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Le Moine

Le Moine

de Matthew Gregory Lewis

Somnia terrores magicos, miracula,

sagae nocturnoslemures, portentaque… [Horace]

Songes,terreurs magiques, miracles,

magiciennes,spectres nocturnes et

présages menaçants.

Imitation d’HoraceEp. 20-L 1

AVERTISSEMENT DE L’AUTEUR

La première idée de ce roman m’a été suggérée par l’histoire de Santon Barsisa, relatée dans le Guardian. – La Nonne sanglante est une tradition à laquelle on continue d’ajouter foi dans plusieurs parties de l’Allemagne ; et j’ai ouï dire que les ruines du Château de Lauestein, où elle est censée revenir, se voient encore sur les confins de la Thuringe. – Le Roi des eaux, de la troisième à la douzième stance, est un fragment d’une ballade danoise ; – et celle de Belerma et Durandarte est traduite de quelques strophes qui se trouvent dans un recueil de vieille poésie espagnole, lequel contient aussi la chanson populaire de Gayferos et Melesindra, dont il est parlé dans Don Quichotte. – Voilà ma confession pleine et entière des plagiats dont je me sais coupable ; mais je ne doute pas qu’on n’en puisse découvrir bien d’autres dont, en ce moment, je n’ai pas le moindre soupçon.

PRÉFACE DE L’AUTEUR

Il me semble, ô livre vain et sansjugement ! que je te vois lancer un regard de désir là où lesréputations s’acquièrent et se perdent dans la fameuse rue appeléePater-Noster. Furieux que ta précieuse olla podrida soitensevelie dans un portefeuille oublié, tu dédaignes la serrure etla clef prudentes, et tu aspires à te voir, bien relié et doré,figurer aux vitres de Stockdale, de Hookham ou de Debrett. Va donc,et passe cette borne dangereuse d’où jamais livre ne peutrevenir ; et quand tu te trouveras condamné, méprisé, négligé,blâmé et critiqué, injurié de tous les lecteurs de ta chute (sitant est que tu en aies un seul), tu déploreras amèrement ta folie,et tu soupireras après moi, mon logis et le repos.

Maintenant, faisant l’office de magicien,voici la destinée future que je te prophétise : dès que tanouveauté sera passée, et que tu ne seras plus jeune et neuf,jetées dans quelque sombre et sale coin, moisies et toutescouvertes de toiles d’araignée, tes feuilles seront la proie desvers ; ou bien, envoyées chez l’épicier, et condamnées à subirles brocards du public, elles garniront le coffre ou envelopperontla chandelle.

Mais dans le cas où tu obtiendraisl’approbation et où quelqu’un, par une transition naturelle, seraittenté de t’interroger sur moi et sur ma condition, apprends auquestionneur que je suis un homme ni très pauvre, ni trèsriche ; de passions fortes, d’un caractère pétulant, d’unetournure sans grâce et d’une taille de nain ; peu approuvé,n’approuvant guère ; extrême dans la haine et dansl’amour ; abhorrant tous ceux qui me déplaisent, adorant ceuxpour qui je me prends de fantaisie ; jamais long à former unjugement, et la plupart du temps jugeant mal ; solide enamitié, mais croyant toujours les autres traîtres et trompeurs, etpensant que dans l’ère présente l’amitié est une purechimère ; plus emporté qu’aucune créature vivante ;orgueilleux, entêté et rancuneux ; mais cependant, pour ceuxqui me témoignent de l’affection, prêt à aller à travers feu etfumée.

Si encore on te demandait : « Jevous prie, quel peut être l’âge de l’auteur ? » tesfautes, à coup sûr, l’indiqueront : j’ai à peine vu mavingtième année, qui, cher lecteur, sur ma parole, arriva lorsqueGeorge III occupait le trône d’Angleterre.

À présent donc, poursuis ta courseaventureuse ; allez, mes délices… cher livre, adieu !

La Haye, 28 octobre 1794.

M. G. L.

Chapitre 1

Il y avait à peine cinq minutes que la clochedu couvent sonnait, et déjà la foule se pressait dans l’église desCapucins. N’allez pas croire que cette affluence eût la dévotionpour cause, ou la soif de s’instruire. L’auditoire assemblé dansl’église des Capucins y était attiré par des raisons diverses, maistoutes étrangères au motif ostensible. Les femmes venaient pour semontrer, les hommes pour voir les femmes : ceux-ci parcuriosité d’entendre un si fameux prédicateur ; ceux-là fautede meilleure distraction avant l’heure de la comédie ;d’autres encore, parce qu’on leur avait assuré qu’il n’était paspossible de trouver des places dans l’église ; enfin la moitiéde Madrid était venue dans l’espoir d’y rencontrer l’autre. Lesseules personnes qui eussent réellement envie d’entendre le sermonétaient quelques dévotes surannées, et une demi-douzaine deprédicateurs rivaux, bien déterminés à le critiquer et à le tourneren ridicule.

Quoi qu’il en soit, il est certain du moinsque jamais l’église des Capucins n’avait reçu une plus nombreuseassemblée. Tous les coins étaient remplis, tous les sièges étaientoccupés ; même les statues qui décoraient les longues galeriesavaient été mises à contribution. Aussi, malgré toute leurdiligence, nos deux nouvelles venues, en entrant dans l’église,eurent beau regarder alentour : pas une place.

Néanmoins la vieille continua d’avancer. Envain des exclamations de mécontentement s’élevaient contre elle detout côté ; en vain on l’apostrophait avec – « Je vousassure, señora, qu’il n’y a plus de place ici. » – « Jevous prie, señora, de ne pas me pousser si rudement. » –« Señora, vous ne pouvez passer par ici. Mon Dieu !comment peut-on être si sans-gêne ! » la vieille étaitobstinée, et elle allait toujours. À force de persévérance, etgrâce à deux bras musculeux, elle s’ouvrit un passage au travers dela foule et parvint à se pousser au beau milieu de l’église, à unetrès petite distance de la chaire. Sa compagne l’avait suivietimidement et en silence, ne faisant que profiter de sesefforts.

– Sainte Vierge ! s’écria la vieilled’un air désappointé, tout en cherchant de l’œil autourd’elle ; Sainte Vierge ! quelle chaleur ! quellefoule ! qu’est-ce que cela veut dire ? Je crois qu’ilfaudra nous en retourner : il n’y a pas l’ombre d’un siègevacant, et je ne vois personne d’assez obligeant pour nous offrirle sien.

Cette insinuation peu équivoque éveillal’attention de deux cavaliers qui occupaient des tabourets àdroite, et avaient le dos appuyé contre la septième colonne àcompter de la chaire. Tous deux étaient jeunes et richement vêtus.À cet appel fait à leur politesse par une voix de femme, ilssuspendirent leur conversation pour regarder qui parlait. Lavieille avait relevé son voile pour faciliter ses recherches dansla cathédrale. Ses cheveux étaient roux, et elle louchait. Lescavaliers se retournèrent et reprirent leur conversation.

– De grâce, repartit la compagne de lavieille, de grâce, Léonella, retournons tout de suite cheznous ; la chaleur est excessive, et je meurs de peur au milieude cette foule.

Ces paroles avaient été prononcées avec unedouceur sans égale. Les cavaliers interrompirent de nouveau leurentretien ; mais, cette fois, ils ne se contentèrent pas deregarder : tous deux se levèrent involontairement de leurssièges, et se tournèrent vers celle qui venait de parler.

C’était une personne dont la tournure éléganteet délicate inspira aux jeunes gens la plus vive curiosité de voirsa figure. Ils n’eurent pas cette satisfaction. Ses traits étaientcachés par un voile épais ; mais sa lutte avec la foulel’avait suffisamment dérangée pour découvrir un cou qui aurait purivaliser de beauté avec celui de la Vénus de Médicis. Il étaitd’une blancheur éblouissante, et encore embelli par de longs flotsde cheveux blonds qui descendaient en boucles jusqu’à sa ceinture.Sa taille était légère et aérienne comme celle d’une hamadryade.Son sein était soigneusement voilé. Sa robe était blanche, nouéed’une ceinture bleue, et laissait tout juste apercevoir un petitpied mignon et des mieux faits. Un chapelet à gros grains pendait àson bras, et son visage était couvert d’un voile d’épaisse gazenoire. Telle était la femme à laquelle le plus jeune des cavaliersoffrit son siège, ce qui força l’autre de faire la même politesse àla vieille dame.

Celle-ci accepta l’offre avec de grandesdémonstrations de reconnaissance, mais sans faire beaucoup defaçons ; la jeune suivit son exemple, mais ne fit pour toutcompliment qu’une révérence simple et gracieuse. Don Lorenzo (telétait le nom du cavalier dont elle avait accepté le siège) se mitprès d’elle ; mais il avait apparemment dit quelques paroles àl’oreille de son ami, qui comprit à demi-mot, et tâcha de faireoublier à la vieille son aimable pupille.

– Vous êtes sans doute arrivée depuis peuà Madrid ? dit Lorenzo à sa charmante voisine, tant d’attraitsn’auraient pu rester longtemps inaperçus ; et si ce n’étaitpas aujourd’hui votre première apparition, la jalousie des femmeset l’adoration des hommes vous auraient fait remarquer.

Il s’arrêta dans l’espoir d’une réponse. Commesa phrase n’en exigeait pas absolument, la dame n’ouvrit point leslèvres : après quelques instants, il reprit :

– Ai-je tort de supposer que vous êtesétrangère à Madrid ?

La dame hésita ; et enfin, d’une voix sibasse qu’elle était à peine intelligible, elle fit un effort etrépondit : « Non, señor. »

– Votre intention est-elle d’y resterquelque temps ?

– Oui, señor.

– Je m’estimerais heureux, s’il était enmon pouvoir de contribuer à vous rendre le séjour agréable. Je suisbien connu à Madrid, et ma famille n’est pas sans crédit à la cour.Si je puis vous être de quelque utilité, disposez de moi ; cesera me faire honneur et plaisir. – « Assurément, se dit-il,elle ne peut pas répondre à cela par un monosyllabe : cettefois il faut qu’elle me dise quelque chose. »

Lorenzo se trompait : la dame salua de latête pour toute réponse.

Pour le coup, il avait reconnu que sa voisinen’aimait guère à causer ; mais ce silence provenait-ild’orgueil, de réserve, de timidité ou de bêtise, c’est ce qu’il nepouvait encore décider.

Après une pause de quelques minutes :« C’est sans doute parce que vous êtes étrangère, dit-il, etencore peu au fait de nos usages, que vous continuez à porter votrevoile ? Permettez-moi de vous le retirer. »

En même temps, il avançait sa main vers lagaze ; la dame l’arrêta.

– Je n’ôte jamais mon voile en public,señor.

– Et où est le mal, je vous prie ?interrompit sa compagne, non sans aigreur. Ne voyez-vous pas quetoutes les autres dames ont quitté le leur, par respect pour lesaint lieu où nous sommes ? J’ai déjà moi-même ôté lemien ; et certes, si j’expose mes traits à tous les regards,vous n’avez aucune raison de prendre ainsi l’alarme.

– Chère tante, ce n’est pas l’usage enMurcie.

– En Murcie, vraiment ! SainteBarbara ! Qu’importe ? Vous êtes toujours à me rappelercette infâme province. C’est l’usage à Madrid, c’est là tout ce quidoit nous occuper. Je vous prie donc d’ôter votre voile à l’instantmême.

La nièce se tut, mais elle ne mit plusd’obstacle aux tentatives de Lorenzo, qui, fort de l’approbation dela tante, se hâta d’écarter la gaze. Quelle tête de séraphin seprésenta à son admiration ! Cependant elle était plusséduisante que belle ; le charme était moins dans larégularité du visage que dans la douceur et la sensibilité de laphysionomie. À les détailler, ses traits, pour la plupart, étaientloin d’être parfaits ; mais l’ensemble était adorable. Sapeau, quoique blanche, n’était pas sans quelques taches ; sesyeux n’étaient pas très grands, ni ses paupières remarquablementlongues. Mais aussi ses lèvres avaient toute la fraîcheur de larose ; son cou, sa main, son bras étaient admirables deproportion ; ses paisibles yeux bleus avaient toute la douceurdu ciel, et leur cristal étincelait de tout l’éclat des diamants.Elle paraissait âgée d’à peine quinze ans. Un malin sourire qui sejouait sur ses lèvres annonçait en elle une vivacité qu’unetimidité excessive comprimait encore. Ses regards étaient pleinsd’un embarras modeste, et chaque fois qu’ils rencontraient parhasard ceux de Lorenzo, elle les baissait aussitôt ; ses jouesse couvraient de rougeur, et elle se mettait à dire sonchapelet.

Lorenzo la contemplait avec un mélange desurprise et d’admiration. Mais la tante jugea nécessaire de fairel’apologie de la mauvaise honte d’Antonia.

– C’est une enfant, dit-elle, qui n’arien vu du monde. Elle a été élevée dans un vieux château enMurcie, sans autre société que celle de sa mère, qui, Dieu luifasse paix, la bonne âme ! n’a pas plus de bon sens qu’il n’enfaut pour porter sa soupe à sa bouche ; et pourtant c’est mapropre sœur, ma sœur de père et de mère !

– Et elle a si peu de bon sens ! ditdon Christoval avec un étonnement simulé. Voilà qui estextraordinaire !

– N’est-ce pas, señor, que c’estétrange ? Mais c’est un fait, et malgré cela, voyez le bonheurde certaines gens ! Un jeune gentilhomme, d’une des premièresfamilles, ne se mit-il pas en tête qu’Elvire avait des prétentionsà la beauté ! Quant à des prétentions, le fait est qu’ellen’en manquait pas ; mais, quant à la beauté ! – sij’avais pris pour m’embellir la moitié autant de peine. – Mais cen’est pas de cela qu’il s’agit. Comme je vous le disais, señor, unjeune homme tomba amoureux d’elle, et l’épousa à l’insu de sonpère. Leur union resta secrète près de trois ans ; mais enfinla nouvelle en vint aux oreilles du vieux marquis, lequel, commevous pouvez bien le supposer, n’en fut pas très charmé. Il prit laposte et se rendit en toute hâte à Cordoue, résolu de s’emparerd’Elvire et de l’envoyer n’importe où, pourvu qu’il n’en entendîtplus parler. Bienheureux saint Paul ! comme il tempêta quandil vit qu’elle lui avait échappé, qu’elle avait rejoint son mari,et qu’ils s’étaient embarqués pour les Indes ! Il jura contrenous tous, comme s’il eût été possédé du malin esprit ; il fitjeter mon père en prison, mon père, le cordonnier le plus honnêteet le plus laborieux qui fût à Cordoue ; et à son départ, ileut la cruauté de nous prendre le petit garçon de ma sœur, alors àpeine âgé de deux ans, et que, dans la précipitation de la fuite,elle avait été obligée de laisser derrière elle. Je présume que lepauvre petit misérable fut cruellement traité par lui, car, peu demois après, nous reçûmes la nouvelle de sa mort.

– C’était, señora, un terrible homme quece vieillard.

– Horrible ! et si totalement dénuéde goût ! Le croiriez-vous, señor ? quand je m’efforçaide l’apaiser, il me traita de maudite sorcière, et il souhaita que,pour punir le comte, ma sœur devînt aussi laide que moi !Laide ! en vérité ! il est adorable !

– On n’est pas plus ridicule !s’écria don Christoval. Sans aucun doute le comte eût été tropheureux de pouvoir échanger une sœur contre l’autre.

– Oh ! Jésus ! señor, vous êtesréellement trop poli ! Néanmoins, je suis enchantée, ma foi,que le comte ait été d’un autre avis. Elvire a fait là une sibrillante affaire ! Après être restée à bouillir et à rôtiraux Indes pendant treize longues années, son mari meurt, et ellerevient en Espagne, sans un toit pour abriter sa tête, sans argentpour s’en procurer. Antonia, que voici, était toute petite alors,et c’était le seul enfant qui lui restât. Elle trouva son beau-pèreremarié ; il était toujours furieux contre le comte, et saseconde femme lui avait donné un fils qui, à ce qu’on dit, est unfort beau jeune homme. Le vieux marquis refusa de voir ma sœur etson enfant ; mais il lui fit savoir que, sous condition de nejamais entendre parler d’elle, il lui assignerait une petitepension, et lui permettrait de vivre dans un vieux château qu’ilpossédait en Murcie. Ce château avait été l’habitation favorite deson fils aîné ; mais, depuis que ce fils s’était enfuid’Espagne, le vieux marquis ne pouvait plus souffrir cetterésidence, et la laissait tomber en ruine. Ma sœur accepta laproposition ; elle se retira en Murcie, et elle y est restéejusqu’au mois dernier.

– Et quel motif l’amène à Madrid ?s’informa don Lorenzo, qui admirait trop la jeune Antonia pour nepas prendre un vif intérêt au récit de la vieille bavarde.

– Hélas ! señor, son beau-père vientde mourir, et l’intendant du domaine de Murcie a refusé de luipayer plus longtemps sa pension. Elle vient à Madrid dansl’intention de supplier le nouvel héritier de la luicontinuer ; mais je crois qu’elle aurait bien pu s’épargnercette peine. Vous autres jeunes seigneurs, vous savez toujours quefaire de votre argent, et vous êtes rarement disposés à vous enpriver pour de vieilles femmes. J’avais conseillé à ma sœurd’envoyer Antonia avec sa pétition : mais elle n’a pas voulum’écouter. Elle est si obstinée ! L’enfant a un joli minois,et peut-être bien qu’elle aurait obtenu beaucoup.

– Ah ! señora ! interrompit donChristoval prenant un air passionné, s’il faut un joli minois,pourquoi votre sœur n’a-t-elle pas recours à vous ?

– Oh ! Jésus ! señor, je vousjure que je suis tout accablée de vos galanteries. Mais je connaistrop bien le danger de pareilles commissions, pour me mettre à lamerci d’un jeune gentilhomme.

– Oh ! pour cela, señora, je n’endoute nullement. Mais, permettez-moi de vous le demander, vous avezdonc de l’aversion pour le mariage ?

– Voilà une question un peu personnelle.Je ne puis pourtant m’empêcher d’avouer que s’il se présentait unaimable cavalier…

Ici elle voulut lancer à don Christoval unregard tendre et significatif ; mais comme malheureusementelle louchait abominablement, l’œillade tomba sur Lorenzo qui pritle compliment pour lui, et y répondit par un profond salut.

– Puis-je vous demander, dit-il, le nomdu marquis ?

– Le marquis de Las Cisternas.

– Je le connais intimement. Il n’estpoint à Madrid pour le moment, mais on l’attend de jour en jour.C’est le meilleur des hommes, et si l’aimable Antonia veut mepermettre d’être son avocat auprès de lui, je me flatte d’être enétat de lui faire gagner sa cause.

Antonia leva ses yeux bleus, et le remerciasilencieusement de cette offre par un sourire d’une douceurinexprimable. La satisfaction de Léonella fut beaucoup plusbruyante.

– Oh ! señor ! s’écria-t-elle,toute notre famille vous en aura les plus grandesobligations ! J’accepte votre offre avec toute lareconnaissance possible, et je vous rends mille grâces de votregénérosité. Antonia, pourquoi ne parlez-vous pas, ma chère ?Monsieur vous dit toutes sortes de choses civiles.

– Ma chère tante, je sens que…

– Fi donc ! ma nièce, que de fois jevous ai dit qu’il ne fallait jamais interrompre une personne quiparle ! Quand m’avez-vous vue faire une pareille chose ?Sont-ce là vos manières de Murcie ? Mais je vous prie, señor,continua-t-elle en s’adressant à don Christoval, apprenez-moipourquoi il y a tant de monde aujourd’hui dans la cathédrale.

– Est-il possible que vous ignoriezqu’Ambrosio, le prieur de ce monastère, prononce ici un sermon tousles jeudis ? Madrid entier retentit de ses louanges. Il n’aencore prêché que trois fois ; mais tous ceux qui l’ontentendu sont tellement ravis de son éloquence, qu’il est aussidifficile de se procurer des places à l’église qu’à la premièrereprésentation d’une nouvelle comédie.

– Hélas ! señor, jusqu’à hier jen’avais pas eu le bonheur de voir Madrid ; et à Cordoue noussommes si peu informés de ce qui se passe dans le reste du monde,que jamais le nom d’Ambrosio n’a été prononcé dans ses murs.

– Vous le trouverez ici dans toutes lesbouches. Ce moine semble avoir fasciné tous les habitants ; etn’ayant point même assisté à ses sermons, je suis étonné del’enthousiasme qu’il excite. Jeune et vieux, homme et femme, c’estune adoration générale et sans exemple. Nos grands l’accablent deprésents ; leurs femmes refusent tout autre confesseur, et ilest connu par toute la ville sous le nom de l’homme de Dieu.

– Je ne vous demande pas, señor, s’il estde noble origine ?

– On l’ignore jusqu’à présent. Le dernierprieur des capucins le trouva, encore enfant, à la porte dumonastère ; toutes les recherches que l’on a faites pourdécouvrir qui l’avait laissé là ont été inutiles, et lui-même n’apu donner aucun indice sur ses parents. Il a été élevé dans lecouvent, et il y est resté depuis. Il a montré de bonne heure ungoût décidé pour l’étude et pour la retraite, et aussitôt qu’il aété en âge, il a prononcé ses vœux. Personne ne s’est jamaisprésenté pour le réclamer, ou pour éclaircir le mystère qui couvresa naissance ; et les moines, qui y trouvent leur compte àcause de la vogue qu’il procure à leur maison, n’ont pas hésité àpublier que c’est un présent que leur a fait la Vierge. En vérité,la singulière austérité de sa vie prête quelque appui à cetteversion. Il est maintenant âgé de trente ans, et chacune de sesheures s’est passée dans l’étude, dans un isolement absolu dumonde, et dans la mortification de la chair. Avant d’être nommésupérieur de sa communauté, il y a de cela trois semaines, iln’était jamais sorti des murs du couvent ; même à présent ilne les quitte que le jeudi, lorsqu’il vient dans cette cathédraleprononcer un sermon qui attire tout Madrid. Il passe pour observersi strictement son vœu de chasteté, qu’il ne sait pas en quoiconsiste la différence qu’il y a entre l’homme et la femme. Aussiles gens du peuple le regardent comme un saint.

– Un saint pour cela ? dit Antonia.Alors je suis donc une sainte ?

– Bienheureuse Barbara, s’écria Léonella,quelle question ! fi donc, petite fille, fi donc ! ce nesont pas là des sujets convenables pour de jeunes personnes. Vousne devriez pas avoir l’air de vous souvenir qu’il existe sur laterre rien de semblable à un homme.

L’ignorance d’Antonia aurait été bientôtdissipée par la leçon de sa tante ; mais heureusement unmurmure général dans l’église annonça l’arrivée du prédicateur.

C’était un homme d’un port noble et d’unaspect imposant. Sa taille était haute, et sa figureremarquablement belle ; il avait un nez aquilin, de grandsyeux noirs et étincelants, et d’épais sourcils qui se touchaientpresque ; son teint était d’un brun foncé, maistransparent ; l’étude et les veilles avaient entièrementdécoloré ses joues ; la tranquillité régnait sur son frontsans rides ; et le contentement exprimé dans chacun de sestraits annonçait une âme exempte de soucis comme de crimes. Ilsalua humblement l’assemblée ; pourtant, même alors, il yavait dans sa physionomie et dans sa contenance une certainesévérité qui imposait généralement, et peu de regards étaientcapables de soutenir le feu des siens. Tel était Ambrosio, prieurdes capucins, et surnommé l’Homme de Dieu.

Antonia, qui le considérait avidement, sentitson cœur troublé d’un plaisir inconnu, et dont elle cherchavainement à se rendre compte. Elle attendait avec impatience que lesermon commençât ; et lorsque enfin le moine parla, le son desa voix sembla la pénétrer jusqu’au fond de l’âme. Quoique aucundes assistants n’éprouvât d’aussi violentes sensations que la jeuneAntonia, ils écoutaient tous avec intérêt et émotion.

Dans un langage nerveux, clair et simple, lemoine développa les beautés de la religion. Il donna de certainspassages des saintes écritures une explication qui entraîna laconviction générale. Sa voix, distincte à la fois et grave, semblachargée de toutes les menaces de la tempête, lorsqu’il déclamacontre les vices de l’humanité et décrivit les châtiments qui lesattendaient dans la vie future. Chacun des auditeurs fit un retoursur ses offenses passées, et trembla ; mais lorsque Ambrosio,changeant de thème, célébra les mérites d’une conscience sanstache, le glorieux avenir promis aux âmes exemptes de reproches, etla récompense qui lui était réservée dans les régions de la gloireinfinie, les assistants sentirent peu à peu se relever leursesprits abattus.

Le sermon était fort étendu ; cependant,lorsqu’il fut terminé, les auditeurs regrettèrent qu’il n’eût pasduré plus longtemps. Quoique le moine eût cessé de parler, unsilence d’admiration régnait encore dans l’église. À la fin, lecharme s’étant dissipé par degrés, l’enthousiasme se manifestahautement. Ambrosio descendait de la chaire : on l’entoura, onle combla de bénédictions, on tomba à ses pieds, on baisa le bordde sa robe. Il passa lentement, les mains dévotement croisées sursa poitrine, jusqu’à la porte qui donnait dans la chapelle ducouvent, et où ses moines attendaient son retour. L’humilité étaitsur tous ses traits : était-elle aussi dans soncœur ?

Antonia le suivit des yeux avec anxiété.

Il lui sembla, quand la porte se referma surlui, qu’elle venait de perdre quelque chose d’essentiel à sonbonheur ; une larme roula en silence sur sa joue.

– Il est séparé du monde ! sedit-elle ; peut-être ne le verrai-je plus !

Comme elle essuyait cette larme, Lorenzoremarqua son mouvement.

– Êtes-vous contente de notreprédicateur ? dit-il ; ou pensez-vous que Madrid élèvetrop haut son talent ?

Le cœur d’Antonia était si plein d’admirationpour le moine, qu’elle saisit avidement l’occasion de parler delui : d’ailleurs, ne considérant plus Lorenzo précisémentcomme un étranger, elle se sentait moins embarrassée par sonextrême timidité.

– Oh ! il dépasse de beaucoup monattente, répondit-elle ; jusqu’ici, je n’avais aucune idée dupouvoir de l’éloquence ; mais tandis qu’il parlait, sa voixm’a inspiré tant d’intérêt, tant d’estime, je dirais presque tantd’affection pour lui, que je suis moi-même étonnée de la vivacitéde mes sentiments.

Lorenzo sourit de la force de cesexpressions.

– Vous êtes jeune, et vous débutez dansla vie, dit-il ; votre cœur, neuf au monde, et plein dechaleur et de sensibilité, reçoit avidement ses premièresimpressions ; sans artifice vous-même, vous ne soupçonnez pasles autres d’imposture ; et, voyant le monde à travers leprisme de votre innocence et de votre sincérité, vous vous imaginezque tout ce qui vous entoure mérite votre confiance et votreestime. Quel malheur que de si riantes visions doivent bientôt sedissiper !

– Hélas ! señor, répondit Antonia,les infortunes de mes parents ne m’ont déjà fourni que tropd’exemples attristants de la perfidie du monde ! maisassurément cette fois la chaleur de la sympathie ne peut m’avoirtrompée.

– Cette fois, je reconnais que non. Laréputation d’Ambrosio est tout à fait sans reproche ; et unhomme qui a passé toute sa vie entre les murs d’un couvent ne peutavoir trouvé l’occasion de mal faire, quand même son penchant l’ypousserait. Mais à présent que les devoirs de sa position vontl’obliger d’entrer de temps à autre dans le monde, et le jeter surla voie de la tentation, c’est à présent qu’il aura à montrer savertu dans tout son éclat. L’épreuve est dangereuse ; il estprécisément à cette époque de la vie où les passions sont les plusviolentes, les plus indomptées, les plus despotiques. Sa réputationle désignera aux séductions comme une victime illustre ; lanouveauté ajoutera ses charmes aux entraînements du plaisir ;et les talents mêmes dont la nature l’a doué contribueront à saruine, en lui facilitant les moyens de satisfaire ses désirs. Bienpeu de gens reviendraient vainqueurs d’une lutte si périlleuse.

– Oh ! si restreint qu’en soit lenombre, Ambrosio en sera certainement.

– Je n’en doute pas non plus : soustous les rapports, il fait exception parmi les hommes, et l’enviechercherait en vain une tache sur sa réputation.

– Vous me ravissez, señor, en me donnantcette assurance ! elle m’encourage à m’abandonner à laprévention favorable qu’il m’inspire, et vous ne savez pas quellepeine j’aurais eue à réprimer ce sentiment ! Ah ! trèschère tante, engagez ma mère à le choisir pour notreconfesseur.

– Moi, l’y engager ! répliquaLéonella ; je vous promets que je n’en ferai rien. Je nel’aime pas du tout, votre Ambrosio ; il a une mine sévère quim’a fait trembler de la tête aux pieds.

– Vous avez raison, señora, repartit donChristoval ; trop de sévérité est, dit-on, le seul défautd’Ambrosio. Exempt lui-même des humaines faiblesses, il n’est pointassez indulgent pour celles des autres. Mais la foule est presquedissipée : voulez-vous nous permettre de vous accompagnerjusqu’à votre demeure ?

– Ô Jésus ! señor, s’écria Léonella,feignant de rougir, je ne voudrais pas le souffrir pour tout aumonde ! Si je rentrais escortée d’un si galant cavalier, masœur est si scrupuleuse, qu’elle me ferait de la morale pendant uneheure ; ce serait à n’en pas voir la fin. D’ailleurs, jepréfère que vous différiez quelque peu vos propositions.

– Mes propositions ? Je vousproteste, señora…

– Oh ! señor, je ne doute pas devotre impatience ni de la sincérité de vos protestations ;mais réellement j’ai besoin d’un peu de répit ; ce ne seraitpoint agir avec toute la délicatesse dont je me pique, qued’accepter votre main à première vue.

– Accepter ma main !

– Oh ! cher señor, ne me pressez pasdavantage, si vous m’aimez. Je considérerai votre obéissance commeune preuve de votre affection. Vous recevrez demain de mesnouvelles : adieu donc. Mais, cavaliers, ne puis-je vousdemander vos noms ?

– Mon ami est le comte d’Ossorio ;moi, je suis Lorenzo de Médina.

– Il suffit. Eh bien ! don Lorenzo,je ferai part à ma sœur de votre offre obligeante, et je vousinstruirai sans retard de sa réponse. Où puis-je vousl’adresser ?

– On peut toujours me trouver au palaisMédina.

– Vous aurez de mes nouvelles ; vouspouvez y compter. Adieu, cavaliers. Señor comte, modérez, je vousen conjure, l’excessive ardeur de votre passion. Cependant, pourvous prouver que je ne m’en offense point, et pour vous empêcher devous abandonner au désespoir, recevez cette marque de monaffection.

En disant cela, elle lui tendit une main sècheet ridée, que son amoureux supposé baisa de si mauvaise grâce etd’un air de contrainte si évident, que Lorenzo eut peine à retenirson envie de rire. Léonella alors se hâta de quitterl’église : l’aimable Antonia la suivit en silence ; maisquand elle atteignit le portail elle se tourna involontairement, etses yeux se reportèrent sur Lorenzo. Il la salua en signed’adieu : elle rendit la politesse, et se retiraprécipitamment.

– Eh bien ! Lorenzo, dit donChristoval aussitôt qu’ils furent seuls, vous m’avez procuré uneaimable intrigue ! Pour favoriser vos projets sur Antonia, jefais obligeamment quelques honnêtetés insignifiantes à sa tante, eten une heure, me voilà à la veille d’un mariage ! Comment merécompenserez-vous de tout ce que j’ai souffert pourvous ?

– Je confesse, mon pauvre comte, répliquaLorenzo, que votre service n’a pas été sans danger. Pourtant, jevous prierai probablement de ne pas renoncer si tôt à vosamours.

– Je conclus de cette demande que lapetite Antonia a fait quelque impression sur vous.

– Je ne puis vous exprimer à quel pointelle m’a charmé. Depuis la mort de mon père, mon oncle, le duc deMédina, m’a témoigné son désir de me voir marié ; jusqu’icij’ai fermé l’oreille à toutes ses suggestions, et j’ai refusé deles comprendre ; mais ce que j’ai vu ce soir…

– Eh bien ! qu’avez-vous vu cesoir ? Sérieusement, don Lorenzo, vous n’êtes pas assez foupour songer à faire votre femme de la petite fille du cordonnier leplus honnête et le plus laborieux de Cordoue ?

– Vous oubliez qu’elle est aussi lapetite-fille de feu le marquis de Las Cisternas ; mais, sansdiscuter la naissance et les titres, je puis vous assurer que jen’ai jamais vu de femme aussi intéressante qu’Antonia.

– C’est fort possible ; mais vous nepouvez pas avoir l’intention de l’épouser ?

– Pourquoi non, mon cher comte ?J’aurai assez de fortune pour nous deux, et vous savez que mononcle est sans préjugés sur cet article. D’après ce que je sais deRaymond de Las Cisternas, je suis certain qu’il reconnaîtra sansdifficulté Antonia pour sa nièce. Je serais un misérable si jesongeais à la séduire.

– Je vous rends les armes ! Si nousallions à la Comédie ?

– Cela m’est impossible. Je ne suisarrivé que d’hier soir à Madrid, et je n’ai pas encore vu ma sœur.Vous savez que son couvent est dans cette rue, et je m’y rendaislorsque j’ai été détourné par la curiosité de savoir la cause del’affluence qui se portait vers l’église.

– Votre sœur est dans un couvent,dites-vous ? Oh ! c’est vrai, je l’avais oublié. Etcomment va doña Agnès ? Je m’étonne, don Lorenzo, que vousayez pu penser à claquemurer dans un cloître une si charmantefille ?

– Moi, don Christoval ? Pouvez-vousme soupçonner d’une telle barbarie ? Vous savez que c’est deson propre gré qu’elle a pris le voile, et que des circonstancesparticulières lui ont fait désirer de se retirer du monde. J’ai uséde tous les moyens qui étaient en mon pouvoir pour la détourner decette résolution.

– Vous ne vous en êtes pas trouvé plusmal : il me semble, Lorenzo, que vous avez dû considérablementgagner à cette perte ; si j’ai bonne mémoire, doña Agnès avaitpour sa part dix mille piastres, dont la moitié a dû revenir àvotre seigneurie.

– Comment, comte ? dit Lorenzoirrité. Vous supposez que l’ignoble désir de me rendre maître de safortune a pu…

– Admirable ! courage, donLorenzo ! le voilà tout en feu ! Dieu veuille qu’Antoniacalme ce bouillant caractère, ou certainement nous nous couperonsla gorge avant la fin du mois ! Modérez cette dispositioninflammable, et rappelez-vous que toutes les fois qu’il seranécessaire que je fasse la cour à votre vieille coquine, vouspouvez compter sur moi.

Il dit, et s’élança hors de la cathédrale.

Lorenzo se leva, et se prépara à tourner sespas vers le couvent de sa sœur. Il approchait du portail, lorsqueson attention fut attirée par une ombre qu’il vit se mouvoir sur lamuraille opposée. Il se hâta de regarder alentour, et bientôt ildécouvrit un homme enveloppé dans un manteau, et qui semblaitexaminer soigneusement si ses actions étaient observées. Il est peude personnes qui sachent résister aux tentations de lacuriosité ; l’inconnu semblait fort désireux de cacher cequ’il venait faire dans la cathédrale, et ce fut précisément ce quidonna à Lorenzo l’envie de savoir ce que ce pouvait être.

L’ombre projetée par la colonne dérobait saprésence à l’étranger, qui continua de s’avancer avec précaution. Àla fin, il tira une lettre de son manteau, et la plaça viteau-dessous d’une statue colossale de saint François ; puis, seretirant précipitamment, il s’enfonça dans une partie de l’églisetrès éloignée de celle où était l’image du saint.

– C’est cela ! se dit Lorenzo ;quelque folle affaire d’amour. Je crois que je ferais aussi bien departir, car je n’y peux rien.

La vérité est que jusqu’alors il ne lui étaitpas venu en tête qu’il y pût rien faire ; mais c’était unepetite excuse qu’il croyait devoir se présenter à lui-même pour sejustifier d’avoir cédé à sa curiosité. Comme il descendait lesmarches qui conduisent à la rue, un cavalier le heurta avec uneviolence telle, qu’ils faillirent l’un et l’autre être renversés ducoup. Lorenzo mit la main à son épée.

– Ah çà ! dit-il, que signifie cettebrutalité ?

– Ah ! est-ce vous, Médina ?reprit le nouveau venu, que Lorenzo à sa voix reconnut pour donChristoval. Vous êtes le plus heureux des mortels de n’avoir pasquitté l’église avant mon retour. Dedans, dedans ! mon chergarçon ! elles seront ici dans une minute !

– Qui est-ce qui sera ici ?

– La vieille poule avec tous ses jolispetits poussins ; entrons, vous dis-je.

Lorenzo le suivit dans la cathédrale et ils secachèrent derrière la statue de saint François.

– Eh bien ! dit notre héros, puis-jeprendre la liberté de demander ce que veulent dire cet empressementet ces transports ?

– Oh ! Lorenzo, nous allons avoir unsi merveilleux coup d’œil ! L’abbesse de Sainte-Claire ettoute sa suite de nonnes arrivent ici. Il faut que vous sachiez quele pieux père Ambrosio (le Seigneur l’en récompense !) neconsent sous aucun prétexte à dépasser l’enceinte de son abbaye.Comme il est absolument nécessaire que tout couvent à la mode l’aitpour confesseur, les nonnes, en conséquence, sont obligées de luirendre visite à son monastère. Or, l’abbesse de Sainte-Claire, pouréchapper à tous les regards impurs, tels que les vôtres et ceux devotre humble serviteur, juge à propos d’attendre la brune pourmener à la confession son troupeau béni : elle va êtreintroduite dans la chapelle de l’abbaye par cette porteparticulière. La portière de Sainte-Claire, qui est une dignevieille âme, et une amie intime à moi, vient de m’assurer qu’ellesseraient ici dans un instant. Voilà des nouvelles pour vous,mauvais sujet !

– La vérité est, Christoval, que nous neverrons rien ; les nonnes sont toujours voilées.

– Non ! non ! je suis mieux aufait. Quand elles entrent dans un lieu consacré, elles ôtenttoujours leur voile, par respect pour le saint auquel il estdédié.

À peine Christoval avait cessé de parler, quel’abbesse de Sainte-Claire parut, suivie d’une longue file denonnes. Chacune, en entrant dans l’église, retira son voile :la supérieure croisa ses mains sur sa poitrine, et fit une profonderévérence lorsqu’elle passa devant la statue de saint François,patron de cette cathédrale. Les nonnes imitèrent son exemple, et seremirent en marche sans avoir satisfait la curiosité de Lorenzo. Ilcommençait presque à désespérer d’éclaircir ce mystère, lorsque, ensaluant saint François, une d’elles laissa tomber son rosaire. Aumoment où elle se baissa pour le ramasser, la lumière frappait enplein sur son visage ; elle retira adroitement la lettre quiétait au-dessous de la statue, elle la mit dans son sein, ets’empressa de reprendre son rang dans la file.

– Agnès ! par le ciel ! s’écriaLorenzo.

– Quoi ! votre sœur ?Diavolo ! je prévois que votre curiosité coûtera cher àquelqu’un.

– Oui, il me le paiera cher, sansdélai.

La pieuse procession était entrée dans lemonastère, et la porte s’était refermée sur elle. L’inconnu quittaaussitôt sa cachette, et se hâta de sortir de l’église ; maisavant d’effectuer son projet, il aperçut Médina qui était placé surson passage. L’étranger recula promptement, et abaissa son chapeausur ses yeux.

– N’essayez pas de m’échapper !s’écria Lorenzo ; je saurai qui vous êtes, et ce que contientcette lettre.

– Cette lettre ! répéta l’inconnu.Et quel droit avez-vous de me faire cette question ?

– Un droit dont je rougismaintenant ; mais vous n’en avez aucun de m’interroger. Ourépondez en détail à mes demandes, ou que votre épée réponde pourvous.

– Ce dernier mode sera le pluscourt ! répliqua l’autre tirant sa rapière. Allons, seigneurbravo ! je suis prêt.

Brûlant de rage, Lorenzo fondit sur lui, etdéjà les antagonistes avaient échangé plusieurs passes avant queChristoval, qui en ce moment avait plus de raison qu’aucun d’eux,eût pu se jeter entre leurs armes.

– Arrêtez ! arrêtez !Médina ! s’écria-t-il ; songez aux conséquences de verserdu sang dans un lieu consacré.

L’étranger aussitôt abaissa son épée.

– Médina ! s’écria-t-il. GrandDieu ! est-il possible ! Lorenzo, avez-vous tout à faitoublié Raymond de Las Cisternas ?

Chaque instant augmentait l’étonnement deLorenzo. Raymond s’avança vers lui ; mais avec un regardméfiant, Lorenzo retira sa main que l’autre s’apprêtait àprendre.

– Vous, en ces lieux, marquis ? Queveut dire tout ceci ? Vous engagé dans une correspondanceclandestine avec ma sœur, dont l’affection…

– M’a toujours été et m’est encoreacquise. Mais l’endroit n’est pas convenable pour une explication.Accompagnez-moi à mon hôtel, et vous saurez tout. Qui est avecvous ?

– Quelqu’un que vous avez déjà vu, jepense, repartit don Christoval ; mais non à l’églisevraisemblablement.

– Le comte d’Ossorio ?

– Précisément, marquis.

– Je n’ai aucune objection à vous confiermon secret, car je suis sûr que je puis compter sur votresilence.

– Alors vous avez de moi meilleureopinion que je n’en ai moi-même, et je vous demande la permissiond’éviter cette confidence. Allez de votre côté, et j’irai du mien.Marquis, où vous trouve-t-on ?

– Comme de coutume, à l’hôtel de LasCisternas ; mais rappelez-vous que je suis incognito, et que,si vous désirez me voir, vous devez demander Alphonsod’Alvarada.

– Bon ! bon ! Adieu, cavaliers,dit don Christoval ; et il partit à l’instant même.

– Vous, marquis ! dit Lorenzo avecl’accent de la surprise ; vous, Alphonso d’Alvarada !

– Moi-même, Lorenzo ; mais à moinsque vous n’ayez jamais su mon histoire par votre sœur, j’ai à vousraconter bien des choses qui vous étonneront. Suivez-moi donc à monhôtel sans délai.

En ce moment le portier des Capucins entradans la cathédrale afin d’en fermer les portes pour la nuit. Lesdeux gentilshommes se retirèrent immédiatement, et se rendirent entoute hâte au palais de Las Cisternas.

 

– Eh bien, Antonia, dit la tante aussitôtqu’elle eut quitté l’église, que pensez-vous de nos galants ?Réellement don Lorenzo paraît être un bon et obligeant jeunehomme : il a fait quelque attention à vous, et personne nesait ce qui peut en advenir. Mais quant à don Christoval, je vousproteste que c’est un phénix de politesse. Si galant ! Si bienélevé ! Si spirituel et si tendre ! Ah ! si jamaishomme peut me décider à rompre le vœu que j’ai fait de ne point memarier, ce sera ce don Christoval.

