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Le Maître de la Terre

Le Maître de la Terre

de Robert Hugh Benson

Ce jour suprême ne viendra point sans que se soit produite, auparavant, une grande apostasie, et sans qu’on ait vu paraître l’Homme de Péché.

(Saint Paul, IIe épître auxThessaloniciens, II, 3.)

Avant-propos du traducteur

L’édition anglaise de ce livre est précédée d’une « Note de l’Éditeur » et d’une Préface de l’auteur, toutes deux très courtes. La « Note » nous avertit que le Maître de la Terre est « une parabole,illustrant la crise religieuse qui, suivant toute vraisemblance, se produira dans un siècle, ou même plus tôt encore, si les lignes de nos controverses d’aujourd’hui se trouvent prolongées indéfiniment ; […] car celles-ci ne peuvent manquer d’aboutir à la formation de deux camps opposés, le camp du Catholicisme et le camp de l’Humanitarisme, et l’opposition de ces deux camps, à son tour, ne peut manquer de prendre la forme d’une lutte légale, avec menace d’effusion de sang pour le parti vaincu ». Et voici maintenant, traduite tout entière, la Préface deM. Robert-H. Benson :

« Je me rends bien compte que ce livre est, à un très haut point, un roman d’aventures, et que,de ce fait, – comme aussi sous maints autres rapports, – il est sujet à des objections et critiques sans nombre. Mais c’est que je n’ai point découvert de meilleur moyen, pour exprimer, sous la forme d’un roman, les principes que j’avais à cœur d’exprimer (et que je crois passionnément être vrais), que de les pousser jusqu’à leur limite extrême, – ce qui devait, fatalement, les faire paraître sensationnels. Du moins ai-je toujours tâché à ne point crier trop haut, et à garder, autant que possible,considération et respect pour les opinions opposées aux miennes.Quant à savoir si j’y ai réussi, c’est une autre question, et àlaquelle je me garderai bien de vouloir répondre. »

Ces deux citations ont assez de quoi définirl’objet du Maître de la Terre, et les motifs dont s’estinspiré l’auteur en l’écrivant, pour que le traducteur français setrouve dispensé d’y rien ajouter. Je dirai seulement queM. Robert-Hugh Benson est aujourd’hui, sans aucun doute, lepremier des romanciers catholiques de son pays, – ou, peut-êtremême, de toute l’Europe, depuis la mort de notre cher et grand J.K. Huysmans, – et que jamais encore autant que dans son Maîtrede la Terre il n’a fait voir, réunis et fondus en un ensemblevivant, ses dons précieux de conteur, de peintre, et de philosophe.Il a, d’ailleurs, apporté, à la forme littéraire et au style de sondernier roman, un soin que je crains que le lecteur français nepuisse guère apprécier, encore que je me sois efforcé de mon mieuxà en garder un reflet dans ma traduction ; et c’estexpressément pour la présente édition française du Maître de laTerre qu’il a écrit quelques-unes des plus belles pages des deuxderniers chapitres, – ce dont il faut que je lui affirme ici,publiquement, ma reconnaissance.

Teodor de Wyzewa

Prologue

– Laissez-moi d’abord me recueillir unmoment ! dit le vieillard, en se rejetant au fond de sonfauteuil.

Les trois hommes étaient assis dans unechambre de dimensions moyennes, très silencieuse, et aménagée avecl’extrême bon sens de l’époque. Elle n’avait ni fenêtres niporte ; car, depuis soixante ans déjà, les hommes, dans lemonde entier, s’étant avisés que l’espace n’est point borné à lasurface du globe, avaient commencé à se créer des demeuressouterraines. La maison du vieux M. Templeton se trouvait àquinze mètres environ sous le niveau des quais de la Tamise, dansune situation justement considérée comme fort commode : levieillard, en effet, n’avait à faire qu’une centaine de pas pouratteindre la gare du second Cercle central des Automobiles, et undemi-kilomètre pour arriver à la station des Bateaux Volants deBlack Friars. Cependant, âgé de plus de quatre-vingt-dix ans, il nesortait plus guère de chez lui.

La chambre où il recevait ses deux visiteursétait toute recouverte du délicat émail de jade vert prescrit parle Comité de l’Hygiène ; elle était éclairée de la lumièresolaire artificielle qu’avait découverte le grand Reuter, quaranteans auparavant ; sa couleur était fraîche et plaisante,absolument comme celle d’un bois au printemps ; et leclassique calorifère grillagé, qui l’échauffait et la ventilait, lamaintenait invariablement à la température de dix-huit degréscentigrades.

M. Templeton était un homme simple, secontentant de vivre comme avait vécu son père, avant lui. Lemobilier de sa chambre, notamment, était un peu suranné, à la foisdans son exécution et dans son dessin tout construit, pourtant,d’après le système moderne des meubles en émail absestosdoux, sur armature de fer, indestructibles, plaisants au toucher,et imitant à merveille les variétés de bois les plus délicates.Quelques étagères, chargées de livres, s’alignaient des deux côtésde la cheminée électrique, à piédestal de bronze, devant laquelleétaient assis les trois hommes ; et dans deux des coins de lapièce attendaient les ascenseurs hydrauliques, dont l’un conduisaitaux chambres à coucher, l’autre à la grande antichambre accédantsur le quai.

Le P. Percy Franklin, l’aîné des deuxvisiteurs, était un homme de figure originale et attirante. À peineâgé de trente-cinq ans, il avait des cheveux d’un blanc de neige.Ses yeux gris, sous leurs sourcils noirs, avaient un éclat étrange,ardemment passionné : mais son nez et son menton proéminents,ainsi que la coupe très nette de ses lèvres, rassuraientl’observateur sur sa maîtrise de soi et sa volonté. C’était un deces hommes que l’on ne peut rencontrer, au passage, sans éprouverle besoin de les dévisager.

Son collègue et ami le P. Francis, assis del’autre côté de la cheminée, se rapprochait beaucoup plus du typemoyen : malgré l’expression fine et intelligente de ses grandsyeux bruns, l’ensemble de ses traits dénotait un caractère manquantd’énergie ; et l’on devinait même, dans le mouvement de seslèvres, dans la façon dont il tenait ses paupières à demi baissées,une certaine tendance à la rêverie sans objet.

Quant à M. Templeton, c’était, toutbonnement, un très vieil homme, avec un vigoureux visage tout ridé,– entièrement ras, d’ailleurs, comme l’étaient alors tous lesvisages du monde. Il reposait doucement dans l’ample fauteuil,appuyé sur ses coussins d’eau chaude, une couverture étalée sur sesjambes.

Enfin il parla, s’adressant d’abord à Percy,qui s’était assis à sa gauche.

– Eh ! bien, dit-il, c’est une trèsgrosse affaire, pour moi, de me rappeler avec précision des chosesaussi lointaines ; mais voici, du moins, comment je mereprésente l’enchaînement des faits ! En Angleterre, lapremière alarme sérieuse qu’ait éprouvée notre vieux particonservateur lui est venue de l’élection du fameux « Parlementdu Travail », en 1917. Cette élection nous a prouvé combienprofondément l’hervéisme avait, désormais, imprégné toutel’atmosphère sociale. Certes, il y avait eu déjà nombre dethéoriciens socialistes, auparavant : mais aucun n’était alléaussi loin que Gustave Hervé, surtout pendant les dernières annéesde sa vie, ni n’avait obtenu autant de résultats. Cet Hervé, commepeut-être vous l’aurez lu dans les manuels d’histoire, enseignaitle matérialisme et le socialisme absolus, et poussait à l’extrêmetoutes leurs conséquences logiques. Le patriotisme, d’après lui,était un dernier vestige de la barbarie ; et le plaisir, lasatisfaction aussi complète que possible de tous les besoinsprésents, constituait l’unique bien et l’unique devoir. Et d’abord,naturellement, tout le monde s’était moqué de lui. Dans notreparti, surtout, on soutenait que, sans une religion, sans une forteorganisation politique et militaire, ce serait chose impossible decontraindre les hommes à conserver un ordre social, même le plusélémentaire. Mais on se trompait, apparemment, et Hervé n’avait quetrop raison. Après la ruine définitive de l’Église de France, audébut du siècle, et les massacres populaires de 1914, labourgeoisie du monde entier se mit sérieusement à un travail deréorganisation ; et c’est alors que commença l’extraordinairemouvement dont nous voyons aujourd’hui les effets, un mouvement quitendait à supprimer toute distinction de patries ou de classessociales, après avoir supprimé toute institution militaire. C’étaitla franc-maçonnerie – ai-je besoin de vous le dire ? – quidirigeait tout ce mouvement. Né en France, celui-ci s’étenditbientôt à l’Allemagne, où déjà l’influence du socialismemarxiste…

– Oui, monsieur, – interrompitrespectueusement Percy, – mais c’est surtout l’histoire desévénements en Angleterre…

– L’Angleterre ! Eh ! bien,voici ! Donc, en 1917, le Parti du Travail parvint au pouvoir,et ce fut le début réel du communisme. Cela se passait à un momentdont je n’ai pu, moi-même, garder aucun souvenir personnel :mais je sais que c’est toujours de cette période que mon pèredatait l’origine de l’état de choses nouveau. Je m’étonne,seulement, que la réforme n’ait point marché plus vite : jesuppose qu’il restait encore, chez nous, un grand fonds de l’ancienlevain tory. C’est à cette date que le Times acessé de paraître : mais chose étrange, ce n’est qu’en 1935que la Chambre des Lords, depuis longtemps dépouillée de touteimportance, a été supprimée officiellement. Quant à l’ÉgliseÉtablie, elle avait cessé d’exister dès 1929. Car il faut vous direque les « ritualistes », – comme s’appelaient ceux qui,parmi les Anglicans, continuaient à avoir besoin d’un dogme définiet d’un culte, – après un effort désespéré pour amener à leur causele Parti du Travail, revinrent en masse à l’Église catholique, à lasuite de la « Convocation » anglicane de 1919, où futdécidément abandonné le Credo de Nicée. Tout le reste del’Église anglicane, d’autre part, se fondit dans ce qu’on appelaitl’Église Libre ; et cette Église Libre ne réclamait, au total,qu’une simple adhésion de sentiment. La Bible, dorénavant, avaitcomplètement cessé d’être tenue pour une autorité digne de quelquefoi ; les nouveaux assauts de la science allemande, vers 1920,avaient achevé de ruiner son crédit, aux yeux de tout ce quin’était point catholique ; et mon père m’a souvent assuré que,dès les premières années du siècle, la divinité du Christ n’avaitplus eu, pour les protestants du monde entier, qu’une valeurpurement verbale.

« L’Église catholique, pendant quelquetemps, fit alors des progrès extraordinaires. Tous les espritsreligieux s’étaient ralliés au catholicisme, tandis que la grandemasse des hommes rejetaient absolument le surnaturel, etdevenaient, jusqu’au dernier, matérialistes et communistes.Malheureusement, ce ne fut qu’un feu de paille. Vers 1940, à laclôture du Concile du Vatican, – ouvert au dix-neuvième siècle, etqui, jusque-là, n’avait jamais été dissous – nous perdîmes un grandnombre d’adhérents. Mais, surtout, il y eut l’incessant progrès descommunistes. Jamais vous ne sauriez vous imaginer l’émotionuniverselle qui s’empara de la nation lorsque, en 1947, fut voté etpromulgué le Bill des Industries nécessaires. Bien deshommes de notre parti, il est vrai, étaient persuadés que cettenationalisation des principaux métiers allait marquer la fin detoute entreprise : mais, comme vous ne l’ignorez pas, il n’enfut rien. Au fond, la nation entière désirait cette réforme, sansen avoir nettement conscience, et surtout depuis le moment où l’onavait municipalisé les chemins de fer. Puis vint la réorganisationdes retraites ouvrières et des pensions de vieillards ; etvous pouvez bien penser quel surcroît de puissance en ont retiréles communistes. Puis ce furent le bill de réforme desprisons, et l’abolition de la peine de mort ; puis la loidéfinitive de 1959 sur l’enseignement, interdisant touteinstruction religieuse dans les écoles ; puis l’abolitioneffective de l’héritage, supprimant tout ce qui s’était conservé del’ancien système.

– Et comment avons-nous fait pour noustenir à l’écart de la grande guerre de l’Europe avecl’Orient ? demanda Percy.

– Oh ! ceci serait une longuehistoire ; en un mot, c’est l’Amérique qui nous aretenus ; et, du même coup, nous avons perdu l’Inde etl’Australie. Mais notre ministre Braithwaite, très habilement, aréparé cette perte en nous obtenant, une fois pour toutes, leprotectorat de l’Afrique. Au reste, nous verrons mieux tout celasur la carte !

Percy, pendant quelques instants, considérasilencieusement la grande carte géographique que le vieillardvenait d’ouvrir devant lui. C’était une carte du monde moderne,mais comparé avec la répartition politique des diverses régions unsiècle auparavant : et rien n’était plus curieux que ladifférence des multiples bariolages, qui représentaient les petitesnations de jadis, et des trois grandes plaques de couleurcorrespondant aux trois grands empires de la fin du vingtièmesiècle.

D’abord, le, doigt de M. Templeton sepromena sur l’Asie. Les mots Empire d’Orient couraient àtravers le jaune pâle, depuis les monts Ourals, à gauche, jusqu’audétroit de Behring, à droite, s’étendant, avec leurs lettresgéantes, sur l’Inde, la Nouvelle-Zélande, et l’Australie. La tacherouge que le doigt désigna ensuite était sensiblement moindre, maiscependant assez importante, puisqu’elle recouvrait toute l’Europe,et toute la Russie asiatique jusqu’aux monts Ourals. Enfin, laRépublique Américaine formait une tache bleue, répandue surl’ensemble du continent transatlantique, et qui se répandait encoretout à l’entour, en une pluie d’étincelles bleues sur le blanc desmers.

– Oh ! oui, cela est beaucoup plussimple qu’autrefois ! dit simplement le vieillard.

Percy referma l’atlas et le remit sur latable.

– Et maintenant, monsieur, à votre avis,demanda-t-il, que va-t-il arriver ?

Le vieil homme d’État catholique eut unsourire d’indécision.

– Ce qui arrivera ? dit-il. Dieuseul le sait ! Si l’empire d’Orient se décide à se mettre enmouvement, nos États-Unis d’Europe ne pourront rien contre lui. Etle fait est que je ne comprends pas pourquoi l’Orient ne s’est pasencore mis en mouvement, jusqu’ici ! Je suppose qu’il en estempêché par ses divisions religieuses.

– Vous ne croyez pas que l’Europe sedésunisse ? demanda le prêtre.

– Oh ! non ! certainementnon ! Nous nous rendons trop compte, désormais, du danger quenous courons ! Mais, tout de même, il n’y aura que Dieu quipuisse vraiment nous empêcher de périr, si l’empire d’Orient sedécide enfin à nous attaquer. Car cet empire connaît maintenant saforce ; et que sommes-nous, en comparaison de lui ?

– Mais, au sujet de la religion, repritPercy, que croyez-vous qu’il arrive ?

M. Templeton, visiblement las, aspirad’abord une longue bouffée de son inhalateur d’oxygène. Après quoi,avec sa courtoisie habituelle, il se mit en devoir de répondre.

– Pour résumer la situation, dit-il, iln’y a plus au monde que trois forces qui comptent : lecatholicisme, l’humanitarisme, et les religions de l’Orient. Sur cedernier terrain, je ne saurais rien prédire : la récente uniondes Chinois et des Japonais achève de dérouter tous nos calculs.Mais en Europe et en Amérique, incontestablement, le conflitn’existe qu’entre les deux autres éléments que je viens de nommer.Tout le monde, il est vrai, a fini par reconnaître qu’une religionsurnaturelle implique forcément une autorité absolue, et que lejugement individuel, en matière de foi, n’est autre chose que lecommencement de la décomposition. Et il est vrai, aussi, que,puisque l’Église catholique est l’unique institution qui prétendedétenir une autorité surnaturelle, elle est assurée de l’hommage detous les chrétiens qui conservent, à un degré quelconque, lacroyance dans le surnaturel. Tout cela est certain : mais,d’autre part, il ne faut pas oublier que l’humanitarisme,contrairement à l’attente générale de naguère, est en train dedevenir lui-même une religion organisée, malgré sa négation dusurnaturel. Il s’est associé au panthéisme : sous la directionde la franc-maçonnerie, il s’est créé des rites qu’il ne cessepoint de développer ; et il possède, lui aussi, unCredo : « L’homme est dieu », etc. Il adonc, désormais, un aliment effectif et réel pouvant être offertaux aspirations des âmes religieuses : il comporte, lui aussi,une part d’idéal, tout en ne demandant rien aux facultésspirituelles. Et puis, ces gens-là ont à leur disposition toutesles églises, – sauf les quelques chapelles qu’ils ont daigné nouslaisser, – toutes les magnifiques cathédrales d’Angleterre et ducontinent ; et, dans tous les pays, ils commencent enfin àencourager les élans du cœur. Et puis ils sont libres, eux, dedéployer abondamment leurs symboles, tandis que cela nous estinterdit ! Je suis d’avis que, avant dix ans, leur doctrinesera légalement établie comme religion officielle, dans l’Europeentière.

« Et nous, les catholiques, pendant cetemps, nous reculons toujours ! En Amérique, je suppose quenous avons encore, nominalement, un quarantième de la population, –grâce à l’admirable mouvement catholique du début du vingtièmesiècle. En France et en Espagne, nous ne comptons, pour ainsi dire,plus ; en Allemagne, notre nombre diminue de jour en jour. EnItalie ? Là, nous avons reconquis Rome, qui de nouveau nousappartient exclusivement ; mais le reste de la presqu’île estperdu pour nous, Ici, enfin, nous gardons toute l’Irlande, etpeut-être un soixantième de l’Angleterre, de l’Écosse, et du Paysde Galles ; mais notre proportion était d’un sur quarante, ily a vingt ans encore. En outre, depuis ces temps derniers, lesénormes progrès de la psychologie sont en train de nous causer undommage qui ne va plus cesser de grandir. Autrefois nous n’avionscontre nous que le matérialisme pur et simple : et, bien deshommes le trouvaient trop cru, trop grossier. Maintenant, voici lapsychologie qui remplace l’ancien matérialisme, et qui, au lieu denier le surnaturel, se pique de l’admettre, en l’expliquant à safaçon ! Hélas ! mon père, la chose n’est point douteuse,nous reculons ! Et nous allons continuer de reculer ; etje crois même que nous devons nous tenir prêts pour unecatastrophe, d’un moment à l’autre !

– Cependant… commença Percy.

– Vous vous dites que j’ai des vues biensombres, pour un vieillard sur le bord du tombeau ! Quevoulez-vous ? Je vous ai ouvert toute ma pensée. J’ai beaufaire, je n’aperçois aucun espoir ! Et il me semble que, dèsmaintenant, il suffirait du moindre incident pour accomplir notreruine. Non, voyez-vous, je n’aperçois aucun espoir, jusqu’au jouroù…

Percy releva brusquement les yeux sur soninterlocuteur, comme si les derniers mots de celui-ci avaientrépondu à l’aboutissement de ses propres pensées.

– Jusqu’au jour où notre Seigneurreviendra, ainsi qu’il l’a promis ! reprit le vieil hommed’État.

Percy resta encore immobile quelquesinstants ; puis il se leva.

– Je vais être forcé de partir, monsieur,dit-il ; voici qu’il est dix-neuf heures passées ! Jevous remercie infiniment. Venez-vous, mon père ?

Le P. Francis se leva aussi, et les deuxvisiteurs s’apprêtèrent à sortir.

– Eh ! bien, mon père, dit levieillard, en s’adressant à Percy, revenez me voir l’un de cesjours, si vous ne m’avez pas trouvé trop bavard ! Je supposeque vous allez avoir à écrire votre lettre pour Rome ?

Percy fit un signe de tête affirmatif.

J’en ai écrit une moitié ce matin,dit-il : mais, étranger comme je le suis, depuis l’enfance,aux choses de l’Angleterre, j’ai senti qu’il me fallait merenseigner d’abord, auprès de vous, sur les origines et les causesde la situation, avant de me risquer à exposer celle-ci sous sonjour véritable ; et combien je vous suis reconnaissant dem’avoir éclairé ! Au fait, c’est un gros travail, et d’uneresponsabilité énorme, cette lettre quotidienne que je suis chargéd’écrire au cardinal-protecteur ! J’ai l’intention d’yrenoncer bientôt, si seulement le cardinal veut bien me lepermettre…

– Mon cher enfant, s’écria le vieuxM. Templeton, ne faites point cela ! Si vous m’autorisezà vous parler en toute sincérité, j’ai l’impression que vous êtesdoué d’une observation extrêmement pénétrante ; et Rome abesoin d’être informée par des gens tels que vous…

Percy sourit modestement, et se dirigea versla porte.

– Venez, mon père ! dit-il à soncompagnon.

Les deux prêtres se séparèrent en arrivant surle quai : et Percy, resté seul, s’arrêta, quelques minutes, àcontempler la scène automnale qui se déroulait autour de lui. Cequ’il avait entendu, chez le vieillard, lui semblait éclairerétrangement le magnifique tableau de prospérité qui s’étalait à savue. L’air était aussi lumineux qu’au milieu du jour ; car,depuis les derniers progrès de la lumière artificielle, Londres neconnaissait plus de différence entre le midi et la nuit. Le jeuneprêtre se trouvait dans une façon de cloître vitré, dont le solétait tapissé d’une préparation de caoutchouc sur laquelle lespieds ne produisaient aucun son. Au-dessous de lui, circulait undouble torrent infini de personnes, allant à droite et à gauche,sans autre bruit que le murmure des conversations, dont la pluparten langue espéranto. À travers la vitre dure et transparente quifermait, d’un côté, le passage public, le prêtre apercevait uneroute large et noire, entièrement vide ; mais, tout à coup,une grande clameur retentit du côté de Westminster, pareille aubourdonnement d’une ruche géante, et, dès l’instant d’après, ungrand objet lumineux passa sur la route ; et puis l’intensitéde la clameur s’éteignit peu à peu, à mesure que le grand TrainNational Automobile, arrivant du sud, poursuivait son chemin versl’est. C’était là une voie privilégiée, où, seules, les voitures del’État avaient permission de passer, et à une vitesse n’excédantpoint cent cinquante kilomètres à l’heure.

Tous les autres bruits étaient étouffés, danscette ville caoutchoutée. Les trottoirs roulants des piétonspassaient à quelque cent mètres plus loin, et la circulationsouterraine ne se faisait sentir que par un léger frémissement dusol. Mais, au moment même où Percy allait se remettre en marche,une note musicale résonna, soudain, qui semblait jaillir de lavoûte du ciel, un long accord d’une beauté et d’une intensitémerveilleuses ; et le prêtre, en relevant les yeux des flotspaisibles de la Tamise, – qui seule s’était, jusqu’alors, refusée àse laisser transformer, – vit, très loin au-dessus de lui, sedétachant sur les nuages vivement éclairés, un long objet mince,imprégné d’une douce lumière, qui glissait vers le nord, et bientôtdisparut, sur ses ailes déployées. Ce délicieux appel musical,c’était la voix des lignes européennes de grands Bateaux Volants,pour annoncer l’arrivée d’un de leurs « aériens » dansles diverses stations où il s’arrêtait.

« Jusqu’au jour où Notre-Seigneurreviendra ! » se redisait Percy ; et, pour uninstant, de nouveau, son ancienne angoisse lui étreignit le cœur.Combien c’était chose difficile, de tenir les yeux fixés sur cethorizon lointain, tandis que le monde se déployait, tout proche,avec tant d’attrait dans sa force et dans sa splendeur !

Tristement, le prêtre reprit sa marche, sedemandant combien de temps encore le P. Francis, son compagnon,arrivé hier de Rome avec lui, garderait la force de résister à unetelle épreuve ; et puis, après un dernier regard jeté sur leseaux tranquilles du fleuve, il descendit le large escalier quimenait à la voie souterraine.

Partie 1
LIVRE I

L’avènement

En ce temps se lèveront beaucoup de fauxprophètes qui séduiront un grand nombre de personnes,

Et, parmi le développement de l’iniquité,la charité de plusieurs se refroidira…

Et l’on verra paraître de faux Christs, enmême temps que des faux prophètes ; et ils feront de grandsprodiges, et montreront de grands signes, au point d’induire enerreur les élus même, si la chose était possible.

(Évangile selon saint Matthieu,XXIV, v. 11, 12 et 24.)

Chapitre 1

 

I

Olivier Brand, le nouveau député de Croydon,était assis dans son cabinet, les yeux tournés vers la fenêtre,par-dessus son élégante et légère machine à écrire.

Sa maison se dressait à l’extrémité de l’unedes crêtes des anciennes montagnes du Surrey, maintenant toutentaillées et creusées de tunnels, de telle sorte que, seul,désormais, un communiste pouvait y trouver un spectacle un peuréconfortant. Immédiatement au-dessous de la vaste fenêtre, le soldescendait en pente rapide environ cent cinquante pas, pour aboutirà une haute muraille ; et, au delà, le monde créé par l’hommes’étendait triomphalement à perte de vue. Deux larges voies,enfoncées à vingt pieds sous le niveau du sol, se rencontraient,brusquement, pour former désormais une voie unique. Celle de gaucheétait la Première Ligne de Brighton, celle de droite la Ligne deTunbridge. Chacune d’elles était partagée, sur toute sa longueur,par un mur de ciment ; d’un côté, sur des rails d’acier,couraient les tramways électriques, tandis que l’autre étaitréservé au passage des voitures automobiles, se divisant, à leurtour, en trois catégories : d’abord les voitures de l’État,dont la vitesse était de deux cents kilomètres à l’heure ; ensecond lieu les voitures particulières, qui n’avaient pas le droitd’aller à une vitesse de plus de cent kilomètres ; et enfin laLigne Nationale Populaire, d’une vitesse de cinquante kilomètres,avec des arrêts réguliers de cinq en cinq kilomètres. Et c’est dece côté aussi, parallèlement au parcours des automobiles, ques’allongeaient les deux voies réservées aux piétons, aux cyclisteset aux cavaliers.

Derrière l’énorme espace occupé par cesroutes, s’ouvrait une plaine infinie de toits, avec de petitestours, çà et là, pour marquer les édifices publics, depuis ledistrict de Caterham, sur la gauche, jusqu’à Croydon, à peu près enface : tout cela clair et brillant dans l’atmosphère sansfumée ; et, plus loin encore, à l’ouest et au nord, les bassescollines suburbaines se détachaient sur un ciel bleuâtred’avril.

Ce paysage était singulièrement silencieux, encomparaison du mouvement continu qui le remplissait ; àl’exception du frisson bourdonnant des rails d’acier, lorsqu’untrain passait, et, par instants, de l’exquise résonance des grandsmoteurs aériens, on n’entendait, dans le cabinet d’Olivier,absolument rien d’autre qu’un murmure étouffé et confus, quiimprégnait doucement l’air, comme le murmure des abeilles dans unjardin. Olivier, d’instinct, aimait tous les signes de la viehumaine, toutes les traces de travail ou de récréation ; et ilregardait, dans l’atmosphère transparente, avec un sourirevaguement rêveur. Mais bientôt il serra les lèvres, remit lesdoigts sur les touches de sa machine à écrire, et poursuivit larédaction du discours qu’il préparait.

Il y avait deux ans que, s’étant marié, lejeune député avait loué à l’État cette petite maison, située trèsheureusement à tous points de vue. Construite dans un angle del’une de ces vastes toiles d’araignées qui recouvraient, à présent,tout le pays, elle était assez voisine de Londres pour ne luicoûter que fort peu, – car toutes les personnes riches s’étaientretirées au moins à cent kilomètres du cœur affairé del’Angleterre ; – et, cependant, elle était aussi calme qu’ilpouvait la désirer. D’un côté, Olivier se trouvait à dix minutes duParlement, de l’autre à vingt minutes de la mer ; etl’arrondissement électoral qu’il représentait s’étalait devant lui,comme une carte ouverte. Sans compter que, en cinq minutes de plus,il pouvait se transporter à la grande Station Terminus de Londres,où il avait à sa disposition les premières lignes d’État allantdans tous les sens. Pour un homme politique de fortune modeste, etsouvent appelé, comme il l’était, à parler à Édimbourg, tel lundi,et à Marseille le lendemain mardi, il était aussi commodément logéque personne, peut-être, de sa condition.

C’était un homme de figure éminemment agréableet sympathique, à peine âgé d’une trentaine d’années, les cheveuxnoirs, coupés de près, les yeux bleus, petits, mais d’uneexpression à la fois virile et attirante, la peau blanche et fine.Ce jour-là, en particulier, il paraissait extrêmement satisfait desoi-même et de toutes choses. Ses lèvres remuaient légèrement,pendant qu’il écrivait, ses yeux frémissaient d’excitation ;et souvent il s’arrêtait, de nouveau, pour considérer distraitementla perspective qui s’ouvrait devant lui.

On frappa à la porte ; un homme, d’âgemoyen, entra, portant une liasse de papiers, déposa les papiers surla table, sans dire un mot, et fit mine de vouloir s’éloigner. MaisOlivier, d’un signe, l’invita à rester.

– Eh ! bien, monsieurPhillips ?

– Il y a des nouvelles de l’Orient,monsieur ! dit le secrétaire.

Olivier posa la main sur les papiers.

– Un message complet ?demanda-t-il.

– Non, monsieur : la communications’est interrompue, une fois de plus ! Mais le nom deFelsenburgh est encore mentionné !

D’un geste rapide, Olivier souleva la lourdeliasse de feuilles imprimées, et se mit à les parcourir.

– La quatrième feuille, monsieur !dit le secrétaire.

Olivier secoua la tête d’un gested’impatience ; et M. Phillips, comprenant le désir de sonchef, se hâta de sortir.

La quatrième feuille du courrier, imprimée enrouge sur papier vert, sembla absorber profondément l’attentiond’Olivier, car il la relut deux ou trois fois, adossé dans sonfauteuil. Puis il soupira, puis, de nouveau, regarda vers lafenêtre.

Tout à coup, la porte se rouvrit, et unegrande et svelte jeune femme apparut.

– Eh ! bien, mon chéri ?demanda-t-elle.

Mais Olivier haussa les épaules, d’un airmécontent.

– Rien encore de définitif !répondit-il. D’ailleurs, écoute ceci !

Il reprit la feuille verte, et commença de lalire tout haut, pendant que la jeune femme s’asseyait sur le rebordde la fenêtre, auprès de lui.

C’était vraiment une créature charmante, cettejeune femme, avec des yeux gris sérieux et ardents, des lèvresrouges pleines de santé, et un port de tête et d’épaules infinimentgracieux. Elle avait traversé lentement la pièce, et maintenantvenait de s’asseoir, dans son ample robe brune, avec une attitude àla fois toute simple, délicate, et noble. Et, les yeux étincelantsde curiosité, elle écoutait la dépêche que lisait sonmari :

« Irkoulsk, 14 avril. – Hier – comme –les jours passés. – Mais – bruit – d’une – défection – du parti –suffite. – Les troupes – continuent – se rassembler. – Felsenburgh– a parlé – devant – foule – tongouse. – Avant-hier, – attentat –anarchiste – contre le – Lama. – Felsenburgh – parti – pour –Moscou. – Il veut… »

– Voilà, et puis rien d’autre !ajouta Olivier, d’un ton très ennuyé. La communication s’est denouveau interrompue !

– Mais qu’est-ce que c’est donc que ceFelsenburgh ? interrogea la jeune femme.

– Ah ! ma chère enfant, voilà ce quele monde entier est en train de se demander ! On ne sait riende lui, jusqu’à présent, si ce n’est que, au dernier moment, il aété admis à faire partie de la délégation américaine envoyée enOrient. Le Herald a bien publié sa biographie, l’autrejour ; mais tous les faits que contenait l’article ont étédémentis. Ce qui est sûr, c’est que Felsenburgh n’est encore qu’untout jeune homme, et qui a vécu dans une obscurité complète jusqu’àprésent.

– En tout cas, le voici bien sorti de sonobscurité ! observa la jeune femme.

– Oh ! certes. On dirait vraimentque c’est lui qui dirige toute l’affaire ! Jamais les dépêchesne font mention des autres. Quel bonheur, au moins, qu’il soit dubon parti !

– Mais toi, que penses-tu de toutcela ?

Olivier, qui avait tenu les yeux fixés surelle, détourna son regard vers l’horizon.

– Je pense que tout va dépendre de cesjours prochains ! répondit-il. Il n’est point douteux que,depuis cinq ans déjà, l’Orient s’est préparé à attaquer l’Europe.L’intervention de l’Amérique, seule, l’a retenu ; et voicimaintenant une dernière tentative pour l’arrêter ! Maispourquoi est-ce ce Felsenburgh qui se trouve à la tête del’entreprise nouvelle…

Il s’interrompit un moment, puisreprit :

– Assurément, ce doit être un linguisteextraordinaire ! Voici, peut-être, la dixième nation devantlaquelle il parle ! En vérité, je me demande qui cela peutbien être !

– N’a-t-il pas un prénom ?

– Julien, je crois. L’un des messagesl’appelait ainsi.

– Et que fait le gouvernement ?

– Au travail nuit et jour, ici comme dansle reste de l’Europe. Si la guerre se produit, ce sera unecatastrophe effroyable !

– Vois-tu quelque chance qu’elle soitévitée ?

– Des chances, répondit lentementOlivier, j’en vois deux : l’une, c’est que l’Orient aitdécidément peur de l’Amérique ; l’autre, c’est qu’on puisse lepersuader de se tenir tranquille par humanité. Car enfin, si cespeuples d’Orient parvenaient à comprendre que la coopération estl’unique espoir du monde… Mais, avec ces maudites religions dontils ont l’esprit saturé !…

La jeune femme soupira, et, se détournantaussi, considéra la vaste étendue de toits, sous la fenêtre.

En effet, la situation était infinimentsérieuse. Cet énorme empire d’Orient, consistant en une fédérationde nombreux États, sous le pouvoir du Fils du Ciel, rendue plussolide encore par la fusion récente des dynasties japonaise etchinoise, n’avait point cessé de consolider ses forces et deprendre conscience de son pouvoir, durant les trente-cinq annéesdernières ; depuis le jour, surtout, où il avait mis sesmaigres mains jaunes sur l’Australie et l’Inde. Et, pendant que lereste du monde apprenait à se pénétrer de l’inanité de la guerre,les races d’Orient n’avaient pensé qu’à la guerre. On pouvaits’attendre, maintenant, à voir toutes les civilisations des sièclespassés replongées, une fois de plus, dans le chaos.

Pour Olivier, cette perspective d’avenirétait, littéralement, affolante. Tandis qu’il regardait par safenêtre, et voyait s’étaler paisiblement devant lui l’immensité deLondres, tandis que son imagination parcourait l’Europe, et partouty découvrait la même victoire définitive du sens commun et du faitsur les fables insensées du christianisme, la pensée lui semblaitintolérable de la simple possibilité que tout cela fût de nouveaubalayé, remplacé par le tourbillon barbare des sectes et desdogmes : car tel était le résultat certain d’une interventionde l’Orient en Europe. « Le catholicisme lui-mêmerevivrait ! » se disait Olivier : cette religionsingulière qui avait brillé d’un nouvel éclat autant de fois que lapersécution avait été sur le point de l’éteindre ; et, entretoutes les formes de religion, le catholicisme était, aux yeuxd’Olivier, la plus grotesque et la plus avilissante. Trèsloyalement, il s’effrayait de cette perspective, bien plus encoreque de l’effusion de sang qui inonderait l’Europe, si l’empired’Orient réalisait son projet. Comme il l’avait dit vingt fois àMabel, il ne gardait qu’un espoir, au point de vue religieux :c’était que le panthéisme quiétiste, qui, pendant tout le vingtièmesiècle, avait fait des pas de géant aussi bien dans l’Est que dansl’Ouest, parvint, un jour, à réfréner la frénésie mystique quianimait les fraternités orientales. Aussi bien, le panthéismeétait-il sa propre foi. Pour lui, « Dieu » était lasomme, toujours en développement, de la vie créée, et l’unitépersonnelle de chaque individu formait un élément de cet êtredivin. D’où il concluait que les rivalités individuelles étaient laplus grande des hérésies, et le plus grand obstacle à tout progrès,celui-ci ne pouvant résulter que de la fusion des individus dans lafamille, de la famille dans l’État, et des États particuliers dansle grand État universel.

Et cependant Olivier et sa femme, – ilss’étaient soumis à ce contrat à terme qui était, désormais, le seulmariage reconnu par l’État, – ces deux jeunes gens étaient bienéloignés de l’épaisse sottise qui constituait le lot ordinaire desmatérialistes purs. Le monde, pour eux, vibrait d’une vied’ensemble très ardente, qui s’épanouissait dans la fleur, dansl’animal, et dans l’homme. Le roman et la poésie de ce monde, pourêtre compréhensibles, ne leur en paraissaient pas moinsadmirables : et, d’ailleurs, ce monde n’était point sanscomporter des mystères qui séduisaient plutôt qu’ils nedéconcertaient, car ils déployaient des beautés nouvelles à chacunedes découvertes que faisaient les hommes.

Mais l’unique condition de l’édification et duprogrès de la Jérusalem nouvelle, sur la planète qui se trouvaitêtre la résidence de l’homme, c’était la paix, et non cette épéeque le Christ, autrefois, s’était vanté d’apporter : c’étaitune paix qui jaillissait de la raison, au lieu de la dépasser, unepaix fondée sur la notion que l’homme était tout, et ne pouvait sedévelopper que par son union avec les autres hommes. Si bien que, àOlivier et à sa femme, le vingtième siècle apparaissait comme unevéritable Révélation ; peu à peu les superstitions anciennesétaient mortes, et une lumière nouvelle s’était répandue ;l’esprit du monde s’était élevé, le soleil avait illuminél’humanité ; et, maintenant, ils éprouvaient un mélanged’horreur et d’effroi à voir les nuées se rassembler du côté de cetOrient où, toujours, toute superstition avait eu son berceau.

Mabel se leva, et mit sa main sur l’épaule deson mari.

– Mon bien-aimé, lui dit-elle, il ne fautpas que tu te laisses abattre ; cet orage peut passer commeles précédents ! Et, n’est-ce pas ? c’est déjà beaucoupque l’Orient consente à écouter les Américains ! Et puis, tudis toi-même que ce M. Felsenburgh semble être du bonparti !

Sans lui répondre, Olivier lui prit la main,et la baisa tendrement.

II

Au déjeuner, une demi-heure après, Olivierparut singulièrement mal à l’aise ; et c’est de quoi sa mère,une vieille dame de près de quatre-vingts ans, se rendit compteaussitôt, sans doute, car, après un coup d’œil jeté sur lui, et unsimple mot de bonjour, elle retomba dans le silence. C’étaitcependant une bien agréable chambre, cette salle à manger, toutevoisine du cabinet d’Olivier, et meublée, suivant l’usageuniversel, dans des tons vert clair. Ses fenêtres donnaient sur unminuscule jardin, derrière la maison, et sur la haute murailletapissée de lierre qui servait d’enclos à la propriété. Lesmeubles, eux aussi, étaient du type habituel : une tableronde, assez grande, se dressait au milieu, entourée de trois hautsfauteuils, pourvus des angles et des coussins les mieux adaptés auxconvenances du corps ; et, au centre de la table, unpiédestal, pareil à une large colonne ronde, supportait les plats.Il y avait plus de trente ans déjà que, dans toutes les maisons, lacoutume s’était établie de placer la salle à manger au-dessus de lacuisine, et de monter ou de descendre les plats au moyen d’unappareil hydraulique qui aboutissait au centre de la table desrepas. Quant au plancher, il était revêtu tout entier de lapréparation en liège absestos inventée en Amérique,étouffant le bruit, plaisante à la fois pour les pas et pour lesyeux.

Ce fut Mabel qui rompit le silence.

– Et ton discours de demain ?demanda-t-elle à son mari.

Cette question parut ranimer un peu Olivier,et le remettre en train.

Le fait est que Birmingham commençait às’agiter ; on se reprenait à réclamer, une fois de plus, lelibre-échange avec l’Amérique, faute de pouvoir trouver en Europedes débouchés suffisants ; et c’est Olivier que legouvernement avait chargé de calmer ces aspirationsmécontentes.

Il se proposait de dire aux gens de Birminghamque, en tout cas, leur agitation resterait forcément vaine jusqu’aujour où l’affaire de l’Orient se trouverait réglée : mais onlui avait permis d’ajouter que le gouvernement était tout à faitpartisan du retour prochain du libre-échange : à eux deprendre patience et de rester calmes, en attendant !

– Ces gens sont stupides, déclara-t-il,d’un ton fâché ; stupides et d’un égoïsme sans bornes !Ils sont pareils à des enfants qui pleurent et crient pour manger,tout en sachant que leur dîner viendra dans quelques instants.

– Et tu leur diras cela ?

– Qu’ils sont stupides ?Certainement !

Mabel considéra son mari avec un sourirecharmé. Elle savait fort bien que la popularité d’Olivier reposaitsurtout sur ses habitudes de franchise, car rien ne plaît tant auxmasses que d’être grondées, injuriées, par un homme intelligent,courageux, et doué d’un pouvoir magnétique d’éloquence. Elle-même,d’ailleurs, n’aimait rien autant chez son mari.

– Et comment iras-tu ? luidemanda-t-elle.

– Par l’aérien. Je prendrai celui dedix-huit heures à Black-Friars : la séance est à dix-neufheures, et je serai de retour à vingt et une.

Après quoi, il se remit vigoureusement àmanger ; et sa mère, rassurée, le regardait avec son patientet affectueux sourire de vieille femme.

Mabel, ayant fini son déjeuner, tambourinaitdoucement sur la nappe, de ses doigts sveltes et légers.

– Hâte-toi de finir, mon chéri !dit-elle, car il faut que je sois à Brighton dès troisheures !

Olivier avala précipitamment sa dernièrebouchée, posa son assiette sur la plate-forme du milieu de latable, puis, ayant constaté que plats et assiettes s’y trouvaienttous installés, pressa un ressort. Aussitôt, sans le moindre bruit,la plate-forme disparut.

La vieille Mme Brand était une personned’apparence saine et vigoureuse, toute rose par-dessus ses rides,et ayant, sur la tête, une résille comme les femmes en portaientcinquante ans auparavant. Mais on sentait que, ce jour-là, uneinquiétude ou un chagrin troublait sa bonne humeur ordinaire. Cefut elle qui, la première, se leva, et sortit de la salle àmanger.

– Sais-tu si maman a quelque chose ?demanda Olivier.

– Oh ! répondit Mabel, c’esttoujours l’affaire de ces viandes artificielles ! La pauvrefemme ne peut pas s’y habituer ; elle croit que nous allons enêtre, tous, malades.

– Et rien d’autre ?

– Non, mon chéri, je suis sure qu’il n’ya rien d’autre ! Elle n’aurait point manqué de m’en parler,s’il y avait eu quelque chose.

Quelques instants après, la jeune femmesortit, à son tour, et Olivier la suivit des yeux jusqu’à la grilledu jardin. Il avait été un peu troublé, deux ou trois fois, lesjours passés, par quelques paroles étranges qui avaient échappé àsa mère. Celle-ci, dans sa première enfance, avait reçu uneéducation chrétienne ; et son fils avait parfois l’impressionque des traces de cette influence de jadis se réveillaient en elle.C’est ainsi qu’elle avait déterré, parmi ses vieux livres, uncertain Jardin de l’âme ; et souvent elle se plaisaità le lire, tout en protestant qu’elle n’attachait aucune importanceà son contenu. N’importe, Olivier aurait préféré qu’elle brûlât cemauvais livre, car il savait que la superstition est chose tenace,et fort capable de reprendre possession d’un cerveau affaibli. Lechristianisme, d’après lui, était une croyance à la fois barbare, àcause de la ridicule impossibilité de ses dogmes, et stupide, ettriste, et ennuyeuse, à cause de la façon dont elle s’écartait ducourant joyeux de la vie humaine. Mais il savait que cettemisérable croyance survivait encore, çà et là, dans de petiteséglises sombres. Et il se rappelait le mélange de dégoût etd’horreur qu’il avait éprouvé, un jour, en assistant à unecérémonie dans la cathédrale catholique de Westminster. Quellehonte, si, à présent, sa propre mère se mettait à regarder avecfaveur ces folies dégradantes !

Quant à lui, Olivier, aussi loin qu’il pouvaitse rappeler ses opinions politiques, toujours il avait étéviolemment opposé aux concessions que l’on avait cru devoiraccorder à Rome et à l’Irlande. Toujours il avait estiméintolérable que cette ville et ce pays fussent laissés à ladisposition des sectateurs d’un culte aussi insensé et aussimalfaisant : il considérait Rome et l’Irlande comme des serreschaudes de sédition, en même temps que comme des taches de lèpresur la face de l’humanité. Jamais il n’avait pu se mettre d’accordavec ceux qui prétendaient qu’il valait mieux que tout le poison del’Occident se trouvât concentré en deux endroits, au lieu decontinuer à être répandu dans l’Europe entière. Et, cependant,c’est cette dernière opinion qui avait prévalu. Rome avait étélivrée entièrement au vieillard blanc, en échange de toutes lescathédrales et églises monumentales de l’Italie, et Oliviers’indignait de penser que les ténèbres du moyen âge régnaient,aussi épaisses que jamais, dans l’ancienne capitale du monde. Pource qui était de l’Irlande, cette nation, trente ans auparavant,aussitôt qu’elle avait obtenu son home rule, s’étaitdéclarée catholique, et, du même coup, avait ouvertement rejetétoute institution communiste. L’Angleterre avait consenti, ensouriant, à cette révolution irlandaise, trop heureuse d’êtredélivrée, elle-même, d’agitations possibles, par le départ immédiatpour l’Irlande d’une bonne moitié de sa population catholique. Etmaintenant toute sorte de choses grotesques se produisaient denouveau, dans l’île catholique : l’autre jour encore, Olivier,avec un plaisir amer, avait lu la nouvelle d’apparitions, dans unvillage irlandais, d’une dame en bleu, et d’autels édifiés àl’endroit où s’étaient posés les pieds de ce fantôme. Mais lacession de Rome au pape l’indignait bien plus vivement encore, caril sentait que le transfert à Turin du gouvernement italien avaitprivé celui-ci d’une grosse part de son prestige, tandis que lavieille folie religieuse se trouvait auréolée de tous les souvenirshistoriques associés à l’idée de Rome. Sa seule consolation étaitde se dire qu’une telle situation ne pouvait plus durer bienlongtemps, et que déjà une foule d’hommes politiques et dejournalistes, dans toutes les parties du monde, commençaient àproclamer la nécessité d’y mettre fin.

Rentré dans son cabinet, Olivier se tintdebout quelques minutes à la fenêtre, s’enivrant de la glorieusevision de solide raison qui se déroulait sous ses yeux ; ilconsidérait le développement infini des toits, les énormes voûtesvitrées des bains et gymnases publics, les dômes des écoles où,chaque matin, la jeunesse s’instruisait des devoirs et des droitsde l’état de citoyen ; et les quelques flèches même deséglises ne parvenaient point à distraire sa vue de la vivantegrandeur du spectacle environnant. Il songeait à cette rucheinfinie d’hommes et de femmes qui, remplissant l’espace ouvertdevant lui, avaient enfin appris pour toujours les principes del’Évangile nouveau : à savoir, qu’il n’y avait d’autre dieuque l’homme, d’autres prêtres que les chefs d’État, ni d’autresprophètes que les maîtres d’école.

Et c’est d’un cœur tout réchauffé qu’il seremit à la rédaction de son discours de Birmingham.

Sa jeune femme, elle aussi, s’abandonnaitlibrement à la rêverie, tandis que, enfoncée dans un amplefauteuil, avec son journal sur les genoux, le wagon automobilel’emportait dans la direction de Brighton. Sans doute, lesnouvelles de l’Orient la tourmentaient plus qu’elle ne l’avait faitvoir à son mari, mais elle ne pouvait se décider à penser qu’ilexistât un réel danger d’invasion. Toute la vie occidentale étaitdésormais si raisonnable, si tranquille ! Le monde avait enfinposé le pied sur un roc si solide ! Comment imaginer quel’humanité se laissât de nouveau ramener dans les anciens marécagesde l’ignorance et de la sauvagerie ? Non ! cela étaitcontraire à tontes les lois de l’évolution ! Et pourtant, sicette catastrophe se produisait ? Si la marche du progrès, unefois de plus, se trouvait arrêtée par un éclat soudain des forcessecrètes et malfaisantes de la nature ?…

Dans le demi-compartiment voisin, deux hommess’entretenaient des travaux publics en cours d’exécution, décrivantla hâte fiévreuse qui présidait à ces travaux. Mais ces images,sans que Mabel sût pourquoi, l’inquiétaient plus qu’elles nel’attiraient. D’autre part, impossible de songer à considérer lepaysage, par les fenêtres de la voiture automobile : sur cesgrandes lignes, la vitesse de la marche interdisait de rien voir.Du moins la jeune femme tâchait-elle à se distraire en examinant leplafond blanc du wagon, les délicieuses peintures dans leursencadrements de chêne, les grands globes qui, au– dessus desvoyageurs, répandaient une douce et charmante lumière. Puis legrand appel retentit ; la légère vibration devint un peu plussensible ; et, dès l’instant suivant, la porte automatiques’ouvrit, et la jeune femme se trouva sur le quai de la station deBrighton.

Comme elle descendait l’escalier quiconduisait au Square de la Station, elle remarqua un prêtre quimarchait devant elle. Vu ainsi de dos, avec ses cheveux blancs, ilsemblait un vieillard mais très droit et solide, car il s’avançaitd’un pas admirablement ferme. En bas de l’escalier, il s’arrêta, seretourna à demi ; et alors, à sa grande surprise, Mabeldécouvrit que son visage était celui d’un jeune homme, avec debeaux traits énergiques, d’épais sourcils noirs, et des yeux grisd’un éclat singulier. Un moment après, il se remit en marche, et lajeune femme, à quelques pas derrière lui, pénétra dans le square,poursuivant son chemin vers la maison de sa tante.

Mais, soudain, sans autre avertissement qu’uncoup de sifflet aigu qui semblait venir du plus haut des airs, unesérie d’événements extraordinaires se produisirent.

Une grande ombre tourbillonna au-dessus deMabel, un bruit de déchirement se fit entendre, puis un autrebruit, pareil au soupir d’un géant ; et comme la jeune femmes’arrêtait, effrayée, voici qu’un objet énorme, avec un nouveaubruit pareil à celui de milliers de chaudrons brisés, vints’abattre devant elle, sur le sol caoutchouté ; et puisl’objet se tint immobile, remplissant la moitié du square, etagitant, à sa partie supérieure, deux longues ailes, quitournaient, frappaient l’air comme les bras de quelque monstrepréhistorique, tandis que des cris et des gémissements humainss’élevaient, nombreux et confus, de sous la machine.

Mabel ne se rendit aucun compte de ce quisuivit ; mais, quelques minutes après, elle se sentit pousséeen avant par une pression violente, et, tremblant de la tête auxpieds, s’aperçut qu’elle était sur le point de poser le pied surquelque chose qui ressemblait à un corps humain écrasé. Une espècede langage articulé sortait de ce corps ; Mabel saisitdistinctement les noms de Jésus et de Marie ; puis tout àcoup, derrière son clos, elle entendit une voix qui luidisait :

– Veuillez me laisser passer,madame ! Je suis un prêtre !

Elle resta immobile quelque temps encore,interdite par la soudaineté de l’aventure ; et c’est presqueinconsciemment qu’elle vit le jeune prêtre aux cheveux gris semettre à genoux, et tirant un crucifix qu’il portait sous sonmanteau ; elle le vit se pencher sur le mourant, agiter samain, approcher le crucifix des lèvres ensanglantées, et puis,s’étant relevé précipitamment, aller recommencer le même manègeauprès d’une autre des victimes de la catastrophe. Mais bientôt, duhaut des marches d’un grand hôpital, à droite, des hommesdescendirent, tête nue, chacun tenant à la main un objet qui avaitla forme des appareils photographiques d’autrefois ; et Mabel,comprenant qui étaient ces hommes, sentit son cœur bondir desoulagement. C’étaient les exécuteurs de l’euthanasie ;l’appareil qu’ils portaient allait mettre fin aux souffrances desagonisants, les faire passer doucement, délicieusement, dans leroyaume de l’éternel repos. Puis la jeune femme eut la sensationd’être prise par les épaules et refoulée en arrière ; etlongtemps encore elle dut rester là, au premier rang d’une foulecompacte de gens de police et de curieux, avant d’être enfinautorisée à continuer sa marche vers la maison de sa tante.

III

Olivier fut saisi d’une frayeur atroce,lorsque sa mère, une demi-heure plus tard, accourut lui apprendreque l’un des grands aériens nationaux venait de tomber dans leSquare de la Station de Brighton, juste au moment où le train dequatorze heures et demie venait d’y décharger ses voyageurs. Ilsavait ce que signifiait cette nouvelle, car un accident du mêmegenre s’était produit, deux ans auparavant sur la Place du Marchéd’une petite ville du sud de l’Écosse. Cela signifiait que tous lespassagers de l’aérien étaient tués, comme aussi, probablement,maintes autres personnes qui s’étaient trouvées sur le lieu del’accident et que le choc subit avait écrasées. Et, par conséquent…le télégramme était assez explicite : Mabel, certainement,devait s’être trouvée dans le square, à cette minute !

Il envoya un message affolé à la tante de safemme, pour s’informer ; après quoi, il se laissa tomber dansun fauteuil, tremblant de tous ses membres. Sa mère, à peine moinsangoissée, s’était assise près de lui.

– Plaise à Dieu !… lui arriva-t-il,une fois, de murmurer, parmi ses larmes.

Mais aussitôt elle s’arrêta, toute confuse, envoyant son fils se retourner vers elle.

Le fait est que Dieu, ou son remplaçant leDestin, s’était montré pitoyable. Moins d’un quart d’heure après,M. Phillips accourut, tout rayonnant de bonheur, apporter laréponse rassurante de Brighton ; et bientôt Mabel elle-mêmeentra dans la chambre, très pâle, mais le sourire aux lèvres.

– Ma chérie ! s’écria Olivier, ens’élançant vers elle avec un profond sanglot.

Elle n’avait que peu de choses à lui raconter.Aucune explication du désastre n’avait encore été publiée : onlui avait dit seulement que les ailes de l’aérien, sur l’un descôtés, avaient cessé de fonctionner. Du moins elle décrivit sespropres impressions, l’ombre gigantesque qu’elle avait vuedescendre du ciel, le sifflement lugubre de l’appareil, et le bruitde la chute. Puis elle s’arrêta.

– Eh ! bien, chérie ? luidemanda Olivier, qui s’était assis tout contre elle, et avait prisl’une de ses mains dans les siennes.

– Figure-toi qu’il y avait un prêtre,là-bas ! dit Mabel. Je l’avais d’ailleurs déjà vu auparavant,à la descente de la gare !

Olivier eut un petit rire méprisant.

– Et tout de suite il s’est mis à genoux,reprit-elle, avec son crucifix dans la main, avant même l’arrivéedes médecins. Dis-moi, mon chéri, est-ce qu’il y a vraiment desgens qui croient à tout cela ?

– En tout cas, ils s’imaginent qu’ils ycroient ! répondit son mari.

– Toute la chose avait été si… sisoudaine ; et, cependant, tout de suite, il était là, commes’il s’était attendu à ce qui a eu lieu ! Mais, enfin,Olivier, comment peut-on avoir de telles croyances ?

– Les hommes sont prêts à croiren’importe quoi, pourvu qu’on les y accoutume d’assez bonneheure !

– Et cet homme avait l’air de croireaussi, je veux dire le mourant ! J’ai vu ses yeux… Olivier,mon chéri, qu’est-ce que tu dis, toi, aux gens, quand ils vontmourir ?

– Ce que je leur dis ? Maisrien ! Que veux-tu que je leur dise ? Au reste, je necrois pas que j’aie encore vu mourir personne.

– Ni moi, jusqu’à tout à l’heure !reprit la jeune femme, avec un petit frisson. Les gens del’euthanasie, d’ailleurs, sont vite arrivés, et tout a étéfini en quelques minutes.

Olivier, tendrement, lui pressa la main.

– Ce doit avoir été affreux, machérie ! tu en trembles encore !

– Non, mais écoute !… Vois-tu, sij’avais eu quelque chose à leur dire, à ces mourants, j’aurais étéheureuse de le leur dire aussi ! Ils étaient à quelques pas demoi. Et j’ai bien cherché, mais j’ai vu que je ne savais rien,absolument rien, qui pût les consoler ! Je ne pouvais pourtantpas songer à leur parler de l’humanité !

– Ma chérie, tout cela est bien triste,mais, au fond, cela n’a guère d’importance ! Le mal estdésormais accompli…

– Et… et ces pauvres gens… c’est tout àfait fini ?

– Mais oui, sans doute !

Mabel tint ses lèvres serrées, uninstant ; puis elle soupira. Elle avait eu, dans le train deretour, une sorte de méditation très agitée. Elle savaitparfaitement que ce n’étaient que ses nerfs qui se trouvaient enjeu ; mais, n’importe, elle ne parvenait point à les apaiser.Comme elle l’avait dit à son mari, c’était la première fois qu’ellevoyait la mort.

– Et alors, ce prêtre, reprit-elle, ceprêtre ne croit pas que tout soit fini ?

– Ma chérie, je vais te donner une idéedes choses qu’il croit ! Il croit que cet homme, à qui il amontré le crucifix et sur lequel il a prononcé des formules, quecet homme est maintenant vivant quelque part, malgrél’anéantissement de son cerveau ; quelque part, mais il nesait pas où. Car, ou bien cet homme se trouve dans une sorte defourneau, où il est condamné à brûler à petit feu ; ou bien,s’il a de la chance, et que ce morceau de bois qu’il a baisé aitproduit bon effet, il est quelque part derrière les nuages, enprésence de trois personnes qui n’en font qu’une, tout en étanttrois. Et il croit qu’il y a, dans cet endroit, une foule d’autrespersonnes, notamment une certaine dame en bleu, et un grand nombred’hommes et de femmes en blanc, dont quelques-uns ont la tête sousle bras, et qui tous tiennent des harpes et chantent sans arrêt, ettrouvent cet exercice infiniment agréable. Voilà ce qu’il croit, ceprêtre ! Et tout cela, vois-tu, ce n’est que pure folie !Ou bien tout cela, peut-être, est beau, – je connais des hommesintelligents qui le prétendent, – mais, très certainement, rien detout cela n’est vrai !

Mabel eut un gentil sourire rassuré. Jamaiselle n’avait entendu ces choses exprimées d’une façon aussiamusante.

– Hé ! sans doute, mon chéri, riende tout cela n’est vrai ! Mais comment donc ce prêtre peut-ily croire ? Il avait l’air, pourtant, lui aussi, d’un hommetrès intelligent !

– Vois-tu, mon amour, si l’on t’avaitdit, dans ton berceau, que la lune est un fromage vert, et que,toujours, depuis lors, on te l’eût répété, tu aurais bien de lapeine à ne pas le croire, à présent ! Mais tu sais bien,toi-même, dans le fond de ton cœur, que ce sont les gens del’euthanasie qui sont les seuls vrais prêtres !

Mabel eut un soupir de satisfaction. Elle sereleva.

– Olivier, tu n’as pas ton pareil pourrassurer et pour consoler ! Mais maintenant, il faut que jeremonte dans ma chambre, je suis encore toute secouée !

Déjà parvenue près du seuil, elle s’arrêta, etmontra à son mari l’une de ses bottines.

– Regarde ! dit-elle, d’une voixdéfaillante.

Il y avait, sur l’extrémité de sa bottine, uneétrange tache, couleur de rouille ; et Olivier vit la jeunefemme devenir toute blanche. Il courut la prendre dans sesbras.

– Allons, ma chérie, dit-il, un peu decourage !

Elle leva les yeux sur lui, sourit bravement,et sortit.

Une demi-heure après, M. Phillips reparutdans le bureau d’Olivier, avec une autre liasse de papiers.

– Toujours pas de nouvelles de l’Orient,monsieur ! dit-il.

Chapitre 2

 

I

La correspondance de Percy Franklin avec lecardinal-protecteur d’Angleterre occupait le prêtre, directement,au moins pendant deux heures chaque jour, et, indirectement, toutela journée.

Depuis les huit dernières années, le SaintSiège avait, une fois de plus, modifié sa manière d’agir, pourl’accommoder aux besoins du temps. Désormais, chaque provinceimportante du monde possédait non seulement un prélat métropolitainchargé de l’administrer, mais aussi un représentant à Rome, ayant àse tenir en rapport avec le pape, d’un côté, et, de l’autre, avecles fidèles qu’il représentait. Le « cardinalprotecteur » d’Angleterre au Vatican était un abbé Martin, del’ordre de Saint-Benoît ; et Percy, nouvellement revenu deRome, avait pour office, ainsi qu’une dizaine d’autres prêtres etlaïcs (avec lesquels il lui était interdit de s’entendre pour leurtravail commun), d’écrire, tous les jours, un long mémoire surtoutes les nouvelles qui parvenaient à sa connaissance.

Aussi était-ce une vie singulièrement activeet remplie, celle que menait, à présent, le jeune prêtre. On luiavait assigné deux chambres, dans la maison de l’archevêque, àWestminster ; et il se trouvait attaché au clergé de lacathédrale, mais avec une liberté individuelle très grande. Il selevait très tôt, et, pendant une heure, se livrait à uneméditation, après laquelle il disait sa messe. Puis, ayant expédiéson déjeuner, et fait encore une prière, il s’asseyait à sa tablede travail, pour arrêter le plan et réunir les matériaux de salettre. À dix heures, il était prêt à recevoir des visites ;et, jusqu’à midi, d’ordinaire, il s’occupait à causer, soit avecceux qui venaient le voir pour leurs propres affaires, ou avec lesquelques prêtres ou reporters laïcs qui avaient mission derecueillir pour lui des extraits de journaux, en les accompagnantde leurs propres commentaires. Il déjeunait ensuite avec les autresprêtres de l’archevêché, et, dans l’après-midi, allait voir lespersonnes qu’il avait à consulter. Vers seize heures, enfin, aprèsavoir récité le reste de son office, et fait une station auSaint-Sacrement, il se mettait à rédiger sa lettre, ce qui luidemandait toujours beaucoup de soin et de réflexion. En outre, deuxfois par semaine, il était tenu d’assister aux vêpres dansl’après-midi, et c’était lui encore qui, habituellement, chantaitla grand’messe du samedi.

Un jour, environ une semaine après sa visite aBrighton, il était en train de terminer sa lettre, lorsque sondomestique vint lui dire que le P. Francis l’attendait, en bas.

– Je descends tout de suite !répondit Percy, sans relever la tête.

Il écrivit les dernières lignes, puis, celafait, se mit en devoir de relire toute sa lettre, rédigée en latin,et dont voici, par exemple, la première page :

Westminster, ce 14 mai.

« Éminence,

« Depuis hier, j’ai eu quelquesrenseignements nouveaux. Il paraît désormais certain que le projetde loi consacrant l’espéranto comme langue d’État sera voté enjuin. Cette loi, comme je l’ai déjà noté, sera une dernière pierredu mur qui va rattacher l’Angleterre au reste de l’Europe… Ons’attend, d’autre part, à l’entrée d’un assez grand nombre de juifsdans la franc-maçonnerie. Ici encore, c’est le culte de l’humanitéqui opère. Ce matin même, j’ai entendu le rabbin Siméon parler àcet effet, dans la Cité, et j’ai été frappé des applaudissementsunanimes qu’il a recueillis… De toutes parts grandit l’espérancequ’un homme va bientôt se trouver pour diriger le mouvementcommuniste, dans l’Europe entière, et unir plus étroitement lesforces du parti. Un article curieux du Nouveau Peuple, queje vous envoie ci-joint, déclare que la venue d’un tel homme estinévitable, étant donnée la situation présente de la cause ;car cette cause a eu des prophètes et des précurseurs pendant plusd’un siècle, et leur disparition, à l’heure présente, doitcertainement être le signe de l’avènement d’un homme supérieur àeux. N’est-il pas curieux de voir comme ces idées nouvellescoïncident, du moins par leur surface, avec les idées du monde juifd’il y a vingt siècles ?… J’ai appris aujourd’hui l’abjurationd’une très vieille famille catholique, les Wargrave de Norfolk,ainsi que celle de leur chapelain Micklem, qui semble avoir, depuisquelque temps déjà, activement travaillé à préparer ce reniement deses maîtres. Tous les journaux annoncent le fait avec satisfaction,mais simplement à cause du rang exceptionnel des Wargrave :car, hélas ! de telles abjurations sont désormais sifréquentes que, d’ordinaire, on ne songe même plus à les remarquer…Ici, je constate une grande inquiétude parmi les laïcs. Septprêtres du diocèse de Westminster nous ont quittés, au cours destrois derniers mois ; mais, d’autre part, j’ai le plaisir depouvoir annoncer à Votre Éminence que l’archevêque a reçu dans lacommunion catholique, ce matin, l’ex-évêque anglican de Carlisle,avec cinq membres de son clergé… »

Percy remit la feuille sur la table, réunit ladizaine d’autres feuilles qui contenaient ses extraits etdécoupures de journaux, glissa le tout dans une enveloppe imprimée.Puis il prit sa barrette et se dirigea vers l’ascenseur.

Dès l’instant où il pénétra dans le petitsalon, il comprit que la crise redoutée avait eu lieu. Le P.Francis paraissait fatigué et souffrant : mais il y avait,dans l’expression de ses yeux et de sa bouche, quelque chose de durqui décelait une résolution désormais inébranlable. Il se relevapour saluer son ancien ami.

– Mon père, dit-il, je suis venu vousdire adieu ! Il m’est impossible de rester plus longtemps danscet état !

Percy fit de son mieux pour ne montrer aucuneémotion. D’un petit signe, il invita le P. Francis à s’asseoir,puis il s’assit lui-même en face de lui.

– C’est la fin de tout ! reprit levisiteur, d’une voix qu’il tâchait à rendre ferme et assurée. Je necrois plus à rien ! Mais, au reste, il y a déjà un an que jene crois plus à rien !

– Vous voulez dire que vous n’éprouvezplus rien ? rectifia Percy.

– Oh ! non, ce n’est pas seulementcela ! poursuivit l’autre. Je vous dis qu’il ne me reste plusrien ! Je ne puis plus même discuter, désormais ! Je suissimplement venu vous dire adieu !

Percy n’avait rien à répondre. Depuis plus dehuit mois, il avait travaillé à persuader son ancien camarade etami, depuis le premier moment où le P. Francis lui avait dit que safoi s’en allait. Il se rendait bien compte de la lutte cruelle quis’était livrée dans cette âme malade ; et, de tout son cœur,il plaignait la pauvre créature qu’il avait vue irrésistiblemententraînée dans le tourbillon triomphant de l’humanité nouvelle.

Il songeait que, en vérité, les faitsextérieurs étaient étrangement forts contre la vieille foi, àl’heure présente ; et que cette foi, – sauf pour celui quisavait profondément que la volonté et la grâce sont tout, et quel’émotion pure n’est rien, – que cette foi se trouvait un peu dansla situation d’un enfant qui s’aventure à jouer au milieu del’immense machinerie d’une usine en mouvement. Percy se demandaitmême jusqu’à quel point il avait le droit de blâmer la conduite duP. Francis, encore que sa conscience lui affirmât qu’il y avait,dans cette conduite, malgré tout, un élément blâmable et quenotamment son ami, de tout temps, avait accordé trop de place aucérémonial, dans sa religion, tandis qu’il n’avait jamais eu lesentiment ni le goût profonds de la prière.

De telle sorte qu’il prit bien soin en toutcas, de ne rien laisser voir d’une compassion qu’il se reprochait,tout en ne pouvant pas s’empêcher de l’éprouverdouloureusement.

– Naturellement, – reprit le P. Francis,d’un ton vif, – vous continuez à penser que tout cela est de mafaute ?

– Mon cher père, – répondit Percy,immobile sur sa chaise, – je sais que cela est de votrefaute ! Écoutez-moi ! Vous dites que le christianisme estabsurde et impossible ; or, vous n’ignorez point qu’il ne peutpas être cela ! Il peut être faux, – malgré ma certitudefoncière de sa vérité absolue, – mais il ne peut pas être absurde,étant donné que, aujourd’hui encore, des hommes instruits etvertueux persistent à y croire. Dire qu’il est absurde, c’estsimplement se laisser aveugler par l’orgueil, c’est écarter tousles croyants chrétiens qui croient au christianisme, non seulementcomme se trompant, mais comme n’ayant point d’intelligence…

– Soit donc ! interrompit Francis.Mettez alors que je crois seulement que le christianisme estfaux ! Je retire l’autre chose !

– Mais non, vous ne la retirez pas !– reprit Percy, sans se troubler. – Vous vous obstinez à croire quele christianisme est absurde, vous me l’avez dit vingt fois !Eh ! bien, je vous le répète, c’est là de l’orgueil, et quisuffit à tout expliquer ! Dans ce genre de crises, l’attitudemorale importe seule. Peut-être, cependant, y a-t-il aussi d’autresmotifs…

Le P. Francis sursauta.

– Oh ! la vieille histoire !dit-il aigrement.

– Si vous me donnez votre paroled’honneur qu’il n’y a point de femme en jeu dans l’affaire, je vouscroirai ! Mais, en vérité, comme vous le dites, c’est unevieille histoire !

Ces vives paroles furent suivies d’un longmoment de silence. Percy, sentait maintenant que tout effort étaitinutile. Chaque jour, depuis huit mois, il avait parlé à son ami decette vie intérieure où nous découvrons que les vérités sontvraies, et où nous trouvons la garantie de nos actes de foi ;chaque jour il avait recommandé la prière et l’humilité ; maisle P. Francis lui avait invariablement répondu que c’était làconseiller une sorte d’autosuggestion. Évidemment le cas étaitdésespéré, et le jeune prêtre avait hâte que cette dernièreentrevue prît fin.

Le visiteur sembla deviner sa pensée.

– Vous en avez assez de moi ?dit-il. Je m’en vais !

– Je n’ai nullement assez de vous, moncher père ! répondit Percy avec simplicité. Je vous plainsseulement, et de toute mon âme. Car, moi, voyez-vous, moi qui vousaime et qui souhaiterais votre bonheur, je sais profondément quetout ce que vous reniez est vrai !

Son ancien ami le considéra longuement.

– Et moi, s’écria-t-il, je sais que celan’est pas vrai ! Certes, je donnerais beaucoup pour pouvoir ycroire encore ; je sens que jamais plus je ne seraiheureux ; mais… mais c’est bien fini !

Percy soupira. Combien de fois il avait dit àcet homme que le cœur était un don divin non moins précieux quel’esprit, et que négliger l’un de ces deux éléments, dans larecherche de Dieu, c’était courir au-devant de la ruine ! Maisle P. Francis n’avait pas voulu voir en quoi ces paroless’appliquaient à lui. Il avait répondu par les vieux arguments dela psychologie, déclarant que les suggestions de l’éducationsuffisaient à rendre compte de tout.

– Et, à présent, je suppose que vousallez rompre tous rapports avec moi ! reprit-il.

