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Le Médecin bleu

Le Médecin bleu

de Paul Féval (père)

Chapitre 1 SAINTE

Le bourg de Saint-Yon est pittoresquement assis sur la croupe d’une colline, dont le sommet se couronne d’arbres séculaires. Au pied de cette colline s’étend un vaste marais, sorte de lac qui baigne à perte de vue la campagne de Redon et les extrêmes limites du département d’Ille-et-Vilaine. Le bourg est composé d’une seule rue, dont les maisons grises et couvertes en chaume s’étagent en amphithéâtre. À voir cette chaîne de maisons descendre tortueusement la montagne, on dirait, de loin, un serpent gigantesque endormi au soleil en buvant l’eau tranquille des marais.

En l’année 1794, M. de Vauduy était propriétaire du manoir de Rieux, antique résidence des seigneurs de ce nom, et situé à une demi-lieue au plus de Saint-Yon.M. de Vauduy était un homme d’une cinquantaine d’années,froid, sévère et taciturne. Les uns disaient qu’il était républicain fougueux, et en donnaient pour preuve l’empressement qu’il avait mis à se rendre possesseur du château de Rieux, au préjudice de la marquise douairière d’Ouëssant, dernière dame de Rieux, alors réfugiée en Angleterre. Les autres prétendaient, au contraire, qu’il était secrètement partisan des princes exilés, et que le château n’était, entre ses mains, qu’un « dépôt »dont il conservait précieusement la propriété à ses maîtres légitimes.

Cette seconde opinion était la mieux accréditée, et assurait à M. de Vauduy une sorte de popularité dans le pays ; car, il est à peine besoin de le dire à nos lecteurs, les campagnes bretonnes n’avaient point un fort grand amour pour le gouvernement républicain.

Au reste, tous les bruits qui couraient surM. de Vauduy étaient des conjectures plus ou moinsprobables, et pas autre chose. Sa porte, en effet, restaithabituellement close ; il ne voyait personne, si ce n’estparfois Jean Brand, ancien bedeau de Saint-Yon, au temps oùl’église était ouverte, et le docteur Saulnier, médecin dubourg.

Le citoyen Saulnier avait avecM. de Vauduy, quelques traits de ressemblance morale.C’était un homme froid et sévère ; mais ses opinionsrépublicaines, poussées à l’excès, n’étaient un mystère pourpersonne ; et, comme les paysans des alentours, qui s’étaientdéjà soulevés plusieurs fois contre la Convention, donnaient auxsoldats réguliers le sobriquet de Bleus, on ne connaissaitguère le docteur, depuis Redon jusqu’à Carentoir, que sous le nomde Médecin bleu. Il n’était point aimé dans le pays, parcequ’il s’était joint à diverses reprises, en qualité de volontaire,aux colonnes républicaines qui pourchassaient lesChouans ; mais on s’accordait à reconnaître qu’ilétait médecin habile, et son talent lui était un boulevard contrela malveillance publique.

Une autre cause encore diminuait le mauvaisvouloir des paysans, le docteur avait une fille, objet de respectet d’amour de tous.

Elle avait nom Sainte, et entrait dans saquatorzième année ; mais ceux qui ne la connaissaient point,en voyant son enfantin sourire et la candeur angélique de sonfront, lui auraient donné deux ans de moins. Parfois, pourtant,quand elle était loin de la foule, et qu’elle donnait son âme àcette rêverie que souffle la solitude, on aurait pu voir son grandœil bleu s’animer sous les cils à demi-baissés de sa paupière. Sacharmante tête, alors, devenait sérieuse, ses lèvres serejoignaient et cachaient l’éblouissant émail de ses dents ;la ligne de ses sourcils, si noire et si pure qu’on l’aurait pucroire tracée par le pinceau d’un peintre habile, s’affermissait ettendait la courbe hardie de son arc ; tout son visage, en unmot, dépouillant l’indécise gentillesse des premières années,revêtait la beauté d’un autre âge.

En Bretagne, où tout est matière àsuperstitieux pressentiments, ce nom de Sainte et la précocemélancolie qui assombrissait aussi parfois, sans motif, ce radieuxvisage d’enfant, semblaient un présage de mort prochaine. Quandelle passait, les paysans se découvraient, et les femmes tiraientleur plus belle révérence.

– Bonjour, not’demoiselle !disaient-ils.

Puis se retournant, ils regardaient avec unenaïve admiration la légèreté de sa démarche, et ajoutaient, en sesignant dévotement :

– Dieu la bénisse ! Ce sera bientôtun ange de plus dans le ciel.

En attendant, c’était un ange sur la terre. Iln’y avait pas dans tout le bourg de pauvre cabane dont elle n’eûtplus d’une fois passé le seuil. Elle allait partout porter aide etconsolation. La souffrance semblait fuir à l’aspect de son frais etdoux visage, et les cris de douleur se changeaient, quand elleapparaissait, en murmures d’allégresse et de bénédiction.

Sainte avait une amie : c’était la filledu ci-devant bedeau de Saint-Yon : Marie Brand. Marie, aussibelle, peut-être, que sa compagne, avait un bon cœur et unemauvaise tête. Elle était fière outre mesure, ce qui eût semblébien ridicule chez la fille d’un pauvre paysan, si Marie,spirituelle et parlant comme on parle dans les villes, n’eût pointété mieux élevée que ses compagnes. Il y avait quatre ans seulementqu’elle habitait le toit de son père. Jean Brand, qui était veuf,l’avait amenée un jour de bien loin, disait-il, sans s’expliquerdavantage. Or, on savait au bourg de Saint-Yon que Jean Brandn’aimait point les questions indiscrètes.

Pendant les premiers mois qui suivirentl’arrivée de Marie, Sainte et elle s’étaient liées d’une étroiteamitié. Elles avaient mis en commun leurs joies et leurs chagrinsd’enfant ; elles s’étaient confié leurs petits secrets, révéléleurs plans d’avenir, dévoilé ces fantastiques et mystérieuxespoirs qui naissent au cœur des jeunes filles. Le citoyen Saulnieravait paru voir d’abord sans répugnance cette intimité. Mais lorsdu premier soulèvement du Morbihan, qui eut lieu en 1791, JeanBrand fut soupçonné d’avoir fait partie des insurgés. Depuis cejour, Sainte reçut l’ordre de ne plus voir Marie. Ellepleura : mais elle obéit.

Chapitre 2LE RÔLE D’UNE FEMME

Sainte n’était pas l’unique enfant du Médecinbleu. Elle avait un frère qui, depuis deux ans, avait quitté letoit paternel. René Saulnier était un grand et fort jeune homme, àla physionomie hautaine. Du temps de son enfance, il avait été lefavori du docteur, qui voulait en faire un soldat. À cette époque,c’est-à-dire cinq ou six ans avant la date de notre récit, le bourgde Saint-Yon présentait un tableau champêtre plein de vie et debonheur. Il y avait au manoir une châtelaine aussi compatissanteque riche, et qui ne voulait point qu’il y eût de malheureux surses domaines. Aux environs, une douzaine de gentilhommières étaientpeuplées de ces hobereaux campagnards, si pullulants en Bretagne,dont la tête est aussi folle que le cœur est loyal, et qui parlent,entre les quatre murs enfumés de leur cabane, des royaumes conquisautrefois, en Syrie, par leurs fabuleux ancêtres.

Mme de Rieux, veuve dumarquis d’Ouëssant, dominait toute cette plèbe noble et le fils deSaulnier, le jeune René, était admis chez elle.M. de Vauduy, pauvre gentilhomme et parent éloigné de lamaison de Rieux, était l’intendant et le commensal du château. Lui,le docteur Saulnier et l’abbé de Kernas, alors curé de Saint-Yon,formaient une petite société d’amis. L’honnête curé s’occupait del’éducation religieuse de René Saulnier et de Sainte, sa sœur,qu’il aimait comme un père aime ses enfants ;M. de Vauduy, ancien militaire, apprenait à René lemaniement des armes. À seize ans, René était un jeune homme simplede cœur, fervent chrétien, dévoué à ceux qu’il regardait comme sesbienfaiteurs ; il était de plus robuste, intrépide jusqu’à latémérité, maître passé au maniement de toute arme blanche, et sihabile chasseur, qu’on n’eût point trouvé son pareil à dix lieues àla ronde.

La révolution était venue ; le bon curéavait été obligé de fuir ; la famille de Rieux avait passé lamer, et les douze ou quinze gentillâtres étaient allés se fairetuer dans l’armée de Condé. Seul, M. de Vauduy étaitresté à Saint-Yon.

Quant à René, la fuite de ses ancienscompagnons de plaisir, et surtout celle du bon curé, lui avaientmis au cœur une irritation profonde. Habitué à vivre au milieu despaysans hobereaux, loyaux comme leurs épées, et ne pouvant juger legouvernement nouveau que par ses actes, il se prit à le haïr. Dufond de son obscure retraite, il ne pouvait mesurer les motifs quifaisaient agir tous ces bras impitoyables. Son père, sincèrementimbu des doctrines républicaines, essayait souvent de le ramener àson parti ; mais le jeune homme écoutait d’un air sombre, etrépondait :

– La République a chassé les habitants dupays ; elle a chassé monsieur le curé, dont la vie ne futqu’une longue suite d’actions méritoires ; elle a chassé toutce qui était noble, bon et beau. Je ne puis aimer laRépublique.

Puis, un jour, il prit son fusil double etpartit sans dire adieu à son père.

Sainte avait douze ans ; elle pleura etpria bien son frère qu’il n’abandonnât pas la maisonpaternelle ; mais le jeune homme fut inflexible.

– Sainte, dit-il en l’embrassant, tu nesais pas, ma sœur, dans quelques mois la conscriptionviendra ; on me fera soldat de la République. J’aime mieuxmourir pour Dieu et le roi. N’est-ce pas une noble cause, masœur ?

Sainte ne répondit point. Au fond de son cœurpeut-être chacune de ces paroles trouvait un écho ; mais ellen’eût point voulu donner tort à son père.

– Écoute, reprit René, d’autres motifsencore m’obligent à partir ; il se passe ici des choses que tune vois point et que tu ne saurais comprendre.M. de Vauduy n’est pas ce qu’il paraît être. Jean Brandne couche point la nuit dans son lit, et l’heure approche où lesbois de Saint-Yon retentiront du bruit des fusils ; mais ce nesera plus le joyeux fracas de la chasse.

– Que veux-tu dire ? s’écriaSainte.

