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Le Mannequin d’osier

Le Mannequin d’osier

d’ Anatole France
Chapitre 1

Dans son cabinet de travail, au bruit clair et mécanique du piano sur lequel ses filles exécutaient, non loin, des exercices difficiles, M. Bergeret, maître de conférences à la Faculté des lettres, préparait sa leçon sur le huitième livre de l’Énéide. Le cabinet de travail de M. Bergeret n’avait qu’une fenêtre, mais grande, qui en occupait tout un côté et qui laissait entrer plus d’air que de lumière, car les croisées en étaient mal jointes et les vitres offusquées par un mur haut et proche. Poussée contre cette fenêtre, la table de M. Bergeret en recevait les reflets d’un jour avare et sordide. À vrai dire, ce cabinet de travail, où le maître de conférences aiguisait ses fines pensées d’humanité, n’était qu’un recoin difforme, ou plutôt un double recoin derrière la cage du grand escalier dont la rotondité indiscrète, s’avançant vers la fenêtre, ne ménageait à droite et à gauche que deux angles déraisonnables et inhumains. Opprimé par ce monstrueux ventre de maçonnerie, qu’habillait un papier vert,M. Bergeret avait trouvé à peine, dans cette pièce hostile, en horreur à la géométrie et à la raison élégante, une étroite surface plane où ranger ses livres sur des planches de sapin, au long desquelles la file jaune des Tübner baignait dans une ombre éternelle. Lui-même, pressé contre la fenêtre, y écrivait d’un style glacé par l’air malin, heureux s’il ne trouvait pas ses manuscrits bouleversés et tronqués, et ses plumes de fer entrouvrant un bec mutilé ! C’était l’effet ordinaire du passage de Mme Bergeret dans le cabinet du professeur, où elle venait écrire le linge et la dépense. EtMme Bergeret y déposait le mannequin sur lequel elle drapait les jupes taillées par elle. Il était là, debout,contre les éditions savantes de Catulle et de Pétrone, le mannequin d’osier, image conjugale.

M. Bergeret préparait sa leçon sur lehuitième livre de l’Énéide, et il aurait trouvé dans cetravail, à défaut de joie, la paix de l’esprit et l’inestimabletranquillité de l’âme, s’il n’avait pas quitté les particularitésde métrique et de linguistique, auxquelles il se devait attacheruniquement pour considérer le génie, l’âme et les formes de cemonde antique dont il étudiait les textes, pour s’abandonner audésir de voir de ses yeux ces rivages dorés, cette mer bleue, cesmontagnes roses, ces belles campagnes où le poète conduit seshéros, et pour déplorer amèrement qu’il ne lui eût pas été permis,comme à Gaston Boissier, comme à Gaston Deschamps, de visiter lesrives où fut Troie, de contempler les paysages virgiliens, derespirer le jour en Italie, en Grèce et dans la sainte Asie. Soncabinet de travail lui en parut triste, et un grand dégoût envahitson cœur. Il fut malheureux par sa faute. Car toutes nos misèresvéritables sont intérieures et causées par nous-mêmes. Nous croyonsfaussement qu’elles viennent du dehors, mais nous les formonsau-dedans de nous de notre propre substance.

Ainsi M. Bergeret, sous l’énorme cylindrede plâtre, composait sa tristesse et ses ennuis en songeant que savie était étroite, recluse et sans joie, que sa femme avait l’âmevulgaire et n’était plus belle, et que les combats d’Énée et deTurnus étaient insipides. Il fut distrait de ces pensées par lavenue de M. Roux, son élève, qui, faisant son année de servicemilitaire, se présenta au maître en pantalon rouge et capotebleue.

– Hé ! dit M. Bergeret, voiciqu’ils ont travesti mon meilleur latiniste en héros !

Et comme M. Roux se défendait d’être unhéros :

– Je m’entends, dit le maître deconférences. J’appelle proprement héros un porteur de sabre. Sivous aviez un bonnet à poil, je vous nommerais grand héros. C’estbien le moins qu’on flatte un peu les gens qu’on envoie se fairetuer. On ne saurait les charger à meilleur marché de la commission.Mais puissiez-vous, mon ami, n’être jamais immortalisé par un actehéroïque, et ne devoir qu’à vos connaissances en métrique latineles louanges des hommes ! C’est l’amour de mon pays qui seulm’inspire ce vœu sincère. Je me suis persuadé, par l’étude del’histoire, qu’il n’y avait guère d’héroïsme que chez les vaincuset dans les déroutes. Les Romains, peuple moins prompt à la guerrequ’on ne pense et qui fut souvent battu, n’eurent des Decius qu’auxplus fâcheux moments. À Marathon, l’héroïsme de Cynégire est situéprécisément au point faible pour les Athéniens qui, s’ilsarrêtèrent l’armée barbare, ne purent l’empêcher de s’embarqueravec toute la cavalerie persane qui venait de se rafraîchir dans laplaine. Il ne paraît pas d’ailleurs que les Perses aient fait grandeffort dans cette bataille.

M. Roux posa son sabre dans un coin ducabinet et s’assit sur la chaise que lui offrit son maître.

– Il y a, dit-il, quatre mois que je n’aientendu une parole intelligente. Moi-même, j’ai concentré depuisquatre mois toutes les facultés de mon esprit à me concilier moncaporal et mon sergent-major par des largesses mesurées. C’est laseule partie de l’art militaire que je sois parvenu à posséderparfaitement. C’est aussi la plus importante. Cependant j’ai perdutoute aptitude à comprendre les idées générales et les penséessubtiles. Et vous me dites, mon cher maître, que les Grecs ont étévaincus à Marathon et que les Romains n’étaient pas belliqueux. Matête se perd.

M. Bergeret répondittranquillement :

– J’ai dit seulement que les forcesbarbares n’avaient pas été entamées par Miltiade. Quant auxRomains, ils n’étaient pas essentiellement militaires, puisqu’ilsfirent des conquêtes profitables et durables, au rebours des vraismilitaires qui prennent tout et ne gardent rien, comme, parexemple, les Français.

« Ceci encore est à noter que, dans laRome des rois, les étrangers n’étaient pas admis à servir commesoldats. Mais les citoyens, au temps du bon roi Servius Tullius,peu jaloux de garder seuls l’honneur des fatigues et des périls, yconvièrent les étrangers domiciliés dans la ville. Il y a deshéros ; il n’y a pas de peuples de héros ; il n’y a pasd’armées de héros. Les soldats n’ont jamais marché que sous peinede mort. Le service militaire fut odieux même à ces pâtres duLatium qui acquirent à Rome l’empire du monde et la gloire d’êtredéesse. Porter le fourniment leur fut si dur que le nom de cefourniment, ærumna, exprima ensuite chez euxl’accablement, la fatigue du corps et de l’esprit, la misère, lemalheur, les désastres. Bien menés, ils firent, non point deshéros, mais de bons soldats et de bons terrassiers ; peu à peuils conquirent le monde et le couvrirent de routes et de chaussées.Les Romains ne cherchèrent jamais la gloire : ils n’avaientpas d’imagination. Ils ne firent que des guerres d’intérêt,absolument nécessaires. Leur triomphe fut celui de la patience etdu bon sens.

« Les hommes se déterminent par leursentiment le plus fort. Chez les soldats, comme dans toutes lesfoules, le sentiment le plus fort est la peur. Ils vont à l’ennemicomme au moindre danger. Les troupes en ligne sont mises, de partet d’autre, dans l’impossibilité de fuir. C’est tout l’art desbatailles. Les armées de la République furent victorieuses parcequ’on y maintenait avec une extrême rigueur les mœurs de l’ancienrégime, qui étaient relâchées dans les camps des alliés. Nosgénéraux de l’an II étaient des sergents la Ramée qui faisaientfusiller une demi-douzaine de conscrits par jour pour donner ducœur aux autres, comme disait Voltaire, et les animer du grandsouffle patriotique.

– C’est bien possible, dit M. Roux.Mais il y a autre chose. C’est la joie innée de tirer des coups defusil. Vous savez, mon cher maître, que je ne suis pas un animaldestructeur. Je n’ai pas de goût pour le militarisme. J’ai même desidées humanitaires très avancées et je crois que la fraternité despeuples sera l’œuvre du socialisme triomphant. Enfin j’ai l’amourde l’humanité. Mais, dès qu’on me fiche un fusil dans la main, j’aienvie de tirer sur tout le monde. C’est dans le sang…

M. Roux était un beau garçon robuste, quis’était vite débrouillé au régiment. Les exercices violentsconvenaient à son tempérament sanguin. Et comme il était, de plus,excessivement rusé, il avait, non pas pris le métier en goût, maisrendu supportable la vie de caserne, et conservé sa santé et sabelle humeur.

– Vous n’ignorez pas, cher maître,ajouta-t-il, la force de la suggestion. Il suffit de donner à unhomme une baïonnette au bout d’un fusil pour qu’il l’enfonce dansle ventre du premier venu et devienne, comme vous dites, unhéros.

La voix méridionale de M. Roux vibraitencore quand Mme Bergeret entra dans le cabinet detravail, où ne l’attirait point d’ordinaire la présence de sonmari. M. Bergeret remarqua qu’elle avait sa belle robe dechambre rose et blanche.

Elle étala une grande surprise de trouver làM. Roux ; elle venait, disait-elle, demander àM. Bergeret un livre de poésie, pour se distraire.

Le maître de conférences remarqua encore, sansy prendre d’ailleurs aucun intérêt, qu’elle était devenue tout àcoup presque jolie, aimable.

M. Roux ôta de dessus un vieux fauteuilde moleskine le Dictionnaire de Freund et fit asseoirMme Bergeret. M. Bergeret considéra tour àtour les in-quarto poussés contre le mur etMme Bergeret qui y avait été substituée dans lefauteuil et il songea que ces deux groupes de substance, sidifférenciés qu’ils fussent à l’heure actuelle et si divers quant àl’aspect, la nature et l’usage, avaient présenté une similitudeoriginelle et l’avaient longtemps gardée lorsque l’un et l’autre,le dictionnaire et la dame, flottaient encore à l’état gazeux dansla nébuleuse primitive.

« Car enfin, se disait-il,Mme Bergeret nageait dans l’infini des âges,informe, inconsciente, éparse en légères lueurs d’oxygène et decarbone. Les molécules qui devaient un jour composer ce lexiquelatin gravitaient en même temps, durant les âges, dans cette mêmenébuleuse d’où devaient sortir enfin des monstres, des insectes etun peu de pensée. Il a fallu une éternité pour produire mondictionnaire et ma femme, monuments de ma pénible vie, formesdéfectueuses, parfois importunes. Mon dictionnaire est pleind’erreurs. Amélie contient une âme injurieuse dans un corpsépaissi. C’est pourquoi il n’y a guère à espérer qu’une éterniténouvelle crée enfin la science et la beauté. Nous vivons un momentet nous ne gagnerions rien à vivre toujours. Ce n’est ni le temps,ni l’espace qui fit défaut à la nature, et nous voyons sonouvrage ! »

Et M. Bergeret parla encore dans son cœurinquiet :

« Mais qu’est-ce que le temps, sinon lesmouvements mêmes de la nature, et puis-je dire qu’ils sont longs ouqu’ils sont courts ? La nature est cruelle et banale. Maisd’où vient que je le sais ? Et comment me tenir hors d’ellepour la connaître et la juger ? Je trouverais l’universmeilleur, peut-être, si j’y avais une autre place. »

Et M. Bergeret, sortant de sa rêverie, sepencha pour assurer contre la muraille l’amas chancelant desin-quarto.

– Vous êtes un peu bruni, monsieur Roux,dit Mme Bergeret, et, il me semble, un peu maigri.Mais cela ne vous va pas mal.

– Les premiers mois sont fatigants,répondit M. Roux. Évidemment, l’exercice à six heures dumatin, dans la cour du quartier, par huit degrés de froid, estpénible, et l’on ne surmonte pas tout de suite les dégoûts de lachambrée. Mais la fatigue est un grand remède et l’abêtissement uneprécieuse ressource. On vit dans une stupeur qui fait l’effet d’unecouche d’ouate. Comme on ne dort, la nuit, que d’un sommeil à toutmoment interrompu, on n’est pas bien éveillé le jour. Et cet étatd’automatisme léthargique où l’on demeure est favorable à ladiscipline, conforme à l’esprit militaire, utile au bon ordrephysique et moral des troupes.

En somme, M. Roux n’avait pas à seplaindre. Mais il avait un ami, Deval, élève, pour le malais, del’École des langues orientales, qui était malheureux et accablé.Deval, intelligent, instruit, courageux, mais roide de corps etd’esprit, gauche et maladroit, avait un sentiment précis de lajustice qui l’éclairait sur ses droits et sur ses devoirs. Ilsouffrait de cette clairvoyance. Deval était depuis vingt-quatreheures à la caserne quand le sergent Lebrec lui demanda, dans destermes qu’il fallut adoucir pour l’oreille deMme Bergeret, quelle personne peu estimable avaitbien pu donner le jour à un veau aussi mal aligné que le numéro 5.Deval fut lent à s’assurer qu’il était lui-même le veau numéro 5.Il attendit d’être consigné pour n’avoir plus de doute à ce sujet.Et même alors il ne comprit pas qu’on offensât l’honneur deMme Deval, sa mère, parce qu’il était lui-mêmeinexactement aligné. La responsabilité inattendue de sa mère encette circonstance contrariait son idéal de justice. Il en garde,après quatre mois, un étonnement douloureux.

– Votre ami Deval, réponditM. Bergeret, avait pris à contresens un discours martial, queje place parmi ceux qui ne peuvent que hausser le moral des hommeset exciter leur émulation en leur donnant envie de mériter lesgalons, afin de tenir à leur tour de semblables propos, quimarquent évidemment la supériorité de celui qui les tient sur ceuxauxquels il les adresse. Il faut prendre garde de ne pas diminuerla prérogative des chefs armés, comme le fit, dans une circulairerécente, un ministre de la Guerre civil et plein de civilité,urbain et plein d’urbanité, honnête homme qui, pénétré de ladignité du citoyen militaire, prescrivit aux officiers et auxsous-officiers de ne pas tutoyer leurs hommes, sans s’apercevoirque le mépris de l’inférieur est un grand principe d’émulation etle fondement de la hiérarchie. Le sergent Lebrec parlait comme unhéros qui forme des héros. Il m’a été possible de rétablir saharangue dans la forme originale ; car je suis philologue. Ehbien, je n’hésite pas à dire que ce sergent Lebrec fut sublime enassociant l’honneur d’une famille à l’alignement d’un conscrit dontla bonne tenue importe au succès des batailles, et en rattachant dela sorte, jusque dans ses origines, le numéro 5 au régiment et audrapeau…

« Après cela, vous me direz peut-êtreque, donnant dans le travers commun à tous les commentateurs, jeprête à mon auteur des intentions qu’il n’avait pas. Je vousaccorde qu’il y eut une part d’inconscience dans le discoursmémorable du sergent Lebrec. Mais c’est là le génie. On le faitéclater sans en mesurer la force.

M. Roux répondit en souriant qu’ilcroyait aussi qu’il y avait une certaine part d’inconscience dansl’inspiration du sergent Lebrec.

Mais Mme Bergeret ditsèchement à M. Bergeret :

– Je ne te comprends pas, Lucien. Tu risde ce qui n’est pas risible et l’on ne sait jamais si tu plaisantesou si tu es sérieux. Il n’y a pas de conversation possible avectoi.

– Ma femme pense comme le doyen, ditM. Bergeret. Il faut leur donner raison à tous deux.

– Ah ! s’écriaMme Bergeret, je te conseille de parler dudoyen ! Tu t’es ingénié à lui déplaire et maintenant tu temords les doigts de ton imprudence. Tu as trouvé moyen encore de tebrouiller avec le recteur. Je l’ai rencontré dimanche à lapromenade, où j’étais avec mes filles ; et il m’a à peinesaluée.

Elle se tourna vers le jeune soldat :

– Monsieur Roux, je sais que mon marivous aime beaucoup. Vous êtes son élève préféré. Il vous prédit unbrillant avenir.

M. Roux, basané, crépu, les dentséclatantes, sourit sans modestie.

– Monsieur Roux, persuadez à mon mari deménager les gens qui peuvent lui être utiles. Le vide se faitautour de nous.

– Quelle idée, madame ! murmuraM. Roux.

Et il détourna la conversation.

– Les paysans ont de la peine à tirerleurs trois ans. Ils souffrent. Mais on ne le sait pas, parcequ’ils n’expriment rien que d’une façon commune. Loin de la terrequ’ils aiment d’un amour animal, ils traînent leur douleur muette,monotone et profonde. Ils n’ont pour les distraire, dans l’exil etdans la captivité, que la peur des chefs et la fatigue du métier.Tout leur est étranger et difficile. Il y a dans ma compagnie deuxBretons qui n’ont pu retenir, après six semaines de leçons, le nomde notre colonel. Chaque matin, alignés devant le sergent, nousapprenons ce nom avec eux, l’instruction militaire étant la mêmepour tous. Notre colonel se nomme Dupont. Il en va ainsi de tousles exercices. Les hommes ingénieux et adroits y attendentindéfiniment les stupides.

M. Bergeret demanda si les officierscultivaient, comme le sergent Lebrec, l’éloquence martiale.

– J’ai, répondit M. Roux, uncapitaine tout jeune qui observe, au contraire, la plus exquisepolitesse. C’est un esthète, un rose-croix. Il peint des vierges etdes anges très pâles, dans des ciels roses et verts. C’est moi quifais les légendes de ses tableaux. Pendant que Deval est de corvéedans la cour du quartier, je suis de service chez mon capitaine quime commande des vers. Il est charmant. Il s’appelle Marcel deLagère, et il expose à l’Œuvre sous le pseudonyme de Cyne.

– Est-ce qu’il est aussi un héros ?demanda M. Bergeret.

– Un saint Georges, réponditM. Roux. Il se fait une idée mystique du métier militaire. Ildit que c’est un état idéal. On va, sans voir, au but inconnu. Ons’achemine, pieux, chaste et grave, vers des dévouements mystérieuxet nécessaires. Il est exquis. Je lui apprends le vers libre et laprose rythmée. Il commence à faire des proses sur l’armée. Il estheureux, il est tranquille, il est doux. Une seule chose le désole,c’est le drapeau. Il trouve que le bleu, le blanc et le rouge ensont d’une violence inique. Il voudrait un drapeau rose ou lilas.Il a des rêves de bannières célestes. « Encore, dit-il avecmélancolie, si les trois couleurs partaient de la hampe, commetrois flammes d’oriflamme, ce serait supportable. Mais leurdisposition verticale coupe les plis flottants avec une absurditécruelle ! » Il souffre. Mais il est patient et courageux.Je vous répète que c’est un saint Georges.

– Sur le portrait que vous m’en faites,dit Mme Bergeret, j’éprouve pour lui une vivesympathie.

Elle dit et regarda M. Bergeret avecsévérité.

– Mais les autres officiers, demandaM. Bergeret, ne les étonne-t-il pas ?

– Nullement, répondit M. Roux. Aumess et dans les réunions, il ne dit rien. Il a l’air d’un officiercomme un autre.

– Et les soldats, quelle idée se font-ilsde lui ?

– Au quartier, les hommes ne voientjamais leurs officiers.

– Vous dînez avec nous, monsieur Roux,dit Mme Bergeret. Ce sera un vrai plaisir que vousnous ferez.

Cette parole suggéra d’abord àM. Bergeret l’idée d’une tourte. Chaque fois queMme Bergeret faisait à l’improviste une invitationà dîner, elle commandait une tourte chez le pâtissier Magloire, etde préférence une tourte maigre, comme plus délicate.M. Bergeret se représenta donc, sans convoitise et par un pureffet de son intelligence, une tourte aux œufs ou au poisson,fumant dans un plat à filets bleus, sur la nappe damassée. Visionprophétique et vulgaire. Puis il songea qu’il fallait queMme Bergeret estimât singulièrement M. Rouxpour le prier à dîner, car Amélie faisait rarement à un étrangerles honneurs de sa table modique. Elle craignait avec raison ladépense et le tracas ; les jours où elle donnait à dînerétaient signalés par des bruits d’assiettes brisées, par les crisd’épouvante et les larmes indignées de la jeune servante Euphémie,par une âcre fumée qui remplissait tout l’appartement et par uneodeur de cuisine qui, pénétrant dans le cabinet de travail,incommodait M. Bergeret parmi les ombres d’Énée, de Turnus etde la timide Lavinie. Pourtant, le maître de conférences futcontent de savoir que M. Roux, son élève, mangerait ce soir àsa table. Car il aimait le commerce des hommes et se plaisait auxlongues causeries.

Mme Bergeret reprit :

– Vous savez, monsieur Roux, ce sera à lafortune du pot.

Et elle sortit pour donner des ordres à lajeune Euphémie.

– Mon cher ami, dit M. Bergeret àson élève, proclamez-vous toujours l’excellence du verslibre ? Pour ma part, je sais que les formes poétiques varientselon les temps comme selon les lieux. Je n’ignore pas que le versfrançais a subi, dans le cours des âges, d’incessantesmodifications et je puis, caché derrière mes cahiers de métrique,sourire discrètement du préjugé religieux des poètes, qui neveulent point qu’on touche à l’instrument consacré par leur génie.Je remarque qu’ils ne donnent point la raison des règles qu’ilssuivent, et j’incline à croire que cette raison ne saurait êtrecherchée dans le vers lui-même, mais plutôt dans le chant quil’accompagnait primitivement. Enfin, je suis propre à concevoir lesnouveautés pour cela même que je me laisse conduire par l’espritscientifique qui, de nature, est moins conservateur que l’espritartiste. Pourtant, je conçois mal le vers libre, dont la définitionm’échappe. L’incertitude de ses limites me trouble et…

Un homme jeune encore, gracieux, aux finstraits de bronze, entra alors dans le cabinet du maître deconférences. C’était le commandeur Aspertini, de Naples,philologue, agronome, député au Parlement italien, qui, depuis dixans, entretenait avec M. Bergeret une docte correspondance, àla manière des grands humanistes de la Renaissance et duXVIIe siècle, et qui ne manquait pas d’aller voir soncorrespondant ultramontain à chaque voyage qu’il faisait en France.Carlo Aspertini était grandement estimé par tout le monde savantpour avoir lu, dans un des rouleaux carbonisés de Pompéi, tout untraité d’Épicure. Maintenant il s’adonnait à l’agriculture, à lapolitique et aux affaires ; mais il aimait chèrement lanumismatique, et ses mains élégantes avaient besoin de toucher desmédailles. Ce qui l’attirait à ***, c’était, en même temps que leplaisir d’y trouver M. Bergeret, la volupté de revoirl’incomparable collection de monnaies antiques léguée à labibliothèque de la ville par Boucher de La Salle. Il y venait aussicollationner les lettres de Muratori qui s’y trouvent. Ces deuxhommes, que la science faisait concitoyens, se chargèrent defélicitations mutuelles. Puis, comme le Napolitain s’avisa qu’unmilitaire se tenait près d’eux, dans le studio,M. Bergeret l’avertit que ce soldat gaulois était un jeunephilologue, plein de zèle pour l’étude de la langue latine.

– Cette année, ajouta M. Bergeret,il apprend, dans une cour de caserne, à mettre un pied devantl’autre. Et vous voyez en lui ce que notre brillant divisionnaire,le général Cartier de Chalmot, nomme l’outil tactique élémentaire,vulgairement un soldat. M. Roux, mon élève, est soldat. Il ensent l’honneur, ayant l’âme bien née. À vrai dire, c’est un honneurqu’il partage à cette heure avec tous les jeunes hommes de la fièreEurope, et dont jouissent comme lui vos Napolitains, depuis qu’ilsfont partie d’une grande nation.

– Sans manquer au loyalisme qui m’attacheà la maison de Savoie, répondit le commandeur, je reconnais que leservice militaire et l’impôt importunent assez le peuple de Naplespour lui faire regretter parfois le bon temps du roi Bomba et ladouceur de vivre sans gloire sous un gouvernement léger. Il n’aimeni payer, ni servir. Un législateur doit mieux comprendre lesnécessités de la vie nationale. Mais vous savez que, pour ma part,j’ai toujours combattu la politique des mégalomanes et que jedéplore ces grands armements qui arrêtent tout progrèsintellectuel, moral et matériel dans l’Europe continentale. C’estune grande folie, et ruineuse, qui finira dans le ridicule.

– Je n’en prévois pas la fin, réponditM. Bergeret. Personne ne la désire, hors quelques sages sansforce et sans voix. Les chefs d’État ne peuvent souhaiter ledésarmement, qui rendrait leur fonction difficile et mal sûre, etleur ferait perdre un admirable instrument de règne. Car lesnations armées se laissent conduire avec docilité. La disciplinemilitaire les forme à l’obéissance et l’on ne craint chez elles niinsurrections, ni troubles, ni tumultes d’aucune sorte. Quand leservice est obligatoire pour tous, quand tous les citoyens sontsoldats ou le furent, toutes les forces sociales se trouventdisposées de manière à protéger le pouvoir, ou même son absence,comme on l’a vu en France.

M. Bergeret en était à ce point de sesconsidérations politiques lorsque éclata, du côté de la cuisineprochaine, un bruit de graisses répandues sur un brasier ; lemaître de conférences en induisit que la jeune Euphémie avait,selon la coutume des jours de gala, renversé sa casserole dans lefourneau, après l’y avoir imprudemment dressée sur une pyramide decharbons. Il reconnut qu’un tel fait se produisait avec la rigueurinexorable des lois qui gouvernent le monde. Une exécrable odeur degraillon pénétra dans le cabinet de travail, et M. Bergeretpoursuivit en ces mots le cours de ses idées :

– Si l’Europe n’était pas en caserne, ony verrait, comme autrefois, des insurrections éclater, soit enFrance, soit en Allemagne ou en Italie. Mais les forces obscuresqui, par moments, soulèvent les pavés des capitales, trouventaujourd’hui un emploi régulier dans les corvées de quartier, lepansage des chevaux et le sentiment patriotique.

« Le grade de caporal donne une issueconvenablement ménagée à l’énergie des jeunes héros qui, libres,eussent fait des barricades pour se dégourdir les bras, et je viensprécisément d’apprendre qu’un sergent du nom de Lebrec prononce desharangues sublimes. En blouse, ce héros aspirerait à la liberté.Portant l’uniforme, il aspire à la tyrannie et fait régner l’ordre.La paix intérieure est facile à maintenir dans les nations armées,et vous remarquerez que si, dans le cours de ces vingt-cinqdernières années, Paris, une fois, s’est quelque peu agité, c’estque le mouvement avait été communiqué par un ministre de la Guerre.Un général avait pu faire ce qu’un tribun n’aurait pas fait. Etquand ce général fut détaché de l’armée, il le fut en même temps dela nation et perdit sa force. Que l’État soit monarchie, empire ourépublique, ses chefs ont donc intérêt à maintenir le serviceobligatoire pour tous, afin de conduire une armée au lieu degouverner une nation.

« Le désarmement, qu’ils ne souhaitentpas, n’est pas désiré non plus par les peuples. Les peuplessupportent très volontiers le service militaire, qui, sans êtredélicieux, correspond à l’instinct violent et ingénu de la plupartdes hommes, s’impose à eux comme l’expression la plus simple, laplus rude et la plus forte du devoir, les domine par la grandeur etl’éclat de l’appareil, par l’abondance du métal qui y est employé,les exalte, enfin, par les seules images de puissance, de grandeuret de gloire qu’ils soient capables de se représenter. Ils s’yruent en chantant ; sinon, ils y sont mis de force. Aussi nevois-je pas la fin de cet état honorable qui appauvrit et abêtitl’Europe.

– Il y a deux portes pour en sortir,répondit le commandeur Aspertini : la guerre et labanqueroute.

– La guerre ! répliquaM. Bergeret. Il est visible que les grands armements laretardent en la rendant trop effrayante et d’un succès incertainpour l’un et l’autre adversaire. Quant à la banqueroute, je laprédisais, l’autre jour, sur un banc du Mail, à M. l’abbéLantaigne, supérieur de notre grand séminaire. Mais il ne faut pasm’en croire. Vous avez trop étudié l’histoire du Bas-Empire, chermonsieur Aspertini, pour ne pas savoir qu’il y a, dans les financesdes peuples, des ressources mystérieuses, dont la connaissanceéchappe aux économistes. Une nation ruinée peut vivre cinq centsans d’exactions et de rapines, et comment supputer ce que la misèred’un grand peuple fournit de canons, de fusils, de mauvais pain, demauvais souliers, de paille et d’avoine à ses défenseurs ?

– Ce langage est spécieux, répliqua lecommandeur Aspertini. Pourtant, je crois discerner l’aurore de lapaix universelle.

Et l’aimable Napolitain, d’une voix chantante,dit ses espérances et ses rêves, dans les roulements sourds ducouperet, qui, de l’autre côté du mur, sur la table de cuisine,faisait, aux mains de la jeune Euphémie, un hachis pourM. Roux.

– Vous vous rappelez, monsieur Bergeret,disait le commandeur Aspertini, l’endroit du Don Quichotteoù, Sancho s’étant plaint d’essuyer sans trêve les plus cruellesdisgrâces, l’ingénieux chevalier lui répond que cette longue misèreest signe d’un bonheur prochain. « Car, dit-il, la fortuneétant changeante, nos maux ont déjà trop duré pour ne pas bientôtfaire place à la félicité. » La seule loi du changement…

Le reste de ces heureux propos se perdit dansl’explosion d’une bouillotte d’eau, suivie de cris inhumains,poussés par Euphémie, fuyant épouvantée ses fourneaux.

Alors M. Bergeret, attristé parl’inélégance de sa vie étroite, rêva de quelque villa où, sur uneblanche terrasse, au bord d’un lac bleu, il mènerait de paisiblesentretiens avec le commandeur Aspertini et M. Roux, dans leparfum des myrtes, à l’heure où la lune amoureuse vient se tremperdans un ciel pur comme le regard des dieux bons, et doux commel’haleine des déesses.

Mais sortant bientôt de ce songe, il reprit sapart dans l’entretien commencé.

– La guerre, dit-il, a des conséquencesinfinies. J’apprends, par une lettre de mon excellent ami WilliamHarrison, que la science française est méprisée en Angleterredepuis 1871 et qu’on affecte d’ignorer dans les universitésd’Oxford, de Cambridge et de Dublin le manuel d’archéologie deMaurice Raynouard, qui pourtant est de nature à rendre auxétudiants plus de services que tout autre ouvrage similaire. Maison ne veut pas se mettre à l’école des vaincus. Et, pour en croireun professeur sur les caractères de l’art éginétique ou sur lesorigines de la poterie grecque, il faut que ce professeurappartienne à la nation qui excelle à fondre des canons. Parce quele maréchal de Mac-Mahon fut battu en 1870 à Sedan et que legénéral Chanzy perdit, l’année suivante, son armée dans le Maine,mon confrère Maurice Raynouard est repoussé d’Oxford en 1897.Telles sont les suites lentes, détournées et sûres de l’inférioritémilitaire. Et il n’est que trop vrai que d’une trogne à épée dépendle sort des Muses.

– Cher monsieur, dit lecommandeur Aspertini, je vous répondrai avec la liberté permise àun ami. Reconnaissons d’abord que la pensée française entre commeautrefois dans la circulation du monde. Le manuel d’archéologie devotre très savant compatriote Maurice Raynouard n’a pas pris placesur les pupitres des universités anglaises, mais vos pièces dethéâtre sont représentées sur toutes les scènes du globe, lesromans d’Alphonse Daudet et ceux d’Émile Zola sont traduits danstoutes les langues ; les toiles de vos peintres ornent lesgaleries des deux mondes ; les travaux de vos savants jettentencore un éclat universel. Et, si votre âme ne fait plus frissonnerl’âme des nations, si votre voix ne fait plus battre le cœur detoute l’humanité, c’est que vous ne voulez plus être les apôtres dela justice et de la fraternité, c’est que vous ne prononcez plusles saintes paroles qui consolent et qui fortifient ; c’estque la France n’est plus l’amie du genre humain, la concitoyennedes peuples ; c’est qu’elle n’ouvre plus les mains pourrépandre ces semences de liberté qu’elle jetait jadis par le mondeavec une telle abondance et d’un geste si souverain, que longtempstoute belle idée humaine parut une idée française ; c’estqu’elle n’est plus la France des philosophes et de la Révolution etqu’il n’y a plus, dans les greniers voisins du Panthéon et duLuxembourg, de jeunes maîtres écrivant, la nuit, sur une table debois blanc, ces pages qui font tressaillir les peuples et pâlir lestyrans. Ne vous plaignez donc pas d’avoir perdu la gloire queredoute votre prudence.

« Surtout, ne dites pas que vos disgrâcesviennent de vos défaites. Dites qu’elles viennent de vos fautes.Une nation ne souffre pas plus d’une bataille perdue qu’un hommerobuste ne souffre d’une égratignure reçue dans un duel à l’épée.C’est une atteinte qui ne doit causer qu’un trouble passager dansl’économie et un affaiblissement réparable. Il suffit, pour yremédier, d’un peu d’esprit, d’adresse et de sens politique. Lapremière habileté, la plus nécessaire, et certes la plus facile,est de tirer de la défaite tout l’honneur militaire qu’elle peutdonner. À bien prendre les choses, la gloire des vaincus égalecelle des vainqueurs, et elle est plus touchante. Il convient, pourrendre un désastre admirable, de célébrer le général et l’armée quil’ont essuyé, et de publier ces beaux épisodes qui assurent lasupériorité morale de l’infortune. Il s’en découvre dans lesretraites même les plus précipitées. Les vaincus doivent donc toutd’abord orner, parer, dorer leur défaite, et la marquer des signesfrappants de la grandeur et de la beauté. On voit dans Tite-Liveque les Romains n’y manquèrent pas et qu’ils ont suspendu despalmes et des guirlandes aux glaives rompus de la Trebbia, duTrasimène et de Cannes. Il n’est pas jusqu’à l’inaction désastreusede Fabius qu’ils n’aient glorifiée, à ce point qu’après vingt-deuxsiècles on admire la sagesse du Cunctator, qui n’était qu’unevieille bête. C’est le premier art des vaincus.

– Cet art n’est pas perdu, ditM. Bergeret. L’Italie sut le pratiquer, de nos jours, aprèsNovare, après Lissa, après Adoua.

– Cher monsieur, reprit le commandeurAspertini, quand une armée italienne capitule, nous estimonsjustement que cette capitulation est glorieuse. Un gouvernement quiprésente la défaite dans des conditions esthétiques rallie àl’intérieur l’opinion des patriotes et se rend intéressant aux yeuxde l’étranger. Ce sont là des résultats assez considérables. En1870, il ne tenait qu’à vous, Français, de les obtenir. Si, à lanouvelle du désastre de Sedan, le Sénat et la Chambre des députésavec tous les corps de l’État avaient, en grande pompe, unanimementfélicité l’empereur Napoléon III et le maréchal de Mac-Mahon den’avoir point, en donnant la bataille, désespéré du salut de lapatrie, ne croyez-vous pas que le peuple français aurait tiré dumalheur de ses armes une gloire éclatante et fortement exprimé savolonté de vaincre ? Et sachez bien, cher monsieur Bergeret,que je n’ai pas l’impertinence de donner à votre pays des leçons depatriotisme. Je me ferais trop de tort. Je vous présente seulementquelques-unes des notes marginales qu’on trouvera, après ma mort,crayonnées dans mon exemplaire de Tite-Live.

– Ce n’est pas la première fois, ditM. Bergeret, que le commentaire des Décades vaut mieux que letexte. Mais poursuivez.

Le commandeur Aspertini sourit et reprit lefil de son discours :

– La patrie fait sagement de jeter àpleines mains des lis sur les blessures de la guerre. Puisdiscrètement, en silence, d’un regard rapide, elle étudie la plaie.Si le coup a été rude, si les forces du pays sont sérieusemententamées, elle ouvre tout de suite des négociations. Pour traiteravec le vainqueur, le temps le plus proche est le plus avantageux.L’adversaire, dans le premier étonnement du triomphe, accueilleavec joie des propositions qui tendent à changer ses débutsfavorables en un bonheur définitif. Il n’a pas encore eu le tempsde s’enorgueillir d’un succès constant ni de s’irriter d’un troplong obstacle. Il ne peut exiger des réparations énormes pour undommage encore médiocre. Ses prétentions naissantes n’ont pasgrandi. Peut-être ne vous accordera-t-il pas alors la paix à bonmarché. Mais vous êtes sûr de la payer plus cher si vous tardez àla demander. La sagesse est de traiter avant d’avoir montré toutesa faiblesse. On obtient alors des conditions moins dures, quel’intervention des puissances neutres adoucit encore. Quant àchercher le salut dans le désespoir et à ne faire la paix qu’aprèsla victoire, ce sont sans doute de belles maximes, mais d’uneapplication difficile dans un temps où, d’une part, les nécessitésindustrielles et commerciales de la vie moderne et, d’autre part,l’énormité des armées qu’il faut équiper et nourrir, ne permettentpoint de prolonger indéfiniment les hostilités et, par conséquent,ne laissent point au moins fort le temps de rétablir ses affaires.La France, en 1870, s’est inspirée des plus nobles sentiments.Mais, raisonnablement, elle devait négocier après les premiersrevers, honorables pour elle. Elle avait un gouvernement quipouvait et devait assumer cette tâche et qui l’aurait accompliedans les conditions les moins mauvaises qu’on pût désormaisespérer. Le bon sens était de tirer de lui ce dernier service avantde s’en défaire. On agit au rebours. Ce gouvernement, qu’ellesupportait depuis vingt ans, la France eut l’idée peu réfléchie dele renverser au moment où il lui devenait utile, et d’y substituerun autre gouvernement qui, ne se faisant point solidaire dupremier, devait recommencer la guerre, sans apporter de nouvellesforces. Un troisième gouvernement tenta de s’établir.

« S’il avait réussi, on recommençait unetroisième fois la guerre, pour la raison que les deux premiersessais, trop mauvais, ne comptaient pas. Il fallait, dites-vous,satisfaire l’honneur. Mais, avec votre sang, vous avez satisfaitdeux honneurs : l’honneur de l’Empire et celui de laRépublique ; vous étiez prêts à satisfaire encore un troisièmehonneur, celui de la Commune. Pourtant il apparaît qu’un peuple,fût-il le plus fier du monde, n’a qu’un honneur à satisfaire. Cetexcès de générosité vous mit dans un état de faiblesse extrême,dont vous sortez heureusement…

– Enfin, dit M. Bergeret, sil’Italie avait été battue à Wissembourg et à Reichshoffen, cesdéfaites lui auraient valu la Belgique. Mais nous sommes un peuplede héros et nous croyons toujours que nous sommes trahis. Voilànotre histoire. Notez que nous sommes en démocratie ; c’estl’état le moins propre aux négociations. On ne peut nier que nousn’ayons fait une longue et courageuse défense. De plus on dit quenous sommes aimables, et je le crois. Au reste les gestes del’humanité ne furent jamais que des bouffonneries lugubres, et leshistoriens qui découvrent quelque ordre dans la suite desévénements sont de grands rhéteurs. Bossuet…

Au moment où M. Bergeret prononçait cenom, la porte du cabinet de travail s’ouvrit avec un tel fracas quele mannequin d’osier en fut soulevé et alla choir aux pieds étonnésdu militaire. Une fille parut, roussotte, louchon, sans front, etdont la robuste laideur, trempée de jeunesse et de force,reluisait. Ses joues rondes et ses bras nus avaient l’éclat duvermillon triomphal. Elle se campa devant M. Bergeret et,brandissant la pelle au charbon, cria :

– Je m’en vas !

