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Le Moine noir

Le Moine noir

d’ Anton Pavlovitch Tchekhov
Partie 1
LE MOINE NOIR
Chapitre 1

 

L’agrégé Anndréy Vassiliévitch Kôvrine s’était surmené, fatigué.Il ne suivait aucun traitement, mais un jour, buvant de la bière avec un ami médecin, il lui parla de sa santé, et le docteur lui conseilla d’aller passer le printemps et l’été à la campagne. Fort à propos, l’agrégé reçut une longue lettre de Tânia Péssôtski lui demandant de venir pour quelque temps à Borîssovka où elle habitait, et il décida d’accepter. Kôvrine – on était en avril – se rendit tout d’abord dans sa propriété natale de Kôvrinnka, où il resta trois semaines tout seul ; puis, quand les chemins furent praticables, il partit en voiture pour le logis de l’horticulteur réputé, Péssôtski, son ancien tuteur.

Il n’y avait que soixante-dix verstes de Kôvrinnka à Borîssovka ; rouler au printemps, sur une route à peine séchée, dans une confortable calèche, fut pour lui une véritable joie.

La maison des Péssôtski était une immense demeure à colonnes,avec des têtes de lions, des crépis qui se détachaient, et, à la porte, un laquais en habit. Un vieux parc à l’anglaise, sévère et rébarbatif, s’étendait de la maison à la rivière sur presque l’étendue d’une verste. Des pins aux racines dénudées, ressemblant à des pattes velues, croissaient sur la rive argileuse et abrupte qui le terminait. En bas l’eau scintillait, revêche ; descourlis volaient avec un cri plaintif, et l’on avait toujoursl’impression qu’il fallait s’asseoir là et y écrire uneballade.

Près de la maison, au contraire, et dans le verger, qui, avecles serres, couvrait une trentaine d’hectares, l’impression étaitjoyeuse et allègre, même lorsqu’il faisait mauvais temps. Nullepart il n’avait été donné à Kôvrine de voir d’aussi étonnantesroses, d’aussi beaux lis, des camélias et des tulipes multicolores– allant du blanc vif au noir de suie, – et, au total, une aussigrande richesse florale, que chez Péssôtski. À cette pointe duprintemps, le luxe des massifs était encore enfoui dans les serres,mais il suffisait de ce qui fleurissait au bord des allées et, çàet là, dans les massifs, pour que l’on se crût, en se promenant aujardin, dans le royaume des tendres couleurs, surtout aux heuresmatinales, où, sur chaque pétale, brille la rosée.

Ce qui constituait la partie décorative du jardin, et ce quePéssôtski appelait, avec dédain, les bêtises, produisait jadis surKôvrine enfant une impression de contes de fées. Que de bizarreriesn’y avait-il pas là ! Que de monstruosités et de dérisions dela nature ! Il y avait des arbres fruitiers en espaliers, unpoirier, pyramidal comme un peuplier, des chênes et des tilleuls,ronds comme des boules, un pommier parasol, des arcades végétales,des monogrammes, des candélabres, et même le chiffre 1862, dessinépar des pruniers, marquant l’année où Péssôtski avait commencé às’occuper d’horticulture. Il s’y trouvait aussi de beaux petitsarbres élancés, au tronc droit et solide, comme celui des palmiers,et ce n’était qu’en les considérant avec attention que l’on pouvaity reconnaître des groseilliers ou des groseilliers épineux.

Mais ce qui souriait le plus dans le jardin et lui donnait unair vivant, c’était une animation continuelle. Près des arbres etdes arbustes, dans les allées et dans les massifs, des gens, del’aube au soir, grouillaient comme des fourmis, maniant desbrouettes, des pioches et des arrosoirs…

Kôvrine arriva chez les Péssôtski un soir vers dix heures. Iltrouva en grande alarme Tânia et son père. Le ciel pur, étoilé,présageait, ainsi que le thermomètre, une gelée matinale, et lejardinier Ivane Karlytch, s’étant rendu en ville, on ne pouvaits’en remettre à personne. Au souper, on ne fit que parler de geléeblanche, et on décida que Tânia veillerait et ferait, à une heuredu matin, le tour du jardin pour voir si tout y était en ordre. Sonpère, pour la remplacer, se lèverait à trois heures, ou mêmeavant.

Kôvrine resta toute la soirée avec Tânia, et l’accompagna, aprèsminuit, au jardin. Il faisait froid. Dehors on sentait déjàfortement la fumée. Dans le grand verger, appelé« commercial », et qui rapportait par an à IégorSémiônytch, le père de Tânia, plusieurs milliers de roubles derevenu net, une âcre, noire, épaisse fumée, rampait contre terre,enveloppant les arbres et gardant de la gelée ces milliers deroubles. Les arbres étaient disposés en quinconces ; leursfiles droites et régulières formaient comme des rangs de soldats,et cet ordre, sévère et rigoureux, joint au fait que les arbresétaient de même hauteur et avaient des têtes et des troncssemblables, rendait le tableau monotone et même triste. Kôvrine etTânia suivaient les lignes où se consumaient des feux de fumier etde détritus de toute sorte, et, de temps à autre, ils rencontraientdes ouvriers, errant dans la fumée comme des ombres. Seuls étaienten fleurs les cerisiers, les pruniers et quelques espèces depommiers, mais tout le jardin baignait dans la fumée, et ce ne futque près des pépinières que Kôvrine respira librement.

– Tout enfant, dit-il, avec un frisson des épaules, cettefumée m’a fait éternuer, mais je ne comprends pas encore comment lafumée peut préserver de la gelée ?

– La fumée, répondit Tânia, tient lieu de nuages quand iln’y en a pas.

– Et quel besoin y a-t-il de nuages ?

– Par ciel couvert, il n’y a pas de gelée blanche.

– Ah ! oui !

Il se mit à rire et la prit par la main. Le large visage deTânia, transi de froid, à l’expression très sérieuse, ses sourcils,fins et noirs, le col de son manteau relevé, l’empêchant de remuerlibrement la tête, toute sa personne fluette, sa robe qu’ellerelevait à cause de la rosée, l’émouvaient.

« Seigneur, pensa-t-il, que la voilà déjàgrande ! »

– Quand je suis parti d’ici, il y a cinq ans, lui dit-il,vous étiez encore toute enfant ; vous étiez toute maigre, lesjambes longues, les cheveux sur le dos ; vous aviez des robescourtes, et je vous appelais le héron… Ce que le tempsopère !…

– Oui, soupira Tânia, cinq ans !… Depuis, que d’eau acoulé !… Avouez-le, Anndrioûcha, fit-elle vivement, en leregardant en face, vous vous êtes déshabitué de nous ? Maisque vais-je vous demander ! Vous êtes un homme, vous vivezdéjà une vie intéressante, vous êtes quelqu’un… Oublier est sinaturel !… Pourtant, Anndrioûcha, je voudrais que vous nousconsidériez comme vos proches ; nous en avons le droit.

– Je le fais, Tânia.

– Vraiment ?…

– Ma parole d’honneur.

– Vous vous étonniez ce soir que nous eussions tant de vosphotographies, mais vous savez que mon père vous adore. Il mesemble parfois qu’il vous aime plus que moi. Il est fier de vous.Vous êtes un savant, un homme extraordinaire ; vous avez faitune carrière brillante, et il est persuadé que vous êtes devenu telparce qu’il vous a élevé. Je ne l’en dissuade pas ; qu’il lecroie !

Déjà l’aube pointait. On le remarquait surtout à la netteté aveclaquelle se profilaient dans l’air les volutes de fumée et lescimes des arbres. Des rossignols chantaient, et, des champs, ilarrivait des cris de cailles.

– Tout de même, dit Tânia, il est temps d’aller se coucher.Il fait froid.

Elle le prit par le bras.

– Merci, Anndrioûcha, d’être venu, lui dit-elle. Nous neconnaissons que des gens sans intérêt, et en très petit nombre. Iln’est question ici que du jardin, puis du jardin… rien d’autre.Tige et demi-tige, fit-elle en riant, apporte, reinette, api,greffe en écusson, greffe en flûte !… toute notre vie est dansle jardin. Je ne vois en rêve que des pommes et des poires. C’estbien, évidemment, c’est utile ; mais, comme distraction, onsouhaite parfois autre chose ! Il me souvient que, quand vousveniez aux vacances, la maison paraissait plus fraîche et plusclaire, comme si l’on eût enlevé les housses du lustre et desmeubles ; bien que fillette, je le sentais.

Elle parla longtemps ainsi, avec beaucoup de sentiment. Ilapparut soudain à Kôvrine qu’il pourrait, durant l’été, s’attacherà ce petit être faible et bavard, s’en éprendre et en êtreamoureux. Dans leur double situation cela se pouvait si bien, étaitsi naturel ! Cette pensée l’attendrit et le fit rire. Il sepencha vers la chère figure soucieuse et se mit àfredonner :

Onièguine, je ne puis le taire,

J’aime follement Tatiâna…[1] .

Lorsqu’on revint à la maison, Iégor Sémiônytch était déjà levé.Kôvrine, n’ayant pas sommeil, bavarda avec son vieil hôte etretourna au jardin avec lui.

Iégor Sémiônytch était de haute taille, large d’épaules, leventre gros, et avait de l’asthme ; pourtant il marchaittoujours si vite que l’on avait peine à le suivre. Il avait un airextrêmement préoccupé, se dépêchait toujours et donnaitl’impression que tout serait perdu s’il s’attardait une minute.

– Voilà un fait, mon petit… commença-t-il en s’arrêtantpour souffler. Ras terre, tu le vois, c’est la gelée, et si l’onélève de deux toises un thermomètre sur un bâton, plus degelée ; pourquoi cela ?

– Ma foi, dit Kôvrine, en riant, je ne le sais pas.

– Hum… on ne peut pas tout savoir, évidemment… Aussi vasteque soit l’esprit on ne peut pas tout y loger. Tu t’occupes surtoutde philosophie, je crois ?

– Oui. Je fais des cours de psychologie et m’intéresse à laphilosophie en général.

– Et ça ne t’ennuie pas ?

– Au contraire ; c’est même ma raison de vivre.

– Allons, Dieu soit loué… dit Iégor Sémiônytch, passant lamain sur ses favoris gris et réfléchissant ; j’en suis trèsheureux pour toi… très content, mon ami…

Mais soudain, prêtant l’oreille et faisant une mine terrible, ils’élança sur le côté et disparut derrière les arbres, dans lesnuages de fumée.

– Qui a attaché ce cheval à un pommier ? l’entendit-oncrier d’une voix désespérée, déchirant l’âme. Quel est lemisérable, la canaille, qui a attaché un cheval à un pommier ?Mon Dieu ! mon Dieu ! on gâche, on gâte, on laisse geler,on profane !… Le jardin est perdu, fichu !… MonDieu !

Lorsqu’il revint vers Kôvrine son visage exprimait la fatigue etl’irritation.

– Que faire avec ces réprouvés ? dit-il d’une voixdolente en écartant les bras. Stiôpka, en conduisant du fumiercette nuit, a attaché son cheval à un pommier. Il a tortillé, legredin, ses rênes de toutes ses forces, en sorte que l’écorce estmeurtrie en trois endroits. Ça vous plaît ?… Je le lui dis, etil reste comme une bûche, les yeux ronds. Ce ne serait pas assezque de le pendre !…

Calmé, il prit Kôvrine dans ses bras et le baisa à la joue.

– Allons, Dieu soit loué, Dieu soit loué !…marmotta-t-il ; je suis très heureux que tu sois venu !…Je ne peux dire combien je le suis !… Merci.

De sa démarche rapide, et l’air préoccupé, Péssôtski fit ensuitele tour du jardin et montra à son ancien pupille toutes les serres,tempérées et chaudes, et les deux ruchers, qu’il appelait lamerveille de notre siècle.

Tandis qu’ils marchaient, le soleil se leva, éclairant vivementle jardin. Il fit bon. On pressentit une journée lumineuse, gaie etlongue. Kôvrine pensa que ce n’était que le commencement de mai etque l’on avait l’été devant soi, aussi lumineux, aussi gai et aussilong. Et, dans sa poitrine, tressaillit tout à coup le sentimentjoyeux et jeune qu’il éprouvait, en son enfance, quand il couraitdans ce jardin. Il prit à son tour le vieillard dans ses bras etl’embrassa tendrement. Émus l’un et l’autre, ils rentrèrent et semirent à prendre du thé dans de vieilles tasses de porcelaine,accompagné de crème et d’appétissants petits pains.

Et ces détails rappelèrent à Kôvrine son temps de jeunesse. Leprésent délicieux et les impressions du passé qui renaissaient sefondaient en lui ; il en ressentait de l’aise et de latristesse.

Il attendit que Tânia s’éveillât, but du café avec elle, et allafaire une promenade ; puis, rentrant dans sa chambre, il semit au travail. Il lut attentivement un livre, prit des notes,levant les yeux de temps à autre pour regarder soit les fenêtresouvertes, soit les fleurs, encore humides de rosée, qui setrouvaient dans des vases sur sa table. En rabaissant les yeux surson livre, il lui semblait qu’en lui chaque fibre tremblait ettressautait de joie.

Chapitre 2

 

Kôvrine continua à mener à la campagne une vie aussi agitée etnerveuse qu’en ville. Il lisait, écrivait beaucoup, apprenaitl’italien, et, quand il se promenait, il songeait avec plaisirqu’il allait se remettre bientôt au travail. Il dormait si peu quechacun s’en étonnait. Si, par hasard, il s’endormait une demi-heuredans le jour, il ne dormait plus, ensuite, de toute la nuit ;puis, après une nuit sans sommeil, il se sentait alerte et gai,comme si de rien n’était. Il parlait beaucoup, buvait du vin etfumait de bons cigares.

Souvent, presque chaque jour, des demoiselles du voisinagevenaient chez les Péssôtski. Elles jouaient du piano et chantaientavec Tânia. Parfois venait aussi un jeune homme qui jouait duviolon. Kôvrine buvait littéralement la musique et le chant, s’enpénétrait presque à en défaillir, et, l’on s’en apercevait à ce queses yeux se fermaient et que sa tête s’inclinait.

Un soir, après le thé, il lisait sous la véranda. Accompagnéespar le violoniste, Tânia, qui avait un soprano, et une desdemoiselles, un contralto, étudiaient la sérénade de Bragg. Kôvrineécoutait les paroles – les jeunes filles chantaient en russe, –sans pouvoir du tout en comprendre le sens. Ayant enfin abandonnéson livre, et écouté attentivement, il comprit. Une jeune fille àl’imagination malade entendit une nuit, dans un jardin, des sonsmystérieux, si beaux et si étranges, qu’elle dut les regarder commeune harmonie sacrée, incompréhensible pour nous, mortels, et qui,pour cette raison, s’en retourne aux cieux. Kôvrine sentit sespaupières se coller. Il se leva et se mit, exténué, à marcher dansle salon, puis dans la grande salle. Lorsque le chant cessa, ilprit Tânia sous le bras et sortit avec elle sous la véranda.

– Depuis ce matin, lui dit-il, une légende me poursuit.L’ai-je lue ou entendu raconter, je ne sais ; en tout cas elleest étrange, absurde. Il faut convenir d’abord qu’elle ne brillepas par la clarté. Il y a mille ans, un moine, vêtu de noir,cheminait dans le désert, en Syrie ou en Arabie. À quelques mètresde l’endroit où il passait, des pêcheurs virent un autre moine quimarchait lentement sur l’eau d’un lac. Le second moine était unmirage. Perdez de vue maintenant toutes les lois de l’optique quela légende, semble-t-il, ignore, et écoutez ce qui suit. De cemirage en naquit un second, du second un troisième, en sorte quel’image du moine noir se transmit à l’infini d’une couche del’atmosphère dans l’autre. On la voyait tantôt en Afrique, tantôten Espagne, tantôt aux Indes, tantôt dans l’extrême Nord… Ellesortit enfin des limites de l’atmosphère terrestre, et, maintenantelle erre dans l’univers entier, sans pouvoir se trouver jamaisdans des conditions où elle pourrait disparaître. Peut-êtreest-elle maintenant dans la planète Mars ou dans quelque étoile dela Croix du Sud. Mais, ma chère, le plus intéressant de la légende,c’est que, mille années exactement après que le moine aura marchédans le désert, le mirage reviendra dans l’atmosphère terrestre etapparaîtra aux gens. Et il semble que les mille années touchent àleur fin… Aux termes de la légende, nous devons attendrel’apparition du moine noir aujourd’hui ou demain.

– Étrange mirage, dit Tânia à qui la légende ne plutpas.

– Mais le plus étonnant, reprit Kôvrine en riant, c’est queje ne peux pas du tout me rappeler où j’ai pu trouver cettelégende. L’ai-je lue ? l’ai-je entendue ? l’ai-jerêvée ? Je vous jure que je ne me le rappelle pas. En tout caselle m’intéresse. Aujourd’hui j’y pense toute la journée.

Laissant Tânia avec ses invités, Kôvrine sortit et se promena,pensif, près des plates-bandes. Le soleil se couchait. Les fleurs,que l’on ne venait que d’arroser, répandaient une odeur moite,irritante. À la maison, on recommença à chanter, et, de loin, leviolon donnait l’impression d’une voix humaine. Kôvrine, faisanteffort pour se rappeler où il avait entendu ou lu la légende, sedirigea lentement vers le parc, et arriva sans y prendre garde à larivière.

Par un sentier courant sur la berge escarpée, longeant desracines dénudées, il descendit vers l’eau, faisant lever desbécassines, puis deux canards. Sur les sombres pins, çà et là, sereflétaient encore les derniers rayons du soleil couchant, mais àla surface de l’eau dormait déjà le vrai soir. Kôvrine, par unepasserelle, atteignit l’autre rive. Devant lui s’étendait un vastechamp de jeune seigle, pas encore en fleur. Au loin, nullehabitation, ni âme qui vive. Il semblait que le sentier, si oncontinuait à le suivre, mènerait à cet endroit inconnu etmystérieux où le soleil venait de sombrer, et où s’enflammait, avecune si majestueuse ampleur, la rougeur du couchant.

« Quel espace, quelle liberté et quel calme, ici !pensait Kôvrine, en suivant le sentier. Il semble que toutl’univers me contemple, se taise et attende que je lecomprenne… »

Mais voilà que des moires courent sur le champ de seigle et ledoux vent du soir effleura tendrement la tête découverte du jeunehomme. Une minute après, à un nouveau coup de vent, le seiglechuchota plus fort, et l’on entendit derrière lui le sourdgrondement des pins. Kôvrine s’arrêta stupéfait. À l’horizon, commeun tourbillon ou comme une trombe, se dressait, de la terre au cielune haute colonne noire. Ses contours restaient indécis, mais ilfut manifeste au premier coup d’œil que la colonne ne restait pasimmobile. Elle se mouvait avec une effrayante vitesse. Elleavançait droit sur Kôvrine, et, plus elle avançait, plus elle serapetissait et se précisait. Kôvrine, pour lui faire place, se jetade côté, et il en eut à peine le temps…

Un moine, vêtu de noir, le chef blanc et les sourcils noirs, lesmains croisées sur la poitrine, passa à côté de lui. Ses pieds nusne touchaient pas le sol. Ayant franchi quelque espace, il seretourna vers Kôvrine, lui fit un signe de tête et lui sourit d’unefaçon à la fois amicale et malicieuse. Quel visage, affreusementpâle et maigre !… Recommençant à grandir, il franchit larivière, buta sans bruit contre la berge argileuse et les pins, et,les traversant, disparut comme une fumée.

– Ainsi… vous le voyez… marmotta Kôvrine, la légende estvraie.

Et tâchant de s’expliquer l’étrange apparition, heureux d’avoireu la chance de voir de si près et de façon si nette non seulementle vêtement noir, mais le visage et les yeux du moine, Kôvrine,agréablement ému, rentra à la maison.

Dans le parc et le jardin les gens circulaienttranquillement ; à la maison, on jouait. C’était donc queKôvrine seul avait vu le moine. Il voulut tout raconter à Tânia età son père, mais comprit qu’ils prendraient ses paroles pour dudélire et s’en effraieraient. Mieux valait se taire. L’agrégé ritbruyamment, chanta, dansa la mazurka ; il était gai, et tous,Tânia et les invités, trouvaient qu’il avait, ce jour-là, unefigure rayonnante, inspirée et qu’il était très beau.

Chapitre 3

 

Après le souper, quand les invités furent partis, Kôvrine, entrédans sa chambre, s’y allongea sur le divan. Il voulait penser aumoine. Mais une minute après Tânia survint.

– Tenez, Anndrioûcha, dit-elle en lui remettant un paquetde brochures et de bonnes feuilles, lisez les articles de mon père.Ce sont de beaux articles. Il écrit très bien.

– Oh ! comme tu y vas ! dit Iégor Sémiônytch enentrant derrière elle et riant d’un rire forcé. (Il était gêné.) Nel’écoute pas, je t’en prie ; ne lis pas ça ! Au reste, sic’est pour t’endormir, lis-le. C’est un bon narcotique.

– Moi, dit Tânia avec une conviction profonde, je trouveque ce sont de beaux articles ; lisez-les, Anndrioûcha, etdécidez papa à en donner plus souvent ; il pourrait écrire uncours complet d’horticulture.

Son père se mit à rire d’un air contraint, rougit, et dit lesphrases que prononcent d’habitude les auteurs confus ; à lafin, il laissa faire.

– En ce cas, lis d’abord l’article de Gaucher, puis cespetits articles russes, dit-il en feuilletant les brochures d’unemain tremblante ; sans cela tu n’y comprendras rien. Avant delire mes répliques, il faut savoir à quoi je réponds. En somme,c’est du fatras… des choses ennuyeuses… Et il est temps d’aller secoucher, il me semble.

Tânia sortit. Iégor Sémiônytch s’assit sur le divan à côté deKôvrine et soupira profondément.

– Oui, mon ami… fit-il, après quelque silence. Donc, monaimable agrégé, j’écris des articles, j’expose et j’obtiens desmédailles. On dit que Péssôtski a des pommes grosses comme la tête,qu’il fait une fortune avec son jardin, bref : « Riche etpuissant est Kotchoubéy[2] . »Mais il y a lieu de se demander : à quoi bon, tout cela ?Mon jardin est en effet magnifique, un jardin modèle… Ce n’est pasun jardin, mais tout un établissement ayant une importanceofficielle, parce que c’est, en quelque sorte, une phase dans uneère nouvelle de l’économie rurale et de l’industrie russe ;mais à quoi bon ? À quoi cela servira-t-il ?

– Votre jardin est là pour répondre.

– Ce n’est pas ce que je veux dire ; je veuxdire : Que deviendra le jardin après moi ? Moi disparu,il ne restera pas un mois dans l’état où tu le vois aujourd’hui. Lesecret du succès n’est pas la grandeur du jardin ni le nombre desouvriers ; c’est uniquement, comprends-le, que j’aime monaffaire. Je l’aime, peut-être, plus que moi-même. Regarde, je suisseul à tout faire. Je travaille du matin au soir. Je fais moi-mêmetoute la greffe, la taille, la plantation ; tout moi-même,tout ! Lorsqu’on m’aide, je suis jaloux et je m’énerve jusqu’àen devenir grossier. Tout le secret de mon entreprise est dansl’amour : bref, l’œil du maître, ses mains, et ce sentimentque, lorsqu’on est en visite quelque part pour une heure, on n’apas le cœur en place. On est comme une âme en peine ; oncraint qu’il n’arrive quelque chose au jardin… Et quand je mourrai,qui surveillera ? qui travaillera ? Les jardiniers ?Les ouvriers ? Oui ?… Voilà donc ce que j’ai à te dire,mon aimable ami ; le plus grand ennemi en notre affaire, cen’est pas le lièvre, ce n’est pas le hanneton, ni la gelée :ce sont les indifférents.

– Et Tânia ? demanda Kôvrine en riant. Se pourrait-ilqu’elle fût plus nuisible que le lièvre ? Elle aime et connaîtvotre œuvre…

– Oui, elle l’aime et la connaît. Si, après ma mort, elle ale jardin et en est la maîtresse, on ne peut rien souhaiter demieux ; mais si, à Dieu ne plaise, elle se marie… balbutiaIégor Sémiônytch, regardant Kôvrine avec effroi… C’est là qu’est ledanger ! Elle se mariera, les enfants viendront, et ellen’aura plus le temps de penser au jardin. Ce que je redoute leplus, c’est qu’elle ne se marie à quelque gaillard qui, par amourdu lucre, loue le jardin à des marchands ; et tout ira àvau-l’eau dès la première année !… Dans notre affaire, lesfemmes sont le fléau de Dieu.

Péssôtski fit un soupir et resta silencieux.

– Peut-être est-ce là de l’égoïsme, mais je vais te le direfranchement : je ne veux pas que Tânia se marie ! J’aipeur ! Il vient ici un godelureau qui racle du violon ;je sais que Tânia ne se mariera pas avec lui ; je le sais fortbien ; mais je ne peux pas le voir ! Au demeurant, jesuis, mon petit, je l’avoue, un grand original.

Iégor Sémiônytch se leva et se mit à marcher avec agitation. Onvoyait qu’il voulait dire quelque chose de grande importance, maisn’osait pas.

– Je t’aime profondément, dit-il enfin avec résolution, enenfonçant ses mains dans ses poches, et vais te parler à cœurouvert. J’envisage avec simplicité certaines questions délicates etdis tout droit ce que je pense ; je ne peux pas souffrir ceque l’on appelle les arrière-pensées… Je te le dis toutdroit : tu es le seul homme auquel je ne craindrais pas dedonner ma fille. Tu es un homme intelligent, tu as du cœur et nelaisserais pas péricliter ma chère œuvre. Et, surtout, je t’aimecomme un fils… je suis fier de toi. S’il survenait quelque romanentre Tânia et toi, eh bien j’en serais très satisfait et mêmeheureux ! Je te le dis tout droit, sans ambages, en honnêtehomme.

Kôvrine se mit à rire. Iégor Sémiônytch ouvrit la porte pourpartir et s’arrêta sur le seuil.

– Si vous aviez un fils, Tânia et toi, dit-il, après avoirréfléchi, j’en ferais un horticulteur. Mais ce n’est là quefantaisie… Bonne nuit.

Resté seul, Kôvrine s’étendit à l’aise et commença à lire lesarticles. L’un avait pour titre : De la cultureintercalaire ; un autre : Quelques mots sur laremarque de M. Z… concernant la seconde façon du sol pour unnouveau jardin ; un troisième : Encore la greffeà œil dormant, et tout dans ce même genre. Mais quel toninquiet, inégal !… Quel emportement nerveux, presquemaladif ! Voici un article au titre, semble-t-il, le plusinoffensif et au sujet indifférent ; on y parle du pommierrusse, le Saint-Antoine. Mais Iégor Sémiônytch commence par lesmots : Audiatur et altera pars, et finit par :Sapienti sat ! Et, entre ces deux citations, unefontaine jaillissante de mots caustiques, adressés à« l’ignorance savante de Messieurs nos horticulteurs patentésqui contemplent la nature du haut de leurs chaires », ou àM. Gaucher, « dont le succès est fait par les profanes etles dilettantes. » Puis, sans raison, le regret forcé, peusincère, que l’on ne puisse plus battre de verges les paysans quivolent les fruits, et qui, ce faisant, endommagent les arbres…

« C’est un métier joli, sympathique et sain, pensa Kôvrine,mais où interviennent aussi les passions et la guerre. Il faut sansdoute, qu’en toute carrière, les gens qui se vouent à une idéesoient nerveux et se distinguent par une sensibilité suraiguë. Ilne peut sans doute pas en être autrement. »

Il se souvint de Tânia à qui plaisaient tant les articlesd’Iégor Sémiônytch. Elle était petite, pâle, si maigre que l’onvoyait ses clavicules. Ses yeux, largement ouverts, foncés,intelligents, regardaient toujours on ne sait où, cherchant on nesait quoi. Sa démarche, comme celle de son père, est courte etprécipitée. Elle aime beaucoup à parler, à discuter, accompagnantalors chaque phrase, même insignifiante, d’une mimique expressive,gesticulante ; elle doit être nerveuse au plus haut degré.

Kôvrine continua sa lecture, mais ne comprenant plus rien,s’arrêta. L’excitation agréable avec laquelle il avait, ce soir,dansé la mazurka et écouté la musique, l’alanguissait maintenant etéveillait en lui maintes idées. Il se leva et se mit à marcher danssa chambre en pensant au moine noir. Il lui vint en tête que, s’ilavait vu seul ce moine étrange et surnaturel, c’est qu’il étaitmalade et en était déjà arrivé à l’hallucination ; cetteconstatation l’effraya, mais peu de temps.

« Je me sens bien et ne fais de mal à personne ; c’estdonc, pensa-t-il, qu’il n’y a rien de mauvais dans mesvisions. »

Et, derechef, il se sentit bien.

S’étant assis sur le divan, il se prit la tête dans les mains,retenant la joie incompréhensible qui remplissait son être ;puis il recommença à marcher, et, ensuite, se mit au travail. Maisles idées qu’il trouvait dans ses livres ne le satisfaisaient pas.Il souhaitait quelque chose de gigantesque, d’immense, de frappant.Vers le matin, il se déshabilla et se mit au lit ; il fallaitpourtant dormir !

Lorsqu’on entendit les pas d’Iégor Sémiônytch se rendant aujardin, Kôvrine sonna et commanda au domestique de lui apporter duvin. Il but avec délices quelques verres de Lafitte, puis se fourrala tête sous la couverture. Sa conscience s’embruma et ils’endormit.

Chapitre 4

 

Iégor Sémiônytch et sa fille se querellaient souvent et sedisaient des choses désagréables.

Un matin, après on ne sait quelle discussion, Tânia se mit àpleurer et s’en fut dans sa chambre. Elle n’en sortit ni pourdîner, ni pour prendre le thé. Son père, l’air d’abord important etboudeur, comme s’il voulait donner à entendre que les intérêts del’ordre, et de la justice, dépassent tout au monde, céda bientôt etse démonta. Il errait tristement dans le parc en soupirant :« Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! » Et, à dîner, ilne mangea pas une bouchée. Enfin, avec un sentiment de faute, laconscience tourmentée, il frappa à la porte fermée et appelatimidement :

– Tânia ! Tânia ?

En réponse, derrière la porte, une voix faible, exténuée par leslarmes, et, en même temps décidée, déclara :

– Laissez-moi, je vous prie !

L’énervement des maîtres avait sa répercussion sur tout le logiset même sur les gens qui travaillaient au jardin. Kôvrine, bien queplongé dans son travail, se sentit à la fin, lui aussi, triste etcontraint. Il résolut, pour dissiper la mauvaise humeur générale,d’intervenir, et, vers le soir, il frappa chez Tânia. On le laissaentrer.

– Aïe, aïe !… commença-t-il sur un ton deplaisanterie, en regardant avec surprise le visage de Tânia,mouillé de larmes et couvert de taches rouges, que c’esthonteux !… Est-ce donc si sérieux ? Aïe, aïe !

– Si vous saviez, dit Tânia, comme il metourmente !

Et des larmes, des larmes amères, abondantes, jaillirent de sesgrands yeux.

– Je ne lui ai rien dit, continua-t-elle, en se tordant lesmains, rien… J’ai seulement suggéré qu’il n’est pas besoind’ouvriers inutiles, alors que l’on peut avoir, lorsqu’on en abesoin, des journaliers… Il y a une semaine que les ouvriers nefont rien… Je n’ai dit que cela, et il est monté sur ses grandschevaux et m’a dit beaucoup de choses offensantes, profondémenthumiliantes… Pourquoi ça ?

– Laissez ça, dit Kôvrine, lui effleurant les cheveux. Vousvous êtes fâchés ; vous avez pleuré ; en voilà assez. Ilne faut pas rester irrités si longtemps ; c’est mal… d’autantplus qu’il vous aime infiniment.

– Il a… gâté toute ma vie, continua Tânia, sanglotante. Jene reçois qu’offenses et… humiliations. Il me regarde comme inutilechez lui. Eh bien, il a raison ! Je partirai demain ; jeme ferai télégraphiste… Qu’il en soit ainsi !

– Allons, allons… il ne faut pas pleurer, Tânia ! Ilne le faut pas, ma chérie… Vous êtes tous les deux emportés,irritables… C’est votre faute à tous les deux. Venez, je vais vousréconcilier.

Kôvrine parlait sur un ton de caresse et de conviction, et Tâniacontinuait à pleurer, les épaules frémissantes et les mainsjointes, comme si, vraiment, un grand malheur l’eût frappée. Il laplaignait d’autant plus que son chagrin n’était pas sérieux etqu’elle souffrait profondément. Des riens pouvaient rendre cet êtremalheureux toute une journée et même toute la vie.

En la consolant, Kôvrine pensait qu’en dehors de cette jeunefille et de son père, on aurait difficilement trouvé des gensl’aimant comme quelqu’un de proche, comme un ami. Sans ces deuxêtres, puisqu’il avait perdu ses parents dès sa petite enfance, iln’aurait jamais sans doute connu la gentillesse sincère, l’amournaïf, irraisonné, que l’on n’éprouve que pour les siens, les gensde son sang. Et il sentait qu’à ses nerfs à demi malades,répondaient, comme le fer à l’aimant, les nerfs de cette jeunefille qui pleurait et frémissait. Il n’aurait pas pu aimer unefemme bien portante, forte, aux joues rouges ; Tânia, pâle,faible et malheureuse lui plaisait.

Et il caressait volontiers ses cheveux et ses épaules, luiprenait les mains, et essuyait ses larmes… Tânia cessa enfin depleurer. Elle fut longtemps encore à se plaindre de son père, de savie difficile, insupportable en cette maison, suppliant Kôvrine decomprendre sa situation. Puis, peu à peu, elle commença à sourire,en soupirant de ce que Dieu lui eût donné un si mauvais caractère…À la fin elle éclata de rire, se traita de sotte et sortit de lachambre en courant.

Lorsque peu après Kôvrine se rendit au jardin, Tânia et sonpère, comme si de rien n’était, se promenaient dans une allée, etils mangeaient tous deux du pain de seigle, saupoudré de sel, carils avaient faim.

Chapitre 5

 

Heureux d’avoir aussi bien réussi dans son rôle de médiateur,Kôvrine s’en alla dans le parc. Assis sur un banc, etréfléchissant, il entendit des bruits de voiture et un rireféminin ; c’étaient des visites qui arrivaient. Quand lesombres du soir s’étendirent sur le jardin, le son indistinct duviolon et les voix qui chantaient parvinrent jusqu’à lui ; etcela lui rappela le moine noir. Où, en quel pays, sur quelleplanète volait maintenant cette absurdité optique ?…

À peine l’agrégé se souvint-il de la légende et eut-il retracéen son imagination la sombre apparition vue dans le champ de blé,que, de derrière un pin, juste en face de lui, sortitinsensiblement, sans le moindre bruit, un homme de taille moyenne,la tête grise, découverte, tout vêtu de noir, nu-pieds, pareil à unmendiant.

Sur sa figure, pâle comme celle d’un mort, tranchaient sessourcils noirs. Le saluant d’un signe de tête amical, ce mendiantou ce pèlerin s’approcha sans bruit du banc, s’y assit, et Kôvrinereconnut en lui le moine noir.

Tous deux se regardèrent une minute, Kôvrine avec étonnement, etle moine, comme la veille, avec un air affable, un peu moqueur etrusé.

– Mais tu n’es qu’un mirage, lui dit Kôvrine. Que fais-tuici et pourquoi restes-tu assis ? Cela ne convient pas à talégende.

– Qu’importe ! répondit le moine au bout d’un instant,d’une voix calme, tournant le visage vers lui. La légende, lemirage et moi, tout cela est le produit de ton imagination excitée.Je suis un fantôme.

– Tu n’existes donc pas ?

– Penses-en ce que tu voudras, dit le moine avec un faiblesourire. J’existe dans ton imagination, et ton imagination est unepartie de la nature ; j’existe donc aussi dans la nature.

– Tu as une figure vieille, intelligente, extrêmementexpressive, comme si, réellement, tu avais vécu plus de mille ans.Je ne savais pas que mon imagination pût créer de pareilsphénomènes. Mais pourquoi me regardes-tu avec un pareilenthousiasme ? Je te plais ?

– Oui. Tu es du petit nombre de ceux que l’on appelle entoute justice les élus de Dieu. Tu sers la vérité éternelle. Tespensées, tes intentions, ta science étonnante et toute ta vieportent le cachet divin, céleste, parce qu’elles sont consacrées auraisonnable et au beau, c’est-à-dire à ce qui est éternel.

– Tu as dit : « La véritééternelle ?… » Mais la vérité éternelle est-elleaccessible et utile aux hommes, alors qu’il n’existe pas de vieéternelle ?

– Il y a une vie éternelle, affirma le moine.

– Tu crois à l’immortalité des hommes ?…

– Oui, certes ! Un grand, un brillant avenir vousattend, vous autres hommes. Et plus il y aura sur la terre de genspareils à toi, plus vite se réalisera cet avenir. Sans vous, –serviteurs du premier principe, qui vivez de façon libre etconsciente, – l’humanité eût fait fiasco. En se développant defaçon naturelle, elle eût longtemps attendu la fin de sa vieterrestre. Mais vous la conduirez, avec une avance de quelquesmilliers d’années, dans le royaume de l’éternelle vérité. C’est làvotre grand mérite. Vous incarnez la bénédiction de Dieu qui reposesur les hommes.

– Et quel est le but de la vie éternelle ? demandaKôvrine.

– Celui de toute vie : la jouissance. La vraiejouissance réside dans le savoir, et la vie éternelle dispenserades sources innombrables et inépuisables de savoir. Il est dit, ence sens : Il y a plusieurs demeures dans la maison de monPère.

– Si tu savais, dit Kôvrine se frottant les mains desatisfaction, comme il est agréable de t’entendre !

– J’en suis très heureux.

– Mais je sais que, quand tu partiras, la question de taréalité m’importunera. Tu es un fantôme, une hallucination. C’estdonc que je souffre psychiquement et ne suis pas normal ?

– Et si cela était ! De quoi t’émouvoir ? Tu esmalade parce que tu as travaillé au delà de tes forces et t’esfatigué. C’est donc que tu as sacrifié ta santé à l’idée, et letemps n’est pas loin où tu lui donneras même ta vie. Quoi demieux ? C’est à quoi tendent en général toutes les naturesélevées et nobles.

– Si je me sais atteint de maladie mentale, puis-je croireen toi ?

– Qui t’a dit que les hommes de génie en lesquels croit lemonde entier n’ont pas vu de fantômes ? Les savants disentprésentement que le génie est proche de la folie. Mon ami, seulssont bien portants, normaux, les hommes ordinaires, la massegrégaire. Les notions de surmenage, de dégénérescence, d’« âgedu nerf, » etc., ne peuvent sérieusement troubler que ceux quimettent le but de la vie dans le présent, c’est-à-dire lamasse.

– Les Romains disaient : mens sana in corporesano.

– Tout n’est pas vérité dans ce que disaient les Romains oules Grecs.

– L’élévation d’esprit, l’excitation, l’euphorie, tout cequi distingue des gens ordinaires, les prophètes, les poètes, lesmartyrs de l’idée, est contraire au côté animal de l’homme,c’est-à-dire à sa santé physique. Je le répète : si tu veuxrester bien portant et normal, suis le troupeau.

– C’est étrange, dit Kôvrine, tu me dis ce qui m’estsouvent venu en tête. On dirait que tu as pénétré et entendu mespensées intimes. Mais ne parlons pas de moi. Qu’entends-tu par lavérité éternelle ?

Le moine ne répondit pas.

Kôvrine le regarda et ne distingua pas sa figure. Ses traitss’obscurcissaient et s’effaçaient ; puis sa tête, ses mainsdisparurent, son corps se fondit avec le banc et le crépuscule dusoir ; il disparut tout à fait.

« L’hallucination est finie ! se dit Kôvrine en riant…Ah ! c’est fâcheux. »

Il se dirigea heureux et gai vers la maison. Le peu que luiavait dit le moine noir flattait non seulement son orgueil, maistout son être, toute son âme. Être un élu, servir la véritééternelle, se trouver au rang de ceux qui rendront, quelque milleans d’avance, l’humanité digne du royaume de Dieu ; autrementdit, affranchir les hommes de quelque mille ans de lutte, de péchéset de souffrances ; tout sacrifier à l’idée, – sa jeunesse,ses forces et sa santé, – être prêt à mourir pour le biencommun : quel noble et heureuse destinée !

Son passé se retraça dans la mémoire, pur, innocent, plein delabeur… Kôvrine, se rappela ce qu’il avait appris et ce qu’ilenseignait aux autres… Et il décida qu’il n’y avait pasd’exagération dans les paroles du moine.

Tânia, dans le parc, venait à sa rencontre. Elle avait déjàchangé de robe.

– Vous voilà ? dit-elle. Nous ne faisons que vouschercher !… Qu’avez-vous ? demanda-t-elle, étonnée,voyant sa figure extasiée, rayonnante, et ses yeux pleins delarmes ; que vous êtes étrange, Anndrioûcha !

– Tânia, je suis content ! dit Kôvrine, lui mettant lamain sur l’épaule. Je suis plus que content, je suis heureux.Tânia, ma chère Tânia, vous êtes une créature extrêmementsympathique ; chère Tânia, que je suis heureux,heureux !…

Il lui baisa ardemment les deux mains et continua :

– Je viens de vivre à l’instant des minutes radieuses,éthérées, magnifiques. Mais je ne puis tout vous raconter, car vousme traiteriez de fou ou ne me croiriez pas. Parlons de vous, machère, ma bonne Tânia ! Je vous aime et me suis déjà accoutuméà vous aimer. Votre présence, vos rencontres dix fois par jour sontdevenues un besoin de mon cœur. Je ne sais comment je pourrai mepasser de vous quand je vous quitterai.

– Bah ! fit la jeune fille, vous nous aurez oubliésdeux jours après… Nous sommes de petites gens, et vous êtes ungrand homme.

– Non, dit-il, parlons sérieusement. Je vous emmènerai,Tânia ! Est-ce oui ? Partiriez-vous avec moi ?Voulez-vous être à moi ?

– Bah ! dit-elle.

Et elle voulut rire encore, mais le rire ne vint pas et destaches rouges apparurent sur ses joues.

Elle se mit à respirer précipitamment et partit vite, vite, maisnon pas vers la maison ; elle s’enfonça dans le parc.

– Je ne pensais pas à cela… fit-elle, serrant les mains,comme désespérée ; je n’y pensais pas !

Et Kôvrine, la suivant, disait avec le même visage, extasié etradieux :

– Je veux un amour qui me prenne tout entier, et cet amour,vous seule, Tânia, pouvez me le donner. Je suis heureux,heureux !

Abasourdie, courbée, Tânia, ramassée sur elle-même, parut tout àcoup vieillie de dix ans.

Et lui la trouvait belle et exprimait à haute voix sonenthousiasme :

– Qu’elle est belle !

Chapitre 6

 

Ayant appris de Kôvrine que le roman s’ébauchait et que, même,il y aurait mariage, Iégor Sémiônytch marcha longtemps de long enlarge, tâchant de dissimuler son agitation. Ses mains se mirent àtrembler, son cou se gonfla et devint pourpre. Il ordonna d’attelerun wisky et partit à travers champs. Tânia, voyant comme ilfouaillait le cheval et avait enfoncé son bonnet presque jusqu’auxoreilles, comprit son état d’esprit. Elle s’enferma dans sa chambreet pleura toute la journée.

Dans les forceries, les pêches et les prunes étaient déjà mûres.L’emballage et l’expédition à Moscou de ces fruits délicatsexigeaient beaucoup d’attention et de peine. L’été ayant été trèschaud et très sec, il avait fallu arroser chaque pied ; celaavait pris beaucoup de temps et exigé beaucoup demain-d’œuvre ; des chenilles apparurent ensuite en si grandnombre que les ouvriers, et même Iégor Sémiônytch et Tânia, lesécrasaient de leurs doigts, au grand dégoût de Kôvrine. De plus, oncommençait déjà à recevoir les commandes d’automne pour les fruitset les arbres, et il fallait entretenir une grande correspondance.Au plus fort du travail, quand personne, semblait-il, n’avait uneminute libre, advint le temps des fauchaisons et des moissons, quienleva au jardin plus de la moitié de ses ouvriers. IégorSémiônytch, fortement hâlé, rendu de fatigue, méchant, trottait dujardin aux champs et criait qu’on l’écartelait, et qu’il selogerait une balle dans la tête.

Ajoutez à cela les soucis du trousseau auquel les Péssôtskiaccordaient une grande importance. Le cliquetis des ciseaux, lebruit des machines à coudre, l’odeur des fers à repasser, et lescaprices de la couturière, femme nerveuse et susceptible, faisaienttourner la tête à chacun. Comme un fait exprès, il venait chaquejour des visites qu’il fallait distraire, nourrir et même coucher.Mais tous ces tracas passèrent comme dans un brouillard. Ilsemblait à Tânia que l’amour et le bonheur l’avaient saisie àl’improviste, bien que, dès l’âge de quatorze ans, elle fûtassurée, sans savoir pourquoi, que Kôvrine l’épouserait. Elles’étonnait, doutait, n’y croyait pas… Ou bien une telle joiel’envahissait soudain qu’elle voulait s’envoler dans les nuagespour y prier Dieu. Ou bien elle se rappelait tout à coup qu’elledevrait, en août, quitter la maison paternelle, quitter sonpère ; ou encore l’idée lui venait d’on ne sait où qu’elleétait nulle, insignifiante, indigne d’un aussi grand homme queKôvrine ; et elle se retirait chez elle, s’enfermait à clé etpleurait amèrement, durant des heures. Quand il y avait desvisites, il lui semblait soudain que Kôvrine étaitextraordinairement beau, que toutes les femmes en étaientamoureuses et enviaient son sort, à elle. Et son cœur s’emplissaitd’orgueil et de ravissement comme si elle avait conquis le mondeentier. Mais il suffisait que l’agrégé sourît aimablement à quelquejeune fille pour qu’elle tremblât de jalousie et se retirât chezelle ; et c’était encore des larmes. Ces nouvelles sensationsla dominaient tout entière. Tânia aidait son père machinalement,sans voir ni les pêches, ni les chenilles, ni les ouvriers, nicombien vite passait le temps.

Il arrivait presque la même chose à Iégor Sémiônytch. Iltravaillait du matin au soir, se hâtait toujours, s’emportait,s’énervait, mais tout cela en une sorte de demi-sommeil enchanté.Il semblait y avoir deux hommes en lui : l’un, le vrai IégorSémiônytch, se révoltant et se prenant la tête de désespoir, enécoutant le jardinier Ivane Karlytch lui exposer ce qui allaitmal ; l’autre, comme à demi ivre, qui interrompait soudainbrusquement une conversation d’affaires, tapotait l’épaule dujardinier, et se mettait à marmotter :

– Quoi qu’on dise, le sang fait beaucoup ! La mère deKôvrine était une femme étonnante, aristocratique, extrêmementintelligente. C’était un ravissement de regarder sa bonne figure,pure et lumineuse comme celle d’un ange. Elle peignait à merveille,faisait des vers, parlait cinq langues, chantait… La pauvre, queDieu ait son âme ! est morte poitrinaire.

Iégor Sémiônytch – celui qui n’était pas le vrai – soupirait,et, après un silence, continuait :

– Lorsque, dans son enfance, il vivait ici, lui aussi avaitune figure d’ange, lumineuse et bonne. Son regard, ses mouvementset ses propos étaient aussi doux et charmants que ceux de sa mère.Et quel esprit ! Son esprit nous a toujours frappés. Ce n’estpas pour rien, il faut le dire, qu’il est agrégé ! Et dans dixans, Ivane Karlytch, tu verras ce qu’il en sera !… Nous nepourrons plus en approcher !

Mais, là-dessus, le véritable Iégor Sémiônytch se retrouvait,reprenait sa mine effrayante, se serrait les tempes ets’écriait :

– Ces diables ! Ils gâchent, profanent, font desabominations ! Le jardin est perdu ! Le jardindisparaît !

Kôvrine, sans remarquer la fiévreuse animation régnant autour delui, travaillait avec la même ardeur. Son amour n’avait fait quemettre de l’huile sur le feu. Après chaque rencontre avec Tânia, ilrentrait chez lui heureux, extasié ; avec la même passionqu’il avait embrassé la jeune fille et lui avait exprimé son amour,il se remettait à lire ou à écrire.

Ce que lui avait dit le moine noir sur les êtres de Dieu, lavérité éternelle, le brillant avenir de l’humanité… tout celadonnait à son travail une importance spéciale,extraordinaire ; cela remplissait son âme de fierté et dusentiment de sa propre élévation. Une ou deux fois par semaine,Kôvrine rencontrait le moine noir dans le parc ou à la maison, ets’entretenait longuement avec lui. Loin de l’effrayer, celal’enthousiasmait, car il était déjà fermement convaincu que desemblables apparitions n’échoient qu’aux gens hors ligne, aux élus,voués au service de l’idée.

Une fois, pendant le dîner, le moine lui apparut et s’assit dansla salle à manger, près de la fenêtre. Kôvrine s’en réjouit etentama très adroitement avec Iégor Sémiônytch et sa fille uneconversation pouvant intéresser le moine. L’hôte noir écoutait,inclinant aimablement la tête. Iégor Sémiônytch et Tânia écoutaientaussi, souriaient gaiement, sans se douter que Kôvrine parlait nonpas avec eux, mais avec son hallucination.

Le carême de l’Assomption arriva sans qu’on s’en aperçût ;peu après, vint le jour du mariage. Sur le désir exprès du père, ilfut célébré avec éclat, autrement dit marqué par une incohérentedébauche qui dura deux jours. On absorba pour trois mille roublesde nourriture et de boissons, mais la mauvaise musique, venue dequelque ville, les toasts criards, les affolements de domestiques,le vacarme et la bousculade empêchèrent de déguster les bons vinset les merveilleux hors-d’œuvre commandés à Moscou.

Chapitre 7

 

Par une longue nuit d’hiver Kôvrine, dans son lit, lisait unroman français ; Tânia, pas encore habituée au séjour desvilles et qui avait mal de tête chaque soir, dormait depuislongtemps déjà, prononçant de temps à autre des motsincohérents.

Il sonna trois heures. Kôvrine éteignit et resta longtempsimmobile, les yeux clos. Il ne parvenait pas à s’endormir parcequ’il faisait très chaud, lui semblait-il, dans la chambre, et queTânia rêvait. À quatre heures et demie, il ralluma, et vit, à cemoment-là, le moine noir assis dans un fauteuil auprès de sonlit.

– Bonjour, lui dit le moine.

Et après s’être tu quelques instants, il lui demanda :

– À quoi penses-tu ?

– À la gloire, répondit Kôvrine. Dans le roman que je viensde lire, il est question d’un jeune savant qui fait desexcentricités et dépérit du désir de la gloire. Ce sentiment m’estinconnu.

– C’est parce que tu es intelligent. Tu regardes la gloirecomme un hochet sans intérêt.

– Oui, c’est vrai.

– La célébrité ne te tente pas. Qu’y a-t-il de séduisant oude positif, en effet, à ce que quelqu’un grave ton nom sur unmonument funéraire pour que le temps vienne manger cetteinscription avec sa dorure ? Il y a, par bonheur, trop de gensau monde pour que la faible mémoire humaine en puisse retenir lesnoms.

– Assurément, accorda Kôvrine. Et pourquoi donc s’ensouvenir ? Mais parlons d’autre chose !… Du bonheur, parexemple… Qu’est-ce que le bonheur ?

Quand il sonna cinq heures, Kôvrine, assis au bord de son lit,les pieds posés sur la carpette, disait au moine :

– Dans l’antiquité, un homme s’effraya à la longue de sontrop grand bonheur, et, pour se concilier les dieux, leur offrit ensacrifice son anneau préféré. Et, sais-tu, – comme il en fut dePolycrate, – le bonheur commence à m’inquiéter. Il me semblesingulier de n’éprouver du matin au soir que de la joie. Ellem’emplit tout entier et étouffe tout autre sentiment. J’ignore lechagrin, la tristesse, l’ennui. Vois, je ne dors pas !L’insomnie me tient, et je ne m’ennuie pas. Je te le dissérieusement : je commence à être déconcerté.

– Pourquoi donc ? s’étonna le moine. La joie est-elleun sentiment surnaturel ? Ne doit-elle pas être l’état normalde l’homme ? Plus le développement intellectuel et moral d’unhomme est élevé, plus l’homme est libre, et plus la vie lui donnede satisfaction. Socrate, Diogène et Marc-Aurèle éprouvaient de lajoie, non du chagrin. Et l’Apôtre dit : « Soyez toujoursdans la joie. » Réjouis-toi donc et sois heureux !

– Et si, soudain, les dieux se courroucent ?… ditKôvrine en riant. S’ils m’enlèvent le confort et me contraignent àla faim et au froid, ce ne sera sans doute guère de mon goût.

Tânia, cependant, s’était éveillée et regardait son mari avecsurprise et effroi. Il parlait au fauteuil, gesticulait et riait.Ses yeux brillaient et il y avait dans son rire quelque chosed’étrange.

– Mon André, lui demanda-t-elle, en le prenant par la mainqu’il tendait vers le moine, avec qui parles-tu ? Avec qui,dis-le-moi ?

– Hein ? fit-il, troublé. Avec qui ? Mais aveclui… Regarde-le assis… dit-il en indiquant le moine noir.

– Il n’y a personne ici… personne !… Mon André, tu esmalade !

Tânia attira à elle son mari, se pressa contre lui comme pour legarder des apparitions, et, de la main, lui couvrit les yeux.

– Tu es malade, dit-elle en se mettant à sangloter toutetremblante. Excuse-moi, chéri aimé, mais j’ai déjà remarqué depuisquelque temps que tu as l’âme troublée ; ton esprit estmalade, Anndrioûcha…

Il trembla de la voir trembler, regarda une fois encore lefauteuil qui, maintenant, était vide, et ressentit soudain unevéritable faiblesse dans les bras et les jambes. Il prit peur et semit à s’habiller.

– Ce n’est rien, Tânia, murmura-t-il en tremblant. Ce n’estrien. Je suis, en effet, un peu malade… Il est temps del’avouer…

– Je l’ai remarqué depuis longtemps, et papa aussi…dit-elle, essayant de comprimer ses sanglots. Tu parles tout seul,tu souris de façon étrange, tu ne dors pas. Oh ! mon Dieu, monDieu, sauve-nous ! fit-elle avec effroi. Mais ne crains rien,Anndrioûcha, au nom du ciel, ne crains rien…

Elle se mit, elle aussi, à s’habiller. Et ce ne fut qu’à cetteminute, en la regardant, que Kôvrine comprit tout le sérieux de sonétat. Il comprit ce qu’étaient le moine noir et ses entretiens aveclui ; il était clair maintenant, pour lui, qu’il étaitfou.

Kôvrine et Tânia, sans savoir pourquoi, s’habillèrent etpassèrent dans le salon ; elle sortit la première, il lasuivit. Ils y trouvèrent, en robe de chambre, une bougie à la main,réveillé par les sanglots, Iégor Sémiônytch, venu chez eux pourquelques jours.

– Ne crains rien, Anndrioûcha, disait Tânia, tremblantecomme si elle avait la fièvre ; n’aie pas peur… Papa, çapassera ! Tout cela passera…

Kôvrine, ému, ne pouvait pas parler. Il voulait dire à sonbeau-père d’un ton dégagé :

– Félicitez-moi, je crois que je suis devenu fou…

Mais il ne fit que remuer les lèvres et sourit amèrement.

À neuf heures, le matin, on lui mit son pardessus et unepelisse ; on l’enveloppa d’un plaid et on l’emmena en voiturechez un médecin.

Il commença un traitement.

Chapitre 8

 

L’été revint. Le médecin prescrivit à son malade l’air de lacampagne. Kôvrine, guéri, ne voyait plus le moine noir. Il ne luirestait qu’à reprendre ses forces. Demeurant chez son beau-père, ilbuvait beaucoup de lait, ne travaillait que deux heures par jour,n’absorbait pas de vin et ne fumait pas.

La veille de la Saint-Élie, on chanta à la maison l’office dusoir. Quand le chantre passa l’encensoir au prêtre, il se répanditvraiment dans le grand et vieux salon comme une odeur de cimetière,et Kôvrine, se sentant triste, sortit dans le jardin. Après s’êtrepromené sans regarder les magnifiques fleurs et être resté assissur un banc, il se rendit dans le parc. Il atteignit la rivière,descendit sur la rive et y demeura pensif, regardant l’eau couler.Les sombres pins aux racines velues, qui, l’année précédente,l’avaient vu si jeune, si joyeux et si fort, ne bruissaient plus.Ils demeuraient immobiles et sombres comme s’ils ne lereconnaissaient pas. Tondu, il n’avait plus en effet ses longs etbeaux cheveux ; sa démarche était alentie ; ses traitsavaient à la fois grossi et pâli.

Kôvrine, par la passerelle, gagna l’autre rive. Là, où l’annéeprécédente il y avait du blé, l’avoine était fauchée par andains.Le soleil était couché et un large halo rouge embrasait l’horizon,annonçant du vent pour le lendemain. C’était le calme absolu.Regardant dans la direction où le moine lui était apparu, Kôvrineattendit une vingtaine de minutes jusqu’à ce que commençât à pâlirla rougeur du soir…

Lorsqu’il rentra, las, mécontent, le service était fini. IégorSémiônytch et sa fille, assis sur les degrés de la terrasse,prenaient le thé. Ils causaient, mais, en apercevant Kôvrine, ilsse turent, et le jeune homme conclut que l’on parlait de lui.

– Il est temps, il me semble, dit Tânia, que tu boives tonlait.

– Non, pas encore… répondit-il, s’asseyant tout enbas ; bois-en, toi ! Moi, je n’en veux pas.

Tânia jeta vers son père un regard inquiet et dit à son mari,comme si elle se sentait en faute :

– Tu as trouvé toi-même que le lait t’a fait dubien !

– Oui, beaucoup, dit Kôvrine souriant. Je vousfélicite : depuis vendredi, j’ai encore repris une livre.

Il se prit fortement la tête dans les mains et dit avecangoisse :

– Pourquoi, pourquoi m’avez-vous guéri ? Les remèdesau bromure, l’oisiveté, les bains chauds, la surveillance, lacrainte puérile pour chaque bouchée de trop, pour chaque pas, toutcela, à la fin, m’amènera à l’idiotie. Je devenais fou et faisaisde la mégalomanie ; mais j’étais gai, fort, et mêmeheureux ; j’étais intéressant et original. Je suis, à présent,plus sérieux, plus raisonnable, mais je ressemble à tout le monde.Je suis une médiocrité. Je m’ennuie de vivre… Oh ! que vous enavez agi cruellement avec moi !… J’avais deshallucinations : à qui cela nuisait-il ?… À qui, je ledemande, cela nuisait-il ?…

– On ne sait ce que tu dis ! soupira Iégor Sémiônytch.Il est même ennuyeux de t’entendre.

– Eh ! n’écoutez pas !

La présence des gens, surtout celle d’Iégor Sémiônytch, irritaitmaintenant Kôvrine. Il lui répondait sèchement, froidement, et mêmeavec grossièreté. Il ne le regardait que d’un air moqueur et avechaine. Son beau-père se troublait, toussait comme s’il était enfaute. Ne comprenant pas pourquoi leurs anciennes relations, sifranches et si simples, avaient changé, Tânia se pressait auprès deson père et le regardait inquiètement dans les yeux ; ellevoulait comprendre, et n’y arrivait pas. Il était clair, seulement,pour elle, que leurs rapports empiraient de jour en jour, que sonpère, ces derniers temps, avaient fortement vieilli, et que sonmari était devenu nerveux, capricieux, moins attrayant. Elle nepouvait plus ni rire, ni chanter, ne dormait pas des nuitsentières, s’attendant à quelque chose d’horrible. Elle se fatiguaittant qu’un jour elle resta évanouie, du dîner jusqu’au soir.Pendant l’office, il lui avait paru que son père pleurait, et,tandis que maintenant ils se trouvaient tous les trois sur laterrasse, elle faisait un effort pour n’y pas penser.

– Combien furent heureux Bouddha, Mahomet ou Shakespeare,dit Kôvrine, de ce que leurs bons parents n’aient soigné ni leurextase ni leur inspiration !… Si Mahomet eût pris du bromure,s’il n’eût travaillé que deux heures par jour et bu du lait, on nese souviendrait pas plus de lui que de son chien. Les médecins etles bons parents abêtiront l’humanité. La médiocrité sera tenuepour le génie, et la civilisation sombrera. Si vous saviez – fit-ilavec dépit – comme je vous suis reconnaissant !

Kôvrine ressentait un fort énervement, et, pour ne rien dired’inopportun, il se leva brusquement et rentra vite à la maison.Nul bruit. Par les fenêtres ouvertes pénétrait l’arôme du tabac enfleurs et des belles-de-nuit. Des taches verdâtres de clair de lunes’allongeaient sur le piano à queue. Kôvrine se rappela les délicesde l’été passé, lorsqu’on sentait, comme à présent, labelle-de-nuit, et que la lune brillait dans la fenêtre. Pourretrouver l’impression d’antan, il entra vite dans son cabinet, semit à fumer un fort cigare et ordonna au domestique de lui apporterdu vin. Mais le cigare lui rendait la bouche amère et le vin n’eutpas le même goût que l’année précédente. Que fait ladéshabitude ! Le cigare et les deux gorgées de vin lui firenttourner la tête ; son cœur se mit à battre, et il dut prendredu bromure.

Avant de se coucher, Tânia lui dit :

– Mon père t’adore. Tu es fâché contre lui pour quelquechose qui le tourmente. Vois, il vieillit à vue d’œil. Je tesupplie, au nom de Dieu, Anndrioûcha, au nom de ton père défunt, aunom de mon repos, d’être gentil pour lui !

– Je ne le peux, ni ne le veux.

– Mais pourquoi ? demanda Tânia tremblante.Explique-le-moi ?

– Parce qu’il n’est pas sympathique, voilà tout ! ditKôvrine négligemment, en haussant les épaules ; mais n’enparlons pas, il est ton père.

– Je ne peux te comprendre ! dit Tânia se pressant lestempes, les yeux fixes. Il se passe ici, chez nous, quelque chosed’inconcevable, d’horrible. Tu n’es plus le même, tu es changé…Toi, un homme intelligent, remarquable, tu t’énerves pour desriens, tu écoutes des histoires… Tu t’agites pour de si futilesmisères que, parfois, on s’en étonne, et on se demande si c’estvraiment toi… Allons, allons, continua-t-elle, s’effrayant de cequ’elle disait et lui baisant les mains, ne te fâche pas. Tu esintelligent, bon et noble, tu seras juste envers mon père. Il estsi bon !

– Il n’est pas bon, mais bonasse. Les oncles de vaudeville,dans le genre de ton père, aux figures débonnaires et pleines,extraordinairement hospitaliers et originaux, me faisaient rire etme touchaient dans les contes, les vaudevilles et dans lavie ; mais maintenant ils me dégoûtent. Ils sont égoïstesjusqu’à la moelle des os. Ce qui me dégoûte le plus en eux, c’estleur satiété et leur optimisme gastrique, celui du bœuf ou dusanglier.

Tânia s’assit sur le lit et s’appuya la tête sur l’oreiller.

– C’est une torture, dit-elle (Et l’on sentait à sa voixqu’elle était extrêmement lasse et parlait avec peine.) Depuisl’hiver, pas une minute de repos !… Ah ! c’est affreux,mon Dieu ! Je souffre…

– Oui, naturellement, je suis Hérode et, toi et ton père,vous êtes les Innocents ! Naturellement !

Son visage parut à Tânia désagréable et laid. La haine et l’airmoqueur ne lui allaient pas. Elle avait déjà remarqué qu’ilmanquait quelque chose à sa figure, comme si, depuis qu’il avait latête rasée, ses traits avaient changé. Elle aurait voulu lui direquelque chose de blessant ; mais ce sentiment d’animosité lasurprit ; elle prit peur et sortit de la chambre.