– Un jour, ce fut la dernière fois que jevis notre bon curé, en me disant adieu, il me baisa au front, et jesentis une larme rouler sur ma joue : « René,murmura-t-il à mon oreille, de malheureux temps vont venir ;la guerre civile et ses fureurs rompent parfois les liens defamille. Quoi qu’il arrive, mon fils, souviens-toi du divinprécepte, et ne te fais pas l’ennemi de ton père ! »Cette parole est restée dans mon souvenir, et je pars.

Sainte baissa douloureusement la tête.

– Toi ma sœur, toi qu’on aime, toi quenul malheureux ne peut voir sans se rappeler un bienfait ou uneconsolation, tu restes avec lui, tu seras son égide. Pour moi,mieux vaut l’abandonner que d’être forcé de le combattre.

Sainte frissonna de la tête aux pieds.

– Pars ! s’écria-t-elle, oh !pars bien vite, mon frère !

René déposa un dernier baiser sur son front,et disparut sur la route de Vannes.

Il se faisait tard ; Sainte reprit lechemin de la demeure de son père. En passant près de l’église, quiétait fermée et déserte, elle s’agenouilla sur le seuil.

– Mon Dieu ! murmura-t-elle, faitesque cette horrible crainte ne se réalise point ! Ils sont bonstous les deux et suivent la voix de leur conscience. Si l’un oul’autre se trompe, et que ce soit un crime, prenez ma vie, monDieu, mais ne permettez point qu’une lutte impie les rapproche, etque…

Elle n’eut point la force d’achever.

– Puisse Dieu vous exaucer, mafille ! dit auprès d’elle une voix grave et triste.

Sainte se releva vivement. Un homme enveloppéd’un manteau s’était agenouillé à ses côtés. Elle reconnut l’abbéKernas, l’ancien curé de Saint-Yon.

C’était un beau vieillard à la physionomieferme et douce à la fois. Il s’était découvert ; les rayons dela lune, luttant contre les dernières lueurs du crépuscule,envoyaient à son front chauve, entouré d’une transparente couronnede cheveux blancs, un reflet indécis, presque fantastique. Saintese sentit calmée par cette apparition inattendue ; elles’inclina comme elle avait coutume de faire autrefois devant leprêtre et celui-ci prononça sur elle les paroles de labénédiction.

– Ma fille, dit-il ensuite, ce que jecraignais est arrivé, je le devine. Votre père, que je regardecomme mon ami, bien qu’un abîme nous sépare désormais, n’a puétouffer les convictions de René ; leurs opinions se heurtent,et peut-être…

– René est parti, mon père.

– Dieu soit loué ! On ne peut dire àun homme : Change de croyance ; mais on peut luiordonner, au nom de la religion, de fuir quand il y a autour de luides occasions de crimes. Je comptais voir votre frère,Sainte ; c’était là le motif de ma présence en un lieu où jene suis plus qu’un proscrit.

– Ne pourriez-vous demeurer quelque tempsparmi nous ? demanda la jeune fille ; le pays estmaintenant tranquille.

– Tranquille ! répéta le vieillarden hochant la tête ; plût au ciel qu’il en fût ainsi !mais des signes que vous ne sauriez apercevoir annoncent unetempête à mes yeux plus clairvoyants. Non ! je ne puisrester ; lors même que ma tranquillité personnelle seraitassurée, je ne pourrais rester encore. Mon devoir m’appelle, mafille, et la vie du prêtre n’est qu’une longue obéissance à la voixdu devoir.

Il prit la main de Sainte et la serra entreles siennes.

– Vous êtes bonne, continua-t-il, je puisle dire, moi qui lis dans votre jeune cœur comme dans un livreouvert. Si les orages politiques pouvaient être conjurés parl’influence d’une âme angélique, votre père et tout ce qui vous estcher serait à l’abri ; mais c’est une haine folle et furieuseque celle qui pousse les uns contre les autres les enfants d’unemême patrie. C’est une haine implacable, qui rend aveugle et sourd,qui durcit le cœur et le ferme à tous les sentiments de la nature.Priez Dieu, Sainte, priez !… mais travaillez aussi, etsouvenez-nous que, dans ces luttes dénaturées, le rôle d’une femmechrétienne est tout de charité, de paix et de clémence. Commencezdonc, enfant, votre rôle de femme, et soyez, au milieu de nosdiscordes intestines, l’ange de la conciliation et de lapitié !

Avant que la jeune fille eût le temps de luirépondre, l’ancien curé de Saint-Yon s’inclina profondément devantla croix de son église, et disparut derrière les ifs touffus ducimetière.

Sainte était triste, mais elle se sentaitforte et courageuse. Ce rôle que le prêtre venait de lui tracer,c’était celui qu’elle avait choisi d’elle-même dès que sa jeuneintelligence avait pu entrevoir et comprendre le malheur des temps.Chouans et Bleus étaient également sesfrères.

– Je serai toujours du parti des vaincus,se dit-elle, et Dieu me récompensera en faisant qu’un jour mon pèreet mon frère se retrouveront et s’embrasseront.

Elle rentra. La nouvelle du départ de son filsfut un coup terrible pour le médecin bleu. Jusqu’alors il avaitcompté le ramener à ses propres croyances, mais tout espoir étaitdésormais perdu.

– J’ai donc assez vécu, s’écria-t-il,pour voir mon fils devenir le suppôt des tyrans !

Sainte n’essaya point en ce moment de prendrela défense de son frère. Il fallait, pour ce rôle conciliateurqu’elle s’était imposé, non seulement de la bonne volonté, maisaussi de la prudence et de l’adresse. Elle attendit.

Ce soir-là, le citoyen Saulnier refusa deprendre part au modeste souper que lui avait préparé Sainte. Il seretira dans sa chambre en silence, et passa la nuit en proie à unefièvre ardente. La fuite de René avait doublé tout d’un coup sahaine contre les partisans des princes exilés. Il accusait lesChouans d’avoir séduit son fils, et de l’avoir entraîné dans leursténébreuses associations.

Ce soupçon n’était point sans quelquefondement.

René, pendant son séjour à Saint-Yon, visitaitsouvent, à l’insu de son père, la cabane de Jean Brand. Leci-devant bedeau était trop prudent pour endoctriner lui-même lejeune homme : il eût fallu se confier à lui, et Jean Brand nese fiait à personne ; mais il y avait sous son toit un autreavocat dont l’éloquence avait un grand pouvoir sur le cœur de René.Marie Brand était royaliste, et elle portait dans la manifestationde son opinion la fougue ardente et indomptée qui était le fond deson caractère. Quand elle parlait de la mort de Louis XVI ou desinnombrables meurtres par lesquels la Convention déshonorait sacause, son œil flamboyait d’un éclat étrange ; sa voixd’enfant vibrait et atteignait un diapason presque viril.

René dévorait la parole de la jeuneenthousiaste. Sa haine propre se fortifiait de la haine de Marie,et il jurait mentalement de faire une guerre à mort à quiconqueportait la cocarde aux trois couleurs.

Il ne songeait pas que ces couleurs étaientcelles du drapeau de son père.

Sainte ignorait cette circonstance. Elle avaitreligieusement exécuté l’ordre du docteur et avait cessé depuislongtemps de voir Marie.

Celle-ci, bien qu’elle habitât toujours lapauvre cabane de Jean Brand, avait pris des habitudes qui neconvenaient guère à la fille d’un paysan. Elle portait des robes dedemoiselle, et il n’était pas rare de la rencontrer dans lessentiers de la forêt, montée sur un magnifique cheval que n’auraitpas pu payer la vente du patrimoine entier de Jean Brand, et tenantà la main un petit fusil luxueusement orné, dont les garnituresd’argent renvoyaient en gerbes les rayons du soleil. Cette conduitesemblait à peine exciter la surprise des habitants deSaint-Yon.

– Jean Brand, avait-on coutume de dire,fait comme il veut : sa fille aussi : voilà tout.

Quant au citoyen Saulnier, lorsqu’il parlaitde Marie, il disait :

– Il y a dans les veines bleuâtres quidiaprent si délicatement la peau blanche et douce de cette main sifine, il y a du sang d’aristocrate !

Puis il hochait la tête.

Nous verrons plus tard si le citoyen Saulnierse trompait.

Les deux années qui suivirent le départ deRené s’écoulèrent, pour Sainte, tristes et remplies par d’inutilesefforts. Elle dépensait à miner, peu à peu, le courroux haineux deson père, plus de patiente adresse qu’il n’en faut à nos diplomatespour minuter leurs amphibologiques protocoles ; elle étaitsans cesse à son poste, prête à saisir l’occasion de placer un moten faveur de l’absent ; mais rien ne faisait. La rancune dudocteur semblait augmenter, loin de diminuer. Il était, au milieude ces campagnes royalistes, comme une vedette de l’arméerépublicaine ; et, plus d’une fois, ses avis amenèrent descolonnes de Bleus par-delà les marais et dans le voisinage duchâteau.

Les paysans étaient fortement irrités contrelui ; mais Sainte était si bonne ! Souvent elle avaitrecueilli et soigné de malheureux Chouans blessés ; plussouvent, les femmes de ceux qui étaient dans les bandes avaient dûà sa générosité le pain quotidien de leur famille. Le docteur, ences occasions, ne mettait nul obstacle à sa bienfaisance. Iladorait sa fille, et se reposait de ses haines dans le spectacle dela perfection de Sainte.

Chapitre 3LA CROIX DU CARREFOUR

Par une fraîche matinée du mois de septembre,le Médecin bleu et sa fille se mirent en route, à pied, pour faireune promenade dans la forêt de Rieux.

Le citoyen Saulnier, toutes les fois qu’unepréoccupation politique n’exaltait point son esprit, était unexcellent homme, un peu froid, mais franc, honnête et capable dedonner à sa fille une éducation irréprochable. Sainte s’appuyaitsur son bras. Ils allaient lentement, savourant le charme d’unintime entretien.

Insensiblement, la conversation, après avoireffleuré divers sujets, était tombée sur l’abbé Kernas. Le docteur,entraîné par ses souvenirs, parlait avec chaleur des servicesnombreux et désintéressés que le bon prêtre lui avait rendusautrefois. Sainte l’écoutait et se réjouissait : la pauvreenfant croyait que cet hommage payé à un homme proscrit par larépublique, était une preuve que les opinions de son pèredevenaient moins extrêmes, moins passionnées. Malheureusement lapente était glissante, et l’ancien curé de Saint-Yon ramena toutnaturellement le docteur à ses déclamations favorites.

– Il était bon, dit-il, il étaitvertueux, et sa présence était une bénédiction pour le pays. Jel’aimais comme un frère. Mais doit-on regretter un juste quand lecoup qui l’a frappé a jeté à terre, en même temps, des milliers descélérats et de tyrans ?