C’était la jeune Euphémie qui, après unequerelle avec Mme Bergeret, refusait le service.Elle répéta :

– Je m’en vas chez nous !

M. Bergeret lui dit :

– Allez, ma fille, en silence !

Elle répéta plusieurs fois :

– Je m’en vas ! Madame me feraittourner en bourrique.

Et elle ajouta plus tranquillement, abaissantsa pelle :

– Et puis il se passe ici des choses quej’aime mieux ne pas voir.

M. Bergeret, sans tenter d’éclaircir cesparoles mystérieuses, fit observer à la servante qu’il ne laretenait pas, et qu’elle pouvait partir.

– Alors, dit-elle, donnez-moi monargent.

– Retirez-vous, lui réponditM. Bergeret. Ne voyez-vous pas que j’ai autre chose à faireque de compter avec vous ? Allez m’attendre en quelque autreplace.

Mais Euphémie, levant de nouveau la sombre etlourde pelle, hurla :

– Donnez-moi mon argent ! Mesgages ! Je veux mes gages !

Chapitre 2

 

À six heures du soir, M. l’abbé Guitrel,descendu de wagon, à Paris, appela un fiacre dans la cour de lagare et, sous la pluie, par l’ombre épaisse semée de lumières, sefit conduire au numéro 5 de la rue des Boulangers. C’est là, sur lavoie montueuse, étroite et raboteuse, au-dessus des tonneliers etdes marchands de bouchons, que, dans une odeur de futailles,demeurait son vieil ami, l’abbé Le Génil, aumônier des dames desSept-Plaies, qui prêchait des carêmes très suivis dans une des plusaristocratiques paroisses de Paris. C’est là que M. l’abbéGuitrel avait coutume de descendre, quand il venait à Paristravailler aux progrès de sa lente fortune. Tout le jour, lasemelle de ses souliers à boucles battait par petits coups discretsle pavé de la ville, les degrés des escaliers et le plancher desmaisons les plus diverses. Le soir, il soupait avec M. LeGénil. Les deux vieux camarades de séminaire se contaient deshistoires plaisantes, s’informaient du prix des messes et dessermons et faisaient leur partie de cartes. À dix heures, Nanette,la servante, roulait dans la salle à manger un lit de fer pourM. Guitrel, qui ne manquait pas, à son départ, de lui donnerune pièce de vingt sous toute neuve.

Cette fois, comme les autres, M. LeGénil, qui était grand et robuste, abattit sa large main surl’épaule de Guitrel fléchissant et, de sa voix d’orgue, lui grondale bonjour. Et, tout de suite, il l’interpella selon son usageantique et jovial :

– M’apportes-tu seulement douze douzainesde messes à un écu chacune, ou garderas-tu toujours pour toi seull’or que te versent à flots tes dévotes de province, vieuxpingre ?

Il parlait de la sorte, gaiement, parce qu’ilétait pauvre et qu’il savait que Guitrel était aussi pauvre quelui.

Guitrel, qui entendait la plaisanterie mais nela pratiquait pas, faute de joie intérieure, répondit qu’il avaitdû venir à Paris pour y faire diverses commissions dont il étaitchargé, notamment pour des achats de livres. Il demanda à son amide le garder un jour ou deux, trois au plus.

– Dis donc la vérité une fois dans tavie, répliqua M. Le Génil ; tu viens chercher une mitre,vieille fouine ! Demain matin tu paraîtras, la bouche en cœur,devant le nonce. Guitrel, tu seras évêque !

Et l’aumônier des dames des Sept-Plaies, leprédicateur de Sainte-Louise, avec un respect ironique où se mêlaitpeut-être une instinctive déférence, s’inclina devant le futurévêque. Puis il reprit cette rudesse de visage où reluisait l’âmed’un autre Olivier Maillard.

– Entre donc ! Veux-tu terafraîchir ?

M. Guitrel était secret. Sa boucheplissée laissa voir la contrariété d’être deviné.

Il venait, en effet, assurer à sa candidaturede puissants appuis. Et il n’avait nulle envie d’expliquer sesdémarches sinueuses à cet ami naturellement franc, qui en étaitvenu à faire de sa franchise non seulement une vertu, mais unepolitique.

Il balbutia :

– Ne crois pas… écarte cette idéeque…

M. Le Génil haussa les épaules :

– Vieux cachottier !

Et, conduisant son ami dans sa chambre àcoucher, il s’assit sous la flamme de pétrole et reprit sa tâchecommencée, qui était de raccommoder sa culotte. M. Le Génil,prédicateur estimé dans les diocèses de Paris et de Versailles,faisait du ravaudage pour épargner de la peine à sa vieilleservante et par un goût de manier l’aiguille, qu’il avait contractédans les dures années de sa jeunesse ecclésiastique. Et ce colosseaux poumons d’airain, qui du haut d’une chaire foudroyait lesincrédules, sur une chaise de paille, de ses grosses mains rougestirait l’aiguille. Au milieu de son travail il leva la tête ettournant sur Guitrel le regard farouche de ses bons grosyeux :

– Nous ferons ce soir une partie decartes, vieux tricheur !

Mais Guitrel, timide et têtu, balbutia qu’ilétait obligé de sortir après le dîner. Guitrel avait des projets.Il fit presser les apprêts du repas, mangea très vite, aumécontentement de son hôte, grand mangeur et grand parleur. Il seleva de table sans attendre le dessert, alla dans l’autre chambredu logis, s’y renferma, tira de sa valise un habillement laïque etle revêtit.

Il reparut aux yeux de son ami dans uneredingote longue, noire, austère, qui avait la bouffonnerie d’undéguisement. La tête surmontée d’un chapeau claque en drap roussi,d’une hauteur extraordinaire, il avala son café, marmotta lesgrâces et se coula dehors.

L’abbé Le Génil lui cria sur la rampe del’escalier :

– Ne sonne pas en rentrant, turéveillerais Nanette. Tu trouveras la clef sous le paillasson.Guitrel, encore un mot : je sais où tu vas. Tu vas prendre uneleçon de déclamation, vieux Quintilien !

M. l’abbé Guitrel suivit les quais enaval, dans les ténèbres humides, passa le pont des Saints-Pères,traversa la place du Carrousel parmi les passants indifférents, quidonnaient à peine un regard à son chapeau démesuré, et s’arrêtasous le péristyle toscan de la Comédie-Française. Il eut soin delire l’affiche pour s’assurer que le spectacle n’était pas changéet que les comédiens donnaient Andromaque et le Maladeimaginaire. Puis il demanda au second guichet un billet departerre.

Ayant pris place sur l’étroite banquette déjàpresque pleine, en arrière des fauteuils encore vides, il déployaun vieux journal, non pour le lire, mais de façon à se faire unmaintien, en écoutant les propos échangés à ses côtés. Il avaitl’ouïe fine, et c’est par l’oreille qu’il regardait, commeM. Worms-Clavelin écoutait par la bouche. Ses voisins étaientdes employés de commerce et des ouvriers d’art qui devaient leurentrée de faveur à l’amitié d’un machiniste ou d’une habilleuse,petit monde simple, avide de spectacles, content de soi, occupé deparis mutuels et de bicyclettes, jeunesse tranquille, quelque peucaporalisée, démocratique et républicaine sans même y penser,conservatrice jusque dans ses plaisanteries sur le président de laRépublique. M. l’abbé Guitrel, en saisissant au vol les motsqui, lancés çà et là, lui révélaient cet état d’esprit, songeaitaux illusions de l’abbé Lantaigne, qui, du fond de sa solitude,méditait de ramener ce peuple à la monarchie théocratique. Et ilricanait derrière son journal.

« Ces Parisiens, se dit-il, sont les gensles plus accommodants du monde. On les juge mal dans nos provinces.Plût à Dieu que les républicains et les libres penseurs de l’évêchéde Tourcoing fussent taillés sur ce modèle ! Mais l’esprit desFrançais du Nord est amer comme le houblon de leurs plaines. Et jeme trouverai dans mon diocèse entre des socialistes violents etd’ardents catholiques. »

Il savait les tribulations qui l’attendaientsur le siège du bienheureux Loup, et, loin de les redouter, il lesappelait sur sa tête avec de si grands soupirs que son voisinregarda s’il n’était pas incommodé. Et M. l’abbé Guitrelroulait dans sa tête des pensers d’évêque, dans le murmure desconversations frivoles, le bruit des portes et le mouvement desouvreuses.

Mais quand, les trois coups frappés, la toilese leva lentement, il fut tout entier au spectacle. C’est ladiction et le geste des acteurs qui l’occupaient. Il étudiait leursintonations, leur démarche, le jeu de leur physionomie avecl’application intéressée d’un vieux sermonnaire curieux desurprendre le secret des mouvements nobles et des accentspathétiques. Lorsque se développaient les longues tirades, ilredoublait d’attention, regrettant seulement de ne point entendredu Corneille, plus abondant en harangues, plus fécond en effetsoratoires et qui marque mieux les divers points d’un discours.

Au moment où l’acteur qui représentait Oresterécita l’exorde vraiment classique : « Avant que tous lesGrecs… » le professeur d’éloquence sacrée s’apprêta à noterdans son esprit toutes les attitudes et toutes les inflexions devoix. M. l’abbé Le Génil connaissait bien son vieil ami ;il savait que le subtil professeur d’éloquence sacrée allaitprendre au théâtre des leçons de déclamation.

M. Guitrel donna moins d’attention auxcomédiennes. Il avait le mépris de la femme. Ce n’est point à direqu’il eût toujours été chaste de pensée. Il avait connu, dans lesacerdoce, les troubles de la chair. Comment il avait éludé, tournéou transgressé le sixième commandement, Dieu le sait ! Et quelgenre de créatures le purent aussi savoir, c’est ce qu’il ne fautpoint rechercher. Si iniquitates observaveris, Domine, Dominequis sustinebit ? Mais il était prêtre et avait le dégoûtdu ventre d’Ève. Il exécrait le parfum des longues chevelures.

À l’employé de commerce, son voisin debanquette, qui lui vanta les beaux bras célèbres de la tragédienne,il répondit par l’expression d’un dédain qui n’était pointhypocrite.

Pourtant sa curiosité se soutint jusqu’à lafin de la tragédie et il se promit de transporter les fureursd’Oreste telles qu’elles lui étaient détaillées par un habileinterprète, dans quelque sermon sur les tourments de l’impie ou surla fin misérable du pécheur. Et il s’appliqua, pendant l’entracte,à corriger mentalement, d’après ce qu’il venait d’entendre, uncertain accent provincial qui gâtait sa diction. « La voixd’un évêque de Tourcoing, pensait-il, ne doit pas sentir en aigreurle petit vin de nos coteaux du Centre. »

La pièce de Molière, qui terminait lespectacle, le divertit extrêmement.

Inhabile lui-même à découvrir les ridicules,il était content qu’on les lui montrât. Il était particulièrementheureux de saisir les humiliations gaies de la chair et il riait debon cœur aux endroits scatologiques.

Au milieu du dernier acte, il tira de sa pocheun petit pain qu’il avala par menus morceaux, une main sur labouche, attentif à n’être pas surpris, dans son léger souper, parle coup de minuit, car il devait dire sa messe, le lendemain matin,dans la chapelle des dames des Sept-Plaies.

Après le spectacle, il regagna de son pas menuson gîte le long des quais déserts. Le fleuve traînait dans lesilence la plainte sourde de ses eaux. M. Guitrel cheminaitdans une brume roussâtre qui grandissait les formes des choses etdonnait à son chapeau, dans la nuit, une hauteur surnaturelle.Comme il se glissait au ras des murs gluants de l’ancienHôtel-Dieu, une fille en cheveux, laide et qui n’était pas jeune,énorme, la poitrine mal contenue dans une camisole blanche, vint enboitant à sa rencontre, l’aborda et, le saisissant par le pan de saredingote, lui fit des propositions. Puis, tout à coup, avant mêmequ’il songeât à se dégager, elle s’enfuit en criant :

– Un curé ! la guigne,alors !

Et, en courant vers des planches qui fermaientune maison en réparation, elle gémit :

– Quel malheur qui va encorem’arriver ? Misère de…

M. Guitrel savait la superstition decertaines femmes ignorantes, qui tiennent pour sinistre larencontre d’un prêtre et touchent du bois pour conjurer le mauvaissort ; mais il était surpris que cette créature eût reconnuson état sous un habit civil.

« C’est le châtiment des défroqués,pensa-t-il. Le prêtre, qui subsiste en eux, se laisse voir. Tues sacerdos in æternum, Guitrel. »

Chapitre 3

 

Chassé par le vent du nord sur le sol dur etblanc avec les feuilles mortes, M. Bergeret traversa le Mailentre les ormes dépouillés, et gravit la côte Duroc. Il frappait dupied la chaussée aux pavés inégaux. Laissant à sa droite la forgedu maréchal et la façade de la laiterie sur laquelle deux vachesétaient peintes en rouge, à sa gauche les longs murs bas desmaraîchers, il allait vers le ciel humble et fumeux, qui d’unebarrière violette fermait l’horizon. Ayant, dans la matinée,préparé sa dixième et dernière leçon sur le huitième livre del’Énéide, il repassait machinalement dans sa tête lesparticularités de métrique et de grammaire qui avaient occupé sonattention et, réglant la cadence de sa pensée sur celle de son pas,il se répétait à lui-même, à intervalles égaux, ces parolesmesurées : Patrio vocat agmina sistro… Mais parfoisson esprit curieux et divers s’échappait en aperçus critiques d’unegrande liberté. La rhétorique militaire de ce huitième livrel’assommait et il trouvait ridicule qu’Énée reçût de Vénus unbouclier dont les reliefs représentaient les scènes de l’histoireromaine jusqu’à la bataille d’Actium, et la fuite de Cléopâtre.Patrio vocat agmina sistro.

Parvenu au chemin des Bergères qui domine lacôte Duroc, il songea, devant le cabaret couleur lie de vin,déserté, clos, moisi, du père Maillard, que ces Romains, à l’étudedesquels il consacrait sa vie, étaient terribles d’emphase et demédiocrité. Par le progrès de l’âge et du goût, il n’estimait plusguère que Catulle et Pétrone. Mais il lui fallait bien tondre lepré où il était attaché. Patrio vocat agmina sistro.Virgile et Properce veulent-ils nous faire croire, se dit-il, quele sistre, dont le son grêle accompagnait les danses frénétiques etpieuses des prêtres, était aussi la musique des marins et dessoldats égyptiens ? Cela ne se conçoit pas.

En descendant le chemin des Bergères, sur leversant opposé à la côte Duroc, il sentit tout à coup la douceur del’air. Là, le chemin s’abaisse entre des parois de calcaire oùs’attachent laborieusement les racines des petits chênes. À l’abridu vent, sous le soleil de décembre, qui dans le ciel penchait,pauvre et sans rayons, M. Bergeret murmura plusdoucement : Patrio vocat agmina sistro. Sans douteCléopâtre a fui d’Actium vers l’Égypte, mais elle a fui à traversla flotte d’Octave et d’Agrippa qui tentait de lui fermer lepassage.

Et, gagné par l’aménité de l’air et du jour,M. Bergeret s’assit au bord du chemin, sur une des pierresqui, tirées jadis de la montagne, se couvraient lentement d’unemousse noire. Il voyait à travers les membrures fines des arbres leciel lilas taché de fumées et goûtait une paisible tristesse àmener ainsi ses songeries dans la solitude.

Antoine et Cléopâtre, pensait-il, n’avaientqu’un intérêt, en attaquant les liburnes d’Agrippa qui lesbloquaient, celui de s’ouvrir un passage. C’est précisément à quoiréussit Cléopâtre, qui débloqua ses soixante vaisseaux. EtM. Bergeret, en son chemin creux, se donnait la gloireinnocente de décider du sort du monde, dans les eaux illustresd’Acarnanie. Mais en regardant à trois pas devant lui, il vit unvieillard assis, à l’autre bord du sentier, sur un tas de feuillesmortes. C’était une figure sauvage qui se distinguait à peine deschoses environnantes. Son visage, sa barbe et ses haillons avaientles teintes de la pierre et des feuilles. Il raclait lentement unmorceau de bois avec une vieille lame amincie par des années demeule.

– Bonjour, monsieur, dit le vieil homme.Le soleil est mignon. Et ce qu’il y a de bon, je vais vous dire,c’est qu’il ne pleuvra pas.

M. Bergeret reconnut Pied-d’Alouette, lechemineau que le juge d’instruction, M. Roquincourt, avaitimpliqué, bien à tort, dans l’affaire de la maison de la reineMarguerite, et qu’il avait gardé six mois en prison dans l’espoirvague de découvrir des charges inattendues contre ce vagabond, oudans la pensée que l’arrestation paraîtrait mieux justifiée parcela seul qu’elle serait maintenue plus longtemps, ou seulement parrancune contre un innocent qui avait trompé la justice.M. Bergeret, qui éprouvait de la sympathie pour lesmisérables, répondit par de bonnes paroles aux bonnes paroles dePied-d’Alouette.

– Bonjour, mon ami, lui dit-il, je voisque vous connaissez les bons endroits. Cette côte est tiède et bienabritée.

Pied-d’Alouette, après un moment de silence,répondit :

– Je connais des endroits meilleurs. Maisils sont éloignés. Il ne faut pas avoir peur de marcher. Le piedest bon. Le soulier n’est pas bon. Mais je ne peux pas mettre desbons souliers, parce que j’y suis pas accoutumé. Quand on m’endonne des bons, je les ouvre.

Et, soulevant son pied de dessus les feuillessèches, il montra l’orteil passant entortillé de linges à traversles fentes du cuir.

Il se tut et recommença de polir le morceau debois dur.

M. Bergeret retourna bientôt à sespensées.

Pallentem morte futura. Les liburnesd’Agrippa ne purent arrêter au passage l’Antoniade aux voiles depourpre. Cette fois du moins la colombe échappait au vautour.

Mais Pied-d’Alouette parla et dit :

– Ils m’ont pris mon couteau.

– Qui cela ?

Le chemineau, levant le bras, tourna la maindu côté de la ville et ne fit point d’autre réponse. Cependant ilsuivait le cours de sa lente pensée, car un peu de temps après ildit :

– Ils ne me l’ont pas rendu.

Et il demeura grave, muet, impuissant àexprimer les idées qui roulaient dans son âme obscure. Son couteauétait avec sa pipe le seul bien qu’il eût au monde. C’est avec soncouteau qu’il coupait le pain dur et la couenne de lard qu’on luidonnait à la porte des fermes, la nourriture à laquelle sesgencives sans dents ne pouvaient pas mordre ; c’est avec soncouteau qu’il hachait les bouts de cigares pour en bourrer sapipe ; c’est avec son couteau qu’il grattait les fruitspourris et qu’il parvenait à extraire des tas d’ordures des chosesbonnes à manger. C’est avec son couteau qu’il se taillait desbâtons de voyage et qu’il coupait des branches pour se faire un litde feuilles, la nuit dans les bois. C’est avec son couteau qu’ilsculptait dans l’écorce des chênes des bateaux pour les petitsgarçons et, dans le bois blanc, des poupées pour les petitesfilles. C’est avec son couteau qu’il exerçait tous les arts de lavie, les plus nécessaires comme les plus subtils, et qu’affamé sanscesse et parfois ingénieux il pourvoyait à ses besoins etconstruisait avec des roseaux de délicates fontaines que lesmessieurs de la ville trouvaient jolies.

Car cet homme, qui ne voulait pas travailler,exerçait toutes sortes de métiers. À sa sortie de prison, iln’avait pu se faire rendre son couteau, gardé au greffe. Et ilavait repris sa route, désarmé, démuni, plus faible qu’un enfant,misérable par le monde.

Il en avait pleuré. De petites larmesbrûlaient, sans couler, ses yeux sanglants. Puis le courage luiétait revenu, et, sortant de la ville, il avait trouvé une vieillelame au coin d’une borne. Maintenant, il y mettait ingénieusementun bon manche de hêtre, taillé par lui dans le bois desBergères.

L’idée de son couteau lui fit venir l’idée desa pipe. Il dit :

– Ils ne m’ont pas pris ma pipe.

Et il tira d’un sac de laine qu’il portaitcontre sa poitrine une sorte de dé noir et gluant, un fourneau depipe sans apparence de tuyau.

– Mon pauvre ami, lui ditM. Bergeret, vous n’avez pas l’air d’un grand criminel.Comment vous faites-vous mettre en prison si souvent ?

Pied-d’Alouette n’avait pas l’habitude dudialogue. Il ne savait pas du tout soutenir une conversation. Et,bien qu’il eût une manière d’intelligence assez profonde, il necomprenait pas tout de suite le sens des paroles qu’on luiadressait. C’est l’exercice qui lui faisait défaut. Il ne réponditpas d’abord à M. Bergeret, qui se mit à tracer du bout de sacanne des lignes dans la poussière blanche du chemin. MaisPied-d’Alouette dit enfin :

– Je ne fais pas les choses mauvaises.Alors je suis puni pour d’autres choses.

Et la conversation s’enchaîna sans trop deruptures.

– Vous voulez dire qu’on vous met enprison pour des actions innocentes ?

– Je sais ceux qui font les chosesmauvaises. Mais je me ferais tort en parlant.

– Vous fréquentez les vagabonds et lesmalfaiteurs ?

– Vous voulez me faire parler.Connaissez-vous M. le juge Roquincourt ?

– Je le connais un peu. Il est sévère,n’est-ce pas ?

– M. le juge Roquincourt, il parlebien. J’ai entendu personne qui parle si bien et si vite. On n’apas le temps de comprendre. On peut pas répondre. Il y a personnequi parle seulement la moitié aussi bien.

– Il vous a tenu au secret pendant delongs mois et vous ne lui gardez pas rancune. Quel exemple obscurde clémence et de magnanimité !

Pied-d’Alouette se remit à polir son manche decouteau. À mesure que l’ouvrage avançait, il se rassérénait etretrouvait la paix de l’esprit. Tout à coup il demanda :

– Connaissez-vous le nomméCorbon ?

– Qui cela, Corbon ?

C’était trop difficile à expliquer.Pied-d’Alouette fit un geste vague, embrassant un quart del’horizon. Cependant il avait l’esprit occupé de celui qu’il venaitde nommer, car il répéta :

– Corbon.

– Pied-d’Alouette, demandaM. Bergeret, on dit que vous êtes un vagabond d’une espècesingulière, et que, manquant de tout, vous ne volez jamais rien.Pourtant vous vivez avec des malfaiteurs. Vous connaissez desassassins.

Pied-d’Alouette répondit :

– Il y en a qui ont une idée et d’autresqui ont une autre idée. Moi, si j’avais l’idée de mal faire, jecreuserais un trou sous un arbre de la côte Duroc, je mettrais moncouteau au fond du trou et je pilerais la terre dessus avec mespieds. Ceux qui ont l’idée de mal faire, c’est le couteau qui lesconduit. Et c’est la fierté aussi qui les conduit. Moi, tout jeune,j’ai perdu la fierté, parce que les hommes me tournaient enraillerie, et les filles, et les enfants, dans les pays.

– Et n’avez-vous jamais eu de penséesviolentes et mauvaises ?

– Autrefois, à l’encontre des femmes queje voyais allant seules dans les chemins, pour l’idée que j’enavais. Mais c’est fini.

– Et cela ne vous revient plus ?

– Des fois.

– Pied-d’Alouette, vous aimez la liberté,vous êtes libre. Vous vivez sans travailler. Vous êtes heureux.

– Il y en a qui sont heureux. Mais pasmoi.

– Où sont-ils, les heureux ?

– Dans les fermes.

M. Bergeret se leva, mit une pièce de dixsous dans la main de Pied-d’Alouette, et dit :

– Vous pensez, Pied-d’Alouette, que lebonheur est sous un toit, au coin d’une cheminée et dans un lit deplume. Je vous croyais plus de sagesse.

Chapitre 4

 

À l’occasion du premier janvier,M. Bergeret revêtit, dès le matin, son habit noir, qui avaitperdu son lustre et sur lequel le petit jour gris de l’hiverversait comme de la cendre. Les palmes d’or, suspendues à laboutonnière par un ruban violet, jetant un éclat dérisoire,faisaient paraître que M. Bergeret n’était pas chevalier de laLégion d’honneur. Il se sentait, dans cet habit, extraordinairementpauvre et mince. Sa cravate blanche lui apparaissait comme unechose tout à fait misérable. Il est vrai qu’elle n’était pasfraîche. Et quand, après avoir longtemps froissé en vain leplastron de sa chemise, il reconnut l’impossibilité de maintenirles boutons de nacre dans les boutonnières agrandies par un longusage, il s’affligea. Le regret lui vint au cœur de n’être point unhomme du monde. Et, s’étant assis sur une chaise, ilsongea :

« Y a-t-il vraiment un monde et deshommes du monde ? Il me semble bien que ce qu’on appelle lemonde est comme le nuage d’or et d’argent suspendu dans l’azur duciel. Quand on le traverse, on ne voit plus qu’un brouillard. Enréalité, les groupements sociaux sont très confus. Les hommess’assemblent en raison de leurs préjugés et de leurs goûts. Maisles goûts combattent souvent les préjugés, et le hasard brouilletout. Sans doute, une longue richesse et les loisirs quil’accompagnent déterminent un certain genre de vie et des habitudesparticulières. C’est là, en somme, la communauté des gens du monde.Cette communauté se réduit à des habitudes de politesse, d’hygièneet de sport. Il y a des mœurs mondaines. Elles sont toutextérieures, et par cela même très sensibles. Il y a des façons,des dehors mondains. Il n’y a pas une humanité mondaine. Ce quinous caractérise véritablement, ce sont nos passions, nos idées,nos sentiments. Nous avons un for intérieur dans lequel le monden’entre pas. »

Cependant, la mauvaise ordonnance de sacravate et de sa chemise lui donnait de l’inquiétude. Il alla seregarder dans la glace du salon. Son image dans cette glace luiapparut lointaine et tout offusquée par une immense corbeille debruyères où couraient des rubans de satin rouge. Posée sur le pianoentre deux sacs de marrons glacés, cette corbeille était d’osier,en forme de char, avec des roues dorées. Au timon doré, la carte deM. Roux demeurait épinglée. Et cette corbeille était unprésent de M. Roux à Mme Bergeret.

Le maître de conférences n’écarta pas lestouffes enrubannées des bruyères. Il lui suffit d’apercevoir dansla glace, derrière les fleurs, son œil gauche, qu’il considéra unpeu de temps avec bienveillance. M. Bergeret, qui ne croyaitpas que personne l’aimât en ce monde ni dans les autres,s’accordait à lui-même de la pitié et quelque sympathie. Il étaitdoux envers lui-même comme envers les malheureux. Il se dispensad’une plus longue considération de sa chemise et de sa cravate etse dit :

« Tu expliques le bouclier d’Énée et tacravate est fripée. Ce sont deux ridicules. Tu n’es pas un homme dumonde. Sache, du moins, vivre de la vie intérieure. Et cultive entoi-même un riche domaine. »

En ce premier jour de l’année, il avait biensujet de plaindre son destin, devant porter ses hommages à deshommes vulgaires et injurieux, comme étaient le recteur et ledoyen. Le recteur, M. Leterrier, ne pouvait le souffrir.C’était une antipathie de nature, qui croissait avec la régularitéd’une expansion végétale et donnait ses fruits chaque année.M. Leterrier, professeur de philosophie, auteur d’un manueldans lequel tous les systèmes étaient jugés, possédait lescertitudes de la doctrine officielle. Il ne subsistait dans sonesprit aucun doute sur les questions concernant le beau, le vrai etle bien, dont il avait défini les caractères dans un chapitre deson ouvrage (pages 216 à 262). Or, il tenait M. Bergeret pourun homme dangereux et pervers. M. Bergeret reconnaissait lasincérité parfaite de l’antipathie qu’il inspirait àM. Leterrier, et il n’en murmurait pas. Parfois même il ensouriait avec indulgence. Mais il éprouvait, au contraire, unmalaise cruel quand il se rencontrait avec le doyen,M. Torquet, qui n’avait de pensées d’aucune sorte et qui,bourré de lettres, gardait l’âme d’un illettré. Ce gros homme, sansfront ni crâne, occupé tout le jour dans sa maison et dans sonjardin à compter les morceaux de sucre et les poires, et qui posaitdes sonnettes en recevant la visite de ses collègues de la Faculté,déployait à nuire une activité et une sorte d’intelligence dontM. Bergeret demeurait confondu. C’est à quoi songeait lemaître de conférences en passant son pardessus pour aller souhaiterla bonne année à M. Torquet.

Pourtant il éprouva quelque joie à se sentirdehors. Il retrouvait dans la rue le plus cher des biens, laliberté philosophique.

Au coin des Tintelleries, en face desDeux-Satyres, il s’arrêta pour regarder avec amitié le petit acaciaqui, du jardin des Lafolie, levait par-dessus le mur sa têtedépouillée.

« Les arbres, pensa-t-il, prennent,l’hiver, une beauté intime qu’ils n’ont pas dans la gloire dufeuillage et des fleurs. Ils découvrent la délicatesse de leurstructure. L’abondance de leur fin corail noir est charmante ;ce ne sont point des squelettes, c’est une multitude de jolispetits membres où la vie sommeille. Si j’étaispaysagiste… »

Comme il faisait ces réflexions, un gros hommel’appela par son nom et le prit par le bras, sans s’arrêter.C’était M. Compagnon, le plus populaire des professeurs, lemaître aimé qui faisait son cours de mathématiques dans le grandamphithéâtre :

– Eh ! eh ! je vous la souhaitebonne, mon cher Bergeret. Je parie que vous allez chez votre doyen.Nous ferons un bout de chemin ensemble.

– J’y consens, répondit M. Bergeret.De la sorte, je m’acheminerai agréablement vers un terme pénible.Car je vous avoue que je ne me fais point un plaisir de voirM. Torquet.

En entendant cette confidence, qu’il n’avaitpoint provoquée, M. Compagnon retira, soit par hasard, soitd’instinct, la main qu’il avait passée sous le bras de soncollègue.

– Je sais ! je sais ! vous avezeu des difficultés avec le doyen. Ce n’est pourtant pas un homme derelations désagréables.

– En vous parlant comme j’ai fait, repritM. Bergeret, je ne songeais même pas à l’inimitié que le doyendes lettres consent, dit-on, à me garder. Mais le seul abord d’unepersonne dépourvue de toute espèce d’imagination me glace jusqu’auxmoelles. Ce qui vraiment attriste, ce n’est pas l’idée del’injustice et de la haine. Ce n’est pas non plus le spectacle desdouleurs humaines. Au contraire, les maux de nos semblables nousfont rire pour peu qu’on nous les présente gaiement. Mais ces âmesmornes, qui ne reflètent rien, ces êtres en qui l’univers vients’anéantir, voilà l’aspect qui désole et qui désespère. Le commercede M. Torquet est une des plus cruelles disgrâces de mavie.

– C’est égal ! ditM. Compagnon. Notre Faculté est une des plus brillantes deFrance pour le mérite des professeurs et l’aménagement des locaux.Les laboratoires seuls laissent encore à désirer. Mais il fautespérer que, grâce aux efforts combinés de notre dévoué recteur etd’un sénateur aussi influent que M. Laprat-Teulet, cetteregrettable lacune sera enfin comblée.

– Il serait désirable aussi, ditM. Bergeret, qu’on ne fît plus les cours de latin dans unecave obscure et malsaine.

En traversant la place Saint-Exupère,M. Compagnon désigna du bras la maison Deniseau.

– On ne parle plus, dit-il, de cettevoyante qui avait commerce avec sainte Radegonde et plusieurssaints du paradis. Êtes-vous allé la voir, Bergeret ? Moi,j’ai été conduit chez elle, au moment de sa grande vogue, parLacarelle, le chef de cabinet du préfet. Elle était assise, lesyeux fermés, dans un fauteuil, et une douzaine de fidèles luiposaient des questions. On lui demandait si la santé du pape étaitsatisfaisante, quels seraient les effets de l’entente franco-russe,si l’impôt sur le revenu serait voté, et si l’on trouverait bientôtun remède à la phtisie. Elle répondait à tout dans un stylepoétique, avec une certaine facilité. Moi, quand ce fut à mon tourde l’interroger, je lui fis cette simple question :

– Quel est le logarithme de 9 ? Ehbien, Bergeret, croyez-vous qu’elle a répondu 0,954 ?

– Non, je ne le crois pas, ditM. Bergeret.

– Elle n’a rien répondu, repritM. Compagnon, rien du tout. Elle est restée muette. J’aidit : « Comment sainte Radegonde ne sait-elle pas lelogarithme de 9 ? C’est incroyable ! » Il y avait làdes colonels en retraite, des prêtres, des dames âgées et desmédecins russes. Ils semblaient consternés, et le nez de Lacarellelui pendait jusqu’au nombril. Je me suis enfui sous la réprobationgénérale.

Tandis que M. Compagnon etM. Bergeret traversaient la place en devisant de la sorte, ilsrencontrèrent M. Roux qui allait semant par la ville sescartes de visite à foison. Car il était fort répandu.

– Voilà mon meilleur élève, ditM. Bergeret.

– Il a l’air d’un gars solide, ditM. Compagnon, qui estimait la force. Pourquoi diable fait-ildu latin ?

Sur quoi, M. Bergeret, piqué, demanda auprofesseur de mathématiques s’il croyait que l’étude des languesclassiques dût être exclusivement réservée aux hommes infirmes,débiles, malingres et difformes.

Mais déjà M. Roux, saluant lesprofesseurs, découvrait dans un sourire ses dents de jeune loup. Ilétait content. Son génie heureux, qui avait découvert le secret dumétier militaire, venait de remporter un nouvel avantage.M. Roux avait obtenu, ce matin même, un congé de quinze jours,pour se guérir d’une lésion indéfinie et peu sensible du genou.

– Heureux homme ! s’écriaM. Bergeret. Pour tromper, il n’a pas même besoin dementir.

Puis, se tournant versM. Compagnon :

– M. Roux, mon élève, ajouta-t-il,est l’espoir de la métrique latine. Mais, par un étrange contraste,ce jeune humaniste, qui mesure si rigoureusement les vers d’Horaceet de Catulle, compose lui-même en français des vers qu’il nescande pas avec exactitude, et dont je ne puis, je l’avoue, saisirle rythme indéterminé. En un mot, M. Roux fait des verslibres.

– Vraiment ? dit M. Compagnonavec politesse.

M. Bergeret, qui était curieux des’instruire et ami des nouveautés, pria M. Roux de réciter sonpoème le plus récent, la Métamorphose de la Nymphe, qu’onne connaissait pas encore.

– Voyons cela, dit M. Compagnon. Jeme mets à votre gauche, monsieur Roux, pour vous donner ma bonneoreille.

Et M. Roux commença de dire d’une voixlente, prolongée et chantante la Métamorphose de laNymphe. Il dit, en des vers coupés çà et là par le roulementdes camions :

La nymphe blanche

Qui coule à pleines hanches,

Le long du rivage arrondi

Et de l’île où les saules grisâtres

Mettent à ses flancs la ceinture d’Ève,

En feuillages ovales,

Et qui fuit pâle.

Puis il fit paraître, en des tableauxchangeants :

De vertes berges,

Avec l’auberge

Et les fritures de goujons.

La nymphe s’échappe, inquiète, troublée.

Elle approche de la ville ; et lamétamorphose s’accomplit.

La pierre du quai dur lui rabote les hanches,

Sa poitrine est hérissée d’un poil rude,

Et noire de charbons, que délaie la sueur,

La nymphe est devenue un débardeur.

Et là-bas est le dock

Pour le coke.

Et le poète chanta le fleuve traversant lacité.

Et le fleuve, d’ores en avant municipal et historique,

Et dignement d’archives, d’annales, de fastes,

De gloire.

Prenant du sérieux et même du morose

De pierre grise,

Se traîne sous la lourde ombre basilicale

Que hantent encore des Eudes, des Adalberts,

Dans les orfrois passés,

Évêques qui ne bénissent pas les noyés anonymes,

Anonymes,

Non plus des corps, mais des outres,

Qui vont outre,

Le long des îles en forme de bateaux plats

Avec, pour mâtures, des tuyaux de cheminées.

Et les noyés vont outre.

Mais arrête-toi aux parapets doctes

Où, dans les boîtes, gît mainte anecdote,

Et le grimoire à tranches rouges sur lequel le platane

Fait pleuvoir ses feuilles,

Il se peut que, là, tu découvres une bonneécriture :

Car tu n’ignores pas la vertu des runes

Ni le pouvoir des signes tracés sur les lames.

– C’est très bien, dit M. Compagnon,qui ne détestait pas la littérature, mais qui, faute d’habitude,n’aurait pas facilement distingué un vers de Racine d’un vers deMallarmé.

Et M. Bergeret songea :

« Si pourtant c’était unchef-d’œuvre ? »

Et, de peur d’offenser la beauté inconnue, ilserra en silence la main du poète.

Chapitre 5

 

En sortant de chez le doyen, M. Bergeretrencontra Mme de Gromance qui revenait de lamesse. Il en eut du plaisir, estimant que la vue d’une jolie femmeest une bonne fortune pour un honnête homme.Mme de Gromance lui paraissait la plusdésirable des femmes. Il lui savait gré de s’habiller avec cet artsavant et discret, qu’elle possédait seule dans la ville, et demontrer dans son allure une taille souple et des reins agiles,images d’une réalité non permise à l’humaniste obscur et pauvre,mais dont il pouvait du moins illustrer à propos un vers d’Horace,d’Ovide ou de Martial. Il lui était reconnaissant d’être aimable etde laisser traîner après elle un parfum d’amour. Au-dedans delui-même, il la remerciait comme d’une grâce de cette facilité decœur, à laquelle pourtant il n’espérait point d’avoir part.Étranger à la société aristocratique, il n’avait jamais pénétréchez cette dame, et c’est par grand hasard qu’aux fêtes de Jeanned’Arc, après la cavalcade, il lui avait été présenté dans latribune de M. de Terremondre. Au reste, comme il était unsage et qu’il avait le sentiment de l’harmonie, il ne souhaitaitpoint de l’approcher. Il lui suffisait de saisir par hasard cettejolie figure au passage et de se rappeler en la voyant les récitsqu’on faisait d’elle dans la boutique de Paillot. Il lui devaitquelque joie et il lui en gardait une espèce de gratitude.

Ce matin du premier jour de l’an, dès qu’il lavit, sous le porche de Saint-Exupère, relevant d’une main sa jupede manière à marquer la molle flexion du genou, et tenant del’autre son grand missel relié en maroquin rouge, il lui fit unepetite oraison mentale pour la remercier d’être le fin plaisir etla fable charmante de toute la ville. Et il mit cette idée dans sonsourire, en la voyant.