Antonia avait observé de quel air donChristoval avait baisé cette main ; mais comme elle en avaittiré des conclusions quelque peu différentes de celles de sa tante,elle eut la prudence de se taire. Comme c’est le seul exemple connuqu’une femme ait jamais tenu sa langue, on l’a jugé digne d’êtrecité ici.

La vieille dame continua de parler à Antoniasur le même ton, jusqu’à ce qu’elles eussent gagné la rue où étaitleur logement. Là une foule assemblée devant leur porte ne leurpermit pas d’en approcher. Antonia aperçut au milieu une femmed’une taille extraordinaire qui tournait, tournait sur elle-même,en faisant toutes sortes de gestes extravagants. Son costume secomposait de morceaux de soie et de toile de diverses couleurs,arrangés d’une manière fantastique, mais qui n’était pasentièrement dénuée de goût. Sa tête était couverte d’une espèce deturban, orné de feuilles de vigne et de fleurs des champs. Elleavait l’air d’être toute brûlée par le soleil, et son teint étaitolivâtre ; son regard était farouche et étrange ; et danssa main elle portait une longue baguette noire, avec laquelle, parintervalles, elle traçait sur la terre quantité de figuressingulières, autour desquelles elle dansait dans toutes lesattitudes bizarres de la folie et du délire. Tout à coup elleinterrompit sa danse, tourna trois fois sur elle-même avecrapidité, et après une pause d’un moment, elle chanta une balladede magie.

– Chère tante, dit Antonia quandl’étrangère eut fini, n’est-ce pas une folle ?

– Une folle ? Non pas mafille ; c’est seulement une réprouvée. C’est une bohémienne,espèce d’aventurière, dont la seule occupation est de courir lepays, en disant des mensonges, et en escamotant honnêtementl’argent de ceux qui l’approchent. Fi d’une telle vermine ! sij’étais roi d’Espagne, toutes celles qui ne seraient pas sorties demes états dans un délai de trois semaines, je les ferais brûlervives.

Ces paroles furent prononcées si haut,qu’elles parvinrent aux oreilles de la bohémienne. Elle perçaimmédiatement la foule, et s’avança vers les deux dames. Elle lessalua trois fois à la manière orientale, puis elle s’adressa àAntonia.

– Dame, gentille Dame ! sachez queje puis vous apprendre votre future destinée ; donnez votremain, et ne craignez rien ; dame, gentille dame !écoutez !

– Très chère tante ! dit Antonia,accordez-le-moi pour cette fois ! laissez-moi entendre mabonne aventure !

– Sottise, enfant ! elle ne vousdira que des faussetés.

– C’est égal, laissez-moi du moinsentendre ce qu’elle a à dire ; je vous en prie, ma chèretante, faites-moi ce plaisir.

– Bien, bien ! Antonia, puisque vousl’avez si fort à cœur. Ici, bonne femme ; voyez nos mains àtoutes deux. Voici de l’argent pour vous, et maintenant, tirez-moimon horoscope.

À ces mots, elle ôta son gant, et lui tenditsa main : la bohémienne y fixa les yeux un moment, puis ellefit cette réponse :

– Votre horoscope ? Vous êtes àprésent si vieille, ma brave dame, qu’il est déjà tout tiré :cependant, pour votre argent, je vais tout de suite vous donner unavis. Surpris de votre vanité puérile, vos amis vous taxent tous dedémence, et gémissent de vous voir user d’artifice pour attraper lecœur de quelque jeune amant. Croyez-moi, dame, vous avez beaufaire, vous n’en avez pas moins cinquante et un ans, et les hommess’éprennent rarement d’amour pour deux yeux gris qui louchent.Suivez donc mes conseils ; laissez de côté votre rouge et vosmouches, la luxure et l’orgueil, et distribuez aux pauvres l’argentque vous dépensez en toilette inutile. Pensez à votre créateur etnon aux amants ; pensez à vos fautes passées et non àl’avenir ; pensez que la faux du temps moissonnera promptementle peu de cheveux roux qui ornent votre front.

L’auditoire éclatait de rire pendant lediscours de la bohémienne. Léonella faillit étouffer de colère, etaccabla la maligne donneuse d’avis des plus amers reproches. Laprophétesse basanée l’écouta quelque temps avec un souriredédaigneux ; enfin elle fit une courte réponse, et puis ellese tourna vers Antonia.

– Paix, dame ! ce que j’ai dit estvrai ; et maintenant à vous, mon aimable fille :donnez-moi votre main, et laissez-moi voir votre sort futur, et ledécret du ciel.

À l’exemple de Léonella, Antonia retira songant et présenta sa blanche main à la bohémienne, qui, l’ayantcontemplée quelque temps avec une expression de pitié etd’étonnement, prononça son oracle en ces termes :

– Jésus ! quelle main vois-jelà ! Chaste et douce, jeune et belle, accomplie de corps etd’esprit, vous feriez le bonheur de quelque honnête homme ;mais, hélas ! cette ligne me découvre que la destruction planesur vous : un homme libertin et un démon rusé travailleront deconcert à vous perdre ; et, chassée de la terre par leschagrins, bientôt votre âme prendra son vol vers les cieux.Cependant, pour différer vos souffrances, retenez bien ce que jedis. Quand vous verrez quelqu’un de plus vertueux qu’iln’appartient à l’homme de l’être, quelqu’un qui, exempt de crimes,n’aura point pitié des faiblesses de son prochain, rappelez-vousles paroles de la bohémienne : quoiqu’il paraisse bon etaimable, de belles apparences cachent souvent des cœurs gonflés deluxure et d’orgueil.

Charmante fille, je vous quitte les larmes auxyeux ! Que ma prédiction ne vous afflige pas : courbezplutôt une tête soumise ; attendez avec calme le malheur quivous menace, et espérez le bonheur éternel dans un monde meilleurque celui-ci.

Ayant dit, la bohémienne tourna de nouveautrois fois sur elle-même, et quitta la rue en courant avec desgestes frénétiques.

Chapitre 2

 

Reconduit par les moines jusqu’à la porte desa cellule, le prieur les congédia en homme convaincu de sasupériorité, d’un air où l’apparence de l’humilité luttait contrela réalité de l’orgueil.

Il ne fut pas plus tôt seul, qu’il se livrasans contrainte aux enivrements de sa vanité ; en se rappelantl’enthousiasme que son sermon avait excité, son cœur s’enfla dejoie, et son imagination lui présenta de splendides visionsd’agrandissement.

– Quel autre que moi, pensait-il, a subil’épreuve de la jeunesse, et n’a pas une seule tache sur laconscience ? Quel autre a dompté de violentes passions, untempérament impétueux, et s’est soumis, dès l’aube de la vie, à uneréclusion volontaire ? Je cherche en vain un tel homme ;je ne connais que moi qui sois capable d’une telle résolution. Lareligion ne peut pas se vanter d’un autre Ambrosio !Maintenant que me reste-t-il à faire ? rien, que de veilleraussi soigneusement sur la conduite de mes frères que j’ai veillésur la mienne. Mais quoi ! ne puis-je être détourné de cessentiers que j’ai suivis jusqu’ici sans m’égarer un instant ?Ne suis-je pas un homme, et comme tel, de nature fragile, et enclinà l’erreur ? Il faut à présent que j’abandonne la solitude dema retraite ; les plus nobles et les plus belles dames deMadrid se présentent continuellement au monastère, et ne veulentpas d’autre confesseur ; je dois habituer mes yeux à desobjets de tentation, et m’exposer aux tentations des sens. Si, dansce monde où je suis forcé d’entrer, je rencontrais une femmeadorable – adorable comme vous – belle madone !…

En parlant, il fixa les yeux sur un portraitde la Vierge, qui était suspendu en face de lui : ce portrait,depuis deux ans, était pour lui l’objet d’un culte de plus en plusfervent. Il s’arrêta, et le contempla avec ravissement.

– Que cette figure est belle !poursuivit-il, après un silence de quelques minutes ; que lapose de cette tête est gracieuse ! quelle douceur, et pourtantquelle majesté dans ces yeux divins ! Comme sa joue reposemollement sur sa main ! la rose peut-elle rivaliser avec cettejoue ? le lis a-t-il la blancheur de cette main ?Oh ! s’il existait une telle créature, et qu’elle n’existâtque pour moi ! S’il m’était permis de rouler sur mes doigtsces boucles dorées, et de presser sur mes lèvres les trésors de cesein de neige ! Dieu de bonté, résisterais-je alors à latentation ? Est-ce que je ne troquerais pas contre un seulembrassement le prix de trente années de souffrance ?n’abandonnerais-je pas… Insensé que je suis ! où me laissé-jeentraîner par l’admiration de ce tableau ? Arrière, idéesimpures ! souvenons-nous que la femme est à jamais perdue pourmoi. Jamais il n’a existé de mortelle aussi parfaite que cettepeinture ; et quand même il en existerait, l’épreuve pourraitêtre trop forte pour une vertu ordinaire ; mais Ambrosio est àl’abri de la tentation. La tentation, ai-je dit ? pour moi, cen’en serait point une. Ce qui me charme, considéré comme un êtreidéal et supérieur, me dégoûterait, devenu femme et souillé detoutes les imperfections de la nature mortelle. Sois sans crainte,Ambrosio !

Sa rêverie fut interrompue par trois coupslégers à la porte de sa cellule. Le prieur avait peine à s’éveillerde son délire.

On frappa de nouveau.

– Qui est là ? dit enfinAmbrosio.

– Ce n’est que Rosario, répondit une voixdouce.

– Entrez ! entrez, mon fils.

La porte s’ouvrit aussitôt, et Rosario parut,une petite corbeille à la main. Rosario était un jeune novice, quidevait prononcer ses vœux dans trois mois. Ce jeune hommes’enveloppait d’une sorte de mystère qui le rendait à la fois unobjet d’intérêt et de curiosité. Son aversion pour la société, saprofonde mélancolie, sa rigoureuse observation des devoirs de sonordre, et son éloignement volontaire du monde, toutes cesdispositions, si rares à son âge, attiraient l’attention de lacommunauté. Il semblait craindre d’être reconnu, et personnen’avait jamais vu son visage. Sa tête était toujours enfermée dansson capuchon ; cependant, ce que l’on voyait par hasard de sestraits paraissait beau et noble. Rosario était le seul nom souslequel il fût connu dans le monastère. Nul ne savait d’où ilvenait, et lorsqu’on le questionnait sur ce sujet, il gardait unprofond silence. Un étranger, dont le riche habit et l’équipagemagnifique trahissaient le rang distingué, avait engagé les moinesà recevoir le novice, et il avait déposé la somme nécessaire. Lejour suivant il était revenu avec Rosario, et depuis cette époqueon n’avait plus entendu parler de lui.

Le jeune homme avait soigneusement évité lacompagnie des moines : il répondait à leurs civilités avecdouceur, mais avec réserve, et laissait voir une inclinationmarquée pour la solitude. Le supérieur était seul excepté de cetterègle générale. Rosario avait pour lui un respect qui approchait del’idolâtrie ; il recherchait sa société avec l’assiduité laplus attentive, et saisissait avidement tous les moyens d’obtenirses bonnes grâces. Lorsqu’il était avec le prieur, son cœursemblait à l’aise, et un air de gaieté se répandait sur sonmaintien et sur ses paroles. Ambrosio, de son côté, ne se sentaitpas moins attiré vers ce jeune homme ; pour lui seul, ilmettait de côté sa sévérité habituelle. Quand il lui parlait, ilprenait insensiblement un ton plus indulgent que d’ordinaire, etnulle voix ne retentissait si douce à son oreille que celle deRosario. Il reconnaissait les attentions du novice en luienseignant différentes sciences ; celui-ci recevait ses leçonsavec docilité : chaque jour Ambrosio était charmé davantage dela vivacité de son esprit, de la simplicité de ses manières et dela rectitude de son cœur ; en un mot, il l’aimait avec toutel’affection d’un père. Il ne pouvait parfois s’empêcher d’éprouverun désir secret de voir la figure de son élève ; mais sa loid’abstinence s’étendait jusqu’à la curiosité, et l’empêchait decommuniquer son désir.

– Père, excusez mon indiscrétion, ditRosario, tout en plaçant sa corbeille sur la table ; je viensà vous en suppliant. J’ai appris qu’un de mes chers amis estdangereusement malade, et je viens vous demander de prier pour sonrétablissement. Si le ciel l’accorde à des prières, assurément cesera aux vôtres.

– Vous savez, mon fils, que vous pouvezdisposer entièrement de moi. Quel est le nom de votreami ?

– Vincentio della Ronda.

– Il suffit, je ne l’oublierai pas dansmes oraisons, et puisse mon intervention trouver notre trois foisbienheureux saint François favorable ! Qu’avez-vous dans votrecorbeille, Rosario ?

– Quelques fleurs, révérend père, decelles que j’ai observé que vous préfériez. Voulez-vous mepermettre de les arranger dans votre chambre ?

– Vos attentions me charment, monfils.

Tandis que Rosario répartissait le contenu desa corbeille dans de petits vases placés pour cet usage dansdiverses parties de la cellule, le prieur continua ainsi laconversation.

– Je ne vous ai pas vu à l’église cesoir, Rosario.

– Cependant j’y étais, mon père ; jesuis trop reconnaissant de votre protection pour perdre uneoccasion d’être témoin de votre triomphe.

– Hélas ! Rosario, j’ai bien peu dedroits à ce triomphe : le saint a parlé par ma bouche, c’est àlui qu’appartient tout le mérite. Il paraît donc que vous avez étécontent de mon sermon ?

– Content, dites-vous ? Oh !vous vous êtes surpassé ! Jamais je n’ai entendu une telleéloquence… excepté un jour.

Ici le novice laissa échapper un soupir.

– Quel était ce jour ? demanda leprieur.

– Celui où notre ancien supérieur,s’étant trouvé subitement indisposé, vous l’avez remplacé dans lachaire.

– Je m’en souviens : il y a de celaplus de deux ans. Et étiez-vous présent ? Je ne vousconnaissais pas à cette époque, Rosario.

– Il est vrai, mon père ; et plût àDieu que je fusse mort avant d’avoir vu ce jour ! quellessouffrances, quels chagrins j’aurais évités !

– Des souffrances à votre âge,Rosario !

– Oui, mon père ; des souffrancesqui, si elles vous étaient connues, exciteraient également votrecourroux et votre compassion ! des souffrances qui font tout àla fois le tourment et le plaisir de mon existence !Toutefois, dans cette retraite, mon cœur est tranquille, n’étaientles tortures de l’appréhension.

J’ai abandonné le monde et ses joies pourtoujours ; rien ne me reste à présent, rien à présent n’a pluspour moi de charmes, que votre amitié, que votre affection ;si je perds cela, oh ! si je perds cela, craignez tout de mondésespoir !

– Vous appréhendez la perte de monamitié ? En quoi ma conduite a-t-elle justifié cettecrainte ? Connaissez-moi mieux, Rosario, et jugez-moi digne devotre confiance. Quelles sont vos souffrances ?

– Vous me haïriez pour mon aveu !vous me chasseriez de votre présence avec mépris.

– Mon fils, je vous demande instamment,je vous conjure…

– Par pitié, ne me faites plus dequestion ! je ne le dois pas, je ne l’ose pas. Écoutez !la cloche sonne vêpres ! Mon père, votre bénédiction, et jevous quitte.

À ces mots, il se jeta à genoux et reçut labénédiction qu’il avait demandée. Puis, pressant la main du prieursur ses lèvres, il se leva de terre, et sortit précipitamment.Bientôt après, Ambrosio, plein d’étonnement de la conduitesingulière de ce jeune homme, descendit pour assister aux vêpres,qui se célébraient dans une petite chapelle dépendante dumonastère.

Les vêpres dites, les moines se retirèrentdans leurs cellules respectives. Le prieur resta seul dans lachapelle pour recevoir les nonnes de Sainte-Claire. Il n’y avaitpas longtemps qu’il était dans le confessionnal, lorsque l’abbesseparut ; chacune des nonnes fut entendue à son tour, tandis queles autres attendaient avec l’abbesse dans la sacristie. Ambrosioécouta attentivement les confessions, fit maintes exhortations,enjoignit des pénitences proportionnées aux péchés ; etpendant quelque temps tout se passa comme d’ordinaire, jusqu’à cequ’enfin une des nonnes, remarquable par la noblesse de son air etpar l’élégance de sa démarche, laissât par mégarde tomber unelettre de son sein. Elle se retirait sans s’apercevoir de sa perte,Ambrosio supposa que cette lettre était celle d’un de ses parents,et la ramassa dans l’intention de la lui rendre.

– Attendez, ma fille, dit-il, vous avezlaissé tomber…

En ce moment, le papier étant déjà ouvert, sonœil involontairement lut les premiers mots. Il recula de surprise.La nonne, à sa voix, avait retourné la tête ; elle aperçut lalettre dans sa main, et poussant un cri de terreur, elle s’élançapour la reprendre.

– Arrêtez ! dit le moine, d’un tonsévère ; ma fille, je dois lire cette lettre.

– Alors, je suis perdue !s’écria-t-elle, en joignant ses mains d’un air égaré.

Aussitôt son visage se décolora ; elletrembla d’agitation, et fut obligée d’entourer de ses bras un despiliers de la chapelle pour s’empêcher de tomber à terre. Leprieur, cependant, lisait les lignes suivantes : « Toutest prêt pour votre fuite, ma chère Agnès ! Demain à minuit,j’espère vous trouver à la porte du jardin : je m’en suisprocuré la clef et peu d’heures suffiront pour vous mettre en lieusûr. Qu’aucun scrupule malentendu ne vous pousse à rejeter ce moyeninfaillible de vous sauver ainsi que l’innocente créature que vousportez dans votre sein. Rappelez-vous que vous aviez promis d’êtreà moi longtemps avant de vous engager à l’Église, que votre état nepourra bientôt plus échapper aux regards inquisitifs de voscompagnes, et que la fuite est la seule manière d’éviter les effetsde leur ressentiment malveillant. Adieu, mon Agnès ! ma chèrefemme ! ne manquez pas d’être à minuit à la porte dujardin. »

Aussitôt qu’il eut fini, Ambrosio fixa un œilsévère et courroucé sur l’imprudente.

– Cette lettre doit être remise àl’abbesse, dit-il.

Ces mots résonnèrent comme la foudre auxoreilles de la nonne ; elle ne s’éveilla de sa torpeur quepour sentir les dangers de sa situation. Elle le suivit à la hâte,et le retint par sa robe.

– Arrêtez ! oh ! arrêtez !cria-t-elle, avec l’accent du désespoir ; et elle s’étaitjetée aux pieds du moine, et elle les baignait de larmes. – Monpère, ayez pitié de ma jeunesse ; regardez d’un œil indulgentla faiblesse d’une femme, et daignez cacher ma faute ! Lereste de ma vie sera employé à expier ce seul péché, et votreindulgence ramènera une âme au ciel !

– Incroyable espérance ! Quoi !le couvent de Sainte-Claire deviendra-t-il l’asile desprostituées ? laisserai-je l’église du Christ nourrir dans sonsein la débauche et l’opprobre ? Indigne malheureuse !une telle indulgence me rendrait votre complice. Laissez-moi, ne meretenez pas plus longtemps. Où est la dame abbesse ?ajouta-t-il, élevant la voix.

– Arrêtez ! mon père, arrêtez !écoutez-moi un seul instant ! ne m’accusez pas d’impureté, etne pensez pas que j’aie été égarée par l’ardeur des sens. Longtempsavant que je ne prisse le voile, Raymond était maître de moncœur ; il m’avait inspiré la plus pure, la plus irréprochablepassion, et il était sur le point de devenir mon légitimeépoux ; une horrible aventure et la traîtrise d’une de mesparentes nous ont séparés l’un et l’autre. Je l’ai cru à jamaisperdu pour moi, et de désespoir je me suis jetée dans un couvent.Le hasard nous a rapprochés ; je n’ai pu me refuser le tristeplaisir de mêler mes larmes aux siennes ; nous nous sommesdonné rendez-vous dans les jardins de Sainte-Claire, et, dans unmoment d’oubli, j’ai violé mes vœux de chasteté. Bientôt je seraimère. Respectable Ambrosio, prenez pitié de moi ; prenez pitiéde l’innocente créature dont l’existence est attachée à la mienne.Nous sommes perdues toutes deux si vous découvrez mon imprudence àla supérieure.

– Votre audace me confond ! Moi,cacher votre crime… moi, que vous avez abusé par une fausseconfession ! Non, ma fille, non, je veux vous rendre unservice plus essentiel ; je veux vous racheter de laperdition, en dépit de vous-même. La pénitence et la mortificationlaveront votre offense, et la sévérité vous ramènera de force dansles voies de la sainteté. Holà ! mère sainte Agathe !

– Mon père ! par tout ce qui vousest sacré, par tout ce qui vous est cher, je vous supplie, je vousconjure…

– Laissez-moi ! je ne vous écouteraipas. Où est la supérieure ? Mère sainte Agathe, oùêtes-vous ?

La porte de la sacristie s’ouvrit, etl’abbesse, suivie de ses nonnes, entra dans la chapelle.

– Cruel ! cruel ! s’écriaAgnès, lâchant prise.

Éperdue, elle se jeta par terre, se frappantle sein et déchirant son voile dans tout le délire du désespoir.Les nonnes contemplaient avec étonnement cette scène. Le prieurprésenta le fatal papier à la supérieure, l’informa de la manièredont il l’avait trouvé, et ajouta que c’était à elle de déciderquel châtiment la coupable méritait.

À la lecture de cette lettre, les traits del’abbesse s’enflammèrent de courroux. Quoi ! un tel crimecommis dans son couvent, et à la connaissance d’Ambrosio, del’idole de Madrid, de l’homme à qui elle avait le plus à cœur dedonner une opinion favorable de la régularité, de l’austérité de samaison ! aucune parole ne suffisait à exprimer sa fureur.

– Qu’on l’emporte au couvent !dit-elle enfin à quelques-unes de ses religieuses.

Deux des plus vieilles, s’approchant d’Agnès,la relevèrent de force, et se disposèrent à l’emmener hors de lachapelle.

– Quoi ! s’écria-t-elle soudain ens’arrachant de leurs mains avec des gestes de démence, tout espoirest-il donc perdu ? me conduisez-vous déjà au supplice !Où es-tu, Raymond ? Oh ! sauve-moi !sauve-moi ! Puis, jetant sur le prieur un regardfrénétique :

– Écoutez-moi ! poursuivit-elle,homme au cœur dur ! écoutez-moi, orgueilleux, impitoyable,cruel ! vous auriez pu me sauver, vous auriez pu me rendre aubonheur et à la vertu, mais vous ne l’avez pas voulu ; vousêtes le destructeur de mon âme, vous êtes mon assassin, et sur voustombe la malédiction de ma mort et de celle de mon enfant ànaître ! Fier de votre vertu encore inébranlée, vous avezdédaigné les prières du repentir ; mais Dieu seramiséricordieux, si vous ne l’êtes pas. Et où est le mérite de votrevertu si vantée ? Quelles tentations avez-vous vaincues ?Lâche ! vous avez fui la séduction, vous ne l’avez pascombattue. Mais le jour de l’épreuve arrivera : oh !alors, quand vous céderez à la violence des passions, quand voussentirez que l’homme est faible, et sujet à errer ; lorsque,en frissonnant, vous jetterez l’œil en arrière sur vos crimes, etque vous solliciterez, avec effroi, la miséricorde de Dieu !Oh ! dans ce moment terrible, pensez à moi !

Ambrosio n’avait pas écouté ces reproches sansémotion. Une secrète angoisse au cœur l’avertissait qu’il avaittraité cette infortunée avec trop de dureté. Il retint donc lasupérieure, et se hasarda à prononcer quelques paroles en faveur dela coupable.

– La violence de son désespoir, dit-il,prouve qu’au moins le vice ne lui est pas familier. Peut-être en latraitant avec un peu moins de sévérité, et en mitigeant jusqu’à uncertain point la punition ordinaire…

– La mitiger, mon père ! interrompitla dame abbesse : ne croyez pas que je le fasse. Les lois denotre ordre sont strictes et sévères ; elles sont tombéesdepuis longtemps en désuétude ; mais le crime d’Agnès medémontre la nécessité de les faire revivre.

À ces mots, elle sortit rapidement de lachapelle.

– J’ai fait mon devoir, se ditAmbrosio.

Toutefois il ne se sentit pas entièrementrassuré par cette réflexion. Pour dissiper les idées pénibles quecette scène avait éveillées en lui, au sortir de la chapelle, ildescendit dans le jardin du couvent. Il n’y en avait pas dans toutMadrid de plus beau ni de mieux tenu : il était dessiné avecun goût exquis ; les fleurs les plus rares l’ornaient enprofusion, et, quoique artistement disposées, elles semblaientplantées des mains de la nature. Des fontaines jaillissant debassins de marbre blanc rafraîchissaient l’air d’une perpétuellerosée, et les murs étaient tapissés de jasmins, de vignes et dechèvrefeuilles. L’heure ajoutait en ce moment à la beauté duspectacle : la pleine lune, voguant dans un ciel bleu et sansnuages, versait sur les arbres une lueur tremblante, et les eauxdes fontaines étincelaient sous ses rayons d’argent.

Au sein de ce petit bois s’élevait une grotterustique faite à l’imitation d’un ermitage. Les murs étaientconstruits de racines d’arbres, et les interstices remplis demousse et de lierre ; des bancs de gazon étaient placés dechaque côté, et une cascade naturelle tombait du rocher situéau-dessus. Enseveli dans ses pensées, le moine approcha de celieu ; le calme universel s’était communiqué à son âme, et unetranquillité voluptueuse y répandait sa langueur.

Il avait atteint l’ermitage et il y entraitpour se reposer, lorsqu’il s’arrêta en le voyant déjà occupé.

– Un homme était étendu sur un des bancs,dans une posture mélancolique. Le moine s’avança et reconnutRosario ; il le contempla en silence et sans entrer. Au boutde quelques minutes, le jeune homme leva ses yeux.

– Oui, dit-il avec un soupir profond etplaintif, je sens tout le bonheur de ta situation, toute la misèrede la mienne ! Que je serais heureux si je pouvais voir commetoi les hommes avec dégoût, si je pouvais m’ensevelir pour toujoursdans quelque impénétrable solitude, et oublier que le mondecontient des êtres qui méritent d’être aimés ! Ô Dieu !oh ! quelle bénédiction pour moi que lamisanthropie !

– C’est là une étrange pensée, Rosario,dit le prieur, en pénétrant dans la grotte.

– Vous ici, révérend père ! s’écriale novice.

Aussitôt, se levant tout confus, il abaissavite son capuchon sur sa figure. Ambrosio s’assit sur le banc etobligea le jeune homme de s’y placer près de lui.

– Il ne faut pas caresser cettedisposition à la mélancolie, dit-il. D’où vient que vous envisagezsous un jour si favorable la misanthropie, de tous les sentimentsle plus odieux ? Lors de notre denier entretien, vous parliezd’un ton différent ? Mon amitié vous est-elle donc devenue sipeu précieuse ? Si vous n’aviez jamais vu les murs de cecouvent, vous ne m’auriez jamais vu ? Est-ce là vraiment votreidée ?

– Que ne vous ai-je jamais vu !répéta le jeune novice, se levant et serrant avec frénésie la maindu moine. Vous ! vous ! plût à Dieu qu’avant de vousrencontrer, un éclair m’eût brûlé les yeux ! plût à Dieu queje ne vous revisse jamais, et que je pusse oublier que je vous aijamais vu !

À ces mots, il s’élança hors de la grotte.Ambrosio resta dans sa première attitude, réfléchissant sur laconduite inexplicable du jeune homme. Il était tenté de croire à undérangement d’esprit ; cependant la conduite habituelle deRosario, la liaison de ses idées et le calme de son maintienjusqu’au moment où il avait quitté la grotte semblaient démentircette conjecture. Au bout de quelques minutes, il revint. Il serassit sur le banc : il appuya sa joue sur une main, et del’autre il essuya les larmes qui, par intervalles, coulaient lelong de ses yeux.

Le moine le regardait avec compassion, ets’abstint d’interrompre ses méditations. Tous deux gardèrentquelque temps un profond silence. Le rossignol s’était perché surun oranger devant la porte de l’ermitage, et soupirait les plusmélancoliques de ses accents mélodieux. Rosario releva la tête, etl’écouta avec attention.

– C’est ainsi, dit-il avec un profondsoupir, c’est ainsi qu’au dernier mois de sa vie infortunée, masœur aimait à écouter le rossignol. Pauvre Mathilde ! elledort dans la tombe, et son cœur brisé ne bat plus d’amour.

– Vous aviez une sœur ?

– Vous dites vrai. J’avais une sœur.Hélas, je n’en ai plus. Elle a succombé à ses chagrins, auprintemps de la vie.

– Quels étaient ces chagrins ?

– Ils n’exciteront pas votre pitié. Vousne connaissez pas le pouvoir de ces irrésistibles, de ces funestessentiments dont son cœur fut la proie. Mon père, un amourmalheureux, une passion pour un être doué de toutes les vertus,pour un homme, ou plutôt pour un dieu, a empoisonné son existence.Noble aspect, réputation intacte, talents variés, sagesse solide,merveilleuse, parfaite : le cœur le moins sensible se seraitenflammé.

– Puisque son amour était si bien placé,pourquoi lui était-il défendu d’espérer le succès de sesvœux ?

– Mon père, avant de la connaître, Julienavait déjà engagé sa foi à une fiancée toute belle, toutecéleste ! Cependant ma sœur l’aimait toujours, et pour l’amourde l’époux, elle adorait la femme. Un matin, elle trouva moyen des’échapper de la maison de notre père : vêtue d’humbleshabits, elle se présenta comme domestique à l’épouse de sonbien-aimé, et elle fut acceptée. Depuis lors, elle le voyait à toutinstant ; elle s’efforça de s’insinuer dans ses bonnesgrâces : elle y réussit. Ses prévenances attirèrentl’attention de Julien : les cœurs vertueux sont toujoursreconnaissants, et il distingua Mathilde entre ses compagnes.

– Et vos parents ne firent-ils point derecherches ? Se soumirent-ils avec résignation à leur perte,et n’essayèrent-ils point de retrouver leur fillefugitive ?

– Avant qu’ils n’y parvinssent, elle sedécouvrit elle-même. Son amour était trop violent pour restercaché ; toutefois elle n’enviait pas la possession de Julien,elle n’ambitionnait qu’une place dans son cœur. Dans un momentd’oubli, elle confessa son affection. Mais qu’obtint-elle enretour ? Épris de sa femme, et croyant qu’un regard de pitiéaccordé à une autre serait un vol qu’il lui ferait, il chassaMathilde de sa présence : il lui défendit de jamais reparaîtredevant lui. Sa sévérité brisa ce faible cœur ; elle retournachez mon père, et peu de mois après on la mit au tombeau.

– Malheureuse fille ! assurément sondestin fut trop rigoureux, et Julien trop cruel.

– Le pensez-vous, mon père ? s’écriavivement le novice, pensez-vous qu’il fut trop cruel ?

– Sans aucun doute, et je la plains biensincèrement.

– Vous la plaignez ? Vous laplaignez ? Oh ! mon père ! mon père ! alorsplaignez-moi.

Le prieur fit un mouvement ; mais aprèsune courte pause, Rosario ajouta d’une voix troublée :

– Oui, plaignez-moi, car mes souffrancessont encore plus grandes. Ma sœur avait un ami, un ami véritable,qui compatissait à la violence de ses sentiments, et ne luireprochait pas son impuissance à les maîtriser. Et moi ! –moi, je n’ai pas d’ami ! le vaste univers ne contient pas uncœur qui veuille participer aux souffrances du mien.

En prononçant ces paroles, il avaitsangloté : le prieur en fut ému. Il prit la main de Rosario,et la serra avec tendresse.

– Vous n’avez pas d’ami,dites-vous ! Qui suis-je donc ? Pourquoi ne pas vous fierà moi, et que pouvez-vous craindre ? Ma sévérité ? Enai-je jamais usé avec vous ? La dignité de mon habit ?Rosario, je mets de côté le moine, et vous invite à ne meconsidérer que comme votre ami, comme votre père. Je puis bienprendre ce titre, car jamais père ne veilla sur son enfant avecplus de tendresse que je n’ai fait sur vous. Du moment où je vousai vu, j’ai éprouvé des sentiments jusqu’alors inconnus à mon cœur.J’ai trouvé dans votre société un charme qu’aucune autre n’avaitpour moi, et lorsque j’ai observé l’étendue de votre esprit et devos connaissances, je m’en suis réjoui, comme un père se réjouitdes progrès de son fils. Bannissez donc vos craintes. Ouvrez-vous àmoi : parlez, Rosario, et dites que vous avez confiance enmoi.

– Arrêtez ! interrompit le novice.Jurez que, quel que soit mon secret, vous ne m’obligerez pas dequitter le monastère avant que mon noviciat soit expiré ?

– Je le promets sur ma foi ; etcomme je vous garderai ma parole, que le Christ garde la sienne augenre humain !

– Sachez donc… Oh ! combien jetremble de prononcer ce nom ! écoutez-moi avec commisération,vénérable Ambrosio ! fouillez dans votre cœur, ramassez-y lesmoindres parcelles d’humaine faiblesse, afin d’apprendre à compatirà la mienne ? Mon père ! continua-t-il en se jetant aupied du moine, dont il pressait avec transport les mains sur seslèvres, tandis que l’agitation pour un moment étouffait sesparoles ; mon père, continua-t-il d’une voix défaillante, jesuis une femme !

À cet aveu inattendu, le moine tressaillit. Lefaux Rosario était prosterné à terre, comme attendant en silence ladécision du juge. D’une part l’étonnement, de l’autre,l’appréhension les enchaînèrent pour quelques minutes dans la mêmeattitude, comme s’ils avaient été touchés par la baguette d’unmagicien. Enfin, revenant de sa confusion, le moine quitta lagrotte, et s’enfuit précipitamment vers le couvent. Son mouvementn’échappa pas à la suppliante. Elle se releva, s’élança après lui,le rejoignit et lui barra le passage en lui embrassant les genoux.Ambrosio essaya en vain de se dégager de cette étreinte.

– Ne me fuyez pas ! cria-t-elle, nem’abandonnez pas à l’impulsion de mon désespoir ! écoutez lajustification de mon imprudence. L’histoire de ma sœur est lamienne ! Je suis Mathilde, vous êtes celui qu’elleaime !

Si la surprise d’Ambrosio fut grande aupremier de ces aveux, elle passa au second toutes les bornes.Stupéfait, interdit et irrésolu, il se trouva incapable deprononcer une syllabe, et resta muet à regarder Mathilde. Elle enprofita pour continuer son explication en ces termes :

– Ne pensez pas, Ambrosio, que je viennedérober vos affections à votre fiancée. Non, croyez-moi : lareligion est seule digne de vous, et il s’en faut que Mathildeveuille vous détourner des sentiers de la vertu. Ce que je senspour vous n’est point un amour impur ; je soupire après lapossession de votre cœur, et je ne convoite pas celle de votrepersonne. Daignez écouter ma défense : peu d’instants vousconvaincront que cette sainte retraite n’est point souillée par maprésence, et que vous pouvez m’accorder votre compassion sansenfreindre vos vœux.

Elle s’assit. Ambrosio, sachant à peine cequ’il faisait, suivit son exemple, et elle reprit :

– Je suis d’une famille distinguée, monpère était chef de la noble maison de Villanegas ; il mourutquand je n’étais encore qu’une enfant, et il me laissa seulehéritière de ses biens immenses. Jeune et riche, je fus recherchéeen mariage par les plus nobles jeunes gens de Madrid ; maisaucun ne réussit à gagner mon affection. J’avais été élevée sous lasurveillance d’un oncle, qui joignait au plus solide jugementl’érudition la plus étendue. Sous ses soins, mon intelligenceacquit plus de force et plus de justesse qu’il n’appartientordinairement à mon sexe : l’habileté de mon précepteur étantsecondée par ma curiosité naturelle. Tout en travaillant à élargirla sphère de mes connaissances, mon tuteur ne négligeait pas dem’inculquer tous les principes de la morale. Il m’enseignait àcontempler avec adoration les purs et les vertueux ; etmalheur à moi ! je ne lui ai que trop obéi !

Dans de telles dispositions, jugez si jepouvais voir avec un autre sentiment que le dégoût les vices, ladissipation et l’ignorance qui déshonorent notre jeunesseespagnole. Je rejetais chaque offre avec dédain, mon cœur restasans maître, jusqu’à ce que le hasard me conduisît dans lacathédrale des Capucins. Oh ! sûrement, ce jour-là, mon angegardien sommeilla, négligeant sa tâche. Ce fut alors que je vousvis pour la première fois : vous remplaciez le supérieur, quiétait malade. Vous n’avez pu oublier le vif enthousiasme qu’excitavotre sermon. Oh ! comme j’étais attentive à vosparoles ! comme votre éloquence m’enlevait à la terre !j’osais à peine respirer, craignant de perdre une syllabe, ettandis que vous parliez, il me semblait qu’une auréole de gloireluisait autour de votre tête, et que votre visage resplendissait dela majesté d’un dieu. Je sortis de l’église brûlante d’admiration.À dater de cet instant, vous devîntes l’idole de mon cœur, l’objetincessant de mes méditations. Je pris des informations survous ; les récits qu’on me fit de votre genre de vie, de votresavoir, de votre piété, de votre abnégation, rivèrent les chaînesdont m’avait chargée votre éloquence. Je sentais qu’il n’existaitplus désormais de vide dans mon cœur, que j’avais enfin trouvél’homme que je cherchais. Dans l’espérance de vous entendre encore,chaque jour je visitais la cathédrale ; vous restiez renfermédans les murs du couvent, et toujours je me retirais triste etdésappointée. La nuit m’était plus propice, car alors vousm’apparaissiez dans mes rêves ; vous me juriez une éternelleamitié ; vous me guidiez dans les voies de la vertu, et vousm’aidiez à supporter les tourments de la vie. Mais le matinchassait ces douces visions ; je m’éveillais et me retrouvaisséparée de vous par des barrières qui semblaient insurmontables. Letemps ne fit qu’accroître la force de ma passion : je devinstriste et découragée ; j’évitai la société, et ma santédéclina de jour en jour. Enfin, incapable d’exister plus longtempsdans cet état de torture, je me décidai à prendre le déguisementsous lequel vous me voyez. Mon artifice a réussi, j’ai été reçuedans le couvent, et je suis parvenue à gagner votre estime.

Je me serais trouvée complètement heureuse, simon repos n’eût été troublé par la crainte d’être découverte. Leplaisir de votre société était empoisonné par l’idée que bientôtj’en serais privée, et mon cœur battait avec de tels transportslorsque j’obtenais de vous quelque marque d’amitié, que je sentaisque je ne survivrais pas à sa perte. Je résolus donc de ne pointlaisser au hasard la découverte de mon sexe, de vous confesser toutsans réserve, et de me jeter dans les bras de votre miséricorde etde votre indulgence. Ah ! Ambrosio, me suis-je trompée ?Serez-vous moins généreux que je ne pensais ? Je ne veux pasle supposer. Vous ne réduirez pas une infortunée audésespoir ; j’aurai toujours la permission de vous voir, decauser avec vous, de vous adorer ! vos vertus seront monmodèle dans la vie ; et, quand nous expirerons, nos corpsreposeront dans le même tombeau.

Elle se tut. Tandis qu’elle parlait, millesentiments opposés se combattaient dans le sein d’Ambrosio.Étonnement de la singularité de cette aventure, confusion d’unedéclaration si brusque, ressentiment de l’audace qu’elle avait eued’entrer au couvent, conscience de la sévérité qui devait dicter saréponse : tels étaient les sentiments dont il se rendaitcompte ; mais il en était d’autres encore qu’il ne remarquapas. Il ne remarqua pas que sa vanité était flattée des élogesdonnés à son éloquence et à sa vertu ; qu’il en éprouvait unsecret plaisir à penser qu’une femme jeune, et qui paraissaitjolie, ait pour lui abandonné le monde, et sacrifié toute autrepassion à celle qu’il avait inspirée. Il remarqua moins encore queson cœur battait de désir, tandis que sa main était doucementpressée par les doigts de Mathilde.

Par degrés il se remit de son trouble ;ses idées se rallièrent un peu, et aussitôt il comprit l’extrêmeinconvenance de tolérer que Mathilde restât au couvent après cetaveu de son sexe. Il prit un air austère, et retira sa main.

– Comment, madame ! dit-il,pouvez-vous sérieusement espérer l’autorisation de rester parminous ! Quand même je consentirais à cette demande, quel bienen retireriez-vous ? pensez-vous que je puisse jamais répondreà une affection qui…

– Non, mon père, non ! je ne comptepas vous inspirer un amour comme le mien : je ne demande quela liberté d’être auprès de vous.

– Mais songez, madame, songez un seulinstant, à l’inconvenance qu’il y aurait pour moi à receler unefemme dans le couvent, et une femme qui avoue m’aimer ; et jene veux pas m’exposer à une si dangereuse tentation.

– Une tentation, dites-vous ?oubliez que je suis une femme, et la tentation n’existeraplus ; ne voyez en moi qu’un ami, un infortuné dont lebonheur, dont la vie dépend de votre protection. Ne craignez pasque jamais je rappelle à votre souvenir que l’amour le plusimpétueux, le plus excessif m’a poussée à déguiser mon sexe ;ne craignez pas qu’entraînée par des désirs contraires à vos vœuxet à mon propre honneur, j’entreprenne de vous détourner de la voiede la rectitude. Non, Ambrosio ! Apprenez à me mieuxconnaître : je vous aime pour vos vertus ; perdez-les, etavec elles vous perdrez mon affection. Je vous regarde comme unsaint ; prouvez-moi que vous n’êtes rien de plus qu’un homme,et je vous quitte avec dégoût. Est-ce donc de moi que vous redoutezla tentation ? de moi, en qui des plaisirs enivrants du monden’ont excité que mépris ? de moi, dont l’attachement ne sefonde que sur l’idée que vous êtes exempt de la fragilitéhumaine ? Oh ! repoussez ces injurieusesappréhensions ! Ambrosio ! cher Ambrosio ! ne mechassez pas de votre présence ; souvenez-vous de votrepromesse, et autorisez-moi à rester.