Ils étaient alors au centre de la forêt deRieux, à deux ou trois cents pas du Château. Sainte, voulantdétourner l’entretien, montra du doigt, au hasard, un objet qui setrouvait au bord du sentier.

– Qu’est-ce là, mon père ?dit-elle.

Le docteur leva les yeux il s’arrêtastupéfait. Sainte elle-même tressaillit ; elle se repentitvivement de sa question étourdie.

Au centre d’une étoile, formée par lecroisement de plusieurs routes, s’élevait autrefois une croix debois, dont les bras et la tête, terminés en fleur de lis, avaientéveillé la susceptibilité des Bleus. La croix depuis bienlongtemps, gisait à terre, sous la bruyère touffue ; onl’avait remplacée par un poteau routier, surmonté d’un bonnetphrygien.

Mais ce jour-là, les choses avaient changé deface. C’était, à son tour, le poteau républicain qui gisait surl’herbe, et c’était la croix qui, droite et haute, marquait lecentre du carrefour. À son sommet, un drapeau blanc livrait seslongs plis à la brise, et la main du Christ tenait un écriteau surlequel on lisait le cri de guerre des insurgés bretons etvendéens : Dieu et le roi.

– Dieu et le roi ! s’écria leMédecin bleu avec un amer sourire ; sacrilège alliance du bienet du mal, du sublime et du grotesque ! Il faut qu’ils secroient bien forts pour oser pousser à ce pointl’insolence !

– Ils sont malheureux, mon père, dit ladouce voix de Sainte ; ne peut-on les plaindre, au lieu de leshaïr ?

– Les plaindre ! répéta le docteur,dont les sourcils se froncèrent ; plaint-on le serpent quivous enfonce au cœur son dard venimeux ? Plaint-on le sanglierqui aiguise ses dents au tronc des chênes, le loup qui attend dansl’ombre sa proie pour la dévorer ?

Il s’interrompit, et dominant sa colère, ilreprit :

– Mais je t’effraye, pauvre enfant. Tu estrop jeune encore pour comprendre tout ce qu’a de sacré la saintecause que j’ai embrassée, pour sentir tout ce qu’a d’odieux etd’abominable le principe qu’ils défendent. Les lâches ! ilsm’ont volé le cœur de mon fils !… Malheur à eux !

Des larmes vinrent aux yeux de la jeunefille.

– Pauvre René !murmura-t-elle ; il y a deux ans que nous n’avons eu de sesnouvelles.

– Puissions-nous… s’écria le citoyenSaulnier.

Il allait ajouter : ne jamais lerevoir ; mais son cœur démentit à l’instant ce vœublasphématoire, et il n’acheva point.

– Sainte, poursuivit-il d’un ton pluscalme, en lâchant le bras de la jeune fille, cette croix etl’écriteau qu’elle supporte sont de clairs et tristes présages. Uneinsurrection nouvelle va éclater, je m’y attendais ; lesbrigands de la Vendée, vaincus au delà de la Loire, devaient venirchercher chez nous un asile et des prosélytes. Retourne seule à lamaison, et prépare en toute hâte ma valise ; je partirai cesoir pour Redon.

– Ne répugnez-vous donc point, mon père,à ramener de nouveau les milices républicaines dans ce malheureuxpays ? dit Sainte.

– Il le faut. Je vais entrer au château,afin de m’entendre avec Vauduy… Va !

Sainte obéit sans répliquer, et le Médecinbleu prit à grands pas le chemin du manoir.

La pauvre Sainte, au contraire, marchaitlentement et la tête baissée. Son cœur se serrait à l’idée de cettenouvelle lutte et des malheurs qui, nécessairement, en devaientêtre la suite.

Comme elle tournait un angle de la route, legalop d’un cheval vint frapper ses oreilles. Elle s’arrêtacraintive ; son père avait déjà disparu derrière les grandsarbres de la forêt. Le bruit, cependant, approchait rapidement.Bientôt, Sainte aperçut un cheval lancé à toute bride, et quivenait vers elle. Sur le cheval était une jeune fille à peinesortie de l’enfance, qui, vêtue en amazone, poussait sa montureavec une sorte de frénésie. Sainte reconnut Marie Brand.

La fille du ci-devant bedeau passa près de sonancienne amie sans s’arrêter. Elle fit de la main un geste dereconnaissance, plutôt hautain qu’amical, et un fier sourire vinterrer sur sa lèvre. Puis, elle toucha de sa cravache la croupefumante de son beau cheval, qui bondit en avant, et franchit endeux sauts l’espace qui la séparait de la route.

Sainte répondit au froid salut de Marie par lecordial : Bonjour ! du village. Elle ne l’avait jamaisvue ainsi parée des atours qui conviennent à une demoiselle desvilles. Elle la trouva belle, et se sentit venir au front unesubite rougeur. Peut-être était-ce le plaisir de revoir unecompagne aimée ; peut-être aussi était-ce un vague et fugitifdésir de parures : pour être simple, généreuse et bonne,Sainte n’en était pas moins une enfant.

Quand Marie fut passée, elle la suivit duregard et remarqua le fusil double qu’un cordon de soie retenait àl’épaule de la jeune amazone ; elle remarqua aussi que satoque de velours était surmontée d’une cocarde blanche.

– Où va-t-elle ainsi ? se demandaSainte.

Puis, se souvenant des demi-mots de son père,lorsqu’il venait à parler de Marie, elle ajouta :

– Et qui donc est-elle ?…

Chapitre 4MARIE BRAND

Grâce à l’achat national qu’en avait faitM. de Vauduy, ou mieux le citoyen Vauduy, le noblechâteau de Rieux n’avait subi aucune dégradation. Il s’élevaitentre ses quatre douves, défendu par sa ceinture de remparts dixfois séculaires, et protégé par huit tourillons qui flanquaientdeux à deux, chacun des quatre angles de ses ailes. Au-dessus de lagrand’porte, l’écusson de Rieux : d’azur aux neufs maclesaccolées d’or, avait été gratté et remplacé par une couche debadigeon : c’était la seule marque qu’y eût laissée le passagedes cohortes républicaines.

À l’heure où Sainte reprenait, seule, lechemin de la maison de son père, il y avait trois personnagesrassemblés dans le grand salon du manoir. Assis dans un vastefauteuil, sous le tablier de la cheminée, Jean Brand, en costume depaysan, les deux pieds sur les chenets, causait avecM. de Vauduy à voix basse. Le riche gentilhomme et lepauvre villageois semblaient se traiter d’égal à égal, et souventles opinions du premier étaient rudement repoussées par le second.Le troisième personnage portait un large chapeau rabattu sur sesyeux, et tout son costume disparaissait sous le manteau qui lecouvrait complètement. Étranger à la conversation, il arpentaitlentement la salle et s’arrêtait de temps à autre devant quelqu’undes vieux portraits de familles qui s’alignaient en cordon le longdes hauts lambris.

Tout à coup, sans qu’aucun des domestiques eûtannoncé la venue d’un étranger, trois coups retentirent à laporte.

– Ce ne peut être que le docteur, murmuraprécipitamment M. de Vauduy.

– Que le diable le confonde !s’écria Jean Brand qui se leva aussitôt, et mettant le bonnet à lamain se hâta de prendre l’humble posture qui semblait luiconvenir.

L’homme au manteau enfonça davantage sonchapeau sur son front et se glissa dans une embrasure.

Au même instant, et avant queM. de Vauduy eût pris le temps de dire :« Entrez ! » la porte s’ouvrit, Le Médecin bleuparut sur le seuil.

Le citoyen Saulnier avait toujours conservéenvers M. de Vauduy les rapports d’amitié qui les liaientautrefois ; il pouvait entrer à toute heure au château etnulle querelle n’avait jamais eu lieu entre lui et l’ancienintendant de Rieux ; mais un observateur eût facilement devinéque ces semblants de bonne intelligence recouvraient une froideurmutuelle.

En entrant le docteur jeta un rapide regardautour de la salle.

– Vous n’êtes pas seul, citoyen, dit-il,je vous dérange ?

Puis il ajouta mentalement en regardant leci-devant bedeau :

– Toujours cet homme !

– Bien le bonjour, monsieur le docteur,murmura Jean Brand d’un ton bourru.

Et il se mit à l’écart.

– Loin de me déranger, mon cher docteur,dit M. de Vauduy, votre venue me fait grand plaisir. Jecomptais me rendre chez vous ce matin.

– Ah ! fit Saulnier.

– Oui. J’avais un service à réclamer devous.

– Je suis à vos ordres. Moi-même, j’avaiségalement un service à vous demander.

– Cela se trouve à merveille !s’écria M. de Vauduy.

– À merveille, en effet ! répétaSaulnier. Puis-je savoir…

– C’est une chose bien simple. JeanBrand, que voilà, est obligé de s’absenter ; moi-même, je suissur le point d’entreprendre un voyage qui sera fort longpeut-être.

– Ah ! fit encore Saulnier, dont unsarcastique sourire releva la lèvre.

– Et je voulais vous prier, continuaM. de Vauduy de prendre chez vous, pendant notreabsence…

– La jeune citoyenne Marie, n’est-cepas ? interrompit le docteur.

– Mademoiselle Marie, dit Brand, avecemphase.

– Vous avez deviné, cher docteur, ils’agit de Marie Brand ; à laquelle je m’intéresse… plus que jene puis dire.

– Citoyen, répondit Saulnier avecsécheresse, je suis forcé de vous refuser, et vous comprendrez mesmotifs. Moi-même, je compte partir ce soir, je venais vous prier dedonner asile à ma fille jusqu’à mon retour.

Jean Brand traversa lentement la salle et vintse placer en face du docteur.

C’était un personnage assez remarquable que ceJean Brand, et il mérite une description particulière. Sa tailleétait de beaucoup au-dessous de la moyenne, mais elle gagnait enlargeur ce qu’elle perdait en longueur. Sa carrure eût fait honneurà un homme de six pieds, et son torse, supporté par de courtesjambes, de forme peu académique, était un modèle parfait de forcemusculaire. D’habitude, il tenait les yeux baissés, et sa tête sepenchait sur son épaule dans une attitude de nonchalanteapathie ; mais quand une passion soudainement excitéeroidissait ses muscles, son cou se redressait et devenait debronze ; les veines de son front se gonflaient, ses yeuxfauves lançaient un éclair sombre et perçant à la fois. En cesinstants, sa physionomie se faisait terrible et puissammentaccentuée.

Rien de semblable n’existait lorsqu’iltraversa la salle pour s’approcher du citoyen docteur. Seulement sapaupière demi-baissée laissait échapper un regard hostile etmoqueur.