Mme de Gromance neconcevait pas tout à fait comme M. Bergeret la gloire d’unefemme. Elle y mêlait beaucoup d’intérêts sociaux et gardait desménagements, étant du monde. Comme elle n’ignorait pas ce qu’onpensait d’elle dans la région, elle faisait froide mine aux gens àqui elle n’avait pas envie de plaire.

M. Bergeret était de ceux-là. Elle trouvason sourire impertinent, et elle y répondit par un regard hautainqui le fit rougir.

Poursuivant son chemin, il se dit d’un cœurcontrit :

« Elle a été rosse. Mais j’avais étémufle. Je le sens à présent. Je connais trop tard l’impertinence demon sourire qui lui disait : « Vous êtes un plaisirpublic. » Cette délicieuse créature n’est pas un philosopheaffranchi des préjugés vulgaires. Elle ne pouvait mecomprendre ; elle ne pouvait savoir que je tiens sa beautépour une des plus grandes vertus du monde et l’usage qu’elle enfait pour une magistrature très auguste. J’ai manqué de tact. Etj’en ai honte. J’ai, comme tous les honnêtes gens, transgresséquelques-unes des lois humaines ; et je n’en ai point derepentir. Mais certaines actions de ma vie, qui se sont trouvéescontraires à ces délicatesses imperceptibles et supérieures qu’onnomme les convenances, m’ont laissé des regrets cuisants et unesorte de remords. En ce moment, j’ai envie de me cacher, parvergogne. Je fuirai désormais l’approche agréable de cette dame àla taille flexible, crispum… docta movere latus. J’ai bienmal commencé l’année ! »

– Je vous la souhaite bonne, dit une voixdans une barbe, sous un chapeau de paille.

C’était M. Mazure, l’archivistedépartemental. Depuis que le ministre lui avait refusé les palmesacadémiques pour insuffisance de titres et que toutes les sociétésde la ville négligeaient de rendre des visites àMme Mazure, pour la secrète raison qu’elle avaitété la cuisinière et la concubine des deux archivistesantérieurement préposés à la garde des archives départementales,M. Mazure avait pris en horreur le gouvernement, le monde endégoût, et il était tombé dans une misanthropie noire.

En ce jour de visites amicales ourespectueuses, pour mieux montrer son mépris du genre humain, ilavait revêtu un tricot sordide, dont le lainage bleuâtre paraissaitsous son paletot aux boutonnières déchirées, il avait coiffé unchapeau de paille défoncé que la bonne Marguerite, sa femme, avaitmis sur le cerisier du jardin, dans la saison des cerises. Aussiregarda-t-il avec pitié la cravate blanche de M. Bergeret.

– Vous venez, lui dit-il, de tirer votrechapeau à une fameuse coquine.

M. Bergeret n’entendit pas sanssouffrance un langage si disgracieux et si peu philosophique. Maisil pardonnait beaucoup à la misanthropie, et c’est avec douceurqu’il s’efforça de reprendre M. Mazure sur l’indélicatesse deson propos.

– Mon cher monsieur Mazure, j’attendaisde votre science profonde un jugement plus équitable sur une damequi ne fait de mal à personne, bien au contraire.

M. Mazure répliqua sèchement qu’iln’aimait pas les farceuses. Ce n’était pas de sa part l’expressiond’un sentiment sincère. M. Mazure n’avait pas proprement unedoctrine morale. Mais il s’entêtait dans sa mauvaise humeur.

– Allons ! dit M. Bergeret ensoupirant, je reconnais le tort deMme de Gromance. Elle est née cent cinquanteans trop tard. Dans la société du XVIIIe siècle ellen’aurait pas encouru le blâme d’un homme d’esprit.

M. Mazure, flatté, se radoucit. Iln’était pas un puritain farouche. Mais il respectait le mariagecivil auquel les législateurs de la Révolution avaient communiquéune dignité nouvelle. Il ne niait pas pour cela les droits du cœuret des sens. Il admettait les femmes légères en même temps que lesmatrones.

– À propos, ajouta-t-il, comment vaMme Bergeret ?

Le vent du nord soufflait sur la placeSaint-Exupère et M. Bergeret voyait le nez de M. Mazurerougir sous le bord rabattu du chapeau de paille. Lui-même avaitfroid aux pieds, aux genoux, et il pensait àMme de Gromance pour se remettre un peu dechaleur et de joie dans les veines.

La boutique de Paillot n’était pas ouverte.Les deux savants se voyaient sans feu ni lieu et ils se regardaientl’un l’autre avec une tristesse sympathique.

Et M. Bergeret se disait en lui-même,d’un cœur amical :

« Quand j’aurai quitté ce compagnon dontla pensée est courte et grossière, je retomberai dans la solitudede cette ville hostile ; ce sera horrible. »

Ses pieds restaient attachés aux pavés pointusde la place, tandis que le vent lui brûlait les oreilles.

– Je vous reconduis jusqu’à votre porte,lui dit l’archiviste.

Et ils allèrent tous deux, côte à côte,saluant çà et là des citadins en habits du dimanche qui portaientdes sacs de bonbons et des polichinelles.

– Cette comtesse de Gromance, ditl’archiviste, est une Chapon. On ne connaît qu’un Chapon : sonpère, le plus franc fesse-mathieu de la province. Mais j’ai dénichéle dossier des Gromance, qui appartiennent à la petite noblesse dela région. Il y a une demoiselle Cécile de Gromance qui se fitfaire en 1815 un enfant par un Cosaque. Ce sera un joli sujetd’article pour une feuille locale. J’en prépare toute unesérie.

M. Mazure disait vrai. Ennemi farouche deses compatriotes, chaque jour, du lever au coucher du soleil, seulen son grenier poudreux, sous le toit de la préfecture, ilcompulsait furieusement les six cent trente-sept mille layettes quiy étaient entassées, à la seule fin d’y découvrir des anecdotesscandaleuses sur les principales familles du département. Et là,dans l’amas des parchemins gothiques et des papiers timbrés pardeux siècles de fiscaux aux armes de six rois, de deux empereurs etde trois républiques, il riait dans la poussière, en soulevant lestémoignages, à demi dévorés par les vers et par les souris, descrimes anciens et des fautes expiées.

Et voici que, le long des tortueusesTintelleries, il entretenait de ces trouvailles cruellesM. Bergeret, indulgent aux fautes des aïeux et curieuxseulement de mœurs et d’usages. Mazure avait trouvé, disait-il,dans les archives, un Terremondre qui, terroriste et président duclub des Sans-Culottes dans sa ville en 1793, avait changé sesprénoms de Nicolas-Eustache en ceux de Marat-Peuplier. Et Mazures’était hâté de fournir à son collègue de la Société d’archéologie,M. Jean de Terremondre, monarchiste rallié et clérical, desnotes sur cet aïeul oublié, Marat-Peuplier Terremondre, auteur d’unhymne à sainte Guillotine. Il avait aussi découvert unarrière-grand-oncle du vicaire général de l’archevêché, un sieur deGoulet, ou plus exactement, comme il signait lui-même, unGoulet-Trocard, qui, fournisseur aux armées, avait été condamné auxtravaux forcés, en 1812, pour avoir livré, au lieu de bœuf, laviande de chevaux morveux. Et les pièces de ce procès avaient étépubliées dans la feuille avancée du département. M. Mazureannonçait des révélations plus terribles encore sur la familleLaprat, pleine d’incestes ; la famille Courtrai, flétrie dansun de ses membres, pour haute trahison, en 1814 ; la familleDellion, enrichie par l’agiotage sur les blés ; la familleQuatrebarbe, qui sort de deux chauffeurs, un homme et une femme,pendus à un arbre de la côte Duroc, sous le Consulat par leshabitants eux-mêmes. Et l’on rencontrait encore, aux environs de1860, des vieillards qui se rappelaient avoir vu, dans leurenfance, sous la branche d’un chêne une forme humaine autour delaquelle flottait une longue chevelure noire, dont s’effrayaientles chevaux.

– Elle resta pendue trois ans, s’écrial’archiviste, et c’est la propre grand-mère d’HyacintheQuatrebarbe, l’architecte diocésain !

– C’est fort curieux, mais il faut gardercela pour nous, dit M. Bergeret.

Mazure ne l’écoutait pas. Il voulait toutpublier, tout faire paraître, malgré le préfet,M. Worms-Clavelin, qui disait sagement : « On doitéviter les gestes de scandale et les motifs de division », etqui menaçait l’archiviste de le révoquer s’il continuait ladivulgation des vieux secrets de famille.

– Ah ! s’écria Mazure en ricanantdans sa barbe emmêlée, on saura qu’en 1815 une demoiselle deGromance a fait un petit Cosaque.

Depuis un moment déjà, M. Bergeret,arrivé à sa porte, tenait le bouton de la sonnette :

– Que cela est peu de chose !dit-il. Cette pauvre demoiselle a fait ce qu’elle a pu. Elle estmorte, le petit Cosaque est mort. Laissons leur mémoire en paix,ou, si nous la réveillons un moment, que ce soit avec indulgence.Quelle ardeur vous emporte, mon cher monsieur Mazure ?

– L’ardeur de la justice.

M. Bergeret tira le cordon de lasonnette :

– Adieu, monsieur Mazure, ne soyez pasjuste et soyez indulgent. C’est la bonne année que je voussouhaite.

M. Bergeret regarda, par la vitre sale dela loge, s’il n’y avait pas quelque lettre ou quelque papier danssa case : la curiosité subsistait dans son esprit des lettresenvoyées de loin et des revues littéraires. Mais il ne trouva quedes cartes de visite qui lui représentaient des personnes aussiminces et pâles que les cartes elles-mêmes, et une note deMlle Rose, modiste aux Tintelleries. En jetant lesyeux sur cette note, il songea que Mme Bergeretdevenait dépensière, et que la maison se faisait lourde. Il ensentait le poids sur ses épaules et il lui semblait, dans levestibule, porter sur son dos le plancher de son appartement avecle piano du salon et la terrible armoire à robes où s’engouffraittout son peu d’argent et qui était toujours vide. Ainsi opprimé pardes pensées domestiques, il saisit la rampe de fer, qui déroulaiten courbes lentes son grillage fleuri, et commença de gravir, latête basse et le souffle court, les marches de pierre, aujourd’huinoircies, usées, fendues, rapiécées, garnies de briques effritéeset de carrelages ignobles, et qu’aux jours anciens de leur clairenouveauté enjambaient à l’envi les gentilshommes et les joliesfilles pressés d’aller faire leur cour au traitant Pauquet, enrichides dépouilles de toute la province. Car M. Bergeret logeaitdans l’hôtel Pauquet de Sainte-Croix, déchu de sa gloire, dépouilléde ses richesses, déshonoré par un étage de plâtre qui avait prisla place de son élégant attique et de son toit majestueux, offusquépar les hautes bâtisses élevées de tous côtés sur ses jardins auxmille statues, sur ses pièces d’eau, sur son parc et jusque dans sacour d’honneur où Pauquet avait fait élever un monument allégoriqueà son roi, qui lui faisait rendre gorge tous les cinq ou six ans,et le laissait à nouveau se gorger d’or.

Cette cour, bordée d’un superbe portiquetoscan, avait disparu lors de la rectification, en 1857, del’alignement des Tintelleries. Et l’hôtel Pauquet de Sainte-Croixn’était plus qu’une disgracieuse maison de rapport fort mal tenuepar le vieux couple des portiers Gaubert, qui méprisaientM. Bergeret pour sa douceur et n’admiraient point salibéralité réelle, parce que c’était celle d’un homme peu riche,tandis qu’ils considéraient avec respect ce que donnaitM. Raynaud, qui donnait peu, mais aurait pu donner beaucoup,et dont la pièce de cent sous avait cela de beau qu’elle venaitd’un trésor.

M. Bergeret, parvenu au premier étage, oùlogeait ce M. Raynaud, propriétaire de terrains situés dans lequartier de la nouvelle gare, regarda, selon sa coutume, lebas-relief qui surmontait la porte. On y voyait le vieux Silène surson âne parmi des nymphes. C’est tout ce qui restait de ladécoration intérieure de l’hôtel, qui avait été construit vers lafin du règne de Louis XV, à l’époque où le style françaisvoulut être antique et, trop heureux pour y parvenir, acquit cettepureté, cette fermeté, cette noblesse élégante qu’on remarqueparticulièrement dans les plans de Gabriel. Et précisément l’hôtelPauquet de Sainte-Croix avait été dessiné par un élève de cetarchitecte excellent. Mais on l’avait déshonoré avec méthode. Si,par économie, et pour épargner un peu de peine et d’argent, onn’avait pas arraché le petit bas-relief de Silène et des nymphes,du moins l’avait-on peint à l’huile, comme tout l’escalier, avec undécor imitant le granit rouge. Une tradition locale voulait que ceSilène fût le portrait du traitant Pauquet, qui passait pourl’homme le plus laid de son temps et le plus aimé des femmes ;mais M. Bergeret, sans être grand connaisseur en art,retrouvait dans cette figure, à la fois grotesque et sublime, duvieillard divin, un type consacré par les deux antiquités et par laRenaissance. Il se gardait de tomber dans l’erreur commune ;pourtant ce Silène entouré de nymphes ramenait par un facile détoursa pensée sur ce Pauquet qui avait joui de tous les biens de cemonde dans les mêmes murs où lui-même menait une vie ingrate etdifficile.

« Ce financier, songeait-il sur lepalier, prenait de l’argent au roi qui lui en prenait. Ainsis’établissait l’équilibre. Il ne conviendrait pas de vanterexcessivement les finances de la monarchie puisque, finalement, ledéficit causa la fin du régime. Mais ce point est à noter qu’alorsle roi était l’unique propriétaire des biens meubles et immeublesdu royaume. Toute maison appartenait au roi, en foi de quoi lesujet qui en avait la jouissance faisait mettre les armes royalessur la plaque du foyer. Ce n’est pas dans l’exercice du droit deréquisition, mais comme propriétaire, que Louis XIV envoyait àla monnaie la vaisselle plate de ses sujets pour payer les frais dela guerre. Il faisait fondre même les trésors des églises, et j’ailu récemment qu’il avait fait enlever les ex-voto de Notre-Dame deLiesse, en Picardie, parmi lesquels se trouvait le sein que lareine de Pologne y avait déposé en reconnaissance de sa guérisonmiraculeuse. Tout alors appartenait au roi, c’est-à-dire à l’État.Et ni les socialistes qui réclament aujourd’hui la nationalisationdes propriétés privées, ni les propriétaires qui entendentconserver leur bien ne prennent garde que cette nationalisationserait en quelque sorte un retour à l’ancien régime. On goûte unplaisir philosophique à considérer que la Révolution a été faite endéfinitive pour les acquéreurs de biens nationaux et que laDéclaration des droits de l’homme est devenue la charte despropriétaires.

« Ce Pauquet, qui faisait venir ici lesplus jolies filles de l’Opéra, n’était pas chevalier deSaint-Louis. Il serait aujourd’hui commandeur de la Légiond’honneur et les ministres des finances viendraient prendre sesordres. Il avait les jouissances de l’argent ; il en auraitmaintenant les honneurs. Car l’argent est devenu honorable. C’estnotre unique noblesse. Et nous n’avons détruit les autres que pourmettre à la place cette noblesse, la plus oppressive, la plusinsolente et la plus puissante de toutes. »

M. Bergeret fut distrait en cet endroitde ses réflexions par une compagnie d’hommes, de femmes etd’enfants qui sortaient de chez M. Raynaud. Il discerna quec’était la troupe des parents pauvres, venus pour souhaiter labonne année au vieillard, et il crut voir qu’ils avaient le nezlong sous leurs chapeaux neufs. Il continua de monter l’escalier,car il demeurait au troisième étage, qu’il nommait volontiers latroisième chambre, pour parler comme au XVIIe siècle.Et, pour illustrer ce terme vieilli, volontiers il citait les versde La Fontaine :

Que sert à vos pareils de lire incessamment ?

Ils sont toujours logés à la troisième chambre,

Vêtus au mois de juin comme au mois de décembre,

Ayant pour tout laquais leur ombre seulement.

Peut-être faisait-il abus de ces vers, et decette façon de dire, qui exaspérait Mme Bergeret,fière d’occuper un appartement au centre de la ville, dans unemaison bien habitée.

« Gagnons, se dit-il, la troisièmechambre. »

Il tira sa montre et vit qu’il était onzeheures. Il avait dit qu’il ne rentrerait qu’à midi, comptant passerune heure dans la boutique de Paillot. Mais il en avait trouvé lesvolets clos. Les jours de fêtes et les dimanches lui étaientpénibles, pour cette seule raison que la librairie était fermée cesjours-là. Il n’avait pu faire sa visite coutumière à Paillot, et illui en restait un malaise.

Parvenu au troisième étage, il coula sansbruit sa clef dans la serrure et entra de son pas timide dans lasalle à manger. C’était une pièce assez sombre sur laquelleM. Bergeret n’avait pas d’opinion arrêtée, mais queMme Bergeret jugeait de bon goût à cause de lasuspension de cuivre qui surmontait la table, des chaises et dubuffet de chêne sculpté qui composaient l’ameublement, de l’étagèred’acajou, chargée de petites tasses, et surtout à cause desassiettes de faïence peinte qui garnissaient le mur. En pénétrantdans cette pièce par l’antichambre noire, on avait à main gauche laporte du cabinet de travail, à main droite la porte du salon.M. Bergeret avait coutume, en rentrant chez lui, de passer àgauche dans son cabinet où il trouvait ses pantoufles, ses livres,la solitude. Cette fois, il se dirigea à droite, sans motif, sansraison, sans aucun sentiment. Il tourna le bouton de la serrure,poussa la porte, fit un pas et se trouva dans le salon.

Il vit alors sur le canapé des formes humainesenlacées dans une attitude violente qui tenait de l’amour et de lalutte et qui, dans le fait, était celle de la volupté.Mme Bergeret avait la tête renversée et cachée,mais l’expression de ses sentiments paraissait sur ses bas rougesamplement découverts. La physionomie de M. Roux présentait cetair tendu, grave, fixe, maniaque qui ne trompe pas, bien qu’on aitpeu l’occasion de l’observer, et qui s’accordait avec le désordrede ses vêtements. Au reste, tout se transforma en moins d’uneseconde. Et M. Bergeret n’eut plus sous les yeux que deuxpersonnes tout à fait différentes de celles qu’il avaitsurprises ; deux personnes gênées dans leur maintien, d’aspectbizarre, un peu comique. Il aurait cru s’être trompé, si lapremière image ne s’était gravée dans ses yeux avec une force égaleà sa rapidité.

Chapitre 6

 

À la vue de cette flagrante action, le premiermouvement de M. Bergeret fut celui d’un homme simple etviolent et d’un animal féroce. Issu d’une longue suite d’aïeuxinconnus, parmi lesquels se trouvaient nécessairement des âmesrudes et barbares, héritier de ces générations innombrablesd’hommes, d’anthropoïdes et de bêtes sauvages dont nous sortonstous, le maître de conférences à la Faculté des lettres avaitacquis, avec les germes de la vie, les instincts destructeurs del’antique humanité. Sous le choc, ces instincts s’éveillèrent. Ileut soif de carnage et voulut tuer M. Roux etMme Bergeret. Mais il le voulut sans force et sansdurée. Il en était de sa férocité comme des quatre dents de loupqu’il avait dans la bouche et comme des ongles de carnassier quiarmaient ses doigts ; la vigueur première en était biendiminuée. Enfin M. Bergeret pensa tuer M. Roux etMme Bergeret, mais il le pensa peu. Il fut sauvageet cruel, mais il le fut très médiocrement et durant un espace detemps si bref, que nul acte ne put suivre le sentiment et quel’expression même de ce sentiment échappa par sa rapidité aux deuxtémoins intéressés à la surprendre. En moins d’une seconde,M. Bergeret cessa d’être purement instinctif, primitif etdestructeur, sans cesser toutefois d’être jaloux et irrité. Aucontraire, son indignation s’accrut. Dans ce nouvel état, sa penséen’était plus simple ; elle devenait sociale ; il yroulait confusément des débris de vieilles théologies, desfragments du Décalogue, des lambeaux d’éthique, des maximesgrecques, écossaises, allemandes, françaises, des morceaux épars delégislation morale qui, battant son cerveau comme des pierres àfusil, le mettaient en feu. Il se sentit patriarche, père defamille à la façon romaine, seigneur et justicier. Il eut l’idéevertueuse de punir les coupables. Après avoir voulu tuerMme Bergeret et M. Roux par instinctsanguinaire, il voulait les tuer par considération pour la justice.Il prononça contre eux des peines ignominieuses et terribles. Ilépuisa sur eux les sévérités des coutumes gothiques. Ce passage àtravers les âges des sociétés constituées fut plus long que lepremier. Il dura deux secondes entières, pendant lesquelles lesdeux complices introduisirent dans leur attitude des changementsassez discrets pour n’être point remarqués et si essentiels que lecaractère de leurs relations en était complètement transformé.

Enfin, les idées religieuses et moraless’étant toutes abîmées les unes sur les autres dans son esprit,M. Bergeret n’éprouvait plus qu’une impression de malaise etil sentait le dégoût recouvrir comme une vaste nappe d’eau sale lesflammes de sa colère. Trois secondes pleines s’étaient écoulées etil n’avait point agi, et il était plongé dans un abîmed’irrésolution. Par un instinct obscur et confus, mais qui tenait àson caractère, il avait, dès l’abord, détourné ses regards ducanapé, et il les fixait sur le guéridon placé près de la porte, etqui était recouvert d’un tapis de coton olive sur lequel deschevaliers du moyen âge étaient imprimés en couleur. Et ce tissuimitait la vieille tapisserie. M. Bergeret, durant ces troissecondes interminables, avait nettement distingué un petit page quitenait le casque d’un des chevaliers du tapis. Tout à coup, sur leguéridon, parmi les livres reliés en toile rouge et dorés queMme Bergeret y déposait comme de nobles ornements,il reconnut, à la couverture jaune, le Bulletin de laFaculté, qu’il y avait laissé lui-même la veille au soir. Lavue de cette brochure lui suggéra l’action la plus conforme à songénie. Il étendit la main, saisit le bulletin et sortit de ce salonoù il avait eu la funeste idée d’entrer.

Seul dans la salle à manger, il se trouvamalheureux et accablé. Il se tenait aux chaises pour ne pas tomberet il aurait senti de la douceur à pleurer. Mais sa disgrâce avaitune amertume et comme un caustique qui lui séchaient les larmesdans les yeux. Cette petite salle à manger qu’il avait traverséequelques secondes auparavant, il lui semblait que, s’il l’avaitdéjà vue, c’était dans une autre vie. Il lui semblait que c’étaitdans une existence antérieure et lointaine qu’il avait vécufamilièrement avec le petit buffet de chêne sculpté, les étagèresd’acajou chargées de petites tasses peintes, les assiettes defaïence pendues au mur, qu’il s’était assis à cette table rondeentre sa femme et ses filles. Ce n’était pas son bonheur qui étaitdétruit (il n’avait jamais été heureux), c’était sa pauvre viedomestique, son existence intime, déjà si froide et pénible,maintenant déshonorée et renversée, dont il ne subsistait plusrien.

Quand la jeune Euphémie vint mettre lecouvert, il tressaillit comme devant une des ombres de ce petitmonde évanoui dans lequel il avait vécu jadis.

Il alla s’enfermer dans son cabinet, s’assitdevant sa table, ouvrit au hasard le Bulletin de laFaculté, se posa soigneusement la tête dans les mains, et lutpar habitude.

Il lut :

« Notes sur la pureté de lalangue. Les langues sont semblables à d’antiques forêts où lesmots ont poussé comme ils ont voulu ou comme ils ont pu. Il y en ade bizarres et même de monstrueux. Ils forment, réunis dans lediscours, de magnifiques harmonies, et il serait barbare de lestailler comme les tilleuls des promenades publiques. Il fautrespecter ce que le grand descriptif nomme la cimeindéterminée… »

« Et mes filles ! pensaM. Bergeret. Elle aurait dû penser à elles. Elle aurait dûpenser à nos filles… »

Puis il lut sans comprendre :

« Certes, tel mot est un monstre. Nousdisons le lendemain, c’est-à-dire le le endemain, et il est clair qu’il faudrait dire l’endemain ; nous disons le lierre pourl’ierre, qui serait seul régulier. Le langage sort d’unfond populaire. Il est plein d’ignorances, d’erreurs, defantaisies, et ses plus grandes beautés sont ingénues. Il a étéfait par des ignorants qui ne connaissaient que la nature. Il nousvient de loin, et ceux qui nous l’ont transmis n’étaient pas desgrammairiens de la force de Noël et Chapsal. »

Et il songeait :

« À son âge, dans sa condition modeste,difficile !… car je comprends qu’une femme belle, oisive,sollicitée… Mais elle ! »

Et comme il était liseur, il lisait malgrélui :

« Usons-en comme d’un précieux héritage.Et n’y regardons pas de trop près. Pour parler et même pour écrire,il serait dangereux de s’inquiéter à l’excès desétymologies… »

– Et lui, mon élève préféré, que j’aiadmis dans ma maison… ne devait-il pas ?…

« L’étymologie nous apprend queDieu est ce qui brille, et que l’âme estun souffle, mais l’humanité a mis dans ces vieux mots dessens qu’ils ne contenaient pas d’abord… »

– Adultère !

Ce mot lui vint aux lèvres si net qu’il crutle sentir dans sa bouche comme une plaquette de métal, comme unemince médaille. Adultère !…

Il se représenta soudain tout ce que ce motcontenait d’usuel, de domestique, de ridicule, de gauchementtragique ou de platement comique, de saugrenu, de biscornu ;et, dans sa tristesse, il ricana.

Ayant beaucoup pratiqué Rabelais, La Fontaineet Molière, il se donna proprement le nom qu’il savait, à n’enpoint douter, lui être convenable. Mais il cessa de rire si tantest qu’il avait ri.

« Sans doute, se dit-il, cette aventureest petite et commune. Mais, étant moi-même petit dans lacommunauté humaine, j’y suis proportionné ; il me paraîtqu’elle est considérable pour moi, et je ne dois pas avoir honte dela douleur qu’elle me cause. »

Et, par l’effet de cette pensée, il entra danssa douleur et s’en enveloppa. Pris, comme un malade, d’une grandepitié de soi, il chassait les images pénibles et les idéesimportunes qui se reformaient sans cesse dans sa tête brûlante. Cequ’il avait vu lui donnait un grand déplaisir physique, dont ils’appliqua tout de suite à rechercher la cause, parce qu’il avaitl’esprit naturellement philosophique.

« Les objets, se dit-il, qui serapportent aux plus violents désirs dont se puissent émouvoir lachair et le sang ne sauraient être considérés avec indifférence, etdès qu’ils n’inspirent pas la volupté, ils soulèvent le dégoût. Cen’est pas que Mme Bergeret fût capable parelle-même de me faire passer par ces alternatives ; mais enfinelle est une des formes les moins aimables, à la vérité, et, pourmoi, les moins mystérieuses, mais toutefois les pluscaractéristiques et les mieux déterminées, de cette Vénus, voluptédes hommes et des dieux. Et son image, associée à celle deM. Roux, mon élève, dans un mouvement commun, et dans unsentiment mutuel, la ramenait précisément au type élémentaire dontje dis qu’il ne peut inspirer que l’attrait ou la répulsion. Ainsivoyons-nous que tout symbole érotique favorise ou contrarie ledésir, et pour cela attire ou détourne le regard avec une égaleforce, selon la disposition physiologique des spectateurs et,parfois, selon les états successifs d’un même témoin.

« Cette observation nous amène àreconnaître la véritable raison qui fait que partout et de touttemps les actes érotiques furent accomplis secrètement, afin de nepas causer dans le public des émotions violentes et contraires. Onen vint même à cacher tout ce qui pouvait rappeler ces actes. Ainsinaquit la Pudeur, qui règne sur tous les hommes et particulièrementchez les peuples lascifs. »

Et M. Bergeret songea :

« Une occasion m’a permis de découvrirl’origine de cette vertu qui n’est la plus variable de toutes queparce qu’elle est la plus universelle, la Pudeur, que les Grecsnommaient la Honte. Des préjugés fort ridicules se sont ajoutés àcette habitude qui prend son origine dans une disposition d’espritpropre à l’homme et commune à tous les hommes, et en ont obscurcile caractère. Mais je suis maintenant en état de constituer lavéritable théorie de la Pudeur. Newton trouva sous un arbre, àmeilleur compte, les lois de la gravitation. »

Ainsi songeait M. Bergeret dans sonfauteuil. Mais les mouvements de son âme étaient si mal réglés que,tout aussitôt, il roula des yeux sanglants, grinça des dents etserra les poings jusqu’à s’enfoncer les ongles dans les paumes.C’était l’image de M. Roux, son élève, qui était venue seplanter sous son regard avec une exactitude impitoyable, dans cetétat qui ne doit pas être vu, pour les raisons que le maître deconférences venait de déduire excellemment. M. Bergeretn’était pas privé de cette faculté qu’on nomme la mémoire visuelle.Sans avoir l’œil riche de souvenirs, comme le peintre quiemmagasine d’immenses et innombrables tableaux dans un pli de soncerveau, il se représentait sans trop d’effort et assez fidèlementles spectacles anciens qui avaient intéressé son regard ; ilgardait soigneusement dans l’album de sa mémoire l’esquisse d’unbel arbre, d’une femme gracieuse, qui s’étaient une fois peintssous ses prunelles. Mais jamais image mentale ne lui était apparuenette, précise, colorée, à la fois minutieuse et forte, pleine,compacte, solide, puissante, comme lui apparaissait audacieusementà cette heure M. Roux, son élève, uni àMme Bergeret. Cette représentation, entièrementconforme à la réalité, était odieuse ; elle était inique, ence qu’elle prolongeait indéfiniment une action d’elle-mêmefugitive. L’illusion parfaite qu’elle produisait revêtait lescaractères d’une obstination cynique et d’une intolérablepermanence. Et M. Bergeret, cette fois encore, eut envie detuer M. Roux, son élève. Il en fit le geste, il en eut uneidée forte comme un acte, dont il resta accablé.

Puis il réfléchit et, lentement, mollement, ils’égara dans un dédale d’incertitudes et de contradictions. Sesidées se diluaient, mêlaient, fondaient leurs teintes, comme desgouttes d’aquarelle dans un verre d’eau. Et bientôt il perditjusqu’à l’intelligence de l’événement.

Il promena ses malheureux regards autour delui, examina les fleurs du papier de tenture et remarqua qu’il yavait des bouquets mal raccordés, en sorte que des moitiésd’œillets rouges ne se rejoignaient pas. Il regarda ses livresrangés sur les tablettes de sapin. Il regarda la petite pelote desoie et de crochet que Mme Bergeret avait faiteelle-même et lui avait donnée, quelques années auparavant, pour safête. Alors il s’attendrit à la pensée de l’intimité rompue. Iln’avait jamais beaucoup aimé cette femme, qu’il avait épousée surdes conseils d’amis, dans l’incapacité où il était de s’occuper deses propres affaires. Il ne l’aimait plus. Mais elle était unegrande part de sa vie. Il songea à ses filles, en ce moment auprèsde leur tante à Arcachon, à Pauline, l’aînée, qui lui ressemblaitet qui était sa préférée. Et il pleura.

Tout à coup, il vit à travers ses larmes lemannequin d’osier sur lequel Mme Bergeret taillaitses robes et qu’elle avait coutume de placer dans le cabinet deM. Bergeret, devant la bibliothèque, sans entendre lesmurmures du professeur qui se plaignait d’embrasser et de promenercette femme d’osier chaque fois qu’il lui fallait prendre deslivres sur les rayons. De tout temps, M. Bergeret s’étaitsenti agacé par cette machine qui lui rappelait à la fois les cagesà poulet des paysans et une certaine idole de jonc tressé, à formehumaine, qu’il voyait, quand il était petit, sur une des estampesde son histoire ancienne, et dans laquelle les Phéniciensbrûlaient, disait-on, des enfants. Mais elle lui rappelait surtoutMme Bergeret, et, bien que cette chose fût sanstête, il s’attendait sans cesse à l’entendre glapir, gémir etgronder. Cette fois la chose sans tête lui parutMme Bergeret elle-même,Mme Bergeret odieuse et grotesque. Il se jeta surelle, l’étreignit, fit craquer sous ses doigts, comme lescartilages des côtes, l’osier du corsage, la renversa, la foula auxpieds, l’emporta gémissante et mutilée, et la jeta par la fenêtredans la cour du tonnelier Lenfant, où elle s’abîma parmi des seauxet des baquets. Il avait conscience d’avoir accompli une actionsymbolique à la vérité, mais absurde néanmoins et ridicule. Il enéprouvait en somme quelque soulagement. Et quand la jeune Euphémievint lui dire que le déjeuner refroidissait, il haussa les épaules,traversa résolument la salle à manger encore déserte, prit sonchapeau dans l’antichambre et descendit l’escalier.

Sous la porte cochère, il s’aperçut qu’il nesavait où aller ni que faire, et qu’il n’avait pris aucunerésolution. Quand il fut dehors, il remarqua qu’il pleuvait etqu’il n’avait pas de parapluie. Il en éprouva une contrariété fortpetite, qui lui fut pourtant une distraction. Comme il hésitait àse jeter sous l’averse, il aperçut sur le plâtre du mur, au-dessousde la sonnette, un dessin au charbon, tracé à portée du bras d’unenfant. C’était un bonhomme : deux points et deux raies dansun rond faisaient le visage, un ovale formait le corps ; lesbras et les jambes étaient marqués par de simples lignes qui,jetées en rayons de roue, donnaient quelque gaieté à cebarbouillage, exécuté dans le style classique des polissonneriesmurales. Il était tracé depuis quelque temps déjà, car il portaitdes marques de frottement et avait été à demi effacé par endroits.Mais M. Bergeret le remarqua pour la première fois, parce quesans doute ses facultés d’observation venaient d’être mises enéveil.

« Un grafitto ! »s’écria mentalement le professeur.

Et il prit garde que la tête de ce bonhommeétait surmontée de deux cornes et qu’on avait écrit à côté, pour lefaire reconnaître : Bergeret.

« On le savait ! se dit-il à cettevue. Les polissons qui vont à l’école le publient sur les murs etje suis la fable de la ville. Cette femme me trompe peut-êtredepuis longtemps et avec toutes sortes de personnes. Cegrafitto seul m’instruit mieux que n’eût pu faire unelongue et minutieuse enquête. »

Et sous la pluie, les pieds dans la boue, ilexamina le grafitto ; il observa que les lettres del’inscription étaient mal formées et que les lignes du dessinsuivaient la pente de l’écriture.

Et il s’en alla, sous l’averse, songeant auxgrafitti tracés jadis par des mains ignorantes sur lesmurs de Pompéi et maintenant déchiffrés, recueillis et illustréspar des philologues. Il songea au grafitto du Palatin, àces traits hâtifs et maladroits dont un soldat oisif égratigna lemur du corps de garde.

« Voilà dix-huit siècles que ce soldatromain a fait la caricature de son camarade Alexandros, adorant undieu à tête d’âne, mis en croix. Aucun monument de l’antiquité nefut plus curieusement étudié que ce grafitto du Palatin.Il est reproduit dans un grand nombre de recueils. Maintenant j’ai,tout comme Alexandros, mon grafitto. Qu’un cataclysme,abîmant demain cette vilaine et triste ville, la réserve à lascience du XXXe siècle, et qu’en ce lointain avenir mongrafitto soit découvert, qu’en diront les savants ?En comprendront-ils la symbolique grossière ? Pourront-ilsseulement épeler mon nom écrit avec les lettres d’un alphabetperdu ? »

M. Bergeret gagna, sous une pluie fine,dans l’air fade, la place Saint-Exupère. Il vit, entre deuxcontreforts de l’église, l’échoppe qui portait une botte rouge pourenseigne. Alors, s’avisant que ses chaussures, fatiguées par unlong usage, s’imprégnaient d’eau, et songeant qu’il se devait deprendre seul désormais le soin de ses habits, dont il s’était remisjusqu’à ce jour à Mme Bergeret, il alla droit chezle savetier. Il le trouva qui piquait des clous dans unesemelle.

– Bonjour, Piedagnel !

– Bien le bonjour, monsieurBergeret ! Qu’est-ce qu’il faut pour votre service, monsieurBergeret ?

Et le bonhomme, levant sur son client sa têteanguleuse, découvrit d’un sourire sa bouche édentée. Sa facemaigre, où se creusait le trou noir des yeux et que terminait unmenton saillant, avait le style dur et pauvre, le ton jaune, l’airmalheureux, des figures de pierre sculptées au portail de cettevieille église contre laquelle il était né, avait vécu et devaitmourir.

– Soyez tranquille, monsieur Bergeret,j’ai votre pointure, et je sais que vous aimez à vous sentir àl’aise dans vos chaussures. Vous avez bien raison, monsieurBergeret, de ne pas chercher à faire petit pied.

– Mais j’ai le cou-de-pied assez haut etla plante du pied cambrée, objecta M. Bergeret. Prenez-ygarde !

M. Bergeret n’était pas vain de son pied.Mais il avait lu un jour que M. de Lamartine montraitavec orgueil son pied nu, hautement coudé et portant sur le sol enarche de pont. Et M. Bergeret s’autorisait de cet exemple pourgoûter quelque plaisir à n’avoir pas le pied plat. Il s’assit surune chaise de paille garnie d’un vieux carré d’Aubusson et regardal’échoppe et le savetier. Sur le mur, blanchi à la chaux ettraversé de lézardes profondes, un brin de buis était passé dansles bras d’une croix de bois noir. Et le petit Christ de cuivre,cloué à cette croix, penchait la tête sur le savetier cloué à sontabouret, derrière le comptoir où s’entassaient les cuirs tailléset les formes de bois qui, toutes, portaient des rondelles de cuirà l’endroit où le pied que ces formes représentaient portaitlui-même une excroissance douloureuse. Un petit poêle en fonteétait chauffé à blanc, et l’on sentait une forte odeur de cuir etde cuisine.

– Je vois avec plaisir, ditM. Bergeret, que vous avez autant d’ouvrage que vous pouvez endésirer.

Mais le savetier fit entendre des plaintesobscures, confuses et vraies. Ce n’était plus comme autrefois.Maintenant on ne pouvait soutenir la concurrence de la grandeconfection. Le client achetait des chaussures toutes faites, dansdes magasins à l’instar de Paris.

– Mes clients meurent, ajouta-t-il. J’aiperdu M. le curé Rieu. Il reste les ressemelages ; maisc’est ingrat.

Et M. Bergeret fut pris de tristesse à lavue de ce savetier gothique, gémissant sous son petit crucifix. Illui demanda avec un peu d’hésitation :

– Votre fils doit bien avoir vingtans ? Qu’est-il devenu ?

