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Le Maître d’armes

Le Maître d’armes

d’ Alexandre Dumas

Ah !pardieu ! voilà un miracle, me dit Grisier en me voyant paraître à la porte de la salle d’armes où il était resté le dernier et tout seul.

En effet, je n’avais pas remis le pied au faubourg Montmartre, n°4, depuis le soir où Alfred de Nerval nous avait raconté l’histoire de Pauline.

– J’espère, continua notre digne professeur avec sa sollicitude toute paternelle pour ses anciens écoliers, que ce n’est pas quelque mauvaise affaire qui vous amène ?

– Non, mon cher maître, et si je viens vous demander un service, lui répondis-je, il n’est pas du genre de ceux que vous m’avez parfois rendus en pareil cas.

– Vous savez que, pour quelque chose que ce soit, je suis tout à vous. Ainsi, parlez.

– Eh bien ! mon cher, il faut que vous me tiriez d’embarras.

– Si la chose est possible, elle est faite.

– Aussi je n’ai pas douté de vous.

– J’attends.

– Imaginez-vous que je viens de passer un traité avec mon libraire, et que je n’ai rien à lui donner.

– Diable !

– Alors je viens à vous pour que vous meprêtiez quelque chose.

– À moi ?

– Sans doute ; vous m’avez racontécinquante fois votre voyage en Russie.

– Tiens, au fait !

– Vers quelle époque y étiez-vous ?

– Pendant 1824, 1825, 1826.

– Justement pendant les années les plusintéressantes : la fin du règne de l’empereur Alexandre etl’avènement au trône de l’empereur Nicolas.

– J’ai vu enterrer l’un et couronner l’autre.Eh mais ! attendez donc !…

– Que je le savais bien !…

– Une histoire merveilleuse.

– C’est ce qu’il me faut.

– Imaginez donc… Mais mieux que cela ;avez-vous de la patience ?

– Vous demandez cela à un homme qui passe savie à faire des répétitions.

– Eh bien ! alors, attendez.

Il alla à une armoire et en tira une énormeliasse de papiers.

– Tenez, voilà votre affaire.

– Un manuscrit, Dieu me pardonne !

– Les notes d’un de mes confrères qui était àSaint-Pétersbourg en même temps que moi, qui a vu tout ce que j’aivu, et en qui vous pouvez avoir la même confiance qu’enmoi-même.

– Et vous me donnez cela ?

– En toute propriété.

– Mais c’est un trésor.

– Où il y a plus de cuivre que d’argent, etplus d’argent que d’or. Tel qu’il est, enfin, tirez-en le meilleurparti possible.

– Mon cher, dès ce soir je vais me mettre à labesogne et dans deux mois…

– Dans deux mois ?…

– Votre ami se réveillera un matin, imprimétout vif.

– Vraiment ?

– Vous pouvez être tranquille.

– Eh bien, parole d’honneur, ça lui feraplaisir.

– À propos, il manque une chose à votremanuscrit.

– Laquelle ?

– Un titre.

– Comment, il faut que je vous donne aussi letitre ?

– Puisque vous y êtes, mon cher, ne faites pasles choses à moitié.

– Vous avez mal regardé, il y en a un.

– Où cela ?

– Sur cette page ; voyez : LeMaître d’armes.

– Eh bien ! alors, puisqu’il yest, nous le laisserons.

– Ainsi donc ?

– Adopté. Grâce à ce préambule, le publicvoudra bien se tenir pour averti que rien de ce qu’il va lire n’estde moi, pas même le titre. D’ailleurs, c’est l’ami de Grisier quiparle.

Chapitre 1

 

J’étais encore dans l’âge des illusions, jepossédais une somme de quatre mille francs, qui me paraissait untrésor inépuisable, et j’avais entendu parler de la Russie commed’un véritable Eldorado pour tout artiste un peu supérieur dans sonart : or, comme je ne manquais pas de confiance en moi-même,je me décidai à partir pour Saint-Pétersbourg.

Cette résolution une fois prise fut bientôtexécutée : j’étais garçon, je ne laissais rien derrière moi,pas même des dettes ; je n’eus donc à prendre que quelqueslettres de recommandation et mon passeport, ce qui ne fut pas long,et huit jours après m’être décidé au départ, j’étais sur la routede Bruxelles.

J’avais choisi la voie de terre, d’abord parceque je comptais donner quelques assauts dans les villes où jepasserais et défrayer ainsi le voyage par le voyage même ;ensuite parce que, enthousiaste de notre gloire, je désiraisvisiter quelques-uns de ces beaux champs de bataille, où je croyaisque, comme au tombeau de Virgile, les lauriers devaient poussertout seuls.

Je m’arrêtai deux jours dans la capitale de laBelgique ; le premier jour j’y donnai un assaut, et le secondjour j’eus un duel. Comme je me tirai assez heureusement de l’un etde l’autre, on me fit, pour rester dans la ville, des propositionsfort acceptables, que cependant je n’acceptai point : j’étaispoussé en avant.

Néanmoins, je m’arrêtai un jour à Liège ;j’avais là, aux archives de la ville, un ancien écolier près duquelje ne voulais pas passer sans lui faire ma visite. Il demeurait ruePierreuse : de la terrasse de sa maison, et en faisantconnaissance avec le vin du Rhin, je pus donc voir la ville sedérouler sous mes pieds, depuis le village d’Herstal, où naquitPépin, jusqu’au château de Ranioule, d’où Godefroy partit pour laTerre Sainte. Cet examen ne se fit pas sans que mon écolier meracontât, sur tous ces vieux bâtiments, cinq ou six légendes pluscurieuses les unes que les autres ; une des plus tragiquesest, sans contredit, celle qui a pour titre le Banquet deVarfusée,et pour sujet le meurtre du bourgmestre SébastienLaruelle, dont une des rues de la ville porte encore aujourd’hui lenom.

J’avais dit à mon écolier, au moment de monterdans la diligence d’Aix-la-Chapelle, mon projet de descendre auxvilles célèbres et de m’arrêter aux champs de bataille fameux, maisil avait ri de ma prétention et m’avait appris qu’en Prusse, on nes’arrête pas où on veut, mais où veut le conducteur, et qu’une foisenfermé dans sa caisse, on est à son entière disposition. En effet,de Cologne à Dresde, où mon intention bien positive était de restertrois jours, on ne nous tira de notre cage qu’aux heures des repas,et juste le temps de nous laisser prendre la nourriture strictementnécessaire à notre existence. Au bout de trois jours de cetteincarcération, contre laquelle au reste personne ne murmura tantelle est convenue dans les États de Sa Majesté Frédéric-Guillaume,nous arrivâmes à Dresde.

C’est à Dresde que Napoléon fit, au momentd’entrer en Russie, cette grande halte de 1812, où il convoqua unempereur, trois rois et un vice-roi ; quant aux princessouverains, ils étaient si pressés à la porte de la tente impérialequ’ils se confondaient avec les aides de camp et les officiersd’ordonnance ; le roi de Prusse fit antichambre troisjours.

Pèlerin pieux de notre gloire comme de nosrevers depuis Vilna[1], j’avaissuivi à cheval la même route que Napoléon avait faite douze ansauparavant, traversant le Niémen, m’arrêtant à Posen, à Vilna, àOstrovno et Vitebsk, recueillant toutes les traditions que les bonsLituaniens avaient conservées de son passage. J’aurais bien encorevoulu voir Smolensk et Moscou, mais cette route me forçait à fairedeux cents lieues de plus, et cela m’était impossible. Après êtreresté un jour à Vitebsk et avoir visité le château où avaitséjourné quinze jours Napoléon, je fis venir des chevaux et une deces petites voitures dont se servent les courriers russes et qu’onappelle des pérékladnoï parce qu’on en change à chaqueposte. J’y jetai mon portemanteau et j’eus bientôt derrière moiVitebsk, emporté par mes trois chevaux, dont l’un, celui du milieu,trottait la tête haute, tandis que ceux de droite et de gauchegalopaient, hennissant et la tête basse, comme s’ils eussent vouludévorer la terre.

Au reste, je ne faisais que quitter unsouvenir pour un autre. Cette fois, je suivais la route queCatherine avait prise dans son voyage en Tauride.

Chapitre 2

 

En sortant de Vitebsk, je trouvai la douanerusse ; mais attendu que je n’avais qu’un portemanteau, malgréla bonne intention visible qu’avait le chef de poste de traîner lavisite en longueur, elle ne dura que deux heures vingt minutes, cequi est presque inouï dans les annales de la douane moscovite.Cette visite faite, j’en avais pour jusqu’à Saint-Pétersbourg àêtre tranquille.

Le soir, j’arrivai à Véliki-Louki, dont le nomveut dire « grand arc », et qui doit cette désignationpittoresque aux sinuosités de la rivière Lova, qui passe dans sesmurs. Bâtie au XIe siècle, cette ville fut ravagée parles Lituaniens au XIIe, puis conquise par le roi dePologne Ballori, puis rendue à Ivan Vasiliévitch, puis enfin brûléepar le faux Démétrius. Restée déserte neuf ans, elle fut repeupléepar les Cosaques du Don, du Jaik, dont la population actuelledescend presque entièrement. Elle renferme trois églises, dont deuxsituées dans la grande rue et devant lesquelles mon postillon nemanqua point, en passant, de faire le signe de la croix.

Malgré la dureté de la voiture non suspendueque j’avais adoptée et le mauvais état des chemins, j’étais résolude ne point m’arrêter ; car, m’avait-on dit, je pouvais faireles cent soixante-douze lieues qui séparent Vitebsk deSaint-Pétersbourg en quarante-huit heures. Je ne m’arrêtai doncdevant la poste que le temps de mettre les chevaux, et je repartis.Il est inutile de dire que je ne dormis pas une heure de toute lanuit ; je dansais dans mon chariot, comme une noisette dans sacoque. J’essayais bien de me cramponner au banc de bois sur lequelon avait étendu une espèce de coussin de cuir de l’épaisseur d’uncahier de papier ; mais au bout de dix minutes j’avais lesbras disloqués et j’étais obligé de m’abandonner de nouveau à ceterrible cahotement, plaignant du fond du cœur les malheureuxcourriers russes qui font quelquefois un millier de lieues dans unepareille voiture.

Déjà la différence entre les nuits moscoviteset les nuits de France était sensible. Dans toute autre voiture,j’aurais pu lire ; je dois même avouer que, fatigué de moninsomnie, j’essayai ; mais, à la quatrième ligne, un cahot mefit sauter le livre des mains et, comme je me baissais pour leramasser, un autre cahot me fit sauter à mon tour de la banquette.Je passai une bonne demi-heure à me débattre dans le fond de macaisse avant de me remettre sur mes jambes, et je fus guéri dudésir de continuer ma lecture.

Au point du jour je me trouvai à Béjanitzi,petit village sans importance et, à quatre heures de l’après-midi,à Porkhoff : vieille ville située sur la Chelonia, qui porteson lin et son blé sur le lac Ilmen, d’où, par la rivière qui unitles deux lacs entre eux, ces denrées gagnent celui de Ladoga :j’étais à moitié de ma route. J’avoue que ma tentation fut grandede m’arrêter une nuit ; mais la malpropreté de l’auberge étaittelle que je me rejetai dans ma carriole. Il faut dire aussi quel’assurance que me donna le postillon que le chemin qui me restaità faire était meilleur que celui que j’avais fait, entra pourbeaucoup dans cette héroïque résolution. En conséquence, monpérékladnoï repartit au galop, et je continuai de me débattre dansl’intérieur de ma caisse, tandis que mon postillon chantait sur sonsiège une chanson mélancolique dont je ne comprenais pas lesparoles, mais dont l’air semblait merveilleusement applicable à madouloureuse situation. Si je disais que je m’endormis, on ne mecroirait pas, et je ne l’aurais pas cru moi-même si je ne m’étaisréveillé avec une effroyable meurtrissure au front. Il y avait euun tel soubresaut que le postillon avait été lancé de son siège.Quant à moi, j’avais été arrêté par la couverture de ma carriole,et la meurtrissure qui m’avait réveillé venait du contact de monfront avec l’osier. J’eus alors l’idée de mettre le postillon dansla voiture et de me placer sur le siège ; mais, quelque offreque je lui fisse, il n’y voulut pas consentir, soit qu’il necomprît pas ce que je lui demandais, soit qu’il eût cru manquer àson devoir en y obtempérant. En conséquence, nous nous remîmes enroute ; le postillon reprit sa chanson, et moi ma danse. Versles cinq heures du matin, nous arrivâmes à Selogorodetz, où nousnous arrêtâmes pour déjeuner. Grâce au ciel, il ne nous restaitplus qu’une cinquantaine de lieues à faire.

Je rentrai en soupirant dans ma cage, et mereperchai sur mon bâton. Alors seulement je m’avisai de demanders’il était possible d’enlever la couverture de ma carriole ;on me répondit que c’était la chose du monde la plus facile.J’ordonnai qu’on procédât aussitôt à l’opération, et il n’y eutplus que la partie inférieure de ma personne qui continua de setrouver compromise.

À Louga, j’eus une autre idée non moinslumineuse que la première : c’était d’enlever la banquette,d’étendre de la paille dans le fond de ma voiture, et de me coucherdessus en me faisant un traversin de mon portemanteau. Ainsi,d’amélioration en amélioration, mon état finit par devenir à peuprès supportable.

Mon postillon me fit arrêter successivementdevant le château de Garchina, où fut relégué Paul Ierpendant tout le temps du règne de Catherine, et devant le palais deTsarskoïe Selo, résidence d’été de l’empereur Alexandre ; maisj’étais si fatigué que je me contentai de soulever la tête pourregarder ces deux merveilles, en me promettant de revenir les voirplus tard, dans une voiture plus commode.

Au sortir de Tsarskoïe Selo, l’essieu d’undroschki qui courait devant moi se rompit tout à coup, et lavoiture, sans verser, s’inclina sur le côté. Comme j’étais à centpas à peu près derrière le droschki, j’eus le temps, avant del’avoir rejoint, d’en voir sortir un monsieur long et mince, tenantd’une main un claque et de l’autre un de ces petits violons qu’onnomme pochettes. Il était vêtu d’un habit noir, comme on lesportait à Paris en 1812, d’une culotte noire, de bas de soie noirset de souliers à boucles ; et aussitôt qu’il se trouva sur lagrande route, il se mit à faire des battements de la jambe droite,et puis des battements de la jambe gauche, puis des entrechats desdeux jambes, et enfin trois tours sur lui-même pour s’assurer sansdoute qu’il n’avait rien de cassé. L’inquiétude que ce monsieurmanifestait pour sa conservation me gagna au point que je ne cruspas devoir passer près de lui sans m’arrêter et sans lui demanders’il ne lui était pas arrivé quelque accident.

– Aucun, Monsieur, aucun, me répondit-il, sice n’est que je vais manquer ma leçon ; une leçon qu’on mepaye un louis, Monsieur, et à la plus jolie personne deSaint-Pétersbourg, à mademoiselle de Vlodeck, qui représenteaprès-demain Philadelphie, une des filles de lord Warton, dans letableau d’Antoine Van Dyck, à la fête que la cour donne à laduchesse héritière de Weimar !

– Monsieur, lui répondis-je, je ne comprendspas trop ce que vous me dites ; mais n’importe, si je puisvous être bon à quelque chose ?…

– Comment, Monsieur, si vous pouvez m’être bonà quelque chose ? Mais vous pouvez me sauver la vie.Imaginez-vous, Monsieur, que je viens de donner une leçon de danseà la princesse Lubormiska, dont la campagne est à deux pas d’ici,et qui représente Cornélie. Une leçon de deux louis, Monsieur, jen’en donne pas à moins ; j’ai la vogue et j’en profite ;c’est tout simple, il n’y a que moi de maître de danse français àSaint-Pétersbourg. Alors, imaginez que ce drôle me donne unevoiture qui casse et qui manque de m’estropier ; heureusementque les jambes sont saines. Je reconnaîtrai ton numéro, va,coquin.

– Si je ne me trompe, Monsieur, luirépondis-je, le service que je puis vous rendre est de vous offrirune place dans ma voiture ?

– Oui, Monsieur, vous l’avez dit, ce serait unimmense service, mais vraiment je n’ose…

– Comment donc, entre compatriotes…

– Monsieur est français ?

– Et entre artistes…

– Monsieur est artiste ? Monsieur,Saint-Pétersbourg est une bien mauvaise ville pour les artistes. Ladanse, surtout la danse ; oh ! elle ne va plus que d’unejambe. Monsieur n’est pas maître de danse, par hasard ?

– Comment ! la danse ne va plus que d’unejambe, mais vous me dites qu’on vous paye un louis la leçon :est-ce que ce serait pour apprendre à marcher à cloche-pied ?Un louis, Monsieur, c’est cependant un fort joli cachet, ce mesemble ?

– Oui, oui, dans ce moment, à cause de lacirconstance sans doute ; mais, Monsieur, ce n’est plusl’ancienne Russie. Les Français ont tout gâté. Monsieur n’est pasmaître de danse, je présume ?

– On m’a parlé cependant de Saint-Pétersbourgcomme d’une ville où toutes les supériorités étaient sûres d’êtreaccueillies.

– Oh ! oui, oui, Monsieur, autrefois, ilen était ainsi ; au point qu’il y a eu un misérable coiffeurqui gagnait jusqu’à 600 roubles par jour, tandis que c’est à peinesi, moi, j’en gagne 80. Monsieur n’est pas maître de danse,j’espère ?

– Non, mon cher compatriote, répondis-jeenfin, prenant pitié de son inquiétude, et vous pouvez monter dansma voiture sans crainte de vous trouver auprès d’un rival.

– Monsieur, j’accepte avec le plus grandplaisir, s’écria aussitôt mon vestris en se plaçant auprès de moi.Et grâce à vous, je serai encore à Saint-Pétersbourg à temps pourdonner ma leçon.

Le cocher partit au galop ; trois heuresaprès, c’est-à-dire à la nuit tombée, nous entrions àSaint-Pétersbourg par la porte de Moscou et, d’après lesrenseignements que m’avait donnés mon compagnon de voyage quis’était montré pour moi d’une complaisance admirable depuis qu’ilavait la conviction que je n’étais pas maître de danse, jedescendais à l’hôtel de Londres, place de l’Amirauté, au coin de laperspective de Nevski.

Là, nous nous quittâmes ; il sauta dansun droschki, et moi, j’entrai à l’hôtel.

Je n’ai pas besoin de dire que, quelque envieque j’eusse de visiter la ville de Pierre Ier, je remisla chose au lendemain ; j’étais littéralement brisé et je nepouvais plus me tenir sur mes jambes. À peine si j’eus la force demonter dans ma chambre, où heureusement je trouvai un bon lit,meuble qui m’avait entièrement fait défaut depuis Vilna.

Je me réveillai le lendemain à midi. Lapremière chose que je fis fut de courir à ma fenêtre ; j’avaisdevant moi le palais de l’Amirauté avec sa longue flèche d’orsurmontée d’un vaisseau et sa ceinture d’arbres ; à ma gauche,l’hôtel du Sénat ; à ma droite, le palais d’Hiver etl’Ermitage ; puis, dans les intervalles de ces splendidesmonuments, des échappées de vue sur la Neva qui me semblait largecomme une mer.

Je déjeunai tout en m’habillant et, aussitôthabillé, je courus sur le quai du Palais que je remontai jusqu’aupont Troïtskoï, pont qui, soit dit en passant, a dix-huit centspieds de long, et d’où l’on m’avait invité à regarder tout d’abordla ville. C’était le meilleur conseil que j’eusse reçu de mavie.

En effet, je ne sais pas s’il existe dans lemonde entier un panorama pareil à celui qui se déroula devant mesyeux lorsque, tournant le dos au quartier de Viborg, je laissai monregard s’étendre jusqu’aux îles de Volnoï et au golfe deFinlande.

Près de moi, à ma droite, amarrée comme unvaisseau par deux légers points à l’île d’Aptekarskoï, s’élevait laforteresse, premier berceau de Saint-Pétersbourg, au-dessus desmurailles de laquelle s’élançaient la flèche d’or de l’égliseSaint-Pierre-et-Saint-Paul où sont enterrés les tsars, et latoiture verte de l’hôtel des Monnaies. En face de la forteresse etsur l’autre rive, j’avais à ma gauche le palais de Marbre, dont legrand défaut est que l’architecte semble avoir oublié de lui faireune façade ; l’Ermitage, charmant refuge bâti par Catherine IIcontre l’étiquette ; le palais impérial d’Hiver, plusremarquable par sa masse que par sa forme, par sa grandeur que parson architecture ; l’Amirauté, avec ses deux pavillons et sesescaliers de granit, l’Amirauté, centre gigantesque auquelaboutissent les trois principales rues de Saint-Pétersbourg :la perspective de Nevski, la rue des Pois et la rue de laRésurrection ; enfin, au-delà de l’Amirauté, le quai Anglaiset ses magnifiques hôtels, terminé par l’Amirauté neuve.

Après avoir laissé mon regard suivre cettelongue ligne de majestueux bâtiments, je le ramenai en face demoi : là s’élevait, à la pointe de l’île de Vasilievskoï, laBourse, monument moderne, bâti on ne sait trop pourquoi entre deuxcolonnes rostrales, et dont les escaliers demi-circulaires baignentleurs dernières marches dans le fleuve. Après elle, sur la rive quiregarde le quai Anglais, est la ligne des douze collèges ;l’Académie des sciences, celle des beaux-arts et, au bout de cettesplendide perspective, l’École des mines, située à l’extrémité dela courbe décrite par le fleuve.

De l’autre côté de cette île qui doit son nomà un lieutenant de Pierre Ier nommé Bazile, à qui ceprince avait donné un commandement tandis que lui-même, occupé àbâtir la forteresse, occupait sa petite cabane de l’île dePétersbourg, coule vers les îles de Volnoï le bras du fleuve quel’on appelle la petite Neva. C’est là que sont situées, au milieude jardins délicieux, fermés par des grilles dorées toutestapissées de fleurs et d’arbustes empruntés, pour les trois moisd’été dont jouit Saint-Pétersbourg, à l’Afrique et à l’Italie etqui retrouvent, pendant les neuf autres mois de l’année, latempérature de leur pays natal dans des serres chaudes, c’est là,dis-je, que sont situées les maisons de campagne des plus richesseigneurs de Saint-Pétersbourg. L’une de ces îles est même toutentière à l’Impératrice, qui y a fait élever un charmant petitpalais, et qui l’a convertie en jardins et en promenades.

Si l’on tourne le dos à la forteresse et sil’on remonte le cours du fleuve au lieu de le descendre, la vuechange de caractère, tout en restant grandiose. En effet, de cecôté j’avais, aux deux extrémités mêmes du pont sur lequel j’étaisplacé, sur une rive l’église de la Trinité, et sur l’autre lejardin d’Été ; puis, à ma gauche, la petite maison de boisqu’occupait Pierre Ier tandis qu’il faisait bâtir laforteresse. Près de cette cabane est encore un arbre auquel, à lahauteur de dix pieds à peu près, est clouée une Vierge. Quand lefondateur de Saint-Pétersbourg demanda à quelle hauteur, dans lesgrandes crues, s’élevait le fleuve, on lui montra cette Vierge, età cette vue il fut tout près d’abandonner sa gigantesqueentreprise. L’arbre saint et la maison immortalisée sont entourésd’un bâtiment à arcades, destiné à protéger contre l’action dutemps et les injures du climat cette cabane d’une simplicitégrossière, qui se compose de trois pièces seulement : d’unesalle à manger, d’un salon et d’une chambre à coucher. PierreIer fondait une ville et n’avait pas pris le temps de sebâtir une maison.

Un peu plus loin, toujours à gauche, et del’autre côté de la grande Neva, sont le vieux Pétersbourg,l’hôpital militaire, l’Académie de médecine, enfin le villaged’Okla et ses alentours ; en face de ces édifices, à droite dela caserne des chevaliers gardes, le palais de Tauride avec sontoit d’émeraude, les casernes de l’artillerie, la maison de Charitéet le vieux monastère de Smolna.

Je ne puis dire combien de temps je restairavi, en extase devant ce double panorama. Au second coup d’œil,tous ces palais ressemblaient peut-être un peu trop à unedécoration d’opéra, et toutes ces colonnes, qui de loin semblent dumarbre, peut-être n’étaient-elles de près que de la brique, mais aupremier coup d’œil, c’est quelque chose de merveilleux qui dépassel’idée qu’on s’en était faite.

Quatre heures sonnèrent. J’étais prévenu quela table d’hôte était servie à quatre heures et demie, je reprisdonc à mon grand regret le chemin de l’hôtel, en passant cette foisdevant l’Amirauté, afin de voir de près la statue colossale dePierre Ier que j’avais aperçue de ma fenêtre.

Ce fut en revenant seulement, tant j’avais étéjusqu’alors préoccupé des grandes masses, que je fis quelqueattention à la population, qui mérite cependant bien qu’on s’enoccupe par le caractère bien tranché qu’elle présente. ÀSaint-Pétersbourg, tout est esclave à barbe ou grand seigneur àdécoration : il n’y a pas de classe intermédiaire.

Au premier aspect, il faut le dire, le moujikn’excite guère l’intérêt : en hiver, des peaux de moutonretournées, en été, des chemises rayées qui, au lieu d’êtreenfermées dans le pantalon, flottent sur les genoux, des sandalesfixées aux pieds par des lanières qui s’entrecroisent sur lesjambes, des cheveux coupés courts et droits au bas de la nuque, unelongue barbe se développant aussi touffue qu’il plaît à la nature,voilà pour les hommes ; des pelisses d’étoffe commune ou delongues camisoles à gros plis qui descendent à moitié jupes,d’énormes bottes dans lesquelles le pied et la jambe perdent leurforme, voilà pour les femmes.

Il est vrai de dire aussi que, dans aucun paysdu monde peut-être, on ne rencontre chez le peuple pareillesérénité de physionomie. À Paris, sur dix visages appartenant à ladernière classe de la société, cinq ou six au moins expriment lasouffrance, la misère ou la crainte. À Saint-Pétersbourg, jamaisrien de tout cela. L’esclave, toujours sûr de l’avenir et presquetoujours content du présent, n’ayant à s’inquiéter ni de sonlogement, ni de sa toilette, ni de sa nourriture, soins que sonmaître est forcé de prendre pour lui, marche dans la vie sans autresouci que celui de recevoir quelques coups de fouet auxquels,depuis longtemps, ses épaules sont habituées. Ces coups,d’ailleurs, il les oublie bien vite, grâce à l’abominableeau-de-vie de grain dont il fait sa boisson ordinaire et qui, aulieu de l’irriter, comme le vin dont s’enivrent nos portefaix, luidonne pour ses supérieurs un respect plus humble et plus profond,pour ses égaux une amitié plus tendre, pour tous enfin unebienveillance des plus comiques et des plus attendrissantes que jeconnaisse.

Voilà donc bien des raisons de revenir aumoujik, dont une prévention injuste nous a d’abord écartés.

Une autre particularité qui me frappait aussi,c’est la libre circulation des rues, avantage que la ville doit auxtrois grands canaux qui l’encerclent, et par lesquels se dégorgentles décombres, se font les déménagements, arrivent les denrées etse charrient les bois. De cette façon, jamais d’encombrements decharrettes qui vous forcent de mettre trois heures à faire, envoiture, une course que vous feriez en dix minutes à pied. Aucontraire, de l’espace partout : la rue pour les droschki, leskibicks, les briska et les calèches qui se croisent en tous sens,avec une rapidité insensée, ce qui n’empêche pas qu’on entende àchaque instant le mot pascaré, pascaré, « plus vite,plus vite » ; les trottoirs pour les piétons qui ne sontjamais écrasés que s’ils tiennent absolument à l’être ; encoreles cochers russes ont-ils une telle habileté pour arrêter courtleur attelage lancé au plus grand galop qu’il faut être alors plusadroit que le cocher pour qu’un accident vous arrive.

J’oubliais encore une autre précaution de lapolice pour indiquer aux piétons qu’ils doivent marcher sur lestrottoirs : c’est qu’à moins de se faire ferrer comme leschevaux, il devient très fatigant de marcher sur des pavés quirappellent agréablement le cailloutis de Lyon. Aussi dit-on deSaint-Pétersbourg que c’est une belle et grande dame,magnifiquement vêtue, mais horriblement chaussée.

Parmi les bijoux que lui ont donnés ses tsars,un des premiers est bien certainement la statue de PierreIer, qu’elle doit à la libéralité de Catherine II. Letsar est monté sur un cheval fougueux qui se cabre, image de lanoblesse moscovite qu’il a eu tant de peine à dompter. Il est assissur une peau d’ours qui représente l’état de barbarie dans lequelil a trouvé son peuple. Puis, pour que l’allégorie fût complète,lorsque l’artiste eut achevé sa statue, on roula jusqu’àSaint-Pétersbourg, pour lui servir de piédestal, un rocher brut,emblème des difficultés que le civilisateur du Nord avait eues àsurmonter. Cette inscription latine, reproduite en russe à l’autreface, est gravée sur le granit :

PETRO PRIMO CATHARINA SECONDA. 1782.

Quatre heures et demie sonnaient comme jefaisais, pour la troisième fois, le tour de la grille qui enfermece monument ; force me fut donc d’abandonner le chef-d’œuvrede notre compatriote Falconet, sans quoi j’eusse couru grand risquede ne pas trouver place à la table d’hôte.

Saint-Pétersbourg est la plus grande petiteville que je connaisse.

La nouvelle de mon arrivée s’était déjàrépandue grâce à mon compagnon de voyage ; et comme il n’avaitpu rien dire autre chose de moi sinon que je voyageais en poste etque je n’étais pas maître de danse, la nouvelle avait jetél’inquiétude parmi la troupe d’industriels français qui prend letitre de colonie, car chacun éprouvait à mon égard la crainte quem’avait si ingénument manifestée mon faiseur de pirouettes, etcraignait de rencontrer en moi un concurrent ou un rival.

Aussi mon entrée dans la salleoccasionna-t-elle un chuchotement universel parmi les honorablesconvives de la table d’hôte, qui appartenaient presque tous à lacolonie, et chacun chercha-t-il à lire sur ma figure et à devinerpar mes manières à quelle classe j’appartenais. Cela fut difficile,à moins d’une bien grande perspicacité, car je me contentai desaluer et de m’asseoir.

Pendant le potage, mon incognito fut encoreassez respecté. Mais, après le bœuf, la curiosité, si longtempscomprimée, se fit jour par mon voisin de droite.

– Monsieur est étranger àSaint-Pétersbourg ? me dit-il en me tendant son verre et ens’inclinant.

– Je suis arrivé d’hier au soir, répondis-jeen lui versant à boire et en m’inclinant à mon tour.

– Monsieur est compatriote ? me dit alorsmon voisin de gauche avec un accent de fausse fraternité.

– Je ne sais, Monsieur ; moi, je suis deParis.

– Et moi de Tours, jardin de la France, laprovince où, comme vous le savez, on parle le plus beau langage.Aussi je suis venu à Saint-Pétersbourg pour y êtreoutchitel.

– Sans indiscrétion, Monsieur,demandai-je à mon voisin de droite, puis-je vous demander ce quec’est qu’un outchitel ?

– Un marchand de participes, me répondit monvoisin de l’air le plus méprisant.

– Monsieur ne vient pas, je présume, dans lemême but que moi, continua mon Tourangeau, ou, sans cela, je luidonnerais un conseil d’ami : ce serait de retourner bien viteen France.

– Et pourquoi cela, Monsieur ?

– Parce que la dernière foire aux professeursa été très mauvaise à Moscou.

– Comment ! la foire auxprofesseurs ? m’écriai-je stupéfait.

– Eh ! oui, Monsieur. Ignorez-vous que cepauvre monsieur le Duc a perdu moitié, cette année, sur samarchandise ?

– Monsieur, dis-je en m’adressant à mon voisinde droite, voulez-vous me permettre de vous demander ce que c’estque monsieur le Duc ?

– Un estimable restaurateur, Monsieur, quitient boutique d’enseigneurs, les héberge et les taxe selon leursmérites et qui, lorsque arrivent Pâques et Noël, ces grandes fêtesdes Russes pendant lesquelles les grands ont l’habitude de serendre dans la capitale, ouvre ses magasins et, outre les fraisqu’il a faits pour le professeur qu’il place, a encore unecommission. Eh bien ! cette année, il lui est resté le tiersde ses cuistres, et on lui a renvoyé un sixième de ceux qu’il avaitexpédiés en province, de sorte que le pauvre homme est sur le pointde manquer.

– Ah ! vraiment !

– Ainsi, vous voyez, Monsieur, repritl’outchitel, que si vous venez pour être gouverneur, le moment estmal choisi, puisque des gens qui sont nés en Touraine, c’est-à-diredans la province où l’on parle le mieux la langue française, ontquelque peine à se placer.

– Eh bien ! Monsieur, rassurez-vous surmon compte, répondis-je ; j’exerce un autre genred’industrie.

– Monsieur, me dit mon vis-à-vis avec unaccent qui dénonçait son Bordeaux d’une lieue, il est bon que jevous prévinsse que, si vous faites dans les vins, c’est unlamentable métier, et où il n’y a plus que de l’eau z’à boire.

– Comment donc ! Monsieur,répondis-je : est-ce que les Russes se sont mis à la bière, ouont planté des vignes dans le Kamtchatka, par hasard ?

– Bagasse ! si ce n’était que cela, onleur ferait concurrence ; mais le grand seigneur russe, ilachète touzours et ne paye jamais.

– Je vous remercie, Monsieur, de l’avis quevous me donnez ; mais j’ai la certitude, moi, qu’on ne ferapas banqueroute sur mes fournitures. Je ne fais pas dans lesvins.

– Dans tous les cas, Monsieur, me dit alorsavec un accent lyonnais des mieux articulés un individu vêtu d’uneredingote à brandebourgs avec un collet garni de fourrures,quoiqu’on fût en plein été ; dans tous les cas, je vousconseille, si vous êtes marchand de draps et de fourrures,d’employer d’abord le meilleur de votre marchandise pour vous-même,attendu que vous ne m’avez pas l’air d’une constitution bienrobuste, et qu’ici, voyez-vous, les poitrines délicates, ça filevite. Nous avons enterré quinze Français l’hiver dernier. Ainsivous voilà prévenu.

– Je me mettrai en mesure, Monsieur, et commeje compte me fournir chez vous, j’espère que vous me traiterez encompatriote.

– Comment donc ! Monsieur, avec le plusgrand plaisir. Je suis de la ville de Lyon, seconde capitale deFrance, et vous savez que nous autres Lyonnais, nous sommes réputéspour la conscience ; et du moment où vous n’êtes pas marchandde draps et de fourrures…

– Eh ! ne voyez-vous pas que notre chercompatriote ne veut pas nous dire qui il est ? dit du bout desdents un monsieur dont la chevelure roulée au fer exhalait uneabominable odeur de pommade au jasmin, et qui essayait, sans yréussir, de trouver depuis un quart d’heure le joint de l’ailed’une volaille dont chacun attendait un morceau. Ne voyez-vous pas,répéta-t-il en appuyant sur chaque mot, ne voyez-vous pas queMonsieur ne veut pas nous dire qui il est ?

– Si j’avais le bonheur d’avoir des façonscomme les vôtres, Monsieur, répondis-je, et d’exhaler une odeuraussi délicieusement aromatisée, la société n’aurait pas tant depeine à deviner qui je suis, n’est-ce pas ?

– Qu’est-ce à dire, Monsieur ? s’écria lejeune homme frisé ; qu’est-ce à dire ?

– C’est-à-dire que vous êtes coiffeur.

– Monsieur, avez-vous l’intention dem’insulter ?

– On vous insulte, à ce qu’il paraît, quand onvous dit qui vous êtes ?

– Monsieur, dit le jeune homme frisé enhaussant la voix et en tirant une carte de sa poche, voici monadresse.

– Eh ! Monsieur, répondis-je, découpezvotre poulet.

– C’est-à-dire que vous refusez de me rendreraison ?

– Vous vouliez savoir mon état,Monsieur ? mon état me défend de me battre.

– Vous êtes donc un lâche, Monsieur ?

– Non, Monsieur, je suis maître d’armes.

– Ah ! fit le jeune homme frisé en serasseyant.

Il y eut un moment de silence, pendant lequelmon interlocuteur essaya, inutilement encore, d’enlever une aile àson poulet ; enfin, de guerre lasse, il le passa à sonvoisin.

– Ah ! Monsieur est maître d’armes, medit au bout de quelques secondes mon voisin le Bordelais. Zoliétat, Monsieur ; z’en ai zoué un peu quand z’étais zeune etque z’avais une mauvaise tête.

– C’est une branche d’industrie peu cultivéeici et qui ne peut manquer d’y fleurir, dit le professeur, surtoutenseignée par un homme comme Monsieur.

– Oui, sans doute, reprit à son tour lecanut ; mais je conseille à Monsieur de porter des gilets deflanelle quand il donnera ses leçons, et de se faire un manteau defourrures pour s’envelopper chaque fois qu’il aura fait assaut.

– Ma foi, mon cher compatriote, dit à sontour, en se servant un morceau du poulet que son voisin avaitdécoupé pour lui, le jeune homme frisé qui avait repris tout sonaplomb. Ma foi, mon cher compatriote, car vous êtes de Paris,m’avez-vous dit ?…

– Oui, Monsieur.

– Moi aussi… Vous avez fait là, je crois, uneexcellente spéculation ; car nous n’avons ici, je crois,qu’une espèce de mauvais prévôt, un ancien figurant de la Gaîté,qui est parvenu à se faire nommer maître d’armes de la garde enréglant des combats au petit théâtre. Vous le verrez là, dans laPerspective, et qui apprend à ses élèves à faire les quatre coups.Je l’ai fait venir pour continuer avec lui : mais, auxpremières bottes, je me suis aperçu que j’étais le maître et qu’ilétait l’écolier ; de sorte que je l’ai renvoyé comme unpleutre en lui payant son cachet la moitié de ce que je prends pourune coiffure, et le pauvre diable a encore été trop content.

– Monsieur, lui dis-je, je connais l’hommedont vous parlez. Comme étranger et comme Français, vous n’auriezpas dû dire ce que vous avez dit ; car, comme étranger, vousdevez respecter le choix de l’Empereur et, comme Français, vous nedevez pas dénigrer un compatriote. C’est une leçon que je vousdonne à mon tour, Monsieur, et que je ne vous fais pas payer, mêmeun demi-cachet ; vous voyez que je suis généreux.

À ces mots, je me levai de table, car j’avaisdéjà assez de la colonie française et j’avais hâte de la quitter.Un jeune homme, qui n’avait rien dit pendant tout le temps dudîner, se leva à son tour et sortit en même temps que moi.

– Il paraît, Monsieur, me dit-il en souriant,qu’il ne vous a pas fallu une longue séance pour juger nos cherscompatriotes.

– Non, certes, et je dois avouer que lejugement ne leur est pas avantageux.

– Eh bien ! reprit-il en haussant lesépaules, voilà pourtant d’après quel prospectus on nous juge àSaint-Pétersbourg. Les autres nations envoient à l’étranger cequ’elles ont de meilleur ; nous y envoyons généralement ce quenous avons de pire, et cependant partout nous contrebalançons leurinfluence. C’est bien honorable pour la France, mais c’est bientriste pour les Français.

– Et vous habitez Saint-Pétersbourg,Monsieur ? lui demandai-je.

– Depuis un an ; mais je le quitte cesoir.

– Comment ?

– Je vais retenir ma voiture. Monsieur, j’ail’honneur…

– Monsieur, votre très humble… Pardieu !me dis-je en remontant mon escalier tandis que mon interlocuteurgagnait la porte, je joue de malheur ; je rencontre par hasardun homme comme il faut, et il part le même jour où j’arrive. Jetrouvai dans ma chambre le garçon occupé à préparer mon lit pour lasieste. À Saint-Pétersbourg, comme à Madrid, on dort généralementaprès le dîner : c’est qu’en effet il y a deux mois pendantlesquels il fait plus chaud en Russie qu’en Espagne.

Ce repos m’allait merveilleusement, à moi quiétais encore moulu des deux dernières journées que je venais depasser en voiture, et qui désirais jouir le plus tôt possible d’unede ces belles nuits de la Neva que l’on m’avait tant vantées. Jedemandai donc au garçon de quelle manière il fallait s’y prendrepour se procurer une gondole ; il me répondit que c’était lachose la plus simple, qu’il n’y avait qu’à la commander et que,moyennant dix roubles, commission payée, il se chargerait de cesoin. J’avais déjà converti quelque argent en papier, je lui donnaiun billet rouge et je lui recommandai de venir me réveiller à neufheures.

Le billet rouge avait produit son effet :à neuf heures, le garçon frappait à ma porte, et le batelierm’attendait en bas.

La nuit n’était qu’un crépuscule doux etlimpide à l’aide duquel on aurait pu lire facilement et quipermettait de voir à une distance considérable les objets, perdusdans un vague délicieux et revêtus de tons ignorés, même sous leciel de Naples. La chaleur étouffante de la journée s’était changéeen une charmante brise qui, en passant sur les îles, apportait avecelle une éphémère et suave odeur de roses et d’orangers. Toute laville, abandonnée et déserte le jour, s’était repeuplée et sepressait sur sa promenade marine, où son aristocratie affluait partoutes les branches de la Neva. Toutes les gondoles venaient seranger autour d’une immense barque amarrée en face de la citadelleet chargée de plus de soixante musiciens. Tout à coup, une harmoniemerveilleuse, et de laquelle je n’avais aucune idée, s’éleva dufleuve et monta majestueusement vers le ciel ; j’ordonnai àmes deux rameurs de me conduire le plus près possible de cet orguegigantesque et vivant, dont chaque musicien forme pour ainsi direun tuyau ; car j’avais reconnu cette musique des cors dont onm’avait tant parlé et dans laquelle chaque exécutant ne fait qu’unenote, rendant un son d’après un signe et le prolongeant autant detemps que le bâton du chef d’orchestre est tourné vers lui. Cetteinstrumentation si nouvelle pour moi tenait du miracle ; jen’aurais jamais cru qu’on pouvait jouer de l’homme comme on jouaitdu piano, et je ne savais ce que je devais admirer le plus, ou lapatience du chef, ou la docilité de l’orchestre. Il est vrai que,lorsque plus tard j’eus fait connaissance avec le peuple russe etque j’eus vu son étrange aptitude à tous les arts mécaniques, je nem’étonnai pas plus de ses concerts de cors que de ses maisonsfaites à la hache. Mais pour le moment, je fus, je l’avoue, ravicomme en extase, et la première partie du concert était déjà finieque j’écoutais encore.

Ce concert dura une partie de la nuit. Jusqu’àdeux heures du matin, je me tins à portée d’entendre et de voir, aulieu d’aller, comme tout le monde, d’un endroit à un autre :il me semblait que c’était pour moi seul que le concert étaitdonné, et que de pareilles merveilles d’harmonie ne pouvaient passe renouveler tous les soirs. J’eus donc le loisir d’examiner lesinstruments dont se servaient les musiciens : ce sont destubes recourbés seulement à l’embouchure et qui vont ens’élargissant jusqu’à l’extrémité, d’où s’échappe le son. Cesespèces de clairons varient depuis deux pieds jusqu’à trente piedsde long. Seulement trois personnes se réunissent pour jouer de cesderniers : il y en a deux qui portent l’instrument et une quisouffle.

Je rentrai comme le jour commençait àparaître, tout émerveillé de cette nuit que je venais de passersous ce ciel byzantin, au milieu de cette harmonie septentrionale,sur ce fleuve si large qu’il semble un lac et si pur qu’ilréfléchit, comme un miroir, toutes les étoiles du ciel et toutesles lumières de la terre. J’avoue qu’en ce moment Saint-Pétersbourgme parut au-dessus de tout ce qu’on m’avait dit d’elle, et jereconnus que, si ce n’était point le paradis, c’était du moinsquelque chose qui y touchait de bien près.

Je ne pus pas dormir tant cette musiqueéolienne me poursuivait partout. Aussi, quoique je me fusse couchéà plus de trois heures, à six heures du matin j’étais debout. Jemis en ordre quelques lettres de recommandation qu’on m’avaitdonnées et que je ne comptais remettre qu’après avoir donné unassaut public, afin de ne pas être obligé de me charger moi-même demon prospectus ; je n’en pris sur moi qu’une seule, qu’un demes amis m’avait chargé de remettre en main propre. Cette lettreétait de sa maîtresse, avouons-le, simple grisette du Quartierlatin, et adressée à sa sœur, simple marchande de modes ; maisce n’est pas ma faute si les événements mêlent toutes les classeset si la marée des révolutions met de nos jours le peuple sisouvent en face de la royauté.

Cette lettre portait poursuscription :

À mademoiselle Louise Dupuy, chez madameXavier, marchande de modes, perspective de Nevski, près de l’églisearménienne, en face du bazar.

Le tout écrit de cette écriture et avec cetteorthographe que vous savez.

Je ne m’en faisais pas moins une fête deremettre cette lettre moi-même. À huit cents lieues de la France,il est toujours agréable de voir une jeune et jolie compatriote, etje savais que Louise était jeune et jolie. D’ailleurs, elle quiconnaissait Saint-Pétersbourg puisqu’elle l’habitait depuis quatreans, me donnerait des conseils sur la manière de m’y conduire.

Cependant, comme je ne pouvais convenablementme présenter chez elle à sept heures du matin, je résolus de fairemon tour de ville et de ne revenir à la perspective de Nevski quevers les cinq heures.

J’appelai le garçon ; cette fois ce futun valet de place qui s’offrit en son lieu. Les valets de placesont en même temps des domestiques et des cicérones, ils cirent lesbottes et montrent les palais. Je l’arrêtai, surtout pour lapremière de ces fonctions ; quant à la seconde, j’avaisd’avance étudié mon Saint-Pétersbourg de manière à en savoir autantque lui là-dessus.

Chapitre 3

 

Je n’avais pas pris la peine de m’inquiéterd’une voiture comme j’avais fait la veille d’une barque ; car,si peu que je fusse sorti encore dans les rues deSaint-Pétersbourg, j’avais vu à chaque carrefour des stations dekibicks et de droschki. Aussi, à peine eus-je traversé la place del’Amirauté pour gagner la colonne d’Alexandre, qu’au premier signeque je fis, je me trouvai entouré d’ivoschiks qui me firent aurabais les offres les plus séduisantes. Comme il n’y a pas detarif, je voulus voir jusqu’où irait la diminution ; elle allajusqu’à cinq roubles ; pour cinq roubles, je fis prix avec leconducteur d’un droschki pour toute la journée, et je lui indiquaiaussitôt le palais de Tauride.

Ces ivoschiks, ou cochers, sont en général desserfs qui, moyennant une certaine redevance, nomméeabrock, ont acheté de leurs seigneurs la permission devenir faire fortune pour leur compte à Saint-Pétersbourg.L’ustensile dont ils se servent pour courir après cette déesse estune espèce de traîneau à quatre roues dans lequel la banquette, aulieu d’être en travers, est en long, de sorte qu’on n’est pointassis comme dans nos tilburys, mais à cheval comme sur lesvélocipèdes dont se servent les enfants aux Champs-Élysées. Cettemachine est attelée d’un cheval non moins sauvage que son maître etqui, comme lui, a quitté les steppes natales pour venir arpenter entous sens les rues de Saint-Pétersbourg. L’ivoschik a pour soncheval une affection toute paternelle et, au lieu de le battre,comme font nos cochers français, il lui parle plus affectueusementencore que le muletier espagnol à sa mule capitane. C’est son père,c’est son oncle, c’est son petit pigeon ; il improvise pourlui des chansons dont il invente l’air en même temps que lesparoles, et dans lesquelles il lui promet pour l’autre vie, enéchange des peines qu’il éprouve dans celle-ci, mille félicitésdont l’homme le plus exigeant se contenterait très bien. Aussi, lemalheureux animal, sensible à la flatterie ou confiant dans lapromesse, va-t-il sans cesse au grand trot, ne dételant presquejamais et s’arrêtant pour manger à des auges disposées dans toutesles rues à cet effet : voilà pour le droschki et pour lecheval.

Quant au cocher, il a un trait de ressemblanceavec le lazzarone napolitain : c’est qu’on n’a pas besoin deconnaître sa langue pour se faire comprendre de lui tant sa fineintelligence pénètre la pensée de celui qui parle. Il est assis surun petit siège, entre celui qu’il conduit et son cheval, ayant sonnuméro d’ordre pendu au cou et tombant entre les deux épaules, afinque le voyageur, qui a toujours ce numéro sous les yeux, puisse lesaisir s’il est mécontent de son ivoschik ; dans ce cas, onenvoie ou l’on porte ce numéro à la police et, sur votre plainte,l’ivoschik est presque toujours puni, mais c’est rarementnécessaire.

Le peuple russe est instinctivement bon, et iln’y a peut-être point de capitale où les meurtres par cupidité oupar vengeance soient plus rares qu’à Saint-Pétersbourg. Il y a mêmeplus : quoique très porté au vol, le moujik a horreur del’effraction, et vous pourriez confier sans aucune crainte unelettre cachetée, pleine de billets de banque, sût-il même ce qu’ilporte, à un valet de place ou à un cocher, tandis qu’il seraitimprudent de laisser traîner à la portée de cet homme les moindrespièces de monnaie.

Je ne sais pas si mon ivoschik était voleur,mais à coup sûr il craignait fort d’être volé, car en arrivant à lagrille du palais de Tauride, il me fit entendre que, comme lepalais avait deux sorties, il désirait fort que je lui donnasse surses cinq roubles un acompte équivalent au prix de la course que jevenais de faire. À Paris, j’aurais sévèrement répondu à l’insolentdemandeur ; à Saint-Pétersbourg, je n’en fis que rire, carcela arrivait à de plus grands que moi, qui ne s’en formalisaientpas. En effet, deux mois auparavant, l’empereur Alexandre, sepromenant à pied, comme c’était son habitude, et se voyant menacéd’une pluie, prit un droschki sur la place et se fit conduire aupalais impérial ; arrivé là, il fouilla dans sa poche ets’aperçut qu’il n’avait pas d’argent ; alors, descendant dudroschki :

– Attends, dit-il à l’ivoschik, je vaist’envoyer le prix de ta course.

– Ah ! oui, dit le cocher, je peuxcompter là-dessus.

– Comment cela ? demanda l’Empereurétonné.

– Oh ! je sais bien ce que je dis :autant de personnes que je mène devant une maison à deux portes, etqui descendent sans me payer, autant de débiteurs que je ne revoisplus.

– Comment, même devant le palais del’Empereur ?

– Plus souvent encore là qu’ailleurs. Lesgrands seigneurs ont très peu de mémoire.

– Il fallait te plaindre et faire arrêter lesvoleurs, dit Alexandre que cette conversation amusait.

– Faire arrêter un noble ! VotreExcellence sait bien qu’on l’essayerait en vain. Si c’étaitquelqu’un de nous, à la bonne heure, c’est facile, ajouta le cocheren montrant sa barbe, car on sait par où nous prendre ; maisvous autres, grands seigneurs, qui avez le menton rasé,impossible ! Ainsi donc, que Votre Excellence cherche biendans ses poches, et je suis sûr qu’elle y trouvera de quoi mepayer.

– Écoute, dit l’Empereur, voici mon manteau,il vaut bien la course, n’est-ce pas ? Eh bien !garde-le, tu le remettras à celui qui t’apportera l’argent.

– Eh bien ! à la bonne heure, ditl’ivoschik, vous êtes raisonnable, vous.

Un instant après, le cocher reçut, en échangedu manteau resté en gage, un billet de cent roubles. L’Empereuravait payé à la fois pour lui et pour ceux qui venaient chezlui.

Comme je ne pouvais me passer la fantaisied’une pareille liberté, je me contentai de donner à mon ivoschikles cinq roubles qui étaient le prix de sa journée, enchanté de luiprouver que j’avais plus de confiance en lui qu’il n’en avait eu enmoi. Il est vrai que je savais son numéro et qu’il ne savait pasmon nom.

Le palais de Tauride est un don que fit, avecses meubles magnifiques, ses statues de marbre et ses lacs auxpoissons d’or et d’azur, le favori Potemkine à sa puissante etgrande souveraine Catherine II pour célébrer la conquête du paysdont il porte le nom ; mais ce qui est étonnant, ce n’estpoint le faste du donateur, c’est la religion avec laquelle lesecret fut gardé. Une merveille s’était élevée dans sa capitale, etCatherine n’en savait rien ; si bien qu’un soir, lorsque leministre invita l’Impératrice à la fête nocturne qu’il comptait luidonner, à la place de quelques humides prairies qu’elleconnaissait, elle trouva, resplendissant de lumières, pleind’harmonie et tout émaillé de fleurs vivantes, un palais qu’elleaurait pu croire bâti par la main des fées.

C’est qu’aussi Potemkine était le modèle desprinces parvenus, comme Catherine II fut le modèle des reinesimprovisées ; l’un était un simple sous-officier, l’autre unepetite princesse d’Allemagne ; et cependant, que l’on prennetous les princes et tous les rois héréditaires de cette époque, etl’on trouvera que tous deux furent grands parmi les grands.

Un hasard étrange, ou plutôt un calculprovidentiel, les avait réunis.

Catherine avait trente-trois ans ; elleétait belle, elle était aimée pour sa bienfaisance et respectéepour sa piété, lorsqu’elle apprit tout à coup que Pierre IIIvoulait la répudier pour épouser la comtesse de Vorontsoff et, pouravoir un prétexte de la répudier, comptait faire déclarerillégitime la naissance de Paul Petrovitch. Alors elle comprendqu’il n’y a pas un instant à perdre ; elle quitte à onzeheures du soir le château de Peterhoff, monte dans la charretted’un paysan qui ignore qu’il conduit la future tsarine, arrive àPétersbourg comme le jour vient de paraître, rassemble les amis surlesquels elle croit pouvoir compter, se met à leur tête et marcheavec eux au-devant des régiments en garnison à Saint-Pétersbourg etqui ont été convoqués sans savoir de quoi il s’agit. Arrivée sur lefront de la ligne, Catherine les interpelle, invoque leurcourtoisie comme hommes et leur fidélité comme soldats, puis,profitant de l’impression que son discours a produit, elle tire uneépée dont elle jette le fourreau, et demande une dragonne pour lanouer autour de son bras. Un jeune sous-officier âgé de dix-huitans sort des rangs, s’approche d’elle et lui offre la sienne ;Catherine accepte avec un doux sourire. Le jeune officier veutalors s’éloigner et reprendre son rang ; mais le cheval qu’ilmonte, habitué à l’escadron, refuse d’obéir, se cabre, bondit ets’obstine à rester côte à côte du cheval de l’Impératrice. Alorsl’Impératrice regarde le beau cavalier qui se serre ainsi contreelle ; ses efforts infructueux pour s’éloigner du jeune hommelui semblent une voix de la Providence, qui lui indique undéfenseur. Elle le fait à l’instant même officier, et huit joursaprès, quand Pierre III, emprisonné sans résistance, a résigné àCatherine la couronne qu’il voulait lui ôter et qu’elle estvraiment souveraine, elle se rappelle Potemkine et le faitgentilhomme de la chambre dans son palais.

À compter de ce jour, la fortune du favorialla toujours croissant. Beaucoup l’attaquèrent qui se brisèrentcontre elle. Un seul crut avoir triomphé ; c’était un jeuneServien nommé Zoritch. Protégé par Potemkine lui-même, placé prèsde Catherine par lui, il profita de son absence pour essayer de leperdre en le calomniant. Alors Potemkine, prévenu, arrive, descenddans son ancien appartement au palais, et là, il apprend que sadisgrâce est complète et qu’il est exilé. Potemkine, à ce mot, etsans secouer la poussière qui couvre son habit de voyage, se rendchez l’Impératrice. À la porte de sa chambre, un jeune lieutenantde planton veut l’arrêter ; Potemkine le prend par les flancs,le soulève, le jette de l’autre côté de la chambre, entre chezl’Impératrice, et un quart d’heure après en sort tenant à la mainun papier :

– Tenez, Monsieur, dit-il au jeune lieutenant,voici un brevet de capitaine que je viens d’obtenir pour vous de SaMajesté.

Le lendemain, Zoritch était exilé dans laville de Chklov que son généreux rival fit ériger pour lui ensouveraineté.

Quant à lui, il rêva tour à tour le duché deCourlande et le trône de Pologne, puis il ne voulut rien de toutcela, se contentant de donner des fêtes aux rois et des palais auxreines. D’ailleurs, une couronne l’eût-elle fait plus puissant etplus fastueux qu’il n’était ? Les courtisans nel’adoraient-ils pas comme un empereur ? N’avait-il pas à samain gauche, car la droite il la gardait nue pour mieux tenir sonsabre, autant de diamants qu’il y en avait à la couronne ?N’avait-il pas des courriers qui allaient lui chercher des sterletsdans la Volga, des melons d’eau à Astrakhan, du raisin en Crimée,des bouquets partout où il y avait de belles fleurs, et nedonnait-il pas, entre autres cadeaux, tous les premiers de l’an, àsa souveraine, un plat de cerises qui lui coûtait dix milleroubles ?[2]

Ci-gît Faucher.

Fouette, cocher.

Tantôt ange, tantôt démon, il créait oudétruisait sans cesse, brouillait tout, mais vivifiait tout. Leprince de Ligne disait qu’il y avait en lui du gigantesque, duromanesque et du barbaresque, et le prince de Ligne avaitraison.

Sa mort fut étrange comme sa vie, et sa fininattendue. Il venait de passer un an à Saint-Pétersbourg au milieudes fêtes et des orgies, pensant qu’il avait fait assez pour sagloire et pour celle de Catherine en reculant les limites de laRussie jusqu’au-delà du Caucase, lorsque tout à coup il apprend quele vieux Reptnine, profitant de son absence pour battre les Turcset les forcer à demander la paix, a fait plus en deux mois que luien trois ans.

Alors il n’a plus de repos : il estmalade, c’est vrai, mais n’importe, il faut qu’il parte. Quant à lamaladie, il luttera avec elle et la tuera. Il arrive à Jassy, sacapitale, et part pour Otchakov, sa conquête. Au bout de quelquesverstes, l’air de sa voiture l’étouffe, on étend son manteau àterre ; il descend, se couche dessus et expire au bord d’unchemin.

Catherine faillit mourir de sa mort :tout, même la vie, semblait être commun entre ces deux grandscœurs ; elle s’évanouit trois fois, le pleura longtemps et leregretta toujours.

Le palais de Tauride, occupé, à l’heure où jele visitais, par le grand-duc Michel, avait servi d’habitationtemporaire à la reine Louise, cette moderne amazone qui espéra uninstant vaincre son vainqueur ; car Napoléon lui avait dit, enl’apercevant pour la première fois : « Madame, je savaisbien que vous étiez la plus belle des reines, mais j’ignorais quevous étiez la plus belle des femmes. » Malheureusement, lagalanterie du héros corse ne fut pas de longue durée. Un jour lareine Louise jouait avec une rose :

– Donnez-moi cette rose, dit Napoléon.

– Donnez-moi Magdebourg, répondit lareine.

– Oh ! ma foi, non ! s’écrial’Empereur, ce serait trop cher.

La reine jeta de dépit la rose qu’elletenait ; mais elle n’eut point Magdebourg.

En quittant le palais de Tauride, je continuaimon excursion en traversant le pont de Troïtskoï pour visiter lacabane de Pierre Ier, ce grossier bijou impérial dont jen’avais vu la veille que l’écrin.

La religion nationale a conservé ce monumentdans toute sa pureté primitive, et la salle à manger, le salon etla chambre à coucher semblent encore attendre le retour du tsar.Dans la cour est la petite barque entièrement construite par lecharpentier de Saardam, et de laquelle il se servait pour seporter, par la Neva, sur les différents points de la villenaissante où sa présence était nécessaire.

Près de cette demeure d’un jour est sa demeureéternelle. Son corps, comme celui de ses successeurs, repose dansl’église de Saint-Pierre-et-Saint-Paul, située au milieu de laforteresse. Cette église, dont la flèche d’or donne une trop hauteidée, est petite, peu régulière et d’un mauvais goût ; saseule valeur est dans le trésor mortuaire qu’elle renferme. Letombeau du tsar est près de la porte latérale du côté droit ;à la voûte pendent plus de sept cents drapeaux pris sur les Turcs,les Suédois et les Persans.

Je passai par le pont Tioutchkoff, dans l’îlede Vasilievskoï. Les principales curiosités de ce quartier sont laBourse et les Académies. Je me contentai de passer devant cesmonuments et, prenant le pont d’Isaac et la rue de la Résurrection,je me trouvai bientôt sur le canal de la Fontalka, dont je suivisle quai jusqu’à l’église catholique. Là, je m’arrêtai : jevoulais voir la tombe des Moreau. C’est une simple dalle en face del’autel et au milieu du chœur.

Puisque j’en étais aux églises, je voulus voirtout de suite celle de Kazan, qui est la Notre-Dame deSaint-Pétersbourg. J’y pénétrai par sa double colonnade bâtie surle modèle de celle de Saint-Pierre de Rome. Ici, le prospectus,contre l’habitude, est inférieur à la chose annoncée. Àl’extérieur, tout est plâtre et brique ; à l’intérieur, toutest bronze, marbre et granit ; les portes sont d’airain oud’argent massif, le pavé de jaspe, et les murs de marbre.

J’avais assez de monuments pour un seuljour ; je me fis conduire chez l’illustre madame Xavier pourremettre à ma belle compatriote la lettre dont j’étais chargé pourelle. Depuis six mois, elle n’habitait plus la maison, et sonex-maîtresse m’apprit d’un ton fort pincé qu’elle était établie àson compte entre le canal de la Moika et le magasin d’Orgelot.C’était chose facile à trouver : Orgelot est le Suse deSaint-Pétersbourg.

Dix minutes après, j’étais devant la maisonindiquée. Comme je comptais dîner chez le restaurateur en face,qu’à son nom j’avais reconnu pour un compatriote, je renvoyai mondroschki et j’entrai dans le magasin en demandant mademoiselleLouise Dupuy.

Une des demoiselles s’informa si c’était pourachat de marchandises ou pour affaire particulière ; je luirépondis que c’était pour affaire particulière.

Aussitôt, elle se leva et me conduisit à sonappartement.

Chapitre 4

 

Je fus introduit dans un petit boudoir touttendu en étoffes asiatiques, où je trouvai ma belle compatriote àmoitié couchée et lisant un roman. À ma vue, elle se leva et, aupremier mot qui sortit de ma bouche, elle s’écria :

– Ah ! vous êtes Français ! Jem’excusai de me présenter ainsi à l’heure de la sieste mais, arrivéde la veille, il m’était encore permis d’ignorer quelques-uns desusages de la ville dans laquelle je me trouvais ; puis je luitendis ma lettre.

– C’est de ma sœur !s’écria-t-elle ; oh ! cette bonne Rose, que je suisenchantée d’avoir de ses nouvelles ! Vous la connaissezdonc ? Est-elle toujours gaie et jolie ?

– Jolie, j’en puis répondre ; gaie, jel’espère ; je ne l’ai vue qu’une seule fois, la lettre m’a étéremise par un de mes amis.

– Monsieur Auguste, n’est-ce pas ?

– Monsieur Auguste.

– Ma pauvre petite sœur, elle doit être biencontente à cette heure ; je viens de lui envoyer des étoffessuperbes et puis encore quelque autre chose ; je lui avaisécrit de venir me rejoindre, mais…

– Mais ?

– Mais il fallait quitter monsieur Auguste, etelle a refusé. À propos, asseyez-vous donc.

Je voulus prendre une chaise, mais elle me fitsigne de m’asseoir près d’elle. J’obéis sans faire la moindrerésistance ; alors elle se mit à lire la lettre que je luiavais apportée, et j’eus tout le temps de la regarder.

Les femmes ont la faculté merveilleuse de setransformer, si l’on peut parler ainsi. J’avais sous les yeux unesimple grisette de la rue de la Harpe ; il y a quatre ans,cette grisette allait sans doute encore, tous les dimanches, danserau Prado et à la Chaumière : eh bien ! il avait suffi àcette femme d’être transportée, comme une plante, sur une autreterre, et voilà qu’elle y fleurissait au milieu du luxe et del’élégance, comme si elle était sur son sol natal ; et voilàque je ne retrouvais rien en elle qui rappelât la vulgarité de sanaissance et l’irrégularité de son éducation. Le changement étaitsi complet qu’en voyant cette jolie créature avec ses longs cheveuxà l’anglaise, son simple peignoir de mousseline blanche et sespetites pantoufles turques, à demi couchée dans la pose gracieuseque lui eût imposée un peintre pour faire son portrait, j’aurais pume croire introduit dans le boudoir de quelque élégante du faubourgSaint-Germain, et je n’étais pourtant que dans l’arrière-boutiqued’un magasin de modes.

– Eh bien ! que faites-vous donc ?me dit Louise qui avait fini sa lettre et qui commençait à êtreembarrassée de la manière dont je la regardais.

– Je vous regarde et je pense que si Roseétait venue, au lieu de rester héroïquement fidèle à monsieurAuguste ; si elle eût été, par quelque pouvoir magique,transportée tout à coup au milieu de ce délicieux boudoir ; sielle se fût trouvée en face de vous comme moi en ce moment, au lieude se jeter dans les bras de sa sœur, elle serait tombée à genoux,croyant voir une reine.

– L’éloge est un peu exagéré, me dit ensouriant Louise, et cependant il y a là quelque chose devrai ; oui, ajouta-t-elle en soupirant, oui, vous avez raison,je suis bien changée.

– Madame, dit en entrant une jeune fille,c’est la Gossudarina qui désire un chapeau pareil à celui que vousavez fourni hier à la princesse Dolgorouki.

– Est-ce elle-même ? demanda Louise.

– Elle-même.

– Faites-la entrer au salon, je l’y rejoins àl’instant même. La jeune fille sortit.

– Voilà qui eût rappelé à Rose, continuaLouise, que je ne suis qu’une pauvre marchande de modes. Mais sivous voulez voir un changement encore plus grand que le mien,continua-t-elle, soulevez cette tapisserie, et regardez par cetteporte vitrée.

À ces mots, elle passa dans le salon, melaissant seul. Je profitai de la permission donnée et, soulevant latapisserie, je collai mon œil à un angle du carreau.

Celle qui avait fait demander Louise, et qu’onavait annoncée sous le nom de la Gossudarina, était une belle jeunefemme de vingt-deux à vingt-quatre ans, aux traits asiatiques, etdont le cou, les oreilles et les mains étaient chargés de parures,de diamants et de bagues. Elle était entrée appuyée sur une jeuneesclave et, comme si c’eût été une grande fatigue pour elle que demarcher, même sur les tapis moelleux dont le parquet du salon étaitcouvert, elle s’était arrêtée sur le divan le plus proche de laporte, tandis que l’esclave lui donnait de l’air avec un éventailde plumes. À peine eut-elle aperçu Louise que d’un geste plein denonchalance elle lui fit signe d’approcher, et en assez mauvaisfrançais lui demanda de lui montrer ses chapeaux les plus élégantset surtout les plus chers. Louise s’empressa de faire apporter àl’instant même tout ce qu’elle avait de mieux ; la Gossudarinaessaya les chapeaux les uns après les autres, se mirant dans uneglace que la petite esclave lui présentait à genoux devant elle,mais sans qu’aucun pût lui convenir, car aucun n’était précisémentsemblable à celui de la princesse Dolgorouki. Aussi fallut-il luipromettre de lui en confectionner un sur le même modèle.Malheureusement, la belle nonchalante désirait son chapeau pour lejour même, et c’était dans cet espoir qu’elle s’était dérangée.Aussi, quelque chose que l’on pût lui dire, elle exigea qu’il luifût envoyé au moins le lendemain matin, ce qui était possible à larigueur, en passant la nuit. Rassurée par cet engagement, auquel onsavait que Louise était incapable de manquer, la Gossudarina seleva et sortit à pas lents, appuyée toujours sur son esclave, enrecommandant à Louise de tenir sa parole, si elle ne voulait pas lafaire mourir de chagrin. Louise la reconduisit jusqu’à la porte etrevint vivement me trouver.