– Monsieur Saulnier, dit-il, ou citoyen,puisque c’est votre idée qu’on vous appelle comme ça, j’ai envie devous donner un conseil.

– Je vous en tiens quitte, répondit leMédecin bleu avec dédain.

Jean Brand cligna de l’œil et roula son bonnetentre ses doigts.

– M’est avis, reprit-il, que vous avezmarché sur une mauvaise herbe, not’maître.

– Je ne suis pas ton maître ; si jel’étais, mon premier soin serait de te dire : Va-t’en.

– Vous auriez tort, mon bonmonsieur ; moi, tout au contraire, je vous dis :Restez !

– Que veut dire ce misérable ?s’écria le docteur en s’adressant à M. de Vauduy.

Mais celui-ci ne répondit que par un gesteéquivoque, qui pouvait se traduire ainsi :

– Je n’ai pas le droit de lui imposersilence.

– Cela veut dire, reprit Jean Brand en seredressant tout à coup, que vous parlez à un capitaine au servicede Sa Majesté le roi de France et de Navarre ; cela veut direque vous n’êtes pas mon maître, en effet, parce que je suis levôtre ; cela veut dire, enfin, que vous avez joué troplongtemps le rôle d’espion de la république dans ce pays, et quevos exploits en ce genre touchent à leur terme. Vous êtes monprisonnier.

À cette époque de troubles, chacun portait sursoi des armes. Saulnier, qui était un homme de cœur, voulutrésister et mit la main sur ses pistolets ; mais Jean Brand,le prévenant, appuya un des siens contre sa poitrine.

– Pas de sang ! s’écria l’homme aumanteau, qui se précipita entre eux et les sépara. Monsieur Brandpourquoi cette violence ? Donnez-moi vos armes,Saulnier ; je vous engage ma parole qu’il ne vous sera pointfait de mal.

Celui qui parlait ainsi releva son chapeau àces mots, et tendit la main au docteur.

– L’abbé de Kernas ! murmuracelui-ci ; j’aurais dû m’en douter ! Je suis dans unrepaire de Chouans.

– Ami, répondit le prêtre, vous êtes eneffet, entre un serviteur de Dieu et un défenseur du trône : àcause de cela, vous êtes en sûreté.

Il fit un geste, et Jean Brand remit sespistolets à sa ceinture.

Vauduy était resté spectateur impassible decette scène.

– Ce diable de Brand, dit-il alors, a desfaçons d’agir tout à fait extraordinaires ; il ne sait pasdire deux mots sans brûler une cartouche. Mon cher Saulnier, jevous demande pardon de ce qui arrive, mais ce que vous a dit Brandest la vérité ; vous êtes son prisonnier.

– Comment ! vous aussi !

– Moi plus que personne, poursuivitVauduy. Je n’ai pas changé d’état ; je suis, comme autrefois,le serviteur de la maison de Rieux ; rien de plus.

– Mais de quel droit…

– Permettez. Le droit est positif ;Brand a prononcé un mot fâcheux, mais juste ; vous faites,parmi nous, le métier d’espion, mon très cher Saulnier.

Celui-ci voulut se récrier.

– Permettez, poursuivitM. de Vauduy avec la même froideur ; vous êtes unhonnête homme, je le crois, et je vais vous en donner bientôt unepreuve ; mais il n’en est pas moins vrai que vous comptiezpartir ce soir pour Redon, afin de dénoncer…

– Je l’avoue, interrompit Saulnier ;je fais plus, je m’en glorifie !

– Chacun prend sa gloire où il la trouve,mon cher Saulnier ; mais, en bonne conscience, votre aveusuffit pour motiver la conduite du capitaine Brand, et, sans notreexcellent curé, qui a mieux aimé jeter bas son incognito que depermettre…

– Me croyez-vous assez lâche pour ledénoncer ?

– Je ne prétends point cela, quoiqueBrand fasse, dans son coin, une grimace significative ; maisbrisons-là. Voulez-vous être libre ?

– Quelles sont vos conditions ?

– Peu de chose. Vous me rendrez le petitservice que je réclamais de vous au commencement de cetteentrevue.

– C’est-à-dire ?

– Vous recevrez chez vous Marie Brand, enpromettant, sous serment – je crois à votre parole, moi – enpromettant de la traiter comme votre fille, et surtout de ne pointaller à Redon.

Saulnier se prit à réfléchir.

À ce moment, on entendit ouvrir la porteextérieure du château, et les pas d’un cheval retentirent sur lepavé de la cour.

L’hésitation du docteur ne dura paslongtemps.

– Ni l’un ni l’autre, répondit-il. Ensortant d’ici, le premier acte de ma liberté sera de partir pourRedon.

– Voilà qui est parler, murmura JeanBrand.

Le prêtre haussa les épaules en soupirant.

– En outre, poursuivit Saulnier, je nesouffrirai jamais que le toit qui abrite ma fille soit souillépar…

– Silence ! s’écria Brand d’une voixmenaçante.

– Silence, en effet, maître Saulnier, ditM. de Vauduy, perdant tout à coup son ton defroideur ; si j’ai deviné ce que vous alliez dire, vous feriezbien de recommander à Dieu votre âme avant d’achever tout hautvotre pensée.

L’ancien curé de Saint-Yon s’approcha denouveau du docteur.

– Monsieur Saulnier, dit-il, nous étionsautrefois amis, et j’espère que vous m’avez gardé votre estime.

– Mon estime et mon amitié, citoyenKervas, dit le docteur en lui tendant la main.

– Eh bien, reprit le prêtre, ayez égard àma prière ; consentez à rester neutre dans ces tristes combatset à donner asile à Marie Brand.

Avant que le docteur eût pu répondre, il sefit un léger bruit à la porte : personne n’y prit garde.

– Jamais ! s’écria le citoyenSaulnier ; je suis républicain, je servirai la Républiquejusqu’à ma mort.

– Ainsi vous refusez de recevoir MarieBrand ? prononça lentement M. de Vauduy.

– Je refuse.

Vauduy tira le cordon d’une sonnette, et deuxpaysans armés jusqu’aux dents parurent sur le seuil d’une portelatérale.

Mais, au même instant, la porte d’entrées’ouvrit avec fracas, et Marie Brand s’élança dans le salon. Unevive rougeur colorait sa joue ; son œil brillait d’un éclatextraordinaire, et ses sourcils froncés donnaient à sa physionomieune expression de sauvage et impérieuse rudesse.

À son aspect, M. de Vauduy, JeanBrand et le curé lui-même se découvrirent respectueusement. Elle nerépondit point à leur salut.

– Que signifie cela, Messieurs ?dit-elle, en entrant, d’une voix courroucée ; depuis quand lafille de mon père a-t-elle besoin qu’on sollicite pour elle unasile.

– Not’demoiselle… murmura humblement JeanBrand.

– Paix ! je vous avais faitconnaître mes volontés ; vous saviez qu’il me plaisait desuivre l’armée royaliste, et de combattre dans les rangs desfidèles soutiens du trône et de l’autel. Est-ce un complot que voustramiez contre moi, Messieurs ?

– Mademoiselle, dit Vauduy, si c’est uncrime d’avoir voulu mettre à l’abri votre précieuse personne…

– Est-ce donc la fille d’un roi ? sedemanda Saulnier.

Et, en effet, à voir le geste impérieux et lapose pleine de majesté de cette enfant de treize ans, devantlaquelle s’inclinaient les trois hommes, une pareille questionétait permise. Si Marie n’était pas de race royale, du moinsdevait-elle être d’une bien illustre naissance, pour que soncaprice fût ainsi accueilli par le respect et l’humilité.

Le prêtre, néanmoins, parut bientôt sesouvenir que son ministère était au-dessus de toute distinctionsociale.

– Ma fille, dit-il d’un ton ferme, vousêtes bien jeune…

– Qu’importe.

– Peu importe, en effet. Eussiez-vousl’âge d’une femme, votre place ne serait point au milieu des camps.N’est-ce point assez des hommes pour répandre le sang dans cettedéplorable querelle ?

Marie écoutait, le front haut ; unsourire impatient et railleur précéda sa réponse.

– Mon père, dit-elle, je suis femme, jele sais ; c’est un malheur. Mais monsieur mon cousin de Rieux,marquis de Sourdéac, est mort en exil, je suis le dernier rejetonde la plus illustre maison de Bretagne, et par la Vierge, ma saintepatronne, je dis : Foin de mon sexe ! et je porte l’épée.Il ne faut pas, voyez-vous, que l’héritage de Rieux tombe enquenouille !

– Bravo ! murmura Jean Brand, dontl’œil rayonna d’enthousiasme.

– Que Dieu ait pitié de vous, ma fille,dit le prêtre, car votre cœur est plein d’orgueil.

Et il se retira lentement.

Le docteur était né vassal de Rieux.Involontairement saisi par le souvenir de tous les bienfaits dontcette noble race avait de tout temps comblé le pays, il sedécouvrit à son tour.

– Citoyenne, balbutia-t-il avec embarras,j’ai refusé asile à Marie Brand, mais Marie de Rieux…

– Assez, Monsieur ! interrompit lajeune fille avec mépris ; je ne veux point vous dire ce que jepense de vous, car Sainte, votre fille, fut mon amie, et René,votre fils, est un digne soldat du roi ; mais si vous eussiezaccepté l’offre que ces messieurs ont eu la faiblesse de vousfaire, j’aurais refusé, moi. Allez, Monsieur, allez continuer votrerôle ; il n’y a pas loin d’ici à Redon… et vous êteslibre !

– Libre ! répéta le Médecin bleu aucomble de la surprise.

– Not’demoiselle l’a dit ! grommelaJean Brand avec résignation.

– Qu’il soit fait suivant savolonté ! ajouta M. de Vauduy.

Saulnier salua profondément Marie de Rieux etfit un froid signe de tête à Vauduy. En passant près de l’abbé deKernas, il lui tendit de nouveau la main.

– C’est une noble enfant ! dit-il àvoix basse en désignant Marie.

– Monsieur Saulnier, répondit le prêtre,remerciez Dieu, car il vous a donné une fille qui a toutes lesvertus de son sexe et qui n’a que celles-là.

Quant à Jean Brand, il suivit le docteur,jusqu’au seuil, d’un regard haineux et plein de rancune.

– Il va nous dénoncer, pensa-t-il ;mais nous serons loin demain, et je veux que le loup me croque,s’il retrouve autre chose qu’un tas de cendre à la place de samaison !

Chapitre 5LE BIEN POUR LE MAL

Un mois s’est écoulé depuis la scène que nousvenons de rapporter. La lutte s’est engagée, ardente, implacable,comme toute lutte entre concitoyens.