Chapitre 9

 

Kôvrine fut nommé professeur. Des avis annonçant sa leçoninaugurale pour le 2 décembre furent apposés dans les corridors del’Université. Mais, au jour fixé, il prévint par télégramme ledirecteur des études qu’il ne ferait pas son cours, étantmalade.

Il avait eu de l’hémoptysie ; il crachait du sang, etjusqu’à deux fois par mois il arrivait que le sang coulât enabondance, et il s’affaiblissait beaucoup. Il tombait alors dans unétat de prostration. Ces hémoptysies ne l’effrayaient guère parcequ’il savait que feu sa mère avait vécu dix ans, sinon plus, aveccette même affection. Les médecins lui assuraient que ce n’étaitpas dangereux. Ils ne lui conseillaient que de ne pas s’émotionner,de mener une vie régulière, et de peu parler.

En janvier, pour la même raison, le cours fut ajourné, et, enfévrier, il était trop tard pour commencer ; on fut obligé dele remettre à l’année suivante.

Kôvrine, en ce temps-là, ne vivait déjà plus avec Tânia, maisavec une autre femme de deux ans plus âgée que lui, qui le soignaitcomme un enfant. L’humeur du professeur était paisible, soumise. Ilobéissait volontiers, et quand Varvâra Nicolâièvna (son amies’appelait ainsi) se disposa à l’emmener en Crimée, il y consentit,bien qu’il n’attendît rien de bon de ce voyage.

Kôvrine et elle arrivèrent à Sébastopol le soir et s’arrêtèrentà l’hôtel pour se reposer et continuer le lendemain leur route surIâlta. Le voyage les avait fatigués tous les deux. VarvâraNicolâièvna, après avoir bu du thé, se coucha et s’endormitbientôt. Mais Kôvrine ne se coucha pas. Il avait reçu, une heureavant son départ pour la gare, une lettre de Tânia et ne s’étaitpas décidé à l’ouvrir. La lettre était dans sa poche et, y penser,l’agitait désagréablement. Au fond de l’âme, il regardait sonmariage comme une erreur. Il était satisfait de s’êtredéfinitivement séparé de Tânia, et le souvenir de cette femme qui,tant elle avait maigri, s’était à la fin changée en reliquesvivantes, – et en laquelle tout semblait mort sauf de grands yeuxintelligents qui regardaient avec fixité, – son souvenir nesuscitait en lui que de la pitié et du dépit contre lui-même. Lasuscription de l’enveloppe lui rappelait combien il avait étéinjuste et cruel deux années auparavant, comme il s’était vengé surdes gens tout à fait innocents du vide de son âme, de l’ennui, dela solitude et de son dégoût de la vie. Il se rappela avoir déchiréen menus morceaux sa thèse, et tous les articles écrits durant samaladie. Jetés par la fenêtre, les morceaux s’envolaient ens’accrochant aux arbres et aux fleurs. Il voyait en chaque ligned’étranges prétentions que rien ne justifiait, une agressivitéétourdie, de l’impudence, de la mégalomanie, et cela lui faisait lamême impression que s’il avait lu une description de ses défauts.Mais quand le dernier cahier fut déchiré et jeté par la fenêtre,Kôvrine ressentit soudain de la tristesse et du dépit. Il entrachez sa femme et lui dit force choses désagréables. Mon Dieu, commeil la tortura ! Une fois, voulant la faire souffrir, il luidit que, dans leur roman, son père avait joué un rôle peusympathique parce qu’il lui avait demandé de l’épouser. IégorSémiônytch ayant par hasard entendu, se précipita dans la chambre,et de désespoir ne put dire un seul mot. Il ne put que trépigner etgrommeler étrangement, comme si sa langue était paralysée. EtTânia, voyant son père, poussa un cri déchirant et tomba évanouie.C’était abominable.

L’écriture familière lui remémora tout cela.

Kôvrine sortit sur le balcon. L’air était doux et chaud, et l’onsentait la mer. La merveilleuse baie reflétait la lune et les feux.Elle avait une couleur qu’il est difficile de définir. C’était unetendre harmonie de bleu et de vert. Par places l’eau ressemblait àdu vitriol, et, par places il semblait que le clair de lune épaissiremplissait la baie. Au total quel accord de couleurs ! Quellepaix, quelle tranquillité et quelle grandeur !

Les fenêtres, à l’étage au-dessous, étaient sans doute ouvertes,car on entendait distinctement des voix féminines et des rires. Ily avait apparemment une soirée.

Kôvrine, avec effort, décacheta la lettre et rentra dans lachambre. Il lut :

« Mon père vient de mourir. C’est à toi que je le dois, cartu l’as tué. Notre jardin disparaît ; des tiers en sont déjàles maîtres. Il arrive, autrement dit, ce que mon pauvre pèreredoutait tant. De cela aussi la faute te revient. Je te hais detoute mon âme et te souhaite de disparaître au plus vite. Oh !comme je souffre ! Une douleur insupportable me brûle l’âme…Sois maudit. Je t’ai cru un homme extraordinaire, un génie. Je t’aiaimé, mais tu étais fou… »

Kôvrine ne put continuer à lire. Il déchira la lettre et lajeta. Une inquiétude, ressemblant à la peur, l’envahit. VarvâraNicolâièvna dormait derrière un paravent. On l’entendait respirer.De l’étage au-dessous montaient des voix féminines et des rires,mais il semblait à Kôvrine qu’il était tout seul dans l’hôtel. Ilétait effrayé que Tânia, malheureuse, accablée de chagrin, lemaudît dans sa lettre, et lui souhaitât la mort, et il regardaitfurtivement la porte, comme s’il eût craint que n’entrât à nouveauet ne disposât de lui cette force inconnue qui avait, en deux ans,occasionné tant de malheurs dans sa vie et dans celle dessiens.

Il savait d’expérience que, lorsque les nerfs sont tendus, lemeilleur remède est le travail. Il faut se mettre à son bureau, et,coûte que coûte, se concentrer sur une idée. Il prit dans saserviette un cahier dans lequel il avait esquissé un petit travailde compilation pour un jour où il s’ennuierait en Crimée. Ils’assit et s’en occupa ; et il lui parut que son état d’espritpaisible et indifférent lui revenait. Le cahier lui suggéra uneméditation sur la futilité du monde. Il pensa combien la vie coûteà l’homme en comparaison des biens minimes ou médiocres qu’ellepeut lui donner. Pour obtenir, par exemple, une chaire versquarante ans ; pour être un professeur ordinaire et formulerd’une voix dolente, ennuyeuse et lourde, des idées ordinaires – etencore empruntées à autrui, – bref, pour atteindre une situation desavant médiocre, lui, Kôvrine, avait dû étudier quinze années,travaillant jour et nuit, subir une pénible maladie psychique,passer par un mariage malheureux, et commettre nombre de sottiseset d’injustices dont il eût été agréable de ne pas se souvenir.Kôvrine avait maintenant la claire conscience de n’être qu’unemédiocrité, et, cela, il s’en accommodait volontiers, car, à sonsens, chacun doit être satisfait de ce qu’il est.

Le travail l’avait presque complètement calmé, mais, sur leparquet, les morceaux de la lettre blanche l’empêchaient deconcentrer son attention ; il se leva, les ramassa et les jetapar la fenêtre. Un vent léger venant de la mer les éparpilla.Derechef une inquiétude, voisine de la peur, le saisit, et il luisembla qu’il était seul dans l’hôtel. Il sortit sur le balcon.

La baie, comme vivante, le regardait de ses innombrables yeuxbleu-ciel, bleu-foncé, bleu-turquoise et feu ; ellel’attirait. Il faisait chaud et étouffant ; il eût été bon dese baigner.

Soudain, sous son balcon, à l’étage au-dessous, un violon se mità jouer, et deux molles voix de femmes chantèrent quelque chosequ’il connaissait. La romance parlait d’une jeune fille àl’imagination maladive, qui, ayant entendu, la nuit, dans unjardin, une mélodie mystérieuse, avait décidé que c’était là uneharmonie divine, incompréhensible pour nous, mortels…

La respiration de Kôvrine s’arrêta. Son cœur se serra detristesse. Une suave et merveilleuse joie, qu’il avait depuislongtemps oubliée, se mit à remuer dans sa poitrine.

À l’autre bout de la baie, une haute colonne noire, semblable àun tourbillon ou à une trombe, apparut. La colonne courait surl’eau avec une effrayante rapidité dans la direction de l’hôtel.Elle diminuait et noircissait sans cesse, et Kôvrine eut à peine letemps de la laisser passer…

Le moine, sa tête grise découverte, les sourcils noirs, piedsnus, les bras croisés sur la poitrine, passa près de lui ets’arrêta au milieu de sa chambre.

– Pourquoi ne m’as-tu pas cru ? lui demanda-t-il d’unton de reproche, en regardant Kôvrine affectueusement. Si tum’avais cru quand je te disais que tu étais un génie, tu auraispassé ces deux années d’une façon moins triste et moins plate.

Kôvrine, à nouveau, se croyait un génie et l’élu de Dieu. Il sesouvint nettement de toutes ses conversations avec le moine noir,et voulut parler. Mais le sang, lui sortant de la gorge, coula toutdroit sur sa poitrine, et, ne sachant que faire, ayant passé sesmains sur ses vêtements, ses manchettes se trouvèrent mouillées desang. Kôvrine voulant appeler Varvâra Nicolâièvna, qui dormaitderrière le paravent, fit un effort et prononça :

– Tânia.

Tombé à terre, il se souleva sur les mains, et appela ànouveau :

– Tânia !

Il appelait Tânia ; il appelait le grand jardin auxsomptueuses fleurs, humides de rosée ; il appelait le parc,les pins aux racines velues, le champ de blé, son merveilleuxsavoir, sa jeunesse, sa hardiesse, sa joie ; il appelait savie qui fut si belle. Il voyait à terre, près de sa figure, unelarge flaque de sang, et ne pouvait plus, en raison de sa grandefaiblesse, prononcer un mot. Mais un inexprimable bonheur, unbonheur infini emplissait son être.

En bas, sous le balcon, on jouait une sérénade, et le moine noirlui chuchotait qu’il était un génie et qu’il ne mourait que parceque son frêle corps avait perdu son équilibre et ne pouvait plusservir d’enveloppe au génie.

Quand Varvâra Nicolâièvna se réveilla et sortit de derrière leparavent, Kôvrine était déjà mort. Un sourire bienheureux étaitfigé sur son visage.

1894.

Partie 2
L’EFFROI (RÉCIT DE MON AMI)

Au sortir de l’Université, Dmîtri Pétrôvitch Sîline devintfonctionnaire à Pétersbourg, mais il donna sa démission à trenteans pour faire de l’agriculture. Bien qu’il y réussît, il ne m’ysemblait pourtant pas y être à sa place. Je pensais qu’il eût mieuxfait de retourner en ville.

Lorsque, hâlé, exténué, gris de poussière, il me rencontrait àl’entrée de la propriété ou à la porte du logis, lorsque, ensuite,à souper, il luttait contre le sommeil, et que sa femme l’emmenaitcoucher comme un enfant, ou lorsque, ayant vaincu le sommeil, il semettait, de sa tendre voix sincère, comme suppliante, à exposer sesbonnes intentions, je ne voyais plus en lui un propriétaire et unagronome, mais un homme surmené. Et il était évident pour moi quece qui lui importait ce n’était pas l’agriculture : il luiimportait seulement que la journée fût finie, – Dieumerci !

J’aimais à aller chez lui et il m’arrivait de passer deux outrois jours de suite sous son toit. J’aimais sa maison, son parc,son grand verger, sa petite rivière, et aussi sa philosophie un peulâche et oratoire, mais nette. Je l’aimais sans doute lui-même sansle savoir au juste, car je me débrouille mal encore dans messentiments d’alors.

Sîline était intelligent, bon, sincère et pas ennuyeux ;pourtant je me rappelle très bien que, lorsqu’il me confiait sessecrets intimes, et qualifiait d’amitié nos relations, celam’agitait désagréablement ; et je me sentais mal à l’aise. Ily avait dans son amitié pour moi quelque chose de gênant, dedéplaisant ; j’eusse préféré des relations ordinaires decamaraderie.

Il faut dire que sa femme, Maria Serguéiévna, me plaisaitinfiniment. Je n’étais pas amoureux d’elle, mais sa figure, sesyeux, sa voix, sa démarche me plaisaient. Je m’ennuyais lorsque jene la voyais pas de longtemps. Mon imagination ne se dessinait ence temps-là personne avec autant de complaisance que cette jeunefemme, belle et élégante. Je n’avais à son sujet aucune intentionprécise ; je ne rêvais à rien, mais, chaque fois que nous noustrouvions seuls, je me rappelais que son mari me considérait commeson ami, et j’en éprouvais de la gêne.

Lorsqu’elle jouait au piano mes morceaux favoris ou me racontaitquelque chose d’intéressant, j’écoutais avec plaisir ; en mêmetemps, les idées me venaient qu’elle aimait son mari, qu’il étaitmon ami et qu’elle me regardait comme tel ; et cela gâtait monhumeur. Je devenais terne, contraint et ennuyeux. Elle remarquaitce changement, et disait :

– Vous vous ennuyez sans votre ami. Il faut l’envoyerchercher aux champs.

Et quand Dmîtri Pétrôvitch arrivait, elle me disait :

– Allons, voici votre ami ; réjouissez-vous.

Cela dura un an et demi.

Un dimanche de juillet, Dmîtri Pétrôvitch et moi, n’ayant rien àfaire, nous nous rendîmes au grand village de Kloûchkino pour yacheter des hors-d’œuvre, destinés au souper. Tandis que nouscourions les boutiques, le soleil se coucha et le soir arriva – cesoir que je n’oublierai probablement pas de ma vie.

Ayant acheté un fromage qui ressemblait à du savon et dusaucisson dur comme la pierre, qui sentait le goudron, nousentrâmes au cabaret pour savoir s’il y avait de la bière. Notrecocher était allé chez le maréchal, faire ferrer les chevaux ;nous lui avions dit que nous l’attendrions près de l’église. Tandisque nous faisions les cent pas, causions, nous moquions de nosachats, déambulait derrière nous, avec un air de mystère, comme undétective, un homme au surnom assez étrange : on l’appelaitQuarante-Martyrs.

Quarante-Martyrs n’était autre que Gavrîlo Sèvérov, ou,simplement, Gavrioûcha. Il avait été quelque temps valet de chambrechez moi et je l’avais congédié pour ivrognerie. Il avait serviaussi chez Dmîtri Pétrôvitch et avait été renvoyé pour la mêmeraison. C’était un ivrogne farouche. Toute sa vie tenait dansl’ivrognerie et était aussi dévoyée que lui-même. Il était fils deprêtre, mais, sa mère étant noble, il appartenait en conséquence àla classe privilégiée. Néanmoins, j’avais beau considérer sa figuremaigrie, obséquieuse, toujours suante, sa barbe rousse quigrisonnait, son misérable veston déchiré et sa chemise rouge, je nepouvais pas trouver en lui la moindre trace de ce que l’on appelle,dans l’usage courant, « les privilèges ». Il se donnaitpour homme instruit et disait avoir étudié au séminaire. Il enavait été chassé, avant la fin de ses classes, pour avoir fumé. Ilavait ensuite, disait-il, fait partie de la maîtrise del’archevêché et passé alors deux ans dans un couvent. On l’en avaitchassé aussi, non pas pour avoir fumé, mais en raison de sa« faiblesse ». Il avait parcouru à pied deuxgouvernements et avait remis, on ne sait pourquoi, des suppliquesau Consistoire, ainsi qu’à différentes administrations de l’État.Il était passé en jugement quatre fois. Enfin, s’étant enlisé dansnotre district, il y avait été valet de chambre, garde forestier,piqueur, et gardien d’église. Il avait épousé une cuisinière veuve,de mœurs légères, et s’était définitivement englué dans la vieancillaire, s’habituant tellement à ses commérages et à sa crasse,qu’il parlait maintenant lui-même, avec quelque soupçon, comme d’unmythe, de son origine privilégiée.

Au temps dont nous parlons, Quarante-Martyrs était sans place.Il se donnait pour châtreur et chasseur. Sa femme avait disparu onne sait où.

En sortant du cabaret, nous allâmes vers l’église et nous nousassîmes sous le porche en attendant notre cocher. Quarante-Martyrsse tenait à distance de nous, la main devant sa bouche, de façon àtousser poliment, si besoin était.

Il faisait déjà noir. On sentait l’odeur âcre du serein et lalune allait paraître. On ne voyait sur le ciel pur, étoilé, quedeux nuages, tous les deux au-dessus de notre tête. L’un grand,l’autre plus petit – tout à fait comme une mère et son enfant –couraient l’un après l’autre dans la direction où s’éteignaient lesfeux du soir.

– Quelle belle journée il a fait, prononça DmîtriPétrôvitch.

– Extraordinaire… dit en écho Quarante-Martyrs, toussantpoliment dans sa main. Comment avez-vous daigné penser à venir ici,Dmîtri Pétrôvitch ? demanda-t-il d’une voix insinuante,voulant évidemment engager la conversation.

Dmîtri Pétrôvitch ne répondit pas. Quarante-Martyrs fit unprofond soupir et dit doucement, sans nous regarder :

– Je ne souffre que pour une seule cause dont j’aurai àrendre compte à Dieu tout-puissant. Je suis certainement un hommeperdu, incapable, mais, croyez-m’en sincèrement : je n’ai pasune bouchée de pain à me mettre sous la dent, et suis plusmalheureux qu’un chien… Pardon, Dmîtri Pétrôvitch !

Sîline n’écoutait pas ; la tête appuyée sur les poings, ilsongeait. L’église était au bout de la rue du village, sur la riveescarpée, et nous apercevions à travers la barrière de l’enclos, larivière, les prés, immergés au printemps, et le feu rouge d’unbrasier, près duquel se mouvaient des hommes noirs et des chevaux.Au loin, au delà, il y avait encore des feux ; c’était levillage ; on y chantait une chanson.

Sur la rivière, et, par places sur la prairie, flottait lebrouillard. Ses étroits flocons allongés, denses et blancs comme dulait, glissaient sur l’eau, aveuglant le reflet des étoiles ets’accrochant aux saules. Ils changeaient à tout moment d’aspect, etil semblait que les uns s’embrassassent, que les autressaluassent ; d’autres, comme s’ils priaient, semblaient leverau ciel des bras à larges manches, comme celles des popes…

Ces flocons suggérèrent sans doute à l’esprit de DmîtriPétrôvitch des fantômes et des morts, car, se tournant vers moi, ilme demanda avec un sourire triste :

– Dites-moi, mon cher, pourquoi, lorsque nous voulonsraconter quelque chose d’effrayant, de mystérieux et defantastique, nous en prenons le sujet non dans la vie, mais,infailliblement, dans le monde des fantômes et des ombresd’outre-tombe ?

– Ce qui est incompréhensible est effrayant.

– La vie vous est-elle donc compréhensible ?Dites-moi, la comprenez-vous mieux que le monded’outre-tombe ?

Dmîtri Pétrôvitch s’assit tellement près de moi que je sentaiscontre ma joue sa respiration. Dans le crépuscule, son visage pâleet maigre semblait plus pâle, et sa barbe noire, plus noire que lasuie. Ses yeux étaient sincères, mélancoliques, un peu effrayés,comme s’il se disposait à me raconter quelque chosed’effrayant.

Il me regarda et continua de sa voix suppliante,coutumière :

– Notre vie et l’au-delà sont pareillementincompréhensibles. Celui qui redoute les fantômes doit égalementavoir peur de moi, et de ces feux et du ciel, parce que, tout cela,à y bien réfléchir, est non moins incompréhensible et fantastiqueque les fantômes. Hamlet ne se tuait pas parce qu’il craignait deretrouver dans le sommeil de la tombe les visions qui le hantaient.Son célèbre monologue me plaît, mais, à franchement parler, il nem’a jamais ému. Je vous avoue, en ami, que, dans des minutesd’angoisse, je me suis représenté l’heure de la mort. Ma fantaisiem’offrait mille visions des plus sombres, et il m’arrivaitd’aboutir à une exaltation torturante jusqu’au cauchemar ;mais cela, je vous assure, ne me semblait pas plus effrayant que laréalité. Il faut le dire : les fantômes sont effrayants ;mais la vie l’est aussi ! Moi, mon cher, je ne comprends pas,et la vie m’effraie… Peut-être suis-je malade, anormal ? Ilsemble à l’homme normal, bien portant, qu’il comprend tout ce qu’ilvoit et entend ; mais, moi, j’ai perdu ce « ilsemble », et, de jour en jour, je m’empoisonne de peur.Il y a une maladie qui est la peur de l’espace ; moi je suismalade de la peur de la vie. Lorsque je suis couché dans l’herbe,et que je regarde longuement un insecte né d’hier, et qui n’aaucune conscience, il me semble que sa vie est faite d’unecontinuelle peur, et je me vois en lui.

– Qu’est-ce qui vous effraie particulièrement ?demandai-je.

– Tout m’effraie. Je suis, de nature, un homme superficielet m’intéresse peu à des questions comme l’au-delà et le sort del’humanité ; au total, je ne m’envole que rarement dans lesnuages. Ce qui m’effraie surtout, c’est la vie de chaque jour, dontnul de nous ne peut se garder. Je ne suis pas capable de discernerce qui, dans mes actions, est vérité ou mensonge, et elles metroublent. Je conçois que les conditions de ma vie et mon éducationm’ont enfermé dans un cercle étroit de mensonge, et que toute mavie n’est rien que le souci quotidien de me leurrer et de leurrerles autres sans m’en apercevoir ; et je suis effrayé à lapensée que, jusqu’à la mort, je ne m’arracherai pas à ce mensonge…Je fais une chose un jour et ne comprends plus le lendemainpourquoi je l’ai faite. Je suis entré au service à Pétersbourg, etj’y ai pris peur ; je suis venu ici faire de l’agriculture, etj’ai pris peur aussi… Nous savons peu de choses, je le vois ;aussi, chaque jour, nous trompons-nous, sommes-nous injustes,calomnions-nous et gâtons-nous la vie des autres. Nous dissiponstoutes nos forces en bêtises dont nous n’avons nul besoin, et quinous empêchent de vivre ; et cela m’effraie parce que je necomprends pas à qui et à quoi cela est bon. Je ne comprends pas lesgens, mon cher, et je les crains. J’ai peur de regarder lesmoujiks ; je ne sais pour quels diables de buts élevés ilssouffrent, et pourquoi ils vivent. Si la vie est une jouissance,ils sont inutiles, superflus ; si, au contraire, le but et lesens de la vie se trouvent dans le besoin et l’ignorance crasse etdésespérée, je ne comprends pas à qui et à quoi est nécessairecette torture. Je ne comprends rien ni personne. Allez donccomprendre cet individu ! me dit Dmîtri Pétrôvitch en memontrant Quarante-Martyrs. Songez-y un peu !

Remarquant que nous le regardions tous les deux,Quarante-Martyrs toussa poliment dans son poing et dit :

– Chez de bons maîtres j’ai toujours été un bonserviteur ; la cause principale de tout, c’est les boissonsspiritueuses. Si maintenant on faisait attention à moi, malheureuxhomme que je suis, si on me donnait une place, j’en baiseraisl’icône ! Je tiens mes paroles !

Le gardien de l’église, passant près de nous, nous regarda avecétonnement et se mit à tirer la corde pour donner l’heure ; lacloche à coups espacés et prolongés, rompant bruyamment le silencedu soir, sonna dix heures.

– Déjà dix heures, pourtant !… dit Dmîtri Pétrôvitch.Il serait temps de partir. Oui, mon cher, poursuivit-il, ensoupirant, si vous saviez comme je redoute mes pensées de chaquejour, mes pensées de la vie, dans lesquelles, semble-t-il, il nedoit rien y avoir d’effrayant ! Pour ne pas y penser, je medistrais par le travail et tâche de me fatiguer pour bien dormir lanuit. Des enfants, une femme, pour les autres c’est choseordinaire ; et pour moi, mon cher, que c’estpénible !

Dmitri Pétrôvitch se pétrit le visage, gémit et se mettant àrire :

– Si je pouvais vous raconter, continua-t-il, quel imbécilej’ai été dans la vie ! Chacun me dit : « Vous avezune femme charmante, des enfants ravissants, vous êtes vous-même unexcellent homme de famille ; » on croit que je suis trèsheureux, et on m’envie. Mais, puisque nous en parlons, je vais vousle dire en secret : mon heureuse vie de famille n’est qu’untragique malentendu, et j’en ai peur.

Un sourire forcé enlaidit sa figure pâle. Il me prit par lataille et poursuivit à mi-voix :

– Vous êtes sincèrement mon ami, je crois en vous et vousestime. Le ciel nous envoie l’amitié pour que nous puissions nousconfier à elle et nous défaire des secrets qui nous oppressent.Laissez-moi mettre à profit votre amicale disposition et vous diretoute la vérité. Ma vie de famille, qui vous semble si délicieuse,est mon principal tourment, mon principal effroi. Je me suis mariéd’une façon singulière et bête. Il faut vous dire qu’avant monmariage, j’aimais Mâcha de façon passionnée, et lui fis la courpendant deux ans. Je la demandai cinq fois, et elle refusa parcequ’elle était entièrement indifférente à mon égard. La sixièmefois, lorsque, éperdu d’amour, je me traînai à ses genoux et luidemandai sa main comme une aumône, elle consentit… Elle me ditalors : « Je ne vous aime pas, mais je vous seraifidèle… » J’acceptai avec enthousiasme cette condition. Jecompris en ce temps-là ce que cela signifiait ; mais, àprésent, j’en jure Dieu, je ne le comprends plus…

« Je ne vous aime pas, mais je vous serai fidèle… »Que signifie cela ?… C’est du brouillard, des ténèbres… Jel’aime autant qu’au jour de notre mariage, et il me semble qu’elleest indifférente comme auparavant ; elle est sans douteheureuse quand je pars de la maison. Je ne sais au juste si ellem’aime ou ne m’aime pas. Je ne sais, je ne sais pas. Et nous vivonssous le même toit… Nous nous tutoyons… Nous dormons ensemble. Nousavons des enfants… Notre avoir est en commun… Qu’est-ce àdire ? Pourquoi cela ?… Y comprenez-vous quelque chose,mon cher ?… Cruelle épreuve ! Comme je ne comprends rienà nos relations, tantôt je la hais, tantôt moi-même, tantôt nousdeux. Tout est brouillé dans ma tête. Je me tourmente et m’hébète.Et, comme un fait exprès, elle embellit chaque jour. Elle devientétonnante… À mon sens, elle a des cheveux splendides et elle souritcomme aucune femme ne sourit. Je l’aime et sais que je l’aime sansespoir… Un amour sans espoir pour une femme dont on a deuxenfants !… Est-ce compréhensible ? N’est-ce paseffrayant ? N’est-ce pas plus effrayant que desfantômes ?…

Il était d’humeur à parler encore longtemps, mais, heureusement,la voix du cocher retentit ; nos chevaux arrivaient. Nousmontâmes en voiture, et Quarante-Martyrs, ayant enlevé son bonnet,nous installa tous les deux avec la mine d’avoir longtemps attendul’occasion de toucher nos corps précieux.

– Dmîtri Pétrôvitch, dit-il la tête penchée de côté,battant fortement des paupières, permettez-moi de revenir chezvous. Faites-moi cette grâce, au nom de Dieu ! Je meurs defaim.

– Allons, bien, dit Sîline. Viens pour trois jours ;après, nous verrons.

– J’entends, monsieur ! fit Quarante-Martyrs, combléde joie. Je viendrai aujourd’hui même.

Jusqu’à la maison il y avait six verstes. Dmîtri Pétrôvitch,heureux de s’être enfin ouvert à un ami, me tint par la taille toutle long du chemin, Il me disait déjà, sans amertume ni peur, etgaiement, que, si tout s’arrangeait dans sa famille, il reviendraits’occuper de science à Pétersbourg. La tendance qui avait poussé àla campagne tant de jeunes gens doués, était, disait-il, unetendance fâcheuse. Nous avons en Russie beaucoup de seigle et defroment, mais il n’y a pas du tout de gens cultivés. Il faut que lajeunesse bien douée et saine s’occupe de sciences, d’art et depolitique. Se conduire autrement est être déraisonnable. Ilphilosophait avec plaisir et exprimait le regret d’avoir à seséparer de moi le lendemain de grand matin, car il devait aller àune vente de bois.

Je me sentais mal à l’aise et triste comme si je trompais cethomme ; et, en même temps, cela m’était agréable. Je regardaisl’énorme lune rouge qui se levait, et je me représentais une grandefemme blonde, svelte, pâle, toujours attifée, sentant un parfum àelle qui ressemblait à du musc ; et j’avais je ne sais quellejoie à l’idée qu’elle n’aimait pas son mari.

Dès que nous arrivâmes, on se mit à souper. Maria Serguéiévnanous servit nos hors-d’œuvre en riant, et je trouvai qu’elle avaiten effet des cheveux splendides et qu’elle souriait comme ne souritaucune femme. J’épiais ses mouvements et voulais voir dans chacund’eux, et dans son regard, qu’elle n’aimait pas son mari, et il mesemblait que je le voyais.

Dmîtri Pétrôvitch commença bientôt à lutter avec le sommeil.Après souper, il resta avec nous une dizaine de minutes etdit :

– Faites ce que bon vous semble, mes chers ; pour moi,je dois me lever demain à trois heures. Permettez-moi de vousquitter.

Il embrassa tendrement sa femme, me serra la main avec force etreconnaissance, et me fit donner ma parole de revenir sans faute lasemaine suivante. Pour s’éveiller à temps, il alla dormir dans lepavillon.

À la mode de Pétersbourg, Maria Serguéiévna se couchaittard ; j’en fus content ce soir-là, je ne sais pourquoi.

– Alors, commençai-je, quand nous fûmes seuls, vous allezavoir la bonté de me jouer quelque chose ?

Je ne me souciais pas de musique, mais ne savais comment engagerla conversation. Maria Serguéiévna se mit au piano et joua je ne merappelle plus quoi. Assis près d’elle, je regardais ses mainsblanches et douillettes, et tâchais de déchiffrer sa figure froideet indifférente. Mais elle se mit à sourire à quelque idée et meregarda.

– Vous vous ennuyez sans votre ami, me dit-elle.

Je me mis à rire.

– Il suffirait, par amitié, de venir une fois par mois, luidis-je, et je viens plusieurs fois par semaine.

Là-dessus je me levai et marchai avec agitation de long enlarge. Maria Serguéiévna se leva, elle aussi, et s’éloigna près dela cheminée.

– Que voulez-vous dire ? fit-elle, tournant vers moises grands yeux clairs.

Je ne répondis rien.

– Ce que vous dites est inexact, reprit-elle après avoirréfléchi. Vous ne venez ici que pour Dmîtri Pétrôvitch, et, ma foi,j’en suis heureuse. De notre temps, on voit rarement une amitiépareille.

« Ehé ! » pensai-je.

Et ne sachant que dire, je demandai :

– Si nous allions au jardin, voulez-vous ?

– Non.

Je sortis sur la terrasse. J’avais comme des fourmis à la têteet avais froid, tant j’étais agité. Je savais déjà, de sciencecertaine, que notre conversation serait sans intérêt et que nous nesaurions rien nous dire de particulier, mais qu’il arriveraitinfailliblement, cette nuit, ce que je n’osais pas rêver ;infailliblement cette nuit, ou jamais.

– Quel beau temps ! dis-je à haute voix.

– Voilà qui m’est entièrement égal, fut la réponse.

Je rentrai au salon. Maria Serguéiévna était comme avant, prèsde la cheminée, les mains derrière le dos, pensant à quelque choseet regardant de biais.

– Pourquoi, demandai-je, cela vous est-il entièrementégal ?

– Parce que je m’ennuie. Vous, vous ne vous ennuyez quelorsque votre ami n’est pas ici ; moi, je m’ennuie toujours.D’ailleurs… cela ne vous intéresse pas.

Je m’assis au piano et pris quelques accords, attendant qu’elleparlât.

– Ne vous gênez pas, je vous en prie, dit-elle, meregardant méchamment, prête à pleurer de dépit. Si vous voulezaller dormir, allez-y. Ne pensez pas que, parce que vous êtes l’amide Dmîtri Pétrôvitch, vous devez vous ennuyer avec sa femme. Je neveux pas de sacrifice. Partez, s’il vous plaît.

Naturellement je ne partis pas. Elle sortit sur la terrasse etje restai au salon, feuilletant pendant quelques minutes lamusique. Puis je sortis. Nous nous tenions l’un près de l’autredans l’ombre des rideaux, et, au-dessous de nous, les marchesétaient inondées de clair de lune. Sur les massifs et sur le sablejaune des allées s’allongeaient les noires ombres des arbres.

– Demain, dis-je, il faut que je parte.

– Évidemment, fit-elle railleuse, si mon mari n’est pasici, vous ne pouvez pas y rester ! Je m’imagine comme vousseriez malheureux si vous tombiez amoureux de moi… Aussi, attendez,je me jetterai un jour à votre cou… Je verrai avec quel effroi vousme fuirez. Ce sera intéressant.

Sa figure pâle et ses paroles étaient méchantes, mais ses yeuxpleins de l’amour le plus tendre et le plus passionné. Je regardaisdéjà cette belle créature comme ma chose, et je remarquai pour lapremière fois qu’elle avait des sourcils dorés, de merveilleuxsourcils, comme je n’en avais jamais vus. La pensée que je pouvaisà l’instant l’attirer à moi, la caresser, toucher ses splendidescheveux, me parut soudain si prodigieuse que je me mis à rire etfermai les yeux.

– Il est tout de même temps d’aller se coucher, dit-elle.Bonne et paisible nuit !

– Je ne veux pas de bonne nuit ! lui dis-je en riantet la suivant au salon. Je la maudirai, cette nuit, si elle estpaisible.

Lui serrant la main et la conduisant vers la porte, je visqu’elle me comprenait et était contente que je la comprisse.

J’entrai dans ma chambre. Il y avait sur ma table, près de meslivres, la casquette de Dmîtri Pétrôvitch, et cela me rappela sonamitié. Je pris une canne et allai au jardin. Le brouillard s’ylevait déjà, et, près des arbres et des arbustes, les enveloppant,erraient ces mêmes fantômes longs et étroits que j’avais vuspendant le jour sur la rivière. Quel dommage de ne pouvoir pasconverser avec eux !

Dans l’air extraordinairement transparent, chaque feuille,chaque goutte de rosée se détachait avec netteté ; tout celame souriait dans la paix, dans le sommeil de la nuit, et, enpassant près des bancs verts, je me rappelai ces mots d’une piècede Shakespeare : « Comme ce rayon de lune dort bien surce banc !… »

Il y avait au jardin un petit monticule ; je le gravis etm’assis. Un sentiment enchanteur m’accablait. Je savais de sciencecertaine que j’allais à l’instant enlacer, étreindre ce magnifiquecorps, baiser les sourcils dorés ; et je ne voulais pas ycroire. Je voulais me taquiner et regrettais que Maria Serguéiévnam’eût si peu torturé et se fût rendue si vite.

Mais voilà qu’inopinément de lourds pas retentirent. Un homme detaille moyenne apparut dans l’allée, et je reconnus aussitôtQuarante-Martyrs. Il s’assit sur le banc, fit un profond soupir,puis s’étant signé trois fois, s’étendit par terre. Une minuteaprès, il se leva et se recoucha sur l’autre côté. Les moustiqueset l’humidité de la nuit l’empêchaient de dormir.

– Ah ! la vie ! murmura-t-il. Vie malheureuse,amère !

En regardant son maigre corps voûté, entendant ses soupirsenroués, je me rappelai une autre vie, malheureuse et amère, quis’était confessée à moi ce jour même ; et j’eus crainte eteffroi de ma situation délicieuse.

Descendant du monticule, j’allai vers la maison.

« La vie, à son sens, est effrayante, me dis-je ; iln’y a donc pas à se gêner avec elle ; bouscule-la, et tant quela vie ne t’a pas encore écrasé, prends tout ce qu’on lui peutarracher !

Maria Serguéiévna était sur la terrasse. Je l’étreignis sansdire mot et me mis à baiser avidement ses sourcils, ses tempes, soncou…

Dans ma chambre, elle me dit qu’elle m’aimait depuis longtempsdéjà, depuis plus d’un an. Elle me jurait son amour, pleurait et mesuppliait de l’emmener chez moi. Je la faisais s’approcher à toutmoment de la fenêtre pour voir sa figure au clair de lune ;elle me semblait un rêve exquis, et je me hâtais de la serrer bienfort pour croire à la réalité. Je n’avais pas éprouvé de longtempsde tels transports… Pourtant, au fond de l’âme, j’éprouvais unmalaise, je ne savais pas où j’en étais. Il y avait dans son amourpour moi quelque chose de messéant et de pénible, comme dansl’amitié de Dmîtri Pétrôvitch. C’était un grand amour sérieux, aveclarmes et serments, et je n’y voulais rien de sérieux, ni larmes,ni serments, ni projets d’avenir. Que cette nuit de lune passe dansnotre vie comme un météore, – il suffit !

Exactement à trois heures, elle sortit de chez moi, et, tandisque, sur ma porte, je la regardais s’éloigner, Dmîtri Pétrôvitchapparut soudain, au fond du corridor.

En le rencontrant, elle tressaillit, et s’effaça devant lui,l’aversion peinte sur toute sa personne. Sîline eut un sourireétrange, toussa et entra dans ma chambre.

– Hier soir, dit-il, sans me regarder, j’ai laissé ici macasquette.

Il la prit, l’enfonça de ses deux mains, puis regarda ma figureembarrassée, mes pantoufles, et dit d’une voix altérée, singulièreet comme enrouée :

– Il est sans doute écrit que je ne dois rien comprendre.Si vous comprenez quelque chose, je… je vous en félicite… Moi, jen’y vois que du feu.

Et il sortit en toussotant.

Je le vis ensuite de ma fenêtre atteler lui-même les chevaux.Ses mains tremblaient. Il se pressait et regardait de temps à autrevers la maison ; il avait probablement peur. Il monta ensuitedans son tarantass, et, avec une étrange expression, comme s’ilcraignait d’être poursuivi, il fouailla les chevaux.

Peu après, je partis moi aussi. Le soleil se levait déjà et lebrouillard de la veille se repliait timidement sur les arbustes etles collines. Sur le siège de ma voiture était assisQuarante-Martyrs. Il avait déjà trouvé le moyen de boire etdébitait des propos d’ivrogne.

– Je suis un homme libre ! criait-il aux chevaux.Eh ! mes framboises ! Je suis citoyen honorairehéréditaire, si vous voulez le savoir !

L’effroi de Dmîtri Pétrôvitch, qui ne sortait pas de mon esprit,me gagnait. Je songeais à ce qui était arrivé et ne comprenaisrien. Je regardais les corneilles, et il me semblait étrange eteffrayant qu’elles volassent.

« Pourquoi ai-je fait cela ? me demandais-je, étonnéet désespéré. Pourquoi est-ce arrivé ainsi et pas autrement ?À qui et pour quoi était-ce nécessaire qu’elle m’aimât sérieusementet qu’il vînt dans ma chambre prendre sa casquette ? Qu’avaità voir en cela cette casquette ? »

Je partis le même jour pour Pétersbourg et n’ai jamais plus revuDmîtri Pétrôvitch, ni sa femme. On dit qu’ils continuent à vivreensemble.

1901.

Partie 3
LE JUGE D’INSTRUCTION

Par un bel après-midi de printemps, un médecin de district et unjuge d’instruction s’en allaient procéder à une autopsie. Le juged’instruction, âgé d’environ trente-cinq ans, disait pensif, enregardant les chevaux :

– Il est, dans la nature, bien des énigmes et desobscurités. Mais, dans la vie de chaque jour, on se heurte,docteur, à des phénomènes positivement inexplicables. Je connais,tenez, quelques morts énigmatiques, étranges, que, seuls,pourraient expliquer les spirites et les mystiques, tandis qu’unhomme de sens rassis ne pourra qu’en ouvrir les bras de surprise.Je connais, par exemple, le fait d’une dame très intellectuelle quiprédit sa mort, et mourut sans aucune raison extérieure, juste lejour qu’elle avait marqué. Elle dit qu’elle mourrait à tel momentet y mourut.

– Pas de fait sans cause ! déclara le docteur. S’il ya eu mort, il y eut cause. Pour ce qui est des prédictions, riend’étonnant à cela. Toutes nos dames et nos femmes du peuple ont ledon de prophétie et celui du pressentiment.

– Soit, mais la dame dont je parle était, docteur, d’untype tout différent. Rien du caractère de simple femme ou de dame,dans sa prédiction. C’était une jeune personne bien portante,sensée, réfractaire à tout préjugé. Elle avait des yeux fortintelligents, clairs et honnêtes, une figure ouverte, spirituelle,toute russe, avec une légère ironie dans les yeux et aux lèvres. Iln’y avait en elle – si vous voulez – rien d’une dame ou d’une femmedu peuple, que la beauté. Elle était élancée, gracieuse, tenez,comme ce bouleau, et avait des cheveux étonnants. Pour qu’elle nevous reste pas incompréhensible, j’ajouterai que c’était un êtrerempli d’insouciance, plein de la gaieté la plus communicative, etde cette bonne légèreté spirituelle que l’on ne rencontre que chezles gens réfléchis, simples et gais. Saurait-il être question icide mysticisme, de spiritisme, de don de pressentiment ou de quelquechose de ce genre ? Cette dame se moquait de tout cela.

La voiture du docteur s’arrêta près d’un puits. Le juged’instruction et le médecin se désaltérèrent, et attendirent que lecocher eût fait boire les chevaux.

– Alors, demanda le docteur quand la briska roula denouveau sur la route, de quoi est morte cette dame ?

– Elle est morte d’une façon étrange. Un beau jour son marientra chez elle, disant qu’il conviendrait de vendre au printempsleur vieille calèche, et de la remplacer par une voiture plusnouvelle et plus légère, et qu’il faudrait aussi changer lebricolier de gauche et mettre Bobtchinnski au timon. (C’était lenom d’un des chevaux.) La dame écouta et dit :

– Fais à ton gré, maintenant, peu m’importe : en été,je serai déjà au cimetière.

Le mari, naturellement, haussa les épaules et sourit.

– Je ne plaisante pas du tout, dit la dame. Je t’annoncesérieusement que je mourrai bientôt.

– Comment ça, bientôt ?

– Aussitôt après mes couches. Je les ferai et jemourrai.

Le mari n’accorda aucun sens à ces paroles. Il n’admettait aucunpressentiment et savait fort bien, de surcroît, que les femmes,dans une position intéressante, ont des idées bizarres ets’adonnent aux pensées funèbres. Le jour suivant, sa femme luirépéta qu’elle mourrait aussitôt après ses couches. Elle en parlaensuite chaque jour ; mais son mari riait, la traitant debonne femme, de voyante et de possédée. La mort prochaine devintl’idée fixe de sa femme. Lorsque son mari ne l’écoutait pas, elleallait à la cuisine parler de sa mort avec la vieille bonne et lacuisinière.

– Il me reste peu de temps à vivre, ma bonne, disait-elle.Dès que j’aurai accouché, je mourrai. Je ne souhaiterais pas mourirsi vite ; mais c’est mon destin.

La vieille et la cuisinière, naturellement, se mettaient àpleurer. Quand la femme du prêtre venait la voir, la dame la menaitdans un coin et s’allégeait le cœur en parlant sans cesse de samort prochaine. Elle en parlait avec un sourire forcé, la figureméchante, sans admettre la contradiction. Elle était élégante,suivait la mode, mais cependant, en prévision de la mort prochaine,elle renonça à tout et se négligea. Elle ne lisait plus, ne riaitplus, ne faisait plus de projets ; bien plus elle se rendit aucimetière avec sa tante, et y choisit avec amour l’emplacement desa sépulture. Cinq jours avant ses couches, elle fit son testament.Ne perdez pas de vue que tout cela se passait alors qu’elle étaiten très bonne santé, sans nul indice de maladie, ni de danger. Lescouches sont souvent difficiles, parfois mortelles ; mais chezla personne dont je vous parle tout se présentait bien ; iln’y avait aucune appréhension à avoir.

Toute cette histoire, à la longue, ennuya le mari. Une fois, àdîner, il perdit patience et demanda :

– Voyons, Nathâcha, quand ces bêtisesfiniront-elles ?

– Ce ne sont pas des bêtises ; je parlesérieusement.

– C’est absurde ! Je te conseille de cesser cesbêtises pour n’en avoir pas honte dans la suite.

Mais le terme arriva. Le mari alla chercher en ville lameilleure sage-femme. C’étaient les premières couches, elles sepassèrent au mieux. Quand ce fut fait, l’accouchée voulut voirl’enfant. Elle le regarda et dit :

– Allons, maintenant on peut mourir.

Elle fit ses adieux, ferma les yeux, et une demi-heure aprèsrendit l’âme. Elle avait gardé sa connaissance jusqu’au derniermoment. À tout le moins lorsqu’on lui donna du lait au lieu d’eau,elle murmura :

– Pourquoi donc me donnez-vous du lait et pas del’eau ?

Voilà ce qu’il en fut. Elle mourut comme elle l’avaitprédit.

Au bout d’un instant, le juge d’instruction soupira etdemanda :

– Expliquez-moi donc de quoi elle est morte ? Je vousdonne ma parole d’honneur que ce que je vous raconte n’est pas uneinvention, mais un fait.

Le docteur, réfléchissant, regarda le ciel.

– Il aurait fallu faire l’autopsie, dit-il.

– Pourquoi ça ?

– Pour connaître la cause de la mort. Cette dame n’estpourtant pas morte par suite de sa prédiction ! Selon toutevraisemblance, elle s’empoisonna.

Le juge d’instruction tourna vivement le visage vers le docteuret demanda, les yeux un peu clignés :

– D’où concluez-vous donc qu’elle se soitempoisonnée ?

– Je ne le conclus pas, mais je le suppose. Vivait-elle enbons termes avec son mari ?

– Hum… pas complètement ! Les malentendus commencèrentpeu après le mariage. Il y eut un malheureux enchaînement decirconstances. La défunte avait un jour surpris son mari avec unedame… D’ailleurs, elle lui pardonna vite.

– Qu’est-ce qui survint le premier : la trahison dumari ou l’idée de la mort ?

Le juge d’instruction regarda fixement le docteur comme s’ilvoulait sonder pourquoi il lui posait cette question.

– Permettez, répondit-il au bout d’un instant. Laissez-moime rappeler.

Le juge d’instruction quitta son chapeau et se passa la main surle front :

– Oui, oui… dit-il, elle commença à parler de la mort peuaprès justement cet incident ; oui.

– Alors, voyez-vous, elle avait, selon toute probabilité,décidé dès alors de s’empoisonner ; mais, comme elle nevoulait sans doute pas tuer l’enfant avec elle, elle remit lesuicide après ses couches.

– Se peut-il, se peut-il… C’est impossible. Elle avaitpardonné tout de suite.

– Elle avait pardonné trop vite… C’est qu’elle avait entête quelque mauvais dessein… Les jeunes femmes ne pardonnent passi vite.

Le juge d’instruction sourit avec contrainte, et, pour cacherson trouble trop visible, alluma une cigarette.

– Se peut-il, murmura-t-il, se peut-il !… L’idée d’unepareille possibilité ne m’est jamais venue en tête… Et puis,d’ailleurs… il n’était pas si coupable qu’il le parût… Il futinfidèle d’une manière étrange, sans bien le vouloir lui-même. Ilrentrait de nuit chez lui, un peu gris. Il aurait voulu caresserquelqu’un, et sa femme était dans une situation intéressante ;or voilà, le diable l’emporte, qu’il rencontra sous ses pas unedame insignifiante, bête, pas jolie, qui était venue passer chezeux trois jours… On ne peut même pas compter cela pour unetrahison. L’épouse elle-même en jugea ainsi, et elle pardonna…vite… Il n’en fut même plus question entre eux dans la suite…

– Les gens ne meurent pas sans cause, répéta ledocteur.

– Assurément. Mais tout de même… je ne peux pas admettrequ’elle se soit empoisonnée. Cependant il est étrange que lapossibilité d’une mort pareille ne me soit jamais venue àl’esprit !… Et personne n’y pensa. Chacun était surpris que saprédiction se fût réalisée, et la pensée de la possibilité… d’unepareille mort était bien loin… Et il n’est pas possible qu’elle sesoit empoisonnée !… Non !

Le juge d’instruction devint songeur. L’idée de la mort étrangede cette femme ne le quitta pas, même pendant l’autopsie. Enécrivant ce que lui dictait le docteur, il agitait sombrement sessourcils et se frottait le front.

– Y a-t-il des poisons qui tuent en un quart d’heure,progressivement, sans aucune douleur ? demanda-t-il aumédecin, lorsque celui-ci scalpait le crâne.

– Oui, il y en a. La morphine par exemple.

– Hum… c’est étrange… Je me rappelle qu’elle avait quelquedrogue de ce genre-là… Mais cela se peut-il ?

Au retour le juge d’instruction, l’air fatigué, mordaitnerveusement sa moustache et était peu disposé à parler.

– Voulez-vous que nous marchions un peu ? demanda-t-ilau docteur ; ça m’ennuie d’être assis.

Au bout d’une centaine de pas, le juge d’instruction, parut-ilau docteur, se sentit soudain recru, comme s’il gravissait unemontagne. Il s’arrêta et, regardant le docteur avec des yeuxhagards, comme enivrés, il dit :

– Mon Dieu, si votre supposition était juste, mais ceserait… ce serait cruel, inhumain !… S’empoisonner pour punirquelqu’un ! Mais la faute était-elle si grande !Ah ! mon Dieu ! Pourquoi, docteur, m’avez-vous gratifiéde cette maudite pensée !

Le juge d’instruction, désespéré, se tenant la tête,poursuivit :

– Ce que je vous ai raconté, c’est l’histoire de ma femmeet de moi. Oh ! mon Dieu ! Soit, je suis coupable, j’aitrahi, mais est-il plus facile de mourir que de pardonner ? Lavoilà justement la logique des femmes ! Elle est cruelle, sanspitié… Ah ! elle fut cruelle toute sa vie ! Maintenant jem’en souviens… Pour moi, maintenant, tout est clair !

En parlant, le juge d’instruction tantôt levait les épaules,tantôt se prenait la tête, tantôt montait en voiture et tantôtmarchait. La suggestion du docteur l’avait apparemment assommé,empoisonné. Il était perdu, las de corps et d’esprit, et, lorsqu’onfut rentré en ville, il prit congé du docteur, refusant de rester àdîner, bien qu’il lui eût promis la veille de dîner avec lui.

1887.

Partie 4
LA VIEILLE MAISON (RÉCIT D’UN PROPRIÉTAIRE)

On allait démolir une vieille maison pour en construire uneneuve. Je conduisais l’architecte à travers les chambres vides etlui racontais diverses choses. Les papiers déchirés, les vitressales, les poêles sombres, tout portait les traces d’une vierécente et provoquait les souvenirs…

Une fois, dans cet escalier, des gens ivres descendaient unmort. Ils trébuchèrent et roulèrent en bas avec le cercueil. Lesvivants s’étaient fait du mal, mais le défunt, comme si de rienn’était, restait très sérieux et dodelinait de la tête, tandisqu’on le remettait dans la bière.

Ce logement, aux trois portes contiguës, les demoiselles quil’habitaient recevaient souvent du monde. Aussi étaient-elles mieuxvêtues que tous les autres locataires. Elles payaient leur loyerrégulièrement. La porte au fond du corridor menait à la buanderie,où, le jour, on lavait le linge. La nuit, on y buvait de la bièreet on y faisait du tapage.

Ce logement de trois chambres est infecté de bactéries et debacilles. Il y faisait mauvais. Ici sont morts beaucoup delocataires, et, j’affirme positivement que, sur ce logis, pèse onne sait quelle malédiction ; avec les locataires, il y atoujours vécu quelqu’un d’invisible.

Je me rappelle particulièrement le sort d’une famille.

Figurez-vous un homme n’ayant rien d’extraordinaire, vivant avecsa mère, sa femme et quatre enfants. Il s’appelait Poutôkhine. Ilétait clerc de notaire et gagnait trente-cinq roubles par mois. Ilne buvait pas, était sérieux, religieux. En m’apportant l’argent duloyer, il s’excusait toujours ou d’être mal vêtu ou d’être enretard de quelques jours ; et, quand je lui remettais laquittance, il souriait d’un air bonhomme et me disait :« Pourquoi ça ? Je n’aime pas ces quittances. » Ilvivait de façon modeste, mais propre. Dans cette chambre du milieulogeaient ses quatre enfants et leur grand’mère. On y préparait lesrepas, on y dormait, on y recevait les visites, et même on ydansait. La chambre à côté était celle de Poutôkhine. Il avait làune table sur laquelle il exécutait les travaux qu’on lui confiait,copies de rôles, de rapports, etc. Ici, à droite, habitait sonsous-locataire, le serrurier Iégôrytch, homme sérieux lui aussi,mais aimant à boire. Iégôrytch avait toujours trop chaud ;aussi était-il toujours nu-pieds et en simple gilet. Il arrangeaitdes cadenas, des pistolets, des vélocipèdes d’enfants, et nerefusait pas de réparer des pendules à bon marché. Il fabriquaitaussi des patins à vingt-cinq copeks ; mais il méprisait cetravail, se tenant pour spécialiste en instruments de musique. Onvoyait souvent sur son établi, au milieu de bouts d’acier et defer, un accordéon aux touches cassées ou une trompette bosselée. Ilpayait à Poutôkhine deux roubles cinquante pour sa chambre, étaitassidu au travail et ne sortait que pour faire rougir au poêlequelque morceau de fer.

Quand je venais dans ce logement – ce qui était fort rare – j’ytrouvais toujours Poutôkhine assis, copiant quelque chose ; samère et sa femme, maigre personne à la figure fatiguée, cousaientprès de la lampe. La lime de Iégôrytch grinçait. Le poêle, flambantencore, chauffait beaucoup. L’air touffu sentait la soupe auxchoux, les langes et l’odeur d’Iégôrytch. C’était un cadre pauvre,et, néanmoins, les figures de travailleurs, les pantalonsd’enfants, pendus au long du poêle, la quincaillerie d’Iégôrytchdonnaient une impression de paix, de douceur et de contentement.Dans le couloir, les enfants couraient, peignés, gais, profondémentconvaincus que tout va bien dans ce monde, qu’il n’y a aucuneraison pour que cela cesse, et qu’il suffit pour qu’il en soitainsi de prier Dieu matin et soir.

Maintenant figurez-vous, au milieu de cette même chambre, à deuxpas du poêle, un cercueil dans lequel est couchée la femme dePoutôkhine. Il n’est pas de mari dont la femme vive éternellement,mais cette mort, ici, avait un caractère particulier. Lorsquej’aperçus pendant l’office la figure sérieuse du mari et sesregards concentrés, je me dis : « Eh monami ! »

Il me parut que ses enfants, que la grand’mère, que Iégôrytch etque lui-même étaient déjà marqués par l’être invisible qui habitaitavec eux. En raison peut-être de ce que, étant propriétaired’immeubles, j’ai eu quarante années durant affaire à deslocataires, je suis profondément superstitieux. Je crois que sivous ne gagnez pas aux cartes dès la première partie, vous perdrezjusqu’à la fin ; si le destin doit vous balayer de la surfacede la terre, vous et votre famille, il restera inexorablementconstant ; le premier malheur n’est d’habitude que le débutd’une longue suite de calamités. De leur nature, les malheurs sontcomparables aux pierres. Il suffit qu’une seule roule du haut de larive, pour que les autres la suivent… Bref, en sortant duRequiem des Poutôkhine, j’étais sûr que toute la famillefinirait mal…

Effectivement, une semaine passe, et, à l’improviste, le notairecongédie son clerc et le remplace par une vague demoiselle. Et, lecroiriez-vous ? Ce ne fut pas la perte de sa place qui émut leplus Poutôkhine ; ce fut précisément qu’il fût remplacé parune demoiselle, et non pas par un homme. Pourquoi unedemoiselle ? Il en fut tellement choqué, que, rentré chez lui,il fouetta tous ses enfants l’un après l’autre, invectiva sa mèreet se saoula à fond. Iégôrytch se saoula pour lui tenircompagnie.

Poutôkhine, en m’apportant son loyer, ne s’excusa plus, bienqu’il eût un retard de dix-huit jours, et, en prenant la quittance,il se tut. Le mois d’après, ce fut sa mère qui apporta l’argent.Elle ne m’en remit que la moitié et promit l’autre pour la fin dela semaine. Le troisième mois, je ne reçus pas un copek, et legardien de la maison commença à se plaindre que les locataires du23 ne se conduisissent pas convenablement. Mauvaissymptômes !

Figurez-vous maintenant cet autre tableau. Un sombre matin dePétersbourg se reflète dans ces vitres troubles. La vieille faitprendre le thé aux enfants, près du poêle. Seul, l’aîné, Vâssia,boit dans un verre. On sert le thé aux autres dans leurs soucoupes.Iégôrytch, assis sur ses talons devant le poêle, met au feu un boutde fer. Après la saoulerie de la veille, sa tête est lourde, sesyeux sont ternes ; il geint, il tremble, il tousse.

– Il m’a tout à fait dévoyé, ce diable-là !grogne-t-il. Il boit et entraîne les autres…

Poutôkhine, assis dans sa chambre, sur son lit, – qui n’a plusdepuis longtemps ni couvertures ni oreiller, – les mains fourréesdans ses cheveux, regarde à terre d’un air stupide. Il estdépenaillé, hirsute, malade.

– Bois, bois vite, dit la grand’mère pressant Vâssia, sansquoi tu arriveras en retard à l’école. Moi aussi, il est temps quej’aille laver les planchers chez les juifs…

Seule dans tout le logis, la vieille n’a pas perdu courage. Elles’est souvenue de l’ancien temps et s’occupe de gros ouvrages. Lesvendredis, elle lave le plancher chez des juifs auMont-de-Piété ; les samedis, elle va laver chez des marchands.Les dimanches, elle court du matin au soir en quête debienfaitrices. Chaque jour, elle a quelque travail. Elle fait dublanchissage, aide les femmes en couches, arrange des mariages,mendie. À vrai dire, dans son malheur, elle ne refuse pas deboire ; mais, après avoir bu, elle n’oublie pas son travail.Combien en est-il, en Russie, de ces courageuses vieilles, etcombien de bien-être repose sur elles !…

Le thé pris, Vâssia range ses livres dans son sac et passederrière le poêle, où, à côté des robes de sa grand’mère, doit êtresuspendu son pardessus. Une minute après, il reparaît etdemande :

– Où donc est mon pardessus ?

La grand’mère et les autres enfants se mettent à chercher, maisle vêtement a disparu comme s’il eût coulé au fond de l’eau… Oùest-il ? La grand’mère et Vâssia sont pâles, effrayés ;seul Poutôkhine ne bouge pas, se tait. Lui, sensible à toutdésordre, il fait, cette fois-ci, semblant de ne rien voir, de nerien entendre. C’est suspect.

– Il l’a vendu pour boire, dit Iégôrytch.

Poutôkhine se tait, donc c’est vrai. Vâssia est terrifié. Sonpardessus, son magnifique pardessus, fait d’une robe de drap de samère morte, son pardessus à belle doublure de percale a été bu aucabaret. Et, avec son pardessus, est parti le crayon bleu qui étaitdans la poche latérale et le calepin sur lequel on lisait, écrit enlettres d’or : Nota bene. Il y avait aussi dans lecarnet un autre crayon et une gomme, et aussi desdécalcomanies.

Vâssia se mettrait volontiers à pleurer, mais il ne le peutpas ; si son père, qui a mal de tête, entend pleurer, ilcommencera à se fâcher, à taper des pieds et à flanquer destaloches et des coups ; quand il a bu, il frappe dur. Lavieille prendra parti pour Vâssia, et son père la battra. Celafinira par l’intervention d’Iégôrytch, Il collètera Poutôkhine ettombera avec lui. Tous deux se rouleront à terre, s’y débattront,exhaleront une colère avinée, bestiale. La grand’mère pleurera, lesvoisins enverront chercher le garde-cour. Non ! il vaut mieuxne pas pleurer.

Puisqu’on ne peut pas pleurer, ni s’indigner tout haut, Vâssiamugit, se tord les bras, gigote, ou, se mordant la manche, la tirelongtemps avec ses dents, comme un chien tiraille un lièvre. Sesyeux sont hagards, et le désespoir convulse son visage. Le voyant,sa grand’mère arrache tout à coup son mouchoir de tête, et, lesyeux fixes, se met, en silence, à faire, des mains et des pieds,des mouvements incoordonnés… À ce moment s’implante, je pense, enleur tête, la claire certitude que leur vie est désormais perdue,qu’il n’y a plus d’espoir.

Poutôkhine n’entend pas de pleurs, qui l’énervent, mais, de sachambre, il voit tout. Lorsque, une demi-heure après, Vâssia partpour l’école, enveloppé du châle de sa grand’mère, Poutôkhine lesuit avec une mine que je renonce à dépeindre. Il veut appelerl’enfant, le consoler, lui demander pardon, lui donner sa paroled’honneur, prendre à témoin sa mère défunte ; mais il ne sortde sa poitrine que des sanglots. La matinée est froide, humide.Arrivé à l’école, Vâssia, afin que ses camarades ne disent pasqu’il ressemble à une vieille, enlève le châle et entre en classeen simple veston. Poutôkhine, rentré, sanglote, se jette aux piedsde sa mère, aux pieds d’Iégôrytch et à ceux de son établi. Puis, unpeu revenu à lui, il accourt chez moi, et, s’engouant, me demande,au nom de Dieu, quelque emploi ; je l’encourageassurément.

– Je me retrouve enfin, me dit-il ; il est temps queje reprenne mes esprits. Assez faire de bêtises ! En voilàassez !

Il se réjouit et me remercie ; et moi qui, depuis que jepossède la maison, ai fort bien étudié messieurs les locataires, jele regarde et ai envie de dire :

– Trop tard, mon vieux ; tu es déjà mort !

De chez moi, Poutôkhine court à l’école communale. Il fait lescent pas en attendant la sortie de son fils.

– Écoute, Vâssia, lui dit-il joyeusement quand l’enfantsort enfin, on vient de me promettre une place ! Patiente unpeu, je t’achèterai une belle pelisse… Je t’enverrai au lycée… Aulycée ! Comprends-tu ? Je te ferai acquérir la noblesse.Je ne boirai plus ! Ma parole d’honneur, je ne boiraiplus !

Et il croit profondément à un avenir meilleur.

Mais le soir vient. La vieille, revenue de chez les juifs avecvingt copeks, fatiguée, brisée, se met à laver le linge desenfants. Vâssia fait un problème. Iégôrytch ne travaille pas. Grâceà Poutôkhine, il a bu et ressent une insurmontable envie de boireencore. Dans les chambres, il fait chaud, étouffant. De l’auge,dans laquelle la grand’mère lave le linge, une vapeur s’élève.

– On y va ?… demande Iégôrytch sombrement.

Mon locataire se tait… Après que son excitation est tombée, ilsent un insupportable ennui. Il lutte avec le désir de boire, avecson angoisse… Et, naturellement, la tristesse prend le dessus.Vieille histoire…

À la nuit, Iégôrytch et Poutôkhine sortent, et, le matin, Vâssiane retrouve pas le châle de sa grand’mère.

Et voilà ce qui s’est passé dans ce logement !

Lorsqu’il eut « bu » le châle, Poutôkhine ne revintplus. Où a-t-il disparu ? je ne sais. Après qu’il eut disparu,la vieille d’abord se mit à boire, puis elle tomba malade. On laconduisit à l’hôpital. Quelques parents prirent chez eux lespetits, et Vâssia entra dans la blanchisserie que voici. Le jour ilapportait aux ouvrières les fers à repasser, et, la nuit, allaitleur acheter de la bière. Lorsqu’on le chassa de la blanchisserie,une des demoiselles le prit à son service. Il courait la nuit faireon ne sait quelles commissions, et, déjà, on l’appelait le« souteneur ». Ce qu’il advint ensuite de lui, jel’ignore.