– Eh bien ! me dit-elle en riant, quedites-vous de cette femme ? Voyons.

– Mais je dis qu’elle est fort jolie.

– Ce n’est pas cela que je vous demande ;je vous demande ce que vous pensez de son rang et de saqualité.

– Mais, si je la voyais à Paris, à ces façonsexagérées, à ces manières de fausse grande dame, je vous dirais quec’est quelque danseuse retirée du théâtre et entretenue par unlord.

– Allons, pas trop mal pour un débutant, medit Louise, et vous touchez presque à la vérité. Cette belle dameest tout bonnement une ancienne esclave de race géorgienne, dont leministre favori de l’Empereur, monsieur Naravitchev, a fait samaîtresse. Il y a quatre ans à peu près que cette métamorphoses’est opérée, et déjà la pauvre Machinka a oublié d’où elle estsortie, ou plutôt elle s’en souvient tellement qu’à part les heuresdonnées à sa toilette, le reste de son temps est employé à fairesouffrir ses anciens camarades, dont elle est devenue la terreur.Les autres esclaves, n’osant plus la nommer de son ancien nom deMachinka, l’ont appelée la Gossudarina, ce qui veut dire à peu près« la Madame ». Vous avez entendu que c’est sous ce nomqu’on me l’a annoncée. Au reste, continua Louise, voici un exemplede la cruauté de cette parvenue : il lui est arrivédernièrement, comme elle se déshabillait et ne trouvait pas depelote où mettre une épingle, d’enfoncer l’épingle dans le sein dela pauvre esclave qui lui servait de femme de chambre. Mais cettefois la chose a fait tant de bruit que l’Empereur l’a sue.

– Et qu’a-t-il fait ? demandai-jevivement.

– Il a donné la liberté à l’esclave, l’amariée avec un de ses paysans et a prévenu son ministre qu’aupremier trait de ce genre que se permettrait sa favorite, ill’enverrait en Sibérie.

– Et elle se l’est tenu pour dit ?

– Oui. Il y a quelque temps qu’on n’a entendurien raconter d’elle. Mais, voyons, c’est assez parler de moi etdes autres, revenons un peu à vous. Me permettez-vous, en maqualité de compatriote, de m’informer dans quelle intention vousêtes venu à Saint-Pétersbourg ? Peut-être pourrais-je, moi quiconnais la ville depuis trois ans, vous être utile au moins par mesconseils.

– J’en doute ; mais n’importe. Puisquevous voulez bien prendre quelque intérêt à moi, je vous dirai quej’y suis venu comme professeur d’escrime. Est-on querelleur àSaint-Pétersbourg ?

– Non, parce que les duels y sont presquetoujours mortels ; comme il y a, quand on quitte le terrain,la Sibérie en perspective pour les adversaires et pour les témoins,on ne se bat que pour des choses qui en valent la peine, et lorsquel’on peut vraiment se tuer. Mais n’importe, vous ne manquerez pasd’écoliers. Seulement, je vous donnerai un conseil.

– Lequel ?

– C’est de tâcher d’obtenir de l’Empereurqu’il vous nomme maître d’armes de quelque régiment, ce qui vousdonnerait un grade militaire car, vous le savez, ici l’uniforme esttout.

– Le conseil est bon ; seulement, il estplus facile à donner qu’à suivre.

– Pourquoi cela ?

– Comment arriverai-je à l’Empereur ? Jen’ai aucune protection ici, moi.

– Je songerai à cela.

– Comment ! vous ?

– Cela vous étonne ? me dit Louise ensouriant.

– Non, Madame ; rien ne m’étonne de votrepart, et vous êtes assez charmante pour obtenir tout ce que vousentreprendrez. Seulement, je n’ai rien fait pour tant mériter devotre part.

– Vous n’avez rien fait ? N’êtes-vous pascompatriote ? ne m’avez-vous pas apporté une lettre de mabonne Rose ? ne m’avez-vous pas, en me rappelant mon beauParis, donné une des heures les plus agréables que j’aie encorepassées à Saint-Pétersbourg ? Je vous reverrai,j’espère ?

– Vous me le demandez !

– Quand cela ?

– Demain, si vous voulez bien me lepermettre.

– À la même heure ; c’est celle àlaquelle je suis le plus libre de causer longuement.

– Eh bien ! à la même heure. Je quittaiLouise, enchanté d’elle et sentant déjà que je n’étais plus seul àSaint-Pétersbourg. C’était un appui bien précaire, il est vrai, quecelui d’une pauvre jeune fille isolée comme elle semblaitl’être ; mais il y a quelque chose de si doux dans l’amitiéd’une femme que le premier sentiment qu’elle fait naître, c’estl’espérance. Je dînai en face du magasin de Louise, chez unrestaurateur français nommé Talon, mais sans avoir envie de parlerà aucun de mes compatriotes, que l’on reconnaissait là, commepartout, à leur accent élevé et à la facilité merveilleuse aveclaquelle ils causent tout haut de leurs affaires. J’avaisd’ailleurs assez de mes propres pensées, et quiconque fût venu àmoi m’eût semblé un indiscret qui cherchait à m’enlever une part demes rêves.

Je pris, comme la veille, une gondole à deuxrameurs, et je passai la nuit couché sur mon manteau, m’enivrant decette douce harmonie des cors et comptant les unes après les autrestoutes les étoiles du ciel.

Je rentrai, comme la veille, à deux heures dumatin, et me réveillai à sept. Comme je voulais en finir tout d’uncoup avec les curiosités de Saint-Pétersbourg, pour n’avoir plus àm’occuper que de mes affaires, je fis venir par mon valet de placeun droschki au même prix que la veille, et je me mis à visiter toutce qui me restait à voir, depuis le couvent de Saint-AlexandreNevski, avec son tombeau d’argent sur lequel prient des figures degrandeur naturelle, jusqu’à l’Académie des sciences avec sacollection de minéraux, son globe de Gottorp donné par Frédéric IV,roi de Danemark, à Pierre Ier et son mammouth,contemporain du déluge trouvé sur les glaces de la mer Blanche parle voyageur Michel Adam.

Toutes ces choses étaient fort intéressantes,mais il n’en est pas moins vrai que de dix minutes en dix minutesje tirais ma montre pour savoir si l’heure d’aller chez Louiseapprochait.

Enfin, vers quatre heures, il me futimpossible d’y tenir plus longtemps ; je me fis conduire surla perspective de Nevski, où je comptais me promener jusqu’à cinq.Mais, en arrivant au canal Catherine, il me fut impossible depasser avec mon droschki, tant la foule était grande. Lesrassemblements sont choses si rares à Saint-Pétersbourg que, commej’étais à peu près arrivé à ma destination, je payai mon ivoschiket j’allai pédestrement me mêler à la foule des badauds. Ils’agissait d’un filou que l’on conduisait en prison, et qui venaitd’être surpris par monsieur de Gorgoli, le grand maître de lapolice lui-même ; les circonstances qui avaient accompagné levol expliquaient la curiosité de la foule.

Quoique monsieur de Gorgoli, l’un des plusbeaux hommes de la capitale et l’un des généraux les plus braves del’armée, fût d’une prestance assez rare, le hasard avait fait qu’undes plus adroits fripons de Saint-Pétersbourg se trouvait avoiravec lui une merveilleuse ressemblance. Le filou résolutd’exploiter cette similitude extérieure : en conséquence, pourcompléter encore le prestige, notre sosie s’affuble de l’uniformede major général, endosse le manteau gris à grand collet, faitconfectionner un droschki pareil à celui dont monsieur de Gorgoliavait l’habitude de se servir, achève l’imitation en louant deschevaux du même poil et, conduit par un cocher vêtu comme celui dugénéral, s’arrête devant la porte d’un riche marchand de la rue dela Grande-Millione, se précipite dans la boutique, et s’adressantau maître de la maison :

– Monsieur, lui dit-il, vous me connaissez, jesuis le général Gorgoli, grand maître de la police.

– Oui, Votre Excellence.

– Eh bien ! j’ai besoin à l’instant même,pour une opération fort importante, d’une somme de vingt-cinq milleroubles ; je suis trop loin du ministère pour aller leschercher, car un retard perdrait tout. Donnez-moi ces vingt-cinqmille roubles, je vous prie, et venez demain matin les chercher àmon hôtel.

– Excellence, s’écrie le marchand enchanté dela préférence, trop heureux de vous être agréable ;voulez-vous plus ?

– Eh bien ! donnez m’en trente millealors.

– Les voilà, Monseigneur.

– Merci ; à demain neuf heures, à monhôtel. Et l’emprunteur remonte dans son droschki et part au galopdu côté du jardin d’Été. Le lendemain, à l’heure dite, le marchandse présente chez monsieur de Gorgoli, qui le reçoit avec sonaffabilité ordinaire, et qui, comme il tarde à lui expliquer lemotif de sa visite, lui demande ce qu’il veut. Cette questionintimide le marchand qui, d’ailleurs, en regardant le général deplus près, croit reconnaître quelque différence entre lui etl’individu qui s’est présenté la veille sous son nom ; ils’écrie tout à coup : « Excellence, je suisvolé ! » et raconte aussitôt la ruse incroyable dont il aété la victime. Monsieur de Gorgoli l’écoute sansl’interrompre ; lorsqu’il a fini, le général se fait apporterson manteau gris, et ordonne de mettre au droschki le chevalalezan ; puis, après s’être fait raconter une seconde fois lachose dans tous ses détails, il invite le marchand à l’attendrechez lui, tandis qu’il va courir après son voleur.

Monsieur de Gorgoli se fait conduire à laGrande-Millione, part de la boutique du marchand, suit la mêmeroute qu’a suivie le voleur, et s’adressant auboutchnick[3] :

– Je suis passé hier devant toi à trois heuresde l’après-midi, m’as-tu vu ?

– Oui, Excellence.

– Où allais-je ?

– Du côté du pont de Troïtskoï.

– C’est bien.

Et le général se dirige vers le pont. Àl’entrée du pont il trouve une autre sentinelle.

– Je suis passé devant toi hier, à troisheures dix minutes de l’après-midi, m’as-tu vu ?

– Oui, Excellence.

– Quel chemin ai-je pris ?

– Votre Excellence a pris par le pont.

Le général traverse le pont, s’arrête devantla cabane de Pierre Ier ; le boutchnick qui étaitdans la guérite s’élance dehors.

– Je suis passé devant toi hier, à troisheures et demie, lui dit le général.

– Excellence, oui.

– Où m’as-tu vu aller ?

– Au quartier de Viborg.

– Bien. Monsieur de Gorgoli continue sa route,résolu de se poursuivre jusqu’au bout. Au coin de l’hôpital destroupes de terre, il trouve un autre boutchnick et l’interrogeencore. Cette fois, il a dirigé sa course du côté des magasinsd’eau-de-vie. Le général s’y rend. Des magasins d’eau-de-vie il atraversé le pont Voskresenskoï. Du pont Voskresenskoï il s’estrendu en droite ligne au bout de la Grande-Perspective ; dubout de la Grande-Perspective, à l’extrémité des boutiques du côtéde la banque et des assignations. Monsieur de Gorgoli interroge unedernière fois le guéritier.

– Je suis passé devant toi hier, à quatreheures et demie ?

– Oui, Excellence.

– Où allais-je ?

– Au n°19, au coin du canal Catherine.

– Y suis-je entré ?

– Oui.

– M’en as-tu vu sortir ?

– Non.

– Très bien. Fais-toi relever par un de tescamarades, et va me chercher deux soldats à la premièrecaserne.

– Oui, Excellence.

Le guéritier court et revient au bout de dixminutes avec les deux soldats demandés. Le général se présente aveceux au n°19, fait fermer les portes de la maison, interroge leconcierge, apprend que son homme loge au second, y monte, enfoncela porte d’un coup de pied, et se trouve face à face avec sonménechme qui, effrayé de cette visite dont il devine l’objet, avouetout, et restitue les trente mille roubles. La civilisation deSaint-Pétersbourg n’est pas, comme on le voit, restée en arrière decelle de Paris. Cette aventure, au dénouement de laquellej’assistais, m’avait fait perdre, ou plutôt m’avait fait gagner unevingtaine de minutes ; c’était, à vingt autres minutes près,l’heure à laquelle Louise m’avait permis de me présenter chez elle.Je m’y rendis. À mesure que j’approchais, le cœur me battait plusfort et, lorsque je demandai si elle était visible, ma voixtremblait tellement que pour être compris il me fallut renouvelerdeux fois ma question.

Louise m’attendait dans le boudoir.

Chapitre 5

 

Lorsqu’elle me vit entrer, elle me salua de latête avec cette familiarité gracieuse qui n’appartient qu’à nosFrançaises ; puis, me tendant la main, elle me fit asseoir,comme la veille, auprès d’elle.

– Eh bien ! me dit-elle, je me suisoccupée de votre affaire.

– Oh ! lui répondis-je avec uneexpression qui la fit sourire, ne parlons pas de moi, parlons devous.

– Comment, de moi ? Est-ce qu’il s’agitde moi dans tout ceci ? Est-ce moi qui sollicite une place demaître d’armes dans un des régiments de Sa Majesté ? Demoi ? et qu’avez-vous donc à me dire de moi ?

– J’ai à vous dire que depuis hier vous m’avezrendu le plus heureux des hommes, que depuis hier je ne pense qu’àvous et ne vois que vous, que je n’ai pas dormi un instant, et quej’ai cru que l’heure à laquelle je devais vous revoir n’arriveraitjamais.

– Mais c’est une déclaration dans les règlesque vous me faites là.

– Par ma foi, prenez-la comme vousvoudrez ; j’ai dit non seulement ce que je pense, mais encorece que j’éprouve.

– C’est une plaisanterie.

– Non, sur l’honneur.

– Vous parlez sérieusement ?

– Très sérieusement.

– Eh bien ! comme à tout prendre c’estpossible, dit Louise, et que l’aveu, pour être prématuré, n’en estpeut-être pas moins sincère, c’est mon devoir de ne pas vouslaisser aller plus loin.

– Comment cela ?

– Mon cher compatriote, il ne peut absolumentrien y avoir entre nous que de la bonne, franche et pureamitié.

– Mais pourquoi donc ?

– Parce que j’ai un amant ; et, vous lesavez déjà par ma sœur, la fidélité est un vice de notrefamille.

– Suis-je malheureux !

– Non, vous ne l’êtes pas. Si j’avais laisséle sentiment que vous dites éprouver pour moi jeter de plusprofondes racines, au lieu de l’arracher de votre tête avant qu’ilait eu le temps d’arriver jusqu’à votre cœur, oui, vous auriez pule devenir ; mais, Dieu merci, ajouta Louise en souriant, iln’y a pas de temps perdu, et j’espère que le mal a été attaquéavant d’avoir fait de grands progrès.

– C’est bien, n’en parlons plus.

– Au contraire, parlons-en car, comme vousrencontrerez ici la personne que j’aime, il est important que voussachiez comment je l’ai aimée.

– Je vous remercie de tant de confiance.

– Vous êtes piqué, et vous avez tort. Voyons,donnez-moi la main comme à une bonne amie.

Je pris la main que Louise me tendait, etcomme à tout prendre je n’avais aucun droit de lui garderrancune :

– Vous êtes loyale, lui dis-je.

– À la bonne heure.

– Et sans doute, demandai-je, quelqueprince ?

– Non, je ne suis pas si exigeante, toutbonnement un comte.

– Ah ! Rose, Rose, m’écriai-je, ne venezpas à Saint-Pétersbourg, vous oublieriez monsieurAuguste !

– Vous m’accusez avant de m’avoir entendue, etc’est mal à vous, me répondit Louise ; voilà pourquoi jevoulais tout vous dire ; mais vous ne seriez pas Français sivous ne jugiez pas ainsi.

– Heureusement, votre prédilection pour lesRusses me fait croire que vous êtes quelque peu injuste envers voscompatriotes.

– Je ne suis injuste envers personne,Monsieur, je compare, voilà tout. Chaque peuple a ses défauts,qu’il n’aperçoit pas lui-même parce qu’ils sont inhérents à sanature, mais qui sautent aux yeux des autres peuples. Notreprincipal défaut, à nous, c’est la légèreté. Un Russe qui a reçuune visite d’un de nos compatriotes ne dit jamais à un autreRusse : « Un Français vient de sortir. » Ildit : « Un fou est venu. » Et ce fou, il n’a pasbesoin de dire à quelle nation il appartient, on sait que c’est unFrançais.

– Et les Russes sont sans défauts,eux ?

– Certainement non ; mais ce n’est pas àceux qui viennent leur demander l’hospitalité de les voir.

– Merci de la leçon.

– Eh, mon Dieu ! ce n’est pas une leçon,c’est un conseil : vous venez ici dans l’intention d’y rester,n’est-ce pas ? Faites-vous donc des amis, et non desennemis.

– Vous avez raison toujours.

– N’ai-je pas été comme vous, moi ?n’avais-je pas juré que jamais un de ces grands seigneurs, sisoumis devant le tsar, si insolents devant leurs inférieurs, neserait rien pour moi ? Eh bien ! j’ai manqué à monserment ; n’en faites donc pas, si vous ne voulez pas ymanquer comme moi.

– Et d’après le caractère que je vous connais,quoique je ne vous aie vue que d’hier, dis-je à Louise, la lutte aété longue.

– Oui, elle a été longue, et elle a mêmefailli être tragique.

– Vous espérez que la curiosité l’emporterachez moi sur la jalousie ?

– Je n’espère rien ; je tiens à ce quevous sachiez la vérité, voilà tout.

– Parlez donc, je vous écoute.

– J’étais, comme la suscription de la lettrede Rose a dû vous l’apprendre, chez madame Xavier, la marchande demodes la plus renommée de Saint-Pétersbourg, et où par conséquenttoute la noblesse de la capitale se fournissait alors. Grâce à majeunesse, à ce qu’on appelait ma beauté, et surtout à ma qualité deFrançaise, je ne manquais pas, comme vous devez bien le penser, decompliments et de déclarations. Cependant, je vous le jure, quoiqueces déclarations et ces compliments fussent accompagnés quelquefoisdes promesses les plus brillantes, aucune ne fit impression surmoi, et toutes furent brûlées. Dix-huit mois s’écoulèrentainsi.

Il y a deux ans à peu près, une voitureattelée de quatre chevaux s’arrêta devant le magasin ; deuxjeunes filles, un jeune officier et une femme de quarante-cinq àcinquante ans en descendirent. Le jeune homme était lieutenant auxchevaliers-gardes, et par conséquent restait àSaint-Pétersbourg ; mais sa mère et ses deux sœurs habitaientMoscou ; elles venaient passer les trois mois d’été avec leurfils et leur frère, et leur première visite en arrivant était pourmadame Xavier, la grande régulatrice du goût : une femmeélégante ne pouvait, en effet, se présenter dans le monde que sousses auspices. Les deux jeunes filles étaient charmantes ;quant au jeune homme, je le remarquai à peine, quoiqu’il parûtpendant sa courte visite s’occuper beaucoup de moi. Sesacquisitions faites, la mère donna son adresse : À la comtesseVaninkoff, sur le canal de la Fontalka.

Le lendemain le jeune homme vint seul ;il désirait savoir si nous nous étions occupées de la commande desa mère et de ses sœurs, et s’adressa à moi pour me prier de fairechanger la couleur d’un nœud de ruban.

Le soir, je reçus une lettre signée AlexisVaninkoff ; c’était, comme toutes les lettres de ce genre, unedéclaration d’amour. Cependant, une chose me frappa commedélicatesse : aucune promesse n’y était faite ; onparlait d’obtenir mon cœur, mais non pas de l’acheter.

Il est certaines positions où l’on ne peutpas, sans être ridicule, montrer une vertu trop rigide ; sij’eusse été une jeune fille du monde, j’eusse renvoyé au comteAlexis sa lettre sans la lire ; j’étais une pauvre grisette,je la brûlai après l’avoir lue.

Le lendemain, le comte revint ; ses sœurset sa mère désiraient des bonnets qu’elles le laissaient libre deleur choisir. Comme il entrait, je profitai d’un prétexte pourpasser dans l’appartement de madame Xavier, et je ne reparus dansle magasin que lorsqu’il en fut sorti.

Le soir, je reçus une seconde lettre. Celuiqui me l’écrivait avait, disait-il, encore un peu d’espoir ;c’est que je n’avais point reçu la première. Comme celle de laveille, elle resta sans réponse.

Le lendemain, j’en reçus une troisième. Le tonde celle-ci était tellement différent des deux autres qu’il mefrappa. Elle était, depuis la première jusqu’à la dernière ligne,empreinte d’un accent de mélancolie qui ressemblait, non pas, commeje m’y étais attendue, à l’irritation d’un enfant à qui on refuseun jouet, mais au découragement d’un homme qui perd sa dernièreespérance. Il était décidé, si je ne répondais pas à cette lettre,à demander un congé à l’Empereur et à aller passer quatre mois avecsa mère et ses sœurs à Moscou. Mon silence le laissa libre de fairecomme il l’entendrait. Six semaines après, je reçus une lettredatée de Moscou ; elle contenait ces quelques mots :

« Je suis sur le point de prendre unengagement insensé, qui m’enlève à moi-même et qui met, nonseulement monavenir, mais encore mes jours en danger. Écrivez-moique plus tard vous m’aimerez peut-être, afin qu’une lueurd’espérance me rattache à la vie, et je reste libre. »

Je crus que ce billet n’avait été écrit quepour m’effrayer, et, comme les lettres, je le laissai sansréponse.

Au bout de quatre mois, je reçus cettelettre : « J’arrive à l’instant. La première pensée demon retour est à vous. Je vous aime autant et plus peut-être qu’aumoment où j’étais parti. Maintenant, vous ne pouvez plus me sauverla vie, mais vous pouvez encore me la faire aimer. »

Cette longue persistance, le mystère cachédans ces deux derniers billets, le ton de tristesse qui y régnaitme déterminèrent à lui répondre, non pas une lettre telle que lecomte l’eût désirée sans doute, mais du moins quelques paroles deconsolation ; et cependant je terminais en lui disant que jene l’aimais pas et que je ne l’aimerais jamais.

– Cela vous paraît étrange, interrompitLouise, et je vois que vous souriez : tant de vertu voussemble ridicule chez une pauvre fille. Rassurez-vous, ce n’étaitpas de la vertu seulement, c’était de l’éducation. Ma pauvre mère,veuve d’un officier, restée sans aucune fortune, nous avait élevéesainsi, Rose et moi. À seize ans, nous la perdîmes, et avec elle lapetite pension qui nous faisait vivre. Ma sœur se fit fleuriste,moi marchande de modes. Ma sœur aima votre ami, elle lui céda, jene lui en fis pas un crime ; je trouvai tout simple de donnersa personne quand on a donné son cœur. Mais, moi, je n’avais pasencore rencontré celui que je devais aimer, et j’étais, comme vousle voyez, restée sage sans avoir grand mérite à l’être.

Sur ces entrefaites, le premier jour de l’anarriva. Chez les Russes, vous ne le savez pas encore mais vous leverrez bientôt, le jour de l’an est une grande fête. Ce jour-là, legrand seigneur et le moujik, la princesse et la marchande de modes,le général et le soldat deviennent frères. Le tsar reçoit sonpeuple ; vingt-cinq mille billets sont jetés pour ainsi direau hasard dans les rues de Saint-Pétersbourg. À neuf heures dusoir, le palais d’Hiver s’ouvre, et les vingt-cinq mille invitésencombrent les salons de la résidence impériale qui, tout le restede l’année, ne s’ouvre que pour l’aristocratie. Les hommes viennenten domino ou mis à la vénitienne, les femmes avec leur costumeordinaire.

Madame Xavier nous avait donné des billets, desorte que nous avions résolu d’aller au palais toutes ensemble. Lapartie était d’autant plus faisable que, chose singulière, sinombreuse que soit cette assemblée, il ne s’y commet pas undésordre, pas une insolence, pas un vol, et cependant on ychercherait vainement un soldat. Le respect qu’inspire l’Empereurs’étend sur tout le monde, et la jeune fille la plus chaste y estaussi en sûreté que dans la chambre à coucher de sa mère.

Nous étions arrivées depuis une demi-heure àpeu près, et si pressées dans le salon blanc que nous n’aurions pascru qu’une personne de plus aurait pu y tenir, lorsque tout à coupl’orchestre de toutes les salles donna le signal de la polonaise.En même temps, les cris : « l’Empereur !l’Empereur ! » se font entendre. Sa Majesté apparaît à laporte, conduisant la danse avec l’ambassadrice d’Angleterre, etsuivi de toute la cour ; chacun se presse, le flot se sépare,un espace de dix pieds s’ouvre, la foule des danseurs s’yprécipite, passe comme un torrent de diamants, de plumes, develours et de parfums ; derrière le cortège, chacun se pousse,se heurte, se presse. Séparée de mes deux amies, je veux en vainles rejoindre ; je les aperçois un instant emportées comme parle tourbillon, presque aussitôt je les perds de vue ; je veuxles rejoindre, mais inutilement ; je ne puis percer lamuraille humaine qui me sépare d’elles, et me voilà seule au milieude vingt-cinq mille personnes.

En ce moment où, tout éperdue, j’étais prête àimplorer le secours du premier homme que j’eusse rencontré, undomino vint à moi ; je reconnus Alexis.

– Comment, seule ici ? me dit-il.

– Oh ! c’est vous, monsieur lecomte ! m’écriai-je en m’emparant de son bras, tant j’étaiseffrayée de mon isolement au milieu de cette foule. Je vous enprie, tirez-moi d’ici, et faites-moi approcher une voiture que jepuisse m’en aller.

– Permettez que je vous reconduise, et jeserai reconnaissant envers le hasard qui aura plus fait pour moique toutes mes instances.

– Non, je vous remercie, une voiture deplace…

– Une voiture de place est chose impossible àtrouver à cette heure, où tout le monde arrive et personne ne part.Restez plutôt une heure encore ici.

– Non, je veux m’en aller.

– Alors, acceptez mon traîneau, je vous feraireconduire par mes gens, et puisque c’est moi que vous ne voulezpas voir, eh bien ! vous ne me verrez pas.

– Mon Dieu ! j’aimerais mieux…

– Voyez, il n’y a que l’un ou l’autre de cesdeux partis à prendre, ou rester, ou accepter mon traîneau, car jeprésume que vous ne songez pas à vous en aller à pied, seule et parle froid qu’il fait.

– Eh bien ! monsieur le comte,conduisez-moi à votre voiture.

Alexis obéit aussitôt. Cependant, il y avaittant de monde que nous fûmes plus d’une heure à arriver à la portequi donne sur la place de l’Amirauté. Le comte appela ses gens, etun instant après un traîneau élégant, une caisse de coupéhermétiquement fermée, s’arrêta devant la porte. J’y montaiaussitôt en donnant l’adresse de madame Xavier ; le comte pritma main et la baisa, referma la portière, ajouta quelques mots enrusse à ma recommandation, et je partis avec la rapidité del’éclair.

Au bout d’un instant, les chevaux me parurentredoubler de vitesse, et il me sembla que les efforts que faisaitleur conducteur pour les arrêter étaient inutiles : je vouluscrier, mais mes cris se perdirent dans ceux du cocher. Je voulusouvrir la portière, mais derrière la glace il y avait une espèce dejalousie dont je ne pus trouver le ressort. Après des effortsinutiles, je retombai épuisée dans le fond de la voiture,convaincue que les chevaux étaient emportés et que nous allionsnous briser à l’angle de quelque rue.

Au bout d’un quart d’heure, cependant, ilss’arrêtèrent, la portière s’ouvrit, j’étais tellement éperdue queje m’élançai hors de la voiture ; mais, une fois échappée audanger que je croyais avoir couru, mes jambes se dérobèrent sousmoi, et je crus que j’allais me trouver mal. En ce moment, onm’enveloppa la tête d’un cachemire, je sentis qu’on me déposait surun divan. Je fis un effort pour me débarrasser du voile quim’enveloppait, je me trouvais dans un appartement que je neconnaissais point, et le comte Alexis était à mes genoux :

– Oh ! m’écriai-je, vous m’avez trompée,c’est affreux, monsieur le comte.

– Hélas ! pardonnez-moi, me dit-il ;cette occasion perdue, l’aurais-je retrouvée jamais ? Au moinsune fois dans ma vie je pourrai vous dire…

– Vous ne me direz pas un mot, monsieur lecomte, m’écriai-je en me levant, et vous allez à l’instant mêmeordonner que l’on me reconduise chez moi, ou vous êtes unmalhonnête homme.

– Mais une heure seulement, au nom duciel ! que je vous parle, que je vous voie ! Il y a silongtemps que je ne vous ai vue, que je ne vous ai parlé.

– Pas un instant, pas une seconde, car c’est àl’instant même, entendez-vous bien, à l’instant même que vous allezme laisser sortir.

– Ainsi, ni mon respect, ni mon amour, ni mesprières…

– Rien, monsieur le comte, rien.

– Eh bien ! me dit-il, écoutez. Je voisque vous ne m’aimez pas, que vous ne m’aimerez jamais. Votre lettrem’avait donné quelque espoir, votre lettre m’avait trompé ;c’est bien, vous me condamnez, j’accepte la sentence. Je vousdemande cinq minutes seulement ; dans cinq minutes, si vousexigez que je vous laisse libre, vous le serez.

– Vous me jurez que dans cinq minutes je serailibre ?

– Je vous le jure.

– Parlez.

– Je suis riche, Louise, je suis noble, j’aiune mère qui m’adore, deux sœurs qui m’aiment ; dès monenfance j’ai été entouré de valets empressés à m’obéir, etcependant avec tout cela, je suis atteint de la maladie de laplupart de mes compatriotes, vieux à vingt ans pour avoir été hommetrop jeune. Je suis las de tout, fatigué de tout. Je m’ennuie.

Ni bals, ni rêves, ni fêtes, ni plaisirs,n’ont pu écarter ce voile gris et terne qui s’étend entre le mondeet moi. La guerre, peut-être, avec ses enivrements, ses dangers,ses fatigues, aurait pu quelque chose sur mon esprit, mais l’Europetout entière dort d’une paix profonde, et il n’y a plus de Napoléonpour tout bouleverser.

J’étais fatigué de tout, et j’allais essayerde voyager quand je vous vis ; ce que j’éprouvai d’abord pourvous, je dois l’avouer, ne fut guère autre chose qu’uncaprice ; je vous écrivis, croyant qu’il n’y avait qu’à vousécrire, que vous alliez céder. Contre mon attente, vous ne merépondîtes point ; j’insistai, car votre résistance mepiquait ; je n’avais cru avoir pour vous qu’une fantaisieéphémère, je m’aperçus que cette fantaisie était devenue un amourréel et profond. Je n’essayai pas de le combattre, car toute lutteavec moi-même me fatigue et m’abat. Je vous écrivis que je partais,et je partis.

En arrivant à Moscou, je retrouvai d’anciensamis ; ils me virent sombre, inquiet, ennuyé, et firent plusd’honneur à mon âme qu’elle n’en méritait. Ils la crurentimpatiente du joug qui pèse sur nous ; ils prirent mes longuesrêveries pour des méditations philanthropiques ; ilsétudièrent longtemps mes paroles et mon silence ; puis,croyant s’apercevoir que quelque chose demeurait caché au fond dema tristesse, ils prirent ce quelque chose pour l’amour de laliberté et m’offrirent d’entrer dans une conspiration contrel’Empereur.

– Grand Dieu ! m’écriai-je épouvantée, etvous avez refusé, je l’espère ?

– Je vous écrivis : ma résolution étaitsoumise à cette dernière épreuve ; si vous m’aimiez, ma vien’était plus à moi, mais à vous, et je n’avais pas le droit d’endisposer. Si vous ne me répondiez pas, ce qui voulait dire que vousne m’aimiez pas, peu m’importait ce qu’il adviendrait de moi. Uncomplot, c’était une distraction. Il y avait bien l’échafaud, sinous étions découverts ; mais comme plus d’une fois l’idée dusuicide m’était venue, je pensai que c’était bien quelque chose quede n’avoir pas la peine de me tuer moi-même.

– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! sepeut-il que vous me disiez là ce que vous pensiez ?

– Je vous dis la vérité, Louise, et en voiciune preuve. Tenez, ajouta-t-il en se levant et en tirant d’unepetite table un paquet cacheté, je ne pouvais deviner que je vousrencontrerais aujourd’hui ; je n’espérais même plus vous voir.Lisez ce papier.

– Votre testament !

– Fait à Moscou le lendemain du jour où jesuis entré dans la conspiration.

– Grand Dieu ! vous me laissiez à moitrente mille roubles de rentes ?

– Si vous ne m’aviez pas aimé pendant ma vie,je désirais que vous eussiez au moins quelques bons souvenirs demoi après ma mort.

– Mais ces projets de conspiration, cettemort, ce suicide, vous avez renoncé à tout cela ?

– Louise, vous êtes libre de sortir ; lescinq minutes sont écoulées ; mais vous êtes mon dernierespoir, le seul bien qui m’attache à la vie ; comme une foissortie d’ici vous n’y rentrerez jamais, je vous donne ma paroled’honneur que la porte de la rue ne sera pas fermée derrière vousque je me serai brûlé la cervelle.

– Oh ! vous êtes fou !

– Non, je suis ennuyé.

– Vous ne ferez pas une pareille chose.

– Essayez.

– Monsieur le comte, au nom du ciel !

– Écoutez, Louise, j’ai lutté jusqu’au bout.Hier, j’étais décidé à en finir ; aujourd’hui, je vous airevue, j’ai voulu risquer un dernier coup, dans l’espoir de gagnerla partie. Je jouais ma vie contre le bonheur ; j’ai perdu, jepayerai.

Si Alexis m’eût dit ces choses dans le délirede la fièvre, je ne les eusse pas crues, mais il me parlait de savoix ordinaire, avec son calme habituel ; son accent étaitplutôt gai que triste ; enfin, on sentait dans tout ce qu’ilm’avait dit un tel caractère de vérité, que c’était moi à mon tourqui ne pouvais plus sortir ; je regardais ce beau jeune hommeplein d’existence, et qu’il ne tenait qu’à moi de faire plein debonheur. Je me rappelais sa mère qui paraissait tant l’aimer, sesdeux sœurs au visage souriant ; je le voyais, lui, sanglant etdéfiguré, elles échevelées et pleurantes, et je me demandais dequel droit, moi qui n’étais rien, j’allais briser toutes cesexistences dorées, toutes ces hautes espérances ; puis,faut-il vous le dire ? un si long attachement commençait àporter son fruit. Moi aussi, dans le silence de mes nuits et dansla solitude de mon cœur, j’avais pensé quelquefois à cet homme quipensait à moi toujours. Au moment de me séparer de lui pour jamais,je vis plus clair dans mon âme. Je m’aperçus que je l’aimais… et jerestai.

Alexis m’avait dit vrai. Ce qui manquait à savie, c’était l’amour. Depuis deux ans qu’il m’aime, il est heureuxou il a l’air de l’être. Il a renoncé à cette folle conspiration oùil n’était entré que par dégoût de la vie. Ennuyé des entravesqu’imposait à nos entrevues ma position chez madame Xavier, il a,sans rien me dire, loué pour moi ce magasin.

Depuis dix-huit mois, je vis d’une autre vie,au milieu de toutes les études qui ont manqué à ma jeunesse et quelui, si distingué, aura besoin de rencontrer dans la femme qu’ilaime, lorsque hélas ! il ne l’aimera plus. De là vient cechangement que vous avez trouvé en moi, en comparant ma position àma personne. Vous voyez donc que j’ai bien fait de vous arrêter,qu’une coquette seule aurait agi autrement, et que je ne puis pasvous aimer, puisque je l’aime, lui.

– Oui, et je comprends aussi par quelleprotection vous espériez me faire réussir dans ma demande.

– Je lui en ai déjà parlé.

– Très bien, mais je refuse, moi.

– C’est possible, mais je suis ainsi.

– Voulez-vous que nous nous brouillionsensemble et que nous ne nous revoyions jamais ?

– Oh ! ce serait de la cruauté, moi quine connais que vous ici.

– Eh bien ! regardez-moi comme une sœur,et laissez-moi faire.

– Vous le voulez ?

– Je l’exige. En ce moment, la porte du salons’ouvrit et le comte Alexis Vaninkoff parut sur le seuil. Le comteAlexis Vaninkoff était un beau jeune homme de vingt-cinq àvingt-six ans, blond et élancé, moitié Tatare moitié Turc, quioccupait, comme nous l’avons dit, le grade de lieutenant dans leschevaliers-gardes. Ce corps privilégié était resté longtemps sousle commandement direct du tsarévitch Constantin, frère del’empereur Alexandre, et à cette époque vice-roi de Pologne. Selonl’habitude des Russes, qui ne quittent jamais l’habit militaire,Alexis était vêtu de son uniforme, portait sur sa poitrine la croixde Saint-Vladimir et d’Alexandre Nevski, et au couStanislas-Auguste de troisième classe ; en l’apercevant,Louise se leva en souriant.

– Monseigneur, lui dit-elle, soyez lebienvenu, nous parlions de vous ; je présente à VotreExcellence le compatriote dont je vous ai parlé, et pour lequel jeréclame votre haute protection.

Je m’inclinai, le comte me répondit par unsalut gracieux, puis, avec une pureté de langue peut-être un peuaffectée :

– Hélas ! ma chère Louise, lui dit-il enlui baisant la main, ma protection n’est pas grande, mais je puisdiriger monsieur par d’autres conseils : mes voyages m’ontappris à reconnaître le bon et le mauvais côté de mes compatriotes,et je mettrai votre protégé au courant de toutes choses ;d’ailleurs, je puis commencer personnellement la clientèle demonsieur en lui donnant deux écoliers, mon frère et moi.

– C’est déjà quelque chose, mais ce n’estpoint assez ; n’avez-vous point parlé d’une place deprofesseur d’escrime dans un régiment ?

– Oui, mais depuis hier je me suisinformé ; il y a déjà deux maîtres d’armes àSaint-Pétersbourg, l’un Français, l’autre Russe. Votre compatriote,mon cher monsieur, ajouta Vaninkoff en se tournant vers moi, est unnommé Valville ; je ne discute pas son mérite ; il a suplaire à l’Empereur qui lui a donné le grade de major, et l’adécoré de plusieurs ordres ; il est professeur de toute lagarde impériale. Mon compatriote à moi est un fort bon et excellenthomme, qui n’a d’autre défaut à nos yeux que d’être Russe ;mais, comme ce n’en est pas un aux yeux de l’Empereur, Sa Majesté,à laquelle il a autrefois donné des leçons, l’a fait colonel et luia donné Saint-Vladimir de troisième classe. Vous ne voulez pasdébuter par vous faire des ennemis de l’un et de l’autre, n’est-cepas ?

– Non, certainement, répondis-je.

– Eh bien ! alors, il ne faut point avoirl’air de marcher sur leurs brisées : annoncez un assaut,donnez-le, montrez-y ce que vous savez faire ; puis, lorsquele bruit de votre supériorité se sera répandu, je vous donnerai unetrès humble recommandation auprès du tsarévitch Constantin, quijustement est au château de Strelua depuis avant-hier, et j’espèreque, sur ma demande, il daignera apostiller votre pétition à SaMajesté.

– Eh bien ! voilà qui va à merveille, medit Louise, enchantée de la bienveillance du comte pour moi ;vous voyez que je ne vous ai pas menti.

– Non, et monsieur le comte est le plusobligeant des protecteurs, comme vous êtes la plus excellente desfemmes. Je vous laisse l’entretenir dans cette bonne dispositionet, pour lui prouver le cas que je fais de ses avis, je vais cesoir même rédiger mon programme.

– C’est cela, dit le comte.

– Maintenant, monsieur le comte, je vousdemande pardon, mais j’ai besoin d’un renseignement. Je ne donnepas cet assaut pour gagner de l’argent, mais pour me faireconnaître. Dois-je envoyer des invitations comme à une soirée, oufaire payer comme à un spectacle ?

– Oh ! faites payer, mon cher monsieur,ou sans cela vous n’auriez personne. Mettez les billets à dixroubles, et envoyez-moi cent billets ; je me charge de lesplacer.

Il était difficile d’être plus gracieux ;aussi ma rancune ne tint pas. Je saluai et je sortis.

Le lendemain, mes arches étaient posées et,huit jours après, j’avais donné mon assaut, auquel ne prirent partni Valville, ni Siverbruck, mais seulement des amateurs polonais,russes et français.

Mon intention n’est point de faire ici lanomenclature de mes hauts faits et des coups de bouton donnés oureçus. Seulement je dirai que, pendant la séance même, monsieur lecomte de La Ferronnays, notre ambassadeur, m’offrit de donner desleçons au vicomte Charles, son fils, et que le soir et le lendemainje reçus les lettres les plus encourageantes, entre autrespersonnes, de monsieur le duc de Wurtemberg, qui me demandaitd’être le professeur de ses fils, et de monsieur le comte deBobrinski, qui me réclamait pour lui-même.

Aussi, lorsque je revis le comteVaninkoff :

– Eh bien ! me dit-il, tout a été àmerveille. Voilà votre réputation établie ; il faut qu’unbrevet impérial la consolide. Tenez, voici une lettre pour un aidede camp du tsarévitch ; il aura déjà entendu parler de vous.Présentez-vous chez lui hardiment avec votre pétition pourl’Empereur ; flattez son amour-propre militaire, etdemandez-lui son apostille.

– Mais, monsieur le comte, demandai-je avecquelque hésitation, croyez-vous qu’il me reçoive bien ?

– Qu’appelez-vous bien recevoir ?

– Enfin, convenablement.

– Écoutez, mon cher monsieur, me dit en riantle comte Alexis, vous nous faites toujours trop d’honneur. Vousnous traitez en gens civilisés, tandis que nous ne sommes que desbarbares. Voilà la lettre ; je vous ouvre la porte, mais je neréponds de rien, et tout dépendra de la bonne ou de la mauvaisehumeur du prince. C’est à vous de choisir le moment ; vousêtes Français, par conséquent vous êtes brave. C’est un combat àsoutenir, une victoire à remporter.

– Oui, mais combat d’antichambre, victoire decourtisan. J’avoue à Votre Excellence que j’aimerais mieux unvéritable duel.

– Jean-Bart n’était pas plus que vous familieravec les parquets cirés et les habits de cour. Comment s’en est-iltiré quand il vint à Versailles ?

– Mais à coups de poing, Votre Excellence.

– Eh bien ! faites comme lui. À propos,je suis chargé de vous dire de la part de Nariskine qui, comme vousle savez, est le cousin de l’Empereur, du comte Zemitcheff et ducolonel Mouravieff, qu’ils désirent que vous leur donniez desleçons.

– Mais vous avez donc résolu de mecombler ?

– Non pas, et vous ne me devez rien ; jem’acquitte de mes commissions, voilà tout.

– Mais il me semble que cela ne se présentepas mal, me dit Louise.

– Grâce à vous, et je vous en remercie. Ehbien ! c’est dit ; je suivrai l’avis de Votre Excellence.Dès demain, je me risque.

– Allez, et bonne chance. Il ne me fallaitrien moins, au reste, que cet encouragement. Je connaissais deréputation l’homme auquel j’avais affaire et, je dois l’avouer,j’aurais autant aimé aller attaquer un ours d’Ukraine dans satanière que d’aller demander une grâce au tsarévitch, cet étrangecomposé de bonnes qualités, de violentes passions et d’emportementsinsensés.

Chapitre 6

 

Le grand-duc Constantin, frère cadet del’empereur Alexandre et frère aîné du grand-duc Nicolas, n’avait nil’affectueuse politesse du premier, ni la dignité froide et calmedu second, il semblait avoir hérité tout entier de son père, dontil reproduisait à la fois les qualités et les bizarreries ;tandis que ses deux frères tenaient de Catherine, Alexandre par lecœur, Nicolas par la tête, tous deux par cette grandeur impérialedont leur aïeule a donné un si puissant exemple au monde.

Catherine, en voyant naître au-dessous d’ellecette belle et nombreuse descendance, avait surtout jeté les yeuxsur les deux aînés, et par leur nom de baptême même, c’est-à-direen appelant l’un Alexandre et l’autre Constantin, semblait leuravoir fait le partage du monde. Cette idée, au reste, étaittellement la sienne qu’elle les avait fait peindre tout enfants,l’un coupant le nœud gordien, l’autre portant le labarum. Il y eutplus, le développement de leur éducation, dont elle avait composéelle-même le plan, n’était qu’une application de ces grandes idées.Ainsi Constantin, destiné à l’empire d’Orient, n’eut que desnourrices grecques et ne fut entouré que de maîtres grecs ;tandis qu’Alexandre, destiné à l’empire d’Occident, fut environnéd’Anglais. Quant au professeur commun des deux frères, ce fut unSuisse, nommé Laharpe, cousin du brave général La Harpe qui servaiten Italie sous les ordres de Bonaparte. Mais les leçons de ce dignemaître ne furent point reçues par ses deux élèves avec un égalzèle, et la semence, quoique la même, produisit des fruitsdifférents ; car d’un côté elle tombait sur une terre préparéeet généreuse, et de l’autre sur un sol inculte et sauvage. Tandisqu’Alexandre, âgé de douze ans, répondait à Graft, son professeurde physique expérimentale, qui lui disait que la lumière était uneémanation continuelle du soleil : « Cela ne se peut pas,car alors le soleil deviendrait chaque jour pluspetit » ; Constantin répondait à Saken, son gouverneurparticulier, qui l’invitait à apprendre à lire : « Je neveux pas apprendre à lire, parce que je vois que vous liseztoujours et que vous êtes toujours plus bête. »

Le caractère et l’esprit des deux enfantsétaient tout entiers dans ces deux réponses.

En revanche, autant Constantin avait derépugnance pour les études scientifiques, autant il avait de goûtpour les exercices militaires. Faire des armes, monter à cheval,faire manœuvrer une armée, lui paraissaient des connaissances bienautrement utiles pour un prince que le dessin, la botanique oul’astronomie. C’était encore un côté par lequel il ressemblait àPaul, et il avait pris une telle passion pour les manœuvresmilitaires que la nuit de ses noces, il se leva à cinq heures dumatin pour faire manœuvrer un peloton de soldats qui se trouvaientde garde auprès de lui.

La rupture de la Russie avec la France servitConstantin à souhait. Envoyé en Italie sous les ordres dufeld-maréchal Souvorov, chargé de compléter son éducationmilitaire, il assista à ses victoires sur le Mencio et à sa défaitedans les Alpes. Un pareil maître, au moins aussi célèbre par sesbizarreries que par son courage, était mal choisi pour réformer lessingularités naturelles de Constantin. Il en résulta que cessingularités, au lieu de disparaître, s’augmentèrent d’une façon siétrange que plus d’une fois on se demanda si le jeune grand-duc nepoussait pas la ressemblance avec son père jusqu’à être, comme lui,atteint d’un peu de folie.

Après la campagne de France et le traité deVienne, Constantin avait été nommé vice-roi de Pologne. Placé à latête d’un peuple guerrier, ses goûts militaires avaient redoubléd’énergie et, à défaut de ces véritables et sanglants combatsauxquels il venait d’assister, les parades et les revues, cessimulacres de bataille, faisaient ses seules distractions. Hiver ouété, soit qu’il habitât le palais de Bruhl, près du jardin de Saxe,soit qu’il résidât au palais du Belvédère, à trois heures du matinil était levé et revêtu de son habit de général ; aucun valetde chambre ne l’avait jamais aidé à sa toilette. Alors, assis à unetable couverte de cadres de régiments et d’ordres militaires, dansune chambre où sur chaque panneau était peint un costume d’un desrégiments de l’armée, il relisait les rapports apportés la veillepar le colonel Axamilovski, ou par le préfet de police Lubovidski,les approuvait ou désapprouvait, mais ajoutait à tous quelqueapostille. Ce travaille tenait jusqu’à neuf heures du matin ;il prenait alors à la hâte un déjeuner de soldat, après lequel ildescendait sur la place de Saxe, où l’attendaient ordinairementdeux régiments d’infanterie et un escadron de cavalerie, dont lamusique, dès qu’il apparaissait, saluait sa présence en exécutantla marche composée par Kurpinski sur le thème : Dieu, sauvezle roi ! La revue commençait aussitôt. Les pelotons défilaientà distance égale et avec une précision mathématique devant letsarévitch, qui les regardait passer à pied, vêtu ordinairement del’uniforme vert des chasseurs, et portant un chapeau surchargé deplumes de coq qu’il posait sur sa tête de façon qu’une des cornestouchât son épaulette gauche, tandis que l’autre se dressait versle ciel. Sous son front étroit et coupé de rides profondes, quiindiquaient de continuelles et soucieuses préoccupations, deuxlongs et épais sourcils, que le froncement habituel de sa peaudessinait irrégulièrement, dérobaient presque entièrement ses yeuxbleus. La singulière vivacité de ses regards donnait, avec sonpetit nez et sa lèvre inférieure allongée, quelque chosed’étrangement sauvage à sa tête qui, portée par un cou extrêmementcourt et naturellement incliné en avant, semblait reposer sur sesépaulettes. Au son de cette musique, à la vue de ces hommes qu’ilavait formés, au retentissement mesuré de leurs pas, alors touts’épanouissait en lui. Une espèce de fièvre le prenait, qui luifaisait monter la flamme au visage. Ses bras contractéss’appuyaient avec raideur le long de son corps dont ses poignetsimmobiles et violemment serrés s’écartaient nerveusement, tandisque ses pieds, dans une continuelle agitation, battaient la mesureet que sa voix gutturale faisait, de temps en temps, entre sescommandements accentués, entendre des sons rauques et saccadés quin’avaient rien d’humain et qui exprimaient alternativement ou sasatisfaction, si tout se passait à son gré, ou sa colère, s’ilarrivait quelque chose de contraire à la discipline. Dans cedernier cas, les châtiments étaient presque toujours terribles, carla moindre faute entraînait, pour le soldat, la prison et, pourl’officier, la perte de son grade. Cette sévérité, au reste, ne sebornait pas aux hommes ; elle s’étendait à tout, et même auxanimaux. Un jour, il fit pendre dans sa cage un singe qui faisaittrop de bruit ; un cheval qui avait fait un faux pas, parcequ’il lui avait un instant abandonné la bride, reçut mille coups debâton ; enfin, un chien qui l’avait réveillé la nuit enhurlant fut fusillé.

Quant à sa bonne humeur, elle n’était pasmoins sauvage que sa colère. Alors il se courbait en éclatant derire, se frottait joyeusement les mains et frappait alternativementla terre de ses deux pieds. Dans ce moment, il courait au premierenfant venu, le tournait et le retournait de tous côtés, se faisaitembrasser par lui, lui pinçait les joues, lui pinçait le nez etfinissait par le renvoyer en lui mettant une pièce d’or dans lamain. Puis il y avait d’autres heures qui n’étaient ni des heuresde joie ni des heures de colère, mais des heures de prostrationcomplète et de mélancolie profonde. Alors, faible comme une femme,il poussait des gémissements et se tordait sur ses divans ou sur leparquet. Personne alors n’osait s’approcher de lui. Seulement, dansces moments, on ouvrait ses fenêtres et sa porte, et une femmeblonde et pâle, à la taille élancée, vêtue ordinairement d’une robeblanche et d’une ceinture bleue, passait comme une apparition. Àcette vue, qui avait sur le tsarévitch une influence magique, sasensibilité nerveuse s’exaltait, ses soupirs devenaient dessanglots, et il versait des larmes abondantes. Alors la crise étaitpassée ; la femme venait s’asseoir près de lui, il posait satête sur ses genoux, s’endormait et se réveillait guéri. Cettefemme, c’était Jeannette Grudzenska, l’ange gardien de laPologne.

Un jour qu’elle priait, tout enfant, dansl’église métropolitaine, devant l’image de la Vierge, une couronned’immortelles placée sous le tableau était tombée sur sa tête, etun vieux Cosaque d’Ukraine, qui passait pour prophète, consulté parson père sur cet événement, lui avait prédit que cette couronnesainte, qui lui était tombée du ciel, était un présage de celle quilui était destinée sur la terre. Le père et la fille avaient oubliétous deux cette prédiction, ou plutôt ne s’en souvenaient plus quecomme d’un songe, quand le hasard mit Jeannette et Constantin faceà face.

Alors cet homme à demi sauvage, aux passionsardentes et absolues, devint timide comme un enfant ; lui àqui rien ne résistait, qui, d’un mot, disposait de la vie des pèreset de l’honneur des filles, il vint timidement demander auvieillard la main de Jeannette, le suppliant de ne pas lui refuserun bien sans lequel il n’y avait plus de bonheur pour lui dans cemonde. Le vieillard alors se rappela la prédiction duCosaque ; il vit dans la demande de Constantinl’accomplissement des décrets de la Providence, et ne se crut pasle droit de s’opposer à leur accomplissement. Le grand-duc reçutdonc son consentement et celui de sa fille : restait celui del’Empereur.

Celui-là, il l’acheta par une abdication.

Oui, cet homme étrange, cet homme indevinablequi, pareil au Jupiter olympien, faisait trembler tout un peuple enfronçant le sourcil, donna, pour le cœur d’une jeune fille, sadouble couronne d’Orient et d’Occident, c’est-à-dire un royaume quicouvre la septième partie de la terre, avec ses cinquante-troismillions d’habitants et les six mers qui baignent ses rivages.

En échange, Jeannette Grudzenska reçut del’empereur Alexandre le titre de princesse de Lovicz.

Tel était l’homme avec lequel j’allais metrouver face à face ; il était venu à Pétersbourg, disait-onsourdement, parce qu’il avait surpris à Varsovie les fils d’unevaste conspiration qui couvrait la Russie tout entière ; maisces fils s’étaient brisés entre ses mains par le silence obstinédes deux conspirateurs qu’il avait fait arrêter. La circonstance,comme on le voit, était peu favorable, pour aller lui faire unedemande aussi frivole que la mienne.

Je ne m’en décidai pas moins à courir leschances d’une réception qui ne pouvait manquer d’être bizarre. Jepris un droschki et je partis le lendemain matin pour Strelna, munide ma lettre pour le général Rodna, aide de camp du tsarévitch, etde ma pétition pour l’empereur Alexandre. Après deux heures demarche sur une magnifique route, toute bordée à gauche de maisonsde campagne, à droite de plaines qui s’étendent jusqu’au golfe deFinlande, nous atteignîmes le couvent de Saint-Serge, le saint leplus vénéré après saint Alexandre Nevski, et dix minutes après nousétions au village. À moitié de la Grande-Rue et près de la poste,nous tournâmes à droite ; quelques secondes après, j’étaisdevant le château. La sentinelle voulut m’arrêter ; mais jemontrai ma lettre pour M. de Rodna, et on me laissapasser.

Je montai le perron et je me présentai àl’antichambre. M. de Rodna travaillait avec letsarévitch. On me fit attendre dans un salon qui donnait sur demagnifiques jardins coupés par un canal qui se rend directement àla mer, tandis qu’un officier portait ma lettre ; un instantaprès, le même officier revint et me dit d’entrer.

Le tsarévitch était debout contre la cheminéecar, quoiqu’on fût à peine à la fin de septembre, le tempscommençait à se faire froid ; il achevait de dicter unedépêche à M. de Rodna assis. J’ignorais que j’allais êtreaussi rapidement introduit, de sorte que je m’arrêtai sur le seuil,étonné de me trouver si vite en sa présence. À peine la portefut-elle refermée qu’avançant la tête sans faire aucun autremouvement du corps et fixant sur moi ses deux yeuxperçants :

– Ton pays ? me dit-il.

– La France, Votre Altesse.

– Ton âge ?

– Vingt-six ans.

– Ton nom ?

– G…

– Et c’est toi qui veux obtenir un brevet demaître d’armes dans un des régiments de Sa Majesté Impériale monfrère ?

– C’est l’objet de toute mon ambition.

– Tu dis que tu es de premièreforce ?

– J’en demande pardon à Votre AltesseImpériale ; je n’ai pas dit cela, car ce n’est pas à moi de ledire.

– Non, mais tu le penses.

– Votre Altesse Impériale sait que l’orgueilest le péché dominant de la pauvre race humaine ; d’ailleurs,j’ai donné un assaut, et Votre Altesse peut s’informer.

– Je sais ce qui s’y est passé, mais tun’avais affaire qu’à des amateurs de seconde force.

– Aussi les ai-je ménagés.

– Ah ! tu les as ménagés ; et, si tune les avais pas ménagés, que serait-il arrivé ?

– Je les eusse touchés dix fois contredeux.

– Ah ! ah !… Ainsi, par exemple,moi, tu me toucherais dix fois contre deux.

– C’est selon.

– Comment ! c’est selon ?

– Oui, c’est selon comme Votre AltesseImpériale désirerait que je la traitasse. Si elle exigeait que jela traitasse en prince, c’est elle qui me toucherait dix fois etmoi qui ne la toucherais que deux. Si elle permettait que je latraitasse comme tout le monde, ce serait alors très probablementmoi qui ne serais touché que deux fois et elle qui serait touchéedix.

– Lubenski, cria le tsarévitch en se frottantles mains, Lubenski, mes fleurets. Ah ! ah ! monsieur lefanfaron, nous allons voir !

– Comment, Votre Altesse permet ?

– Mon Altesse ne permet pas, mon Altesse veutque tu la touches dix fois ; est-ce que tu reculerais, parhasard ?

– Quand je suis venu au château de Strelna,c’était pour me mettre à la disposition de Votre Altesse. Qu’elleordonne donc.

– Eh bien ! prends ce fleuret, prends cemasque, et voyons un peu.

– C’est Votre Altesse qui m’y force ?

– Eh oui ! cent fois oui, mille fois oui,mille millions de fois oui !

– J’y suis.

– Il me faut mes dix coups, entends-tu, dit letsarévitch en commençant à m’attaquer, mes dix coups, entends-tu,pas un de moins. Je ne te fais pas grâce d’un seul. Ha !ha !

Malgré l’invitation du tsarévitch, je mecontentais de parer et ne ripostais même pas.

– Eh bien ! s’écria-t-il en s’échauffant,je crois que tu me ménages. Attends, attends… Ha !ha !

Et je voyais le rouge lui monter au visage àtravers son masque, et ses yeux s’injecter de sang.

– Eh bien, ces dix coups, où sont-ilsdonc ?

– Votre Altesse, le respect…

– Va-t’en au diable avec ton respect, ettouche, touche ! J’usai à l’instant de la permission, et letouchai trois fois de suite.

– Bien cela ! bien, cria-t-il ; àmon tour… Tiens… Ha !

touché, touché… C’était vrai.

– Je crois que Votre Altesse ne me ménage paset qu’il faut que je fasse mon compte avec elle.

– Fais ton compte, fais… Ha !ha !

Je le touchai quatre autres fois, et lui, dansune riposte, me boutonna à son tour.

– Touché, touché ! cria-t-il tout joyeuxet en piétinant. Rodna, tu as vu que je l’ai touché deux fois sursept.

– Deux fois sur dix, Monseigneur, répondis-jeen le pressant à mon tour. Huit… neuf… dix… Nous voilà quittes.

– Bien, bien, bien ! cria letsarévitch ; bien, mais ce n’est pas assez d’apprendre à tirerla pointe : à quoi veux-tu que cela serve à mescavaliers ? C’est l’espadon qu’il faut, c’est le sabre.Sais-tu tirer le sabre, toi ?

– Je suis à peu près de même force qu’àl’épée.

– Oui ? Eh bien ! au sabre, tedéfendrais-tu, à pied, contre un homme à cheval armé d’unelance ?

– Je le crois, Votre Altesse.

– Tu le crois, tu n’en es pas sûr… Ah !ah ! tu n’en es pas sûr ?

– Si fait, Votre Altesse, j’en suis sûr.

– Ah ! tu en es sûr, tu tedéfendrais ?

– Oui, Votre Altesse.

– Tu parerais un coup de lance ?

– Je le parerais.

– Contre un homme à cheval ?

– Contre un homme à cheval.

– Lubenski ! Lubenski ! cria denouveau le tsarévitch. L’officier parut.

– Faites-moi amener un cheval, faites-moidonner une lance ; une lance, un cheval, vous entendez ;allez ! allez !

– Mais, Monseigneur…

– Ah ! tu recules, ah !ah !

– Je ne recule pas, Monseigneur et, contretout autre que Votre Altesse, tous ces essais ne seraient qu’unjeu.

– Eh bien ! contre moi qu’ya-t-il ?

– Contre Votre Altesse, je crains également deréussir et d’échouer ; car je crains, si je réussis, qu’ellen’oublie que c’est elle qui a ordonné…

– Je n’oublie rien ; d’ailleurs, voilàRodna devant qui je t’ai ordonné et t’ordonne de me traiter commetu le traiterais, lui.

– Je ferai observer à Votre Altesse qu’elle neme met pas à mon aise, car je traiterais Son Excellence fortrespectueusement aussi.

– Flatteur, va, mauvais flatteur ; tucrois t’en faire un ami, mais personne n’a d’influence sur moi, jene juge que par moi, entends-tu, par moi seul ; tu as réussiune première fois, nous verrons si tu seras aussi heureux uneseconde.

En ce moment, l’officier parut devant lesfenêtres, conduisant un cheval et tenant une lance.

– C’est bien, continua Constantin ens’élançant dehors. Viens ici, dit-il en me faisant signe de lesuivre ; et toi, Lubenski, donne-lui un sabre, un bon sabre,un sabre bien à sa main, un sabre des gardes à cheval. Ah !ah ! nous allons voir. Tiens-toi bien, monsieur le maîtred’armes, je ne te dis que cela, ou je t’enfile comme les crapaudsqui sont dans mon pavillon. Vous savez bien, Rodna, ledernier ; eh bien ! le dernier, il a vécu trois joursavec un clou au travers du corps.

À ces mots, Constantin sauta sur son cheval,sauvage enfant des steppes dont la crinière et la queue balayaientla terre ; il lui fit faire, avec une habileté remarquable ettout en jouant avec sa lance, les évolutions les plusdifficiles.

Pendant ce temps, on m’apportait trois ouquatre sabres en m’invitant à en choisir un ; mon choix futbientôt fait ; j’étendis la main et je pris au hasard.

– C’est cela ! c’est cela ! yes-tu ? me cria le tsarévitch.

– Oui, Votre Altesse.

Alors il mit son cheval au galop pour gagnerl’autre bout de l’allée.

– Mais c’est sans doute uneplaisanterie ? demandai-je à M. de Rodna.

– Rien n’est plus sérieux, au contraire, merépondit celui-ci : il y va pour vous de la vie ou de votreplace ; défendez-vous comme dans un combat, je n’ai que cela àvous dire.

La chose devenait plus sérieuse que je n’avaiscru ; s’il ne s’était agi que de me défendre et de rendre couppour coup, eh bien, j’en aurais couru la chance ; mais là,c’était tout autre chose ; avec mon sabre émoulu et sa lanceeffilée, la plaisanterie pouvait devenir fort grave ;n’importe ! j’étais engagé, il n’y avait pas moyen dereculer ; j’appelai à mon secours tout mon sang-froid et toutemon adresse, et je fis face au tsarévitch.

Il était déjà arrivé au bout de l’allée etvenait de retourner son cheval. Quoi que m’en eût ditM. de Rodna, j’espérais toujours que cela n’était qu’unjeu, lorsque, me criant une dernière fois : « Yes-tu ? », je le vis mettre sa lance en arrière et soncheval au galop. Alors seulement je fus convaincu qu’il s’agissaittout de bon de défendre ma vie, et je me mis en garde.

Le cheval dévorait le chemin, et le tsarévitchétait couché sur son cheval de telle manière qu’il se perdait dansles flots de la crinière qui flottait au vent ; je ne voyaisque le haut de sa tête entre les deux oreilles de sa monture.Arrivé à moi, il essaya de me porter un coup de lance en pleinepoitrine, mais j’écartai l’arme par une parade de tierce et,faisant un bond de côté, je laissai le cheval et le cavalier,emportés par leur course, passer sans me faire aucun mal. Quand ilvit son coup manqué, le tsarévitch arrêta son cheval court avec uneadresse merveilleuse.

– C’est bien, c’est bien, dit-il ;recommençons. Et, sans me donner le temps de faire aucuneobservation, il fit pirouetter son cheval sur les pieds dederrière, reprit du champ et, m’ayant demandé si j’étais préparé,revint sur moi avec plus d’acharnement encore que la premièrefois ; mais, comme la première fois, j’avais les yeux fixéssur les siens et je ne perdais aucun de ses mouvements ;aussi, saisissant le moment, je parai en quarte et fis un bond àdroite, de sorte que cheval et cavalier passèrent de nouveau prèsde moi aussi infructueusement qu’ils l’avaient déjà fait. Letsarévitch fit entendre une espèce de rugissement. Il s’était prisà ce tournoi comme à un combat véritable, et il voulait qu’il finîtà son honneur. Aussi, au moment où je croyais en être quitte, je levis se préparer à une troisième course. Cette fois, comme jetrouvais la plaisanterie par trop prolongée, je décidai qu’elleserait la dernière. En effet, au moment où je le vis tout près dem’atteindre, au lieu de me contenter, cette fois, d’une simpleparade, je frappai d’un violent coup d’estoc la lance qui, coupéeen deux, laissa le tsarévitch désarmé ; alors, saisissant labride du cheval, ce fut moi, à mon tour, qui l’arrêtai siviolemment qu’il plia sur ses jarrets de derrière ; en mêmetemps, je portai la pointe de mon sabre sur la poitrine dutsarévitch. Le général Rodna poussa un cri terrible ; il crutque j’allais tuer Son Altesse. Constantin eut sans doute aussi lamême idée, car je le vis pâlir. Mais aussitôt je fis un pas enarrière et, m’inclinant devant le grand-duc :

– Voilà, Monseigneur, lui dis-je, ce que jepuis montrer aux soldats de Votre Altesse, si toutefois elle mejuge digne d’être leur professeur.

– Oui, mille diables ! oui, tu en esdigne et tu auras un régiment où j’y perdrai mon nom…Lubenski ! Lubenski ! continua-t-il en sautant à bas decheval, conduis Pulk à l’écurie ; et toi, viens, quej’apostille ta demande.

Je suivis le grand-duc qui me ramena dans lesalon, prit une plume et écrivit au bas de ma supplique :

« Je recommande bien humblement lesoussigné à Sa Majesté Impériale, le croyant tout à fait digned’obtenir la faveur qu’il sollicite. »

– Et maintenant, me dit-il, prends cettedemande et remets-la à l’Empereur lui-même. Il y a bien de laprison si tu te laisses prendre à lui parler ; mais, ma foi,qui ne risque rien n’a rien. Adieu, et si jamais tu passes àVarsovie, viens me voir.

Je m’inclinai au comble de la joie de m’enêtre tiré aussi heureusement et, remontant dans mon droschki, jerepris le chemin de Saint-Pétersbourg, porteur de latoute-puissante apostille.

Le soir, j’allai remercier le comte Alexis duconseil qu’il m’avait donné, quoique ce conseil eût failli mecoûter cher ; je lui racontai ce qui s’était passé, au grandeffroi de Louise, et le lendemain, vers les dix heures du matin, jepartis pour la résidence de Tsarskoïe Selo qu’habitait l’Empereur,décidé à me promener dans les jardins du palais jusqu’à ce que jele rencontrasse, et à risquer la peine de la prison dont estpassible toute personne qui lui présente une supplique.

Chapitre 7

 

La résidence impériale de Tsarskoïe Selo estsituée à trois ou quatre lieues seulement de Saint-Pétersbourg, etcependant la route présente un aspect tout différent de celle quej’avais suivie la veille pour aller à Strelna. Ce ne sont plus lesmagnifiques villas et les larges échappées de vue sur le golfe deFinlande ; ce sont de riches plaines aux grasses moissons etaux verdoyantes prairies, conquises il y a peu d’années parl’agriculture sur les fougères gigantesques qui en étaientpaisiblement restées maîtresses depuis la création.

En moins d’une heure de route, je me trouvai,après avoir traversé la colonie allemande, engagé dans une petitechaîne de collines du sommet de l’une desquelles je commençai àapercevoir les arbres, les obélisques et les cinq coupoles doréesde la chapelle, qui annoncent la demeure du souverain.