– Firmin ? vous savez peut-être,répondit le bonhomme, qu’il est parti du séminaire, parce qu’iln’avait pas la vocation. Ces messieurs ont eu la bonté des’intéresser à lui, après l’avoir fait sortir de leur maison.M. l’abbé Lantaigne lui a trouvé une place de précepteur enPoitou, chez un marquis. Mais Firmin a refusé par rancune. Il est àParis, répétiteur dans une institution de la rue Saint-Jacques,mais il ne gagne pas beaucoup.

Et le savetier ajouta tristement :

– Ce qu’il me faudrait…

Il n’acheva pas et reprit :

– Je suis veuf depuis douze ans. Ce qu’ilme faudrait, c’est une femme, parce qu’il faut une femme pour tenirun ménage.

Il se tut, enfonça trois clous dans le cuir dela semelle et dit :

– Seulement il me faudrait une femmesérieuse.

Il s’était remis à sa besogne. Tout à coup,levant vers le ciel brumeux sa face morne et souffrante, ilmurmura :

– Et puis, c’est si triste d’êtreseul !

M. Bergeret eut un mouvement de joie. Ilvenait d’apercevoir Paillot sur le seuil de sa boutique, il seleva :

– Bonjour, Piedagnel ! Tenez lecou-de-pied assez haut surtout !

Mais le savetier, le retenant d’un regardsuppliant, lui demanda s’il ne connaîtrait point, par hasard, unefemme, pas toute jeune, travailleuse, une veuve, qui voudraitépouser un veuf ayant un petit commerce.

M. Bergeret regardait avec stupeur cethomme qui voulait se marier. Et Piedagnel suivait sonidée :

– Il y a bien, dit-il, la porteuse depain des Tintelleries. Mais elle aime la boisson. Il y a aussi laservante du défunt curé de Sainte-Agnès. Mais elle est fière, parcequ’elle a des économies.

– Piedagnel, dit M. Bergeret,ressemelez les souliers de nos concitoyens, demeurez solitaire,reclus, content, dans votre échoppe et ne vous remariez pas, ce neserait guère sage.

Il tira sur lui la porte vitrée, traversa laplace Saint-Exupère et entra chez Paillot.

Le libraire était seul dans sa boutique.C’était un esprit aride et sans lettres. Il parlait peu et nesongeait jamais qu’à son commerce ou à sa maison de campagne de lacôte Duroc. Mais M. Bergeret avait pour le libraire et lalibrairie un goût qui ne s’expliquait pas. Chez Paillot, il sesentait à l’aise et c’est là que les idées lui venaient enabondance.

M. Paillot était riche et ne se plaignaitjamais. Toutefois il fit entendre à M. Bergeret qu’on negagnait plus avec les livres de classes ce qu’on gagnait autrefois.L’usage des surremises diminuait les bénéfices. Et les fournituresdes écoles devenaient un casse-tête à cause des changements quisurvenaient sans cesse dans les programmes.

– Autrefois, dit-il, on était plusconservateur.

– Je ne crois pas, réponditM. Bergeret. L’édifice de notre enseignement classique estperpétuellement en réparation. C’est un vieux monument qui portedans sa structure les caractères de toutes les époques. Il montreun fronton de style Empire sur un portique jésuite ; il a desgaleries rocaille, des colonnades comme celle du Louvre, desescaliers de la Renaissance, des salles gothiques, une crypteromane ; et si l’on en découvrait les fondements, ontrouverait l’opus spicatum et le ciment romain. Surchacune de ces parties on pourrait mettre une inscriptioncommémorative de leur origine : « Université Impériale de1808, – Rollin, – les Oratoriens, – Port-Royal, – les Jésuites, –les Humanistes de la Renaissance, – les Scolastiques, – lesRhéteurs latins d’Autun et de Bordeaux. » Chaque génération afait quelque changement ou quelque agrandissement à ce palais desapience.

M. Paillot regardait stupidementM. Bergeret en frottant sa barbe rousse sur son énorme menton.Puis il s’alla cacher, effaré, derrière son comptoir. EtM. Bergeret dut presser sa conclusion :

– C’est grâce à ces appropriationssuccessives que la maison est encore debout. Elle périrait bientôtsi l’on n’y changeait plus rien. Il convient d’en réparer lesparties qui menacent ruine et d’ajouter quelques salles d’unearchitecture nouvelle. Mais j’entends des craquementssinistres.

Comme l’honnête Paillot se gardait de répondreà ce discours obscur qui l’effrayait, M. Bergeret s’enfonça,muet, dans le coin des bouquins.

Ce jour-là, comme les autres jours, il prit leXXXVIIIe tome de l’Histoire générale desvoyages. Ce jour-là, comme les autres jours, le livre s’ouvritde lui-même à la page 212. Sur cette page, il vit les images mêléesde Mme Bergeret et de M. Roux… Et il relut cetexte connu, sans prendre garde à ce qu’il lisait et en faisant lesréflexions que lui suggéraient les conjoncturesprésentes :

« vers un passage au Nord. « C’est àcet échec, dit-il (Il est clair que cet événement n’est nisingulier, ni rare, et qu’il ne doit pas étonner une âmephilosophique), que nous devons d’avoir pu visiter de nouveau lesîles Sandwich (Il est domestique et renverse ma maison. Je n’aiplus de maison) et enrichir notre voyage d’une découverte (Je n’aiplus de maison, plus de maison) qui, bien que la dernière (Je suislibre moralement. Cela est considérable), semble sous beaucoup derapports être la plus importante que les Européens aient encorefaite dans toute l’étendue de l’océan Pacifique… »

Et M. Bergeret ferma le livre. Il avaitentrevu la délivrance, la liberté, une vie nouvelle. Ce n’étaitqu’une lueur dans les ténèbres, mais vive et fixe devant lui.Comment sortirait-il du tunnel ? Il n’en savait rien. Du moinsil voyait au bout la petite lumière blanche. Et, s’il gardaitencore l’impression visuelle de Mme Bergeret unie àM. Roux, ce n’était plus à ses yeux qu’une image incongrue,dont il n’éprouvait ni colère, ni dégoût, le frontispice belge dequelque livre polisson, une vignette. Il tira sa montre et vitqu’il était deux heures. Il lui avait fallu quatre-vingt-dixminutes pour parvenir à cet état de sagesse.

Chapitre 7

 

Quand M. Bergeret, après avoir pris surle guéridon le Bulletin de la Faculté, fut sorti du salonsans rien dire, M. Roux et Mme Bergeretpoussèrent ensemble un long soupir.

– Il n’a rien vu, chuchota M. Roux,enclin à ne point aggraver l’aventure.

Mais Mme Bergeret, qui tenait,au contraire, à laisser à son complice toute sa part deresponsabilité éventuelle, secoua la tête avec une expression dedoute cruel. Elle était inquiète et surtout contrariée. Elleressentait une sorte de honte aussi de s’être laissé surprendresottement par un être facile à tromper, et qu’elle méprisait poursa crédulité. Enfin elle était dans ce trouble où jette toutesituation nouvelle. M. Roux lui redonna l’assurance qu’il sedonnait à lui-même :

– Il ne nous a pas vus. J’en suis sûr. Iln’a regardé que le guéridon.

Et comme Mme Bergeretdemeurait pleine de doute, il affirma qu’on ne pouvait voir de laporte les gens assis sur le canapé. Mme Bergeretvoulut s’en rendre compte. Elle alla se mettre contre la porte,tandis que M. Roux, répandu sur le canapé, figurait à lui seulle groupe des amants surpris.

L’expérience n’ayant pas paru concluante, cefut ensuite le tour de M. Roux d’aller à la porte et celui deMme Bergeret de restituer la scène d’amour.

Ils procédèrent plusieurs fois de la mêmefaçon, gravement, assez froids l’un pour l’autre et même un peumaussades. Et M. Roux ne put faire cesser les incertitudes deMme Bergeret.

Alors, il s’écria, impatienté :

– Eh bien, s’il nous a vus, c’est unfameux…

Et il employa un mot queMme Bergeret connaissait mal, mais que, sur lamine, elle estima grossier, malséant et bassement injurieux. Ellesut mauvais gré à M. Roux de l’avoir prononcé.

M. Roux, jugeant, au surplus, qu’il nepouvait que nuire à Mme Bergeret en prolongeant sonséjour auprès d’elle, et désireux, par l’effet de sa délicatessenaturelle, de ne point se rencontrer avec le maître bienveillantqu’il avait offensé, murmura à l’oreille d’Amélie quelques parolespropres à la rassurer et, tout aussitôt, sur la pointe des pieds,gagna la porte. Mme Bergeret, demeurée seule, allaméditer dans sa chambre.

Il ne lui paraissait pas que ce qu’elle venaitde faire fût grave en soi-même. D’abord, si elle ne s’était pasencore trouvée dans une semblable situation avec M. Roux, elles’y était trouvée avec d’autres, en très petit nombre, il est vrai.Et puis tel acte qui, dans l’opinion, était monstrueux, apparaît àl’usage dans toute sa médiocrité plastique et son innocencenaturelle. Devant la réalité le préjugé tombe.Mme Bergeret n’était pas une femme emportée hors desa destinée domestique et bourgeoise par des forces invinciblescachées dans le secret de son être. Avec quelque tempérament, elleétait raisonnable et soucieuse de sa réputation. Elle ne cherchaitpas les occasions. À trente-huit ans, elle n’avait encore trompéM. Bergeret que trois fois. Mais c’était assez pour qu’elle nefût pas tentée de s’exagérer sa faute. Elle y était d’autant moinsdisposée que cette troisième rencontre répétait essentiellement lesdeux premières qui ne lui avaient donné, celles-là, ni assez depeine, ni assez de plaisir pour occuper fortement son souvenir. Lesfantômes du remords ne se dressaient point devant ses gros yeuxglauques de matrone. Elle se tenait pour une dame honnête en somme,agacée seulement et honteuse de s’être laissé surprendre par unmari qu’elle méprisait profondément. Et cette disgrâce, survenantainsi sur le tard, à l’âge des calmes pensées, lui étaitparticulièrement sensible. Les deux premières fois, l’aventureavait commencé de même. D’ordinaire, Mme Bergeretétait très flattée de l’impression qu’elle produisait sur un hommede bonne compagnie. Elle s’intéressait aux signes qu’on lui endonnait et ne les trouvait jamais excessifs, car elle se croyaitdésirable. Deux fois, avant M. Roux, elle avait laissé leschoses aller jusqu’au point où, pour une femme, il n’y a plusdésormais à les arrêter ni facilité physique ni avantage moral. Lapremière fois, elle avait eu affaire à un homme déjà âgé,remarquablement adroit, point égoïste et qui pensait à lui êtreagréable. Mais le trouble qui suit une première faute lui gâta sonplaisir. La seconde fois, elle était plus intéressée à l’aventure.Malheureusement on manquait d’expérience. Enfin, M. Roux luiavait causé trop de désagrément pour qu’elle se rappelât seulementce qui s’était passé avant qu’ils fussent surpris. Si elle tâchaitde se remémorer leur commune attitude sur le canapé, c’était pourdeviner ce qu’en avait pu surprendre Bergeret et savoir jusqu’oùelle pouvait encore lui mentir et le tromper.

Elle était humiliée, irritée, elle avait honteen songeant à ses grandes filles ; elle se sentait ridicule.Mais elle n’avait pas peur. Elle était sûre de réduire par ruse etpar audace cet homme étranger au monde, doux, timide, auquel ellese jugeait très supérieure.

L’idée qu’elle était de tout point au-dessusde M. Bergeret ne la quittait jamais. Cette idée inspirait sesactes, ses paroles, son silence. Elle avait un orgueil dynastique.Elle était une Pouilly, la fille de Pouilly, inspecteur del’Université, la nièce du Pouilly du Dictionnaire,l’arrière-petite-fille d’un Pouilly qui en 1811 composa laMythologie des Demoiselles et l’Abeille desDames. Son père l’avait fortifiée dans ce sentiment domestiqueet fier.

Près d’une Pouilly, qu’était-ce qu’unBergeret ? Elle n’avait donc pas d’inquiétude sur l’issue dela dispute prévue et elle attendait son mari avec une insolencemélangée de ruse. Mais quand, à l’heure du déjeuner, ellel’entendit qui descendait l’escalier, elle devint plus anxieuse.Absent, ce mari l’inquiétait. Il devenait mystérieux, presqueredoutable. Elle se fatigua la tête à prévoir ce qu’il lui diraitet à préparer diverses réponses perfides ou violentes, selonl’occurrence. Elle se tendit, se raidit, pour repousser l’assaut.Elle imagina des mouvements pathétiques, des menaces de suicide,une scène de réconciliation. Elle s’énerva quand vint le soir. Ellepleura, mordit son mouchoir. Maintenant elle désirait, elleappelait les explications, les invectives, les violences. Elleattendait M. Bergeret avec une impatience ardente. À neufheures, elle reconnut enfin son pas sur le palier. Mais il ne vintpas dans la chambre. La petite bonne entra à sa place et dit,insolente et sournoise :

– Monsieur m’a dit comme ça de lui mettrele lit de fer dans son cabinet.

Mme Bergeret, accablée, nerépondit rien.

Elle dormit assez profondément cette nuit-là.Mais son audace était brisée.

Chapitre 8

 

M. l’abbé Guitrel avait prié à déjeunerle curé de Saint-Exupère, M. l’archiprêtre Laprune. Ilsétaient assis tous deux devant la petite table ronde sur laquelleJoséphine posait une omelette au rhum entourée de flammes.

La servante de M. Guitrel avait atteint,depuis plusieurs années déjà, l’âge canonique ; elle portaitdes moustaches ; et, certes, elle n’était point telle qu’on lafigurait par la ville dans des contes libertins, imités des vieuxexemplaires gaulois. Son visage démentait les joviales calomniesqui couraient du café du Commerce jusqu’à la boutique deM. Paillot et de la pharmacie radicale de M. Mandar ausalon janséniste de M. Lerond, substitut démissionnaire. Et,s’il était vrai que le professeur d’éloquence sacrée admettait saservante à sa table quand il n’avait prié aucun convive, s’ilpartageait avec elle les petits gâteaux qu’il avait choisis avecétude, zèle et soins, dans la boutique deMme Magloire, c’était l’effet d’une amitié pure ettout innocente pour cette vieille fille inculte et rude, maisavisée et de bon conseil, dévouée à son maître, ambitieuse pour luiet prête à trahir l’univers par fidélité.

Assurément, le supérieur du grand séminaire,M. l’abbé Lantaigne, donnait trop de crédit à ces fablesérotiques de Guitrel et de sa servante, que tout le monde répétaitet auxquelles personne ne croyait, pas même M. Mandar,pharmacien rue Culture, le plus avancé des conseillers municipaux,qui avait lui-même trop ajouté de son propre fonds à ces joyeuxdevis pour ne pas suspecter au-dedans de lui l’authenticité de toutle recueil. Car c’était un recueil très ample de contes qu’on avaitcomposé sur ces deux respectables personnes.

Et s’il avait mieux connu leDécaméron et l’Heptaméron, et les CentNouvelles nouvelles, M. Lantaigne aurait découvertmaintes fois l’origine de telle aventure plaisante ou de tel propossingulier qu’on prêtait généreusement dans le chef-lieu àM. Guitrel et à Joséphine, sa servante. M. Mazure,l’archiviste municipal, s’il trouvait dans un vieux bouquin quelquepaillardise ecclésiastique, ne manquait pas, pour sa part, del’attribuer à M. Guitrel. M. Lantaigne seul croyait à ceque tout le monde disait sans y croire.

– Patience, monsieur l’abbé ! dit laservante ; je vas aveindre une cuiller pour arroser.

Ce disant, elle prit dans le tiroir du buffetune cuiller d’étain à longue queue, qu’elle tendit àM. Guitrel. Et tandis que le prêtre versait la flamme sur lesucre grésillant, qui répandait une odeur de caramel, la servante,accotée au buffet, regardait, les bras croisés, l’horloge à musiquequi étalait sur le mur, dans un cadran doré, son paysage suisse,avec une locomotive sortant d’un tunnel, un ballon dans le ciel etson cadran d’émail fixé sur un petit clocher d’église. La vigilantefille cependant observait son maître, dont le bras trop court sefatiguait à manier la cuiller échauffée. Et ellel’excitait :

– Hardi ! monsieur l’abbé ! nelaissez pas éteindre.

– Ce mets, dit M. l’archiprêtre,exhale véritablement un parfum agréable. La dernière fois que j’enfis préparer un semblable chez moi, le plat se fendit par l’effetde la chaleur, et le rhum s’échappa sur la nappe. J’en fuscontrarié, et ce qui me peina le plus, ce fut de voir laconsternation peinte sur le visage de M. Tabarit, qui dînaitavec moi.

– Voilà ce que c’est ! dit laservante. M. l’archiprêtre est servi dans la porcelaine fine.Il n’y a rien de trop beau pour M. l’archiprêtre. Mais tantplus la porcelaine est fine, tant plus elle craint le feu. Ceplat-ci est en terre de pipe, qui n’est pas trop craintive ni duchaud ni du froid. Quand mon maître sera évêque, on lui servira sesomelettes soufflées dans un plat d’argent.

Soudain la flamme s’éteignit dans la cuillerd’étain, et M. Guitrel cessa d’arroser l’omelette. Tournantvers sa servante un regard sévère :

– Joséphine, dit-il, je vous ordonne dene plus tenir à l’avenir un semblable langage.

– Pourtant, dit le curé de Saint-Exupère,ce langage n’a rien qui puisse être blâmé par d’autres que parvous, mon cher monsieur Guitrel. Vous avez reçu les dons précieuxde l’intelligence. Votre science est profonde, et il seraitdésirable que vous fussiez élevé à l’épiscopat. Qui sait si cettesimple fille n’a pas annoncé la vérité ? N’a-t-on pas déjàprononcé votre nom parmi ceux des prêtres les plus dignes d’êtreplacés au siège de Tourcoing ?

M. Guitrel tendait l’oreille et regardaitde côté avec un œil de face sur son visage de profil.

Il était inquiet. Ses affaires allaient mal.Il n’avait obtenu, à la nonciature, que des paroles vagues. Laprudence romaine commençait à l’effrayer. Il lui avait paru queM. Lantaigne était agréable dans les bureaux des cultes. Enfinil avait rapporté de Paris des impressions pénibles. Et s’ildonnait à déjeuner au curé de Saint-Exupère, c’est qu’il lui savaitdes attaches dans le parti de M. Lantaigne et qu’il espéraittirer des lèvres du bon curé le secret de l’adversaire.

– Et pourquoi, reprit l’archiprêtre, neseriez-vous pas évêque un jour, comme M. Lantaigne ?

Ce nom fut suivi d’un silence dans lequell’horloge à musique fit entendre un petit air grêle et vieux. Ilétait midi.

L’abbé Guitrel présenta d’une main un peutremblante le plat de faïence à M. l’archiprêtre.

– Une douceur, dit celui-ci, une douceurqui n’est point sans force. Votre servante est un vrai cordonbleu.

– Vous parliez deM. Lantaigne ? demanda l’abbé Guitrel.

– Précisément, répondit l’archiprêtre. Jene prétends pas que M. Lantaigne soit à l’heure qu’il estévêque désigné de Tourcoing. Non ! le dire serait devancer lamarche des événements. Mais j’ai appris ce matin même, d’unepersonne qui approche M. le vicaire général, que l’accord estbien près de se faire entre la nonciature et le ministère sur lenom de M. Lantaigne. La nouvelle, sans doute, demande à êtreconfirmée. M. de Goulet a pu prendre ses espérances pourdes réalités. Il souhaite ardemment, vous le savez, le succès deM. Lantaigne. Mais ce succès n’est pas invraisemblable.Naguère encore, une certaine intransigeance, qu’on croit pouvoirattribuer aux opinions de M. Lantaigne, aurait peut-être donnéde l’ombrage aux pouvoirs publics, animés d’une fâcheuse défiance àl’égard du clergé. Mais les temps sont changés. De gros nuages sesont dissipés. Et certaines influences, jusqu’ici tenues en dehorsde l’action politique, commencent à s’exercer jusque dans lessphères gouvernementales. On assure que l’appui prêté par legénéral Cartier de Chalmot à la candidature de M. Lantaigne aété prépondérant. Tels sont les bruits, les rumeurs encoreincertaines que j’ai pu recueillir.

Joséphine, la servante, était sortie de lasalle. Mais il semblait que son ombre attentive y rentrât de minuteen minute par la porte entrebâillée.

M. Guitrel ne parlait pas et ne mangeaitpas.

– Il y a dans cette omelette, ditM. l’archiprêtre, un mélange d’aromates dont le palais estflatté sans parvenir à distinguer ce qui le flatte. Vousm’autorisez à demander la recette à votre servante ?

Une heure après, M. Guitrel, ayantcongédié son hôte, s’achemina, le dos rond, vers le séminaire. Ildescendit, songeur, la rue oblique et tortueuse des Chantres, etcroisa sa douillette sur sa poitrine pour recevoir le vent glacialqui soufflait au pignon de la cathédrale. C’était le coin le plusnoir et le plus froid de la ville. Il hâta le pas jusqu’à la rue duMarché et là il s’arrêta devant la boutique du boucher Lafolie.

Elle était grillée comme une cage de lions. Aufond, contre la planche à débiter la viande, le boucher, sous desquartiers de mouton pendus à des crocs, sommeillait. Il avaitcommencé de travailler au petit jour et la fatigue amollissait sesmembres vigoureux. Les bras nus et croisés, son fusil encorependant à son côté, les jambes écartées sous le tablier blanc,taché de sang, il balançait lentement la tête. Sa face rougeétincelait et les veines de son cou se gonflaient sous le colrabattu de sa chemise rose. Il respirait la force tranquille.M. Bergeret disait de lui qu’il donnait quelque idée des héroshomériques parce que son genre de vie ressemblait au leur et qu’ilrépandait comme eux le sang des victimes.

Le boucher Lafolie sommeillait. Près de luisommeillait son fils, grand et fort comme lui, et les jouesardentes. Le garçon de boucherie dormait la tête dans ses mains surle marbre de l’étal, ses cheveux répandus parmi les viandesdécoupées. Dans une cage de verre, à l’entrée de la boutique, setenait droite, les yeux lourds, gagnée aussi par le sommeil,Mme Lafolie, grasse, la poitrine énorme, la chairtout imbibée du sang des animaux. Cette famille avait un air deforce brutale et souveraine, un aspect de royauté barbare.

M. l’abbé Guitrel les observa quelquetemps, promenant son œil agile de l’un à l’autre et le ramenantavec intérêt sur le maître, le colosse dont les joues pourpresétaient barrées d’une longue moustache rousse et qui, les yeuxclos, laissait voir aux tempes de petits plis de ruse. Puis,s’étant rassasié de cette figure de brute violente et madrée, ilaffermit son riflard sous son bras, croisa de nouveau sa douillettesur sa poitrine et reprit sa course. Il songeait toutragaillardi :

« Huit mille trois cent vingt-cinq francsde l’année dernière. Dix-neuf cent six de cette année.M. l’abbé Lantaigne, supérieur du grand séminaire, doit dixmille deux cent trente et un francs au boucher Lafolie, qui n’estpas un créancier commode. M. l’abbé Lantaigne ne sera pasévêque. »

Il connaissait dès longtemps ces dettes duséminaire et les embarras de M. Lantaigne. Sa servanteJoséphine venait de lui apprendre que le boucher Lafolie montraitles dents et parlait d’envoyer du papier timbré au séminaire et àl’archevêché. Et, trottant à pas menus, il murmurait :

– M. Lantaigne ne sera pas évêque.Il est honnête ; mais il administre mal. Or un évêché est uneadministration. Bossuet le dit en propres termes dans l’oraisonfunèbre du prince de Condé.

Et il se représentait sans déplaisir le visageterrible du boucher Lafolie.

Chapitre 9

 

Et M. Bergeret relut les pensées deMarc-Aurèle. Il éprouvait de la sympathie pour le mari de Faustine.Pourtant il trouva dans ce petit livre un sentiment si faux de lanature, une si mauvaise physique, un tel mépris des Charites, qu’iln’en put goûter à l’aise toute la magnanimité. Il lut ensuite lescontes du sieur d’Ouville et ceux d’Eutrapel, le Cymbalumde Despériers, les Matinées de Cholière et lesSerées de Guillaume Bouchet. Il fut plus content de cettelecture. Il reconnut qu’elle était appropriée à son état et parconséquent édifiante, propre à répandre une paix sereine, unedouceur céleste dans son âme. Et il rendit grâce à ces conteursqui, de l’antique Milet, où fut dit le conte du Cuvier, jusqu’à laBourgogne salée, à la douce Touraine, à la grasse Normandie, ontenseigné à l’homme le rire gracieux et disposé les cœurs irrités àl’indulgente gaieté.

« Ces conteurs, pensa-t-il, qui fontfroncer les sourcils des moralistes austères, sont eux-mêmes desmoralistes excellents, qu’il faut louer et aimer pour avoir insinuégentiment les solutions les plus simples, les plus naturelles, lesplus humaines, à des difficultés domestiques que l’orgueil et lahaine, allumés au cœur fier de l’homme, veulent trancher par lemeurtre et le carnage. Ô conteurs milésiens ! ô subtilPétrone ! ô mon Noël du Fail ! s’écria-t-il, ôprécurseurs de Jean de La Fontaine ! quel apôtre fut plus sageet meilleur que vous, qu’on appelle couramment des polissons ?Ô bienfaiteurs ! vous nous avez enseigné la vraie science dela vie, un bienveillant mépris des hommes ! »

Et M. Bergeret se fortifia dans cettepensée que notre orgueil est la première cause de nos misères, quenous sommes des singes habillés et que nous avons gravementappliqué des idées d’honneur et de vertu à des endroits où ellessont ridicules, que le pape Boniface VIII était sage d’estimer, enson particulier, qu’on fait une grande affaire d’une très petite,que Mme Bergeret et M. Roux étaient aussiindignes de louange ou de blâme qu’un couple de chimpanzés. Ilavait l’esprit trop ferme pour se dissimuler cependant l’étroiteparenté qui le rattachait à ces deux primates. Mais il se tenaitpour un chimpanzé méditatif. Et il en tirait vanité. Car toujoursla sagesse fait défaut par quelque endroit.

Celle de M. Bergeret manqua sur un pointencore. Il ne conforma pas exactement sa conduite à ses maximes. Ilne fut pas violent sans doute. Mais il n’eut point d’indulgence. Ilne se montra nullement le disciple de ces conteurs milésiens,latins, florentins, gaulois dont il approuvait la philosophiesouriante et proportionnée à la ridicule humanité. Il ne fit pas dereproches à Mme Bergeret. Il ne lui dit pas un mot,il ne lui donna pas un regard. À table, assis devant elle, il avaitle génie de ne pas la voir. Et s’il se rencontrait un moment parhasard avec elle dans une des pièces de l’appartement, il donnait àcette pauvre femme l’impression qu’elle était invisible.

Il l’ignora, il la tint pour étrangère et nonavenue. Il la supprima de sa conscience externe et de sa conscienceinterne. Il l’anéantit. Dans la maison, parmi les soinsinnombrables de la vie commune, il ne la vit point, ne l’entenditpoint, ne perçut rien d’elle. Mme Bergeret étaitune créature injurieuse et grossière. Mais elle était une créaturedomestique et morale ; elle était une créature humaine etvivante. Elle souffrit de ne pouvoir se répandre en proposvulgaires, en gestes menaçants, en cris aigus. Elle souffrit de neplus se sentir la maîtresse du logis, l’âme de la cuisine, la mèrede famille, la matrone. Elle souffrit d’être comme si elle n’étaitpas et de ne plus compter pour une personne, pas même pour unechose. Elle en venait, pendant les repas, à désirer être une chaiseou une assiette, pour être du moins reconnue. Si M. Bergeretavait tout à coup levé sur elle le couteau à découper, elle enaurait crié de joie, bien qu’elle eût naturellement peur des coups.Mais ne pas compter, ne pas peser, ne pas paraître, était enhorreur à sa nature opaque et lourde. Le supplice monotone etcontinu que lui infligeait M. Bergeret était si cruel qu’elleavalait son mouchoir pour étouffer ses sanglots. EtM. Bergeret, retiré dans son cabinet, l’entendait qui semouchait bruyamment dans la salle à manger, tandis que lui-mêmeclassait les fiches de son Virgilius nauticus, tranquille,sans amour et sans haine. Ce Virgilius lui avait étécommandé par une très antique maison de librairie qui suivait lesvieux usages.

Mme Bergeret était violemmenttentée chaque soir de poursuivre M. Bergeret dans son cabinetdevenu aussi sa chambre à coucher et l’impénétrable asile d’unepensée impénétrable, de demander pardon à cet homme ou del’accabler des plus basses invectives, de lui piquer le visage avecla pointe du couteau à cuisine ou de s’en taillader à elle-même lapoitrine, indifféremment, car elle ne voulait qu’attirer sonattention, exister pour lui. Et de cela, qui lui était refusé, elleavait besoin comme de l’eau, du pain, de l’air et du sel.

Elle méprisait encore M. Bergeret :ce sentiment était en elle héréditaire et filial. Il lui venait deson père et coulait dans son sang. Elle aurait cessé d’être unePouilly, la nièce du Pouilly du Dictionnaire, si elle avait reconnuune sorte d’égalité entre elle et son mari. Elle le méprisait parcequ’elle était une Pouilly et qu’il était un Bergeret, et non parcequ’elle l’avait trompé. Elle avait le bon sens de ne pas s’exagérercette supériorité, et c’est tout au plus si elle le mésestimait den’avoir pas tué M. Roux. Son mépris était stable et fixe. Iln’était susceptible ni d’augmentation ni de diminution. Mais ellene le haïssait pas. Naguère encore, elle n’éprouvait pas derépugnance, dans le commerce ordinaire de la vie, à le tourmenter,à l’irriter, à lui reprocher la négligence de ses habits ou lamaladresse de sa conduite, et à lui conter ensuite d’interminableshistoires sur le voisinage, à lui faire des récits où la platitudes’alliait à l’absurdité et dans lesquels la malice même et lamalveillance étaient médiocres. Des gaz de vanité gonflaient cetteâme ventrue, qui ne distillait ni venins terribles ni poisonsrares.

Mme Bergeret était précisémentfaite pour vivre en bonne intelligence avec un compagnon qu’elletrahissait et qu’elle opprimait dans la sereine exubérance de sesforces et dans le fonctionnement naturel de ses organes. Elle étaitsociable par richesse de chair et par défaut de vie intérieure.M. Bergeret, soudain retranché de sa vie, lui manqua comme unmari absent manque à une bonne femme. De plus, cet homme fluet,qu’elle avait toujours jugé insignifiant et négligeable, mais nonpoint incommode, maintenant lui faisait peur. M. Bergeret, enla tenant pour un néant absolu, lui donnait à elle-mêmel’impression qu’elle cessait d’exister. Elle sentait le vide sefaire en elle. Elle s’abîmait dans la tristesse et dans l’effroi decet état nouveau, inconnu, sans nom, qui participait de la solitudeet de la mort. Le soir, son angoisse devenait cruelle, car elleétait sensible à la nature et pénétrable aux influences de l’espaceet de l’heure. Seule dans son lit, elle regardait avec horreur lemannequin d’osier sur lequel, depuis de longues années, elledrapait ses robes, qui, dans les jours d’orgueil et d’insouciance,se dressait, fier, sans tête et tout corps, dans le cabinet detravail de M. Bergeret, et qui maintenant, bancal, estropié,appuyait sa fatigue contre l’armoire à glace, dans l’ombre durideau de reps lie de vin. Le tonnelier Lenfant l’avait trouvé danssa cour, parmi les baquets d’eau où nageaient les bouchons. Ill’avait rapporté à Mme Bergeret qui n’avait pas oséle rétablir dans le cabinet de travail et qui l’avait accueilliblessé, penchant, frappé d’une vengeance emblématique, dans lachambre conjugale où il lui représentait des idées sinistresd’envoûtement.

Elle souffrait. Un matin, à son réveil, tandisqu’un pâle soleil glissait ses rayons tristes, entre les fentes durideau, sur l’osier mutilé du mannequin, elle s’attendrit surelle-même, se trouva innocente et s’avisa que M. Bergeretétait cruel. Elle se révolta. Elle n’admettait pas qu’AméliePouilly souffrît par le fait d’un Bergeret. Elle consultamentalement l’âme de son père et elle se fortifia dans cette idéeque M. Bergeret était un trop petit homme pour la rendremalheureuse. Cet orgueil la soulagea. Elle mit, ce jour-là, du cœurà s’habiller. Elle s’encouragea à croire qu’elle n’était pasdiminuée et que rien n’était perdu.

C’était le jour deMme Leterrier, la femme respectée du recteur.Mme Bergeret alla voirMme Leterrier et dans le salon bleu, en présence deMme Compagnon, femme du professeur demathématiques, elle poussa, après les premières politesses, unsoupir, non point celui d’une victime, mais un soupir guerrier.

Et tandis que les deux dames universitairesécoutaient encore ce soupir, Mme Bergeretajouta :

– On a bien des causes de tristesse dansla vie, surtout quand on n’est point d’une nature à tout accepter…Vous êtes heureuse, vous, madame Leterrier ! Et vous aussi,madame Compagnon !…

Et Mme Bergeret, discrète,contenue, pudique, n’en dit pas davantage, malgré les regardsintéressés qui s’attachaient sur elle. Mais c’en était assez pourqu’on comprît qu’elle était maltraitée, humiliée dans sa maison. Onparlait tout bas dans la ville des assiduités de M. Rouxauprès d’elle. Mme Leterrier, à compter de ce jour,imposa silence à la calomnie ; elle affirma que M. Rouxétait un jeune homme comme il faut. Et parlant deMme Bergeret, elle disait, la lèvre humide et l’œilnoyé :

– Cette pauvre dame est bien malheureuseet bien sympathique.

En six semaines, l’opinion des salons duchef-lieu fut faite et se déclara pourMme Bergeret. On publia que M. Bergeret, quine faisait point de visites, était un méchant homme. On lesoupçonna de désordres obscurs et de vices cachés. EtM. Mazure, son ami, son compagnon du coin des bouquins, sonconfrère de l’académie Paillot, crut bien l’avoir vu entrer, unsoir, dans le café de la rue des Hebdomadiers, lieu mal famé.

Tandis que M. Bergeret était ainsicondamné par le jugement du monde, le sentiment populaire luifaisait une autre réputation. L’image grossière et symbolique,naguère dessinée sur la façade de sa propre maison, ne laissaitplus voir que des lignes indistinctes. Mais des simulacres de mêmecaractère se multipliaient par la ville, et M. Bergeret nepouvait se rendre à la Faculté, sur le Mail ou chez Paillot, sansrencontrer sur quelque muraille, parmi des inscriptions obscènes,érotiques et triviales, son portrait, crayonné ou charbonné outracé à la pointe d’un canif, et accompagné d’une légendeexplicative.

M. Bergeret examinait cesgrafitti, sans trouble ni colère, inquiet seulement deleur nombre qui allait croissant. Il y en avait un sur le mur blancde la vacherie Goubeau, aux Tintelleries ; un autre sur lafaçade jaune de l’agence Denizeau, place Saint-Exupère ; unautre au grand théâtre sous le tableau des places du deuxièmebureau ; un autre à l’angle de la rue de la Pomme et de laplace du Vieux-Marché ; un autre sur les communs de l’hôtelNivert, contigu à l’hôtel de Gromance ; un autre à la Faculté,contre la loge de l’appariteur ; un autre sur le mur desjardins de la préfecture. Et tous les matins M. Bergeret endécouvrait de nouveaux. Il remarquait que ces grafittin’étaient pas tous de la même main. Dans les uns, la figure humaineétait représentée d’une façon tout à fait rudimentaire ;d’autres offraient un ensemble plus satisfaisant, sans toutefoisqu’aucun visât à la recherche d’une ressemblance individuelle ni àl’art difficile du portrait. Et tous suppléaient à l’insuffisancedu dessin par la légende explicative. Et sur toutes cesreprésentations populaires M. Bergeret portait des cornes. Ilobserva que tantôt les cornes sortaient du crâne nu, tantôt d’unchapeau de haute forme.

« Deux écoles ! »pensa-t-il.

Mais il souffrait dans sa délicatesse.

Chapitre 10

 

M. Worms-Clavelin avait retenu à déjeunerson vieux camarade Georges Frémont, inspecteur des beaux-arts, entournée dans le département. Quand ils s’étaient connus àMontmartre, dans des ateliers de peintres, Worms-Clavelin étaittrès jeune et Frémont encore jeune. Ils n’avaient pas une idéecommune et ne s’entendaient sur rien ; Frémont aimait lacontradiction, Worms-Clavelin la supportait ; Frémont étaitabondant et violent en paroles, Worms-Clavelin cédait à la violenceet parlait peu. Ils devinrent camarades, puis la vie les sépara.Mais, chaque fois qu’ils se retrouvaient, ils redevenaientfamiliers et se querellaient avec plaisir. Georges Frémontvieillissant, alourdi, décoré, pourvu, gardait encore quelque restede sa première ardeur. Ce matin-là, assis à table, entreMme Worms-Clavelin en peignoir etM. Worms-Clavelin en veston de chambre, il contait à sonhôtesse qu’il avait découvert dans les greniers du musée, où elledormait dans la poussière et les décombres, une petite figure enbois de pur style français, une sainte Catherine habillée enbourgeoise du XVe siècle, mignonne, d’une finessed’expression merveilleuse et l’air si raisonnable et si honnêtequ’il avait eu envie de pleurer en l’époussetant. Le préfet demandasi c’était une statue ou un tableau. Georges Frémont, qui leméprisait affectueusement, lui répondit avec douceur :

– Worms, n’essaie pas de comprendre ceque je dis à ta femme ! Tu es absolument incapable deconcevoir le beau sous quelque forme que ce soit. Les lignesharmonieuses et les nobles pensées seront toujours inintelligiblespour toi.

M. Worms-Clavelin haussa lesépaules :

– Tais-toi donc, communard !