Et dans cette chambre-ci vécut pendant dix ans un musicienambulant. Quand il mourut, on trouva vingt mille roubles dans sonmatelas.

1887.

Partie 5
LES HUÎTRES

Il ne me faut pas faire un gros effort de mémoire pour merappeler dans tous les détails le pluvieux crépuscule d’automne aucours duquel, me trouvant avec mon père, dans l’une des ruesfréquentées de Moscou, je ressentis un étrange mal…

Je n’éprouve aucune douleur, pourtant mes jambes fléchissent,les mots s’arrêtent dans ma gorge, ma tête penche sans force sur lecôté… Il était clair que j’allais incontinent tomber et perdreconnaissance…

Si je m’étais trouvé à ce moment-là à l’hôpital, les médecinsauraient inscrit sur ma tablette : fames (la faim),maladie qui ne figure pas dans les traités de médecine.

À côté de moi, sur le trottoir, se trouve mon père en pardessusd’été usé et en casquette tricotée, d’où sort un morceau d’ouateblanche. À ses pieds on remarque de grands et lourdscaoutchoucs ; homme futile, craignant qu’on ne s’aperçoive queces caoutchoucs chaussent ses pieds nus, mon père s’est mis auxjambes de vieilles tiges de bottes.

Ce pauvre et simple original que j’aime d’autant plus que sonélégant pardessus d’été est plus déchiré et plus sale, est arrivéil y a cinq mois dans la capitale pour y chercher un emploi degratte-papier. Ces cinq mois, il a arpenté la ville, sollicitantune place, et ce n’est qu’aujourd’hui qu’il s’est décidé àdescendre dans la rue pour demander l’aumône…

Devant nous se dresse une grande maison à trois étages et surune enseigne bleue on lit le mot TRAKTIR[3] . Ma têtepenche faiblement en arrière et sur le côté, et, sans le vouloir,je regarde en l’air les fenêtres éclairées. On aperçoit au traverscirculer des figures humaines ; on aperçoit le côté droit d’unorgue, deux chromos, des lampes suspendues… En regardant une desfenêtres, je remarque une tache blanche. La tache, immobile,tranche crûment par ses contours rectilignes sur le fond généralbrun foncé ; je regarde attentivement et je reconnais uneenseigne murale. Quelque chose y est écrit, mais exactement quoi,je ne distingue pas…

Toute une demi-heure je n’en détache pas les yeux. Le cartoucheattire mes yeux par sa blancheur et semble fasciner mon cerveau. Jetâche de lire, mais mes efforts sont vains. L’étrange maladie entreenfin dans ses droits.

Le bruit des voitures commence à me sembler un tonnerre ;je discerne mille odeurs dans la puanteur de la rue ; dans leslampes du restaurant et les réverbères, mes yeux voient des éclairsaveuglants. La réceptivité de mes cinq sens tendus dépasse lamesure ; je commence à percevoir ce que je ne voyais pasauparavant : « Huîtres… » déchiffrai-je enfin sur lecartouche.

Mot étrange ! J’ai vécu sur terre exactement huit années ettrois mois, et n’ai pas entendu prononcer une seule fois ce mot-là.Que veut-il dire ? N’est-ce pas le nom du patron ducabaret ? Mais les noms, on les met sur les portes et non surles murs.

– Papa, demandé-je d’une voix enrouée, m’efforçant detourner la tête du côté de mon père, qu’est-ce que ça veutdire : huîtres ?

Mon père n’entend pas. Il suit le mouvement de la foule etaccompagne des yeux chaque passant… À son expression, je vois qu’ilveut leur dire quelque chose, mais le mot fatidique pend comme unpoids à ses lèvres tremblantes ; il ne peut pas s’en détacher.Mon père a même fait un pas derrière un passant, et lui a touché lamanche ; mais quand celui-ci s’est retourné, il abalbutié : « pardon », et a reculé.

– Papa, répété-je, que veut dire : huîtres ?

– C’est une bête… Elle vit dans la mer.

Je me figurai instantanément cette bête marine inconnue. Cedevait être quelque chose d’intermédiaire entre le poisson etl’écrevisse. Comme c’est une bête de mer, on en fait évidemment unebouillabaisse, bonne et chaude, avec du poivre odorant, et desfeuilles de laurier, ou une soupe aigrelette avec des cartilages,ou bien on la mange avec une sauce aux écrevisses, ou servie froideavec du raifort… Je m’imagine au net comment on apporte la bête dumarché, comment on la nettoie vite et la jette vite dans lacasserole… Vite, vite, parce que tout le monde a faim… horriblementfaim ! De la cuisine monte l’odeur du poisson, du rôti et dela bisque.

Cette odeur me chatouille le palais et les narines. Je sensqu’elle envahit peu à peu tout mon corps… Le cabaret, mon père, lecartouche blanc, mes manches, tout est pénétré de cette odeur. Elleest si forte que je commence à mastiquer. Je mâche et je déglutis,comme si vraiment il y avait dans ma bouche un morceau de la bêtemarine.

Mes jambes ploient aux délices que j’éprouve, et, pour ne pastomber, je saisis mon père par la manche et m’accroche à sonpardessus mouillé… Mon père tremble et se ratatine… Il a froid…

– Papa, les huîtres, demandé-je, est-ce un plat maigre ougras ?

– On les mange vivantes… dit mon père. Elles ont, comme lestortues, une carapace, une coquille… mais composée de deuxparties…

La succulente odeur cesse instantanément de me chatouiller, etl’illusion disparaît… Je comprends tout maintenant !

– Quelle saleté, murmuré-je, quelle saleté !

Voilà ce que veut dire le mot huîtres !… Mon imaginationsait se les dépeindre aussi dégoûtantes soient-elles ! Jem’imagine une bête ressemblant à une grenouille. La grenouille,accroupie dans une coquille, regarde avec de grands yeux brillants,et remue ses dégoûtantes mandibules. Que peut-il y avoir de plusdégoûtant pour un être humain qui a vécu sur terre huit années ettrois mois ? Les Français, dit-on, mangent des grenouilles,mais les enfants n’en mangent jamais…, jamais !… Je m’imaginecomment on apporte cette bête du marché dans sa coquille, avec sespinces, ses yeux brillants et une peau visqueuse… Tous les enfantsse cachent, et la cuisinière prend avec dégoût la bête par lesbraques, la met sur une assiette et la porte dans la salle àmanger… Les grandes personnes la prennent et la mangent… la mangentvivante avec ses yeux, ses dents, ses pattes ! Et la bête crieet tâche de leur mordre la lèvre…

Je fais la grimace, mais… mais pourquoi mes dentscommencent-elles à broyer ? La bête est dégoûtante, hideuse,effrayante, mais je la mange. Je la mange avec voracité, craignantde sentir son goût et son fumet. Je mange et je sens mes nerfsprendre de la force, mon cœur battre… Une bête est mangée, et jevois déjà les yeux brillants de la seconde, de la troisième… Jemange celle-là aussi… Je mange enfin la serviette, l’assiette, lescaoutchoucs de mon père, le cartouche blanc… Je mange tout ce quime tombe sous les yeux parce que je sens que ma maladie ne passeraqu’en mangeant. Les huîtres regardent de façon effrayante et sontdégoûtantes ; je tremble en y pensant, mais je veux manger,manger !

Un cri s’échappe de ma poitrine :

– Donnez-moi des huîtres ! Donnez-moi deshuîtres !

Et je tends les mains.

J’entends à ce moment-là la voix étouffée de mon père :

– Messieurs, aidez-nous ! Il est honteux de mendier,mais, mon Dieu, je n’ai plus de forces !

– Donnez-moi des huîtres ! crié-je en tirant mon pèrepar le pan de son pardessus.

J’entends rire à côté de moi :

– Est-ce que tu manges des huîtres ? Un enfant, sipetit !

Devant nous sont deux messieurs en chapeaux hauts de forme, etils me regardent en riant.

– Toi, gamin, tu manges des huîtres ? Bien vrai ?C’est intéressant ! Comment les manges-tu ?

Je me souviens qu’une main robuste me traîne vers le cabaretilluminé. Une minute après une foule s’amasse autour de moi et meregarde avec curiosité en riant. Je suis à table et mange quelquechose de visqueux, de salé, laissant un goût de fraîcheur et demoisissure. Je mange avec voracité, sans mâcher, sans regarder, etje ne m’enquiers pas de ce que je mange. Il me semble que sij’ouvrais les yeux je verrais infailliblement des yeux brillants,des pinces, des dents aiguës…

Je me mets tout à coup à mâcher quelque chose de dur. Uncraquement se fait entendre.

– Ha ! ha ! il mange la coquille ! dit lafoule en riant. Petit sot, est-ce qu’on mange ça ?

Ensuite je me souviens d’une soif atroce. Je suis étendu sur monlit et ne puis m’endormir tant j’ai une sensation d’aigreur et ungoût étrange dans ma bouche qui brûle. Mon père arpente la chambreen gesticulant.

– Il me semble, murmure-t-il, que j’ai pris froid. Jeressens quelque chose dans la tête… comme s’il s’y trouvaitquelqu’un… Ou, peut-être est-ce parce que je n’ai… pas mangéaujourd’hui… Je suis vraiment drôle, bête !… J’ai vu cesmessieurs payer dix roubles pour des huîtres, pourquoi ne mesuis-je pas approché et ne leur ai-je pas demandé de me prêter…quelque chose ? Ils l’auraient certainement fait…

Je m’endors vers le matin et vois en rêve une grenouille avecdes pinces, assise dans une coquille et roulant des yeux.

Je suis réveillé à midi par la soif et je cherche mon père. Ilmarche toujours et gesticule…

1884.

Partie 6
LE MENDIANT

– Mon bon monsieur, ayez la bonté d’accorder votreattention à un malheureux affamé. Trois jours que je n’ai pasmangé… pas un sou pour l’asile de nuit… j’en atteste Dieu !…J’ai été huit ans instituteur rural et ai perdu mon poste par suitedes intrigues du zemstvo. J’ai été la victime d’une dénonciation…Un an déjà que je suis sans place !

L’avoué Skvortsov regarda la figure bleuâtre, grêlée, de l’hommequi demandait, ses yeux troubles, d’ivrogne, les taches rouges deses joues, et il lui sembla avoir déjà vu cet individu quelquepart.

– Maintenant on m’offre une place au gouvernement deKaloûga, poursuivit le mendiant, mais je n’ai pas les moyens d’yaller. Aidez-moi, mon bon monsieur ; faites-moi cettegrâce ! Il est honteux de demander, mais… les circonstancesm’y obligent.

Skvortsov regarda les caoutchoucs de l’individu, dont l’un étaitd’hiver et l’autre d’été, et tout à coup il se souvint.

– Écoutez, lui dit-il, il me semble vous avoir rencontréavant-hier à la Sadôvaia[4] . Mais vousm’avez dit alors que vous étiez un étudiant chassé de l’Université,et non pas un instituteur de village. Vous ensouvenez-vous ?

– Non… non, ce n’est pas possible ! murmura lequémandeur, troublé. Je suis un instituteur de campagne. Si vous levoulez, je vais vous montrer mes papiers.

– Cessez de mentir. Vous vous êtes donné pour étudiant etm’avez même raconté pourquoi vous aviez été chassé. Vous vous ensouvenez ?

Skvortsov rougit et s’éloigna du loqueteux avec une expressionde dégoût.

– C’est vil, monsieur ! lui cria-t-il, irrité. C’estde l’escroquerie ! Je vais vous faire envoyer au poste, que lediable vous emporte ! Que vous soyez pauvre, affamé, ça nevous donne pas le droit de mentir si impudemment, avec un pareilmanque de conscience.

Le loqueteux prit la poignée de la porte et, comme un voleurpincé, se mit à regarder l’antichambre.

– Je… je ne mens pas… bredouilla-t-il… Je peux montrer mespapiers.

– Qui y croira ? continua Skvortsov, indigné.Exploiter la sympathie que l’on éprouve pour les instituteurs devillage et pour les étudiants, c’est si bas, si lâche, siinfect !

Lancé, Skvortsov semonça le quémandeur de la plus impitoyablefaçon. Le déguenillé avait, par son effronté mensonge, déchaîné sondégoût et sa répulsion. Il avait froissé ce que Skvortsovaffectionnait et prisait le plus en lui-même : la bonté, lasensibilité, la commisération. Par son mensonge et son attentat àla charité, l’individu avait comme profané l’aumône que l’avouéaimait, de bonté de cœur, à donner aux pauvres. Le loqueteux sedéfendit d’abord, jura ses grands dieux, mais ensuite il se tut,et, confus, baissa la tête.

– Monsieur, dit-il, mettant la main sur son cœur, j’aieffectivement… menti !… Je ne suis ni étudiant, ni instituteurde village ; c’est une pure invention de ma part. J’ai faitpartie d’un chœur de chanteurs russes, d’où j’ai été chassé pourivrognerie. Mais que puis-je donc faire ? J’en atteste Dieu,on ne peut pas ne pas mentir ! Quand je dis la vérité,personne ne me donne. Avec la vérité, on meurt de faim et gèle sansasile. Vous avez raison, je le comprends ; mais… que puis-jedonc faire ?

– Que faire !… Vous demandez ce que vous pouvezfaire ? s’écria Skvortsov, s’approchant du guenilleux.Travaillez, voilà ce qu’il faut faire ! Il fauttravailler !

– Travailler… je le comprends bien moi aussi, mais oùtrouver du travail ?

– Plaisanterie ! Vous êtes jeune, bien portant,robuste ; vous trouverez toujours du travail, si vous en avezenvie. Mais vous êtes paresseux, gâté, ivrogne ! Vous fleurezla vodka comme un cabaret. Vous mentez comme un savetier et êtespourri jusqu’à la moelle des os ; vous n’êtes bon qu’à mentiret à mendier. Pour que vous daigniez consentir à travailler jamais,il faudrait vous offrir un beau bureau, un bon chœur russe, uneplace de coulissier, où il n’y ait rien à faire qu’à toucher del’argent ! Condescendriez-vous à faire un travailphysique ? Parbleu, vous ne voudriez être ni portier, niouvrier d’usine ! C’est que vous avez desprétentions !…

– Quelle idée avez-vous, mon Dieu !… fit le mendiant,avec un sourire amer. Où en prendre, du travail physique ? Jesuis trop vieux pour faire un commis, parce que, dans le commerce,il faut d’abord être apprenti ; on ne me prendra pas commegarde-cour parce que, en qualité d’intellectuel, on ne peut pas mebousculer… et, dans une fabrique, on ne me prendra pas nonplus : il faut savoir un métier, et je n’en connais pas.

– Plaisanterie ! Vous trouvez toujours unprétexte !… Voulez-vous fendre du bois ?

– Je ne refuse pas, mais, aujourd’hui, les vrais fendeursde bois eux-mêmes ne gagnent pas leur vie.

– Tous les paresseux raisonnent comme vous. Ils refusent cequ’on leur propose. Voulez-vous casser du bois chez moi ?

– À vos ordres, je vais en casser…

– Bon, on va voir ça… Parfait !… On va voir !

Skvortsov s’élança, et, se frottant les mains, non sans mauvaisejoie, il appela sa cuisinière.

– Tiens, Ôlga, lui dit-il, mène ce monsieur au bûcher, etqu’il casse du bois.

Le nécessiteux haussa les épaules comme s’il n’y comprenait rienet suivit, indécis, la cuisinière. On voyait à son allure qu’ilavait accepté de casser du bois, non parce qu’il avait faim etvoulait travailler, mais uniquement par amour-propre et vergogne,comme pris au mot. Il était visible qu’il était très affaibli parla boisson, qu’il était malade, et ne sentait aucune propension autravail.

Skvortsov se hâta de se rendre dans sa salle à manger. Desfenêtres, donnant sur la cour, on voyait le bûcher et tout ce quis’y passait. L’avoué vit la cuisinière et le loqueteux sortir parla porte de service et, passant sur la neige sale, se rendre aubûcher. Ôlga, fâchée, considérait avec méchanceté son compagnon,et, écartant les coudes, elle ouvrit le bûcher, faisant claquer laporte avec fureur.

« Nous avons probablement empêché la bonne femme de boireson café, pensa Skvortsov. Quelle vilainecréature ! »

Il vit ensuite le pseudo-instituteur, le pseudo-étudiant,s’asseoir sur un billot, appuyer ses joues rouges sur ses poings etréfléchir. La cuisinière jeta la hache à ses pieds, cracha dedépit, et, à en juger par son mouvement de lèvres se mit àgrogner.

Le loqueteux prit irrésolument une bûche, la plaça entre sesjambes, et frappa de la hache, mollement. La hache roula et tomba.Le miséreux la reprit, souffla dans ses mains engourdies et se mità refrapper avec la hache, mais avec tant de prudence qu’ilsemblait craindre de se frapper le pied ou de se couper les doigts.La bûche roula de nouveau.

L’irritation de Skvortsov était déjà tombée. Il se sentait unpeu mal à l’aise et honteux d’avoir contraint un homme déshabituédu gros travail, ivre, et peut-être malade, à faire, par le froid,un métier de manœuvre.

« Ça ne fait rien, pensa-t-il, en allant de la salle àmanger à son cabinet, qu’il travaille ! Je fais ça pour sonbien. »

Ôlga revint au bout d’une heure annoncer que le bois étaitcassé.

– Donne-lui cinquante copeks, dit Skvortsov. S’il le veut,qu’il revienne casser du bois tous les 1er du mois… Il yaura toujours du travail pour lui.

Le 1er du mois suivant, le loqueteux revint et gagnaencore cinquante copeks, bien qu’il tînt à peine sur pieds. Ensuiteil reparut souvent dans la cour, et on lui trouvait chaque fois dutravail ; tantôt il ramassait la neige en tas, tantôt rangeaitle bûcher, tantôt battait des tapis et des matelas. Il recevaitpour sa peine de vingt à quarante copeks, et, même, une fois, onlui donna un vieux pantalon. Changeant d’appartement, Skvortsov leloua pour l’aider à déménager. Cette fois-ci le besoigneux n’étaitpas ivre, mais sombre et silencieux. Il touchait à peine auxmeubles, marchait devant les voitures, tête baissée, n’essayantmême pas de paraître affairé. Il se recroquevillait de froid, gênéquand les déménageurs se moquaient de son inaction, de sa faiblesseet de son pardessus usé de bourgeois. Après le déménagement,Skvortsov le fit appeler.

– Je vois que mes paroles ont agi sur vous, dit-il en luidonnant un rouble ; voici pour votre peine. Je vois que vousn’avez pas bu et que vous voulez travailler. Comment vousappelez-vous ?

– Louchkov.

– Je puis maintenant, Louchkov, vous procurer un meilleurtravail. Pouvez-vous faire des écritures ?

– Je le puis.

– Rendez-vous demain avec cette lettre chez mon confrère,il vous donnera des copies… Travaillez, ne buvez pas ;n’oubliez pas ce que je vous ai dit. Adieu !

Skvortsov, heureux d’avoir remis un homme dans le droit chemin,frappa amicalement sur l’épaule de Louchkov et lui tendit même lamain quand il partit. Louchkov prit la lettre, s’en fut et nerevint plus travailler dans la cour.

Deux ans passèrent. Un jour, à un guichet de théâtre, Skvortsov,prenant une place, vit auprès de lui un petit homme ayant un cold’astrakan à son pardessus et un bonnet de loutre usé. L’hommedemanda un billet de troisième galerie et paya en pièces decuivre.

– Louchkov, est-ce vous ? demanda Skvortsov,reconnaissant son ancien casseur de bois. Alors, quoi ? Quedevenez-vous ? Ça va ?

– Pas mal… Je travaille maintenant chez un notaire ;je gagne trente-cinq roubles, monsieur.

– Dieu soit loué ! C’est parfait ! Je m’enréjouis pour vous. J’en suis très, très content, Louchkov !Vous êtes en quelque sorte mon filleul. C’est moi qui vous aipoussé dans le droit chemin. Vous souvenez-vous comme je vous aitancé, hein ? C’est tout juste alors si vous n’êtes pas entrésous terre ? Allons, merci, mon cher, de n’avoir pas oubliémes paroles.

– Merci à vous aussi, dit Louchkov. Si je n’étais pas venuchez vous, je me donnerais encore pour instituteur ou pourétudiant… Oui, c’est chez vous que j’ai été sauvé, que j’ai ététiré du gouffre…

– Très, très heureux.

– Merci de vos bonnes paroles et de vos actes. Vous m’aveztrès bien parlé. Je vous en suis reconnaissant, ainsi qu’à votrecuisinière. Que Dieu donne la santé à cette bonne et noblefemme ! Vous avez alors très bien dit ce qu’il fallait. Jevous en serai certainement obligé jusqu’à mes derniers jours ;mais, à proprement parler, c’est votre cuisinière Ôlga qui m’asauvé.

– Comment ça ?

– Voilà. Quand je venais casser du bois chez vous, ellecommençait : « Ah ! soûlaud maudit ! la mort neveut donc pas de toi ! » Et elle s’asseyait devant moi,s’attristait, me regardait et se désolait : « Malheureuxque tu es ! Tu n’as pas de bonheur ici-bas, et, dans l’autremonde, ivrogne, tu brûleras en enfer ! Infortuné que tues ! » Et tout, savez-vous, à l’avenant ! Combiens’est-elle fait de mauvais sang et a-t-elle versé de larmes à monsujet, je ne saurais vous le dire ! Mais, le principal, c’estqu’elle cassait le bois à ma place ! Chez vous, je n’ai pascassé une seule bûche ; c’est elle qui le faisait !Pourquoi m’a-t-elle sauvé, pourquoi ai-je changé en la regardant etai-je cessé de boire ? je ne puis vous l’expliquer… Je saisseulement que, grâce à ses paroles et à ses nobles actes, unetransformation s’opéra en mon âme. Elle m’a corrigé, et je nel’oublierai jamais. Mais il est temps d’entrer, on sonne.

Louchkov salua et se rendit à la troisième galerie.

1887.

Partie 7
LE PARI

Chapitre 1

 

Par une sombre nuit d’automne, le vieux banquier allait etvenait dans son cabinet, se souvenant que quinze années auparavant,il avait donné une soirée à laquelle assistaient beaucoup de gensd’esprit, en majorité des savants et des journalistes, et au coursde laquelle on avait tenu des conversations intéressantes. On yavait notamment parlé de la peine de mort, à laquelle les invitésétaient presque tous hostiles. Ils trouvaient ce mode de châtimentvieilli, inconvenant en pays chrétien, et immoral ; il auraitdû, à l’avis de plusieurs, être remplacé par la réclusion àperpétuité.

– Messieurs, avait déclaré le banquier, je ne suis pas devotre avis. Je n’ai subi aucune des deux peines, mais pourtant,autant que j’en puisse juger a priori, je trouve la peinede mort plus morale et plus humaine que la réclusion. La mortsupprime d’un seul coup, et la réclusion perpétuelle lentement. Desdeux bourreaux, lequel est le plus humain ? Celui qui vousoccit en quelques minutes, ou celui qui, durant de longues années,vous arrache la vie ?

– Les deux choses, remarqua un des invités, sontpareillement immorales parce que toutes deux reviennent aumême : l’anéantissement. L’État n’est pas Dieu. Il n’a pas ledroit de ravir ce qu’il ne peut pas rendre, si l’idée lui envenait.

Parmi les invités se trouvait un étudiant en droit, d’environvingt-cinq ans, auquel on demanda son opinion. Il dit :

– La peine de mort et la réclusion perpétuelle sontégalement immorales, mais si l’on m’offrait de choisir, jechoisirais assurément la seconde. Mieux vaut vivre n’importecomment que pas du tout.

Une discussion animée s’engagea. Le banquier, alors jeune etnerveux, s’échauffa soudain jusqu’à frapper la table du poing ets’écria, en s’adressant à l’étudiant :

– C’est faux ! Je parie deux millions que vous nepasseriez pas cinq ans en cellule !…

– Si vous parlez sérieusement, répondit l’étudiant, jetiens le pari que j’y resterai non pas cinq ans, mais quinze.

– Quinze ans ! C’est tenu ! cria le banquier.Messieurs, je parie deux millions !

– Entendu ! dit l’étudiant. Vous pariez deux millions,et moi ma liberté !

Et l’absurde, le stupide pari fut fait… Le banquier, gâté etléger, qui ne connaissait pas le nombre de ses millions, étaitenthousiasmé du pari. Au souper, il plaisanta l’étudiant etdit :

– Réfléchissez, jeune homme, tant qu’il en est tempsencore. Deux millions sont pour moi une bagatelle, et vous risquezde gâcher quatre ou cinq des meilleures années de votre vie. Je disquatre ou cinq années, parce que vous ne resterez pas enfermédavantage… N’oubliez pas non plus, malheureux, que la réclusionvolontaire est bien plus pénible que la réclusion forcée. L’idéeque vous aurez le droit de reprendre à tout moment la libertéempoisonnera votre existence. Je porte peine pour vous.

À présent, allant et venant dans son cabinet et se remémoranttout cela, le banquier se disait : « Pourquoi ai-je faitce pari ? Quelle utilité que cet homme ait perdu quinze annéeset que je sacrifie deux millions ? Cela peut-il prouver que lapeine de mort l’emporte sur la réclusion à perpétuité, ou lui estinférieure ? Non et non ! Bêtise ! ineptie !C’était de ma part une lubie d’homme gavé, et, de la part de cetétudiant, pure cupidité. »

Le banquier se rappela ensuite ce qui était arrivé depuis cettesoirée. Il avait été décidé que le juriste passerait sa réclusion,sous le plus sévère contrôle, dans un des pavillons du jardin dubanquier. On convint que, pendant quinze années, il serait privé dudroit de franchir le seuil du pavillon, de voir des êtres vivants,d’entendre des voix humaines et de recevoir lettres ou journaux. Illui était loisible d’avoir un piano, de lire des livres, d’écriredes lettres, de boire à son gré et de fumer. Il pouvait, aux termesdu pacte, communiquer avec le monde extérieur par un guichet faitexprès. Tout ce dont il aurait besoin – livres, musique, vins,etc., etc., – il pourrait le recevoir en n’importe quelle quantitésur des bons, mais par le guichet seulement. La conventionprévoyait tous les détails pour que la réclusion fût stricte. Elleobligeait l’étudiant à demeurer enfermé exactement quinze années àpartir de midi, le 14 novembre 1870, jusqu’à midi, le 14 novembre1885. La moindre tentative du reclus pour rompre le contrat, mêmedeux minutes avant le terme, libérerait le banquier de l’obligationde payer les deux millions.

La première année de sa réclusion, le jeune homme, à en jugerpar ses courts billets, souffrit beaucoup de la solitude et del’ennui. Jour et nuit, dans son pavillon, on entendait le piano. Lereclus refusait vin et tabac. « Le vin, écrivait-il, exciteles désirs, et les désirs sont les ennemis directs du prisonnier.Il n’est, en effet, rien de plus ennuyeux que de boire du bon vinétant seul. » Le tabac infectait l’air de sa chambre. Lapremière année on apporta de préférence au juriste des livres àsujets frivoles, romans à intrigues d’amour compliquées, récitscriminels ou fantastiques, comédies.

La seconde année, dans le pavillon, on entendit de la musique.Les bons ne demandaient que des classiques. La cinquième année, lamusique recommença et le reclus demanda du vin. Ceux quil’observaient par la lucarne disaient qu’il ne fit, toute l’année,que manger, boire, et rester couché ; il bâillait souvent, etse parlait d’un air fâché. Il ne lisait plus. Parfois, la nuit, ilse mettait à écrire. Il écrivait longtemps, et déchirait enmorceaux, le matin, tout ce qu’il avait écrit. On l’entendit plusd’une fois pleurer.

Au milieu de la sixième année, le détenu s’occupa assidûment delangues, de philosophie et d’histoire. Il s’en occupait avec tantd’avidité que le banquier parvenait à peine à lui procurer leslivres qu’il demandait. Durant quatre années on fit venir pour lui,aux termes de ses demandes, près de six cents volumes. Au cours decette fringale de lecture, le banquier reçut de son prisonnier lalettre suivante :

« Mon cher geôlier, je vous écris ces lignes en sixlangues. Faites-les lire à des gens compétents. S’ils n’y trouventaucune faute, je vous supplie de faire tirer un coup de fusil dansle jardin. Ce coup de feu me dira que mes efforts n’ont pas étévains. Les génies de tous les siècles et de tous les pays emploientdes langues différentes, mais brûlent tous de la même flamme.Oh ! si vous saviez quel bonheur céleste éprouve mon âme deles comprendre maintenant. »

Le désir du prisonnier fut accompli. Le banquier fit tirer deuxfois dans le jardin.

Ensuite, au bout de dix années, le juriste resta assis dans lepavillon sans bouger, lisant l’Évangile. Il paraissait surprenantau banquier qu’un homme qui avait lu en quatre années six centslivres difficiles, en eût employé une tout entière à lire un livrefacile à comprendre et peu long. Après l’Évangile, vint le tour del’histoire de la religion et de la théologie.

Pendant les deux dernières années, le reclus lut beaucoup sansaucun choix. Tantôt il s’occupait de sciences naturelles, tantôtdemandait les œuvres de Byron ou celles de Shakespeare. En mêmetemps qu’un ouvrage de chimie ou de médecine, il envoyait des bonsdemandant un roman et quelque traité de philosophie ou de religion.On eût dit, à ses lectures, qu’il flottait en mer au milieu desdébris d’un vaisseau, et que, voulant sauver sa vie, ils’accrochait frénétiquement à une épave, ou à une autre.

Chapitre 2

 

Le banquier, devenu vieux, se remémorait tout cela, etsongeait :

« Demain à midi, il sera libre. D’après nos conventions, jedevrai lui payer deux millions. Si je le fais, tout est perdu pourmoi. Je suis complètement ruiné… »

Quinze années auparavant, le banquier ne connaissait pas lechiffre de sa fortune, mais à présent, il craignait de se demanderce qu’il avait le plus, d’argent ou de dettes ? Un jeu forcenéà la Bourse, des spéculations hasardées et une ardeur qu’il n’avaitpas pu dominer, même en sa vieillesse, avaient peu à peu ébranléses affaires. Et l’homme riche et fier, sans appréhension, sûr delui-même, était devenu un banquier de second ordre qui tremblait àla moindre hausse ou à la moindre baisse.

« Maudit pari ! marmonnait le vieillard, se prenant latête, au désespoir. Pourquoi cet homme n’est-il pas mort ? Iln’a que quarante ans. Il va me prendre tout ce qui me reste, semarier, jouir de la vie, jouer à la Bourse, et moi, tel qu’unpauvre, je le considérerai avec envie et l’entendraiquotidiennement me dire : « Je vous dois le bonheur de mavie, permettez-moi de vous aider. » Non, c’en est trop !La seule chose qui puisse me sauver de la faillite et de la honte,c’est la mort de cet homme. »

Trois heures sonnèrent. Le banquier prêta l’oreille. Dans lamaison tout le monde dormait. On n’entendait que le sifflement desarbres, transis de froid. Tâchant de ne faire aucun bruit, lebanquier tira de son coffre-fort la clé de la porte qui n’avait pasété ouverte depuis quinze ans. Il mit son pardessus et sortit de lamaison. Le jardin était noir et froid. Il pleuvait. Un vent coupanttourmentait les arbres. Le banquier, tant qu’il fît effort, nevoyait ni la terre, ni les blanches statues, ni le pavillon, ni lesarbres. Étant arrivé près du pavillon, il appela deux fois leveilleur de nuit ; il n’eut pas de réponse. Le veilleurs’était évidemment mis à l’abri du mauvais temps et sommeillaitquelque part à la cuisine ou dans la serre.

« Si j’ai le courage d’exécuter mon dessein, pensa levieillard, le soupçon tombera d’abord sur le veilleur. »

Il tâtonna dans l’obscurité les marches et la porte, et pénétradans l’antichambre du pavillon, puis dans un petit corridor, où ilfit partir une allumette. Il n’y avait personne. Il aperçut un litsans literie, et, dans un coin, un poêle de fonte, tout noir. Lesscellés de la porte du prisonnier étaient intacts.

Lorsque l’allumette s’éteignit, le vieillard, tremblantd’émotion, regarda par la lucarne. Une bougie éclairait faiblementla pièce où, à sa table de travail, était assis le prisonnier. Onne voyait que son dos, ses cheveux et ses mains. Devant lui, surdeux fauteuils, près de lui et sur le tapis, des livres étaientouverts.

Cinq minutes passèrent sans que le détenu eût bougé le moins dumonde. Quinze ans de réclusion lui avaient appris à garderl’immobilité. Le banquier frappa du doigt à la lucarne. Le reclus,même à cela, ne fit aucun mouvement. Le banquier arracha alors avecprécaution les scellés et introduisit la clé dans la serrure. Laserrure rouillée fit un bruit rauque, et la porte grinça. Lebanquier attendait un cri immédiat d’étonnement, des pas ;mais il s’écoula deux ou trois minutes, et tout resta paisiblecomme avant. Le vieillard se décida à entrer.

L’homme assis différait des hommes ordinaires. C’était unsquelette recouvert de peau, à longs cheveux, comme ceux d’unefemme, et la barbe emmêlée. Son teint était jaune, terreux, sesjoues creuses ; son échine était longue et étroite. La mainqui soutenait sa tête pilue était si maigre et si diaphane qu’ellefaisait mal à voir. Les cheveux s’argentaient déjà, et à regardersa figure épuisée et vieille, personne n’eût cru que cet hommen’avait que quarante ans. Il dormait… Sur la table, devant sa têteinclinée, se trouvait une feuille de papier couverte d’une écriturefine.

« Pauvre homme ! pensa le banquier. Il dort et rêveprobablement à ses millions. Je n’ai qu’à prendre ce demi-cadavre,à le jeter sur le lit et à appuyer légèrement avecl’oreiller ; la plus minutieuse expertise ne relèvera, certes,aucun indice de mort violente. Mais lisons d’abord ce qu’il a écritlà… »

Le banquier prit la feuille, et lut :

« Demain, à midi, je recouvrerai ma liberté et le droit decommuniquer avec les hommes. Mais avant de quitter cette chambre etde revoir le soleil, je considère comme un devoir de vous direquelques mots. En toute conscience et devant Dieu qui me voit, jedéclare que je méprise la liberté, la vie et la santé, et tout ceque vos livres appellent les biens de la terre.

« J’ai attentivement étudié pendant quinze ans la vied’ici-bas. Il est vrai que je ne voyais ni la terre, ni les gens,mais je humais dans vos livres un vin parfumé. Je chantais deschants ; je poursuivais dans les bois les cerfs et lessangliers ; j’aimais des femmes… Des beautés aériennes commedes nuages, créées par la magie de vos poètes de génie, mevisitaient la nuit et me murmuraient de merveilleux contes qui metournaient la tête. J’escaladais, dans vos livres, les cimes del’Elbrouz et du mont Blanc, et je voyais de là le soleil se lever.Le soir, de son or pourpre, il enflammait le ciel, l’océan et lesommet des monts. J’ai vu, de là-haut, l’éclair déchirer les nuéesau-dessus de moi ; j’ai vu les vertes forêts, les champs, lesfleurs, les lacs, les villes ; j’ai entendu les chants dessirènes et le pipeau des bergers. J’ai touché les ailes des beauxdémons qui volaient vers moi pour me détourner de Dieu… Je me suis,dans vos livres, précipité dans des ravins sans fond. Je faisaisdes miracles ; je tuais, je brûlais des villes ; jeprêchais de nouvelles religions ; je conquérais des royaumesentiers…

« Vos livres m’ont donné la sagesse. Tout ce que la penséeinfatigable de l’homme a créé pendant des siècles se trouve,ramassé en un petit volume, sous mon crâne. J’ai, je le sais, plusde sens que vous tous. Et je méprise vos livres ; et jeméprise les biens de la terre et la sagesse. Tout est futile,périssable, illusoire, décevant comme un mirage. Autant que voussoyez fiers, sages et beaux, la mort vous effacera de la terre,ainsi que les mulots des champs, et votre descendance, votrehistoire, l’immortalité de vos génies disparaîtront, gelés ouconsumés, avec le globe terrestre.

« Vous êtes insensés, et ne suivez pas le bon chemin. Vousprenez le mensonge pour la vérité, la laideur pour la beauté. Vousseriez étonnés si, par suite de quelques circonstances, desgrenouilles et des lézards poussaient sur les arbres au lieu depommes ou d’oranges, ou si les roses rendaient une odeur de sueurde cheval ; ainsi m’étonné-je de vous qui avez échangé le cielpour la terre. Je ne veux pas vous comprendre.

« Pour vous montrer en effet combien je méprise ce pourquoivous vivez, je refuse les deux millions auxquels j’ai rêvé jadiscomme au paradis, et que je dédaigne à présent. Pour me priver dudroit de les posséder, je quitterai cette chambre cinq heures avantle terme convenu, et romprai ainsi notre pacte… »

Ayant lu cela, le banquier remit la feuille sur la table, baisaà la tête le bonhomme étrange, se mit à pleurer et quitta lepavillon. Jamais, à aucune autre époque, même aux jours de ses plusfortes pertes à la Bourse, il n’avait ressenti pour lui-même autantde mépris qu’à cette minute. Rentré chez lui, il se coucha ;mais, longtemps, l’émotion et les larmes l’empêchèrent des’endormir…

Le lendemain matin les gardiens accoururent tout pâles etl’informèrent qu’ils avaient vu l’homme du pavillon sortir par lafenêtre dans le jardin, se diriger vers la porte cochère, etensuite disparaître.

Le banquier se rendit aussitôt avec ses gens dans le pavillon etconstata la fuite du reclus. Pour ne pas provoquer de vainsbavardages, il prit sur la table la feuille de dédit, et, revenuchez lui, l’enferma dans son coffre-fort.

1889.

Partie 8
L’HÔTE INQUIÉTANT

Dans la basse petite isba déjetée du forestier Artiome, sous lagrande icône sombre, deux hommes sont assis. C’est Artiomelui-même, moujik maigre et de petite taille, à la figure fripée etvieillotte, avec une barbe qui lui sort du cou, et un jeunechasseur de passage, grand gaillard en chemise neuve de cotonnaderouge, chaussé de hautes bottes de marais. Les hommes sont assissur un banc près d’une petite table à trois pieds sur laquellebrûle paresseusement une bougie plantée dans une bouteille.

Derrière la fenêtre, noir, souffle un de ces ouragans danslesquels la nature se détend avant l’orage. Le vent hurle avecfurie et les arbres ployés gémissent douloureusement. L’une desvitres de la fenêtre est remplacée par du papier collé et l’onentend des feuilles arrachées frapper contre lui.

– Écoute, orthodoxe, murmure Artiome d’une voix enrouée etfluette, en regardant le chasseur, les yeux fixes et commeeffrayés, voilà ce que je te dirai : je ne crains ni lesloups, ni les ours, ni autres bêtes ; mais je crains l’homme.On se garde des animaux avec un fusil ou une autre arme, maiscontre les méchants pas de salut.

– On le sait, on peut tirer sur un animal, mais va tirersur un brigand !… Tu auras à en répondre et à aller enSibérie.

– Il y a bientôt trente ans, frère, que je suis forestier,et ce que j’ai souffert de la méchanceté des hommes, impossible dele dire ! Ce qu’il en est passé de gens chez moi… Mon isba estsur la percée, le chemin est fréquenté, et il en vient desdiables !… Il t’arrive le premier malfaiteur venu qui, sansquitter son bonnet, sans se signer, se jette sur toi endisant : « Donne-moi du pain, espèce de… » Et où leprendre ici, le pain ? Quel droit a-t-il de m’enréclamer ? Suis-je un millionnaire pour nourrir chaque ivrognequi passe ? Lui, bien entendu, la colère lui emplit les yeux…Ils ont balancé leur croix de baptême, ces diables-là !… Etsans attendre davantage, pan, il t’envoie un coup sur l’oreille etrépète : « Du pain ! » Et il n’y a qu’à endonner… Tu ne vas pas te battre avec ces païens-là !… Un autret’a des épaules larges d’une toise, un poing comme ta botte, etmoi, tu vois quelle est ma carrure ; on peut me tuer avec lepetit doigt… Alors il briffe le pain que tu lui as donné, et secouche en travers de l’isba sans t’avoir la moindre reconnaissance…Et il y en a encore qui vous demandent de l’argent :« Dis-moi où est ton argent ?… » Quel argent puis-jeavoir ? Où le prendrais-je ?

– Un forestier qui n’a pas d’argent !… dit le chasseuren riant ; tu touches des appointements chaque mois, et tudois vendre du bois en cachette.

Artiome jeta sur le chasseur un regard effrayé et sa barbe semit à trembler comme la queue d’une pie.

– Tu es trop jeune, lui dit-il, pour dire des motspareils ; tu auras à en répondre devant Dieu. De quel endroites-tu donc ? D’où viens-tu ?

– Je suis de Viâzovka, le fils de Néfède, lestâroste[5] .

– Et tu flânes avec un fusil… Moi aussi, quand j’étaisjeune, j’aimais cette distraction… Ma foi, oui !… Oh !que nos péchés sont lourds ! fait Artiome en bâillant ;malheur !… Il y a peu de braves gens, mais des malfaiteurs etdes meurtriers, il y en a tant, que Dieu nous en garde !

– On dirait que tu as peur de moi ?…

– Parbleu, oui !… Pourquoi en aurais-je peur ? Jevois les gens… je les comprends… Tu es entré, et pas d’une mauvaisemanière ; tu t’es signé, tu as salué bien comme il faut… Jecomprends les gens… Je peux aussi te donner du pain… Je suis veuf,je ne chauffe pas le four, j’ai vendu mon samovar… il n’y a chezmoi, par pauvreté, ni viande, ni autre chose ;… mais du pain…à ta disposition.

À ce moment-là, quelque chose se mit à gronder sous le banc etensuite, on entendit une bête félir. Artiome tressaillit, repliales jambes et regarda le chasseur d’un air interrogatif.

– C’est mon chien, dit le chasseur, qui agace ton chat.Eh ! diables, taisez-vous ! La paix !… Vous allezêtre battus !… Ah ! que ton chat est maigre, l’ami !Rien que la peau et les os !

– Il devient vieux, l’âge de crever… Alors tu dis que tu esde Viâzovka ?…

– On voit que tu ne le nourris pas… Bien que ce ne soitqu’un chat, c’est tout de même un être vivant… une créature. Ilfaut en avoir pitié !

– Ce n’est pas un endroit sûr, votre Viâzovka, poursuivitArtiome, comme s’il n’entendait pas le chasseur. En un an, on y adeux fois pillé l’église… Et qu’il y ait des anathèmes pareils,hein !… Des gens, autrement dit, qui ne craignent ni leshommes, ni même Dieu… C’est trop peu que de pendre pourcela !… Au temps jadis les gouverneurs faisaient châtier parles bourreaux des gredins pareils !

– On peut les punir tant qu’on voudra, les fustiger àblanc, les condamner ; on n’en tirera rien. Tu n’extirperasjamais d’un méchant sa méchanceté.

– Sauve-nous, Mère céleste, et aie pitié de nous !soupira le forestier, la voix entrecoupée. Garde-nous de toutennemi et de tout adversaire. La semaine passée, àVolôvyi-Zaïmichtchi, un faucheur en a frappé un autre à la poitrineavec sa faux… Il l’a frappé à mort ! Et d’où tout cela est-ilvenu ? Seigneur, que ta volonté soit faite ! Un desfaucheurs sort du cabaret, un autre le rencontre, ivre, luiaussi…

Le chasseur, qui écoutait attentivement, tressaillit soudain,allongeant le visage et prêtant l’oreille.

– Attends, dit-il au forestier, il me semble que l’oncrie…

Les deux hommes, sans détacher les yeux de la fenêtre noire, semirent à écouter. Dans le gémissement de la forêt on entendait lesbruits que l’oreille perçoit dans toute tempête, en sorte qu’ilétait difficile de distinguer si l’on appelait au secours ou sic’était la tourmente qui geignait dans la cheminée. Mais le ventfonça sur le toit, heurta le papier de la fenêtre et apporta undistinct appel : « Au secours ! »

– Tu viens de parler de brigands, en voici, dit le chasseuren pâlissant et se levant. On dépouille quelqu’un !

– Dieu nous sauve ! bégaya le forestier, pâlissantaussi et se levant.

Le chasseur, les yeux vagues, regarda du côté de la fenêtre etse mit à marcher dans l’isba.

– Quelle nuit ! marmotta-t-il, quelle nuit ! Onn’y voit goutte, juste le temps qu’il faut pour dévaliserquelqu’un. Entends-tu ? Encore un cri !

Le forestier regarda l’icône, et, de l’icône, reporta les yeuxsur le chasseur, se laissant glisser sur le banc comme un hommeaccablé par une nouvelle imprévue.

– Orthodoxe ! dit-il au chasseur d’une voix dolente,si tu allais dans l’entrée, fermer la porte au verrou !… Ilfaudrait éteindre aussi !

– Pourquoi donc ?

– Ils pourraient venir ici… Ah ! nospéchés !…

– Il faut aller à leur secours et tu parles de fermer auverrou !… Vois quelle tête tu as ! Allons,viens !

Le chasseur mit son fusil à son épaule et prit son chapeau.

– Habille-toi, dit-il, et prends ton fusil. Flérka,ici[6]  ! cria-t-il à son chien.Flérka !

Un chien à longues oreilles rongées, mélange de setter et dechien de paysan, sortit de dessous le banc ; il s’étira auxpieds de son maître et remua la queue.

– Pourquoi restes-tu assis ? cria le chasseur auforestier ; ne viens-tu pas ?

– Où ça ?

– Secourir ceux qui appellent.

– Où puis-je aller ? dit le forestier se ramassant.Que Dieu les aide !

– Pourquoi ne veux-tu pas venir ?

– Après notre effrayante conversation je ne ferais pas unpas dans les ténèbres… Que Dieu soit avec eux !… Queverrais-je dans la forêt que je n’y aie pas vu ?…

– Qu’as-tu à craindre ? N’as-tu pas ton fusil ?Viens, fais-moi ce plaisir. Entends ! on continue à crier.Lève-toi !

– Quelle idée as-tu de moi, mon gars ? gémit leforestier. Suis-je un imbécile pour courir à ma perte !

– Alors tu ne viens pas ?

Le forestier se tut. Le chien, qui avait sans doute entendu lecri humain, se mit à aboyer plaintivement.

– Viendras-tu ? je te le demande ! cria lechasseur, écarquillant les yeux avec colère.

– Tu insistes, ma parole ! fit le forestier, fronçantles sourcils. Vas-y toi-même !

– Ah ! gredin ! grogna le chasseur en se tournantvers la porte. Flérka, ici !

Il sortit, laissant la porte grande ouverte. Le vent s’engouffradans l’isba. La flamme de la bougie vacilla, comme inquiète,s’aviva et s’éteignit.

Allant fermer la porte sur le chasseur, le forestier vit, dansla laie, un éclair illuminer les flaques d’eau, les pinsavoisinants et la silhouette de l’homme qui s’éloignait ; letonnerre gronda au loin.

– Saint ! saint ! saint[7]  !…murmura le forestier, se hâtant de glisser dans les grands œilletsde fer l’épaisse barre de bois de la porte. Quel temps Dieu nousdonne !

Rentré dans l’isba, il revint à tâtons vers le four, se coucha,se couvrit jusqu’à la tête avec une veste de peau de mouton. Couchéainsi et tendant l’oreille de toute sa force, il n’entendait plusde cris ; mais, par contre, les coups de tonnerre devinrent deplus en plus violents et prolongés. Il entendit la grosse pluie,chassée par le vent, battre furieusement les vitres et le papier dela fenêtre.

– Le diable l’a emporté ! pensa-t-il en se figurant lechasseur trempé par la pluie, butant sur une racine. Parbleu, depeur, il claque des dents !

Mais, moins de dix minutes après, des pas retentirent et,bientôt, un coup vigoureux ébranla la porte.

– Qui est là ? cria le forestier.

– Moi, répondit la voix du chasseur. Ouvre !

Le forestier se laissa glisser en bas du four, chercha à tâtonsla bougie, et, l’ayant allumée, alla ouvrir la porte. Le chasseuret son chien étaient trempés jusqu’aux os ; ils avaient reçule gros de la pluie et gouttaient comme des torchons nontordus.

– Qu’est-ce que c’était ? demanda le forestier.

– Une femme, dans une charrette, avait perdu son chemin…répondit le chasseur, respirant bruyamment ; elle s’étaitfourrée dans les buissons.

– Quelle sotte ! Elle a eu peur, je pense ! Et tul’as remise sur la route ?

– Je ne veux pas répondre à un lâche comme toi !

Le chasseur jeta sur le banc son chapeau mouillé etreprit :

– Je vois maintenant que tu es un lâche et le dernier deshommes. Et tu es forestier !… et tu reçois desappointements !… Tu es un misérable !… ungredin !…

Le forestier se rendit, avec un air gêné, vers le four, soupira,et s’y coucha ; le chasseur s’assit sur le banc, réfléchit, ets’étendit tout de son long. Peu après il souffla la bougie et serecoucha. Au moment d’un coup de tonnerre particulièrement violent,il se retourna, cracha par terre avec dépit, et dit :

– Il a peur !… Et si ç’avait été une femme qu’onégorgeait !… À qui était-ce de la défendre ?… Et avec ça,tu es un homme d’âge, un chrétien !… Tu n’es qu’un cochon,voilà tout !…

Le forestier gémit et fit un soupir profond. Flérka, quelquepart, secoua fortement son corps mouillé ; des gouttes d’eauvolèrent de tous côtés.

– Alors, dit le chasseur, tu n’aurais eu aucune peine sil’on avait égorgé une femme ? Que Dieu me tue, je ne tecroyais pas ainsi !…

Un silence se fit. Les nuages d’orage étaient déjà passés ;on entendait au loin les coups de tonnerre, mais la pluie tombaittoujours.

– Et si, supposons, ce n’avait pas été une femme, mais toiqui eusses crié au secours ?… reprit le chasseur. Aurais-tuété satisfait, animal, si personne n’avait couru à ton aide ?Ta lâcheté me retourne, fusses-tu lancé dans le vide !…

Ensuite, après un long intervalle, le chasseur dit :

– Si tu as peur, c’est que tu dois avoir de l’argent !Un pauvre ne redoute rien…

– Tu répondras devant Dieu de paroles pareilles… dit d’unevoix enrouée Artiome sur le four… Je n’ai pas d’argent !

– Oui, oui, raconte ! Les coquins ont toujours del’argent. Et si tu as peur des gens, c’est que tu en as ! Jedevrais te dépouiller exprès pour que tu comprennes !…

Artiome, sans bruit, se laissa glisser du four, alluma la bougieet s’assit sous l’icône ; il était pâle. Il ne détachait pasles yeux du chasseur.

– Attends un peu que je te dépouille, continua le chasseuren se levant. Tu ne le crois pas ? Il faut apprendre à vivreaux gens de ton espèce !… Dis-moi où est caché tonargent ?

Artiome replia ses jambes sous lui et battit des paupières.

– Qu’as-tu à te ramasser comme ça ? Où est tonargent ? N’as-tu plus de langue, pitre ? Réponds !N’en as-tu pas ? Qu’as-tu à te taire ?

Le chasseur se dressa et s’approcha du forestier.

– Tu arrondis les yeux comme un hibou. Allons, donne-moiton argent, ou je te tue avec mon fusil !

– Qu’as-tu à me houspiller ?… se mit à gémir leforestier. (Et de grosses larmes coulèrent de ses yeux.) Pourquelle raison ?… Dieu voit tout ! Tu répondras devant luide tous ces mots-là ! Tu n’as aucun droit de me faire donnerde l’argent.

Le chasseur regarda la figure éplorée d’Artiome, fit la moue etse mit à aller et venir dans l’isba ; puis il enfonçafurieusement son chapeau sur sa tête et prit son fusil…

– Ah ! que tu es dégoûtant à voir ! souffla-t-ilentre les dents. Je ne peux te regarder. Il était dit que je necoucherais pas chez toi… adieu !… Eh ! Flérka !

La porte claqua, et l’hôte inquiétant sortit avec son chien.Artiome ferma la porte derrière lui, se signa et se coucha.

1886.

Partie 9
FAIT DIVERS (RÉCIT D’UN VOITURIER)

« Tenez, mon bon monsieur, dans ce petit bois, par delà laravine, il est arrivé une histoire… Mon défunt père – que Dieu aitson âme ! – portait à son maître cinq cents roubles argent.Nos moujiks, et ceux de Chépéliôvka, affermaient alors les terresde leur propriétaire, et mon père lui apportait le loyer d’unedemi-année. Mon père avait la crainte de Dieu, lisait lesÉcritures, et à Dieu ne plaise qu’il eût fait de faux comptes à quique ce soit ou eût profité de l’occasion pour le rouler. Aussi lesmoujiks l’estimaient-ils beaucoup, et, lorsqu’il y avait quelqu’unà envoyer en ville pour parler aux autorités ou porter de l’argent,c’est mon père qu’ils désignaient. Mon père sortait de l’ordinaire.Mais, soit dit sans lui faire offense, il avait une drôle defaiblesse : il aimait à noyer la mouche. Pas moyen de passerdevant une auberge sans y entrer boire un verre ; et alors,adieu les chagrins !

Mon père connaissait sa faiblesse, et, lorsqu’il portait del’argent qui ne lui appartenait pas, il m’emmenait toujours aveclui, ou emmenait ma petite sœur Anioûtka, pour ne pas se laissersurprendre par le sommeil ou laisser tomber de l’argent parmégarde.

À le dire en conscience, toute notre famille avait un faiblepour la vodka ; je sais lire et écrire et pendant six ans aiété employé en ville dans un magasin de tabac ; je peux causeravec n’importe quel monsieur instruit ; je peux dire desparoles bien ; mais, comme je l’ai lu dans un livre, la vodkaest le sang de Satan. Et c’est extrêmement vrai, mon bonmonsieur ! La vodka m’a tanné la peau ; je n’ai plus lamoindre idée, et, vous le voyez, je fais le voiturier comme unignorant, comme un moujik qui ne sait pas lire…

Enfin, comme je vous le raconte, mon père portait de l’argent aubârine[8] . Anioûtka était avec lui, et Anioûtka,en ce temps-là, avait sept ou huit ans, bête comme on n’en voitpas, et à peine l’apercevait-on tant elle était petite. Jusqu’àKalânntchik, tout alla bien ; mon père n’était pas ivre ;mais dès qu’il fut à Kalânntchik et entré chez Moïsséika, safaiblesse commença à le travailler. Il avala trois petits verres etse mit à se vanter devant les gens :

– Je suis, dit-il, un petit bonhomme simple, et pourtantj’ai cinq cents roubles en poche ! Je pourrais, si je voulais,acheter le cabaret, toute la vaisselle, et Moïsséika, sa juive etses petits juifs. Je peux, dit-il, tout acheter et racheter.

Après avoir ainsi plaisanté, il se mit à se plaindre :

– Orthodoxes, dit-il, il est malheureux d’être riche,d’être un marchand ou quelque chose de ce genre !… Pasd’argent, pas de soucis ! mais si on a de l’argent, il fauttoujours tenir sa poche, pour que les méchants ne vous volent pas…Il est effrayant de vivre dans le monde pour qui a de l’argent…

Les ivrognes du cabaret écoutaient, naturellement, faisaientleurs réflexions et se tenaient pour avertis. On construisait alorsle chemin de fer à Kalânntchik, et il y avait par là toute uneracaille, des escouades de va-nu-pieds, en veux-tu en voilà, commedes sauterelles. Mon père y prit garde après coup ; mais ilétait trop tard. Un mot n’est pas un moineau : une foisenvolé, on ne le reprend plus. Mon père et ma sœur, mon bonmonsieur, vont par le bois, et, tout d’un coup, quelqu’un, àcheval, galope derrière eux. Mon père, on peut le dire, n’était pasun poltron, mais il eut des soupçons. Le chemin de ce bois n’estpas fréquenté ; on n’y passe que les foins et le bois :un cavalier n’a rien à y faire, surtout au moment des travaux deschamps. S’il en passe un, ce n’est pas pour le bien.

– On dirait qu’on nous poursuit ? dit mon père àAnioûtka, on galope trop fort. À ce cabaret, j’aurais dû metaire ; eussé-je avalé ma langue ! Oïe, ma fille, j’ai unmauvais pressentiment !

Il réfléchit quelque temps au danger de la situation et dit à mapetite sœur :

– L’affaire devient mauvaise, peut-être est-ce bien unepoursuite. En tout cas, ma chère Anioûtka, prends, ma petite,l’argent, fourre-le dans le pan de ta jupe et va te cacher derrièreun buisson. Si ça tourne mal, si les maudits tombent sur moi, courschez ta mère et remets-lui l’argent, qu’elle l’apporte à l’échevin.Seulement, prends garde de ne pas tomber sous les yeux de qui quece soit. Coule-toi tantôt par les bois, tantôt par les ravins, defaçon à ce que personne ne te voie. Prends tes jambes à ton cou etappelle à ton aide Dieu le miséricordieux. Le Christ soit avectoi !

Mon père remit à Anioûtka le paquet d’argent. Elle choisit lebuisson le plus épais et s’y blottit.

Peu après, trois hommes à cheval foncèrent sur mon père :l’un, fort, à grosse face, chemise rouge et grandes bottes ;les deux autres, déchirés, fripés, probablement des chemineaux.Cela tourna en effet, mon bon monsieur, comme mon père l’avaitprévu. L’homme à la chemise rouge, un moujik robuste, sortant del’ordinaire, arrêta son cheval, et tous trois s’en prirent à monpère.

– Arrête, espèce de ci, espèce de ça ! Où estl’argent ?

– Quel argent ?… Va-t’en au diable !

– L’argent que tu portes au bârine pour le loyer. Donne-le,espèce de ci, espèce de ça, diable chauve !… ou tu vas perdreton âme ! Tu passeras sans confession !

Et ils se mirent à exercer leur violence sur mon père, qui, aulieu de les supplier ou de pleurer, ou autre chose encore, se miten colère et commença à les traiter, on peut le dire, de façonsévère.

– Pourquoi m’accostez-vous, dit-il, maudits ? Gens dela lie, il n’y a pas de Dieu en vous ; le choléra ne vous peutrien ! Ce n’est pas de l’argent qu’il vous faut, mais desverges, de façon à ce que le dos vous démange pendant trois ans.Déguerpissez, butors, ou je vais me défendre ! J’ai dans mapoche un pistolet à six coups !

Mais ces mots fâchèrent encore plus les brigands, qui se mirentà cogner mon père avec tout ce qu’ils avaient en mains.

Ils fouillèrent la charrette, fouillèrent mon père et luienlevèrent même ses bottes. Quand ils virent que mon père, battu,ne faisait que jurer de plus en plus fort, ils commencèrent à lemartyriser de toutes façons. Pendant ce temps-là, Anioûtka étaitassise dans le buisson, et, la pauvre, elle voyait tout. Quand ellevit enfin mon père tombé à terre et râlant, elle se leva et sesauva par les fourrés et les ravins, vers la maison.

Elle était toute petite, sans aucune raison ; elle neconnaissait pas le chemin et courait droit devant elle, sans savoiroù. Il n’y avait pas dix verstes jusqu’à la maison. Un autre n’yaurait mis qu’une heure, mais un enfant, on le comprend, fait unpas en avant et deux en arrière, et il n’est pas facile de marcherpieds nus sur les épines des pins ; il faut en avoirl’habitude ; tandis que nos petites filles restaient toujoursjuchées à grouiller sur le poêle ou se traînaient dans la cour, etavaient peur d’aller dans les bois.

Vers le soir, Anioûtka arriva près d’une cahute. Elle regarde.C’était une isba, l’isba du garde forestier, derrièreSoukhoroûkhovo, dans une forêt de l’État que des charbonniersaffermaient. Elle frappe à la porte. La femme du garde sort.Anioûtka se met, avant tout, à fondre en larmes, et lui expliquetout ce qui en était, tout franchement ; elle lui parla mêmede l’argent qu’elle avait. La femme du garde commence à laplaindre.

– Ma mignonne, ma petite baie, tu es si petite que Dieu t’agardée ! Mon enfant chéri, entre dans l’isba. Je te donneraiau moins à manger !

Elle se mit à cajoler Anioûtka, la fit manger et boire, etpleura même avec elle ; et elle lui complut tellement que lafillette, figure-toi ça, lui remit le paquet d’argent.

– Je le cacherai, ma petite lumière, te le rendrai demainmatin, et te reconduirai jusque chez toi, ma poulette.

La femme prit l’argent, fit coucher Anioûtka sur le poêle oùséchaient des balais de bouleau, et, sur ces balais, dormait aussila fille du garde, aussi petite que notre Anioûtka. Anioûtka nousracontait ensuite l’odeur qu’avaient ces balais : ilssentaient le miel. Anioûtka s’étendit, mais ne put dormir :elle pleurait tout bas ; elle regrettait son papa et avaitpeur. Seulement, mon bon monsieur, une heure ou deux passent, etelle voit entrer dans l’isba les trois brigands qui avaient torturémon père. Celui à grosse figure, qui avait la chemise rouge, – leurchef – s’approcha de la femme, et dit :

– Eh bien, ma femme, nous avons supprimé une âme pourrien ! Nous avons, dit-il, tué un homme à midi. Pour l’avoirtué, nous l’avons tué, mais nous n’avons pas trouvé sur lui unliard…

Cet homme à chemise rouge était donc le mari de la femme.

– Un homme, dirent ses camarades déguenillés, a péri pourrien ; nous nous sommes mis, pour rien, un péché sur laconscience.

La femme les regarde tous les trois et sourit.

– De quoi ris-tu, sotte ?

– Je ris parce que je n’ai pas perdu d’âme, pas mis depéché sur ma conscience, et j’ai trouvé l’argent !

– Quel argent ? Que chantes-tu là ?

– Vois, si je chante !

La femme du garde défait le paquet et leur montre l’argent, lamaudite ; puis elle raconta tout, comment Anioûtka étaitarrivée, ce qu’elle avait dit, et ainsi de suite. Les meurtriers seréjouirent, se mirent à partager, furent près de se battre ;puis ils s’attablèrent pour bâfrer. Et Anioûtka, la pauvrette,reste couchée, entend tout ce qu’ils disent et tremble comme unJuif dans la poêle. Que faire ? Elle comprit à leurs parolesque mon père était mort, restait étendu à travers la route, et illui sembla, pauvre sotte, que les loups et les chiens lemangeaient, que notre cheval s’était enfui loin dans les bois, queles loups l’avaient mangé aussi, et qu’on allait la mettre enprison et la battre pour n’avoir pas su garder l’argent.

Les brigands, ayant mangé leur saoul, envoyèrent la femmechercher à boire. Ils lui donnèrent cinq roubles pour acheter de lavodka et du vin doux. Avec l’argent d’autrui ils faisaientbombance, et ils envoyèrent une seconde fois la femme chercher duvin pour boire jusqu’à plus soif.

– Nous ferons, braillent-ils, la noce jusqu’au matin !Nous avons maintenant beaucoup d’argent ; il n’y a pas àménager. Bois, mais tiens ton esprit droit[9]  !

À minuit, quand ils furent tous absolument pleins, la femmecourut pour la troisième fois chercher de la vodka. Le garde, entitubant, marcha deux ou trois fois de long en large dansl’isba.

– Eh bien quoi, les frères, dit-il, il faut dépêcher lapetite. Si nous la laissons, ce sera le premier témoin contrenous.

Ils discutèrent, se concertèrent et décidèrent de ne pas laisserAnioûtka vivante, de l’égorger. Il est sûr que c’est effrayantd’égorger un innocent. Seul un ivrogne ou un fou peut prendre surlui une pareille chose. Ils disputèrent peut-être une heure qui latuerait ; ils s’embauchaient l’un l’autre, furent encore prèsde se battre ; mais personne n’acceptait. Alors ils tirèrentau sort. C’est le garde qui fut désigné. Il but encore un pleinverre, fit une exclamation, et alla dans l’entrée, chercher sahache.