Le palais de Tsarskoïe Selo est situé surl’emplacement même d’une petite chaumière qui appartenait à unevieille Hollandaise nommée Sara, et où Pierre le Grand avaitl’habitude de venir boire du lait. La pauvre paysanne mourut, etPierre, qui avait pris cette chaumière en affection à cause dumagnifique horizon que l’on découvrait de sa fenêtre, la donna àCatherine, avec tout le terrain qui l’environnait, pour y fairebâtir une ferme. Catherine fit venir un architecte, et lui expliquaparfaitement tout ce qu’elle désirait. L’architecte fit comme fonttous les architectes, absolument le contraire de ce qu’on luidemandait, c’est-à-dire un château.

Néanmoins, cette résidence, tout éloignéequ’elle était déjà de sa simplicité primitive, parut à Élisabethmal en harmonie avec la grandeur et la puissance d’une impératricede Russie ; aussi fit-elle abattre le château paternel et, surles dessins du comte Rastreti, bâtir un magnifique palais. Le noblearchitecte, qui avait entendu parler de Versailles comme d’unchef-d’œuvre de somptuosité, voulut surpasser Versailles enéclat ; et ayant ouï dire que l’intérieur du palais du grandroi n’était que dorures, il renchérit, lui, sur ce palais, enfaisant dorer tous les bas-reliefs extérieurs de Tsarskoïe Selo,moulures, corniches, cariatides, trophées, et jusqu’aux toits.Cette opération achevée, Élisabeth choisit une journée magnifiqueet invita toute sa cour, ainsi que les ambassadeurs des différentespuissances, à venir inaugurer son éblouissant pied-à-terre. À lavue de cette magnificence, si étrangement placée qu’elle fût,chacun se récria sur cette huitième merveille du monde, àl’exception du marquis de La Chetardie, ambassadeur de France, quiseul parmi tous les courtisans, ne dit pas un mot et se mit aucontraire à regarder tout autour de lui. Un peu piquée de cettedistraction, l’Impératrice lui demanda ce qu’il cherchait.

– Ce que je cherche, Madame, réponditfroidement l’ambassadeur ; pardieu, je cherche l’écrin de cemagnifique bijou.

C’était l’époque où l’on entrait à l’Académieavec un quatrain, où l’on allait à l’immortalité avec un bon mot.Aussi M. de La Chetardie sera-t-il immortel àSaint-Pétersbourg.

Malheureusement, l’architecte avait bâti pourl’été et avait complètement oublié l’hiver. Au printemps suivant,il fallut faire de ruineuses réparations à toutes ces dorures, etcomme chaque hiver amenait le même dégât et chaque printemps lesmêmes réparations, Catherine II résolut de remplacer le métal parun simple et modeste vernis jaune ; quant au toit, il futdécidé qu’on le peindrait en vert tendre, selon la coutume deSaint-Pétersbourg. À peine le bruit de ce changement se fut-ilrépandu qu’un spéculateur se présenta, offrant à Catherine de luipayer deux cent quarante mille livres toute cette dorure qu’elleavait résolu de faire disparaître. Catherine lui répondit qu’ellele remerciait, mais qu’elle ne vendait point ses vieilleshardes.

Au milieu de ses victoires, de ses amours etde ses voyages, Catherine ne cessa point de s’occuper de sarésidence favorite. Elle fit bâtir pour l’aîné de ses petits-fils,à cent pas du château impérial, le petit palais Alexandre, et fitdessiner par son architecte, M. Bush, d’immenses jardinsauxquels les eaux seules manquaient. M. Bush n’en fit pasmoins des canaux, des cascades et des lacs, persuadé que, quand ons’appelait Catherine le Grand et qu’on désire de l’eau, l’eau nepeut manquer de venir. En effet, son successeur, Bauer, découvritque M. Demidoff, qui possédait dans les environs une superbecampagne, avait en trop ce dont sa souveraine n’avait pointassez ; il lui exposa la sécheresse des jardins impériaux, etM. Demidoff, en sujet dévoué, mit son superflu à ladisposition de Catherine. À l’instant même, et en dépit desobstacles, on vit l’eau, arrivant de tous les côtés, se répandre enlacs, s’élancer en jets et rebondir en cascades. C’est ce quifaisait dire à la pauvre impératrice Élisabeth :

– Brouillons-nous avec l’Europe entière, maisne nous brouillons pas avec M. Demidoff. En effet,M. Demidoff, dans un moment de mauvaise humeur, pouvait fairemourir la cour de soif.

Élevé à Tsarskoïe Selo, Alexandre hérita del’amour de sa grand-mère pour cette résidence. C’est que tous sessouvenirs d’enfance, c’est-à-dire le passé doré de sa vie, serattachaient à ce château. C’était sur ses gazons qu’il avaitessayé ses premiers pas, dans ses allées qu’il avait appris àmonter un cheval, et sur ses lacs qu’il avait fait sonapprentissage de matelot ; aussi, à peine les premiers beauxjours apparaissaient-ils qu’il accourait à Tsarskoïe Selo, pour nequitter cette résidence qu’aux premières neiges.

C’était à Tsarskoïe Selo que j’étais venu lepoursuivre et que je m’étais promis de l’atteindre.

Aussi, après un assez mauvais déjeuner pris enhâte à l’hôtel de la Restauration française, je descendis dans leparc où, malgré les sentinelles, chacun peut se promener librement.Il est vrai que, comme les premiers froids approchaient, le parcétait désert. Peut-être aussi s’abstenait-on d’entrer dans lesjardins par respect pour le souverain que je venais troubler. Jesavais qu’il passait quelquefois la journée entière à s’y promenerdans les allées les plus sombres. Je me lançai donc au hasard,marchant devant moi et à peu près certain, d’après lesrenseignements que j’avais pris, que je finirais par le rencontrer.D’ailleurs, en supposant que le hasard ne me servît point toutd’abord, je ne manquerais pas, en attendant, d’objets dedistraction et de curiosité.

En effet, j’allai bientôt me heurter contre laville chinoise, joli groupe de quinze maisons, dont chacune a sonentrée, sa glacière et son jardin et qui servent de logement auxaides de camp de l’Empereur. Au centre de la ville, disposé enforme d’étoile, est un pavillon destiné aux bals et auxconcerts ; une salle de verdure lui sert d’office, et auxquatre coins de cette salle sont quatre statues de mandarins degrandeur naturelle et fumant leur pipe. Un jour, et ce jour étaitle cinquante-huitième anniversaire de sa naissance, Catherine sepromenait avec sa cour dans ses jardins, lorsque, ayant dirigé sapromenade vers cette salle, elle vit, à son grand étonnement, uneépaisse fumée sortir de la pipe de ses quatre mandarins qui, à sonaspect, commencèrent à remuer gracieusement la tête et à rouleramoureusement les yeux. Catherine s’approcha pour voir de plus prèsce phénomène. Alors les quatre mandarins descendirent de leurpiédestal, s’approchèrent d’elle et, se prosternant à ses piedsavec toute l’exactitude du cérémonial chinois, lui dirent des versen forme de compliments. Ces quatre mandarins étaient le prince deLigne, monsieur de Ségur, monsieur de Cobenzl et Potemkine.

Cependant, j’avais déjà successivement visitéla colonne de Grégoire Orloff, la pyramide élevée au vainqueur deTchesma et la grotte du Pausilipe. J’étais depuis quatre heureserrant dans ce jardin qui renferme des lacs, des plaines et desforêts, commençant à désespérer de rencontrer celui que j’y étaisvenu chercher, lorsqu’en traversant une avenue, j’aperçus dans unecontre-allée un officier en redingote d’uniforme qui me salua etcontinua son chemin. J’avais derrière moi un garçon jardinier quiratissait une allée ; je lui demandai quel était cet officiersi poli : « C’est l’Empereur », me répondit-il.

Aussitôt je m’élançai par une alléetransversale qui devait couper diagonalement le sentier où sepromenait l’Empereur ; et, en effet, à peine eus-je faitquatre-vingts pas, que je le vis de nouveau ; mais aussi enl’apercevant je n’eus pas la force de faire un pas de plus.

L’Empereur s’arrêta un instant ; puis,voyant que le respect m’empêchait d’aller à lui, il continua sonchemin vers moi : j’étais rangé sur le revers de l’allée, etl’Empereur tenait le milieu ; je l’attendis le chapeau à lamain, et tandis qu’il s’avançait en boitant légèrement, car uneblessure qu’il s’était faite à la jambe, dans un de ses voyages surles rives du Don, venait de se rouvrir, je pus remarquer lechangement extrême qui s’était fait en lui depuis que je l’avais vuà Paris il y avait neuf ans. Son visage, autrefois si ouvert et sijoyeux, était tout terni d’une tristesse maladive, et il étaitvisible, ce que l’on disait au reste tout haut, qu’une mélancolieprofonde le dévorait. Cependant, ses traits avaient conservé uneexpression de bienveillance telle que je fus à peu près rassuré etque, au moment où il passa, faisant un pas vers lui :

– Sire, lui dis-je.

– Mettez votre chapeau, Monsieur, me dit-il,l’air est trop vif pour rester nu-tête.

– Que Votre Majesté permette…

– Couvrez-vous donc, Monsieur, couvrez-vousdonc.

Et comme il voyait que le respect m’empêchaitd’obéir à cet ordre, il me prit le chapeau et, d’une main, mel’enfonçant sur la tête, de l’autre il me saisit le bras pour meforcer à le garder. Alors, comme il vit que ma résistance était àbout :

– Et maintenant, me dit-il, que mevoulez-vous ?

– Sire, cette pétition.

Et je tirai la supplique de ma poche. Àl’instant même, son visage s’assombrit.

– Savez-vous, Monsieur, me dit-il, vous qui mepoursuivez ici, que je quitte Saint-Pétersbourg pour fuir lespétitions ?

– Oui, Sire, je le sais, répondis-je, et je neme dissimule pas la hardiesse de ma démarche ; mais cettedemande a peut-être plus qu’une autre des droits à la bienveillancede Votre Majesté : elle est apostillée.

– Par qui ? interrompit vivementl’Empereur.

– Par l’auguste frère de Votre Majesté, parSon Altesse Impériale le grand-duc Constantin.

– Ah ! ah ! fit l’Empereur enavançant la main, mais en la retirant aussitôt.

– De sorte, dis-je, que j’ai espéré que VotreMajesté, dérogeant à ses habitudes, daignerait recevoir cettesupplique.

– Non Monsieur, non, dit l’Empereur, je ne laprendrai pas car demain on m’en présenterait mille, et je seraisobligé de fuir ces jardins où je ne serais plus seul. Mais,ajouta-t-il en voyant le désappointement que ce refus produisaitsur ma physionomie et en étendant la main du côté de l’église deSainte-Sophie, mettez cette demande à la poste, là, dans laville ; aujourd’hui même je la verrai, et après-demain vousaurez la réponse.

– Sire, que de reconnaissance !

– Voulez-vous me la prouver ?

– Oh ! Votre Majesté peut-elle me ledemander ?

– Eh bien ! ne dites à personne que vousm’avez présenté une pétition et que vous n’avez pas été puni.Adieu, Monsieur.

L’Empereur s’éloigna, me laissant stupéfait desa mélancolique bonhomie. Je n’en suivis pas moins son conseil, etmis ma pétition à la poste. Trois jours après, comme il me l’avaitpromis, je reçus sa réponse.

C’était mon brevet de professeur d’escrime aucorps impérial du génie, avec le grade de capitaine.

Chapitre 8

 

À compter de ce moment, comme ma positionétait à peu près fixée, je résolus de quitter l’hôtel de Londres etd’avoir un chez moi. En conséquence, je me mis à parcourir la villeen tous sens : ce fut dans ces excursions que je commençai àconnaître véritablement Saint-Pétersbourg et ses habitants.

Le comte Alexis m’avait tenu parole. Grâce àlui j’avais, dès mon arrivée, obtenu un cercle d’élèves que, sansses recommandations, je n’eusse certes pas conquis par moi-même entoute une année. C’étaient monsieur de Nariskin, le cousin del’Empereur ; monsieur Paul de Bobrinski, petit-fils avoué,sinon reconnu, de Grégoire Orloff et de Catherine le Grand ;le prince Troubetskoï, colonel du régiment de Prebovjenskoï ;monsieur de Gorgoli, grand maître de la police ; plusieursautres seigneurs des premières familles de Saint-Pétersbourg, etenfin deux ou trois officiers polonais servant dans l’armée del’Empereur.

Une des choses qui me frappèrent le plus chezles plus grands seigneurs russes fut leur politesse hospitalière,cette première vertu des peuples, qui survit si rarement à leurcivilisation et qui ne se démentit jamais à mon égard. Il est vraique l’empereur Alexandre, à l’instar de Louis XIV, qui avait donnéaux six plus anciens maîtres d’armes de Paris des lettres denoblesse transmissibles à leurs descendants, regardant aussil’escrime comme un art et non comme un métier, avait pris le soinde rehausser la profession que j’exerçais en donnant à mescollègues et à moi des grades plus ou moins élevés dans l’armée.Néanmoins, je reconnais hautement qu’en aucun pays du monde jen’eusse trouvé, comme à Saint-Pétersbourg, cette familiaritéaristocratique qui, sans abaisser celui qui l’accorde, élève celuiqui en est l’objet.

Ce bon accueil des Russes sert d’autant mieuxles plaisirs des étrangers que l’intérieur des familles est desplus animés, grâce aux anniversaires et aux grandes fêtes ducalendrier, auxquelles il faut joindre encore celle du patronparticulier de la maison. Aussi, pour peu que l’on ait un cercle deconnaissances de quelque étendue, il se passe peu de jours sans quel’on ait deux ou trois dîners et autant de bals.

Il y a encore, en Russie, un autre avantagepour les professeurs : c’est qu’ils deviennent commensaux dela maison, et en quelque sorte membres de la famille. Unprofesseur, pour peu qu’il ait quelque distinction, prend au foyer,entre l’ami et le parent, une place qui tient de l’un et de l’autrequ’il conserve tout le temps qui lui convient, et qu’il ne perdpresque jamais que par sa faute.

C’était celle qu’avaient bien voulu me fairequelques-uns de mes élèves, et entre autres le grand maître de lapolice, monsieur de Gorgoli, tout à la fois l’un des plus nobles etdes meilleurs cœurs que j’aie connus. Grec d’origine, beau, grand,bien fait, adroit à tous les exercices, c’était certainement, avecle comte Alexis Orloff et monsieur de Bobrinski, le type duvéritable seigneur. Adroit à tous les exercices depuis l’équitationjusqu’à la paume, d’une première force d’amateur à l’escrime,généreux comme un vieux boyard, il était à la fois la providencedes étrangers et de ses concitoyens, pour lesquels il étaittoujours visible à quelque heure du jour ou de la nuit que ce fût.Dans une ville comme Saint-Pétersbourg, c’est-à-dire dans cetteVenise monarchique où aucune rumeur n’a son écho, où les canaux dela Moïka et de Catherine, comme ceux de la Giudecca et d’Orfano,rendent leurs morts sans bruit, où les boutchniks qui veillent aucoin de chaque rue inspirent parfois plus de terreurs qu’ils necalment de craintes, le major Gorgoli était le répondant de lasécurité publique. Chacun, en le voyant parcourir sans cesse, surun léger droschki attelé de chevaux rapides comme des gazelles etrenouvelés quatre fois par jour, les douze quartiers de la ville,les marchés et les bazars, fermait tranquillement le soir la portede sa maison, certain que cette providence restait l’œil ouvertdans les ténèbres. Je ne donnerai qu’une preuve de cette vigilanceincessante. Depuis plus de douze ans que monsieur de Gorgoli étaitgrand maître de la police, il n’avait pas quitté un seul jourSaint-Pétersbourg.

Au bout de quelques jours de course, jeparvins enfin à trouver sur les bords du canal Catherine,c’est-à-dire au centre de la ville, un logement convenable et toutgarni, dans lequel je n’eus à introduire, pour le compléter, quedes matelas et une couchette, le lit, dont l’usage est laissé auxgrands seigneurs, étant regardé par les paysans qui couchent surdes poêles et par les marchands qui dorment dans des peaux et surdes fauteuils comme un meuble de luxe.

Enchanté du nouvel arrangement que je venaisde prendre, je retournais du canal Catherine à l’Amirauté lorsque,sans songer que ce jour était le saint jour du dimanche, il me pritl’envie d’entrer dans un bain à vapeur. J’avais beaucoup entenduparler, en France, de ces sortes d’établissements, de sorte que,passant devant une maison de bains, je résolus de profiter del’occasion. Je me présentai à la porte ; moyennant deuxroubles et demi, c’est-à-dire cinquante sous de France, on me remitune carte d’entrée et je fus introduit dans une première chambre oùl’on se déshabille : cette chambre est chauffée à latempérature ordinaire.

Pendant que je me dévêtissais en compagnied’une douzaine d’autres personnes, un garçon vint me demander sij’avais un domestique et, sur ma réponse négative, s’informa dequel âge, de quel prix et de quel sexe je désirais la personne quidevait me frotter. Une telle demande nécessitait uneexplication ; je la provoquai donc, et j’appris que desenfants et des hommes attachés à l’établissement se tenaienttoujours prêts à vous rendre service et que, quant aux femmes, onles envoyait chercher dans une maison voisine.

Une fois le choix fait, la personne, quellequ’elle fût, sur laquelle il s’était arrêté, se mettait nue commele baigneur, et entrait avec lui dans la seconde chambre, chaufféeà la température du sang. Je restai un instant muetd’étonnement ; puis, la curiosité l’emportant sur la honte, jefis choix du garçon même qui m’avait parlé. À peine lui eus-jemanifesté ma préférence qu’il alla prendre à un clou une poignée deverges et en un instant se trouva aussi nu que moi.

Alors il ouvrit une porte et me poussa dans laseconde chambre.

Je crus que quelque nouveau Méphistophélèsm’avait conduit, sans que je m’en doutasse, au sabbat.

Que l’on se figure trois cents personnesparfaitement nues, de tout âge, de tout sexe, hommes, femmes,enfants, vieillards, dont la moitié fouette l’autre, avec des cris,des rires, des contorsions étranges, et cela sans la moindre idéede pudeur. C’est qu’en Russie le peuple est si méprisé que l’onconfond ses habitudes avec celle des animaux, et que la police nevoit que des accouplements avantageux à la population et parconséquent à la fortune des nobles, dans un libertinage quicommence à la prostitution et qui ne s’arrête pas même àl’inceste.

Au bout de dix minutes, je me plaignis de lachaleur ; je rentrai dans la première chambre ; je merhabillai et, jetant deux roubles à mon frotteur, je me sauvairévolté d’une pareille démoralisation qui, à Saint-Pétersbourg,paraît si naturelle parmi les basses classes que personne ne m’enavait parlé.

Je suivais la rue de la Résurrection, l’esprittout préoccupé de ce que je venais de voir, lorsque j’allai meheurter à une foule assez considérable qui se pressait pour entrerdans la cour d’un magnifique hôtel. Poussé par la curiosité, je memis à la queue et je vis que tout ce qui attirait cette multitude,c’étaient les préparatifs du supplice du knout, qui allait êtreadministré à un esclave. J’allais me retirer, ne me sentant pas laforce d’assister à un pareil spectacle, lorsqu’une des fenêtress’ouvrit et que deux jeunes filles vinrent poser sur le balcon,l’une un fauteuil et l’autre un coussin de velours ; derrièreles deux jeunes filles parut bientôt celle dont les membresdélicats craignaient le contact de la pierre, mais dont les yeux necraignaient pas la vue du sang. En ce moment, un murmure courutdans la foule, et le mot : « La Gossudarina ! laGossudarina ! » fut répété à voix basse, mais par centvoix à l’accent desquelles il n’y avait point à se tromper.

En effet, je reconnus, au milieu des fourruresqui l’enveloppaient, la belle Machinka auprès du ministre. Un deses anciens camarades avait eu le malheur, disait-on, de luimanquer de respect, et elle avait exigé qu’une punition exemplaireavertît les autres de ne pas tomber dans une faute pareille. Onavait cru que sa vengeance se bornerait là ; on s’étaittrompé : ce n’était pas assez qu’elle sût que le coupableavait été puni, elle avait encore voulu le voir punir. Commej’espérais, malgré ce que Louise m’avait dit de sa cruauté, qu’ellen’était venue que pour faire grâce ou pour adoucir du moins lesupplice, je restai parmi les spectateurs.

La Gossudarina avait entendu le murmure quis’était élevé à sa venue ; mais au lieu d’éprouver de lacrainte ou de la honte, elle parcourut des yeux toute cettemultitude d’un air si hautain et si insolent qu’une reine n’eût pasfait mieux ; puis, s’asseyant sur le fauteuil et appuyant soncoude sur le coussin, elle posa sa tête dans l’une de ses mains,tandis que de l’autre elle caressait une levrette blanche quiallongeait sur les genoux de sa maîtresse sa tête de serpent.

Il paraît au reste que l’on n’attendait que saprésence pour commencer l’exécution, car à peine la bellespectatrice fut-elle au balcon qu’une porte basse s’ouvrit et quele coupable s’avança entre deux moujiks, qui tenaient chacun unecorde nouée autour des poignets, et suivis de deux autresexécuteurs qui tenaient chacun un knout. C’était un jeune homme àla barbe blonde, à la figure impassible et aux traits fermes etarrêtés. Alors il passa dans la foule un bruit étrange :quelques-uns dirent que ce jeune homme, qui était le jardinier enchef du ministre, avait, lorsqu’elle était encore esclave, aiméMachinka, et que la jeune fille l’aimait de son côté, si bienqu’ils allaient s’épouser, lorsque le ministre avait jeté les yeuxsur elle et l’avait élevée ou abaissée, comme on le voudra, au rangde sa maîtresse. Or, depuis ce temps, par un revirement étrange, laGossudarina avait pris le jeune homme en haine, et plus d’une foisdéjà il avait éprouvé les effets de ce changement, comme si ellecraignait que son maître ne la soupçonnât de persister dansquelques-uns des sentiments de son ancien état. Enfin, la veille,elle avait rencontré son compagnon d’esclavage dans une allée dujardin, et à quelques mots qu’il lui avait dits, elle s’étaitécriée qu’il l’insultait et, au retour du ministre, avait réclaméde lui la punition du coupable.

Les préparatifs du supplice étaient disposésd’avance. C’étaient une planche inclinée avec un carcan pouremboîter le cou du patient et deux poteaux placés à droite et àgauche pour lui lier les bras ; quant au knout, c’était unfouet dont le manche pouvait avoir deux pieds à peu près ; àce manche se rattachait une lanière de cuir plat, dont la longueurest double de celle de la poignée et qui se termine par un anneaude fer auquel tient une autre bande de cuir moins longue de moitiéque la première, large de deux pouces au commencement, mais qui,allant toujours en s’amincissant, finit en pointe. On trempe cettepointe dans le lait et on la fait sécher au soleil, ce qui la rendaussi dure et aussi aiguë que la pointe d’un canif. Tous les sixcoups, ordinairement, on change de lanière, car le sang amollit lecuir ; mais, dans la circonstance présente, la chose devenaitinutile : le condamné n’avait que douze coups à recevoir, etil y avait deux exécuteurs. Ces deux exécuteurs, au reste,n’étaient autres que les cochers du ministre, que leur habitude demanier le fouet avait élevés à ce grade, ce qui ne leur ôtait riende la bonne amitié de leurs camarades qui, dans l’occasion,prenaient leur revanche, mais sans rancune et en gens quiobéissent, voilà tout. Souvent, d’ailleurs, il arrive que dans lamême séance les battants deviennent battus, et plus d’une foispendant mon séjour en Russie, j’ai vu des grands seigneurs, dans unmoment de colère contre leurs domestiques et n’ayant rien sous lamain pour les battre, leur ordonner de se prendre aux cheveux et dese donner réciproquement des coups de poing dans le nez. D’abord,il faut l’avouer, c’était en hésitant et avec timidité qu’ilsobéissaient à cet ordre, mais bientôt la douleur les mettait entrain, chacun s’animait de son côté et frappait tout de bon, tandisque le maître ne cessait de crier : « Plus fort, coquins,plus fort ! » Enfin, lorsqu’il croyait la punitionsuffisante, il n’avait qu’à dire « Assez » ; à cemot, le combat cessait comme par magie, les antagonistes allaientlaver leurs visages ensanglantés à la même fontaine et revenaientbras dessus bras dessous, aussi amicalement que si rien ne s’étaitpassé entre eux.

Cette fois, le condamné ne devait pas en êtrequitte à si bon marché ; aussi les apprêts du supplice seulssuffirent-ils pour m’inspirer une profonde émotion, et cependant jeme sentais cloué à ma place par cette fascination étrange quientraîne l’homme du côté où l’homme souffre ; si bien qu’ilfaut que je l’avoue, je restai ; d’ailleurs, je voulais voirjusqu’où cette femme pousserait la cruauté.

Les deux exécuteurs s’approchèrent du jeunehomme, le dépouillèrent de ses habits jusqu’à la ceinture,l’étendirent sur l’échafaud, lui assujettirent le cou dans lecarcan et lui lièrent les bras aux deux poteaux ; puis, l’undes exécuteurs ayant fait faire cercle à la foule afin de réserveraux acteurs de cette terrible scène un espace demi-circulaire quileur permit d’agir librement, l’autre prit son élan et, se levantsur la pointe du pied, il asséna le coup de manière que la lanièrefit deux fois le tour du corps du patient, où elle laissa un sillonbleuâtre. Quelle que dût être la douleur éprouvée, le malheureux nejeta pas un cri.

Au deuxième coup, quelques gouttes de sangvinrent à la peau.

Au troisième, il jaillit.

À partir de ce moment, le fouet frappa sur lachair vive, si bien qu’à chaque coup, l’exécuteur pressait lalanière entre ses doigts pour en faire dégoutter le sang.

Après les six premiers coups, l’autreexécuteur reprit la place avec un fouet neuf : depuis lecinquième coup, au reste, jusqu’au douzième, le patient ne donnad’autre preuve de sensibilité que la crispation nerveuse de sesmains et, sans un léger mouvement musculaire qui à chaquepercussion faisait frémir ses doigts, on aurait pu le croiremort.

L’exécution finie, on détacha lepatient : il était presque évanoui et ne pouvait sesoutenir ; cependant, il n’avait pas jeté un cri, pas pousséun gémissement. Quant à moi, je ne comprenais rien, je l’avoue, àcette insensibilité et à ce courage.

Deux moujiks le prirent par-dessous les braset le reconduisirent vers la porte par laquelle il étaitvenu ; au moment d’entrer, il se retourna, murmura en russe eten regardant Machinka, quelques paroles que je ne pus comprendre.Sans doute ces paroles étaient ou une insulte ou une menace, carses camarades le poussèrent vivement sous la voûte. À ces paroles,la Gossudarina ne répondit que par un dédaigneux sourire et, tirantune boîte d’or de sa poche, elle donna quelques bonbons à salevrette favorite, appela ses esclaves et s’éloigna appuyée surleur épaule.

Derrière elle, la fenêtre se referma, et lafoule, voyant que tout était terminé, se retira silencieuse.Quelques-uns de ceux qui la composaient secouaient la tête commes’ils voulaient dire qu’une pareille inhumanité dans une si jeuneet si belle personne attirerait tôt ou tard sur elle la vengeancede Dieu.

Chapitre 9

 

Catherine disait qu’il n’y avait point àSaint-Pétersbourg un hiver et un été, mais seulement deuxhivers : un hiver blanc et un hiver vert.

Nous approchions à grands pas de l’hiverblanc, et j’avoue que, pour mon compte, ce n’était pas sans unecertaine curiosité que je le voyais venir. J’aime les pays dansleur exagération, car c’est seulement alors qu’ils se montrent dansleur vrai caractère. Si l’on veut voir Saint-Pétersbourg en été etNaples en hiver, autant vaut rester en France, car on n’auraréellement rien vu.

Le tsarévitch Constantin était retourné àVarsovie sans avoir rien pu découvrir de la conspiration quil’avait amené à Saint-Pétersbourg, et l’empereur Alexandre, qui sesentait invisiblement enveloppé d’une vaste conspiration, avaitquitté, plus triste toujours, ses beaux arbres de Tsarskoïe Selo,dont maintenant les feuilles couvraient la terre. Les jours ardentset les pâles nuits avaient disparu ; plus d’azur au ciel, plusde saphirs roulant avec les flots de la Neva, plus de musiqueséoliennes, plus de gondoles chargées de femmes et de fleurs.J’aurais voulu revoir encore une fois ces îles merveilleuses quej’avais trouvées, en arrivant, toutes tapissées de plantesétrangères, aux feuilles épaisses et aux larges corolles ;mais les plantes étaient rentrées pour huit mois dans leurs serres.Je venais chercher des palais, des temples, des parcs délicieux, jene revis que des baraques enveloppées de brouillard, autourdesquelles les bouleaux agitaient leurs branches dégarnies et lessapins leurs sombres bras tout chargés de franges funéraires, etdont les habitants eux-mêmes, brillants oiseaux d’été, avaient déjàfui à Saint-Pétersbourg.

J’avais suivi le conseil qui m’avait, à monarrivée, été donné à table d’hôte par mon Lyonnais, et ce n’étaitplus que couvert de fourrures achetées chez lui que je courais d’unbout de la ville à l’autre donner mes leçons qui, au reste,s’écoulaient presque toujours bien plutôt en causeries qu’endémonstrations ou en assauts. M. de Gorgoli surtout, qui,après treize ans de fonctions de grand maître de la police, avaitdonné sa démission à la suite d’une discussion avec le généralMilarodovitch, gouverneur de la ville, et qui, rentré dans la vieprivée, éprouvait le besoin du repos après une si longue agitation,M. de Gorgoli, dis-je, me faisait quelquefois rester desheures entières à lui parler de la France et à lui raconter mesaffaires particulières, comme à un ami. Après lui, c’étaitM. de Bobrinski qui me marquait le plus d’affection, etentre autres cadeaux qu’il ne cessait de me faire, il m’avait donnéun très beau sabre turc. Quant au comte Alexis, c’était toujoursmon protecteur le plus ardent, quoique je le visse assez rarementchez lui, préoccupé qu’il était de réunions avec ses amis deSaint-Pétersbourg et même de Moscou ; car, malgré les deuxcents lieues qui séparent les deux capitales, il était sans cessesur les chemins : tant le Russe est un composé étranged’oppositions et, plein de mollesse par tempérament, se laisseprendre facilement à l’activité fiévreuse de l’ennui !

C’était chez Louise surtout que je leretrouvais de temps en temps. Ma pauvre compatriote, et je levoyais avec un chagrin profond, devenait chaque jour plus triste.Quand je la trouvais seule, je l’interrogeais sur les causes decette tristesse que j’attribuais à quelque jalousie de femme ;mais, lorsque j’abordais ce sujet, elle secouait la tête et parlaitdu comte Alexis avec tant de confiance que je commençai à croire,en me rappelant ce qu’elle m’avait dit, qu’il prenait une partactive à cette conspiration sourde dont on parlait mystérieusementsans savoir ceux qui la tramaient ni connaître celui qu’elle devaitatteindre. Quant à lui, et c’est un hommage à rendre aux conjurésrusses, je ne me rappelle pas avoir vu une seule fois le moindrechangement dans ses traits, la moindre altération dans soncaractère.

Nous étions arrivés ainsi au 9 novembre1824 ; des brouillards épais enveloppaient la ville, et depuistrois jours un vent du sud-ouest, froid et humide, soufflaitviolemment du golfe de Finlande, de sorte que la Neva était devenuehouleuse comme une mer. Des groupes nombreux, rassemblés sur lesquais malgré la brise âcre et sifflante qui coupait le visage,remarquaient avec inquiétude l’agitation du fleuve et comptaient,le long des murs de granit dans lesquels il est contenu, lesanneaux superposés qui indiquent les différentes hauteurs descrues. Quelques autres, tout en priant aux pieds de la Vierge quifaillit faire renoncer, comme nous l’avons dit, Pierre le Grand àbâtir la ville impériale, calculaient que la hauteur du fleuveatteignait celle des premiers étages. Dans la ville, chacuns’effrayait en voyant les fontaines couler plus abondantes et lessources surgir à gros bouillons, comme si elles étaient presséespar une force étrangère dans leurs canaux souterrains. Enfin,quelque chose de sombre planait sur la ville, qui indiquaitl’approche d’un grand malheur.

Le soir vint ; les postes consacrés auxsignaux furent doublés partout.

La nuit, il y eut une tempête horrible. Onavait ordonné de lever les ponts de manière que les vaisseauxpussent venir chercher une retraite jusqu’au cœur de laville ; si bien que toute la nuit ils remontèrent le cours dela Neva pour venir jeter l’ancre devant la forteresse, pareils à deblancs fantômes.

Je restai jusqu’à minuit chez Louise. Elleétait d’autant plus effrayée que le comte Alexis avait reçu l’ordrede se rendre à la caserne des chevaliers-gardes ; lesprécautions étaient les mêmes en effet que si la ville eût été enétat de guerre. En la quittant, j’allai un instant sur les quais.La Neva paraissait tourmentée, et cependant ne grossissait pointencore d’une manière visible ; mais, de temps en temps, onentendait du côté de la mer des bruits étranges, pareils à de longsgémissements.

Je rentrai chez moi, personne ne dormait dansla maison. Une source, qui coulait dans la cour, débordait depuisdeux heures et s’était répandue au rez-de-chaussée. On disait qu’end’autres endroits, des dalles de granit s’étaient soulevées et quel’eau avait jailli. Pendant toute la route, en effet, il m’avaitsemblé voir sourdre de l’eau entre les pierres ; mais, commeje ne croyais pas au danger de l’inondation, attendu que ce dangerm’était inconnu, je montai dans mon appartement qui, au reste,étant situé au deuxième, m’offrait toute sécurité. Pendant quelquetemps cependant, l’agitation que j’avais remarquée chez les autres,plus encore que celle que j’éprouvais moi-même, me tintéveillé ; mais bientôt, accablé de fatigue, je m’endormis,bercé par le bruit de la tempête même.

Vers les huit heures du matin, je fus réveillépar un coup de canon. Je passai une robe de chambre et je courus àla fenêtre. Les rues présentaient le spectacle d’une agitationextraordinaire. Je m’habillai promptement et je descendis.

– Qu’est-ce que ce coup de canon ?demandai-je à un homme qui montait des matelas au premier.

– C’est l’eau qui monte, Monsieur, merépondit-il.

Et il continua son chemin.

Je descendis au rez-de-chaussée ; on yavait de l’eau jusqu’à la cheville, quoique le plancher de lamaison fût au-dessus du niveau de la rue de toute la hauteur destrois marches qui formaient le perron. Je courus au seuil de laporte ; le milieu de la rue était inondé, et une espèce demarée, causée par le passage des voitures, battait lestrottoirs.

J’aperçus un droschki, je l’appelai ;mais l’ivoschik refusait de marcher et voulait regagner au plusvite son hangar. Un billet de vingt roubles le décida. Je sautaidans la voiture et je donnai l’adresse de Louise, sur laperspective Nevski. Mon cheval était dans l’eau jusqu’aujarret ; de cinq minutes en cinq minutes on tirait le canonet, à chaque coup, ceux que nous croisions répétaient :« L’eau monte. »

J’arrivai chez Louise. Un soldat à chevalétait à la porte. Il venait d’accourir au galop de la part du comteAlexis pour lui dire qu’elle eût à monter au plus haut de la maisonafin de n’être pas surprise. Le vent venait de tourner à l’ouest etrefoulait la Neva, de sorte que la mer semblait lutter avec lefleuve. Le soldat achevait sa commission comme j’entrais chezLouise et repartit ventre à terre du côté de la caserne, faisantvoler l’eau tout autour de lui. Le canon tirait toujours.

Il était temps que j’arrivasse : Louiseétait mourante de frayeur, moins peut-être pour elle encore quepour le comte Alexis, dont les casernes, situées dans le quartierde Narva, devaient être les premières exposées à l’inondation.Cependant, le message qu’elle venait de recevoir l’avait rassuréeun peu. Nous montâmes ensemble sur la terrasse de la maison qui,étant une des plus élevées, dominait toute la ville et d’où,pendant les beaux jours, on découvrait la mer. Mais pour le momentle brouillard était si épais que, vers un horizon très rapproché,la vue se perdait dans un océan de vapeur.

Bientôt le canon tira à coups plus pressés, etde la place de l’Amirauté nous vîmes s’échapper par les rues etdans toutes les directions les voitures de louage dont les cochers,ayant cru faire une bonne spéculation vu l’envahissement souterrainde l’eau, s’étaient réunis à leur place habituelle. Forcés de fuirdevant l’inondation du fleuve, ils criaient : « L’eaumonte, l’eau monte ! » Et en effet, derrière lesvoitures, et comme pour les poursuivre dans les rues, une hautevague montra sa tête verdâtre au-dessus du quai, se brisa à l’angledu pont d’Isaac, et roula son écume jusqu’au pied de la statue dePierre le Grand.

Alors on entendit un grand cri d’effroi, commesi cette vague avait été vue de toute la ville. La Nevadébordait.

À ce cri, la terrasse du palais d’Hiver secouvrit d’uniformes. L’Empereur, au milieu de son état-major,venait d’y monter pour donner des ordres, car le danger s’avançaitde plus en plus pressant. Arrivé là, il vit que l’eau avait déjàatteint plus de la moitié de la hauteur des murailles de laforteresse, et il songea aux malheureux prisonniers qui setrouvaient dans des caveaux grillés donnant sur la Neva. Le patrond’une barque reçut à l’instant même l’ordre d’aller, au nom del’Empereur, prévenir le gouverneur de les faire sortir de leurscachots et de les mettre en sûreté ; mais la barque arrivatrop tard : dans le désordre général, on les avait oubliés.Ils étaient morts.

En ce moment, nous aperçûmes, au-dessus dupalais d’Hiver, la banderole du yacht impérial qui s’était approchépour donner, si besoin était, asile à l’Empereur et à sa famille.L’eau alors devait être de plain-pied avec les parapets des quais,qui commençaient à disparaître et, en voyant une voiture qui sedébattait avec son cocher et son cheval, nous apprîmes que dans lesrues on commençait à perdre pied. Bientôt le cocher se jeta à lanage, gagna une fenêtre et fut accueilli à un balcon dupremier.

Préoccupés un instant de ce spectacle, nousavions détourné les yeux de la Neva ; mais, en les yreportant, nous aperçûmes deux barques sur la place de l’Amirauté.L’eau était déjà si haute qu’elles avaient pu passer par-dessus lesparapets. Ces barques étaient envoyées par l’Empereur pour porterdu secours à ceux qui se noyaient. Trois autres les suivirent. Nousreportâmes alors machinalement les yeux vers la voiture et lecheval ; le dôme de la voiture paraissait encore, mais lecheval était entièrement englouti. Il y avait donc déjà six piedsd’eau à peu près dans les rues. Depuis un instant le canon avaitcessé de tirer, preuve que l’inondation atteignait la hauteur desremparts de la citadelle.

Alors on commença à voir flotter des débris demaisons qui, poussés par les vagues, arrivaient desfaubourgs : c’étaient ceux des misérables baraques de bois duquartier de Narva qui n’avaient pu résister à l’ouragan et quiavaient été enlevées avec les malheureux qui les habitaient.

Une des barques qui passaient dans laPerspective repêcha devant nous un homme, mais il était déjà mort.Il est difficile de dire l’impression que produisit sur nous la vuede ce premier cadavre.

L’eau continuait de monter avec une effrayanterapidité ; les trois canaux qui enferment la villedégorgeaient dans les rues leurs barques chargées de pierres, defourrages et de bois. De temps en temps, on voyait un hommes’accrocher à quelqu’une de ces îles flottantes et gagner lesommet, d’où il faisait des signaux aux barques qui alorsessayaient d’arriver à lui ; mais c’était chose difficile tantles vagues, enfermées dans les rues comme dans des canaux, sedébattaient avec furie ; si bien qu’avant que le secours fûtarrivé à lui, souvent le malheureux était emporté par une lame ouvoyait ceux qu’il regardait comme ses sauveurs engloutiseux-mêmes.

Nous sentions la maison trembler, nousl’entendions gémir sous la secousse des vagues qui avaient atteintle premier étage, et il nous semblait à tout instant que sa baseallait se fendre et ses étages supérieurs s’écrouler ; etcependant, au milieu de tout ce chaos, Louise n’avait qu’une paroleà la bouche : « Alexis ! oh ! mon Dieu !mon Dieu ! Alexis ! »

L’Empereur paraissait au désespoir : lecomte Milarodovitch, gouverneur de Saint-Pétersbourg, était près delui, recevant et transmettant ses ordres qui, si périlleux qu’ilsfussent, étaient exécutés à l’instant même avec un miraculeuxdévouement. Cependant, les nouvelles qu’on lui apportait étaient deplus en plus désastreuses. Dans une des casernes de la ville, unrégiment tout entier avait cherché un refuge sur le toit, mais lebâtiment s’était écroulé, et tous ces malheureux avaient disparu.Comme on faisait ce récit à l’Empereur, un factionnaire, enlevédans sa guérite, qui jusque-là l’avait protégée comme une barque,parut au sommet d’une vague et, apercevant l’Empereur sur laterrasse, se remit debout et lui présenta les armes. En ce moment,une vague le renversa, lui et sa frêle embarcation. L’Empereur jetaun cri et ordonna à un canot d’aller à son secours. Heureusement,le soldat savait nager ; et il se soutint un instant surl’eau, le canot l’atteignit et l’emmena au palais.

Tout le reste ne fut bientôt plus qu’une scènede chaos dont il était impossible de suivre les détails. Desvaisseaux se brisèrent en se heurtant, et l’on vit leurs débrispasser au milieu des débris des maisons, des meubles flottants etdes cadavres d’hommes et d’animaux. Des bières enlevées auxsépultures rendirent leurs ossements comme au jour du Jugementdernier ; enfin, une croix arrachée au cimetière entra par unefenêtre du palais impérial et fut retrouvée, présage mortel, dansla chambre de l’Empereur !

La mer monta ainsi pendant douze heures.Partout les premiers étages furent submergés, et dans quelquesquartiers de la ville, l’eau atteignit jusqu’au second,c’est-à-dire six pieds au-dessus de la Vierge de Pierre leGrand ; puis elle commença à décroître car, avec la permissionde Dieu, le vent tourna de l’ouest au nord, et la Neva putcontinuer de suivre son cours auquel la mer s’était opposée commeune muraille ; douze heures de plus, Saint-Pétersbourg et seshabitants disparaissaient de la surface de la terre, comme au jourdu Déluge les villes antiques.

Pendant tout ce temps, l’Empereur, legrand-duc Nicolas, le grand-duc Michel et le gouverneur général dela place, le comte Milarodovitch, ne quittèrent point la terrassedu palais d’Hiver, tandis que l’Impératrice, de sa fenêtre, jetaitles bourses d’or aux bateliers qui se dévouaient au salut detous.

Vers le soir, une barque aborda au secondétage de notre maison. Depuis longtemps, Louise échangeait dessignes joyeux avec le soldat qui la montait et dont elle avaitreconnu l’uniforme ; en effet, il apportait des nouvelles ducomte et venait chercher les nôtres. Elle lui écrivit quelqueslignes au crayon dans lesquelles elle le rassurait, et j’y ajoutaiune apostille dans laquelle je lui promettais de ne pas laquitter.

Comme la mer continuait à baisser et que levent promettait de se maintenir au nord, nous descendîmes de laterrasse au second. Ce fut là que nous passâmes la nuit, car ilétait de toute impossibilité d’entrer au premier ; l’eau s’enétait retirée, il est vrai, mais tout y était souillé etperdu ; les fenêtres et les portes étaient brisées et leparquet était couvert de débris de meubles.

C’était la troisième fois depuis un siècle queSaint-Pétersbourg, avec ses palais de brique et ses colonnades deplâtre, était ainsi menacé par l’eau, faisant un étrange pendant àNaples qui, à l’autre bout du monde européen, est menacée par lefeu.

Le lendemain matin, il n’y avait plus que deuxou trois pieds d’eau dans les rues, et alors, en voyant les débriset les cadavres gisant sur le pavé, on pouvait apprécier lesdésastres. Les navires avaient été portés jusqu’à la hauteur del’église de Kazan et, à Kronstadt, un vaisseau de ligne de centcanons, lancé au milieu de la place publique, avait renversé, avantd’arriver là, deux maisons auxquelles il s’était heurté comme à desrochers.

Au milieu de cette vengeance de Dieu, unevengeance terrible avait été exercée par les hommes.

À onze heures de la nuit, le ministre avaitété appelé par l’Empereur et avait laissé chez lui sa bellemaîtresse, en lui recommandant, au premier signal du danger, degagner les appartements que l’eau ne pourrait pas atteindre ;c’était chose facile, l’hôtel du ministre, l’un des plus beaux dela rue de la Résurrection, ayant quatre étages.

La Gossudarina était donc restée seule dansl’hôtel avec ses esclaves et le ministre s’était rendu au palaisd’Hiver, où il était resté près de l’Empereur jusqu’ausurlendemain, c’est-à-dire tout le temps qu’avait durél’inondation. Aussitôt libre, il était revenu à son hôtel, dont ilavait trouvé toutes les portes brisées ; l’eau avait monté àla hauteur de dix-sept pieds, de sorte que la maison étaittotalement abandonnée.

Inquiet pour sa belle maîtresse, le ministremonta vivement à sa chambre ; la porte en était fermée, etc’était une de celles qui avaient résisté aux vagues ; presquetoutes les autres avaient été arrachées de leurs gonds etemportées. Inquiet de cette circonstance étrange, il frappe, ilappelle, mais tout est muet, sinon désert ; sa terreurredouble à ce silence et, après des efforts inouïs, il enfonceenfin la porte.

Le cadavre de la Gossudarina était couché aumilieu de l’appartement ; mais, terrible preuve quel’inondation n’était pas la seule cause de sa mort, la têtemanquait au tronc.

Le ministre, presque insensé de douleur,appela au secours par le même balcon d’où Machinka avait regardél’exécution de son ancien camarade. Quelques personnes accoururentet le trouvèrent à genoux près de ce pauvre corps mutilé.

On chercha alors par la chambre, et l’onretrouva la tête que les flots avaient roulée sur le lit ;près de la tête étaient de grands ciseaux avec lesquels on émondeles haies des jardins et qui avaient évidemment servi àl’assassinat.

Tous les esclaves du ministre, qui à l’aspectdu danger avaient fui chacun de son côté, revinrent le soir même oule lendemain.

Il n’y eut que le jardinier qui ne revintpas.

Chapitre 10

 

Le vent, en sautant de l’ouest au nord, avaitindiqué l’arrivée de l’hiver ; aussi à peine eut-on réparé lespremiers désastres causés par l’ennemi en retraite, qu’il fallutfaire face à l’ennemi qui s’avançait. Il était d’autant plus urgentde se hâter qu’on était arrivé déjà lorsque l’inondation avait eulieu, au 10 novembre. On vit les vaisseaux qui avaient échappé àl’ouragan regagner en toute hâte la haute mer, pour ne reparaître,comme les hirondelles, qu’avec le printemps ; les ponts furentenlevés, et dès lors, on attendit plus tranquillement les premièresgelées. Le 3 décembre, elles étaient arrivées ; le 4, la neigetomba et, quoiqu’il ne fit que cinq ou six degrés au-dessous deglace, le traînage s’établit ; c’était un grand bonheur :toutes les provisions d’hiver ayant été gâtées par l’inondation, letraînage préservait de la disette.

En effet, grâce au traînage, qui par savitesse équivaut presque à la vapeur, dès que ce mode de transportest établi, il arrive dans la capitale, d’un bout à l’autre del’Empire, du gibier tué quelquefois à mille ou douze cents lieuesde l’endroit où il doit être mangé. Alors, les coqs de bruyère, lesperdrix, les gelinottes et les canards sauvages, rangés par couchesavec de la neige dans des tonneaux, affluent aux marchés, où ils sedonnent plutôt qu’ils ne se vendent. Près d’eux, on voit, étendussur des tables ou empilés en monceaux, les poissons les plusrecherchés de la mer Noire et de la Volga ; quant aux animauxde boucherie, on les expose en vente debout sur leurs quatre pieds,comme s’ils étaient vivants, et on taille à même.

Les premiers jours où Saint-Pétersbourg eutrevêtu sa blanche robe d’hiver furent pour moi des jours de curieuxspectacle, car tout était nouveau. Je ne pouvais surtout me lasserd’aller en traîneau ; car il y a une volupté extrême à sesentir entraîné sur un terrain poli comme une glace, par deschevaux qu’excite la vivacité de l’air et qui, sentant à peine lepoids de leur charge, semblent voler plutôt que courir. Cespremiers jours furent d’autant plus agréables pour moi que l’hiver,avec une coquetterie inaccoutumée, ne se montra que petit à petit,de sorte que j’arrivai, grâce à mes pelisses et à mes fourrures,jusqu’à vingt degrés presque sans m’en être aperçu ; à douzedegrés, la Neva avait commencé de prendre.

J’avais tant fait courir mes malheureuxchevaux que mon cocher me déclara un matin que si je ne leurlaissais pas quarante-huit heures au moins de repos, au bout dehuit jours ils seraient tout à fait hors de service. Comme le cielétait très beau, quoique l’air fût plus vif que je ne l’avaisencore senti, je me décidai à faire mes courses en mepromenant ; je m’armai de pied en cap contre les hostilités dufroid ; je m’enveloppai d’une grande redingote d’astrakan, jem’enfonçai un bonnet fourré sur les oreilles, je roulai autour demon cou une cravate de cachemire, et je m’aventurai dans la rue,n’ayant de toute ma personne que le bout du nez à l’air.

D’abord, tout alla à merveille ; jem’étonnai même du peu d’impression que me causait le froid, et jeriais tout bas de tous les contes que j’en avais entendufaire ; j’étais, au reste, enchanté que le hasard m’eût donnécette occasion de m’acclimater. Néanmoins, comme les deux premiersélèves chez lesquels je me rendais, monsieur de Bobrinski etmonsieur de Nariskin, n’étaient point chez eux, je commençais àtrouver que le hasard faisait trop bien les choses, lorsque je crusremarquer que ceux que je croisais me regardaient avec une certaineinquiétude, mais, cependant, sans me rien dire. Bientôt unmonsieur, plus causeur, à ce qu’il paraît, que les autres, me diten passant : « Noss ! » Comme je nesavais pas un mot de russe, je crus que ce n’était pas la peine dem’arrêter pour un monosyllabe, et je continuai mon chemin. Au coinde la rue des Pois, je rencontrai un ivoschik qui passait ventre àterre en conduisant son traîneau ; mais si rapide que fût sacourse, il se crut obligé de me parler à son tour, et mecria : « Noss ! Noss ! » Enfin,en arrivant sur la place de l’Amirauté, je me trouvai en face d’unmoujik qui ne me cria rien du tout, mais qui, ramassant une poignéede neige, se jeta sur moi et, avant que j’eusse pu me débarrasserde tout mon attirail, se mit à me débarbouiller la figure et à mefrotter tout particulièrement le nez de toute sa force. Je trouvaila plaisanterie assez médiocre, surtout par le temps qu’il faisaitet, tirant un de mes bras d’une de mes poches, je lui allongeai uncoup de poing qui l’envoya rouler à dix pas. Malheureusement ouheureusement pour moi, deux paysans passaient en ce moment qui,après m’avoir regardé un instant, se jetèrent sur moi et, malgré madéfense, me maintinrent les bras, tandis que mon enragé moujikramassait une autre poignée de neige et, comme s’il ne voulait pasen avoir le démenti, se précipitait de nouveau sur moi. Cette fois,profitant de l’impossibilité où j’étais de me défendre, il se mit àrecommencer ses frictions. Mais, si j’avais les bras pris, j’avaisla langue libre ; croyant que j’étais la victime de quelqueméprise ou de quelque guet-apens, j’appelai de toute ma force ausecours. Un officier accourut et me demanda en français à qui j’enavais.

– Comment ! Monsieur, m’écriai-je enfaisant un dernier effort et en me débarrassant de mes trois hommesqui, de l’air le plus tranquille du monde, se remirent à continuerleur chemin, l’un vers la Perspective, et les deux autres du côtédu quai Anglais ; vous ne voyez donc pas ce que ces drôles mefaisaient ?

– Que vous faisaient-ils donc ?

– Mais ils me frottaient la figure avec de laneige. Est-ce que vous trouveriez cela une plaisanterie de bongoût, par hasard, avec le temps qu’il fait ?

– Mais, Monsieur, ils vous rendaient un énormeservice, me répondit mon interlocuteur en me regardant, comme nousdisons, nous autres Français, dans le blanc des yeux.

– Comment cela ?

– Sans doute, vous aviez le nez gelé.

– Miséricorde ! m’écriai-je en portant lamain à la partie menacée.

– Monsieur, dit un passant en s’adressant àl’interlocuteur, monsieur l’officier, je vous préviens que votrenez gèle.

– Merci, Monsieur, dit l’officier comme si onl’eût prévenu de la chose la plus naturelle du monde ; et, sebaissant il ramassa une poignée de neige, et se rendit à lui-mêmele service que m’avait rendu le pauvre moujik, que j’avais sibrutalement récompensé de son obligeance.

– C’est-à-dire alors, Monsieur, que sans cethomme…

– Vous n’auriez plus de nez, continual’officier en se frottant le sien.

– Alors, Monsieur, permettez !… Et je memis à courir après mon moujik qui, croyant que je voulais acheverde l’assommer, se mit à courir de son côté ; de sorte que,comme la crainte est naturellement plus agile que lareconnaissance, je ne l’eusse probablement jamais rattrapé, siquelques personnes, en le voyant fuir et en me voyant lepoursuivre, ne l’eussent pris pour un voleur et ne lui eussentbarré le chemin. Lorsque j’arrivai, je le trouvai parlant avec unegrande volubilité, afin de faire comprendre qu’il n’était coupableque de trop de philanthropie ; dix roubles que je lui donnaiexpliquèrent la chose. Le moujik me baisa les mains, et un desassistants qui parlait français m’invita à faire désormais plusd’attention à mon nez. L’invitation était inutile : pendanttout le reste de ma course, je ne le perdis pas de vue. J’allais àla salle d’armes de monsieur Siverbrük, où j’avais rendez-vous avecmonsieur de Gorgoli, qui m’avait écrit de venir l’y trouver. Je luiracontai l’aventure qui venait de m’arriver comme une chose fortextraordinaire ; alors il s’informa si d’autres personnes nem’avaient rien dit avant que le pauvre moujik se dévouât. Je luirépondis que deux passants m’avaient fort regardé et, en mecroisant m’avaient crié : « Noss !Noss ! » Eh bien ! me dit-il, c’est cela, onvous criait de prendre garde à votre nez. C’est la formuleordinaire ; une autre fois tenez-vous donc pour averti. »Monsieur de Gorgoli avait raison, et ce n’est pas précisément pourle nez ou pour les oreilles qu’il y a le plus à craindre àSaint-Pétersbourg, attendu que, si vous ne vous apercevez pas quela gelée les gagne, le premier passant le voit pour vous et vousprévient presque toujours à temps pour porter remède au mal. Mais,lorsque malheureusement le froid s’empare de quelque autre partiedu corps cachée par les vêtements, comme l’avis devient impossible,vous ne vous en apercevez que par l’engourdissement de la partieaffectée, et alors il est souvent trop tard. L’hiver précédent, unFrançais nommé Pierson, commis d’une des premières maisons debanque de Paris, avait été victime d’un accident de ce genre, fautede précaution.

En effet, monsieur Pierson, qui était parti deParis pour accompagner à Saint-Pétersbourg une somme considérablefaisant partie de l’emprunt négocié par le gouvernement russe, etqui était sorti de France par un temps superbe, n’avait pris aucuneprécaution contre le froid. En arrivant à Riga, il avait trouvé letemps encore fort supportable, de sorte qu’il avait continué saroute, jugeant inutile d’acheter ni manteau, ni fourrures, nibottes doublées de laine : en effet, les choses allèrentencore bien en Livonie ; mais trois lieues au-delà de Revel,la neige tomba à flocons si pressés que le postillon perdit sonchemin et versa dans une fondrière. Il fallut aller chercher dusecours, les deux hommes n’étant point assez forts pour relever lavoiture : le postillon détela donc un de ses chevaux et partitrapidement pour la ville la plus prochaine, tandis que monsieurPierson, voyant la nuit s’avancer, ne voulut point, de crainte desvoleurs, quitter un seul instant le trésor qu’il escortait. Maisavec la nuit la neige cessa, et le vent ayant passé au nord, lefroid monta subitement à vingt degrés. Monsieur Pierson, quiconnaissait le danger terrible qu’il courait, se mit aussitôt àmarcher autour de sa voiture, pour le combattre autant qu’il étaiten son pouvoir. Au bout de trois heures d’attente, le postillonrevint avec des hommes et des chevaux, la voiture fut remise surroues et, grâce à son double attelage, monsieur Pierson gagnarapidement la première ville, où il s’arrêta. Le maître de postechez lequel on était venu prendre des chevaux l’attendait avecinquiétude, car il savait dans quelle position il était restépendant tout le temps de l’absence du postillon ; aussi sapremière demande, quand monsieur Pierson descendit de sa voiture,fut pour lui demander s’il n’avait rien de gelé. Le voyageurrépondit qu’il espérait que non, attendu qu’il n’avait cessé demarcher et que, grâce au mouvement, il croyait avoir luttévictorieusement contre le froid. À ces mots, il découvrit sonvisage et montra ses mains ; ils étaient intacts.

Cependant, comme monsieur Pierson éprouvaitune grande lassitude et qu’il craignait, s’il continuait sa routependant la nuit, quelque accident pareil à celui auquel il croyaitavoir échappé, il fit basculer son lit, prit un verre de vin chaudet s’endormit.

Le lendemain, il se réveille et veut se lever,mais il semble cloué dans son lit ; d’un de ses bras qu’illève avec peine, il atteint le cordon de la sonnette et appelle. Onvient ; il dit ce qu’il éprouve : c’est comme uneparalysie générale. On court chez le médecin, il arrive, lève lacouverture et trouve les jambes du malade livides et tachetées denoir : la gangrène commençait à s’y mettre. Le médecin annonceaussitôt au malade que l’amputation est de toute nécessité.

Quelque terrible que fût cette ressource,monsieur Pierson s’y résolut. Le médecin envoie aussitôt chercherles instruments nécessaires, mais, tandis qu’il fait sespréparatifs, le malade se plaint tout à coup que sa vue s’affaiblitet que c’est à peine s’il distingue les objets qui l’entourent. Ledocteur commence alors à craindre que le mal ne soit plus grandencore qu’il ne le supposait, procède à un nouvel examen etreconnaît que les chairs du dos viennent de s’ouvrir. Alors, aulieu d’annoncer à monsieur Pierson la nouvelle et terribledécouverte qu’il vient de faire, il le rassure, lui promet que sonétat est moins alarmant qu’il ne l’avait cru d’abord, et lui dit,comme preuve de ce qu’il avance, qu’il doit éprouver un grandbesoin de sommeil. Le malade répond qu’effectivement, il se sentsingulièrement assoupi. Dix minutes après, il était endormi et, aubout d’un quart d’heure de sommeil, il était mort.

Si on avait aussitôt reconnu sur son corps lesatteintes de la gelée et qu’on l’eût à l’instant même frotté avecde la neige, comme le bon moujik avait fait pour mon nez, monsieurPierson se serait remis en route le lendemain comme si rien n’étaitarrivé.

Ce fut une leçon pour moi ; et craignantde ne pas toujours trouver dans les passants la même obligeanceopportune, je ne sortis plus qu’avec un petit miroir dans ma poche,et de dix minutes en dix minutes, je me regardais le nez.

Au reste, Saint-Pétersbourg avait pris, enmoins de huit jours, sa robe d’hiver : la Neva était gelée eton la traversait en tous sens, soit à pied, soit avec des voitures.Partout des traîneaux : la Perspective était devenue uneespèce de Longchamp, les poêles étaient allumés dans les égliseset, le soir, à la porte des théâtres, de grands feux brûlaient dansdes enceintes bâties à cet effet, couvertes du haut, ouvertes descôtés et garnies de bancs circulaires sur lesquels les domestiquesattendaient leurs maîtres. Quant aux cochers, les seigneurs qui ontquelque pitié les renvoient à l’hôtel en leur indiquant l’heure àlaquelle ils doivent revenir. Les plus malheureux de tous sont lessoldats et les boutchnicks : il n’y a pas de nuit où l’on n’enrelève morts quelques-uns.

Cependant, le froid augmentait toujours, et ilarriva à un tel degré que des troupes de loups furent aperçues dansles environs de Saint-Pétersbourg, et qu’un matin, on trouva un deces animaux qui se promenait comme un chien dans le quartier de laFonderie. La pauvre bête, au reste, n’avait rien de bien menaçantet me faisait bien plutôt l’effet d’être venue pour demanderl’aumône qu’avec l’intention de prendre de force ; onl’assomma à coups de bâton.

Comme je racontais le soir même cette aventuredevant le comte Alexis, il me parla à son tour d’une grande chasseà l’ours qui devait avoir lieu le surlendemain, dans une forêt, àdix ou douze lieues de Moscou. Comme la chasse était dirigée parmonsieur de Nariskin, un de mes élèves, je n’eus pas de peine àobtenir du comte qu’il lui parlât de mon désir d’y assister ;il me le promit et, en effet, le lendemain je reçus une invitationavec un programme, non pas de la fête, mais du costume, un habittout garni de fourrures et dont la fourrure est en dedans, avec uneespèce de casque en cuir qui descend en pèlerine sur lesépaules ; le chasseur a la main droite armée d’un gantelet ettient à cette main un poignard. C’est avec ce poignard qu’ilattaque l’ours dans une lutte corps à corps et que, presquetoujours du premier coup, il le tue.

Les détails de cette chasse, que je m’étaisfait répéter, m’avaient ôté un peu de mon enthousiasme pourelle.

Cependant, comme je m’étais mis en avant, jene voulais pas reculer et je fis tous mes préparatifs, achetanthabit, casque et poignard, afin de les essayer le même soir et den’être pas trop empêtré dans mon attirail.

J’étais resté assez tard chez Louise, de sorteque ce ne fut qu’à minuit passé que je rentrai chez moi. Jecommençai aussitôt ma répétition avec costume ; je dressai montraversin sur une chaise et me précipitai dessus pour le frapperjuste à la place que j’avais marquée et qui devait correspondrepour l’ours à la sixième côte, lorsque je fus tout à coup détournéde l’attention que j’apportais à cet exercice par un bruitépouvantable qui se fit dans ma cheminée. J’y courus aussitôt et,introduisant ma tête entre les portes que j’avais déjà fermées (carà Saint-Pétersbourg les cheminées se ferment la nuit comme despoêles), j’aperçus un objet dont je ne pus distinguer la forme qui,après être descendu presque à la hauteur de ma plaque, remontavivement. Je ne doutai pas un instant que ce ne fût quelque voleurqui avait probablement employé ce moyen pour pénétrer chez moi etqui, s’apercevant que je n’étais point encore couché, se hâtait debattre en retraite. Comme je criai plusieurs fois : « Quiva là ? » et que personne ne me répondit, ce silence nefit que me confirmer dans mon opinion. Il en résulta que je restaiprès d’une demi-heure sur mes gardes ; mais, n’entendant plusaucun bruit, je jugeai que le voleur était parti pour ne plusrevenir et, ayant barricadé avec le plus grand soin la porte de macheminée, je me couchai et m’endormis.

Il y avait un quart d’heure à peine quej’avais la tête sur l’oreiller, lorsque tout au milieu de monsommeil, il me sembla entendre des pas dans le corridor. Toutpréoccupé encore de l’histoire inexplicable de ma cheminée, je meréveille en sursaut et j’écoute. Plus de doute, il y a quelqu’unqui passe et repasse devant la porte de ma chambre, et qui faitcrier le parquet malgré l’intention qu’il semble mettre à ne pasproduire le moindre bruit. Bientôt ces pas s’arrêtent devant maporte avec hésitation ; il est probable qu’on s’assure si jedors. J’allonge la main vers la chaise où j’avais jeté toute madéfroque, j’attrape mon casque et mon poignard, je me coiffe del’un, je m’arme de l’autre, et j’attends.

Au bout d’un instant d’hésitation, j’entendsqu’on met la main sur ma clef, ma serrure grince, ma porte s’ouvre,et je vois s’avancer vers moi, éclairé par la lumière d’unelanterne qu’il a laissée dans le corridor, un être fantastique dontla figure, autant que j’en puis juger dans l’obscurité, me semblecouverte d’un masque. Aussitôt je pense qu’il vaut mieux leprévenir que de l’attendre ; en conséquence, comme il s’avancevers la cheminée avec une hardiesse qui prouve sa connaissance deslieux, je saute à bas de mon lit, je le saisis à la gorge, je leterrasse et, lui mettant le poignard sur la poitrine, je luidemande à qui il en a et ce qu’il veut ; mais alors, à mongrand étonnement, c’est mon adversaire qui pousse des cris affreuxet semble appeler au secours. Alors, voulant voir décidément à quij’ai affaire, je me précipite dans le corridor, je saisis lalanterne et je reviens ; mais, si courte qu’ait été monabsence, le voleur a disparu comme par enchantement. Seulement,j’entends dans la cheminée comme un léger froissement ; j’ycours, je regarde et j’aperçois dans le lointain la semelle dessouliers et le fond de la culotte de mon homme, s’éloignant avecune rapidité qui dénote dans leur propriétaire l’habitude de cessortes de chemins ; je reste stupéfait.

En ce moment un voisin, qui a entendu lesabbat infernal que je fais depuis dix minutes, entre chez moi,croyant que l’on m’assassine, et me trouve debout, en chemise, unelanterne d’une main, un poignard de l’autre et mon casque sur latête. Sa première question est de me demander si je suis devenufou.

Alors pour lui prouver que je suis dans toutmon bon sens et même pour lui donner quelque idée de mon courage,je lui raconte ce qui s’est passé. Mon voisin éclate de rire ;j’ai vaincu un ramoneur. Je veux douter encore, mais mes mains, machemise et mon visage même, pleins de suie, attestent la vérité deses paroles. Mon voisin me donne alors quelques explications, et jen’ai plus de doute.

En effet, le ramoneur est à Saint-Pétersbourgun être de première nécessité ; aussi, tous les quinze joursau moins fait-il sa tournée dans chaque maison. Seulement, sestravaux sont nocturnes car, si dans la journée on ouvrait lesconduits des poêles ou si on éteignait le feu des cheminées, lefroid pénétrerait dans les appartements. Les poêles se ferment doncdès le matin, aussitôt qu’on y a allumé le feu, et les cheminéestous les soirs dès qu’on l’y a éteint. Il en résulte que lesramoneurs, qui sont abonnés avec les propriétaires des maisons,grimpent sur les toits et, sans même prévenir les locataires, fontdescendre dans la cheminée un fagot d’épines, dont une grossepierre est le centre, et raclent avec cette espèce de balai lacheminée dans les deux tiers de sa longueur ; puis, quand labesogne supérieure est terminée, ils entrent dans la maison,pénètrent dans les appartements des locataires et nettoient à leurtour la partie basse des conduits. Ceux qui sont habitués ouprévenus savent ce dont il s’agit et ne s’en préoccupentaucunement. Malheureusement, on avait oublié de me mettre au faitet, comme c’était la première fois que le pauvre diable de ramoneurentrait chez moi pour y exercer son industrie, il avait failli enêtre victime.

Le lendemain, j’eus la preuve que le voisin nem’avait dit que la vérité. Mon hôtesse entra chez moi dès le matin,et me dit qu’il y avait en bas un ramoneur qui réclamait salanterne.