Georges Frémont était, en effet, un anciencommunard. Parisien, fils d’un fabricant de meubles du faubourgSaint-Antoine, élève des Beaux-Arts, ayant vingt ans lors del’invasion allemande, il s’était enrôlé dans un corps defrancs-tireurs que la défense n’employa point. Frémont ne pardonnapas à Trochu ce dédain. Lors de la capitulation, il fut des plusexaltés et cria avec les autres que Paris était trahi. Comme iln’était pas sot, il entendait par là que Paris avait été maldéfendu, ce qui n’était pas douteux. Il était pour la guerre àoutrance. Quand la Commune fut proclamée, il se mit de la Commune.Sur la proposition d’un ancien ouvrier de son père, le citoyenCharlier, délégué aux Beaux-Arts, il fut nommé sous-directeuradjoint au musée du Louvre. Ses fonctions n’étaient pas rétribuées.Il les remplit botté, avec des cartouches à la ceinture et, sur latête, un chapeau tyrolien à plumes de coq. Les toiles avaient étéroulées dès les premiers jours de l’investissement, mises dans descaisses et transportées en des magasins où il ne put jamais lesdécouvrir. Il ne lui restait qu’à fumer des pipes dans les galeriestransformées en corps de garde et à converser avec les citoyensgardes nationaux, auxquels il dénonçait Badinguet comme coupabled’avoir stupidement détruit les Rubens par des nettoyages quiavaient emporté les glacis. Il portait cette accusation sur la foid’un journal et sur la parole de M. Vitet. Les fédérésl’écoutaient assis sur des banquettes, leur flingot entre lesjambes, et ils buvaient des litres dans le palais, car il faisaitchaud ; mais lorsque les Versaillais eurent pénétré dans Parispar la porte démontée du Point-du-Jour, tandis que la fusillade serapprochait des Tuileries, Georges Frémont vit avec inquiétude lesgardes nationaux fédérés rouler des tonneaux de pétrole dans lagalerie d’Apollon. Il les dissuada à grand-peine de badigeonner lesboiseries pour les faire flamber, leur donna à boire et lescongédia. Après leur départ, assisté des gardiens bonapartistes, ilfit dégringoler les tonnes incendiaires au pied des escaliers etles poussa jusqu’à la berge de la Seine. Le colonel des fédérés enfut avisé et, soupçonnant Frémont de trahir la cause du peuple, ildonna ordre de le fusiller. Mais les Versaillais approchaient, et,dans la fumée des Tuileries incendiées, Frémont s’enfuitfraternellement avec son peloton d’exécution. Dénoncé lesurlendemain aux Versaillais, il fut recherché par la justicemilitaire comme ayant participé à une insurrection contre legouvernement régulier. Et il sautait aux yeux que le gouvernementde Versailles était régulier, puisque, ayant succédé à l’Empire le4 septembre 1870, il avait pris et conservé les formes régulièresdu précédent gouvernement, tandis que la Commune, qui n’avaitjamais pu obtenir les communications télégraphiques sans lesquellesun gouvernement ne se régularise pas, se trouvait, défaite etmassacrée, dans un état d’extrême irrégularité. De plus, la Communeétait issue d’une révolution accomplie devant l’ennemi, et legouvernement de Versailles ne pouvait lui pardonner cette originequi rappelait la sienne. C’est pourquoi un capitaine de l’arméevictorieuse, occupé à fusiller les insurgés du quartier du Louvre,fit rechercher pour le fusiller Georges Frémont qui, caché pendantquinze jours avec le citoyen Charlier, membre de la Commune, sousun toit du quartier de la Bastille, sortit ensuite de Paris, enblouse, un fouet à la main, derrière une voiture de maraîcher. Ettandis qu’un conseil de guerre, siégeant à Versailles, lecondamnait à mort, il gagnait sa vie à Londres, en rédigeant pourun riche amateur de la Cité le catalogue de l’œuvre complet deRowlandson. Intelligent, laborieux, très honnête, il se fitconnaître et estimer de l’Angleterre artiste. Il aimait l’art avecpassion, et la politique ne le tentait guère. Il restait communardpar loyalisme et pour ne pas se donner la honte d’abandonner sesamis vaincus. Mais il s’habillait avec élégance et fréquentaitl’aristocratie. Il travaillait rudement et savait tirer parti deson travail. Son Dictionnaire des monogrammes consacra saréputation et lui rapporta un peu d’argent. Quand le dernierhaillon des discordes civiles fut écarté, sur la proposition du bonGambetta, quand l’amnistie fut votée, un gentleman débarqua àBoulogne, fier et souriant, sympathique, un peu fatigué par letravail, jeune, avec quelques cheveux gris, en tenue correcte devoyage et faisant porter une valise pleine de dessins et demanuscrits. Georges Frémont s’installa modestement à Montmartre etse fit très vite des amitiés d’artistes. Mais les travaux dont ilavait largement vécu en Angleterre ne lui rapportaient en Franceque des satisfactions d’amour-propre. Gambetta lui fit donner uneplace d’inspecteur des musées. Frémont s’acquitta de ses fonctionsavec beaucoup de conscience et d’habileté. Il avait un goût sincèreet fin des arts. La sensibilité nerveuse qui, adolescent, l’avaitému devant les blessures de la patrie et qui, vieillissant, letroublait encore en face des misères sociales, l’intéressait auxexpressions élégantes de l’âme humaine, aux formes exquises, à labelle ligne, à la tournure héroïque des figures. Avec cela,patriote même dans l’art, ne plaisantant pas sur l’école deBourgogne, fidèle à la politique de sentiment, et comptant sur laFrance pour porter la justice et la liberté dans l’univers.

– Vieux communard ! répétaM. le préfet Worms-Clavelin.

– Tais-toi, Worms ! Tu as l’âmebasse et l’esprit obtus. Tu ne signifies rien par toi-même. Mais tues représentatif, comme on dit aujourd’hui. Juste ciel ! tantde victimes furent égorgées durant un siècle de guerres civilespour que M. Worms-Clavelin devînt préfet de laRépublique ! Worms, tu es au-dessous des préfets del’Empire.

– L’Empire, repritM. Worms-Clavelin, je le flétris, l’Empire ! D’abord ilnous a conduits aux abîmes, et puis je suis fonctionnaire. Mais,enfin, on fait le vin, on cultive le blé, comme sousl’Empire ; on travaille à la Bourse, comme sousl’Empire ; on boit, on mange, on fait l’amour, comme sousl’Empire. Au fond, la vie est la même. Comment l’administration etle gouvernement seraient-ils différents ? Il y a des nuances,tu m’entends bien. Nous avons plus de liberté, nous en avons mêmetrop. Nous avons plus de sécurité. Nous jouissons d’un régimeconforme aux aspirations populaires. Nous sommes maîtres de nosdestinées, dans la mesure du possible. Toutes les forces socialesse font équilibre, à peu près. Montre-moi un peu ce qu’on pourraitbien changer. La couleur des timbres-poste, peut-être… Etencore !… comme disait le vieux Montessuy. Non, mon ami, àmoins de changer les Français, il n’y a rien à changer en France.Sans doute, je suis progressiste. Il faut dire qu’on marche, nefût-ce que pour se dispenser de marcher. « Marchons !marchons !… » Ce que la Marseillaise a dû servirà ne pas aller à la frontière !…

Georges Frémont regarda le préfet avec unmépris affectueux, cordial, attentif et profond :

– Tout est parfait, hein,Worms ?

– Ne me fais pas parler comme unimbécile. Rien n’est parfait ; mais tout se tient, s’étaie,s’entrecroise. C’est comme le mur du père Mulot, que tu vois d’ici,derrière l’orangerie. Il est gondolé, lézardé, il penche. Depuistrente ans, cet imbécile de Quatrebarbe, l’architecte diocésain,s’arrête devant la maison Mulot et, le nez en l’air, les mainsderrière le dos, les jambes écartées, il dit : « Je nesais pas comment ça tient ! » Les petits polissons quisortent de l’école crient derrière lui, en imitant sa voixenrouée : « Je ne sais pas comment ça tient ! »Il se retourne, ne voit personne, regarde les pavés, comme sil’écho de sa voix était sorti de terre, puis il s’en va enrépétant : « Je ne sais vraiment pas comment çatient ! » Ça tient parce qu’on n’y touche pas, parce quele père Mulot ne fait venir ni maçons ni architectes et surtoutqu’il se garde bien de demander conseil à M. Quatrebarbe. Çatient parce que ça a tenu jusqu’ici. Ça tient, vieil utopiste,parce qu’on ne réforme pas l’impôt et qu’on ne revise pas laConstitution.

– C’est-à-dire que ça tient par la fraudeet l’iniquité, répliqua Georges Frémont. Nous sommes tombés dansune citerne de honte. Nos ministres des finances sont aux ordresdes banquiers cosmopolites. Et ce qu’il y a de plus triste, c’estque la France, la France antique libératrice des peuples, n’a soucidésormais que de venger, en Europe, les droits des porteurs detitres. Nous avons laissé massacrer, sans même oser frémir, troiscent mille chrétiens d’Orient dont nous étions constitués, par nostraditions, les protecteurs augustes et vénérés. Nous avons trahinos intérêts avec ceux de l’humanité. Tu vois, dans les eaux deCrète, la République nager parmi les Puissances comme une pintadedans une compagnie de goélands. C’était donc là que devait nousconduire la nation amie !

Le préfet protesta :

– Frémont, ne dis pas de mal del’alliance russe. C’est la meilleure de toutes les réclamesélectorales.

– L’alliance russe, reprit Frémont enagitant sa fourchette, j’en ai salué la naissance avec une joyeuseespérance. Hélas ! devait-elle nous jeter, à son premieressai, dans le parti du sultan assassin, et nous conduire en Crètepour lancer des obus à la mélinite sur des chrétiens coupablesd’une longue misère ? Mais ce n’est pas à la Russie, c’est àla haute banque, engagée sur les fonds ottomans, que nous avionssouci de complaire. Et vous avez vu la glorieuse victoire de laCanée saluée par la finance juive avec un généreuxenthousiasme.

– La voilà, s’écria le préfet, la voilàbien la politique de sentiment ! Tu devrais pourtant savoir oùelle mène. Et je ne vois fichtre pas ce qui peut t’exciter enfaveur des Grecs. Ils ne sont pas intéressants.

– Tu as raison, Worms, repritl’inspecteur des Beaux-Arts. Tu as parfaitement raison. Les Grecsne sont pas intéressants. Ils sont pauvres. Ils n’ont que leur merbleue, leurs collines violettes et les débris de leurs marbres. Lemiel de l’Hymette n’est pas coté à la Bourse. Les Turcs, aucontraire, sont dignes de l’intérêt de l’Europe financière. Ils ontdu désordre et des ressources. Ils paient mal et ils paientbeaucoup. On peut faire des affaires avec eux. La Bourse monte.Tout est bien. Voilà les inspirations de notre politiqueextérieure !

Vivement, M. Worms-Clavelinl’interrompit, et le regardant avec un air de reproche :

– Ah çà ! Georges, ne sois pas demauvaise foi : tu sais bien que nous n’en avons pas, depolitique extérieure, et que nous ne pouvons pas en avoir.

Chapitre 11

 

Il paraît que c’est pour demain, ditM. de Terremondre en entrant dans la boutique de Paillot.Chacun comprit qu’il s’agissait de l’exécution de Lecœur, garçonboucher, condamné à mort le 27 novembre pour avoir assassiné laveuve Houssieu. Ce jeune criminel intéressait la ville entière.M. le juge Roquincourt, qui était mondain et galant, avaitgracieusement conduit dans la prison Mmes Dellion et deGromance et leur avait fait voir le condamné par le guichet grilléde la cellule où il jouait aux cartes avec un guichetier. De soncôté, le directeur de la prison, M. Ossian Colot, officierd’Académie, faisait volontiers à MM. les journalistes, ainsiqu’aux personnes éminentes de la ville, les honneurs de soncondamné à mort. M. Ossian Colot avait traité avec compétencediverses questions pénitentiaires. Il était fier de sonétablissement, aménagé sur les plus nouveaux modèles, et il nedédaignait pas la popularité. Les visiteurs jetaient sur Lecœur unregard curieux, en songeant à la nature des relations qui s’étaientétablies entre ce garçon de vingt ans et la veuve nonagénaire quidevait être sa victime. Et l’on restait stupide devant cettemonstrueuse brute. Cependant l’aumônier de la prison,M. l’abbé Tabarit, contait, avec des larmes, que ce pauvreenfant exprimait les sentiments les plus édifiants de contrition etde piété. Et Lecœur, du matin au soir, depuis quatre-vingt-dixjours, jouait aux cartes avec ses gardiens et accusait les pointsdans leur propre argot, car ils étaient du même monde. Sa nuqued’hercule avait fondu et sur ses épaules abaissées voilà qu’il luipoussait un cou mince et démesurément long. On s’accordait àreconnaître qu’il avait épuisé l’exécration, la pitié et lacuriosité de ses concitoyens, et qu’il fallait en finir.

– Demain, à six heures ; je le tiensde Surcoux lui-même, ajouta M. de Terremondre. Les boisde justice sont en gare.

– Ce n’est pas malheureux, dit le docteurFornerol. Depuis trois nuits que la foule attend sur le carrefourdes Évées, il s’est produit plusieurs accidents. Le fils Julien esttombé d’un arbre sur la tête et s’est fendu le crâne. Je crainsbien de ne pouvoir le sauver.

« Quant au condamné, poursuivit ledocteur, il n’est au pouvoir de personne, pas même du président dela République, de lui laisser la vie. Ce jeune garçon, qui étaitvigoureux et sain lors de son arrestation, est aujourd’hui audernier période de la phtisie.

– Vous l’avez vu dans sa cellule ?demanda Paillot.

– Je l’ai vu plusieurs fois, répondit ledocteur Fornerol, et même je lui ai donné mes soins sur la demanded’Ossian Colot, qui est extrêmement préoccupé de l’état sanitaireet moral de ses pensionnaires.

– C’est un philanthrope, repritM. de Terremondre. Et il faut reconnaître que, dans songenre, la prison de notre ville est quelque chose d’admirable, avecses cellules blanches, si propres, rayonnant toutes d’unobservatoire central, et si ingénieusement disposées qu’on y esttoujours en vue sans jamais rien voir. Il n’y a pas à dire, c’estbien compris, c’est moderne, c’est au niveau du progrès. L’annéedernière, comme je faisais une promenade dans le Maroc, je vis àTanger, dans une cour ombragée d’un mûrier, une méchante bâtisse deboue et de plâtre devant laquelle un grand nègre en guenillessommeillait. Étant soldat, il avait pour arme un bâton. Par lesfenêtres étroites de la bâtisse passaient des bras basanés, quitendaient des paniers d’osier. C’étaient les prisonniers qui, deleur prison, offraient aux passants, contre une pièce de cuivre, leproduit de leur travail indolent. Leur voix gutturale modulait desprières et des plaintes que coupaient brusquement des imprécationset des cris de fureur. Car, enfermés pêle-mêle dans la vaste salle,ils se disputaient les ouvertures, voulant tous y passer leurscorbeilles. La querelle trop vive tira de son assoupissement lesoldat noir qui, à coups de bâton, fit rentrer dans le mur lespaniers avec les mains suppliantes. Mais bientôt d’autres mainsreparurent, brunes et tatouées de bleu comme les premières. J’eusla curiosité de regarder par les fentes d’une vieille porte de boisl’intérieur de la prison. Je vis dans l’ombre une foule déguenilléeéparse sur la terre humide, des corps de bronze couchés parmi desloques rouges, des faces graves portant sous le turban des barbesvénérables, des moricauds agiles tressant en riant des corbeilles.On découvrait çà et là sur les jambes enflées des linges souillés,cachant mal les plaies et les ulcères ; et l’on voyait, l’onentendait bruire la vermine. Parfois passaient des rires. Une poulenoire piquait du bec le sol fangeux. Le soldat me laissait observerles prisonniers tout à loisir, épiant mon départ pour tendre lamain. Alors je songeai au directeur de notre belle prisondépartementale. Et je me dis : « Si M. Ossian Colotvenait à Tanger, il la reconnaîtrait et il la flétrirait, lapromiscuité, l’odieuse promiscuité. »

– Au tableau que vous faites, répliquaM. Bergeret, je reconnais la barbarie. Elle est moins cruelleque la civilisation. Les prisonniers musulmans ne souffrent que del’indifférence et parfois de la férocité de leurs gardiens. Dumoins n’ont-ils rien à redouter des philanthropes. Leur vie estsupportable puisqu’on ne leur inflige pas le régime cellulaire.Toute prison est douce, comparée à la cellule inventée par nossavants criminalistes.

« Il y a, poursuivit M. Bergeret,une férocité particulière aux peuples civilisés, qui passe encruauté l’imagination des barbares. Un criminaliste est bien plusméchant qu’un sauvage. Un philanthrope invente des supplicesinconnus à la Perse et à la Chine. Le bourreau persan fait mourirde faim les prisonniers. Il fallait un philanthrope pour imaginerde les faire mourir de solitude. C’est là précisément en quoiconsiste le supplice de la prison cellulaire. Il est incomparablepour la durée et l’atrocité. Le patient, par bonheur, en devientfou, et la démence lui ôte le sentiment de ses tortures. On croitjustifier cette abomination en alléguant qu’il fallait soustrairele condamné aux mauvaises influences de ses pareils et le mettrehors d’état d’accomplir des actes immoraux ou criminels. Ceux quiraisonnent ainsi sont trop bêtes pour qu’on affirme qu’ils sonthypocrites.

– Vous avez raison, dit M. Mazure.Mais ne soyons pas injustes envers notre temps. La Révolution, quia su accomplir la réforme judiciaire, a beaucoup amélioré le sortdes prisonniers. Les cachots de l’ancien régime étaient, pour laplupart, infects et noirs.

– Il est vrai, répliqua M. Bergeret,que, de tout temps, les hommes ont été méchants et cruels, etqu’ils ont toujours pris plaisir à tourmenter les malheureux. Dumoins, avant qu’il y eût des philanthropes, ne torturait-on leshommes que par un simple sentiment de haine et de vengeance, et nondans l’intérêt de leurs mœurs.

– Vous oubliez, répliqua M. Mazure,que le moyen âge a connu la philanthropie de l’espèce la plusabominable, la philanthropie spirituelle. Car c’est bien ce nom quemérite l’esprit de la sainte Inquisition. Ce tribunal livrait leshérétiques au bûcher par charité pure. Et, s’il sacrifiait lecorps, c’était, disait-il, pour sauver l’âme.

– Il ne disait pas cela, repritM. Bergeret, et il ne le pensait pas. Victor Hugo a cru, eneffet, que Torquemada faisait brûler les gens pour leur bien, afind’assurer, au prix d’une brève souffrance, leur béatitudeéternelle. Il a construit sur cette idée un drame tout scintillantd’antithèses. Mais cette idée n’est pas soutenable. Et je neconçois pas qu’un savant, nourri comme vous de tant de vieuxparchemins, se soit laissé séduire par les mensonges du poète. Lavérité, c’est que le tribunal de l’Inquisition, en livrantl’hérétique au bras séculier, retranchait de l’Église un membremalade, de peur que le corps entier n’en fût contaminé. Quant aumembre ainsi retranché, il devenait ce qu’il plaisait à Dieu. Telest l’esprit de l’Inquisition. Il est épouvantable, mais il n’estpas romantique. Où le Saint-Office montrait ce que vous appelezjustement de la philanthropie spirituelle, c’est dans le traitementqu’il infligeait aux « réconciliés ». Il les condamnaitcharitablement à la prison perpétuelle, et il les emmurait pour lebien de leur âme. Mais je ne songeais, tout à l’heure, qu’auxprisons civiles, telles qu’elles furent au moyen âge et dans lestemps modernes jusqu’au règne de Louis XIV.

– Il est vrai, dit M. deTerremondre, que le régime cellulaire n’a pas produit tous leseffets heureux qu’on en attendait pour la moralisation descondamnés.

– Ce régime, dit le docteur Fornerol,détermine fréquemment des affections mentales d’une certainegravité. Il est juste d’ajouter que les délinquants sontprédisposés aux troubles de cette nature. On reconnaît aujourd’huique le délinquant est un dégénéré. Ainsi, grâce à l’obligeance deM. Ossian Colot, il m’a été loisible d’examiner notreassassin, le sujet Lecœur. Je lui ai trouvé des taresphysiologiques… La denture, par exemple, est anormale. J’en conclusà une responsabilité mitigée.

– Pourtant, dit M. Bergeret, unesœur de Mithridate avait une double rangée de dents à chaquemâchoire. Et son frère la tenait pour magnanime. Il l’aimait sichèrement que, poursuivi par Lucullus, il ordonna, dans sa fuite,de la faire étrangler par un muet pour qu’elle ne tombât pasvivante aux mains des Romains. Elle ne démentit pas alors la bonneopinion que Mithridate avait d’elle. Elle reçut le lacet avec unesérénité joyeuse et dit : « Je rends grâce au roi, monfrère, d’avoir, au milieu des soins qui l’assiègent, gardé le soucide mon honneur. » Vous voyez par cet exemple qu’on peut êtrehéroïque avec une denture anormale.

– Le sujet Lecœur, reprit le médecin,présente d’autres particularités qui, pour l’homme de science, nelaissent pas d’être significatives. Comme beaucoup de criminels denaissance, il ne jouit que d’une sensibilité obtuse. J’ai pul’examiner. Il est tatoué sur tout le corps. Et l’on est surpris dela fantaisie lubrique qui détermina le choix des scènes et desattributs dessinés sur sa peau.

– Vraiment ? ditM. de Terremondre.

– Il serait à souhaiter, reprit ledocteur Fornerol, que la peau de ce sujet fût convenablementpréparée et conservée dans notre muséum. Mais ce que je voulaisvous signaler, ce n’est pas la nature des tatouages, c’est leurnombre et leur distribution sur le corps. Certaines phases del’opération ont dû causer au patient une douleur qu’un sujet douéd’une sensibilité normale aurait difficilement supportée.

– Là, je vous arrête ! ditM. de Terremondre. On voit bien que vous ne connaissezpas mon ami Jilly. Il est pourtant assez connu. Jilly a fait, toutjeune, en 1885 ou 86, le tour du monde avec son ami LordTurnbridge, à bord du yacht Old Friend. Jilly donne saparole d’honneur que dans toute la traversée, qui fut tantôt bonne,tantôt mauvaise, ni Lord Turnbridge ni lui n’ont mis une minute lepied sur le pont, et qu’ils sont restés assidûment dans le carré,buvant du vin de Champagne avec un vieux gabier de la marine royalequi avait reçu des leçons de tatouage d’un chef tasmanien. Ce vieuxgabier, pendant le voyage, tatoua les deux amis depuis le coujusqu’au talon. Et Jilly revint en France couvert, pour sa part,d’une chasse au renard qui ne comporte pas moins de trois centvingt-quatre figures, hommes, femmes, chevaux et chiens. Il lamontre volontiers quand il soupe au cabaret en bonne compagnie. Orje ne sais pas si mon ami Jilly est d’une sensibilité anormale.Mais je vous assure que c’est un gentil garçon et un galant homme,et qu’il est incapable…

– Mais, demanda M. Bergeret, puisquevous croyez, docteur, qu’il y a des criminels de naissance et qu’ilvous apparaît que la responsabilité du garçon boucher Lecœur est,selon votre expression, mitigée par une disposition congénitale aucrime, trouvez-vous juste qu’on le guillotine ?

Le docteur haussa les épaules.

– Que voulez-vous qu’on enfasse ?

– Assurément, reprit M. Bergeret, lesort de cet individu me touche peu. Mais je suis opposé à la peinede mort.

– Donnez-nous vos raisons, Bergeret, ditl’archiviste Mazure, qui, vivant dans l’admiration de 93 et de laTerreur, trouvait à la guillotine une sorte de vertu mystérieuse etde beauté morale. Moi, je suis pour la suppression de la peine demort en droit commun et pour son rétablissement en matièrepolitique.

Sur ce propos civique, M. GeorgesFrémont, inspecteur des beaux-arts, entra dans la boutique dePaillot, où M. de Terremondre lui avait donnérendez-vous. Ils devaient visiter ensemble la maison de la reineMarguerite.

M. Bergeret regarda avec un peu d’effroiM. Frémont, et il se sentit fort petit à côté d’un personnageaussi considérable. Il ne craignait jamais les idées ; mais ilétait timide devant les hommes.

M. de Terremondre n’avait pas laclef de la maison. Il envoya Léon la chercher et fit asseoirM. Georges Frémont dans le coin des bouquins.

– Monsieur Bergeret, lui dit-il, nousvantait les prisons de l’ancien régime.

– Nullement, répondit M. Bergeret unpeu troublé, nullement. C’étaient des cloaques. Des misérables yvivaient enchaînés. Mais ils n’étaient pas seuls ; ils avaientdes compagnons. Et des bourgeois, des seigneurs, des dames venaientles visiter. C’était une des sept œuvres de la miséricorde.Personne n’est tenté de l’accomplir aujourd’hui. D’ailleurs, lesrèglements ne le permettraient pas.

– C’est vrai, ditM. de Terremondre, qu’autrefois l’usage était de visiterles prisonniers. J’ai dans mes cartons une estampe d’Abraham Bosseoù l’on voit un gentilhomme, coiffé d’un feutre à plumes,accompagnant une dame, qui porte une guimpe de point de Venise etun corps de brocart à pointe, dans un cachot où grouillent desgueux à peine vêtus de haillons sordides. Cette estampe fait partied’une suite de sept planches que je possède en anciennes épreuves.Et il faut se méfier : car on a tiré depuis avec les vieuxcuivres.

– La visite aux prisonniers, dit GeorgesFrémont, est un sujet familier à l’art chrétien en Italie, enFlandre et en France. Il a été traité notamment avec un accentvigoureux de vérité par les della Robbia sur la frise de terrescuites colorées qui entoure de son riche bandeau l’hôpital dePistoia… Vous connaissez Pistoia, monsieur Bergeret ?…

Le maître de conférences dut confesser qu’iln’était pas allé en Italie.

M. de Terremondre, qui se tenaitprès de la porte, toucha le bras de M. Frémont.

– Monsieur Frémont, regardez sur laplace, à droite de l’église. Vous verrez passer la plus jolie femmede notre ville.

– C’estMme de Gromance, dit M. Bergeret. Elleest charmante.

– Elle fait beaucoup parler d’elle, ditM. Mazure. C’est une demoiselle Chapon. Son père était avouéet le plus franc fesse-mathieu du département. Et elle a vraimentle type aristocratique.

– Ce qu’on appelle le typearistocratique, dit Georges Frémont, est un pur concept del’esprit. Il n’a pas plus de réalité ethnique que le type classiquede la Bacchante ou de la Muse. Je me suis demandé plus d’une foiscomment ce type de la femme aristocratique s’était formé, commentil s’était fixé dans la conscience populaire. Il procède, ce mesemble, d’éléments réels très divers. Parmi ces éléments,j’indiquerai les actrices de drame et de comédie, les comédiennesde l’ancien Gymnase et du Théâtre-Français, celles aussi duboulevard du Crime et de la Porte-Saint-Martin, qui présentèrentdans le cours du siècle à notre peuple, amateur de spectacles, desexemplaires innombrables de princesses et de grandes dames. Il fautnoter encore les modèles d’après lesquels les peintres modernesfirent des reines, des duchesses, dans leurs tableaux d’histoire oude genre. On ne doit pas non plus négliger l’influence plusrécente, moins étendue, mais très active, des mannequins des grandscouturiers, belles filles, longues, portant bien la toilette. Orces comédiennes, ces modèles, ces demoiselles de magasin sonttoutes plébéiennes. J’en conclus que le type aristocratique estformé uniquement de la grâce des roturières. Il n’est passurprenant, dès lors, que ce type se retrouve chezMme de Gromance, née Chapon. Elle a de lagrâce et, chose rare dans vos villes à pavés pointus et à trottoirsfangeux, elle marche bien. Mais je la soupçonne de manquer un peude croupe. C’est un grave défaut !

M. Bergeret, levant le nez de dessus leXXXVIIIe tome de l’Histoire générale desvoyages, regarda avec admiration ce Parisien à barbe rousse etcomme enflammée, qui jugeait froidement, avec sévérité, la beautédélicieuse et la forme désirable deMme de Gromance.

– Maintenant que je sais vos goûts, ditM. de Terremondre, je vous présenterai à ma tanteCourtrai. Elle est taillée en force et ne peut s’asseoir que dansun certain fauteuil de famille qui, depuis trois cents ans, reçoitavec complaisance entre ses bras démesurément ouverts toutes lesvieilles dames de Courtrai-Maillan. Quant au visage, il répond à ceque je dis, et j’espère qu’il vous agréera. Ma tante Courtrai l’arouge comme une pomme d’amour, avec des moustaches blondes, assezbelles, qu’elle laisse tomber négligemment. Ah ! le type de matante Courtrai n’est pas celui de vos actrices, de vos modèles etde vos mannequins.

– Je me sens d’avance, ditM. Frémont, beaucoup de goût pour madame votre tante.

– Autrefois, la noblesse provinciale, ditM. Mazure, menait la vie de nos gros fermiers d’aujourd’hui.Elle en devait avoir l’aspect.

– Il est certain, dit le docteurFornerol, que la race s’étiole.

– Croyez-vous ? demandaM. Frémont. Au XVe siècle, au XVIe, ilfallait qu’en Italie et en France la fleur de chevalerie fût assezgrêle. Les armures princières de la fin du moyen âge et de laRenaissance, habilement forgées, ciselées et damasquinées avec unart exquis, sont si étroites d’épaules et si fines de taille, qu’unhomme d’aujourd’hui ne s’y trouverait pas à l’aise. Elles furentfaites presque toutes pour des hommes petits et minces. En effet,les portraits français du XVe siècle et les miniaturesde Jehan Foucquet nous présentent un monde assez rabougri.

Léon rentra avec la clef. Il était trèsanimé.

– C’est pour demain, dit-il à son patron.Deibler et ses aides sont arrivés par le train de trois heurestrente. Ils se sont présentés à l’hôtel de Paris. Mais on n’a pasvoulu les recevoir. Ils sont descendus à l’auberge du Chevalbleu, au bas de la côte Duroc, une auberge d’assassins.

– En effet, dit Frémont, j’ai appris cematin à la préfecture qu’on coupait une tête dans votre ville. Toutle monde en parle.

– On a si peu de distractions, enprovince ! dit M. de Terremondre.

– Mais celle-là, dit M. Bergeret,est dégoûtante. On tue légalement dans l’ombre. Pourquoi le faireencore puisqu’on en a honte ? Le président Grévy, qui étaitfort intelligent, avait aboli virtuellement la peine de mort, en nel’appliquant jamais. Que ses successeurs n’ont-ils imité sonexemple ! La sécurité des individus dans les sociétés modernesne repose pas sur la terreur des supplices. La peine de mort estabolie dans plusieurs nations de l’Europe, sans qu’il s’y commetteplus de crimes que dans les pays où subsiste cette ignoblepratique. Là même où cette coutume dure encore, elle languit ets’affaiblit. Elle n’a plus ni force ni vertu. C’est une laideurinutile. Elle survit à son principe. Les idées de justice et dedroit, qui jadis faisaient tomber les têtes avec majesté, sont bienébranlées maintenant par la morale issue des sciences naturelles.Et, puisque visiblement la peine de mort se meurt, la sagesse estde la laisser mourir.

– Vous avez raison, dit M. Frémont.La peine de mort est devenue une pratique intolérable, depuis qu’onn’y attache plus l’idée d’expiation, qui est toute théologique.

– Le président aurait bien fait grâce,dit Léon avec importance ; mais le crime était trophorrible.

– Le droit de grâce, ditM. Bergeret, était un des attributs du droit divin. Le roi nel’exerçait que parce qu’il était au-dessus de la justice humainecomme représentant de Dieu sur la terre. Ce droit, en passant duroi au président de la République, a perdu son caractère essentielet sa légitimité. Il constitue désormais une magistrature en l’air,une fonction judiciaire en dehors de la justice et non plusau-dessus ; il institue une juridiction arbitraire, inconnueau législateur. L’usage en est bon, puisqu’il sauve des malheureux.Mais prenez garde qu’il est devenu absurde. La miséricorde du roiétait la miséricorde de Dieu même. Conçoit-on Faure investi desattributs de la divinité ? M. Thiers, qui ne se croyaitpas l’oint du Seigneur et qui, de fait, n’avait pas été sacré àReims, se déchargea du droit de grâce sur une commission qui avaitmandat d’être miséricordieuse pour lui.

– Elle le fut médiocrement, ditM. Frémont.

Un petit soldat entra dans la boutique etdemanda le Parfait secrétaire.

– Des restes de barbarie traînent encore,dit M. Bergeret, dans la civilisation moderne. Notre code dejustice militaire, par exemple, nous rendra odieux à un prochainavenir. Ce code a été fait pour ces troupes de brigands armés quidésolaient l’Europe au XVIIIe siècle. Il fut conservépar la République de 92 et systématisé dans la première moitié dece siècle. Après avoir substitué la nation à l’armée, on a oubliéde le changer. On ne saurait penser à tout. Ces lois atroces,faites pour des pandours, on les applique aujourd’hui à de jeunespaysans effarés, à des enfants des villes qu’il serait facile deconduire avec douceur. Et cela semble naturel !

– Je ne vous comprends pas, ditM. de Terremondre. Notre code militaire, préparé, jecrois, sous la Restauration, date seulement du second Empire. Auxenvirons de 1875, il a été remanié et mis d’accord avecl’organisation nouvelle de l’armée. Vous ne pouvez donc pas direqu’il est fait pour les armées de l’ancien régime.

– Je le puis dire parfaitement, réponditM. Bergeret, puisque ce code n’est qu’une compilation desordonnances concernant les armées de Louis XIV et deLouis XV. On sait ce qu’étaient ces armées, ramas de racoleurset de racolés, chiourme de terre, divisée en lots qu’achetaient dejeunes nobles, parfois des enfants. On maintenait l’obéissance deces troupes par de perpétuelles menaces de mort. Tout estchangé ; les militaires de la monarchie et des deux Empiresont fait place à une énorme et placide garde nationale. Il n’y aplus à craindre ni mutineries ni violences. Pourtant la mort à toutpropos menace ces doux troupeaux de paysans et d’artisans, malhabillés en soldats. Le contraste de ces mœurs bénignes et de ceslois féroces est presque risible. Et, si l’on y réfléchissait, ontrouverait qu’il est aussi grotesque qu’odieux de punir de mort lesattentats dont on aurait facilement raison par le léger appareildes peines de simple police.

– Mais, dit M. de Terremondre,les soldats d’aujourd’hui ont des armes comme les soldatsd’autrefois. Et il faut bien que des officiers, en petit nombre etdésarmés, s’assurent l’obéissance et le respect d’une multituded’hommes portant des fusils et des cartouches. Tout est là.

– C’est un vieux préjugé, ditM. Bergeret, que de croire à la nécessité des peines etd’estimer que les plus fortes sont les plus efficaces. La peine demort pour voie de fait envers un supérieur vient du temps où lesofficiers n’étaient pas du même sang que les soldats. Ces pénalitésfurent conservées dans les armées de la République. Brindamour,devenu général en 1792, mit les mœurs de l’ancien régime au servicede la Révolution et fusilla les volontaires avec magnanimité. Dumoins, Brindamour, devenu général de la République, faisait-il laguerre et se battait-il rudement. C’était affaire de vaincre. Il nes’agissait pas de la vie d’un homme, mais du salut de lapatrie.

– C’était surtout le vol, ditM. Mazure, que les généraux de l’an II punissaient avec uneinexorable sévérité. Dans l’armée du Nord, un chasseur ayant changéson vieux chapeau contre un neuf fut passé par les armes. Deuxtambours, dont l’aîné avait dix-huit ans, furent fusillés devant lefront des troupes pour avoir volé quelques menus bijoux à unevieille paysanne. C’était l’âge héroïque.

– Ce n’est pas seulement les maraudeurs,reprit M. Bergeret, qu’on fusillait chaque jour dans lesarmées de la République. C’est aussi les mutins. Et ces soldats,tant glorifiés depuis, étaient menés comme des forçats, à cela prèsqu’on leur donnait rarement à manger. Il est vrai qu’ils étaientparfois d’humeur difficile. Témoin les trois cents canonniers de la33e demi-brigade qui, l’an IV, à Mantoue, réclamèrentleur solde en braquant leurs pièces sur leurs généraux.

« Voilà des gaillards avec lesquels il nefallait pas plaisanter ! Ils eussent été capables d’embrocher,à défaut d’ennemis, une douzaine de leurs supérieurs. Tel est letempérament des héros. Mais Dumanet n’est pas encore un héros. Lapaix n’en forme point. Le sergent Bridoux n’a rien à craindre dansle quartier paisible. Toutefois il n’est pas fâché de se dire qu’unhomme ne peut lever la main sur lui sans être aussitôt fusillé enmusique. Cela est démesuré, dans l’état de nos mœurs, et en tempsde paix. Et nul n’y songe. Il est vrai que les peines capitalesprononcées par les conseils de guerre ne sont exécutées qu’enAlgérie, et qu’on évite, autant que possible, de donner en Francemême ces fêtes martiales et musicales. On reconnaît qu’elles yferaient mauvais effet. C’est la condamnation tacite du codemilitaire.

– Prenez garde, ditM. de Terremondre, de porter atteinte à ladiscipline.

– Si vous avez vu les nouvelles recrues,répondit M. Bergeret, entrer à la file dans la cour duquartier, vous ne croirez pas qu’il faille sans cesse menacer demort ces âmes moutonnières pour les maintenir dans l’obéissance.Elles songent tristement à tirer leurs trois ans, comme ellesdisent, et le sergent Bridoux serait touché jusqu’aux larmes deleur pitoyable docilité, s’il n’avait pas besoin de les terrifierpour jouir de sa propre puissance. Ce n’est pas que le sergentBridoux soit né plus méchant qu’un autre homme. Mais, esclave etdespote, il est deux fois perverti, et je ne sais si Marc-Aurèle,sous-officier, n’aurait pas tyrannisé les bleus. Quoi qu’il ensoit, cette tyrannie est suffisante pour entretenir la soumissiontempérée de ruse qui est la vertu la plus nécessaire au soldat entemps de paix.

« Et il y a longtemps que nos codesmilitaires, avec leur appareil de mort, ne se devraient plus voirque dans les musées des horreurs, près des clefs de la Bastille etdes tenailles de l’Inquisition.

– Il ne faut toucher aux choses del’armée qu’avec une extrême prudence, ditM. de Terremondre. L’armée, c’est la sécurité et c’estl’espérance. C’est aussi l’école du devoir. Où trouver ailleurs quechez elle l’abnégation et le dévouement ?

– Il est vrai, dit M. Bergeret, queles hommes tiennent pour le premier devoir social d’apprendre àtuer régulièrement leurs semblables et que, chez les peuplescivilisés, la gloire du carnage passe toutes les autres. Aprèstout, que l’homme soit incurablement méchant et malfaisant, le maln’est pas grand dans l’univers. Car la terre n’est qu’une goutte deboue dans l’espace, et le soleil une bulle de gaz bientôtconsumée.

– Je vois, répliqua M. Frémont, quevous n’êtes pas positiviste. Car vous traitez légèrement le grandfétiche.

– Qu’est-ce que le grand fétiche ?demanda M. de Terremondre.

– Vous savez, lui réponditM. Frémont, que les positivistes estiment que l’homme est unanimal adorateur. Auguste Comte fut très attentif à pourvoir auxbesoins de cet animal adorant ; et, après y avoir longuementréfléchi, il lui donna un fétiche. Mais il choisit la terre et nonpas Dieu. Ce n’est pas qu’il fût athée. Il tenait, au contraire,l’existence d’un principe créateur pour assez probable. Seulementil estimait que Dieu était trop difficile à connaître. Et sesdisciples, qui sont des hommes très religieux, célèbrent le cultedes morts, des hommes utiles, de la femme et du grand fétiche, quiest la terre. Cela tient à ce que ces religieux font des plans pourle bonheur des hommes et s’occupent d’aménager la planète en vue denotre félicité.