Mais Anioûtka-la-petite avait l’œil. Bien que bête, elle inventaune chose, pensez un peu, qui ne serait même pas venue dans la têtede quelqu’un d’instruit. Ou, peut-être, Dieu eut-il pitié d’elle,et lui envoya-t-il de la raison à ce moment-là ; ou peut-êtreencore la peur la fit-elle plus délurée… En tout cas, tout démêlé,elle se trouva plus rusée qu’eux tous. Elle se leva sans bruit etse mit à prier. Elle prit la veste en peau de mouton dont la femmedu garde l’avait couverte, et, vous le savez, la fille du garde, dumême âge qu’elle, était couchée à côté d’elle sur le poêle.Anioûtka posa sa veste en peau de mouton sur cette petite, prit lecaraco de la femme et le plaça sur elle. Elle fit donc un échange.Puis elle jeta le caraco sur sa tête et traversa ainsi l’isbadevant les ivrognes. Eux, croyant que c’était la fille du garde, nela regardèrent même pas. Heureusement pour elle, la femme n’étaitpas dans l’isba : elle était allée chercher la vodka ;autrement elle n’aurait pas échappé à la hache, car l’œil de lafemme est perçant comme celui de l’autour. La femme a l’œilaigu.

Anioûtka sortit de l’isba, et, sans savoir où elle allait,partit à toutes jambes. Toute la nuit elle rôda dans laforêt ; au matin, se trouvant près de la lisière, elle courutsur la route. Dieu voulut qu’elle rencontrât le scribe IégorDanîlytch, – Dieu ait son âme ! – Il s’en allait pêcher à laligne. Anioûtka lui raconta tout. Pouvait-il être question depêche ?… Il revint vite au village, rassembla les moujiks, et,dardare, on fila chez le garde.

On y arriva que les meurtriers étaient tous couchés à ladébandade, ivres-morts, là où chacun d’eux était tombé. La femmeétait saoule elle aussi. Avant toute chose, on les fouilla, on leurreprit l’argent, et, lorsqu’on regarda sur le poêle – soit avecnous la force de la croix ! – la fille du garde, sur lesbalais de bouleaux, la tête tout en sang, gisait sous la veste depeau de mouton, tuée à la hache. On réveilla les moujiks et lafemme ; on leur attacha les mains derrière le dos, et on lesemmena au canton. La femme beuglait, mais le garde ne faisait quesecouer la tête et demandait :

– Il faudrait prendre du vulnéraire, les frères ! latête fait mal.

Il y eut ensuite, comme de coutume, le jugement en ville. On lespunit d’après toute la sévérité des lois.

Voilà, mon bon monsieur, l’histoire qui est arrivée dans ce boisau delà de la ravine. On le voit à peine. Le soleil rouge se cachederrière. Je cause avec vous et les chevaux se sont arrêtés commes’ils écoutaient aussi. Eh ! vous, mes jolis, mes bons, filezun peu ! Le bârine est un bon monsieur ; il donnera unbon pourboire. Eh ! mes pigeons !

1887.

Partie 10
LA MESURE DÉPASSÉE

L’arpenteur Glèbe Gavrîlovitch Smirnov arriva à la station« Gniloûchki »[10] . De lagare à la propriété qu’on lui avait demandé de borner, il restait àfaire en voiture de trente à quarante verstes. (Si le conducteurn’est pas ivre et si les chevaux ne sont pas des rosses, il n’y enaura pas même trente ; mais si le conducteur est ivre, et leschevaux fourbus, ça en fera au moins cinquante.)

– Dites-moi, s’il vous plaît, demanda l’arpenteur augendarme de la gare, où puis-je ici trouver des chevaux deposte ?

– Des chevaux de poste ? Ici, à cent verstes à laronde, vous n’en trouverez pas ! Il n’y a pas un chienpassable, encore bien moins des chevaux de poste… Où doncallez-vous ?

– À Dièvkino, à la propriété du général Khôkhotov.

– Alors, dit en bâillant le gendarme, allez derrière lagare ; il y a parfois, dans la cour, des paysans quiconduisent les voyageurs.

L’arpenteur soupira et se rendit à l’endroit indiqué. Après delongues recherches, des pourparlers et des hésitations, il trouvaun énorme moujik, taciturne, grêlé, au cafetan déchiré, chaussé desandales de tille.

– Quelle diable de charrette tu as ! lui ditl’arpenteur renfrogné, en montant dans la télègue. On ne saurait oùen est le devant, ni le derrière.

– Qu’y a-t-il à chercher ? Où est la queue du cheval,c’est le devant, et, où est assise Votre Noblesse, c’est lederrière…

Le cheval était jeune, mais efflanqué, les jambes arquées, lesoreilles déchirées. Quand le conducteur se souleva sur son siège etle fouetta avec la corde mise au bout de ses rênes, le cheval nefit qu’agiter la tête ; mais lorsque l’homme jura, en lefouaillant une seconde fois, le chariot geignit et se mit àtrembler comme s’il avait la fièvre ; au troisième coup, lechariot s’ébranla ; au quatrième, il se mit en route.

– Va-t-on marcher comme ça tout le temps ? demandal’arpenteur, se sentant fortement secoué et s’étonnant de l’artavec lequel les conducteurs russes marient le cahotement qui vousretourne l’âme à la lenteur des pas de la tortue.

– On arrivera !… fit le conducteur rassurant. Lajument est jeune, vive… Laissez-lui seulement le temps des’échauffer, on ne pourra plus la retenir… Hue, damnée !

La nuit tombait quand la charrette quitta la gare.

À droite de l’arpenteur s’étendait sans limite ni fin une plainesombre et gelée… S’y enfoncer, c’est sans doute aller au diablevauvert. À l’horizon, où la plaine disparaît et se confond avec leciel, un rouge et froid couchant d’automne s’éteint paresseusement.À gauche de la route se dressent dans l’air qui s’obscurcit devagues moutonnements, meules d’antan ou villages. L’arpenteur nevoyait pas ce qu’il y avait en avant, car, dans cette direction,tout le champ de sa vision était obstrué par le large dos, malbâti, du conducteur. Il n’y avait pas de vent, mais il faisaitfroid, il gelait.

« Quel coin perdu tout de même !… pensait l’arpenteur,tâchant de couvrir ses oreilles avec le col de son manteau. Nihabitation, ni palis. Si par malheur on vous attaquait pour vousdévaliser, nul n’en saurait rien, alors même que l’on tirerait lecanon !… Et ce conducteur n’est pas rassurant ! Quelénorme dos !… Si ce fils de la nature vous touche seulement dudoigt, votre âme peut quitter votre corps ! Et quelle trognebestiale, suspecte !… »

– Eh ! mon bon, demanda l’arpenteur, commentt’appelles-tu ?

– Moi ? Klîme.

– Dis-moi, Klîme, que fait-on par ici ? On n’y courtpas de dangers ? On n’y fait pas de bêtises ?

– Non, rien ; Dieu nous en préserve !… Qui doncen ferait ?

– C’est bien qu’on n’en fasse pas… Mais, à tout besoin, diten hâblant l’arpenteur, j’ai sur moi trois revolvers… Et unrevolver, tu sais, ce n’est pas une plaisanterie ! On peuts’en tirer avec dix brigands…

La nuit était venue. Le chariot soudain grinçant, hurlant,tremblant, tourna à gauche, comme à regret.

« Où me mène-t-il ? pensa l’arpenteur. Il filait toutdroit, et le voilà qui tourne à gauche. Fichtre, il va me mener, legredin, dans quelque repaire… et… et… Il arrive de ceschoses-là ! »

– Écoute, dit-il au conducteur, alors tu dis que par ici iln’y a pas de danger ?… Quel dommage !… J’aime à me battreavec les brigands !… Je semble maigre et maladif, mais j’ai laforce d’un bœuf… Une fois, j’ai été attaqué par trois brigands… Etque crois-tu ? J’en ai tellement étrillé un que… que,imagine-toi ça, il en est mort ; et les deux autres sont allésà cause de moi en Sibérie, aux travaux forcés… D’où vient ma force,je l’ignore… J’attrape d’une main un géant dans ton genre, et… etje le flanque à terre.

Klîme se retourna vers l’arpenteur. Tout son visage secrispa ; il fouailla son cheval.

– Oui, l’ami, continua l’arpenteur, je ne conseillerai àpersonne de s’en prendre à moi. Non seulement le brigand y laisserabras ou jambes, mais il devra encore passer devant le tribunal. Jeconnais tous les commissaires et les juges. Je suis un homme enfonctions… quelqu’un dont on a besoin… Je suis en route, et lesautorités le savent… Elles veillent à ce que personne ne me fassedu mal. Derrière le moindre buisson sont postés, sur tout lechemin, des officiers de policé et des centeniers… Arrête,arrête !… cria tout à coup l’arpenteur. Où vas-tu ? Où meconduis-tu ?

– Ne le voyez-vous pas ? Dans un bois !

« Effectivement, pensa l’arpenteur, c’est un bois. Et moiqui ai eu peur !… Il ne faut pourtant pas laisser voir soninquiétude… Il a déjà remarqué que j’ai peur… Pourquoi seretourne-t-il si souvent vers moi ? Il combine assurémentquelque chose… Avant, il avançait à peine, toujours au pas, et,maintenant, ce qu’il galope ! »

– Écoute, Klîme ! Pourquoi pousses-tu si fort toncheval ?

– Je ne le pousse pas… c’est lui qui va de ce train-là…Quand il s’y est mis il n’y a plus moyen de l’arrêter… Il en estmalheureux lui-même d’aller si vite…

– Tu mens, l’ami ! Je vois que tu mens !Seulement je ne te conseille pas d’aller si vite… Retiens toncheval !… Entends-tu ? retiens-le !

– Pourquoi ?

– Pourquoi ?… Parce que quatre de mes collèguesdoivent me rejoindre. Il faut qu’ils puissent me rattraper dans cebois… Il sera plus gai de voyager ensemble… Ce sont des gens forts…bien découplés… Chacun a son pistolet… Qu’as-tu à te retourner toutle temps, et à remuer comme sur des aiguilles ? Hein ?Moi, l’ami, je… Il n’y a pas, l’ami, à se retourner versmoi !… Il n’y a en moi rien d’intéressant… Mes revolvers,peut-être, seulement ?… Tiens, si tu veux, je peux te lesmontrer… Tu le veux ?…

L’arpenteur fit semblant de fouiller dans ses poches, et, à cemoment-là, se produisit ce à quoi il ne pouvait s’attendre malgrétoute sa poltronnerie… Klîme dégringola tout à coup de la charretteet alla se jeter à quatre pattes dans le fourré.

– Au secours ! se mit-il à crier à pleine voix ;au secours ! Prends, damné, mon cheval et ma charrette, maisne me tue pas !… Au secours !

On entendit des pas rapides qui s’éloignaient, un bruit de boisbrisé ; et ce fut le silence… L’arpenteur, qui ne s’attendaitpas à cela, arrêta tout d’abord le cheval, puis se rassit, seréinstalla dans la charrette et se mit à penser…

« Il s’est sauvé… Il a eu peur, l’imbécile… Maintenant, quefaire ? Je ne puis continuer mon voyage ; je ne connaispas la route, et on va croire que je lui ai volé son cheval… Quefaire ?… »

– Klîme !… Klîme !…

– Klîme !… répondit l’écho.

À l’idée qu’il devrait passer toute la nuit dans un bois noir,au froid, à n’écouter que des loups, l’écho et l’ébrouement ducheval efflanqué, l’arpenteur sentit son dos se crisper comme aufroid d’une râpe.

– Mon petit Klîme ! cria-t-il, mon ami ! Oùes-tu, Klîmouchka[11] ?

L’arpenteur cria près de deux heures. Ce ne fut qu’après s’êtreenroué et s’être fait à l’idée de coucher dans le bois qu’unsouffle d’air apporta jusqu’à lui un faible gémissement.

– Klîme ! Est-ce toi, mon ami ?Partons !

– Tu… tu me tueras…

– Mais j’ai plaisanté, mon ami ! Que Dieu mepunisse ! j’ai plaisanté ! Est-ce que j’ai desrevolvers ? J’ai menti par peur. Fais-moi cette grâce,partons ! Je gèle.

Klîme, ayant sans doute réfléchi qu’un véritable brigand auraitdéjà disparu depuis longtemps avec le cheval et la charrette,sortit du bois, et s’approcha avec circonspection de sonvoyageur.

– Allons, nigaud, de quoi as-tu eu peur ? J’ai…plaisanté, et tu as pris peur !… Monte !

– Que Dieu soit avec toi, bârine[12] , grogna Klîme en montant dans latélègue. Si j’avais su, pour cent roubles je ne t’aurais pasconduit !… J’ai failli mourir de peur…

Klîme donna un coup de fouet au cheval… La charrette trembla…Klîme donna un second coup… la charrette s’ébranla… Au quatrièmecoup, quand la charrette démarra, l’arpenteur se couvrit lesoreilles avec le col de son manteau et se mit à songer. La route etKlîme, maintenant, ne lui paraissaient plus dangereux.

1885.

Partie 11
LE SOUS-OFF PRICHIBÈIÉV

– Sous-officier Prichibèiév, vous êtes accusé d’avoir, ce 3septembre, insulté en paroles et en fait le garde rural Jîguine,l’échevin de district Aliâpov, le centenier Iéfîmov, les notablesIvânov et Gavrîlov, et six paysans. Les trois premiers ont étéinsultés par vous en service commandé. Vous reconnaissez-vouscoupable ?

Prichibèiév, vieux sous-off ridé, mal rasé, porte militairementses mains à la couture de son pantalon et répond d’une voix rauque,étouffée, en martelant chaque mot, comme s’il commandait :

– Votre Haute Noblesse, monsieur le juge de paix, enconséquence de tous les articles de la loi, il se trouve une raisonde certifier toute circonstance par action réciproque. Le coupable,ce n’est pas moi, mais tous les autres. Toute l’affaire est venue –Dieu ait son âme ! – d’un cadavre mort. Je m’en allais, le 3du mois, tranquillement et noblement avec ma femme Annphîssa, et jevois sur la berge un tas de gens de toute sorte. De quel droit,demandé-je, ces gens se sont-ils attroupés là ? Pourquoicela ? Est-il dit dans la loi que les gens doivent marcher entroupeau ? Je crie : « Dispersez-vous ! »Je me mets à bousculer les gens pour qu’ils rentrent chez eux,j’ordonne au centenier de les faire filer…

– Pardon, vous n’êtes ni le garde rural, ni l’ancien ;est-ce votre affaire de faire circuler les gens ?

– Ce n’est pas son affaire ! Pas son affaire !crient des voix de différents coins de la salle. Il ne nous laissepas vivre, Votre ’oblesse !… Il y a quinze ans que nous lesupportons !… Depuis qu’il est de retour du service, c’est às’enfuir du village ! Il nous a tous mis à bout !

– C’est justement ça, Votre ’oblesse, dit l’ancien, citécomme témoin. C’est toute la commune qui se plaint. Il n’y a pasmoyen de vivre avec lui ! Que nous portions les icônes, qu’ily ait un mariage, ou, enfin, à toute occasion : partout ilcrie, il braille, fait du service !… Il tire les oreilles auxpetits, surveille les femmes pour qu’il ne leur arrive rien, toutcomme s’il était leur beau-père… Un de ces jours il a fait le tourdes isbas et a donné l’ordre de ne pas chanter et de ne pas avoirde lumière le soir ; il n’y a pas, dit-il, de loi qui permettequ’on chante…

– Attendez, dit le juge de paix, vous aurez le temps dedéposer. Que Prichibèiév continue à dire ce qu’il a à dire.Continuez, Prichibèiév !

– À vos ordres, monsieur ! dit le sous-officier de savoix enrouée. Vous daignez dire, Votre Haute Noblesse, que ce n’estpas mon affaire de faire circuler les gens… Bon, monsieur !…Et s’il arrive quelque désordre ?… Est-ce que l’on peutpermettre que les gens fassent du désordre ? Où est-il écritdans la loi que l’on laisse la liberté aux gens ? Je ne peuxpas le permettre, monsieur. Si je ne les fais pas circuler et neles menace pas, qui le fera ? Personne ne connaît lesvéritables règlements, et, moi seul, dans tout le village, on peutle dire, Votre Haute Noblesse, je sais comment il faut traiter lesgens de basse condition ; et je peux, Votre Haute Noblesse,tout comprendre. Je ne suis pas moujik, mais sous-officier fourrieren retraite, qui a servi à Varsovie, à l’état-major ; ensuite,après ma libération, daignez-le savoir, j’ai servi commepompier ; puis, par faiblesse et maladie, j’ai quitté lespompiers, et ai servi deux ans comme portier dans un progymnaseclassique de jeune gens… Je connais tous les règlements, monsieur.Mais les moujiks sont des gens simples ; ils ne comprennentrien ; mais ils doivent m’écouter parce que j’agis pour leurpropre bien. Prenons, par exemple, cette affaire… Je fais circulerles gens, et il se trouve sur le sable de la rive le cadavre noyéd’un homme mort. C’est en se basant sur quoi, demandé-je, qu’il setrouve là ? Est-ce de l’ordre ? Que fait le garderural ? Pourquoi, dis-je, garde, n’as-tu pas prévenu lesautorités ? Peut-être ce défunt noyé s’est-il noyé lui-même,ou peut-être est-ce une affaire qui sent la Sibérie !Peut-être est-ce un meurtre criminel… Et le garde rural Jîguine n’yfait aucune attention ; il continue à fumer sa cigarette.« Qu’est-ce que vous avez, dit-il, à faire le donneurd’ordres ? D’où est-ce qu’il sort ? dit-il. Est-ce quenous ne savons pas, sans lui, ce que nous avons àfaire ! » Conséquemment, lui dis-je, espèce d’imbécile,tu ne le sais pas, puisque tu restes là sans faire attention.« Dès hier, me dit-il, je l’ai fait savoir au commissairerural. » Pourquoi donc ça, lui demandé-je, au commissairerural ? En vertu de quel article du code des lois ?Est-ce que dans les affaires où il y a des noyés ou des étranglés,ou autres choses semblables, le commissaire rural peut quelquechose ? C’est là, lui dis-je, une affaire criminelle, civile…Il faut, dans cette affaire, dis-je, envoyer au plus vite uneestafette à M. le juge d’instruction et aux juges, s’il vousplaît ! Et tout d’abord, tu dois dresser un procès-verbal, etl’envoyer à M. le juge de paix. Et lui, le garde rural, il nefait qu’écouter et rire ! Et les moujiks aussi… Tous riaient,Votre Haute Noblesse. Je peux en témoigner sous serment. Celui-ci ari, celui-là aussi, et Jîguine a ri. Pourquoi, leur dis-je,montrez-vous vos dents ? Et le garde rural se met àdire : « Les affaires comme celle-ci, ne sont pas de ladépendance du juge de paix. » Ces mots-là m’ont donné chaud…Garde rural – demande Prichibèiév à Jîguine – tu as bien ditça ?

– Oui, je l’ai dit.

– Tout le monde a entendu comme tu as dit ça devant lesimple peuple : « Ces affaires ne sont pas de ladépendance du juge de paix. » Tout le monde l’aentendu !… Cela m’a donné chaud, Votre Haute Noblesse, et,même, j’en ai eu peur. « Répète, dis-je, répète, individu, ceque tu as dit ! » Et il le répète… Moi, je me jette surlui. « Comment, dis-je, oses-tu t’exprimer ainsi au sujet deM. le juge de paix ? Tu es garde rural, et tu vas contrel’autorité ? Hein ? Sais-tu, lui dis-je, que pour depareilles paroles, M. le juge de paix, peut, s’il le veut,t’envoyer à la direction de la gendarmerie du gouvernement pourconduite suspecte ? Oui, sais-tu, dis-je, où M. le jugede paix peut t’envoyer pour de pareilles parolespolitiques ? » Et l’échevin se met à dire :« Le juge de paix ne peut rien au delà de ses limites. Seulesles petites affaires sont de sa dépendance. » Lui aussi l’adit ; tous l’ont entendu !… « Comment donc oses-tu,dis-je, abaisser l’autorité ? Mais, dis-je, ne plaisante pasavec moi ; autrement, l’ami, ça va faire vilain ! »Autrefois, à Varsovie, ou bien quand j’étais portier au progymnaseclassique de jeunes gens, lorsque j’entendais des mots quin’allaient pas, je regardais dans la rue si je n’apercevais pas ungendarme : « Viens ici, lui disais-je, cavalier, »et je lui rapportais tout. Mais là, dans un village, à qui ledire ?… La colère me prit. J’ai été choqué de ce que les gensd’à présent s’oublient dans leur fantaisie et leurdésobéissance ; et j’ai levé le bras… et non pas, bien sûr,trop fort, mais comme ça, régulièrement, doucement, pour qu’iln’ose pas dire à votre sujet, Votre Haute Noblesse, de pareilsmots… Le garde rural défendit l’échevin. Et moi, conséquemment,j’ai cogné le garde rural… Et ça a marché… Je me suis échauffé,Votre Haute Noblesse, mais est-ce qu’on peut se passer decogner ? Si on ne cogne pas un imbécile, on en a le péché surla conscience ; surtout lorsqu’il y a une raison… et s’il y adu désordre…

– Permettez ! Pour obvier aux désordres, il y aquelqu’un. Il y a pour cela le garde rural, l’ancien de village, lecentenier…

– Le garde rural ne peut pas tout surveiller, et il necomprend pas ce que je comprends…

– Mais comprenez bien que ce n’est pas votreaffaire !

– Comment, monsieur ? pas mon affaire ! C’estétrange, monsieur !… Les gens font du désordre, et ce n’estpas mon affaire ! Ils se plaignent que j’empêche de chanter…Mais qu’est-ce qu’il y a de bon dans les chansons ? Au lieu des’occuper à travailler, ils chantent… Et ils ont encore pris lamode d’allumer le soir. Il faut se coucher pour dormir, et ilscausent, ils rient ! J’en ai pris note, monsieur !

– Qu’avez-vous pris en note ?

– Ceux qui ont de la lumière.

Prichibèiév tire de sa poche un papier graisseux, ajuste seslunettes, et lit :

– Paysans qui allument le soir : Ivane Prôkhorov,Sâvva Mikîforov, Piôtre Piétrov, la femme du soldat, Choûstrova,veuve qui vit en dérèglement prohibé avec Sémiône Kîsslov… IgnateSvertchok s’occupe de sorcellerie, et sa femme, Mâvra, est unesorcière qui va, la nuit, traire les vaches des autres.

– Il suffit ! déclare le juge de paix.

Et il commence à interroger les témoins.

Le sous-officier Prichibèiév relève ses lunettes sur son frontet regarde avec étonnement le juge de paix, qui n’est évidemmentpas de son côté. Ses yeux saillants brillent ; son nez devientrouge vif. Il regarde le juge de paix, les témoins ; il nepeut pas comprendre pourquoi le juge de paix est si ému, etpourquoi, de tous les coins de la salle, on entend tantôt desmurmures, tantôt des rires étouffés. Le verdict est égalementincompréhensible pour lui : un mois de prison.

– Pourquoi ça ! dit-il, ouvrant les bras, sanscomprendre. Par quelle loi ?

Il est clair pour lui que le monde a changé et qu’il n’est pluspossible d’y vivre. Des pensées sombres, déprimantes l’envahissent.Mais sorti de la salle, et voyant les moujiks qui s’assemblent etparlent de quelque chose, il met, par une habitude qu’il ne peutvaincre, les mains au long de la couture de son pantalon et cried’une voix enrouée, furieuse :

– Gens, circulez !… Ne vous attroupez pas !Rentrez chez vous !

1885.

Partie 12
AH ! PUBLIC !

« Fini, je ne boirai plus ! Pour rien… rien aumonde !… Il est temps de se faire une raison. Il fauttravailler, trimer… On aime à toucher ses appointements, donc ilfaut travailler honnêtement, avec ardeur, en conscience, en prenantsur son repos et sur le sommeil. Cesse de te mignarder !… Tut’es habitué, l’ami, à recevoir tes gages sans les gagner ; etc’est mal !… C’est mal. »

Le contrôleur-chef Podtiâguine, après s’être fait diversesadmonitions de ce genre, ressentit soudain une incoerciblepropension au travail. Bien qu’il fût près de deux heures du matin,il réveilla ses contrôleurs et les emmena, dans les wagons,vérifier les billets.

– Vos billets !… clamait-il en faisant fonctionnergaiement sa pince.

Enveloppées dans la demi-obscurité du wagon les silhouettesendormies sursautent, encensent de la tête et tendent lesbillets.

– Vos billets ? demande Podtiâguine à un voyageur deseconde classe, homme malingre, tendineux, emmitouflé dans sapelisse et dans un plaid, et entouré de coussins… Vos…billets !

Plongé dans le sommeil, l’homme malingre ne répond pas. Lecontrôleur-chef lui touche l’épaule, et répèteimpatiemment :

– Vos… billets !…

Le voyageur tressaille, ouvre les yeux et regarde Podtiâguineavec effroi.

– Quoi ?… Hein ?

– Je vous le demande poliment : vos… billets !Ayez l’obligeance de…

– Mon Dieu ! gémit l’homme malingre avec une mineéplorée. Seigneur, mon Dieu ! Je souffre de rhumatisme… voilàtrois nuits que je ne dors pas, j’ai pris de la morphine pourdormir, et vous venez me tarabuster avec vos billets ! Il fautêtre sans pitié !… inhumain ! Si vous saviez combien ilm’est difficile de m’endormir, vous ne me dérangeriez pas pour unepareille niaiserie… C’est être sans pitié… Ça n’a pas de bonsens !… Et quel besoin avez-vous de mon billet ?… C’estmême bête !

Podtiâguine se demande s’il faut se fâcher, et décide qu’il lefaut.

– Vous n’avez pas à crier ici, dit-il, ce n’est pas uncabaret !

– Du moins, au cabaret, fait le voyageur, toussant, lesgens sont plus humains. Que j’aille me rendormir maintenant !…Et, c’est étonnant : j’ai voyagé partout à l’étranger sans quepersonne me demande de billet, et ici, tout le temps, comme si lediable les poussait, on ne fait que ça !…

– Eh bien, allez-y à l’étranger si vous vous yplaisez !

– C’est bête, monsieur !… Oui ! Ce n’est pasassez d’empoisonner les voyageurs dans la fumée, l’excès dechauffage et les courants d’air, on veut encore, du diable, lesaccabler de formalités !… Il a besoin de mon billet !…Dites-moi un peu, quel zèle !… Si encore c’était sérieusementpour le contrôle, mais la moitié du train voyage sansbillets !

– Écoutez, monsieur, dit Podtiâguine devenant rouge,veuillez répéter ce que vous venez de dire ! Si vous ne cessezpas de crier et de déranger le public, je vais être obligé de vousfaire descendre à la prochaine station, et de dresser acte de lachose.

– C’est révoltant ! s’indignent les voyageurs. Il s’enprend à un malade !… Voyons, ayez donc de la pitié !

– Mais, fait Podtiâguine, s’effarant, c’est monsieurlui-même qui se fâche ! Bon, je ne prendrai pas sonbillet !… À votre volonté… Mais vous le savez bien, c’est monservice qui l’exige ! Ah ! bien sûr, si ce n’était pasmon service… Vous pouvez le demander au chef de gare… à qui vousvoudrez…

Podtiâguine s’éloigne en levant les épaules. D’abord il se sentoffensé et malmené, mais, ayant contrôlé deux ou trois wagons, ilcommence à ressentir en son âme de conducteur-chef une certaineinquiétude, ressemblant à du remords.

« En effet, se dit-il, je n’aurais pas dû réveiller cemalade. D’ailleurs, ce n’est pas ma faute. Ils s’imaginent que jele fais par fantaisie, par oisiveté, que ce n’est pas mon servicequi l’exige… S’ils ne le croient pas, je vais leur amener le chefde gare. »

Une station. Cinq minutes d’arrêt.

Avant le troisième coup de cloche, Podtiâguine entre dans lewagon de seconde que nous connaissons. Derrière lui se montre unchef de gare, coiffé de sa casquette rouge.

– Voici ce monsieur, commence Podtiâguine, qui dit que jen’ai pas le droit de lui demander son billet, et… et qui s’offense.Je vous prie, monsieur le chef de gare, de lui dire si je fais monservice en demandant les billets, ou si j’agis à la légère ?Monsieur, – dit-il à l’homme malingre, – vous pouvez, si vous ne mecroyez pas, demander au chef de gare !

Le malade sursaute comme si on le piquait, ouvre les yeux et, lamine dolente, s’accote au dossier du divan.

– Mon Dieu, après une seconde dose, je commençais à peine àfermer l’œil, et le revoilà !… Le revoilà !… De grâce,ayez pitié de moi !…

– Vous pouvez, tenez, parler avec M. le chef degare !… savoir si j’ai ou si je n’ai pas le droit de vousdemander votre billet !

– C’est insupportable ! Tenez, le voici, votrebillet ! Le voici ! J’en prendrai cinq autres s’il lefaut, mais laissez-moi mourir tranquille ! N’avez-vous doncjamais été malade ? Gens insensibles !

– C’est vraiment de la dérision ! s’écrie, indigné, unofficier en uniforme. Je ne puis pas comprendre autrement cetteinsistance !

– Venez, fait le chef de gare, fronçant les sourcils ettirant Podtiâguine par la manche.

Podtiâguine hausse les épaules et suit lentement le chef degare. « Va les contenter ! se dit-il, stupéfait. J’aiappelé le chef de gare pour que le voyageur comprenne et se calme,et le voilà qui… hurle ! »

Autre gare. Dix minutes d’arrêt.

Avant le second coup de cloche, tandis que Podtiâguine, deboutau comptoir du buffet, boit de l’eau de seltz, deux messieursl’abordent, l’un en uniforme d’ingénieur, l’autre en capoted’officier.

– Écoutez, monsieur le contrôleur-chef, dit l’ingénieur àPodtiâguine, votre conduite envers le voyageur malade a indignétout le compartiment. Je suis l’ingénieur Pouzîtski[13] , et voici monsieur… qui est colonel.Si vous ne faites pas des excuses au voyageur malade, nousenverrons une plainte au chef du mouvement, que nous connaissonstous les deux.

– Messieurs, fait Podtiâguine intimidé, mais je… maisvous…

– Il n’y a pas besoin d’explications. Nous vous prévenonsque, si vous ne faites pas d’excuses, nous prenons le voyageur sousnotre protection.

– Bien, je… je… Soit, je vais m’excuser… Soit !…

Une demi-heure après, Podtiâguine, ayant préparé une phrased’excuses pouvant contenter le voyageur, sans rabaisser sa dignité,rentre dans le wagon.

– Monsieur, dit-il au voyageur, monsieur,écoutez-moi !

Le malade tressaille, sursaute.

– Quoi ?

– Je… comment dire ?… Ne vous offensez pas…

– Ah ! de l’eau !… dit le malade, étouffant,portant la main à son cœur. J’ai pris une troisième dose demorphine ; je commence à m’endormir, et… une troisièmefois !… Mon Dieu, quand donc ce supplicefinira-t-il ?…

– Je… hum… excusez-moi.

– Écoutez !… Faites-moi descendre à la prochainestation ; je n’en puis plus… je… je meurs…

– C’est mal, c’est infect ! s’irritent les voyageurs.Sortez d’ici. Vous paierez cette raillerie-là. Horsd’ici !

Podtiâguine fait un geste navré, soupire et sort. Il se retiredans le wagon de service, s’assied, harassé, devant la table, etgémit : « Ah ! public !… Allez lecontenter ! Allez faire votre service, prendre de lapeine !… Malgré soi, on se moque de tout et on se met à boire…Vous ne faites rien, on se fâche ; vous vous mettez àtravailler, on se fâche aussi… Buvons ! »

Podtiâguine lampe d’un coup une demi-bouteille de vodka et nepense plus au travail, ni au devoir, ni à l’honnêteté.

1884.

Partie 13
DE MAL EN PIS

Assis chez le maître de chapelle Grâdoussov, et tournant entreses doigts une convocation du juge de paix, l’avocat Kaliâkinedisait :

– Vous avez beau faire, Dossifèy Pétrôvitch, vous êtes enfaute. J’ai pour vous de l’estime et reconnais vos bonnesintentions, mais je dois vous faire observer, à regret, que vousêtes dans votre tort. Oui, monsieur, dans votre tort ! Vousavez offensé mon client Déréviâchkine… Voyons, pourquoi l’avez-vousoffensé ?

– Qui diable l’a offensé ? s’écria avec feuGrâdoussov, grand vieillard au front étroit, ne promettant guère,aux épais sourcils et portant à la boutonnière une petite médaillede bronze. Je ne lui ai fait qu’une semonce morale, pas plus !Il faut former les imbéciles. Si on ne le fait pas, ilspullulent.

– Mais ce n’est pas une semonce que vous lui avez faite,Dossifèy Pétrôvitch ! Comme il l’articule, dans sa plainte,vous l’avez tutoyé en public, l’appelant âne, gredin, et ainsi desuite… Vous avez même levé le bras une fois comme si vous alliezvous porter à des voies de fait.

– Comment ne pas le battre s’il le mérite ? Je necomprends pas !

– Mais comprenez bien que vous n’avez aucun droit de fairecela !

– Pas le droit ? Ah ! ça, pardon,monsieur !… Allez raconter ça à d’autres, mais ne me leurrezpas, je vous en prie. Après qu’il eut été prié, le poing sur lanuque, de quitter la maîtrise épiscopale, il est resté dix ans dansla mienne. Je suis son bienfaiteur, si cela vous intéresse. S’ilest fâché de ce que je l’aie chassé de ma maîtrise, à qui lafaute ? Je l’ai chassé parce qu’il fait le philosophe. Seulpeut philosopher l’homme instruit, celui qui a suivi des cours,mais lorsqu’on est un sot, un esprit moyen, il faut rester dans soncoin, et se taire !… Tais-toi et écoute parler lessages ! Mais lui, le butor, il tâchait toujours d’envoyer deschoses extraordinaires. Pendant les répétitions ou la messe, ilparlait de Bismarck ou de quelque autre Gladstone. Cette canaille,croyez-vous, était abonné à un journal ! Combien de fois,pendant la guerre russo-turque, lui ai-je flanqué sur les dents,vous ne pouvez pas vous l’imaginer ! Au lieu de chanter, il sepenchait vers les ténors et commençait à leur raconter que lesnôtres avaient fait sauter à la dynamite le croiseurLufti-Djélil… Est-ce que l’on agit ainsi ? Il estagréable, évidemment, que les nôtres aient eu le dessus ; maisce n’est pas une raison pour ne pas chanter… On a le temps decauser après la messe. Bref, c’est un cochon !

– Par conséquent, vous l’aviez insulté aussiauparavant ?

– Avant, il ne s’en offensait pas. Il sentait que jefaisais ça pour son bien. Il comprenait !… Il savait qu’il estmal de contredire ses anciens et ses bienfaiteurs ; maisdepuis qu’il est entré comme expéditionnaire à la police, c’estfini ; il ne se voit plus où il est et a cessé de comprendre.« Je ne suis plus, dit-il, un chantre, mais un fonctionnaire.Je passerai, dit-il, l’examen d’accession aux rangs… » Et tues un sot, lui dis-je… Tu ferais mieux de moins pousser dephilosophie et de te moucher plus souvent. Ce serait mieux que depenser aux rangs. Tu n’es pas né pour eux, lui dis-je, mais pour lamédiocrité… Il ne veut rien entendre !… Ne prenons que monaffaire ? Tenez, pourquoi m’appelle-t-il devant le juge depaix ? N’est-ce pas un fils de Cham ? J’étais au traktirde Samoplioûiév à prendre du thé avec notre marguillier. Il y avaitdes gens en masse, pas une place libre… Je regarde ; il est làassis, avec ses camarades expéditionnaires et s’enfile de la bière.Il fait le beau, lève le nez, pérore, roule les bras…J’écoute : il parlait du choléra… Hein, qu’auriez-vousfait ? Il philosophait ! Moi, savez-vous, je me tais, jepatiente… Bavarde, me dis-je, bavarde… La langue n’a pas d’os… Toutà coup, par malheur, l’orgue se met à jouer… Ça l’entraîne, legoujat ; il se lève, et dit à ses amis : « Buvons àla prospérité ! Je suis fils de ma patrie, s’écrie-t-il, etslavophile de mon pays ! J’offre la seule poitrine que j’aie.Ennemis, mettez-vous sur un rang ; celui qui n’est pas de monavis veuille paraître ! » Et il frappa la table du poing.Je n’ai pas pu y résister… Je me suis approché et lui ai ditdélicatement : « Écoute, Ôssip… si, – cochon que tu es, –tu ne comprends rien, tu ferais mieux de te taire et de ne pasraisonner ! Un homme instruit peut faire le savant, mais toireste tranquille ! Tu es un puceron, de la cendre… Je luienvoie un mot, et il en répond dix… Et ça marcha, ça marcha… Jeparle pour son bien, et lui répond par bêtise… Il s’est piqué et aporté plainte…

– Oui, soupira Kaliâkine,… c’est mauvais. C’est parti dequelques riens, et le diable sait ce qui en est advenu. Vous êtespère de famille, un homme respecté, et il y aura un jugement, desinterprétations, des racontars, des arrêts… Il faut terminer cetteaffaire, Dossifèy Pétrôvitch. Nous avons pour cela un moyen auquelconsent Déréviâchkine. Venez aujourd’hui avec moi à six heures aurestaurant Samoplioûiév quand les expéditionnaires, les auteurs, etle reste du public, devant lequel vous l’avez insulté, s’ytrouvent, et vous vous excuserez. Déréviâchkine alors retirera saplainte. Est-ce compris ? Je vous le dis en ami… Vous avezinsulté Déréviâchkine, l’avez couvert de honte, et, surtout, vousavez suspecté ses sentiments dignes de louange, et, même, les avez…profanés. De notre temps, voyez-vous, on ne peut pas agirainsi ! Il faut plus de prudence. On a donné à vos paroles unecouleur, comment vous dire, qui, de notre temps… bref, ce n’estplus ça !… Il est six heures moins le quart… Voulez-vous veniravec moi ?

Grâdoussov hocha la tête, mais quand Kaliâkine lui eut marqué enteintes vives la « couleur » donnée à ses paroles, et sesconséquences, Grâdoussov prit peur et consentit.

– Écoutez bien, lui suggérait l’avocat tandis qu’ils serendaient au cabaret, excusez-vous comme il faut, en forme.Approchez-vous de lui et dites-lui « vous »… :« Excusez-moi… je retire mes paroles. » Et autres chosesdans ce genre-là.

Arrivant au cabaret, Grâdoussov et Kaliâkine y trouvèrent touteune assemblée. Il y avait des marchands, des acteurs, desfonctionnaires de la police, en un mot toute la « bande »habituée à y boire, les soirs, du thé ou de la bière. Au milieu deses confrères était assis Déréviâchkine, garçon d’un âgeindéterminé, rasé, de grands yeux immobiles, le nez aplati et descheveux si rudes que, à les voir, on éprouvait le désir de se cirerles bottes… Sa figure était si heureusement tournée qu’on y pouvaittout deviner d’un coup : et qu’il était ivrogne et qu’ilchantait la basse, et qu’il était bête, mais pas au point de ne passe croire très intelligent. En voyant entrer le maître de chapelle,il se souleva et agita ses moustaches comme un chat. L’assemblée,apparemment prévenue qu’il y allait avoir une amende honorable,dressa les oreilles.

– Voilà… annonça Kaliâkine en entrant. M. Grâdoussovconsent.

Le chef de chapelle dit quelques bonjours, se moucha bruyamment,devint rouge, et avança vers Déréviâchkine.

– Excusez-moi… marmonna-t-il sans le regarder, enfonçantson mouchoir dans sa poche. En présence de toute la société, jeretire mes paroles.

– Je vous excuse, dit Déréviâchkine de sa voix de basse.(Et regardant victorieusement le public, il s’assit.) J’aisatisfaction… Monsieur l’avocat, je vous prie d’arrêterl’affaire !

– Je m’excuse, continua Grâdoussov. Excusez-moi… Je n’aimepas à faire de mécontents… Si tu veux que je te dise« vous », soit, je te le dirai… Si tu veux que je tetienne pour un homme d’esprit, soit… je m’en fiche… Je ne suis pasrancunier. Que le malin soit avec toi !…

– Ah ! pardon, s’il vous plaît ! Excusez-vous,mais ne m’injuriez pas !

– Comment ! M’excuser encore ? Je m’excuse !Mais si je ne vous ai pas dit « vous », c’est par oubli.Je ne vais pourtant pas m’agenouiller !… Je m’excuse, etremercie même Dieu que tu aies eu l’esprit de cesser cette affaire.Je n’ai pas le temps de me traîner devant les tribunaux… De ma vieje n’ai pas eu une affaire, et ne veux pas commencer ; et jene te conseille pas… c’est-à-dire, je ne vous…

– Bien sûr ! Ne voulez-vous pas boire à la paix deSan-Stéfano ?

– On le peut… Seulement, frère Ôssip, tu es un cochon… Cen’est pas pour t’insulter, mais c’est comme ça… pour donner unexemple… ; tu es un cochon, frère ! Quand tu as étéchassé par le cou de la maîtrise épiscopale, te souviens-tu commetu te roulais à mes pieds ? Hein ? Et tu oses porter uneplainte contre ton bienfaiteur ! Tu es un groin, ungroin ! Et tu n’en as pas honte ? Messieurs les clients,il n’a pas honte !

– Permettez, s’il vous plaît ! C’est encore desinjures ?

– Quelles injures ? Je te dis ça seulement pourt’instruire. J’ai fait la paix et te dis pour la dernièrefois : je ne pense pas à insulter… Vais-je recommencer avec,toi, démon des bois, après que tu as porté plainte contre tonbienfaiteur ? Bah ! va-t’en au diable ! Je ne veuxmême plus te parler ! Et si je viens de t’appeler par hasardcochon, c’est que tu en es un… Au lieu de prier éternellement pourun bienfaiteur qui t’a nourri pendant dix ans et t’a appris lesnotes, tu portes contre lui une plainte stupide, et tu m’envoiesdes diables d’avocats.

– Ah ! permettez, Dossifèy Pétrôvitch, dit Kaliâkineoffensé, ce ne sont pas des diables qui ont été chez vous, c’estmoi… Faites attention, je vous en prie !

– Mais est-ce que je parle de vous ? Venez même tousles jours chez moi, vous y serez le bienvenu ; seulement jem’étonne, vous qui avez terminé vos études, qui avez reçu del’instruction, que vous défendiez ce dindon au lieu de lechapitrer ! À votre place, je le ferais pourrir en prison. Etpuis, de quoi vous fâchez-vous ? Ne me suis-je pasexcusé ? Que voulez-vous encore de moi ? Je ne lecomprends pas. Vous en êtes témoins, messieurs les clients ;je me suis excusé et ne suis pas disposé à m’excuser une secondefois devant une espèce d’imbécile !

– Vous êtes un imbécile vous-même ! cria Ôssip d’unevoix rauque.

Et d’indignation, il se frappa la poitrine.

– Un imbécile, moi !… Moi ? Et c’est toi qui peuxme dire ça !…

Grâdoussov rougit et se mit à trembler…

– Tu l’oses ? Attrape-moi ça !… Et, en plus det’avoir donné une gifle, gredin, je vais porter plainte contretoi ! Je te montrerai ce que c’est qu’insulter les gens !Messieurs, vous êtes témoins ! Monsieur l’agent, qu’avez-vousà rester là-bas et à regarder ? On m’insulte et vousregardez ? Vous touchez des appointements, et, quand il s’agitde maintenir l’ordre, ce n’est pas votre affaire ? Hein ?Vous pensez que pour vous il n’y a pas de juges ?

L’agent s’approcha, et l’histoire commença.

La semaine suivante, Grâdoussov passait devant le juge de paixpour insultes à Déréviâchkine, à l’avocat et à l’agent, ce dernierinsulté pendant son service. Tout d’abord, Grâdoussov ne comprenaitpas s’il était plaignant ou accusé, mais, quand le juge de paix lecondamna « pour cumul » à deux mois de prison, il eut unsourire amer et grommela.

– Hum… on m’a insulté et je vais être emprisonné… C’estétonnant !… Il faut, monsieur le juge de paix, juger d’aprèsla loi et non pas à votre idée. Feu votre mère Varvâra Serguéièvna,– que Dieu lui donne le royaume des Cieux ! – ordonnait depasser aux verges des gens comme Ôssip, et vous, vous leur donnezraison !… Qu’adviendra-t-il de cela ? Vous les acquittez,les gredins, et un autre les acquittera… Où donc, alors, aller seplaindre ?

– Le délai d’appel est de deux semaines… et je vous prie dene pas discuter. Vous pouvez vous retirer !

– Évidemment… dit Grâdoussov en clignant de l’œil d’un airentendu, à présent on ne peut pas vivre de ses appointements.Malgré soi, si l’on veut manger, il faut mettre des innocents à laboîte… C’est ainsi… Il n’y a pas à récriminer…

– Que dites-vous bien ?

– Rien, monsieur… Je me parle à moi-même… au sujet dehappen sie gewesen[14] …Vous pensez que, parce que vous avez une chaîne dorée, vous êtesau-dessus des lois[15]  ?Ne vous inquiétez pas… Je tirerai ça au clair !

Il faillit y avoir une affaire d’« outrage à un juge depaix », mais l’archiprêtre de la cathédrale intervint, etl’affaire fut étouffée.

En faisant appel, Grâdoussov était certain non seulement d’êtreacquitté, mais même de faire mettre Ôssip en prison. Il le crutaussi pendant la procédure. Au tribunal il se tint tranquille, sansparoles superflues. Une fois seulement, lorsque le président luioffrit de s’asseoir, il fut offensé et dit :

– Est-il donc écrit dans la loi qu’un maître de chapelles’assoie auprès de son chantre ?

Quand la sentence du juge de paix fut confirmée par l’Assembléedes juges[16] , Grâdoussov ferma à demi les yeux…

– Comment ? Quoi, messieurs ? demanda-t-il. Quedois-je entendre, messieurs ? De quoi parlez vousdonc ?

– L’Assemblée a confirmé le jugement du juge de paix. Sicela ne vous satisfait pas, vous pouvez en appeler au Sénat.

– Bon… Nous vous sommes, Excellence, sensiblementreconnaissant de ce jugement « rapide et juste[17]  ». Évidemment des appointementsne suffisent pas pour vivre, je le comprends à merveille ;mais pardon, monsieur, nous trouverons un tribunal intègre.

Je ne répéterai pas tout ce que Grâdoussov débita à l’Assemblée…Présentement, on le juge pour « outrages à l’Assemblée desjuges », et il ne veut rien entendre quand ses connaissancesessaient de lui faire comprendre sa culpabilité… Il est convaincude son innocence. Il croit que, tôt ou tard, on le remerciera pourla découverte des abus qu’il a faite.

– Rien à faire avec cet imbécile ! dit l’archiprêtrede la cathédrale, remuant désespérément les bras. Il ne comprendrien !

1884.

Partie 14
LE RENSEIGNEMENT

Il était midi. Le propriétaire rural Vôldyrév, grand, fort, latête rasée, les yeux saillants, se débarrassa de son pardessus,s’essuya le front de son mouchoir et pénétra timidement dans lebureau. Les plumes grinçaient.

– Où puis-je avoir un renseignement ? demanda-t-il ausuisse qui revenait de porter au fond de la salle un plateau avecdes verres[18] . J’ai à prendre ici un renseignementet en relever copie sur le registre des arrêtés.

– Par ici, s’il vous plaît, monsieur ! Adressez-vous àcelui-là, assis près de la fenêtre ! dit le suisse enindiquant de son plateau la dernière fenêtre.

Vôldyrév s’éclaircit la voix et se dirigea vers la fenêtre. Unjeune homme, paré de quatre houppes sur la tête, pourvu d’un longnez bourgeonné, vêtu d’une tunique d’uniforme déteinte, était assisà une table verte, piquetée de rouge comme le typhus. Son grand nezenfoui dans les paperasses, il écrivait. Une mouche déambulait prèsde sa narine droite, et il allongeait sans cesse dans sa directionla lèvre inférieure et soufflait sous son nez, ce qui lui donnaitune expression très préoccupée.

– Pourrais-je avoir ici un renseignement pour monaffaire ? demanda Vôldyrév. En même temps je dois prendrecopie, dans le registre, d’une décision du 2 mars.

Le fonctionnaire trempa sa plume dans l’encre et regarda s’iln’en avait pas trop pris ; s’étant assuré que sa plume necoulait pas, il se mit à griffonner. Sa lèvre s’allongeaittoujours, mais il n’avait plus à souffler : la mouche avaitdéménagé sur son oreille.

– Puis-je avoir ici un renseignement ? répéta Vôldyrévau bout d’une minute. Je suis le propriétaire Vôldyrév.

– Ivane Alexiéitch… – cria le fonctionnaire à un de sesvoisins, comme s’il ne remarquait pas la présence de Vôldyrév, – tudiras au marchand Iâlikov, quand il viendra au commissariat, defaire viser à la police la copie de sa demande. Je le lui ai ditmille fois !

– Je viens au sujet de mon procès avec les héritiers de laprincesse Gougoûline, murmura Vôldyrév. C’est une affaire connue.Je vous prie instamment de vous occuper de moi.

Le fonctionnaire, toujours sans remarquer Vôldyrév, attrapa lamouche posée sur sa lèvre, la considéra attentivement, puis la jetaà terre. Le propriétaire toussota et se moucha bruyamment dans sonmouchoir à carreaux. Mais cela ne servit à rien ; oncontinuait à ne pas l’écouter. Le silence se prolongea deuxminutes. Vôldyrév tira de sa poche un billet d’un rouble et le posadevant le fonctionnaire sur un registre ouvert. Le fonctionnaireplissa le front, tira le registre à lui, la figure préoccupée, etle ferma.

– Rien qu’un petit renseignement… Je voudrais savoir surquelle base les héritiers de la princesse Gougoûline… Puis-je vousdéranger un instant ?

Mais, occupé de ses pensées, le fonctionnaire se leva, et, sefrottant le coude, alla vers une armoire. Revenu à sa place, uneminute après il reprit le registre. Un rouble se trouvaitdessus.

– Je ne vous dérangerai qu’une minute… Je n’ai besoin qued’un petit renseignement…

Le fonctionnaire n’entendit pas. Il se mit à recopier quelquechose.

Vôldyrév, fronçant les sourcils, regarda désespérément toute lagent écrivante.

« Ils écrivent ! fit-il, en soupirant ; ilsécrivent, que le diable les emporte tous ! »

Et s’étant éloigné de la table du fonctionnaire au long nez, ils’arrêta au milieu du bureau, laissant, avec découragement, tomberses bras. Le suisse, qui repassait, tenant des verres, remarquasans doute son air déconfit, car, s’approchant, il lui demandadoucement :

– Eh bien ? vous avez eu votrerenseignement ?

– Je l’ai demandé, mais on ne veut pas me parler.

– Donnez-lui trois roubles… murmura le suisse.

– J’en ai déjà donné deux.

– Donnez-en encore.

Vôldyrév revint vers la table et posa un billet de trois roublessur le registre ouvert.

Le fonctionnaire attira de nouveau à lui le registre, se mit àle feuilleter, et, tout à coup, comme par hasard, leva les yeux surVôldyrév. Son nez se mit à luire, rougit et se plissa dans unsourire :

– Tiens !… Que désirez-vous ? demanda-t-il.

– Je voudrais un renseignement à propos de mon affaire… Jesuis Vôldyrév.

– Très agréable, monsieur ! Pour l’affaire Gougoûline,monsieur ? Très bien, monsieur ! Alors, que désirez-vousexactement ?

Vôldyrév lui expliqua ce qu’il demandait.

Le fonctionnaire comme emporté dans un tourbillon, se ranima,donna le renseignement, ordonna que l’on fît la copie, offrit unechaise au solliciteur, et tout cela en un clin d’œil. Il parla mêmedu temps qu’il faisait et de la récolte à venir. Comme Vôldyrévpartait, il le reconduisit jusqu’au bas de l’escalier avec dessourires aimables et respectueux, ayant l’air prêt à se prosternerà chaque instant devant lui. Vôldyrév en était gêné, et, obéissantà une impulsion intime, il tira de sa poche un rouble et le glissaau fonctionnaire.

Et ce dernier, saluant et souriant toujours, happa le roublecomme un prestidigitateur, de telle sorte que le rouble ne fit quepasser en l’air dans une lueur…

« En voilà des gens !… » pensa le propriétairesortant dans la rue, et s’essuyant le front avec son mouchoir.

1883.

Partie 15
LE GROS ET LE MAIGRE

Deux amis, l’un gros, l’autre maigre, se rencontrèrent à la garedu chemin de fer Nicolas. Le gros venait de dîner à la gare, et seslèvres, luisantes de beurre, étaient lustrées comme des cerisesmûres. Il sentait le xérès et la fleur d’oranger.

Le maigre venait de descendre de wagon et était chargé devalises, de paquets et de cartons. Il sentait le jambon et le marcde café. Derrière lui se dessinaient une petite femme maigre aumenton long – sa femme – et un grand lycéen avec un œil à demifermé, son fils.

– Porphyriï ! ?… s’écria le gros en apercevant lemaigre, – est-ce toi ?… Mon vieux, que d’hivers, que d’étéssans nous voir !…

– Saints du paradis ! s’exclama le maigre :Mîcha ! !… Mon ami d’enfance !… D’oùsors-tu ?

Les amis s’embrassèrent trois fois et se regardèrent les yeuxmouillés. Tous deux étaient agréablement surpris.

– Mon bon, fit le maigre après les embrassades, voilà ceque je n’attendais pas !… En voilà une surprise !… Maisregarde-moi bien !… Toujours aussi beau que tu l’étais !Le même Adonis ! le même élégant !… Ah ! Seigneur,comme tu es ! Eh bien ! que deviens-tu ? Es-turiche ? Marié ? Moi, tu le vois, je suis déjà marié.Tiens, c’est ma femme, Louisa, née Vantzenbach… luthérienne… Etc’est mon fils, Nathaniel, élève de troisième. Nathaniel, c’est monami d’enfance !… Nous étions ensemble au lycée.

Nathaniel réfléchit un peu et enleva sa casquette.

– Nous étions ensemble au lycée, continua le maigre. Tesouviens-tu comme on te faisait la guerre ? On t’appelaitÉrostrate, parce que tu avais, avec une cigarette, brûlé un livrede la bibliothèque ; et moi, on m’appelait Éphialte, parce quej’étais rapporteur. Oh ! que nous étions enfants !… Necrains rien, mon petit Nathania, approche !… Et voici mafemme, née Vantzenbach… luthérienne.

Nathaniel réfléchit un peu et se glissa derrière le dos de sonpère.

– Alors, mon ami, quelle est ta vie ? demanda le gros,regardant son ami avec enchantement. Où es-tu au service ?Es-tu « arrivé » ?…

– Oui, mon cher ; je suis depuis dix ans assesseur decollège, et j’ai le Saint-Stanislas. Mes appointements ne sont pasgros… Au reste, n’en parlons pas !… Ma femme donne des leçonsde musique ; moi, je fais des porte-cigares en bois.D’excellents porte-cigares. Je les vends un rouble pièce ; sion en prend dix, ou plus, on a, tu le comprends, une réduction… Onvivote comme on peut. J’étais, vois-tu, en province, et,maintenant, je suis chef de bureau ici, dans la mêmeadministration. Je viens d’être nommé. Et toi, où en es-tu ?Tu es, parbleu, déjà conseiller d’État ! Hein ?

– Non, mon cher, monte plus haut, dit le gros ; jesuis déjà conseiller privé… J’ai deux étoiles…

Le maigre pâlit soudain, pétrifié ; mais bientôt sa figures’épanouit en un large sourire. Il sembla que de sa figure et deses yeux jaillissaient des étincelles. Il se ratatina, se courba,se fit plus étroit… Ses valises, ses paquets et ses cartons setassèrent aussi, firent la moue. Le long menton de sa femmes’allongea encore, Nathaniel rassembla les talons et boutonna tousles boutons de son uniforme.

– Je… Excellence… Très agréable !… Un ami, pour ainsidire d’enfance, et devenu tout à coup un si grand seigneur !Hi, hi, hi !

– Bah, laisse ça ! dit le gros, fronçant les sourcils.Pourquoi ce ton-là ? Nous sommes amis d’enfance, pourquoicette révérence bureaucratique ?

– Je vous en prie… que dites-vous ? ricana le maigreen se ratatinant encore plus. La bienveillante attention de VotreExcellence… est une sorte de rosée bienfaisante… Voici, Excellence,mon fils Nathaniel, ma femme Louisa, luthérienne, en quelquesorte…

Le gros voulut répliquer quelque chose, mais il y avait tant derévérences, tant de douceur, de tension respectueuse sur le visagedu maigre, que le conseiller d’État privé en fut écœuré. Il sedétourna du maigre et lui tendit la main pour le quitter.

Le maigre lui serra trois doigts, le salua de tout son corps etse mit à rire comme un Chinois : hi ! hi ! hi !Sa femme sourit. Nathaniel rassembla les talons et laissa tomber sacasquette. Tous les trois étaient agréablement surpris.

1883.

Partie 16
L’EXAMEN POUR LE RANG

– Gâlkine, le professeur de géographie, a une dent contremoi, et croyez bien que je serai refusé aujourd’hui àl’examinte que je passe avec lui, – dit en se frottantnerveusement les mains, et tout en sueur, le receveur du bureau deposte de X…, Iéfime Zakhârytch Fènndrikov, homme à cheveux gris,barbu, pourvu d’une calvitie respectable et d’un ventre imposant. –Aussi sûr que Dieu est Dieu, je serai collé… Et Gâlkine est furieuxcontre moi, tout à fait pour des niaiseries, monsieur… Un jour, ilarrive à mon guichet pour faire recommander une lettre, et sefaufile à travers tout le public, voyez-vous, pour que je prenne salettre d’abord… Les autres après… Ça ne se fait pas !… On abeau appartenir à la classe instruite, il faut observer l’ordre etattendre son tour. Je lui en fis la convenable observation.« Attendez, lui dis-je, votre tour, monsieur. » Il devintrouge, et, depuis ce temps-là, il me poursuit comme Saül. À monpetit Iégôrouckha, il met des 1 et fait circuler en ville à monadresse différents surnoms. Je passe une fois, monsieur, devant lecabaret Kôukhtine ; il se penche à la fenêtre, tenant unequeue de billard, et crie, étant ivre, à travers toute laplace : « Messieurs, voyez le timbre oblitéré quiarrive ! »

Pivomièdov, le professeur de langue russe, qui se trouvait avecFènndrikov près de la porte de l’école de district et fumait aveccondescendance une de ses cigarettes, leva les épaules et lerassura :

– Ne vous inquiétez pas. Il n’y a pas d’exemple que l’onait fait sécher aux examens des gens dans votre cas ; c’estpour la forme !

Fènndrikov se rassura, mais pour peu de temps. Gâlkine, jeunehomme à maigre petite barbe, qui semblait avoir été en partiearrachée, vêtu d’un frac bleu tout neuf et d’un pantalon de toile,traversa l’antichambre. Il regarda sévèrement Fènndrikov, etpassa.

Ensuite le bruit filtra que l’inspecteur arrivait. Fènndrikov sesentit devenir froid et se mit à attendre avec les transes bienconnues des inculpés et des gens qui passent leurs premiersexamens. Le surveillant en titre de l’école, Khâmov, se précipitaau-devant de l’inspecteur. Derrière lui se lança le professeurd’histoire sainte, Zmiéjâlov, en calotte, avec sa croix pastorale.D’autres professeurs se hâtèrent aussi. L’inspecteur primaireAkhâkhov dit à haute voix bonjour à tout le monde, grommela contrela poussière de la rue, et pénétra dans l’école.

Cinq minutes après les examens commencèrent.

On examina, pour devenir maîtres d’école de village, deux filsde prêtres. L’un fut reçu, l’autre refusé. Le refusé se moucha dansun grand mouchoir rouge, attendit un peu, réfléchit et partit. Onexamina ensuite deux engagés volontaires de la troisièmecatégorie.

Puis sonna l’heure de Fènndrikov.

– Quel est votre emploi ? lui demandal’inspecteur.

– Receveur au bureau de poste d’ici, Votre Haute Noblesse,répondit-il en se tenant droit et tâchant de dissimuler letremblement de ses mains. J’ai vingt et un ans de service, VotreHaute Noblesse, et, présentement, on demande des notes pourm’accorder le rang de registrateur de collège ; ce pourquoij’ose me soumettre à l’épreuve afférente au premier rang de lahiérarchie[19] .

– Bon… Faites une dictée.

Pivomiodov se leva, toussa pour s’éclaircir la voix et se mit àdicter d’une voix grasse et pénétrante de basse, tâchant de fairebroncher sur les mots qui s’écrivent autrement qu’ils seprononcent, celui qu’il examinait.

Mais le rusé Pivomiodov eut beau faire, la dictée fut bonne. Lefutur registrateur de collège fit peu de fautes, bien qu’il eût mitplus de soins à la calligraphie qu’à la grammaire.

– La dictée est satisfaisante, dit l’inspecteur.

– J’ose porter à la connaissance de Votre Haute Noblesse,dit Fènndrikov encouragé, en guignant son ennemi Gâlkine, j’osevous informer que j’ai étudié la géométrie dans le manuel deDavydov, et que je l’ai travaillé en partie pendant ses vacancesavec mon neveu Varsonôphiï, élève au séminaire du couvent de laTrinité de Saint-Serge, dit aussi de Béthanie. J’ai étudié laplanimétrie et la stéréométrie… tout le livre…

– La stéréométrie n’est pas dans le programme.

– Non ? Et moi qui ai passé un mois àl’apprendre !… soupira Fènndrikov… Quel dommage !

– Laissons la géométrie pour le moment. Venons à la scienceque vous aimez probablement comme fonctionnaire du ministère despostes. La géographie est la science des facteurs.

Tous les professeurs sourirent respectueusement. Fènndrikov neconvenait pas que la géographie fût la science des facteurs ;ce n’était écrit nulle part, ni dans les règlements de poste, nidans les ordres de la recette ; mais il ditrespectueusement :

– C’est cela même.

Il toussa nerveusement et attendit avec terreur lesquestions.

Son ennemi, Gâlkine, se renversa sur le dossier de sa chaise,et, sans le regarder, demanda lentement :

– Hum… Dites-moi quel est le régime gouvernemental enTurquie ?

– On sait lequel régime… le régime turc.

– Hum… le régime turc !… C’est une motion vague. Lerégime y est constitutionnel. Quels sont les affluents du Gange quevous connaissez ?

– J’ai étudié le livre de Smirnov, mais, pardonnez-moi, jene l’ai pas appris à fond. Le Gange est un fleuve qui s’écoule dansl’Inde… Ce fleuve se jette dans l’Océan.

– Ce n’est pas ce que je vous demande. Quels sont lesaffluents du Gange ? Vous ne le savez pas ? Et où coulel’Araxe ? Vous ne savez pas cela non plus ? C’estétrange… Dans quel gouvernement est Jitômir ?

– Route 18, paquet 121.

Une sueur froide couvrit le front de Fènndrikov. Ses yeux semirent à battre et il fit un tel mouvement de déglutition qu’ilsembla avoir avalé sa langue.

– Je vous le dis comme devant le vrai Dieu, Votre HauteNoblesse, marmotta-t-il. Le père archiprêtre peut attester…certifier… J’ai vingt et un ans de service, et, maintenant, c’estjustement ce que… Je prierai éternellement Dieu pour…

– Bon. Laissons la géographie. Qu’avez-vous préparé enarithmétique ?

– L’arithmétique non plus, je ne l’ai pas préparée à fond.Monsieur le père archiprêtre peut le dire… Je prierai éternellementDieu pour… J’ai commencé à travailler dès l’Intercession de laVierge, et… pas de résultat… ; je suis vieux pour apprendre…Soyez bienveillant pour moi, Votre Haute Noblesse. Faites que j’aieà prier éternellement Dieu pour vous.