– Impossible, Mathilde. Votre intérêt mecommande de vous refuser, car si je tremble, c’est pour vous et nonpas pour moi. Après avoir vaincu l’effervescence impétueuse de lajeunesse, après avoir passé trente ans dans la mortification et lapénitence, je pourrais en toute sûreté vous permettre de resterici, sans craindre que vous m’inspiriez aucun sentiment plus vifque la compassion ; mais, pour vous-même, ce séjour dans lecouvent ne peut produire que de funestes conséquences. Vousinterpréterez mal chacune de mes paroles et de mes actions ;vous saisirez avidement chaque circonstance qui vous encouragera àespérer un retour d’affection ; insensiblement vos passionsdeviendront plus fortes que votre raison, et loin que ma présenceles réprime, chaque moment que nous passerons ensemble ne serviraqu’à les irriter. Je sens que le devoir m’oblige de vous traiteravec rigueur ; je dois rejeter votre prière et dissiper touteombre d’espérance qui entretiendrait des sentiments si pernicieux àvotre repos. Mathilde, vous partirez d’ici demain.

– Demain, Ambrosio ? demain ?oh ! ce n’est pas là ce que vous voulez dire ! vousn’avez pas résolu de me pousser au désespoir ! vous n’aurezpas la cruauté…

– Vous avez entendu ma décision,obéissez. Les lois de notre ordre interdisent votre séjour ici. Ilfaut partir ; je vous plains, mais je ne puis rien deplus.

Il prononça ces paroles d’une voix faible ettremblante ; puis, se levant de son siège, il allaits’acheminer vers le monastère : Mathilde poussa un grand cri,et le retint.

– Arrêtez un seul moment, Ambrosio !écoutez un seul mot !

– Je n’ose pas : laissez-moi ;vous connaissez ma détermination.

– Mais un seul mot ! rien qu’unseul, et ce sera fait !

– Laissez-moi ; vos prières sontvaines, il faudra partir demain.

– Allez donc, barbare ! mais cetteressource me reste !

Aussitôt elle tira un poignard ; elledéchira sa robe et plaça la pointe de l’arme sur sa poitrine.

– Mon père, je ne sortirai pas vivante deces murs.

– Arrêtez ! arrêtez, Mathilde !que faites-vous ?

– Vous êtes déterminé, et moi aussi.Aussitôt que vous me quitterez, je me plonge ce poignard dans lecœur.

– Grand saint François ! Mathilde,avez-vous votre raison ? Savez-vous les conséquences de votreaction ? Savez-vous que le suicide est le plus grand descrimes ? que vous perdez votre âme ? que vous renoncez àtout salut ? que vous vous préparez des tourmentséternels ?

– Peu m’importe, peu m’importe,répliqua-t-elle avec véhémence ; ou votre main me guidera auparadis, ou la mienne va me vouer à l’enfer. Parlez-moi,Ambrosio ! dites-moi que vous cacherez mon aventure, que jeresterai votre ami et votre compagnon, ou ce poignard va boire monsang.

À ces mots, elle leva le bras et fit le gestede se frapper. Les yeux du moine suivaient avec terreur lesmouvements de son arme. Son habit entrouvert laissait voir sapoitrine à demi nue ; la pointe du fer posait sur son seingauche, et Dieu ! quel sein ! Les rayons de la lune, quil’éclairaient en plein, permettaient au prieur d’en observer lablancheur éblouissante ; son œil se promena avec une aviditéinsatiable sur le globe charmant ; une sensation jusqu’alorsinconnue remplit son cœur d’un mélange d’anxiété et devolupté ; un feu dévorant courut dans tous ses membres ;le sang bouillait dans ses veines, et mille désirs effrénésemportaient son imagination.

– Arrêtez, cria-t-il d’une voixdéfaillante, je ne résiste plus ! restez donc,enchanteresse ! restez pour ma destruction !

Il dit, et, quittant la place, il s’élançavers le monastère ; il regagna sa couche, la tête perdue,incapable d’agir et de penser.

Il fut quelque temps sans pouvoir mettre del’ordre dans ses idées. La scène où il venait de figurer avaitéveillé dans son âme tant de sentiments divers, qu’il était horsd’état de décider lequel prédominait. Il était incertain sur laconduite qu’il devait tenir avec l’ennemie de son repos ; saconscience lui disait que la prudence, la religion et lesconvenances lui imposaient l’obligation de la renvoyer ducouvent ; mais, d’un autre côté, des raisons si puissantes laretenaient, qu’il n’était que trop porté à consentir qu’ellerestât. Il ne pouvait s’empêcher d’être flatté de la déclaration deMathilde, et de la pensée que, sans le vouloir, il avait triomphéd’un cœur qui avait résisté aux attaques des plus nobles cavaliersde l’Espagne. La manière dont il avait gagné cette affection étaitaussi très satisfaisante pour sa vanité. Il se rappelait toutes lesheures si heureuses qu’il avait passées dans la société de Rosario,et il craignait pour son cœur le vide que cette séparation ylaisserait. En outre, il considérait que, riche comme elle était,la bienveillance de Mathilde pouvait être extrêmement avantageuseau couvent.

– Et que risqué-je, se dit-il, à luipermettre d’y rester ? Ne puis-je sans péril ajouter foi à sesassurances ? Ne me sera-t-il pas facile d’oublier son sexe etde continuer à ne voir en elle que mon ami et mon élève ?Certainement son amour est aussi pur qu’elle le dépeint ; s’ilavait pris sa source dans les désirs des sens, l’aurait-elle silongtemps renfermé dans son sein ? n’aurait-elle pas employéquelque moyen de le satisfaire ? Elle a fait tout lecontraire ; elle s’est efforcée de me cacher son sexe, etc’est la crainte d’être découverte, ce sont mes instances quiseules lui ont arraché son secret.

Alarmé des sentiments auxquels ils’abandonnait, il eut recours à la prière ; il se leva de sonlit, s’agenouilla devant sa belle madone, et la supplia de l’aiderà étouffer ses coupables émotions ; puis il se recoucha ets’endormit.

Il se réveilla brûlant et fatigué. Durant sonsommeil, son imagination enflammée ne lui avait présenté que lesobjets les plus voluptueux. Dans son rêve Mathilde était devantlui, il revoyait sa gorge nue ; elle lui répétait sesprotestations d’amour éternel ; elle lui entourait le cou deses bras, et le couvrait de ses baisers ; il lesrendait ; il la serrait passionnément sur sa poitrine, et… lavision s’évanouissait. Parfois son rêve lui offrait l’image de samadone favorite, et il se figurait être à genoux devant elle ;il lui adressait des vœux, et les yeux du portrait semblaient luireavec une douceur inexprimable ; il pressait ses lèvres contrecelles de la madone, et il les trouvait chaudes ; la figures’animait, sortait de la toile, l’embrassait tendrement, et sessens étaient incapables de supporter une volupté si exquise. Tellesétaient les scènes qui occupèrent ses pensées pendant sonsommeil ; ses désirs non satisfaits suscitaient devant lui lesimages les plus lascives et les plus excitantes, et il se ruaitdans des joies qui jusqu’alors lui avaient été inconnues.

Il se jeta à bas de son lit, plein deconfusion au souvenir de ses songes ; il n’était guère moinshonteux lorsqu’il réfléchissait aux raisons qui, le soir précédent,l’avaient engagé à permettre que Mathilde demeurât. Le nuage quiavait obscurci son jugement venait de se dissiper ; il frémitquand il vit ses arguments dans leur vrai jour, et qu’il reconnutavoir été l’esclave de la flatterie, de la convoitise et del’amour-propre. Si, dans une heure de conversation, Mathilde avaitproduit sur ses sentiments un changement si remarquable, quen’avait-il pas à craindre si elle restait au monastère ?Frappé du danger qu’il courait, et sorti du rêve de sa confiance,il résolut d’insister sur le départ immédiat de Mathilde. Ilcommençait à sentir qu’il n’était point à l’épreuve de latentation, et que, lors même qu’elle saurait se maintenir dans lesbornes de la chasteté, il était hors d’état de lutter contre lespassions dont il s’était cru exempt.

– Agnès ! Agnès ! s’écria-t-ilen réfléchissant à tous ces embarras, j’éprouve déjà l’effet de tamalédiction.

Il quitta sa cellule, décidé à renvoyer lefaux Rosario. Il parut à matines, mais ses pensées étaientabsentes, et il n’y apporta que peu d’attention ; son cœur etsa tête étaient également remplis d’objets mondains, et il priasans dévotion. Le service fini, il descendit au jardin et dirigeases pas vers le même lieu où, le soir précédent, il avait faitcette découverte embarrassante ; il ne doutait pas queMathilde ne l’y vînt retrouver. Il ne se trompait pas : elleentra bientôt dans l’ermitage, et aborda le moine d’un air timide.Après quelques minutes pendant lesquelles ils gardèrent tous deuxle silence, elle parut vouloir parler ; mais le prieur, quidans l’intervalle avait rassemblé toute sa résolution, se hâta del’interrompre ; sans bien en connaître le degré d’influence,il craignait la mélodieuse séduction de cette voix.

– Asseyez-vous près de moi, Mathilde,dit-il, prenant un air de fermeté qu’il évita avec soin de mélangerd’aucune rigueur ; écoutez-moi patiemment, et croyez que dansce que je vais vous dire je suis plutôt guidé par votre intérêt quepar le mien ; croyez que je ressens pour vous la plus tendreamitié, la plus sincère compassion, et que vous ne pouvez paséprouver un chagrin plus vif que celui que j’ai à vous déclarer quenous ne devons plus nous revoir.

– Ambrosio ! cria-t-elle d’une voixqui exprimait à la fois la surprise et la douleur.

– Calmez-vous, mon ami ! monRosario ! laissez-moi vous appeler encore de ce nom qui m’estsi cher. Notre séparation est inévitable ; je rougis d’avouerà quel point elle m’affecte, mais elle doit avoir lieu ; je mesens incapable de vous traiter avec indifférence, et cetteconviction même m’oblige d’insister sur votre départ. Mathilde,vous ne devez pas rester ici plus longtemps. Songez au dangerd’être découverte, à l’opprobre où me plongerait un telévénement ; songez que mon honneur et ma réputation sont enjeu, et que la paix de mon âme dépend de votre consentement.Jusqu’ici mon cœur est libre, je me séparerai de vous avec regret,mais non avec désespoir ; restez, et peu de semaines suffirontpour sacrifier mon bonheur à vos charmes. Vous êtes tropattrayante, trop séduisante ! Je vous aimerais, je vousadorerais ; mon sein deviendrait la proie des désirs quel’honneur et ma profession m’interdisent d’écouter. Si je leurrésistais, l’impétuosité de ces désirs non assouvis m’entraîneraità la folie ; si je cédais à la tentation, j’immolerais à uninstant de plaisirs criminels ma réputation dans ce monde et monsalut dans l’autre. C’est vous vers qui j’accours pour me défendrecontre moi-même. Répondez-moi, Mathilde, quelle est votredécision ?

Elle se taisait.

– Ne parlerez-vous pas, Mathilde ?ne me direz-vous pas quel est votre choix ?

– Cruel ! cruel !s’écria-t-elle en se tordant les mains de douleur, vous savez tropbien que vous ne me laissez pas le choix ; vous savez tropbien que je n’ai pas d’autre volonté que la vôtre !

– Je ne m’étais pas trompé ; lagénérosité de Mathilde égale mon attente.

– Oui, je prouverai la sincérité de matendresse en me soumettant à un arrêt qui me déchire le cœur.Reprenez votre parole ; je quitterai le monastère aujourd’huimême. J’ai une parente qui est supérieure d’un couvent dansl’Estramadure, c’est près d’elle que j’irai et que je me sépareraidu monde pour toujours. Mais dites-moi, mon père, vos vœux mesuivront-ils dans ma solitude ?

– Ah ! Mathilde, j’ai peur de nepenser que trop souvent à vous pour mon repos !

– Je n’ai donc plus rien à désirer, si cen’est de nous retrouver ensemble dans le ciel. Adieu, mon ami, monAmbrosio ! Et pourtant, ce me semble, ce serait uneconsolation pour moi d’emporter quelque gage de votreaffection.

– Que vous donnerai-je ?

– La moindre chose – peu importe – une deces fleurs suffira. (Elle désignait un buisson de roses planté à laporte de la grotte.) Je la cacherai dans mon sein, et quand jeserai morte, les moines la trouveront séchée sur mon cœur.

Le moine était hors d’état de répondre ;d’un pas lent, et l’âme accablée d’affliction, il sortit del’ermitage. Il s’approcha du buisson et s’y arrêta pour cueillirune rose ; soudain, il poussa un cri perçant, revintprécipitamment sur ses pas, et laissa tomber de sa main la fleurqu’il tenait déjà. Mathilde, qui l’avait entendu, vola à lui avecempressement.

– Qu’y a-t-il ? s’écria-t-elle.Répondez-moi, au nom du ciel ! qu’est-il arrivé ?

– Je suis mort, répliqua-t-il d’une voixfaible : caché parmi les roses… un serpent…

La douleur de sa blessure devint si vive,qu’il ne put la supporter : ses sens l’abandonnèrent, et iltomba inanimé dans les bras de Mathilde.

Celle-ci se frappait le sein, et, n’osant pasquitter Ambrosio, elle appelait à grands cris les moines à sonsecours. À la fin elle réussit. Alarmés de ses cris, plusieursfrères accoururent, et le supérieur fut rapporté au couvent. On lemit au lit, et le moine qui faisait office de chirurgien de lacommunauté se mit en devoir d’examiner la blessure. La maind’Ambrosio, cependant, avait enflé d’une manièreextraordinaire ; les remèdes qui lui avaient été administréslui avaient rendu la vie, il est vrai, mais non laconnaissance : il était en proie à toutes les horreurs dudélire. Sa bouche écumait, et quatre moines, des plus forts,suffisaient à peine à le retenir dans son lit.

Le père Pablos (c’était le nom du chirurgien)se hâta d’examiner la main blessée. Les moines entouraient le lit,attendant sa décision avec anxiété ; parmi eux, le fauxRosario ne paraissait pas le moins touché de ce malheur : ilcontemplait le malade avec une angoisse inexprimable, et lesgémissements qui, à tout moment, s’échappaient de son seintrahissaient assez la violence de son affliction.

Le père Pablos sonda la blessure. Lorsqu’ilretira sa lancette, la pointe en était teinte d’une couleurverdâtre. Il secoua tristement la tête, et quitta le chevet dulit.

– C’est ce que je craignais, dit-il, iln’y a pas d’espoir.

– Pas d’espoir, dites-vous ?s’écrièrent les moines tout d’une voix ; pasd’espoir !

– À la soudaineté de l’effet, jesoupçonnais que le prieur avait dû être piqué par unmille-pieds[1] ; le venin que vous voyez sur malancette confirme cette idée. Il ne peut pas vivre trois jours.

– Et ne peut-on trouver aucunremède ? demanda Rosario.

– Pour le sauver, il faudrait extraire lepoison, et le moyen de l’extraire est encore un secret pour moi.Tout ce que je puis faire, c’est d’appliquer des herbes sur lablessure pour en diminuer la douleur ; le malade reprendraconnaissance ; mais le venin corrompra toute la masse de sonsang, et dans trois jours il n’existera plus…

Cette décision remplit tous les cœurs d’uneexcessive affliction. Pablos, comme il l’avait promis, pensa laplaie, et se retira, suivi de ses compagnons. Rosario seul restadans la cellule, le supérieur, à sa prière instante, ayant étéconfié à ses soins. Ambrosio, dont les forces avaient été épuiséespar la violence de ses convulsions, venait de tomber dans unprofond sommeil. Il était tellement accablé de fatigue, qu’ildonnait à peine signe de vie. Il était encore dans cet état,lorsque les moines revinrent s’informer si quelque changement avaiteu lieu. Pablos défit l’appareil, plutôt par curiosité que dansl’espérance de découvrir aucun symptôme favorable. Quel fut sonétonnement de trouver que l’inflammation avait totalementcessé ! Il sonda la plaie ; sa lancette en sortit netteet pure, on ne voyait aucune trace du venin ; et n’était quel’orifice en était encore visible, Pablos aurait douté que lablessure eût jamais existé.

Il donna cette nouvelle à ses frères :leur joie n’eut d’égale que leur surprise. Toutefois cette dernièreimpression céda bientôt à une explication de cet événement touteconforme à leurs idées. Ils furent parfaitement convaincus que leursupérieur était un saint, et pensèrent qu’il était tout naturel quesaint François eût opéré un miracle en sa faveur. Cette opinion futadoptée unanimement. Ils la proclamèrent si bruyamment, et crièrent« Au miracle ! au miracle ! » avec tant deferveur, qu’ils interrompirent le sommeil d’Ambrosio.

Pablos lui donna une médecine fortifiante, etlui conseilla de garder le lit encore deux jours. Puis il seretira, après avoir recommandé à son malade de ne pas s’épuiser àparler, mais de tâcher de prendre quelque repos. Les autres moinessuivirent son exemple, et le prieur et Rosario furent laissés sanstémoins.

Pendant quelques minutes, Ambrosio considérasa garde-malade avec un mélange de plaisir et d’appréhension.

– Et vous êtes encore ici,Mathilde ? dit enfin le prieur ; n’êtes-vous passatisfaite d’avoir été si près de causer ma ruine, qu’un miracleseul a pu me sauver du tombeau ? Ah ! sans doute le ciela envoyé ce serpent pour punir…

Mathilde l’interrompit en lui mettant sa maindevant les lèvres d’un air d’enjouement.

– Chut ! mon père, chut ! il nefaut pas parler.

– Celui qui a fait cette recommandationne savait pas tout ce que j’ai d’intéressant à dire.

– Mais moi, je le sais, et pourtant jerenouvelle positivement son ordre. Je suis chargée de vous garder,et vous ne devez pas me désobéir.

– Vous êtes gaie, Mathilde !

– Je puis bien l’être ; je viensd’éprouver un plaisir tel que je n’en avais jamais eu de mavie.

– Quel est ce plaisir ?

– C’est ce que je dois cacher à tout lemonde, mais surtout à vous.

– Mais surtout à moi ? Non, non, jevous prie, Mathilde…

– Chut ! mon père, chut ! il nefaut pas parler. Mais comme vous ne paraissez pas avoir envie dedormir, voulez-vous que j’essaie de vous amuser avec maharpe ?

– Comment ? Vous savez lamusique ?

– Oh ! je suis un triste talent.Cependant, comme le silence vous est prescrit pendant quarante-huitheures, peut-être vous distrairai-je, quand vous serez fatigué devos réflexions. Je vais chercher ma harpe.

Elle revint bientôt.

– Maintenant, mon père, que vouschanterai-je ? Voulez-vous entendre la ballade en l’honneur duvaillant Durandarte qui périt à la fameuse bataille deRoncevaux ?

– Ce que vous voudrez, Mathilde.

– Oh ! ne m’appelez pasMathilde ! appelez-moi Rosario, appelez-moi votre ami. Voilàles noms que j’aime à voir sortir de vos lèvres. À présent,écoutez.

Elle accorda sa harpe, puis elle préludaquelques moments avec un goût exquis, et qui prouvait un talentconsommé. L’air qu’elle joua était doux et plaintif. Ambrosio, enl’écoutant, sentit son malaise se dissiper, et une mélancoliepleine de charme se répandit dans son âme. Soudain Mathilde changeade mouvement : d’une main hardie et rapide, elle frappaquelques accords bruyants et belliqueux, puis elle chanta sur unair à la fois simple et mélodieux, Durandarte etBelerma.

Tandis qu’elle chantait, Ambrosio écoutaitavec délices : jamais il n’avait ouï une voix plusharmonieuse ; et il s’étonnait que des sons si célestespussent être produits par d’autres que des anges. Mais tout enabandonnant son oreille à l’ivresse, un seul regard le convainquitqu’il ne devait point y exposer ses yeux. La chanteuse se tenait àune petite distance du lit ; son attitude, en se penchant sursa harpe, était aisée et gracieuse : son capuchon, retombé enarrière plus que de coutume, laissait voir deux lèvres de corail,fraîches, mûres, fondantes, et un menton dans les fossettes duquelsemblaient se tapir des milliers d’amours. La longue manche de sarobe aurait traîné sur les cordes de l’instrument ; pourprévenir cet inconvénient, elle l’avait relevée au-dessus ducoude ; et de la sorte se trouvait découvert un bras deproportions exquises, et dont la peau délicate aurait rivalisé deblancheur avec la neige. Ambrosio n’osa la regarder qu’unefois ; mais ce regard suffit pour lui démontrer tout le dangerde la présence de ce séduisant objet. Il ferma les yeux, mais ils’efforçait en vain de la bannir de sa pensée. Elle était toujourslà devant lui, parée de tous les charmes que pouvait créer uncerveau échauffé ; toutes les beautés qu’il avait vuesparaissaient embellies ; et celles qui étaient restéescachées, l’imagination les lui représentait sous des couleursbrûlantes ; cependant, ses vœux et la nécessité de les garderétaient encore présents à sa mémoire. Il luttait contre le désir,et frissonnait en voyant la profondeur de l’abîme ouvert devantlui.

Mathilde cessa de chanter. Redoutantl’influence de ses charmes, Ambrosio restait les yeux fermés etpriait, implorant l’assistance de saint François dans cettedangereuse épreuve ! Mathilde crut qu’il dormait : ellequitta son siège, s’approcha doucement du lit, et resta quelquesminutes à le contempler attentivement.

– Il dort ! dit-elle enfin à voixbasse ; mais le prieur l’entendait parfaitement. Maintenant jepuis donc le regarder sans crime ; je puis mêler mon haleine àla sienne ; je puis me livrer à mon extase, sans qu’il mesoupçonne d’impureté et de tromperie. Oh ! vous, mon saint,mon idole ! vous qui tenez dans mon cœur la première placeaprès Dieu, encore deux jours, et ce cœur vous sera dévoilé. Sivous pouviez savoir ce que j’ai ressenti quand j’ai vu votreagonie ! si vous pouviez savoir combien vos souffrances ontaccru encore ma tendresse pour vous ! mais le temps viendra oùvous serez convaincu de la pureté et du désintéressement de mapassion. Alors vous aurez pitié de moi, et vous supporterez toutentier le poids de ces chagrins.

À ces mots, des sanglots étouffèrent savoix ; elle était penchée sur Ambrosio ; une de seslarmes lui tomba sur la joue.

Le prieur resta en apparence enseveli dans cerepos que chaque nouvelle minute le rendait plus incapable degoûter. La chaleur brûlante de cette larme s’était communiquée àson cœur.

– Quelle affection ! quellepureté ! se dit-il intérieurement. Ah ! si mon sein estsi accessible à la pitié, que serait-il donc agité parl’amour !

Mathilde quitta de nouveau son siège, et seretira à quelque distance du lit. Ambrosio se hasarda à ouvrir lesyeux, et à les porter craintivement sur elle. Elle n’avait point lafigure tournée vers lui ; elle avait la tête appuyée sur saharpe, dans une pose mélancolique, et elle considérait le portraitsuspendu en face du lit.

– Heureuse, heureuse image ! (c’estainsi qu’elle s’adressait à la belle madone) ; c’est à vousqu’il offre ses prières ; c’est vous qu’il contemple avecadmiration. Je pensais que vous auriez allégé mes peines ;vous n’avez servi qu’à les aggraver ; vous m’avez fait sentirque, si je l’avais connu avant qu’il ne prononçât ses vœux,Ambrosio et le bonheur auraient pu être à moi. Avec quel plaisir ilregarde cette peinture ; avec quelle ferveur il adresse sesprières à cette image insensible ! Ah ! ses sentiments nepeuvent-ils être inspirés secrètement par quelque bon génie propiceà mon amour ? n’est-ce pas l’instinct naturel de l’homme quil’avertit ? Taisons-nous ! vaines espérances !n’encourageons pas une idée qui ôte de son éclat à la vertud’Ambrosio. C’est la religion, et non la beauté, qui attire sonadmiration ; ce n’est pas devant la femme, c’est devant ladivinité qu’il s’agenouille. Ah ! s’il pouvait m’adresser lamoins tendre des expressions qu’il prodigue à cettemadone !

Le prieur ne perdit pas une syllabe de cediscours : involontairement il leva sa tête de l’oreiller.

– Mathilde ! dit-il d’une voixtroublée, oh ! ma Mathilde !

À cette voix, elle tressaillit et se tournavers lui. La soudaineté de son mouvement fit tomber son capuchon enarrière, et son visage se découvrit aux yeux avides du moine. Commeil fut stupéfait de voir l’exacte ressemblance de sa madoneadorée ! la même exquise proportion de traits, la mêmeprofusion de cheveux dorés, les mêmes lèvres de rose, les mêmesyeux célestes, la même majesté de maintien ! Poussant uneexclamation de surprise, il retomba sur son oreiller, incertains’il avait devant lui une mortelle ou une divinité.

Mathilde semblait pénétrée de confusion. Ellerestait immobile à sa place, et appuyée sur son instrument. Sesyeux étaient baissés vers la terre, et ses belles joues couvertesde rougeur. En revenant à elle, son premier mouvement fut de cacherses traits ; puis, d’une voix chancelante et troublée, elles’aventura à adresser au moins ces mots :

– Le hasard vous a rendu maître d’unsecret que je n’aurais jamais révélé que sur mon lit de mort. Oui,Ambrosio, dans Mathilde de Villanegas vous voyez l’original devotre bien-aimée madone. Peu après que cette malheureuse passioneut pris naissance dans mon cœur, je formai le dessein de vousfaire parvenir mon portrait. Le nombre de mes admirateurs m’avaitpersuadée que je possédais quelque beauté, et je brûlais de savoirl’effet qu’elle produirait sur vous. Je me fis peindre par MartinGaluppi, un Vénitien célèbre qui, à cette époque, résidait àMadrid. La ressemblance fut frappante ; j’envoyai le portraitau couvent des capucins comme s’il était à vendre, et le juif quil’apporta était un de mes émissaires. Vous en fîtesl’acquisition : jugez de mon ravissement, quand je sus quevous l’aviez contemplé avec bonheur, ou plutôt avecadoration ; que vous l’aviez suspendu dans votre cellule, etque vous n’adressiez plus vos supplications à aucun autresaint ! Chaque jour je vous ai entendu faire l’éloge de monportrait ; j’ai été témoin des transports que sa beautéexcitait en vous : cependant je me suis abstenue d’user contrevotre vertu des armes que vous m’aviez fournies vous-même ; jevous ai caché ces traits que vous aimiez sans le savoir ; jen’ai pas cherché à allumer vos désirs en découvrant mes charmes, età me rendre maîtresse de votre cœur par l’entremise de vossens : attirer votre attention par ma studieuse observance desdevoirs religieux, me faire chérir de vous en vous prouvant que monâme était vertueuse et mon attachement sincère, tel a été mon seulbut. J’ai réussi ; je suis devenue votre compagnon et votreami ; j’ai dérobé mon sexe à votre connaissance ; et sivous ne m’aviez pressée de révéler mon secret, si je n’avais ététourmentée de la crainte d’être découverte, vous ne m’auriez jamaisconnue que pour Rosario. Êtes-vous toujours résolu à mechasser ? Le peu d’heures de vie qui me restent encore, nepuis-je les passer en votre présence ? Oh ! parlez,Ambrosio, et dites-moi que je puis rester.

– Mathilde, songez à votreposition ; songez aux conséquences de votre séjour ici ;notre séparation est indispensable ; nous devons nous direadieu.

– Mais pas aujourd’hui, mon père !Oh ! par pitié, pas aujourd’hui.

– Vous me pressez trop vivement ;mais je ne puis résister à ce ton suppliant. Puisque vous insistez,je cède à votre prière, je consens à vous laisser un délaisuffisant pour préparer un peu les frères à votre départ ;restez encore deux jours ; mais le troisième… (il soupiramalgré lui) souvenez-vous que le troisième, il faudra nous quitterpour jamais !

Elle lui saisit les mains et les pressa contreses lèvres.

– Le troisième, s’écria-t-elle d’un airégaré et solennel, vous avez raison, mon père, vous avezraison ! le troisième, il faudra nous quitter pourjamais !

En prononçant ces paroles, elle avait dans lesyeux une expression effrayante, qui pénétra d’horreur l’âme dumoine. Elle lui baisa de nouveau la main, et sortit rapidement dela chambre.

Le moine réfléchit qu’il y avait infinimentplus de mérite à vaincre la tentation qu’à l’éviter ; il pensaqu’il devait plutôt se réjouir de l’occasion qui lui était offertede prouver la fermeté de sa vertu. Saint Antoine avait bien résistéà toutes les séductions de la volupté, pourquoi n’y résisterait-ilpas ? D’ailleurs saint Antoine était tenté par le diable, quimettait en jeu toutes les ruses de l’enfer pour exciter sespassions, tandis qu’Ambrosio n’avait à redouter qu’une simplemortelle, craintive et pudique, qui n’appréhendait pas moins quelui de le voir succomber.

Ambrosio avait encore à apprendre que, pour uncœur qui n’en a pas l’expérience, le vice est toujours plusdangereux lorsqu’il se cache derrière le masque de la vertu.

Il se trouva si parfaitement rétabli que,lorsque le père Pablos revint le soir, il lui demanda à quitter lachambre le lendemain ; cette permission lui fut accordée. Leprieur dormit bien : mais les songes de la nuit précédente serenouvelèrent, et les sensations voluptueuses furent encore plusintenses et plus exquises. Les mêmes visions excitantes flottaientdevant ses yeux : Mathilde, dans tout l’éclat de sa beauté,chaude, tendre, lascive, le pressait contre son cœur, et luiprodiguait les plus ardentes caresses. Il les rendait avec nonmoins d’ardeur, et déjà il était sur le point de satisfaire sesdésirs, lorsque la forme infidèle disparut et le laissa en proie àtoutes les horreurs de la honte et du désappointement.

Le matin se levait. Fatigué, harassé, épuisépar ces songes provocants, il n’était pas disposé à quitter sonlit : il se dispensa de se rendre à matines ; c’était lapremière fois de sa vie qu’il y avait manqué. Il se levatard ; de tout le jour, il n’eut aucune occasion de parler àMathilde sans témoins : sa cellule était remplie de moines,empressés de lui témoigner la part qu’ils avaient prise à samaladie.

Après dîner, le prieur dirigea ses pas versl’ermitage. De l’œil il avait fait signe à Mathilde del’accompagner ; elle obéit, et l’y suivit en silence. Ilsentrèrent dans la grotte et s’assirent. Tous deux semblaientrépugner à commencer l’entretien, et souffrir du même embarras.

Les efforts de Mathilde pour être gaie étaienttrop évidents. Son esprit languissait sous le poids de son anxiété,et quand elle parlait, sa voix était faible et basse : elleparaissait impatiente de mettre fin à une conversation qui lagênait, et, se plaignant d’être souffrante, elle demanda à Ambrosiola permission de retourner au couvent. Il la reconduisit jusqu’à laporte de sa cellule, et, arrivés là, il s’arrêta pour lui annoncerqu’il consentait à ce qu’elle continuât de partager sa solitude,aussi longtemps qu’elle le trouverait agréable.

Elle ne donna aucune marque de plaisir enrecevant cette nouvelle, quoique, le jour précédent, elle eût siinstamment sollicité cette permission.

– Hélas ! mon père, dit-elle ensecouant tristement la tête, votre bonté vient trop tard ; monsort est fixé ; nous devons nous séparer pour jamais. Croyezpourtant que je suis reconnaissante de votre générosité, de votrecompassion pour une infortunée qui n’y a que trop peu dedroits.

Elle porta son mouchoir à ses yeux ; soncapuchon n’était qu’à moitié tiré sur sa figure. Ambrosio remarquaqu’elle était pâle, que ses yeux étaient creux et battus.

– Bonté divine ! s’écria-t-il, vousêtes très malade, Mathilde ; je vais vous envoyer le pèrePablos.

– Non, non ; je suis malade, il estvrai ; mais il ne peut pas me guérir. Adieu, mon père !souvenez-vous de moi dans vos prières demain, quand je mesouviendrai de vous dans le ciel.

Elle entra dans sa cellule, et en ferma laporte.

Le prieur, sans perdre un instant, lui envoyale médecin, dont il attendit impatiemment le rapport ; mais lepère Pablos revint bientôt, et annonça que sa démarche avait étésans résultat. Rosario refusait de l’admettre, et avaitpositivement rejeté ses offres d’assistance. Le malaise que cetteréponse causa à Ambrosio ne fut pas médiocre ; cependant ilrésolut de laisser, cette nuit, Mathilde en faire à sa tête ;mais si son état n’était pas amélioré le lendemain matin, alors ilinsisterait pour qu’elle consultât le père Pablos.

Il ne se sentait pas disposé à dormir. Ilpensa à la beauté et à la tendresse de Mathilde, aux plaisirs qu’ilaurait partagés avec elle, s’il n’avait pas été retenu dans leschaînes monastiques. Il réfléchit que, n’étant point alimenté parl’espoir, l’amour qu’elle avait pour lui ne pouvait pas longtempssubsister ; que sans doute elle parviendrait à éteindre sapassion, et chercherait le bonheur dans les bras d’un homme plusheureux. Il frémit en songeant au vide que cette perte luilaisserait au cœur ; il jeta un regard de dégoût sur lamonotonie de sa vie de couvent, et se tourna avec un soupir vers cemonde dont il était séparé à tout jamais. Telles étaient lesréflexions qu’interrompit un coup bruyant frappé à sa porte. Lacloche de l’église venait de sonner deux heures. Inquiet de savoirce qu’on lui voulait, le prieur se hâta d’ouvrir sa cellule et unfrère lai entra, le trouble et l’agitation dans les yeux.

– Hâtez-vous, révérend père !dit-il. Venez chez le jeune Rosario ; il demande instamment àvous voir ; il est à l’article de la mort.

– Juste Dieu ! où est le pèrePablos ?

– Le père Pablos l’a vu, mais son art n’ypeut rien. Il soupçonne le jeune homme d’être empoisonné.

– Empoisonné ! Oh !l’infortuné ! voilà ce que je redoutais !

Il dit, et vola vers la cellule du novice.Plusieurs moines étaient déjà dans la chambre, le père Pablos parmieux, tenant une médecine en main, et s’efforçant de décider Rosarioà la prendre. Les autres étaient occupés à admirer les traitsdivins du malade, qu’ils voyaient en ce moment pour la premièrefois. Elle paraissait plus charmante que jamais ; elle n’étaitplus ni pâle ni languissante ; un vif éclat était répandu surses joues, ses yeux brillaient d’une joie sereine, et saphysionomie exprimait la confiance et la résignation.

– Oh ! ne me tourmentez plus !disait-elle à Pablos, lorsque le prieur, terrifié, entra dans lacellule. Mon mal est bien au-dessus de toute votre science, et jene désire pas d’en guérir. Puis, apercevant Ambrosio :Ah ! c’est lui ! s’écria-t-elle ; je le revoisencore avant que nous nous séparions pour jamais !laissez-moi, mes frères ; j’ai bien des choses à dire enparticulier à ce saint homme !

Les moines se retirèrent immédiatement, etMathilde et le prieur restèrent ensemble.

– Qu’avez-vous fait, imprudente ?s’écria ce dernier aussitôt qu’ils furent seuls : dites-moi,mes soupçons sont-ils justes ? Est-il vrai que je doive vousperdre ? Votre bras a-t-il été l’instrument de votredestruction ?

Elle sourit, et lui serra la main.

– En quoi ai-je été imprudente, monpère ? J’ai sacrifié un caillou et sauvé un diamant. Ma mortconserve une vie précieuse au monde, et qui m’est plus chère que lamienne. Oui, mon père, je suis empoisonnée ; mais sachez quece poison a circulé auparavant dans vos veines.

– Mathilde !

– Ce que je vous dis, j’avais résolu dene vous le découvrir qu’au lit de mort : le moment est arrivé.Vous ne pouvez avoir déjà oublié le jour où votre vie fut mise endanger, par la morsure d’un mille-pieds. Le médecin vousabandonnait, déclarant ignorer le moyen d’extraire le venin ;j’en connaissais un, moi, et je n’ai pas hésité à l’employer. Onm’avait laissée seule avec vous ; vous dormiez : j’aidéfait l’appareil de votre main, j’ai baisé la plaie, et de meslèvres sucé le poison. L’effet a été plus prompt que je n’avaiscru. Je sens la mort dans mon cœur ; une heure encore, et jeserai dans un meilleur monde.

– Dieu tout-puissant ! s’écria leprieur ; et il tomba sur le lit, presque sans vie. Au bout dequelques minutes, il se releva subitement et regarda Mathilde avectout l’égarement du désespoir.

– Et vous vous êtes sacrifiée àmoi ? Vous mourez, vous mourez pour sauver Ambrosio ! etn’y a-t-il donc pas de remède, Mathilde ? et n’y a-t-il doncpas d’espoir ? Parlez-moi, oh ! parlez-moi !dites-moi qu’il existe encore quelque ressource ?

– Rassurez-vous, mon unique ami !oui, j’ai encore une ressource, mais une ressource que je n’oseemployer ; elle est dangereuse, elle est terrible ! ceserait acheter trop cher la vie… à moins qu’il ne me fût permis devivre pour vous.

– Eh bien ! vivez pour moi,Mathilde, pour moi et pour la reconnaissance !

Il lui saisit la main, et la porta avectransport à ses lèvres.

– Rappelez-vous nos derniers entretiens,je consens à tout. Rappelez-vous de quelles vives couleurs vousavez peint l’union des âmes, que la nôtre réalise ces idées.Oublions les distinctions de sexe, méprisons les préjugés du monde,et ne voyons, l’un dans l’autre, qu’un frère et un ami. Vivez donc,Mathilde, oh ! vivez pour moi !

– Ambrosio, cela ne se peut ; quandje l’ai cru, je vous ai abusé, et moi-même avec vous. Il faut queje meure à présent, ou dans les lentes tortures d’un désir nonassouvi.

– Ô stupéfaction ! Mathilde !est-ce bien vous qui me parlez ?

Il fit un mouvement pour quitter son siège.Elle poussa un grand cri, et s’élançant à moitié hors du lit, ellejeta ses bras autour du moine pour le retenir.

– Oh ! ne me quittez pas !écoutez mes erreurs avec pitié ; dans peu d’heures je ne seraiplus : encore un peu, et je serai délivrée de cette honteusepassion.

– Malheureuse ! que puis-je vousdire ? je ne puis… je ne dois pas… mais vivez, Mathilde !oh ! vivez !

– Vous ne réfléchissez pas à ce que vousdemandez. Quoi ! vivre pour me plonger dans l’infamie ?pour devenir un agent de l’enfer ? pour consommer votredestruction et la mienne ? Touchez ce cœur, mon père.

Elle lui prit la main. Confus, embarrassé etfasciné, il ne fit point de résistance, et sentit son cœur battresous sa main.

– Sentez ce cœur, mon père ! il estencore le siège de l’honneur, de la candeur, de la chasteté ;s’il bat demain, il tombera en proie aux plus noirs forfaits.Oh ! laissez-moi donc mourir aujourd’hui ! laissez-moimourir tandis que je mérite encore les larmes des hommes vertueux.C’est ainsi que je veux expirer ! (Elle posa sa tête surl’épaule du moine, et de ses cheveux dorés elle lui couvrait lapoitrine.)

Il faisait nuit, tout était silencealentour ; la faible lueur d’une lampe solitaire tombait surMathilde, et répandait dans la chambre un jour sombre etmystérieux. Aucun œil indiscret, aucune oreille curieuse n’épiaitles amants ; rien ne s’entendait que les accents mélodieux deMathilde. Ambrosio était dans la pleine vigueur de l’âge ; ilvoyait devant lui une femme jeune et belle, qui lui avait sauvé lavie, qui était amoureuse de lui, et que cet amour avait conduiteaux portes du tombeau. Il s’assit sur le lit, sa main étaittoujours sur le sein de Mathilde dont la tête reposaitvoluptueusement appuyée sur sa poitrine : qui peut s’étonnerqu’il succombât à la tentation ? Ivre de désir, il pressa seslèvres sur celles qui les cherchaient :

– Ambrosio ! oh ! monAmbrosio ! soupira-t-elle.

– À toi, à toi pour jamais ! murmurale moine ; et il expira sur son sein.

Chapitre 3

 

Le marquis et Lorenzo arrivèrent enfin àl’hôtel de Las Cisternas.

– Excusez-moi, seigneur, dit Lorenzo d’unair de réserve, si je réponds avec quelque froideur aux égards quevous me témoignez. L’honneur d’une sœur est compromis dans cetteaffaire. J’espère que vous ne différerez pas l’éclaircissement quevous m’avez promis.

– Auparavant, donnez-moi votre parole quevous m’écouterez patiemment et avec indulgence.

– J’aime trop ma sœur pour la jugerrigoureusement ; et jusqu’à ce jour je n’ai pas eu d’ami quime fût plus cher que vous. J’avouerai de plus, que le pouvoir quevous avez de m’obliger dans une affaire qui me tient fort au cœur,me fait désirer ardemment que vous soyez toujours digne de monestime.

– Lorenzo, vous ne pouvez me faire unplus grand plaisir que de me procurer l’occasion d’être utile aufrère d’Agnès.

– Prouvez-moi que je puis accepter vosservices sans déshonneur, et il n’est personne au monde à quij’aime mieux avoir obligation.

– Probablement vous avez entendu votresœur parler d’Alphonso d’Alvarada ?

– Jamais. Encore enfant, elle a étéconfiée aux soins de sa tante qui avait épousé un gentilhommeallemand. Il n’y a que deux ans qu’elle a quitté leur château pourrevenir en Espagne, lorsqu’elle s’est déterminée à renoncer aumonde.

– Bon Dieu ! Lorenzo, vous saviezson intention, et vous n’avez fait aucun effort pour l’endissuader !

– Marquis, vous me faites injure :la nouvelle que j’en reçus à Naples m’affligea extrêmement, et jeme hâtai de revenir à Madrid dans le dessein exprès d’empêcher cesacrifice. À mon arrivée, je volai au couvent de Sainte-Claire,qu’Agnès avait choisi pour faire son noviciat. Je demandai à voirma sœur. Figurez-vous ma surprise : elle refusa de merecevoir ; elle déclarait positivement qu’appréhendant moninfluence sur son esprit, elle ne voulait pas s’exposer à uneentrevue avec moi avant la veille du jour où elle devait prendre levoile. Je suppliai les nonnes ; j’insistai pour voir Agnès, etje n’hésitai pas à les soupçonner hautement de la retenir loin demoi contre son gré. Pour se disculper de cette imputation deviolence, l’abbesse m’apporta quelques lignes, écrites évidemmentde la main de ma sœur, et où elle confirmait le premier message.Tous mes efforts subséquents pour obtenir un moment de conversationavec elle furent aussi inutiles. Elle était inflexible, et je n’eusla permission de la voir que le jour qui précéda celui où elleallait entrer au cloître pour ne plus le quitter. Cette entrevueeut lieu en présence de nos principaux parents. C’était pour lapremière fois depuis son enfance que je la voyais, et ce fut unescène des plus attendrissantes : elle se jeta dans mes bras,m’embrassa, et pleura amèrement. Par tous les arguments possibles,par les larmes, par les prières ; à deux genoux, je m’efforçaide lui faire abandonner sa résolution. Je lui représentai tout cequ’avait de pénible la vie monastique ; je dépeignis à sonimagination tous les plaisirs qu’elle allait quitter et je laconjurai de me révéler ce qui occasionnait son dégoût pour lemonde. À cette dernière question, elle devint pâle, et ses larmescoulèrent encore plus abondamment. Elle me supplia de ne pointinsister sur cette question : qu’il me suffit de savoir que sadétermination était prise, et qu’un couvent était le seul lieu oùelle pouvait maintenant espérer de la tranquillité. Elle persévéradans son dessein et prononça ses vœux. Je l’allai voir souvent à lagrille, et chaque moment que je passai avec elle me fit éprouverplus de chagrin de sa perte. Peu de temps après, je fus obligé dequitter Madrid ; je ne suis revenu que hier au soir, et depuisje n’ai pas eu le temps d’aller au couvent de Sainte-Claire.