– Ils auront beaucoup à faire, ditM. Bergeret, et l’on voit bien qu’ils sont optimistes. Ils lesont extrêmement, et cette disposition de leur esprit m’étonne. Ilest difficile de concevoir que des hommes réfléchis et sensés,comme ils sont, nourrissent l’espoir de rendre un jour supportablele séjour de cette petite boule qui, tournant gauchement autourd’un soleil jaune et déjà à demi obscurci, nous porte comme unevermine à sa surface moisie. Le grand fétiche ne me semble pas dutout adorable.

Le docteur Fornerol se pencha sur l’oreille deM. de Terremondre :

– Il faut que Bergeret ait des ennuisparticuliers pour se plaindre ainsi de l’univers. Il n’est pasnaturel de trouver tout mal.

– Évidemment, ditM. de Terremondre.

Chapitre 12

 

Les ormes du Mail revêtaient à peine leursmembres sombres d’une verdure fine comme une poussière et pâle.Mais sur le penchant du coteau, couronné de vieux murs, les arbresfleuris des vergers offraient leur tête ronde et blanche ou leurrose quenouille au jour clair et palpitant, qui riait entre deuxbourrasques. Et la rivière au loin, riche des pluies printanières,coulait, blanche et nue, frôlant de ses hanches pleines les lignesdes grêles peupliers qui bordaient son lit, voluptueuse,invincible, féconde, éternelle, vraie déesse, comme au temps où lesbateliers de la Gaule romaine lui offraient des pièces de cuivre etdressaient en son honneur, devant le temple de Vénus et d’Auguste,une stèle votive où l’on voyait rudement sculptée une barque avecses avirons. Partout, dans la vallée bien ouverte, la jeunessetimide et charmante de l’année frissonnait sur la terre antique. EtM. Bergeret cheminait seul, d’un pas inégal et lent, sous lesormes du Mail. Il allait, l’âme vague, diverse, éparse, vieillecomme la terre, jeune comme les fleurs des pommiers, vide de penséeet pleine d’images confuses, désolée et désirante, douce,innocente, lascive, triste, traînant sa fatigue et poursuivant desillusions et des espérances, dont il ignorait le nom, la forme, levisage.

En s’approchant du banc de bois sur lequel ilavait coutume de s’asseoir dans la belle saison, à l’heure où lesoiseaux se taisent dans les arbres, et dont il avait plus d’unefois partagé le repos avec M. l’abbé Lantaigne, sous le belorme qui entendait leurs graves entretiens, il vit qu’une maininhabile avait fraîchement tracé à la craie quelques mots sur ledossier vert. Il fut saisi d’inquiétude, craignant de lire son nom,familier désormais aux polissons de la ville. Mais il se rassurabientôt. C’était une inscription érotique et commémorative parlaquelle Narcisse énonçait dans une forme concise et simple, maisgrossière et malséante, les plaisirs goûtés par lui-même sur cebanc, sans doute à la faveur de la nuit indulgente, dans les brasd’Ernestine.

M. Bergeret, qui déjà s’apprêtait àgagner la place accoutumée où il avait répandu tant de penséesnobles et riantes, et tant de fois fait venir à son appel lesgrâces décentes, estima qu’il ne convenait pas à un honnête hommede siéger en public tout contre ce monument obscène, consacré à laVénus des jardins. Il se détourna du banc commémoré et allasongeant :

« Ô vain désir de la gloire ! Nousvoulons vivre dans la mémoire des hommes. À moins d’être très bienélevés et gens du monde, nous voulons qu’on sache nos amours et nosjoies, comme nos peines et nos haines. Narcisse ne croit avoirtriomphé d’Ernestine que si l’univers l’apprend. Ainsi Phidiastraça un nom aimé sur l’orteil du Jupiter olympien. Ô besoin del’âme de se répandre, de se verser au-dehors !« Aujourd’hui, sur ce banc, Narcisse a… »

« Et toutefois, pensa encoreM. Bergeret, la dissimulation est la première vertu de l’hommecivilisé et la pierre angulaire de la société. Il nous est aussinécessaire de cacher notre pensée que de porter des vêtements. Unhomme qui dit tout ce qu’il pense et comme il le pense est aussiinconcevable dans une ville qu’un homme allant tout nu. Si, parexemple, j’exprimais chez Paillot, où, pourtant, la conversationest assez libre, les imaginations qui me viennent en ce moment àl’esprit, les idées qui me passent par la tête comme entrent dansune cheminée une nuée de sorcières à cheval sur leur balai, si jedécrivais la façon dont je me représente soudainMme de Gromance, les attitudes incongrues queje lui prête, la vision qu’elle me donne, plus absurde, plusbizarre, plus chimérique, plus étrange, plus monstrueuse, pluspervertie et détournée des belles convenances, plus malicieusemille fois et déshonnête que cette fameuse figure, introduite surle portail nord de Saint-Exupère, dans la scène du Jugementdernier, par un ouvrier prodigieux qui, penché sur un soupirail del’enfer, avait vu la Luxure en personne ; si je montraisexactement les singularités de ma rêverie, on me croirait en proieà une manie odieuse ; et pourtant je sais bien que je suis ungalant homme, enclin de nature aux pensées honnêtes, instruit parla vie et la méditation à garder la mesure, modeste, voué toutentier aux voluptés paisibles de l’intelligence, ennemi de toutexcès et détestant le vice comme une difformité. »

Tandis qu’il allait, menant ces penséessingulières, M. Bergeret reconnut sur le Mail M. l’abbéLantaigne, supérieur du grand séminaire, et M. l’abbé Tabarit,aumônier de la prison, qui conversaient ensemble. M. Tabaritagitait son long corps, surmonté d’une petite tête pointue, etsoutenait d’un bras anguleux le poids de ses paroles, queM. Lantaigne, la tête haute, la poitrine bombée, son bréviairesous le bras, écoutait en regardant au loin, grave, les lèvresserrées entre des joues lourdes que le sourire n’avait jamaissoulevées.

M. Lantaigne répondit au salut deM. Bergeret par un geste et une parole d’accueil :

– Monsieur Bergeret, demeurez ;M. Tabarit n’a pas peur des mécréants.

Mais l’aumônier de la prison, plein de sapensée, continua son discours.

– Qui ne serait touché comme moi de ceque j’ai vu ? Cet enfant nous a tous édifiés par la sincéritéde son repentir, par l’expression simple et vraie des sentimentsles plus chrétiens. Son maintien, son regard, ses paroles, toute sapersonne révélait la douceur, la modestie, une entière soumission àla volonté de Dieu. Il n’a cessé de donner le spectacle le plusconsolant et l’exemple le plus salutaire. Ses bonnes dispositions,le réveil de la foi, trop longtemps endormie dans son cœur, sonélan suprême vers le Dieu qui pardonne, tels furent les fruitsbénis de mes exhortations.

Le vieillard s’attendrissait, avec lasincérité facile des âmes pures, légères et vaines. Une vraiedouleur brouillait ses gros yeux à fleur de tête et son pauvre nezrouge, trop court. Après avoir soupiré durant un moment, il reprit,s’adressant cette fois à M. Bergeret :

– Ah ! Monsieur, dans l’exercice demon pénible ministère, il y a bien des épines. Mais aussi, que defruits ! J’ai maintes fois, dans ma vie déjà longue, arrachédes malheureux au démon qui s’apprêtait à les saisir. Mais aucundes infortunés que j’accompagnai à la mort ne fut aussi édifiant,dans ses derniers instants, que le jeune Lecœur.

– Quoi ! s’écria M. Bergeret,c’est de l’assassin de la veuve Houssieu que vous parlezainsi ? Ne sait-on point ?…

Il allait dire, ce qu’attestaient unanimementles témoins de l’exécution, que le misérable avait été porté, déjàmort d’épouvante, sous le couperet. Il s’arrêta pour ne pascontrister le vieillard, qui poursuivit de la sorte :

– Sans doute, il ne faisait pas de longsdiscours et ne prodiguait pas les manifestations bruyantes. Maisque n’avez-vous entendu les soupirs, les monosyllabes par lesquelsil exprimait son repentir ! Dans le trajet douloureux de laprison au lieu de l’expiation, quand je lui rappelai la mémoire desa mère et le souvenir de sa première communion, il versa deslarmes.

– Assurément, dit M. Bergeret, laveuve Houssieu n’est pas aussi bien morte.

M. Tabarit, ayant entendu ce propos,roula ses gros yeux de l’orient à l’occident. Il avait l’habitudede chercher non point en lui, mais au-dehors, la solution desproblèmes métaphysiques. Et sa vieille servante, quand ilréfléchissait à table, lui disait, trompée sur son air :« Vous cherchez le bouchon de la bouteille, monsieurl’abbé ? Vous l’avez dans la main. »

Or les regards errants de M. Tabaritrencontrèrent un gros homme barbu, en costume de cycliste, quipassait sur le Mail. C’était Eusèbe Boulet, rédacteur en chef duPhare, journal radical. Aussitôt, quittant avec un promptadieu le supérieur du séminaire et le maître de conférences,M. Tabarit joignit à grandes enjambées le journaliste, lesalua, rouge d’émotion, tira de sa poche des papiers chiffonnés etles lui remit, non sans un tremblement des mains. C’étaient desnotes rectificatives et des lettres complémentaires sur lesderniers instants du jeune Lecœur. Ce bon prêtre, au terme de savie cachée et de son apostolat obscur, était devenu avide deréclame, insatiable d’interviews et d’articles.

En voyant le pauvre vieillard à tête d’oiseautendre ses griffonnages au journaliste radical, M. Lantaignesourit presque.

– Voyez, dit-il à M. Bergeret, lemauvais air du siècle a gâté cet homme même qui s’achemine à latombe par une longue voie de mérites et de vertus ; cevieillard, humble et modeste sur tout le reste, est vain depublicité. Il veut être imprimé à toute force jusque dans lafeuille anticléricale.

Et M. Lantaigne, inquiet déjà d’avoirlivré un des siens à l’ennemi, reprit vivement :

– Le tort n’est pas grand. C’est unridicule, rien de plus.

Puis il se tut et rentra dans satristesse.

M. Lantaigne, qui avait le génie de ladomination, entraîna M. Bergeret vers le banc accoutumé.Indifférent aux phénomènes vulgaires, par lesquels le mondeextérieur apparaît au commun des hommes, il dédaigna de voir,tracée à la craie sur le dossier en grandes lettres cursives,l’inscription érotique de Narcisse et d’Ernestine et, s’asseyantavec une quiétude toute spirituelle, il couvrit de son large dos untiers de ce monument épigraphique. M. Bergeret prit place àcôté de M. Lantaigne, non sans avoir déployé d’abord sonjournal sur le dossier de manière à masquer la partie de textequ’il tenait pour la plus expressive : à son sens, c’était leverbe, mot qui, disent les grammairiens, indique l’existence d’unattribut dans un sujet. Mais il avait, sans y prendre garde,substitué une inscription à une autre. Le journal, en effet,portait en manchette l’annonce d’un de ces incidents communs dansnotre vie parlementaire, depuis le mémorable triomphe desinstitutions démocratiques. Les Saisons alternées et les Heuresenlacées avaient ramené en ce printemps, avec une exactitudeastronomique, la période des scandales. Plusieurs députés avaientété poursuivis dans ce mois. Et la feuille déployée parM. Bergeret portait en lettres grasses cette mention :« Un sénateur à Mazas. Arrestation deM. Laprat-Teulet. » Bien que le fait en lui-même n’eûtrien d’étrange et révélât seulement le jeu régulier desinstitutions, M. Bergeret jugea qu’il y aurait peut-êtrequelque affectation d’insolence à l’afficher ainsi sur un banc duMail, à l’ombre de ces ormes sous lesquels l’honorableM. Laprat-Teulet avait joui tant de fois des honneurs que lesdémocraties savent accorder aux meilleurs citoyens. C’est là, surce Mail, que dans une tribune de velours grenat, sous des trophéesde drapeaux, M. Laprat-Teulet, siégeant à la droite deM. le président de la République, avait, aux grandes fêtesrégionales ou nationales, aux inaugurations diverses etsolennelles, prononcé ces paroles si propres à exalter lesbienfaits du régime, en recommandant toutefois la patience auxmasses laborieuses et dévouées. Laprat-Teulet, républicain de lapremière heure, était depuis vingt-cinq ans le chef puissant etvénéré de l’opportunisme dans le département. Blanchi par l’âge etles travaux parlementaires, il se dressait dans sa ville natalecomme un chêne orné de bandelettes tricolores. Il avait enrichi sesamis et ruiné ses ennemis. Il était publiquement honoré. Il étaitauguste et doux. Il parlait aux petits enfants de sa pauvreté,chaque année, dans les distributions de prix. Et il pouvait se direpauvre sans se faire de tort, car personne ne le croyait, et l’onne pouvait douter qu’il ne fût très riche. On connaissait lessources de sa fortune, les mille canaux par lesquels sonintelligence et son travail avaient drainé l’argent. On savait ceque lui avaient rapporté toutes les entreprises fondées sur soncrédit politique, toutes les concessions assurées par son influenceparlementaire. Car c’était un grand député d’affaires, un excellentorateur financier. Ses amis savaient aussi bien et mieux que sesennemis ce qu’il avait touché au Panama et ailleurs. Sage, jalouxde ne pas fatiguer la fortune, modéré, ce grand aïeul de ladémocratie laborieuse et intelligente avait depuis dix ans, aupremier souffle de l’orage, renoncé aux grandes affaires ; ilavait quitté même le Palais-Bourbon et s’était retiré auLuxembourg, dans ce grand conseil des communes de France où l’onappréciait sa sagesse et son dévouement à la République. Il y étaitpuissant et caché. Il ne parlait qu’au sein des commissions. Maislà il déployait encore ses brillantes facultés justement appréciéesdepuis longtemps par les princes de la finance cosmopolite. Ildemeurait le défenseur courageux de ce système fiscal, inauguré parla Révolution et fondé, comme on sait, sur la justice et laliberté. Il soutenait le capital avec cette émotion si touchantechez les vieux lutteurs. Les ralliés eux-mêmes vénéraient enLaprat-Teulet une âme apaisée et vraiment conservatrice, un génietutélaire de la propriété individuelle.

« Il a des sentiments honnêtes, disaitM. de Terremondre. Et c’est dommage qu’il porteaujourd’hui le poids d’un passé difficile. » MaisLaprat-Teulet avait des ennemis acharnés à sa perte. « J’aimérité ces haines, disait-il noblement, en défendant les intérêtsqui m’étaient confiés. »

Ses ennemis le poursuivaient jusque dansl’ombre vénérable du Sénat, où ses malheurs le rendaient encoreplus auguste, car il avait connu les temps difficiles et s’étaittrouvé jadis à deux doigts de sa perte, par la faute d’un garde dessceaux qui n’était pas du syndicat, et qui l’avait livréimprudemment à la justice étonnée. Ni l’honorableM. Laprat-Teulet, ni son juge d’instruction, ni son avocat, niM. le procureur de la République, ni M. le garde dessceaux lui-même n’avaient prévu, n’avaient compris la cause de cesdéclenchements subits et partiels de la machine gouvernementale,ces catastrophes burlesques comme un écroulement d’estrade foraineet terribles comme un effet de ce que l’orateur appelait la justiceimmanente, qui par moments culbutaient de leur siège les plusvénérés législateurs des deux Chambres. Et M. Laprat-Teulet enconcevait un étonnement mélancolique. Il ne dédaigna pas des’expliquer devant la justice. Le nombre et la grandeur de sesalliances le sauvèrent. Un non-lieu intervint, que Laprat-Teuletaccepta d’abord modestement et qu’il porta ensuite dans le mondeofficiel comme un certificat régulier de son innocence. « Lebon Dieu, disait Mme Laprat-Teulet, qui étaitdévote, a fait une grande grâce à mon mari : il lui a accordéle non-lieu qu’il désirait tant. » On sait que, parreconnaissance, Mme Laprat-Teulet fit suspendre enex-voto, dans la chapelle de Saint-Antoine, une plaque demarbre portant cette inscription : « Pour une grâceinespérée, une épouse chrétienne. »

Ce non-lieu rassurait les amis politiques deLaprat-Teulet, la foule des anciens ministres et des grosfonctionnaires qui avaient traversé avec lui l’âge héroïque et lesannées fructueuses, connu les sept vaches maigres et les septvaches grasses. Ce non-lieu était une sauvegarde. On le croyait dumoins. On put le croire durant plusieurs années. Tout à coup, parun malheureux hasard, par un de ces sinistres survenus d’unemanière sourde et perfide comme les voies d’eau qui se déclarentsoudain dans les bateaux fatigués, sans raison politique ni morale,en pleine honorabilité, le vieux serviteur de la démocratie, lefils de ses œuvres, que M. le préfet Worms-Clavelin, la veilleencore, aux comices, donnait en exemple à tout le département,l’homme d’ordre et de progrès, le défenseur du capital et de lasociété laïque, l’ami intime des anciens ministres et des anciensprésidents, le sénateur Laprat-Teulet, le non-lieu, fut envoyé enprison avec une fournée de parlementaires. Et le journal de larégion annonçait en grosses lettres : « Un sénateur àMazas. Arrestation de M. Laprat-Teulet. »M. Bergeret, qui avait de la délicatesse, retourna le journalsur le dossier du banc.

– Eh bien, lui demanda M. Lantaigned’une voix bourrue, trouvez-vous beau ce que nous voyons etpensez-vous que cela puisse durer ?

– Que voulez-vous dire ? demandaM. Bergeret. Parlez-vous, monsieur, des scandalesparlementaires ? Mais, d’abord, qu’est-ce qu’unscandale ? Un scandale est l’effet que produit d’ordinaire larévélation d’une action cachée. Car les hommes ne se cachent guèreque pour agir contrairement aux mœurs et à l’opinion. Aussi voit-onque les scandales publics sont de tous les temps et de tous lespays, mais qu’ils se produisent avec d’autant plus d’abondance quele gouvernement est moins capable de dissimulation. Et il est clairque les secrets d’État ne sont pas bien gardés en démocratie. Legrand nombre des complices et les haines puissantes des partis enprovoquent, au contraire, la révélation, tantôt sourde, tantôtéclatante. Il faut considérer encore que le système parlementairemultiplie les prévaricateurs en mettant une multitude de gens enétat de prévariquer. Louis XIV fut volé grandement etmagnifiquement par un Fouquet. De nos jours, pendant que leprésident triste, qu’ils avaient choisi pour donner bon air à lamaison, montrait aux départements attendris son visage muet deMinerve barbue, il s’effeuillait d’innombrables carnets de chèquessur le Palais-Bourbon. Le mal n’était pas grand en lui-même. Unemultitude de besogneux ont part au gouvernement. Exiger qu’ilssoient tous intègres, c’est peut-être trop demander à la naturehumaine. Et ce que ces pauvres voleurs ont pris est bien peu dechose auprès de ce que notre honnête administration gaspille àtoute heure de la journée. Un seul point est à noter. Il estcapital. Les traitants de jadis, ce Pauquet de Sainte-Croix, entreautres, qui, sous Louis XV, entassa les richesses de laprovince dans l’hôtel même où je loge aujourd’hui, « à latroisième chambre », ces effrontés pillards dépouillaient leurpatrie et leur prince sans du moins être d’intelligence avec lesennemis du royaume. Au contraire, nos chéquards du Parlementlivrent la France à une puissance étrangère, la Finance. Car, ilest vrai que la Finance est aujourd’hui une puissance et qu’on peutdire d’elle ce qu’on disait autrefois de l’Église, qu’elle estparmi les nations une illustre étrangère. Nos mandataires, qu’elleachète, sont donc larrons et traîtres. Ils le sont à la véritépetitement et misérablement. Chacun en particulier fait pitié. Leurpullulement seul m’effraie.

« En attendant, l’honorableM. Laprat-Teulet est à Mazas ! Il y a été mené le matindu jour où il devait présider dans notre ville le banquet de ladéfense sociale. Cette arrestation, effectuée au lendemain même duvote autorisant les poursuites, a surpris M. le préfetWorms-Clavelin, qui a désigné, pour la présidence du banquet,M. Dellion, dont on estime universellement la probité,garantie par une richesse héréditaire et quarante ans de prospéritéindustrielle. M. le préfet, tout en déplorant que les plushautes personnalités de la République soient sans cesse en butte àla suspicion, se réjouit du bon esprit de ses administrés, quidemeurent attachés au régime, qu’on semble vouloir déconsidérer àplaisir. Il constate, en effet, que les incidents parlementairestels que celui qui vient de se produire, après tant d’autres,laissent absolument indifférentes les laborieuses populations dudépartement. M. le préfet Worms-Clavelin voit juste. Iln’exagère pas la tranquillité de ces âmes, que rien n’étonne plus.La foule introuvable qui, sans s’émouvoir, a lu dans les feuillesque le sénateur Laprat-Teulet était mis au secret, aurait appris,avec la même quiétude, qu’il était envoyé en ambassade dans quelquecour européenne. Et l’on prévoit que, si la justice le rend à lahaute Assemblée, M. Laprat-Teulet siégera, l’année prochaine,dans la commission du budget. Nul doute qu’il ne retrouve sesélecteurs à l’expiration de son mandat.

L’abbé Lantaigne interrompitM. Bergeret :

– Ici, monsieur, vous touchez le pointfaible et faites résonner le creux. Le public s’accoutume àl’immoralité et ne fait plus la différence du bien et du mal. C’estle danger. Nous voyons sans cesse des hontes tomber dans lesilence. Il y avait une opinion publique sous la Monarchie et sousl’Empire. Il n’y en a plus aujourd’hui. Ce peuple, autrefois ardentet généreux, est devenu tout à coup incapable de haine et d’amour,d’admiration et de mépris.

– Je suis frappé comme vous de cettetransformation, dit M. Bergeret. Et j’en cherche les causessans pouvoir les trouver. Il est souvent parlé, dans les conteschinois, d’un génie fort laid, d’allure pesante, mais dont l’espritest subtil et qui aime à se divertir. Il s’introduit la nuit dansles maisons habitées, il ouvre comme une boîte le crâne d’undormeur, en retire le cerveau, met un autre cerveau à la place, etreferme doucement le crâne. Son grand plaisir est d’aller ainsi demaison en maison, changeant les cervelles. Et quand, à l’aube, cegénie jovial a regagné son temple, le mandarin s’éveille avec desidées de courtisane et la jeune fille avec les rêves d’un vieuxbuveur d’opium. Il faut qu’un génie de ce caractère ait troqué dela sorte les cerveaux français contre ceux de quelque peupleinglorieux et patient, traînant sans désirs une morne existence,indifférent au juste et à l’injuste. Car, enfin, nous ne nousressemblons plus du tout.

M. Bergeret s’interrompit et haussa lesépaules. Puis il reprit avec une douce tristesse :

– C’est l’effet de l’âge, et la marqued’une certaine sagesse. L’enfance a des étonnements ; lajeunesse, des colères. Le progrès des années nous a enfin apportécette paisible indifférence que je devais mieux juger. Notre étatmoral nous assure la paix au-dedans et la paix au-dehors.

– Le croyez-vous ? demandaM. l’abbé Lantaigne. Et ne pressentez-vous pas descatastrophes prochaines ?

– La vie est, par elle-même, unecatastrophe, répondit M. Bergeret. C’est une catastropheincessante, puisqu’elle ne peut se manifester que dans un milieuinstable et que la condition essentielle de son existence estl’instabilité des forces qui la produisent. La vie d’une nation,comme celle d’un individu, est une ruine perpétuelle, une suited’écroulements, une interminable expansion de misères et de crimes.Notre pays, qui est le plus beau du monde, ne subsiste, comme lesautres, que par le renouvellement de ses misères et de ses fautes.Vivre, c’est détruire. Agir, c’est nuire. Mais précisément à cetteheure, monsieur l’abbé, le plus beau pays du monde agitmédiocrement et ne vit point d’une vie violente. C’est ce qui merassure. Je ne découvre point de signes dans le ciel. Je ne prévoispas de maux prochains, singuliers et spéciaux à notre doucecontrée. Vous qui annoncez la catastrophe, monsieur l’abbé,dites-moi, je vous prie, si vous la voyez venir du dedans ou dudehors.

– Le péril est partout, réponditM. Lantaigne. Et vous riez.

– Je n’ai pas envie de rire, réponditM. Bergeret. Il en est peu de sujets pour moi dans ce mondesublunaire, sur ce globe terraqué dont les habitants sont presquetous odieux ou ridicules. Mais je ne crois pas que nous soyonsmenacés dans notre paix et dans notre indépendance par quelquepuissant voisin. Nous ne gênons personne. Nous n’inquiétons pasl’univers. Nous sommes contenus et raisonnables. Les chefs de notregouvernement ne forment point, qu’on sache, des desseins immodérésdont le succès, bon ou mauvais, assure notre puissance ou consommenotre perte. Nous n’aspirons point à l’hégémonie du monde. Noussommes devenus supportables à l’Europe. C’est une heureusenouveauté.

« Regardez, je vous prie, à la vitrine deMme Fusellier, la papetière, les portraits de noshommes d’État. Et dites s’il en est un seul qui semble fait pourdéchaîner la guerre et ravager le monde. Leur génie est médiocrecomme leur puissance. Ils ne sont pas en état de commettre desfautes terribles. Ils ne sont pas de grands hommes, Dieumerci ! et nous pouvons dormir tranquilles. Au reste, je croisdiscerner que l’Europe, tout armée qu’elle est, n’est pasbelliqueuse. Il y a dans la guerre une générosité qui déplaîtaujourd’hui. On fait battre les Turcs et les Grecs. On joue sur euxcomme sur des coqs ou des chevaux. Et l’on ne se battra passoi-même. Auguste Comte, en 1840, annonçait la fin de la guerre. Laprophétie n’était pas, sans doute, d’une vérité précise etlittérale. Mais peut-être la vue de ce grand homme perçait-elle unprofond avenir. L’état de guerre est l’état ordinaire d’une Europeféodale et monarchique. La féodalité est morte et les antiquesdespotismes sont combattus par des forces nouvelles. La paix et laguerre dépendent aujourd’hui moins des souverains absolus que de lahaute banque internationale, plus puissante que les Puissances.L’Europe financière est d’humeur pacifique. Il est certain du moinsqu’elle n’aime point la guerre pour elle-même et par sentimentchevaleresque. Au reste, sa force inféconde ne durera pas longtempset elle s’abîmera un jour dans la révolution ouvrière. L’Europesocialiste sera probablement amie de la paix. Car il y aura uneEurope socialiste, monsieur l’abbé, si toutefois l’on peut appelersocialisme l’inconnu qui vient.

– Monsieur, dit l’abbé Lantaigne, il n’ya qu’une Europe possible, l’Europe chrétienne. Il y aura toujoursdes guerres. La paix n’est point de ce monde. Puissions-nousretrouver le courage et la foi de nos aïeux ! Soldat del’Église militante, je sais que le combat ne finira qu’à laconsommation des siècles. Et je demande à Dieu, comme l’Ajax devotre vieil Homère, de combattre à la clarté du jour. Ce quim’effraie, ce n’est ni le nombre ni l’audace de nos ennemis, c’estla faiblesse et l’indécision qui règnent dans notre propre camp.L’Église est une armée ; je m’afflige quand je découvre descreux et des vides sur son front de bataille. Je m’indigne de voirdes infidèles se glisser dans ses rangs et les adorateurs du Veaud’or s’offrir à la garde du sanctuaire. Je gémis en observant lalutte engagée autour de moi dans la confusion des ténèbres,favorable aux lâches et aux traîtres. La volonté de Dieu soitfaite ! Je suis assuré du triomphe final, de la défaite ducrime et de l’erreur au jour dernier, qui sera le jour de gloire etde justice.

Il se leva, son regard était ferme. Mais sesjoues appesanties tombaient. Il avait l’âme triste. Et ce n’étaitpoint sans raisons. Sous lui le séminaire allait à sa ruine. Lacaisse était en déficit. Poursuivi par le boucher Lafolie, auquelil devait dix mille deux cent trente et un francs, son orgueilredoutait les remontrances de Mgr le cardinal-archevêque. La mitresur laquelle il tendait la main s’évanouissait. Il se voyait déjàrelégué dans quelque pauvre cure de campagne. Se retournant versM. Bergeret, il lui dit :

– Les plus terribles calamités sont prèsde fondre sur la France.

Chapitre 13

 

Maintenant, M. Bergeret allait àl’estaminet. Il passait une heure, chaque soir, au café de laComédie. On l’en blâmait généralement dans le monde. Il y goûtaitune lumière et une chaleur qui n’étaient point matrimoniales ;il y lisait les journaux et il y voyait des visages humains portéspar des gens qui ne lui voulaient pas de mal. Il y trouvait parfoisM. Goubin, son disciple préféré depuis la trahison deM. Roux. M. Bergeret avait des préférences, parce que sonâme esthétique se plaisait à choisir. Il préférait M. Goubin.Mais il ne l’aimait guère. Et de fait, M. Goubin n’était pasaimable ; mince, grêle, pauvre de chair, de poil, de voix etde pensée, ses yeux tendres cachés sous son lorgnon, les lèvresserrées, il avait toutes les petitesses, un pied et une âme dedemoiselle. Ainsi fait, il était exact et minutieux. À son êtretout menu s’ajustaient des oreilles en cornet vastes et puissantes,richesse unique de cet organisme indigent. M. Goubin avait ledon naturel et l’art d’écouter.

M. Bergeret conversait avecM. Goubin, devant deux chopes, au bruit des dominos brasséssur le marbre des tables voisines. À onze heures, le maître selevait. L’élève l’imitait. Et ils allaient, par la place déserte duThéâtre et par les rues obscures, jusques aux tristesTintelleries.

Ils cheminaient ainsi par une nuit de mai.L’air, qu’avaient lavé de lourdes pluies d’orage, était frais,léger, et plein d’une odeur de terre et de feuilles. Le ciel sanslune et sans nuages tenait suspendues dans sa profondeur sombre desgouttelettes de lumière, presque toutes blanches comme le diamant,auxquelles se mêlaient pourtant çà et là des gouttelettes delumière rouge ou bleue. M. Bergeret, levant les yeux au ciel,contempla les étoiles. Il reconnaissait assez bien lesconstellations. Le chapeau en arrière, la face horizontale, ildésigna, du bout de sa canne, aux regards embrouillés deM. Goubin, les Gémeaux, et murmura ces vers :

Oh ! soit que l’astre pur des deux frèresd’Hélène

Calme sous ton vaisseau la vague ionienne,

Soit qu’aux bords de Pœstum…

Puis brusquement :

– Savez-vous, monsieur Goubin, que nousrecevons d’Amérique des nouvelles de Vénus, et que ces nouvelles nesont pas bonnes ?

M. Goubin s’apprêtait docilement àchercher Vénus dans le ciel. Mais le maître l’avertit qu’elle étaitcouchée.

– Cette belle étoile, dit-il, est unenfer de glace et de feu. Je le tiens de M. Camille Flammarionlui-même, qui m’instruit, chaque mois, en d’excellents articles, detoutes les nouveautés du ciel. Vénus présente constamment au soleilla même face, comme la lune à la terre. L’astronome du montHamilton l’affirme. À l’en croire, l’un des hémisphères de Vénusest un désert brûlant ; l’autre, une solitude de glaces et deténèbres. Et cette belle lumière de nos soirs et de nos matins estpleine de silence et de mort.

– Vraiment ! dit M. Goubin.

– C’est ce qu’on croit cette année,répondit M. Bergeret. Pour ma part, je ne suis pas trèséloigné de penser que la vie, telle du moins qu’elle se manifestesur la terre, je veux dire cet état d’activité que présente lasubstance organisée dans les plantes et dans les animaux, estl’effet d’un trouble dans l’économie de la planète, un produitmorbide, une lèpre, quelque chose enfin de dégoûtant, qui ne seretrouve pas dans un astre sain et bien constitué. Cette idée mesourit et me console. Car, enfin, il est triste de penser que tousces soleils allumés sur nos têtes réchauffent des planètes aussimisérables que la nôtre et que l’univers multiplie à l’infini lasouffrance et la laideur.

« Nous ne saurions parler des planètesdépendantes de Sirius ou d’Aldébaran, d’Altaïr ou de Véga, de cespoussières obscures qui peuvent accompagner les gouttes de feurépandues dans le ciel, puisque leur existence même ne nous est pasconnue et que nous ne la soupçonnons qu’en vertu des analogiesexistant entre notre soleil et les autres étoiles de l’univers.Mais si nous nous faisons quelque idée des astres de notre système,cette idée n’est point que la vie y règne dans les formes qu’elleaffecte sur la terre. On ne peut supposer qu’il se trouve des êtresorganisés comme nous dans le chaos des géants Saturne et Jupiter.Uranus et Neptune sont sans lumière ni chaleur. L’espèce decorruption que nous appelons la vie organique ne saurait donc s’yproduire. Il n’est pas plus croyable qu’elle se manifeste danscette cendre d’astres répandue dans l’éther entre les orbites deMars et de Jupiter, et qui n’est que la matière éparse d’uneplanète. La petite boule Mercure semble trop ardente pour produirecette moisissure que sont la vie animale et la vie végétale. Lalune est un monde mort. Nous venons d’apprendre que la températurede Vénus ne convient point à ce que nous appelons des organismes.Donc, nous ne pourrions rien imaginer de comparable à l’homme danstout le système solaire, s’il ne s’y trouvait point la planète Marsqui, malheureusement pour elle, présente quelque ressemblance avecla terre. Elle a de l’air, mais en petite quantité, de l’eau ;elle a peut-être de quoi faire, hélas ! des animaux commenous.

– N’est-il pas vrai qu’on la croithabitée ? demanda M. Goubin.

– On fut parfois tenté de le supposer,répondit M. Bergeret. La figure de ce monde nous est malconnue. Elle semble variable et sans cesse agitée. On y voit descanaux dont l’origine et la nature sont ignorées. Et nous ne sommespoint sûrs que ce monde voisin soit attristé et déshonoré par desêtres semblables à des hommes.

M. Bergeret était à sa porte. Il s’arrêtaet dit :

– Je veux croire encore que la vieorganique est un mal particulier à cette vilaine petite planète-ci.Il serait désolant de penser qu’on mange et qu’on est mangé dansl’infini des cieux.

Chapitre 14

 

Le fiacre qui portaitMme Worms-Clavelin dans Paris franchit la porteMaillot entre les grilles couronnées civiquement de fers de piques,près desquelles sommeillaient au soleil les gabelous poudreux etles bouquetières hâlées. Laissant à sa droite l’avenue de laRévolte, dont les cabarets bas, barbouillés de rouge, moisis, etles maigres tonnelles regardent la chapelle Saint-Ferdinand,agenouillée seule et petite au bord du morne fossé militaire pleind’herbe pelée et malade, il s’engagea dans la rue de Chartres,triste sous son éternelle poussière de pierres qu’on taille, etparvint aux belles voies ombreuses qui s’ouvrent dans le parc royaldécoupé maintenant en minces propriétés bourgeoises. Sur lachaussée paisible où le fiacre roulait pesamment entre deux rangsde platanes, par moments, dans le silence et la solitude, desbicyclistes, vêtus de clair, l’échine courbée, la tête fendantl’air, glissaient aux allures des bêtes rapides. En sa fuite aisée,leur vol allongé de grands oiseaux atteignait presque à la grâcepar l’aisance des mouvements, presque à la beauté par l’ampleur descourbes décrites. Entre les troncs des arbres en bordure,Mme Worms-Clavelin découvrait, derrière lesgrilles, les pelouses, les petits bassins, les perrons et lesmarquises de goût mince. Et elle rêvait vaguement d’habiter dansses vieux jours une maison comme celles dont elle apercevait leplâtre clair et l’ardoise dans le feuillage, car elle était sage etmodérée en ses désirs, et elle sentait naître au fond de son cœurle goût des poules et des lapins. Çà et là, dans les largesavenues, de grands bâtiments s’élevaient, chapelles, maisonsd’éducation, maisons de retraite, maisons de santé, l’égliseanglicane et ses pignons d’un gothique froid ; les demeurespieuses, d’une gravité placide, une croix sur la porte et unecloche toute noire contre le mur, avec sa chaîne qui pendait. Puisle fiacre s’enfonça dans la région basse et déserte despépiniéristes où les vitrages des serres brillent au bout desétroites allées de sable, où tout à coup se dressent les kiosquesabsurdes des constructeurs rustiques et les troncs d’arbres morts,imités en grès par un ingénieur ornemaniste pour jardins. On sentdans ce Bas-Neuilly la fraîcheur de la rivière prochaine, lesvapeurs d’un sol humide encore des eaux qui y dormaient à uneépoque toute récente, disent les géologues, les exhalaisons desmarécages sur lesquels le vent courbait les roseaux, il y a milleou quinze cents ans à peine.

Mme Worms-Clavelin regarda parla portière : elle était près d’arriver. Devant elle, lapointe fine des peupliers qui longent le fleuve se levait au boutde l’avenue. La vie recommençait diverse et pressée. Les hautsmurs, les toits à crête découpée se suivaient sans interruption. Lefiacre s’arrêta devant une grande maison moderne, construite avecune parcimonie visible et même avec lésine, au mépris de la grâceet de l’art, et pourtant décente et d’assez bon air, percée defenêtres étroites, parmi lesquelles celles d’une chapelle sereconnaissaient au réseau de plomb qui reliait les pièces duvitrail. Sur cette façade plate et sans ornements, les traditionsde l’art national et chrétien étaient rappelées très discrètement àla charpente du toit par les lucarnes en triangle surmontées d’untrèfle. Au fronton de la porte d’entrée, une ampoule étaitsculptée, figurant la fiole où fut renfermé le sang du Sauveuremporté dans un gant par Joseph d’Arimathie. C’était l’écusson desDames du Précieux-Sang dont la congrégation, fondée en 1829 parMme Marie Latreille, fut reconnue en 1868 parl’État, grâce à la volonté favorable de l’impératrice Eugénie. Lesdames du Précieux-Sang se vouaient à l’éducation des jeunesfilles.

Mme Worms-Clavelin sauta devoiture, sonna à la porte qui s’entrouvrit avec prudence etcirconspection, et pénétra dans le parloir, tandis que la sœurtourière avertissait par le tour queMlle de Clavelin était appelée auprès demadame sa mère. Le parloir n’était meublé que de chaises de crin.Sur le mur blanc, dans une niche, une sainte Vierge, peinte decouleurs tendres, l’air mièvre, ouvrait les mains, debout, lespieds cachés. La pièce, grande, froide, blanche, avait un caractèrede calme, d’ordre, de rectitude. On y sentait une force secrète,une puissance sociale qui ne se montrait pas.