À trois heures de l’après-midi, le comteAlexis vint me prendre dans son traîneau, qui était tout bonnementune excellente caisse de coupé montée sur patins, et nous nousacheminâmes avec une merveilleuse rapidité vers le rendez-vous dechasse, qui était une maison de campagne de monsieur de Nariskine,distante de dix ou douze lieues de Saint-Pétersbourg et située aumilieu de bois très épais ; nous y arrivâmes à cinq heures, etnous trouvâmes presque tous les chasseurs arrivés. Au bout dequelques instants, la réunion se compléta, et l’on annonça que ledîner était servi. Il faut avoir vu un grand dîner chez un grandseigneur russe pour se faire une idée du point où peut être portéle luxe de la table. Nous étions à la moitié de décembre, et lapremière chose qui me frappa fut, au milieu du surtout qui couvraitla table, un magnifique cerisier tout chargé de cerises, comme enFrance à la fin de mai. Autour de l’arbre, des oranges, des ananas,des figues et des raisins s’élevaient en pyramides et complétaientun dessert qu’il eût été difficile de se procurer à Paris au moisde septembre. Je suis sûr que le dessert seul coûtait plus de troismille roubles.

Nous nous mîmes à table ; dès cetteépoque, on avait adopté à Saint-Pétersbourg cette excellentecoutume de faire découper par des maîtres d’hôtel et de laisser lesconvives se servir à boire eux-mêmes : il en résulte que,comme les Russes sont les premiers buveurs du monde, il y avaitentre chacun des convives, au reste confortablement espacés, cinqbouteilles de vins différents, des meilleurs crus, de Bordeaux,d’Épernay, de Madère, de Constance et de Tokay ; quant auxviandes, elles venaient, le veau d’Archangel, le bœuf d’Ukraine, etle gibier de partout.

Après le premier service, le maître d’hôtelentra, tenant sur un plat d’argent deux poissons vivants et quim’étaient inconnus. Aussitôt, tous les convives poussèrent un crid’admiration, c’étaient deux sterlets. Or, comme les sterlets ne sepêchent que dans la Volga, et que la partie la plus rapprochée dela Volga coule à plus de trois cent cinquante lieues deSaint-Pétersbourg, il avait fallu, attendu que ce poisson ne peutvivre que dans l’eau maternelle, il avait fallu percer la glace dufleuve, pêcher dans ses profondeurs deux de ses habitants et,pendant cinq jours et cinq nuits de voyage, les maintenir dans unevoiture fermée et chauffée à une température qui ne permît pas àl’eau du fleuve de se geler.

Aussi avaient-ils coûté chacun huit centsroubles, plus de seize cents francs les deux. Potemkine, defabuleuse mémoire, n’aurait pas fait mieux !

Dix minutes après, ils reparurent sur latable, mais cette fois si bien cuits à point que les éloges separtagèrent entre l’amphitryon qui les avait fait pécher et lemaître d’hôtel qui les avait fait cuire ; puis vinrent lesprimeurs, petits pois, asperges, haricots verts, toutes chosesayant véritablement la forme de l’objet qu’elles avaient laprétention de représenter, mais dont le goût uniforme et aqueuxprotestait contre la forme.

On ne quitta la table que pour passer ausalon, où les tables de jeu étaient dressées ; comme jen’étais ni assez pauvre ni assez riche pour avoir cette passion, jeregardai faire les autres. À minuit, c’est-à-dire à l’heure oùj’allai me coucher, il y avait déjà, de part et d’autre, trois centmille roubles et vingt-cinq mille paysans de perdus.

Le lendemain, au point du jour, on vint meréveiller. Les piqueurs avaient connaissance de cinq ours détournésdans un bois qui pouvait avoir une lieue de tour. J’appris cettenouvelle, tout agréable qu’on me la croyait être, avec un légerfrissonnement. Si brave que l’on soit, on éprouve toujours quelqueinquiétude à aborder un ennemi inconnu et avec lequel on doit serencontrer pour la première fois.

Je n’en revêtis pas moins gaillardement moncostume. D’ailleurs, comme pour prendre part à la fête, le soleilétait magnifique, et la température, qui s’adoucissait à sesrayons, ne marquait pas à cette heure matinale plus de quinzedegrés, ce qui, vers midi, en promettait sept ou huitseulement.

Je descendis et trouvai tous nos chasseursprêts et dans un costume uniforme, sous lequel nous avionsgrand-peine à nous reconnaître nous-mêmes. Des traîneaux toutattelés nous attendaient, nous y montâmes ; dix minutes après,nous étions au rendez-vous.

C’était une charmante maison de paysan russe,toute en bois et faite à la hache, avec son grand poêle et sonsaint patron, que chacun de nous salua dévotement selon la coutume,en passant le seuil de la porte. Un déjeuner substantiel nousattendait. Chacun y fit honneur ; mais je remarquai que,contrairement à leurs habitudes, aucun de nos chasseurs ne buvait.C’est qu’on ne se grise pas avant un duel, et que la chasse quenous allions entreprendre était un véritable duel. Vers la fin dudéjeuner, le piqueur parut à la porte, ce qui voulait dire qu’ilétait temps de se mettre en route. À la porte, on nous remit àchacun une carabine toute chargée, que nous devions porter enbandoulière, mais dont nous ne devions faire usage qu’en cas dedanger. Outre cette carabine, chacun de nous reçut encore cinq ousix plaques de fer-blanc que l’on jette à l’ours, et dont le son etl’éclat ont pour but de l’irriter.

Au bout de cent pas, nous trouvâmesl’enceinte ; elle était entourée par la musique deM. de Nariskine, la même que j’avais entendue sur la Nevapendant les belles nuits d’été. Chaque homme tenait à la main soncor, prêt à pousser sa note. L’enceinte tout entière était entouréeainsi, de manière à ce que les ours, de quelque côté qu’ils seprésentassent, fussent repoussés par le bruit. Entre chaquemusicien, il y avait un piqueur, un valet ou un paysan avec unfusil chargé à poudre seulement, de peur qu’une des balles ne vintnous atteindre, le bruit des coups de feu devant se joindre à celuides instruments si les ours tentaient de forcer. Nous franchîmescette ligne et nous entrâmes dans l’enceinte.

À l’instant même, le bois fut enveloppé d’uncercle d’harmonie qui fit sur nous le même effet que la musiquemilitaire doit faire sur les soldats au moment de labataille ; si bien que moi-même je me sentis tout transportéd’une ardeur belliqueuse dont, cinq minutes auparavant, je ne meserais pas cru capable.

J’étais placé entre le piqueur deM. de Nariskine, qui devait à mon inexpérience l’honneurde prendre part à la chasse, et le comte Alexis, sur lequel j’avaispromis à Louise de veiller et qui, au contraire, veillait sur moi.Il avait à sa gauche le prince Nikita Mouravieff, avec lequel ilétait extrêmement lié, et au-delà du prince Nikita Mouravieff, jepouvais encore apercevoir, à travers les arbres,M. de Nariskine. Au-delà, je ne voyais rien.

Nous marchions ainsi depuis dix minutes à peuprès, lorsque les cris « medvede, medvede[4] » retentirent, accompagnés dequelques coups de feu. Un ours qui s’était levé au bruit des corsavait probablement apparu sur la lisière et était repoussé à lafois par les piqueurs et les musiciens. Mes deux voisins me firentde la main signe d’arrêter, et chacun de nous se tint sur sesgardes. Au bout d’un instant, nous entendîmes devant nous lefroissement des broussailles accompagné d’un grognement sourd.J’avoue qu’à ce bruit, qui paraissait s’approcher de mon côté, jesentis, malgré le froid qu’il faisait, la sueur me monter au front.Mais je regardai autour de moi ; mes deux voisins faisaientbonne contenance ; je fis comme eux. En ce moment, l’oursparut, sortant la tête et la moitié du corps d’un buisson d’épinessitué entre moi et le comte Alexis.

Mon premier mouvement fut de lâcher monpoignard et de prendre mon fusil, car l’ours, étonné, nousregardait tour à tour et paraissait encore indécis vers lequel denous deux il s’avancerait ; mais le comte ne lui donna pas letemps de choisir. Jugeant que je ferais quelque maladresse, ilvoulut attirer à lui l’ennemi et, s’approchant de quelques pas,afin de gagner une espèce de clairière où il serait plus libre deses mouvements, il lui jeta au nez une des plaques de fer-blancqu’il tenait à la main. L’ours aussitôt se jeta dessus d’un seulbond et, avec une légèreté incroyable, prit la plaque entre sesgriffes, puis la tordit en grognant. Le comte alors fit encore unpas vers lui et lui en jeta une seconde ; l’ours la saisitcomme fait un chien de la pierre qu’on lui lance, et la broya entreses dents. Le comte, pour augmenter sa colère, lui en jeta unetroisième ; mais cette fois, comme s’il eût compris quec’était une folie à lui de s’acharner sur un objet inanimé, illaissa dédaigneusement la plaque tomber à côté de lui, tourna satête vers le comte, poussa un rugissement terrible, fit vers luiquelques pas au trot, de manière qu’ils ne se trouvèrent plus qu’àune dizaine de pieds l’un de l’autre. En ce moment, le comte fitentendre un coup de sifflet aigu. À ce bruit, l’ours se dressaaussitôt sur ses pattes de derrière : c’était ce qu’attendaitle comte. Il se jeta sur l’animal, qui étendit ses deux bras pourl’étouffer ; mais avant même qu’il ait eu le temps de lesrapprocher, l’ours jeta un cri de douleur et, faisant trois pas enarrière, en chancelant comme un homme ivre, il tomba mort. Lepoignard lui avait traversé le cœur.

Je courus au comte pour lui demander s’iln’était point blessé, et je le trouvai calme et froid, comme s’ilvenait de couper le jarret à un chevreuil. Je ne comprenais rien àun pareil courage ; j’étais tout tremblant, moi, pour avoirassisté seulement à ce combat.

– Vous voyez comme il faut faire, me dit lecomte, ce n’est pas plus difficile que cela. Aidez-moi à leretourner ; je lui ai laissé le poignard dans la blessure,afin de vous donner la leçon entière.

L’animal était tout à fait mort. Nous leretournâmes avec peine, car il devait bien peser quatre cents,étant un ours noir de la grande espèce. Il avait effectivement lepoignard enfoncé jusqu’au manche dans la poitrine. Le comte leretira et plongea la lame deux ou trois fois dans la neige pour lanettoyer. En ce moment, nous entendîmes de nouveaux cris, et nousvîmes, à travers les branches, le chasseur qui était à la gauche deM. de Nariskine aux prises à son tour avec un ours. Lalutte fut un peu plus longue ; mais enfin l’ours tomba commele premier.

Cette double victoire, que je venais de voirremporter sous mes yeux, m’avait exalté ; la fièvre qui mebrûlait le sang avait écarté toute crainte. Je me sentais la forced’Hercule Néméen et je demandai à mon tour à faire mes preuves.

L’occasion ne se fit pas attendre. À peineavions-nous fait deux cents pas depuis l’endroit où nous avionslaissé les deux cadavres, que je crus apercevoir le haut du corpsd’un ours, à moitié sorti de sa tanière, placée entre deux rochers.Un instant je fus incertain et, pour me tirer d’incertitude, jejetai bravement vers l’objet, quel qu’il fût, une de mes plaquesd’étain. La preuve fut décisive : l’ours releva ses lèvres, memontra deux rangées de dents blanches comme la neige, et fitentendre un grognement. À ce grognement, mes voisins de droite etde gauche s’arrêtèrent, apprêtant leur carabine, afin de me prêtersecours si besoin était, car ils virent bien que celui-là étaitpour moi.

Le mouvement que je leur vis faire de mettrela main à leur fusil me fit penser que j’étais autorisé à me servirdu mien ; d’ailleurs, j’avoue que j’avais plus de confiancedans cette arme que dans mon poignard. Je le passai donc à maceinture et, prenant à mon tour ma carabine, j’ajustai l’animalavec tout le sang-froid que je pus appeler à mon aide ; lui,de son côté, me fit beau jeu en ne bougeant pas ; enfin, quandje le vis bien au bout de mon canon, j’appuyai le doigt sur lagâchette, et le coup partit.

Au même instant, un rugissement terrible sefit entendre. L’ours se dressa, battant l’air d’une de ses pattes,tandis que l’autre, brisée à l’épaule, pendait le long de soncorps. J’entendis en même temps mes deux voisins me crier :« Garde à vous ! » En effet, l’ours, comme s’il fûtrevenu d’un premier mouvement de stupéfaction, vint droit à moiavec une telle rapidité, malgré son épaule cassée, que j’eus àpeine le temps de tirer mon poignard. Je raconterais mal ce qui sepassa alors, car tout fut rapide comme la pensée. Je vis l’animalfurieux se dresser devant moi, la gueule tout ensanglantée. De moncôté, je lui portai de toute ma force un coup terrible mais jerencontrai une côte, et le poignard dévia ; je sentis alorspeser comme une montagne sa patte sur mon épaule ; je pliailes jarrets et tombai à la renverse sous mon adversaire, lesaisissant instinctivement au cou de mes deux mains et réunissanttoutes mes forces pour éloigner sa gueule de mon visage. Au mêmeinstant, deux coups de feu partirent ; j’entendis lesifflement des balles, puis un bruit mat. L’ours poussa un cri dedouleur et s’affaissa de tout son poids sur moi, Je réunis toutesmes forces et, me jetant de côté, je me trouvai dégagé. Je merelevai aussitôt pour me mettre en défense, mais c’était inutile,l’ours était mort ; il avait reçu à la fois la balle du comteAlexis derrière l’oreille et celle du piqueur au défaut del’épaule. Quant à moi, j’étais couvert de sang, mais je n’avais pasla moindre blessure.

Tout le monde accourut ; car du moment oùl’on avait su que j’étais aux prises avec un ours, chacun avaitcraint que la chose ne tournât mal pour moi. Ce fut donc avec unegrande joie que l’on me vit sur mes pieds près de mon ennemimort.

Ma victoire, toute partagée qu’elle était, nem’en fit pas moins grand honneur, car je ne m’en étais pas encoretiré trop mal pour un débutant. L’ours, comme je l’ai dit, avaitl’épaule cassée par ma balle, et mon poignard, tout en glissant surune côte, lui avait remonté jusque dans la gorge : la main nem’avait donc pas tremblé ni de loin ni de près.

Les deux autres ours qui avaient été reconnusdans l’enceinte ayant forcé nos musiciens et nos piqueurs, lachasse se trouva terminée ; on traîna les cadavres jusque dansle chemin, et on procéda au dépouillement des morts ; puis onleur coupa les quatre pattes qui, considérées comme la partie laplus friande, devaient nous être servies à dîner.

Nous revînmes au château avec nos trophées. Unbain parfumé attendait chacun de nous dans sa chambre, et cen’était pas chose inutile après être resté, comme nous l’avionsfait, toute une demi-journée enveloppés dans nos fourrures. Au boutd’une demi-heure, la cloche nous avertit qu’il était temps dedescendre à la salle à manger.

Le dîner n’était pas moins somptueux que laveille, à part les sterlets qui étaient remplacés par les pattesd’ours. C’étaient nos piqueurs qui, réclamant leurs droits, lesavaient fait cuire, au détriment du maître d’hôtel, et cela toutbonnement dans un four creusé en terre, au milieu des braisesardentes et sans préparation aucune. Aussi, quand je vis paraîtreces espèces de charbons informes et noircis, je me sentis peu degoût pour ce singulier mets ; on ne m’en passa pas moins mapatte comme aux autres et, résolu de suivre l’exemple jusqu’aubout, j’enlevai avec la pointe de mon couteau la croûte brûlée quila couvrait, et j’arrivai à une chair parfaitement cuite dans sonjus et sur le compte de laquelle je revins dès la première bouchée.C’était une des plus savoureuses choses que l’on pût manger.

En remontant dans mon traîneau, j’y trouvai lapeau de mon ours qu’y avait courtoisement fait porterM. de Nariskine.

Chapitre 11

 

Nous retrouvâmes Saint-Pétersbourg dans lespréparatifs de deux grandes fêtes qui se suivent à quelques joursde distance : le jour de l’an et la bénédiction des eaux. Lapremière toute mondaine, la seconde toute religieuse.

Le premier jour de l’an, en vertu de lacoutume qui fait que les Russes appellent l’Empereur« père » et l’Impératrice « mère », l’Empereuret l’Impératrice reçoivent leurs enfants. Vingt-cinq mille billetssont jetés comme au hasard par les rues de Saint-Pétersbourg, etles vingt-cinq mille invités, sans distinction de rangs, sont admisle même soir au palais d’Hiver.

Quelques rumeurs sinistres avaientcouru ; on disait que la réception n’aurait pas lieu cetteannée, car des bruits d’assassinat s’étaient répandus, malgré lesilence que garde la police en Russie. C’était encore cetteconspiration inconnue qui menaçait, puis, rentrant dans l’ombre, secachait à tous les regards. Mais bientôt les craintes des curieuxse dissipèrent, l’Empereur ayant dit au grand maître de la policequ’il désirait que tout se passât comme d’habitude, quelquefacilité qu’offrît pour l’exécution d’un meurtre le domino dont,selon l’ancien usage, les hommes sont couverts dans cettesoirée.

Il y a ceci, au reste, de remarquable enRussie, qu’à part les conspirations de famille, le souverain n’arien à craindre que des grands, son double rang de pontife etd’empereur, qu’il a hérité des Césars comme leur successeuroriental, le faisant sacré pour le peuple.

Aussi était-ce parmi son aristocratie, dansson palais même et jusque dans sa propre garde qu’Alexandre,disait-on, devait trouver des assassins. On savait cela, on ledisait du moins, et cependant, parmi les mains qui se tendaientvers l’Empereur, on ne pouvait distinguer les mains amies des mainsennemies. Il n’y avait qu’à attendre et à se confier en Dieu :c’est ce que fit Alexandre.

Le jour de l’an arriva. Les billets furentdistribués comme de coutume ; j’en avais dix pour un, tant mesélèves s’étaient empressés à me faire voir cette fête nationale, siintéressante pour un étranger. À sept heures du soir, les portes dupalais d’Hiver s’ouvrirent.

Je m’étais attendu surtout, d’après les bruitsqui s’étaient répandus, à trouver les avenues du palais garnies detroupes ; aussi mon étonnement fut-il grand de ne pasapercevoir une seule baïonnette de renfort ; les sentinellesseules étaient, comme d’habitude, à leur poste ; quant àl’intérieur du palais, il était sans gardes.

On devine ce que doit être le mouvement d’unefoule qui se précipite dans un palais vaste comme lesTuileries ; et cependant, il est remarquable, àSaint-Pétersbourg, que le respect que l’on a pour l’Empereurempêche cette invasion de dégénérer en cohue bruyante. Au lieu decrier à qui mieux mieux, chacun, comme pénétré de son inférioritéet reconnaissant de la faveur qu’on lui accorde, dit à sonvoisin : « Pas de bruit, pas de bruit. »

Pendant qu’on envahit son palais, l’Empereurest dans la salle Saint-Georges où, assis près de l’Impératrice etentouré des grands-ducs et des grandes-duchesses, il reçoit tout lecorps diplomatique. Puis tout à coup, quand les salons sont pleinsde grands seigneurs et de moujiks, de princesses et de grisettes,la porte de la salle Saint-Georges s’ouvre, la musique se faitentendre, l’Empereur offre la main à la France, à l’Autriche ou àl’Espagne, représentées par leurs ambassadrices, et se montre à laporte. Alors chacun se presse, se retire ; le flot se sépareet le Tsar passe.

C’était ce moment qu’on avait choisi,disait-on, pour l’assassiner, et il faut avouer, au reste, quec’était chose facile à faire.

Les bruits qui s’étaient répandus firent queje regardai l’Empereur avec une nouvelle curiosité. Je m’attendaisà trouver ce visage triste que je lui avais vu à TsarskoïeSelo ; aussi mon étonnement fut-il extrême quand je m’aperçusqu’au contraire, jamais peut-être il n’avait été plus ouvert etplus riant. C’était, au reste, l’effet que produisait surl’empereur Alexandre toute réaction contre un grand danger, et ilavait donné de cette sérénité factice deux exemples frappants, l’unà un bal chez l’ambassadeur de France, monsieur de Caulaincourt,l’autre dans une fête à Zakret, près de Vilna.

Monsieur de Caulaincourt donnait un bal àl’Empereur, lorsqu’à minuit, c’est-à-dire lorsque les danseursétaient au grand complet, on vint lui dire que le feu était àl’hôtel. Le souvenir du bal du prince Schwartzenberg, interrompupar un accident pareil, se présenta aussitôt à l’esprit du duc deVicence, avec le souvenir de toutes les conséquences fatales qui enavaient été la suite, conséquences qui furent bien plutôt causéespar la terreur qui rendit chacun insensé, que par le dangerlui-même. Aussi le duc, voulant tout voir lui-même, plaça-t-il àchaque porte un aide de camp, avec ordre de ne laisser sortirpersonne ; et, s’approchant de l’Empereur :

– Sire, lui dit-il tout bas, le feu est àl’hôtel ; je vais voir ce que c’est par moi-même ; il estimportant que personne ne le sache avant qu’on connaisse la natureet l’étendue du danger. Mes aides de camp ont ordre de ne laissersortir personne que Votre Majesté et Leurs Altesses Impériales lesgrands-ducs et les grandes-duchesses. Si Votre Majesté veut donc seretirer, elle le peut ; seulement, je lui ferai observer qu’onne croira pas au feu tant qu’on la verra dans les salons.

– C’est bien, dit l’Empereur, allez ; jereste. Monsieur de Caulaincourt courut à l’endroit où l’incendievenait de se déclarer. Comme il l’avait prévu, le danger n’étaitpas aussi grand qu’au premier abord on aurait pu le craindre, et lefeu céda bientôt sous les efforts réunis des serviteurs de lamaison. Aussitôt l’ambassadeur remonta dans les salons et trouval’Empereur dansant une polonaise.

Monsieur de Caulaincourt et lui secontentèrent d’échanger un regard.

– Eh bien ? demanda l’Empereur après lacontredanse.

– Sire, le feu est éteint, répondit monsieurde Caulaincourt ; et tout fut dit. Le lendemain seulement, lesinvités de cette splendide fête apprirent que, pendant une heure,ils avaient dansé dans un volcan.

À Zakret, ce fut bien autre choseencore ; car l’Empereur jouait là non seulement sa vie, maisencore son empire. Au milieu de la fête, on vint lui annoncer quel’avant-garde française venait de passer le Niémen et quel’empereur Napoléon, son hôte d’Erfurt qu’il avait oubliéd’inviter, pouvait d’un moment à l’autre entrer dans la salle debal, suivi de six cent mille danseurs. Alexandre donna ses ordrestout en paraissant causer de choses indifférentes avec ses aides decamp, continua de parcourir les salles, de vanter lesilluminations, dont la lune, qui venait de se lever, était,disait-il, la plus belle pièce, et ne se retira qu’à minuit, aumoment où le souper, servi sur de petites tables, en occupant tousles convives, lui permettait de leur dérober facilement sonabsence. Nul, pendant toute la soirée, n’avait aperçu sur son frontla moindre trace d’inquiétude, de sorte que ce ne fut que parl’arrivée même des Français que l’on apprit leur présence.

Comme on le voit, l’Empereur avait retrouvé,si souffrant et si mélancolique qu’il fût à l’époque où nous sommesarrivés, c’est-à-dire au 1er janvier 1825, son ancienneénergie ; il parcourut comme d’habitude toutes les salles,conduisant l’espèce de galop que j’ai déjà dit et suivi de sa cour.Je me laissai à mon tour entraîner par le flot, qui revint à sonlancé vers les neuf heures, après avoir fait le tour du palais.

À dix heures, comme l’illumination del’Ermitage était terminée, les personnes qui avaient des billetspour le spectacle particulier furent invitées à s’y rendre.

Comme j’étais du nombre des privilégiés, je medégageai à grand-peine de la foule. Douze nègres, richementcostumés à l’orientale, se tenaient à la porte par laquelle on serend au théâtre, pour tenir la foule et vérifier lesinvitations.

J’avoue que, en entrant dans le théâtre del’Ermitage, au bout duquel était dressé, dans une longue galeriequi fait face à la salle, le souper de la cour, je crus entrer dansun palais de fée. Qu’on se figure une vaste salle toute tendue,plafonnée et lambrissée en tubes de cristal de la grosseur dessarbacanes en verre avec lesquelles les enfants envoient des boulesde mastic aux oiseaux. Tous ces tubes sont figurés, tordus,contournés dans des formes appropriées à l’endroit où ils sontposés, unis entre eux par des fils d’argent imperceptibles, etmasquant huit à dix mille lampions, dont ils reflètent et doublentla lumière. Ces lampions de couleur éclairent des paysages, desjardins, des fleurs, des bosquets d’où s’élève une musique aérienneet invisible, des cascades et des lacs qui semblent rouler desmilliers de diamants et qui, vus à travers ce voile de lumière,prennent des tons d’une poésie et d’un fantastique merveilleux.

Le posage seul de cette illumination coûtedouze mille roubles et dure deux mois.

À onze heures, la musique annonça par unefanfare l’arrivée de l’Empereur. Il entra au milieu de sa familleet suivi par la cour. Aussitôt les grands-ducs, lesgrandes-duchesses, les ambassadeurs, les ambassadrices, lesofficiers de la couronne et les dames d’honneur prirent place à latable du milieu ; le reste des invités, qui se composait desix cents convives à peu près appartenant tous à la noblessepremière, s’assit aux deux autres tables. L’Empereur seul restadebout, circulant entre les tables et s’adressant tour à tour àquelqu’un de ses convives qui, selon les règles de l’étiquette, luirépondait sans se lever.

Je ne puis dire l’effet que produisit sur lesautres assistants le coup d’œil magique de cet empereur, de cesgrands-ducs, de ces grandes-duchesses, de ces seigneurs et de cesfemmes, les uns couverts d’or et de broderies, les autresruisselantes de diamants, vus ainsi au milieu d’un palais decristal ; mais je sais que, quant à moi, je n’avais jamaiséprouvé jusqu’alors, et je n’éprouvai jamais depuis, une pareillesensation de grandeur. J’ai vu plus tard quelques-unes de nos fêtesroyales ; patriotisme à part, je dois avouer la supériorité decelle-là.

Le banquet fini, la cour quitta l’Ermitage etreprit le chemin de la salle Saint-Georges. À une heure, la musiquedonna le signal d’une seconde polonaise qui passa, comme lapremière, conduite par l’Empereur. C’étaient ses adieux à la fête,car aussitôt cette polonaise finie, il se retira.

J’avoue que je reçus la nouvelle de saretraite avec plaisir ; toute la soirée j’avais eu le cœurserré de crainte en songeant qu’une si magnifique fête pouvait,d’un moment à l’autre, être ensanglantée.

L’Empereur retiré, la foule s’écoula peu àpeu ; il faisait vingt-cinq degrés de chaleur dans le palaiset vingt degrés de froid au dehors. C’était une différence dequarante-cinq degrés. En France, nous aurions su huit jours aprèscombien de personnes étaient mortes victimes de cette brusque etviolente transition, et l’on aurait trouvé moyen de rejeter lafaute sur le souverain, sur les ministres ou sur la police, ce quieût fourni aux philanthropes de la presse une polémiquemerveilleuse. À Saint-Pétersbourg, on ne sait rien et, grâce à cesilence, les fêtes joyeuses n’ont pas de tristes lendemains.

Quant à moi, grâce à un domestique qui eut,chose rare, l’intelligence de rester où je lui avais dit dem’attendre grâce à un triple manteau de fourrures et à un traîneaubien fermé, je regagnai sans encombre le canal Catherine.

La seconde fête, qui était celle de labénédiction des eaux, empruntait encore cette année une nouvellesolennité au désastre terrible qu’avait amené avec ellel’inondation récente de la Neva. Aussi, depuis quinze jours à peuprès, les préparatifs de la cérémonie se faisaient-ils avec unepompe et une activité visiblement mêlées de cette craintereligieuse entièrement inconnue à nous autres peuples sanscroyance. Ces préparatifs consistaient dans l’érection sur la Nevad’un grand pavillon de forme circulaire, percé de huit ouvertures,décoré de quatre grands tableaux et couronné d’une croix ; ons’y rendait par une jetée établie en face de l’Ermitage et, aumilieu du plancher de glace de l’édifice, on devait percer, lematin même de la fête, une grande ouverture pour que le prêtre pûtarriver jusqu’à l’eau.

Le jour qui devait apaiser la colère du fleuvearriva enfin. Malgré le froid, qui était d’une vingtaine de degrésdès neuf heures du matin, les quais étaient garnis despectateurs ; quant au fleuve, il disparaissait entièrementsous la multitude de curieux. J’avoue que je n’osai prendre placeparmi eux, tremblant que, quelle que fût sa force et son épaisseur,la glace ne se brisât sous un pareil poids. Je me glissai donccomme je pus et, après trois quarts d’heure de travail pendantlesquels on me prévint deux fois que mon nez gelait, j’arrivaijusqu’au parapet de granit qui garnit le quai. Un vaste espacecirculaire était réservé autour du pavillon.

À onze heures et demie, l’Impératrice et lesgrandes-duchesses, en prenant place sur un des balcons vitrés dupalais, annoncèrent à la foule que le Te Deum était fini.En effet, on vit déboucher du Champ de Mars toute la gardeimpériale, c’est-à-dire quarante mille hommes à peu près, quivinrent au son de la musique militaire se ranger en bataille sur lefleuve, s’étendant sur une triple ligne depuis l’ambassadefrançaise jusqu’à la forteresse. Au même instant, la porte dupalais s’ouvrit, les bannières, les saintes images et les chantresde la chapelle parurent, précédant le clergé conduit par lepontife ; puis vinrent les pages et les drapeaux des diversrégiments de la garde portés par les sous-officiers ; puisenfin l’Empereur ayant à sa droite le grand-duc Nicolas, et à sagauche le grand-duc Michel, et suivi des grands officiers de lacouronne, des aides de camp et des généraux.

Dès que l’Empereur fut arrivé à la porte dupavillon, presque entièrement rempli par le clergé et lesporte-drapeaux, le métropolitain donna le signal et, à l’instantmême, les chants sacrés, entonnés par plus de cent voix d’hommes etd’enfants, sans aucun accompagnement instrumental, retentirent avecune telle harmonie que je ne me rappelle pas avoir jamais entendud’aussi merveilleux accents. Pendant tout le temps que dura laprière, c’est-à-dire pendant vingt minutes à peu près, l’Empereur,sans fourrures, avec l’uniforme seulement, demeura debout, immobileet la tête nue, bravant un climat plus puissant que tous lesempereurs du monde et courant un danger plus réel que s’il se fûttrouvé en face de cent bouches à feu sur le devant d’une ligne debataille. Cette imprudence religieuse était d’autant pluseffrayante pour les spectateurs enveloppés de leurs manteaux et latête couverte de leurs bonnets fourrés que, quoique jeune encore,l’Empereur était presque chauve.

Aussitôt ce second Te Deum achevé, lemétropolitain prit une croix d’argent des mains d’un enfant dechœur et, au milieu de toute la foule agenouillée, bénit à hautevoix le fleuve, en plongeant la croix par l’ouverture faite à laglace et qui permettait à l’eau de monter jusqu’à lui. Il prit unvase qu’il remplit de cette eau bénite et qu’il présenta àl’Empereur. Après cette cérémonie vint le tour des drapeaux.

Au moment où les étendards s’inclinaient àleur tour pour recevoir la bénédiction, une fusée partit dupavillon et jeta dans les airs sa blanche fumée. Au même instant,une détonation terrible se fit entendre ; c’était toutel’artillerie de la forteresse qui, avec sa voix de bronze, chantaità son tour le Te Deum.

Les salves se renouvelèrent trois fois pendantla bénédiction. À la troisième, l’Empereur se couvrit et reprit lechemin du palais. Dans ce trajet, il passa à quelques pas seulementde moi. Cette fois, il était triste comme jamais je ne l’avaisvu ; il savait qu’au milieu d’une fête religieuse il necourait aucun danger, et il était redevenu lui-même.

À peine se fut-il éloigné que le peuple, à sontour, se précipita dans le pavillon ; les uns trempant leursmains dans l’ouverture et faisant le signe de la croix avec l’eaunouvellement bénite, les autres en emportant de pleins vases, etquelques-uns même y plongeant leurs enfants tout entiers,convaincus que ce jour-là le contact du fleuve n’a rien dedangereux.

Le même jour, la même cérémonie se pratique àConstantinople ; seulement là, où l’hiver n’a point de souffleet la mer point de glaces, le patriarche monte sur une barque,jette dans l’eau bleue du Bosphore la croix sainte qu’un plongeurrattrape avant qu’elle soit perdue dans ses profondeurs.

Presque immédiatement après les cérémoniessaintes viennent les joies profanes, dont la croûte hivernale dufleuve doit encore être le théâtre ; seulement celles-là sontsubordonnées entièrement au caprice de la température. Souvent,lorsque toutes les baraques sont dressées, toutes les dispositionsfaites, que l’emplacement des courses n’attend plus que ses chevauxet que les montagnes russes n’attendent plus que leurs glisseurs,la girouette dérouillée tourne tout à coup à l’ouest ; desbouffées de vent humide arrivent du golfe de Finlande, la glacesuinte et la police intervient aussitôt, au désespoir de lapopulation de Saint-Pétersbourg, les baraques sont démolies ettransportées sur le Champ de Mars. Mais, quoique ce soit absolumentla même chose et que la foule y retrouve les mêmes amusements,n’importe, le carnaval est manqué. Le Russe est pour sa Neva commele Napolitain pour son Vésuve : s’il cesse de fumer, on craintqu’il ne soit éteint, et le lazzarone aime mieux le voir mortel quemort.

Heureusement, il n’en fut point ainsi pendantle glorieux hiver de 1825, et pas un instant il n’y eut, grâce àDieu, crainte de dégel ; aussi, tandis que quelques balsaristocratiques préludaient aux joies populaires, des baraquesnombreuses commencèrent-elles à se dresser en face de l’ambassadede France, s’étendant presque d’un quai à l’autre, c’est-à-dire surune largeur de plus de deux mille pas. Les montagnes russes nedemeurèrent point en retard et, à mon grand étonnement, me parurentbeaucoup moins élégantes que leurs imitations parisiennes :c’est tout bonnement une descente cintrée de cent pieds de hauteuret de quatre cents pieds de long, formée par des planches, surlesquelles on jette alternativement de l’eau et de la neige jusqu’àce qu’il s’y forme une croûte de glace de six pouces à peu près.Quant au traîneau, c’est tout bonnement une planche formant retourà l’une de ses extrémités. Les conducteurs vont dans la foule,tenant leur planche sous le bras et recrutant des amateurs.Lorsqu’ils ont trouvé une pratique, ils montent avec elle parl’escalier qui conduit au sommet, et qui est pratiqué sur leversant opposé à la descente ; le glisseur ou la glisseuses’assied sur le devant, les pieds appuyés au rebord ; leconducteur s’accroupit derrière et dirige son traîneau avec uneadresse d’autant plus nécessaire que les deux côtés de la montagneétant sans garde-fous, on serait précipité si la planche déviaitdans sa course. Chaque course coûte un kopeck, c’est-à-dire un peumoins de deux liards de notre monnaie.

Les autres divertissements ressemblent fort àceux de nos fêtes dans les Champs-Élysées les jours de réjouissancepublique ; ce sont des phénomènes de tous les pays, descabinets de cire, des géantes et des naines, le tout annoncé pardes musiques féroces et des bonimenteurs cosmopolites. Autant quej’en pus juger par les gestes, les parades, à l’aide desquelles ilsappelaient les chalands, avaient avec les nôtres de grandesressemblances, quoique toutes se distinguassent par des détailsparticuliers au pays. Une des plaisanteries qui me parurent avoirle plus de succès est celle que l’on fait à un bon père de famille,impatient de revoir son dernier-né, qui doit arriver le jour mêmedu village où il a été envoyé. Bientôt la nourrice paraît tenant lemarmot si complètement emmailloté qu’on n’aperçoit que le bout d’unpetit museau noir. Le père, ravi de revoir sa progéniture, quipousse force grognements, trouve que c’est tout son portrait pourle physique, et sa mère pour l’amabilité. À ce mot, la mère monteet entend le compliment ; le compliment amène une discussion,la discussion une rixe ; le marmot tiraillé des deux côtés, sedémaillote ; un ourson apparaît aux grands applaudissements dela multitude, et le père commence à s’apercevoir qu’on lui a changéson enfant en nourrice.

Pendant la dernière semaine de carnaval, desmascarades nocturnes parcourent les rues de Saint-Pétersbourg,allant de maisons en maisons intriguer, comme cela se fait dans nosvilles de province. Alors, un des déguisements les plusgénéralement adoptés est celui de Parisien. Il consiste en un habitpincé à longs pans, en un col de chemise outrageusement empesé, etqui dépasse la cravate de trois ou quatre pouces, en une perruquebouclée, en un énorme jabot et en un petit chapeau de paille ;la caricature se complète par force breloques et chaînes pendantesautour du cou et jouant à la ceinture. Malheureusement, dès que lesmasques sont reconnus, la liberté cesse, l’étiquette reprend sesdroits et le polichinelle redevient Excellence, ce qui ne laissepas d’ôter quelque piquant à l’intrigue.

Quant au peuple, comme pour se dédommagerd’avance des austérités du grand carême, il s’empresse d’avalertout ce qu’il peut en viande et en liqueurs ; mais dès que lami-nuit du dimanche au lundi gras sonne, on passe de l’orgie aujeûne, et cela avec une telle conscience que les restes du repas,interrompu au premier coup de l’horloge, sont déjà jetés aux chiensquand sonne le dernier. Alors tout change, les gestes lascifsdeviennent des signes de croix, et les bacchanales se transformenten prières. On allume des cierges devant l’image du saint patron dela maison, et les églises deviennent du jour au lendemain troppetites.

Cependant, ces fêtes, si brillantes qu’ellessoient encore aujourd’hui, sont fort dégénérées en comparaison dece qu’elles étaient autrefois. En 1740, par exemple, l’impératriceAnne Ivanovna résolut de surpasser tout ce qu’on avait faitjusqu’alors en ce genre et voulut donner une de ces fêtes comme uneimpératrice de Russie peut seule en donner. Elle fixa à cet effetles noces de son bouffon aux derniers jours du carnaval et envoyal’ordre à chaque gouverneur de lui envoyer, pour paraître à cettecérémonie, un couple de chaque espèce d’habitant de son districtdans leur costume national et avec l’équipage qui leur étaitpropre. Les ordres de l’Impératrice furent ponctuellement exécutéset, au dit jour, la puissante souveraine vit arriver une députationde cent peuples différents, dont quelques-uns lui étaient à peineconnus de nom. C’étaient les Kamtchadales et les Lapons, dans destraîneaux tirés, les uns par des chiens et les autres par desrennes. C’était le Kalmouk sur ses vaches, le Buchar sur seschameaux, l’Indien sur ses éléphants et l’Ostiak sur ses patins.Alors, et pour la première fois, se trouvèrent face à face,arrivant des extrémités de l’Empire, le roux Finnois et leCircassien aux cheveux noirs, le géant Ukrainien et le pygméeSamoyède enfin, l’ignoble Bachkir, que son voisin le Kirghizappelle Istaki, c’est-à-dire sale, et le bel habitant dela Géorgie et de l’Iaroslavl, dont les filles font l’honneur desharems de Constantinople et de Tunis.

À mesure qu’il arrivait, chaque député dechaque peuple était rangé, selon le pays qu’il habitait, sous l’unedes quatre bannières qui l’attendaient, représentant le printemps,l’été, l’automne et l’hiver puis, lorsque tous furent aurendez-vous, un matin, l’étrange cortège commença de défiler dansles rues de Saint-Pétersbourg où, pendant huit jours, cetteprocession chaque jour renouvelée n’était point encore parvenue àsatisfaire la curiosité publique.

Enfin parut le jour de la cérémonie nuptiale.Les nouveaux mariés, après avoir entendu la messe à la chapelle duchâteau, se rendirent, accompagnés de leur escorte burlesque, aupalais que leur avait fait préparer l’Impératrice, et qui étaitdigne, par sa bizarrerie, du reste de la fête. C’était un palaistout entier taillé dans la glace, long de cinquante-deux pieds etlarge de vingt, avec ses ornements extérieurs et intérieurs, avecses tables, ses chaises, ses chandeliers, ses assiettes, sesstatues et son lit nuptial transparents, ses galeries au-dessus dutoit, son fronton au-dessus de la porte, le tout peint de façon àimiter parfaitement le marbre vert, et défendu par six canons deglace, dont l’un, chargé d’une livre et demie de poudre et d’unboulet, les salua à leur arrivée et envoya son projectile percer, àsoixante-dix pas, une planche de deux pouces d’épaisseur. Mais lapièce la plus curieuse de ce palais hivernal était un éléphantcolossal, monté par un Persan armé de toutes pièces et conduit pardeux esclaves ; tantôt fontaine et tantôt fanal, il faisaitjaillir de sa trompe, le jour de l’eau, la nuit du feu ; puisde temps en temps, il poussait, grâce à huit ou dix hommes quis’introduisaient dans son corps vide par les pieds creusés, descris terribles qui étaient entendus d’un bout à l’autre deSaint-Pétersbourg.

Malheureusement, de pareilles fêtes, même enRussie, sont éphémères. Le carême renvoya les cent peuples chezeux, et le dégel fit fondre le palais. Depuis lors, on n’a rien vude pareil, et à chaque année nouvelle le carnaval semble aller ens’attristant.

Celui de 1825 fut moins gai encore que decoutume et sembla n’être que le spectre de ses joyeuxdevanciers : c’est que la mélancolie toujours croissante del’empereur Alexandre s’était répandue à la fois sur la cour, quicraignait de lui déplaire, et sur le peuple qui, sans lesconnaître, partageait ses chagrins.

Comme quelques-uns ont dit que ces chagrinsétaient des remords, racontons fidèlement ce qui les avaitcausés.

Chapitre 12

 

À la mort de Catherine II, sa mère, PaulIer monta sur le trône, dont il eût sans doute été exiléà tout jamais si son fils Alexandre avait voulu se prêter auxdesseins que l’on avait sur lui. Longtemps exilé de la cour,toujours séparé de ses enfants, de l’éducation desquels leur aïeules’était chargée, le nouvel empereur apportait dans l’administrationdes affaires suprêmes, si longtemps régies par le génie deCatherine et le dévouement de Potemkine, un caractère méfiant,farouche et bizarre, qui fit de la courte période pendant laquelleil demeura sur le trône un spectacle presque incompréhensible pourles peuples ses voisins et les rois ses frères.

Le cri lamentable qu’avait poussé CatherineII, après trente-sept heures d’agonie, avait proclamé dans lepalais Paul Ier autocrate de toutes les Russies. À cecri, l’impératrice Marie était tombée aux genoux de son mari avecses enfants et l’avait la première salué tsar. Paul les avaitrelevés en les assurant de ses bontés impériales et paternelles.Aussitôt la cour, les chefs de départements et de l’armée, lesgrands seigneurs et les courtisans, étaient passés tour à tourdevant lui, se prosternant par numéro d’ordre, chacun selon sonrang et son ancienneté et, derrière eux, un détachement des gardes,conduit sous le palais, avait, avec les officiers et les gardesarrivant de Gattchina, ancienne résidence de Paul, juré fidélité ausouverain que la veille ils gardaient encore, plutôt pour répondrede lui que pour lui faire honneur, et plutôt comme prisonnier quecomme héritier de la couronne. À l’instant même, les cris decommandement, le bruit des armes, le froissement des grosses botteset le frémissement des éperons avaient retenti dans cesappartements où la grande Catherine venait de s’endormir pourtoujours. Le lendemain, Paul Ier avait été proclaméempereur et son fils Alexandre tsarévitch, ou héritier présomptifdu trône.

Paul arrivait au trône après trente-cinq ansde privations, d’exil et de mépris et, à l’âge de quarante-troisans, il se trouvait maître du royaume où la veille il n’avaitqu’une prison. Pendant ces trente-cinq ans, il avait beaucoupsouffert, et par conséquent beaucoup appris ; aussi apparut-ilsur le trône les poches remplies de règlements rédigés pendantl’exil, règlements qu’il s’empressa avec une hâte étrange de mettreles uns après les autres, et quelquefois tous ensemble, àexécution.

D’abord, procédant d’une façon tout opposée àcelle de Catherine, pour laquelle sa rancune, lentement aigrie ettransformée en haine, perçait dans chaque action, il s’entoura deses enfants, une des plus belles et des plus riches famillessouveraines du monde, et créa le grand-duc Alexandre gouverneurmilitaire de Saint-Pétersbourg. Quant à l’impératrice Marie, quiavait jusqu’alors eu grandement à se plaindre de son éloignement,elle le vit avec un étonnement mêlé de crainte revenir à elle bonet affectueux. Ses revenus furent doublés, et cependant elledoutait encore ; mais bientôt ses caresses accompagnèrent sesbienfaits, et alors elle crut ; car c’était une âme sainte demère et un noble cœur de femme.

Par une manie d’opposition qui lui étaitfamilière et qui se révélait toujours au moment où elle était leplus inattendue, le premier oukase que rendit Paul fut pour arrêterune levée de recrues récemment ordonnée par Catherine, et quienlevait pour tout le royaume un serf sur cent. Cette mesure étaitplus qu’humaine, elle était politique ; car elle acquérait àla fois au nouvel empereur la reconnaissance de la noblesse, surlaquelle pèse cette dîme militaire, et l’amour des paysans, qui lafournissent en nature.

Zoubov, le dernier favori de Catherine,croyait avoir tout perdu en perdant sa souveraine, et craignait nonseulement pour sa liberté, mais encore pour sa vie. PaulIer le fit venir, le confirma dans ses emplois et luidit en lui rendant la canne de commandant que porte l’aide de campgénéral et qu’il avait renvoyée : « Continuez à remplirvos fonctions près du corps de ma mère ; j’espère que vous meservirez aussi fidèlement que vous l’avez servie. »

Kosciuszko avait été fait prisonnier ; ilétait consigné dans l’hôtel du feu comte d’Anhalt, et avait, poursa garde habituelle, un major qui ne le quittait jamais et mangeaitavec lui. Paul alla le délivrer lui-même et lui annoncer qu’ilétait libre. Comme, dans le premier moment, tout à l’étonnement età la surprise, le général polonais avait laissé l’Empereur seretirer sans lui faire tous les remerciements qu’il croyait luidevoir, il se fit à son tour porter au palais, la tête enveloppéede bandages, car il était encore affaibli et souffrant de sesblessures. Introduit devant l’Empereur et l’Impératrice, Paul luioffrit une terre et des paysans dans son royaume ; maisKosciuszko refusa et demanda en échange une somme d’argent pouraller vivre et mourir où il voudrait. Paul lui donna cent milleroubles, et Kosciuszko alla mourir en Suisse.

Au milieu de toutes ces ordonnances qui,trompant les craintes de tout le monde, présageaient un noblerègne, le moment de rendre les honneurs funèbres à l’Impératricearriva. Alors Paul se résolut d’accomplir un double devoir filial.Depuis trente-cinq ans, le nom de Pierre III n’avait été prononcéqu’à voix basse à Saint-Pétersbourg : Paul Ier serendit dans le couvent de Saint-Alexandre-Nevski, où le malheureuxEmpereur avait été enterré ; il se fit montrer par un vieuxmoine la tombe ignorée de son père, fit ouvrir le cercueil,s’agenouilla devant les restes augustes qu’il renfermait et, tirantle gant qui couvrait la main du squelette, il le baisa plusieursfois. Puis, lorsqu’il eut longtemps et pieusement prié près ducercueil, il le fit élever au milieu de l’église et ordonna qu’oncélébrât près des restes de Pierre les mêmes services qu’auprès ducorps de Catherine, exposé sur son lit de parade dans une dessalles du palais. Enfin, ayant découvert, dans la retraite où ilvivait disgracié depuis un tiers de siècle, le baron UngernHernberg, ancien serviteur de son père, il le fit appeler dans unesalle du palais où était le portrait de Pierre III et, lorsque levieillard fut venu : « Je vous ai fait appeler, luidit-il, pour que, à défaut de mon père lui-même, ce portrait soittémoin de ma reconnaissance envers ses fidèles amis. » Etl’ayant conduit près de cette image, comme si ses yeux pouvaientvoir ce qui allait se passer, il embrassa le vieux guerrier, le fitgénéral en chef, lui passa le cordon de Saint-Alexandre-Nevski aucou, et le chargea de faire le service auprès du corps de son pèreavec le même uniforme qu’il avait porté comme aide de camp dePierre III.

Le jour de la cérémonie funèbre arriva ;Pierre III n’avait jamais été couronné, et c’était sous ce prétextequ’il avait été enterré comme un simple seigneur russe dansl’église de Saint-Alexandre-Nevski. Paul Ier fitcouronner son cercueil et le fit transporter au palais pour êtreexposé près du corps de Catherine ; de là, les restes des deuxsouverains furent transportés à la citadelle, déposés sur la mêmeestrade et, pendant huit jours, les courtisans, par bassesse, et lepeuple, par amour, vinrent baiser la main livide de l’Impératriceet le cercueil de l’Empereur.

Au pied de cette double tombe où il vint commeles autres, Paul Ier sembla avoir oublié sa piété et sasagesse. Isolé dans son palais de Gatchina avec deux ou troiscompagnies de gardes, il y avait pris l’habitude des petits détailsmilitaires et passait quelquefois des heures entières à brosser sesboutons d’uniforme avec le même soin et la même assiduité quePotemkine mettait à vergeter ses diamants. Aussi, dès le matin deson avènement, tout avait pris une face nouvelle au palais, et lenouvel empereur avait commencé, avant de s’occuper des soins del’État, à mettre à exécution tous les petits changements qu’ilcomptait introduire dans l’exercice et dans l’habillement dusoldat. En conséquence, vers les trois heures de l’après-midi dumême jour, il était descendu dans la cour pour faire manœuvrer sessoldats à sa manière, leur montrer à faire l’exercice à son goût.Cette revue, qui se renouvela tous les jours, reçut de lui le nomde wachtparade, et devint non seulement l’institution laplus importante de son gouvernement, mais encore le point centralde toutes les administrations du royaume. C’était à cette paradequ’il publiait les rapports, donnait ses ordres, rendait sesoukases et se faisait présenter à ses officiers ; c’était làqu’entre les deux grands-ducs Alexandre et Constantin, tous lesjours pendant trois heures, quelque froid qu’il fît, sansfourrures, la tête nue et chauve, le nez au vent, une main derrièrele dos et de l’autre levant et baissant alternativement sa canne encriant : « Raz, dwa ! raz, dwa ! » (une,deux ! une, deux !), on le voyait trépignant pour seréchauffer, et mettant son amour-propre à braver vingt degrés defroid.

Bientôt, les plus petits détails militairesdevinrent des affaires d’État ; il changea d’abord la couleurde la cocarde russe, qui était blanche, pour lui substituer lacocarde noire avec un liséré jaune ; et ceci était bien car,avait dit l’Empereur, le blanc se voit de loin et peut servir depoint de mire, tandis que le noir se perd dans la couleur duchapeau et que, grâce à cette identité de ton, l’ennemi ne saitplus où viser le soldat. Mais la réforme ne s’arrêta pointlà ; elle atteignit tour à tour la couleur du plumet, lahauteur des bottes et les boutons de guêtres ; si bien que laplus grande preuve de zèle qu’on pouvait lui donner était deparaître le lendemain à la wachtparade avec les changements qu’ilavait introduits la veille, et plus d’une fois cette promptitude àse soumettre à ses futiles ordonnances fut honorée d’une croix ourécompensée d’un grade.

Quelque prédilection que Paul Iereût pour ses soldats, qu’il habillait et déshabillait sans cessecomme un enfant fait de sa poupée, sa manière réformatrices’étendait de temps en temps au bourgeois. La révolution française,en mettant les chapeaux ronds à la mode, lui avait donné l’horreurde ce genre de coiffure ; aussi, un beau matin, une ordonnanceparut qui défendait de se montrer en chapeau rond dans les rues deSaint-Pétersbourg. Soit ignorance, soit opposition, la loi ne reçutpas une aussi rapide application que le désirait l’Empereur. Alorsil plaça à chaque coin de rue des cosaques et des soldats depolice, avec ordre de décoiffer les récalcitrants ; lui-mêmeparcourut les rues en traîneau pour voir où l’on en était àSaint-Pétersbourg du changement ordonné. Il allait rentrer aupalais après une tournée assez satisfaisante, lorsqu’il aperçut unAnglais qui, pensant qu’un oukase sur les chapeaux était unattentat à la liberté individuelle, avait conservé le sien.Aussitôt l’Empereur s’arrête et ordonne à l’un de ses officiersd’aller décoiffer l’impertinent insulaire qui se permet de venir lebraver jusque sur la place de l’Amirauté ; le cavalier part augalop et arrive au coupable, le trouve respectueusement coiffé d’unchapeau à trois cornes. Le messager, désappointé, tourne aussitôtle dos et revient faire son rapport. L’Empereur, qui voit que sesyeux l’ont trompé, tire sa lorgnette et la braque sur l’Anglais quicontinue de suivre son chemin avec la même gravité. L’officiers’est trompé, l’Anglais a un chapeau rond ; l’officier est misaux arrêts et un aide de camp est envoyé à sa place ; jalouxde plaire à l’Empereur, l’aide de camp lance son cheval ventre àterre, et en quelques secondes il a rejoint l’Anglais. L’Empereurs’est trompé, l’Anglais a un chapeau à trois cornes. L’aide decamp, tout penaud, revient vers le prince et lui fait la mêmeréponse que l’officier. L’Empereur reprend sa lorgnette, et l’aidede camp est envoyé aux arrêts avec l’officier : l’Anglais a unchapeau rond. Alors un général offre de remplir la mission qui aété si fatale à ses deux devanciers, et pique de nouveau versl’Anglais sans le quitter un instant des yeux. Alors il voit, àmesure qu’il approche, le chapeau changer de forme, et passer de laforme ronde à la forme triangulaire ; craignant une disgrâcepareille à celle de l’officier et de l’aide de camp, il amènel’Anglais devant l’Empereur, et tout s’explique. Le digneinsulaire, pour concilier son orgueil national avec le caprice dusouverain étranger, avait fait confectionner un feutre qui, aumoyen d’un petit ressort caché dans l’intérieur, passait subitementde la forme prohibée à la forme légale. L’Empereur trouva l’idéeheureuse, fit grâce à l’aide de camp et à l’officier, et permit àl’Anglais de se coiffer à l’avenir comme bon lui semblerait.

L’ordonnance sur les voitures suivit celle surles chapeaux. Un matin, on publia à Saint-Pétersbourg la défensed’atteler les chevaux à la manière russe, c’est-à-dire le postillonmontant le cheval de droite et ayant le cheval de main à gauche.Quinze jours étaient accordés aux propriétaires de calèches, delandaus et de droschki, pour se procurer des harnais à l’allemande,après lequel temps il était enjoint à la police de couper lestraits des équipages qui se permettraient de faire de l’opposition.Au reste, la réforme ne s’arrêtait pas aux voitures et montaitjusqu’aux cochers : les ivoschiks reçurent l’ordre des’habiller à l’allemande, de sorte qu’il leur fallut, à leur granddésespoir, couper leur barbe et coudre au collet de leur habit unequeue qui restait toujours à la même place, tandis qu’ilstournaient la tête à droite et à gauche. Un officier, qui n’avaitpas encore eu le temps de se conformer à la nouvelle ordonnance,avait pris le parti de se rendre à la wachtparade à pied, plutôtque d’irriter l’Empereur par la vue d’une voiture proscrite.Enveloppé dans une grande pelisse, il avait donné son épée à porterà un soldat, quand il fut rencontré par Paul, qui s’aperçut decette infraction à la discipline : l’officier fut fait soldat,et le soldat officier.

Dans tous ces règlements, l’étiquette n’étaitpoint oubliée. Une ancienne loi voulait que, lorsqu’on rencontraitdans les rues l’empereur, l’impératrice ou le tsarévitch, on fitarrêter sa voiture ou son cheval et, après être descendu de l’un oude l’autre, on se prosternât dans la poussière, dans la boue oudans la neige. Cet hommage, si difficile à rendre dans une capitaleoù passent dans chaque rue et à chaque heure des milliers devoitures, avait été aboli sous le règne de Catherine. Aussitôt sonavènement, Paul le rétablit dans toute sa rigueur. Un officiergénéral, dont les gens n’avaient point reconnu l’équipage del’Empereur, fut désarmé et envoyé aux arrêts ; le terme de saréclusion arrivé, on voulut lui rendre son épée, mais il refusa dela reprendre, disant que c’était une épée d’honneur donnée parCatherine, avec le privilège de ne pouvoir lui être ôtée. Paulexamina l’épée et, en effet, il vit qu’elle était d’or et enrichiede diamants ; alors il fit venir le général et lui remitlui-même l’épée, en lui disant qu’il n’avait aucun ressentimentcontre lui, mais en lui ordonnant néanmoins de partir pour l’arméedans les vingt-quatre heures.

Malheureusement, les choses ne tournaient pastoujours d’une façon aussi satisfaisante. Un jour, un des plusbraves brigadiers de l’Empereur, M. de Likarov, étanttombé malade à la campagne, sa femme, qui ne voulait s’en fier qu’àelle-même d’une si importante commission, vint à Saint-Pétersbourgpour y chercher un médecin ; le malheur voulut qu’ellerencontrât la voiture de l’Empereur. Comme elle et ses gens étaientabsents depuis trois mois de la capitale, personne d’entre euxn’avait entendu parler de la nouvelle ordonnance, si bien que savoiture passa sans s’arrêter à quelque distance de Paul, qui sepromenait à cheval. Une pareille infraction à ses ordres blessavivement l’Empereur, qui dépêcha aussitôt un aide de camp aprèsl’équipage rebelle avec ordre de faire les quatre domestiquessoldats et de conduire leur maîtresse en prison. L’ordre futexécuté : la femme devint folle et le mari mourut.

L’étiquette n’était pas moins sévère dansl’intérieur du palais que dans les rues de la capitale : toutcourtisan admis au baisemain devait faire retentir le baiser avecsa bouche et le plancher avec son genou. Le prince GeorgesGalitzine fut envoyé aux arrêts pour n’avoir pas fait une révérenceassez profonde, et avoir baisé la main trop négligemment.

Ces actes extravagants que nous prenons auhasard dans la vie de Paul Ier avaient, au bout dequatre ans, rendu un plus long règne à peu près impossible, carchaque jour le peu de raison qui restait à l’Empereur disparaissaitpour faire place à quelque nouvelle folie, et les folies d’unsouverain tout-puissant, dont le moindre signe devient un ordreexécuté à l’instant même, sont choses dangereuses. Aussi Paulsentait-il instinctivement qu’un danger inconnu, mais réel,l’enveloppait, et ces craintes donnaient encore une pluscapricieuse mobilité à son esprit. Il s’était presque entièrementretiré dans le palais Saint-Michel, qu’il avait fait bâtir surl’ancien emplacement du palais d’Été. Ce palais, peint en rougepour faire honneur au goût d’une de ses maîtresses qui était venueun soir à la cour avec des gants de cette couleur, était un édificemassif d’un assez mauvais style, tout hérissé de bastions, et aumilieu duquel seulement l’Empereur se croyait en sûreté.

Cependant, au milieu des exécutions, des exilset des disgrâces, deux favoris étaient restés comme enracinés àleur place. L’un était Koutouzov, ancien esclave turc qui, du rangde barbier qu’il occupait auprès de Paul, était devenu subitement,et sans qu’aucun mérite motivât cette faveur, un des principauxpersonnages de l’Empire ; l’autre était le comte Pahlen,gentilhomme courlandais, major général sous Catherine II, et quel’amitié de Zoubov, dernier favori de l’Impératrice, avait élevé àla place de gouverneur civil de Riga. Or, il arriva que l’empereurPaul, quelque temps avant son avènement au trône, passa dans cetteville ; c’était l’époque où il était presque proscrit et oùles courtisans osaient à peine lui parler. Pahlen lui rendit leshonneurs dus au tsarévitch. Paul n’était point habitué à unepareille déférence ; il en garda la mémoire dans son cœur et,une fois monté sur le trône, se souvenant de la réception que luiavait faite Pahlen, il le fit venir à Saint-Pétersbourg, le décorades premiers ordres de l’Empire, le nomma chef des gardes etgouverneur de la ville à la place du grand-duc Alexandre, son fils,dont le respect et l’amour n’avaient pu désarmer sa méfiance.

Mais Pahlen, grâce à la position élevée qu’iloccupait près de Paul et que, contre toutes probabilités, il avaitdéjà conservée près de quatre ans, était plus à même que personned’apprécier l’instabilité des fortunes humaines. Il avait vu tantd’hommes monter et tant d’hommes descendre, il en avait vu tantd’autres tomber et se briser, qu’il ne comprenait pas lui-mêmecomment le jour de sa chute n’était pas encore arrivé, et qu’ilrésolut de la prévenir par celle de l’Empereur. Zoubov, son ancienprotecteur, le même que l’Empereur avait d’abord nommé aide de campgénéral du palais et à qui il avait confié la garde du cadavre desa mère, Zoubov, l’ancien protecteur de Pahlen, tout à coup tombédans la disgrâce, avait vu un matin le scellé mis sur sachancellerie ; ses deux principaux secrétaires, Altesti etGribovski, chassés scandaleusement, et tous les officiers de sonétat-major et de sa suite obligés de rejoindre à l’instant leurscorps ou de donner leurs démissions. En échange de tout cela,l’Empereur, par une contradiction étrange, lui avait fait cadeaud’un palais ; mais sa disgrâce n’en était pas moins réelle,car le lendemain, tous ses commandements lui avaient étéretirés ; le surlendemain, on lui avait demandé la démissiondes vingt-cinq ou trente emplois qu’il occupait, et une semaine nes’était pas écoulée qu’il avait obtenu la permission, ou plutôtreçu l’ordre de quitter la Russie. Zoubov s’était retiré enAllemagne où, riche, jeune, beau, couvert de décorations et pleind’esprit, il faisait honneur au bon goût de Catherine, en prouvantqu’elle avait su être grande jusque dans ses faiblesses.

Ce fut là qu’un avis de Pahlen alla lechercher. Sans doute déjà Zoubov s’était plaint à son ancienprotégé de son exil qui, tout explicable qu’il était, n’en étaitpas moins resté inexpliqué, et Pahlen ne faisait que répondre à unede ses lettres. Cette réponse contenait un conseil : c’étaitde feindre l’intention d’épouser la fille du favori de Paul,Koutouzov ; nul doute que l’Empereur, flatté par cettedemande, ne permît à l’exilé de reparaître àSaint-Pétersbourg ; alors, et quand on en serait là, onverrait.

Le plan proposé fut suivi. Un matin, Koutouzovreçut une lettre de Zoubov, qui lui demandait sa fille en mariage.Aussitôt, le barbier parvenu, flatté dans son orgueil, court aupalais Saint-Michel, se jette aux pieds de l’Empereur et lesupplie, la lettre de Zoubov à la main, de combler sa fortune etcelle de sa fille en approuvant ce mariage, et en permettant àl’exilé de revenir. Paul jette un coup d’œil rapide sur la lettreque Koutouzov lui présente ; puis la lui rendant après l’avoirlue : « C’est la première idée raisonnable qui passe parla tête de ce fou, dit l’Empereur ; qu’il revienne. »Quinze jours après, Zoubov était de retour à Saint-Pétersbourg et,avec l’agrément de Paul, faisait la cour à la fille du favori.

Ce fut cachée sous ce voile que laconspiration se forma et grandit, se recrutant chaque jour denouveaux mécontents. D’abord les conjurés ne parlèrent que d’unesimple abdication, d’une substitution de personne, et voilà tout.Paul serait envoyé sous bonne garde dans quelque province éloignéede l’Empire, et le grand-duc Alexandre, dont on disposait ainsisans son consentement, monterait sur le trône. quelques-unssavaient seulement qu’on tirerait le poignard, et qu’il nerentrerait plus que sanglant au fourreau. Ceux-là connaissaientAlexandre ; sachant qu’il n’accepterait pas la régence, ilsétaient décidés à lui faire une succession.

Cependant Pahlen, quoique le chef de laconspiration, avait scrupuleusement évité de donner une seulepreuve contre lui ; de sorte que, selon l’événement, ilpouvait seconder ses compagnons ou secourir Paul. Cette réserve desa part jetait une certaine froideur sur les délibérations, et leschoses eussent peut-être traîné ainsi en longueur un an encore s’ilne les avait hâtées lui-même par un stratagème étrange, maisqu’avec la connaissance qu’il avait du caractère de Paul, il savaitdevoir réussir. Il écrivit à l’Empereur une lettre anonyme, danslaquelle il l’avertissait du danger dont il était menacé. À cettelettre était jointe une liste contenant les noms de tous lesconjurés.

Le premier mouvement de Paul, en recevantcette lettre, fut de doubler les postes du palais Saint-Michel etd’appeler Pahlen.

Pahlen, qui s’attendait à cette invitation,s’y rendit aussitôt. Il trouva Paul Ier dans sa chambreà coucher située au premier. C’était une grande pièce carrée, avecune porte en face de la cheminée, deux fenêtres donnant sur lacour, un lit en face de ces deux fenêtres et, au pied du lit, uneporte dérobée qui donnait chez l’Impératrice ; en outre, unetrappe, connue de l’Empereur seul, était pratiquée dans leplancher. On ouvrait cette trappe en la pressant avec le talon dela botte ; elle donnait sur l’escalier, et l’escalier dans uncorridor par lequel on pouvait fuir du palais.

Paul se promenait à grands pas, entrecoupantsa marche d’interjections terribles, lorsque la porte s’ouvrit etque le comte parut. L’Empereur se retourna et, demeurant debout lesbras croisés, les yeux fixés sur Pahlen :

– Comte, lui dit-il après un instant desilence, savez-vous ce qui se passe ?

– Je sais, répondit Pahlen, que mon gracieuxsouverain me fait appeler et que je m’empresse de me rendre à sesordres.

– Mais savez-vous pourquoi je vous faisappeler ? s’écria Paul avec un mouvement d’impatience.

– J’attends respectueusement que Votre Majestédaigne me le dire.

– Je vous ai fait appeler, Monsieur, parcequ’une conspiration se trame contre moi.

– Je le sais, Sire.

– Comment, vous le savez ?

– Sans doute. Je suis un des complices.

– Eh bien ! je viens d’en recevoir laliste. La voici.

– Et moi, Sire, j’en ai le double. Lavoilà.

– Pahlen ! murmura Paul épouvanté, et nesachant encore ce qu’il devait croire.

– Sire, reprit le comte, vous pouvez comparerles deux listes ; si le délateur est bien informé, ellesdoivent être pareilles.

– Voyez, dit Paul.

– Oui, c’est cela, dit froidementPahlen ; seulement trois personnes sont oubliées.

– Lesquelles ? demanda vivementl’Empereur.

– Sire, la prudence m’empêche de lesnommer ; mais, après la preuve que je viens de donner à VotreMajesté de l’exactitude de mes renseignements, j’espère qu’elledaignera m’accorder une confiance entière et se reposer sur monzèle du soin de veiller à sa sûreté.

– Point de défaite ! interrompit Paulavec toute l’énergie de la terreur ; qui sont-ils ? Jeveux savoir qui ils sont à l’instant même.

– Sire, répondit Pahlen en inclinant la tête,le respect m’empêche de révéler d’augustes noms.

– J’entends, reprit Paul d’une voix sourde eten jetant un coup d’œil sur la porte dérobée qui conduisait dansl’appartement de sa femme. Vous voulez dire l’Impératrice, n’est-cepas ? Vous voulez dire le tsarévitch Alexandre et le grand-ducConstantin ?

– Si la loi ne doit connaître que ceux qu’ellepeut atteindre…

– La loi atteindra tout le monde, Monsieur, etle crime, pour être plus grand, ne sera pas impuni. Pahlen, àl’instant même, vous arrêterez les deux grands-ducs, et demain ilspartiront pour Schlüsselbourg. Quant à l’Impératrice, j’endisposerai moi-même. Pour les autres conjurés, c’est votreaffaire.

– Sire, dit Pahlen, donnez-moi l’ordre écrit,et si haute que soit la tête qu’il frappe, si grands que soientceux qu’il doit atteindre, j’obéirai.

– Bon Pahlen ! s’écria l’Empereur, tu esle seul serviteur fidèle qui me reste. Veille sur moi, Pahlen, carje vois bien qu’ils veulent tous ma mort et que je n’ai plus quetoi.

