l’eaubalançait. Cette toue appartenait à monsieur de Mortsauf qui s’enservait pour pêcher. — Eh&|160;! bien, me dit monsieur de Chesselquand nous fûmes sans danger d’être écoutés, je n’ai pas besoin devous demander si vous avez retrouvé vos belles épaules&|160;; ilfaut vous féliciter de l’accueil que vous a fait monsieur deMortsauf&|160;! Diantre, vous êtes du premier coup au cœur de laplace.

Cette phrase, suivie de celle dont je vous ai parlé, ranima moncœur abattu. Je n’avais pas dit un mot depuis Clochegourde, etmonsieur de Chessel attribuait mon silence à mon bonheur.

— Comment&|160;! répondis-je avec un ton d’ironie qui pouvaitaussi bien paraître dicté par la passion contenue.

— Il n’a jamais si bien reçu qui que ce soit.

— Je vous avoue que je suis moi-même étonné de cette réception,lui dis-je en sentant l’amertume intérieure que me dévoilait cedernier mot.

Quoique je fusse trop inexpert des choses mondaines pourcomprendre la cause du sentiment qu’éprouvait monsieur de Chessel,je fus néanmoins frappé de l’expression par laquelle il letrahissait. Mon hôte avait l’infirmité de s’appeler Durand, et sedonnait le ridicule de renier le nom de son père, illustrefabricant, qui pendant la Révolution avait fait une immensefortune. Sa femme était l’unique héritière des Chessel, vieillefamille parlementaire, bourgeoise sous Henri IV, comme celle de laplupart des magistrats parisiens. En ambitieux de haute portée,monsieur de Chessel voulut tuer son Durand originel pour arriveraux destinées qu’il rêvait. Il s’appela d’abord Durand de Chessel,puis D. de Chessel&|160;; il était alors monsieur de Chessel. Sousla Restauration, il établit un majorat au titre de comte, en vertude lettres octroyées par Louis XVIII. Ses enfants recueilleront lesfruits de son courage sans en connaître la grandeur. Un mot decertain prince caustique a souvent pesé sur sa tête. — Monsieur deChessel se montre généralement peu en Durant, dit-il. Cette phrasea long-temps régalé la Touraine. Les parvenus sont comme les singesdesquels ils ont l’adresse&|160;: on les voit en hauteur, on admireleur agilité pendant l’escalade&|160;; mais, arrivés à la cime, onn’aperçoit plus que leurs côtés honteux. L’envers de mon hôte s’estcomposé de petitesses grossies par l’envie. La pairie et lui sontjusqu’à présent deux tangentes impossibles. Avoir une prétention etla justifier est l’impertinence de la force&|160;; mais êtreau-dessous de ses prétentions avouées constitue un ridiculeconstant dont se repaissent les petits esprits. Or, monsieur deChessel n’a pas eu la marche rectiligne de l’homme fort&|160;: deuxfois député, deux fois repoussé aux élections&|160;; hierdirecteur-général, aujourd’hui rien, pas même préfet, ses succès ouses défaites ont gâté son caractère et lui ont donné l’âpreté del’ambitieux invalide. Quoique galant homme, homme spirituel, etcapable de grandes choses, peut-être l’envie qui passionnel’existence en Touraine, où les naturels du pays emploient leuresprit à tout jalouser, lui fut-elle funeste dans les hautessphères sociales où réussissent peu ces figures crispées par lesuccès d’autrui, ces lèvres boudeuses, rebelles au compliment etfaciles à l’épigramme. En voulant moins, peut-être aurait-il obtenudavantage&|160;; mais malheureusement il avait assez de supérioritépour vouloir marcher toujours debout. En ce moment monsieur deChessel était au crépuscule de son ambition, le royalisme luisouriait. Peut-être affectait-il les grandes manières, mais il futparfait pour moi. D’ailleurs il me plut par une raison bien simple,je trouvais chez lui le repos pour la première fois. L’intérêt,faible peut-être, qu’il me témoignait, me parut, à moi malheureuxenfant rebuté, une image de l’amour paternel. Les soins del’hospitalité contrastaient tant avec l’indifférence qui m’avaitjusqu’alors accablé, que j’exprimais une reconnaissance enfantinede vivre sans chaînes et quasiment caressé. Aussi les maîtres deFrapesle sont-ils si bien mêlés à l’aurore de mon bonheur que mapensée les confond dans les souvenirs où j’aime à revivre. Plustard, et précisément dans l’affaire des lettres-patentes, j’eus leplaisir de rendre quelques services à mon hôte. Monsieur de Chesseljouissait de sa fortune avec un faste dont s’offensaientquelques-uns de ses voisins&|160;; il pouvait renouveler ses beauxchevaux et ses élégantes voitures&|160;; sa femme était recherchéedans sa toilette&|160;; il recevait grandement&|160;; sondomestique était plus nombreux que ne le veulent les habitudes dupays, il tranchait du prince. La terre de Frapesle est immense. Enprésence de son voisin et devant tout ce luxe, le comte deMortsauf, réduit au cabriolet de famille, qui en Touraine tient lemilieu entre la patache et la chaise de poste, obligé par lamédiocrité de sa fortune à faire valoir Clochegourde, fut doncTourangeau jusqu’au jour où les faveurs royales rendirent à safamille un éclat peut être inespéré. Son accueil au cadet d’unefamille ruinée dont l’écusson date des croisades lui servait àhumilier la haute fortune, à rapetisser les bois, les guérets etles prairies de son voisin, qui n’était pas gentilhomme. Monsieurde Chessel avait bien compris le comte. Aussi se sont-ils toujoursvus poliment mais sans aucun de ces rapports journaliers sans cetteagréable intimité qui aurait dû s’établir entre Clochegourde etFrapesle, deux domaines séparés par l’Indre et d’où chacune deschâtelaines pouvait, de sa fenêtre faire un signe à l’autre.

La jalousie n’était pas la seule raison de la solitude où vivaitle comte de Mortsauf. Sa première éducation fut celle de la plupartdes enfants de grande famille une incomplète et superficielleinstruction à laquelle suppléaient les enseignements du monde, lesusages de la cour, l’exercice des grandes charges de la couronne oudes places éminentes. Monsieur de Mortsauf avait émigré précisémentà l’époque où commençait sa seconde éducation, elle lui manqua. Ilfut de ceux qui crurent au prompt rétablissement de la monarchie enFrance&|160;; dans cette persuasion, son exil avait été la plusdéplorable des oisivetés. Quand se dispersa l’armée de Condé, oùson courage le fit inscrire parmi les plus dévoués, il s’attendit àbientôt revenir sous le drapeau blanc, et ne chercha pas commequelques émigrés à se créer une vie industrieuse. Peut-être aussin’eut-il pas la force d’abdiquer son nom, pour gagner son pain dansles sueurs d’un travail méprisé. Ses espérances toujours appointéesau lendemain, et peut-être aussi l’honneur, l’empêchèrent de semettre au service des puissances étrangères. La souffrance mina soncourage. De longues courses entreprises à pied sans nourrituresuffisante, sur des espoirs toujours déçus, altérèrent sa santé,découragèrent son âme. Par degrés son dénûment devint extrême. Sipour beaucoup d’hommes la misère est un tonique, il en est d’autrespour qui elle est un dissolvant et le comte fut de ceux-ci. Enpensant à ce pauvre gentilhomme de Touraine allant et couchant parles chemins de la Hongrie, partageant un quartier de mouton avecles bergers du prince Esterhazy, auxquels le voyageur demandait lepain que le gentilhomme n’aurait pas accepté du maître, et qu’ilrefusa maintes fois des mains ennemies de la France, je n’ai jamaissenti dans mon cœur de fiel pour l’émigré même quand je le visridicule dans le triomphe. Les cheveux blancs de monsieur deMortsauf m’avaient dit d’épouvantables douleurs et je sympathisetrop avec les exilés pour pouvoir les juger. La gaieté française ettourangelle succomba chez le comte&|160;; il devint morose tombamalade et fut soigné par charité dans je ne sais quel hospiceallemand. Sa maladie était une inflammation du mésentère, cassouvent mortel, mais dont la guérison entraîne des changementsd’humeur, et cause presque toujours l’hypocondrie. Ses amours,ensevelis dans le plus profond de son âme et que moi seul aidécouverts, furent des amours de bas étage qui n’attaquèrent passeulement sa vie, ils en ruinèrent encore l’avenir. Après douze ansde misères, il tourna les yeux vers la France où le décret deNapoléon lui permit de rentrer. Quand en passant le Rhin le piétonsouffrant aperçut le clocher de Strasbourg par une belle soirée, ildéfaillit. —  » La France&|160;! France&|160;! Je criai&|160;: « Voilà la France&|160;!  » me dit-il, comme un enfant crie&|160;: « Ma mère&|160;! quand il est blessé « . Riche avant de naître il setrouvait pauvre&|160;; fait pour commander un régiment ou gouvernerl’Etat il était sans autorité, sans avenir&|160;; né sain etrobuste il revenait infirme et tout usé. Sans instruction au milieud’un pays où les hommes et les choses avaient grandi,nécessairement sans influence possible il se vit dépouillé de tout,même de ses forces corporelles et morales. Son manque de fortunelui rendit son nom pesant. Ses opinions inébranlables, sesantécédents à l’armée de Condé, ses chagrins, ses souvenirs, sasanté perdue, lui donnèrent une susceptibilité de nature à être peuménagée en France, le pays des railleries. A demi mourant, ilatteignit le Maine, où, par un hasard dû peut-être à la guerrecivile, le gouvernement révolutionnaire avait oublié de fairevendre une ferme considérable en étendue, et que son fermier luiconservait en laissant croire qu’il en était le propriétaire. Quandla famille de Lenoncourt, qui habitait Givry, château situé près decette ferme, sut l’arrivée du comte de Mortsauf, le duc Lenoncourtalla lui proposer de demeurer à Givry pendant le temps nécessairepour s’arranger une habitation. La famille Lenoncourt fut noblementgénéreuse envers le comte qui se répara là durant plusieurs mois deséjour et fit des efforts pour cacher ses douleurs pendant cettepremière halte. Les Lenoncourt avaient perdu leurs immenses biens.Par le nom, monsieur de Mortsauf était un parti sortable pour leurfille. Loin de s’opposer à son mariage avec un homme âgé detrente-cinq ans, maladif et vieilli, mademoiselle de Lenoncourt enparut heureuse. Un mariage lui acquérait le droit de vivre avec satante la duchesse de Verneuil, sœur du prince de Blamont-Chauvry,qui pour elle était une mère d’adoption.

Amie intime de la duchesse de Bourbon, madame de Verneuilfaisait partie d’une société sainte dont l’âme était monsieurSaint-Martin, né en Touraine, et surnommé le ’’ Philosopheinconnu’’ . Les disciples de ce philosophe pratiquaient les vertusconseillées par les hautes spéculations de l’illuminisme mystique.Cette doctrine donne la clef des mondes divins, expliquel’existence par des transformations où l’homme s’achemine à desublimes destinées, libère le devoir de sa dégradation légale,applique aux peines de la vie la douceur inaltérable du quaker, etordonne le mépris de la souffrance en inspirant je ne sais quoi dematernel pour l’ange que nous portons au ciel. C’est le stoïcismeayant un avenir. La prière active et l’amour pur sont les élémentsde cette foi qui sort du catholicisme de l’Eglise romaine pourrentrer dans le christianisme de l’Eglise primitive. Mademoisellede Lenoncourt resta néanmoins au sein de l’Eglise apostolique, àlaquelle sa tante fut toujours également fidèle. Rudement éprouvéepar les tourmentes révolutionnaires, la duchesse de Verneuil avaitpris, dans les derniers jours de sa vie, une teinte de piétépassionnée qui versa dans l’âme de son enfant chéri ’’ la lumièrede l’amour céleste et l’huile de la joie intérieure’’ , pouremployer les expressions mêmes de Saint-Martin. La comtesse reçutplusieurs fois cet homme de paix et de vertueux savoir àClochegourde après la mort de sa tante, chez laquelle il venaitsouvent. Saint-Martin surveilla de Clochegourde ses derniers livresimprimés à Tours chez Letourmy. Inspirée par la sagesse desvieilles femmes qui ont expérimenté les détroits orageux de la vie,madame de Verneuil donna Clochegourde à la jeune mariée, pour luifaire un chez-elle. Avec la grâce des vieillards qui est toujoursparfaite quand ils sont gracieux, la duchesse abandonna tout à sanièce, en se contentant d’une chambre au-dessus de celle qu’elleoccupait auparavant et que prit la comtesse. Sa mort presque subitejeta des crêpes sur les joies de cette union, et imprimad’ineffaçables tristesses sur Clochegourde comme sur l’âmesuperstitieuse de la mariée. Les premiers jours de sonétablissement en Touraine furent pour la comtesse le seul temps nonpas heureux, mais insoucieux de sa vie.

Après les traverses de son séjour à l’étranger, monsieur deMortsauf, satisfait d’entrevoir un clément avenir, eut comme uneconvalescence d’âme&|160;; il respira dans cette vallée lesenivrantes odeurs d’une espérance fleurie. Forcé de songer à safortune, il se jeta dans les préparatifs de son entrepriseagronomique et commença par goûter quelque joie&|160;; mais lanaissance de Jacques fut un coup de foudre qui ruina le présent etl’avenir&|160;: le médecin condamna le nouveau-né. Le comte cachasoigneusement cet arrêt à la mère&|160;; puis, il consulta pourlui-même et reçut de désespérantes réponses que confirma lanaissance de Madeleine. Ces deux événements, une sorte de certitudeintérieure sur la fatale sentence, augmentèrent les dispositionsmaladives de l’émigré. Son nom à jamais éteint, une jeune femmepure, irréprochable, malheureuse à ses côtés, vouée aux angoissesde la maternité, sans en avoir les plaisirs&|160;; cet humus de sonancienne vie d’où germaient de nouvelles souffrances lui tomba surle cœur, et paracheva sa destruction. La comtesse devina le passépar le présent et lut dans l’avenir. Quoique rien ne soit plusdifficile que de rendre heureux un homme qui se sent fautif, lacomtesse tenta cette entreprise digne d’un ange. En un jour, elledevint stoïque. Après être descendue dans l’abîme d’où elle putvoir encore le ciel, elle se voua, pour un seul homme, à la missionqu’embrasse la sœur de charité pour tous&|160;; et afin de leréconcilier avec lui-même, elle lui pardonna ce qu’il ne separdonnait pas. Le comte devint avare, elle accepta les privationsimposées&|160;; il avait la crainte d’être trompé, comme l’ont tousceux qui n’ont connu la vie du monde que pour en rapporter desrépugnances, elle resta dans la solitude et se plia sans murmure àses défiances&|160;; elle employa les ruses de la femme à lui fairevouloir ce qui était bien, il se croyait ainsi des idées et goûtaitchez lui les plaisirs de la supériorité qu’il n’aurait eue nullepart. Puis, après s’être avancée dans la voie du mariage, elle serésolut à ne jamais sortir de Clochegourde, en reconnaissant chezle comte une âme hystérique dont les écarts pouvaient, dans un paysde malice et de commérage, nuire à ses enfants. Aussi, personne nesoupçonnait-il l’incapacité réelle de monsieur de Mortsauf, elleavait paré ses ruines d’un épais manteau de lierre. Le caractèrevariable, non pas mécontent, mais mal content du comte, rencontradonc chez sa femme une terre douce et facile où il s’étendit en ysentant ses secrètes douleurs amollies par la fraîcheur desbaumes.

Cet historique est la plus simple expression des discoursarrachés à monsieur de Chessel par un secret dépit. Sa connaissancedu monde lui avait fait entrevoir quelques-uns des mystèresensevelis à Clochegourde. Mais si, par sa sublime attitude, madamede Mortsauf trompait le monde, elle ne put tromper les sensintelligents de l’amour. Quand je me trouvai dans ma petitechambre, la prescience de la vérité me fit bondir dans mon lit, jene supportai pas d’être à Frapesle lorsque je pouvais voir lesfenêtres de sa chambre&|160;; je m’habillai, descendis à pas deloup, et sortis du château par la porte d’une tour où se trouvaitun escalier en colimaçon. Le froid de la nuit me rasséréna. Jepassai l’Indre sur le pont du moulin Rouge, et j’arrivai dans labienheureuse toue en face de Clochegourde où brillait une lumière àla dernière fenêtre du côté d’Azay. Je retrouvai mes anciennescontemplations, mais paisibles, mais entremêlées par les rouladesdu chantre des nuits amoureuses, et par la note unique du rossignoldes eaux. Il s’éveillait en moi des idées qui glissaient comme desfantômes en enlevant les crêpes qui jusqu’alors m’avaient dérobémon bel avenir. L’âme et les sens étaient également charmés. Avecquelle violence mes désirs montèrent jusqu’à elle&|160;! Combien defois je me dis comme un insensé son refrain&|160;: —L’aurai-je&|160;? Si durant les jours précédents l’univers s’étaitagrandi pour moi, dans une seule nuit il eut un centre. A elle, serattachèrent mes vouloirs et mes ambitions, je souhaitai d’êtretout pour elle, afin de refaire et de remplir son cœur déchiré.Belle fut cette nuit passée sous ses fenêtres, au milieu du murmuredes eaux passant à travers les vannes des moulins, et entrecoupépar la voix des heures sonnées au clocher de Saché&|160;! Pendantcette nuit baignée de lumière où cette fleur sidérale m’éclaira lavie, je lui fiançai mon âme avec la foi du pauvre chevaliercastillan de qui nous nous moquons dans Cervantès, et par laquellenous commençons l’amour. A la première lueur dans le ciel, aupremier cri d’oiseau, je me sauvai dans le parc de Frapesle&|160;;je ne fus aperçu par aucun homme de la campagne, personne nesoupçonna mon escapade, et je dormis jusqu’au moment où la clocheannonça le déjeuner. Malgré la chaleur, après le déjeuner, jedescendis dans la prairie afin d’aller revoir l’Indre et ses îles,la vallée et ses coteaux dont je parus un admirateurpassionné&|160;; mais avec cette vélocité de pieds qui défie celledu cheval échappé, je retrouvai mon bateau, mes saules et monClochegourde. Tout y était silencieux et frémissant comme est lacampagne à midi. Les feuillages immobiles se découpaient nettementsur le fond bleu du ciel&|160;; les insectes qui vivent de lumière,demoiselles vertes, cantharides, volaient à leurs frênes, à leursroseaux&|160;; les troupeaux ruminaient à l’ombre, les terresrouges de la vigne brûlaient, et les couleuvres glissaient le longdes talus.

Quel changement dans ce paysage si frais et si coquet avant monsommeil&|160;! Tout à coup je sautai hors de la barque et remontaile chemin pour tourner autour de Clochegourde d’où je croyais avoirvu sortir le comte. Je ne me trompais point, il allait le longd’une haie, et gagnait sans doute une porte donnant sur le chemind’Azay, qui longe la rivière.

— Comment vous portez-vous ce matin, monsieur lecomte&|160;?

Il me regarda d’un air heureux, il ne s’entendait pas souventnommer ainsi.

— Bien&|160;? dit-il, mais vous aimez donc la campagne, pourvous promener par cette chaleur&|160;?

— Ne m’a-t-on pas envoyé ici pour vivre en plein air&|160;?

— Hé&|160;! bien, voulez-vous venir voir couper messeigles&|160;?

— Mais volontiers, lui dis-je. Je suis, je vous l’avoue, d’uneignorance incroyable. Je ne distingue pas le seigle du blé, ni lepeuplier du tremble&|160;; je ne sais rien des cultures, ni desdifférentes manières d’exploiter une terre.

— Hé&|160;! bien, venez, dit-il joyeusement en revenant sur sespas. Entrez par la petite porte d’en haut.

Il remonta le long de sa haie en dedans, moi en dehors.

— Vous n’apprendriez rien chez monsieur de Chessel, me dit-il,il est trop grand seigneur pour s’occuper d’autre chose que derecevoir les comptes de son régisseur.

Il me montra donc ses cours et ses bâtiments, les jardinsd’agrément, les vergers et les potagers. Enfin, il me mena verscette longue allée d’acacias et de vernis du Japon, bordée par larivière, où j’aperçus à l’autre bout, sur un banc, madame deMortsauf occupée avec ses deux enfants. Une femme est bien bellesous ces menus feuillages tremblants et découpés&|160;! Surprisepeut-être de mon naïf empressement, elle ne se dérangea pas,sachant bien que nous irions à elle. Le comte me fit admirer la vuede la vallée, qui, de là, présente un aspect tout différent de ceuxqu’elle avait déroulés selon les hauteurs où nous avions passé. Là,vous eussiez dit d’un petit coin de la Suisse La prairie, sillonnéepar les ruisseaux qui se jettent dans l’Indre, se découvre dans salongueur, et se perd en lointains vaporeux. Du côté de Montbazon,l’œil aperçoit une immense étendue verte, et sur tous les autrespoints se trouve arrêté par des collines, par des masses d’arbres,par des rochers. Nous allongeâmes le pas pour aller saluer madamede Mortsauf, qui laissa tomber tout à coup le livre où lisaitMadeleine, et prit sur ses genoux Jacques en proie à une touxconvulsive.

— Hé&|160;! bien, qu’y a-t-il&|160;? s’écria le comte endevenant blême.

— Il a mal à la gorge, répondit la mère qui semblait ne pas mevoir, ce ne sera rien.

Elle lui tenait à la fois la tête et le dos, et de ses yeuxsortaient deux rayons qui versaient la vie à cette pauvre faiblecréature.

— Vous êtes d’une incroyable imprudence, reprit le comte avecaigreur, vous l’exposez au froid de la rivière et l’asseyez sur unbanc de pierre.

— Mais, mon père, le banc brûle, s’écria Madeleine.

— Ils étouffaient là-haut, dit la comtesse.

— Les femmes veulent toujours avoir raison&|160;! dit-il en meregardant.

Pour éviter de l’approuver ou de l’improuver par mon regard, jecontemplais Jacques qui se plaignait de souffrir dans la gorge, etque sa mère emporta. Avant de nous quitter, elle put entendre sonmari.

— Quand on a fait des enfants si mal portants, on devrait savoirles soigner&|160;! dit-il.

Paroles profondément injustes&|160;; mais son amour-propre lepoussait à se justifier aux dépens de sa femme. La comtesse volaiten montant les rampes et les perrons. Je la vis disparaissant parla porte-fenêtre. Monsieur de Mortsauf s’était assis sur le banc,la tête inclinée, songeur&|160;; ma situation devenait intolérable,il ne me regardait ni ne me parlait. Adieu cette promenade pendantlaquelle je comptais me mettre si bien dans son esprit. Je ne mesouviens pas d’avoir passé dans ma vie un quart d’heure plushorrible que celui-là. Je suais à grosses gouttes, me disant&|160;:M’en irai je&|160;? ne m’en irai-je pas&|160;? Combien de penséestristes s’élevèrent en lui pour lui faire oublier d’aller savoircomment se trouvait Jacques&|160;! Il se leva brusquement et vintauprès de moi. Nous nous retournâmes pour regarder la riantevallée.

— Nous remettrons à un autre jour notre promenade, monsieur lecomte, lui dis-je alors avec douceur.

— Sortons&|160;! répondit-il. Je suis malheureusement habitué àvoir souvent de semblables crises, moi qui donnerais ma vie sansaucun regret pour conserver celle de cet enfant.

— Jacques va mieux, il dort, mon ami, dit la voix d’or. Madamede Mortsauf se montra soudain au bout de l’allée, elle arriva sansfiel, sans amertume, et me rendit mon salut. Je vois avec plaisir,me dit-elle, que vous aimez Clochegourde.

— Voulez-vous, ma chère, que je monte à cheval et que j’aillechercher monsieur Deslandes&|160;? lui dit-il en témoignant ledésir de se faire pardonner son injustice.

— Ne vous tourmentez point, dit-elle, Jacques n’a pas dormicette nuit, voilà tout. Cet enfant est très-nerveux, il a fait unvilain rêve, et j’ai passé tout le temps à lui conter des histoirespour le rendormir. Sa toux est purement nerveuse, je l’ai calméeavec une pastille de gomme, et le sommeil l’a gagné.

— Pauvre femme&|160;! dit-il en lui prenant la main dans lessiennes et lui jetant un regard mouillé, je n’en savais rien.

A quoi bon vous inquiéter pour des riens&|160;? allez à vosseigles. Vous savez&|160;! Si vous n’êtes pas là, les métayerslaisseront les glaneuses étrangères au bourg entrer dans le champavant que les gerbes n’en soient enlevées.

— Je vais faire mon premier cours d’agriculture, madame, luidis-je.

— Vous êtes à bonne école, répondit-elle en montrant le comte dequi la bouche se contracta pour exprimer ce sourire de contentementque l’on nomme familièrement ’’ faire la bouche en cœur’’ .

&|160;

Deux mois après seulement, je sus qu’elle avait passé cette nuiten d’horrible anxiétés, elle avait craint que son fils n’eût lecroup. Et moi, j’étais dans ce bateau, mollement bercé par despensées d’amour, imaginant que de sa fenêtre, elle me verraitadorant la lueur de cette bougie qui éclairait alors son frontlabouré par de mortelles alarmes. Le croup régnait à Tours, et yfaisait d’affreux ravages. Quand nous fûmes à la porte, le comte medit d’une voix émue&|160;: — Madame de Mortsauf est un ange&|160;!Ce mot me fit chanceler. Je ne connaissais encore quesuperficiellement cette famille, et le remords si naturel dont estsaisie une âme jeune en pareille occasion, me cria&|160;:  » De queldroit troublerais-tu cette paix profonde&|160;?  »

Heureux de rencontrer pour auditeur un jeune homme sur lequel ilpouvait remporter de faciles triomphes, le comte me parla del’avenir que le retour des Bourbons préparait à la France.

Nous eûmes une conversation vagabonde dans laquelle j’entendisde vrais enfantillages qui me surprirent étrangement. Il ignoraitdes faits d’une évidence géométrique&|160;; il avait peur des gensinstruits&|160;; les supériorités, il les niait&|160;; il semoquait, peut-être avec raison, des progrès&|160;; enfin jereconnus en lui une grande quantité de fibres douloureuses quiobligeaient à prendre tant de précautions pour ne le point blesser,qu’une conversation suivie devenait un travail d’esprit. Quandj’eus pour ainsi dire palpé ses défauts, je m’y pliai avec autantde souplesse qu’en mettait la comtesse à les caresser. A une autreépoque de ma vie, je l’eusse indubitablement froissé, mais, timidecomme un enfant, croyant ne rien savoir, ou croyant que les hommesfaits savaient tout, je m’ébahissais des merveilles obtenues àClochegourde par ce patient agriculteur. J’écoutais ses plans avecadmiration. Enfin, flatterie involontaire qui me valut labienveillance du vieux gentilhomme, j’enviais cette jolie terre, saposition, ce paradis terrestre en le mettant bien au-dessus deFrapesle.

— Frapesle, lui dis-je, est une massive argenterie, maisClochegourde est un écran de pierres précieuses&|160;!

Phrase qu’il répéta souvent depuis en citant l’auteur.

— Hé&|160;! bien, avant que nous y vinssions, c’était unedésolation, disait-il.

J’étais tout oreilles quand il me parlait de ses semis, de sespépinières. Neuf aux travaux de la campagne, je l’accablais dequestions sur les prix des choses, sur les moyens d’exploitation,et il me parut heureux d’avoir à m’apprendre tant de détails.

— Que vous enseigne-t-on donc&|160;? me demandait-il avecétonnement.

Dès cette première journée, le comte dit à sa femme enrentrant&|160;:

— Monsieur Félix est un charmant jeune homme&|160;!

Le soir, j’écrivis à ma mère de m’envoyer des habillements et dulinge, en lui annonçant que je restais à Frapesle. Ignorant lagrande révolution qui s’accomplissait alors, et ne comprenant pasl’influence qu’elle devait exercer sur mes destinées, je croyaisretourner à Paris pour y achever mon Droit et l’Ecole ne reprenaitses cours que dans les premiers jours du mois de novembre, j’avaisdonc deux mois et demi devant moi.

Pendant les premiers moments de mon séjour, je tentai de m’unirintimement au comte, et ce fut un temps d’impressions cruelles. Jedécouvris en cet homme une irascibilité sans cause, une promptituded’action dans un cas désespéré, qui m’effrayèrent. Il serencontrait en lui des retours soudains du gentilhomme si valeureuxà l’armée de Condé, quelques éclairs paraboliques de ces volontésqui peuvent, au jour des circonstances graves, trouer la politiqueà la manière des bombes, et qui, par les hasards de la droiture etdu courage, font d’un homme condamné à vivre dans sa gentilhommièreun d’Elbée, un Bonchamp, un Charette. Devant certainessuppositions, son nez se contractait, son front s’éclairait, et sesyeux lançaient une foudre aussitôt amollie. J’avais peur qu’ensurprenant le langage de mes yeux, monsieur de Mortsauf ne me tuâtsans réflexion. A cette époque, j’étais exclusivement tendre. Lavolonté, qui modifie si étrangement les hommes, commençaitseulement à poindre en moi. Mes excessifs désirs m’avaientcommuniqué ces rapides ébranlements de la sensibilité quiressemblent aux secousses de la peur. La lutte ne me faisait pastrembler, mais je ne voulais pas perdre la vie sans avoir goûté lebonheur d’un amour partagé. Les difficultés et mes désirsgrandissaient sur deux lignes parallèles. Comment parler de messentiments&|160;? J’étais en proie à de navrantes perplexités.J’attendais un hasard, j’observais, je me familiarisais avec lesenfants de qui je me fis aimer, je tâchais de m’identifier auxchoses de la maison. Insensiblement le comte se contint moins avecmoi. Je connus donc ses soudains changements d’humeur, sesprofondes tristesses sans motif, ses soulèvements brusques, sesplaintes amères et cassantes, sa froideur haineuse, ses mouvementsde folie réprimés, ses gémissements d’enfant, ses cris d’homme audésespoir, ses colères imprévues. La nature morale se distingue dela nature physique en ceci, que rien n’y est absolu&|160;:l’intensité des effets est en raison de la portée des caractères,ou des idées que nous groupons autour d’un fait. Mon maintien àClochegourde, l’avenir de ma vie, dépendaient de cette volontéfantasque. Je ne saurais vous exprimer quelles angoisses pressaientmon âme, alors aussi facile à s’épanouir qu’à se contracter, quanden entrant, je me disais&|160;: Comment va-t-il me recevoir&|160;?Quelle anxiété de cœur me brisait alors que tout à coup un orages’amassait sur ce front neigeux&|160;! C’était un qui-vivecontinuel. Je tombai donc sous le despotisme de cet homme. Messouffrances me firent deviner celles de madame de Mortsauf. Nouscommençâmes à échanger des regards d’intelligence, mes larmescoulaient quelquefois quand elle retenait les siennes. La comtesseet moi, nous nous éprouvâmes ainsi par la douleur. Combien dedécouvertes n’ai je pas faites durant ces quarante premiers jourspleins d’amertumes réelles, de joies tacites, d’espérances tantôtabîmées, tantôt surnageant&|160;! Un soir je la trouvaireligieusement pensive devant un coucher de soleil qui rougissaitsi voluptueusement les cimes en laissant voir la vallée comme unlit, qu’il était impossible de ne pas écouter la voix de cetéternel Cantique des Cantiques par lequel la nature convie sescréatures à l’amour. La jeune fille reprenait-elle des illusionsenvolées&|160;? la femme souffrait-elle de quelque comparaisonsecrète&|160;? Je crus voir dans sa pose un abandon profitable auxpremiers aveux, et lui dis&|160;: — Il est des journéesdifficiles&|160;!

— Vous avez lu dans mon âme, me dit-elle, maiscomment&|160;?

— Nous nous touchons par tant de points&|160;! répondis-je.N’appartenons-nous pas au petit nombre de créatures privilégiéespour la douleur et pour le plaisir, de qui les qualités sensiblesvibrent toutes à l’unisson en produisant de grands retentissementsintérieurs, et dont la nature nerveuse est en harmonie constanteavec le principe des choses&|160;! Mettez-les dans un milieu oùtout est dissonance, ces personnes souffrent horriblement, commeaussi leur plaisir va jusqu’à l’exaltation quand elles rencontrentles idées, les sensations ou les êtres qui leur sont sympathiques.Mais il est pour nous un troisième état dont les malheurs ne sontconnus que des âmes affectées par la même maladie, et chezlesquelles se rencontrent de fraternelles compréhensions. Il peutnous arriver de n’être impressionnés ni en bien ni en mal. Un orgueexpressif doué de mouvement s’exerce alors en nous dans le vide, sepassionne sans objet, rend des sons sans produire de mélodie, jettedes accents qui se perdent dans le silence&|160;! espèce decontradiction terrible d’une âme qui se révolte contre l’inutilitédu néant. Jeux accablants dans lesquels notre puissance s’échappetout entière sans aliment, comme le sang par une blessure inconnue.La sensibilité coule à torrents, il en résulte d’horriblesaffaiblissements, d’indicibles mélancolies pour lesquelles leconfessionnal n’a pas d’oreilles. N’ai-je pas exprimé nos communesdouleurs&|160;?

Elle tressaillit, et, sans cesser de regarder le couchant, elleme répondit&|160;: — Comment si jeune savez-vous ces choses&|160;?Avez-vous donc été femme&|160;?

— Ah&|160;! lui répondis-je d’une voix émue, mon enfance a étécomme une longue maladie.

— J’entends tousser Madeleine, me dit-elle en me quittant avecprécipitation.

La comtesse me vit assidu chez elle sans en prendre del’ombrage, par deux raisons. D’abord elle était pure comme unenfant, et sa pensée ne se jetait dans aucun écart. Puis j’amusaisle comte, je fus une pâture à ce lion sans ongles et sans crinière.Enfin, j’avais fini par trouver une raison de venir qui nous parutplausible à tous. Je ne savais pas le trictrac, monsieur deMortsauf me proposa de me l’enseigner, j’acceptai. Dans le momentoù se fit notre accord, la comtesse ne put s’empêcher de m’adresserun regard de compassion qui voulait dire&|160;:  » Mais vous vousjetez dans la gueule du loup&|160;!  » Si je n’y compris riend’abord, le troisième jour je sus à quoi je m’étais engagé. Mapatience que rien ne lasse, ce fruit de mon enfance, se mûritpendant ce temps d’épreuves. Ce fut un bonheur pour le comte que dese livrer à de cruelles railleries quand je ne mettais pas enpratique le principe ou la règle qu’il m’avait expliqué&|160;; sije réfléchissais, il se plaignait de l’ennui que cause un jeulent&|160;; si je jouais vite, il se fâchait d’être pressé&|160;;si je faisais des écoles, il me disait, en en profitant, que je medépêchais trop. Ce fut une tyrannie de magister, un despotisme deférule dont je ne puis vous donner une idée qu’en me comparant àEpictète tombé sous le joug d’un enfant méchant. Quand nous jouâmesde l’argent, ses gains constants lui causèrent des joiesdéshonorantes, mesquines. Un mot de sa femme me consolait de tout,et le rendait promptement au sentiment de la politesse et desconvenances. Bientôt je tombai dans les brasiers d’un suppliceimprévu. A ce métier, mon argent s’en alla. Quoique le comte restâttoujours entre sa femme et moi jusqu’au moment où je les quittais,quelquefois fort tard, j’avais toujours l’espérance de trouver unmoment où je me glisserais dans son cœur&|160;; mais pour obtenircette heure attendue avec la douloureuse patience du chasseur, nefallait-il pas continuer ces taquines parties où mon âme étaitconstamment déchirée, et qui emportaient tout mon argent&|160;!Combien de fois déjà n’étions-nous pas demeurés silencieux, occupésà regarder un effet de soleil dans la prairie, des nuées dans unciel gris, les collines vaporeuses, ou les tremblements de la lunedans les pierreries de la rivière, sans nous dire autre choseque&|160;: — La nuit est belle&|160;!

— La nuit est femme, madame.

— Quelle tranquillité&|160;!

— Oui, l’on ne peut pas être tout à fait malheureux ici.

A cette réponse elle revenait à sa tapisserie. J’avais fini parentendre en elle des remuements d’entrailles causés par uneaffection qui voulait sa place. Sans argent, adieu les soirées.J’avais écrit à ma mère de m’en envoyer&|160;; ma mère me gronda,et ne m’en donna pas pour huit jours. A qui donc en demander&|160;?Et il s’agissait de ma vie&|160;! Je retrouvais donc, au sein demon premier grand bonheur, les souffrances qui m’avaient assaillipartout&|160;; mais à Paris, au collége, à la pension, j’y avaiséchappé par une pensive abstinence, mon malheur avait éténégatif&|160;; à Frapesle il devint actif&|160;; je connus alorsl’envie du vol, ces crimes rêvés, ces épouvantables rages quisillonnent l’âme et que nous devons étouffer sous peine de perdrenotre propre estime. Les souvenirs des cruelles méditations, desangoisses que m’imposa la parcimonie de ma mère, m’ont inspiré pourles jeunes gens la sainte indulgence de ceux qui, sans avoirfailli, sont arrivés sur le bord de l’abîme comme pour en mesurerla profondeur. Quoique ma probité, nourrie de sueurs froides, sesoit fortifiée en ces moments où la vie s’entr’ouvre et laisse voirl’aride gravier de son lit, toutes les fois que la terrible justicehumaine a tiré son glaive sur le cou d’un homme, je me suisdit&|160;: Les lois pénales ont été faites par des gens qui n’ontpas connu le malheur. En cette extrémité, je découvris, dans labibliothèque de monsieur de Chessel, le traité du trictrac, etl’étudiai&|160;; puis mon hôte voulut bien me donner quelquesleçons&|160;; moins durement mené, je pus faire des progrès,appliquer les règles et les calculs que j’appris par cœur. En peude jours je fus en état de dompter mon maître&|160;; mais quand jele gagnai, son humeur devint exécrable&|160;; ses yeux étincelèrentcomme ceux des tigres, sa figure se crispa, ses sourcils jouèrentcomme je n’ai vu jouer les sourcils de personne. Ses plaintesfurent celles d’un enfant gâté. Parfois il jetait les dés, semettait en fureur, trépignait, mordait son cornet et me disait desinjures. Ces violences eurent un terme. Quand j’eus acquis un jeusupérieur, je conduisis la bataille à mon gré&|160;; je m’arrangeaipour qu’à la fin tout fût à peu près égal, en le laissant gagnerdurant la première moitié de la partie, et rétablissant l’équilibrependant la seconde moitié. La fin du monde aurait moins surpris lecomte que la rapide supériorité de son écolier&|160;: mais il ne lareconnut jamais. Le dénoûment constant de nos parties fut unepâture nouvelle dont son esprit s’empara.

— Décidément, disait-il, ma pauvre tête se fatigue. Vous gagneztoujours vers la fin de la partie, parce qu’alors j’ai perdu mesmoyens.

La comtesse, qui savait le jeu, s’aperçut de mon manége dès lapremière fois, et devina d’immenses témoignages d’affection. Cesdétails ne peuvent être appréciés que par ceux à qui les horriblesdifficultés du trictrac sont connues. Que ne disait pas cettepetite chose&|160;! Mais l’amour, comme le Dieu de Bossuet, metau-dessus des plus riches victoires le verre d’eau du pauvre,l’effort du soldat qui périt ignoré. La comtesse me jeta l’un deces remercîments muets qui brisent un cœur jeune&|160;: ellem’accorda le regard qu’elle réservait à ses enfants&|160;! Depuiscette bienheureuse soirée, elle me regarda toujours en me parlant.Je ne saurais expliquer dans quel état je fus en m’en allant. Monâme avait absorbé mon corps, je ne pesais pas, je ne marchaispoint, je volais. Je sentais en moi-même ce regard, il m’avaitinondé de lumière, comme son ’’ adieu, monsieur’’&|160;! avait faitretentir en mon âme les harmonies que contient l’’’ O filii, ôfilioe’’&|160;! de la résurrection pascale. Je naissais à unenouvelle vie. J’étais donc quelque chose pour elle&|160;! Jem’endormis en des langes de pourpre. Des flammes passèrent devantmes yeux fermés en se poursuivant dans les ténèbres comme les jolisvermisseaux de feu qui courent les uns après les autres sur lescendres du papier brûlé. Dans mes rêves, sa voix devint je ne saisquoi de palpable, une atmosphère qui m’enveloppa de lumière et deparfums, une mélodie qui me caressa l’esprit. Le lendemain, sonaccueil exprima la plénitude des sentiments octroyés, et je fus dèslors initié dans les secrets de sa voix. Ce jour devait être un desplus marquants de ma vie. Après le dîner, nous nous promenâmes surles hauteurs, nous allâmes dans une lande où rien ne pouvait venir,le sol en était pierreux, desséché, sans terre végétale&|160;;néanmoins il s’y trouvait quelques chênes et des buissons pleins desinelles&|160;; mais, au lieu d’herbes, s’étendait un tapis demousses fauves, crépues, allumées par les rayons du soleilcouchant, et sur lequel les pieds glissaient. Je tenais Madeleinepar la main pour la soutenir, et madame de Mortsauf donnait le brasà Jacques. Le comte, qui allait en avant, se retourna, frappa laterre avec sa canne, et me dit avec un accent horrible&|160;: —Voilà ma vie&|160;! Oh&|160;! mais avant de vous avoir connue,reprit-il en jetant un regard d’excuse sur sa femme. Réparationtardive, la comtesse avait pâli. Quelle femme n’aurait pas chancelécomme elle en recevant ce coup&|160;?

— Quelles délicieuses odeurs arrivent ici, et les beaux effetsde lumière&|160;! m’écriai-je&|160;; je voudrais bien avoir à moicette lande, j’y trouverais peut-être des trésors en lasondant&|160;; mais la plus certaine richesse serait votrevoisinage. Qui d’ailleurs ne payerait pas cher une vue siharmonieuse à l’œil, et cette rivière serpentine où l’âme se baigneentre les frênes et les aulnes. Voyez la différence desgoûts&|160;? Pour vous, ce coin de terre est une lande&|160;; pourmoi, c’est un paradis.

Elle me remercia par un regard.

— Eglogue&|160;! fit-il d’un ton amer, ici n’est pas la vie d’unhomme qui porte votre nom. Puis il s’interrompit et dit&|160;: —Entendez-vous les cloches d’Azay&|160;? J’entends positivementsonner des cloches.

Madame de Mortsauf me regarda d’un air effrayé, Madeleine meserra la main.

— Voulez-vous que nous rentrions faire un trictrac&|160;? luidis-je, le bruit des dés vous empêchera d’entendre celui descloches.

Nous revînmes à Clochegourde en parlant à bâtons rompus. Lecomte se plaignait de douleurs vives sans les préciser. Quand nousfûmes au salon, il y eut entre nous tous une indéfinissableincertitude. Le comte était plongé dans un fauteuil, absorbé dansune contemplation respectée par sa femme, qui se connaissait auxsymptômes de la maladie et savait en prévoir les accès. J’imitaison silence. Si elle ne me pria point de m’en aller, peut-êtrecrut-elle que la partie de trictrac égaierait le comte etdissiperait ces fatales susceptibilités nerveuses dont les éclatsla tuaient. Rien n’était plus difficile que de faire faire au comtecette partie de trictrac, dont il avait toujours grande envie.Semblable à une petite maîtresse, il voulait être prié, forcé, pourne pas avoir l’air d’être obligé, peut-être par cela même qu’il enétait ainsi. Si, par suite d’une conversation intéressante,j’oubliais pour un moment mes ’’ salamalek’’ , il devenaitmaussade, âpre, blessant, et s’irritait de la conversation encontredisant tout. Averti par sa mauvaise humeur, je lui proposaisune partie&|160;; alors il coquetait&|160;:  » D’abord il était troptard, disait-il, puis je ne m’en souciais pas.  » Enfin dessimagrées désordonnées, comme chez les femmes qui finissent parvous faire ignorer leurs véritables désirs. Je m’humiliais, je lesuppliais de m’entretenir dans une science si facile à oublierfaute d’exercice. Cette fois j’eus besoin d’une gaieté folle pourle décider à jouer. Il se plaignait d’étourdissements quil’empêcheraient de calculer, il avait le crâne serré comme dans unétau, il entendait des sifflements, il étouffait et poussait dessoupirs énormes. Enfin il consentit à s’attabler. Madame deMortsauf nous quitta pour coucher ses enfants et faire dire lesprières à sa maison. Tout alla bien pendant son absence, jem’arrangeai pour que monsieur de Mortsauf gagnât, et son bonheur ledérida brusquement. Le passage subit d’une tristesse qui luiarrachait de sinistres prédictions sur lui-même, à cette joied’homme ivre, à ce rire fou et presque sans raison, m’inquiéta, meglaça. Je ne l’avais jamais vu dans un accès si franchement accusé.Notre connaissance intime avait porté ses fruits, il ne se gênaitplus avec moi. Chaque jour il essayait de m’envelopper dans satyrannie, d’assurer une nouvelle pâture à son humeur, car il semblevraiment que les maladies morales soient des créatures qui ontleurs appétits, leurs instincts, et veulent augmenter l’espace deleur empire comme un propriétaire veut augmenter son domaine. Lacomtesse descendit, et vint près du trictrac pour mieux éclairer satapisserie, mais elle se mit à son métier dans une appréhension maldéguisée. Un coup funeste, et que je ne pus empêcher, changea laface du comte&|160;: de gaie, elle devint sombre&|160;; de pourpre,elle devint jaune, ses yeux vacillèrent. Puis arriva un derniermalheur que je ne pouvais ni prévoir ni réparer. Monsieur deMortsauf amena pour lui-même un de foudroyant qui décida sa ruine.Aussitôt il se leva, jeta la table sur moi, la lampe à terre,frappa du poing sur la console, et sauta par le salon, je nesaurais dire qu’il marcha. Le torrent d’injures, d’imprécations,d’apostrophes, de phrases incohérentes qui sortit de sa bouche,aurait fait croire à quelque antique possession, comme au MoyenAge. Jugez de mon attitude&|160;!

— Allez dans le jardin, me dit elle en me pressant la main.

Je sortis sans que le comte s’aperçût de ma disparition. De laterrasse où je me rendis à pas lents, j’entendis les éclats de savoix et ses gémissements qui partaient de sa chambre contiguë à lasalle à manger. A travers la tempête, j’entendis aussi la voix del’ange qui, par intervalles, s’élevait comme un chant de rossignolau moment où la pluie va cesser. Je me promenais sous les acaciaspar la plus belle nuit du mois d’août finissant, en attendant quela comtesse m’y rejoignît. Elle allait venir, son geste me l’avaitpromis.

Depuis quelques jours une explication flottait entre nous, etsemblait devoir éclater au premier mot qui ferait jaillir la sourcetrop pleine en nos âmes. Quelle honte retardait l’heure de notreparfaite entente&|160;? Peut-être aimait-elle autant que jel’aimais ce tressaillement semblable aux émotions de la peur, quimeurtrit la sensibilité, pendant ces moments où l’on retient sa vieprès de déborder, où l’on hésite à dévoiler son intérieur, enobéissant à la pudeur qui agite les jeunes filles avant qu’elles nese montrent à l’époux aimé. Nous avions agrandi nous-mêmes par nospensées accumulées cette première confidence devenue nécessaire.Une heure se passa. J’étais assis sur la balustrade en briques,quand le retentissement de son pas mêlé au bruit onduleux de larobe flottante anima l’air calme du soir. C’est des sensationsauxquelles le cœur ne suffit pas.

— Monsieur de Mortsauf est maintenant endormi, me dit-elle.Quand il est ainsi, je lui donne une tasse d’eau dans laquelle on afait infuser quelques têtes de pavots, et les crises sont assezéloignées pour que ce remède si simple ait toujours la même vertu.Monsieur, me dit-elle en changeant de ton et prenant sa pluspersuasive inflexion de voix, un hasard malheureux vous a livré dessecrets jusqu’ici soigneusement gardés, promettez-moi d’ensevelirdans votre cœur le souvenir de cette scène. Faites-le pour moi, jevous en prie. Je ne vous demande pas de serment, dites-moi le ’’oui’’ de l’homme d’honneur, je serai contente.

— Ai-je donc besoin de prononcer ce ’’ oui’’&|160;? lui dis-je.Ne nous sommes-nous jamais compris&|160;?

— Ne jugez point défavorablement monsieur de Mortsauf en voyantles effets de longues souffrances endurées pendant l’émigration,reprit-elle. Demain il ignorera complétement les choses qu’il auradites, et vous le trouverez excellent et affectueux.

— Cessez, madame, lui répondis-je, de vouloir justifier lecomte, je ferai tout ce que vous voudrez. Je me jetterais àl’instant dans l’Indre, si je pouvais ainsi renouveler monsieur deMortsauf et vous rendre à une vie heureuse. La seule chose que jene puisse refaire est mon opinion, rien n’est plus fortement tissuen moi. Je vous donnerais ma vie, je ne puis vous donner maconscience&|160;; je puis ne pas l’écouter, mais puis-je l’empêcherde parler&|160;? or, dans mon opinion, monsieur de Mortsaufest…

— Je vous entends, dit-elle, en m’interrompant avec unebrusquerie insolite, vous avez raison. Le comte est nerveux commeune petite maîtresse, reprit-elle pour adoucir l’idée de la folieen adoucissant le mot, mais il n’est ainsi que par intervalles, unefois au plus par année, lors des grandes chaleurs. Combien de mauxa causés l’émigration&|160;! Combien de belles existencesperdues&|160;! Il eût été, j’en suis certaine, un grand homme deguerre, l’honneur de son pays.

— Je le sais, lui dis-je en l’interrompant à mon tour, et luifaisant comprendre qu’il était inutile de me tromper.

Elle s’arrêta, posa l’une de ses mains sur son front, et medit&|160;: — Qui vous a donc ainsi produit dans notreintérieur&|160;? Dieu veut-il m’envoyer un secours, une vive amitiéqui me soutienne&|160;? reprit-elle en appuyant sa main sur lamienne avec force, car vous êtes bon, généreux… Elle leva les yeuxvers le ciel, comme pour invoquer un visible témoignage qui luiconfirmât ses secrètes espérances, et les reporta sur moi.Electrisé par ce regard qui jetait une âme dans la mienne, j’eus,selon la jurisprudence mondaine, un manque de tact&|160;; mais,chez certaines âmes, n’est-ce pas souvent précipitation généreuseau-devant d’un danger, envie de prévenir un choc, crainte d’unmalheur qui n’arrive pas, et plus souvent encore n’est-ce pasl’interrogation brusque faite à un cœur, un coup donné pour savoirs’il résonne à l’unisson&|160;? Plusieurs pensées s’élevèrent enmoi comme des lueurs, et me conseillèrent de laver la tache quisouillait ma candeur, au moment où je prévoyais une complèteinitiation.

— Avant d’aller plus loin, lui dis-je d’une voix altérée par despalpitations facilement entendues dans le profond silence où nousétions, permettez-moi de purifier un souvenir du passé&|160;?

— Taisez-vous, me dit-elle vivement en me mettant sur les lèvresun doigt qu’elle ôta aussitôt. Elle me regarda fièrement comme unefemme trop haut située pour que l’injure puisse l’atteindre, et medit d’une voix troublée&|160;: — Je sais de quoi vous voulezparler. Il s’agit du premier, du dernier, du seul outrage quej’aurai reçu&|160;! Ne parlez jamais de ce bal. Si la chrétiennevous a pardonné, la femme souffre encore.

— Ne soyez pas plus impitoyable que ne l’est Dieu, lui dis-je engardant entre mes cils les larmes qui me vinrent aux yeux.

— Je dois être plus sévère, je suis plus faible,répondit-elle.

— Mais, repris-je avec une manière de révolte enfantine,écoutez-moi, quand ce ne serait que pour la première, la dernièreet la seule fois de votre vie.

— Eh&|160;! bien, dit-elle, parlez&|160;! Autrement, vouscroiriez que je crains de vous entendre.

Sentant alors que ce moment était unique en notre vie, je luidis avec cet accent qui commande l’attention, que les femmes au balm’avaient été toutes indifférentes comme celles que j’avaisaperçues jusqu’alors&|160;; mais qu’en la voyant, moi de qui la vieétait si studieuse, de qui l’âme était si peu hardie, j’avais étécomme emporté par une frénésie qui ne pouvait être condamnée quepar ceux qui ne l’avaient jamais éprouvée, que jamais cœur d’hommene fut si bien empli du désir auquel ne résiste aucune créature etqui fait tout vaincre, même la mort…

— Et le mépris&|160;? dit-elle en m’arrêtant.

— Vous m’avez donc méprisé&|160;? lui demandai-je.

— Ne parlons plus de ces choses, dit-elle.

— Mais parlons-en&|160;! lui répondis-je avec une exaltationcausée par une douleur surhumaine. Il s’agit de tout moi-même, dema vie inconnue, d’un secret que vous devez connaître&|160;;autrement je mourrais de désespoir&|160;! Ne s’agit-il pas aussi devous, qui, sans le savoir, avez été la Dame aux mains de laquellereluit la couronne promise aux vainqueurs du tournoi.

Je lui contai mon enfance et ma jeunesse, non comme je vous l’aidite, en la jugeant à distance&|160;; mais avec les parolesardentes du jeune homme de qui les blessures saignaient encore. Mavoix retentit comme la hache des bûcherons dans une forêt. Devantelle tombèrent à grand bruit les années mortes, les longuesdouleurs qui les avaient hérissées de branches sans feuillages. Jelui peignis avec des mots enfiévrés une foule de détails terriblesdont je vous ai fait grâce. J’étalai le trésor de mes vœuxbrillants, l’or vierge de mes désirs, tout un cœur brûlant conservésous les glaces de ces Alpes entassées par un continuel hiver.Lorsque, courbé sous le poids de mes souffrances redites avec lescharbons d’Isaïe, j’attendis un mot de cette femme qui m’écoutaitla tête baissée, elle éclaira les ténèbres par un regard, elleanima les mondes terrestres et divins par un seul mot.

— Nous avons eu la même enfance&|160;! dit-elle en me montrantun visage où reluisait l’auréole des martyrs. Après une pause oùnos âmes se marièrent dans cette même pensée consolante&|160;: Jen’étais donc pas seul à souffrir&|160;! la comtesse me dit de savoix réservée pour parler à ses chers petits, comment elle avait eule tort d’être une fille quand les fils étaient morts. Ellem’expliqua les différences que son état de fille sans cesseattachée aux flancs d’une mère mettait entre ses douleurs et cellesd’un enfant jeté dans le monde des colléges. Ma solitude avait étécomme un paradis, comparée au contact de la meule sous laquelle sonâme fut sans cesse meurtrie, jusqu’au jour où sa véritable mère, sabonne tante l’avait sauvée en l’arrachant à ce supplice dont elleme raconta les renaissantes douleurs. C’était les inexplicablespointilleries insupportables aux natures nerveuses qui ne reculentpas devant un coup de poignard et meurent sous l’épée deDamoclès&|160;: tantôt une expansion généreuse arrêtée par un ordreglacial, tantôt un baiser froidement reçu&|160;; un silence imposé,reproché tour à tour&|160;; des larmes dévorées qui lui restaientsur le cœur&|160;; enfin les mille tyrannies du couvent, cachéesaux yeux des étrangers sous les apparences d’une maternitéglorieusement exaltée. Sa mère tirait vanité d’elle, et lavantait&|160;; mais elle payait cher le lendemain ces flatteriesnécessaires au triomphe de l’Institutrice. Quand, à forced’obéissance et de douceur, elle croyait avoir vaincu le cœur de lamère, et qu’elle s’ouvrait à elle, le tyran reparaissait armé deces confidences. Un espion n’eût pas été si lâche ni si traître.Tous ses plaisirs de jeune fille, ses fêtes lui avaient étéchèrement vendues, car elle était grondée d’avoir été heureuse,comme elle l’eût été pour une faute. Jamais les enseignements de sanoble éducation ne lui avaient été donnés avec amour, mais avec uneblessante ironie. Elle n’en voulait point à sa mère, elle sereprochait seulement de ressentir moins d’amour que de terreur pourelle. Peut-être, pensait cet ange, ces sévérités étaient-ellesnécessaires&|160;? ne l’avaient-elles pas préparée à sa vieactuelle&|160;? En l’écoutant, il me semblait que la harpe de Jobde laquelle j’avais tiré de sauvages accords, maintenant maniée pardes doigts chrétiens, y répondait en chantant les litanies de laVierge au pied de la croix.

— Nous vivions dans la même sphère avant de nous retrouver ici,vous partie de l’orient et moi de l’occident.

Elle agita la tête par un mouvement désespéré&|160;: — A vousl’orient, à moi l’occident, dit-elle. Vous vivrez heureux, jemourrai de douleur&|160;! Les hommes font eux-mêmes les événementsde leur vie, et la mienne est à jamais fixée. Aucune puissance nepeut briser cette lourde chaîne à laquelle la femme tient par unanneau d’or, emblème de la pureté des épouses.

Nous sentant alors jumeaux du même sein, elle ne conçut pointque les confidences se fissent à demi entre frères abreuvés auxmêmes sources. Après le soupir naturel aux cœurs purs au moment oùils s’ouvrent, elle me raconta les premiers jours de son mariage,ses premières déceptions, tout le ’’ renouveau’’ du malheur. Elleavait, comme moi, connu les petits faits, si grands pour les âmesdont la limpide substance est ébranlée tout entière au moindrechoc, de même qu’une pierre jetée dans un lac en agite également lasurface et la profondeur. En se mariant, elle possédait sesépargnes, ce peu d’or qui représente les heures joyeuses&|160;; lesmille désirs du jeune âge&|160;; en un jour de détresse, ellel’avait généreusement donné sans dire que c’était des souvenirs etnon des pièces d’or&|160;; jamais son mari ne lui en avait tenucompte, il ne se savait pas son débiteur&|160;! En échange de cetrésor englouti dans les eaux dormantes de l’oubli, elle n’avaitpas obtenu ce regard mouillé qui solde tout, qui pour les âmesgénéreuses est comme un éternel joyau dont les feux brillent auxjours difficiles. Comme elle avait marché de douleur endouleur&|160;! Monsieur de Mortsauf oubliait de lui donner l’argentnécessaire à la maison&|160;; il se réveillait d’un rêve quand,après avoir vaincu toutes ses timidités de femme, elle lui endemandait&|160;; et jamais il ne lui avait une seule fois évité cescruels serrements de cœur&|160;! Quelle terreur vint la saisir aumoment où la nature maladive de cet homme ruiné s’étaitdévoilée&|160;! elle avait été brisée par le premier éclat de sesfolles colères. Par combien de réflexions dures n’avait-elle pointpassé avant de regarder comme nul son mari, cette imposante figurequi domine l’existence d’une femme&|160;! De quelles horriblescalamités furent suivies ses deux couches&|160;! Quel saisissementà l’aspect de deux enfants mort-nés&|160;? Quel courage pour sedire&|160;:  » Je leur soufflerai la vie je les enfanterai denouveau tous les jours&|160;?  » Puis quel désespoir de sentir unobstacle dans le cœur et dans la main d’où les femmes tirent leurssecours&|160;! Elle avait vu cet immense malheur déroulant sessavanes épineuses à chaque difficulté vaincue. A la montée dechaque rocher, elle avait aperçu de nouveaux déserts à franchirjusqu’au jour où elle eut bien connu son mari, l’organisation deses enfants, et le pays où elle devait vivre&|160;; jusqu’au jouroù, comme l’enfant arraché par Napoléon aux tendres soins du logis,elle eut habitué ses pieds à marcher dans la boue et dans la neige,accoutumé son front aux boulets, toute sa personne à la passiveobéissance du soldat. Ces choses que je vous résume, elle me lesdit alors dans leur ténébreuse étendue, avec leur cortège de faitsdésolants, de batailles conjugales perdues, d’essaisinfructueux.

— Enfin, me dit elle en terminant, il faudrait demeurer iciquelques mois pour savoir combien de peines me coûtent lesaméliorations de Clochegourde, combien de patelineries fatigantespour lui faire vouloir la chose la plus utile à ses intérêts&|160;!Quelle malice d’enfant le saisit quand une chose due à mes conseilsne réussit pas tout d’abord&|160;! Avec quelle joie il s’attribuele bien&|160;! Quelle patience m’est nécessaire pour toujoursentendre des plaintes quand je me tue à lui sarcler ses heures, àlui embaumer son air, à lui sabler, à lui fleurir les chemins qu’ila semés de pierres. Ma récompense est ce terrible refrain&|160;: « — Je vais mourir, la vie me pèse&|160;!  » S’il a le bonheur d’avoirdu monde chez lui, tout s’efface, il est gracieux et poli. Pourquoin’est-il pas ainsi pour sa famille&|160;? Je ne sais commentexpliquer ce manque de loyauté chez un homme parfois vraimentchevaleresque. Il est capable d’aller secrètement à franc étrier mechercher à Paris une parure comme il le fit dernièrement pour lebal de la ville. Avare pour sa maison, il serait prodigue pour moi,si je le voulais. Ce devrait être l’inverse&|160;: je n’ai besoinde rien, et sa maison est lourde. Dans le désir de lui rendre lavie heureuse, et sans songer que je serais mère, peut-être l’ai-jehabitué à me prendre pour sa victime&|160;; moi qui en usant dequelques cajoleries, le mènerais comme un enfant, si je pouvaism’abaisser à jouer un rôle qui me semble infâme&|160;! Maisl’intérêt de la maison exige que je sois calme et sévère comme unestatue de la Justice, et cependant, moi aussi, j’ai l’âme expansiveet tendre&|160;!

— Pourquoi, lui dis-je, n’usez-vous pas de cette influence pourvous rendre maîtresse de lui, pour le gouverner&|160;?

— S’il ne s’agissait que de moi seule, je ne saurais ni vaincreson silence obtus, opposé pendant des heures entières à desarguments justes, ni répondre à des observations sans logique, devéritables raisons d’enfant. Je n’ai de courage ni contre lafaiblesse ni contre l’enfance&|160;; elles peuvent me frapper sansque je leur résiste&|160;; peut-être opposerais-je la force à laforce, mais je suis sans énergie contre ceux que je plains. S’ilfallait contraindre Madeleine à quelque chose pour la sauver jemourrais avec elle. La pitié détend toutes mes fibres et mollifiemes nerfs. Aussi les violentes secousses de ces dix annéesm’ont-elles abattue, maintenant ma sensibilité si souvent attaquéeest parfois sans consistance, rien ne la régénère&|160;; parfoisl’énergie, avec laquelle je supportais les orages, me manque. Oui,parfois je suis vaincue. Faute de repos et de bains de mer où jeretremperais mes fibres, je périrai. Monsieur de Mortsauf m’auratuée et il mourra de ma mort.

— Pourquoi ne quittez-vous pas Clochegourde pour quelquesmois&|160;? Pourquoi n’iriez-vous pas, accompagnée de vos enfants,au bord de la mer&|160;?

— D’abord, monsieur de Mortsauf se croirait perdu si jem’éloignais. Quoiqu’il ne veuille pas croire à sa situation, il ena la conscience. Il se rencontre en lui l’homme et le malade, deuxnatures différentes dont les contradictions expliquent bien desbizarreries&|160;! Puis, il aurait raison de trembler. Tout iraitmal ici. Vous avez vu peut-être en moi la mère de famille occupée àprotéger ses enfants contre le milan qui plane sur eux. Tâcheécrasante, augmentée des soins exigés par monsieur de Mortsauf quiva toujours demandant&|160;: — Où est madame&|160;? Ce n’est rien.Je suis aussi le précepteur de Jacques, la gouvernante deMadeleine. Ce n’est rien encore&|160;! Je suis intendant etrégisseur. Vous connaîtrez un jour la portée de mes paroles quandvous saurez que l’exploitation d’une terre est ici la plusfatigante des industries. Nous avons peu de revenus en argent, nosfermes sont cultivées à moitié, système qui veut une surveillancecontinuelle. Il faut vendre soi-même ses grains, ses bestiaux, sesrécoltes de toute nature. Nous avons pour concurrents nos propresfermiers qui s’entendent au cabaret avec les consommateurs et fontles prix après avoir vendu les premiers. Je vous ennuierais si jevous expliquais les mille difficultés de notre agriculture. Quelque soit mon dévouement, je ne puis veiller à ce que nos colonsn’amendent pas leurs propres terres avec nos fumiers&|160;; je nepuis, ni aller voir si nos métiviers ne s’entendent pas avec euxlors du partage des récoltes, ni savoir le moment opportun pour lavente. Or, si vous venez à penser au peu de mémoire de monsieur deMortsauf, aux peines que vous m’avez vue prendre pour l’obliger às’occuper de ses affaires, vous comprendrez la lourdeur de monfardeau, l’impossibilité de le déposer un moment. Si jem’absentais, nous serions ruinés. Personne ne l’écouterait&|160;;la plupart du temps, ses ordres se contredisent&|160;; d’ailleurspersonne ne l’aime, il est trop grondeur, il fait tropl’absolu&|160;; puis, comme tous les gens faibles, il écoute tropfacilement ses inférieurs pour inspirer autour de lui l’affectionqui unit les familles. Si je partais, aucun domestique ne resteraitici huit jours. Vous voyez bien que je suis attachée à Clochegourdecomme ces bouquets de plomb le sont à nos toits. Je n’ai pas eud’arrière-pensée avec vous, monsieur. Toute la contrée ignore lessecrets de Clochegourde, et maintenant vous les savez. N’en ditesrien que de bon et d’obligeant, et vous aurez mon estime, mareconnaissance, ajouta-t-elle encore d’une voix adoucie. A ce prix,vous pouvez toujours revenir à Clochegourde, vous y trouverez descœurs amis.

— Mais, dis-je, moi je n’ai jamais souffert&|160;! Vousseule…

— Non&|160;! reprit-elle en laissant échapper ce sourire desfemmes résignées qui fendrait le granit, ne vous étonnez pas decette confidence, elle vous montre la vie comme elle est, et noncomme votre imagination vous l’a fait espérer. Nous avons tous nosdéfauts et nos qualités. Si j’eusse épousé quelque prodigue, ilm’aurait ruinée. Si j’eusse été donnée à quelque jeune homme ardentet voluptueux, il aurait eu des succès, peut-être n’aurais-je passu le conserver, il m’aurait abandonnée, je serais morte dejalousie. Je suis jalouse&|160;! dit-elle avec un accentd’exaltation qui ressemblait au coup de tonnerre d’un orage quipasse. Hé&|160;! bien, monsieur m’aime autant qu’il peutm’aimer&|160;; tout ce que son cœur enferme d’affection, il leverse à mes pieds, comme la Madeleine a versé le reste de sesparfums aux pieds du Sauveur. Croyez-le&|160;! une vie d’amour estune fatale exception à la loi terrestre&|160;; toute fleur périt,les grandes joies ont un lendemain mauvais, quand elles ont unlendemain. La vie réelle est une vie d’angoisses&|160;: son imageest dans cette ortie, venue au pied de la terrasse, et qui, sanssoleil, demeure verte sur sa tige. Ici, comme dans les patries dunord, il est des sourires dans le ciel, rares il est vrai, mais quipaient bien des peines. Enfin les femmes qui sont exclusivementmères ne s’attachent-elles pas plus par les sacrifices que par lesplaisirs&|160;? Ici j’attire sur moi les orages que je vois prêts àfondre sur les gens ou sur mes enfants, et j’éprouve en lesdétournant je ne sais quel sentiment qui me donne une forcesecrète. La résignation de la veille a toujours préparé celle dulendemain. Dieu ne me laisse d’ailleurs point sans espoir. Sid’abord la santé de mes enfants m’a désespérée, aujourd’hui plusils avancent dans la vie, mieux ils se portent. Après tout, notredemeure s’est embellie, la fortuné se répare. Qui sait si lavieillesse de monsieur ne sera pas heureuse par moi&|160;?Croyez-le&|160;! l’être qui se présente devant le Grand Juge, unepalme verte à la main, lui ramenant consolés ceux qui maudissaientla vie, cet être a converti ses douleurs en délices. Si messouffrances servent au bonheur de la famille, est-ce bien dessouffrances&|160;?