Des larmes pendirent aux cils de Fènndrikov.

– J’ai servi honnêtement et de façon irréprochable… Je faismes dévotions tous les ans… Monsieur le père archiprêtre peut lecertifier… Montrez votre grandeur d’âme, Votre HauteNoblesse !

– Vous n’avez rien préparé ?

– J’ai tout préparé, monsieur, mais je ne me rappelle rien…J’aurai bientôt soixante ans, Votre Haute Noblesse. Est-ce qu’onpeut, à cet âge-là, être à l’affût des sciences ?… Soyezbienveillant !

– Il s’est déjà commandé une casquette à cocarde… glissal’archiprêtre Zmiéjâlov en souriant.

– C’est bon, retirez-vous ! dit l’inspecteur.

Une demi-heure après Fènndrikov s’en allait, avec lesprofesseurs, prendre le thé au cabaret Koûkhine, et triomphait. Sonvisage rayonnait, le bonheur luisait dans ses yeux, mais, comme ilcontinuait à se gratter la nuque à toute minute, on voyait qu’unepensée le torturait.

– Quel dommage ! marmottait-il. Hein, dites-moi, degrâce, quelle bêtise de ma part !…

– Mais quoi donc ? demanda Pimoviodov.

– Pourquoi ai-je préparé la stéréométrie quand elle n’estpas dans le programme ? J’y ai passé, la gredine, tout unmois. Quel dommage !

1884.

Partie 17
LE POINT D’EXCLAMATION (CONTE DE NOËL)

La nuit de Noël, Iéfime Fomitch Péréklâdine, secrétaire decollège[20] , se coucha, piqué et même froissé.

– Laisse-moi, force impure ! s’exclama-t-il furieux,quand sa femme lui demanda pourquoi il était si sombre.

Il venait de rentrer d’une soirée au cours de laquelle on avaitdit maintes choses désobligeantes et désagréables pour lui. Onavait d’abord parlé de l’utilité de l’instruction en général, puison en vint au niveau d’instruction des fonctionnaires, et onexprima à ce sujet beaucoup de reproches, des regrets et desmoqueries. Puis, des questions générales on passa, comme il esthabituel dans toutes les sociétés russes, aux personnes.

– Ne prenons que vous, Iéfime Fomitch, lui dit un jeunehomme. Vous avez une belle place… et quelle instruction avez-vousreçue ?

– Aucune, monsieur, répondit modestement Péréklâdine. Mais,dans notre emploi, l’instruction n’est pas nécessaire. Il n’y aqu’à écrire correctement ; cela suffit…

– Et où avez-vous donc appris ainsi à écrirecorrectement ?

– L’habitude, monsieur… En quarante années de service, onpeut se faire la main… D’abord, naturellement, ç’a étédifficile ; je faisais des fautes ; puis je me suishabitué, monsieur…, et ça marche…

– Et la ponctuation ?

– La ponctuation aussi… Je la mets correctement…

– Hum… dit le jeune homme, déconcerté. Mais l’habitude estautre chose que l’instruction. C’est peu que vous mettiez laponctuation… très peu, monsieur !… Il faut la mettre avecdiscernement ! Si vous mettez une virgule, il faut vous rendrecompte de la raison pour laquelle vous la mettez… Oui,monsieur ! Votre orthographe inconsciente… à réflexes… ne vautpas un liard. C’est de la fabrication mécanique, et rien autre.Péréklâdine se tut et fit même un sourire modeste. (Le jeune hommeétait fils d’un conseiller de cinquième classe et était lui-même dela dixième.)

Mais à présent Péréklâdine, en se couchant, était transportéd’indignation et de colère.

« J’ai servi quarante ans, pensait-il, et personne ne m’atraité d’imbécile ; et là, regarde un peu, quelles critiquesj’ai trouvées !… « Orthographe inconsciente…réflecturée !… Fabrication mécanique !… » Ah !va au diable !… Peut-être que je comprends mieux que toi, sansêtre passé par les Universités ! »

Ayant adressé mentalement à son critique toutes les injuresconnues, et s’étant réchauffé sous sa couverture, Péréklâdines’apaisa.

« Je sais… pensait-il en s’endormant… je comprends… Je nemets pas deux points là où il faut une virgule ; doncj’entends, je comprends… Oui… jeune homme, c’est ainsi !… Ilfaut ne juger les vieux qu’après avoir vécu et servi… »

Devant les yeux clos de Péréklâdine sommeillant surgit soudain,comme un météore traversant un peuple de nuages noirs et souriants,une virgule de feu. Puis une seconde virgule apparut… unetroisième ; et bientôt tout l’horizon infini et sombre,déroulé devant son imagination, se couvrit de masses compactes devirgules volantes…

« Ne prenons que ces virgules… continua Péréklâdine,sentant, à l’approche du sommeil, ses membres s’engourdirdoucement. Je les comprends très bien… Je peux, si tu veux, trouverla place de chacune… et avec discernement, pas au hasard !…Fais-moi passer un examen, tu verras… Les virgules se mettent àdifférentes places ; à certaines places, il en faut ; àd’autres, pas. Plus un acte est embrouillé, plus il faut devirgules. On en met devant « qui » et devant« quoi »… Si dans un acte on énumère des fonctionnaires,il faut séparer par une virgule le nom de chacun d’eux… Je saisça ! »

Les virgules dorées tourbillonnèrent et disparurent. À leurplace surgirent des points ignés.

« Et le point se met à la fin du texte… continua à penserPéréklâdine. Là où il y a à faire une grande interruption, là où ilfaut regarder les auditeurs, aussi un point. Après tous les longspassages, il faut un point, de façon à ce que le secrétaire, enlisant, ne se trouve pas à bout de salive… Et le point ne se metnulle part ailleurs… »

Les virgules ressurgirent… Elles se mêlèrent aux points,virèrent, et Péréklâdine vit toute une suite de points-et-virgules,et de deux-points…

« Ceux-là aussi je les connais… pensa-t-il. Quand ce n’estpas assez d’une virgule, ou qu’un point est trop fort, on metpoint-et-virgule… Devant « si » et devant « enconséquence », je mets toujours point-et-virgule… Bon, et lesdeux-points ?… Les deux-points se mettent après lesmots : « il a été conclu… décidé… » etc.

Les points-et-virgules et les deux-points pâlirent. Vint le tourdes points d’interrogation. Ils sortirent des nuages et se mirent àdanser le cancan.

« La belle affaire, les points d’interrogation !… Mêmes’il y en avait mille, je trouverais à chacun sa place. On lesemploie quand on doit faire une question, ou, supposons, serenseigner sur une pièce… « Où a été porté le reliquat dessommes de telle année ? » Ou bien :« L’administration de la police trouvera-t-elle possible detransmettre la présente à Ivânov, etc., etc. ? »

Les points d’interrogation secouèrent affirmativement leurboucle, et, à l’instant, comme au commandement, ils se détendirenten points d’exclamation…

« Hum… Ce signe de ponctuation s’emploie souvent dans leslettres : « Honoré monsieur ! » ou « VotreExcellence, notre père et bienfaiteur !… » Mais dans letexte d’un document, quand donc ?

Les points d’exclamation s’allongèrent encore plus, ets’arrêtèrent, attendant…

« On les met dans les documents… quand… hum… ceci… cela…comment dire ?… Hum… Effectivement quand les met-on dans lesactes officiels ? Attends… que Dieu m’en fasse souvenir…Hum… »

Péréklâdine, ouvrant les yeux, se retourna dans son lit. Iln’eut pas le temps de refermer les yeux que, derechef, les pointsd’exclamation reparurent sur le fond sombre. « Qu’ils aillentau diable !… Où faut-il donc les mettre ? songea-t-il,tâchant de chasser de son esprit ces hôtes importuns. L’ai-jeoublié ? Ou bien je l’ai oublié, ou… je n’en ai jamaismis… »

Péréklâdine commença à se remémorer la teneur de tous les actesqu’il avait écrits pendant ses quarante années de service ;mais il eut beau faire, beau froncer le front, il ne trouva pas,dans tout son passé, un seul point d’exclamation.

« Quelle affaire ! pensa-t-il, quarante années durantj’ai écrit sans mettre un point d’exclamation !… Hum… Maisquand donc le met-on, ce diable allongé ?

La figure souriante et maligne du jeune critique apparut àtravers la haie des points d’exclamation enflammés. Les pointsd’exclamation, riants, se fondirent en un seul, en un énorme pointd’exclamation. Péréklâdine redressa la tête et ouvrit les yeux.« C’est on ne sait quoi !… pensa-t-il. J’ai à me leverdemain pour la première messe, et cette diablerie ne me sort pas dela tête. Fi !… Mais… quand donc met-on ce point là ? Lavoilà, l’habitude !… Voilà comme tu t’es fait la main !…En quarante ans, pas un point d’exclamation !Ah ! »

Péréklâdine se signa et ferma les yeux, mais il les rouvritaussitôt : sur l’écran sombre s’allongeait toujours le grandpoint d’exclamation.

« Fi ! je ne pourrai pas dormir de lanuit !… »

Il appela sa femme qui se vantait fort souvent d’avoir été enpension :

– Marfoûcha[21]  !dit-il, sais-tu, mon âme, à quel endroit on met, en écrivant, unpoint d’exclamation ?

– Comment ne le saurais-je pas ? Ce n’est pas pourrien que j’ai été, pendant sept années, pensionnaire. Je sais parcœur toute ma grammaire. « Ce point s’emploie dans lesinvocations, les exclamations et les expressions de l’enthousiasme,de l’indignation, de la joie, de la colère, et autressentiments. »

« Parfait !… » pensa Péréklâdine.« L’enthousiasme, la joie, la colère, et autressentiments… »

Le secrétaire de collège réfléchit…

Quarante années il avait écrit des papiers, en avait écrit desdizaines de milliers, et il ne se souvenait pas d’une seule ligneexprimant l’enthousiasme, l’indignation, ou quelque chose de cetordre…

« Et autres sentiments… » pensa-t-il. Mais dans lespapiers officiels, faut-il du sentiment ? Un insensible peutles écrire…

À nouveau, derrière le grand point de feu, apparut le visage dujeune critique au sourire malin. Péréklâdine se souleva et s’assitsur son lit.

Il avait mal de tête ; une sueur froide couvrait son front…La lampe d’images brûlait doucement dans son coin ; lesmeubles, bien essuyés, avaient un air de fête ; tout décelaitla tiédeur et la présence d’une main de femme ; et pourtant lepauvre petit fonctionnaire avait froid, était mal en train, commes’il allait avoir le typhus.

Le point d’exclamation, – non plus dans ses yeux fermés, maisdevant lui, dans la chambre, près de la toilette de sa femme, –dansotait moqueusement…

« Machine ! machine ! chuchotait la vision aufonctionnaire, avec un souffle froid. Bout de boisinsensible ! »

Péréklâdine se recouvrit de sa couverture, mais, malgré cela, ilvoyait le follet. Il appuya le visage sur l’épaule de sa femme, et,de derrière l’épaule… surgit la même chose… Toute la nuit le pauvrePéréklâdine souffrit, et, le jour, la vision ne le quitta pas. Illa trouvait partout, dans ses bottines, dans la soucoupe de sonverre de thé, dans sa décoration de Saint-Stanislas…

« Et autres sentiments… » pensait-il.

« Il est vrai que je n’ai jamais connu aucun de cessentiments-là… Je vais aller à l’instant m’inscrire chez le patron…mais fait-on cela par sentiment. On le fait comme ça, pour rien… Lamachine à féliciter. »

Quand Péréklâdine fut dans la rue et appela un cocher, il luisembla qu’un point d’exclamation se glissait sur le siège dutraîneau. En entrant dans l’antichambre de son chef, il vit, à laplace du suisse, le même point… Tout cela lui parlaitd’enthousiasme, d’indignation, de colère… Le porte-plume lui parutaussi un point d’exclamation. Péréklâdine le prit, trempa la plumedans l’encre, et signa :

« Le secrétaire de collège, IéfimePéréklâdine ! ! !

Et en mettant ces trois points il s’exaltait, s’indignait, seréjouissait, bouillait de colère…

« Tiens, pour toi ! murmurait-il en appuyant laplume ; tiens, pour toi ! tiens, pourtoi ! »

Le point de feu s’en contenta et disparut.

1885.

Partie 18
BEAUCOUP DE PAPIER (INVESTIGATION D’ARCHIVES).

« J’ai l’honneur de vous informer humblement que, le 8décembre, une maladie a été constatée sur deux garçons, lesquelsont expliqué que les autres enfants de l’école étaient malades dela gorge, fièvre, et d’une éruption sur tout le corps. Ils vont àl’école du zemstvo de Jârovo.

« Le 19 novembre 1885.

« L’ancien duvillage : Iéfime KIRÎLOV. »

* *

*

« M. I.[22] –Direction du zemstvo de district de N… Au médecin du zemstvo,M. Radoûchnyi.

« Comme suite à la communication de l’ancien du village deKournôssovo, du 19 novembre, je vous invite, monsieur, à voustransporter à Kournôssovo et à vous employer, selon les règles dela science, à mettre arrêt, le plus rapidement possible, àl’épidémie de maladie qui, est d’après tous les symptômes, de lascarlatine. Il résulte de la communication ci-dessus citée que lamaladie a commencé à l’école de Jârovo, sur laquelle je vous priede porter votre attention.

« Le 4 décembre 1885.

« Pour leprésident : S. PÂRKINE. »

* *

*

« À M. le commissairerural de la 2circonscription du district deN…

« Comme suite à la communication de la direction duzemstvo, n° 102, en date du 4 décembre, que je vous transmetsci-joint, je vous prie, monsieur, d’ordonner la fermeture del’école du village de Jârovo jusqu’à la disparition de l’épidémiede scarlatine.

« Le 13 décembre 1885.

« Le médecin duzemstvo : RADOÛCHNYI. »

* *

*

« M. I. – Du commissaire rural de la2e circonscription du district de N…,N° 1011. À l’école du zemstvo de Jârovo.

« Le médecin de zemstvo, M. Radoûchnyi, m’a communiquéle 13 décembre courant qu’on a observé au village de Jârovo uneépidémie de la maladie scarlatine, sur les enfants (ou, dediphtérie, comme l’appelle le peuple.) Pour éviter de plus tristesrésultats de la susdite maladie, qui augmente progressivement, etsoucieux de prendre les mesures prescrites par la loi pour préveniret faire cesser les cas de propagation de la maladie, je me voisobligé, de mon côté, de vous prier humblement de voir si voustrouverez possible de licencier les élèves de l’école du zemstvo deJârovo jusqu’au temps de la cessation de la maladie qui sévit, etde m’informer là-dessus en vue d’ordres subséquents.

« Le 2 janvier 1886.

« Le commissairerural : PODPROÛNINE. »

* *

*

« À la direction des écoles primaires du gouvernementde X… À M. l’inspecteur des écoles primaires. Déclaration del’instituteur de l’école de Jârovo, Fortiânnski.

« J’ai l’honneur de porter à la connaissance de Votre HauteNoblesse qu’en conséquence de la communication de M. lecommissaire rural de la 2e circonscription,n° 1011, en date du 2 janvier, il est survenu au village deJârovo une épidémie de scarlatine, ce dont j’ai l’honneur de vousinformer.

« Le 12 janvier 1886,

« L’instituteur :FORTIÂNNSKI. »

* *

*

« À M. le commissairerural de la 2e circonscription du district deN…

« Attendu que l’épidémie de scarlatine a cessé depuis unmois déjà, il n’existe de ma part aucun obstacle à ce que l’écoledu village de Jârovo soit rouverte, ce que j’ai déjà écrit deuxfois à la direction du zemstvo. Je vous l’écris à vous aussimaintenant, et vous prie humblement d’adresser dorénavant vospapiers au médecin du district, car j’ai assez à faire avec ladirection du zemstvo. Je suis pris du matin au soir et n’ai pas letemps de répondre à toutes vos bourdes de chancellerie.

« Le 26 janvier 1886,

« Le médecin dezemstvo : RADOÛCHNYI. »

* *

*

M. I. – À Sa Haute Noblesse M. le chef de policedu district de N… Le commissaire rural de la 2ecirconscription. Rapport.

« J’ai l’honneur de transmettre par la présente lacommunication de M. le médecin de district Radoûchryi en datedu 26 janvier 1886, n° 31, pour la soumettre à l’examen deVotre Haute Noblesse, touchant la tradition en justice du docteurRadoûchnyi, en raison des expressions déplacées et au plus hautdegré impertinentes, employées par lui dans un document officiel, àsavoir : les bourdes de chancellerie. »

« Le 8 février 1886,

« Le commissairerural : PODPROÛNINE. »

* *

*

« Extrait d’une lettre particulière de M. le chefde police au commissaire rural de la 2ecirconscription :

« Alexéy Manouïlovitch, je vous retourne votre rapport.Cessez, s’il vous plaît, vos mécontentements continuels au sujet dudocteur Radoûchnyi. Un tel antagonisme est pour le moins importunde la part d’un fonctionnaire de la police qui doit porter avanttout, dans ses relations, du tact et de la modération. En ce quiconcerne le papier de M. Radoûchnyi, je n’y vois riend’extraordinaire. J’ai déjà appris que la scarlatine a sévi auvillage de Jârovo et je ferai, au prochain conseil des écoles, unrapport sur les actes irréguliers de l’instituteur Fortiânnski, queje regarde comme le principal fauteur de toute cette correspondancedésagréable. »

* *

*

« M. I. P. [23] . –L’Inspecteur des écoles primaires du gouvernement deX… N° 810. À M. l’instituteur de l’école deJârovo.

« À votre communication du 12 janvier de cette année, jeporte à votre connaissance que les études dans l’école qui vous estconfiée doivent être immédiatement interrompues, et les élèveslicenciés, pour conjurer la propagation ultérieure de lascarlatine.

« Le 22 février 1886,

« L’Inspecteur des écolesprimaires,

« I. JILÈTKINE. »

* *

*

Après lecture de tous ces documents ayant trait à l’épidémiesurvenue au village de Jârovo, – en dehors de ceux que j’imprime ily en a encore vingt-huit, – le lecteur comprendra aisément ladescription ci-dessous, parue dans le n° 36 du Messager dugouvernement de X…

… « En ayant fini avec la mortalité excessive des enfants,passons à quelque chose de plus gai et de plus réjouissant.

« Hier, en l’église de Saint-Michel-Archange, a été célébrésolennellement le mariage de la fille du fabricant de papier connu,M…, avec le bourgeois notable héréditaire K… Le mariage a été bénipar le Père archiprêtre Kliope Gvôzdév, assisté de tout le clergéde la cathédrale. Le chœur de Krassnopiôrov a chanté. Les deuxépoux resplendissaient de beauté et de jeunesse. On dit queM. K… reçoit une dot évaluée à un million, et, en outre, lapropriété de Blagodoûchnoé, renfermant un haras et une serre, oùpoussent des ananas et fleurissent des palmiers, ce qui transportenotre imagination bien loin, au sud.

Les jeunes époux, aussitôt après la cérémonie, sont partis pourl’étranger. »

Qu’il fait bon être fabricant de papier !

1886.

Partie 19
LA LECTURE (RÉCIT D’UN VIEUX SINGE)

Un certain jour, dans le cabinet de notre chef Ivane PetrôvitchSémipalâtov, se trouvait le directeur du théâtre Galamîdov, quiparlait du jeu et de la beauté de nos actrices.

– Je ne suis pas de votre avis, disait Ivane Pétrovitch ensignant des mandats de paiement. Sôphia Ioûriévna a un talentvigoureux, original ! Elle est gentille, gracieuse… Quellemerveille !…

Ivane Petrôvitch voulait continuer, mais, saisi parl’enthousiasme, il ne put ajouter un mot, et fit un sourire silarge et si doux que l’entrepreneur, en le voyant, se sentit dusucre dans la bouche.

– Ce qui me plaît en elle… hé, hé, hé, c’est l’émotion etl’agitation de son jeune sein quand elle récite des monologues…Comme elle brûle ! Comme elle brûle ! À ce moment-là,dites-le-lui, je suis prêt à tout pour elle !

– Excellence, veuillez signer la réponse faite au rapportdu commissariat de police de Kherson au sujet de…

Sémipalâtov, levant sa figure souriante, vit devant lui lefonctionnaire Merdiâiév…

Merdiâiév, debout, les yeux saillants, lui tendait un papier àsigner. Sémipalâtov fronça les sourcils. La prose coupait la poésieà l’endroit le plus intéressant.

– Vous auriez pu me parler de cela plus tard, dit-il. Vousle voyez, je cause… Des gens extrêmement mal élevés et peudélicats ! Tenez, monsieur Galamîdov… Vous disiez que destypes de Gogol n’existent déjà plus… Et en voilà !… En quoin’en est-ce pas un ?… Négligé, coudés percés, louchant… jamaispeigné… Et voyez comme il écrit ! C’est le diable saitquoi ! Rédigeant de façon incorrecte, absurde… comme unsavetier ! Regardez un peu !

– Oui, en effet… marmotta Galamîdov, après avoir regardé lepapier… En effet !… Vous lisez probablement peu, monsieurMerdiâiév ?

– On ne peut en agir ainsi, mon très cher !…poursuivit notre chef. J’en ai honte pour vous ! Vous devriezau moins lire quelque chose…

– La lecture a une grande importance ! dit Galamîdovsoupirant sans motif… Une grande importance ! Lisez, et vousverrez combien rapidement votre horizon intellectuel changera. Etvous pouvez trouver des livres où vous voudrez ; chez moi, parexemple… Je vous en prêterai dès demain, si vous voulez.

– Remerciez-le, mon très cher ! fit Sémipalâtov.

Merdiâiév s’inclina gauchement, remua un peu les lèvres etsortit.

Le lendemain, Galamîdov arriva à notre administration avec unpaquet de livres. – C’est là que commence l’histoire.

La postérité ne pardonnera jamais à Sémipalâtov sa légèreté. Àun jeune homme on pourrait peut-être la pardonner, mais à unconseiller d’État expérimenté, jamais !

À l’arrivée de l’impresario, Merdiâiév fut appelé dans lecabinet du chef.

– Voilà, très cher. Lisez, lui dit Sémipalâtov en luiremettant un livre. Lisez en faisant attention.

Merdiâiév prit de ses mains tremblantes le livre, et sortit dubureau. Il était pâle. Ses petits yeux bigles couraientinquiètement, semblant demander secours aux objets environnants.Nous prîmes le livre et nous mîmes à l’examiner aveccirconspection.

Le livre s’intitulait : le Comte deMonte-Cristo.

– On ne peut rien contre sa volonté ! dit ensoupirant notre vieux comptable Prôkhor Sémiônytch Boudylda.Arrange-toi d’une façon ou d’une autre ; contrains-toi !…Lis petit à petit, et, si Dieu le veut, il oublie, alors tu pourrascesser. Ne perds pas courage… Et surtout ne cherche pas àcomprendre… Lis sans te plonger dans cette intellectualité…

Merdiâiév enveloppa le livre et se mit à écrire. Mais cettefois-ci, ça ne marchait pas. Ses mains tremblaient, ses yeuxlouchaient, regardant l’un le plafond, l’autre son encrier.

Le lendemain il arriva les yeux rouges de larmes.

– Quatre fois déjà j’ai commencé le livre, dit-il ;mais je n’y comprends rien… C’est je ne sais quels étrangers…

Cinq jours après, Sémipalâtov, en passant auprès des tables,s’arrêta devant Merdiâiév et lui demanda :

– Eh bien ? vous avez lu le livre ?

– Oui, Excellence.

– Qu’avez-vous lu, mon très cher ? Voyons,racontez-moi un peu !

Merdiâiév leva la tête et se prit à remuer les lèvres.

– J’ai oublié, Excellence, dit-il au bout d’une minute.

– C’est que vous n’avez pas lu, ou que… hé, hé, hé, vousn’avez pas lu attentivement !… Il ne faut pas lire de façonauto-ma-tique ! Relisez ! En général, messieurs, je vousfais cette recommandation : prenez la peine de lire !Lisez tous ! Prenez des livres près de ma fenêtre, etlisez ! Paramônov, allez prendre un livre ! Podkhôdtsév,allez-y aussi, mon très cher ! Smirnov, vous aussi !Allez-y tous, messieurs ! Je vous en prie !

Chacun y alla et prit un livre. Seul, Boudylda eut la hardiessede formuler une protestation. Il ouvrit les bras, secoua la tête,et dit :

– Pour moi, Excellence, excusez-moi… j’aime mieux prendrema retraite… Je sais ce qu’il arrive à lire ces critiques et cesœuvres. À cause d’elles l’aîné de mes petits-fils traite sa mère debête et boit du lait pendant tout le carême… Excusez-moi,Excellence !

– Vous n’y entendez rien, lui dit Sémipalâtov, qui,d’ordinaire, passait au vieillard toutes ses incartades.

Mais le patron se trompait : le vieillard comprenait tout…Une semaine après nous vîmes les fruits de cette lecture.Podkhôdtsév, qui lisait le second volume du Juif errant,appela Boudylda « jésuite ». Smirnov se mit à arriver auservice en état d’ivresse. Mais sur personne la lecture n’agit avecplus de force que sur Merdiâiév. Il maigrit, vieillit et se mit àboire.

– Prôkhor Sémiônytch, disait-il à Boudylda, faites quej’aie à prier éternellement Dieu pour vous !… Demandez à SonExcellence qu’il m’excuse… Je ne puis pas lire ! Je lis nuitet jour, ne dors, ni ne mange… ma femme n’en peut plus de lire àhaute voix ; mais je n’y comprends rien !… Faites-moicette grâce divine !

Boudylda osa plusieurs fois en référer à Sémipalâtov qui nefaisait que lever les bras, et qui, en passant dans les bureauxavec Galamîdov, reprochait à tous ses employés leur ignorance.

Deux mois s’écoulèrent ainsi, et toute cette fantaisie finit dela façon la plus lamentable.

Un jour, en venant à son service, Merdiâiév, au lieu des’asseoir à sa place, s’agenouilla en plein bureau, se mettant àpleurer et dit :

– Pardonnez-moi, orthodoxes, de faire de la faussemonnaie !

Puis, entrant dans le cabinet du chef, et se remettant à genouxdevant lui, il dit :

– Pardonnez-moi, Excellence ; j’ai jeté hier un petitenfant dans un puits !

Il frappa le parquet de son front et se mit à sangloter.

– Qu’est-ce que ça signifie ? fit Sémipalâtovétonné.

– Cela signifie, Excellence, dit Boudylda, les larmes auxyeux, en s’avançant, qu’il a perdu la raison. L’esprit a éclipséson jugement. Voilà ce que les livres de votre Galamîdka[24] ont fait ! Excellence, Dieu voittout ! Et si ce que je vous dis ne vous plaît pas,permettez-moi de prendre ma retraite. Mieux vaut mourir de faim qued’avoir sous les yeux, sur ses vieux jours, des chosespareilles !

Sémipalâtov devint pâle et se mit à arpenter son cabinet.

– Que l’on ne reçoive plus Galamîdov ! prononça-t-ild’une voix sourde. Et vous, messieurs, calmez-vous ! Je voismaintenant mon erreur. Vieux, je te remercie !

Et, à partir de ce moment-là, il ne se passa plus rien dansnotre administration. Merdiâiév guérit, mais incomplètement ;à la vue d’un livre, il tremble encore et se détourne.

1884.

Partie 20
CES DAMES

Fiôdor Pétrôvitch, directeur des écoles primaires du district deN…, qui se considérait comme un homme juste et bon, recevait unjour, dans sa chancellerie, l’instituteur Vrèménnski.

– Non, monsieur Vrèménnski, lui disait-il, votre démissionest inévitable. On ne peut pas, avec une voix comme la vôtre,continuer l’enseignement. Comment donc avez-vous perdu lavoix ?

– J’ai bu de la bière froide étant en sueur, sifflettesourdement l’instituteur.

– Que c’est dommage !… Après quatorze ans de service,une histoire pareille !… Par on ne sait quelle diable debêtise, briser sa carrière !… Que pensez-vous fairemaintenant ?

L’instituteur ne répondit rien.

– Vous avez de la famille ? demanda le directeur.

– Une femme et deux enfants, Excellence… chuchotaVrèménnski.

Un silence pesa. Le directeur se leva et marcha, agité, d’uncoin de la pièce à l’autre.

– Je ne sais que faire de vous ! dit-il. Vous nepouvez pas rester instituteur ; vous n’avez pas encore droit àla retraite… Vous laisser partir au gré du destin, aux quatre coinsdu monde, n’est pas très faisable. Vous êtes de chez nous, vousavez quatorze ans de service… Nous devons vous aider… Mais commentle faire ? Que puis-je pour vous ? Mettez-vous à maplace. Que puis-je faire pour vous ?

Un silence pesa. Le directeur allait et venait, enréfléchissant. Vrèménnski, accablé par son chagrin, assis au bordd’une chaise, réfléchissait aussi. Tout à coup le directeur rayonnaet fit même un claquement de doigts.

– Je m’étonne de n’y avoir pas songé plus tôt ! dit-ilvite. Écoutez : voici ce que je puis vous proposer… La semaineprochaine, le secrétaire de notre asile prend sa retraite ; sivous voulez, prenez sa place ! Voilà qui vous convient.

Vrèménnski, qui ne s’attendait pas à pareille aubaine, rayonnalui aussi.

– Parfait ! dit le directeur. Écrivez aujourd’hui mêmeune demande.

Après le départ de Vrèménnski, Fiôdor Pétrôvitch ressentit dusoulagement et même du plaisir. Il n’avait plus sous les yeux lamine abattue du pédagogue laryngé, et il lui était agréable de sedire qu’en offrant à Vrèménnski une place vacante, il avait agiavec justice et selon sa conscience, en brave homme tout à faitconvenable.

Mais ce bon état d’esprit ne dura guère.

Quand le directeur rentra chez lui et se mit à table, sa femme,Nastâssia Ivânovna, lui dit tout d’un coup :

– Ah ! j’allais oublier ! Nîna Serguéièvna estvenue hier me demander ma recommandation pour un jeune homme. Ondit que vous allez avoir une vacance à l’asile ?

– Oui, dit le directeur, fronçant les sourcils ; maiscette place est déjà promise. Et tu connais ma règle : nejamais donner une place par protection.

– Je le sais, mais je suppose que l’on peut faire uneexception pour Nîna Serguéièvna qui nous aime comme des gens de safamille, et pour laquelle nous n’avons jusqu’à présent rien fait.Ne t’avise pas de lui rien refuser, Fédia ! [25] . Tes caprices l’offenseraient, et moiaussi.

– Qui recommande-t-elle ?

– Polzoûkhine.

– Quel Polzoûkhine ? Celui qui, au nouvel an, a jouéTchâtski[26] à l’Assemblée ? Cegentleman-là ? Pour rien au monde !

Le directeur s’arrêta de manger.

– Pour rien au monde ! répéta-t-il. Dieu m’engarde !

– Mais pourquoi ?

– Comprends, ma petite, que si ce jeune homme n’agit pasdirectement, et a recours aux femmes, c’est un rien quivaille ! Pourquoi ne vient-il pas me voir lui-même ?

Le directeur, après dîner, s’étendit dans son cabinet sur sondivan, commençant à lire les journaux et sa correspondance.

Il ouvrit une lettre que lui adressait la femme du maire.

« Cher Fiôdor Pétrôvitch, écrivait-elle, vous m’avez ditune fois que je devine les cœurs et connais les gens ; vousallez en faire l’expérience. Un certain K.-N. Polzoûkhine viendraun de ces jours vous demander la place de secrétaire de votreasile. Je le connais pour un excellent jeune homme ; il esttrès sympathique. En vous intéressant à lui, vous vous convaincrez,etc. »

– Pour rien au monde ! prononça le directeur. Dieum’en garde !

Après cela, il ne s’écoula pas de jour sans que le directeurreçût des lettres lui recommandant Polzoûkhine.

Un beau jour, Polzoûkhine lui-même se présenta. C’était un jeunehomme replet, à figure de jockey, vêtu d’un complet noir toutneuf.

– Je ne reçois pas ici pour affaire de service, mais à machancellerie, lui dit sèchement le directeur après avoir écouté sademande.

– Pardonnez-moi, Excellence, mais nos connaissancescommunes m’ont conseillé de venir vous trouver justement ici.

– Hum… marmotta le directeur, regardant avec haine leschaussures pointues du jeune homme… Autant que je le sache, votrepère a de la fortune ; vous n’êtes pas dans le besoin ;quelle nécessité éprouvez-vous donc de solliciter cetteplace ? Les appointements en sont minimes.

– Ce n’est pas pour les appointements, c’est parce que… Etpuis, c’est un service officiel…

– Ah ! voilà… Il me semble qu’en moins d’un moisl’emploi vous ennuiera, et il est des candidats pour lesquels cetteplace forme une carrière de toute la vie. Il y a des pauvres pourlesquels…

– La place ne m’ennuiera pas, Excellence, interrompitPolzoûkhine. Ma parole d’honneur, je ferai de mon mieux.

Le directeur s’irrita.

– Écoutez, demanda-t-il avec un sourire de mépris, pourquoine vous êtes vous pas adressé directement à moi et avez-vous trouvéurgent de déranger d’abord des dames ?

– Je ne savais pas que cela vous serait désagréable, –répondit Polzoûkhine confus. – Mais, Excellence, si vous ne faitespas cas des lettres de recommandation, je puis vous présenter descertificats…

Il tira de sa poche un papier et le remit au directeur. Au basdu certificat, écrit d’un style et d’une écriture de chancellerie,se trouvait la signature du gouverneur. Il apparaissait en tout quele gouverneur avait signé sans lire, pour se débarrasser de quelquepersonne importune.

– Rien à faire, je m’incline, dit le directeur après avoirlu et en soupirant, j’obéis. Remettez-moi demain une demande… Rienà faire !…

Et après le départ de Polzoûkhine, le directeur se laissa allertout entier au sentiment du dégoût.

– Vaurien ! soufflait-il en marchant de long en large.Il a tout de même obtenu ce qu’il voulait, ce damoiseau, cetadulateur de femmes ! Vermine ! Créature !

Le directeur cracha avec bruit dans la porte par laquellePolzoûkhine avait disparu ; mais il fut soudain fort gêné,car, à ce moment même, une dame entrait dans son cabinet.

C’était la femme du directeur de la Chambre des finances…

– Je viens pour une minute, rien qu’une petite minute…commença-t-elle. Asseyez-vous, compère[27] , etécoutez-moi attentivement… Alors il paraît que vous avez une placevacante… Demain ou aujourd’hui, viendra chez vous un jeune homme,Polzoûkhine…

La dame babillait, et le directeur la regardait avec des yeuxtroubles, ahuris, comme un homme prêt à s’évanouir ; il laregardait en souriant, par convenance.

Le lendemain, recevant dans son bureau l’instituteur aphone, ledirecteur hésita longtemps à lui dire la vérité. Il barguignait,s’embarrassait, ne savait par où commencer et que dire. Il voulaitfaire ses excuses à l’instituteur, lui exposer toute la vérité,mais sa langue bredouillait comme celle d’un ivrogne. Ses oreillesbourdonnaient et il se sentit soudain offensé, et fâché de devoir,dans son bureau, jouer devant un subalterne un rôle si inepte. Ilfrappa tout à coup du poing sur la table, bondit, et cria,furieux :

– Je n’ai pas de place pour vous ! Non et non !Laissez-moi en paix ! Ne me persécutez pas ! Laissez-moienfin tranquille, s’il vous plaît !

Et il sortit de son bureau.

1886.

Partie 21
LE PORTIER INTELLIGENT

Debout au milieu de la cuisine, le portier Philippe fait de lamorale… Des domestiques, un cocher, deux femmes de chambre, unecuisinière et deux marmitons, fils du portier, l’écoutent. Chaquematin il prêche quelque chose. Ce matin, le sujet de son homélieest l’instruction.

– Et vous vivez tous comme on ne sait quel peuple decochons, dit-il, tenant en mains son bonnet à rondelle métallique…[28] Vous restez assis sur vos postérieurs,et, sauf l’ignorance, il n’y a en vous aucune trace decivilisation. Mîchka joue aux dames ; Matriôna grignote desnoix ; Nikîphore bavarde en montrant ses dents ; est-celà de l’esprit ? Il n’y a pas preuve d’esprit là dedans, maisde bêtise. Il n’y a en vous pas la moindre capacité d’idée. Etpourquoi ?

– C’est juste, Philippe Nicânndrytch, remarque lacuisinière. On le connaît l’esprit qu’il y a en nous ; del’esprit de moujiks. Est-ce que nous comprenons quelquechose ?

– Et pourquoi, – continue le portier, – n’y a-t-il pas envous de capacités d’esprit ? Parce que tous vous n’avez pas devéritable fond. Vous ne lisez jamais de livres et n’avez aucuneentente de l’écriture. Vous devriez prendre un livre, vous asseoiret lire. Vous savez lire, pour sûr, eh bien, lisez ce qui estimprimé ! Toi, Mîcha, tu devrais prendre un livre et faire lalecture ; ça te serait utile et ce serait agréable aux autres.On s’étend sur tous les sujets dans les livres. Tu y trouveras cequ’on dit de la nature, de la divinité, des pays de la terre, dequoi chaque chose est faite, comment se montre chaque peuple auxdifférentes langues ; et aussi ce que c’est que l’idolâtrie.On trouve tout dans les livres lorsqu’on en a envie. Mais cet autrereste là près du poêle et ne fait qu’avaler et boire, tout à faitcomme du vrai bétail. Pouah !

– Il est temps que vous alliez monter votre garde,Nicânndrytch, remarque la cuisinière.

– Je le sais ; ce n’est pas à toi de me l’apprendre.Tenez, comme exemple, ne prenons que moi. Quelle est, à l’âge quej’ai, mon occupation ? De quoi est-ce que je contente monâme ? Eh bien il n’y a rien de mieux qu’un livre ou qu’unjournal ! Je vais commencer tout de suite ma garde, resterassis à la porte dans les trois heures ; et vous pensez que jevais bâiller ou jaboter avec les commères ! Non, je ne suispas de cette espèce !… Je vais prendre avec moi un bon petitlivre, m’asseoir et lire à mon entière satisfaction. Voilà, c’estcomme ça !…

Philippe tira de l’armoire un petit livre débroché, et le fourradans sa pelisse, sur sa poitrine.

– La voilà, mon occupation !… Dès l’enfance, j’y suishabitué. Le savoir, c’est la lumière ; l’ignorance, c’est lesténèbres[29] . Vous l’avez entendu dire, hein ?Eh bien, c’est comme ça…

Philippe mit son bonnet, fit « Ah ! » et sortitde la cuisine en marmonnant. Il passa la porte cochère, s’assit surle banc et prit une mine sombre comme un nuage.

– Ce n’est pas des gens, mais on se sait quelle chimisteriede cochons… marmonna-t-il encore, pensant toujours à la populationde la cuisine.

S’apaisant, il sortit le petit livre, poussa un soupir profondet commença à lire.

« C’est écrit on ne peut pas mieux, pensa-t-il, branlant latête, après avoir lu la première page… Qu’il y ait des gens que leSeigneur instruise ainsi !… »

Le petit livre était bon, édité à Moscou, intitulé : LaCulture des plantes fourragères. Nous faut-il desnavets ? Ayant lu les deux premières pages, le portiersecoua significativement la tête et fit un toussottement.

– C’est vraiment bien !

Ayant lu la troisième page, Philippe se mit à réfléchir. Ilvoulait penser à l’instruction, et, on ne sait pourquoi, auxFrançais. Sa tête se pencha sur sa poitrine ; ses coudess’appuyèrent sur ses genoux ; ses yeux se fermèrent un peu. EtPhilippe eut un songe.

Tout, voyait-il, avait changé. La terre était la même, lesmaisons les mêmes, la porte cochère la même, mais les gens étaienttout autres. Tout le monde était devenu sage. Il n’y avait plus unimbécile, et, dans les rues, il ne passait que des Français et desFrançaises. Le porteur d’eau lui-même ratiocinait : « Jesuis, je dois l’avouer, très mécontent du climat et je veux voir lethermomètre. » Lui aussi tenait en mains un gros livre.

– Consulte donc le calendrier, lui dit Philippe.

La cuisinière, quoique bête, intervenait, elle aussi, dans lesconversations savantes et faisait ses remarques. Philippe serendait au commissariat pour faire inscrire des locataires et,chose étrange, même dans cet endroit sinistre, on ne parlait que dechoses intelligentes, et il y avait partout des livres sur lestables. Mais voilà que quelqu’un s’approche de Mîcha, le valet dechambre, le pousse du coude, et crie : « Tu dors ?Hein, je te le demande, tu dors ? »

Philippe entend une voix tonnante :

– Tu dors pendant ta garde, idiot !… Tu dors, vaurien,brute ?

Philippe sursaute et se frotte les yeux. Devant lui se trouvel’adjoint au commissaire de police du quartier.

– Ah ! tu dors ! je te mets à l’amende,coquin ! Je t’apprendrai à dormir quand tu es de garde, saletête !

Deux heures après, le portier fut appelé au commissariat.Ensuite il revint à la cuisine.

Touchés par sa leçon tous les domestiques, assis autour de latable, écoutaient Mîcha qui lisait, syllabe à syllabe, quelquechose. Philippe, rouge, refrogné, s’approcha de Mîcha, frappa lelivre de ses moufles, et lui dit sombrement :

– Ferme ça !

1883.

Partie 22
LE TRIOMPHE DU VAINQUEUR (RÉCIT D’UN COPISTE DE 14e CLASSE, ENRETRAITE)

Un jour de la semaine du carnaval, tout le monde se rendit chezKozoûline pour y manger des crêpes de sarrasin.

Kozoûline ? qui c’est ?… C’est peut-être, pour vous,une inutilité, un zéro ; mais pour nous, qui ne volons passous les cieux, il est grand, tout-puissant, tout sage. Nous tous,qui formons pour ainsi dire son socle, nous nous rendîmes chez lui.J’y allai aussi avec papa.

Les crêpes étaient si merveilleuses que je ne saurais vousl’exprimer, monsieur : soufflées, aériennes, dorées. On enprend une, que le diable le voie, on l’arrose de beurre fondu,l’autre saute toute seule dans votre bouche !… Lesingrédients, les ornements et les commentaires étaient de la crèmedouce, du caviar frais, du saumon et du fromage blanc. Vins etvodkas, un océan.

Après les crêpes, on dégusta une soupe d’esturgeons, et,ensuite, des perdreaux au jus. On s’était tellement bourré que papaavait, en secret, défait les boutons de son pantalon et, afin quepersonne ne s’aperçût de cette liberté grande, il se couvrit de saserviette. Alexèy Ivânytch, de ses droits de chef qui se permettout, déboutonna son gilet et sa chemise. Après dîner, sans selever de table, on fuma, avec la permission de l’autorité, descigares, et l’on causa. Nous écoutions, et Son Excellence AlexèyIvânytch parlait. Les menus sujets de la conversation étaient, pourla plupart, de caractère humoristique, carnavalesque… Le chefracontait et voulait, apparemment, sembler spirituel. Je ne saiss’il disait quelque chose de drôle ; il me souvint seulementque papa, me poussant à chaque instant du coude, medisait :

– Ris !

J’ouvrais largement la bouche, et je riais. Je fis même unefois, en riant, un glapissement, – ce qui me valut l’attentiongénérale.

– C’est ça, c’est ça ! murmura papa. Àmerveille ! Il te regarde et il rit… C’est bien. Peut-être tedonnera-t-il une place de commis.

– Oui, dit entre autres choses notre chef Kozoûline ensoufflant et suffoquant, à présent nous mangeons des crêpes, nousbriffons le caviar le plus frais, nous caressons nos femmes à lapeau blanche, et nos filles sont si belles que non seulement vous,les gens discrets, vous les admirez en soupirant, mais les comtesmêmes et les princes le font. Et quel appartement avons-nous ?Hé, hé, hé !… Aussi, voyez-vous, ne vous plaignez pas, ne vousattristez pas, tant que vous n’aurez pas fini de vivre ! Toutarrive et tout change… Vous êtes maintenant, supposons, un néant,un zéro, une poussière… un raisin de Corinthe, et, qui sait ?Peut-être avec le temps tiendrez-vous aux cheveux les destinéeshumaines. Tout arrive !

Alexèy Ivânytch secoua la tête et reprit :

– Et avant, avant ! Ah ! mon Dieu !qu’est-ce qu’il y eut ?… Je n’en crois pas ma mémoire. Pas desouliers, des culottes déchirées, l’effroi et letremblement !… Je travaillais jadis deux semaines pour unrouble… Et on ne vous donne pas ce rouble, non ; on vous lejette, tout froissé, à la figure : Avale ça. Et chacun peutvous écraser, vous picoter, vous frapper de la hache… Chacun peutvous humilier… Vous portez un rapport, et vous voyez le petitchien, couché près de la porte ; vous vous approchez de lui,et lui prenez la patte et la lui reprenez. « Pardonnez-moi depasser devant vous ; bonjour, seigneur ! » Et lepetit chien grogne contre vous : rrrr… Le suisse vous poussenégligemment le coude, et vous lui dites : « Je n’ai pasde monnaie, Ivane Potâpytch, excusez-moi ! » Et plus quede personne j’ai enduré d’affronts de ce poisson fumé, de ce…crocodile-là… de ce discret Koûritsyne que voici !

Et Alexèy Ivânytch indiqua du doigt un petit vieux voûté, assisà côté de mon papa. Les paupières fatiguées du petit vieuxbattaient, et il fumait avec dégoût un cigare. D’habitude, il nefumait jamais ; mais, quand le chef lui offrait un cigare, ilconsidérait comme indécent de refuser. Voyant l’index pointé verslui, il fut très gêné et se mit à tourner sur sa chaise.

– J’ai eu beaucoup à endurer grâce à cette discrètepersonne, continua Kozoûline. J’ai été tout d’abord, voyez-vous,sous sa coupe. On m’amena à lui, effacé, paisible, ne comptant pas,et on m’installa à sa table. Et il commença à me ronger !…Aucune parole qui ne fût un coup de couteau aigu ! Aucunregard qui ne fût une balle dans la poitrine. Maintenant il se faitpetit comme le vermisseau le plus miteux, et, avant, ce qu’ilétait ? Neptune !… Que les nuées se déchirent !… Ilm’a longtemps martyrisé. Et je lui faisais ses écritures, jecourais lui acheter des petits pâtés, je taillais ses plumes,j’accompagnais sa belle-mère au théâtre ; j’avais pour luitoutes les complaisances. Il m’a habitué à priser… mais oui !…Tout cela, pour lui ! Impossible autrement, medisais-je : il faut toujours que j’aie sur moi une tabatièreau cas où il me demanderait une prise… Tu t’en souviens,Koûritsyne ? Feue ma vieille mère vint un jour chez lui leprier de laisser son fils, autrement dit moi, aller pour deux jourschez ma tante pour un partage d’héritage. Comme il se jeta surelle ! Il écarquilla les yeux et cria : « C’est unparesseux, ton fils ! c’est un fainéant ! Qu’as-tu,sotte, à me regarder ? Il passera en justice ! »dit-il. Ma petite vieille revint chez elle et se mit au lit ;la peur la rendit si malade que c’est tout juste si elle n’enmourut pas…

Alexèy Ivânytch s’essuya les yeux de son mouchoir et lampa d’untrait un verre de vin.

– Il voulait me faire épouser sa maîtresse, mais, à cemoment-là… par bonheur, je tombai malade de la fièvre, et je restaisix mois à l’hôpital. Voilà ce qui se passait jadis. Voilà comme onvivait ! Et maintenant… fiou !… maintenant… je suisau-dessus de lui… C’est lui qui mène ma belle-mère au théâtre. Ilm’offre sa tabatière. Et le voilà qui fume un cigare. Hé !hé ! hé !… Je lui poivre sa vie… Je la poivre !…Koûritsyne !

– Que désirez-vous, monsieur ? demanda Koûritsyne, selevant et prenant une attitude militaire.

– Représente-moi ta tragédie !

– À vos ordres.

Koûritsyne se redressa, prit un air sombre, leva la main, secontracta le visage et chevrota d’une voix rauque :

– Meurs, perfide ! J’ai souaffe de tonsanng !…

Nous éclatâmes de rire.

– Koûritsyne, avale-moi ce morceau de pain, sursemé depoivre !

Koûritsyne, gavé, prit un gros morceau de pain de seigle, lepoudra de poivre, et le mâcha, au milieu d’un rire bruyant.

– Tout changement arrive… poursuivit Kozoûline.Assieds-toi, Koûritsyne ! Quand nous nous lèverons, tu nouschanteras quelque chose… Jadis, c’était ton heure, maintenant,c’est la mienne !… Oui… Et c’est ainsi que ma vieille mère estmorte… Oui…

Kozoûline se leva et chancela…

– Et moi, continua Kozoûline, je me taisais parce quej’étais petit… effacé… Tortionnaires !… barbares !… Etmaintenant c’est mon tour… Hé ! hé ! hé !… Et toi,eh ! là-bas ? toi !… C’est à toi que l’on parle,toi, le rasé !

Et Kozoûline pointa le doigt du côté de papa.

– Cours autour de la table et fais le coq.

Papa sourit, rougit de satisfaction et se mit à trottiner autourde la table ; je le suivis.

– Co-co-rico ! criâmes-nous tous les deux en courantplus vite.

Je courais et pensais :

« Je serai aide-copiste ! »

1883.

Partie 23
JOURNAL D’UN AIDE-COMPTABLE

– 11 mai 1863. – Glôtkine, notre comptable, âgé desoixante ans, a pris, parce qu’il tousse, du lait avec du cognac eta eu, à cause de cela, du delirium tremens. Les médecinsaffirment, avec l’assurance qui leur est propre, qu’il mourrademain. Je serai enfin comptable. La place m’est déjà promise.

 

– Le secrétaire Kléchtchov passe en jugement pour avoirporté des coups à un client qui l’avait appelé bureaucrate.

Ça semble décidé.

 

– J’ai pris de la tisane parce que j’ai de l’entérite.

 

– 3 août 1865. – Le comptable Glôtkine a encoremal à la poitrine. Il a recommencé à tousser et boit du lait avecdu cognac. S’il meurt, sa place sera pour moi. J’ai de l’espoir,mais faible, parce que le delirium tremens, paraît-il,n’est pas toujours mortel.

Kléchtchov a arraché un billet des doigts d’un Arménien et l’adéchiré. L’affaire va peut-être aller jusqu’au tribunal.

Une vieille (Gourièvna) m’a dit hier que ce n’est pas del’entérite que j’ai, mais des hémorroïdes internes. Il se peutbien…

 

– 30 juin 1867. – On écrit dans les journaux qu’ily a le choléra en Arabie. Il arrive peut-être en Russie, et alorsil y aura beaucoup de postes vacants. Peut-être le vieux Glôtkinemourra-t-il et j’aurai la place de comptable. Le bonhomme estvivace. Vivre ainsi longtemps, est, à mon sens, répréhensible.

Que prendrais-je bien pour mon entérite ? Si je prenais desgraines d’absinthe de Judée ?

 

– 2 janvier 1870. – Un chien a hurlé toute la nuitdans la cour de Glôtkine. Ma cuisinière Pèlaguèia dit que c’est unprésage sûr et nous avons causé ensemble jusqu’à deux heures dumatin. Quand je serai comptable, je m’achèterai une pelisse deraton et une robe de chambre. Je me marierai peut-être. Assurémentpas avec une jeune fille, ce n’est pas de mon âge. Mais avec uneveuve.

 

– Kléchtchov a été, hier, chassé du cercle parce qu’il araconté tout haut une anecdote inconvenante et s’est moqué dupatriotisme du membre de la délégation commerciale Ponioûkhov. Ondit que ce dernier a déposé une plainte.

 

– Je veux aller pour mon entérite chez le docteur Botkine.On dit qu’il est bon médecin.

 

– 4 juin 1878. – On écrit qu’il y a la peste àVétliânnka. On dit qu’il meurt beaucoup de gens. Glôtkine boit, àcette occasion, de la vodka infusée sur du poivre. Si la pestearrive ici, je serai sûrement comptable.

 

– 4 juin 1883. – Glôtkine se meurt. J’ai été chezlui et lui ai demandé pardon en pleurant d’avoir attendu sa mortavec impatience. Il m’a généreusement pardonné en pleurant aussi,et m’a conseillé de boire, pour mon entérite, du café deglands.

 

– Kléchtchov a encore presque failli passer en jugement. Ila engagé à un juif un piano qu’il avait loué. En dépit de tout celail est déjà décoré de Saint-Stanislas et a le rang d’assesseur decollège[30] . C’est étonnant ce qui arrive en cemonde.

 

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Gingembre 2 zolotniks.
Galanga 1 1/2
Vodka forte 1
Sang des sept frères 3

 

Mêler le tout, infuser dans un dixième de seau de vodka, etprendre un petit verre à jeun.

 

– 7 juin, même année. – Hier on a enterréGlôtkine. Hélas ! la mort de ce vieillard ne m’a pas profité.Je le vois en rêve chaque nuit, en chemise blanche, me faisantsigne du doigt !… Oh ! malheur, malheur à moi,maudit ! ce n’est pas moi qui suis comptable, c’est Tchâlikov…Ce n’est pas moi qui ai reçu la place, mais un jeune homme, ayantla protection de sa tante qui est femme de général. Tous mesespoirs sont évanouis.

 

– 10 juin 1886. – La femme de Tchâlikov l’aquitté. Le malheureux se désole. Peut-être va-t-il se suicider dechagrin. S’il se suicide, c’est moi qui serai comptable. On enparle déjà. Alors tout espoir n’est pas encore perdu ; on peutvivre : le temps d’avoir une pelisse de raton n’est peut-êtrepas très éloigné. Pour ce qui est du mariage, je n’ai pasd’objection. Pourquoi ne pas se marier s’il se présente une bonneoccasion ? Seulement il faut prendre conseil de quelqu’un.C’est une grosse décision.

 

– Kléchtchov a échangé ses caoutchoucs avec ceux duconseiller privé Lirmanson. Scandale !

 

– Le portier Païssiï conseille de prendre du sublimé dansl’entérite. Je vais essayer.

1883.

Partie 24
LA TOURBE

« Honoré Monsieur, père et bienfaiteur, » écrivait aubrouillon le fonctionnaire Névouirazîmov composant une lettre defélicitations, « je vous souhaite de passer ce jour solennel,ainsi que bien des jours dans la suite, en bonne santé etprospérité… Et je souhaite à votre famille la mêmechose… »

La lampe dans laquelle le pétrole baissait filait etcharbonnait. Sur la table, près de la main de Névouirazîmov quiécrivait, un cancrelat égaré courait inquiètement. Deux chambres audelà de la permanence, le suisse Paramone cirait pour la troisièmefois ses bottes des grands jours, et avec une énergie telle quel’on entendait dans toutes les chambres le bruit de ses crachats etcelui de la brosse.

« Qu’est-ce qu’on pourrait encore lui écrire à cettecanaille ? » songea Névouirazîmov levant les yeux vers leplafond enfumé.

Il y vit, en cercle noir, l’ombre de l’abat-jour ;au-dessous, les corniches poussiéreuses, plus bas encore les murs,jadis peints en bleu-gris ; et la permanence lui parut sidéserte qu’il eut non seulement pitié de lui-même, mais ducancrelat…

« Je finirai ma garde et partirai, et lui restera ici toutesa vie de cancrelat… pensa-t-il en s’étirant. Ouf ! quelennui !… Si je nettoyais mes bottines,faut-il ? »

Et s’étant paresseusement étiré une seconde fois, Névouirazîmovse rendit paresseusement dans la chambre du suisse.

Paramone ne cirait plus ses bottes. Tenant d’une main la brosse,et de l’autre, se signant, il était debout devant le vasistasouvert et prêtait l’oreille.

– On carillonne !… dit-il en un souffle àNévouirazîmov, le regardant de ses yeux fixes, largement ouverts.Déjà !

Névouirazîmov approcha l’oreille du vasistas et écouta. Avecl’air frais du printemps, le carillon de Pâques faisait irruption.Le grondement des cloches se mêlait au brouhaha des voitures, et,dans le chaos sonore, ne se détachait, comme un chant de ténor, quele carillon grêle de l’église voisine, en même temps qu’un rireretentissant et aigu.

– Qu’il y a de monde ! soupira Névouirazîmov,regardant dans la rue, où, près des lampions allumés, se succédaitun glissement d’ombres humaines ; tout le monde court à lamesse de minuit… Les nôtres, bien sûr, ont déjà bu et flânent enville. Qu’il y a de rires et de discours ! Moi seul,malheureux que je suis, je dois rester ici en un jour pareil !Et chaque année, cela m’arrive !

– Et qui vous force à faire des remplacements ? Vousn’étiez pas de service aujourd’hui… C’est Zâstoupov qui vous a misà sa place… Quand les gens s’amusent, vous faites desremplacements !… C’est par ladrerie !

– Au diable la ladrerie ! Il n’y a pas à enavoir : deux roubles et une cravate pour tout profit !…Il s’agit de misère et non de ladrerie ! Et maintenant, tusais, il serait bien de partir en bande pour la messe de minuit, etensuite d’aller souper… Bien boire, bien manger, puis se fourrer aulit… À table, on briffe le gâteau pascal, tandis que le samovarchante, et l’on a, près de soi, quelque joli petit brin de femme…On avale un petit verre de vodka, et on la garde, là, au fond de sagorge… et ça produit un délicieux effet… on se sent un homme…Ah !… dégoûtante vie ! N’importe quelle canaille passe encalèche, et tu restes là, assis, à suivre tes pensées…

– Chacun son sort, Ivane Danîlytch ! Si Dieu le veut,vous ferez une carrière et irez-vous aussi un jour en calèche…

– Moi ?… Non, voyons, l’ami, tu badines !… Je nemonterai pas plus haut que je suis, même à m’en fairecrever !… Je n’ai pas d’instruction…

– Notre général, lui aussi, n’a aucune instruction, etpourtant…

– Mais avant d’en arriver là, le général a volé cent milleroubles… Et son allure, l’ami, n’est pas celle que j’ai !… Onne va pas loin avec ma dégaine. Bref, l’ami, situation sans issue…Il n’y a qu’à vivre comme ça, si l’on veut… ou à se pendre…

Névouirazîmov s’éloigna du vasistas et, rempli d’angoisse, semit à aller et venir…

Le bruit des cloches ne faisait qu’augmenter… Il n’était plusbesoin pour l’entendre d’être près de la fenêtre ; et plus lecarillon devenait distinct et plus les voitures ferraillaient, plusparaissaient noirs les murs bruns de la permanence et enfumées lescorniches ; et plus la lampe fumait.

« Si je lâchais la garde », songea Névouirazîmov.

Mais cette fuite ne promettait rien qui vaille… Eût-il quittéles locaux administratifs et flâné en ville, Névouirazîmov serait àla fin revenu chez lui, et, dans son logis, c’était encore pire,plus triste que dans cette permanence… Admettons qu’il eût bien,confortablement, passé ce jour-là… et puis après ? Toujoursces mêmes murs tristes, ces mêmes remplacements et ces mêmeslettres de félicitations…

Névouirazîmov s’arrêta au milieu de la pièce et se mit àréfléchir.

Le besoin d’une nouvelle vie, meilleure, lui pinça le cœur dedouloureuse, d’insupportable façon… Il éprouva un désir passionnéde se trouver tout à coup dans la rue, de se mêler à la foulevivante, de participer à la solennité de la fête pour laquelles’ébranlaient toutes ces cloches et grondaient ces voitures…Névouirazîmov désira passionnément ce qu’il avait eu jadis en sonenfance : un cercle familial, des figures solennelles deproches, une nappe blanche, de la lumière, de l’intimité… Il serappela la voiture dans laquelle une dame venait de passer lepardessus dans lequel se pavanait l’économe, la chaîne d’or dont lesecrétaire se parait la poitrine… Il se rappela un bon lit, l’ordrede Saint-Stanislas, des bottines neuves, un uniforme de petitetenue aux coudes pas râpés… Il se rappela tout cela parce que, detout cela, il n’avait rien…

– Faut-il donc voler ? songea-t-il… Voler, supposons,n’est pas difficile, mais se cacher, ça, c’est malin… On s’enfuit,dit-on, en Amérique avec ce qu’on a volé, mais où diable se trouvecette Amérique ? Même pour voler, il est bon d’avoir del’instruction…

Le carillon se calma… On n’entendit plus que le bruit lointaindes voitures et la toux de Paramone. Mais l’angoisse et la colèrede Névouirazîmov augmentaient, devenaient plus insupportables. Dansla chambre du Conseil, la pendule sonna minuit et demi.

– Écrire une dénonciation, peut-être ? Prôchkine en afait une et a été avancé.

Névouirazîmov s’assit devant sa table et se mit à méditer. Lalampe, dont tout le pétrole était brûlé, charbonnait fortement,menaçait de s’éteindre. Le cancrelat égaré continuait de courir çàet là sur la table, sans trouver son gîte…

– Faire une dénonciation, c’est possible, mais comment larédiger ? Il faut y mettre toutes les insinuations, toutes lesprécautions, comme Prôchkine… Et moi, que puis-je ? Je lacomposerai de telle façon que tout me retombera sur le nez…Non-sens, le diable m’emporte !

Névouirazîmov se rompant la tête sur la façon de sortir de sasituation sans issue, porta les yeux sur son brouillon. Il écrivaitla lettre à un homme qu’il haïssait de toute son âme, qu’ilcraignait, et dont il attendait depuis dix ans un avancement de saplace de seize roubles par mois à une place de dix-huitroubles…

– Ah ! fit-il, en repoussant du plat de la main, aveccolère, le cancrelat qui avait eu le malheur de tomber sous sesyeux… diable, tu cours ici !… Sale bête !

Le cancrelat, tombé sur le dos, se mit à agiter les pattesdésespérément… Névouirazîmov le saisit par une jambe et le jetadans le verre de la lampe… Cela flamba et craqua…

Névouirazîmov se sentit soulagé.

1885.

Partie 25
LE MYSTÈRE

Le soir du lundi de Pâques, le conseiller d’État Navâguine,rentrant de faire des visites, prit la liste des gens qui s’étaientinscrits chez lui pour la regarder dans son cabinet. Après avoirquitté son manteau et bu de l’eau de Seltz, il s’installacommodément sur son divan et se mit à lire les signatures. Arrivéau milieu de la longue liste, il eut un sursaut, partit d’un éclatde rire, et, avec l’expression d’une stupeur extrême, fit unclaquement de doigts.

– Encore !… s’écria-t-il en se frappant le genou…C’est étonnant ! Encore et encore la signature de ceFédioukov ! Le diable sait qui c’est !…

Au milieu de nombreuses signatures se trouvait celle d’uncertain Fédioukov. Quel individu était-ce ? Navâguinel’ignorait absolument. Il fit défiler dans sa mémoire toutes sesconnaissances, ses parents et ses subordonnés, même en un lointainpassé, mais ne put se souvenir de rien qui ressemblât, mêmevaguement, à un Fédioukov. Le plus étrange est que cet inconnuavait signé régulièrement ces trente dernières années chaque jourde Noël et de Pâques. Qui était-il, d’où venait-il, quelle mineavait-il ?… Ni Navâguine, ni sa femme, ni le suisse ne lesavaient.

– Étonnant ! murmurait Navâguine en arpentant soncabinet. Étrange et inconcevable ! C’est on ne sait quellecabalistique !… Appelez-moi ici le suisse ! – cria-t-il.– C’est diablement étrange !… Non, je vais tout de même savoirqui c’est !… Écoute, Grigôry, – dit-il au suisse qui entrait,– ce Fédioukov s’est encore inscrit ! Tu l’as vu ?

– Pas du tout…

– Permets, il s’est inscrit ! C’est donc qu’il a étédans l’antichambre. Il y a été ?

– Non, il n’y a pas été.

– Comment a-t-il donc pu s’inscrire s’il n’y a pasété ?