À ces mots, Paul signa l’ordre d’arrêter lesdeux grands-ducs et remit cet ordre à Pahlen.

C’était tout ce que désirait l’habile conjuré.Muni de ces différents ordres, il court au logis de Platon Zoubov,chez qui il savait les conspirateurs assemblés.

– Tout est découvert, leur dit-il ; voicil’ordre de vous arrêter. Il n’y a donc pas un instant àperdre : cette nuit, je suis encore gouverneur deSaint-Pétersbourg ; demain, je serai peut-être en prison.Voyez ce que vous voulez faire.

Il n’y avait pas à hésiter, car l’hésitation,c’était l’échafaud, ou tout au moins la Sibérie. Les conjurésprirent rendez-vous, pour la nuit même, chez le comte Talitzine,colonel du régiment de Préobrajenski ; et comme ils n’étaientpas assez nombreux, ils résolurent de s’augmenter de tous lesmécontents arrêtés dans la journée même. La journée avait été bonnecar, dans la matinée, une trentaine d’officiers appartenant auxmeilleures familles de Saint-Pétersbourg avaient été dégradés etcondamnés à la prison ou à l’exil pour des fautes qui méritaient àpeine une réprimande. Le comte ordonna qu’une douzaine de traîneauxse tinssent prêts à la porte des différentes prisons où étaientenfermés ceux qu’on voulait s’associer ; puis, voyant sescomplices décidés, il se rendit chez le tsarévitch Alexandre.

Celui-ci venait de rencontrer son père dans uncorridor du palais et avait été, comme d’habitude, droit àlui ; mais Paul, lui faisant signe de la main de se retirer,lui avait enjoint de rentrer chez lui et d’y demeurer jusqu’ànouvel ordre. Le comte le trouva donc d’autant plus inquiet qu’ilignorait la cause de cette colère qu’il avait lue dans les yeux del’Empereur ; aussi, à peine aperçut-il Pahlen qu’il luidemanda s’il n’était point chargé, de la part de son père, dequelque ordre pour lui.

– Hélas ! répondit Pahlen. Oui, VotreAltesse ; je suis chargé d’un ordre terrible.

– Et lequel ? demanda Alexandre.

– De m’assurer de Votre Altesse et de luidemander son épée.

– À moi ! mon épée ! s’écriaAlexandre. Et pourquoi ?

– Parce que, à compter de cette heure, vousêtes prisonnier.

– Moi, prisonnier ! et de quel crimesuis-je donc accusé ?

– Votre Altesse Impériale n’ignore pas qu’ici,malheureusement, on encourt parfois le châtiment sans avoir commisl’offense.

– L’Empereur est doublement maître de monsort, répondit Alexandre, et comme mon souverain, et comme monpère. Montrez-le-moi, et quel que soit cet ordre, je suis prêt àm’y soumettre.

Le comte lui remit l’ordre, Alexandrel’ouvrit, baisa la signature de son père, puis commença àlire ; seulement lorsqu’il fut arrivé à ce qui concernaitConstantin : « Et mon frère aussi ! s’écria-t-il.J’espérais que l’ordre ne concernait que moi seul. » Maisparvenu à l’article qui concernait l’Impératrice :« Oh ! ma mère ! ma vertueuse mère ! cettesainte du ciel descendue parmi nous ! C’en est trop, Pahlen,c’en est trop. »

Et se couvrant le visage de ses deux mains, illaissa tomber l’ordre. Pahlen crut que le moment favorable étaitvenu.

– Monseigneur, lui dit-il en se jetant à sespieds, Monseigneur, écoutez-moi ; il faut prévenir de grandsmalheurs ; il faut mettre un terme aux égarements de votreauguste père. Aujourd’hui, il en veut à votre liberté ;demain, peut-être, il en voudra à votre…

– Pahlen !

– Monseigneur, souvenez-vous d’AlexisPétrovitch.

– Pahlen, vous calomniez mon père.

– Non, Monseigneur, car ce n’est pas son cœurque j’accuse, mais sa raison. Tant de contradictions étranges, tantd’ordonnances inexécutables, tant de punitions inutiles nes’expliquent que par l’influence d’une maladie terrible. Ceux quientourent l’Empereur le disent tous, et ceux qui sont loin de luile répètent tous. Monseigneur, votre malheureux père estinsensé.

– Mon Dieu !

– Eh bien ! Monseigneur, il faut lesauver de lui-même. Ce n’est pas moi qui viens vous donner ceconseil, c’est la noblesse, c’est le Sénat, c’est l’Empire, et jene suis ici que leur interprète ; il faut que l’Empereurabdique en votre faveur.

– Pahlen ! s’écria Alexandre en reculantd’un pas, que me dites-vous là ? Moi, que je succède à monpère, vivant encore ; que je lui arrache la couronne de latête et le sceptre des mains ? C’est vous qui êtes fou,Pahlen… Jamais, jamais !

– Mais, Monseigneur, vous n’avez donc pas vul’ordre ? Croyez-vous qu’il s’agisse d’une simpleprison ? Non pas, croyez-moi, les jours de Votre Altesse sonten danger.

– Sauvez mon frère ! sauvezl’Impératrice ! c’est tout ce que je vous demande, s’écriaAlexandre.

– Eh ! en suis-je le maître ? ditPahlen. L’ordre n’est-il pas pour eux comme pour vous ? Unefois arrêtés, une fois en prison, qui vous dit que des courtisanstrop pressés, en croyant servir l’Empereur, n’iront pas au-devantde ses volontés ? Tournez les yeux vers l’Angleterre,Monseigneur, même chose s’y passe quoique le pouvoir, moins étendu,rende le danger moins grand. Le prince de Galles est prêt à prendrela direction du gouvernement, et cependant la folie du roi Georgeest une folie douce et inoffensive. D’ailleurs, Monseigneur, undernier mot : peut-être en acceptant ce que je vous offre,sauvez-vous la vie, non seulement du grand-duc et de l’Impératrice,mais encore de votre père !

– Que voulez-vous dire ?

– Je dis que le règne de Paul est si lourd quela noblesse et le Sénat sont décidés à y mettre fin par tous lesmoyens possibles. Vous refusez une abdication ? Peut-êtredemain serez-vous obligé de pardonner un assassinat.

– Pahlen ! s’écria Alexandre, ne puis-jedonc voir mon père ?

– Impossible, Monseigneur ; défensepositive est faite de laisser pénétrer Votre Altesse jusqu’àlui.

– Et vous dites que la vie de mon père estmenacée ?

– La Russie n’a d’espoir qu’en vous,Monseigneur, et s’il faut que nous choisissions entre un jugementqui nous perd et un crime qui nous sauve, Monseigneur, nouschoisirons le crime.

Pahlen fit un mouvement pour sortir.

– Pahlen ! s’écria Alexandre enl’arrêtant d’une main tandis que de l’autre il tirait de sapoitrine un crucifix qu’il y portait suspendu à une chaîne d’or,Pahlen, jurez-moi sur le Christ que les jours de mon père necourent aucun danger et que vous vous ferez tuer s’il le faut pourle défendre. Jurez-moi cela, ou je ne vous laisse pas sortir.

– Monseigneur, répondit Pahlen, je vous ai ditce que je devais vous dire. Réfléchissez à la proposition que jevous ai faite ; moi, je vais réfléchir au serment que vous medemandez.

À ces mots, Pahlen s’inclina respectueusement,sortit et plaça des gardes à la porte, puis il entra chez legrand-duc Constantin et chez l’impératrice Marie, leur signifial’ordre de l’Empereur, mais ne prit point les mêmes précautions quechez Alexandre.

Il était huit heures du soir et par conséquentnuit close, car on n’était encore arrivé qu’aux premiers jours duprintemps.

Pahlen courut chez le comte Talitzine, où iltrouva les conjurés à table ; sa présence fut accueillie parmille demandes différentes. « Je n’ai le temps de vous rienrépondre, dit-il, sinon que tout va bien et que dans une demi-heureje vous amène des renforts. » Le repas, interrompu un instant,continua ; Pahlen se rendit à la prison.

Comme il était gouverneur deSaint-Pétersbourg, toutes les portes s’ouvrirent devant lui. Ceuxqui le virent entrer ainsi dans les cachots, entouré de gardes etl’œil sévère, crurent ou que l’heure de leur exil en Sibérie étaitarrivée, ou qu’ils allaient être transférés dans une prison encoreplus dure. La manière dont Pahlen leur ordonna de se tenir prêts àmonter en traîneau les confirma enfin dans cette supposition. Lesmalheureux jeunes gens obéirent : à la porte, une compagnie degardes les attendait, les prisonniers montaient dans les traîneauxsans résistance, et à peine y furent-ils qu’ils se sentirentemportés au galop.

Contre leur attente, au bout de dix minutes àpeine, les traîneaux firent halte dans la cour d’un hôtelmagnifique ; les prisonniers, invités à descendre,obéirent ; la porte était refermée derrière eux, les soldatsétaient restés en dehors, il n’y avait avec eux que Pahlen.

– Suivez-moi, leur dit le comte en marchant lepremier. Sans rien comprendre à ce qui se passait, les prisonniersfirent ce qu’on leur disait de faire : en arrivant dans unechambre qui précédait celle où étaient réunis les conjurés, Pahlenleva un manteau jeté sur une table et découvrit un faisceaud’épées.

– Armez-vous, dit Pahlen.

Tandis que les prisonniers, stupéfaits,obéissaient à cet ordre et replaçaient à leur côté l’épée que lebourreau en avait arrachée ignominieusement le matin même,commençant à soupçonner qu’il allait se passer pour eux quelquechose d’aussi étrange qu’inattendu, Pahlen fit ouvrir les portes,et les nouveaux venus virent à table, le verre à la main et lessaluant du cri de : « Vive Alexandre ! » desamis dont dix minutes auparavant ils croyaient encore être séparéspour toujours. Aussitôt ils se précipitèrent dans la salle dufestin. En quelques mots, on les mit au fait de ce qui allait sepasser ; ils étaient encore pleins de honte et de colère dutraitement qu’ils avaient subi le jour même. La propositionrégicide fut donc accueillie avec des cris de joie, et pas un nerefusa de prendre le rôle qu’on lui avait réservé dans la tragédieterrible qui allait s’accomplir.

À onze heures, les conjurés, au nombre desoixante à peu près, sortirent de l’hôtel Talitzine ets’acheminèrent, enveloppés de leurs manteaux, vers le palaisSaint-Michel. Les principaux étaient Beningsen, Platon Zoubov,l’ancien favori de Catherine, Pahlen, le gouverneur deSaint-Pétersbourg, Depreradovitch, colonel du régiment deSemenovki, Arkamakov, aide de camp de l’Empereur, le princeTatetsvill, major général de l’artillerie, le général Talitzine,colonel du régiment de la garde Préobrajenski, Gardanov, adjudantdes gardes à cheval, Sartarinov, le prince Vereinskoï etSériatine.

Les conjurés entrèrent par une porte du jardindu palais Saint-Michel ; mais, au moment où ils passaient sousles grands arbres qui, dépouillés de leurs feuilles, tordaientleurs bras décharnés dans l’ombre, une bande de corbeaux, réveilléspar le bruit qu’ils faisaient, s’envola en poussant descroassements si lugubres que, arrêtés par ces cris, qui en Russiepassent pour un mauvais présage, les conspirateurs hésitèrent àaller plus loin ; mais Zoubov et Pahlen ranimèrent leurcourage et ils continuèrent leur route. Arrivés à la cour, ils seséparèrent en deux bandes ; l’une, conduite par Pahlen, entrapar une porte particulière que le comte avait l’habitude de prendrelorsqu’il voulait entrer chez l’Empereur sans être vu ;l’autre, sous les ordres de Zoubov et Beningsen, s’avança, guidéepar Arkamakov, vers le grand escalier où elle parvint sansempêchement, Pahlen ayant fait relever les postes du palais etayant placé, au lieu de soldats, des officiers conjurés. Une seulesentinelle, qu’on avait oublié de changer comme les autres,cria : « Qui vive ! » en les voyants’avancer ; alors Beningsen s’avança vers elle et, ouvrant sonmanteau pour lui montrer ses décorations :

– Silence ! lui dit-il, ne vois-tu pas oùnous allons ?

– Passez, patrouille, répondit la sentinelleen faisant de la tête un signe d’intelligence, et les meurtrierspassèrent. En arrivant dans la galerie qui précède l’antichambre,ils trouvèrent un officier déguisé en soldat.

– Eh bien ! l’Empereur ? demandaPlaton Zoubov.

– Rentré depuis une heure, réponditl’officier, et sans doute couché maintenant.

– Bien, répondit Zoubov, et la patrouillerégicide continua son chemin.

En effet, Paul, selon sa coutume, avait étépasser la soirée chez la princesse Gagarine. En le voyant entrerplus pâle et plus sombre qu’à l’ordinaire, celle-ci avait couru àlui et lui avait demandé avec instance ce qu’il avait.

– Ce que j’ai ? avait répondu l’Empereur,j’ai que le moment de frapper mon grand coup est arrivé, et quedans peu de jours on verra tomber des têtes qui m’ont été bienchères !

Effrayée de cette menace, la princesseGagarine, qui connaissait la défiance de Paul pour sa famille,saisit le premier prétexte qui se présenta de sortir du salon,écrivit quelques lignes au grand-duc Alexandre, dans lesquelleselle lui disait que sa vie était en danger, et les fit porter aupalais de Saint-Michel. Comme l’officier qui était de garde à laporte du prisonnier avait pour toute consigne de ne pas laissersortir le tsarévitch, il laissa entrer le messager. Alexandre reçutdonc le billet, et comme il savait la princesse Gagarine initiée àtous les secrets de l’Empereur, ses anxiétés en redoublèrent.

À onze heures à peu près, comme l’avait dit lasentinelle, l’Empereur était rentré au palais et s’étaitimmédiatement retiré dans son appartement, où il s’était couchéaussitôt et venait de s’endormir sur la foi de Pahlen.

En ce moment, les conjurés arrivèrent à laporte de l’antichambre qui précédait la chambre à coucher, etArkamakov frappa.

– Qui est là ? demanda le valet dechambre.

– Moi, Arkamakov, l’aide de camp de SaMajesté.

– Que voulez-vous ?

– Je viens faire mon rapport.

– Votre Excellence plaisante, il est minuit àpeine.

– Allons donc, c’est vous qui vous trompez, ilest six heures du matin ; ouvrez vite, de peur que l’Empereurne s’irrite contre moi.

– Mais je ne sais si je dois…

– Je suis de service et je vous l’ordonne. Levalet de chambre obéit. Aussitôt les conjurés, l’épée à la main, seprécipitent dans l’antichambre ; le valet effrayé se réfugiedans un coin ; mais un hussard polonais, qui était de garde,s’élance au-devant de la porte de l’Empereur et, devinantl’intention des nocturnes visiteurs, leur ordonne de s’éloigner.Zoubov refuse et veut l’écarter de la main. Un coup de pistoletpart ; mais à l’instant même, l’unique défenseur de celui qui,une heure auparavant, commandait à cinquante-trois millionsd’hommes, est désarmé, terrassé et réduit à l’impossibilité d’agir.Au bruit du coup de pistolet, Paul s’était réveillé en sursaut,avait sauté à bas de son lit et, s’élançant vers la porte dérobéequi conduisait chez l’Impératrice, il avait essayé del’ouvrir ; mais trois jours auparavant, dans un moment dedéfiance, il avait fait condamner cette porte, de sorte qu’elleresta fermée ; alors il songea à la trappe, et s’élança versl’angle de l’appartement où elle se trouvait ; mais comme ilétait nu-pieds, le ressort résista à la pression, et la trappe àson tour refusa de s’ouvrir. En ce moment, la porte del’antichambre tomba en dedans, et l’Empereur n’eut que le temps dese jeter derrière un écran de cheminée.

Beningsen et Zoubov se précipitèrent dans lachambre, et Zoubov marcha droit au lit ; mais le voyantvide :

– Tout est perdu ! s’écria-t-il. Il nouséchappe.

– Non, dit Beningsen, le voici.

– Pahlen ! s’écrie l’Empereur qui se voitdécouvert, à mon secours, Pahlen !

– Sire, dit alors Beningsen en s’avançant versPaul et en le saluant avec son épée, vous appelez inutilementPahlen, Pahlen est des nôtres. D’ailleurs, votre vie ne court aucunrisque ; seulement, vous êtes prisonnier au nom de l’empereurAlexandre.

– Qui êtes-vous ? dit l’Empereur, sitroublé qu’à la lueur tremblante et pâle de sa lampe de nuit, il nereconnaissait pas ceux qui lui parlaient.

– Qui nous sommes ? répondit Zoubov enprésentant l’acte d’abdication, nous sommes les envoyés du Sénat.Prends ce papier, lis, et prononce toi-même sur ta destinée.

Alors Zoubov lui remet le papier d’une main,tandis que de l’autre il transporte la lampe à l’angle de lacheminée pour que l’Empereur puisse lire l’acte qu’on lui présente.En effet, Paul prend le papier et le parcourt. Au tiers de lalecture, il s’arrête et, relevant la tête et regardant lesconjurés :

– Mais que vous ai-je fait, grand Dieu !s’écria-t-il, pour que vous me traitiez ainsi ?

– Il y a quatre ans que vous nous tyrannisez,crie une voix. Et l’Empereur se remet à lire.

Mais à mesure qu’il lit, les griefss’accumulent, les expressions, de plus en plus outrageantes, leblessent, la colère remplace la dignité ; il oublie qu’il estseul, qu’il est nu, qu’il est sans armes, qu’il est entouréd’hommes qui ont le chapeau sur la tête et l’épée à la main ;il froisse violemment l’acte d’abdication et, le jetant à sespieds :

– Jamais ! dit-il, plutôt la mort.

À ces mots, il fait un mouvement pours’emparer de son épée, posée à quelques pas de lui sur unfauteuil.

En ce moment, la seconde troupearrivait ; elle se composait en grande partie des jeunesnobles dégradés ou éloignés du service, parmi lesquels un desprincipaux était le prince Tatetsvill, qui avait juré de se vengerde cette insulte. Aussi, à peine entré, il s’élance sur l’Empereur,le saisit corps à corps, lutte et tombe avec lui, renversant dumême coup la lampe et le paravent. L’Empereur jette un cri terriblecar, en tombant, il s’est heurté la tête à l’angle de la cheminéeet s’est fait une profonde blessure. Tremblant que ce cri ne soitentendu, Sartarinov, le prince Vereinskoï et Sériatine s’élancentsur lui. Paul se relève un instant et retombe. Tout cela se passedans la nuit, au milieu de cris et de gémissements, tantôt aigus,tantôt sourds. Enfin, l’Empereur écarte la main qui lui ferme labouche : « Messieurs, s’écrie-t-il en français,Messieurs, épargnez-moi, laisse-moi le temps de prier Die… »La dernière syllabe du mot est étouffée, un des assaillants adénoué son écharpe et l’a passée autour des flancs de la victime,qu’on n’ose étrangler par le cou, car le cadavre sera exposé, et ilfaut que la mort passe pour naturelle. Alors les gémissements seconvertissent en râle ; bientôt le râle lui-même expire ;quelques mouvements convulsifs lui succèdent, qui cessent bientôtet, quand Beningsen rentre avec des lumières, l’Empereur est mort.C’est alors seulement qu’on s’aperçoit de la blessure de lajoue ; mais peu importe : comme il a été frappé d’uneapoplexie foudroyante, rien d’étonnant à ce qu’en tombant il sesoit heurté à un meuble et se soit blessé ainsi.

Dans le moment de silence qui suit le crime,et tandis qu’à la lueur des flammes que rapporte Beningsen onregarde le cadavre immobile, un bruit se fait entendre à la portede communication ; c’est l’Impératrice, qui a entendu des crisétouffés, des voix sourdes et menaçantes, et qui accourt. Lesconjurés s’effrayent d’abord ; mais ils reconnaissent sa voixet se rassurent ; d’ailleurs, la porte fermée pour Paul l’estaussi pour elle ; ils ont donc tout le temps d’achever cequ’ils ont commencé et ne seront point dérangés dans leurœuvre.

Beningsen soulève la tête de l’Empereur et,voyant qu’il reste sans mouvement, il le fait porter sur le lit.Alors seulement Pahlen entre l’épée à la main ; car, fidèle àson double rôle, il a attendu que tout fût fini pour se rangerparmi les conjurés. À la vue de son souverain, auquel Beningsenjette un couvre-pied sur le visage, il s’arrête à la porte, pâlitet s’appuie contre le mur, son épée pendante à son côté.

– Allons, Messieurs, dit Beningsen, entraînédans la conspiration un des derniers et qui seul pendant cettefatale soirée a conservé son inaltérable sang-froid, il est tempsd’aller prêter hommage au nouvel empereur.

– Oui, oui, s’écrient en tumulte les voix detous ces hommes qui ont maintenant plus de hâte à quitter cettechambre qu’ils n’ont mis de précipitation à y entrer. Oui, oui,allons prêter hommage à l’Empereur. Vive Alexandre !

Pendant ce temps, l’impératrice Marie, voyantqu’elle ne peut pas entrer par la porte de communication etentendant le tumulte qui continue, fait le tour del’appartement ; mais dans un salon intermédiaire ellerencontre Pettaroskoï, lieutenant des gardes de Semenovki, avectrente hommes sous ses ordres. Fidèle à sa consigne, Pettaroskoïlui barre le passage.

– Pardon, Madame, lui dit-il en s’inclinantdevant elle, mais vous ne pouvez aller plus loin.

– Ne me connaissez-vous point ? demandel’Impératrice.

– Si fait, Madame, je sais que j’ai l’honneurde parler à Votre Majesté ; mais c’est Votre Majesté surtoutqui ne doit pas passer.

– Qui vous a donné cette consigne ?

– Mon colonel.

– Voyons, dit l’Impératrice, si vous oserezl’exécuter. Et elle s’avance vers les soldats, mais les soldatscroisent les fusils et barrent le passage. En ce moment, lesconjurés sortent tumultueusement de la chambre de Paul encriant : « Vive Alexandre ! » Beningsen est àleur tête ; il s’avance vers l’Impératrice ; alors ellele reconnaît et, l’appelant par son nom, le supplie de la laisserpasser.

– Madame, lui dit-il, tout est finimaintenant, vous compromettriez inutilement vos jours, et ceux dePaul sont terminés.

À ces mots, l’Impératrice jette un cri ettombe sur un fauteuil ; les deux grandes-duchesses Marie etChristine, qui se sont levées au bruit et qui accourent derrièreelle, se mettent à genoux de chaque côté du fauteuil. Sentantqu’elle perd connaissance, l’Impératrice demande de l’eau. Unsoldat en apporte un verre ; la grande-duchesse Marie hésite àle donner à sa mère, de peur qu’il ne soit empoisonné, le soldatdevine sa crainte, en boit la moitié et présentant le reste à lagrande-duchesse :

– Vous le voyez, dit-il, Sa Majesté peut boiresans crainte.

Beningsen laisse l’Impératrice aux soins desgrandes-duchesses et descend chez le tsarévitch. Son appartementest situé au-dessous de celui de Paul ; il a toutentendu ; le coup de pistolet, les cris, la chute, lesgémissements et le râle ; alors il a voulu sortir pour portersecours à son père ; mais la garde que Pahlen a mise à saporte l’a repoussé dans sa chambre ; les précautions sont bienprises ; il est captif et ne peut rien empêcher.

C’est alors que Beningsen entre, suivi desconjurés. Les cris de : « Vive l’empereurAlexandre ! » lui annoncent que tout est fini. La manièredont il monte au trône n’est plus un doute pour lui ; aussi,en apercevant Palhen qui entre le dernier :

– Ah ! Pahlen, s’écrie-t-il, quelle pagepour le commencement de mon histoire !

– Sire, répond Pahlen, celles qui la suivrontla feront oublier.

– Mais, s’écrie Alexandre, mais necomprenez-vous pas qu’on dira de moi que je suis l’assassin de monpère ?

– Sire, dit Pahlen, ne songez en ce momentqu’à une chose : à cette heure…

– Et à quoi voulez-vous que je songe, monDieu ! si ce n’est à mon père ?

– Songez à vous faire reconnaître parl’armée.

– Mais ma mère, mais l’Impératrice !s’écrie Alexandre, que deviendrait-elle ?

– Elle est en sûreté, Sire, répondPahlen ; mais, au nom du ciel, Sire, ne perdons pas uninstant.

– Que faut-il que je fasse ? demandeAlexandre, incapable, tant il est abattu, de prendre unerésolution.

– Sire, répond Pahlen, il faut me suivre àl’instant même, car le moindre retard peut amener les plus grandsmalheurs.

– Faites de moi ce que vous voudrez, ditAlexandre, me voilà.

Pahlen entraîne alors l’Empereur à la voiturequ’on avait fait approcher pour conduire Paul à la forteresse.L’Empereur y monte en pleurant ; la portière se referme ;Pahlen et Zoubov montent derrière à la place des valets de pied, etla voiture, qui porte les nouvelles destinées de la Russie, part augalop pour le palais d’Hiver, escortée de deux bataillons de lagarde. Beningsen est resté près de l’Impératrice, car une desdernières recommandations d’Alexandre a été pour sa mère.

Sur la place de l’Amirauté, Alexandre trouveles principaux régiments de la garde :« L’Empereur ! l’Empereur ! » crient Pahlen etZoubov en indiquant que c’est Alexandre qu’ils amènent.« L’Empereur ! l’Empereur ! » crient les deuxbataillons qui l’escortent. « Vive l’Empereur ! »répondent d’une seule voix tous les régiments.

Alors on se précipite vers la portière, ontire Alexandre pâle et défait de sa voiture, on l’entraîne, onl’emporte enfin, on lui jure fidélité avec un enthousiasme qui luiprouve que les conjurés, tout en commettant un crime, n’ont faitqu’accomplir le vœu public ; il faut donc, quel que soit sondésir de venger son père, qu’il renonce à punir ses assassins.

Ceux-ci s’étaient retirés chez eux, ne sachantpas ce que l’Empereur allait résoudre à leur égard. Le lendemain,l’Impératrice à son tour prêta serment de fidélité à sonfils ; selon la constitution de l’Empire, c’était elle quidevait succéder à son mari, mais, lorsqu’elle vit l’urgence de lasituation, elle renonça la première à ses droits.

Le chirurgien Vette et le médecin Stoffi,chargés de l’autopsie du corps, déclarèrent que l’empereur Paulétait mort d’une apoplexie foudroyante ; la blessure de lajoue fut attribuée à la chute qu’il avait faite lorsque l’accidentl’avait frappé.

Le corps fut embaumé et exposé pendant quinzejours sur un lit de parade, aux marches duquel l’étiquette amenaplusieurs fois Alexandre ; mais pas une fois il ne les montaou ne les descendit qu’on ne le vit pâlir et verser des larmes.Aussi, peu à peu, les conjurés furent-ils éloignés de lacour : les uns reçurent des missions, les autres furentincorporés dans des régiments stationnés en Sibérie. Il ne restaitque Pahlen qui avait conservé sa place de gouverneur militaire deSaint-Pétersbourg, et dont la vue était devenue presque un remordspour le nouvel empereur : aussi profita-t-il de la premièreoccasion qui se présenta de l’éloigner à son tour. Voici comment lachose arriva.

Quelques jours après la mort de Paul, unprêtre exposa une image sainte qu’il prétendit lui avoir étéapportée par un ange, et au bas de laquelle étaient écrits cesmots : DIEU PUNIRA TOUS LES ASSASSINS DE PAUL IER.Informé que le peuple se portait en foule à la chapelle où l’imagemiraculeuse était exposée, et augurant qu’il pouvait résulter decette menée quelque impression fâcheuse sur l’esprit de l’Empereur,Pahlen demanda la permission de mettre fin aux intrigues du prêtre,permission qu’Alexandre lui accorda. En conséquence, le prêtre futfouetté et, au milieu du supplice, déclara qu’il n’avait agi quepar les ordres de l’Impératrice.

Pour preuve de ce qu’il avançait, il affirmaque l’on trouverait dans son oratoire une image pareille à lasienne. Sur cette dénonciation, Pahlen fit ouvrir la chapelle del’Impératrice et, ayant effectivement trouvé l’image désignée, illa fit enlever ; l’Impératrice, avec juste raison, regarda cetenlèvement comme une insulte, et vint en demander satisfaction àson fils. Alexandre ne cherchait qu’un prétexte pour éloignerPahlen, il se garda donc bien de laisser échapper celui qui seprésentait et, au même instant, M. de Beckleclew futchargé de transmettre au comte Pahlen, de la part de l’Empereur,l’ordre de se retirer dans ses terres.

– Je m’y attendais, dit en souriant Pahlen, etmes paquets étaient faits d’avance.

Une heure après, le comte Pahlen avait envoyéà l’Empereur la démission de toutes ses charges, et le même soir ilétait sur le chemin de Riga.

Chapitre 13

 

L’empereur Alexandre n’avait pas encoreatteint l’âge de vingt-quatre ans lorsqu’il monta sur le trône. Ilfut élevé sous les yeux de son aïeule, Catherine, d’après un plantracé par elle-même, et dont un des principaux articles étaitcelui-ci : on n’enseignera aux jeunes grands-ducs ni la poésieni la musique, parce qu’il faudrait consacrer trop de temps à cetteétude pour qu’elle portât fruit. Alexandre reçut donc une éducationferme et sévère, de laquelle les beaux-arts furent presqueentièrement exclus. Son précepteur, La Harpe, choisi par Catherineelle-même, et qu’on n’appelait à la cour que le jacobin, parcequ’il était non seulement Suisse, mais encore frère du bravegénéral La Harpe, qui servait dans les armées françaises, étaitbien en tout l’homme qu’il fallait pour imprimer à son élève lesidées généreuses et droites, si importantes chez ceux-là surtout oùles impressions de tout le reste de la vie doivent combattre lessouvenirs de la jeunesse. Ce choix de la part de Catherine étaitremarquable à une époque où les trônes vacillaient, ébranlés par levolcan révolutionnaire, où Léopold mourait, disait-on, empoisonné,où Gustave tombait assassiné par Anckarstroem, et où Louis XVIportait sa tête sur l’échafaud.

Une des recommandations principales deCatherine était encore d’éloigner des jeunes grands-ducs toute idéerelative à la différence des sexes et à l’amour qui lesrapprochait. Le célèbre Pallas leur faisait faire dans les jardinsimpériaux un petit cours de botanique : l’exposition dusystème de Linné sur les sexes des fleurs et sur la manière dontelles se fécondaient, avait amené, de la part de ses augustesécoliers, une foule de questions auxquelles il devenait trèsdifficile de répondre. Protasov, le surveillant des princes, setrouva dans la nécessité de faire son rapport à Catherine, qui fitvenir Pallas et lui recommanda d’éluder tous les détails sur lespistils et les étamines. Comme cette recommandation rendait lecours de botanique à peu près impossible et que le silence duprofesseur ne faisait que donner une nouvelle activité auxquestions, il fut définitivement interrompu. Cependant, un tel pland’éducation ne pouvait être longtemps continué et, tout enfantqu’Alexandre était encore, Catherine dut bientôt songer à lemarier.

Trois jeunes princesses allemandes furentamenées à la cour de Russie, afin que la grande aïeule pût faireparmi elles un choix pour son petit-fils. Catherine apprit leurarrivée à Saint-Pétersbourg et, pressée de les voir et de lesjuger, elle les fit inviter à se rendre au palais, et les attenditpensive à une fenêtre d’où elle pouvait les voir descendre dans lacour. Un instant après, la voiture qui les amenait s’arrêta, laportière s’ouvrit, et l’une des trois princesses sauta la premièreà terre sans toucher le marchepied.

– Ce ne sera point celle-là, dit en secouantla tête la vieille Catherine, qui sera impératrice de Russie :elle est trop vive.

La seconde descendit à son tour ets’embarrassa les jambes dans sa robe, de sorte qu’elle faillittomber.

– Ce ne sera point encore celle-là qui seraimpératrice de Russie, dit Catherine : elle est trop gauche.La troisième descendit enfin, belle, majestueuse et grave.

– Voilà l’impératrice de Russie, ditCatherine.

C’était Louise de Bade.

Catherine fit amener ses petits-fils chez elletandis que les jeunes princesses y étaient, leur disant que, commeelle connaissait leur mère, la duchesse de Baden-Durlach, néeprincesse de Darmstadt, et que, comme les Français avaient prisleur pays, elle les faisait venir à Saint-Pétersbourg pour lesélever auprès d’elle. Au bout d’un instant les deux grands-ducsfurent renvoyés ; à leur retour, ils parlèrent beaucoup destrois jeunes filles. Alexandre dit alors qu’il trouvait l’aînéebien jolie. « Eh bien ! moi pas, dit Constantin ; jene les trouve jolies ni les unes ni les autres. Il faut les envoyerà Riga, aux princes de Courlande ; elles sont bonnes poureux. »

L’Impératrice apprit le jour même l’opinion deson petit-fils sur celle-là même qu’elle lui destinait, et regardacomme une faveur de la Providence cette sympathie juvénile quis’accordait avec ses intentions. En effet, le grand-duc Constantinavait eu tort, car la jeune princesse, outre la fraîcheur de sonâge, avait de beaux et longs cheveux blond cendré flottant sur demagnifiques épaules, la taille souple et flexible d’une fée desbords du Rhin, et les grands yeux bleus de la Marguerite deGœthe.

Le lendemain, l’Impératrice vint les voir etentra dans un des palais de Potemkine, où elles étaient descendues.Comme elles étaient à leur toilette, elle leur apportait desétoffes, des bijoux, et enfin le cordon de Sainte-Catherine. Aubout d’un instant de causerie, elle se fit montrer leur garde-robe,en toucha toutes les pièces les unes après les autres ; puis,l’examen fini, elle les embrassa en souriant sur le front, et enleur disant : « Mes amies, je n’étais pas si riche quevous quand je suis arrivée à Saint-Pétersbourg. »

En effet, Catherine était arrivée pauvre enRussie ; mais, à défaut de dot, elle laissait unhéritage : c’était la Pologne et la Tauride.

Au reste, la princesse Louise avait éprouvé,de son côté, le sentiment qu’elle avait produit. Alexandre, queNapoléon devait appeler plus tard le plus beau et le plus fin desGrecs, était un charmant jeune homme plein de grâces et de naïveté,d’une égalité d’humeur parfaite et d’un caractère si doux et sibienveillant que peut-être aurait-on pu lui reprocher un peu detimidité ; aussi, dans sa naïveté, la jeune Allemande n’essayapas même de dissimuler sa sympathie pour le tsarévitch ; desorte que Catherine, décidée à profiter de cette harmonie, leurannonça bientôt à tous deux qu’ils étaient destinés l’un à l’autre.Alexandre sauta de joie, et Louise pleura de bonheur.

Alors commencèrent les préparatifs du mariage.La jeune fiancée se prêta de la meilleure grâce à tout ce qu’onexigea d’elle. Elle apprit la langue russe, s’instruisit dans lareligion grecque, fit profession publique de sa nouvelle foi, reçutsur ses bras nus et sur ses pieds charmants les onctions saintes,et fut proclamée grande-duchesse sous le nom d’ÉlisabethAlekseïevna, qui était le nom même de l’impératrice Catherine,fille d’Alexis.

Malgré les prévisions de Catherine, ce mariageprécoce faillit être fatal à l’un et fut certainement fatal àl’autre. Alexandre manqua de devenir sourd ; quant àl’Impératrice, elle était déjà une vieille épouse à l’âge où l’onest encore une jeune femme. L’Empereur était beau ; il avait,nous l’avons dit, hérité du cœur de Catherine, et à peine lacouronne nuptiale fut-elle fanée au front de la fiancée qu’elledevint pour la femme une couronne d’épines.

La douleur profonde que le nouvel empereuréprouva de la mort de son père le rendit à sa femme. Quoique Paullui fût à peu près étranger, elle pleurait comme si elle eût été safille : les jours de malheur ramenèrent les nuitsheureuses.

C’est à l’histoire de raconter Austerlitz etFriedland, Tilsitt et Erfurt, 1812 et 1814. Pendant dix ans,Alexandre fut éclairé de la lumière de Napoléon ; puis, unjour, tous les regards, en suivant le vaincu, se détournèrent duvainqueur : c’est là où nous allons le reprendre.

Pendant ces dix années, l’adolescent s’étaitfait homme. L’ardeur de ses premières passions n’avait en riendiminué. Mais tout gracieux et souriant qu’il était auprès desfemmes, tout poli et affectueux qu’il était avec les hommes, il luipassait de temps en temps sur le front comme des nuagessombres : c’étaient des souvenirs muets, mais terribles, decette nuit sanglante où il avait entendu se débattre au-dessus desa tête l’agonie paternelle. Peu à peu et à mesure qu’il avança enâge, ces souvenirs l’obsédèrent plus fréquemment et menacèrent dedevenir une mélancolie incessante. Il essaya de les combattre parla pensée et le mouvement. Alors on lui vit rêver des réformesimpossibles et faire des voyages insensés.

Alexandre, élevé, comme nous l’avons dit, parle frère du général La Harpe, avait conservé de son éducationlittéraire un penchant à l’idéologie que ses voyages en France, enAngleterre et en Hollande ne firent qu’augmenter. Des idées deliberté, puisées pendant l’occupation, germaient dans toutes lestêtes et, au lieu de les réprimer, l’Empereur lui-même lesencourageait en laissant tomber de temps en temps de ses lèvres lemot constitution. Enfin, Madame de Krüdener arriva, et lemysticisme vint se joindre à l’idéologie : c’est sous cettedouble influence que l’Empereur se trouvait lors de mon arrivée àSaint-Pétersbourg.

Quant aux voyages, ce serait quelque chose defabuleux pour nous autres Parisiens. On a calculé que l’Empereur,dans ses diverses courses, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur deson empire, a déjà parcouru deux cent mille verstes, quelque chosecomme cinquante mille lieues. Et, ce qu’il y a d’étrange dans depareils voyages, c’est que le jour de l’arrivée est fixé dès lejour même du départ. Ainsi, l’année qui avait précédé celle de monvoyage, l’Empereur était parti pour la Petite-Russie[5] le 26 août, en annonçant qu’il serait deretour le 2 novembre, et l’ordre qui préside à l’emploi desjournées est si strictement et si invariablement fixé d’avancequ’après avoir parcouru la distance de dix-huit cent soixante-dixlieues, Alexandre rentra à Saint-Pétersbourg au jour dit et presqueà l’heure dite.

L’Empereur entreprend ces longs voyages, nonseulement sans gardes, non seulement sans escorte, mais mêmepresque seul et, comme on le pense bien, aucun ne s’écoule toutentier sans amener des rencontres étranges ou des dangers imprévus,auxquels l’Empereur fait face avec la bonhomie de Henri IV ou lecourage de Charles XII. Ainsi, dans un voyage en Finlande avec leprince Pierre Volkouski, son seul compagnon, au moment même où cedernier venait de s’endormir, la voiture impériale qui gravissaitune montagne rapide et sablonneuse, lasse par sa pesanteur l’effortde l’attelage qui se met à reculer. Aussitôt Alexandre, sansréveiller son compagnon, saute à terre et se met à pousser la roueavec le cocher et les gens. Pendant ce temps, le dormeur, inquiétédans son sommeil par ce brusque changement de mouvement, seréveille et se trouve seul au fond de la calèche ; étonné, ilregarde autour de lui et aperçoit l’Empereur qui s’essuyait lefront : on était arrivé au haut de la montée.

Pendant un autre voyage, entrepris pourvisiter ses provinces du nord, l’Empereur, en traversant un lacsitué dans le gouvernement d’Arkhangelsk, fut assailli par uneviolente tempête : « Mon ami, dit l’Empereur au pilote,il y a dix-huit cents ans à peu près qu’en pareille circonstance ungrand général romain disait à son pilote : “Ne crains rien,car tu portes César et sa fortune.” Moi, je suis moins confiant queCésar, et je te dirai tout bonnement : Mon ami, oublie que jesuis l’Empereur, ne vois en moi qu’un homme comme toi, et tâche denous sauver tous les deux. » Le pilote, qui commençait àperdre la tête en songeant à la responsabilité qui pesait sur lui,reprit courage aussitôt, et la barque, dirigée par une main ferme,aborda sans accident au rivage.

Alexandre n’avait pas toujours été aussiheureux, et dans des dangers moindres il lui était parfois arrivédes accidents plus graves. Pendant son dernier voyage dans lesprovinces du Don, il fut renversé violemment de son droschki et seblessa à la jambe. Esclave de la discipline qu’il s’était prescriteà lui-même, il voulut continuer son voyage, afin d’arriver au jourdit ; mais la fatigue et l’absence de précaution envenimèrentla plaie. Depuis ce temps, et à plusieurs reprises, des érésipèlesse portèrent sur cette jambe, forçant l’Empereur à garder le litpendant des semaines et à boiter pendant des mois. C’est lors deces accès que sa mélancolie redouble ; car alors il se trouveface à face avec l’Impératrice, et dans ce visage triste et pâle,duquel le sourire semble être disparu, il trouve un reprochevivant, car cette tristesse et cette pâleur, c’est lui qui les afaites.

Or, la dernière atteinte de ce mal qui avaiteu lieu dans l’hiver de 1824, à l’époque du mariage du grand-ducMichel et au moment où l’Empereur avait appris de Constantinl’existence de cette conspiration éternelle que l’on devinait sansla voir, avait inspiré de vives inquiétudes. C’était à TsarskoïeSelo, la résidence favorite du prince, et qui lui devenait pluschère à mesure qu’il s’enfonçait davantage dans cette insurmontablemélancolie. Après s’être promené à pied, toujours seul commec’était sa coutume, il rentra au château saisi de froid, et se fitapporter à dîner dans sa chambre. Le même soir, un érésipèle, plusviolent encore qu’aucun des précédents, se déclara, accompagné defièvre, de délire et de transport au cerveau ; la même nuit,on ramena l’Empereur dans un traîneau fermé à Saint-Pétersbourg etlà, un conseil de médecins réunis décida de lui couper la jambepour prévenir la gangrène ; le seul docteur Wyllie, chirurgienparticulier de l’Empereur, s’y opposa, répondant sur sa tête del’auguste malade. En effet, grâce à ses soins, l’Empereur revint àla santé, mais sa mélancolie s’était encore augmentée pendant cettedernière maladie ; de sorte qu’ainsi que je l’ai dit, lesdernières fêtes du carnaval en avaient été tout attristées.

Aussi, à peine guéri, était-il retourné à sonbien-aimé Tsarskoïe Selo, et y avait-il repris sa vieaccoutumée ; le printemps l’y trouva seul, sans cour, sansgrand maréchal, et n’y recevant que ses ministres à des joursmarqués de la semaine ; là son existence était plutôt celled’un anachorète qui pleure sur ses fautes, que celle d’un grandempereur qui fait le bonheur de son peuple. En effet, à six heuresen hiver, à cinq heures en été, Alexandre se levait, faisait satoilette, entrait dans son cabinet, où il ne pouvait pas souffrirle désordre et où il trouvait sur son bureau un mouchoir de batisteplié et un paquet de dix plumes nouvellement taillées. L’Empereuralors se mettait au travail, ne se servant jamais le lendemain dela plume de la veille, n’eût-elle été employée qu’à écrire sonnom ; puis, le courrier fini et la signature achevée, ildescendait dans le parc où, malgré les bruits de conspiration quicouraient depuis deux ans, il se promenait toujours seul, et sansautre garde que les sentinelles du palais Alexandre. Vers les cinqheures, il rentrait, dînait seul et se couchait à la retraite quela musique des gardes jouait sous ses fenêtres et dont lesmorceaux, toujours choisis par lui parmi les plus mélancoliques,l’endormaient enfin dans une disposition pareille à celle où ilavait passé la journée.

De son côté, l’Impératrice vivait dans uneprofonde solitude, veillant sur l’Empereur comme un angeinvisible ; l’âge n’avait point éteint l’amour profond que lejeune tsarévitch lui avait inspiré à la première vue et qui s’étaitconservé pur et éternel, malgré les nombreuses infidélités de sonmari. C’était, à l’époque où je la vis, une femme de quarante-cinqans, à la taille encore svelte et bien prise, et sur son visage ondistinguait les restes d’une grande beauté, qui commençaient àcéder à trente ans de lutte avec la douleur. Au reste, chaste commeune sainte, jamais la calomnie n’avait pu trouver prise sur elle,si bien qu’à sa vue chacun s’inclinait, moins encore devant lapuissance supérieure que devant la bonté suprême, moins devant lafemme régnant sur la terre que devant l’ange exilé du ciel.

Lorsque arriva l’été, les médecins décidèrentà l’unanimité qu’un voyage était nécessaire au rétablissementcomplet de l’Empereur, et fixèrent eux-mêmes la Crimée commel’endroit dont le climat était plus favorable à sa convalescence.Alexandre, contre son habitude, n’avait point arrêté de coursespour cette année et reçut l’ordonnance des médecins avec uneindifférence parfaite ; à peine, au reste, la résolution dudépart fut-elle prise que l’Impératrice sollicita et obtint lapermission d’accompagner son époux. Ce départ amena un surcroît detravail pour l’Empereur car, avant ce voyage, chacun s’empressa determiner avec lui, comme si on ne devait plus le revoir ; illui fallut donc, pendant une quinzaine de jours, se lever demeilleure heure et se coucher plus tard. Cependant, sa santén’était point visiblement altérée, lorsque, dans le courant du moisde juin, après un service chanté pour la bénédiction de son voyageet auquel assista toute la famille impériale, il quittaSaint-Pétersbourg, accompagné de l’Impératrice, conduit par soncocher, le fidèle Ivan, et suivi de quelques officiers d’ordonnancesous les ordres du général Diébitch.

Chapitre 14

 

L’Empereur arriva à Taganrog vers la find’août 1825 (après avoir passé par Varsovie, où il s’arrêta pendantquelques jours pour fêter l’anniversaire de la naissance dugrand-duc Constantin) ; c’était le deuxième voyage quel’Empereur faisait dans cette ville, dont la situation lui plaisaitet où il disait souvent qu’il avait l’intention de se retirer. Levoyage, au reste, lui avait fait grand bien ainsi qu’àl’Impératrice, et on augurait à merveille de leur séjour sous cebeau ciel auquel ils étaient venus demander leur guérison. Aureste, la prédilection de l’Empereur pour Taganrog n’étaitjustifiée que par les embellissements futurs qu’il comptait yfaire ; car, telle qu’elle était alors, cette petite ville,située sur le bord de la mer d’Azov, ne se composait guère que d’unmillier de mauvaises maisons, dont un sixième au plus est bâti enbriques et en pierres ; toutes les autres ne sont que descages de bois recouvertes d’un torchis de boue. Quant aux rues, quisont larges, il est vrai, mais qui ne sont point pavées, à lamoindre pluie on enfonce jusqu’au genou ; en revanche, quandle soleil et le vent ont desséché ces masses humides, le bétail etles chevaux qui passent, chargés des productions du pays, soulèventsous leurs pieds des torrents de poussière, que la brise faittourbillonner en flots si épais qu’en plein jour et à quelques pas,on ne distingue point un homme d’un cheval. Cette poussières’introduit partout, entre dans les maisons, traverse les jalousiescloses ou les contrevents fermés, pénètre à travers les habits etcharge l’eau d’une espèce de sédiment qu’on ne peut précipiterqu’en la faisant bouillir avec du sel de tartre.

L’Empereur était descendu dans la maison dugouverneur, située en face de la forteresse d’Azov, mais il n’yrestait presque jamais, sortant dès le matin et n’y rentrant qu’àl’heure du dîner, c’est-à-dire à deux heures. Tout le reste dutemps, il courait à pied dans la boue ou la poussière, négligeanttoutes les précautions que les habitants du pays eux-mêmes prennentcontre les fièvres d’automne, qui du reste avaient été trèsnombreuses et très malignes cette année. Sa principale occupationétait le tracé et le plantage d’un grand jardin public dont lestravaux étaient dirigés par un Anglais qu’il avait fait venir deSaint-Pétersbourg ; la nuit, il dormait sur un lit de camp, latête posée sur un oreiller de cuir.

Quelques-uns disaient que ces occupations, enquelque sorte extérieures, voilaient un plan caché, et quel’Empereur ne s’était retiré ainsi à l’extrémité de son empire quepour y prendre à l’écart quelque grande détermination. Ceux-làespéraient, d’un moment à l’autre, voir sortir de cette petiteville des Palus-Méotides un plan de constitution pour toute laRussie ; là était, s’il fallait les en croire, la véritablecause de ce voyage prétendu sanitaire ; l’Empereur avait vouluagir en dehors de l’influence de sa vieille noblesse, aussiattachée encore aujourd’hui à ses préjugés qu’elle l’était du tempsde Pierre le Grand.

Cependant, Taganrog n’était que le pointprincipal de la résidence d’Alexandre ; Élisabeth seule yrestait à demeure, car elle n’eût pu supporter les courses quel’Empereur faisait dans le pays du Don, tantôt à Tcherkask, tantôtà Donets. Au retour d’une de ces courses, il allait partir pourAstrakhan, lorsque l’arrivée subite du comte de Voronzoff, celui-làmême qui a occupé la France jusqu’en 1818, et qui était gouverneurd’Odessa, vint renverser le nouveau projet ; en effet,Voronzoff venait annoncer à l’Empereur que de grandsmécontentements étaient près d’éclater en Crimée, et que saprésence seule pouvait les calmer. Il y avait trois cents lieues àparcourir ; mais qu’est-ce que trois cents lieues, en Russie,où les chevaux, aux crinières échevelées, vous emportent à traversles steppes et les forêts avec la rapidité d’un rêve ?Alexandre promit à l’Impératrice d’être de retour avant troissemaines et donna les ordres du départ, qui devait avoir lieuaussitôt après le retour d’un courrier qu’il avait expédié àAlupka.

Le courrier revint ; il apportait denouveaux détails sur la conspiration. On avait découvert quec’était non seulement au gouvernement, mais encore aux jours del’Empereur qu’on en voulait. En apprenant cette nouvelle, Alexandrelaissa tomber sa tête dans ses mains et, poussant un profondgémissement, il s’écria : « Ô mon père ! monpère ! »

On était alors au milieu de la nuit.L’Empereur fit réveiller le général Diébitch qui habitait unemaison voisine. En l’attendant, il paraissait fort inquiet,marchant à grands pas dans la chambre, se jetant de temps en tempssur son lit, d’où l’agitation le repoussait bientôt. Le généralarriva ; deux heures se passèrent à écrire et à discuter, puisdeux courriers partirent porteurs de dépêches, l’un pour levice-roi de Pologne, l’autre pour le grand-duc Nicolas.

Le lendemain, les traits de l’Empereur avaientrepris leur calme habituel, et nul ne pouvait y lire la trace desagitations de la nuit. Cependant Voronzoff le trouva, en venant luidemander ses instructions, dans un état d’irritabilité tout à faitcontraire à la douceur habituelle de son caractère. Il n’en donnapas moins l’ordre du départ pour le lendemain matin.

La route ne fit qu’augmenter ce malaisemoral ; à chaque instant, ce qui ne lui arrivait jamais,l’Empereur se plaignait de la lenteur des chevaux et du mauvaisétat des chemins. Cette humeur chagrine redoublait surtout quandson médecin Wyllie lui recommandait quelques précautions contre lesvents glacés de l’automne. Alors, il rejetait manteau et pelisse,et semblait chercher les dangers que ses amis le suppliaient defuir. Tant d’imprudence porta son fruit : l’Empereur fut unsoir pris d’une toux obstinée, et le lendemain en arrivant à Oriel,une fièvre intermittente se déclara qui, en quelques jours, etaidée par l’obstination du malade, se changea en une fièvrerémittente que Wyllie reconnut bientôt pour être la même qui avaitrégné pendant tout l’automne de Taganrog à Sébastopol.

Le voyage fut aussitôt interrompu.

Alexandre, comme s’il eût senti la gravité desa maladie et voulu revoir l’Impératrice avant de mourir, exigeaqu’on lui fît reprendre à l’instant même le chemin de Taganrog.Toujours contrairement aux prières de Wyllie, il fit une partie dela route à cheval ; mais bientôt, ne pouvant plus se tenir enselle, force lui fut de remonter dans sa voiture. Enfin, le3novembre, il rentra à Taganrog. À peine arrivé au palais dugouverneur, il s’évanouit.

L’Impératrice, presque mourante elle-mêmed’une maladie de cœur, oublia à l’instant même ses souffrances,pour ne s’occuper que de son mari. La fièvre fatale, malgré lechangement de lieu, reparaissait par accès chaque jour, de sorteque le 8, les symptômes, augmentant sans cesse de gravité, sirJames Wyllie exigea que le docteur Stophiegen, médecin del’Impératrice, lui fût adjoint. Le 13, les deux docteurs, réunispour combattre l’affection cérébrale qui menaçait de compliquer lamaladie, proposèrent à l’Empereur de le saigner ; maisl’Empereur s’y opposa constamment, ne demandant que de l’eau glacéeet, lorsqu’on lui en refusait, repoussant toute autre chose. Versquatre heures de l’après-midi, l’Empereur demanda de l’encre et dupapier, écrivit et cacheta une lettre ; puis, comme la bougieétait restée allumée : « Mon ami, dit-il à un domestique,éteins cette bougie ; on pourrait la prendre pour un cierge etcroire que je suis déjà mort. »

Le lendemain, le 14, les deux médecinsrevinrent à la charge, secondés par les prières de l’Impératrice,mais ce fut inutilement encore, et même l’Empereur les repoussaavec emportement. Cependant, presque aussitôt il se repentit de cemouvement d’impatience et, les rappelant tousdeux :» Écoutez, dit-il à Stophiegen, vous et sir JamesWyllie, j’ai eu grand plaisir à vous voir, et cependant je vouspréviens que je serai forcé de renoncer à ce plaisir, si vous merompez la tête avec votre médecine. » Pourtant, vers midi,l’Empereur consentit à prendre une dose de calomel.

Vers quatre heures du soir, le mal avait faitdes progrès si effrayants qu’il devint urgent de faire appeler unprêtre. Ce fut sir James Wyllie qui, sur l’invitation del’Impératrice, entra dans la chambre du mourant et, s’approchant deson lit, lui conseilla en pleurant, puisqu’il continuait de refuserle secours de la médecine, de ne pas refuser au moins ceux de lareligion. L’Empereur répondit que, sous ce rapport, il consentait àtout ce qu’on voulait.

Le 15, à cinq heures du matin, le confesseurfut introduit. À peine l’Empereur l’eut-il aperçu que, lui tendantla main : « Mon père, lui dit-il, traitez-moi en homme,et non en empereur. » Le père alors s’approcha du lit, reçutla confession impériale et donna les sacrements à l’augustemalade.

Alors, comme il connaissait l’obstinationqu’avait mise Alexandre à refuser tous les remèdes, il attaqua surce point la religion du mourant, lui disant que, s’il continuait às’obstiner sur ce point, il y avait à craindre que Dieu ne regardâtsa mort comme un suicide. Cette idée produisit sur Alexandre une siprofonde impression qu’il rappela aussitôt Wyllie et lui dit qu’ilse remettait entre ses mains, afin qu’il fît de lui ce que bon luisemblerait.

Wyllie ordonna aussitôt l’application de vingtsangsues à la tête ; mais il était trop tard. Le malade étaitdévoré d’une fièvre ardente, de sorte qu’à compter de ce moment, oncommença à perdre tout espoir et que la chambre se remplit deserviteurs pleurants et gémissants. Quant à Élisabeth, elle n’avaitquitté le chevet du malade que pour faire place au confesseur et,celui-ci sorti, elle était rentrée aussitôt et avait repris sonposte accoutumé.

Vers deux heures, l’Empereur parut éprouver unredoublement de douleurs. Il fit signe qu’on s’approchât de luicomme s’il voulait communiquer un secret. Alors, comme s’ilchangeait d’avis : « Les rois, s’écria-t-il, souffrentplus que les autres. » Puis, s’arrêtant tout à coup etretombant en arrière sur son traversin : « Ils ont commislà, murmura-t-il, une action infâme. » De qui voulait-ilparler ? Nul ne le sait ; mais quelques-uns ont cru quec’était un dernier reproche aux assassins de Paul.

Pendant la nuit, l’Empereur perdit toutsentiment.

Vers les deux heures du matin, le généralDiébitch parla d’un vieillard nommé Alexandrovitch qui avait, luidisait-on, sauvé plusieurs Tatares de cette même fièvre à laquellesuccombait l’Empereur. Aussitôt, sir James Wyllie exigea que l’onenvoyât chercher cet homme, et l’Impératrice, se reprenant à cerayon d’espoir, ordonna qu’on allât chez lui et qu’il fût amenésur-le-champ.

Pendant tout ce temps, l’Impératrice était àgenoux au chevet du lit du mourant, les yeux sur ses yeux, etregardant avec effroi la vie se retirer lentement.

Sur les neuf heures du matin, le vieillardentra. C’était avec peine qu’il avait consenti à venir, et il avaitfallu l’emmener presque de force. En voyant le mourant, il secouala tête ; puis, interrogé sur ce signe néfaste :« Il est trop tard, dit-il ; d’ailleurs, ceux que j’aiguéris n’étaient point malades de la même maladie. »

Avec cette déclaration s’éteignit le dernierespoir d’Élisabeth.

En effet, à deux heures cinquante minutes dumatin, l’Empereur expira.

C’était le 1er décembre, selon lecalendrier russe.

Dès le 18 du mois, le jour même du retour del’Empereur à Taganrog, un courrier avait été expédié à Son AltesseImpériale le grand-duc Nicolas, pour lui donner avis del’indisposition de l’Empereur. D’autres courriers expédiés dans lemême but, les 21, 24, 27 et 28 novembre, étaient porteurs delettres annonçant un danger croissant et avaient jeté la désolationdans la famille impériale, lorsque enfin une lettre du 29 vintrendre quelque espoir.

Si vagues que fussent les espérances que l’onpouvait concevoir sur une pareille lettre, l’Impératrice mère etles grands-ducs Nicolas et Michel avaient ordonné, le 10 décembre,un Te Deum public dans la grande église métropolitaine deKazan, et à peine le peuple avait-il su que ce Te Deumétait chanté pour célébrer une amélioration dans la santé del’Empereur, qu’il s’y était porté tout joyeux et avait encombrétout l’espace que laissaient libre les augustes assistants et leursuite.

Vers la fin du Te Deum, et comme lesvoix pures des chantres s’élevaient vers le ciel, on vint tout basprévenir le grand-duc qu’un courrier arrivait de Taganrog, porteurd’une dernière dépêche qu’il ne voulait remettre qu’à lui-même, etattendait dans la sacristie. Le grand-duc se leva, suivi de l’aidede camp, et sortit de l’église. L’Impératrice mère avait seuleremarqué cette sortie, et l’office divin avait continué.

Le grand-duc n’eut besoin que de jeter un coupd’œil sur le courrier pour deviner quelle fatale nouvelle ilapportait. D’ailleurs, la lettre qu’il lui présentait étaitcachetée de noir. Le grand-duc Nicolas reconnut l’écritured’Élisabeth ; il ouvrit la dépêche impériale : ellecontenait seulement ces quelques lignes :

« Notre ange est au ciel, et moi jevégète encore sur la terre ; mais j’ai l’espoir de me réunirbientôt à lui. »

Le grand-duc fit appeler lemétropolitain ; il lui remit la lettre, le chargeantd’apprendre la nouvelle qu’elle contenait à l’Impératrice mère,revint prendre sa place auprès d’elle et se remit à prier.

Un instant après, le vieillard rentra dans lechœur. À un signe de lui, toutes les voix cessèrent et un silencede mort leur succéda. Alors, au milieu de l’attention et del’étonnement général, il marcha d’un pas lent et grave versl’autel, prit le crucifix d’argent massif qui le décorait et,jetant sur le symbole de toute douleur terrestre et de touteespérance divine un voile noir, il s’approcha de l’Impératrice mèreet lui donna à baiser le crucifix en deuil.

L’Impératrice jeta un cri et tomba la facecontre terre ; elle avait compris que son fils aîné étaitmort.

Quant à l’impératrice Élisabeth, le tristeespoir qu’elle manifestait dans sa courte et touchante lettre netarda point à être accompli. Quatre mois environ après la mortd’Alexandre, elle quitta Taganrog pour le gouvernement de Kalouga,où l’on venait d’acheter pour elle une magnifique propriété. Àpeine au tiers du chemin, elle se sentit affaiblie et s’arrêta àBelovo, petite ville du gouvernement de Koursk : huit joursaprès, elle avait rejoint son « ange au ciel ».

Chapitre 15

 

Nous apprîmes cette nouvelle et la manièredont elle avait été annoncée à l’Impératrice mère par le comteAlexis qui, en sa qualité de lieutenant aux chevaliers-gardes,assistait au Te Deum. Nous crûmes remarquer, Louise etmoi, dans le comte, une agitation qui ne lui était point naturelleet qui perçait malgré la puissance que les Russes ont généralementsur leurs impressions. Nous nous communiquâmes ces réflexionsaussitôt le départ du comte, qui nous quitta à six heures du soirpour se rendre chez le prince Troubetskoï.

Ces réflexions étaient fort tristes pour mapauvre compatriote, car elles nous ramenaient naturellement à lapensée de cette conspiration dont, au commencement de sa liaisonavec Louise, le comte Alexis avait laissé échapper quelquesmots.

Il est vrai que, depuis ce temps, toutes lesfois que Louise avait voulu ramener la conversation sur ce sujet,le comte avait essayé de la rassurer en lui affirmant que cetteconspiration avait été rompue presque aussitôt que formée ;mais quelques-uns de ces signes qui n’échappent point aux regardsd’une femme qui aime lui avaient fait croire qu’il n’en était rienet que le comte essayait de la tromper.

Le lendemain, Saint-Pétersbourg se réveilladans le deuil. L’empereur Alexandre était adoré et, comme onignorait encore la renonciation de Constantin, on ne pouvaits’empêcher de comparer la douce et facile bonté de l’un à lafantasque rudesse de l’autre. Quant au grand-duc Nicolas, personnene pensait à lui.

En effet, quoique ce dernier connût l’acted’abdication que Constantin avait signé à l’époque de son mariage,loin de se prévaloir de cette renonciation que son frère pouvaitavoir regrettée depuis, il lui avait, le regardant déjà comme sonempereur, prêté serment de fidélité et envoyé un courrier pourl’inviter à revenir prendre possession du trône. Mais en même tempsque le messager partait de Saint-Pétersbourg pour Varsovie, legrand-duc Michel, envoyé par le tsarévitch partit de Varsovie pourSaint-Pétersbourg, porteur de la lettre suivante :

« Mon très cher frère,

C’est avec la plus profonde tristesse que j’aiappris, hier au soir, la nouvelle de la mort de notre adorésouverain mon bienfaiteur, l’empereur Alexandre. En m’empressant devous témoigner les sentiments que me fait éprouver ce cruelmalheur, je me fais un devoir de vous annoncer que j’adresse, parle présent courrier, à Sa Majesté Impériale, notre auguste mère,une lettre dans laquelle je déclare que, par suite du rescrit quej’avais obtenu de feu l’Empereur, en date du 2 février 1822, àl’effet de sanctionner ma renonciation au trône, c’est encoreaujourd’hui ma résolution inébranlable de vous céder tous mesdroits de succession au trône des empereurs de toutes les Russies.Je prie en même temps notre bien-aimée mère et ceux que cela peutconcerner de faire connaître ma volonté invariable à cet égard afinque l’exécution en soit complète.

Après cette déclaration, je regarde comme undevoir sacré de prier très humblement Votre Majesté Impériale derecevoir le premier mon serment de fidélité et de soumission, et deme permettre de lui déclarer que, mes vœux n’étant dirigés versaucune dignité nouvelle ni vers aucun titre nouveau, je désireuniquement et simplement conserver celui de tsarévitch, dont monauguste père a daigné m’honorer pour mes services. Mon uniquebonheur sera désormais de faire accueillir par Votre MajestéImpériale les sentiments de mon profond respect et de mondévouement sans bornes ; j’en donne pour gage plus de trenteannées d’un service fidèle et le zèle constant que j’ai faitéclater envers les empereurs mon père et mon frère ; c’estdans les mêmes sentiments que, jusqu’à mon dernier soupir, je necesserai de servir Votre Majesté Impériale et ses successeurs, dansmes fonctions présentes et dans la situation actuelle.

Je suis avec le plus profond respect,

Constantin. »

Les deux messagers se croisèrent. Celui quiétait envoyé au tsarévitch Constantin avait mission du grand-ducNicolas de ne négliger ni prières ni supplications pour obtenir delui qu’il consentît à reprendre la couronne. En conséquence, ilpria et supplia le tsarévitch ; mais celui-ci résista avecfermeté, disant que ses désirs n’avaient point changé depuis lejour où il avait abdiqué ses droits et que, pour rien au monde, ilne consentirait à les reprendre.

Alors sa femme, la princesse de Lovicz, vintse jeter à son tour à ses pieds, lui disant que, comme c’était àcause d’elle et pour devenir son époux qu’il avait renoncé à montersur le trône des tsars, elle venait lui offrir de reconnaître lanullité de son mariage, heureuse qu’elle était de pouvoir luirendre à son tour ce qu’il avait fait pour elle ; maisConstantin la releva, ne voulant point permettre qu’elle insistâtdavantage sur ce sujet et lui déclarant que sa résolution étaitinébranlable.

De son côté, le grand-duc Michel arriva àSaint-Pétersbourg, porteur de la lettre du tsarévitch : legrand-duc Nicolas ne voulut point l’admettre comme refus définitif,disant qu’il espérait que les instances de son envoyé auraient unheureux résultat.

Mais l’envoyé arriva à son tour, porteur d’unrefus formel, de sorte que, comme il y avait danger à laisser leschoses dans cet étrange provisoire, force lui fut bien d’accepterce que son frère refusait.

Au reste, le lendemain du départ du courrierque le grand-duc Nicolas avait envoyé au tsarévitch, le conseild’État l’avait fait prévenir qu’il était dépositaire d’un écritcommis à sa garde le 15 octobre 1823, et revêtu du sceau del’empereur Alexandre, avec une lettre autographe de Sa Majesté, quilui recommandait de conserver le paquet jusqu’à nouvel ordre et, encas de mort, de l’ouvrir en séance extraordinaire.

Le conseil d’État venait d’obéir à cet ordreet il avait trouvé sous le pli la renonciation du grand-ducConstantin ainsi conçue :

« Lettre de Son Altesse Impériale letsarévitch grand-duc Constantin à l’empereur Alexandre.

Sire,

Enhardi par les preuves multipliées de labienveillance de Sa Majesté Impériale envers moi, j’ose la réclamerencore une fois et mettre à ses pieds mes humbles prières. Ne mecroyant ni l’esprit, ni la capacité, ni la force nécessaires sijamais j’étais revêtu de la haute dignité à laquelle je suis appelépar ma naissance, je supplie instamment Sa Majesté Impériale detransférer le droit sur celui qui me suit immédiatement, etd’assurer à jamais la stabilité de l’Empire. Quant à ce qui meconcerne, je donnerai, par cette renonciation, une nouvellegarantie et une nouvelle force à celle à laquelle j’ai librement etsolennellement consenti à l’époque de mon divorce avec ma premièreépouse. Toutes les circonstances présentes me déterminent de plusen plus à prendre une mesure qui prouvera à l’Empire et au mondeentier la sincérité de mes sentiments.

Puisse Votre Majesté Impériale accueillir mesvœux avec bonté ! puisse-t-elle déterminer notre auguste mèreà les accueillir elle-même et à les sanctifier par son consentementimpérial ! Dans le cercle de la vie privée, je m’efforceraitoujours de servir de modèle à vos fidèles sujets et à tous ceuxqu’anime l’amour de notre chère patrie.

Je suis, avec le plus profond respect,

Pétersbourg, 14 janvier 1822.