— Oui, lui dis-je, mais elles étaient nécessaires comme le sontles miennes pour me faire apprécier les saveurs du fruit mûri dansnos roches&|160;; maintenant peut-être le goûterons-nous ensemble,peut-être en admirerons-nous les prodiges&|160;? ces torrentsd’affection dont il inonde les âmes, cette sève qui ranime lesfeuilles jaunissantes. La vie ne pèse plus alors, elle n’est plus ànous. Mon Dieu&|160;! ne m’entendez-vous pas&|160;? repris-je en meservant du langage mystique auquel notre éducation religieuse nousavait habitués. Voyez par quelles voies nous avons marché l’un versl’autre&|160;? quel aimant nous a dirigés sur l’océan des eauxamères, vers la source d’eau douce, coulant au pied des monts surun sable pailleté, entre deux rives vertes et fleuries&|160;?N’avons-nous pas, comme les Mages, suivi la même étoile&|160;? Nousvoici devant la crèche d’où s’éveille un divin enfant qui lancerases flèches au front des arbres nus, qui nous ranimera le monde parses cris joyeux, qui par des plaisirs incessants donnera du goût àla vie, rendra aux nuits leur sommeil, aux jours leur allégresse.Qui donc a serré chaque année de nouveaux nœuds entre nous&|160;?Ne sommes-nous pas plus que frère et sœur&|160;? Ne déliez jamaisce que le ciel a réuni. Les souffrances dont vous parlez étaient legrain répandu à flots par la main du Semeur pour faire éclore lamoisson déjà dorée par le plus beau des soleils. Voyez&|160;!voyez&|160;! N’irons-nous pas ensemble tout cueillir brin àbrin&|160;? Quelle force en moi, pour que j’ose vous parlerainsi&|160;! Répondez-moi donc, ou je ne repasserai pasl’Indre.

— Vous m’avez évité le mot ’’ amour’’ , dit-elle enm’interrompant d’une voix sévère&|160;; mais vous avez parlé d’unsentiment que j’ignore et qui ne m’est point permis. Vous êtes unenfant, je vous pardonne encore, mais pour la dernière fois.Sachez-le, monsieur, mon cœur est comme cuivré de maternité&|160;!Je n’aime monsieur de Mortsauf ni par devoir social, ni par calculde béatitudes éternelles à gagner&|160;; mais par un irrésistiblesentiment qui l’attache à toutes les fibres de mon cœur. Ai-je étéviolentée à mon mariage&|160;? Il fut décidé par ma sympathie pourles infortunes. N’était-ce pas aux femmes à réparer les maux dutemps, à consoler ceux qui coururent sur la brèche et revinrentblessés&|160;? Que vous dirai-je&|160;? j’ai ressenti je ne saisquel contentement égoïste en voyant que vous l’amusiez&|160;:n’est-ce pas la maternité pure&|160;? Ma confession ne vousa-t-elle donc pas assez montré les ’’ trois’’ enfants auxquels jene dois jamais faillir, sur lesquels je dois faire pleuvoir unerosée réparatrice, et faire rayonner mon âme sans en laisseradultérer la moindre parcelle&|160;? N’aigrissez pas le lait d’unemère&|160;! Quoique l’épouse soit invulnérable en moi, ne me parlezdonc plus ainsi. Si vous ne respectiez pas cette défense si simple,je vous en préviens, l’entrée de cette maison vous serait à jamaisfermée. Je croyais à de pures amitiés, à des fraternitésvolontaires, plus certaines que ne le sont les fraternitésimposées. Erreur&|160;! Je voulais un ami qui ne fût pas un juge,un ami pour m’écouter en ces moments de faiblesse où la voix quigronde est une voix meurtrière, un ami saint avec qui je n’eusserien à craindre. La jeunesse est noble, sans mensonges&|160;;capable de sacrifices, désintéressée&|160;: en voyant votrepersistance, j’ai cru, je l’avoue, à quelque dessein du ciel&|160;;j’ai cru que j’aurais une âme qui serait à moi seule comme unprêtre est à tous, un cœur où je pourrais épancher mes douleursquand elles surabondent, crier quand mes cris sont irrésistibles etm’étoufferaient si je continuais à les dévorer. Ainsi monexistence, si précieuse à ces enfants, aurait pu se prolongerjusqu’au jour où Jacques serait devenu homme. Mais n’est-ce pasêtre trop égoïste&|160;? La Laure de Pétrarque peut-elle serecommencer&|160;? Je me suis trompée, Dieu ne le veut pas. Ilfaudra mourir à mon poste, comme le soldat sans ami. Mon confesseurest rude, austère&|160;; et… ma tante n’est plus&|160;!

Deux grosses larmes éclairées par un rayon de lune sortirent deses yeux, roulèrent sur ses joues, en atteignirent le bas&|160;;mais je tendis la main assez à temps pour les recevoir, et les busavec une avidité pieuse qu’excitèrent ces paroles déjà signées pardix ans de larmes secrètes, de sensibilité dépensée, de soinsconstants, d’alarmes perpétuelles, l’héroïsme le plus élevé devotre sexe&|160;! Elle me regarda d’un air doucement stupide.

— Voici, lui dis-je, la première, la sainte communion del’amour. Oui, je viens de participer à vos douleurs, de m’unir àvotre âme, comme nous nous unissons au Christ en buvant sa divinesubstance. Aimer sans espoir est encore un bonheur. Ah&|160;!quelle femme sur la terre pourrait me causer une joie aussi grandeque celle d’avoir aspiré ces larmes&|160;! J’accepte ce contrat quidoit se résoudre en souffrances pour moi. Je me donne à vous sansarrière-pensée et serai ce que vous voudrez que je sois.

Elle m’arrêta par un geste et me dit de sa voix profonde&|160;:— Je consens à ce pacte si vous voulez ne jamais presser les liensqui nous attacheront.

— Oui, lui dis-je, mais moins vous m’accorderez, pluscertainement dois-je posséder.

— Vous commencez par une méfiance, répondit-elle en exprimant lamélancolie du doute.

— Non, mais par une jouissance pure. Ecoutez&|160;! je voudraisde vous un nom qui ne fût à personne, comme doit être le sentimentque nous nous vouons.

— C’est beaucoup, dit-elle, mais je suis moins petite que vousne le croyez. Monsieur de Mortsauf m’appelle Blanche. Une seulepersonne au monde, celle que j’ai le plus aimée, mon adorable tanteme nommait Henriette. Je redeviendrai donc Henriette pour vous.

Je lui pris la main et la baisai. Elle me l’abandonna dans cetteconfiance qui rend la femme si supérieure à nous, confiance quinous accable. Elle s’appuya sur la balustrade en briques et regardal’Indre.

— N’avez-vous pas tort, mon ami, dit-elle, d’aller du premierbond au bout de la carrière&|160;? Vous avez épuisé, par votrepremière aspiration, une coupe offerte avec candeur. Mais un vraisentiment ne se partage pas, il doit être entier ou il n’est pas.Monsieur de Mortsauf, me dit-elle après un moment de silence, estpar-dessus tout loyal et fier. Peut-être seriez-vous tenté, pourmoi, d’oublier ce qu’il a dit&|160;; s’il n’en sait rien, moidemain je l’en instruirai. Soyez quelque temps sans vous montrer àClochegourde, il vous en estimera davantage. Dimanche prochain, ausortir de l’église il ira lui-même à vous&|160;; je le connais, ileffacera ses torts&|160;; et vous aimera de l’avoir traité comme unhomme responsable de ses actions et de ses paroles.

— Cinq jours sans vous voir, sans vous entendre&|160;!

— Ne mettez jamais cette chaleur aux paroles que vous me direz,dit-elle.

Nous fîmes deux fois le tour de la terrasse en silence. Puiselle me dit d’un ton de commandement qui me prouvait qu’elleprenait possession de mon âme&|160;: — Il est tard,séparons-nous.

Je voulais lui baiser la main, elle hésita, me la rendit et medit d’une voix de prière&|160;: — Ne la prenez que lorsque je vousla donnerai&|160;; laissez-moi mon libre arbitre, sans quoi jeserais une chose à vous et cela ne doit pas être.

— Adieu, lui dis-je.

Je sortis par la petite porte d’en bas qu’elle m’ouvrit. Aumoment où elle l’allait fermer, elle la rouvrit, me tendit sa mainen me disant&|160;: — En vérité vous avez été bien bon ce soir,vous avez consolé tout mon avenir&|160;; prenez, mon ami,prenez&|160;!

Je baisai sa main à plusieurs reprises&|160;; et quand je levailes yeux, je vis des larmes dans les siens. Elle remonta sur laterrasse et me regarda encore un moment à travers la prairie. Quandje fus dans le chemin de Frapesle, je vis encore sa robe blancheéclairée par la lune&|160;; puis quelques instants après unelumière illumina sa chambre.

— O mon Henriette&|160;! me dis-je, à toi l’amour le plus purqui jamais aura brillé sur cette terre&|160;!

Je regagnai Frapesle en me retournant à chaque pas. Je sentaisen moi je ne sais quel contentement ineffable. Une brillantecarrière s’ouvrait enfin au dévouement dont est gros tout jeunecœur et qui chez moi fut si long-temps une force inerte&|160;!Semblable au prêtre qui par un seul pas s’est avancé dans une vienouvelle, j’étais consacré, voué. Un simple ’’ oui’’ , ’’madame’’&|160;! m’avait engagé à garder pour moi seul en mon cœurun amour irrésistible, à ne jamais abuser de l’amitié pour amener àpetits pas cette femme dans l’amour. Tous les sentiments noblesréveillés faisaient entendre en moi-même leurs voix confuses. Avantde me retrouver à l’étroit dans une chambre, je voulusvoluptueusement rester sous l’azur ensemencé d’étoiles entendreencore en moi-même ces chants de ramier blessé les tons simples decette confidence ingénue rassembler dans l’air les effluves decette âme qui toutes devaient venir à moi. Combien elle me parutgrande, cette femme, avec son oubli profond du moi, sa religionpour les êtres blessés, faibles ou souffrants, avec son dévouementallégé des chaînes légales&|160;! Elle était là, sereine sur sonbûcher de sainte et de martyre&|160;! J’admirais sa figure quim’apparut au milieu des ténèbres, quand soudain je crus deviner unsens à ses paroles, une mystérieuse signifiance qui me la renditcomplétement sublime. Peut-être voulait-elle que je fusse pour ellece qu’elle était pour son petit monde&|160;? Peut-être voulait-elletirer de moi sa force et sa consolation, me mettant ainsi dans sasphère, sur sa ligne ou plus haut&|160;? Les astres, disentquelques hardis constructeurs des mondes, se communiquent ainsi lemouvement et la lumière. Cette pensée m’éleva soudain à deshauteurs éthérées. Je me retrouvai dans le ciel de mes ancienssonges, et je m’expliquai les peines de mon enfance par le bonheurimmense où je nageais.

Génies éteints dans les larmes, cœurs méconnus, saintes ClarisseHarlowe ignorées, enfants désavoués, proscrits innocents, vous tousqui êtes entrés dans la vie par ses déserts, vous qui partout aveztrouvé les visages froids, les cœurs fermés, les oreilles closes,ne vous plaignez jamais&|160;! vous seuls pouvez connaître l’infinide la joie au moment où pour vous un cœur s’ouvre, une oreille vousécoute, un regard vous répond. Un seul jour efface les mauvaisjours. Les douleurs, les méditations, les désespoirs, lesmélancolies passées et non pas oubliées sont autant de liens parlesquels l’âme s’attache à l’âme confidente. Belle de nos désirsréprimés, une femme hérite alors des soupirs et des amours perdus,elle nous restitue agrandies toutes les affections trompées, elleexplique les chagrins antérieurs comme la soulte exigée par ledestin pour les éternelles félicités qu’elle donne au jour desfiançailles de l’âme. Les anges seuls disent le nom nouveau dont ilfaudrait nommer ce saint amour, de même que vous seuls, chersmartyrs, saurez bien ce que madame de Mortsauf était soudaindevenue pour moi, pauvre, seul&|160;!

Cette scène s’était passée un mardi, j’attendis jusqu’audimanche sans passer l’Indre dans mes promenades. Pendant ces cinqjours, de grands événements arrivèrent à Clochegourde. Le comtereçut le brevet de maréchal-de-camp, la croix de Saint-Louis, etune pension de quatre mille francs. Le duc de Lenoncourt-Givry,nommé pair de France, recouvra deux forêts, reprit son service à lacour, et sa femme rentra dans ses biens non vendus qui avaient faitpartie du domaine de la couronne impériale. La comtesse de Mortsaufdevenait ainsi l’une des plus riches héritières du Maine. Sa mèreétait venue lui apporter cent mille francs économisés sur lesrevenus de Givry, le montant de sa dot qui n’avait point été payée,et dont le comte ne parlait jamais, malgré sa détresse. Dans leschoses de la vie extérieure, la conduite de cet homme attestait leplus fier de tous les désintéressements. En joignant à cette sommeses économies, le comte pouvait acheter deux domaines voisins quivalaient environ neuf mille livres de rente. Son fils devantsuccéder à la pairie de son grand-père, il pensa tout à coup à luiconstituer un majorat qui se composerait de la fortune territorialedes deux familles sans nuire à Madeleine, à laquelle la faveur duduc de Lenoncourt ferait sans doute faire un beau mariage. Cesarrangements et ce bonheur jetèrent quelque baume sur les plaies del’émigré. La duchesse de Lenoncourt à Clochegourde fut un événementdans le pays. Je songeais douloureusement que cette femme était unegrande dame, et j’aperçus alors dans sa fille l’esprit de caste quecouvrait à mes yeux la noblesse de ses sentiments. Qu’étais-je, moipauvre, sans autre avenir que mon courage et mes facultés&|160;? Jene pensais aux conséquences de la Restauration, ni pour moi, nipour les autres. Le dimanche, de la chapelle réservée où j’étais àl’église avec monsieur, madame de Chessel et l’abbé de Quélus, jelançais des regards avides sur une autre chapelle latérale où setrouvaient la duchesse et sa fille, le comte et les enfants. Lechapeau de paille qui me cachait mon idole ne vacilla pas, et cetoubli de moi sembla m’attacher plus vivement que tout le passé.Cette grande Henriette de Lenoncourt, qui maintenant était ma chèreHenriette, et de qui je voulais fleurir la vie, priait avecardeur&|160;; la foi communiquait à son attitude je ne sais quoid’abîmé, de prosterné, une pose de statue religieuse, qui mepénétra.

Suivant l’habitude des cures de village, les vêpres devaient sedire quelque temps après la messe. Au sortir de l’église, madame deChessel proposa naturellement à ses voisins de passer les deuxheures d’attente à Frapesle, au lieu de traverser deux fois l’Indreet la prairie par la chaleur. L’offre fut agréée. Monsieur deChessel donna le bras à la duchesse, madame de Chessel acceptacelui du comte, je présentai le mien à la comtesse, et je sentispour la première fois ce beau bras frais à mes flancs. Pendant leretour de la paroisse à Frapesle, trajet qui se faisait à traversles bois de Saché où la lumière filtrée dans les feuillagesproduisait, sur le sable des allées, ces jolis jours quiressemblent à des soieries peintes, j’eus des sensations d’orgueilet des idées qui me causèrent de violentes palpitations.

— Qu’avez-vous&|160;? me dit-elle après quelques pas faits dansun silence que je n’osais rompre. Votre cœur bat trop vite&|160;?….

— J’ai appris des événements heureux pour vous, lui dis-je, etcomme ceux qui aiment bien, j’ai des craintes vagues. Vos grandeursne nuiront-elles point à vos amitiés&|160;?

— Moi&|160;! dit-elle, fi&|160;! Encore une idée semblable, etje ne vous mépriserais pas, je vous aurais oublié pourtoujours.

Je la regardai, en proie à une ivresse qui dut êtrecommunicative.

— Nous profitons du bénéfice de lois que nous n’avons niprovoquées ni demandées, mais nous ne serons ni mendiants niavides&|160;; et d’ailleurs vous savez bien, reprit-elle, que nimoi ni monsieur de Mortsauf nous ne pouvons sortir de Clochegourde.Par mon conseil, il a refusé le commandement auquel il avait droitdans la Maison Rouge. Il nous suffit que mon père ait sacharge&|160;! Notre modestie forcée, dit-elle en souriant avecamertume, a déjà bien servi notre enfant. Le roi, près duquel monpère est de service, a dit fort gracieusement qu’il reporterait surJacques la faveur dont nous ne voulions pas. L’éducation deJacques, à laquelle il faut songer, est maintenant l’objet d’unegrave discussion&|160;; il va représenter deux maisons, lesLenoncourt et les Mortsauf. Je ne puis avoir d’ambition que pourlui, voici donc mes inquiétudes augmentées. Non-seulement Jacquesdoit vivre, mais il doit encore devenir digne de son nom, deuxobligations qui se contrarient. Jusqu’à présent j’ai pu suffire àson éducation en mesurant les travaux à ses forces, mais d’abord oùtrouver un précepteur qui me convienne puis, plus tard, quel ami mele conservera dans cet horrible Paris où tout est piége pour l’âmeet danger pour le corps&|160;? Mon ami, me dit-elle d’une voixémue, à voir votre front et vos yeux, qui ne devinerait en vousl’un de ces oiseaux qui doivent habiter les hauteurs&|160;? prenezvotre élan, soyez un jour le parrain de notre cher enfant. Allez àParis. Si votre frère et votre père ne vous secondent point, notrefamille, ma mère surtout, qui a le génie des affaires, sera certestrès-influente&|160;; profitez de notre crédit&|160;! vous nemanquerez alors ni d’appui, ni de secours dans la carrière que vouschoisirez&|160;! mettez donc le superflu de vos forces dans unenoble ambition…

— Je vous entends, lui dis-je en l’interrompant, mon ambitiondeviendra ma maîtresse. Je n’ai pas besoin de ceci pour être tout àvous. Non, je ne veux pas être récompensé de ma sagesse ici par desfaveurs là-bas. J’irai, je grandirai seul, par moi-même.J’accepterais tout de vous&|160;; des autres, je ne veux rien.

— Enfantillage&|160;! dit-elle en murmurant mais en retenant malun sourire de contentement.

— D’ailleurs, je me suis voué, lui dis-je. En méditant notresituation, j’ai pensé à m’attacher à vous par des liens qui nepuissent jamais se dénouer.

Elle eut un léger tremblement et s’arrêta pour me regarder.

— Que voulez-vous dire&|160;? fit-elle en laissant aller lesdeux couples qui nous précédaient et gardant ses enfants prèsd’elle.

— Hé&|160;! bien, répondis-je, dites-moi franchement commentvous voulez que je vous aime.

— Aimez-moi comme m’aimait ma tante, de qui je vous ai donné lesdroits en vous autorisant à m’appeler du nom qu’elle avait choisipour elle parmi les miens.

— J’aimerai donc sans espérance, avec un dévouement complet.Hé&|160;! bien, oui, je ferai pour vous ce que l’homme fait pourDieu. Ne l’avez-vous pas demandé&|160;? Je vais entrer dans unséminaire, j’en sortirai prêtre, et j’élèverai Jacques. VotreJacques, ce sera comme un autre moi&|160;: conceptions politiques,pensée, énergie, patience, je lui donnerai tout. Ainsi, jedemeurerai près de vous, sans que mon amour, pris dans la religioncomme une image d’argent dans du cristal, puisse être suspecté.Vous n’avez à craindre aucune de ces ardeurs immodérées quisaisissent un homme et par lesquelles une fois déjà je me suislaissé vaincre. Je me consumerai dans la flamme, et vous aimeraid’un amour purifié.

Elle pâlit, et dit à mots pressés&|160;: — Félix, ne vousengagez pas en des lieux qui, un jour, seraient un obstacle à votrebonheur. Je mourrais de chagrin d’avoir été la cause de ce suicide.Enfant, un désespoir d’amour est-il donc une vocation&|160;?Attendez les épreuves de la vie pour juger de la vie&|160;; je leveux, je l’ordonne. Ne vous mariez ni avec l’Eglise ni avec unefemme, ne vous mariez d’aucune manière, je vous le défends. Restezlibre. Vous avez vingt et un ans. A peine savez-vous ce que vousréserve l’avenir. Mon Dieu&|160;! vous aurais-je mal jugé&|160;?Cependant j’ai cru que deux mois suffisaient à connaître certainesâmes.

— Quel espoir avez-vous&|160;? lui dis-je en jetant des éclairspar les yeux.

— Mon ami, acceptez mon aide, élevez-vous, faites fortune, etvous saurez quel est mon espoir. Enfin, dit-elle en paraissantlaisser échapper un secret, ne quittez jamais la main de Madeleineque vous tenez en ce moment.

Elle s’était penchée à mon oreille pour me dire ces paroles quiprouvaient combien elle était occupée de mon avenir.

— Madeleine&|160;? lui dis-je, jamais&|160;!

Ces deux mots nous rejetèrent dans un silence pleind’agitations. Nos âmes étaient en proie à ces bouleversements quiles sillonnent de manière à y laisser d’éternelles empreintes. Nousétions en vue d’une porte en bois par laquelle on entrait dans leparc de Frapesle, et dont il me semble encore voir les deuxpilastres ruinés, couverts de plantes grimpantes et de mousses,d’herbes et de ronces. Tout à coup une idée, celle de la mort ducomte, passa comme une flèche dans ma cervelle, et je luidis&|160;: — Je vous comprends.

— C’est bien heureux, répondit-elle d’un ton qui me fit voir queje lui supposais une pensée qu’elle n’aurait jamais.

Sa pureté m’arracha une larme d’admiration que l’égoïsme de lapassion rendit bien amère. En faisant un retour sur moi, je songeaiqu’elle ne m’aimait pas assez pour souhaiter sa liberté. Tant quel’amour recule devant un crime, il nous semble avoir des bornes, etl’amour doit être infini. J’eus une horrible contraction decœur.

— Elle ne m’aime pas, pensais-je.

Pour ne pas laisser lire dans mon âme, j’embrassai Madeleine surses cheveux.

— J’ai peur de votre mère, dis-je à la comtesse pour reprendrel’entretien.

— Et moi aussi, répondit-elle en faisant un geste pleind’enfantillage, mais n’oubliez pas de toujours la nommer madame laduchesse et de lui parler à la troisième personne. La jeunesseactuelle a perdu l’habitude de ces formes polies,reprenez-les&|160;? faites cela pour moi. D’ailleurs, il est de sibon goût de respecter les femmes, quel que soit leur âge, et dereconnaître les distinctions sociales sans les mettre en question.Les honneurs que vous rendez aux supériorités établies ne sont-ilspas la garantie de ceux qui vous sont dus&|160;? Tout est solidairedans la Société. Le cardinal de la Rovère et Raphaël d’Urbinétaient autrefois deux puissances également révérées. Vous avezsucé dans vos lycées le lait de la Révolution, et vos idéespolitiques peuvent s’en ressentir, mais en avançant dans la vie,vous apprendrez combien les principes de liberté mal définis sontimpuissants à créer le bonheur des peuples. Avant de songer, en maqualité de Lenoncourt, à ce qu’est ou ce que doit être unearistocratie, mon bon sens de paysanne me dit que les Sociétésn’existent que par la hiérarchie. Vous êtes dans un moment de lavie où il faut choisir bien&|160;! Soyez de votre parti. Surtout,ajouta-t-elle en riant, quand il triomphe.

Je fus vivement touché par ces paroles où la profondeurpolitique se cachait sous la chaleur de l’affection, alliance quidonne aux femmes un si grand pouvoir de séduction&|160;; ellessavent toutes prêter aux raisonnements les plus aigus les formes dusentiment. Il semblait que, dans son désir de justifier les actionsdu comte, Henriette eût prévu les réflexions qui devaient sourdreen mon âme au moment où je vis, pour la première fois, les effetsde la courtisanerie. Monsieur de Mortsauf, roi dans son castel,entouré de son auréole historique, avait pris à mes yeux desproportions grandioses, et j’avoue que je fus singulièrement étonnéde la distance qu’il mit entre la duchesse et lui, par des manièresau moins obséquieuses. L’esclave a sa vanité, il ne veut obéirqu’au plus grand des despotes&|160;; je me sentais comme humilié devoir l’abaissement de celui qui me faisait trembler en dominanttout mon amour. Ce mouvement intérieur me fit comprendre lesupplice des femmes de qui l’âme généreuse est accouplée à celled’un homme de qui elles enterrent journellement les lâchetés. Lerespect est une barrière qui protége également le grand et lepetit, chacun de son côté peut se regarder en face. Je fusrespectueux avec la duchesse, à cause de ma jeunesse&|160;; mais làoù les autres voyaient une duchesse, je vis la mère de monHenriette et mis une sorte de sainteté dans mes hommages. Nousentrâmes dans la grande cour de Frapesle, où nous trouvâmes lacompagnie. Le comte de Mortsauf me présenta fort gracieusement à laduchesse, qui m’examina d’un air froid et réservé. Madame deLenoncourt était alors une femme de cinquante-six ans, parfaitementconservée et qui avait de grandes manières. En voyant ses yeux d’unbleu dur, ses tempes rayées, son visage maigre et macéré, sa tailleimposante et droite, ses mouvements rares, sa blancheur fauve quise revoyait si éclatante dans sa fille, je reconnus la race froided’où procédait ma mère, aussi promptement qu’un minéralogistereconnaît le fer de Suède. Son langage était celui de la vieillecour, elle prononçait les ’’ oit’’ en ’’ ait’’ et disait ’’ frait’’pour ’’ froid, porteux’’ au lieu de ’’ porteurs’’. Je fus nicourtisan, ni gourmé&|160;; je me conduisis si bien, qu’en allant àvêpres la comtesse me dit à l’oreille&|160;: — Vous êtesparfait&|160;!

Le comte vint à moi, me prit par la main et me dit&|160;: — Nousne sommes pas fâchés, Félix&|160;? Si j’ai eu quelques vivacités,vous les pardonnerez à votre vieux camarade. Nous allons rester iciprobablement à dîner, et nous vous inviterons pour jeudi, la veilledu départ de la duchesse. Je vais à Tours y terminer quelquesaffaires. Ne négligez pas Clochegourde. Ma belle-mère est uneconnaissance que je vous engage à cultiver. Son salon donnera leton au faubourg Saint-Germain. Elle a les traditions de la grandecompagnie, elle possède une immense instruction, connaît le blasondu premier comme du dernier gentilhomme en Europe.

Le bon goût du comte, peut-être les conseils de son géniedomestique, se montrèrent dans les circonstances nouvelles où lemettait le triomphe de sa cause. Il n’eut ni arrogance ni blessantepolitesse, il fut sans emphase, et la duchesse fut sans airsprotecteurs. Monsieur et madame de Chessel acceptèrent avecreconnaissance le dîner du jeudi suivant. Je plus à la duchesse, etses regards m’apprirent qu’elle examinait en moi un homme de qui safille lui avait parlé. Quand nous revînmes de vêpres, elle mequestionna sur ma famille et me demanda si le Vandenesse occupédéjà dans la diplomatie était mon parent. — Il est mon frère, luidis-je. Elle devint alors affectueuse à demi. Elle m’apprit que magrand’tante, la vieille marquise de Listomère, était une Grandlieu.Ses manières furent polies comme l’avaient été celles de monsieurde Mortsauf le jour où il me vit pour la première fois. Son regardperdit cette expression de hauteur par laquelle les princes de laterre vous font mesurer la distance qui se trouve entre eux etvous. Je ne savais presque rien de ma famille. La duchesse m’appritque mon grand-oncle, vieil abbé que je ne connaissais même pas denom, faisait partie du conseil privé, mon frère avait reçu del’avancement&|160;; enfin, par un article de la Charte que je neconnaissais pas encore, mon père redevenait marquis deVandenesse.

— Je ne suis qu’une chose, le serf de Clochegourde, dis-je toutbas à la comtesse.

Le coup de baguette de la Restauration s’accomplissait avec unerapidité qui stupéfiait les enfants élevés sous le régimeimpérial.

Cette révolution ne fut rien pour moi. La moindre parole, leplus simple geste de madame de Mortsauf étaient les seulsévénements auxquels j’attachais de l’importance. J’ignorais cequ’était le conseil privé&|160;; je ne connaissais rien à lapolitique ni aux choses du monde&|160;; je n’avais d’autre ambitionque celle d’aimer Henriette, mieux que Pétrarque n’aimait Laure.Cette insouciance me fit prendre pour un enfant par la duchesse. Ilvint beaucoup de monde à Frapesle, nous y fûmes trente personnes àdîner. Quel enivrement pour un jeune homme de voir la femme qu’ilaime être la plus belle entre toutes, devenir l’objet de regardspassionnés, et de se savoir seul à recevoir la lueur de ses yeuxchastement réservée&|160;; de connaître assez toutes les nuances desa voix pour trouver dans sa parole, en apparence légère oumoqueuse, les preuves d’une pensée constante, même quand on se sentau cœur une jalousie dévorante contre les distractions du monde. Lecomte, heureux des attentions dont il se vit l’objet, fut presquejeune&|160;; sa femme en espéra quelque changement d’humeur&|160;;moi je riais avec Madeleine qui, semblable aux enfants chezlesquels le corps succombe sous les étreintes de l’âme, me faisaitrire par des observations étonnantes et pleines d’un esprit moqueursans malignité, mais qui n’épargnait personne. Ce fut une bellejournée. Un mot, un espoir né le matin avait rendu la naturelumineuse&|160;; et me voyant si joyeux, Henriette étaitjoyeuse.

— Ce bonheur à travers sa vie grise et nuageuse lui sembla bienbon, me dit-elle le lendemain.

Le lendemain je passai naturellement la journée àClochegourde&|160;; j’en avais été banni pendant cinq jours,j’avais soif de ma vie. Le comte était parti dès six heures pouraller faire dresser ses contrats d’acquisition à Tours. Un gravesujet de discorde s’était ému entre la mère et la fille. Laduchesse voulait que la comtesse la suivît à Paris, où elle devaitobtenir pour elle une charge à la cour, où le comte, en revenantsur son refus, pouvait occuper de hautes fonctions. Henriette, quipassait pour une femme heureuse, ne voulait dévoiler à personne,pas même au cœur d’une mère, ses horribles souffrances, ni trahirl’incapacité de son mari. Pour que sa mère ne pénétrât point lesecret de son ménage, elle avait envoyé monsieur de Mortsauf àTours, où il devait se débattre avec les notaires. Moi seul, commeelle l’avait dit, connaissais les secrets de Clochegourde. Aprèsavoir expérimenté combien l’air pur, le ciel bleu de cette valléecalmaient les irritations de l’esprit ou les amères douleurs de lamaladie, et quelle influence l’habitation de Clochegourde exerçaitsur la santé de ses enfants, elle opposait des refus motivés quecombattait la duchesse, femme envahissante, moins chagrinequ’humiliée du mauvais mariage de sa fille. Henriette aperçut quesa mère s’inquiétait peu de Jacques et de Madeleine, affreusedécouverte&|160;! Comme toutes les mères habituées à continuer surla femme mariée le despotisme qu’elles exerçaient sur la jeunefille, la duchesse procédait par des considérations quin’admettaient point de répliques&|160;; elle affectait tantôt uneamitié captieuse afin d’arracher un consentement à ses vues, tantôtune amère froideur pour avoir par la crainte ce que la douceur nelui obtenait pas&|160;; puis, voyant ses efforts inutiles, elledéploya le même esprit d’ironie que j’avais observé chez ma mère.En dix jours, Henriette connut tous les déchirements que causentaux jeunes femmes les révoltes nécessaires à l’établissement deleur indépendance. Vous qui, pour votre bonheur, avez la meilleuredes mères, vous ne sauriez comprendre ces choses. Pour avoir uneidée de cette lutte entre une femme sèche, froide, calculée,ambitieuse, et sa fille, pleine de cette onctueuse et fraîche bontéqui ne tarit jamais, il faudrait vous figurer le lys auquel moncœur l’a sans cesse comparée, broyé dans les rouages d’une machineen acier poli. Cette mère n’avait jamais eu rien de cohérent avecsa fille&|160;; elle ne sut deviner aucune des véritablesdifficultés qui l’obligeaient a ne pas profiter des avantages de laRestauration, et à continuer sa vie solitaire. Elle crut à quelqueamourette entre sa fille et moi. Ce mot, dont elle se servit pourexprimer ses soupçons, ouvrit entre ces deux femmes des abîmes querien ne pouvait combler désormais. Quoique les familles enterrentsoigneusement ces intolérables dissidences, pénétrez-y&|160;? voustrouverez dans presque toutes des plaies profondes, incurables quidiminuent les sentiments naturels&|160;: ou c’est des passionsréelles, attendrissantes, que la convenance des caractères rendéternelles et qui donnent à la mort un contre-coup dont les noiresmeurtrissures sont ineffaçables&|160;; ou des haines latentes quiglacent lentement le cœur et sèchent les larmes au jour des adieuxéternels. Tourmentée hier, tourmentée aujourd’hui, frappée partous, même par ses deux anges souffrants qui n’étaient complices nides maux qu’ils enduraient ni de ceux qu’ils causaient, commentcette pauvre âme n’aurait-elle pas aimé celui qui ne la frappaitpoint et qui voulait l’environner d’une triple haie d’épines, afinde la défendre des orages, de tout contact, de touteblessure&|160;? Si je souffrais de ces débats, j’en étais parfoisheureux en sentant qu’elle se rejetait dans mon cœur, car Henrietteme confia ses nouvelles peines. Je pus alors apprécier son calmedans la douleur, et la patience énergique qu’elle savait déployer.Chaque jour j’appris mieux le sens de ces mots&|160;: — Aimez-moi,comme m’aimait ma tante.

— Vous n’avez donc point d’ambition&|160;? me dit à dîner laduchesse d’un air dur.

— Madame, lui répondis-je en lui lançant un regard sérieux, jeme sens une force à dompter le monde&|160;; mais je n’ai que vingtet un ans, et je suis tout seul.

Elle regarda sa fille d’un air étonné, elle croyait que, pour megarder près d’elle, sa fille éteignait en moi toute ambition. Leséjour que fit la duchesse de Lenoncourt à Clochegourde fut untemps de gêne perpétuelle. La comtesse me recommandait le décorum,elle s’effrayait d’une parole doucement dite&|160;; et, pour luiplaire, il fallait endosser le harnais de la dissimulation. Legrand jeudi vint, ce fut un jour d’ennuyeux cérémonial, un de cesjours que haïssent les amants habitués aux cajoleries dulaissez-aller quotidien, accoutumés à voir leur chaise à sa placeet la maîtresse du logis toute à eux. L’amour a horreur de tout cequi n’est pas lui-même. La duchesse alla jouir des pompes de lacour, et tout rentra dans l’ordre à Clochegourde.

Ma petite brouille avec le comte avait eu pour résultat de m’yimplanter encore plus avant que par le passé&|160;: j’y pus venir àtout moment sans exciter la moindre défiance, et les antécédents dema vie me portèrent à m’étendre comme une plante grimpante dans labelle âme où s’ouvrait pour moi le monde enchanteur des sentimentspartagés. A chaque heure, de moment en moment, notre fraternelmariage, fondé sur la confiance, devint plus cohérent&|160;; nousnous établissions chacun dans notre position&|160;: la comtessem’enveloppait dans les nourricières protections, dans les blanchesdraperies d’un amour tout maternel&|160;; tandis que mon amour,séraphique en sa présence, devenait loin d’elle mordant et altérécomme un fer rouge&|160;; je l’aimais d’un double amour quidécochait tour à tour les mille flèches du désir, et les perdait auciel où elles se mouraient dans un éther infranchissable. Si vousme demandez pourquoi, jeune et plein de fougueux vouloirs, jedemeurai dans les abusives croyances de l’amour platonique, je vousavouerai que je n’étais pas assez homme encore pour tourmentercette femme, toujours en crainte de quelque catastrophe chez sesenfants&|160;; toujours attendant un éclat, une orageuse variationchez son mari&|160;; frappée par lui, quand elle n’était pasaffligée par la maladie de Jacques ou de Madeleine&|160;; assise auchevet de l’un d’eux quand son mari calmé pouvait lui laisserprendre un peu de repos. Le son d’une parole trop vive ébranlaitson être, un désir l’offensait&|160;; pour elle, il fallait êtreamour voilé, force mêlée de tendresse, enfin tout ce qu’elle étaitpour les autres. Puis, vous le dirai-je, à vous si bien femme,cette situation comportait des langueurs enchanteresses, desmoments de suavité divine et les contentements qui suivent detacites immolations. Sa conscience était contagieuse, sondévouement sans récompense terrestre imposait par sapersistance&|160;; cette vive et secrète piété qui servait de lienà ses autres vertus, agissait à l’entour comme un encens spirituel.Puis j’étais jeune&|160;! assez jeune pour concentrer ma naturedans le baiser qu’elle me permettait si rarement de mettre sur samain dont elle ne voulut jamais me donner que le dessus et jamaisla paume, limite où pour elle commençaient peut-être les voluptéssensuelles. Si jamais deux âmes ne s’étreignirent avec plusd’ardeur, jamais le corps ne fut plus intrépidement ni plusvictorieusement dompté. Enfin, plus tard, j’ai reconnu la cause dece bonheur plein. A mon âge, aucun intérêt ne me distrayait lecœur, aucune ambition ne traversait le cours de ce sentimentdéchaîné comme un torrent et qui faisait onde de tout ce qu’ilemportait. Oui, plus tard, nous aimons la femme dans unefemme&|160;; tandis que de la première femme aimée, nous aimonstout&|160;: ses enfants sont les nôtres, sa maison est la nôtre,ses intérêts sont nos intérêts, son malheur est notre plus grandmalheur&|160;; nous aimons sa robe et ses meubles&|160;; noussommes plus fâchés de voir ses blés versés que de savoir notreargent perdu&|160;; nous sommes prêts à gronder le visiteur quidérange nos curiosités sur la cheminée. Ce saint amour nous faitvivre dans un autre, tandis que plus tard, hélas&|160;! nousattirons une autre vie en nous-mêmes, en demandant à la femmed’enrichir de ses jeunes sentiments nos facultés appauvries. Je fusbientôt de la maison, et j’éprouvai pour la première fois une deces douceurs infinies qui sont à l’âme tourmentée ce qu’est un bainpour le corps fatigué&|160;; l’âme est alors rafraîchie sur toutesses surfaces, caressée dans ses plis les plus profonds. Vous nesauriez me comprendre, vous êtes femme, et il s’agit ici d’unbonheur que vous donnez, sans jamais recevoir le pareil. Un hommeseul connaît le friand plaisir d’être, au sein d’une maisonétrangère, le privilégié de la maîtresse, le centre secret de sesaffections&|160;: les chiens n’aboient plus après vous, lesdomestiques reconnaissent, aussi bien que les chiens, les insignescachés que vous portez&|160;; les enfants, chez lesquels rien n’estfaussé, qui savent que leur part ne s’amoindrira jamais, et quevous êtes bienfaisant à la lumière de leur vie, ces enfantspossèdent un esprit divinateur&|160;; ils se font chats pour vous,ils ont de ces bonnes tyrannies qu’ils réservent aux êtres adoréset adorants&|160;; ils ont des discrétions spirituelles et sontd’innocents complices&|160;; ils viennent à vous sur la pointe despieds, vous sourient et s’en vont sans bruit. Pour vous, touts’empresse, tout vous aime et vous rit. Les passions vraiessemblent être de belles fleurs qui font d’autant plus de plaisir àvoir que les terrains où elles se produisent sont plus ingrats.Mais si j’eus les délicieux bénéfices de cette naturalisation dansune famille où je trouvais des parents selon mon cœur, j’en eusaussi les charges. Jusqu’alors monsieur de Mortsauf s’était gênépour moi&|160;; je n’avais vu que les masses de ses défauts, j’ensentis bientôt l’application dans toute son étendue, et vis combienla comtesse avait été noblement charitable en me dépeignant sesluttes quotidiennes. Je connus alors tous les angles de cecaractère intolérable&|160;: j’entendis ces criailleriescontinuelles à propos de rien, ces plaintes sur des maux dont aucunsigne n’existait au dehors, ce mécontentement inné qui déflorait lavie, et ce besoin incessant de tyrannie qui lui aurait fait dévorerchaque année de nouvelles victimes. Quand nous nous promenions lesoir, il dirigeait lui-même la promenade&|160;; mais quelle qu’ellefût, il s’y était toujours ennuyé&|160;; de retour au logis, ilmettait sur les autres le fardeau de sa lassitude&|160;; sa femmeen avait été la cause en le menant contre son gré là où ellevoulait aller&|160;; ne se souvenant plus de nous avoir conduits,il se plaignait d’être gouverné par elle dans les moindres détailsde la vie, de ne pouvoir garder ni une volonté ni une pensée à lui,d’être un zéro dans sa maison. Si ses duretés rencontraient unesilencieuse patience, il se fâchait en sentant une limite à sonpouvoir&|160;; il demandait aigrement si la religion n’ordonnaitpas aux femmes de complaire à leurs maris, s’il était convenable demépriser le père de ses enfants. Il finissait toujours par attaquerchez sa femme une corde sensible et quand il l’avait fait résonner,il semblait goûter un plaisir particulier à ces nullitésdominatrices. Quelquefois il affectait un mutisme morne, unabattement morbide, qui soudain effrayait sa femme de laquelle ilrecevait alors des soins touchants. Semblable à ces enfants gâtésqui exercent leur pouvoir sans se soucier des alarmes maternelles,il se laissait dorloter comme Jacques et Madeleine dont il étaitjaloux. Enfin, à la longue, je découvris que dans les plus petites,comme dans les plus grandes circonstances, le comte agissait enversses domestiques, ses enfants et sa femme, comme envers moi au jeude trictrac. Le jour où j’embrassai dans leurs racines et dansleurs rameaux ces difficultés qui, semblables à des lianes,étouffaient, comprimaient les mouvements et la respiration de cettefamille, emmaillotaient de fils légers mais multipliés la marche duménage, et retardaient l’accroissement de la fortune en compliquantles actes les plus nécessaires, j’eus une admirative épouvante quidomina mon amour, et le refoula dans mon cœur. Qu’étais-je, monDieu&|160;? Les larmes que j’avais bues engendrèrent en moi commeune ivresse sublime, et je trouvai du bonheur à épouser lessouffrances de cette femme. Je m’étais plié naguère au despotismedu comte comme un contrebandier paie ses amendes&|160;; désormais,je m’offris volontairement aux coups du despote, pour être au plusprès d’Henriette. La comtesse me devina, me laissa prendre uneplace à ses côtés, et me récompensa par la permission de partagerses douleurs, comme jadis l’apostat repenti, jaloux de voler auciel de conserve avec ses frères, obtenait la grâce de mourir dansle cirque.

— Sans vous j’allais succomber à cette vie, me dit Henriette unsoir où le comte avait été, comme les mouches par un jour de grandechaleur, plus piquant, plus acerbe, plus changeant qu’àl’ordinaire.

Le comte s’était couché. Nous restâmes, Henriette et moi,pendant une partie de la soirée, sous nos acacias&|160;; lesenfants jouaient autour de nous, baignés dans les rayons ducouchant. Nos paroles rares et purement exclamatives nousrévélaient la mutualité des pensées par lesquelles nous nousreposions de nos communes souffrances Quand les mots manquaient, lesilence servait fidèlement nos âmes qui pour ainsi dire entraientl’une chez l’autre sans obstacle, mais sans y être conviées par lebaiser&|160;; savourant toutes deux les charmes d’une torpeurpensive, elles s’engageaient dans les ondulations d’une mêmerêverie, se plongeaient ensemble dans la rivière, en sortaientrafraîchies comme deux nymphes aussi parfaitement unies que lajalousie le peut désirer, mais sans aucun lien terrestre. Nousallions dans un gouffre sans fond, nous revenions à la surface, lesmains vides, en nous demandant par un regard&|160;: —  » Aurons-nousun seul jour à nous parmi tant de jours&|160;?  » Quand la volupténous cueille de ces fleurs nées sans racines, pourquoi la chairmurmure-t-elle&|160;? Malgré l’énervante poésie du soir qui donnaitaux briques de la balustrade ces tons orangés, si calmants et sipurs&|160;; malgré cette religieuse atmosphère qui nouscommuniquait en sons adoucis les cris des deux enfants, et nouslaissait tranquilles&|160;; le désir serpenta dans mes veines commele signal d’un feu de joie. Après trois mois, je commençais à neplus me contenter de la part qui m’était faite, et je caressaisdoucement la main d’Henriette en essayant de transborder ainsi lesriches voluptés qui m’embrasaient. Henriette redevint madame deMortsauf et me retira sa main&|160;; quelques pleurs roulèrent dansmes veux, elle les vit et me jeta un regard tiède en portant samain à mes lèvres.

— Sachez donc bien, me dit-elle, que ceci me coûte deslarmes&|160;! L’amitié qui veut une si grande faveur est biendangereuse.

J’éclatai, je me répandis en reproches, je parlai de messouffrances et du peu d’allégement que je demandais pour lessupporter. J’osai lui dire qu’à mon âge, si les sens étaient toutâme, l’âme aussi avait un sexe&|160;; que je saurais mourir, maisnon mourir les lèvres closes.&|160;: Elle m’imposa silence en melançant son regard fier, où je crus lire le&|160;: ’’ Et moi,suis-je sur des roses&|160;?’’ du Cacique. Peut-être aussi metrompai je. Depuis le jour où, devant la porte de Frapesle, je luiavais à tort prêté cette pensée qui faisait naître notre bonheurd’une tombe, j’avais honte de tacher son âme par des souhaitsempreints de passion brutale. Elle prit la parole&|160;; et, d’unelèvre emmiellée, me dit qu’elle ne pouvait pas être tout pour moi,que je devais le savoir. Je compris, au moment où elle disait cesparoles, que, si je lui obéissais, je creuserais des abîmes entrenous deux. Je baissai la tête. Elle continua, disant qu’elle avaitla certitude religieuse de pouvoir aimer un frère, sans offenser niDieu ni les hommes&|160;; qu’il y avait quelque douceur à faire dece culte une image réelle de l’amour divin, qui, selon son bonSaint-Martin, est la vie du monde. Si je ne pouvais pas être pourelle quelque chose comme son vieux confesseur, moins qu’un amant,mais plus qu’un frère, il fallait ne plus nous voir. Elle sauraitmourir en portant à Dieu ce surcroît de souffrances vives,supportées non sans larmes ni déchirements.

— J’ai donné, dit-elle en finissant, plus que je ne devais pourn’avoir plus rien à laisser prendre, et j’en suis déjà punie.

Il fallut la calmer, promettre de ne jamais lui causer unepeine, et de l’aimer à vingt ans comme les vieillards aiment leurdernier enfant.

Le lendemain je vins de bonne heure. Elle n’avait plus de fleurspour les vases de son salon gris. Je m’élançai dans les champs,dans les vignes, et j’y cherchai des fleurs pour lui composer deuxbouquets&|160;; mais tout en les cueillant une à une, les coupantau pied, les admirant, je pensai que les couleurs et les feuillagesavaient une harmonie, une poésie qui se faisait jour dansl’entendement en charmant le regard, comme les phrases musicalesréveillent mille souvenirs au fond des cœurs aimants et aimés. Sila couleur est la lumière organisée, ne doit-elle pas avoir un senscomme les combinaisons de l’air ont le leur&|160;? Aidé par Jacqueset Madeleine, heureux tous trois de conspirer une surprise pournotre chérie, j’entrepris, sur les dernières marches du perron oùnous établîmes le quartier-général de nos fleurs, deux bouquets parlesquels j’essayai de peindre un sentiment. Figurez-vous une sourcede fleurs sortant des deux vases par un bouillonnement, retombanten vagues frangées, et du sein de laquelle s’élançaient mes vœux enroses blanches, en lys à la coupe d’argent&|160;? Sur cette fraîcheétoffe brillaient les bleuets, les myosotis, les vipérines, toutesles fleurs bleues dont les nuances, prises dans le ciel, se marientsi bien avec le blanc&|160;; n’est-ce pas deux innocences, cellequi ne sait rien et celle qui sait tout, une pensée de l’enfant,une pensée du martyr&|160;? L’amour a son blason, et la comtesse ledéchiffra secrètement. Elle me jeta l’un de ces regards incisifsqui ressemblent au cri d’un malade touché dans sa plaie&|160;: elleétait à la fois honteuse et ravie. Quelle récompense dans ceregard&|160;! La rendre heureuse, lui rafraîchir le cœur, quelencouragement&|160;! J’inventai donc la théorie du père Castel auprofit de l’amour, et retrouvai pour elle une science perdue euEurope où les fleurs de l’écritoire remplacent les pages écrites enOrient avec des couleurs embaumées. Quel charme que de faireexprimer ses sensations par ces filles du soleil, les sœurs desfleurs écloses sous les rayons de l’amour&|160;! Je m’entendisbientôt avec les productions de la flore champêtre comme un hommeque j’ai rencontré plus tard à Grandlieu s’entendait avec lesabeilles.

Deux fois par semaine, pendant le reste de mon séjour àFrapesle, je recommençai le long travail de cette œuvre poétique àl’accomplissement de laquelle étaient nécessaires toutes lesvariétés des graminées desquelles je fis une étude approfondie,moins en botaniste qu’en poète, étudiant plus leur esprit que leurforme. Pour trouver une fleur là où elle venait, j’allais souvent àd’énormes distances, au bord des eaux, dans les vallons, au sommetdes rochers, en pleines landes, butinant des pensées au sein desbois et des bruyères. Dans ces courses, je m’initiai moi-même à desplaisirs inconnus au savant qui vit dans la méditation, àl’agriculteur occupé de spécialités, à l’artisan cloué dans lesvilles, au commerçant attaché à son comptoir&|160;; mais connus dequelques forestiers, de quelques bûcherons, de quelques rêveurs. Ilest dans la nature des effets dont les signifiances sont sansbornes, et qui s’élèvent à la hauteur des plus grandes conceptionsmorales. Soit une bruyère fleurie, couverte des diamants de larosée qui la trempe, et dans laquelle se joue le soleil, immensitéparée pour un seul regard qui s’y jette à propos. Soit un coin deforêt environné de roches ruineuses, coupé de sables, vêtu demousses, garni de genévriers, qui vous saisit par je ne sais quoide sauvage, de heurté, d’effrayant, et d’où sort le cri del’orfraie. Soit une lande chaude, sans végétation, pierreuse, àpans raides, dont les horizons tiennent de ceux du désert, et où jerencontrais une fleur sublime et solitaire, une pulsatille aupavillon de soie violette étalé pour ses étamines d’or&|160;; imageattendrissante de ma blanche idole, seule dans sa vallée&|160;!Soit de grandes mares d’eau sur lesquelles la nature jette aussitôtdes taches vertes, espèce de transition entre la plante etl’animal, où la vie arrive en quelques jours, des plantes et desinsectes flottant là, comme un monde dans l’éther&|160;! Soitencore une chaumière avec son jardin plein de choux, sa vigne, sespalis, suspendue au-dessus d’une fondrière, encadrée par quelquesmaigres champs de seigle, figure de tant d’humblesexistences&|160;! Soit une longue allée de forêt semblable àquelque nef de cathédrale, où les arbres sont des piliers, où leursbranches forment les arceaux de la voûte, an bout de laquelle uneclairière lointaine aux jours mélangés d’ombres ou nuancés par lesteintes rouges du couchant poind à travers les feuilles et montrecomme les vitraux coloriés d’un chœur plein d’oiseaux qui chantent.Puis au sortir de ces bois frais et touffus, une jachère crayeuseoù sur des mousses ardentes et sonores, des couleuvres repuesrentrent chez elles en levant leurs têtes élégantes et fines. Jetezsur ces tableaux, tantôt des torrents de soleil ruisselant commedes ondes nourrissantes, tantôt des amas de nuées grises alignéescomme les rides au front d’un vieillard, tantôt les tons froidsd’un ciel faiblement orangé, sillonné de bandes d’un bleupâle&|160;; puis écoutez&|160;? vous entendrez d’indéfinissablesharmonies au milieu d’un silence qui confond. Pendant les mois deseptembre et d’octobre, je n’ai jamais construit un seul bouquetqui m’ait coûté moins de trois heures de recherches, tantj’admirais, avec le suave abandon des poètes, ces fugitivesallégories où pour moi se peignaient les phases les pluscontrastantes de la vie humaine, majestueux spectacles où vamaintenant fouiller ma mémoire. Souvent aujourd’hui je marie à cesgrandes scènes le souvenir de l’âme alors épandue sur la nature.J’y promène encore la souveraine dont la robe blanche ondoyait dansles taillis, flottait sur les pelouses, et dont la pensées’élevait, comme un fruit promis, de chaque calice plein d’étaminesamoureuses.

Aucune déclaration, nulle preuve de passion insensée n’eut decontagion plus violente que ces symphonies de fleurs, où mon désirtrompé me faisait déployer les efforts que Beethoven exprimait avecses notes&|160;; retours profonds sur lui-même, élans prodigieuxvers le ciel. Madame de Mortsauf n’était plus qu’Henriette à leuraspect. Elle y revenait sans cesse, elle s’en nourrissait, elle yreprenait toutes les pensées que j’y avais mises, quand pour lesrecevoir elle relevait la tête de dessus son métier à tapisserie endisant&|160;: — Mon Dieu, que cela est beau&|160;! Vous comprendrezcette délicieuse correspondance par le détail d’un bouquet, commed’après un fragment de poésie vous comprendriez Saadi. Avez-voussenti dans les prairies, au mois de mai, ce parfum qui communique àtous les êtres l’ivresse de la fécondation, qui fait qu’en bateauvous trempez vos mains dans l’onde, que vous livrez au vent votrechevelure, et que vos pensées reverdissent comme les touffesforestières&|160;? Une petite herbe, la flouve odorante, est un desplus puissants principes de cette harmonie voilée. Aussi personnene peut-il la garder impunément près de soi. Mettez dans un bouquetses lames luisantes et rayées comme une robe à filets blancs etverts, d’inépuisables exhalations remueront au fond de votre cœurles roses en bouton que la pudeur y écrase. Autour du col évasé dela porcelaine, supposez une forte marge uniquement composée destouffes blanches particulières au sédum des vignes enTouraine&|160;; vague image des formes souhaitées, roulées commecelles d’une esclave soumise. De cette assise sortent les spiralesdes liserons à cloches blanches, les brindilles de la bugrane rose,mêlées de quelques fougères, de quelques jeunes pousses de chêneaux feuilles magnifiquement colorées et lustrées&|160;; toutess’avancent prosternées, humbles comme des saules pleureurs, timideset suppliantes comme des prières. Au-dessus, voyez les fibrillesdéliées, fleuries, sans cesse agitées de l’amourette purpurine quiverse à flots ses anthères presque jaunes&|160;; les pyramidesneigeuses du paturin des champs et des eaux, la verte chevelure desbromes stériles, les panaches effilés de ces agrostis nommés lesépis du vent&|160;; violâtres espérances dont se couronnent lespremiers rêves et qui se détachent sur le fond gris de lin où lalumière rayonne autour de ces herbes en fleurs. Mais déjà plushaut, quelques roses du Bengale clairsemées parmi les follesdentelles du daucus, les plumes de la linaigrette, les marabous dela reine des prés, les ombellules du cerfeuil sauvage, les blondscheveux de la clématite en fruits, les mignons sautoirs de lacroisette au blanc de lait, les corymbes des millefeuilles, lestiges diffuses de la fumeterre aux fleurs roses et noires, lesvrilles de la vigne, les brins tortueux des chèvrefeuilles&|160;;enfin tout ce que ces naïves créatures ont de plus échevelé, deplus déchiré, des flammes et de triples dards, des feuilleslancéolées, déchiquetées, des tiges tourmentées comme les désirsentortillés au fond de l’âme. Du sein de ce prolixe torrent d’amourqui déborde, s’élance un magnifique double pavot rouge accompagnéde ses glands prêts à s’ouvrir, déployant les flammèches de sonincendie au-dessus des jasmins étoilés et dominant la pluieincessante du pollen, beau nuage qui papillote dans l’air enreflétant le jour dans ses mille parcelles luisantes&|160;! Quellefemme enivrée par la senteur d’Aphrodise cachée dans la flouve, necomprendra ce luxe d’idées soumises, cette blanche tendressetroublée par des mouvements indomptés, et ce rouge désir de l’amourqui demande un bonheur refusé dans les luttes cent foisrecommencées de la passion contenue, infatigable, éternelle&|160;?Mettez ce discours dans la lumière d’une croisée, afin d’en montrerles frais détails, les délicates oppositions, les arabesques, afinque la souveraine émue y voie une fleur plus épanouie et d’où tombeune larme&|160;; elle sera bien près de s’abandonner, il faudraqu’un ange ou la voix son enfant la retienne au bord de l’abîme.Que donne-t-on à Dieu&|160;? des parfums, de la lumière et deschants, les expressions les plus épurées de notre nature. Eh&|160;!bien, tout ce qu’on offre à Dieu n’était-il pas offert à l’amourdans ce poème de fleurs lumineuses qui bourdonnait incessamment sesmélodies au cœur, en y caressant des voluptés cachées, desespérances inavouées, des illusions qui s’enflamment et s’éteignentcomme des fils de la vierge par une nuit chaude.

Ces plaisirs neutres nous furent d’un grand secours pour tromperla nature irritée par les longues contemplations de la personneaimée, par ces regards qui jouissent en rayonnant jusqu’au fond desformes pénétrées. Ce fut pour moi, je n’ose dire pour elle, commeces fissures par lesquelles jaillissent les eaux contenues dans unbarrage invincible, et qui souvent empêchent un malheur en faisantune part à la nécessité. L’abstinence a des épuisements mortels quepréviennent quelques miettes tombées une à une de ce ciel qui, deDan à Sahara, donne la manne au voyageur. Cependant à l’aspect deces bouquets, j’ai souvent surpris Henriette les bras pendants,abîmée en ces rêveries orageuses pendant lesquelles les penséesgonflent le sein, animent le front, viennent par vagues,jaillissent écumeuses, menacent et laissent une lassitudeénervante. Jamais depuis je n’ai fait de bouquet pourpersonne&|160;! Quand nous eûmes créé cette langue à notre usage,nous éprouvâmes un contentement semblable à celui de l’esclave quitrompe son maître.

Pendant le reste de ce mois, quand j’accourais par les jardins,je voyais parfois sa figure collée aux vitres&|160;; et quandj’entrais au salon, je la trouvais à son métier. Si je n’arrivaispas à l’heure convenue sans que jamais nous l’eussions indiquée,parfois sa forme blanche errait sur la terrasse&|160;: et quand jel’y surprenais, elle une disait&|160;: — Je suis venue au devant devous. Ne faut-il pas avoir un peu de coquetterie pour le dernierenfant&|160;?

Les cruelles parties de trictrac avaient été interrompues entrele comte et moi. Ses dernières acquisitions l’obligeaient à unefoule de courses, de reconnaissances, de vérifications, de bornageset d’arpentages&|160;; il était occupé d’ordres à donner, detravaux champêtres qui voulaient l’œil du maître, et qui sedécidaient entre sa femme et lui. Nous allâmes souvent, la comtesseet moi, le retrouver dans les nouveaux domaines avec ses deuxenfants qui durant le chemin couraient après des insectes, descerfs-volants, des couturières, et faisaient aussi leurs bouquets,ou, pour être exact, leurs bottes de fleurs. Se promener avec lafemme qu’on aime, lui donner le bras, lui choisir son chemin&|160;!ces joies illimitées suffisent à une vie. Le discours est alors siconfiant&|160;! Nous allions seuls, nous revenions avec le général,surnom de raillerie douce que nous donnions au comte quand il étaitde bonne humeur. Ces deux manières de faire la route nuançaientnotre plaisir par des oppositions dont le secret n’est connu quedes cœurs gênés dans leur union. Au retour, les mêmes félicités, unregard, un serrement de main, étaient entremêlés d’inquiétudes. Laparole, si libre pendant l’aller, avait au retour de mystérieusessignifications, quand l’un de nous trouvait, après quelqueintervalle, une réponse à des interrogations insidieuses, ou qu’unediscussion commencée se continuait sous ces formes énigmatiquesauxquelles se prête si bien notre langue et que créent siingénieusement les femmes. Qui n’a goûté le plaisir de s’entendreainsi comme dans une sphère inconnue où les esprits se séparent dela foule et s’unissent en trompant les lois vulgaires&|160;? Unjour j’eus un fol espoir promptement dissipé quand, à une demandedu comte, qui voulait savoir de quoi nous parlions, Henrietterépondit par une phrase à double sens dont il se paya. Cetteinnocente raillerie amusa Madeleine et fit après coup rougir samère, qui m’apprit par un regard sévère qu’elle pouvait me retirerson âme comme elle n’avait naguère retiré sa main, voulant demeurerune irréprochable épouse. Mais cette union purement spirituelle atant d’attraits que le lendemain nous recommençâmes.

Les heures, les journées, les semaines, s’enfuyaient ainsipleines de félicités renaissantes. Nous arrivâmes à l’époque desvendanges, qui sont en Touraine de véritables fêtes. Vers la fin dumois de septembre, le soleil, moins chaud que durant la moisson,permet de demeurer aux champs sans avoir à craindre ni le hâle nila fatigue. Il est plus facile de cueillir les grappes que de scierles blés. Les fruits sont tous mûrs. La moisson est faite, le paindevient moins cher, et cette abondance rend la vie heureuse. Enfinles craintes qu’inspirait le résultat des travaux champêtres oùs’enfouit autant d’argent que de sueurs, ont disparu devant lagrange pleine et les celliers prêts à s’emplir. La vendange estalors comme le joyeux dessert du festin récolté, le ciel y sourittoujours en Touraine, où les automnes sont magnifiques. Dans cepays hospitalier, les vendangeurs sont nourris au logis. Ces repasétant les seuls où ces pauvres gens aient, chaque année, desaliments substantiels et bien préparés, ils y tiennent comme dansles familles patriarcales les enfants tiennent aux galas desanniversaires. Aussi courent-ils en foule dans les maisons où lesmaîtres les traitent sans lésinerie. La maison est donc pleine demonde et de provisions. Les pressoirs sont constamment ouverts. Ilsemble que tout soit animé par ce mouvement d’ouvriers tonneliers,de charrettes chargées de filles rieuses, de gens qui, touchant dessalaires meilleurs que pendant le reste de l’année, chantent à touspropos. D’ailleurs, autre cause de plaisir, les rangs sontconfondus&|160;: femmes, enfants, maîtres et gens, tout le mondeparticipe à la dive cueillette. Ces diverses circonstances peuventexpliquer l’hilarité transmise d’âge en âge, qui se développe ences derniers beaux jours de l’année et dont le souvenir inspirajadis à Rabelais la forme bachique de son grand ouvrage. Jamais lesenfants, Jacques et Madeleine toujours malades, n’avaient été envendange&|160;; j’étais comme eux, ils eurent je sais quelle joieenfantine de voir leurs émotions partagées&|160;; leur mère avaitpromis de nous y accompagner. Nous étions allés à Villaines, où sefabriquent les paniers du pays, nous en commander de fortjolis&|160;; il était question de vendanger à nous quatre quelqueschaînées réservées à nos ciseaux&|160;; mais il était convenu qu’onne mangerait pas trop de raisin. Manger dans les vignes le gros ’’co’’ de Touraine paraissait chose si délicieuse, que l’ondédaignait les plus beaux raisins sur la table. Jacques me fitjurer de n’aller voir vendanger nulle part, et de me réserver pourle clos de Clochegourde. Jamais ces deux petits êtres,habituellement souffrants et pâles, ne furent plus frais, ni plusroses, ni aussi agissants et remuants que durant cette matinée. Ilsbabillaient pour babiller, allaient, trottaient, revenaient sansraison apparente&|160;; mais, comme les autres enfants, ilssemblaient avoir trop de vie à secouer&|160;; monsieur et madame deMortsauf ne les avaient jamais vus ainsi. Je redevins enfant aveceux, plus enfant qu’eux peut-être, car j’espérais aussi ma récolte.Nous allâmes par le plus beau temps vers les vignes, et nous yrestâmes une demi-journée. Comme nous nous disputions à quitrouverait les plus belles grappes, à qui remplirait plus vite sonpanier&|160;! C’était des allées et venues des ceps à la mère, ilne se cueillait pas une grappe qu’on ne la lui montrât. Elle se mità rire du bon rire plein de sa jeunesse, quand arrivant après safille, avec mon panier, je lui dis comme Madeleine&|160;: — Et lesmiens, maman&|160;? Elle me répondit&|160;: — Cher enfant, net’échauffe pas trop&|160;! Puis me passant la main tour à tour surle cou et dans les cheveux, elle me donna un petit coup sur la joueen ajoutant&|160;: — Tu es en nage&|160;! Ce fut la seule fois quej’entendis cette caresse de la voix, le ’’ tu’’ des amants. Jeregardai les jolies baies couvertes de fruits rouges, de sinelleset de mûrons&|160;; j’écoutai les cris des enfants, je contemplaila troupe des vendangeuses, la charrette pleine de tonneaux et leshommes chargés de hottes&|160;!… Ah&|160;! je gravai tout dans mamémoire, tout jusqu’au jeune amandier sous lequel elle se tenait,fraîche, colorée, rieuse, sous son ombrelle dépliée. Puis je me misà cueillir des grappes, à remplir mon panier, à l’aller vider dansle tonneau de vendange avec une application corporelle, silencieuseet soutenue, par une marche lente et mesurée qui laissa mon âmelibre. Je goûtai l’ineffable plaisir d’un travail extérieur quivoiture la vie en réglant le cours de la passion, bien près, sansce mouvement mécanique, de tout incendier. Je sus combien le labeuruniforme contient de sagesse, et je compris les règlesmonastiques.

Pour la première fois depuis long-temps, le comte n’eut nimaussaderie, ni cruauté. Son fils si bien portant, le futur duc deLenoncourt-Mortsauf, blanc et rose, barbouillé de raisin, luiréjouissait le cœur. Ce jour étant le dernier de la vendange, legénéral promit de faire danser le soir devant Clochegourde enl’honneur des Bourbons revenus&|160;; la fête fut ainsi complètepour tout le monde. En revenant la comtesse prit mon bras&|160;;elle s’appuya sur moi de manière à faire sentir à mon cœur tout lepoids du sien, mouvement de mère qui voulait communiquer sa joie,et me dit a l’oreille&|160;: — Vous nous portez bonheur&|160;!

Certes, pour moi qui savais ses nuits sans sommeil, ses alarmeset sa vie antérieure où elle était soutenue par la main de Dieu,mais où tout était aride et fatigant, cette phrase accentuée par savoix si riche développait des plaisirs qu’aucune femme au monde nepouvait plus me rendre.

— L’uniformité malheureuse de mes jours est rompue, la viedevient belle avec des espérances, me dit-elle après une pause.Oh&|160;! ne me quittez pas&|160;! ne trahissez jamais mesinnocentes superstitions&|160;! soyez l’aîné qui devient laprovidence de ses frères&|160;!

Ici, Natalie, rien n’est romanesque&|160;: pour y découvrirl’infini des sentiments profonds, il faut dans sa jeunesse avoirjeté la sonde dans ces grands lacs au bord desquels on a vécu. Sipour beaucoup d’êtres les passions ont été des torrents de laveécoulés entre des rives desséchées, n’est-il pas des âmes où lapassion contenue par d’insurmontables difficultés a rempli d’uneeau pure le cratère du volcan&|160;?