– C’est vous qui vous séparez demoi ! dit Percy. Et vous savez bien qu’il m’est impossible devous suivre !

– Oui…, mais ne pouvons-nous pas resteramis ?

Une chaleur soudaine afflua au cœur du prêtreresté fidèle.

– Amis ? dit-il. Hélas ! monpauvre Jean, quelle espèce d’amitié est désormais possible entrenous ?

Le visiteur se releva brusquement.

– Soit ! Je m’en vais !

Et il fit un pas vers la porte.

– Jean ! s’écria Percy d’une voixtremblante, est-ce ainsi que vous me quittez, et faut-il vraimentque nous nous séparions ?

Il tendait sa main ouverte à son ancien ami.Celui-ci le regarda un moment, ses lèvres frémirent, et puis,s’étant retourné vers la porte, il s’enfuit sans ajouter un seulmot.

II

Percy se tint debout, immobile, jusqu’aumoment où il entendit la sonnerie automatique du dehors, annonçantque le P. Francis venait de quitter l’archevêché. Alors le prêtresortit du salon, à son tour, et pénétra dans le long couloir quiconduisait à la cathédrale. En passant par la sacristie, ilentendit de loin, au fond de l’église, le murmure de l’orgue,accompagnant le chant des vêpres dans le chœur. Le jeune prêtres’avança dans le transept, et s’agenouilla. Le soir approchait. Legrand temple sombre n’était éclairé que par des reflets épars de lalumière du dehors, pénétrant à travers de somptueux vitrauxrécemment donnés par un lord converti. Devant Percy s’étendait lechœur, avec une double rangée de chanoines en surplis blancs et enchapes de fourrure ; au milieu, sous un vaste baldaquin,brûlaient les six lumières qui avaient brûlé là, chaque jour,depuis plus d’un siècle ; et, plus loin encore, c’étaient leshautes lignes de l’abside, avec la voûte profonde où l’on voyait leChrist régner dans sa majesté. Percy laissa errer ses yeux autourde lui, pendant quelques instants, avant de commencer saprière : il admirait la beauté du lieu, écoutait les chœursmagnifiques, les appels de l’orgue, et la fine voix nuancée duprêtre. À gauche, brillait l’éclat réfracté des lampes, alluméesdevant le Sacrement ; à droite, une douzaine de ciergesjetaient une lueur vacillante au pied de la gigantesque croix,supportant ce Pauvre divin qui invitait tous ceux qui leregardaient à partager son supplice.

Puis le prêtre se cacha le visage dans lesmains, soupira, et se mit à prier.

Il commença, comme il faisait toujours, par unacte délibéré de renoncement au monde sensible. Il s’efforça dedescendre jusqu’au fond de soi-même ; et bientôt l’appel del’orgue, le bruit des pas, la dureté du banc de bois sous sesgenoux, tout cela disparut pour lui, et il eut l’impression den’être rien qu’un cœur qui battait, et un esprit qui enfantaitd’incessantes images. Puis il fit une nouvelle descente : ilrenonça à tout ce qu’il était et possédait, et eut conscience queson corps même s’évanouissait, tandis que son esprit et son cœur,dominés par la sublime présence qui se dressait devant eux, sesoumettaient docilement à la volonté de leur maître. De nouveau ilsoupira, en sentant cette Présence se rapprocher de lui ; ilrépéta machinalement quelques paroles, et tomba enfin dans cettepaix qui suit le suprême renoncement à la pensée personnelle.

Ainsi il resta assez longtemps. Très loin,au-dessus de lui, retentissait la musique merveilleuse, mais elleétait désormais pour lui aussi indifférente que les bruits de larue pour un homme qui dort. Il se trouvait maintenant en deçà duvoile des choses, au-delà des barrières de la sensation et de laréflexion, dans ce lieu secret dont un effort obstiné lui avaitappris le chemin, dans cette région singulière où les réalitésvéritables apparaissent avec une évidence directe, où lesperceptions vont et viennent avec la rapidité de l’éclair, oùl’Église et ses mystères sont vus du dedans, auréolés degloire.

Après quoi, il s’éveilla de nouveau à laconscience, et commença une oraison intérieure :

« Seigneur, me voici en face devous ! Je vous connais ! Je sais qu’il n’y a rien d’autreque vous et moi… et je remets tout entre vos mains, votre prêtreapostat, votre peuple, le monde, et moi-même ! »

Il s’arrêta et concentra ses pensées jusqu’àce que tout ce qu’il avait dans l’esprit s’étendît devant lui,comme une plaine au pied d’une montagne.

« Moi-même, Seigneur, sans votre grâce,je me trouverais dans les ténèbres et dans le malheur. C’est vousseul qui me soutenez et me sauvez ! Conservez et achevez votreouvrage dans mon âme ! Ne me laissez point défaillir pour uneminute ! Car si vous écartiez de moi votre main, aussitôt jetomberais au plus profond néant ! »

Les yeux de son âme allaient maintenant çà etlà, du calvaire dans le ciel jusqu’aux agitations et aux soupirsterrestres. Il voyait le Christ mourir de désolation, pendant quela terre tremblait et gémissait ; il voyait le Christ régnersur son trône, en robe de lumière ; il le voyait résider,patient et silencieux, sous les espèces de son sacrement… Puis ilattendit que le Christ lui parlât, et les paroles qu’il attendaitlui vinrent si douces et délicates, rapides comme des ombres, quesa volonté s’épuisait dans l’effort de les saisir, et de les fixer,et d’y répondre… Il voyait le corps mystique dans son agonie,étendu sur le monde comme sur une croix, et muet à force dedouleur ; et le sang vivant coulait, goutte par goutte, de satête, de ses mains, et de ses pieds. Au-dessous, le monde étaitrassemblé, plein de raillerie et de belle humeur : « Il asauvé les autres, mais, lui-même, il ne peut pas se sauver !…Qu’il descende seulement de la croix, et nous croirons enlui ! » Au loin, derrière des buissons, et dans des creuxdu sol, les rares amis de Jésus regardaient et sanglotaient ;Marie elle-même se taisait, percée de sept glaives ; et ledisciple qu’il avait aimé ne trouvait point de paroles deconsolation.

Et il sentait aussi qu’aucun mot ne serait ditdu haut des cieux ; les anges eux-mêmes avaient reçu l’ordrede mettre l’épée au fourreau, et d’attendre l’éternelle puissancede Dieu ; car l’agonie était à peine commencée, et millehorreurs devaient se produire encore avant qu’arrivât la fin, lasomme dernière de la crucifixion… Et Percy, méditant et analysantl’éternelle leçon, comprenait que le chrétien, désormais, nepouvait plus que veiller et attendre, jusqu’au jour où le corpsmystique sortirait décidément du tombeau. Cet univers intérieur,dont un immense effort lui avait appris le chemin, était à présenttout imprégné d’angoisse ; il était amer comme le fiel,éclairé de cette pâle lueur que la grande souffrance physique faitsurgir dans les yeux, et traversé d’une longue note continue quiressemblait à un gémissement.

« Seigneur ! murmura-t-il, commentpourrai-je supporter cela jusqu’au bout ? »

Mais, dès l’instant suivant, la terriblevision s’était effacée. Percy se passa la langue sur les lèvres,pour les humecter, et ouvrit ses yeux sur l’abside enténébrée,devant lui. L’orgue maintenant se taisait, le chœur avait cessé, etles lumières étaient éteintes. Les reflets du soleil couchant, euxaussi, avaient disparu ; et c’étaient de sombres visagesglacés qui le considéraient, du haut des murs et de la voûte. Denouveau, il se retrouva à la surface de la vie ; et à peine,déjà, se rappelait-il ce qu’il venait d’entendre et de voir.

Comme il s’avançait ensuite vers la chapelledu Saint-Sacrement, toujours très droit et le pas assuré, il vitune vieille femme qui paraissait l’observer attentivement. Ilhésita un instant, se demandant si c’était une pénitente quidésirait se confesser ; et elle, voyant son hésitation, fit unpas vers lui.

– Je vous demande pardon, monsieur !commença-t-elle.

Son « monsieur » indiquait que cen’était pas une catholique. Percy souleva sa barrette.

– Puis-je faire quelque chose pourvous ? demanda-t-il.

– Je vous demande pardon, monsieur ;mais est-ce que vous n’étiez pas à Brighton, au moment del’accident qui s’y est produit, il y a deux mois ?

– En effet, j’étais là !

– Ah ! c’est bien ce que jepensais : ainsi, c’est vous que ma belle-fille a vu !

Elle le dévisagea avec un mélange de doute etde curiosité, promenant sur lui ses petits yeux ridés.

– Je vous demande pardon, monsieur,mais…

– Eh ! bien, demanda Percy,s’efforçant de ne laisser poindre aucune trace d’impatience dans leton de sa voix.

– Est-ce vous qui êtes l’archevêque,monsieur ? Le prêtre sourit, montrant ses dents blanches.

– Non, madame, je ne suis qu’un pauvreprêtre ! C’est Mgr Cholmodeley qui est archevêque. Moi, jesuis le P. Percy Franklin !

La vieille femme ne dit rien, mais, les yeuxtoujours fixés sur lui, fit un geste de salutation qui rappelaitles « révérences » des femmes d’autrefois ; etPercy, pressant le pas, poursuivit son chemin jusqu’à la chapelledu Sacrement, où il avait coutume d’aller achever la série de sesdévotions.

III

Ce soir-là, au dîner des prêtres, il y eut ungrand entretien sur l’expansion extraordinaire de lafranc-maçonnerie. Cette expansion durait déjà depuis bien desannées, et les catholiques avaient toujours parfaitement reconnuses dangers. Ç’avait été, d’abord, au début du vingtième siècle,l’assaut organisé par les francs-maçons contre l’Église deFrance ; et ce que l’on avait soupçonné était devenu unecertitude, lorsque, en 1918, le P. Jérôme, ex-franc-maçon devenumoine dominicain, avait fait ses révélations sur les secrets de lamaçonnerie. Mais, ensuite, le P. Jérôme était mort, toutnaturellement, dans son lit : et ce fait avait beaucoupcontribué à rassurer l’opinion publique. Puis s’étaient produitesles splendides donations faites par des francs-maçons, en France eten Italie, à des hôpitaux, des orphelinats, et autres institutionscharitables ; et ainsi, une fois de plus, les soupçons avaientcommencé à se dissiper. De nouveau, la majorité des esprits« raisonnables » avaient eu l’impression que lafranc-maçonnerie n’était rien qu’une grande sociétéphilanthropique. Mais, depuis quelque temps, les anciennesinquiétudes commençaient à se réveiller.

– J’ai appris que Felsenburgh est unfranc-maçon ! – déclara Mgr Mackintosh, administrateur de lacathédrale. – Il est grand-maître de l’ordre, ou quelque chosed’approchant.

– Mais qui est donc Felsenburgh ?demanda un jeune prêtre.

Mackintosh secoua la tête sans répondre.C’était une de ces humbles personnes qui sont aussi fières de leurignorance que d’autres le sont de leur science. Il se vantait de nejamais lire les journaux, ni aucun livre qui n’eût reçul’Imprimatur, ajoutant que le devoir d’un prêtre était depréserver sa foi, et non d’acquérir des connaissances mondaines. Etsouvent Percy lui avait envié de pouvoir se maintenir, toute savie, à ce point de vue.

– Ce Felsenburgh est un mystère, –répondit un autre prêtre, le P. Blackmore –, mais il semble, dèsmaintenant, causer partout un singulier mouvement de curiosité.Aujourd’hui encore, sur le quai, on vendait sa biographie.

– J’ai rencontré, il y a trois jours, ditPercy, un sénateur américain qui m’a dit que, même là-bas, personnene savait rien de lui, sauf le fait de sa prodigieuse éloquence. Iln’y est apparu que l’année dernière, et semble s’être poussé dansle monde avec une facilité étonnante. On dit, aussi, qu’il est unlinguiste incomparable : c’est pour cela que la missionaméricaine l’a emmené avec elle en Asie.

– Mais, pour en revenir auxfrancs-maçons, reprit Monseigneur, je crois que la chose est desplus sérieuses. Le mois dernier encore, quatre de mes pénitents ontquitté l’Église pour devenir francs-maçons.

– Leur admission des femmes dans leursloges a été un coup de maître ! grommela le P. Blackmore.

– Oui, et il est même bien extraordinairequ’ils ne se soient pas avisés plus tôt de l’efficacitémerveilleuse de cette mesure ! observa Percy.

Deux ou trois autres prêtres joignirent leurtémoignage à celui de Monseigneur : eux aussi, ils avaientrécemment perdu des pénitents par suite des progrès de lamaçonnerie. Le bruit courait que l’archevêque préparait unmandement sur ce sujet.

Monseigneur hocha la tête, d’un signe dedoute.

– Il faudrait quelque chose de plus quecela !

Mais Percy rappela que l’Église avait dit sondernier mot sur la question, depuis déjà plusieurs siècles. Elleavait frappé d’excommunication tous les membres de sociétéssecrètes, et, en vérité, elle ne pouvait rien d’autre.

– Sauf cependant de rappeler sans cessecette défense à ses enfants ! fit Monseigneur. Pour ma part,je suis bien décidé à prêcher là-dessus, dimancheprochain !

En rentrant dans sa chambre, Percy rédigea unenote pour le cardinal-protecteur, au sujet de la franc-maçonnerie.Puis il ouvrit son courrier, et lut d’abord la lettre qui portaitle timbre de Rome.

Par une coïncidence qui lui parut curieuse,l’une des questions que lui posait le cardinal Martin traitait,précisément, de ce même sujet. Elle était rédigée ainsi :

« Que dit-on de la maçonnerie ?J’apprends, ici, que Felsenburgh en fait partie. Prière derecueillir tout ce que vous pourrez apprendre sur cet homme, et denous envoyer toutes les études biographiques anglaises que vouspourrez vous procurer, publiées à son sujet. Continuez-voustoujours à perdre des fidèles qui passent de l’Église à lafranc-maçonnerie ? »

Dans les autres questions que contenait lalettre du cardinal, le nom de Felsenburgh reparaissait encore uneou deux fois.

Percy déposa la lettre sur son bureau, etréfléchit un moment. Il songea que c’était chose bien étrange, detrouver le nom de cet homme dans toutes les bouches, tandis que ceque l’on savait de certain sur lui n’était presque rien. Il avaitacheté, dans la rue, par curiosité, trais photographies quiprétendaient représenter ce personnage mystérieux : bien quel’une des trois pût être authentique, toutes les trois,certainement, ne pouvaient pas l’être. Il les prit dans un tiroirde son bureau, et les étala devant lui.

L’une montrait un gros homme barbu et sauvage,à mine de cosaque, avec des yeux saillants. Non, celle-là nepouvait pas être prise au sérieux ! elle faisait voir,seulement, l’image qu’avait dû se former une imagination grossière,ayant à se représenter un personnage qui passait pour avoir eu unegrande influence en Orient.

La seconde photographie révélait un visagegras, avec de petits yeux et une barbiche : celle-là pouvait,en somme, être vraie, d’autant plus qu’elle portait le nom d’unemaison photographique de New York. Puis Percy considéra latroisième, où apparaissait un long visage rasé, avec un lorgnon, –un visage incontestablement intelligent, mais rêveur et mou ;tandis que, manifestement, Felsenburgh devait être un homme d’uneénergie extraordinaire.

Percy essaya de se rappeler ce que lui avaitdit M. Vanhaus, le sénateur américain, mais les renseignementsobtenus de cette source n’étaient guère significatifs. Felsenburgh,d’après M. Vanhaus, n’avait usé d’aucune des méthodescommunément employées dans la politique moderne. Il n’avait dirigéaucun journal, n’avait attaqué personne, soutenu personne ;jamais il n’avait recouru au chantage ni aux pots-de-vin, jamais onn’avait pu alléguer contre lui aucune accusation de crimesmonstrueux. Au contraire, sa principale originalité semblaitconsister dans la « propreté de ses mains » et dans sonpassé sans tache, comme aussi dans l’attirance magnétique de toutesa personne. Il avait pris le peuple par surprise, surgissant deseaux troubles du socialisme américain comme une vision…

La pensée de Percy revint aux problèmes quil’avaient préoccupé toute la journée. De plus en plus, toutparaissait sans espoir. Il essayait de ne point songer à sesconfrères du clergé ; mais, malgré lui, il ne pouvaits’empêcher de voir que ce n’étaient point là les hommes qu’ilaurait fallu pour la situation présente. Non pas, certes, qu’il sepréférât le moins du monde à eux ! Il sentait et savaitparfaitement que, lui aussi, il était insuffisant pour satâche : ne l’avait-il point prouvé encore dans ses relationsavec le pauvre P. Francis, et avec maints autres qui, durant lesannées dernières, avaient essayé de se raccrocher à lui ?L’archevêque lui-même, tout saint homme qu’il fût, avec sa foienfantine, était-ce bien l’homme qui convenait pour conduire lescatholiques anglais, et pour confondre leurs ennemis ? Non, laterre, décidément, ne comportait plus de grands hommes ! Etque faire ?

Il s’enfouit la tête dans les mains.

« Oui, ce qu’il faudrait c’est un ordrereligieux nouveau, un ordre sans habit particulier, et sanstonsure, sans traditions ni coutumes, sans rien d’autre qu’unentier et cordial dévouement ! Les membres de cet ordredevraient être les francs-tireurs de l’armée du Christ, commeavaient été jadis les Jésuites. Mais, pour la création d’un telordre, il faudrait, d’abord, un fondateur. Et qui donc, au nom duCiel, serait de taille à assumer ce rôle ? Un fondateurnudus, sequens Christum nudum !… Oui, desfrancs-tireurs, prêtres, évêques, laïcs, hommes et femmes, avec lestrois vœux, naturellement, et une clause particulière, interdisantà jamais, absolument, toute propriété, privée ou collective. Toutdon reçu aurait à être transmis à l’évêque du diocèse. Oh ! siun ordre de ce genre était créé, que ne pourrait-il pointfaire ?… » Et Percy s’exalta dans des rêvesmagnifiques.

Mais bientôt il se ressaisit, et se reprochasa folie. Un tel projet n’était-il pas aussi vieux que lemonde ? n’avait-ce pas été le rêve de tout homme zélé, depuisla première année de notre salut ?

Le prêtre se frappa humblement la poitrine, etprit son bréviaire, pour achever de se distraire de ces vainesrêveries. Quand il eut fini de lire, une demi-heure après, sapensée revint au pauvre P. Francis. Il se demanda ce que le prêtreapostat faisait, à présent ? Le malheureux ! Et lui-mêmePercy Franklin, jusqu’à quel point était-il responsable de cettechute ?

On frappa à la porte, et le P. Blackmoreentra, pour la petite causerie avant la nuit. Percy lui fit part deson entretien avec Francis.

Le P. Blackmore écarta, un moment, sa pipe, etsoupira profondément.

– Je savais que cela devait finirainsi ! dit-il. Que voulez-vous ?

– Je dois dire qu’il a été extrêmementloyal ! expliqua Percy. Il y a huit mois déjà qu’il m’a avouéqu’il était en peine.

Le P. Blackmnore, tout pensif, tirait desbouffées de sa pipe.

– Mon cher Franklin, dit-il, les chosessont en train de prendre une tournure vraiment grave. De touscôtés, c’est la même histoire. Que va-t-il se passer, au bout detout cela ?

– Je crois que les choses du monde vontpar vagues ! – répondit Percy, après avoir réfléchi unmoment.

– Vous voulez dire par flux etreflux ? demanda Blackmore.

– C’est du moins ce qui me semble.

Le P. Blackmore fixa ses yeux sur lui.

– Vous êtes-vous jamais trouvé en mer,demanda-t-il, pendant le calme qui précède un typhon ?

Percy secoua la tête négativement.

– Eh ! bien, reprit le P. Blackmore,c’est ce calme qui est la chose la plus effrayante ! La merest comme de l’huile ; vous avez la sensation d’être àdemi-mort ; vous ne pouvez rien faire. Et puis arrive latempête !

Percy, à son tour, dévisageait curieusementson interlocuteur.

– Avant toutes les grandes catastrophes,ce calme se produit. Toujours il en a été ainsi dans l’histoire…Père Franklin, j’ai l’idée que quelque chose d’énorme vaarriver !

– Dites-moi toute votre pensée ! –fit Percy, se penchant en avant.

– Eh ! bien, j’ai vu le vieuxTempleton quelques jours avant sa mort ; et c’est lui qui m’amis cette idée en tête… Écoutez-moi, mon père ! Peut-êtren’est-ce que cette affaire d’Orient qui s’apprête à tomber surnous, mais, je ne sais pourquoi, il me semble que ce n’est pointcela. C’est dans la religion que quelque chose va arriver. Dumoins, c’est ce que je crois… Père Franklin, au nom du Ciel,qu’est-ce que c’est que ce Felsenburgh ?

Percy fut si saisi de la réapparition soudainede ce nom qu’il resta, un long moment, sans répondre.

Au dehors, la nuit d’été répandait un calmemerveilleux. De temps à autre seulement, une faible vibrations’élevait des voies souterraines qui passaient à vingt mètresau-dessous de l’archevêché ; mais la rue qui avoisinait lacathédrale était très tranquille. Une fois, un grand sifflement sefit entendre dans l’air, comme si quelque monstrueux oiseaumigrateur se frayait un chemin entre Londres et les étoiles ;et une fois, aussi, un cri de femme très perçant retentit, venantde la direction du fleuve.

– Oui, ce Felsenburgh ? reprit le P.Blackmore. La pensée de cet homme ne me sort point de la tête. Etpourtant, que sais-je de lui ? Qu’est-ce que personne sait delui ?

Après un nouvel intervalle de silence, levieux prêtre continua :

– Et voyez comme tout le monde nousabandonne ! Les Wargrave, les Henderson, Sir James Bartlet, etpuis tous ces prêtres ! Et notez que tous ces déserteurs sontloin d’avoir des âmes basses : hélas ! la chosem’épouvanterait beaucoup moins si je ne savais pas ce que valentquelques-uns d’entre eux. Par exemple, ce James Bartlet !Voilà un homme qui a dépensé la moitié de sa fortune pour l’Église,et qui ne le regrette pas, maintenant encore ! Il dit qu’unereligion quelconque vaut toujours mieux que l’absence de religion,mais que lui, pour sa part, se trouve désormais hors d’état d’ycroire. Eh ! bien, qu’est-ce que tout cela signifie ? Jevous dis que quelque chose va arriver ! Quoi ? Dieu lesait ! et l’idée de ce Felsenburgh ne peut pas me sortir de latête… Père Franklin…

– Oui ?

– Avez-vous remarqué combien peu degrands hommes nous possédons, à présent ? Ce n’est point commeil y a cinquante ans, ou même trente ! Et, à présent, voicicet homme nouveau, que personne ne connaît, qui a surgi enAmérique, il y a quelques mois à peine, et dont le nom est surtoutes les lèvres ! Ne voyez-vous pas ce que celasignifie ?

– Je ne suis pas sûr de vouscomprendre ! répondit Percy.

Le P. Blackmore secoua les cendres de sa pipe,avant de poursuivre.

– Eh ! bien, voici ce que celasignifie ! dit-il en se relevant. Je ne puis pas m’empêcher depenser que ce Felsenburgh va faire quelque chose. Je ne sais pas cequ’il va faire : cela pourra être pour nous ou contre nous.Mais rappelez-vous qu’il est franc-maçon !… Et puis, et puis,vous allez dire que je ne suis qu’une vieille bête ! Bonnenuit !

– Un moment, mon père ! ditlentement Percy. Prétendriez-vous ?… Seigneur Dieu ! quevoulez-vous dire ?

Il s’arrêta, interrogeant des yeux soninterlocuteur, qui, de son côté, le regardait bien en face,par-dessous ses sourcils broussailleux ; et Percy avaitl’impression que, sous l’aisance familière de ses paroles, le vieuxprêtre apercevait une vision qui l’épouvantait. Mais les deuxhommes se serrèrent la main, sans plus rien se dire, et seséparèrent. Et Percy, dès qu’il fut seul, se jeta à genoux.

Chapitre 3

 

I

La vieille Mme Brand et Mabel étaientassises à une fenêtre de la nouvelle amirauté, dansTrafalgar-Square, pour assister au grand meetingoù Olivierdevait prononcer son discours sur le cinquantième anniversaire duvote de la loi des pauvres.

Depuis longtemps déjà, presque dès l’aube decette brillante matinée de juin, la foule avait commencé às’assembler autour de la statue de Braithwaite. Cet homme d’État,mort depuis quinze ans, était représenté dans l’attitude qui luiavait été ordinaire, le bras étendu, la tête levée, et l’un de sespieds légèrement avancé ; ce jour-là, en outre, on avaitrevêtu sa statue de tous les insignes maçonniques qu’il avaitportés de son vivant.

La vieille Mme Brand était plus en trainque d’habitude, et considérait avec curiosité les masses énormesvenues, de toutes parts, pour entendre parler son fils. Uneplate-forme avait été dressée tout autour de la statue de bronze,de telle façon que Braithwaite lui-même semblât être l’un desorateurs. La place entière, au-dessous, était pavée de têtes, etretentissait des murmures de centaines de milliers de voix, quedominait, par instants, l’éclat puissant des cuivres et destambours, lorsque passaient les sociétés de bienfaisance et lesguildes démocratiques, chacune précédée de sa bannière, etconvergeant vers le vaste espace qui leur était réservé au pied del’estrade. Pas une fenêtre, non plus, qui ne fût encombrée devisages ; sans compter qu’on avait installé de vastestribunes, pour les auditeurs privilégiés, sur toute la longueur desfaçades de la Galerie Nationale et de Saint-Martin. (La vieillecolonne du Square, avec ses lions, avait depuis longtemps disparu.Nelson avait été trouvé compromettant pour l’Ententecordiale ; et les lions, décidément, avaient paru d’untype trop éloigné de « l’art nouveau ». À leur places’étendait maintenant une large avenue conduisant à la GalerieNationale.) Enfin, par-dessus les toits, de longues frises de têtese dessinaient, sur le bleu uni du ciel.

Lorsque les horloges sonnèrent l’heureconvenue, deux figures surgirent de derrière la statue,s’avancèrent, et au même instant, les murmures des conversations sechangèrent en unanimes vivats.

On vit arriver, d’abord, le vieux lordPemberton, un vieillard admirablement droit et solide, sous sescheveux blancs. Son père était un de ceux qui, soixante-dix ansauparavant, avaient le plus travaillé à détruire la Chambre desLords, dont il était membre ; et son fils avait dignementcontinué son œuvre. Il était, à présent, membre dugouvernement ; et c’était lui qui devait présider la cérémoniedu jour. Derrière lui, venait Olivier, tête nue ; même à ladistance où elles étaient de lui, sa mère et sa femme purent voirses mouvements agiles, et le sourire à la fois modeste et assuré deses lèvres, lorsque son nom émergea de la tempête des cris quepoussait la foule. Puis lord Pemberton leva la main, fit un signal,et aussitôt les voix s’arrêtèrent, sous un soudain roulement detambour : après quoi toutes les musiques entonnèrent l’hymnemaçonnique.

C’était comme si la voix d’un géant eût chantél’ample mélodie. L’hymne avait été composé dix ans auparavant, etla nation entière, désormais, le savait par cœur. La vieilleMme Brand souleva, cependant, jusqu’à ses yeux le papierimprimé qui en contenait le texte, et lut ces mots, le début del’hymne :

Seigneur, qui habites la terre et lesmers…

Elle lut les vers suivants, composés avec unheureux mélange de zèle et d’adresse pour l’exaltation de l’idéehumanitaire. L’hymne entier avait une allure religieuse ; unchrétien même, à la condition de ne pas trop réfléchir, aurait pule chanter sans scrupule. Et pourtant sa signification était assezclaire : c’était la substitution de l’homme à Dieu comme objetdu culte. L’auteur y avait introduit jusqu’à des paroles du Christ,disant, par exemple, que le royaume de Dieu résidait dans le cœurde l’homme, et que la plus grande de toutes les grâces était lacharité.

La vieille dame leva les yeux sur Mabel, etvit que celle-ci chantait de toute son âme, le regard amoureusementfixé sur la grave et noble figure de son mari, à cent mètres de là.Et la mère d’Olivier elle-même se mit à remuer les lèvres,entraînée par la force du chœur prodigieux qui vibrait autourd’elle.

Lorsque les dernières notes de l’hymnes’éteignirent, Olivier s’avança au premier plan de l’estrade, etcommença son discours.

Mais, tout à coup, comme la vieilleMme Brand essayait d’entendre les paroles de son fils, uneexclamation de Mabel la fit tressaillir. Qu’était-cedonc ?

Il y eut un craquement brusque, et la figuregesticulante d’Olivier chancela, sur l’estrade, faillit tomber. Levieux lord Pemberton se releva, précipitamment, du fauteuil où ils’était assis ; et, au même instant, une commotion violenteagita et souleva un point de la foule, immédiatement voisin del’espace clos où étaient massées les musiques, tout juste vis-à-visdu devant de l’estrade.

Mme Brand, étonnée, épouvantée, sereleva, étreignit machinalement le rebord de la fenêtre, pendantque sa belle-fille lui criait à l’oreille quelques mots qu’elle neparvenait pas à comprendre. Un grand rugissement remplit tout lesquare ; les têtes se tournaient de tous côtés, comme des épissous une tempête. Et puis on vit Olivier s’avancer de nouveau,faisant de la main un geste, comme pour désigner quelque chose, etcriant des mots que sa mère n’entendait pas ; et la vieilledame se laissa retomber sur sa chaise.

– Ma chérie, qu’est-ce que c’estdonc ? sanglotait-elle.

Mais Mabel, restée debout, continuait à tenirles yeux fixés sur son mari ; et, de nouveau, un murmurerapide de conversations et de cris bourdonnait dans la foule.

II

Ce soir-là, chez lui, Olivier donna aux deuxdames une explication complète de l’affaire, commodément installédans son fauteuil, avec le bras droit bandé et maintenu par uneécharpe.

Sa mère et sa femme n’avaient point pul’approcher, au moment de la catastrophe ; mais un messagerétait venu leur apporter la nouvelle que le jeune orateur n’étaitblessé que légèrement, et que les médecins étaient d’accord pourn’éprouver aucune inquiétude.

– Oui, c’était un catholique !expliquait Olivier. Et sans doute son attentat était prémédité, caron a trouvé son revolver chargé. Mais, cette fois, – ajouta-t-il,en souriant, à l’adresse de Mabel, – aucun prêtre de sa religionn’a eu le temps d’intervenir auprès de lui !

En effet, Mabel avait déjà lu, sur lesplacards télégraphiques, le sort du misérable.

– Il a été tué, étranglé, et foulé auxpieds sur-le-champ ! poursuivit Olivier. J’ai fait ce que j’aipu pour le protéger ; vous avez dû voir comme je m’y suisemployé ! Mais… au fait, peut-être vaut-il mieux pour luiqu’il ait eu moins longtemps à souffrir !

Mabel se pencha vers son mari.

– Olivier, dit-elle, je sais que ce queje vais dire va te paraître bien étrange, de ma part : mais…mais j’aurais souhaité qu’ou ne le tuât point !

Olivier lui sourit amoureusement. Ilconnaissait la charmante tendresse de son cœur.

– Qu’est-ce que tu étais en train dedire, quand il a tiré ? reprit Mabel.

– Oh ! rien que de très banal. Jedisais que Braithwaite avait fait plus pour le monde, par un seuldiscours, que Jésus et tous les saints réunis !

Le jeune homme s’aperçut, à ce moment, que lesaiguilles à tricoter de sa mère s’arrêtaient de travailler, pourune seconde ; mais, aussitôt, elles se remirent enmouvement.

– Et comment a-t-on su que c’était uncatholique ? demanda encore la jeune femme.

– Il avait un rosaire sur lui ; et,avant de mourir, il a encore eu le temps d’invoquer sonChrist !

– Et l’on ne sait rien d’autre, à sonsujet ?

– Absolument rien ! Un homme fortbien vêtu ; mais on n’a pu encore découvrir son nom.

Olivier se laissa retomber dans le fond dufauteuil et ferma les yeux. Son bras lui faisait grand mal, avecles battements qu’il y sentait à tout instant : mais il n’enétait pas moins très heureux, au fond du cœur. Il se réjouissaitd’avoir été blessé par un fanatique, et d’avoir à souffrir pour unetelle cause ; et il sentait que la sympathie de la nationentière l’accompagnait. Cet attentat avait été une aubainemerveilleuse pour les communistes. Leur orateur avait été assaillipendant l’accomplissement de son devoir. Le profit étaitincalculable pour eux, et la perte non moins énorme pour leursadversaires, qui se vantaient volontiers d’être seuls à connaîtrela persécution.

Bientôt la vieille Mme Brand se leva etsortit, toujours sans dire un mot. Mabel se tourna vers son mari,et lui posa une main sur les genoux.

– Est-ce que tu es trop fatigué pourcauser, mon chéri ?

Il rouvrit les yeux.

– Mais non, dit-il, pas du tout !Qu’y a-t-il ?

– Quelles conséquences crois-tu quepuisse produire toute cette affaire ?

– Quelles conséquences ? Oh !rien que d’excellent ! Il était temps que quelque chosearrivât, vois-tu, ma chérie, il y avait des moments où je mesentais bien découragé : il me semblait que nous perdions toutnotre entrain, et que les anciens tories avaient un peuraison quand ils prophétisaient que le communisme finirait parfaire faillite. Mais après ceci…

– Eh ! bien ?

– Eh ! bien, nous avons montré quenous pouvions verser notre sang pour la cause, nous aussi ! Jene veux pas exagérer ; sans doute il ne s’agit que d’uneégratignure ; mais l’attentat a été si délibéré, et toutel’affaire a pris une allure si dramatique ! Le pauvre diablen’aurait pas pu choisir, à son point de vue, un plus mauvaismoment ! Jamais le peuple n’oubliera cette journée !

Les yeux de Mabel étaient illuminés deplaisir.

– Mon cher trésor ! dit-elle. Est-ceque tu souffres ?

– Un peu, mais que m’importe ?Ah ! si seulement cette infernale affaire d’Orient pouvaitfinir !

Il avait conscience d’être fiévreux etirritable, et faisait grand effort pour retrouver sonsang-froid.

– Ah ! ma chérie, reprit-il, siseulement les hommes voulaient comprendre ! s’ils voulaientreconnaître quelle chose glorieuse c’est cet idéal que nous leurproposons : l’humanité, la vie, la vérité, enfin, et laguérison de l’ancienne folie !… Mais écoute ! –s’interrompit-il, en revenant à un sujet qu’il avait d’abordoublié, – est-ce que, tout à l’heure, tu n’as pas remarqué quelquechose, quand j’ai répété ce que j’avais dit au sujet deJésus-Christ ?

– Oui, j’ai vu que ta mère s’étaitarrêtée de tricoter, pour un moment.

– Mabel, ne crois-tu pas qu’elle soit entrain de retomber ?

– Oh ! vois-tu, elle vieillit !répondit légèrement la jeune femme. Il est bien naturel qu’elleregarde un peu en arrière.

– Mais, cependant, tu ne penses pas quema mère… ? Ce serait trop affreux !

Elle secoua la tête.

– Non, non, mon chéri ! Tu es excitéet fatigué ! Je t’assure que ce n’est rien qu’un peu desentiment !… Mais, tout de même, Olivier, à ta place, jen’aurais point parlé ainsi devant elle !

– Je n’ai rien dit qu’elle n’entende direpartout, à présent !

– Ne le crois pas ! Rappelle-toiqu’elle ne sort presque jamais ! Et puis, elle a horreur del’entendre ! Après tout, il ne faut pas oublier qu’elle a étéélevée en catholique !

Olivier se rejeta au fond du fauteuil, etconsidéra rêveusement la fenêtre, devant lui.

– N’est-ce pas étonnant, murmura-t-il, lamanière dont persistent ces maudites suggestions ? Voilà unefemme intelligente, et assez instruite, qui n’a pas réussi à lesfaire sortir de sa tête, même après cinquante ans ! En toutcas, veille bien sur elle, n’est-ce pas ?

III

Mabel se rappela ce que son mari lui avaitdemandé, et, pendant quelques jours, fit de son mieux pour observerla vieille dame ; mais elle n’aperçut rien qui pût l’alarmer.Mme Brand, par instants, était bien un peu silencieuse ;mais elle continuait, comme d’habitude, à s’occuper de ses petitesaffaires. Quelquefois, elle demandait à la jeune femme de lui faireune lecture ; et elle écoutait, sans aucune trace dedéplaisir, tout ce qu’il plaisait à Mabel de lui lire. Tous lesjours, elle dirigeait le travail de la cuisine, tâchait à varierles menus, et s’intéressait passionnément à tout ce qui concernaitson fils. Ce fut elle qui, de ses mains, prépara sa malle,lorsqu’il eut à partir précipitamment pour Paris ; et elle luidit encore adieu, par la fenêtre, lorsqu’il descendit le petitescalier pour se rendre à la station. Ce voyage, d’après ce qu’ilcroyait, devait durer trois jours.

Le soir du second jour, cependant, la vieilledame se sentit malade ; et Mabel, qui était accourue dans sachambre, tout alarmée, la trouva très rouge, s’agitant dans sonfauteuil.

– Ce n’est rien, ma chérie ! lui ditMme Brand, d’une voix tremblante.

Mais Mabel voulut absolument la mettre aulit ; après quoi, elle envoya chercher le médecin, et s’assitauprès d’elle.

– C’est le cœur qui est atteint !dit le médecin, son examen fini. Elle peut mourir d’une minute àl’autre ; ou bien elle peut vivre encore dix ans !

– Croyez-vous que je doive télégraphier àmon mari ?

Il réfléchit, et fit de la main un signenégatif.

– Encore une fois, tout estpossible ; mais mon sentiment est qu’il n’y a pointd’urgence !

Puis il ajouta quelques mots pour expliquer lamanière de se servir de l’injecteur d’oxygène, et prit congé.

La malade reposait tranquillement dans sonlit, lorsque Mabel remonta près d’elle. Elle lui tendit sa petitemain ridée.

– Eh ! bien, ma chérie ?demanda-t-elle.

– Ce n’est rien qu’un peu de faiblesse,mère ! Il faut que vous restiez tranquille, et ne vousoccupiez de rien ! Voulez-vous que je vous lise quelquechose ?

– Non, ma chérie ! Je vaissommeiller un peu !

Dans la conception que se faisait Mabel de sesdevoirs, n’entrait point l’idée d’informer la malade du danger quila menaçait : car, suivant la croyance de la jeune femme, iln’existait point de fautes passées à réparer, ni de jugement àaffronter à l’heure de la mort. La mort était une fin, et non pasun commencement. Et ainsi, Mabel, après avoir vu sa belle-mères’assoupir doucement, redescendit, pour travailler et rêver, dansson petit salon.

Le lendemain matin, M. Phillips arrivacomme à l’ordinaire. Mabel venait de sortir de la chambre deMme Brand, et le secrétaire lui demanda des nouvelles decelle-ci.

– Elle va un peu mieux, je crois, ditMabel. Il faut qu’elle reste bien tranquille, toute lajournée !

Le secrétaire s’inclina, et se dirigea vers lebureau d’Olivier, où l’attendaient une foule de lettresurgentes.

Mais, environ deux heures après, comme Mabelremontait l’escalier, elle rencontra M. Phillips quidescendait. Il paraissait un peu agité et mal à son aise.

– Mme Brand m’a fait appeler !dit-il. Elle désirait savoir si M. Olivier serait de retouraujourd’hui.

– Il va revenir ce soir, n’est-cepas ?

– Il m’a dit qu’il serait ici pour ledîner, mais un peu tard. Il arrivera à la station vers dix-neufheures.

– Et il n’y a pas d’autresnouvelles ?

– De simples rumeurs ! répondit lesecrétaire. M. Brand m’a téléphoné, il y a quelquesinstants.

Il semblait si ému que Mabel le regarda avecsurprise.

– Ce ne sont point des nouvellesd’Orient ? demanda-t-elle.

Il eut un petit sourire gêné.

– Il faut que vous m’excusiez, madame,dit-il : vous savez qu’il m’est défendu de riendire !

Mabel ne fut nullement offensée, ayant pleineconfiance en son mari ; mais ce fut avec un battement de cœurqu’elle entra dans la chambre de la malade.

Celle-ci, également, avait l’air fort excitée.Elle reposait dans son lit, avec de grosses taches rouges sur sesjoues pâles, et répondit à peine, d’un sourire, au salut de sabelle-fille.

– Eh ! bien, vous avez vuM. Phillips ? demanda Mabel.

La vieille Mme Brand lui jeta un rapidecoup d’œil inquiet, mais ne dit rien.

– Ne vous agitez point, mère !Olivier va revenir ce soir !

La vieille dame eut un long soupir.

– Ne vous en mettez pas en peine à monsujet, ma chérie ! répondit-elle. Je me sens tout à fait bien,maintenant. Il sera de retour pour le dîner, n’est-cepas ?

– Oui, si l’aérien n’est pas en retard.Et maintenant, mère, êtes-vous prête pour le déjeuner ?

Mabel passa un après-midi extrêmement inquiet.Elle avait l’impression que quelque chose de très grave était entrain de se produire. Le secrétaire, qui avait déjeuné avec elle àmidi, avait paru très préoccupé. Il lui avait dit qu’il seraitabsent tout le reste du jour, ayant reçu des instructionsd’Olivier. À toutes les questions qu’elle lui avait faites sur lesaffaires d’Orient, il s’était borné à répondre que, le grandCongrès international de Paris n’avait encore rien décidé. Aprèsquoi, il était parti précipitamment.

La vieille Mme Brand semblait dormir,lorsque sa belle-fille remonta près d’elle ; et la jeune femmene voulut point la déranger. Elle n’avait pas non plus le couragede sortir, ce jour-là, de sorte qu’elle passa l’après-midi à sepromener dans le jardin, toute pleine de réflexions, d’espéranceset de craintes, jusqu’au moment où son ombre s’allongea sur lesentier, tandis que les toits voisins se teintaient des refletsroses du crépuscule.

En rentrant au salon, elle prit le journal dusoir ; mais la seule nouvelle qu’elle y trouva fut que leCongrès de Paris était sur le point d’être clos.

À vingt heures, toujours aucun signed’Olivier. L’aérien de France devait être arrivé depuis une heuredéjà ; et Mabel se demandait ce qui pouvait être survenu à sonmari. Pourquoi ne venait-il pas, ou, tout au moins, pourquoi ne luifaisait-il pas savoir le motif de son retard ?

Un instant, elle monta au premier étage, –follement anxieuse, elle-même, – pour rassurer la vieille dame, ettrouva de nouveau celle-ci très somnolente.

– Olivier n’est pas encore venu !dit-elle. Sans doute il aura été retenu à Paris !

Le vieux visage, sur l’oreiller, bougea, etmurmura quelque chose. Mabel redescendit au salon et s’assit enface de l’appareil téléphonique. Elle considéra la petite boucheronde, la rangée de boutons électriques portant des inscriptions.Elle avait presque envie de les toucher, l’un après l’autre, pourdemander aux divers endroits si l’on ne savait rien de sonmari : l’un de ces boutons communiquait avec le clubd’Olivier, l’autre avec son bureau à White-Hall, un autre avec lamaison de Phillips, etc. Mais elle hésita, s’encourageant à prendrepatience. Elle savait qu’Olivier n’aimait pas qu’elle intervîntdans ses occupations politiques. Et elle se dit que, sûrement, ilne tarderait pas à se souvenir d’elle, pour la délivrer de sonanxiété.

Tout à coup, l’un des timbres se mit à sonnerbruyamment : celui qui portait l’étiquetteWhite-Hall. Elle pressa le bouton correspondant, d’unemain si tremblante que c’est à peine si elle put, ensuite, tenir lerécepteur contre son oreille.

– Qui est là ?

Son cœur bondit en reconnaissant la voixd’Olivier, toute mince et faible à travers les lieues du fil.

– C’est moi, Mabel ! répondit-elle àla question de son mari. Je suis seule dans ton bureau.

– Oh ! très bien ! Me voici deretour. Tout est pour le mieux. Mais écoute : peux-tu bienm’entendre ?

– Oh ! oui !

– Ce qu’on pouvait espérer de plusheureux s’est produit. La question d’Orient est décidément réglée.C’est Felsenburgh qui a tout fait. Et, maintenant, écoute encorececi ! Il m’est impossible de rentrer chez nous, cesoir ; mais, dans deux heures, le résultat du Congrès va êtreproclamé solennellement, au Temple de Paul. Viens me rejoindre ici,tout de suite ! Il faut que tu assistes à la séance !… Tum’entends toujours bien ?

– Oh ! très bien !

– Donc, viens tout de suite ! Cesera la plus grande chose de toute l’histoire du monde ! Viensavant que la nouvelle se répande : dans une demi-heure, toutesles rues seront infranchissables.

– Olivier !

– Quoi ? Dis vite ?

– Ta mère est malade. Puis-je laquitter ?

– Très malade ?

– Oh ! pas de danger immédiat !Le médecin l’a vue.

Il y eut un instant de silence.

– Viens malgré tout ! repritOlivier. Nous rentrerons ensemble cette nuit. Dis-lui que nousreviendrons assez tard !

– Bien !

– Oui, il faut absolument que tu soislà ! Felsenburgh y sera.

Chapitre 4

 

I

Ce même jour, dans l’après-midi, Percy reçutune visite.

Son visiteur n’avait, dans sa personne, riend’exceptionnel ; et le prêtre, en entrant au salon pour lerecevoir, ne put tirer aucune conclusion de son apparenceextérieure, sinon que ce n’était pas un catholique.

– Monsieur, lui dit l’étranger, je nevous retiendrai pas longtemps ! Mon affaire sera réglée encinq minutes.

Percy attendit la suite, les yeux baissés.

– Une… une certaine personne m’a envoyévers vous. Cette personne a été catholique, autrefois ; elledésirerait rentrer dans l’Église.

Percy fit un petit mouvement de tête. C’étaitlà un message qu’il n’était plus guère accoutumé à recevoir.

– Vous viendrez la voir, monsieur,n’est-ce pas ? Vous me le promettez ?

Le visiteur semblait étrangement mal àl’aise : son visage pâle reluisait de sueur, et une inquiétudeprofonde se lisait dans ses yeux.

– Mais, sans doute, je viendrai !dit Percy, en souriant.

– Oui, monsieur, mais c’est que vous nesavez pas quelle est cette personne ! Cela ferait un grostapage, monsieur, si la chose était connue. Il ne faut pas qu’on ensache rien. Pouvez-vous me promettre cela encore ?

– Il m’est impossible de vous faire unepromesse de cette sorte, répondit doucement le prêtre, jusqu’aumoment où je saurai au juste de quoi il s’agit.

– En tout cas, monsieur, repritl’étranger, vous ne direz rien avant d’avoir vu cette personnePouvez-vous me promettre cela ?

– Oh ! certainement ! dit leprêtre.

– Quant à moi, il vaut mieux que vousignoriez mon nom ! Oui, cela vaut mieux pour vous et pourmoi ! et puis, voyez-vous, monsieur, cette dame estmalade : il faudra que vous veniez dès aujourd’hui, s’il vousplaît, mais pas avant le soir. Vingt-deux heures, est-ce un momentqui vous convienne ?

– Et où est-ce ? demanda Percy.

– C’est… c’est auprès de la station deCroydon. Je vais vous écrire l’adresse, tout de suite. Et vous mepromettez de ne pas venir avant vingt-deux heures,monsieur ?

– Pourquoi pas tout de suite ?

– Parce que… parce que les autrespourraient se trouver là ; tandis que, cette nuit, je saisqu’ils seront absents.

Ceci prenait une allure plutôt suspecte ;et Percy songea que bien des complots fâcheux avaient eu des débutsanalogues. Mais il ne se crut pas en droit de refuser.

– Pourquoi n’envoie-t-elle pas chercherle prêtre de sa paroisse ? demanda-t-il.

– C’est qu’elle ne le connaît pas, et nesait pas où le trouver ! Vous, monsieur, elle vous a vu, unefois, dans la cathédrale, et vous lui avez dit votre nom. Ne voussouvenez-vous point ? Une vieille dame ?…

En effet, Percy avait un vague souvenir d’unerencontre de ce genre, il y avait un mois ou deux : il le dità son visiteur.

– Alors, monsieur, vous allez venir,n’est-ce pas ?

– Il faut d’abord que j’en cause avec lecuré de Croydon, dit le prêtre. S’il me donne l’autorisation.

– Mais, s’il vous plaît, monsieur, il nefaut pas que le curé connaisse son nom ! Vous ne le lui direzpas ?

– Son nom ? Mais moi-même ne le saispas encore ! répliqua Percy, en souriant de nouveau.

L’étranger eut un mouvement brusque, sur sachaise, et son visage exprima tout l’effort d’une lutteintérieure.

– Eh ! bien, monsieur, je vaisd’abord vous dire ceci : le fils de cette vieille dame est monpatron, et l’un des communistes les plus en vue. Elle demeure aveclui et sa femme. Son fils et sa belle-fille seront absents, cettenuit : voilà pourquoi je vous ai fixé une heure aussitardive ! Et maintenant, c’est entendu que vous viendrez,n’est-ce pas ?

Percy le dévisagea pendant quelques instants.Certes, si c’était là une conspiration, les conspirateurs n’étaientpoint des hommes bien énergiques ! Puis il répondit :

– C’est entendu, monsieur, je vouspromets que j’irai. Et maintenant, le nom et l’adresse !

L’étranger se lécha les lèvres, nerveusement,et promena un regard autour de lui. Puis, se penchant en avant, ilmurmura très vite :

– Monsieur, le nom de cette vieille dameest Brand ; c’est la mère de M. Olivier Brand !

Au premier moment, Percy resta tout saisi. Lachose était trop extraordinaire pour être vraie ! Il neconnaissait que trop bien le nom d’Olivier Brand : c’étaitl’homme que l’incident de Trafalgar Square avait promu à unebrusque et immense popularité. Et maintenant, voici que samère…

Il se retourna brusquement vers sonvisiteur.

– Monsieur, dit-il, j’ignore qui vousêtes, et si vous croyez en Dieu ou non : mais voudriez-vous mejurer, sur votre religion et votre honneur, que tout ce que vous medites est vrai ?

Les yeux timides rencontrèrent les siens, ethésitèrent : mais c’était l’hésitation de la faiblesse, non dela traîtrise.

– Je vous le jure, monsieur, par Dieutout-puissant !

– Seriez-vous catholique ?

L’étranger répondit non, d’un signe detête.

– Mais je crois en Dieu ! dit-il. Dumoins, il me semble que j’y crois…

Percy se redressa et resta silencieux, tâchantà se rendre un compte exact de ce que cette affaire signifiait. Iln’y avait aucune trace de triomphe, dans son esprit, mais plutôtune sorte de crainte, et de l’étonnement, et de l’agitation, et,sous tout cela, le plaisir de penser au pouvoir souverain de lagrâce divine. Tout à coup, il s’aperçut que son visiteur leconsidérait anxieusement.

– Ce que je vous ai dit ne vous aurait-ilpas effrayé, monsieur ? N’allez-vous pas retirer votrepromesse ?

Percy eut un sourire amusé.

– Oh ! non, certes, dit-il. Je serailà à vingt-deux heures !… Est-ce que le danger de mort estimminent ?

– Non, monsieur. C’est une maladie decœur, avec des syncopes. La matinée d’aujourd’hui a même été assezbonne.

– C’est entendu, je serai là ! ditPercy. Et vous, monsieur, y serez-vous aussi ?

– J’aurai à être avec M. Brand,monsieur ! répondit l’étranger, en se levant de sa chaise. Ily aura une grande assemblée publique, cette nuit. Mais je n’ai pasle droit d’en parler encore… Vous demanderez Mme Brand, etvous direz qu’elle vous attend ; on vous conduira tout desuite dans sa chambre.

Il tira un carnet, y écrivit l’adresse,déchira la feuille et la tendit au prêtre.

– Je vous demanderai, monsieur, d’avoirla bonté de détruire ce papier, après avoir recopiél’adresse ! C’est que… j’aimerais bien à ne point perdre maplace, autant que possible !

Percy resta debout un moment, roulant lafeuille sur un de ses doigts.

– Pourquoi n’êtes-vous point catholique,vous-même ? demanda-t-il.

L’étranger fit un signe de tête vague ;puis il prit son chapeau, et se dirigea vers la porte.

Percy passa le reste de l’après-midi dans unétat de grande agitation.

Pendant les deux derniers mois, bien peu dechoses étaient arrivées qui eussent de quoi l’encourager. Il avaiteu à enregistrer une dizaine d’abjurations importantes, que necompensait plus aucune conversion. Sans nul doute possible,désormais, le flot montait, de plus en plus haut, contre l’Église.La folle aventure de Trafalgar Square, aussi, l’autre semaine,avait fait un mal incalculable ; plus que jamais les journauxcriaient, et tout le monde répétait, que les actes publics del’Église démentaient sa foi au surnaturel. « Grattez uncatholique, et vous trouverez un assassin ! » avait étéle texte d’un grand article du Nouveau Peuple ; etPercy, lui-même, était à la fois stupéfait et indigné de la folied’un tel attentat. Il est vrai que l’archevêque, du haut de lachaire de sa cathédrale, avait formellement répudié aussi bienl’acte que ses motifs ; mais cela encore avait servid’occasion aux journaux pour rappeler l’usage constant, qu’avaitl’Église, de tirer parti de la violence tout en répudiant lesviolents. L’horrible mort du criminel n’avait nullement apaisé lacolère populaire ; et, de plus en plus, le bruit se répandaitque l’on avait vu cet homme sortir de l’archevêché, un peu avantl’accomplissement de son attentat.

Et maintenant, voici que la propre mère duhéros de cette aventure désirait se réconcilier avec cette Églisequi avait essayé d’assassiner son fils !

Vingt fois, durant l’après-midi, Percy, aucours d’une visite qu’il dut faire à l’un de ses collègues habitantWorcester, se demanda si la visite de l’étranger ne cachait pas,tout de même, un complot, une sorte de talion, une tentative de leprendre au piège. Cependant, il avait promis de ne rien dire, etd’aller à l’adresse indiquée.

Il termina sa lettre, après le dîner, commed’habitude, mais avec un sentiment singulier de fatalité. Puis,l’ayant enveloppée et timbrée, il se dirigea, vêtu de son costumede ville, vers la chambre du P. Blackmore.

– Mon père, lui dit-il brusquement,voudriez-vous entendre ma confession ?

II

Son visiteur lui ayant dit que le dangern’était pas imminent, Percy n’avait pas emporté d’hostie ;mais le curé de Croydon lui avait téléphoné qu’il pourrait s’enprocurer à la sacristie de l’église Saint-Joseph, toute proche dela gare. Il avait seulement pris, dans sa poche, un cordon violet,qu’il avait l’habitude de jeter sur ses épaules quand il étaitauprès des malades.

En descendant de la station, à Croydon, il futfrappé de l’animation extraordinaire qui remplissait la place.Plusieurs centaines de personnes, la tête levée, lisaient uneénorme affiche en lettres de feu, au-dessus d’une maison, quiannonçait, en espéranto et en anglais, la nouvelle que l’Angleterreavait fiévreusement attendue depuis plusieurs mois. Percy lutl’affiche dix fois de suite, avant de se remettre en mouvement,fasciné comme par un spectacle surnaturel, dont il ne savait point,d’ailleurs, s’il manifestait le triomphe du ciel ou del’enfer :

Le Congrès d’Orient est terminé ! LaPaix définitive et non la guerre ! La fraternité universelleétablie ! Felsenburgh sera à Londres cettenuit !

Il fallut bien deux heures à Percy, aprèscela, pour se frayer un chemin à travers la foule, jusqu’à lamaison d’Olivier. Lorsqu’il parvint enfin devant la porte, ils’aperçut que son chapeau lui était tombé de la tête, et que sonmanteau était déchiré. De grosses gouttes de sueur lui coulaientsur le front.

Il savait à peine que penser de cette nouvelleimprévue. Évidemment, la guerre aurait été une catastropheterrible ; mais le prêtre, sans trop comprendre pourquoi,avait l’idée qu’il y avait d’autres choses possibles qui étaientpires encore. Il songeait à cette paix universelle qui se trouvaitétablie par d’autres méthodes que celle du Christ. Ou bien, est-ceque Dieu, tout de même, était derrière toutes ces choses ?Aucun espoir de trouver une réponse à cette question.

Et ce mystérieux, cet inquiétantFelsenburgh ! Donc, c’était lui qui avait fait cela, qui avaitaccompli cet acte, incontestablement supérieur à tout autreévénement temporel connu jusque-là dans l’histoire de lacivilisation ! Quelle espèce d’homme était-il ? Quelspouvaient être son caractère, ses motifs ? Et quel usageallait-il faire de son prodigieux succès ? Ainsi les pointsd’interrogation dansaient, devant Percy, comme une fouled’étincelles, et toute sorte de problèmes s’imposaient à lui, dontchacun avait pour objet tout l’avenir du monde. Et, en attendant,il se rappela qu’il y avait là une vieille femme qui désirait seréconcilier avec Dieu, avant de mourir…

Deux ou trois fois, il sonna sans qu’on vîntlui répondre. Enfin, une lumière se montra, au premier étage.

– On est venu me chercher !expliqua-t-il à la servante effarée qui lui avait ouvert la porte.J’avais promis d’être là à vingt-deux heures, mais j’ai été retardépar la foule.

La servante lui balbutia précipitamment unequestion.

– Oui, je crois bien que c’estvrai ! répondit-il. Toute perspective de guerre a disparu, etc’est la paix universelle. Mais ayez la bonté de me conduirelà-haut !

En traversant l’antichambre, il éprouvait unecurieuse sensation d’être en faute. Ainsi, c’était là que demeuraitBrand, cet éloquent et passionné ennemi de son Dieu ! Et voicique lui, un prêtre, se glissait dans cette maison, sous le couvertde la nuit ! En tout cas, il se dit que la responsabilité enretomberait sur d’autres.

Devant la porte d’une chambre, au premierétage, la servante se retourna vers lui.

– Monsieur est médecin ?demanda-t-elle.

– Cela me regarde ! réponditbrièvement Percy, en ouvrant la porte.

Avant qu’il eût le temps de la refermer, unpetit cri jaillit de l’un des coins de la chambre.

– Oh ! que Dieu soit loué ! Jecroyais déjà qu’Il m’avait oubliée ! Vous êtes prêtre, monpère ?

– Oui, je suis prêtre. Ne voussouvenez-vous pas de m’avoir vu, dans la cathédrale ?

– Oh ! oui, oui, mon père ! Jevous ai vu prier. Oh ! que Dieu soit loué !

Percy la considéra un moment, examina sonvisage animé, l’éclat de ses yeux profondément creusés, letremblement continu de ses mains. Oui, certes, tout cela était biensincère !

– Et maintenant, mon enfant,parlez !

– Voici ma confession, monpère !

Percy tira de sa poche le fil violet, leglissa par-dessus son épaule, et s’assit près du lit.

….. ….. …..

Mais la vieille femme ne voulut point lelaisser partir, sa confession terminée.

– Dites-moi, mon père, quandm’apporterez-vous la sainte communion ?

Il hésita.

– D’après ce que l’on m’a dit,M. Brand et sa femme ne savent rien de tout ceci ?

– Non, mon père !

– Dites-moi : êtes-vous trèsmalade ?

– Je ne sais pas, mon père ! On neveut pas me le dire. J’ai bien cru que tout allait finir, la nuitpassée !

– Quand voulez-vous que je vous apportela communion ? Ce sera comme vous le voudrez !

– Voulez-vous que je vous envoie chercherdans un jour ou deux ? Et puis, mon père, faut-il que je disetout à mon fils ?

– Vous n’y êtes pas obligée !

– Si vous jugez que je le dois, je leferai !

– Eh ! bien, réfléchissez-y, etfaites-moi savoir votre décision… Vous avez appris ce qui vientd’arriver ?

Elle répondit : oui, d’un signe de tête,mais presque avec indifférence ; et Percy en éprouva comme unepiqûre de honte, dans son propre cœur. Tout compte fait, laréconciliation d’une âme avec Dieu était une bien plus grosseaffaire que la réconciliation de l’Orient avecl’Occident !

– La chose peut avoir beaucoupd’importance pour M. Brand, dit-il, car votre fils est entrain de devenir un très grand homme, à ce qu’il mesemble !

La malade continuait à le considérer ensilence, avec une ombre de sourire, et Percy s’émerveilla del’expression juvénile de ce vieux visage. Soudain, Mme Brandfronça les sourcils.

– Mon père, je ne veux pas vousretenir ! Mais dites-moi encore : qu’est-ce que c’est quecet homme ?

– Felsenburgh ?

– Oui !

– Personne ne le sait ; mais,probablement, nous allons être renseignés dès demain, car il est àLondres ce soir même !

Il y avait, dans le regard de la vieillefemme, quelque chose de si étrange que, d’abord, Percy craignitl’approche d’une nouvelle syncope. Une frayeur infinie se dégageaitde tous les traits du visage contracté.

– Qu’y a-t-il, mon enfant ?

– Mon père, j’ai très peur, très peur,quand je pense à cet homme ! Il ne peut me faire aucun mal,n’est-ce pas ? Je suis à l’abri de lui, maintenant que mevoici redevenue catholique…

– Mais sans doute, ma fille, vous êtes àl’abri ! Comment cet homme pourrait-il vous nuire ?

Mais l’expression d’épouvante persistait.Percy se pencha vers la malade.

– Il ne faut pas vous abandonner à desimaginations ! lui dit-il. Confiez-vous simplement à notreSauveur ! Cet homme ne peut vous faire aucun mal !

Il lui parlait, maintenant, comme à un enfant.Mais toujours encore les vieilles lèvres étaient comme rentrées, etles yeux erraient, terrifiés, dans les ténèbres de la chambre.

– Mon enfant, voyons, dites-moi ce qu’ily a ! Que savez-vous de Felsenburgh ? Vous aurez fait unmauvais rêve !

Mme Brand répondit : oui, d’unmouvement de tête énergique, et le prêtre, pour la première fois,sentit en soi-même un petit sursaut d’appréhension. La vieille dameavait-elle perdu la raison ? Mais pourquoi le nom de cet hommelui semblait-il avoir quelque chose de sinistre, à lui aussi ?Et il se rappela que, naguère, le P. Blackmore avait eu uneimpression analogue. Il se ressaisit, énergiquement.

– Dites-moi les choses comme ellessont ! reprit-il. Qu’avez-vous rêvé ?

Elle se souleva un peu dans son lit, toujoursen promenant autour d’elle un regard d’effroi, puis elle étenditune de ses vieilles mains couvertes de bagues, prit l’une des mainsdu prêtre, et la tint serrée.

– La porte est bien fermée, monpère ? Personne ne nous écoute ?

– Non, non, mon enfant ! Pourquoitremblez-vous ? Vous n’avez pas le droit d’êtresuperstitieuse !

– Eh ! bien, mon père, voici ce quej’ai vu, tout à l’heure ! J’étais quelque part, dans unegrande maison inconnue. C’était une des maisons d’autrefois, ettrès obscure. Et moi, il me semblait que j’étais une enfant, et quej’avais très peur de quelque chose. Tous les corridors étaientnoirs, et j’allais pleurant, criant, dans les ténèbres, en quêted’une lumière. Et, alors, j’ai entendu une voix qui parlait, trèsloin… Mon père…

Elle s’arrêta, et serra plus fort la main dePercy. La maison était étrangement silencieuse, et le prêtre avaitl’impression de se trouver lui-même, avec sa pénitente, dans cetteautre maison dont elle lui parlait.

– Et alors, mon père, j’ai entendu desparoles, et je me suis mise à courir le long des corridors, jusqu’àune porte où j’ai vu un rayon de lumière se dessiner sur le sol.Là, je me suis arrêtée… Approchez-vous, mon père !

La voix avait faibli, peu à peu, et n’étaitplus qu’un murmure ; et les yeux, creusés, fixaient le prêtre,comme s’ils tâchaient à le retenir par force.

– Je me suis arrêtée, mon père : jen’ai pas osé entrer ! J’entendais, à présent, les paroles, jevoyais la lumière ; mais je n’osais pas entrer. Et, tout desuite, j’ai su, mon père, que c’était ce Felsenburgh qui était danscette chambre !…

D’en bas, retentit tout à coup le choc violentd’une porte fermée, et l’on entendit un bruit de pas dansl’antichambre. Percy se leva précipitamment.

– Qu’est-ce que c’est ?demanda-t-il.

Deux voix parlaient, assez haut, surl’escalier.

– C’est mon fils et sa femme ! ditMme Brand. Eh ! bien… eh ! bien, mon père…

Elle fut interrompue par une douce et légèrevoix de jeune femme, qui disait, de l’autre côté de laporte :

– Il y a encore de la lumière chezelle ; viens vite, Olivier, mais sans bruit !

Puis la porte s’ouvrit.

Chapitre 5

 

I

Il y eut une exclamation, puis un silence, etune grande et belle jeune femme, le visage brûlant d’émotion,s’avança vers le lit de la malade, suivie bientôt par un homme quePercy reconnut tout de suite, pour avoir vu souvent saphotographie.

– Eh ! bien, mère ?… demandaMabel.

Mais elle s’interrompit, pour considérerl’étranger, cet homme au visage tout jeune sous ses cheveuxblancs.

Olivier, lui aussi, considérait le prêtre,avec une émotion singulière dans tous ses traits. Puis s’adressantà sa mère :

– Qui est-ce là ? demanda-t-il, d’unton ferme.

– Olivier, s’écria Mabel, en se tournantvers lui, c’est le prêtre que j’ai vu…

– Un prêtre ! reprit Olivier. Maispourquoi ?… C’est vous qui l’avez envoyé chercher, mamère ? – poursuivit-il, avec un tremblement dans la voix et untressaillement de tout son corps.

– Oui, je suis prêtre ! dit Percy,fort embarrassé de cette situation imprévue.

– Et vous êtes venu dans ma maison ?cria Olivier. Et vous êtes resté ici toute la soirée ?

Mabel, de nouveau, s’avança vers son mari, etlui prit la main.

– Olivier, lui dit-elle, il ne faut pasqu’il y ait de scène ici ! Notre pauvre chère mère est malade,ne l’oublie pas ! Ne voudriez-vous point descendre au salon,monsieur ?

Percy fit un pas vers la porte, mais, avant desortir, il se retourna et éleva la main.

– Que Dieu vous bénisse, ma fille !dit-il simplement, s’adressant à la pauvre figure ridée qui, dansle lit, murmurait quelque chose.

Puis il sortit, et attendit dans lecorridor.

Il entendait, dans la chambre, un échangerapide de paroles, où il distinguait surtout l’accent, plein decompassion, de la voix de la jeune femme. Mais bientôt Olivier lerejoignit, toujours pâle et frémissant ; et, après lui avoirfait un geste silencieux, il le précéda dans l’escalier.

Toute cette affaire apparaissait à Percy commeun rêve ; sa seule impression nette était la satisfactiond’avoir pu terminer sa tâche, auprès de la malade, avant lacatastrophe.

Dans le salon, après avoir pressé le bouton dela lumière, Olivier fit signe au prêtre de s’asseoir, tandis quelui-même se tenait debout devant la table, les mains enfoncées dansles poches de son veston. Il y eut un assez long silence, pendantlequel Percy, machinalement, étudia la personne du jeune orateur.Il considérait cette taille droite, mince, la courbe élégante desmâchoires, le nez allongé, les cheveux d’un noir d’encre,l’expression idéaliste des grands yeux sombres, profondémentenfoncés sous un vaste front. Tout à coup, la porte s’ouvrit, etMabel arriva en courant. Elle mit une main sur l’épaule de sonmari.

– Assieds-toi, Olivier, dit-elle ;il faut que nous causions à l’aise…

Et lorsque tout le monde fut assis, Percy d’uncôté de la table et les deux jeunes gens, l’un près de l’autre, surun petit canapé en face de lui, c’est encore Mabel quireprit :

– Ceci doit être arrangé tout de suite,dit-elle ; mais simplement et sans drame ! Tu entends,Olivier ? Je te défends de faire un éclat !

Elle parlait d’une voix franche et assurée,avec un mélange charmant de tendre confiance et d’autorité.

– Et puis, Olivier, poursuivit-elle, enpassant son bras autour de la taille de son mari, ne regarde pasmonsieur avec cette expression comique d’amertume ! Il n’afait aucun mal !

– Aucun mal ? murmura Olivier.

– Aucun, absolument ! Quelleimportance cela peut-il avoir, ce que pense et croit cette pauvrefemme, là-haut ?… Mais maintenant, monsieur, voudrez-vous nousdire pourquoi vous êtes venu ici ?

Percy avait retrouvé tout son sang-froid.

– Je suis venu ici pour recevoir denouveau Mme Brand dans l’Église ! dit-il.

– Et vous l’avez fait ?

– Je l’ai fait.

– Ne voudriez-vous point nous dire votrenom ?

Percy hésita, mais à peine une seconde.

– Certainement ! répondit-il. Jem’appelle Franklin.

– Le père Franklin ? demanda lajeune femme, avec une petite nuance d’ironie dans l’accentuation dumot « père ».

– Mais oui, le père Franklin, demeurant àl’archevêché ! dit résolument le prêtre.

– Eh bien, alors, père Franklin,pourriez-vous nous dire encore qui vous a demandé de venirici ?

– C’est Mme Brand qui m’a envoyéchercher.

– Oui, mais de quelle façon ?

– Cela, je ne puis pas le dire !

– Mais pourriez-vous nous dire quelprofit cela apporte, d’être « reçu dansl’Église » ?

Percy se leva brusquement de sa chaise.

– À quoi bon ces questions, madame ?demanda-t-il.

La jeune femme le regarda avec une surprisebien sincère.

– À quoi bon ces questions, pèreFranklin ? Mais c’est que nous désirons savoir ! Yaurait-il donc une loi de votre Église pour vous défendre de nousrenseigner ?

Percy hésita ; il n’avait aucune idée del’objet que pouvait poursuivre Mabel, mais il songeait qu’il valaitmieux, pour lui, garder son sang-froid intact, jusqu’au bout. Sibien qu’il se rassit, et répondit :

– Certes non, madame ! et je vaistout vous dire, puisque vous le désirez ! En étant reçu dansl’Église, l’homme se trouve réconcilié avec Dieu.

– Oh ! (Olivier, ne t’agite pasainsi !) Et comment parvenez-vous à opérer cetteréconciliation, père Franklin ?

– J’ai entendu la confession deMme Brand, et je lui ai donné l’absolution.

– Et alors, il ne faut rien de plus quecela ?

– Pardon, Mme Brand devrait encorerecevoir la sainte communion, comme aussi l’extrême-onction, sielle est en danger de mort !

Cette fois, Olivier ne put se contenir etsursauta.

– Olivier, implora Mabel, je t’en prie,laisse-moi terminer cette affaire ! Et ainsi, père Franklin,je suppose que vous désirez donner encore à notre mère, ces autreschoses que vous dites, n’est-ce pas ?

– Ni l’une ni l’autre ne sont absolumentnécessaires, madame ! répondit le prêtre, avec l’impressionbien nette que la partie qu’il jouait était perdue d’avance.

– Oh ! pas absolumentnécessaires ! Mais cependant vous aimeriez à lesdonner ?