Mme Worms-Clavelin respiraavec une grave satisfaction l’air de ce parloir, un air humide,mêlé d’une odeur de cuisine fade. Ayant traîné son enfance par lespetites écoles bruyantes de Montmartre, sous des barbouillagesd’encre et de confitures, dans un échange perpétuel de vilains motset de vilains gestes, elle tenait en haute estime l’austérité del’éducation aristocratique et religieuse. Elle avait fait baptisersa fille pour qu’elle pût être admise dans un couvent distingué.Elle avait pensé : « Jeanne sera mieux élevée, et elleaura chance de faire un meilleur mariage. » Jeanne avait reçule baptême à onze ans, dans un grand secret, parce qu’on étaitalors sous un ministère radical. Depuis, la République et l’Églises’étaient rapprochées l’une de l’autre. Mais, pour ne pointmécontenter les purs du département,Mme Worms-Clavelin cachait que sa fille fût élevéechez des religieuses. Le secret pourtant en avait été surpris, etparfois la feuille cléricale du département publiait un filet quele conseiller de préfecture, M. Lacarelle, mettait, entouréd’un trait de crayon bleu, sous les yeux de M. le préfet, quilisait :

Est-il vrai que le juif persécuteur placépar les francs-maçons à la tête de l’administration départementalepour combattre Dieu parmi nos populations fidèles fait élever safille dans un couvent ?

M. Worms-Clavelin haussait les épaules etjetait le journal au panier.

Le surlendemain, le rédacteur catholiqueinsérait un nouveau filet, comme on pouvait s’y attendre aprèsavoir lu le premier.

J’ai demandé au préfet juif Worms-Clavelins’il était vrai qu’il fît élever sa fille dans un couvent. Cefranc-maçon ne m’ayant pas répondu, pour cause, je ferai moi-mêmela réponse à ma question. Ce juif honteux, après avoir faitbaptiser sa fille, l’a mise dans une maison d’éducationcatholique.

Mlle Worms-Clavelin est àNeuilly-sur-Seine, élevée par les dames du Précieux-Sang.

C’est plaisir de voir comme cesgaillards-là sont sincères !

L’éducation laïque, athée, homicide, c’estbon pour le peuple qui les nourrit !

Que les populations sachent de quel côtésont les tartufes !

M. Lacarelle, conseiller de préfecture,encadrait le filet au crayon bleu et mettait la feuille déployéesur le buvard du préfet, qui la jetait dans sa corbeille.M. Worms-Clavelin avertissait les feuilles officieuses de nepoint engager de polémique. Et cette petite affaire tombait dansl’oubli, dans l’insondable oubli, dans la nuit sans mémoire oùs’enfoncent tour à tour, après un moment d’éclat, les hontes et lesgloires, les beautés et les scandales du régime.Mme Worms-Clavelin, considérant la force et larichesse de l’Église, avait tenu la main énergiquement à ce queJeanne fût laissée à ces religieuses qui donnaient à la jeune filledes principes et des manières.

Elle s’assit, très modeste, cachant ses piedssous sa robe, comme la Vierge blanche, rose et bleue de la niche,et tenant du bout de ses doigts, par le fil, la boîte de chocolatqu’elle apportait à Jeanne.

Une grande fillette entra en coup de vent dansle parloir, longue dans sa robe noire, ceinte du cordon rouge des« moyennes ».

– Bonjour, maman !

Mme Worms-Clavelin l’examinaavec une tendresse maternelle et aussi l’instinct de maquignonnagequ’elle avait, l’attira à elle, lui regarda les dents, la fit tenirdroite, observa la taille, les épaules, le dos, et parutsatisfaite.

– Mon Dieu ! que tu es grande !Tu as des bras d’une longueur !…

– Maman, ne m’intimide pas. Je ne saisdéjà pas où les mettre.

Elle s’assit et joignit sur ses genoux sesmains rouges. Elle répondit avec ennui et gentillesse aux questionsque sa mère lui fit sur sa santé, aux instructions hygiéniques, auxrecommandations relatives à l’huile de foie de morue. Puis elledemanda :

– Et papa ?

Mme Worms-Clavelin fut presquesurprise qu’on lui demandât des nouvelles de son mari, non qu’elleeût elle-même de l’indifférence pour lui, mais parce qu’ellen’imaginait point qu’on pût rien dire de nouveau sur cet hommestable, immuable, permanent, qui n’était jamais malade et qui nefaisait, ni ne disait jamais rien de singulier.

– Ton père ? Qu’est-ce que tu veuxqui lui arrive ? Nous sommes de première classe. Et nousn’avons pas envie de changer.

Elle songea tout de même qu’il faudraitbientôt penser à s’assurer une retraite convenable, soit unetrésorerie générale, soit plutôt le Conseil d’État. Et ses beauxyeux se voilaient de rêverie.

Sa fille lui demanda à quoi elle pensait.

– Je pense qu’un jour nous pourrionsrevenir à Paris. J’aime Paris, moi. Mais nous y serions si peu dechose !

– Pourtant papa a des capacités. SœurSainte-Marie-des-Anges l’a dit en classe. Elle a dit :« Mademoiselle de Clavelin, votre père a déployé de grandescapacités administratives. »

Mme Worms-Clavelin secoua latête.

– C’est qu’il faut beaucoup d’argent pouravoir un état de maison à Paris.

– Tu aimes Paris, toi, maman. Moi, j’aimela campagne.

– Tu ne la connais pas, ma chérie.

– Mais, maman, on n’aime pas que ce qu’onconnaît.

– Il y a tout de même quelque chose devrai dans ce que tu dis là.

– Tu ne sais pas, maman ?… J’ai eule diplôme d’honneur pour ma composition d’histoire.Mme de Saint-Joseph a dit que j’étais la seulequi avait traité le sujet à fond.

Mme Worms-Clavelin demandamollement :

– Quel sujet ?

– La Pragmatique Sanction.

Mme Worms-Clavelin demanda,cette fois avec l’accent d’une surprise véritable :

– Qu’est-ce que c’est que ça ?

– C’est une faute de Charles VII.C’est même sa faute la plus grave.

Mme Worms-Clavelin trouvaitcette réponse obscure. Elle s’en contentait néanmoins, ne prenantaucun intérêt à l’histoire du moyen âge. Mais Jeanne, pleine de sonsujet, poursuivit gravement :

– Oui, maman. C’est la faute capitale dece règne, une violation flagrante des droits du Saint-Siège, unespoliation criminelle du patrimoine de Saint-Pierre. Cette fautefut heureusement réparée par François Ier… À propos, tune sais pas, maman ? la gouvernante d’Alice, nous avonsdécouvert que c’était une ancienne cocotte…

Avec une pressante énergieMme Worms-Clavelin invita sa fille à ne plus faire,avec ses compagnes, des recherches de cette nature :

– Tu es parfaitement ridicule,Jeanne ; tu dis des mots sans te rendre compte…

Jeanne garda un silence mystérieux ; puissoudain :

– Maman, j’ai à te dire que mes pantalonssont dans un état que c’est une horreur. Tu sais, le linge, ça n’ajamais été ta préoccupation dominante. Je ne t’en fais pas unreproche ; on est pour le linge, ou pour les robes, ou pourles bijoux. Toi, maman, tu es pour les bijoux. Moi, je suis pour lelinge… Et puis nous avons fait une neuvaine. J’ai bien prié pourtoi et pour papa, va ! Et puis j’ai gagné quatre mille neufcent trente-sept jours d’indulgences.

Chapitre 15

 

J’ai plutôt des sentiments religieux, dit M.de Terremondre ; mais je trouve malheureuses les parolesprononcées à Notre-Dame par le Père Ollivier. C’est d’ailleursl’avis général.

– Vous le blâmez sans doute, réponditM. Lantaigne, d’avoir expliqué cette catastrophe comme uneleçon donnée par Dieu à l’orgueil et à l’incrédulité. Vous luireprochez d’avoir montré la nation préférée soudainement punie deses abandons et de ses révoltes. Fallait-il donc qu’il renonçât àdonner un sens à ces scènes terribles ?

– Il y avait, repritM. de Terremondre, des convenances à observer. Laprésence du chef de l’État lui imposait notamment une certaineréserve.

– Il est vrai, dit M. Lantaigne, quece religieux osa dire à la face du président et des ministres de laRépublique, devant les puissants et les riches, auteurs oucomplices de nos hontes, que la France avait manqué à sa vocationséculaire en se détournant des chrétiens d’Orient, massacrés parmilliers, et en favorisant lâchement le Croissant contre la Croix.Il osa dire que la nation longtemps fidèle avait chassé le vraiDieu de ses écoles et de ses assemblées. Voilà ce dont vous luifaites un crime, vous, monsieur de Terremondre, un des chefs duparti catholique dans notre département.

M. de Terremondre protesta de sondévouement aux intérêts religieux. Mais il gardait son sentiment.D’abord, il n’était pas pour les Grecs. Il était pour les Turcs,ou, du moins, il était pour la tranquillité. Et il connaissaitbeaucoup de catholiques à qui les chrétiens d’Orient étaient tout àfait indifférents. Fallait-il les blesser dans leurs convictionslégitimes ? On n’est pas tenu d’être philhellène. Le pape nel’est pas.

– Monsieur l’abbé, ajouta-t-il, je vousécoute avec une extrême déférence. Mais je persiste à croire qu’ilfallait tenir un langage plus conciliant dans un jour de deuil etd’espérance qui semblait sceller la réconciliation des classes…

– Et tandis que la Bourse remontait,attestant la sagesse de la France et de l’Europe dans les affairesd’Orient, ajouta M. Bergeret avec un mauvais rire.

– Effectivement, repritM. de Terremondre. Nous devons ménager un gouvernementqui combat les socialistes et sous lequel les idées religieuses etconservatrices ont fait un progrès indéniable. Notre préfet,M. Worms-Clavelin, bien qu’israélite et franc-maçon, montrepour les intérêts du clergé une vive sollicitude.Mme Worms-Clavelin a fait baptiser sa fille et l’amise dans un couvent de Paris où elle reçoit une excellenteéducation. Je le sais, car Mlle Jeanne Clavelin estdans la même classe que mes nièces d’Ansey.Mme Worms-Clavelin patronne quelques-unes de nosœuvres ; et, malgré son origine et sa situation, elle déguiseà peine aujourd’hui ses sympathies aristocratiques etreligieuses.

– Je vous crois sans peine, ditM. Bergeret, et vous pouvez affirmer généralement que lecatholicisme, à cette heure, en France, n’a nulle part de soutienplus fort que dans la richesse juive.

– Vous ne vous trompez guère, repritM. de Terremondre. Les israélites donnent beaucoup auxœuvres catholiques… Mais ce qu’il y a de choquant dans le discoursdu Père Ollivier, c’est qu’il prête pour ainsi dire à Dieu l’idéeet l’inspiration de la catastrophe. Il semblerait, à l’entendre,que le bon Dieu a mis le feu lui-même au Bazar. Ma tante d’Ansey,qui assistait à la cérémonie, en est revenue indignée. Vousn’admettez pas de tels écarts, monsieur l’abbé, j’en suis sûr.

M. Lantaigne n’engageait pasimprudemment, d’ordinaire, une discussion théologique avec des gensdu siècle, peu propres à la soutenir. Bien qu’il aimât ardemment lacontroverse, ses mœurs sacerdotales l’en détournaient dans lesoccasions frivoles, comme était celle-ci. Il garda le silence et cefut M. Bergeret qui répondit àM. de Terremondre :

– Vous eussiez préféré, monsieur, que cemoine excusât le Dieu bon d’un malheur arrivé, par hasard, sur unpoint mal surveillé de sa création, et prêtât au Seigneur, après lacatastrophe, l’attitude attristée, modeste et décente de M. lepréfet de police.

– Vous vous moquez de moi, ditM. de Terremondre. Mais fallait-il parler de victimesexpiatoires et d’ange exterminateur ? Ce sont des idées d’unautre âge.

– Ce sont des idées chrétiennes, ditM. Bergeret. M. Lantaigne ne le niera pas.

Comme le prêtre gardait le silence,M. Bergeret reprit :

– Il y a dans un livre dontM. Lantaigne approuve la doctrine, dans l’illustre Essaisur l’indifférence, une théorie de l’expiation que je vousconseille de lire. J’en ai retenu une phrase que je puis vousrapporter assez exactement : « Une loi fatale, ditLamennais, une loi inexorable nous presse ; nous ne pouvonséchapper à son empire : cette loi, c’est l’expiation, axeinflexible du monde moral, sur lequel roulent toutes les destinéesde l’humanité. »

– Parfaitement, ditM. de Terremondre. Mais se peut-il que Dieu ait voulufrapper des femmes honnêtes et charitables, comme ma cousineCourtrai, comme mes nièces Laneux et Felissay, qui ont étéhorriblement brûlées dans cet incendie ? Dieu n’est ni cruelni injuste.

M. Lantaigne assura son bréviaire sous lebras gauche et fit mine de s’en aller. Puis, se ravisant, il setourna vers M. de Terremondre et, la main droite levée,dit gravement :

– Dieu ne fut ni cruel ni injuste enversces femmes dont il fit, en sa miséricorde, des hosties et lesimages de la Victime sans tache. Mais puisque les chrétienseux-mêmes ont perdu jusqu’au sentiment du sacrifice et jusqu’àl’usage de la douleur, puisqu’ils sont tombés dans l’ignorance desplus saints mystères de la religion, ne devant point désespérer deleur salut, il faut donc attendre des avertissements plusterribles, des avis plus pressants et de plus grands signes. Adieu,monsieur de Terremondre. Je vous laisse avec M. Bergeret qui,n’ayant point de religion, ne tombe pas du moins dans les misèreset les hontes de la religion facile, et qui, avec les faiblessecours de l’intelligence que le cœur n’aide point, se fera un jeude vous confondre.

Il dit et s’éloigna d’une ferme et roideallure :

– Qu’est-ce qu’il a ? demandaM. de Terremondre en le suivant des yeux. Je crois qu’ilm’en veut. C’est un homme digne de respect. Mais il a le caractèredifficile. Son esprit s’aigrit dans des querelles perpétuelles. Ilest brouillé avec son archevêque, avec les professeurs duséminaire, avec la moitié du clergé diocésain. Il est fort douteuxqu’il devienne évêque. Et je commence à croire qu’il vaut mieux,pour l’Église et pour lui, le laisser à la place où il est. Ceserait un évêque dangereux par son intolérance. Quelle étrange idéed’approuver le discours du Père Ollivier !

– J’approuve aussi ce discours, ditM. Bergeret.

– Vous, c’est différent, ditM. de Terremondre. Vous vous amusez. Vous n’êtes pasreligieux.

– Je ne suis pas religieux, ditM. Bergeret ; mais je suis théologien.

– Moi, dit M. de Terremondre,je suis religieux, et je ne suis pas théologien. Et je suis indignéd’entendre dire en chaire que Dieu a fait périr dans les flammes demalheureuses femmes pour punir les crimes de notre pays, qui nemarche pas à la tête de l’Europe. Le Père Ollivier croit-il qu’ilnous soit si facile, dans les circonstances actuelles, de marcher àla tête de l’Europe ?

– Il aurait tort de le croire, ditM. Bergeret. Mais vous, vous qui êtes, comme on vient de vousle dire, un des chefs du parti catholique dans le département, vousdevez savoir que votre Dieu montrait jadis, aux âges bibliques, ungoût assez vif pour les sacrifices humains et que l’odeur du sanglui était agréable. Il se réjouissait des massacres et jubilaitdans les exterminations. Tel était son caractère, monsieur deTerremondre. Il était sanguinaire comme M. de Gromancequi, tout le long de l’an, tire, selon la saison, les chevreuils,les perdrix, les lapins, les cailles, les canards sauvages, lesfaisans, les coqs de bruyère et les coucous. Il immolait lesinnocents et les coupables, les guerriers et les vierges, plume etpoil. Il paraît bien qu’il goûta avec plaisir à la fille deJephté.

– Détrompez-vous, ditM. de Terremondre. Elle lui fut consacrée. Mais ce ne futpas un sacrifice sanglant.

– On vous le persuade, ditM. Bergeret, par égard pour votre sensibilité. Mais réellementelle fut égorgée. Jéhovah se montrait surtout friand de chairfraîche. Le petit Joas, nourri dans le temple, n’ignorait pas lamanière dont ce Dieu aimait les enfants. Quand la bonne Josabethlui essaya le bandeau des rois, il en conçut une extrême inquiétudeet fit cette question intéressée :

Est-ce qu’en holocauste aujourd’hui présenté,

Je dois, comme autrefois la fille de Jephté,

Du Seigneur par ma mort apaiser la colère ?

« En ce temps-là, Jéhovah ressemblait àson rival Chamos : c’était un être féroce, injuste et cruel.Il disait : « Par les morts couchés sur votre route, voussaurez que je suis le Seigneur. » Ne vous y trompez pas,monsieur de Terremondre, en passant des juifs aux chrétiens, il estdemeuré rude, et le goût du sang lui est resté. Je ne vous dispoint qu’en ce siècle, au déclin de l’âge, il ne se soit pasquelque peu adouci et qu’il n’ait pas glissé lui-même sur cettepente de facilité et d’indifférence que nous descendons tous. Dumoins a-t-il cessé de se répandre en menaces et en invectives. Pourl’heure, il n’annonce ses vengeances que par la bouche deMlle Deniseau, que personne n’écoute. Mais sesprincipes sont les mêmes qu’autrefois. Son système moral n’est pasessentiellement changé.

– Vous êtes un grand ennemi de notrereligion, dit M. de Terremondre.

– Nullement, dit M. Bergeret. J’ydécouvre, il est vrai, ce que j’appellerai des difficultésintellectuelles et morales. J’y découvre même des cruautés. Maisces cruautés sont anciennes, polies par les âges, roulées comme desgalets, tout émoussées. Elles sont devenues presque innocentes.J’aurais plus de peur d’une religion nouvelle, façonnée tropexactement. Cette religion, fût-elle fondée sur la morale la plusindulgente et la plus belle, fonctionnerait d’abord avec unerigueur incommode et une exactitude pénible. J’aime mieux uneintolérance rouillée qu’une charité aiguisée de frais. À toutprendre, c’est l’abbé Lantaigne qui a tort, c’est moi qui ai tort,et c’est vous qui avez raison, monsieur de Terremondre. Sur cetteantique religion judéo-chrétienne, tant de siècles de passionshumaines, de haines et d’amours terrestres, tant de civilisationsbarbares ou raffinées, austères ou voluptueuses, impitoyables outolérantes, humbles ou superbes, agricoles, pastorales, guerrières,marchandes, industrielles, oligarchiques, aristocratiques,démocratiques, ont passé, que tout est maintenant aplani. Lesreligions n’ont guère d’effet sur les mœurs et elles sont ce queles mœurs les font…

Chapitre 16

 

Madame Bergeret avait en horreur le silence etla solitude. Depuis que M. Bergeret ne lui adressait plus laparole et vivait séparé d’elle, son appartement l’effrayait commeun sépulcre ; elle n’y rentrait qu’en pâlissant. Ses filles yeussent mis du moins le mouvement et le bruit nécessaires à sasanté ; mais, à l’automne, lors d’une épidémie typhique, elleles avait envoyées chez Mlle Zoé Bergeret, leurtante, à Arcachon, où elles avaient passé l’hiver et d’où leur pèrene songeait point à les rappeler, dans les conjonctures présentes.Mme Bergeret était une femme d’intérieur. Elleavait l’âme domestique. L’adultère n’avait été pour elle qu’uneexpansion de sa vie conjugale, un rayonnement de son foyer. Elles’y était livrée par matronal orgueil autant que sur lessollicitations de sa chair épanouie et féconde. Elle avait toujoursentendu que son petit commerce physique avec le jeune M. Rouxdemeurât une pratique secrète et bourgeoise, un adultère modéré,supposant, impliquant, confirmant cet état de mariage que le mondehonore, que l’Église sanctifie, qui assure à la femme sa sécuritéprivée et sa dignité sociale. Mme Bergeret étaitune épouse chrétienne. Elle savait que le mariage est un sacrementdont les effets augustes et durables ne peuvent être détruits parune faute comme celle qu’elle avait commise, grave, il est vrai,mais pardonnable et rémissible. Sans se juger elle-même avec unegrande clarté morale, elle sentait que sa faute était simple, sansmalice profonde, sans la passion qui seule donne aux fautes lagrandeur du crime et perd la coupable. Elle sentait qu’elle n’étaitpoint une grande criminelle, mais plutôt qu’elle n’avait pas eu dechance. Les conséquences inattendues de cette insignifianteaffaire, elle les voyait se dérouler avec une morne lenteur, quil’épouvantait. Elle souffrait cruellement d’être seule et déchuedans sa maison, d’avoir perdu sa souveraineté domestique, d’êtredépouillée, pour ainsi dire, de son âme ménagère et cuisinière. Lasouffrance ne lui était pas bonne et ne la purifiait pas. Lasouffrance inspirait à son pauvre génie tantôt la révolte et tantôtl’abaissement. Chaque jour, vers trois heures de l’après-midi, ellesortait, roide, pompeusement parée, l’œil clair, les jouesirritées, terrible, et gagnait à grandes enjambées les maisonsamies. Elle allait en visite chez Mme Torquet, lafemme du doyen ; chez Mme Leterrier, la femmedu recteur ; chez Mme Ossian Colot, la femmedu directeur de la prison ; chez Mme Surcoux,la femme du greffier ; chez toutes les dames de la moyennebourgeoisie. Car elle n’était admise ni dans la noblesse ni chezles gros capitalistes. Et dans chaque salon elle se répandait enplaintes sur M. Bergeret et chargeait son mari de tous lestorts bizarres que lui suggérait son imagination faible maisconcentrée. Elle l’accusait notamment de la séparer de ses filles,de la laisser sans argent, et, déserteur du foyer, de courir lescafés et peut-être les tripots. Partout elle gagnait dessympathies, inspirait le plus tendre intérêt. La pitié qu’ellefaisait naître grandissait, s’étendait, montait.Mme Dellion, la femme du maître de forges, qui nepouvait consentir à la recevoir, puisqu’elles n’étaient pas de lamême société, lui faisait savoir du moins qu’elle la plaignait detout son cœur et qu’elle réprouvait la conduite odieuse deM. Bergeret. Ainsi Mme Bergeret soutenait etcontentait chaque jour, par la ville, son âme jalouse deconsidération sociale et de bonne renommée. Mais quand, le soir,elle remontait l’escalier de sa maison, son cœur se serrait. Ellesoulevait péniblement ses jambes amollies. Elle oubliait sonorgueil, ses vengeances, les injures, les calomnies frivolesqu’elle avait semées par la ville. Il lui venait un sincère désirde rentrer en grâce auprès de M. Bergeret, afin de n’être plusseule. Cette idée, à laquelle ne se mêlait nulle perfidie, coulaitnaturellement de cette âme facile. Vains désirs ! Inutilepensée ! M. Bergeret continuait d’ignorerMme Bergeret.

Ce soir-là, Mme Bergeret ditdans la cuisine :

– Euphémie, allez demander à monsieurcomment il veut qu’on fasse les œufs.

C’était une pensée nouvelle en son esprit desoumettre le menu au maître de la maison. Naguère, au jour de soninnocence altière, elle lui imposait les plats qu’il n’aimait paset qui rebutaient l’estomac délicat de l’homme d’étude. La jeuneEuphémie avait un esprit de peu d’étendue, mais juste et rigoureux.Elle objecta fermement à Mme Bergeret, comme ellel’avait déjà fait maintes fois, en de semblables occasions, qu’ilétait bien inutile que madame fît rien demander à monsieur qui nerépondrait rien, puisqu’il était « buté ». Mais madame,renversant la tête et abaissant les paupières en signed’obstination, renouvela l’ordre qu’elle venait de donner.

– Euphémie, faites ce que je vous dis.Allez demander à monsieur comment il veut qu’on lui fasse ses œufs.Et n’oubliez pas de l’avertir qu’ils sont pondus du jour, qu’ilsviennent de chez Trécul.

Cependant M. Bergeret, dans son cabinet,travaillait à ce Virgilius nauticus qu’un éditeur luiavait demandé pour en enrichir une édition savante del’Énéide, préparée depuis plus de trente ans par troisgénérations de philologues et dont les premières feuilles étaientdéjà tirées. Et le maître de conférences composait, fiche parfiche, ce lexique spécial. Il en concevait pour lui-même une sorted’admiration, et il s’en félicitait en ces termes :

– Ainsi, moi, ce terrien qui n’a jamaisnavigué que sur le bateau à vapeur qui, l’été, chaque dimanche,remontant la rivière, porte les citadins aux coteaux de Tuillièresoù l’on boit du vin mousseux ; moi, ce bon Français qui n’ajamais vu la mer qu’à Villers, moi Lucien Bergeret, je suisl’interprète de Virgile nautique, j’explique les termes de marineemployés par un poète exact, savant, précis malgré sa rhétorique,et mathématicien, mécanicien, géomètre, un Italien très avisé, quedes matelots, couchés au soleil sur les plages de Naples et deMisène, avaient instruit dans les choses de la mer, qui avaitpeut-être bien sa birème et qui enfin, de Naples à Athènes, fenditla mer bleue sous les astres clairs des deux frères d’Hélène. J’yparviens, grâce à l’excellence de mes méthodes philologiques. EtM. Goubin, mon élève, y réussirait aussi bien que moi.

M. Bergeret se plaisait àl’accomplissement de cet ouvrage dont son esprit était occupé sanstrouble et sans agitation. Il éprouvait une véritable satisfactionà tracer sur la feuille de carton mince des caractères menus etréguliers, images et témoignages de la rectitude intellectuelle queveut la philologie. À cette joie de l’esprit, ses sens consentaientet participaient, tant il est vrai que les voluptés qui s’offrentaux hommes sont plus diverses qu’on ne se le figure communément. EtM. Bergeret goûtait les tranquilles délices d’écrirececi :

Servius croit que Virgile a misAttoli malos pour Attoli vela, et la raison qu’ildonne de cette interprétation, c’est que, cum navigarent, nonest dubium quod olli erexerant arbores. Ascencius s’est rangé àl’opinion de Servius, oubliant ou ignorant qu’à la mer, dans decertaines occasions, on démâtait les navires. Quand l’état de lamer était tel que la mâture…

M. Bergeret en était à cet endroit de sontravail quand la jeune Euphémie, ouvrant la porte du cabinet avecce fracas qui accompagnait ses moindres gestes, vint porter aumaître les paroles obligeantes de madame :

– Madame vous demande comment vous voulezmanger vos œufs.

M. Bergeret, pour réponse, pria doucementla jeune Euphémie de se retirer, et continua d’écrire :

… pouvait être exposée à quelque rupture,on abaissait les mâts en les enlevant du puits où leur pied étaitinséré…

La jeune Euphémie resta plantée contre laporte et M. Bergeret termina sa fiche.

… et on les couchait en arrière sur unetraverse ou un chevalet.

– Monsieur, madame m’a dit aussi de vousdire que les œufs viennent de chez Trécul.

– Una omnes fecere pedem.

Puis il posa sa plume et se sentit remplid’une tristesse soudaine. Il venait de découvrir tout à coupl’inanité de son ouvrage. Il avait le malheur d’être assezintelligent pour connaître sa médiocrité qui, par moments, semontrait à lui, sur sa table, entre l’encrier et le classeur, commeune petite personne maigre et sans grâce. Il se reconnaissait et nes’aimait pas. Il aurait voulu contempler sa propre pensée sousl’aspect d’une nymphe aux belles hanches. Elle lui apparaissait ensa forme véritable, qui était grêle et sans vénusté. Il ensouffrait, car il avait de la délicatesse et le goût des idées.

« Monsieur Bergeret, se disait-il, vousêtes un professeur de quelque distinction, un provincialintelligent, un universitaire fleuri, un médiocre humaniste,attardé aux curiosités infécondes de la philologie, étranger à lavraie science du langage, qui n’est pénétrée que par des espritslarges, droits et puissants. Monsieur Bergeret, vous n’êtes pas unsavant, vous n’êtes capable ni de reconnaître ni de classer lesfaits du langage. Michel Bréal ne prononcera jamais votre nomméprisé. Vous périrez sans gloire et les louanges des hommes necaresseront jamais vos oreilles. »

– Monsieur… monsieur, fit la jeuneEuphémie d’une voix pressante, répondez-moi. Je n’ai pas le tempsd’attendre. J’ai mon ouvrage à faire. Madame vous demande commentque vous voulez manger vos œufs. Je les ai pris chez Trécul. Ilssont pondus du jour.

M. Bergeret, sans tourner la tête,répondit avec une douceur impitoyable à la servante :

– Je vous prie de vous retirer et de neplus entrer désormais dans mon cabinet, à moins d’y êtreappelée.

Et le maître de conférences à la Faculté deslettres retomba dans sa rêverie :

« Heureux Torquet, notre doyen !Heureux Leterrier, notre recteur ! Nulle défiance d’eux-mêmes,nul doute indiscret ne trouble leur génie harmonieux. Ils sontsemblables au vieillard Mesange, qui fut aimé des déessesimmortelles, car il vécut durant trois âges d’hommes et parvint auCollège de France et à l’Institut sans avoir rien appris depuis lessaintes années de son enfance innocente, et sachant toujours legrec comme à quinze ans. Il mourut au déclin de ce siècle, agitantencore dans sa petite tête les idées mythologiques mises en versautour de son berceau, par les poètes du premier Empire. Mais moi,d’esprit débile comme cet helléniste qui portait le nom et lacervelle d’un oiseau, aussi peu capable que le doyen Torquet et quele recteur Leterrier de méthode et d’invention, moi, triste et vainjoueur de mots, d’où vient que je sens cruellement mon insuffisanceet l’inanité risible de mes entreprises ? Ne serait-ce pointun signe de noblesse intellectuelle et une marque de ma supérioritédans le domaine des idées générales ? Ce Virgiliusnauticus, sur lequel je me juge et me condamne, est-cevraiment mon œuvre et le produit de mon esprit ? Non !c’est une tâche imposée à ma pauvreté par un libraire cupide,associé à des professeurs artificieux, qui, sous prétexte dedélivrer la science française de la tutelle allemande, restaurentla manière frivole d’autrefois et m’imposent des amusementsphilologiques à la mode de 1820. Que la faute en soit sur eux etnon sur moi ! L’appât du gain et non le zèle de la science m’afait entreprendre ce Virgilius nauticus auquel jetravaille depuis trois ans et qui me sera payé cinq cents francs,savoir : deux cent cinquante francs à la livraison dumanuscrit, et deux cent cinquante francs le jour de la mise envente du tome contenant cet ouvrage. J’ai voulu étancher ma soifabominable de l’or. J’ai failli, non par l’intelligence, mais parle caractère. C’est bien différent ! »

Ainsi M. Bergeret menait le chœur de sespensées flottantes. La jeune Euphémie, qui n’avait pas quitté laplace, appela le maître pour la troisième fois :

– Monsieur… monsieur…

Mais, à ce coup, sa voix, étranglée par lessanglots, s’arrêta dans sa gorge.

M. Bergeret, tournant enfin sur elle lesyeux, vit des larmes couler sur deux joues rondes, rouges etluisantes.

La jeune Euphémie essaya de parler : ilne sortit de sa gorge que des sons rauques comme l’appel que lespâtres de son village tirent de leur cornet à bouquin, le soir.Réunissant sur son visage ses deux bras nus jusqu’au coude, dont lachair blanche et pleine était sillonnée de longues égratignuresroses, elle passa sur ses yeux le revers de ses mains brunes. Lessanglots secouaient sa poitrine étroite et son ventre trop gros, àcause du carreau qu’elle avait eu dans sa septième année et dontelle restait déformée. Puis elle rabattit ses deux bras contre soncorps, cacha ses mains sous son tablier, étouffa ses soupirs, et,dès que la parole put traverser sa gorge, cria bienâprement :

– Je ne peux plus vivre dans cettemaison. Je ne peux plus. Aussi, ce n’est pas une vie. J’aime mieuxm’en aller que de voir ce que je vois.

Il y avait autant de colère que de douleurdans sa voix, et elle regardait M. Bergeret avec des yeuxirrités.

Et vraiment la conduite de son maîtrel’indignait. Ce n’est pas qu’elle eût nourri dans son cœur unelongue tendresse pour Mme Bergeret qui, naguèreencore, dans les jours superbes et prospères, l’accablait d’injureset d’humiliations et la privait de viande. Ce n’est pas qu’elleignorât la faute de sa maîtresse et qu’elle crût, commeMme Dellion et les dames de la bourgeoisie, queMme Bergeret était innocente. Avec la concierge, laporteuse de pain et la bonne de M. Raynaud, elle connaissaitpar le menu les amours secrètes de Mme Bergeret etde M. Roux. Elle les avait découvertes avant M. Bergeret.Ce n’est pas non plus qu’elle les approuvât. Elle les blâmaitsévèrement, au contraire. Qu’une fille, maîtresse de sa personne,eût un amant, elle n’y trouvait pas grand-chose à redire, sachantla manière dont cela se fait. Il s’en était fallu de peu qu’elle envînt là, certaine nuit, après la fête, au bord d’un fossé où elleétait serrée de près par un gars qui voulait rire. Elle savaitqu’un accident est vite arrivé. Mais une pareille conduite larévoltait chez une femme mariée, d’âge respectable et mère defamille. Elle avait confié un matin à la boulangère que madame ladégoûtait. Pour elle, elle n’était pas portée là-dessus, et s’iln’y avait qu’elle au monde pour faire des enfants, le monde,disait-elle, pouvait bien finir. Puisque la bourgeoise était dansd’autres idées, elle n’avait qu’à prendre son mari. Euphémiejugeait que sa maîtresse avait fait un gros vilain péché, mais ellene concevait pas qu’une faute, même grave, ne fût jamais remise etdemeurât sans pardon. Dans son enfance, avant de se louer à desbourgeois, elle avait travaillé avec ses parents à la vigne et auxchamps. Elle voyait le soleil brûler la grappe en fleur, la grêlehacher en quelques minutes tout le blé du champ, et elle voyaitl’année suivante le père, la mère, les frères aînés façonner lavigne, ensemencer le sillon. Et, à cette vie, patiente etnaturelle, elle avait appris qu’en ce monde brûlant et glacé, bonet mauvais, il n’y a rien d’irréparable et que, comme on pardonne àla terre, il faut pardonner à l’homme et à la femme.

Ainsi faisaient les gens de chez elle, quivalaient bien, peut-être, les gens du chef-lieu. Quand la femme àRobertet, la grande Léocadie, paya une paire de bretelles à sonvalet pour l’amener à faire ce qu’elle voulait qu’il lui fît, ellene fut si fine que Robertet ne s’avisât du manège. Il surprit lesgalants au bon moment et corrigea sa femme à coups de chambrière sirudement qu’elle perdit à jamais l’envie de recommencer. Et depuislors Léocadie est une des meilleures femmes de la contrée :son mari n’a pas ça à lui reprocher. C’est aussi qu’ilfaut marcher droit avec M. Robertet, qui a de la conduite etsait mener les bêtes et les gens.

Beaucoup battue par son père vénérable, simpleet brutale elle-même, Euphémie comprenait la violence et elleaurait approuvé que M. Bergeret cassât sur le dos deMme Bergeret coupable les deux balais de la maison,dont l’un avait perdu la moitié de ses crins et l’autre, plusancien, n’en avait pas plus que le creux de la main. Il servait àlaver avec un torchon le carreau de la cuisine. Mais que le maîtregardât une longue et muette rancune, c’est ce que la jeune paysannejugeait odieux, contre nature et vraiment diabolique. Et ce quifaisait sentir plus vivement à Euphémie les torts deM. Bergeret, c’est que sa conduite rendait le servicedifficile et compliqué. Il fallait servir d’une partM. Bergeret qui ne voulait plus prendre ses repas avecMme Bergeret et, d’une autre part,Mme Bergeret dont l’existence, obstinément niée parM. Bergeret, ne se soutenait pas toutefois sans nourriture.« C’est comme à l’auberge », soupirait la jeune Euphémie.Mme Bergeret, à qui M. Bergeret ne donnaitplus d’argent, disait : « Vous réglerez avecmonsieur. » Euphémie portait en tremblant, le soir, son livreà monsieur qui, ne pouvant suffire aux dépenses accrues, larenvoyait d’un geste impérieux. Et elle demeurait accablée par desdifficultés supérieures à son génie. À vivre dans cet air mauvais,elle perdait sa gaieté : on ne l’entendait plus mêler, dans sacuisine, ses rires et ses cris au choc des casseroles, aucrépitement des fritures répandues sur le fourneau, aux roulementslourds du couteau hachant sur la table épaisse les viandes avec unbout de ses doigts. Elle n’avait plus ni joies, ni douleursbruyantes. Elle disait : « Je deviens idiote dans cettemaison. » Mme Bergeret lui faisait pitié.Cette dame était bonne pour elle maintenant. Elles passaient lessoirées assises côte à côte sous la lampe et se faisant desconfidences. C’est l’âme pleine de ces sentiments que la jeuneEuphémie dit à M. Bergeret :

– Je m’en vas ; vous êtes tropméchant aussi. Je veux m’en aller.

Et, de nouveau, elle répandit d’abondanteslarmes.

Ce reproche ne fâcha pas M. Bergeret. Ilfeignit de ne point l’entendre, ayant trop d’esprit pour ne pasexcuser les libertés d’une fille ignorante. Et il sourit au-dedansde lui-même, car il gardait dans le fond obscur de son âme, sousl’appareil des sages pensées et des belles maximes, l’instinctprimitif, qui subsiste chez les hommes modernes de l’esprit le pluscivil et le plus doux, et qui les porte à se réjouir quand ilsvoient qu’on les prend pour des êtres féroces, comme si la capacitéde nuire et de détruire était la première force des vivants, leurvertu essentielle et leur bonté supérieure ; ce qui, à laréflexion, se trouve véritable, puisque, la vie ne se soutenant etne s’accroissant que dans le meurtre, les meilleurs sont ceux quifont le plus de carnages, et puisque ceux qui, par instigation derace et de nourriture, donnent les plus grands coups, sont nommésgénéreux et plaisent aux femmes, naturellement intéressées àchoisir les plus forts et incapables de séparer dans leur esprit laforce fécondante de la force destructive, qui sont, en effet,indissolublement unies dans la nature. Aussi, par l’effet de sonintelligence méditative, quand la jeune Euphémie, de sa voixrustique comme une fable d’Ésope, lui dit qu’il était méchant,M. Bergeret crut entendre un murmure flatteur qui, prolongeantle simple discours de la servante, disait : « Apprends,Lucien Bergeret, que tu es méchant, au sens vulgaire du mot,c’est-à-dire capable de nuire et de détruire, en pleine possessionde la vie, en état de défense, en voie de conquêtes. Sache que tues, à ta manière, un géant, un monstre, un ogre, un hommeterrible. »

Mais, comme il était enclin à douter et à nepoint accepter sans examen les opinions des hommes, il s’examinalui-même pour savoir s’il était vraiment ce que disait Euphémie.Sur les premières vues qu’il jeta au-dedans de lui-même, ilconstata que généralement il n’était pas méchant, qu’il étaitpitoyable, au contraire, sensible aux maux d’autrui, en sympathieavec les malheureux, qu’il aimait ses semblables, qu’il eût voulusatisfaire à tous leurs besoins, combler leurs désirs permis oucoupables, car il n’enfermait pas la charité du genre humain dansles limites d’un système moral et il avait souci de toutes lesmisères. Il tenait pour innocent tout ce qui ne fait de mal àpersonne. Aussi avait-il dans l’âme plus de douceur que n’enpermettent les lois, les mœurs et les croyances diverses despeuples. Donc, s’étant regardé, il vit qu’il n’était pas méchant etil en eut quelque confusion. Il lui en coûtait de se reconnaîtreces méprisables qualités de l’intelligence dont la vie n’est pointfortifiée.