– Ainsi, avant de l’entendre de mabouche, le nom d’Alphonso d’Alvarada vous était inconnu ?

– Pardonnez-moi ; ma tante m’a écritqu’un aventurier de ce nom avait trouvé moyen de s’introduire dansle château de Lindenberg, qu’il s’était insinué dans les bonnesgrâces de ma sœur, et qu’elle avait même consenti à s’enfuir aveclui. Mais avant que ce plan ne fût exécuté, le cavalier apprit queles terres qu’il croyait être les propriétés d’Agnès, àSaint-Domingue, m’appartenaient à moi. Cette découverte le fitchanger d’idée : il disparut le jour où l’enlèvement devaitavoir lieu, et Agnès, au désespoir de sa perfidie et de sabassesse, prit le parti de se renfermer dans un couvent. Ma tanteajoutait que, comme cet aventurier s’était donné pour être un demes amis, elle désirait savoir s’il m’était connu. Je répondis quenon. Je ne me doutais guère alors qu’Alphonso d’Alvarada et lemarquis de Las Cisternas étaient une seule et même personne :le portrait qu’on me faisait du premier n’avait aucun rapport avecce que je savais du second.

– En cela je reconnais facilement lecaractère perfide de doña Rodolpha. Chaque mot de ce récit porte lecachet de sa méchanceté, de sa fausseté, du talent qu’elle a denoircir ceux à qui elle veut nuire. Pardonnez-moi, Médina, deparler si librement de votre parente. Le mal qu’elle m’a faitautorise mon ressentiment, et quand vous aurez entendu monhistoire, vous serez convaincu que mes expressions n’ont point ététrop sévères.

Il commença alors son récit de la manièresuivante.

HISTOIRE DE DON RAYMOND,

MARQUIS DE LAS CISTERNAS

En quittant Salamanque où vous restâtes àl’université une année après moi, comme je l’ai su depuis, jecommençai immédiatement le cours de mes voyages. Mon père fournitgénéreusement à mes dépenses ; mais il me recommanda de cachermon rang et de ne me présenter partout que comme un simplegentilhomme. Cette idée lui avait été suggérée par son ami le ducde Villa Hermosa, un seigneur dont l’habileté et la connaissance dumonde m’ont toujours inspiré la plus profonde vénération :« Croyez-moi, mon cher Raymond, me dit-il, vous recueillerezplus tard le fruit de cet abaissement temporaire. Il est vrai que,comme comte de Las Cisternas, vous seriez reçu les bras ouverts, etque votre vanité de jeune homme serait satisfaite des attentionsqui pleuvraient sur vous de tout côté. Maintenant, c’est devous-même que presque tout va dépendre ; vous avezd’excellentes recommandations, mais ce sera votre affaire de vousles rendre utiles ; il faudra faire des frais pour plaire, ilfaudra vous étudier à obtenir l’approbation des personnes à quivous serez présenté. Celles qui auraient recherché l’amitié ducomte de Las Cisternas n’auront aucun intérêt à découvrir le mériteou à supporter patiemment les défauts d’Alphonso d’Alvarada ;en conséquence, lorsque vous vous verrez réellement goûté, vouspourrez sans crainte l’attribuer à vos bonnes qualités et non àvotre rang, et la distinction dont vous serez l’objet serainfiniment plus flatteuse. »

Je suivis le conseil du duc, et bientôt lasagesse m’en fut démontrée. Je quittai l’Espagne, sous le nom dedon Alphonso d’Alvarada, et suivi d’un seul domestique d’unefidélité éprouvée. Paris fut mon premier séjour. Pendant quelquetemps j’en fus enchanté, comme en effet doit l’être tout jeunehomme, riche, et avide de plaisir. Cependant, toute sa gaieté melaissait un vide au cœur. Je devins las de dissipation ; jem’aperçus que les gens au milieu desquels je vivais, et dontl’extérieur était si poli, si séduisant, étaient au fond frivoles,insensibles et peu sincères.

Je tournai mes pas vers l’Allemagne ; monintention était de visiter les principales cours. Avant cetteexcursion, je voulais m’arrêter quelque peu à Strasbourg. Comme jedescendais de ma chaise, à Lunéville, pour prendre quelquesrafraîchissements, je remarquai un brillant équipage, suivi dequatre domestiques vêtus d’une riche livrée, et qui était arrêté àla porte du Lion d’Argent. Bientôt après, en regardant par lacroisée, je vis une dame d’un extérieur plein de noblesse, etaccompagnée de deux femmes de chambre, monter dans le carrosse, quipartit immédiatement.

Je demandai à l’hôte quelle était cettedame.

– Une baronne allemande, monsieur, dehaut rang et d’une grande fortune ; elle vient de rendrevisite à la duchesse de Longueville, à ce que m’ont dit ses gens.Elle va à Strasbourg, où elle trouvera son mari, et de là ilsretourneront ensemble à leur château en Allemagne.

Je me remis en chemin, voulant arriver le soirmême à Strasbourg. Mais ma chaise s’étant brisée, mon espoir futtrompé. L’accident m’était arrivé au milieu d’une épaisse forêt, etje n’étais pas peu embarrassé de trouver le moyen de continuer maroute. On était au cœur de l’hiver ; déjà la nuit tombait, etStrasbourg, qui était la ville la plus proche, était encore éloignéde plusieurs lieues. Il me parut que si je ne voulais pas passer lanuit dans la forêt, je n’avais pas d’autre parti à prendre que demonter sur le cheval de mon domestique et de gagner ainsiStrasbourg ; expédient qui, dans cette saison, était loind’être agréable.

Par bonheur, à ce que je pensais, il s’offritune occasion de passer la nuit plus agréablement que je ne m’yattendais. Lorsque j’exprimai l’intention d’aller seul jusqu’àStrasbourg, le postillon secoua la tête d’un air dedésapprobation.

– Si je ne me trompe, dit-il, nous sommestout au plus à cinq minutes de marche de la cabane de mon vieil amiBaptiste : c’est un bûcheron et un très honnête garçon ;je ne doute pas qu’il ne vous donne asile avec plaisir pour cettenuit. Pendant ce temps-là, je puis prendre le cheval de selle,aller à Strasbourg, et revenir avec les ouvriers qu’il faudra pourréparer la voiture au point du jour.

– Et, au nom du ciel, dis-je, commentavez-vous pu nous laisser si longtemps en suspens ! pourquoin’avoir pas parlé plus tôt de cette cabane ?

Nous nous mîmes en marche : les chevauxréussirent, non sans peine, à traîner derrière nous la voiturebrisée ; mon domestique avait presque perdu la parole, et jecommençais moi-même à sentir les effets du froid, lorsque nousatteignîmes le but tant désiré. C’était une maison petite, maispropre. En m’approchant, je me réjouis d’apercevoir à travers lafenêtre la clarté d’un bon feu. Notre conducteur frappa à laporte ; il se passa quelque temps avant qu’on répondît ;les gens de l’intérieur semblaient incertains s’ils devaient nousrecevoir.

– Allons, allons, ami Baptiste, cria lepostillon impatienté ; que faites-vous ?dormez-vous ? ou refuserez-vous de loger cette nuit ungentilhomme dont la chaise vient de se briser dans laforêt ?

– Ah ! est-ce vous, braveClaude ? répliqua une voix d’homme. Attendez un instant, on vavous ouvrir.

Bientôt les verrous se tirèrent, la portes’ouvrit, et un homme se présenta, une lampe à la main ; ilfit au guide une réception cordiale, et, s’adressant àmoi :

– Entrez, monsieur, entrez, et soyez bienvenu. Excusez-moi de ne pas vous avoir reçu d’abord ; mais ily a tant de vauriens par ici, que, sauf votre respect, je vous aipris pour un d’eux.

Tout en parlant, il nous introduisit dans lachambre où j’avais remarqué le feu, et il me fit asseoir dans unbon fauteuil placé au coin de la cheminée. Une femme, que jesupposai être celle de mon hôte, se leva de son siège à mon entrée,et me reçut en me faisant une légère et froide révérence. Lesmanières de son mari étaient aussi prévenantes que les siennesétaient rudes et repoussantes.

– Je voudrais pouvoir vous loger plusconvenablement, monsieur, dit-il, mais nous ne pouvons pas nousvanter d’avoir beaucoup de place dans cette chaumière. Pourtantnous ferons en sorte de vous donner une chambre pour vous et unepour votre domestique. Il faudra vous contenter d’une maigrechère ; mais ce que nous avons, croyez que nous vous l’offronsde bon cœur.

La femme jeta brusquement son ouvrage sur latable, avec une mauvaise humeur visible. Sa physionomie m’avaitdéplu de prime abord ; cependant, après tout, ses traitsétaient beaux incontestablement, mais elle était jeune et maigre.Chacun de ses regards et de ses gestes exprimait le mécontentementet l’impatience, et les réponses qu’elle faisait à Baptistelorsqu’il lui reprochait en riant son air bougon étaient aigres,brèves et piquantes. Enfin, à première vue, je conçus pour elleautant de répugnance que je me sentis bien disposé en faveur de sonmari, dont l’extérieur était fait pour inspirer l’estime et laconfiance. Sa physionomie, à lui, était ouverte, franche,amicale ; ses manières avaient l’honnête simplicité de cellesdes paysans sans en avoir la grossièreté ; ses joues étaientlarges, pleines et rubicondes, et par l’ampleur de sa carrure ilsemblait faire amende honorable pour la maigreur de sa femme. Auxrides de son front, je lui donnai soixante ans ; mais ilportait bien son âge et avait l’air dispos et vigoureux ; lafemme ne pouvait pas avoir plus de trente ans, mais comme activitéde corps et d’esprit, elle était infiniment plus vieille que sonmari.

Le postillon alla mettre ses chevaux dansl’écurie du bûcheron ; Baptiste le suivit jusqu’à la porte, etregardait dehors avec inquiétude.

– Il fait un vent âpre et cuisant,dit-il ; je ne comprends pas ce qui peut retenir mes garçonssi tard ! Monsieur, je vous montrerai deux des plus beaux garsqui aient jamais chaussé soulier de cuir. L’aîné a vingt-trois ans,le second est d’un an plus jeune. À cinquante milles de Strasbourg,il n’y a pas leurs pareils pour la raison, le courage etl’activité.

Marguerite, pendant ce temps-là, était occupéeà mettre la nappe.

– Êtes-vous inquiète aussi ? luidis-je.

– Moi, non, répondit-elle d’un airrevêche. Ce ne sont pas mes fils.

– Allons, allons, Marguerite ! ditle mari, ne te fâche pas contre monsieur ; sa question esttoute simple ; si tu n’avais pas l’air de si méchante humeur,il ne t’aurait jamais crue assez vieille pour avoir un fils devingt-trois ans ; mais vois comme ton mauvais caractère tevieillit ! Allons, allons, Marguerite ! déridons-nous unpeu ; si tu n’as pas d’enfants aussi âgés, tu en auras dansquelque vingt ans d’ici, et j’espère que nous vivrons assez pourles voir tout pareils à Jacques et à Robert.

Marguerite joignit les mains avecemportement.

– Dieu m’en préserve ! dit-elle,Dieu m’en préserve ! Si je le croyais, je les étranglerais demes propres mains.

Elle quitta précipitamment la chambre et montal’escalier.

Je ne pus m’empêcher de témoigner au bûcheroncombien je le plaignais d’être enchaîné pour la vie à une compagned’un caractère si difficile.

– Ah ! seigneur ! monsieur,chacun a sa part de souffrance, et Marguerite est la mienne.D’ailleurs, après tout, elle est maussade et non méchante : lepis est que son affection pour deux enfants qu’elle a eus d’unpremier mari lui fait jouer le rôle de marâtre avec les deuxmiens.

Nous causions de la sorte, lorsque notreconversation fut interrompue par un grand cri qui venait de laforêt.

– Ce sont mes fils, j’espère ! ditle bûcheron, et il courut ouvrir la porte.

Le cri fut répété. Nous distinguâmes un bruitde chevaux, et bientôt après un carrosse, suivi de plusieurscavaliers, s’arrêta à la porte de la cabane. Un d’eux demanda àquelle distance ils étaient encore de Strasbourg ; commec’était à moi qu’il s’adressait, je lui répondis qu’ils en étaientà tant de lieues, le nombre que m’avait dit Claude ; sur quoiune grêle d’imprécations tomba sur les postillons qui s’étaientégarés. Les personnes qui étaient dans la voiture avaient étéprévenues de la distance, et aussi que les chevaux étaient fatiguésà ne pouvoir aller plus loin. Une dame, qui paraissait être lamaîtresse, montra beaucoup de chagrin à cette nouvelle ; maiscomme il n’y avait pas de remède, un des domestiques s’enquit dubûcheron s’il pouvait les loger cette nuit.

Il parut fort embarrassé, et répondit que non,ajoutant qu’un gentilhomme espagnol et son valet étaient déjà enpossession des seules pièces disponibles de la maison. À ces mots,la galanterie de ma nation ne me permit pas de garder un logementdont une femme avait besoin. Je signifiai sur-le-champ au bûcheronque je transférais mon droit à cette dame. Il fit quelquesobjections, mais j’en triomphai ; et courant à la voiture,j’en ouvris la portière, et j’aidai la dame à descendre. Je lareconnus immédiatement pour la même personne que j’avais vue àl’auberge de Lunéville. Je saisis une occasion de demander à un deses domestiques quel était son nom.

– La baronne Lindenberg, fut laréponse.

Il était impossible de ne pas remarquercombien l’accueil fait par l’hôte à ces nouveaux venus étaitdifférent de celui qu’il m’avait fait à moi-même. Sa répugnance àles recevoir se lisait visiblement sur sa physionomie, et il eut dela peine à prendre sur lui de dire à la dame qu’elle étaitbienvenue. Je l’introduisis dans la maison, et la fis asseoir dansle fauteuil que je venais de quitter. Elle me remercia fortgracieusement, et me fit mille excuses de l’incommodité qu’elle mecausait. Tout à coup la mine du bûcheron s’éclaircit.

– Enfin j’ai tout arrangé ! dit-il,en l’interrompant. Je puis, madame, vous loger, vous et votresuite, sans que vous soyez dans la nécessité de rendre monsieurvictime de sa politesse. Nous avons deux pièces disponibles, unepour madame, l’autre pour vous, monsieur ; ma femme cédera lasienne aux deux femmes de chambre : quant aux domestiques, ilfaudra qu’ils se contentent de passer la nuit dans une grange, quiest à quelques pas de la maison ; ils y auront un grand feu,et un aussi bon souper que nous trouverons moyen de leurdonner.

Après quelques mots de reconnaissance de ladame, et quelques difficultés que je fis de priver Marguerite deson lit, l’arrangement fut accepté. Comme la chambre était petite,la baronne renvoya immédiatement ses domestiques mâles. Baptisteétait sur le point de les conduire à la grange dont il avait parlé,lorsque deux jeunes gens parurent à la porte de la cabane.

– Enfer et furies ! s’écria lepremier, en reculant ; Robert, la maison est pleined’étrangers !

– Ah ! voici mes fils ! s’écrianotre hôte. Eh bien ! Jacques ! Robert ! oùcourez-vous ? garçons, il y a encore assez de place pourvous.

Sur cette assurance, les jeunes gensrevinrent. Le père les présenta à la baronne et à moi. Après quoi,il se retira avec nos domestiques, tandis que, à leur requête,Marguerite menait les deux femmes de chambre à la pièce destinée àleur maîtresse.

Les deux nouveaux venus étaient grands, forts,bien faits ; ils avaient les traits durs et le teint touthâlé. Ils nous firent leurs compliments en peu de mots, ettraitèrent Claude, qui venait d’entrer, en ancienne connaissance.Puis ils se débarrassèrent de leurs manteaux, ôtèrent un ceinturonde cuir, où pendait un long coutelas, et chacun d’eux tira de saceinture une paire de pistolets qu’il posa sur une tablette.

– Vous marchez bien armés, dis-je.

– Il est vrai, monsieur, répliqua Robert.Nous avons quitté Strasbourg tard ce soir, et il est nécessaire deprendre des précautions quand on passe de nuit cette forêt ;elle ne jouit pas d’une bonne réputation, je vous assure.

– Comment ! dit la baronne, y a-t-ildes voleurs par ici ?

– On le dit, madame : pour ma part,j’ai traversé le bois à toute heure, et jamais je n’en ai rencontréun.

Marguerite revint. Ses beaux-fils l’attirèrentà l’autre bout de la chambre, et lui parlèrent bas quelquesminutes. Aux regards qu’elle jetait vers nous, par intervalles, jeconjecturai qu’ils s’informaient de ce que nous venions faire dansla cabane.

La baronne, cependant, exprimait ses craintesque son mari ne fût bien inquiet d’elle. Claude la tirad’embarras : il lui apprit qu’il était obligé d’aller cettenuit à Strasbourg ; et si elle voulait le charger d’unelettre, elle pouvait compter qu’il la remettrait fidèlement.

– Et d’où vient, dis-je, que vous n’avezaucune crainte de rencontrer ces voleurs ?

– Hélas ! monsieur, un pauvre homme,qui a une nombreuse famille, ne doit pas perdre un profit certainparce qu’il s’y joint un peu de danger ; et peut-êtremonseigneur le baron me donnera une bagatelle pour ma peine ;d’ailleurs, je n’ai rien à perdre que ma vie, et elle ne vaut pasla peine d’être prise par les voleurs.

Je trouvai le raisonnement mauvais, et jel’engageai à attendre jusqu’au matin ; mais comme la baronnene me secondait point, je fus forcé de céder.

La dame déclara qu’elle était très fatiguée duvoyage. Elle s’adressa donc à Marguerite, la priant de la mener àsa chambre, où elle désirait prendre une demi-heure de repos. Unedes femmes de chambre fut aussitôt appelée ; elle parut avecune lumière, et la baronne la suivit en haut. Le couvert devait semettre dans la pièce où j’étais, et Marguerite me donna bientôt àentendre que je la gênais. L’avis était trop clair pour ne pas êtreaisément compris : je demandai donc à un des jeunes gens de meconduire à la chambre où je devais coucher, et où je pourraisrester jusqu’à ce que le souper fût prêt.

– Quelle chambre est-ce, mère ? ditRobert.

– Celle qui est tendue de vert,répondit-elle ; je viens de prendre la peine de la préparer,et j’ai mis des draps blancs au lit ; si monsieur s’amuse à sevautrer dessus, il pourra bien le refaire à ma place.

– Vous êtes de mauvaise humeur,mère ; mais ce n’est pas une nouveauté. Ayez la bonté de mesuivre, monsieur.

Il ouvrit la porte, et s’élança vers unescalier étroit.

– Vous n’avez pas de lumière, ditMarguerite ; est-ce votre cou ou celui de monsieur que vousavez envie de rompre ?

Elle vint entre nous, et mit une chandelledans la main de Robert, qui, l’ayant reçue, commença à monterl’escalier. Jacques était occupé à mettre la nappe, et me tournaitle dos. Marguerite profita du moment où nous n’étions pasobservés ; elle me saisit la main, et la serra fortement.

– Regardez les draps, dit-elle, enpassant près de moi ; et aussitôt elle reprit sa premièreoccupation.

Étonné de la brusquerie de son geste, jerestai comme pétrifié. La voix de Robert, qui m’invitait à lesuivre, me rappela à moi-même. Je montai l’escalier. Mon guidem’introduisit dans une chambre, où un excellent feu de boisflambait dans la cheminée. Il mit la lumière sur la table,s’informa si j’avais d’autres ordres à donner, et, ayant su quenon, il me laissa. Vous pouvez bien penser que dès l’instant où jeme trouvai seul, je suivis le conseil de Marguerite. Je me hâtai deprendre la chandelle, je m’approchai du lit, et je défis lacouverture. Quelle fut ma stupéfaction, mon horreur, en voyant lesdraps rouges de sang !

En ce moment, mille idées confuses metraversèrent l’esprit. Les voleurs qui infestaient le bois,l’exclamation de Marguerite au sujet de ses enfants, les armes etl’apparence des deux jeunes gens, et les différentes anecdotes quej’avais entendues raconter sur l’intelligence secrète qui existefréquemment entre les bandits et les postillons ; toutes cescirconstances furent autant de lueurs qui me remplirent de doute etd’appréhension. Tout m’était devenu sujet de soupçon : jem’approchai avec précaution de la fenêtre, laissée ouverte, endépit du froid, pour aérer la chambre qui était restée longtempsinoccupée. Je me hasardai à regarder au dehors. La clarté de lalune me permit de distinguer un homme que je reconnus sans peinepour mon hôte. Il marchait vite, puis s’arrêtait et paraissaitécouter. Il frappait du pied, et se battait la poitrine avec sesbras comme pour se garantir de la rigueur de la saison ; aumoindre bruit, il tressaillait, et regardait autour de lui avecanxiété.

– Que le diable l’emporte ! dit-ilenfin avec une extrême impatience ; qu’est-ce qu’il peutfaire ?

En ce moment j’entendis des pas quis’approchaient ; Baptiste alla vers le son : il joignitun homme qu’à sa petite taille et au cor suspendu à son cou, jereconnus pour n’être ni plus ni moins que mon fidèle Claude que jesupposais déjà en route pour Strasbourg.

– Puisque, disait Baptiste, tu as partégale dans toutes nos prises, ton propre intérêt est d’y mettretoute l’activité possible. Ce serait une honte de laisser échapperun tel butin. Tu dis que cet Espagnol est riche ?

– Son domestique s’est vanté à l’aubergeque les effets qui étaient dans leur chaise valaient plus de dixmille pistoles.

Oh ! comme je maudis l’imprudente vanitéde Stéphano !

– Et on m’a dit, continua le postillon,que cette baronne porte avec elle une cassette de bijoux d’uneimmense valeur.

– Cela peut être, mais j’aimerais autantqu’elle ne fût pas venue. L’Espagnol était une proiecertaine ; mes garçons et moi nous serions facilement venus àbout de lui et de son domestique, et nous aurions partagé entrenous quatre les dix mille pistoles ; à présent, il fautadmettre la bande au partage, et encore toute la couvée peut nouséchapper. Si nos amis sont déjà allés prendre leurs différentspostes avant que tu n’arrives à la caverne, tout sera perdu ;la suite de la dame est trop nombreuse pour que nous puissions êtreles plus forts. À moins que nos associés n’arrivent à temps, ilfaudra que nous laissions partir demain ces voyageurs comme ilssont venus.

– C’est diablement malheureux que mescamarades qui menaient le carrosse soient précisément ceux qui nefont pas partie de la troupe ! mais ne crains rien, amiBaptiste, en une heure je serai à la caverne ; il n’est encoreque dix heures, et, à minuit, tu peux compter sur l’arrivée de labande.

– Je tâcherai de tenir tout paisiblejusqu’à l’arrivée de nos amis.

– Dis à Robert que j’ai pris soncheval ; le mien a cassé sa bride et s’est sauvé dans lesbois. Quel est le mot d’ordre ?

– La récompense du courage.

– Il suffit. Je cours à la caverne.

– Et moi je rejoins mes hôtes, de peurque mon absence ne fasse naître quelques soupçons. Adieu, et del’activité.

Vous pouvez vous figurer ce que je duséprouver pendant cette conversation, dont je ne perdis pas uneseule syllabe. Je savais que la résistance serait vaine ;j’étais sans armes et seul contre trois. Toutefois, je résolus dumoins de vendre ma vie aussi cher que possible. En descendant, jetrouvai le couvert mis pour six personnes. La baronne était assiseau coin du feu, Marguerite occupée à assaisonner une salade, et sesbeaux-fils causaient ensemble à voix basse à l’autre bout de lapièce.

D’un coup d’œil, je prévins Marguerite que sonavis n’avait pas été perdu. Comme je la trouvais différente àprésent ! ce qui m’avait paru d’abord humeur sombre etmaussade, n’était plus que dégoût de ses compagnons, et compassionde mon danger. Je voyais en elle ma seule ressource.

J’essayai de distraire mon attention despérils qui m’environnaient en causant de différents sujets avec labaronne. Je parlai de l’Allemagne, et de l’intention où j’étais dela parcourir immédiatement : Dieu sait si en ce moment jecroyais la voir jamais. Elle me répondit avec beaucoup d’aisance etde politesse, m’assura que le plaisir d’avoir fait connaissanceavec moi compensait amplement un retard dans son voyage, et ellem’invita avec instance à m’arrêter quelque temps au château deLindenberg. Comme elle disait cela, les jeunes gens échangèrent unmalicieux sourire, qui signifiait qu’elle serait heureuse si ellearrivait elle-même jusqu’à ce château. Ce mouvement ne m’échappapoint ; mais je cachai l’émotion qu’il excita dans mon sein.Je continuai de causer avec la dame ; mais mes paroles étaientsi souvent incohérentes, que, comme elle me l’a dit depuis, ellecommença à craindre que je ne fusse pas dans mon bon sens. Jecalculais les moyens de quitter la cabane, d’arriver jusqu’à lagrange, et d’informer les domestiques des desseins de notre hôte.Je fus bientôt convaincu de l’impossibilité d’une telle tentative.Jacques et Robert épiaient chacun de mes gestes d’un œil attentif,et je fus obligé de renoncer à mon idée.

Je frissonnai malgré moi quand Baptiste rentradans la salle. Il fit beaucoup d’excuses de son absence, mais« il avait été retenu par des affaires impossibles àremettre ». Puis il demanda la permission que sa famillesoupât à la même table que nous ; liberté que, sans cela, lerespect lui interdirait de prendre. J’étais forcé de dissimuler, etde recevoir avec un semblant de reconnaissance les faussescivilités de celui qui tenait le poignard levé sur mon sein.

La permission que notre hôte demandait futaccordée sans peine. Nous nous mîmes à table ; la baronne etmoi occupions un des côtés ; les fils étaient en face de nous,le dos à la porte. Baptiste prit place à côté de la baronne au hautbout, et la chaise à côté de la sienne fut laissée pour sa femme.Elle entra bientôt, et posa devant nous un simple, mais bon repasde paysan. Notre homme crut devoir s’excuser de cette maigrechère.

– Allons, allons, monsieur,égayez-vous ! dit-il ; vous ne paraissez pas tout à faitremis de votre fatigue. Pour remonter vos esprits, que dites-vousd’un verre d’un excellent vieux vin qui m’a été laissé par monpère ? Dieu garde son âme, il est dans un meilleurmonde !

Marguerite revint bientôt avec une bouteillecachetée de cire jaune. Elle la posa sur la table, et rendit laclef à son mari. Je soupçonnai que cette boisson ne nous était pasofferte sans dessein, et j’épiai les mouvements de Marguerite avecinquiétude. Elle était occupée à rincer quelques petits gobelets decorne ; quand elle les plaça devant son mari, elle vit quej’avais l’œil fixé sur elle ; et dans un moment où elle crutne pas être observée des brigands, elle me fit signe de la tête dene point goûter de cette liqueur.

Pendant ce temps-là, notre hôte avait débouchéla bouteille, et remplissant deux des gobelets, il les offrit à ladame et à moi. Elle fit d’abord quelques difficultés, mais lesinstances de Baptiste étaient si pressantes, qu’elle fut obligéed’accepter. Craignant d’éveiller les soupçons, je n’hésitai pas àprendre le gobelet qui m’était présenté : à l’odeur et à lacouleur, je vis que c’était du vin de Champagne ; maisquelques grains de poudre qui flottaient à la surface meconvainquirent qu’il n’était pas sans mélange. Cependant, je n’osaipas exprimer ma répugnance à le boire ; je le portai à meslèvres et fis semblant de l’avaler ; puis tout à coup quittantma chaise, je courus en toute hâte à un vase plein d’eau placé àquelque distance, et où Marguerite avait rincé les gobelets, etfeignant de cracher le vin avec dégoût, je profitai de l’occasionpour le vider dans le vase sans être aperçu.

Les brigands parurent alarmés de mon action.Jacques se leva à demi de sa chaise, porta la main à sa poitrine,et je découvris le manche d’un poignard. Je revins tranquillement àmon siège, et j’eus l’air de ne pas avoir remarqué leurtrouble.

– Vous n’avez pas rencontré mon goût,honnête ami, dis-je en m’adressant à Baptiste : je n’ai jamaispu boire de vin de Champagne sans qu’il m’incommodât violemment. Jeviens d’en avaler plusieurs gorgées avant d’en reconnaître lanature, et j’ai bien peur de payer cher cette imprudence.

Baptiste et Jacques échangèrent des regardsd’incrédulité.

– Peut-être, dit Robert, l’odeur vous enest désagréable ?

Il quitta sa chaise, et ôta mon gobelet ;je remarquai qu’il examinait s’il était à peu près vide.

– Il doit avoir bu suffisamment, dit-iltout bas en se rasseyant.

Marguerite paraissait craindre que je n’eussegoûté de cette liqueur : je la rassurai d’un coup d’œil.

J’attendais avec anxiété les effets que lebreuvage produirait sur la dame. Je ne doutais pas que les grainsde poudre que j’y avais observés ne fussent du poison, et jedéplorais l’impossibilité où j’avais été de la prévenir du danger.Mais peu de minutes s’étaient écoulées lorsque je vis ses yeuxs’appesantir ; sa tête s’affaissa sur son épaule, et elletomba dans un profond sommeil. Je feignis de ne pas m’enapercevoir, et je continuai ma conversation avec Baptiste, d’un airaussi gai que possible. Mais lui, il ne me répondait plus sans secontraindre. Je ne savais comment dissiper la méfiancequ’évidemment les brigands avaient de moi. Dans ce nouveau dilemme,l’humanité de Marguerite m’assista encore. Elle passa derrière lachaise de ses beaux-fils, s’arrêta un moment en face de moi, fermales yeux et pencha la tête sur l’épaule. Ce signe aussitôt me tirad’incertitude ; il me disait d’imiter la baronne, et de fairecomme si la liqueur avait eu sur moi son plein effet. J’enprofitai, et, dans peu d’instants j’eus parfaitement l’air d’êtreplongé dans le sommeil.

– Bon, s’écria Baptiste, lorsque je merenversai sur ma chaise, enfin il dort ! je commençais àcroire qu’il avait flairé notre projet, et que nous serions forcésde le dépêcher à tout événement.

– Et pourquoi ne pas le dépêcher à toutévénement ? demanda le féroce Jacques ; pourquoi luilaisser la possibilité de trahir notre secret ? Marguerite,donne-moi un de mes pistolets, un doigt sur la détente, et toutsera dit.

– Et supposé, repartit le père, supposéque nos amis n’arrivent pas ce soir, nous ferons une jolie figuredemain matin quand les domestiques le demanderont ! Non, non,Jacques, il faut attendre nos camarades ; avec eux nous sommesassez forts pour dépêcher les valets aussi bien que les maîtres, etle butin est à nous. Si Claude ne trouve pas la troupe, il fautnous résigner, et laisser la proie nous glisser entre lesdoigts.

– Bon, mon père, répondit Jacques, sivous m’aviez cru, tout serait fini à l’heure qu’il est.Enfin ! Claude est parti : il est trop tard maintenantpour y songer ; il faut attendre patiemment l’arrivée de labande, et si les voyageurs nous échappent cette nuit, il ne faudrapas manquer de les attendre demain sur la route.

– Bien dit ! bien dit !répliqua Baptiste. Marguerite, avez-vous donné la boissonassoupissante aux femmes de chambre ?

Elle répondit affirmativement.

En cet instant j’entendis des pas dechevaux.

– Ouvrez ! ouvrez ! crièrentplusieurs voix en dehors de la cabane.

Robert se hâta d’ouvrir la porte de lacabane.

– Mais d’abord, dit Jacques en prenantses armes, d’abord laissez-moi dépêcher ces dormeurs.

– Non, non, non ! repartit lepère : allez à la grange où l’on a besoin de vous ;j’aurai soin de ceux-ci et des femmes d’en haut.

Jacques obéit, et suivit son frère. Ils eurentl’air de causer quelques minutes avec les nouveaux venus ;après quoi j’entendis les voleurs mettre pied à terre, et, autantque je pus conjecturer, diriger leurs pas vers la grange.

– Voilà qui est sagement fait, marmottaBaptiste ; ils sont descendus de cheval, afin de tomber àl’improviste sur les étrangers. Bien ! bien ! etmaintenant à la besogne.

Je l’entendis s’approcher d’un petit buffetqui était situé dans une partie éloignée de la salle, et l’ouvrir.En ce moment, je me sentis remuer doucement.

– À présent ! à présent !murmura Marguerite.

J’ouvris les yeux. Baptiste me tournait ledos. Il n’y avait dans la chambre que Marguerite et la dameendormie. Le scélérat avait pris un poignard dans le buffet, et ilsemblait en examiner le tranchant. J’avais négligé de me munird’armes mais je compris que c’était ma seule chance de salut, et jerésolus de ne pas perdre l’occasion. Je m’élançai de mon siège,tombai subitement sur Baptiste, et lui serrant le cou de mes deuxmains, je l’empêchai de pousser un seul cri. Vous pouvez vousrappeler que j’étais connu à Salamanque pour la vigueur de monbras. Elle me rendit ici un service essentiel. Surpris, terrifié etsuffoqué, le scélérat n’était nullement de force à lutter contremoi. Je le terrassai ; je le serrai plus fort quejamais ; et tandis que je le tenais immobile sur le plancher,Marguerite, lui arrachant le poignard de la main, le lui plongea àplusieurs reprises dans le cœur jusqu’à ce qu’il expirât. Cet actehorrible, mais nécessaire, ne fut pas plus tôt accompli, queMarguerite me dit de la suivre.

– La fuite est notre seul refuge, medit-elle, vite ! vite ! partons !

Je n’hésitai pas à lui obéir ; mais nevoulant pas laisser la baronne victime de la vengeance des voleurs,je la pris dans mes bras, encore assoupie, et je me hâtai de suivreMarguerite. Les chevaux des brigands étaient attachés près de laporte ; ma conductrice sauta sur l’un d’eux, j’imitai sonexemple ; je mis la baronne devant moi, et je piquai des deux.Notre seul espoir était d’atteindre Strasbourg, qui était beaucoupplus près que n’avait dit le perfide Claude. Marguerite connaissaitbien la route et galopait devant moi. Nous fûmes obligés de passerà côté de la grange où les brigands assassinaient nos domestiques.La porte était ouverte ; nous distinguâmes les cris desmourants et les imprécations des meurtriers. Ce que j’éprouvai ence moment est impossible à décrire.

Déjà le clocher de Strasbourg était en vue,quand nous entendîmes les voleurs qui nous poursuivaient.Marguerite regarda en arrière, et les vit qui descendaient unepetite colline peu éloignée. C’était en vain que nous pressions noschevaux : le bruit se rapprochait à chaque moment.

Nous redoublâmes d’efforts, et bientôt nousdistinguâmes une troupe nombreuse de cavaliers qui venaient versnous à toute bride. Ils étaient sur le point de nous dépasser.

– Arrêtez ! arrêtez ! criaMarguerite ; sauvez-nous ! pour l’amour de Dieu,sauvez-nous !

Le premier, qui paraissait servir de guide,arrêta court son cheval.

– C’est elle ! c’est elle !s’écria-t-il en sautant à terre. Arrêtez, seigneur, arrêtez !ils sont sains et saufs ! c’est ma mère !

Au même moment Marguerite se jeta à bas de soncheval, prit l’étranger dans ses bras et le couvrit de baisers. Lesautres cavaliers s’étaient arrêtés.

– La baronne Lindenberg ? demandal’un d’eux avec anxiété. Où est-elle ? N’est-elle pas avecvous ?

Il resta immobile en la voyant étendue sansconnaissance dans mes bras. Il me la prit promptement ;l’assoupissement profond où elle était plongée le fit tremblerd’abord pour sa vie ; mais le battement de son cœur le rassurabientôt.

– Dieu soit loué ! dit-il ;elle leur a échappé !

J’interrompis sa joie en lui montrant lesbrigands qui continuaient d’approcher. Je n’eus pas plus tôt parléque la plus grande partie de la troupe, qui paraissaitprincipalement composée de soldats, courut à leur rencontre. Lesscélérats n’attendirent pas leur attaque. S’apercevant du danger,ils tournèrent bride et s’enfuirent dans le bois, où ils furentpoursuivis par nos libérateurs. L’étranger, cependant, que jedevinai être le baron Lindenberg, après m’avoir remercié du soinque j’avais pris de sa femme, nous proposa de retourner en toutehâte à la ville. La baronne, sur qui les effets du breuvagen’avaient pas cessé d’opérer, fut placée devant lui ;Marguerite et son fils remontèrent sur leurs chevaux ; lesdomestiques du baron nous suivirent, et nous arrivâmes bientôt àl’auberge où il avait pris un appartement.

C’était l’Aigle d’Autriche, où mon banquier,qu’avant de quitter Paris j’avais prévenu de mon intention devisiter Strasbourg, m’avait fait préparer un logement. Je meréjouis de cette circonstance. Elle me procura l’occasion decultiver la connaissance du baron, que je prévis devoir m’êtreutile en Allemagne. Aussitôt arrivés, la baronne fut mise au lit.On fit venir un médecin qui ordonna une potion propre à détruirel’effet du narcotique, et après qu’elle l’eut prise, elle futconfiée aux soins de l’hôtesse. Le baron alors s’adressa à moi, etme pria de lui raconter les particularités de cette aventure. Jesatisfis sur l’heure à sa demande ; car, en peine sur le sortde Stéphano, que j’avais été forcé d’abandonner à la cruauté desbandits, il m’eût été impossible de dormir avant d’avoir de sesnouvelles. J’appris trop tôt que mon fidèle domestique avait péri.Les soldats qui avaient poursuivi les brigands revinrent tandis quej’étais occupé à raconter mon aventure au baron. Par eux, je susque les voleurs avaient été atteints. Le crime et le vrai couragesont incompatibles : ils s’étaient jetés aux pieds de leursadversaires, ils s’étaient rendus sans coup férir, avaientdécouvert leur retraite, trahi le signal au moyen duquel ons’emparerait du reste de la troupe ; bref, ils avaient donnétoutes les preuves possibles de lâcheté et de bassesse. De cettemanière, toute la bande, composée d’environ soixante personnes,avait été prise, garrottée et conduite à Strasbourg. Quelques-unsdes soldats avaient couru à la cabane, ayant pour guide un desbandits. Leur première visite avait été à la funeste grange, où ilsavaient eu le bonheur de retrouver deux des valets du baron encoreen vie, quoique bien dangereusement blessés. Le reste avait expirésous les coups des voleurs, et de ce nombre était mon pauvreStéphano.

Alarmés de notre évasion, les voleurs, dansleur empressement de nous atteindre, avaient négligé de visiter lacabane : les soldats trouvèrent donc les deux femmes dechambre saines et sauves, et ensevelies dans le même sommeil demort qui pesait sur leur maîtresse. On ne découvrit personne autredans la cabane, si ce n’est un enfant qui n’avait pas plus dequatre ans, et que les soldats emmenèrent. Nous nous épuisions enconjectures sur la naissance de ce petit infortuné, lorsqueMarguerite s’élança dans la chambre avec l’enfant dans ses bras.Elle tomba aux pieds de l’officier qui nous faisait ce rapport, etle bénit mille fois d’avoir sauvé son fils.

Après les premiers transports de la tendressematernelle, je la priai de nous expliquer comment elle avait étéunie à un homme dont les principes semblaient en si completdésaccord avec les siens. Elle baissa les yeux, et essuya quelqueslarmes.

– Messieurs, dit-elle après un instant desilence, j’ai une faveur à vous demander. Vous avez le droit desavoir à qui vous rendez service : je ne veux donc pas merefuser à une confession qui me couvre de honte ; maispermettez-moi de l’abréger autant que possible.

Je suis née à Strasbourg de parentsrespectables. Un misérable s’est rendu maître de mon affection, etpour le suivre j’ai quitté la maison de mon père. Mais bien que mespassions l’aient emporté sur ma vertu, je ne me suis pas dégradéejusqu’à la corruption, qui est le lot trop ordinaire des femmesentraînées à un premier faux pas. J’aimais mon séducteur, jel’aimais tendrement ! je lui fus fidèle.

Il était de noble naissance, mais il avaitdissipé son patrimoine. Ses parents le regardaient comme une hontepour leur nom, et l’avaient tout à fait repoussé. Ses excèsattirèrent sur lui l’indignation de la police : il fut obligéde fuir de Strasbourg, et il ne vit d’autre ressource que de s’uniraux bandits qui infestaient la forêt voisine, et dont la troupeétait principalement composée de jeunes gens de famille placés dansla même catégorie que lui. J’étais déterminée à ne pasl’abandonner. Je le suivis à la caverne des brigands, et partageaiavec lui la misère inséparable d’une vie de pillage. Mais, quoiqueje susse que notre existence ne se soutenait que par le vol, ilsavait que mes sentiments n’étaient point assez dépravés pourenvisager l’assassinat sans horreur. Il supposait, et avec raison,que j’aurais fui avec exécration les embrassements d’un meurtrier.Ce ne fut qu’après la mort de mon séducteur, que je découvris queses mains s’étaient souillées du sang de l’innocence.

Ma douleur fut inexprimable. Aussitôt que laviolence en fut diminuée, je résolus de retourner à Strasbourg, deme jeter avec mes deux enfants aux pieds de mon père, et d’implorersa clémence, quoique j’eusse bien peu d’espoir de l’attendrir.Quelle fut ma consternation quand j’appris qu’une fois dans lesecret de la retraite des bandits, on n’avait plus la permission dequitter leur troupe ; qu’il fallait renoncer à l’espoir derentrer jamais dans la société, et consentir sur-le-champ àaccepter l’un d’entre eux pour mari ! Mes prières et mesremontrances furent vaines. Ils tirèrent au sort à quim’aurait ; je devins la propriété de l’infâme Baptiste. Unvoleur, qui jadis avait été moine, accomplit pour nous unecérémonie plus burlesque que religieuse ; mes enfants et moinous fûmes remis aux mains de mon nouveau mari, et il nous emmenaimmédiatement chez lui.

Mes enfants étaient au pouvoir de Baptiste, etil avait juré que si j’essayais de m’échapper, ils le luipaieraient sur leur tête. J’avais eu trop de preuves de sa barbariepour douter qu’il ne remplît son serment à la lettre. Baptisteprenait plaisir à m’ouvrir les yeux sur les cruautés de saprofession, et s’efforçait de me familiariser avec le sang et lecarnage.