Le jour de sa visite au château, le docteuravait accompli sa menace ; il était parti pour Redon avecSainte. Jean Brand aussi s’était souvenu de sa promesse ;quand le citoyen Saulnier revint le lendemain, escorté d’undétachement de Bleus, il vit de loin fumer les derniers débris desa maison.

Sainte pleura sur la demeure où s’était passéeson enfance, où elle avait reçu le dernier soupir de sa mère, – sabonne mère qui l’aimait tant ! – mais aucune pensée devengeance n’entra dans son cœur. Il n’en fut pas de même du Médecinbleu, qui, dans sa colère, jura la mort de Jean Brand, et s’engageavolontaire pour traquer son ennemi.

Bientôt les environs de Saint-Yon offrirentune désolation profonde. Le bourg lui-même était abandonné, etc’est à peine si quelques femmes et quelques enfants se montraientparfois dans la longue rue déserte. Ces malheureux ne faisaient àSainte aucun reproche, mais, quand ils passaient près d’elle, ilsne lui envoyaient plus leur cordial et joyeux salut. Son pèren’était-il pas l’agent fatal qui avait amené les républicains dansces contrées ?

Sainte ne discontinuait point pour cela sa viede bienfaisance. Ce qu’elle avait, elle le donnait aux tristesdébris de la population du bourg. On recevait ses bienfaits, parceque la misère ne marchande pas, mais on les recevait sansgratitude, et il semblait que tout son généreux dévouement ne pûtdésormais compenser la haine qu’on portait au Médecin bleu.

Celui-ci avait choisi l’une des cabanesabandonnées pour y établir sa demeure. Cette cabane, par unsingulier hasard, était justement celle de Jean Brand, le ci-devantbedeau, son mortel ennemi. Du reste, le citoyen Saulnier n’yfaisait que de courtes apparitions ; il poursuivait son œuvrede colère avec une passion inouïe, et se montrait toujours le plusardent à la poursuite des insurgés.

Souvent Sainte restait seule au logis durantde longues semaines, sans nouvelles de son père. Quand il revenait,elle se précipitait à sa rencontre, joyeuse de voir ses inquiétudesterminées et espérant qu’enfin son père ferait trêve à cette lutteacharnée ; mais il n’en était rien. Le Médecin bleu recevaitavec une distraite indifférence les caresses de sa fille, puis ilrepartait en toute hâte.

Les Chouans, cependant, étaient loin d’avoirtoujours le dessous. Déjà plusieurs fois des renforts étaient venusde Redon, mais la victoire restait indécise. Quand les Chouansétaient obligés de céder le champ de bataille aux troupesrégulières, ils disparaissaient tout à coup pendant quelques jours.Nul ne savait quelle retraite les dérobait alors aux recherches lesplus actives ; puis, au bout d’une semaine, on les voyaitrevenir plus nombreux et plus déterminés que jamais.

Les femmes et les enfants qui restaient àSaint-Yon semblaient avertis de tout ce qui se passait au dehors,et faisaient les plus étranges récits. On disait que le général desChouans était une jeune fille de treize ans, belle comme on ne vitjamais de beauté, et plus intrépide que le plus brave dessoldats.

Et comme Sainte, dans sa naïve curiosité,s’informait de son nom, on lui répondit, avec l’emphase propre auxpaysans de la haute Bretagne :

« Des gens l’ont connue et fréquentée,qui n’étaient pas dignes de dénouer les cordons de sessouliers ; ceux-là l’appelaient Marie Brand ; mais sonvrai nom est mademoiselle de Rieux, marquise d’Ouëssant, d’Acérac,de Sourdéac et de Châteauneuf-de-la-Mer ! »

Sainte s’émerveillait de ces récits, mais ellen’avait garde d’envier le sort brillant de son ancienne compagne.Elle se souvenait des paroles du bon prêtre et n’ambitionnait pointd’autre rôle que celui que l’abbé de Kernas lui avait, autrefois,tracé en trois mots : PAIX, CONCILIATION ET PITIÉ. Comme elleaimait encore Marie, et que Marie était en péril, elle unissaitdans sa prière de chaque jour, son nom à ceux de René et de sonpère.

Un jour, il y avait longtemps que le Médecinbleu n’avait paru à la cabane, Sainte revenait de la forêt oùs’était dirigée sa promenade solitaire, lorsqu’un fracas soudainretentit derrière elle : c’était le bruit d’une vivefusillade. Elle tourna la tête et vit une cinquantaine de Chouansfranchir le talus du chemin et s’enfuir, poursuivis par un nombredouble de républicains. Ils passèrent rapidement auprès d’elle.

– Voici un otage ! s’écria l’und’eux ; saisissons la fille du Médecin maudit !

Mais les fuyards étaient presque tous des gensde Saint-Yon. Ils passèrent, et plusieurs même soulevèrent leurchapeau en disant :

– Dieu vous bénisse !

Quelques-uns, pourtant, étrangers au bourg,s’arrêtèrent, ayant à leur tête celui qui avait parlé le premier etqui n’était autre que Jean Brand, revêtu de son costume decapitaine, c’est-à-dire portant le feutre à plumes, la veste àrevers et la ceinture blanche.

– Saisissons-la !répétèrent-ils.

Sainte voulut fuir. Ses jambesfléchirent ; elle eût été bien vite atteinte, si une secondedécharge des Bleus, qui avaient franchi le talus à leur tour, n’eûtmis le trouble parmi ceux qui la poursuivaient. Ils s’enfoncèrentrapidement dans les taillis qui bordaient un côté de la route.

Mais la décharge avait eu un autre résultat.Jean Brand, frappé de deux balles, était tombé aux pieds deSainte.

– Jésus-Dieu ! dit-il, j’ai moncompte.

Les Bleus, sans se donner le temps derecharger leurs armes, s’étaient précipités sur les traces desfuyards.

Quand ils eurent disparu, Jean Brand se relevaen chancelant. Ses traits exprimaient l’étonnement le plusprofond.

– Mam’zelle, murmura-t-il, voyant queSainte le soutenait, saviez-vous que c’est moi qui ai mis le feu àla maison de votre père ?

– Je le savais, répondit Sainte.Appuyez-vous sur mon bras.

– Et pourtant, reprit Jean Brand, vousavez laissé passer les Bleus sans leur dire : Le voilà !tuez-le ! vous vous êtes placée devant moi pour me cacher, etmaintenant, vous me soutenez comme si j’étais votre ami.

– Venez, interrompit Sainte ; votresang coule, je vous panserai.

– Et tout à l’heure encore, continua JeanBrand, je proposais à mes hommes de vous saisir, vous m’avezentendu, n’est-ce pas ?

– Je vous ai entendu. Hâtons-nous, ilsvont revenir.

– Mam’zelle Sainte, je pensais qu’au cielseulement il y avait des anges !

On entendit au loin un nouveau bruit defusillade.

– Venez, venez ! s’écria Sainte enl’entraînant.

Jean Brand se laissa faire. En marchant, illevait sur sa jeune protectrice un regard de reconnaissance etd’admiration.

Sainte allait avec précaution, et le soutenaitde son mieux. Après bien des efforts, ils arrivèrent à la cabane etJean Brand se coucha dans son lit, qui était devenu celui dudocteur. Sainte avait souvent aidé son père dans ses pansements.Intelligente et adroite elle avait retenu ce qu’il fallait fairedans ces occasions, et le blessé se sentit bientôt assez soulagépour chercher le sommeil.

À peine était-il endormi que les Bleusarrivèrent. Sainte fit tomber autour du lit l’épais rideau deserge, et ouvrit la porte aux soldats de la République. Si JeanBrand s’éveilla pendant l’heure qui suivit, il dut se croirel’objet d’une étrange vision. Les républicains s’étaient attabléssans cérémonie et faisaient fête au vin du docteur. Quand ilseurent bien bu, ils se retirèrent et laissèrent la pauvre Sainteaccablée de tristesse : nul, parmi eux, n’avait pu lui donnerdes nouvelles de son père.

Mais Jean Brand ne s’éveilla que le lendemain,ignorant le danger qu’il avait couru pendant son sommeil. Sapremière parole fut, néanmoins, un cri de gratitude. Tandis queSainte le pansait, elle sentit une larme tomber sur sa main. JeanBrand pleurait.

– Mam’zelle Sainte, dit-il, si Dieum’exauce, je vous revaudrai cela quelque jour.

– Vous ne me devez rien ;répondit-elle, et si vous voulez me faire une promesse, je seraitrop payée.

– Laquelle ? s’écria Brand avecvivacité.

– Le hasard peut vous mettre un jour enface de mon père dans un combat. Épargnez-le en souvenir demoi !

– Je vous le jure.

– Merci.

Sainte avait fini le pansement. Elle s’assitauprès du lit et mit sa tête entre ses mains. Alors seulement Brandremarqua sa profonde tristesse, et c’eût été merveille pour unobservateur, que de voir la sympathique mélancolie qui envahit toutà coup le rude visage du proscrit.

Jean Brand était un de ces hommesénergiquement trempés qui surgissent aux jours des révolutions.Simple, dépourvu de toute espèce d’instruction, mais possédant uncoup d’œil rapide autant que sûr, et cet imperturbable sang-froiddans le danger, qui est la première vertu d’un chef de partisans,il avait gagné la confiance des nobles qui commandaient lachouannerie. C’était lui qui, avec M. de Vauduy,dirigeait la bande des environs de Saint-Yon, composée en majeurepartie des anciens vassaux de la maison de Rieux. Jean Brandpouvait être cruel par circonstance ou par nécessité, mais soncœur, fort dans le bien comme dans le mal, était capable d’unereconnaissance sans bornes. La conduite de Sainte l’avait touchéplus que nous ne saurions dire ; cette chose sublime quecommande la religion chrétienne et que pratiquent si peu dechrétiens, le pardon des injures, semblait au Chouan demi-sauvageun acte de vertu surhumaine. Il avait fait le mal, on lui rendaitle bien ; ce n’était là qu’accomplir strictement la lettre dela morale évangélique ; mais, dans les campagnes bretonnes, laloi du talion est en vigueur, et ceux-là seulement qui sont tropfaibles pour se venger font fi de la vengeance.

Jean Brand suivait donc avec sollicitude lamélancolique rêverie de l’enfant qui venait de lui sauver la vie,et se sentait venir à l’âme une tendresse croissante.

– Oh ! oui, murmura-t-ilinvolontairement, s’il veut me tuer, il me tuera ; mais moi,je le respecterai comme s’il était mon propre frère.

Sainte leva sur lui un regard voilé delarmes.

– Pourquoi pleurez-vous ?demanda-t-il.