– Je le ferai, si seulement je lepuis : mais, ce qui était nécessaire, je l’ai faitdéjà !

– Oui dit-elle doucement. Eh ! bien,père Franklin, j’imagine que vous n’espérez point que mon mari vousdonne la permission de revenir ici ; mais je suis heureuse quevous ayez fait ce que vous estimez nécessaire. Ce sera, sans doute,une satisfaction pour vous, et c’en sera pour la pauvre chèrecréature de là-haut. Et quant à nous… – elle serrait expressivementle bras de son mari – cela ne nous gêne en rien. Oh ! mais ily a encore quelque chose…

Elle se tut un moment, et Percy se demanda cequi allait venir.

– Vous autres, – les chrétiens, –excusez-moi si ce que je vous dis vous paraît désagréable ! –mais le fait est que vous avez la réputation de compter les têtesde vos adhérents, et de tirer grand parti des conversions que vousfaites. Eh ! bien, nous vous serions fort obligés, pèreFranklin, si vous vouliez nous donner votre parole d’honneur de nepoint rendre public ce… cet incident ! Une telle publicitéaffligerait mon mari, et pourrait lui causer toutes sortesd’ennuis.

– Madame… commença le prêtre.

– Un moment encore ! Comme vousvoyez, nous vous avons parfaitement traité. Il n’y a eu, de notrepart, aucune violence. En outre, nous vous promettons de ne pointfaire de scène, là-haut, avec notre mère. Mais vous, en échange,voulez-vous nous promettre ce que je vous demande ?

Percy avait pris déjà le temps de réfléchir,et il répondit sur-le-champ :

– Certes, madame, je vous prometscela !

Mabel eut un soupir de satisfaction.

– Voilà qui est parfait ; nous vousen serons obligés… et je crois pouvoir vous dire que, peut-êtreaprès avoir pesé le pour et le contre, peut-être mon mari nerefusera-t-il pas de vous laisser revenir ici, une autre fois, pourdonner votre communion, et puis encore votre… enfin l’autrechose !

Et, comme son mari recommençait à s’agiternerveusement :

– En tout cas, reprit-elle, nousverrons ! Nous savons votre adresse, et nous vous feronsdire !… À propos, père Franklin, est-ce que vous retournez àWestminster, cette nuit ?

Il fit un signe de tête affirmatif.

– J’espère que vous pourrez vous frayerun passage ; mais vous allez trouver Londres tout sens dessusdessous. Peut-être avez-vous déjà entendu que…

– Felsenburgh ? demanda Percy.

– Oui, Julien Felsenburgh ! – repritdoucement la jeune femme, pendant qu’une flamme singulières’allumait brusquement dans ses yeux.

– Julien Felsenburgh !répéta-t-elle. Il est ici, comme vous le savez ! Il vaséjourner quelque temps en Angleterre.

De nouveau, Percy eut conscience comme d’unepiqûre d’effroi au cœur, sous la mention de ce nom.

– D’après ce que j’ai cru comprendre,nous allons avoir la paix ? dit-il.

La jeune femme se releva, et son mari avecelle.

– Oui, dit-elle, d’un ton où le prêtrecrut lire une certaine compassion pour lui. Oui, nous allons avoirla paix, enfin la paix ! Et maintenant, retournez à Londres,père Franklin, et tenez vos yeux ouverts ! Peut-être leverrez-vous lui-même, ce sauveur du monde ; mais à coup sûrvous verrez bien des choses intéressantes. Et alors, peut-être,vous comprendrez pourquoi nous vous avons traité ainsi, pourquoinous n’avons plus peur de vous, pourquoi nous consentons à laissernotre mère faire tout ce qu’elle veut ! Oui, vous comprendrezcela, père Franklin, demain, sinon aujourd’hui !

– Mabel ! s’écria son mari.

La jeune femme lui posa, joyeusement, une mainsur la bouche.

– Pourquoi ne lui dirais-je pas ce que jepense, Olivier, mon chéri ? Qu’il aille, et qu’il voie parlui-même ! Bonne nuit, père Franklin !

Arrivé à la porte de la maison, Percy seretourna un instant ; et il les revit, le mari et la femme,debout dans la douce lumière, comme transfigurés. Mabel tenait, àprésent, un de ses bras autour du cou d’Olivier ; et elleétait là, droite et rayonnante, et, même sur le visage de l’homme,il n’y avait plus désormais aucune colère, rien qu’une confiance etun orgueil presque surnaturels. Tous les deux souriaient.

Puis Percy ouvrit la porte, et sortit dans laclaire et tiède nuit d’été.

II

Il ne fallut pas moins de trois heures, aujeune prêtre, pour se frayer un passage jusqu’à Westminster, parmila foule énorme qui encombrait les rues et les places. L’aube,maintenant, se levait dans le ciel, avec une lueur pâle que faisaitparaître plus pâle encore l’illumination brillante des globesélectriques.

Percy voyait, en face de lui, le clocher de lacathédrale ; mais il se demandait s’il réussirait jamais àfranchir les quelques mètres qui lui restaient à franchir. Et iltravaillait patiemment, des coudes, à se pousser de proche enproche, lorsqu’un mouvement subit de la foule l’obligea, lui aussi,à lever la tête ; et alors un spectacle lui apparut que,jusqu’à son dernier jour, il ne devait pas oublier.

Un objet mince, frêle, ayant un peu la formed’un poisson, blanc comme le lait, fantastique comme une ombre, etbeau comme le jour, glissait légèrement dans l’air, au-dessus duclocher de la cathédrale, tournait, et puis se dirigeait versl’endroit où se trouvait Percy, semblant flotter sur les vaguesmêmes du silence que créait sa vue ; et l’objet allait,allait, les ailes déployées, à une hauteur d’environ dix mètresau-dessus des têtes.

Lorsque Percy put retrouver sa force deréflexion, – car il avait été, d’abord, absolument ébloui par cespectacle imprévu, – l’étrange chose blanche s’était encorerapprochée de lui. Et toujours elle se rapprochait, flottantlentement, doucement, comme une mouette au-dessus de la mer. Percypouvait apercevoir, à présent, tous les détails du vaisseau aérien,la proue ornée, le parapet bas, la tête du pilote ; ildistinguait même tous les mouvements des quatre hommes del’équipage. Et puis, derrière eux, il découvrit et put considérerce que toute cette foule, et lui-même, aspiraient à voir.

Sur le pont central du vaisseau blanc, sedressait, très haut, un siège drapé de blanc, orné d’insignesmaçonniques ; et, sur ce siège, une figure d’homme trônait,seule et immobile. L’homme ne faisait aucun signe, ne semblait passe rendre compte de la présence du monstrueux troupeau humainaccumulé au-dessous de lui. Son vêtement sombre contrastaitviolemment avec la blancheur qui l’environnait. Il avait un visagepâle, très jeune encore, mais fortement accentué, avec des sourcilsnoirs très arqués, de grands yeux sombres d’un éclat de glace, deslèvres minces, et des cheveux blancs.

Puis le visage fit un mouvement ; et levaisseau, poursuivant sa route, se dirigea vers le palais.

On entendit quelque part un cri d’angoisse, ungémissement hystérique ; puis, de nouveau, le mugissementtempétueux des voix se déchaîna parmi la foule.

Partie 2
LIVRE II

La lutte

Et pouvoir fut donné à la Bête de faire laguerre aux saints, et de les vaincre. Et elle reçut autorité surtoute tribu, tout peuple, toute langue, et toute nation. Et ellefut adorée par tous ceux qui habitent la terre…

(Apocalypse, XIII, 7 et 8).

Chapitre 1

 

I

Le lendemain soir, Olivier Brand, assis dansson bureau, lisait l’article de tête de la dernière édition duNouveau Peuple, où le rédacteur en chef du journal décrivait etappréciait, en ces termes, la cérémonie de la veille :

Nous commençons enfin à nous remettre un peude l’enivrement de la nuit passée, et à nous rendre compte dessuites merveilleuses que ne pourront manquer d’avoir les événementsde cette nuit, à jamais mémorable. Mais, d’abord, il convient derappeler brièvement les faits. Jusqu’à la soirée d’hier, notreanxiété persistait au sujet de la crise d’Orient, et, sur le coupde vingt et une heures, il n’y avait pas encore à Londres plus dequarante personnes qui sussent positivement que tout danger avaitdisparu. Pendant la demi-heure qui a suivi ce moment, leGouvernement a pris quelques mesures discrètes : un petitnombre de personnes choisies ont été informées ; la police aété appelée, avec une demi-douzaine de régiments de troupes, pourassurer l’ordre ; le Temple de Paul a été mis en état pour laséance solennelle ; les Compagnies de chemin de fer ont reçudes instructions ; et, à vingt et une heures et demieexactement, l’avis officiel a été publié, au moyen d’affichesélectriques, dans tous les quartiers de Londres, aussi bien quedans toutes les grandes villes de province. Le temps et la placenous font défaut pour décrire ici l’admirable manière dont toutesles autorités publiques se sont acquittées de leur devoir ;qu’il nous suffise de dire que, dans toute la ville de Londres, onn’a pas eu à déplorer plus de soixante accidents mortels.

Dès vingt-deux heures, le Temple de Paul étaitbondé jusque dans ses derniers recoins. Le chœur avait été réservépour les membres du Parlement et les fonctionnaires publics. Lesgaleries du dôme étaient remplies d’une assistance de dames ;et le public était librement admis dans la nef entière. Aussi bien,ceux qui voulaient assister à la fête ont-ils été sages de sehâter ; car, un quart d’heure après, on peut bien dire quetoutes les rues de Londres sont devenues intraversables.

Par un choix excellent, M. Olivier Brandavait été désigné pour parler en premier lieu. Le souvenir del’infâme attentat dirigé contre lui par un émissaire de l’Églisecatholique était présent encore à tous les esprits ; etl’expression caractéristique de sa figure, aussi bien que l’accentpassionné de ses paroles, ont donné à merveille le ton général detoute la séance. On trouvera plus loin le résumé de son discours.Après lui, successivement, le premier ministre, le ministre del’Amirauté, le secrétaire des Affaires d’Orient, et lord Pembertonont dit quelques mots confirmant l’incroyable nouvelle. Versvingt-trois heures moins le quart, un renforcement de clameurs, audehors, a annoncé l’approche de la délégation américaine, venueexprès de Paris pour donner plus d’éclat à la fête ; et,solennellement, les membres de la délégation sont montés surl’estrade, après être entrés par la porte sud de l’ancien chœur.Chacun d’eux, tour à tour, a prononcé une courte allocution ;mais, bien que tous aient tenu à nous le rappeler, aucun d’entreeux, peut-être, n’a plus clairement mis en lumière queM. Markham ce fait essentiel, que tout le succès des effortsaméricains a été dû, uniquement et absolument, à M. JulienFelsenburgh. Celui-ci, à ce moment de la séance, n’était pas encorearrivé ; mais, en réponse à l’attente unanime de la foule,M. Markham a déclaré qu’on pouvait être sûr de le voir dansquelques instants. Puis il a continué en nous décrivant, autantqu’il était possible de le faire en quelques phrases, la méthodedont s’était servi M. Felsenburgh pour accomplir ce quirestera toujours, probablement, l’acte le plus étonnant de toutel’histoire humaine.

M. Felsenburgh, d’après ce qu’il nous aappris, est, d’abord, sans aucun doute, le plus grand orateur quele monde ait jamais entendu. Toutes les langues lui sontfamilières : durant les huit mois derniers, tout le temps ques’est poursuivi le Congrès d’Orient, M. Felsenburgh a discouruen dix-huit langues différentes. Quant à la nature particulière deson éloquence, nous aurons, tout à l’heure, l’occasion de ladéfinir. M. Markham nous a dit aussi que cet homme admirablepossède la connaissance la plus surprenante, non seulement de lanature humaine, mais de tout ce qu’il y a, dans cette nature, deproprement divin. Sans que l’on puisse deviner où il a puisé unescience aussi universelle, c’est chose certaine que, dès le début,il a paru ne rien ignorer de l’histoire, des préjugés, descraintes, des espoirs, etc., de toutes les innombrables sectes etcastes orientales avec lesquelles il a eu affaire. En résumé, commel’observe très justement M. Markham, M. Felsenburghconstitue le premier produit vraiment parfait de cette nouvellehumanité cosmopolite, dont la création a été l’objet inconscient etcontinu de tous les efforts du monde, à travers l’histoire. Dansneuf cités de l’Orient, – Damas, Irkoutsk, Constantinople,Calcutta, Bénarès, Nankin, et trois autres, – une foule mahométanel’a acclamé comme le dernier Messie. Enfin, en Amérique, d’où asurgi cette figure extraordinaire, personne n’a rien à dire de luique du bien. Il ne s’est rendu coupable d’aucun de ces actes depresse jaune, de corruption, d’improbité commerciale ou politique,qui ont souillé le passé de tous les hommes d’État d’autrefois.M. Felsenburgh n’a même jamais formé un parti. C’est lui enpersonne, et non pas son groupe, qui a tout conquis. Et tous ceuxqui ont assisté à la séance de cette nuit s’accorderont àreconnaître, avec nous, que l’effet de ce discours deM. Markham a été indescriptible. Quand ce discours a pris fin,un grand silence s’est répandu dans la foule ; et puis, pourrépondre à l’émotion universelle, l’organiste a frappé les premiersaccords de l’Hymne maçonnique. Bientôt, non seulement toutl’intérieur de l’édifice a retenti des paroles sacrées de cechant ; mais au dehors aussi, le peuple rassemblé s’est mis àchanter ; et notre vieille cité de Londres, pendant quelquesinstants, est devenue, en vérité, le Temple du Seigneur.

Et maintenant nous voici parvenu à la partiela plus difficile de notre tâche. Aussi bien devons-nous avouer,tout de suite, que toute description échouerait à rendre compte dela séance de cette nuit.

On achevait le quatrième verset de l’Hymnemaçonnique, lorsqu’une figure simplement vêtue de noir a gravi lesmarches de l’estrade. Personne, d’abord, n’y a faitattention ; mais, tout à coup, un mouvement s’est produitparmi les délégués ; et bientôt le chant s’est interrompu, aumoment où le nouveau venu, après une légère inclinaison de tête àdroite et à gauche, s’est frayé un chemin jusqu’à un siège qui luiétait réservé, au premier plan de l’estrade. Et, chose singulière,aucun vivat bruyant n’a remplacé la musique de l’Hymne. Un silenceprofond, infini, a immédiatement dominé l’énorme foule ; et cesilence, par un magnétisme étrange, s’est communiqué même en dehorsde l’édifice, dès l’instant où M. Felsenburgh a prononcé sespremières paroles.

De son discours, nous ne dirons que peu dechose. Autant qu’il nous a semblé, pas un seul reporter n’a eu lecourage de baisser les yeux sur son papier, pour prendre des notes.Le discours, prononcé en espéranto, était d’ailleurs très bref ettrès simple. Il ne consistait qu’en une annonce rapide du grandfait de la Fraternité universelle, désormais établie ; en desfélicitations à tous ceux qui auraient le bonheur de pouvoirassister au déroulement futur des destinées de l’univers, après cetaccomplissement définitif du grand effort des siècles ; et,par manière de péroraison, en une exhortation à la louange de cetesprit du Monde qui, maintenant, vient de réaliser sonincarnation.

Tel a été le contenu de ce discours dequelques minutes ; mais comment essayer de traduirel’impression que nous a fait éprouver la personnalité del’orateur ? M. Felsenburgh, autant que l’on en peut jugerpar son apparence extérieure, est un homme d’environ trente outrente-cinq ans. Il a le visage rasé, la taille très droite, lesyeux et les sourcils noirs, sous des cheveux entièrement blancs.Pendant tout son discours, il s’est tenu immobile, les mainsappuyées sur le rebord de l’estrade. Toutes ses paroles étaientdites lentement, distinctement, d’une voix merveilleusement claireet haute. Puis, quand il eut achevé, il est resté debout, aupremier plan de l’estrade.

Il n’a pas obtenu d’autre réponse qu’unsoupir, qui a jailli de tous les cœurs, comme si le monde entiervenait de respirer librement pour la première fois ; aprèsquoi s’est étendu sur nous, de nouveau, l’extraordinaire silence.Nombre d’yeux pleuraient ; des milliers de lèvres remuaientsans émettre aucun son ; et tous les visages étaient tournésvers la simple figure debout sur l’estrade, comme si l’espoir detoutes les âmes était concentré là. C’est d’une façon pareille que,sans doute, – si du moins la chose n’est pas une simple fiction, –des milliers d’yeux et d’âmes étaient tournés vers le personnageconnu dans l’histoire sous le nom de Jésus de Nazareth.

M. Felsenburgh s’est tenu debout, unmoment encore, puis il a traversé l’estrade et est sorti de lasalle.

Des événements qui ont eu lieu au dehors, untémoin oculaire nous a rapporté les quelques détailssuivants :

L’aérien blanc, qui sert de voitureparticulière à M. Felsenburgh, et que connaissent désormaistous ceux qui étaient à Londres la nuit passée, avait stationnéauprès de la petite porte sud de l’ancien chœur, reposant à environvingt pieds au-dessus du sol. Rapidement, en quelques minutes, lafoule a appris, ou deviné, quel était le voyageur qu’avait amenécet aérien ; et, lorsque M. Felsenburgh a reparu, sur laporte, le même étrange soupir a retenti à travers tout l’espace duCimetière de Paul, bientôt suivi du même silence. L’aérien étantdescendu, son maître y est entré, et, de nouveau, le vaisseau s’estélevé à une hauteur de vingt pieds.

On s’était d’abord attendu à undiscours ; mais, vraiment, aucun discours n’était nécessaire,et, après une pause de quelques secondes, l’aérien a commencé cettepromenade merveilleuse à travers la ville que celle-ci,certainement, n’oubliera jamais. Quatre fois, durant la nuit,M. Felsenburgh a traversé, d’un bout à l’autre, l’énormecapitale, sans dire un seul mot ; et partout l’immense soupira précédé et suivi son apparition, partout l’extraordinaire silencea marqué l’instant de son passage. Deux heures après le lever dusoleil, le vaisseau blanc s’est rapidement élancé vers le nord et adisparu ; et depuis lors, personne n’a plus revu celui quenous pouvons appeler, en toute vérité, le Sauveur du Monde.

Et maintenant, que nous reste-t-il àdire ?

Tout commentaire est inutile. Nous devonsajouter simplement que cette ère nouvelle a commencé, dès hier, àlaquelle ont vainement aspiré les prophètes et les rois, et ceuxqui ont souffert et ceux qui sont morts, ceux qui peinent et quisont lourdement chargés. En même temps que les rivalitésintercontinentales ont cessé d’exister, le conflit des dissensionsintérieures a pris fin, lui aussi. Et quant à celui qui a été lehéros de l’organisation de cette ère nouvelle, le temps seul nousmontrera quelle tâche il lui est encore réservé d’accomplir.

Ce qu’il a accompli déjà, en tout cas, estd’un prix incalculable. Le péril oriental a été, par lui, à jamaisdissipé. Tout le monde, à présent, aussi bien les barbaresfanatiques que les nations civilisées, ont clairement conscienceque le règne de la guerre est fini. « J’apporte non point lapaix, mais un glaive ! » disait le Christ ; et l’onsait combien amèrement vraies se sont trouvées ces paroles. –« Je n’apporte pas un glaive, mais la paix ! » estla réponse, enfin nettement formulée, de ceux qui ontdéfinitivement renoncé à suivre le Christ, ou qui jamais n’ontaccepté de le suivre. Les principes d’amour et d’union que notreOccident a appris à comprendre et à appliquer, durant le sièclepassé, ont maintenant été adoptés aussi par l’Orient. Il n’y auraplus d’appel aux armes, mais à la Justice ; les hommes nes’adresseront plus à un Dieu qui s’obstine à se tenir caché, maisbien à l’Homme, qui a appris sa propre divinité. Le Surnaturel estmort, ou plutôt nous savons aujourd’hui qu’il n’a jamais vécu. Cequi reste à faire, c’est de mettre en œuvre ces leçons nouvelles,de déférer tous nos actes, toutes nos paroles, et toutes nospensées au Tribunal de l’Amour et de la Justice : ce sera,sans aucun doute, la tâche des années qui viendront. Tous les codesauront à être détruits, toutes les barrières à êtrerenversées ; chaque parti devra s’unir avec l’autre parti,chaque nation avec l’autre nation, et chaque continent avec l’autrecontinent. Rien ne subsiste plus de l’ancienne peur qui pesait surnous ; nous n’avons plus à craindre ni les dangers de la vieprésente, ni ceux d’une soi-disant vie future, dont l’appréhensiona paralysé toute l’activité des générations précédentes. Assezlongtemps l’humanité a gémi dans le travail de sonenfantement ; son sang a coulé par la faute de sa proprefolie ; aujourd’hui, enfin, elle se comprend elle-même, etcommence à vivre. C’est dorénavant que pourront être vraimentbienheureux les doux, les pacifiques, les compatissants : carvoici qu’ils vont enfin posséder la terre, et seront nommés lesenfants de Dieu !

II

Ayant achevé de lire cet article, Olivier seretourna vers Mabel, et la considéra tendrement.

– Dis-le moi encore, ma chérie !murmura-t-il : est-ce que tout cela n’est pas unrêve ?

– Un rêve ? répéta-t-elle ;non, certes : c’est, au contraire, une réalité plus réelle quetoute notre vie jusqu’ici ! Ne te rappelles-tu pas que, nousl’avons vu, vu de nos yeux, le Fils de l’Homme ? Oui, c’estbien le mot qui convient ! Le Sauveur du Monde, comme le ditce journal ! Je l’ai reconnu, dans mon cœur, aussitôt que jel’ai aperçu, aussitôt qu’il s’est arrêté là, au bord de l’estrade.Il y avait comme une auréole autour de sa tête. Et, maintenant, jecomprends tout. C’est Lui que nous avons attendu silongtemps ; et Il est venu, apportant dans ses mains la paixet la bonne volonté. Et quand Il a parlé, ensuite, je l’ai reconnuaussi. Sa voix était comme… comme le bruit de la mer : aussisimple…, aussi terrible…, aussi infiniment puissante. Ne l’as-tupas entendue ?

Pour toute réponse, Olivier prit sa femme surses genoux et lui baisa le front.

– De tout le reste, reprit doucement lajeune femme, je m’en remets à Lui. J’ignore où Il est, et quand Ilreviendra, et ce qu’Il fera. Je suppose qu’il y aura encore, pourLui, de grandes choses à faire avant qu’Il soit pleinement connu.Et nous, en attendant, nous ne pouvons qu’aimer, espérer, et êtrejoyeux !

De nouveau, il y eut quelques instants desilence. Puis Olivier parla.

– Ma chérie, pourquoi dis-tu qu’Il auraencore à se faire connaître ?

– Je dis ce que je sens !répondit-elle. Les hommes, jusqu’ici, savent seulement ce qu’Il afait, et non point ce qu’Il est. Mais cela aussi viendra, en sontemps !

– Et jusque-là ?

– Jusque-là, c’est vous qui aurez àtravailler pour préparer ses voies ! Oh ! mon Olivier,sois fort et fidèle !

Elle lui rendit son baiser, et s’enfuit.

Olivier resta assis, considérant, suivant sonhabitude, l’ample perspective qui se déroulait devant sa fenêtre. Àla même heure, la veille, il quittait Paris, connaissant déjà lefait qui venait d’avoir lieu, mais ignorant encore l’homme qui enavait été l’auteur. Maintenant, il connaissait l’homme aussi, ou,tout au moins, il l’avait vu, entendu, et avait subi l’attraitsurnaturel qui se dégageait de toute sa personne. Ses compagnons dugouvernement avaient éprouvé la même impression : dominés, etcomme enrayés, mais en même temps excités jusqu’au plus profond deleur âme.

Olivier avait revu Felsenburgh, une foisencore, pendant qu’avec Mabel il rentrait chez lui. Le vaisseaublanc avait passé au-dessus d’eux, de sa démarche glissante etrésolue, portant celui qui, si jamais un homme avait eu droit à cetitre, était vraiment le Sauveur du Monde. Puis, les deux jeunesgens étaient rentrés, et avaient trouvé le prêtre.

Et cela aussi avait été un choc étrange, pourOlivier : car, au premier abord, il lui avait semblé que ceprêtre était le même homme qu’il avait vu gravissant l’estrade,deux heures auparavant. C’était une ressemblanceextraordinaire : le même visage juvénile sous des cheveuxblancs. Mabel, il est vrai, ne s’en était pas aperçue car ellen’avait vu Felsenburgh qu’à une grande distance ; et Olivierlui-même, au reste, s’était vite remis de cette premièreimpression. Quant à sa mère, le jeune homme songeait avec effroique, sans Mabel, la chambre de la pauvre femme aurait été la scèned’une catastrophe violente. Maintenant, tout était en paix, leprésent et l’avenir se reliant merveilleusement.

L’avenir ! Olivier se rappela ce queMabel lui avait dit des devoirs nouveaux qui allaient s’imposer auxmembres du gouvernement. Il s’agissait, pour eux, de réaliser leprincipe qui venait de s’incarner dans ce jeune Américainmystérieux : le principe de la fraternité universelle. Ceserait une tâche énorme : toutes les relations internationalesauraient à être révisées ; commerce, politique, méthodes degouvernement, tout réclamait une transformation radicale. EtOlivier ne laissait point de se sentir un peu épouvanté, devantl’immense perspective des travaux qui l’attendaient. Il prévoyait,en vérité, une révolution universelle, un cataclysme plus profondencore que n’aurait été l’invasion de l’Orient : mais lecataclysme, cette fois, allait avoir pour objet de convertir lesténèbres en lumière et le chaos en ordre !

Une demi-heure plus tard, comme Olivier dînaitprécipitamment avant de repartir pour White-Hall, Mabel lerejoignit dans la salle à manger.

– Notre mère est plus calme !dit-elle. Il faudra que nous soyons très patients, Olivier !As-tu pris une résolution, au sujet du retour ici de ceprêtre ?

Il secoua la tête.

– Je ne puis songer à rien d’autre qu’àl’œuvre qu’il me va falloir accomplir ! répondit-il. C’est toiqui décideras : je laisse la chose entre tes mains… Mais,écoute, Mabel : te rappelles-tu ce que je t’ai dit, au sujetde ce prêtre ?

– Sa ressemblance avec Lui ?

– Oui ! que penses-tu decela ?

Elle sourit.

– Je n’en pense rien du tout !Pourquoi ces deux hommes ne se ressembleraient-ils pas ?

Olivier prit un biscuit, sur la table,l’avala, et se leva.

– En tout cas, la coïncidence estcurieuse ! dit-il. Et maintenant, ma chérie, adieu !

III

– Oh ! mère, dit Mabel, agenouilléeauprès du lit, ne pouvez-vous pas comprendre ce qui s’estpassé ?

Plusieurs fois, déjà, elle avait essayéd’expliquer à la vieille dame le changement extraordinaire quis’était accompli dans le monde : mais vainement. Il lui avaitsemblé que son devoir était de le lui expliquer, et qu’il étaitimpossible que la mère de son Olivier s’anéantît sans avoirconscience de l’état nouveau où elle laissait le monde. C’étaitcomme si une chrétienne se fût agenouillée au lit de mort d’unjuif, au lendemain du dimanche de la Résurrection. Mais la vieilleMme Brand restait immobile, terrifiée, et cependantobstinément indifférente.

– Mère, reprit Mabel, écoutez-moibien ! Ne comprenez-vous pas que tout ce que Jésus-Christavait jadis promis est maintenant réalisé ? Le règne de Dieu acommencé ; mais nous savons, à présent, qui est Dieu, Vousm’avez dit, tout à l’heure, que vous désiriez le pardon despéchés : eh, bien, ce pardon, nous l’avons tous, puisque noussavons décidément que ce qu’on appelle péché n’existe pas ! Etpuis, il y a la communion. Vous vous figuriez qu’elle vous faisaitparticiper à Dieu : eh ! bien, nous participons tous àDieu, par le seul fait que nous sommes des êtres humains ! Nevoyez-vous pas que votre christianisme était, simplement, unemanière d’exprimer tout cela ? Je veux bien que, pour untemps, ç’ait été l’unique manière : mais maintenant il n’enest plus ainsi ! Et songez que cette vérité nouvelle estcertaine, absolument certaine !

Elle s’arrêta un instant, désolée de ne voiraucun changement sur le vieux visage pitoyable.

– Songez comme le christianisme a échoué,comme il a divisé les nations ; rappelez-vous toutes lescruautés de l’Inquisition ; les guerres de religion ; lesséparations entre mari et femme ; entre parents etenfants ! Oh ! oh ! vous ne pouvez pas croire quetout cela fût bon ! Quelle espèce de Dieu, que celui quiaurait permis tout cela ? Ou bien encore, l’enfer :comment avez-vous jamais pu croire à cette chose horrible ? Jevous en supplie, mère, rendez-vous compte que cette religiond’autrefois n’était rien qu’un odieux cauchemar ! Pensez à cequi est arrivé la nuit dernière, quand Il est venu, Lui dont vousavez si peur ! Je vous ai dit comment Il était : si calmeet si fort ! et comment six millions de personnes l’ont vu. Etpensez à ce qu’il a fait : Il a guéri toutes les vieillesplaies, Il a assuré la paix à l’univers ; et, maintenant,quelle vie merveilleuse va commencer ! Je vous en supplie,mère, consentez à abandonner ces affreux mensonges qui voustorturent !

– Le prêtre, le prêtre ! gémitsourdement la vieille femme.

– Oh ! non, non, pas leprêtre ! Il ne peut rien faire. D’ailleurs, il sait bien quece ne sont que des mensonges, lui aussi !

– Le prêtre ! murmura de nouveau lamourante. Lui, il pourra vous répondre : il sait laréponse !

L’effort de ces paroles avait convulsé sonvisage, et ses doigts osseux tordaient nerveusement le rosairequ’ils tenaient. Mabel, tout à coup, se sentit effrayée, et sereleva.

– Oh ! mère, dit-elle, en la baisantau front. Voilà ! je ne vous dirai plus rien pour lemoment ! Mais vous, réfléchissez à tout cela, entranquillité ! Et surtout n’avez peur de rien ! Je vousjure qu’il n’y a plus rien à craindre !

Seule dans sa chambre, ce soir-là, Mabels’étonnait qu’une personne intelligente pût être aussi aveugle. Etpuis quelle confession de faiblesse, en vérité, de ne penser qu’àappeler le prêtre ! C’était si absurde, si ridicule !

Elle-même avait l’impression d’être remplied’une paix extraordinaire. Elle opposait l’individualisme égoïstedu chrétien, sa préoccupation effrayée de la mort, au librealtruisme du croyant nouveau, qui ne demandait à la vie que cequ’elle pouvait donner, et qui admettait parfaitement de rentrerlui-même dans l’immense réservoir d’énergie d’où il était issu, àla condition que l’esprit de Dieu triomphât dans l’humanitécollective. Elle se disait, que, en cet instant, elle aurait étéheureuse de tout souffrir, d’affronter la mort ; et lesouvenir de la vieille femme mourante, là-haut, la pénétrait depitié.

Lorsqu’elle remonta dans la chambre de sabelle-mère, avant de se mettre au lit, elle vit que la maladedormait. Sa main droite reposait sur la couverture, et toujours,entre ses doigts, retenait la singulière rangée de petites perlesrondes. Mabel, doucement, s’efforça de lui enlever des doigts lerosaire ; mais la main ridée se referma sur lui plusétroitement, et un murmure sortit des lèvres entr’ouvertes.« Ah ! quelle pitié, se dit Mabel, qu’une telle âmepersiste dans de telles ténèbres ! »

Trois heures sonnaient, et l’aube grise sereflétait sur les murs, lorsque la jeune femme, brusquementéveillée, aperçut, près de son lit, la garde-malade de sabelle-mère.

– Madame, lui dit cette femme, venez toutde suite ! Mme Brand est en train de mourir !

IV

Vers six heures, ce même matin, Olivier revintde la longue séance de nuit qui l’avait retenu à White-Hall. Ilmonta précipitamment dans la chambre de sa mère ; mais ce futpour constater que tout était fini.

La chambre était pleine de lumière matinale,et un concert d’oiseaux chantait dans le jardin. Mabel étaitagenouillée près du lit, tenant toujours les mains raidies de lavieille femme, la tête appuyée sur ses bras. Le visage de la morteétait plus calme qu’Olivier ne l’avait vu jamais ; les lignesressortaient avec une douceur charmante, comme des ombres sur unmasque d’albâtre, et les lèvres souriaient. Le jeune homme restaimmobile, un moment, attendant la fin du spasme qui l’avait saisi àla gorge ; puis il posa une main sur l’épaule de sa femme.

– Il y a longtemps ?demanda-t-il.

Mabel se redressa, et tourna vers lui sesbeaux yeux désolés.

– Oh ! Olivier !murmura-t-elle… Il y a environ une heure… Regarde !

Elle lâcha les mains mortes, et montra lerosaire qui y était encore enroulé.

– J’ai fait ce que j’ai pu !sanglota-t-elle. Je me suis bien gardée d’être dure avec elle. Maiselle n’a pas voulu m’écouter. Elle a continué à appeler son prêtre,aussi longtemps qu’elle a pu parler.

– Ma chérie… commença Olivier.

Et il s’agenouilla, lui aussi, à côté de safemme, se pencha en avant, et baisa les mains qui tenaient lerosaire.

– Ah ! oui, dit-il, laissons-la enpaix ! et qu’elle garde son hochet, puisqu’elle l’aimait sifort !

Il s’arrêta.

– L’euthanasie ?…murmura-t-il, ensuite, avec un mélange de tendresse etd’anxiété.

– Oui, répondit-elle. Aussitôt que j’aivu les signes de l’agonie ! elle a résisté, mais je savais quec’était ton désir.

Pendant une heure, ils causèrent, dans lejardin. Olivier, maintenant, rendait compte à sa femme de ce quis’était passé à White-Hall.

– Il a refusé ! dit-il. Nous luiavons offert de créer pour lui une fonction nouvelle ; ilaurait eu le titre de Consulteur ; il a refusé. Mais il apromis d’être toujours à notre service. Bientôt, sans doute, il varetourner en Amérique : mais, d’abord, il s’est engagé àexaminer un programme que nous allons lui soumettre.

– Un programme ?

– Oui, concernant les lois des pauvres,la loi du commerce, et les relations internationales. C’estlui-même qui, tout à l’heure, nous a suggéré les points principauxdes réformes urgentes.

– Il vous a fait un discours ?

– Ma foi ! non. C’est quelque chosede tout à fait extraordinaire. Jamais je n’ai vu ni rêvé rien depareil. En fait, je ne me rappelle pas qu’il ait eu besoin, uneseule fois, d’ajouter des arguments à ses propositions. Et notreadhésion a été unanime !

– Et le peuple, comprendra-t-il de lamême façon ?

– Je le crois ! Il faudra,seulement, que nous nous mettions en garde contre une réactionpossible. On dit, de toutes parts, que les catholiques vont être endanger. Nous avons lu, tout à l’heure, les épreuves d’un article del’Ère qui doit paraître ce matin : ce journal proposedes mesures à prendre pour protéger les catholiques.

Mabel sourit.

– Quelle étrange ironie !dit-elle.

– Certes, reprit-il, il faut que lescatholiques continuent à avoir, comme les autres hommes, le libredroit d’exister. Jusqu’à quel point ils peuvent continuer d’avoirle droit de participer au gouvernement, c’est une autreaffaire : c’est de quoi nous allons avoir à nous occuper, jepense, la semaine prochaine.

– Parle-moi encore de Lui !

– Ma chérie, que veux-tu que je t’endise ? Nous ne savons toujours rien, si ce n’est qu’il est, àl’heure présente, la force suprême du monde. La France, depuis sonapparition, a recommencé à s’agiter fiévreusement ; elle lui aoffert d’être dictateur : il a refusé cela aussi. L’Allemagnelui a fait une offre du même genre que la nôtre ; l’Italie luia demandé de devenir tribun à vie ; l’Espagne est partagée endeux camps, à son sujet.

Mabel écoutait avec ravissement, les yeuxperdus dans l’immensité de la perspective qui se déroulait devantelle. Et non moins immense lui apparaissait l’avenir de ces nationsdont lui parlait son mari. Elle se représenta l’Europe comme uneruche active, courant çà et là, dans la chaude lumière matinale.Elle voyait la France, l’Allemagne et la variété de ses petitesvilles, les Alpes énormes, et, en face d’elles, les Pyrénées etl’Espagne ensoleillée ; et tout cela, ces innombrableshabitants de la ruche, elle les voyait occupés d’une seule et mêmechose, tâchant à acquérir pour leur service particulier cetteétonnante figure qui venait de surgir sur le monde, – chaque nationdésirant passionnément que cet homme consentît à régner sur elle, –et Lui, s’obstinant toujours à refuser toutes leursoffres !

– Quel âge a-t-il ?

– Pas plus de trente-deux ou trente-troisans. On dit que, jusqu’à ces mois passés, il a vécu dans unesolitude complète, quelque part au fond des États du Sud. Puis ils’est présenté au Sénat ; élu, il y a fait un ou deuxdiscours ; puis il a été désigné pour faire partie de ladélégation. Et tu sais le reste !

Mabel se retourna brusquement vers sonmari.

– Mais enfin, qu’est-ce que tout celasignifie ? D’où lui vient sa puissance ? dis-le-moi,Olivier !

Ce fut son tour de sourire.

– Eh ! bien, répondit-il, Markhamaffirme que sa puissance vient de son incorruptibilité, unie à songénie d’orateur ; mais cela n’explique rien.

– Non, cela n’explique rien ! répétaMabel.

– L’explication vraie, poursuivitOlivier, c’est la personnalité de cet homme ; du moins, c’estl’étiquette qui convient le mieux. Mais cela encore n’est qu’uneétiquette.

– Oui, tu as raison. Mais c’est biencelle qui convient. Et c’est ce que tout le monde a senti, auTemple de Paul, et puis, ensuite, dans les rues. Ne l’as-tu passenti toi-même ?

– Si je l’ai senti ! s’écriaOlivier, les yeux étincelants. Comment ? mais je seraisheureux de mourir pour cet homme !

Ils rentrèrent dans la maison ; et, denouveau, l’image leur apparut de la morte, couchée au-dessusd’eux.

– À propos, Mabel, dit Olivier, sais-tuqui s’était chargé d’aller prévenir ce prêtre ?

– Oui, je crois bien m’en douter.

– Eh ! bien, oui, c’étaitPhillips ! Je l’ai vu, cette nuit. Il ne reviendra plusici !

– Il l’a avoué lui-même ?

– Absolument ! et je ne puis pas terépéter la manière scandaleuse dont il m’a parlé de Felsenburgh, etde tout le cours présent des choses.

Puis les jeunes gens remontèrent dans lachambre de la morte.

Chapitre 2

 

I

En approchant de Rome, vers laquelle l’aérienfilait à une hauteur d’environ deux cents mètres, dans la puretémerveilleuse d’une aube de juillet, Percy Franklin avaitl’impression d’approcher des portes même du ciel. Car ce qu’ilavait laissé derrière lui, à Londres, dix heures auparavant, luiapparaissait comme un bon échantillon de ce que devaient être lescercles supérieurs de l’enfer. C’était un monde d’où Dieu s’étaitretiré, mais en le laissant dans un état de profonde satisfactionde soi-même, dans un état dépourvu d’espoir comme de crainte, maisadmirablement pourvu de toutes les conditions du bien-être. Nonpas, au reste, que ce monde, tel que Percy l’avait quitté, fûtabsolument tranquille, dans sa jouissance de vivre : carjamais l’énorme ville n’avait été plus excitée, d’une nervositéplus fiévreuse. Toutes sortes de rumeurs couraient. Felsenburghallait revenir ; il était de retour ; il n’était jamaisparti. Il allait être nommé président du conseil, premier ministre,tribun, même roi, sinon empereur d’Occident. Toute la constitutionanglaise allait être refaite ; le crime allait être aboli parce même pouvoir mystérieux qui avait déjà aboli la guerre.Felsenburgh avait découvert un moyen d’assurer librement lanourriture à tous. On avait trouvé le secret de la vie, et leshommes n’allaient plus connaître ni la maladie ni la mort. Voilà ceque l’on se disait, dans les rues, dans les voitures publiques,dans les conversations intimes ! Les journaux n’étaientremplis que d’affirmations de ce genre… Oui, et à tout cela, ilmanquait seulement, – songeait Percy, – ce qui rend une vie digned’être vécue !

À Paris, pendant l’arrêt de l’aérien à lagrande station de Montmartre, qui jadis avait été une église duSacré-Cœur, il avait entendu le bourdonnement de la foule, ivre devie. La ville entière retentissait de chants joyeux, resplendissaitde lumières multicolores, ressemblait à un immense théâtre où sedéroulerait une fête fantastique. Puis, lorsque l’aérien s’étaitremis en marche, Percy avait vu les longues lignes de trainsaffluant dans la capitale : pareils à des serpents lumineux,ils amenaient les habitants des provinces au grand CongrèsNational, que les législateurs français avaient convoqué pourdiscuter les termes d’un nouvel appel au bienfaiteur Felsenburgh.Entre Paris et Lyon, ensuite, ç’avait été l’horreur des champsabandonnés, des vieilles villes à jamais désertes, dépeuplées à lafois par la concentration dans les grandes cités et par les progrèsdu malthusianisme. La nuit chaude était d’une clartéexceptionnelle ; et Percy avait longtemps résisté au sommeilpour jouir de la variété et de la beauté du spectacle qui s’offraità lui.

Cependant, il s’était endormi lorsque l’airfroid des Alpes avait commencé à entourer sa voiture ; et cen’avait été que par instants qu’il avait entrevu, à ses pieds, lespics solennels baignés de lune, les profondeurs noires des abîmes,le reflet argenté des lacs, l’entassement pittoresque des maisonsgrises dans les villes et villages de la vallée du Rhône. Une fois,il s’était réveillé pour de bon, en voyant passer, dans la nuit, undes grands aériens allemands, tout doré et illuminé, pareil à unephalène géante avec des antennes de lumière électrique ; etles deux vaisseaux s’étaient salués, à travers une demi-lieue d’airsilencieux, avec un cri pathétique comme celui de deux oiseaux denuit qui se rencontreraient en plein vol. Turin et Gênes dormaient,quand l’aérien les avait traversés ; Florence faisait à peinemine de se réveiller. Et maintenant, la campagne glissaitrapidement, toute ridée et bosselée, à deux cents mètres au-dessousde la voiture ; et Rome allait paraître, d’un moment àl’autre. L’indicateur électrique, placé au-dessus du lit de Percy,ne désignait plus qu’une distance de moins de cent kilomètres.

Le prêtre acheva de se secouer de son sommeil,et prit, dans son sac, son bréviaire : mais son attentionétait distraite, en prononçant les paroles de l’office ; et,quand il eut achevé prime, il referma le livre, se renfonça sousles fourrures, et se laissa aller au cours vagabond de sarêverie.

Il avait éprouvé un soulagement singulier,lorsque, trois jours auparavant, une lettre du cardinal-protecteurlui avait enjoint de venir à Rome, en ajoutant qu’il aurait sansdoute à y faire un assez long séjour.

Il revit en pensée les journées précédentes,songeant au rapport qu’il allait devoir en faire. Depuis sadernière lettre, sept apostasies notables s’étaient produites dansle seul diocèse de Westminster : deux prêtres et cinq laïcstrès connus. De tous côtés, on parlait vaguement de révolte. Percyavait vu un document menaçant, qui, sous le nom de« pétition », demandait à l’archevêque le droit derenoncer au costume ecclésiastique, et qui portait la signature decent vingt prêtres anglais et gallois. Les signataires de la« pétition » écrivaient que la persécution étaitimminente, de la part de la foule ; que le gouvernementn’était pas sincère dans ses promesses de protection ; et que,même chez les plus fidèles des catholiques, la loyauté religieuseétait tendue au point de risquer d’éclater.

Quant aux commentaires qu’appelait ce fait,Percy était bien résolu à dire, devant les autorités, comme ill’avait écrit vingt fois déjà, que cette perspective de persécutionétait certainement fondée, mais que son importance n’était rienencore en comparaison du nouveau déchaînement de l’enthousiasme« humanitaire ». Cet enthousiasme avait infiniment grandidepuis la venue de Felsenburgh, et la publication de la paixd’Orient. L’homme, tout à coup, était littéralement devenu amoureuxde l’homme. Des quantités de personnes s’étonnaient d’avoir jamaispu croire, ou même rêver, que c’était un Dieu inconnu qu’il fallaitaimer ; et elles se demandaient par quel étrange sortilègeelles avaient pu rester aussi longtemps plongées dans cetaveuglement. Le christianisme, le théisme même, étaient en train des’effacer du cerveau du monde, comme s’efface un brouillard matinalau lever du soleil. Et, quant à l’avis personnel de Percy, quantaux mesures qu’il pouvait proposer, tout cela était nettement gravédans son cœur, presque depuis le jour où il était rentré enAngleterre.

Ainsi, il mettait en ordre ce qu’il allaitavoir à communiquer au cardinal Martin, lorsque, tout à coup,relevant la tête, il aperçut un dôme se dresser sur un grand tapisde verdure ; et aussitôt toutes ses réflexions et tous sesraisonnements s’arrêtèrent, et une seule idée, ou, pour mieux dire,un seul mot : Rome, le remplit tout entier.

Il se releva machinalement, sortit de soncoupé, et s’avança dans le couloir central, jusqu’à la proue duvaisseau. Pendant une minute ou deux, il observa la ferme etimposante figure du pilote, debout à son poste. Cet homme se tenaitimmobile, les mains sur le volant d’acier qui dirigeait les vastesailes, les yeux sur l’instrument qui lui révélait, comme le cadrand’une horloge, la force et la direction des poussées du vent ;et, de temps à autre, ses mains faisaient un mouvement léger,auquel répondaient aussitôt les grandes ailes en éventail, tantôtrelevant l’aérien, tantôt le faisant descendre. En face de lui, àses pieds, fixés sur une table circulaire, étaient différentsindicateurs électriques dont Percy ignorait la signification :l’un d’eux semblait une sorte de baromètre, sans doute pourindiquer l’altitude ; un autre était une boussole. Plus loin,au delà des fenêtres bombées, s’ouvrait le bleu infini du ciel. Etle prêtre songeait combien tout cela était prodigieux, et que cen’était là, pourtant, que l’un des innombrables aspects de lagrande force contre laquelle, désormais, le surnaturel avait àlutter, dans la faible et crédule intelligence des hommes.

Il soupira, se détourna, et revint s’appuyer àla fenêtre de son compartiment.

Là, une vision étonnante se découvrit à lui,plus étrange que belle, en vérité, et ressemblant plutôt à unevision de rêve qu’à une vue réelle. À droite, c’était. la lignegrise de la mer, se soulevant et retombant d’une façon à peineperceptible, aussi doucement que l’aérien lui-même. À gauche,c’était la campagne illimitée, aperçue par instants, entre lesailes de la machine, avec, çà et là, le dos jaune d’un village,aplati jusqu’au point d’être méconnaissable, ou bien l’ovale bleud’un lac, tout cela se mêlant aux masses grises des collines del’Ombrie ; et, devant lui, apparaissant et disparaissantd’après les mouvements de la voiture, le prêtre apercevait lescontours vagues de Rome, et les énormes faubourgs neufs, le toutcouronné par ce dôme bleu qui grandissait et devenait plus haut, deminute en minute. L’unique bruit, – et dont Percy avait, depuislongtemps, cessé d’avoir directement conscience, – était celui duflot continu de l’air ; et ce bruit diminuait à mesure que lavitesse de la marche décroissait, tombant à une moyenne decinquante kilomètres par heure. Soudain, il y eut un tintement decloche ; et Percy, tout de suite après, éprouva une étrangesensation de malaise, pendant que la voiture descendait presque enligne droite. Il chancela, étreignit convulsivement le rebord de lafenêtre. Quand il releva les yeux, tout mouvement semblait avoircessé ; il pouvait voir des tours, devant lui, une rangée detoits de maisons, et, plus bas, la ligne tournante d’une route,semée de petites taches de verdure.

De nouveau, un son de cloche, que suivit,cette fois, un cri long et doux. De toutes parts, dans les coupésvoisins, Percy entendait des mouvements de pieds. Un garde enuniforme passa rapidement, le long du corridor vitré. Et puis,après encore un léger rappel du malaise de tout à l’heure, leprêtre découvrit, tout à fait au niveau de ses yeux, le grand dôme,devenu gris sous le bleu du ciel. Un dernier coup de cloche ;une faible vibration pendant que l’aérien descendait dans le dock,au plancher formé d’un réseau d’acier ; des visages semontrant aux fenêtres des coupés : et Percy se dirigea vers laporte de sortie, sa valise en main.

II

Une demi-heure plus tard, assis devant un bolde café, dans une petite chambre du Vatican, le jeune prêtreanglais éprouvait encore une vague sensation de fatigue, suiteinévitable du voyage trop rapide ; mais à cette sensation s’enmêlait une autre, toute de soulagement et de plaisir, à mesurequ’il se rendait mieux compte du fait de son arrivée à Rome.Combien il avait trouvé étrange, tout à l’heure, de rouler sur despavés inégaux, dans un petit fiacre d’osier, absolument comme ilavait fait vingt ans auparavant, en venant à Rome pour la premièrefois ! Tandis que le monde entier, à l’entour, s’étaittransformé, Rome était restée immobile, – ayant d’autres affaires,pour l’occuper, que les améliorations matérielles, maintenantsurtout que tout le poids spirituel du globe ne reposait que surses épaules. Tout, dans cette ville vénérable, non seulement avaitconservé son caractère d’autrefois, mais semblait même avoir encorereculé dans le temps, pour se rapprocher des conditions matériellesde la vie aux siècles passés. Aussitôt que Rome, en 1972, avaitobtenu son indépendance, toutes les améliorations qu’y avaitintroduites le gouvernement italien avaient commencé à êtreabandonnées ; les tramways avaient cessé de courir dans lesrues ; les aériens avaient reçu défense d’entrer dans laville ; les bâtiments nouveaux avaient été ou bien démolis, oubien affectés à l’usage de l’Église. Ainsi, le Quirinal servaitdésormais de demeure au « pape rouge » ; lesanciennes ambassades étaient des séminaires ; et le Vaticanlui-même, à l’exception de l’étage du haut, avait été accommodé defaçon à loger les membres du Sacré Collège.

C’était, au dire des archéologues, une villeextraordinaire, l’unique exemple survivant des temps anciens. Làseulement on pouvait voir les incommodités de jadis, les horreursdu manque d’hygiène, l’incarnation d’un monde perdu dans le rêve.Et l’antique pompe de l’Église, elle aussi, revivait ; lescardinaux, une fois de plus, traversaient la ville dans lescarrosses dorés ; le pape chevauchait sur sa muleblanche ; le Saint-Sacrement, quand on le portait par les ruesétroites et malodorantes, était accompagné du tintement des clocheset de la lumière des lanternes. Cette rétrogression monstrueuseservait encore de prétexte, tous les jours, pour de violentesdénonciations de la barbarie chrétienne ; mais déjà le mondes’y était habitué, et n’y pensait plus que comme à une preuve del’hostilité irréconciliable de la superstition contre leprogrès.

Et cependant Percy, en revoyant, tout àl’heure, durant son trajet de la Porte du Peuple au Vatican, lesvieux costumes des paysans, les charrettes de vin, bleues, blancheset rouges, les rebords des trottoirs semés de trognons de choux,les linges mouillés pendus à des cordes, d’une maison à l’autre, etles mules, et les chevaux, avait trouvé à tout cela quelque chosede réconfortant, sans pouvoir s’expliquer cette impression. Toutlui avait, en quelque façon, rappelé que l’homme était un êtrehumain, et non pas divin comme le proclamait le reste dumonde : humain et, par conséquent, porté à l’insouciance,désireux de maintenir son individualité ; humain et, parconséquent, occupé d’autres intérêts encore que de ceux de lavitesse, de la propreté, et de l’exactitude.

La chambre où était assis, maintenant, leprêtre anglais, auprès de la fenêtre ombragée par des stores, – carle soleil commençait à chauffer, – le ramenait également à plusd’un siècle et demi en arrière. Elle était traversée, dans tout sonlong, par une ample table d’acajou, autour de laquelle étaientdisposés de hauts fauteuils de bois ; le sol était recouvertde briques rouges, avec de minuscules morceaux de nattes pourmettre sous les pieds ; les murs blancs, peints en détrempe,n’étaient ornés que de trois vieux tableaux, et un grand crucifix,flanqué de chandeliers, se dressait, sur un petit autel, à côté dela porte. C’était là tout le mobilier, à l’exception d’un bureau,entre les fenêtres, sur lequel était posée une machine àécrire : et la vue de cette machine ne fut pas sans gêner leprêtre, dans l’impression d’ensemble que lui offrait son milieunouveau.

Déjà le poids qu’il portait sur son cœur luiétait allégé, et il s’étonnait de la rapidité avec laquelle s’étaitproduit ce grand changement. La vie, ici, semblait infiniment plussimple ; l’existence du monde intérieur était, infiniment plusque nulle autre part, considérée comme réelle, et prise au sérieux.L’ombre même de Dieu, à Rome, apparaissait plus visible :l’esprit, ici, ne trouvait plus d’impossibilité à se représenterpositivement que les saints veillaient et intercédaient, que Mariesiégeait sur son trône, et que le disque blanc, sur l’autel, étaitla personne même de Jésus-Christ. Percy n’était pas encoreentièrement pacifié ; mais déjà il se sentait plus à l’aise,moins désespérément anxieux, plus pareil à un enfant, plus prêt àse reposer volontiers sur l’autorité qui prétendait à régner surlui sans explication. Douze heures auparavant, il était encore àLondres, dans le tourbillon de la vie moderne ; et voici que,désormais, ce tourbillon avait disparu, pour le laisser dans unmonde tout imprégné de calme et de recueillement !

Il y eut un bruit de pas, au dehors, la portes’ouvrit, et le cardinal-protecteur entra.

Un an seulement s’était passé depuis que Percyl’avait vu ; et cependant c’est à peine si, au premier abord,il le reconnut.

C’était un très vieil homme qu’il voyait àprésent devant lui, faible, courbé, le visage couvert de rides, latête couronnée de cheveux d’un blanc de lait, sous la petitecalotte écarlate. Il portait sa robe noire de bénédictin, avec unesimple croix abbatiale sur la poitrine ; il marchaitlentement, d’un pas incertain, s’appuyant sur une lourde canne. Leseul signe de vigueur, chez lui, était l’éclat singulier de laligne étroite de ses yeux, transparaissant sous les paupièrestombantes. Il tendit sa main, en souriant, et Percy s’agenouillapour baiser l’anneau d’améthyste.

– Soyez le bienvenu à Rome, monenfant ! – dit le vieillard, avec une vivacité de voixinattendue. – On m’a dit, il y a une demi-heure, que vous étiezici ; mais j’ai pensé qu’il fallait vous laisser d’abordprendre votre café.

Percy murmura un remerciement.

– Mais maintenant il faut que nouscausions un peu ! – reprit le cardinal, en l’invitant às’asseoir. – Le Saint-Père désire vous voir à onze heures.

Percy fit un mouvement de surprise.

– Ah ! mon enfant, c’est que noussommes forcés d’aller très vite, par le temps qui court ! Pasune minute à perdre ! Vous avez bien compris que nous allonsvous garder à Rome ?

– J’ai pris toutes mes mesures pour cela,Votre Éminence.

– Parfait !… Nous sommes trèscontents de vous, ici, père Franklin ! Le Saint-Père a été,plusieurs fois, vivement frappé de vos commentaires. Vous avezprévu les choses d’une façon remarquable !

Percy rougit de plaisir : c’était,presque, la première fois qu’il recevait une paroled’encouragement. Le cardinal Martin poursuivit :

– Je puis bien vous dire que nous vousconsidérons comme le plus précieux de nos informateurs anglais. Etc’est précisément pourquoi nous vous avons fait venir ! Ilfaudra, désormais, que vous nous aidiez ici, commue une sorte deconsulteur. Rapporter les faits, c’est ce que chacun peutfaire ; mais chacun n’est pas en état de les bien comprendre…Vous paraissez très jeune, mon père : quel âgeavez-vous ?

– J’ai trente-trois ans, VotreÉminence !

– Et ces cheveux blancs vous donnent,avec cela, un air si sérieux !… Eh ! bien, mon père,voulez-vous venir avec moi dans ma chambre ? Il est huitheures ; je vous garderai jusqu’à neuf, puis vous vousreposerez un peu, et, à onze heures, je vous conduis vers SaSainteté !

Percy se releva, avec un étrange sentimentd’exaltation intérieure, et courut ouvrir la porte devant lecardinal.

III

Quelques minutes avant onze heures, Percysortit de sa chambre, et vint frapper à la porte de la chambre ducardinal. Il avait revêtu sa nouvelle ferrajuola, etportait aux pieds des souliers à boucles.

Il se sentait, désormais, beaucoup plus maîtrede soi. Dans son entretien avec le cardinal, il s’était exprimétrès librement, décrivant au vieillard l’effet que Felsenburghavait produit sur Londres, et lui faisant l’aveu de l’espèce deparalysie morale dont il avait été, lui-même, envahi. Il avaitaffirmé sa croyance que le monde était au début d’un mouvement sanséquivalent dans l’histoire. Il avait raconté de petites scènes dontil avait été témoin : un groupe, agenouillé devant un portraitde Felsenburgh, un mourant l’invoquant, par son nom, dans sonagonie ; il avait retracé l’aspect de la foule qui, àWestminster, s’était réunie pour connaître le résultat de l’offrefaite à cet étranger. Il avait montré au cardinal une demi-douzained’articles de journaux, tout enflammés d’un enthousiasmehystérique ; et, se risquant à prophétiser, il avait ajoutéque, suivant lui, l’heure de la persécution était, à présent touteproche.

– Le monde semble possédé d’une vitalitémaladive, avait-il dit, comme d’une fièvre nerveuse qui n’est pointprès de se calmer !

Le cardinal avait approuvé, d’un signe detête.

– Nous aussi, avait-il répondu, noussentons un peu de cela !

Le reste du temps, le vieillard était demeuréimmobile, épiant Percy de ses petits yeux, et paraissant écouteravec une attention infinie.

– Quant à vos propositions, monpère ?… avait-il commencé ensuite.

Mais il s’était interrompu :

– Au fait, c’est le Saint-Père, qui doitd’abord vous demander cela !

Puis il l’avait complimenté de sonlatin ; et Percy lui avait expliqué combien l’Angleterrecatholique avait loyalement obéi au bref par lequel le pape, dixans auparavant, avait décrété que le latin eût à redevenir, pourl’Église, ce que l’espéranto était en train de devenir pour lemonde.

– Voilà qui est fort bien, avait dit levieillard, et qui fera grand plaisir à Sa Sainteté !

Au coup frappé sur sa porte, le cardinalsortit de sa chambre, prit le prêtre par le bras sans lui dire unmot, et tous deux se dirigèrent vers l’entrée de l’ascenseur.

Percy ne put se retenir de hasarder uneobservation.

– Je suis étonné de cet ascenseur, VotreÉminence, comme aussi de la machine à écrire dans la salled’attente !

Et pourquoi donc, mon père ?

– Hé ! maintenant que tout le restede Rome est revenu aux temps anciens !

Mais le cardinal le regarda, étonné.

– Ma foi, dit-il, c’est vrai ! Àvivre toujours ici, je n’y pensais plus !

Un garde leur ouvrit, solennellement, la portede l’ascenseur, salua, et, les ayant accompagnés au premier étage,les précéda encore dans un long couloir, où se tenait l’un de sescollègues. Informé par celui-ci, un chambellan, somptueusement vêtude noir et de pourpre, vint au-devant des visiteurs.

– Votre Éminence voudrait-elle attendreici, une minute ? demanda-t-il en latin.

Percy et le vieillard se trouvaient assis dansune petite pièce carrée, meublée aussi simplement que la salled’audience du cardinal, et donnant l’impression d’un curieuxmélange de pauvreté ascétique et de dignité, avec son pavé debriques, ses murs blanchis à la détrempe, son autel, et les deuxénormes flambeaux de bronze, d’une valeur incalculable, qui sedressaient aux côtés du crucifix. Mais Percy n’avait guère leloisir de regarder autour de lui : tout son cerveau et toutson cœur étaient absorbés dans l’attente de l’entrevue qui sepréparait.

C’était le Papa Angelicus que leprêtre allait voir dans un instant : cet étonnant vieillardqui avait été nommé secrétaire d’État il y avait tout juste undemi-siècle, et qui occupait, depuis neuf ans déjà, le trônepontifical. C’était lui qui, durant son secrétariat, avaitdécidément obtenu que la domination temporelle de Rome fût rendueau pape, en échange de toutes les églises de l’Italie cédées augouvernement italien ; et toujours, depuis lors, il s’étaitemployé à la tâche de faire de Rome une cité de saints. Absolumentindifférent à l’opinion du monde, toute sa politique avait consistéen une chose très simple : toujours, invariablement, dans uneinnombrable série d’encycliques, il avait déclaré que l’objet del’Église était de glorifier Dieu en produisant dans l’homme desvertus surnaturelles, et que toutes les actions du monde n’avaientde signification ni d’importance que dans la mesure où ellestendaient à ce seul objet. Il avait déclaré, en outre, que, puisquePierre était la grande Roche, la cité de Pierre était la capitaledu monde, et devait offrir un exemple à toutes les autresvilles ; ce qui ne pourrait avoir lieu que si Pierre régnaitsur sa cité. Et puis, étant devenu maître de celle-ci, il s’étaitmis vraiment à régner sur elle. Il avait dit que, dans l’ensemble,les récentes découvertes de l’homme tendaient à distraire les âmesimmortelles de la contemplation des vérités éternelles : nonque ces découvertes pussent être, le moins du monde, mauvaises ensoi, puisqu’elles permettaient de pénétrer dans les loismerveilleuses de Dieu mais, pour le moment présent, elles n’enétaient pas moins trop excitantes, et trop exposées à égarerl’imagination. Et, ainsi, il avait supprimé de Rome les tramways,les vaisseaux aériens, les laboratoires, les manufactures, endéclarant qu’il y avait assez de place, pour tout cela, hors deRome ; et, pendant que toutes ces choses étaient transportéesdans les faubourgs, il leur avait substitué, en ville, deschapelles, des maisons religieuses, et des calvaires.

Après quoi, il avait continué à élever versDieu les âmes de ses sujets. Puisque Rome, avec ses remparts,occupait un espace limité, et, plus encore, puisque c’était chosecertaine que le monde présent exerçait une action corruptrice, iln’avait permis à aucun étranger de moins de cinquante ans de venirvivre à Rome pendant plus d’un mois par an, sauf le cas d’uneautorisation expresse, très difficile à obtenir. Les étrangers,naturellement, étaient libres de venir demeurer en dehors desremparts, – et c’est ce qu’ils faisaient par dizaines de milliers,– mais la ville elle-même n’avait pas le droit de leur donnerasile. Et le pape avait divisé Rome en quartiers« nationaux », disant que, comme chaque nation avait sesvertus propres, chacune devait laisser briller sa lumière le pluspleinement possible. Les loyers ayant aussitôt monté, il avaitlégiféré contre cela en réservant, dans chaque quartier, un certainnombre de rues où les loyers devaient rester à des prix fixes, eten prononçant l’excommunication contre ceux qui outrepasseraient savolonté sous ce rapport. Quant à la Cité Léonine, il l’avaitentièrement gardée à sa propre disposition. Il avait pareillementrétabli la peine de mort, avec la même gravité sereine aveclaquelle il s’était exposé à la dérision du monde civilisé par sesautres mesures, en disant que, puisque la vie humaine était sacrée,la vertu humaine devait l’être plus encore ; et il avait mêmeajouté, au crime du meurtre, les crimes de l’adultère et del’apostasie, comme également passibles, en droit, de la peinecapitale. Au reste, il n’y avait pas eu plus de deux exécutionsdepuis les neuf ans de règne, les criminels ayant, naturellement,la ressource, – à l’exception de ceux qui étaient des croyantsvéritables, – de s’enfuir dans les faubourgs, où la juridictionpontificale perdait tout son pouvoir.

Encore ce pape réformateur ne s’en était-ilpoint tenu là. Une fois de plus, il avait envoyé des ambassadeursdans tous les pays du monde, en informant les gouvernements de leurarrivée. À cela, aucune attention n’avait été prêtée, sauf pour enrire ; mais le pape avait continué, tranquillement, à affirmerses droits. De temps à autre, des encycliques apparaissaient, danschaque pays, exposant les exigences pontificales aussi résolumentet formellement que si celles-ci eussent été reconnues partout. Lafranc-maçonnerie, toutes les idées démocratiques, étaientobstinément dénoncées ; les hommes étaient exhortés à serappeler leur âme immortelle et la majesté de Dieu, comme aussi àréfléchir sur le fait que, dans très peu d’années, tous seraitappelés à rendre leurs comptes à celui qui était le Créateur et leSouverain du monde, et dont le vicaire, ici-bas, était Jean XXIV,P. P. dont suivaient la signature et le sceau.

Une telle ligne de conduite avait profondémentétonné le monde. On s’était attendu à des cris d’indignation ou àdes discussions, à l’envoi d’émissaires secrets, à des complots, àmille formes actives de protestation. Mais rien de tout celan’était venu. C’était comme si le progrès n’avait pas encorecommencé ; comme si l’univers entier n’en était pas arrivé àperdre son ancienne croyance en Dieu, et à découvrir que c’étaitlui-même qui était Dieu. L’étrange vieil homme s’obstinait à parlerdans son rêve, à divaguer au sujet de la croix, et de la vieintérieure, et du pardon des péchés, exactement de la même manièreque ses prédécesseurs l’avaient fait deux mille ans auparavant. Etle monde y voyait un signe de plus, pour prouver que Rome n’avaitpas perdu seulement son pouvoir, mais encore tout senscommun ; et tandis que les uns se contentaient de rire,d’autres, de plus en plus nombreux, estimaient qu’il était urgentd’aviser à faire cesser une telle folie.

Percy revoyait tout cela, assis sur sa chaisede paille, lorsque, tout à coup, une porte s’ouvrit : unprélat vêtu de pourpre apparut, et s’inclina. Le cardinal posavivement une main sur le genou du prêtre.

– Une seule recommandation, lui dit-ilsoyez absolument sincère, et ne cachez rien !

Percy se leva, tout tremblant. Et il suivitson maître vers la porte entr’ouverte.

IV

Dans le demi-jour, une figure blanche étaitassise auprès d’un grand bureau, le visage tourné du côté de laporte. C’est là tout ce que vit Percy, pendant qu’il faisait sapremière génuflexion. Puis il baissa les yeux, s’avança,s’agenouilla de nouveau, s’avança encore, et s’agenouilla pour latroisième fois, en soulevant à ses lèvres la frêle main blanchetendue vers lui.

Il entendit la porte se refermer, au moment oùil se relevait.

– C’est le P. Franklin, VotreSainteté ! dit le cardinal Martin, se penchant à l’oreille duvieillard.

Un bras vêtu de blanc fit signe, pour indiquerdeux chaises toutes proches ; et les visiteurs s’assirent.

Pendant que le cardinal, lentement, enquelques phrases latines, rappelait au pape que le jeune prêtreétait cet Anglais dont la correspondance avait été souvent trouvéeintéressante, Percy, remis de son premier saisissement, s’était misà observer, de tous ses yeux.

Il connaissait bien le visage du pape, autantpour l’avoir vu lui-même, à distance, plusieurs fois, que pour enavoir vu des centaines de photographies et cinématogrammes. Il n’yavait pas jusqu’à ses gestes qui ne lui fussent familiers : leléger penchement de la tête en marque d’approbation, l’éloquentpetit mouvement des mains ; mais Percy n’en avait pas moinsl’impression que c’était la première fois qu’il avait devant soi lapersonne vivante du Chef de l’Église.

L’homme qu’il voyait était un vieillard trèsdroit, de taille moyenne, et avec, dans toute sa personne, uneapparence de grande dignité, reflétée même dans la façon dont sesmains étreignaient les bras de son fauteuil. Mais surtout le visageétait remarquable, tel que Percy put l’étudier à trois ou quatrereprises, pendant que les yeux bleus du pape se tournaient verslui. Ces yeux, d’une limpidité et d’une profondeur extraordinaires,rappelaient un peu ce que les historiens disaient de ceux du papePie X ; les paupières dessinaient des lignes très nettes,donnant au regard une expression un peu dure, mais que contredisaitaussitôt le reste du visage. Celui-ci n’était ni gras, ni maigre,mais admirablement découpé, dans son ovale régulier. Les lèvresétaient droites et fines, avec une ombre de passion dans leurmouvement ; le nez descendait brusquement, en bec d’aigle,aboutissant à des narines finement ciselées ; le menton étaitferme, fendu d’une fossette au milieu ; et tout le port de latête avait quelque chose d’étrangement juvénile. C’était un visageexprimant la générosité et la douceur, mais, avec cela,ecclésiastique au dernier degré. Le front était légèrement compriméaux tempes, et d’épais cheveux blancs se montraient sous la calotteblanche. Percy se rappela comment, autrefois, on avait remarqué quece visage ressemblait, et de la façon la plus frappante, à unvisage composite fait avec les photographies des prêtres les plusconnus.

« Prêtre », c’était le seul mot qui,à l’esprit du visiteur, résumât toute l’impression éprouvée.Ecce Sacerdos magnus ! Cependant, le jeune Anglaisétait surpris, aussi, de la juvénilité de toute la figure du pape,qui, à plus de quatre-vingt-huit ans, se tenait droit comme unhomme de cinquante, les épaules levées, la tête reposant sur ellescomme celle d’un lutteur, et à peine quelques rides sous les tempeset autour du nez. Papa angelicus ! se répétaitPercy.

Le cardinal, ayant achevé ses explications,fit un petit geste ; et Percy recueillit toutes ses facultés,pour se tenir prêt à répondre aux questions qui allaient venir.

– Soyez le bienvenu, mon fils ! ditune voix très douce et sonore.

Puis le pape baissa les yeux de nouveau, pritun presse-papier dans sa main gauche, et se mit à jouer avec lui,tout en parlant.

– Maintenant, mon fils, reprit-il, jedésire que vous me fassiez un discours sur les trois points quevoici : ce qui s’est produit, ce qui est en train de seproduire, et ce qui se produira, – en y joignant une péroraison, sivous voulez bien, sur les mesures qui, à votre avis, auraientchance d’apporter des modifications opportunes sur ce dernierpoint !

Percy respira fortement, s’adossa, serra lesdoigts d’une de ses mains dans l’autre main, fixa fermement sesyeux sur le soulier rouge, brodé d’une croix, en face de lui, etcommença le discours que, cent fois au moins, il s’était répété lesjours précédents.