Telle était ma situation quand don Alphonsofut conduit à la cabane par son perfide postillon. Par les ordresde Baptiste, je montai faire le lit de l’étranger : j’y misles draps dans lesquels un voyageur avait été assassiné quelquesnuits auparavant, et qui étaient encore tachés de sang ;j’espérais que ces taches n’échapperaient pas à l’attention denotre hôte, et qu’elles le mettraient sur la voie des desseins demon traître de mari. Cette précaution ne fut pas la seule. Mon filsThéodore était malade au lit : je me glissai dans sa chambresans être vue par mon tyran ; je lui communiquai mon projet,dans lequel il entra avec ardeur. Il se leva malgré sa maladie ets’habilla en toute hâte. J’attachai un des draps autour de ses braset je le descendis par la fenêtre ; il courut à l’écurie, pritle cheval de Claude et galopa vers Strasbourg. Aussitôt arrivé, ilimplora l’assistance des magistrats ; son récit passa debouche en bouche, et parvint enfin à la connaissance de monseigneurle baron. Inquiet de sa femme, qu’il savait devoir être sur laroute ce soir-là, l’idée lui vint qu’elle pouvait être au pouvoirdes voleurs. Il accompagna Théodore, qui guidait les soldats versla cabane, et il arriva juste à temps.

Ici j’interrompis Marguerite, et je luidemandai pourquoi on m’avait présenté une potion assoupissante.Elle répondit que Baptiste me supposait des armes, et voulait memettre hors d’état de faire résistance.

Le baron alors pria Marguerite de lui faireconnaître quels étaient ses projets ; je me joignis à lui,protestant de mon empressement à prouver ma reconnaissance à cellequi venait de sauver mes jours.

– Dégoûtée d’un monde où je n’airencontré que des malheurs, répliqua-t-elle, mon seul désir est deme retirer dans un couvent. Mais d’abord je dois m’occuper de mesenfants. J’apprends que ma mère n’est plus… vraisemblablementpoussée avant l’âge au tombeau par ma fuite. Mon père vitencore ; ce n’est point un homme dur. Peut-être, messieurs, endépit de mon ingratitude et de mon imprudence, votre intercessionle décidera à me pardonner et à prendre soin de ses infortunéspetits-fils.

Le baron et moi nous assurâmes Marguerite quenous n’épargnerions rien pour obtenir sa grâce, et que, lors mêmeque son père serait inflexible, elle ne devait avoir aucune craintesur le sort de ses enfants ; je m’engageai à me charger deThéodore, et le baron promit de prendre le cadet sous saprotection.

La baronne, lorsqu’elle revint à elle etqu’elle sut les dangers dont je l’avais sauvée, ne mit pas debornes à l’expression de sa gratitude ; son mari se joignit àelle avec tant de chaleur pour me prier de les accompagner à leurchâteau en Bavière, qu’il me fut impossible de résister à leursinstances. Pendant une semaine que je passai à Strasbourg, lesintérêts de Marguerite ne furent point oubliés. Dans notre visite àson père, nous réussîmes aussi complètement que nous pouvions ledésirer. Mais aucun raisonnement ne put faire renoncer Théodore auplan que j’avais d’abord tracé pour lui. Il s’était sincèrementattaché à moi pendant mon séjour à Strasbourg, et quand je fus surle point d’en partir, il me supplia en pleurant de le prendre à monservice ; il exposa tous ses petits talents sous les couleursles plus favorables, et s’efforça de me convaincre qu’il me seraitinfiniment utile en route. Je ne me souciais guère de me chargerd’un garçon d’à peine treize ans, qui ne serait qu’un embarras pourmoi ; cependant, je ne pus résister aux prières d’un enfant siaffectionné, et qui réellement possédait mille qualités estimables.Il décida, non sans peine, ses parents à lui permettre de mesuivre, et, une fois leur consentement obtenu, il fut décoré dutitre de mon page. Après une semaine passée à Strasbourg, Théodoreet moi nous partîmes pour la Bavière, en compagnie du baron et desa femme. Ces derniers, ainsi que moi, avaient forcé Marguerite àaccepter des cadeaux de prix pour elle-même et pour son plus jeunefils. En la quittant, je lui promis positivement de lui rendreThéodore au bout d’une année.

Je vous ai conté tout au long cette aventure,Lorenzo, afin de vous faire juge de la foi qu’il faut ajouter auxassertions de votre tante.

Chapitre 4

 

CONTINUATION DE L’HISTOIRE DE DON RAYMOND

Mon voyage fut extrêmement agréable : lebaron était homme de sens, mais peu au fait du monde. Il avaitpassé une grande partie de sa vie sans sortir de ses terres, et parconséquent ses manières étaient loin d’être recherchées ; maisil était cordial, enjoué et affectueux. Ses attentions pour moiétaient telles que je les pouvais désirer, et j’avais toute raisond’être satisfait de sa conduite. Sa passion dominante était lachasse, qu’il en était venu à considérer comme une sérieuseoccupation. Je me trouvais être un chasseur passable ; peuaprès mon arrivée à Lindenberg, je donnai quelques preuves de monadresse. Le baron aussitôt me nota comme un homme de génie, et mevoua une éternelle amitié.

Cette amitié m’était devenue précieuse. Auchâteau de Lindenberg, je vis, pour la première fois, votre sœur,la charmante Agnès. Pour moi, dont le cœur était inoccupé et quisouffrais de ce vide, la voir et l’aimer furent la même chose. Jetrouvais dans Agnès tout ce qui pouvait captiver ma tendresse. Elleavait alors à peine seize ans ; sa taille, légère et élégante,était déjà formée ; elle possédait plusieurs talents enperfection, principalement la musique et le dessin : soncaractère était gai, ouvert et égal ; et la gracieusesimplicité de sa toilette et de ses manières contrastaitavantageusement avec l’art et la coquetterie étudiée des damesparisiennes que je venais de quitter.

Je fis maintes questions sur elle à labaronne.

– C’est ma nièce, répondit cette dame.Vous ne savez pas encore, don Alphonso, que je suis votrecompatriote. Je suis sœur du duc de Médina Celi. Agnès est fille demon second frère, don Gaston ; elle a été destinée au couventdès le berceau, et elle prendra bientôt le voile à Madrid.

Ici Lorenzo interrompit le marquis par uneexclamation de surprise.

– Destinée au couvent dès leberceau ! dit-il : par le ciel ! voilà le premiermot que j’entends d’un tel projet.

– Je le crois, mon cher Lorenzo, réponditdon Raymond. Vous ne serez pas moins surpris quand je vousraconterai quelques particularités sur votre famille qui vous sontencore inconnues et que je tiens de la bouche même d’Agnès.

Il reprit alors son récit en cestermes :

– Vous ne pouvez ignorer que vos parentsétaient malheureusement esclaves de la plus grossièresuperstition : quand ce faible était mis en jeu, tout autresentiment, toute autre passion cédait. Étant grosse d’Agnès, votremère fut prise d’une dangereuse maladie, et abandonnée desmédecins. Dans cet état, doña Inesilla fit vœu, au cas qu’ellerevînt à la santé, que l’enfant qui vivait dans son sein seraitconsacré, si c’était une fille, à sainte Claire, si c’était ungarçon, à saint Benoît. Ses prières furent exaucées. Elle futdélivrée de son mal ; Agnès vint au monde vivante, et futdestinée aussitôt au service de sainte Claire.

Don Gaston s’associa sans difficulté au vœu desa femme ; mais connaissant les opinions du duc, son frère, ausujet de la vie monastique, il fut convenu qu’on lui cacherait avecsoin l’avenir que l’on réservait à votre sœur. Pour mieux garder lesecret, il fut décidé qu’Agnès accompagnerait sa tante, doñaRodolpha, en Allemagne, où cette dame était sur le point de suivrele baron Lindenberg qu’elle venait d’épouser. À son arrivée dans cedomaine, la jeune Agnès fut mise dans un couvent, situé à peu demilles du château. Les nonnes auxquelles son éducation fut confiéeremplirent leur tâche avec exactitude ; elles en firent unepersonne accomplie, et s’efforcèrent de lui inspirer du goût pourla retraite et pour les plaisirs tranquilles du cloître. Mais unsecret instinct fit comprendre à la jeune recluse qu’elle n’étaitpas née pour la solitude.

Elle n’était pas assez rusée pour cacherlongtemps sa répugnance : don Gaston en fut instruit.Craignant, Lorenzo, que votre affection pour elle n’entravât sesprojets, et que vous ne missiez obstacle au malheur de votre sœur,il résolut de vous cacher toute l’affaire aussi bien qu’au duc,jusqu’à ce que le sacrifice fût consommé. La prise de voile futfixée à l’époque où vous seriez en voyage, et en attendant on nefit pas mention du fatal vœu de doña Inesilla. Votre sœur ne putobtenir de savoir votre adresse. Toutes vos lettres étaient luesavant de lui être remises, et on en effaçait les passages quiparaissaient de nature à entretenir son goût pour le monde ;ses réponses lui étaient dictées, soit par sa tante, soit par ladame Cunégonde, sa gouvernante. Je tiens ces détails en partied’Agnès, en partie de la baronne elle-même.

Je me déterminai sur-le-champ à arracher cettecharmante fille à un sort si contraire à ses inclinations, et sipeu conforme à son mérite. Je m’efforçai de m’insinuer dans sesbonnes grâces ; je me vantai de mon amitié, et de mon intimitéavec vous. Elle m’écoutait avec avidité, elle semblait dévorer mesparoles quand je faisais votre éloge, et ses yeux me remerciaientde mon affection pour son frère. Ma cour assidue gagna enfin soncœur, et je parvins, non sans difficulté, à lui faire avouerqu’elle m’aimait ; mais lorsque je lui proposai de quitter lechâteau de Lindenberg, elle rejeta formellement cette idée.

– Soyez généreux, Alphonso, dit-elle,vous êtes maître de mon cœur, n’abusez pas du don que je vous aifait. Au lieu de me pousser à une action qui me couvrirait dehonte, tâchez plutôt de gagner l’affection de ceux dont je dépends.Essayez donc votre influence sur mes tuteurs. S’ils consentent ànotre union, ma main est à vous. D’après ce que vous me dites demon frère, je ne puis douter que vous n’obteniez son approbation,et lorsqu’ils verront l’impossibilité d’exécuter leur projet,j’espère que mes parents excuseront ma désobéissance.

Ma principale batterie fut dirigée contre labaronne ; il était aisé de remarquer que sa parole faisait laloi dans le château ; son mari avait pour elle la plus entièredéférence, et la considérait comme un être supérieur. Elle avaitenviron quarante ans ; elle avait été une beauté dans sajeunesse, mais ses nombreux attraits étaient de ceux quisoutiennent mal le choc des ans ; pourtant elle en conservaitencore certaines traces. Son jugement était solide et sain,lorsqu’il n’était point obscurci par les préjugés. L’amie la pluschaude, l’ennemie la plus implacable, telle était la baronneLindenberg.

Je travaillais sans relâche à luiplaire : hélas ! je n’y réussis que trop. Elle paraissaitflattée de mes prévenances, et me traitait avec une distinctiontoute particulière. Une de mes occupations journalières était delui faire des lectures pendant des heures entières. Elle finit parme témoigner une partialité si marquée, qu’Agnès me conseilla desaisir la première occasion de déclarer à sa tante notre passionmutuelle.

Un soir, j’étais seul avec doña Rodolpha dansson appartement. Comme l’amour était en général le sujet de noslectures, Agnès n’avait jamais la permission d’y assister. J’étaisen train de me féliciter d’avoir fini les amours de Tristan etde la reine Iseult…

– Oh ! les infortunés ! s’écriala baronne : qu’en dites-vous, seigneur ? croyez-vousqu’il y ait un homme capable d’éprouver un attachement aussidésintéressé et aussi sincère ?

– Je n’en doute pas, répondis-je ;mon propre cœur m’en donne la certitude. Ah ! doña Rodolpha,si je pouvais vous confesser le nom de celle que j’aime, sansencourir votre ressentiment…

Elle m’interrompit.

– Et si je vous épargnais cet aveu ?Si je convenais que l’objet de vos désirs ne m’est pasinconnu ? Si je vous disais que celle que vous aimez vous paiede retour, et qu’elle déplore aussi sincèrement que vous-même levœu fatal qui la sépare de vous ?

– Ah ! doña Rodolpha !m’écriai-je, en tombant à genoux et en pressant sa main sur meslèvres, vous avez découvert mon secret ? Quelle est votredécision ? dois-je désespérer, ou puis-je compter sur votrebienveillance ?

Elle ne retira pas la main que je tenais, maiselle se détourna, et de l’autre se couvrit la figure.

– Comment puis-je vous la refuser ?répliqua-t-elle. Ah ! don Alphonso, il y a longtemps que j’airemarqué à qui s’adressaient vos soins, mais ce n’estqu’aujourd’hui que je remarque l’impression qu’ils ont faite surmon cœur. Je succombe à la violence de ma passion, et j’avoue queje vous adore ! Fierté, crainte, honneur, respect de moi-même,mes serments au baron, tout est vaincu, je sacrifie tout à monamour, et il me semble que c’est encore trop peu payer lapossession de votre cœur.

Je restai quelque temps muet, je ne savais querépondre à sa déclaration ; je ne pus que me résoudre à ladétromper sans délai, et à lui cacher pour le moment le nom de mamaîtresse. Elle n’avait pas plus tôt avoué sa passion, que lestransports qui se lisaient sur mes traits avaient fait place à laconsternation et à l’embarras ; je laissai aller ma main, etje me relevai.

– Que signifie ce silence ? dit-elled’une voix tremblante ; où est cette joie à laquelle je devaism’attendre ?

– Pardonnez-moi, señora, répondis-je, sila nécessité me force à paraître manquer pour vous d’égards et dereconnaissance. L’honneur m’oblige de vous déclarer que vous avezpris pour les sollicitudes de l’amour ce qui n’était que lesprévenances de l’amitié. Ce dernier sentiment est celui que j’aidésiré inspirer à votre cœur ; en nourrir un plus ardent,c’est ce que m’interdisent et le respect que je vous porte, et magratitude pour le généreux accueil du baron. Peut-être ces motifsn’auraient pas suffi à me garantir de vos attraits, si monaffection n’avait déjà appartenu à une autre. Vous avez, señora,des charmes faits pour captiver le plus insensible ; il n’estpas de cœur libre qui pût leur résister ; il est heureux pourmoi que le mien ne soit plus en ma possession, car j’aurais eu à mereprocher toute ma vie d’avoir violé les lois de l’hospitalité.

La baronne pâlit à cette déclaration imprévue.Enfin, revenant de sa surprise, la consternation fit place à larage, et le sang reflua vers ses joues avec violence.

– Infâme ! s’écria-t-elle ;monstre de fourberie ! c’est ainsi que tu reçois l’aveu de monamour ? C’est ainsi que… mais non, non ! cela ne peutêtre ! cela ne sera pas ! Alphonso, voyez-moi à vospieds ! Soyez témoin de mon désespoir ! Jetez un regardde pitié sur une femme qui vous aime d’une affectionsincère !

Je tâchai de la relever.

– Pour l’amour de Dieu, señora, modérezces transports ; ils nous déshonorent tous les deux.

Je me disposais à quitter l’appartement :la baronne me retint tout à coup par le bras.

– Et quelle est cette heureuserivale ? dit-elle d’un ton menaçant. Qui est-elle ?répondez-moi à l’instant. N’espérez pas la soustraire à mavengeance ! Je vous entourerai d’espions. Chaque pas, chaqueregard sera surveillé ; vos yeux me découvriront marivale : je la connaîtrai, et alors, tremblez, Alphonso,tremblez pour elle et pour vous !

Elle palpita, gémit, et enfin tomba sansconnaissance ; je la soutins dans mes bras et la plaçai sur unsofa. Puis, courant à la porte, j’appelai ses femmes, je la confiaià leurs soins, et je profitai de l’occasion pour m’échapper.

Agité et confus au-delà de toute expression,je dirigeai mes pas vers le jardin. Comme je passais près d’unesalle basse, dont les fenêtres donnaient sur le jardin, je vis, parla porte qui était entrouverte, Agnès assise à une table :elle était occupée à dessiner, et plusieurs esquisses inachevéesétaient éparses autour d’elle.

– Oh ! ce n’est que vous ?dit-elle, en levant la tête : vous n’êtes pas un étranger, etje continuerai mon occupation sans cérémonie. Prenez un siège etasseyez-vous à côté de moi.

J’obéis, et je me mis près de la table. Sanssavoir ce que je faisais, et tout occupé de la scène qui venait dese passer, je pris quelques dessins et j’y jetai les yeux : undes sujets me frappa par sa singularité. Il représentait la grandesalle du château de Lindenberg. Une porte, qui conduisait à unétroit escalier, était ouverte à demi. Sur le premier planparaissait un groupe de figures placées dans les attitudes les plusgrotesques ; la terreur était peinte sur toutes lesphysionomies. Celui-ci était à genoux, les yeux levés au ciel etpriant dévotement ; celui-là s’enfuyait à quatre pattes.Quelques-uns cachaient leur visage dans leur manteau ou dans lesein de leurs compagnons ; quelques autres s’étaient réfugiéssous une table, où l’on voyait les débris d’un festin ; tandisque d’autres, la bouche béante et les yeux grands ouverts,montraient du doigt une figure qui paraissait avoir occasionné cedésordre. C’était une femme d’une taille surnaturelle, et portantl’habit d’un ordre religieux. Son visage était voilé ; à sonbras pendait un chapelet ; sa robe était çà et là tachée degouttes de sang qui coulaient d’une blessure qu’elle avait au sein.D’une main elle tenait une lampe, de l’autre un grandcouteau ; et elle avait l’air de s’avancer vers les portes enfer de la salle.

– Que signifie cela, Agnès ? luidis-je ; est-ce un sujet de votre invention ?

Elle regarda le dessin.

– Oh ! non, répondit-elle ;c’est l’invention d’une tête plus forte que la mienne. Mais est-ilpossible que vous ayez demeuré trois mois entiers à Lindenberg sansavoir entendu parler de la nonne sanglante ?

– Vous êtes la première personne à quij’aie entendu prononcer son nom. Je vous prie, quelle est cettedame ?

– Je voudrais bien vous dire savie ; malheureusement ce n’est que depuis sa mort qu’on aconnu son existence. C’est alors pour la première fois qu’elle ajugé nécessaire de faire du bruit dans le monde, et, dans cetteintention, elle s’est permis de s’emparer du château de Lindenberg.Comme elle a bon goût, elle s’est logée dans la plus belle pièce dela maison, et, une fois installée là, elle s’est amusée à fairedanser les tables et les chaises au beau milieu de la nuit.Peut-être avait-elle des insomnies ; mais ceci, je n’ai pasété à même de le vérifier. Suivant la tradition, ce divertissementa commencé il y a environ cent ans ; il était accompagné decris, de hurlements, de gémissements, de jurements, et de beaucoupd’autres agréables bruits de même espèce ; mais, bien qu’unepièce particulière fût plus spécialement honorée de ses visites,elle ne s’y renfermait pas tout à fait ; de temps en tempselle s’aventurait dans les vieilles galeries, elle allait et venaitdans les vastes salles, ou parfois, s’arrêtant aux portes deschambres, elle y pleurait et se lamentait au grand effroi de leurshabitants.

– N’a-t-elle jamais parlé à ceux quil’ont rencontrée ? dis-je.

– Non, les échantillons qu’elle donnaitla nuit de son talent de conversation n’étaient certes pas faitspour tenter. Quelquefois, le château retentissait de serments etd’imprécations ; un moment après, elle répétait un Paternoster ; tantôt elle hurlait les plus horriblesblasphèmes, tantôt elle chantait De profundis aussiméthodiquement que si elle était encore au chœur. Le château devintpresque inhabitable, et le propriétaire fut si effrayé de cesréjouissances nocturnes, qu’un beau matin on le trouva mort dansson lit. Mais le baron suivant se montra trop fin pour elle :il fit son entrée escorté d’un célèbre exorciseur, qui ne craignitpas de s’enfermer toute une nuit dans la chambre où elle revenait.Là, il paraît qu’il eut un rude combat à soutenir contre elle avantd’obtenir la promesse qu’elle se tiendrait tranquille. Elle avaitde l’entêtement, mais lui encore plus, et enfin elle consentit àlaisser les habitants du château dormir leur pleine nuit. Dequelque temps après on n’entendit plus parler d’elle. Mais au boutde cinq ans, l’exorciseur mourut, et la nonne se hasarda àreparaître. Le baron est pleinement persuadé que le 5 mai de chaquecinquième année, aussitôt que l’horloge sonne une heure, la portede la pièce adoptée par elle s’ouvre (observez que cette pièce aété condamnée depuis près d’un siècle) ; alors le fantômes’avance avec sa lampe et son poignard ; il descend l’escalierde la tour de l’est, et traverse la grande salle. Cette nuit-là, leportier laisse toujours les portes du château ouvertes, par respectpour l’apparition.

– Et vous croyez cela, Agnès ?

– Pouvez-vous me faire une semblablequestion ? Non, non, Alphonso ! j’ai trop à déplorerl’influence de la superstition pour m’en rendre victimemoi-même ; cependant je ne dois pas avouer mon incrédulité àla baronne. Quant à dame Cunégonde, ma gouvernante, elle protestequ’il y a quinze ans, elle a vu le spectre de ses deux yeux. Ellem’a raconté un soir comment elle et plusieurs autres domestiques,étant à souper, avaient été terrifiés par l’apparition de la nonnesanglante. C’est d’après ce récit que j’ai fait cette esquisse etvous pouvez bien penser que Cunégonde n’y a pas été oubliée. Lavoici ! Je n’oublierai jamais combien elle était en colère etcomme elle était laide lorsqu’elle m’a grondée d’avoir fait d’elleun portrait si ressemblant.

En dépit de la tristesse qui m’accablait, jene pus m’empêcher de sourire de l’imagination enjouéed’Agnès : elle avait parfaitement attrapé la ressemblance dedame Cunégonde, mais elle avait tellement exagéré chaque défaut, etrendu chaque trait si irrésistiblement risible, que je conçusfacilement la colère de la duègne.

– La figure est admirable, ma chèreAgnès ! je ne vous savais pas si habile à saisir leridicule.

– Attendez un moment,répliqua-t-elle ; je vais vous montrer une figure encore plusridicule que celle de dame Cunégonde. Si elle vous plaît, vouspouvez en disposer comme bon vous semblera.

Elle se leva, alla à une armoire placée à unepetite distance, et prit dans un tiroir une petite boîte qu’elleouvrit et me présenta.

– Connaissez-vous l’original de ceportrait ? dit-elle, en souriant.

C’était le sien.

Ravi de ce présent, je pressai avec transportson image sur mes lèvres ; je me jetai à ses pieds, et luiexprimai ma reconnaissance dans les termes les plus brûlants et lesplus passionnés. Elle m’écouta avec complaisance, et m’assuraqu’elle partageait mes sentiments, quand tout à coup elle poussa ungrand cri, dégagea la main que je tenais, et s’enfuit de la chambrepar la porte qui donnait sur le jardin. Stupéfait de ce brusquedépart, je me relevai promptement. Quelle fut ma confusion de voirla baronne debout près de moi, brûlant de jalousie, et presquesuffoquée de rage !

Elle arriva à la porte de la chambreprécisément au moment où Agnès me donnait son portrait. Ellem’entendit jurer un amour éternel à sa rivale, aux pieds de quij’étais.

– Mes soupçons étaient donc justes !dit-elle ; la coquetterie de ma nièce a triomphé, et c’est àelle que je suis sacrifiée ! Sous un rapport, du moins, jesuis heureuse ; je ne serai pas seule à pleurer de regrets.Vous aussi, vous saurez ce que c’est que d’aimer sans espoir !Votre maîtresse restera prisonnière dans sa chambre jusqu’à cequ’elle échange ce château contre le cloître. Pour prévenir devotre part tout obstacle à cet événement désiré, je dois vousannoncer, don Alphonso, que votre présence ici ne peut plus êtreagréable ni au baron ni à moi. Ce n’est pas pour dire desextravagances à ma nièce que vos parents vous ont envoyé enAllemagne : vous avez à voyager, et je serais au regretd’entraver plus longtemps un si parfait dessein. Adieu,seigneur ; souvenez-vous que demain matin nous nous voyonspour la dernière fois.

Après la déclaration formelle de la maîtressedu château, il m’était impossible de faire un plus long séjour àLindenberg. Le lendemain donc j’annonçai mon départ immédiat. Lebaron assura qu’il avait une peine sincère, et me fit de si chaudesprotestations que j’entrepris de le mettre dans nos intérêts. Maisà peine eus-je nommé Agnès qu’il m’arrêta court, et me dit qu’il nelui était pas possible d’intervenir dans cette affaire. La baronneexerçait sur son mari une autorité despotique, et je vis facilementqu’elle l’avait prévenu contre ce mariage. Agnès ne parut pas. Jedemandai la permission de prendre congé d’elle, mais ma prière futrejetée. Je fus obligé de partir sans la voir.

Au moment où je le quittais, le baron me pritaffectueusement la main, et m’assura que, dès que sa nièce seraitpartie, je pourrais considérer sa maison comme la mienne.

– Adieu, don Alphonso ! dit labaronne, et elle me tendit la main.

Je la pris, et voulus la porter à meslèvres : elle m’en empêcha. Son mari était à l’autre bout dela chambre, et ne pouvait entendre.

– Prenez garde à vous !continua-t-elle ; mon amour est devenu de la haine. Je nerépondis pas, et je me hâtai de quitter le château.

Je n’avais pour toute suite qu’un Français quej’avais pris à Strasbourg pour remplacer Stéphano, et mon petitpage dont je vous ai déjà parlé. Par sa fidélité, son intelligenceet son bon naturel, Théodore m’était déjà cher ; mais il sepréparait à me rendre un service qui me le fit considérer comme unange gardien. À peine étions-nous à un demi-mille du château, qu’ilapprocha son cheval à la portière de ma chaise.

– Prenez courage, señor ! Tandis quevous étiez avec le baron, j’ai épié le moment où dame Cunégondeétait en bas, et j’ai monté dans la chambre qui est au-dessus decelle de doña Agnès. J’ai chanté aussi haut que j’ai pu un petitair allemand qui lui est bien connu, dans l’espoir qu’elle serappellerait ma voix. Je ne me suis pas trompé, car bientôt j’aientendu la croisée s’ouvrir. Je me suis hâté de laisser tomber unecorde dont je m’étais pourvu. Lorsque j’ai entendu la fenêtre serefermer, j’ai tiré à moi la corde, et j’y ai trouvé ce papierattaché.

Il me présenta alors un petit billet à monadresse.

Cachez-vous pendant quinze jours dansquelque village des environs. Ma tante croira que vous avez quittéLindenberg, et me rendra la liberté. – Je serai dans le pavillon del’ouest, le 30, à minuit. Ne manquez pas d’y venir, et nous ypourrons concerter nos plans pour l’avenir. Adieu.

Agnès

À la lecture de ces lignes, ma joie dépassatoutes les bornes, et je n’en mis point non plus aux expressions dereconnaissance que je prodiguai à Théodore. J’admirai également sonjugement, sa pénétration, son adresse et sa fidélité. Il avaitbeaucoup d’acquis pour son âge, et joignait les avantages d’unephysionomie vive et d’un extérieur qui prévenait pour lui à uneintelligence parfaite et à un excellent cœur. Il a maintenantquinze ans, il est toujours à mon service.

Je suivis les instructions d’Agnès, je gagnaiMunich ; là je laissai ma chaise aux soins de Lucas, mondomestique français, et je revins à cheval à un petit village situéà environ quatre milles du château de Lindenberg. En arrivant, jefis au maître de l’auberge où j’étais descendu un conte quil’empêcha de s’étonner de la durée de mon séjour dans sa maison. Jen’avais avec moi que Théodore : nous nous étions déguisés tousdeux, et comme nous vivions fort retirés, on ne nous soupçonna pasd’être autres que nous ne paraissions. Les quinze jourss’écoulèrent de la sorte. Dans l’intervalle, j’eus l’agréablecertitude qu’Agnès avait été remise en liberté. Elle traversa levillage avec dame Cunégonde ; sa santé et son humeursemblaient également bonnes.

La nuit si longtemps attendue, si longtempsdésirée, arriva. Elle était calme, et la lune était dans son plein.Aussitôt que l’horloge sonna onze heures, je courus au rendez-vous,tant j’avais peur d’arriver trop tard. Théodore s’était muni d’uneéchelle ; j’escaladai sans difficulté le mur du jardin ;le page me suivit, et retira l’échelle après nous. Je me postaidans le pavillon de l’ouest, et j’attendis impatiemment l’arrivéed’Agnès. Chaque brise qui soufflait, chaque feuille qui tombait, jeles prenais pour son pas, et je m’élançais à sa rencontre. Enfinl’horloge du château sonna minuit. Un autre quart d’heure s’écoula,et j’entendis le pas léger de ma maîtresse qui s’approchait dupavillon avec précaution. J’exprimais ma joie de la voir,lorsqu’elle m’interrompit en ces termes :

– Nous n’avons pas de temps à perdre,Alphonso : les moments sont précieux ; car bien que je nesois plus prisonnière, Cunégonde surveille tous mes pas. Un exprèsde mon père vient d’arriver ; il faut que je parteimmédiatement pour Madrid, et c’est avec difficulté que j’ai obtenuun délai d’une semaine. La superstition de mes parents, soutenuepar les représentations de ma cruelle tante, ne me laisse aucuneespérance d’émouvoir leur compassion. Dans cette perplexité, j’airésolu de me confier à votre honneur. Écoutez maintenant de quellemanière je compte effectuer mon évasion :

« Nous sommes au 30 avril. Dans cinqjours on s’attend à voir l’apparition de la nonne. Lors de madernière visite au couvent, je me suis pourvue d’un costume propreà ce rôle. Une amie que j’y ai laissée, et à qui je n’ai pas faitscrupule de confier mon secret, m’a procuré sans hésiter un habitde religieuse. Ayez une voiture prête, et qu’elle stationne à peude distance de la grande porte du château. Dès que l’horlogesonnera une heure, je quitterai ma chambre, dans les habits quel’on suppose être ceux du fantôme. Qui que ce soit qui merencontre, il sera trop effrayé pour s’opposer à ma fuite : jegagnerai facilement la porte, et me mettrai sous votreprotection.

Le ton dont elle prononça ces mots était sitouchant que je ne pus m’empêcher d’être profondément affecté. Jeme repentais aussi de n’avoir pas pris la précaution de faire venirune chaise de poste dans le village : j’aurais pu enleverAgnès cette nuit même. L’entreprise maintenant était impraticable.Je fus donc obligé d’entrer dans son plan.

Agnès inclinait tristement sa tête sur monépaule, et à la clarté de la lune je vis des larmes couler sur sajoue. Je tâchai de dissiper sa mélancolie, et l’encourageai àenvisager notre avenir de bonheur. Je protestai dans les termes lesplus solennels que sa vertu et son innocence seraient en sûretésous ma garde, et que tant que l’église ne me l’aurait pas donnéepour femme légitime, son honneur serait aussi sacré pour moi quecelui d’une sœur. Je lui dis que mon premier soin serait de voustrouver, Lorenzo, et de vous faire approuver notre union ; etje continuais à parler sur ce ton, lorsqu’un bruit qui venait dudehors m’alarma. Soudain la porte du pavillon s’ouvrit, etCunégonde parut devant nous.

– À merveille ! dit Cunégonde d’unevoie aigre de fureur, tandis qu’Agnès poussait un grand cri ;par sainte Barbara ! jeune dame, voilà une excellenteinvention ! vous devez contrefaire la nonne sanglante,vraiment ? quelle incrédulité ! Sur ma foi, j’ai bonneenvie de vous laisser suivre votre plan : quand le vraifantôme vous rencontrera, je vous garantis que vous serez dans unjoli état ! Mais, pour cette fois du moins, je déjouerai voscoupables desseins. La noble dame sera instruite de toutel’affaire, et Agnès doit réserver son rôle de spectre pour uneautre occasion. Adieu, señor ; – et vous, seigneur fantôme,permettez-moi d’avoir l’honneur de vous reconduire à votreappartement.

Elle s’approcha du sofa, où sa tremblantepupille était assise ; elle la prit par la main et s’apprêtaità l’emmener du pavillon.

Je la retins, et, à force de prières, decajoleries, de promesses et de flatteries, j’essayai de la mettredans mes intérêts ; mais, voyant que tout ce que je pouvaisdire ne servait à rien, je renonçai à mes vains efforts.

– Ne vous en prenez qu’à votreobstination, dis-je. Il me reste un moyen de nous sauver, Agnès etmoi, et je n’hésiterai pas à l’employer.

Effrayée de cette menace, elle voulut sortirdu pavillon ; mais je la saisis par la taille et la retins deforce. Au même instant, Théodore, qui l’avait suivie dans lachambre, ferma la porte, et l’empêcha de s’échapper. Je pris levoile d’Agnès : j’en enveloppai la tête de la duègne, quijetait des cris si perçants que, malgré notre éloignement duchâteau, je tremblais qu’ils ne fussent entendus. Enfin, je réussisà la bâillonner si complètement, qu’elle ne put proférer un seulson. Théodore et moi, non sans peine, nous parvînmes ensuite à luilier les mains et les pieds avec nos mouchoirs, et j’engageai Agnèsà regagner sa chambre en toute diligence. Je lui promis qu’iln’arriverait aucun mal à Cunégonde ; je lui recommandai de serappeler que, le 5 mai, j’attendrais à la grande porte du château,et lui fis de tendres adieux. Tremblante et mal à l’aise, elle eutà peine la force de me répéter qu’elle acquiesçait à ce plan, etelle s’enfuit chez elle, pleine de désordre et de confusion.

– Théodore, cependant, m’aidait à enlevernotre proie surannée. Nous la hissâmes par-dessus le mur, je la missur mon cheval, devant moi, et je galopai avec elle loin du châteaude Lindenberg. Elle fut cahotée et secouée au point de n’avoir toutau plus l’air que d’une momie vivante. Nous entrâmes dans la rue oùl’auberge était située, et, tandis que le page frappait, j’attendisà quelque distance. L’hôte ouvrit la porte. Je descendis de chevalavec Cunégonde dans mes bras, j’enfilai l’escalier, gagnai machambre sans être vu, et, ouvrant un vaste cabinet, je la serraidedans, et le fermai à clef. L’aubergiste et Théodore parurentbientôt avec des lumières : le premier exprima sa surprise deme voir rentrer si tard, mais ne fit point de questionsindiscrètes.

Aussitôt je rendis visite à ma prisonnière.Hors d’état de parler ou de remuer, elle exprima sa fureur par sesregards ; et, excepté pour ses repas, je n’osai jamais ladélier ni lui ôter son bâillon. En ces instants, même, je tenaissur elle une épée nue, lui protestant que, si elle poussait lemoindre cri, je la lui plongerais dans le cœur. Dès qu’elle avaitfini de manger, je lui remettais le bâillon. Je sentais bien que leprocédé était cruel, et que la nécessité seule où nous noustrouvions pouvait le justifier. Quant à Théodore, il n’en avait pasle moindre scrupule ; la captivité de Cunégonde l’amusaitinfiniment.

Ainsi se passèrent les cinq jours durantlesquels j’eus à préparer tout ce qui était nécessaire à monentreprise. – En quittant Agnès, mon premier soin avait été dedépêcher à Munich un paysan avec une lettre pour Lucas, danslaquelle je lui ordonnais d’avoir soin qu’une voiture attelée dequatre chevaux arrivât à dix heures du soir, le 5 mai, au villagede Rosenwald. Il obéit ponctuellement à mes instructions :l’équipage arriva à l’instant marqué. À mesure qu’approchaitl’heure de l’enlèvement de sa maîtresse, la rage de Cunégondeaugmentait. Je crois vraiment que le dépit et la colère l’auraienttuée si je n’avais pas découvert, par bonheur, le faible qu’elleavait pour l’eau-de-vie de cerises. Elle s’enivrait régulièrementune fois le jour, par manière de passe-temps.

Le 5 mai arriva. Avant que l’horloge sonnâtminuit, je me rendis au lieu de l’action ; Théodore me suivaità cheval. Je cachai la voiture dans une vaste caverne de lamontagne, au sommet de laquelle était situé le château. La nuitétait calme et belle ; les rayons de la lune tombaient sur lesvieilles tours du château, et répandaient sur leurs créneaux unelueur argentée. Soudain j’entendis des chants affaiblis nousarriver dans le silence de la nuit.

– Quelle peut être la cause de ce bruit.Théodore ?

– Un étranger de distinction,répondit-il, a passé aujourd’hui par le village, se rendant auchâteau : c’est, dit-on, le père de doña Agnès. Sans doute lebaron donne une fête pour célébrer son arrivée.

L’horloge du château annonça minuit. À cesignal, la famille avait coutume de se mettre au lit. Peu après,j’aperçus des lumières aller et venir de différents côtés dans lechâteau : j’en conclus que la compagnie se séparait.J’entendis tirer les verrous des portes massives ; à lalumière qui était dans sa main, je reconnus Conrad, le vieuxportier ; il ouvrit les deux battants de la grande porte et seretira. Les lumières du château disparurent successivement, etenfin le bâtiment tout entier fut enveloppé de ténèbres.

J’approchai du château et me hasardai à enfaire le tour : une faible lueur brillait encore dans lachambre d’Agnès. Je regardai cette lueur avec joie. Mes yeux nel’avaient point encore quittée, lorsque je vis une figure à lacroisée, et le rideau fut soigneusement tiré pour cacher la lampequi brûlait. Convaincu par cette observation qu’Agnès n’avait pointabandonné notre plan, je retournai à mon poste le cœur léger.

La demi-heure sonna. Les trois quartssonnèrent ! Enfin le coup désiré se fit entendre, l’horlogefrappa une heure, et l’écho du manoir répéta le son bruyant etsolennel. Je levai les regards vers la fenêtre de la chambremystérieuse… À peine cinq minutes s’étaient écoulées, la lumièreque j’attendais parut. J’étais tout près de la tour. La fenêtren’était pas tellement éloignée de terre que je ne m’imaginasse voirune figure de femme, une lampe en main, se mouvoir avec lenteur lelong de la chambre. Bientôt la lumière s’évanouit, et tout rentradans l’obscurité.

Des clartés fugitives se montraient auxfenêtres de l’escalier à mesure que l’aimable fantôme passaitdevant. Je suivis la lumière à travers la grande salle ; elleen sortit, et enfin je vis Agnès passer la porte principale. Elleétait habillée exactement comme elle avait décrit le spectre. Unchapelet pendait à son bras ; sa tête était enveloppée d’unlong voile blanc ; sa robe de nonne était tachée de sang, etelle avait eu soin de se munir d’une lampe et d’un poignard. Elles’avança vers le lieu où je me tenais. Je volai à sa rencontre, etla pris dans mes bras.

– Agnès ! dis-je en la pressantcontre mon cœur, Agnès ! Agnès ! tu es à moi !Agnès ! Agnès ! je suis à toi ! Tant que mon sangcoulera dans mes veines, tu es à moi ! je suis à toi ! Àtoi mon corps ! à toi mon âme.

Effrayée, hors d’haleine, elle ne pouvaitparler. Elle laissa tomber sa lampe et son poignard, et s’affaissasur mon sein en silence. Je la soulevai dans mes bras et la portaià la voiture. Théodore devait rester derrière, afin de relâcherdame Cunégonde. Il était chargé aussi d’une lettre pour la baronne,où j’expliquais toute l’affaire, et où je la suppliais d’intervenirpour obtenir le consentement de don Gaston à mon mariage avec safille. Je lui découvrais mon véritable nom.

Je montai dans la voiture, où Agnès étaitdéjà. Théodore ferma la portière, et les postillons partirent.D’abord je fus charmé de la rapidité de notre course ; maisdès que nous ne fûmes plus en danger d’être poursuivis, je lesappelai et leur ordonnai de ralentir le pas. Ils essayèrent en vainde m’obéir : les chevaux méconnaissaient le frein, etcontinuaient de courir avec une vitesse étonnante. Les postillonsredoublèrent d’efforts pour les arrêter ; mais à force deruades et de soubresauts, les chevaux ne furent pas longs à sedélivrer de cette contrainte. J’entendis de grands cris : lespostillons avaient été précipités à terre. Aussitôt d’épais nuagesobscurcirent le ciel ; les vents mugissaient autour de nous,les éclairs jaillissaient, et le tonnerre grondait à fairetrembler. Jamais je n’ai vu orage si effrayant.

Ma compagne, cependant, restait sans mouvementdans mes bras. Vraiment alarmé de toute l’étendue du danger, jetâchais en vain de la rappeler à elle, lorsqu’un horriblecraquement m’annonça qu’ici notre course se terminait de la manièrela plus désagréable. La voiture était en pièces. En tombant, matempe avait frappé contre un caillou. La douleur de la blessure, laviolence du choc et mes craintes pour la sûreté d’Agnèss’unissaient pour m’accabler, je perdis connaissance et restaicomme mort sur la terre.

Je dus demeurer assez longtemps dans cet état,car, lorsque j’ouvris les yeux, il faisait grand jour. Des paysansm’entouraient, et paraissaient discuter entre eux s’il étaitpossible que j’en revinsse. Je parlais assez bien allemand :aussitôt que je pus articuler un son, je m’informai d’Agnès.Quelles furent ma surprise et ma douleur lorsque les paysansm’assurèrent qu’ils n’avaient vu personne qui ressemblât ausignalement que je leur donnais. Ils me racontèrent que, se rendantà leur travail journalier, ils avaient été alarmés de voir lesdébris de ma voiture et d’entendre les gémissements d’un cheval, leseul des quatre qui restât vivant ; les trois autres étaientétendus morts à mon côté. Je n’avais près de moi personne quand ilsarrivèrent, et ils avaient perdu bien du temps avant de parvenir àme rendre à la vie. Inquiet au-delà de toute expression sur le sortde ma compagne, je suppliai ces paysans de se disperser à sarecherche. Je leur décrivis son costume, et promis d’immensesrécompenses à celui qui m’en donnerait quelques nouvelles. Quant àmoi, il m’était impossible de m’associer à leursperquisitions : dans ma chute, je m’étais enfoncé deux côtes,mon bras droit démis pendait sans mouvement à mon côté, et legauche était si cruellement endommagé, que je n’espérais pas enpouvoir jamais recouvrer l’usage.

– Les paysans consentirent à mademande ; ils me laissèrent tous, à l’exception de quatre quifirent une litière de branchages et s’apprêtèrent à me porter à laville voisine. Je m’enquis de son nom : j’appris que c’étaitRatisbonne, et je pus à peine me persuader que j’eusse fait tant dechemin en une nuit. Je dis aux villageois qu’à une heure du matinj’avais passé par le village de Rosenwald. Ils secouèrent la têted’un air pensif, et se firent signe l’un à l’autre qu’assurémentj’avais le délire. On fit venir un chirurgien, qui me remit le brasavec succès ; puis il examina mes autres blessures, et me ditde n’avoir aucune appréhension de leurs suites ; mais ilm’ordonna de me tenir tranquille, et de me préparer à une cureennuyeuse et pénible. Je lui répondis que pour espérer que je fussetranquille, il fallait d’abord tâcher de me procurer des nouvellesd’une dame qui avait quitté Rosenwald avec moi la nuitprécédente.