– Hélas ! répondit Sainte, je vouscrois sincère, mais est-il temps encore ? Il y a quinze joursque je n’ai eu de nouvelles de mon père.

– Nous en aurons ! s’écria l’ancienbedeau ; je me charge d’en avoir ; fallût-il vousconduire jusque dans notre retraite, dont nul ne connaît le secret,vous aurez des nouvelles du Médecin bleu… Et, tenez, je me sensfort ; peut-être pourrons-nous partir sur-le-champ !

Il voulut se lever ; mais, affaibli parla grande quantité de sang qu’il avait perdu, il ne put y réussir,et s’affaissa sur son lit.

– Merci, dit Sainte en souriantdoucement ; quand vous serez rétabli, nous partirons.

Chapitre 6LE TROU-AUX-BICHES

Huit jours se passèrent, et aucune nouvelle dudocteur ne vint calmer l’inquiétude de Sainte. Grâce à ses soins,Jean Brand était complètement rétabli.

– Mam’zelle Sainte, dit-il un matin, jevais retrouver mes frères. Le secret de notre retraite fait toutenotre sûreté, mais je me confie en vous comme si vous étiez mafille ; voulez-vous venir avec moi !

– Aurai-je des nouvelles de monpère ? demanda Sainte.

– Nous chercherons ; nousinterrogerons les gars depuis le premier jusqu’au dernier. Quant àmoi, je ferai de mon mieux, voilà qui est sûr.

– Partons donc ! dit Sainte ;mais la route est longue sans doute ?

– Pas si longue que vous pensez.Venez.

Les dernières maisons du bourg de Saint-Yontouchent à un terrain dépourvu d’arbres et dont une portion estmaintenant défrichée. C’était alors une lande aride, s’étendant àperte de vue, entre la lisière de la forêt et les rivages du maraisde l’Ouest. Toute cette lande était couverte d’ajoncs vigoureux ettouffus, qui s’élevaient un peu au-dessus de la stature d’unhomme.

De tous côtés, comme il arrive d’ordinaire surles landes où nulle considération ne force le piéton à s’écarter dela ligne directe, ce taillis épineux était percé de mille sentiersdivergents, qui se coupaient et s’enchevêtraient de telle sorte quele fameux fil d’Ariane eût été une ressource parfaitementinsuffisante pour se diriger au milieu de cet inextricablelabyrinthe. Mais, à défaut de fil, Jean Brand, qui s’y était engagéavec Sainte, avait une connaissance exacte et minutieuse du pays.Aussi allait-il d’un pas ferme, changeant de sentier tous les dixpas, mais ne montrant jamais une ombre d’hésitation.

Au bout d’une demi-heure de marche, ils’arrêta.

– Nous voici arrivés, dit-il.

Sainte regarda autour d’elle avec surprise.Elle connaissait ce lieu pour y être venue souvent dans sespromenades, mais elle n’y avait jamais rien découvert qui pûtservir d’abri à des êtres humains.

Cet endroit formait à peu près le milieu de lalande. Le terrain s’y affaissait circulairement, de manière àformer un large amphithéâtre ou entonnoir, à pente insensible, dontle centre était marqué par un menhir (pierre druidique).Le sol, uni et sans mouvement aucun, ne permettait pas de croire àl’existence d’une caverne cachée ; et l’absence complèted’arbres éloignait toute idée d’un campement en plein air.

– C’est le Trou-aux-biches, ditSainte, en donnant à ce lieu le nom sous lequel il était désignédans le pays.

– C’est plutôt leTrou-aux-Chouans, répondit le bedeau. Du moins, à l’heurequ’il est, vous y trouverez plus de chouans que de biches.

Sainte jeta un nouveau regard aux alentours.Elle ne vit rien encore.

Jean Brand écarta alors avec précaution lesbranches épineuses d’un gigantesque ajonc.

– Passez, dit-il.

Sainte obéit. Aidée par le Chouan, qui, avecune adresse singulière, la préserva de toute piqûre, elle franchitle premier obstacle, et se trouva dans un nouveau sentier,tortueux, étroit, et le long duquel on ne pouvait marcher qu’en secourbant, parce que les ajoncs se rejoignaient à quatre pieds dusol et formaient une manière de buisson impénétrable à l’œil. Onserait passé vingt fois devant la touffe d’ajoncs qui masquait cesentier sans soupçonner son existence, et ce n’était là, cependant,pour ainsi dire, que le premier anneau de la chaîne de précautionsdont s’entouraient les insurgés royalistes.

Jean Brand prit la main de Sainte, et lui fitdescendre la pente douce de l’amphithéâtre.

Ils arrivèrent ainsi au pied dumenhir dont la tête grise s’élevait à plusieurs toises deterre. Jean Brand en fit le tour et toucha par trois fois, avec lacrosse ferrée de son fusil, une pierre rugueuse et carrée quisemblait scellée dans le sol. Au troisième coup, la pierre,tournant sur une charrière intérieure, fit bascule et laissadécouvert l’orifice d’un large trou.

– Mort ! cria une voixsouterraine.

– Bleu ! répondit Jean Brand,achevant ainsi le juron caractéristique qui servait de mot depasse.

La pauvre Sainte s’était reculée avec effroi,en voyant la gueule béante de la caverne ; le Chouan larassura tout doucement, et tous deux commencèrent à descendre.

– Mettez vos fusils de côté, mes braves,dit Jean Brand en voyant deux sentinelles en blouse et en sabotscroiser les armes au bas de l’escalier.

– Le bedeau ! s’écrièrent en mêmetemps les deux Chouans ; le bedeau qui revient !

Et de tous les coins de la caverne, un hourragénéral et joyeux répéta :

– Le bedeau !

Sainte descendait en ce moment la dernièremarche ; en tournant l’angle saillant de l’escalier, elle setrouva tout à coup dans une immense salle brillamment éclairée, etremplie d’hommes armés. Plus morte que vive, elle se pressatimidement contre son conducteur.

La caverne, de forme semi-circulaire et dontles deux bouts se repliaient légèrement, de manière à figurer uncroissant, était entourée d’une litière de paille, couche communeoù s’étendaient les Chouans, lorsque l’heure du sommeil étaitvenue. Au-dessus de cette litière, une sorte de râtelier contenaitl’arsenal de rechange de la bande. C’étaient des armes de toutesorte, de toute forme et, on peut le dire, de toute provenance. Àcôté d’une rapière droite, à lame triangulaire, pendait un sabrerecourbé à pointe de Damas, dont la poignée, bizarrement historiée,annonçait une origine musulmane ; auprès d’un tromblon decuivre, à la gueule évasée comme le pavillon d’un cor de chasse, sedressait la longue et fluette canardière du chasseur desmarais ; puis venait un luxueux fusil à deux coups, arme degentilhomme, qui avait mis à mort, sans doute, plus d’un vieuxloup, plus d’un fort sanglier ; puis encore un mousquetmassif, un canon blanc et lisse, trophée conquis sur un pauvremilicien de la République. Au bout de ce magasin, sur un affût, unepetite pièce de deux livres de balles était soigneusementrecouverte de son étui de serge. Ce petit canon ne sortait jamaisdu souterrain ; c’était l’artillerie de défense.

Sainte ne vit tout cela, comme on le pense,que fort imparfaitement. L’aspect de tous ces hommes à figuresfarouches l’effrayait ; elle osait à peine lever les yeux, etavait rabattu son voile sur son visage.

– Bedeau, mon ami, dit un officiersupérieur en costume, dans lequel Sainte reconnutM. de Vauduy, nous avions presque fait le sacrifice de taprécieuse personne. D’où viens-tu ? et qui nous amènes-tulà ?

– C’est trop de questions, répondit JeanBrand, et je n’ai pas le temps d’y répondre. Où estMademoiselle ?

– Dans son boudoir, répliquaM. de Vauduy en ricanant.

Jean Brand traversa la foule, écartant àl’aide de ses coudes vigoureux ceux que la curiosité portait às’approcher trop près de Sainte.

Arrivé au bout de la caverne, il poussa uneporte et entra dans une petite cellule voûtée, où Marie de Rieuxétait seule.

– Ah ! ah ! fit Marie enprenant un air de souveraine qui ne lui allait point tropmal ; notre fidèle père nourricier ! Sois le bienvenu,Jean Brand, je craignais de ne plus te revoir.

Elle tendit la main avec une affectationthéâtrale, et le bedeau la porta à ses lèvres.

– Not’demoiselle, dit-il, voici mam’zelleSainte, qui m’a sauvé la vie, et qui voudrait savoir des nouvellesdu Médecin bleu.

– Sainte ! s’écria la hautaineenfant en cachant une émotion réelle sous un sardoniquesourire ; qu’elle soit aussi la bienvenue ! Mais est-cebien chez nous qu’il faut venir, pour chercher des nouvelles duMédecin bleu ?

– Sauf respect, commença Brand, eninterrogeant nos hommes…

– C’est bien ! interrompit Marie,interroge qui tu voudras, et laisse-nous seules.

Brand salua et se retira aussitôt.

Les deux jeunes filles ne s’étaient point vuesdepuis le jour où la croix, surmontée d’un drapeau blanc, avait étérelevée au carrefour de la forêt. Il y avait de cela plusieursmois. Sainte fut surprise et affligée du changement que ce courtespace de temps avait opéré sur les traits de sa compagne. Marieétait toujours belle, mais une mate et maladive pâleur avaitremplacé les fraîches couleurs qui brillaient autrefois sur sajoue. Son œil était entouré d’un cercle bleuâtre, et il y avait unetristesse profonde sous la méprisante ironie de son sourire.

Elles restèrent quelques minutes en face l’unede l’autre. Marie semblait faire une comparaison pénible entre ledoux visage de Sainte et ses traits à elle, ses traits d’enfant,déjà fanés et presque flétris. Enfin elle rompit le silence.

– La fille du Médecin bleu, dit-elle sansabandonner son ton de froideur, s’est donc enfin souvenue de sonancienne amie ?

– Elle ne l’a jamais oubliée, réponditSainte avec douceur.

– C’est de sa part bien de la bonté. Etn’avez-vous point tremblé, Sainte, à l’idée de confier votre vie àdes brigands tels que nous ?

Marie appuya sur ce mot avec une singulièreemphase ; on voyait que la pauvre enfant prenait fort ausérieux sa position d’héroïne. Sainte songea peut-être à cettefable que le bon La Fontaine a intitulée la Mouche ducoche, mais elle n’en fit rien paraître, et réponditsimplement :

– Je suis sous la sauvegarde de JeanBrand.

– Pauvre sauvegarde, ma fille ! JeanBrand est ce que tout le monde est ici, mon serviteur… un mot demoi, un geste, moins que cela le ferait rentrer sous terre.