Il établit, d’abord, ce thème : quetoutes les forces de l’univers civilisé se concentraient désormaisen deux camps, le monde et Dieu. Jusqu’alors, ces forces avaientété incohérentes et spasmodiques, éclatant de manièresdiverses : les révolutions, les guerres, avaient été comme desmouvements de foule, sans règle ni direction, indisciplinés. Et,pour répondre à cet état de choses, l’Église, elle aussi, avait agiau moyen de sa catholicité : opposant des francs-tireurs àd’autres francs-tireurs, répondant à des attaques désordonnées parautant de répliques appropriées. Mais, depuis les cent dernièresannées, on pouvait nettement apercevoir que les méthodes du conflitétaient en train de changer. L’Europe, en tout cas, s’étaitdécidément fatiguée des luttes intestines. L’alliance du capital etdu travail illustrait ce changement dans la sphèreéconomique ; le partage pacifique du continent africain parles diverses nations européennes l’illustrait dans la sphèrepolitique ; et c’était encore ce changement qu’illustrait,dans la sphère spirituelle, le développement de la religionhumanitaire. Contre cette centralisation des forces du monde,l’Église, de son côté, avait tâché à se concentrer plusétroitement. Grâce à la sagesse de ses pontifes, sous l’inspirationde Dieu tout-puissant, les lignes de son action n’avaient pointcessé de se resserrer. Percy en donna pour exemple l’abolition detous les usages locaux, y compris ceux des rites orientaux,longtemps conservés avec un soin jaloux, l’établissement à Rome descardinaux-protecteurs, la tendance croissante des ordresmonastiques à se fondre en un seul, et sous l’autorité d’un seulGénéral suprême, – bien que plusieurs de ces ordres eussent tenu àgarder leurs noms anciens. Il rappela aussi de récents décretsfixant définitivement le sens et les limites de la décision del’infaillibilité pontificale ; il rappela le remaniement dudroit canon, et l’immense simplification qui s’était faite dans lahiérarchie. Mais, parvenu à ce point, il s’aperçut qu’il courait lerisque de rompre le fil de son discours ; et il se hâta derevenir à la signification des événements des mois précédents.

Tout ce qui avait eu lieu jusqu’alors, dit-il,ne pouvait manquer d’amener ce qui venait d’avoir lieu,c’est-à-dire la réconciliation du monde entier sur des bases autresque celle de la vérité divine. L’intention de Dieu et de sesvicaires avait été de réconcilier tous les hommes enJésus-Christ ; mais la pierre d’angle, une fois de plus, avaitété rejetée, et, au lieu du chaos que l’on avait prophétisé, voicique se formait une unité sans équivalent dans l’histoire !Chose d’autant plus dangereuse qu’elle contenait plus d’élémentsincontestablement bons. Ainsi la guerre, suivant toute apparence,était désormais éteinte ; et ce n’était point le christianismequi l’avait éteinte ! Les hommes avaient compris que l’unionvalait mieux que la discorde ; et c’est en dehors de l’Églisequ’ils l’avaient compris ! En fait, les vertus naturelless’étaient soudainement épanouies, tandis que les vertussurnaturelles avaient été méprisées. La philanthropie avait pris laplace de la charité, le contentement celle de l’espérance, et lascience s’était substituée à la foi.

– Oui, mon fils ! dit la douce voix,pleine d’affection. Et quoi encore ?

– Quoi encore ? reprit Percy…Eh ! bien, des mouvements tels que celui-là ne pouvaientmanquer de produire des hommes. Et l’homme de ce mouvement nouveauavait été Felsenburgh. Il avait accompli une œuvre qui, de la partd’un homme, semblait miraculeuse. Il avait mis fin à l’éternelledivision entre l’Orient et l’Occident par la seule force de sapersonnalité, il avait prévalu sur les haines internationales etles luttes des partis. L’enthousiasme qu’il avait allumé dans lescœurs anglais, toujours peu enclins à s’exalter, était bien, luiaussi, une sorte de miracle. Et, de même, il avait enflammé laFrance, l’Espagne, l’Allemagne.

Percy décrivit, une fois de plus, les scènessingulières dont il avait été témoin, et cita quelques-unes desépithètes attribuées à Felsenburgh, même dans les journaux les pluspondérés. Ces journaux l’appelaient le Fils de l’Homme, à cause deson cosmopolitisme, le Sauveur du Monde, parce qu’il avait tué laguerre ; d’autres allaient même… – ici, la voix du prêtretrembla, – allaient même jusqu’à l’appeler Dieu incarné, parcequ’il était le plus parfait représentant de l’élément divin quiréside dans l’homme ! Le tranquille et beau visage de prêtre,qui observait Percy, ne faisait toujours aucun mouvement. Et Percycontinua.

La persécution, dit-il, était certainement entrain d’approcher. Il y avait eu, déjà, un ou deux coups de forcepopulaires. Mais la persécution n’était pas à craindre. Sans doute,elle causerait des apostasies, comme elle l’avait toujours faitmais, d’autre part, elle donnerait plus de foi aux fidèles, etpurgerait l’Église de ceux dont la foi n’était que de surface.Jadis, dans les premiers temps du christianisme, l’attaque de Satans’était produite sur le corps, avec des fouets, et du feu, et desbêtes féroces ; au seizième siècle, elle s’était produite surl’intelligence ; au vingtième siècle, elle avait eu pour objetles ressorts les plus intimes de la vie morale et spirituelle.Maintenant, il semblait que l’assaut allait être dirigé des troiscôtés à la fois. Cependant, ce qui méritait surtout d’être craint,c’était l’influence positive de l’humanitarisme. Celui-ci arrivaitentouré de puissance ; il saisissait vivementl’imagination ; affirmant sa vérité au lieu de chercher à laprouver, il pénétrait dans les âmes bien plus profondément qu’aumoyen de discussions et de controverses ; il semblait sefrayer un chemin, presque directement et sans résistance, jusqu’auplus secret des replis du cœur. Des personnes qui avaient à peineentendu son nom se déclaraient prêtes à y adhérer ; desprêtres avaient la sensation de l’absorber, comme naguère ilsabsorbaient Dieu dans la communion ; des enfants s’enabreuvaient comme, autrefois, les petits martyrs s’étaient enivrésde christianisme. « L’âme naturellement chrétienne »paraissait en train de devenir « l’âme naturellementinfidèle ». La persécution, s’écriait Percy, devait êtreaccueillie comme le salut, et demandée à force de prières ;mais il craignait que les autorités, dans leur ruse diabolique, neconnussent trop la manière de distribuer l’antidote avec le poison.Sans doute, il y aurait des martyres individuels, et en très grandnombre ; mais ceux-là auraient lieu malgré les gouvernements,et non pas à cause d’eux. Enfin, Percy s’attendait à voir, d’unjour à l’autre, l’humanitarisme revêtir le déguisement de laliturgie et du saint-sacrifice ; quand il aurait réussi àobtenir l’adhésion des peuples pour ce déguisement sacrilège, c’enserait fait de la cause de l’Église, si Dieu ne consentait pas àintervenir !

Percy, tout frémissant, s’arrêta.

– Oui, mon fils ! Et qu’est-ce quevous pensez qu’il y aurait à faire ?

Percy se tordit les mains.

– Saint-Père, répondit-il, la messe, laprière, le rosaire, cela d’abord et par-dessus tout ! Le mondenie le pouvoir de tout cela ; mais c’est sur ce pouvoir queles chrétiens doivent s’appuyer plus que jamais. Toutes choses enJésus-Christ ! Rien d’autre ne saurait servir. C’est Lui quidoit faire tout : car nous, désormais, nous ne pouvons plusrien !

La tête blanche se pencha, en signed’approbation. Et puis elle se releva.

– Oui, mon fils !… Mais, aussilongtemps que Jésus-Christ daignera nous employer, il faut pourtantque nous servions sa cause ! De quelle manière pensez-vous quenous puissions la servir ?

– Je pense, répondit Percy, qu’un nouvelordre, Votre Sainteté !…

La main blanche laissa retomber lepresse-papier ; et le pape se pencha en avant, les yeuxattentivement fixés sur le prêtre.

– Que dites-vous, mon fils ?

Percy se jeta à genoux devant levieillard.

– Un nouvel ordre, Votre Sainteté !…Pas d’habit, ni de signe distinctif… Ne dépendant que de VotreSainteté… Plus libre encore que les jésuites, plus pauvre que lesfranciscains, plus mortifié que les chartreux ! Comprenant deshommes et des femmes… Les trois vœux, et, en plus, l’intentionexpresse du martyre. Chaque évêque chargé du soutien des membres del’ordre dans son diocèse, un lieutenant dans chaque pays… VotreSainteté, qu’allez-vous penser de mon audace ?… Le Panthéon,ici, comme l’église de l’ordre ! Et le Christ crucifié commeson patron !

Le pape se releva brusquement, si brusquementque le cardinal Martin se mit debout, lui aussi, par un mouvementmachinal. C’était, en vérité, comme si ce jeune prêtre, dans sonzèle, fût allé trop loin.

Il y eut un assez long silence, pendant lequelle vieillard blanc se rassit. Puis, étendant sa main :

– Que Dieu vous bénisse, monenfant ! Vous pouvez vous retirer. Le cardinal Martin vousrejoindra tout à l’heure !

Chapitre 3

 

I

Lorsque Percy, ce soir-là, revit le vieuxcardinal, celui-ci se borna à le complimenter de l’attitude qu’ilavait eue durant son audience. Le prêtre, décidément, avait euraison de dire toute sa pensée comme il l’avait fait. Puis lecardinal Martin lui expliqua quelles seraient, désormais, sesfonctions.

Le prêtre anglais garderait pour son usage lesdeux chambres où on l’avait logé. Il dirait sa messe dansl’oratoire du cardinal. À neuf heures, il aurait à venir demanderses instructions. À midi, il dînerait avec le cardinal, après quoiil serait libre de son temps jusqu’à l’Ave Maria ; etensuite, de nouveau, il travaillerait avec son maître jusqu’ausouper. Sa tâche principale consisterait à lire les correspondancesanglaises, et à rédiger un rapport quotidien sur leur contenu.

Percy trouva cette vie très agréable, dans satranquillité sereine ; et, de jour en jour, il sentit qu’ils’y accoutumerait plus entièrement. Il était maître d’une grandepartie de ses heures, qu’il occupait de la façon la plus variée etla plus charmante. De huit heures à neuf, chaque jour, il sepromenait par les rues, examinant les trésors artistiques deséglises, étudiant les mœurs populaires, s’imprégnant peu à peu del’étrange sensation de naturel qui se dégageait de cette vie à lamanière d’autrefois. Par instants, cette vie lui faisait l’effetd’un rêve historique ; mais parfois aussi, et de plus en plus,il lui semblait que cette vie était l’unique réalité, que c’étaitle monde tendu et glacé de la civilisation moderne qui était unfantôme, et que, à Rome seulement, l’âme humaine avait gardé sasimplicité native. La lecture même des correspondances nel’affectait que superficiellement, car le torrent de sa penséerecommençait à couler, tout clair, dans son aimable canal dejadis ; et sans cesse, à mesure qu’il se détachait du mondedont il venait de sortir, il ressentait plus de calme, presqued’indifférence, à s’instruire des événements qui se produisaientdans ce monde lointain.

Les nouvelles importantes, d’ailleurs,n’étaient pas très nombreuses. Une sorte de bonace avait succédé àl’orage. Felsenburgh continuait à se tenir dans la retraite ;il avait refusé toutes les offres qui lui étaient venues de laFrance et de l’Angleterre ; et, bien que la chose ne fût pasannoncée d’une manière formelle, on tendait à supposer qu’il étaitrésolu à se confiner, désormais, dans l’attitude d’un simplespectateur. Cependant les divers parlements de l’Europes’employaient aux travaux préparatoires de la réfection des codes.Suivant toute probabilité, rien de décisif n’aurait lieu jusqu’auxsessions d’automne.

Et à Rome, cependant, la vie était, pourPercy, singulièrement attirante. L’antique cité était devenue,maintenant, non seulement le centre de la foi, mais, en un sens, unmicrocosme de l’univers chrétien. Elle était partagée en quatregrands quartiers, l’Anglo-Saxon, le Latin, l’Allemand etl’Oriental, sans compter le Transtévère, qui était presqueabsolument rempli par les bureaux pontificaux, séminaires etécoles. Les races anglo-saxonnes demeuraient dans le quartier duSud-Ouest, comprenant l’Aventin, le Coelius, et le Testaccio. LesLatins habitaient la vieille Rome, entre le Corso et le fleuve, lesAllemands le quartier du Nord-Est, borné au sud par la rueSaint-Laurent ; et le quartier qui restait était réservé auxOrientaux, avec le Latran pour centre. De cette façon, les vraisRomains avaient à peine conscience de l’intrusion étrangère ;ils possédaient une multitude d’églises, bien à eux ; ilsavaient le droit de poursuivre leur vie dans les rues sombres et detenir leurs marchés en plein vent ; et c’était parmi eux quePercy se promenait le plus volontiers, dans sa passion de vierétrospective. Mais les autres quartiers étaient, peut-être, pluscurieux encore. Il était amusant de voir, par exemple, comment ungroupe nombreux d’églises gothiques, desservies par des prêtresseptentrionaux, avaient jailli de terre, spontanément, dans lesdistricts anglo-saxon et allemand, et comment les rues larges etgrises de ces districts, leurs pavés plats et unis, leurs maisonssévères, prouvaient que les hommes du Nord ne s’étaient pasconvertis aux traditions de la vie méridionale. Les Orientaux,d’autre part, ressemblaient aux Latins ; leurs rues étaientaussi étroites et sombres, avec les mêmes odeurs excessives ;leurs églises étaient aussi sales et, en même temps, aussi intimeset pieuses ; et peut-être leurs couleurs avaient-elles unéclat plus vif encore et plus bariolé.

Au delà des remparts, la confusion étaitindescriptible. Si la cité même apparaissait une miniature,soigneusement découpée et ordonnée, du monde chrétien, lesfaubourgs représentaient le même modèle brisé en mille pièces, quel’on aurait plongées dans un sac pour les en retirer au hasard.Aussi loin que l’œil pouvait s’étendre, du haut du Vatican, Percyapercevait une suite infinie de toits, interrompue par des flèches,des tours, des dômes, et des cheminées ; et là-dedans vivaientdes êtres humains de toutes les races qui sont sous le soleil.C’était là que se trouvaient les grandes manufactures, les édificesmonstrueux de l’univers nouveau, les gares, les écoles, lesadministrations : tout cela peuplé de six millions d’âmes quiétaient venues vivre là, transplantées par le seul amour de lareligion. C’était la foule de ceux qui avaient désespéré de la viemoderne, qui s’étaient lassés du changement et de l’effort, et quiavaient fui le monde pour se réfugier dans l’Église, mais sanspouvoir obtenir la permission de demeurer à l’intérieur de Rome.Continuellement, dans toutes les directions, de nouvelles maisonss’élevaient. Un compas gigantesque, dont l’une des branches auraitété fixée à Rome et qui aurait eu une ouverture de cinq kilomètres,n’aurait point cessé de rencontrer des rues toutes pleines demaisons, sur tout le cercle de son parcours.

Mais jamais la signification de ce qu’ilvoyait ne s’était révélée au prêtre anglais aussi clairement qu’uncertain jour d’été, où fut célébrée la fête du saint patron du paperégnant.

La matinée était encore assez fraîche, lorsquele prêtre suivit son chef, à qui il devait servir de chapelain, lelong des vastes corridors du Vatican, vers la salle où le pape etles cardinaux allaient s’assembler. Regardant par une fenêtre, surla Piazza, il lui sembla que la foule était devenue plus dense, sic’était possible, qu’une heure auparavant. L’énorme place ovaleétait toute houleuse de têtes, sauf un grand passage gardé par lestroupes pontificales pour l’arrivée des voitures ; et, sur cepassage, tout blanc à la lumière éclatante du matin d’août, Percyvoyait s’avancer des véhicules prodigieux, des éblouissements d’oret de couleurs vives, pendant que des acclamations frénétiquesmontaient de la foule.

Un moment plus tard, – comme Percy avait toutloisir de regarder, se trouvant arrêté dans une antichambre parl’encombrement des cardinaux, évêques, prélats et autresdignitaires, – il découvrit enfin ce que signifiaient ces étrangescalèches de gala qui arrivaient ainsi vers la basilique. Pour lapremière fois il comprit nettement, ayant la chose présente etvivante devant ses yeux, que c’était toute la royauté de l’ancienmonde qui se trouvait là réunie.

Autour des marches de la basilique, s’ouvraitun grand éventail de carrosses, chacun attelé de huitchevaux : les chevaux blancs de la France et de l’Espagne, leschevaux noirs de l’Allemagne, de l’Italie et de la Russie, leschevaux couleur crème de l’Angleterre. Au-delà, c’étaient lespuissances secondaires : la Grèce, la Norvège, la Suède, laRoumanie, les États balkaniques. On apercevait les emblèmes dequelques-uns d’entre eux, des aigles, des lions, des léopards,dressant la couronne royale au-dessus des superbes voitures.

Percy s’appuya contre le rebord de la fenêtre,et s’abandonna à sa rêverie.

Voilà donc tout ce qu’il restait de laroyauté ! Il avait vu, précédemment, les palais de cessouverains, çà et là, dans les divers quartiers de la ville, avecdes bannières flottant aux portes, et des hommes, en livréesécarlates, debout sur les seuils. Plusieurs fois, ave les autrespassants, il avait salué tel roi ou tel empereur, au passage d’unlandau, sur le Corso ; il avait même vu les lis de France etles léopards d’Angleterre s’avancer de front, dans une allée dumont Pincio. Les journaux lui avaient appris, de temps à autre,depuis les vingt dernières années, comment les diverses famillesroyales, tour à tour, s’étaient transportées à Rome, après avoirobtenu la reconnaissance papale ; et, la veille encore, lecardinal Martin lui avait annoncé que Guillaume d’Angleterre, avecla reine Caroline, venait de débarquer à Ostie : de tellesorte que, maintenant, à l’exception du Grand Turc, la série destrônes européens se trouvait au complet. Mais jamais encore,jusqu’à ce jour, Percy n’avait pleinement réfléchi à ce faitprodigieux de la réunion de toutes les royautés du monde sousl’ombre du trône de Pierre, ni, non plus, au danger menaçant qu’unetelle réunion devait constituer aux yeux du monde. Il savait que,pour le moment, ce monde affectait de rire de la folie et de lapuérilité de tout cela, de cette comédie désespérée de droit divin,jouée par des familles déchues et méprisées ; mais iln’ignorait point, non plus, que les hommes avaient gardé, au fondde leur cœur, leurs sentiments d’autrefois, et qu’il suffirait queces sentiments se trouvassent réveillés…

L’encombrement céda ; Percy se glissahors du retrait de la fenêtre, et put suivre le flot qui s’écoulaitlentement.

Une demi-heure après, il était à sa place,parmi les ecclésiastiques, lorsque la procession pontificale sortitdu demi-jour de la chapelle du Saint-Sacrement pour pénétrer dansla nef de l’énorme église ; mais, avant même d’être entré dansla chapelle, il entendit les grandes clameurs populaires et lesappels de trompettes qui saluaient l’apparition du souverainpontife arrivant sur sa sedia gestatoria, précédé desgrands éventails traditionnels. Et Percy, en entendant ces cris dela foule, se rappela, avec un subit frémissement du cœur, une autrefoule qu’il avait vue dans les rues de Londres, une nuit d’été,quelques mois auparavant… Très haut au-dessus des têtes dressées,parmi lesquelles il semblait se frayer un chemin comme la pouped’un antique vaisseau, s’avançait le dais qui recouvrait leSeigneur du monde ; et, entre lui et le prêtre, comme sic’était une vague soulevée par le même vaisseau, se mouvait lasomptueuse procession, protonotaires apostoliques, supérieurs desordres religieux, et le reste, passant avec une écume blanche,dorée, éclatante, argentée, entre les rives vivantes, sur les deuxcôtés. Et, devant ce vaisseau qui se dirigeait vers lui, le port del’autel divin élevait l’imposante masse de ses piliers, au-dessousdesquels brillaient les sept étoiles jaunes qui représentaient lesfeux de la sainteté. C’était un spectacle étonnant, mais trop vastepour que l’observateur en reçût une autre impression que laconscience de son propre néant. Les statues géantes, lesinnombrables bannières, le concert indescriptible des bruits, dumurmure de dix mille voix, de l’appel puissant des orgues, le vagueparfum de l’encens et, dominant tout cela, l’atmosphère toutevibrante des émotions humaines à la vue du passage de l’Espoir dumonde, du vice-roi de Dieu, s’apprêtant à intervenir entre Dieu etl’homme : tout cela affectait le prêtre comme aurait fait unélixir ayant à la fois le pouvoir de calmer et de stimuler,d’aveugler tout en aiguisant la vision intérieure, d’assourdir lesoreilles du corps pour mieux ouvrir celles de l’âme, d’exalter lecœur tout en le plongeant dans des abîmes d’humilité. Voilà donc,songeait Percy, voilà formulée l’autre réponse possible au problèmede la vie ! Dans une lumière éclatante, il voyait devant lui,s’offrant à son choix, les deux cités de saint Augustin. L’uneétait celle d’un monde né de soi-même, s’organisant soi-même et sesuffisant à soi-même, d’un monde interprété par des forcessocialistes, matérialistes, hédonistes, et se résumant enfin dansFelsenburgh. Et quant à l’autre monde, Percy le voyait déployé sousses yeux, lui parlant d’un Créateur, d’une création, d’un butdivin, d’une rédemption, d’une réalité transcendante et éternelle,dont tout avait jailli et où tout aboutissait. L’un de ces deuxhommes, Jean et Julien, était le vicaire de Dieu, et l’autre unimposteur, l’ennemi de Dieu… Et, une fois de plus, dans un nouvelélan de conviction, le cœur de Percy arrêta son choix…

Mais le moment le plus pathétique del’inoubliable fête était encore à venir.

Lorsque Percy sortit de la nef, sous le dôme,se dirigeant vers la tribune, au-delà du trône pontifical, unspectacle imprévu se présenta à lui.

Un grand espace avait été réservé, autour del’autel et de la Confession, s’étendant jusqu’au point qui marquaitl’entrée des transepts. Dans cet espace, sur des fauteuils disposésen gradins, se voyaient des rangées de visages blancs et immobiles,sous des séries de dais richement ornés. Ces dais étaientd’écarlate, comme les baldaquins cardinalices ; mais chacund’eux était surmonté de grandes cottes d’armes, que supportaientdes bêtes, et que dominaient des couronnes. Et, sous chaque dais,se tenaient deux ou trois figures ; et le cœur de Percy battitplus fort en les apercevant.

Il avait en face de lui les dernierssurvivants de l’étrange caste d’hommes qui, jusqu’au siècledernier, avaient régné comme les vice-régents temporels de Dieu,avec le consentement de leurs sujets ! Aujourd’hui, personnene reconnaissait plus ce pouvoir, sauf Celui de qui ils affirmaientle tirer. Ces hommes et ces femmes, ces successeurs des anciensmaîtres du monde, avaient enfin appris à connaître l’autorité d’EnHaut, et que leurs titres ne dépendaient point de leurs sujets,mais du seul Roi suprême : bergers sans troupeaux, capitainessans soldats à commander. Le spectacle était pitoyable ; etcependant Percy ne pouvait s’empêcher d’en éprouver du respect etde l’admiration. Il s’émerveillait de ces créatures, de même espèceque lui, qui n’avaient point honte d’en appeler de l’homme à Dieu,et d’assumer des insignes que le monde ne regardait que comme devains jouets, mais qui, pour eux, étaient les emblèmes d’unemission surnaturelle…

Et ce sentiment qu’éprouvait Percy s’aviva enlui quand il vit les divers souverains s’approcher de l’autel, pourle service du culte, et, à plusieurs reprises, traverser l’espacequi s’étendait entre leurs trônes et l’autel. Imposantes figuressilencieuses, nu-tête et yeux baissés respectueusement. Le roid’Angleterre, redevenu le Defensor Fidei, portait latraîne du pape au lieu du vieux roi d’Espagne, qui, hors d’état demarcher, se tenait à genoux sur son prie-Dieu, pleurant ettremblant, tout imprégné de piété et d’amour. L’empereur d’Autricheservait le lavabo ; l’empereur d’Allemagne, à qui,jadis, sa conversion avait failli coûter la vie, en même tempsqu’elle l’avait précipité de son trône, remplissait la fonctionprivilégiée de transporter le coussin sur lequel le pape, sonseigneur, s’agenouillait devant leur Seigneur à tous deux.

Et ainsi, scène par scène, le drame magnifiquese déroulait. Le murmure des foules fut remplacé par un silence quin’était qu’une même prière muette, lorsque le petit disque blancs’éleva entre les mains blanches, et que la frêle et pure musiqueangélique des voix rayonna dans le dôme. Car tous se sentaient làen présence de leur unique espoir, aussi faible et aussi puissantqu’autrefois dans la Crèche. Tous savaient, à coup sûr, qu’il n’yavait personne pour les défendre, excepté Dieu seul. Et Percy sedisait que, si le sang des hommes et les larmes des femmes neparvenaient pas à toucher le Juge suprême, et à le faire sortir deson silence, du moins ce renouvellement de la mort de son Filsunique, s’accomplissant aujourd’hui avec une si pathétiquesplendeur, sur cet îlot de foi, parmi un océan de risées et dehaines, que cela, du moins, devait porter son fruit !

Le jeune prêtre venait de rentrer dans sachambre, pour se reposer un moment après la fatigue des longuescérémonies, lorsque sa porte s’ouvrit et que le cardinal Martin,encore vêtu de ses robes d’état, entra, d’un pas rapide, et refermala porte précipitamment.

– Père Franklin, dit-il d’une étrangevoix sans souffle, je vous apporte une nouvelle énorme :Felsenburgh vient d’être nommé président de l’Europe !

II

Cette nuit-là, Percy ne revint dans sa chambrequ’à deux heures du matin, absolument épuisé. Tout l’après-midi ettoute la soirée, il était resté en compagnie du cardinal, ouvrantles dépêches qui affluaient de tous les points de l’Europe.

Il n’y avait aucun doute possible surl’authenticité de la nouvelle ; et tout tendait même à fairesupposer que Felsenburgh, depuis longtemps, avait délibérémentattendu l’offre qu’il venait enfin d’accepter, – ne s’obstinant àrefuser toutes les requêtes précédentes que pour contraindre lesnations à cette suprême requête collective. La veille, il y avaiteu, secrètement, une réunion des diverses puissances, dont chacuneavait échoué à obtenir individuellement le concours du grandhomme ; toutes avaient convenu de retirer leurs offresantérieures et d’envoyer un message unique. Les honneurs proposés àFelsenburgh n’avaient jamais encore auparavant été imaginés dansune démocratie. On lui promettait un palais et le libre choix deses ministres, dans chaque capitale de l’Europe. Sur toutes leslois votées par les parlements, on lui promettait un droit de veto,dont les défenses garderaient une valeur absolue pendant trois ans.On consentait à ce que toute mesure décidée par lui, à troisreprises, durant trois années consécutives, devint, sans autrediscussion, une loi formelle. En échange, on ne lui demandait rienque l’engagement de se consacrer tout entier à ses nouvellesfonctions.

Et tout cela, comme le voyait clairementPercy, tout cela décuplait le danger que présentait déjà l’union del’Europe. Tout cela impliquait la concentration des forcesprodigieuses du socialisme, dirigées désormais par un chef degénie. C’était la combinaison des plus précieuses caractéristiquesdes deux méthodes opposées de gouvernement. Et l’offre avait étéacceptée par Felsenburgh, après huit heures de réflexion.

Quant à la manière dont la nouvelle avait étéaccueillie par les deux autres divisions du monde, l’Orient,d’après les dépêches, se montrait enthousiaste, tandis quel’Amérique semblait partagée. Mais, en tout cas, l’Amérique étaitsans pouvoir : la balance du monde penchait trop lourdementcontre elle.

Percy se jeta sur son lit, sans se dévêtir, etresta étendu, le pouls battant, les yeux fermés, et avec undésespoir immense dans le cœur. Il lui paraissait que, tout à coup,le monde venait de se dresser comme un géant, au-dessus del’horizon de Rome, et que la cité sainte n’était plus, maintenant,qu’un pauvre château de sable attendant le flot qui allaitl’anéantir. Le fait de cet anéantissement, à ses yeux, étaitcertain. De quelle manière la ruine se produirait, et sous quelleforme, et à quel moment, il ne le savait point, ni ne se souciaitde le savoir : il savait seulement qu’elle était fatale.

Avec son habitude de s’étudier soi-même, ilretourna son regard au-dedans de lui, comme un médecin atteintd’une maladie mortelle se complaît amèrement à diagnostiquer sespropres symptômes. Sans compter que c’était pour lui une sorte desoulagement de pouvoir perdre de vue le monstrueux mécanisme dumonde, pour considérer, en miniature, un simple cœur humain dénuéd’espérance. Pour sa religion, à présent, il n’avait plus decraintes ; aussi absolument qu’un homme peut connaître lacouleur de ses yeux, il savait que sa religion était ferme,assurée, à l’abri de toute secousse. Durant les semaines qu’ilvenait de passer à Rome, le trouble qu’il avait naguère ressentis’était dissipé, et le fond même de son âme lui était redevenuvisible. Ou, mieux encore, le grand ensemble de dogmes, decérémonies, de coutumes et de principes moraux au milieu duquel ilavait été élevé, et que, jusqu’alors, jamais il n’avait saisi quepar parties, tantôt en découvrant un morceau et tantôt un autre,peu à peu ce système du catholicisme s’était éclairé tout entier,pour se révéler à lui dans un rayonnement merveilleux de lumièredivine. Des détails qui, autrefois, l’avaient étonné ou mêmechoqué, reprenaient, pour lui, une évidence parfaite. Il voyait,par exemple, que, tandis que la religion de l’Humanité tâchait àabolir la souffrance, celle-ci était un fait qui jamais ne selaisserait supprimer et que la religion divine était autrementraisonnable, qui reconnaissait la souffrance pour nécessaire, etlui accordait une place dans le plan total du Créateur. Ou bien ilse rendait compte que, tandis que, d’un certain point de vue, sessens ne découvraient que l’aspect matériel du tissu composite de lavie universelle, d’un autre point de vue le surnaturel se révélaità lui avec non moins de certitude et de réalité. Il comprenait quela religion de l’Humanité ne pouvait apparaître vraie que si l’onnégligeait, au moins, une moitié de la nature de l’homme, de sesaspirations et de ses misères ; tandis que le christianisme,avait, en tout cas, le mérite d’admettre tout ce que contenaitcette nature, si même il ne parvenait pas à tout expliquer. Oui, lafoi catholique était, dorénavant, plus sûre pour lui que sa propreexistence : elle était vivante, absolument véritable. Il n’yavait, à y réfléchir sérieusement et impartialement, aucunehésitation possible sur le fait que Dieu existait et régnait. Ettous les chemins de la pensée du prêtre aboutissaient à laconclusion, aussi, que Jésus-Christ était l’incarnation de ce Dieusouverain, ayant prouvé sa divinité par sa mort, sa résurrection,et la suite miraculeuse de son Église jusqu’à Jean, son derniervicaire. Toutes ces choses étaient comme des vertèbres del’univers, des faits supérieurs au doute, immuablement vrais :si ces choses n’étaient pas vraies, c’est que rien, nulle part,n’était qu’un vain rêve.

Des difficultés ? Oui, certes, il y enavait et en très grand nombre ! Ainsi le jeune prêtre necomprenait aucunement pourquoi Dieu avait fait le monde tel qu’ilétait, ni comment le pain était transsubstantié en Corps vivant deDieu ; mais… mais ces choses étaient, tout simplement !Percy songeait au voyage qu’avait fait son esprit, depuis le jouroù, dans son ardeur juvénile, il avait cru que toute vérité divinepouvait être démontrée dans le domaine intellectuel. Maintenant ilavait appris, pour toujours, que le naturel en appelait ausurnaturel ; que la pauvre raison humaine, assurément, n’étaitpas en état de contredire les mystères de la religion, mais qu’ellene pouvait les prouver adéquatement qu’en admettant, d’abord, laRévélation comme un fait, c’est-à-dire en se plaçant à un point devue où l’âme écoute docilement la foi et l’esprit divin. Jamais ilne s’était mieux rendu compte de l’innombrable quantité desobjections que pouvait faire naître le dogme chrétien, quand on leconsidérait du dehors, à la lumière d’une certaine critiquenécessairement condamnée à n’en laisser voir qu’une apparencetrompeuse ; et jamais, non plus, il n’avait mieux senti laprofonde inanité, le néant éternel et fatal de ces objections.

Ainsi la fermeté de sa foi apparaissait àPercy décidément assurée et inébranlable. En présence de lacatastrophe qu’il prévoyait imminente, il songeait avec joie que,du moins, son âme serait à l’abri de la destruction. Mais, souscette certitude confiante de son cœur de croyant, il y avait sacuriosité d’homme, de témoin étonné du spectacle de la vie.

Pourquoi, pourquoi, pourquoi ? Pourquoitout cela était-il permis ? Comment était-il concevable queDieu n’intervînt pas, et que le Père des hommes autorisât la racetout entière de ses enfants à se soulever contre sa personne ?Que comptait-Il faire ? Est-ce que ce silence continu ne seromprait jamais ? Est-ce que ces millions d’âmes, de toutesles nations, qui naissaient et mouraient dans le blasphème, est-cequ’elles n’étaient point, elles aussi, les agneaux de sontroupeau ? À quoi donc était destinée l’Église catholique, sice n’était pas à convertir le monde ? Et pourquoi, en ce cas,le Dieu tout-puissant avait-il permis à cette Église de se trouverréduite à une poignée de fidèles, tandis que, d’autre part, lemonde trouvait sa paix en dehors d’elle et de Lui ?

En face de soi, Percy revoyait le monde, cettefolie qui s’était emparée des peuples, les histoires étonnantes quele téléphone venait de lui apporter ! À Paris, des hommes etdes femmes, avec l’ivresse mystique des anciennes Bacchantes,s’étaient percé le cœur, publiquement, sur la place de la Concorde,en criant à une foule, non moins enthousiaste, qu’ils avaient assezlongtemps vécu, et ne pouvaient point survivre aux délices de cettedivinisation définitive de l’humanité. À Séville, dans un concert,une danseuse célèbre était morte de joie, au milieu d’une figure deballet, en apprenant l’acceptation de Felsenburgh. Dans une valléedes Pyrénées, ce matin même, tous les catholiques avaient étécrucifiés par les paysans que leur excès d’allégresse avait, tout àcoup, rendus furieux. En Allemagne, trois évêques avaient abjuré…et ceci… et cela… et mille horreurs qui s’étaient produites troprapidement pour pouvoir être prévues ou arrêtées ; et Dieucontinuant à ne faire aucun signe, à ne dire aucun mot !

Il y eut un petit coup à la porte ; etPercy, brusquement redressé, vit entrer, de nouveau, le vieuxcardinal.

Le vieillard paraissait horriblementusé : ses yeux avaient une sorte d’éclat profond qui révélaitde la fièvre. D’un petit geste, il invita Percy à s’asseoir ;et lui-même s’assit dans un fauteuil, tremblant un peu, etrassemblant ses pieds, bouclés d’argent, sous sa soutane noire auxboutons rouges.

– Il faut que vous m’excusiez, monenfant ! Je suis anxieux pour la sécurité de l’évêque. Ildevrait être ici, à cette heure !

Il s’agissait de l’évêque de Southwark, quiavait quitté l’Angleterre dans la matinée de ce jour.

– Il avait bien promis de venir toutdroit à Rome, Éminence ?

– Oui. Il devrait être ici depuisvingt-trois heures, et c’est bien minuit qui sonne, n’est-cepas ?

En effet, on entendait les tintements deshorloges. Tout était très calme, à présent. Dans la journée, l’airavait été vibrant de clameurs et de bruits. La foule des Romainss’était promenée par les rues, commentant la grande nouvelle ;et, d’autre part, on disait que des bandes d’ouvriers des faubourgsavaient réussi à se glisser dans la ville, en chantant des refrainsantireligieux. Mais, de très bonne heure, les portes avaient étéfermées : l’incident pouvait, tout au plus, inquiéter comme unindice de troubles à venir.

Après quelques minutes de silence, le cardinalparut commencer à se remettre de son épuisement.

– Vous paraissez fatigué, mon père ?dit-il à son jeune ami, d’un ton affectueux.

Percy sourit.

– Et Votre Éminence ?demanda-t-il.

Ce fut au tour du vieillard de sourire.

– Oh ! moi, dit-il, je n’en ai pluspour longtemps ! Et ensuite, mon père, ce sera à vous desouffrir !

Percy sursauta vivement, épouvanté.

– Mais oui ! reprit lecardinal ; la chose est déjà arrangée avec leSaint-Père : c’est vous qui me succéderez ! Inutile d’enfaire un secret !

– Éminence !… murmura Percy d’unevoix implorante.

Mais le vieillard l’arrêta, d’un geste de samaigre main ridée.

– Oh ! je comprends ce qu’il enest ! dit-il doucement. Vous préféreriez mourir, n’est-ce pas,et rester en paix ? Il y en a bien d’autres, allez, quidésirent cela ! Mais il faut que nous souffrionsd’abord ! Et pati et mori. Père Franklin, il fautaccepter l’épreuve sans hésiter !

Une fois de plus, un long silence suivit.

La nouvelle qui venait d’être révélée à Percyétait trop imprévue et trop surprenante pour produire, en lui,autre chose que la sensation d’un choc douloureux. Jamais l’idée nelui était venue que lui, un homme de moins de quarante ans, pûtêtre considéré comme le successeur désigné de ce sage et patientvieux prélat. Et quant à l’honneur de la chose, Percy, maintenant,était bien au-dessus de toute ambition personnelle. Il n’apercevaitdevant lui qu’une seule perspective : un long et cruel voyage,sur un chemin qui grimpait à pic, et avec les épaules chargées d’unfardeau trop pesant pour elles.

Cependant, il se rendit compte bientôt que lefait annoncé était inévitable : cela devait être, et iln’avait rien à dire. Mais c’était comme si un abîme de plus s’étaitouvert devant lui ; et il en contemplait le fond avec unehorreur muette, inexprimable.

Le cardinal fut le premier à rompre lesilence.

– Père Franklin, dit-il, j’ai vuaujourd’hui un portrait de Felsenburgh. Savez-vous de qui j’ai crud’abord que c’était l’image ?

Percy eut un sourire triste.

– Mais oui, mon père, reprit levieillard, j’ai pris ce portrait pour le vôtre ! Etmaintenant, que pensez-vous de cela ?

– Je n’en pense rien, et je n’y comprendsrien, Votre Éminence !

– Eh ! bien…

Mais il s’interrompit, et, tout à coup,changea de sujet.

– Il y a eu un assassinat, dans la cité,tout à l’heure, dit-il : un catholique a poignardé unblasphémateur.

Percy, effrayé, releva les yeux.

– Oui, et l’assassin n’a pas essayé defuir, poursuivit le vieillard. Il est en prison.

– Et ?…

– Et il sera exécuté. Le procèscommencera ce matin même… c’est bien triste ! Le premiermeurtre depuis plus d’un an !

L’ironie de la situation apparaissaitclairement à Percy, pendant que, immobile au fond du fauteuil, ilrecueillait le silence répandu dans la nuit étoilée. Il songeait àcette pauvre ville affectant que rien n’était changé, continuant àadministrer ses procédés surannés de justice traditionnelle, sousla risée du monde ; et, là-bas, au dehors, sans cessegrandissaient et se concentraient les forces qui allaient mettrefin à ce pauvre jeu. Son enthousiasme de naguère semblait mort enlui. Il ne frémissait plus d’admiration à la pensée du splendidemépris des faits matériels qui, jusqu’alors, lui avait semblé sibeau et si émouvant ! Il avait l’impression d’un hommeobservant une mouche qui repose sur le cylindre d’une machine enmouvement. Un clin d’œil, et la roue énorme aura tourné, écrasantla petite vie de l’insecte ; et cependant l’homme qui observese sent hors d’état d’intervenir. Ainsi, le surnaturel se montraità Percy, vivant encore, et aussi parfait que jamais, mais réduitaux proportions d’un point minuscule ; et des forces immensesétaient en mouvement, l’univers se soulevait, et Percy ne pouvaitrien faire que regarder et trembler. Et pourtant, comme il sel’était dit encore tout à l’heure, il n’y avait pas une ombre sursa foi : il savait que la mouche, dans l’ordre de la vie,était plus grande que la gigantesque machine ; si bientôt ellese trouvait écrasée, ce n’est point sur elle que tomberait lasouffrance suprême. Mais, au delà de cette certitude, tout était,pour lui, incertain et sombre.

On entendit un bruit de pas, un petit coup surla porte ; et un serviteur entra.

– Sa Grandeur est arrivée,Éminence ! dit-il. Le cardinal se releva péniblement, ens’appuyant à la table. Sur le point de sortir de la chambre, ils’arrêta, parut se rappeler quelque chose, et chercha dans sapoche.

– Regardez ceci, mon père ! dit-ilen tendant au prêtre un petit disque d’argent. Non, pasmaintenant ! attendez que je sois parti !

Percy referma la porte, et revint s’asseoir,pour examiner le petit objet rond.

C’était une pièce de monnaie, tout fraîchementfrappée. Sur une des faces était l’emblème maçonnique habituel,avec les mots : « un franc », gravés au centre, enlangue espéranto ; et sur l’autre face se voyait le profild’un homme, avec cette inscription :

JULIEN FELSENBURGH,

PRÉSIDENT DE L’EUROPE

III

À dix heures, le matin suivant, les cardinauxfurent convoqués dans les appartements du pape, qui avait à leurfaire une allocution.

Percy, de sa place parmi les consulteurs,voyait entrer les cardinaux et autres prélats, hommes de nations,de tempéraments et d’âges divers : les Latins gesticulant,découvrant des dents brillantes ; les Germains sérieux etrecueillis ; un vieux cardinal français appuyé sur sa canne,et s’avançant au bras du bénédictin anglais. La salle était une desgrandes pièces, simples et nues, qui remplaçaient, à présent, lesanciennes chambres du Vatican. Elle avait la forme d’une chapelle,avec des rangées de sièges sur toute son étendue. Près de l’autel,sous un dais, s’élevait le trône pontifical.

Percy n’avait aucune idée de ce qui allaitêtre dit. Comment s’attendre à des déclarations précises etdéfinies, en présence d’une situation encore aussiincertaine ? Tout ce que l’on savait, jusqu’à cette heure,c’était la confirmation de la nouvelle d’une présidence del’Europe, confirmation suffisamment établie, déjà, par la petitepièce d’argent. On disait aussi qu’il y avait eu, de toutes parts,une brusque poussée de persécution, aussitôt réprimée par lesautorités locales. Et le bruit courait que Felsenburgh, dès cejour, allait commencer sa tournée, de capitale en capitale. Onl’attendait à Turin pour la fin de la semaine. De tous les centrescatholiques du monde, des messages affluaient, implorant desinstructions ; on y lisait que l’apostasie se soulevait commeun énorme flux de marée, que partout la persécution menaçait, quemême des évêques commençaient à chanceler.

Quant aux intentions du Saint-Père, tout étaitdouteux. Ceux qui savaient ne disaient rien ; et la seulechose qui se fût divulguée était que le pape avait passé toute lanuit en prière, au tombeau de l’Apôtre…

Subitement, le murmure de la salle s’éteignit,et tous les regards se tournèrent vers un même point. Un instantaprès, Jean, Pater Patrum, était installé sur sontrône.

Au premier moment, Percy ne chercha pas même àcomprendre. Il considérait, comme une peinture, dans la grandelumière poussiéreuse qui venait des hautes fenêtres, les lignesécarlates se dessinant des deux côtés et se continuant jusqu’àl’énorme baldaquin écarlate où se trouvait assise la figureblanche. Certes, ces Méridionaux avaient la notion du pouvoireffectif de la mise en scène ! Tous les accessoires étaientsomptueux, imposants : l’élévation des murs, les couleurs desrobes, les chaînes et les croix, et cet aboutissement des couleurset des ors à une petite forme blanche, comme si la gloire terrestres’épuisait et se déclarait impuissante à dire le suprêmesecret ! L’écarlate et la pourpre, et l’or, cela convenait àceux qui se tenaient sur les degrés du trône, cela leur étaitnécessaire ; mais quant à celui qui était assis sur le trône,il n’avait pas besoin de ce luxe mortel. Et cependant, quelleexpression merveilleuse apparaissait dans ce beau visage ovale, ceport impérieux de la tête, ce doux éclat des yeux, ces lèvresnettement découpées qui promettaient une parole vigoureuse !On n’entendait pas un bruit, dans la salle, pas un souffle ni unmouvement ; et, au dehors même, on aurait dit que le monde setaisait, pour permettre au surnaturel d’exposer, en paix, sadéfense, avant de proclamer bruyamment la condamnation.

Mais Percy fit un violent effort pourconcentrer son attention, et, les poings serrés, il écouta.

« … Or, puisqu’il en est ainsi, mes filsen Jésus-Christ, c’est à nous de répondre ! Comme nousl’enseigne le docteur des Gentils, nous ne luttons point contre lachair et le sang, mais contre les principautés et les puissances,contre l’esprit du mal dans les hauts lieux. » Et c’estpourquoi, nous dit encore l’Apôtre, « armez-vous de l’armurede Dieu ! » Et, de cette armure, il nous en expliquel’espèce : la ceinture de la vérité, le bouclier de lajustice, les souliers de la paix, l’écusson de la foi, le casque dusalut, et le glaive de l’esprit.

« Voilà donc avec quelles armes la parolede Dieu nous ordonne de combattre, mais non pas avec uneépée : car, en vérité, le royaume de Dieu n’est pas de cemonde, et c’est pour vous rappeler les principes de cette lutte queNous vous avons rassemblés en notre présence ! »

La voix s’arrêta, et il y eut un mouvementgénéral, le long des sièges, comme un unanime soupir après uneffort trop tendu. Puis la voix reprit, sur un ton un peu plusélevé :

« Il a toujours convenu à la sagesse deNos prédécesseurs, comme aussi il a toujours été leur devoir,tandis qu’ils gardaient le silence à de certains moments,d’exprimer en toute liberté, à d’autres moments, la parole entièrede Dieu. De ce devoir, il ne faut pas que Nous soyons, Nous-même,détourné par la notion de Notre propre faiblesse etignorance ; mais plutôt il faut que Nous ayons confiance quecelui qui Nous a placé sur ce trône daignera parler par Notrebouche, et faire servir Nos paroles à sa gloire.

« En premier lieu, donc, il estnécessaire que Nous fassions connaître notre sentiment sur cemouvement nouveau, comme on l’appelle, qui a été inauguré, de nosjours, par les maîtres du monde.

« Certes, Nous ne négligeons ni nedédaignons les bénédictions de la paix et de l’union ; maisNous ne pouvons pas, non plus, oublier que la présente apparitionde ces choses sur la terre a été le fruit de maintes autres chosesque Nous avons condamnées. Et c’est cette apparence de paix qui atrompé maints hommes, les amenant à douter de la promesse du Princede la Paix : que c’est par lui seul que nous aurons accès auPère. Cette paix véritable qui doit nous être donnée ne concernepas seulement les relations des hommes entre eux, mais aussi lesrelations des hommes avec leur Créateur ; et c’est sur cepoint nécessaire que les efforts actuels du monde se trouvent avoiréchoué. Et, en vérité, il n’est pas étonnant que, dans un monde quia rejeté Dieu, ce sujet essentiel soit perdu de vue ! Leshommes, pervertis par des séducteurs, ont pensé que l’unité desnations était le bien le plus précieux de cette vie, oubliant lesparoles de notre Sauveur, qui a dit qu’il ne venait point pourapporter la paix, mais un glaive, et que ce n’était qu’à traversbien des tribulations que nous pourrions entrer au royaume de Dieu.Et, d’abord, donc, il convient d’établir la paix de l’homme avecDieu ; après quoi l’unité de l’homme avec l’homme s’ensuivra.Cherchez d’abord le royaume de Dieu, nous dit Jésus-Christ, etalors toutes ces choses vous seront données par surcroît !

« En premier lieu, donc, Nous condamnonset anathématisons, une fois de plus, les opinions de ceux quicroient et qui enseignent le contraire de cela ; et Nousrenouvelons, une fois de plus, les condamnations prononcées, parNous-même ou nos prédécesseurs, contre toutes sociétés,organisations ou communautés qui ont été formées pour établirl’unité sur d’autres fondements qu’un fondement divin ; etNous rappelons à nos enfants, à travers le monde entier, qu’il leurest défendu d’entrer dans une quelconque de ces associations, ou del’aider ou de l’approuver d’une manière quelconque. »

Percy s’agita sur son banc, avec une ombred’impatience… Certes, la manière était superbe, tranquille etimposante comme le courant d’un grand fleuve ; mais lamatière, le fond, lui semblait un peu bien banal. Dans descirconstances comme celle-là, recommencer simplement l’ancienneréprobation de la franc-maçonnerie !

– En second lieu, poursuivit la fermevoix, Nous désirons vous faire connaître nos intentions pourl’avenir ; et, ici, Nous allons avoir à aborder un terrain quirisque d’être considéré comme dangereux.

De nouveau, un remuement sourd de toute lasalle. Percy vit trois ou quatre cardinaux se pencher en avant, lamain en trompette contre l’oreille, pour mieux entendre.Évidemment, quelque chose d’important allait venir.

– Il y a bien des points, continua lahaute voix, dont il n’est pas dans Notre volonté de parler à cetteheure : les uns étant secrets par leur nature propre, et lesautres ayant à être traités dans d’autres occasions. Mais ce queNous disons ici, nous le disons au monde entier. Parce que lesassauts de nos ennemis sont à la fois publics et secrets, telleaussi doit être notre défense. Voici donc quelles sont Nosintentions !

Le pape s’arrêta, éleva une main jusqu’à sapoitrine, et, machinalement, saisit la croix qui y étaitsuspendue.

– L’armée du Christ, tout en étant une,consiste en maintes divisions dont chacune a sa fonction et sonobjet particuliers. Dans les temps passés, Dieu a fait naître descompagnies de ses serviteurs afin de remplir telle ou telle tâchespéciale : les fils de saint François afin de prêcher lapauvreté, les fils de saint Bernard afin d’unir le travail à laprière, pendant que de saintes femmes s’adonnaient à la mêmedestination ; la Société de Jésus pour l’éducation de lajeunesse et la conversion des païens ; et puis, pareillementencore, tous ces autres ordres religieux dont les noms sont connusà travers le monde. Chacune de ces compagnies a surgi à ce momentparticulier où son intervention était nécessaire ; chacune anoblement répondu à sa vocation divine. Et chacune a eu, aussi,cette gloire, de renoncer à tous les modes d’activité (même trèsbons en soi) qui pouvaient l’empêcher dans l’œuvre pour laquelleDieu l’avait appelée, – suivant en cela cette parole de notreRédempteur : toute branche qui porte du fruit, je l’émondepour qu’elle puisse porter plus de fruit. Or, au moment où noussommes, il apparaît à Notre humilité que tous ces ordres existants,– que Nous louons et bénissons une fois de plus, – ne sont pointparfaitement appropriés, de par les conditions de leurs règlesrespectives, à s’acquitter de la grande tâche que requiert cetemps. Car notre lutte n’est point dirigée en particulier contrel’ignorance, que ce soit celle des païens à qui l’Évangile n’estpas encore arrivé, ou celle des hommes dont les pères l’ontrejeté ; notre lutte n’est point dirigée en particulier contreles décevantes richesses de ce monde, ni contre la fausse science,ni contre aucune de ces forteresses de l’infidélité contrelesquelles nous avons combattu dans le passé. Il semblerait plutôtque le temps est enfin venu dont parlait l’Apôtre, quand il disaitque « le grand jour ne viendrait pas avant que se produisîtd’abord un grand » reniement, et avant que se révélât cetHomme du Péché, ce Fils de la Perdition, qui s’opposerait ets’exalterait par-dessus tout ce qui est appelé Dieu.

« Ce n’est plus contre telle ou telleforce particulière que nous avons à lutter, mais contrel’immensité, désormais dévoilée, de ce Pouvoir dont le temps nous aété prédit, et dont la destruction est éternellementpréparée ! »

Encore une pause. Percy étreignit le siège dusimple banc de bois où il était assis, pour essayer d’arrêter letremblement de ses mains. Au mouvement sourd de tout à l’heureavait succédé, maintenant, un silence solennel. Le pape eut unelongue aspiration, tourna lentement la tête à plusieurs reprises,et puis il continua, d’un ton encore plus ferme et plusdécidé :

– Il a donc paru bon à Notre humilité quele vicaire du Christ invitât lui-même les enfants de Dieu à cecombat nouveau ; et, ainsi, notre intention est d’enrôler,sous le titre de l’Ordre du Christ Crucifié, tous ceux qui voudronss’offrir pour ce service suprême. Ce que faisant, Nous n’ignoronspoint la nouveauté de notre action ; et c’est délibérément queNous négligeons toutes les précautions qui ont été jugéesnécessaires dans le passé ; ne prenant conseil, dans cettematière, de nul autre que de Celui qui nous inspire et nous guidesurnaturellement.

« D’abord, Nous disons que, bien quel’obéissance et le zèle aient à être exigés de tous ceux qui serontadmis dans cet ordre, Notre intention première, en l’instituant,est de compter sur l’égard de Dieu plus que sur celui de l’homme,d’en appeler à Celui qui réclame notre sacrifice plutôt qu’à ceuxqui le refusent, et de dédier, une fois de plus, par un acte formelet réfléchi, nos âmes et nos corps au service de Celui qui, seul, ale droit d’exiger de nous une telle offre, et qui, seul, daignetirer parti de notre misère.

« En un mot, Nous n’édictons aujourd’huique les conditions suivantes :

« Personne ne pourra entrer dans l’ordres’il n’est âgé de plus de dix-sept ans ;

« Aucun emblème, habit, ni insigne nesera attaché à l’ordre nouveau ;

« Le fondement de la règle de l’ordresera dans les trois vœux évangéliques, auxquels Nous ajoutons unequatrième intention : à savoir le désir de recevoir lacouronne du martyre, et la résolution expresse de la recevoir.

« Chaque évêque de nos diocèses, s’ilconsent lui-même à entrer dans l’ordre, en sera le supérieur dansles limites de sa juridiction ; et lui seul sera exempté del’observance stricte du vœu de pauvreté, aussi longtemps qu’ilconservera son siège.

« En outre, Nous annonçons que Notreintention est d’entrer, Nous-même, dans l’ordre, comme son prélatsuprême, et de faire Notre profession dès le premier jour.

« En outre, Nous déclarons que, bientôt,Nous dédierons solennellement la basilique des saints Pierre etPaul comme l’église centrale de l’ordre, dans laquelle église Nouscanoniserons sans délai toutes les âmes bienheureuses qui aurontsacrifié leur vie terrestre à la poursuite de leur vocation.

« De cette vocation, Nous nous bornons àdire qu’elle pourra être suivie dans les conditions les plusdiverses, imposées aux membres par leurs supérieurs. Quant à ce quiconcerne le noviciat, Nous en définirons très prochainement larègle. Chacun des supérieurs diocésains aura tous les droits quiappartiennent ordinairement aux supérieurs religieux, et seraautorisé à employer les membres à toute tâche qui, suivant lui,pourra contribuer à la gloire de Dieu et au salut desâmes. »

Une dernière fois, le pape releva les yeux,sans trace apparente d’émotion. Et il reprit :

– Voilà donc ce que Nous avonsdécidé ! Sur les autres points, Nous aurons, tout à l’heure, àprendre conseil ; mais notre désir est que, dès maintenant,les paroles que Nous venons de prononcer soient communiquées aumonde entier, et que celui-ci connaisse sans délai ce que leChrist, par l’entremise de son vicaire, demande de tous ceux quiproclament son nom divin. Et nous n’offrons aucune récompense, sice n’est celle que Dieu lui-même a promise à ceux qui l’aiment etqui sacrifient leur vie pour son service ; Noué n’offronsaucune promesse de paix, si ce n’est cette paix qui passe laraison ; Nous n’offrons aucune demeure, si ce n’est celle quiconvient à des pèlerins cherchant la cité à venir ; Nousn’offrons aucun honneur, si ce n’est le mépris du monde ; etNous n’offrons aucune vie, si ce n’est celle qui est cachée avec leChrist en Dieu !

Chapitre 4

 

I

Olivier Brand, assis dans son petit bureauparticulier de White Hall, attendait un visiteur. Dix heures, déjà,allaient sonner ; et le ministre devait se trouver au conseildès dix heures et demie. Il avait espéré que« M. Francis », quoi qu’il eût à lui dire, ne leretiendrait pas longtemps ; mais, si courte que pût être lavisite de cet inconnu, elle lui causait un dérangement réel, tantétait prodigieuse la quantité du travail qui s’imposait à lui,depuis quelques semaines.

Le dernier coup de dix heures n’avait passonné, à la Tour Victoria, quand la porte s’ouvrit ; et lavoix d’un secrétaire annonça le nom qu’Olivier attendait.

Olivier jeta un regard rapide sur l’étranger,observa ses paupières baissées et sa bouche contractée, tâcha àdéfinir intérieurement l’impression d’ensemble qu’il enéprouvait : tout cela pendant les quelques secondes qu’il mità faire asseoir son visiteur. Puis il aborda l’entretien.

– Dans vingt minutes, monsieur, il fautque je sorte d’ici ; mais, jusque-là…

M. Francis le rassura.

– Je vous remercie, monsieur Brand !J’aurai amplement le temps. Mais, si vous voulez bienm’excuser…

Il tâta dans sa poche de côté, et en tira unegrande enveloppe.

– Je vous laisserai ceci, dit-il, en vousquittant ! Vous y trouverez tout au long l’exposé de nos vœux,avec nos noms et le reste. Et quant à ce que j’ai à vous dire devive voix, monsieur, le voici !

Il croisa ses jambes, s’adossa, et poursuivit,d’une voix un peu nerveuse :

– Comme vous le savez déjà, je suis unefaçon de délégué ! Nous avons, tout ensemble, quelque chose àvous demander et quelque chose à vous offrir. On m’a choisi commedélégué parce que l’idée venait de moi. Mais, d’abord, puis-je vousposer une question ?

Olivier l’y autorisa, d’un signe de tête.

– Je ne veux point être indiscret, repritle visiteur, mais je crois qu’il est pratiquement certain, n’est-cepas, que le culte divin va être restauré dans toutes lesnations ?

Olivier sourit.

– Je le suppose, en effet ! dit-il.Le projet de loi a été discuté pour la troisième fois ; et,comme vous le savez, le Président, ce soir même, va nous faireconnaître son avis à ce sujet !

– Il n’opposera pas sonveto ?

– Nous ne le croyons pas ! Il a déjàconsenti la même chose en Allemagne.

– C’est bien cela, dit M. Francis.Et, s’il consent, je suppose que le projet aura aussitôt force deloi ?

Olivier, s’étant penché sur sa table, y pritune feuille de papier vert qui contenait le projet.

– Naturellement, vous connaissezceci ? répondit-il. Eh ! bien, en effet, le projet auraforce de loi tout de suite ; et la première des fêtes du cultesera célébrée le 1er octobre. C’est bien la paternité,si je me rappelle ? Oui, la Paternité !

– Il y aura un grand mouvement, cejour-là ! reprit le visiteur, avec une flamme dans les yeux.Et nous n’avons plus que quinze jours, jusqu’au 1eroctobre !

– Oui, mais ce genre de choses ne meconcerne point ! – poursuivit Olivier, en rejetant le projetsur la table. – Cependant, j’ai entendu dire que le rituel seraexactement celui qui se trouve déjà employé en Allemagne. Au fait,je ne vois aucun motif pour que nous nous singularisions sur cepoint.

– Et l’abbaye de Westminster sera l’unedes églises affectées au culte ?

– Sans aucun doute !

– Eh ! bien, monsieur, ditM. Francis, je n’ignore point que la commission spéciale doitavoir étudié tout cela de très près, et arrêté déjà tous ses plans.Mais il me paraît que, pour l’organisation pratique, on aura besoinde toute l’expérience dont on pourra disposer ?

– Assurément !

– Or donc, monsieur Brand, la société queje représente est entièrement composée d’hommes qui ont été,autrefois, prêtres catholiques. Notre société est au nombred’environ deux cents, à Londres même. – Je vais, d’ailleurs, sivous me le permettez, vous laisser la brochure qui définit notreobjet et notre règle. – Et il nous a semblé que c’était là un sujetsur lequel notre expérience passée pourrait être de quelque serviceau gouvernement. Les cérémonies catholiques, comme vous le savez,sont très compliquées, et plusieurs d’entre nous les ont, jadis,étudiées très à fond. Nous avions coutume de dire que, dans leclergé, les maîtres de cérémonie, comme on l’a dit des poètes, nese faisaient point, mais naissaient pour cette profession. Sanscompter que chaque prêtre est, forcément, plus ou moins uncérémonialiste.

Il s’arrêta.

– Eh ! bien, monsieurFrancis ?…

– Eh ! bien, je suis sûr que legouvernement doit comprendre de quelle énorme importance il est quetout marche régulièrement et sans accroc. Si le nouveau servicedivin, surtout à ses débuts, comportait le moindre élément dedésordre ou de ridicule, cela causerait un grand dommage à l’objetqu’il poursuit. Et, ainsi, j’ai été délégué vers vous, monsieurBrand, pour vous faire savoir qu’il existe un groupe d’hommes quiont possédé une expérience toute particulière de ces choses, et quisont entièrement prêts à se mettre à la disposition dugouvernement.

Olivier ne put point retenir un léger sourire,sur le coin de ses lèvres. Il y avait, dans le fait de cetteproposition, venant de tels hommes, et ainsi formulée, quelquechose d’étrange dont son sens naturel de l’ironie étaitirrésistiblement frappé ; mais, en somme, la propositionn’avait rien que de raisonnable.

– Je comprends fort bien, monsieurFrancis ! Je crois que ce que vous nous offrez peut,effectivement, avoir son prix. Mais, comme je vous l’ai dit, cen’est pas de moi que cela dépend… C’est M. Snowford…

– Oui, monsieur ; je sais !Mais je suis d’abord venu vers vous parce que c’est votre discoursde l’autre jour qui nous a tous inspirés. Vous avez dit,exactement, ce qui était dans nos cœurs : que le monde nepouvait pas vivre sans une foi, ni un culte, et que maintenant queDieu était enfin trouvé…

Olivier agita les mains pour l’arrêter. Touteflatterie lui était pénible.

– Vous êtes bien bon de me parler ainsi,monsieur Francis ! Je ne manquerai point de prévenirM. Snowford. Je crois comprendre que vous vous proposez pourles fonctions de… de maître des cérémonies ?

– Oui, monsieur, de maître des cérémonieset de sacristain ! J’ai étudié très soigneusement le rituelallemand : il est beaucoup plus compliqué que je ne l’auraispensé. Et sa mise en pratique exigera beaucoup d’adresse. J’imagineque, pour l’Abbaye seulement, vous aurez besoin d’au moins douzecérémoniaires !

Olivier dévisagea curieusement la maigre,fiévreuse et pathétique figure de son visiteur : il ydécouvrait, de plus en plus accentuée, cette sorte de masque quetoujours il avait vue sur le visage des prêtres. Et, dans le casprésent, le masque laissait entrevoir une ferveur d’enthousiasmeextraordinaire.

– Vous êtes franc-maçon,naturellement ? demanda-t-il.

– Oh ! naturellement, monsieurBrand !

– Fort bien ! Je parlerai de votreaffaire à M. Snowford, dès aujourd’hui !

Il regardait l’heure : il avait encoretrois ou quatre minutes.

– Vous avez vu la nouvelle nomination, àRome, monsieur ? reprit M. Francis.

Olivier hocha la tête négativement. Lesaffaires de Rome, pour l’instant, il n’avait guère le loisir des’en occuper.

– Eh ! bien ! le cardinalMartin est mort ! Il est mort mardi. Son successeur est déjànommé.

– En vérité ?

– Oui ; et le nouveau cardinal estun homme dont j’ai été, autrefois, l’ami. Franklin, il s’appellePercy Franklin !

– Hein ?

– Qu’y a-t-il, monsieur Brand ? Leconnaîtriez-vous ?

Olivier avait pâli, et son regard s’étaitassombri.

– Oui, je l’ai connu ! répondit-ild’un ton calme. Du moins, je le crois.

Olivier parut, d’abord, vouloir adresser àM. Francis une question sur le nouveau cardinal ; mais ilse ravisa.

Vous n’avez rien d’autre à mecommuniquer ? demanda-t-il.

– Rien d’autre, pour le moment,monsieur ! répondit le visiteur. Mais permettez-moi de vousdire encore combien nous apprécions tout ce que vous avez fait,monsieur Brand ! Je ne crois pas qu’il soit possible àpersonne, autant qu’à nous, de comprendre ce que signifie laprivation du culte ! Nous avions pensé, au début, que cetteprivation nous deviendrait de moins en moins sensible ;mais…

Sa voix tremblait un peu, et il s’arrêta. Puisil reprit, ouvrant pleinement sur Olivier ses yeux bruns, imprégnésd’une tristesse infinie :

– Et quant au reste de ce que nous avonsperdu, monsieur, nous savons bien que ce n’était qu’illusion ;mais, pour ma part du moins, j’ose espérer que toutes nosaspirations, nos prières et nos hommages, que tout cela n’a pas étéentièrement inutile. Nous nous étions trompés sur notre Dieu ;mais ce qui sortait de nos cœurs n’en a pas moins trouvé son cheminjusqu’à Lui. Et voici maintenant…

Il parlait avec une exaltation croissante,dont Olivier ne pouvait se défendre d’être, lui-même, touché.

– Et maintenant, voici queM. Felsenburgh est venu ! s’écria-t-il.

Il y avait un monde de passion soudaine, danssa voix frêle ; et le cœur d’Olivier y répondit.

– Je vous comprends, monsieur !dit-il. Je sais tout ce que vous voulez dire !

– Oh ! avoir enfin un Sauveur !– reprit Francis, de plus en plus enthousiaste. – Avoir un Sauveurque l’on peut voir et toucher, et adorer en personne ! C’estcomme un rêve ! et cependant c’est vrai !

Olivier regarda l’heure, se leva brusquement,et, tendant la main :

– Excusez-moi, monsieur, dit-il, je suisforcé de partir ! Mais vous m’avez vraiment bien ému ! Jeparlerai à Snowford. Votre adresse est écrite là, vous m’avezdit ?

Il désignait les papiers.

– Oui, monsieur Brand ! Mais il y aencore une question que je voudrais…

– Impossible de vous donner une minute deplus, monsieur ! dit Olivier, en recueillant ses papiers, sursa table.

– Un mot seulement ! Est-ce vrai,que ce culte nouveau sera obligatoire ?

Olivier, d’un signe de tête hâtif, réponditaffirmativement.

II

Ce soir-là, Mabel, assise dans la galerie,derrière le fauteuil du Président, avait déjà interrogé sa montreune demi-douzaine de fois au moins, depuis une heure qu’elle étaitlà, chaque fois avec l’espoir que vingt heures allaient enfinvenir. Elle savait maintenant, d’expérience, que le président del’Europe n’arriverait ni une minute avant l’heure fixée, ni uneminute après. L’extrême ponctualité de Felsenburgh était désormaisfameuse dans l’Europe entière. Il avait dit vingt heures : ceserait donc à vingt heures juste.

Une vive sonnerie retentit, et aussitôts’arrêta la voix sonore de l’orateur qui occupait la tribune. Unefois de plus, Mabel regarda sa montre : dans cinq minutes,Felsenburgh serait là ! Cependant, un grand changement s’étaitproduit dans la salle, au coup de cloche, sur toutes les rangées desièges bruns, les membres du Parlement s’étiraient, décroisaientleurs jambes, travaillaient à corriger leur mise. Le président dela Chambre descendait rapidement les degrés qui menaient à sonfauteuil, et qu’un autre président allait avoir à gravir, tout àl’heure.

L’énorme salle était remplie jusque dans lesmoindres recoins. Mais de toute cette foule entassée n’émanaitaucun autre bruit qu’un murmure recueilli ; et ce murmure mêmes’éteignit lorsque, au dehors, s’éleva la puissante clameur quiannonçait l’approche du Président.

Et Mabel songeait au bonheur qui lui étaitéchu, de pouvoir assister à cette séance, où Felsenburgh devaitconsacrer l’institution du culte nouveau. Un mois auparavant, ilavait consacré un projet tout semblable en Allemagne ; lelendemain il allait inaugurer la religion de l’Humanité à Madrid.Qu’allait-il dire, aujourd’hui ? Personne ne le savait, nimême s’il allait prononcer un discours ou simplement, d’un seulmot, approuver le projet. Il y avait, dans ce projet, certainesclauses dont on se demandait passionnément s’il allait lesadmettre, ou bien s’il y opposerait son droit deveto : telle, surtout, la clause qui rendaitobligatoire le culte nouveau, pour tous les citoyensau-dessus de douze ans.

L’article du projet de loi anglais disait que,bien que le culte dût être célébré dans toutes les églises dès le1er octobre prochain, il ne deviendrait obligatoirequ’après la nouvelle année ; tandis que l’Allemagne, qui avaitdécrété la même loi un mois auparavant, l’avait rendue obligatoiretout de suite, contraignant ainsi tous ses sujets catholiques às’expatrier sans délai ou à subir les peines édictées. Ces peines,au reste, n’avaient rien de féroce : pour une premièrecontravention, une semaine d’emprisonnement ; un mois pour laseconde ; une année pour la troisième ; et ce n’étaitqu’à la quatrième contravention que le réfractaire aurait à êtreemprisonné jusqu’à sa complète soumission. Et Mabel, sans trop yréfléchir, songeait que c’étaient là des conditions assezdouces : car l’emprisonnement lui-même consistait dans lasimple obligation de ne point sortir de sa maison, ainsi que dansl’obligation d’avoir à fournir à l’État une certaine somme detravail. Nulle trace, dans tout cela, des horreurs du MoyenÂge ! Et l’acte d’adhésion exigé était, lui aussi, bien facileà remplir : on demandait seulement à tous leur présence dansune église, le premier jour de chacun des quatre trimestres, pourles grandes fêtes de la Maternité, de la Vie, de la Solidarité etde la Paternité. Les dimanches, l’assistance aux offices étaitpurement facultative.

La jeune femme ne pouvait point comprendrequ’il se trouvât personne pour refuser cet hommage pieux. Lesquatre principes que l’on allait célébrer étaient des véritésincontestables, les manifestations suprêmes de ce que Mabelappelait l’Esprit du Monde. Et que si d’autres hommes donnaient àcet Esprit le nom de Dieu, rien assurément ne les empêchait deconsidérer lesdites fêtes comme s’adressant à ce Dieu. Où doncétait la difficulté ? Ce n’était point comme si le cultechrétien fût prohibé : les catholiques pourraient continuer àcélébrer leurs messes. Et cependant voici que, déjà, des troublesmenaçaient de se produire en Allemagne ! Déjà l’on disait queplus de dix mille personnes de ce pays avaient abandonné leursfoyers pour se réfugier à Rome ; et le bruit courait quecinquante mille autres allaient se refuser à la simple formalité del’adhésion, lors de la fête prochaine ! Cette conduiteétonnait Mabel, et l’irritait profondément.