Constantin. »

À cette lettre, Alexandre avait fait laréponse suivante :

« Très cher frère,

Je viens de lire votre lettre avec toutel’attention qu’elle mérite ; je n’y ai rien trouvé qui m’aitpu surprendre, ayant toujours su apprécier les sentiments élevés devotre cœur ; elle m’a fourni une nouvelle preuve de votresincère attachement à l’État et de vos soins prévoyants pour laconservation de sa tranquillité. Suivant vos désirs, j’aicommuniqué votre lettre à notre très chère mère ; elle l’alue, pénétrée des mêmes sentiments que moi, et reconnaît avecgratitude les nobles motifs qui vous ont dirigé. D’après cesmotifs, allégués par vous, il ne nous reste tous deux qu’à vouslaisser toute liberté de suivre vos résolutions inébranlables, et àprier le Tout-Puissant de faire produire à des sentiments aussipurs les résultats les plus satisfaisants.

Je suis pour toujours votre très affectionnéfrère,

Alexandre. »

Or, le second refus de Constantin, renouvelédans les mêmes termes à peu près à trois ans d’intervalle, rendaitinstante une décision de la part du grand-duc Nicolas ; ilpublia donc, le 25 décembre, et en vertu des lettres ci-dessus, unmanifeste dans lequel il déclarait qu’il acceptait le trône qui luiétait dévolu par la renonciation de son frère aîné ; il fixaitau lendemain, le 26, la prestation du serment qui devait être faiteà lui et à son fils aîné, le grand-duc Alexandre.

À cette communication officielle que luifaisait son futur souverain, Saint-Pétersbourg respira enfin plustranquille ; le caractère du tsarévitch Constantin, quiprésentait de grandes ressemblances avec celui de Paul Ier,inspirait de vives craintes ; au contraire, celui du grand-ducNicolas offrait de sérieuses garanties.

Chacun regardait donc le jour du lendemaincomme un jour de fête, lorsque pendant la soirée, des bruitsétranges commencèrent à circuler dans la ville : on disait queles renonciations publiées le matin même au nom du tsarévitchConstantin étaient supposées, et qu’au contraire, le vice-roi dePologne marchait sur Saint-Pétersbourg avec une armée, pour venirréclamer ses droits. On ajoutait que les officiers de diversrégiments, et entre autres du régiment de Moscou, avaient dit touthaut qu’ils refuseraient le serment de fidélité à Nicolas, attenduque le tsarévitch était leur seul et légitime souverain.

Ces rumeurs m’étaient venues frapper dansquelques maisons que j’avais visitées pendant la soirée, lorsqu’enrentrant chez moi, je trouvai une lettre de Louise qui me priait, àquelque heure que ce fût, de passer chez elle. Je m’y rendisaussitôt et la trouvai très inquiète : comme d’habitude, lecomte était venu mais, quelque effort qu’il eût fait sur lui-même,il n’avait pu lui cacher son agitation. Alors Louise l’avaitquestionné ; mais quoiqu’il ne lui eût rien avoué, il luiavait répondu avec cette affection profonde des moments suprêmes,si bien que, tout accoutumée qu’elle était à son amour et à sabonté, la tendresse douloureuse qui cette fois en accompagnaitl’expression, l’avait confirmée dans ses soupçons : sans aucundoute, quelque chose d’inattendu se préparait pour le lendemain et,quelque chose que ce fût, le comte en était.

Louise voulait me prier d’aller chezlui ; elle espérait qu’avec moi il serait plus confiant et,dans le cas où il me confierait quelque chose relativement aucomplot, elle désirait que je fisse tout ce qui serait en monpouvoir pour le détourner d’aller plus loin. On devine que je nefis aucune difficulté pour me charger de ce message ;d’ailleurs, depuis longtemps, j’avais les mêmes craintes qu’elle,et ma reconnaissance avait vu presque aussi clair que sonamour.

Le comte n’était point chez lui ;cependant, comme on avait l’habitude de m’y voir venir, du momentoù j’eus dit que je désirais l’attendre, on ne fit aucunedifficulté pour m’introduire. J’entrai dans sa chambre àcoucher : elle était préparée pour le recevoir, il était doncévident qu’il ne passerait pas la nuit dehors.

Le domestique sortit et me laissa seul ;je regardai autour de moi pour voir si rien ne fixerait mes doutes,et j’aperçus sur la table de nuit une paire de pistolets à deuxcoups. Je mis la baguette dans le canon : ils étaient chargés.Cette circonstance, indifférente en toute autre occasion, danscelle-ci confirmait mes craintes.

Je me jetai dans un fauteuil, bien décidé à nepas quitter la chambre du comte qu’il ne fût rentré ; minuit,une heure et deux heures sonnèrent successivement ; mesinquiétudes cédèrent à la fatigue, je m’endormis.

Vers quatre heures, je me réveillai ;devant moi était le comte, écrivant à une table ; sespistolets étaient près de lui ; il était très pâle.

Au premier mouvement que je fis, il seretourna de mon côté :

– Vous dormiez, me dit-il, je n’ai pas vouluvous réveiller ; vous aviez quelque chose à me dire, je medoute de ce qui vous amène ; tenez, si demain soir vous nem’avez pas revu, donnez cette lettre à Louise ; je comptaisvous l’envoyer demain matin par mon valet de chambre, mais j’aimemieux la remettre à vous-même.

– Alors, nous n’avions donc pas tort decraindre ; il se prépare quelque conspiration, n’est-ce pas,et vous en êtes ?

– Silence, me dit le comte en me serrantviolemment la main et en regardant autour de lui ; silence, àSaint-Pétersbourg, un mot imprudent tue.

– Oh ! lui dis-je à demi-voix, quellefolie !

– Eh ! croyez-vous que je ne sache pasaussi bien que vous que ce que je fais est insensé ?Croyez-vous que j’aie la moindre espérance de réussir ? Non,je vais droit à un précipice, et un miracle même ne pourraitm’empêcher d’y tomber ; tout ce que je puis faire, c’est defermer les yeux pour ne pas en voir la profondeur.

– Mais pourquoi, puisque vous mesurez ainsi ledanger, vous y exposez-vous de sang-froid ?

– Parce qu’il est trop tard maintenant pourretourner en arrière, parce qu’on dirait que j’ai peur, parce quej’ai engagé ma parole à des amis, et qu’il faut que je les suive…fût-ce sur l’échafaud.

– Mais comment, vous, vous, d’une noblefamille ?…

– Que voulez-vous, les hommes sont fous :en France, les perruquiers se battent pour devenir grandsseigneurs ; ici, nous allons nous battre pour devenir desperruquiers.

– Comment ! il s’agit ?…

– D’établir une république, ni plus ni moins,et de faire couper la barbe à nos esclaves, jusqu’à ce qu’ils nousfassent couper la tête ; ma parole d’honneur, j’en haussemoi-même les épaules de pitié. Et qui avons-nous choisi pour notregrande réforme politique ? Un prince !

– Comment ! un prince ?

– Oh ! nous en avons beaucoup deprinces ; ce n’est pas cela qui nous manquera, ce sont leshommes.

– Mais vous avez donc une constitution touteprête ?

– Une constitution ! reprit en riant d’unrire amer le comte Alexis. Une constitution ! oh ! oui,oui, nous avons un code russe rédigé par Pestel, qui estcourlandais, et que Troubetskoï a fait revoir à Londres et àParis ; et puis nous avons encore un catéchisme en beaulangage figuré, qui contient des maximes comme celles-ci parexemple : « Ne te fie uniquement qu’à tes amis et à tonarme ! tes amis t’aideront, et ton poignard te défendra… Tu esslave, et sur ton sol natal, aux bords des mers qui le baignent, tuconstruiras quatre ports : le port Noir, le port Blanc, leport de Dalmatie, le port Glacial et, au milieu, tu placeras sur letrône la déesse des lumières. »

– Mais quel diable de jargon me parle VotreExcellence ?

– Ah ! vous ne me comprenez point,n’est-ce pas ? me dit le comte, se livrant de plus en plus àcette espèce de raillerie fiévreuse avec laquelle il prenaitplaisir à se déchirer lui-même, c’est que vous n’êtes pas initié,voyez-vous : il est vrai que si vous étiez initié, vous necomprendriez pas davantage, mais n’importe, vous citeriez lesGracchus, Brutus, Caton, vous diriez qu’il faut abattre latyrannie, immoler César, punir Néron ; vous diriez…

– Je ne dirais rien de tout cela, je vousjure ; bien au contraire, je me retirerais en silence et je neremettrais pas les pieds dans tous ces clubs, mauvaise parodie denos feuillants et de nos jacobins.

– Et le serment, le serment ? est-ce quevous croyez que nous l’avons oublié ? est-ce qu’il y a unebonne conspiration sans un serment ? Tenez, voilà lenôtre : « Si je trahis ma parole, je serai châtié, et parmes remords, et par cette arme sur laquelle je prête serment ;qu’elle s’enfonce dans mon cœur, qu’elle fasse périr tous ceux quime sont chers et que, dès cet instant, ma vie ne soit plus qu’unenchaînement de souffrances inouïes ! » C’est un peumélodramatique, n’est-ce pas ? et ce serait très probablementsifflé à votre Gaîté ou à votre Ambigu ; mais ici, àSaint-Pétersbourg, nous sommes encore en arrière, et j’ai étévraiment fort applaudi quand je l’ai prononcé.

– Mais, au nom du ciel, comment se fait-il,m’écriai-je, que, voyant aussi clairement le côté ridicule d’unepareille entreprise, vous vous y soyez mis ?

– Comment cela se fait-il ? Quevoulez-vous ? Je m’ennuyais, j’aurais donné ma vie pour unkopeck ; je me suis fourré comme un sot dans cettesouricière ; puis j’y étais à peine que j’ai reçu une lettrede Louise ; j’ai voulu me retirer ; sans me rendre maparole, on m’a dit que tout cela était fini, et que la sociétéétait dissoute ; il n’en était rien. Il y a un an, on est venume dire que la patrie comptait sur moi : pauvre patrie, commeon la fait parler ! J’avais grande envie d’envoyer toutpromener, car je suis aussi heureux maintenant, voyez-vous, quej’ai été malheureux autrefois ; mais une mauvaise honte m’aretenu, de sorte que me voilà prêt, comme l’a dit ce soirBestoujev, à poignarder les tyrans et à jeter au vent leurpoussière. C’est très poétique, n’est-ce pas ? mais ce quil’est moins, c’est que les tyrans nous feront pendre, et que nousne l’aurons pas volé.

– Mais avez-vous réfléchi à une chose,Monseigneur ? dis-je alors au comte en lui saisissant les deuxmains et en le regardant en face ; c’est que cet événementdont vous parlez en riant serait la mort de la pauvre Louise.

Les larmes lui vinrent aux yeux.

– Louise vivra, me dit-il.

– Oh ! vous ne la connaissez pas,répondis-je.

– C’est parce que je la connais, au contraire,que je vous parle ainsi ; Louise n’a plus le droit de mourir,elle vivra pour son enfant.

– Pauvre femme ! m’écriai-je, je ne lasavais pas si malheureuse.

– Écoutez, me dit le comte, comme je ne saispas ce qui se passera demain, ou plutôt aujourd’hui, voici unelettre pour elle ; j’espère que tout ira mieux que nous ne lepensons l’un et l’autre, et que tout ce bruit s’en ira en fumée.Alors vous la déchirerez, et ce sera comme si elle n’avait pas étéécrite. Dans le cas contraire, vous la lui remettrez. Elle contientune recommandation à ma mère de la traiter comme sa fille ; jelui laisserais bien tout ce que j’ai, mais vous comprenez que, sije suis pris et condamné, la première chose qu’on fera sera deconfisquer mes biens ; en conséquence, la donation seraitinutile. Quant à mon argent comptant, la future république me l’aemprunté jusqu’au dernier rouble ; ainsi je n’ai pas à m’eninquiéter. Vous me promettez de faire ce que je vousdemande ?

– Je vous le jure.

– Merci ; maintenant, adieu ; prenezgarde qu’on ne vous voie sortir de chez moi à cette heure, celavous compromettrait peut-être.

– Vraiment, je ne sais si je dois vousquitter.

– Oui, vous le devez, mon cher ami, songezcombien il est important, en cas de malheur, qu’il reste au moinsun frère à Louise ; vous ne serez déjà que trop compromis parvos relations avec moi, avec Mouravieff et avec Troubetskoï ;soyez donc prudent, sinon pour vous, du moins pour moi ; jevous le demande au nom de Louise.

– Avec ce nom-là, vous me ferez faire tout ceque vous voudrez.

– Eh bien ! adieu donc ; je suisfatigué, et j’ai besoin de quelques heures de repos, car je présumeque la journée sera rude.

– Adieu donc, puisque vous le voulez.

– Je l’exige.

– De la prudence.

– Eh ! mon cher, cela ne me regardeaucunement ; je ne vais pas, on me mène ; adieu. Àpropos, je n’ai pas besoin de vous dire qu’un seul mot imprudentserait notre perte à tous.

– Oh !…

– Voyons, embrassons-nous.

Je me jetai dans ses bras.

– Et maintenant, une dernière fois, adieu. Jesortis sans pouvoir prononcer une parole, fermant la porte derrièremoi ; mais avant que je fusse au bout du corridor, la porte serouvrit, et ces paroles arrivèrent jusqu’à moi :

– Je vous recommande Louise. En effet, la nuitmême, les conjurés s’étaient réunis chez le prince Obolinski, ettoutes les mesures avaient été prises, si l’on peut appeler mesuresquelques dispositions folles pour une révolution impossible. Danscette réunion, à laquelle avaient assisté les principaux chefs,ceux-ci avaient communiqué aux simples membres de la société leplan général et avaient choisi pour l’exécution le lendemain, jourdu serment. En conséquence, il avait été résolu qu’on disposeraitles soldats à la révolte, en leur exprimant des doutes sur laréalité de la renonciation du tsarévitch Constantin qui, s’étantspécialement occupé de l’armée, était fort aimé d’elle ;alors, et avec le premier régiment qui refuserait le serment, onjoindrait le régiment le plus rapproché, et ainsi de suite jusqu’àce qu’on eût une masse assez imposante pour marcher sur la place duSénat, tout en battant le tambour pour amasser le peuple. Arrivéslà, les conjurés espéraient qu’une simple démonstration suffirait,et que l’empereur Nicolas, répugnant à employer la force,traiterait avec les rebelles et renoncerait à ses droits desouveraineté ; alors on lui aurait imposé les conditionssuivantes :

1) Que les députés seraient convoqués àl’instant même de tous les gouvernements ;

2) Qu’il serait publié un manifeste du Sénatdans lequel il serait dit que les députés auraient à voter denouvelles lois organiques pour le gouvernement del’Empire ;

3) Qu’en attendant, un gouvernement provisoireserait établi, et que les députés du royaume de Pologne y seraientappelés, afin d’adopter des mesures nécessaires à la conservationde l’unité de l’État.

Dans le cas où, avant d’accepter cesconditions, l’Empereur demanderait à en conférer avec letsarévitch, la chose lui serait accordée, mais à la condition qu’ilserait donné aux conspirateurs et aux régiments révoltés uncantonnement hors de la ville, pour y camper l’hiver et y attendrel’arrivée du tsarévitch, qui trouverait, au reste, les étatsassemblés pour lui présenter une constitution rédigée par NikitaMouravieff : et lui prêter serment s’il acceptait, ou ledéposer s’il ne l’acceptait pas. Si le grand-duc Constantin, ce quidans la pensée des conjurés n’était pas probable, désapprouvaitcette insurrection, on la mettrait alors sur le compte dudévouement que l’on portait à sa personne. Dans le cas où, aucontraire, l’Empereur refuserait tout arrangement, on devaitl’arrêter avec toute la famille impériale, puis les circonstancesindiqueraient ce qu’il faudrait décider à leur égard.

Si l’on échouait, on évacuerait la ville, eton propagerait l’insurrection.

Le comte Alexis n’avait pris part à toutecette longue et bruyante discussion que pour combattre la moitiédes propositions et lever les épaules aux autres ; mais,malgré son opposition et son silence, elles avaient été adoptées àla majorité et, une fois adoptées, il se croyait engagé d’honneur àcourir les mêmes chances que s’il avait quelque espoir deréussite.

Au reste, tous les autres paraissaient dansune sécurité parfaite quant à la réussite, et pleins de confiancedans le prince Troubetskoï ; si bien qu’un conjuré, Boulatoff,s’était écrié avec enthousiasme en sortant et en s’adressant aucomte :

– N’est-il pas vrai que nous avons choisi unchef admirable ?

– Oui, avait répondu le comte, il est d’unetrès belle taille. C’était dans ces dispositions qu’il était rentréet m’avait trouvé chez lui.

Chapitre 16

 

Comme ce que j’avais à dire à Louise ne devaitpoint la rassurer et que d’ailleurs j’espérais toujours que quelquecirconstance imprévue ferait avorter la conspiration, je rentraichez moi et j’essayai de prendre quelque repos ; mais j’étaissi préoccupé que je me réveillai au point du jour, m’habillaiaussitôt et courus à la place du Sénat. Tout était tranquille.

Cependant, les conjurés n’avaient pas perduleur nuit. En vertu des résolutions prises, chacun s’était rendu àson poste, dirigé par Ryleyeff, qui était le chef militaire, commele prince Troubetskoï était le chef politique. Le lieutenantArbouzoff devait entraîner les marins de la garde, les deux frèresRodisco, et le sous-lieutenant Goudimoff le régiment des gardesIzmailovski ; le prince Stchepine Rostovski, le capitaine ensecond Michel Bestoujev, son frère Alexandre et deux autresofficiers du régiment, nommés Brock et Volkoff, s’étaient chargésdu régiment de Moscou ; enfin, le lieutenant Sutoff avaitrépondu du premier régiment des grenadiers du corps. Quant aucomte, il avait refusé tout autre rôle que celui de simple acteur,promettant de faire ce que les autres feraient ; comme on lesavait homme à tenir sa parole et que, d’ailleurs, il ne réclamaitaucune position dans le futur gouvernement, on n’avait point exigédavantage de lui.

Je restai jusqu’à onze heures, non pas sur laplace du Sénat, car il y faisait trop froid pour qu’une pareillestation fût supportable, mais chez un de ces marchands de sucrerieset de vins qu’on nomme conditors, et dont la boutiqueétait située au bout de la Perspective, près de la maison dubanquier Cerclet. C’était un poste excellent pour y attendre desnouvelles, d’abord parce qu’il dormait sur la place de l’Amirauté,ensuite parce que les conditors remplacent à Saint-Pétersbourg nospâtissiers de Paris ; et celui-là étant le Félix de l’endroit,à chaque instant, des personnes arrivant des quartiers les plusopposés entraient dans son magasin. Jusqu’à cette heure, au reste,toutes les relations étaient satisfaisantes ; le général de lagarde et de l’état-major venait d’arriver au palais, annonçant queles régiments des gardes à cheval, des chevaliers-gardes, dePréobrajenski, de Semenovskoï, les grenadiers Pavlovski, leschasseurs de la garde, les chasseurs de Finlande et les sapeursvenaient de prêter serment. Il est vrai qu’on n’avait encore aucunenouvelle des autres régiments, mais cela tenait sans doute à laposition de leurs casernes, éloignées du centre de la capitale.

J’allais rentrer chez moi, espérant que lajournée s’écoulerait ainsi et que les conspirateurs, ayant reconnule danger de leur projet, se tiendraient tranquilles, lorsque toutà coup un aide de camp passa au grand galop, et on put comprendreque quelque chose d’inattendu venait d’arriver. Chacun courutaussitôt sur la place ; car il y avait dans l’air cette vagueinquiétude qui précède toujours les grands événements ; eneffet, la révolte venait de commencer, et cela avec une telleviolence, qu’on ne pouvait savoir où elle s’arrêterait.

Le prince Stchepine Rostovski et les deuxBestoujev avaient tenu parole. Dès neuf heures du matin, ilsétaient arrivés aux casernes du régiment de Moscou et, s’adressantaux 2e, 3e, 5e et 6ecompagnies, qu’on savait les plus dévouées au grand-duc Constantin,le prince Stchepine avait affirmé aux soldats qu’on les trompait enexigeant d’eux le serment. Il avait ajouté que, bien loin d’avoirrenoncé à la couronne, le grand-duc était arrêté pour avoir refuséà son frère la concession de ses droits. Alors Alexandre Bestoujevprenant la parole, avait annoncé qu’il arrivait de Varsovie chargépar le tsarévitch lui-même de s’opposer à la prestation duserment ; et voyant que ces nouvelles produisaient une grandeimpression sur les troupes, le prince Stchepine avait ordonné auxsoldats de prendre des cartouches à balle et de charger leursarmes. En ce moment, l’aide de camp Verighine, suivi dugénéral-major Fredricks, commandant le peloton de grenadiers, auxmains desquels était le drapeau, était arrivé pour inviter lesofficiers à se rendre chez le colonel du régiment. Stchepine avaitalors pensé que le moment était venu ; il avait ordonné auxsoldats de repousser les grenadiers à coups de crosse et de leurenlever le drapeau ; en même temps, il s’était précipité surle général-major Fredricks, que Bestoujev de son côté menaçait dupistolet, l’avait frappé à la tête d’un coup d’estoc qui l’avaitétendu à terre, et en même temps, se retournant sur legénéral-major Chenchine, commandant la brigade, qui accourait ausecours de son collègue, il l’avait renversé d’un coup le pointe.Se ruant aussitôt au milieu des grenadiers, il avait successivementblessé le colonel Khvosschinski, le sous-officier Mousseieff et legrenadier Krassovski, si bien qu’il avait fini par s’emparer dudrapeau qu’il avait élevé en l’air en criant :« Hourra ! » À ce cri, et à la vue du sang, plus dela moitié du régiment avait répondu par les cris de :« Vive Constantin ! à bas Nicolas ! » etprofitant de ce moment d’enthousiasme, Stchepine avait entravé prèsde quatre cents hommes à sa suite, et marchait avec eux tambourbattant vers la place de l’Amirauté.

À la porte du palais d’Hiver, l’aide de campqui apportait ces nouvelles heurta un autre officier qui arrivaitde la caserne des grenadiers du corps. Les nouvelles dont celui-ciétait chargé n’étaient guère moins inquiétantes que cellesapportées par l’aide de camp. Au moment où le régiment sortait pouraller prêter serment, le sous-lieutenant Kojenikoff s’était jeté àl’avant-garde en criant : « Ce n’est pas au grand-ducNicolas qu’il faut prêter serment, mais à l’empereurConstantin. » Puis, sur ce qu’on lui répondait que letsarévitch avait abdiqué : « C’est faux ! s’était-ilécrié, faux, de toute fausseté ; le tsarévitch marche surSaint-Pétersbourg pour punir ceux qui ont oublié leurs devoirs etrécompenser ceux qui seront restés fidèles. »

Cependant malgré ses cris, le régiment avaitcontinué sa marche, avait prêté serment, et était rentré dans lacaserne sans donner aucune marque d’insubordination, lorsqu’aumoment du dîner, le lieutenant Suthoff, qui avait prêté sermentcomme les autres, entra, et s’adressant à sa compagnie :

– Mes amis, s’écria-t-il, nous avons eu tortd’obéir, les autres régiments sont en pleine révolte, ils ontrefusé le serment et sont à cette heure sur la place duSénat ; habillez-vous, chargez vos armes, et en avant,suivez-moi. J’ai votre solde dans ma poche, et je vous ladistribuerai sans attendre l’ordre.

– Mais ce que vous nous dites est-il bienvrai ? s’écrièrent plusieurs voix.

– Tenez, voici le lieutenant Panoff, votreami, comme moi : interrogez-le.

– Mes amis, dit Panoff avant d’attendre mêmequ’on l’interrogeât, vous savez que Constantin est votre seul etlégitime empereur et qu’on veut le détrôner. ViveConstantin !

– Vive Constantin ! crièrent lessoldats !

– Vive Nicolas ! répondit le colonelSturler, commandant du régiment, en s’élançant dans la salle. Onvous égare, mes amis, le tsarévitch a abdiqué, et vous n’avez pasd’autre empereur que le grand-duc Nicolas. Vive Nicolas1er !

– Vive Constantin ! répondirent lessoldats.

– Vous vous trompez, soldats, et on vous faitfaire fausse route, cria de nouveau Sturler.

– Ne m’abandonnez pas, suivez-moi, réponditPanoff ; réunissons-nous à ceux qui défendent Constantin. ViveConstantin !

– Vive Constantin ! avaient crié plus destrois quarts des soldats.

– À l’Amirauté ! à l’Amirauté ! ditPanoff tirant son épée suivez-moi, soldats, suivez-moi !

Et il s’était élancé suivi de près de deuxcents hommes, criant hourra ! comme lui, et se dirigeant,comme le régiment de Moscou, mais par une autre rue, vers la placede l’Amirauté.

Pendant que cette double nouvelle étaitapportée à l’Empereur, le gouverneur militaire deSaint-Pétersbourg, le comte Milarodovitch, accourut à son tour aupalais. Il savait déjà la rébellion du régiment de Moscou et desgrenadiers du corps ; il avait ordonné aux troupes surlesquelles il croyait pouvoir le plus compter de se rendre aupalais d’Hiver ; ces troupes étaient le premier bataillon durégiment de Préobrajenski, trois régiments de la garde de Pavlovskiet le bataillon des sapeurs de la garde.

L’Empereur vit que la chose était plussérieuse qu’il ne l’avait crue d’abord. En conséquence il commandaau général-major Neidhart de porter au régiment de la garde deSemenovski l’ordre d’aller immédiatement réprimer les mutins, et àla garde à cheval celui de se tenir prête à la premièreréquisition ; puis, ces ordres donnés, il descendit lui-mêmeau corps de garde principal du palais d’Hiver, où le régiment de lagarde de Finlande était de service, et lui ordonna de charger sesfusils et d’occuper les principales avenues du palais. En cemoment, on entendit un grand tumulte : c’étaient la3e et la 6e compagnie du régiment de Moscou,conduites par le prince Stchepine et les deux Bestoujev, quiarrivaient, drapeau au vent, tambour en tête, criant :« À bas Nicolas ! vive Constantin ! » Ellesdébouchèrent sur la place de l’Amirauté ; mais arrivées là,soit qu’elles ne se crussent pas assez fortes, soit qu’ellesreculassent en face de la majesté impériale, au lieu de marcher surle palais d’Hiver, elles allèrent s’adosser au Sénat. À peine yétaient-elles, qu’elles y furent rejointes par les grenadiers ducorps : une cinquantaine d’hommes en frac, dont quelques-unsétaient armés de pistolets qu’ils tenaient à la main, se mêlèrentaux soldats révoltés.

En ce moment, je vis paraître l’Empereur sousune des voûtes du palais ; il s’approcha jusqu’à la grille etjeta un coup d’œil sur les rebelles ; il était plus pâle qued’habitude, mais paraissait parfaitement calme. On disait que, pourêtre prêt à mourir en empereur et en chrétien, il s’était confesséet avait fait ses adieux à sa famille.

Comme j’avais les yeux fixés sur lui,j’entendis derrière moi et du côté du palais de marbre retentir legalop d’un escadron de cuirassiers ; c’était la garde à chevalconduite par le comte Orloff, un des plus braves et des plusfidèles amis de l’Empereur. Devant lui les grilless’ouvrirent ; il sauta à bas de son cheval, et le régiment serangea devant le palais ; presque en même temps on entenditles tambours des grenadiers de Préobrajenski qui arrivaient parbataillons. Ils entrèrent dans la cour du palais, où ils trouvèrentl’Empereur avec l’Impératrice et le jeune grand-ducAlexandre ; derrière eux parurent les chevaliers-gardes, aumilieu desquels je reconnus le comte Alexis Vaninkoff ; ils serangèrent de manière à former l’angle avec leurs cuirassiers,laissant entre eux un intervalle que l’artillerie ne tarda point àremplir. Les régiments révoltés laissaient de leur côté fairetoutes ces dispositions avec une insouciance apparente et sans s’yopposer autrement que par leurs cris de : « ViveConstantin ! à bas Nicolas ! » Il était évidentqu’ils attendaient des renforts.

Cependant, les messagers envoyés par legrand-duc Michel se succédaient au palais. Tandis que l’Empereur yorganisait sa défense et celle de la famille, le grand-ducparcourait les casernes, et par sa présence combattait larébellion. Quelques efforts heureux avaient déjà été tentés ;au moment où le reste du régiment de Moscou allait suivre les deuxcompagnes révoltées, le comte de Liéven, frère d’un de mes élèvescapitaine à la 5e compagnie, était arrivé assez à tempspour empêcher le bataillon de sortir et faire fermer les portes.Alors, se plaçant devant les soldats, il avait tiré son épée enjurant sur son honneur qu’il la passerait au travers du corps dupremier qui ferait un mouvement. À cette menace, un jeunesous-lieutenant s’était avancé le pistolet à la main en menaçant àbout portant le comte de Liéven de lui brûler la cervelle. À cettemenace, le comte avait répondu par un coup du pommeau de son épée,qui avait fait sauter le pistolet des mains dusous-lieutenant ; mais celui-ci l’avait ramassé, et avait denouveau dirigé son arme vers le comte. Alors, celui-ci, croisantles bras, marcha droit au sous-lieutenant, tandis que le régiment,immobile et muet, regardait comme témoin cet étrange duel. Lesous-lieutenant recula de quelques pas, suivi par le comte deLiéven, qui lui présentait sa poitrine comme un défi ; maisenfin il s’arrêta et fit feu. Par miracle, l’amorce brûla, mais lecoup ne partit point. En ce moment, on frappa à la porte.

– Qui est là ? crièrent quelquesvoix.

– Son Altesse Impériale le grand-duc Michel,répondit-on du dehors.

Quelques instants de stupeur profondesuccédèrent à ces paroles. Le comte de Liéven marcha vers la porteet l’ouvrit sans que personne tentât de l’arrêter.

Le grand-duc entra à cheval, suivi de quelquesofficiers d’ordonnance.

– Que signifie cette inaction au moment dudanger ? s’écria-t-il, suis-je au milieu de traîtres ou desoldats loyaux ?

– Vous êtes au milieu du plus fidèle de vosrégiments répondit le comte de Liéven, ainsi que Votre AltesseImpériale va en avoir la preuve.

Alors, élevant son épée :

– Vive l’empereur Nicolas !s’écria-t-il.

– Vive l’empereur Nicolas ! répondirentles soldats d’une seule voix.

Le jeune sous-lieutenant voulut parler, maisle comte de Liéven l’arrêta par le bras :

– Silence, Monsieur. Je ne dirai pas un mot dece qui s’est passé, mais ne vous perdez pas vous-même.

– Liéven, dit le grand-duc, je vous confie laconduite du régiment.

– Et j’en réponds sur ma tête à Votre AltesseImpériale, répondit le comte.

Le grand-duc alors avait poursuivi sa course,et partout avait trouvé, sinon de l’enthousiasme, du moins del’obéissance. Les nouvelles étaient donc bonnes. En effet, de touscôtés les renforts s’échelonnaient ; les sapeurs étaient enbataille devant le palais de l’Ermitage, et le reste du régiment deMoscou, conduit par le comte de Liéven, débouchait par laperspective Nevski. L’apparition de ces troupes fit pousser degrands cris aux révoltés, car ils crurent que c’était enfin lesecours attendu qui leur arrivait ; mais ils furentpromptement détrompés. Les nouveaux venus se rangèrent devantl’hôtel des Tribunaux, faisant face au palais ; avec lescuirassiers, l’artillerie et les chevaliers-gardes, ils enfermèrentles révoltés dans un cercle de fer.

Un instant après, on entendit les chants desprêtres ; c’était le métropolitain qui, suivi de tout sonclergé, sortait de l’église de Kazan et venait, précédé des saintesbannières, ordonner au nom du ciel aux révoltés de rentrer dansleur devoir. Mais, pour la première fois peut-être, les soldatsméprisèrent dans leur irréligion politique les images qu’ilsétaient habitués à adorer, et prièrent les prêtres de ne point semêler des affaires de la terre et de s’en tenir aux choses du ciel.Le métropolitain voulut insister, quand un ordre de l’Empereur luienjoignit de se retirer ; Nicolas voulait tenter lui-même undernier effort pour ramener les rebelles.

Ceux qui entouraient l’Empereur voulurentalors l’en empêcher, mais l’Empereur répondit que, puisque c’étaitsa partie qu’il jouait, il était juste qu’il mît sa vie au jeu. Enconséquence, il ordonna d’ouvrir la grille : à peine venait-ond’obéir, que le grand-duc arriva à fond de train, et s’approchantde l’oreille de l’Empereur, lui dit tout bas qu’une partie durégiment de Préobrajenski, dont il était entouré, faisait causecommune avec les rebelles, et que le prince Troubetskoï, dontl’Empereur avait remarqué l’absence avec étonnement, était le chefde la conspiration. La chose était d’autant plus possible que,vingt-quatre ans auparavant, c’était le même régiment qui avaitgardé les avenues du Palais-Rouge, tandis que son colonel, leprince Talitzine, étranglait l’empereur Paul.

La situation était terrible, et cependantl’Empereur ne changea point de visage ; seulement il étaitévident qu’il prenait une résolution extrême. Au bout d’un instantil se retourna, et s’adressant à un de ses généraux :

– Qu’on m’amène le jeune grand-duc, dit-il. Uninstant après le général descendit avec l’enfant. Alors l’Empereurle souleva de terre, et s’avançant vers les grenadiers :« Soldats, dit-il, si je suis tué, voilà votre empereur :ouvrez les rangs, je le confie à votre loyauté. »

Un long hourra se fit entendre ; un crid’enthousiasme, parti du fond du cœur, retentit ; lescoupables furent les premiers à laisser tomber leurs armes et àouvrir les bras. L’enfant fut emporté au milieu du régiment et missous la même garde que le drapeau ; l’Empereur monta à chevalet sortit. À la porte, les généraux le supplièrent de ne pas allerplus loin, les rebelles ayant dit tout haut que leur intentionétait de tuer l’Empereur, et toutes leurs armes étant chargées.Mais l’Empereur fit signe de la main qu’on le laissât libre ;et défendant que personne le suivît, il mit son cheval au galop,piqua droit sur les révoltés, et s’arrêtant à demi-portée depistolet :

– Soldats ! s’écria-t-il, on m’a dit quevous vouliez me tuer, si cela est vrai, me voilà.

Il y eut un moment de silence, pendant lequell’Empereur resta immobile entre les deux troupes, pareil à unestatue équestre. Deux fois on entendit dans les rangs des rebellesretentir le mot : « Feu ! », sans que cet ordrefût exécuté ; mais à la troisième fois, il fut suivi de ladétonation de quelques coups de fusil. Les balles sifflèrent autourde l’Empereur mais aucune ne l’atteignit. À cent pas derrière lui,le colonel Velho et plusieurs soldats furent blessés par cettedécharge.

Au même instant, Milarodovitch et le grand-ducMichel s’élancèrent aux côtés de l’Empereur ; le régiment descuirassiers et celui des chevaliers-gardes firent un mouvement, lesartilleurs approchèrent la mèche de la lumière.

– Halte ! cria l’Empereur… Chacun obéit…Général, ajouta-t-il en s’adressant au comte Milarodovitch, allez àces malheureux, et tâchez de les ramener.

Le comte Milarodovitch et le grand-duc Michels’élancèrent vers eux ; mais les révoltés les accueillirentavec une nouvelle décharge et aux cris de : « ViveConstantin ! »

– Soldats, s’écria alors le comteMilarodovitch, en élevant au-dessus de sa tête un magnifique sabreturc tout garni de pierreries et s’avançant jusque dans les rangsdes rebelles, voici un sabre qui m’a été donné par Son AltesseImpériale le tsarévitch lui-même ; eh bien ! au nom del’honneur, je vous jure sur ce sabre que l’on vous trompe, que l’onvous abuse, que le tsarévitch a renoncé à la couronne, et que votreseul et légitime souverain est l’empereur Nicolas1er.

Des hourras et des cris de : « ViveConstantin ! » répondirent à ce discours ; puis, aumilieu des hourras et des cris, on entendit un coup de pistolet, etl’on vit le comte Milarodovitch chanceler ; un autre pistoletavait été dirigé sur le grand-duc Michel, mais les soldats demarine, quoique au nombre des révoltés, avaient arrêté le bras del’assassin.

En une seconde, le comte Orloff et sescuirassiers, malgré les décharges successives des révoltés, eurentenveloppé dans leurs rangs le comte Milarodovitch, le grand-duc etl’empereur Nicolas, qu’ils ramenèrent de force au palais.Milarodovitch se tenait à peine sur son cheval et, en arrivant, iltomba dans les bras de ceux qui l’entouraient.

L’Empereur voulait qu’on fît une dernièretentative pour ramener les révoltés ; mais, pendant qu’ildonnait des ordres en conséquence, le grand-duc Michel sauta à basde cheval ; puis, se mêlant aux artilleurs, il arracha unebaguette des mains d’un servant, et approchant la mèche de lalumière :

– Feu ! cria-t-il, feu sur lesassassins !

Quatre coups de canon chargés à mitraillepartirent en même temps et renvoyèrent avec usure aux rebelles lamort qu’ils avaient donnée ; puis, sans qu’il fût possible derien entendre des ordres de l’Empereur, une seconde décharge suivitla première.

L’effet de ces deux volées à demi-portée defusil fut terrible. Plus de soixante hommes, tant des grenadiers ducorps que du régiment de Moscou et des marins de la garde,restèrent sur la place ; le reste prit aussitôt la fuite parla rue Galernaïa, par le quai Anglais, par le pont d’Isaac et parla Neva, qui était gelée ; alors les chevaliers-gardeslancèrent leurs chevaux et se mirent à la poursuite des rebelles, àl’exception d’un seul homme, qui laissa le régiment s’éloigner, etqui, mettant pied à terre et laissant aller son cheval àl’aventure, s’avança vers le comte Orloff. Arrivé près de lui, ildétacha son sabre et le lui présenta.

– Que faites-vous, comte ? demanda legénéral étonné, et pourquoi venez-vous me remettre votre sabre aulieu de nous en servir contre les rebelles ?

– Parce que j’étais de la conspiration,Monseigneur, et que comme tôt ou tard je serais dénoncé et pris,j’aime mieux me dénoncer moi-même.

– Assurez-vous du comte AlexisVaninkoff : dit le général en s’adressant à deux cuirassiers,et conduisez-le à la forteresse.

L’ordre fut aussitôt exécuté. Je vis le comtetraverser le pont de la Moïka, et disparaître à l’angle del’ambassade de France.

Alors je pensai à Louise, dont j’étaismaintenant le seul ami. Je repris, au milieu du tumulte, le cheminde la Perspective, et j’arrivai chez ma pauvre compatriote sitriste et si pâle qu’elle se douta bien que je venais lui annoncerquelque malheur. Aussi, à peine m’eut-elle aperçu qu’elle vint àmoi les mains jointes.

– Qu’y a-t-il, au nom du ciel, qu’ya-t-il ? me demanda-t-elle.

– Il y a, lui répondis-je, que vous n’avezplus d’espoir que dans un miracle de Dieu ou dans la miséricorde del’Empereur.

Alors je lui racontai tout ce dont j’avais ététémoin, et je lui remis la lettre de Vaninkoff.

Comme je m’en étais douté, c’était une lettred’adieu.

Le soir même, le comte Milarodovitch mourut desa blessure ; mais, avant de mourir, il exigea que lechirurgien extirpât la balle : l’opération finie, il prit lelingot de plomb dans sa main, et voyant qu’il n’était point decalibre :

– Je suis content, dit-il, ce n’est point laballe d’un soldat.

Cinq minutes après, il rendit le derniersoupir.

Le lendemain, à neuf heures du matin,c’est-à-dire au moment où la vie commence à se réveiller dans toutela ville, et quand tout le monde ignorait encore si l’émeute de laveille était apaisée ou devait se renouveler, l’Empereur descenditsans suite et sans gardes, donnant la main à l’Impératrice ;puis, montant avec elle dans un droschki qui attendait à la portedu palais d’Hiver, il parcourut toutes les rues deSaint-Pétersbourg et passa devant toutes les casernes, s’offrant delui-même aux coups des assassins, s’il en restait encore. Maispartout il n’entendit que des cris de joie, poussés du plus loinqu’on apercevait les plumes flottantes de son chapeau ;seulement, comme pour rentrer au palais, après cette coursetéméraire qui lui avait si bien réussi, il passait par laPerspective, il vit une femme sortir de chez elle un papier à lamain et venir s’agenouiller sur sa route, de manière qu’il luifallait détourner son traîneau ou l’écraser. Arrivé à trois pasd’elle, le cocher arrêta tout court avec cette habileté proverbialedes Russes pour maîtriser leurs chevaux : alors la femme, enpleurs et sans voir, n’eut que la force d’agiter en sanglotant lepapier qu’elle tenait à la main ; peut-être l’Empereurallait-il continuer son chemin, mais l’Impératrice le regarda avecson sourire d’ange, et il prit le papier, qui ne contenait que cesparoles écrites à la hâte et mouillées encore :

« Sire,

Grâce pour le comte Vaninkoff : au nom dece que Votre Majesté a de plus cher, grâce… grâce ! »

L’Empereur chercha en vain la signature ;il n’y en avait pas. Alors il se retourna vers la femmeinconnue.

– Êtes-vous sa sœur ? demanda-t-il.

La suppliante secoua la tête tristement.

– Êtes-vous sa femme ?

La suppliante fit signe que non.

– Mais enfin qui donc êtes-vous ? demandal’Empereur avec un léger mouvement d’impatience.

– Hélas ! hélas ! s’écria Louise enretrouvant sa voix, dans sept mois, Sire, je serai la mère de sonenfant.

– Pauvre petite ! dit l’Empereur ;et faisant signe au cocher, il repartit au galop, emportant lasupplique, mais sans laisser à la pauvre éplorée d’autre espéranceque les deux mots de pitié qui étaient tombés de ses lèvres.

Chapitre 17

 

Les jours suivants furent employés à fairedisparaître jusqu’à la dernière trace de l’émeute terrible dont lesmurs mitraillés du Sénat gardaient encore la sanglante empreinte.Dès le même soir ou dans la nuit, les principaux conjurés avaientété arrêtés : c’étaient le prince Troubetskoï, le journalisteRyleyeff, le prince Obolinski, le capitaine Jacoubovitch, lelieutenant Kakovski, les capitaines en second Stchepine Rotovski etBestoujev, un autre Bestoujev, aide de camp du duc Alexandre deWurtemberg ; enfin soixante ou quatre-vingts autres quiétaient plus ou moins coupables d’action ou de pensée ;Vaninkoff, qui, ainsi que nous l’avons dit, s’était livrévolontairement, et le colonel Boulatoff, qui avait suivi sonexemple.

Par une coïncidence étrange, Pestel, d’aprèsdes ordres partis de Taganrog, avait été arrêté dans le midi de laRussie le jour même où avait éclaté l’émeute àSaint-Pétersbourg.

Quant à Serge et à Apostol Mouravieff, quiétaient parvenus à se sauver et à soulever six compagnies durégiment de Tchernigoff, ils furent rejoints près du village dePoulogoff, dans le district de Vasilkoff, par le lieutenant généralRoth. Après une résistance désespérée, l’un d’eux essaya de sebrûler la cervelle d’un coup de pistolet, mais se manqua ;l’autre fut pris après avoir été grièvement blessé d’un éclat demitraille au côté et d’un coup de sabre à la tête.

Tous les prisonniers, dans quelque coin del’Empire qu’ils eussent été arrêtés, furent transférés àSaint-Pétersbourg : puis une commission d’enquête, composée duministre de la guerre Tatischeff, du grand-duc Michel, du princeGalitzine, conseiller privé, de Golenitcheff-Koutousoff, qui avaitsuccédé au comte Milarodovitch dans le gouvernement militaire deSaint-Pétersbourg, de Tchernycheff, de Benkendorff, de Levacheff etde Potapoff, tous quatre aides de camp généraux, fut nommée parl’Empereur, et l’instruction commença avec impartialité.

Mais, comme c’est l’habitude àSaint-Pétersbourg, tout se faisait dans le silence et dans l’ombre,et rien ne transpirait au dehors. Il y a plus, et c’est une choseétrange, dès le lendemain du jour où un rapport officiel avaitannoncé à l’armée que tous les traîtres étaient arrêtés, il n’avaitpas plus été question d’eux que s’ils n’eussent jamais existé, ouque s’ils fussent venus en ce monde isolés et sans famille ;pas une maison n’avait fermé ses fenêtres en signe de veuvage, pasun front ne s’était voilé de tristesse en signe de deuil. Toutcontinua de marcher comme si rien n’était advenu. Louise seuletenta cette démarche que nous avons dite et qui n’avait peut-êtrepas son précédent dans les souvenirs moscovites ; et cependantchacun, je le présume, sentait comme moi au fond du cœur quebientôt un matin ferait éclore, comme une fleur sanglante, quelquenouvelle terrible ; car la conspiration était flagrante, lesintentions des conspirateurs étaient homicides et, quoique chacunconnût la bonté naturelle de l’Empereur, on sentait bien qu’il nepourrait étendre son pardon à tous : le sang appelait lesang.

De temps en temps, un rayon d’espoir perçaitcette nuit comme une lueur sombre et donnait une nouvelle preuvedes dispositions indulgentes de l’Empereur. Dans la liste desconjurés qu’on avait mise sous ses yeux, il avait reconnu un nomcher à la Russie, ce nom, c’était celui de Souvorov. En effet, lepetit-fils du rude vainqueur de la Trétéia était au nombre desconspirateurs. Nicolas, en arrivant à lui, s’arrêta ; puis,après un instant de silence : « Il ne faut pas, dit-ilcomme se parlant à lui-même, qu’un si beau nom soit taché. »Se retournant alors vers le grand maître de la police qui luiprésentait la liste : « C’est moi, dit-il, quiinterrogerai le lieutenant Souvorov. »

Le lendemain, le jeune homme fut conduitdevant l’Empereur, qu’il s’attendait à voir irrité et menaçant etqu’il trouva, au contraire, le front calme et doux. Ce n’est pastout : aux premiers mots du tsar, il fut facile au coupable devoir dans quel but on l’avait fait venir. Toutes les questions dusouverain, préparées avec une paternelle sollicitude, étaientdisposées de manière à ce que l’accusé ne pût échapper àl’acquittement. En effet, à chacune des interrogations impérialesauxquelles il n’avait à répondre que oui et non, le tsar seretournait vers ceux qu’il avait convoqués pour assister à cettescène, en disant : « Vous le voyez bien, vous l’entendez,je vous l’avais bien dit, Messieurs, un Souvorov ne pouvait pasêtre un rebelle. » Et Souvorov, tiré de sa prison, renvoyé àson régiment, avait reçu au bout de quelques jours son brevet decapitaine.

Mais tous les accusés ne s’appelaient pasSouvorov, et, quoique je fisse tous mes efforts pour inspirer à mapauvre compatriote un espoir que je n’avais point moi-même, ladouleur de Louise était vraiment effrayante. Depuis le jour del’arrestation de Vaninkoff, elle avait absolument abandonné lessoins ordinaires de sa vie passée et, retirée dans le petit salonqu’elle s’était ménagé derrière le magasin, elle y restait la têteappuyée sur ses mains, laissant silencieusement échapper de grosseslarmes de ses yeux et n’ouvrant la bouche que pour demander à ceuxqui, comme moi, étaient admis dans cette petite retraite :« Est-ce que vous croyez qu’ils le tueront ? » Puis,à la réponse qu’on lui faisait et qu’elle n’écoutait mêmepas : « Ah ! si je n’étais pasenceinte ! » disait-elle.

Et cependant, le temps s’écoulait ainsi sansque rien transpirât du sort réservé aux accusés. La commissiond’enquête tissait son œuvre dans l’ombre ; on sentait qu’onmarchait vers le dénouement de la sanglante tragédie, mais nul nepouvait dire quel serait ce dénouement, ni quel jour il auraitlieu.

Cependant M. de Gorgoli, qui avaittoujours conservé pour moi les mêmes bontés, m’avait souventrassuré, en me disant que le jugement serait connu quelques joursauparavant et qu’ainsi nous aurions toujours le temps de fairequelques démarches près de l’Empereur, si le jugement était mortelpour notre pauvre Vaninkoff. En effet, le 14 juillet, laGazette de Saint-Pétersbourg parut, contenant le rapportadressé à l’Empereur par la Haute Cour de justice. Elle divisaitles différents degrés de participation au complot en trois genresde crimes, dont le but était d’» ébranler l’Empire, derenverser les lois fondamentales de l’État et de subvertir l’ordreétabli ».

Trente-six accusés étaient condamnés par laCour à la peine de mort, et le reste aux mines et à l’exil.Vaninkoff était au nombre des condamnés à mort. Mais à la suite dela justice venait la clémence : la peine de mort était commuéepour trente et un des condamnés en un exil éternel, et Vaninkoffétait au nombre de ceux qui avaient obtenu une commutation depeine.

Cinq des coupables seulement devaient êtreexécutés : c’étaient Ryleyeff, Bestoujev, Michel Serge,Mouravieff et Pestel.

Je m’élançai hors de la maison, courant commeun fou, mon journal à la main et tenté d’arrêter chaque personneque je rencontrais pour lui faire part de ma joie, et j’arrivaiainsi, tout hors d’haleine, chez Louise. Je la trouvai le mêmejournal à la main, et en m’apercevant elle se jeta dans mes bras,toute pleurante, sans pouvoir dire autre chose que ces mots :« Il est sauvé ! Dieu bénissel’Empereur ! »

Dans notre égoïsme, nous avions oublié lesmalheureux qui allaient mourir et qui, eux aussi, avaient unefamille, des maîtresses, des amis. Le premier mouvement de Louiseavait été de penser à la mère et aux sœurs de Vaninkoff, qu’elleconnaissait, comme on se le rappelle, pour les avoir vues dans leurvoyage à Saint-Pétersbourg. Les malheureuses femmes ignoraientencore que leur fils et leur frère ne mourrait pas, ce qui est touten pareille circonstance, car on revient des mines, on revient dela Sibérie, mais la pierre du tombeau une fois fermée ne se soulèveplus.

Alors Louise eut une de ces idées qui neviennent qu’aux sœurs et aux mères : elle calcula que lagazette qui contenait la bienheureuse nouvelle ne partirait deSaint-Pétersbourg que par le courrier du soir, et par conséquentserait de douze heures en retard pour Moscou, et elle me demanda sije ne connaîtrais pas un messager qui consentirait à partir àl’instant même, et à porter cette gazette en poste à la mère deVaninkoff. J’avais un valet de chambre russe, intelligent etsûr : je l’offris, il fut accepté. Il ne s’agissait plus quedu passeport. Au bout d’une demi-heure, grâce à la protectiontoujours active et bienveillante de M. de Gorgoli, jel’eus obtenu, et Grégoire partit, portant la bienheureuse nouvelle,avec mille roubles pour ses frais de route.

Il gagna quatorze heures sur le courrier,quatorze heures plus tôt qu’elles ne devaient le savoir, une mèreet deux sœurs apprirent qu’elles avaient encore un fils et unfrère.

Grégoire revint avec une lettre dans laquellela vieille comtesse appelait Louise sa fille, les jeunes filles lanommaient leur sœur. Elles demandaient en grâce que, le jour oùl’exécution aurait lieu et où les prisonniers partiraient pourl’exil, un courrier leur fût encore envoyé. Je dis en conséquence àGrégoire de se tenir prêt à repartir d’un moment l’autre. Depareils voyages lui étaient trop avantageux pour qu’il refusât.

La mère de Vaninkoff lui avait donné milleroubles, de sorte que, de sa première mission, il était resté aupauvre diable une petite fortune qu’il espérait bien doubler à laseconde.

Nous attendîmes le jour de l’exécution, iln’était point fixé à l’avance, nul ne le savait donc, et chaquematin la ville se réveillait croyant apprendre que tout était finipour les cinq condamnés. L’idée d’un supplice mortel faisait aureste d’autant plus d’effet que, depuis soixante ans, personnen’avait été exécuté à Saint-Pétersbourg.

Les jours s’écoulaient, et on était étonné del’intervalle qui séparait le jugement de l’exécution. Il avaitfallu le temps de faire venir deux bourreaux d’Allemagne.

Enfin, le 23 juillet au soir, je vis entrerchez moi un jeune Français, mon ancien élève, qui était attaché àl’ambassade du maréchal Marmont, et que j’avais prié souvent de metenir au courant des nouvelles que, par sa position diplomatique,il pouvait apprendre avant moi. Il accourait me dire que lemaréchal et sa suite venaient de recevoir de M. de LaFerronnays l’invitation de se rendre le lendemain à quatre heuresdu matin à l’ambassade française, dont les fenêtres, comme on lesait, donnaient sur la forteresse. Il n’y avait point de doute,c’était pour assister à l’exécution.

Je courus chez Louise lui annoncer cettenouvelle, et alors toutes ses craintes la reprirent. N’était-cepoint par erreur que le nom de Vaninkoff se trouvait parmi les nomsdes exilés au lieu de se trouver parmi les noms des condamnés àmort ? Cette commutation de peines n’était-elle point unefausse nouvelle répandue pour que l’exécution produisît moinsd’effet sur la population de la capitale, et le lendemain neserait-elle point détrompée à l’aspect de trente-six cadavres aulieu de cinq ? Comme tous les malheureux, on le voit, Louiseétait ingénieuse à se tourmenter ; je la rassurai cependant.J’avais su de haute source que tout était bien arrêté commel’annonçait la gazette officielle, et l’on avait même ajouté quel’intérêt qu’avait inspiré Louise à l’Empereur et à l’Impératrice,le jour où elle leur avait remis sa supplique à genoux dans laPerspective, n’avait point été étranger à la commutation de peinequ’avait obtenue le condamné.

Je quittai un instant Louise, qui me fitpromettre de revenir bientôt, pour aller faire un tour du côté dela forteresse, afin de voir si quelques apprêts mortuairesindiquaient le terrible drame dont cette place devait être lethéâtre le lendemain. Je ne vis que les membres du tribunal, quisortaient de la forteresse ; mais c’était assez. Les greffiersvenaient de signifier aux accusés leur jugement. Il n’y avait doncplus de doute, l’exécution était pour le lendemain au matin.

Nous expédiâmes aussitôt Grégoire à Moscouavec une nouvelle lettre de Louise à la mère de Vaninkoff. Ainsi,c’était vingt-quatre heures que nous avions sur la nouvelle.

Vers minuit, Louise me demanda del’accompagner du côté de la forteresse ; ne pouvant voirVaninkoff, elle voulait au moins, au moment où elle allait en êtreséparée, revoir les murs qui l’enfermaient.

Nous trouvâmes le pont de la Trinitégardé ; nul ne pouvait le franchir. C’était une nouvellepreuve que rien n’était changé dans les dispositions de la justice.Alors, d’un côté à l’autre de la Neva, nous portâmes les yeux surla forteresse que, pendant cette belle nuit du nord, nousapercevions aussi distinctement que dans un de nos crépusculesd’Occident. Au bout d’un instant, nous vîmes errer des lumières surla plate-forme, puis des ombres passer, portant des fardeauxétranges : c’étaient les exécuteurs qui dressaientl’échafaud.

Nous étions les seuls arrêtés sur lequai ; personne ne se doutait ou ne paraissait se douter de cequi se préparait. Des voitures attardées passaient rapidement, avecleurs deux lumières qui flamboyaient comme des yeux de dragon.Quelques barques glissaient sur la Neva et disparaissaient peu àpeu, soit dans les canaux, soit dans les bras de la rivière, lesunes silencieuses, les autres bruyantes. Une seule resta immobileet comme à l’ancre ; aucun bruit n’en sortait, ni joyeux niplaintif Peut-être enfermait-elle quelque mère, quelque sœur ouquelque femme qui, comme nous, attendait.

À deux heures du matin, une patrouille nousfit retirer.

Nous rentrâmes chez Louise. Il n’y avait paslongtemps à attendre, puisque l’exécution, comme je l’ai dit,devait avoir lieu à quatre heures. Je restai avec elle encore uneheure et demie, puis je ressortis.

Les rues de Saint-Pétersbourg, à part quelquesmoujiks qui paraissaient ignorer complètement ce qui allait sepasser, étaient entièrement désertes. À peine un faible jourcommençait-il à paraître, et un léger brouillard, qui se levait dela rivière, passait comme un voile de crêpe blanc entre une rive etl’autre de la Neva. Comme j’arrivais à l’angle de l’ambassade deFrance, je vis le maréchal Marmont qui y entrait avec toute lamission extraordinaire ; un instant après, ils parurent aubalcon.

Quelques personnes s’étaient arrêtées commemoi sur le quai, non point qu’elles fussent informées de ce quiallait se passer, mais parce que, le pont de la Trinité étantoccupé par des troupes, elles ne pouvaient se rendre dans les îlesoù elles avaient affaire. On les voyait, inquiètes et irrésolues,se parler à voix basse, car elles ignoraient s’il n’y avait pointdanger pour elles à demeurer là. Quant à moi, j’étais bien résolu ày rester jusqu’à ce qu’on m’en chassât.

Quelques minutes avant quatre heures, un grandfeu s’alluma et attira mes yeux vers un point de la forteresse. Enmême temps, et comme le brouillard commençait à se dissiper, je visse découper sur le ciel la silhouette noire de cinq potences ;ces potences étaient placées sur un échafaud de bois, dont leplancher, fabriqué à la manière anglaise, s’ouvrait au moyen d’unetrappe sous les pieds des condamnés.

À quatre heures sonnant, nous vîmes monter surla plate-forme de la citadelle, et se ranger autour de l’échafaud,ceux qui n’étaient condamnés qu’à l’exil. Ils étaient en granduniforme, avaient leurs épaulettes et leurs décorations ; dessoldats portaient leurs épées. Je cherchai à reconnaître Vaninkoffau milieu de ses malheureux compagnons ; mais, à cettedistance, c’était impossible.

À quatre heures quelques minutes, les cinqcondamnés parurent sur l’échafaud ; ils étaient vêtus deblouses grises et : avaient sur la tête une espèce de capuchonblanc. Sans doute, ils arrivaient de cachots différents car, aumoment où ils se réunirent, on leur permit de s’embrasser.

En ce moment un homme vint leur parler.Presque aussitôt, un hourra se fit entendre ; au premiermoment, nous n’en sûmes pas la cause. Depuis on nous dit, je nesais si la chose est vraie, que cet homme venait proposer la vieaux condamnés s’ils consentaient à demander leur grâce ; mais,ajoutait-on, ils avaient répondu à cette proposition par les crisde « Vive la Russie ! vive la liberté ! », crisqui avaient été étouffés par les hourras des assistants.

L’homme s’éloigna d’eux et les bourreauxs’approchèrent. Les condamnés firent quelques pas, on leur passa lacorde au cou, et on leur rabattit le capuchon sur les yeux.

En ce moment quatre heures et quartsonnèrent.

La cloche vibrait encore que le planchermanqua tout à coup sous les pieds des patients ; en mêmetemps, un grand tumulte se fit entendre ; des soldats seprécipitèrent sur l’échafaud ; un frémissement sembla passerdans l’air, qui nous fit frissonner. Quelques cris indistinctsparvinrent jusqu’à nous ; je crus qu’il y avait uneémeute.

Deux des cordes avaient cassé, et les deuxcondamnés qu’elles étaient destinées à étrangler, cessant d’êtresoutenus, étaient tombés au fond de l’échafaud, où l’un s’étaitbrisé la cuisse et l’autre le bras. De là venaient l’émotion et letumulte. Quant aux autres, ils continuaient de mourir.

On descendit avec des échelles dansl’intérieur de l’échafaud, et l’on remonta les patients sur laplate-forme. On les déposa couchés, car ils ne pouvaient se tenirdebout. Alors l’un des deux se tourna vers l’autre :

– Regarde, lui dit-il, à quoi est bon unpeuple esclave, il ne sait pas même pendre un homme.

Pendant qu’on les remontait, on avait préparédes cordes neuves, de sorte qu’ils n’eurent pas longtemps àattendre. Le bourreau revint à eux et alors, s’aidant eux-mêmesautant qu’ils le pouvaient, ils marchèrent au-devant du nœudmortel. Au moment où on allait le leur passer au cou, ils crièrentune dernière fois d’une voix forte : « Vive laRussie ! vive la liberté ! viennent nosvengeurs ! » Cri funèbre qui s’en alla mourir sans échos,parce qu’il ne trouva aucune sympathie. Ceux qui le poussaientavaient mal jugé leur époque, et s’étaient trompés d’un siècle.

Lorsqu’on rapporta à l’Empereur cet incident,il frappa du pied avec impatience, puis :

– Pourquoi n’est-on pas venu me direcela ? s’écria-t-il ; maintenant, je vais avoir l’aird’être plus sévère que Dieu.

Mais nul n’avait osé prendre sur saresponsabilité de surseoir à l’exécution, et cinq minutes aprèsleur dernier cri jeté, les deux patients avaient déjà rejoint dansla mort leurs trois compagnons.

Alors vint le tour des exilés : on leurlut à haute voix la sentence qui leur retirait tout dans ce monde,rang, décorations, biens, familles ; puis les exécuteurs,s’approchant d’eux, leur arrachèrent tour à tour épaulettes etdécorations qu’ils vinrent jeter dans le feu en criant :« Voilà les épaulettes d’un traître ! voilà lesdécorations d’un traître ! » Puis enfin, retirant desmains des soldats qui les portaient les épées de chacun, ils lesprirent par la poignée et par la pointe, et brisèrent chaque épéesur la tête de son maître, en disant : « Voilà l’épéed’un traître ! »

Cette exécution finie, on prit au hasard dansun tas des sarraus de toile grise pareils à ceux des gens dupeuple, dont on couvrit les bannis, après les avoir dépouillés deleur uniforme ; puis on les fit descendre par un escalier, eton les reconduisit chacun à son cachot.

La plate-forme redevint déserte ; et iln’y resta qu’une sentinelle, l’échafaud, les cinq potences, et àces cinq potences les cinq cadavres des suppliciés.

Je revins chez Louise, je la trouvai enlarmes, agenouillée et priant.

– Eh bien ? me dit-elle.

– Eh bien ! lui dis-je, ceux qui devaientmourir sont morts et ceux qui doivent vivre vivront. Louise finitsa prière, les yeux au ciel et avec une expression dereconnaissance infinie. Puis sa prière achevée :

– Combien y a-t-il d’ici Tobolsk ? medemanda-t-elle.

– Huit cents lieues à peu près,répondis-je.

– C’est moins loin que je ne croyais,dit-elle ; merci.

Je demeurai un instant la regardant en silenceet, commençant à pénétrer son intention :

– Pourquoi me faites-vous cettequestion ? lui demandai-je.

– Comment ! vous ne devinez pas ? merépondit-elle.

– Mais, m’écriai-je, c’est impossible en cemoment, Louise, songez dans quel état vous êtes !

– Mon ami, me dit-elle, soyez tranquille, jesais ce que la mère doit à l’enfant, aussi bien que ce qu’elle doitau père : j’attendrai.

Je m’inclinai devant cette femme, et je luibaisai la main avec autant de respect que si elle eût étéreine.

Pendant la nuit, les exilés partirent, etl’échafaud disparut : si bien que, lorsque le jour vint, iln’y avait plus trace de ce qui s’était passé, et que lesindifférents purent croire qu’ils avaient fait un rêve.

Chapitre 18

 

Ce n’était pas sans raison que la mère deVaninkoff et ses deux sœurs avaient désiré savoir à l’avance lejour de l’exécution ; les condamnés, en se rendant deSaint-Pétersbourg à Tobolsk, devaient passer à Iaroslavl, qui estsitué à une soixantaine de lieues de Moscou, et la mère et les deuxsœurs de Vaninkoff espéraient voir leur fils et leur frère enpassant.

Cette fois, comme l’autre, Grégoire fut reçuavec empressement par les trois femmes ; depuis plus de quinzejours, elles se tenaient prêtes et avaient leurs passeports. Aussi,ne s’arrêtant que pour remercier celle qui leur faisait tenir laprécieuse nouvelle, elles montèrent, sans perdre un instant, dansune kabiltka et, sans que personne sût où elles allaient, ellespartirent pour Iaroslavl.

On voyage vite en Russie ; parties lematin de Moscou, la mère et les deux sœurs arrivèrent dans la nuità Iaroslavl ; là, elles apprirent avec une joie extrême queles traîneaux des exilés n’étaient point encore passés. Comme leurséjour dans cette ville pouvait inspirer des soupçons, et qued’ailleurs il était probable que, plus on serait en vue, plus lesgardiens seraient inflexibles, la comtesse et ses fillesremontèrent vers Mologa, et s’arrêtèrent dans un petit village. Àtrois verstes de ce lieu s’élevait une chaumière où les exilésdevaient relayer, les brigadiers et les sergents qui accompagnentles condamnés recevant ordinairement l’ordre positif de ne jamaisrelayer dans une ville ou dans un village ; puis ellesdisposèrent de distance en distance des serviteurs intelligents etactifs qui devaient les prévenir de l’approche des traîneaux.

Au bout de deux jours, un des agents de lacomtesse accourut lui dire que la première section des condamnés,composée de cinq traîneaux, venait d’arriver à la chaumière et quele brigadier qui la commandait avait, comme on s’en doutait, envoyéles deux hommes qui composaient son escorte chercher des chevaux auvillage.

La comtesse monta aussitôt dans sa voiture et,au grand galop de ses chevaux, se dirigea vers la cabane ;arrivée à la chaumière, elle s’arrêta sur la grande route et, àtravers la porte entrouverte, plongea avidement ses yeux dansl’intérieur : Vaninkoff ne faisait point partie de cettepremière troupe.

Au bout d’un quart d’heure, les chevauxarrivèrent ; les condamnés remontèrent dans leurs traîneau etrepartirent aussitôt à fond de train.

Une demi-heure après, le second convoi arrivaet s’arrêta comme le premier, à la chaumière ; deux courrierspartirent pour aller chercher des chevaux et les ramenèrent, commela première fois, au bout d’une demi-heure à peu près ; puis,les chevaux attelés, les condamnés repartirent avec la mêmerapidité : Vaninkoff n’était pas encore de ce convoi.

Quel que fût le désir de la comtesse de revoirson fils, elle souhaitait qu’il arrivât le plus tardpossible : plus il retarderait, plus il y avait de chance, eneffet, que les chevaux de la prochaine poste manquassent, employéspar les premières sections qui venaient de passer ; alorsforce serait d’en envoyer chercher à la ville, et la halte, étantplus longue, favoriserait mieux les plans de la pauvre mère. Toutfut d’accord pour l’accomplissement de ce désir : troissections passèrent encore sans que Vaninkoff parût et, à ladernière, la halte fut longue de plus de trois quartsd’heure ; on avait eu grand-peine à trouver à Iaroslavl mêmeun nombre suffisant de chevaux.

À peine ceux-ci venaient-ils de partir que lesixième convoi arriva ; en l’entendant venir, la mère et lesdeux sœurs se saisirent instinctivement les mains ; il leursemblait qu’il y avait dans l’air quelque chose qui les prévenaitde l’approche d’un frère et d’un fils.

Le convoi parut dans l’ombre, et untremblement involontaire s’empara des pauvres femmes qui sejetèrent en pleurant dans les bras l’une de l’autre.

Vaninkoff descendit du troisième traîneau.Malgré l’obscurité de la nuit, malgré le costume ignoble qui lecouvrait, la comtesse et ses deux filles le reconnurent ;comme il s’avançait vers la chaumière, une des filles allaitl’appeler par son nom, la mère étouffa sa voix en lui mettant lamain sur la bouche. Vaninkoff entra avec ses compagnons dans lachaumière.

Les condamnés qui étaient dans les traîneauxdescendirent à leur tour et entrèrent après lui. Le chef del’escorte donna aussitôt l’ordre à deux de ses soldats d’allerchercher des chevaux ; mais comme le paysan lui dit qu’auxrelais ordinaires les chevaux devaient manquer, il recommanda aureste de ses gens de se répandre dans les environs et de s’emparer,au nom de l’Empereur, de tous ceux qu’ils pourraient trouver. Lessoldats obéirent, et il resta seul avec les condamnés.

Cet isolement, imprudent partout ailleurs, nel’est pas en Russie ; en Russie, le condamné est bienréellement condamné ; dans l’empire immense soumis au tsar, ilne peut pas fuir : avant d’avoir fait cent verstes, il seraitimmanquablement arrêté ; avant d’avoir atteint une frontière,il serait mort cent fois de faim.