Nous eûmes encore une fête semblable. Madame de Mortsauf voulaithabituer ses enfants aux choses de la vie, et leur donnerconnaissance des pénibles labeurs par lesquels s’obtientl’argent&|160;; elle leur avait donc constitué des revenus soumisaux chances de l’agriculture&|160;: à Jacques appartenait leproduit des noyers, à Madeleine celui des châtaigniers. A quelquesjours de là, nous eûmes la récolte des marrons et celle des noix.Aller gauler les marronniers de Madeleine, entendre tomber lesfruits que leur bogue faisait rebondir sur le velours mat et secdes terrains ingrats où vient le châtaignier&|160;; voir la gravitésérieuse avec laquelle la petite fille examinait les tas enestimant leur valeur, qui pour elle représentait les plaisirsqu’elle se donnait sans contrôle&|160;; les félicitations deManette la femme de charge qui seule suppléait la comtesse auprèsde ses enfants&|160;; les enseignements que préparait le spectacledes peines nécessaires pour recueillir les moindres biens sisouvent mis en péril par les alternatives du climat, ce fut unescène où les ingénues félicités de l’enfance paraissaientcharmantes au milieu des teintes graves de l’automne commencé.Madeleine avait son grenier à elle, où je voulus voir serrer sabrune chevance, en partageant sa joie. Eh&|160;! bien je tressailleencore aujourd’hui en me rappelant le bruit que faisait chaquehottée de marrons, roulant sur la bourre jaunâtre mêlée de terrequi servait de plancher. Le comte en prenait pour la maison&|160;;les métiviers, les gens, chacun autour de Clochegourde procuraitdes acheteurs à la Mignonne, épithète amie que dans le pays lespaysans accordent volontiers même à des étrangers, mais quisemblait appartenir exclusivement à Madeleine.

Jacques fut moins heureux pour la cueillette de ses noyers ilplut pendant quelques jours&|160;; mais je le consolai en luiconseillant de garder ses noix, pour les vendre un peu plus tard.Monsieur de Chessel m’avait appris que les noyers ne donnaient riendans le Brehémont, ni dans le pays d’Amboise, ni dans celui deVouvray. L’huile de noix est de grand usage en Touraine. Jacquesdevait trouver au moins quarante sous de chaque noyer, il en avaitdeux cents, la somme était donc considérable&|160;! Il voulaits’acheter un équipement pour monter à cheval. Son désir émut unediscussion publique où son père lui fit faire des réflexions surl’instabilité des revenus, sur la nécessité de créer des réservespour les années où les arbres seraient inféconds, afin de seprocurer un revenu moyen. Je reconnus l’âme de la comtesse dans sonsilence&|160;; elle était joyeuse de voir Jacques écoutant son pèreet le père reconquérant un peu de la sainteté qui lui manquait,grâce à ce sublime mensonge qu’elle avait préparé. Ne vous ai-jepas dit, en vous peignant cette femme, que le langage terrestreserait impuissant à rendre ses traits et son génie&|160;! Quand cessortes de scènes arrivent, l’âme savoure leurs délices sans lesanalyser&|160;; mais avec quelle vigueur elles se détachent plustard sur le fond ténébreux d’une vie agitée&|160;! pareilles à desdiamants elles brillent serties par des pensées pleines d’alliage,regrets fondus dans le souvenir des bonheurs évanouis&|160;!Pourquoi les noms des deux domaines récemment achetés, dontmonsieur et madame de Mortsauf s’occupaient tant, la Cassine et laRhétorière, m’émeuvent-ils plus que les plus beaux noms de laTerre-Sainte ou de la Grèce&|160;? ’’ Qui aime, le die’’&|160;!s’est écrié La Fontaine. Ces noms possèdent les vertustalismaniques des paroles constellées en usage dans les évocations,ils m’expliquent la magie, ils réveillent des figures endormies quise dressent aussitôt et me parlent, ils me mettent dans cetteheureuse vallée, ils créent un ciel et des paysages&|160;; mais lesévocations ne se sont-elles pas toujours passées dans les régionsdu monde spirituel&|160;? Ne vous étonnez donc pas de me voir vousentretenant de scènes si familières. Les moindres détails de cettevie simple et presque commune ont été comme autant d’attachesfaibles en apparence par lesquelles je me suis étroitement uni à lacomtesse.

Les intérêts de ses enfants causaient à la comtesse autant dechagrins que lui en donnait leur faible santé. Je reconnus bientôtla vérité de ce qu’elle m’avait dit relativement à son rôle secretdans les affaires de la maison auxquelles je m’initiai lentement enapprenant sur le pays des détails que doit savoir l’homme d’Etat.Après dix ans d’efforts, madame de Mortsauf avait changé la culturede ses terres&|160;; elle les avait ’’ mis en quatre’’, expressiondont on se sert dans le pays pour expliquer les résultats de lanouvelle méthode suivant laquelle les cultivateurs ne sèment de bléque tous les quatre ans afin de faire rapporter chaque année unproduit à la terre. Pour vaincre l’obstination des paysans, ilavait fallu résilier des baux, partager ses domaines en quatregrandes métairies, et les avoir ’’ à moitié’’, le cheptelparticulier à la Touraine et aux pays d’alentour. Le propriétairedonne l’habitation, les bâtiments d’exploitation et les semences, àdes colons de bonne volonté avec lesquels il partage les frais deculture et les produits. Ce partage est surveillé par un ’’métivier’’, l’homme chargé de prendre la moitié due aupropriétaire, système coûteux et compliqué par une comptabilité quevarie à tout moment la nature des partages. La comtesse avait faitcultiver par monsieur de Mortsauf une cinquième ferme composée desterres réservées, sises autour de Clochegourde, autant pourl’occuper que pour démontrer par l’évidence des faits, à ses ’’fermiers à moitié’’, l’excellence des nouvelles méthodes. Maîtressede diriger les cultures, elle avait fait lentement, et avec sapersistance de femme, rebâtir deux de ses métairies sur le plan desfermes de l’Artois et de la Flandre. Il est aisé de deviner sondessein. Après l’expiration des baux à moitié, la comtesse voulaitcomposer deux belles fermes de ses quatre métairies, et les loueren argent à des gens actifs et intelligents, afin de simplifier lesrevenus de Clochegourde. Craignant de mourir la première, elletâchait de laisser au comte des revenus faciles à percevoir, et àses enfants des biens qu’aucune impéritie ne pourrait fairepéricliter. En ce moment les arbres fruitiers plantés depuis dixans étaient en plein rapport. Les haies qui garantissaient lesdomaines de toute contestation future étaient poussées. Lespeupliers, les ormes, tout était bien venu. Avec ses nouvellesacquisitions et en introduisant partout le nouveau systèmed’exploitation, la terre de Clochegourde, divisée en quatre grandesfermes, dont deux restaient à bâtir, était susceptible de rapporterseize mille francs en écus, à raison de quatre mille francs parchaque ferme&|160;; sans compter le clos de vigne, ni les deuxcents arpents de bois qui les joignaient, ni la ferme modèle. Leschemins de ses quatre fermes pouvaient tous aboutir à une grandeavenue qui de Clochegourde irait en droite ligne s’embrancher surla route de Chinon. La distance entre cette avenue et Tours n’étantque de cinq lieues, les fermiers ne devaient pas lui manquer,surtout au moment où tout le monde parlait des améliorations faitespar le comte, de ses succès, et de la bonification de ses terres.Dans chacun des deux domaines achetés, elle voulait faire jeter unequinzaine de mille francs pour convertir les maisons de maître endeux grandes fermes, afin de les mieux louer après les avoircultivées pendant une année ou deux, en y envoyant pour régisseurun certain Martineau, le meilleur, le plus probe de ses métiviers,lequel allait se trouver sans place&|160;; car les baux à moitié deses quatre métairies finissaient, et le moment de les réunir endeux fermes et de louer en argent était venu. Ses idées si simples,mais compliquées de trente et quelques mille francs à dépenser,étaient en ce moment l’objet de longues discussions entre elle etle comte&|160;; querelles affreuses, et dans lesquelles ellen’était soutenue que par l’intérêt de ses deux enfants. Cettepensée&|160;: —  » Si je mourais demain, qu’adviendrait-il&|160;? « lui donnait des palpitations. Les âmes douces et paisibles chezlesquelles la colère est impossible, qui veulent faire régnerautour d’elles leur profonde paix intérieure, savent seules combiende force est nécessaire pour ces luttes, quelles abondantes vaguesde sang affluent au cœur avant d’entamer le combat, quellelassitude s’empare de l’être quand après avoir lutté rien n’estobtenu. Au moment où ses enfants étaient moins étiolés, moinsmaigres, plus agiles, car la saison des fruits avait produit seseffets sur eux&|160;; au moment où elle les suivait d’un œilmouillé dans leurs jeux, en éprouvant un contentement quirenouvelait ses forces en lui rafraîchissant le cœur, la pauvrefemme subissait les pointilleries injurieuses et les attaqueslancinantes d’une âcre opposition. Le comte, effrayé de ceschangements, en niait les avantages et la possibilité par unentêtement compact. A des raisonnements concluants, il répondaitpar l’objection d’un enfant qui mettrait en question l’influence dusoleil en été. La comtesse l’emporta. La victoire du bon sens surla folie calma ses plaies, elle oublia ses blessures. Ce jour elles’alla promener à la Cassine et à la Rhétorière, afin d’y déciderles constructions. Le comte marchait seul en avant, les enfantsnous séparaient, et nous étions tous deux en arrière suivantlentement, car elle me parlait de ce ton doux et bas qui faisaitressembler ses phrases à des flots menus, murmurés par la mer surun sable fin.

 » Elle était certaine du succès, me disait-elle. Il allaits’établir une concurrence pour le service de Tours à Chinon,entreprise par un homme actif, par un messager, cousin de Manette,qui voulait avoir une grande ferme sur la route. Sa famille étaitnombreuse&|160;: le fils aîné conduirait les voitures, le secondferait les roulages&|160;; le père, placé sur la route, à LaRabelaye, une des fermes à louer et située au centre, pourraitveiller au relais et cultiverait bien les terres en les amendantavec les fumiers que lui donneraient ses écuries. Quant à laseconde ferme, la Baude, celle qui se trouvait à deux pas deClochegourde, un de leurs quatre colons, homme probe intelligentactif et qui sentait les avantages de la nouvelle culture, offraitdéjà de la prendre à bail. Quant à la Cassine et à la Rhétorière,ces terres étaient les meilleures du pays&|160;; une fois lesfermes bâties et les cultures en pleine valeur, il suffirait de lesafficher à Tours. En deux ans, Clochegourde vaudrait ainsivingt-quatre mille francs de rente environ&|160;; la Gravelotte,cette ferme du Maine retrouvée par monsieur de Mortsauf, venaitd’être prise à sept mille francs pour neuf ans&|160;; la pension demaréchal de camp était de quatre mille francs&|160;; si ces revenusne constituaient pas encore une fortune, ils procuraient une grandeaisance&|160;; plus tard, d’autres améliorations lui permettraientpeut-être d’aller un jour a Paris pour y veiller l’éducation deJacques, dans deux ans, quand la santé de l’héritier présomptifserait affermie.  »

Avec quel tremblement elle prononça le mot ’’ Paris&|160;!’’J’étais au fond de ce projet, elle voulait se séparer le moinspossible de l’ami. Sur ce mot je m’enflammai, je lui dis qu’elle neme connaissait pas&|160;; que sans lui en parler j’avais complotéd’achever mon éducation en travaillant nuit et jour, afin d’être leprécepteur de Jacques&|160;; car je ne supporterais pas l’idée desavoir dans son intérieur un jeune homme. A ces mots, elle devintsérieuse.

— Non, Félix, dit-elle, cela ne sera pas plus que votreprêtrise. Si vous avez par un seul mot atteint la mère jusqu’aufond de son cœur, la femme vous aime trop sincèrement pour vouslaisser devenir victime de votre attachement. Une déconsidérationsans remède serait le loyer de ce dévouement et je n’y pourraisrien. Oh&|160;! non que je ne vous sois funeste en rien&|160;!Vous, vicomte de Vandenesse, précepteur&|160;? Vous&|160;! dont lanoble devise est&|160;: ’’ Ne se vend&|160;!’’ Fussiez-vous unRichelieu, vous vous seriez à jamais barré la vie. Vous causeriezles plus grands chagrins à votre famille. Mon ami, vous ne savezpas ce qu’une femme comme ma mère sait mettre d’impertinence dansun regard protecteur, d’abaissement dans une parole, de mépris dansun salut.

— Et si vous m’aimez, que me fait le monde&|160;?

Elle feignit de ne pas avoir entendu, et dit encontinuant&|160;: — Quoique mon père soit excellent et disposé àm’accorder ce que je lui demande, il ne vous pardonnerait pas devous être mal placé dans le monde et se refuserait à vous yprotéger. Je ne voudrais pas vous voir précepteur du dauphin&|160;!Acceptez la société comme elle est, ne commettez point de fautesdans la vie. Mon ami, cette proposition insensée de… .

— D’amour, lui dis-je à voix basse.

— Non, de charité, dit-elle en retenant ses larmes, cette penséefolle m’éclaire sur votre caractère&|160;: votre cœur vous nuira.Je réclame dès ce moment le droit de vous apprendre certaineschoses&|160;; laissez à mes yeux de femme le soin de voirquelquefois pour vous&|160;? Oui, du fond de mon Clochegourde, jeveux assister, muette et ravie à vos succès. Quant au précepteur,eh&|160;! bien, soyez tranquille nous trouverons un bon vieil abbé,quelque ancien savant jésuite, et mon père sacrifiera volontiersune somme pour l’éducation de l’enfant qui doit porter son nom.Jacques est mon orgueil. Il a pourtant onze ans, dit-elle après unepause. Mais il en est de lui comme de vous&|160;: en vous voyant,je vous avais donné treize ans.

Nous étions arrivés à la Cassine où Jacques, Madeleine et moinous la suivions comme des petits suivent leur mère&|160;; maisnous la gênions, je la laissai pour un moment et m’en allai dans leverger où Martineau l’aîné, son garde, examinait de compagnie avecMartineau cadet, le métivier, si les arbres devaient être ou nonabattus&|160;; ils discutaient ce point comme s’il s’agissait deleurs propres biens. Je vis alors combien la comtesse était aimée.J’exprimai mon idée à un pauvre journalier qui, le pied sur sabêche et le coude posé sur le manche écoutait les deux docteurs enPomologie.

— Ah&|160;! oui, monsieur, me répondit-il, c’est une bonne femmeet pas fière comme toutes ces guenons d’Azay qui nous verraientcrever comme des chiens plutôt que de nous céder un sou sur unetoise de fossé&|160;! Le jour où cette femme quittera le pays, laSainte Vierge en pleurera, et nous aussi. Elle sait ce qui lui estdû&|160;; mais elle connaît nos peines, et y a égard.

Avec quel plaisir je donnai tout mon argent à cethomme&|160;!

Quelques jours après, il vint un poney pour Jacques que sonpère, excellent cavalier, voulait plier lentement aux fatigues del’équitation. L’enfant eut un joli habillement de cavalier, achetésur le produit des noyers. Le matin où il prit la première leçon,accompagné de son père aux cris de Madeleine étonnée qui sautaitsur le gazon autour duquel courait Jacques, ce fut pour la comtessela première grande fête de sa maternité. Jacques avait unecollerette brodée par sa mère, une petite redingote en drap bleu deciel serrée par une ceinture de cuir verni, un pantalon blanc àplis et une toque écossaise d’où ses cheveux cendrés s’échappaienten grosses boucles&|160;: il était ravissant à voir. Aussi tous lesgens de la maison se groupèrent-ils en partageant cette félicitédomestique. Le jeune héritier souriait à sa mère en passant, et setenait sans peur. Ce premier acte d’homme chez cet enfant de qui lamort parut si souvent prochaine, l’espérance d’un bel avenir,garanti par cette promenade qui le lui montrait si beau, si joli,si frais, quelle délicieuse récompense&|160;! la joie du père, quiredevenait jeune et souriait pour la première fois depuislong-temps, le bonheur peint dans les yeux de tous les gens de lamaison, le cri d’un vieux piqueur de Lenoncourt qui revenait deTours, et qui, voyant la manière dont l’enfant tenait la bride, luidit&|160;: —  » Bravo, monsieur le vicomte&|160;!  » c’en fut trop,madame de Mortsauf fondit en larmes. Elle, si calme dans sesdouleurs, se trouva faible pour supporter la joie en admirant sonenfant chevauchant sur ce sable où souvent elle l’avait pleuré paravance, en le promenant au soleil. En ce moment elle s’appuya surmon bras, sans remords, et me dit&|160;: — Je crois n’avoir jamaissouffert. Ne nous quittez pas aujourd’hui.

La leçon finie, Jacques se jeta dans les bras de sa mère qui lereçut et le garda sur elle avec la force que prête l’excès desvoluptés, et ce fut des baisers, des caresses sans fin. J’allaifaire avec Madeleine deux bouquets magnifiques pour en décorer latable en l’honneur du cavalier. Quand nous revînmes au salon, lacomtesse me dit&|160;: — Le quinze octobre sera certes un grandjour&|160;! Jacques a pris sa première leçon d’équitation, et jeviens de faire le dernier point de mon meuble.

— Hé&|160;! bien, Blanche, dit le comte en riant, je veux vousle payer.

Il lui offrit le bras, et l’amena dans la première cour où ellevit une calèche que son père lui donnait, et pour laquelle le comteavait acheté deux chevaux en Angleterre, amenés avec ceux du duc deLenoncourt. Le vieux piqueur avait tout préparé dans la premièrecour pendant la leçon. Nous étrennâmes la voiture, en allant voirle tracé de l’avenue qui devait mener en droite ligue deClochegourde à la route de Chinon, et que les récentes acquisitionspermettaient de faire à travers les nouveaux domaines. En revenant,la comtesse me dit d’un air plein de mélancolie&|160;: — Je suistrop heureuse, pour moi le bonheur est comme une maladie, ilm’accable, et j’ai peur qu’il ne s’efface comme un rêve.

J’aimais trop passionnément pour ne pas être jaloux, et je nepouvais lui rien donner, moi&|160;! Dans ma rage, je cherchais unmoyen de mourir pour elle. Elle me demanda quelles penséesvoilaient mes yeux, je les lui dis naïvement, elle en fut plustouchée que de tous les présents, et jeta du baume dans mon cœurquand, après m’avoir emmené sur le perron, elle me dit àl’oreille&|160;: — Aimez-moi comme m’aimait ma tante, ne sera-cepas me donner votre vie&|160;? et si je la prends ainsi, n’est-cepas me faire votre obligée à toute heure&|160;?

— Il était temps de finir ma tapisserie, reprit-elle en rentrantdans le salon où je lui baisai la main comme pour renouveler messerments. Vous ne savez peut-être pas, Félix, pourquoi je me suisimposé ce long ouvrage&|160;? Les hommes trouvent dans lesoccupations de leur vie des ressources contre les chagrins, lemouvement des affaires les distrait&|160;; mais nous autres femmes,nous n’avons dans l’âme aucun point d’appui contre nos douleurs.Afin de pouvoir sourire à mes enfants et à mon mari quand j’étaisen proie à de tristes images, j’ai senti le besoin de régulariserla souffrance par un mouvement physique. J’évitais ainsi lesatonies qui suivent les grandes dépenses de force, aussi bien queles éclairs de l’exaltation. L’action de lever le bras en tempségaux berçait ma pensée et communiquait à mon âme, où grondaitl’orage, la paix du flux et du reflux en réglant ainsi sesémotions. Chaque point avait la confidence de mes secrets,comprenez-vous&|160;? Hé&|160;! bien, en faisant mon dernierfauteuil, je pensais trop à vous&|160;! oui, beaucoup trop, monami. Ce que vous mettez dans vos bouquets, moi je le disais à mesdessins.

Le dîner fut gai. Jacques, comme tous les enfants dont ons’occupe, me sauta au cou, en voyant les fleurs que je lui avaiscueillies en guise de couronne. Sa mère affecta de me bouder àcause de cette infidélité&|160;; le cher enfant lui offrit cebouquet jalousé, avec quelle grâce, vous le savez&|160;! Le soir,nous fîmes tous trois un trictrac, moi seul contre monsieur etmadame de Mortsauf, et le comte fut charmant. Enfin, à la tombée dujour, ils me reconduisirent jusqu’au chemin de Frapesle, par une deces tranquilles soirées dont les harmonies font gagner enprofondeur aux sentiments ce qu’ils perdent en vivacité. Ce fut unejournée unique en la vie de cette pauvre femme, un point brillantque vint souvent caresser son souvenir aux heures difficiles. Eneffet, les leçons d’équitation devinrent bientôt un sujet dediscorde. La comtesse craignit avec raison les dures apostrophes dupère pour le fils. Jacques maigrissait déjà, ses beaux yeux bleusse cernaient&|160;; pour ne pas causer de chagrin à sa mère, ilaimait mieux souffrir en silence. Je trouvai un remède à ses mauxen lui conseillant de dire à son père qu’il était fatigué, quand lecomte se mettrait en colère&|160;; mais ces palliatifs furentinsuffisants&|160;: il fallut substituer le vieux piqueur au père,qui ne se laissa pas arracher son écolier sans des tiraillements.Les criailleries et les discussions revinrent&|160;; le comtetrouva des textes à ses plaintes continuelles dans le peu dereconnaissance des femmes&|160;; il jeta vingt fois par jour lacalèche, les chevaux et les livrées au nez de sa femme. Enfin ilarriva l’un de ces événements auxquels les caractères de ce genreet les maladies de cette espèce aiment à se prendre&|160;: ladépense dépassa de moitié les prévisions à la Cassine et à laRhétorière, où des murs et des planchers mauvais s’écroulèrent. Unouvrier vient maladroitement annoncer cette nouvelle à monsieur deMortsauf, au lieu de la dire à la comtesse. Ce fut l’objet d’unequerelle commencée doucement, mais qui s’envenima par degrés&|160;;et où l’hypocondrie du comte, apaisée depuis quelques jours,demanda ses arrérages à la pauvre Henriette.

Ce jour-là, j’étais parti de Frapesle à dix heures et demie,après le déjeuner, pour venir faire à Clochegourde un bouquet avecMadeleine. L’enfant m’avait apporté sur la balustrade de laterrasse les deux vases, et j’allais des jardins aux environs,courant après les fleurs d’automne, si belles, mais si rares. Enrevenant de ma dernière course, je ne vis plus mon petit lieutenantà ceinture rose, à pèlerine dentelée, et j’entendis des cris àClochegourde.

— Le général, me dit Madeleine en pleurs, et chez elle ce motétait un mot de haine contre son père, le général gronde notremère, allez donc la défendre.

Je volai par les escaliers et j’arrivai dans le salon sans êtreaperçu ni salué par le comte ni par sa femme. En entendant les crisaigus du fou, j’allai fermer toutes les portes, puis je revins,j’avais vu Henriette aussi blanche que sa robe.

— Ne vous mariez jamais, Félix, me dit le comte&|160;; une femmeest conseillée par le diable&|160;; la plus vertueuse inventeraitle mal s’il n’existait pas, toutes sont des bêtes brutes.

J’entendis alors des raisonnements sans commencement ni fin. Seprévalant de ses négations antérieures, monsieur de Mortsauf répétales niaiseries des paysans qui se refusaient aux nouvellesméthodes. Il prétendit que s’il avait dirigé Clochegourde, ilserait deux fois plus riche qu’il ne l’était. En formulant cesblasphèmes violemment et injurieusement, il jurait, il sautait d’unmeuble à l’autre, il les déplaçait et les cognait&|160;; puis aumilieu d’une phrase il s’interrompait pour parler de sa moelle quile brûlait, ou de sa cervelle qui s’échappait à flots, comme sonargent. Sa femme le ruinait. Le malheureux, des trente et quelquesmille livres de rentes qu’il possédait, elle lui en avait apportédéjà plus de vingt. Les biens du duc et ceux de la duchessevalaient plus de cinquante mille francs de rente, réservés àJacques. La comtesse souriait superbement et regardait le ciel.

— Oui, s’écria-t-il, Blanche, vous êtes mon bourreau, vousm’assassinez&|160;; je vous pèse&|160;; tu veux te débarrasser demoi, tu es un monstre d’hypocrisie. Elle rit&|160;! Savez-vouspourquoi elle rit, Félix&|160;?

Je gardai le silence et baissai la tête.

— Cette femme, reprit-il en faisant la réponse à sa demande,elle me sèvre de tout bonheur, elle est autant à moi qu’à vous, etprétend être ma femme&|160;! Elle porte mon nom et ne remplit aucundes devoirs que les lois divines et humaines lui imposent, ellement ainsi aux hommes et à Dieu. Elle m’excède de courses et melasse pour que je la laisse seule&|160;; je lui déplais, elle mehait, et met tout son art à rester jeune fille&|160;; elle me rendfou par les privations qu’elle me cause, car tout se porte alors àma pauvre tête&|160;; elle me tue à petit feu, et se croit unesainte, ça communie tous les mois.

La comtesse pleurait en ce moment à chaudes larmes, humiliée parl’abaissement de cet homme auquel elle disait pour touteréponse&|160;: — Monsieur&|160;! monsieur&|160;!monsieur&|160;!

Quoique les paroles du comte m’eussent fait rougir pour luicomme pour Henriette, elles me remuèrent violemment le cœur, carelles répondaient aux sentiments de chasteté, de délicatesse quisont pour ainsi dire l’étoffe des premières amours.

— Elle est vierge à mes dépens, disait le comte.

A ce mot, la comtesse s’écria&|160;: — Monsieur&|160;!

— Qu’est-ce que c’est, dit-il, que votre monsieurimpérieux&|160;? ne suis-je pas le maître&|160;? faut-il enfin vousl’apprendre&|160;?

&|160;

Il s’avança sur elle en lui présentant sa tête de loup blancdevenue hideuse, car ses yeux jaunes eurent une expression qui lefit ressembler à une bête affamée sortant d’un bois. Henriette secoula de son fauteuil à terre pour recevoir le coup qui n’arrivapas&|160;; elle s’était étendue sur le parquet en perdantconnaissance, toute brisée. Le comte fut comme un meurtrier quisent rejaillir à son visage le sang de sa victime, il resta touthébété. Je pris la pauvre femme dans mes bras, le comte me lalaissa prendre comme s’il se fût trouvé indigne de la porter&|160;;mais il alla devant moi pour m’ouvrir la porte de la chambrecontiguë au salon, chambre sacrée où je n’étais jamais entré. Jemis la comtesse debout, et la tins un moment dans un bras, enpassant l’autre autour de sa taille, pendant que monsieur deMortsauf ôtait la fausse couverture, l’édredon, l’appareil dulit&|160;; puis, nous la soulevâmes et l’étendîmes tout habillée.En revenant à elle, Henriette nous pria par un geste de détacher saceinture&|160;; monsieur de Mortsauf trouva des ciseaux et coupatout, je lui fis respirer des sels, elle ouvrit les yeux. Le comtes’en alla, plus honteux que chagrin. Deux heures se passèrent en unsilence profond. Henriette avait sa main dans la mienne et me lapressait sans pouvoir parler. De temps en temps elle levait lesyeux pour me dire par un regard qu’elle voulait demeurer calme etsans bruit&|160;; puis il y eut un moment de trêve où elle sereleva sur son coude, et me dit à l’oreille&|160;: — Lemalheureux&|160;! si vous saviez…

Elle se remit la tête sur l’oreiller. Le souvenir de ses peinespassées joint à ses douleurs actuelles lui rendit des convulsionsnerveuses que je n’avais calmées que par le magnétisme del’amour&|160;; effet qui m’était encore inconnu, mais dont j’usaipar instinct. Je la maintins avec une force tendrementadoucie&|160;; et pendant cette dernière crise, elle me jeta desregards qui me firent pleurer. Quand ces mouvements nerveuxcessèrent, je rétablis ses cheveux en désordre, que je maniai pourla seule et unique fois de ma vie&|160;; puis je repris encore samain et contemplai long-temps cette chambre à la fois brune etgrise, ce lit simple à rideaux de perse, cette table couverte d’unetoilette parée à la mode ancienne, ce canapé mesquin à matelaspiqué. Que de poésie dans ce lieu&|160;! Quel abandon du luxe poursa personne&|160;! son luxe était la plus exquise propreté. Noblecellule de religieuse mariée pleine de résignation sainte, où leseul ornement était le crucifix de son lit, au dessus duquel sevoyait le portrait de sa tante&|160;; puis, de chaque côté dubénitier, ses deux enfants dessinés par elle au crayon, et leurscheveux du temps où ils étaient petits. Quelle retraite pour unefemme de qui l’apparition dans le grand monde eût fait pâlir lesplus belles&|160;! Tel était le boudoir où pleurait toujours lafille d’une illustre famille, inondée en ce moment d’amertume et serefusant à l’amour qui l’aurait consolée. Malheur secret,irréparable&|160;! Et des larmes chez la victime pour le bourreau,et des larmes chez le bourreau pour la victime. Quand les enfantset la femme de chambre entrèrent, je sortis. Le comte m’attendait,il m’admettait déjà comme un pouvoir médiateur entre sa femme etlui&|160;; et il me saisit par les mains eu me criant&|160;: —Restez, restez, Félix&|160;!

— Malheureusement, lui dis-je, monsieur de Chessel a du monde,il ne serait pas convenable que ses convives cherchassent lesmotifs de mon absence&|160;; mais après le dîner je reviendrai.

Il sortit avec moi, me reconduisit jusqu’à la porte d’en bassans me dire un mot&|160;; puis il m’accompagna jusqu’à Frapesle,sans savoir ce qu’il faisait. Enfin, là je lui dis&|160;: — Au nomdu ciel, monsieur le comte, laissez-lui diriger votre maison, sicela peut lui plaire, et ne la tourmentez plus.

— Je n’ai pas long-temps à vivre, me dit-il d’un airsérieux&|160;; elle ne souffrira pas long-temps par moi, je sensque ma tête éclate.

Et il me quitta dans un accès d’égoïsme involontaire. Après ledîner, je revins savoir des nouvelles de madame de Mortsauf, que jetrouvai déjà mieux. Si telles étaient, pour elle, les joies dumariage, si de semblables scènes se renouvelaient souvent, commentpouvait-elle vivre&|160;? Quel lent assassinat impuni&|160;!Pendant cette soirée, je compris par quelles tortures inouïes lecomte énervait sa femme. Devant quel tribunal apporter de telslitiges&|160;? Ces réflexions m’hébétaient, je ne pus rien dire àHenriette&|160;; mais je passai la nuit à lui écrire. Des trois ouquatre lettres que je fis, il m’est resté ce commencement dont jene fus pas content&|160;; mais s’il me parut ne rien exprimer, outrop parler de moi quand je ne devais m’occuper que d’elle, il vousdira dans quel état était mon âme.

 » A MADAME DE MORTSAUF.

Combien de choses n’avais-je pas à vous dire en arrivant,auxquelles je pensais pendant le chemin et que j’oublie en vousvoyant&|160;! Oui, dès que je vous vois, chère Henriette, je netrouve plus mes paroles en harmonie avec les reflets de votre âmequi grandissent votre beauté&|160;; puis, j’éprouve près de vous unbonheur tellement infini, que le sentiment actuel efface lessentiments de la vie antérieure. Chaque fois, je nais à une vieplus étendue et suis comme le voyageur qui, en montant quelquegrand rocher, découvre à chaque pas un nouvel horizon. A chaquenouvelle conversation, n’ajoutai-je pas à mes immenses trésors unnouveau trésor&|160;? Là, je crois, est le secret des longs, desinépuisables attachements. Je ne puis donc vous parler de vous queloin de vous. En votre présence, je suis trop ébloui pour voir,trop heureux pour interroger mon bonheur, trop plein de vous pourêtre moi, trop éloquent par vous pour parler, trop ardent à saisirle moment présent pour me souvenir du passé. Sachez bien cetteconstante ivresse pour m’en pardonner les erreurs. Près de vous, jene puis que sentir. Néanmoins j’oserai vous dire, ma chèreHenriette, que jamais, dans les nombreuses joies que vous avezfaites, je n’ai ressenti de félicités semblables aux délices quiremplirent mon âme hier quand, après cette tempête horrible où vousavez lutté contre le mal avec un courage surhumain, vous êtesrevenue à moi seul, au milieu du demi-jour de votre chambre, oùcette malheureuse scène m’a conduit. Moi seul ai su de quelleslueurs peut briller une femme quand elle arrive des portes de lamort aux portes de la vie, et que l’aurore d’une renaissance vientnuancer son front. Combien votre voix était harmonieuse&|160;!Combien les mots, même les vôtres, me semblaient petits alors quedans le son de votre voix adorée reparaissaient les ressentimentsvagues d’une douleur passée, mêlés aux consolations divines parlesquelles vous m’avez enfin rassuré, en me donnant ainsi vospremières pensées. Je vous connaissais brillant de toutes lessplendeurs humaines&|160;; mais hier j’ai entrevu une nouvelleHenriette qui serait à moi si Dieu le voulait. Hier j’ai entrevu jene sais quel être dégagé des entraves corporelles qui nousempêchent de secouer les feux de l’âme. Tu étais bien belle danston abattement, bien majestueuse dans ta faiblesse. Hier j’aitrouvé quelque chose de plus beau que ta beauté, quelque chose deplus doux que ta voix&|160;; des lumières plus étincelantes que nel’est la lumière de tes yeux, des parfums pour lesquels il n’estpoint de mots&|160;; hier ton âme a été visible et palpableAh&|160;! j’ai bien souffert de n’avoir pu t’ouvrir mon cœur pourt’y faire revivre. Enfin, hier, j’ai quitté la terreur respectueuseque tu m’inspires, cette défaillance ne nous avait-elle pasrapprochés&|160;? Alors j’ai su ce que c’était que respirer enrespirant avec toi, quand la crise te permit d’aspirer notre air.Combien de prières élevées au ciel en un moment&|160;! Si je n’aipas expiré en traversant les espaces que j’ai franchis pour allerdemander à Dieu de te laisser encore à moi, l’on ne meurt ni dejoie ni de douleur. Ce moment m’a laissé des souvenirs ensevelisdans mon âme et qui ne reparaîtront jamais à sa surface sans quemes yeux se mouillent de pleurs&|160;; chaque joie en augmentera lesillon, chaque douleur les fera plus profonds. Oui, les craintesdont mon âme fut agitée hier seront un terme de comparaison pourtoutes mes douleurs à venir, comme les joies que tu m’asprodiguées, chère éternelle pensée de ma vie&|160;! domineronttoutes les joies que la main de Dieu daignera m’épancher. Tu m’asfait comprendre l’amour divin, cet amour sûr qui, plein de sa forceet de sa durée, ne connaît ni soupçons ni jalousies.  »

Une mélancolie profonde me rongeait l’âme, le spectacle de cettevie intérieure était navrant pour un cœur jeune et neuf auxémotions sociales&|160;; trouver cet abîme à l’entrée du monde, unabîme sans fond, une mer morte. Cet horrible concert d’infortunesme suggéra des pensées infinies, et j’eus à mon premier pas dans lavie sociale une immense mesure à laquelle les autres scènesrapportées ne pouvaient plus être que petites. Ma tristesse fitjuger à monsieur et madame de Chessel que mes amours étaientmalheureuses, et j’eus le bonheur de ne nuire en rien à ma grandeHenriette par ma passion.

Le lendemain, quand j’entrai dans le salon, elle y étaitseule&|160;; elle me contempla pendant un instant en me tendant lamain, et me dit&|160;: — L’ami sera donc toujours troptendre&|160;? Ses yeux devinrent humides, elle se leva, puis me ditavec un ton de supplication désespérée&|160;: — Ne m’écrivez plusainsi&|160;!

Monsieur de Mortsauf était prévenant. La comtesse avait reprisson courage et son front serein&|160;; mais son teint trahissaitses souffrances de la veille, qui étaient calmées sans êtreéteintes. Elle me dit le soir, en nous promenant dans les feuillessèches de l’automne qui résonnaient sous nos pas&|160;: — Ladouleur est infinie, la joie a des limites. Mot qui révélait sessouffrances, par la comparaison qu’elle en faisait avec sesfélicités fugitives.

— Ne médisez pas de la vie, lui dis-je&|160;: vous ignorezl’amour, et il a des voluptés qui rayonnent jusque dans lescieux.

— Taisez-vous, dit-elle, je n’en veux rien connaître. LeGröenlandais mourrait en Italie&|160;! Je suis calme et heureuseprès de vous, je puis vous dire toutes mes pensées&|160;; nedétruisez pas ma confiance. Pourquoi n’auriez-vous pas la vertu duprêtre et le charme de l’homme libre&|160;?

— Vous feriez avaler des coupes de ciguë, lui dis-je en luimettant la main sur mon cœur qui battait à coups pressés.

— Encore&|160;! s’écria-t-elle en retirant sa main comme si elleeût ressenti quelque vive douleur. Voulez-vous donc m’ôter letriste plaisir de faire étancher le sang de mes blessures par unemain amie&|160;? N’ajoutez pas à mes souffrances, vous ne les savezpas toutes&|160;! les plus secrètes sont les plus difficiles àdévorer. Si vous étiez femme, vous comprendriez en quellemélancolie mêlée de dégoût tombe une âme fière, alors qu’elle sevoit l’objet d’attentions qui ne réparent rien et avec lesquelles’’ on’’ croit tout réparer. Pendant quelques jours je vais êtrecourtisée, ’’ on’’ va vouloir se faire pardonner le tort que l’’’on’’ s’est donné.

Je pourrais alors obtenir un assentiment aux volontés les plusdéraisonnables. Je suis humiliée par cet abaissement, par cescaresses qui cessent le jour où l’’’ on’’ croit que j’ai toutoublié. Ne devoir la bonne grâce de son maître qu’à ses fautes…

— A ses crimes, dis-je vivement.

— N’est-ce pas une affreuse condition d’existence&|160;?dit-elle en me jetant un triste sourire. Puis, je ne sais pas userde ce pouvoir passager. En ce moment, je ressemble aux chevaliersqui ne portaient pas de coup à leur adversaire tombé. Voir à terrecelui que nous devons honorer, le relever pour en recevoir denouveaux coups, souffrir de sa chute plus qu’il n’en souffrelui-même, et se trouver déshonorée si l’on profite d’une passagèreinfluence, même dans un but d’utilité&|160;; dépenser sa force,épuiser les trésors de l’âme en ces luttes sans noblesse, ne régnerqu’au moment où l’on reçoit de mortelles blessures&|160;! Mieuxvaut la mort. Si je n’avais pas d’enfants, je me laisserais allerau courant de cette vie&|160;; mais, sans mon courage inconnu, quedeviendraient-ils&|160;? je dois vivre pour eux, quelquedouloureuse que soit la vie. Vous me parlez d’amour&|160;?…eh&|160;! mon ami, songez donc en quel enfer je tomberais si jedonnais à cet être sans pitié, comme le sont tous les gens faibles,le droit de me mépriser&|160;? Je ne supporterais pas unsoupçon&|160;! La pureté de ma conduite fait ma force. La vertu,cher enfant, a des eaux saintes où l’on se retrempe et d’où l’onsort renouvelé à l’amour de Dieu&|160;!

— Ecoutez, chère Henriette, je n’ai plus qu’une semaine àdemeurer ici. Je veux que…

— Ah&|160;! vous nous quittez… dit-elle en m’interrompant.

— Mais ne dois-je pas savoir ce que mon père décidera demoi&|160;? Voici bientôt trois mois…

— Je n’ai pas compté les jours, me répondit-elle avec l’abandonde la femme émue. Elle se recueillit et me dit&|160;: — Marchons,allons à Frapesle.

Elle appela le comte, ses enfants, demanda son châle&|160;;puis, quand tout fut prêt, elle si lente, si calme, eut uneactivité de Parisienne, et nous partîmes en troupe pour aller àFrapesle y faire une visite que la comtesse ne devait pas. Elles’efforça de parler à madame de Chessel, qui heureusement fut trèsprolixe dans ses réponses. Le comte et monsieur de Chessels’entretinrent de leurs affaires. J’avais peur que monsieur deMortsauf ne vantât sa voiture et son attelage, mais il fut d’ungoût parfait&|160;; son voisin le questionna sur les travaux qu’ilentreprenait à la Cassine et à la Rhétorière. En entendant lademande, je regardai le comte en croyant qu’il s’abstiendrait d’unsujet de conversation si fatal en souvenirs, si cruellement amerpour lui&|160;; mais il prouva combien il était urgent d’améliorerl’état de l’agriculture dans le canton, de bâtir de belles fermesdont les locaux fussent sains et salubres&|160;; enfin, ils’attribua glorieusement les idées de sa femme. Je contemplai lacomtesse en rougissant. Ce manque de délicatesse chez un homme quidans certaines occasions en montrait tant, cet oubli de la scènemortelle, cette adoption des idées contre lesquelles il s’était siviolemment élevé, cette croyance en soi me pétrifiaient.

Quand monsieur de Chessel lui dit&|160;: — Croyez-vous pouvoirretrouver vos dépenses&|160;?

— Au delà&|160;! fit-il avec un geste affirmatif.

De semblables crises ne s’expliquaient que par le mot démence.Henriette, la céleste créature, était radieuse. Le comte neparaissait-il pas homme de sens, bon administrateur, excellentagronome&|160;? elle caressait avec ravissement les cheveux deJacques, heureuse pour elle, heureuse pour son fils&|160;! Quelcomique horrible, quel drame railleur. J’en fus épouvanté. Plustard, quand le rideau de la scène sociale se releva pour moi,combien de Mortsauf n’ai-je pas vus, moins les éclairs de loyauté,moins la religion de celui-ci&|160;! Quelle singulière et mordantepuissance est celle qui perpétuellement jette au fou un ange, àl’homme d’amour sincère et poétique une femme mauvaise, au petit lagrande, à ce magot une belle et sublime créature&|160;; à la nobleJuana de Mancini le capitaine Diard, de qui vous avez su l’histoireà Bordeaux&|160;; à madame de Beauséant un d’Ajuda, à madamed’Aiglemont son mari, au marquis d’Espard sa femme&|160;? J’aicherché long-temps le sens de cette énigme, je vous l’avoue. J’aifouillé bien des mystères, j’ai découvert la raison de plusieurslois naturelles, le sens de quelques hiéroglyphes divins&|160;; decelui-ci, je ne sais rien, je l’étudie toujours comme une figure ducasse-tête indien dont les brames se sont réservé la constructionsymbolique. Ici le génie du mal est trop visiblement le maître, etje n’ose accuser Dieu. Malheur sans remède, qui donc s’amuse à voustisser&|160;? Henriette et son Philosophe Inconnu auraient-ils doncraison&|160;? leur mysticisme contiendrait-il le sens général del’humanité&|160;?

Les derniers jours que je passai dans ce pays furent ceux del’automne effeuillé, jours obscurcis de nuages qui parfoiscachèrent le ciel de la Touraine, toujours si pur et si chaud danscette belle saison. La veille de mon départ, madame de Mortsaufm’emmena sur la terrasse, avant le dîner.

— Mon cher Félix, me dit-elle après un tour fait en silence sousles arbres dépouillés, vous allez entrer dans le monde, et je veuxvous y accompagner en pensée. Ceux qui ont beaucoup souffert ontbeaucoup vécu&|160;; ne croyez pas que les âmes solitaires nesachent rien de ce monde, elles le jugent. Si je dois vivre par monami, je ne veux être mal à l’aise ni dans son cœur ni dans saconscience&|160;; au fort du combat il est bien difficile de sesouvenir de toutes les règles, permettez-moi de vous donnerquelques enseignements de mère à fils. Le jour de votre départ jevous remettrai, cher enfant&|160;! une longue lettre où voustrouverez mes pensées de femme sur le monde, sur les hommes, sur lamanière d’aborder les difficultés dans ce grand remuementd’intérêts&|160;; promettez-moi de ne la lire qu’à Paris&|160;? Laprière est l’expression d’une de ces fantaisies de sentiment quisont notre secret à nous autres femmes&|160;; je ne crois pas qu’ilsoit impossible de la comprendre mais peut-être serions-nouschagrines de la savoir comprise&|160;; laissez-moi ces petitssentiers où la femme aime à se promener seule.

— Je vous le promets, lui dis-je en lui baisant les mains.

— Ah&|160;! dit-elle, j’ai encore un serment à vousdemander&|160;; mais engagez-vous d’avance à le souscrire.

— Oh&|160;! oui, lui dis-je en croyant qu’il allait êtrequestion de fidélité.

— Il ne s’agit pas de moi, reprit-elle en souriant avecamertume. Félix, ne jouez jamais dans quelque salon que ce puisseêtre&|160;; je n’excepte celui de personne.

— Je ne jouerai jamais, lui répondis-je.

— Bien, dit-elle. Je vous ai trouvé un meilleur usage du tempsque vous dissiperiez au jeu&|160;; vous verrez que là où les autresdoivent perdre tôt ou tard, vous gagnerez toujours.

— Comment&|160;?

— La lettre vous le dira, répondit-elle d’un air enjoué quiôtait à ses recommandations le caractère sérieux dont sontaccompagnées celles des grands-parents.

La comtesse me parla pendant une heure environ et me prouva laprofondeur de son affection en me révélant avec quel soin ellem’avait étudié pendant ces trois derniers mois&|160;; elle entradans les derniers replis de mon cœur, en tâchant d’y appliquer lesien&|160;; son accent était varié, convaincant&|160;; ses parolestombaient d’une lèvre maternelle, et montraient autant par le tonque par la substance combien de liens nous attachaient déjà l’un àl’autre.

— Si vous saviez, dit-elle en finissant, avec quelles anxiétésje vous suivrai dans votre route, quelle joie si vous allez droit,quels pleurs si vous vous heurtez à des angles&|160;! Croyez-moi,mon affection est sans égale&|160;; elle est à la fois involontaireet choisie. Ah&|160;! je voudrais vous voir heureux, puissant,considéré, vous qui serez pour moi comme un rêve animé.

Elle me fit pleurer. Elle était à la fois douce etterrible&|160;; son sentiment se mettait trop audacieusement àdécouvert, il était trop pur pour permettre le moindre espoir aujeune homme altéré de plaisir. En retour de ma chair laissée enlambeaux dans son cœur, elle me versait les lueurs incessantes etincorruptibles de ce divin amour qui ne satisfaisait que l’âme.Elle montait à des hauteurs où les ailes diaprées de l’amour qui mefit dévorer ses épaules ne pouvaient me porter&|160;; pour arriverprès d’elle, un homme devait avoir conquis les ailes blanches duséraphin.

— En toutes choses, lui dis-je, je penserai&|160;: Que diraitmon Henriette&|160;?

— Bien, je veux être l’étoile et le sanctuaire, dit-elle enfaisant allusion aux rêves de mon enfance et cherchant à m’enoffrir la réalisation pour tromper mes désirs.

— Vous serez ma religion et ma lumière, vous serez tout,m’écriai-je.

— Non, répondit-elle, je ne puis être la source de vosplaisirs.

Elle soupira, et me jeta le sourire des peines secrètes, cesourire de l’esclave un moment révolté. Dès ce jour, elle fut nonpas la bien-aimée, mais la plus aimée&|160;; elle ne fut pas dansmon cœur comme une femme qui veut une place, qui s’y grave par ledévouement ou par l’excès du plaisir&|160;; non, elle eut tout lecœur, et fut quelque chose de nécessaire au jeu des muscles&|160;;elle devint ce qu’était la Béatrix du poète florentin, la Lauresans tache du poète vénitien, la mère des grandes pensées, la causeinconnue des résolutions qui sauvent, le soutien de l’avenir, lalumière qui brille dans l’obscurité comme le lys dans lesfeuillages sombres. Oui, elle dicta ces hautes déterminations quicoupent la part au feu, qui restituent la chose en péril&|160;;elle m’a donné cette constance à la Coligny pour vaincre lesvainqueurs, pour renaître de la défaite, pour lasser les plus fortslutteurs.

Le lendemain, après avoir déjeuné à Frapesle et fait mes adieuxà mes hôtes si complaisants à l’égoïsme de mon amour, je me rendisà Clochegourde. Monsieur et madame de Mortsauf avaient projeté deme reconduire à Tours, d’où je devais partir dans la nuit pourParis. Pendant ce chemin la comtesse fut affectueusement muette,elle prétendit d’abord avoir la migraine&|160;; puis elle rougit dece mensonge et le pallia soudain en disant qu’elle ne me voyaitpoint partir sans regret. Le comte m’invita à venir chez lui, quanden l’absence des Chessel j’aurais l’envie de voir la vallée del’Indre. Nous nous séparâmes héroïquement, sans larmesapparentes&|160;; mais, comme quelques enfants maladifs, Jacqueseut un mouvement de sensibilité qui lui fit répandre quelqueslarmes, tandis que Madeleine, déjà femme, serrait la main de samère.

— Cher petit&|160;! dit la comtesse en baisant Jacques avecpassion.

Quand je me trouvai seul à Tours, il me prit après le dîner unede ces rages inexpliquées que l’on n’éprouve qu’au jeune âge. Jelouai un cheval et franchis en cinq quarts d’heure la distanceentre Tours et Pont-de-Ruan. Là, honteux de montrer ma folie, jecourus à pied dans le chemin, et j’arrivai comme un espion, à pasde loup, sous la terrasse. La comtesse n’y était pas, j’imaginaiqu’elle souffrait&|160;; j’avais gardé la clef de la petite porte,j’entrai&|160;; elle descendait en ce moment le perron avec sesdeux enfants pour venir respirer, triste et lente, la doucemélancolie empreinte sur ce paysage, au coucher du soleil.

— Ma mère, voilà Félix, dit Madeleine.

— Oui, moi, lui dis-je à l’oreille. Je me suis demandé pourquoij’étais à Tours, quand il m’était encore facile de vous voir.Pourquoi ne pas accomplir un désir que dans huit jours je nepourrai plus réaliser&|160;?

— Il ne nous quitte pas, ma mère, cria Jacques en sautant àplusieurs reprises.

— Tais-toi donc, dit Madeleine, tu vas attirer ici legénéral.

— Ceci n’est pas sage, reprit-elle, quelle folie&|160;!

Cette consonance dite dans les larmes par sa voix, quel paiementde ce qu’on devrait appeler les calculs usuraires del’amour&|160;!

— J’avais oublié de vous rendre cette clef, lui dis-je ensouriant.

— Vous ne reviendrez donc plus&|160;? dit-elle.

— Est-ce que nous nous quittons&|160;? demandai-je en lui jetantun regard qui lui fit abaisser ses paupières pour voiler sa muetteréponse.

Je partis après quelques moments passés dans une de cesheureuses stupeurs des âmes arrivées là où finit l’exaltation et oùcommence la folle extase. Je m’en allai d’un pas lent, en meretournant sans cesse. Quand au sommet du plateau je contemplai lavallée une dernière fois, je fus saisi du contraste qu’ellem’offrit en la comparant à ce qu’elle était quand j’y vins&|160;:ne verdoyait-elle pas, ne flambait-elle pas alors comme flambaient,comme verdoyaient mes désirs et mes espérances&|160;? Initiémaintenant aux sombres et mélancoliques mystères d’une famille,partageant les angoisses d’une Niobé chrétienne, triste comme elle,l’âme rembrunie, je trouvais en ce moment la vallée au ton de mesidées. En ce moment les champs étaient dépouillés, les feuilles despeupliers tombaient, et celles qui restaient avaient la couleur dela rouille&|160;; les pampres étaient brûlés, la cime des boisoffrait les teintes graves de cette couleur ’’ tannée’’ que jadisles rois adoptaient pour leur costume et qui cachait la pourpre dupouvoir sous le brun des chagrins. Toujours en harmonie avec mespensées, la vallée où se mouraient les rayons jaunes d’un soleiltiède, me présentait encore une vivante image de mon âme. Quitterune femme aimée est une situation horrible ou simple, selon lesnatures&|160;; moi je me trouvai soudain comme dans un paysétranger dont j’ignorais la langue&|160;; je ne pouvais me prendreà rien, en voyant des choses auxquelles je ne sentais plus mon âmeattachée. Alors l’étendue de mon amour se déploya, et ma chèreHenriette s’éleva de toute sa hauteur dans ce désert où je ne vécusque par son souvenir. Elle fut une figure si religieusement adoréeque je résolus de rester sans souillure en présence de ma divinitésecrète, et me revêtis idéalement de la robe blanche des lévites,imitant ainsi Pétrarque qui ne se présenta jamais devant Laure deNoves qu’entièrement habillé de blanc.

Avec quelle impatience j’attendis la première nuit où, de retourchez mon père, je pourrais lire cette lettre que je touchais durantle voyage comme un avare tâte une somme en billets qu’il est forcéde porter sur lui. Pendant la nuit, je baisais le papier sur lequelHenriette avait manifesté ses volontés, où je devais reprendre lesmystérieuses effluves échappées de sa main, d’où les accentuationsde sa voix s’élanceraient dans mon entendement recueilli. Je n’aijamais lu ses lettres que comme je lus la première, au lit et aumilieu d’un silence absolu&|160;; je ne sais pas comment on peutlire autrement des lettres écrites par une personne aimée&|160;;cependant il est des hommes indignes d’être aimés qui mêlent lalecture de ces lettres aux préoccupations du jour, la quittent etla reprennent avec une odieuse tranquillité Voici, Natalie,l’adorable voix qui tout à coup retentit dans le silence de lanuit, voici la sublime figure qui se dressa pour me montrer dudoigt le vrai chemin dans le carrefour où j’étais arrivé.

 » Quel bonheur, mon ami, d’avoir à rassembler les éléments éparsde mon expérience pour vous la transmettre et vous en armer contreles dangers du monde à travers lequel vous devrez vous conduirehabilement&|160;! J’ai ressenti les plaisirs permis de l’affectionmaternelle, en m’occupant de vous durant quelques nuits. Pendantque j’écrivais ceci, phrase à phrase, en me transportant par avancedans la vie que vous mènerez, j’allais parfois à ma fenêtre. Envoyant de là les tours de Frapesle éclairées par la lune, souventje me disais&|160;:  » Il dort, et je veille pour lui&|160;! « Sensations charmantes qui m’ont rappelé les premiers bonheurs de mavie, alors que je contemplais Jacques endormi dans son berceau, enattendant son réveil pour lui donner mon lait. N’êtes-vous pas unhomme-enfant de qui l’âme doit être réconfortée par quelquespréceptes dont vous n’avez pu vous nourrir dans ces affreuxcolléges où vous avez tant souffert&|160;; mais que, nous autresfemmes, avons le privilège de vous présenter&|160;! Ces lieuxinfluent sur vos succès, ils les préparent et les consolident. Nesera-ce pas une maternité spirituelle que cet engendrement dusystème auquel un homme doit rapporter les actions de sa vie, unematernité bien comprise par l’enfant&|160;? Cher Félix,laissez-moi, quand même je commettrais ici quelques erreurs,imprimer à notre amitié le désintéressement qui lasanctifiera&|160;: vous livrer au monde, n’est-ce pas renoncer àvous&|160;? mais je vous aime assez pour sacrifier mes jouissancesà votre bel avenir. Depuis bientôt quatre mois vous m’avez faitétrangement réfléchir aux lois et aux mœurs qui régissent notreépoque. Les conversations que j’ai eues avec ma tante, et dont lesens vous appartient, à vous qui la remplacez&|160;! les événementsde sa vie que monsieur de Mortsauf m’a racontés&|160;; les parolesde mon père à qui la cour fut si familière&|160;; les plus grandescomme les plus petites circonstances, tout a surgi dans ma mémoireau profit de mon enfant adoptif que je vois près de se lancer aumilieu des hommes, presque seul&|160;; près de se diriger sansconseil dans un pays où plusieurs périssent par leurs bonnesqualités étourdiment déployées, où certains réussissent par leursmauvaises bien employées.

Avant tout, méditez l’expression concise de mon opinion sur lasociété considérée dans son ensemble, car avec vous peu de parolessuffisent. J’ignore si les sociétés sont d’origine divine ou sielles sont inventées par l’homme, j’ignore également en quel senselles se meuvent&|160;; ce qui me semble certain, leurexistence&|160;; dès que vous les acceptez au lieu de vivre àl’écart, vous devez en tenir les conditions constitutives pourbonnes&|160;; entre elles et vous, demain il se signera comme uncontrat. La société d’aujourd’hui se sert-elle plus de l’hommequ’elle ne lui profite&|160;? je le crois&|160;; mais que l’homme ytrouve plus de charges que de bénéfices, ou qu’il achète tropchèrement les avantages qu’il en recueille, ces questions regardentles législateurs et non l’individu. Selon moi, vous devez doncobéir en toute chose à la loi générale, sans la discuter, qu’elleblesse ou flatte votre intérêt. Quelque simple que puisse vousparaître ce principe, il est difficile en ses applications&|160;;il est comme une sève qui doit s’infiltrer dans les moindres tuyauxcapillaires pour vivifier l’arbre, lui conserver sa verdure,développer ses peurs, et bonifier ses fruits si magnifiquementqu’il excite une admiration générale. Cher, les lois ne sont pastoutes écrites dans un livre, les mœurs aussi créent dès lois, lesplus importantes sont les moins connues&|160;; il n’est niprofesseurs, ni traités, ni école pour ce droit qui régit vosactions, vos discours, votre vie extérieure, la manière de vousprésenter au monde ou d’aborder la fortune. Faillir à ces loissecrètes, c’est rester au fond de l’état social au lieu de ledominer. Quand même cette lettre ferait de fréquents pléonasmesavec vos pensées, laissez-moi donc vous confier ma politique defemme.

Expliquer la société par la théorie du bonheur individuel prisavec adresse aux dépens de tous, est une doctrine fatale dont lesdéductions sévères amènent l’homme à croire que tout ce qu’ils’attribue secrètement sans que la loi, le monde ou l’individus’aperçoivent d’une lésion, est bien ou dûment acquis. D’aprèscette charte, le voleur habile est absous, la femme qui manque àses devoirs sans qu’on en sache rien est heureuse et sage&|160;;tuez un homme sans que la justice en ait une seule preuve, si vousconquérez ainsi quelque diadème à la Macbeth, vous avez bienagi&|160;; votre intérêt devient une loi suprême, la questionconsiste à tourner, sans témoins ni preuves, les difficultés queles mœurs et les lois mettent entre vous et vos satisfactions. Aqui voit ainsi la société, le problème que constitue une fortune àfaire, mon ami, se réduit à jouer une partie dont les enjeux sontun million ou le bagne, une position politique ou le déshonneur.Encore le tapis vert n’a-t-il pas assez de drap pour tous lesjoueurs, et fait-il une sorte de génie pour combiner un coup. Je nevous parle ni de croyances religieuses, ni de sentiments&|160;; ils’agit ici des rouages d’une machine d’or et de fer, et de sesrésultats immédiats dont s’occupent les hommes. Cher enfant de moncœur, si vous partagez mon horreur envers cette théorie descriminels, la société ne s’expliquera donc à vos yeux que commeelle s’explique dans tout entendement sain, par la théorie desdevoirs. Oui, vous vous devez les uns aux autres sous mille formesdiverses. Selon moi, le duc et pair se doit bien plus à l’artisanou au pauvre, que le pauvre et l’artisan ne se doivent au duc etpair. Les obligations contractées s’accroissent en raison desbénéfices que la société présente à l’homme, d’après ce principe,vrai en commerce comme en politique, que la gravité des soins estpartout en raison de l’étendue des profits. Chacun paie sa dette àsa manière. Quand notre pauvre homme de la Rhétorière vient secoucher fatigué de ses labours, croyez-vous qu’il n’ait pas remplides devoirs&|160;; il a certes mieux accompli les siens quebeaucoup de gens haut placés. En considérant ainsi la société danslaquelle vous voudrez une place en harmonie avec votre intelligenceet vos facultés, vous avez donc à poser, comme principe générateur,cette maxime&|160;: ne se rien permettre ni contre sa conscience nicontre la conscience publique. Quoique mon insistance puisse voussembler superflue, je vous supplie, oui, votre Henriette voussupplie de bien peser le sens de ces deux paroles. Simples enapparence, elles signifient, cher, que la droiture, l’honneur, laloyauté, la politesse sont les instruments les plus sûrs et lesplus prompts de votre fortune. Dans ce monde égoïste, une foule degens vous diront que l’on ne fait pas son chemin par lessentiments, que les considérations morales trop respectéesretardent leur marche&|160;; vous verrez des hommes mal élevés,mal-appris ou incapables de toiser l’avenir, froissant un petit, serendant coupables d’une impolitesse envers une vieille femme,refusant de s’ennuyer un moment avec quelque bon vieillard, sousprétexte qu’ils ne leur sont utiles à rien&|160;; plus tard vousapercevrez ces hommes accrochés à des épines qu’ils n’auront pasépointées, et manquant leur fortune pour un rien&|160;; tandis quel’homme rompu de bonne heure à cette théorie des devoirs, nerencontrera point d’obstacles&|160;; peut-être arrivera-t-il moinspromptement, mais sa fortune sera solide et restera quand celle desautres croulera&|160;!

Quand je vous dirai que l’application de cette doctrine exigeavant tout la science des manières, vous trouverez peut-être que majurisprudence sent un peu la cour et les enseignements que j’aireçus dans la maison de Lenoncourt. O mon ami&|160;! j’attache laplus grande importance à cette instruction, si petite en apparence.Les habitudes de la grande compagnie vous sont aussi nécessairesque peuvent l’être les connaissances étendues et variées que vouspossédez&|160;; elles les ont souvent supplées&|160;: certainsignorants en fait, mais doués d’un esprit naturel, habitués àmettre de la suite dans leurs idées, sont arrivés à une grandeurqui fuyait de plus dignes qu’eux. Je vous ai bien étudié, Félix,afin de savoir si votre éducation, prise en commun dans lescolléges, n’avait rien gâté chez vous. Avec quelle joie ai-jereconnu que vous pouviez acquérir le peu qui vous manque, Dieu seulle sait&|160;! Chez beaucoup de personnes élevées dans cestraditions, les manières sont purement extérieures&|160;; car lapolitesse exquise, les belles façons viennent du cœur et d’un grandsentiment de dignité personnelle&|160;; voilà pourquoi, malgré leuréducation, quelques nobles ont mauvais ton, tandis que certainespersonnes d’extraction bourgeoise ont naturellement bon goût, etn’ont plus qu’à prendre quelques leçons pour se donner, sansimitation gauche, d’excellentes manières. Croyez-en une pauvrefemme qui ne sortira jamais de sa vallée, ce ton noble, cettesimplicité gracieuse empreinte dans la parole, dans le geste, dansla tenue et jusque, dans la maison, constitue comme une poésiephysique dont le charme est irrésistible&|160;; jugez de sapuissance quand elle prend sa source dans le cœur&|160;? Lapolitesse, cher enfant, consiste à paraître s’oublier pour lesautres&|160;; chez beaucoup de gens, elle est une grimace socialequi se dément aussitôt que l’intérêt trop froissé montre le bout del’oreille, un grand devient alors ignoble. Mais, et je veux quevous soyez ainsi, Félix, la vraie politesse implique une penséechrétienne&|160;; elle est comme la fleur de la charité, etconsiste à s’oublier réellement. En souvenir d’Henriette, ne soyezdonc pas une fontaine sans eau, ayez l’esprit et la forme&|160;! Necraignez pas d’être souvent la dupe de cette vertu sociale, tôt ontard vous recueillerez le fruit de tant de grains en apparencejetés au vent. Mon père a remarqué jadis qu’une des façons les plusblessantes dans la politesse mal entendue est l’abus des promesses.Quand il vous sera demandé quel que chose que vous ne sauriezfaire, refusez net en ne laissant aucune fausse espérance&|160;;puis accordez promptement ce que vous voulez octroyer&|160;: vousacquerrez ainsi la grâce du refus et la grâce du bienfait, doubleloyauté qui relève merveilleusement un caractère. Je ne sais sil’on ne nous en veut pas plus d’un espoir déçu qu’on ne nous saitgré d’une faveur. Surtout, mon ami, car ces petites choses sontbien dans mes attributions, et je puis m’appesantir sur ce que jecrois savoir, ne soyez ni confiant, ni banal, ni empressé, troisécueils&|160;! La trop grande confiance diminue le respect, labanalité nous vaut le mépris, le zèle nous rend excellents àexploiter. Et d’abord, cher enfant, vous n’aurez pas plus de deuxou trois amis dans le cours de votre existence, votre entièreconfiance est leur bien&|160;; la donner à plusieurs, n’est-ce pasles trahir&|160;? Si vous vous liez avec quelques hommes plusintimement qu’avec d’autres, soyez donc discret sur vous-même,soyez toujours réservé comme si vous deviez les avoir un jour pourcompétiteurs, pour adversaires ou pour ennemis&|160;; les hasardsde la vie le voudront ainsi. Gardez donc une attitude qui ne soitni froide ni chaleureuse, sachez trouver cette ligne moyenne surlaquelle un homme peut demeurer sans rien compromettre. Oui, croyezque le galant homme est aussi loin de la lâche complaisance dePhilinte que de l’âpre vertu d’Alceste. Le génie du poète comiquebrille dans l’indication du milieu vrai que saisissent lesspectateurs nobles&|160;; certes, tous pencheront plus vers lesridicules de la vertu que vers le souverain mépris caché sous labonhomie de l’égoïsme&|160;; mais ils sauront se préserver de l’unet de l’autre. Quant à la banalité, si elle fait dire de vous parquelques niais que vous êtes un homme charmant, les gens habitués àsonder, à évaluer les capacités humaines, déduiront votre tare etvous serez promptement déconsidéré, car la banalité est laressource des gens faibles&|160;; or les faibles sontmalheureusement méprisés par une société qui ne voit dans chacun deses membres que des organes&|160;; peut-être d’ailleurs a-t-elleraison, la nature condamne à mort les êtres imparfaits. Aussipeut-être les touchantes protections de la femme sont-ellesengendrées par le plaisir qu’elle trouve à lutter contre une forceaveugle, à faire triompher l’intelligence du cœur sur la brutalitéde la matière. Mais la société, plus marâtre que mère, adore lesenfants qui flattent sa vanité. Quant au zèle, cette première etsublime erreur de la jeunesse qui trouve un contentement réel àdéployer ses forces et commence ainsi par être la dupe d’elle-mêmeavant d’être celle d’autrui, gardez-le pour vos sentimentspartages, gardez-le pour la femme et pour Dieu. N’apportez ni aubazar du monde ni aux spéculations de la politique des trésors enéchange desquels ils vous rendront des verroteries. Vous devezcroire la voix qui vous commande la noblesse en toute chose, alorsqu’elle vous supplie de ne pas vous prodiguer inutilement&|160;;car malheureusement les hommes vous estiment en raison de votreutilité, sans tenir compte de votre valeur. Pour employer une imagequi se grave en votre esprit poétique, que le chiffre soit d’unegrandeur démesurée, tracé en or, écrit au crayon, ce ne sera jamaisqu’un chiffre. Comme l’a dit un homme de cette époque&|160;: « n’ayez jamais de zèle&|160;! « &|160;! Le zèle effleure la duperie,il cause des mécomptes&|160;; vous ne trouveriez jamais au-dessusde vous une chaleur en harmonie avec la vôtre&|160;: les rois commeles femmes croient que tout leur est dû. Quelque triste que soit ceprincipe, il est vrai, mais ne déflore point l’âme. Placez vossentiments purs en des lieux inaccessibles où leurs fleurs soientpassionnément admirées, L’artiste rêvera presque amoureusement auchef-d’œuvre. Les devoirs, mon ami, ne sont pas des sentiments.Faire ce qu’on doit n’est pas faire ce qui plaît. Un homme doitaller mourir froidement pour son pays et peut donner avec bonheursa vie à une femme. Une des règles les plus importantes de lascience des manières, est un silence presque absolu sur vous-même.Donnez-vous la comédie, quelque jour, de parler de vous-même à desgens de simple connaissance&|160;; entretenez-les de vossouffrances, de vos plaisirs ou de vos affaires&|160;; vous verrezl’indifférence succédant à l’intérêt joué&|160;; puis, l’ennuivenu, si la maîtresse du logis ne vous interrompt poliment, chacuns’éloignera sous des prétextes habilement saisis. Mais voulez-vousgrouper autour de vous toutes les sympathies, passer pour un hommeaimable et spirituel, d’un commerce sûr&|160;? entretenez-lesd’eux-mêmes, cherchez un moyen de les mettre en scène, même ensoulevant des questions en apparence inconciliables avec lesindividus&|160;; les fronts s’animeront, les bouches voussouriront, et quand vous serez parti chacun fera votre éloge. Votreconscience et la voix du cœur vous diront la limite où commence lalâcheté des flatteries, où finit la grâce de la conversation.Encore un mot sur le discours en public. Mon ami, la jeunesse esttoujours encline à je ne sais quelle promptitude de jugement quilui fait honneur, mais qui la dessert&|160;; de là venait lesilence imposé par l’éducation d’autrefois aux jeunes gens quifaisaient auprès des grands un stage pendant lequel ils étudiaientla vie&|160;; car, autrefois, la Noblesse comme l’Art avait sesapprentis, ses pages dévoués aux maîtres qui les nourrissaient.Aujourd’hui la jeunesse possède une science de serre chaude,partant tout acide, qui la porte à juger avec sévérité les actions,les pensées et les écrits&|160;; elle tranche avec le fil d’unelame qui n’a pas encore servi. N’ayez pas ce travers. Vos arrêtsseraient des censures qui blesseraient beaucoup de personnes autourde vous, et tous pardonneront moins peut-être une blessure secrètequ’un tort que vous donneriez publiquement. Les jeunes gens sontsans indulgence, parce qu’ils ne connaissent rien de la vie ni deses difficultés. Le vieux critique est bon et doux, le jeunecritique est implacable&|160;; celui-ci ne sait rien, celui-là saittout. D’ailleurs, il est au fond de toutes les actions humaines unlabyrinthe de raisons déterminantes, desquelles Dieu s’est réservéle jugement définitif. Ne soyez sévère que pour vous-même. Votrefortune est devant vous, mais personne en ce monde ne peut faire lasienne sans aide&|160;; pratiquez donc la maison de mon père,l’entrée vous en est acquise, les relations que vous vous y créerezvous serviront en mille occasions&|160;; mais n’y cédez pas unpouce de terrain à ma mère, elle écrase celui qui s’abandonne etadmire la fierté de celui qui lui résiste&|160;; elle ressemble aufer qui, battu, peut se joindre au fer, mais qui brise par soncontact tout ce qui n’a pas sa dureté. Cultivez donc ma mère&|160;;si elle vous veut du bien, elle vous introduira dans les salons oùvous acquerrez cette fatale science du monde, l’art d’écouler, deparler, de répondre, de vous présenter, de sortir&|160;; le langageprécis, ce’’ je ne sais quoi’’ qui n’est pas plus la supérioritéque l’habit ne constitue le génie, mais sans lequel le plus beautalent ne sera jamais admis. Je vous connais assez pour être sûrede ne me faire aucune illusion en vous voyant par avance comme jesouhaite que vous soyez&|160;: simple dans vos manières, doux deton, fier sans fatuité, respectueux près des vieillards, prévenantsans servilité, discret surtout. Déployez votre esprit, mais neservez pas d’amusement aux autres&|160;; car, sachez bien que sivotre supériorité froisse un homme médiocre, il se taira, puis ildira de vous&|160;: —  » Il est très amusant&|160;!  » terme demépris. Que votre supériorité soit toujours léonine. Ne cherchezpas d’ailleurs à complaire aux hommes. Dans vos relations avec eux,je vous recommande une froideur qui puisse arriver jusqu’à cetteimpertinence dont ils ne peuvent se ficher&|160;; tous respectentcelui qui les dédaigne, et ce dédain vous conciliera la faveur detoutes les femmes qui vous estimeront en raison du peu de cas quevous ferez des hommes. Ne souffrez jamais près de vous des gensdéconsidérés, quand même ils ne mériteraient pas leur réputation,car le monde nous demande également compte de nos amitiés et de noshaines&|160;; à cet égard, que vos jugements soient long-temps etmûrement pesés, mais qu’ils soient irrévocables. Quand les hommesrepoussés par vous auront justifié votre répulsion, votre estimesera recherchée&|160;; ainsi vous inspirerez ce respect tacite quigrandit un homme parmi les hommes. Vous voilà donc armé de lajeunesse qui plaît, de la grâce qui séduit, de la sagesse quiconserve les conquêtes. Tout ce que je viens de vous dire peut serésumer par un vieux mot&|160;: ’’ noblesse oblige&|160;!’’