Pour elle, le culte nouveau était laconsécration du triomphe de l’humanité. De tout temps, son cœuravait aspiré à quelque chose de tel, à une proclamation publique etcollective de ce qui était, à présent, la croyance universelle.Toujours elle avait souffert de l’épaisseur intellectuelle des gensqui se contentaient des faits de la vie sans considérer leursource. Elle souhaitait de prendre part, avec ses semblables, à unefête solennelle, dans un temple consacré non point par de vainesformules sacerdotales, mais par la volonté de l’homme ;d’avoir, pour inspirer son enthousiasme, de beaux chants etl’imposante voix des orgues ; d’exprimer ses émotions encompagnie de mille autres cœurs, se prosternant avec elle devantl’Esprit du Monde et de chanter très haut la gloire de la vie, etd’offrir, par des cérémonies et le parfum de l’encens, un hommagesymbolique à la force dont elle avait tiré son être, et qui, unjour, le lui reprendrait. Ah ! cent fois elle s’était dit queces chrétiens, avec toutes leurs folies et leurs mensonges,comprenaient merveilleusement la nature humaine ; il est vraiqu’ils l’avaient dégradée en enténébrant la lumière, enemprisonnant la pensée, en tuant l’instinct ; mais, du moins,ils avaient compris que l’homme, sous peine de déchoir, avaitbesoin d’adorer.

Pour son compte, elle était bien résolue à serendre, au moins une fois par semaine, à la vieille petite églisevoisine de sa maison, et, là, à s’agenouiller devant le sanctuairelumineux, à méditer sur les doux mystères, à se mettre en présencede cet Esprit qu’elle avait soif d’aimer.

Et, en attendant, voici que Felsenlburghallait venir ! De l’endroit où elle était, elle savait qu’ellene pourrait point le voir. Il allait entrer par une porte par oùlui seul avait le droit de passer, et qui donnait tout de suitesous le dais présidentiel. Mais, au moins, elle allait entendre savoix, et son cœur frémissait de plaisir à cette pensée…

Les clameurs du dehors s’étaient tues :le Président était entré au palais. Et, en effet, Mabel voyait leslongues lignes de têtes se relever ; au-dessous d’elle, elleentendait un grand bruit sourd de pieds qui remuaient. Tous lesvisages étaient tournés du même côté ; et elle lesconsidérait, comme un miroir, pour y voir reflétée la lumière de Saprésence.

Puis il y eut un faible sanglot, quelque partdans l’air : venait-il d’elle-même, ou seulement d’autourd’elle ? Il y eut le léger craquement d’une porte, suivi detrois grands coups de cloche annonciateurs ; et, soudain, unevoix étrangement limpide et froide ; une voix qui ne semblaitpoint venir d’une poitrine vivante, prononça, en espéranto, cesseules, paroles :

– Anglais, j’approuve votre projet deculte !

Chapitre 5

 

I

Percy Franklin, le nouveau Cardinal-Protecteurd’Angleterre, sortant d’une audience de Sa Sainteté, suivait lecorridor des appartements pontificaux, en compagnie de son collègueallemand, le vénérable Hans Steinmann, tout essoufflé au moindremouvement. Ils entrèrent dans l’ascenseur, et descendirent aurez-de-chaussée, – imposantes figures de prêtres, et bienreprésentatives de leurs races : l’un droit, maigre, etd’apparence un peu raide, l’autre gras et voûté, avec la marqueallemande depuis ses lunettes jusqu’à ses larges pieds, sous delourdes boucles d’argent.

Parvenu à la porte de ses bureaux, Percys’arrêta, fit un geste profond de révérence, et laissa soncompagnon poursuivre son chemin. Un secrétaire, le jeuneM. Brent, s’avança vers son chef.

– Éminence, dit-il, les papiers anglaissont arrivés !

Percy étendit la main, prit la liasse depapiers, puis se dirigea vers son cabinet, et s’assit.

Dans le journal qu’il ouvrit d’abord, ses yeuxfurent aussitôt frappés de titres gigantesques, au-dessous desquelsles épaisses colonnes du texte étaient interrompues, de temps àautre, par d’autres titres sensationnels, en lettres capitales, –d’après une mode créée par l’Amérique, il y avait plus d’un siècle,et qui, depuis lors, avait toujours paru la façon la plus efficacede fournir des renseignements, rapides et inexacts, àl’intelligence du public.

Le journal était l’édition anglaise deL’Ère ; et les titres disaient :

Le Culte national. – Splendeur éblouissante. –Enthousiasme religieux. – Le Dieu nouveau dans l’Abbaye deWestminster. – Un fanatique catholique. – D’ex-prêtres faisantfonctions de cérémoniaires.

Puis le cardinal, en parcourant le corps del’article écrit en petites phrases pittoresques, se composa, pardegrés, une sorte de tableau impressionniste des scènes qui avaienteu lieu à l’Abbaye, le jour précédent, et dont les pointsprincipaux lui avaient été annoncés déjà par le télégraphe. Enfait, le compte rendu détaillé ne lui apprenait rien de nouveau quieût une importance réelle ; et déjà il allait replier lejournal, lorsqu’un nom le frappa. L’auteur de l’articleécrivait :

« Il est convenu que M. Francis, legrand cérémoniaire, – à qui nous devons, tous, la plus vivereconnaissance pour son zèle pieux et l’habileté professionnellequ’il a déployée, – doit prochainement se rendre dans les villes duNord, pour faire conférences sur le nouveau rituel. N’est-il pascurieux de songer que cet éminent fonctionnaire, tout récemmentencore, officiait devant un autel catholique ? Il a étéassisté, aujourd’hui, par vingt-quatre confrères, qui, tous,avaient acquis leur expérience de la même façon que lui. »

– Mon Dieu ! – soupira Percy,s’abandonnant au flot des souvenirs que la mention du nom deFrancis avait tout d’un coup réveillés en lui.

Mais bientôt sa pensée se détourna du prêtrerenégat pour réfléchir, une fois de plus, à la signification del’affaire tout entière, et au jugement qu’il avait cru devoirporter sur elle tout à l’heure, devant le souverain pontife.

En somme, c’était un fait incontestable quel’inauguration du culte panthéiste avait obtenu un succès aussiprodigieux en Angleterre qu’en Allemagne. À Londres, par exemple,contrairement aux prévisions, la cérémonie s’était effectuée sansl’ombre d’emphase exagérée, ni de ridicule. Cependant, des scènesextraordinaires avaient eu lieu. Un grand murmure d’enthousiasmeavait parcouru l’Abbaye, d’une extrémité à l’autre, lorsque lesomptueux rideau était tombé, et que la grande figure nue de laPaternité, imposante et majestueuse, s’était dressée au-dessus del’éclat des cierges, contre l’écran pourpre qui lui servait defond. Le sculpteur Markenheim avait parfaitement réussi dans sonœuvre ; et un discours passionné de M. Brand, d’autrepart, avait fort bien préparé l’âme populaire à la révélation quiallait lui être faite. L’orateur avait cité, dans sa péroraison, denombreux passages des prophètes hébreux, annonçant la cité de paix,dont les murs s’élevaient, à présent, devant les yeux detous :

« Surgis et brille, car ta lumière estvenue, et la gloire du Seigneur est apparue sur toi !… Carvoici que je crée de nouveaux cieux et une nouvelle terre ;et, de ceux qui ont précédé, l’esprit de l’homme en perdra jusqu’ausouvenir. On n’entendra plus parler de violence dans ton royaume,ni de destruction entre tes frontières. Oh ! Sion, silongtemps affligée, battue de la tempête, et non consolée,regarde : je poserai tes pierres avec des couleurs splendides,et tes fondements avec des saphirs… Je ferai tes fenêtres d’agates,et tes portes d’escarboucles, et toutes tes frontières de pierresprécieuses. Surgis et brille, car ta lumière estvenue ! »

Lorsque le tintement des chaînes desencensoirs avait résonné, dans le grand silence, l’énorme fouleétait tombée à genoux, et était restée dans cette attitude, pendantque la fumée montait, en spirales, des mains des anciens prêtresqui officiaient. Puis, l’orgue avait commencé à rugir, et l’immensechœur, massé dans les transepts, avait déroulé l’antienne,interrompue seulement par un cri de fureur, qu’avait poussé, sansdoute, quelque catholique affolé. Et, dès l’instant suivant,l’auteur de ce cri sacrilège avait été mis en pièces…

Tout cela était incroyable, profondémentincroyable ! se disait Percy. Mais ce que l’on ne pouvait pascroire était arrivé ; et l’Angleterre, une fois de plus, avaitretrouvé sa foi et son culte, ce couronnement nécessaire de toutevie normale. Des provinces, les mêmes nouvelles affluaient. Toutesles cathédrales avaient vu se produire les mêmes scènes. La statuede Markenheim avait été reproduite quatre mille fois, en deuxjours ; et chaque centre important en avait reçu unexemplaire. Partout, le mouvement nouveau avait été accueilli avecenthousiasme ; et Percy songeait que, vraiment, si Dieun’avait pas existé, il aurait été indispensable d’inventer un Dieu.Le cardinal s’émerveillait, aussi, de l’extrême habileté aveclaquelle ce culte nouveau avait été formulé. Son rituel ne pouvaitdonner lieu à aucune discussion ; aucune divergence d’opinionpolitique ne pouvait enrayer son succès. La Vie était l’uniquesource et l’unique principe de la religion naissante, la Vierevêtue des robes splendides du culte ancien. On avait mentionné lenom d’un Allemand, comme auteur de ce rituel : mais personnen’ignorait que toute l’idée était venue de Felsenburgh. C’était uncatholicisme sans christianisme, une divinisation admirable del’Humanité. L’objet de l’adoration n’était point l’Homme, maisl’idée de l’Homme, privée simplement de son élément surnaturel. Lesacrifice lui-même était reconnu, l’offre volontaire de soi,répondant à l’un des instincts fonciers de notre nature ; maissans aucun caractère de contrainte, – sans l’ombre d’une expiationimposée, par un pouvoir transcendant, à la culpabilité originellede l’homme… Au total, se disait Percy, tout cela était absolumentaussi intelligent et adroit que Satan, et absolument aussi vieuxque Caïn !

L’avis que le cardinal avait donné auSaint-Père, tout à l’heure, il ne savait point si c’était un avisde désespoir ou d’espérance. Il avait conseillé la promulgationd’un décret rigoureux, interdisant formellement aux catholiquestout acte de violence. Suivant lui, les fidèles devaient êtreencouragés à rester patients, à se tenir complètement à l’écart duculte nouveau, à ne rien dire s’ils n’étaient pas interrogés, etseulement à souffrir avec joie les peines encourues. Et Percy etplusieurs autres cardinaux avaient demandé que le pape lesautorisât à rentrer, pour quelque temps, chacun dans son pays, afind’encourager ceux qui hésitaient ; mais le pontife avaitrépondu que leur mission était de rester à Rome, sauf le cas degraves événements imprévus.

Quant à Felsenburgh, les nouvelles qu’on enavait étaient de nouveau très rares. On disait qu’il se trouvait enOrient ; mais tout autre détail était tenu secret. En toutcas, il apparaissait que le Président avait l’intention de ne pointprendre part à la vie politique, sauf pour suggérer de temps àautre, d’importantes mesures dont il remettait l’exécution auxdivers gouvernements nationaux.

Ainsi le cardinal songeait, sur sa chaise depaille, les yeux fixés sur la sainte Rome telle qu’elleapparaissait à sa fenêtre à travers la brume automnale. Il sedemandait combien de temps encore durerait la paix. Mais, dès àprésent, il avait l’impression que l’air s’obscurcissait d’heure enheure, et que l’inévitable catastrophe qu’il pressentaitn’attendait plus que l’occasion la plus insignifiante pour sedéchaîner.

Enfin il sonna.

– Donnez-moi la dernière lettre du P.Blackmore ! dit-il à son secrétaire.

Percy n’avait jamais oublié les fines etpénétrantes remarques du P. Blackmore, pendant leur séjour commun àWestminster ; et l’un de ses premiers actes, commeCardinal-Protecteur d’Angleterre, avait été d’inscrire son anciencollègue sur la liste des correspondants anglais. Il avait reçu delui, déjà, une douzaine de lettres, dont aucune n’avait été sanscontenir son grain d’or. Mais surtout il avait observé que toutesces lettres exprimaient la crainte que, tôt ou tard, il n’y eût unacte de provocation ouverte de la part des catholiquesanglais : et c’était précisément le souvenir de cette craintequi avait inspiré Percy dans ses véhémentes instances auprès dupape, tout à l’heure. De même qu’au temps des persécutionsromaines, durant les trois premiers siècles, de même, à présent, leplus grave danger pour la communauté catholique n’était point dansles mesures injustes du gouvernement, mais dans le zèle irréfléchides fidèles eux-mêmes. Le monde ne désirait rien tant que d’avoirune occasion, un prétexte, pour lever son épée, déjà à demi tiréedu fourreau.

Lorsque le jeune secrétaire lui eut apportéles quatre feuillets couverts de la petite écriture tassée du P.Blackmore, Percy relut, tout de suite, le dernierparagraphe :

« L’ancien secrétaire de M. Brand,M. Phillips, que Votre Éminence m’avait recommandé, est venume voir deux ou trois fois. Il se trouve dans un état des pluscurieux. Au fond du cœur, il n’a aucune foi ; mais,intellectuellement, il ne voit d’espérance nulle part que dansl’Église catholique. Il a même sollicité d’être admis dans l’ordredu Christ Crucifié, ce qui, naturellement, est impossible. Mais sasincérité ne saurait faire aucun doute : car, s’il n’était passincère, il n’hésiterait pas à professer le catholicisme. Je l’aimis en rapport avec plusieurs bons catholiques, dans l’espoirqu’ils pourraient le secourir moralement. Je serais très peureuxque Votre Éminence pût causer avec lui. »

Avant de quitter l’Angleterre, Percy avaitpoursuivi la connaissance qu’il avait faite, dans des conditionssingulières, de l’ancien secrétaire d’Olivier Brand ; et, sanstrop savoir pourquoi, il avait recommandé M. Phillips au PèreBlackmore. Non pas qu’il eût été particulièrement frappé ducaractère de ce Philips, qui lui avait semblé une créaturehésitante, et timide : mais il n’avait pu s’empêcher detrouver extraordinaire le désintéressement avec lequel cet hommeavait brisé sa position. Et, maintenant, un désir lui était venu del’appeler près de lui. Peut-être l’atmosphère spirituelle de Romeachèverait-elle de lui rendre la foi ?

– Monsieur Brant, dit-il à sonsecrétaire, qu’il avait rappelé de nouveau, veuillez faire savoirau P. Blackmore qu’en effet je serai très heureux de voir iciM. Phillips, qu’il m’a proposé de m’envoyer ! Mais rienne presse ! Que ce monsieur ne vienne pas avant janvier, saufpour un motif urgent !

II

Le développement de l’ordre du Christ Crucifiés’était poursuivi avec un succès presque miraculeux. Laproclamation du Saint-Père avait été, à travers tout le mondechrétien, comme une étincelle dans de la paille. C’était comme sice monde chrétien eût atteint exactement le point de tension où uneorganisation nouvelle de ce genre était nécessaire ; et laréponse à l’appel du pape avait étonné même les plus optimistes. Enfait, toute la ville de Rome, avec ses faubourgs, trois millions aumoins, avait couru s’inscrire à Saint-Pierre, comme une fouleaffamée se précipite vers un repas, ou des marins désespérés versl’abri d’une rade. Pendant plusieurs journées, le pape lui-mêmeétait resté assis, trônant sous l’autel de la basilique ;glorieuse et rayonnante figure donnant sa bénédiction, tour à tour,avec un beau geste muet, à chacun des membres de la multitudeinfinie qui accourait vers l’autel, au sortir de la communion, pours’agenouiller devant le supérieur de l’ordre et baiser son anneau.Chaque postulant était obligé d’aller se confesser à un prêtredésigné, qui examinait strictement ses motifs et sa sincérité, detelle sorte qu’une moitié seulement avait été acceptée. Encorecette proportion était-elle infiniment plus grande à Rome que dansla chrétienté, car on ne doit pas oublier que, des trois millionsde postulants romains, près de deux millions avaient subi l’exilpour leur foi, préférant une vie obscure et méprisée, sous l’ombrede Dieu, à la gloire sacrilège de leurs pays infidèles.

Le cinquième soir de l’enrôlement des novices,un incident pathétique s’était produit. Le vieux roi d’Espagne, –le second fils de la reine Victoria, – déjà sur le bord de latombe, s’étant agenouillé devant le pape, avait chancelé au momentoù il s’apprêtait à se relever ; et le pape lui-même, d’unmouvement soudain, s’était levé de son trône, l’avait saisi ettendrement embrassé. Puis, toujours debout, le vieux pontife avaitouvert ses bras tout au large, et prononcé une allocution telle quejamais encore la basilique n’en avait entendue. BenedictusDominus ! s’était-il écrié, en levant au ciel son visage,avec des yeux illuminés d’extase. Que béni soit le Seigneur car ila visité et racheté son peuple ! Moi, Jean, vicaire du Christ,serviteur des serviteurs, et pécheur parmi les pécheurs, je vousordonne d’être de bon courage, au nom de Dieu ! Par celui quia été cloué sur la croix, je promets la vie éternelle à tous ceuxqui persévéreront dans son ordre. Lui-même l’a dit : « Àcelui qui surmontera l’épreuve, je donnerai “ la couronne de vie” ! »

« Mes petits enfants, ne craignez pointcelui qui tue le corps, car il ne peut rien faire au-delà !Jésus et sa sainte Mère sont au milieu de nous !… »

Ainsi sa voix s’était répandue, parlant, àl’énorme foule recueillie, du sang qui déjà avait été versé àl’endroit où elle se tenait, de ce sang de l’Apôtre qui lespressait, les encourageait, les vivifiait. Ils étaient voués à lamort ; et si la volonté de Dieu n’était pas qu’ils périssent,leur intention serait tenue pour le fait. Ils se trouvaient,désormais, sous l’obéissance : leur volonté n’étaitplus à eux, mais à Dieu. Et, en échange, à eux appartenait leroyaume du Ciel.

Le pape avait fini par une grande bénédictionmuette de la cité et du monde ; et il n’avait point manqué làune demi-douzaine de fidèles pour voir, affirmaient-ils, la formeblanche d’un oiseau flottant dans l’air, pendant qu’il parlait,blanche et transparente.

Les choses qui avaient eu lieu ensuite, dansla ville et dans les faubourgs, ne sauraient être décrites. Desmilliers de familles avaient consenti à rompre les liens humainsqui les attachaient. Les maris s’étaient dirigés vers les grandesmaisons réservées pour eux sur le Quirinal ; les femmess’étaient fixées sur l’Aventin ; tandis que leurs enfants,également remplis de confiance et d’ardeur, avaient afflué chez lessœurs de Saint-Vincent-de-Paul, à qui le pape avait donné troisrues entières pour les recueillir. De toutes parts, sur les places,s’élevait la fumée de bûchers où brûlaient des objets de luxe,désormais rendus inutiles par le vœu de pauvreté, et sacrifiés avecjoie par leurs possesseurs. Et, de jour en jour, de longs trainspartaient des stations, en dehors des remparts, emportant lestroupes joyeuses et enthousiastes de ceux que le Saint-Père avaitdaigné déléguer pour être le sel de la terre, le levain destiné àtransformer le monde infidèle. Et, partout, ce monde infidèle avaitsalué leur venue d’un rire où se mêlait, déjà, une ombre defureur.

Cependant, de la chrétienté tout entièreétaient arrivées des nouvelles heureuses. Les mêmes précautionsqu’à Rome avaient été prises dans toutes les villes, pourl’admission des membres de l’ordre ; mais sans cesse lesbureaux du Vatican recevaient de nombreuses listes de personnesdécidément admises.

Et, durant la semaine qui précédait le momentprésent de notre histoire, d’autres listes aussi étaient arrivéesau Vatican, infiniment glorieuses et touchantes. Non seulement lesévêques rapportaient que déjà, dans tous les pays, l’ordre duChrist avait commencé son œuvre, que déjà des communications,longtemps interrompues, se trouvaient rétablies, qu’une foule demissionnaires s’organisaient activement, et que les cœurs les plusdésespérés, une fois de plus, renaissaient à l’espoir :par-dessus tout cela, le Vatican avait reçu déjà la nouvelle detriomphes d’une espèce plus haute, remportés par les chevaliers duChrist Crucifié. À Paris, quarante de ces chevaliers avaient étébrûlés vifs, en quelques heures, au Quartier Latin, avant que lapolice pût intervenir. D’Espagne, de Hollande, de Russie, étaientvenus d’autres noms de martyrs. À Dusseldorf, dix-huit jeunes genset enfants, surpris pendant qu’ils chantaient matines dans l’égliseSaint-Laurent, avaient été jetés, l’un après l’autre, dans leségouts municipaux, chacun chantant, à très haute voix, jusqu’àl’instant suprême :

Christe, Fili Dei vivi, misererenobis !

Et, des ténèbres de l’égout, s’était élevéencore le même chant, jusqu’à ce que la foule l’eût étouffé à coupde pierres. Dans le même temps, les prisons allemandes étaient,toutes, encombrées de la première fournée des chrétiensréfractaires.

Sur quoi le monde haussait les épaules, etdéclarait que ces pauvres diables s’étaient spontanément attiréleur sort, tout en ne laissant point de blâmer la violence desfoules, et en sommant les autorités de ne point permettre que lepeuple leur enlevât le soin de châtier la nouvelle conspiration del’idolâtrie. Et, du matin au soir, dans l’église Saint-Pierre, lesouvriers travaillaient à installer les longues rangées des autelsnouveaux, clouant sur les murs des diptyques de pierre où étaientgravés les noms de ceux qui avaient, déjà, accompli leurs vœux etgagné leur couronne.

C’étaient les premiers mots de la réponse deDieu à la provocation du monde.

Aux approches de Noël, il fut annoncé que lesouverain pontife chanterait la messe lui-même, le dernier jour del’année, devant l’autel pontifical de Saint-Pierre, à l’intentionde l’ordre du Christ ; et déjà les préparatifs avaientcommencé, pour cette cérémonie.

Celle-ci devait être une sorte d’inaugurationpublique de la nouvelle entreprise ; et l’on savait qu’uneconvocation spéciale avait été adressée à tous les membres du SacréCollège, dans le monde entier, exigeant leur présence à Rome pourle 31 décembre, sauf empêchement par maladie. Le pape, évidemment,avait dessein de faire comprendre au monde que la guerre étaitdéclarée.

Et l’on vit à Rome, cette année-là, une fêtede Noël tout à fait extraordinaire.

Percy avait revu l’ordre de servir l’une desmesses du pape, après avoir dit lui-même ses trois messes, àminuit, dans son oratoire privé. Pour la première fois de sa vie,il put assister à un spectacle dont il avait bien souvent entenduparler : la merveilleuse procession pontificale, à la lueurdes torches, traversant Rome depuis le Latran jusqu’àSainte-Anastasie, où le pape venait de restaurer la coutumeancienne, abandonnée depuis près de cent cinquante ans. La petitebasilique était, naturellement, réservée au nombre, très restreint,des privilégiés ; mais les rues, sur tout le parcours depuisla basilique, et toute l’énorme place du Latran, n’étaient qu’unemasse opaque de têtes silencieuses et de torches flamboyantes. LeSaint-Père était accompagné à l’autel, comme d’habitude, par lessouverains ; et Percy, de sa place, considérait le dramecéleste de la Passion du Christ joué, sous le voile de sa Nativité,par les mains de son vieux vicaire angélique.

En effet, à peine pouvait-on retrouver là unetrace de la tragédie du Calvaire : c’était bien l’atmosphèrede Bethléem, l’illumination céleste et non point la ténèbresurnaturelle, qui rayonnait autour du simple autel deSainte-Anastasie. C’était l’enfant prodigieux qui reposait dans lesvieilles mains du pontife, plutôt que le corps meurtri de l’hommedes douleurs.

Adeste, fideles ! chantait lechœur, dans la tribune. « Venez, accourons tous, et pouradorer, non point pour pleurer ! Exultons,réjouissons-nous ! Soyons, nous-mêmes, pareils à desenfants ! Comme Jésus, pour nous, est devenu un enfant, ànotre tour devenons des enfants pour Lui ! Revêtons les robesde l’enfance et chaussons les souliers de la paix ! Car leSeigneur a régné ; il est vêtu de beauté ; le Seigneurest revêtu de force, et s’est entouré les reins d’une ceinture. Ila établi le monde qui ne sera point enlevé ; son trône estpréparé depuis longtemps. Il existe depuis l’éternité. Donc,réjouis-toi grandement, ô fille de Sion ; crie de joie, ôfille de Jérusalem : car voici que vient vers toi tonsouverain, le seul saint, le Sauveur du monde ! Et, desouffrir, ensuite il en sera temps encore, lorsque le prince de cemonde viendra attaquer le Prince du Ciel ! »

Ainsi rêvait le cardinal, tâchant à se rendrelui-même petit et simple, dans tout l’éclat de sa pompe de cour.Certes, songeait-il, rien n’est difficile pour Dieu. Pourquoi cettenaissance mystique ne réussirait-elle pas à faire, une fois deplus, ce qu’elle a fait jadis, à soumettre, par la force de safaiblesse, tous les orgueils qui s’exaltent au-dessus deDieu ? Celte naissance, jadis, a attiré de sages rois àtravers le désert, en même temps qu’elle forçait des bergers àquitter leurs troupeaux. Aujourd’hui, voici qu’elle a des roisautour d’elle, agenouillés avec le pauvre et le faible ; desrois qui ont déposé leurs couronnes, et lui ont apporté l’or decœurs loyaux, la myrrhe du martyre désiré, et l’encens d’une purefoi ! Ne se pourrait-il point que les républiques, ellesaussi, déposassent leur splendeur, que les foules enragéesredevinssent apprivoisées, que l’égoïsme se renonçât, et que lasoi-disant science fit enfin l’aveu de son ignorance ?…

Mais, tout à coup, Percy se rappelaFelsenburgh : et son cœur défaillit d’épouvante, dans sapoitrine.

III

Six jours après, Percy se leva, commed’ordinaire, dit sa messe, déjeuna, et s’assit pour réciter sonoffice, jusqu’au moment où son domestique l’emmènerait s’habillerpour la messe pontificale.

Il était maintenant si habitué à recevoir demauvaises nouvelles – d’apostasie, de mort, de déchaînementpopulaire, – que le repos de la semaine précédente lui avaitapporté un réconfort merveilleux. Il lui semblait que ses rêveriesde Sainte-Anastasie s’étaient trouvées plus vraies qu’il n’avaitpensé, et que la douceur de l’antique fête n’avait pas encoreentièrement perdu son pouvoir. Car presque rien d’important n’étaitarrivé. Quelques nouveaux martyres s’étaient produits, mais par casisolés ; et, de Felsenburgh, on n’avait absolument rien su.Nulle part, le président de l’Europe ne s’était montré, – confinédisait-on, dans un coin de l’Orient.

D’un autre côté, Percy n’oubliait point que lajournée du lendemain serait d’une portée extraordinaire, tout aumoins en Angleterre et en Allemagne : car, en Angleterre,cette journée devait voir la première application de la loi rendantle culte obligatoire ; tandis que, en Allemagne, la loi devaitêtre appliquée déjà pour la seconde fois. Hommes et femmes, lesdeux nations entières auraient à se déclarer pour ou contre lareligion nouvelle.

Le cardinal avait reçu de Londres, quelquesjours auparavant, une photographie de l’image qui allait êtreadorée, le lendemain, dans l’abbaye de Westminster ; et ill’avait déchirée en morceaux dans un accès de dégoût etd’indignation. La statue représentait une femme nue, grande etmajestueuse, la tête et les épaules rejetées en arrière, dansl’attitude d’une personne qui contemple une vision, les brasétendus et les mains un peu soulevées, avec une expression totaled’attente, d’espérance, dé ravissement ; et l’artiste, par uneironie diabolique, avait couronné ses longs cheveux de douzeétoiles. Cette figure était la contrepartie de l’autre,l’incarnation de la Maternité idéale de l’Homme…

Et Percy, foulant aux pieds les morceauxblancs de l’image, répandus sur les dalles comme une neigeempoisonnée, s’était élancé vers son prie-Dieu et s’y était laissétomber, avec un désir passionné de réparation.

– Oh ! Mère ! Mère !s’était-il écrié vers la vénérable Reine des Cieux, qui, avec sonfils dans les bras, le regardait du haut de son piédestal.

Mais, ce matin du dernier jour de l’année, ilse sentait de nouveau assez tranquille, et avait célébré saintSylvestre, pape et martyr, avec une sérénité relative. Le spectacledes cérémonies de la veille, la foule des cardinaux accourus desquatre coins de l’univers, tout cela avait contribué à le rassurerde nouveau – déraisonnablement, il le savait, mais réellement.L’atmosphère même était chargée d’une attente solennelle etjoyeuse. Toute la nuit, la Piazza avait été encombrée d’une énormefoule muette, guettant l’ouverture des portes de la basilique. Etmaintenant la basilique, à son tour, était pleine, et la Piazza nel’était pas moins. Tout le long de la rue jusqu’au fleuve, aussiloin que Percy pouvait voir en se penchant à sa fenêtre, s’étendaitce pavé immobile de têtes humaines. Le toit de la colonnade, luiaussi, montrait une longue rangée de têtes ; les toits desmaisons étaient noirs de figures vivantes ; tout cela malgréle froid piquant d’une matinée de gel. Mais qu’importait le froid,quand on savait que, après la messe et le défilé des membres del’ordre devant le trône pontifical, le pape allait donner labénédiction apostolique à la cité et au monde ?

Percy acheva de réciter tierces, ferma sonlivre, et s’adossa dans son fauteuil, en attendant que sondomestique vînt l’appeler.

Il pensait à la nouvelle solennité quis’apprêtait, et où allait prendre part la totalité du SacréCollège, à l’exception du Cardinal Protecteur de Jérusalem, retenudans son lit par la maladie. De quel spectacle unique il allaitêtre témoin ! Huit ans auparavant, il se rappelait avoir vu,de très loin, une réunion analogue ; mais le nombre total descardinaux, alors, n’était que de soixante-trois, au lieu desoixante-cinq qu’ils étaient maintenant ; et une dizained’entre eux n’étaient point venus.

Tout à coup Percy entendit un bruit de parolesdans son antichambre, un pas rapide, et une voix anglaise quisemblait insister. Le domestique répondait :

– Son Éminence doit s’habiller pour lacérémonie. Impossible en ce moment !

Cette réponse fut suivie de nouvellesinstances, criées d’une voix sans cesse plus fiévreuse. Percy,ennuyé d’un tel éclat, se leva et ouvrit la porte. Un homme setenait là, que d’abord il ne reconnut point, tout pâle et le regardeffaré.

– Qu’est-ce que ?… commençaPercy

Puis il sursauta.

– Monsieur Phillips ! dit-il.

L’autre étendit vers lui ses deux mains.

– C’est moi, monsieur… Votre Éminence…J’arrive à l’instant… C’est la vie ou la mort… Votre domestique medit…

– Qui vous a envoyé ici ?

– Le P. Blackmore !

– Bonnes nouvelles ? oumauvaises ?

Le visiteur désigna, d’un mouvement des yeux,le domestique, qui restait immobile, à quelques pas plus loin, lamine offensée. Et Percy, ayant compris le signe, mit sa main sur lebras de Phillips et l’entraîna dans sa chambre.

– Vous viendrez frapper à ma porte danscinq minutes, Jacques ! dit-il au domestique.

Percy se dirigea vers son siège habituel, dansl’embrasure de la fenêtre, s’assit, et dit à l’homme, encore toutessoufflé :

– En un mot, monsieur, qu’est-ce quec’est ?

– Il y a un grand complot parmi lescatholiques ! Ils ont l’intention de détruire l’Abbaye,demain, avec des explosifs ! Je savais que le pape…

Percy, d’un geste, l’arrêta court ; et lelaissant seul dans sa chambre, il sortit précipitamment.

Chapitre 6

 

I

Le quai d’atterrissage des aériens étaitrelativement désert, ce soir-là, lorsqu’un petit groupe de sixpersonnes y arriva, amené par l’ascenseur. Rien ne distinguait lesnouveaux venus des passagers ordinaires. Les deuxcardinaux-protecteurs d’Angleterre et d’Allemagne étaient vêtus desimples pelisses, sans aucun insigne particulier ; et,pareillement, leurs deux chapelains qui marchaient derrière euxs’étaient dépouillés de toute marque distinctive de leur caractèreecclésiastique. En avant, deux domestiques portaient les bagages,et s’occupaient de retenir un compartiment.

Les quatre prêtres se taisaient, regardantmachinalement l’agitation effarée des employés, ou bien considérantle mince navire, encadré d’acier, qui reposait devant eux, et dontles grandes antennes, maintenant repliées, allaient bientôt fendrel’air avec une vitesse de rêve.

Puis Percy, d’un mouvement brusque, s’écartantde ses compagnons, se dirigea vers la fenêtre ouverte qui donnaitsur Rome, et s’y appuya, les coudes posés sur le parapet.

Sous ses yeux s’étendait un spectaclemerveilleux.

À cette heure du jour, le couchant commençaità s’enténébrer ; et le ciel, d’un vert tendre au-dessus de latête de Percy, se fonçait de nuances orangées à l’horizon, bordé dedeux lignes rouge sang. Tout droit en face de lui, au centre dutableau, se dressait l’énorme dôme, d’une teinte indéfinissable, àla fois gris, violet, bleu pâle, se profilant sur l’orangé du ciel.Ce dôme apparaissait suprême et souverain ; et la troupecompacte des tours, flèches et toits, et les collines enchantées dufond, tout cela paraissait n’être que des dépendances de cepuissant tabernacle de Dieu. Déjà des lumières s’allumaient, commeelles avaient brillé là pendant trente siècles ; et de petitsflocons de fumée montaient, contre le ciel rapidement assombri. Lebourdonnement de la mère des villes devenait à peine sensible, carle froid vif retenait les habitants dans leurs maisons ; et lapaix du soir descendait, terminant un jour de plus et une année deplus. Au-dessous de lui, dans les rues étroites, Percy distinguaitde petites figures s’empressant comme des fourmis attardées ;le claquement d’un fouet, le cri d’une femme, le pleur d’un enfant,lui arrivaient comme des détails d’un murmure venu d’un autremonde. Et ces détails eux-mêmes, bientôt, allaient s’effacer, et lapaix allait régner dans sa plénitude.

Une lourde cloche sonna, au loin, et la citésomnolente se secoua, un moment, pour souhaiter sa bonne nuithabituelle à la Mère de Dieu. Puis, de mille tours sortit la mêmepetite musique, flottant dans l’espace immense, avec mille timbresdivers, où se reconnaissaient la basse solennelle de Saint-Pierre,le ténor plus délicat du Latran, le cri aigrelet de telle vieilleéglise des quartiers populaires, le tintement lipide des couventset chapelles : tout cela adouci et parfumé de mystère, danscette grave atmosphère vespérale. C’était comme un mariage du sonpur et de la claire lumière. Au-dessus, le ciel orangé,limpide ; au-dessous, cette extase tendre, étouffée, descloches.

– Alma Redemptoris Mater !murmura Percy, dont les yeux s’étaient humectés de larmes.Vénérable Mère du Rédempteur, Porte ouverte du ciel, Étoile dela mer, ait pitié des pécheurs ! L’ange du Seigneur a annoncél’événement à Marie, et elle a conçu du Saint-Esprit… Enconséquence, Seigneur, daigne verser ta grâce dans notrecœur ! Permets-nous, à nous qui connaissons l’Incarnation duChrist, de nous élever, par la piété et la grâce, à la gloire de laRésurrection, par l’entremise du même Christ,Notre-Seigneur !

Tout près, une autre cloche sonna vivement,rappelant le cardinal sur la terre, le ramenant aux soucis et auxdouleurs de ce monde. Il se retourna, et vit l’aérien, immobile,transformé en un prodige d’éclatante lumière. Et déjà les deuxprêtres, précédant le cardinal allemand, se dirigeaient versl’entrée du vaisseau.

Les domestiques avaient retenu, pour lesquatre voyageurs, le compartiment de l’arrière. Percy, à son tour,s’y rendit, pour s’assurer que le vieillard allait être installécommodément ; après quoi, sans rien dire, il revint dans lecorridor central, pour jeter un dernier regard sur Rome.

La porte du vaisseau avait été refermée ;et à peine Percy s’était-il mis à la fenêtre que tout l’appareilcommença à frémir, sous la vibration de la machine électrique. Il yeut un bruit de paroles, quelque part, une cloche sonna, sonna denouveau ; et une douce harmonie retentit, signal du départ.Puis la vibration cessa : brusquement, le grand mur que Percyavait devant lui s’abaissa, comme une barrière qui serait tombéetout d’un coup et le cardinal chancela sur place. Un moment après,le dôme reparut, et la ville, une frise de tours et une masse detoits sombres, s’étala comme un éventail ; et puis, avec unlong cri harmonieux, la merveilleuse machine se redressa, battitl’air de ses ailes, et commença son long voyage vers le nord.

D’instant en instant, la cité s’effaçait,laissée en arrière. La voici devenue une simple tache : un peude gris sur du noir. Le ciel semblait s’étendre, à mesure que laterre s’enfonçait dans l’obscurité : il brillait comme unvaste dôme de verre. Et lorsque Percy, une dernière fois se levantsur le bout des pieds, essaya d’apercevoir le fond extrême del’horizon, la cité n’était plus qu’une ligne et une bulle, un pointà peine distinct.

Il soupira profondément, et alla rejoindre sescompagnons.

– Expliquez-moi encore, demanda le vieuxcardinal, lorsque Percy se fût installé en face de lui, un peu àl’écart, – qui est ce Phillips ?

– Ce Phillips ? Il était secrétaired’Olivier Brand, un de nos ministres : il est venu me demanderde me rendre au lit de mort de la vieille Mme Brand, et il aperdu sa place à cause de cette démarche. En ce moment, il fait dujournalisme. Il est parfaitement honnête. Non, il n’est pointcatholique, tout en aspirant à le devenir ! Mais le P.Blackmore, pour faciliter sa conversion, l’a mis en rapport avecles catholiques ; et c’est ainsi que ces malheureux lui ontconfié leur projet.

– Et eux ?

– D’eux, je ne sais rien, sinon qu’ilssont une bande de désespérés. Ils ont encore assez de foi pouragir, mais plus assez pour être patients… Sans doute, ils aurontsupposé que cet homme agirait avec eux. Mais, par malheur, il setrouve que ce Phillips a une conscience, et puis, aussi, qu’il voitbien que toute tentative de cette sorte serait simplementl’étincelle que le monde attend pour achever de dépouiller ce quilui reste de sa tolérance ancienne. Ah ! Éminence, peut-êtrene vous représentez-vous pas combien les sentiments sont violentscontre nous ?

Le vieillard secoua la tête, tristement.

– Hélas ! murmura-t-il, je ne me lereprésente que trop… Et, ainsi, mes Allemands seraient dansl’affaire ? Vous en êtes sûr ?

– Éminence, il s’agit là d’un complottrès vaste ! Depuis des mois déjà, on ne cesse point de leméditer. Il y a eu des réunions chaque semaine. Et, en vérité, ilsont réussi à tenir la chose secrète, merveilleusement. VosAllemands n’ont ajourné l’exécution qu’afin que les deux attentatspussent se produire en même temps, de façon à rendre le coup plusterrible. Et maintenant, demain matin…

Percy fit un geste de désespoir.

– Et le Saint-Père ?

– Je suis allé tout lui dire, aussitôtque j’ai su. Il a approuvé ma proposition, et vous a envoyéchercher. Ce que nous allons faire, Éminence, est l’unique chancede salut !

– Et vous croyez que nos plans pourrontempêcher la catastrophe ?

– Hélas ! j’en doute fort ;mais je ne puis découvrir nul autre moyen. À Londres, je vais allertout droit chez l’archevêque, pour m’entendre avec lui. J’yarriverai, je crois, à trois heures ; et vous, c’est vers sixheures que vous serez à Berlin. Dans les deux villes, la cérémonien’aura lieu qu’à onze heures. À ce moment-là, nous aurons fait toutce qui sera possible. Le gouvernement saura tout : mais ilsaura aussi que, à Rome, nous sommes innocents. J’imagine qu’ilfera annoncer la présence du cardinal-protecteur, de l’archevêqueet de tout le clergé dans les sacristies. On doublera les gardes,on surveillera les entrées ; et puis… et puis le reste seraentre les mains de Dieu !

– Vous dites que ces conjurés ont deuxplans différents ?

– Oui. S’ils le peuvent, ils ontl’intention de laisser tomber leurs explosifs d’en haut :sinon, trois hommes au moins ont offert de se sacrifier en lançant,eux-mêmes, les bombes dans l’Abbaye.

– Éminence, reprit le vieillard,avez-vous réfléchi à ce qui va se produire ensuite ? D’abord,s’il n’arrive rien ?

– S’il n’arrive rien, on nous accusera devouloir faire du zèle, de chercher à nous faire de la réclame. Etsi quelque chose arrive, eh ! bien, tous ensemble, nous ironsdevant Dieu ! Et fasse Dieu que nous puissions y allerbientôt ! ajouta-t-il, passionnément.

– Certes, observa le vieillard, ce seraitpour nous bien plus léger à porter !

– Je vous demande pardon, Éminence !Je n’aurais point dû parler ainsi !

Cela fut suivi d’un silence où l’on entenditseulement la petite vibration continuelle de la machine et unequinte de toux provenant du compartiment voisin. Percy, épuisé defatigue, appuya sa tête sur une main, et regarda par lafenêtre.

La terre, maintenant, était toutesombre ; au-dessous d’eux, un immense vide ; au-dessus,le grand ciel restait encore vaguement lumineux, et, à travers lesbrumes glaciales que traversait le vaisseau, des étoilesclignotaient de temps à autre.

– Il va faire froid sur les Alpes !murmura Percy.

Puis il éclata.

– Et je n’ai pas l’ombre d’unepreuve ! ajouta-t-il. Rien que la parole d’un homme !

– Et cependant vous êtes sûr ?

– Je suis tout à fait sûr !

– Éminence, – interrompit brusquement levieillard, en dévisageant Percy de tout près, – savez-vous que laressemblance est vraiment extraordinaire !

Percy sourit légèrement. Il était lasd’entendre cette observation.

– Que concluez-vous de cela ?insista son collègue.

– C’est ce que l’on m’a souventdemandé ! dit Percy. Mais je n’en conclus rien !

– Il me semble, à moi, que Dieu a voulusignifier quelque chose ! murmura le vieil Allemand, les yeuxtoujours fixés sur lui.

– Mais quoi, Éminence ?

– Une sorte d’antithèse, un revers de lamédaille ! Je ne sais pas.

De nouveau, un long silence.

– Ne croyez-vous pas, reprit brusquementle vieillard, qu’il y ait encore d’autres plans à faire ?

Mais Percy secoua la tête.

– Il n’y a plus de plans à faire !répondit-il. Nous ne savons rien que le fait, aucun nom,rien ! Nous sommes comme des enfants dans la cage d’untigre !

– J’espère que nous communiquerons l’unavec l’autre ?

– Oui, certes, si seulement nous sommesen vie !

Il était curieux de voir comment Percy,involontairement, dominait son vieux compagnon. Il n’était cardinalque depuis quelques mois et avait à peine la moitié de l’âge duvieil Allemand ; et, cependant, c’était le plus jeune quidictait les plans et arrangeait tout. Mais lui-même n’était guèredisposé à s’apercevoir de cette différence. Dès l’instant où ilavait appris l’effrayant projet, cette nouvelle mine préparée sousl’Église déjà chancelante, depuis qu’il avait assisté, ensuite, àl’imposante cérémonie, avec un secret qui brûlait son cœur et soncerveau, mais surtout depuis cette rapide entrevue avec le pape oùles vieux plans avaient été détruits, et une décision essentielleprise et une bénédiction donnée et reçue, et un adieu exprimé dansun échange muet de regards, toute sa nature s’était concentrée enun seul grand effort. Il sentait à présent le désir d’actionflamboyer en lui, parmi les ténèbres d’un désespoir immense. Toutela question, désormais, était simplifiée : lui-même, la citéde Rome, l’Église catholique, tout semblait ne plus dépendre qued’une seule chose : le doigt de Dieu ! Et si ce doigts’obstinait à. rester immobile, en ce cas tout était fini :rien, désormais, n’aurait plus d’importance !

Percy avait l’impression d’aller vers l’une deces deux choses : la honte ou la mort. Pas d’autre hypothèsepossible, à moins, cependant, que les conjurés ne fussent déjàpris, avec leurs engins. Mais cela était impossible. Ou bien ilsrenonceraient à leur projet, sachant que les ministres de Dieupériraient avec les infidèles, et cette alternative signifiaitl’ignominie d’une accusation de fraude, d’une tentative misérablepour gagner du crédit. Ou bien ces gens ne renonceraientpoint : ils regarderaient la mort d’un cardinal et de quelquesévêques comme une faible rançon à payer pour acheter leurrevanche ; et, alors, c’était la mort et le jugement. MaisPercy avait cessé de craindre. Aucune ignominie ne pouvait plusavoir de prise sur lui, et la mort lui apparaissait pleine dedouceur.

Cependant le vieillard, avec un petit gested’excuse, avait ouvert son bréviaire, et s’était mis à le lire.

Percy l’observait avec une secrète envie.Ah ! si seulement il pouvait être aussi vieux que cethomme ! Il se sentait capable de supporter un an ou deux,encore, de cette misère, mais pas au delà. Si même les chosess’arrangeaient, il ne découvrait devant lui qu’une perspectiveinfinie de luttes et de souffrances, d’efforts fatalement voués àl’échec. De jour en jour, l’Église s’écroulait. Le nouveau spasmede ferveur qu’avait produit la création de l’ordre du ChristCrucifié, Percy ne pouvait s’empêcher de le regarder comme un feude paille, bientôt éteint. Après quoi, sûrement, il aurait à voirle flot de l’athéisme devenir sans cesse plus haut et plustriomphant ; Felsenburgh avait donné à ce flot un élan dont ilétait impossible de prévoir le terme. Et puis, une fois de plus, lecardinal songeait à la matinée du lendemain. Oh ! si vraimentcela pouvait aboutir à la mort ! Beati mortui qui inDomino moriuntur !

Mais non, c’était lâche de penser ainsi !Percy, à sou tour, prit son bréviaire, chercha la fêle de saintSylvestre, fit un signe de croix, et se mit à prier. Une minuteaprès, les deux chapelains, qui étaient sortis dans le corridor,revinrent s’asseoir dans l’autre coin ; et tout fut silence,sauf le sanglot de la machine et le singulier bourdonnement del’air, que fendait le vaisseau.

II

Vers dix-neuf heures, le conducteur del’aérien, un petit Anglais roux, passa la tête dans l’entrée ducompartiment, réveillant Percy d’un lourd sommeil épuisé.

– Le dîner va être servi dans un instant,messieurs ! dit-il, en langue espéranto. Nous ne nous arrêtonspas à Turin, cette nuit !

– Il referma la porte et alla répéter lemême avis dans les compartiments voisins.

Percy se réjouit d’apprendre que le vaisseau,prévenu probablement par un message sans fil, ne s’arrêterait pas àTurin : cela lui donnerait plus de temps à Londres, etpourrait même, peut-être, permettre au cardinal Steinmann d’arriverà Berlin quelques heures plus tôt. Il se leva, s’étira vivement,puis se rendit au cabinet de toilette, pour se laver les mains.

Et pendant qu’il se tenait là, devant le grandbassin à l’arrière du vaisseau, il fut fasciné du spectacle qui sedécouvrit à lui, par la fenêtre, car c’était le moment où l’onpassait au-dessus de Turin. Un bloc de lumière, vivant et superbe,brillait à ses pieds, parmi l’abîme des ténèbres ; et Percysongea à l’importance du rôle que jouait cette tache lumineuse dansla vie du monde. C’était de là qu’était gouvernée toutel’Italie ; dans une de ces maisons, qui lui apparaissaientcomme de minuscules étincelles, des hommes siégeaient en conseil,qui disposaient de la destinée des corps et des âmes, etpoursuivaient passionnément leur lutte contre Dieu. Et Dieupermettait tout cela, sans faire aucun signe ! C’était là queFelsenburgh s’était montré, la dernière fois qu’il était sorti desa retraite, – Felsenburgh, cet homme qui lui ressemblait d’unefaçon si mystérieuse !

– Et, de nouveau, il sentit son cœurtraversé comme d’un coup de poignard.

Quelques minutes après, les quatre prêtresétaient assis autour d’une petite table ronde, dans un compartimentde la salle à manger, au plus profond du vaisseau. Le dîner étaitexcellent, mais les convives ne se trouvaient guère en humeur del’apprécier. Ils restaient assis en silence : car les deuxcardinaux ne pouvaient s’entretenir que d’un sujet unique, et leurschapelains n’avaient pas encore été mis dans le secret.

L’air devenait très froid, et les courants devapeur chaude ne suffisaient point à vaincre la températureglaciale qui commençait à se répandre au-dessus des Alpes.

L’aérien était forcé de monter à près d’unkilomètre de son niveau habituel, afin de franchir la barrière dumont Cenis ; et, en même temps, il était forcé de ralentir samarche, à cause de l’extrême rareté de l’air.

Le cardinal allemand se leva, sans attendre lafin du dîner.

– Je vais rentrer dans notrecompartiment, fit-il ; je serai plus à mon aise, là-bas, sousmes fourrures !

Son chapelain le suivit docilement, laissantson propre dîner inachevé ; et Percy resta seul avec le P.Corkran, son chapelain anglais, récemment arrivé d’Écosse.

Il but son vin, mangea une couple de figues,puis se retourna vers la grande fenêtre vitrée, derrière lui, pourregarder les Alpes.

Plusieurs fois, déjà, il les avait traverséesainsi ; et il se rappelait l’effet merveilleux que toujourselles lui avaient produit, mais particulièrement un jour où il lesavaient vues vers midi, par un temps très clair : un éternelet incommensurable océan de blancheurs, semé de petites rides, qui,d’en dessous, étaient des pics fameux et redoutés ; et, plusloin, la courbe sphérique de l’horizon, où ta terre et le ciel semélangeaient sans qu’il fût passible de les distinguer.

Il les contemplait, à présent, ces Alpesmagnifiques, avec un grand effort d’attention, résolu à sedistraire de l’angoissante pensée qui s’imposait à lui, lorsquetout à coup le vaisseau poussa un grand cri, auquel répondirent, detout près, plusieurs autres cris semblables ; après quoi, il yeut un tintement de cloches, un chœur d’appels harmonieux s’éleva,et l’air fut tout rempli de battements d’ailes.

Brusquement, comme une pierre, la voiture futprécipitée en bas ; et Percy dut se tenir à l’appui de lafenêtre pour calmer son affreuse sensation de chute dans le vide.Enfin la chute s’arrêta, et l’aérien put reprendre sa marche enligne droite. Au dehors, mais bien haut dans l’air, les appelscontinuaient ; la nuit en était tout imprégnée. Et Percy,levant les yeux, reconnut que ce n’étaient point trois ou quatrevaisseaux aériens, mais au moins une vingtaine, qui étaient entrain de voler dans la direction du sud.

À l’intérieur, la voiture portait des tracesnombreuses du choc soudain qu’elle avait subi. Les portes descabinets du restaurant étaient grandes ouvertes ; des verres,des assiettes, des mares de vin s’étalaient çà et là, sur leplancher.

Dans le corridor, où Percy se hâta de passeravec son chapelain, un mélange confus de paroles et de cris rendaittoute question impossible. Les deux prêtres parvinrent, non sanspeine, à traverser la foule des passagers, jusqu’au compartiment oùles attendait le cardinal Steinmann.

Celui-ci ne semblait pas avoir souffert de lasecousse. Il expliqua qu’il s’était endormi et avait pu seréveiller à temps pour éviter d’être jeté à terre.

– Mais qu’est-ce que c’est ?demanda-t-il. Qu’est-ce que cela signifie ?

Le P. Bechlin, son chapelain, affirma qu’ilavait parfaitement vu l’un des nombreux groupes des aériens à unedistance d’à peine dix ou quinze mètres. Les vaisseaux, disait-il,étaient bondés de têtes, d’un bout à l’autre. Puis il avait eul’impression qu’ils s’élevaient, brusquement, et disparaissaientdans des tourbillons de brume.

– On est en train de s’informer, – dit leP. Corkran, qui s’était attardé dans le corridor. – Le conducteur amis en mouvement l’appareil du télégraphe !

Percy n’avait aucune idée de la significationd’un événement aussi imprévu : mais il ne pouvait s’empêcherd’en éprouver un pressentiment pénible. Cette rencontre d’unecentaine d’aériens était chose inouïe ; le cardinal sedemandait où ils pouvaient aller ainsi, vers le sud ? Denouveau, le nom de Felsenburgh lui traversa l’esprit. Était-ceencore quelque manifestation de cet homme inquiétant ?

Bientôt les bruits de voix recommencèrent dansle corridor, des voix précipitées, interrogeant, s’écriant,étouffant les sèches réponses du conducteur. Percy se leva de soncoin et résolut d’aller aux renseignements ; mais, au mêmeinstant, la porte fut ouverte du dehors. Le conducteur entra, lamine grave et véritablement effrayée, et referma la porte derrièrelui.

– Eh ! bien ? lui criaPercy.

– Messieurs, je crois que vous feriezmieux de descendre à Paris ! Je sais que vous êtes desprêtres, messieurs, et, bien que je ne sois pas catholique…

Il s’arrêta de nouveau.

– Pour l’amour du ciel, parlez !reprit Percy.

– Mauvaises nouvelles pour vous,messieurs ! Cinquante aériens se rendent à Rome. Il y a eu uncomplot catholique, messieurs, découvert à Londres…

– Eh ! bien ?

– Oui, pour faire sauter l’Abbaye !Et alors, on va maintenant…

– Eh ! bien ?

– Oui, messieurs, on va maintenant fairesauter Rome !

Et le conducteur sortit précipitamment.

Chapitre 7

 

I

Ce même jour, le dernier de l’année, versseize heures, Mabel entra dans la petite église voisine de samaison. La lumière tombait doucement ; le coucher de soleilhivernal scintillait à l’ouest de l’église, et tout l’intérieurétait rempli d’une faible lueur expirante.

La jeune femme avait un peu sommeillé, dansson fauteuil, l’après-midi, et s’était réveillée avec cette étrangeclarté d’esprit qui succède, parfois, à de tels sommeils. Plustard, elle s’étonna d’avoir pu dormir aussi tranquillement, sansrien remarquer du grand nuage de crainte et de fureur qui, déjà,était en train de s’abattre sur la ville. Et ce n’est que plustard, aussi, qu’elle se rappela une agitation extraordinaire dansla rue, quand elle était sortie, de singuliers appels de cors et desifflets ; mais, sur le moment, elle n’y avait fait aucuneattention, et était bien vite entrée dans l’église, pour méditer,suivant son habitude : car, de plus en plus, elle s’étaitaccoutumée à aimer le calme de ce lieu et à y venir souvent, pourraffermir ses pensées, pour les concentrer sur la significationcachée sous la surface de la vie. Au reste, ce genre de dévotionétait en train de devenir assez commun, parmi toutes les classes dupeuple. De temps à autre, de véritables sermons étaientprononcés ; de petits livres apparaissaient, destinés à servirde guides pour la vie intérieure, et ressemblant tout à fait auxvieux livres catholiques d’oraison mentale.

Ce jour-là, Mabel s’assit à sa placeordinaire, joignit les mains, considéra d’abord, une minute oudeux, l’antique sanctuaire de pierre, l’image blanche, et lafenêtre rapidement assombrie. Puis elle ferma les yeux, et se mit àméditer, – à prier –, d’après une méthode qui lui était devenuefamilière.

En premier lieu, elle concentra son attentionsur elle-même, se détachant de tout ce qui était purementextérieur, transitoire, se refoulant toujours plus au dedans,jusqu’à ce qu’elle eût atteint cette étincelle secrète qui, soustoutes les fragilités individuelles, faisait d’elle un membreeffectif de la race divine de l’humanité.

Le second degré de sa prière consistait en unacte de pensée. Elle songeait que tous les hommes possédaient cetteétincelle ; puis, réunissant toutes les forces de sonimagination, elle tâchait à voir les innombrables millions del’humanité, – les enfants naissant au monde, les vieillards qui ensortaient, les hommes mûrs qui se réjouissaient de pouvoir y vivre.Loin, à travers les siècles, son regard s’étendait, loin à traversces âges de crime et d’aveuglement pendant lesquels la race s’étaitlentement élevée de la sauvagerie et de la superstition jusqu’à unepleine conscience de soi ; ou bien elle considérait les tempsencore à venir, se dirigeant vers un point de perfection qu’il luiétait impossible de comprendre tout à fait, faute d’y être,elle-même, arrivée. Et cependant, se disait-elle, cette perfectiona déjà commencé ; les douleurs de l’enfantement sont passées,et déjà est venu Celui qui doit être l’héritier destemps !

Enfin, par un troisième acte de foi, elle sereprésenta l’humanité entière, le feu central, dont chaqueétincelle n’était qu’un rayonnement, cet être divin immense,impassible, qui s’était réalisé à travers les siècles, et que leshommes avaient appelé Dieu, jadis, sans le connaître, mais quemaintenant ils avaient reconnu comme la réunion transcendante d’euxtous.

Et, à ce point de sa prière, elle s’arrêta,contemplant la vision de son âme, élevée au-dessus de sonindividualité personnelle, et buvant, lui semblait-il, à longuesgorgées, l’éternel esprit de vie et d’amour…

Un bruit plus fort, sans doute, vint latroubler et lui fit rouvrir les yeux. Elle aperçut, devant elle,les dalles encore vaguement éclairées, les, marches du sanctuaire,et la grande figure blanche de la Maternité, qu’une rangée decierges illuminait parmi l’obscurité environnante. C’était iciqu’autrefois les hommes avaient adoré Jésus, cet Homme des douleursensanglanté, qui, de son propre aveu, n’avait pas apporté la paix,mais un glaive ! Ici, ils s’étaient agenouillés, les aveugleschrétiens désespérés !

De nouveau le bruit s’éleva, au dehors,frappant sa paix comme d’un coup de poing, sans qu’elle en compritencore le motif.

Elle se releva, son cœur battant un peu plusvite ; une fois seulement elle avait entendu un bruitanalogue, dans un square où des hommes se pressaient autour d’unaérien tombé…

D’un pas rapide, elle s’avança vers la portedu transept, et sortit dans la rue.

Celle-ci semblait extraordinairement vide etsombre. À droite et à gauche se dressaient les maisons ;au-dessus d’elles, le ciel, presque noir, était faiblement teintéde rais roses ; mais il semblait qu’on eût oublié d’éclairerles trottoirs. Et pas une seule créature vivante en vue !

Mabel se préparait à poursuivre son chemin,lorsqu’un bruit de pas précipités l’arrêta ; et, tout desuite, un enfant parut, une petite fille, accourant, essoufflée etterrifiée :

– Les voilà qui arrivent, lesvoilà ! sanglotait l’enfant, en s’élançant vers la jeunefemme…

Puis elle saisit sa robe et se serra contreelle.

– Qui donc ? demanda Mabel. Quiest-ce qui arrive ?

Mais l’enfant cacha son visage dans les jupesqui l’abritaient ; et, dès l’instant suivant, s’entendit unfracas de voix et de pas sonores.

En tête du cortège, venait un escadron volantd’enfants, à la fois rieurs et épouvantés, poussant des crisinarticulés, et sans cesse retournant la tête, avec quelques chiensaboyant au milieu d’eux ; puis des femmes accouraient, sur lesdeux trottoirs. Mabel aurait voulu interroger, mais elle ne lepouvait pas. Ses lèvres remuaient, mais aucun son n’en sortait. Uneimmense frayeur s’était emparée d’elle.

Le cortège, à présent, s’était épaissi ;une troupe de jeunes gens s’avançaient, tous parlant et criant trèshaut, et, derrière eux, une foule confuse, pareille à une énormevague dans un chenal de pierre : des hommes et des femmes sedistinguant à peine les uns des autres, dans cet entassement devisages. La rue, tout à l’heure vide, était maintenant encombrée,au plus loin que Mabel pouvait voir ; sans cesse le courant detêtes coulait, se précipitait ; et, pendant tout ce temps, lapetite fille se cachait convulsivement dans les robes de Mabel.

Et bientôt, par-dessus les têtes de la foule,certaines choses commencèrent à apparaître, des objets que la jeunefemme ne pouvait pas distinguer dans l’obscurité, des bâtons, desformes fantastiques, des fragments d’étoffe ressemblant à desbannières. Des visages tordus de passion la considéraient, de tempsà autre, au passage ; des bouches ouvertes lui lançaient descris : mais elle ne les voyait ni ne les entendait. Ellen’avait d’attention que pour ces étranges emblèmes, tendant lesyeux dans les ténèbres, tâchant à distinguer les formes confuses,et devinant à demi, mais craignant de deviner.

Tout à coup, des lampes cachées dans les mursdes maisons, la lumière jaillit, cette forte et douce lumièreengendrée par la grande machine souterraine, et que, jusqu’alors,dans la passion de ce jour, tout le monde avait oubliée. En un clind’œil, tout se changea, d’une troupe de fantômes et de formesvagues, en une impitoyable réalité de vie et de mort.

Devant Mabel, passait un grand brancardsupportant une figure humaine, dont un bras pendait, avec les mainstraversées comme de clous. Puis venait le corps nu d’un enfant,empalé sur une pique de fer, la tête tombant sur la poitrine, lesbras dansant à chaque pas des porteurs. Et puis, c’était la figured’un prêtre, encore vêtu d’une soutane noire avec une aubeblanche ; et sa tête, sous une calotte noire, s’agitait,sautait avec la corde qui la soutenait.

II

Ce soir-là, Olivier rentra chez lui une heureavant minuit.

Ce qu’il avait vu et entendu, dans la journée,était encore trop vivace et trop proche pour qu’il pût le jugeravec sang-froid. De ses fenêtres de White-Hall, il avait assisté àl’envahissement du Square du Parlement par une foule comme jamais,à coup sûr, il n’y en avait eu de pareille en Angleterre, depuisles origines du christianisme : une foule animée d’une fureurvéritablement surnaturelle, et prenant sa source au delà de la viementale ordinaire. Trois fois, durant les heures qui avaient suivila divulgation du complot catholique, Olivier avait demandé aupremier ministre s’il ne convenait point de faire quelque chosepour calmer le tumulte ; et trois fois la réponse, toujoursaussi ambiguë, avait été que la police faisait tout ce qui étaitpossible, mais qu’on ne pouvait songer à user de la force, en untel moment.

Pour ce qui était de l’expédition des aériensvers Rome, Olivier y avait donné son adhésion en silence, commetout le reste du conseil. Snowford, seul, avait pris la parole. Ilavait dit que c’était un acte de châtiment judiciaire, regrettable,mais inévitable. Dans les circonstances présentes, la paix nepouvait être assurée que par l’emploi de procédés de guerre, – ouplutôt, toute guerre ayant désormais disparu, par des procédés derigoureuse justice expéditive. Les catholiques s’étaient montrésles ennemis déclarés de la société ; celle-ci avait le devoirde se défendre et de garantir, à tout prix, la sainteté del’existence humaine. Olivier avait écouté tout cela, sans riendire.

La nuit, en courant au-dessus de Londres, dansun des aériens du ministère, il avait aperçu maints détails de cequi s’accomplissait au-dessous de lui. Les rues étaient aussibrillantes qu’en plein jour, claires et sans ombre dans la lumièreblanche ; et chaque rue s’agitait convulsivement, comme unserpent. Dans l’air, s’élevait un rugissement continu de voix,ponctué de cris. Çà et là, Olivier voyait s’élever la fuméed’incendies ; et, comme il passait au-dessus de l’un desgrands squares du sud de Battersea, il avait distingué quelquechose comme un millier de fourmis, dispersées, s’enfuyant de touscôtés. Ce que tout cela signifiait, il n’avait pas eu de peine à lecomprendre. Et, plus que jamais, il avait déploré que l’homme fûtencore bien loin d’être pleinement civilisé.

Il tâchait à détourner sa pensée de la scènequi l’attendait chez lui. Quelques heures auparavant, sa femme luiavait parlé, au téléphone ; et ce qu’elle lui avait dit luiavait brusquement donné le désir de tout abandonner pour aller larejoindre. Et cependant ce qu’il trouva, en rentrant chez lui,dépassa encore tout ce qu’il avait craint.

Dans le petit salon, quand il y pénétra, aucunbruit ne s’élevait, sauf le bourdonnement lointain des ruesd’alentour. La chambre semblait étrangement sombre et froide.L’unique lumière qui y arrivât venait de l’une des fenêtres, dontun rideau avait été tiré ; et là, se profilant contre le cielclair, une femme était debout, immobile, paraissant écouter…

Il pressa le bouton de la lumière électrique,et Mabel se retourna lentement vers lui. Elle était vêtue de sarobe de ville, un manteau jeté sur les épaules. Son visage étaitpresque celui d’une étrangère, absolument décoloré, avec les lèvresserrées, et les yeux remplis d’une émotion indéfinissable, colèreou terreur, ou angoisse, ou peut-être tout cela à la fois.

Ainsi elle se tenait, dans la lumière de lafenêtre, immobile, le regardant.

Pendant une minute, Olivier n’osa pointparler. Il se dirigea vers la fenêtre, la referma, et ramena lesrideaux. Puis, doucement, il prit par un bras la forme raidie.

– Mabel, dit-il, Mabel !

Elle se laissa entraîner vers le sofa, maissans répondre à son contact. Il s’assit près d’elle et laconsidéra, avec une sorte d’appréhension désespérée.

– Ma chérie ! dit-il, je suisanéanti !

Elle continuait à le regarder. Il y avait,dans sa pose, cette rigidité que simulent les acteurs ; maisil savait trop que, chez sa femme, il ne s’agissait pas desimulation. Une ou deux fois déjà, précédemment, il avait observéchez elle une expression analogue, sous l’effet d’une horreurintense : une fois, en particulier, elle avait eu cetteexpression en découvrant une tache de sang sur son soulier.

Parmi le silence de la chambre, de nouveau, ilentendit le grondement étouffé de la foule invisible qui faisaittumulte, dans les rues voisines. Il savait que deux sentimentsluttaient, dans le cœur de la jeune femme : sa fidélité à safoi humanitaire, et sa haine de ces crimes commis au nom de lajustice ; mais maintenant, en la dévisageant, il voyait queces deux éléments opposés se livraient un combat mortel, que toutel’âme de Mabel n’était qu’un champ de bataille, et que, décidément,c’était la haine qui l’emportait.

Tout à coup, comme un hurlement de loup, lavoix de la foule s’éleva, puis retomba ; et la tensionintérieure de la jeune femme se brisa subitement. Elle s’élançavers Olivier, qui la saisit par les poignets ; et ainsi elleresta, serrée dans ses bras, le visage appuyé contre sa poitrine,et tout le corps soulevé de profonds sanglots.

Longtemps encore, elle se tut ; Oliviercomprenait tout, mais ne parvenait pas à trouver des paroles. Ill’attira seulement un peu plus près, baisa plusieurs fois sescheveux, et essaya de préparer ce qu’il voulait lui dire.

Mais elle, après un moment, releva vers luison visage enflammé, le fixa avec un mélange de tendresse et desouffrance, et, ayant laissé retomber sa tête contre sa poitrine,commença de murmurer des paroles entrecoupées.

Il pouvait à peine saisir quelques mots, çà etlà : mais il savait trop bien tout ce qu’elledisait !

Elle disait que c’était la ruine de tous sesespoirs et la fin de toutes ses croyances. Qu’on lui permît demourir, de mourir, et d’oublier enfin toutes choses ! Espoirset croyances, tout avait été balayé par cet éclat meurtrier d’unpeuple qui partageait sa foi ! Ces gens-là n’étaient pasmeilleurs que les chrétiens ! Ils dépassaient même en cruautéles hommes dont ils se vengeaient ! Les ténèbres régnaient eneux, aussi noires que si le sauveur du monde, Felsenburgh, ne fûtpas venu ! Tout était perdu !… La guerre, et la passion,et le meurtre, étaient rentrés dans le corps d’où elle les avaitcrus chassés à jamais… Les églises incendiées, les catholiquestraqués, les corps de l’enfant et du prêtre portés par les rues, ladestruction des églises et couvents… Un flot de plaintes s’écoulaitd’elle, incohérent, interrompu par des sanglots, des imagesd’horreur, des reproches ; et sans relâche elle tordait sesmains, sur les genoux d’Olivier.

Il la souleva, et l’écarta un peu de lui. Toutépuisé qu’il fût par les fatigues de la journée, il sentait qu’ilavait le devoir de la calmer. Jamais encore une crise aussi gravene s’était produite chez elle ; mais il connaissait aussi lemerveilleux ressort qui, chaque fois, finissait par la remettre surpied.

– Reste assise en face de moi, machérie ! lui dit-il. Là !… donne-moi ta main !… Etmaintenant, écoute-moi !

Il lui débita le plaidoyer, vraiment trèshabile et très éloquent, que, d’ailleurs, il s’était adressé àlui-même durant toute la journée.

Les hommes, dit-il, étaient loin encore d’êtreparfaits : dans leurs veines coulait le sang de soixantegénérations de chrétiens… Mais on devait se garder dedésespérer : la foi dans l’homme était l’essence de lareligion, la foi dans les éléments les meilleurs de l’homme, dansce que celui-ci était destiné à devenir, non pas dans ce qu’ilétait à présent. On se trouvait au début de la religion nouvelle,et non pas encore à sa maturité ; et il était naturel qu’ondécouvrit de l’aigreur dans le jeune fruit… Et puis, il fallaitsonger aussi à la provocation ! Il fallait se rappeler lecrime monstrueux que ces catholiques avaient projeté, la façon dontils avaient résolu de frapper au cœur la foi nouvelle !

– Ma chérie, disait-il, un homme nechange pas en un instant ; et puis, pense un peu à ce quiserait arrivé si ces chrétiens avaient réussi !… Je t’assureque je condamne tout cela aussi sévèrement que toi ! J’ai vu,ce soir, deux ou trois journaux qui sont aussi méchants et ignoblesque tout ce que les chrétiens ont jamais pu faire. Ces journauxexultent à l’idée des horreurs commises, sans se douter que celarisque de faire reculer le mouvement, de nous ramener de vingt ansen arrière !… T’imagines-tu donc que tu sois seule de tonavis, et qu’il n’y ait pas des milliers d’autres cœurs qui haïssentet détestent ces violences ?… Mais à quoi bon avoir la foi, sice n’est point pour être assuré que la bonté prévaudra ? Lafoi, la patience, l’espoir, voilà les armes par lesquelles nousvaincrons !

Il parlait avec une conviction passionnée, lesyeux fixés sur elle, tout concentré dans l’effort de luicommuniquer sa propre pensée, comme aussi d’effacer les vestigesdes derniers doutes qu’il sentait en soi-même.

Et, en effet, peu à peu, l’expressiond’horreur frénétique qui emplissait les yeux de la jeune femmedisparut, pour y être remplacée simplement par celle d’une vivesouffrance, à mesure que la personnalité d’Olivier recommençait àdominer la sienne. Cependant, la crise n’était pas encorefinie.