– Je ne peux le savoir.

– Et qui donc le saura ? Tu bayes aux corneilles danston antichambre !… Ressouviens-toi un peu ! Peut-êtrequelqu’un d’inconnu est-il entré ? Songes-y !

– Non, Votre ’cellence, il n’est venu aucun étranger. Nosfonctionnaires sont venus ; la baronne est venue chezMme Son Excellence, les prêtres sont venus avec lacroix, et il n’y a eu personne plus…

– Alors, quoi, il s’est inscrit invisiblement,hein ?

– Je ne puis le savoir ; mais il n’y a eu ici aucunFédioukov. Cela je puis le dire comme devant l’Image…

– Étrange ! Incompréhensible ! Éton-n-ant !…fit Navâguine, réfléchissant. C’est même ridicule ! Un hommes’inscrit depuis déjà trente ans, et on ne peut pas du tout savoirqui c’est. C’est peut-être une farce de quelqu’un ? Peut-êtrequelque fonctionnaire, pour intriguer, inscrit-il en même temps queson nom celui de ce Fédioukov ?

Et Navâguine se mit à examiner la signature de Fédioukov.

La signature ample, hardie, d’une écriture à l’ancienne mode,avec des boucles et des crochets, ne ressemblait pas du tout auxautres. Elle suivait immédiatement celle du secrétaire degouvernement, Chtoûtchkine, petit homme timoré et poltron, quiserait assurément mort de peur s’il se fût permis une plaisanterieaussi audacieuse.

– Le mystérieux Fédioukov, dit Navâguine à sa femme enentrant chez elle, s’est encore inscrit !… Et je n’ai pas puarriver encore à savoir qui c’est !

Mme Navâguine était spirite et expliquait, parcela même, très simplement, tous les phénomènes compréhensibles etincompréhensibles.

– Il n’y a là rien d’étonnant, dit-elle. Voilà, tu n’ycrois pas, et je t’ai dit et le répète qu’il y a dans la naturebeaucoup de surnaturel que notre faible esprit n’atteindra jamais.Je suis assurée que ce Fédioukov est un esprit en sympathie avectoi… À ta place, je l’évoquerais et lui demanderais ce qu’ilveut.

– Absurde, absurde !

Navâguine n’avait pas de préjugés, mais le phénomène quil’occupait était si mystérieux que, malgré lui, toutes sortes dediableries lui venaient en tête. Il songea, toute la soirée, que ceFédioukov incognito était l’esprit d’un fonctionnairedepuis longtemps mort, poussé à la retraite par quelque aïeul àlui, Navâguine, et qui, à présent se vengeait sur son descendant.C’était peut-être le parent de quelque clerc de chancellerie chassépar Navâguine lui-même, ou celui d’une jeune fille séduite parlui…

Navâguine, toute la nuit, vit en rêve un vieux fonctionnairemaigre, en uniforme râpé, le visage jaune citron, les cheveuxhérissés et les yeux ternes, qui marmonnait quelque chose d’unevoix funèbre et le menaçait d’un doigt osseux.

Peu s’en fallut que Navâguine n’eût une congestion cérébrale.Deux semaines durant, il fut taciturne, renfrogné, marchant sanscesse en réfléchissant. À la fin, vainquant son amour-propre et sonscepticisme, il dit sourdement à sa femme, en rentrant chezelle :

– Zîna, évoque Fédioukov !

Réjouie, la spirite ordonna de lui apporter une feuille decarton et une soucoupe ; elle fit asseoir son mari auprèsd’elle et se mit à officier. Fédioukov ne se laissa pas attendrelongtemps.

– Que te faut-il ? demanda Navâguine.

– Repens-toi… répondit la soucoupe.

– Qui étais-tu sur la terre ?

– Un égaré…

– Tu vois ! murmura la femme. Et tu n’y croyaispas !

Navâguine s’entretint longtemps avec Fédioukov, puis il évoquaNapoléon, Annibal, Asskotchénnski[31] , satante Klâvdia Zakhârovna ; et tous lui donnèrent des réponsesbrèves, mais pertinentes et pleines d’un sens profond. Ils’intéressa pendant près de quatre heures à la soucoupe ets’endormit tranquillisé, heureux d’avoir fait connaissance avec unmonde mystérieux, nouveau pour lui. Après cela, il s’occupa chaquejour de spiritisme, expliquant aux employés de sa chancelleriequ’il y a, au total, dans la nature, beaucoup de surnaturel et demiraculeux, sur quoi nos savants devraient depuis longtemps porterleur attention. L’hypnotisme, le médiumisme, le bichopisme[32] , le spiritisme, la quatrièmedimension, et autres brumes, le possédèrent complètement, en sorteque, à la grande joie de sa femme, Navâguine lisait des livresspirites ou s’occupait de la soucoupe, faisait tourner les tableset cherchait à expliquer les phénomènes surnaturels. À son exemple,tous ses subordonnés s’occupèrent de spiritisme, et, avec tantd’ardeur, que le vieil économe en devint fou et envoya, parplanton, le télégramme suivant : « À la direction desimpôts, en enfer. Sens que me transforme en malin esprit. Quefaire ? Réponse payée. VassîliKrinolînnski. »

Après avoir lu plus d’une centaine de brochures, Navâguineressentit un désir violent d’écrire lui aussi quelque chose sur laquestion. La rédaction lui prit cinq mois, et, à la fin, ilproduisit un énorme rapport intitulé : Mon opinion à moiaussi. L’article terminé, il résolut de l’envoyer à une revuespirite.

Le jour où l’on devait envoyer cet écrit lui est resté très enmémoire. Navâguine se rappelle qu’en cet inoubliable jour setrouvaient dans son cabinet son secrétaire, qui recopiaitl’article, et le sacristain de la paroisse voisine, appelé pouraffaire. La figure de Navâguine rayonnait. Il regardait avec amoursa création, palpait son épaisseur, souriait béatement, et disait àson secrétaire :

– Je crois, Philippe Serguèitch, qu’il faut l’envoyerrecommandé. C’est plus sûr.

Ensuite, levant les yeux vers le sacristain, il luidit :

– Mon bon, je vous ai fait venir pour affaire. Je mets monjeune fils au lycée et ai besoin de son acte de baptême. Nepourrait-on pas l’avoir vite ?

– Fort bien, Votre Excellence ! dit le sacristain.Fort bien, je comprends.

– Ne pourrait-on pas l’avoir pour demain ?

– Bien, Votre Excellence ! Soyez tranquille !Demain même, ce sera fait. Voulez-vous envoyer demain à l’églisequelqu’un pour le prendre avant vêpres ? J’y serai. Donnezl’ordre de demander Fédioukov. Je ne m’absente jamais…

– Comment dites-vous ? ! s’écria le conseillerd’État en pâlissant.

– Fédioukov, monsieur.

– Vous… vous êtes Fédioukov ?… demanda Navâguine,écarquillant les yeux.

– Précisément, Fédioukov.

– C’est vous… vous qui vous inscrivez dans monantichambre ?…

– Précisément, avoua le sacristain, confus. Quand nousvenons avec la croix pour les prières, Votre Excellence, jem’inscris toujours chez les grands dignitaires… J’aime ça… Quand jevois, excusez-moi, la feuille dans l’antichambre, je ressensl’envie folle d’y inscrire mon nom…

Navâguine, dans une muette hébétude, ne comprenant rien,n’entendant rien, se mit à aller et venir dans son cabinet. Il tâtala portière de la porte, agita deux ou trois fois la main droite,comme un jeune premier danseur apercevant sa bien-aimée, eut unsourire stupide et montra du doigt l’espace.

– Ainsi, demanda le secrétaire, j’envoie tout de suitel’article, Votre Excellence.

Ces mots rappelèrent à lui Navâguine. Il regarda son secrétaireet le sacristain, d’un air ahuri, se souvint de tout, et, frappantdu pied avec fureur, s’écria d’une voix aiguë,chevrotante :

– Laissez-moi en paix. ! En paix… je vous dis !Que voulez-vous de moi ? Je ne le comprends pas !

Le secrétaire et le sacristain sortirent du cabinet et ilsétaient depuis longtemps dans la rue que Navâguine trépignaitencore et criait :

– Laissez-moi en paix !… Que voulez-vous de moi ?Je ne comprends pas ! Lai-ssez-moi-en-paix !…

1887.

Partie 26
LA MORT D’UN FONCTIONNAIRE

Par un beau soir, un expéditionnaire de chancellerie non moinsbeau, Ivane Dmîtritch Tcherviakov[33] , assisau second rang des fauteuils d’orchestre, regardait, les yeux dansses jumelles, les Cloches de Corneville. Il se sentait aufaîte de la béatitude. Mais soudain…

Dans les récits on trouve souvent : « soudain. »Les auteurs ont raison ; la vie est si remplie d’inattendu…Mais soudain sa figure se plissa, ses yeux dansèrent, sarespiration s’arrêta ; il enleva sa jumelle, se pencha, et…atchi ! Il éternua comme vous voyez.

Il n’est défendu à personne, et où que ce soit, d’éternuer. Lesmoujiks, les maîtres de police, et, parfois même, les conseillersprivés éternuent. Chacun éternue. Tcherviakov, sans se troubler lemoins du monde, s’essuya de son petit mouchoir, et, en homme poli,regarda autour de lui pour voir s’il n’avait pas, de sonéternuement, dérangé quelqu’un.

Mais à l’instant il eut lieu d’être confus.

Il s’aperçut qu’un vieux monsieur, assis devant lui au premierrang, marmonnait en essuyant avec soin, de son gant, sa tête chauveet son cou. En ce vieux monsieur, Tcherviakov reconnut le hautfonctionnaire du ministère des Voies de communication, Brizjâlov,qui avait rang de général.

« Je l’ai éclaboussé ! se dit Tcherviakov. Ce n’estpas mon chef, il est d’une autre administration ; mais c’esttout de même ennuyeux. Il faut s’excuser. »

Tcherviakov eut un toussotement hésitant, se pencha en avant etmurmura à l’oreille du général :

– Pardon, Excellence ; je vous ai éclaboussé sans levouloir.

– Ce n’est rien… ce n’est rien…

– Au nom de Dieu, pardonnez-moi ! Je… je ne l’ai pasfait exprès !

– Ah ! je vous en prie ! Laissez-moiécouter !

Tcherviakov se troubla, sourit bêtement et se remit à regarder.Il regardait, mais n’éprouvait plus de béatitude. L’inquiétudecommença à le travailler. Pendant l’entr’acte, il s’approcha deBrizjâlov, tourna autour de lui, et, vainquant sa timidité,marmotta :

– Je vous ai éclaboussé, Excellence… Pardonnez-moi… Cen’est pas que…

– Ah ! cessez ! Je l’ai déjà oublié et vous merépétez toujours la même chose !… dit impatiemment le général,dont là lèvre inférieure remua.

« Il a « oublié », et il y a de la malice dansses yeux, pensa Tcherviakov en regardant soupçonneusement legénéral. Et il n’en veut pas parler. Il faudrait lui expliquer queje ne voulais pas du tout… que c’est la loi de la nature, ou bienil pensera que j’ai voulu cracher sur lui… S’il ne le pense pas àprésent, il le pensera plus tard… »

Rentré chez lui, Tcherviakov raconta à sa femme son involontaireimpolitesse. Il lui sembla que sa femme n’attachait pas assezd’importance à ce qui s’était passé. Elle s’en effraya un peu,mais, quand elle apprit que Brizjâlov n’était « pas del’administration » de son mari, elle se tranquillisa.

– Va tout de même t’excuser, lui dit-elle ; sans celail croira que tu ne sais pas te tenir en public.

– C’est justement… Je me suis excusé, mais il a étéétrange… Il n’a pas dit un mot qui vaille… Et on n’a pas eu letemps de parler.

Le lendemain, Tcherviakov revêtit son uniforme neuf, se fitcouper les cheveux et alla s’expliquer chez Brizjâlov… En entrantdans le salon d’attente, il y vit beaucoup de monde, et, au milieudes solliciteurs, le général qui avait déjà commencé à recueillirles suppliques. Après avoir questionné quelque personnes, Brizjâlovleva, à son tour, les yeux sur Tcherviakov.

– Hier, à Arcadia, Excellence, si vous voussouvenez, – commença, comme s’il faisait un rapport,l’expéditionnaire, – j’ai éternué, et… vous ai éclaboussé sans levouloir… Pardonn…

– Quelle bagatelle… ma parole ! fit le général… Quedésirez-vous ? demanda-t-il à une autre personne.

« Il ne veut même pas me parler ! se dit Tcherviakoven pâlissant. C’est donc qu’il est fâché… Non, on peut pas laisserça comme ça !… Je vais lui expliquer… »

Quand le général en eut fini avec le dernier visiteur, et voulutrentrer dans son appartement, Tcherviakov fit un pas vers lui et semit à marmotter :

– Excellence, si j’ose déranger Votre Excellence, c’estprécisément, si je peux dire, par un sentiment de regret… Je nel’ai nullement fait exprès, vous daignez le savoirvous-même !

Le général eut mine de vouloir pleurer et fit un gesteaccablé :

– Mais vous vous moquez tout bonnement de moi, mon chermonsieur ! dit-il en disparaissant derrière sa porte.

« Quelle moquerie y a-t-il là ? songea Tcherviakov. Iln’y en a aucune ! C’est un général et il ne peut pascomprendre… S’il en est ainsi, je ne m’excuserai plus devant cefier-à-bras. Que le diable l’emporte ! Je lui écrirai, mais neviendrai pas ! Ma parole, je ne viendrai pas ! »

Ainsi songeait Tcherviakov en revenant chez lui ; mais iln’écrivit pas de lettre au général. Il réfléchit, réfléchit sanspouvoir trouver ce qu’il fallait mettre, en sorte qu’il dut, lelendemain, aller s’excuser de vive voix.

– Je suis venu hier déranger Votre Excellence, – se mit-ilà balbutier quand le général leva sur lui ses yeux interrogateurs,– non pas pour me moquer, comme vous avez daigné le dire. Jem’excusais, pour vous avoir fait une éclaboussure en éternuant… Jene songeais pas à me moquer… Oserais-je le faire ? Si nousnous mettions à rire, c’est qu’alors il ne resterait aucun respectpour les hauts personnages…

– Dehors, file ! hurla tout à coup le général, devenubleu et se mettant à trembler.

– Quoi, monsieur ? murmura Tcherviakov, fondant deterreur.

– Dehors, file ! répéta le général se mettant àtrépigner.

Dans le ventre de Tcherviakov, quelque chose se décrocha. Nevoyant, n’entendant rien, il recula vers la porte, sortit et setraîna lentement chez lui… Ayant machinalement regagné sa demeure,sans quitter son uniforme neuf, l’expéditionnaire s’étendit sur soncanapé… et mourut.

1883.

Partie 27
L’ORATEUR

On enterrait un beau matin l’assesseur de collège[34] Kirille Ivânovitch Vavilônov, mort dedeux maladies fort répandues en notre pays : une méchantefemme et l’alcoolisme. Lorsque le cortège funèbre partit del’église pour le cimetière, l’un des collègues du défunt,Poplâvski, sauta en traîneau et se rendit au galop chez son amiGrigôry Pètrôvitch Zapôïkine, homme jeune, mais déjà assezpopulaire.

Zapôïkine, comme beaucoup de lecteurs le savent, possède le raretalent de prononcer, à l’improviste, des discours pour mariages,jubilés, enterrements. Il peut parler à volonté, en s’éveillant, àjeun, abominablement ivre, dans le délire de la fièvre. Son verbecoule uniforme, égal et abondant, comme l’eau d’un robinet. Il y adans son lexique oratoire bien plus de mots émus qu’il n’y a decancrelats dans le premier cabaret venu. Zapôïkine parle toujoursavec éloquence et longueur, en sorte que, parfois, surtout auxdîners de noces de marchands, on est obligé, pour l’arrêter, derecourir à la police.

– J’arrive chez toi en courant, l’ami, commença Poplâvski,qui le trouva à la maison. Habille-toi à l’instant et viens !L’un des nôtres est mort ; nous l’accompagnons de ce pas dansl’autre monde ; alors il faut, l’ami, lui dire en formed’adieu quelque petite chose… Tout notre espoir est en toi. Sic’était quelqu’un de négligeable qui fût mort, nous ne t’aurionspas dérangé ; mais c’est le secrétaire… le pilier d’unechancellerie, en un certain sens. Il est difficile d’enterrer unpareil oiseau sans discours.

– Ah ! fit Zapôïkine en bâillant, le secrétaire, cetivrogne !

– Oui, l’ivrogne. Il y aura au repas des crêpes, deshors-d’œuvre… On te paiera ta voiture… Allons, mon âme, viensdébiter sur sa tombe une machine un peu cicéronienne, et quelremerciement tu recevras !

Zapôïkine consentit volontiers. Il ébouriffa ses cheveux, pritun air de mélancolie, et sortit avec Poplâvski.

– Je le connais votre secrétaire, dit-il en montant entraîneau. Un finaud et un animal comme il y en a peu, Dieu ait sonâme !

– Allons Grïcha[35] , il nefaut pas insulter les morts.

– Ça, bien sûr ; aut mortuis nihil bene[36] . Mais c’était tout de même unfilou.

Les amis rejoignirent le cortège et s’y mêlèrent. Les porteursmarchaient lentement, en sorte qu’ils eurent le temps d’entrertrois fois dans des débits et d’avaler dans chacun un petit verrepour le repos de l’âme du défunt.

Au cimetière on chanta un Requiem. Dociles à l’usage,la belle-mère, la femme et la belle-sœur du défunt pleuraientbeaucoup. Lorsqu’on descendit le cercueil dans la fosse, sa femmes’écria même : « Laissez-moi aller avec lui ! »Mais elle n’entra pas avec son mari dans la fosse, se souvenantsans doute de sa pension de veuve. Ayant attendu que tout fûtcalme, Zapôïkine se porta en avant, promena les yeux surl’assistance, et débuta :

– En doit-on croire ses yeux et ses oreilles ?N’est-ce pas un horrible rêve que ce cercueil, ces figures enlarmes, ces gémissements et ces cris ? Hélas ! ce n’estpas un rêve, et la vue ne nous trompe pas !… Celui que nousvîmes, il y a si peu de temps, si alerte, si juvénilement frais etsain ; celui qui, il n’y a pas longtemps, pareil à l’abeilleinfatigable, portait, sous nos yeux, son miel dans la ruche del’ordre général ; celui qui… celui-là même est maintenantchangé en poussière, en un mirage palpable ! La mortimpitoyable a posé sur lui sa main rude, au moment où malgré sonâge déclinant, il était encore en pleine floraison de forces et deradieux espoirs. Perte irréparable ! Qui nous leremplacera ? Nous avons beaucoup de bons fonctionnaires, maisProkôty Ôssipovitch était unique. Il était du fond de l’âme dévouéà son honnête devoir, ne ménageant pas ses forces, ne dormant pasles nuits ; désintéressé, incorruptible… Comme il dédaignaitceux qui voulaient le soudoyer au détriment des intérêts généraux…ceux qui, au moyen des biens séduisants de la vie, essayaient del’amener à manquer à son devoir ! Oui, Prokôfy Ôssipytchdistribuait sous nos yeux ses faibles appointements à ses collèguesles plus pauvres, et vous venez d’entendre à l’instant lesgémissements des veuves et des orphelins qui subsistaient de sesdeniers. Dévoué aux charges de son office et aux bonnes œuvres, ilne connaissait pas les joies de la vie et avait même renoncé aubonheur familial. Vous savez que jusqu’à la fin de ses jours ilresta célibataire ! Et qui nous le remplacera en tant quecamarade ? Je vois, comme s’il était sous mes yeux, son visagerasé, attendri, tourné vers nous avec un bon sourire. J’entends savoix douce, tendre, amicale. Paix à ton corps, ProkôfyÔssipytch ! Repose-toi, honnête et noble tâcheron !

Zapôïkine continua, mais les auditeurs commençaient à chuchoter.Son discours avait plu à tout le monde, fait couler quelqueslarmes, mais bien des choses y parurent étranges. Tout d’abord ilétait incompréhensible que l’orateur appelât le défunt ProkôfyÔssipytch, tandis que celui qui gisait là s’appelait KyrilleIvânovitch. En second lieu on savait que le défunt avait toute savie été en guerre avec sa femme légitime et ne pouvait, parconséquent, être appelé célibataire. En troisième lieu, il portaitune épaisse barbe rousse, ne s’était jamais rasé, et il étaitincompréhensible que l’orateur eût parlé de sa figure rasée. Lesauditeurs se regardaient perplexes, levaient les épaules…

– Prokôfy Ôssipytch ! continua l’orateur inspiré, enregardant la fosse, ton visage n’était pas beau, il était mêmelaid ; tu étais taciturne et dur ; mais nous savions tousque, sous cette enveloppe, battait un cœur honnête,amical !

Bientôt les auditeurs remarquèrent en l’orateur lui-même quelquechose d’étrange. Ses yeux se fixèrent sur un point ; il se mità s’agiter, à remuer lui aussi les épaules ; soudain il setut, ouvrit la bouche, étonné, et se retourna vers Poplâvski.

– Écoute, mais il est vivant !… fit-il avec un regardeffaré.

– Qui est vivant ?

– Prokôfy Ôssipytch ! Le voici près de cettetombe !…

– Il n’a jamais été mort !… C’est KyrilleIvânytch[37] qui est mort.

– Mais tu m’as dit que votre secrétaire étaitmort !

– Kyrille Ivânytch était lui aussi secrétaire. Tu t’estrompé, farceur ! Prokôfy Ôssipytch, c’est vrai, était avantnotre secrétaire ; mais il est passé, il y a deux ans, chef dela seconde division.

– Que le diable s’y reconnaisse !

– Pourquoi t’arrêtes-tu ? Continue, c’estpénible !

Zapoïkine se tourna vers la fosse et reprit, avec la mêmeéloquence, son discours interrompu. Près du monument, en effet, setrouvait Prokôfy Ôssipytch, vieux fonctionnaire au visage rasé. Ilregardait l’orateur et fronçait les sourcils, courroucé.

– Comment as-tu fait ton compte !… disaient en riantles employés à Zapôïkine en revenant avec lui après la cérémonie Tuas enterré un homme vivant !

– C’est mal, jeune homme ! maugréa Prokôfy Ôssipytch.Pour un mort votre discours était peut-être bon ; mais adresséà un vivant, monsieur, c’est une pure dérision ! Songez un peuà ce que vous avez dit ! « Désintéressé, incorruptible,ne prenant pas de pots de vin !… » On ne peut dire çad’un vivant que par moquerie. Et personne ne vous a demandé,messire, de parler de mon physique ! Aussi laid et difformeque je puisse être, pourquoi parler de ma figure à tout unpublic ? C’est injurieux, monsieur !

1886.

Partie 28
L’ÉCRIVAIN

Dans la chambre contiguë au magasin de thé du négociantIérchakov, est assis à un haut pupitre le patron lui-même, hommejeune, mis à la mode, l’air fatigué, et qui a apparemment mené unevie agitée. À en juger par sa large écriture ornée, sa coiffure àla Capoul et l’odeur fine de son cigare, il n’est pas étranger à lacivilisation européenne.

Toutefois, cette culture se dévoila encore bien mieux lorsqu’unapprenti, venant du magasin, annonça :

– L’écrivain est ici !

– Ah !… Fais-le entrer… Et dis-lui de laisser sescaoutchoucs au magasin.

Une minute après entra un vieux bonhomme grisonnant, chauve, enpardessus déteint, la figure rouge et marbrée de froid, avec cetteexpression de débilité et d’irrésolution habituelle aux gens quiboivent non pas beaucoup, mais constamment.

– Mes hommages… dit Iérchakov sans se retourner. Quoi debon, monsieur Geïnime ?

Iérchakov confondait les mots « génie » et« Heine »[38] , et,par suite, il appelait toujours le vieillard Geïnime, au lieu deHeïnime.

– Alors voilà, monsieur, répondit Heïnime ; j’apportela petite commande. C’est déjà prêt, monsieur…

– Si vite !

– En trois jours, Zakhare Sémiônytch, on peut écrire nonseulement une annonce, mais tout un roman. Il suffit d’une heurepour une annonce.

– Pas plus ? Et tu marchandes toujours comme si tuprenais un travail pour une année !… Allons, montrez-moi votrecomposition.

Heïnime tira de sa poche quelques bouts de papiers froissés etgriffonnés au crayon, et s’approcha du pupitre.

– C’est encore un brouillon, monsieur, dit-il… en lignesgénérales, monsieur… Je vais vous le lire, monsieur. Suivez-moiattentivement, et vous m’indiquerez les erreurs qu’il pourrait yavoir. Il est facile de se tromper, Zakhare Sémiônytch… Croyez-le,j’ai composé des réclames pour trois magasins à la fois…Shakespeare lui-même en eût perdu la tête.

Heïnime mit ses lunettes, leva les sourcils et commença à lired’une voix mélancolique comme s’il déclamait :

– « Saison 1885-1886. – Z. S. Iérchakov, dépositairede thés de Chine dans toutes les villes de la Russie d’Europe etd’Asie, et à l’étranger. Maison fondée en 1804… ». Tout celaest le préambule, vous comprenez, qui sera encadré d’ornements etd’armoiries. J’ai composé des armoiries pour un marchand qui a prispour son prospectus les armes de différentes villes. Vous pouvez enfaire autant, Zakhare Semiônytch. Et j’ai inventé pour vous cetornement : un lion tenant dans sa gueule une lyre… Mais,continuons : « Deux mots à nos anciens clients. – Honorésmessieurs. Ni les événements politiques de ces derniers temps, nila froide indifférence qui pénètre de plus en plus toutes lescouches de notre société, ni l’ensablement du Volga, dont parlaitsi récemment la meilleure partie de notre presse, rien ne nousdéroute ! L’existence ancienne de notre maison, et lessympathies que nous avons su acquérir, nous donnent la possibilitéd’adhérer solidement au sol, et de ne pas changer notre système,adopté une fois pour toutes, tant dans nos relations avec lespropriétaires de plantations de thé que dans l’exécutionconsciencieuse des commandes. Notre devise est bien connue. Elles’exprime en ces mots brefs, mais significatifs : Conscience,bon marché, promptitude !… »

– Bien ! très bien ! interrompit Iérchakov, seremuant sur sa chaise. Je ne m’attendais pas à ce que vouscomposiez ça ainsi. C’est adroit ! Seulement, voilà, mon cherami… Il faut y mettre une manière d’ombre… embrumer en quelquefaçon… faire une sorte de passe-passe… Nous publions, n’est-ce pas,que la maison vient de recevoir un envoi de thés frais de lapremière récolte du printemps, saison 1885 ?… Mais il faut, enoutre, indiquer que ces thés, récemment reçus, étaient depuis troisans déjà dans nos dépôts, bien qu’il ne nous soient arrivés deChine que la semaine dernière…

– Je comprends, monsieur… Le public ne s’apercevra pas dela contradiction. Au commencement de l’annonce, nous écrirons queles thés viennent d’arriver, et, à la fin, nous dironsceci :

« Possédant de grandes réserves de thé qui ont acquitté lesanciens tarifs de douane, nous pouvons, sans préjudicier à nosintérêts, les céder aux prix de l’an passé… » Et ainsi desuite. Puis, sur l’autre page, sera le prix courant. Là encore, ily aura des armes et des ornements… Et au-dessous, en groscaractères : « Prix courant des thés aromatiques choisisde Fou-Tchan, de Khia-khta et Baï-Ho, arrivés de nos plantations,récemment acquises… » Reprenons, monsieur… « Nousappelons l’attention des véritables amateurs des thés de Lian-Sin,parmi lesquels : l’Emblème de la Chine, oul’Envie des concurrents (3 r. 50) jouit de la plus grandeet de la plus méritée faveur. Parmi les thés à odeur de roses, nousrecommandons surtout : la Rose du Mikado, 2roubles, et les Yeux de la Chinoise, 1 r. 80 c… »Après les prix on parlera, en petits caractères, de la vente audétail et de l’expédition. Là aussi on parlera des remises et desprimes. « La plupart de nos concurrents, voulant allécher laclientèle, lui lancent un appât dans le genre des primes. Nousprotestons, quant à nous, contre ce révoltant procédé, et nousproposons à nos acheteurs, non sous forme de prime, maisgratis, toutes les attractions dont nos concurrentsrégalent leurs victimes. Toute personne ayant fait chez nous unachat d’au moins 50 roubles, choisit et reçoit franco un des cinqobjets suivants : une Théière en métal anglais, Cent cartes devisite, le Plan de Moscou, une Boîte à thé ayant la forme d’uneChinoise nue, et le Livre : la Surprise dufiancé ou le Fiancé sous l’auge, récit d’un conteurgai. »

La lecture terminée, Heïnime, après avoir fait quelquescorrections, transcrivit rapidement l’annonce et la remit àIérchakov. Puis un silence s’établit… Les deux hommes se sentaientgênés comme s’ils eussent commis une vilenie.

– M’ordonnez-vous de toucher l’argent de mon travail àprésent ou plus tard ? demanda timidement Heïnime.

– Quand tu voudras, même tout de suite… réponditnégligemment Iérchakov. Passe au magasin et prends ce que tuvoudras pour cinq roubles cinquante.

– Je voudrais toucher en argent, Zakhare Sémiônytch.

– Je n’ai pas l’habitude de payer en argent ; je paietout le monde en thé et en sucre, vous, les chantres, dont je suismarguillier, et les dvorniks[39] .

– Est-ce que l’on peut, Zakhare Sémiônytch, comparer montravail à celui des dvorniks et des chantres ? Mon travail estd’ordre intellectuel.

– Quel travail ? Tu t’assieds, tu écris, et ça yest ! L’écriture n’est bonne ni à manger ni à boire ;c’est une vétille ; ça ne vaut même pas un rouble.

– Hum… comme vous raisonnez là-dessus !… dit Heïnime,froissé… Ça ne se boit, ni ne se mange… Vous ne vous rendezpeut-être pas compte qu’en composant cette annonce j’ai souffertdans mon âme ? On écrit, et l’on sent que l’on induit enerreur toute la Russie… Donnez-moi de l’argent, ZakhareSémiônytch !

– Tu m’ennuies, frère. C’est mal d’insisterainsi !

– Bon. Alors je vais prendre du sucre en poudre. Vos commisme le rachèteront à 8 copeks la livre ; j’y perdrai quarantecopeks ; mais que faire ? Portez-vous bien, monsieur.

Heïnime se retourna pour sortir, mais s’arrêtant à la porte, ilfit un soupir et dit sombrement :

– Je trompe la Russie, toute la Russie !… Je trompe mapatrie pour une bouchée de pain. Ah !

Et il sortit.

Iérchakov alluma un havane, et, dans sa chambre, se répanditencore plus un arôme d’homme cultivé.

1885.

Partie 29
CHUT !…

Ivane Iégôrovitch Krassnoûkhine, petit collaborateur d’unjournal, revint chez lui, tard, dans la nuit, maussade, grave etparticulièrement absorbé. On eût dit qu’il s’attendait à uneperquisition ou songeait au suicide. Ayant fait quelques grands pasdans sa chambre, il s’arrêta, hérissa ses cheveux et dit, du ton deLaërte s’apprêtant à venger sa sœur :

– Éreinté, l’âme fatiguée, au cœur une angoisse accablante,mets-toi pourtant à ton bureau et écris !… Et cela s’appelleune vie !… Pourquoi personne n’a-t-il encore décrit letorturant partage de l’écrivain, qui, triste, doit faire rire lafoule, ou, joyeux, verser des larmes de commande ? Je doisêtre folâtre, spirituel, d’une froide indifférence ; mais,figurez-vous que la tristesse m’accable ou, supposons que je soismalade, que mon enfant se meure, ou que ma femmeaccouche !…

Il débita cela en brandissant les poings et roulant les yeux…Puis, entré dans la chambre à coucher, il réveilla sa femme.

– Nâdia, dit-il, je me mets à écrire… je t’en prie, quepersonne ne me dérange ! On ne peut pas écrire quand lesenfants pleurent, que les cuisinières ronflent… Veille aussi à ceque j’aie du thé et… du beefsteak, ou n’importe… Tu sais que je nepeux pas écrire sans avoir du thé… Le thé est la seule chose qui mesoutienne quand je travaille.

Revenu dans sa chambre, le journaliste quitta lentement saredingote, son gilet et ses bottines, puis, avec l’expression del’innocence outragée, s’installa à son bureau.

Sur son bureau, il n’y a rien de fortuit, de courant, desimple : tout jusqu’au moindre petit bibelot, y porte uncaractère de réflexion et de sévère exposé de principes. Des petitsbustes et des portraits de grands écrivains. Un volume deBiélînnski avec une page cornée. Un occiput, servant de cendrier.Une page de journal, négligemment pliée, mais en sorte que l’onaperçoive un passage entouré de crayon bleu, avec, en marge, écriten grosses lettres, le mot : « Vil ! » Il y aaussi une dizaine de crayons frais taillés et des porte-plumes avecdes plumes neuves, évidemment préparés de façon à ce que lesévénements externes et les imprévus, tel qu’une plume cassée, nepuissent pas interrompre, même une seconde, la liberté de l’essorcréateur…

Krassnoûkhine se renverse sur le dos de son fauteuil, ferme lesyeux, et se plonge dans la méditation de son sujet. Il entend safemme traîner ses pantoufles claquantes et fendre du menu bois pourle samovar. Elle n’est pas encore tout à fait réveillée ; onle devine à ce que le couvercle du samovar et le gros couteau luiglissent sans cesse des mains. On entend bientôt le sifflement dusamovar et le grésillement de la viande qui cuit. Sa femme ne cessepas de fendre du bois et de faire claquer le couvercle et lesportes du poêle.

Krassnoûkhine tressaute tout à coup, ouvre des yeux effrayés etse met à humer l’air.

– Mon Dieu, de la vapeur de charbon ! gémit-il, levisage douloureusement contracté. De la vapeur ! Cette femmeinsupportable s’est promis de m’empoisonner ! Au nom de Dieu,dites-moi si je puis écrire dans de pareilles conditions ?

Il court à la cuisine et y pousse des cris dramatiques. Lorsque,peu après, sa femme, marchant avec précaution sur la pointe despieds, lui apporte un verre de thé, il est, comme devant, assisdans son fauteuil, les yeux clos, plongé dans son sujet. Il nebouge pas, se tambourine légèrement le front avec deux doigts, etfait mine de n’avoir pas remarqué la présence de sa femme. Sur sonvisage, toujours l’expression de l’innocence outragée.

Telle une petite fille à laquelle on a fait présent d’unéventail coûteux, Ivane Iégôrovitch coquette longtemps aveclui-même avant d’écrire le titre, fait des mines, des manières… Ilse serre les tempes, – tantôt se crispe, retire les pieds sous sonfauteuil comme s’il souffrait, tantôt ferme languissamment les yeuxcomme un chat couché sur un canapé… Enfin il avance, non sanshésitation, la main vers son encrier et, comme s’il signait unecondamnation à mort, écrit le titre…

– Maman, dit la voix de son fils, de l’eau !

– Chut !… fait la mère. Papa écrit !Chut !…

Papa écrit vite, vite, sans ratures ni arrêts, ayant à peine letemps de tourner les pages. Les bustes et les portraits d’écrivainsconnus regardent sa plume qui court rapidement ; ils nebougent pas et semblent penser : « Ah ! l’ami, quetu es bien doué ! »

La plume grince :

– Chut !

– Chut ! soufflent les écrivains lorsqu’un coup degenoux les fait trembler sur la table.

Krassnoûkhine se redresse tout à coup, pose la plume et écoute…Il entend un murmure égal et monotone… C’est, dans la chambrevoisine, le locataire Fôma Nicolâévitch qui prie.

– Écoutez ! lui crie Krassnoûkhine, ne pourriez-vouspas prier moins haut ? Vous m’empêchez d’écrire !

– Pardonnez-moi… répond timidement Fôma Nicolâévitch.

– Chut !

Ayant écrit cinq petites pages, Krassnoûkhine s’étire etconsulte sa montre.

– Mon Dieu, déjà trois heures ! Les gens dorment, et…seul, il faut que je travaille !

Brisé, rendu, la tête penchée sur le côté, il rentre dans lachambre à coucher, réveille sa femme et lui dit d’une voixlanguissante :

– Nâdia, donne-moi encore du thé ! Je… me sensfaible !

Il écrit jusqu’à quatre heures du matin et eût volontiers écritjusqu’à six, si son sujet n’eût été épuisé. La coquetterie, lesmanières avec lui-même, devant des objets inanimés, loin d’un œilobservateur et indiscret, son despotisme et sa tyrannie sur lapetite fourmilière placée par le destin sous son autorité, font lesel et le miel de sa vie. Et comme ce despote, ici, chez lui,ressemble peu au petit homme effacé, muet, sans talent, que noussommes accoutumés de voir dans les bureaux de rédaction !

– Je suis si fatigué que je ne vais sans doute pasm’endormir, dit-il en se couchant. Notre travail, ce travail deforçat, maudit, ingrat, harasse moins le corps que l’âme… Jedevrais prendre du bromure… Ah ! Dieu le voit, si ce n’étaitma famille, j’abandonnerais ce travail… Écrire à commandement,c’est horrible !

Il dort jusqu’à midi ou une heure, profondément, excellemment…Ah ! comme il aurait encore dormi, quels rêves il eût faits,comme il se serait épanoui, s’il était un écrivain connu, undirecteur de journal ou même un éditeur !

– Il a écrit toute la nuit ! chuchote sa femme, levisage effaré. Chut !

Personne n’ose ni parler, ni marcher, ni frapper. Son sommeilest une chose sainte pour l’infraction de laquelle le coupablepaiera cher.

– Chut ! entend-on dans l’appartement. Chut !

1886.

Partie 30
UN DRAME

– Pâvel Vassîliévitch, annonça le domestique, il y a là unedame qui vous demande. Elle attend depuis une heure déjà…

Pâvel Vassîliévitch venait de déjeuner. Entendant parler d’unedame, il se renfrogna et dit :

– Qu’elle aille au diable ! Dis que je suisoccupé.

– Pâvel Vassîliévitch, c’est déjà la cinquième fois qu’ellevient !… Elle dit qu’elle a absolument besoin de vous voir…Elle pleure presque.

– Hum… allons, bon… prie-la d’entrer dans mon cabinet.

Pâvel Vassîliévitch revêtit lentement sa redingote, prit unporte-plume, et, faisant mine d’être très occupé, passa dans soncabinet. La visiteuse l’y attendait déjà. C’était une dame grande,forte, la figure rouge, charnue, portant lunettes, d’aspect trèsrespectable et habillée mieux que comme il faut (elle avait unetournure à quatre bourrelets et un chapeau haut, orné d’un oiseauroux). En voyant le maître de la maison, elle fit rouler ses yeuxsous son front et croisa les mains d’un air suppliant.

– Vous ne vous souvenez certainement pas de moi,commença-t-elle visiblement troublée, d’une haute voix de ténor.Je… j’ai eu le plaisir de faire votre connaissance chez lesKhroûtski… Je suis Mme Mourâchkine…

– Ah… mmm… Asseyez-vous ! En quoi puis-je vous êtreutile ?

– Voyez-vous, continua la dame en s’asseyant et setroublant encore plus, je… vous ne vous souvenez pas de moi ?…Mon nom est Mourâchkine… Voyez-vous, je suis une grande admiratricede votre talent, et je lis vos articles avec délices… Ne croyez pasque je vous flatte… Dieu m’en garde !… Je vous rends seulementce qui vous est dû… Je vous lis toujours, toujours… Je ne suis pasétrangère, moi-même, au métier littéraire… c’est-à-dire,évidemment, je n’ose pas m’appeler écrivain, mais… cependant il y aaussi une goutte de miel dans ma ruche… J’ai publié à différentesreprises trois contes d’enfants… vous ne les avez certainement paslus… J’ai aussi beaucoup traduit, et… et feu mon frère collaboraitau Diélo[40] .

– Bien, madame… eu… eu… en quoi puis-je vous êtreutile ?

– Voyez-vous… (Mme Mourâchkine baissa lesyeux et rougit.) Je connais votre talent… vos façons de voir, PâvelVassîliévitch, et je voudrais avoir votre opinion, ou, plutôt,votre avis… vous demander un conseil… Il faut vous dire, pardonpour l’expression[41] ,que j’ai accouché d’un drame, et, avant de l’envoyer à la censure…je désirerais avoir votre opinion.

Nerveuse, avec l’expression d’un oiseau capturé,Mme Mourâchkine fouilla dans sa robe et en retiraun grand et gros cahier. Pâvel Vassîliévitch n’aimait que sesarticles ; ceux des autres, qu’il devait lire ou écouter, luifaisaient l’effet d’une bouche de canon braquée droit sur sonvisage. En voyant le cahier, il s’effraya et se hâta dedire :

– C’est bien, laissez-le… Je le lirai.

– Pâvel Vassîliévitch, dit d’une voix languissanteMme Mourâchkine, se levant et croisant ses mainsd’un air suppliant, vous êtes occupé, je le sais… Chacune de vosminutes est précieuse, et je vois qu’à l’instant, dans votre cœur,vous m’envoyez au diable. Mais… soyez bon, permettez-moi de vouslire mon drame tout de suite… Ayez cette gentillesse !

– Très heureux… balbutia Pâvel Vassîliévitch, mais… madame,je… je suis occupé… Il faut que je… parte immédiatement.

– Pâvel Vassîliévitch ! fit la dame, gémissante. (Etses yeux se remplirent de larmes.) Je vous demande unsacrifice ! Je suis effrontée, importune, mais ayez de lagénérosité ! Je pars demain pour Kazan, et voudrais connaîtreaujourd’hui votre opinion. Faites-moi don, je vous en supplie,d’une demi-heure d’attention !

Pâvel Vassîliévitch était, dans l’âme, une chiffe et ne savaitpas refuser. Quand il lui parut que la dame était prête à éclateren sanglots et à tomber à ses genoux, il se sentit gêné et se mit àmarmotter, déconcerté :

– Bien, soit… Je vous écoute… Pour une demi-heure, je suisà vous.

Mme Mourâchkine poussa un cri joyeux, enleva sonchapeau, s’assit et commença à lire. Elle lut qu’un domestique etune femme de chambre, en faisant un salon luxueux, parlaientlonguement d’une demoiselle, Anna Serguéiévna, qui avait construitdans un village une école et un hôpital. Lorsque le domestiquesortit, la femme de chambre prononça un monologue, exposant quel’instruction est la lumière et que l’ignorance c’est lesténèbres ; puis Mme Mourâchkine fit revenir ledomestique au salon et l’obligea à débiter un long monologue surson maître, un général qui, ne supportant pas les opinions de safille, se préparait à la marier à un riche Gentilhomme de lachambre, lequel trouvait que le salut du peuple est dans lacomplète ignorance. Quand les domestiques furent partis, survint lademoiselle en personne, qui annonça aux spectateurs qu’elle n’avaitpas dormi de la nuit en pensant à Valentin Ivânovitch, le fils dupauvre maître d’école, et qui aidait gratuitement son père malade.Valentin avait étudié toutes les sciences, mais ne croyait ni àl’amitié, ni à l’amour. Il ne connaissait pas de but à la vie etavait soif de la mort. Il appartenait donc à la demoiselle de lesauver…

Pâvel Vassîliévitch écoutait et songeait, rempli de tristesse, àson cher divan… Il contemplait méchammentMme Mourâchkine, sentait sa masculine voix de ténorfrapper son tympan, ne comprenait rien, et pensait :

« C’est le diable qui t’a amenée !… J’ai bien besoind’écouter ton fatras !… Est-ce ma faute si tu as écrit undrame ?… Seigneur, quel gros cahier ! En voilà unchâtiment ! »

Pâvel Vassîliévitch aperçut le panneau où pendait le portrait desa femme et se souvint qu’elle lui avait ordonné d’acheter, et delui apporter à leur villa, cinq mètres de ruban, une livre defromage et de la poudre dentifrice. « Pourvu que je n’aie pasperdu l’échantillon de ruban ! pensa-t-il. Où l’ai-je bienfourré ? Je crois qu’il est dans mon veston bleu… Ces salesmouches ont eu le temps de couvrir de points le portrait de mafemme. Il faudra dire à Ôlga de laver le verre… Elle lit la scèneXII, c’est donc que le premier acte va bientôt finir. Par unepareille chaleur et avec la corpulence de cette viande deboucherie, l’inspiration est-elle possible !… Au lieu d’écriredes drames, elle ferait mieux d’avaler une soupe glacée et d’allerdormir à la cave… »

– Ne trouvez-vous pas, demanda soudainMme Mourâchkine, levant les yeux, que ce monologueest un peu long ?

Pâvel Vassîliévitch n’avait pas entendu le monologue. Il futgêné et dit d’un ton d’excuse, comme si c’eût été lui-même et nonla dame qui eût écrit :

– Non, non, pas du tout… C’est très bien.

Mme Mourâchkine rayonnante de joie, continua àlire :

« ANNA. – L’analyse vous ronge. Vous avez cessé trop tôt devivre par le cœur et vous vous êtes confié à la raison.

VALENTIN. – Qu’est-ce que le cœur ? Une notion anatomique.C’est l’expression convenue de ce qui s’appelle « lessentiments ». Je n’admets pas ça.

ANNA, troublée. – Et l’amour ? Serait-il, luiaussi, un produit de l’association des idées ? Dites-le-moisincèrement : Avez-vous jamais aimé ?

VALENTIN, amèrement. – Ne touchons pas aux vieillesblessures, pas encore guéries. (Un silence.) À quoipensez-vous ?

ANNA. – Il me semble que vous êtes malheureux. »

Pendant la scène XVI, Pâvel Vassiliévitch eut un bâillement etfit à l’improviste, avec ses dents, le bruit sec que produisent leschiens attrapant des mouches. Il s’effraya de ce bruit incongru,et, pour le dissimuler, prit une expression d’attentiontouchante.

« La scène XVII !… Quand donc sera-ce la fin ?pensa-t-il. Ah ! mon Dieu, si ce martyre dure encore dixminutes, je crie au secours ! C’estinsupportable ! »

La dame se mit enfin à aller plus vite, et, élevant la voix,elle lut : « Rideau. »

Pâvel Vassiliévitch eut un soupir de soulagement, il allait selever, mais Mme Mourâchkine tourna vite une feuilleet poursuivit sa lecture.

« Acte deuxième. – La scène représente une rue de village.À droite l’école, à gauche l’hôpital.

Sur les marches de ce dernier sont assis villageois etvillageoises. »

– Pardon… interrompit Pâvel Vassîliévitch. Combien d’actesen tout ?

– Cinq, répondit Mme Mourâchkine.

Et, tout de suite, comme si elle craignait que son auditeur nepartît, elle continua rapidement :

« Valentin regarde par la fenêtre de l’école. On voit aufond de la scène des villageois qui portent leurs hardes aucabaret. »

Comme un condamné au supplice, persuadé que la grâce estimpossible, Pâvel Vassîliévitch n’attendait plus la fin etn’espérait rien. Il tâchait seulement que ses yeux ne se fermassentpas et que l’expression d’attention ne le quittât pas… L’avenir…lorsque la dame aurait fini sa lecture et partirait… lui semblaitsi lointain, qu’il n’y pensait même pas…

La voix de Mme Mourâchkine résonnait dans sesoreilles :

– Trou-tou-tou-tou… Trou-tou-tou-tou… Jjjjj.

« J’ai oublié de prendre du bicarbonate pensait-il…Qu’est-ce que je dis bien ? Ah ! du bicarbonate… Je doisavoir de l’entérite… C’est étonnant, Smirnôvski lampe toute lajournée de la vodka et n’a jusqu’à présent rien… Tiens, un oiseauqui se pose sur la fenêtre… C’est un moineau… »

Pâvel Vassîliévitch fit un effort pour décoller ses paupièrestendues, bâilla sans ouvrir la bouche et regardaMme Mourâchkine. Elle devenait flou, vacillaitdevant ses yeux, eut trois têtes et grandit jusqu’au plafond…

« VALENTIN. – Non, permettez-moi de partir.

ANNA, effrayée. – Pourquoi ?

VALENTIN, à part. – Elle a pâli. (À Anna.) Neme forcez pas à dire mes raisons. Dussé-je mourir, vous ne lesaurez pas !

ANNA, après un silence. – Vous ne pouvez paspartir !… »

Mme Mourâchkine se mit à s’enfler, enfla commeune masse et se fondit dans l’air gris du cabinet. On ne voyait quesa bouche qui remuait. Elle devint tout d’un coup petite comme unebouteille, vacilla et s’enfonça avec la table tout au fond de lapièce…

« VALENTIN, tenant Anna dans ses bras. – Tu m’asressuscité. Tu m’as renouvelé comme la pluie, au printemps,renouvelle la terre qui s’éveille ; mais… il est trop tard,trop tard… Un mal incurable me ronge… »

Pâvel Vassîliévitch tressauta et fixa de ses yeux ensommeilléset troubles Mme Mourâchkine. Il la regarda uneminute, immobile, comme s’il ne comprenait rien.

« Scène XI. Les mêmes. Le baron, le commissaire de policerurale et les témoins.

« VALENTIN. – Emmenez-moi.

ANNA. – Je suis à lui. Emmenez-moi aussi ! Mais emmenez-moidonc ! Je l’aime ! Je l’aime plus que la vie !

LE BARON. – Anna Serguéièvna, vous oubliez qu’en agissant ainsi,vous perdez votre père !… »

Mme Mourâchkine recommença à enfler… Regardantsauvagement autour de lui, Pâvel Vassîliévitch se souleva, poussaun cri guttural extraordinaire, saisit sur son bureau un lourdpresse-papier, et, ne se contenant plus, en frappa de toute saforce la tête de Mme Mourâchkine.

– Ligotez-moi, dit-il une minute après aux domestiquesaccourus. Je l’ai tuée !

Les jurés l’acquittèrent.

1886.

Partie 31
BRAVES GENS

Il était une fois, à Moscou, Vladîmir Sémiônytch Liâdovski.

Il avait fait son droit et était employé au contrôle d’un cheminde fer ; mais si vous lui aviez demandé de quoi il s’occupait,ses grands yeux brillants vous eussent regardé, droit et clair, àtravers son lorgnon à monture d’or, et une voix douce, veloutée etblésante de baryton vous eût répondu :

– Je m’occupe de littérature.

À sa sortie de l’Université, Vladîmir Sémiônytch avait inséré unbulletin théâtral dans un journal ; des bulletins, il passa àla bibliographie, et, un an après, il publiait, dans ce mêmejournal, un feuilleton hebdomadaire.

Un pareil début ne veut pas dire que Vladîmir Sémiônytch fût unamateur, ni que ce travail fût occasionnel. Quand je voyais samaigriotte et proprette personne, son grand front et sa longuecrinière, quand j’écoutais ses propos, il me semblait toujoursqu’indépendamment de ce qu’il écrivait, sa littérature lui étaitaussi organique que le battement de son cœur, et que, dès le seinmême de sa mère, tout son « programme » était déjà engerme en son cerveau. Dans sa démarche, dans ses gestes, dans safaçon de secouer la cendre de sa cigarette, ce programme se lisaitde A à Z avec toute son exagération extérieure, sa pauvreté et sonhonnêteté.

On voyait en Liâdovski « un homme qui écrit, » mêmelorsque, avec un air inspiré, il déposait une couronne sur la tombed’une célébrité, ou lorsque, avec une expression solennelle, ilrecueillait des signatures pour une Adresse. Sa passion de faireconnaissance avec des gens de lettres connus, sa faculté de trouverdu talent même là où il n’y en a pas, son continuel enthousiasme,son pouls à 120 pulsations, l’ignorance de la vie, l’agitationproprement féminine avec laquelle il se dépensait aux concerts etaux soirées littéraires, donnés au profit de la jeunesse desécoles, sa sympathie pour toute jeunesse : tout cela luiaurait donné une réputation de « littérateur, » même s’iln’eût pas écrit des feuilletons.

Il était l’écrivain à qui il va très bien de dire :« Le petit nombre que nous sommes ! » ou« Qu’est-ce que la vie sans lutte ? Enavant !… » – bien qu’il n’eût jamais lutté avec personneet n’eût jamais marché en avant… Lorsqu’il se mettait à parler deschoses idéales, Liâdovski ne le faisait pas non plus avec fadeur. Àchaque Sainte-Tatiâna, le jour anniversaire de l’Université, il segrisait et mêlait sa voix fausse au chant du Gaudeamus,et, à ce moment-là, sa figure illuminée et suante semblaitdire : « Voyez, je suis ivre ; je fais labombe ! » – Et cela aussi lui allait bien.

Vladîmir Sémiônytch croyait sincèrement à son droit d’écrire età la légitimité de son programme. Il ne connaissait aucun doute etsemblait très content de lui-même. Une seule chose lepeinait : le journal auquel il collaborait avait peu d’abonnéset ne jouissait pas d’une réputation sérieuse. Mais VladîmirSémiônytch avait confiance que, tôt ou tard, il entrerait dans unegrande revue où il se déploierait et montrerait sa force. Et ceslumineux espoirs dissipaient sa légère affliction.

Je fis connaissance, chez cet aimable homme, de sa sœur, unefemme-médecin du nom de Vièra Sémiônovna. Dès la premièrerencontre, l’air las et extrêmement maladif de cette femme mefrappa. Elle était jeune, bien faite, les traits réguliers, un peurudes, mais, comparée à son frère, remuant, joyeux et bavard, elleparaissait difficile, molle, négligée et maussade. Ses mouvements,ses sourires, ses paroles avaient quelque chose de froid, decontraint, d’apathique. Elle ne plaisait pas. On la considéraitcomme fière et bornée. Mais, au fond, elle me semblait sereposer.

– Mon cher ami, me disait souvent son frère en soupirant,rejetant ses cheveux en arrière d’un beau geste d’écrivain, nejugez jamais les gens sur l’apparence. Voyez ce livre : il y alongtemps qu’on le lit, il est corné, déchiré, il a traîné dans lapoussière comme une chose inutile, mais, ouvrez-le, il vous ferapâlir et pleurer. Ma sœur ressemble à ce livre-là. Tournez lacouverture, regardez dans son âme, et l’effroi vous prendra. Enquelque trois mois, Vièra a subi des épreuves suffisantes pour unevie tout entière.

Vladîmir Sémiônytch, regardant autour de lui, me prenait par lamanche, et se mettait à chuchoter :

– Vous savez qu’à la fin de ses études, elle épousa paramour un architecte. Ce fut tout un drame. À peine étaient-ilsmariés depuis un mois, son mari – pfut ! – meurt du typhus. Cene fut pas tout. Elle prend le typhus en soignant son mari, etlorsque, à sa convalescence, elle apprit que son Ivane était mort,elle s’administra une forte dose de morphine. Sans l’énergie de sesamies, ma Vièra serait au paradis. Dites-moi, n’est-ce pas undrame ? Et ma sœur ne ressemble-t-elle pas à un premier sujetqui a déjà joué les cinq actes de sa vie ? Le public restepour le vaudeville final, soit ! mais le premier sujet n’aplus qu’à rentrer chez lui se reposer.

Après ses trois mois de malheur, Vièra Sémiônovna vints’installer chez son frère. Elle n’aimait pas la pratique médicalequi ne lui donnait pas de satisfaction et la fatiguait. Elle nedonnait d’ailleurs pas l’impression de bien connaître son affaire,et, pas une fois, je ne l’entendis parler de quoi que ce soit,ayant trait à la médecine.

Elle avait abandonné la médecine et achevait, dans le silence etl’inaction, comme une prisonnière, tête basse et bras pendants, deconsumer sa jeunesse veule et incolore. La seule chose qui ne luifût pas indifférente et mît quelque lueur dans le crépuscule de savie était la présence, près d’elle, de son frère qu’elle aimait.Elle l’aimait, aimait son programme, avait la dévotion de sesfeuilletons, et, lorsqu’on lui demandait ce qu’il faisait, ellerépondait d’une voix baissée, comme si elle eût craint de leréveiller ou de le déranger : « Il écrit !… »Lorsqu’il écrivait, elle restait d’habitude assise près de lui, nequittant pas des yeux sa main qui écrivait ; elle ressemblait,à ces moments-là, à un animal malade qui se chauffe au soleil…

Un soir d’hiver, Vladîmir Sémiônytch écrivait pour son journalun feuilleton de critique. Vièra Sémiônovna, assise commed’habitude auprès de lui, regardait sa main courir. Le critiqueécrivait vite, sans arrêts ni ratures. La plume grinçait, crissait.Près de la main écrivante se trouvait l’exemplaire, frais coupé,d’une grosse revue.

Il y paraissait une nouvelle rustique, signée de deux initiales.Vladîmir Sémiônytch en était enthousiasmé. Il trouvait que l’auteuravait parfaitement pris le ton approprié au récit, rappelaitTourgueniev dans les descriptions, était sincère, et connaissait àmerveille la vie paysanne. Vladîmir Sémiônytch ne connaissait cettevie-là que par ses lectures et les on-dit, mais ses sentiments etune conviction intime lui donnaient foi au récit. Il prédisait àl’auteur un brillant avenir et l’assurait attendre la fin de sonrécit avec une grande impatience ; et ainsi de suite…

– Admirable récit ! déclara-t-il en s’appuyant audossier de sa chaise et en fermant les yeux de plaisir. L’idée enest au plus haut point sympathique !

Vièra Sémiônovna le regarda, bâilla et lui posa soudain unequestion imprévue… Elle avait, au demeurant, l’habitude de bâillernerveusement le soir et de poser des questions brusques et courtes,souvent hors de propos.

– Volôdia[42] ,demanda-t-elle, que signifie la non-résistance au mal ?

– La non-résistance au mal ? repartit le frère enouvrant les yeux.

– Oui, comment l’entends-tu ?

– Voici, ma chère. Figure-toi que des brigands t’attaquentet veulent te voler, et qu’au lieu de…

– Non, donne-moi une définition concrète.

– Une définition concrète ? Hum… Eh bien, voilà !fit Vladîmir Sémiônytch, hésitant. La non-résistance au mal est lanon-participation à tout ce que, dans la sphère morale, on nomme lemal.

Cela dit, le critique se pencha sur sa table et se remit à lirela nouvelle œuvre d’une femme. La nouvelle exposait la duresituation, tombant sous le coup de la loi, d’une dame vivant sousle même toit que son amant avec son enfant illégitime. L’idée,l’affabulation et l’exécution plaisaient à Vladîmir Sémiônytch. Enrésumant le sujet, et en détachant les meilleurs passages, ilajoutait :

« N’est-ce pas que tout cela est vrai comme la réalité, quecela est vivant et pittoresque ! L’auteur est non seulement unconteur artiste, mais un fin psychologue qui sait lire dans l’âmede ses personnages. Ne prenons pour exemple que la description forten relief de l’état d’âme de l’héroïne, au moment où elle rencontreson mari. » Et ainsi de suite.

– Volôdia, dit Vièra Sémiônovna l’interrompant. Unesingulière idée m’occupe depuis hier. Je songe sans cesse à ce quenous deviendrions si l’on édifiait la vie humaine sur les principesde la non-résistance au mal ?

– Rien, probablement. La non-résistance au mal ouvriraitlibre carrière à la volonté criminelle, et, sans parler de lacivilisation, il ne resterait pas sur la terre une seule pierredebout.

– Et que resterait-il donc ?

– Les Bachi-bouzouks et les maisons de tolérance… Dans monprochain feuilleton, je parlerai peut-être de cela. Merci de m’yfaire songer.

Et la semaine suivante, mon ami tint parole. C’était l’époque,après 1880, où, dans notre société et notre presse, on se mit àparler de la non-résistance au mal, du droit de juger, de punir etde combattre, l’époque où quelques personnes de notre milieu semirent à se passer de domestiques, à partir pour labourer à lacampagne, à renoncer à l’usage de la viande et à l’amourcharnel.

Après avoir lu le feuilleton de son frère, Vièra Sémiônovnaréfléchit et dit en levant un peu les épaules :

– Très gentil ! Mais je ne comprends pourtant pastout. Il y a par exemple dans les Gens de la cathédrale,de Léskov, un jardinier original qui sème à l’intention de tout lemonde, les acheteurs, les pauvres et les voleurs. Agit-ilraisonnablement ?

Vladîmir Sémiônytch comprit, à l’expression du visage de sa sœuret à sa voix, que son feuilleton ne lui avait pas plu, – et,presque pour la première fois de sa vie, son sentiment d’auteurvibra. Il répondit avec un peu nervosité.

– Le vol est un acte immoral. Semer pour les voleurs, c’estleur reconnaître le droit à l’existence. Que dirais-tu si, enfondant un journal, et en en déterminant les rubriques, j’avaisaussi en vue, en dehors des idées honnêtes, le chantage ? Jedevrais, d’après la logique de ce jardinier, faire une place auxmaîtres chanteurs, ces coquins de la pensée. Est-ce ça ?

Vièra Sémiônovna ne répondit rien. Elle se leva, se traînaparesseusement vers le divan et s’y étendit.

– Je ne sais, je ne sais rien ! dit-elle pensive. Tuas probablement raison. Mais il me semble, je le sens, que, dansnotre lutte contre le mal, il y a quelque chose de faux, comme s’ils’y trouvait quelque chose d’inexprimé ou de caché. Nos façons denon-résistance au mal font peut-être partie, Dieu le sait ! dunombre des préjugés si profondément ancrés en nous que nous n’avonsplus la force de nous en passer, et que nous ne pouvons plus enjuger sainement.

– Comment l’entends-tu ?

– Je ne sais comment t’expliquer. Peut-être l’homme setrompe-t-il en pensant qu’il a le droit de lutter avec le mal,comme il se trompe, par exemple, en pensant que son cœur a la formed’un as de cœur. Il se peut que, pour lutter contre le mal, nousayons le droit d’agir non pas par la force, mais par le contrairede la force ; autrement dit, si tu ne veux pas, par exemple,que l’on te vole ce tableau, ne le cache pas, mais donne-le…

– Intelligent, très intelligent ! Si je veux épouser,par intérêt, une fille de marchand riche, elle doit elle-même, pourm’empêcher de commettre cet acte méprisable, s’empresser dem’épouser !

Le frère et la sœur causèrent jusqu’à minuit sans se comprendre.Si un tiers les eût écoutés, il n’aurait guère conçu ce qu’ilsvoulaient tous les deux.

Le soir, d’ordinaire, le frère et la sœur restaient à la maison.Ils n’avaient ni famille, ni connaissances et n’éprouvaient pas lebesoin d’en avoir ; ils n’allaient au théâtre que pour lespièces nouvelles, – c’était alors l’usage des écrivains ; –ils n’allaient pas aux concerts parce qu’ils n’aimaient pas lamusique.

– Penses-en ce que tu voudras, dit le lendemain VièraSémiônovna ; pour moi, la question est en partie décidée. Jesuis profondément convaincue que je n’ai aucun droit de m’opposerau mal dirigé contre moi-même. Ce droit ne se fonde sur rien. Onveut me tuer, soit ! Si je me défends, cela n’améliorera pasle meurtrier. Il ne me reste qu’à décider la seconde partie de laquestion : comment envisager le mal dirigé contre mesproches ?

– Vièra, dit Vladîmir Sémiônytch en riant, ne te surexcitepas. La non-résistance au mal devient, je le vois, ton idéefixe.

Il voulait tourner en plaisanterie ces ennuyeuses conversations,mais le temps n’était plus à la plaisanterie : il riait jaune.Sa sœur ne s’asseyait plus auprès de sa table à écrire et nesuivait plus dévotement des yeux la main qui écrivait. VladîmirSémiônytch sentait chaque soir que, derrière son dos, sur le divan,était étendu un être en désaccord avec lui.

Et son dos lui semblait en bois et engourdi, et, en son âme, ilpassait du froid. L’amour-propre des auteurs est rancunier,implacable ; il ne connaît pas le pardon. Et la sœur deVladîmir Sémiônytch était la première personne et la seule qui eûtdécelé et agité en lui ce sentiment inquiet. Telle une grandecaisse de vaisselle qu’il est aisé de déballer, mais que l’on nepeut plus remballer ensuite telle qu’elle était.