– Notre malade n’est pas tout à fait dansson bons sens, entendis-je qu’il disait à voix basse : c’estla conséquence naturelle de sa chute ; mais cela se passerabientôt.

Mon air égaré et frénétique confirma lesassistants dans l’idée que j’étais en délire. N’ayant point trouvéde vestiges de la dame, ils la crurent un être créé par mon cerveauéchauffé.

Les jours s’écoulaient : point denouvelles d’Agnès. L’anxiété de la crainte fit place audécouragement. Sur l’ordre du chirurgien, je pris une potioncalmante, et dès que la nuit vint, les personnes qui me gardaientse retirèrent et me laissèrent reposer.

Je l’essayai en vain. Je tremblais sans savoirpourquoi ; des gouttes froides me coulaient du front et mescheveux se hérissaient de frayeur. Tout à coup j’entendis des paslents et lourds monter l’escalier. Involontairement je me mis surmon séant et je tirai le rideau du lit. La porte s’ouvrit avecviolence ; une figure entra, et s’approcha de mon lit d’un passolennel et mesuré. Tremblant de crainte, j’examinai ce visiteurnocturne. Dieu tout-puissant ! c’était la nonnesanglante ! c’était la compagne que j’avais perdue ! Sonvisage était toujours voilé, mais elle n’avait plus ni lampe nipoignard. Elle releva lentement son voile. Quel spectacle s’offrità mes yeux stupéfaits ! j’avais devant moi un cadavre animé.Elle avait la mine longue et hagarde ; il n’y avait de sang nidans ses joues ni dans ses lèvres ; la pâleur de la mort étaitrépandue sur ses traits ; et ses prunelles, fixées obstinémentsur moi, étaient ternes et creuses. Enfin, d’une voix sourde etsépulcrale, elle prononça les paroles suivantes :

– Raymond ! Raymond ! tu es àmoi ! Raymond ! Raymond ! je suis à toi ! Tantque le sang coulera dans tes veines, je suis à toi ! tu es àmoi ! À moi ton corps ! à moi ton âme !

Je ne pouvais plus respirer d’épouvante enl’entendant répéter mes propres expressions. L’apparition s’assiten face de moi, au pied du lit, et resta muette. Ses yeux étaientconstamment fixés sur les miens. Elle saisit de ses doigts glacésma main qui pendait sans vie sur la couverture, et, pressant sesfroides lèvres sur les miennes, elle redit encore :« Raymond ! Raymond ! tu es à moi !Raymond ! Raymond ! je suis à toi ! » etc.

Alors elle quitta ma main, sortit de lachambre à pas lents, et la porte se referma sur elle.

La chambre voisine n’était séparée de lamienne que par une mince cloison ; elle était occupée parl’hôte et sa femme ; il fut éveillé par mon gémissement, etentra en toute hâte chez moi ; l’hôtesse ne tarda pas à l’ysuivre. Ils eurent quelque peine à me faire revenir de monévanouissement, et ils envoyèrent aussitôt chercher le chirurgien,qui arriva en diligence. Il déclara que ma fièvre s’était beaucoupaccrue, et que si je continuais à éprouver une si violenteagitation, il n’oserait pas répondre de ma vie. Quelques remèdesqu’il me donna calmèrent un peu mes esprits. Je tombai dans uneespèce d’assoupissement vers le point du jour, mais des rêveseffrayants m’empêchèrent de retirer aucun bénéfice de monrepos.

La scène se répéta chaque nuit. Loin dem’accoutumer au fantôme, chaque visite nouvelle m’inspirait uneplus grande horreur. Son image me poursuivait sans cesse, et jedevins la proie d’une continuelle mélancolie. L’agitation constantede mon esprit retardait naturellement le rétablissement de masanté. Plusieurs mois s’écoulèrent avant que je fusse en état dequitter le lit ; et lorsque enfin je passai sur un sofa,j’étais si faible, si abattu, si amaigri, que je ne pouvais pastraverser la chambre sans assistance.

Vous pouvez être surpris que pendant tout cetemps je ne me sois pas procuré des nouvelles de votre sœur.Théodore, qui à grand-peine avait découvert ma demeure, m’avaitrassuré sur elle ; en même temps il m’avait convaincu quetoutes tentatives pour la tirer de captivité seraient inutiles tantque je ne serais pas en état de retourner en Espagne. Lesparticularités de l’aventure d’Agnès que je vais vous relater, jeles tiens en partie de Théodore et en partie d’elle-même.

La nuit fatale où son enlèvement devait avoirlieu, un contretemps ne lui avait pas permis de quitter sa chambreà l’instant convenu. À la fin elle se hasarda à entrer dans lapièce du revenant ; elle descendit l’escalier qui conduisait àla salle, trouva les portes ouvertes ainsi qu’elle s’y attendait,et quitta le château sans avoir été vue. Quel fut son étonnement dene pas me trouver prêt à la recevoir ! Elle examina lacaverne, parcourut chaque allée du bois voisin et passa deux heuresentières dans cette vaine perquisition. Elle ne découvrait aucunetrace ni de moi ni de la voiture. Alarmée et désappointée, sa seuleressource était de rentrer au château avant que la baronne neremarquât son absence ; mais alors elle se trouva dans unnouvel embarras : l’horloge avait déjà frappé deux coups,l’heure consacrée au fantôme était passée, et la soigneuse portièreavait fermé la grande porte. Après bien des irrésolutions, elles’aventura à frapper doucement. Par bonheur pour elle, Conrad étaitencore éveillé : il entendit le bruit, et se leva engrommelant d’être de nouveau dérangé. Il n’eut pas plus tôt ouvertun des battants et vu l’apparition supposée qui attendait derrière,qu’il jeta un grand cri et tomba sur ses genoux. Agnès profita deson effroi ; elle se glissa à côté de lui, vola chez elle, ets’étant dépouillée de son appareil de spectre, elle se mit au lit,essayant en vain de se rendre compte de ma disparition.

Théodore, cependant, ayant vu ma voiturepartir avec la fausse Agnès, s’en était retourné tout joyeux auvillage… Le lendemain matin, il délivra Cunégonde et l’accompagnaau château. Il y trouva le baron, sa femme et don Gaston quidiscutaient la relation du portier. Ils s’accordaient tous trois àadmettre l’existence des spectres, mais le dernier soutenait quefrapper pour qu’on lui ouvrît, c’était de la part d’un fantôme unprocédé jusqu’ici sans exemple et complètement incompatible avec lanature immatérielle d’un esprit. Leur discussion n’était pointterminée lorsque le page parut avec Cunégonde et éclaircit lemystère. En entendant sa déposition, tout le monde tomba d’accordque l’Agnès que Théodore avait vue monter dans ma voiture devaitêtre la nonne sanglante, et que le fantôme qui avait épouvantéConrad n’était autre que la fille de don Gaston.

Après le premier instant de surprise que causacette découverte, la baronne résolut d’en profiter pour décider sanièce à prendre le voile. Craignant que l’offre d’un si avantageuxétablissement ne fît renoncer don Gaston à son dessein, ellesupprima ma lettre, et continua de me représenter comme unaventurier pauvre et inconnu. Mon rang resta ignoré de tous auchâteau, excepté de la baronne. Don Gaston ayant approuvé le projetde sa sœur, Agnès fut appelée à comparaître devant eux. On l’accusad’avoir médité une évasion, on l’obligea de tout avouer, et ellefut étonnée de la douceur avec laquelle on reçut cet aveu ;mais quelle fut son affliction lorsqu’on lui annonça que c’étaitpar ma faute que son plan avait échoué ! Cunégonde, stylée parla baronne, dit qu’en la relâchant je l’avais chargée d’informer samaîtresse que notre liaison en resterait là, que toute l’affaireavait été occasionnée par un faux rapport, et qu’il ne me convenaiten aucune manière, dans ma position, d’épouser une femme sansfortune ni espérances.

Ce qui confirma bien plus encore l’idée quej’étais un imposteur, ce fut l’arrivée d’une lettre de vous, danslaquelle vous déclariez que vous ne connaissiez personne du nomd’Alphonso d’Alvarada. Ces preuves apparentes de ma perfidie,appuyées des insinuations artificieuses de sa tante, de laflatterie de Cunégonde, et des menaces et de la colère de son père,triomphèrent entièrement de la répugnance de votre sœur pour lecouvent. Elle passa au château de Lindenberg un autre mois, et puiselle accompagna don Gaston en Espagne. Théodore fut remis alors enliberté. Il s’empressa d’aller à Munich, où j’avais promis de luidonner de mes nouvelles ; mais apprenant de Lucas que je n’yétais point arrivé, il poursuivit ses recherches avec uneinfatigable persévérance, et enfin réussit à me rejoindre àRatisbonne.

J’étais tellement changé qu’il eut peine àreconnaître mes traits ; la douleur imprimée sur les sienstémoignait suffisamment le vif intérêt qu’il prenait à moi. Lasociété de cet aimable enfant, que j’avais toujours considéréplutôt comme un compagnon que comme un domestique, était ma seuleconsolation. Sa conversation était gaie et pourtant sensée, et sesobservations étaient fines et piquantes.

Un soir, Théodore s’amusait à regarder par lafenêtre une bataille entre deux postillons qui se querellaient dansla cour.

– Ah ! ah !, s’écria-t-il toutà coup, voici le grand Mogol !

– Qui ? lui dis-je.

– Oh ! rien : un homme qui m’atenu un étrange propos à Munich.

– À quel sujet ?

– À présent que vous m’y faites songer,señor, c’était une espèce de message pour vous ; mais vraimentil ne valait pas la peine qu’on s’en acquittât. Pour ma part, jecrois que cet homme est fou. Quand je vins vous chercher à Munichje le trouvai logé au Roi des Romains, et l’aubergiste me conta desingulières choses de lui. À son accent, on le suppose étranger,mais de quel pays, personne ne peut le dire. Il avait l’air de nepas connaître une âme dans la ville ; il parlait trèsrapidement, et jamais on ne le voyait sourire. Il n’avait nidomestiques, ni bagage ; mais sa bourse paraissait amplementgarnie, et il faisait beaucoup de bien. Selon les uns, c’était unastrologue arabe ; selon d’autres, c’était un charlatan envoyage ; et plusieurs déclaraient que c’était le docteurFaust, que le diable avait renvoyé en Allemagne. Pourtant,l’aubergiste m’a dit qu’il avait les meilleures raisons de croireque c’était le grand Mogol gardant l’incognito.

– Mais ce propos étrange,Théodore ?

– C’est vrai, j’avais presque oublié lepropos. En vérité, quant à cela, ce n’aurait pas été une grandeperte si je l’avais oublié tout à fait. Sachez donc, señor, qu’aumoment où je questionnais l’aubergiste sur vous, l’étranger vint àpasser ; il s’arrêta, et me regarda fixement :« Jeune homme, dit-il, d’une voix solennelle, celui que vouscherchez a trouvé ce qu’il voudrait bien perdre. Ma main seule peuttarir le sang. Dites à votre maître de penser à moi quand l’horlogesonnera une heure. »

– Cours le chercher, mon enfant !prie-le de m’accorder un moment d’entretien.

Théodore se hâta de m’obéir. Peu de tempss’était écoulé lorsqu’il reparut et introduisit dans ma chambrel’hôte que j’attendais. C’était un homme d’un extérieur majestueux.Sa physionomie était fortement accentuée, et ses yeux étaientgrands, noirs et étincelants ; mais il y avait dans son regardquelque chose qui, dès que je le vis, m’inspira une crainte, pourne pas dire une horreur secrète. Il était habillé simplement, sescheveux étaient sans poudre, et un bandeau de velours noir, quiceignait son front, ajoutait encore au sombre de ses traits. Sonvisage portait les marques d’une profonde mélancolie, son pas étaitlent et son maintien grave, auguste et solennel.

Le page se retira.

– Je sais votre affaire, dit-il, sans medonner le temps de parler. J’ai le pouvoir de vous délivrer devotre visiteur nocturne ; mais cela ne peut pas être avantdimanche. À l’heure où commence le jour du repos, les esprits desténèbres ont moins d’influence sur les mortels. Après samedi, lanonne ne vous visitera plus.

– Ne puis-je vous demander, lui dis-je,par quel moyen vous êtes en possession d’un secret que j’aisoigneusement caché à tout le monde ?

– Comment puis-je ignorer vossouffrances, quand j’en vois la cause en ce moment à côté devous ?

Je tressaillis. L’étranger continua :

– Quoi qu’elle ne soit visible pour vousqu’une heure sur vingt-quatre, elle ne vous quitte ni jour ninuit ; et elle ne vous quittera que lorsque vous aurez faitdroit à sa requête.

– Et quelle est cette requête ?

– C’est à elle de vous l’expliquer ;je l’ignore. Attendez patiemment la nuit de samedi : alorstout s’éclaircira.

Il cita des gens qui avaient cessé d’existerdepuis plusieurs siècles, et qu’il paraissait avoir connuspersonnellement. Je ne pouvais pas nommer un pays si éloigné qu’ilne l’eût visité, et je ne me lassais pas d’admirer l’étendue et lavariété de son instruction. Je lui fis la remarque qu’il devaitavoir eu un plaisir infini à tant voyager. Il secoua tristement latête.

– Personne, répondit-il, n’est à même deconnaître la misère de mon lot ! Le destin m’oblige d’êtreconstamment en mouvement ; il ne m’est pas permis de passerplus de deux semaines dans le même endroit. Je n’ai pas d’amis dansle monde, et cet état d’agitation perpétuelle m’empêche d’en avoir.Je voudrais bien déposer le fardeau de ma déplorable existence, carj’envie ceux qui jouissent du repos de la tombe ; mais la mortm’échappe et fuit mes embrassements. En vain, je me jette au-devantdu danger : je plonge dans l’océan, et les vagues me rejettentavec horreur sur le rivage ; je m’élance dans le feu, et lesflammes reculent à mon approche ; je m’expose à la fureur desbrigands, et leurs armes s’émoussent et se brisent sur monsein ; le tigre affamé tremble à ma vue, et l’alligators’enfuit devant un monstre plus affreux que lui. Dieu m’a scellé deson sceau, et toutes ses créatures respectent cette marque fatale.Je suis condamné à inspirer la terreur et l’aversion à tous ceuxqui me voient ; déjà vous sentez l’influence du charme, etd’instants en instants vous la sentirez davantage.

À ces mots il partit, me laissant stupéfait dutour mystérieux de ses manières et de sa conversation. Sa promesseque je serais bientôt délivré des visites du fantôme produisit unbon effet sur ma constitution. Théodore, que je traitais plutôtcomme un fils adoptif que comme un domestique, fut surpris à sontour de me voir meilleure mine.

La nuit tant souhaitée arriva. Minuit venaitde sonner quand il entra dans ma chambre ; dans sa main étaitun petit coffre qu’il posa près du poêle. Il me salua sansparler : je lui rendis le compliment en observant le mêmesilence. Alors il ouvrit le coffre. Le premier objet qu’il ensortit fut un petit crucifix de bois. Il se mit à genoux, lecontempla avec tristesse, puis leva les yeux vers le ciel : ilavait l’air de prier avec ferveur. Enfin il courba respectueusementla tête, baisa le crucifix trois fois, et quitta son humbleposture. Ensuite il tira du coffre un gobelet couvert ; dedansétait une liqueur qui avait l’air d’être du sang : il aspergeale plancher, et, y trempant un des bouts du crucifix, il traça uncercle au milieu de la chambre ; tout autour il plaça diversesreliques, des crânes, des ossements, etc. Je remarquai qu’il lesdisposait tous en forme de croix. Enfin il prit une grande Bible,et me fit signe de le suivre dans le cercle ; j’obéis.

– Ayez soin de ne pas proférer unesyllabe ! dit tout bas l’étranger ; ne sortez pas ducercle, et, dans votre intérêt, ne vous avisez pas de me regarderau visage !

Tenant le crucifix d’une main et de l’autre laBible, il paraissait lire avec une profonde attention. L’horlogesonna une heure : j’entendis comme à l’ordinaire les pas de lanonne dans l’escalier ; mais je ne fus pas saisi de monfrisson accoutumé ; j’attendis son approche avec confiance.Elle entra dans la chambre, vint près du cercle et s’arrêta. –L’étranger marmotta quelques mots inintelligibles pour moi. Alors,relevant sa tête de dessus le livre et étendant le crucifix vers lefantôme, il dit d’un ton distinct et solennel :

– Béatrix ! Béatrix !Béatrix !

– Que veux-tu ? bégaya l’apparitiond’une voix creuse.

– Quelle cause trouble ton sommeil ?pourquoi persécuter et torturer ce jeune homme ? Que faut-ilpour rendre le repos à ton esprit inquiet ?

– Je n’ose le dire ! Je ne dois pasle dire ! Je voudrais bien pouvoir reposer dans ma tombe, maisdes ordres sévères me forcent de prolonger ma pénitence !

– Connais-tu ce sang ? sais-tu dansles veines de qui il coula ? Béatrix ! Béatrix ! enson nom je te somme de me répondre !

– Je n’ose pas désobéir à mesmaîtres.

– Oses-tu me désobéir ?

Il parlait d’un ton impérieux, et il ôta sonbandeau noir. En dépit de sa défense, la curiosité ne me permit pasde tenir les yeux baissés : je les levai, et je vis sur sonfront une croix de feu. Je ne puis m’expliquer l’horreur dont cettevue me pénétra, mais je n’ai jamais rien senti de pareil. Sil’exorciseur ne m’avait pris la main, je serais tombé hors ducercle.

Quand je revins à moi, je m’aperçus que lacroix de feu avait produit un effet non moins violent sur lanonne ; sa contenance exprimait la vénération et l’horreur, etses membres de fantôme s’entrechoquaient de crainte.

– Oui ! dit-elle enfin, je tremble àce signe ! je le respecte ! je vous obéis ! Sachezdonc que mes os sont encore sans sépulture ; ils pourrissentdans l’obscurité du trou de Lindenberg. Nul autre que ce jeunehomme n’a le droit de les déposer au tombeau. Ses lèvres m’ont cédéson corps et son âme : jamais je ne lui rendrai sa promesse,jamais il ne connaîtra plus une nuit exempte de terreur, à moinsqu’il ne s’engage à recueillir mes os qui tombent en poudre, et àles déposer dans le caveau de famille de son château d’Andalousie.Alors, que trente messes soient dites pour le repos de mon âme, etje ne troublerai plus ce monde. À présent, laissez-moipartir : ces flammes sont dévorantes !

Il abaissa lentement la main qui tenait lecrucifix, et que jusqu’alors il avait dirigé sur elle. L’apparitioncourba la tête, et sa forme s’évanouit dans l’air. L’exorciseur mefit sortir du cercle. Il replaça la Bible, etc., dans le coffre,puis il s’adressa à moi, qui me tenais près de lui, muet destupeur.

– Don Raymond, vous avez entendu àquelles conditions le repos vous est promis : c’est à vous deles remplir à la lettre. Pour moi, il ne me reste qu’à dissiperl’obscurité qui est encore répandue sur l’histoire du spectre, etqu’à vous apprendre que, de son vivant, Béatrix portait le nom deLas Cisternas ; c’était la grand-tante de votre grand-père.Étant votre parente, vous devez du respect à ses cendres, quoiquel’énormité de ses crimes soit faite pour exciter votre aversion.Quant à la nature de ces crimes, personne plus que moi n’estcapable de vous l’expliquer : j’ai connu personnellement lesaint homme qui mit fin à ses désordres nocturnes dans le châteaude Lindenberg, et je tiens ce récit de sa propre bouche.

Béatrix de Las Cisternas prit le voile de fortbonne heure, non de son propre choix, mais sur l’ordre exprès deses parents. – Elle était trop jeune alors pour regretter lesplaisirs dont ses vœux la privaient ; mais dès que sontempérament chaud et voluptueux commença à se développer, elles’abandonna librement à l’entraînement de ses passions, et saisitla première occasion de les satisfaire. Cette occasion se présentaenfin, après maint obstacle qui n’avait fait qu’ajouter à lavéhémence de ses désirs. Elle parvint à s’évader du couvent, ets’enfuit en Allemagne avec le baron de Lindenberg. Elle vécutplusieurs mois dans le château de son amant, en concubinage avoué.Toute la Bavière fut scandalisée de sa conduite impudente etdéréglée. Ses fêtes rivalisaient de luxe avec celles de Cléopâtre,et Lindenberg devint le théâtre de la débauche la plus effrénée.Non contente d’étaler l’incontinence d’une prostituée, elle fitprofession d’athéisme : elle ne perdit pas une occasion de semoquer de ses vœux monastiques et de tourner en ridicule lescérémonies les plus sacrées de la religion.

Avec un caractère si dépravé, elle ne pouvaitlongtemps borner son affection à un seul objet. Peu après sonarrivée au château, le frère cadet du baron attira son attentionpar ses traits fortement prononcés, par sa taille gigantesque etpar ses membres athlétiques. Elle n’était pas d’humeur à dissimulerlongtemps ses inclinations ; mais elle trouva dans Othon deLindenberg son égal en dépravation. Il répondit à sa passion toutjuste assez pour l’accroître ; et quand il l’eut montée aupoint désiré, il exigea pour prix de son amour l’assassinat de sonfrère. La malheureuse acquiesça à cette horrible convention ;une nuit fut choisie pour faire le coup. Othon, qui résidait dansun petit domaine à peu de milles du château, promit qu’à une heuredu matin il l’attendrait au trou de Lindenberg, qu’il amèneraitavec lui une troupe d’amis sûrs à l’aide desquels il ne doutait pasd’être en état de se rendre maître du château, enfin que sonpremier soin serait de l’épouser.

La nuit fatale arriva. Le baron dormait dansles bras de sa perfide maîtresse, quand l’horloge du château sonnaune heure. Béatrix tira un poignard de dessous son oreiller, et leplongea dans le cœur de son amant. Le baron ne poussa qu’ungémissement effrayant, et expira. La meurtrière se hâta de quitterle lit, prit une lampe d’une main et de l’autre le sanglantpoignard, et dirigea sa course vers la caverne. Elle trouva Othonqui l’attendait. Il la reçut et écouta son récit avec transport.Impatient de cacher la part qu’il avait dans le meurtre, et de sedélivrer d’une femme dont le violent et atroce caractère le faisaittrembler avec raison pour sa propre sûreté, il avait résolu debriser son coupable instrument. S’élançant tout à coup sur elle, illui arracha le poignard de la main ; il le lui plongea ausein, encore tout fumant du sang de son frère, et lui ôta la vie àcoups redoublés.

Othon succéda à la baronne de Lindenberg. Lemeurtre ne fut attribué qu’à la nonne qui avait disparu. Mais sison crime ne fut pas puni des hommes, la justice de Dieu ne lelaissa point jouir en paix de ses honneurs tachés de sang. Les osde Béatrix étant restés sans sépulture dans la caverne, son âmeerrante continua d’habiter le château. Revêtue de ses habitsreligieux, en mémoire de ses vœux enfreints, armée du poignard quiavait bu le sang de son amant, et tenant la lampe qui avait guidéses pas fugitifs, chaque nuit elle était debout devant le litd’Othon. Le spectre, en rôdant le long des galeries, proférait unmélange incohérent de prières et de blasphèmes. Othon n’eut pas laforce de soutenir le choc de cette vision épouvantable. Ses alarmesà la fin devinrent si intolérables, que son cœur se brisa, et qu’unmatin, dans son lit, on le trouva entièrement privé de chaleur etde mouvement. Les os de Béatrix continuaient d’être privés desépulture, et son ombre continua de hanter le château.

Les domaines de Lindenberg échurent à unparent éloigné. Le nouveau baron appela un célèbre exorciseur. Cesaint homme réussit à forcer la nonne à un repos temporaire ;mais, quoiqu’elle lui eût révélé son histoire, il n’avait pas lapermission de la répéter, ni de faire transporter le squelette enterre sainte. Ce devoir vous était réservé ; et jusqu’à votrevenue l’ombre était condamnée à errer dans le château et à déplorerle crime qu’elle y avait commis. Toutefois, l’exorciseur lacontraignit au silence tout le temps qu’il vécut. Pendant cetintervalle la chambre où elle revenait fut fermée, et la nonnedemeura invisible. Quand il fut mort, ce qui arriva cinq ans après,elle reparut, mais seulement une fois tous les cinq ans, le mêmejour et à la même heure où elle avait plongé son couteau dans lecœur de son amant endormi.

Elle était condamnée à souffrir pendant unsiècle. Cette période est révolue ; il ne reste plus qu’àdéposer au tombeau les cendres de Béatrix. J’ai servi à vousdélivrer du spectre qui vous torturait. Jeune homme, adieu !puisse l’ombre de votre parente jouir dans la tombe de ce repos quela vengeance du Tout-Puissant m’a interdit pour toujours !

– Arrêtez un seul moment encore !dis-je. Vous avez satisfait ma curiosité par rapport au spectre,mais vous m’en laissez dévoré d’une bien plus grande par rapport àvous. Daignez m’apprendre à qui je suis redevable de si réellesobligations.

Il consentit à me tout éclaircir, à conditionque je remettrais cette explication au jour suivant ; je fusobligé d’accéder à sa demande, et il me quitta. Le lendemain matin,mon premier soin fut de m’enquérir du mystérieux étranger ;figurez-vous mon désappointement quand j’appris qu’il était déjàparti de Ratisbonne !

Ici Lorenzo interrompit la narration de sonami.

– Comment ! dit-il, vous n’avezjamais découvert qui c’était ? vous n’avez pas même fait deconjecture ?

– Pardonnez-moi, répliqua lemarquis : quand je racontai cette aventure à mon oncle, lecardinal-duc, il me dit qu’il n’avait aucun doute que cet hommeétrange ne fût le personnage célèbre connu universellement sous lenom du juif errant. La défense qui lui est faite de passerplus de quatorze jours dans le même lieu, la croix de feu empreintesur son front, l’effet qu’elle produit sur ceux qui la regardent,et plusieurs autres circonstances, donnent à cette supposition lecaractère de la vérité.

À dater de cette époque, ma santé se rétablitavec une rapidité qui étonna mes médecins. – La nonne sanglante neparut plus, et je fus bientôt en état de partir pour Lindenberg. Lebaron me reçut à bras ouverts. Je lui confiai la suite de monaventure, et il ne fut pas peu charmé d’apprendre que sa demeure neserait pas troublée plus longtemps des visites quinquennales dufantôme. Je remarquai avec chagrin que l’absence n’avait pasaffaibli l’impudente passion de doña Rodolpha.

Le squelette de Béatrix fut trouvé à l’endroitqu’elle avait désigné. Comme c’était tout ce que j’étais venuchercher à Lindenberg, je me hâtai de quitter les domaines dubaron, pressé que j’étais également d’accomplir les obsèques de lanonne assassinée et d’échapper aux importunités d’une femme que jedétestais.

J’arrivai sans accident dans mon pays natal,et je me rendis immédiatement au château de mon père en Andalousie.Les restes de Béatrix furent déposés dans le caveau de notrefamille, je fis célébrer toutes les cérémonies requises et dire lenombre de messes qu’elle avait réclamées. Rien ne m’empêchait plusd’employer tous mes efforts à découvrir la retraite d’Agnès. Jem’enquis de sa famille : j’appris qu’avant que sa fille pûtatteindre Madrid, doña Inesilla était morte. Vous, mon cherLorenzo, on vous disait en voyage, mais où, je ne pus lesavoir ; votre père était dans une province éloignée, envisite chez le duc de Médina ; et quant à Agnès, personne nepouvait ou ne voulait m’instruire de ce qu’elle était devenue.

Il y a environ huit mois, je revenais à monhôtel, l’humeur mélancolique, après avoir passé la soirée auspectacle. La nuit était sombre, et j’étais sans suite. Je nem’aperçus que trois hommes m’avaient suivi depuis le théâtre quelorsque, au détour d’une rue déserte, ils m’attaquèrent tous à lafois avec une furie extrême. Je reculai de quelques pas, je tirail’épée et jetai mon manteau sur mon bras gauche ; l’obscuritéde la nuit me favorisait. Pour la plupart, les coups des assassins,étant portés au hasard, ne réussirent pas à m’atteindre ;enfin je fus assez heureux pour étendre à mes pieds un de mesadversaires ; mais avant cela j’avais déjà reçu tant deblessures et j’étais pressé si chaudement, que ma perte aurait étéinévitable si le cliquetis des épées n’eût attiré un cavalier à monaide. Il courut vers moi l’épée nue ; plusieurs domestiques lesuivaient avec des torches : son arrivée rendit le combatégal. Pourtant les spadassins ne voulurent abandonner leur desseinque lorsque les valets furent sur le point de nous rejoindre. Alorsils s’enfuirent, et nous les perdîmes dans l’obscurité.

L’étranger s’adressa à moi avec politesse, ets’informa si j’étais blessé. Affaibli par la perte de mon sang, jepus à peine le remercier de son assistance opportune et le prier deme faire porter par quelques-uns de ses gens à l’hôtel de LasCisternas. Je n’eus pas plus tôt prononcé ce nom qu’il se donnapour une connaissance de mon père, et déclara qu’il ne permettraitpas que je fusse transporté à une telle distance avant qu’on eûtexaminé mes blessures. Il ajouta que sa maison était tout près delà.

Mon libérateur ordonna qu’on fît venir sansdélai le chirurgien de sa famille ; on obéit à ses ordres. Jefus placé sur un sofa dans un somptueux appartement, et mesblessures, ayant été examinées, furent déclarées fort légères.Néanmoins, l’étranger me pressa tellement de prendre un lit dans samaison que je consentis à rester où j’étais.

– Je m’estime heureux, dit-il, d’avoirété à même de vous rendre ce petit service, et j’aurai uneobligation éternelle à ma fille de m’avoir retenu si longtemps aucouvent de Sainte-Claire. J’ai toujours eu une haute estime pour lemarquis de Las Cisternas, quoique les circonstances ne nous aientpas permis de nous lier autant que je l’aurais désiré, et je meréjouis de trouver une occasion de faire connaissance avec sonfils. Je suis certain que mon frère, chez qui vous êtes, seradésolé de ne s’être pas trouvé à Madrid pour vous recevoirlui-même ; mais, en l’absence du duc, je suis le maître de lamaison, et je puis vous assurer, en son nom, que tout ce quecontient l’hôtel de Médina est parfaitement à votredisposition.

– Figurez-vous ma surprise, Lorenzo,quand je découvris dans la personne de mon libérateur don Gaston deMédina. Elle ne pouvait être égalée que par ma secrète satisfactionde savoir qu’Agnès habitait le couvent de Sainte-Claire. Je nesouffris pas que mon chagrin de cette nouvelle prît racine dans monesprit ; je me flattais de l’idée que le crédit de mon oncle àla cour de Rome écarterait cet obstacle, et que j’obtiendrais sansdifficulté pour ma maîtresse la révocation de ses vœux.

Un domestique, en ce moment, entra dans lachambre, et m’annonça que le spadassin que j’avais blessé donnaitquelques signes de vie. Don Gaston vint me presser de questionnerl’assassin en sa présence ; mais j’avais deux raisons de nepas me soucier de satisfaire sa curiosité : la première, c’estque, soupçonnant d’où venait le coup, il me répugnait de dévoileraux yeux de don Gaston le crime d’une sœur ; la seconde étaitma crainte d’être reconnu pour Alphonso d’Alvarada. Avouer mapassion pour sa fille et entreprendre de le faire entrer dans mesprojets, d’après ce que je savais du caractère de don Gaston, c’eûtété une démarche imprudente. Je lui donnai à entendre que, commecette affaire m’avait tout l’air de concerner une dame dont le nompourrait bien échapper à l’assassin, il était nécessaire quej’interrogeasse cet homme en particulier. La délicatesse de donGaston ne lui permit pas d’insister, et le spadassin fut transportéà mon hôtel.

Le lendemain matin, je pris congé de mon hôte,qui devait retourner vers le duc le même jour. Mes blessuresétaient peu de chose. Le chirurgien qui avait sondé celles duspadassin les déclara mortelles : en effet, le malheureux eutà peine le temps de confesser qu’il avait été poussé à m’assassinerpar la vindicative doña Rodolpha.

Mes pensées n’eurent plus d’autre objet que deme procurer une entrevue avec mon adorable nonne. Théodore assiégeale jardinier de Sainte-Claire de tant de cadeaux et de promessesque le vieillard fut mis entièrement dans mes intérêts, et il futarrêté que je serais introduit dans le couvent en me faisant passerpour son aide. Déguisé sous des habits grossiers, et un de mes yeuxcouvert d’un noir emplâtre, je fus présenté à la dame abbesse, quidaigna approuver le choix du jardinier. J’entrai immédiatement enfonction. Le matin du quatrième jour, j’entendis la voix d’Agnès.Je reculai avec précaution, et me cachai derrière un troncd’arbre.

L’abbesse avança, et s’assit avec Agnès sur unbanc à peu de distance. Elle lui dit que pleurer la perte d’unamant, dans sa situation, était un crime ; mais que pleurercelle d’un perfide était le comble de la folie et de l’absurdité.Agnès répondit si bas que je ne pus distinguer ses paroles, maisson ton était celui de la douceur et de la soumission. Laconversation fut interrompue par l’arrivée d’une jeune pensionnairequi informa la supérieure qu’on l’attendait au parloir. La vieilledame se leva, baisa la joue d’Agnès et se retira. La nouvelle venueresta. Agnès lui parla beaucoup à la louange de quelqu’un, je nepus deviner qui ; mais son interlocutrice avait l’air d’êtreenchantée et de s’intéresser fort à l’entretien. Agnès lui montraplusieurs lettres : l’autre les parcourut avec un plaisirévident, obtint la permission de les copier, et se retira dans cedessein, à ma grande satisfaction.

Elle ne fut pas plus tôt hors de vue que jequittai ma cachette. Agnès leva la tête à mon approche, et mereconnut du premier coup d’œil, en dépit de mon déguisement. Ellese leva précipitamment de son siège avec une exclamation desurprise et essaya de s’enfuir ; mais je la suivis, je laretins et la suppliai de m’entendre. Persuadée de ma fausseté, ellerefusa de m’écouter et m’ordonna positivement de quitter le jardin.Ce fut alors mon tour de refuser. Je protestai que, quelquedangereuses que puissent être les conséquences, je ne la laisseraispas qu’elle n’eût entendu ma justification.

Mes prières, mes arguments et mes serments dene la point quitter qu’elle n’eût promis de m’écouter, joints à safrayeur que les nonnes ne me vissent avec elle, à sa curiositénaturelle et à l’affection qu’elle sentait toujours pour moi malgrémon prétendu abandon, prévalurent enfin. Elle me dit que m’accorderma demande en ce moment était impossible ; mais elle s’engageaà être dans le même lieu à onze heures du soir, et à avoir avec moiun dernier entretien.

Je fis part de mon succès à mon allié, levieux jardinier : il m’indiqua une cachette où je pourraisrester jusqu’à la nuit sans crainte d’être découvert. Je m’yretirai à l’heure où j’aurais dû partir avec mon maître supposé, etj’attendis impatiemment l’instant du rendez-vous. Le froid de lanuit me fut favorable, car il retint les autres nonnes dans leurscellules. Agnès seule fut insensible à l’inclémence de l’air, etavant onze heures elle me rejoignit au lieu témoin de notrepremière entrevue. Ne redoutant pas d’interruption, je lui racontaila cause véritable de ma disparition lors de ce fatal 5 mai.

Elle avoua l’injustice de ses soupçons et seblâma d’avoir pris le voile par désespoir de mon ingratitude.

– Mais à présent il est trop tard pour serepentir ! ajouta-t-elle ; le dé est jeté, j’ai prononcémes vœux, et je me suis consacrée au service du ciel. Je senscombien je suis peu faite pour le couvent. Mon dégoût de la viemonastique croît chaque jour ; l’ennui et le mécontentementsont mes compagnons assidus, et je ne vous cacherai pas que lapassion que j’ai éprouvée précédemment pour quelqu’un qui était siprès d’être mon mari n’est pas encore éteinte dans mon sein :mais il faut fuir ! une barrière insurmontable nous séparel’un de l’autre, et de ce côté du tombeau nous ne devons plus nousrevoir.

Je m’efforçai de lui prouver que notre unionn’était pas si impossible qu’elle semblait le penser ; je luivantai l’influence du cardinal-duc de Lerme à la cour deRome ; je l’assurai que j’obtiendrais aisément la révocationde ses vœux ; et je ne mis pas en doute que don Gastonn’entrât dans mes vues lorsqu’il reconnaîtrait mon nom réel et monlong attachement. Agnès répliqua que, pour obtenir une telleespérance il fallait que je connusse bien peu son père. Généreux etbon sous tout autre rapport, la superstition faisait seule unetache sur son caractère ; sur ce chapitre il étaitinflexible.

– Mais, interrompis-je, en supposantqu’il désapprouvât notre union, laissez-le dans l’ignorance de mesdémarches jusqu’à ce que je vous aie délivrée de la prison où vousêtes retenue. Une fois ma femme, vous n’êtes plus dans sadépendance.

– Don Raymond, repartit Agnès d’une voixferme et résolue, j’aime mon père : ce n’est que dans cetteseule circonstance qu’il m’a traitée durement ; mais satendresse est devenue nécessaire à mon existence. Si je quittais lecouvent, il ne me pardonnerait jamais, et je ne puis m’empêcher defrémir à l’idée qu’il me maudirait au lit de mort. D’ailleurs jesens moi-même que mes vœux me lient. J’ai contracté un engagementvolontaire avec le ciel : je ne puis le rompre sans crime.

Nous étions encore à discuter ce sujet,lorsque la cloche du couvent appela les nonnes à matines. Agnès futobligée de s’y rendre ; mais elle ne me quitta pas sans que jelui eusse fait promettre que, la nuit suivante, elle serait au mêmeendroit à la même heure. Ces entrevues continuèrent sansinterruption pendant quelques semaines. Dans un moment d’oubli,l’honneur d’Agnès fut sacrifié à ma passion. Après les premierstransports de la passion, Agnès, revenue à elle, s’arracha de mesbras avec horreur. Elle m’appela séducteur infâme, m’accabla desplus amers reproches, et se frappa le sein dans tout l’égarement dudélire. Honteux de mon imprudence, je savais à peine que dire pourm’excuser. Je m’efforçai de la consoler ; je me jetai à sespieds et j’implorai son pardon. Elle me retira sa main, que j’avaisprise et que je voulais presser sur mes lèvres.

– Ne me touchez pas ! cria-t-elleavec une violence qui m’effraya. Monstre de perfidie etd’ingratitude, combien j’ai été trompée sur vous ! Je vousregardais comme mon ami, mon protecteur ; je me mettais entrevos mains avec confiance, et, comptant sur votre honneur, jepensais que le mien ne courait aucun risque : et c’est vous,vous que j’adorais, qui me couvrez d’infamie !

Elle s’élança du banc où elle était assise.J’essayai de la retenir, mais elle se dégagea avec violence et seréfugia dans le couvent.

Agnès persista à ne vouloir plus me voir ni medonner de ses nouvelles. Environ quinze jours après, une maladieviolente dont mon père fut pris m’obligea de partir pourl’Andalousie. Je fis diligence, et, comme je supposais, je trouvaisle marquis à l’article de la mort. Quoique, dès les premierssymptômes, son mal eût été déclaré mortel, il languit plusieursmois : pendant tout ce temps mes devoirs de garde-malade, etl’ordre à mettre dans ses affaires après son décès, ne me permirentpas de quitter l’Andalousie. Il y a quatre jours, je suis revenu àMadrid, et, en arrivant à mon hôtel, j’y ai trouvé cette lettre quim’attendait.

Ici le marquis prit dans le tiroir d’unsecrétaire un papier plié qu’il présenta à Lorenzo. Celui-cil’ouvrit et reconnut la main de sa sœur. Elle écrivait ce quisuit :

Dans quel abîme de misère vous m’avezplongée ! Raymond, vous me forcez de devenir aussi criminelleque vous. J’avais résolu de ne plus vous voir, de vous oublier s’ilm’était possible ; sinon, de ne penser à vous qu’avec haine.Un être, pour qui je sens déjà une tendresse de mère, me sollicitede pardonner à mon séducteur et de réclamer de son amour un moyende salut. Raymond, votre enfant vit dans mon sein. Je tremble àl’idée de la vengeance de l’abbesse ; je tremble beaucoup pourmoi, mais plus encore pour l’innocente créature dont l’existencedépend de la mienne. Nous sommes perdus tous deux si mon état sedécouvre. Conseillez-moi donc ce que je dois faire, mais necherchez point à me voir. Le jardinier qui se charge de vousremettre ceci est renvoyé, et nous n’avons rien à espérer de cecôté : l’homme qui le remplace est d’une fidélitéincorruptible. Le meilleur moyen de me faire parvenir votre réponseest de la cacher sous la grande statue de saint François, qui estdans la cathédrale des Capucins ; tous les jeudis j’y vais àconfesse, et je trouverai facilement l’occasion de prendre votrelettre. J’ai pris ma résolution. Obtenez la révocation de mesvœux : je suis prête à fuir avec vous. Écrivez-moi, ô monépoux ! dites-moi que l’absence n’a pas affaibli votreamour ! dites-moi que vous soustrairez à la mort l’enfant quiva naître et sa mère infortunée ! Je vis dans toute l’agoniede la terreur ; chaque œil qui se fixe sur moi semble lire monsecret et ma honte ; et vous êtes cause de cesangoisses ! Oh ! quand mon cœur commença à vous aimer,qu’il soupçonnait peu que vous lui feriez éprouver de tellestortures.

Agnès

Ayant lu cette lettre, Lorenzo la rendit ensilence. Le marquis la remit dans son secrétaire etcontinua :

– Quand Gaston me découvrit la retraitede sa fille, je n’avais pas mis en doute qu’elle serait disposée àquitter le couvent. J’avais donc confié toute l’affaire aucardinal-duc de Lerme, qui s’était immédiatement occupé d’obtenirla bulle nécessaire. Par bonheur j’avais depuis négligé d’arrêterses démarches. Dernièrement une lettre de lui m’a annoncé qu’ils’attendait de jour en jour à recevoir l’ordre de la cour de Rome.Le cardinal ajoutait que je devais trouver quelque moyen de retirerAgnès du couvent à l’insu de la supérieure. Il ne doutait pas quecette dernière ne fût fort irritée que sa communauté perdît unepersonne d’un si haut rang, et qu’elle ne considérât larenonciation d’Agnès comme une insulte pour sa maison. Cédant àcette considération, je résolus d’enlever ma maîtresse, et de lacacher dans les terres du cardinal-duc jusqu’à l’arrivée de labulle. Il approuva mon dessein, et se déclara prêt à donner asile àla fugitive. Alors je fis arrêter secrètement le nouveau jardinierde Sainte-Claire, et je l’enfermai dans mon hôtel. Par ce moyen jedevins maître de la clef de la porte du jardin, et je n’eus plusrien à faire qu’à préparer Agnès à son évasion. Je l’ai fait par lalettre que vous m’avez vu déposer ce soir ; je lui ai dit queje serais prêt à la recevoir demain à minuit, que je m’étaisprocuré la clef du jardin, et qu’elle pouvait compter sur uneprompte délivrance.