Sainte baissa les yeux. Elle se sentait prisede pitié.

– Vous êtes bien puissante, Marie,dit-elle ; êtes-vous heureuse ?

Cette question fit tomber comme parenchantement le masque au moyen duquel Marie voulait cacher sonnaturel franc et sincère. Elle regarda un instant Sainte d’un airindécis puis, se levant d’un saut, elle lui jeta les bras autour ducou et se prit à pleurer.

– Sainte, ma bonne Sainte, dit-elle, queje voudrais être à ta place !

La fille du docteur lui rendit son étreinte,et toutes deux, les bras enlacés, s’assirent côte à côte.

– Ainsi, dit Sainte, tu n’est pasheureuse ?

– Je ne sais. Parfois des idées de gloiretraversent ma cervelle ; je me sens le cœur d’un homme, et mamain trouve plaisir à caresser la garde d’une épée. C’est le sangde Rieux qui parle, alors ; en cet instant, j’irais à la mortcomme on court à une fête. Mais d’autre fois, quand je me vois,pauvre enfant que je suis, au milieu de tous ces hommes dévoués,mais grossiers et toujours prêts à lâcher la bride à leurs passionsbrutales, faut-il le dire ! j’ai peur.

Elle cacha sa tête dans le sein de sonamie.

– Oh ! reprit-elle après un momentde silence, ce n’est pas la mort que je crains. Mon bras estfaible, mais mon cœur est fort. Ce qui me ronge, c’est ledoute : parfois, je crois surprendre un sourire de pitié surles lèvres de mes hommes ; parfois, ils me répondent avec cetair de condescendance que prennent les bons serviteurs enversl’enfant gâté d’un maître qu’ils aiment. Admirent-ils ma précoceénergie ? Raillent-ils mes inutiles exploits ? Suis-jegrande ou suis-je ridicule ?

En prononçant ce dernier mot, elle lança à ladérobée, vers Sainte, un regard plein d’anxiété.

Celle-ci fut quelque temps avant de prendre laparole. Quand elle rompit enfin le silence, ce fut d’un ton grave,presque sévère.

– Et c’est là tout ce que vouscraignez ? dit-elle.

– N’est-ce pas assez ?

– Un jour, le curé de Saint-Yon, que vousrespectiez autrefois, Marie.

– Et que je respecte encore…

– Je le souhaite. Un jour donc, le saintprêtre me dit ces paroles, qui se sont gravées dans mamémoire : « En ce temps de luttes impies, ma fille, lerôle d’une femme doit être le rôle de paix, de conciliation et depitié. » Ne vous a-t-il jamais rien dit de semblable,Marie !

– Si fait… je crois me souvenir. Mais jetrouve injustes et cruelles ces prescriptions qui font de la femmeun être passif, un être nul.

– Nul pour le mal, et tout-puissant pourle bien ! pensez-vous que ce soit un mauvais partage que lenôtre ?

– Je ne sais, dit Marie ensoupirant ; peut-être as-tu raison. En tout cas, pour reculer,je suis trop avancée.

– Est-il jamais trop tard pourreconnaître ses torts ? dit Sainte.

– Pour toi, pour tout autre, non !mais je m’appelle de Rieux, et suis seule pour soutenir la gloirede ma race. Adieu ! Sainte, tes paroles amollissent mon cœur,et j’ai besoin d’un cœur de bronze. Adieu !

Marie de Rieux déposa un baiser sur le frontde Sainte, et la congédia d’un geste. Quand elle fut seule elletomba dans une rêverie profonde et murmura machinalement :

– Paix, conciliation, pitié ! C’estlà le rôle d’un ange et non d’une créature mortelle… et pourtant,c’est celui de Sainte.

Cette dernière rentra dans la caverne etchercha des yeux Jean Brand, qui vint aussitôt à sa rencontre d’unair triste.

– J’ai interrogé tout le monde, dit-il,et personne n’a pu me répondre.

– N’y a-t-il plus d’espoir ? murmuraSainte accablée.

– Notre bande n’est pas seule, réponditle bedeau. J’irai, je m’informerai.

– Oh ! merci, merci, monsieurBrand ! s’écria Sainte. Dieu vous récompensera.

– Pensez-vous donc, dit le paysan enmontrant, sa poitrine, que ceux que vous appelez des brigands n’ontpas là de cœur pour aimer et se souvenir ? J’ai contractéenvers vous une dette, Mam’zelle, et je vous la payerai avant demourir.

Chapitre 7LA DETTE DE JEAN BRAND

Sainte revint tristement à la cabane, et passaencore une semaine en proie à toutes les tortures de l’attente.

Un jour, Jean Brand arriva tout essoufflé.

– Une chopine de cidre, Mam’zelle, sic’est un effet de votre bonté, dit-il en tombant épuisé sur unbanc.

Sainte se hâta de lui servir à boire, et lebedeau avala la chopine d’un seul trait.

– Ah ! fit-il avec un long soupir desoulagement ; un morceau de lard et du pain, maintenant,Mam’zelle, si ce n’est pas trop demander.

Sainte mit du pain et du lard sur la table.Jean Brand avec une rapidité merveilleuse, fit disparaître le touten un instant.

– Ah ! dit-il encore en avalant ladernière bouchée.

Puis il ajouta dolemment :

– Il y a trois grands jours que jen’avais mangé, Mam’zelle.

– Est-il possible ! s’écriaSainte.

– Voyez, reprit Jean, qui se leva etmontra son costume d’un geste mélancolique.

Son habit d’officier royaliste était réduit àl’état de haillons ; son écharpe blanche, déchirée et noirciepar la poudre, pendait en lambeaux autour de son corps.

– Qu’est-il donc arrivé ? demandaSainte.

– De tristes nouvelles pour les amis duroi, Mam’zelle. Voilà trois jours que nous nous battons, ou plutôtque nous sommes battus. Le général S*** est en campagne, le mauditBleu ! Nous étions un contre quatre. Ah ! Mam’zelleSainte, il y a bien des corps morts à cette heure sur la lande.

– Et mon père ? s’écria la jeunefille dans son égoïste tendresse.

– J’allais y venir, Mam’zelle, et je vousdemande pardon de vous avoir parlé de nous. Il y a des nouvelles…de votre père d’abord… et puis d’un autre encore.

– Mon frère ?

– Bien touché ! C’est du gars René,en effet, qu’il s’agit.

– Parlez, monsieur Brand, par pitié,parlez !

– Je suis venu pour cela, Mam’zelle, etje viens de loin. D’abord, il faut vous souvenir que je vous doisquelque chose, et que j’avais promis de payer ma dette avant demourir. Je l’ai payée, Mam’zelle, et tout à l’heure, je vais allermourir… ça vous étonne ? Écoutez : il y a trois jours, uncorps de Vendéens nous arriva ; les pauvres diables étaientdans un piteux état, car, depuis la Loire, ils avaient étépoursuivis par les Bleus. Néanmoins, ils n’avaient perdu qu’un desleurs : un jeune homme, qui était tombé de fatigue à deuxcents pas du Trou aux Biches. Je demandai son nom : –René Saulnier, me répondit-on.

– Mon frère ! mon pauvrefrère !

– Attendez donc ! Je pris macanardière et m’en allai sur la lande. René était là, qui tirait lalangue à faire pitié. Je lui donnai ma gourde et le chargeai surmes épaules ; mais les républicains arrivaient : saintJésus ! nous l’avons échappé belle ! Heureusement que magourde avait ranimé René ; il fila, et je restai pour couvrirsa fuite.

– Excellent homme ! s’écria Sainteen prenant la main de Jean.

– Attendez donc ! Ce fut l’affairede dix minutes. Les Bleus n’avaient plus de munitions, j’en ai étéquitte pour quelques coups de crosse, et j’ai la tête dure etd’un ! Le lendemain ce fut une autre fête. Nous sortîmes duTrou-aux-Biches avant le jour pour surprendre lesBleus : nous les trouvâmes endormis… Votre père était là,Mam’zelle.

– Mon Dieu ! qu’allez-vousm’apprendre ? murmura Sainte.

– Attendez donc ! Il eut le temps des’armer, et vint à notre rencontre comme un brave homme qu’il est,quoique pataud. Il se trouva en face deM. de Vauduy, son ancien camarade… Voyez-vous, Mam’zelle,dans ces guerres de Français à Français, il n’y a pas d’amitié quitienne : souvent même l’idée qu’on a devant soi un ami vouspousse et vous met le diable au corps. Vauduy est maître en faitd’armes. Il reçut votre père, ferme sur la hanche, et allaitl’embrocher, lorsque je l’ai terrassé d’un coup de crosse, priantle citoyen votre père d’aller voir à deux lieues de là si j’y étaispar hasard. Voilà ?

– Quoi ! sauvés tous deux !sauvés par vous ! dit Sainte, qui fondit en larmes. Que fairepour vous prouver ma reconnaissance ?

– Voulez-vous me rendre biencontent ? dit Brand, qui se sentit rougir sous le cuir bronzéde sa joue.

– Parlez, que faut-il faire ?

Brand ouvrit ses bras.

– Embrassez-moi, mam’zelle Sainte, maislà, bien comme il faut, comme une bonne fille embrasse son vieuxpère.

Sainte se jeta à son cou.

Le bedeau souriait et pleurait en mêmetemps.

– Merci ! dit-il. Maintenant je nevous dis pas au revoir, mam’zelle Sainte, car je ne vous verraiplus ; j’ai frappé mon officier ; nous avons, nous aussi,une discipline. Adieu.

Sainte ne comprit pas tout d’abord ; maisbientôt la réalité lui parut tout entière.

– Ils vont le fusiller !s’écria-t-elle en courant sur les pas du bedeau. Brand ! JeanBrand ! restez avec moi.

Mais le chouan n’était déjà plus à portée del’entendre.

Chapitre 8LE RÊVE

Les chouans de Saint-Yon étaient àl’agonie ; un dernier coup devait les détruire ou lesdisperser. M. de Vauduy, seul officier restant, disposases hommes pour une suprême bataille ; il ne leur cacha pointl’imminence du danger : À quoi bon ? Ils étaient préparésà mourir.

Quand Vauduy se fut acquitté de ses devoirs desoldat, il entra dans la cellule de Marie.

– Mademoiselle, dit-il, deux chevaux sontsellés, et vous attendent au pied du menhir ; un demes hommes vous accompagnera jusqu’à Vannes, où j’ai fait retenirvotre passage sur un brick qui part pour Falmouth. Il faut nousséparer.

Marie secoua l’engourdissement du désespoir oùl’avaient plongée les défaites successives de ses compagnons.