– Mais cette expédition vers Rome ?s’écria-t-elle, cette flotte d’aériens ! Cela, c’est délibéréet fait de sang-froid : ce n’est point l’éclat sauvage de lafoule !

– Ma chérie, cela n’est pas plusdélibéré, ni fait de sang-froid, que le reste ! Nous sommestous humains, nous manquons tous de la maturité que nous devrionsavoir ! C’est vrai que le conseil a autorisél’expédition ; mais il n’a fait que l’autoriser, rappelle-toicela !…

Mais Mabel l’interrompit, pour répéter une deses paroles.

– Autorisé ! reprit-elle. Et toiaussi, Olivier, tu as autorisé cette chose abominable ?

– Ma chérie, je n’ai rien dit, ni pour nicontre ! Et je te jure que, si nous avions voulu empêcher leprojet, il y aurait eu encore plus de sang versé, et que la nationaurait perdu les seuls hommes qui tâchent à la guider ! Noussommes restés passifs, faute de pouvoir rien faire !

– Ah ! mais il aurait mieux valumourir !… Olivier, laisse-moi mourir, au moins ! Je nepuis point supporter tout cela !

Par ses mains, qu’il tenait encore dans lessiennes, son mari l’attira plus près de lui.

– Mon amour, lui dit-il gravement, nepeux-tu pas avoir un peu de confiance en moi ? Si je te disaisce qui s’est passé aujourd’hui, certainement tu comprendraistout ! Mais fais-moi confiance, crois bien que je ne suis passans cœur ! Et puis, pense aussi à JulienFelsenburgh !

Pendant un moment, il vit des tracesd’hésitation dans ses yeux : un conflit se livrait en elle,entre sa confiance en lui et son horreur de tout ce qui étaitarrivé. Puis, une fois de plus, sa confiance en lui prévalut. Lenom de Felsenburgh acheva de faire pencher la balance, et elles’apaisa, en versant un flot de larmes.

– Oh ! Olivier, dit-elle, je lesais, que je puis me fier à toi ! Mais je suis si faible, ettout est si terrible ! Et lui, Felsenburgh, c’est vrai qu’ilest si fort et si bon ! Demain, n’est-ce pas, Olivier, il seraavec nous ?

Les deux jeunes gens étaient encore assis etcausaient, lorsque les horloges de la ville sonnèrent minuit.Mabel, toute frémissante de la lutte, releva les yeux sur son mari,avec un tendre sourire, et il put voir que la réaction espérées’était, enfin, pleinement produite.

– La nouvelle année, mon cher mari !dit-elle, en se pressant contre lui. Je te souhaite une heureusenouvelle année ! Oh ! mon chéri, secours-moi !

Elle le couvrit de baisers, puis se recula unpeu, les mains toujours dans les siennes, le considérant avec deuxgrands yeux brillants, pleins de larmes.

– Olivier, reprit-elle, il faut que je tefasse un aveu !… Sais-tu ce que j’étais en train de me dire,lorsque tu es arrivé ?

Il répondit non, d’un signe de tête, en ladévorant du regard. Comme elle était charmante, et comme ill’aimait !

– Eh ! bien ! murmura-t-elle,je me disais qu’il m’était impossible de supporter toutcela !… Olivier, tu comprends ce que je veux dire ?

Le cœur d’Olivier s’arrêta de battre, à cesmots ; et, d’un mouvement éperdu, il la ramena tout près delui.

– Mais à présent, cela est passé, tout àfait passé ! s’écria-t-elle. Olivier, je t’en supplie, ne meregarde pas avec cet air épouvanté ! Si ce n’était pasentièrement passé, je n’aurais pas trouvé le courage de t’enparler !

De nouveau, leurs lèvres se rencontrèrent, etun long baiser leur fit oublier le reste du monde. Mais soudain,dans la chambre voisine, la vibration du timbre électrique lesréveilla de leur extase ; et Olivier, comprenant ce quesignifiait cet appel du téléphone, sentit, même en ce momentbienheureux, qu’un tremblement d’angoisse et de crainte luisecouait le cœur.

– Cet appel ! dit la jeune femme,avec une nuance d’appréhension.

– Mais nous sommes d’accord, n’est-cepas, et tout est bien entre nous ? demanda-t-il.

Le visage de Mabel n’exprima que tendresse etconfiance.

– Oui, mon chéri, tout estbien !

Et comme la sonnerie, impatiente, devenaitplus aiguë :

– Va, Olivier ! ajouta-t-elle. Jet’attends ici !

Une minute après, il était de retour, leslèvres serrées, avec une expression singulière sur son visageblême. Il vint tout droit vers sa femme, lui prit de nouveau lesmains, et la fixa dans les yeux, sans rien dire. Dans leur cœur, àl’un et à l’autre, la résolution et la foi refoulaient l’émotion detout à l’heure, qui n’était pas encore entièrement apaisée.

Olivier soupira longuement, et dit enfin,d’une voix sourde :

– Oui ! C’est fini !

Les lèvres de Mabel remuèrent, et il vit unepâleur de mort monter à ses joues. Il l’étreignit fortement.

– Écoute, lui dit-il, il faut que tusaches, et que tu acceptes ! C’est fini ! Rome apéri ! Maintenant, il s’agit pour nous de construire quelquechose de meilleur !

Elle ne répondit rien, mais toute sanglotante,se jeta dans ses bras.

Chapitre 8

 

I

Longtemps avant l’aube, ce premier matin de lanouvelle année, les approches de l’Abbaye se trouvaient déjàbloquées. Les rues Victoria, Great-Georges, White-Hall, Millbank,étaient encombrées d’une foule immobile. Tous les toits et balconsd’où l’on avait vue sur l’Abbaye ne formaient qu’une masse detêtes.

On avait annoncé, depuis une semaine, qu’enconsidération de l’énorme demande de places, à l’église, toutepersonne qui présenterait un certificat cultuel dans un bureau depolice serait considérée comme ayant accompli son devoircivique ; et l’on avait fait savoir aussi que la grande clochede l’Abbaye sonnerait, au moment de l’adoration de l’imagesymbolique, de telle sorte que la foule qui remplissait les rues etles places avait un peu l’impression de prendre sa part de lacérémonie.

La ville était littéralement devenue folle, laveille, lorsqu’avait été révélé le complot catholique. Cetterévélation avait eu lieu vers quatorze heures, une heure après quele complot avait été dénoncé à M. Snowford ; et, presqueimmédiatement, toute la vie commerciale de Londres avait cessé.Vers quinze heures, tous les magasins, la Bourse, les bureaux de laCité, comme par une impulsion irrésistible, s’étaient fermés ;et, depuis ce moment jusqu’aux environs de minuit, où la polices’était enfin trouvée en force pour intervenir, de véritablesarmées d’hommes, des escadrons hurlants de femmes, des troupes dejeunes gens frénétiques avaient paradé dans les rues, criant,dénonçant, et tuant. Peu de rues avaient échappé à la dévastation.La cathédrale de Westminster avait été envahie, on avait détruittous les autels, et des indignités indescriptibles s’étaientproduites. Un vieux prêtre, qui se préparait à porter leSaint-Sacrement à un malade, avait été saisi et étranglé.L’archevêque, avec deux autres évêques et onze prêtres, avait étépendu à l’extrémité nord de l’église. Trente-cinq couvents avaientété démolis. Saint-Georges n’était plus qu’un monceau de cendresfumantes. Et les journaux du soir disaient que, pour la premièrefois depuis l’introduction du christianisme en Angleterre, pas untabernacle catholique ne restait debout, à vingt lieues del’Abbaye. Le Nouveau Peuple, en majuscules énormes, affirmait que« la ville de Londres était enfin purifiée de tout vestige del’ignoble et malfaisante superstition de la croix ».

Vers seize heures, on apprit qu’unecinquantaine d’aériens venaient de partir pour Rome ; et, unedemi-heure après, la nouvelle arriva que Berlin, de son coté,venait d’envoyer une escadre plus nombreuse encore. À minuit, –lorsque déjà, heureusement, la police avait commencé à rétablir unpeu d’ordre dans les mouvements de la foule, – les affichesélectriques annoncèrent que l’œuvre de destruction était achevée,et que « le séculaire foyer de la pestilence chrétienne »avait définitivement cessé de « menacer la paix et le bonheurdu monde ».

Les journaux du lendemain apportèrent lesdétails de la catastrophe. Ils disaient comment, par une chancemerveilleuse, presque toute la hiérarchie de l’univers chrétiens’était trouvée rassemblée au Vatican, qui avait été le premierendroit attaqué. À présent, pas un seul édifice, à Rome, ne restaitdebout. La Cité léonine, le Transtévère, les faubourgs, tout avaitété anéanti ; car les aériens s’étaient soigneusement partagéla ville étendue au-dessous d’eux, avant de commencer à lancer lesexplosifs ; et, cinq minutes après le premier choc et lepremier éclat de fumée, l’entreprise de purification étaitterminée. Alors, les aériens s’étaient dispersés dans toutes lesdirections, poursuivant les automobiles et autres voitures quiemmenaient des fuyards ; et l’on supposait que plus de trentemille de ces fuyards avaient été ainsi réduits à néant.

« Il est vrai, ajoutait leStudio, que maints trésors de grande valeur ont à jamaisdisparu. Mais ce n’est là, à coup sûr, qu’une faible rançon pourpayer un bien aussi précieux que l’extermination finale et complètede la peste catholique. Car il arrive un moment où la destructiondevient l’unique moyen de guérison, pour un bâtiment trop infectéde vermine. » Le journal disait que, maintenant que le papeavec son collège de cardinaux, et toutes les ex-royautés del’Europe, et tous les plus ardents chrétiens du monde habité,avaient péri, une recrudescence de la superstition n’était plusguère à craindre. Cependant, on devait se garder d’un excès deconfiance. Il restait encore des catholiques ; et l’on savaitassez combien l’audace de ces misérables était effrénée. Aussiavait-on le devoir, tout au moins, de ne plus leur permettre deprendre aucune part à la vie publique, dans aucune nationcivilisée.

Les télégrammes des autres pays attestaientque, partout, l’exécution de la nuit avait été accueillie avec uneapprobation unanime. Seuls quelques journaux à tirage restreintdéploraient l’incident, ou plutôt l’état d’esprit que cet incidentavait révélé. Ils espéraient que, désormais, l’humanité n’auraitplus jamais besoin de recourir à la violence. Mais, en somme, toutle monde s’accordait à se réjouir du fait lui-même, et desconséquences qu’il ne pourrait manquer d’avoir pour l’humanité. Iln’y avait plus, désormais, que l’Irlande qui demeurât un lieuinquiétant ; et déjà plusieurs journaux la sommaient derentrer dans l’ordre, sous peine d’avoir à disparaître de la mêmefaçon.

Vers neuf heures, l’impatience de la fouleatteignit son plus haut degré. De toutes parts, on entendait desmurmures, des cris. Puis une immense clameur s’éleva, lorsque semontrèrent, sur la place de l’Abbaye, quatre grandes voituresrevêtues des insignes du gouvernement : c’étaient, sedisait-on, les cérémoniaires et autres officiants, se dirigeantvers la Cour du Doyen, où la procession allait se réunir.

À neuf heures et demie, les cloches éclatèrentbruyamment. Aussitôt le peuple rassemblé autour de l’Abbaye entonnaun grand chœur, d’une solennité à la fois recueillie ettriomphale ; mais ce chant magnifique, dont les premièresnotes avaient été chantées avec un ensemble parfait, ne sepoursuivit point jusqu’au bout avec la même ampleur, car, de procheen proche, un murmure vint s’y mêler, annonçant que Felsenburghallait assister à la cérémonie. Depuis plus de quinze jours,l’Europe avait été sans nouvelles du Président ; on avait su,simplement, qu’il se livrait au repos et à la méditation dans samystérieuse retraite d’Orient ; et d’autant plus profondeétait, maintenant, l’émotion causée par cette nouvelle imprévue dela présence du grand homme à Londres.

Cependant, les automobiles et les petitsvaisseaux aériens affluaient, à présent, de toutes les directions,amenant les privilégiés qui avaient obtenu le droit de pénétrerdans le temple. Et maintes fois, des acclamations s’étaientpropagées de bouche en bouche, saluant l’arrivée des personnagesnotoires : lord Pemberton, Olivier Brand et sa charmante jeunefemme, Snowford, les délégués des diverses nations du continent. Iln’y avait pas jusqu’à la mélancolique figure de M. Francis, legrand cérémoniaire, qui, tout à l’heure, n’eût été accueillie parde respectueux vivats. Puis, vers onze heures moins le quart, leflot des arrivées s’était arrêté ; la barrière qui réservaitun passage pour les voitures avait été enlevée, et la foule, avecun soupir de soulagement, avait pu se répandre sur toute lachaussée. Après quoi, de nouveau, le nom de Felsenburgh avaitreparu sur toutes les lèvres : le peuple, d’un élan unanime,appelait, réclamait son maître.

Le soleil était à présent très haut, toujourspareil à un disque de cuivre, au-dessus de la Tour Victoria ;et la blancheur de l’Abbaye, les lourds tons gris du Parlement, lesnuances infiniment variées des toits, des têtes, des affiches, toutcela commençait à sortir de la brume qui, jusqu’alors, l’avait àdemi effacé.

Une cloche, toute seule, sonna, durant lescinq minutes qui précédaient l’heure. Quand elle cessa de sonner,les oreilles de ceux qui se tenaient aux environs des grandesportes de l’Ouest perçurent les premiers accords de l’orguecolossal, renforcés de vibrants appels de trompettes. Et puis,soudain, un silence énorme tomba sur la foule.

II

Lorsque la cloche seule s’était mise à sonner,retentissant comme un coup de vent continu, à l’intérieur deshautes voûtes, Mabel était venue s’asseoir dans le fauteuil qui luiétait réservé ; et, maintenant, de tous ses yeux, ellecontemplait le spectacle merveilleux qui se déroulait devantelle.

D’une extrémité à l’autre et d’un côté àl’autre, l’intérieur de l’Abbaye lui présentait une immensemosaïque de visages humains. Le transept sud, en face d’elle,n’était qu’une masse de têtes depuis le bas jusqu’à la rosace deverre. Le chœur, par delà l’espace libre ménagé devant l’autel,était rempli de figures blanches, en jupes et en surplis ; etnon moins encombrée apparaissait la galerie de l’orgue, et toute lanef s’étendant à l’infini. Entre chaque groupe de colonnes,derrière les stalles du chœur, des estrades avaient été dressées,portant des sièges somptueux, dont pas un n’était inoccupé.L’espace entier était animé d’une fine et transparente lumière,qu’on aurait crue celle du soleil d’été, mais qui provenait delampes électriques placées à l’extérieur de toutes les fenêtres. Etle murmure de dix mille voix semblait un accompagnement naturel desappels mélodieux qui vibraient au-dessus de lui. Enfin, plusémouvant encore que le reste de ce que voyait la jeune femme,s’ouvrait, à ses pieds, le sanctuaire vide, couvert d’un tapis,avec, au fond, l’énorme autel, le rideau splendide cachant l’imagesymbolique, et le grand trône, attendant Celui qui allaitvenir.

Mabel avait besoin d’être rassurée parl’espoir de cette venue de Felsenburgh, car, de ses émotions de lanuit passée, elle ne pouvait s’empêcher de garder un souvenirdouloureux, comme d’un effrayant cauchemar. Depuis le premier chocde ce qu’elle avait vu en sortant de la petite église, jusqu’aumoment où, dans les bras de son mari, elle avait apprisl’anéantissement de Rome, elle avait eu l’impression que le mondenouveau, autour d’elle, s’était brusquement corrompu et décomposé.Il lui semblait incroyable que le monstre furieux qu’elle avaitentendu rugissant dans la nuit pût être cette Humanité qu’elleavait reconnue pour son Dieu. Toujours elle avait pensé que lavengeance, et la cruauté, et le meurtre, étaient le produit de lasuperstition chrétienne, désormais morte et ensevelie, depuisl’avènement de l’Ange de Lumière ; et, voici que, maintenant,force lui avait été de reconnaître que ces horreurs continuaient àvivre !

Toute la soirée, jusqu’à l’arrivée de sonmari, elle avait douté, résisté à ses doutes, essayé de recouvrerla confiance qui s’était répandue en elle pendant sa méditation del’église. Elle s’était dit que la tradition ne mourait quelentement ; elle s’était rappelé tout ce qu’Olivier lui avaitsouvent répété des résultats obtenus déjà par la civilisation, etde ceux qui restaient à obtenir encore. Mais rien n’avait puprévaloir contre l’épouvante et le dégoût qui la pénétraient. Elleavait même pensé à mourir, comme elle l’avait dit à son mari ;l’idée lui était venue de renoncer à sa propre vie, dans sondésespoir au sujet du monde. Très sérieusement, elle y avaitsongé ; c’était là une solution parfaitement d’accord avec sadoctrine morale. D’un consentement unanime, les êtres inutiles, lesmourants, étaient délivrés de l’angoisse de vivre ; lesmaisons spécialement réservées à l’euthanasie lui prouvaient assezcombien un tel affranchissement était légitime. Et si d’autres yrecouraient, pourquoi s’en priverait-elle, en présence de ce poidsqu’elle se sentait incapable de porter ? Et puis, Olivierétait rentré, il avait réussi à ramener en elle la confiance etl’espoir ; et le cauchemar s’était dissipé, pour ne plus luilaisser qu’un souvenir confus. Mais, surtout, c’était le nom deFelsenburgh qui avait eu le pouvoir de la tranquilliser.

– Pourvu qu’Il vienne !soupirait-elle. Pourvu que mon espérance ne me trompepas !

Peu à peu, elle se rendit compte que les crisqu’elle entendait au dehors réclamaient, eux aussi, la venue deFelsenburgh ; et cette pensée contribua encore à la rassurer.Ces tigres sauvages n’étaient donc pas sans savoir où chercher leurrédemption : ils comprenaient ce qui devait être leur idéal,pour éloignés qu’ils fussent, eux-mêmes, d’y atteindre !Ah ! si seulement Felsenburgh venait, tous les problèmes setrouveraient résolus ! La vague sinistre se briserait sous sonappel de paix, les sombres nuages s’éloigneraient, le rugissementse changerait en silence ! Et, sûrement, Felsenburgh allaitvenir ! Il connaissait sa tâche, il devinait combien sesenfants avaient besoin de lui !

La cloche s’arrêta ; et durant la minutequi précéda le commencement des chants, Mabel entendit, trèsclaire, par-dessus les murmures de l’intérieur, la voix unanime dupeuple, au dehors, qui continuait à réclamer son Dieu. Puis legrondement, large, immense, de l’orgue s’éleva, soutenu par le crides trompettes et la vibration rythmée des tambours. Le cœur deMabel battit plus vite, et sa confiance renaissante frémit etsourit en elle, à mesure que les accords puissants l’envahissaient,avec leur beauté triomphale. De toute son âme, elle songeait que,malgré tout, l’homme était Dieu, un Dieu qui, la veille, avait euun moment d’oubli de soi, mais qui se relevait à présent, en cematin d’une année nouvelle, écartant le brumes, dominant sesmauvaises passions. Le Tout-Puissant, le Bien-Aimé, Dieu, c’étaitl’Homme ; et Felsenburgh était son Incarnation. Oui, elleavait le devoir de croire à cela ! et, vraiment, de toute sonâme, elle y croyait !

Elle vit alors que, déjà, la longue processionse déroulait dans le temple, tandis que, par un art imperceptible,la lumière devenait de plus en plus intensément belle. Les voici,ces ministres d’une pure foi ! hommes graves qui savaient àquoi ils croyaient, les voici qui descendaient lentement, deux pardeux, conduits par des suisses en grand apparat, et eux-mêmesétalant à la lumière colorée toute la splendeur de leurs tabliers,insignes, et joyaux maçonniques !

Le visage plus anxieux que jamais,M. Francis, dans sa robe solennelle, se tenait à l’entrée dusanctuaire, attendant la procession ; et déjà l’espace réservéaux officiants commençait à se remplir, lorsque, tout à coup, Mabelse rendit compte que quelque chose d’imprévu venait de seproduire.

En effet, le murmure des voix, à l’intérieurde l’Abbaye, avait brusquement cessé, et un grand flot d’émotionagitait les vallées et les collines de têtes, devant Mabel, commeun coup de vent remue les épis. Et elle-même, dès l’instantd’après, était debout, étreignant le dossier du siège qui précédaitle sien ; et son sang battait à coups précipités, comme unemachine trop chauffée, dans chacune de ses veines. Au même instant,avec un bruit qui ressemblait à un immense soupir, toutel’assemblée s’était dressée sur ses pieds.

L’ordre même de la procession faillit setroubler. Mabel vit M. Francis s’élancer tout à coup, dans lanef, avec des gestes d’affolement. Çà et là, d’autres hommescouraient et se poussaient, des tabliers flottaient, des mainsfaisaient des signes angoissés, des paroles entrecoupées secroisaient de toutes parts. Et puis, comme si un dieu avait ramenéle calme, d’un mouvement du doigt, le désordre cessabrusquement ; un grand soupir retentit ; et, dans lalumière colorée qui remplissait la nef, la jeune femme aperçut lafigure d’un homme, seul, s’avançant.

III

Ce que Mabel vit, et entendit, et sentit,pendant les instants qui suivirent, en ce premier jour de lanouvelle année, jamais elle ne put se le rappeler exactement. Elleperdit, pour un instant, sa conscience continue d’elle-même et sonpouvoir de réflexion, sans doute sous l’effet de sa faiblesse,après le grand conflit intérieur de la veille. Elle n’avait plus enelle cette faculté qui emmagasine, étiquette, et classe lesfaits : elle n’était plus qu’un être observant, pour ainsidire, d’un seul coup, et percevant toutes choses sur un même plan.La vue et l’ouïe semblaient ses seules fonctions, communiquantdirectement avec un cœur enflammé.

Elle ne sut même point à quelle minute préciseelle avait reconnu que l’homme qui entrait était Felsenburgh. Elleparaissait l’avoir reconnu, même avant qu’il entrât ; et sesyeux le suivaient, comme fascinés, pendant qu’il s’avançait sur letapis rouge, superbement seul, gravissant les trois marches del’accès du chœur, puis, continuant à passer et à repasser devantelle. Il était vêtu de sa solennelle robe anglaise, noire etécarlate : mais c’est à peine si elle eut le loisir de leremarquer. Pour elle, comme pour chacun des milliers d’êtres quiremplissaient l’Abbaye, personne n’existait plus que Luiseul ; le vaste assemblage qu’elle avait vu tout à l’heureavait maintenant disparu, fondu et transfiguré en une atmosphèrevibrante d’émotion humaine. Nulle part, il n’y avait personne queJulien Felsenburgh. Et la paix et la lumière brillaient, comme uneauréole, autour de lui.

Enfin, il atteignit sa place réservée ;et Mabel put distinguer un moment son profil, pur et fin comme lapointe d’un canif, sous ses cheveux blancs. Il souleva légèrementune manche fourrée d’hermine, fit un geste bref, et, tout de suite,les dix mille assistants se rassirent. Et, de nouveau, il y eut unsilence.

Il se tenait, à présent, parfaitementimmobile, les mains jointes, et le visage fixé obstinément devantlui ; on eût dit que celui qui avait attiré à lui tous lesyeux, et dominé tous les cœurs, attendait que son autorité devintplus complète encore, et que le monde entier ne fût plus qu’unevolonté, un désir, tout cela dans sa main. Puis, après un longtemps de cet étrange silence, il parla…

De cela encore, Mabel dut s’avouer, plus tard,qu’aucun souvenir précis ne lui restait ; il n’y avait pas euen elle cette opération consciente par laquelle, d’habitude, ellecontrôlait, approuvait ou condamnait ce qu’elle entendait. L’imagela plus satisfaisante qui, par la suite, résumât pour elle sonimpression durant ce discours était celle-ci : que pendant quel’orateur parlait, c’était elle-même, Mabel, qui parlait. Sespropres pensées, ses sentiments divers, ses souffrances, sadéception, ses espoirs nouveaux : tous les modes intérieurs deson âme, dont à peine elle se rendait compte, voici maintenant quecet homme les reprenait, et jusqu’au flux et reflux le pluschangeant de ses idées ! Et voici qu’il proclamait tout celaau monde, après l’avoir purifié et rehaussé merveilleusement !Pour la première fois de sa vie, elle comprenait pleinement ce quesignifiait la nature humaine, car c’était son propre cœur quiflottait dans l’air de l’Abbaye, porté par cette voix immense. Romeavait péri ; en Angleterre, en Allemagne, en Italie, des ruess’étaient remplies de sang, et cela parce que l’Homme, pour uninstant, était retombé jusqu’au niveau de la nature du tigre.« Oui, ce que l’on n’aurait pu croire s’est produit, criait lagrande voix ; et, pendant plusieurs générations, l’Homme auradésormais à rougir de honte en se souvenant que, un jour, il atourné le dos à la lumière clairement apparue ! »

Il n’y avait point, dans ce discours, d’appelsau pathétique, pas de peintures de palais écroulés, d’hommess’enfuyant, de l’œuvre terrible des explosifs. L’orateur ne voulaitvoir que les scènes, plus horribles encore, qui avaient eu pourthéâtre les cœurs de la foule, et qui avaient, brusquement, ramenél’homme à ce temps affreux de son enfance où il n’avait pas encoreappris ce qu’il était et ce qu’était son rôle.

Non point que l’on dût se repentir !disait encore la puissante voix. Mais il y avait quelque chosed’infiniment supérieur au repentir : la connaissance descrimes dont l’homme était capable, et la volonté de mettre à profitcette connaissance. Rome avait disparu, et la façon dont sadisparition s’était opérée avait été déshonorante pour l’humaniténouvelle ; et cependant combien cette disparition de Romeallait, à l’avenir, rendre plus respirable l’atmosphère de la vieuniverselle !… Sur quoi, comme le vol d’un aigle, la parole deFelsenburgh s’élançait brusquement au plus haut du ciel ;sortant du hideux abîme où elle était descendue pour un instant,parmi les cadavres dépecés et les maisons en ruine, elle montaitdans un air infiniment pur et lumineux, emportant avec elle larosée des larmes et l’arôme de la terre. Et de même que, tout àl’heure, elle ne s’était pas fait faute de frapper et d’humilier lecœur humain mis à nu, de même à présent, elle n’épargnait rien pourrelever ce cœur douloureux et ensanglanté, pour le réconforter parla divine vision de l’Amour.

Le Président s’était tourné, tout à coup, versla statue voilée, derrière l’autel :

– Oh ! Humanité ! s’était-ilécrié, notre mère à tous !

Et alors, pour ceux qui l’entendaient, lesuprême miracle s’était accompli. Car il leur avait semblé que cen’était plus un homme, ni même l’Homme, qui parlait, mais un êtred’espèce supérieure, parvenu au degré du surnaturel. Puis le rideauétait tombé, et, unanimement, les dix mille assistants avaient eul’impression de voir, debout en face l’un de l’autre, la Mère,au-dessus de l’autel, blanche et protectrice, et l’Enfant,incarnation passionnée d’amour, lui criant, de satribune :

– Oh ! ma mère, notre mère àtous !

Après quoi, il l’avait louée en magnifiques,en puissants hommages, avait proclamé sa gloire, sa force, samaternité immaculée, et les sept glaives d’angoisse quitransperçaient son cœur, au spectacle des souffrances et des foliesde ses fils. Et il lui avait promis de grandes choses : lareconnaissance de ses innombrables enfants, la tendresse et ledévouement des générations à naître. Il l’avait appelée la Porte duciel, la Tour d’ivoire, la Consolatrice des affligés, la Souverainedu monde ; et tous les yeux extasiés qui, à ce moment,considéraient la statue, avaient cru que le grave et solennelvisage de la Mère lui souriait, doucement.

Maintenant, il avait gravi les dernièresmarches du sanctuaire, les mains toujours étendues, et toujourscontinuant à répandre un flot prodigieux d’hommages mystiques. Levoici devant l’autel ; le voici agenouillé, humblementprosterné aux pieds de sa Mère !

Et, pendant quelques secondes, avant que lajeune femme retombât sur son siège, aveuglée de larmes, elle avaitencore aperçu la petite figure à genoux devant la grande statue,souriante et transfigurée dans la délicieuse lumière dont elleétait baignée. Et Mabel s’était dit que, enfin, la Mère avaittrouvé son Fils.

Mais, alors, l’enthousiasme de la foule avaitcessé de se contenir. Un véritable océan de têtes et de brass’était soulevé dans toute l’Abbaye, l’air s’était rempli d’uneclameur énorme, et les voûtes et les colonnes avaient tremblé,secouées par une frénésie pieuse. Et ainsi, parmi la lumièresurnaturelle, sous un fracas de tambours, entremêlés au tonnerre del’orgue, dix mille voix affolées avaient proclamé Felsenburgh leurSeigneur et leur Dieu.

Partie 3
LIVRE III

La victoire

Ce jour suprême ne viendra point sans quese soit produite, auparavant, une grande apostasie, et sans qu’onait vu paraître l’Homme de Péché, cet Entant de Perdition…

Cet ennemi de Dieu, qui s’élèveraau-dessus de tout ce qui est appelé Dieu ou qui est adoré, à telpoint qu’il trônera lui-même dans le temple de Dieu, se faisantpasser pour un être divin…

Et le mystère d’iniquité est en train des’accomplir, dès à présent ; et il faut que ceux qui sontfidèles maintenant persévèrent dans la fidélité…

Et alors il sera révélé sous son jourvéritable, ce monstre d’iniquité que le Seigneur Jésus fera périrpar le souffle de sa bouche, et qu’il détruira par l’éclat de savenue…

Ce personnage qui doit arriver accompagnéde la puissance de Satan, avec toute sorte de signes, de miracles,et de prodiges trompeur,

Et orné de toutes les séductions quiporteront à l’iniquité ceux qui sont destinés à périr, parce qu’ilsn’auront pas accepté l’amour de la vérité, qui les auraitsauvés.

(IIe épître de saint Paulaux Thessaloniciens, II, 3-4 et 7-10.)

Chapitre 1

 

I

La petite chambre où le nouveau pape se tenaitassis, son livre en main, était un modèle de simplicité. Les mursétaient blanchis à la chaux, le plafond était fait de poutres nonrabotées, et de la terre battue formait le plancher.

Au milieu de la pièce se dressait une tablecarrée, avec une chaise de bois auprès d’elle ; un brasier,maintenant refroidi, occupait le milieu du vaste foyer ; et lachambre ne contenait rien d’autre, absolument, à l’exception d’unedouzaine de volumes sur une planche, contre l’un des murs. Il yavait trois portes, dont l’une menait à l’oratoire privé, unedeuxième à l’antichambre, et la troisième à une petite cour pavée.Les fenêtres du sud avaient leurs volets clos ; mais, par lafente irrégulière de ces volets mal joints, ruisselait, en lames defeu, l’ardente lumière du printemps oriental.

C’était l’heure de la sieste, après le repasde midi, et, sauf le bruit de faux, rapide et saccadé, d’unecigale, au flanc de la colline qui s’élevait derrière la maison, unsilence profond régnait à l’entour.

Le pape, qui avait dîné depuis plus d’uneheure, avait à peine fait un mouvement, depuis lors, sur sa chaise,tout absorbé dans la lecture du livre qu’il tenait en main. Pour uninstant, il avait tout mis de côté : ses propres souvenirs destrois mois passés, son amère anxiété présente, le poids effroyablede sa responsabilité. Le livre qu’il lisait était une rééditionpopulaire, à bon marché, de la fameuse Biographie de JulienFelsenburgh publiée à Londres un mois auparavant ; et lepape était maintenant arrivé presque aux dernières pages.

C’était un livre très serré et très habilementécrit, œuvre d’un auteur anonyme, et que quelques-uns, d’abord,avaient attribuée à Felsenburgh lui-même. La plus grande partie dupublic, cependant, se refusait à admettre cette hypothèse ;mais on était d’avis que le livre avait été rédigé, avec leconsentement de Felsenburgh, par l’un des membres de ce petitgroupe de privilégiés, qui, désormais accueillis dans l’intimité duPrésident, l’aidaient à diriger la politique du monde.

Le corps de l’ouvrage traitait de la vie deFelsenburgh, ou plutôt des deux ou trois années de cette vie que lemonde avait pu connaître, depuis son brusque avènement dans lapolitique américaine, et sa médiation en Orient, jusqu’à la récentesérie de faits des mois précédents, où, tour à tour, Felsenburghavait été proclamé messie à Damas, adoré comme un dieu à Londres,et, enfin, s’était vu élire à la présidence des deux Amériques.

Le pape avait parcouru le récit de cesévénements historiques, qui lui étaient déjà suffisammentconnus ; mais surtout il avait étudié avec attention l’analysedu caractère du mystérieux personnage, ce que l’auteur appelait,sentencieusement, sa « révélation au monde ». Cet auteurdéfinissait, comme étant les deux grands traits caractéristiques dela personnalité du Président, sa double faculté de domination surles mots et sur les faits. « En lui, écrivait-il, les mots,ces enfants de la terre, se trouvent mariés aux faits, ces enfantsdu ciel ; et le suprême Surhomme n’est que le produit de cetteunion. » Parmi les traits secondaires, l’écrivain anonymenotait la prodigieuse mémoire du héros, son génie linguistique. Ille louait de posséder à la fois « l’œil télescopique et l’œilmicroscopique », de pouvoir discerner également les grandestendances universelles et les plus menus détails des chosesparticulières. Diverses anecdotes illustraient ces observations, etl’auteur rapportait un certain nombre de ces courts aphorismes quiétaient l’un des modes d’expression favoris de Felsenburgh.« Nul homme ne pardonne, disait, par exemple celui-ci ;ce qu’on appelle pardonner, c’est seulement comprendre. » Oubien : « Il faut une foi suprême pour renoncer à croireen Dieu. » Ou bien encore : « Un homme qui croit ensoi-même est seul capable de croire en son prochain. » Et lepape songeait que cette dernière phrase traduisait parfaitementl’égoïsme transcendant qui, mieux que tous les autres étatsd’esprit, était capable de s’opposer à l’esprit chrétien.Felsenburgh disait encore : « Pardonner un mal commis,c’est approuver un crime. » Et encore : « L’hommefort ne doit être accessible à personne, mais tous doivent êtreaccessibles pour lui. »

Il y avait, dans plusieurs de ces paroles, uncertain ton d’emphase assez déplaisant ; mais ce ton provenaitbien plutôt du biographe que de l’orateur lui-même. Quiconque avaitvu Felsenburgh savait de quelle façon ces phrases avaient dû êtreprononcées : sans aucune solennité pédante, mais enveloppéesd’un tourbillon brûlant d’éloquence, ou bien exprimées avec cettesimplicité, étrangement émouvante, qui avait valu au Président sapremière victoire sur Londres. Certes, il était possible de haïrFelsenburgh, et de le craindre, mais non pas de le dédaigner, ni desourire d’aucune de ses manifestations.

Un des thèmes favoris de l’auteur du livreétait de signaler l’analogie qu’il découvrait entre son héros et lanature. Dans l’un comme dans l’autre se trouvait la mêmecontradiction apparente, la combinaison de l’extrême tendresse avecl’extrême impitoyabilité. « Le pouvoir qui guérit les plaiesest aussi celui qui les inflige, le pouvoir qui revêt le sol defleurs et de gazon est aussi celui qui le ravage par lestremblements de terre. » De même il en était pour Felsenburgh.Lui, qui avait pleuré sur la destruction de Rome, un mois aprèsavait parlé de l’extermination comme d’un instrument qui, parfois,pouvait et devait être employé au service de l’Humanité.« Seulement, ajoutait-il, c’est un instrument qui doit êtreemployé avec délibération, non avec passion. »

Ces paroles avaient soulevé un intérêtextrême, et tout le monde, d’abord, les avait trouvéessingulièrement paradoxales, de la part d’un homme qui, la veille,avait prêché la paix et la tolérance. Mais, sauf un renforcement demesures pour la dispersion des catholiques irlandais, et, çà et là,quelques exécutions individuelles ou par petits groupes, cesparoles de Felsenburgh, jusqu’ici, n’avaient pas été suiviesd’effet ; et, de jour en jour, le monde s’était accoutumé àles admettre ; à comprendre leur nécessité profonde, et même àen attendre la prochaine réalisation.

Car, aussi bien, comme le remarquaitprécisément le biographe, un monde issu de la nature physique nepouvait manquer d’accueillir avec faveur l’homme qui accomplissaitles préceptes de cette nature, le premier qui, délibérément etouvertement, introduisait dans les affaires humaines des loistelles que celle de la survivance du plus apte, et des véritésnaturelles telles que l’immoralité du pardon. Dans cet homme, quiincarnait la nature, comme dans la nature elle-même, il y avaitforcément une part de mystère ; et l’un comme l’autre devaientêtre acceptés pour que l’être humain pût se développer et. suivresa voie.

Et le secret de ce pouvoir qu’exerçaitFelsenburgh résidait, d’après le biographe, dans la personnalité duPrésident. Le voir, c’était croire en lui, ou plutôt c’était lereconnaître comme le représentant nécessaire de la vériténaturelle. « Nous ne pouvons pas expliquer la nature, ni luiéchapper par des regrets sentimentaux. Le lièvre mourant crie commeun enfant, le cerf blessé pleure de grosses larmes, le moineau tueses parents ; la vie n’existe qu’à la condition qu’existe lamort ; et ces choses arrivent malgré toutes les théories qu’ilnous plaît d’enfanter. La vie doit être acceptée dans cesconditions, qui seules sont bonnes, car nous ne pouvons pas noustromper en suivant la nature ; et ce n’est qu’en acceptant cesconditions que nous trouverons la paix, car notre commune mère nerévèle ses secrets qu’à ceux qui la prennent comme elle est. »Pareillement il en était de Felsenburgh. « Sa personnalité estd’une sorte qui ne souffre point la discussion. Il est complet etsuffisant en soi, pour ceux qui se fient à lui ; et toujoursil restera une énigme détestée pour ceux qui ne seront pas aveclui. Et il faut que le monde, se l’étant donné pour maître, seprépare à la conséquence logique de son avènement. Il ne faut pointque le sentiment, une fois de plus, se trouve admis à dominer et àentraver la raison ! »

Enfin, l’écrivain anonyme montrait comment, àcet Homme par excellence, convenaient proprement tous les titresdécernés, jusqu’alors, à des Êtres suprêmes imaginaires. Ainsi,c’était lui qui était le Seigneur, car à lui était réservé demettre au jour cette vie parfaite de paix et d’union à laquelle,avant lui, les innombrables générations humaines avaient aspirévainement. Et il était aussi le Rédempteur, car il avait rachetél’homme des ténèbres et de l’ombre de la mort, guidant ses pas dansla voie de la paix. Il était le Fils de l’Homme, car lui seul étaitparfaitement humain. Il était l’alpha et l’oméga, le commencementet la fin de l’humanité renouvelée. Il était Dominus DeusNoster, – tout comme Domitien l’avait été jadis !songeait le pape. – Il était aussi simple et aussi complexe que lavie même est simple dans son essence, complexe dans sesmanifestations.

Et déjà son esprit remplissait le monde.L’individu n’était plus séparé de ses frères ; et la mortn’apparaissait plus que comme une ride qui courait, çà et là, surl’immense mer inviolable. Car l’homme avait enfin appris que larace était tout, et non le moi personnel ; la cellule avaitenfin découvert l’unité du corps entier ; et, de l’aveu desplus grands penseurs contemporains, la conscience même del’individu allait bientôt céder le titre de personnalité à la massecollective des hommes. Au reste, n’était-ce pas cette fusion desindividus en une humanité totale qui, seule, pouvait expliquer lacessation des rivalités de partis et des conflits entre lesnations ? Or, tout cela, c’était l’œuvre de JulienFelsenburgh !

Voici que je suis pour toujours avecvous, – l’auteur anonyme terminait son livre parcette citation, – depuisce jour jusqu’à la consommation du monde ! Je suis la porte,la route, la vérité et la vie ; le pain de la vie et l’eau dela vie. C’est moi qui sais le désir de toutes les nations ; etmon royaume n’aura pas de fin.

Ayant achevé de lire cette péroraison toutelyrique, le pape jeta le livre, et s’accouda sur la table, les yeuxfermés.

II

Et lui-même, qu’avait-il à dire à toutcela ? Il n’avait à y répondre qu’en attestant un Dieu qui secachait et un Sauveur qui tardait à venir, un Consolateur qui,depuis longtemps, avait cessé de se faire entendre dans le vent etde se faire voir dans la flamme !

Dans la chambre voisine se dressait un petitautel en planches, que surmontait une boîte de fer ; et, danscette boîte, était une coupe d’argent, et, dans cette coupe, étaitquelque chose.

À une distance d’environ cinquante mètres dela maison, s’élevaient les dômes et les toits plats d’un misérablevillage appelé Nazareth ; le Carmel était sur la droite,éloigné d’un peu moins de deux kilomètres ; sur la gaucheétait le Thabor ; en face, la plaine d’Esdraélon ; et,derrière, c’étaient Cana, et la Galilée, et le lac immobile, etHermon. Et plus loin encore, vers le sud, Jérusalem. C’est à cettebande étroite de terre sacrée que le pape était venu demanderasile : à cette terre où, deux mille ans auparavant, était néeune religion qui, maintenant, allait être rasée de la surface dusol, à moins que Dieu ne parlât, du ciel, dans un nuage de feu.C’était sur cette terre qu’avait marché Quelqu’un dont leshommes avaient pensé qu’il allait racheter Israël. Dans ce mêmevillage, jadis, Il avait puisé l’eau de la fontaine, et exécuté destravaux d’artisan. Sur ce lac allongé, tout proche, Ses piedss’étaient posés comme sur des pierres ; sur la haute montagnede gauche, Il s’était transfiguré dans une gloireprodigieuse ; et c’était sur la pente basse et unie descollines du nord qu’Il avait déclaré que les doux étaient bénis duciel, et que les pacifiques étaient les vrais enfants de Dieu, etque ceux qui avaient faim et soif seraient rassasiés etdésaltérés.

Et maintenant les choses en étaient arrivées àceci : le christianisme s’était éteint en Europe, comme lesoleil se cache par delà les cimes obscurcies ; Rome,l’éternelle Rome n’était qu’une masse de ruines ; et, dansl’Orient et dans l’Occident, un homme avait été installé sur letrône de Dieu. Le monde avait avancé à pas gigantesques. Le senssocial régnait dans sa perfection. Les hommes avaient appris laleçon sociale du christianisme, mais en la séparant de son divinprécepteur ; ou plutôt même, disaient-ils, c’était malgré luiqu’ils l’avaient apprise. Trois millions d’âmes, peut-être, oucinq, dix millions au plus, demeuraient, sur la surface entière duglobe habité, pour adorer encore Jésus-Christ comme Dieu. Et levicaire du Christ était assis dans une chambre blanchie à la chaux,à Nazareth, vêtu aussi simplement que son Maître, et attendant lafin.

Il avait fait tout ce qu’il avait pu. Pendantplusieurs jours, en vérité, l’année précédente, on s’était demandési quelque chose pouvait encore être fait. Trois cardinauxseulement restaient en vie : Steinmann, le patriarche deJérusalem et Percy Franklin ; tous les autres gisaient écraséssous les ruines de Rome. En l’absence de tout précédent pour leurindiquer la voie à suivre, les deux cardinaux européens étaientvenus rejoindre leur collègue de l’Orient, et chercher abri dansune des seules villes où régnât encore la tranquillité. Car, avecla disparition du christianisme grec, la Palestine avait vudisparaître les derniers vestiges de lutte intestine entrechrétiens ; et, par une sorte de consentement tacite du monde,le christianisme, depuis lors, y jouissait d’une liberté relative.La Russie, de qui maintenant toutes ces régions dépendaient,s’occupait fort peu de ce qui s’y passait. Elle s’était contentée,jadis, de désaffecter les Lieux Saints, pour en faire simplementdes curiosités archéologiques ; et les événements de l’annéeprécédente avaient eu pour effet, là comme ailleurs, de faireinterdire les offices publics du culte chrétien ; mais, sil’on ne pouvait pas dire la messe ouvertement, à Jérusalem et danstout le pays, du moins n’y avait-il pas de contrée au monde où lapolice fût plus tolérante pour les oratoires privés.

Les deux cardinaux, en arrivant à Jérusalem,s’étaient bien gardés de porter aucun insigne de leurdignité ; et tous deux s’étaient conduits avec tant de réserveque fort peu de personnes, dans la ville, avaient été informées deleur séjour. Quelques semaines après leur venue, le vieuxpatriarche était mort ; mais non pas avant que Percy Franklin,dans les circonstances les plus étranges qui se fussent produitesdepuis le premier siècle de la vie chrétienne, eût été élu aupontificat suprême. L’élection s’était faite en quelques minutes,au lit du malade. Les deux vieillards avaient insisté :l’Allemand était même revenu, une fois encore, sur l’étrangeressemblance de Percy et de Julien Felsenburgh, en y joignant desremarques, murmurées entre ses dents, sur le caractère voulu decette antithèse et le doigt de Dieu. Percy, sans pouvoir prendre ausérieux ce qu’il tenait pour une superstition, n’en avait pas moinsété forcé d’accepter la charge que lui confiait l’Esprit Saint. Ils’était choisi le nom de Sylvestre, le dernier saint del’année ; et il était le troisième de ce titre. Puis,profitant de la sécurité que lui offrait la Palestine, il étaitallé s’installer à Nazareth avec son chapelain. Steinmann, lui,s’était empressé de retourner à ses devoirs, dans son pays ;et le vénérable vieillard avait été pendu, dans un tumulte, àHambourg, quinze jours environ après son arrivée.

Il s’était agi, ensuite, pour le nouveau pape,de créer de nouveaux cardinaux. Avec des précautions infinies, desbrefs avaient été envoyés à vingt personnes. Sur les vingt, neufavaient refusé ; et, de trois autres à qui l’offre avait étéfaite plus tard, un seul avait cru pouvoir accepter. Ainsi, il yavait, à ce moment, sur la terre, douze personnes qui constituaientle Sacré Collège : deux Anglais, dont l’ancien chapelainCorkran, deux Américains, un Français, un Allemand, un Italien, unEspagnol, un Polonais, un Chinois, un Grec et un Russe. À ces douzehommes étaient confiées d’immenses régions, sur lesquelles leurautorité était absolue, soumise seulement à celle duSaint-Père.

Pour ce qui est de la vie du pape lui-même,quelques mots suffiront à en donner une idée. Cette vie, dans sescirconstances extérieures, ressemblait un peu à celle de Léon leGrand, mais sans l’importance temporelle ni la pompe.Théoriquement, le monde chrétien se trouvait sous sadépendance ; dans la pratique, les affaires religieuses de cemonde étaient administrées par des autorités locales. Cent raisonsdiverses empêchaient le pape de se tenir en communication avec lesfidèles de tous les coins du globe, ainsi que l’avaient fait sesprédécesseurs romains. Tout au plus Sylvestre III était-il parvenuà installer, sur son toit, une station télégraphique privée,communiquant avec une autre pareille, à Damas, où le cardinalCorkran avait fixé sa résidence ; par ce moyen, de temps àautre, – grâce aussi à l’invention d’un chiffre pratiquementindéchiffrable pour les non-initiés, – des messages étaient envoyésaux autorités ecclésiastiques des divers pays. Et grand avait étéle bonheur du pape à constater que, malgré des difficultés sansnombre, de réels progrès s’étaient accomplis, dans tous pays, pourla réorganisation de la hiérarchie. Partout, des évêques avaient puêtre librement consacrés : il n’y en avait pas moins de deuxmille sur la surface de la terre ; quant aux prêtres, il étaitimpossible de les dénombrer. L’ordre du Christ Crucifié continuaità faire d’excellent travail ; durant les six mois derniers, onn’avait pas, à Nazareth, reçu moins de douze cents relations demartyres, – presque invariablement infligés par des foules qui,sans cesse plus souvent et en plus grand nombre, s’exaspéraienttout d’un coup contre les chrétiens, et les massacraient avant mêmede se rendre compte de ce qu’ils pouvaient avoir à leurreprocher.

L’ordre nouveau, d’ailleurs, ne se bornait pasà servir son divin maître en portant témoignage de sa foi, et enrappelant au monde la beauté supérieure de l’idéal chrétien. Lestâches les plus périlleuses, – toute l’œuvre compliquée etdifficile de l’échange des communications entre les évêques, etd’autres missions non moins délicates, – toutes ces entreprisesqui, maintenant, s’accompagnaient des risques les plus graves, setrouvaient exclusivement confiées à des membres de l’ordre. Desinstructions rigoureuses, venues de Nazareth, avaient défendu àtout évêque de s’exposer sans nécessité absolue ; chacun deces importants fonctionnaires de l’Église était tenu de seconsidérer comme le cœur de son diocèse, et de protéger sa sécuritépar tous les moyens compatibles avec l’honneur chrétien ; detelle sorte que chacun d’eux s’était entouré d’un groupe dechevaliers du Christ, hommes et femmes, qui, avec une obéissancemerveilleusement généreuse et intrépide, prenaient sur eux toute lapart de dangers que comportait l’administration des diocèses. Dèsmaintenant, la chrétienté se rendait compte que, sans l’institutionde l’ordre, la vie de l’Église aurait été à peu près entièrementparalysée, dans les conditions nouvelles qui lui étaientfaites.

Des facilités extraordinaires avaient étéaccordées, d’autre part, pour la poursuite de cette vie. Lesanciennes exigences et particularités du rituel avaient éténotablement relâchées. Tous les prêtres avaient reçu le privilègede l’autel portatif, qui, maintenant, pouvait être simplement debois ; la messe pouvait être dite avec n’importe quels vasesconvenables, même faits de verre ou de porcelaine ; touteespèce de pain pouvait être employée, et nul vêtement n’étaitobligatoire, à l’exception du fil mince qui, désormais,représentait l’étole. Les lumières, également, avaient étédéclarées facultatives. Enfin, pour ne citer que ces quelquesdétails, autorisation était donnée de remplacer toujours lesoffices par la récitation du rosaire.

De cette façon, les prêtres avaient été mis enétat d’accorder les sacrements et d’offrir le Saint-Sacrifice avecle moins de risques possible pour eux ; et ces facilitéss’étaient déjà montrées d’un avantage infini, notamment dans lesprisons des pays d’Europe, où, à présent, plusieurs milliers decatholiques étaient en train d’expier leur refus de participer auculte nouveau.

L’existence privée du pape était aussi simpleque sa chambre. Il avait pour chapelain un prêtre syrien, et deuxautres Syriens lui servaient de domestiques. Chaque matin, ildisait sa messe et entendait une autre messe, dite par sonchapelain. Puis, il déjeunait après avoir échangé sa robe blanchecontre la tunique et le burnous du pays, et passait le reste de lamatinée au travail. À midi, il dînait, puis faisait une sieste, etsortait à cheval pour sa promenade quotidienne, car la région avaitconservé toute la simplicité des siècles précédents. Au coucher dusoleil, il rentrait, soupait, et travaillait de nouveau jusqu’à uneheure avancée de la nuit.

Son chapelain envoyait à Damas les messagesnécessaires. Ses serviteurs, qui, eux-mêmes, ignoraient sa dignité,se chargeaient des quelques relations indispensables avec le mondeséculier ; et, tout ce que savaient ses rares voisins, c’étaitque, dans la petite maison du défunt cheik, sur la colline, unEuropéen excentrique s’était installé, avec un appareil detélégraphe.

En résumé, le monde catholique avait appris,simplement, que son pape vivait quelque part, continuant à veillersur lui, du fond de sa retraite ; et treize personnesseulement, sur toute la surface du globe, savaient que le nom de cepape avait été Franklin, et que c’était à Nazareth que se dressait,pour le moment, le trône de saint Pierre.

Les choses en étaient arrivées exactement aupoint qu’avait prédit un Français, plus d’un siècleauparavant : le catholicisme survivait, et devait déjàs’estimer trop heureux de pouvoir survivre.

III

Le pape restait assis, sur sa chaise, serappelant et méditant les intolérables blasphèmes qu’il venait delire. Ses cheveux blancs tombaient en boucles fines, et déjà plusrares, sur ses tempes brunies ; ses mains étaient vraimentcomme les mains d’un fantôme ; et son jeune visageapparaissait tout ridé et creusé de souffrance. Ses pieds nusressortaient, sous sa tunique sale, et son vieux burnous brungisait à terre, près de lui.

Plus d’une heure encore, il resta ainsi ;et déjà le soleil avait à demi perdu sa cruelle chaleur, lorsquedes pas de chevaux se firent entendre, dans la cour pavée de lamaison. Alors Sylvestre se redressa, glissa ses pieds nus dans sessouliers, et souleva de terre son burnous, pendant que la portes’ouvrait, et qu’un prêtre, maigre, tout brûlé de soleil,s’approchait de lui.

– Les chevaux sont prêts, VotreSainteté ! lui dit le prêtre.

Le pape ne prononça pas une parole, tout cetaprès-midi, jusqu’au moment où, vers le coucher du soleil, les deuxcavaliers atteignirent le sentier qui sépare Nazareth du Thabor.Ils avaient fait leur tour habituel par Cana, gravissant unehauteur d’où l’on pouvait voir tout le long miroir du lac deGénésareth, puis se dirigeant toujours vers la droite, sous l’ombredu Thabor, jusqu’à ce que, une fois de plus, Esdraélon se déployâtà leurs pieds comme un tapis d’un gris vert, un grand cercle de sixlieues de diamètre, pauvrement décoré de petits groupes de cabanes,avec Naïm apparaissant d’un côté, le Carmel dressant sa longueforme, à droite très loin, et Nazareth, niché à un kilomètre etdemi de distance, sur le plateau que les deux hommes venaient detraverser. C’était un spectacle d’une paix extraordinaire, et quel’on aurait pu croire extrait de quelque vieil album de vues, peintdepuis des siècles. Ici, nulle trace d’une ardente pressionhumaine, nul témoignage de cet effort continu et stérile qu’onappelait la civilisation. Quelques Juifs fatigués, seuls, étaientvenus se joindre aux indigènes de cette calme petite terre, commeon voit souvent des vieillards revenir, sans trop savoir pourquoi,terminer leurs jours au village natal ; et leur arrivée avaitfait joindre quelques cubes blancs de plus aux entassements blancsqui apparaissaient çà et là. Mais, à cela près, la plaine devaitavoir été toute pareille, cent ans, mille ans auparavant.

Elle était à demi ombragée par le Carmel, et àdemi baignée d’une lumière dorée et poussiéreuse. Au-dessus, leciel clair de l’Orient était teinté de rose, comme l’avaient vuAbraham, Jacob et le Fils de David. Nulle part au monde, peut-être,depuis la destruction de Rome, on n’aurait pu retrouver aussipleinement le vieux ciel et la vieille terre, intacts etimmuables ; et déjà le patient printemps, revenu, avait étoiléle sol de ces glorieux lis des champs à qui ne peuvent pas mêmeêtre comparées les robes écarlates du roi Salomon. Mais aucunmessage ne venait du trône céleste, comme lorsque Gabriel étaitdescendu, dans cette même atmosphère, pour saluer Celle qui étaitbénie entre les femmes ; aucune promesse ni espérance n’étaitaccordée, excepté celles que Dieu accorde chaque jour à l’humanité,dans chacun des mouvements de sa création.

Lorsque les deux cavaliers s’arrêtèrent, leschevaux fixèrent un regard immobile et curieux sur l’immensité dela lumière et de l’air, au-dessous d’eux. Puis un petit cri d’appelretentit doucement ; et un berger passa, à quelques mètresplus loin, sur le flanc de la colline, traînant derrière lui sonombre allongée ; et, tout de suite après lui, avec untintement joyeux de clochettes, son troupeau se montra, unevingtaine de moutons obéissants et de chèvres capricieuses, toutcela broutant, et suivant, et broutant, et chaque bête appelée parson nom, dans la triste voix en tons mineurs de celui qui lesconnaissait toutes, et les conduisait. Mais, bientôt, le gentiltintement s’affaiblit, l’ombre du berger s’étendit presquejusqu’aux pieds des deux prêtres, et disparut de nouveau ; etla voix même qui appelait se fit plus lointaine, puis s’éteignittout à fait.

Pendant un instant, le pape souleva sa mainjusqu’à ses yeux, et la promena sur son visage un peu moite.

Ses regards tombèrent sur une tacheparticulièrement claire de murs blancs, qui, juste en face de lui,brillait dans la buée violette du crépuscule.

– Cet endroit, mon père ! dit-il,comment l’appelle-t-on ?

Le prêtre syrien, avec sa vivacité naturellede mouvements, considéra d’abord le lieu indiqué, puis le visage dupape, et puis, de nouveau, le lieu.

– Le village qui est là-bas, parmi lespalmiers, Votre Sainteté ?

– Oui.

– Il s’appelle Mégiddo ! dit leprêtre. Mais bien des gens, dans le pays, affirment que son vrainom est Armageddon[1] !

Chapitre 2

 

I

À vingt-trois heures, cette nuit-là, le prêtresyrien alla guetter la venue du messager de Tibériade. Deux heuresauparavant, il avait entendu le cri de l’aérien russe qui faisaitle service entre Damas, Tibériade et Jérusalem. Déjà même lemessager était un peu en retard.

La manière dont parvenaient au pape Sylvestreles nouvelles du monde avait, en vérité, quelque chose de bienprimitif et rudimentaire ; mais la Palestine était,proprement, comme en dehors de l’univers civilisé, – une bande deterre inutile, et négligée en conséquence. Chaque nuit, un messagerspécial venait, à cheval, de Tibériade à Nazareth, avec tout lecourrier expédié au pape par l’entremise du cardinal Corkran, ets’en retournait vers le cardinal avec un autre courrier. C’était làune tâche difficile, et les membres de l’ordre nouveau quientouraient le cardinal s’en chargeaient alternativement, avectoute espèce de précautions. De cette façon, tous les sujets dontil convenait que le pape s’occupât personnellement, et qui étaienttrop longs, ou pas assez urgents pour motiver une communicationtélégraphique, pouvaient être traités à loisir, et cependant sanstrop de retard.

C’était une nuit merveilleuse de clair delune. Le grand disque doré flottait juste au-dessus du Thabor,répandant son étrange lumière métallique sur la pente escarpée descollines, ainsi que sur toutes les cabanes qui s’étendaient à leurspieds ; et le prêtre, appuyé contre la poterne de la porte,les yeux seuls éclairés, parmi tout son visage sombre, ne puts’empêcher, avec une sorte de sensualité orientale, de se baignerdans la clarté de la nuit, et d’étendre vers elle ses maigres mainsbrunes.

Ce prêtre était un homme très simple, aussibien dans sa foi que dans toute sa vie ; il ne connaissait niles extases ni les désolations entre lesquelles était partagéel’âme de son maître. Pour lui, c’était une joie immense etsolennelle de pouvoir vivre là, sur le lieu de l’Incarnation deDieu, de pouvoir y vivre au service du vicaire de Dieu. Et pour cequi était des mouvements du monde, le prêtre ne les observait quecomme un marin, sur un navire, observe le soulèvement des vagues,très loin au-dessous de lui. Sans doute il se rendait compte que lemonde était de plus en plus agité, car, comme l’avait dit le pèrelatin, tous les cœurs s’agitaient, jusqu’au moment où ilstrouvaient leur repos en Dieu. Et quant à la manière dont toutfinirait, le bon prêtre ne s’en souciait pas extrêmement. Ilsongeait que c’était chose très possible que le navire fûtenglouti ; mais que, dans ce cas, le moment de la catastropheserait, aussi, la fin de toutes les choses terrestres. Car lesportes de l’enfer ne sauraient prévaloir contre l’Église duChrist ; quand Rome tomberait, le monde tomberait avecelle ; et, quand le monde tomberait, le prêtre savait qu’alorsle Christ se manifesterait dans sa puissance. Et même, pour sapart, il imaginait volontiers que cette fin n’était pas trèséloignée. Il avait pensé à elle, cet après-midi encore, lorsqu’ilavait dit à son maître le vrai nom de Mégiddo. Il trouvaitabsolument naturel, aussi, que, au moment de la consommation detoutes choses, le vicaire du Christ eût pour demeure ce Nazareth oùDieu était jadis devenu homme, et que l’Armageddon de l’évangélistesaint Jean fût en vue de la scène où s’était écoulée jadisl’enfance du Dieu incarné, où le Christ avait pris pour la premièrefois son sceptre terrestre, et où il avait promis de venir lereprendre. Après cela, ce ne serait point la seule bataillequ’aurait vue Megiddo ! Israël et Amalec s’étaient rencontréslà, puis Israël et l’Assyrie ; Sésostris et Sennachérib yavaient chevauché, et, plus tard, le Christ et le Turc s’y étaientbattus, comme Michel et Satan, sur l’endroit où avait reposé lecorps de Dieu. Enfin, si on l’avait questionné sur la manière dontse produirait exactement cette fin attendue, le prêtre syrienaurait été assez en peine de répondre. Mais il supposait qu’il yaurait une bataille d’une espèce quelconque ; et quel champpouvait mieux convenir au développement d’une bataille que cetteénorme plaine circulaire d’Esdraélon, aplatie sur un diamètre decinq à six lieues, et suffisant à contenir toutes les armées de laterre ? Ignorant, comme il l’était, des conditions politiquesprésentes, il se figurait que le monde était partagé en deux campségaux à peu près, les chrétiens et les païens. Et c’est entre cesdeux armées que, à son avis, un grand choc allait seproduire ; mais, assurément, le temps n’en pouvait pas êtreéloigné, car voici que déjà le vicaire du Christ était venu seplacer à son poste ; et, comme le Christ lui-même l’avait ditdans son évangile de l’Avent : Ubicumque fuerit corpus,illic congrebabuntur et aquilae !

Des interprétations plus subtiles de laprophétie, il n’en avait aucune notion, et n’en voulait avoiraucune. Pour lui, les mots étaient des choses, et non de simplesétiquettes sur des idées : ce que le Christ, et saint Paul, etsaint Jean, avaient dit, tout cela était comme ils l’avaient dit.Pour cet homme, assis maintenant au clair de lune et écoutant lebruit lointain des sabots du cheval qui amenait le messager, la foiétait aussi simple qu’une science exacte. C’était bien ici queGabriel, sur ses ailes largement déployées, était descendu, venantdu trône de Dieu, par delà les étoiles ; ici que leSaint-Esprit avait soufflé dans un rayon de lumière ineffable, etque le Verbe était devenu chair au moment où Marie avait croisé lesbras et incliné la tête, sous le décret de l’Éternel. Et c’étaitici, de nouveau, – du moins il le pensait, et déjà il se figuraitentendre le fracas de roues arrivant au galop ! – c’était iciqu’allait avoir lieu le tumulte des armées divines, rassembléesautour du camp des saints ; et déjà il lui semblait que,derrière les barreaux des ténèbres, Gabriel approchait de seslèvres la trompette de la destinée, et que déjà tous les cerclescélestes s’agitaient dans l’attente. Et il se disait que,peut-être, cette fois, il se trompait, comme d’autres s’étaienttrompés avant lui, d’autres fois ; mais il savait que ni luini eux ne pouvaient s’être trompés à jamais. Fatalement, un jourdevait venir où la patience de Dieu finirait, si profondément quecette patience eût ses racines dans l’éternité de sa nature.

Tout à coup, le prêtre interrompit sa rêverie,et sauta sur ses pieds, en voyant s’avancer vers lui, à unecentaine de pas, sur le blanc sentier tout inondé de lune, lablanche figure d’un cavalier, avec un sac de cuir pendu à saceinture.

II

Il pouvait être trois heures et demie, lelendemain, lorsque le prêtre se réveilla, dans sa petite chambreaux murs crépis de boue, proche de celle du Saint-Père, et entenditun pas montant l’escalier. Le soir précédent, il avait laissé lepape, comme d’ordinaire, s’occupant à ouvrir la pile de lettresvenues du cardinal Corkran ; et, là-dessus, il s’en était allétout droit vers son lit, et n’avait fait qu’un somme jusqu’àmaintenant. Une minute ou deux encore, il resta étendu, à demisomnolent, écoutant chaque battement des pieds sur lesmarches ; mais bientôt il se redressa brusquement, car un coupavait été frappé à sa porte ; un second coup, et le voicisautant hors du lit, dans sa longue tunique de nuit, se hâtant derenouer sa ceinture, et se précipitant vers la porte pourouvrir !

C’était le pape qui se tenait debout, sur leseuil, avec une petite lampe dans une de ses mains, – car l’aubecommençait à peine de poindre, – et un papier dans l’autre.

– Je vous demande pardon, mon père, maisil s’agit d’un message qu’il faut que nous envoyions tout de suiteà Son Éminence !

Ensemble, ils traversèrent la chambre du pape,gravirent l’escalier abrupt, et émergèrent à l’air froid et limpidedu haut de la maison. Le pape souffla sa lampe et la posa sur leparapet.

– Mais vous allez avoir froid, monpère ! Allez chercher votre manteau !

– Et vous, Sainteté ?

Sylvestre fit un petit signe négatif, et sedirigea vers l’abri où était installé l’appareil du télégraphe sansfil.

– Allez chercher votre manteau, monpère ! répéta-t-il, par-dessus son épaule. Pendant ce temps,je vais appeler !

Quand le prêtre arriva, trois minutes après,les pieds chaussés de pantoufles et un manteau sur ses épaules,apportant un autre manteau pour son maître, celui-ci était assis àla table de l’appareil. Il ne leva pas même la tête, à l’arrivée duprêtre, mais, une fois de plus, pressa sur le levier qui,communiquant avec la longue perche dressée au-dessus d’eux,transportait l’énergie vibrante et frémissante à travers les lieuesqui séparaient Nazareth de Damas.

Ce bon prêtre, maintenant encore, n’avait pasfini de s’accoutumer à cette machine extraordinaire, inventéedepuis plus d’un siècle, et amenée, depuis lors, à un merveilleuxdegré de perfection, cette machine qui, à l’aide d’un poteau, d’unepelote de fil, et d’une boîte de roues, parlait, à travers lesespaces du monde, à un petit récepteur de métal.

L’air était étrangement froid, en comparaisonde la chaleur qui avait précédé et qui allait suivre ; et leprêtre frissonnait un peu, debout sur le toit, pendant qu’ilconsidérait, tour à four, la figure immobile assise devant lui, et,au-dessus de lui, la voûte énorme du ciel qui, en ce moment même,passait d’une lumière décolorée et froide à des nuances tendres dejaune, à mesure que l’aube pointait au delà du Thabor et de Moab.Du village voisin s’élevait le chant d’un coq, aigu et cuivré commele son d’une trompette : un chien aboya, et, de nouveau, setut ; et puis, tout à coup, la sonnerie brève du timbreattaché au rebord du toit rappela le rêveur à la réalité, et luiannonça que son travail allait commencer.

En effet, le pape, après avoir encore presséle levier, et attendu la réponse d’une seconde sonnerie, se leva etfit signe à son compagnon de prendre sa place.

Le Syrien s’assit, non sans avoir d’abord jetéle manteau sur les épaules de son maître ; après quoi, ilattendit que celui-ci se fût installé sur une chaise, placée detelle façon, auprès de la table, que les deux visages se faisaientvis-à-vis. Et ainsi il resta, ses gros doigts bruns posés sur lesrangées de touches, les yeux fixés sur le visage du pape ; etil lui sembla que ce beau visage, parmi les plis du capuchon quil’entourait, était plus pâle que jamais. Dans cette fraîche lumièrede l’aube, les sourcils noirs, arqués, accentuaient cetteimpression de pâleur ; et les lèvres même, fermes et fines,s’apprêtant à parler, avaient une blancheur exsangue que le prêtrene se souvenait point d’avoir jamais vue. Sylvestre tenait toujoursson papier à la main, et ses yeux, maintenant, y étaient fixés.

– Assurez-vous bien que c’est lecardinal ! dit-il, brusquement.

Le prêtre frappa une question ; et, enremuant les lèvres, lut le message qui venait se précipiter,nettement imprimé, sur la grande feuille de papier blanc.

– C’est bien Son Éminence,Sainteté ! dit-il doucement. Elle est seule àl’appareil !

– Bien ! Alors, commencez

« – Nous avons reçu la lettre de VotreÉminence et pris note des nouvelles qu’elle renfermait. J’aurais dûêtre prévenu par le télégraphe ; pourquoi ne l’a-t-on pasfait ? »

La voix s’arrêta, et le prêtre, qui avaitfrappé le message bien plus rapidement qu’on n’aurait pu l’écrire,lut, tout haut, la réponse :

« – Je ne pensais pas qu’il y eûturgence. Je croyais que ce n’était là qu’un nouvel assaut de nospersécuteurs, pareil aux autres. Du reste, j’avais l’intention dedemander des renseignements supplémentaires, et de les transmettreaussitôt à Nazareth !

« – Il y avait urgence,absolument ! » reprit la voix de Sylvestre, de ce toncalme et égal qui servait à la dictée des messages.« Rappelez-vous que toutes les nouvelles de cette sorte sonttoujours urgentes !

« – Je regrette ma faute ! fut laréponse que lut le prêtre.

« – Vous me dites, » poursuivit le pape,les yeux toujours fixés sur le papier, « que cette mesure estdésormais décidée. Vous ne me nommez que trois autorités ; enavez-vous d’autres ? »

Il y eut une pause d’un moment. Puis le prêtrecommença à lire des noms :

« – En plus des trois cardinaux que j’ainommés hier, les archevêques du Caire, de Calcutta et de Sydney,les évêques des îles Marquises et de Terre-Neuve, les franciscainsdu Maroc, et d’autres encore, m’ont demandé quelle serait laconduite à tenir si la nouvelle était vraie. J’ai déjà expédié enAngleterre deux membres de l’ordre du Christ Crucifié.

« – Dites-nous quand et comment lanouvelle vous est arrivée d’abord !

« – J’ai été appelé à l’appareil, hiersoir, vers dix-huit heures ! L’archevêque de Sydney medemandait si la nouvelle était exacte, à quoi j’ai répondu que jel’ignorais. Dix minutes après, le cardinal Ruspoli m’a envoyé lanouvelle, bien positive, de Turin ; et j’ai reçu un messagepareil du P. Petrowski, à Moscou. Puis…

« – Arrêtez ! Pourquoi n’est-ce pasle cardinal Dolgoroukof qui vous a communiqué la nouvelle, deMoscou ?

– Il ne l’a communiquée que trois heuresplus tard. Son Éminence venait seulement d’apprendre lanouvelle.

« – Informez-vous du moment exact où lanouvelle a été connue à Moscou ! Et maintenant,continuez ! Quand supposez-vous que la nouvelle ait été renduepublique ?

« – La chose a été décidée, en premierlieu, dans une conférence secrète de Londres, environ vers quatorzeheures. Les plénipotentiaires semblent l’avoir signée tout desuite. Après quoi, elle a été communiquée au monde. Ici, on l’apubliée vers minuit.

« – Ainsi, Felsenburgh était àLondres ?

« – Je n’en suis pas encore certain. Lecardinal Malpas me dit que Felsenburgh avait donné son consentementéventuel dès la veille.

« – Bien. Et voilà tout ce que voussavez ?

« – J’ai été rappelé, il y a une heure,par le cardinal Ruspoli. Il me dit qu’il redoute un mouvement defoule à Florence ; il prévoit que ceci va être le commencementde troubles infiniment plus graves que les précédents. Et ildemande des instructions.