Des semaines, des mois passèrent, et la sœur, ferme dans sesidées, ne s’asseyait plus auprès de la table de son frère.

Un soir d’automne, Vladîmir Sémiônytch écrivait un feuilleton.Il analysait une nouvelle dans laquelle une maîtresse d’école decampagne refuse d’épouser un homme riche et intellectuel qu’elleaime, et qui l’aime, uniquement parce que, à son sens, le mariagel’empêcherait de continuer sa pédagogie.

Vièra Sémiônovna, étendue sur le divan, songeait à on ne saitquoi.

– Mon Dieu ! dit-elle en s’étirant, quel ennui !Que la vie passe lente et vide ! Je ne sais que faire de moi,et tu gâches tes meilleures années à on ne sait quoi ! À lafaçon d’un alchimiste, tu retournes un tas de vieilles chosesinutiles à qui que ce soit ! Ah ! mon Dieu !

Vladîmir Sémiônytch laissa tomber sa plume et se retournalentement vers sa sœur.

– Tu es ennuyeux à voir ! continua-t-elle. Le Wagnerde Faust exhumait des vers de terre, mais c’est, du moins,qu’il cherchait un trésor ; toi, tu cherches des vers poureux-mêmes.

– Très vague, ce que tu dis !

– Oui, Volôdia, tous ces jours-ci j’ai longuement,péniblement réfléchi, et je me suis persuadée que tu es unobscurantiste, un routinier. Demande-toi ce que peut t’apporter tontravail assidu et consciencieux ? Dis-le moi ?quoi ? De toutes les vieilleries que tu farfouilles, on adepuis longtemps déjà extrait tout ce que l’on en pouvait tirer.Bats de l’eau dans un mortier, distille-la, tu n’en pourras pasdire plus long que les chimistes…

– Ah ! vraiment !… dit en traînant VladîmirSémiônytch. Oui, tout cela est vieillerie parce que ce sont là desidées éternelles, mais, à ton sens, qu’y a-t-il donc denouveau ?

– Tu te mêles de travailler dans l’ordreintellectuel ; c’est à toi d’inventer quelque chose denouveau : ce n’est pas à moi de te l’apprendre.

– Je suis un alchimiste !… fit le critique étonné etrévolté, les yeux à demi clignés et moqueurs. L’art et le progrès,c’est de l’alchimie ! ?

– Vois-tu, Volôdia, il me semble que si, vous tous, lesgens de pensée, vous vous dévouiez à la solution des grandsproblèmes, toutes ces petites questions, sur lesquelles tu peines,seraient résolues d’elles-mêmes, accessoirement. Lorsqu’on monte enballon pour voir une ville, on voit naturellement aussi les champs,les villages et les rivières. Lorsqu’on fabrique de la stéarine, onobtient comme sous-produit de la glycérine. Il me semble que lapensée moderne est stationnaire, est fichée en place. Elle estpréconçue, lente, timide. Elle craint un vaste essor gigantesque,comme nous redoutons, toi et moi, de gravir une haute montagne.Elle est conservatrice.

De pareilles conversations laissent des traces. Les relations dufrère et de la sœur empiraient chaque jour. Le frère, quand sa sœurétait là, ne pouvait plus travailler et s’irritait de la savoirétendue sur le divan, lui regardant le dos. La sœur continuait à secrisper maladivement et à s’étirer, lorsque, essayant de fairerevivre le passé, il tâchait de lui faire partager sesenthousiasmes.

Chaque soir elle se plaignait de l’ennui, parlait de la libertéde la pensée et des routiniers. Emportée par ses nouvelles idées,Vièra Sémiônovna démontrait que le travail dans lequel son frère seplongeait était un parti pris, une vaine tentative des espritsconservateurs pour prolonger ce qui avait déjà fait son temps etdisparaissait de la scène du monde. Ses comparaisons n’enfinissaient pas. Elle comparait son frère tantôt à un alchimiste,tantôt à un clerc vieux-croyant, qui préférerait mourir plutôt quede céder à la persuasion…

Un changement, peu à peu, se marqua dans sa vie. Elle pouvaitrester des journées et des soirées entières allongée sur le canapésans rien faire, sans lire, – à penser seulement, – et son visageprenait l’expression froide et sèche que l’on voit aux personnesn’ayant qu’une idée, et qui croient profondément. Elle se mit àrefuser les services de la domestique. Elle faisait elle-même sonménage, descendait les ordures, nettoyait ses bottines et sesrobes. Son frère ne pouvait pas voir sans irritation, ni même sanshaine, sa figure glacée lorsqu’elle se mettait au gros ouvrage.Dans ce travail, toujours fait avec quelque solennité, il voyaitquelque chose de tendre et de faux ; il y voyait à la fois dupharisaïsme et de la coquetterie morale. Et, sachant qu’il nepouvait plus la convaincre, il la taquinait et la chicanait à lafaçon d’un écolier.

– Tu ne t’opposes pas au mal, mais tu t’opposes à ce quej’aie une bonne ! lui disait-il, caustique. Si avoir une bonneest un mal, pourquoi donc y résistes-tu ? Ce n’est paslogique !

Il souffrait, se révoltait, et, même, ressentait de la gêne. Ilen ressentait quand sa sœur commençait à faire ses sottises devantdes étrangers.

– C’est horrible, mon cher ! me confessait-il, remuantles bras de désespoir. Il se trouve que notre premier sujet s’estmis à jouer aussi le vaudeville. Elle névropathise jusqu’à lamoelle des os… J’en ai pris mon parti, qu’elle pense ce qu’ellevoudra, mais pourquoi parle-t-elle, pourquoi m’irrite-t-elle ?Si elle songeait combien il est peu récréatif de l’entendre !…Qu’éprouvé-je, lorsqu’elle ose invoquer, de façon sacrilège, poursoutenir son errement, l’enseignement du Christ ?J’étouffe ! J’ai la fièvre lorsque ma sœurette, se mettant àprêcher son dogme et tâchant d’interpréter l’Évangile en son sens,omet à dessein l’expulsion des marchands du Temple. Voilà ce quec’est, mon vieux, que le manque de développement, le manqued’esprit ! Voilà ce que produit la Faculté de médecine, qui nedonne pas une culture générale.

Une fois, rentrant de son journal, Vladîmir Sémiônytch trouva sasœur en pleurs. Assise sur le divan, la tête inclinée, elle setordait les mains, et d’abondantes larmes coulaient au long de sesjoues. Le bon cœur du critique se serra de douleur. Des larmes luicoulèrent aussi des yeux ; il voulut amadouer sa sœur, luipardonner et lui faire demander pardon, et recommencer à vivrecomme par le passé… Il se mit à ses genoux, couvrit de baisers satête, ses mains, ses épaules. Elle sourit, sourit d’un airindéfinissable, amer, et Vladîmir Sémiônytch, poussant un cri dejoie, prit sur sa table une revue et dit avec feu :

– Hourra ! Vivons comme précédemment,Vièrotchka ! Que Dieu nous bénisse ! Quelle jolie petitechose je t’ai apportée ! En guise de champagne de laréconciliation, viens que nous la lisions ensemble ! C’est unebelle, merveilleuse chose !

– Ah ! non, non !… s’effraya Vièra Sémiônovna, enéloignant ce livre. Je l’ai déjà lue. Il ne faut pas, il ne fautpas.

– Quand donc l’as-tu lue ?

– Il y a un an ou deux ans ; il y a longtemps… je laconnais, je la connais !

– Hum ! dit froidement son frère, en lançant la revuesur la table, tu es une fanatique !

– C’est toi qui en es un, pas moi ! C’esttoi !

Et Vièra Sémiônovna se remit à pleurer. Son frère, debout devantelle, regardait ses épaules qui tremblaient, et pensait. Il nepensait pas aux maux de la solitude qu’éprouve chacun qui commenceà repenser de façon nouvelle, par soi-même. Il ne pensait pas auxsouffrances inévitables en toute révolution mentale sérieuse, maisà son objectif tourné en dérision, et à son amour-propre d’auteurfroissé.

À partir de cela, il eut envers sa sœur une attitude froide,négligemment moqueuse, et il la supportait dans son appartementcomme on supporte de vieilles parasites. Elle avait cessé dediscuter avec lui et répondait à toutes ses instances, sesmoqueries et taquineries par un silence condescendant quil’irritait encore plus.

Un matin d’été, Vièra Sémiônovna entra chez son frère en costumede voyage, une sacoche passée à l’épaule, et l’embrassa froidementau front.

– Où vas-tu donc ? lui demanda Vladîmir Sémiônytchétonné.

– Au gouvernement de N…, faire la vaccine.

Le frère sortit pour l’accompagner.

– Voilà ce que tu as été chercher, railleuse !murmura-t-il. As-tu besoin d’argent ?

– Non, merci. Adieu.

Sa sœur lui serra la main et s’éloigna.

– Pourquoi ne prends-tu pas de voiture ? lui criaVladîmir Sémiônytch.

La doctoresse ne répondit pas.

Son frère regarda son imperméable brun, le balancement de sataille à la démarche paresseuse. Il se contraignit à faire unsoupir, mais sans réveiller en lui de sentiment de pitié. Sa sœurétait déjà une étrangère pour lui ; et lui aussi était unétranger pour elle. Tout au moins ne se retourna-t-elle pas unefois.

Rentré chez lui, Vladîmir Sémiônytch s’assit tout aussitôt à satable et commença un feuilleton.

* *

*

Je ne vis plus une seule fois ensuite Vièra Sémiônovna. Oùest-elle maintenant ? Je ne sais. Vladîmir Sémiônytch continuaà écrire ses feuilletons, à déposer des couronnes, à chanterGaudeamus, à valeter pour « la caisse de secoursmutuels des collaborateurs des éditions périodiques deMoscou ».

Un beau jour, il tomba malade d’une congestion pulmonaire. Ilfut alité d’abord trois mois chez lui, puis à l’hôpital Galîtsyne.Une fistule se forma à un de ses genoux. On parla de l’envoyer enCrimée. On ouvrit une souscription à son profit. Mais il n’alla pasen Crimée ; il mourut. Nous l’enterrâmes au cimetière deVagânnkovo, dans la partie gauche, celle où l’on enterre lesartistes et les gens de lettres.

Nous nous trouvions un jour entre gens de plume au restaurantTatare. Je racontai que j’avais vu récemment, au cimetière deVagânnkovo, la sépulture de Vladîmir Sémiônytch. Elle étaitcomplètement abandonnée. La fosse était presque affaissée, la croixtombée. Il convenait d’y mettre ordre et de recueillir pour celaquelques roubles…

Mais on m’écouta avec indifférence, on ne me répondit pas unmot, et je ne reçus pas un copek. Personne ne se souvenait plus deVladîmir Sémiônytch. Il était complètement oublié.

1886.

Partie 32
AU CIMETIÈRE

« Où sont aujourd’hui sesintrigues, ses arguties, ses tours, sesconcussions ? »

HAMLET.

– Messieurs, le vent se lève, le jour baisse, n’est-il pastemps de filer avant que ça tombe ?

Le vent courut sur le feuillage jaune des vieux bouleaux, et,des feuilles, se déversa sur nous une grêle de grosses gouttes.L’un de nous glissa sur le sol argileux, et, pour ne pas tomber, seretint à une grande croix grise :

Il lut :

« Le conseiller honoraire et chevalier des ordres IègorGriaznoroûkov… »[43] .

– Je connaissais ce monsieur, dit-il… Il aimait sa femme,portait une décoration de Saint-Stanislas, ne lisait rien… Il avaitbon estomac… En quoi n’était-ce pas une bonne vie ? Iln’aurait pas dû mourir, semblait-il ; mais hélas, le sort leguettait… Il fut victime, le malheureux, de sa facultéd’observation. Une fois, en écoutant aux portes, il reçut un telcoup à la tête qu’il en eut un ébranlement au cerveau (il en avaitun), et il mourut. Et ainsi, sous cette dalle, gît un homme qui,dès l’enfance, détesta les vers et les épigrammes… Comme pardérision, tout son monument funèbre est bardé de vers… Quelqu’unvient !

Un homme en pardessus râpé, à la figure rasée, bleu pourpre,nous frôla. Il avait sous le bras une demi-bouteille de vodka et,de sa poche, sortait un bout de saucisson, plié dans du papier.

– Où est, demanda-t-il d’une voix éraillée, la tombe del’acteur Moûchkine ?

Nous le menâmes vers la tombe de Moûchkine, mort depuis deuxans.

– Vous êtes fonctionnaire ? lui demandâmes-nous.

– Non, monsieur, acteur… Aujourd’hui, il est difficile dedistinguer un acteur d’un attaché au Consistoire, vous l’avezjustement remarqué… C’est caractéristique, – bien que pas tout àfait flatteur, peut-être, pour l’attaché.

Nous trouvâmes difficilement la fosse de l’acteur Moûchkine.Elle était affaissée, couverte de mauvaises herbes et avait perdufigure de fosse… Une petite croix à bas prix, caduque, recouverted’une mousse noircie par le froid avait un air vieux et triste,comme malade.

Nous lûmes :

« À l’… oubliable ami Moûchkine. »

Le temps avait effacé le in, corrigeant ainsi lemensonge des hommes.

– Les camarades et les journalistes, – soupira l’acteur –faisant une prosternation et touchant la terre de ses genoux et deson bonnet, avaient réuni une somme pour lui élever un monument…,et… ils l’ont bue, les chéris…

– Comment ça ? ils l’ont bue !

– Très simple… On recueillit de l’argent, on imprima lachose dans les journaux… et on le but… Je ne dis ça pour jugerpersonne, mais parce que cela est… À votre santé, mes anges !À votre santé, et à lui le souvenir éternel !

– À boire on s’abîme la santé, et le souvenir éternel n’estque tristesse. Dieu nous accorde un souvenir temporaire ! Lesouvenir, qu’y a-t-il à le chercher ?

– Vous avez raison, monsieur. Moûchkine était connu. Il yavait, derrière son cercueil, une dizaine de couronnes, et le voilàdéjà oublié !… Ceux à qui il était cher l’ont oublié ;mais pas ceux à qui il a fait du mal… Moi, par exemple, je nel’oublierai pas dans les siècles des siècles parce que je n’ai reçude lui que du mal ! Je n’aime pas ce défunt-là.

– Quel mal vous a-t-il donc fait ?

– Un mal énorme, soupira l’acteur. (Et l’expression d’uneoffense amère se répandit sur son visage.) Il a été pour moi unmalfaiteur, un brigand. Dieu ait son âme ! C’est en leregardant et en l’écoutant que j’ai voulu être acteur. Son art m’afait sortir de la maison paternelle. Il m’a séduit par la vainegloriole artistique. Il m’avait beaucoup promis, et ne m’a procuréque larmes et chagrin… Amer est le sort de l’acteur ! J’y aiperdu la jeunesse, la sobriété et la ressemblance divine… Pas unsou vaillant, des talons tournés, des franges et des pièces à monpantalon ; une face rongée comme par les chiens !… Dansla tête, libres pensées et déraison… Il m’a fait perdre la foi, legredin !… Encore s’il avait eu du talent ! Mais non, jeme suis anéanti pour rien… Il fait froid, estimables messieurs…N’en voulez-vous pas ?… Il y en aura pour tout le monde…Brrr !… Buvons à son repos ! Bien que je ne l’aime pas,et bien qu’il soit mort, je n’ai que lui au monde ; je suiscomme l’oiseau sur la branche. Je viens le voir pour la dernièrefois… Les médecins disent que je mourrai bientôt pour avoir tropbu ; je suis venu lui dire adieu. Il faut pardonner à sesennemis…

Nous laissâmes l’acteur converser avec feu Moûchkine, etpoussâmes plus loin. Une petite pluie froide tombait.

En tournant la grande allée, poudrée de gravier, nousrencontrâmes un enterrement. Quatre porteurs cramponnés à deslaisses de calicot blanc – des feuilles mortes collées à leursbottes boueuses, – portaient un cercueil brun. La nuit était venueet ils se dépêchaient, butant, et secouant le mort…

– Il n’y a que deux heures que nous nous promenons ici etc’est déjà le troisième que l’on porte… Si nous rentrions,messieurs ?

1884.

Partie 33
MESURES APPARTENANTES

Le soleil de midi éclaire une de ces petites villes en surnombreque, selon l’expression du directeur de la prison, on ne peuttrouver, même au « télescope », sur aucune carte. Paix etquiétude… Partie de la mairie, dans la direction du marché, lacommission sanitaire avance lentement. Elle se compose du médecinde la localité, de l’inspecteur de police, de deux délégués de lamairie et d’un représentant du commerce. Des agents de policesuivent respectueusement…

Le chemin que parcourt la commission est, comme celui quiconduit en enfer, pavé de bonnes intentions. Les membres de lacommission, agitant les bras, s’entretiennent de la malpropreté, dela puanteur de la ville, des mesures qu’il convient de prendre, etautres thèmes de mise en temps de choléra. Les conversations sontd’un intérêt si élevé que le commissaire de police, qui ouvre lamarche, éprouve tout à coup de l’enthousiasme et déclare en seretournant :

– Voyez-vous, messieurs, nous devrions nous réunir ainsiplus souvent et traiter des questions sérieuses. C’est agréable, etl’on se sent en bonne société ; tandis qu’autrement, nous nefaisons que nous disputer ; oui, ma parole !

– Par qui allons-nous commencer ?… demande au médecinle représentant du commerce, du ton d’un bourreau qui choisit savictime. Si nous commencions, Anikîta Nicolâïtch, par le magasind’Ochèïnikov ? C’est un filou… Il est bon de l’attraper. Onm’apporte l’autre jour de chez lui du gruau de sarrasin, et on y atrouvé, excusez-moi, des crottes de rats. De l’affaire, ma femmen’a rien pu manger…

– Eh bien ! fait le docteur, indifférent, s’il fautcommencer par Ochèïnikov, commençons par lui.

Les membres de la commission pénètrent dans le « Magasin dethé, de sucre, de café et autres marchandises d’épiceried’Ochèïnikov », et sans longs préambules, ils procèdentsur-le-champ à leur inspection.

– Tiens, tiens ! dit le docteur examinant despyramides artistement édifiées avec des morceaux de savon de Kazan,quelles babylones de savon tu as construites !… Quelleinvention tu montres !… Eh, eh, eh ? qu’est-ce que c’estque ça ?… Voyez, messieurs ! Démiane Gavrîlytch coupeavec un même couteau le pain et le savon !

– Ce n’est pas ça qui donnera le choléra, AnikîtaNicolâïtch ! objecte judicieusement le marchand.

– C’est vrai, mais c’est tout de même répugnant ; moiaussi, je prends mon pain chez toi.

– Pour les personnes bien, il y a un couteau spécial, soyezsans crainte, monsieur !… Qu’allez-vous penser ?…

Le commissaire de police cligne ses yeux myopes sur le jambon,le gratte longtemps de l’ongle, le renifle avec bruit, puis,l’ayant tâté du doigt, demande :

– En as-tu parfois qui ait de la strychnine[44]  ?

– Que dites-vous ?… De grâce !… Cela sepeut-il ?

Le commissaire, confus, laisse le jambon et regarde, les yeuxclignés, les prix courants d’Asmôlov et Cie[45] . Le représentant du commerceplonge la main dans un tonneau de sarrasin et y sent quelque chosede doux, de velouté… Il y porte les yeux, tandis qu’une tendresses’épand sur son visage.

– Minets… minets !… marmotte-t-il… Mestout-petits !… Couchés dans le gruau, le museau en l’air, ilsse dorlotent !… Tu devrais, Démiane Gavrîlytch, m’envoyer unde ces matous.

– C’est faisable… Voici, messieurs, si vous voulez lesexaminer, les hors-d’œuvre… Voici des harengs, du fromage, du dosd’esturgeon fumé… si vous daignez le voir… L’esturgeon est arrivéjeudi… c’est tout ce qu’il y a de bon… Mîchka, passe-moi uncouteau !

Chacun des membres de la commission se coupe un morceaud’esturgeon, le sent, le goûte.

– Je vais en goûter un morceau, moi aussi… dit, comme àpart lui, le patron de la boutique. J’ai par là une petitebouteille qui traîne. Il faudrait lamper quelque chose avant degoûter l’esturgeon… Ça donne un autre goût… Mîchka, passe-moi unpeu la petite bouteille !

Mîchka, les joues gonflées, les yeux sortis, débouche labouteille et la pose avec bruit sur le comptoir.

– Boire avant d’avoir mangé !… fait le commissaire depolice se grattant la nuque en hésitant ; enfin, tout de même,un verre !… Mais dépêche-toi, Démiane Gavrîlytch. Nous n’avonspas de temps à perdre avec ta vodka.

Un quart d’heure après, les membres de la commission, essuyantleurs lèvres, et se servant d’allumettes comme de cure-dents, sedirigent vers le magasin de Golorybénnko. Comme un fait exprès,impossible de passer… Cinq commis, la face rouge et suante, roulenthors du magasin un tonneau de beurre.

– Passez à droite !… Par le bord… tire, tire !…Pousse un bois dessous !… Ah ! sacré diable !…Reculez-vous, Votre Noblesse ! Nous pourrions vous écraser lespieds !

Le tonneau, coincé dans la porte, n’avance plus… Les commispèsent sur lui avec force et poussent de tous leurs muscles, ensoufflant bruyamment et jurant à pleine gorge. Lorsque, après depareils efforts, et une suite de longues exhalaisons, la pureté del’air est sensiblement diminuée, le tonneau roule enfin ;mais, à l’encontre des lois de la nature, il roule en reculant ets’immobilise à nouveau dans la porte, Les exhalaisonsrecommencent.

– Fi ! s’écrie le commissaire, crachant de dégoût…Allons chez Chiboûkine ! Ces diables vont haleter jusqu’ausoir.

Le magasin de Chiboûkine se trouve fermé.

– Mais il était ouvert ! disent étonnés les membres dela commission en se regardant. Quand nous entrions chez Ochèïnikov,Chiboûkine rinçait, sur le seuil de sa porte, une bouilloire encuivre. Où est-il ? demandent-ils à un mendiant planté près dumagasin clos.

– La charité, au nom du Christ, à un pauvre estropié !marmonne le mendiant d’une voix enrouée. Selon votre bonté,messieurs les bienfaiteurs… pour le repos de l’âme de vosparents…

Les membres de la commission agitent les bras et s’éloignent,sauf le délégué de la mairie Plioûnine, qui donne un copek aumendiant, se signe vite, comme effrayé de quelque chose, et courtrejoindre la compagnie.

Deux heures après, la commission revient. Les membres paraissentfatigués, exténués. Ils n’ont pas couru en vain : un desagents porte solennellement un éventaire couvert de pommespourries.

– Maintenant, après nos justes labeurs, dit le commissaireen guignant l’enseigne : Cave rhénane de vins et devodkas, il serait bien de se rafraîchir, de se fortifier unpeu.

– Ma foi, ça ne gâterait rien ! Entrons si vousvoulez.

La commission descend les marches de la cave et prend placeautour d’une table ronde aux pieds tors. Sur un signe ducommissaire de police, une bouteille apparaît sur la table.

– Dommage qu’il n’y ait ici rien à manger, dit lereprésentant du commerce, buvant et se refrognant ; nepourrais-tu pas, du moins, nous donner un bout de concombre !…Du reste…

Le représentant se tourne vers l’agent à l’éventaire, choisit lapomme la moins gâtée, et se met à la manger.

– Tiens, fait le commissaire étonné, il y en a même qui nesont pas trop pourries !… Donne, que j’en choisisse une !Pose ici l’éventaire… Nous allons choisir les meilleures et lespeler ; les autres, tu pourras les détruire. AnikîtaNicolâïtch, servez-vous ! Oui, il faudrait nous réunir plussouvent et causer. Sans cela on vit dans un désert où il n’y aaucune culture… ni cercle, ni relations… une véritable Australie,pas autre chose !… Servez-vous, messieurs !… Docteur, unepomme ! Je l’ai pelée exprès pour vous !

*

* *

– Votre Noblesse, demande l’agent au commissaire quand ilsort de la cave avec la commission, qu’ordonnez-vous de faire del’éventaire ?

– L’é… ventaire !… Quel éventaire ?… Ah ! jecomprends… Détruis-le avec les pommes… C’est de lacontagion !…

– Les pommes, vous avez daigné les manger…

– Ah ! oui… très bonnes ! Écoute… Va à la maisonprévenir Maria Vassîliévna de ne pas se fâcher… Je ne vais passerqu’une petite heure… chez Plioûnine, à dormir… Tu comprends ?Dormir… Les étreintes de Morphée… Sprechen sie deutsch,Ivane Anndréitch.

Et levant les yeux au ciel, le commissaire secoue la tête avecamertume, écarte les bras et dit :

– Toute notre vie est comme ça !

1884.

Partie 34
MM. LES INDIGÈNES (PIÈCE EN DEUX ACTES)

ACTE Ier

SÉANCE DE CONSEILMUNICIPAL

LE MAIRE, remuant les lèvres et se grattant dans l’oreille.– Alors, maintenant, messieurs, ne vous plaira-t-il pasd’entendre l’avis du capitaine des pompiers, Sémione Vavîlytch,spécialiste en la partie ? Qu’il nous donne les explications,et nous délibérerons.

LE CAPITAINE DES POMPIERS. – Je comprends ainsi la chose…(Il se mouche dans un mouchoir à carreaux.) Dix milleroubles assignés au chapitre des pompiers font peut-être une somme,mais… (Il essuie sa tête chauve) ce n’est là qu’uneapparence. Ce n’est pas une somme mais un rêve, uneatmosphère ! Assurément on peut, même pour dix mille roubles,avoir un poste de pompiers ; mais quel poste ?… Un postepour rire, pas autre chose… Voyez-vous… le principal dans la vie del’homme, c’est la tour des pompiers, et tout savant vous le dira.Or, notre tour municipale, à le déclarer catégoriquement, ne vautrien, parce qu’elle est basse. Les maisons sont hautes (Ilélève la main), elles cachent la tour, et ce n’est passeulement les incendies que l’on ne peut pas voir… si seulement onapercevait le ciel !… Je talonne les pompiers, mais s’ils nevoient pas, est-ce leur faute ? Venons ensuite à l’articleéquestre et à la considération des tonneaux… (Il déboutonne songilet, soupire et continue son discours sur le même ton.)

LES MEMBRES DU CONSEIL MUNICIPAL, à l’unanimité. –Ajouter deux mille roubles au chiffre prévu.

(Le maire ordonne une suspension de séance d’une minute pourl’expulsion d’un reporter).

LE CAPITAINE DES POMPIERS. – Bien, messieurs ; vous êtesdonc en train de décider que notre tour soit surhaussée de deuxarchines… Bon !… Mais si l’on se place à ce point de vue et ence sens, que dans la question sont engagés des intérêts généraux,et en quelque sorte gouvernementaux, je dois remarquer, Messieursles membres du conseil municipal, que si l’on met dans l’affaire unentrepreneur, vous devez avoir en vue que cela reviendra à la villedeux fois plus cher, parce que l’entrepreneur cherchera son propreintérêt, et non l’intérêt général. Si au contraire on construit enentreprise privée, sans se presser ; alors, si, supposons, lesbriques coûtent quinze roubles le mille, et qu’on les fasseconduire avec les chevaux des pompiers, et si (Il lève les yeuxau plafond comme pour calculer de tête) si l’on achètecinquante poutres de douze archines et de cinq verchoksd’épaisseur… (Il calcule.)

LES MEMBRES DU CONSEIL, à une écrasante majorité. –Confier l’exhaussement de la tour à Sémione Vavîlytch, et, dans cebut, lui assigner une première somme de quinze cent vingt-troisroubles, quarante-quatre copeks !

LA FEMME DU CAPITAINE DE POMPIER, assise dans le public,chuchote à sa voisine. – Je ne sais pas pourquoi monSènia[46] assume sur lui tant d’embarras !Avec sa santé, aller s’occuper de constructions !… Et c’estgai aussi d’avoir toute la journée à flanquer des horions auxouvriers !… On gagnera à cette réparation une misère, quelquecinq cents roubles, et il y a de quoi s’y gâter la santé pourmille. Sa bonté le perd, l’imbécile !

LE CAPITAINE DES POMPIERS. – Bien, Messieurs… Venons maintenantà parler du personnel. Naturellement, en tant que personne, on peutle dire, intéressée, (Il prend un ton gêné) je ne puis quefaire observer… que cela m’est… m’est entièrement égal… Je ne suisplus jeune ; je suis malade ; d’aujourd’hui pour demain,je puis mourir. Le docteur m’a dit que j’ai de l’endurcissementdans les entrailles, et que, si je ne prends pas garde à ma santé,une veine peut se rompre dans mon intérieur, et moi mourir sansrepentir…

MURMURE DANS LE PUBLIC – À chien, mort de chien.

LE CAPITAINE DES POMPIERS. – Mais je ne me soucie pas demoi ; j’ai assez vécu, Dieu merci ! Il ne me faut rien.Une seule chose m’étonne et… et même m’offense… (Il laissetomber désespérément les bras.) On sert pour ses seulsappointements, de façon honnête, sans tache… on ne connaît de reposni jour ni nuit, on ne ménage pas sa santé, et… et pourquoi toutcela, on ne le sait pas ! Pourquoi est-ce que je metracasse ? Quel intérêt ?… Je ne parle pas pour moi, maisde façon générale : personne ne vivra avec de pareilsémoluments !… Un ivrogne acceptera l’emploi, mais un hommeactif, sérieux, aimera mieux mourir de faim que d’aller, pour depareils appointements, se forger des tracas avec des chevaux et despompiers… (Levant les épaules.) Quel intérêt y a-t-ilbien ! Si les étrangers voyaient nos façons de faire, je penseque nous en recevrions pour notre compte dans toute la presseétrangère… En Europe occidentale, prenons par exemple Paris, il y adans chaque rue une tour-vigie, et l’on donne chaque année, commegratification aux capitaines de pompiers, l’équivalent de leursappointements annuels. Là-bas, il vaut la peine deservir !…

LES MEMBRES DU CONSEIL. – Allouer à Sémione Vavîlytch, à titrede gratification spéciale pour ses longs services, deux centsroubles !

LA FEMME DU CAPITAINE DES POMPIERS chuchote à sa voisine.– C’est bien qu’il ait insisté !… Pas bête ! Cesjours-ci nous étions chez le père-doyen, et y avons perdu austoss cent roubles. Et maintenant si vous saviez commenous les regrettons !… (Elle bâille.) Ah ! quenous les regrettons !… Il serait temps maintenant de rentrerprendre le thé.

ACTE II

AU PIED DE LA TOUR-VIGIE, LAGARDE

LA SENTINELLE AU HAUT DE LA TOUR, criant en bas. –Eh ! ça brûle à la scierie. Sonne l’alarme !

LA SENTINELLE EN BAS. – C’est maintenant que tu t’enaperçois ? Il y a déjà une demi-heure que le monde y court, ettu ne t’en avises que maintenant, farceur ! (Profondémentconvaincu.) Mettre un imbécile en haut ou en bas, c’est toutpareil ! (Il sonne l’alarme.)

(Trois minutes après apparaît en déshabillé à lafenêtre de son appartement, qui se trouve en face dela tour-vigie, le capitaine des pompiers, les yeux gonflésde sommeil.)

LE CAPITAINE DES POMPIERS. – Où est-ce que ça brûle,Dénisse ?

LA SENTINELLE EN BAS, prenant l’attitude militaire etsaluant. – À la scierie, Votre ’oblesse !

LE CAPITAINE DES POMPIERS, secouant la tête. – Dieunous en garde ! Le vent souffle ; il fait si sec !…(Avec un geste tombant.) Que Dieu nous en préserve !C’est une vraie malédiction que ces sinistres !… (S’étantpassé la main sur le visage.) Écoute, Dénisse… Dis-leur,l’ami, d’atteler et de partir… Et moi j’y vais tout de suite…J’arriverai un peu après… Il faut que je m’habille, choses etautres…

LA SENTINELLE EN BAS. – Mais il n’y a personne pour partir,Votre ’oblesse ! Tous sont sortis. Anndréy seul estici !

LE CAPITAINE, effrayé. – Où sont-ils donc, lesgredins ?

LA SENTINELLE D’EN BAS. – Makare a fait un ressemelage et estallé le porter au diacre, dans le faubourg. Vous avez envoyévous-même, Votre ’oblesse, Mikhaïlo vendre l’avoine… Iégor estallé, avec les chevaux de la caserne, conduire de l’autre côté dela rivière la belle-sœur du surveillant… Nikîta est saoul.

LE CAPITAINE DES POMPIERS. – Et Alexéy ?

LA SENTINELLE D’EN BAS. – Alexéy est allé pêcher les écrevissesparce que vous avez daigné lui en donner l’ordre tantôt. Vous luiavez dit que vous aurez demain du monde à dîner.

LE CAPITAINE DES POMPIERS, secouant la tête avecdégoût. – Allez faire votre service avec des genspareils !… Grossièreté, manque d’instruction…ivrognerie !… Si les étrangers voyaient cela, on nous endonnerait dans les revues étrangères !… Là-bas – ne serait-cequ’à Paris, – les pompiers galopent sans cesse dans les rues etécrasent les gens. Qu’il y ait ou qu’il n’y ait pas d’incendie, ilsgalopent ! Ici, la scierie brûle, c’est un danger, et il n’y apersonne au poste, comme si… le diable les avait tous avalés. Non,nous sommes encore fort loin de l’Europe ! (Se tournantvers sa chambre. Tendrement.) Mâchénnka, prépare monuniforme !

1884.

 

 

La terre était comme une fournaise. Le soleil d’après-midibrûlait avec tant de force que même le thermomètre Réaumur,accroché dans le bureau de l’employé de la régie, s’affola. Ilmarqua 35°8 et s’arrêta, perplexe… Comme de chevaux poussés à fond,la sueur coulait du corps des habitants et séchait sur eux. Onn’avait pas la force de l’essuyer.

Sur la grande place du marché, en vue des maisons aux voletscomplètement clos, marchaient deux naturels, les chefs de laTrésorerie Potchéchîkhine et l’agent d’affaires Ôptimov,correspondant du Syn otêchéstva[47].

Ils marchaient et se taisaient à cause de la chaleur. Ôptimovaurait voulu critiquer la mairie en raison de la poussière et de lasaleté de la place du marché, mais connaissant l’humeur pacifiqueet les opinions modérées de son compagnon, il se taisait.

Au milieu de la place, Potchéchîkhine s’arrêta soudain et se mità regarder le ciel.

– Que regardez-vous, Evple Serapîonytch ?

– Les sansonnets sont revenus. Je regarde où ils vont seposer. Il y en a des nuages et des nuages. Si, une supposition, ontirait un coup de fusil au milieu, et on allait ramasser… Ils seposent dans le jardin du Père archiprêtre !

– Pas du tout, Evple Sérapiônytch ! Ce n’est pas chezle Père archiprêtre mais chez le Père diacre Vrâtoâdov[48] . En tirant de l’endroit où noussommes, on n’en tuerait aucun ; le petit plomb n’y porteraitpas. Et pourquoi les tirer, dites-moi ? L’oiseau, il est vrai,mange les fruits, mais c’est une créature, une émanation divine. Unsansonnet, par exemple, chante… Et pourquoi le fait-il, je vous ledemande ? C’est pour louer qu’il chante ! Toute créatureloue le Seigneur… Mais non !… Il semble que c’est chez le Pèrearchiprêtre qu’ils se sont posés !…

Trois vieilles pèlerines, besace au dos, en sandales de tille,passèrent sans bruit devant les causeurs. Après avoir regardé d’unair interrogateur Potchéchîkhine et Ôptimov qui regardaientattentivement, on ne savait pourquoi, la maison du Pèrearchiprêtre, elles raccourcirent le pas, et, s’étant un peuécartées, contemplèrent une fois encore les amis et se mirent,elles aussi, à regarder la maison du Père archiprêtre.

– Oui, poursuivit Ôptimov, vous avez raison. Ils se sontposés chez le Père archiprêtre. Dans son jardin, les cerises sontdéjà mûres. Ils sont allés les picorer.

Du portillon de la maison curiale, sortit le Père archiprêtre,Vossmistîchièv[49] et, avec lui, le diacre Evstigniéï.Voyant l’attention dirigée sur lui et ne comprenant pas ce qu’onregardait, il s’arrêta, et, comme le diacre, se mit à regarder enl’air pour comprendre.

– Il faut espérer, dit Potchéchîkhine que le Père Païssyfera la cérémonie. Que Dieu l’assiste !

Les employés de la fabrique Poûrov, venant de se baigner,passèrent entre les amis et le Père archiprêtre. Voyant l’attentiondu Père Païssy fixée vers les hauteurs célestes, et les pèlerinesimmobiles, les yeux levés en l’air, ils s’arrêtèrent et regardèrentau même endroit. Un petit garçon qui conduisait un aveugle fit demême, ainsi qu’un moujik qui roulait un tonneau de harengs pourris,afin de les verser, en tas, sur la place.

– Il faut supposer, dit Potchéchîkhine, que quelque choseest arrivé. Un incendie, peut-être ? Mais on ne voit pas defumée ! Eh ! Kouzma ? cria-t-il au moujik arrêté,que se passe-t-il là-bas ?

Le moujik répondit quelque chose que Potchéchîkhine et Ôptimovn’entendirent pas. Au seuil des portes de toutes les boutiques, lescommis apparurent ; les peintres, qui repeignaient le magasinde grains du marchand Fertikoûline, quittèrent leurs échelles et sejoignirent aux ouvriers de la fabrique ; le pompier qui, piedsnus, tournait sur la vigie, s’arrêta, et, après avoir un peuregardé, descendit ; la tour resta vide. Cela semblaitsuspect.

– N’y a-t-il pas un incendie quelque part ?… Mais nebousculez pas, cochons du diable !

– Où voyez-vous un incendie ? Quel incendie ?…Messieurs, circulez ! On vous le demande poliment.

– Ce doit être en dedans que ça brûle.

– Il parle de politesse et vous bouscule ! Ne jouezpas des bras ! Bien que vous soyez Monsieur le chef de police,vous n’avez aucun droit de faire aller vos bras pour nouspousser.

– Il a marché sur mon cor. Puisses-tu êtreécrasé !

– Qui a-t-on écrasé ? Amis, on a écrasé unhomme !

– Pourquoi cet attroupement ? À quel propos ?

– Votre Noblesse, on a écrasé un homme !

– Où ?… Circulez, Messieurs, je le demandepoliment !… On te le demande poliment, butor !

– Tu peux pousser les moujiks, mais n’ose pas toucher lesnobles ! N’y porte pas la main !

– Est-ce que ce sont des êtres humains ? Est-ce qu’onpeut leur faire entendre une parole polie, à ces diables-là ?…Sîdorov, cours chercher Akîme Danîlytch ! Vivement !Messieurs, ça va être mauvais ! Quand Akîme Danîlytch va êtreici, vous allez voir !… Toi aussi, Parfione, tu es ici ?…Toi, un aveugle, un saint homme !… Il ne voit rien, mais il vaoù il y a la foule, et n’obéit pas !… Smirnov, prends le nomde Parfione !

– Bien… Et faut-il prendre aussi celui des ouvriers dePoûrov ? Tenez, celui qui a la joue enflée, c’est un de chezPoûrov !

– Ne prends pas jusqu’à nouvel ordre le nom de ceux dePoûrov ; demain c’est la fête ![50] .

Les sansonnets, au-dessus du jardin du Père archiprêtre,s’élevèrent en une nuée noire, mais Potchéchîkhine et Ôptimov neles voyaient plus. Ils regardaient toujours en l’air, tâchant decomprendre pourquoi cette foule s’était amassée et ce qu’elleregardait. Akîme Danîlytch arriva. Mâchant quelque chose ets’essuyant les lèvres, il hurla en fendant la foule :

– Les pompiers, préparez-vous ! Vous, circulez !…Monsieur Ôptimov, circulez, ou ce sera mauvais aussi pourvous ! Au lieu d’écrire dans les journaux diverses critiquessur des gens bien, vous devriez vous comporter plussérieusement ! Les journaux n’apprennent rien debon !

– Je vous prie de ne pas toucher à la presse ! ditÔptimov, s’échauffant. Je suis littérateur et ne vous permettraipas de toucher aux publicistes, bien que, par devoir civique, jevous estime comme un père et un bienfaiteur !

– Pompiers, arrosez !

– Il n’y a pas d’eau, Votre Noblesse !

– Pas de réplique ! Allez chercher de l’eau !…Vivement ! Vivement !

– On n’a rien pour aller en chercher, Votre Noblesse !Le major est allé conduire sa tante avec les chevaux despompiers.

– Circulez !… Arrière, que le diable t’emporte !As-tu attrapé ça ? Prends le nom de ce diable !

– Le crayon est perdu, Votre Noblesse…

La foule ne faisait que grossir et grossir. On ne sait quellesproportions elle eût atteintes, si, dans le cabaret de Grièchkine,on n’avait pas eu l’idée de faire jouer le nouvel orgue, toutrécemment arrivé de Moscou. En entendant le Tirailleur, lafoule, emballée, se pressa vers le cabaret.

Ainsi personne ne sut pourquoi la foule s’était amassée, etÔptimov et Potchéchîkhine avaient déjà oublié les sansonnets, vraiecause de l’événement. Une heure après la ville était redevenuecalme, inerte ; on n’y voyait qu’un seul homme : lepompier qui montait sa faction sur la tour.

Le soir de ce même jour, Akîme Danîlytch, assis dans l’épiceriede Fertikoûline, y buvait une limonade au cognac, etécrivait :

« En dehors du rapport officiel, j’ose adresser en mon nomparticulier une petite note à Votre Excellence. Père etbienfaiteur, ce n’est que grâce aux prières de votre vertueuseépouse, qui habite une villa bien située, près de notre ville, quel’affaire n’a pas atteint des proportions extrêmes. Je ne puisdécrire tout ce que j’ai enduré en ce jour ! Les mesuresprises par Krouchènnski et le major des pompiers Portoupèiév nepeuvent trouver les mots qui leur conviennent. Je suis fier de cesdignes serviteurs de la patrie. Quant à moi, j’ai fait tout ce quepeut un faible homme qui ne souhaite que le bien du prochain, et,me trouvant maintenant à mon foyer familial, je remercie avec deslarmes Celui qui a empêché l’effusion du sang. Les factieux, vu lemanque de preuves, sont encore enfermés, mais je pense les relâcherdans une huitaine ; c’est par ignorance qu’ils ont enfreint lerèglement ! »

1884.

Partie 35
LE LION ET LE SOLEIL

Dans une des villes du versant oriental de l’Oural, le bruit serépandit qu’un haut dignitaire persan, du nom de Rakhat-Hélam,venait d’arriver et était descendu à l’hôtel du Japon.

Ce bruit ne fit aucune impression sur la population : unPersan était arrivé, bon ! Seul le maire, Stépane IvânovitchKoûtsyne, apprenant par le secrétaire de la commission municipalel’arrivée de l’hôte de marque, se mit à réfléchir etdemanda :

– Où va-t-il ?

– À Paris ou à Londres, je crois.

– Hum… Alors c’est un gros personnage ?

– Qui, diable, le sait !

Revenu chez lui, le maire, après avoir dîné, se remit àréfléchir, et réfléchit cette fois-ci jusqu’au soir. L’arrivée d’unPersan de distinction l’intriguait beaucoup. Il lui sembla quec’était le sort lui-même qui lui envoyait ce Rakhat-Hélam, et quele moment était enfin venu de réaliser son rêve intime etpassionné. Il se trouvait que Koûtsyne avait deux médailles, leSaint-Stanislas de 3e classe, l’insigne de laCroix-Rouge et celui de la Société de sauvetage. Outre cela, ils’était fait faire une breloque, – un fusil en or et une guitarecroisés, – et cette breloque, passée dans la boutonnière de sonuniforme[51] et ressemblant de loin à quelque chosede particulier et de beau, produisait l’effet d’une décoration. Onsait que plus on est médaillé et décoré, plus on désire l’être – etle maire souhaitait depuis longtemps déjà recevoir l’ordre persan,le Lion et le Soleil. Il le souhaitait passionnément,follement.

Il savait que, pour recevoir cette décoration, il n’étaitnécessaire ni de combattre, ni de faire un don à un asile, ni derendre des services électoraux : il ne fallait qu’une occasionfavorable. Et il lui semblait qu’à présent cette occasion seprésentait.

Le lendemain, à midi, ayant donc revêtu toutes ses décorationset sa chaîne municipale, Koûtsyne se rendit à l’hôtel du Japon. Lesort le favorisa. Lorsqu’il entra dans sa chambre, le Persan dedistinction était seul et oisif. Rakhat-Hélam, un grand Asiatique àlong nez de bécasse, les yeux à fleur de tête, coiffé d’un fez,assis par terre, fourrageait dans sa valise.

– Je vous demande pardon de vous déranger, commençaKoûtsyne en souriant. J’ai l’honneur de me présenter à vous. Jesuis le citoyen héréditaire et chevalier des ordres StépaneIvânovitch Koûtsyne, maire de cette ville. Je considère de mondevoir d’honorer en votre personne le représentant, pour ainsidire, d’une puissance amie et voisine.

Le Persan se retourna et murmura quelque chose en très mauvaisfrançais, qui résonna comme des coups de bâtonnet sur une planchede bois.

– Les frontières de la Perse, – continua Koûtsyne, débitantle compliment qu’il avait préparé, – confinent étroitement auxlimites de notre vaste patrie ; aussi des sympathies pourainsi dire mutuelles m’incitent-elles à vous exprimer masolidarité.

Le noble Persan se leva et murmura à nouveau quelque chose en salangue de bois. Koûtsyne, qui ne savait pas de langue étrangère,fit de la tête signe qu’il ne comprenait pas.

« Comment vais-je m’entretenir avec lui ? pensa-t-il.Il serait bien d’envoyer chercher immédiatement uninterprète ; mais la chose est délicate. On ne peut pas parlerde ça devant témoins. L’interprète jaserait ensuite enville. »

Et Koûtsyne se mit à se rappeler les mots étrangers que lalecture des journaux lui avait appris.

– Je suis le maire de la ville… marmotta-t-il. Autantdire : lord-maire… municipale… Voui ?…Comprénez ?…

Il voulait exprimer en paroles ou par la mimique sa positionsociale et ne savait comment s’y prendre. Un tableau pendu au muravec une grosse inscription : la Ville deVenise, le tira d’embarras. Il montra du doigt la ville, puissa tête, ce qui, à son sens, voulait dire : « Je suis lemaire de la ville[52]  ».Le Persan ne comprit rien, mais sourit et dit :

– Biene, moussié… biene…

Une demi-heure après, le maire tapait sur les genoux et l’épauledu Persan et disait :

– Comprénez ? Voui ? Comme lord-maire etmunicipalé, je vous propose de faire un petit promenage…Comprénez ? Promenage…

Koûtsyne, de l’index, toucha Venise et, avec deux doigts, fit lemouvement de deux pieds qui marchent. Rakhat-Hélam, qui nedétachait pas les yeux des médailles de Koûtsyne, ayantprobablement compris que c’était le personnage le plus important dela ville, comprit le mot « promenage » et souritaimablement. Puis tous deux prirent leurs pardessus et sortirent dela chambre.

En bas, près de la porte du restaurant, Koûtsyne pensa qu’ilserait bon de régaler le Persan. Il s’arrêta, et, lui montrant lestables, dit :

– D’après la coutume russe, il ne serait pas mal… purée,entrecôte… Champagne, etc. Comprénez ?

L’hôte de distinction comprit, et, peu après, ils étaient tousles deux dans le meilleur cabinet du restaurant, mangeant, etbuvant du champagne.

– Buvons à la prospérité de la Perse ! disaitKoûtsyne. Nous autres, Russes, nous aimons les Persans… Bien quenous soyons de religions différentes, les intérêts communs, lessympathies pour ainsi dire mutuelles… Le progrès… Les marchés del’Asie… les conquêtes pacifiques, pour ainsi dire…

Le Persan de distinction buvait sec et mangeait avec appétit. Iltoucha de sa fourchette le dos d’un esturgeon fumé, et, hochant latête avec ravissement, il dit :

– Bonne !… Bienne !…

– Ça vous plaît ? demanda le maire, réjoui.Bienne ? Voilà qui est parfait !

Et, s’adressant au garçon, il dit :

– Loûka, mon petit, fais envoyer à Son Excellence, dans sachambre, deux dos d’esturgeons fumés, des meilleurs !…

Ensuite le maire et le haut dignitaire persan allèrent visiterla Ménagerie. Les habitants virent leur Stépane Ivânovitch, rouged’avoir bu du champagne, gai, très satisfait, conduire le Persandans les rues principales et au marché, lui montrer les curiositésde la ville. Il le fit monter aussi sur la tour des pompiers.

Les habitants virent, entre autres, leur maire s’arrêter prèsdes portes de la ville, ornées de têtes de lions, montrer d’abord àson hôte les lions, puis, au-dessus de la porte, le soleil, puis sapoitrine, puis à nouveau, le lion et le soleil. Et le Persan,remuant la tête en signe d’adhésion, souriait, en montrant sesdents blanches.

Le lendemain matin le maire se rendit à la commissionmunicipale. Les employés savaient évidemment déjà quelque chose, etdevinaient ; car le secrétaire, s’approchant, lui dit avec unsourire moqueur :

– Il y a, chez les Persans, une coutume. Lorsqu’un hôted’importance arrive, on doit, pour lui, égorger de ses propresmains un mouton.

Peu après on remit à Koûtsyne un paquet arrivé par la poste. Lemaire le décacheta et y vit une caricature.

On avait dessiné Rakhat-Hélam, et, devant lui, à genoux, lemaire en personne, qui, lui tendant les bras, disait :

« En signe d’amitié des deux empires, la Russie et l’Iran,par respect pour vous, vénéré ambassadeur, je me serais égorgémoi-même comme un mouton, mais, excusez-moi, je suis : unâne. »

 

Le maire ressentit une désagréable impression, telle qu’unedouleur au creux de l’estomac. Mais cela dura peu. À midi, il étaità nouveau chez le Persan de marque, le régala à nouveau, et, en luifaisant voir les curiosités de la ville, le ramena à la porte depierre, – et, derechef, il lui montrait tantôt le lion, tantôt lesoleil, et tantôt sa poitrine. On dîna à l’hôtel du Japon. Après ledîner, le cigare à la bouche, tous deux rouges, heureux, ilsremontèrent sur la tour des pompiers, et le maire voulantévidemment offrir à son hôte un spectacle rare, cria d’en haut à lasentinelle qui déambulait en bas :

– Sonne l’alarme !

Mais l’alarme n’eut pas de suite, car à ce moment les pompiersse trouvaient au bain.

Le maire et son hôte soupèrent à l’hôtel de Londres, et lePersan partit après le souper.

En le conduisant au train, Stépane Ivânovitch l’embrassa troisfois, selon la coutume russe, et même eut aux yeux quelqueslarmes.

– Saluez la Perse. Dites-lui que nous l’aimons !

Il s’écoula un an et quatre mois.

Il y avait une forte gelée, près de trente-cinq degrésau-dessous de zéro et un vent pénétrant. Stépane Ivânovitchmarchait dans la rue, la pelisse ouverte, et il lui étaitdésagréable que personne ne le croisât et ne vît sur sa poitrine leLion et le Soleil…

Il ressentait un malaise ; en dedans, il brûlait et soncœur battait d’inquiétude. Il désirait maintenant la décorationserbe « Takova ». Il la désirait passionnément, à ensouffrir.

1887.

Partie 36
INTRIGUES

Ordre du jour de la séance :

a) Élection du président de la société.

b) Examen de l’incident du 2 octobre.

c) Rapport du docteur M.-N. von Brone, membreactif.

d) Affaires courantes.

 

Le docteur Chèlestov, auteur de l’incident du 2 octobre,s’apprête à se rendre à la séance. Il est depuis longtemps devantsa glace et tâche de donner à sa physionomie une expression lasse.S’il arrive à la réunion avec une figure émotionnée, tendue, rougeou trop pâle, ses ennemis pourront s’imaginer qu’il attache unegrande importance à leurs intrigues. Si son visage, au contraire,est froid, impassible, comme endormi, – le visage des gens qui sontau-dessus de la foule et sont fatigués de la vie, – tous sesennemis, en le voyant, ressentiront en secret de l’estime pour luiet penseront :

Il a levé son chef insoumis

Plus haut que la colonne deNapoléon ![53] .

En homme qu’intéressent peu ses ennemis et leurs disputes, ilarrivera à la séance le dernier. Il entrera dans la salle sansbruit, se passera d’un air harassé la main dans les cheveux, et,sans regarder personne, s’assoira au bout de la table. Prenant lapose d’un auditeur qui s’ennuie, il bâillera presqueimperceptiblement, atteindra un journal et se mettra à le lire…Tous ses confrères parleront, discuteront, s’emporteront, serappelleront à l’ordre les uns les autres ; lui, se taira etparcourra le journal.

Et quand enfin son nom reviendra de plus en plus souvent, et quela brûlante question sera chauffée à blanc, il lèvera sur sesconfrères ses yeux ennuyés et las, et dira, comme àregret :

– On me force à parler… je ne m’y suis pas préparé,messieurs, aussi excusez-moi ; mon discours sera un peudécousu. Je commence ab ovo… À la séance précédente,quelques estimés confrères ont déclaré que ma tenue n’était pas,aux consultations, celle qu’ils désiraient qu’elle fût, et ontexigé de moi des explications. Trouvant les explications superflueset l’accusation peu délicate, j’ai demandé à être rayé du nombredes membres de la société, et suis parti. Mais maintenant que l’ondresse contre moi une nouvelle série d’accusations, je vois, avecpeine, que je ne pourrai pas éviter les explications ; alors,soit, je vais m’expliquer !

Et, jouant négligemment avec un crayon ou avec sa chaîne demontre, il dira qu’en effet, au cours des consultations, il élèveparfois la voix et interrompt ses confrères sans tenir compte de laprésence d’étrangers ; il est vrai aussi, qu’une fois, à uneconsultation, en la présence des médecins et des parents du malade,il a demandé au patient : « Quel est l’imbécile qui vousa prescrit de l’opium ? » Rarement une consultation passesans incident… Mais pourquoi ? C’est très simple. Auxconsultations, il est toujours stupéfait, lui, Chèlestov, du basniveau de science de ses confrères. Il y a, en ville, trente-deuxmédecins, et la majorité d’entre eux en sait moins long qu’unétudiant de première année. Il n’y a pas loin à chercher desexemples. Évidemment nomina sunt odiosa, mais, en séance,on est entre soi, et, pour ne pas paraître parler sans preuves, onpeut citer des noms. Chacun, par exemple, sait que l’estiméconfrère von Brone a crevé, avec une sonde, l’œsophage de la femmedu fonctionnaire Sériôjkine…

À ce moment, von Brone bondira, agitera les bras ethurlera :

– Confrère, c’est vous qui l’avez crevé, ce n’est pasmoi ! C’est vous ! Je vous le prouverai !

Chèlestov, impassible, continuera :

– Chacun sait aussi que l’estimé confrère Jîla a pris pourun abcès le rein flottant de l’artiste Sémiramîdine, et lui a faitune ponction d’essai, d’où est résulté promptement son exituslethalis. L’estimé confrère Bezstroûnnko, au lieu d’enleverl’ongle incarné d’un orteil du pied gauche, a enlevé l’ongle saindu pied droit. Je ne puis pas ne pas vous rappeler aussi le cas oùnotre estimé confrère Terkharîants a cautérisé les trompesd’Eustache du soldat Ivânov avec tant de zèle que les membranes dutympan en éclatèrent toutes deux. Je rappelle à ce propos que cemême confrère, en extrayant une dent à un malade, lui a démis lamâchoire inférieure et ne la lui a remise en place qu’après que lepatient eût consenti à lui payer cinq roubles pour ce faire.L’estimé confrère Koûritsyne est marié à la nièce du pharmacienGroummer, et s’entend avec lui. Chacun sait aussi que le secrétairede notre société, le jeune confrère Skoropalîtélny, vit avec lafemme de notre très estimé et respectable président GustavGustâvovitch Prekhtel… Du bas niveau scientifique, je passe auxfautes de caractère éthique. Encore mieux ! L’éthique,messieurs, est notre point sensible, et, pour ne pas sembler parlersans preuves, je vous nommerai notre estimé confrère Pouzyrkov,qui, se trouvant chez la colonelle Tréchtchînnski, le jour de safête, a raconté, paraît-il, que ce n’est pas Skoropalîtélny, maismoi, qui vis avec la femme de notre président. C’est ce qu’ose direce même monsieur Pouzyrkov que j’ai surpris l’an dernier avec lafemme de l’estimé camarade Znobiche !

À propos du docteur Znobiche… Qui donc jouit de la réputationd’un médecin chez lequel il n’est pas tout à fait sans danger queles dames se fassent soigner ? Znobiche ! Qui a épousépour sa dot une fille de marchand ? Znobiche !… Et pource qui est de notre président, entouré de l’estime de tous, ilpratique en secret l’homéopathie et reçoit des Prussiens del’argent pour espionnage. Être espion prussien, est même sonultima ratio… »

Quand les docteurs veulent paraître savants et éloquents, ilsemploient deux expressions latines : nomina suntodiosa et ultima ratio. Chèlestov ne parlera paslatin, mais français, allemand, comme on voudra ! Il mettratout au clair ; il arrachera les masques des intrigants. Leprésident se fatiguera d’agiter sa sonnette. Les estimés confrèresquitteront leur place, hurleront, agiteront les bras… Les confrèresde confession juive se formeront en groupe etvociféreront :

– Gal-gal-gal-gal-gal[54] …

Chèlestov, sans donner garde à rien, poursuivra :

– Pour ce qui est de la société en sa composition et sonordre actuels, elle doit inévitablement périr. Tout, en elle, estexclusivement basé sur les intrigues. Intrigues, intrigues etintrigues ! Victime de cette continuelle intrigue démoniaque,je me vois obligé d’exposer ce qui suit… »

Il l’exposera, et son parti applaudira, se frottanttriomphalement les mains.

Et voilà qu’au milieu du vacarme inimaginable et des coups detonnerre commencera l’élection du président. Von Brone etCie font bloc pour Prekhtel, mais le public et lesmédecins bien pensants sifflent et crient :

« À bas Prekhtel ! Nous demandons Chèlestov !Chèlestov ! »

Chèlestov acceptera de poser sa candidature, mais à la conditionque Prekhtel et von Brone lui présentent des excuses pourl’incident du 2 octobre.

Derechef un bruit inimaginable s’élèvera ; derechef lesestimables confrères de confession juive se formeront en groupe, etferont « gal-gal-gal »… Prekhtel et von Brone, indignés,finiront par demander à ne plus faire partie de la société. Àmerveille !

Voilà Chèlestov président. Avant tout, il nettoiera les écuriesd’Augias… Znobiche, dehors ! Terkharîants, dehors ! Lesestimés confrères de confession juive, dehors !… Il fera detelle sorte, avec son parti, qu’en janvier il ne restera pas dansla société un seul intrigant. À la clinique de la société, ilordonnera avant tout de repeindre les murs de la salle deconsultations et d’y pendre cet avis :

« Expressément interdit de fumer. »

Puis il chassera l’infirmier et l’infirmière. Il ne prendra plusles médicaments chez Groummer, mais chez Khriachtchambjîtski, et ilproposera aux médecins de ne faire aucune opération en dehors de sasurveillance, ainsi de suite… Et, le principal, il fera mettre surses cartes de visite : « Président de la société desmédecins de N… »

Ainsi rêve Chèlestov devant sa glace, à la maison. Mais voilàque la pendule sonne sept heures et lui rappelle qu’il est tempsd’aller à la séance. Il se réveille de ses doux rêves et se hâte dese donner un air las ; mais, hélas, c’est en vain. Sa figuren’obéit pas. Elle s’allonge, prend un air stupide, comme la têted’un petit chien de garde gelé ; veut-il la rendre sérieuse,elle se tire et exprime la perplexité. Il lui paraît à présentqu’il ne ressemble plus à un petit chien, mais à une oie, Il baisseles paupières, cligne les yeux, gonfle ses joues, fronce lefront ; mais, quoi qu’il fasse, c’est tout autre chose que cequ’il voudrait. Telles sont sans doute les qualités propres de safigure : on ne peut rien en faire. Son front est étroit, sesyeux, petits, papillotent comme ceux d’une marchande rusée ;sa mâchoire inférieure est bêtement, ineptement projetée en avant.Ses joues et sa chevelure sont comme s’il venait d’être chassé àcoups de pied de la salle de billard, il n’y a pas une seconde, parun confrère.

Chèlestov regarde cette figure qui est la sienne, enrage, et ilcommence à lui sembler que sa figure elle-même intrigue contre lui.Il va dans l’antichambre, s’y couvre, pour sortir, et il lui sembleque sa pelisse, que ses caoutchoucs et que son bonnet intriguenteux aussi…

– Cocher ! crie-t-il, à la clinique !

Il donne vingt copeks, et ces intrigants de cochers en demandentvingt-cinq… Il monte en voiture, il part, et le vent le fouette auvisage ; la neige fondue lui colle les yeux ; le chevalmarche à peine ; tous se sont mis d’accord et intriguent.

Intrigues, intrigues et intrigues !

1887.

Partie 37
LE CORBEAU

Il n’était pas plus de six heures du soir, lorsque, passantdevant une grande maison à trois étages, le lieutenant Strékatchov,qui se promenait en ville, jeta par hasard les yeux sur les rideauxroses du premier étage.

« C’est ici, se souvint-il, qu’habiteMme Doudou… Il y a déjà longtemps que je ne suispas allé chez elle ; si je montais ? »

Mais avant de résoudre la question, Strékatchov tira sonporte-monnaie et y jeta un regard timide. Il n’y vit qu’un roublefroissé, qui sentait le pétrole, un bouton, deux copeks, et riend’autre. « Maigre ! fit-il. Mais, peu importe ; jevais monter et rester un instant. »

Une minute après, Strékatchov était dans l’antichambre, aspirantà pleine poitrine un épais bouquet de parfums et de savon à laglycérine. Cela sentait encore autre chose que l’on ne peutdéfinir, mais que l’on odore dans tout appartement habité par unefemme seule : mélange de patchouli et de cigare.

Quelques manteaux, un waterproof, et un chapeau haut de forme,reluisant, étaient pendus aux patères.

Entrant dans la grande pièce, le lieutenant y aperçut ce qu’il yavait vu l’année précédente : le piano avec des morceaux demusique déchirés, un vase avec des fleurs fanées, une tache deliqueur sur le parquet.

Une porte conduisait au salon ; l’autre, était celle de lachambre à coucher de Mme Doudou, dans laquelle ellejouait au piquet avec le maître de danse Vrônndi, bonhommeressemblant beaucoup à Offenbach. Au delà du salon on voyait uneporte dans le cadre de laquelle apparaissait un coin de lit avec unrideau de mousseline rose. C’est là que demeuraient les« pensionnaires » de Mme Doudou :Barbe et Blanche.

Dans la salle, il n’y avait personne. Le lieutenant se dirigeavers le salon où il trouva un être vivant.

Devant une table ronde, vautré sur un canapé, était assis unjeune homme aux cheveux raides, aux yeux bleus troubles, la sueurfroide au front, et l’expression de sortir d’une fosse profonde oùil aurait eu froid et peur. Le jeune homme était vêtu avecrecherche d’un costume neuf en serge, portant encore les traces dufer. Une breloque pendait sur sa poitrine. Il avait des escarpinsvernis, à boucles, et des bas rouges. Il tenait appuyées sur sespoings ses joues bouffies, et regardait d’un regard éteint unebouteille d’eau de Seltz posée devant lui. Sur une autre table,traînaient quelques bouteilles et une assiette d’oranges.

Regardant le lieutenant qui entrait, l’élégant jeune hommeouvrit largement les yeux et la bouche. Strékatchov, étonné, fit unpas en arrière…

Il reconnut avec peine, dans le damoiseau, le secrétaired’administration Filionnkov, que, pas plus tard que le matin, ilavait fortement tancé au bureau pour un papier sans orthographe,dans lequel le scribe avait écrit le mot chou avec une lettrechangée et une lettre de trop.