Avec une excellente méthode, il cherchaensuite s’il n’était pas sorti de son caractère bienveillant et deson génie pacifique en quelque circonstance et précisément àl’endroit de Mme Bergeret. Et il reconnut bientôtqu’en cette occasion particulière il avait agi contrairement à sesmaximes générales et à ses sentiments habituels, que sa conduiteprésentait sur ce point des singularités remarquables dont il notales plus étranges.

« Principales singularités : jefeins de la croire criminelle et j’agis comme si j’avaiseffectivement cette croyance vulgaire. Tandis que, dans saconscience, elle se croit coupable pour avoir forniqué avecM. Roux, mon élève, je tiens sa fornication pour innocente,comme n’ayant fait de mal à personne. Mme Bergeretest plus morale que moi. Mais se croyant coupable, elle separdonne. Et moi qui ne la crois pas coupable, je ne lui pardonnepas. Ma pensée à son égard est immorale et douce. Ma conduite à sonégard est morale et cruelle. Ce que je condamne sans pitié, cen’est pas son action, qui n’est que ridicule et incongrue, à monsens ; c’est elle-même, coupable, non d’avoir fait ce qu’ellea fait, mais d’être ce qu’elle est. La jeune Euphémie araison : Je suis méchant ! »

Il s’approuva et, roulant de nouvellespensées, se dit encore :

« Je suis méchant parce que j’agis. Jen’avais pas besoin de cette expérience pour savoir qu’il n’y a pasd’action innocente, et qu’agir, c’est nuire ou détruire. Dès quej’ai commencé d’agir, je suis devenu malfaisant. »

Ce n’est pas sans raison qu’il se parlait dela sorte à lui-même, car il accomplissait une action systématique,continue et suivie, qui était de rendre àMme Bergeret la vie insupportable, en retranchant àcette dame tous les biens indispensables à son humanité grossière,à son génie domestique, à son âme sociable, et finalementd’extirper de la maison l’épouse importune et désobligeante qui luiavait donné l’inestimable avantage d’être trahi.

Il usait de cet avantage. Il accomplissait sonœuvre avec une énergie merveilleuse dans un caractère faible. CarM. Bergeret était pour l’ordinaire incertain et sans volonté.Mais en cette occasion un invincible Éros, un désir le poussait. Cesont les désirs, plus forts que les volontés, qui, après avoir crééle monde, le soutiennent. M. Bergeret était conduit dans sonentreprise par l’ineffable désir, par l’Éros de ne plus voirMme Bergeret. Et ce pur, ce clair désir, que netroublait aucune haine, avait la violence heureuse de l’amour.

Cependant la jeune Euphémie attendait que lemaître répondît et lui adressât, du moins, des paroles irritées.Semblable sur ce point à Mme Bergeret, samaîtresse, le silence lui était plus cruel que l’invective etl’injure.

Enfin M. Bergeret parla. Il dit d’unevoix tranquille :

– Je vous congédie. Vous sortirez decette maison dans huit jours.

La jeune Euphémie ne répondit que par un cribestial et touchant. Elle resta durant une minute sans mouvement.Puis elle regagna, stupide, désolée et douloureuse, sa cuisine,revit les casseroles bossuées, comme des armures aux batailles,entre ses mains vaillantes ; la chaise dont le siège étaitdépaillé sans inconvénient, car la pauvre fille ne s’y asseyaitguère ; la fontaine dont l’eau, maintes fois, s’échappant lanuit, par le robinet laissé grand ouvert, inondait la maison ;l’évier, au tuyau perpétuellement engorgé ; la table entailléepar le hachoir ; le fourneau de fonte, tout mâché par laflamme ; le trou noir du charbon ; les tablettes garniesde dentelle de papier ; la boîte de cirage, la bouteille d’eaude cuivre. Et, parmi ces monuments de sa dure vie, elle pleura.

L’en demain, comme on disait jadis, l’endemain, qui était jour de marché, M. Bergeret se rendit de bonmatin chez Deniseau, qui tenait sur la place Saint-Exupère unbureau de placement pour ouvriers agricoles. Il trouva dans lasalle basse une vingtaine de filles rustiques, tant jeunes quevieilles, les unes courtes, rougeaudes et joufflues ; lesautres longues, sèches, jaunes, diverses de taille et de visage,mais semblables toutes par l’anxieuse fixité du regard, car toutesvoyaient dans chaque visiteur qui ouvrait la porte leur propredestin. M. Bergeret considéra un moment cet assortiment defilles à louer. Puis il passa dans le bureau décoré de calendriers,où Deniseau lui-même se tenait devant une table couverte deregistres crasseux et de vieux fers à cheval qui servaient depresse-papiers.

Il demanda une servante au buraliste, et sansdoute il la voulait pourvue de qualités rares, car, après dixminutes d’entretien, il sortit découragé. Mais, en traversant denouveau la salle commune, il avisa, dans un coin sombre, unecréature qu’il n’avait pas vue la première fois. C’était une longueforme étroite, sans âge ni sexe, surmontée d’une tête osseuse etchauve, avec un front posé comme une sphère énorme sur un nez courttout en narines. La bouche ouverte faisait voir nues des dents decheval et sous la lèvre pendante il n’y avait point de menton. Elledemeurait dans son coin, immobile et sans regards, sachantpeut-être qu’elle ne trouverait pas à se louer de si tôt et qu’onprendrait les autres de préférence à elle, satisfaite pourtantd’elle-même et tranquille. Elle était vêtue comme les femmes du baspays où règnent les fièvres. Et il y avait des brins de paille sursa capeline tricotée.

M. Bergeret la contempla longtemps avecune sombre admiration. Enfin, la désignant à Deniseau :

– Celle-ci, dit-il, me convient.

– Marie ? demanda le buraliste,surpris.

– Elle-même, réponditM. Bergeret.

Chapitre 17

 

M. Mazure, archiviste, qui avait enfinreçu les palmes académiques, regardait le gouvernement avec uneindulgente douceur. Comme il lui était nécessaire de s’irriter, iltournait désormais sa colère contre les cléricaux, et dénonçait laconspiration des évêques. Ayant rencontré, un matin,M. Bergeret sur la place Saint-Exupère, il l’avertit du périlclérical.

– N’ayant pu, dit-il, renverser laRépublique, les curés veulent s’en emparer.

– C’est l’ambition de tous les partis,répondit M. Bergeret, et l’effet naturel de nos institutionsdémocratiques, car la démocratie consiste précisément dans la luttedes partis, puisque le peuple est lui-même divisé de sentiments etd’intérêts.

– Mais, reprit M. Mazure, ce quin’est pas tolérable, c’est que les cléricaux prennent le masque dela liberté pour tromper les électeurs.

À quoi M. Bergeret répliqua :

– Tous les partis qui se trouvent exclusdu gouvernement réclament la liberté parce qu’elle fortifiel’opposition et affaiblit le pouvoir. Pour cette même raison, leparti qui gouverne retranche autant qu’il peut sur la liberté. Etil fait, au nom du peuple souverain, les lois les plus tyranniques.Car il n’y a point de charte qui garantisse la liberté contre lesentreprises de la souveraineté nationale. Le despotismedémocratique n’a point de bornes en théorie. Dans le fait et à neconsidérer que le temps présent, je reconnais qu’il est médiocre.On nous a donné « les lois scélérates ». Mais on ne lesapplique pas.

– Monsieur Bergeret, dit l’archiviste,voulez-vous écouter un bon conseil ? Vous êtesrépublicain ; ne tirez pas sur vos amis. Si nous n’y prenonsgarde, nous retomberons sous le gouvernement des curés. La réactionfait des progrès effrayants. Les blancs sont toujours lesblancs ; les bleus sont toujours les bleus, comme disaitNapoléon. Vous êtes un bleu, monsieur Bergeret. Le parti cléricalne vous pardonne pas d’avoir appelé Jeanne d’Arc une mascotte.(Moi-même, j’ai grand-peine à vous en excuser, car Jeanne d’Arc etDanton sont mes deux idoles.) Vous êtes libre penseur. Défendezavec nous la société civile ! Unissons-nous ! Laconcentration nous donnera seule la force de vaincre. Il y a unintérêt supérieur à combattre le cléricalisme.

– Je vois surtout à cela un intérêt departi, répondit M. Bergeret. Et, s’il me fallait mettre d’unparti, c’est dans le vôtre forcément que je me rangerais, puisquec’est le seul que je pourrais servir sans trop d’hypocrisie. Mais,par bonheur, je n’en suis pas réduit à cette extrémité, et ne suisnullement tenté de me rogner l’esprit pour entrer dans uncompartiment politique. À vrai dire, je demeure indifférent à vosdisputes, parce que j’en sens l’inanité. Ce qui vous distingue descléricaux est assez peu de chose au fond. Ils vous succéderaient aupouvoir que la condition des personnes n’en serait pas changée. Etc’est la condition des personnes qui seule importe dans l’État. Lesopinions ne sont que des jeux de mots. Vous n’êtes séparés descléricaux que par des opinions. Vous n’avez pas une morale àopposer à leur morale, pour cette raison qu’il ne coexiste point enFrance d’un côté une morale religieuse et de l’autre côté unemorale civile. Ceux qui voient les choses de la sorte sont trompéspar les apparences. Je vais vous le faire entendre en peu demots.

« Il y a, dans chaque temps, deshabitudes de vie qui déterminent une manière de penser commune àtous les hommes. Nos idées morales ne sont pas le produit de laréflexion, mais la suite de l’usage. Comme à l’adoption de cesidées sont attachées des notes d’honneur et à leur répudiation desnotes d’infamie, personne n’ose les remuer ouvertement. Elles sontadmises sans examen par la communauté tout entière, indépendammentdes croyances religieuses et des opinions philosophiques, et ellesne sont pas plus fortement soutenues par ceux qui s’astreignent àles mettre en pratique que par ceux qui n’y conforment pas leursactes. L’origine de ces idées est seule en discussion. Tandis queles esprits qui se disent libres croient retrouver dans la natureles règles de leur conduite, les âmes pieuses tirent de la religionles règles de la leur, et ces règles se trouvent être les mêmes, àpeu de chose près, non parce qu’elles sont universelles, à la foisdivines et naturelles, comme on se plaît à le dire, mais, aucontraire, parce qu’elles sont propres au temps et au lieu, tiréesdes mêmes habitudes, déduites des mêmes préjugés. Chaque époque asa morale dominante, qui ne résulte ni de la religion ni de laphilosophie, mais de l’habitude, seule force capable de réunir leshommes dans un même sentiment, car tout ce qui est sujet auraisonnement les divise ; et l’humanité ne subsiste qu’à lacondition de ne point réfléchir sur ce qui est essentiel à sonexistence. La morale domine les croyances, qui sont sujettes àdispute, tandis qu’elle n’est jamais examinée.

« Et précisément parce que la morale estla somme des préjugés de la communauté, il ne saurait exister deuxmorales rivales en un même temps et dans un même lieu. Je pourraisillustrer cette vérité d’un grand nombre d’exemples. Mais il n’enest pas de plus significatif que celui de l’empereur Julien, dontj’ai naguère quelque peu pratiqué les ouvrages. Julien, qui, d’uncœur si ferme et d’une si grande âme, combattit pour ses dieux,Julien, l’adorateur du soleil, professait toutes les idées moralesdes chrétiens. Comme eux, il méprisait les plaisirs de la chair,vantait l’efficacité du jeûne qui met l’homme en communication avecla divinité. Comme eux, il soutenait la doctrine de l’expiation,croyait en la souffrance qui purifie, se faisait initier à desmystères qui répondaient, aussi bien que ceux des chrétiens, à unvif désir de pureté, de renoncement et d’amour divin. Enfin sonnéo-paganisme ressemblait moralement comme un frère au jeunechristianisme. Quoi de surprenant à cela ? Les deux cultesétaient deux enfants jumeaux de Rome et de l’Orient. Ilsrépondaient tous deux aux mêmes habitudes humaines, aux mêmesinstincts profonds du monde asiatique et latin. Leurs âmes étaientpareilles. Mais par le nom et le langage ils se distinguaient l’unde l’autre. Cette différence suffit à les rendre mortellementennemis. Les hommes le plus souvent se querellent pour des mots.C’est pour des mots qu’ils tuent et se font tuer le plusvolontiers. Les historiens se demandent avec anxiété ce qu’ilserait advenu de la civilisation si, remportant une victoireméritée par sa constance et sa modération, l’empereur philosopheavait vaincu le Galiléen. Ce n’est pas un jeu facile que de refairel’histoire. Toutefois il apparaît assez clairement que, dans cecas, le polythéisme, qui déjà au temps de Julien était ramené à unesorte de monothéisme, aurait subi par la suite les habitudesnouvelles des âmes et pris assez exactement cette même figuremorale qu’on voit au christianisme. Regardez les grandsrévolutionnaires et dites s’il en est un seul qui se montra quelquepeu original en morale. Robespierre eut toujours sur la vertu lesidées des prêtres d’Arras qui l’avaient instruit.

« Vous êtes libre penseur, monsieurMazure, et vous pensez que l’homme doit rechercher sur cetteplanète la plus grande somme de bonheur.M. de Terremondre, qui est catholique, professe que noussommes ici-bas, dans un lieu d’expiation, pour acquérir, par lasouffrance, la vie éternelle ; et, malgré la contradiction devos principes, vous avez l’un et l’autre à peu près la même morale,parce que la morale est indépendante des principes.

– Vous vous moquez du monde, ditM. Mazure, et vous me donnez envie de jurer comme un marchandde fourneaux. Les idées religieuses, quand le diable y serait,entrent pour une quantité qui n’est pas négligeable dans laformation des idées morales. Je puis donc dire qu’il y a une moralechrétienne et que je la réprouve.

– Mais, cher monsieur, répondit doucementle maître de conférences, il y a autant de morales chrétiennes quele christianisme a traversé d’âges et pénétré de contrées. Lesreligions, comme des caméléons, se colorent des teintes du solqu’elles parcourent. La morale, unique pour chaque génération, dontelle fait seule l’unité, change sans cesse avec les usages et lescoutumes dont elle est la représentation frappante et comme lereflet agrandi sur le mur. En sorte que la morale de cescatholiques actuels qui vous offusquent ressemble beaucoup à lavôtre et diffère au contraire excessivement de celle d’uncatholique du temps de la Ligue. Je ne parle pas des chrétiens desâges apostoliques, qui, vus de près parM. de Terremondre, lui sembleraient des êtres bienextraordinaires. Soyez juste et judicieux, s’il est possible :en quoi votre morale de libre penseur diffère-t-elleessentiellement, je vous prie, de la morale de ces bonnes gensd’aujourd’hui qui vont à la messe ? Ils professent la doctrinede l’expiation, fondement de leur croyance, mais ils s’indignentaussi fort que vous quand cette doctrine leur est présentée d’unemanière frappante par leurs propres prêtres. Ils croient que lasouffrance est bonne et qu’elle plaît à Dieu. Les voyez-vouss’asseoir sur des clous ? Vous avez proclamé la liberté descultes. Ils épousent des juives et ne font pas brûler leurbeau-père. Quelles idées avez-vous qu’ils n’aient pas sur l’uniondes sexes, sur la famille, sur le mariage, à cela près que vouspermettez le divorce sans toutefois le recommander ? Ilscroient qu’on se damne à désirer une femme. Les leurs sont-ellesmoins décolletées que les vôtres dans les dîners et lessoirées ? Ont-elles des robes qui font moins voir commentelles sont faites ? Et leur souvient-il de ce que Tertullien adit de l’habit des veuves ? Sont-elles voilées etcachent-elles leur chevelure ? Ne vous arrangez-vous point deleurs façons ? Demandez-vous qu’elles aillent nues parce quevous ne croyez pas qu’Ève se couvrit d’une branche de figuier sousla malédiction d’Iaveh ? Quelles idées opposez-vous à leursidées sur la patrie, qu’ils vous exhortent à servir et à défendre,tout comme si la leur n’était pas dans le ciel ? surl’obligation du service militaire à laquelle ils se soumettent, àla réserve d’un seul point de discipline ecclésiastique, qu’en faitils abandonnent ? sur la guerre qu’ils iront faire à voscôtés, dès que vous voudrez, bien que leur Dieu leur ait dit :« Tu ne tueras point. » Êtes-vous libertaire etinternationaliste, pour vous séparer d’eux en ces endroitsimportants de la vie ? Qu’apportez-vous qui vous soitpropre ? Il n’y a pas jusqu’au duel qui, pour son élégance, nesoit dans leurs mœurs et dans les vôtres, bien qu’il ne soit nidans leurs principes, puisque leurs prêtres et leurs rois l’ontinterdit, ni dans vos principes, car il suppose l’incroyableintervention de Dieu dans nos querelles. N’avez-vous point la mêmemorale relativement à l’organisation du travail, à la propriétéprivée, au capital, à toute l’économie de la société actuelle dontvous supportez les uns et les autres avec une égale patience lesinjustices, quand vous n’en souffrez point ? Il faudrait quevous fussiez socialiste pour qu’il en allât autrement. Et quandvous le serez, sans doute ils le seront aussi. Les inégalités quisubsistent de l’ancien régime, vous les tolérez chaque foisqu’elles sont en votre faveur. Et vos adversaires de façade etd’apparence acceptent de leur côté les effets de la Révolution s’ils’agit de recueillir une fortune provenant de quelque vieilacquéreur de biens nationaux. Ils sont concordataires ; vousl’êtes aussi, et la religion même vous unit.

« Leur foi détermine si peu leurssentiments qu’ils sont aussi attachés que vous à cette vie qu’ilsdevraient mépriser et à leurs biens qui font obstacle à leur salut.Ayant à peu près vos mœurs, ils ont à peu près votre morale. Vousles chicanez sur des points qui n’intéressent que les politicienset qui ne touchent point la société, justement indifférente entreeux et vous. Fidèles aux mêmes traditions, soumis aux mêmespréjugés, plongés dans les mêmes ténèbres, vous vous entre-dévorezcomme des crabes dans un panier. Quand on voit vos combats de ratset de grenouilles, on n’a pas le zèle des laïcisations. »

Chapitre 18

 

Marie entra dans la maison comme la mort.Mme Bergeret connut à sa vue que les temps étaientrévolus.

La jeune Euphémie, qui avait pour ses maîtreset pour la maison de ses maîtres une amitié profonde, ignoréed’elle-même et sûre, ne dépendant point de la raison, unattachement de chien, demeura longtemps assise sur sa chaisedépaillée, immobile et muette, la joue écarlate. Elle ne pleuraitpas, mais des boutons de fièvre lui venaient aux lèvres. Elle fit àmadame ses adieux avec la gravité d’une âme rustique et religieuse.Durant les cinq années de son service, elle avait subi lesviolences injurieuses et la dure avarice de madame, qui lanourrissait chichement ; elle avait eu, de son côté, deséclats d’insolence et de révolte, et elle avait médit de madameparmi les servantes. Mais elle était chrétienne et, dans le fond deson cœur, elle honorait ses maîtres comme ses père et mère. Elledit tout enrhumée de douleur :

– Adieu, madame. Je prierai bien le bonDieu pour vous, qu’il vous donne le bonheur. J’aurais bien vouludire adieu à vos demoiselles.

Mme Bergeret sentait qu’aveccette pauvre fille elle était elle-même chassée de la maison. Maiselle crut qu’il était de sa dignité de ne laisser paraître aucuneémotion.

– Allez, ma fille, dit-elle, allez réglervotre compte avec monsieur.

M. Bergeret lui ayant remis son gage,elle compta longuement la somme, et recommença trois fois sescalculs en remuant les lèvres comme dans ses prières. Elle vérifiales pièces avec l’inquiétude de ne pas se reconnaître parmi tantd’effigies diverses ; elle mit ce petit bien, le seul qu’elleeût au monde, dans la poche de sa jupe, sous son mouchoir. Et elleenfonça sa main dans la poche.

Ces soins étant pris, elle dit :

– Monsieur, vous avez toujours été bonpour moi. Je vous souhaite bien du bonheur. Mais, pas moins vrai,vous m’avez chassée.

– Vous me croyez méchant, réponditM. Bergeret. Pourtant, si je me sépare de vous, ma bonneEuphémie, c’est à regret et parce qu’il le fallait. Si je puis vousaider en quelque chose, je le ferai bien volontiers.

Euphémie se passa le revers de la main sur lesyeux, renifla et dit avec douceur, en répandant de grosseslarmes :

– Personne n’est méchant ici.

Elle se retira et ferma la porte sur elle enfaisant le moins de bruit possible. Et M. Bergeret la vit enimagination chez l’agent Deniseau, au fond de la salle, en coiffeblanche, son parapluie de coton bleu entre les genoux, le regardanxieux, tourné vers la porte, dans la morne troupe des filles àlouer.

Cependant Marie, fille d’étable, qui n’avaitjamais soigné que des bêtes, étonnée et stupide chez ces bourgeois,éprouvant la terreur qu’elle inspirait, restait tapie dans sacuisine et contemplait les casseroles. Elle ne savait faire que lasoupe au lard et n’entendait que le patois. Elle n’avait pas mêmede bons certificats. Il apparaissait qu’elle se livrait aux bergerset buvait de l’eau-de-vie et même de l’esprit-de-vin.

Le premier visiteur à qui elle ouvrit la portefut le commandeur Aspertini qui, de passage dans la ville, venaitdonner le bonjour à son ami M. Bergeret. Elle fit sans douteune forte impression sur l’esprit du savant italien, car celui-ci,tout de suite après les compliments, parla d’elle avec cet intérêtqu’inspire la laideur, quand elle est grande et terrible.

– Votre servante, monsieur Bergeret,dit-il, me rappelle cette figure expressive que Giotto a peinte surune voûte de l’église d’Assise, lorsque, s’inspirant d’un tercet deDante, il a représenté Celle à qui personne n’ouvre la porte ensouriant.

« À ce propos, ajouta l’Italien,avez-vous vu le portrait en mosaïque de Virgile que voscompatriotes viennent de découvrir à Sousse, en Algérie ?C’est un Romain au front large et bas, à la tête carrée, à la fortemâchoire, qui ne ressemble pas au bel adolescent qu’on nousmontrait naguère. Le buste qui passa longtemps pour un portrait dupoète est en réalité une réplique romaine d’un original grec duIVe siècle, représentant un jeune dieu, adoré dans lesmystères d’Éleusis. Je crois avoir le premier défini le vraicaractère de cette figure, dans mon mémoire sur l’EnfantTriptolème. Mais avez-vous connaissance du Virgile en mosaïque,monsieur Bergeret ?

– Autant qu’on peut en juger par laphotographie que j’ai vue, répondit M. Bergeret, cettemosaïque africaine semble la copie d’un portrait qui ne manquaitpas d’accent. Ce portrait paraît bien représenter Virgile, et iln’est pas impossible que ce soit un portrait ressemblant. Voshumanistes de la Renaissance, monsieur Aspertini, se représentaientl’auteur de l’Énéide sous les traits d’un sage. Lesvieilles éditions vénitiennes de Dante, que j’ai feuilletées dansnotre bibliothèque, sont pleines de gravures sur bois où l’on voitVirgile portant la barbe philosophique. Depuis, on l’a vu beaucomme un jeune dieu. Maintenant, voici qu’il a la mâchoire carréeet qu’il porte les cheveux en frange sur le front, à la moderomaine. L’idée produite par son œuvre sur les esprits des hommesn’a pas moins varié. Toutes les époques littéraires s’en firent desreprésentations qui ne se ressemblent point entre elles. Et, sansrappeler les contes du moyen âge sur Virgile sorcier, il estcertain que le Mantouan est admiré pour des raisons qui changentavec les temps. Macrobe reconnaissait en ce poète la sibylle del’Empire. Dante et Pétrarque prisaient sa philosophie.Chateaubriand et Victor Hugo découvraient en lui un précurseur duchristianisme. Pour mon compte, n’étant qu’un joueur de mots, je netrouve dans ses œuvres que des amusements philologiques. Vous,monsieur Aspertini, vous lui reconnaissez une vaste connaissancedes antiquités romaines, et c’est peut-être le mérite le plussolide de l’Énéide. Nous accrochons nos idées à la lettredes vieux textes. Chaque génération imagine à nouveau leschefs-d’œuvre antiques et leur communique de la sorte uneimmortalité mouvante. Mon collègue Paul Stapfer a dit à ce sujet debonnes choses.

– Des choses très considérables, répliquale commandeur Aspertini. Mais il n’a pas, sur l’écoulement desopinions humaines, un sentiment si désespéré que le vôtre.

Ainsi ces deux hommes excellents agitaiententre eux ces images de gloire et de beauté qui ornent la vie.

– Qu’est devenu, je vous prie, demanda lecommandeur Aspertini, ce soldat latiniste que j’ai rencontré chezvous, cet aimable M. Roux qui semblait estimer à son prix lagloire militaire ? Car il dédaignait d’être caporal.

M. Bergeret répondit en termes concis queM. Roux avait réintégré son corps.

– Lors de mon dernier passage en cetteville, reprit le commandeur Aspertini, le deux janvier, si je ne metrompe, je surpris ce jeune savant dans la cour de la bibliothèque,sous le tilleul, conversant avec la jeune concierge, qui avaitl’oreille rouge. Vous n’ignorez pas que c’est signe qu’ellel’écoutait dans un trouble favorable. Il n’y avait rien de jolicomme cette fine conque vermeille attachée au-dessus d’un coublanc. Je feignis de ne les pas voir, par discrétion et pour ne pasfaire le personnage de ce philosophe pythagoricien qui, dansMétaponte, troublait les amoureux. Cette jeune fille est fortagréable, avec ses cheveux rouges, pareils à des flammes, et sapeau délicate, marquée de légères taches de rousseur, si blanche,et qui semble éclairée du dedans. L’avez-vous remarquée, monsieurBergeret ?

M. Bergeret, qui l’avait beaucoupremarquée et qui la trouvait fort à son gré, répondit par un signede tête. Il était trop honnête homme, respectait trop son état etgardait trop de discrétion pour avoir jamais pris aucune libertéavec la jeune portière de la bibliothèque. Mais la délicatecouleur, la forme mince et souple, la vénusté gracile de cettefille avaient plus d’une fois, dans les longues séances, flottésous ses yeux devant les feuillets jaunes de Servius ou de Domat.Elle se nommait Mathilde et passait pour aimer les jolis garçons.M. Bergeret était d’ordinaire plein d’indulgence pour lesamoureux. Mais l’idée que M. Roux plaisait à Mathilde lui futdésagréable.

– C’était le soir, après la séance,poursuivit le commandeur Aspertini. J’avais copié trois lettresinédites de Muratori, qui ne figurent point au catalogue. Entraversant la cour où sont rangés les débris des monuments antiquesde votre ville, je vis, sous le tilleul, près du puits, non loin dela stèle des Bateliers gallo-romains, la jeune concierge auxcheveux d’or qui, les yeux baissés, écoutait, en balançant sesgrosses clefs au bout de ses doigts, les propos de M. Roux,votre élève. Ce qu’il disait n’était pas bien différent sans doutede ce que disait à la chevrière le bouvier de l’Oaristys. Etl’effet de ce discours n’est guère douteux. Je crus comprendrequ’il lui donnait un rendez-vous. Grâce sans doute à l’habitude quej’ai acquise d’interpréter les monuments de l’art antique, j’aipénétré tout de suite le sens de ce groupe.

Il sourit et dit encore :

– Monsieur Bergeret, je ne sens pas, dansleur finesse, toutes les nuances de votre belle langue française.Mais les mots de fille ou de jeune fille ne me contentent pas pourdésigner une enfant telle que cette concierge de votre bibliothèquemunicipale. On ne peut employer celui de pucelle qui a vieilli etmal vieilli. Et, je le dis en passant, c’est dommage. Il seraitdisgracieux de l’appeler une jeune personne ; je ne vois quele nom de nymphe qui lui convienne. Mais, je vous prie, monsieurBergeret, ne répétez pas ce que je vous ai dit sur la nymphe de labibliothèque, de peur de lui nuire. Il ne faut point que cessecrets soient connus du maire ni des bibliothécaires. Je seraisdésolé si je causais, même involontairement, la moindre peine àvotre nymphe.

« Il est vrai qu’elle est jolie, manymphe », pensa M. Bergeret.

Il était d’humeur chagrine, et ne savait plusbien en cette minute s’il ne reprochait pas plus âprement àM. Roux d’avoir plu à la concierge de la bibliothèque qued’avoir séduit Mme Bergeret.

– Votre nation, dit le commandeurAspertini, est parvenue à la plus haute culture intellectuelle etmorale. Mais il lui reste, de la longue barbarie où elle a étéplongée, une sorte d’indécision et de gaucherie à considérer leschoses de l’amour. En Italie, l’amour est tout pour les amants etce n’est rien pour le monde. La société ne se croit pas intéresséedans cette affaire qui n’est une affaire que pour ceux qui la font.Un sentiment juste de la passion et de la volupté nous préserved’être hypocrites et cruels.

Le commandeur Aspertini entretint longtempsencore son ami français de divers sujets de morale, d’art et depolitique, puis il se leva pour prendre congé. Il revit Marie dansl’antichambre et dit à M. Bergeret :

– Ne prenez point en mauvaise part, jevous prie, ce que je vous ai dit de votre cuisinière. Pétrarqueavait aussi une servante d’une laideur rare et singulière.

Chapitre 19

 

Depuis qu’il avait enlevé àMme Bergeret déchue le gouvernement de la maison,M. Bergeret commandait seul et mal. Il est vrai que laservante Marie n’exécutait pas ses ordres, puisqu’elle ne lescomprenait pas. Mais comme il est nécessaire d’agir, et que c’estla condition essentielle de la vie, Marie agissait, et son génienaturel lui inspirait sans cesse des déterminations fâcheuses etdes actes nuisibles. Parfois ce génie s’éteignait, dans l’ivresse.Un jour, ayant bu tout l’esprit-de-vin de la lampe, elle demeuraquarante heures étendue inerte sur le carreau de la cuisine. Sesréveils étaient terribles. Chacun de ses mouvements causait descatastrophes. Ce que nulle autre n’eût pu faire, elle fendit, en yposant un bougeoir, le marbre de la cheminée. Elle cuisinait lesviandes à la poêle, dans un bruit déchirant, avec des odeursempoisonnées ; et rien de ce qu’elle servait n’étaitmangeable.

Mme Bergeret, seule dans lachambre conjugale, criait de rage et pleurait de douleur sur lesruines de sa maison. Son malheur prenait des formes inattendues etbizarres qui étonnaient son âme régulière. Et ce malheur allaitgrandissant. Elle ne recevait plus la moindre somme d’argent deM. Bergeret, qui naguère encore lui remettait chaque mois sesappointements intacts, sans songer seulement à en retrancher leprix de ses cigarettes ; et comme elle avait fait de grandesdépenses de toilette au temps voluptueux où elle plaisait àM. Roux et des dépenses plus grandes encore dans la périodetourmentée pendant laquelle elle soutenait sa considération par desvisites assidues à toute la société, elle commençait à recevoir dela modiste et de la couturière des réclamations pressantes ;et la maison de confections Achard, qui ne la traitait pas commeune cliente habituelle, lui lançait du papier timbré, dont la vue,le soir, consternait la fille des Pouilly. Considérant que cesrevers inouïs étaient la suite inattendue, mais certaine, de safaute, elle concevait la gravité de l’adultère, et se rappelait, àsa confusion, tout ce que dans sa jeunesse on lui avait enseignésur ce crime incomparable ou plutôt unique, car la honte y estattachée, qu’on ne s’attire ni par l’envie, ni par l’avarice et lacruauté.

Debout sur la carpette, avant de se mettre aulit, elle entrouvrait sa chemise de nuit et, le menton enfoncé dansle cou, elle regardait un moment les formes épanouies de sapoitrine et de son ventre dont les raccourcis figuraient à sesyeux, sous la batiste, un amas de coussins et d’oreillers d’unblanc chaud, doré par la lueur de la lampe. Et, sans décider si cesformes étaient vraiment belles, car elle n’avait point l’entente dunu et ne comprenait que la beauté couturière, sans trouver sujet àse glorifier ou à s’humilier dans sa chair, sans rechercher surelle-même le souvenir des voluptés passées, elle commençait àressentir de l’inquiétude et du trouble à contempler ce corps dontles mouvements secrets avaient produit de si grandes conséquencesdomestiques et sociales.

Elle reconnaissait qu’un acte naturellementpetit eût une grandeur idéale, car elle était un être moral etreligieux et assez métaphysique pour admettre la valeur absolue despoints aux jeux de cartes. Elle n’avait pas de remords, parcequ’elle n’avait pas d’imagination, qu’elle se faisait de Dieu uneidée raisonnable et qu’elle se jugeait déjà assez punie. Mais nevoyant point d’objection d’ailleurs à mettre l’honneur d’une femmeà l’endroit où on le place communément, ne méditant pas cetteentreprise monstrueuse de renverser la morale universelle pour sefaire à soi-même une scandaleuse innocence, elle ne vivait pointsatisfaite et tranquille, et elle ne goûtait pas, au milieu destribulations, la paix intérieure.

Ces tribulations l’inquiétaient par le mystèrede leur durée indéfinie. Elles se dévidaient comme le peloton defil rouge enfermé dans une boîte de buis sur le comptoir deMme Magloire, la pâtissière de la placeSaint-Exupère. Mme Magloire tirait le fil, quipassait par un trou du couvercle, et ficelait d’innombrables petitspaquets. Mme Bergeret ne savait point quand elleverrait le bout de ses misères ; sa tristesse et ses regretslui donnaient quelque beauté intérieure.

Le matin, elle regardait la photographieagrandie de son père qu’elle avait perdu l’année de son mariage,et, devant ce portrait, elle pleurait, songeant aux jours de sonenfance, au petit bonnet blanc de sa première communion, à sespromenades du dimanche, quand elle allait boire du lait à laTuilerie avec ses cousines les deux demoiselles Pouilly duDictionnaire, à sa mère, non point morte, mais vieille au bout dela France, dans sa petite ville natale du Nord. Le père deMme Bergeret, Victor Pouilly, proviseur, auteurd’une édition estimée de la grammaire de Lhomond, avait eu, dans cemonde, une haute idée de sa dignité sociale et de sa valeurintellectuelle. Opprimé et protégé par son frère aîné, le grandPouilly du Dictionnaire, soumis aux autorités universitaires, ilreprenait avantage sur le reste du monde, et s’enorgueillissait deson nom, de sa grammaire et de la goutte, qu’il avait forte. Sonattitude exprimait la dignité d’un Pouilly. Et son portraitsemblait dire à sa fille : « Mon enfant, j’ignore, jeveux ignorer tout ce qui dans ta conduite peut n’être passuffisamment régulier. Sache que tous tes maux viennent d’avoirépousé un homme inférieur à toi. Je me flattai vainement del’élever jusqu’à nous. Ce Bergeret est un homme sans éducation. Tafaute capitale, source de tes misères présentes, est ton mariage,ma fille. » Et Mme Bergeret entendait cediscours. La sagesse et la bonté paternelles, dont il étaitempreint, soutenaient un peu son courage défaillant. Pourtant ellecédait insensiblement aux destins. Elle cessait ses visitesaccusatrices dans le monde, dont elle avait lassé la curiosité parla monotonie de ses plaintes. On commençait à croire, même chez lerecteur, que les récits qu’on faisait d’elle et de M. Roux,dans la ville, n’étaient pas que des fables. Elle ennuyait, elleétait compromise ; on le lui laissait voir. Elle n’avait gardéde sympathies que chez Mme Dellion, pour qui elleétait la représentation allégorique de la vertu malheureuse. MaisMme Dellion, étant d’une société supérieure, laplaignait, l’estimait, l’admirait et ne la recevait pas.Mme Bergeret demeurait abattue et seule, sans mari,sans enfants, sans foyer, sans argent.

Une fois encore, elle tenta de rentrer dansses droits domestiques. Ce fut le lendemain d’un jour plusmisérable et douloureux que les autres. Après avoir essuyé lesréclamations injurieuses de Mlle Rose la modiste etdu boucher Lafolie, après avoir surpris Marie la servante volanttrois francs soixante-quinze laissés par la blanchisseuse sur lebuffet de la salle à manger, Mme Bergeret se couchapleine de tristesse et d’épouvante, et ne put s’endormir. Elledevenait romantique par excès d’infortune et se représentait dansl’ombre de la nuit cette Marie lui versant un poison préparé parM. Bergeret. L’aube dissipa ses terreurs confuses. Elles’habilla avec quelque soin et se rendit, grave et douce, dans lecabinet de travail de M. Bergeret.

Elle y était si peu attendue qu’elle trouva laporte ouverte.

– Lucien ! Lucien !dit-elle.

Elle invoqua les têtes innocentes de leursdeux filles. Elle pria, supplia, exprima des pensées justes surl’état lamentable de la maison, promit d’être à l’avenir bonne,fidèle, économe, gracieuse. Mais M. Bergeret ne lui fit pas deréponse.

Elle s’agenouilla, sanglota, tordit ses bras,naguère impérieux. Il ne daigna rien voir ni rien entendre.

Elle lui montrait une Pouilly à ses pieds.Mais il prit son chapeau et sortit. Alors elle se redressa, courutà sa poursuite, le poing tendu, les lèvres retroussées, et lui criade l’antichambre :

– Je ne vous ai jamais aimé, vousentendez ? jamais, pas même quand je vous ai épousé !Vous êtes laid, vous êtes ridicule, et le reste. Et l’on sait danstoute la ville que vous n’êtes qu’un foutriquet… oui, unfoutriquet…

Ce terme, qu’elle n’avait jamais entendu quedans la bouche du Pouilly du Dictionnaire, mort depuis plus devingt ans, lui était revenu subitement et merveilleusement àl’esprit. Elle ne lui attribuait aucun sens précis. Mais il luisemblait extrêmement injurieux. Et elle jetait dans l’escalier cecri :

– Foutriquet, foutriquet !

Ce fut le dernier effort de l’épouse. Quinzejours après cette entrevue, Mme Bergeret parut,tranquille cette fois et résolue, devant M. Bergeret.

– Je ne peux plus y tenir, lui dit-elle.C’est vous qui l’aurez voulu. Je vais chez ma mère ; vous m’yenverrez Juliette. Je vous laisse Pauline…

Pauline était l’aînée ; elle ressemblaità son père, pour qui elle avait de la sympathie.

– J’espère, ajoutaMme Bergeret, que vous ferez à l’enfant que jegarde avec moi une pension convenable. Je ne demande rien pourmoi.

En entendant ces paroles, en la voyant aupoint où il l’avait amenée par sa prudence et sa constance,M. Bergeret fit effort pour contenir sa joie, craignant, s’illa faisait paraître, que Mme Bergeret ne renonçât àun arrangement qu’il trouvait si agréable.

Il ne répondit rien, mais il inclina la têteen signe de consentement.

FIN

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