Maintenant appliquez ces préceptes à la politique des affaires.Vous entendrez plusieurs personnes disant que la finesse estl’élément du succès, que le moyen de percer la foule est de diviserles hommes pour se faire faire place. Mon ami, ces principesétaient bons au Moyen-Age, quand les princes avaient des forcesrivales à détruire les unes par les autres&|160;; mais aujourd’huitout est à jour, et ce système vous rendrait de fort mauvaisservices. En effet, vous rencontrerez devant vous, soit un hommeloyal et vrai, soit un ennemi traître, un homme qui procédera parla calomnie, par la médisance, par la fourberie. Eh&|160;! bien,sachez que vous n’avez pas de plus puissant auxiliaire quecelui-ci, l’ennemi de cet homme est lui-même&|160;; vous pouvez lecombattre en vous servant d’armes loyales, il sera tôt ou tardméprisé. Quant au premier, votre franchise vous conciliera sonestime&|160;; et, vos intérêts conciliés (car tout s’arrange), ilvous servira. Ne craignez pas de vous faire des ennemis&|160;;malheur à qui n’en a pas dans le monde où vous allez&|160;; maistâchez de ne donner prise ni au ridicule ni à ladéconsidération&|160;; je dis tâchez, car à Paris un homme nes’appartient pas toujours, il est soumis à de fatalescirconstances&|160;; vous n’y pourrez éviter ni la boue duruisseau, ni la tuile qui tombe. La morale a ses ruisseaux d’où lesgens déshonorés essaient de faire jaillir sur les plus noblespersonnes la boue dans laquelle ils se noient. Mais vous pouveztoujours vous faire respecter en vous montrant dans toutes lessphères implacable dans vos dernières déterminations. Dans ceconflit d’ambitions, au milieu de ces difficultés entrecroisées,allez toujours droit au fait, marchez résolument à la question, etne vous battez jamais que sur un point, avec toutes vos forces.Vous savez combien monsieur de Mortsauf haïssait Napoléon, il lepoursuivait de sa malédiction, il veillait sur lui comme la justicesur le criminel, il lui redemandait tous les soirs le ducd’Enghien, la seule infortune, seule mort qui lui ait fait verserdes larmes&|160;; eh&|160;! bien, il l’admirait comme le plus hardides capitaines, il m’en a souvent expliqué la tactique. Cettestratégie ne peut-elle donc s’appliquer dans la guerre desintérêts&|160;? elle y économiserait le temps comme l’autreéconomisait les hommes et l’espace&|160;; songez à ceci, car unefemme se trompe souvent en ces choses que nous jugeons par instinctet par sentiment. Je puis insister sur un point&|160;: toutefinesse, toute tromperie est découverte et finit par nuire, tandisque toute situation me paraît être moins dangereuse quand un hommese place sur le terrain de la franchise. Si je pouvais citer monexemple, je vous dirais qu’à Clochegourde, forcée par le caractèrede monsieur de Mortsauf à prévenir tout litige, à faire arbitrerimmédiatement les contestations qui seraient pour lui comme unemaladie dans laquelle il se complairait en y succombant, j’aitoujours tout terminé moi-même en allant droit au nœud et disant àl’adversaire&|160;: Dénouons, ou coupons&|160;? Il vous arriverasouvent d’être utile aux autres, de leur rendre service, et vous enserez peu récompensé&|160;; mais n’imitez pas ceux qui se plaignentdes hommes et se vantent de ne trouver que des ingrats N’est-ce passe mettre sur un piédestal&|160;? puis n’est-il pas un peu niaisd’avouer son peu de connaissance du monde&|160;? Mais ferez-vous lebien comme un usurier prête son argent&|160;? Ne le ferez-vous paspour le bien en lui-même&|160;? ’’ Noblesse oblige&|160;!’’Néanmoins ne rendez pas de tels services que vous forciez les gensà l’ingratitude, car ceux-là deviendraient pour vousd’irréconciliables ennemis&|160;: il y a le désespoir del’obligation, comme le désespoir de la ruine, qui prête des forcesincalculables. Quant à vous, acceptez le moins que vous pourrez desautres. Ne soyez le vassal d’aucune âme, ne relevez que devous-même. Je ne vous donne d’avis, mon ami, que sur les petiteschoses de la vie. Dans le monde politique, tout change d’aspect,les règles qui régissent votre personne fléchissent devant lesgrands intérêts. Mais si vous parveniez à la sphère où se meuventles grands hommes, vous seriez, comme Dieu, seul juge de vosrésolutions. Vous ne serez plus alors un homme, vous serez la loivivante&|160;; vous ne serez plus un individu, vous vous serezincarné la nation. Mais si vous jugez, vous serez jugé aussi. Plustard vous comparaîtrez devant les siècles, et vous savez assezl’histoire pour avoir apprécié les sentiments et les actes quiengendrent la vraie grandeur.

J’arrive à la question grave, à votre conduite auprès desfemmes. Dans les salons où vous irez, ayez pour principe de ne pasvous prodiguer en vous livrant au petit manége de la coquetterie.Un des hommes qui, dans l’autre siècle, eurent le plus de succès,avait l’habitude de ne jamais s’occuper que d’une seule personnedans la même soirée, et de s’attacher à celles qui paraissentnégligées. Cet homme, cher enfant, a dominé son époque. Il avaitsagement calculé que, dans un temps donné, son éloge seraitobstinément fait par tout le monde. La plupart des jeunes gensperdent leur plus précieuse fortune, le temps nécessaire pour secréer des relations qui sont la moitié de la vie sociale&|160;;comme ils plaisent par eux-mêmes, ont peu de choses à faire pourqu’on s’attache à leurs intérêts&|160;; mais ce printemps estrapide, sachez le bien employer. Cultivez donc les femmesinfluentes. Les femmes influentes sont les vieilles femmes, ellesvous apprendront les alliances, les secrets de toutes les familles,et les chemins de traverse qui peuvent vous mener rapidement aubut. Elles seront à vous de cœur&|160;; la protection est leurdernier amour quand elles ne sont pas dévotes&|160;; elles vousserviront merveilleusement, elles vous prôneront et vous rendrontdésirable. Fuyez les jeunes femmes&|160;! Ne croyez pas qu’il y aitle moindre intérêt personnel dans ce que je vous dis&|160;? Lafemme de cinquante ans fera tout pour vous et la femme de vingt ansrien, celle-ci veut toute votre vie, l’autre ne vous demanderaqu’un moment, une attention. Raillez les jeunes femmes, prenezd’elles tout en plaisanterie, elles sont incapables d’avoir unepensée sérieuse. Les jeunes femmes, mon ami, sont égoïstes,petites, sans amitié vraie, elles n’aiment qu’elles, elles voussacrifieraient à un succès. D’ailleurs, toutes veulent dudévouement, et votre situation exigera qu’on en ait pour vous, deuxprétentions inconciliables. Aucune d’elles n’aura l’entente de vosintérêts, toutes penseront à elles et non à vous, toutes vousnuiront plus par leur vanité qu’elles ne vous serviront par leurattachement&|160;; elles vous dévoreront sans scrupule votre temps,vous feront manquer votre fortune, vous détruiront de la meilleuregrâce du monde. Si vous vous plaignez, la plus sotte d’entre ellesvous prouvera que son gant vaut le monde, que rien n’est plusglorieux que de la servir. Toutes vous diront qu’elles donnent lebonheur, et vous feront oublier vos belles destinées&|160;: leurbonheur est variable, votre grandeur sera certaine. Vous ne savezpas avec quel art perfide elles s’y prennent pour satisfaire leursfantaisies, pour convertir un goût passager en un amour quicommence sur la terre et doit se continuer dans le ciel. Le jour oùelles vous quitteront, elles vous diront que le mot ’’ je n’aimeplus’’ justifie l’abandon, comme le mot ’’ j’aime’’ excusait leuramour, que l’amour est involontaire. Doctrine absurde, cher&|160;!Croyez-le, le véritable amour est éternel, infini, toujourssemblable à lui-même&|160;; il est égal et pur, sans démonstrationsviolentes&|160;; il se voit en cheveux blancs, toujours jeune decœur. Rien de ces choses ne se trouve parmi les femmes mondaines,elles jouent toutes la comédie&|160;: celle-ci vous intéressera parses malheurs, elle paraîtra la plus douce et la moins exigeante desfemmes&|160;; mais quand elle se sera rendue nécessaire, elle vousdominera lentement et vous fera faire ses volontés&|160;; vousvoudrez être diplomate, aller, venir, étudier les hommes, lesintérêts, les pays&|160;? non, vous resterez à Paris ou à sa terre,elle vous coudra malicieusement à sa jupe&|160;; et plus vousmontrerez de dévouement, plus elle sera ingrate. Celle-là tenterade vous intéresser par sa soumission, elle se fera votre page, ellevous suivra romanesquement au bout du monde, elle se compromettrapour vous garder et sera comme une pierre à votre cou. Vous vousnoierez un jour, et la femme surnagera. Les moins rusées des femmesont des piéges infinis&|160;; la plus imbécile triomphe par le peude défiance qu’elle excite&|160;; la moins dangereuse serait unefemme galante qui vous aimerait sans savoir pourquoi, qui vousquitterait sans motif, et vous reprendrait par vanité. Mais toutesvous nuiront dans le présent ou dans l’avenir. Toute jeune femmequi va dans le monde, qui vit de plaisirs et de vaniteusessatisfactions, est une femme à demi corrompue qui vous corrompra.Là, ne sera pas la créature chaste et recueillie dans l’âme delaquelle vous régnerez toujours. Ah&|160;! elle sera solitairecelle qui vous aimera&|160;: ses plus belles fêtes seront vosregards, elle vivra de vos paroles. Que cette femme soit donc pourvous le monde entier, car vous serez tout pour elle&|160;; aimez-labien, ne lui donnez ni chagrins ni rivales, n’excitez pas sajalousie. Etre aimé, cher, être compris, est le plus grand bonheur,je souhaite que vous le goûtiez, mais ne compromettez pas la fleurde votre âme, soyez bien sûr du cœur où vous placerez vosaffections. Cette femme ne sera jamais elle, elle ne devra jamaispenser à elle, mais à vous&|160;; elle ne vous disputera rien, ellen’entendra jamais ses propres intérêts et saura flairer pour vousun danger là où vous n’en verrez point, là où elle oubliera le sienpropre&|160;; enfin si elle souffre, elle souffrira sans seplaindre, elle n’aura point de coquetterie personnelle, mais elleaura comme un respect de ce que vous aimerez en elle. Répondez àcet amour en le surpassant. Si vous êtes assez heureux pourrencontrer ce qui manquera toujours à votre pauvre amie, un amourégalement inspiré, également ressenti&|160;; songez, quelle quesoit la perfection de cet amour, que dans une vallée vivra pourvous une mère de qui le cœur est si creusé par le sentiment dontvous l’avez rempli, que vous n’en pourrez jamais trouver le fond.Oui, je vous porte une affection dont l’étendue ne vous sera jamaisconnue&|160;: pour qu’elle se montre ce qu’elle est, il faudraitque vous eussiez perdu votre belle intelligence, et alors vous nesauriez pas jusqu’où pourrait aller mon dévouement. Suis-jesuspecte en vous disant d’éviter les jeunes femmes, toutes plus oumoins artificieuses, moqueuses, vaniteuses, futiles,gaspilleuses&|160;; de vous attacher aux femmes influentes, à cesimposantes douairières, pleines de sens comme l’était ma tante, etqui vous serviront si bien, qui vous défendront contre lesaccusations secrètes en les détruisant, qui diront de vous ce quevous ne pourriez en dire vous-même&|160;? Enfin ne suis-je pasgénéreuse en vous ordonnant de réserver vos adorations pour l’angeau cœur pur&|160;? Si ce mot, ’’ noblesse oblige’’ , contient unegrande partie de mes premières recommandations, mes avis sur vosrelations avec les femmes sont aussi dans ce mot dechevalerie&|160;: ’’ les servir toutes, n’en aimer qu’une’’.

Votre instruction est immense, votre cœur conservé par lasouffrance est resté sans souillure&|160;; tout est beau, tout estbien en vous, ’’ veuillez donc’’&|160;! Votre avenir est maintenantdans ce seul mot, le mot des grands hommes. N’est-ce pas, monenfant, que vous obéirez à voire Henriette, que vous lui permettrezde continuer à vous dire ce qu’elle pense de vous et de vosrapports avec le monde&|160;: j’ai dans l’âme un œil qui voitl’avenir pour vous comme pour mes enfants, laissez-moi donc user decette faculté, à votre profit, don mystérieux que m’a fait la paixde ma vie et qui, loin de s’affaiblir, s’entretient dans lasolitude et le silence. Je vous demande en retour de me donner ungrand bonheur&|160;: je veux vous voir grandissant parmi leshommes, sans qu’un seul de vos succès me fasse plisser lefront&|160;; je veux que vous mettiez promptement votre fortune àla hauteur de votre nom et pouvoir me dire que j’ai contribué mieuxque par le désir à votre grandeur. Cette secrète coopération est leseul plaisir que je puisse me permettre. J’attendrai. Je ne vousdis pas adieu. Nous sommes séparés, vous ne pouvez avoir ma mainsous vos lèvres&|160;; mais vous devez bien avoir entrevu quelleplace vous occupez dans le cœur de

Votre HENRIETTE « .

Quand j’eus fini cette lettre, je sentais palpiter sous mesdoigts un cœur maternel au moment où j’étais encore glacé par lesévère accueil de ma mère. Je devinai pourquoi la comtesse m’avaitinterdit en Touraine la lecture de cette lettre, elle craignaitsans doute de voir tomber ma tête à ses pieds et de les sentirmouillés par mes pleurs.

Je fis enfin la connaissance de mon frère Charles quijusqu’alors avait été comme un étranger pour moi&|160;; mais il eutdans ses moindres relations une morgue qui mettait trop de distanceentre nous pour que nous nous aimassions en frères&|160;; tous lessentiments doux reposent sur l’égalité des âmes et il n’y eut entrenous aucun point de cohésion. Il m’enseignait doctoralement cesriens que l’esprit ou le cœur devinent&|160;; à tout propos, ilparaissait se défier de moi&|160;; si je n’avais pas eu pour pointd’appui mon amour, il m’eût rendu gauche et bête en affectant decroire que je ne savais rien. Néanmoins il me présenta dans lemonde où ma niaiserie devait faire valoir ses qualités. Sans lesmalheurs de mon enfance, j’aurais pu prendre sa vanité deprotecteur pour de l’amitié fraternelle&|160;; mais la solitudemorale produit les mêmes effets que la solitude terrestre&|160;: lesilence permet d’y apprécier les plus légers retentissements, etl’habitude de se réfugier en soi-même développe une sensibilitédont la délicatesse révèle les moindres nuances des affections quinous touchent. Avant d’avoir connu madame de Mortsauf, un regarddur me blessait, l’accent d’un mot brusque me frappait aucœur&|160;; j’en gémissais, mais sans rien savoir de la vie descaresses&|160;; tandis qu’à mon retour de Clochegourde, je pouvaisétablir des comparaisons qui perfectionnaient ma scienceprématurée. L’observation qui repose sur des souffrances ressentiesest incomplète. Le bonheur a sa lumière aussi. Je me laissaid’autant plus volontiers écraser sous la supériorité du droitd’aînesse, que je n’étais pas la dupe de Charles.

J’allai seul chez la duchesse de Lenoncourt où je n’entendispoint parler d’Henriette, où personne, excepté le bon vieux duc, lasimplicité même, ne m’en parla&|160;; mais à la manière dont il mereçut, je devinai les secrètes recommandations de sa fille. Aumoment où je commençais à perdre le niais étonnement que cause àtout débutant la vue du grand monde, au moment où j’y entrevoyaisdes plaisirs en comprenant les ressources qu’il offre auxambitieux, et que je me plaisais à mettre en usage les maximesd’Henriette en admirant leur profonde vérité, les événements du 20mars arrivèrent. Mon frère suivit la cour à Gand&|160;; moi, par leconseil de la comtesse avec qui j’entretenais une correspondanceactive de mon côté seulement, j’y accompagnai le duc de Lenoncourt.La bienveillance habituelle du duc devint une sincère protectionquand il me vit attaché de cœur, de tête et de pied auxBourbons&|160;; il me présenta lui-même à Sa Majesté. Lescourtisans du malheur sont peu nombreux&|160;; la jeunesse a desadmirations naïves, des fidélités sans calcul&|160;; le roi savaitjuger les hommes&|160;; ce qui n’eût pas été remarqué aux Tuileriesle fut donc beaucoup à Gand, et j’eus le bonheur de plaire à LouisXVIII. Une lettre de madame de Mortsauf à son père, apportée avecdes dépêches par un émissaire des Vendéens et dans laquelle il yavait un mot pour moi, m’apprit que Jacques était malade. Monsieurde Mortsauf au désespoir autant de la mauvaise santé de son filsque de voir une seconde émigration commencer sans lui, avait ajoutéquelques mots qui me firent deviner la situation de la bien-aimée.Tourmentée par lui sans doute quand elle passait tous ses instantsau chevet de Jacques, n’ayant de repos ni le jour ni la nuit&|160;:supérieure aux taquineries, mais sans force pour les dominer quandelle employait toute son âme à soigner son enfant, Henriette devaitdésirer le secours d’une amitié qui lui avait rendu la vie moinspesante&|160;; ne fût-ce que pour s’en servir à occuper monsieur deMortsauf. Déjà plusieurs fois j’avais emmené le comte au dehorsquand il menaçait de la tourmenter&|160;; innocente ruse dont lesuccès m’avait valu quelques-uns de ces regards qui expriment unereconnaissance passionnée où l’amour voit des promesses Quoique jefusse impatient de marcher sur les traces de Charles envoyérécemment au congrès de Vienne, quoique je voulusse au risque demes jours justifier les prédictions d’Henriette et m’affranchir dela vassalité fraternelle, mon ambition, mes désirs d’indépendance,l’intérêt que j’avais à ne pas quitter le roi, tout pâlit devant lafigure endolorie de madame de Mortsauf&|160;; je résolus de quitterla cour de Gand pour aller servir la vraie souveraine. Dieu merécompensa. L’émissaire envoyé par les Vendéens ne pouvait pasretourner en France, le roi voulait un homme qui se dévouât à yporter ses instructions. Le duc de Lenoncourt savait que le roin’oublierait point celui qui se chargerait de cette périlleuseentreprise&|160;; il me fit agréer sans me consulter, etj’acceptai, bien heureux de pouvoir me retrouver à Clochegourdetout en servant la bonne cause.

Après avoir eu, dès vingt et un ans, une audience du roi, jerevins en France où, soit à Paris, soit en Vendée, j’eus le bonheurd’accomplir les intentions de Sa Majesté. Vers la fin de mai,poursuivi par les autorités bonapartistes auxquelles j’étaissignalé, je fus obligé de fuir en homme qui semblait retourner àson manoir, allant à pied de domaine en domaine, de bois en bois, àtravers la haute Vendée, le Bocage et le Poitou, changeant de routesuivant l’occurrence&|160;; J’atteignis Saumur, de Saumur je vins àChinon, et de Chinon, en une seule nuit, je gagnai les bois deNueil où je rencontrai le comte à cheval dans une lande&|160;; ilme prit en croupe, et m’amena chez lui, sans que nous eussions vupersonne qui pût me reconnaître.

— Jacques est mieux, avait été son premier mot.

Je lui avouai ma position de fantassin diplomatique traqué commeune bête fauve, et le gentilhomme s’arma de son royalisme pourdisputer à monsieur de Chessel le danger de me recevoir. Enapercevant Clochegourde, il me sembla que les huit mois quivenaient de s’écouler étaient un songe. Quand le comte dit à safemme en me précédant&|160;: — Devinez qui je vous amène&|160;?…Félix.

— Est-ce possible&|160;! demanda-t-elle les bras pendants et levisage stupéfié.

Je me montrai, nous restâmes tous deux immobiles, elle clouéesur son fauteuil, moi sur le seuil de sa porte, nous contemplantavec l’avide fixité de deux amants qui veulent réparer par un seulregard tout le temps perdu&|160;; mais honteuse d’une surprise quilaissait son cœur sans voile, elle se leva, je m’approchai.

— J’ai bien prié pour vous, me dit-elle après m’avoir tendu samain à baiser.

Elle me demanda des nouvelles de son père&|160;; puis elledevina ma fatigue, et alla s’occuper de mon gîte&|160;; tandis quele comte me faisait donner à manger, car je mourais de faim. Machambre fut celle qui se trouvait au-dessus, de la sienne, celle,de sa tante&|160;; elle m’y fit conduire par le comte, après avoirmis pied sur la première marche de l’escalier en délibérant sansdoute avec elle-même si elle m’y accompagnerait&|160;; je meretournai, elle rougit, me souhaita un bon sommeil, et se retiraprécipitamment. Quand je descendit pour dîner, j’appris lesdésastres, de Waterloo, la fuite de Napoléon, la marche des alliéssur Paris, et le retour probable des Bourbons. Ces événementsétaient tout pour le comte, ils ne furent rien pour nous.Savez-vous la plus grande nouvelle, après les enfants caressés, carje ne vous parle pas de mes alarmes en voyant la comtesse pâle etmaigrie&|160;; je connaissais le ravage que pouvait faire un gested’étonnement, et n’exprimai que du plaisir en la voyant. La grandenouvelle pour nous fut&|160;:  » — Vous aurez de la glace&|160;! « Elle s’était souvent dépitée l’année dernière de ne pas avoir d’eauassez fraîche pour moi qui, n’ayant pas d’autre boisson, l’aimaisglacée. Dieu sait au prix de combien d’importunités elle avait faitconstruire une glacière&|160;! Vous savez mieux que personne qu’ilsuffit à l’amour, d’un mot, d’un regard, d’une inflexion de voix,d’une attention légère en apparence&|160;; son plus beau privilégeest de se prouver par lui-même. Hé&|160;! bien, son mot, sonregard, son plaisir me révélèrent l’étendue de ses sentiments,comme je lui avais naguère dit tous les miens par ma conduite autrictrac. Mais les naïfs témoignages de sa tendresseabondèrent&|160;: le septième jour après mon arrivée, elle redevintfraîche&|160;; elle pétilla de santé, de joie et de jeunesse&|160;;je retrouvai mon cher lys, embelli, mieux épanoui, de même que jetrouvai mes trésors de cœur augmentés. N’est-ce pas seulement chezles petits esprits, ou dans les cœurs vulgaires, que l’absenceamoindrit les sentiments, efface les traits de l’âme et diminue lesbeautés de la personne aimée&|160;? Pour les imaginations ardentes,pour les êtres chez lesquels l’enthousiasme passe dans le sang, leteint d’une pourpre nouvelle, et chez qui la passion prend lesformes de la constance, l’absence n’a-t-elle pas l’effet dessupplices qui raffermissaient la foi des premiers chrétiens, etleur rendaient Dieu visible&|160;? N’existe-t-il pas chez un cœurrempli d’amour des souhaits incessants qui donnent plus de prix auxformes désirées en les faisant entrevoir colorées par le feu desrêves&|160;? n’éprouve-t-on pas des irritations qui communiquent lebeau de l’idéal aux traits adorés en les chargeant depensées&|160;? Le passé, repris souvenir à souvenir,s’agrandit&|160;; l’avenir se meuble d’espérances. Entre deux cœursoù surabondent ces nuages électriques, une première entrevue devintalors comme un bienfaisant orage qui ravive la terre et la fécondeen y portant les subites lumières de la foudre. Combien de plaisirssuaves ne goûtai-je pas en voyant que chez nous ces pensées, cesressentiments étaient réciproques&|160;? De quel œil charmé jesuivis les progrès du bonheur chez Henriette&|160;! Une femme quirevit sous les regards de l’aimé donne peut être une plus grandepreuve de sentiment que celle qui meurt tuée par un doute, ouséchée sur sa tige, faute de sève&|160;; je ne sais qui des deuxest la plus touchante. La renaissance de madame de Mortsauf futnaturelle, comme les effets du mois de mai sur les prairies, commeceux du soleil et de l’onde sur les fleurs abattues. Comme notrevallée d’amour, Henriette avait eu son hiver, elle renaissait commeelle au printemps. Avant le dîner, nous descendîmes sur notre chèreterrasse. Là, tout en caressant la tête de son pauvre enfant,devenu plus débile que je ne l’avais vu, qui marchait aux flancs desa mère silencieux comme s’il couvait encore une maladie, elle meraconta ses nuits passées au chevet du malade. — Durant ces troismois, elle avait, disait-elle, vécu d’une vie toutintérieure&|160;; elle avait habité comme un palais sombre encraignant d’entrer en de somptueux appartements où brillaient deslumières, où se donnaient des fêtes à elle interdites, et à laporte desquels elle se tenait, un œil à son enfant, l’autre sur unefigure indistincte, une oreille pour écouter les douleurs, uneautre pour entendre une voix. Elle disait des poésies suggérées parla solitude, comme aucun poète n’en a jamais inventé&|160;; maistout cela naïvement, sans savoir qu’il y eût le moindre vestiged’amour, ni trace de voluptueuse pensée, ni poésie orientalementsuave, comme une rose du Frangistan. Quand le comte nous rejoignit,elle continua du même ton, en femme fière d’elle-même, qui peutjeter un regard d’orgueil à son mari, et mettre sans rougir unbaiser sur le front de son fils. Elle avait beaucoup prié, elleavait tenu Jacques pendant des nuits entières sous ses mainsjointes, ne voulant pas qu’il mourût.

&|160;

— J’allais, disait-elle, jusqu’aux portes du sanctuaire demandersa vie à Dieu. Elle avait eu des visions, elle me lesracontait&|160;; mais au moment où elle prononça de sa voix d’angeces paroles merveilleuses&|160;: — Quand je dormais, mon cœurveillait&|160;!

— C’est-à-dire que vous avez été presque folle, répondit lecomte en l’interrompant.

Elle se tut, atteinte d’une vive douleur, comme si c’était lapremière blessure reçue, comme si elle eût oublié que, depuistreize ans, jamais cet homme n’avait manqué de lui décocher uneflèche au cœur. Oiseau sublime atteint dans son vol par ce grossiergrain de plomb, elle tomba dans un stupide abattement.

— Hé&|160;! quoi, monsieur, dit-elle après une pause, jamais unede mes paroles ne trouvera-t-elle grâce au tribunal de votreesprit&|160;? n’aurez-vous jamais d’indulgence pour ma faiblesse,ni de compréhension pour mes idées de femme&|160;?

Elle s’arrêta. Déjà cet ange se repentait de ses murmures, etmesurait d’un regard son passé comme son avenir&|160;:pourrait-elle être comprise, n’allait-elle pas faire jaillir unevirulente apostrophe&|160;? Ses veines bleues battirent violemmentdans ses tempes, elle n’eut point de larmes, mais le vert de sesyeux devint pâle&|160;; puis elle abaissa ses regards vers la terrepour ne pas voir dans les miens sa peine agrandie, ses sentimentsdevinés, son âme caressée en mon âme, et surtout la compatissanceencolérée d’un jeune amour prêt, comme un chien fidèle, à dévorercelui qui blesse sa maîtresse, sans discuter ni la force ni laqualité de l’assaillant. En ces cruels moments il fallait voirl’air de supériorité que prenait le comte&|160;; il croyaittriompher de sa femme, et l’accablait alors d’une grêle de phrasesqui répétaient la même idée, et ressemblaient à des coups de hacherendant le même son.

— Il est donc toujours le même&|160;? lui dis-je quand le comtenous quitta forcément réclamé par son piqueur qui vint lechercher.

— Toujours, me répondit Jacques.

— Toujours excellent, mon fils, dit-elle à Jacques en essayantainsi de soustraire monsieur de Mortsauf au jugement de sesenfants. Vous voyez le présent, vous ignorez le passé, vous nesauriez critiquer votre père sans commettre quelqueinjustice&|160;; mais eussiez-vous la douleur de voir votre père enfaute, l’honneur des familles exige que vous ensevelissiez de telssecrets dans le plus profond silence.

— Comment vont les changements à la Cassine et à laRhétorière&|160;? lui demandai-je pour la tirer de ses amèrespensées.

— Au delà de mes espérances, me dit-elle. Les bâtiments finis,nous avons trouvé deux fermiers excellents qui ont pris l’une àquatre mille cinq cents francs, impôts payés, l’autre à cinq millefrancs&|160;; et les baux sont consentis pour quinze ans. Nousavons déjà planté trois mille pieds d’arbres sur les deux nouvellesfermes. Le parent de Manette est enchanté d’avoir la Rabelaye.Martineau tient la Baude. Le bien de nos quatre fermiers consisteen prés et en bois, dans lesquels ils ne portent point, comme lefont quelques fermiers peu consciencieux, les fumiers destinés ànos terres de labour. Ainsi ’’ nos’’ efforts ont été couronnés parle plus beau succès. Clochegourde, sans les réserves que nousnommons la ferme du château, sans les bois ni les clos, rapportedix-neuf mille francs, et les plantations nous ont préparé debelles annuités. Je bataille pour faire donner nos terres réservéesà Martineau, notre garde, qui maintenant peut se faire remplacerpar son fils. Il en offre trois mille francs si monsieur deMortsauf veut lui bâtir une ferme à la Commanderie. Nous pourrionsalors dégager les abords de Clochegourde, achever notre avenueprojetée jusqu’au chemin de Chinon, et n’avoir que nos vignes etnos bois à soigner. Si le roi revient,’’ notre’’ pensionreviendra&|160;; ’’ nous’’ y consentirons après quelques jours decroisière contre le bon sens de notre femme. La fortune de Jacquessera donc indestructible. Ces derniers résultats obtenus, jelaisserai monsieur thésauriser pour Madeleine, que le roi doterad’ailleurs selon l’usage. J’ai la conscience tranquille&|160;; matâche s’accomplit. Et vous&|160;? me dit-elle.

Je lui expliquai ma mission, et lui fis voir combien son conseilavait été fructueux et sage. Etait-elle douée de seconde vue pourainsi pressentir les événements&|160;?

— Ne vous l’ai-je pas écrit&|160;? dit-elle. Pour vous seul, jepuis exercer une faculté surprenante, dont je n’ai parlé qu’àmonsieur de la Berge, mon confesseur, et qu’il explique par uneintervention divine. Souvent, après quelques méditations profondes,provoquées par des craintes sur l’état de mes enfants, mes yeux sefermaient aux choses de la terre et voyaient dans une autrerégion&|160;: quand j’y apercevais Jacques et Madeleine lumineux,ils étaient pendant un certain temps en bonne santé&|160;; si jeles y trouvais enveloppés d’un brouillard, ils tombaient bientôtmalades. Pour vous, non-seulement je vous vois toujours brillant,mais j’entends une voix douce qui m’explique sans paroles, par unecommunication mentale, ce que vous devez faire. Par quelle loi nepuis-je user de ce don merveilleux que pour mes enfants et pourvous&|160;? dit elle en tombant dans la rêverie. Dieu veut-il leurservir de père&|160;? se demanda-t-elle après une pause.

— Laissez-moi croire, lui dis-je, que je n’obéis qu’àvous&|160;!

Elle me jeta l’un de ces sourires entièrement gracieux qui mecausaient une si grande ivresse de cœur, je n’aurais pas alorssenti un coup mortel.

— Dès que le roi sera dans Paris, allez-y, quittez Clochegourde,reprit-elle. Autant il est dégradant de quêter des places et desgrâces, autant il est ridicule de ne pas être à portée de lesaccepter. Il se fera de grands changements. Les hommes capables etsûrs seront nécessaires au roi, ne lui manquez pas&|160;; vousentrerez jeune aux affaires, et vous vous en trouverez bien&|160;;car, pour les hommes d’état comme pour les acteurs, il est deschoses de métier que le génie ne révèle pas, il faut les apprendre.Mon père tient ceci du duc de Choiseul. Songez à moi, me dit-elleaprès une pause, faites-moi goûter les plaisirs de la supérioritédans une âme toute à moi. N’êtes-vous pas mon fils&|160;?

— Votre fils&|160;? repris-je d’un air boudeur.

— Rien que mon fils, dit-elle en se moquant de moi, n’est-ce pasavoir une assez belle place dans mon cœur&|160;?

La cloche sonna le dîner, elle prit mon bras et s’y appuyacomplaisamment.

— Vous avez grandi, me dit-elle en montant les escaliers. Quandnous fûmes au perron, elle m’agita le bras comme si mes regardsl’atteignaient trop vivement&|160;; quoiqu’elle eût les yeuxbaissés, elle savait bien que je ne regardais qu’elle&|160;; elleme dit alors de cet air faussement impatienté, si gracieux, sicoquet&|160;: — Allons, voyez donc un peu notre chère vallée&|160;?Elle se retourna, mit son ombrelle de soie blanche au-dessus de nostêtes, en collant Jacques sur elle&|160;; et le geste de tête parlequel elle me montra l’Indre, la toue, les prés, prouvait quedepuis mon séjour et nos promenades elle s’était entendue avec ceshorizons fumeux, avec leurs sinuosités vaporeuses. La nature étaitle manteau sous lequel s’abritaient ses pensées. Elle savaitmaintenant ce que soupire le rossignol pendant les nuits, et ce querépète le chantre des marais en psalmodiant sa note plaintive.

A huit heures, le soir, je fus témoin d’une scène qui m’émutprofondément et que je n’avais jamais pu voir, car je restaistoujours à jouer avec monsieur de Mortsauf, pendant qu’elle sepassait dans la salle à manger avant le coucher des enfants. Lacloche sonna deux coups, tous les gens de la maison vinrent.

— Vous êtes notre hôte, soumettez-vous à la règle ducouvent&|160;? dit-elle en m’entraînant par la main avec cet aird’innocente raillerie qui distingue les femmes vraimentpieuses.

Le comte nous suivit. Maîtres, enfants, domestiques, touss’agenouillèrent, têtes nues, en se mettant à leurs placeshabituelles. C’était le tour de Madeleine à dire les prières&|160;:la chère petite les prononça de sa voix enfantine dont les tonsingénus se détachèrent avec clarté dans l’harmonieux silence de lacampagne et prêtèrent aux phrases la sainte candeur de l’innocence,cette grâce des anges. Ce fut la plus émouvante prière que j’aieentendue. La nature répondait aux paroles de l’enfant par les millebruissements du soir, accompagnement d’orgue légèrement touché.Madeleine était à droite de la comtesse et Jacques à la gauche. Lestouffes gracieuses de ces deux têtes entre lesquelles s’élevait lacoiffure nattée de la mère et que dominaient les cheveuxentièrement blancs et le crâne jauni de monsieur de Mortsauf,composaient un tableau dont les couleurs répétaient en quelquesorte à l’esprit les idées réveillées par les mélodies de laprière&|160;; enfin, pour satisfaire aux conditions de l’unité quimarque le sublime, cette assemblée recueillie était enveloppée parla lumière adoucie du couchant dont les teintes rouges coloraientla salle, en laissant croire ainsi aux âmes, ou poétiques, ousuperstitieuses, que les feux du ciel visitaient ces fidèlesserviteurs de Dieu agenouillés là sans distinction de rang, dansl’égalité voulue par l’Eglise. En me reportant aux jours de la viepatriarcale, mes pensées agrandissaient encore cette scène déjà sigrande par sa simplicité. Les enfants dirent bonsoir à leur père,les gens nous saluèrent, la comtesse s’en alla, donnant une main àchaque enfant, et je rentrai dans le salon avec le comte.

— Nous vous ferons faire votre salut par là et votre enfer parici, me dit-il en montrant le trictrac.

La comtesse nous rejoignit une demi-heure après et avança sonmétier près de notre table.

— Ceci est pour vous, dit-elle en déroulant le canevas&|160;;mais depuis trois mois l’ouvrage a bien langui. Entre cet œilletrouge et cette rose, mon pauvre enfant a souffert.

— Allons, allons, dit monsieur de Mortsauf, ne parlons pas decela. Six-cinq, monsieur l’envoyé du roi.

Quand je me couchai, je me recueillis pour l’entendre allant etvenant dans sa chambre. Si elle demeura calme et pure, je fustravaillé par des idées folles qu’inspiraient d’intolérablesdésirs. Pourquoi ne serait-elle pas à moi&|160;? me disais-je.Peut-être est-elle, comme moi, plongée dans cette tourbillonnanteagitation des sens&|160;? A une heure, je descendis, je pus marchersans faire de bruit, j’arrivai devant sa porte, je m’y couchai,l’oreille appliquée à la fente, j’entendis son égale et doucerespiration d’enfant. Quand le froid m’eut saisi, je remontai, jeme remis au lit et dormis tranquillement jusqu’au matin. Je ne saisà quelle prédestination, à quelle nature doit s’attribuer leplaisir que je trouve à m’avancer jusqu’au bord des précipices, àsonder le gouffre du mal, à en interroger le fond, en sentir lefroid, et me retirer tout ému. Cette heure de nuit passée au seuilde sa porte où j’ai pleuré de rage, sans qu’elle ait jamais su quele lendemain elle avait marché sur mes pleurs et sur mes baisers,sur sa vertu tour à tour détruite et respectée, maudite etadorée&|160;; cette heure, sotte aux yeux de plusieurs, est uneinspiration de ce sentiment inconnu qui pousse des militaires,quelques-uns m’ont dit avoir ainsi joué leur vie, à se jeter devantune batterie pour s’avoir s’ils échapperaient à la mitraille, ets’ils seraient heureux en chevauchant ainsi l’abîme desprobabilités, en fumant comme Jean Bart sur un tonneau de poudre.Le lendemain j’allai cueillir et faire deux bouquets&|160;; lecomte les admira, lui que rien en ce genre n’émouvait et pour quile mot de Champcenetz,  » il fait des cachots en Espagne,  » semblaitavoir été dit.

Je passai quelques jours à Clochegourde, n’allant faire que decourtes visites à Frapesle, où je dînai trois fois cependant.L’armée française vint occuper Tours. Quoique je fusse évidemmentla vie et la santé de madame de Mortsauf, elle me conjura de gagnerChâteauroux, pour revenir en toute hâte à Paris, par Issoudun etOrléans. Je voulus résister, elle commanda disant que le géniefamilier avait parlé&|160;; j’obéis. Nos adieux furent cette foistrempés de larmes, elle craignait pour moi l’entraînement du mondeoù j’allais vivre. Ne fallait-il pas entrer sérieusement dans letournoiement des intérêts, des passions, des plaisirs qui font deParis une mer aussi dangereuse aux chastes amours qu’à la puretédes consciences. Je lui promis de lui écrire chaque soir lesévénements et les pensées de la journée, même les plus frivoles. Acette promesse, elle appuya sa tête allanguie sur mon épaule, et medit&|160;: — N’oubliez rien, tout m’intéressera.

Elle me donna des lettres pour le duc et la duchesse chezlesquels j’allai le second jour de mon arrivée.

-— Vous avez du bonheur, me dit le duc, dînez ici, venez avecmoi ce soir au château, votre fortune est faite. Le roi vous anommé ce matin, en disant&|160;:  » Il est jeune, capable etfidèle&|160;!  » Et le roi regrettait de ne pas savoir si vous étiezmort ou vivant, en quel lieu vous avaient jeté les événements,après vous être si bien acquitté de votre mission.

Le soir j’étais maître des requêtes au Conseil-d’Etat, etj’avais auprès du roi Louis XVIII un emploi secret d’une duréeégale à celle de son règne, place de confiance, sans faveuréclatante, mais sans chance de disgrâce, qui me mit au cœur dugouvernement et fut la source de mes prospérités. Madame deMortsauf avait vu juste, je lui devais donc tout&|160;: pouvoir etrichesse, le bonheur et la science&|160;; elle me guidait etm’encourageait, purifiait mon cœur et donnait à mes vouloirs cetteunité sans laquelle les forces de la jeunesse se dépensentinutilement. Plus tard j’eus un collègue. Chacun de nous fut deservice pendant six mois. Nous pouvions nous suppléer l’un l’autreau besoin&|160;; nous avions une chambre au château, notre voitureet de larges rétributions pour nos frais quand nous étions obligésde voyager. Singulière situation&|160;! Etre les disciples secretsd’un monarque à la politique duquel ses ennemis ont rendu depuisune éclatante justice, de l’entendre jugeant tout, intérieur,extérieur, d’être sans influence patente, et de se voir parfoisconsultés comme Laforêt par Molière, de sentir les hésitationsd’une vieille expérience, affermies par la conscience de lajeunesse. Notre avenir était d’ailleurs fixé de manière àsatisfaire l’ambition. Outre mes appointements de maître desrequêtes, payés par le budget du Conseil d’Etat, le roi me donnaitmille francs par mois sur sa cassette, et me remettait souventlui-même quelques gratifications. Quoique le roi sentit qu’un jeunehomme de vingt-trois ans ne résisterait pas long-temps au travaildont il m’accablait, mon collègue, aujourd’hui pair de France, nefut choisi que vers le mois d’août 1817. Ce choix était sidifficile, nos fonctions exigeaient tant de qualités, que le roifut long-temps à se décider. Il me fit l’honneur de me demanderquel était celui des jeunes gens entre lesquels il hésitait avecqui je m’accorderais le mieux. Parmi eux se trouvait un de mescamarades de la pension Lepître, et je ne l’indiquai point, SaMajesté me demanda pourquoi. — Le Roi, lui dis je, a choisi deshommes également fidèles, mais de capacités différentes, j’ai nommécelui que je crois le plus habile, certain de toujours bien vivreavec lui.

Mon jugement coïncidait avec celui du roi, qui me sut toujoursgré du sacrifice que j’avais fait. En cette occasion, il medit&|160;: — Vous serez Monsieur le Premier. Il ne laissa pasignorer cette circonstance à mon collègue qui, en retour de ceservice, m’accorda son amitié. La considération que me marqua leduc de Lenoncourt donna la mesure à celle dont m’environna lemonde. Ces mots&|160;:  » Le roi prend un vif intérêt à ce jeunehomme&|160;; ce jeune homme a de l’avenir, le roi le goûte « auraient tenu lieu de talents, mais ils communiqueraient augracieux accueil dont les jeunes gens sont l’objet ce je ne saisquoi qu’on accorde au pouvoir. Soit chez le duc de Lenoncourt, soitchez ma sœur qui épousa vers ce temps son cousin le marquis deListomère, le fils de la vieille parente chez qui j’allais à l’îleSaint-Louis, je fis insensiblement la connaissance des personnesles plus influentes au faubourg Saint-Germain.

Henriette me mit bientôt au cœur de la société dite lePetit-Château, par les soins de la princesse de Blamont-Chauvry, dequi elle était la petite-belle-nièce&|160;; elle lui écrivit sichaleureusement à mon sujet, que la princesse m’invita sur-le-champà la venir voir&|160;; je la cultivai, je sus lui plaire, et elledevint non pas ma protectrice, mais une amie dont les sentimentseurent je ne sais quoi de maternel. La vieille princesse prit àcœur de me lier avec sa fille madame d’Espard, avec la duchesse deLangeais, la vicomtesse de Beauséant et la duchesse deMaufrigneuse, des femmes qui tour à tour tinrent le sceptre de lamode et qui furent d’autant plus gracieuses pour moi, que j’étaissans prétention auprès d’elles, et toujours prêt à leur êtreagréable. Mon frère Charles, loin de me renier, s’appuya dès lorssur moi&|160;; mais ce rapide succès lui inspira une secrètejalousie qui plus tard me causa bien des chagrins. Mon père et mamère, surpris de cette fortune inespérée, sentirent leur vanitéflattée, et m’adoptèrent enfin pour leur fils&|160;; mais commeleur sentiment était en quelque sorte artificiel, pour ne pas direjoué, ce retour eut peu d’influence sur un cœur ulcéré&|160;;d’ailleurs, les affections entachées d’égoïsme excitent peu lessympathies&|160;; le cœur abhorre les calculs et les profits detout genre.

J’écrivais fidèlement à ma chère Henriette, qui me répondait uneou deux lettres par mois. Son esprit planait ainsi sur moi, sespensées traversaient les distances et me faisaient une atmosphèrepure. Aucune femme ne pouvait me captiver. Le roi sut maréserve&|160;; sous ce rapport, il était de l’école de Louis XV, etme nommait en riant mademoiselle de Vandenesse, mais la sagesse dema conduite lui plaisait fort. J’ai la conviction que la patiencedont j’avais pris l’habitude pendant mon enfance et surtout àClochegourde servit beaucoup à me concilier les bonnes grâces duroi, qui fut toujours excellent pour moi. Il eut sans doute lafantaisie de lire mes lettres, car il ne fut pas long-temps la dupede ma vie de demoiselle. Un jour, le duc était de service,j’écrivais sous la dictée du roi, qui, voyant entrer le duc deLenoncourt, nous enveloppa d’un regard malicieux.

— Hé&|160;! bien, ce diable de Mortsauf veut donc toujoursvivre&|160;? lui dit-il de sa belle voix d’argent à laquelle ilsavait communiquer à volonté le mordant de l’épigramme.

— Toujours, répondit le duc.

— La comtesse de Mortsauf est un ange que je voudrais cependantbien voir ici, reprit le roi, mais si je ne puis rien, monchancelier, dit-il en se tournant vers moi, sera plus heureux. Vousavez six mois à vous, je me décide à vous donner pour collègue lejeune homme dont nous parlions hier. Amusez-vous bien àClochegourde, monsieur Caton&|160;! Et il se fit rouler hors ducabinet en souriant.

Je volai comme une hirondelle en Touraine. Pour la première foisj’allais me montrer à celle que j’aimais, non-seulement un peumoins niais, mais encore dans l’appareil d’un jeune homme élégantdont les manières avaient été formées par les salons les pluspolis, dont l’éducation avait été achevée par les femmes les plusgracieuses, qui avait enfin recueilli le prix de ses souffrances,et qui avait mis en usage l’expérience du plus bel ange que le cielait commis à la garde d’un enfant. Vous savez comment j’étaiséquipé pendant les trois mois de mon premier séjour à Frapesle.Quand je revins à Clochegourde lors de ma mission en Vendée,j’étais vêtu comme un chasseur. Je portais une veste verte àboutons blancs rougis, un pantalon à raies, des guêtres de cuir etdes souliers. La marche, les halliers m’avaient si mal arrangé, quele comte fut obligé de me prêter du linge. Cette fois, deux ans deséjour à Paris, l’habitude d’être avec le roi, les façons de lafortune, ma croissance achevée, une physionomie jeune qui recevaitun lustre inexplicable de la placidité d’une âme magnétiquementunie à l’âme pure qui de Clochegourde rayonnait sur moi, toutm’avait transformé&|160;: j’avais de l’assurance sans fatuité,j’avais un contentement intérieur de me trouver, malgré majeunesse, au sommet des affaires&|160;; j’avais la conscienced’être le soutien secret de la plus adorable femme qui fût ici-bas,son espoir inavoué. Peut-être eus-je un petit mouvement de vanitéquand le fouet des postillons claqua dans la nouvelle avenue qui dela route de Chinon menait à Clochegourde, et qu’une grille que jene connaissais pas s’ouvrit au milieu d’une enceinte circulairerécemment bâtie. Je n’avais pas écrit mon arrivée à la comtesse,voulant lui causer une surprise, et j’eus doublement tort&|160;:d’abord, elle éprouva le saisissement que donne un plaisirlong-temps espéré, mais considéré comme impossible&|160;; puis,elle me prouva que toutes les surprises calculées étaient demauvais goût.

Quand Henriette vit le jeune homme là où elle n’avait jamais vuqu’un enfant, elle abaissa son regard vers la terre par unmouvement d’une tragique lenteur&|160;; elle se laissa prendre etbaiser la main sans témoigner ce plaisir intime dont j’étais avertipar son frissonnement de sensitive&|160;; et quand elle releva sonvisage pour me regarder encore, je la trouvai pâle.

— Hé&|160;! bien, vous n’oubliez donc pas vos vieux amis&|160;?me dit monsieur Mortsauf, qui n’était ni changé ni vieilli.

Les deux enfants me sautèrent au cou. J’aperçus à la porte lafigure grave de l’abbé de Dominis, précepteur de Jacques.

— Oui, dis-je au comte&|160;; j’aurai désormais par an six moisde liberté qui vous appartiendront toujours. Hé&|160;! bien,qu’avez-vous&|160;? dis-je à la comtesse en lui passant mon braspour lui envelopper la taille et la soutenir, en présence de tousles siens.

— Oh&|160;! laissez-moi, me dit-elle en bondissant, ce n’estrien.

Je lus dans son âme, et répondis à sa pensée secrète en luidisant&|160;: — Ne reconnaissez-vous donc plus votre fidèleesclave&|160;?

Elle prit mon bras, quitta le comte, ses enfants, l’abbé, lesgens accourus, et me mena loin de tous en tournant le boulingrin,mais en restant sous leurs yeux&|160;; puis, quand elle jugea quesa voix ne serait point entendue&|160;: — Félix, mon ami, dit-elle,pardonnez la peur à qui n’a qu’un fil pour se diriger dans unlabyrinthe souterrain, et qui tremble de le voir se briser.Répétez-moi que je suis plus que jamais Henriette pour vous, quevous ne m’abandonnerez point, que rien ne prévaudra contre moi, quevous serez toujours un ami dévoué. J’ai vu tout à coup dansl’avenir, et vous n’y étiez pas, comme toujours, la face brillanteet les yeux sur moi&|160;; vous me tourniez le dos.

— Henriette, idole dont le culte l’emporte sur celui de Dieu,lys, fleur de ma vie, comment ne savez-vous donc plus, vous quiêtes ma conscience, que je me suis si bien incarné à votre cœur quemon âme est ici quand ma personne est à Paris&|160;? Faut-il doncvous dire que je suis venu en dix-sept heures, que chaque tour deroue emportait un monde de pensées et de désirs qui a éclaté commeune tempête aussitôt que je vous ai vue…

— Dites, dites&|160;! Je suis sûre de moi, je puis vous entendresans crime. Dieu ne veut pas que je meure&|160;; il vous envoie àmoi comme il dispense son souffle à ses créations, comme il épandla pluie des nuées sur une terre aride&|160;; dites&|160;!dites&|160;! m’aimez-vous saintement&|160;?

— Saintement.

— A jamais&|160;?

— A jamais.

— Comme une vierge Marie, qui doit rester dans ses voiles etsous sa couronne blanche&|160;?

— Comme une vierge Marie visible.

— Comme une sœur&|160;?

— Comme une sœur trop aimée.

— Comme une mère&|160;?

— Comme une mère secrètement désirée.

— Chevaleresquement, sans espoir&|160;?

— Chevaleresquement, mais avec espoir.

— Enfin, comme si vous n’aviez encore que vingt ans, et que vousportiez votre petit méchant habit bleu du bal&|160;?

— Oh&|160;! mieux. Je vous aime ainsi, et je vous aime encorecomme… Elle me regarda dans une vive appréhension… comme vousaimait votre tante.

— Je suis heureuse&|160;; vous avez dissipé mes terreurs,dit-elle en revenant vers la famille étonnée de notre conférencesecrète&|160;; mais soyez bien enfant ici&|160;! car vous êtesencore un enfant. Si votre politique est d’être homme avec le roi,sachez, monsieur, qu’ici la vôtre est de rester enfant. Enfant,vous serez aimé&|160;! Je résisterai toujours à la force del’homme&|160;; mais que refuserais-je à l’enfant&|160;? rien&|160;;il ne peut rien vouloir que je ne puisse accorder. — Les secretssont dits, fit-elle en regardant le comte d’un air malicieux oùreparaissait la jeune fille et son caractère primitif. Je vouslaisse, je vais m’habiller.

Jamais, depuis trois ans, je n’avais entendu sa voix sipleinement heureuse. Pour la première fois je connus ces jolis crisd’hirondelle, ces notes enfantines dont je vous ai parlé.J’apportais un équipage de chasse à Jacques, à Madeleine une boîteà ouvrage dont sa mère se servit toujours&|160;; enfin je réparaila mesquinerie à laquelle m’avait condamné jadis la parcimonie dema mère. La joie que témoignaient les deux enfants, enchantés de semontrer l’un à l’autre leurs cadeaux, parut importuner le comte,toujours chagrin quand on ne s’occupait pas de lui. Je fis un signed’intelligence à Madeleine, et je suivis le comte, qui voulaitcauser de lui-même avec moi. Il m’emmena vers la terrasse&|160;;mais nous nous arrêtâmes sur le perron à chaque fait grave dont ilm’entretenait.

— Mon pauvre Félix, me dit-il, vous les voyez tous heureux etbien portants&|160;: moi, je fais ombre au tableau&|160;: j’ai prisleurs maux, et je bénis Dieu de me les avoir donnés. Autrefoisj’ignorais ce que j’avais&|160;; mais aujourd’hui je le sais&|160;:j’ai le pylore attaqué, je ne digère plus rien.

— Par quel hasard êtes-vous devenu savant comme un professeur del’Ecole de médecine&|160;? lui dis-je en souriant. Votre médecinest-il assez indiscret pour vous dire ainsi…

— Dieu me préserve de consulter les médecins, s’écria-t-il enmanifestant la répulsion que la plupart des malades imaginaireséprouvent pour la médecine.

Je subis alors une conversation folle, pendant laquelle il mefit les plus ridicules confidences, se plaignant de sa femme, deses gens, de ses enfants et de la vie, en prenant un plaisirévident à répéter ses dires de tous les jours à un ami qui, ne lesconnaissant pas, pouvait s’en étonner, et que la politesseobligeait à l’écouter avec intérêt. Il dut être content de moi, carje lui prêtais une profonde attention, en essayant de pénétrer cecaractère inconcevable et de deviner les nouveaux tourments qu’ilinfligeait à sa femme et qu’elle me taisait. Henriette mit fin à cemonologue en apparaissant sur le perron, le comte l’aperçut, hochala tête et me dit&|160;: — Vous m’écoutez, vous, Félix&|160;; maisici personne ne me plaint&|160;!

Il s’en alla comme s’il eût eu la conscience du trouble qu’ilaurait porte dans mon entretien avec Henriette, ou que, par uneattention chevaleresque pour elle, il eût su qu’il lui faisaitplaisir en nous laissant seuls. Son caractère offrait desdésinences vraiment inexplicables, car il était jaloux comme lesont tous les gens faibles&|160;; mais aussi sa confiance dans lasainteté de sa femme était sans bornes&|160;; peut-être même lessouffrances de son amour-propre blessé par la supériorité de cettehaute vertu engendraient-elles son opposition constante auxvolontés de la comtesse, qu’il bravait comme les enfants braventleurs maîtres ou leurs mères. Jacques prenait sa leçon, Madeleinefaisait sa toilette&|160;: pendant une heure environ je pus donc mepromener seul avec la comtesse sur la terrasse.

— Hé&|160;! bien, chère ange, lui dis-je, la chaîne s’estalourdie, les sables se sont enflammés, les épines nemultiplient&|160;?

— Taisez-vous, me dit-elle en devinant les pensées que m’avaitsuggérées ma conversation avec le comte&|160;; vous êtes ici, toutest oublié&|160;! Je ne souffre point, je n’ai passouffert&|160;!

Elle fit quelques pas légers, comme pour aérer sa blanchetoilette, pour livrer au zéphyr ses ruches de tulle neigeuses, sesmanches flottantes, ses rubans frais, sa pèlerine et les bouclesfluides de sa coiffure à la Sévigné&|160;; et je la vis pour lapremière fois, jeune fille, gaie de sa gaieté naturelle, prête àjouer comme un enfant. Je connus alors et les larmes du bonheur etla joie que l’homme éprouve à donner le plaisir.

— Belle fleur humaine que caresse ma pensée et que baise monâme&|160;! ô mon lys&|160;! lui dis-je, toujours intact et droitsur sa tige, toujours blanc, fier, parfumé, solitaire&|160;!

— Assez, monsieur, dit-elle en souriant. Parlez-moi de vous,racontez-moi bien tout.

Nous eûmes alors sous cette mobile voûte de feuillagesfrémissants une longue conversation pleine de parenthèsesinterminables, prise, quittée et reprise, où je la mis au fait dema vie, de mes occupations&|160;; je lui décrivis mon appartement àParis, car elle voulut tout savoir&|160;; et, bonheur alorsinapprécié, je n’avais rien à lui cacher. En connaissant ainsi monâme et tous les détails de cette existence remplie par d’écrasantstravaux, en apprenant l’étendue de ces fonctions où, sans uneprobité sévère, on pouvait si facilement tromper, s’enrichir, maisque j’exerçais avec tant de rigueur que le roi, lui dis-je,m’appelait ’’ mademoiselle de Vandenesse’’, elle saisit ma main etla baisa en y laissant tomber une larme de joie. Cette subitetransposition de rôles, cet éloge si magnifique, cette pensée sirapidement exprimée, mais plus rapidement comprise&|160;:  » Voicile maître que j’aurais voulu, voilà mon rêve  » tout ce qu’il yavait d’aveux dans cette action, où l’abaissement était de lagrandeur, où l’amour se trahissait dans une région interdite auxsens, cet orage de choses célestes me tomba sur le cœur etm’écrasa. Je me sentis petit, j’aurais voulu mourir à sespieds.

— Ah&|160;! dis-je, vous nous surpasserez toujours en tout.Comment pouvez-vous douter de moi&|160;? car on en a douté tout àl’heure, Henriette.

— Non pour le présent, reprit-elle en me regardant avec unedouceur ineffable qui, pour moi seulement, voilait la lumière deses yeux&|160;; mais en vous voyant si beau, je me suis dit&|160;:— Nos projets sur Madeleine seront dérangés par quelque femme quidevinera les trésors cachés dans votre cœur, qui vous adorera, quinous volera notre Félix et brisera tout ici.

— Toujours Madeleine&|160;! dis-je en exprimant une surprisedont elle ne s’affligea qu’à demi. Est-ce donc à Madeleine que jesuis fidèle&|160;?

Nous tombâmes dans un silence que monsieur de Mortsauf vintmalencontreusement interrompre. Je dus, le cœur plein, soutenir uneconversation hérissée de difficultés, où mes sincères réponses surla politique alors suivie par le roi heurtèrent les idées du comtequi me força d’expliquer les intentions de Sa Majesté. Malgré mesinterrogations sur ses chevaux, sur la situation de ses affairesagricoles, s’il était content de ses cinq fermes, s’il couperaitles arbres d’une vieille avenue&|160;; il en revenait toujours à lapolitique avec une taquinerie de vieille fille et une persistanced’enfant, car ces sortes d’esprits se heurtent volontiers auxendroits où brille la lumière, ils y retournent toujours enbourdonnant sans rien pénétrer, et fatiguent l’âme comme lesgrosses mouches fatiguent l’oreille en fredonnant le long desvitres. Henriette se taisait. Pour éteindre cette conversation quela chaleur du jeune âge pouvait enflammer, je répondis par desmonosyllabes approbatifs en évitant ainsi d’inutilesdiscussions&|160;; mais monsieur de Mortsauf avait beaucoup tropd’esprit pour ne pas sentir tout ce que ma politesse avaitd’injurieux. Au moment où, fâché d’avoir toujours raison, il secabra, ses sourcils et les rides de son front jouèrent, ses yeuxjaunes éclatèrent, son nez ensanglanté se colora davantage, commele jour où, pour la première fois, je fus témoin d’un de ses accèsde démence&|160;; Henriette me jeta des regards suppliants en mefaisant comprendre qu’elle ne pouvait déployer en ma faveurl’autorité dont elle usait pour justifier ou pour défendre sesenfants. Je répondis alors au comte en le prenant au sérieux etmaniant avec une excessive adresse son esprit ombrageux.

— Pauvre cher, pauvre cher&|160;! disait-elle en murmurantplusieurs fois ces deux mots qui arrivaient à mon oreille comme unebrise. Puis quand elle crut pouvoir intervenir avec succès, ellenous dit en s’arrêtant&|160;: — Savez-vous, messieurs, que vousêtes parfaitement ennuyeux&|160;?

Ramené par cette interrogation à la chevaleresque obéissance dueaux femmes, le comte cessa de parler politique&|160;; nousl’ennuyâmes à notre tour en disant des riens, et il nous laissalibres de nous promener en prétendant que la tête lui tournait àparcourir ainsi continuellement le même espace.

Mes tristes conjectures étaient vraies. Les doux paysages, latiède atmosphère, le beau ciel, l’enivrante poésie de cette valléequi, pendant quinze ans, avait calmé les lancinantes fantaisies dece malade, étaient impuissants aujourd’hui. A l’époque de la vie oùchez les autres hommes les aspérités se fondent et les angless’émoussent, le caractère du vieux gentilhomme était encore devenuplus agressif que par le passé. Depuis quelques mois, ilcontredisait pour contredire, sans raison, sans justifier sesopinions&|160;; il demandait le pourquoi de toute chose,s’inquiétait d’un retard ou d’une commission, se mêlait à toutpropos des affaires intérieures, et se faisait rendre compte desmoindres minuties du ménage de manière à fatiguer sa femme ou sesgens, en ne leur laissant point leur libre arbitre. Jadis il nes’irritait jamais sans quelque motif spécieux, maintenant sonirritation était constante. Peut-être les soins de sa fortune, lesspéculations de l’agriculture, une vie de mouvement avaient-ilsjusqu’alors détourné son humeur atrabilaire en donnant une pâture àses inquiétudes, en employant l’activité de son esprit&|160;; etpeut-être aujourd’hui le manque d’occupations mettait-il sa maladieaux prises avec elle-même&|160;; ne s’exerçant plus au dehors, ellese produisait par des idées fixes, le ’’ moi’’ moral s’était emparédu ’’ moi’’ physique. Il était devenu son propre médecin&|160;; ilcompulsait des livres de médecine, croyait avoir les maladies dontil lisait les descriptions et prenait alors pour sa santé desprécautions inouïes, variables, impossibles à prévoir, partantimpossibles à contenter. Tantôt il ne voulait pas de bruit, etquand la comtesse établissait autour de lui un silence absolu, toutà coup il se plaignait d’être comme dans une tombe, il disait qu’ily avait un milieu entre ne pas faire du bruit et le néant de laTrappe. Tantôt il affectait une parfaite indifférence des chosesterrestres, la maison entière respirait&|160;; ses enfantsjouaient, les travaux ménagers s’accomplissaient sans aucunecritique&|160;; soudain au milieu du bruit, il s’écriaitlamentablement&|160;: —  » On veut me tuer&|160;!  » — Ma chère, s’ils’agissait de vos enfants, vous sauriez bien deviner ce qui lesgêne, disait-il à sa femme en aggravant l’injustice de ces parolespar le ton aigre et froid dont il les accompagnait. Il se vêtait etse dévêtait à tout moment, en étudiant les plus légères variationsde l’atmosphère, et ne faisait rien sans consulter le baromètre.Malgré les maternelles attentions de sa femme, il ne trouvaitaucune nourriture à son goût, car il prétendait avoir un estomacdélabré dont les douloureuses digestions lui causaient desinsomnies continuelles&|160;; et néanmoins il mangeait, buvait,digérait, dormait avec une perfection que le plus savant médecinaurait admirée. Ses volontés changeantes lassaient les gens de samaison, qui, routiniers comme le sont tous les domestiques, étaientincapables de se conformer aux exigences de systèmes incessammentcontraires. Le comte ordonnait-il de tenir les fenêtres ouvertessous prétexte que le grand air était désormais nécessaire à sasanté&|160;; quelques jours après, le grand air, ou trop humide outrop chaud, devenait intolérable&|160;; il grondait alors, ilentamait une querelle, et, pour avoir raison, il niait souvent saconsigne antérieure. Ce défaut de mémoire ou cette mauvaise foi luidonnait gain de cause dans toutes les discussions où sa femmeessayait de l’opposer à lui-même. L’habitation de Clochegourdeétait devenue si insupportable que l’abbé de Dominis, hommeprofondément instruit, avait pris le parti de chercher larésolution de quelques problèmes, et se retranchait dans unedistraction affectée. La comtesse n’espérait plus, comme par lepassé, pouvoir enfermer dans le cercle de la famille les accès deces folles colères&|160;; déjà les gens de la maison avaient ététémoins de scènes où l’exaspération sans motif de ce vieillardprématuré passa les bornes&|160;; ils étaient si dévoués à lacomtesse qu’il n’en transpirait rien au dehors, mais elle redoutaitchaque jour un éclat public de ce délire que le respect humain necontenait plus. J’appris plus tard d’affreux détails sur laconduite du comte envers sa femme&|160;; au lieu de la consoler, ill’accablait de sinistres prédictions et la rendait responsable desmalheurs à venir, parce qu’elle refusait les médications insenséesauxquelles il voulait soumettre ses enfants. La comtesse sepromenait-elle avec Jacques et Madeleine, le comte lui prédisait unorage, malgré la pureté du ciel&|160;; si par hasard l’événementjustifiait son pronostic, la satisfaction de son amour-propre lerendait insensible au mal de ses enfants&|160;; l’un d’eux était-ilindisposé, le comte employait tout son esprit à rechercher la causede cette souffrance dans le système de soins adopté par sa femme etqu’il épiloguait dans les plus minces détails en concluant toujourspar ces mots assassins&|160;:  » Si vos enfants retombent malades,vous l’aurez bien voulu.  » Il agissait ainsi dans les moindresdétails de l’administration domestique où il ne voyait jamais quele pire côté des choses se faisant à tout propos ’’ l’avocat dudiable’’, suivant une expression de son vieux cocher. La comtesseavait indiqué pour Jacques et Madeleine des heures de repasdifférentes des siennes, et les avait ainsi soustraits à laterrible action de la maladie du comte, en attirant sur elle tousles orages. Madeleine et Jacques voyaient rarement leur père. Parune de ces hallucinations particulières aux égoïstes, le comten’avait pas la plus légère conscience du mal dont il étaitl’auteur. Dans la conversation confidentielle que nous avions eue,il s’était surtout plaint d’être trop bon pour tous les siens. Ilmaniait donc le fléau, abattait, brisait tout autour de lui commeeût fait un singe&|160;; puis, après avoir blessé sa victime, ilniait l’avoir touchée. Je compris alors d’où provenaient les lignescomme marquées avec le fil d’un rasoir sur le front de la comtesse,et que j’avais aperçues en la revoyant. Il est chez les âmes noblesune pudeur qui les empêche d’exprimer leurs souffrances, elles endérobent orgueilleusement l’étendue à ceux qu’elles aiment par unsentiment de charité voluptueuse. Aussi, malgré mes instances,n’arrachai-je pas tout d’un coup cette confidence à Henriette. Ellecraignait de me chagriner, elle me faisait des aveux interrompuspar de subites rougeurs&|160;; mais j’eus bientôt devinél’aggravation que le désœuvrement du comte avait apportée dans lespeines domestiques de Clochegourde.