Le chef du convoi, le brigadier Ivan, restadonc seul, se promenant de long en large devant la porte de lachaumière, battant son pantalon de cuir avec le fouet qu’il tenaità la main, et s’arrêtant de temps en temps pour regarder cettevoiture dételée qui était là sur le grand chemin.

Au bout d’un instant, la porte s’ouvrit, troisfemmes en descendirent comme trois ombres et s’approchèrent delui : le brigadier s’arrêta, ne comprenant rien à ce que luivoulait cette triple apparition.

La comtesse s’approcha de lui les mainsjointes ; ses deux filles restèrent un peu en arrière.

– Monsieur le brigadier, dit la comtesse,avez-vous quelque pitié dans l’âme ?

– Que veut Votre Seigneurie ? demanda lebrigadier, reconnaissant à sa voix et à sa mise le rang de cellequi lui parlait.

– Je veux plus que la vie, Monsieur ; jeveux revoir mon fils que vous conduisez en Sibérie.

– Cela est impossible, Madame, répondit lebrigadier ; j’ai les ordres les plus sévères de ne laissercommuniquer les condamnés avec personne, et il y va pour moi de lapeine du knout si j’y manquais.

– Mais qui saura que vous y avez manqué,Monsieur ? s’écria la mère, tandis que les sœurs, qui étaientrestées derrière elle debout et immobiles comme deux statues,joignaient d’un mouvement lent et machinal leurs deux mains pourprier le sergent.

– Impossible ! Madame, impossible !dit le sergent.

– Ma mère ! s’écria Alexis en ouvrant laporte de la chaumière ; ma mère ! c’est vous, j’aireconnu votre voix ! Et il s’élança dans les bras de lacomtesse.

Le brigadier fit un mouvement pour s’emparerdu comte mais, en même temps et d’un seul élan, les deux jeunesfilles bondirent vers lui ; l’une, tombant à ses pieds, luiembrassa les genoux, tandis que l’autre, le saisissant à bras lecorps, lui montrait du regard le fils et la mère dans les bras l’unde l’autre en lui disant :

– Oh ! voyez ! voyez !

C’était un brave homme que le brigadier Ivan.Il poussa un soupir, et les jeunes filles comprirent qu’ilcédait.

– Ma mère, dit l’une d’elles à voix basse, ilveut bien que nous embrassions notre frère.

Alors la comtesse se dégagea des bras de sonfils et, présentant une bourse d’or au brigadier :

– Tenez, mon ami, lui dit-elle, si vousrisquez pour nous une punition, il faut bien que vous en ayez larécompense.

Le brigadier regarda un instant la bourse quelui tendait la comtesse ; puis secouant la tête, sans même latoucher, de peur que le contact n’amenât une tentation tropforte :

– Non, Votre Seigneurie, non, lui dit-il, sije manque à mon devoir, voilà mon excuse ; et il montra lesdeux jeunes filles en larmes. Celle-là je puis la donner à monjuge ; si mon juge ne la reçoit pas, eh bien ! je ladonnerai à Dieu qui la recevra.

La comtesse se jeta sur les mains de cet hommeet les baisa. Les deux jeunes filles coururent à leur frère.

– Écoutez, dit le brigadier, comme nous enavons pour une bonne demi-heure à attendre les chevaux, et que vousne pouvez ni entrer dans la chaumière où tous les autres condamnésvous verraient, ni rester sur la route tout le temps, montez tousles quatre dans votre voiture, fermez-en les stores, et au moins,comme personne ne vous verra, il y a chance qu’on ne sache point lasottise que je fais.

– Merci, brigadier, dit Alexis les larmes auxyeux à son tour ; mais au moins prenez cette bourse.

– Prenez-la vous-même, mon lieutenant,répondit à voix basse Ivan, donnant par habitude au jeune homme untitre que celui-ci n’avait plus le droit de porter ;prenez-la, là-bas vous en aurez plus besoin que moi ici.

– Mais, en arrivant, on mefouillera ?

– Eh bien ! je la prendrai alors, et jevous la rendrai après.

– Mon ami…

– Chut ! chut ! j’entends le galopd’un cheval ! montez tous dans cette voiture, au nom dudiable ! et dépêchez-vous : c’est un de mes soldats quirevient du village où il n’a pas trouvé de chevaux ; je vaisle renvoyer dans un autre. Entrez ! entrez !

Et le brigadier poussa Vaninkoff dans lavoiture où le suivirent sa mère et ses deux sœurs, puis il refermale panneau sur eux.

Ils restèrent une heure ainsi, heure mêlée dejoie et de douleurs, de rires et de sanglots, heure suprême commecelle de la mort, car ils croyaient qu’ils allaient se quitter pourne plus se revoir. Pendant cette heure, la mère et les sœurs deVaninkoff lui racontèrent comment elles avaient su douze heuresplus tôt sa commutation de peine et vingt-quatre heures plus tôtson départ, de sorte que c’était à Louise qu’elles devaient de lerevoir. Vaninkoff leva les yeux au ciel et murmura son nom comme ileût murmuré le nom d’une sainte.

Au bout d’une heure, écoulée comme uneseconde, le brigadier vint ouvrir la portière.

– Voici, dit-il, les chevaux qui arrivent detous côtés ; il faut vous séparer.

– Oh ! encore quelques instants,demandèrent les femmes d’une seule voix, tandis qu’Alexis, tropfier pour implorer un inférieur, restait muet.

– Pas une seconde, ou vous me perdez, ditIvan.

– Adieu, adieu, adieu ! murmurèrentconfusément des voix et des baisers.

– Écoutez, dit le brigadier, ému malgré lui,voulez-vous vous revoir une fois encore ?

– Oh ! oui, oui.

– Prenez les devants, allez attendre auprochain relais, il fait nuit, personne ne vous verra, et vousaurez encore une heure. Je ne serai pas plus puni pour deux foisque pour une.

– Oh ! vous ne serez pas puni dutout ! s’écrièrent les trois femmes, et, au contraire, Dieuvous récompensera.

– Hum ! hum ! répondit d’un air dedoute le brigadier en tirant de la voiture presque malgré lui leprisonnier qui faisait quelque résistance. Mais bientôt, entendantlui-même le galop des chevaux qui revenaient, Alexis quittavivement sa mère, et alla s’asseoir en dehors de la porte de lacabane sur une pierre où, aux yeux de ses compagnons, il pouvaitavoir l’air d’être resté pendant tout le temps de son absence.

La voiture de la comtesse, dont les chevauxétaient reposés, repartit avec la vitesse de l’éclair, et nes’arrêta qu’entre Iaroslavl et Kostroma, près d’une cabane isoléecomme la première, et d’où les nouveaux arrivants virent repartirla section qui précédait celle du comte Alexis. Elles firentaussitôt dételer la voiture, et envoyèrent leur cocher chercher deschevaux, en lui ordonnant de s’en procurer, à quelque prix que cefût. Quant à elles, fortes de l’espérance de revoir encore une foisleur fils et leur frère, elles restèrent seules sur la grande routeet attendirent.

L’attente fut cruelle. Dans son impatience, lacomtesse avait cru se rapprocher de son enfant en hâtant la coursedes chevaux, de sorte qu’elle avait gagné près d’une heure sur lestraîneaux. Cette heure fut un siècle, mille pensées diverses, millecraintes confuses vinrent briser tour à tour les pauvres femmes.Enfin, elles commençaient à soupçonner que le brigadier s’étaitrepenti de la promesse imprudente qu’il avait faite et avait changéde route, lorsqu’elles entendirent le roulement des traîneaux et lefouet des cochers. Elles mirent la tête à la portière et virentdistinctement le convoi qui s’approchait dans l’obscurité. Leurcœur, pris comme dans un étau de fer, se desserra.

Les choses se passèrent à ce relais avec lemême bonheur qu’à l’autre. Trois quarts d’heure furent encoreaccordés, comme par miracle, à ceux qui avaient cru ne plus serevoir que dans le ciel. Pendant ces trois quarts d’heure, lapauvre famille arrêta tant bien que mal une espèce decorrespondance ; puis, comme dernier souvenir, la comtessedonna à son fils un anneau qu’elle portait au doigt. Frère etsœurs, fils et mère, s’embrassèrent une dernière fois, car on étaittrop avancé dans la nuit pour que le brigadier permît qu’on tentâtune troisième épreuve. D’ailleurs, cette troisième épreuve devenaitsi dangereuse qu’il eût été lâche de la demander. Alexis remontadans le traîneau qui l’emmenait au bout du monde, par-delà lesmonts Ourals, du côté du lac Tchany ; puis toute la filesombre passa près de la voiture où pleuraient la mère et les deuxfilles, et s’enfonça bientôt dans l’obscurité.

La comtesse retrouva à Moscou Grégoire, à quielle avait dit de l’y attendre. Elle lui remit un billet pourLouise, que Vaninkoff, pendant la seconde station, avait écrit aucrayon sur les tablettes d’une de ses sœurs. Il ne contenait queces quelques lignes :

« Je ne m’étais pas trompé : tu esun ange. Je ne puis plus rien pour toi dans ce monde que t’aimercomme une femme et t’adorer comme une sainte. Je te recommandenotre enfant.

Adieu.

Alexis. »

À ce billet était jointe une lettre de la mèrede Vaninkoff, qui invitait Louise à venir la trouver à Moscou, oùelle l’attendait comme une mère attend sa fille.

Louise baisa le billet d’Alexis ; puis,secouant la tête en lisant la lettre de sa mère :

– Non, dit-elle en souriant de ce souriretriste qui n’appartenait qu’à elle, ce n’est point à Moscou quej’irai : ma place est ailleurs.

Chapitre 19

 

En effet, à compter de ce moment, Louisepoursuivit avec persévérance le projet que le lecteur a déjà devinésans doute, c’est-à-dire d’aller rejoindre le comte Alexis àTobolsk.

Louise, comme je l’ai dit, était enceinte, etdeux mois à peine la séparaient encore de ses couches ;cependant, comme aussitôt après ses relevailles elle voulaitpartir, elle ne perdit pas une minute pour ses préparatifs.

Ces préparatifs consistaient à convertir enargent tout ce qu’elle possédait, magasin, meubles, bijoux. Commeon savait la nécessité où elle se trouvait, elle vendit tout celale tiers à peine du prix ; et étant, grâce à cette vente,parvenue à réunir trente mille roubles à peu près, elle quitta samaison de la Perspective et se retira dans un petit appartementsitué sur le canal de la Moïka.

Quant à moi, j’avais eu recours àM. de Gorgoli, mon éternelle providence, et il m’avaitpromis, le moment venu, d’obtenir de l’Empereur la permission pourLouise de rejoindre Alexis.

Le bruit de ce projet s’était répandu dansSaint-Pétersbourg, et chacun admirait le dévouement de la jeuneFrançaise, mais chacun disait aussi qu’au moment où il lui faudraitpartir le cœur lui manquerait. Il n’y avait que moi qui connaissaisLouise et qui savais le contraire.

J’étais au reste son seul ami, ou plutôtj’étais mieux que son ami, j’étais son frère ; tous lesmoments de liberté que j’avais, je les passais près d’elle, et toutle temps que nous étions ensemble, nous ne parlions qued’Alexis.

Parfois je voulais la faire revenir sur ceprojet que je traitais de folie. Alors elle me prenait les mains etme regardant avec son sourire triste : « Vous savez bien,me disait-elle, que, quand je n’irais point par amour, j’y devraisaller par devoir. N’est-ce point par dégoût de la vie, n’est-cepoint parce que je ne répondais pas à ses lettres qu’il est entrédans cette conspiration ? Si je lui avais dit six mois plustôt que je l’aimais, il aurait fait meilleur cas de sa vie, etaujourd’hui il ne serait pas exilé. Vous voyez bien que je suisaussi coupable que lui, et qu’il est juste par conséquent que jesupporte la même peine. » Alors, comme mon cœur me disait qu’àsa place j’agirais comme elle, je lui répondais : « Allezdonc, et que la volonté de Dieu soit faite ! »

Vers les premiers jours de septembre, Louiseaccoucha d’un fils. Je voulais qu’elle écrivît à la comtesseVaninkoff pour lui annoncer cette nouvelle, mais elle merépondit :

– Aux yeux de la société, mon enfant n’a pasde nom, et par conséquent pas de famille. Si la mère de Vaninkoffle réclame, je le lui donnerai, car je ne veux pas exposer monenfant à un pareil voyage dans un pareil moment ; mais je nele lui offrirai certes pas, pour qu’elle le refuse.

Et elle appelait la nourrice pour embrasserson enfant, et pour me montrer combien cet enfant ressemblait à sonpère.

Mais la mère de Vaninkoff appritl’accouchement de Louise et lui écrivit qu’aussitôt remise, ellel’attendait avec son fils. Cette lettre eût emporté ses dernièreshésitations si elle eût hésité encore : le sort seul de sonenfant l’inquiétait ; désormais elle était tranquille, ellen’avait plus rien à attendre.

Cependant, quel que fût le désir qu’eût Louisede partir le plus tôt possible, toutes les émotions qu’elle avaitéprouvées pendant sa grossesse avaient dérangé sa santé, de sorteque sa convalescence était tardive. Ce n’est pas que depuislongtemps elle ne fût levée, mais je ne me laissais pas prendre àces semblants de force. J’interrogeais le médecin ; le médecinme répondait que toute la vigueur de la malade était dans savolonté, mais que réellement elle était encore trop faible pour semettre en voyage. Tout cela ne l’eût point empêchée de partir sielle avait été maîtresse de quitter Saint-Pétersbourg ; maisla permission ne pouvait lui venir que par moi, et il fallait bienqu’elle fit ce que je voulais.

Un matin j’entendis frapper à la porte de machambre, et en même temps la voix de Louise m’appela. Je crus qu’illui était arrivé quelque nouveau malheur. Je me hâtai de passer unpantalon et ma robe de chambre, et j’allai lui ouvrir ; ellese jeta, la figure toute radieuse, entre mes bras.

– Il est sauvé ! me dit-elle.

– Sauvé, qui cela ? demandai-je.

– Lui ! lui ! Alexis !

– Comment, sauvé ? mais c’estimpossible !

– Tenez, me dit-elle.

Et elle me remit une lettre de l’écriture ducomte, et comme je la regardais avec étonnement :

– Lisez, lisez, confirma-t-elle ; et elletomba dans un fauteuil, accablée sous le fardeau de sa joie. Jelus :

« Ma chère Louise,

Crois en celui qui te remettra cette lettrecomme en moi-même, car c’est plus qu’un ami, c’est un sauveur.

Je suis tombé malade de fatigue en route, etme suis arrêté à Perm, où le bonheur a voulu que je reconnusse dansle frère du geôlier un ancien serviteur de ma famille. Sollicitépar lui, le médecin a déclaré que j’étais trop souffrant pourcontinuer ma route, et il a décidé que je passerais l’hiver dansl’ostrog[6] de Perm.C’est de là que je t’écris cette lettre.

Tout est préparé pour ma fuite, le geôlier etson frère fuiront avec moi ; mais il faut que je les indemniseet de ce qu’ils perdront pour moi, et des dangers qu’ils courronten m’accompagnant. Remets donc au porteur non seulement tout ce quetu auras d’argent, mais encore tout ce que tu auras de bijoux.

Je sais comme tu m’aimes, et j’espère que tune marchanderas pas avec ma vie.

Aussitôt que je serai en sûreté, je t’écriraipour que tu viennes me rejoindre.

Comte Vaninkoff. »

– Eh bien ? lui dis-je, après avoir relucette lettre une seconde fois.

– Eh bien ! me répondit-elle, vous nevoyez donc pas ?

– Si fait, je vois un projet de fuite.

– Oh ! il réussira.

– Et qu’avez-vous fait ?

– Vous le demandez ?

– Comment ! m’écriai-je, vous avez donnéà un inconnu ?…

– Tout ce que j’avais. Alexis ne me disait-ilpas de croire en cet inconnu comme en lui-même ?

– Mais, lui demandai-je en la regardantfixement et en laissant tomber avec lenteur chaque parole ;mais êtes-vous bien sûre que cette lettre soit d’Alexis ?

Ce fut elle, à son tour, qui me regarda.

– Et de qui serait-elle donc ? quelserait le misérable assez lâche pour se faire un jeu de madouleur ?

– Et si cet homme était ?… tenez, jen’ose pas le dire ; j’ai un pressentiment… je tremble.

– Parlez, dit Louise en pâlissant à sontour.

– Si cet homme était un escroc qui eûtcontrefait l’écriture du comte ?

Louise jeta un cri et m’arracha la lettre desmains.

– Oh ! non, non ! s’écria-t-elleparlant tout haut et comme pour se rassurer elle-même, oh !non. Je connais trop bien son écriture et je ne m’y serais pastrompée.

Et cependant, tout en relisant la lettre, ellepâlissait.

– N’avez-vous donc pas une autre lettre de luisur vous ? lui demandai-je.

– Tenez, me dit-elle, voilà son billet écritau crayon. L’écriture était bien la même, autant qu’on en pouvaitjuger, et cependant il y avait dans l’écriture une espèce detremblement qui dénonçait l’hésitation.

– Croyez-vous, lui dis-je alors, que le comtese serait adressé à vous ?

– Et pourquoi pas à moi ? N’est-ce pasmoi qui l’aime le mieux au monde ?

– Oui, sans doute, pour demander de l’amour,pour demander un dévouement, c’est à vous qu’il se seraitadressé ; mais pour demander de l’argent, c’est à sa mère.

– Mais ce que j’ai n’est-il pas à lui ?ce que je possède ne vient-il pas de lui ? me répondit Louiseavec une voix qui s’altérait de plus en plus.

– Oui, sans doute, tout cela est de lui ;tout cela vient de lui ; mais, ou je ne connais pas le comteVaninkoff, ou, je vous le répète, il n’a pas écrit cettelettre.

– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !Mais ces trente mille roubles étaient ma seule fortune, ma seuleressource, mon seul espoir !

– Comment signait-il les lettres qu’il vousécrivait habituellement ? lui demandai-je.

– Alexis toujours, et tout simplement.

– Celle-ci, vous le voyez, est signée comteVaninkoff.

– C’est vrai, dit Louise atterrée.

– Et vous ne savez ce qu’est devenu cethomme ?

– Il m’a dit qu’il était arrivé hier soir àSaint-Pétersbourg, et qu’il repartait pour Perm à l’instantmême.

– Il faut faire votre déclaration à la police.Oh ! si c’était encore M. de Gorgoli qui fût grandmaître !

– À la police ?

– Sans doute.

– Et si nous nous trompions, me ditLouise ; si cet homme n’était pas un escroc, si cet hommedevait véritablement sauver Alexis ? Alors dans mon doute,dans la crainte de perdre quelques misérables milliers de roubles,j’arrêterais donc sa fuite, je serais donc une seconde fois causede son exil éternel ! Oh ! non, mieux vaut courir leschances. Quant à moi, je ferai comme je pourrai ; ne vousinquiétez pas de moi. Ce que je voudrais savoir seulement, c’ests’il est bien réellement à Perm.

– Écoutez, lui dis-je, j’ai entendu dire queles soldats qui avaient servi d’escorte aux condamnés étaientrevenus il y a quelques jours. Je connais un lieutenant de lagendarmerie ; je vais aller le trouver et m’informer auprès delui. Vous, attendez-moi ici.

– Non, non, je vais vous accompagner.

– Gardez-vous-en bien. D’abord vous n’êtespoint assez forte pour sortir encore, et c’est déjà une horribleimprudence que celle que vous avez faite, et puis, peut-êtrem’empêcheriez-vous de savoir ce que je saurai probablement sansvous.

– Allez donc et revenez vite ; songez queje vous attends et pourquoi je vous attends.

Je passai dans une autre chambre et j’achevaide m’habiller à la hâte, et puis, comme j’avais fait chercher undroschki, je descendis aussitôt, et dix minutes après j’étais chezle lieutenant de gendarmerie Soloviev, qui était un de mesélèves.

On ne m’avait pas trompé, l’escorte était deretour depuis trois jours ; seulement, le lieutenant qui lacommandait et duquel j’aurais pu tirer des renseignements précisavait obtenu un congé de six semaines qu’il était allé passer danssa famille à Moscou. En voyant à quel point son absence mecontrariait, Soloviev se mit à ma disposition, pour quelque choseque ce fût, avec tant d’abandon que je n’hésitai pas un instant àlui avouer le désir que j’éprouvais d’avoir des nouvelles positivesde Vaninkoff ; il me dit alors que c’était la chose la plusfacile, et que le brigadier qui avait commandé la section dontfaisait partie Vaninkoff était de sa compagnie. En même temps, ildonna l’ordre à son moujik d’aller prévenir le brigadier Ivan qu’ilvoulait lui parler.

Dix minutes après, le brigadier entra :c’était une de ces bonnes figures soldatesques, moitié sévères,moitié joviales, qui ne rient jamais tout à fait, mais qui necessent jamais de sourire. Quoique j’ignorasse alors ce qu’il avaitfait pour la comtesse et ses filles, je fus, à la première vue,prévenu en sa faveur ; aussitôt qu’il parut, j’allai àlui :

– Vous êtes le brigadier Ivan ? luidemandai-je.

– Pour servir Votre Excellence, merépondit-il.

– C’est vous qui commandiez la sixièmesection ?

– C’est moi-même.

– Le comte Vaninkoff faisait partie de cettesection ?

– Hum ! hum ! fit le brigadier, nesachant pas trop quel serait le résultat de cette interrogation. Jevis son embarras.

– Ne craignez rien, lui dis-je, vous parlez àun ami qui donnerait sa vie pour lui ; apprenez-moi donc lavérité, je vous en supplie.

– Que voulez-vous savoir ? demanda lebrigadier toujours sur la défensive.

– Le comte Vaninkoff a-t-il été malade enroute ?

– Pas un instant.

– S’est-il arrêté à Perm ?

– Pas même pour y changer de chevaux.

– Ainsi, il a continué sa route ?

– Jusqu’à Koslovo, où, je l’espère, il est àcette heure en aussi bonne santé que vous et moi.

– Qu’est-ce que Koslovo ?

– Un joli petit village situé sur l’Irtych, àvingt lieues à peu près au-delà de Tobolsk.

– Vous en êtes sûr ?

– Pardieu ! je le crois bien ; legouverneur m’a donné un reçu que j’ai remis, en arrivantavant-hier, à Son Excellence monsieur le grand maître de lapolice.

– Et l’histoire de la maladie et du séjour àPerm est une fable ?

– Il n’y a pas un mot de vrai.

– Merci, mon ami.

Maintenant que j’étais sûr de mon fait,j’allai chez M. de Gorgoli, et je lui racontai tout cequi s’était passé.

– Et vous dites, répondit-il, que cette jeunefille est décidée à aller rejoindre son amant en Sibérie ?

– Oh ! mon Dieu, oui, Monseigneur.

– Quoiqu’elle n’ait plus d’argent ?

– Quoiqu’elle n’ait plus d’argent.

– Eh bien ! allez lui dire de ma partqu’elle ira.

Je repris le chemin de la maison, et jeretrouvai Louise dans ma chambre.

– Eh bien ? me demanda-t-elle dès qu’ellem’aperçut.

– Eh bien ! lui dis-je, il y a du bon etdu mauvais dans ce que je vous rapporte : vos trente milleroubles sont perdus mais le comte n’a pas été malade ; leprisonnier est à Koslovo, d’où il n’a pas de chances de s’enfuir,mais vous obtiendrez la permission d’aller l’y rejoindre.

– C’est tout ce que je voulais, ditLouise ; seulement ayez-moi cette permission le plus tôtpossible. Je le lui promis, et elle s’en alla à moitié consolée,tant sa volonté était puissante et sa résolution arrêtée.

Il va sans dire qu’en la quittant je mis à sadisposition tout ce que j’avais, c’est-à-dire deux ou trois milleroubles attendu que, un mois auparavant, ignorant que j’auraisbesoin d’argent, j’avais envoyé en France tout ce que j’avais misde côté depuis mon arrivée à Saint-Pétersbourg.

Le soir, pendant que j’étais chez Louise, onannonça un aide de camp de l’Empereur. Il venait lui apporter unelettre d’audience de Sa Majesté pour le lendemain, onze heures dumatin, au palais d’Hiver. Comme on le voit, M. de Gorgoliavait tenu sa parole et au-delà.

Chapitre 20

 

Quoique la lettre d’audience fût déjà unheureux présage, Louise n’en passa pas moins une nuit pleined’inquiétude et de craintes. Je restai près d’elle jusqu’à uneheure du matin, la rassurant de mon mieux, et lui racontant tout ceque je savais de traits de bonté de l’empereur Nicolas ; enfinje la quittai un peu plus tranquille, après lui avoir promis derevenir la prendre le lendemain matin pour la conduire au palais.J’étais chez elle à neuf heures.

Elle était déjà prête, sa mise était celle quiconvient à une suppliante : elle était vêtue de noir, car elleportait le deuil de son amant exilé, et elle n’avait pas un seulbijou. La pauvre enfant, comme on se le rappelle, avait tout vendu,jusqu’à son argenterie.

L’heure venue, nous partîmes ; je restaidans la voiture ; elle descendit, présenta sa lettred’audience, et non seulement on la laissa passer, mais encore unofficier se détacha pour la conduire, selon l’ordre qu’il avaitreçu. Arrivé dans le cabinet de l’Empereur, il la laissa seule enlui disant d’attendre.

Il se passa alors dix minutes, pendantlesquelles Louise me dit qu’elle avait failli deux ou trois fois setrouver mal ; enfin un pas fit craquer le parquet de lachambre voisine, la porte s’ouvrit, et l’Empereur parut.

À sa vue, Louise ne sut ni avancer, nireculer, ni parler, ni se taire ; elle ne sut que tomber àgenoux, les mains jointes. L’Empereur vint à elle :

– C’est la seconde fois que je vous rencontre,Mademoiselle, et chaque fois c’est à genoux que je vous ai trouvée.Relevez-vous je vous prie.

– Oh ! c’est que chaque fois, Sire,j’avais une grâce à vous demander, répondit Louise. La premièrefois c’était sa vie, et cette fois c’est la mienne.

– Eh bien ! alors, dit l’Empereur ensouriant, le succès de votre première demande doit vous enhardir àla seconde. Vous voulez le rejoindre, m’a-t-on dit, et c’est cettepermission que vous venez me demander.

– Oui, Sire, c’est cette grâce.

– Vous n’êtes cependant ni sa sœur, ni safemme ?

– Je suis son… amie… Sire ; et il doitavoir besoin d’une amie.

– Vous savez qu’il est exilé pour lavie ?

– Oui, Sire.

– Par-delà Tobolsk.

– Oui, Sire.

– C’est-à-dire dans un pays où il y a à peinequatre mois de soleil et de verdure, et où tout le reste de l’annéeappartient à la neige et à la glace.

– Je le sais, Sire.

– Vous savez qu’il n’a plus ni rang, nifortune, ni titre à partager avec vous, et qu’il est plus pauvrequ’un mendiant ?

– Je le sais, Sire.

– Mais vous, vous avez sans doute quelqueargent, quelque fortune, quelque espérance ?

– Hélas ! Sire, je n’ai plus rien. Hier,j’avais trente mille roubles, produit de tout ce que jepossédais ; on a su que j’avais cette petite fortune, et sansrespect pour la cause à laquelle je la consacrais, on me l’a volée,Sire.

– Avec une fausse lettre de lui, je sais cela.C’est plus qu’un vol, c’est un sacrilège. Si celui qui l’a commistombe entre les mains de la justice, il sera puni, je vous lepromets. Mais il vous reste un moyen de remplacer facilement cettesomme.

– Lequel, Sire ?

– C’est de vous adresser à sa famille, ellevous aidera.

– J’en demande pardon à Votre Majesté, mais jene désire d’autre aide que celle de Dieu.

– Alors vous comptez partir ainsi ?

– Si j’en obtiens la permission de VotreMajesté.

– Mais avec quelles ressources ?

– En vendant ce qui me reste, je puis réunirquelques centaines de roubles.

– N’avez-vous point d’amis qui puissent vousaider ?

– Si fait, Sire, mais je ne veux pas emprunterune somme que je ne pourrais rendre.

– Pourtant, avec vos deux ou trois centsroubles, c’est à peine si vous pourrez faire le quart du chemin envoiture : savez-vous la distance qu’il y a d’ici à Tobolsk,mon enfant ?

– Oui, Sire, il y a trois mille quatre centsverstes, à peu près huit cents lieues de France.

– Pauvre femme ! dit l’Empereur attendri.Mais avez-vous songé aux difficultés matérielles d’un pareilvoyage, même pour les gens riches ? Par où comptez-vouspasser ?

– Par Moscou, Sire.

– Et après ?

– Après, je ne sais plus… je demanderai… Jesais seulement que Tobolsk est du côté de l’est.

– Mais c’est impossible, et vous êtesfolle.

– C’est impossible, si Votre Majesté le veut,car nul ne peut désobéir à Votre Majesté.

– Non, l’obstacle ne viendra pas de moi ;l’obstacle viendra de vous, de votre raison ; l’obstacleviendra des difficultés mêmes que vous opposera votre projet.

– Alors, Sire, je partirai dès demain. Et sije succombe, Sire, il ignorera toujours que je suis morte en allantle rejoindre, et il croira que je ne l’aimais point ; si jesuccombe, il aura perdu une maîtresse, voilà tout, c’est-à-dire unefemme à laquelle la société ne donne aucun droit. Si j’arrive àlui, au contraire, Sire, je serai tout pour lui. Je serai plusqu’une femme, je serai un ange descendu du ciel ; alors nousserons deux pour souffrir, et chacun de nous ne sera exilé qu’àmoitié. Vous voyez bien, Sire, qu’il faut que je le rejoigne, etcela le plus tôt possible.

– Oui, vous avez raison, dit l’Empereur en laregardant, et je ne m’oppose plus à votre départ. Seulement, autantqu’il est en moi, je veux veiller sur vous pendant la route, me lepermettez-vous ?

– Oh ! Sire, s’écria Louise, je vous enremercie à genoux. L’Empereur sonna, un aide de camp parut.

– A-t-on donné l’ordre au brigadier Ivan de serendre ici ? demanda l’Empereur.

– Il attend depuis une heure les ordres deVotre Majesté, répondit l’aide de camp.

– Faites-le entrer. L’aide de camp s’inclinaet sortit ; cinq minutes après, la porte se rouvrit, et notreancienne connaissance, le brigadier Ivan, fit un pas dans lecabinet, puis s’arrêta debout et immobile, la main gauche à lacouture de son pantalon, la main droite à son shako.

– Approche, lui dit l’Empereur d’une voixsévère.

Le brigadier fit quatre pas en silence, etreprit sa première position.

– Tu avais dans ta section, et parmi tesprisonniers, le comte Alexis Vaninkoff ? continua l’Empereur.Le brigadier pâlit et fit un signe de tête affirmatif.

– Eh bien ! malgré la défense que tuavais reçue, tu lui as laissé voir ses sœurs et sa mère, unepremière fois entre Mo-Ioga et Iaroslavl, et une seconde fois entreIaroslavl et Kostroma.

Louise fit un mouvement pour venir au secoursdu pauvre brigadier, mais l’Empereur étendit la main vers elle ensigne de commandement ; quant au pauvre Ivan, il fut forcé des’appuyer sur la table. L’Empereur garda un instant le silence puisil continua :

– En désobéissant ainsi aux ordres reçus, tusavais bien pourtant ce à quoi tu t’exposais ?

Le brigadier était incapable de répondre.Louise en eut une telle pitié, qu’au risque de déplaire àl’Empereur, elle joignit les mains en disant :

– Au nom du ciel, grâce pour lui,Sire !

– Oui, oui, Sire, murmura le pauvre diable,grâce ! grâce !

– Eh bien ! je te l’accorde à la prièrede Madame, continua l’Empereur en montrant Louise, mais à unecondition. Où as-tu conduit le comte Alexis Vaninkoff ?

– À Koslovo.

– Tu vas reprendre la route que tu viens defaire, et tu conduiras Madame auprès de lui.

– Oh ! Sire ! s’écria Louise quicommençait à comprendre d’où venait la feinte sévérité del’Empereur.

– Tu lui obéiras en tout, excepté lorsqu’ils’agira de sa sûreté.

– Oui, Sire.

– Voilà un ordre, continua l’Empereur ensignant un papier tout préparé et sur lequel le cachet était déjàmis ; cet ordre met à ta disposition hommes, chevaux etvoitures. Maintenant tu me réponds d’elle sur ta tête.

– Je vous en réponds, Sire.

– Et quand tu reviendras, continua l’Empereur,si tu me rapportes une lettre de Madame qui me dise qu’elle estarrivée sans accident et qu’elle est contente de toi, tu esmaréchal des logis.

Ivan tomba à genoux et, oubliant la disciplinedu soldat pour reprendre son langage d’homme du peuple.

– Merci, père ! lui dit-il. Etl’Empereur, comme il avait l’habitude de le faire pour le derniermoujik, lui donna sa main à baiser.

Louise fit un mouvement pour se mettre àgenoux de l’autre côté et baiser son autre main ; l’Empereurl’arrêta.

– C’est bien, lui dit-il ; vous êtes unesainte et digne femme. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour vous.Maintenant, que Dieu vous garde !

– Oh ! Sire, s’écria Louise, vous êtespour moi la Providence visible. Merci, merci ! Mais moi, moi,que puis-je faire ?

– Quand vous prierez pour votre enfant, ditl’Empereur, priez en même temps pour les miens. Et il lui fit unsigne de la main, et sortit. En rentrant chez elle, Louise trouvaune petite cassette qu’on avait apportée de la part del’Impératrice. Elle contenait les trente mille roubles.

Chapitre 21

 

Il fut décidé que Louise partirait lelendemain pour Moscou, où elle devait laisser son enfant entre lesmains de la comtesse Vaninkoff et de ses filles. J’obtins de moncôté d’accompagner Louise jusqu’à cette seconde capitale de laRussie, que je désirais visiter depuis longtemps. Louise donnal’ordre à Ivan de se procurer une voiture pour le lendemain à huitheures du matin.

La voiture fut prête à heure fixe. Je jetai uncoup d’œil sur l’équipage et j’en remarquai avec surprise laconstruction à la fois solide et légère ; je reconnus dans uncoin du panneau la marque des écuries impériales. Ivan avait usé dudroit que lui donnait l’ordre de l’Empereur, et il avait pris cequ’il avait trouvé de mieux dans les voitures de suite.

Louise ne se fit pas attendre. Elle étaitradieuse. La veille, elle était décidée à faire la route sansaucune ressource et à pied s’il le fallait ; aujourd’hui, elleaccomplissait ce projet avec toutes les facilités du luxe et sousla protection de l’Empereur. La voiture était toute garnie defourrures, car quoiqu’il ne fût point encore tombé de neige, l’airétait déjà froid, surtout la nuit. Nous nous établîmes, Louise etmoi dans la voiture ; Ivan se mit avec le postillon sur lesiège et nous partîmes comme le vent.

Quand on n’a pas voyagé en Russie, on ne peutavoir aucune idée de la vitesse. Il y a sept cent vingt-septverstes, environ cent quatre-vingt-dix lieues de France, deSaint-Pétersbourg à Moscou, et on les franchit, pour peu que l’onpaye bien les postillons, en quarante heures. Or expliquons ce quec’est que bien payer les postillons en Russie.

Le prix de chaque cheval est de cinq centimespar quart de lieue. Ce qui fait à peu près sept à huit sous deFrance par poste. Voilà pour les maîtres des chevaux, et de cepoint nous n’avions pas même à nous occuper, nous voyagions auxfrais de l’Empereur.

Quant au postillon, son pourboire, qui n’estpas dû, est laissé à la générosité du voyageur ; quatre-vingtskopecks par station de vingt-cinq à trente verstes, c’est-à-direpour une distance de six à sept lieues, lui paraissent une somme simagnifique, qu’il ne manque pas de crier de loin en arrivant aurelais : « Alerte ! alerte ! j’amène desaigles ! », ce qui veut dire qu’il faut aller avec larapidité de l’oiseau dont il emprunte le nom pour désigner lesplendide voyageur. Si au contraire, il est mécontent, et si ceuxqu’il conduit ne lui donnent que peu de chose ou rien, il annonceavec une grimace expressive, et en arrivant au petit trot devant laposte, qu’il ne conduit que des corbeaux.

Quoique nous fussions, on le devine bien,rangés dans la classe des aigles, notre voiture, grâce à laprévoyance d’Ivan, était si solide qu’il ne nous arriva aucunaccident, et le même soir nous arrivâmes à Novgorod, la vieille etpuissante ville qui avait pris pour devise le proverbe russe :« Nul ne peut résister aux dieux et à la grandeNovgorod ! »

Novgorod, autrefois le berceau de la monarchierusse, et dont les soixante églises suffisaient à peine à samagnifique population, est aujourd’hui, avec ses muraillesdémantelées, une espèce de ruine aux rues désertes, et se dressesur le chemin, comme l’ombre d’une capitale morte, entreSaint-Pétersbourg et Moscou, ces deux capitales modernes.

Nous nous arrêtâmes à Novgorod pour y souperseulement, puis nous repartîmes aussitôt. De temps en temps, surnotre route, nous trouvions de grands feux et autour, dix ou douzehommes à longues barbes et un convoi de chariots rangé sur l’un desdeux côtés de la route. Ces hommes, ce sont les rouliers du paysqui, à défaut de villages et par conséquent d’auberges, campent surle revers du chemin, dorment dans leurs manteaux, et le lendemainse remettent en route aussi dispos et aussi joyeux que s’ilsavaient passé la nuit dans le meilleur lit du monde. Pendant leursommeil, leurs chevaux dételés broutent dans la forêt ou paissentdans la plaine ; le jour venu, les rouliers les sifflent, etles chevaux reviennent se ranger d’eux-mêmes chacun à sa place.

Nous nous réveillâmes, le lendemain, au milieude ce que l’on appelle la Suisse russe. C’est, parmi ces steppeséternelles ou ces sombres et immenses forêts de sapins, une contréedélicieusement entrecoupée de lacs, de vallées et de montagnes.Valdaï, située à quatre-vingt-dix lieues à peu près deSaint-Pétersbourg, est le centre et la capitale de cette Helvétieseptentrionale. À peine notre voiture y fut-elle arrivée, que nousnous trouvâmes environnés d’une multitude de marchandes decroquets, qui me rappelèrent les marchandes de plaisirsparisiennes. Seulement, au lieu du petit nombre d’industriellesprivilégiées qui exploitent les abords des Tuileries, à Valdaï, onest assailli par une armée de jeunes filles en jupons courts que jesoupçonne fort de joindre un commerce illicite et caché au commerceostensible qu’elles exercent.

Après Valdaï vient Torchok, célèbre par soncommerce de maroquin brodé, dont on fait des bottes du matin d’uneélégance charmante et des pantoufles de femmes d’un goût et d’uncaprice délicieux. Puis se présente Tver, chef-lieu de gouvernementoù, sur un pont de six cents pieds de long, on traverse la Volga.Ce fleuve, au cours gigantesque, prend sa source au lac Seigneur etva se jeter dans la mer Caspienne, après avoir traversé la Russiedans toute sa largeur, c’est-à-dire sur un espace de près de septcents lieues. À vingt-cinq verstes de cette dernière ville, la nuitnous reprit et, quand le jour arriva, nous étions en vue des dômesbrillants et des clochers dorés de Moscou.

Cette vue me causa une impression profonde.J’avais devant les yeux le grand tombeau où la France était venueensevelir sa fortune. Je frissonnai malgré moi, et il me semblaitque l’ombre de Napoléon allait m’apparaître et me raconter sadéfaite avec des larmes de sang.

En entrant dans la ville, j’y cherchai partoutles traces de notre passage en 1812 et j’en reconnus quelques-unes.De temps en temps, de vastes décombres, mornes preuves dudévouement sauvage de Rostopchine, s’offraient à notre vue, toutnoircis encore par les flammes. J’étais tout prêt à arrêter lavoiture, et avant de descendre à l’hôtel, avant d’aller nulle part,à demander le chemin du Kremlin, impatient de visiter le châteausombre auquel les Russes firent un matin, avec la ville entière,une ceinture de feu ; mais je n’étais pas seul. Je remis mavisite à plus tard, et je laissai Ivan nous conduire ; il nousfit traverser une partie de la ville, et nous nous arrêtâmes à laporte d’une hôtellerie tenue par un Français près du pont desMaréchaux. Le hasard nous avait fait descendre près de l’hôtelqu’habitait la comtesse Vaninkoff.

Louise était très fatiguée du voyage, pendantlequel elle n’avait cessé de porter son enfant entre sesbras ; mais quoique j’insistasse pour qu’elle se reposâtd’abord, elle commença par écrire à la comtesse pour lui annoncerson arrivée à Moscou et lui demander la permission de se présenterchez.

Dix minutes après, et comme je venais de meretirer dans ma chambre, une voiture s’arrêta à la porte. Cettevoiture amenait la comtesse et ses filles, qui n’avaient pas vouluattendre la visite de Louise et qui accouraient la chercher. Eneffet, elles connaissaient le dévouement de ce noble cœur, et ellesne voulaient pas que, pendant le peu de temps qu’elle resterait àMoscou, celle qu’elles appelaient leur fille et leur sœur demeurâtautre part que chez elles.

Louise tira les rideaux du lit et leur montrason enfant qui était endormi et, avant même qu’elle eût dit que sonintention était de leur laisser, les deux sœurs s’en étaientemparées et le présentaient aux baisers de leur mère.

Mon tour vint. On sut que j’avais accompagnéLouise et que j’étais le maître d’armes du comte Alexis ;alors les trois femmes voulaient me voir. Louise me fit prévenirque l’on me demandait.

Comme on le devine, je fus accablé dequestions. J’avais vécu assez longtemps dans l’intimité du comtepour pouvoir satisfaire à toutes les demandes, et je l’avais tropaimé pour me lasser de parler de lui. Il en résulta que les pauvresfemmes furent si enchantées de moi, qu’elles voulaient absolumentque j’accompagnasse Louise chez elles ; mais je refusai.D’ailleurs, à part l’indiscrétion qu’il y eût eu à accepter,j’étais beaucoup plus libre à l’hôtel ; et, comme je necomptais pas rester à Moscou après le départ de Louise, je voulaismettre à profit, pour visiter la ville sainte, le peu de temps quej’avais à y passer.

Louise raconta son entrevue avec l’Empereur,ainsi que tout ce qu’il avait fait pour elle, et la comtesse pleuraà ce récit, autant de joie que de reconnaissance ; car elleespérait que l’Empereur ne serait pas généreux à demi, etcommuerait l’exil perpétuel en un exil à temps comme il avait déjàcommué la peine de mort en exil.

À mon défaut, la comtesse voulait au moinsoffrir l’hospitalité à Ivan ; mais je le réclamai dansl’intention où j’étais d’en faire mon cicérone ; Ivan avaitfait la campagne de 1812 ; il avait battu en retraite depuisle Niémen jusqu’à Vladimir, et nous avait poursuivis depuisVladimir jusqu’au-delà de la Bérésina. On comprend qu’il m’étaittrop précieux pour que je m’en séparasse. Louise et son enfantmontèrent donc en voiture avec la comtesse Vaninkoff et ses filles,et moi je restai à l’hôtel avec Ivan, mais après avoir promistoutefois d’aller dîner le jour même chez la comtesse.

Chapitre 22

 

Plus le moment du départ de Louise approchait,plus une idée, qui s’était déjà présentée plusieurs fois à monesprit, revenait s’offrir. Je m’étais informé à Moscou desdifficultés que présente la route jusqu’à Tobolsk à cette époque del’année, et tous ceux à qui je m’étais adressé m’avaient réponduque c’était non seulement des difficultés que Louise aurait àvaincre, mais des périls réels qu’il lui faudrait surmonter. Dèslors, on le comprend bien, j’étais tourmenté de l’idée d’abandonnerainsi à son dévouement une pauvre femme, sans famille, sansparents, sans autre ami que moi enfin. La part que j’avais prise àses joies et à ses douleurs, depuis près de dix-huit mois quej’étais à Saint-Pétersbourg, la protection que, sur sarecommandation, m’avait accordée le comte Alexis, protection àlaquelle j’avais dû la place que l’Empereur avait daigném’accorder, enfin, plus que tout cela, cette voix intérieure quidicte à l’homme son devoir dans les grandes circonstances de la vieoù son intérêt combat sa conscience, tout me disait que je devaisaccompagner Louise jusqu’au terme de son voyage, et la remettre auxmains d’Alexis. D’ailleurs, je sentais que si je la quittais àMoscou, et s’il lui arrivait quelque accident en route, ce neserait pas seulement pour moi une douleur, mais un remords. Jerésolus donc (car je ne me dissimulais pas les inconvénientsqu’avait pour moi et dans ma position un pareil voyage, dont jen’avais pas demandé la permission à l’Empereur, et qui seraitpeut-être mal interprété), je résolus de faire tout ce qui seraiten mon pouvoir pour obtenir de Louise qu’elle retardât son voyagejusqu’au printemps et, si elle persistait dans sa résolution, departir avec elle.

L’occasion ne tarda point à se présenter detenter un dernier effort auprès de Louise. Le soir même, et commenous étions assis, la comtesse, ses deux filles, Louise et moi,autour d’une table à thé, la comtesse lui prit les deux mains dansles siennes, en lui racontant tout ce qu’on lui avait dit desdangers de la route, elle la supplia, quelque désir de mère qu’elleeût que son fils eût une consolatrice, de passer l’hiver à Moscouprès d’elle et avec ses filles. Je profitai de cette ouverture etjoignis mes instances aux siennes ; mais Louise nous répondit,avec son doux et mélancolique sourire : « Soyeztranquilles, j’arriverai. » Nous la suppliâmes alorsd’attendre au moins l’époque du traînage ; mais elle secoua denouveau la tête, en disant : « Ce serait troplong. » En effet, l’automne était humide et pluvieux, de sortequ’on ne pouvait préjuger vers quelle époque les froidscommenceraient. Et comme nous insistions toujours :« Voulez-vous donc, dit-elle avec quelque impatience, qu’ilmeure là-bas et moi ici ? » C’était, comme on le voit,une résolution prise, et de mon côté, je n’hésitai plus.

Louise devait partir le lendemain à dixheures, après le déjeuner que nous étions invités à prendreensemble chez la comtesse. Je me levai de bonne heure, et j’allaiacheter une redingote, un bonnet, de grosses bottes en fourrures,une carabine et une paire de pistolets. Je chargeai Ivan de mettretout cela dans la voiture de voyage, qui était, comme je l’ai dit,une excellente berline de poste, que nous serions forcés de quittersans doute pour prendre ou un télègue ou un traîneau, mais dontnous comptions profiter au moins tant que le temps et le cheminnous le permettraient. J’écrivis à l’Empereur qu’au moment de voirmonter en voiture, pour un si long et si dangereux voyage, la femmeà laquelle il avait daigné accorder une si généreuse protection, jen’avais pas eu le courage, moi, son compatriote et son ami, de lalaisser partir seule ; que je priais en conséquence Sa Majestéd’excuser une résolution pour laquelle je n’avais pu lui demanderson consentement, puisque cette résolution était spontanée, et del’envisager surtout sous son véritable jour. Puis je me rendis chezla comtesse.

Le déjeuner, comme on le pense bien, futtriste et grave. Louise seule était radieuse ; il y avait enelle, à l’approche du danger et à la pensée de la récompense quidevait le suivre, quelque chose de l’inspiration religieuse desanciens chrétiens prêts à descendre dans le cirque au-dessus duquelle ciel s’ouvrait : au reste, cette sérénité pénétrait enmoi-même et, comme Louise, j’étais plein d’espérance et de foi enDieu.

La comtesse et ses deux filles conduisirentLouise dans la cour où l’attendait la voiture ; là, les adieuxse renouvelèrent plus tendres et plus douloureux de leur part, plusrésignés encore de la part de Louise. Puis vint mon tour ;elle me tendit la main, je la conduisis à la voiture.

– Eh bien ! me dit-elle, vous ne me ditespas adieu, vous ?

– Pour quoi faire ? répondis-je.

– Comment ! mais je pars.

– Moi aussi, je pars avec vous ; je vousremets au comte saine et sauve, et je reviens.

Louise fit un mouvement comme pour m’enempêcher ; puis, après un instant de silence :

– Je n’ai pas le droit, dit-elle, de vousempêcher de faire une belle et sainte action ; si vous avezconfiance en Dieu comme moi, si vous êtes résolu comme je suisdécidée, venez.

La pauvre mère et les deux fillespleuraient.

– Soyez tranquilles, leur dis-je, il saura parmoi que, si vous n’êtes pas venues, vous, c’est que vous ne pouviezpas venir.

– Oh ! oui, dites-le-lui bien !s’écria la mère ; dites-lui que nous l’avons fait demander,mais qu’on nous a répondu qu’il n’y avait pas d’exemple qu’unepareille grâce ait jamais été accordée : dites-lui que, si onnous l’avait permis, nous eussions été le rejoindre, fût-ce à pied,fût-ce en demandant l’aumône par les chemins.

– Apportez-moi mon enfant ! s’écria alorsLouise qui était restée ferme jusque-là, mais qui, à ces paroles,éclata en sanglots ; apportez-moi mon enfant, que jel’embrasse une dernière fois.

Ce fut alors le moment le plus cruel : onlui apporta l’enfant qu’elle couvrit de baisers ; enfin je lelui arrachai des bras, je le remis à la comtesse et, sautant envoiture, je refermai la portière en criant :« Allons ! » Ivan était déjà sur le siège ; lepostillon ne se le fit pas redire, il partit au grand galop, et aumilieu du bruit des roues sur le pavé, nous entendîmes encore unefois les adieux de toute la famille. Dix minutes après, nous étionshors de Moscou.

J’avais prévenu Ivan que notre intention étaitde ne nous arrêter ni jour ni nuit, et cette fois l’impatience deLouise était d’accord avec la prudence, car, ainsi que je l’ai dit,l’automne avait pris un caractère pluvieux, et il était possibleque nous arrivassions à Tobolsk avant les premières neiges, ce quienlevait tout danger à la route et nous permettait de la faire enune quinzaine de jours. Nous traversâmes donc, avec cette rapiditémerveilleuse des voyages en Russie, Pokrov, Vladimir et Kourov, etnous arrivâmes le surlendemain, dans la nuit, à Nijni-Novgorod. Là,je fus le premier à exiger de Louise qu’elle prît quelques heuresde repos dont, à peine remise qu’elle était de ses souffrances etde ses émotions, elle avait grand besoin. Si curieuse que fût laville, nous ne prîmes cependant pas le temps de la visiter et, surles huit heures du matin, nous repartîmes avec la même rapidité, sibien que le soir du même jour nous arrivâmes à Kosmodemiansk.Jusque-là tout avait été à merveille, et nous ne nous apercevionsaucunement que nous fussions sur la route de la Sibérie. Lesvillages étaient riches et avaient tous plusieurscequias[7] ; les paysansparaissaient heureux, leurs maisons ressemblaient aux châteaux desautres provinces, et dans chacune de ces maisons d’une propretéexquise, nous trouvions, à notre grand étonnement, une salle debain et un riche cabaret pour servir le thé. Au reste, nous étionsaccueillis partout avec le même empressement et la même bonhomie,ce qu’il ne fallait pas attribuer à l’ordre de l’Empereur, dontnous n’avions pas encore eu besoin de faire usage, mais à labienveillance naturelle des paysans russes.

Cependant, la pluie avait cessé detomber ; quelques rafales de vent froid, qui semblaient venirde la mer Glaciale, passaient de temps en temps sur nos têtes, etnous faisaient frissonner ; le ciel semblait une immenseplaque d’étain lourde et compacte, et Kazan, où nous arrivâmesbientôt, ne put malgré l’étrange aspect de sa vieille physionomietatare, nous arrêter plus de deux heures. Dans toute autrecirconstance, j’aurais cependant eu grande envie de souleverquelqu’un des grands voiles des femmes de Kazan que l’on dit sibelles, mais ce n’était pas le moment de me livrer à desinvestigations de ce genre ; l’aspect du ciel devenait de plusen plus menaçant ; nous n’entendions plus guère la voix d’Ivanque lorsqu’il disait à chaque nouveau postillon, d’une de ces voixqui n’admettent pas de réplique : « Pascare,pascare ! » « Plus vite, plusvite ! » si bien que nous semblions voler sur cette vasteplaine où pas un monticule ne vient retarder la marche. Il étaitévident que le grand désir de notre conducteur était de traverserles monts Ourals avant que la neige fût tombée, et que la diligencequ’il s’imposait n’avait pas d’autre but.

Cependant, en arrivant à Perm, Louise était sifatiguée que force nous fut de demander à Ivan une nuit ; ilhésita un instant, puis, regardant le ciel plus mat et plusmenaçant encore que d’habitude :

– Oui, dit-il, restez ; la neige ne peuttarder maintenant à tomber, et mieux vaut qu’elle nous prenne icique par les chemins.

Si peu rassurant que fût ce pronostic, je n’endormis pas moins avec délices toute la nuit ; mais, lorsque jeme réveillai, la prédiction d’Ivan s’était accomplie, les toits desmaisons et les rues de Perm s’étaient couverts de près de deuxpieds de neige.

Je m’habillai promptement, et je descendispour me concerter avec Ivan sur ce qu’il y avait à faire. Je letrouvai fort inquiet ; la neige était tombée avec une telleabondance que tous les chemins avaient dû disparaître et tous lesravins se combler ; cependant, il ne faisait point assez froidencore pour que le traînage fût établi, et que la légère croûte deglace qui recouvrait les rivières fût assez forte pour porter lesvoitures. Ivan nous donnait le conseil d’attendre à Perm que lagelée se déclarât ; je secouai la tête, car j’étais bien sûrque Louise n’accepterait pas.

En effet, nous la vîmes descendre un instantaprès, fort inquiète elle-même ; elle nous trouva discutantsur le meilleur parti qu’il y avait à prendre, et vint se mêler ànotre discussion en disant qu’elle voulait partir ; nous luirappelâmes alors toutes les difficultés qui pouvaient contrarierl’exécution de ce projet ; puis, lorsque nous eûmesfini :

– Je vous donne deux jours, dit-elle ;Dieu, qui nous a protégés jusqu’ici, ne nous abandonnera pas.

J’invitai donc Ivan, pendant ces deux jours, àfaire tous les préparatifs nécessaires à notre nouvelle manière devoyager.

Ces dispositions consistaient à laisser lànotre berline et à acheter un télègue, espèce de petite charrettede bois non suspendue, que nous devions plus tard, et lorsque lefroid serait déclaré, troquer contre un traîneau monté sur patins.L’achat fut fait dans la journée, et nos fourrures et nos armestransportées dans notre nouvelle acquisition. Ivan, en véritableRusse qu’il était, avait obéi sans faire une seule observation, etle même jour, quelque certitude qu’il eût du péril, il eût été prêtà repartir sans murmurer.

À Perm, nous commençâmes à rencontrer desexilés : c’étaient des Polonais qui avaient pris une partlointaine à la conspiration, ou qui ne l’avaient pas révélée, etqui, pareils à ces âmes que Dante rencontre à l’entrée de l’enfer,n’avaient pas été dignes d’habiter avec les parfaits damnés.

Cet exil, au reste, à part la perte de lapatrie et l’éloignement de la famille, est aussi tolérable qu’unexil peut l’être. Perm doit être, l’été, une jolie ville, etl’hiver le froid ne s’y élève guère au-dessus de trente-cinq àtrente-huit degrés, tandis qu’à Tobolsk on cite des époques où ilest descendu jusqu’à cinquante.

Le surlendemain, nous nous remîmes en routedans notre télègue, de la dureté duquel, grâce à l’épaisse couchede neige qui recouvrait la terre, nous ne nous apercevionspas ; au reste, en sortant de Perm, l’aspect nouveau qu’avaitpris le paysage nous avait serré le cœur. En effet, sous le linceulétendu par la main de Dieu, tout avait disparu, routes, chemins,rivières : c’était une mer immense où, sans quelques arbresisolés qui servaient de guide aux postillons familiers avec leslocalités, on eût eu besoin d’une boussole ainsi que sur une mervéritable. De temps en temps, une sombre forêt de sapins auxbranches frangées de diamants apparaissait comme une île, soit ànotre droite, soit à notre gauche, soit sur notre passage et, dansce dernier cas, nous reconnaissions que nous ne nous étions pointécartés du chemin à l’ouverture percée entre les arbres. Nousparcourûmes ainsi cinquante lieues de terrain à peu près, nousenfonçant dans un pays qui, à travers le voile qui le couvrait,nous paraissait de plus en plus sauvage. À mesure que nousavancions, les postes devenaient rares, au point d’être séparéesquelquefois par trente verstes de distance, c’est-à-dire presquehuit lieues. En arrivant à ces postes, ce n’était plus comme dansle trajet de Saint-Pétersbourg à Moscou, où nous trouvions toujoursbrillante et joyeuse assemblée devant la porte ; c’était, aucontraire, une solitude presque complète. Un ou deux hommesseulement se tenaient dans des cabanes chauffées par un de cesgrands poêles, meuble obligé des plus pauvres chaumières ; aubruit que nous faisions, l’un d’eux s’élançait à poil nu sur uncheval, une grande gaule à la main, s’enfonçait dans quelque touffede sapins, et en ressortait bientôt chassant devant lui un troupeaude chevaux sauvages. Alors il fallait que le postillon de ladernière poste, Ivan, et quelquefois moi-même, nous saisissions leschevaux à la crinière, pour les atteler de force à notre télègue.Ils nous emportaient avec une rapidité effrayante ; maisbientôt cette ardeur se calmait car, comme il n’avait pas geléencore, ils enfonçaient jusqu’au jarret dans la neige et setrouvaient promptement fatigués ; puis, en arrivant, aprèsêtre demeurés en route une heure de plus que nous n’y fussionsrestés en toute autre époque, nous perdions encore vingt ouvingt-cinq minutes à chaque poste, où toujours le même manège serenouvelait. Nous traversâmes ainsi tous les terrains qu’arrosentla Silva et l’Ouja, dont les eaux, en roulant des parcelles d’or,d’argent et de platine, et des cailloux de malachite, ont indiquéla présence de ces riches métaux et de ces pierres précieuses. Tantque nous fûmes dans la circonférence exploitée, le pays que noustraversions, grâce aux villages qu’habitent les familles desmineurs, nous parut reprendre quelque vie ; mais bientôt nouseûmes franchi cette contrée, et nous commençâmes d’apercevoir àl’horizon, comme un mur de neige dentelé de quelques pics noirs,les monts Ourals, cette puissante barrière que la nature a poséeelle-même entre l’Europe et l’Asie.

À mesure que nous approchions, je remarquaisavec joie que le froid devenait plus vif, ce qui nous donnaitquelque espoir que la neige prendrait assez de consistance pour quele traînage s’établît. Enfin, nous arrivâmes au pied des montsOurals et nous arrêtâmes dans un misérable village d’une vingtainede maisons, où nous ne trouvâmes d’autre auberge que la posteelle-même. Ce qui déterminait surtout notre halte en ce lieu, c’estque, le froid prenant de l’intensité, il nous fallait échangernotre télègue contre un traîneau. Louise se décida donc à passerdans cette misérable bicoque le temps que nous feraient perdrel’attente d’une gelée complète, la découverte d’un traîneau et latranslation de nos effets dans ce nouveau véhicule ; nousentrâmes en conséquence dans ce que notre postillon appelaiteffrontément une auberge.

Il fallait que la maison fût bien pauvre car,pour la première fois, nous ne trouvions pas le poêle classique,mais seulement, au milieu de la chambre, un grand feu dont la fumées’échappait par un trou ménagé au toit ; nous n’en descendîmespas moins pour prendre notre place autour du foyer, que noustrouvâmes occupé déjà par une douzaine de rouliers qui, ayant commenous à traverser les monts Ourals, attendaient, de leur côté, quele passage fût possible. Ils ne firent pas d’abord la moindreattention à nous ; mais, lorsque j’eus jeté mon manteau, monuniforme m’eut bientôt conquis une place ; on s’écartarespectueusement, et on nous laissa, pour Louise et moi, toute unemoitié du cercle.

Le plus pressé était de nous réchauffer :aussi ce fut ce dont nous nous inquiétâmes d’abord ; puis,lorsque nous eûmes repris un peu de chaleur, je commençai àm’occuper du souper. J’appelai l’hôte de cette malheureuse auberge,et je lui fis entendre ce que je désirais ; mais il nem’apporta qu’une moitié de pain noir, en me faisant entendre quec’était tout ce qu’il pouvait nous offrir. Je regardai Louise qui,avec son doux sourire résigné, étendait déjà la main, et jel’arrêtai, insistant auprès de l’hôte pour qu’il nous trouvâtquelque autre chose ; mais le pauvre diable alla m’ouvrir toutce qu’il y avait d’armoires dans sa pauvre baraque, en m’invitant àfaire la recherche moi-même. En effet, en regardant avec attentionles rouliers, nos commensaux, je remarquai que chacun d’eux tiraitde sa valise son pain et un morceau de lard dont il le frottait,après quoi il remettait soigneusement son lard dans sa valise, pourque ce raffinement durât aussi longtemps que possible. J’allaisdemander à ces braves gens la permission de frotter au moins un peunotre pain à leur lard, lorsque je vis rentrer Ivan qui étaitparvenu à se procurer du pain un peu moins bis et deux pouletsauxquels il avait déjà tordu le cou.

Nous décidâmes que nous aurions un bouillon etdu rôti. Ivan détacha une marmite que le postillon se mit à récurerde toute la force de ses bras, tandis que Louise et moi nousplumions les poulets et qu’Ivan confectionnait une broche. Au boutd’un instant tout était prêt : la marmite bouillait à grosbouillons, et le rôti tournait à miracle devant le brasier.

Comme nous commencions à être un peu rassuréssur notre souper, nous nous inquiétâmes de ce qui avait été résolurelativement au départ. Il avait été impossible de se procurer untraîneau, mais Ivan avait tourné la difficulté en faisant enleverles roues de notre té lègue et en le faisant monter sur patins. Lecharron de l’endroit était à cette heure occupé à accomplir cetteopération ; quant au temps, il paraissait tourner de plus enplus à la gelée, et il y avait espoir que nous pourrions partir lelendemain matin ; cette bonne nouvelle redoubla notreappétit : il y avait longtemps que je n’avais si bien soupéque ce soir-là.

Pour les lits, on se doute bien que nous nenous étions pas même informés s’il y en avait ; mais nousavions de si excellentes fourrures que nous pouvions facilementsuppléer à leur absence. Nous nous enveloppâmes de nos pelisses etde nos manteaux, et nous nous endormîmes, faisant des vœux pour quele temps se maintînt dans les bonnes dispositions où il était.

Vers les trois heures du matin, je fusréveillé par un picotement assez vif. Je me dressai sur mon séantet j’aperçus, à la lueur d’un reste de flamme tremblotante aufoyer, une poule qui s’adjugeait les restes de notre souper.Instruit par expérience de ce qu’il fallait nous attendre à trouverdans les auberges de la route, je me gardai bien d’effaroucherl’estimable volatile, et je me recouchai au contraire, lui laissanttoute facilité de continuer ses recherches gastronomiques. Eneffet, à peine étais-je retombé dans mon immobilité, qu’elle revintavec une familiarité charmante sautiller de mes pieds à mes genouxet de mes genoux à ma poitrine ; mais là s’arrêta sonvoyage : je la saisis d’une main par les pattes, de l’autrepar la tête, et avant qu’elle eût eu le temps de jeter un cri, jelui avais tordu le cou.

On devine qu’après une pareille opération, quinécessitait l’application de toutes les facultés de mon esprit,j’étais peu disposé à me rendormir. Au reste, je l’eusse voulu quela chose m’eût été à peu près impossible, grâce à deux coqs qui semirent, de minute en minute, à saluer sur un ton différent leretour du matin. En conséquence, je me levai et j’allai étudierl’état du temps : il était tel que nous pouvions l’espérer, etla neige avait déjà pris assez de dureté pour que les patins dutraîneau pussent glisser dessus.

En revenant près du foyer, je vis que jen’étais pas le seul que le chant du coq eût réveillé. Louise étaitassise tout enveloppée de ses fourrures, souriant comme si ellevenait de passer la nuit dans le meilleur lit, et ne paraissait pasmême songer aux dangers qui nous attendaient probablement dans lesgorges des monts Ourals ; quant aux rouliers, ilscommençaient, de leur côté, à donner signe de vie ; Ivandormait comme un bienheureux. Les rouliers étaient venus tour àtour sur le seuil de la porte et se consultaient entre eux. Jevoyais qu’il y avait discussion pour et contre le départ. Jeréveillai donc Ivan pour qu’il prît part au conseil et qu’ils’éclairât à l’expérience de ces braves gens dont l’état était depasser et de repasser sans cesse d’Europe en Asie, et de faire,hiver comme été, la route que nous devions suivre.

Quelques-uns, et de ce nombre étaient les plusvieux et les plus expérimentés, voulaient demeurer un jour ou deuxencore ; les autres, et c’étaient les plus jeunes et les plusentreprenants, voulaient partir, et Louise était de l’avis de cesderniers.

Ivan se rangea du parti de ceux qui étaientpour le départ et très probablement par l’influence qu’exerçaitnaturellement son habit militaire dans un pays où l’uniforme esttout, il ramena à ce sentiment quelques-uns de ceux qui y étaientopposés : de sorte que, la majorité ayant fait loi, chacuncommença ses préparatifs. La vérité est qu’Ivan aimait mieux fairela route en compagnie que seul.

Comme c’était Ivan qui réglait nos comptes, jele chargeai d’ajouter au total que lui présenterait notre hôte leprix de sa poule, et je la lui remis en le priant d’y ajouterquelque autre provision, et surtout du pain moins bis, s’il étaitpossible, que celui auquel nous avions failli être réduits laveille. Il se mit en quête, et bientôt il rentra avec une secondepoule, un jambon cru, du pain mangeable et quelques bouteillesd’une espèce d’eau-de-vie rouge qui se fait, je crois, avec del’écorce de bouleau.

Pendant ce temps, les voituriers attelaientleurs chevaux, et j’allai moi-même à l’écurie pour choisir lesnôtres. Mais, selon l’habitude, ils étaient dans la forêt voisine.Notre hôte alors réveilla un enfant de douze à quinze ans quidormait dans un coin, et lui ordonna d’aller faire la chasse. Lepauvre petit diable se leva sans murmurer puis, avec l’obéissancepassive du paysan russe, il prit une grande perche, monta sur undes chevaux des voituriers, et partit au galop. En attendant, lesconducteurs devaient choisir un guide chef chargé de prendre lecommandement de la caravane ; ce guide une fois élu, chacundevait s’abandonner à son expérience et à son courage, et lui obéircomme un soldat à son général : le choix tomba sur unvoiturier nommé Georges.

C’était un vieillard de soixante-dix àsoixante-quinze ans, à qui on en eût donné quarante-cinq à peine,aux membres athlétiques, aux yeux noirs ombragés d’épais sourcilsgrisonnants et à la longue barbe blanchissante. Il était vêtu d’unechemise de laine serrée autour du corps par une sangle de cuir,d’un pantalon de molleton rayé, d’un bonnet fourré et d’une peau demouton, dont la laine était retournée en dedans. Il portait d’uncôté, à sa ceinture, deux ou trois fers à cheval qui cliquetaientl’un contre l’autre, une cuillère et une fourchette d’étain, unlong couteau qui tenait le milieu entre un poignard et un couteaude chasse ; de l’autre côté, une hache à manche court et unebourse.

Le costume des autres voituriers était lemême, à peu de chose près.