« – Dites-lui que nous lui envoyons notrebénédiction apostolique et qu’il recevra des instructions dans deuxheures d’ici ! Choisissez douze membres de l’ordre, pour unservice immédiat !

« – Je le ferai.

« – Communiquez également ce message àtout le Sacré Collège, et enjoignez-lui de le transmettre, avectoute la discrétion nécessaire, aux métropolitains et évêques, afinque les prêtres et le peuple sachent bien que nous les portons dansnotre cœur !

« – Je le ferai, VotreSainteté !

« – Enfin, dites aux cardinaux que nousavons prévu ceci depuis longtemps, et que nous les recommandons auPère Éternel, sans la providence duquel pas un passereau ne perdune de ses plumes ! Enjoignez-leur d’être calmes et confiants,et de ne rien faire, absolument, que de confesser leur foi quandils seront interrogés !

« – Je ferai tout cela, VotreSainteté ! »

De nouveau, il y eut une pause.

Le pape avait parlé avec la plus parfaitetranquillité, comme un homme plongé dans un rêve. Ses yeux étaientabaissés sur le papier, tout son corps avait l’immobilité d’unestatue ; et cependant le prêtre, qui écoutait, expédiait lesmessages latins, et lisait tout haut les réponses, avaitl’impression que, sous les paroles assez insignifiantes en soiqu’il venait de transmettre, quelque chose de très étrange et detrès grand se trouvait caché. Il y avait, dans l’air, une sensationspéciale d’attente anxieuse ; et le prêtre, après s’êtreétonné de la manière dont le monde catholique tout entier étaitentré en communication passionnée avec Damas, irrésistiblementavait été entraîné à se rappeler ses méditations du soir précédent,pendant qu’il attendait le messager. Évidemment, toutes lespuissances du monde s’apprêtaient à faire un pas de plus, dans leurmarche contre le Christ. Quant à la nature particulière du nouvelassaut, cela n’intéressait le bon Syrien que très faiblement.

Le pape fut le premier à rompre le silence,parlant maintenant de sa voix naturelle.

– Mon père, ce que je vais dire à présentest aussi secret que si je le disais en confession ! Vouscomprenez ?… Très bien ! Commencez !

Et, de nouveau, l’intonation égale et sansaccent se mit à dicter :

« – Éminence ! dans une heure d’ici,Nous dirons la messe du Saint-Esprit ; lorsque Nous auronsfini, vous tâcherez à faire en sorte que tout le Sacré Collège soiten contact avec vous et attende Nos ordres. Cette nouvelle décisionqu’on vient de prendre ne ressemble à aucune de celles qui l’ontprécédée ; et je suis sûr que, désormais, vous le comprendrez.Or, Nous avons en tête deux ou trois plans, mais sans savoirexactement quel est celui que Notre-Seigneur nous commande dechoisir. Après la messe, Nous vous communiquerons sa volonté. EtNous vous prions de dire la messe, vous aussi, tout de suite, ànotre intention. Quant à l’affaire du cardinal Dolgoroukof, vouspouvez la remettre à plus tard ; mais vous ne manquerez pas denous faire connaître le résultat de votre enquête. Benedicat teOmnipotens Deus, Pater et Filius, et SpiritusSanctus !

« – Amen », murmura leprêtre, lisant ce mot sur la feuille blanche.

III

La petite chapelle, dans la maison, était àpeine plus luxueuse que les autres chambres. En fait d’ornements,elle ne contenait que ceux qui étaient absolument essentiels à laliturgie et à la dévotion. Dans le plâtre des murs étaient gravées,en relief, les quatorze stations de la croix ; une petiteimage en pierre de la Vierge se dressait dans un coin, précédéed’un chandelier de fer ; et, sur l’autel de pierre brute, quilui-même s’élevait sur une marche de pierre, il y avait six autreschandeliers et un crucifix de bois. Sous la croix était posé untabernacle, également de fer, que protégeaient des rideaux de toilerouge ; et une petite plaque de pierre, se projetant du mur,servait de crédence. L’unique fenêtre donnait sur la courintérieure, de telle sorte que nul œil étranger ne pouvait voir cequi se passait dans la chapelle.

Et pendant que le prêtre syrien accomplissaitsa tâche quotidienne, étendant les vêtements sur la table de lapetite sacristie qui s’ouvrait à droite de l’autel, ôtant lacouverture de l’autel, préparant les burettes, il lui semblait quemême ce léger et facile travail était affreusement épuisant. Unecertaine oppression anormale pesait dans l’atmosphère. Peut-être,d’ailleurs, n’était-ce qu’un effet du sommeil brusquementinterrompu du prêtre ? Mais non, celui-ci craignait plutôt quece fût la menace d’une nouvelle journée de sirocco. Les teintesjaunes de l’aube ne s’étaient pas effacées, au lever dusoleil ; maintenant encore, le prêtre, – allant sans bruit,pieds nus, entre l’autel et le prie-Dieu, où la silencieuse figureblanche se tenait immobile, – maintenant encore il apercevait, çàet là, au-dessus du toit, dans le fond de la petite cour, des raisde ces pâles nuances sablonneuses qui étaient une promesse certainede chaleur pesante et intolérable.

Enfin, il acheva les préparatifs, alluma lesbougies, s’agenouilla et se tint là, tête basse, attendant que leSaint-Père se relevât de son oraison. Le pas de l’un des serviteursretentit dans la cour ; l’homme entra, pour entendre lamesse ; et, au même instant, le pape se leva et se dirigeavers la sacristie, où étaient déjà prêts, pour le sacrifice, lesvêtements rouges du Dieu qui apparaît dans la flamme.

L’attitude de Sylvestre, en disant la messe,était singulièrement naturelle et sans ostentation. Ses mouvementsétaient aussi rapides que ceux d’un jeune prêtre ; sa voix,tout en restant basse, était d’une clarté parfaite ; et sonpas n’avait rien de pompeux ni de précipité. Conformément à latradition, il mettait une demi-heure ab amictu adamictum ; et, même dans cette petite chapelle vide, ilavait soin de tenir ses yeux constamment baissés. Et pourtant,jamais le prêtre syrien ne servait cette messe sans éprouver unfrisson de quelque chose qui ressemblait à de la peur. Non passeulement à cause de la connaissance qu’il avait de la dignitésuprême du célébrant, mais, sans qu’il pût se l’expliquer, de cettefigure de prêtre rayonnait un arôme d’émotion qui l’affectait d’unefaçon presque physique ; c’était comme si l’individualitépersonnelle de l’officiant disparût en partie, et que, à saplace ; le Syrien eût conscience d’une autre présence plushaute, infinie et impérissable. Aussi bien, à Rome déjà, autrefois,la messe du P. Franklin avait-elle été un des spectacles les plusrenommés ; toujours les séminaristes, la veille de leurordination, étaient envoyés à cette messe, pour avoir un exemple dela manière et de la méthode parfaites de célébrer le saintsacrifice.

Ce jour-là, tout alla comme àl’ordinaire ; mais, au moment de la communion, le prêtrereleva brusquement la tête, avec la vague impression qu’il s’étaitproduit ou un bruit, ou un geste, anormal ; et, lorsqu’ilregarda son maître, son cœur se mit à battre par saccadesconvulsives, qui retentissaient jusque dans sa gorge. Cependant,l’œil d’un étranger n’aurait pu rien observer d’extraordinaire.L’officiant se tenait là debout, la tête penchée, le menton appuyésur l’extrémité des longs doigts, le corps absolument droit. Maisle Syrien, lui, découvrait quelque chose que, d’ailleurs, il auraitété incapable de se formuler à soi-même : tout au plus put-ilse dire, plus tard, qu’il avait eu la sensation qu’une certainemanifestation, visible ou audible, allait se produire…

Et les moments passaient, dans cette extase depureté et de paix ; au dehors, de vagues bruits s’élevaient ets’effaçaient, les cahots lointains d’une charrette, le monotonerefrain d’une cigale, à vingt pas de la chapelle ; derrière leprêtre, le domestique soufflait lourdement, comme sous le fardeaud’une émotion trop violente ; et toujours la figure del’officiant se tenait immobile, dans la même attitude, sans qu’unpli de sa robe fît un mouvement. Quand enfin il bougea, pourdécouvrir le précieux sang, pour mettre ses mains sur l’autel, etpour adorer, c’était comme si une statue s’était brusquementanimée ; et le servant en éprouva comme un chocdouloureux.

Ordinairement, après la messe du pape,celui-ci avait coutume d’assister à une seconde messe, dite par sonchapelain ; mais, ce jour-là, aussitôt que les vêtementssacrés furent déposés, l’un après l’autre, dans l’armoire de bois,Sylvestre se tourna vers son compagnon :

– Mon père, dit-il doucement, allez toutde suite sur le toit, et dites au cardinal de se préparer ! Jevais venir dans cinq minutes.

Sans faute, ce serait une journée desirocco ! songea le prêtre, en arrivant sur le toit plat.Au-dessus de lui, au lieu du bleu clair qu’il voyait tous les joursà cette heure matinale, s’étendait un ciel d’un jaune pâle et quis’assombrissait même jusqu’au brun, à l’horizon. Thabor, devantlui, apparaissait lointain, obscur, vu à travers une impalpableatmosphère de sable ; et, dans la plaine, derrière lui, audelà de la tache blanche de Naïm, rien n’était visible que lescontours pâles des pointes des hauteurs, contre le ciel. En outre,même dès cette heure matinale, l’air était pesamment chaud etirrespirable, coupé seulement par la soulevée lente d’une brise dusud-ouest, qui, soufflant à travers des lieues sans nombre desable, de plus loin encore que l’Égypte, recueillait toute lachaleur de l’énorme continent privé d’eau, et venait la verser surce pauvre coin de terre. Le Carmel, lui aussi, lorsque le prêtre seretourna, était baigné, à la base, d’une brume à demi sèche et àdemi humide, au-dessus de laquelle sa longue tête de taureausurgissait avec un air de défi, contre l’horizon. La table, autoucher, était singulièrement sèche et chaude ; et le prêtresongeait que, avant midi, il deviendrait impossible de mettre lamain sur les appareils d’acier. Il pressa le levier etattendit ; il pressa de nouveau et attendit de nouveau. Puisvint la sonnerie de réponse ; et, à travers les vingt lieuesd’air, le prêtre télégraphia que la présence du cardinal étaitexigée immédiatement. Une minute ou deux passèrent ; puisaprès un autre tintement, une ligne vint s’imprimer sur la nouvellefeuille blanche :

« – Me voici ! Est-ce SaSainteté ? »

Le prêtre sentit une main sur son épaule, seretourna, et vit Sylvestre, vêtu de blanc et la tête entourée d’uncapuchon, debout derrière sa chaise :

– Dites-lui que oui ! demandez-luis’il y a d’autres nouvelles !

Le pape revint s’asseoir près de latable ; et bientôt le prêtre, avec une excitation croissante,lui lut la réponse :

« – Je suis accablé de questions. Biendes fidèles s’attendent à ce que Votre Sainteté lance un défipublic. Mes secrétaires ne savent pas où donner de la tête ;depuis quatre heures. L’anxiété universelle parait indescriptible.Tout le monde dit que quelque chose doit être faitimmédiatement !

« – Est-ce là tout ? » demandale pape.

De nouveau, le prêtre lut laréponse :

« – Oui et non. Décidément, la chose estvraie, – le décret va être mis en vigueur aussitôt. Il y aura, detous côtés, un nombre incalculable d’apostasies. Tout le monde estd’avis que Votre Sainteté doit agir.

« – Bien ! » murmura le pape,de sa voix officielle. « Et maintenant, Éminence, écoutezbien ! »

Puis il resta silencieux, un long moment, lesdoigts rejoints sous le menton, tout à fait comme le prêtre l’avaitvu à la messe. Enfin, il parla :

« – Nous avons décidé de nous placer sansréserve entre les mains de Dieu. La prudence humaine ne peut pluset ne doit plus nous retenir. Nous vous commandons de communiquernotre désir, avec toute la discrétion possible, et sous le secretle plus rigoureux, aux personnes suivantes, mais à elles seulement.Pour ce service, vous emploierez des messagers pris dans l’ordre duChrist Crucifié : deux pour chaque message, qui, sous aucunprétexte, ne devra être consigné par écrit. Vous aurez ainsi àprévenir les membres du Sacré Collège, au nombre de douze ;les métropolitains et patriarches du monde entier, au nombre devingt-deux, et les quatre généraux des ordres religieux, la Sociétéde Jésus, les frères, les moines ordinaires et les moinescontemplatifs. Ces personnes, au nombre de trente-huit, avec lechapelain de Votre Éminence qui remplira les fonctions de notaire,et mon propre chapelain, qui l’assistera, donc quarante en tout,auront à se trouver ici, dans notre palais de Nazareth, pas plustard que la veille de la Pentecôte. Car Nous ne voulons pointdécider les mesures nécessaires à prendre, par rapport au décretnouveau, avant d’avoir entendu d’abord les avis de nos conseillers,et de leur avoir fourni une occasion de communiquer librement l’unavec l’autre. Ainsi, ces paroles, telles que Nous venons de lesdire, auront à être transmises à toutes les personnes que Nousavons nommées ; et Votre Éminence les informera, en outre, quenos délibérations n’occuperont pas plus de quatre jours.

« Pour ce qui est de l’approvisionnementdu concile, et des autres détails de ce genre, Votre Éminencevoudra bien nous envoyer, dès aujourd’hui, le chapelain dont Nousavons parlé, afin que, avec notre propre chapelain, il s’occupeaussitôt des préparatifs.

« Enfin, à tous ceux qui ont demandé desinstructions explicites en présence du nouveau décret, veuillezcommuniquer cette unique phrase, et rien de plus :

« Ne perdez point votre foi, qui auraune grande récompense ! Car, encore un petit instant, et Celuiqui doit venir viendra, et sans délai. – Sylvestre l’évêque,serviteur des serviteurs de Dieu. »

Chapitre 3

 

I

Le vendredi soir, aussitôt que lesplénipotentiaires furent sortis de la salle du conseil, àWestminster, Olivier Brand se prépara à rentrer chez lui ; carl’effet qu’allait produire, sur le monde, la nouvelle décisionprise l’inquiétait moins que celui qu’elle allait produire sur safemme. Ce changement profond, qu’il constatait maintenant danstoute la personne de Mabel, il en faisait remonter l’originejusqu’à ce jour de l’automne précédent où le Président du Mondeavait, pour la première fois, exposé l’ensemble de sa politique, etles mesures de rigueur que celle-ci comportait inévitablement.Olivier lui-même avait bientôt fini par consentir à cettepolitique, sinon par l’approuver entièrement ; peu à peu, àforce d’avoir à la défendre devant le public, en sa qualitéd’orateur favori du peuple, il en était venu à se convaincre de sanécessité ; mais Mabel, au contraire, toute de suite et pourtoujours, s’était montrée absolument obstinée dans sadésapprobation.

La pauvre Mabel semblait, positivement, êtretombée dans une sorte de folie. Lorsque, d’abord, elle avait euconnaissance de la déclaration de Felsenburgh, elle avait refuséd’y croire, s’appuyant sur le souvenir, encore tout proche, de lafaçon dont le Président, à l’Abbaye, avait blâmé les meurtres deschrétiens et proclamé son respect de la vie humaine. Mais, ensuite,quand aucun doute n’avait plus été permis, et que Mabel avait dûadmettre que Felsenburgh avait déclaré possible l’éventualité d’unesuppression radicale de tous les croyants au surnaturel, il y avaiteu une scène affreuse entre la jeune femme et son mari. Elle avaitdit qu’on l’avait trompée, que l’espérance du monde était unemonstrueuse moquerie ; que le règne de la paix universelleétait aussi éloigné que jamais, – et plus éloigné que jamais, – deson avènement ; et que Felsenburgh avait trahi ses engagementset rompu sa parole. Oui, la scène avait été affreuse ;Olivier, à présent encore, tâchait à en effacer le souvenir de sonesprit. Puis, peu à peu, Mabel avait paru se calmer ; maistous les arguments qu’il lui avait débités, avec une patience etune habileté extrêmes, avaient manifestement échoué à produire lemoindre effet. Elle s’était plongée dans le silence, lui répondantà peine quelques mots quand il l’avait pressée. Une seule chosesemblait l’émouvoir : c’était lorsque son mari lui parlait deFelsenburgh. Olivier avait dû se consoler en songeant que sa femme,tout compte fait, n’était qu’une femme, un être faible, à la mercid’une personnalité vigoureuse, mais échappant à toute prise de lalogique ; et, malgré cette consolation, le désappointementqu’il avait éprouvé lui avait été cruel. Pourvu, au moins, que letemps réussît à la rendre plus sage !

D’autre part, le gouvernement de l’Angleterreavait recouru, très vite, à des procédés très intelligents et trèsadroits pour rassurer tous ceux qui, comme Mabel, étaient tentés dereculer devant l’inévitable logique de la politique nouvelle. Unearmée d’orateurs avaient parcouru les villes et les provinces,défendant et expliquant ; la presse avait travaillé avec uneactivité extraordinaire à convaincre l’opinion ; et l’onpouvait bien dire qu’il n’y avait pas une seule personne, parmi lesmillions des habitants de l’Angleterre, dont les scrupules et lesobjections n’eussent été directement prévus, raisonnés et réfutés,suivant l’esprit du gouvernement.

En résumé, et abstraction faite de touterhétorique, voici quels étaient les arguments invoqués en faveur decette politique, – arguments qui, sans aucun doute, dans un trèsgrand nombre de cas, avaient eu pour effet d’apaiser la surprise etla révolte des âmes sentimentales.

On taisait remarquer, d’abord, que, pour lapremière fois dans l’histoire du inonde, la paix était devenue uneréalité universelle. Il ne restait plus un seul État, si petit ousi lointain qu’il tût, dont les intérêts ne fussent identiques àceux de l’une des trois divisions du monde à qui cet État serattachait ; et ce premier degré de l’humanisation définitives’était accompli depuis environ un demi-siècle déjà. Mais le seconddegré, la réunion de ces trois divisions en un même tout, résultatinfiniment supérieur au précédent, puisque les intérêts en conflitétaient incalculablement plus considérables, cette œuvre-là avaitété accomplie par une seule personne, qui avait brusquement émergéde l’humanité à l’instant même où un rôle comme celui qu’elle avaitjoué s’était trouvé nécessaire. Et, dans ces conditions, étantdonnée l’énormité du bienfait conféré aux hommes par ce personnage,ce n’était point, certes, demander beaucoup que d’exiger que tousles hommes approuvassent sa volonté, son jugement, dans une matièreoù, de la façon la plus évidente, il ne s’agissait encore que deleur salut. Ainsi ce premier argument était un appel à la confiancedu cœur.

Le second grand argument s’adressait à laraison. La persécution, comme le reconnaissaient tous les espritséclairés, était la méthode employée par une majorité d’hommescruels et ignorants, qui désiraient imposer, de force, leursopinions à une minorité se refusant à adopter spontanément cesopinions. Le caractère particulier de malveillance de lapersécution, telle qu’elle avait existée dans le passé, n’avaitpoint consisté dans l’emploi de la force, mais dans l’abus qu’on enavait fait. Qu’un royaume quelconque, par exemple, voulût dicterses opinions religieuses à une minorité de ses membres, c’était làune tyrannie intolérable ; car aucun État ne possédait ledroit d’émettre des lois universelles, pendant que son voisin étaitlibre d’en émettre d’autres, tout opposées. Cette forme depersécution n’était, au fond, que l’individualisme national,c’est-à-dire une hérésie plus désastreuse encore, pour le bien-êtrecommun du monde, que l’individualisme personnel. Mais, avecl’avènement de la communauté universelle des intérêts, la situationavait entièrement changé. L’unique personnalité totale de la racehumaine s’était substituée à l’incohérence des personnesséparées ; et, avec cette unification, qui pouvait êtrecomparée à un passage de l’adolescence à la maturité, une sérieabsolument nouvelle de droits avait pris naissance. La race humaineétait désormais une seule et même entité, avec une responsabilitésuprême envers soi ; et il ne pouvait plus être question,maintenant, d’aucun de ces droits privés, qui, certainement etlégitimement, avaient existé durant la période antérieure. L’homme,à présent, possédait une domination souveraine sur chacune descellules qui composaient ce que l’on pourrait appeler son corpsmystique ; et, lorsque l’une de ces cellules agissait audétriment du reste du corps, les droits de l’ensemble étaientillimités.

Et puis, il n’y avait au monde qu’une seulereligion dont l’existence fût dangereuse, par la prétention qu’ellemanifestait à une autorité universelle ; la religioncatholique. Les sectes de l’Orient, dont chacune gardait sonindividualité propre, n’en avaient pas moins trouvé, dans l’Hommenouveau, l’incarnation de leur idéal, et, par conséquent, s’étaientsoumises à la suprématie du grand corps total dont il était latête. Mais la religion catholique, elle, avait pour essence latrahison contre la véritable idée de l’homme. Les chrétiensdéféraient leurs hommages à un Être surnaturel imaginaire qui,d’après ce qu’ils affirmaient, non seulement était supérieur aumonde, mais avait encore sur le monde un pouvoir transcendant. Desorte que les chrétiens, délibérément, se retranchaient de ce corpstotal, dont, de par leur génération humaine, ils avaient faitpartie. Ils étaient comme des membres morts, se soumettant à ladomination d’une force extérieure autre que celle qui aurait pu lesfaire vivre ; et, par cet acte même, c’était le corps toutentier qu’ils mettaient en danger. Il ne s’agissait point desupprimer leur folle croyance à la fable insensée de l’incarnation.Cette croyance, on aurait parfaitement pu la laisser mourir de sapropre mort ; mais le refus des chrétiens de puiser leur vie àla source commune, voilà quel était leur crime, le véritable etseul crime qui méritât encore d’être appelé de ce nom ! Car,qu’étaient le vol, l’escroquerie, le meurtre, ou même l’anarchie,en comparaison de ce délit monstrueux ? Toutes ces fautes, àcoup sûr, endommageaient le corps de l’humanité ; mais ellesne la frappaient pas au cœur. Elles faisaient souffrir desindividus, et, à ce titre, devaient être empêchées ; maiselles ne compromettaient point la vie de l’ensemble. Seul, lechristianisme avait en soi un poison mortel. Chaque cellule qui endevenait infectée voyait se détruire, en elle, la fibre qui larattachait à la grande source de vie. Le crime suprême de hautetrahison contre l’homme, cette religion seule le commettait ;et nul autre remède adéquat ne pouvait convenir, contre elle, quesa complète suppression de la surface du monde.

Tels étaient les principaux arguments adressésà cette section de l’humanité qui avait, d’abord, risqué de prendrealarme des mesures proposées, ou plutôt simplement déclaréespossibles, par le Président ; et leur succès avait étémerveilleux. Il va sans dire que, d’ailleurs, leur contenu logiqueavait été revêtu d’une extrême variété de costumes, doré derhétorique, animé de passion ; et il avait produit son effetsi rapidement que, quelques mois après, dans des communicationsofficieuses, Felsenburgh avait pu annoncer son intention de fairevoter bientôt une loi qui pousserait à ses conclusions nécessairesle système politique exposé par lui.

Et, maintenant, cela même venait d’êtreaccompli.

II

Olivier, en rentrant chez lui, monta aussitôtdans la chambre de Mabel : il ne voulait point qu’elle appritla nouvelle d’autre part que de lui. Mais la jeune femme étaitabsente, et les domestiques dirent à son mari qu’elle était sortie,déjà, depuis plus d’une heure.

Ceci le déconcerta considérablement. Le décretavait été signé une demi-heure auparavant, et, en réponse à unequestion de lord Pemberton, l’assemblée avait déclaré qu’il n’yavait plus désormais aucun motif de secret, de sorte que ladécision pouvait être immédiatement communiquée à la presse.C’était pour ce motif qu’Olivier s’était empressé de rentrer chezlui, afin d’être le premier à informer Mabel ; et voiciqu’elle était sortie, et que, d’une minute à l’autre, les affichesrisquaient de lui apprendre le grand événement !

Il se sentait extrêmement mal à l’aise ;mais, pendant une heure encore, ou plus longtemps, un sentiment dehonte l’empêcha d’agir. Puis il appela de nouveau la femme dechambre pour l’interroger ; mais on ne savait rien desintentions de Mabel. Peut-être était-elle allée à l’églisevoisine ; elle ne le faisait plus que rarement, depuisplusieurs mois, mais, jadis, elle l’avait fait presque chaque jour.Olivier envoya la domestique à l’église ; et lui-même s’assitauprès de la fenêtre, dans la chambre de sa femme, considéranttristement la vaste étendue des toits, dans la lumière dorée dusoleil couchant, qui, ce soir-là, lui semblait offrir un aspecttout à fait extraordinaire. Le ciel n’avait point cette teinte d’orpur qu’il avait eue, chaque nuit, durant la semaineprécédente ; on y distinguait des nuances roses, quis’étendaient sur la voûte entière, aussi loin qu’Olivier pouvaitvoir, du levant au couchant. Il songeait machinalement à ce qu’ilavait lu, l’autre jour, dans les journaux, sur d’étrangesmodifications survenues dans l’atmosphère, en certaines régions del’Asie. La veille, il y avait eu de terribles tremblements de terreen Amérique ; et, le matin même, une sorte de cycloneprodigieux avait détruit plusieurs villes des pays scandinaves. Ilse demandait si quelques rapports singuliers n’existaient pas entrecet aspect inaccoutumé du ciel et… Mais tout à coup sa penséerevint à Mabel.

Cinq minutes après, il eut enfin lesoulagement infini d’entendre son pas léger, dans l’escalier ;et il se leva pour aller au-devant d’elle.

Quelque chose, sur le visage de la jeunefemme, lui révéla qu’elle savait tout. Elle se tenait, au reste,toute droite, avec une raideur inaccoutumée, et ses traits étaientplus pâles que jamais. On n’y lisait aucune colère, cependant, nirien d’autre qu’un désespoir immense et une résolution immuable.Ses lèvres montraient une ligne toute droite, et ses yeux, sous sonlarge chapeau blanc, semblaient étrangement contractés. Et ellerestait là, ayant refermé la porte derrière elle, sans faire aucunmouvement vers son mari.

– Est-ce vrai ? demanda-t-elle.

Olivier prit une longue aspiration, et serassit.

– De quoi veux-tu parler, machérie ?

– Est-ce vrai, reprit-elle, que tous leshommes vont être interrogés sur leur croyance en Dieu, et tuéss’ils avouent cette croyance ?

Olivier humecta ses livres desséchées.

– Tu emploies des termes bien durs !Toute la question est de savoir si le monde a le droit…

Mais elle l’interrompit, d’un vif mouvement detête.

– Et c’est vrai ! Et tu as signécela ?

– Ma chérie, je te supplie de ne pasfaire de scène ! Je suis à bout de forces ! et je nerépondrai à ta demande qu’après que tu auras écouté ce que j’ai àte dire !

– Bien, dis-le !

– Assieds-toi d’abord !

Mais elle dit : non, d’un geste muet.

– Comme tu voudras !… Eh ! bienvoici la vérité ! Le monde, à présent, est un, et non plusdivisé. L’individualisme est mort. Il a cessé de vivre lorsqueFelsenburgh est devenu président du monde. Tu ne peux pas être sanste rendre compte que des conditions absolument nouvelles existent,à présent, qui ne ressemblent à rien de ce qu’il y a eujusqu’ici ! Tu sais tout cela aussi bien que moi.

De nouveau le même petit signed’impatience.

– Non, il faut que tu me fasses leplaisir de m’écouter jusqu’au bout ! dit-il, d’un ton las.

– Eh bien, maintenant que tout cela s’estproduit, le monde doit adopter une morale nouvelle : c’estexactement comme un enfant qui parvient à l’âge de raison. Et, parconséquent, nous sommes obligés de veiller à ce que le progrèspuisse continuer, à ce qu’il n’y ait point de recul… à ce que tousles membres soient en bonne santé. « Si votre main vousoffense, coupez-la ! » disait leur Jésus : c’estexactement ce que nous disons… Or, lorsque quelqu’un affirme qu’ilcroit en Dieu, – car je doute fort qu’il puisse se trouverquelqu’un pour y croire réellement, ou même pour comprendre ce quecela signifie, – mais le fait seul de dire qu’on croit en Dieu,c’est le pire des crimes concevables désormais ; c’est uncrime avéré de haute trahison. Et, cependant, il ne s’agitnullement d’employer la violence : tout se passera de la façonla plus douce et la plus compatissante. Toi-même, toujours, tu asapprouvé nos institutions d’euthanasie ! Eh bien, c’est à cesprocédés, et aux plus charitables, que l’on aura recours…

Une fois de plus, elle fit un petit mouvementavec sa tête. Le reste de son corps était comme une statue.

– Est-ce bien utile que tu me dises toutcela ? demanda-t-elle.

Olivier sursauta : il ne pouvaitsupporter l’accent, trop dur, de sa voix.

– Mabel, mon trésor aimé !…

Pour un instant, les lèvres de la jeune femmefrémirent, et puis, de nouveau, elle le regarda avec des yeux deglace.

– Non, je t’assure, dit-elle ; toutcela est inutile ! Et, ainsi, tu as signé ?

Olivier eut une sensation atroce de désespoiren levant les yeux sur elle ; il aurait infiniment préféré lavoir révoltée, furieuse et pleurante.

– Mabel ! s’écria-t-il.

– Donc, tu as signé ?

– J’ai signé ! dit-il enfin.

Elle se retourna, et fit un pas vers laporte ; mais il s’élança sur elle.

– Mabel, où vas-tu ?

Et alors Mabel, pour la première fois de savie, mentit à son mari, pleinement et résolument.

– Je vais me reposer un peu, dit-elle. Jete reverrai tout à l’heure, à souper !

Il hésitait encore à la laisser partir ;mais il rencontra son regard, bien pâle en vérité, mais si honnêteet si pur qu’il en fut consolé.

– Très bien, ma chérie !… seulement,je t’en conjure, Mabel, essaie de comprendre !

Une demi-heure plus tard, il descendit pour lesouper, armé de logique, mais, aussi, enflammé d’émotion. Lesarguments qu’il allait exposer à sa femme lui semblaient, àprésent, d’une force irrésistible ; étant données lesprémisses que tous deux avaient acceptées, et sur qui tous deuxavaient fondé leur vie, la conclusion était, simplement, nécessaireet fatale.

Il attendit une minute ou deux ; puis, nevoyant pas arriver Mabel, il prit le tube qui communiquait avecl’office.

– Où est Mme Brand ?demanda-t-il.

Il y eut un instant de silence, après quoivint la réponse :

– Madame est sortie, il y a unedemi-heure, monsieur ! Je pensais que monsieur en étaitinformé !

III

Ce même soir, M. Francis était trèsoccupé, dans son bureau, des détails de la grande fête de laSolidarité qui allait être célébrée le 1er juillet. Onavait décidé d’apporter quelques modifications au rituel de l’annéeprécédente ; et le grand cérémoniaire avait à cœur que cettefête prochaine lui fît le même honneur que toutes les autres.

Et ainsi, avec son modèle devant lui, – unepetite reproduction en carton de l’intérieur de l’Abbaye, avec deminuscules figures de bois pouvant être transportées d’un endroit àl’autre, – il était en train d’ajouter, de sa fine et préciseécriture ecclésiastique, des notes marginales sur son exemplaire del’Ordre des Cérémonies.

Aussi, lorsque le portier de la maison,quelques minutes après vingt et une heures, lui téléphona qu’unedame désirait le voir, il répondit, d’une façon plutôt brusque, quec’était impossible. Mais le timbre du téléphone retentit denouveau, et, à sa question impatientée, la réponse fut que c’étaitMme Brand qui était en bas, qui, d’ailleurs, ne demandait pasplus de dix minutes d’entretien. Ceci changeait complètement lasituation. Olivier Brand était un personnage considérable, et safemme, par contrecoup, en était un autre. M. Francis, avecmille excuses, ordonna qu’on la conduisît à son appartement.

Elle paraissait très calme, ce soir-là, – sedit-il, en lui serrant la main. – Elle avait abaissé son voile, desorte qu’il ne pouvait pas bien distinguer son visage ; maissa voix lui paraissait avoir perdu sa vivacité ordinaire.

– Je regrette infiniment de vousdéranger, monsieur Francis ! dit-elle. Je désirerais,simplement, vous poser une ou deux questions !

Il lui sourit, d’un sourire encourageant.

– M. Brand, sans doute ?…

– Non, dit-elle, ce n’est pasM. Brand qui m’envoie ; je viens pour une affaire quim’est strictement personnelle. Vous comprendrez mes raisons tout àl’heure ! Je commence aussitôt, car je sais combien vosminutes sont précieuses !

Il songea que tout cela avait une tournure unpeu singulière ; mais, évidemment, il allait comprendrebientôt.

– D’abord, dit-elle, je crois que vousavez connu le P. Franklin ? Il est devenu cardinal, n’est-cepas ?

M. Francis, avec un sourire, réponditaffirmativement.

– Et savez-vous s’il vitencore ?

–Non, dit-il. Le P. Franklin est mort. Ilétait à Rome lorsque cette ville a été détruite. Un seul de tousles cardinaux a pu s’échapper, Steinmann, qui a été pendu àHambourg, quelque temps après…

– Eh ! bien, monsieur, voici unequestion que j’ai à vous poser, faute de pouvoir la poser à ce P.Franklin, qu’elle aurait touché de plus près, en sa qualité defidèle catholique ! J’y ai un intérêt particulier, que je nepeux pas vous expliquer, mais qui… Enfin, voici ma question :pourquoi les catholiques croient-ils en Dieu ?

L’ex-prêtre fut si saisi qu’il se redressa ensursaut, et leva sur la jeune femme un regard stupéfait.

– Oui, reprit-elle tranquillement, jesais que ma question doit vous paraître bizarre ! Mais…

Elle parut hésiter un instant, et puis prendreson parti :

– Voilà, dit-elle, je vais tout vousdire ! Le fait est que j’ai une amie qui est… qui est très endanger, de par cette loi nouvelle. Je voudrais infiniment pouvoirdiscuter avec elle et la ramener à la raison ; mais elle metune obstination insensée à me cacher ses sentiments, de sorte queje ne puis arriver à savoir sur quoi elle les fonde. Et comme vousêtes, désormais, le seul prêtre que je connaisse, – je veux dire leseul homme ayant été un prêtre, – maintenant que le P. Franklinn’existe plus, j’ai pensé que vous ne refuseriez pas de merenseigner !

Sa voix était parfaitement naturelle, sansl’ombre d’une hésitation ni d’un embarras.

M. Francis changea sa mine étonnée en unsourire fin et frotta doucement ses mains l’une contre l’autre.

– Ah ! je comprends ! dit-il.Eh ! bien, c’est que la question est très vaste. Est-ce quedemain, par exemple ?…

– La réponse la plus courte mesuffirait ; mais il est d’importance absolue que je soisrenseignée tout de suite ! La nouvelle loi, comme vous lesavez, entre en vigueur…

Il s’inclina.

– Eh ! bien, dit-il, pour résumer lachose en deux mots, voici ce qui en est : les catholiquesprétendent que Dieu peut être perçu par la raison humaine, et que,de la disposition de ce monde, ils peuvent déduire qu’il doit yavoir eu un créateur et un directeur, un Esprit surnaturel, –comprenez-vous ? Et puis, ils disent qu’ils peuvent encore endéduire plusieurs autres choses, au sujet de ce Dieu, et notammentqu’il est Amour, à cause du bonheur…

– Et la souffrance ?interrompit-elle.

Il sourit de nouveau.

– Eh ! oui, c’est là le point, c’estlà le point faible !

– Mais, enfin, que disent-ils à cesujet ?

– Eh ! bien, ils disent que lasouffrance est le résultat du péché !

– Et le péché ? C’est que,voyez-vous, monsieur Francis, je ne sais absolument rien de toutcela !

Le péché, ce serait la révolte de la volontéhumaine contre Dieu !

– Et qu’est-ce qu’ils entendent parlà ?

– Ils disent que Dieu voulait être aiméde ses créatures, et qu’ainsi il les a faites libres ; car,sans cela, elles n’auraient point pu l’aimer réellement. Mais, sielles sont libres, cela signifie qu’elles peuvent, à leur gré,refuser d’aimer Dieu et de lui obéir. Et c’est cela, précisément,que l’on appelle le péché. Vous voyez, maintenant, quellesabsurdités…

Elle fit un léger mouvement de tête.

– Oui, oui, mais je voudrais arrivervraiment à connaître tout ce que pensent ces catholiques !… Etalors, c’est tout ?

– Oh ! non, certes ! s’écriaM. Francis, avec un sourire plus gros. Cela, c’est simplementce qu’ils appellent la religion naturelle ; mais ils croientbien d’autres choses encore !

– Quelles choses ?

– Je vous assure, madame, qu’il m’esttout à fait impossible de vous exposer cela en quelques mots !Mais, par exemple, ils croient que Dieu est devenu homme, pour lessauver du péché en mourant…

– En souffrant pour eux, sansdoute ?

– Oui, en souffrant et en mourant poureux. Au fait, ce qu’ils appellent l’incarnation est le centre mêmede toutes leurs croyances. Tout le reste en découle. Et je doisavouer que, une fois que l’on vient à admettre cette incarnation,je dois avouer que tout le reste en découle nécessairement, tout,jusqu’aux scapulaires et à l’eau bénite !…

– Hélas ! monsieur Francis, je necomprends rien à toutes ces choses !

Le sourire du grand cérémoniaire se nuançad’indulgence.

– Je vous crois sans peine ! dit-il.Tout cela est d’une folie extravagante ! Et cependant,voyez-vous, il y a eu un temps où j’y ai cru moi-même.

– Mais c’est contraire à la raison !dit-elle.

Il eut un petit geste ambigu.

– Oui, dit-il, en un sens, cela estentièrement contraire à la raison ; mais, en un autresens…

Soudain, elle se pencha en avant, de tout soncorps, et il put apercevoir l’éclat enflammé de ses yeux, sous sonvoile blanc.

– Ah ! dit-elle, presque sanssouffle. Voilà justement ce que je désirais apprendre !Oui ! dites-moi comment ils se justifient de croire à detelles doctrines !

Il se tut un moment et parut réfléchir.

– Eh ! bien, dit-il lentement,autant que je puisse me rappeler, ils disent qu’il y a encored’autres facultés à côté, et même au-dessus, de celles de laraison. Ils disent, par exemple, que parfois le cœur découvre deschoses que la raison ne voit pas, – des intuitions –comprenez-vous ? Ainsi, ils disent que toutes les chosestelles que le sacrifice de soi même, et l’honneur, et même l’art,que tout cela provient du cœur ; que la raison n’y intervientqu’ensuite, dans les règles du métier artistique, par exemple, maisqu’elle ne peut pas les prouver et qu’elles sont absolumentau-dessus d’elle.

– Il me semble que je comprends.

– Eh ! bien, ils disent que lareligion est, elle aussi, l’une de ces choses-là, ce qui revient,en d’autres termes, à reconnaître qu’elle est simplement affaired’émotion.

De nouveau, il s’interrompit comme s’il avaitl’impression d’avoir été injuste.

– En fait, non, ils ne disent pasabsolument cela, encore que ce soit la pure vérité. Mais, en unmot…

– Eh bien ?

– En un mot, ils disent qu’il y a quelquechose qui s’appelle la foi, une sorte de conviction profonde qui neressemble à rien d’autre, une grâce surnaturelle que Dieu estsupposé accorder à ceux qui la désirent, à ceux qui prient pourl’obtenir, et qui mènent des vies bonnes, et ainsi de suite…

– Et, donc, cette foi ?…

– Cette foi, agissant sur ce qu’ilsappellent les témoignages, cette foi les rend absolument certainsqu’il y a un Dieu, qu’il s’est fait homme, etc., et tout le reste,jusqu’à l’Église dans ses moindres détails. Et ils disent encoreque cela est prouvé pratiquement par l’effet que leur religion aproduit dans le monde, et par la manière dont elle explique àl’homme sa propre nature. Au fond, voyez-vous, ce n’est rien deplus qu’un cas d’autosuggestion !

Il lui sembla entendre un soupir. Il s’arrêtabrusquement.

– Tout cela est-il un peu plus clair pourvous, à présent, madame Brand ?

– Je vous remercie infiniment,dit-elle ; c’est beaucoup plus clair, à présent !… Et… etc’est bien vrai que d’innombrables chrétiens sont morts pour cettefoi, telle qu’elle est ?

– Oh ! oui ! des milliers etdes milliers ! Tout à fait comme les mahométans ont fait pourleur foi à eux !

– Les mahométans croient en Dieu, euxaussi, n’est-ce pas ?

– Ils y croyaient, en tout cas, etpeut-être en reste-t-il encore quelques-uns pour y croireaujourd’hui. Mais fort peu : tout le reste est devenu« ésotérique », comme ils disent !

La jeune femme ne répondit rien, etM. Francis eut tout le loisir de songer à ce que son attitudeavait de singulier. Il se dit que, certes, elle devait être bienattachée à cette amie chrétienne qu’elle désirait convertir.

Puis elle se leva, et il se leva avecelle.

– Encore mille fois merci, monsieurFrancis !… Il ne faut pas que je vous interrompe dans votretravail !

Il l’accompagna vers la porte ; mais,après avoir fait quelques pas, elle s’arrêta.

– Et vous, monsieur Francis, vous avezété élevé dans toutes ces croyances : est-ce que, parfois,elles vous reviennent ?

Il sourit, de nouveau.

– Ma foi, non, dit-il, jamais, si cen’est comme un rêve !

– Et comment expliquez-vous cela ?ou plutôt, comment vos anciens compagnons, les catholiques,expliqueraient-ils cela ?

– Ils diraient que j’ai abandonné lalumière, que la foi s’est retirée de moi !

– Et vous ?

Il réfléchit un moment.

– Moi ? Je me dirais que je me suisimposé une autosuggestion plus forte dans un autre sens. Voilàtout !

– Je comprends !… Bonne nuit,monsieur Francis !

Elle ne voulut point le laisser descendre avecelle dans l’ascenseur ; et, ainsi, quand il eut vu la cage defer s’abaisser, doucement et sans bruit, au-dessous du palier, ils’en retourna à son modèle de l’Abbaye et aux petits bonshommes debois. Mais, avant de recommencer à les faire marcher, longtemps ilresta assis, les lèvres serrées, les yeux perdus dans le vide.

Chapitre 4

 

I

Une semaine après, Mabel s’éveilla à l’aubeet, dans les premiers instants, elle oublia où elle se trouvait.Elle prononça même, tout haut, le nom d’Olivier, en promenant unregard surpris autour de la chambre. Puis, tout à coup, elle serappela, et resta immobile.

C’était déjà le huitième jour qu’elle passaitdans ce refuge : son temps d’épreuve était fini ; cejour-là, elle allait être libre de faire ce pourquoi elle étaitvenue. Le samedi de la semaine précédente, elle avait subi l’examenprivé, devant un magistrat spécial, à qui elle avait confié, sousles conditions habituelles de secret absolu, son nom, son âge, sonadresse, ainsi que les motifs qu’elle avait pour demanderl’application de l’« euthanasie ». Elle avait choisiManchester, comme un endroit assez éloigné et une ville assezgrande pour la mettre à l’abri des recherches d’Olivier ; etle fait est que son secret avait été admirablement gardé. Aucunindice n’était venu lui révéler que son mari eût la moindreconnaissance de ses intentions ; mais, au reste, elle savaitque, dans les cas de ce genre, la police était tenue de prêterassistance aux fugitifs. Dans le nouveau monde socialiste,l’individualisme avait encore conservé ce dernier droit : lespersonnes fatiguées de la vie étaient autorisées à sortir de la viesans empêchement. Et quant à savoir pourquoi elle avait choisi cemoyen-ci pour en sortir, c’est parce que tout autre moyen lui avaitparu impossible. Le couteau exigeait, à la fois, de l’adresse et dela résolution ; les armes à feu étaient hors de saportée ; et les nouveaux règlements de police rendaient plusdifficile que jamais l’achat d’un poison. Et puis, en outre, elledésirait sérieusement mettre à l’épreuve ses intentions et biens’assurer qu’il n’y avait pas d’autre issue pour elle.

Or, de cela, elle était plus certaine quejamais. La pensée de la mort lui était venue, pour la premièrefois, dans l’atroce souffrance que lui avait causée l’éclat decruauté d’un certain soir de décembre. Puis cette idée s’en étaitallée, balayée surtout de son esprit par la pensée que, en effet,l’homme restait encore capable de retours en arrière.

Mais ensuite, une fois de plus, l’idée luiétait revenue, comme un fantôme glacé et irrésistible, dans leclair jaillissement de lumière projeté sur elle par la déclarationde Felsenburgh. Depuis lors, le fantôme s’était installé à demeurechez elle ; mais elle lui avait résisté, espérant, contre toutespoir, que la déclaration du Président ne se traduirait pas enacte, et tâchant à l’oublier, sauf à se révolter, par instants,contre son horreur. Mais le fantôme n’avait, jamais plus, voulus’éloigner ; et enfin, lorsque la théorie politique s’étaitchangée en une loi délibérée, Mabel, résolument, avait cédé à sonappel. Il y avait maintenant huit jours de cela ; et sadécision, durant cette semaine, n’avait pas chancelé un seulmoment.

Cependant, elle avait, désormais, cessé decondamner. La logique l’avait réduite au silence. Tout ce qu’ellesavait était qu’elle-même, pour son compte, ne pouvait passupporter cela ; qu’elle s’était trompée et avait mal comprisla foi nouvelle ; et que, pour elle, quoi qu’il en fût desautres, il n’y avait absolument aucune espérance…

Ces huit jours, requis par la loi, s’étaientpassés très tranquillement. Elle avait emporté avec elle assezd’argent pour entrer dans une de ces maisons particulières dontl’installation, luxueuse et commode, correspondait à seshabitudes ; les sœurs gardiennes avaient été aimables etpleines de sympathie, elle n’avait eu à se plaindre de rien.

Sans doute, elle avait dû un peu souffrir deréactions inévitables. La seconde nuit après son arrivée,notamment, avait été affreuse : pendant qu’elle gisait, dansl’obscurité brûlante de sa chambre, tout son être sensible avaitprotesté et s’était débattu contre la destinée que sa volonté luiimposait. Cet être avait réclamé les choses familières, la promessede nourriture, et d’air respirable, et de commerce humain ; ils’était tordu d’horreur devant l’abîme noir vers lequel il étaitentraîné ; et, dans cette angoisse épouvantable, la jeunefemme n’avait retrouvé la paix que lorsqu’une voix plus profondelui avait murmuré, avec un accent surnaturel de certitude, que lamort n’était pas la fin absolue. Et puis, avec la lumière du matin,la santé était revenue ; la volonté avait reconquis samaîtrise et, du même coup, avait écarté l’espérance secrète d’unecontinuation de la vie. Plus tard, elle avait eu à souffrir, deuxou trois fois, d’une peur plus concrète : le souvenir luiétait revenu de ces révélations scandaleuses qui, dix ansauparavant, avaient convulsé l’Angleterre et amené l’établissementde refuges tels que celui-ci, sous la surveillance du gouvernement.On avait découvert que, durant de longues années, dans les grandslaboratoires de vivisection, des expériences avaient été faites surdes sujets humains, sur des personnes qui, ainsi qu’elle-même,s’étaient séparées du monde, et à qui, dans des maisonsd’euthanasie privées, on avait administré des gaz suspendantla vie, au lieu de la détruire… Mais cela encore avait passé, avecl’avènement de la lumière. Le système nouveau rendait de telleschoses impossibles, au moins en Angleterre et dans beaucoupd’autres pays ; car il restait des pays où le sentiment étaitplus faible et la logique plus impérieuse ; et, puisque aussibien, il était prouvé que les hommes n’étaient que des animaux…

Enfin, il y avait eu, durant cette semained’épreuve, un inconvénient physique : la chaleur intolérabledes jours et des nuits. Les savants affirmaient qu’un courant dechaleur, absolument inattendu, venait de se produire ; et desdouzaines de théories avaient été émises, dont le bruit été arrivéjusque dans la retraite de Mabel, et qui, toutes, se contredisaientréciproquement. Et la jeune femme songeait qu’il était humiliant devoir ainsi accablés et vaincus des hommes qui faisaient professiond’avoir pris la terre sous leur charge. Sans compter que,naturellement, cette condition anormale de l’atmosphère avait étéaccompagnée de désastres : un peu partout, il y avait eu destremblements de terre d’une violence prodigieuse ; unetempête, en Amérique, avait détruit, d’un seul coup, trente-deuxcités ; plusieurs îles avaient disparu ; et l’inquiétantVésuve semblait se préparer pour un dénouement de son aventureusecarrière. Mais l’explication de toutes ces choses, personne ne laconnaissait. Il y avait eu un homme assez arriéré pour dire qu’uncataclysme devait s’être produit au centre de la terre ; etMabel se rappelait que sa nourrice lui avait parlé d’un feu quibrûlerait sous la surface du globe. Au reste, tout cela nel’inquiétait guère ; elle se désolait, seulement, de nepouvoir pas sortir dans le jardin et d’avoir à rester, jour etnuit, dans la fraîcheur relative de sa chambre, au secondétage.

Il y aurait bien eu, encore, un sujet quil’aurait intéressée, à savoir l’effet produit, dans le monde, parle décret nouveau ; mais la sœur gardienne ne semblait pastrès bien renseignée sur ce point. Çà et là, on avait appris quedes exécutions avaient été faites ; mais la loi n’avait pasencore été appliquée dans toute sa rigueur et les magistrats nefaisaient que commencer le recensement prescrit.

Ce matin-là, pendant qu’elle restait éveilléedans son lit, les yeux fixés sur les couleurs délicates du plafond,il lui sembla que la chaleur était pire que jamais. Elle crut même,d’abord, qu’elle avait dormi trop longtemps ; mais sa montre àrépétition lui dit qu’il était à peine quatre heures. Du moins,elle n’aurait plus à supporter longtemps ce supplice, car ellesongeait que c’était vers huit heures que viendrait, pour elle, lemoment d’en finir. Il y avait encore sa lettre à Olivier, quirestait à écrire, et un ou deux arrangements à terminer.

Pour ce qui était de la moralité de l’actequ’elle allait accomplir, c’est-à-dire du rapport de cet acte avecla vie commune des hommes, là-dessus elle n’avait pas l’ombre d’undoute. Elle croyait fermement, avec tout le monde désormais, que,toute terminaison de la vie, de même que celle-ci, était justifiéepar la souffrance spirituelle. Il y avait un certain degré dedétresse à partir duquel l’individu ne pouvait plus être nécessaireà soi-même ni aux autres ; et, dans ces conditions, la mortétait l’acte le plus charitable qui pût être accompli. Il est vraique jamais, jusque-là, elle n’avait songé que cet état pût devenirle sien : la vie, au contraire, l’avait toujours intéresséetrop passionnément. Mais les choses en étaient venues à ce point,et, maintenant, la nécessité de la mort ne faisait plusquestion.

À plus d’une reprise, durant cette semaine, lesouvenir lui était revenu de sa conversation avec M. Francis.Elle avait été poussée à cette visite par un mouvement presqueinstinctif : elle s’était sentie prise, tout à coup, d’unbesoin de savoir ce qu’était le parti opposé, et si lechristianisme était vraiment aussi ridicule qu’elle l’avaittoujours pensé. Ridicule, elle voyait maintenant qu’il ne l’étaitcertainement pas, mais bien plutôt, au contraire, terriblementpathétique. C’était un rêve merveilleux, une délicieuse fantaisiedu poète. Et elle se disait que ce serait un bonheur céleste depouvoir y croire. Mais, pour son compte, elle ne le pouvait pas.Non, un Dieu transcendant était, pour elle, une idée inconcevable,encore qu’elle comprît, à présent, que l’idée d’un hommetranscendant n’était pas moins absurde.

Décidément, elle ne voyait aucune issue. Laseule religion possible était celle de l’humanité ; et il setrouvait que l’unique dieu était un dieu avec lequel elle nevoulait plus, ne pouvait plus, avoir rien à faire !

Elle se rappelait, aussi, la très hauteopinion qu’elle avait eue de Felsenburgh. À coup sûr, cet hommeétait le plus grand qu’elle eût jamais vu ; et elle estimaittrès probable qu’il fût vraiment ce qu’elle avait cru,l’incarnation de l’homme idéal, le premier produit parfait del’humanité. Mais la logique de sa conduite était trop au-dessusd’elle. Car elle se rendait compte, désormais, qu’il avait étéabsolument logique, sans l’ombre de contradiction, en proclamant lanécessité d’exterminer les chrétiens, quelques semaines après avoirblâmé la destruction de Rome. Ce qu’il avait blâmé, c’était lapassion d’un homme contre un autre, d’une secte contre une autre,choses qui étaient comme le suicide d’une race. Il avait dénoncé lapassion, mais non point l’action universelle et légale. Son décretnouveau était un acte légitime de la majorité du monde contre uneinfime minorité, qui menaçait le principe de la vie et de la foi.Oui, tout cela était logique et nécessaire ; et, cependant,c’était à tout cela qu’elle n’avait point la force de serésigner ! Aussi, ce qu’elle avait de mieux à faire était-ild’accomplir son projet, le plus tranquillement possible ;après quoi, le monde, sans elle, continuerait sa marche enavant.

Elle sommeilla de nouveau, quelques instants,et fut toute surprise, en rouvrant les yeux, d’apercevoir un douxvisage de femme coiffé de blanc qui, penché sur elle, luisouriait.

– Voici qu’il est six heures, ma chèreenfant, le moment où vous m’avez dit de venir ! Voulez-vousque je vous apporte le déjeuner ?

Mabel soupira profondément ; puis elle seredressa, d’un mouvement rapide, et se prépara à sortir du lit.

II

Six heures et demie sonnaient, à la petitependule de la cheminée, lorsque Mabel acheva d’écrire. Ellerecueillit les feuillets qu’elle venait de remplir de sa largeécriture, s’adossa dans son commode fauteuil, et relut salettre.

Maison de repos n° 3, Manchester W.

« Mon Chéri,

« Mon envie m’est revenue, et cette foisavec tant de force qu’il m’est vraiment impossible de résister pluslongtemps, si bien que je vais être obligée de m’en aller par laseule voie qui me reste ouverte. J’ai eu, d’ailleurs, un séjourtrès calme et heureux, dans cette maison : tout le monde aété, pour moi, d’une bonté infinie. L’en-tête de ce papier,naturellement, t’aura fait comprendre aussitôt de quelle maison ils’agit…

« Mon chéri, tu m’as toujours été cherpar-dessus tout ; et tu me l’es encore, en ce momentmême ; mais, assurément, je ne me trompe pas en sentant que jen’ai plus de force pour continuer à vivre. D’abord, quand tout celaa commencé, je me suis attendue à ce que ce serait toutautre ; et tu sais combien j’ai été heureuse et pleined’enthousiasme. À présent, je reconnais que ce qui arrive estlogique et juste, et que la paix du monde doit avoir ses lois, et ale droit de se défendre par tous les moyens. Mais, mon chéri, il setrouve qu’une telle paix n’est pas celle dont j’auraisbesoin ! Au fond, je crois que mon malheur vient seulement dece que je suis en vie.

« Et puis, voici une autredifficulté ! Je sais combien profondément tu es d’accord avecce nouvel état des choses ; et Il est naturel que tu le sois,étant infiniment plus fort, et plus raisonnable, et meilleur quemoi ! Mais, si tu as une femme, il faut qu’elle pense et sentecomme toi ; et moi, mon chéri, je ne suis plus avec toi, aufond de mon cœur, tout en voyant bien que c’est toi qui as raison…Tu me comprends bien, n’est-ce pas, mon amour ?

« Si nous avions eu un enfant, c’eût étéautre chose, peut-être : j’aurais peut-être réussi à continuerde vivre, pour l’enfant. Mais cela même me paraît bien impossible.Oh ! Olivier, mon chéri ! je ne peux pas, je ne peuxpas !

« Je sais que j’ai tort et que tu asraison ! Mais voilà : je ne peux pas me changer !et, ainsi, je suis tout à fait sûre qu’il faut que je m’enaille !

« Et puis, il y a ceci, que je désire quetu saches : c’est que je n’ai pas peur, pas du toutpeur ! Je ne puis pas comprendre comment quelqu’un pourraitavoir peur, – à moins, bien entendu, d’être un chrétien. –Oh ! si j’étais chrétienne, il me semble que j’aurais une peuraffreuse ! Mais, nous deux, n’est-ce pas, nous savons à coupsûr qu’il n’y a rien au delà de la mort ? C’est de la vie quej’ai peur, seulement de la vie ! Après cela, s’il y avait àsouffrir, naturellement j’aurais, tout de même, un peu peur ;mais tout le monde me garantit qu’il n’y a absolument pas l’ombrede souffrance, et que c’est, simplement, comme si l’on s’endormait.Les nerfs périssent avant le cerveau. Si bien que je vais faire lachose moi-même, sans personne d’autre dans la chambre. Dansquelques minutes, ma garde, la sœur Jeanne, avec qui je me suisliée très affectueusement, va m’apporter l’appareil, et puis elleme laissera.

« Pour ce qui est des suites, tu ferasexactement comme il te plaira. La crémation aura lieu demain àmidi : tu pourras y venir, si tu veux. Ou bien tu n’auras qu’àtéléphoner, et l’on t’enverra l’urne. Tu as désiré avoir l’urne deta mère, dans notre jardin : peut-être seras-tu heureux,aussi, d’avoir la mienne ? Et quant à tout ce quim’appartient, il va sans dire que je te le laisse.

« Et maintenant, mon chéri, il y a encorececi que je veux te dire : c’est que je regrette beaucoup,vraiment, d’avoir été si fatigante pour toi, et si sotte ! Aufond, vois-tu, je crois que j’ai toujours été convaincue, dès ledébut, de la justesse de tes arguments ; mais, toujours, il yavait quelque chose en moi qui me forçait à ne pas vouloir melaisser convaincre ! Comprends-tu, maintenant, pourquoi jet’ai si souvent agacé ?…

« Olivier, mon chéri, tu as étéextraordinairement bon pour moi !… Oui, c’est vrai que jepleure ; mais, en réalité, je suis très heureuse. Je regretteseulement d’avoir été obligée de te causer tant d’inquiétude,durant cette semaine dernière ; mais il l’a fallu ! Jesavais que, si tu m’avais découverte, tu m’aurais persuadée derenoncer à mon projet ; et puis, le jour suivant, j’auraistrouvé un autre moyen, bien pire pour moi comme pour toi. Jeregrette infiniment d’avoir fait un mensonge, aussi ! Je te lejure, c’est le premier que je t’aie fait jamais !

« Eh ! bien, il me semble que jen’ai plus autre chose à te dire. Olivier, mon chéri, mon trésoraimé, adieu ! Je t’envoie mon amour, avec tout mon cœur.

« Mabel. »

Elle resta immobile, sa lecture finie, ettoujours encore ses yeux étaient mouillés de larmes. Et, cependant,tout cela était parfaitement vrai. Elle était bien plus heureusequ’elle aurait pu l’être si elle avait eu la perspective de rentrerchez elle. Sa vie lui semblait entièrement dévastée ; et toutesa petite âme aspirait à la mort, comme un corps épuisé aspire ausommeil.

Elle écrivit l’adresse, d’une mainparfaitement ferme, posa la lettre sur la table et s’adossa denouveau dans le fauteuil, en face de son déjeuner intact.

Puis, tout à coup, le souvenir lui revint desa conversation avec M. Francis ; et, par une étrangeassociation d’idées, voici qu’elle revit la chute de l’aérien àBrighton, les actes du jeune prêtre aux cheveux blancs, et lesboîtes d’euthanasie…

Lorsque la sœur Jeanne entra, quelques minutesaprès, elle fut étonnée de ce qu’elle vit. Mabel était appuyéecontre la fenêtre, les yeux fixés sur le ciel, dans une attituded’horreur indicible.

La sœur Jeanne traversa vivement la chambre,après avoir déposé quelque chose sur la table, et mit sa main surl’épaule de la jeune femme.

– Ma chère enfant, qu’est-ce quec’est ?

Elle entendit un long soufflesanglotant ; puis Mabel se retourna, l’étreignit d’une maintremblante, et, de l’autre main, lui désigna un endroit duciel.

– Là ! dit-elle. Là,regardez !

– Eh ! bien, ma chérie, qu’ya-t-il ? Je ne vois rien ! Il fait un peusombre !

– Sombre ! s’écria Mabel. Vousappelez cela sombre ? Mais… c’est noir ! toutnoir !

La garde l’attira doucement en arrière, versle fauteuil. Elle reconnaissait une crise de frayeur nerveuse,phénomène assez habituel dans ces moments de l’effort suprême. MaisMabel s’arracha de son étreinte et se retourna vers la fenêtre.

– Vous appelez cela un peu sombre ?dit-elle. Mais, sœur Jeanne, regardez, regardez !

Il n’y avait absolument rien de remarquable àvoir. Devant la fenêtre, se dressait la cime feuillue d’unfrêne ; et puis c’étaient les fenêtres, encore fermées, desbâtiments d’en face, le toit et, au-dessus, le ciel matinal, un peulourd et poussiéreux, comme avant un orage ; mais rien de plusque cela.

– Eh bien, qu’y a-t-il, ma chèreenfant ? Qu’est-ce que vous voyez ?

– Mais regardez, regardez donc ! Etmaintenant, écoutez ceci !

Un grondement vague, lointain, se fitentendre, comme le roulement d’un camion, – si vague qu’on auraitpu le prendre pour une simple illusion de l’oreille. Mais la jeunefemme s’était bouchée les oreilles des deux mains, et son visageétait devenu un masque blanc de terreur, avec d’énormes yeuxeffarés. La garde l’embrassa tendrement, d’un geste maternel.

– Ma chère enfant, lui dit-elle, vousêtes un peu énervée ! Cela n’est rien qu’un petit grondementde tonnerre, produit par la chaleur. Je vous en prie, ne vousagitez pas !

Elle sentit le corps de la jeune femmetrembler convulsivement, sous ses mains ; mais elle put, sansrésistance, la réinstaller au fond du fauteuil.

– Les lumières ! les lumières !sanglotait Mabel.

– Et vous allez me promettre de vouscalmer, n’est-ce pas ?

Elle promit, d’un signe de tête ; et lagarde se dirigea vers un coin de la pièce, avec un bon sourireindulgent. Combien de fois, déjà, elle avait assisté à des scènesanalogues ! Dès l’instant suivant, toute la chambre futensoleillée d’une exquise lumière. Mais la garde, en se retournant,vit que Mabel avait rapproché son fauteuil de la fenêtre, et, lesmains tordues, recommençait à considérer le ciel, par-dessus lestoits.

– Ma chère enfant, lui dit-elle, vousêtes au bout de vos nerfs ! Voulez-vous que je ferme lesvolets ?

Mabel leva les yeux sur elle. Oui, certes, lalumière l’avait sensiblement rassurée. Son visage restait toujoursblême et égaré, mais ses yeux reprenaient une expression plustranquille.

– Sœur Jeanne, – dit-elle d’une voixdéfaillante, – je vous en prie, regardez encore, et dites-moi sivous ne voyez rien ! Si vous me dites qu’il n’y a rien, jecroirai que c’est moi qui deviens folle !

Mais non, il n’y avait rien. Le ciel était unpeu sombre, comme si une tempête se préparait ; mais ondistinguait, tout au plus, un voile de nuages, et la lumière étaità peine légèrement teintée de taches foncées ; c’était,exactement, le ciel qui précède un gros orage printanier. Et lagarde le dit à Mabel, clairement, résolument.

Le visage de la jeune femme se rasséréna plusencore.

– Merci, sœur Jeanne !… Alors…

Elle se tourna vers la petite table, surlaquelle la garde avait déposé ce qu’elle venait d’apporter.

– Alors, s’il vous plaît,montrez-moi !…

Mais la garde hésitait.

– Êtes-vous sûre de n’être pas tropépouvantée, mon enfant ? Voulez-vous prendre quelquechose ?

– Non, je ne veux plus riend’autre ! dit nettement Mabel. Montrez-moi, je vousprie !

La sœur Jeanne s’approcha de la table.

Ce qu’elle y avait déposé était une cassettede métal blanc, délicatement peinte de fleurs, et d’où émergeait untube blanc, flexible, avec une large embouchure accompagnée de deuxgriffes d’acier, tandis que, sur l’un des côtés de la cassette,était fixée une poignée en porcelaine.

– Eh ! bien, ma chérie, commençadoucement la garde, tout en épiant la façon dont les yeux de Mabelse tournaient sans cesse vers la fenêtre ; eh ! bien,vous allez vous asseoir là, comme vous êtes à présent ! Latête un peu en arrière, s’il vous plaît ! Quand vous serezprête, vous mettrez cette embouchure contre vos lèvres, et vousattacherez ces deux ressorts derrière votre tête ! Comme ceci,tenez ! cela s’adapte très simplement. Et puis, vous,tournerez cette poignée, dans ce sens-là ! Et voilàtout !

Mabel fit signe qu’elle comprenait. Elle avaitentièrement reconquis son empire sur soi et avait pu écouter trèsattentivement, bien que, sans cesse encore, malgré elle, ses yeuxse détournassent du côté de la fenêtre.

– Voilà tout ! répéta-t-elle. Jecomprends parfaitement. Et ensuite ?

La garde la dévisagea, un moment, d’un regardinquiet.

– Ensuite, il n’y a plus rien !Respirez tout naturellement ! Vous vous sentirez prise desommeil, presque aussitôt ; alors, vous fermerez les yeux, etvoilà tout !

Mabel reposa le tube sur la table et sereleva. Elle était tout à fait redevenue elle-même.

– Embrassez-moi, sœur Jeanne !dit-elle.

Sur le seuil, la garde se retourna et luisourit une fois encore. Mais Mabel s’en aperçut à peine ; denouveau, maintenant, elle n’avait plus d’attention que pour lafenêtre.

– Je reviendrai dans unedemi-heure ! dit doucement sœur Jeanne. Rien ne presse, rienabsolument ! Le tout ne prend pas même cinq minutes !…Adieu, ma bien chère enfant !

Mais Mabel continuait à regarder au dehors,par la fenêtre, et la laissa sortir sans lui répondre.

III

Mabel attendit que la porte se fût refermée etque la garde en eût enlevé la clef, après quoi, une fois de plus,elle revint à la fenêtre et en saisit convulsivement la barred’appui.

De l’endroit où elle se tenait, elleapercevait, d’abord, la petite cour, au-dessous, avec ses quelquesarbres, vivement éclairés par l’éblouissante lumière électrique quijaillissait maintenant de la chambre ; et, en second lieu,par-dessus les toits, une immense et terrible étendue de noir, àpeine teintée de roux. Et le contraste de ces deux spectacles avaitquelque chose d’effrayant : c’était comme si la terre fûtencore capable de lumière, alors que, déjà, le ciel se seraitéteint.

Mabel eut aussi la sensation d’un silence etd’un calme extraordinaires. La maison, habituellement, était asseztranquille, à cette heure matinale, ses hôtes n’ayant guèrel’humeur à faire beaucoup de bruit ni de mouvement ; mais, cematin-là, c’était plus que de la tranquillité ; c’était unsilence de mort, un de ces moments d’arrêt général qui précèdentl’éclat soudain des tempêtes du ciel. Et voici que les instantspassaient, sans que se produisît un éclat de ce genre ! Uneseconde fois, seulement, Mabel entendit retentir un roulementsolennel, comme si un énorme wagon avait traversé une ruelointaine ; et il sembla à la jeune femme, très nettement,qu’à ce bruit de roues se mêlait un murmure de voix innombrables,criant, chantant et applaudissant. Après quoi, de nouveau, ce futcomme si le monde s’était tapissé de ouate : un silence, uneimmobilité extraordinaires.

Et Mabel, à présent, commençait à comprendre.L’obscurité, les bruits, n’étaient point pour tous les yeux ettoutes les oreilles. La garde n’avait vu ni entendu riend’anormal ; et, sans doute, le reste du monde ne voyait nin’entendait rien de tel. Pour eux, cela signifiait, tout au plus,l’approche possible d’un orage.

Mabel, cependant, n’essaya pas de faire ladistinction entre la part subjective et la part objective dans cequ’elle sentait. Elle ne se demanda pas si ce qu’elle voyait etentendait était engendré par son cerveau, ou bien perçu au moyend’une faculté inconnue jusqu’alors. Elle eut, simplement,l’impression d’être déjà séparée du monde qu’elle habitait laveille encore : ce monde s’écartait d’elle, ou plutôtchangeait en elle, passait à un autre mode d’existence. De tellesorte que l’étrangeté de ces ténèbres et de ce silence ne lasurprit pas beaucoup plus que celle, par exemple, de la petiteboîte peinte qu’elle voyait déposée sur la table.

Et, tout à coup, sachant à peine ce qu’elledisait, les yeux fixés profondément sur l’obscurité sinistre duciel, elle se mit à parler.

– Oh ! Dieu ! dit-elle, sivraiment vous êtes là, si vraiment vous existez…

Sa voix fléchit et elle dut se retenir àl’appui de la fenêtre pour ne point tomber. Elle se demandavaguement pourquoi elle parlait ainsi, car ces mots lui étaientvenus brusquement, sans qu’elle se fût rendu compte des motifs quiles lui dictaient. Et elle reprit :

– Oh ! Dieu ! je sais que vousn’êtes point là ! Je sais bien que vous n’existez pas !Mais, si vous existiez, je sais aussi ce que je vous dirais. Jevous dirais combien je suis fatiguée, fatiguée etembarrassée ! Mais non, tout cela, je n’aurais pas besoin devous le dire, car vous le sauriez d’avance. Je vous dirais donc,seulement, que je regrette beaucoup tout cela, beaucoup, de toutmon cœur ! Et puis, mon Dieu, je vous dirais de veiller surmon cher Olivier, – mais cela va de soi, – et puis aussi sur tousvos pauvres chrétiens ! Oh ! ils vont avoir tant àsouffrir ! Et vous, mon Dieu, n’est-ce pas, vous m’entendriez,et vous me comprendriez ?

Une fois de plus, le roulement colossal et lesbasses gigantesques d’une myriade de voix, qui semblaient s’être unpeu rapprochés… Mabel avait toujours détesté les orages, commeaussi les foules bruyantes : les uns et les autres luidonnaient la migraine.

– Allons ! dit-elle. Adieu, adieu àtout !

Puis elle s’assit dans le fauteuil.

– L’embouchure, oui, voilà !

Elle était ennuyée du tremblement de sesmains. Deux fois, le ressort glissa sur les boucles de ses cheveux…Enfin, toutes les pièces furent fixées en place ; et aussitôt,comme si un peu d’air l’avait ravivée, tous ses sens luirevinrent.