— Henriette, lui dis-je quelques jours après, en lui prouvantque j’avais mesuré la profondeur de ses nouvelles misères,n’avez-vous pas eu tort de si bien arranger votre terre que lecomte n’y trouve plus à s’occuper&|160;?

— Cher, me dit-elle en souriant, ma situation est assez critiquepour mériter toute mon attention, croyez que j’en ai bien étudiéles ressources, et toutes sont épuisées. En effet, les tracasseriesont toujours été grandissant. Comme monsieur de Mortsauf moi noussommes toujours en présence, je ne puis les affaiblir en lesdivisant sur plusieurs points, tout serait également douloureuxpour moi. J’ai songé à distraire monsieur de Mortsauf, en luiconseillant d’établir une magnanerie à Clochegourde où il existedéjà quelques mûriers, vestiges de l’ancienne industrie de laTouraine&|160;; mais j’ai reconnu qu’il serait tout aussi despoteau logis, et que j’aurais de plus les mille ennuis de cetteentreprise. Apprenez, monsieur l’observateur, me dit elle, que dansle jeune âge les mauvaises qualités de l’homme sont contenues parle monde, arrêtées dans leur essor par le jeu des passions gênéespar le respect humain&|160;; plus tard, dans la solitude, chez unhomme âgé, les petits défauts se montrent d’autant plus terriblesqu’ils ont été long-temps comprimés. Les faiblesses humaines sontessentiellement lâches, elles ne comportent ni paix ni trêve&|160;;ce que vous leur avez accordé hier, elles l’exigent aujourd’hui,demain et toujours&|160;; elles s’établissent dans les concessionset les étendent. La puissance est clémente, elle se rend àl’évidence, elle est juste et paisible&|160;; tandis que lespassions engendrées par la faiblesse sont impitoyables&|160;; ellessont heureuses quand elles peuvent agir à la manière des enfantsqui préfèrent les fruits volés en secret à ceux qu’ils peuventmanger à table&|160;; ainsi monsieur de Mortsauf éprouve une joievéritable à me surprendre&|160;; et lui qui ne tromperait personneme trompe avec délices, pourvu que la ruse reste dans le forintérieur.

Un mois environ après mon arrivée un matin, en sortant dedéjeuner, la comtesse me prit le bras, se sauva par une porte àclaire-voie qui donnait dans le verger, et m’entraîna vivement dansles vignes.

— Ah&|160;! il me tuera, dit-elle. Cependant je veux vivre nefût-ce que pour mes enfants&|160;! Comment, pas un jour derelâche&|160;! Toujours marcher dans les broussailles, manquer detomber à tout moment et à tout moment rassembler ses forces pourgarder son équilibre. Aucune créature ne saurait suffire à detelles dépenses d’énergie. Si je connaissais bien le terrain surlequel doivent porter mes efforts, si ma résistance étaitdéterminée, l’âme s’y plierait&|160;; mais non, chaque jourl’attaque change de caractère, et me surprend sans défense&|160;;ma douleur n’est pas une, elle est multiple. Félix, Félix vous nesauriez imaginer quelle forme odieuse a prise sa tyrannie, etquelles sauvages exigences lui ont cogérées ses livres de médecine.Oh&|160;! mon ami… dit-elle en appuyant sa tête sur mes épaules,sans achever sa confidence. Que devenir, que faire&|160;?reprit-elle en se débattant contre les pensées qu’elle n’avait pasexprimées. Comment résister&|160;? Il me tuera. Non, je me tueraimoi-même, et c’est un crime cependant&|160;! M’enfuir&|160;? et mesenfants&|160;! Me séparer&|160;? mais comment, après quinze ans demariage, dire à mon père que je ne puis demeurer avec monsieur deMortsauf, quand, si mon père ou ma mère viennent, il sera posé,sage, poli, spirituel. D’ailleurs les femmes mariées ont-elles despères, ont-elles des mères&|160;? elles appartiennent corps etbiens à leurs maris. Je vivais tranquille, sinon heureuse, jepuisais quelques forces dans ma chaste solitude, je l’avoue&|160;;mais si je suis privée de ce bonheur négatif, je deviendrai folleaussi moi. Ma résistance est fondée sur de puissantes raisons quine me sont pas personnelles. N’est-ce pas un crime que de donner lejour à de pauvres créatures condamnées par avance à de perpétuellesdouleurs&|160;? Cependant ma conduite soulève de si gravesquestions que je ne puis les décider seule&|160;; je suis juge etpartie. J’irai demain à Tours consulter l’abbé Birroteau, monnouveau directeur&|160;; car mon cher et vertueux abbé de la Bergeest mort, dit-elle en s’interrompant. Quoiqu’il fût sévère, saforce apostolique me manquera toujours&|160;; son successeur est unange de douceur qui s’attendrit au lieu de réprimander&|160;;néanmoins, au cœur de la religion quel courage ne seretremperait&|160;? quelle raison ne s’affermirait à la voix del’Esprit-Saint&|160;? — Mon Dieu, reprit-elle en séchant ses larmeset levant les yeux au ciel, de quoi me punissez-vous&|160;? Mais,il faut le croire, dit-elle en appuyant ses doigts sur mon bras,oui, croyons-le, Félix, nous devons passer par un creuset rougeavant d’arriver saints et parfaits dans les sphères supérieures.Dois-je me taire&|160;? me défendez-vous, mon Dieu, de crier dansle sein d’un ami&|160;? l’aimé-je trop&|160;? Elle me pressa surson cœur comme si elle eût craint de me perdre&|160;: — Qui merésoudra ces doutes&|160;? Ma conscience ne me reproche rien. Lesétoiles rayonnent d’en haut sur les hommes&|160;; pourquoi l’âme,cette étoile humaine, n’envelopperait-elle pas de ses feux un ami,quand on ne laisse aller à lui que de pures pensées&|160;?

J’écoutais cette horrible clameur en silence, tenant la mainmoite de cette femme dans la mienne plus moite encore&|160;; je laserrais avec une force à laquelle Henriette répondait par une forceégale.

— Vous êtes donc par là&|160;? cria le comte qui venait à nous,la tête nue.

Depuis mon retour il voulait obstinément se mêler à nosentretiens, soit qu’il en espérât quelque amusement, soit qu’ilcrût que la comtesse me contait ses douleurs et se plaignait dansmon sein, soit encore qu’il fût jaloux d’un plaisir qu’il nepartageait point.

— Comme il me suit&|160;! dit-elle avec l’accent du désespoir.Allons voir les clos, nous l’éviterons. Baissons-nous le long deshaies pour qu’il ne nous aperçoive pas.

Nous nous fîmes un rempart d’une haie touffue, nous gagnâmes lesclos en courant, et nous nous trouvâmes bientôt loin du comte, dansune allée d’amandiers.

— Chère Henriette, lui dis-je alors en serrant son bras contremon cœur, et m’arrêtant pour la contempler dans sa douleur, vousm’avez naguère dirigé savamment à travers les voies périlleuses dugrand monde&|160;; permettez-moi de vous donner quelquesinstructions pour vous aider à finir le duel sans témoins danslequel vous succomberiez infailliblement, car vous ne vous battezpoint avec des armes égales. Ne luttez pas plus long-temps contreun fou…

— Chut&|160;! dit-elle en réprimant des larmes qui roulèrentdans ses yeux.

— Ecoutez-moi, chère&|160;! Après une heure de ces conversationsque je suis obligé de subir par amour pour vous, souvent ma penséeest pervertie, ma tête est lourde&|160;; le comte me fait douter demon intelligence, les mêmes idées répétées se gravent malgré moidans mon cerveau. Les monomanies bien caractérisées ne sont pascontagieuses&|160;; mais quand la folie réside dans la manièred’envisager les choses, et qu’elle se cache sous des discussionsconstantes, elle peut causer des ravages sur ceux qui vivent auprèsd’elle. Votre patience est sublime, mais ne vous mène-t-elle pas àl’abrutissement&|160;? Ainsi pour vous, pour vos enfants, changezde systèmes avec le comte. Votre adorable complaisance a développéson égoïsme, vous l’avez traité comme une mère traite un enfantqu’elle gâte&|160;; mais aujourd’hui, si vous voulez vivre..&|160;;Et, dis-je en la regardant, vous le voulez&|160;! déployez l’empireque vous avez sur lui. Vous le savez, il vous aime et vous craint,faites-vous craindre davantage, opposez à ses volontés diffuses unevolonté rectiligne. Etendez votre pouvoir comme il a su étendre,lui, les concessions que vous lui avez faites, et renfermez samaladie dans une sphère morale, comme on renferme les fous dans uneloge.

— Cher enfant, me dit-elle en souriant avec amertume, une femmesans cœur peut seule jouer ce rôle. Je suis mère, je serais unmauvais bourreau. Oui, je sais souffrir, mais faire souffrir lesautres&|160;! jamais, dit-elle, pas même pour obtenir un résultathonorable ou grand. D’ailleurs, ne devrais-je pas faire mentir moncœur, déguiser ma voix, armer mon front, corrompre mon geste… ne medemandez pas de tels mensonges. Je puis me placer entre monsieur deMortsauf et ses enfants, je recevrai ses coups pour qu’ilsn’atteignent ici personne&|160;; voilà tout ce que je puis pourconcilier tant d’intérêts contraires.

— Laisse-moi t’adorer&|160;! sainte, trois fois sainte&|160;!dis-je en me mettant un genou en terre, en baisant sa robe et yessuyant des pleurs qui me vinrent aux yeux.

— Mais, s’il vous tue, lui dis-je.

Elle pâlit, et répondit en levant les yeux au ciel&|160;: — Lavolonté de Dieu sera faite&|160;!

— Savez-vous ce que le roi disait à votre père à propos devous&|160;?  » Ce diable de Mortsauf vit donc toujours&|160;!  »

— Ce qui est une plaisanterie dans la bouche du roi,répondit-elle, est un crime ici.

&|160;

Malgré nos précautions, le comte nous avait suivis à lapiste&|160;; il nous atteignit tout en sueur sous un noyer où lacomtesse s’était arrêtée pour me dire cette parole grave&|160;; enle voyant, je me mis à parler vendange. Eut-il d’injustessoupçons&|160;? je ne sais&|160;; mais il resta sans mot dire ànous examiner, sans prendre garde à la fraîcheur que distillent lesnoyers. Après un moment employé par quelques paroles insignifiantesentrecoupées de pauses très-significatives, le comte dit avoir malau cœur et à la tête, il se plaignit doucement, sans quêter notrepitié, sans nous peindre ses douleurs par des images exagérées.Nous n’y fîmes aucune attention. En rentrant, il se sentit plus malencore, parla de se mettre au lit, et s’y mit sans cérémonie, avecun naturel qui ne lui était pas ordinaire. Nous profitâmes del’armistice que nous donnait son humeur hypocondriaque, et nousdescendîmes à notre chère terrasse, accompagnés de Madeleine.

— Allons nous promener sur l’eau, dit la comtesse après quelquestours, nous irons assister à la pêche que le garde fait pour nousaujourd’hui.

Nous sortons par la petite porte, nous gagnons la toue, nous ysautons, et nous voilà remontant l’Indre avec lenteur. Comme troisenfants amusés à des riens, nous regardions les herbes des bords,les demoiselles bleues ou vertes&|160;; et la comtesse s’étonnaitde pouvoir goûter de si tranquilles plaisirs au milieu de sespoignants chagrins&|160;; mais le calme de la nature, qui marcheinsouciante de nos luttes, n’exerce-t-il pas sur nous un charmeconsolateur&|160;? L’agitation d’un amour plein de désirs contenuss’harmonise à celle de l’eau, les fleurs que la main de l’homme n’apoint perverties expriment les rêves les plus secrets, levoluptueux balancement d’une barque imite vaguement les pensées quiflottent dans l’âme. Nous éprouvâmes l’engourdissante influence decette double poésie. Les paroles, montées au diapason de la nature,déployèrent une grâce mystérieuse, et les regards eurent de pluséclatants rayons en participant à la lumière si largement verséepar le soleil dans la prairie flamboyante. La rivière fut comme unsentier sur lequel nous volions. Enfin, n’étant pas diverti par lemouvement qu’exige la marche à pied, notre esprit s’empara de lacréation. La joie tumultueuse d’une petite fille en liberté, sigracieuse dans ses gestes, si agaçante dans ses propos,n’était-elle pas aussi la vivante expression de deux âmes libresqui se plaisaient à former idéalement cette merveilleuse créaturerêvée par Platon, connue de tous ceux dont la jeunesse fut rempliepar un heureux amour. Pour vous peindre cette heure, non dans sesdétails indescriptibles, mais dans son ensemble, je vous dirai quenous nous aimions en tous les êtres, en toutes les choses qui nousentouraient&|160;; nous sentions hors de nous le bonheur que chacunde nous souhaitait&|160;; il nous pénétrait si vivement que lacomtesse ôta ses gants et laissa tomber ses belles mains dans l’eaucomme pour rafraîchir une secrète ardeur. Ses yeux parlaient&|160;;mais sa bouche, qui s’entr’ouvrait comme une rose à l’air, seserait fermée à un désir. Vous connaissez la mélodie des sonsgraves parfaitement unis aux sons élevés, elle m’a toujours rappeléla mélodie de nos deux âmes en ce moment, qui ne se retrouva plusjamais.

— Où faites-vous pêcher, lui dis-je, si vous ne pouvez pêcherque sur les rives qui sont à vous&|160;?

— Près du pont de Ruan, me dit-elle. Ha&|160;! nous avonsmaintenant la rivière à nous depuis le pont de Ruan jusqu’àClochegourde. Monsieur de Mortsauf vient d’acheter quarante arpentsde prairie avec les économies de ces deux années et l’arriéré de sapension. Cela vous étonne&|160;?

— Moi, je voudrais que toute la vallée fût à vous&|160;!m’écriai-je.

Elle me répondit par un sourire. Nous arrivâmes au-dessous dupont de Ruan, à un endroit où l’Indre est large, et où l’onpêchait.

— Hé&|160;! bien, Martineau&|160;? dit-elle.

— Ah&|160;! madame la comtesse, nous avons du guignon. Depuistrois heures que nous y sommes, en remontant du moulin ici, nousn’avons rien pris.

Nous abordâmes afin d’assister aux derniers coups de filet, etnous nous plaçâmes tous trois à l’ombre d’un ’’ bouillard’’ ,espèce de peuplier dont l’écorce est blanche, qui se trouve sur leDanube, sur la Loire, probablement sur tous les grands fleuves, etqui jette au printemps un coton blanc soyeux l’enveloppe de safleur. La comtesse avait repris son auguste sérénité&|160;; elle serepentait presque de m’avoir dévoilé ses douleurs et d’avoir criécomme Job, au lieu de pleurer comme la Madeleine, une Madeleinesans amours, ni fêtes ni dissipations, mais non sans parfums nibeautés. La seine ramenée à ses pieds fut pleine de poissons&|160;:des tanches, des barbillons, des brochets des perches et une énormecarpe sautillant sur l’herbe.

— C’est un fait exprès, dit le garde.

Les ouvriers écarquillaient leurs yeux en admirant cette femmequi ressemblait à une fée dont la baguette aurait touché lesfilets. En ce moment le piqueur parut, chevauchant à travers laprairie au grand galop, et lui causa d’horribles tressaillements.Nous n’avions pas Jacques avec nous, et la première pensée desmères est, comme l’a si poétiquement dit Virgile, de serrer leursenfants sur leur sein au moindre événement.

— Jacques&|160;! cria-t-elle. Où est Jacques&|160;? Qu’est-ilarrivé à mon fils&|160;?

Elle ne m’aimait pas&|160;! Si elle m’avait aimé, elle aurait eupour mes souffrances cette expression de lionne au désespoir.

— Madame la comtesse, monsieur le comte se trouve plus mal.

Elle respira, courut avec moi, suivie de Madeleine.

— Revenez lentement, me dit-elle&|160;; que cette chère fille nes’échauffe pas. Vous le voyez, la course de monsieur de Mortsaufpar ce temps si chaud l’avait mis en sueur, et sa station sous lenoyer a pu devenir la cause d’un malheur.

Ce mot dit au milieu de son trouble, accusait la pureté de sonâme. La mort du comte, un malheur&|160;! Elle gagna rapidementClochegourde, passa par la brèche d’un mur et traversa les clos. Jerevins lentement en effet. L’expression d’Henriette m’avaitéclairé, mais comme éclaire la foudre qui ruine les moissonsengrangées. Durant cette promenade sur l’eau, je m’étais cru lepréféré&|160;; je sentis amèrement qu’elle était de bonne foi dansses paroles. L’amant qui n’est pas tout n’est rien. J’aimais doncseul avec les désirs d’un amour qui sait tout ce qu’il veut, qui serepaît par avance de caresses espérées, et se contente des voluptésde l’âme parce qu’il y mêle celles que lui réserve l’avenir. SiHenriette aimait, elle ne connaissait rien ni des plaisirs del’amour ni de ses tempêtes. Elle vivait du sentiment même, commeune sainte avec Dieu. J’étais l’objet auquel s’étaient rattachéesses pensées, ses sensations méconnues, comme un essaim s’attache àquelque branche d’arbre fleuri&|160;; mais je n’étais pas leprincipe, j’étais un accident de sa vie, je n’étais pas toute savie. Roi détrôné, j’allais me demandant qui pouvait me rendre monroyaume. Dans ma folle jalousie, je me reprochais de n’avoir rienosé, de n’avoir pas resserré les liens d’une tendresse qui mesemblait alors plus subtile que vraie par les chaînes du droitpositif que crée la possession.

L’indisposition du comte, déterminée peut-être par le froid dunoyer, devint grave en quelques heures. J’allai quérir à Tours unmédecin renommé, monsieur Origet, que je ne pus ramener que dans lasoirée&|160;; mais il resta pendant toute la nuit et le lendemain àClochegourde. Quoiqu’il eût envoyé chercher une grande quantité desangsues par le piqueur, il jugea qu’une saignée était urgente, etn’avait point de lancette sur lui. Aussitôt je courus à Azay par untemps affreux, je réveillai le chirurgien, monsieur Deslandes, etle contraignis à venir avec une célérité d’oiseau. Dix minutes plustard, le comte eût succombé&|160;; la saignée le sauva. Malgré cepremier succès, le médecin pronostiquait la fièvre inflammatoire laplus pernicieuse, une de ces maladies comme en font les gens qui sesont bien portés pendant vingt ans. La comtesse atterrée croyaitêtre la cause de cette fatale crise. Sans force pour me remercierde mes soins, elle se contentait de me jeter quelques sourires dontl’expression équivalait au baiser qu’elle avait mis sur mamain&|160;; j’aurais voulu y lire les remords d’un illicite amourmais c’était l’acte de contrition d’un repentir qui faisait mal àvoir dans une âme si pure, c’était l’expansion d’une admirativetendresse pour celui qu’elle regardait comme noble, en s’accusant,elle seule, d’un crime imaginaire. Certes, elle aimait comme Laurede Noves aimait Pétrarque, et non comme Francesca da Rimini aimaitPaolo&|160;: affreuse découverte pour qui rêvait l’union de cesdeux sortes d’amour&|160;! La comtesse gisait, le corps affaissé,les bras pendants, sur un fauteuil sale dans cette chambre quiressemblait à la bauge d’un sanglier. Le lendemain soir, avant departir le médecin dit à la comtesse qui avait passé la nuit, deprendre une garde. La maladie devait être longue.

— Une garde, répondit-elle, non, non. Nous le soignerons,s’écria-t-elle en me regardant&|160;; nous nous devons de lesauver&|160;!

A ce cri, le médecin nous jeta un coup d’œil observateur, pleind’étonnement. L’expression de cette parole était de nature luifaire soupçonner quelque forfait manqué. Il promit de revenir deuxfois par semaine, indiqua la marche à tenir à monsieur Deslandes etdésigna les symptômes menaçants qui pouvaient exiger qu’on vînt lechercher à Tours. Afin de procurer à la comtesse au moins une nuitde sommeil sur deux, je lui demandai de me laisser veiller le comtealternativement avec elle. Ainsi je la décidai, non sans peine às’aller coucher la troisième nuit. Quand tout reposa dans lamaison, pendant un moment où le comte s’assoupit j’entendis chezHenriette un douloureux gémissement. Mon inquiétude devint si viveque j’allai la trouver&|160;; elle était à genoux devant sonprie-Dieu, fondant en larmes, et s’accusait&|160;: — Mon Dieu sitel est le prix d’un murmure, criait-elle je ne me plaindraijamais.

— Vous l’avez quitté&|160;! dit-elle en me voyant.

— Je vous entendais pleurer et gémir, j’ai eu peur pourvous.

— Oh&|160;! moi, dit-elle, je me porte bien&|160;!

Elle voulut être certaine que monsieur de Mortsauf dormît&|160;;nous descendîmes tous deux, et tous deux à la clarté d’une lampenous le regardâmes&|160;: le comte était plus affaibli par la pertedu sang tiré à flots qu’il n’était endormi&|160;; ses mains agitéescherchaient à ramener sa couverture sur lui.

— On prétend que c’est des gestes de mourants, dit-elle.Ah&|160;! s’il mourait de cette maladie que nous avons causée, jene me marierais jamais, je le jure, ajouta-t-elle en étendant lamain sur la tête du comte par un geste solennel.

— J’ai tout fait pour le sauver, lui dis-je.

— Oh&|160;! vous, vous êtes bon, dit-elle. Mais moi, je suis lagrande coupable.

Elle se pencha sur ce front décomposé, en balaya la sueur avecses cheveux, et la baisa saintement&|160;; mais je ne vis pas avecune joie secrète qu’elle s’acquittait de cette caresse comme d’uneexpiation.

— Blanche, à boire, dit le comte d’une voix éteinte.

— Vous voyez, il ne connaît que moi, me dit-elle en luiapportant un verre.

Et par son accent, par ses manières affectueuses, elle cherchaità insulter aux sentiments qui nous liaient, en les immolant aumalade.

— Henriette, lui dis-je, allez prendre quelque repos, je vous ensupplie.

— Plus d’Henriette, dit-elle en m’interrompant avec uneimpérieuse précipitation.

— Couchez-vous afin de ne pas tomber malade. Vos enfants, ’’lui-même ’’ vous ordonnent de vous soigner, il est des cas oùl’égoïsme devient une sublime vertu.

— Oui, dit-elle.

Elle s’en alla me recommandant son mari par des gestes quieussent accusé quelque prochain délire, s’ils n’avaient pas eu lesgrâces de l’enfance mêlées à la force suppliante du repentir. Cettescène, terrible en la mesurant à l’état habituel de cette âme pure,m’effraya&|160;; je craignis l’exaltation de sa conscience. Quandle médecin revint, je lui révélai les scrupules d’hermineeffarouchée qui poignaient ma blanche Henriette. Quoique discrète,cette confidence dissipa les soupçons de monsieur Origet, et ilcalma les agitations de cette belle âme en disant qu’en tout étatde cause le comte devait subir cette crise, et que sa station sousle noyer avait été plus utile que nuisible en déterminant lamaladie.

Pendant cinquante-deux deux jours le comte fut entre la vie etla mort&|160;; nous veillâmes chacun à notre tour, Henriette etmoi, vingt-six nuits. Certes, monsieur de Mortsauf dut son salut ànos soins, à la scrupuleuse exactitude avec laquelle nousexécutions les ordres de monsieur Origet. Semblable aux médecinsphilosophes que de sagaces observations autorisent à douter desbelles actions quand elles ne sont que le secret accomplissementd’un devoir, cet homme, tout en assistant au combat d’héroïsme quise passait entre la comtesse et moi, ne pouvait s’empêcher de nousépier par des regards inquisitifs, tant il avait peur de se tromperdans son admiration.

— Dans une semblable maladie, me dit-il lors de sa troisièmevisite, la mort rencontre un prompt auxiliaire dans le moral, quandil se trouve aussi gravement altéré que l’est celui du comte. Lemédecin, la garde, les gens qui entourent le malade tiennent sa vieentre leurs mains&|160;; car alors un seul mot, une crainte viveexprimée par un geste, ont la puissance du poison.

En me parlant ainsi, Origet étudiait mon visage et macontenance&|160;; mais il vit dans mes yeux la claire expressiond’une âme candide. En effet, durant le cours de cette cruellemaladie, il ne se forma pas dans mon intelligence la plus légère deces mauvaises idées qui parfois sillonnent les consciences les plusinnocentes. Pour qui contemple en grand la nature, tout y tend àl’unité par l’assimilation. Le monde moral doit être régi par unprincipe analogue. Dans une sphère pure, tout est pur. Prèsd’Henriette, il se respirait un parfum du ciel, il semblait qu’undésir reprochable devait à jamais vous éloigner d’elle. Ainsi,non-seulement elle était le bonheur, mais elle était aussi lavertu. En nous trouvant toujours également attentifs et soigneux,le docteur avait je ne sais quoi de pieux et d’attendri dans lesparoles et dans les manières&|160;; il semblait se dire&|160;: —Voilà les vrais malades, ils cachent leur blessure etl’oublient&|160;! Par un contraste qui, selon cet excellent homme,était assez ordinaire chez les hommes ainsi détruits, monsieur deMortsauf fut patient, plein d’obéissance, ne se plaignit jamais etmontra la plus merveilleuse docilité&|160;; lui qui, bien portant,ne faisait pas la chose la plus simple sans mille observations. Lesecret de cette soumission à la médecine, tant niée naguère, étaitune secrète peur de la mort, autre contraste chez un homme d’unebravoure irrécusable&|160;! Cette peur pourrait assez bienexpliquer plusieurs bizarreries du nouveau caractère que luiavaient prêté ses malheurs. Vous l’avouerai-je, Natalie, et lecroirez-vous&|160;? ces cinquante jours et le mois qui les suivitfurent les plus beaux moments de ma vie. L’amour n’est-il pas dansles espaces infinis de l’âme, comme est dans une belle vallée legrand fleuve où se rendent les pluies, les ruisseaux et lestorrents, où tombent les arbres et les fleurs, les graviers du bordet les plus élevés quartiers de roc&|160;; il s’agrandit aussi bienpar les orages que par le lent tribut des claires fontaines. Oui,quand on aime, tout arrive à l’amour. Les premiers grands dangerspassés, la comtesse et moi, nous nous habituâmes à la maladie.Malgré le désordre incessant introduit par les soins qu’exigeait lecomte, sa chambre que nous avions trouvée si mal tenue devintpropre et coquette. Bientôt nous y fûmes comme deux êtres échouésdans une île déserte&|160;; car non-seulement les malheurs isolent,mais encore ils font taire les mesquines conventions de la société.Puis l’intérêt du malade nous obligea d’avoir des points de contactqu’aucun autre événement n’aurait autorisés. Combien de fois nosmains, si timides auparavant, ne se rencontrèrent-elles pas enrendant quelque service au comte&|160;! n’avais-je pas à soutenir,à aider Henriette&|160;! Souvent emportée par une nécessitécomparable à celle du soldat en vedette, elle oubliait demanger&|160;; je lui servis alors, quelquefois sur ses genoux, unrepas pris en hâte et qui nécessitait mille petits soins. Ce futune scène d’enfance à côté d’une tombe entr’ouverte. Elle mecommandait vivement les apprêts qui pouvaient éviter quelquesouffrance au comte, et m’employait à mille menus ouvrages. Pendantle premier temps où l’intensité du danger étouffait, comme durantune bataille, les subtiles distinctions qui caractérisent les faitsde la vie ordinaire, elle dépouilla nécessairement ce décorum quetoute femme, même la plus naturelle, garde en ses paroles, dans sesregards, dans son maintien quand elle est en présence du monde oude sa famille, et qui n’est plus de mise en déshabillé. Nevenait-elle pas me relever aux premiers chants de l’oiseau, dansses vêtements du matin qui me permirent de revoir parfois leséblouissants trésors que, dans mes folles espérances, jeconsidérais comme miens&|160;? Tout en restant imposante et fière,pouvait-elle ainsi ne pas être familière&|160;? D’ailleurs pendantles premiers jours le danger ôta si bien toute significationpassionnée aux privautés de notre intime union, qu’elle n’y vitpoint de mal&|160;; puis quand vint la réflexion&|160;; elle songeapeut-être que ce serait une insulte pour elle comme pour moi que dechanger ses manières. Nous nous trouvâmes insensiblementapprivoisés, mariés à demi. Elle se montra bien noblementconfiante, sûre de moi comme d’elle-même. J’entrai donc plus avantdans son cœur. La comtesse redevint mon Henriette, Henriettecontrainte d’aimer davantage celui qui s’efforçait d’être saseconde âme. Bientôt je n’attendis plus sa main toujoursirrésistiblement abandonnée au moindre coup d’œilsolliciteur&|160;; je pouvais, sans qu’elle se dérobât à ma vue,suivre avec ivresse les lignes de ses belles formes durant leslongues heures pendant lesquelles nous écoutions le sommeil dumalade. Les chétives voluptés que nous nous accordions, ces regardsattendris, ces paroles prononcées à voix basse pour ne pas éveillerle comte, les craintes, les espérances dites et redites, enfin lesmille événements de cette fusion complète de deux cœurs long-tempsséparés, se détachaient vivement sur les ombres douloureuses de lascène actuelle. Nous connûmes nos âmes à fond dans cette épreuve àlaquelle succombent souvent les affections les plus vives qui nerésistent pas au laisser-voir de toutes les heures, qui sedétachent en éprouvant cette cohésion constante où l’on trouve lavie ou lourde ou légère à porter. Vous savez quel ravage fait lamaladie d’un maître, quelle interruption dans les affaires, letemps manque pour tout&|160;; la vie embarrassée chez lui dérangeles mouvements de sa maison et ceux de sa famille. Quoique touttombât sur madame de Mortsauf, le comte était encore utile audehors&|160;; il allait parler aux fermiers, se rendait chez lesgens d’affaires, recevait les fonds&|160;; si elle était l’âme, ilétait le corps. Je me fis son intendant pour qu’elle pût soigner lecomte sans rien laisser péricliter au dehors. Elle accepta toutsans façon, sans un remercîment. Ce fut une douce communauté deplus que ces soins de maison partages, que ces ordres transmis enson nom. Je m’entretenais souvent le soir avec elle, dans sachambre, et de ses intérêts et de ses enfants. Ces causeriesdonnèrent un semblant de plus à notre mariage éphémère. Avec quellejoie Henriette se prêtait à me laisser jouer le rôle de son mari, àme faire occuper sa place à table, à m’envoyer parler augarde&|160;; et tout cela dans une complète innocence, mais nonsans cet intime plaisir qu’éprouve la plus vertueuse femme du mondeà trouver un biais où se réunissent la stricte observation des loiset le contentement de ses désirs inavoués. Annulé par la maladie,le comte ne pesait plus sur sa femme, ni sur sa maison&|160;; etalors la comtesse fut elle-même, elle eut le droit de s’occuper demoi, de me rendre l’objet d’une foule de soins, Quelle joie quandje découvris en elle la pensée vaguement conçue peut-être, maisdélicieusement exprimée, de me révéler tout le prix de sa personneet de ses qualités, de me faire apercevoir le changement quis’opérerait en elle si elle était comprise&|160;! Cette fleur,incessamment fermée dans la froide atmosphère de son ménage,s’épanouit à mes regards, et pour moi seul&|160;; elle prit autantde joie à se déployer que j’en sentis en y jetant l’œil curieux del’amour. Elle me prouvait par tous les riens de la vie combienj’étais présent à sa pensée. Le jour où, après avoir passé la nuitau chevet du malade, je dormais tard, Henriette se levait le matinavant tout le monde, elle faisait régner autour de moi le plusabsolu silence&|160;; sans être avertis, Jacques et Madeleinejouaient au loin&|160;: elle usait de mille supercheries pourconquérir le droit de mettre elle-même mon couvert&|160;; enfin,elle me servait, avec quel pétillement de joie dans les mouvements,avec quelle fauve finesse d’hirondelle, quel vermillon sur lesjoues, quels tremblements dans la voix, quelle pénétration delynx&|160;! ces expansions de l’âme se peignent-elles&|160;?Souvent elle était accablée de fatigue&|160;; mais si par hasard ences moments de lassitude il s’agissait de moi, pour moi comme pourses enfants elle trouvait de nouvelles forces, elle s’élançaitagile, vive et joyeuse. Comme elle aimait à jeter sa tendresse enrayons dans l’air&|160;! Ah&|160;! Natalie, oui, certaines femmespartagent ici-bas les privilèges des Esprits Angéliques, etrépandent comme eux cette lumière que Saint-Martin, le PhilosopheInconnu, disait être intelligente, mélodieuse et parfumée. Sûre dema discrétion, Henriette se plut à me relever le pesant rideau quinous cachait l’avenir, en me laissant voir en elle deuxfemmes&|160;: la femme enchaînée qui m’avait séduit malgré sesrudesses, et la femme libre dont la douceur devait éterniser monamour. Quelle différence&|160;! madame de Mortsauf était le bengalitransporté dans la froide Europe, tristement posé sur son bâton,muet et mourant dans sa cage où le garde un naturaliste&|160;;Henriette était l’oiseau chantant ses poèmes orientaux dans sonbocage au bord du Gange, et comme une pierrerie vivante, volant debranche en branche parmi les roses d’un immense volkaméria toujoursfleuri. Sa beauté se fit plus belle, son esprit se raviva. Cecontinuel fou de joie était un secret entre nos deux esprits, carl’œil de l’abbé de Dominis, ce représentant du monde, était plusredoutable pour Henriette que celui de monsieur de Mortsauf&|160;;mais elle prenait comme moi grand plaisir à donner à sa pensée destours ingénieux&|160;; elle cachait son contentement sous laplaisanterie, et couvrait d’ailleurs les témoignages de satendresse du brillant pavillon de la reconnaissance.

— Nous avons mis votre amitié à de rudes épreuves, Félix&|160;!Nous pouvons bien lui permettre les licences que nous permettons àJacques, monsieur l’abbé&|160;? disait-elle à table.

Le sévère abbé répondait par l’aimable sourire de l’homme pieuxqui lit dans les cœurs et les trouve purs&|160;; il exprimaitd’ailleurs pour la comtesse le respect mélangé d’adorationqu’inspirent les anges. Deux fois, en ces cinquante jours, lacomtesse s’avança peut-être au delà des bornes dans lesquelles serenfermait notre affection&|160;; mais encore ces deux événementsfurent-ils enveloppés d’un voile qui ne se leva qu’au jour desaveux suprêmes. Un matin, dans les premiers jour de la maladie ducomte, au moment où elle se repentit de m’avoir traité sisévèrement en me retirant les innocents priviléges accordés à machaste tendresse, je l’attendais, elle devait me remplacer. Tropfatigué, je m’étais endormi, la tête appuyée sur la muraille. Je meréveillai soudain en me sentant le front touché par je ne sais quoide frais qui me donna une sensation comparable à celle d’une rosequ’on y eût appuyée. Je vis la comtesse à trois pas de moi, qui medit&|160;: —  » J’arrive&|160;!  » Je m’en allai&|160;; mais en luisouhaitant le bonjour, je lui pris la main, et la sentis humide ettremblante.

— Souffrez-vous&|160;? lui dis-je.

— Pourquoi me faites-vous cette question&|160;? medemanda-t-elle.

Je la regardai, rougissant, confus&|160;: — J’ai rêvé,dis-je.

Un soir, pendant les dernières visites de monsieur Origet, quiavait positivement annoncé la convalescence du comte, je metrouvais avec Jacques et Madeleine sous le perron où nous étionstous trois couchés sur les marches, emportés par l’attention quedemandait une partie d’onchets que nous faisions avec des tuyaux depaille et des crochets armés d’épingles. Monsieur de Mortsaufdormait. En attendant que son cheval fût attelé&|160;; le médecinet la comtesse causaient à voix basse dans le salon. MonsieurOriget s’en alla sans que je m’aperçusse de son départ. Aprèsl’avoir reconduit, Henriette s’appuya sur la fenêtre d’où ellecontempla sans doute pendant quelque temps, à notre insu. La soiréeétait une de ces soirées chaudes où le ciel prend les teintes ducuivre, où la campagne envoie dans les échos mille bruits confus.Un dernier rayon de soleil se mourait sur les toits, les fleurs desjardins embaumaient les airs, les clochettes des bestiaux ramenésaux étables retentissaient au loin. Nous nous conformions ausilence de cette heure tiède en étouffant nos cris de peurd’éveiller le comte. Tout à coup, malgré le bruit onduleux d’unerobe, j’entendis la contraction gutturale d’un soupir violemmentréprimé&|160;; je m’élançai dans le salon, j’y vis la comtesseassise dans l’embrasure de la fenêtre, un mouchoir sur lafigure&|160;; elle reconnut mon pas, et me fit un geste impérieuxpour m’ordonner de la laisser seule. Je vins, le cœur pénétré decrainte, et voulus lui ôter son mouchoir de force, elle avait levisage baigné de larmes&|160;; elle s’enfuit dans sa chambre, etn’en sortit que pour la prière. Pour la première fois, depuiscinquante jours, je l’emmenai sur la terrasse et lui demandaicompte de son émotion&|160;; mais elle affecta la gaieté la plusfolle et la justifia par la bonne nouvelle que lui avait donnéeOriget.

— Henriette, Henriette, lui dis-je, vous la saviez au moment oùje vous ai vue pleurant. Entre nous deux un mensonge serait unemonstruosité. Pourquoi m’avez-vous empêché d’essuyer ceslarmes&|160;? M’appartenaient-elles donc&|160;?

— J’ai pensé, me dit-elle, que pour moi cette maladie a étécomme une balle dans la douleur. Maintenant que je ne tremble pluspour monsieur de Mortsauf, il faut trembler pour moi.

Elle avait raison. La santé du comte s’annonça par le retour deson humeur fantasque&|160;: il commençait à dire que ni sa femme,ni moi, ni le médecin ne savaient le soigner, nous ignorions touset sa maladie et son tempérament, et ses souffrances et les remèdesconvenables. Origet, infatué de je ne sais quelle doctrine, voyaitune altération dans les humeurs, tandis qu’il ne devait s’occuperque du pylore. Un jour, il nous regarda malicieusement comme unhomme qui nous aurait épiés ou bien devinés, et il dit en souriantà sa femme&|160;: — Eh&|160;! bien, ma chère, si j’étais mort, vousm’auriez regrettés sans doute, mais, avouez-le, vous vous seriezrésignée… .

— J’aurais porté le deuil de cour, rose et noir, répondit-elleen riant afin de faire taire son mari.

Mais il y eut surtout à propos de la nourriture, que le docteurdéterminait sagement en s’opposant à ce que l’on satisfît la faimdu convalescent, des scènes de violence et des criailleries qui nepouvaient se comparer à rien dans le passé, car le caractère ducomte se montra d’autant plus terrible qu’il avait pour ainsi diresommeillé. Forte de ses ordonnances du médecin et de l’obéissancede ses gens, stimulée par moi qui vis dans cette lutte un moyen delui apprendre à exercer sa domination sur son mari, la comtesses’enhardit à la résistance&|160;; elle sut opposer un front calme àla démence et aux cris&|160;; elle s’habitua, le prenant pour cequ’il était, pour un enfant, à entendre ses épithètes injurieuses.J’eus le bonheur de lui voir saisir enfin le gouvernement de cetesprit maladif. Le comte criait, mais il obéissait et il obéissaitsurtout après avoir beaucoup crié. Malgré l’évidence des résultats,Henriette pleurait parfois à l’aspect de ce vieillard décharné,faible, au front plus jaune que la feuille près de tomber, aux yeuxpâles, aux mains tremblantes&|160;; elle se reprochait ses duretés,elle ne résistait pas souvent à la joie qu’elle voyait dans lesyeux du comte quand, en lui mesurant ses repas, elle allait au delàdes défenses du médecin. Elle se montra d’ailleurs d’autant plusdouce et gracieuse pour lui qu’elle l’avait été pour moi&|160;;mais il y eut cependant des différences qui remplirent mon cœurd’une joie illimitée. Elle n’était pas infatigable, elle savaitappeler ses gens pour servir le comte quand ses caprices sesuccédaient un peu trop rapidement et qu’il se plaignait de ne pasêtre compris.

La comtesse voulut aller rendre grâces à Dieu du rétablissementde monsieur de Mortsauf, elle fit dire une messe et me demanda monbras pour se rendre à l’église&|160;; je l’y menai&|160;; maispendant le temps que dura la messe, je vins voir monsieur et madamede Chessel. Au retour, elle voulut me gronder.

— Henriette, lui dis-je, je suis incapable de fausseté. Je puisme jeter à l’eau pour sauver mon ennemi qui se noie, lui donner monmanteau pour le réchauffer&|160;; enfin je lui pardonnerais, maissans oublier l’offense.

Elle garda le silence, et pressa mon bras sur son cœur.

— Vous êtes un ange, vous avez dû être sincère dans vos actionsde grâces, dis-je en continuant. La mère du prince de la Paix futsauvée des mains d’une populace furieuse qui voulait la tuer, etquand la reine lui demanda&|160;: Que faisiez-vous&|160;? ellerépondit&|160;: Je priais pour eux&|160;! La femme est ainsi. Moije suis un homme et nécessairement imparfait.

— Ne vous calomniez point, dit-elle en me remuant le bras avecviolence, peut-être valez-vous mieux que moi.

— Oui, repris-je, car je donnerais l’éternité pour un seul jourde bonheur, et vous&|160;!… .

— Et moi&|160;? dit-elle en me regardant avec fierté.

Je me tus et baissai les yeux pour éviter la foudre de sonregard.

— Moi&|160;! reprit-elle, de quel ’’ moi’’ parlez-vous&|160;? Jesens bien des moi en moi&|160;! Ces deux enfants, ajouta-t-elle enmontrant Madeleine et Jacques, sont des ’’ moi’’ . Félix, dit-elleavec un accent déchirant, me croyez-vous donc égoïste&|160;?Pensez-vous que je saurais sacrifier toute une éternité pourrécompenser celui qui me sacrifie sa vie&|160;? Cette pensée esthorrible, elle froisse à jamais les sentiments religieux. Une femmeainsi déchue peut-elle se relever&|160;? son bonheur peut-ill’absoudre&|160;? Vous me feriez bientôt décider cesquestions&|160;!.. Oui, je vous livre enfin un secret de maconscience&|160;: cette idée m’a souvent traversé le cœur, je l’aisouvent expiée par de dures pénitences, elle a causé des larmesdont vous m’avez demandé compte avant-hier… .

— Ne donnez vous pas trop d’importance à certaines choses queles femmes vulgaires mettent à haut prix et que vous devriez… .

— Oh&|160;! dit-elle en m’interrompant, leur en donnez-vousmoins&|160;?

Cette logique arrêta tout raisonnement.

— Hé&|160;! bien, reprit-elle, sachez-le&|160;! Oui, j’aurais lalâcheté d’abandonner ce pauvre vieillard dont je suis la vie&|160;!Mais, mon ami, ces deux petites créatures si faibles qui sont enavant de nous, Madeleine et Jacques, ne resteraient-ils pas avecleur père&|160;? Eh&|160;! bien, croyez-vous, je vous le demande,croyez-vous qu’ils vécussent trois mois sous la domination insenséede cet homme&|160;? Si en manquant à mes devoirs, il ne s’agissaitque de moi… Elle laissa échapper un superbe sourire. Mais n’est-cepas tuer mes deux enfants&|160;? leur mort serait certaine. MonDieu&|160;! s’écria-t-elle, pourquoi parlons-nous de ceschoses&|160;? Mariez-vous, et laissez-moi mourir&|160;!

Elle dit ces paroles d’un ton si amer, si profond, qu’elleétouffa la révolte de ma passion.

— Vous avez crié, là-haut, sous ce noyer&|160;; je viens decrier, moi, sous ces aulnes, voilà tout. Je me tairaidésormais.

— Vos générosités me tuent, dit-elle en levant les yeux auciel.

Nous étions arrivés sur la terrasse, nous y trouvâmes le comteassis dans un fauteuil, au soleil. L’aspect de cette figure fondue,à peine animée par un sourire faible, éteignit les flammes sortiesdes cendres. Je m’appuyai sur la balustrade, en contemplant letableau que m’offrait ce moribond, entre ses deux enfants toujoursmalingres, et sa femme pâlie par les veilles, amaigrie par lesexcessifs travaux, par les alarmes et peut-être par les joies deces deux terribles mois, mais que les émotions de cette scèneavaient colorée outre mesure. A l’aspect de cette famillesouffrante, enveloppée des feuillages tremblotants à traverslesquels passait la grise lumière d’un ciel d’automne nuageux, jesentis en moi-même se dénouer les liens qui rattachent le corps àl’esprit. Pour la première fois, j’éprouvai ce spleen moral queconnaissent, dit-on, les plus robustes lutteurs au fort de leurscombats, espèce de folie froide qui fait un lâche de l’homme leplus brave, un dévot d’un incrédule, qui rend indifférent à toutechose, même aux sentiments les plus vitaux, à l’honneur, àl’amour&|160;; car le doute nous ôte la connaissance de nous-mêmes,et nous dégoûte de la vie. Pauvres créatures nerveuses que larichesse de votre organisation livre sans défense à je ne sais quelfatal génie où sont vos pairs et vos juges&|160;? Je conçus commentle jeune audacieux qui avançait déjà la main sur le bâton desmaréchaux de France, habile négociateur autant qu’intrépidecapitaine, avait pu devenir l’innocent assassin que jevoyais&|160;! Mes désirs, aujourd’hui couronnés de roses pouvaientavoir cette fin&|160;? Epouvanté par la cause autant que parl’effet, demandant comme l’impie où était ici la Providence, je nepus retenir deux larmes qui roulèrent sur mes joues.

— Qu’as-tu, mon bon Félix&|160;? me dit Madeleine de sa voixenfantine.

Puis Henriette acheva de dissiper ces noires vapeurs et cesténèbres par un regard de sollicitude qui rayonna dans mon âmecomme le soleil. En ce moment, le vieux piqueur m’apporta de Toursune lettre dont la vue m’arracha je ne sais quel cri de surprise,et qui fit trembler madame de Mortsauf par contre-coup. Je voyaisle cachet du cabinet, le roi me rappelait. Je lui tendis la lettre,elle la lut d’un regard.

— Il s’en va&|160;! dit le comte.

— Que vais-je devenir&|160;? me dit-elle en apercevant pour lapremière fois son désert sans soleil.

Nous restâmes dans une stupeur de pensée qui nous oppressa touségalement, car nous n’avions jamais si bien senti que nous nousétions tous nécessaires les uns aux autres. La comtesse eut, en meparlant de toutes choses, même indifférentes, un son de voixnouveau, comme si l’instrument eût perdu plusieurs cordes, et queles autres se fussent détendues. Elle eut des gestes d’apathie etdes regards sans lueur. Je la priai de me confier ses pensées.

— En ai-je&|160;? me dit-elle.

Elle m’entraîna dans sa chambre, me fit asseoir sur son canapé,fouilla le tiroir de sa toilette, se mit à genoux devant moi, et medit&|160;: — Voilà les cheveux qui me sont tombés depuis un an,prenez-les, ils sont bien à vous, vous saurez un jour comment etpourquoi.

Je me penchai lentement vers son front, elle ne se baissa paspour éviter mes lèvres, je les appuyai saintement, sans coupableivresse, sans volupté chatouilleuse, mais avec un solennelattendrissement. Voulait-elle tout sacrifier&|160;? Allait-elleseulement, comme je l’avais fait, au bord du précipice&|160;? Sil’amour l’avait amenée à se livrer, elle n’eût pas eu ce calmeprofond, ce regard religieux, et ne m’eût pas dit de sa voixpure&|160;: — Vous ne m’en voulez plus&|160;?

Je partis au commencement de la nuit, elle voulut m’accompagnerpar la route de Frapesle, et nous nous arrêtâmes au noyer&|160;; jele lui montrai, lui disant comment de là je l’avais aperçue quatreans auparavant&|160;: — La vallée était bien belle&|160;!m’écriai-je.

— Et maintenant&|160;? reprit-elle vivement.

— Vous êtes sous le noyer, lui dis-je, et la vallée est ànous&|160;!

Elle baissa la tête, et notre adieu se fit là. Elle remonta danssa voiture avec Madeleine, et moi dans la mienne, seul. De retour àParis, je fus heureusement absorbé par des travaux pressants qui medonnèrent une violente distraction et me forcèrent à me dérober aumonde qui m’oublia. Je correspondis avec madame de Mortsauf, à quij’envoyais mon journal toutes les semaines, et qui me répondaitdeux fois par mois. Vie obscure et pleine, semblable à ces endroitstouffus, fleuris et ignorés, que j’avais admirés naguère encore aufond des bois en faisant de nouveaux poëmes de fleurs pendant lesdeux dernières semaines.

O vous qui aimez&|160;! imposez-vous de ces belles obligations,chargez-vous de règles à accomplir comme l’Eglise en a donné pourchaque jour aux chrétiens. C’est de grandes idées que lesobservances rigoureuses créées par la Religion Romaine, ellestracent toujours plus avant dans l’âme les sillons du devoir par larépétition des actes qui conservent l’espérance et la crainte. Lessentiments courent toujours vifs dans ces ruisseaux creusés quiretiennent les eaux, les purifient, rafraîchissent incessamment lecœur, et fertilisent la vie par les abondants trésors d’une foicachée, source divine où se multiplie l’unique pensée d’un uniqueamour.

Ma passion, qui recommençait le Moyen-Age et rappelait lachevalerie, fut connue je ne sais comment&|160;; peut-être le roiet le duc de Lenoncourt en causèrent-ils. De cette sphèresupérieure, l’histoire à la fois romanesque et simple d’un jeunehomme qui adorait pieusement une femme belle sans public, granddans la solitude, fidèle sans l’appui du devoir, se répandit sansdoute au cœur du faubourg Saint-Germain&|160;? Dans les salons, jeme trouvais l’objet d’une attention gênante, car la modestie de lavie a des avantages qui, une fois éprouvés, rendent insupportablel’éclat d’une mise en scène constante. De même que les yeuxhabitués à ne voir que des couleurs douces sont blessés par legrand jour, de même il est certains esprits auxquels déplaisent lesviolents contrastes. J’étais alors ainsi&|160;; vous pouvez vous enétonner aujourd’hui&|160;; mais prenez patience, les bizarreries duVandenesse actuel vont s’expliquer. Je trouvais donc les femmesbienveillantes et le monde parfait pour moi. Après le mariage duduc de Berry, la cour reprit du faste, les fêtes françaisesrevinrent. L’occupation étrangère avait cessé, la prospéritéreparaissait, les plaisirs étaient possibles Des personnagesillustres par leur rang, ou considérables par leur fortune,abondèrent de tous les points de l’Europe dans la capitale del’intelligence où se retrouvent les avantages des autres pays etleurs vices agrandis, aiguisés par l’esprit français. Cinq moisaprès avoir quitté Clochegourde au milieu de l’hiver, mon bon angem’écrivit une lettre désespérée en me racontant une grave maladiede son fils et à laquelle il avait échappé, mais qui laissait descraintes pour l’avenir&|160;; le médecin avait parlé de précautionsà prendre pour la poitrine, mot terrible qui, prononcé par lascience, teint en noir toutes les heures d’une mère. A peineHenriette respirait-elle, à peine Jacques entrait-il enconvalescence, que sa sœur inspira des inquiétudes. Madeleine,cette jolie plante qui répondait si bien à la culture maternelle,subissait une crise prévue, mais redoutable pour une si frêleconstitution. Abattue déjà par les fatigues que lui avait causéesla longue maladie de Jacques, la comtesse se trouvait sans couragepour supporter ce nouveau coup, et le spectacle que luiprésentaient ces deux chers êtres la rendait insensible auxtourments redoublés du caractère de son mari. Ainsi, des orages deplus en plus troubles et chargés de graviers déracinaient par leursvagues âpres les espérances le plus profondément plantées dans soncœur. Elle s’était d’ailleurs abandonnée à la tyrannie du comte,qui, de guerre lasse, avait regagné le terrain perdu.

 » Quand toute ma force enveloppait mes enfants,m’écrivait-elle&|160;; pouvais-je l’employer contre monsieur deMortsauf et pouvais-je me défendre de ses agressions en medéfendant contre la mort&|160;? En marchant aujourd’hui, seule etaffaiblie, entre les deux jeunes mélancolies qui m’accompagnent, jesuis atteinte par un invincible dégoût de la vie. Quel coup puis-jesentir, à quelle affection puis-je répondre, quand je vois sur laterrasse Jacques immobile dont la vie ne m’est plus attestée quepar ses deux beaux yeux agrandis de maigreur, caves comme ceux d’unvieillard, et dont, fatal pronostic&|160;! l’intelligence avancéecontraste avec sa débilité corporelle&|160;? Quand je vois à mescôtés cette jolie Madeleine, si vive, si caressante, si colorée,maintenant blanche comme une morte, ses cheveux et ses yeux mesemblent avoir pâli, elle tourne sur moi des regards languissantscomme si elle voulait me faire ses adieux&|160;; aucun mets ne latente, ou si elle désire quelque nourriture, elle m’effraie parl’étrangeté de ses goûts&|160;; la candide créature, quoique élevéedans mon cœur, rougit en me les confiant. Malgré mes efforts, je nepuis amuser mes enfants&|160;; chacun d’eux me sourit, mais cesourire leur est arraché par mes coquetteries, et ne rient pasd’eux&|160;; ils pleurent de ne pouvoir répondre à mes caresses. Lasouffrance a tout détendu dans leur âme, même les liens qui nousattachent. Ainsi vous comprenez combien Clochegourde esttriste&|160;: monsieur de Mortsauf y règne sans obstacle. O monami, vous ma gloire&|160;! m’écrivait-elle plus loin, vous devezbien m’aimer pour m’aimer encore, pour m’aimer inerte, ingrate, etpétrifiée par la douleur.

En ce moment, où jamais je ne me sentis plus vivement atteintdans mes entrailles, et où je ne vivais que dans cette âme, surlaquelle je tâchais d’envoyer la brise lumineuse des matins etl’espérance des soirs empourprés, je rencontrai dans les salons del’Elysée-Bourbon l’une de ces illustres ladies qui sont à demisouveraines. D’immenses richesses, la naissance dans une famillequi depuis la conquête était pure de toute mésalliance, un mariageavec l’un des vieillards les plus distingués de la pairie anglaise,tous ces avantages n’étaient que des accessoires qui rehaussaientla beauté de cette personne, ses grâces, ses manières, son esprit,je ne sais quel brillant qui éblouissait avant de fasciner. Ellefut l’idole du jour, et régna d’autant mieux sur la sociétéparisienne, qu’elle eut les qualités nécessaires à ses succès, lamain de fer sous un gant de velours dont parlait Bernadotte. Vousconnaissez la singulière personnalité des Anglais, cetteorgueilleuse Manche infranchissable, ce froid canal Saint Georgesqu’ils mettent entre eus et les gens qui ne leur sont pointprésentés&|160;; l’humanité semble être une fourmilière surlaquelle ils marchent&|160;; ils ne connaissent de leur espèce queles gens admis par eux&|160;; les autres, ils n’en entendent pas lelangage&|160;; c’est bien des lèvres qui se remuent et des yeux quivoient, mais ni le son ni le regard ne les atteignent&|160;; poureux, ces gens sont comme s’ils n’étaient point. Les Anglais offrentainsi comme une image de leur île où la loi régit tout, où tout estuniforme dans chaque sphère, où l’exercice des vertus semble êtrele jeu nécessaire de rouages qui marchent à heure fixe. Lesfortifications d’acier poli élevées autour d’une femme anglaise,encagée dans son ménage par des fils d’or, mais où sa mangeoire etson abreuvoir, où ses bâtons et sa pâture sont des merveilles, luiprêtent d’irrésistibles attraits. Jamais un peuple n’a mieuxpréparé l’hypocrisie de la femme mariée en la mettant à tout proposentre la mort et la vie sociale&|160;; pour elle, aucun intervalleentre la honte et l’honneur&|160;: ou la faute est complète, ouelle n’est pas&|160;; c’est tout ou rien, le ’’ to be’’, ’’ or notto be ’’ d’Hamlet. Cette alternative, jointe au dédain constantauquel les mœurs l’habituent, fait d’une femme anglaise un être àpart dans le monde. C’est une pauvre créature, vertueuse par forceet prête à se dépraver, condamnée à de continuels mensonges enfouisen son cœur, mais délicieuse par la forme, parce que ce peuple atout mis dans la forme. De là les beautés particulières aux femmesde ce pays&|160;: cette exaltation d’une tendresse où pour elles serésume nécessairement la vie, l’exagération de leurs soins pourelles-mêmes, la délicatesse de leur amour si gracieusement peintedans la fameuse scène de Roméo et de Juliette où le génie deShakspeare a d’un trait exprimé la femme anglaise. A vous qui leurenviez tant de choses, que vous dirai-je que vous ne sachiez de cesblanches sirènes, impénétrables en apparence et sitôt connues, quicroient que l’amour suffit à l’amour, et qui importent le spleendans les jouissances en ne les variant pas, dont l’âme n’a qu’unenote, dont la voix n’a qu’une syllabe, océan d’amour, ou qui n’apas nagé ignorera toujours quelque chose de la poésie des sens,comme celui qui n’a pas vu la mer aura des cordes de moins à salyre. Vous connaissez le pourquoi de ces paroles. Mon aventure avecla marquise Dudley eut une fatale célébrité. Dans un âge où lessens ont tant d’empire sur nos déterminations, chez un jeune hommeoù leurs ardeurs avaient été si violemment comprimées, l’image dela sainte qui souffrait son lent martyre à Clochegourde rayonna sifortement que je pus résister aux séductions. Cette fidélité fut lelustre qui me valut l’attention de lady Arabelle. Ma résistanceaiguisa sa passion. Ce qu’elle désirait, comme le désirent beaucoupd’Anglaises, était l’éclat, l’extraordinaire. Elle voulait dupoivre, du piment pour la pâture du cœur, de même que les Anglaisveulent des condiments enflammés pour réveiller leur goût. L’atonieque mettent dans l’existence de ces femmes une perfection constantedans les choses, une régularité méthodique dans les habitudes, lesconduit à l’adoration du romanesque et du difficile. Je ne sus pasjuger ce caractère. Plus je me renfermais dans un froid dédain,plus lady Dudley se passionnait. Cette lutte, dont elle se faisaitgloire, excita la curiosité de quelques salons, ce fut pour elle unpremier bonheur qui lui faisait une obligation du triomphe.Ah&|160;! j’eusse été sauvé, si quelque ami m’avait répété le motatroce qui lui échappa sur madame de Mortsauf et sur moi.

&|160;

— Je suis, dit-elle, ennuyée de ces soupirs detourterelle&|160;!

Sans vouloir ici justifier mon crime, je vous ferai observer,Natalie, qu’un homme a moins de ressources pour résister à unefemme que vous n’en avez pour échapper à nos poursuites. Nos mœursinterdisent à notre sexe les brutalités de la répression qui, chezvous, sont des amorces pour un amant, et que d’ailleurs lesconvenances vous imposent&|160;; à nous, au contraire, je ne saisquelle jurisprudence de fatuité masculine ridiculise notreréserve&|160;; nous vous laissons le monopole de la modestie pourque vous ayez le privilège des faveurs&|160;; mais intervertissezles rôles, l’homme succombe sous la moquerie. Quoique gardé par mapassion, je n’étais pas à l’âge où l’on reste insensible auxtriples séductions de l’orgueil, du dévouement et de la beauté.Quand lady Arabelle mettait à mes pieds, au milieu d’un bal dontelle était la reine, les hommages qu’elle y recueillait, et qu’elleépiait mon regard pour savoir si sa toilette était de mon goût, etqu’elle frissonnait de volupté lorsqu’elle me plaisait, j’étais émude son émotion. Elle se tenait d’ailleurs sur un terrain où je nepouvais pas la fuir, il m’était difficile de refuser certainesinvitations parties du cercle diplomatique&|160;; sa qualité luiouvrait tous les salons, et avec cette adresse que les femmesdéploient pour obtenir ce qui leur plaît, elle se faisait placer àtable par la maîtresse de la maison auprès de moi&|160;; puis elleme parlait à l’oreille. —  » Si j’étais aimée comme l’est madame deMortsauf, me disait-elle, je vous sacrifierais tout.  » Elle mesoumettait en riant les conditions les plus humbles, elle mepromettait une discrétion à toute épreuve, ou me demandait desouffrir seulement qu’elle m’aimât. Elle me disait un jour ces motsqui satisfaisaient toutes les capitulations d’une consciencetimorée et les effrénés désirs du jeune homme&|160;:  » — Votre amietoujours, et votre maîtresse quand vous le voudrez&|160;!  » Enfinelle médita de faire servir à ma perte la loyauté même de moncaractère, elle gagna mon valet de chambre, et après une soirée oùelle s’était montrée si belle qu’elle était sûre d’avoir excité mesdésirs, je la trouvai chez moi. Cet éclat retentit dansl’Angleterre, et son aristocratie se consterna comme le ciel à lachute de son plus bel ange. Lady Dudley quitta son nuage dansl’empyrée britannique, se réduisit à sa fortune, et voulut éclipserpar ses sacrifices ’’ celle’’ dont la vertu causa ce célèbredésastre. Lady Arabelle prit plaisir, comme le démon sur le faîtedu temple, à me montrer les plus riches pays de son ardentroyaume.