À peine Georges eut-il été revêtu du grade degrand chef qu’il débuta dans ses fonctions en ordonnant à tout lemonde d’atteler sans retard, afin que l’on pût arriver pour coucherà une espèce de cabane située au tiers à peu près du passage ;mais, quelle que fût sa hâte de se mettre en route, je le priaid’attendre que nos chevaux fussent arrivés pour que nous pussionspartir tous ensemble. La demande nous fut accordée le plusgracieusement du monde. Les voituriers rentrèrent, et notre hôteayant jeté quelques brassées de branches de sapin et de bouleau surle foyer, il s’en éleva une flamme dont, au moment de nous séparerd’elle, nous sentions mieux encore la valeur. Nous étions à peinerangés autour du feu que nous entendîmes le galop des chevaux quirevenaient de la forêt ; en même temps la porte s’ouvrit, etle malheureux enfant qui venait de les chercher se précipita dansla chambre en poussant des cris aigus et inarticulés ; puis,fendant le cercle, il vint se jeter à genoux devant notre feu, lesbras étendus presque dans la flamme et comme s’il voulait ladévorer. Alors toutes les facultés de son être parurent s’épanouirsous l’impression du bonheur dont il jouissait. Il resta un instantainsi immobile, silencieux, avide ; enfin ses yeux sefermèrent, il s’affaissa sur lui-même, poussa un gémissement ettomba. Alors je voulus le relever et je le saisis par la main, maisje sentis avec horreur que mes doigts entraient dans ses chairscomme dans de la viande cuite. Je jetai un cri ; Louise voulutprendre l’enfant dans ses bras, mais je l’arrêtai. Alors Georges sepencha sur lui, le regarda, et dit froidement :

– Il est perdu. Je ne pouvais croire que cefût vrai ; l’enfant était visiblement plein de vie, il avaitrouvert les yeux et nous regardait. Je demandai à grands cris unmédecin, mais personne ne répondait. Cependant, moyennant un billetde cinq roubles, un des assistants se décida à aller chercher dansle village une espèce de vétérinaire qui soignait à la fois leshommes et les chevaux. Pendant ce temps, Louise et moi nousdéshabillâmes le malade, nous fîmes chauffer une peau de mouton aufeu, et nous le roulâmes dedans ; l’enfant murmurait desparoles de remerciement, mais ne remuait point et paraissaitperclus de tous ses membres. Quant aux voituriers, ils étaientretournés à leurs chevaux et se disposaient à partir. J’allai àGeorges, le suppliant d’attendre au moins un instant que le médecinfût arrivé ; mais Georges me répondit : « Soyeztranquille, nous ne partirons pas avant un quart d’heure et, dansun quart d’heure, il sera mort. » Je revins près du malade quej’avais laissé sous la garde de Louise ; il avait fait unmouvement pour se rapprocher encore du feu, ce qui nous donnaquelque espoir. En ce moment, le médecin entra et Ivan lui expliquadans quel but on l’avait envoyé chercher. Le médecin secoua latête, s’approcha du feu, déroula la peau de mouton : l’enfantétait mort.

Louise demanda où étaient les parents de cemalheureux enfant, afin de leur laisser une centaine deroubles ; l’hôte répondit qu’il n’en avait point, et quec’était un orphelin qu’il élevait par charité.

Chapitre 23

 

Les augures n’étaient pas heureux ;néanmoins il était trop tard pour reculer. C’était Georges qui, àson tour, nous pressait, les voitures étaient rangées à la file àla porte de l’auberge ; Georges était en tête de la caravane,au milieu de laquelle était notre télègue attelé detroïka,c’est-à-dire avec trois chevaux ; nous ymontâmes. Ivan s’installa avec le postillon sur un banc adapté à laplace du siège, qui avait disparu dans la métamorphose de notreéquipage et, à un coup de sifflet prolongé, nous nous mîmes enroute.

Nous étions déjà à une douzaine de verstes duvillage lorsque le jour parut : devant nous, comme si nouspouvions les toucher de la main, étaient les monts Ourals, où nousallions nous engager ; mais, avant d’aller plus loin, Georgesprit hauteur, comme eût pu faire un capitaine de vaisseau, etreconnut au gisement des arbres que nous étions bien sur la route.Nous continuâmes donc, en prenant des précautions pour ne pas nousécarter, et nous arrivâmes, en moins d’une heure, au versantoccidental. Là, il fut reconnu que la pente était trop rapide, etla neige encore trop peu consolidée pour que chacune des voiturespût monter avec les huit chevaux qui la conduisaient. Georgesdécida que deux voitures seulement monteraient à la fois, et qu’onattellerait à ces deux voitures tous les chevaux de lacaravane ; puis, ces deux voitures arrivées, les chevauxredescendraient pour en aller prendre deux autres, ainsi de suite,jusqu’à ce que les dix équipages qui composaient notre caravaneeussent rejoint le premier. Deux chevaux étaient réservés pour êtreattelés en arbalète à notre traîneau. On voit que nos compagnons devoyage nous traitaient en frères, et cependant tout cela se faisaitsans que nous eussions eu besoin d’exhiber une seule fois l’ordrede l’Empereur.

Ici les dispositions changèrent. Comme notreéquipage était le plus léger, nous passâmes du centre à latête ; deux hommes nous précédèrent, armés de longues piquespour sonder le terrain. Georges prit notre premier cheval par labride ; deux hommes nous suivirent, entamant avec leur hachela neige derrière le traîneau, afin de laisser, aux endroits oùavaient passé les roues, les traces qui pussent être suivies parune seconde, puis par une troisième voiture. Je me plaçai entre letraîneau et le précipice, enchanté de trouver cette occasion demarcher un peu à pied, et nous commençâmes l’ascension, suivis pardeux voitures.

Au bout d’une heure et demie de montée sansaccident, nous arrivâmes à une espèce de plateau couronné dequelques arbres. L’endroit parut favorable pour la halte. Ilrestait huit autres voitures qui devaient monter deux par deuxcomme les premières : c’était donc l’affaire de huit heuressans compter le temps que les chevaux mettraient àredescendre ; nous pouvions donc à peine espérer d’être réunistous avant la nuit.

Tous les voituriers, moins deux restés en baspour la garde des bagages, étaient montés avec nous afin d’examinerle terrain, et tous avaient reconnu que nous étions dans lavéritable route. Comme il n’y avait qu’à suivre les traces faites,ils redescendirent avec les chevaux : quatre des leursrestèrent avec Georges, Ivan et moi, pour bâtir une baraque.

Louise était dans le traîneau, tout enveloppéede fourrures, et n’ayant rien à craindre du froid ; nous l’ylaissâmes attendre tranquillement qu’il fût temps d’en sortir, etnous nous mîmes à abattre à grands coups de hache les arbres quinous environnaient, moins quatre destinés à être les piliersangulaires de l’édifice. Alors, autant pour nous réchauffer quepour nous faire un abri, nous nous mîmes à bâtir une cabane qui, aubout d’une heure, grâce à la merveilleuse dextérité de nosarchitectes improvisés, se trouva construite. Aussitôt on creusa laneige intérieurement jusqu’à ce qu’on trouvât le sol ; aveccette neige, on calfeutra les dehors de la cabane, puis avec lesbranches inutiles, on alluma un grand feu, dont la fumée s’échappa,comme d’habitude, par l’ouverture pratiquée au milieu du toit. Lacabane était achevée, Louise était descendue et assise devant lefoyer ; la poule, plumée et pendue par les pattes à uneficelle, tournait symétriquement tantôt à droite, tantôt à gauche,lorsque le second convoi arriva.

À cinq heures du soir, toutes les voituresétaient rangées sur le plateau, et les chevaux dételés mangeaientleur paille de maïs : quant aux hommes, ils faisaient bouillirdans une grande marmite une espèce de polentaqui, avec lelard cru dont ils frottèrent leur pain et la bouteille d’eau-de-vieque nous leur abandonnâmes, forma tout leur souper.

Le repas achevé, nous nous casâmes du mieuxque nous pûmes ; les voituriers voulaient nous laisser lacabane et dormir en plein air, au milieu de leurs chevaux, maisnous exigeâmes positivement qu’ils profitassent de l’abri qu’ilsavaient construit ; seulement il fut convenu que l’un d’euxresterait en sentinelle, armé de ma carabine, de peur des loups etdes ours, et que d’heure en heure cette sentinelle seraitrelevée ; c’est en vain que nous fîmes, Ivan et moi, de vivesinstances pour ne point être exemptés de notre tour de garde.

Comme on le voit, notre position jusque-làétait très tolérable ; aussi, nous endormîmes-nous sans tropsouffrir du froid, grâce aux fourrures dont nous avait pourvus enabondance la comtesse Vaninkoff Nous étions au milieu de notremeilleur sommeil, lorsque nous fûmes réveillés par un coup decarabine.

Je bondis sur mes pieds et, prenant unpistolet de chaque main, je m’élançai vers la porte ainsiqu’Ivan ; quant aux voituriers, ils se contentèrent desoulever la tête en demandant ce que c’était, et il y en eut mêmedeux ou trois qui ne se réveillèrent pas du tout.

C’était Georges qui venait de faire feu sur unours : attiré par la curiosité, l’animal s’était approché àune vingtaine de pas de la cabane, puis arrivé là, et pour mieuxvoir sans doute ce qui se passait chez nous, il s’était dressé surses pattes de derrière : alors Georges avait profité de laposition et lui avait envoyé une balle ; il rechargeaittranquillement sa carabine, de peur de surprise, lorsque j’arrivaiprès de lui. Je lui demandai s’il croyait l’avoir touché, il merépondit qu’il en était sûr.

Du moment où ceux qui avaient demandé ce quec’était eurent appris qu’il était question d’un ours, leur apathiefit place au désir de poursuivre l’animal ; mais commeeffectivement l’ours était blessé, ce qu’il était facile dereconnaître aux larges traces de sang laissées sur la neige,Georges seul y avait des droits ; en conséquence son fils, quiétait un jeune homme de vingt-cinq à vingt-six ans, nommé David,lui demanda la permission de suivre la trace et, cette permissionaccordée, il s’éloigna dans la direction du sang ; je lerappelai pour lui offrir ma carabine, mais il me fit signe qu’ilavait son couteau et sa hache, et que ces deux armes luisuffisaient.

Je le suivis des yeux jusqu’à la distance decinquante pas à peu près, et je le vis descendre dans un ravin,s’enfonçant dans l’obscurité, où il marcha courbé pour ne pointperdre de vue les vestiges sanglants. Les voituriers rentrèrentdans la cabane ; Georges continua sa faction qui n’était pasachevée, et comme j’étais réveillé de manière à ne pas me rendormirde quelque temps, je demeurai près de lui. Au bout d’un instant, ilme sembla entendre, vers la direction dans laquelle avait disparule fils de Georges, un rugissement sourd : le père l’entenditaussi car, sans me dire rien, il me saisit le bras et me le serraavec force. Au bout de quelques secondes, un nouveau rugissement sefit entendre et je sentis les doigts de fer de Georges se crisperencore davantage ; puis il y eut un silence de cinq minutes àpeu près, qui durent paraître cinq siècles au pauvre père ;enfin au bout de cinq minutes, un cri humain retentit. Georgesrespira bruyamment, lâcha mon bras, et se tournant de moncôté :

– Nous aurons un meilleur dîner demainqu’aujourd’hui dit-il ; l’ours est mort.

– Oh ! mon Dieu, Georges, murmura unevoix douce derrière nous, comment avez-vous permis à votre fils depoursuivre seul et presque sans armes un pareil animal ?

– Sauf votre respect, ma jolie dame, ditGeorges avec un sourire d’orgueil, les ours, cela nousconnaît ; j’en ai pour mon compte tué plus de cinquante dansma vie, et je n’ai jamais attrapé à cette chasse que quelqueségratignures qui ne valent pas la peine d’en parler. Pourquoiarriverait-il plutôt malheur à mon fils qu’à moi ?

– Cependant, lui dis-je, vous n’avez pastoujours été aussi tranquille que dans ce moment, témoin mon brasque j’ai cru que vous alliez me briser.

– Ah ! me dit Georges, c’est que j’avaisreconnu au rugissement de l’ours que lui et mon enfant se battaientcorps à corps. C’est une faiblesse, c’est vrai, Excellence ;mais que voulez-vous, un père est toujours père.

En ce moment, le chasseur reparut à l’endroitmême où je l’avais perdu de vue car, pour revenir ainsi que pouraller, il avait suivi la trace du sang. Comme s’il voulait nousdonner la preuve que sa faiblesse était passée, Georges s’abstintde faire même un pas au-devant de David, et j’allai seul à larencontre du jeune homme.

Il rapportait les quatre pattes de l’animal,c’est-à-dire la partie qui passe pour la plus friande, et cesquatre pattes nous étaient destinées. Quant au reste, il n’avait pule rapporter : l’ours était énorme et pesait au moins cinqcents.

À cette nouvelle, les dormeurs se réveillèrenttous jusqu’au dernier, et ce fut à qui s’offrirait pour allerchercher les quartiers de l’ours. Pendant ce temps, David ôtait sapeau de mouton et découvrait son épaule ; il avait reçu de sonterrible antagoniste un coup de griffe qui lui avait mis l’ospresque à découvert. Cependant il avait perdu peu de sang, le sangayant gelé presque aussitôt. Louise voulut laver la plaie avec del’eau tiède et la bander avec son mouchoir, mais le blessé secouala tête et répondit que c’était déjà sec ; puis il remit sapeau de mouton par-dessus, après avoir frotté, pour tout remède,son épaule avec un morceau de lard. Cependant son père lui défenditde quitter la cabane et les six voituriers désignés par Georgespour aller chercher les quartiers de l’ours partirent seuls.

La faction de Georges étant finie, il vints’asseoir près de son fils, et un autre le remplaça. J’entendisalors que le jeune homme racontait au vieillard tous les détails ducombat. Pendant ce récit, les yeux de Georges brillaient comme descharbons. Lorsqu’il eut fini, Louise offrit au blessé quelques-unesde nos fourrures pour s’envelopper, mais il refusa, posa sa têtesur l’épaule du vieillard et s’endormit.

Nous étions si fatigués que nous ne tardâmespoint à en faire autant, et nous nous réveillâmes sur les cinqheures du matin, sans qu’aucun autre accident eût troublé notresommeil.

Nos guides avaient déjà attelé la moitié denos voitures et notre traîneau. Comme la montée était beaucoupmoins rapide que la veille, ils espéraient cette fois n’avoir àfaire que deux voyages. Georges prit, comme il l’avait déjà fait,la bride de notre premier cheval et conduisit la caravane ;son fils et un autre voiturier marchaient devant avec leurs longueslances pour sonder le terrain. Vers midi, nous arrivâmes au pointle plus haut, non pas de la montagne, mais du passage. Il étaittemps de faire halte, si nous voulons que le reste des voitures pûtnous rejoindre avant la nuit. Nous regardâmes tout autour de nouspour voir si nous ne trouverions pas, comme la veille, quelquesbouquets de bois ; mais, aussi loin que la vue pouvaits’étendre, la montagne était nue : il fut donc convenu que lesecond convoi rapporterait une charge de bois suffisante, nonseulement pour préparer le souper, mais encore pour faire du feutoute la nuit.

Quant à nous, nous étions désespérés den’avoir pas eu cette idée tout d’abord, et nous étions en traind’établir tant bien que mal, avec quatre piques enfoncées en terreet la toile qui recouvrait une des voitures, une espèce de tente,lorsque nous vîmes revenir le fils de Georges avec deux chevaux quiarrivaient au grand trot, tout chargés de bois. Ces braves gensavaient pensé à nous et, prévoyant que sans feu nous trouverions letemps long, il nous envoyaient des combustibles. La tente étaitfinie ; nous grattâmes la neige comme d’habitude ; lefils de Georges creusa dans la terre un trou carré d’un pied à peuprès de profondeur, alluma un premier fagot sur ce trou ;lorsque le fagot fut brûlé, il remplit à moitié le trou de braiseardente, posa dessus deux des pattes de l’ours qu’il avait tué laveille, les recouvrit de charbons allumés comme il aurait pu fairede pommes de terre ou de châtaignes, puis il plaça sur cette espècede four de campagne un second fagot qui, au bout de deux heures, nefut plus qu’un amas de cendres et de braises.

Cependant, tout en soignant les préparatifs dusouper, notre cuisinier allait souvent à l’ouverture de notre tenteinterroger le temps ; en effet, le ciel se couvrait de nuages,et un morne silence régnait dans l’atmosphère, indiquant quelquechangement pour la nuit ; or tout changement dans notresituation ne pouvait que nous être préjudiciable. Aussi lorsque lesecond convoi arriva, les voituriers se réunirent-ils en conseil,examinant le ciel et tenant la main au vent afin de savoir s’il sefixait enfin quelque part ; le résultat fut sans doute assezpeu satisfaisant, car ils vinrent s’asseoir tristement près du feu.Comme je ne voulais point paraître devant Louise partager cetteinquiétude, je chargeai Ivan de s’informer de ce qu’ilscraignaient ; Ivan revint un instant après me dire que letemps tournait à neige : ils craignaient donc pour lelendemain, outre les tempêtes et les avalanches, de ne pouvoirsuivre exactement leur chemin, et comme la route pendant toute ladescente était bordée de précipices, la moindre déviation pouvaitdevenir mortelle. C’était justement le péril que jeredoutais : aussi la nouvelle me trouva-t-elle toutpréparé.

Quelque inquiétude qu’eussent nos compagnonsde voyage, la faim ne perdait cependant point ses droits :aussi, à peine installés autour du brasier, se mirent-ils à couperdes effilés de l’ours qu’ils étendirent sur les charbons. Quant ànous, on nous réservait un mets plus délicat, c’étaient les pattescuites à l’étouffée ; aussi, lorsque celui qui s’étaitconstitué notre cuisinier jugea qu’elles étaient à point, il écartaavec précaution les braises qui les enveloppaient et les tira l’uneaprès l’autre du brasier.

Cette fois encore, je l’avoue, l’impressionfut peu flatteuse ; les pattes avaient démesurément grossi, etprésentaient une masse informe et assez peu attrayante. Après lesavoir posées toutes fumantes sur un tronc de sapin que sescompagnons avaient scié la veille et avaient apporté pour nousfaire une espèce de table, notre cuisinier commença, avec soncouteau, à enlever la croûte qui les recouvrait.

Malheureusement, quand le repas fut prêt, lavue faillit me faire perdre l’appétit qu’avait excitél’odorat : en effet, dépouillées ainsi de leur peau, lespattes de l’ours faisaient l’effet de deux mains de géant. Jerestai donc, au grand étonnement des spectateurs, un instantindécis, attiré par l’odeur, repoussé par la forme, et assezdésireux d’avoir un dégustateur du mets tant vanté. Je me tournaidonc vers Ivan qui convoitait ce rôti avec une gourmandise trèsvisible, et lui fis signe d’y goûter ; il ne se le fit pasdire deux fois, et il entama une des deux pattes ; comme iln’y avait à se tromper à sa satisfaction évidente, j’en fis autantque lui et, à la première bouchée, je fus forcé de convenir qu’Ivanavait pleinement raison.

Quant à Louise, nos exemples ni nos prières nepurent rien sur elle ; elle se contenta de manger un peu depain et de jambon rôti et, ne voulant pas boire d’eau-de-vie, ellese désaltéra avec de la neige.

Sur ces entrefaites, la nuit était venue etl’obscurité toujours croissante indiquait que le temps se chargeaitde plus en plus ; les chevaux se serraient les uns contre lesautres avec une espèce d’inquiétude instinctive, et de temps entemps, il passait des rafales de vent qui eussent emporté notretente, si nos prévoyants compagnons n’eussent pris soin del’adosser à un rocher ; nous n’en fîmes pas moins nosdispositions pour dormir, si la chose nous était possible. Comme latente n’offrait point un abri suffisant pour une femme, Louiserentra dans son traîneau, dont je fermai l’ouverture avec la peaude l’ours tué la veille, et je revins m’installer sous la tente quenos voituriers nous avaient abandonnée, prétendant qu’ils seraienttrès bien sous leurs canots. Il n’y eut que le fils de Georges qui,sur l’ordre de son père, et souffrant encore de sa blessure de laveille, se décida à rester notre camarade de chambrée. Quant auxautres, ils se placèrent, comme ils l’avaient dit, sous leursvoitures, à l’exception de Georges qui, méprisant ce sybaritisme,se coucha tout bonnement à terre, enveloppé de ses peaux de moutonet la tête sur un rocher ; un des voituriers resta, comme laveille, en sentinelle à la porte de la tente.

Comme je rentrais après avoir visité toutesces dispositions, je vis que c’était un grand amas de branchesplacé au milieu de la route, et auquel on commençait à mettre lefeu. Ce second foyer, qui ne devait chauffer personne, devaitservir à écarter les loups qui, attirés par l’odeur de notre rôti,ne manqueraient pas de venir rôder autour de nous. La sentinelleétait chargée d’entretenir le feu de notre tente et le feu de laroute.

Nous nous enveloppâmes dans nos pelisses, etnous attendîmes, sinon avec tranquillité, du moins avecrésignation, les deux ennemis qui nous menaçaient, la neige et lesloups. L’attente ne fut pas longue, et une demi-heure ne s’étaitpoint écoulée que je vis tomber l’une et que j’entendis dans lelointain les hurlements des autres. Cependant, j’étais si fatiguéque, lorsque je vis, au bout d’une vingtaine de minutes, que ceshurlements ne se rapprochaient point, je m’endormisprofondément.

Je ne sais pas depuis combien de temps j’étaisplongé dans ce sommeil, lorsque je sentis tomber sur moi une lourdemasse. Je me réveillai en sursaut ; j’étendis instinctivementles bras, mais je rencontrai un obstacle ; je voulus crier,mais ma voix se perdit, étouffée. Dans le premier moment,j’ignorais complètement où j’étais ; puis, en rassemblant mesidées, je crus que la montagne s’était écroulée sur nous, et jeredoublai d’efforts. J’étendis la main vers mon compagnond’infortune qui me saisit le bras et me tira à lui ; je cédaià l’impulsion, et je me trouvai la tête dehors. La toile de notretente, surchargée de neige, s’était abattue sur nous et nous avaitenveloppés comme dans un panneau ; mais le fils de Georges,tandis que je cherchais une issue impossible à trouver, l’avaitéventrée avec son poignard et, me saisissant d’une main et Ivan del’autre, il nous faisait sortir avec lui par l’ouverture qu’ils’était frayée.

Il n’y avait point de sommeil à espérerpendant tout le reste de la nuit ; la neige tombait à floconssi pressés que nos voitures avaient entièrement disparu sous lacouche qui les recouvrait, et semblaient des monticules adhérents àla montagne. Quant à Georges, une légère élévation du terrainindiquait seule l’endroit où il était couché. Nous nous assîmes,les pieds au feu et le dos au vent, et nous attendîmes le jour.

Vers les six heures du matin, la neigecessa ; et cependant, malgré l’approche du jour, le ciel restaterne et lourd. Au premier rayon qui parut vers l’orient, nousappelâmes Georges, qui passa aussitôt sa tête à travers sacouverture de neige. Mais sa peau de mouton était prise dans laneige solide et le retenait comme cloué au sol. Il lui fallut faireun effort violent, à l’aide duquel il entra en possession delui-même. Aussitôt, et à son tour, il appela les autresvoituriers.

Alors nous les vîmes, les uns après lesautres, passer leurs têtes à travers le rideau de neige qui avaitfait du dessous de chaque voiture une espèce d’alcôve fermée. Leurpremier regard se dirigea vers l’orient. Un jour pâle et triste yluttait avec la nuit, et il semblait que c’était la nuit qui dûtremporter la victoire ; l’aspect était inquiétant car,aussitôt, ils se réunirent en conseil pour savoir ce qu’il fallaitfaire.

En effet, toute la nuit la neige était tombée,et à chaque pas que l’on faisait dans cette couche nouvelle, on yenfonçait jusqu’aux genoux. Tout chemin avait donc disparu, et lesrafales de vent, qui avaient passé si violentes toute la nuit,avaient dû combler les ravins qu’il devenait ainsi impossibled’éviter. D’un autre côté, nous ne pouvions rester à la même place,manquant de tout, sans feu, sans provisions, sans abri. Quant àretourner sur nos pas, cette résolution présentait tout autant dedanger que d’aller en avant ; d’ailleurs, cette opinionfût-elle celle de nos compagnons, nous étions bien résolus à ne pasl’adopter.

Au milieu de toutes ces discussions, Louisevenait de sortir la tête de son traîneau et m’avait appelé ;comme les autres voitures, il était complètement enseveli sous laneige, de sorte qu’au premier aspect, elle avait jugé la positionet deviné ce qui se passait. Je la trouvai ferme et calme, commetoujours, et décidée à aller en avant.

Pendant ce temps, la discussion continuaitentre nos voituriers et je voyais, au geste rapide et à la paroleanimée de Georges, qu’il soutenait une opinion qu’il avait peine àfaire adopter. En effet, Georges voulait aller en avant, et lesautres voulaient attendre. Georges disait que la neige pouvaitcontinuer de tomber ainsi pendant un jour ou deux, et rester, commecela arrive quelquefois, une semaine et même plus sans prendreaucune consistance. Alors la caravane tout entière ne pourrait plusavancer ni reculer, et serait ensevelie vivante ; aucontraire, en continuant la marche le jour même, et tandis qu’iln’y avait encore que deux pieds de neige nouvelle, on pourrait lelendemain matin arriver à un village qui se trouve au bas duversant oriental, à une quinzaine de lieues d’Ekaterinbourg.

Cet avis, il faut bien le dire, quoiqu’il fûtcelui auquel d’avance je m’étais sympathiquement réuni, présentaitbien des dangers. Le vent continuait à souffler avecviolence ; les chasse-neige et les avalanches sont d’ailleursfréquents dans ces montagnes. Aussi une forte opposition semanifestât-elle contre l’opinion de Georges et, au bout de quelquetemps, elle dégénéra en révolte complète. Comme l’autorité dont ilétait investi n’était qu’une concession volontaire, ceux qui la luiavaient donnée pouvaient la lui retirer, et effectivement, ilsvenaient de lui dire de continuer la route avec son fils et savoiture s’il voulait, lorsque Ivan, après être venu prendre monavis et celui de Louise, plein de confiance comme nous dansl’expérience du vieux guide, s’avança et ordonna de mettre leschevaux aux équipages. Cet ordre excita d’abord l’étonnement, puisdes murmures ; mais alors Ivan tira un papier de sa poche et,le déployant :

– Ordre de l’Empereur, dit-il. Aucun desvoituriers ne savait lire, mais tous connaissaient le cachetimpérial. Sans s’informer comment Ivan était porteur de cet ordre,sans scruter s’ils devaient y être soumis, ils coururent auxchevaux qui, réunis en un seul groupe, se pressaient les uns contreles autres comme un troupeau de moutons et, au bout de dix minutes,la caravane se trouva prête à partir. Le fils de Georges prit lesdevants pour sonder le terrain ; Georges et sa voiture seplacèrent en tête de notre colonne.

Notre traîneau suivait immédiatement, de sorteque, si l’équipage de Georges enfonçait dans quelque ravin, nouspourrions, nous, avec notre voiture légère, l’éviter facilement.Les autres venaient sur une seule ligne, car cette fois nouspouvions marcher tous ensemble. Ainsi que je l’ai dit, nous étionsarrivés au plateau le plus élevé de la montagne, et nous n’avionsplus qu’à redescendre.

Au bout d’un instant, nous entendîmes un cri,et nous vîmes s’enfoncer notre guide. Nous courûmes à l’endroit oùil avait disparu : nous trouvâmes un trou d’une quinzaine depieds de profondeur, au fond duquel la neige s’agitait, puis unemain qui passait encore. En ce moment, le pauvre père accourut,tenant une longue corde à la main, afin qu’on la lui attachâtautour du corps et qu’il pût s’élancer après son fils avec quelqueespoir de le sauver. Mais un voiturier se présenta en disant qu’onavait besoin que Georges se conservât pour conduire la caravane, etque c’était à lui de descendre. On lui passa la corde sous lesaisselles ; Louise lui tendit sa bourse, qu’il mit dans sapoche en faisant un signe de tête, et sans s’informer de ce qu’il yavait dedans ; nous prîmes à six ou huit la corde, que nouslaissâmes filer rapidement, de sorte qu’il arriva au moment où lamain commençait à disparaître. Alors, saisissant le malheureux parle poignet, en même temps que nous le tirions en haut, il parvint àl’enlever de la couche de neige où il était enseveli et le prittout évanoui dans ses bras ; aussitôt nous redoublâmesd’efforts, et en un instant, l’un et l’autre furent replacés sur unterrain solide.

David était évanoui, ce fut de lui que Georgess’occupa d’abord. L’évanouissement venait évidemment dufroid ; Georges fit donc avaler au malade quelques gouttesd’eau-de-vie qui le ranimèrent ; puis on l’étendît sur unefourrure, on le déshabilla, on le frotta de neige par tout lecorps, jusqu’à ce que la peau fût d’un rouge de sang, et alors,comme il remuait bras et jambes et qu’il n’y avait plus de danger,David pria lui-même que l’on continuât la route, disant qu’il sesentait en état de marcher ; mais Louise n’y voulut pasconsentir ; elle le plaça près d’elle dans le télègue, et unautre voiturier le remplaça. Notre postillon monta sur un de seschevaux, je me plaçai près d’Ivan sur le siège, et nous nousremîmes en marche.

La route tournait à gauche, s’escarpant auxflancs de la montagne ; à droite s’étendait le ravin danslequel était tombé le fils de Georges, ravin dont il étaitimpossible de mesurer la profondeur. Ce qu’il y avait de mieux àfaire était donc de serrer autant que possible la paroi de rocher àlaquelle, sans aucun doute, était adossé le chemin.

Cette manœuvre nous réussit, et nous marchâmesainsi deux heures à peu près sans accident. Pendant ces deuxheures, la descente était sensible, quoiqu’elle ne fût pointrapide ; nous étions alors arrivés à un bouquet d’arbrespareil à celui sous lequel nous nous étions arrêtés pendant lapremière nuit. Personne de nous n’avait mangé encore ; nousrésolûmes de nous arrêter une heure pour laisser reposer leschevaux, déjeuner et faire du feu.

Ce fut sans doute par une prévision toutemiséricordieuse que Dieu plaça au milieu des neiges ces boisrésineux si prompts à s’enflammer ; aussi, n’eûmes-nous besoinque d’abattre un sapin et de secouer la neige qui pendait enfranges à ses branches pour nous faire un foyer splendide autourduquel, en un instant, nous fûmes tous groupés, et dont la chaleuracheva de remettre David. J’ambitionnais fort une troisième patted’ours, mais nous n’avions pas le temps de préparer le fourneaunécessaire à sa cuisson ; je fus donc forcé de me contenterd’une tranche rôtie sur les charbons, tranche, au reste, que jetrouvai excellente. Nous ne mangeâmes que la viande ; le painétait trop précieux : il ne nous en restait plus que quelqueslivres.

Cette halte, si courte qu’elle fût, avait faitgrand bien à tout le monde, et hommes et animaux étaient prêts àrepartir avec un nouveau courage, quand on s’aperçut que les rouesne tournaient plus : pendant notre station, une épaisse couchede glace avait emprisonné les moyeux, et il fallut la briser àcoups de marteau pour que les roues pussent faire leur office.Cette opération nous prit encore au moins une demi-heure ; ilétait près de midi lorsque nous nous remîmes en route.

Nous marchâmes trois heures sans accident, desorte que nous devions avoir fait, depuis notre premier départ,près de sept lieues, lorsque nous entendîmes comme un craquementsuivi d’un bruit pareil à celui que ferait un coup de sonnetterépété d’écho en écho : en même temps nous sentîmes passercomme un tourbillon de vent, et nous vîmes l’air obscurci d’unepoussière de neige. À ce bruit, Georges arrêta court savoiture : « Une avalanche ! » cria-t-il, etchacun resta muet, immobile et attendant. Puis, au bout d’uninstant, le bruit cessa, l’air s’éclaircit, et la rafale, comme unetrombe, continua son chemin, balayant la neige et renversant deuxsapins qui croissaient sur un roc à cinq cents pas au-dessous denous. Tous les voituriers poussèrent un cri de joie : car, sinous eussions été d’une demi-verste plus avancés seulement, nousétions enlevés dans l’ouragan ou engloutis par l’avalanche ;en effet, à une demi-verste d’où nous étions, nous trouvâmes lechemin encombré par la neige.

Ce n’était pas, à vrai dire, un spectacleimprévu car, dès que la trombe avait été aperçue, Georges m’avaitmanifesté la crainte qu’elle ne nous laissât cette trace de sonpassage. Nous n’en essayâmes pas moins, comme cette neige étaitlégère et friable, de percer au travers, et nous poussâmes leschevaux dessus ; mais les chevaux reculèrent comme si on leslançait sur un mur ; nous les piquâmes avec nos lances pourles forcer d’avancer, ils se cabrèrent tout debout, puisretombèrent les pieds de devant dans cette neige qui, leur entrantdans les yeux et dans les naseaux, les rendit furieux et les fitreculer. Il était inutile d’essayer de forcer le passage ; ilfallait faire une trouée.

Trois rouliers montèrent sur la plus haute desvoitures et un quatrième se hissa sur leurs épaules, afin dedominer l’obstacle. L’éboulement pouvait avoir une vingtaine depieds d’épaisseur ; le mal était donc moins grand qu’onn’aurait pu le croire d’abord : il y avait, en nous y mettanttous, pour deux ou trois heures de travail.

Le ciel était si couvert que, quoiqu’il fût àpeine quatre heures de l’après-midi, la nuit venait déjà, rapide etmenaçante. Cette fois, nous n’avions pas même le temps de nousconstruire le frêle abri d’une tente, et de plus, nous n’avionsaucun moyen de nous procurer du feu, puisque, aussi loin que la vuepouvait s’étendre, nous n’apercevions aucun arbre. Nous nousarrêtâmes donc à l’instant même ; nous rangeâmes nos chariotsen un arc dont l’éboulement faisait la corde et, dans cedemi-cercle, nous enfermâmes les chevaux et le télègue. Toutes cesprécautions étaient prises contre les loups qu’il n’était pluspossible, vu le manque de feu, de tenir à distance. À peineavions-nous fait ces dispositions que nous nous trouvâmes dansl’obscurité complète.

Il n’y avait guère moyen de songer àsouper ; cependant, nos rouliers mangèrent chacun un morceaude l’ours, paraissant trouver cette viande aussi bonne crue quecuite. Quant à moi, quelle que fût la faim que j’éprouvais, je nepus surmonter le dégoût que m’inspirait cette chair crue : jeme contentai donc de partager un pain avec Louise, puis j’offris madernière bouteille d’eau-de-vie ; mais Georges refusa au nomde tous ses camarades, disant qu’il fallait la conserver pour lestravailleurs.

Alors Louise, avec sa présence d’espritordinaire, me rappela qu’il y avait à notre berline de poste deuxlanternes que j’avais bien recommandé à Ivan de mettre dans latélègue. Je les en tirai aussitôt, et les trouvai toutes garnies deleurs bougies.

Ivan fit part à nos compagnons du trésor quenous venions de découvrir, il fut reçu avec des cris de joie. Cen’était pas un foyer qui pût écarter de nous les animaux de proie,mais c’était une lumière à l’aide de laquelle au moins nouspourrions être prévenus de leur approche. Les deux lanternes furentplacées au bout de deux perches enfoncées solidement dans laneige ; puis on alluma, et nous vîmes avec satisfaction queleur lueur, toute pâle qu’elle était, suffisait, grâce à l’éclat dela neige, pour éclairer dans une circonférence d’une cinquantainede pas les alentours de notre camp.

Nous étions dix hommes en tout ; deux seplacèrent en sentinelles sur les chariots, huit se mirent àtravailler pour percer l’éboulement. Depuis deux heures del’après-midi, le froid avait repris toute sa force, de sorte que laneige présentait déjà assez de solidité pour qu’on pût y creuser unpassage, quoiqu’elle ne fût pas assez compacte pour rendre cettebesogne aussi fatigante qu’elle l’eût été deux jours plus tard.J’avais préféré être du nombre des travailleurs, car j’avais penséque, forcé de me donner un mouvement continuel, je souffriraismoins du froid.

Pendant trois ou quatre heures, noustravaillâmes assez tranquillement et ce fut alors que moneau-de-vie, si heureusement ménagée par Georges, fit merveille.Mais, sur les onze heures du soir, un hurlement si prolongé et siproche se fit entendre, que nous nous arrêtâmes tous ; en mêmetemps, nous entendîmes la voix du vieux Georges que nous avionsplacé en sentinelle et qui nous appelait. Nous laissâmes notretravail aux trois quarts achevé et nous courûmes aux chariots, surlesquels nous montâmes. Il y avait déjà plus d’une heure qu’unedouzaine de loups étaient en vue ; mais, maintenus par lalumière de nos lanternes, ils n’osaient approcher et on les voyaitrôdant comme des ombres sur la limite de cette lumière, rentrantdans l’obscurité, puis reparaissant, puis disparaissant encore.Enfin, l’un d’eux s’était approché si près, et Georges, à sonhurlement, avait tellement bien compris qu’il ne tarderait pas às’approcher davantage encore, qu’il nous avait appelés.

J’avoue qu’au premier moment, je fusmédiocrement rassuré en voyant ces animaux monstrueux qui meparaissaient le double au moins de ceux d’Europe. Je n’en fis pasmoins bonne contenance, m’assurant que ma carabine, que je tenais àla main, et que mes pistolets, que j’avais à ma ceinture, étaientbien amorcés. Tout était en bon ordre et cependant, malgré lefroid, je sentis une sueur tiède me passer sur le visage.

Nos huit chariots, comme je l’ai dit,formaient l’enceinte demi-circulaire où étaient enfermés noschevaux, le télègue et Louise ; cette enceinte était protégéed’un côté par la paroi de la montagne, tranchée perpendiculairementà plus de quatre-vingts pieds, et de l’autre par l’éboulement, quifaisait sur nos derrières comme une espèce de rempart naturel.Quant à la ligne des chariots, elle était garnie comme les créneauxd’une ville assiégée ; chaque homme avait sa pique, sa hacheet son couteau, et Ivan et moi nous avions chacun une carabine etune paire de pistolets.

Nous restâmes ainsi pendant une demi-heure àpeu près, occupés des deux côtés à mesurer nos forces. Les loups,comme je l’ai dit, faisaient quelquefois des pointes dans lalumière comme pour s’enhardir, et cependant avec hésitation. Cettetactique de leur part avait cela de maladroit qu’elle nousfamiliarisait avec le danger ; quant à moi, une espèce defièvre avait succédé à ma crainte première, et j’étais impatient decette situation, qui était depuis longtemps déjà le danger sansêtre encore le combat. Enfin, un des loups s’approcha si près denous que je demandai à Georges s’il ne serait pas convenable de luienvoyer une balle pour le faire repentir de sa témérité.

– Oui, me dit-il, si vous êtes sûr de le tuerraide. Alors ses camarades s’amuseront à le manger, comme font leschiens dans un chenil ; il est vrai aussi, murmura-t-il entreses dents, qu’une fois qu’ils auront goûté du sang, ils serontcomme des démons.

– Ma foi, répondis-je, il me fait si beau jeuque je suis à peu près sûr de mon coup.

– Tirez donc, alors, dit Georges, car aussibien faut-il que cela finisse d’une façon ou de l’autre. Il n’avaitpas achevé que le coup de fusil était parti, et que le loup setordait sur la neige.

En même temps, et ainsi que l’avait prévuGeorges, cinq ou six loups, que nous n’apercevions que comme desombres, se précipitèrent dans le cercle de lumière, saisirent lemort, et l’entraînant avec eux, rentrèrent dans l’obscurité enmoins de temps qu’il n’en faut pour le dire.

Mais, quoique les loups fussent hors de vue,leurs hurlements redoublaient tellement qu’il était visible que latroupe augmentait en nombre. En effet, c’était une espèce d’appel àla curée, et tout ce qu’il y avait de ces animaux à deux lieues àla ronde était maintenant réuni en face de nous ; enfin leshurlements cessèrent.

– Entendez-vous nos chevaux ? me ditGeorges.

– Que font-ils ?

– Ils piétinent et hennissent : cela veutdire que nous nous tenions prêts.

– Mais je croyais les loups partis : ilsne rugissent plus.

– Non, ils ont fini et ils se pourlèchent.Eh ! tenez, les voilà ; attention, les autres !

En effet, huit à dix loups qui, dansl’obscurité, nous paraissaient gros comme des ânes, entrèrent toutà coup dans le cercle de lumière qui nous entourait puis, sanshésitation, sans hurlements, fondirent droit sur nous et, au lieud’essayer de passer sous nos voitures, bondirent bravement dessuspour nous attaquer en face. Cette attaque fut rapide comme lapensée et à peine avais-je eu le temps de les apercevoir que nousen étions déjà aux prises avec eux ; cependant, soit hasard,soit qu’ils eussent vu de quel point était parti le coup de feu,aucun n’attaqua mon chariot, de sorte que je pus juger du combatmieux que si j’y eusse pris une part directe.

À ma droite, le chariot qui était défendu parGeorges était attaqué par trois loups, dont l’un, à peine à portée,fut transpercé d’un coup de pique que lui lança le vieillard, etl’autre tué d’un coup de carabine que je lui tirai ; il n’enrestait donc plus qu’un et, comme je vis Georges lever sa hache surlui, je ne m’en inquiétai pas davantage et me retournai vers lechariot de gauche sur lequel était David.

Là, la chance était moins heureuse, quoiquedeux loups seulement l’eussent attaqué ; car David, on se lerappelle, était blessé à l’épaule gauche. Il avait bien frappé undes deux loups d’un coup de pique, mais le fer n’ayant atteint, àce qu’il paraît, aucune partie vitale, le loup avait mordu et briséle bois de la pique, de sorte que David s’était trouvé un instantn’avoir qu’un bâton dans la main. Au même instant, l’autre loups’était élancé et se cramponnait aux cordages, afin d’arriverjusqu’à David. Aussitôt je passai d’un chariot à l’autre et, aumoment où David tirait son couteau, je cassai la tête de sonantagoniste d’un coup de pistolet ; quant à l’autre, il seroulait sur la neige, rugissant avec fureur et mordant, sanspouvoir l’arracher, le bois de la pique, qui sortait de six à huitpouces de sa blessure.

Pendant ce temps, Ivan faisait merveille deson côté, et j’avais entendu un coup de carabine et deux coups depistolet qui m’annonçaient que nos adversaires étaient aussi bienreçus à mon extrême gauche qu’à ma gauche et à ma droite. En effet,au bout d’un instant, quatre loups traversèrent de nouveau lalumière, mais cette fois pour fuir ; et, chose étrange !alors deux ou trois de ceux que nous croyions morts ou blessésmortellement se dressèrent sur leurs pattes ; puis, tout en setraînant et en laissant derrière eux une large trace de sang,suivirent leurs compagnons et disparurent avec eux ; si bienque, tout compte fait, il ne resta que trois ennemis sur le champde bataille.

Je me retournai vers Georges, au bas duchariot duquel deux loups étaient gisants : c’était celuiqu’il avait transpercé d’un coup de pique et celui que j’avais tuéd’un coup de carabine.

– Rechargez vite, me dit-il, ce sont devieilles connaissances dont je sais toutes les allures ;rechargez vite, nous n’en serons pas quittes à si bon marché.

– Comment ! lui dis-je en mettant àl’instant même son conseil à exécution, vous croyez que nous nesommes pas encore débarrassés d’eux ?

– Écoutez-les, répondit Georges ; lesvoilà qui s’appellent ; et puis, tenez, tenez… et il étenditla main vers l’horizon.

En effet, aux hurlements rapprochés de nousrépondaient des hurlements lointains ; de sorte qu’il étaitévident que le vieux guide avait raison, et que cette premièreattaque n’était qu’une affaire d’avant-garde.

En ce moment je me retournai, et je vis luire,pareils à deux torches ardentes, les deux yeux d’un loup qui,parvenu sur la crête de l’éboulement, plongeait de là dans notrecamp. Je le mis en joue ; mais, au moment où le coup partait,il s’élançait au milieu des chevaux et tombait cramponné à la gorgede l’un d’eux. En même temps, deux ou trois de nos compagnons selaissèrent glisser à bas des chariots ; mais aussitôt la voixdu vieux Georges retentit :

– Il n’y a qu’un loup, cria-t-il, il ne fautqu’un homme ; tous les autres à leur poste… Et vous,ajouta-t-il en s’adressant à moi, rechargez vite, et tâchez de netirer qu’à coup sûr.

Deux hommes remontèrent sur les chariots et letroisième se glissa ventre à terre et son long couteau à la mainentre les pieds des chevaux, qui trépignaient de terreur et sejetaient comme des insensés contre les voitures qui lesenfermaient. Au bout d’un instant, je vis luire une lame quidisparut aussitôt ; alors le loup lâcha le cheval, qui sedressa tout sanglant sur ses pieds de derrière, tandis qu’à terreon voyait une masse informe se rouler sans qu’on pût distinguerl’homme du loup ni le loup de l’homme : c’était quelque chosede terrible. Au bout d’un instant, l’homme se releva : nouspoussâmes un cri de joie, nous avions tous le cœur oppressé.

– David, dit le lutteur en se secouant, viensm’aider à enlever cette charogne : tant qu’elle sera dansl’enceinte, il n’y aura pas moyen de tenir les chevaux.

David descendit, traîna le loup jusqu’auchariot où était son père, et le souleva avec l’aide de soncompagnon. Georges alors le prit par les pattes de derrière, commeil eût pu faire d’un lièvre et, le tirant à lui, le jeta en dehorsdu cercle avec les deux ou trois qui étaient déjà gisants ;puis, se retournant vers le voiturier qui s’était assis à terretandis que David remontait sur sa voiture :

– Eh bien ! Nicolas, lui dit-il, neremontes-tu pas à ton poste ?

– Non, vieux Georges, non, dit le voiturier,je crois que j’ai mon compte.

– Eugène ! me cria Louise, Eugène !venez donc m’aider à panser ce pauvre homme : il perd tout sonsang. Je tendis ma carabine à Georges, je sautai à bas du chariotet je courus au blessé.

Effectivement, il avait une partie de lamâchoire emportée, et le sang coulait abondamment d’une large plaiequ’il avait au cou. Je pris une poignée de neige et je l’appliquaisur la blessure, sans savoir si je faisais bien ou mal. Le patient,saisi par le froid, jeta un cri et s’évanouit : je crus qu’ilétait mort.

– Oh mon Dieu ! s’écria Louise,pardonnez-moi, car c’est moi qui suis cause de tout cela.

– À nous, Excellence ! à nous ! criaGeorges, voilà les loups ! Je laissai le blessé aux soins deLouise, et je remontai vivement sur mon chariot.

Cette fois, je ne pus suivre aucun détail, carj’eus assez à faire pour mon propre compte sans m’occuper desautres. Nous étions attaqués par vingt loups au moins ; jedéchargeai l’un après l’autre mes deux pistolets à bout portant,puis je saisis une hache que Georges me tendait. Mes pistoletsdéchargés n’étaient plus bons à rien : je les passai dans maceinture, et je me mis à jouer de mon mieux de l’instrument dontj’étais armé.

Le combat dura près d’un quart d’heure ;pendant ce quart d’heure, quelqu’un qui eût assisté à cette lutteeût eu, certes, sous les yeux un des spectacles les plus terriblesqui se puissent voir. Enfin, au bout d’un quart d’heure, j’entendispousser sur toute notre ligne un grand cri de victoire ; jefis un dernier effort. Un loup s’était cramponné aux cordages demon chariot afin de parvenir jusqu’à moi ; je lui déchargeaiun coup terrible sur la tête, et quoique la hache glissât sur l’osdu crâne, elle lui fit une si profonde blessure à l’épaule qu’illâcha prise et retomba en arrière.

Alors, comme la première fois, nous vîmes lesloups faire retraite, repasser en hurlant dans l’espace éclairé,puis disparaître dans les ténèbres ; mais cette fois pour neplus revenir.

Chacun de nous alors jeta un regard silencieuxet morne autour de lui ; trois de nos hommes étaient plus oumoins blessés, et sept ou huit loups étaient gisants çà etlà : il était évident que, sans le moyen que nous avionstrouvé d’éclairer le champ bataille, nous eussions probablement ététous dévorés.

Le péril même que nous venions de courir nousfaisait plus vivement encore sentir la nécessité de gagner vivementla plaine. Qui pouvait prévoir les nouveaux dangers qu’amènerait laprochaine nuit, si nous étions forcés de la passer dans lamontagne ?

Nous plaçâmes donc nos blessés en sentinellessur les chariots après avoir bandé leurs plaies car, quoiqu’il fûtprobable, ainsi que l’annonçaient les hurlements de plus en pluséloignés des fuyards, que nous étions décidément débarrassés d’eux,il eût été imprudent de ne point nous tenir toujours sur nosgardes ; cette précaution prise, nous nous remîmes à creusernotre galerie.

Au point du jour, l’éboulement était percé depart en part.

Alors Georges donna l’ordre d’atteler. Quatrede nos voituriers s’occupèrent de ce soin, tandis que les quatreautres dépouillaient les loups morts, dont les fourrures, surtout àl’époque où nous étions, avaient une certaine valeur ; mais aumoment de partir, on s’aperçut que le cheval qui avait été morduétait trop grièvement blessé pour continuer la route.

Alors le voiturier auquel il appartenaitm’emprunta un de mes pistolets et, le conduisant dans un coin, illui cassa la tête.

Cette exécution faite, nous nous remîmes enroute en silence et tristement. Nicolas était toujours dans un étatpresque désespéré, et Louise, qui l’avait pris sous sa protection,l’avait fait mettre près d’elle dans le traîneau ; les autresétaient couchés sur leurs voitures ; quant à nous, nousmarchâmes à pied près des attelages.

Au bout de trois ou quatre heures de marche,pendant lesquelles les voitures faillirent vingt fois êtreprécipitées, nous arrivâmes à un petit bois que les voituriersreconnurent avec une grande joie, car il n’était distant que detrois ou quatre heures du premier village que l’on rencontre sur leversant asiatique de l’Oural : nous nous arrêtâmes donc et,comme le besoin de repos était général, Georges ordonna de fairehalte.

Chacun mit la main à l’œuvre, même lesblessés : en dix minutes les chevaux furent dételés, trois ouquatre sapins abattus, et un grand feu allumé. Cette fois encore,l’ours fit les frais du repas, mais comme nous ne manquions pas decharbon pour le faire griller, tout le monde en mangea, mêmeLouise.

Puis, comme chacun avait hâte de sortir de cesmontagnes maudites, nous nous remîmes en route aussitôt le repas denos chevaux et le nôtre terminés. Après une heure et demie demarche, nous aperçûmes au détour d’une colline plusieurs colonnesde fumée qui semblaient sortir de la terre : c’était levillage tant désiré que plus d’un d’entre nous avait cru ne jamaisatteindre, et dans lequel nous entrâmes enfin vers les quatreheures du soir.

Il n’y avait qu’une mauvaise auberge dont, entoute autre circonstance, je n’aurais pas voulu pour servir dechenil à mes chiens, et qui pourtant nous sembla un palais.

Le lendemain, en partant, nous laissâmes cinqcents roubles à Georges, en le priant de les partager entre lui etses camarades.

Chapitre 24

 

À partir de ce moment, tout alla bien, carnous nous trouvions dans ces vastes plaines de la Sibérie quis’étendent jusqu’à la mer Glaciale, sans qu’on rencontre une seulemontagne qui mérite le nom de colline. Grâce à l’ordre dont Ivanétait porteur, les meilleurs chevaux étaient pour nous ; puisla nuit, de peur d’accidents pareils à ceux dont nous avions failliêtre victimes, des escortes de dix ou douze hommes armés decarabines ou de lances nous accompagnaient galopant aux deux côtésde notre traîneau. Nous traversâmes ainsi Ekaterinbourg sans nousarrêter à ses magnifiques magasins de pierreries qui la fontétinceler comme une ville magique, et qui nous semblaient d’autantplus fabuleux que nous sortions d’un désert de neige où, pendanttrois jours, nous n’avions pas trouvé l’abri d’une chaumière, puisTioumen, où commence véritablement la Sibérie ; enfin nousentrâmes dans la vallée du Tobol et, sept jours après être sortisdes terribles monts Ourals, nous entrions à la nuit tombante dansla capitale de la Sibérie.

Nous étions écrasés de fatigue, et cependantLouise, soutenue par le sentiment de son amour qui croissait àmesure qu’elle se rapprochait de celui qui en était l’objet, nevoulut s’arrêter que le temps de prendre un bain. Vers les deuxheures du matin, nous repartîmes pour Koslovo, petite ville situéesur l’Irtych, et qui avait été fixée pour résidence à une vingtainede prisonniers au nombre desquels, comme nous l’avons dit, setrouvait le comte Alexis.

Nous descendîmes chez le capitaine commandantle village et là, comme partout, l’ordre de l’Empereur fit soneffet. Nous nous informâmes du comte ; il était toujours àKoslovo, et sa santé était aussi bonne qu’on pouvait le désirer. Ilétait convenu avec Louise que je me présenterais d’abord à lui,afin de le prévenir qu’elle était arrivée. Je demandai enconséquence, pour le voir, au gouverneur une permission qui me futaccordée sans difficulté. Comme je ne savais pas où résidait lecomte et que je ne parlais pas la langue du pays, on me donna unCosaque pour me conduire.

Nous arrivâmes dans un quartier du villagefermé par de hautes palissades, dont toutes les issues étaientgardées par des sentinelles, et qui se composait d’une vingtaine demaisons à peu près. Le Cosaque s’arrêta à l’une d’elles et me fitsigne que c’était là. Je frappai avec un battement de cœur étrangeà cette porte, et j’entendis la voix d’Alexis qui répondait :« Entrez. » J’ouvris la porte, et je le trouvai couchétout habillé sur son lit, un bras pendant et un livre tombé près delui.

Je restai sur le seuil, le regardant et luitendant les bras, tandis que lui se soulevait étonné, hésitant à mereconnaître.

– Eh bien ! oui, c’est moi, luidis-je.

– Comment ! vous ! vous !

Et il bondit de son lit et me jeta les brasautour du cou ; puis reculant avec une espèce deterreur :

– Grand Dieu ! s’écria-t-il, et vousaussi seriez-vous exilé et serais-je assez malheureux pour êtrecause ?…

– Rassurez-vous, lui dis-je, je viens ici enamateur.

Il sourit amèrement.

– En amateur au fond de la Sibérie, à neufcents lieues de Saint-Pétersbourg ! Expliquez-moi cela… ouplutôt… avant tout… pouvez-vous me donner des nouvelles deLouise ?

– D’excellentes et de toutes fraîches, je laquitte.

– Vous la quittez ! vous la quittez il ya un mois ?

– Il y a cinq minutes.

– Mon Dieu ! s’écria Alexis en pâlissant,que me dites-vous là ?

– La vérité.

– Louise ?…

– Est ici.

– Ô saint cœur de femme ! murmura-t-il enlevant les mains au ciel, tandis que deux grosses larmes roulaientsur ses joues. Puis, après un instant de silence, pendant lequel ilparaissait remercier Dieu :

– Mais où est-elle ? demanda-t-il.

– Chez le gouverneur, répondis-je.

– Courons alors.

Puis s’arrêtant :

– Je suis fou ! reprit-il ; j’oublieque je suis parqué et que je ne puis sortir de mon parc sans lapermission du brigadier. Mon cher ami, ajouta-t-il, allez chercherLouise, que je la voie, que je la serre dans mes bras ou plutôtrestez, cet homme ira. Pendant ce temps, nous parlerons d’elle.

Et il dit quelques mots au Cosaque, qui sortitpour s’acquitter de sa commission. Pendant ce temps, je racontai àAlexis tout ce qui s’était passé depuis son arrestation : larésolution de Louise, comment elle avait tout vendu, de quellefaçon cette somme lui avait été volée, son entrevue avecl’Empereur, la bonté de celui-ci pour elle, notre départ deSaint-Pétersbourg, notre arrivée à Moscou, de quelle façon nous yavions été reçus par sa mère et par ses sœurs qui s’étaientchargées de son enfant ; puis notre départ, nos fatigues, nosdangers ; le passage terrible à travers les monts Ourals,enfin notre arrivée à Tobolsk et à Koslovo. Le comte écouta cerécit comme on fait d’une fable, me prenant de temps en temps lesmains et me regardant en face pour s’assurer que c’était bien moiqui lui parlais et qui étais là devant lui ; puis, avecimpatience il se levait, allait à la porte et, ne voyant personnevenir, il se rasseyait, me demandant de nouveaux détails que je neme lassais pas plus de répéter que lui d’entendre. Enfin la portes’ouvrit, et le Cosaque reparut seul.

– Eh bien ? lui demanda le comte enpâlissant.

– Le gouverneur a répondu que vous deviezconnaître la défense faite aux prisonniers.

– Laquelle ?

– Celle de recevoir des femmes. Le comte passala main sur son front, et retomba assis sur son fauteuil. Jecommençai à craindre moi-même, et je regardais le comte, dont levisage trahissait tous les sentiments violents qui se heurtaientdans son âme. Au bout d’un moment de silence, il se retourna versle Cosaque.

– Pourrais-je parler au brigadier ?dit-il.

– Il était chez le gouverneur en même tempsque moi.

– Veuillez l’attendre à sa porte et le prierde ma part d’avoir la bonté de passer chez moi.

Le Cosaque s’inclina et sortit.

– Ces gens obéissent cependant, dis-je aucomte.

– Oui, par habitude, répondit celui-ci ensouriant. Mais comprenez-vous quelque chose de pareil et de plusterrible ? elle est là, à cent pas de moi ; elle a faitneuf cents lieues pour me rejoindre, et je ne puis lavoir !

– Mais sans doute, lui dis-je, c’est quelqueerreur, quelque consigne mal interprétée, on reviendra là-dessus.Alexis sourit d’un air de doute.

– Eh bien ! alors, nous nous adresseronsà l’Empereur.

– Oui, et la réponse arrivera dans troismois ; et pendant ce temps… Vous ne savez pas ce que c’est quece pays, mon Dieu !

Il y avait dans les yeux du comte un désespoirqui m’effraya.

– Eh bien ! s’il le faut, repris-je ensouriant, pendant ces trois mois je vous tiendrai compagnie ;nous parlerons d’elle, cela vous fera prendre patience : puis,d’ailleurs, le gouverneur se laissera toucher, ou bien il fermerales yeux.

Alexis me regarda en souriant à son tour.

– Ici, voyez-vous, me dit-il, il ne fautcompter sur rien de tout cela. Ici, tout est de glace comme le sol.S’il y a un ordre, l’ordre sera exécuté, et je ne la verraipas.

En ce moment le brigadier entra.

– Monsieur ! s’écria Alexis en s’élançantau-devant de lui, une femme, par un dévouement héroïque, sublime, aquitté Saint-Pétersbourg pour me rejoindre ; elle arrive, elleest ici, après mille dangers courus ; et cet homme me dit queje ne puis la voir… il se trompe sans doute ?

– Non, Monsieur, répondit froidement lebrigadier ; vous savez bien que les prisonniers ne peuventcommuniquer avec aucune femme.

– Et cependant, Monsieur, le princeTroubetskoï a obtenu la permission qu’on me refuse ; est-ceparce qu’il est prince ?

– Non, Monsieur, répondit le brigadier :c’est parce que la princesse est sa femme.

– Et si Louise était ma femme, s’écria lecomte, on ne s’opposerait donc point à ce que je larevisse ?

– Aucunement, Monsieur.

– Oh ! s’écria le comte comme soulagéd’un grand fardeau. Puis après un instant :

– Monsieur, dit-il au brigadier, voulez-vousbien permettre au pope de me venir parler ?

– Il va être prévenu dans un instant, dit lebrigadier.

– Et vous, mon ami, continua le comte en meserrant les mains, après avoir servi de compagnon et de défenseur àLouise, voudrez-vous bien lui servir de témoin et depère ?

Je lui jetai les bras autour du cou et jel’embrassai en pleurant ; je ne pouvais prononcer une seuleparole.

– Allez retrouver Louise, reprit le comte, etdites-lui que nous nous reverrons demain.

En effet, le lendemain, à dix heures du matin,Louise, conduite par moi et par le gouverneur, et le comte Alexis,suivi du prince Troubetskoï et de tous les autres exilés, entraientchacun par une porte de la petite église de Koslovo, venaients’agenouiller en silence devant l’autel, et là échangeaient entreeux leur premier mot.

C’était le oui solennel qui les liait à jamaisl’un à l’autre. L’Empereur, par une lettre particulière adressée augouverneur, et que lui avait remise Ivan à notre insu, avaitordonné que le comte ne reverrait Louise qu’à titre de femme.

Le comte, comme on le voit, avait étéau-devant des désirs de l’Empereur.

En revenant à Saint-Pétersbourg, je trouvaides lettres qui me rappelaient impérieusement en France.

C’était au mois de février : la mer parconséquent était fermée, mais le traînage étant parfaitementétabli, je n’hésitai point à partir par cette voie.

Je me décidai d’autant plus facilement àquitter la ville de Pierre le Grand que, quoique malgré mon absencesans congé l’Empereur eût eu la bonté de ne point me faireremplacer à mon corps, j’avais perdu par la conspiration même unepartie de mes élèves, et que je ne pouvais m’empêcher de regretterces pauvres jeunes gens, si coupables qu’ils fussent.

Je repris donc la route que j’avais suivie envenant, il y avait dix-huit mois, et je traversai de nouveau, maiscette fois sur un vaste tapis de neige, la vieille Moscovie et unepartie de la Pologne.

Je venais d’entrer dans les États de SaMajesté le roi de Prusse, lorsqu’en mettant le nez hors de montraîneau j’aperçus, à mon grand étonnement, un homme d’unecinquantaine d’années, grand, mince, sec, portant habit, gilet etculotte noirs, chaussé d’escarpins à boucles, coiffé d’un claque,serrant sous son bras gauche une pochette et faisant voltiger de samain droite un archet, comme il eût fait d’une badine. Le costumeme paraissait si étrange et le lieu si singulier pour se promenersur la neige par un froid de vingt-cinq à trente degrés que,croyant d’ailleurs m’apercevoir que l’inconnu me faisait dessignes, je m’arrêtai pour l’attendre. À peine me vit-il à l’ancrequ’il allongea le pas, mais toujours sans précipitation et avec unecertaine dignité toute pleine de grâce. À mesure qu’il serapprochait, je croyais reconnaître le pauvre diable : bientôtil fut assez près de moi pour que je n’eusse plus de doute. C’étaitmon compatriote que j’avais rencontré à pied sur la grande route,en entrant à Saint-Pétersbourg, et que je rencontrais dans le mêmeéquipage, mais dans des circonstances bien autrement graves.Lorsqu’il fut à deux pas de mon traîneau, il s’arrêta, ramena sespieds à la troisième position, passa son archet sous les cordes deson violon, et prenant avec trois doigts le haut de sonclaque :

– Monsieur, me dit-il en me saluant danstoutes les règles de l’art chorégraphique, sans indiscrétion,pourrais-je vous demander dans quelle partie du monde je metrouve ?

– Monsieur, lui répondis-je, vous vous trouvezun peu au-delà du Niémen, à quelque trentaine de lieues deKoenisberg ; vous avez à votre gauche Friedland et à votredroite la Baltique.

– Ah ! ah ! fit mon interlocuteurvisiblement satisfait de ma réponse qui lui arrivait en terrecivilisée.

– Mais, à mon tour, Monsieur, continuai-je,sans indiscrétion, pouvez-vous me dire comment il se fait que vousvous trouviez dans cet équipage, à pied, en bas de soie noire, leclaque en tête et le violon sous le bras, à trente lieues de toutehabitation, et par un froid pareil ?

– Oui, c’est original, n’est-ce pas ?Voilà l’affaire. Vous m’assurez que je suis hors de l’empire de SaMajesté le tsar de toutes les Russies ?

– Vous êtes sur les terres du roiFrédéric-Guillaume.

– Eh bien ! il faut vous dire, Monsieur,que j’avais le malheur de donner des leçons de danse à presque tousles malheureux jeunes gens qui avaient l’infamie de conspirercontre la vie de Sa Majesté. Comme j’allais, pour exercer mon art,régulièrement des uns chez les autres, ces imprudents mechargeaient de lettres criminelles, que je remettais, Monsieur, jevous en donne ma parole d’honneur, avec la même innocence que sic’eut été tout simplement des invitations de dîner ou de bal :la conspiration éclata, comme vous le savez peut-être.

Je fis signe de la tête que oui.

– On sut, je ne sais comment, le rôle que j’yavais joué, si bien, Monsieur, que je fus mis en prison. Le casétait grave, car j’étais complice de non-révélation. Il est vraique je ne savais rien et que, par conséquent, vous comprenez, je nepouvais rien révéler. Ceci est palpable, n’est-ce pas ?

Je fis signe de la tête que j’étaisparfaitement de son avis.

– Eh bien ! tant il y a, Monsieur, qu’aumoment où je m’attendais à être pendu, on m’a mis dans un traîneaufermé, où j’étais fort bien du reste, mais d’où je ne sortais quedeux fois par jour pour mes besoins naturels, tels que déjeuner,dîner.

Je fis signe de la tête que je comprenais fortbien.

– Bref, Monsieur, il y a un quart d’heure quele traîneau, après m’avoir déposé dans cette plaine, est reparti augalop, oui, Monsieur, au galop, sans me rien dire, ce qui n’est paspoli, mais aussi sans me demander de pourboire, ce qui est fortgalant. Enfin je me croyais à Tobolsk, par-delà les monts Ourals.Monsieur, vous connaissez Tobolsk ?

Je fis signe de la tête que oui.

– Eh ! point du tout, je suis en payscatholique, luthérien, veux-je dire ; car vous n’ignorez pas,Monsieur, que les Prussiens suivent le dogme de Luther ?

Je fis signe de la tête que ma science allaitjusque-là.

– Si bien, Monsieur, qu’il ne me reste plusqu’à vous demander pardon de vous avoir dérangé, et à m’informerauprès de vous quels sont les moyens de transport de ce bienheureuxpays.

– De quel côté allez-vous, Monsieur ?

– Monsieur, je désire aller en France. On m’alaissé mon argent, Monsieur ; je vous dis cela, parce que vousn’avez pas l’air d’un voleur. On m’a laissé mon argent, dis-je, etcomme je n’ai qu’une petite fortune, douze cents livres de rentes àpeu près, Monsieur, il n’y a pas de quoi rouler carrosse, mais,avec de l’économie, on peut vivre de cela. Donc, je voudraisretourner en France pour manger tranquillement mes douze centslivres loin de toutes les vicissitudes humaines et caché à l’œildes gouvernements. C’est donc pour la France, Monsieur, c’est doncpour rentrer dans ma patrie, que je vous demanderai quels sont, àvotre connaissance, les moyens de transport les moins… les moinsdispendieux.

– Ma foi, mon cher vestris, lui dis-je enchangeant de ton car je commençais à prendre pitié du pauvre diablequi, tout en conservant son sourire et sa position chorégraphique,commençait à trembler de tous ses membres, en fait de moyens detransport, j’en ai un bien simple et bien facile, si vousvoulez.

– Lequel, Monsieur ?

– Et moi aussi je retourne en France, dans mapatrie. Montez avec moi dans mon traîneau, et je vous déposerai, enarrivant à Paris, sur le boulevard Bonne-Nouvelle, comme je vous aidéposé, en arrivant à Saint-Pétersbourg, à l’hôteld’Angleterre.

– Comment ! c’est vous, mon cher monsieurGrisier[8] ?

– Moi-même, pour vous servir ; mais neperdons pas de temps. Vous êtes pressé, et moi aussi : voilàla moitié de mes fourrures. Là, bien, réchauffez-vous.

– Le fait est que je commençais à merefroidir. Ah !…

– Mettez votre violon quelque part. Il y a dela place.

– Non, merci ; si vous le permettez, jele porterai sous mon bras.

– Comme vous voudrez. Postillon, enroute !

Et nous repartîmes au galop. Neuf jours après,heure pour heure, je déposais mon compagnon de voyage en face dupassage de l’Opéra. Je ne l’ai jamais revu depuis.

Quant à moi, comme je n’avais pas eu l’espritde faire ma fortune, je continuai de donner des leçons. Dieu a bénimon art, et j’ai force élèves dont pas un seul n’a été tué enduel.

Ce qui est le plus grand bonheur que puisseespérer un maître d’armes.

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