Filionnkov se leva lentement, les mains appuyées sur la table.Une minute durant, il ne détacha pas ses yeux de la figure dulieutenant et devint même bleu par suite de l’effort qu’ilfaisait.

– Comment donc te trouves-tu ici ? lui demandaStrékatchov sévèrement.

– C’est aujourd’hui, Votre Noblesse, bredouilla lesecrétaire, en baissant le regard, un anniversaire de naissance…Étant donné l’obligation militaire générale qui a égalisé tout lemonde…

– Je te demande comment tu te trouves ici ? ditl’officier, élevant la voix. Et quel est ce costume ?

– Je sens, Votre Noblesse, ma faute ; mais… étantdonné que l’obligation militaire générale… que la militaireobligation générale a égalisé tout le monde… et qu’avec cela jesuis tout de même un homme instruit, je ne peux assister au jour denaissance de Mlle Barbe en tenue de simple soldat.Aussi ai-je revêtu ce costume, répondant mieux à mon usagedomestique, car je suis autant dire citoyen notablehéréditaire.

Voyant que les yeux du lieutenant devenaient de plus en plusfâchés, Filionnkov se tut, baissant la tête comme s’il s’attendaità recevoir immédiatement un coup sur la nuque. Le lieutenant ouvritla bouche pour dire les mots : « Hors d’ici ! »mais, à ce moment-là, une blonde aux sourcils relevés, en robe dechambre jaune-vif, entra au salon.

Reconnaissant le lieutenant, elle fit un cri perçant et courut àlui :

– Vâssia !… Un officier !

Voyant que Barbe (c’était l’une des pensionnaires) connaissaitle lieutenant, le secrétaire se retrouva et se remit. Écartant lesdoigts, il sortit de derrière la table et agita les mains.

– Votre Noblesse ! commença-t-il vite, en s’engouant,j’ai l’honneur de vous féliciter à l’occasion de l’anniversaired’un être aimé ! À Paris, on ne trouverait pas la pareille. Envérité, c’est du feu ! Je n’ai pas regretté trois centsroubles, et lui ai fait faire, à l’occasion de son jour denaissance, cette robe de chambre. Votre Noblesse, duchampagne ! À la santé de la nouvelle-née !

– Où est Blanche ? demanda le lieutenant.

– Elle va venir tout de suite, Votre Noblesse !répondit le secrétaire, bien que la question ne lui fût pasadressée, mais à Barbe. À l’instant ! Une jeune fille à lacompréné, à révoir, consommé[55] ! Ces jours-ci un marchand est arrivé de Kostroma et luia lâché cinq cents roubles. Est-ce une paille, cinq centsroubles ? J’en donnerais bien mille pour qu’elle se plieagréablement à mon caractère. Est-ce bien raisonné ? VotreNoblesse, veuillez accepter !

Le secrétaire tendit au lieutenant, ainsi qu’à Barbe, des coupesde champagne et but un verre de vodka. Le lieutenant, à peineeut-il bu, se reprit tout de suite :

– Tu prends, je le vois, dit-il, trop de libertés. Parsd’ici, et va dire à Démiânov de te mettre aux arrêts pourvingt-quatre heures.

– Votre Noblesse pense peut-être que je suis un pourceauquelconque ? Vous le pensez ?… Seigneur !… Mon pèreest bourgeois honoraire héréditaire, chevalier des ordres !…Mon parrain, si vous voulez le savoir, fut un général… Et vouscroyez que, parce que je suis secrétaire d’administration, je suisun porc ?… Encore un verre, je vous prie… bien mousseux…Barbe, avale ! Ne te gêne pas. On peut payer pour tout.L’instruction générale a égalisé tout le monde. Un fils de généralou de marchand fait son service comme un moujik. Moi, VotreNoblesse, j’ai été au lycée, à l’école réale, et à l’école decommerce… et j’ai été chassé de partout !… Barbe, avale !Prends ce beau billet arc-en-ciel[56] etenvoie chercher douze bouteilles !… Votre Noblesse, encore unverre !

Mme Doudou, dame grande et forte, à mine devautour, apparut. Derrière elle trottinait Vrônndi, ressemblant àOffenbach. Peu après, Blanche entra elle aussi, petite brune dedix-neuf ans, la figure sévère, le nez grec, évidemment une juive.Le secrétaire tira encore cent roubles.

– Dépense ! Que tout y passe !… Permettez-moi, entémoignage de mes sentiments, de briser cette jardinière !

Mme Doudou se mit à dire que, présentement,toute jeune fille honnête peut trouver un parti sortable, maisqu’il est inconvenant que les jeunes filles boivent. Si elle lepermettait à ses pensionnaires, c’est qu’elle espérait que leshommes présents étaient sérieux ; les autres, elle ne leuraurait pas permis de rester céans.

Le vin et le voisinage de Blanche tournèrent la tête aulieutenant ; il perdit de vue le secrétaire.

– Musique !… cria à tue-tête Filionnkov. Faites de lamusique ! En vertu de l’ordonnance numéro 120, je vous proposede danser… Plus bas, plus bas ! – continua-t-il à crier àpleine gorge, ne croyant pas que c’était lui-même qui criait, maisquelqu’un d’autre. – Pas si haut ! Je désire qu’ondanse ! Vous devez vous plier à mon caractère ! Unecachucha ! la cachucha !

Barbe et Blanche se concertèrent avecMme Doudou. Le vieux Vrônndi se mit au piano. Ladanse commença.

Fillionnkov, battant la mesure avec ses pieds, suivait des yeuxles mouvements des quatre pieds féminins et hennissait deplaisir.

– Vas-y ! Ça y est ! Allume ! Arrache !On dirait que vous êtes gelées !

Peu après, toute la compagnie partit en landau pourl’Arcadia[57] , Filionnkov était avec Barbe, lelieutenant avec Blanche, Vrônndi avec Mme Doudou.On prit une table, et on commanda un souper. Filionnkov but tantqu’il s’enroua et perdit la faculté de remuer les bras. Sombre, ilrestait assis, et disait, les yeux clignants, comme s’il allaitpleurer :

– Qui suis-je ? Suis-je un homme ? Je suis uncorbeau… Citoyen honoraire héréditaire,… faisait-il ironiquement,tu es un corbeau, et pas un ci… ci… toyen !…

Étourdi par le vin, le lieutenant le remarquait à peine. Unefois seulement, apercevant dans une buée sa tête d’homme ivre, ilfronça les sourcils et dit :

– Je vois que tu prends trop de liberté…

Mais il perdit aussitôt la faculté de lier les idées et trinquaavec lui.

De l’Arcadia, on alla au jardin Krestôvski[58] .Là, Mme Doudou prit congé de la jeunesse en disantqu’elle comptait absolument sur l’honnêteté des hommes ; etelle partit avec Vrônndi.

Ensuite, pour se rafraîchir, les fêtards demandèrent du caféavec du cognac et des liqueurs, puis du kvass et de la vodka avecdu caviar frais. Le secrétaire, se barbouillant la figure decaviar, dit :

– Me voilà maintenant un Arabe ou quelque chose dans legenre du mauvais esprit.

Le lendemain matin, le lieutenant se sentant la tête lourde etla bouche brûlée et sèche, se rendit à son bureau. Assis à saplace, Filionnkov, en uniforme, cousait des papiers de ses mainstremblantes. Son visage était lugubre, rugueux et gris comme unpavé ; ses cheveux, comme des soies, se hérissaient de touscôtés ; ses yeux se fermaient. Apercevant le lieutenant, il seleva péniblement, fit un soupir, et s’immobilisa au« fixe ». Le lieutenant, l’air méchant et non dégrisé, sedétourna d’un coup et se mit à son travail. Le silence dura unedizaine de minutes, mais ses yeux rencontrèrent tout à coup lesyeux troubles du secrétaire, et il lut tout dans ces yeux :les rideaux rouges, la danse effrénée, l’Arcadia, le profil deBlanche…

– Avec l’obligation militaire générale… marmottaFilionnkov… lorsque… même des professeurs font le servicemilitaire… lorsqu’on a égalisé tout le monde… et que l’on a même laliberté de l’opinion…

Le lieutenant voulut le tancer, l’envoyer à Démiânov ;mais, laissant tomber sa main, il y renonça en disant àmi-voix :

– Ah ! va-t’en au diable !

Et il quitta le bureau.

1885.

Partie 38
LE CORDONNIER ET LE MALIN ESPRIT

C’était la veille de Noël. Maria, couchée sur le poêle, ronflaitdepuis longtemps déjà ; il n’y avait plus du tout de pétroledans la petite lampe ; mais Fiôdor Nîlov restait toujours autravail.

Il eût depuis longtemps quitté son ouvrage pour aller sepromener, mais le client de la rue Kolokôlnaïa, qui lui avaitcommandé des tiges de bottes, il y avait deux semaines, était venula veille, s’était fâché et lui avait enjoint de finir absolumentses chaussures pour le temps de la première messe.

– Quelle vie de forçat ! maugréait Fiôdor. Il y a desgens qui dorment depuis longtemps ; d’autres sepromènent ; et, toi, comme Caïn, reste assis à tirer leligneul pour Dieu sait qui…

Afin de ne pas s’endormir tout d’un coup, Fiôdor tenait à toutinstant une bouteille sous son établi et buvait au goulot ; età chaque gorgée, il branlait la tête et disait tout haut :

– Pourquoi, dites-le-moi, je vous en prie, mes clients sepromènent-ils tandis que je suis obligé de coudre du cuir poureux ?… Parce qu’ils ont de l’argent et que je suispauvre ?…

Il haïssait tous ses clients, surtout celui de la rueKolokôlnaïa. C’était un homme d’aspect sombre, à longs cheveux, lafigure jaune, avec de grandes lunettes bleues et une voix enrouée.Il avait un nom allemand impossible à prononcer. Impossible decomprendre de quelle condition il était et de quoi il s’occupait.Lorsque, il y avait deux semaines, Fiôdor était allé lui prendremesure, son client, assis à terre, pilait quelque chose dans unmortier. Le cordonnier n’eut pas le temps de dire bonjour que lecontenu du mortier s’enflamma et brûla d’une flamme vive etrouge ; cela sentit le soufre et les plumes brûlées ; etla chambre s’emplit d’une épaisse fumée rose, en sorte que Fiôdoréternua cinq ou six fois. En revenant ensuite chez lui, ilpensait : « Un homme craignant Dieu ne s’occuperait pasde pareilles choses ! »

Lorsqu’il n’y eut plus rien dans la bouteille, Fiôdor posa lesbottines sur la table et se mit à réfléchir. Il appuya sur sonpoing sa tête alourdie et se mit à songer à sa pauvreté, à sa viedure, sans issue, puis aux riches, à leurs grandes maisons, à leursvoitures et à leurs billets de cent roubles…

Comme il serait bien, le diable les patafiole ! si lesmaisons de ces riches se fendaient du haut en bas, si leurs chevauxcrevaient, si leurs pelisses et leurs bonnets de zibelinepelaient ! Comme il serait bien que ces riches devinssent peuà peu des pauvres, n’ayant rien à manger, et que le pauvre savetierdevînt riche et en fît voir à sa guise, la veille de Noël, auxcordonniers pauvres !

Ainsi pensant, Fiôdor se rappela tout à coup son travail, etouvrit les yeux.

« En voilà une histoire, pensa-t-il, en regardant lesbottines. Les tiges sont cousues depuis longtemps et je restetoujours ici. Il faut les porter à mon client. »

Il plia son ouvrage dans une lustrine rouge, prit son manteau etsortit.

Il tombait une neige fine et drue qui piquait la figure. Ilfaisait froid, sombre, glissant. Les becs de gaz brûlaient d’un feuterne, et, dans la rue, cela sentait, on ne sait pourquoi, si fortle pétrole, que Fiôdor ressentit de l’irritation dans la gorge etse mit à tousser. Çà et là, sur le pavé, des riches passaient envoiture et chacun d’eux tenait un jambon et une grosse bouteille devodka. Des demoiselles riches, six dans les voitures et lestraîneaux, regardaient le cordonnier, lui tiraient la langue etcriaient en riant : « Mendiant !mendiant ! »

Derrière lui, venaient des étudiants, des officiers, desmarchands et des généraux qui le houspillaient :« Ivrogne ! Ivrogne ! Bouif incrédule ! Cœur detige ! Mendiant ! »

Tout cela était offensant, mais Fiôdor se taisait et ne faisaitqu’en cracher de dépit. Mais soudain, il rencontra le maîtrebottier, Koûzma Lébiôdkine, de Varsovie, qui lui dit :

– J’ai épousé une femme riche. J’ai des ouvrierstravaillant chez moi, et toi tu es un mendiant, tu n’as rien àmanger.

À ces mots, Fiôdor n’y tint plus et se mit à courir aprèslui.

Il le poursuivit jusqu’à ce qu’il fût dans la Kolokôlnaïa. Sonclient habitait à la quatrième maison d’angle un appartement touten haut. On y parvenait après avoir traversé une longue cour noire,grimpé un escalier très glissant qui branlait sous les pieds.

Fiôdor trouva, comme deux semaines auparavant, son client assisà terre, pilant quelque chose dans un mortier.

– Votre Noblesse, lui dit Fiôdor d’un air sombre, j’apportevos bottes.

Le client se leva, et, sans dire un mot, se mit à les essayer.Voulant l’aider, Fiôdor ploya un genou et lui quitta sa bottinedroite, mais il se retira aussitôt et recula avec effroi vers laporte : son client, au lieu d’un pied, avait un sabot decheval.

« Eh, pensa Fiôdor, en voilà une histoire ! »

Il aurait dû, avant tout, se signer, et, laissant tout en plan,s’enfuir. Mais il réfléchit instantanément qu’il rencontrait leMauvais Esprit pour la première fois et, apparemment, la dernièrede sa vie, et qu’il serait bête de n’en pas profiter. Il fit effortet résolut de tenter sa chance. Croisant les mains derrière le dospour ne pas se signer, il toussota respectueusement etcommença :

– On dit qu’il n’y a rien au monde de plus sale et de pireque le Mauvais Esprit, mais je comprends, Votre Noblesse, que leMauvais Esprit est plus instruit que qui ce soit. Le diable a,faites excuse, des sabots de bête et une queue, mais il a dans satête plus d’esprit que n’importe quel étudiant.

– Je t’aime pour de semblables propos, lui dit le client,flatté. Merci, cordonnier. Que veux-tu donc ?

Le cordonnier se mit, sans désemparer à se plaindre de son sortet à avouer qu’il avait envié les riches dès sa plus tendreenfance. Il trouvait offensant que tous les hommes ne vécussent paspareillement dans de grandes maisons et n’eussent pas de beauxchevaux. Pourquoi, par exemple, est-il pauvre ? En quoi lecède-t-il à Koûzma Lébiôdkine, de Varsovie, qui a sa maison à luiet dont la femme porte chapeau ? Il a comme lui, un nez, desmains, des pieds, une tête, une échine, pareils à ceux des riches.Pourquoi est-il obligé de travailler, quand les autress’amusent ? Pourquoi a-t-il, pour femme, Maria, et non pas unedame parfumée ? Il a eu souvent l’occasion de voir, dans lesmaisons de ses riches clients, de belles demoiselles ; maiselles ne font aucune attention à lui, riant seulement parfois, etchuchotant entre elles : « Quel nez rouge a cecordonnier ! » Maria, il est vrai, est bonne ettravailleuse, mais elle est sans instruction ; elle a la mainlourde et cogne dur, et, quand il arrive de parler devant elle depolitique ou de quelque chose d’intelligent et qu’elle s’en mêle,elle dit d’atroces bêtises.

Le client l’interrompit :

– Bref, que désires-tu ?

– Je demande, Votre Noblesse, Diable Ivânytch, s’il neserait pas de votre bonté de faire de moi un homme riche ?

– Soit. Mais, tu sais que pour cela il faut que tu mevendes ton âme ! Avant que les coqs aient chanté, signe-moi cepapier.

– Votre Noblesse, quand vous m’avez commandé des tiges, jene vous ai pas demandé d’argent d’avance. On ne réclame le prix quequand la commande est prête.

– Allons bon ! consentit le client.

Soudain, une lueur vive brilla dans le mortier. Une épaissefumée rose s’épandit, et cela sentit le soufre et les plumesbrûlées. Quand la fumée fut dissipée, Fiôdor se frotta les yeux etvit qu’il n’était plus Fiôdor le cordonnier, mais un autre hommeayant un gilet à chevalière et un pantalon neuf, et qu’il étaitassis dans un fauteuil, devant une large table. Deux laquais, avecde grandes inclinations, le servaient, et disaient :

– Mangez à votre appétit, Votre Noblesse !

Quelle richesse !… Les domestiques servirent un grosquartier de mouton rôti et un plein légumier de concombres, puisils apportèrent dans un poêlon une oie braisée, et, peu après, duporc bouilli avec une garniture de raifort. Et que tout cela sepassait noblement, dans les formes ! Fiôdor, comme un généralou un comte, buvait avant chaque plat un grand verre de vodka.Après le porc, on lui servit du gruau à la graisse d’oie, puis uneomelette au lard et du foie grillé. Et il ne cessait pas des’extasier en mangeant.

Et quoi encore ?… On lui servit aussi une pâte levée,fourrée d’oignons et des navets à l’étouffée avec du kvass.« Comment les messieurs n’éclatent-ils pas de tantmanger ? » songeait-il. Pour finir on lui servit un grandpot de miel.

Après le dîner, le diable à lunettes bleues surgit et luidemanda en s’inclinant :

– Le dîner vous a-t-il plu, Fiôdor Panntélèitch ?

Mais, Fiôdor, tant il était ballonné, ne put prononcer un seulmot. Sa digestion était lourde, pénible, et, pour se distraire, ilse mit à examiner sa botte gauche.

– Pour de pareilles bottes, pensa-t-il, je ne prenais pasmoins de sept roubles cinquante copeks. Quel cordonnier a fait cesbottes ? demanda-t-il.

– Koûzma Lébiôdkine, répondit le domestique.

– Fais venir cet imbécile !

Koûzma Lébiôdkine, de Varsovie, arriva promptement. Ayant, parrespect, marqué un temps d’arrêt à la porte, il demanda :

– Que désire Votre Noblesse ?

– Silence ! lui cria Fiôdor, en frappant du pied. Nedéraisonne pas et rappelle-toi ta condition de cordonnier,rappelle-toi qui tu es ! Idiot ! Tu ne sais pas faire desbottes ! Je vais te casser la figure ! Pourquoi es-tuvenu ?

– Pour toucher mon argent.

– Quel argent te faut-il ? Va-t’en ! Revienssamedi. Domestique, pousse-le dehors !

Mais il se souvint à l’instant de la façon dont ses clientsl’avaient traité lui-même et se sentit mal à l’aise. Et, pour sedistraire, il tira de sa poche un gros portefeuille et se mit àcompter son argent.

Il y en avait beaucoup, mais Fiôdor en voulait davantage, lediable à lunettes bleues lui apporta un autre portefeuille plusbourré que le premier, et Fiôdor en voulait encore plus. Et plus ilcomptait, moins il était satisfait.

Le soir, le Mauvais Esprit lui amena une dame de haute taille, àforte poitrine, habillée de rouge, et lui dit que c’était sanouvelle femme. Jusqu’à minuit, il ne fit que l’embrasser et mangerdes pains d’épices. Couché, la nuit, sur un moelleux lit de plumes,il se retournait d’un côté sur l’autre, ne pouvant s’endormir. Ilredoutait quelque chose.

– Nous avons beaucoup d’argent, disait-il à sa femme,attends-toi à ce que les voleurs viennent. Tu devrais, avec unebougie, regarder partout.

Il ne ferma pas l’œil de toute la nuit. Il se levait à toutinstant pour voir si son coffre était intact. De bon matin, ilfallait aller à la première messe. À l’église, les riches et lespauvres sont traités de même. Quand Fiôdor était pauvre, il disaiten priant : « Seigneur, pardonne-moi, pécheur que jesuis ! » Devenu riche, il disait la même chose. Quelledifférence y avait-il donc ? Et à sa mort, on n’enterreraitpas le riche Fiôdor dans l’or et les diamants, mais dans la mêmeterre noire que le dernier des pauvres. Fiôdor brûlerait dans lemême feu que les cordonniers. Tout cela lui semblait offensant, et,en outre, il ressentait dans tout le corps le poids de son dîner,et au lieu de prières, il lui venait en tête toute sorte d’idées ausujet de son coffre, des voleurs, de son âme perdue, vendue…

Il sortit de l’église en colère. Pour chasser ses mauvaisespensées, il se mit à chanter à tue-tête. Mais à peine avait-ilcommencé qu’un agent accourut et lui dit, en portant la main à savisière :

– Bârine[59] , lesmessieurs ne chantent pas dans la rue. Vous n’êtes pas uncordonnier.

Fiôdor s’adossa à la barrière et se mit à penser de quelle façonil pourrait bien se distraire.

– Bârine, lui cria le garde-maison, ne vous appuyez pastrop contre la barrière. Vous allez salir votre pelisse.

Fiôdor entra dans un magasin et s’y acheta le plus bel accordéonqu’il y eût ; puis il sortit dans la rue et en joua. Tous lespassants se le montraient du doigt et riaient.

– Et encore c’est un monsieur ! le raillaient lescochers. On dirait un cordonnier…

– Les messieurs se permettent-ils de faire du tapage ?lui dit un agent. Il ne vous manquerait que d’aller aucabaret !

Les mendiants l’entouraient de toutes parts :

– Bârine, au nom du Christ, lui criaient-ils, faites-nousla charité. Faites-nous l’aumône !

Naguère, alors que Fiôdor était cordonnier, les mendiants nefaisaient aucune attention à lui ; maintenant, ils ne lelaissaient pas passer.

À la maison, sa nouvelle femme, vêtue d’une blouse verte etd’une jupe rouge, vint au-devant de lui. Il voulut la caresser etdéjà levait la main pour lui donner un bon coup sur le dos, maiselle lui dit fâchée :

– Moujik ! Malappris ! Tu ne sais pas te tenir,avec les dames ! Si tu m’aimes, baise-moi la main, mais je nete permets pas de me battre.

– Quelle vie infernale, songea Fiôdor. Et des gens viventainsi !… On ne peut ni chanter, ni jouer de l’accordéon, nicaresser sa femme… Fi !

À peine s’était-il assis pour prendre du thé avec sa dame, quele Malin Esprit aux lunettes bleues survint et dit :

– Allons, Fiôdor Panntélèitch, j’ai entièrement tenu maparole, maintenant signez mon papier et veuillez me suivre. Voussavez à présent ce que c’est que de vivre dans la richesse. Envoilà assez !

Et il entraîna Fiôdor en enfer, droit dans la fournaise. Lesdiables en volant accouraient de tous côtés et criaient :

– Imbécile ! Idiot ! Âne !

En enfer, cela sentait tellement le pétrole qu’on pouvait ensuffoquer.

Et tout à coup, tout disparut. Fiôdor ouvrit les yeux. Il vitson établi, les bottes et sa lampe en fer-blanc. Le verre en étaitnoir, et, du petit feu rouge de la mèche, une puante fumée sortaitcomme d’une cheminée. Près du cordonnier se tenait son client àlunettes bleues, qui criait, furieux :

– Imbécile ! Idiot ! Âne ! Je t’en feraivoir ! Filou ! Tu as pris ma commande il y a deuxsemaines, et mes bottes ne sont pas encore prêtes ! Tu croisque j’ai le temps de courir chez toi cinq fois par jour pour mesbottes ? Misérable ! Animal !

Fiôdor releva la tête et se remit aux bottes. Le client futlongtemps encore à crier et à le menacer. Lorsque, enfin, il secalma, Fiôdor lui demanda sombrement :

– Quel est donc votre métier, bârine ?

– Je fais des feux de bengale et des fusées ; je suispyrotechnicien.

On sonna la première messe, Fiôdor livra les bottes, en touchale prix et se rendit à l’église.

Dans la rue, il croisait des voitures et des traîneaux à tablierde peau d’ours. Sur le trottoir allaient et venaient des gens dupeuple, des marchands, des officiers, des dames… Mais Fiôdor ne lesenviait plus, ne maugréait plus contre le sort. Il lui semblaitmaintenant que riches et pauvres sont pareillement mal. Les unspeuvent aller en voiture, les autres chanter à pleine gorge etjouer de l’accordéon ; mais, en somme, la même chose attendtout le monde : la tombe. Et il n’est, dans la vie, rien quivaille la peine que l’on cède au diable la plus petite partie deson âme.

1899.

Partie 39
SOMNOLENTE HÉBÉTUDE

Audience du tribunal d’arrondissement.

Au banc des accusés est assis un monsieur d’âge moyen, au visageamaigri, inculpé de dilapidations et de faux. Un greffier maigre,étroit de poitrine, lit l’acte d’accusation d’une voix grêle etéteinte. Il ne tient compte ni des points ni des virgules, et salecture monotone ressemble à un bourdonnement d’abeilles ou aumurmure d’un ruisseau. Au ronron d’une pareille lecture, il faitbon rêver, évoquer ses souvenirs, dormir… Les juges, les jurés, lepublic sont hérissés d’ennui… Nul bruit. Parfois seulement dans lecorridor du tribunal on entend des pas réguliers, ou bien l’un desjurés, bâillant, tousse dans son poing, en se retenant…

Le défenseur, sa tête bouclée appuyée sur sa main, somnoledoucement. Au bourdon du greffier, ses idées ont perdu leur suiteet vagabondent.

« Tout de même, songe-t-il, en levant ses paupièresalourdies, que cet huissier a un grand nez ! Fallait-il que lanature gâtât ainsi une figure intelligente ! Si les gensavaient des nez de deux ou trois toises, on en seraitembarrassé ; il faudrait agrandir les maisons… »

L’avocat secoue la tête comme un cheval qu’une mouche pique, etcontinue à penser.

« À présent que fait-on chez moi ? À pareille heure,d’habitude, ma femme, ma belle-mère, les enfants, tout le monde està la maison… Les petits, Kôlka et Zînnka, sont pour sûr maintenantdans mon cabinet. Kôlka, debout sur le fauteuil, la poitrineappuyée contre la table, dessine sur mes papiers. Il a déjà dessinéun cheval à museau pointu, avec un point en guise d’œil, un hommeau bras étendu et une petite maison de travers ; Zînnka aussi,est près de la table ; elle allonge le cou pour tâcher de voirce que son frère a dessiné…

« – Dessine papa ! lui demande-t-elle.

« Kôlka entreprend mon portrait. Il a déjà dessiné unbonhomme, il ne reste qu’à lui ajouter une barbe noire ; et mevoilà au naturel. Puis Kôlka se met à chercher des images dans lecode, et Zîna arrange la table. Elle aperçoit la sonnette, ellesonne ; elle voit l’encrier, il faut qu’elle y mouille sondoigt ; si l’un des tiroirs est ouvert, il faut qu’elle yfarfouille. Tout à coup l’idée d’être des Indiens envahit les deuxenfants, et, en même temps, celle qu’il peut très bien se cacherdes ennemis sous ma table. Tous deux se fourrent sous la table etcrient, piaulent, s’y amusent jusqu’à ce que la lampe ou un vasetombe. Aïe !… Et maintenant aussi la nourrice marche sansdoute gravement au salon avec notre troisième œuvre… Cettetroisième œuvre braille, braille sans cesse… »

– D’après les comptes de Kopélov, d’Atchkâssov, deZimakôvski et de Mme Tchîkine, bourdonne legreffier, les intérêts n’ont pas été payés, et la somme de1 425 roubles 41 copeks a été ajoutée au reliquat de 1883…

Les pensées de l’avocat continuent à vaguer.

« Et peut-être, à la maison, dîne-t-on déjà, songe-t-il. Ily a à table ma belle-mère, ma femme, Nadia, son frère Vâssia, etles enfants… Le visage de belle-maman reflète, comme de coutume, lapréoccupation stupide, avec une expression de dignité. Nâdia,maigre, déjà flétrie, mais le teint encore idéalement blanc ettransparent, est à table avec la mine d’avoir été forcée de s’yasseoir. Elle ne mange rien et a l’air malade. Le souci est répandusur son visage, comme sur celui de sa mère. Et il y a dequoi ! Elle a sur les bras les petits, la cuisine, le linge deson mari, les invités, les mites des pelisses, l’entretien desrelations, le piano… Que de devoirs, et, en fait, combien peu detravail ! Nâdia et sa mère ne font absolument rien. Si pardésœuvrement elles arrosent les fleurs, ou, pour se distraire, sedisputent avec la cuisinière, elles en gémissent de fatigue deuxjours de suite, et parlent de travaux forcés… Mon beau-frère Vâssiamâche lentement et se tait d’un air morne parce qu’il n’a euaujourd’hui qu’un 1, en latin. C’est un garçon tranquille,prévenant, reconnaissant ; mais il use tant de souliers, depantalons et de livres que c’en est affreux… Les enfants fontcertainement des caprices ; ils demandent du vinaigre et dupoivre, se plaignent l’un de l’autre, laissent sans cesse tomberleurs cuillers. Rien que d’y penser, la tête tourne !…Belle-maman et ma femme sont de sévères observatrices du bon ton…Dieu vous garde de mettre les coudes sur la table, de tenir votrecouteau dans votre poing, ou de manger avec ! Et que lesdomestiques ne s’avisent pas de présenter les plats du côté droit,mais bien du côté gauche !… Tous les mets, y compris le jambonaux petits pois, sentent la poudre de riz et les bonbons acidulés.Tout est mauvais, fade, misérable… Pas l’ombre de bonnes soupes auxchoux et de gruau, que je mangeais quand j’étais garçon. Mabelle-mère et ma femme parlent continuellement français ; maisquand il est question de moi, belle-maman se met à parler russe,car un homme aussi peu sentimental, aussi insensible, aussi éhontéet grossier que moi, n’est pas digne que l’on parle de lui dans ladouce langue française…

« – Le pauvre Michel, dit ma femme, a probablement faim. Iln’a pris ce matin qu’un verre de thé, sans le moindre bout de pain,et est parti en courant pour le tribunal.

« – Ne t’inquiète pas, ma petite, dit méchamment mabelle-mère ; un pareil homme ne se laissera pas mourir defaim. Il a déjà, je parie, été cinq fois à la buvette. On en aorganisé une au tribunal, et l’on demande toutes les cinq minutesau président de faire une suspension. »

« Après dîner, belle-maman et ma femme parlent de réduireles dépenses… Elles calculent, inscrivent et trouvent au bout ducompte que les dépenses se sont monstrueusement accrues. On faitvenir la cuisinière, on recompte avec elle, on lui fait desreproches ; une dispute commence pour cinq copeks… Larmes,paroles venimeuses !… Puis, on fait les chambres, on changeles meubles de place ; et tout cela par purdésœuvrement. »

– L’assesseur de collège Tchérépkov a déclaré, bourdonne legreffier, que bien qu’on lui ait envoyé l’avis numéro 811, il n’apourtant pas reçu les 46 roubles 2 copeks qu’il devait recevoir, cequ’il a immédiatement déclaré.

« Lorsqu’on réfléchit, raisonne et pèse tous les détails –continue à penser l’avocat, – les bras vous tombent et l’on envoietout au diable… On se fatigue, on s’abêtit, on s’asphyxie tellementtout le long du jour dans cette vapeur d’ennui et de banalité, quel’on veut, malgré soi, s’offrir au moins une bonne minute de repos.On se défile chez Natâcha, ou, quand on a de l’argent, chez lestziganes, pour y oublier tout… et parole d’honneur, on oublietout ! Au diable vauvert, hors de la ville on se vautre sur undivan en cabinet particulier. Les Asiatiques chantent, sautillent,beuglent, et on se sent l’âme toute retournée par la voix de cettefascinante, terrible et enragée Glâcha-la-tzigane… Douce, gentille,merveilleuse Glâcha !… Quelles dents, quels yeux,… queldos ! »

Et le greffier bourdonne, bourdonne, bourdonne toujours… Dansles yeux de l’avocat tout commence à se fondre et à danser. Lesjuges et les jurés se replient sur eux-mêmes, le public papillote,le plafond s’abaisse et remonte… Les pensées dansent aussi, etenfin rompent leur fil… Nâdia, belle-maman, le long nez del’huissier, le prévenu, Glâcha… tout danse, vire et s’enfuit loin,loin, loin…

– C’est bon, murmure doucement l’avocat en s’assoupissant…c’est bon… On s’étend sur le divan, et tout est confortable… tiède…Glâcha chante…

Un dur appel retentit :

– Monsieur le défenseur !

« Tout est bien… tiède… Ni belle-mère, ni nourrice… pas desoupe qui sent la poudre de riz… Glâcha est bonne,gentille… »

Le même appel se répète :

– Monsieur le défenseur !

Le défenseur tressaute et ouvre les yeux :Glâcha-la-tzigane le regarde tout droit, fixement, de ses yeuxnoirs. Ses lèvres succulentes sourient ; sa belle figurebistrée rayonne.

Stupéfait, incomplètement réveillé, croyant à un rêve ou à uneapparition, l’avocat se lève lentement, et, bouche bée, regarde latzigane.

– Monsieur le défenseur, demande le président, n’avez-vouspas de question à poser au témoin ?

– Ah… oui ! madame est témoin… Non je… je n’ai rien…je n’ai rien à demander.

L’avocat redresse la tête et se réveille tout à fait. À présent,il comprend que c’est bien la tzigane Glâcha qui est làdebout ; elle a été convoquée comme témoin.

– Pardon ! fait-il à haute voix, j’ai tout de même unequestion à poser… Témoin… demande-t-il à Glâcha, vous faites partiedu chœur tzigane de Kouzmitchov ? Dites-nous si le prévenuvenait souvent dans votre cabaret ?… Parfaitement… Et vousrappelez-vous s’il payait lui-même chaque fois, ou si les autrespayaient pour lui ? Je vous remercie… ça suffit.

L’avocat avale deux verres d’eau, et sa somnolence se dissipetout à fait…

1887.

Partie 40
UN HOMME EXTRAORDINAIRE

Une heure du matin.

À la porte de Maria Pétrôvna Kôchkine, vieille fille sage-femme,s’arrête un monsieur grand, en manteau à pèlerine et à capuchon,coiffé d’un chapeau haut de forme. On ne distingue, dansl’obscurité automnale, ni sa figure, ni ses bras ; mais,jusque dans sa manière de toussiller et de tirer la sonnette, on ledevine sérieux, positif et autoritaire.

Au troisième coup de sonnette, la porte s’ouvre et MariaPétrôvna apparaît en personne.

Un pardessus d’homme barre son jupon blanc ; la petitelampe à abat-jour qu’elle tient à la main colore en vert sa figureensommeillée, semée de taches de rousseur, verdit son cou tendineuxet ses cheveux roussâtres qui s’échappent de son bonnet.

– Puis-je voir la sage-femme ? demande lemonsieur.

– C’est moi, monsieur. Que désirez-vous ?

Le monsieur entre dans le vestibule et Maria Pétrôvna a devantelle un homme bien pris, d’âge mûr, à beau visage rude, à favoristouffus.

– Je suis l’assesseur de collège Kiriâkov[60] , dit-il. Je viens vous demander devous rendre auprès de ma femme, mais, s’il vous plaît, le plus vitepossible.

– Bien, monsieur, consent la sage-femme. Je m’habille toutde suite. Prenez la peine de m’attendre dans le salon.

Kiriâkov quitte son manteau et entre au salon. La lumière vertede la petite lampe éclaire parcimonieusement des meubles mesquins àhousses blanches rapiécées, de maigres fleurs et les montants de lafenêtre, au long desquels grimpe du lierre… Cela sent le géraniumet l’acide phénique. La pendule tictaque timidement, comme si ellese trouvait gênée devant un étranger.

– Me voici prête, monsieur ! dit Maria Pétrôvna enentrant cinq minutes après dans le salon, déjà habillée, lavée etalerte. Partons.

– Oui, dit Kiriâkov, il faut se presser… Et, à propos, unequestion utile : combien prendrez-vous pour votrepeine ?

– Je ne sais vraiment pas… fait Marie Pétrôvna, confuse, ensouriant. Ce qu’il vous plaira…

– Non, je n’aime pas ça, dit Kiriâkov, regardant lasage-femme froidement, sans bouger. Une bonne convention vaut mieuxque de l’argent. Je n’ai besoin ni de votre argent, ni vous dumien. Pour éviter tout malentendu, il vaut mieux nous entendred’avance.

– Vraiment, je ne sais pas… Il n’y a pas de prix fixe.

– Je travaille et suis habitué à rémunérer le travaild’autrui. Je n’aime pas l’injustice. Il me serait égalementdésagréable de ne pas vous payer assez ou que vous exigiez de moiplus qu’il ne faut ; aussi j’insiste pour que vous disiezvotre prix.

– Mais c’est selon !

– Hum ! en présence de vos hésitations qui me sontincompréhensibles, je dois fixer moi-même un prix. Je puis vousdonner deux roubles.

– De grâce, que dites-vous !… s’écria Maria Pétrôvna,rougissant et reculant. J’en ai même honte… Plutôt que de prendredeux roubles, j’opérerais gratis. Cinq roubles, si vous voulez…

– Deux roubles, pas un copek de plus. Je n’ai pas besoin dece qui est à vous, mais je n’ai pas l’intention de payer plus qu’ilne faut.

– À votre idée, monsieur ; mais je n’irai pas pourdeux roubles…

– Aux termes de la loi, vous n’avez pas le droit derefuser.

– Bon, je vais y aller gratuitement.

– Gratis, je ne veux pas. Tout labeur mérite salaire. Moiaussi je travaille, et je comprends…

– Je n’irai pas pour deux roubles, monsieur… déclaradoucement Maria Pétrôvna. Gratis, si vous voulez…

– En ce cas je regrette beaucoup de vous avoir dérangéepour rien… J’ai l’honneur de vous saluer.

– Quel homme vous êtes, vraiment !… dit la sage-femme,accompagnant Kiriâkov dans le vestibule. Si vous y tenez tellement,soit, j’irai pour trois roubles.

Kiriâkov fronça le sourcil, réfléchit deux bonnes minutes enregardant le plancher d’un air absorbé, puis il prononça résolument« Non » ! et sortit.

La sage-femme étonnée et déconcertée ferma la porte sur lui, etrentra dans sa chambre.

« C’est un bel homme, sérieux, mais, mon Dieu, qu’il estétrange ! » pensa-t-elle en se couchant.

Une demi-heure ne se passa pas que l’on resonna. La sage-femmese leva et vit dans son vestibule ce même Kiriâkov.

– Désordres étonnants ! fit-il. Personne auxpharmacies. Ni les agents, ni les garde-maisons ne connaissent lesadresses des sages-femmes, en sorte que je suis dans la nécessitéd’accepter vos conditions. Je vous donnerai trois roubles, mais… jevous préviens qu’en louant une bonne ou en utilisant les servicesde quelqu’un, je pose comme condition qu’il ne sera pas question aumoment du paiement, de suppléments, de pourboires, etc. Chacun doitrecevoir ce qui lui revient.

Maria Pétrôvna sans davantage écouter Kiriâkov sentait déjàqu’il l’ennuyait, la dégoûtait, que ses paroles égales, mesurées,lui opprimaient l’âme. Elle mit son manteau et sortit avec lui.L’air était serein, mais froid ; il faisait tellement noir quel’on voyait à peine les feux des réverbères. La boue giclait sousles pieds. La sage-femme eut beau regarder, elle ne vit pas defiacre.

– Ce n’est probablement pas loin ? demanda-t-elle.

– Pas loin, répondit sombrement Kiriâkov.

On passa une petite rue, une autre, une troisième. Kiriâkovmarchait, et, en son allure, on sentait le sérieux et lepositif.

– Quel affreux temps ! essaya de dire lasage-femme.

Mais Kiriâkov se tut gravement. Il s’efforçait visiblement demarcher sur des pavés lisses de façon à ne pas salir sescaoutchoucs.

Enfin, après une longue marche, la sage-femme pénétra dans unvestibule. On aperçut une vaste pièce bien meublée. Dans leschambres, même celle où gisait la patiente, il n’y avait personne…Pas de ces parentes ni de ces vieilles femmes qui se trouvent enveux-tu en voilà à tout accouchement. Seule s’agitait, comme unebrûlée, la cuisinière, le visage ahuri, effrayé. On entendait deforts gémissements.

Trois heures s’écoulèrent… Maria Pétrôvna, assise auprès du litde l’accouchée, chuchotait quelque chose. Les deux femmes avaientdéjà eu le temps de faire connaissance, de s’entendre, de potiner,de pousser des ah et des oh…

– Il ne faut pas que vous parliez ! disait lasage-femme, s’inquiétant.

Et elle posait elle-même questions sur questions.

Mais voilà que la porte s’ouvrit et Kiriâkov entra, doucement,sérieusement. Il s’assit sur une chaise et se mit à lisser sesfavoris. Un silence tomba… Maria Pétrôvna regarde timidement sonbeau visage impassible, ligneux, et attend qu’il parle ; maisil se tait obstinément, pensant à on ne sait quoi. Après avoirvainement attendu, la sage-femme se décide à entamer laconversation. Elle prononce la phrase que l’on est habitué de direaux couches :

– Allons, Dieu merci, voilà un être de plus aumonde !

– Oui, c’est agréable, – fait Kiriâkov, conservant safigure de bois, – bien que pour avoir beaucoup d’enfants, il failleavoir beaucoup d’argent. Un enfant ne naît pas nourri et vêtu.

Une expression de faute apparaît sur la figure de l’accouchéecomme si elle avait mis au monde un être sans permission, par purcaprice. Kiriâkov se lève en soupirant et sort avec gravité.

– Quel mari vous avez là, mon Dieu !… dit lasage-femme à l’accouchée. Qu’il est sérieux, rien ne le faitsourire !…

L’accouchée raconte qu’il est toujours ainsi.Il est honnête, juste, raisonnable, intelligemmentéconome, mais tout cela dans des proportions si extraordinaires queles simples mortels en étouffent. Ses parents rompent avec lui, lesdomestiques ne restent pas plus d’un mois, il n’a pas de relations,et sa femme et les enfants surveillent avec effroi chacun de leurspas. Kiriâkov ne bat personne, ne crie pas, il a beaucoup plus dequalités que de défauts ; mais, lorsqu’il sort, chacun chezlui se sent plus à l’aise et plus dispos. Pourquoi en est-ilainsi ? L’accouchée elle-même ne peut le comprendre.

– Il faut bien nettoyer les bassines et les mettre dans ledébarras, dit Kiriâkov en rentrant dans la chambre. Il faut aussiserrer ces flacons. Ils serviront.

Ce qu’il dit est tout simple et ordinaire, mais la sage-femmeelle-même se sent démontée sans savoir pourquoi. Elle commence àavoir peur de cet homme et tressaille chaque fois qu’elle entendson pas.

Le matin, s’apprêtant à partir, elle voit dans la salle à mangerle petit garçon de Kiriâkov, lycéen pâle, à cheveux courts, quiboit du thé… Près de lui est debout son père qui énonce de sa voixmesurée et égale :

– Tu sais manger, sache aussi travailler. Tu viensd’avaler, et tu n’as sans doute pas réfléchi que chaque bouchée denourriture coûte de l’argent et que l’argent s’acquiert par lelabeur. Mange en y pensant…

La sage-femme regarde la figure abêtie du petit garçon et il luisemble que l’air même est épais et que peu s’en faut que les mursne s’écroulent, ne pouvant pas supporter la lourde présence de cethomme extraordinaire. Perdue de peur, et mue déjà d’une forte hainepour cet homme, Maria Pétrôvna prend ses paquets et se hâte departir.

À mi-chemin, elle se rappelle qu’elle a oublié de toucher sestrois roubles, mais après s’être arrêtée un instant et avoirréfléchi, elle fait un geste tombant et continue son chemin.

1898.

Partie 41
RÊVES

Deux centeniers amènent au district un de ces vagabonds quidisent ne plus se souvenir de leur identité. L’un des centeniers,trapu, la barbe noire, est planté sur des jambes extraordinairementcourtes. Si on le regardait par derrière, il semblerait que sesjambes prissent naissance plus bas que chez les autres hommes.L’autre, est grand, maigre, long comme une perche, avec une barbeclairsemée, de couleur roux sombre.

Le premier marche en se dandinant, regarde de tous côtés,mordille soit une paille, soit sa manche, se bat les hanches, etronronne comme un chat : il a, en un mot, un air insouciant etléger ; l’autre, au contraire, malgré sa figure maigre et sesépaules étroites, a l’air sérieux, honnête et positif. Ilressemble, de visage et d’allure, aux popes des vieux croyants ouaux guerriers des vieilles icônes. Dieu, « en raison de sasagesse, a agrandi son front », c’est-à-dire qu’il est chauve– ce qui augmente encore la ressemblance indiquée. Le premiercentenier s’appelle Anndréy Ptâkha ; le second, NicânndreSapôjnikov.

L’homme qu’ils accompagnent ne répond nullement à l’image quel’on se fait des vagabonds. C’est un petit homme malingre, maladif,aux traits minces, ternes, extrêmement vagues. Ses sourcils sontclairsemés, son regard est doux et soumis. C’est à peine s’il a unemoustache, bien qu’il ait déjà dépassé la trentaine.

Il marche timidement, voûté, les mains engagées dans sesmanches. Le col de son mauvais pardessus en drap râpé, qui n’estpas un pardessus de moujik, est relevé jusqu’aux bords de sacasquette, et seul son petit nez rouge ose regarder le monde deDieu. Il parle d’une voix aiguë et caressante, toussote à chaqueinstant. Il est difficile, très difficile de voir en lui unvagabond qui cache son nom. C’est plutôt un fils de pope, pauvre,malchanceux, abandonné de Dieu, un scribe chassé pour ivrognerie,un fils ou un neveu de négociant qui, après avoir essayé sesfaibles forces au théâtre, rentre à la maison pour jouer le dernieracte du fils prodigue ; peut-être, à en juger par la patienceobstinée avec laquelle il lutte contre la gluante boue d’automne,est-ce un de ces novices fanatiques, qui courent les monastèresrusses, cherchant opiniâtrement, sans la trouver, « la viepaisible et innocente ».

Les piétons marchent depuis longtemps sans pouvoir sortir d’unétroit coin de terre. Devant eux cinq toises de route fangeuse etnoire ; derrière eux, autant ; aussi loin que l’onregarde, une insondable muraille de brouillard blanc.

Ils marchent, ils marchent, mais c’est la même terre. Lamuraille n’est pas plus près ; le lopin de terre reste lemême. Ils entrevoient un pavé blanc, un trou, une brassée de foinéchappée par un passant. Une trouble flaque d’eau miroite, ou bientout à coup, apparaît devant eux une ombre aux contoursincertains ; plus on approche, plus elle est petite et noire.Encore un pas, et c’est un poteau de route déjeté, aux chiffreseffacés, ou un pauvre bouleau, trempé, nu comme un mendiant degrand chemin. Le bouleau, du restant de ses feuilles jaunies,chuchote quelque chose. Une feuille se détache et tombeparesseusement sur la terre…

Et à nouveau le brouillard, la boue, l’herbe rousse au bord dela route. Aux herbes, pendent de mauvaises larmes troubles. Ce nesont pas ces paisibles larmes de joie que pleure la terre auprintemps, en retrouvant et accueillant le soleil d’été et avecquoi elle abreuve à l’aube les cailles, les râles de genêt et lesbécassines, sveltes, aux becs effilés. Les pieds des marcheurss’enlisent dans la boue lourde et collante. Chaque pas demande desefforts.

Anndréy Ptâkha, un peu excité, dévisage le vagabond et s’efforcede comprendre comment un homme vivant, et qui n’a pas bu, peut nepas se souvenir de son nom.

– Tu es orthodoxe ? lui demande-t-il.

– Orthodoxe, répond docilement le vagabond.

– Alors tu as été baptisé ?

– Bien sûr, je ne suis pas un Turc… Je vais à l’église, jefais mes dévotions et ne mange pas gras quand c’est défendu. Jepratique exactement la religion…

– Comment donc t’appelles-tu ?

– Appelle-moi comme tu voudras, mon garçon…

Ptâkha lève les épaules, et, dans sa totale incompréhension, sebat les hanches. L’autre centenier, Nicânndre Sapôjnikov, se taitgravement. Moins naïf que Ptâkha, il sait parfaitement les raisonsqui obligent un chrétien à cacher son nom aux hommes. Sa figureexpressive est froide et sévère. Il marche à l’écart, sansconsentir à un futile bavardage avec ses compagnons. Il tâche,semble-t-il, de montrer à tous et à chacun, et même au brouillard,son importance et sa pondération.

– Dieu sait pour qui il faut te prendre ! insistePtâkha. Un moujik, tu ne l’es pas, et un bârine[61] non plus ; tu es comme quidirait entre les deux. Un de ces jours, je lavais un tamis dans unétang et j’ai attrapé une vermine grosse comme le pouce, ayant descôtes et une queue ; j’ai cru d’abord que c’était unpoisson ; puis je vois – fût-elle crevée ! – qu’elleavait des pattes. Était-ce une vermine ou un poisson ? Lediable aille distinguer !… Toi, c’est pareil… De quellecondition es-tu ?

– Je suis moujik, de race paysanne, soupire le vagabond. Mamère était serve. D’aspect, c’est vrai, je ne ressemble pas à unmoujik parce que mon brave sort l’a voulu ainsi. Ma mère étaitbonne chez des seigneurs, et on la gâtait. Et comme je suis sonsang et sa chair, je vivais avec elle dans la maison des maîtres.Elle me soignait, me dorlotait et avait en tête de me faire passerde ma simple situation à celle d’homme bien ; je dormais dansun lit ; je mangeais chaque jour un vrai dîner ; jeportais des culottes et des bottes à la façon d’un petitnoble ; on me servait à manger comme à ma mère. Avec l’argentque les maîtres lui donnaient pour s’habiller, ma mère me vêtait…Ma vie était bonne ! Combien j’ai mangé de bonbons et debiscuits quand j’étais petit !… Avec le total, on pourraitacheter un beau cheval. Ma mère m’apprit à lire et à écrire ;dès mon enfance, elle m’avait inspiré la crainte de Dieu et ellem’a si bien formé que je ne puis prononcer aucun gros mot demoujik. Je ne bois pas de vodka, mon garçon ; je m’habilleproprement et peux me tenir comme il faut dans la bonne société. Sima mère est encore vivante que Dieu lui donne la santé, et si elleest morte, Seigneur, reçois son âme dans Ton Royaume où les justesreposent !

Le vagabond découvrit son chef aux poils rares, leva les yeux enl’air et se signa deux fois.

– Donne-lui, Seigneur, dit-il d’une voix traînante, plutôtcelle d’une vieille que celle d’un homme : donne-lui une placeradieuse, une place de grand repos… Accorde Seigneur, à ton esclaveXénia, ta miséricorde ! Sans mon aimable mère, je serais àprésent un simple moujik, sans intelligence. À présent, mon garçon,quoi qu’on me demande, je comprends tout, – l’écriture profane etla sacrée, toute sorte de prières et le catéchisme – ; et jevis d’après les Écritures… Je ne fais pas de mal aux gens,j’entretiens ma chair dans la sagesse et la pureté ; j’observeles carêmes et je mange chaque chose en son temps. Un autre n’a entête que le plaisir, la boisson et le beuglement ; et moi,quand j’ai le temps, je m’assieds dans un coin et je lis un livre…Je le lis et je pleure ; je pleure…

– Pourquoi pleures-tu ?

– C’est si touchant… Je ne paye que cinq copeks pour unpetit livre, et je pleure et je gémis à l’infini…

– Ton père est-il mort ? demanda Ptâkha.

– Je ne sais pas, mon garçon. Je ne connais pas mon père,et il n’y a pas à s’en cacher. J’ai idée à ce sujet que je suis unenfant illégitime. Ma mère ayant passé toute sa vie près desmaîtres ne désirait pas épouser un simple moujik…

– Et elle s’est laissée tomber dans les bras d’unbârine ! dit Ptâkha en riant.

– Elle ne s’est pas gardée, c’est vrai ; elle étaitpieuse, craignait Dieu, mais elle n’a pas gardé soninnocence ; évidemment c’est un péché, un grand péché, il n’ya pas à dire ; mais à cause de cela j’ai peut-être en moi dusang noble : je ne suis peut-être moujik que de nom, et, enfait, je suis un noble monsieur.

Le « noble monsieur » dit tout cela d’une voix suaveet douce, plissant son petit front étroit et émettant, avec sonpetit nez rouge et gelé, des sons grinçants.

Ptâkha l’écoute, le suit, étonné, du coin de l’œil, et ne cessede lever les épaules.

Au bout d’environ six verstes, les centeniers et le vagabonds’assirent au haut d’une côte pour se reposer.

– Un chien même se rappelle son nom, marmonne Ptâkha ;moi on m’appelle Anndrioûchka[62] , luiNicânndre. Chaque homme a un nom de baptême et ne peut jamaisl’oublier. En aucun cas !

– Qui a besoin de savoir mon nom ? soupire le vagabonden appuyant une joue sur son poing. Et quel profit entirerais-je ? Je le dirais si on me permettait d’aller où jeveux, mais si je le dis ce sera pire qu’à présent. Je sais la loi,frères orthodoxes. Je ne suis maintenant qu’un vagabond qui aoublié son nom, et le pis qui puisse m’arriver, c’est qu’onm’envoie en Sibérie orientale et qu’on me donne trente ou quarantecoups de verges ; si, au contraire, je dis mon véritable nomet ma condition, ils m’enverront encore aux travaux forcés. Je lesais.

– As-tu été aux travaux forcés ?

– J’y ai été, cher ami ; j’ai eu pendant quatre ans latête rasée et j’ai porté les fers.

– Pour quel fait ?

– Pour meurtre, brave homme. Quand j’étais encore un jeunegarçon, dans les dix-huit ans, ma mère, par mégarde, a mis, au lieude sulfate de soude, de l’arsenic dans le verre du bârine. Il yavait beaucoup de boîtes dans l’office… Ce n’était pas difficile dese tromper…

Le vagabond soupira, secoua la tête et dit :

– Elle était pieuse, mais qui connaît l’âme d’autrui ?C’est une forêt profonde. Peut-être le lui versa-t-elle parmégarde, et, peut-être, ne put-elle pas supporter en son âme que lebârine ait approché de lui une autre servante… J’étais jeune alors,et ne comprenais pas tout… Je me souviens que le bârine avait prisune nouvelle maîtresse et ma mère s’en chagrinait beaucoup. Ehbien, notre affaire ne dura pas moins de deux ans. Ma mère futcondamnée à vingt ans, et moi, vu ma jeunesse à douze ansseulement…

– Et toi, pourquoi donc ?

– Comme complice. C’est moi qui avais présenté le verre aubârine. C’était toujours ainsi ; ma mère préparait le sulfate,et je le servais. Mais, frères, je vous dis tout cela comme à deschrétiens, devant Dieu ; ne le racontez à personne.

– Personne ne nous questionnera, répondit Ptâkha. Alors,autrement dit, tu t’es enfui des travaux forcés ?

– Je me suis enfui, cher ami. Il y eut quatorze d’entrenous qui s’enfuirent, que Dieu leur donne la santé ! Ens’enfuyant, ils me prirent avec eux. Maintenant, mon garçon,raisonne en conscience ; que gagnerais-je à dévoiler macondition ? On me renverrait aux travaux forcés. Et quelforçat est-ce que j’y fais ? Je suis un homme délicat,maladif, j’aime à dormir et à manger proprement. Quand je prieDieu, j’aime à allumer une veilleuse ou un cierge et à ce que l’onne fasse pas de bruit autour de moi. Quand je me prosterne jusqu’àterre, j’aime qu’il n’y ait par terre ni saletés, ni crachats. Etje fais quarante prosternations matin et soir pour ma mère. (Levagabond enleva sa casquette et se signa.) Eh bien ! qu’onm’envoie en Sibérie orientale, dit-il ; cela, je ne le crainspas.

– On y est donc mieux ?

– C’est une tout autre chose. Aux travaux forcés on estcomme des écrevisses dans une corbeille de tille, à l’étroit,serrés, pressés ; on n’a pas de quoi respirer ; c’est unvéritable enfer ; un enfer – préserve-nous-en, Reine desCieux ! – Là-bas, tu es un brigand et on te traite en brigand,plus mal que n’importe quel chien. Aux travaux forcés, on ne peutni dormir, ni manger, ni prier Dieu, mais la relégation, c’estautre chose. Je me ferai avant tout inscrire à la commune comme lesautres. D’après la loi, l’État doit me donner un lot… oui, oui… Laterre, là-bas, est pour rien, exactement comme la neige ; onprend ce qu’on veut. On me donnera, mon garçon, de la terre àlabourer, de la terre à jardin et de la terre à bâtir… Je memettrai à labourer, semer. J’achèterai du bétail et toutel’installation ; j’aurai des abeilles, des moutons, deschiens… J’aurai un chat de Sibérie pour que les souris ne mangentpas mon bien… Je me charpenterai une isba, frères ;j’achèterai des icônes… Si Dieu veut, je me marierai, aurai desenfants.

Le vagabond devise et regarde non pas les centeniers, mais dansle vague. Aussi naïfs que soient ses rêves, il les exprime d’un tonsi sincère et si inspiré qu’on a peine à n’y pas croire. Un souriretord sa petite bouche ; sa figure, ses yeux et son petit nezsont comme figés et perdus, à l’avant-goût délicieux du bonheurlointain. Les centeniers écoutent le vagabond et le regardentsérieusement, non sans sympathie ; ils y croient aussi.

– Je ne crains pas la Sibérie, continue à marmonner levagabond. La Sibérie c’est comme la Russie. C’est le même lieu, lemême tsar qu’ici ; on y parle chrétien, comme toi et moi.Seulement, là-bas, il y a plus d’espace libre et les gens viventplus à l’aise. Tout y est mieux. Les rivières de là-bas, disons parexemple, sont plus belles que celles d’ici. Du poisson, du gibier,il y en a en veux-tu en voilà ! Et pour moi, frères, lepremier de tous les plaisirs, c’est la pêche. Ne me donnez pas depain si vous voulez, mais laissez-moi assis avec une ligne, maparole ! Je pêche à la ligne au poisson vif, à la nasse, et,pendant la débâcle, je pêche à l’épervier. Je ne suis pas assezfort pour lancer l’épervier, alors je loue un moujik pour cinqcopeks. Et alors, seigneur, quelle joie ! Tu attrapes unelotte ou une chevaine, c’est comme si tu voyais ton frère ! Etentends-le, il y a une adresse pour chaque poisson. On attrape l’unau petit poisson, l’autre à la larve, un troisième avec unegrenouille, un autre avec une sauterelle ; il faut savoir toutcela.

« Prenons la lotte, par exemple. La lotte n’est pas unpoisson délicat ; elle mordra même à une perche. Le brochetaime les goujons ; la grémille aime le papillon. Pêcher lachevaine dans un rapide, il n’y a pas de plus grand plaisir. Tulances ton fil à distance, sans plomb, avec un papillon ou unhanneton, pour que l’appât surnage ; tu es dans l’eau sanspantalon et tu lances ta ligne au fil de l’eau, et la chevainemord ! Seulement, il faut s’arranger pour qu’elle n’arrachepas l’appât, la maudite ! Dès qu’elle a touché la ligne, tire.Il n’y a pas à attendre. C’est affreux ce que j’ai pris de poissonsdans ma vie !… Quand nous nous sommes évadés, les autresforçats dormaient dans les forêts ; moi pas ; j’étaisentraîné vers la rivière ; et les rivières, là-bas, sontlarges, rapides, les bords escarpés. C’est magnifique. Sur lesrives, il y a des forêts sombres. Les arbres sont si hauts que,lorsqu’on en regarde la cime, la tête vous tourne. Aux prix d’ici,chaque sapin vaudrait dix roubles.

À l’afflux désordonné des rêves, des pittoresques images dupassé, au doux avant-goût du bonheur, le pitoyable individu setait. Il remue à peine les lèvres, comme s’il murmurait tout celapour lui seul ; un sourire béat, céleste, ne quitte pas sestraits. Les centeniers se taisent.

Ils songent, tête basse… Dans la paix automnale, lorsqu’un froidet morne brouillard s’élève de terre, et se glisse dans l’âme,lorsqu’il reste planté devant les yeux comme un mur de prison etatteste à l’homme la limite de sa volonté, il est doux de penseraux larges fleuves rapides, aux rives plantureuses et abruptes, auxforêts infranchissables, aux steppes illimitées. Lentement,paisiblement, l’imagination vous retrace comment, le matin, àl’aube, alors que le carmin de l’aurore n’a pas encore quitté leciel, un homme, pareil à une petite tache, avance sur la riveescarpée et déserte. Les sapins séculaires qui étagent leurs massessur les deux côtés du torrent, regardent maussadement cet hommelibre, et grondent sévèrement. Des racines, d’énormes pierres, desfourrés épineux lui barrent le chemin ; mais, robuste decorps, l’esprit alerte, il ne s’effraie ni des sapins, ni despierres, ni de sa solitude, ni de l’écho bruyant qui répercutechacun de ses pas.

Les centeniers se dessinent les tableaux d’une vie libre qu’ilsn’ont jamais vécue. Ils se remémorent confusément les images de cequi leur a été raconté il y a longtemps, ou, peut-être, Dieu lesait, cette représentation d’une vie libre leur est-elle venue avecla chair et le sang de leurs libres aïeux !

Nicânndre Sapôjnikov, qui n’avait pas encore soufflé mot, rompitle premier le silence. Enviait-il le bonheur illusoire du vagabondou sentait-il en son âme que ces rêves de bonheur ne s’accordaientpas avec le brouillard gris et la boue noire ; il regardasévèrement le vagabond, et dit :

– Tout cela, frère, est bel et bon ; seulement, tu nepiétineras pas jusqu’à ces endroits bénis. À quoi penses-tu ?Tu feras quelque trois cents verstes et tu rendras ton âme à Dieu.Vois donc comme tu es chétif. Tu as à peine fait six verstes et tune peux plus souffler.

Le vagabond se tourne lentement vers Nicanndre, et son souriredisparaît. Il regarde, apeuré, et comme coupable, la figurecompassée du centenier. Il se souvient apparemment de quelque choseet baisse la tête. Un nouveau silence plane… Les trois hommessongent…

Les centeniers font effort pour embrasser de leur imagination ceque Dieu seul peut contempler : cet effroyable espace qui lessépare du pays libre et enchanté. Dans la tête du vagabond, sepressent des tableaux nets et clairs, plus effroyables quel’espace. Devant lui se dessinent au net la traînerie judiciaire,les prisons d’étapes, celles du bagne, les barques de transport,les ennuyeux arrêts en cours de route, les rigoureux hivers, lesmaladies, les morts de camarades…

Le vagabond cligne les yeux d’un air coupable, essuie de samanche son front où perlent des gouttelettes, et il respire commes’il venait de sortir d’un bain de vapeur trop chaud ; puis,de son autre manche, il s’essuie le front et regarde craintivementautour de lui.

– Vraiment, tu n’y arriveras pas à pied ! reconnaîtPtâkha. Es-tu un marcheur ? Regarde-toi ! Tu n’as que lapeau et les os ; tu mourras, frère !

– Bien sûr qu’il mourra ! dit Nicanndre. Commentpourrait-il vivre ? On le fourrera tout de suite à l’hôpital.Ce que je dis est vrai.

L’homme qui cache son identité regarde avec effroi les figuresimpassibles et sévères de ses sinistres compagnons, et, sans ôtersa casquette, les yeux écarquillés, se signe rapidement…

Il tremble, secoue la tête et se convulse tout entier, comme unechenille sur laquelle on a marché…

– Allons, dit Nicanndre en se levant, il est temps departir. Nous nous sommes reposés.

Une minute après, les piétons marchent sur la route boueuse. Levagabond est encore plus voûté et il a enfoncé plus profondémentses mains dans ses manches.

Ptâkha se tait.

1886.

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