Lisez-moi, je vous en conjure, avec indulgence&|160;? Il s’agitici d’un des problèmes les plus intéressants de la vie humaine,d’une crise à laquelle ont été soumis la plus grande partie deshommes, et que je voudrais expliquer, ne fût-ce que pour allumer unphare sur cet écueil. Cette belle lady, si svelte, si frêle, cettefemme de lait, si brisée, si brisable, si douce, d’un front sicaressant, couronnée de cheveux de couleur fauve et si fins, cettecréature dont l’éclat semble phosphorescent et passager, est uneorganisation de fer. Quelque fougueux qu’il soit, aucun cheval nerésiste à son poignet nerveux, à cette main molle en apparence etque rien ne lasse. Elle a le pied de la biche, un petit pied sec etmusculeux, sous une grâce d’enveloppe indescriptible. Elle estd’une force à ne rien craindre dans une lutte&|160;; nul homme nepeut la suivre à cheval, elle gagnerait le prix d’un ’’ steeplechase’’ sur des centaures&|160;; elle tire les daims et les cerfssans arrêter son cheval. Son corps ignore la sueur, il aspire lefeu dans l’atmosphère et vit dans l’eau sous peine de ne pas vivre.Aussi sa passion est-elle tout africaine&|160;; son désir va commele tourbillon du désert, le désert dont l’ardente immensité sepeint dans ses yeux, le désert plein d’azur et d’amour, avec sonciel inaltérable, avec ses fraîches nuits étoilées. Quellesoppositions avec Clochegourde&|160;! L’orient et l’occident, l’uneattirant à elle les moindres parcelles humides pour s’en nourrir,l’autre exsudant son âme, enveloppant ses fidèles d’une lumineuseatmosphère&|160;; celle-ci, vive et svelte&|160;; celle-là, lenteet grasse. Enfin, avez-vous jamais réfléchi au sens général desmœurs anglaises&|160;? N’est-ce pas la divinisation de la matière,un épicuréisme défini, médité, savamment appliqué&|160;? Quoiqu’elle fasse ou dise, l’Angleterre est matérialiste, à son insupeut-être. Elle a des prétentions religieuses et morales, d’où laspiritualité divine, d’où l’âme catholique est absente, et dont lagrâce fécondante ne sera remplacée par aucune hypocrisie, quelquebien jouée qu’elle soit. Elle possède au plus haut degré cettescience de l’existence qui bonifie les moindres parcelles de lamatérialité, qui fait que votre pantoufle est la plus exquisepantoufle du monde, qui donne à votre linge une saveur indicible,qui double de cèdre et parfume les commodes&|160;; qui verse àl’heure dite un thé suave, savamment déplié, qui bannit lapoussière, cloue des tapis depuis la première marche jusque dansles derniers replis de la maison, brosse les murs des caves, politle marteau de la porte, assouplit les ressorts du carrosse, quifait de la matière une pulpe nourrissante et cotonneuse, brillanteet propre au sein de laquelle l’âme expire sous la jouissance, quiproduit l’affreuse monotonie du bien-être, donne une vie sansopposition dénuée de spontanéité et qui pour tout dire vousmachinise. Ainsi, je connus tout à coup au sein de ce luxe anglaisune femme peut-être unique en son sexe, qui m’enveloppa dans lesrets de cet amour renaissant de son agonie et aux prodigalitésduquel j’apportais une continence sévère, de cet amour qui a desbeautés accablantes, une électricité à lui, qui vous introduitsouvent dans les cieux par les portes d’ivoire de son demi-sommeil,ou qui vous y enlève en croupe sur ses reins ailés. Amourhorriblement ingrat, qui rit sur les cadavres de ceux qu’iltue&|160;; amour sans mémoire, un cruel amour qui ressemble à lapolitique anglaise, et dans lequel tombent presque tous les hommes.Vous comprenez déjà le problème. L’homme est composé de matière etd’esprit&|160;; l’animalité vient aboutir en lui, et l’angecommence à lui. De là cette lutte que nous éprouvons tous entre unedestinée future que nous pressentons et les souvenirs de nosinstincts antérieurs dont nous ne sommes pas entièrementdétachés&|160;: un amour charnel et un amour divin. Tel homme lesrésout en un seul, tel autre s’abstient&|160;; celui-ci fouille lesexe entier pour y chercher la satisfaction de ses appétitsantérieurs, celui-là l’idéalise en une seule femme dans laquelle serésume l’univers&|160;; les uns flottent indécis entre les voluptésde la matière et celles de l’esprit, les autres spiritualisent lachair en lui demandant ce qu’elle ne saurait donner. Si, pensant àces traits généraux de l’amour, vous tenez compte des répulsions etdes affinités qui résultent de la diversité des organisations, etqui brisent les pactes conclus entre ceux qui ne se sont paséprouvés&|160;; si vous y joignez les erreurs produites par lesespérances des gens qui vivent plus spécialement par l’esprit, parle cœur ou par l’action, qui pensent, qui sentent ou qui agissent,et dont les vocations sont trompées, méconnues dans une associationoù il se trouve deux êtres, également doubles&|160;; vous aurez unegrande indulgence pour les malheurs envers lesquels la société semontre sans pitié. Eh&|160;! bien, lady Arabelle contente lesinstincts, les organes, les appétits, les vices et les vertus de lamatière subtile dont nous sommes faits&|160;; elle était lamaîtresse du corps. Madame de Mortsauf était l’épouse de l’âme.L’amour que satisfaisait la maîtresse a des bornes, la matière estfinie, ses propriétés ont des forces calculées, elle est soumise àd’inévitables saturations&|160;; je sentais souvent je ne sais quelvide à Paris, près de lady Dudley. L’infini est le domaine du cœur,l’amour était sans bornes a Clochegourde. J’aimais passionnémentlady Arabelle, et certes, si la bête était sublime en elle, elleavait aussi de la supériorité dans l’intelligence&|160;; saconversation moqueuse embrassait tout. Mais j’adorais Henriette. Lanuit je pleurais de bonheur, le matin je pleurais de remords. Ilest certaines femmes assez savantes pour cacher leur jalousie sousla bonté la plus angélique&|160;; c’est celles qui, semblables àlady Dudley, ont dépassé trente ans. Ces femmes savent alors sentiret calculer, presser tout le suc du présent et penser àl’avenir&|160;; elles peuvent étouffer des gémissements souventlégitimes avec l’énergie du chasseur qui ne s’aperçoit pas d’uneblessure en poursuivant son bouillant hallali. Sans parler demadame de Mortsauf, Arabelle essayait de la tuer dans mon âme oùelle la retrouvait toujours, et sa passion se ravivait au soufflede cet amour invincible. Afin de triompher par des comparaisons quifussent à son avantage, elle ne se montra ni soupçonneuse, nitracassière, ni curieuse, comme le sont la plupart des jeunesfemmes&|160;; mais, semblable à la lionne qui a saisi dans sagueule et rapporté dans son antre une proie à ronger, elle veillaità ce que rien ne troublât son bonheur, et me gardait comme uneconquête insoumise. J’écrivais à Henriette sous ses yeux, jamaiselle ne lut une seule ligne, jamais elle ne chercha par aucun moyenà savoir l’adresse écrite sur mes lettres. J’avais ma liberté. Ellesemblait s’être dit&|160;: — Si je le perds, je n’en accuserai quemoi. Et elle s’appuyait fièrement sur un amour si dévoué qu’ellem’aurait donné sa vie sans hésiter si je la lui avais demandée.Enfin elle m’avait fait croire que, si je la quittais, elle setuerait aussitôt. Il fallait l’entendre à ce sujet célébrer lacoutume des veuves indiennes qui se brûlent sur le bûcher de leursmaris. —  » Quoique dans l’Inde cet usage soit une distinctionréservée à la classe noble, et que, sous ce rapport, il soit peucompris des Européens incapables de deviner la dédaigneuse grandeurde ce privilége, avouez, me disait-elle, que, dans nos plates mœursmodernes, l’aristocratie ne peut plus se relever que parl’extraordinaire des sentiments&|160;? Comment puis-je apprendreaux bourgeois que le sang de mes veines ne ressemble pas au leur,si ce n’est en mourant autrement qu’ils ne meurent&|160;? Desfemmes sans naissance peuvent avoir les diamants, les étoffes, leschevaux, les écussons même qui devraient nous être réservés, car onachète un nom&|160;! Mais, aimer, tête levée, à contresens de laloi, mourir pour l’idole que l’on s’est choisie en se taillant unlinceul dans les draps de son lit, soumettre le monde et le ciel àun homme en dérobant ainsi au Tout-Puissant le droit de faire unDieu, ne le trahir pour rien, pas même pour la vertu&|160;: car serefuser à lui au nom du devoir, n’est-ce pas se donner à quelquechose qui n’est pas ’’ lui’’&|160;?… que ce soit un homme ou uneidée, il y a toujours trahison&|160;! Voilà des grandeurs oùn’atteignent pas les femmes vulgaires&|160;; elles ne connaissentque deux routes communes, ou le grand chemin de la vertu, ou lebourbeux sentier de la courtisane&|160;!  » Elle procédait, vous levoyez, par l’orgueil, elle flattait toutes les vanités en lesdéifiant, elle me mettait si haut qu’elle ne pouvait vivre qu’à mesgenoux&|160;; aussi toutes les séductions de son espritétaient-elles exprimées par sa pose d’esclave et par son entièresoumission. Elle savait rester tout un jour, étendue à mes pieds,silencieuse, occupée à me regarder, épiant l’heure du plaisir commeune cadine du sérail et l’avançant par d’habiles coquetteries, touten paraissant l’attendre. Par quels mots peindre les six premiersmois pendant lesquels je fus en proie aux énervantes jouissancesd’un amour fertile en plaisirs, et qui les variait avec le savoirque donne l’expérience, mais en cachant son instruction sous lesemportements de la passion. Ces plaisirs, subite révélation de lapoésie des sens, constituent le lien vigoureux par lequel lesjeunes gens s’attachent aux femmes plus âgées qu’eux&|160;; mais celieu est l’anneau du forçat, il laisse dans l’âme une ineffaçableempreinte, il y met un dégoût anticipé pour les amours frais,candides, riches de fleurs seulement, et qui ne savent pas servird’alcohol dans des coupes d’or curieusement ciselées, enrichies depierres où brillent d’inépuisables feux. En savourant les voluptésque je rêvais sans les connaître, que j’avais exprimées dans mes ’’selam’’, et que l’union des âmes rend mille fois plus ardentes, jene manquai pas de paradoxes pour me justifier à moi-même lacomplaisance avec laquelle je m’abreuvais à cette belle coupe.Souvent lorsque, perdue dans l’infini de la lassitude, mon âmedégagée du corps voltigeait loin de la terre, je pensais que cesplaisirs étaient un moyen d’annuler la matière et de rendrel’esprit à son vol sublime. Souvent lady Dudley, comme beaucoup defemmes, profitait de l’exaltation à laquelle conduit l’excès dubonheur, pour me lier par des serments&|160;; et, sous le coup d’undésir, elle m’arrachait des blasphèmes contre l’ange deClochegourde. Une fois traître, je devins fourbe. Je continuaid’écrire à madame de Mortsauf comme si j’étais toujours le mêmeenfant au méchant petit habit bleu qu’elle aimait tant&|160;; mais,je l’avoue, son don de seconde vue m’épouvantait quand je pensaisaux désastres qu’une indiscrétion pouvait causer dans le jolichâteau de mes espérances. Souvent, au milieu de mes joies, unesoudaine douleur me glaçait, j’entendais le nom d’Henrietteprononcé par une voix d’en haut comme le&|160;: — ’’ Caïn, où estAbel’’&|160;? de l’Ecriture. Mes lettres restèrent sans réponse. Jefus saisi d’une horrible inquiétude, je voulus partir pourClochegourde. Arabelle ne s’y opposa point, mais elle parlanaturellement de m’accompagner en Touraine. Son caprice aiguisé parla difficulté, ses pressentiments justifiés par un bonheurinespéré, tout avait engendré chez elle un amour réel qu’elledésirait rendre unique. Son génie de femme lui fit apercevoir dansce voyage un moyen de me détacher entièrement de madame deMortsauf&|160;; tandis que, aveuglé par la peur, emporté par lanaïveté de la passion vraie, je ne vis pas le piége où j’allaisêtre pris. Lady Dudley proposa les concessions les plus humbles etprévint toutes les objections. Elle consentit à demeurer près deTours, à la campagne, inconnue, déguisée, sans sortir le jour, et àchoisir pour nos rendez-vous les heures de la nuit où personne nepouvait nous rencontrer. Je partis de Tours à cheval pourClochegourde. J’avais mes raisons en y venant ainsi, car il mefallait pour mes excursions nocturnes un cheval, et le mien étaitun cheval arabe que lady Esther Stanhope avait envoyé à lamarquise, et qu’elle m’avait échangé contre ce fameux tableau deRembrandt, qu’elle a dans son salon à Londres, et que j’ai sisingulièrement obtenu. Je pris le chemin que j’avais parcourupédestrement six ans auparavant, et m’arrêtai sous le noyer. De là,je vis madame de Mortsauf en robe blanche au bord de la terrasse.Aussitôt je m’élançai vers elle avec la rapidité de l’éclair, etfus en quelques minutes au bas du mur, après avoir franchi ladistance en droite ligne, comme s’il s’agissait d’une course auclocher. Elle entendit les bonds prodigieux de l’hirondelle dudésert, et, quand je l’arrêtai net au coin de la terrasse, elle medit&|160;: — Ah&|160;! vous voilà&|160;!

Ces trois mots me foudroyèrent. Elle savait mon aventure. Qui lalui avait apprise&|160;? sa mère, de qui plus tard elle me montrala lettre odieuse&|160;! La faiblesse indifférente de cette voix,jadis si pleine de vie, la pâleur mate du son révélaient unedouleur mûrie, exhalaient je ne sais quelle odeur de fleurs coupéessans retour. L’ouragan de l’infidélité, semblable à ces crues de laLoire qui ensablent à jamais une terre, avait passé sur son âme enfaisant un désert là où verdoyaient d’opulentes prairies. Je fisentrer mon cheval par la petite porte&|160;; il se coucha sur legazon à mon commandement, et la comtesse, qui s’était avancée à paslents, s’écria&|160;: — Le bel animal&|160;! Elle se tenait lesbras croisés pour que je ne prisse pas sa main, je devinai sonintention. — Je vais prévenir monsieur de Mortsauf, dit-elle en mequittant.

Je demeurai debout, confondu, la laissant aller, la contemplant,toujours noble, lente, fière, plus blanche que je ne l’avais vue,mais gardant au front la jaune empreinte du sceau de la plus amèremélancolie, et penchant la tête comme un lys trop chargé depluie.

— Henriette&|160;! criai-je avec la rage de l’homme qui se sentmourir.

Elle ne se retourna point, elle ne s’arrêta pas, elle dédaignade me dire qu’elle m’avait retiré son nom, qu’elle n’y répondaitplus, elle marchait toujours. Je pourrai dans cette épouvantablevallée où doivent tenir des millions de peuples devenus poussièreet dont l’âme anime maintenant la surface du globe, je pourrai metrouver petit au sein de cette foule pressée sous les immensitéslumineuses qui l’éclaireront de leur gloire&|160;; mais alors jeserai moins aplati que je ne le fus devant cette forme blanche,montant comme monte dans les rues d’une ville quelque inflexibleinondation, montant d’un pas égal à son château de Clochegourde, lagloire et le supplice de cette Didon chrétienne&|160;! Je maudisArabelle par une seule imprécation qui l’eût tuée si elle l’eûtentendue, elle qui avait tout laissé pour moi, comme on laisse toutpour Dieu&|160;! Je restai perdu dans un monde de pensées, enapercevant de tous côtés l’infini de la douleur. Je les vis alorsdescendant tous. Jacques courait avec l’impétuosité naïve de sonâge. Gazelle aux yeux mourants, Madeleine accompagnait sa mère. Jeserrai Jacques contre mon cœur en versant sur lui les effusions del’âme et les larmes que rejetait sa mère. Monsieur de Mortsauf vintà moi me tendit les bras me pressa sur lui m’embrassa sur les jouesen me disant&|160;: — Félix, j’ai su que je vous devais lavie&|160;!

Madame de Mortsauf nous tourna le dos pendant cette scène, enprenant le prétexte de montrer le cheval à Madeleinestupéfaite.

— Ha&|160;! diantre&|160;! voilà bien les femmes, cria le comteen colère, elles examinent votre cheval.

Madeleine se retourna, vint à moi, je lui baisai la main enregardant la comtesse qui rougit.

— Elle est bien mieux, Madeleine, dis-je.

— Pauvre fillette&|160;! répondit la comtesse en la baisant aufront.

— Oui, pour le moment, ils sont tous bien, répondit le comte.Moi seul, mon cher Félix, suis délabré comme une vieille tour quiva tomber.

— Il paraît que le général a toujours ses dragons noirs,repris-je en regardant madame de Mortsauf.

— Nous avons tous nos ’’ blues devils’’ , répondit-elle.N’est-ce pas le mot anglais&|160;?

Nous remontâmes vers les clos en nous promenant ensemble, etsentant tous qu’il était survenu quelque grave événement. Ellen’avait aucun désir d’être seule avec moi. Enfin j’étais sonhôte.

— Pour le coup, et votre cheval&|160;? dit le comte quand nousfûmes sortis.

— Vous verrez, reprit la comtesse, que j’aurai tort en y pensantet tort en n’y pensant plus.

— Mais oui, dit-il, il faut tout faire en temps utile.

— J’y vais, dis-je en trouvant ce froid accueil insupportable.Moi seul puis le faire sortir et le caser comme il faut. Mon ’’groom’’ vient par la voiture de Chinon, il le pansera.

— Le ’’ groom’’ arrive-t-il aussi d’Angleterre&|160;?dit-elle.

— Il ne s’en fait que là, répondit le comte qui devint gai envoyant sa femme triste.

La froideur de sa femme fut une occasion de la contredire, ilm’accabla de son amitié. Je connus la pesanteur de l’attachementd’un mari. Ne croyez pas que le moment où leurs attentionsassassinent les âmes nobles soit le temps où leurs femmesprodiguent une affection qui semble leur être volée&|160;;non&|160;! ils sont odieux et insupportables le jour où cet amours’envole. La bonne intelligence, condition essentielle auxattachements de ce genre, apparaît alors comme un moyen&|160;; ellepèse alors, elle est horrible comme tout moyen que sa fin nejustifie plus.

— Mon cher Félix, me dit le comte en me prenant les mains et meles serrant affectueusement, pardonnez à madame de Mortsauf, lesfemmes ont besoin d’être quinteuses, leur faiblesse les excuse,elles ne sauraient avoir l’égalité d’humeur que nous donne la forcedu caractère. Elle vous aime beaucoup, je le sais&|160;; mais…

Pendant que le comte parlait, madame de Mortsauf s’éloigna denous insensiblement de manière à nous laisser seuls.

— Félix, me dit-il alors à voix basse en contemplant sa femmequi remontait au château accompagnée de ses deux enfants, j’ignorece qui se passe dans l’âme de madame de Mortsauf, mais soncaractère a complétement changé depuis six semaines. Elle si douce,si dévouée jusqu’ici, devient d’une maussaderieincroyable&|160;!

Manette m’apprit plus tard que la comtesse était tombée dans unabattement qui la rendait insensible aux tracasseries du comte. Enne rencontrant plus de terre molle où planter ses flèches, cethomme était devenu inquiet comme l’enfant qui ne voit plus remuerle pauvre insecte qu’il tourmente. En ce moment il avait besoind’un confident comme l’exécuteur a besoin d’un aide.

— Essayez, dit-il après une pause de questionner madame deMortsauf. Une femme a toujours des secrets pour son mari&|160;;mais elle vous confiera peut-être le sujet de ses peines. Dût-ilm’en coûter la moitié des jours qui me restent et la moitié de mafortune, je sacrifierais tout pour la rendre heureuse. Elle est sinécessaire à ma vie&|160;! Si dans ma vieillesse je ne sentais pastoujours cet ange à mes côtés, je serais le plus malheureux deshommes&|160;! je voudrais mourir tranquille. Dites-lui donc qu’ellen’a pas long-temps à me supporter. Moi, Félix, mon pauvre ami, jem’en vais, je le sais. Je cache à tout le monde la fatale vérité,pourquoi les affliger par avance&|160;? Toujours le pylore, monami&|160;! J’ai fini par saisir les causes de la maladie, lasensibilité m’a tué. En effet, toutes nos affections frappent surle centre gastrique…

— En sorte, lui dis-je en souriant, que les gens de cœurpérissent par l’estomac&|160;?

— Ne riez pas, Félix, rien n’est plus vrai. Les peines tropvives exagèrent le jeu du grand sympathique. Cette exaltation de lasensibilité entretient dans une constante irritation la muqueuse del’estomac. Si cet état persiste, il amène des perturbations d’abordinsensibles dans les fonctions digestives&|160;: les sécrétionss’altèrent, l’appétit se déprave et la digestion se faitcapricieuse&|160;: bientôt des douleurs poignantes apparaissent,s’aggravent et deviennent de jour en jour plus fréquentes&|160;;puis la désorganisation arrive à son comble comme si quelque poisonlent se mêlait au bol alimentaire&|160;; la muqueuse s’épaissit,l’induration de la valvule du pylore s’opère et il s’y forme unsquirrhe dont il faut mourir. Eh&|160;! bien, j’en suis là, moncher&|160;! L’induration marche sans que rien puisse l’arrêter.Voyez mon teint jaune-paille, mes yeux secs et brillants, mamaigreur excessive&|160;? Je me dessèche. Que voulez-vous, j’airapporté de l’émigration le germe de cette maladie&|160;: j’ai tantsouffert alors&|160;! Mon mariage, qui pouvait réparer les maux del’émigration, loin de calmer mon âme ulcérée, a ravivé la plaie.Qu’ai-je trouvé ici&|160;? d’éternelles alarmes causées par mesenfants, des chagrins domestiques, une fortune à refaire, deséconomies qui engendraient mille privations que j’imposais à mafemme et dont je pâtissais le premier. Enfin, je ne puis confier cesecret qu’à vous, mais voici ma plus dure peine. Quoique Blanchesoit un ange, elle ne me comprend pas&|160;; elle ne sait rien demes douleurs, elle les contrarie, je lui pardonne&|160;! Tenez,ceci est affreux à dire, mon ami&|160;; mais une femme moinsvertueuse qu’elle m’aurait rendu plus heureux en se prêtant à desadoucissements que Blanche n’imagine pas, car elle est niaise commeun enfant&|160;! Ajoutez que mes gens me tourmentent, c’est desbuses qui entendent grec lorsque je parle français. Quand notrefortune a été reconstruite, coussi coussi, quand j’ai eu moinsd’ennui, le mal était fait, j’atteignais à la période des appétitsdépravés&|160;; puis est venue ma grande maladie, si mal prise parOriget. Bref, aujourd’hui je n’ai pas six mois à vivre…

J’écoutais le comte avec terreur. En revoyant la comtesse, lebrillant de ses yeux secs et la teinte jaune-paille de son frontm’avaient frappé, j’entraînai le comte vers la maison en paraissantécouter ses plaintes mêlées de dissertations médicales&|160;; maisje ne songeais qu’à Henriette et voulais l’observer. Je trouvai lacomtesse dans le salon, où elle assistait à une leçon demathématiques donnée à Jacques par l’abbé de Dominis, en montrant àMadeleine un point de tapisserie. Autrefois elle aurait bien su, lejour de mon arrivée, remettre ses occupations pour être toute àmoi&|160;; mais mon amour était si profondément vrai que jerefoulai dans mon cœur le chagrin que me causa ce contraste entrele présent et le passé&|160;; car je voyais la fatale teintejaune-paille qui, sur ce céleste visage, ressemblait au reflet deslueurs divines que les peintres italiens ont mises à la figure dessaintes Je sentis alors en moi le vent glacé de la mort. Puis quandle feu de ses yeux dénués de l’eau limpide où jadis nageait sonregard tomba sur moi, je frissonnai&|160;; j’aperçus alors quelqueschangements dus au chagrin et que je n’avais point remarqués enplein air&|160;: les lignes si menues qui, à ma dernière visite,n’étaient que légèrement imprimées sur son front, l’avaientcreusé&|160;; ses tempes bleuâtres semblaient ardentes etconcaves&|160;; ses yeux s’étaient enfoncés sous leurs arcadesattendries, et le tour avait bruni&|160;; elle était mortifiéecomme le fruit sur lequel les meurtrissures commencent à paraître,et qu’un ver intérieur fait prématurément blondir. Moi, dont toutel’ambition était de verser le bonheur à flots dans son âme,n’avais-je pas jeté l’amertume dans la source où se rafraîchissaitsa vie, où se retrempait son courage&|160;? Je vins m’asseoir à sescôtés, et lui dis d’une voix où pleurait le repentir&|160;: —Etes-vous contente de votre santé&|160;?

— Oui, répondit-elle en plongeant ses yeux dans les miens. Masanté, la voici, reprit-elle en me montrant Jacques etMadeleine.

Sortie victorieuse de sa lutte avec la nature, à quinze ans,Madeleine était femme&|160;; elle avait grandi, ses couleurs derose du Bengale renaissaient sur ses joues bistrées&|160;; elleavait perdu l’insouciance de l’enfant qui regarde tout en face, etcommençait à baisser les yeux&|160;; ses mouvements devenaientrares et graves comme ceux de sa mère&|160;; sa taille étaitsvelte, et les grâces de son corsage fleurissaient déjà&|160;; déjàla coquetterie lissait ses magnifiques cheveux noirs, séparés endeux bandeaux sur son front d’Espagnole. Elle ressemblait auxjolies statuettes du Moyen-Age, si fines de contour, si minces deforme que l’œil en les caressant craint de les voir sebriser&|160;; mais la santé, ce fruit éclos après tant d’efforts,avait mis sur ses joues le velouté de la pêche, et le long de soncol le soyeux duvet où, comme chez sa mère, se jouait la lumière.Elle devait vivre&|160;! Dieu l’avait écrit, cher bouton de la plusbelle des fleurs humaines&|160;! sur les longs cils de tespaupières, sur la courbe de tes épaules qui promettaient de sedévelopper richement comme celles de ta mère&|160;! Cette brunejeune fille, à la taille de peuplier, contrastait avec Jacques,frêle jeune homme de dix-sept ans, de qui la tête avait grossi,dont le front inquiétait par sa rapide extension, dont les yeuxfiévreux, fatigués, étaient en harmonie avec une voix profondémentsonore. L’organe livrait un trop fort volume de son, de même que leregard laissait échapper trop de pensées. C’était l’intelligence,l’âme, le cœur d’Henriette dévorant de leur flamme rapide un corpssans consistance&|160;; car Jacques avait ce teint de lait animédes couleurs ardentes qui distinguent les jeunes Anglaises marquéespar le fléau pour être abattues dans un temps déterminé&|160;;santé trompeuse&|160;! En obéissant au signe par lequel Henriette,après m’avoir montré Madeleine, indiquait Jacques qui traçait desfigures de géométrie et des calculs algébriques sur un tableaudevant l’abbé de Dominis, je tressaillis à l’aspect de cette mortcachée sous les fleurs, et respectai l’erreur de la pauvremère.

— Quand je les vois ainsi, la joie fait taire mes douleurs, demême qu’elles se taisent et disparaissent quand je les voismalades. Mon ami, dit-elle l’œil brillant de plaisir maternel, sid’autres affections nous trahissent, les sentiments récompensésici, les devoirs accomplis et couronnés de succès compensent ladéfaite essuyée ailleurs. Jacques sera comme vous un homme d’unehaute instruction, plein de vertueux savoir&|160;; il sera commevous l’honneur de son pays, qu’il gouvernera peut-être, aidé parvous qui serez si haut placé&|160;; mais je tâcherai qu’il soitfidèle à ses premières affections. Madeleine, la chère créature, adéjà le cœur sublime, elle est pure comme la neige du plus hautsommet des Alpes, elle aura le dévouement de la femme et sagracieuse intelligence, elle est fière, elle sera digne desLenoncourt&|160;! La mère jadis si tourmentée est maintenant bienheureuse, heureuse d’un bonheur infini, sans mélange&|160;; oui, mavie est pleine, ma vie est riche. Vous le voyez, Dieu fait écloremes joies au sein des affections permises et mêle de l’amertume àcelles vers lesquelles m’entraînait un penchant dangereux…

— Bien, s’écria joyeusement l’abbé. Monsieur le vicomte en saitautant que moi…

En achevant sa démonstration Jacques toussa légèrement.

— Assez pour aujourd’hui, mon cher abbé, dit la comtesse émue,et surtout pas de leçon de chimie. Montez à cheval, Jacques,reprit-elle en se laissant embrasser par son fils avec lacaressante mais digne volupté d’une mère, et les yeux tournés versmoi comme pour insulter mes souvenirs. Allez, cher, et soyezprudent.

— Mais, lui dis-je pendant qu’elle suivait Jacques par un longregard, vous ne m’avez pas répondu. Ressentez-vous quelquesdouleurs&|160;?

— Oui, parfois à l’estomac. Si j’étais à Paris, j’aurais leshonneurs d’une gastrite, la maladie à la mode.

— Ma mère souffre souvent et beaucoup, me dit Madeleine.

— Ah&|160;! dit-elle, ma santé vous intéresse&|160;?…

Madeleine étonnée de la profonde ironie empreinte dans ces mots,nous regarda tour à tour&|160;; mes yeux comptaient des fleursroses sur le coussin de son meuble gris et vert qui ornait lesalon.

— Cette situation est intolérable, lui dis-je à l’oreille.

— Est-ce moi qui l’ai créée&|160;? me demanda-t-elle. Cherenfant, ajouta-t-elle à haute voix en affectant ce cruel enjouementpar lequel les femmes enjolivent leurs vengeances, ignorez-vousl’histoire moderne&|160;? la France et l’Angleterre ne sont-ellespas toujours ennemies&|160;? Madeleine sait cela, elle sait qu’unemer immense les sépare, mer froide, mer orageuse.

Les vases de la cheminée étaient remplacés par des candélabres,afin sans doute de m’ôter le plaisir de les remplir defleurs&|160;; je les retrouvai plus tard dans sa chambre. Quand mondomestique arriva, je sortis pour lui donner des ordres&|160;; ilm’avait apporté quelques affaires que je voulus placer dans machambre.

— Félix, me dit la comtesse, ne vous trompez pas&|160;!L’ancienne chambre de ma tante est maintenant celle de Madeleine,vous êtes au-dessus du comte.

Quoique coupable, j’avais un cœur, et tous ces mots étaient descoups de poignard froidement donnés aux endroits les plus sensiblesqu’elle semblait choisir pour frapper. Les souffrances morales nesont pas absolues, elles sont en raison de la délicatesse des âmes,et la comtesse avait durement parcouru cette échelle desdouleurs&|160;; mais, par cette raison même, la meilleure femmesera toujours d’autant plus cruelle qu’elle a été plusbienfaisante&|160;; je la regardai, mais elle baissa la tête.J’allai dans ma nouvelle chambre qui était jolie, blanche et verte.Là, je fondis en larmes. Henriette m’entendit, elle y vint enapportant un bouquet de fleurs.

— Henriette, lui dis-je, en êtes-vous à ne point pardonner laplus excusable des fautes&|160;?

— Ne m’appelez jamais Henriette, reprit-elle, elle n’existeplus, la pauvre femme&|160;; mais vous trouverez toujours madame deMortsauf, une amie dévouée qui vous écoutera, qui vous aimera.Félix, nous causerons plus tard. Si vous avez encore de latendresse pour moi, laissez-moi m’habituer à vous voir&|160;; et aumoment où les mots me déchireront moins le cœur, à l’heure oùj’aurai reconquis un peu de courage, eh&|160;! bien, alors, alorsseulement. Voyez-vous cette vallée, dit-elle en me montrantl’Indre, elle me fait mal, je l’aime toujours.

— Ah&|160;! périsse l’Angleterre et toutes ses femmes&|160;! Jedonne ma démission au roi, je meurs ici, pardonné.

— Non, aimez-la, cette femme&|160;! Henriette n’est plus, cecin’est pas un jeu, vous le saurez.

Elle se retira, dévoilant par l’accent de ce dernier motl’étendue de ses plaies. Je sortis vivement, la retins et luidis&|160;: — Vous ne m’aimez donc plus&|160;?

— Vous m’avez fait plus de mal que tous les autresensemble&|160;! Aujourd’hui je souffre moins, je vous aime doncmoins&|160;; mais il n’y a qu’en Angleterre où l’on dise ’’ nijamais, ni toujours’’

ici nous disons ’’ toujours’’

, Soyez sage, n’augmentez pas ma douleur&|160;; et si voussouffrez, songez que je vis, moi&|160;!

Elle me retira sa main que je tenais froide, sans mouvement,mais humide, et se sauva comme une flèche en traversant le corridoroù cette scène véritablement tragique avait eu lieu. Pendant ledîner, le marquis me réservait un supplice auquel je n’avais passongé.

— La marquise Dudley n’est donc pas à Paris&|160;? medit-il.

Je rougis excessivement en lui répondant&|160;: — Non.

— Elle n’est pas à Tours, dit le comte en continuant.

— Elle n’est pas divorcée, elle peut aller en Angleterre. Sonmari serait bien heureux, si elle voulait revenir à lui, dis-jeavec vivacité.

— A-t-elle des enfants, demanda madame de Mortsauf d’une voixaltérée.

— Deux fils, lui dis-je.

— Où sont-ils&|160;?

— En Angleterre, avec le père.

— Voyons, Félix, soyez franc. Est-elle aussi belle qu’on ledit&|160;?

— Pouvez-vous lui faire une semblable question&|160;? la femmequ’on aime n’est-elle pas toujours la plus belle des femmes,s’écria la comtesse.

— Oui, toujours, dis-je avec orgueil en lui lançant un regardqu’elle ne soutint pas.

— Vous êtes heureux, reprit le comte, oui, vous êtes un heureuxcoquin. Ah&|160;! dans ma jeunesse, j’aurais été fou d’unesemblable conquête…

— Assez, dit madame de Mortsauf, en montrant par un regardMadeleine à son père.

— Je ne suis pas un enfant, dit le comte qui se plaisait àredevenir jeune.

En sortant de table, la comtesse m’amena sur la terrasse, etquand nous y fûmes, elle s’écria&|160;: — Comment, il se rencontredes femmes qui sacrifient leurs enfants à un homme&|160;? Lafortune, le monde, je le conçois, l’éternité, oui, peut-être&|160;!Mais les enfants&|160;! se priver de ses enfants&|160;!

— Oui, et ces femmes voudraient avoir encore à sacrifier plus,elles donnent tout…

Pour la comtesse, le monde se renversa, ses idées seconfondirent. Saisie par ce grandiose, soupçonnant que le bonheurdevait justifier cette immolation, entendant en elle-même les crisde la chair révoltée, elle demeura stupide en face de sa viemanquée. Oui, elle eut un moment de doute horrible&|160;; mais ellese releva grande et sainte, portant haut la tête.

— Aimez-la donc bien, Félix, cette femme, dit-elle avec deslarmes aux yeux, ce sera ma sœur heureuse. Je lui pardonne les mauxqu’elle m’a faits, si elle vous donne ce que vous ne deviez jamaistrouver ici, ce que vous ne pouvez plus tenir de moi. Vous avez euraison, je ne vous ai jamais dit que je vous aimasse, et je ne vousai jamais aimé comme on aime dans ce monde. Mais si elle n’est pasmère, comment peut-elle aimer&|160;?

— Chère sainte, repris-je, il faudrait que je fusse moins émuque je ne le suis pour t’expliquer que tu planes victorieusementau-dessus d’elle, qu’elle est une femme de la terre, une fille desraces déchues, et que tu es la fille des cieux, l’ange adoré, quetu as tout mon cœur et qu’elle n’a que ma chair&|160;; elle lesait, elle en est au désespoir, et elle changerait avec toi, quandmême le plus cruel martyre lui serait imposé pour prix de cechangement. Mais tout est irrémédiable. A toi l’âme, à toi lespensées, l’amour pur, à toi la jeunesse et la vieillesse&|160;; àelle les désirs et les plaisirs de la passion fugitive&|160;; à toimon souvenir dans toute son étendue, à elle l’oubli le plusprofond.

— Dites, dites, dites-moi donc cela, ô mon ami&|160;! Elle allas’asseoir sur un banc et fondit en larmes. La vertu, Félix, lasainteté de la vie, l’amour maternel, ne sont donc pas des erreurs.Oh&|160;! jetez ce baume sur mes plaies&|160;! Répétez une parolequi me rend aux cieux où je voulais tendre d’un vol égal avecvous&|160;! Bénissez-moi par un regard, par un mot sacré, je vouspardonnerai les maux que j’ai soufferts depuis deux mois.

— Henriette, il est des mystères de notre vie que vous ignorez.Je vous ai rencontrée dans un âge auquel le sentiment peut étoufferles désirs inspirés par notre nature&|160;; mais plusieurs scènesdont le souvenir me réchaufferait à l’heure où viendra la mort ontdû vous attester que cet âge finissait, et votre constant triomphea été d’en prolonger les muettes délices. Un amour sans possessionse soutient par l’exaspération même des désirs&|160;; puis il vientun moment où tout est souffrance en nous, qui ne ressemblons enrien à vous. Nous possédons une puissance qui ne saurait êtreabdiquée, sous peine de ne plus être hommes. Privé de la nourriturequi le doit alimenter, le cœur se dévore lui-même, et sent unépuisement qui n’est pas la mort, mais qui la précède. La nature nepeut donc pas être long-temps trompée&|160;; au moindre accident,elle se réveille avec une énergie qui ressemble à la folie. Non, jen’ai pas aimé, mais j’ai eu soif au milieu du désert.

— Du désert&|160;! dit-elle avec amertume en montrant la vallée.Et, ajouta-t-elle, comme il raisonne, et combien de distinctionssubtiles&|160;? les fidèles n’ont pas tant d’esprit.

— Henriette, lui dis-je, ne nous querellons pas pour quelquesexpressions hasardées. Non, mon âme n’a pas vacillé, mais je n’aipas été maître de mes sens. Cette femme n’ignore pas que tu es laseule aimée. Elle joue un rôle secondaire dans ma vie, elle lesait, et s’y résigne&|160;; j’ai le droit de la quitter, comme onquitte une courtisane…

— Et alors…

— Elle m’a dit qu’elle se tuerait, répondis-je en croyant quecette résolution surprendrait Henriette. Mais en m’entendant ellelaissa échapper un de ces dédaigneux sourires plus expressifsencore que les pensées qu’ils traduisaient. — Ma chère conscience,repris-je, si tu me tenais compte de mes résistances et desséductions qui conspiraient ma perte, tu concevrais cettefatale…

— Oh&|160;! oui fatale&|160;! dit-elle, J’ai cru trop envous&|160;! J’ai cru que vous ne manqueriez pas de la vertu quepratique le prêtre et… que possède monsieur de Mortsauf,ajouta-t-elle en donnant à sa voix le mordant de l’épigramme. —Tout est fini, reprit-elle après une pause, je vous dois beaucoup,mon ami&|160;; vous avez éteint en moi les flammes de la viecorporelle. Le plus difficile du chemin est fait, l’âge approche,me voilà souffrante, bientôt maladive&|160;; je ne pourrais êtrepour vous la brillante fée qui vous verse une pluie de faveurs.Soyez fidèle à lady Arabelle. Madeleine, que j’élevais si bien pourvous, à qui sera-t-elle&|160;? Pauvre Madeleine, pauvreMadeleine&|160;! répéta-t-elle comme un douloureux refrain. Si vousl’aviez entendue me disant&|160;: Ma mère, vous n’êtes pas gentillepour Félix&|160;! La chère créature&|160;!

Elle me regarda sous les tièdes rayons du soleil couchant quiglissaient à travers le feuillage, et prise de je ne sais quellecompassion pour nos débris, elle se replongea dans notre passé sipur, en se laissant aller à des contemplations qui furentmutuelles. Nous reprenions nos souvenirs, nos yeux allaient de lavallée aux clos, des fenêtres de Clochegourde à Frapesle, enpeuplant cette rêverie de nos bouquets embaumés, des romans de nosdésirs. Ce fut sa dernière volupté, savourée avec la candeur del’âme chrétienne. Cette scène, si grande pour nous, nous avaitjetés dans une même mélancolie. Elle crut à mes paroles, et se vitoù je la mettais, dans les cieux.

— Mon ami, me dit-elle, j’obéis à Dieu, car son doigt est danstout ceci.

Je ne connus que plus tard la profondeur de ce mot. Nousremontâmes lentement par les terrasses. Elle prit mon bras, s’yappuya résignée, saignant, mais ayant mis un appareil sur sesblessures.

— La vie humaine est ainsi, me dit-elle. Qu’a fait monsieur deMortsauf pour mériter son sort&|160;? Ceci nous démontrel’existence d’un monde meilleur. Malheur à ceux qui se plaindraientd’avoir marché dans la bonne voie&|160;!

Elle se mit alors à si bien évaluer la vie, à la si profondémentconsidérer sous ses diverses faces, que ces froids calculs merévélèrent le dégoût qui l’avait saisie pour toutes les chosesd’ici-bas. En arrivant sur le perron, elle quitta mon bras, et ditcette dernière phrase&|160;: — Si Dieu nous a donné le sentiment etle goût du bonheur, ne doit-il pas se charger des âmes innocentesqui n’ont trouvé que des afflictions ici-bas. Cela est, ou Dieun’est pas, ou notre vie serait une amère plaisanterie.

A ces derniers mots, elle rentra brusquement, et je la trouvaisur son canapé, couchée comme si elle avait été foudroyée par lavoix qui terrassa saint Paul.

— Qu’avez-vous&|160;? lui dis-je.

— Je ne sais plus ce qu’est la vertu, dit-elle, et n’ai pasconscience de la mienne&|160;!

Nous restâmes pétrifiés tous deux, écoutant le son de cetteparole comme celui d’une pierre jetée dans un gouffre.

— Si je me suis trompée dans ma vie, ’’ elle’’ a raison, ’’elle’’&|160;! reprit madame de Mortsauf.

&|160;

Ainsi son dernier combat suivit sa dernière volupté. Quand lecomte vint, elle se plaignit, elle qui ne se plaignaitjamais&|160;; je la conjurai de me préciser ses souffrances, maiselle refusa de s’expliquer, et s’alla coucher en me laissant enproie à des remords qui naissaient les uns des autres. Madeleineaccompagna sa mère&|160;; et le lendemain je sus par elle que lacomtesse avait été prise de vomissements causés, dit-elle par lesviolentes émotions de cette journée. Ainsi, moi qui souhaitaisdonner ma vie pour elle, je la tuais.

— Cher comte, dis-je à monsieur de Mortsauf qui me força dejouer au trictrac, je crois la comtesse très-sérieusement malade,il est encore temps de la sauver&|160;; appelez Origet, etsuppliez-la de suivre ses avis…

— Origet qui m’a tué&|160;? dit-il en m’interrompant. Non, non,je consulterai Carbonneau.

Pendant cette semaine, et surtout les premiers jours, tout mefut souffrance, commencement de paralysie au cœur, blessure à lavanité, blessure à l’âme. Il faut avoir été le centre de tout, desregards et des soupirs, avoir été le principe de la vie, le foyerd’où chacun tirait sa lumière, pour connaître l’horreur du vide.Les mêmes choses étaient là, mais l’esprit qui les vivifiaits’était éteint comme une flamme soufflée. J’ai compris l’affreusenécessité où sont les amants de ne plus se revoir quand l’amour estenvolé. N’être plus rien, là où l’on a régné&|160;! Trouver lasilencieuse froideur de la mort là où scintillaient les joyeuxrayons de la vie&|160;! les comparaisons accablent. Bientôt j’envins à regretter la douloureuse ignorance de tout bonheur qui avaitassombri ma jeunesse. Aussi mon désespoir devint-il si profond quela comtesse en fut, je crois, attendrie. Un jour, après le dîner,pendant que nous nous promenions tous sur le bord de l’eau, je fisun dernier effort pour obtenir mon pardon. Je priai Jacquesd’emmener sa sœur en avant, je laissai le comte aller seul, etconduisant madame de Mortsauf vers la toue&|160;: — Henriette, luidis-je, un mot, de grâce, ou je me jette dans l’Indre&|160;! J’aifailli, oui, c’est vrai&|160;; mais n’imité-je pas le chien dansson sublime attachement&|160;! je reviens comme lui, comme luiplein de honte&|160;; s’il fait mal, il est châtié, mais il adorela main qui le frappe&|160;; brisez-moi, mais rendez-moi votrecœur…

— Pauvre enfant&|160;! dit-elle, n’êtes-vous pas toujours monfils&|160;?

Elle prit mon bras et regagna silencieusement Jacques etMadeleine, avec lesquels elle revint à Clochegourde par les clos enme laissant au comte, qui se mit à parler politique à propos de sesvoisins.

— Rentrons, lui dis-je, vous avez la tête nue, et la rosée dusoir pourrait causer quelque accident.

— Vous me plaigniez, vous&|160;! mon cher Félix, me répondit-il,en se méprenant sur mes intentions. Ma femme ne m’a jamais vouluconsoler, par système peut-être.

Jamais elle ne m’aurait laissé seul avec son mari, maintenantj’avais besoin de prétextes pour l’aller rejoindre. Elle était avecses enfants occupée à expliquer les règles du trictrac àJacques.

— Voilà, dit le comte, toujours jaloux de l’affection qu’elleportait à ses deux enfants, voilà ceux pour lesquels je suistoujours abandonné. Les maris, mon cher Félix, ont toujours ledessous&|160;; la femme la plus vertueuse trouve encore le moyen desatisfaire son besoin de voler l’affection conjugale.

Elle continua ses caresses sans répondre.

— Jacques, dit-il, venez ici&|160;!

Jacques fit quelques difficultés.

— Votre père vous veut, allez, mon fils, dit la mère en lepoussant.

— Ils m’aiment par ordre, reprit ce vieillard qui parfois voyaitsa situation.

— Monsieur, répondit-elle en passant à plusieurs reprises samain sur les cheveux de Madeleine qui était coiffée en belleFerronnière, ne soyez pas injuste pour les pauvres femmes&|160;; lavie ne leur est pas toujours facile à porter, et peut-être lesenfants sont-ils les vertus d’une mère&|160;!

— Ma chère, répondit le comte qui s’avisa d’être logique, ce quevous dites signifie que, sans leurs enfants, les femmesmanqueraient de vertu et planteraient là leurs maris.

La comtesse se leva brusquement et emmena Madeleine sur leperron.

— Voilà le mariage, mon cher, dit le comte. Prétendez-vous direen sortant ainsi que je déraisonne&|160;? cria-t-il en prenant sonfils par la main et venant au perron auprès de sa femme surlaquelle il lança des regards furieux.

— Au contraire, monsieur, vous m’avez effrayée. Votre réflexionme fait un mal affreux, dit-elle d’une voix creuse en me jetant unregard de criminelle. Si la vertu ne consiste pas à se sacrifierpour ses enfants et pour son mari, qu’est-ce donc que lavertu&|160;?

— Se sa-cri-fi-er&|160;! reprit le comte, en faisant de chaquesyllabe un coup de barre sur le cœur de sa victime. Quesacrifiez-vous donc à vos enfants&|160;? que me sacrifiez-vousdonc&|160;? qui&|160;? quoi&|160;? répondez&|160;?répondrez-vous&|160;? Que se passe-t-il donc ici&|160;? quevoulez-vous dire&|160;?

— Monsieur, répondit-elle, seriez-vous donc satisfait d’êtreaimé pour l’amour de Dieu, ou de savoir votre femme vertueuse pourla vertu en elle-même&|160;?

— Madame a raison, dis-je en prenant la parole d’une voix émuequi vibra dans ces deux cœurs où je jetai mes espérances à jamaisperdues et que je calmai par l’expression de la plus haute detoutes les douleurs dont le cri sourd éteignit cette querellecomme, quand le lion rugit, tout se tait. Oui, le plus beauprivilége que nous ait conféré la raison est de pouvoir rapporternos vertus aux êtres dont le bonheur est notre ouvrage, et que nousne rendons heureux ni par calcul, ni par devoir, mais par uneinépuisable et volontaire affection.

Une larme brilla dans les yeux d’Henriette.

— Et, cher comte, si par hasard une femme était involontairementsoumise à quelque sentiment étranger à ceux que la société luiimpose, avouez que plus ce sentiment serait irrésistible, plus elleserait vertueuse en l’étouffant, en se ’’ sacrifiant’’ à sesenfants, à son mari. Cette théorie n’est d’ailleurs applicable ni àmoi, qui malheureusement offre un exemple du contraire, ni à vousqu’elle ne concernera jamais.

Une main à la fois moite et brûlante se posa sur ma main et s’yappuya silencieusement.

— Vous êtes une belle âme, Félix, dit le comte qui passa nonsans grâce sa main sur la taille de sa femme et l’amena doucement àlui, pour lui dire&|160;: — Pardonnez, ma chère, à un pauvre maladequi voudrait sans doute être aimé plus qu’il ne le mérite.

— Il est des cœurs qui sont tout générosité, répondit-elle enappuyant sa tête sur l’épaule du comte qui prit cette phrase pourlui. Cette erreur causa je ne sais quel frémissement à lacomtesse&|160;; son peigne tomba, ses cheveux se dénouèrent, ellepâlit&|160;; son mari qui la soutenait poussa une sorte derugissement en la sentant défaillir, il la saisit comme il eût faitde sa fille et la porta sur le canapé du salon ou nousl’entourâmes. Henriette garda ma main dans la sienne, comme pour medire que nous seuls savions le secret de cette scène si simple enapparence, si épouvantable par les déchirements de son âme.

— J’ai tort, me dit-elle à voix basse en un moment où le comtenous laissa seuls pour aller demander un verre d’eau de fleursd’oranger, j’ai mille fois tort envers vous, que j’ai vouludésespérer quand j’aurais dû vous recevoir à merci. Cher, vous êtesd’une adorable bonté que moi seule puis apprécier. Oui, je le sais,il est des bontés qui sont inspirées par la passion. Les hommes ontplusieurs manières d’être bons&|160;; ils sont bons par dédain, parentraînement, par calcul, par indolence de caractère&|160;; maisvous, mon ami, vous venez d’être d’une bonté absolue.

— Si cela est, lui dis-je, apprenez que tout ce que je puisavoir de grand en moi vient de vous. Ne savez-vous donc plus que jesuis votre ouvrage&|160;?

— Cette parole suffit au bonheur d’une femme, répondit-elle aumoment où le comte revint. Je suis mieux, dit-elle en se levant, ilme faut de l’air.

Nous descendîmes tous sur la terrasse embaumée par les acaciasencore en fleurs. Elle avait pris mon bras droit et le serraitcontre son cœur en exprimant ainsi de douloureuses pensées&|160;;mais c’était, suivant son expression, de ces douleurs qu’elleaimait. Elle voulait sans doute être seule avec moi&|160;; mais sonimagination inhabile aux ruses de femme ne lui suggérait aucunmoyen de renvoyer ses enfants et son mari&|160;; nous causions doncde choses indifférentes, pendant qu’elle se creusait la tête encherchant à se ménager un moment où elle pourrait enfin déchargerson cœur dans le mien.

— Il y a bien long-temps que je ne me suis promenée en voiture,dit-elle enfin en voyant la beauté de la soirée. Monsieur, donnezdes ordres, je vous prie, pour que je puisse aller faire untour.

Elle savait qu’avant la prière toute explication seraitimpossible, et craignait que le comte ne voulût faire un trictrac.Elle pouvait bien se trouver avec moi sur cette tiède terrasseembaumée, quand son mari serait couché&|160;; mais elle redoutaitpeut-être de rester sous ces ombrages à travers lesquels passaientdes lueurs voluptueuses, de se promener le long de la balustraded’où nos yeux embrassaient le cours de l’Indre dans la prairie. Demême qu’une cathédrale aux voûtes sombres et silencieuses conseillela prière&|160;; de même, les feuillages éclairés par la lune,parfumés de senteurs pénétrantes, et animés par les bruits sourdsdu printemps, remuent les fibres et affaiblissent la volonté. Lacampagne, qui calme les passions des vieillards, excite celles desjeunes cœurs&|160;; nous le savions&|160;! Deux coups de clocheannoncèrent l’heure de la prière, la comtesse tressaillit.

— Ma chère Henriette, qu’avez-vous&|160;?

— Henriette n’existe plus, répondit-elle. Ne la faites pasrenaître, elle était exigeante, capricieuse&|160;; maintenant vousavez une paisible amie dont la vertu vient d’être raffermie par desparoles que le Ciel vous a dictées. Nous parlerons de tout ceciplus tard. Soyons exacts à la prière. Aujourd’hui, mon tour de ladire est arrivé.

Quand la comtesse prononça les paroles par lesquelles elledemandait à Dieu son secours contre les adversités de la vie, elley mit un accent dont je ne fus pas frappé seul&|160;; elle semblaitavoir usé de son don de seconde vue pour entrevoir la terribleémotion à laquelle devait la soumettre une maladresse causée parmon oubli de mes conventions avec Arabelle.

— Nous avons le temps de faire trois rois avant que les chevauxne soient attelés, dit le comte en m’entraînant au salon. Vous irezvous promener avec ma femme, moi je me coucherai.

Comme toutes nos parties, celle-ci fut orageuse. De sa chambreou de celle de Madeleine, la comtesse put entendre la voix de sonmari.

— Vous abusez étrangement de l’hospitalité, dit-elle au comtequand elle revint au salon.

Je la regardai d’un air hébété, je ne m’habituais point à sesduretés&|160;; elle se serait certes bien gardée jadis de mesoustraire à la tyrannie du comte, autrefois elle aimait à me voirpartageant ses souffrances et les endurant avec patience pourl’amour d’elle.

— Je donnerais ma vie, lui dis-je à l’oreille, pour vousentendre encore murmurant&|160;: — ’’ Pauvre cher&|160;! Pauvrecher’’&|160;!

Elle baissa les yeux en se souvenant de l’heure à laquelle jefaisais allusion&|160;; son regard se coula vers moi, mais endessous, et il exprima la joie de la femme qui voit les plusfugitifs accents de son cœur, préférés aux profondes délices d’unautre amour. Alors, comme toutes les fois que je subissais pareilleinjure, je la lui pardonnais en me sentant compris. Le comteperdait, il se dit fatigué pour pouvoir quitter la partie, et nousallâmes nous promener autour du boulingrin en attendant lavoiture&|160;; aussitôt qu’il nous eut laissés, le plaisir rayonnasi vivement sur mon visage, que la comtesse m’interrogea par unregard curieux et surpris.

— Henriette existe, lui dis-je, je suis toujours aimé&|160;;vous me blessez avec intention évidente de me briser le cœur&|160;;je puis encore être heureux&|160;!

— Il ne restait plus qu’un lambeau de la femme, dit-elle avecépouvante, et vous l’emportez en ce moment. Dieu soit béni&|160;!lui qui me donne le courage d’endurer mon martyre mérité. Oui, jevous aime encore trop, j’allais faillir, l’Anglaise m’éclaire unabîme.

En ce moment, nous montâmes en voiture, le cocher demandal’ordre.

— Allez sur la route de Chinon par l’avenue, vous nous ramènerezpar les landes de Charlemagne et le chemin de Saché.

— Quel jour sommes-nous&|160;? dis-je avec trop de vivacité.

— Samedi.

— N’allez point par là, madame, le samedi soir la route estpleine de coquassiers qui vont à Tours, et nous rencontrerionsleurs charrettes.

— Faites ce que je vous dis, reprit-elle en regardant lecocher.

Nous connaissions trop l’un et l’autre les modes de notre voix,quelque infinis qu’ils fussent, pour nous déguiser la moindre denos émotions. Henriette avait tout compris.

— Vous n’avez pas pensé aux coquassiers, en choisissant cettenuit, dit-elle avec une légère teinte d’ironie. Lady Dudley est àTours. Ne mentez pas, elle vous attend près d’ici. ’’ Quel joursommes-nous, les coquassiers&|160;! les charrettes’’&|160;!reprit-elle. Avez-vous jamais fait de semblables observations quandnous sortions autrefois&|160;?

— Elles prouvent que j’oublie tout à Clochegourde, répondis-jesimplement.

— Elle vous attend&|160;? reprit-elle.

— Oui.

— A quelle heure&|160;?

— Entre onze heures et minuit.

— Où&|160;?

— Dans les landes.

— Ne me trompez point, n’est-ce pas sous le noyer&|160;?

— Dans les landes.

— Nous irons, dit-elle, je la verrai.

En entendant ces paroles, je regardai ma vie commedéfinitivement arrêtée. Je résolus en un moment de terminer par uncomplet mariage avec lady Dudley la lutte douloureuse qui menaçaitd’épuiser ma sensibilité, d’enlever par tant de chocs répétés cesvoluptueuses délicatesses qui ressemblent à la fleur des fruits.Mon silence farouche blessa la comtesse, dont toute la grandeur nem’était pas connue.

— Ne vous irritez point contre moi, dit-elle de sa voix d’or,ceci, cher, est ma punition. Vous ne serez jamais aimé comme vousl’êtes ici, reprit-elle en posant sa main sur son cœur. Ne vousl’ai-je pas avoué&|160;? La marquise Dudley m’a sauvée. A elle lessouillures, je ne les lui envie point. A moi le glorieux amour desanges&|160;! J’ai parcouru des champs immenses depuis votrearrivée. J’ai jugé la vie. Elevez l’âme, vous la déchirez&|160;;plus vous allez haut, moins de sympathie vous rencontrez&|160;; aulieu de souffrir dans la vallée, vous souffrez dans les airs commel’aigle qui plane en emportant au cœur une flèche décochée parquelque pâtre grossier. Je comprends aujourd’hui que le ciel et laterre sont incompatibles. Oui, pour qui veut vivre dans la zonecéleste, Dieu seul est possible. Notre âme doit être alors détachéede toutes les choses terrestres. Il faut aimer ses amis comme onaime ses enfants, pour eux et non pour soi. Le moi cause lesmalheurs et les chagrins. Mon cœur ira plus haut que ne val’aigle&|160;; là est un amour qui ne me trompera point. Quant àvivre de la vie terrestre, elle nous ravale trop en faisant dominerl’égoïsme des sens sur la spiritualité de l’ange qui est en nous.Les jouissances que donne la passion sont horriblement orageuses,payées par d’énervantes inquiétudes qui brisent les ressorts del’âme. Je suis venue au bord de la mer où s’agitent ces tempêtes,je les ai vues de trop près&|160;; elles m’ont souvent enveloppéede leurs nuages, la lame ne s’est pas toujours brisée à mes pieds,j’ai senti sa rude étreinte qui froidit le cœur&|160;; je dois meretirer sur les hauts lieux, je périrais au bord de cette merimmense. Je vois en vous, comme en tous ceux qui m’ont affligée,les gardiens de ma vertu. Ma vie a été mêlée d’angoissesheureusement proportionnées à mes forces, et s’est entretenue ainsipure des passions mauvaises, sans repos séducteur et toujours prêteà Dieu. Notre attachement ’’ fut’’ la tentative insensée, l’effortde deux enfants candides essayant de satisfaire leur cœur, leshommes et Dieu… Folie, Félix&|160;! Ha&|160;! dit-elle après unepause, comment vous nomme cette femme&|160;?

— Amédée, répondis-je, Félix est un être à part, quin’appartiendra jamais qu’à vous.

— Henriette a peine à mourir, dit-elle en laissant échapper unpieux sourire. Mais, reprit-elle, elle périra dans le premiereffort de la chrétienne humble, de la mère orgueilleuse, de lafemme aux vertus chancelantes hier, raffermies aujourd’hui. Quevous dirai-je&|160;? Hé&|160;! bien, oui, ma vie est conforme àelle-même dans ses plus grandes circonstances comme dans ses pluspetites. Le cœur où je devais attacher les premières racines de latendresse, le cœur de ma mère s’est fermé pour moi, malgré mapersistance à y chercher un pli où je pusse me glisser. J’étaisfille, je venais après trois garçons morts, et je tâchai vainementd’occuper leur place dans l’affection de mes parents&|160;; je neguérissais point la plaie faite à l’orgueil de la famille. Quand,après cette sombre enfance, je connus mon adorable tante, la mortme l’enleva promptement. Monsieur de Mortsauf, à qui je me suisvouée, m’a constamment frappée, sans relâche, sans le savoir,pauvre homme&|160;!

Son amour a le naïf égoïsme de celui que nous portent nosenfants.

Il n’est pas dans le secret des maux qu’il me cause, il esttoujours pardonné&|160;! Mes enfants, ces chers enfants quitiennent à ma chair par toutes leurs douleurs, à mon âme par toutesleurs qualités, à ma nature par leurs joies innocentes&|160;; cesenfants ne m’ont-ils pas été donnés pour montrer combien il setrouve de force et de patience dans le sein des mères&|160;?Oh&|160;! oui, mes enfants sont mes vertus&|160;! Vous savez si jesuis flagellée par eux, en eux, malgré eux. Devenir mère, pour moice fut acheter le droit de toujours souffrir. Quand Agar a criédans le désert, un ange a fait jaillir pour cette esclave tropaimée une source pure, mais à moi, quand la source limpide verslaquelle (vous en souvenez-vous&|160;?) vous vouliez me guider estvenue couler autour de Clochegourde, elle ne m’a versé que des eauxamères. Oui, vous m’avez infligé des souffrances inouïes. Dieupardonnera sans doute à qui n’a connu l’affection que par ladouleur. Mais, si les plus vives peines que j’aie éprouvées m’ontété imposées par vous, peut-être les ai-je méritées. Dieu n’est pasinjuste. Ah&|160;! oui, Félix, un baiser furtivement déposé sur unfront comporte des crimes peut-être&|160;! Peut-être doit-onrudement expier les pas que l’on a faits en avant de ses enfants etde son mari, lorsqu’on se promenait le soir afin d’être seule avecdes souvenirs et des pensées qui ne leur appartenaient pas, etqu’en marchant ainsi, l’âme était mariée à une autre&|160;! Quandl’être intérieur se ramasse et se rapetisse pour n’occuper que laplace que l’on offre aux embrassements, peut-être est-ce le piredes crimes&|160;! Lorsqu’une femme se baisse afin de recevoir dansses cheveux le baiser de son mari pour se faire un front neutre, ily a crime&|160;! Il y a crime à se forger un avenir en s’appuyantsur la mort, crime à se figurer dans l’avenir une maternité sansalarmes, de beaux enfants jouant le soir avec un père adoré detoute sa famille, et sous les yeux attendris d’une mère heureuse.Oui, j’ai péché, j’ai grandement péché&|160;! J’ai trouvé goût auxpénitences infligées par l’Eglise, et qui ne rachetaient pointassez ces fautes pour lesquelles le prêtre fut sans doute tropindulgent. Dieu sans doute a placé la punition au cœur de toutesces erreurs en chargeant de sa vengeance celui pour qui ellesfurent commises. Donner mes cheveux, n’était-ce pas mepromettre&|160;? Pourquoi donc aimai-je à mettre une robeblanche&|160;? ainsi je me croyais mieux votre lys&|160;; nem’aviez-vous pas aperçue, pour la première fois, ici, en robeblanche&|160;? Hélas&|160;! j’ai moins aimé mes enfants, car touteaffection vive est prise sur les affections dues. Vous voyez bien,Félix&|160;? toute souffrance a sa signification. Frappez, frappezplus fort que n’ont frappé monsieur de Mortsauf et mes enfants.Cette femme est un instrument de la colère de Dieu, je vaisl’aborder sans haine, je lui sourirai&|160;; sous peine de ne pasêtre chrétienne, épouse et mère, je dois l’aimer. Si, comme vous ledites, j’ai pu contribuer à préserver votre cœur du contact quil’eût défleuri, cette Anglaise ne saurait me haïr. Une femme doitaimer la mère de celui qu’elle aime, et je suis votre mère.Qu’ai-je voulu dans votre cœur&|160;? la place laissée vide parmadame de Vandenesse. Oh&|160;! oui, vous vous êtes toujours plaintde ma froideur&|160;! Oui, je ne suis bien que votre mère.Pardonnez-moi donc les duretés involontaires que je vous ai dites àvotre arrivée, car une mère doit se réjouir en sachant son fils sibien aimé. Elle appuya sa tête sur mon sein, en répétant&|160;: —Pardon&|160;! pardon&|160;! J’entendis alors des accents inconnus.Ce n’était ni sa voix de jeune fille et ses notes joyeuses, ni savoix de femme et ses terminaisons despotiques, ni les soupirs de lamère endolorie&|160;; c’était une déchirante, une nouvelle voixpour des douleurs nouvelles. — Quant à vous, Félix, reprit-elle ens’animant, vous êtes l’ami qui ne saurait mal faire. Ah&|160;! vousn’avez rien perdu dans mon cœur, ne vous reprochez rien, n’ayez pasle plus léger remords. N’était-ce pas le comble de l’égoïsme que devous demander de sacrifier à un avenir impossible les plaisirs lesplus immenses, puisque pour les goûter une femme abandonne sesenfants, abdique son rang, et renonce à l’éternité. Combien de foisne vous ai-je pas trouvé supérieur à moi&|160;! vous étiez grand etnoble, moi, j’étais petite et criminelle&|160;! Allons, voilà quiest dit, je ne puis être pour vous qu’une lueur élevée,scintillante et froide, mais inaltérable. Seulement, Félix, faitesque je ne sois pas seule à aimer le frère que je me suis choisi.Chérissez-moi&|160;! L’amour d’une sœur n’a ni mauvais lendemain,ni moments difficiles. Vous n’aurez pas besoin de mentir à cetteâme indulgente qui vivra de votre belle vie, qui ne manquera jamaisà s’affliger de vos douleurs, qui s’égaiera de vos joies, aimerales femmes qui vous rendront heureux et s’indignera des trahisons.Moi je n’ai pas eu de frère à aimer ainsi. Soyez assez grand pourvous dépouiller de tout amour-propre, pour résoudre notreattachement jusqu’ici si douteux et plein d’orages par cette douceet sainte affection. Je puis encore vivre ainsi. Je commencerai lapremière en serrant la main de lady Dudley.

Elle ne pleurait pas, elle&|160;! en prononçant ces parolespleines d’une science amère, et par lesquelles, en arrachant ledernier voile qui me cachait son âme et ses douleurs, elle memontrait par combien de liens elle s’était attachée à moi, combiende fortes chaînes j’avais hachées. Nous étions dans un tel délire,que nous ne nous apercevions point de la pluie qui tombait àtorrents.

— Madame la comtesse ne veut-elle pas entrer un momentici&|160;? dit le cocher en désignant la principale auberge deBallan.

Elle fit un signe de consentement, et nous restâmes unedemi-heure environ sous la voûte d’entrée au grand étonnement desgens de l’hôtellerie qui se demandèrent pourquoi madame de Mortsaufétait à onze heures par les chemins. Allait-elle à Tours&|160;? Enrevenait-elle&|160;? Quand l’orage eut cessé, que la pluie futconvertie en ce qu’on nomme à Tours une ’’ brouée’’ , quin’empêchait pas la lune d’éclairer les brouillards supérieursrapidement emportés par le vent du haut, le cocher sortit etretourna sur ses pas, à ma grande joie.

— Suivez mon ordre, lui cria doucement la comtesse.

Nous prîmes donc le chemin des landes de Charlemagne où la pluierecommença. A moitié des landes, j’entendis les aboiements du chienfavori d’Arabelle&|160;; un cheval s’élança tout à coup de dessousune truisse de chêne, franchit d’un bond le chemin, sauta le fossécreusé par les propriétaires pour distinguer leurs terrainsrespectifs dans ces friches que l’on croyait susceptibles deculture, et lady Dudley s’alla placer dans la lande pour voirpasser la calèche.

— Quel plaisir d’attendre ainsi son amant, quand on le peut sanscrime&|160;! dit Henriette.

Les aboiements du chien avaient appris à lady Dudley que j’étaisdans la voiture, elle crut sans doute que je venais ainsi lachercher à cause du mauvais temps&|160;; quand nous arrivâmes àl’endroit où se tenait la marquise, elle vola sur le bord du cheminavec cette dextérité de cavalier qui lui est particulière, et dontHenriette s’émerveilla comme d’un prodige. Par mignonnerie,Arabelle ne disait que la dernière syllabe de mon nom, prononcée àl’anglaise, espèce d’appel qui sur ses lèvres avait un charme digned’une fée. Elle savait ne devoir être entendue que de moi encriant&|160;: ’’ My Dee’’ .

— C’est lui, madame, répondit la comtesse en contemplant sous unclair rayon de la lune la fantastique créature dont le visageimpatient était bizarrement accompagné de ses longues bouclesdéfrisées.

Vous savez avec quelle rapidité deux femmes s’examinent.L’Anglaise reconnut sa rivale et fut glorieusement Anglaise&|160;;elle nous enveloppa d’un regard plein de son mépris anglais etdisparut dans la bruyère avec la rapidité d’une flèche.

— Vite à Clochegourde&|160;! cria la comtesse pour qui cet âprecoup-d’œil fut comme un coup de hache au cœur.

Le cocher retourna pour prendre le chemin de Chinon qui étaitmeilleur que celui de Saché. Quand la calèche longea de nouveau leslandes, nous entendîmes le galop furieux du cheval d’Arabelle etles pas de son chien. Tous trois, ils rasaient les bois de l’autrecôté de la bruyère.

— Elle s’en va, vous la perdez à jamais, me dit Henriette.

— Eh&|160;! bien, lui répondis-je, qu’elle s’en aille&|160;!Elle n’aura pas un regret.

— Oh&|160;! les pauvres femmes, s’écria la comtesse en exprimantune compatissante horreur. Mais où va-t-elle&|160;?

— A la Grenadière, une petite maison près de Saint-Cyr,dis-je.

— Elle s’en va seule, reprit Henriette d’un ton qui me prouvaque les femmes se croient solidaires en amour et ne s’abandonnentjamais.

&|160;

Au moment où nous entrions dans l’avenue de Clochegourde, lechien d’Arabelle jappa d’une façon joyeuse en accourant au-devantde la calèche.

— Elle nous a devancés, s’écria la comtesse. Puis elle reprit,après une pause&|160;: Je n’ai jamais vu de plus belle femme.Quelle main et quelle taille&|160;! Son teint efface le lys, et sesyeux ont l’éclat du diamant&|160;! Mais elle monte trop bien àcheval, elle doit aimer à déployer sa force, je la crois active etviolente&|160;; puis elle me semble se mettre un peu trop hardimentau-dessus des conventions&|160;: la femme qui ne reconnaît pas delois est bien près de n’écouter que ses caprices. Ceux qui aimenttant à briller, à se mouvoir, n’ont pas reçu le don de constance.Selon mes idées, l’amour veut plus de tranquillité&|160;: je me lesuis figuré comme un lac immense où la sonde ne trouve point defond, où les tempêtes peuvent être violentes, mais rares etcontenues en des bornes infranchissables où deux êtres vivent dansune île fleurie, loin du monde dont le luxe et l’éclat lesoffenseraient. Mais l’amour doit prendre l’empreinte descaractères, j’ai tort peut-être. Si les principes de la nature seplient aux formes voulues par les climats, pourquoi n’en serait-ilpas ainsi des sentiments chez les individus&|160;? Sans doute lessentiments, qui tiennent à la loi générale par la masse, necontrastent que dans l’expression seulement. Chaque âme a samanière. La marquise est la femme forte qui franchit les distanceset agit avec la puissance de l’homme&|160;; qui délivrerait sonamant de captivité, tuerait geôlier, gardes et bourreaux&|160;;tandis que certaines créatures ne savent qu’aimer de toute leurâme&|160;; dans le danger, elles s’agenouillent, prient et meurent.Quelle est de ces deux femmes celle qui vous plaît le plus, voilàtoute la question. Mais oui, la marquise vous aime, elle vous afait tant de sacrifices&|160;! Peut-être est-ce elle qui vousaimera toujours quand vous ne l’aimerez plus&|160;!

— Permettez. moi, cher ange, de répéter de que vous m’avez ditun jour&|160;: comment savez-vous ces choses&|160;?

— Chaque douleur a son enseignement, et j’ai souffert sur tantde points, que mon savoir est vaste.

Mon domestique avait entendu donner l’ordre, il crut que nousreviendrions par les terrasses, et tenait mon cheval tout prêt dansl’avenue&|160;: le chien d’Arabelle avait senti le cheval&|160;; etsa maîtresse, conduite par une curiosité bien légitime, l’avaitsuivi à travers les bois où sans doute elle était cachée.

— Allez faire votre paix, me dit Henriette en souriant et sanstrahir de mélancolie. Dites-lui combien elle s’est trompée sur mesintentions&|160;; je voulais lui révéler tout le prix du trésor quilui est échu&|160;; mon cœur n’enferme que de bons sentiments pourelle et n’a surtout ni colère ni mépris&|160;; expliquez-lui que jesuis sa sœur et non pas sa rivale.