Lorenzo, vous avez entendu tout entier le longrécit que j’avais à vous faire. Je n’ai rien à dire pour monexcuse, si ce n’est que mes intentions à l’égard de votre sœurn’ont pas cessé d’être des plus honorables, que cela a toujours étéet que c’est encore mon projet d’en faire ma femme.

Chapitre 5

 

Lorenzo, avant de pouvoir se décider sur cequ’il devait répondre, resta quelque temps à réfléchir. Enfin ilrompit le silence :

– Raymond, dit-il en lui prenant la main,les lois strictes de l’honneur devraient m’obliger à laver dansvotre sang la tache que vous avez faite à mon nom ; mais lescirconstances où vous vous êtes trouvé me défendent de vousconsidérer comme un ennemi. La tentation était trop grande pour yrésister. C’est la superstition de mes parents qui a causé cesmalheurs, et ils sont plus coupables que vous et Agnès. Vous nepouvez pas revenir sur le passé, mais vous pouvez encore le répareren épousant ma sœur. J’ai pour Agnès l’affection la plus vraie, etil n’est personne à qui je voulusse la donner plus volontiers qu’àvous. Je vous accompagnerai demain soir, et je la mènerai moi-mêmeà la maison du cardinal. Ma présence sera la sanction de saconduite.

Le marquis le remercia en termes qui nesentaient nullement l’ingratitude. Lorenzo alors lui apprit qu’iln’avait plus rien à craindre de l’inimitié de doña Rodolpha. Il yavait cinq mois que, dans un accès de colère, elle s’était rompu unvaisseau, et qu’elle avait expiré au bout de quelques heures. Puisil en vint à s’occuper des intérêts d’Antonia. Le marquis fut fortsurpris d’entendre parler de cette nouvelle parente. Son père avaitgardé jusqu’au tombeau sa haine contre Elvire, et n’avait jamaislaissé soupçonner qu’il sût ce qu’était devenue la veuve de sonfils aîné. Don Raymond dit à son ami qu’il n’était point dansl’erreur en le supposant prêt à reconnaître sa belle-sœur et sonaimable nièce. Les préparatifs de l’enlèvement ne lui permettraientpas de les visiter le lendemain ; mais en attendant, il lechargea de les assurer de son amitié, et de fournir de sa part àElvire toutes les sommes dont elle pourrait avoir besoin. Le jeunehomme promit de le faire dès que leur demeure lui serait connue.Puis il prit congé de son futur beau-frère et retourna au palais deMédina.

Le premier soin de Lorenzo fut de demander seslettres. Il en trouva plusieurs qui l’attendaient ; mais cellequ’il cherchait n’était point du nombre. Léonella n’avait pu luiécrire ce soir-là, mais son impatience de s’assurer du cœur de donChristoval, sur lequel elle se flattait d’avoir fait une impressionassez profonde, ne lui permit pas de passer encore un jour sansl’informer où il la trouverait. À son retour de l’église desCapucins, elle avait raconté à sa sœur avec transport toutes lesattentions qu’un beau cavalier avait eues pour elle, et comme quoison compagnon s’était chargé de plaider la cause d’Antonia auprèsdu marquis de Las Cisternas. Elvire reçut cette confidence avec dessensations bien différentes. Elle blâma sa sœur d’avoir eul’imprudence de conter son histoire à un inconnu et exprima lacrainte que cette démarche inconsidérée n’indisposât le marquiscontre elle ; mais la plus vive de ses appréhensions restaitcachée dans son sein. Elle avait observé avec inquiétude que safille était devenue toute rouge au nom de Lorenzo. La timideAntonia n’avait pas osé le prononcer ; sans savoir pourquoi,elle s’était sentie embarrassée quand il avait été question de lui,et elle avait essayé d’amener la conversation sur Ambrosio. Elvireremarqua les émotions de ce jeune cœur : en conséquence, elleinsista pour que Léonella manquât de parole aux cavaliers.

Mais cette résolution, Léonella étaitdéterminée à ne la point suivre : elle la jugeait dictée parl’envie et par la crainte qu’avait sa sœur de la voir s’éleverau-dessus d’elle. Sans en rien dire à personne, elle fit en sorted’envoyer à Lorenzo le billet suivant, qui lui fut remis à sonréveil.

Sans doute, señor don Lorenzo, vous m’avezfréquemment accusée d’ingratitude ; mais, sur ma parole devierge, je vous jure qu’il n’a pas été en mon pouvoir dem’acquitter hier de ma promesse. Je ne sais en quels termes vousinstruire de l’étrange accueil fait par ma sœur à l’aimable désirque vous avez de lui rendre visite. C’est une femme bizarre, qui abeaucoup de bonnes qualités ; mais elle est jalouse de moi, cequi lui met souvent en tête les idées les plus inconcevables.Lorsqu’elle a su que votre ami avait eu quelques attentions pourmoi, elle m’a absolument défendu de vous faire connaître notredemeure. Un profond sentiment de reconnaissance pour vosobligeantes offres de services et – l’avouerai-je ? – le désirde revoir le trop aimable don Christoval ne me permettent pasd’obéir à ces injonctions. Nous logeons dans la rue San-Iago, àquatre portes du palais d’Albornos, et presque en face du barbierMiguel Coello. Demandez doña Elvire Dalfa, car, par respect pourl’ordre de son beau-père, ma sœur continue de porter son nom defille. À huit heures, ce soir, vous serez sûr de nous trouver. Sivous voyez le comte d’Ossorio, dites-lui, je rougis de le déclarer,– dites-lui que sa présence ne sera que trop agréable à latendre

Léonella

La dernière phrase était écrite en encrerouge, pour exprimer les rougeurs de sa joue, lorsqu’ellecommettait cet outrage envers sa pudeur virginale.

Lorenzo n’eut pas plus tôt achevé de lire cebillet qu’il se mit en quête de don Christoval. N’ayant pas réussià le trouver de toute la journée, il se rendit seul chez doñaElvire, au grand désappointement de Léonella. Le domestique auquelil avait donné son nom ayant déjà dit qu’on était au logis, Elviren’eut aucune excuse pour refuser sa visite ; mais elle neconsentit qu’avec beaucoup de répugnance à la recevoir.

À son entrée, il trouva Elvire couchée sur unsofa ; Antonia était assise devant son métier à broder, etLéonella, en habit de bergère, tenait la Diane de Montemayor.Quoique Elvire fût mère d’Antonia, Lorenzo s’attendait à trouver enelle la digne sœur de Léonella. Un seul coup d’œil suffit pour ledétromper. Il vit une femme dont les traits, quoique altérés par letemps et par le chagrin, conservaient encore les traces d’unebeauté remarquable ; une dignité sérieuse régnait sur saphysionomie, mais elle était tempérée par une grâce et un charmequi la rendaient vraiment enchanteresse. Lorenzo pensa qu’elleavait dû dans sa jeunesse ressembler à sa fille, et il excusavolontiers l’imprudence du défunt comte de Las Cisternas.

Antonia le reçut avec une simple révérence, etcontinua son ouvrage ; ses joues étaient pourpres, et elleessayait de cacher son émotion en se penchant sur son métier. Satante aussi voulut jouer la pudeur : elle affecta de rougir etde trembler, et elle attendit, les yeux baissés, le compliment dedon Christoval ; mais, au bout de quelque temps, ne le voyantpoint approcher, elle risqua un regard dans la chambre, et futmortifiée d’apercevoir que Médina était seul. Léonella, contrariéeet mécontente, se leva de son siège et se retira furieuse dans sonappartement.

Lorenzo rendit compte à Elvire de l’entretienqu’il avait eu sur elle avec le marquis ; il l’assura queRaymond était disposé à la reconnaître pour la veuve de son frère,et se dit chargé par lui de le suppléer jusqu’à ce que celui-ci pûtvenir leur rendre ses devoirs en personne. Cette nouvelle soulageaElvire d’un grand poids. Elle avait trouvé un protecteur quitiendrait lieu de père à sa fille, dont la destinée future luiavait donné de si vives appréhensions. Lorsqu’en se levant pourpartir il sollicita la permission de s’informer quelquefois deleurs nouvelles, son empressement poli, la reconnaissance de sesservices et le respect dû à son ami le marquis interdirent lerefus. Il fallut bien consentir à le recevoir ; il promit dene point abuser de leurs bontés et quitta la maison.

Antonia était restée seule avec sa mère :elles gardèrent quelque temps le silence. Toutes deux désiraient deparler du même sujet ; mais aucune ne savait comment l’amener.Enfin Elvire commença la conversation.

– C’est un charmant jeune homme,Antonia ; il me plaît beaucoup. Est-il resté longtemps près devous dans la cathédrale ?

– Il ne m’a pas quittée d’un seul momenttant que j’ai été dans l’église ; il m’a donné son siège, etil a été très obligeant et très prévenant.

– Vraiment ! Pourquoi donc ne m’enavez-vous pas parlé ?

Antonia rougissait mais elle restaitsilencieuse.

– Peut-être le jugez-vous moinsfavorablement que moi. À mon avis, sa tournure est agréable, saconversation sensée et ses manières engageantes ; mais il peutvous avoir fait une autre impression : vous pouvez le trouverdéplaisant et…

– Déplaisant ? Oh ! chère mère,comment serait-ce possible ? Je serais bien ingrate si jen’étais pas sensible aux bontés qu’il a eues pour moi, et bienaveugle si son mérite m’avait échappé.

– Pourquoi donc n’avoir pas dit uneparole à la louange de ce phénix de Madrid ? pourquoi mecacher sa société qui vous fait tant de plaisir ?

– Vraiment, je ne sais pas ; vousm’adressez une question que je ne puis résoudre moi-même. Pourtant,si je n’ai pas parlé de lui, ce n’est pas que pour cela j’y aiemoins pensé.

– Je le crois. Mais vous dirais-jepourquoi vous avez manqué de courage ? C’est que, accoutumée àme confier vos plus secrètes pensées, vous ne saviez comment lescacher et cependant vous n’osiez pas avouer que votre cœurnourrissait un sentiment qui ne pouvait pas avoir mon approbation.Venez ici, mon enfant.

Antonia quitta sa broderie, se jeta à genouxprès du sofa, et cacha sa tête dans le sein de sa mère.

– N’ayez pas peur, ma chère fille !regardez-moi autant comme votre amie que comme votre mère, etn’appréhendez aucun reproche de moi. J’ai lu les émotions de votrecœur ; vous êtes encore peu habile à les dissimuler, et ellesn’ont pu échapper à mon œil attentif. Ce Lorenzo est dangereux pourvotre repos ; il a déjà fait impression sur vous. Il m’estfacile d’apercevoir, il est vrai, que votre affection est payée deretour ; mais quelles peuvent être les conséquences de cetattachement ? Vous êtes pauvre et sans amis, monAntonia ; Lorenzo est l’héritier du duc de Médina Celi. Quandses intentions seraient honorables, son oncle ne consentira jamaisà votre union, et, sans ce consentement, vous n’aurez pas lemien.

Antonia lui baisa la main, et promit entièreobéissance. Alors Elvire continua :

– Pour prévenir les progrès de votrepassion, il sera utile d’empêcher les visites de Lorenzo. Leservice qu’il m’a rendu ne me permet pas de les lui interdireformellement ; mais, à moins que je ne juge trop favorablementson caractère, il les discontinuera sans s’offenser si je luiconfesse mes raisons et que je me fie entièrement à sagénérosité.

Antonia fit si souvent le vœu de ne pluspenser à Lorenzo que, tant que le sommeil ne ferma pas ses yeux,elle ne pensa à rien autre chose.

Tandis que ceci se passait chez Elvire,Lorenzo se hâtait de rejoindre le marquis. Tout était prêt pour lesecond enlèvement d’Agnès, et à minuit les deux amis étaient avecun carrosse à quatre chevaux près du jardin du couvent. Don Raymondtira sa clef, et ouvrit la porte. Ils entrèrent, et attendirentquelque temps dans l’espoir de l’arrivée d’Agnès. À la fin lemarquis s’impatienta. Commençant à craindre que sa secondetentative ne réussît pas mieux que la première, il proposa dereconnaître le couvent. Les amis s’en approchèrent : toutétait sombre et paisible. La supérieure tenait à ce que cettehistoire restât secrète, de peur que le crime d’un de ses membresne couvrît de honte toute la communauté, ou que l’interventiond’une famille puissante n’arrêtât les vengeances dont elle menaçaitsa victime. Elle eut donc soin de ne donner à l’amant d’Agnès aucunmotif de supposer que son dessein eût été découvert et que samaîtresse fût sur le point d’être punie. La même raison lui fitrejeter l’idée d’arrêter dans le jardin ce séducteur inconnu :une telle démarche causerait beaucoup de désordre, et il ne seraitbruit dans Madrid que de la honte de son couvent. Elle se contentad’enfermer Agnès étroitement ; quant à l’amant, elle le laissalibre de suivre son projet. Le résultat fut celui qu’elleprévoyait : le marquis et Lorenzo attendirent vainementjusqu’au jour ; puis ils se retirèrent sans bruit, alarmés devoir leur plan échouer et incapables d’en deviner la cause.

Le lendemain matin, Lorenzo alla au couvent etdemanda à voir sa sœur. L’abbesse se présenta à la grille latristesse sur le visage. Elle lui apprit que depuis plusieurs joursAgnès avait paru fort agitée, qu’en vain les nonnes l’avaientpressée de dire ce qu’elle avait, de s’adresser à leur tendresse sielle avait besoin d’avis et de consolations : elle s’étaitobstinée à taire la cause de ses chagrins ; mais, dans lasoirée du jeudi, l’effet en avait été si violent qu’elle étaittombée malade et qu’à présent elle était retenue au lit. Lorenzon’en crut pas une syllabe : il insista pour voir sasœur ; si elle était hors d’état de venir à la grille, ildemanderait à être admis dans sa cellule. L’abbesse fit le signe dela croix ; elle fut choquée de l’idée que l’œil profane d’unhomme pénétrerait l’intérieur de la sainte maison et témoigna sonétonnement que Lorenzo pût avoir une telle pensée. Elle lui dit quesa demande ne pouvait lui être accordée, mais que, s’il revenait lejour suivant, elle espérait que sa bien-aimée sœur seraitsuffisamment rétablie pour venir à la grille du parloir. Sur cetteréponse, Lorenzo fut obligé de se retirer, mécontent et tremblantpour la sûreté de sa sœur.

Il revint de très bonne heure le lendemain.« Agnès était plus mal ; le médecin avait déclaré qu’elleétait en danger : il lui était recommandé de restertranquille, et il était tout à fait impossible qu’elle reçût lavisite de son frère. »

Lorenzo éclata à cette réponse ; mais quefaire ? Il s’emporta, il supplia, il menaça ; il essayade tous les moyens pour obtenir de voir Agnès. Ses efforts furentaussi infructueux que ceux du jour précédent, et il retournadésespéré vers le marquis. De son côté, ce dernier n’avait rienépargné pour découvrir ce qui avait fait manquer leur complot. DonChristoval, à qui l’affaire fut confiée, entreprit de tirer lesvers du nez de la vieille portière de Sainte-Claire, avec qui ilavait fait connaissance ; mais elle était trop bien sur sesgardes, et il n’apprit rien d’elle.

Le marquis reçut une lettre du cardinal-duc deLerme : elle renfermait la bulle du pape qui relevait Agnès deses vœux, et la rendait à ses parents. Ce papier important fixa sesamis sur la marche qu’ils avaient à suivre. Il fut résolu queLorenzo le porterait sans délai à la supérieure.

Soulagé de l’inquiétude que lui avait causéesa sœur, et ranimé par l’espoir de la rendre bientôt à la liberté,il pouvait donner quelques instants à l’amour et à Antonia. Il serendit chez Elvire, à l’heure de sa première visite. Elle avaitordonné qu’on le reçût. Dès qu’il fut annoncé, Antonia se retiraavec sa tante, et lorsqu’il entra dans la chambre, il n’y trouvaque la maîtresse de maison. Sans perdre de temps, elle alla aufait, ainsi qu’il avait été convenu entre elle et sa fille.

– Ne croyez pas que je sois ingrate, donLorenzo, ni que j’oublie l’importance des services que vous m’avezrendus près du marquis. Je sens le poids de mes obligations, etrien sous le soleil ne pourrait me décider à la demande que j’ai àfaire ; rien, excepté l’intérêt de mon enfant, de mabien-aimée Antonia. Ma santé décline ; Dieu seul sait le peude temps qui me reste avant d’être appelée devant son trône. Mafille sera laissée sans parents, et, si elle perdait la protectionde la famille Cisternas, sans amis. Votre présence m’effraie :je crains qu’elle n’inspire à ma fille des sentiments qui peuventrépandre de l’amertume sur le reste de sa vie, ou qu’elle nel’encourage à nourrir des espérances injustifiables et frivoles.Tout ce que je puis, c’est de me confier à votre générosité et devous supplier d’épargner le cœur inquiet d’une mère qui ne vit quepour sa fille. L’intérêt d’Antonia m’oblige de vous prier de cesservos visites.

– Votre franchise me charme, répliquaLorenzo ; vous verrez que l’opinion favorable que vous avez demoi ne vous a point trompée ; j’espère pourtant que lesraisons que j’ai à alléguer vous décideront à retirer une demande àlaquelle je n’obéirais pas sans une extrême répugnance. J’aimevotre fille, je l’aime sincèrement ; je ne souhaite pas deplus grand bonheur que de lui inspirer les mêmes sentiments, et derecevoir sa main à l’autel. Il est vrai que je ne suis pas richemoi-même, et que mon père à sa mort m’a laissé peu de chose ;mais j’ai des espérances qui justifient ma prétention à obtenir lafille du comte de Las Cisternas.

Il allait continuer ; Elvirel’interrompit.

– Ah ! don Lorenzo, ce titre pompeuxvous fait perdre de vue la bassesse de mon origine. Vous oubliezque j’ai passé quatorze ans en Espagne, désavouée par la famille demon mari, et vivant d’une pension à peine suffisante pourl’entretien et l’éducation de ma fille. Ma pension ayant étédiscontinuée à la mort de mon beau-père, j’allais être réduite àl’indigence lorsque ma sœur apprit ma situation. Malgré sesfaiblesses, elle possède un cœur chaud, généreux etaffectionné : elle m’aida du peu de fortune que mon père luiavait laissée ; elle me persuada de venir à Madrid, et nous asoutenues ma fille et moi depuis notre départ de Murcie. Neconsidérez donc pas Antonia comme descendue du comte de LasCisternas ; considérez-la comme une pauvre orpheline sansprotection, comme la petite-fille de l’artisan Torribio Dalfa,comme la pensionnaire nécessiteuse de la fille de cet artisan. Jecrois vos intentions honorables ; mais comme il n’y a pasd’espoir que votre oncle approuve cette union, je prévois que lesconséquences de votre attachement seraient funestes au repos de monenfant.

– Pardonnez-moi, señora ; vous êtesmal informée si vous supposez que le duc de Médina ressemble aucommun des hommes. Ses sentiments sont généreux etdésintéressés ; il m’aime, et je n’ai aucune raison decraindre qu’il s’oppose à ce mariage lorsqu’il verra que monbonheur en dépend. Mais en supposant même qu’il refusât sasanction, qu’ai-je à craindre ? Mes parents ne sontplus ; je suis maître de ma petite fortune ; elle suffirapour soutenir votre fille, et j’échangerai contre sa main le duchéde Médina sans un soupir de regret.

– Vous êtes jeune et ardent ; je nem’étonne pas de vos idées. Mais l’expérience m’a appris à mesdépens que le malheur accompagne les alliances inégales. Instruitepar cette expérience, je veux préserver ma fille des maux que j’aisoufferts. Sans l’aveu de votre oncle, jamais, tant que je vivrai,elle ne sera à vous. Certainement il désapprouvera cetteunion ; son pouvoir est immense, et je n’exposerai pas Antoniaà sa colère et à ses persécutions.

– Ses persécutions ! il est facilede les éviter ! Au pis aller, il ne s’agit que de quitterl’Espagne. Ma fortune est facile à réaliser.

– Ah ! jeune homme, c’est l’illusiond’un cœur amoureux et romanesque. Mon mari et deux petits enfantssont enterrés à Cuba ; rien n’a pu sauver ma jeune Antonia quemon prompt retour en Espagne. Ah ! don Lorenzo, si vouspouviez comprendre ce que j’ai senti pendant mon absence ! Sivous saviez combien j’ai regretté amèrement tout ce que j’avaislaissé en arrière, et combien m’était cher le seul nom del’Espagne ! Je portais envie aux vents qui soufflaient versses bords.

Elvire s’arrêta. Sa voix tremblait, et elle secouvrit le visage de son mouchoir. Après un court silence, elle seleva et poursuivit.

– Je n’ai plus rien à vous dire,seigneur, reprit-elle ; je me suis confiée à votre honneur, etvous me prouverez, j’en suis certaine, que je n’ai pas eu de vousune idée trop favorable.

– Mais une seule question, señora, et jevous laisse : si le duc de Médina approuve mon amour, puis-jeespérer que mes vœux ne seront plus rejetés de vous et de la belleAntonia ?

– Je serai franche avec vous, donLorenzo : malgré le peu de probabilité qu’une telle union aitjamais lieu, je crains qu’elle ne soit désirée trop ardemment parma fille. Le marquis de Las Cisternas m’est totalementinconnu ; il se mariera : sa femme peut voir Antonia d’unmauvais œil, et la priver de son unique ami. Si le duc, votreoncle, donne son consentement, vous pouvez compter sur le mien etsur celui de ma fille ; mais sans cela, n’espérez pas lenôtre. Si vos parents vous autorisent à la rechercher en mariage,ma porte à l’instant est ouverte ; s’ils vous refusent leursanction, contentez-vous de mon estime et de ma reconnaissance,mais souvenez-vous que nous ne devons plus nous revoir.

Lorenzo promit à contrecœur de se soumettre àce décret : mais il ajouta qu’il espérait bientôt obtenir leconsentement qui devait lui donner le droit de renouveler sesvisites.

Lorenzo se leva pour prendre congé. Elvire, audépart, lui tendit sa main, qu’il baisa respectueusement ; etaprès avoir dit qu’il espérait bientôt avoir d’Antonia la mêmefaveur, il retourna à son hôtel. La dame fut parfaitementsatisfaite de la conversation qu’ils venaient d’avoir ; elleenvisagea avec complaisance la perspective d’un tel parti ;mais la prudence lui fit cacher à sa fille les espérancesflatteuses qu’elle commençait elle-même à se hasarderd’entretenir.

À peine il faisait jour que déjà Lorenzo étaitau couvent, muni du mandat nécessaire. Les nonnes étaient àmatines ; il attendit avec impatience que le service fûtachevé, et enfin l’abbesse parut à la grille du parloir. Il demandaAgnès ; la vieille dame répondit d’un air triste que l’état dela chère enfant devenait d’heure en heure plus dangereux, que lesmédecins désespéraient de sa vie ; mais qu’ils avaient déclaréque la seule chance de salut était de la laisser en repos, et de nepas permettre de l’approcher à ceux dont la présence devaitl’agiter. Lorenzo ne crut pas un mot de tout cela, pas plus qu’iln’ajouta foi aux expressions de douleur et d’affection dont cetteréponse était entrelardée. Pour en finir, il mit la bulle du papeaux mains de la supérieure et insista pour que, malade ou en santé,sa sœur lui fût remise sans délai.

L’abbesse reçut le papier d’un aird’humilité ; mais son œil n’en eut pas plus tôt aperçu lecontenu, que le ressentiment se joua de tous les efforts del’hypocrisie. La rougeur lui monta au visage, et elle lança surLorenzo un regard de rage et de menace.

– Cet ordre est positif, dit-elle, d’unton de colère qu’elle essayait en vain de déguiser : jevoudrais de tout mon cœur y obéir, mais cela n’est plus en monpouvoir.

Lorenzo l’interrompit par une exclamation desurprise.

– Je vous répète, señor, qu’il m’est toutà fait impossible d’obéir à cet ordre. Par égard pour lessentiments d’un frère, je voulais vous communiquer par degrés latriste nouvelle, et vous préparer à l’entendre avec courage ;ceci rompt toutes mes mesures. Cet ordre m’enjoint de vous rendreAgnès sans délai : je suis donc obligée de vous informer, sanscirconlocution, que vendredi dernier elle est morte.

Lorenzo recula d’horreur et pâlit. Un momentde réflexion le convainquit que cette assertion était fausse, et lerendit à lui-même.

– Vous me trompez, dit-il avecemportement : il n’y a que cinq minutes, vous m’assuriezqu’elle était encore en vie, quoique bien malade. Produisez-la àl’instant même ; je veux la voir, je dois la voir : tousvos efforts pour la retenir seront inutiles.

– Vous vous oubliez, señor : vousdevez du respect à mon âge aussi bien qu’à ma profession. Votresœur n’est plus. Si d’abord je vous ai caché sa mort, c’était dansla crainte qu’un événement si inattendu ne produisît sur vous uneffet trop violent : en vérité, je suis bien mal payée de monattention. Et quel intérêt, je vous prie, aurais-je à lagarder ? connaître son désir de quitter notre société est uneraison suffisante pour moi de désirer son départ et de la regardercomme indigne du nom de sœur de Sainte-Claire : mais elle atrompé mon affection d’une manière encore plus coupable. Ses crimesont été grands ; et quand vous saurez la cause de sa mort, àcoup sûr, don Lorenzo, vous vous féliciterez que cette malheureusen’existe plus. Elle est tombée malade jeudi dernier après avoir étéà confesse dans la chapelle des Capucins : sa maladie étaitaccompagnée d’étranges symptômes ; mais elle persistait à entaire la cause. Grâce à la Vierge nous étions trop ignorantes pourla deviner. Jugez donc de notre consternation, de notre horreur,lorsqu’elle est accouchée le lendemain d’un enfant mort-né, qu’ellea immédiatement suivi dans la tombe. Eh quoi ! seigneur, votrevisage n’exprime aucune surprise, aucune indignation ! Est-ilpossible ? l’infamie de votre sœur vous était connue, et vouslui conserviez votre affection ? En ce cas, vous n’aviez pasbesoin de ma pitié.

Elle baisa un petit crucifix qui pendait à saceinture ; puis elle se leva, et quitta le parloir.

Lorenzo se retira aussi, pénétréd’affliction : mais celle de don Raymond, à cette nouvelle,alla jusqu’à la folie : il ne voulait pas se persuaderqu’Agnès était réellement morte, et il s’obstinait à soutenir qu’onla retenait dans les murs de Sainte-Claire. Aucun raisonnement neput lui faire abandonner l’espoir de la retrouver. Chaque jour ilinventait de nouveaux plans, mais sans succès.

De son côté, Médina renonça à l’idée de jamaisrevoir sa sœur, mais il la croyait victime de quelque menéecoupable. Dans cette persuasion, il encouragea les recherches dedon Raymond, déterminé, s’il faisait la moindre découverte quiautorisât ses soupçons, à tirer vengeance rigoureuse del’insensible abbesse.

Deux longs mois se passèrent ainsi. Onn’apprenait rien de nouveau sur Agnès. Le marquis était le seul quine la crût pas morte. Lorenzo résolut de faire sa confidence à sononcle : il avait déjà laissé entrevoir son intention de semarier ; elle avait été accueillie aussi favorablement qu’ilpouvait l’espérer, et il n’eut aucun doute du succès de sadémarche.

Chapitre 6

 

Les premiers transports étaient passés ;les désirs d’Ambrosio étaient assouvis. Le plaisir avait fui,remplacé par la honte. Confus et épouvanté de sa faiblesse, lemoine s’arracha des bras de Mathilde ; son parjure seprésentait devant lui : il réfléchissait à l’acte qu’il venaitde commettre, et tremblait aux conséquences d’une découverte ;il envisageait l’avenir avec horreur ; son cœur étaitdécouragé, envahi par la satiété et le dégoût ; il évitait lesyeux de sa complice. Un sombre silence régnait, pendant lequel tousdeux paraissaient en proie à de pénibles pensées.

Mathilde fut la première à le rompre. Elleprit doucement la main du moine, et la pressa sur ses lèvresbrûlantes.

– Ambrosio ! murmura-t-elle d’unevoix tendre et tremblante.

Le prieur tressaillit à ce son : iltourna les yeux sur Mathilde ; elle avait les siens remplis delarmes ; sa joue était couverte de rougeurs, et ses regardssuppliants semblaient lui demander grâce.

– Femme dangereuse ! dit-il, dansquel abîme de misère vous m’avez plongé ! Si l’on découvrevotre sexe, mon honneur, ma vie elle-même devront payer quelquesinstants de plaisir. Insensé que je suis de m’être lié à vosséductions !

– À moi ces reproches, Ambrosio ? àmoi qui ai renoncé pour vous aux plaisirs du monde, au luxe à larichesse, à la délicatesse de mon sexe, à mes amis, à ma fortune, àma réputation ? Qu’avez-vous perdu que j’aie conservé ?n’ai-je pas partagé votre crime ? n’avez-vous pas partagé monplaisir ? Crime, ai-je dit ? en quoi consiste le nôtre,si ce n’est dans l’opinion d’un monde sans jugement ? Que cemonde l’ignore, et nos joies deviennent divines et irréprochables.Vos vœux de célibat étaient contre nature ; l’homme n’a pasété créé pour un tel état, et si l’amour était un crime, Dieu nel’aurait pas fait si doux et si irrésistible. Bannissez donc cesnuages de votre front, mon Ambrosio ; goûtez librement cesvoluptés, sans lesquelles la vie est un don méprisable. Cessez deme reprocher de vous avoir appris ce que c’est que le bonheur, etsentez un transport égal à celui de la femme qui vousadore !

Comme elle parlait, ses yeux étaient remplisd’une langueur délicieuse ; son sein palpitait. Elle entrelaçaautour de lui ses bras voluptueux ; elle l’attira vers elle,et colla ses lèvres sur celles de son amant. Les désirs d’Ambrosiose rallumèrent ; le dé était jeté ; ses vœux étaient déjàrompus ; il avait déjà commis le crime : à quoi bons’abstenir d’en savourer le fruit ? Il la serra contre sonsein avec un redoublement d’ardeur. Dégagé de tout sentiment dehonte, il lâcha la bride à ses appétits immodérés, tandis que labelle impudique mettait en pratique toutes les inventions de ladébauche, tous les raffinements de l’art du plaisir qui pouvaientaccroître le prix de sa possession et rendre plus exquis lestransports du moine. Ambrosio goûtait des délices jusqu’alorsinconnues. La nuit s’envola rapide, et le matin rougit de le voirencore étroitement serré dans les bras de Mathilde.

Ivre de plaisir, le moine quitta la coucheluxurieuse de la sirène ; il n’était plus honteux de sonincontinence, il ne redoutait plus la vengeance du ciel offensé. Saseule crainte était que la mort ne le privât des jouissances pourlesquelles un long jeûne n’avait fait qu’aiguiser son appétit.Mathilde était toujours sous l’influence du poison, et le moinevoluptueux tremblait moins de perdre en elle son sauveur que saconcubine. Privé d’elle, il ne lui serait pas facile de trouver uneautre maîtresse avec qui il pût se livrer si pleinement et sisûrement à ses passions ; il la pressa donc instamment d’userdes moyens de salut qu’elle avait déclaré être en sapossession.

– Oui ! repartit Mathilde, puisquevous m’avez fait sentir le prix de la vie, j’emploierai tout poursauver la mienne. Aucun danger ne m’effraiera. J’envisageraihardiment et sans frissonner les suites terribles de monaction ; en me sacrifiant, je ne croirai pas acheter trop chervotre possession, et je me souviendrai qu’un instant passé entrevos bras dans ce monde peut bien compenser un siècle de punitiondans l’autre. Mais avant que je prenne ce parti, Ambrosio,prêtez-moi le serment solennel de ne jamais chercher à connaîtreles moyens auxquels j’aurai recours pour me sauver.

Il se lia par le vœu le plus formel.

– Je vous remercie, mon bien-aimé. Cetteprécaution est nécessaire ; car, sans le savoir, vous êtessous le joug des préjugés vulgaires. L’œuvre dont j’ai à m’occupercette nuit pourrait vous surprendre par son étrangeté, et merabaisser dans votre opinion. Dites-moi, avez-vous la clef de lapetite porte du jardin, celle qui regarde le couchant ?

– La porte qui donne sur le lieu desépulture qui nous est commun avec les sœurs deSainte-Claire ? Je n’en ai pas la clef, mais il m’est facilede me la procurer.

– Tout ce que vous avez à faire, c’est dem’introduire dans le cimetière à minuit ; de veiller tandisque je descendrai dans les caveaux de Sainte-Claire, de peur quequelque œil curieux n’observe mes actions ; de m’y laisserseule une heure, et je réponds de cette vie que je consacre à vosplaisirs. Pour prévenir tout soupçon, ne venez pas me voir pendantle jour. Souvenez-vous de la clef, et que je vous attends avantminuit. Écoutez ! J’entends des pas qui s’approchent !laissez-moi : je vais faire semblant de dormir.

Le moine obéit, et quitta la cellule ; ilouvrait la porte lorsque le père Pablos parut.

– Je viens, dit celui-ci, savoir desnouvelles de mon jeune malade.

– Chut ! répondit Ambrosio, mettantun doigt sur sa lèvre ; parlez bas ; je viens de levoir : il est tombé dans un profond sommeil, qui, assurément,lui fera du bien. Ne le dérangez pas en ce moment, car il désire sereposer.

Le père Pablos obéit, et, entendant la clochesonner, accompagna le prieur à matines. Ambrosio se sentitembarrassé en entrant dans la chapelle. Le péché était pour lui unechose nouvelle, et il s’imagina que tous les yeux pouvaient liresur son visage ses méfaits de la nuit. Il essaya de prier ; lapiété n’échauffait plus son sein ; ses pensées insensiblementle ramenaient aux charmes secrets de Mathilde. Mais ce qu’il avaitperdu en pureté de cœur, il le remplaça par sa sainteté extérieure.Pour mieux couvrir son péché, il redoubla de semblants de vertu, etjamais il ne parut plus dévot que depuis qu’il avait violé sesengagements. Ainsi, sans y penser, il ajoutait l’hypocrisie auparjure et à l’incontinence.

Les matines terminées, Ambrosio se retira danssa cellule. Les plaisirs qu’il venait de goûter pour la premièrefois avaient laissé leur impression dans son esprit ; soncerveau était en désordre, et présentait un chaos confus deremords, de volupté, d’inquiétude et de crainte. La conscience luipeignit sous des couleurs repoussantes son parjure et safaiblesse ; la crainte grossit à ses yeux les horreurs duchâtiment, et il se vit déjà dans les cachots de l’inquisition.

À ces idées tourmentantes succédaient celle dela beauté de Mathilde, celles de ces leçons délicieuses qui, unefois apprises, ne se peuvent plus oublier. Ce seul coup d’œil leréconciliait avec lui-même : les plaisirs de la nuit dernièrene lui semblaient point achetés trop cher par le sacrifice del’innocence et de l’honneur ; leur souvenir suffisait pourremplir son âme d’extase : il maudissait sa folle vanité quil’avait poussé à dissiper dans l’obscurité la fleur de sa vie, etl’avait tenu dans l’ignorance des jouissances que procurent l’amouret les femmes.

Soumis aux ordres de Mathilde, il n’alla pointde tout le jour la voir dans sa cellule. Le père Pablos annonça, auréfectoire, que Rosario avait enfin consenti à suivre sonordonnance, mais que le remède n’avait pas produit le moindreeffet, et que vraisemblablement aucune puissance humaine neparviendrait à le sauver. Le prieur se rangea à cet avis, etaffecta de déplorer la fin prématurée d’un jeune homme qui donnaitde si belles espérances.

La nuit arriva. Ambrosio avait pris soin de sefaire remettre par le portier la clef de la petite porte quidonnait sur le cimetière. Lorsque tout fut silencieux dans lemonastère, il sortit de sa cellule et courut à celle de Mathilde.Elle avait quitté son lit, et s’était habillée avant qu’iln’arrivât.

– Je vous attendais avec impatience,dit-elle ; ma vie dépend de ce moment. Avez-vous laclef ?

– Oui.

– Allons vite au jardin ; nousn’avons pas de temps à perdre. Suivez-moi.

Elle prit sur la table un petit paniercouvert. Le portant d’une main et de l’autre tenant la lampe quibrûlait sur la cheminée, elle se hâta de sortir de la cellule.Ambrosio la suivit. Tous deux gardaient un profond silence. Ellemarcha d’un pas rapide mais circonspect, traversa les cloîtres etgagna le côté occidental du jardin. Elle donna la lampe àAmbrosio ; puis, lui prenant la clef, elle ouvrit la petiteporte et entra dans le cimetière. C’était un carré vaste etspacieux, planté d’ifs : une moitié appartenait aucouvent ; l’autre était la propriété des sœurs deSainte-Claire, et était couvert d’un toit de pierre ; ladivision était marquée par une grille de fer, dont le guichetgénéralement n’était pas fermé à clef.

C’est là que Mathilde dirigea ses pas :elle ouvrit le guichet et chercha la porte qui conduisait auxcaveaux souterrains où reposaient les os blanchissants desreligieuses de Sainte-Claire. La nuit était entièrementsombre ; on ne voyait ni lune ni étoiles ; heureusementil n’y avait pas un souffle de vent, et le moine portait la lampeen pleine sécurité : à l’aide de sa clarté, la porte dusépulcre fut bientôt découverte ; elle se perdait dans lecreux d’un mur, et était presque entièrement recouverte pard’épaisses touffes de lierre ; trois marches de pierregrossièrement taillée y conduisaient et Mathilde était sur le pointde descendre lorsqu’elle recula.

– Il y a quelqu’un dans les caveaux,dit-elle tout bas au moine ; cachez-vous jusqu’à ce qu’on soitpassé.

Elle se réfugia derrière un grand etmagnifique tombeau, érigé en l’honneur de la fondatrice ducouvent ; Ambrosio suivit cet exemple, cachant avec soin salampe dont la lueur les aurait trahis. Peu d’instants s’étaientécoulés lorsqu’on poussa la porte qui menait aux souterrains. Desrayons de lumière se projetèrent sur l’escalier, et permirent auxdeux témoins cachés de voir deux femmes vêtues d’habits religieux,et qui paraissaient engagées dans une conversation animée. Leprieur n’eut aucune difficulté à reconnaître dans la premièrel’abbesse de Sainte-Claire, et une des nonnes plus âgées dans sacompagne.

– Tout est préparé, dit l’abbesse :son sort sera décidé demain ; tous ses pleurs et ses soupirsne serviront de rien. Non ! depuis vingt-cinq ans que je suissupérieure de ce couvent, jamais je n’ai vu de trait plusinfâme !

– Vous devez vous attendre à bien del’opposition, répliqua l’autre d’une voix plus douce : Agnès abeaucoup d’amies dans le couvent, et la mère Sainte-Ursule enparticulier épousera sa cause très chaudement. En vérité, ellemérite d’avoir des amies, et je voudrais pouvoir vous faire prendreen considération sa jeunesse et ce que sa situation a departiculier. Elle paraît touchée de sa faute ; l’excès de sadouleur prouve son repentir ; et je suis convaincue que c’estla contrition plus que la crainte du châtiment qui fait couler seslarmes. Vénérable mère, si vous consentiez à mitiger la rigueur devotre sentence, si vous daigniez oublier cette premièretransgression, je m’offrirais pour caution de sa conduitefuture.

– L’oublier, dites-vous ? mèreCamille, vous m’étonnez ! Quoi ! après m’avoir déshonoréeaux yeux de l’idole de Madrid, de l’homme même à qui je désireraisle plus de donner une idée de la régularité de ma discipline !Comme j’ai dû paraître méprisable au révérend prieur ! Non, mamère, non ! je ne puis pardonner cet outrage ; je ne puismieux convaincre Ambrosio de mon horreur pour de tels crimes, qu’enpunissant celui d’Agnès avec toute la rigueur qu’admettent nossévères lois. Cessez donc vos supplications, elles seront toutesinutiles ; ma résolution est prise : demain Agnès sera unterrible exemple de ma justice et de mon ressentiment.

La mère Camille ne semblait pas abandonner lapartie, mais en ce moment la voix des nonnes cessa de pouvoirs’entendre. L’abbesse ouvrit la porte qui communiquait avec lachapelle Sainte-Claire, et étant entrée avec sa compagne, elle lareferma sur elles.

Mathilde alors demanda quelle était cetteAgnès contre qui l’abbesse était si courroucée, et quel rapportelle avait avec Ambrosio. Il raconta l’aventure, et ajouta que,comme ses idées depuis lors avaient subi une complète révolution,il ressentait beaucoup de pitié pour cette infortunée.

– J’ai dessein, dit-il, de demanderdemain une audience à la supérieure, et d’user de tous les moyenspossibles pour qu’elle adoucisse sa sentence.

– Prenez-y garde, interrompitMathilde ; ce changement subit d’idée peut exciter sasurprise, et donner naissance à des soupçons que nous avons le plusgrand intérêt à éviter. Redoublez plutôt d’austérité extérieure, etfulminez des menaces contre les erreurs d’autrui pour mieuxdissimuler les vôtres. Abandonnez la nonne à sa destinée :votre intervention serait dangereuse, et son imprudence mérited’être punie ; elle n’est pas digne de goûter les plaisirs del’amour, puisqu’elle n’a pas l’esprit de les cacher. Mais àdiscuter ces intérêts frivoles, je perds des instants qui sontprécieux : la nuit fuit à grands pas, et j’ai beaucoup à faireavant l’aurore. Les nonnes se sont retirées : nous sommes ensûreté. Donnez-moi la lampe, Ambrosio ; je dois descendreseule dans ces souterrains : attendez ici, et si quelqu’uns’approche, avertissez-moi par un cri ; mais si vous tenez àla vie, ne vous avisez pas de me suivre, vous tomberiez victime devotre imprudente curiosité.

À ces mots, elle s’avança vers le sépulcre,tenant toujours la lampe d’une main et son petit panier del’autre ; elle toucha la porte qui cria lentement sur sesgonds rouillés, et lui offrit un étroit escalier tournant, demarbre noir : elle descendit ; Ambrosio resta en haut,suivant de l’œil les faibles rayons de la lampe qui s’éloignaientgraduellement ; ils disparurent, et il se trouva dans unecomplète obscurité.