Elle découvrit qu’elle pouvait respirer leplus facilement du monde. Son souffle n’éprouvait aucunerésistance. Quel soulagement de penser qu’il n’y aurait pas àcraindre de suffocation !… Elle étendit la main gauche, ettoucha la poignée mobile ; la fraîcheur métallique luirappela, par contraste, l’atroce et tout à fait insupportablechaleur qui remplissait la chambre, de minute en minute. Cettechaleur l’accablait à tel point qu’elle pouvait entendre lebattement de son pouls, dans ses tempes… De nouveau, elle lâcha lapoignée, pour pouvoir, de ses deux mains, rejeter le mantelet blancqu’elle avait mis sur ses épaules, au sortir du lit… Oui,maintenant elle se sentait un peu plus à l’aise ; ellerespirait mieux, ainsi ! De nouveau, ses doigts cherchèrent, àtâtons, et finirent par trouver la poignée. Mais la sueur gouttaitde ses doigts, et plusieurs secondes passèrent avant qu’elle pûttourner le bouton. Et puis, celui-ci céda brusquement…

Aussitôt, un doux parfum, plein de langueur,l’envahit, corps et âme, et s’abattit sur elle comme un coup, carelle sut, tout de suite, que c’était le parfum de la mort. Puis, laferme volonté, qui l’avait conduite jusque-là, s’affirma denouveau ; et elle posa ses mains sur ses genoux,tranquillement, tout en faisant des aspirations profondes etaisées.

Elle avait fermé les yeux, au moment detourner le bouton ; mais maintenant elle les rouvrit, curieused’observer l’aspect du monde disparaissant. Elle s’était promis defaire cela, dès le premier jour : ainsi, du moins, elle neperdrait aucun détail de cette unique et suprême expérience.

Or, il lui sembla, d’abord, que rien nechangeait. C’étaient toujours, en face d’elle, la cime feuillue dufrêne et le toit de plomb ; au-dessus, c’était toujoursl’épouvantable ciel noir. Elle nota même un pigeon qui, tout blanccontre le noir du ciel, prit son essor, traversa le cadre de lafenêtre, et disparut dès l’instant suivant.

Et puis, peu à peu, des choses arrivèrent, deschoses comme celles-ci :

Elle éprouva une sensation soudaine delégèreté extatique, dans tous ses membres. Elle essaya de souleverune main, et découvrit qu’elle ne le pouvait plus : sa mainn’était plus à elle. Elle essaya d’abaisser ses yeux de cettetranche roussâtre de ténèbres, et s’aperçut que cela, également,lui était impossible. Alors, elle comprit que sa volonté, déjà,avait perdu contact avec son corps, et que le monde, qu’elle avaitvoulu fuir, s’était éloigné d’elle, déjà, infiniment. Et cela étaitbien ce qu’elle avait espéré ; mais ce qui continuait àl’étonner étrangement, c’était que son esprit restât, toujoursencore, actif. Il est vrai que le monde qu’elle avait connus’était, désormais, soustrait du domaine de sa conscience, commel’avait fait son corps, – sauf, toutefois, pour ce qui était dusens de l’ouïe, qui avait conservé une acuité singulière ;mais elle gardait assez de mémoire pour se rendre pleinement comptequ’un tel monde existait, qu’il y avait, dans ce monde, d’autrespersonnes, et que ces personnes allaient à leurs occupations, nesachant rien de ce qui venait d’arriver. L’esprit de Mabelcontinuait à se rendre compte de tout cela ; seuls, lesvisages, les noms, les détails des lieux avaient disparu. En fait,elle avait une conscience de soi différente de celle qu’elle avaiteue auparavant, toute différente ; mais, certes, non moinsnette et non moins profonde. Il lui semblait qu’elle venait, enfin,de pénétrer dans le fond de son être, qui, jusqu’alors, ne luiétait apparu que comme du dehors, à travers des portes de verreopaque. Et cela lui semblait très nouveau, mais, aussi, trèsfamilier : elle avait l’impression d’être parvenue à uncentre, dont elle avait parcouru la circonférence durant toute savie.

Au même instant, elle découvrit et comprit queson sens de l’ouïe, à son tour, venait de mourir.

Et puis, une chose surprenante arriva ;mais il lui sembla que toujours elle avait su que cette chosearriverait, bien que jamais son esprit n’en eût articulé et définil’idée. Et, ce qui arriva, ce fut ceci :

Les barrières qui entouraient son âmetombèrent, avec un grand fracas, et elle se sentit entourée d’unespace sans limites, à la fois infini et vivant. Cet espace étaitvivant comme l’est un corps qui respire et se meut ; il étaitun, et cependant multiple ; immatériel, et cependantabsolument réel, réel d’une réalité que jamais elle n’avait mêmesoupçonnée… Et pourtant, tout cela encore, pour Mabel, étaitfamilier comme un lieu bien souvent visité dans des rêves. Etalors, tout à coup, quelque chose qui était à la fois lumière etson, quelque chose qu’elle sut immédiatement être unique, franchitcet espace…

Et alors, elle vit, et, elle comprit.

Chapitre 5

 

I

Les jours qui avaient suivi la disparition deMabel s’étaient passés, pour Olivier, dans une horreurindescriptible. Le jeune homme avait fait tout au monde pourretrouver la fugitive. Il avait réussi à reconstituer toute lasérie de ses mouvements jusqu’à la gare de Victoria, où,malheureusement, la piste s’était arrêtée ; il s’était mis enrapport avec la police ; et, chaque jour, une réponseofficielle lui était venue, lui disant qu’on regrettait de n’avoirtoujours pas la moindre nouvelle. Trois ou quatre jours après ladisparition, M. Francis, ayant eu vent des recherchesd’Olivier, lui avait fait savoir qu’il avait reçu la visite deMabel, le soir du vendredi précédent ; mais ce renseignementavait paru à Olivier présager plus de mal que de bien, avecl’étrange conversation qu’il révélait.

Enfin, par degrés, deux théories se formèrentet dominèrent tout le reste, dans sa pensée : ou bien sa chèrefemme s’en était allée protéger quelques catholiques inconnus, oubien, – et cette idée glaçait le sang d’Olivier dans ses veines, –ou bien elle s’était réfugiée quelque part, dans une maisond’euthanasie, comme elle avait, un jour, menacé de lefaire, et, dans ce cas, se trouvait maintenant sous l’abri de laloi, – surtout à la suite d’un bill récent qu’Olivier,lui-même, avait proposé.

Un soir, comme il rêvait misérablement, danssa chambre, – tâchant, pour la centième fois, à dégager une lignenette et cohérente de tous les entretiens qu’il avait eus avec safemme durant les derniers mois, – une sonnerie, tout à coup,l’appela au téléphone. Pour un instant, son cœur bondit de joie, àl’espoir que c’étaient, peut-être, des nouvelles de l’absente.Mais, dès les premiers mots de l’appareil, tout son espoirs’écroula.

– Brand, disait vivement la voix, est-cevous ?… Oui, je suis Snowford ! Il faut que vous venieztout de suite, vous entendez ? Il va y avoir une réunionextraordinaire à vingt heures. Le Président viendra. C’estabsolument urgent ! Pas le temps de vous en dire pluslong ! Montez aussitôt dans mon cabinet !

L’imprévu même de ce message eut à peine dequoi distraire l’inquiète préoccupation d’Olivier. Au reste ni luini personne ne s’étonnait plus, désormais, de ces soudainesapparitions du Président. Toujours Felsenburgh arrivait etrepartait, ainsi, sans prévenir, voyageant et travaillant avec uneénergie incroyable.

Dix-neuf heures avaient sonné. Olivier soupaimmédiatement, et, vers vingt heures moins le quart, pénétra dansle cabinet de Snowford, où déjà une demi-douzaine de ses collèguesse trouvaient assemblés.

Le ministre des cultes les accueillait avecune expression de visage singulièrement excitée.

Apercevant Brand, il le prit à part.

– Voyez-vous, Brand, c’est vous qui aurezà parler le premier, tout de suite après le secrétaire duPrésident, qui commencera ! Ils viennent de Paris, lui et sonpatron. Il s’agit d’une grosse affaire, et toute nouvelle. LePrésident a été informé de la résidence actuelle du pape… Oui, ilparaît qu’il y en a encore un !… Oh ! c’est trop long àraconter, vous allez comprendre tout à l’heure !… Mais àpropos, – reprit-il, en levant les yeux sur le visage tiré etcreusé de son jeune collègue, – j’ai été bien désolé d’apprendrevos anxiétés ! C’est Pemberton qui m’en a parlé, ce matinseulement !

Olivier secoua les épaules, brusquement, commepour chasser une mauvaise hantise.

– Dites-moi, demanda-t-il, qu’est-ce quej’aurai à répondre ?

– Eh bien, j’imagine que le Président,après nous avoir fait part de ses informations, ne va pas manquerde nous proposer quelque chose ; et alors, vous qui connaissezsuffisamment nos opinions, vous n’aurez qu’à expliquer la nécessitéde l’attitude que nous avons prise à l’égard des catholiques.

Les yeux d’Olivier se contractèrent soudain,au point de devenir deux petites taches brillantes, sous les cils.Mais il consentit, d’un signe de tête.

Deux ou trois autres ministres oufonctionnaires étaient entrés pendant ce dialogue ; et tousavaient dévisagé Olivier avec une curiosité mêlée de sympathie. Lebruit s’était répandu, dans la ville entière, que sa jeune etcharmante femme l’avait abandonné.

Cinq minutes avant l’heure, un timbre sonna,et la porte du corridor s’ouvrit, toute grande.

– Venez, messieurs, dit Snowford.

La salle du conseil était une longue et hautepièce, au premier étage. Le tapis de caoutchouc, sous les pieds,étouffait tout bruit. La pièce n’avait pas de fenêtres : elleétait éclairée artificiellement. Une longue table la parcouraitd’un bout à l’autre, avec des fauteuils à l’entour, huit fauteuilsde chaque côté ; et celui du Président plus élevé que lesautres, et couvert d’un dais, se dressait à la tête de latable.

Chacun des ministres, en silence, s’en alladroit à sa place, s’assit et attendit.

La pièce était d’une fraîcheur exquise, malgrél’absence de fenêtres, et offrait un contraste merveilleux avec lachaleur écrasante que chacun de ces hommes avait dû traverser pourvenir à White-Hall. Eux aussi, dans la journée, ils s’étaientétonnés de ce temps monstrueux ; et sans doute ils s’étaientamusés, avec toute la ville, du conflit, de jour en jour plus aigu,entre les plus infaillibles des météorologistes ; mais, en cemoment, ils n’y pensaient guère. La prochaine venue du Présidentétait un sujet qui, toujours, réduisait au silence même les plusloquaces.

Une minute exactement avant l’heure, denouveau, un timbre sonna, sonna quatre fois, et s’arrêta. Dès lepremier coup, tous les assistants s’étaient tournés vers la hauteporte pratiquée derrière le trône présidentiel. Un silence de mortrégnait au dedans, comme aussi au dehors, car les grands bureaux dugouvernement se trouvaient, tous, abondamment pourvus d’appareilsamortissant le son ; et il n’y avait pas jusqu’aux roulementsdes énormes automobiles, dans les rues voisines, qui fussent enétat de transmettre une vibration à travers les couches decaoutchouc sur lesquelles reposaient les murs. Un seul bruitpouvait pénétrer à White-Hall : celui du tonnerre, – lesingénieurs ayant toujours, jusqu’alors, malheureusement, échouédans toutes leurs entreprises contre lui.

Mais, en cet instant d’attente, ce fut, denouveau, comme si un voile supplémentaire de silence était tombésur la salle ; et puis la porte s’ouvrit, et une petite figureentra, précipitamment, suivie d’une autre figure en écarlate etnoir.

II

Felsenburgh alla droit à son trône, précédépar son secrétaire ; arrivé là, il fit quelques saluts, eninclinant légèrement la tête ; après quoi il s’assit, et, d’ungeste, invita les ministres à reprendre leurs places.

Pour la centième fois, Olivier, leconsidérant, s’émerveilla de son sang-froid et de tout l’ensemblevéritablement extraordinaire de sa personnalité. Ce jour-là, ilavait revêtu le costume judiciaire anglais des siècles passés, –noir et écarlate, avec manches fourrées de blanc et ceinturecramoisie : c’était le costume qu’il avait adopté pour saprésidence anglaise. Mais, par-dessous cette mise, le miracle étaitdans sa personne, dans l’atmosphère prodigieuse qui jaillissait delui. Il y avait en lui quelque chose qui, fatalement, attirait,allumait, enivrait, de la même façon que le souffle de la mer agitsur notre nature physique. Les hommes de lettres avaient eu raisonde dépenser, pour essayer de le définir, toutes les ressources deleurs images, le comparant à un ruisseau d’eau claire, à l’éclatd’un diamant, à l’amour d’une femme… Leurs métaphores, souvent,s’étaient égarées au delà de toute convenance ; mais ellesn’en provenaient pas moins d’une tentative légitime à signaler,chez Felsenburgh, l’incarnation d’un élément sinon divin, en toutcas supérieur à la nature humaine…

Ainsi Olivier laissait courir ses réflexions,lorsque le Président, les yeux baissés, la tête rejetée en arrière,fit un petit geste à l’homme roux et fluet qu’il avait installéprès de lui ; et cet homme, son premier secrétaire, se mit àparler, sans que son corps fît un mouvement, comme un acteurdébitant un rôle qui n’est point fait pour lui.

– Messieurs, dit-il, d’une voix unie etsonore, le Président est venu tout droit de Paris. Ce matin, SonHonneur a été à Moscou, arrivant de New York. Demain matin, SonHonneur devra être à Turin et faire ensuite un grand voyage àtravers l’Espagne, l’Afrique du Nord, la Grèce et les États duSud-Est.

C’était là une formalité habituelle, au débutdes séances où assistait le Président. Celui-ci, maintenant, neparlait plus que très peu, mais il avait toujours soin que sessujets fussent informés du caractère multiple, vraimentinternational, de ses occupations.

Après une courte pause, le secrétairereprit :

– Voici, messieurs, de quoi ils’agit :

« Jeudi dernier, comme vous le savez, lesplénipotentiaires ont signé la loi de probation, ici même ;et, immédiatement, la loi nouvelle a été transmise au monde entier.Vers seize heures, Son Honneur a reçu un message d’un Russe nomméDolgoroukof, qui se trouvait être l’un des cardinaux de l’Églisecatholique. Cet homme se donnait pour tel, et les renseignementspris ont confirmé l’exactitude de son affirmation. Son message a eupour effet de rendre désormais certain ce que l’on soupçonnaitdepuis longtemps : à savoir qu’il y a, aujourd’hui encore, unhomme qui prétend être pape, et qui, quelques jours après ladestruction de Rome, a créé (suivant l’expression admise) d’autrescardinaux. Et l’on sait maintenant que ce pape, avec une habiletépolitique remarquable, a imaginé de cacher son nom et le lieu de sarésidence même aux fidèles de son Église, à l’exception des douzecardinaux ; que, en outre, il a déjà grandement contribué, parl’entremise d’un de ces cardinaux en particulier, mais surtout avecl’assistance de l’ordre récemment fondé par son prédécesseur, àréorganiser l’Église catholique ; et que, en ce moment, il vità l’écart du monde, dans une sécurité absolue.

« Le nom de cet homme, messieurs, estFranklin… »

Olivier eut un petit sursautinvolontaire ; mais il suffit à Felsenburgh de diriger sonregard sur lui, un instant, pour le ramener aussitôt, tout entier,à son état d’attention docile et passionnée.

« Percy Franklin, un ancien prêtreanglais ! reprit le secrétaire. Et il demeure aujourd’hui àNazareth, où l’on dit que le fondateur du christianisme a passé sonenfance.

« Cette nouvelle, messieurs, Son Honneurl’a apprise le soir du jeudi de la semaine passée. Il a aussitôtouvert une enquête ; et, dès le vendredi matin, il a appris,du même Dolgoroukof, que ce pape avait convoqué à Nazareth uneréunion de ses cardinaux pour délibérer sur l’attitude à tenir enface de la loi de probation. Il y a là, de sa part, une imprudenceextraordinaire, que Son Honneur ne sait trop comment concilier avecles qualités de réflexion et d’adresse attestées par la conduiteantérieure du même personnage. Toujours est-il que ces soi-disantcardinaux ont été sommés, par des messagers spéciaux, d’avoir à seréunir à Nazareth, samedi prochain, afin de commencer leursdélibérations le jour suivant, après l’accomplissement de certainescérémonies de leur culte.

« Sans doute, messieurs, vous désirerezconnaître les motifs qui ont conduit ce Dolgoroukof à révéler toutcela. Son Honneur, qui a longuement interrogé cet individu, estconvaincu de sa sincérité. Depuis longtemps déjà, Dolgoroukof esten train de perdre toute foi à sa religion ; et il en est venumaintenant à comprendre, comme nous tous, que cette religion estl’obstacle suprême à la consolidation de la race humaine. Aussia-t-il estimé qu’il avait le devoir de transmettre à Son Honneurtout ce qu’il savait. Et c’est chose assez curieuse de constater,comme un parallèle historique, que la naissance du christianisme aeu pour cause occasionnelle un incident analogue à celui qui, – dumoins nous l’espérons, – causera bientôt l’extinction définitive decette croyance. En effet, alors comme aujourd’hui, il s’est trouvéque l’un des chefs de la religion nouvelle a révélé aux autoritésciviles le lieu où pourrait être découvert le personnage principalde la secte, ainsi que les procédés au moyen desquels on pourraitavoir accès auprès de lui.

« Mais, messieurs, pour en revenir àl’affaire elle-même, voici ce que vous propose Son Honneur, en sefondant sur toutes les mesures précédentes qui ont reçu votreadhésion unanime : c’est que, durant la nuit de samediprochain, une force soit envoyée en Palestine et que, le lendemainmatin, au moment où les derniers chefs du christianisme setrouveront tous réunis, cette force achève, aussi vite quepossible, et de la façon la moins douloureuse, la grande œuvre dedestruction à laquelle toutes les puissances du monde ont résolu decollaborer. Jusqu’ici, tous les gouvernements qui ont été consultésont donné à cette proposition un consentement sans réserve ;et Son Honneur ne doute pas que le reste du monde y consente de lamême façon. Son Honneur, en effet, a conscience de ne pouvoir pasagir sous sa propre responsabilité dans une matière aussi grave.L’univers tout entier est intéressé à l’accomplissement de cet actede justice, dont les conséquences seront d’un prix infini ; etle désir de Son Honneur est que chacune des nations de l’universprenne sa part dans cet accomplissement.

« Voici donc quelle serait la méthoded’exécution, à son avis, la plus sage :

« Pour affirmer l’adhésion unanime despuissances, Son Honneur propose que chacun des trois grandsdépartements du monde députe des vaisseaux aériens en nombre égal àcelui des États qui le constituent, c’est-à-dire cent vingt-deux entout, pour s’occuper de la réalisation de la sentence. Il importeque ces aériens ne fassent point route ensemble, afin que lanouvelle de leur départ ne parvienne point à Nazareth ; car ilparaît que le nouvel ordre du Christ Crucifié possède un systèmed’espionnage remarquablement organisé. Le lieu du rendez-vous,donc, doit être seulement à Nazareth même ; et, quant àl’heure du rendez-vous, Son Honneur propose que ce soit neuf heuresdu matin, d’après la chronométrie de la Palestine. Mais, au reste,tous ces détails pourront être décidés et communiqués aussitôtqu’une résolution aura été prise sur le fond du projet.

« Pour ce qui est de l’exécution finale,Son Honneur tend à croire que, vu l’inévitabilité de celle-ci, onagira plus charitablement en n’essayant point de négocier, d’abord,avec les individus qu’il s’agit de détruire : on fournirasimplement une occasion, aux habitants du village, de s’enfuirquelques instants d’avance ; après quoi, grâce aux explosifsque l’expédition emportera avec elle, la fin pourra être,pratiquement, instantanée.

« Son Honneur a l’intention de se trouverlà en personne et de procéder lui-même à la première décharge desexplosifs. Il juge naturel et légitime que le monde, qui a voulul’élire pour son président, opère par ses mains dans lacirconstance présente ; sans compter que cette interventiondirecte du Président constituera un certain gage de respect enversune superstition qui, pour néfaste qu’elle soit, n’en a pas moinsété l’unique force capable de résister au progrès normal de la racehumaine.

« Et Son Honneur vous prometsolennellement, messieurs, que, si le plan qu’il vous offre setrouve réalisé, jamais plus nous n’aurons à souffrir aucun mal dela part du christianisme. Déjà l’effet moral de la récente loi aété prodigieux. Dans tous les pays, par dizaines de milliers, descatholiques, et comptant même parmi eux des membres de l’ordrefanatique que vous savez, ont publiquement abjuré leursfolies ; un dernier coup, asséné maintenant au cœur et à latête de l’Église catholique, rendra certainement impossible larésurrection du corps ainsi mutilé.

« Tout au plus pourrait-on avoir àcraindre encore la survivance de Dolgoroukof, car un seul cardinalsuffirait pour faire revivre la lignée tout entière. Mais aussi,malgré sa répugnance à adopter une telle mesure, Son Honneur secroit-il tenu de proposer que, après la conclusion de l’affaire,Dolgoroukof – qui, naturellement, ne se rendra pas à Nazareth avecses collègues, – soit, le plus charitablement possible, éliminé àson tour, de façon à être préservé de tout danger d’une rechutepossible.

« Et maintenant, messieurs, Son Honneurvous demande d’exposer vos vues sur les points sur lesquels j’ai eule privilège de vous parler en son nom. »

La tranquille voix monotone s’arrêta.

Il y eut un instant de silence, et tous lesyeux se fixèrent, de nouveau, sur la figure immobile, vêtued’écarlate et de noir.

Puis, Olivier se leva. Il était pâle, avec desyeux étrangement brillants.

– Messieurs, dit-il, je suis certain quetous, ici, nous n’avons sur ces points qu’une seule pensée. En tantque je puis être le représentant de mes collègues, qui ont bienvoulu me confier cet honneur avant la présente séance, je déclareque nous consentons à la proposition, et que, pour tous les détailsde sa mise en œuvre, nous nous en remettons à la sagesse de SonHonneur.

Le Président, qui tenait ses yeux obstinémentbaissés, les releva et les promena vivement sur tous les visagesimmobiles tournés vers lui.

Et alors, enfin, parmi un silence où ilsemblait que les respirations même se fussent arrêtées, pour lapremière fois il parla, de sa voix surnaturelle, aussi impassible,ce jour-là, qu’une rivière gelée.

– Personne n’a-t-il rien d’autre àproposer ? Il y eut un murmure de dénégation, et, pendant quetous les assistants se relevaient :

– Son Honneur vous remercie,messieurs ! dit le secrétaire.

III

Le samedi matin, vers neuf heures, Olivierdescendit de l’automobile qui l’avait amené à Wimbledon-Common etcommença à gravir les marches conduisant à l’ancien quai de départdes aériens, abandonné maintenant depuis plusieurs années. On avaitjugé bon, en effet, pour tenir l’expédition vers Nazareth aussisecrète que possible, que les délégués de l’Angleterre à cetteexpédition partissent ainsi d’un endroit relativement inconnu etqui ne servait plus désormais que, de temps à autre, pour desessais de machines nouvelles. L’ascenseur même avait étéenlevé ; et force était à Olivier de faire à pied la montéedes cent cinquante marches.

Ce n’est qu’à contre-cœur que le jeuneministre avait accepté d’être désigné pour prendre part à cetteexpédition, car il n’avait toujours pas encore de nouvelles de safemme, et il s’effrayait de devoir quitter Londres pendant qu’ildemeurait dans le doute sur la destinée de Mabel. Après avoirlonguement réfléchi, il se sentait moins enclin que jamais àaccepter l’hypothèse d’un suicide par l’euthanasie. Il en avaitparlé à. deux ou trois des amies de Mabel, qui, toutes, avaientdéclaré que jamais la jeune femme n’avait fait la moindre allusionà une telle manière de finir. Sans doute, Mabel devait s’êtreretirée quelque part, probablement à l’étranger ; et, d’unjour à l’autre, Olivier s’attendait à la voir revenir, repentante,réconciliée avec les exigences de la réalité, victorieusementsortie de l’une de ces crises que, souvent déjà, elle avaittraversées. Aussi aurait-il bien désiré pouvoir rester chez lui, defaçon à l’accueillir, avec une tendre indulgence, dès l’instant deson retour ; mais, d’autre part, il n’avait point cru possiblede se dérober aux instances de ses collègues. Sans compter qu’iléprouvait sincèrement un désir, à demi par conscienceprofessionnelle, à demi par curiosité, d’assister à cet actesuprême de justice, qui allait détruire une secte qu’il considéraitcomme la cause de sa tragédie domestique ; et puis, toujours,à présent, il y avait en lui une sorte de fascination magnétiquequi le portait à souhaiter de mourir, au besoin, pour obéir à unsimple signe de tête de Felsenburgh. Si bien que, tout compte fait,il s’était résigné au départ, ayant seulement chargé son secrétairede n’épargner aucune dépense pour se mettre en communication aveclui, au cas où l’on recevrait des nouvelles de sa femme, durant sonvoyage.

La chaleur, ce matin-là, était vraimentterrible ; et c’est à grand-peine qu’Olivier parvint sur laplate-forme. Il découvrit alors que l’aérien était déjà là,installé dans son étui blanc d’aluminium et que déjà les grandesailes avaient commencé de vibrer. Il entra dans la voiture et posasa valise sur l’un des sièges du grand salon ; puis, aprèsavoir échangé quelques mots avec le garde, qui, naturellement,ignorait encore l’objet du voyage, il sortit, de nouveau, sur laplate-forme pour essayer de trouver un peu de fraîcheur, et pourrêver plus à son aise.

Londres, tel qu’il l’aperçut à ses pieds, luiparut avoir un aspect étrange. Immédiatement au-dessous de luiétait le grand square, tout desséché par l’intense chaleur de lasemaine précédente : un sol durci, un gazon jauni et fané, desarbres déjà dépouillés d’une partie de leurs feuilles. Au-delà,s’étendait le tissu serré des maisons. Mais ce qui surprenaitsurtout Olivier, c’était l’extrême densité de l’air, qui étaitdevenu exactement pareil à ce que décrivaient les vieux livres del’atmosphère de Londres à l’époque des brouillards et de la fumée.Aucune trace de la fraîcheur ni de la transparence matinales ;et impossible de chercher, dans une direction quelconque, la sourcede ce voile de brume, car, de tous côtés, il était le même. Il n’yavait pas jusqu’au ciel, au-dessus d’Olivier, qui n’eût perdu sonbleu ; il apparaissait comme souillé, d’une brosseboueuse ; et le soleil étalait des stries d’un rouge sale, lesplus singulières du monde. Olivier songea qu’un grand orage,probablement, se préparait ; ou bien peut-être était-ce lecontrecoup de nouveaux tremblements de terre, dans une autre régiondu globe, pareils à ceux qui, depuis quelques jours, s’étaientproduits sur divers points avec une intensité effroyable,anéantissant toute trace de vie, détruisant des villes, desvillages, des nations entières. N’importe, le voyage seraitcurieux, ne fût-ce que pour l’observation de ces changementsclimatériques, à la condition, toutefois, songea Olivier, que lachaleur ne devînt pas trop intolérable, lorsqu’on traverserait lespays du Sud.

Et puis les pensées d’Olivier, tout d’un coup,revinrent à l’angoissant mystère qui les hantait et les torturaitdepuis une semaine.

Dix minutes après, environ, il vitl’automobile rouge du ministère glisser rapidement sur la route,venant de Fulham ; et, quelques instants plus tard, les troisautres membres anglais de l’expédition apparurent sur laplate-forme, Maxwell, Snowford et Cartwright, tous vêtus d’étoffeblanche de la tête aux pieds, comme l’était aussi Olivier.

Ils ne se dirent pas un mot de l’affaire quiles réunissait, car les employés et gardes allaient çà et là, etl’on tenait à empêcher la moindre possibilité d’une indiscrétion.Les gardes avaient, simplement, été informés que l’aérien aurait àfaire un voyage de deux jours et demi, et que le premier point àatteindre serait le centre des Dunes du Sud.

Quant aux délégués, ils avaient reçu denouvelles instructions du Président, en même temps que Felsenburghleur avait appris l’adhésion de tous les pouvoirs du monde. Le plande l’expédition, au moins pour ce qui concernait la délégationanglaise, était définitivement arrêté. L’aérien aurait à pénétreren Palestine de la direction de la Méditerranée, après s’être jointaux aériens français et espagnol, environ à dix kilomètres del’extrémité orientale de l’île de Crète. À la vingt-troisièmeheure, l’aérien montrerait son signal nocturne, une ligne rouge surun champ blanc ; et, au cas où les deux autres vaisseaux neseraient pas en vue, il aurait à les attendre, en planant à unehauteur de huit cents pieds. Puis la traversée continuerait, et larencontre générale aurait lieu au-dessus d’Esdraélon, le lendemainmatin, vers neuf heures.

Le garde s’approcha des quatre hommes, qui setenaient debout, silencieux, considérant l’étrange physionomie dela ville au-dessous d’eux.

– Messieurs, dit-il, nous sommesprêts !

– Que pensez-vous du temps ? luidemanda Snowford.

Le garde eut un hochement de têteincertain.

– Je ne serais pas étonné si nous allionsavoir des coups de tonnerre, monsieur ! dit-il.

– Simplement cela ? demandaOlivier.

– Peut-être même un gros orage,monsieur ! répliqua le garde. Je n’ai encore jamais vu untemps comme celui-ci !

Snowford fit un pas vers lapasserelle :

– Allons, dit-il, mieux vaut partir toutde suite ! Nous aurons, sans doute, assez de retard, enchemin, par la faute de ce maudit temps !

Quelques minutes encore, et tout fut prêt pourle départ. De l’avant du vaisseau s’éleva une vague odeur decuisine, car le déjeuner allait être servi aussitôt ; et unchef à calotte blanche passa la tête, un instant, pour interrogerle garde. Les quatre hommes s’assirent dans le luxueux salon :Olivier un peu à l’écart, plongé dans ses pensées, les trois autrescausant à voix basse. Une fois encore, le garde traversa toute lalongueur du vaisseau, se dirigeant vers son compartiment, à laproue ; et, un moment après, retentit la sonnerie du départ.Alors, sur toute l’étendue de l’aérien, – le vaisseau le plusrapide de l’Angleterre et du monde entier, – se fit sentir lavibration du propulseur, qui commençait son travail ; etOlivier, par la grande fenêtre de cristal, vit les rails glisser enarrière, et surgir brusquement la longue ligne de Londres,étrangement pâle sous le ciel souillé. Il entrevit un petit groupede personnes qui, dans le square, levaient la tête ; et, toutde suite, ce groupe disparut, à son tour, dans un grandtourbillon ; et bientôt un véritable pavé de toits de maisonscoula sous le vaisseau, et bientôt Londres lui-même se rétrécit, seraréfia, montrant des taches d’un vert jauni ; après quoi, cefut la campagne desséchée qui s’étendit à perte de vue.

Snowford se leva, un peu chancelant sur sesjambes.

– Je puis, aussi bien, prévenir le gardedès maintenant ! dit-il. De cette façon nous n’aurons plus àêtre dérangés !

Il se tourna ensuite vers Olivier et lui fitun petit signe presque imperceptible ; aussitôt Olivier seleva, lui aussi, et les deux hommes s’en allèrent ensemble dans lepetit corridor qui longeait le vaisseau.

– J’ai une nouvelle pour vous ! ditSnowford, montrant un télégramme qu’il sortit de sa poche. ÀChypre, vous êtes invité à monter à bord de l’aérien duPrésident !

Olivier rougit de plaisir, malgré l’énormepoids qui pesait sur son cœur.

– Son Honneur a entendu parler de votrecourageuse attitude, à propos de votre femme ! poursuivitSnowford, tâchant à dissimuler, dans sa voix, l’envie qui lerongeait.

Olivier parcourut la petite feuille jaune queson collègue lui avait tendue ; puis il la souleva à seslèvres et la baisa.

– Je suis bien récompensé, certes !dit-il. Lorsque les deux ministres eurent achevé de donner leursinstructions au garde, ils se dirigèrent vers la petite piècevoisine du compartiment du pilote, où l’on avait placé l’explosif.Les fabricants avaient envoyé le paquet à bord, dès le soir de laveille ; et il gisait là, une boîte de métal de quelques piedscarrés, soigneusement enfoncée dans une couche de ouate.

Snowford s’agenouilla auprès de la boîte,détacha une clef de sa chaîne de montre et, sans dire un mot,ouvrit les trois serrures et leva le couvercle en souriant.

Dans l’écrin de velours, une petite boulereposait, aussi inoffensive, pour le moment, qu’un morceaud’argile ; et, sur l’un de ses côtés, saillait le petit bec demétal qui devait servir à en décharger le contenu.

Olivier s’agenouilla, lui aussi, hypnotisé parcette vue.

Il songeait à l’effet qu’allait produire, dansquelques heures, cette insignifiante petite boule. Il avaitl’impression d’entendre le bruit léger de sa chute, et puis,quelques secondes plus tard, d’assister à la catastrophe, – laterre éventrée, les rochers émiettés, l’air tout rempli d’éclats depierres et de fragments d’arbres, et de membres humainsdéchiquetés !

Et Olivier se rappela, avec un nouvel éland’orgueil, que c’était du vaisseau même de Felsenburgh qu’ilverrait et entendrait tout cela.

Plus d’une fois, durant cette longue ettorride journée, Olivier alla voir, de nouveau, la petite pièce,dominé par les images terribles et attirantes qui s’en dégageaientpour lui. Non seulement il avait l’impression que cette boîte demétal allait faire de l’histoire ; il se disait encore que, detoute la surface du globe, d’autres vaisseaux semblables,poursuivant le même objet, – un objet d’une signification et d’uneimportance infinies, – se dirigeaient vers le même point, et quechacun, comme celui-ci, portait dans ses flancs une petite boulemeurtrière. Là, sous le revêtement d’acier uni, se trouvait, pourainsi dire, le maître victorieux de toute la civilisationintellectuelle et morale d’une ville. Les espoirs, les craintes,toute la vie de milliers d’hommes, à la merci d’un petit paquet depoudre et de cinq gouttes de liquide ! Et cependant, il yavait encore des hommes qui croyaient en Dieu, devant ce triomphemanifeste de la matière ! Il y avait des hommes qui rêvaient,– en bien petit nombre, maintenant, il est vrai, – que la vie del’âme réclamait des forces supérieures à celles de la matière, etun monde que tout le pouvoir de ces explosifs ne sauraitatteindre !

Lorsque déjà la nuit commençait à tomber,d’ailleurs à peine distincte de la lourde journée embrumée, Olivierrevint brusquement vers ses collègues.

– Il y a trois vaisseaux en vue !dit-il.

Les ministres se dirigèrent vers lafenêtre ; et là, en effet, se détachant faiblement parmi lesténèbres, apparaissaient les phalènes spectrales, deux d’un côté etune de l’autre, – se dirigeant dans le même sens que l’aérienanglais.

Chapitre 6

 

I

Le prêtre syrien s’éveilla brusquement, sur uncauchemar : il avait rêvé que des milliers de visages leconsidéraient, attentifs et horribles, dans le coin de la terrassedu toit où il couchait à présent, depuis que la chaleur de sapetite chambre avait cessé d’être supportable. Il se redressa, touten sueur, et ayant beaucoup de peine à reprendre son souffle. Ileut même l’impression, pendant quelques instants, qu’il était entrain de mourir, et que c’était déjà le monde surnaturel quil’entourait. Mais bientôt, à force d’efforts, il reconquit sessens : il se leva, s’habilla et aspira de longues bouffées del’air étouffant de la nuit.

Au-dessus de lui, le ciel était comme unimmense trou, noir et vide ; ses yeux n’y distinguaient pas lemoindre rayon de lumière, encore que la lune fût certainementlevée, car il l’avait vue, deux heures auparavant, semblable à unefaucille rouge, monter lentement derrière le Thabor. Dans laplaine, non plus, ses yeux n’apercevaient rien qu’une infinité deténèbres. D’une fenêtre, seulement, au-dessous de lui, sortait unreflet de lumière, qui se projetait sur le sol comme une lancetordue ; mais, au delà, rien. Rien, non plus, du côté nord, nide celui de l’est ; à l’ouest, une lueur, aussi faible et paleque l’aile d’une phalène, révélait l’emplacement des maisons deNazareth. Le prêtre aurait pu se croire sur le haut d’une tour,dans un désert, s’il n’y avait eu ce reflet brisé, à ses pieds, etcette vague lueur dans le lointain.

Sur le toit même, du moins, le Syrienparvenait à distinguer certains contours, car la trappe étaitrestée ouverte, par où débouchait l’escalier ; et un peu delumière arrivait, ainsi, de quelque part, dans les profondeurs dela maison.

Dans le coin le plus proche, un paquet blancgisait : c’était sans doute l’oreiller de l’abbé bénédictin.Le prêtre avait vu l’abbé s’étendre là précédemment ; maisétait-ce deux heures auparavant ou bien deux siècles ? Uneforme grise s’allongeait contre le mur, – probablement le frère quiétait venu avec l’abbé ; et d’autres formes irrégulièresapparaissaient, çà et là, contre le parapet de la terrasse.

Marchant très doucement ; pour n’éveillerpersonne, il traversa le toit dallé jusqu’à son extrémité opposéeet, de nouveau, regarda au dehors, car toujours il était torturé dudésir de se persuader qu’il restait vivant et se trouvait encoredans le monde des hommes. Oui, vraiment, il vivait encore !Cette fois, il voyait une lumière, bien distincte et réelle, quibrillait parmi les rochers voisins ; et, à côté d’elle, sedessinant avec la délicatesse d’une miniature, se montraient latête et les épaules d’un homme occupé à écrire. Et d’autres figuressurgissaient, dans le cercle de la lumière, des figures étenduessur le sol, et qui semblaient dormir ; sans compter quelquespoteaux fichés en terre, pour servir de supports à une tente quidevait être dressée le matin, et cinq ou six petits tas de valises,sous des couvertures de voyage. Et, par delà le cercle, d’autresformes et contours se perdaient dans les prodigieuses eteffrayantes ténèbres.

Puis, l’homme qui écrivait remua la tête, etune ombre étrange vola sur le sol. Un cri, comme l’aboiementétranglé d’un chien, retentit tout à coup, derrière le prêtre, etcelui-ci, en se retournant, aperçut une figure effrayée qui seréveillait et faisait effort pour se redresser, évidemment sortied’un cauchemar comme celui dont le prêtre lui-même venait desortir. Une autre figure s’agita au bruit ; et toutes deuxretombèrent lourdement contre le mur, avec des soupirs angoissés.Sur quoi le prêtre s’en retourna à l’endroit où il avait dormi,l’âme toujours en doute de la réalité de ce qu’il voyait ; etle silence accablant descendit sur la terrasse.

Le prêtre s’éveilla de nouveau, après unsommeil sans rêve, et constata qu’un changement s’était produit. Ducoin où il gisait, ses yeux alourdis, lorsqu’il les releva,rencontrèrent un éclat qui leur parut impossible à soutenir ;mais le prêtre, dès la minute suivante, découvrit que cet éclat seréduisait simplement à la flamme d’une chandelle, derrière laquellebrillaient deux énormes yeux noirs. Le Syrien comprit et se relevaprécipitamment : c’était le messager de Damas qui, ainsi quecela avait été arrangé la veille, venait le réveiller, après êtreresté auprès du pape durant toute la nuit.

En traversant la terrasse, il regarda autourde lui ; et il lui sembla que l’aube devait être venue, car lesinistre ciel, au-dessus de lui, était enfin devenu visible. Unevoûte énorme, opaque et couleur de fumée, se recourbait jusqu’àl’horizon spectral, de l’autre côté de la plaine, où les montslointains projetaient des formes aiguës, comme découpées dans unefeuille de papier. Devant lui apparaissait le Carmel, ou, du moins,il supposait que c’était cette montagne, quelque chose comme lemufle et les épaules d’un taureau s’élançant en avant, etaboutissant à une descente brusque. Au delà, de nouveau, le grislugubre du ciel ; et il n’y avait pas de nuages, pas l’ombred’une ligne ou d’une tache pour rompre l’immensité du dôme fumeuxsous le centre duquel, exactement, le toit de la maison semblaitposé. Et puis, au moment où le Syrien jeta un coup d’œil vers ladroite, avant de descendre les marches, il aperçut encoreEsdraélon, s’étendant, sombre et morne, dans l’espace imprégnécomme d’une buée métallique. Mais tout cela était aussi monstrueux,aussi profondément éloigné de la réalité ordinaire, qu’aurait pul’être un paysage fantastique peint par un aveugle-né, ou plutôtpar un homme qui jamais n’aurait vu les choses dans la clairelumière du soleil. Et le silence était absolu, profond,épouvantable.

Très vite, le prêtre descendit les marchesraides, toujours précédé de la lumière que portait lemessager ; puis il longea le petit corridor, où il se heurtacontre les pieds d’un homme qui dormait, avec tous ses membrestassés, comme un chien fatigué ; aussitôt, les piedss’écartèrent, d’une détente machinale ; un faible gémissementjaillit des ténèbres. Puis le prêtre dépassa le messager, quis’était arrêté sur le seuil d’une porte, et pénétra dans la chambrede son maître.

Une vingtaine d’hommes étaient réunis là,blanches figures silencieuses, chacun se tenant debout à part desautres. Et toutes ces figures s’agenouillèrent, lorsque, presque aumême moment, le pape entra dans la chambre par la porteopposée ; et puis, de nouveau, elles se tinrent debout,attentives, les visages imprégnés d’une blancheur de cire. LeSyrien les parcourut d’un regard, après s’être placé derrière lesiège de son maître. Il y en avait deux qu’il connaissait, sesouvenant de les avoir vues la nuit précédente : le cardinalRuspoli, avec ses grands yeux creusés, et le maigre archevêqueaustralien ; et il reconnut aussi le cardinal Corkran, deboutprès de sa chaise, à la droite du pape, avec une liasse de papiersà la main.

Sylvestre s’assit, et, d’un geste, invita lesautres à s’asseoir. Puis, tout de suite, il commença de parler, decette voix fatiguée et tranquille que son serviteur connaissait etaimait.

– Éminences, nous voici tousréunis ; du moins, je présume que personne d’autre n’estencore arrivé ! En tout cas, nous n’avons plus de temps àperdre !… Le cardinal Corkran a quelque chose à vouscommuniquer !

Il se tourna, affectueusement, vers leSyrien :

– Mon père, asseyez-vous aussi ! Cesujet va nous demander quelque temps !

Le prêtre traversa la chambre jusqu’au rebordde pierre de la fenêtre, d’où il pouvait apercevoir nettement levisage du pape, à la lueur des deux chandelles qui brûlaient sur latable, entre Sylvestre et le cardinal-secrétaire. Puis ce dernierparla, les yeux toujours fixés sur ses papiers.

– Sainteté, je ferai mieux de reprendreles choses d’un peu plus haut ! Leurs Éminences, peut-être, neconnaissent pas tous les détails. Donc, voici :

« Le vendredi de la semaine passée, àDamas, j’ai reçu des questions de divers prélats, dans les diversesparties du monde, au sujet de l’attitude à adopter en présence desnouvelles mesures de persécution. D’abord, je ne pus répondre riende positif, car ce n’est qu’à vingt heures passées que le cardinalRuspoli, de Turin, me mit au courant des faits. Le cardinal Malpasme confirma les mêmes faits, quelques minutes après ; et lecardinal-archevêque de Pékin les confirma à son tour, presquesimultanément. Le lendemain samedi, avant midi, j’avais reçu tousles renseignements authentiques de mes messagers de Londres et deNew York.

« J’avais été, tout de suite, surpris devoir que le cardinal Dolgoroukof ne joignît point sa communicationaux autres : les seules nouvelles qui me fussent parvenues deRussie, ce vendredi soir, m’étaient envoyées par un prêtre faisantpartie de l’ordre du Christ Crucifié, à Moscou. À la suite d’uneenquête qu’avait ordonnée Sa Sainteté, j’appris que les affichesofficielles, à Moscou, avaient parfaitement annoncé les décrets dèsvingt-deux heures, comme dans les autres villes. Aussi était-ilsingulier que le cardinal Dolgoroukof n’en eût pas été informé, ouque, en ayant été informé, il n’eût pas accompli son devoir, quiétait de m’avertir sur-le-champ.

« Mais, depuis lors, Éminences, les faitssuivants sont venus au jour. Nous savons désormais, sans l’ombred’un doute possible, que le cardinal Dolgoroukof a reçu un visiteurmystérieux dans la soirée du vendredi. Toutefois, Sa Sainteté m’aenjoint de me conduire avec le cardinal Dolgoroukof comme si riende suspect ne s’était passé, et de le convoquer ici, pour notreréunion présente, avec le reste du Sacré Collège. À quoi lecardinal, tout d’abord, a répondu en promettant sa venue ;mais hier, un peu avant midi, Son Éminence m’a fait savoir qu’ellevenait d’être victime d’un léger accident, qui pourtant nel’empêcherait point, selon toute probabilité, de se trouver ici àl’heure convenue. Depuis lors, je n’ai plus reçu aucune autrenouvelle. »

Cette communication fut accueillie par unsilence de mort.

Le pape se tourna vers un des coins de lachambre.

– Mon fils, dit-il, répétez-nouspubliquement ce que vous nous avez déjà rapporté enparticulier !

Un petit homme aux yeux brillants sortit,brusquement, de l’ombre.

– Sainteté, dit-il, c’est moi qui aiapporté le message au cardinal Dolgoroukof. D’abord, il a refusé deme recevoir ; mais, lorsque je me suis frayé un passagejusqu’à lui et lui ai communiqué la convocation, il est restélongtemps silencieux ; et puis, en souriant, il m’a ditd’informer Son Éminence de Damas qu’il ne manquerait pointd’obéir.

Il y eut, de nouveau, un terrible silence.

Tout à coup, le grand et frêle Australien seleva.

– Sainteté, dit-il, j’ai été, jadis,intimement lié avec cet homme… Mais nos relations amicales ontcessé depuis dix ans ; et je crois devoir dire que, d’après ceque j’ai malheureusement pu connaître de lui, je ne trouve point dedifficulté à admettre…

Sa voix tremblait de passion ; maisSylvestre l’arrêta, en levant la main.

– Éminence, dit-il, il n’est pas besoinde récriminer ; nous n’avons plus même besoin de preuves, carce qui devait se produire a eu lieu ! Nous-même, d’ailleurs,Nous ne doutons point de la nature de l’acte commis par cet homme.C’est à lui que le Christ a donné la bouchée de pain, en luidisant : « Ce que tu es en train de faire, fais-levite ! »Et lorsque cet homme eut reçu labouchée, il sortit aussitôt, et déjà la nuit était venue.

Une fois encore, le silence tomba. On entenditseulement un long soupir, du dehors, derrière la porte. Sans cesse,de tels soupirs s’élevaient, lorsque s’éveillait l’un des voyageursépuisés qui dormaient dans le couloir ; et ces soupirs étaientpareils à celui d’un homme qui, au sortir des ténèbres,retrouverait d’autres ténèbres remplaçant la lumière attendue.

Puis Sylvestre, de nouveau, parla. Et, tout enparlant, il se mit à déchirer, comme d’un geste machinal, un longpapier, tout couvert de listes de noms, qu’il avait pris sur latable.

– Éminences, dit-il, il faut que voussachiez ceci ! Il faut que vous sachiez que, du moins à ce queje crois, cette fin est venue dont a parlé Notre Sauveur, cedernier temps du monde, dont aucun homme n’a connu le jour nil’heure. Et Notre Sauveur a dit encore : Lorsque le Filsde l’Homme viendra, trouvera-t-il de la foi sur laterre ?

Il s’interrompit dans l’occupation de sesmains et, montrant aux auditeurs ce qui restait de lafeuille :

– Ceci, reprit-il, était une des affairesque nous avions à traiter ! C’était la liste des évêques à quinous devions communiquer les décisions adoptées par notreassemblée. Mais, désormais, cette liste ne peut plus nous servir derien… Mes fils, me comprenez-vous ? Que celui qui sera surle toit de sa maison, a dit Notre Sauveur, qu’il se gardebien de descendre pour emporter quelque chose de sa maison ;que celui qui est dans les champs se garde bien de retourner chezlui pour prendre son manteau !

Et Sylvestre sourit doucement, paternellement,aux visages recueillis qui l’entouraient.

– Ce que nous pouvons faire maintenant seréduit à peu de chose… Écoutez, mes fils !

Et il leur parla de la grande fin, et de labarque de Pierre, qui avait erré à travers une nuit de vingtsiècles, et du Maître qui dormait dans la barque, et de son grandréveil. Et, pendant qu’il parlait ainsi, le prêtre syrien, toujoursattentif à le considérer, vit un changement étrange se manifestersur son visage. Plusieurs fois le Syrien ferma les yeux et lesrouvrit, pensant que l’illusion allait s’effacer ; mais,chaque fois, la certitude s’approfondit en lui qu’il avait, devantles yeux, une chose que jamais encore il n’avait pu voir. Ilpromena un coup d’œil sur le reste de l’assistance ; et il vitque tous ces visages, eux aussi, les lèvres ouvertes, regardaientavec émerveillement la transformation accomplie sur le visage duvicaire du Christ.

Et ce visage lui-même ?

Il sembla au prêtre syrien qu’une lumièreétait allumée, à l’intérieur de ce visage, aussi visible etmatérielle que la lumière des bougies qui s’y reflétait. Tout àfait comme, parmi des flammes, sur l’autel, l’hostie sacrée brilled’une blancheur qui dépasse en rayonnement tout ce qui l’entoure,et la pâleur des toiles, et l’étincellement de l’or et des joyaux,et la pureté candide des lis, de même le visage de Sylvestrebrillait, durant ces minutes d’extase. Et ses mains calmes, ellesaussi, posées sur la table, avaient pris la même transparencesurnaturelle ; et ses robes blanches, – comme celles d’unAutre, jadis sur le Thabor, – étaient devenues infiniment plusblanches, « à un degré où ne saurait atteindre le travaild’aucun foulon sur la terre » ; et sa voix, maintenant,différait des accents ordinaires des bouches humaines autant que lavibration du verre diffère du grincement des trompettes et desbatteries de tambours.

Et aucun bruit ne venait du reste de lachambre, car les assistants regardaient et écoutaient sans remuer.Et il semblait au prêtre que chacun d’eux avait, également, sa partdu tranquille et sublime miracle. La petite chambre crépie à lachaux, les vieilles tables, les chandeliers, tout l’ensemble dumonde où, pour quelques instants encore, ces hommes vivaient, setrouva changé et transfiguré.

– Voyez, s’écria Sylvestre, voyez commetoutes choses attendent déjà le Juge qui s’approche ! De trèsloin, voici venir les aigles dont Il a parlé, conduits par lePrince qui « n’a rien en lui » !…

Il étendit ses mains, d’un mouvement brusqueet large.

– Ne les voyez-vous pas ?s’écria-t-il. Ne les voyez-vous pas ?

Et alors, pour un bref instant, le prêtresyrien qui l’écoutait eut, lui-même, un éclair de vision ; et,pendant quelques secondes aussitôt envolées, il put voir, lui-même,ce que voyait Sylvestre.

La mer immense s’étendait au-dessous de lui,noire sous le ciel sans étoiles, et piquée seulement, çà et là,d’une petite tache blanche qui trahissait son mouvementinfini ; et, au-dessus d’elle, tout juste devant les yeux duSyrien, s’ouvrait la cabine illuminée d’un vaisseau volant. Unhomme s’y tenait assis, à plus de mille pieds au-dessus desvagues ; un autre était assis en face de lui, et, entre lesdeux, se dressait une table toute couverte de papiers. L’un desdeux hommes, d’un geste du doigt, désignait un point sur unecarte ; et tous deux souriaient, le visage rayonnant d’attenteet de plaisir. Les moindres détails de la scène apparaissaient avecune réalité merveilleuse : les douces lumières des lampes, letapis épais et moelleux, la porte de cristal ; et les visagesde ces deux hommes, que le prêtre syrien n’avait jamais vus, serévélaient à lui non moins clairement, – la chevelure blanche etles traits juvéniles de l’un, avec ses yeux profonds et sa finebouche éloquente, et puis le visage, un visage fatigué et tiré, del’autre, mais, à cette minute, tout allumé d’espoir.

Voilà ce que vit le prêtre, et non point commevoient les yeux, mais comme voit l’esprit ! Il vit ce que lesyeux ne sauraient voir, car tout lui apparut sur un même plan, lamer au-dessus, le vaisseau blanc qui courait, l’intérieur duvaisseau, et les moindres détails des visages, et les cartesgéographiques étalées sur la table. Mais il vit bien plus encoreque cela, car il comprit, aussitôt, qui étaient ces hommes et cequ’ils pensaient, à quelle action ils se préparaient ; en mêmetemps il eut très nettement la notion du pitoyable échec de leurentreprise. Il vit ces hommes volant à la mort éternelle, tandisqu’ils s’imaginaient qu’ils allaient, enfin, obtenir leur victoire.Il sut pourquoi ces hommes étaient assis là ; pourquoi cevaisseau courait, de toute sa vitesse, à travers le monde ;pourquoi cette troupe d’aigles s’était rassemblée des quatre coinsdu globe, armée de sa puissance irrésistible ; il sut que cequ’il apercevait ainsi était le résumé de toutes les forces de laterre, unies pour procéder à leur dernière victoire sur lesderniers soutiens de la foi du Christ : il sut tout cela, et,cependant, aucune ombre de peur n’était en lui.

Car, dans cette même vision d’extase, ildécouvrait aussi un autre monde, transcendant et supérieur à toutesles imaginations humaines, un monde de volontés et d’esprits, encomparaison duquel tout l’univers terrestre n’était que poussièreinfime, aussitôt dispersée. Ce à quoi toujours, en sa qualité deprêtre chrétien, il avait aspiré, ce dont toujours il avait vécusans le voir, c’était cela qui était en train, maintenant, depasser du champ de sa foi dans celui de sa vue. Maintenant, danscette seconde infinie, son âme n’avait plus besoin d’aucun effortpour s’élever à ce monde supérieur, car c’était ce monde seul quidevenait réel, tandis que l’ancienne réalité s’effaçait, comme unrêve passager.

Et lorsque cette seconde d’illumination finit,– et elle s’évanouit dès que le pape eut baissé les mains, – laconnaissance de tout cela resta au fond du cœur du prêtre syrien,désormais assurée et inébranlable. Il connut cette réalitésurnaturelle aussi certainement qu’un homme connaît le visage deson ami, il se la représenta aussi fidèlement que notre mémoirereconstitue l’aspect d’un jardin que lui a, tout à coup, révélé lalueur d’un éclair. Et quand, ensuite, la voix de Sylvestre continuade parler, dans un prodigieux élan d’enthousiasme, le prêtre neperçut que le seul bruit des mots. Car toute son âme persistait àregarder ce qu’il lui avait été donné d’entrevoir, s’ingéniant, –ainsi que parfois nous faisons au sortir d’un rêve très intense, –à revoir et à interpréter le spectacle prodigieux qui s’étaitrévélé à lui : la cabine du vaisseau volant, les visages desdeux hommes, leurs intentions méchantes et leurs vains espoirs…

Il tourna les yeux vers Sylvestre ; et cefut à travers ce torrent d’images qu’il entendit de nouveau lavoix, toute calme, de son maître, qui, cette fois, s’adressait àlui :

– Mon père, il faut, tout de suite, quevous exposiez le Saint-Sacrement dans la chapelle !

II

Une heure après, environ, le prêtre sortitdans la cour, poussé par cette même étrange impulsion de mouvementqui, déjà, l’avait contraint à errer par les rues du village, – telqu’un somnambule qui marche sans savoir où ni pourquoi, et qui,pourtant, ne peut pas s’arrêter.

Sur toutes choses un charme était tombé,pareil à celui qu’il subissait lui-même. De tous les hommes à quiSylvestre avait parlé, tout à l’heure, dans sa chambre, aucunn’avait dit un seul mot. Tous étaient sortis en silence,immédiatement ; quelques-uns avaient traversé la cour, en mêmetemps que le prêtre, pour se rendre à la chapelle, et s’étaientjetés là, y gisaient, immobiles, sur les dalles de pierre.Quelques-uns s’étaient retirés à part, pour se confesser l’unl’autre ; il les avait vus, tout à l’heure, pendant qu’ils’occupait à préparer l’autel pour l’office prescrit. Un autre, lesmains pendantes, marchait de long en large devant la maison, sansarrêt, les yeux très grands ouverts et ne voyant rien. Un autreencore, saisi d’un besoin machinal de mouvement, comme le Syrien,avait, lui aussi, parcouru le village, se parlant très haut àsoi-même, tandis que dans la lumière incertaine du monstrueuxbrouillard, des visages surpris le considéraient, de toutes lesportes des maisons. Les paroles de Sylvestre avaient eu pour effetde clore, en quelque sorte, brusquement, l’existence terrestre desauditeurs ; et tous, aussitôt, avaient laissé tomber d’eux,comme un lourd manteau désormais inutile, toutes leurs pensées etoccupations de ce monde.

Quant au Syrien lui-même, il aurait été bienincapable de rendre compte de l’état où il se trouvait. Il luisemblait que le temps ne marchait plus, comme aussi que ce n’étaitpas lui-même qui remuait, mais que la terre se mouvait sous sespieds. Et toujours, tout en changeant de place, il levait les yeuxvers le ciel, du côté de l’Orient, attendant ce qu’il savait quiallait venir, avec une certitude pleinement exempte de crainte.

III

Dans le ciel, aucun changement ne s’étaitproduit, depuis une heure, si ce n’est que, peut-être, la lumièreétait devenue un peu plus vive lorsque le soleil avait grimpé plushaut, derrière l’impénétrable voile de brume. Les montagnes,l’herbe, les visages des hommes, tout cela paraissait de plus enplus irréel : c’étaient comme des choses vues, dans un rêve,par des yeux alourdis de sommeil, à travers des paupières chargéesde plomb. Et cette impression d’irréalité existait même pour lesautres sens. Le silence n’était pas simplement une cessation detout son : c’était une chose en soi, positive et matérielle,et dont le poids énorme n’était allégé ni par le bruit des pas, nipar les aboiements des chiens, ni par le murmure des voix. LeSyrien se disait que le calme de l’éternité avait déjà commencé àdescendre, et déjà étendait son voile infini sur toutes lesactivités du monde agonisant. La matière gardait encore son être,occupait encore l’espace, mais elle n’était plus, désormais, qued’une nature toute subjective, résultant des facultés intérieuresde l’âme, sans aucune substance au dehors. Et il apparaissait auprêtre que lui-même, déjà, n’était plus rattaché au reste deschoses que par un fil de plus en plus mince. Ainsi, il savait quel’écrasante chaleur persistait ; et, une fois, même, le solqu’il foulait de ses pieds craqua sous son contact et fuma comme unfer chaud sur lequel serait tombée une goutte de liquide. Ilpouvait sentir cette chaleur sur son front et ses mains, tout soncorps en était inondé ; et, cependant, il ne pouvait pluspercevoir cette chaleur, ni ce corps, que du dehors et de loin,comme ces malades qui tout en éprouvant la douleur, s’imaginentqu’elle n’est plus en eux, mais dans le lit où ils sont couchés. Etil n’y avait plus, en lui, ni crainte, ni même espérance : ilconsidérait sa personne, le monde, et jusqu’à la présence terriblede l’Esprit, comme des faits qui allaient redevenir réels bientôt,dans un instant, mais qui, à cette heure, se confondaient dans unesorte d’énorme sommeil universel.

Et il ne s’étonna point non plus, – lorsqu’ilrouvrit la porte de la chapelle, – de voir que, maintenant, tout ledallage était encombré de figures étendues là, immobiles. Tous lescardinaux et tous leurs assistants étaient prosternés sur le sol,tous semblables l’un à l’autre, sous les burnous blancs quelui-même leur avait distribués la veille ; et devant eux, prèsde l’autel, était agenouillée la figure de l’homme que le Syrienconnaissait mieux et aimait plus profondément que tout le reste dumonde, ses cheveux blancs se détachant sur la blancheur de l’autel.Sur cet autel brillaient les six grands cierges ; et, entreeux, sur un petit trône bas, se dressait l’ostensoir de métal avec,au milieu, le petit disque blanc…

Et alors le Syrien s’agenouilla, lui aussi, etresta immobile.

Il ne sut point combien de temps se passaavant que se réveillassent sa conscience individuelle et sonhabitude d’observation, avant que la coulée des images et lavibration des pensées eussent, enfin, cessé en lui, et que son âmeenfin se fût apaisée, comme l’eau d’un étang reconquiert lentementsa paix, après avoir été troublée par le jet d’une pierre. Mais cemoment finit par arriver, cette tranquillité délicieuse dont Dieurécompense l’âme fidèle et confiante, ce point de repos absolu quisera, un jour, l’éternelle rémunération des enfants de Dieu.Désormais, il n’y avait plus en lui aucune velléité d’analyse desoi-même, ni de réflexion sur autrui. Il avait franchi le cercle oùl’âme regarde au dedans de soi, pour s’élever à celui d’où elleregarde la Gloire éminente ; et le premier signe par lequel ilreconnut que le temps s’écoulait fut un murmure soudain de voixdont il put entendre les paroles distinctement, et les comprendre,et s’associer lui-même à les dire, – encore que tout cela luiapparût comme à travers un voile, ne laissant arriver à lui que lapure essence des paroles et des choses :

SPIRITUS DOMINI REPLEVIT ORBEM TERRARUM…L’Esprit du Seigneur a rempli le monde, ALLELUIA, et toutes chosesont maintenant connaissance de sa voix, ALLELUIA !

Puis la voix qui prononçait les mots latinsparut s’élever doucement.

EXSURGAT DEUS… Que Dieu surgisse, et queses ennemis soient dispersés ; et que celui qui le détestes’enfuie devant son visage ! GLORIA PATRI !

Le Syrien redressa sa tête alourdie. Unefigure fantômale était debout, à l’autel, une haute figure blanchequi semblait flotter dans l’air plutôt que reposer sur lesol ; les mains étendues, une calotte blanche sur ses cheveuxblancs, la figure brillait dans le reflet des cierges.

Kyrie Eleison… Gloria in excelsisDeo !

Et le prêtre entendit et répéta cesprières ; mais son âme passive ne fit aucun effort deréflexion, jusqu’au moment où des paroles moins habituelles, tout àcoup, le frappèrent :

Cum complerentur diesPentecostes…

« Lorsque le jour de la Pentecôte futvenu, tous les disciples, d’un même accord, se trouvèrent réunis aumême endroit ; et voici qu’arriva, tout à coup, du ciel, ungrand bruit, comme celui d’un vent puissant qui soufflerait ;et il remplit la maison où ils étaient assis… » Alors leSyrien se rappela, et comprit. En effet, c’était le matin de laPentecôte ! Et, avec ce retour de la mémoire, la réflexion luirevint. Où donc étaient-ils, le vent, et la flamme, et la voixsecrète ? Le monde était silencieux, concentré dans sonsuprême effort d’affirmation de soi-même ; aucun frisson,aucun tremblement ne montrait que Dieu se souvînt ; aucunelumière ne venait rompre la voûte sinistre de ténèbres étendue surles terres et les mers, pour révéler que Dieu continuait à brillerdans le cœur de l’homme ; et il n’y avait pas même une voixqui jaillît du silence ! Mais aussitôt le prêtre, avecl’assurance que lui avaient donnée les paroles de son maître, sesentit tout joyeux de cet aspect des choses, bien loin, à présent,de s’en effrayer. Car il comprit que ce monde prochain, dont lavenue s’annonçait ainsi, sans aucun des signes affreux qu’il avaitredoutés, que ce monde était tout autre qu’il ne l’avaitcraint : doux, et non point terrible ; accueillant, etnon point hostile ; clair, et non point ténébreux ; etsemblable à la maison natale, au lieu d’être un exil. Il laissaretomber sa tête sur ses mains, à la fois honteux de ses frayeursprécédentes et satisfait de sa sécurité reconquise ; et, denouveau, sa personnalité s’effaça, il retomba aux profondeurs de lapaix intime…

Mais, tout à coup, au moment où la messefinissait, et où le prêtre se baissait pour recevoir la dernièrebénédiction de son maître, il y eut un cri, une clameur soudaine,dans le corridor ; et un des habitants du village se montrasur le seuil de la chapelle, murmurant précipitamment des phrasesen langue arabe. « Vite, vite, tout le monde dehors !…Des vaisseaux aériens accourant vers Nazareth !… La maison del’Européen menacée, condamnée à la destruction !… »

IV

Cependant ce bruit, et cette vue même, dansl’âme du prêtre syrien firent à peine vibrer le fil, infinimentténu, qui, désormais, le rattachait au monde des sens. Il voyait etentendait un grand tumulte, dans le corridor, des yeux enflammés etdes bouches criantes ; et, en contraste merveilleux, ilapercevait les pâles visages extasiés de ceux des cardinaux etprêtres qui, machinalement, s’étaient retournés vers laporte ; mais tout cela lui apparaissait séparé de lui, commeune scène de théâtre et le drame qui s’y joue sont séparés duspectateur de la galerie. Dans l’univers matériel, réduitmaintenant à l’irréalité d’un mirage, des événements se passaient,mais, pour l’âme du prêtre syrien, recueillie dans l’attented’événements plus réels, tout cela n’était rien qu’un rêve lointainet confus.

De nouveau, il se tourna vers l’autel ;et là, comme il le savait d’avance, là, parmi la resplendissantelumière des cierges, tout était en paix. Humblement, en un murmurelent et recueilli, l’officiant adorait le mystère du Verbeincarné ; et bientôt, une fois de plus, le prêtre syrien levit tomber à genoux, devant le Sacrement.

Et voici que par une impulsion irrésistible,le prêtre syrien sentit que ses propres lèvres commençaient àchanter, très haut, des paroles qui, à mesure qu’elles ensortaient, s’ouvraient comme des fleurs épanouies au soleil

Ô salutaris hostia, quae cœli pandisostium…

Tous les assistants chantaient, et il n’yavait pas jusqu’au catéchumène mahométan, celui qui venait, tout àl’heure, d’entrer avec de grand cris d’effroi, il n’y avait jusqu’àlui qui ne chantât comme les autres, sa petite tête mince penchéeen avant, et ses bras en croix sur sa poitrine. L’étroite chapelleretentissait du mélange des voix ; et tout le vaste monde, audehors, vibrait et frémissait sous ce chant merveilleux.

Tout en continuant de chanter, le prêtre vitque quelqu’un posait un voile sur les épaules de Sylvestre ;et puis il y eut un mouvement, un passage de figures, – d’ombreslointaines, maintenant, dans l’évanouissement des apparencesterrestres.

Uni trinoque Domino…

Et le pape se redressa, éclatante pâleur dansle rayonnement de lumière, avec des plis de soie lui tombant desépaules, et ses mains enveloppées de ces plis, et sa tête cachéepar l’ostensoir de métal au centre duquel éclatait la splendideblancheur.

Qui vitam sine termino

Nobis donet in patria.

Les assistants remuaient, à présent, et lemonde de la vie renaissait en eux : voilà ce que le prêtresyrien parvenait à comprendre ! Lui-même, bientôt, se trouvadehors, dans le passage, parmi des visages livides et affolés, qui,la bouche ouverte, contemplaient le spectacle de ces quaranteprêtres indifférents aux catastrophes prochaines, et tout absorbésdans le chant sonore du Pange lingua… Arrivé au coin ducorridor, il se retourna un instant pour voir les six flammestremblantes briller comme des lances de feu entourant un roi et, aumilieu d’elles, les rayons d’argent de l’ostensoir et le cœur blancde Dieu.

Et puis il déboucha dans la cour, dans cetespace libre où, déjà, la bataille se préparait.

Le ciel était passé maintenant d’une obscuritésinistre à une lumière non moins effrayante, une lumière d’un rougede sang, qui semblait couler au-dessus du monde.

Depuis le Thabor, sur la gauche, jusqu’auCarmel, à la limite de l’horizon de droite, par-dessus toutes leshauteurs d’alentour se dressait une énorme voûte de sang :aucune nuance dans ce rouge, aucune gradation du zénith àl’horizon ; tout était de la même teinte profonde, comme unvrai sang qui coulerait à grands flots. Et il vit aussi le soleil,blanc comme tout à l’heure l’hostie, levé au-dessus du mont de laTransfiguration ; tandis que, là-bas, très loin, à l’occident,là-bas où autrefois des hommes avaient vainement appelé Baal, ilvit pendre la faucille de la lune, également toute blanche.

In suprema nocte coenae,

chantaient des voix, non plus quarante voix,mais des myriades, un cœur immense, qui paraissait remplir toutel’infinité de l’espace.

Recumbens cum fratribus,

Observata lege plene,

Cibis in legalibus

Cibum turbae duodenae

Se dat suis manibus.

Et le prêtre syrien vit également, flottantdans l’air, comme d’immenses phalènes, ce cercle d’étrangesvaisseaux qu’il avait aperçus, quelques heures auparavant, dans sonillumination, ils étaient blancs, eux aussi, sauf des instants oùle reflet du ciel les teintait de pourpre ; et, tandis qu’illes regardait, tout en continuant de chanter, il comprit que lecercle avait achevé de se former et que les hommes qui montaientces vaisseaux continuaient à ne rien voir, à ne rien savoir.

Verbum caro, panem verum

Verbo carnem efficit.

Puis, avec un sourd mugissement, le tonnerres’éleva, et finit par un éclat prodigieux, secouant toute la terre,qui, tout entière, remuait sourdement, parvenue au dernier temps desa dissolution.

Tantum ergo sacramentum

Veneremur cernui,

Et antiquum documentum

Novo cedat ritui !

Oui, voici enfin qu’il était venu, l’Homme duPéché, Celui que Dieu attendait ! Le voici qui trônait sous ledôme de sang, dans son char magnifique, aveugle à tout ce quin’était point l’unique objet poursuivi par lui depuis de longssiècles, et sans s’apercevoir que son monde était en train de secorrompre, de s’écrouler et de périr autour de lui.

Et son ombre remuait comme un nuage pâle,au-dessus de cette plaine, désormais toute spectrale, où jadisIsraël avait combattu, et où Sennacherib s’était vanté devaincre !

Et, une fois de plus, les voixchantèrent :

Praestet fides supplementum

Sensuum defectui !

Le voici qui venait, plus rapide que jamais,l’héritier des âges temporels, mais l’exilé de l’éternité : lemisérable prince des rebelles, la créature dressée contre Dieu,plus aveugle que ce soleil pâli et que cette terretremblante ! Et, autour de lui, le cercle flottant de sesvictimes s’agitait, pareil à un groupe d’insectes qui,spontanément, vont chercher la mort dans la lumière d’une flamme…Le voici qui venait ; et la terre, au moment où il la croyaitenfin toute soumise à sa domination, se déchirait et gémissait dansles luttes dernières de son agonie !

Le voici qui venait, l’Antéchrist orgueilleux,le Maître de la Terre ! Déjà son ombre descendait vers le sol,et les ailes blanches du vaisseau tournaient pour le conduire àl’endroit même d’où il devait frapper ; et déjà, au mêmeinstant, une cloche immense, surnaturelle, avait retenti, tandisque les myriades des voix continuaient à chanter doucement, tendremurmure opposé au fracas de la tempête environnante :

Genitori Genitoque

Laus et jubilatio,

Salus, Honor, virtus quoque,

Sit et benedictio :

Procedenti ab utroque

Compar sit laudatio !

Et puis, ce monde passa, et toute sa gloire sechangea en néant…

FIN

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