— Je n’irai point&|160;! m’écriai-je.

— N’avez-vous jamais éprouvé, dit-elle avec l’étincelante fiertédes martyrs, que certains ménagements arrivent jusqu’àl’insulte&|160;? Allez, allez.

Je courus alors vers lady Dudley pour savoir en quellesdispositions elle était. — Si elle pouvait se fâcher et mequitter&|160;! pensai-je, je reviendrais à Clochegourde. Le chienme conduisit sous un chêne, d’où la marquise s’élança en mecriant&|160;: — ’’ Away&|160;! away’’&|160;! Tout ce que je pusfaire fut de la suivre jusqu’à Saint-Cyr, où nous arrivâmes àminuit.

— Cette dame est en parfaite santé, me dit Arabelle quand elledescendit de cheval.

Ceux qui l’ont con nue peuvent seuls imaginer tous les sarcasmesque contenait cette observation sèchement jetée d’un air quivoulait dire&|160;: — Moi je serais morte&|160;!

— Je te défends de hasarder une seule de tes plaisanteries àtriple dard sur madame de Mortsauf, lui répondis-je.

— Serait-ce déplaire à Votre Grâce que de remarquer la parfaitesanté dont jouit un être cher à votre précieux cœur&|160;? Lesfemmes françaises haïssent, dit-on, jusqu’au chien de leursamants&|160;; en Angleterre, nous aimons tout ce que nos souverainsseigneurs aiment, nous haïssons tout ce qu’ils haïssent, parce quenous vivons dans la peau de nos seigneurs. Permettez-moi doncd’aimer cette dame autant que vous l’aimez vous-même. Seulement,cher enfant, dit-elle en m’enlaçant de ses bras humides de pluie,si tu me trahissais, je ne serais ni debout ni couchée, ni dans unecalèche flanquée de laquais, ni à me promener dans les landes deCharlemagne, ni dans aucune des landes d’aucun pays d’aucun monde,ni dans mon lit, ni sous le toit de mes pères&|160;! Je ne seraisplus, moi. Je suis née dans le Lancashire, pays où les femmesmeurent d’amour. Te connaître et te céder&|160;! Je ne te céderaisà aucune puissance, pas même à la mort, car je m’en irais avectoi.

Elle m’emmena dans sa chambre, où déjà le comfort avait étaléses jouissances.

— Aime-la, ma chère, lui dis-je avec chaleur, elle t’aime, elle,non pas d’une façon railleuse, mais sincèrement.

— Sincèrement, petit&|160;? dit-elle en délaçant sonamazone.

Par vanité d’amant, je voulus révéler la sublimité du caractèred’Henriette à cette orgueilleuse créature. Pendant que la femme dechambre, qui ne savait pas un mot de français, lui arrangeait lescheveux, j’essayai de peindre madame de Mortsauf en en esquissantla vie, et je répétai les grandes pensées que lui avait suggéréesla crise où toutes les femmes deviennent petites et mauvaises.Quoique Arabelle parût ne pas me prêter la moindre attention, ellene perdit aucune de mes paroles.

— Je suis enchantée, dit-elle quand nous fûmes seuls, deconnaître ton goût pour ces sortes de conversationschrétiennes&|160;; il existe dans une de mes terres un vicaire quis’entend comme personne à composer des sermons, nos paysans lescomprennent, tant cette prose est bien appropriée à l’auditeur.J’écrirai demain à mon père de m’envoyer ce bonhomme par lepaquebot, et tu le trouveras à Paris&|160;; quand tu l’auras unefois écouté, tu ne voudras plus écouter que lui, d’autant plusqu’il jouit aussi d’une parfaite santé&|160;; sa morale ne tecausera point de ces secousses qui font pleurer, elle coule sanstempêtes, comme une source claire, et procure un délicieux sommeil.Tous les soirs, si cela te plaît, tu satisferas ta passion pour lessermons en digérant ton dîner. La morale anglaise, cher enfant, estaussi supérieure à celle de Touraine que notre coutellerie, notreargenterie et nos chevaux le sont à vos couteaux et à vos bêtes.Fais-moi la grâce d’entendre mon vicaire, promets-le-moi&|160;? Jene suis que femme, mon amour, je sais aimer, je puis mourir pourtoi si tu le veux&|160;; mais je n’ai point étudié à Eton, ni àOxford, ni à Edimbourg&|160;; je ne suis ni docteur, nirévérend&|160;; je ne saurais donc te préparer de la morale, j’ysuis tout à fait impropre, je serais de la dernière maladresse sij’essayais. Je ne te reproche pas tes goûts, tu en aurais de plusdépravés que celui-ci, je tâcherais de m’y conformer&|160;; car jeveux te faire trouver près de moi tout ce que tu aimes, plaisirsd’amour, plaisirs de table, plaisirs d’église, bon claret et vertuschrétiennes. Veux-tu que je mette un cilice ce soir&|160;? Elle estbien heureuse, cette femme, de te servir de la morale&|160;! Dansquelle université les femmes françaises prennent-elles leursgrades&|160;? Pauvre moi&|160;! je ne puis que me donner, je nesuis que ton esclave…

— Alors, pourquoi t’es-tu donc enfuie quand je voulais vous voirensemble&|160;?

— Es-tu fou, ’’ my dee’’&|160;? J’irais de Paris à Rome déguiséeen laquais, je ferais pour toi les choses les plusdéraisonnables&|160;; mais comment puis-je parler sur les chemins àune femme qui ne m’a pas été présentée et qui allait commencer unsermon en trois points&|160;? Je parlerai à des paysans, jedemanderai à un ouvrier de partager son pain avec moi, si j’aifaim, je lui donnerai quelques guinées, et tout seraconvenable&|160;; mais arrêter une calèche, comme font lesgentilshommes de grande route en Angleterre, ceci n’est pas dansmon code, à moi. Tu ne sais donc qu’aimer, pauvre enfant, tu nesais donc pas vivre&|160;? D’ailleurs, je ne te ressemble pasencore complétement, mon ange&|160;! Je n’aime pas la morale. Maispour te plaire, je suis capable des plus grands efforts. Allons,tais-toi, je m’y mettrai&|160;! Je tâcherai de devenir prêcheuse.Auprès de moi, Jérémie ne sera bientôt qu’un bouffon. Je ne mepermettrai plus de caresses sans les larder de versets de laBible.

Elle usa de son pouvoir, elle en abusa dès qu’elle vit dans monregard cette ardente expression qui s’y peignait aussitôt quecommençaient ses sorcelleries. Elle triompha de tout, et je miscomplaisamment au-dessus des finasseries catholiques, la grandeurde la femme qui se perd, qui renonce à l’avenir et fait toute savertu de l’amour.

— Elle s’aime donc mieux qu’elle ne t’aime&|160;? me dit-elle.Elle te préfère donc quelque chose qui n’est pas toi&|160;? Commentattacher à ce qui est de nous d’autre importance que celle dontvous l’honorez&|160;? Aucune femme, quelque grande moralistequ’elle soit, ne peut être l’égale d’un homme. Marchez sur nous,tuez-nous, n’embarrassez jamais votre existence de nous. A nous demourir, à vous de vivre grands et fiers. De vous à nous lepoignard, de nous à vous l’amour et le pardon. Le soleils’inquiète-t-il des moucherons qui sont dans ses rayons et quivivent de lui&|160;? ils restent tant qu’ils peuvent, et quand ildisparaît ils meurent…

— Ou ils s’envolent, dis-je en l’interrompant.

— Ou ils s’envolent, reprit-elle avec une indifférence quiaurait piqué l’homme le plus déterminé à user du singulier pouvoirdont elle l’investissait. Crois-tu qu’il soit digne d’une femme defaire avaler à un homme des tartines beurrées de vertu pour luipersuader que la religion est incompatible avec l’amour&|160;?Suis-je donc une impie&|160;? On se donne, ou l’on se refuse&|160;;mais se refuser et moraliser, il y a double peine, ce qui estcontraire au droit de tous les pays. Ici tu n’auras qued’excellents ’’ sandwiches’’ apprêtés par la main de ta servanteArabelle, de qui toute la morale sera d’imaginer des caressesqu’aucun homme n’a encore ressenties et que les angesm’inspirent.

Je ne sais rien de plus dissolvant que la plaisanterie maniéepar une Anglaise, elle y met le sérieux éloquent, l’air de pompeuseconviction sous lequel les Anglais couvrent les hautes niaiseriesde leur vie à préjugés. La plaisanterie française est une dentelleavec laquelle les femmes savent embellir la joie qu’elles donnentet les querelles qu’elles inventent&|160;; c’est une parure morale,gracieuse comme leur toilette. Mais la plaisanterie anglaise est unacide qui corrode si bien les êtres sur lesquels il tombe qu’il entait des squelettes lavés et brossés. La langue d’une Anglaisespirituelle ressemble à celle d’un tigre qui emporte la chairjusqu’à l’os en voulant jouer. Arme toute puissante du démon quivient dire en ricanant&|160;: ’’ Ce n’est que cela’’&|160;? lamoquerie laisse un venin mortel dans les blessures qu’elle ouvre àplaisir. Pendant cette nuit, Arabelle voulut montrer son pouvoircomme un sultan qui, pour prouver son adresse, s’amuse à décollerdes innocents.

— Mon ange, me dit-elle quand elle m’eut plongé dans cedemi-sommeil où l’on oublie tout excepté le bonheur, je viens de mefaire de la morale aussi, moi&|160;! Je me suis demandé si jecommettais un crime en t’aimant, si je violais les lois divines, etj’ai trouvé que rien n’était plus religieux ni plus naturel.Pourquoi Dieu créerait-il des êtres plus beaux que les autres si cen’est pour nous indiquer que nous devons les adorer&|160;? Le crimeserait de ne pas t’aimer, n’es-tu pas un ange&|160;? Cette damet’insulte en te confondant avec les autres hommes, les règles de lamorale ne te sont pas applicables, Dieu t’a mis au-dessus de tout.N’est-ce pas se rapprocher de lui que de t’aimer&|160;? pourra-t-ilen vouloir à une pauvre femme d’avoir appétit des chosesdivines&|160;? Ton vaste et lumineux cœur ressemble tant au cielque je m’y trompe comme les moucherons qui viennent se brûler auxbougies d’une fête&|160;! les punira-t-on, ceux-ci, de leurerreur&|160;? d’ailleurs, est-ce une erreur, n’est-ce-pas une hauteadoration de la lumière&|160;? Ils périssent par trop de religion,si l’on appelle périr se jeter au cou de ce qu’on aime. J’ai lafaiblesse de t’aimer, tandis que cette femme a la force de resterdans sa chapelle catholique. Ne fronce pas le sourcil&|160;! tucrois que je lui en veux&|160;? Non, petit&|160;! J’adore sa moralequi lui a conseillé de te laisser libre et m’a permis ainsi de teconquérir, de te garder à jamais&|160;; car tu es à moi pourtoujours, n’est-ce pas&|160;?

— Oui.

— A jamais&|160;?

— Oui.

— Me fais-tu donc une grâce, sultan&|160;? Moi seule ai devinétout ce que tu valais&|160;! Elle sait cultiver les terres,dis-tu&|160;? Moi je laisse cette science aux fermiers, j’aimemieux cultiver ton cœur.

Je tâche de me rappeler ces enivrants bavardages afin de vousbien peindre cette femme, de vous justifier ce que je vous en aidit, et vous mettre ainsi dans tout le secret du dénoûment. Maiscomment vous décrire les accompagnements de ces jolies paroles quevous savez&|160;! C’était des folies comparables aux fantaisies lesplus exorbitantes de nos rêves&|160;; tantôt des créationssemblables à celles de mes bouquets&|160;: la grâce unie à laforce, la tendresse et ses molles lenteurs, opposées aux irruptionsvolcaniques de la fougue&|160;; tantôt les gradations les plussavantes de la musique appliquées au concert de nos voluptés&|160;;puis des jeux pareils à ceux des serpents entrelacés&|160;; enfin,les plus caressants discours ornés des plus riantes idées, tout ceque l’esprit peut ajouter de poésie aux plaisirs des sens. Ellevoulait anéantir sous les foudroiements de son amour impétueux lesimpressions laissées dans mon cœur par l’âme chaste et recueillied’Henriette. La marquise avait aussi bien vu la comtesse, quemadame de Mortsauf l’avait vue&|160;: elles s’étaient bien jugéestoutes deux. La grandeur de l’attaque faite par Arabelle merévélait l’étendue de sa peur et sa secrète admiration pour sarivale. Au matin, je la trouvai les yeux en pleurs et n’ayant pasdormi.

— Qu’as-tu&|160;? lui dis-je.

— J’ai peur que mon extrême amour ne me nuise, répondit-elle.J’ai tout donné. Plus adroite que je ne le suis, cette femmepossède quelque chose en elle que tu peux désirer. Si tu lapréfères, ne pense plus à moi&|160;: je ne t’ennuierai point de mesdouleurs, de mes remords, de mes souffrances&|160;; non, j’iraimourir loin de toi, comme une plante sans son vivifiant soleil.

Elle sut m’arracher des protestations d’amour qui la comblèrentde joie. Que dire en effet à une femme qui pleure au matin&|160;?Une dureté me semble alors infâme. Si nous ne lui avons pas résistéla veille, le lendemain, ne sommes-nous pas obligés à mentir, carle Code-Homme nous fait en galanterie un devoir du mensonge.

— Hé&|160;! bien, je suis généreuse, dit-elle en essuyant seslarmes, retourne auprès d’elle, je ne veux pas te devoir à la forcede mon amour, mais à ta propre volonté. Si tu reviens ici, jecroirai que tu m’aimes autant que je t’aime, ce qui m’a toujoursparu impossible.

Elle sut me persuader de retourner à Clochegourde. La faussetéde la situation dans laquelle j’allais entrer ne pouvait êtredevinée par un homme gorgé de bonheur. En refusant d’aller àClochegourde, je donnais gain de cause à lady Dudley sur Henriette.Arabelle m’emmenait alors à Paris. Mais y aller, n’était-ce pasinsulter madame de Mortsauf&|160;? dans ce cas, je devais revenirencore plus sûrement à Arabelle. Une femme a-t-elle jamais pardonnéde semblables crimes de lèse-amour&|160;? A moins d’être un angedescendu des cieux, et non l’esprit purifié qui s’y rend, une femmeaimante préférerait voir son amant souffrant une agonie à le voirheureux par une autre&|160;: plus elle aime, plus elle serablessée. Ainsi vue sous ses deux faces, ma situation, une foissorti de Clochegourde pour aller à la Grenadière, était aussimortelle à mes amours d’élection que profitable à mes amours dehasard. La marquise avait calculé tout avec une profondeur étudiée.Elle m’avoua plus tard que si madame de Mortsauf ne l’avait pasrencontrée dans les landes, elle avait médité de me compromettre enrôdant autour de Clochegourde.

Au moment où j’abordai la comtesse, que je vis pâle, abattuecomme une personne qui a souffert quelque dure insomnie, j’exerçaisoudain, non pas ce tact, mais le ’’ flairer’’ qui fait ressentiraux cœurs encore jeunes et généreux la portée de ces actionsindifférentes aux yeux de la masse, criminelles selon lajurisprudence des grandes âmes. Aussitôt, comme un enfant qui,descendu dans un abîme en jouant, en cueillant des fleurs, voitavec angoisse qu’il lui sera impossible de remonter, n’aperçoitplus le sol humain qu’à une distance infranchissable, se sent toutseul, à la nuit, et entend les hurlements sauvages, je compris quenous étions séparés par tout un monde. Il se fit dans nos deux âmesune grande clameur et comme un retentissement du lugubre ’’Consummatum est’’&|160;! qui se crie dans les églises levendredi-saint à l’heure où le Sauveur expira, horrible scène quiglace les jeunes âmes pour qui la religion est un premier amour.Toutes les illusions d’Henriette étaient mortes d’un seul coup, soncœur avait souffert une passion. Elle, si respectée par le plaisirqui ne l’avait jamais enlacée de ses engourdissants replis,devinait-elle aujourd’hui les voluptés de l’amour heureux, pour merefuser ses regards&|160;? car elle me retira la lumière qui depuissix ans brillait sur ma vie. Elle savait donc que la source desrayons épanchés de nos yeux était dans nos âmes, auxquelles ilsservaient de route pour pénétrer l’une chez l’autre ou pour seconfondre en une seule, se séparer, jouer comme deux femmes sansdéfiance qui se disent tout&|160;? Je sentis amèrement la fauted’apporter sous ce toit inconnu aux caresses un visage où les ailesdu plaisir avaient semé leur poussière diaprée. Si, la veille,j’avais laissé lady Dudley s’en aller seule&|160;; si j’étaisrevenu à Clochegourde, où peut-être Henriette m’avaitattendu&|160;; peut-être… enfin peut-être madame de Mortsauf ne seserait-elle pas si cruellement proposé d’être ma sœur. Elle mit àtoutes ses complaisances le faste d’une force exagérée, elleentrait violemment dans son rôle pour n’en point sortir. Pendant ledéjeuner, elle eut pour moi mille attentions, des attentionshumiliantes, elle me soignait comme un malade de qui elle avaitpitié.

— Vous vous êtes promené de bonne heure, me dit le comte&|160;;vous devez alors avoir un excellent appétit, vous dont l’estomacn’est pas détruit&|160;!

Cette phrase, qui n’attira pas sur les lèvres de la comtesse lesourire d’une sœur rusée, acheva de me prouver le ridicule de maposition. Il était impossible d’être à Clochegourde le jour, àSaint-Cyr la nuit. Arabelle avait compté sur ma délicatesse et surla grandeur de madame de Mortsauf. Pendant cette longue journée, jesentis combien il est difficile de devenir l’ami d’une femmelongtemps désirée. Cette transition, si simple quand les ans lapréparent, est une maladie au jeune âge. J’avais honte, jemaudissais le plaisir, j’aurais voulu que madame de Mortsauf medemandât mon sang. Je ne pouvais lui déchirer à belles dents sarivale, elle évitait d’en parler, et médire d’Arabelle était uneinfamie qui m’aurait fait mépriser Henriette magnifique et noblejusque dans les derniers replis de son cœur. Après cinq ans dedélicieuse intimité, nous ne savions de quoi parler&|160;; nosparoles ne répondaient point à nos pensées&|160;; nous nouscachions mutuellement de dévorantes douleurs, nous pour qui ladouleur avait toujours été un fidèle truchement. Henrietteaffectait un air heureux et pour elle et pour moi&|160;; mais elleétait triste. Quoiqu’elle se dît à tout propos ma sœur, et qu’ellefût femme, elle ne trouvait aucune idée pour entretenir laconversation, et nous demeurions la plupart du temps dans unsilence contraint. Elle accrut mon supplice intérieur, en feignantde se croire la seule victime de cette lady.

— Je souffre plus que vous, lui dis je en un moment où la sœurlaissa échapper une ironie toute féminine.

— Comment&|160;? répondit-elle avec ce ton de hauteur queprennent les femmes quand on veut primer leurs sensations.

— Mais j’ai tous les torts.

Il y eut un moment où la comtesse prit avec moi un air froid etindifférent qui me brisa&|160;; je résolus de partir. Le soir, surla terrasse, je fis mes adieux à la famille réunie. Tous mesuivirent au boulingrin où piaffait mon cheval dont ilss’écartèrent. Elle vint à moi quand j’en pris la bride.

— Allons seuls, à pied, dans l’avenue, me dit-elle.

Je lui donnai le bras, et nous sortîmes par les cours enmarchant à pas lents, comme si nous savourions nos mouvementsconfondus&|160;; nous atteignîmes ainsi un bouquet d’arbres quienveloppait un coin de l’enceinte extérieure.

— Adieu, mon ami, dit-elle en s’arrêtant, en jetant sa tête surmon cœur et ses bras à mon cou. Adieu, nous ne nous reverrons plus.Dieu m’a donné le triste pouvoir de regarder dans l’avenir. Ne vousrappelez-vous pas la terreur qui m’a saisie, un jour, quand vousêtes revenu si beau&|160;! si jeune&|160;! et que je vous ai vu metournant le dos comme aujourd’hui que vous quittez Clochegourdepour aller à la Grenadière. Hé&|160;! bien, encore une fois,pendant cette nuit j’ai pu jeter un coup d’œil sur nos destinées.Mon ami, nous nous parlons en ce moment pour la dernière fois. Apeine pourrai-je vous dire encore quelques mots, car ce ne seraplus moi tout entière qui vous parlerai. La mort a déjà frappéquelque chose en moi. Vous aurez alors enlevé leur mère à mesenfants, remplacez-la près d’eux&|160;! vous le pourrez&|160;!Jacques et Madeleine vous aiment comme si vous les aviez toujoursfait souffrir.

— Mourir&|160;! dis-je effrayé en la regardant et revoyant lefeu sec de ses yeux luisants dont on ne peut donner une idée à ceuxqui n’ont pas connu des êtres chers atteints de cette horriblemaladie, qu’en comparant ses yeux à des globes d’argent bruni.Mourir&|160;! Henriette, je t’ordonne de vivre. Tu m’as autrefoisdemandé des serments, eh&|160;! bien, aujourd’hui j’en exige un detoi&|160;: jure-moi de consulter Origet et de lui obéir entout…

— Voulez-vous donc vous opposer à la clémence de Dieu&|160;?dit-elle en m’interrompant par le cri du désespoir indigné d’êtreméconnu.

— Vous ne m’aimez donc pas assez pour m’obéir aveuglément entoute chose comme cette misérable lady…

— Oui, tout ce que tu voudras, dit-elle poussée par une jalousiequi lui fit en un moment franchir les distances qu’elle avaitrespectées jusqu’alors.

— Je reste ici, lui dis-je en la baisant sur les yeux.

Effrayée de ce consentement, elle s’échappa de mes bras, allas’appuyer contre un arbre&|160;; puis elle rentra chez elle enmarchant avec précipitation, sans tourner la tête&|160;; mais je lasuivis, elle pleurait et priait. Arrivé au boulingrin, je lui prisla main et la baisai respectueusement. Cette soumission inespéréela toucha.

— A toi quand même&|160;! lui dis-je, car je t’aime commet’aimait ta tante.

Elle tressaillit en me serrant alors violemment la main.

— Un regard, lui dis-je, encore un de nos anciens regards&|160;!La femme qui se donne tout entière, m’écriai-je en sentant mon âmeilluminée par le coup d’œil qu’elle me jeta, donne moins de vie etd’âme que je viens d’en recevoir. Henriette, tu es la plus aimée,la seule aimée.

— Je vivrai&|160;! me dit-elle, mais guérissez-vous aussi.

Ce regard avait effacé l’impression des sarcasmes d’Arabelle.J’étais donc le jouet des deux passions inconciliables que je vousai décrites et dont j’éprouvais alternativement l’influence.J’aimais un ange et un démon&|160;; deux femmes également belles,parées l’une de toutes les vertus que nous meurtrissons en haine denos imperfections, l’autre de tous les vices que nous déifions parégoïsme. En parcourant cette avenue, où je retournais de moments enmoments pour revoir madame de Mortsauf appuyée sur un arbre etentourée de ses enfants qui agitaient leurs mouchoirs, je surprisdans mon âme un mouvement d’orgueil de me savoir l’arbitre de deuxdestinées si belles, d’être la gloire à des titres si différents dedeux femmes si supérieures, et d’avoir inspiré de si grandespassions que de chaque côté la mort arriverait si je leur manquais.Cette fatuité passagère a été doublement punie, croyez-lebien&|160;! Je ne sais quel démon me disait d’attendre prèsd’Arabelle le moment où quelque désespoir, où la mort du comte melivrerait Henriette, car Henriette m’aimait toujours&|160;: sesduretés, ses larmes, ses remords, sa chrétienne résignation étaientd’éloquentes traces d’un sentiment qui ne pouvait pas pluss’effacer de son cœur que du mien. En allant au pas dans cettejolie avenue, et faisant ces réflexions, je n’avais plus vingt-cinqans, j’en avais cinquante. N’est-ce pas encore plus le jeune hommeque la femme qui passe en un moment de trente à soixante ans&|160;?Quoique j’aie chassé d’un souffle ces mauvaises pensées, ellesm’obsédèrent, je dois l’avouer&|160;! Peut-être leur principe setrouvait-il aux Tuileries, sous les lambris du cabinet royal. Quipouvait résister à l’esprit déflorateur de Louis XVIII, lui quidisait qu’on n’a de véritables passions que dans l’âge mûr, parceque la passion n’est belle et furieuse que quand il s’y mêle del’impuissance et qu’on se trouve alors à chaque plaisir comme unjoueur à son dernier enjeu. Quand je fus au bout de l’avenue, je meretournai et la franchis en un clin-d’œil en voyant qu’Henriette yétait encore, elle seule&|160;! Je vins lui dire un dernier adieu,mouillé de larmes expiatrices dont la cause lui fut cachée. Larmessincères, accordées sans le savoir à ces belles amours à jamaisperdues, à ces vierges émotions, à ces fleurs de la vie qui nerenaissent plus&|160;; car, plus tard, l’homme ne donne plus, ilreçoit&|160;; il s’aime lui-même dans sa maîtresse&|160;; tandisqu’au jeune âge il aime sa maîtresse en lui&|160;: plus tard nousinoculons nos goûts, nos vices peut-être à la femme qui nousaime&|160;; tandis qu’au début de la vie, celle que nous aimonsnous impose ses vertus, ses délicatesses&|160;; elle nous convie aubeau par un sourire, et nous apprend le dévouement par son exemple.Malheur à qui n’a pas eu son Henriette&|160;! Malheur à qui n’a pasconnu quelque lady Dudley&|160;! S’il se marie, celui-ci ne garderapas sa femme, celui-là sera peut-être abandonné par samaîtresse&|160;; mais heureux qui peut trouver les deux en uneseule&|160;; heureux, Natalie, l’homme que vous aimez&|160;!

De retour à Paris, Arabelle et moi nous devînmes plus intimesque par le passé. Bientôt nous abolîmes insensiblement l’un etl’autre les lois de convenance que je m’étais imposées, et dont lastricte observation fait souvent pardonner par le monde la faussetéde la position où s’était mise lady Dudley. Le monde, qui aime tantà pénétrer au delà des apparences, les légitime dés qu’il connaîtle secret qu’elles enveloppent. Les amants forcés de vivre aumilieu du grand monde auront toujours tort de renverser cesbarrières exigées par la jurisprudence des salons, tort de ne pasobéir scrupuleusement à toutes les conventions imposées par lesmœurs&|160;; il s’agit alors moins des autres que d’eux-mêmes. Lesdistances à franchir, le respect extérieur à conserver, lescomédies à jouer, le mystère à obscurcir, toute cette stratégie del’amour heureux occupe la vie, renouvelle le désir et protége notrecœur contre les relâchements de l’habitude. Mais essentiellementdissipatrices, les premières passions, de même que les jeunes gens,coupent leurs forêts à blanc au lieu de les aménager. Arabellen’adoptait pas ces idées bourgeoises, elle s’y était pliée pour meplaire&|160;; semblable au bourreau marquant d’avance sa proie afinde se l’approprier, elle voulait me compromettre à la face de toutParis pour faire de moi son ’’ sposo’’ . Aussi employa-t-elle sescoquetteries à me garder chez elle, car elle n’était pas contentede son élégant esclandre qui, faute de preuves, n’encourageait queles chuchotteries sous l’éventail. En la voyant si heureuse decommettre une imprudence qui dessinerait franchement sa position,comment n’aurais-je pas cru à son amour&|160;? Une fois plongé dansles douceurs d’un mariage illicite, le désespoir me saisit, car jevoyais ma vie arrêtée au rebours des idées reçues et desrecommandations d’Henriette. Je vécus alors avec l’espèce de ragequi saisit un poitrinaire quand, pressentant sa fin, il ne veut pasqu’on interroge le bruit de sa respiration. Il y avait un coin demon cœur où je ne pouvais me retirer sans souffrance&|160;; unesprit vengeur me jetait incessamment des idées sur lesquelles jen’osais m’appesantir. Mes lettres à Henriette peignaient cettemaladie morale, et lui causaient un mal infini.  » Au prix de tantde trésors perdus, elle me voulait au moins heureux&|160;!  » medit-elle dans la seule réponse que je reçus. Et je n’étais pasheureux&|160;! Chère Natalie, le bonheur est absolu, il ne souffrepas de comparaisons. Ma première ardeur passée, je comparainécessairement ces deux femmes l’une à l’autre, contraste que jen’avais pas encore pu étudier. En effet, toute grande passion pèsesi fortement sur notre caractère qu’elle en refoule d’abord lesaspérités et comble la trace des habitudes qui constituent nosdéfauts ou nos qualités&|160;; mais plus tard, chez deux amantsbien accoutumés l’un à l’autre, les traits de la physionomie moralereparaissent&|160;; tous deux se jugent alors mutuellement, etsouvent il se déclare, durant cette réaction du caractère sur lapassion, des antipathies qui préparent ces désunions dont s’armentles gens superficiels pour accuser le cœur humain d’instabilité.Cette période commence donc. Moins aveuglé par les séductions, etdétaillant pour ainsi dire mon plaisir, j’entrepris, sans levouloir peut-être, un examen qui nuisit à lady Dudley.

Je lui trouvai d’abord en moins l’esprit qui distingue laFrançaise entre toutes les femmes, et la rend la plus délicieuse àaimer, selon l’aveu des gens que les hasards de leur vie ont mis àmême d’éprouver les manières d’aimer de chaque pays. Quand uneFrançaise aime, elle se métamorphose&|160;; sa coquetterie sivantée, elle l’emploie à parer son amour&|160;; sa vanité sidangereuse, elle l’immole et met toutes ses prétentions à bienaimer. Elle épouse les intérêts, les haines, les amitiés de sonamant&|160;; elle acquiert en un jour les subtilités expérimentéesde l’homme d’affaires, elle étudie le code, elle comprend lemécanisme du crédit, et séduit la caisse d’un banquier&|160;;étourdie et prodigue, elle ne fera pas une seule faute et negaspillera pas un seul louis&|160;; elle devient à la fois mère,gouvernante, médecin, et donne à toutes ses transformations unegrâce de bonheur qui révèle dans les plus légers détails un amourinfini&|160;; elle réunit les qualités spéciales qui recommandentles femmes de chaque pays en donnant à ce mélange de l’unité parl’esprit, cette semence française qui anime, permet, justifie,varie tout et détruit la monotonie d’un sentiment appuyé sur lepremier temps d’un seul verbe. La femme française aime toujours,sans relâche ni fatigue, à tout moment, en public et seule&|160;;en public, elle trouve un accent qui ne résonne que dans uneoreille, elle parle par son silence même, et sait vous regarder lesyeux baissés&|160;; si l’occasion lui interdit la parole et leregard, elle emploiera le sable sur lequel s’imprime son pied poury écrire une pensée&|160;; seule, elle exprime sa passion mêmependant le sommeil&|160;; enfin elle plie le monde à son amour. Aucontraire, l’Anglaise plie son amour au monde. Habituée par sonéducation à conserver cette habitude glaciale, ce maintienbritannique si égoïste dont je vous ai parlé, elle ouvre et fermeson cœur avec la facilité d’une mécanique anglaise. Elle possède unmasque impénétrable qu’elle met et qu’elle ôteflegmatiquement&|160;; passionnée comme une Italienne quand aucunœil ne la voit, elle devient froidement digne aussitôt que le mondeintervient. L’homme le plus aimé doute alors de son empire envoyant la profonde immobilité du visage, le calme de la voix, laparfaite liberté de contenance qui distingue une Anglaise sortie deson boudoir. En ce moment, l’hypocrisie va jusqu’à l’indifférence,l’Anglaise a tout oublié. Certes la femme qui sait jeter son amourcomme un vêtement fait croire qu’elle peut en changer.

Quelles tempêtes soulèvent alors les vagues du cœur quand ellessont remuées par l’amour-propre blessé de voir une femme prenant,interrompant, reprenant l’amour comme une tapisserie à main&|160;!Ces femmes sont trop maîtresses d’elles-mêmes pour vous bienappartenir&|160;; elles accordent trop d’influence au monde pourque notre règne soit entier. Là où la Française console le patientpar un regard, trahit sa colère contre les visiteurs par quelquesjolies moqueries, le silence des Anglaises est absolu, agace l’âmeet taquine l’esprit. Ces femmes trônent si constamment en touteoccasion que, pour la plupart d’entre elles, l’omnipotence de la ’’fashion’’ doit s’étendre jusque sur leurs plaisirs. Qui exagère lapudeur doit exagérer l’amour, les Anglaises sont ainsi&|160;; ellesmettent tout dans la forme, sans que chez elles l’amour de la formeproduise le sentiment de l’art&|160;: quoi qu’elles puissent dire,le protestantisme et le catholicisme expliquent les différences quidonnent à l’âme des Françaises tant de supériorité sur l’amourraisonné, calculateur des Anglaises. Le protestantisme doute,examine et tue les croyances, il est donc la mort de l’art et del’amour. Là où le monde commande, les gens du monde doivent obéir,mais les gens passionnés le fuient aussitôt, il leur estinsupportable. Vous comprendrez alors combien fut choqué monamour-propre en découvrant que lady Dudley ne pouvait point sepasser du monde, et que la transition britannique lui étaitfamilière&|160;: ce n’était pas un sacrifice que le monde luiimposait&|160;; non, elle se manifestait naturellement sous deuxformes ennemies l’une de l’autre&|160;; quand elle aimait, elleaimait avec ivresse&|160;; aucune femme d’aucun pays ne lui étaitcomparable, elle valait tout un sérail&|160;; mais le rideau tombesur cette scène de féerie en bannissait jusqu’au souvenir. Elle nerépondait ni à un regard ni à un sourire&|160;; elle n’était nimaîtresse ni esclave, elle était comme une ambassadrice obligéed’arrondir ses phrases et ses coudes, elle impatientait par soncalme, elle outrageait le cœur par son décorum&|160;; elle ravalaitainsi l’amour jusqu’au besoin, au lieu de l’élever jusqu’à l’idéalpar l’enthousiasme. Elle n’exprimait ni crainte, ni regrets, nidésir&|160;; mais à l’heure dite sa tendresse se dressait comme desfeux subitement allumés, et semblait insulter à sa réserve. Alaquelle de ces deux femmes devais-je croire&|160;? Je sentis alorspar mille piqûres d’épingle les différences infinies qui séparaientHenriette d’Arabelle. Quand madame de Mortsauf me quittait pour unmoment, elle semblait laisser à l’air le soin de me parlerd’elle&|160;; les plis de sa robe, quand elle s’en allait,s’adressaient à mes yeux comme leur bruit onduleux arrivaitjoyeusement à mon oreille quand elle revenait&|160;; il y avait destendresses infinies dans la manière dont elle dépliait sespaupières en abaissant ses yeux vers la terre&|160;; sa voix, cettevoix musicale, était une caresse continuelle&|160;; ses discourstémoignaient d’une pensée constante, elle se ressemblait toujours àelle-même&|160;; elle ne scindait pas son âme en deux atmosphères,l’une ardente et l’autre glacée&|160;; enfin, madame de Mortsaufréservait son esprit et la fleur de sa pensée pour exprimer sessentiments, elle se faisait coquette par les idées avec ses enfantset avec moi. Mais l’esprit d’Arabelle ne lui servait pas à rendrela vie aimable, elle ne l’exerçait point à mon profit, iln’existait que par le monde et pour le monde, elle était purementmoqueuse&|160;; elle aimait à déchirer, à mordre, non pourm’amuser, mais pour satisfaire un goût. Madame de Mortsauf auraitdérobé son bonheur à tous les regards, lady Arabelle voulaitmontrer le sien à tout Paris, et, par une horrible grimace, ellerestait dans les convenances tout en paradant au Bois avec moi. Cemélange d’ostentation et de dignité, d’amour et de froideur,blessait constamment mon âme, à la fois vierge et passionnée&|160;;et, comme je ne savais point passer ainsi d’une température àl’autre, mon humeur s’en ressentait&|160;; j’étais palpitantd’amour quand elle reprenait sa pudeur de convention. Quand jem’avisai de me plaindre, non sans de grands ménagements, elletourna sa langue à triple dard contre moi, mêlant les gasconnadesde sa passion à ces plaisanteries anglaises que j’ai tâché de vouspeindre. Aussitôt qu’elle se trouvait en contradiction avec moi,elle se faisait un jeu de froisser mon cœur et d’humilier monesprit, elle me maniait comme une pâte. A des observations sur lemilieu que l’on doit garder en tout, elle répondait par lacaricature de mes idées, qu’elle portait à l’extrême. Quand je luireprochais son attitude, elle me demandait si je voulais qu’ellem’embrassât devant tout Paris, aux Italiens&|160;; elle s’yengageait si sérieusement, que, connaissant son envie de faireparler d’elle, je tremblais de lui voir exécuter sa promesse.Malgré sa passion réelle, je ne sentais jamais rien de recueilli,de saint, de profond comme chez Henriette&|160;: elle étaittoujours insatiable comme une terre sablonneuse. Madame de Mortsaufétait toujours rassurée et sentait mon âme dans une accentuation oudans un coup d’œil, tandis que la marquise n’était jamais accabléepar un regard, ni par un serrement de main, ni par une douceparole. Il y a plus&|160;! le bonheur de la veille n’était rien lelendemain&|160;; aucune preuve d’amour ne l’étonnait&|160;; elleéprouvait un si grand désir d’agitation, de bruit, d’éclat, querien n’atteignait sans doute à son beau idéal en ce genre, et de làses furieux efforts d’amour&|160;; dans sa fantaisie exagérée, ils’agissait d’elle et non de moi. Cette lettre de madame deMortsauf, lumière qui brillait encore sur ma vie, et qui prouvaitla manière dont la femme la plus vertueuse sait obéir au génie dela Française, en accusant une perpétuelle vigilance, une ententecontinuelle de toutes mes fortunes&|160;; cette lettre a dû vousfaire comprendre avec quel soin Henriette s’occupait de mesintérêts matériels, de mes relations politiques, de mes conquêtesmorales, avec quelle ardeur elle embrassait ma vie par les endroitspermis. Sur tous ces points, lady Dudley affectait la réserve d’unepersonne de simple connaissance. Jamais elle ne s’informa ni de mesaffaires, ni de ma fortune, ni de mes travaux, ni des difficultésde ma vie, ni de mes haines, ni de mes amitiés d’homme. Prodiguepour elle-même sans être généreuse, elle séparait vraiment un peutrop les intérêts et l’amour&|160;; tandis que, sans l’avoiréprouvé, je savais qu’afin de m’éviter un chagrin, Henriette auraittrouvé pour moi ce qu’elle n’aurait pas cherché pour elle. Dans unde ces malheurs qui peuvent attaquer les hommes les plus élevés etles plus riches, l’histoire en atteste assez&|160;! j’auraisconsulté Henriette, mais je me serais laissé traîner en prison sansdire un mot à lady Dudley.

Jusqu’ici le contraste repose sur les sentiments, mais il enétait de même pour les choses. Le luxe est en France l’expressionde l’homme, la reproduction de ses idées, de sa poésiespéciale&|160;; il peint le caractère, et donne entre amants duprix aux moindres soins en faisant rayonner autour de nous lapensée dominante de l’être aimé&|160;; mais ce luxe anglais dontles recherches m’avaient séduit par leur finesse était mécaniqueaussi&|160;! lady Dudley n’y mettait rien d’elle, il venait desgens, il était acheté. Les mille attentions caressantes deClochegourde étaient, aux yeux d’Arabelle, l’affaire desdomestiques&|160;; à chacun d’eux son devoir et sa spécialité.Choisir les meilleurs laquais était l’affaire de son majordome,comme s’il se fût agi de chevaux. Elle ne s’attachait point à sesgens, la mort du plus précieux d’entre eux ne l’aurait pointaffectée&|160;: on l’eût à prix d’argent remplacé par quelque autreégalement habile. Quant au prochain, jamais je ne surpris dans sesyeux une larme pour les malheurs d’autrui, elle avait même unenaïveté d’égoïsme de laquelle il fallait absolument rire. Lesdraperies rouges de la grande dame couvraient cette nature debronze. La délicieuse Almée qui se roulait le soir sur ses tapis,qui faisait sonner tous les grelots de son amoureuse folie,réconciliait promptement un homme jeune avec l’Anglaise insensibleet dure&|160;; aussi ne découvris-je que pas à pas le tuf surlequel je perdais mes semailles, et qui ne devait point donner demoissons. Madame de Mortsauf avait pénétré tout d’un coup cettenature dans sa rapide rencontre&|160;; je me souvins de ses parolesprophétiques&|160;: Henriette avait eu raison en tout, l’amourd’Arabelle me devenait insupportable. J’ai remarqué depuis que laplupart des femmes qui montent bien à cheval ont peu de tendresse.Comme aux amazones, il leur manque une mamelle, et leurs cœurs sontendurcis en un certain endroit, je ne sais lequel.

Au moment où je commençais à sentir la pesanteur de ce joug, oùla fatigue me gagnait le corps et l’âme, où je comprenais bien toutce que le sentiment vrai donne de sainteté à l’amour, où j’étaisaccablé par les souvenirs de Clochegourde en respirant, malgré ladistance, le parfum de toutes ses roses, la chaleur de sa terrasse,en entendant le chant de ses rossignols, en ce moment affreux oùj’apercevais le lit pierreux du torrent sous ses eaux diminuées, jereçus un coup qui retentit encore dans ma vie, car à chaque heureil trouve un écho. Je travaillais dans le cabinet du roi qui devaitsortir à quatre heures, le duc de Lenoncourt était deservice&|160;; en le voyant entrer le roi lui demanda des nouvellesde la comtesse&|160;; je levai brusquement la tête d’une façon tropsignificative&|160;; le roi, choqué de ce mouvement, me jeta leregard qui précédait ces mots durs qu’il savait si bien dire.

— Sire, ma pauvre fille se meurt, répondit le duc.

— Le roi daignera-t-il m’accorder un congé&|160;? dis-je leslarmes aux yeux en bravant une colère près d’éclater.

— Courez, mylord, me répondit-il en souriant de mettre uneépigramme dans chaque mot et me faisant grâce de sa réprimande enfaveur de son esprit.

Plus courtisan que père, le duc ne demanda point de congé etmonta dans la voiture du roi pour l’accompagner. Je partis sansdire adieu à lady Dudley, qui par bonheur était sortie et àlaquelle j’écrivis que j’allais en mission pour le service du roi.A la Croix de Berny, je rencontrai Sa Majesté qui revenait deVerrières. En acceptant un bouquet de fleurs qu’il laissa tomber àses pieds, le roi me jeta un regard plein de ces royales ironiesaccablantes de profondeur, et qui semblait me dire&|160;: —  » Si tuveux être quelque chose en politique, reviens&|160;! Ne t’amuse pasà parlementer avec les morts&|160;!  » Le duc me fit avec la main unsigne de mélancolie. Les deux pompeuses calèches à huit chevaux,les colonels dorés, l’escorte et ses tourbillons de poussièrepassèrent rapidement aux cris de Vive le roi&|160;! Il me semblaque la cour avait foulé le corps de madame de Mortsauf avecl’insensibilité que la nature témoigne pour nos catastrophes.Quoique ce fût un excellent homme, le duc allait sans doute fairele whist de Monsieur, après le coucher du roi. Quant à la duchesse,elle avait depuis long-temps porté le premier coup à sa fille enlui parlant elle seule, de lady Dudley.

Mon rapide voyage fut comme un rêve, mais un rêve de joueurruiné&|160;; j’étais au désespoir de ne peint avoir reçu denouvelles. Le confesseur avait-il poussé la rigidité jusqu’àm’interdire l’accès de Clochegourde&|160;? J’accusais Madeleine,Jacques, l’abbé Dominis, tout, jusqu’à monsieur de Mortsauf. Audelà de Tours, en débouchant par les ponts Saint-Sauveur, pourdescendre dans le chemin bordé de peupliers qui mène à Poncher, etque j’avais tant admiré quand je courais à la recherche de moninconnue, je rencontrai monsieur Origet&|160;; il devina que je merendais à Clochegourde, je devinai qu’il en revenait&|160;; nousarrêtâmes chacun notre voiture et nous en descendîmes, moi pourdemander des nouvelles et lui pour m’en donner.

— Hé&|160;! bien, comment va madame de Mortsauf&|160;? luidis-je.

— Je doute que vous la trouviez vivante, me répondit-il. Ellemeurt d’une affreuse mort, elle meurt d’inanition. Quand elle mefit appeler au mois de juin dernier, aucune puissance médicale nepouvait plus combattre la maladie&|160;; elle avait les affreuxsymptômes que monsieur de Mortsauf vous aura sans doute décrits,puisqu’il croyait les éprouver. Madame la comtesse n’était pasalors sous l’influence passagère d’une perturbation due à une lutteintérieure que la médecine dirige et qui devient la cause d’un étatmeilleur, ou sous le coup d’une crise commencée et dont le désordrese répare&|160;; non, la maladie était arrivée au point où l’artest inutile&|160;: c’est l’incurable résultat d’un chagrin, commeune blessure mortelle est la conséquence d’un coup de poignard.Cette affection est produite par l’inertie d’un organe dont le jeuest aussi nécessaire à la vie que celui du cœur. Le chagrin a faitl’office du poignard. Ne vous y trompez pas&|160;! madame deMortsauf meurt de quelque peine inconnue.

— Inconnue&|160;! dis-je. Ses enfants n’ont point étémalades&|160;?

— Non, me dit-il en me regardant d’un air significatif, etdepuis qu’elle est sérieusement atteinte, monsieur de Mortsauf nel’a plus tourmentée. Je ne suis plus utile, monsieur Deslandesd’Azay suffit, il n’existe aucun remède, et les souffrances sonthorribles. Riche, jeune, belle, et mourir maigrie, vieillie par lafaim, car elle mourra de faim&|160;! Depuis quarante jours,l’estomac étant comme fermé rejette tout aliment, sous quelqueforme qu’on le présente.

Monsieur Origet me pressa la main que je lui tendis, il mel’avait presque demandée par un geste de respect.

— Du courage, monsieur, dit-il en levant les yeux au ciel.

Sa phrase exprimait de la compassion pour des peines qu’ilcroyait également partagées&|160;; il ne soupçonnait pas le dardenvenimé de ses paroles qui m’atteignirent comme une flèche aucœur. Je montai brusquement en voiture en promettant une bonnerécompense au postillon si j’arrivais à temps.

Malgré mon impatience, je crus avoir fait le chemin en quelquesminutes, tant j’étais absorbé par les réflexions amères qui sepressaient dans mon âme. Elle meurt de chagrin, et ses enfants vontbien&|160;! elle mourait donc par moi&|160;! Ma consciencemenaçante prononça un de ces réquisitoires qui retentissent danstoute la vie et quelquefois au delà. Quelle faiblesse et quelleimpuissance dans la justice humaine&|160;! elle ne venge que lesactes patents. Pourquoi la mort et la honte au meurtrier qui tued’un coup, qui vous surprend généreusement dans le sommeil et vousendort pour toujours, ou qui frappe à l’improviste, en vous évitantl’agonie&|160;? Pourquoi la vie heureuse, pourquoi l’estime aumeurtrier qui verse goutte à goutte le fiel dans l’âme et mine lecorps pour le détruire&|160;? Combien de meurtriers impunis&|160;!Quelle complaisance pour le vice élégant&|160;! quel acquittementpour l’homicide causé par les persécutions morales&|160;! Je nesais quelle main vengeresse leva tout à coup le rideau peint quicouvre la société. Je vis plusieurs de ces victimes qui vous sontaussi connues qu’à moi&|160;: madame de Beauséant partie mouranteen Normandie quelques jours avant mon départ&|160;! La duchesse deLangeais compromise&|160;! Lady Brandon arrivée en Touraine pour ymourir dans cette humble maison où lady Dudley était restée deuxsemaines, et tuée, par quel horrible dénoûment&|160;? vous lesavez&|160;! Notre époque est fertile en événements de ce genre.Qui n’a connu cette pauvre jeune femme qui s’est empoisonnée,vaincue par la jalousie qui tuait peut-être madame deMortsauf&|160;? Qui n’a frémi du destin de cette délicieuse jeunefille qui, semblable à une fleur piquée par un taon, a dépéri endeux ans de mariage, victime de sa pudique ignorance, victime d’unmisérable auquel Ronquerolles, Montriveau, de Marsay donnent lamain parce qu’il sert leurs projets politiques&|160;? Qui n’apalpité au récit des derniers moments de cette femme qu’aucuneprière n’a pu fléchir et qui n’a jamais voulu revoir son mari aprèsen avoir si noblement payé les dettes&|160;? Madame d’Aiglemontn’a-t-elle pas vu la tombe de bien près, et sans les soins de monfrère vivrait-elle&|160;? Le monde et la science sont complices deces crimes pour lesquels il n’est point de Cour d’Assises. Ilsemble que personne ne meure de chagrin, ni de désespoir, nid’amour, ni de misères cachées, ni d’espérances cultivées sansfruit, incessamment replantées et déracinées. La nomenclaturenouvelle a des mots ingénieux pour tout expliquer&|160;: lagastrite, la péricardite, les mille maladies de femme dont les nomsse disent à l’oreille, servent de passe-port aux cercueils escortésde larmes hypocrites que la main du notaire a bientôt essuyées. Ya-t-il au fond de ce malheur quelque loi que nous ne connaissonspas&|160;? Le centenaire doit-il impitoyablement joncher le terrainde morts, et le dessécher autour de lui pour s’élever, de même quele millionnaire s’assimile les efforts d’une multitude de petitesindustries&|160;? Y a-t-il une forte vie venimeuse qui se repaîtdes créatures douces et tendres&|160;? Mon Dieu&|160;!appartenais-je donc à la race des tigres&|160;? Le remords meserrait le cœur de ses doigts brûlants, et j’avais les jouessillonnées de larmes quand j’entrai dans l’avenue de Clochegourdepar une humide matinée d’octobre qui détachait les feuilles mortesdes peupliers dont la plantation avait été dirigée par Henriette,dans cette avenue où naguère elle agitait son mouchoir comme pourme rappeler&|160;! Vivait-elle&|160;? Pourrais-je sentir ses deuxblanches mains sur ma tête prosternée&|160;? En un moment je payaitous les plaisirs donnés par Arabelle et les trouvai chèrementvendus&|160;! je me jurai de ne jamais la revoir, et je pris enhaine l’Angleterre. Quoique lady Dudley soit une variété del’espèce, j’enveloppai toutes les Anglaises dans les crêpes de monarrêt.

En entrant à Clochegourde, je reçus un nouveau coup. Je trouvaiJacques, Madeleine et l’abbé de Dominis agenouillés tous trois aupied d’une croix de bois plantée au coin d’une pièce de terre quiavait été comprise dans l’enceinte, lors de la construction de lagrille, et que ni le comte, ni la comtesse n’avaient vouluabattre.

Je sautai hors de ma voiture et j’allai vers eux le visage pleinde larmes, et le cœur brisé par le spectacle de ces deux enfants etde ce grave personnage implorant Dieu. Le vieux piqueur y étaitaussi, à quelques pas, la tête nue.

— Eh&|160;! bien, monsieur&|160;? dis-je à l’abbé de Dominis enbaisant au front Jacques et Madeleine qui me jetèrent un regardfroid, sans cesser leur prière. L’abbé se leva, je lui pris le braspour m’y appuyer en lui disant&|160;: — Vit-elle encore&|160;? Ilinclina la tête par un mouvement triste et doux. — Parlez, je vousen supplie, au nom de la Passion de Notre Seigneur&|160;! Pourquoipriez-vous au pied de cette croix&|160;? pourquoi êtes-vous ici etnon près d’elle&|160;? pourquoi ses enfants sont-ils dehors par unesi froide matinée&|160;? dites-moi tout, afin que je ne cause pasquelque malheur par ignorance.

— Depuis plusieurs jours, madame la comtesse ne veut voir sesenfants qu’à des heures déterminées. — Monsieur, reprit-il aprèsune pause, peut-être devriez-vous attendre quelques heures avant derevoir madame de Mortsauf, elle est bien changée&|160;! mais il estutile de la préparer à cette entrevue, vous pourriez lui causerquelque surcroît de souffrance… Quant à la mort, ce serait unbienfait.

Je serrai la main de cet homme divin dont le regard et la voixcaressaient les blessures d’autrui sans les aviver.

— Nous prions tous ici pour elle, reprit-il&|160;; car elle, sisainte, si résignée, si faite à mourir, depuis quelques jours ellea pour la mort une horreur secrète, elle jette sur ceux qui sontpleins de vie des regards où, pour la première fois, se peignentdes sentiments sombres et envieux. Ses vertiges sont excités, jecrois, moins par l’effroi de la mort que par une ivresseintérieure, par les fleurs fanées de sa jeunesse qui fermentent ense flétrissant. Oui, le mauvais ange dispute cette belle âme auciel. Madame subit sa lutte au mont des Oliviers, elle accompagnede ses larmes la chute des roses blanches qui couronnaient sa têtede Jephté mariée, et tombées une à une. Attendez, ne vous montrezpas encore, vous lui apporteriez les clartés de la cour, elleretrouverait sur votre visage un reflet des fêtes mondaines et vousrendriez de la force à ses plaintes. Ayez pitié d’une faiblesse queDieu lui-même a pardonnée à son Fils devenu homme. Quels méritesaurions-nous d’ailleurs à vaincre sans adversaire&|160;? Permettezque son confesseur ou moi, deux vieillards dont les ruinesn’offensent point sa vue, nous la préparions à une entrevueinespérée, à des émotions auxquelles l’abbé Birotteau avait exigéqu’elle renonçât. Mais il est dans les choses de ce monde uneinvisible trame de causes célestes qu’un œil religieux aperçoit, etsi vous êtes venu ici, peut-être y êtes-vous amené par une de cescélestes étoiles qui brillent dans le monde moral, et quiconduisent vers le tombeau comme vers la crèche…

Il me dit alors, en employant cette onctueuse éloquence quitombe sur le cœur comme une rosée, que depuis six mois la comtesseavait chaque jour souffert davantage, malgré les soins de monsieurOriget. Le docteur était venu pendant deux mois, tous les soirs, àClochegourde, voulant arracher cette proie à la mort, car lacomtesse avait dit&|160;: —  » Sauvez-moi&|160;! « —  » Mais, pourguérir le corps, il aurait fallu que le cœur fût guéri&|160;! « s’était un jour écrié le vieux médecin.

— Selon les progrès du mal, les paroles de cette femme si doucesont devenues amères, me dit l’abbé de Dominis. Elle crie à laterre de la garder, au lieu de crier à Dieu de la prendre&|160;;puis, elle se repent de murmurer contre les décrets d’en haut. Cesalternatives lui déchirent le cœur, et rendent horrible la lutte ducorps et de l’âme. Souvent le corps triomphe&|160;! —  » Vous mecoûtez bien cher&|160;!  » a-t-elle dit un jour à Madeleine et àJacques en les repoussant de son lit. Mais en ce moment, rappelée àDieu par ma vue, elle a dit à mademoiselle Madeleine ces angéliquesparoles&|160;:  » Le bonheur des autres devient la joie de ceux quine peuvent plus être heureux.  » Et son accent fut si déchirant quej’ai senti mes paupières se mouiller. Elle tombe, il estvrai&|160;; mais, à chaque faux pas, elle se relève plus haut versle ciel.

Frappé des messages successifs que le hasard m’envoyait, et qui,dans ce grand concert d’infortunes, préparaient par de douloureusesmodulations le thème funèbre, le grand cri de l’amour expirant, jem’écriai&|160;: — Vous le croyez, ce beau lys coupé refleurira dansle ciel&|160;?

— Vous l’avez laissée fleur encore, me répondit-il, mais vous laretrouverez consumée, purifiée dans le feu des douleurs, et purecomme un diamant encore enfoui dans les cendres. Oui, ce brillantesprit, étoile angélique, sortira splendide de ses nuages pouraller dans le royaume de lumière.

Au moment où je serrais la main de cet homme évangélique, lecœur oppressé de reconnaissance, le comte montra hors de la maisonsa tête entièrement blanchie et s’élança vers moi par un mouvementoù se peignait la surprise.

— Elle a dit vrai&|160;! le voici.  » Félix, Félix, voici Félixqui vient&|160;!  » s’est écriée madame de Mortsauf. Mon ami,reprit-il en me jetant des regards insensés de terreur, la mort estici. Pourquoi n’a-t-elle pas pris un vieux fou comme moi qu’elleavait entamé… .

Je marchai vers le château, rappelant mon courage&|160;; maissur le seuil de la longue antichambre qui menait du boulingrin auperron, en traversant la maison, l’abbé Birotteau m’arrêta.

— Madame la comtesse vous prie de ne pas entrer encore, medit-il.

En jetant un coup d’œil, je vis les gens allant et venant, tousaffairés, ivres de douleur et surpris sans doute des ordres queManette leur communiquait.

— Qu’arrive-t-il&|160;? dit le comte effarouché de ce mouvementautant par crainte de l’horrible événement, que par l’inquiétudenaturelle à son caractère.

— Une fantaisie de malade, répondit l’abbé. Madame la comtessene veut pas recevoir monsieur le vicomte dans l’état où elleest&|160;; elle parle de toilette, pourquoi lacontrarier&|160;?

&|160;

Manette alla chercher Madeleine, et nous vîmes Madeleine sortantquelques moments après être entrée chez sa mère. Puis en nouspromenant tous les cinq, Jacques et son père, les deux abbés etmoi, tous silencieux le long de la façade sur le boulingrin, nousdépassâmes la maison. Je contemplai tour à tour Montbazon et Azay,regardant la vallée jaunie dont le deuil répondait alors comme entoute occasion aux sentiments qui m’agitaient. Tout à coupj’aperçus la chère mignonne courant après les fleurs d’automne etles cueillant sans doute pour composer des bouquets. En pensant àtout ce que signifiait cette réplique de mes soins amoureux, il sefit en moi je ne sais quel mouvement d’entrailles, je chancelai, mavue s’obscurcit, et les deux abbés entre lesquels je me trouvais meportèrent sur la margelle d’une terrasse où je demeurai pendant unmoment comme brisé, mais sans perdre entièrement connaissance.

— Pauvre Félix, me dit le comte, elle avait bien défendu de vousécrire, elle sait combien vous l’aimez&|160;!

Quoique préparé à souffrir, je m’étais trouvé sans force contreune attention qui résumait tous mes souvenirs de bonheur.  » Lavoilà, pensai-je, cette lande desséchée comme un squelette,éclairée par un jour gris au milieu de laquelle s’élevait un seulbuisson de fleurs, que jadis dans mes courses je n’ai pas admiréesans un sinistre frémissement et qui était l’image de cette heurelugubre&|160;!  » Tout était morne dans ce petit castel, autrefoissi vivant, si animé&|160;! tout pleurait, tout disait le désespoiret l’abandon. C’était des allées ratissées à moitié, des travauxcommencés et abandonnés, des ouvriers debout regardant le château.Quoique l’on vendangeât les clos, l’on n’entendait ni bruit nibabil. Les vignes semblaient inhabitées, tant le silence étaitprofond. Nous allions comme des gens dont la douleur repousse desparoles banales, et nous écoutions le comte, le seul de nous quiparlât. Après les phrases dictées par l’amour machinal qu’ilressentait pour sa femme, le comte fut conduit par la pente de sonesprit à se plaindre de la comtesse. Sa femme n’avait jamais vouluse soigner ni l’écouter quand il lui donnait de bons avis&|160;; ils’était aperçu le premier des symptômes de la maladie&|160;; car illes avait étudiés sur lui-même, les avait combattus et s’en étaitguéri tout seul sans autre secours que celui d’un régime, et enévitant toute émotion forte. Il aurait bien pu guérir aussi lacomtesse&|160;; mais un mari ne saurait accepter de semblablesresponsabilités, surtout lorsqu’il a le malheur de voir en touteaffaire son expérience dédaignée. Malgré ses représentations, lacomtesse avait pris Origet pour médecin. Origet, qui l’avait jadissi mal soigné, lui tuait sa femme. Si cette maladie a pour caused’excessifs chagrins, il avait été dans toutes les conditions pourl’avoir&|160;; mais quels pouvaient être les chagrins de safemme&|160;? La comtesse était heureuse, elle n’avait ni peines nicontrariétés&|160;! leur fortune était, grâce à ses soins et à sesbonnes idées, dans un état satisfaisant&|160;; il laissait madamede Mortsauf régner à Clochegourde&|160;; ses enfants, bien élevés,bien portants, ne donnaient plus aucune inquiétude&|160;; d’oùpouvait donc procéder le mal&|160;? Et il discutait et il mêlaitl’expression de son désespoir à des accusations insensées. Puis,ramené bientôt par quelque souvenir à l’admiration que méritaitcette noble créature, quelques larmes s’échappaient de ses yeux,secs depuis si long-temps.

Madeleine vint m’avertir que sa mère m’attendait. L’abbéBirotteau me suivit. La grave jeune fille resta près de son père,en disant que la comtesse désirait être seule avec moi, etprétextait la fatigue que lui causerait la présence de plusieurspersonnes. La solennité de ce moment produisit en moi cetteimpression de chaleur intérieure et de froid au dehors qui nousbrise dans les grandes circonstances de la vie. L’abbé Birotteau,l’un de ces hommes que Dieu a marqués comme siens en les revêtantde douceur, de simplicité, en leur accordant la patience et lamiséricorde, me prit à part.

— Monsieur, me dit-il, sachez que j’ai fait tout ce qui étaithumainement possible pour empêcher cette réunion. Le salut de cettesainte le voulait ainsi. Je n’ai vu qu’elle et non vous. Maintenantque vous allez revoir celle dont l’accès aurait dû vous êtreinterdit par les anges, apprenez que je resterai entre vous pour ladéfendre contre vous-même et contre elle peut-être&|160;! Respectezsa faiblesse. Je ne vous demande pas grâce pour elle comme prêtre,mais comme un humble ami que vous ne saviez pas avoir, et qui veutvous éviter des remords. Notre chère malade meurt exactement defaim et de soif. Depuis ce matin, elle est en proie à l’irritationfiévreuse qui précède cette horrible mort, et je ne puis vouscacher combien elle regrette la vie. Les cris de sa chair révoltées’éteignent dans mon cœur où ils blessent des échos encore troptendres&|160;; mais monsieur de Dominis et moi nous avons acceptécette tâche religieuse, afin de dérober le spectacle de cetteagonie morale à cette noble famille qui ne reconnaît plus sonétoile du soir et du matin. Car l’époux, les enfants, lesserviteurs, tous demandent&|160;: Où est-elle&|160;? tant elle estchangée. A votre aspect, les plaintes vont renaître. Quittez lespensées de l’homme du monde, oubliez les vanités du cœur, soyezprès d’elle l’auxiliaire du ciel et non celui de la terre. Quecette sainte ne meure pas dans une heure de doute, en laissantéchapper des paroles de désespoir… .

Je ne répondis rien. Mon silence consterna le pauvre confesseur.Je voyais, j’entendais, je marchais et n’étais cependant plus surla terre. Cette réflexion&|160;:  » Qu’est-il donc arrivé&|160;?dans quel état dois-je la trouver, pour que chacun use de tellesprécautions&|160;?  » engendrait des appréhensions d’autant pluscruelles qu’elles étaient indéfinies&|160;: elle comprenait toutesles douleurs ensemble. Nous arrivâmes à la porte de la chambre quem’ouvrit le confesseur inquiet. J’aperçus alors Henriette en robeblanche, assise sur son petit canapé, placé devant la cheminéeornée de nos deux vases pleins de fleurs&|160;; puis des fleursencore sur le guéridon placé devant la croisée. Le visage de l’abbéBirotteau, stupéfait à l’aspect de cette fête improvisée et duchangement de cette chambre subitement rétablie en son ancien état,me fit deviner que la mourante avait banni le repoussant appareilqui environne le lit des malades. Elle avait dépensé les dernièresforces d’une fièvre expirante à parer sa chambre en désordre pour yrecevoir dignement celui qu’elle aimait en ce moment plus que toutechose. Sous les flots de dentelles, sa figure amaigrie, qui avaitla pâleur verdâtre des fleurs du magnolia quand elless’entr’ouvrent, apparaissait comme sur la toile jaune d’un portraitles premiers contours d’une tête chérie dessinée à la craie&|160;;mais, pour sentir combien la griffe du vautour s’enfonçaprofondément dans mon cœur, supposez achevés et pleins de vie lesyeux de cette esquisse, des yeux caves qui brillaient d’un éclatinusité dans une figure éteinte. Elle n’avait plus la majesté calmeque lui communiquait la constante victoire remportée sur sesdouleurs. Son front, seule partie du visage qui eût gardé sesbelles proportions, exprimait l’audace agressive du désir et desmenaces réprimées. Malgré les tons de cire de sa face allongée, desfeux intérieurs s’en échappaient par un rayonnement semblable aufluide qui flambe au-dessus des champs par une chaude journée. Sestempes creusées, ses joues rentrées montraient les formesintérieures du visage et le sourire que formaient ses lèvresblanches ressemblait vaguement au ricanement de la mort. Sa robecroisée sur son sein attestait la maigreur de son beau corsage.L’expression de sa tête disait assez qu’elle se savait changée etqu’elle en était au désespoir. Ce n’était plus ma délicieuseHenriette, ni la sublime et sainte madame de Mortsauf&|160;; maisle quelque chose sans nom de Bossuet qui se débattait contre lenéant, et que la faim, les désirs trompés poussaient au combatégoïste de la vie contre la mort. Je vins m’asseoir près d’elle enlui prenant pour la baiser sa main que je sentis brûlante etdesséchée. Elle devina ma douloureuse surprise dans l’effort mêmeque je fis pour la déguiser. Ses lèvres décolorées se tendirentalors sur ses dents affamées pour essayer un de ces sourires forcéssous lesquels nous cachons également l’ironie de la vengeance,l’attente du plaisir, l’ivresse de l’âme et la rage d’unedéception.

— Ah&|160;! c’est la mort, mon pauvre Félix, me dit-elle, etvous n’aimez pas la mort&|160;! la mort odieuse, la mort delaquelle toute créature, même l’amant le plus intrépide, a horreur.Ici finit l’amour&|160;: je le savais bien. Lady Dudley ne vousverra jamais étonné de son changement. Ah&|160;! pourquoi vousai-je tant souhaité, Félix&|160;? vous êtes enfin venu&|160;: jevous récompense de ce dévouement par l’horrible spectacle qui fitjadis du comte de Rancé un trappiste, moi qui désirais demeurerbelle et grande dans votre souvenir, y vivre comme un lys éternel,je vous enlève vos illusions. Le véritable amour ne calcule rien.Mais ne vous enfuyez pas, restez. Monsieur Origet m’a trouvéebeaucoup mieux ce matin, je vais revenir à la vie, je renaîtraisous vos regards. Puis, quand j’aurai recouvré quelques forces,quand je commencerai à pouvoir prendre quelque nourriture, jeredeviendrai belle. A peine ai-je trente-cinq ans, je puis encoreavoir de belles années. Le bonheur rajeunit, et je veux connaîtrele bonheur. J’ai fait des projets délicieux, nous les laisserons àClochegourde et nous irons ensemble en Italie.

Des pleurs humectèrent mes yeux, je me tournai vers la fenêtrecomme pour regarder les fleurs&|160;; l’abbé Birotteau vint à moiprécipitamment, et se pencha vers le bouquet&|160;: — Pas delarmes&|160;! me dit-il à l’oreille.

— Henriette, vous n’aimez donc plus notre chère vallée&|160;?lui répondis-je afin de justifier mon brusque mouvement.

— Si, dit-elle en apportant son front sous mes lèvres par unmouvement de câlinerie&|160;; mais, sans vous, elle m’est funeste…… ’’ sans toi’’ , reprit-elle en effleurant mon oreille de seslèvres chaudes pour y jeter ces deux syllabes comme deuxsoupirs.