– Vous êtes donc bien sûrs devaincre ? dit-elle en se redressant tout à coup.

– Hélas ! Mademoiselle, nous sommessûrs de mourir.

– Et vous voulez me renvoyer à l’heure dupéril ! Vauduy, cela n’est pas d’un serviteur loyal. Puisquela race des Rieux doit s’éteindre avec moi, qu’elle s’éteignenoblement, et sur un champ de bataille !

Vauduy voulut faire des représentations.

– Je le veux ! s’écria Marie.

L’ancien intendant s’inclina jusqu’à terre etsortit à reculons.

Comme il sortait, il rencontra Jean Brand.

– Bedeau, mon ami, dit-il, pourquoi es-turevenu ?

– J’avais donné ma parole.

– Une parole est quelque chose, mais lavie est davantage. Tu m’as frappé, tu dois mourir. Mais ce n’estpas une chose dérisoire que de fusiller un brave tel que toi, laveille de notre mort à tous !

– Cela vous regarde, dit froidement JeanBrand ; vous m’avez laissé vingt-quatre heures pour allerjusqu’à Saint-Yon, où j’avais à remplir un devoir. Ce devoir estrempli, me voilà.

– Jean Brand, mon ami, répondit Vauduy,avec une égale froideur, ce que tu fais là est peut-être fort beau,mais, Mademoiselle et toi, vous êtes les deux plus grandsfous que je connaisse.

Puis il ajouta en bâillant :

– Reste si cela te plaît, va-t’en si tuveux. Demain, au point du jour, si tu es encore là, et qu’on ait dutemps à perdre, on te fusillera.

Et Vauduy, succombant à la fatigue, se rouladans son manteau et s’endormit.

– L’excès du péril peut-il donc tuer àl’avance, comme un feu trop violent brûle de loin ? murmuraJean Brand ; cet homme n’a plus ni espoir, ni crainte, nitendresse, ni haine ; son cœur s’est fait pierre, il est mortdéjà.

Puis, profitant de la permission donnée, ilsaisit la canardière, et s’éloigna lentement, résolu à partager, lelendemain, le sort de ses compagnons d’armes.

Sainte était rentrée dans la cabane. La penséedu sort qui attendait Jean Brand gâtait sa joie. Cette joieelle-même, d’ailleurs, n’était point sans mélange. Le citoyenSaulnier et René vivaient ; ils avaient échappé tous deux,comme par miracle aux affreux dangers de cette guerred’extermination ; mais ils allaient se trouver en présence. LeMédecin bleu savait-il que son fils était revenu ? René,lui-même, n’ignorait-il point que son père combattait, en qualitéde volontaire, dans les rangs des républicains ? Le hasard nepouvait-il pas les rapprocher dans la mêlée ?

À cette cruelle idée, Sainte, tremblant detous ses membres, se sentait mourir ; et, comme il arrive dansces occasions, plus l’idée était terrible plus elle était tenace,obsédante, tyrannique. Impossible de la fuir ou de la chasser.

La nuit était venue. Sainte, assise près de salampe, la joue pâle, les yeux fixes et mornes, voyait sans cessedevant elle une effrayante vision, et ne songeait point à dormir.Les heures de la nuit passèrent lentement, l’une aprèsl’autre ; la jeune fille veillait toujours.

Enfin, les premières lueurs du matin firentpâlir les rayons de la lampe. Sainte, exténuée de fatigue,engourdie par l’angoisse, ferma les yeux, et le sommeil vint lasurprendre.

Elle dormit bien longtemps. Depuis plus de sixheures, le soleil avait franchi la ligne de l’horizon, et répandaità flots sa lumière. Sainte dormait encore.

Mais ce sommeil fiévreux, plein detressaillements et de rêves, n’était point de ceux qui reposent.Sainte voyait passer devant ses yeux des images terribles etgrotesques à la fois. Le cauchemar oppressait sa poitrine. Des voixlugubres criaient des plaintes à son oreille, et, sous ses pieds,grouillait une eau impure où il y avait du sang. Puis son rêve pritun enchaînement logique et affecta les allures de la réalité, alorsce fut horrible.

Sainte se voyait sur la lande, non loin de cesauvage amphithéâtre que nos lecteurs connaissent déjà sous le nomde Trou-aux-Biches. Elle entendait çà et là des coups defeu derrière les ajoncs, mais elle n’apercevait rien.

Tout à coup, au détour de l’un des millesentiers qui marbrent la lande, elle vit deux hommes arrêtés face àface.

L’un était un jeune homme, l’autre unvieillard.

– Vive la République ! dit levieillard.

– Dieu et le Roi ! répondit le jeunehomme.

Deux sabres furent dégainés, et un combatfurieux s’engagea.

Le jeune homme était René Saulnier ; levieillard était le Médecin bleu.

– Mon père ! mon frère !voulait crier Sainte.

Mais le cauchemar collait sa langue à sonpalais ; elle ne pouvait produire aucun son.

Et le hideux combat se poursuivaittoujours.

Sainte fit des efforts inouïs pour seprécipiter entre eux. Mais le cauchemar paralysait ses jambes, etses pieds étaient devenus de plomb…

Chapitre 9LES INTÉRÊTS DE LA DETTE DE JEAN BRAND

Au moment où Sainte rêvait ainsi,c’est-à-dire, vers cinq heures du soir, les pauvres chouans duTrou-aux-Biches étaient fort malmenés.M. de Vauduy et bien d’autres encore étaient morts, envendant comme il faut leur vie. Il n’y avait plus à tenir que lepetit corps de Vendéens arrivés récemment en Bretagne.

On se battait dans la forêt de Rieux, etl’ombre des grands arbres ajoutant à l’obscurité croissante, on sefrappait, pour ainsi dire, au hasard et sans se reconnaître.

Aussi, le rêve de la pauvre Sainte seréalisa : les deux Saulnier, le père et le fils, serencontrèrent dans l’ombre et ne se reconnurent point.

Le Médecin bleu, ardent et passionné commetoujours, sous une apparence de froideur, était affolé par lafièvre du combat et frappait avec frénésie ; René, sans espoirde vaincre, voulait du moins mourir vengé : c’était un duel àmort qui allait avoir lieu.

Mais à l’instant où les sabres se croisaient,cherchant un passage, et menaçant à la fois la poitrine des deuxassaillants, un homme se précipita entre eux.

– Bas les armes ! s’écria-t-il d’unevoix brisée.

Et, en disant ces mots, il tomba pesamment surla mousse de la forêt.

La lune, à ce moment, se faisant jour, autravers des hauts chênes, tomba d’aplomb sur nos troispersonnages.

Les deux Saulnier se reconnurent et jetèrentleurs sabres. René se mit à genoux.

– Voilà donc où tu devais en venir !s’écria le Médecin bleu avec amertume.

– Taisez-vous un petit moment, monsieurSaulnier, dit l’homme qui avait mis fin au combat ; mereconnaissez-vous ?

– Jean Brand ! s’écrièrent en mêmetemps le père et le fils.

– En propre original !approchez-vous, docteur, car je sens que je m’en vas.

– Êtes-vous donc blessé ?interrompit Saulnier.

– Mieux que cela, docteur, et tous vosremèdes n’y feraient rien ; ainsi donc écoutez-moi. Je vous aisauvé la vie hier…

– Je le sais.

– Ne m’interrompez pas. Or, si je vous aisauvé la vie, ce n’était pas par tendresse pour vous, monsieurSaulnier, car je vous ai toujours détesté du mieux que j’aipu ; c’était pour votre fille. Quant à toi, René, je t’aisauvé aussi, mais tu es un bon garçon et je te tiens quitte.

– Quel prix mettez-vous au service quevous m’avez rendu ? demanda le docteur.

– Ne m’interrompez donc pas ! Enoutre de cela, docteur, je viens de vous empêcher de vousentre-tuer, votre fils et vous, ce qui eût été désagréable, mêmepour un bleu… excusez-moi. Pour ces deux services, je ne réclamequ’une chose.

– Parlez.

La voix de Jean Brand s’affaiblissaitgraduellement ; il reprit pourtant avec effort :

– Monsieur Saulnier, la guerre estfinie ; il n’y a plus de Chouans à Saint-Yon, je suis ledernier, et dans deux minutes, j’aurai rejoint mes frères.Embrassez votre fils, monsieur Saulnier, cela fera plaisir àmam’zelle Sainte… et je mourrai content.

Le docteur hésita un instant.

– Dépêchez-vous, murmura le bedeau ;si vous voulez que je voie ça, dépêchez-vous !

– Il ne sera pas dit que j’aie refusé ladernière demande d’un homme qui m’a sauvé la vie ! s’écria ledocteur Saulnier.

Et il tendit les bras à son fils, qui s’y jetaen pleurant.

– À la bonne heure ! dit Jean Brandd’une voix si éteinte, qu’on pouvait à peine l’entendre :mam’zelle Sainte sera bien contente… et j’ai fièrement payé madette… principal et intérêts !

Vers sept heures, la porte de la cabanes’ouvrit. Sainte ferma les yeux instinctivement, et se recula,comme pour ne point voir ou entendre la confirmation de sesterreurs.

Mais deux voix connues prononcèrent en mêmetemps son nom, et elle se trouva dans les bras de son père et deson frère.

Derrière eux était entré l’abbé de Kernas.

– Monsieur Saulnier, dit-il, remerciezDieu d’avoir mis cet ange dans votre maison. Au milieu de cesluttes insensées, elle a pratiqué la loi du Seigneur, et leSeigneur l’en a récompensée dans ceux qu’elle aime. Vous, Sainte,ajouta-t-il en mettant un baiser au front de l’enfant,persévérez ; le rôle que vous avez pris, ma fille, a appelésur ce qui vous entoure la miséricorde céleste… Adieu… quoi qu’ilarrive, soyez toujours, au milieu des luttes politiques, l’ange dela PAIX, de la CONCILIATION et de la PITIÉ.

– Ne restez-vous point avec nous ?demanda René.

– Mon fils, répondit le prêtre, on se batencore dans d’autres parties de la Bretagne ; je vais allerprêcher et consoler. Quand il n’y aura plus de malheureux àsecourir au loin, je reviendrai.

Il fit un pas vers la porte. Sainte courut àlui.

– Et Marie ? demanda-t-elle.

Une larme mouilla les yeux du prêtre.

– C’était, répondit-il lentement, lafille des Rieux, ces chevaliers à l’âme de fer ; elle avait lecœur de ses pères ; elle est morte comme eux.

– Morte ! répéta Sainte enpleurant.

– Morte en criant : Dieu et leRoi !

FIN

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