Je fus épouvanté par cette folle caresse qui agrandissait encoreles terribles discours des deux abbés. En ce moment ma premièresurprise se dissipa&|160;; mais si je pus faire usage de ma raison,ma volonté ne fut pas assez forte pour réprimer le mouvementnerveux qui m’agita pendant cette scène. J’écoutais sans répondre,ou plutôt je répondais par un sourire fixe et par des signes deconsentement, pour ne pas la contrarier, agissant comme une mèreavec son enfant. Après avoir été frappé de la métamorphose de lapersonne, je m’aperçus que la femme, autrefois si imposante par sessublimités, avait dans l’attitude, dans la voix, dans les manières,dans les regards et les idées, la naïve ignorance d’un enfant, lesgrâces ingénues, l’avidité de mouvement, l’insouciance profonde dece qui n’est pas son désir ou lui, enfin toutes les faiblesses quirecommandent l’enfant à la protection. En est-il ainsi de tous lesmourants&|160;? dépouillent-ils tous les déguisements sociaux, demême que l’enfant ne les a pas encore revêtus&|160;? Ou, setrouvant au bord de l’éternité, la comtesse, en n’acceptant plus detous les sentiments humains que l’amour, en exprimait-elle la suaveinnocence à la manière de Chloé&|160;?

— Comme autrefois vous allez me rendre à la santé, Félix,dit-elle, et ma vallée me sera bienfaisante. Comment nemangerais-je pas ce que vous me présenterez&|160;? Vous êtes un sibon garde-malade&|160;! Puis, vous êtes si riche de force et desanté, qu’auprès de vous la vie est contagieuse. Mon ami,prouvez-moi donc que je ne puis mourir, mourir trompée&|160;! Ilscroient que ma plus vire douleur est la soif. Oh&|160;! oui, j’aibien soif, mon ami. L’eau de l’Indre me fait bien mal à voir, maismon cœur éprouve une plus ardente soif. J’avais soif de toi, medit-elle d’une voix plus étouffée en me prenant les mains dans sesmains brûlantes et m’attirant à elle pour me jeter ces paroles àl’oreille&|160;: mon agonie a été de ne pas te voir&|160;! Nem’as-tu pas dit de vivre&|160;? je veux vivre. Je veux monter àcheval aussi, moi&|160;! je veux tout connaître, Paris, les fêtes,les plaisirs.

Ah&|160;! Natalie, cette clameur horrible que le matérialismedes sens trompés rend froide à distance, nous faisait tinter lesoreilles au vieux prêtre et à moi&|160;: les accents de cette voixmagnifique peignaient les combats de toute une vie, les angoissesd’un véritable amour déçu. La comtesse se leva par un mouvementd’impatience, comme un enfant qui veut un jouet. Quand leconfesseur vit sa pénitente ainsi, le pauvre homme tomba soudain àgenoux, joignit les mains, et récita des prières.

— Oui, vivre&|160;! dit-elle en me faisant lever et s’appuyantsur moi, vivre de réalités et non de mensonges. Tout a été mensongedans ma vie, je les ai comptées depuis quelques jours, cesimpostures. Est-il possible que je meure, moi qui n’ai pasvécu&|160;? moi qui ne suis jamais allée chercher quelqu’un dansune lande&|160;? Elle s’arrêta, parut écouter, et sentit à traversles murs je ne sais quelle odeur. — Félix&|160;! les vendangeusesvont dîner, et moi, moi, dit-elle d’une voix d’enfant, qui suis lamaîtresse, j’ai faim. Il en est ainsi de l’amour, elles sontheureuses, elles&|160;!

— ’’ Kyrie eleison’’&|160;! disait le pauvre abbé, qui, lesmains jointes, l’œil au ciel, récitait les litanies.

Elle jeta ses bras autour de mon cou, m’embrassa violemment, etme serra en disant&|160;: — Vous ne m’échapperez plus&|160;! Jeveux être aimée, je ferai des folies comme lady Dudley,j’apprendrai l’anglais pour bien dire&|160;: ’’ my dee’’ . Elle mefit un signe de tête comme elle en faisait autrefois en mequittant, pour me dire qu’elle allait revenir à l’instant&|160;:Nous dînerons ensemble, me dit-elle, je vais prévenir Manette..Elle fut arrêtée par une faiblesse qui survint, et je la couchaitout habillée sur son lit.

— Une fois déjà, vous m’avez portée ainsi, me dit-elle enouvrant les yeux.

Elle était bien légère, mais surtout bien ardente&|160;; en laprenant, je sentis son corps entièrement brûlant. MonsieurDeslandes entra, fut étonné de trouver la chambre ainsiparée&|160;; mais en me voyant tout lui parut expliqué.

— On souffre bien pour mourir, monsieur, dit-elle d’une voixaltérée.

Il s’assit, tâta le pouls de sa malade, se leva brusquement,vint parler à voix basse au prêtre, et sortit&|160;; je lesuivis.

— Qu’allez-vous faire, lui demandai-je.

— Lui éviter une épouvantable agonie, me dit-il, Qui pouvaitcroire à tant de vigueur&|160;? Nous ne comprenons comment elle vitencore qu’en pensant à la manière dont elle a vécu. Voici lequarante-deuxième jour que madame la comtesse n’a bu, ni mangé, nidormi.

Monsieur Deslandes demanda Manette. L’abbé Birotteau m’emmenadans les jardins.

— Laissons faire le docteur, me dit-il. Aidé par Manette, il val’envelopper d’opium. Eh&|160;! bien, vous l’avez entendue, medit-il, si toutefois elle est complice de ces mouvements defolie&|160;!…

— Non, dis-je, ce n’est plus elle.

J’étais hébété de douleur. Plus j’allais, plus chaque détail decette scène prenait d’étendue. Je sortis brusquement par la petiteporte au bas de la terrasse, et vins m’asseoir dans la toue, où jeme cachai pour demeurer seul à dévorer mes pensées. Je tâchai de medétacher moi-même de cette force par laquelle je vivais&|160;;supplice comparable à celui par lequel les Tartares punissaientl’adultère en prenant un membre du coupable dans une pièce de bois,et lui laissant un couteau pour se le couper, s’il ne voulait pasmourir de faim&|160;: leçon terrible que subissait mon âme, delaquelle il fallait me retrancher la plus belle moitié. Ma vieétait manquée aussi&|160;! Le désespoir me suggérait les plusétranges idées. Tantôt je voulais mourir avec elle, tantôt allerm’enfermer à la Meilleraye où venaient de s’établir les trappistes.Mes yeux ternis ne voyaient plus les objets extérieurs. Jecontemplais les fenêtres de la chambre où souffrait Henriette,croyant y apercevoir la lumière qui l’éclairait pendant la nuit oùje m’étais fiancé à elle. N’aurais-je pas dû obéir à la vie simplequ’elle m’avait créée&|160;; en me conservant à elle dans letravail des affaires&|160;? Ne m’avait-elle pas ordonné d’être ungrand homme, afin de me préserver des passions basses et honteusesque j’avais subies, comme tous les hommes&|160;? La chastetén’était-elle pas une sublime distinction que je n’avais pas sugarder&|160;? L’amour, comme le concevait Arabelle, me dégoûtasoudain. Au moment où je relevais ma tête abattue en me demandantd’où me viendraient désormais la lumière et l’espérance, quelintérêt j’aurais à vivre, l’air fut agité d’un léger bruit&|160;;je me tournai vers la terrasse, j’y aperçus Madeleine se promenantseule, à pas lents. Pendant que je remontais vers la terrasse pourdemander compte à cette chère enfant du froid regard qu’ellem’avait jeté au pied de la croix, elle s’était assise sur lebanc&|160;; quand elle m’aperçut à moitié chemin, elle se leva, etfeignit de ne pas m’avoir vu, pour ne pas se trouver seule avecmoi&|160;; sa démarche était hâtée, significative. Elle mehaïssait, elle fuyait l’assassin de sa mère. En revenant par lesperrons à Clochegourde, je vis Madeleine comme une statue, immobileet debout, écoutant le bruit de mes pas. Jacques était assis surune marche, et son attitude exprimait la même insensibilité quim’avait frappé quand nous nous étions promenés tous ensemble, etm’avait inspiré de ces idées que nous laissons dans coin de notreâme, pour les reprendre et les creuser plus tard, à loisir. J’airemarqué que les jeunes gens qui portent en eux la mort sont tousinsensibles aux funérailles. Je voulus interroger cette âme sombre.Madeleine avait-elle gardé ses pensées pour elle seule, avait-elleinspiré sa haine à Jacques&|160;?

— Tu sais, lui dis-je pour entamer la conversation, que tu as enmoi le plus dévoué des frères.

— Votre amitié m’est inutile, je suivrai ma mère&|160;!répondit-il en me jetant un regard farouche de douleur.

— Jacques, m’écriai-je, toi aussi&|160;?

Il toussa, s’écarta loin de moi&|160;; puis, quand il revint, ilme montra rapidement son mouchoir ensanglanté.

— Comprenez-vous&|160;? dit-il.

Ainsi chacun d’eux avait un fatal secret. Comme je le visdepuis, la sœur et le frère se fuyaient. Henriette tombée, toutétait en ruine à Clochegourde.

— Madame dort, vint nous dire Manette heureuse de savoir lacomtesse sans souffrance.

Dans ces affreux moments quoique chacun en sache l’inévitablefin, les affections vraies deviennent folles et s’attachent à depetits bonheurs. Les minutes sont des siècles que l’on voudraitrendre bienfaisants. On voudrait que les malades reposassent surdes roses, on voudrait prendre leurs souffrances, on voudrait quele dernier soupir fût pour eux inattendu.

— Monsieur Deslandes a fait enlever les fleurs qui agissaienttrop fortement sur les nerfs de madame, me dit Manette.

Ainsi donc les fleurs avaient causé son délire, elle n’en étaitpas complice. Les amours de la terre, les fêtes de la fécondation,les caresses des plantes l’avaient enivrée de leurs parfums et sansdoute avaient réveillé les pensées d’amour heureux quisommeillaient en elle depuis sa jeunesse. — Venez donc, monsieurFélix, me dit-elle, venez voir madame, elle est belle comme unange.

Je revins chez la mourante au moment où le soleil se couchait etdorait la dentelle des toits du château d’Azay. Tout était calme etpur. Une douce lumière éclairait le lit où reposait Henriettebaignée d’opium. En ce moment le corps était pour ainsi direannulé&|160;; l’âme seule régnait sur ce visage, serein comme unbeau ciel après la tempête. Blanche et Henriette, ces deux sublimesfaces de la même femme, reparaissaient d’autant plus belles que monsouvenir, ma pensée, mon imagination, aidant la nature, réparaientles altérations de chaque trait où l’âme triomphante envoyait seslueurs par des vagues confondues avec celles de la respiration. Lesdeux abbés étaient assis auprès du lit. Le comte resta foudroyé,debout, en reconnaissant les étendards de la mort qui flottaientsur cette créature adorée. Je pris sur le canapé la place qu’elleavait occupée. Puis nous échangeâmes tous quatre des regards oùl’admiration de cette beauté céleste se mêlait à des larmes deregret. Les lumières de la pensée annonçaient le retour de Dieudans un de ses plus beaux tabernacles. L’abbé de Dominis et moi,nous nous parlions par signes, en nous communiquant des idéesmutuelles. Oui, les anges veillaient Henriette&|160;! Oui, leursglaives brillaient au-dessus de ce noble front où revenaient lesaugustes expressions de la vertu qui en faisaient jadis comme uneâme visible avec laquelle s’entretenaient les esprits de sa sphère.Les ligues de son visage se purifiaient, en elle touts’agrandissait et devenait majestueux sous les invisiblesencensoirs des Séraphins qui la gardaient.

Les teintes vertes de la souffrance corporelle faisaient placeaux tons entièrement blancs, à la pâleur mate et froide de la mortprochaine. Jacques et Madeleine entrèrent, Madeleine nous fit tousfrissonner par le mouvement d’adoration qui la précipita devant lelit, lui joignit les mains et lui inspira cette sublimeexclamation&|160;: — Enfin&|160;! voilà ma mère&|160;! Jacquessouriait, il était sûr de suivre sa mère là où elle allait.

— Elle arrive au port, dit l’abbé Birotteau.

L’abbé de Dominis me regarda comme pour me répéter&|160;: —N’ai-je pas dit que l’étoile se lèverait brillante&|160;?

Madeleine resta les yeux attachés sur sa mère, respirant quandelle respirait, imitant son souffle léger, dernier fil par lequelelle tenait à la vie, et que nous suivions avec terreur, craignantà chaque effort de le voir se rompre. Comme un ange aux portes dusanctuaire, la jeune fille était avide et calme, forte etprosternée. En ce moment, l’Angélus sonna au clocher du bourg. Lesflots de l’air adouci jetèrent par ondées les tintements qui nousannonçaient qu’à cette heure la chrétienté tout entière répétaitles paroles dites par l’ange à la femme qui racheta les fautes deson sexe. Ce soir, l’’’ Ave Maria’’ nous parut une salutation duciel. La prophétie était si claire et l’événement si proche quenous fondîmes en larmes. Les murmures du soir, brise mélodieusedans les feuillages, derniers gazouillements d’oiseau, refrains etbourdonnements d’insectes, voix des eaux, cri plaintif de larainette, toute la campagne disait adieu au plus beau lys de lavallée, à sa vie simple et champêtre. Cette poésie religieuse unieà toutes ces poésies naturelles exprimait si bien le chant dudépart que nos sanglots furent aussitôt répétés. Quoique la portede la chambre fût ouverte, nous étions si bien plongés dans cetteterrible contemplation, comme pour en empreindre à jamais dansnotre âme le souvenir, que nous n’avions pas aperçu les gens de lamaison agenouillés en un groupe où se disaient de ferventesprières. Tous ces pauvres gens, habitués à l’espérance, croyaientencore conserver leur maîtresse, et ce présage si clair lesaccabla. Sur un geste de l’abbé Birotteau, le vieux piqueur sortitpour aller chercher le curé de Saché. Le médecin, debout près dulit, calme comme la science, et qui tenait la main endormie de lamalade, avait fait un signe au confesseur pour lui dire que cesommeil était la dernière heure sans souffrance qui restait àl’ange rappelé. Le moment était venu de lui administrer lesderniers sacrements de l’Eglise. A neuf heures, elle s’éveilladoucement, nous regarda d’un œil surpris mais doux, et nous revîmestous notre idole dans la beauté de ses beaux jours.

— Ma mère, tu es trop belle pour mourir, la vie et la santé tereviennent, cria Madeleine.

— Chère fille, je vivrai, mais en toi, dit-elle en souriant.

Ce fut alors des embrassements déchirants de la mère aux enfantset des enfants à la mère. Monsieur de Mortsauf baisa sa femmepieusement au front. La comtesse rougit en me voyant.

— Cher Félix, dit-elle, voici, je crois, le seul chagrin que jevous aurai donné, moi&|160;! Mais oubliez ce que j’aurai pu vousdire, pauvre insensée que j’étais. Elle me tendit la main, je lapris pour la baiser, elle me dit alors avec son gracieux sourire devertu&|160;: — Comme autrefois, Félix&|160;?…

Nous sortîmes tous, et nous allâmes dans le salon pendant toutle temps que devait durer la dernière confession de la malade. Jeme plaçai près de Madeleine. En présence de tous, elle ne pouvaitme fuir sans impolitesse&|160;; mais, à l’imitation de sa mère,elle ne regardait personne, et garda le silence sans jeter uneseule fois les yeux sur moi.

— Chère Madeleine, lui dis-je à voix basse, qu’avez-vous contremoi&|160;? Pourquoi des sentiments froids quand en présence de lamort chacun doit se réconcilier&|160;?

— Je crois entendre ce que dit en ce moment ma mère, merépondit-elle en prenant l’air de tête qu’Ingres a trouvé pour sa’’ Mère de Dieu’’ , cette vierge déjà douloureuse et qui s’apprêteà protéger le monde où son fils va périr.

— Et vous me condamnez au moment où votre mère m’absout, sitoutefois je suis coupable.

— ’’ Vous’’ , et toujours ’’ vous’’&|160;!

Son accent trahissait une haine réfléchie comme celle d’unCorse, implacable comme sont les jugements de ceux qui, n’ayant pasétudié la vie n’admettent aucune atténuation aux fautes commisescontre les lois du cœur. Une heure s’écoula dans un silenceprofond. L’abbé Birotteau revint après avoir reçu la confessiongénérale de la comtesse de Mortsauf, et nous rentrâmes tous aumoment où, suivant une de ces idées qui saisissent ces nobles âmes,toutes sœurs d’intention, Henriette s’était fait revêtir d’un longvêtement qui devait lui servir de linceul. Nous la trouvâmes surson séant, belle de ses expiations et belle de sesespérances&|160;: je vis dans la cheminée les cendres noires de meslettres, qui venaient d’être brûlées, sacrifice qu’elle n’avaitvoulu faire, me dit son confesseur, qu’au moment de la mort. Ellenous sourit à tous de son sourire d’autrefois. Ses yeux humides delarmes annonçaient un dessillement suprême, elle apercevait déjàles joies célestes de la terre promise.

— Cher Félix, me dit-elle en me tendant la main et en serrant lamienne, restez. Vous devez assister à l’une des dernières scènes dema vie, et qui ne sera pas la moins pénible de toutes, mais où vousêtes pour beaucoup.

Elle fit un geste, la porte se ferma. Sur son invitation lecomte s’assit, l’abbé Birotteau et moi nous restâmes debout. Aidéede Manette, la comtesse se leva, se mit à genoux devant le comtesurpris, et voulut rester ainsi. Puis, quand Manette se futretirée, elle releva sa tête, qu’elle avait appuyée sur les genouxdu comte étonné.

— Quoique je me sois conduite envers vous comme une fidèleépouse, lui dit-elle d’une voix altérée, il peut m’être arrivé,monsieur, de manquer parfois à mes devoirs&|160;; je viens de prierDieu de m’accorder la force de vous demander pardon de mes fautes.J’ai pu porter dans les soins d’une amitié placée hors de lafamille des attentions plus affectueuses encore que celles que jevous devais. Peut-être vous ai-je irrité contre moi par lacomparaison que vous pouviez faire de ces soins, de ces pensées etde celles que je vous donnais. J’ai eu, dit-elle à voix basse, uneamitié vive que personne, pas même celui qui en fut l’objet, n’aconnue en entier. Quoique je sois demeurée vertueuse selon les loishumaines, que j’aie été pour vous une épouse irréprochable, souventdes pensées, involontaires ou volontaires, ont traversé mon cœur,et j’ai peur en ce moment de les avoir trop accueillies. Mais commeje vous ai tendrement aimé, que je suis restée votre femme soumise,que les nuages, en passant sous le ciel, n’en ont point altéré lapureté, vous me voyez sollicitant votre bénédiction d’un front pur.Je mourrai sans aucune pensée amère si j’entends de votre boucheune douce parole pour votre Blanche, pour la mère de vos enfants etsi vous lui pardonnez toutes ces choses qu’elle ne s’est pardonnéesà elle-même qu’après les assurances du tribunal duquel nousrelevons tous.

— Blanche, Blanche, s’écria le vieillard en versant soudain deslarmes sur la tête de sa femme, veux-tu me faire mourir&|160;? Ill’éleva jusqu’à lui avec une force inusitée, la baisa saintement aufront, et, la gardant ainsi&|160;: N’ai-je pas des pardons à tedemander&|160;? reprit-il. N’ai-je pas été souvent dur, moi&|160;?Ne grossis-tu pas des scrupules d’enfant&|160;?

— Peut-être, reprit-elle. Mais, mon ami, soyez indulgent auxfaiblesses des mourants, tranquillisez-moi. Quand vous arriverez àcette heure, vous penserez que je vous ai quitté vous bénissant. Mepermettez-vous de laisser à notre ami que voici ce gage d’unsentiment profond, dit-elle en montrant une lettre qui était sur lacheminée&|160;? il est maintenant mon fils d’adoption, voilà tout.Le cœur, cher comte, a ses testaments&|160;: mes derniers vœuximposent à ce cher Félix des œuvres sacrées à accomplir, je necrois pas avoir trop présumé de lui, faites que je n’aie pas tropprésumé de vous en me permettant de lui léguer quelques pensées. Jesuis toujours femme, dit-elle en penchant la tête avec une suavemélancolie, après mon pardon je vous demande une grâce. —Lisez&|160;; mais seulement après ma mort, me dit-elle en metendant le mystérieux écrit.

Le comte vit pâlir sa femme, il la prit et la porta lui-même surle lit, où nous l’entourâmes.

— Félix, me dit-elle, je puis avoir des torts envers vous.Souvent j’ai pu vous causer quelques douleurs en vous laissantespérer des joies devant lesquelles j’ai reculé&|160;; maisn’est-ce pas au courage de l’épouse et de la mère que je dois demourir réconciliée avec tous&|160;? Vous me pardonnerez donc aussi,vous qui m’avez accusée si souvent, et dont l’injustice me faisaitplaisir&|160;!

L’abbé Birotteau mit un doigt sur ses lèvres. A ce geste, lamourante pencha la tête, une faiblesse survint, elle agita lesmains pour dire de faire entrer le clergé, ses enfants et sesdomestiques&|160;; puis elle me montra par un geste impérieux lecomte anéanti et ses enfants qui survinrent. La vue de ce père dequi seuls nous connaissions la secrète démence, devenu le tuteur deces êtres si délicats, lui inspira de muettes supplications quitombèrent dans mon âme comme un feu sacré. Avant de recevoirl’extrême-onction, elle demanda pardon à ses gens de les avoirquelquefois brusqués&|160;; elle implora leurs prières, et lesrecommanda tous individuellement au comte&|160;; elle avouanoblement avoir proféré, durant ce dernier mois, des plaintes peuchrétiennes qui avaient pu scandaliser ses gens&|160;; elle avaitrepoussé ses enfants, elle avait conçu des sentiments peuconvenables&|160;; mais elle rejeta ce défaut de soumission auxvolontés de Dieu sur ses intolérables douleurs. Enfin elle remerciapubliquement avec une touchante effusion de cœur l’abbé Birotteaude lui avoir montré le néant des choses humaines. Quand elle eutcessé de parler, les prières commencèrent&|160;; puis le curé deSaché lui donna le viatique. Quelques moments après, sa respirations’embarrassa, un nuage se répandit sur ses yeux qui bientôt serouvrirent, elle me lança un dernier regard, et mourut aux yeux detous, en entendant peut-être le concert de nos sanglots. Par unhasard assez naturel à la campagne, nous entendîmes alors le chantalternatif de deux rossignols qui répétèrent plusieurs fois leurnote unique, purement filée comme un tendre appel. Au moment où sondernier soupir s’exhala, dernière souffrance d’une vie qui fut unelongue souffrance, je sentis en moi-même un coup par lequel toutesmes facultés furent atteintes. Le comte et moi, nous restâmesauprès du lit funèbre pendant toute la nuit, avec les deux abbés etle curé, veillant à la lueur des cierges, la morte étendue sur lesommier de son lit&|160;; maintenant calme, là où elle avait tantsouffert. Ce fut ma première communication avec la mort. Jedemeurai pendant toute cette nuit les yeux attachés sur Henriette,fasciné par l’expression pure que donne l’apaisement de toutes lestempêtes, par la blancheur du visage que je douais encore de sesinnombrables affections, mais qui ne répondait plus à mon amour.Quelle majesté dans ce silence et dans ce froid&|160;! combien deréflexions n’exprime-t-il pas&|160;? Quelle beauté dans ce reposabsolu, quel despotisme dans cette immobilité&|160;: tout le passés’y trouve encore, et l’avenir y commence. Ah&|160;! je l’aimaismorte, autant que je l’aimais vivante. Au matin, le comte s’allacoucher, les trois prêtres fatigués s’endormirent à cette heurepesante, si connue de ceux qui veillent. Je pus alors, sanstémoins, la baiser au front avec tout l’amour qu’elle ne m’avaitjamais permis d’exprimer.

Le surlendemain, par une fraîche matinée d’automne, nousaccompagnâmes la comtesse à sa dernière demeure. Elle était portéepar le vieux piqueur, les deux Martineau et le mari de Manette.Nous descendîmes par le chemin que j’avais si joyeusement monté lejour où je la retrouvai&|160;; nous traversâmes la vallée del’Indre pour arriver au petit cimetière du Saché&|160;; pauvrecimetière de village, situé au revers de l’église, sur la crouped’une colline, et où par humilité chrétienne elle voulut êtreenterrée avec une simple croix de bois noir, comme une pauvre femmedes champs, avait-elle dit. Lorsque du milieu de la vallée,j’aperçus l’église du bourg et la place du cimetière, je fus saisid’un frisson convulsif. Hélas&|160;! nous avons tous dans la vie unGolgotha où nous laissons nos trente-trois premières années enrecevant un coup de lance au cœur, en sentant sur notre tête lacouronne d’épines qui remplace la couronne de roses&|160;: cettecolline devait être pour moi le mont des expiations. Nous étionssuivis d’une foule immense accourue pour dire les regrets de cettevallée où elle avait enterré dans le silence une foule de bellesactions. On sut par Manette, sa confidente, que pour secourir lespauvres elle économisait sur sa toilette, quand ses épargnes nesuffisaient plus. C’était des enfants nus habillés, des layettesenvoyées, des mères secourues, des sacs de blé payés aux meuniersen hiver pour des vieillards impotents, une vache donnée à propos àquelque pauvre ménage&|160;; enfin les œuvres de la chrétienne, dela mère et de la châtelaine, puis des dots offertes à propos pourunir des couples qui s’aimaient, et des remplacements payés à desjeunes gens tombés au sort, touchantes offrandes de la femmeaimante qui disait&|160;: — ’’ Le bonheur des autres est laconsolation de ceux qui ne peuvent plus être heureux’’ . Ces chosescontées à toutes les veillées depuis trois jours avaient rendu lafoule immense. Je marchais avec Jacques et les deux abbés derrièrele cercueil. Suivant l’usage, ni Madeleine, ni le comte n’étaientavec nous, ils demeuraient seuls à Clochegourde.

Manette voulut absolument venir.

— Pauvre madame&|160;! Pauvre madame&|160;! La voilà heureuse,entendis-je à plusieurs reprises à travers ses sanglots.

Au moment où le cortége quitta la chaussée des moulins, il y eutun gémissement unanime mêlé de pleurs qui semblait faire croire quecette vallée pleurait son âme. L’église était pleine de monde.Après le service, nous allâmes au cimetière où elle devait êtreenterrée près de la croix. Quand j’entendis rouler les cailloux etle gravier de la terre sur le cercueil, mon courage m’abandonna, jechancelai, je priai les deux Martineau de me soutenir, et ils meconduisirent mourant jusqu’au château de Saché&|160;; les maîtresm’offrirent poliment un asile que j’acceptai. Je vous l’avoue, jene voulus point retourner à Clochegourde, il me répugnait de meretrouver à Frapesle d’où je pouvais voir le castel d’Henriette.Là, j’étais près d’elle. Je demeurai quelques jours dans unechambre dont les fenêtres donnent sur ce vallon tranquille etsolitaire dont je vous ai parlé. C’est un vaste pli de terrainbordé par des chênes deux fois centenaires, et où par les grandespluies coule un torrent. Cet aspect convenait à la méditationsévère et solennelle à laquelle je voulais me livrer. J’avaisreconnu, pendant la journée qui suivit la fatale nuit, combien maprésence allait être importune à Clochegourde. Le comte avaitressenti de violentes émotions à la mort d’Henriette, mais ils’attendait à ce terrible événement, et il y avait dans le fond desa pensée un parti pris qui ressemblait à de l’indifférence. Jem’en étais aperçu plusieurs fois, et quand la comtesse prosternéeme remit cette lettre que je n’osais ouvrir, quand elle parla deson affection pour moi, cet homme ombrageux ne me jeta pas lefoudroyant regard que j’attendais de lui. Les paroles d’Henriette,il les avait attribuées à l’excessive délicatesse de cetteconscience qu’il savait si pure. Cette insensibilité d’égoïsteétait naturelle. Les âmes de ces deux êtres ne s’étaient pas plusmariées que leurs corps, ils n’avaient jamais eu ces constantescommunications qui ravivent les sentiments&|160;; ils n’avaientjamais échangé ni peines ni plaisirs, ces liens si forts qui nousbrisent par mille points quand ils se rompent, parce qu’ilstouchent à toutes nos fibres, parce qu’ils se sont attachés dansles replis de notre cœur, en même temps qu’ils ont caressé l’âmequi sanctionnait chacune de ces attaches. L’hostilité de Madeleineme fermait Clochegourde. Cette dure jeune fille n’était pasdisposée à pactiser avec sa haine sur le cercueil de sa mère, etj’aurais été horriblement gêné entre le comte, qui m’aurait parléde lui, et la maîtresse de la maison, qui m’aurait marquéd’invincibles répugnances. Etre ainsi, là où jadis les fleurs mêmesétaient caressantes, où les marches des perrons étaient éloquentes,où tous mes souvenirs revêtaient de poésie les balcons, lesmargelles, les balustrades et les terrasses, les arbres et lespoints de vue&|160;; être haï là où tout m’aimait&|160;: je nesupportais point cette pensée. Aussi, dès l’abord mon parti fut-ilpris. Hélas&|160;! tel était donc le dénoûment du plus vif amourqui jamais ait atteint le cœur d’un homme. Aux yeux des étrangers,ma conduite allait être condamnable, mais elle avait la sanction dema conscience. Voilà comment finissent les plus beaux sentiments etles plus grands drames de la jeunesse. Nous partons presque tous aumatin, comme moi de Tours pour Clochegourde, nous emparant dumonde, le cœur affamé d’amour&|160;; puis, quand nos richesses ontpassé par le creuset, quand nous nous sommes mêlés aux hommes etaux événements, tout se rapetisse insensiblement, nous trouvons peud’or parmi beaucoup de cendres. Voilà la vie&|160;! la vie tellequ’elle est&|160;: de grandes prétentions, de petites réalités. Jeméditai longuement sur moi-même, en me demandant ce que j’allaisfaire après un coup qui fauchait toutes mes fleurs. Je résolus dem’élancer vers la politique et la science, dans les sentierstortueux de l’ambition, d’ôter la femme de ma vie et d’être unhomme d’état, froid et sans passions, de demeurer fidèle à lasainte que j’avais aimée. Mes méditations allaient à perte de vue,pendant que mes yeux restaient attachés sur la magnifiquetapisserie des chênes dorés, aux cimes sévères, aux pieds debronze&|160;: je me demandais si la vertu d’Henriette n’avait pasété de l’ignorance, si j’étais bien coupable de sa mort. Je medébattais au milieu de mes remords. Enfin, par un suave midid’automne, un de ces derniers sourires du ciel, si beaux enTouraine, je lus sa lettre que, suivant sa recommandation, je nedevais ouvrir qu’après sa mort. Jugez de mes impressions en lalisant&|160;?

LETTRE DE MADAME DE MORTSAUF AU VICOMTE FELIX DE VANDENESSE.

 » Félix, ami trop aimé, je dois maintenant vous ouvrir mon cœur,moins pour vous montrer combien je vous aime que pour vousapprendre la grandeur de vos obligations en vous dévoilant laprofondeur et la gravité des plaies que vous y avez faites. Aumoment où je tombe harassée par les fatigues du voyage, épuisée parles atteintes reçues pendant le combat, heureusement la femme estmorte, la mère seule a survécu. Vous allez voir, cher, comment vousavez été la cause première de mes maux. Si plus tard je me suiscomplaisamment offerte à vos coups, aujourd’hui je meurs atteintepar vous d’une dernière blessure&|160;; mais il y a d’excessivesvoluptés à se sentir brisée par celui qu’on aime. Bientôt lessouffrances me priveront sans doute de ma force, je mets donc àprofit les dernières lueurs de mon intelligence pour vous supplierencore de remplacer auprès de mes enfants le cœur dont vous lesaurez privés. Je vous imposerais cette charge avec autorité si jevous aimais moins&|160;; mais je préfère vous la laisser prendre devous-même, par l’effet d’un saint repentir, et aussi comme unecontinuation de votre amour&|160;: l’amour ne fut-il pas en nousconstamment mêlé de repentantes méditations et de craintesexpiatoires&|160;? Et, je le sais, nous nous aimons toujours. Votrefaute n’est pas si funeste par vous que le retentissement que jelui ai donné au dedans de moi-même. Ne vous avais-je pas dit quej’étais jalouse, mais jalouse à mourir&|160;? eh&|160;! bien, jemeurs. Consolez-vous, cependant&|160;: nous avons satisfait auxlois humaines. L’Eglise, par une de ses voix les plus pures, m’adit que Dieu serait indulgent à ceux qui avaient immolé leurspenchants naturels à ses commandements. Mon aimé, apprenez donctout, car je ne veux pas que vous ignoriez une seule de mespensées. Ce que je confierai à Dieu dans mes derniers moments, vousdevez le savoir aussi, vous le roi de mon cœur, comme il est le roidu ciel. Jusqu’à cette fête donnée au duc d’Angoulême, la seule àlaquelle j’aie assisté, le mariage m’avait laissée dans l’ignorancequi donne à l’âme des jeunes filles la beauté des anges. J’étaismère, il est vrai&|160;; mais l’amour ne m’avait point environnéede ses plaisirs permis. Comment suis-je restée ainsi&|160;? je n’ensais rien&|160;; je ne sais pas davantage par quelles lois tout enmoi fut changé dans un instant. Vous souvenez-vous encoreaujourd’hui de vos baisers&|160;? ils ont dominé ma vie, ils ontsillonné mon âme&|160;; l’ardeur de votre sang a réveillé l’ardeurdu mien&|160;; votre jeunesse a pénétré ma jeunesse, vos désirssont entrés dans mon cœur. Quand je me suis levée si fière,j’éprouvais une sensation pour laquelle je ne sais de mot dansaucun langage, car les enfants n’ont pas encore trouvé de parolepour exprimer le mariage de la lumière et de leurs yeux, ni lebaiser de la vie sur leurs lèvres. Oui, c’était bien le son arrivédans l’écho, la lumière jetée dans les ténèbres, le mouvement donnéà l’univers, ce fut du moins rapide comme toutes ces choses&|160;;mais beaucoup plus beau, car c’était la vie de l’âme&|160;! Jecompris qu’il existait je ne sais quoi d’inconnu pour moi dans lemonde, une force plus belle que la pensée, c’était toutes lespensées, toutes les forces, tout un avenir dans une émotionpartagée. Je ne me sentis plus mère qu’à demi. En tombant sur moncœur, ce coup de foudre y alluma des désirs qui sommeillaient à moninsu&|160;; je devinai soudain tout ce que voulait dire ma tantequand elle me baisait sur le front en s’écriant&|160;: ’’ PauvreHenriette’’&|160;! En retournant à Clochegourde le printemps, lespremières feuilles, le parfum des fleurs, les jolis nuages blancs,l’Indre, le ciel, tout me parlait un langage jusqu’alors incompriset qui rendait à mon âme un peu du mouvement que vous aviez impriméà mes sens. Si vous avez oublié ces terribles baisers, moi, je n’aijamais pu les effacer de mon souvenir&|160;: j’en meurs&|160;! Oui,chaque fois que je vous ai vu depuis, vous en ranimiezl’empreinte&|160;; j’étais émue de la tête aux pieds par votreaspect, par le seul pressentiment de votre arrivée. Ni le temps, nima ferme volonté n’ont pu dompter cette impérieuse volupté. je medemandais involontairement&|160;: Que doivent être lesplaisirs&|160;? Nos regards échangés, les respectueux baisers quevous mettiez sur mes mains, mon bras posé sur le vôtre, votre voixdans ses tons de tendresse, enfin les moindres choses me remuaientsi violemment que presque toujours il se répandait un nuage sur mesyeux&|160;: le bruit des sens révoltés remplissait alors monoreille. Ah&|160;! si dans ces moments où je redoublais defroideur, vous m’eussiez prise dans vos bras, je serais morte debonheur. J’ai parfois désiré de vous quelque violence, mais laprière chassait promptement cette mauvaise pensée. Votre nomprononcé par mes enfants m’emplissait le cœur d’un sang plus chaudqui colorait aussitôt mon visage et je tendais des piéges à mapauvre Madeleine pour le lui faire dire, tant j’aimais lesbouillonnements de cette sensation. Que vous dirai-je&|160;? votreécriture avait un charme, je regardais vos lettres comme oncontemple un portrait. Si dès ce premier jour, vous aviez déjàconquis sur moi je ne sais quel fatal pouvoir, vous comprenez monami qu’il devint infini quand il me fut donné de lire dans votreâme. Quelles délices m’inondèrent en vous trouvant si pur, sicomplétement vrai, doué de qualités si belles, capable de sigrandes choses et déjà si éprouvé&|160;! Homme et enfant, timide etcourageux&|160;! Quelle joie quand je nous trouvai sacrés tous deuxpar de communes souffrances&|160;! Depuis cette soirée où nous nousconfiâmes l’un à l’autre, vous perdre, pour moi c’étaitmourir&|160;: aussi vous ai-je laissé près de moi par égoïsme. Lacertitude qu’eut monsieur de la Berge de la mort que me causeraitvotre éloignement le toucha beaucoup, car il lisait dans mon âme.Il jugea que j’étais nécessaire à mes enfants, au comte&|160;: ilne m’ordonna point de vous fermer l’entrée de ma maison, car je luipromis de rester pure d’action et de pensée. —  » La pensée estinvolontaire, me dit-il, mais elle peut être gardée au milieu dessupplices. — Si je pense, lui répondis-je, tout sera perdu,sauvez-moi de moi-même. Faites qu’il demeure près de moi, et que jereste pure&|160;!  » Le bon vieillard quoique bien sévère, fut alorsindulgent à tant de bonne foi. —  » Vous pouvez l’aimer comme onaime un fils, en lui destinant votre fille,  » me dit-il. J’acceptaicourageusement une vie de souffrances pour ne pas vousperdre&|160;; et je souffris avec amour en voyant que nous étionsattelés au même joug.

Mon Dieu&|160;! je suis restée neutre, fidèle à mon mari, nevous laissant pas faire un seul pas, Félix, dans votre propreroyaume. La grandeur de mes passions a réagi sur mes facultés, j’airegardé les tourments que m’infligeait monsieur de Mortsauf commedes expiations, et je les endurais avec orgueil pour insulter à mespenchants coupables. Autrefois j’étais disposée à murmurer, maisdepuis que vous êtes demeuré près de moi, j’ai repris quelquegaieté dont monsieur de Mortsauf s’est bien trouvé. Sans cetteforce que vous me prêtiez, j’aurais succombé depuis long-temps à mavie intérieure que je vous ai racontée. Si vous avez été pourbeaucoup dans mes fautes, vous avez été pour beaucoup dansl’exercice de mes devoirs. Il en fut de même pour mes enfants. Jecroyais les avoir privés de quelque chose, et je craignais de nefaire jamais assez pour eux. Ma vie fut dès lors une continuelledouleur que j’aimais. En sentant que j’étais moins mère, moinshonnête femme, le remords s’est logé dans mon cœur&|160;; et,craignant de manquer à mes obligations, j’ai constamment voulu lesoutrepasser. Pour ne pas faillir, j’ai donc mis Madeleine entrevous et moi, et je vous ai destiné l’un à l’autre, en m’élevantainsi des barrières entre nous deux. Barrières impuissantes&|160;!rien ne pouvait étouffer les tressaillements que vous me causiez.Absent ou présent, vous aviez la même force. J’ai préféré Madeleineà Jacques, parce que Madeleine devait être à vous. Mais je ne vouscédais pas à ma fille sans combats. Je me disais que je n’avais quevingt-huit ans quand je vous rencontrai, que vous en aviez presquevingt-deux&|160;; je rapprochais les distances, je me livrais à defaux espoirs. O mon Dieu, Félix, je vous fais ces aveux afin devous épargner des remords, peut-être aussi afin de vous apprendreque je n’étais pas insensible, que nos souffrances d’amour étaientbien cruellement égales, et qu’Arabelle n’avait aucune supérioritésur moi. J’étais aussi une de ces filles de la race déchue que leshommes aiment tant. Il y eut un moment où la lutte fut si terribleque je pleurais pendant toutes les nuits&|160;: mes cheveuxtombaient. Ceux-là, vous les avez eus&|160;! Vous vous souvenez dela maladie que fit monsieur de Mortsauf. Votre grandeur d’âmed’alors, loin de m’élever, m’a rapetissée. Hélas&|160;! dès ce jourje souhaitais me donner à vous comme une récompense due à tantd’héroïsme&|160;; mais cette folie a été courte. Je l’ai mise auxpieds de Dieu pendant la messe à laquelle vous avez refuséd’assister. La maladie de Jacques et les souffrances de Madeleinem’ont paru des menaces de Dieu, qui tirait fortement à lui labrebis égarée. Puis votre amour si naturel pour cette Anglaise m’arévélé des secrets que j’ignorais moi-même. Je vous aimais plus queje ne croyais vous aimer. Madeleine a disparu. Les constantesémotions de ma vie orageuse, les efforts que je faisais pour medompter moi-même sans autre secours que la religion, tout a préparéla maladie dont je meurs. Ce coup terrible a déterminé des crisessur lesquelles j’ai gardé le silence. Je voyais dans la mort leseul dénoûment possible de cette tragédie inconnue. Il y a eu touteune vie emportée, jalouse, furieuse, pendant les deux mois qui sesont écoulés entre la nouvelle que me donna ma mère de votreliaison avec lady Dudley et votre arrivée. Je voulais aller àParis, j’avais soif de meurtre, je souhaitais la mort de cettefemme, j’étais insensible aux caresses de mes enfants. La prière,qui jusqu’alors avait été pour moi comme un baume, fut sans actionsur mon âme. La jalousie a fait la large brèche par où la mort estentrée. Je suis restée néanmoins le front calme. Oui, cette saisonde combats fut un secret entre Dieu et moi. Quand j’ai bien su quej’étais aimée autant que je vous aimais moi-même et que je n’étaistrahie que par la nature et non par votre pensée, j’ai voulu vivre…et il n’était plus temps. Dieu m’avait mise sous sa protection,pris sans doute de pitié pour une créature vraie avec elle-même,vraie avec lui, et que ses souffrances avaient souvent amenée auxportes du sanctuaire. Mon bien-aimé, Dieu m’a jugée, monsieur deMortsauf me pardonnera sans doute&|160;; mais vous, serez-vousclément&|160;? écouterez-vous la voix qui sort en ce moment de matombe&|160;? réparerez-vous les malheurs dont nous sommes égalementcoupables, vous moins que moi peut-être&|160;? Vous savez ce que jeveux vous demander. Soyez auprès de monsieur de Mortsauf comme estune sœur de charité auprès d’un malade, écoutez-le, aimez-le&|160;;personne ne l’aimera. Interposez-vous entre ses enfants et luicomme je le faisais. Votre tâche ne sera pas de longue durée&|160;:Jacques quittera bientôt la maison pour aller à Paris auprès de songrand-père, et vous m’avez promis de le guider à travers lesécueils de ce monde. Quant à Madeleine, elle se mariera&|160;;puissiez-vous un jour lui plaire&|160;! elle est tout moi-même, etde plus elle est forte, elle a cette volonté qui m’a manqué, cetteénergie nécessaire à la compagne d’un homme que sa carrière destineaux orages de la vie politique, elle est adroite et pénétrante. Sivos destinées s’unissaient, elle serait plus heureuse que ne le futsa mère. En acquérant ainsi le droit de continuer mon œuvre àClochegourde, vous effaceriez des fautes qui n’auront pas étésuffisamment expiées, bien que pardonnées au ciel et sur la terre,car ’’ il’’ est généreux et me pardonnera. Je suis, vous le voyez,toujours égoïste&|160;; mais n’est-ce pas la preuve d’un despotiqueamour&|160;? Je veux être aimée par vous dans les miens. N’ayant puêtre à vous, je vous lègue mes pensées et mes devoirs&|160;! Sivous m’aimez trop pour m’obéir, si vous ne voulez pas épouserMadeleine, vous veillerez du moins au repos de mon âme en rendantmonsieur de Mortsauf aussi heureux qu’il peut l’être.

Adieu, cher enfant de mon cœur, ceci est l’adieu complétementintelligent, encore plein de vie, l’adieu d’une âme où tu asrépandu de trop grandes joies pour que tu puisses avoir le moindreremords de la catastrophe qu’elles ont engendrée&|160;; je me sersde ce mot en pensant que vous m’aimez, car moi j’arrive au lieu durepos, immolée au devoir, et, ce qui me fait frémir, non sansregret&|160;! Dieu saura mieux que moi si j’ai pratiqué ses sainteslois selon leur esprit. J’ai sans doute chancelé souvent, mais jene suis point tombée, et la plus puissante excuse de mes fautes estdans la grandeur même des séductions qui m’ont environnée. LeSeigneur me verra tout aussi tremblante que si j’avais succombé.Encore adieu, un adieu semblable à celui que j’ai fait hier à notrebelle vallée, au sein de laquelle je reposerai bientôt, et où vousreviendrez souvent, n’est-ce pas&|160;?

 » HENRIETTE.  »

Je tombai dans un abîme de réflexions en apercevant lesprofondeurs inconnues de cette vie alors éclairée par cettedernière flamme. Les nuages de mon égoïsme se dissipèrent. Elleavait donc souffert autant que moi, plus que moi, car elle étaitmorte. Elle croyait que les autres devaient être excellents pourson ami&|160;; elle avait été si bien aveuglée par son amourqu’elle n’avait pas soupçonné l’inimitié de sa fille. Cettedernière preuve de sa tendresse me fit bien mal. Pauvre Henriettequi voulait me donner Clochegourde et sa fille&|160;!

Natalie, depuis ce jour à jamais terrible où je suis entré pourla première fois dans un cimetière en accompagnant les dépouillesde cette noble Henriette, que maintenant vous connaissez, le soleilété moins chaud et moins lumineux, la nuit plus obscure, lemouvement moins prompt, la pensée plus lourde. Il est des personnesque nous ensevelissons dans la terre, mais il en est de plusparticulièrement chéries qui ont eu notre cœur pour linceul, dontle souvenir se mêle chaque jour à nos palpitations&|160;; nouspensons à elles comme nous respirons, elles sont en nous par ladouce loi d’une métempsycose propre à l’amour. Une âme est en monâme. Quand quelque bien est fait par moi, quand une belle paroleest dite, cette âme parle, elle agit&|160;; tout ce que je puisavoir de bon émane de cette tombe, comme d’un lys les parfums quiembaument l’atmosphère. La raillerie, le mal, tout ce que vousblâmez en moi vient de moi-même. Maintenant, quand mes yeux sontobscurcis par un nuage et se reportent vers le ciel, après avoirlong-temps contemplé la terre, quand ma bouche est muette à vosparoles et à vos soins, ne me demandez plus&|160;: — ’’ A quoipensez-vous&|160;?’’

Chère Natalie, j’ai cessé d’écrire pendant quelque temps, cessouvenirs m’avaient trop ému. Maintenant je vous dois le récit desévénements qui suivirent cette catastrophe, et qui veulent peu deparoles. Lorsqu’une vie ne se compose que d’action et de mouvement,tout est bientôt dit&|160;; mais quand elle s’est passée dans lesrégions les plus élevées de l’âme, son histoire est diffuse. Lalettre d’Henriette faisait briller un espoir à mes yeux. Dans cegrand naufrage, j’apercevais une île où je pouvais aborder. Vivre àClochegourde auprès de Madeleine en lui consacrant ma vie était unedestinée où se satisfaisaient toutes les idées dont mon cœur étaitagité&|160;; mais il fallait connaître les véritables pensées deMadeleine. Je devais faire mes adieux au comte&|160;; j’allai doncà Clochegourde le voir, et je le rencontrai sur la terrasse. Nousnous promenâmes pendant long-temps. D’abord il me parla de lacomtesse en homme qui connaissait l’étendue de sa perte, et tout ledommage qu’elle causait à sa vie intérieure. Mais, après le premiercri de sa douleur, il se montra plus préoccupé de l’avenir que duprésent. Il craignait sa fille, qui n’avait pas, me dit-il, ladouceur de sa mère. Le caractère ferme de Madeleine, chez laquelleje ne sais quoi d’héroïque se mêlait aux qualités gracieuses de samère, épouvantait ce vieillard accoutumé aux tendressesd’Henriette, et qui pressentait une volonté que rien ne devaitplier. Mais ce qui pouvait le consoler de cette perte irréparableétait la certitude de bientôt rejoindre sa femme&|160;: lesagitations et les chagrins de ces derniers jours avaient augmentéson état maladif, et réveillé ses anciennes douleurs&|160;; lecombat qui se préparait entre son autorité de père et celle de safille, qui devenait maîtresse de maison, allait lui faire finir sesjours dans l’amertume&|160;; car là où il avait pu lutter avec safemme, il devait toujours céder à son enfant. D’ailleurs son filss’en irait, sa fille se marierait&|160;; quel gendreaurait-il&|160;? Quoiqu’il parlât de mourir promptement, il sesentait seul, sans sympathies pour long-temps encore.

Pendant cette heure où il ne parla que de lui-même en medemandant mon amitié au nom de sa femme, il acheva de me dessinercomplétement la grande figure de l’Emigré, l’un des types les plusimposants de notre époque. Il était en apparence faible et cassé,mais la vie semblait devoir persister en lui, précisément à causede ses mœurs sobres et de ses occupations champêtres. Au moment oùj’écris il vit encore. Quoique Madeleine pût nous apercevoir allantle long de la terrasse, elle ne descendit pas&|160;; elle s’avançasur le perron et rentra dans la maison à plusieurs reprises, afinde me marquer son mépris. Je saisis le moment où elle vint sur leperron, je priai le comte de monter au château&|160;; j’avais àparler à Madeleine, je prétextai une dernière volonté que lacomtesse m’avait confiée, je n’avais plus que ce moyen de la voir,le comte l’alla chercher et nous laissa seuls sur la terrasse.

— Chère Madeleine, lui dis-je, si je dois vous parler, n’est-cepas ici où votre mère m’écouta quand elle eut à se plaindre moinsde moi que des événements de la vie. Je connais vos pensées, maisne me condamnez-vous pas sans connaître les faits&|160;? La vie etmon bonheur sont attachés à ces lieux, vous le savez, et vous m’enbannissez par la froideur que vous faites succéder à l’amitiéfraternelle qui nous unissait, et que la mort a resserrée par lelien d’une même douleur. Chère Madeleine, vous pour qui jedonnerais à l’instant ma vie sans aucun espoir de récompense, sansque vous le sachiez même, tant nous aimons les enfants de cellesqui nous ont protégés dans la vie, vous ignorez le projet caressépar votre adorable mère pendant ces sept années, et qui modifieraitsans doute vos sentiments&|160;; mais je ne veux point de cesavantages. Tout ce que j’implore de vous, c’est de ne pas m’ôter ledroit de venir respirer l’air de cette terrasse, et d’attendre quele temps ait changé vos idées sur la vie sociale&|160;; en cemoment je me garderais bien de les heurter&|160;; je respecte unedouleur qui vous égare, car elle m’ôte à moi-même la faculté dejuger sainement les circonstances dans lesquelles je me trouve. Lasainte qui veille en ce moment sur nous approuvera la réserve danslaquelle je me tiens en vous priant seulement de demeurer neutreentre vos sentiments et moi. Je vous aime trop malgré l’aversionque vous me témoignez pour expliquer au comte un plan qu’ilembrasserait avec ardeur. Soyez libre. Plus tard, songez que vousne connaîtrez personne au monde mieux que vous ne me connaissez,que nul homme n’aura dans le cœur des sentiments plus dévoués…

Jusque-là Madeleine m’avait écouté les yeux baissés, mais ellem’arrêta par un geste.

— Monsieur, dit-elle d’une voix tremblante d’émotion, je connaisaussi toutes vos pensées&|160;; mais je ne changerai point desentiments à votre égard, et j’aimerais mieux me jeter dans l’Indreque de me lier à vous. Je ne vous parlerai pas de moi&|160;; maissi le nom de ma mère conserve encore quelque puissance sur vous,c’est en son nom que je vous prie de ne jamais venir à Clochegourdetant que j’y serai. Votre aspect seul me cause un trouble que je nepuis exprimer, et que je ne surmonterai jamais.

Elle me salua par un mouvement plein de dignité, et remonta versClochegourde, sans se retourner, impassible comme l’avait été samère un seul jour, mais impitoyable. L’œil clairvoyant de cettejeune fille avait, quoique tardivement, tout deviné dans le cœur desa mère, et peut-être sa haine contre un homme qui lui semblaitfuneste s’était-elle augmentée de quelques regrets sur soninnocente complicité. Là tout était abîme. Madeleine me haïssait,sans vouloir s’expliquer si j’étais la cause ou la victime de cesmalheurs&|160;: elle nous eût haïs peut-être également, sa mère etmoi, si nous avions été heureux. Ainsi tout était détruit dans lebel édifice de mon bonheur. Seul, je devais savoir en son entier lavie de cette grande femme inconnue, seul j’étais dans le secret deses sentiments, seul j’avais parcouru son âme dans toute sonétendue&|160;; ni sa mère, ni son père, ni son mari, ni ses enfantsne l’avaient connue. Chose étrange&|160;! Je fouille ce monceau decendres et prends plaisir à les étaler devant vous, nous pouvonstous y trouver quelque chose de nos plus chères fortunes. Combiende familles ont aussi leur Henriette&|160;! combien de nobles êtresquittent la terre sans avoir rencontré un historien intelligent quiait sondé leurs cœurs, qui en ait mesuré la profondeur etl’étendue&|160;! Ceci est la vie humaine dans toute savérité&|160;: souvent les mères ne connaissent pas plus leursenfants que leurs enfants ne les connaissent&|160;; il en est ainsides époux, des amants et des frères&|160;! Savais-je, moi, qu’unjour, sur le cercueil même de mon père, je plaiderais avec Charlesde Vandenesse, avec mon frère à l’avancement de qui j’ai tantcontribué&|160;? Mon Dieu&|160;! combien d’enseignements dans laplus simple histoire. Quand Madeleine eut disparu par la porte duperron, je revins le cœur brisé, dire adieu à mes hôtes, et jepartis pour Paris en suivant la rive droite de l’Indre, parlaquelle j’étais venu dans cette vallée pour la première fois. Jepassai triste à travers le joli village de Pont-de-Ruan. Cependantj’étais riche, la vie politique me souriait, je n’étais plus lepiéton fatigué de 1814. Dans ce temps-là, mon cœur était plein dedésirs, aujourd’hui mes yeux étaient pleins de larmes&|160;;autrefois j’avais ma vie à remplir, aujourd’hui je la sentaisdéserte. J’étais bien jeune, j’avais vingt-neuf ans, mon cœur étaitdéjà flétri. Quelques années avaient suffi pour dépouiller cepaysage de sa première magnificence et pour me dégoûter de la vie.Vous pouvez maintenant comprendre quelle fut mon émotion, lorsqu’enme retournant je vis Madeleine sur la terrasse.

Dominé par une impérieuse tristesse, je ne songeais plus au butde mon voyage. Lady Dudley était bien loin de ma pensée, quej’entrais dans sa cour sans le savoir. Une fois la sottise faite,il fallait la soutenir. J’avais chez elle des habitudes conjugales,je montai chagrin en songeant à tous les ennuis d’une rupture. Sivous avez bien compris le caractère et les manières de lady Dudley,vous imaginerez ma déconvenue, quand son majordome m’introduisit enhabit de voyage dans un salon où je la trouvai pompeusementhabillée, environnée de cinq personnes. Lord Dudley, l’un des vieuxhommes d’état les plus considérables de l’Angleterre, se tenaitdebout devant la cheminée, gourmé, plein de morgue, froid, avecl’air railleur qu’il doit avoir au Parlement, il sourit enentendant mon nom. Les deux enfants d’Arabelle qui ressemblaientprodigieusement à de Marsay, l’un des fils naturels du vieux lord,et qui était là, sur la causeuse près de la marquise, se trouvaientprès de leur mère. Arabelle en me voyant prit aussitôt un airhautain, fixa son regard sur ma casquette de voyage, comme si elleeût voulu me demander à chaque instant ce que je venais faire chezelle. Elle me toisa comme elle eût fait d’un gentilhomme campagnardqu’on lui aurait présenté. Quant à notre intimité, à cette passionéternelle, à ces serments de mourir si je cessais de l’aimer, àcette fantasmagorie d’Armide, tout avait disparu comme un rêve. Jen’avais jamais serré sa main, j’étais un étranger, elle ne meconnaissait pas. Malgré le sang-froid diplomatique auquel jecommençais à m’habituer, je fus surpris, et tout autre à ma placene l’eût pas été moins. De Marsay souriait à ses bottes qu’ilexaminait avec une affectation singulière. J’eus bientôt pris monparti. De toute autre femme, j’aurais accepté modestement unedéfaite&|160;; mais outré de voir debout l’héroïne qui voulaitmourir d’amour, et qui s’était moquée de la morte, je résolusd’opposer l’impertinence à l’impertinence. Elle savait le désastrede lady Brandon&|160;: le lui rappeler, c’était lui donner un coupde poignard au cœur quoique l’arme dût s’y émousser.

— Madame, lui dis-je, vous me pardonnerez d’entrer chez vous sicavalièrement, quand vous saurez que j’arrive de Touraine, et quelady Brandon m’a chargé pour vous d’un message qui ne souffre aucunretard. Je craignais de vous trouver partie pour leLancashire&|160;; mais, puisque vous restez à Paris, j’attendraivos ordres et l’heure à laquelle vous daignerez me recevoir.

Elle inclina la tête et je sortis. Depuis ce jour, je ne l’aiplus rencontrée que dans le monde où nous échangeons un salutamical et quelquefois une épigramme. Je lui parle des femmesinconsolables du Lancashire, elle me parle des Françaises qui fonthonneur à leur désespoir de leurs maladies d’estomac. Grâce à sessoins, j’ai un ennemi mortel dans de Marsay, qu’elle affectionnebeaucoup. Et moi je dis qu’elle épouse les deux générations. Ainsirien ne manquait à mon désastre. Je suivis le plan que j’avaisarrêté pendant ma retraite à Saché. Je me jetai dans le travail, jem’occupai de science, de littérature et de politique&|160;;j’entrai dans la diplomatie à l’avénement de Charles X qui supprimal’emploi que j’occupais sous le feu roi. Dès ce moment je résolusde ne jamais faire attention à aucune femme si belle, sispirituelle, si aimante qu’elle pût être. Ce parti me réussit àmerveille&|160;: j’acquis une tranquillité d’esprit incroyable, unegrande force pour le travail, et je compris tout ce que ces femmesdissipent de notre vie en croyant nous avoir payé par quelquesparoles gracieuses. Mais toutes mes résolutions échouèrent&|160;:vous savez comment et pourquoi. Chère Nathalie, en vous disant mavie sans réserve et sans artifice, comme je me la dirais àmoi-même&|160;; en vous racontant des sentiments où vous n’étiezpour rien, peut-être ai-je froissé quelque pli de votre cœur jalouxet délicat&|160;; mais ce qui courroucerait une femme vulgaire serapour vous, j’en suis sûr, une nouvelle raison de m’aimer. Auprèsdes âmes souffrantes et malades, les femmes d’élite ont un rôlesublime à jouer, celui de la sœur de charité qui panse lesblessures, celui de la mère qui pardonne à l’enfant. Les artisteset les grands poètes ne sont pas seuls à souffrir&|160;: les hommesqui vivent pour leurs pays, pour l’avenir des nations, enélargissant le cercle de leurs passions et de leurs pensées, sefont souvent une bien cruelle solitude. Ils ont besoin de sentir àleurs côtés un amour pur et dévoué&|160;; croyez bien qu’ils encomprennent la grandeur et le prix. Demain, je saurai si je me suistrompé en vous aimant.

A MONSIEUR LE COMTE FELIX DE VANDENESSE.

 » Cher comte, vous avez reçu de cette pauvre madame de Mortsaufune lettre qui, dites-vous, ne vous a pas été inutile pour vousconduire dans le monde, lettre à laquelle vous devez votre hautefortune. Permettez-moi d’achever votre éducation. De grâce,défaites-vous d’une détestable habitude&|160;; n’imitez pas lesveuves qui parlent toujours de leur premier mari, qui jettenttoujours à la face du second les vertus du défunt. Je suisFrançaise, cher comte&|160;; je voudrais épouser tout l’homme quej’aimerais, et ne saurais en vérité épouser madame de Mortsauf.Après avoir lu votre récit avec l’attention qu’il mérite, et voussavez quel intérêt je vous porte, il m’a semblé que vous aviezconsidérablement ennuyé lady Dudley en lui opposant les perfectionsde madame de Mortsauf, et fait beaucoup de mal à la comtesse enl’accablant des ressources de l’amour anglais. Vous avez manqué detact envers moi, pauvre créature, qui n’ai d’autre mérite que celuide vous plaire&|160;; vous m’avez donné à entendre que je ne vousaimais ni comme Henriette, ni comme Arabelle. J’avoue mesimperfections, je les connais&|160;; mais pourquoi me les faire sirudement sentir&|160;? Savez-vous pour qui je suis prise depitié&|160;? pour la quatrième femme que vous aimerez. Celle-làsera nécessairement forcée de lutter avec trois personnes&|160;;aussi dois-je vous prémunir, dans votre intérêt comme dans le sien,contre le danger de votre mémoire. Je renonce à la gloirelaborieuse de vous aimer&|160;: il faudrait trop de qualitéscatholiques ou anglicanes, et je ne me soucie pas de combattre desfantômes. Les vertus de la Vierge de Clochegourde désespéreraientla femme la plus sûre d’elle-même, et votre intrépide Amazonedécourage les plus hardis désirs de bonheur. Quoi qu’elle fasse,une femme ne pourra jamais espérer pour vous des joies égales à sonambition. Ni le cœur ni les sens ne triompheront jamais de vossouvenirs. Vous avez oublié que nous montons souvent à cheval. Jen’ai pas su réchauffer le soleil attiédi par la mort de votresainte Henriette, le frisson vous prendrait à côté de moi. Mon ami,car vous serez toujours mon ami, gardez-vous de recommencer depareilles confidences qui mettent à nu votre désenchantement, quidécouragent l’amour et forcent une femme à douter d’elle-même.L’amour, cher comte, ne vit que de confiance. La femme qui, avantde dire une parole, ou de monter à cheval, se demande si unecéleste Henriette ne parlait pas mieux, si une écuyère commeArabelle ne déployait pas plus de grâces, cette femme-là, soyez-ensûr, aura les jambes et la langue tremblantes. Vous m’avez donné ledésir de recevoir quelques-uns de vos bouquets enivrants, mais vousn’en composez plus. Il est ainsi une foule de choses que vousn’osez plus faire, de pensées et de jouissances qui ne peuvent plusrenaître pour vous. Nulle femme, sachez-le bien, ne voudra coudoyerdans votre cœur la morte que vous y gardez. Vous me priez de vousaimer par charité chrétienne. Je puis faire, je vous l’avoue, uneinfinité de choses par charité, tout, excepté l’amour. Vous êtesparfois ennuyeux et ennuyé, vous appelez votre tristesse du nom demélancolie&|160;: à la bonne heure&|160;; mais vous êtesinsupportable et vous donnez de cruels soucis à celle qui vousaime. J’ai trop souvent rencontré entre nous deux la tombe de lasainte&|160;: je me suis consultée, je me connais et je ne voudraispas mourir comme elle. Si vous avez fatigué lady Dudley, qui estune femme extrêmement distinguée, moi qui n’ai pas ses désirsfurieux, j’ai peur de me refroidir plus tôt qu’elle encore.Supprimons l’amour entre nous, puisque vous ne pouvez plus engoûter le bonheur qu’avec les mortes, et restons amis, je le veux.Comment, cher comte&|160;? vous avez eu pour votre début uneadorable femme, une maîtresse parfaite qui songeait à votrefortune, qui vous a donné la pairie, qui vous aimait avec ivresse,qui ne vous demandait que d’être fidèle, et vous l’avez fait mourirde chagrin&|160;; mais je ne sais rien de plus monstrueux. Parmiles plus ardents et les plus malheureux jeunes gens qui traînentleurs ambitions sur le pavé de Paris, quel est celui qui neresterait pas sage pendant dix ans pour obtenir la moitié desfaveurs que vous n’avez pas su reconnaître&|160;? Quand on est aiméainsi, que peut-on demander de plus&|160;? Pauvre femme&|160;! ellea bien souffert, et quand vous avez fait quelques phrasessentimentales, vous vous croyez quitte avec son cercueil. Voilàsans doute le prix qui attend ma tendresse pour vous. Merci, chercomte, je ne veux de rivale ni au delà ni en deçà de la tombe.Quand on a sur la conscience de pareils crimes, au moins ne faut-ilpas les dire. Je vous ai fait une imprudente demande, j’étais dansmon rôle de femme, de fille d’Eve, le vôtre consistait à calculerla portée de votre réponse. Il fallait me tromper&|160;; plus tard,je vous aurais remercié. N’avez-vous donc jamais compris la vertudes hommes à bonnes fortunes&|160;? Ne sentez-vous pas combien ilssont généreux en nous jurant qu’ils n’ont jamais aimé, qu’ilsaiment pour la première fois&|160;? Votre programme estinexécutable. Etre à la fois madame de Mortsauf et lady Dudley,mais, mon ami, n’est-ce pas vouloir réunir l’eau et le feu&|160;?Vous ne connaissez donc pas les femmes&|160;? elles sont cequ’elles sont, elles doivent avoir les défauts de leurs qualités.Vous avez rencontré lady Dudley trop tôt pour pouvoir l’apprécier,et le mal que vous en dites me semble une vengeance de votre vanitéblessée&|160;; vous avez compris madame de Mortsauf trop tard, vousavez puni l’une de ne pas être l’autre&|160;; que va-t-il m’arriverà moi qui ne suis ni l’une ni l’autre&|160;? Je vous aime assezpour avoir profondément réfléchi à votre avenir, car je vous aimeréellement beaucoup. Votre air de chevalier de la Triste Figure m’atoujours profondément intéressée&|160;: je croyais à la constancedes gens mélancoliques&|160;; mais j’ignorais que vous eussiez tuéla plus belle et la plus vertueuse des femmes à votre entrée dansle monde. Eh&|160;! bien, je me suis demandé ce qui vous reste àfaire&|160;: j’y ai bien songé. Je crois, mon ami, qu’il faut vousmarier à quelque madame Shandy, qui ne saura rien de l’amour, nides passions, qui ne s’inquiétera ni de lady Dudley, ni de madamede Mortsauf, très-indifférente à ces moments d’ennui que vousappelez mélancolie pendant lesquels vous êtes amusant comme lapluie, et qui sera pour vous cette excellente sœur de charité quevous demandez. Quant à aimer, à tressaillir d’un mot, à savoirattendre le bonheur, le donner, le recevoir&|160;; à ressentir lesmille orages de la passion, à épouser les petites vanités d’unefemme aimée, mon cher comte, renoncez-y. Vous avez trop bien suiviles conseils que votre bon ange vous a donnés sur les jeunesfemmes&|160;; vous les avez si bien évitées que vous ne lesconnaissez point. Madame de Mortsauf a eu raison de vous placerhaut du premier coup, toutes les femmes auraient été contre vous,et vous ne seriez arrivé à rien. Il est trop tard maintenant pourcommencer vos études, pour apprendre à nous dire ce que nous aimonsà entendre, pour être grand à propos, pour adorer nos petitessesquand il nous plaît d’être petites. Nous ne sommes pas si sottesque vous le croyez&|160;: quand nous aimons, nous plaçons l’hommede notre choix au-dessus de tout. Ce qui ébranle notre foi dansnotre supériorité, ébranle notre amour. En nous flattant, vous vousflattez vous-mêmes. Si vous tenez à rester dans le monde, à jouirdu commerce des femmes, cachez-leur avec soin tout ce que vousm’avez dit&|160;: elles n’aiment ni à semer les fleurs de leuramour sur des rochers, ni à prodiguer leurs caresses pour panser uncœur malade. Toutes les femmes s’apercevraient de la sécheresse devotre cœur, et vous seriez toujours malheureux. Bien peu d’entreelles seraient assez franches pour vous dire ce que je vous dis, etassez bonnes personnes pour vous quitter sans rancune en vousoffrant leur amitié, comme le fait aujourd’hui celle qui se ditvotre amie dévouée,

 » NATALIE DE MANERVILLE.  »

Paris, octobre 1835.

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