Laissé à lui-même, il ne put songer sanssurprise au changement subit qui s’était opéré dans le caractère etles sentiments de Mathilde. Il y a peu de jours, elle paraissait laplus douce personne de son sexe, soumise à tout ce qu’il voulait,et le regardant comme un être supérieur. Maintenant elle avait prisdans les manières et le langage une sorte de courage et de virilitébien peu propres à plaire. Son ton n’était plus insinuant, maisimpérieux. Il ne se trouvait pas en état de lutter d’arguments avecelle, et se voyait forcé de reconnaître l’infériorité de sonjugement. Elle l’étonnait à chaque instant par de nouvelles preuvesde force d’esprit ; mais ce qu’elle gagnait dans l’opinion del’homme, elle le perdait, et au-delà, dans l’affection de l’amant.Il regrettait Rosario, le tendre, le doux, le docile Rosario ;il était peiné de voir Mathilde dédaigner les vertus de son sexe,et lorsqu’il se rappelait ce qu’elle avait dit de la nonnecondamnée, il ne pouvait s’empêcher de le trouver cruel et indigned’une femme. Néanmoins, tout en la blâmant de son insensibilité, ilreconnaissait la justesse de ses observations ; et quoiqu’ileût sincèrement pitié d’Agnès, il renonça à l’idée d’intervenir ensa faveur.

Près d’une heure s’était écoulée depuis queMathilde était descendue dans les souterrains, et elle ne revenaitpas. La curiosité d’Ambrosio était vivement excitée. Il s’approchade l’escalier – il écouta – tout se taisait, sauf à de certainsintervalles où il saisissait le son de la voix de Mathilde roulantdans ce labyrinthe de passages, et répété par l’écho des voûtessépulcrales ; elle était à une trop grande distance pour qu’ilpût distinguer ses paroles, et avant d’arriver jusqu’à lui, ellesse confondaient en un sourd murmure. Il brûlait de pénétrer cemystère ; il résolut de désobéir à ses ordres, et de la suivredans le souterrain : il avança jusqu’à l’escalier, et déjà ilen avait descendu quelques marches lorsque le courage luimanqua ; il se rappela les menaces de Mathilde, et son sein seremplit d’une terreur secrète et inexplicable : il remonta lesdegrés, reprit sa première position, et attendit impatiemment lafin de cette aventure.

Tout à coup il ressentit un chocviolent : la terre trembla ; les colonnes qui soutenaientla voûte furent si fortement ébranlées, qu’à chaque instant ellesemblait prête à l’écraser, et aussitôt il entendit un épouvantablecoup de tonnerre : après quoi, ses yeux se fixant surl’escalier, il vit une brillante colonne de lumière courir le longdes souterrains ; il ne la vit qu’un moment : dès qu’elleeut disparu, tout redevint calme et obscur ; d’épaissesténèbres l’entourèrent de nouveau, et le silence de la nuit ne futinterrompu que par le bruit des ailes de la chauve-souris quivolait lentement près de lui.

Chaque instant augmentait l’étonnementd’Ambrosio. Au bout d’une autre heure, la même lumière reparut, etse perdit de nouveau et aussi subitement : elle étaitaccompagnée d’une musique douce mais solennelle, qui s’élevait dufond des voûtes, et qui pénétra le moine de bonheur et d’effroi. Iln’y avait pas longtemps qu’elle avait cessé, lorsqu’il entendit surl’escalier le pas de Mathilde ; elle revenait dusouterrain : la joie la plus vive animait ses beauxtraits.

– N’avez-vous rien vu ?demanda-t-elle.

– J’ai vu deux fois une colonne delumière briller sur l’escalier.

– Rien de plus ?

– Rien.

– Le matin est sur le point deparaître : retirons-nous au couvent, de peur que la clarté dujour ne nous trahisse.

D’un pas léger elle sortit du cimetière ;elle regagna sa cellule, toujours suivie du curieux prieur ;elle ferma la porte, et se débarrassa de sa lampe et de sonpanier.

– J’ai réussi ! s’écria-t-elle, ense jetant dans les bras d’Ambrosio ; j’ai réussi au-delà demes plus chères espérances ! je vivrai, je vivrai pourvous ! La démarche que je frémissais de faire sera pour moiune source de joies inexprimables ! Oh ! si j’osais vousles faire partager ! oh ! s’il m’était permis de vousassocier à mon pouvoir, de vous élever autant au-dessus de votresexe qu’un seul acte hardi m’a élevée au-dessus du mien !

– Et qui vous en empêche, Mathilde ?interrompit le moine ; pourquoi me faire un secret de ce quis’est passé dans le souterrain ? me croyez-vous indigne devotre confiance ? Mathilde, je douterai de la vérité de votreaffection tant que vous aurez des joies auxquelles il me serainterdit de prendre part.

– Vos reproches sont injustes ;l’obligation où je suis de vous cacher mon bonheur m’affligesincèrement : mais je ne suis point à blâmer ; la fauten’en est point à moi, mais à vous, mon Ambrosio. Je vois encoretrop le moine en vous ; votre esprit est esclave des préjugésde l’éducation, et la superstition pourrait vous faire trembler àl’idée de ce que l’expérience m’a appris à apprécier. L’heure n’estpas venue de vous révéler un secret de cette importance ; maisla force de votre jugement et la curiosité que je me réjouis devoir étinceler dans vos yeux me font espérer qu’un jour vousmériterez ma confiance : jusqu’à cette époque, modérez votreimpatience.

Tous les excès luxurieux de la nuit précédentese renouvelèrent, et les amants ne se séparèrent que lorsque lacloche sonna matines. Les mêmes plaisirs se répétèrent souvent. Lesmoines se réjouissaient de la guérison inespérée du faux Rosario,et aucun d’eux ne soupçonnait son véritable sexe. Le prieur étaitpossesseur tranquille de sa maîtresse, et, se voyant à l’abri desoupçon, il s’abandonnait à ses passions en pleine sécurité. Lahonte et les remords ne le tourmentaient plus ; un fréquentusage lui avait rendu ce péché familier, et son sein devint àl’épreuve des aiguillons de la conscience. Mathilde l’encourageaitdans ces sentiments ; mais elle s’aperçut bientôt qu’ellel’avait rassasié par la liberté illimitée de ses caresses :avec l’habitude, ses charmes cessèrent d’inspirer les mêmes désirsqu’auparavant ; le délire de la passion calmé, il eut leloisir de remarquer les moindres imperfections, et où il n’enexistait pas, la satiété en inventait. Le moine avait été gorgé devoluptés ; une semaine était à peine écoulée qu’il fut las desa maîtresse : la chaleur de son tempérament lui faisaitencore chercher dans les bras de Mathilde la satisfaction de sesdésirs ; mais dès que son emportement était apaisé, il laquittait avec dégoût, et son humeur, naturellement inconstante, luifaisait souhaiter le changement avec impatience.

La possession, qui blase l’homme, ne faitqu’accroître l’affection des femmes : chaque jour Mathildes’attachait davantage au moine ; depuis qu’elle lui avaitaccordé ses faveurs il lui était plus cher que jamais, et elle luisavait gré des plaisirs qu’ils avaient également partagés.Malheureusement, à mesure que sa passion devenait plus ardente,celle d’Ambrosio devenait plus froide ; la tendresse qu’ellelui témoignait excitait son dégoût, et l’excès même n’en servaitqu’à éteindre la flamme qui déjà brûlait si faible dans son sein.Mathilde ne pouvait pas ne pas s’apercevoir que sa société luiétait de jour en jour moins agréable : il était inattentifquand elle parlait ; ses talents si parfaits de musiciennen’avaient plus le pouvoir de l’amuser ; ou s’il daignait enfaire l’éloge, ses compliments étaient froids et évidemmentforcés ; il ne la regardait plus avec tendresse, etn’applaudissait plus à ses paroles avec la partialité d’un amant.Mathilde le remarqua, et redoubla d’efforts pour réveiller en luiles sentiments d’autrefois. Pouvait-elle réussir ? ilconsidérait comme une importunité la peine qu’elle prenait pour luiplaire, et il se sentait repoussé par les moyens mêmes qu’elleemployait pour le ramener. Toutefois leur commerce illicitecontinuait toujours.

Il n’était nullement dans sa nature d’êtretimide ; mais l’influence de son éducation avait été si forte,que la crainte avait fini par faire partie de son caractère. Ilperdit ses parents tout jeune encore : il tomba au pouvoird’un collatéral qui, n’ayant pas d’autre désir que de ne plusentendre parler de lui, le donna en garde à son ami, le derniersupérieur des Capucins. Le prieur, en vrai moine, fit tous sesefforts pour persuader à l’enfant que le bonheur n’existait pashors des murs d’un couvent : il réussit pleinement ;Ambrosio n’eut pas d’autre ambition que d’être admis dans l’ordrede saint François. Ses directeurs réprimèrent soigneusement en luiles vertus dont la grandeur et le désintéressement convenaient malau cloître. Au lieu d’une bienveillance universelle, il adopta uneégoïste partialité pour son propre établissement : on luienseigna à considérer la compassion pour les erreurs d’autrui commele plus noir des crimes ; la noble franchise de son caractèrefit place à une servile humilité. Pour briser son courage naturel,les moines terrifièrent sa jeune âme, en lui mettant devant lesyeux toutes les horreurs inventées par la superstition : ilslui peignirent les tourments des damnés sous les couleurs les plussombres, les plus effrayantes, les plus bizarres, et le menacèrentd’une éternelle perdition à la plus légère faute. Pourtant, endépit de la peine qu’on avait prise pour le pervertir, ses bonnesqualités naturelles perçaient parfois les ténèbres dont on lesavait si soigneusement enveloppées : dans ces occasions, lalutte entre son caractère réel et son caractère acquis étaitfrappante et incompréhensible pour ceux qui ne connaissaient passes dispositions originelles : il prononçait contre lescoupables les plus sévères sentences, que l’instant d’après lacompassion l’engageait à mitiger ; il formait les plusaudacieuses entreprises, que la crainte des suites l’obligeaitbientôt à abandonner : son génie inné dardait une brillantelumière sur les sujets les plus obscurs, et presque aussitôt sasuperstition le replongeait dans des ombres plus profondes quecelles dont il venait de les tirer.

La retraite monastique lui avait étéjusqu’alors favorable, car elle ne lui donnait pas lieu dedécouvrir ses mauvaises qualités. La supériorité de ses talentsl’élevait trop au-dessus de ses compagnons pour lui permettred’être jaloux d’eux ; sa piété exemplaire, son éloquencepersuasive, ses manières agréables lui avaient concilié l’estimeuniverselle, et par conséquent il n’avait point d’injures àvenger ; son ambition était justifiée par son mérite reconnu,et son orgueil n’était considéré que comme une juste confiance enses forces.

Il ne voyait pas l’autre sexe, encore moinscausait-il avec lui : il ignorait les plaisirs que les femmespeuvent procurer ; et s’il lisait dans le cours de ses étudesque « les hommes avaient le cœur tendre », il souriait etse demandait comment.

Un régime frugal, des veilles fréquentes et desévères pénitences amortirent et continrent pour un temps lachaleur naturelle de sa constitution : mais aussitôt quel’occasion se présenta, aussitôt qu’il entrevit un rayon de joiesauxquelles il était resté étranger, les barrières de la religionfurent trop faibles pour résister au torrent impétueux de sesdésirs ; tous les obstacles cédèrent à la force de sontempérament, ardent, sanguin et voluptueux à l’excès. Jusqu’ici sesautres passions dormaient encore ; mais elles n’avaient besoinque d’être une fois éveillées pour se développer avec une violenceaussi grande, aussi irrésistible.

Il avait été choisi pour confesseur par lesprincipales familles de Madrid, et l’on n’était point à la mode sil’on avait des pénitences imposées par un autre qu’Ambrosio. Laporte du monastère était encombrée de carrosses du matin au soir,et les plus nobles et les plus belles dames de Madrid confessaientau prieur leurs secrètes peccadilles. Les yeux du moine luxurieuxdévoraient leurs charmes, et si les pénitentes avaient consulté cesinterprètes, il n’aurait pas eu besoin d’un autre moyen pourexprimer ses désirs ; par malheur, elles étaient si fortementpersuadées de sa continence, que la possibilité qu’il eûtd’indécentes pensées n’entra jamais dans leur esprit. La chaleur duclimat, c’est un fait connu, n’agit pas médiocrement sur laconstitution des dames espagnoles ; mais les plus dévergondéesauraient regardé comme moins difficile d’inspirer une passion à lastatue de marbre de saint François qu’au cœur froid et rigide del’immaculé Ambrosio.

De son côté, le moine n’était guère au fait dela dépravation du monde ; il ne se doutait pas que bien peu deses pénitentes auraient repoussé ses vœux : et même, eût-ilété mieux instruit, le danger d’une telle entreprise lui eût ferméla bouche. Il sentait qu’un secret aussi étrange et aussi importantque celui de sa fragilité ne serait point aisément gardé par unefemme, et il tremblait même que Mathilde ne le trahît. Saréputation lui était beaucoup trop chère pour qu’il ne vît pas ledanger de se mettre à la merci de quelque étourdie vaniteuse ;et comme les beautés de Madrid ne parlaient qu’à ses sens sanstoucher son cœur, il les oubliait, dès qu’il ne les voyait plus. Lerisque d’être découvert, la crainte d’un refus, la perte de saréputation, toutes ces considérations l’avertissaient d’étoufferses désirs ; et quoiqu’il n’éprouvât plus pour elle qu’uneparfaite indifférence, il était forcé de s’en tenir à Mathilde.

Un matin, l’affluence des pénitentes étaitplus grande que de coutume : il fut retenu fort tard dans leconfessionnal ; enfin la foule ayant été expédiée, il sepréparait à quitter la chapelle, lorsque deux femmes entrèrent ets’approchèrent de lui avec humilité ; elles relevèrent leursvoiles, et la plus jeune le pria de vouloir bien les entendre unmoment. La mélodie de sa voix, de cette voix que jamais un hommen’entendit sans intérêt, fixa sur-le-champ l’attention d’Ambrosio.Il s’arrêta. La solliciteuse semblait accablée de douleur :ses joues étaient pâles, ses yeux obscurcis de larmes, et sescheveux tombaient en désordre sur sa figure et sur son sein ;cependant sa physionomie était si douce, si innocente, si céleste,qu’elle aurait charmé un cœur moins impressionnable que celui quipalpitait dans la poitrine du prieur. Il l’écouta parler en cestermes :

– Révérend père, vous voyez uneinfortunée menacée de la perte de sa plus chère, presque de saseule amie ! Ma mère, mon excellente mère, gît sur son lit dedouleur : une maladie soudaine et terrible l’a prise cettenuit, et les progrès ont été si rapides que les médecinsdésespèrent de sa vie. L’aide des hommes me manque : il ne mereste qu’à implorer la miséricorde divine.

J’ai encore une faveur à solliciter ;nous sommes étrangères à Madrid ; ma mère a besoin d’unconfesseur, et ne sait à qui s’adresser. On nous dit que vous nequittez jamais le monastère, et ma pauvre mère, hélas ! estincapable d’y venir : si vous aviez la bonté, révérend père,de nous désigner une personne dont les sages et pieusesconsolations puissent adoucir les angoisses de ma mère au lit demort, ce serait rendre un service mémorable à des cœurs qui ne sontpoint ingrats.

Le moine promit de lui envoyer un confesseurle soir même, et lui demanda son adresse. L’autre dame lui présentaune carte où cette adresse était écrite ; puis elle se retiraavec la belle solliciteuse qui, avant son départ, combla debénédictions le bon prieur. Il la suivit des yeux jusqu’à cequ’elle fût hors de la chapelle. Alors il examina la carte, et illut les mots suivants :

Doña Elvire Dalfa, rue de San-Iago, àquatre portes du palais d’Albornos.

La suppliante n’était autre qu’Antonia etLéonella était sa compagne. Cette dernière n’avait pas consentisans difficulté à accompagner sa nièce au couvent : Ambrosiolui imposait tellement, qu’elle tremblait rien qu’à le voir.

Le moine entra dans sa cellule, où l’imaged’Antonia le poursuivit. Il sentit mille émotions nouvelless’élever dans son cœur, et il n’osait en approfondir lacause ; elles différaient totalement de celles que lui avaitinspirées Mathilde lorsqu’elle lui avait révélé son sexe et sonamour. Antonia n’avait point excité en lui d’idéessensuelles ; aucun désir voluptueux ne portait le désordredans son sein, et son imagination brûlante ne lui peignait pointles charmes que la pudeur avait tenus voilés. Au contraire, unedouce et délicieuse mélancolie s’épanchait dans son âme, et il nel’aurait pas échangée contre les plus vifs transports de joie.

– Heureux ! s’écria-t-il dans sonenthousiasme romanesque, heureux l’homme qui doit posséder le cœurde cette charmante fille ! quelle délicatesse de traits !quelle élégance de formes ! quelle ravissante innocence dansses yeux craintifs ! et quelle différence avec l’expressionlascive, avec le feu luxurieux, qui brillent dans ceux deMathilde ! Oh ! plus doux doit être un baiser dérobé àses lèvres de rose que toutes les brutales faveurs dont l’autre estsi prodigue. Mathilde me gorge de jouissances, jusqu’à m’enlasser ; elle m’impose ses caresses ; elle singe lacourtisane et se glorifie de sa prostitution. Quel dégoût ! Sielle savait le charme inexprimable de la pudeur, comme il captiveirrésistiblement le cœur de l’homme, comme il l’enchaîne au trônede la beauté, jamais elle ne l’aurait répudiée. Quel prix paieraittrop cher l’affection de cette adorable fille ? Que nedonnerais-je pas pour être relevé de mes vœux, pour qu’il me fûtpermis de lui déclarer mon amour à la face de la terre et duciel !

Tandis que son imagination forgeait ces idées,il marchait d’un air égaré dans sa cellule ; ses yeuxregardaient sans voir ; sa tête était inclinée sur sonépaule : une larme roula sur sa joue, à la pensée que cettevision de bonheur ne se réaliserait jamais pour lui.

Il parcourut sa chambre à grands pas. Puiss’arrêtant, son œil tomba sur le portrait de sa madone, naguère siadmirée. Il l’arracha du mur avec indignation ; il le jeta àterre et le repoussa du pied.

– Prostituée !

Infortunée Mathilde ! son amant oubliaitque c’était pour lui seul qu’elle avait forfait à la vertu, et ilne la méprisait que pour avoir été trop aimé d’elle.

Il se jeta sur une chaise placée près de latable ; il vit la carte qui portait l’adresse d’Elvire ;il la prit, et elle le fit souvenir de sa promesse au sujet d’unconfesseur. Il ne lui était pas difficile de sortir du couvent sansêtre remarqué : la tête enveloppée de son capuchon, ilespérait ne pas être reconnu en passant dans les rues ; cesprécautions prises, et le secret recommandé à la famille d’Elvire,Madrid, sans aucun doute, ne soupçonnerait jamais qu’il eût manquéà son vœu de ne pas voir les murs extérieurs du monastère. Àl’heure donc où les Espagnols font généralement la sieste, il sehasarda à sortir du couvent par une porte particulière, dont ilavait la clef ; le capuchon de sa robe était rabattu sur sonvisage. Les rues, à cause de la chaleur, étaient presquedésertes : le moine rencontra peu de gens, trouva la rue deSan-Iago, et arriva sans accident à la porte de doña Elvire. Ilsonna : on lui ouvrit et on l’introduisit dans une chambred’en haut.

Ce fut là qu’il courait le plus grand risqued’être découvert. Si Léonella avait été au logis, elle l’auraitreconnu sur-le-champ. Ses dispositions communicatives ne luiauraient pas permis de rester en repos jusqu’à ce que tout Madrideût été instruit qu’Ambrosio était sorti du monastère pour venirvoir sa sœur. Le hasard se montra l’ami du moine. Léonella, à sonretour, avait trouvé une lettre qui l’informait de la mort d’uncousin, lequel lui laissait ainsi qu’à Elvire le peu qu’ilpossédait. Pour s’assurer de ce legs, elle avait été obligée departir pour Cordoue sans perdre un instant. Léonella, en partant,protesta que rien ne pourrait lui faire oublier le perfide donChristoval. En ceci, heureusement, elle se méprenait : unhonnête jeune homme de Cordoue, qui était garçon apothicaire,trouva que la fortune qu’elle avait suffirait pour le mettre à mêmede tenir une jolie petite boutique à son tour ; dans cetteidée, il se déclara son adorateur. Léonella n’était pasinflexible ; l’ardeur de ses soupirs lui alla au cœur, etbientôt elle consentit à le rendre le plus heureux des hommes.

Ambrosio avait été conduit dans la pièce quiprécédait celle où reposait Elvire. La domestique qui l’avaitintroduit le laissa seul pour aller l’annoncer à sa maîtresse.Antonia, qui était au chevet de sa mère, vint aussitôt letrouver.

– Pardonnez-moi, mon père, dit-elle ens’avançant vers lui, quand, le reconnaissant, elle s’arrêta soudainet poussa un cri de joie. Est-il possible ? continua-t-elle,mes yeux ne me trompent-ils point ? le digne Ambrosio a-t-ilrenoncé à sa résolution, pour adoucir les angoisses de la meilleuredes femmes ?

À ces mots, elle ouvrit la porte de lachambre, présenta à sa mère son illustre visiteur, et, ayant placéun fauteuil à côté du lit, elle passa dans une autre pièce.

Elvire fut extrêmement heureuse de cettevisite. La haute idée qu’elle s’était faite du prieur d’après lebruit général se trouva de beaucoup surpassée. Ambrosio, doué parla nature des moyens de plaire, n’en négligea aucun en causant avecla mère d’Antonia. Plein d’une éloquence persuasive, il calmachaque crainte et dissipa chaque scrupule : il la fitréfléchir à la miséricorde infinie de son juge ; il dépouillala mort de ses dards et de ses terreurs, et enseigna à la mouranteà envisager sans effroi l’abîme de l’éternité. Elvire était toutattentive et toute ravie ; les exhortations du moineramenaient peu à peu la confiance et la consolation dans sonâme : elle s’ouvrit à lui sans hésiter. Il avait déjà calméses appréhensions relativement à la vie future, et maintenant ilapaisa les inquiétudes que lui donnait celle-ci. Elle tremblaitpour Antonia ; elle n’avait personne aux soins de qui larecommander, excepté le marquis de Las Cisternas et sa sœurLéonella : la protection de l’un était fort incertaine, etquant à l’autre, quoiqu’elle aimât sa nièce, Léonella était tropirréfléchie et trop vaine pour ne pas être hors d’état de dirigerune fille si jeune et si inexpérimentée. Le moine ne sut pas plustôt la cause de ses alarmes, qu’il l’engagea à setranquilliser ; il ne doutait pas qu’il ne pût procurer àAntonia un refuge assuré dans la maison d’une de ses pénitentes, lamarquise de Villa-Franca : c’était une dame d’une vertureconnue, et remarquable par la régularité de ses principes et parl’étendue de sa charité. Si quelque accident les privait de cetteressource, il s’engageait à faire admettre Antonia dans un couventrespectable, c’est-à-dire en qualité de pensionnaire libre ;car Elvire avait déclaré qu’elle n’approuvait point la viemonastique, et le moine, soit ingénument, soit par complaisance,était convenu que sa répugnance n’était point dénuée defondement.

Ces preuves d’intérêt gagnèrent complètementle cœur d’Elvire. Elle épuisa, pour le remercier, toutes lesexpressions que la reconnaissance put lui fournir, et assura qu’àprésent elle descendrait tranquillement au tombeau. Ambrosio seleva pour prendre congé ; il promit de revenir le lendemain àla même heure, mais demanda que ses visites fussent tenuessecrètes.

– Je ne veux pas, dit-il, que l’on sachecette infraction à une règle que je me suis imposée par nécessité.Si je n’avais pas pris la résolution de ne point sortir du couvent,excepté dans des circonstances pareilles à celle qui m’a conduit àvotre porte, je serais fréquemment appelé par des motifsinsignifiants : la curiosité, le désœuvrement, le capriceusurperaient ce temps que je passe au lit du malade à consoler lepénitent qui expire et à purger d’épines le passage àl’éternité.

Elvire loua également sa prudence et sacompassion, promettant de cacher soigneusement l’honneur de sesvisites. Le moine alors lui donna sa bénédiction et sortit de lachambre.

Dans l’antichambre il trouva Antonia ; ilne put se refuser le plaisir de passer quelques instants avec elle.Il lui dit de prendre courage ; sa mère paraissait tranquilleet reposée, et il espérait qu’elle pourrait se rétablir. Il demandaquel était le médecin qui la soignait, et promit de lui envoyercelui du couvent qui était un des plus habiles de Madrid. Puis ilfit un pompeux éloge d’Elvire, vanta sa pureté et sa force d’âme,et déclara qu’elle lui avait inspiré une estime et une vénérationprofondes. Le cœur innocent d’Antonia s’enflait de reconnaissance,et la joie dansait dans ses yeux où une larme brillait encore. Ellerépondit avec timidité, mais sans arrière-pensée : elle necraignit pas de lui raconter tous ses petits chagrins, toutes sespetites inquiétudes ; elle le remercia de sa bonté avec toutela chaleur ingénue que la bienveillance allume dans les cœursjeunes et innocents. Avec quelles délices Ambrosio écoutait lestémoignages de sa gratitude naïve ! La grâce naturelle de sesmanières, la douceur sans égale de sa voix, sa modeste vivacité,son élégance sans apprêt, sa physionomie expressive et ses yeuxintelligents s’unissaient pour le pénétrer de plaisirs etd’admiration, tandis que la solidité et la justesse de sesremarques tiraient un nouveau charme de la simplicité et du naturelde son langage.

Ambrosio fut enfin obligé de s’arracher à cetentretien qui n’avait que trop d’attraits pour lui. Il renouvelases vœux à Antonia, répéta qu’il ne fallait pas qu’on sût sesvisites, et elle lui promit le secret. Alors il quitta la maison,tandis que l’innocente enchanteresse retournait vers sa mère sansse douter du mal qu’avait fait sa beauté. Il lui tardait deconnaître l’opinion d’Elvire sur l’homme qu’elle avait tant vanté,et elle fut enchantée de voir que l’enthousiasme de sa mèreégalait, s’il ne surpassait même, le sien.

– Même avant qu’il parlât, dit Elvire,j’étais prévenue en sa faveur. Sa voix pleine et sonore m’a frappéeparticulièrement ; mais certainement, Antonia, je l’avais déjàentendue : elle a paru parfaitement familière à mon oreille.Ou j’aurai connu le prieur autrefois, ou sa voix a une ressemblanceétonnante avec quelque autre que j’ai souvent écoutée ; elleavait certaines inflexions qui m’allaient au cœur et me faisaientéprouver des sensations si singulières que je cherche vainement àm’en rendre compte.

– Ma très chère mère, sa voix a produitle même effet sur moi ; et pourtant il est certain qu’aucunede nous ne l’a entendue avant d’arriver à Madrid. Ce que nousattribuons à son organe vient réellement, je suppose, de sesmanières agréables qui nous empêchent de le considérer comme unétranger. Je ne sais pourquoi, mais je me sens plus à mon aise encausant avec lui que cela ne m’est ordinaire avec les gens qui mesont inconnus.

– Dites-moi, Antonia, pourquoi est-ilimpossible que j’aie vu le prieur auparavant ?

– Parce que depuis son entrée au couventil n’en a jamais dépassé les murs ; il vient de me dire que,dans son ignorance des rues, il avait eu de la difficulté à trouvercelle de San-Iago, quoique si près du couvent.

– Cela se peut ; mais je puisl’avoir vu avant qu’il ne s’y retirât : pour en pouvoirsortir, il a bien fallu qu’il commençât par y entrer.

– Sainte Vierge ! ce que vous ditesest très juste. Oh ! mais ne pourrait-il pas être né dans lemonastère ?

Elvire sourit.

– Attendez ! attendez ! lamémoire me revient. On l’y a mis tout enfant ; le peuple ditqu’il est tombé du ciel, et que les Capucins l’ont reçu en présentde la Sainte Vierge !

– C’est fort aimable à elle. Ainsi il esttombé du ciel, Antonia ? Quelle chute terrible il a dûfaire !

– Bien des gens ne croient pas à cettehistoire ; et je suppose, chère mère, que je dois vous rangerau nombre des incrédules. Quoi qu’il en soit de la vérité de cetteversion ou de toute autre, tout le monde au moins convient quelorsque les moines ont pris soin de lui, il ne pouvait pasparler : vous ne pouvez donc avoir entendu sa voix avant sonentrée au monastère, puisque à cette époque il n’avait pas de voixdu tout.

– Sur ma parole, Antonia, voilà unraisonnement très serré ; vos conclusions sont incontestables.Je ne vous soupçonnais pas tant de logique.

– Ah ! vous vous moquez demoi ; mais tant mieux. Je suis ravie de vous voir en bellehumeur ; en outre, vous paraissez tranquille et plus à l’aise,et j’espère que vous n’aurez plus de convulsions. Oh ! j’étaissûre que la visite du prieur vous ferait du bien.

– Elle m’en a fait réellement, monenfant ; il m’a calmé l’esprit sur plusieurs points quim’agitaient.

Chapitre 7

 

Ambrosio revint au couvent sans avoir étédécouvert, et l’esprit plein des plus séduisantes images. Ils’aveuglait obstinément sur le danger de s’exposer aux charmesd’Antonia : il ne songeait qu’au plaisir qu’il avait eu à setrouver avec elle, et se réjouissait à l’idée de jouir encore de ceplaisir. Il ne manqua pas de profiter de l’indisposition de la mèrepour voir la fille tous les jours. D’abord il borna ses vœux àinspirer de l’amitié à Antonia ; mais il ne fut pas plus tôtconvaincu qu’elle éprouvait ce sentiment dans toute son étendue,que son but devint plus décidé, et que ses attentions prirent unecouleur plus vive. L’innocente familiarité dont elle usait avec luiencourageait ses désirs. Avec le temps, la pudique jeune fille nelui inspira plus la même crainte respectueuse : il admiraittoujours sa modestie, mais il n’en était que plus impatient de lapriver de cette qualité qui formait son principal charme. Lachaleur de la passion et la pénétration naturelle dont il étaitabondamment pourvu pour son propre malheur et pour celui d’Antoniasuppléèrent à son ignorance des artifices de la séduction. Ildiscerna aisément les émotions favorables à ses desseins, et saisitavidement tous les moyens de verser la corruption dans le cœurd’Antonia. Ceci ne fut pas chose facile. Une extrême ingénuitéempêchait qu’elle aperçût le but auquel tendaient les insinuationsdu moine ; mais les principes excellents qu’elle devait auxsoins d’Elvire, la justesse et la solidité de son jugement, et unsentiment inné du devoir, lui faisaient comprendre que les maximesdu prieur n’étaient pas irréprochables. Souvent, d’un simple motelle renversait tout l’amas de ses sophismes, et lui faisait sentircomme ils sont faibles devant la vertu et la vérité. Alors, il seréfugiait dans son éloquence ; il l’écrasait d’un torrent deparadoxes philosophiques, que, faute de les comprendre, elle nepouvait réfuter ; et de la sorte, s’il ne la convainquait pasde la justesse de ses raisonnements, du moins il l’empêchait d’endécouvrir la fausseté. Il remarqua qu’elle avait de jour en jourplus de déférence pour son jugement, et il ne douta pas qu’avec letemps il ne l’amenât au point désiré.

Mathilde avait repris le rôle du paisible etde l’intéressant Rosario : elle ne le taxait pointd’ingratitude ; mais ses yeux se remplissaientinvolontairement de larmes, et la douce mélancolie de saphysionomie et de sa voix proférait des plaintes biens plustouchantes qu’aucune parole n’aurait pu faire. Ambrosio n’était pasinsensible à cette douleur ; mais, incapable d’en écarter lacause, il s’abstenait de montrer qu’elle l’affectât. Convaincu parla conduite de Mathilde qu’il n’avait pas de vengeance à craindre,il continua de la négliger, et d’éviter sa société.

Un soir qu’il avait trouvé Elvire presqueentièrement rétablie, il se retira de meilleure heure qu’àl’ordinaire. Ne voyant point Antonia dans la chambre qui servaitd’entrée, il osa la chercher jusque dans la sienne. Cette piècen’était séparée de celle de sa mère que par un cabinet où couchaitgénéralement Flora, la femme de chambre.

Antonia était assise sur un sofa, le dostourné vers la porte, et lisait attentivement ; elle neremarqua son approche que lorsqu’il fut assis près d’elle. Elletressaillit, et l’accueillit d’un air satisfait ; puis selevant, elle voulut le mener au salon ; mais Ambrosio, luiprenant la main, l’obligea, avec une douce violence, de se remettreà sa place. Elle y consentit sans difficulté : elle ne savaitpas qu’il y eût plus d’inconvenance à causer avec lui dans unepièce plutôt que dans une autre.

Il examina le livre qu’elle avait lu et posésur la table : c’était la Bible.

– Comment ! se dit-il, elle lit laBible et elle est encore si innocente !

Mais, après un plus ample examen, il reconnutqu’Elvire avait fait exactement la même réflexion. Cette mèreprudente, tout en admirant les beautés des saintes Écritures, étaitconvaincue que, si l’on n’en retranchait rien, c’était la lecturela moins convenable qu’on pût permettre à une jeune personne.Nombre de récits n’y tendent qu’à exciter des idées qui sont fortdéplacées dans le cœur d’une femme : chaque chose est appeléesimplement et crûment par son nom, et les annales d’un mauvais lieune fourniraient pas un plus grand choix d’expressions indécentes.Voilà pourtant le livre dont on recommande l’étude aux jeunesfemmes, qu’on met dans la main des enfants, hors d’état d’ycomprendre guère plus que ces passages qu’ils feraient mieuxd’ignorer ; le livre qui trop souvent enseigne les premièresleçons du vice, et donne l’alarme aux passions encore endormies.Elvire en était persuadée. Elle avait donc pris deux résolutions ausujet de la Bible : la première était qu’Antonia ne la liraitque lorsqu’elle serait d’âge à en sentir les beautés et à enapprécier la morale : la seconde fut de la copier de sa propremain et d’en changer ou supprimer tous les passages inconvenants.Ambrosio s’aperçut de sa méprise, et remit le livre sur latable.

Antonia parla de la santé de sa mère avectoute la joie enthousiaste d’un jeune cœur.

– J’admire votre tendresse filiale, ditle prieur ; elle prouve la sensibilité de votre excellentcaractère, elle promet un trésor à celui que le ciel destine àobtenir votre affection. Le cœur qui est si susceptibled’attachement pour une mère, que ne sentira-t-il pas pour unamant ? et peut-être même que ne sent-il pas déjà ?Dites-moi, ma charmante fille, savez-vous ce que c’est qued’aimer ? Répondez-moi avec sincérité : oubliez monhabit, et ne voyez en moi qu’un ami !

– Ce que c’est que d’aimer ?dit-elle, en répétant la question. Oh ! oui, sans doute ;j’ai aimé beaucoup, beaucoup de gens.

– Ce n’est pas là ce que j’entends.L’amour dont je parle ne peut être éprouvé que pour une seulepersonne. N’avez-vous jamais vu d’homme que vous auriez désiré pourmari ?

– Non, vraiment !

Ce n’était pas la vérité, mais elle mentaitsans le savoir : elle ne connaissait pas la nature de sessentiments pour Lorenzo ; et ne l’ayant pas vu depuis lapremière visite qu’il avait rendue à sa mère, chaque jouraffaiblissait l’impression qu’il lui avait faite : d’ailleurs,elle ne pensait à un mari qu’avec l’effroi d’une vierge, et ellen’hésita pas à répondre négativement à la demande du moine.

– Et n’avez-vous pas grande envie de voircet homme, Antonia ? ne sentez-vous point dans votre cœur unvide que vous voudriez remplir ? ne soupirez-vous point del’absence de quelqu’un qui vous est cher, sans pourtant savoir quic’est ? ne remarquez-vous pas que ce qui vous plaisaitautrefois n’a plus de charmes pour vous ? que des milliers denouveaux désirs, de nouvelles idées, de sensations nouvelles sontnés dans votre sein, et que vous les éprouvez sans pouvoir lesdécrire ?

– Mon père, vous m’étonnez ! quelest cet amour dont vous parlez ? je n’en connais pas lanature, et, si je l’éprouvais, pourquoi le cacherais-je ?

– N’avez-vous jamais, Antonia, rencontréd’homme qu’il vous semblait avoir longtemps cherché, quoique vousne l’eussiez jamais vu auparavant ? un étranger dont la figureétait familière à vos yeux ? dont la voix vous calmait, vousplaisait, vous pénétrait au fond de l’âme ? dont la présenceétait un bonheur et l’absence un chagrin ? avec qui votre cœuravait l’air de s’épanouir, et dans le sein duquel, avec uneconfiance sans réserve, vous épanchiez les soucis duvôtre ?

– Certainement : je l’ai éprouvé lapremière fois que je vous ai vu.

– Moi, Antonia ? s’écria-t-il, lesyeux étincelants de joie et d’impatience, et lui saisissant la mainqu’il pressa avec transport sur ses lèvres. Moi, Antonia ?vous avez éprouvé ces sentiments pour moi ?

– Et même plus vifs que vous ne les avezdécrits. Du premier instant où je vous ai vu, je me suis sentie sicharmée, si intéressée ! j’attendais avec tant d’anxiété leson de votre voix ! et quand je l’entendis, elle me parut sidouce ! elle me parlait un langage jusqu’alors siinconnu ! il me semblait qu’elle me disait une foule de chosesque je désirais d’entendre ! Il me semblait que j’étais connuede vous depuis longtemps, que j’avais droit à votre amitié, à vosavis, à votre protection ; j’ai pleuré quand vous êtes parti,et j’ai soupiré après le jour qui devait vous rendre à ma vue.

– Antonia ! ma charmanteAntonia ! s’écria le moine, et il la pressa contre son sein.Puis-je en croire mes sens ? Répétez-le-moi, ma chèrefille !

– Oui, en vérité : excepté ma mère,personne au monde ne m’est plus cher que vous.

À cet aveu ingénu, Ambrosio ne se possédaplus : éperdu de désirs, il la serra dans ses bras, touterouge et toute tremblante. Antonia sentit deux lèvres avides secoller sur les siennes, et aspirer sa pure et délicieuse haleine,une main hardie violer les trésors de son sein, et le moine enfermédans ses membres délicats et faiblissants. Surprise, alarmée etconfuse d’une telle action, la stupeur lui ôta d’abord toutepossibilité de résistance. Enfin, se remettant, elle essayad’échapper aux embrassements du moine.

– Mon père !… Ambrosio !cria-t-elle ; laissez-moi, pour l’amour de Dieu !

Mais le moine licencieux ne tint pas compte deses prières : il persista dans son dessein, et se mit endevoir de prendre encore de plus grandes libertés. Antonia priait,pleurait et se débattait : épouvantée à l’excès, bien que sanssavoir de quoi, elle employa tout ce qu’elle avait de force à lerepousser, et elle était sur le point de crier au secours, lorsquesoudain la porte s’ouvrit. Ambrosio eut juste assez de présenced’esprit pour s’apercevoir du danger. Il quitta à regret sa proie,et se releva précipitamment du sofa. Antonia poussa une exclamationde joie, vola sur la porte et se trouva dans les bras de samère.

Alarmée de quelques discours du prieurqu’Antonia avait innocemment répétés, Elvire avait résolu devérifier ses soupçons. Elle avait vu assez le monde pour ne pas selaisser imposer par la réputation de vertu du moine ; elle sesouvenait de certaines circonstances, peu importantes enelles-mêmes, mais qui, réunies, semblaient autoriser ses craintes.Ces visites fréquentes, bornées, autant qu’elle pouvait voir, àleur seule famille ; l’émotion qu’il laissait paraître dèsqu’elle parlait d’Antonia ; la pensée qu’il était dans toutela force et dans toute l’ardeur de l’âge ; et, par-dessustout, cette pernicieuse philosophie révélée par sa fille, et quiétait si peu d’accord avec le langage qu’il tenait en saprésence : toutes ces circonstances lui inspiraient des doutessur la pureté de l’amitié d’Ambrosio. En conséquence, elle avaitrésolu de tâcher de le surprendre la première fois qu’il seraitseul avec Antonia : son plan venait de réussir. Cependant ellejugea que ce ne serait pas chose facile que de démasquerl’imposteur : le public était trop prévenu en sa faveur ;et elle-même ayant peu d’amis, elle crut dangereux de se faire unennemi si puissant. Elle feignit donc de ne point remarquer combienil était agité ; elle s’assit tranquillement sur le sofa,donna une raison quelconque pour avoir quitté inopinément sachambre, et causa de divers sujets avec un air d’aisance et desécurité.

Rassuré par cette conduite, le moine commençaà se remettre. Il s’efforça de répondre à Elvire sans paraîtreembarrassé : mais il était encore trop novice dans l’art de ladissimulation, et il sentit qu’il devait avoir l’air gauche etconfus. Il abrégea donc l’entretien et se leva pour partir. Maisquel fut son déplaisir lorsqu’en prenant congé, Elvire lui dit entermes polis qu’étant à présent tout à fait guérie, elle croiraitcommettre une injustice si elle privait de le voir d’autrespersonnes qui pourraient en avoir plus besoin qu’elle !

Ambrosio se préparait à faire une objectionlorsqu’un regard expressif d’Elvire l’arrêta court. Il n’osa pasinsister pour être reçu, car ce regard lui démontrait qu’il étaitdécouvert ; il se soumit sans répliquer, se hâta de prendrecongé, et se retira au couvent, le cœur rempli de rage et de honte,d’amertume et de désappointement.

Antonia se sentit l’esprit soulagé par ledépart du prieur ; cependant elle ne put s’empêcher d’êtreaffligée de ce qu’elle ne devait plus le revoir. Elvire en eutaussi un chagrin secret ; elle avait eu trop de plaisir à lecroire leur ami pour ne pas regretter d’être forcée de changerd’opinion. Mais elle était trop habituée à la fausseté des amitiésdu monde pour se préoccuper longtemps de ce regret. Elle essaya defaire comprendre à sa fille le danger qu’elle avait couru ;mais le sujet demandait à être traité avec précaution, de peurqu’en écartant le bandeau de l’ignorance, le voile de l’innocencene fût déchiré. Tout ce qu’elle fit donc, ce fut d’avertir Antoniad’être sur ses gardes, et de lui ordonner, dans le cas où le prieurpersisterait à venir, de ne jamais le recevoir seul :injonction à laquelle Antonia promit de se conformer.

De retour dans sa cellule, Ambrosio en fermala porte après lui, et se jeta désespéré sur son lit. Aiguillonnéde désirs, en proie au désappointement, honteux d’avoir étédécouvert, et craignant d’être publiquement démasqué, son seinétait le théâtre de la plus horrible confusion. Privé de laprésence d’Antonia, il n’avait plus d’espoir de satisfaire cettepassion qui maintenant faisait partie de son existence ; iltremblait d’effroi à la vue du précipice ouvert devant lui, et decolère en pensant que, sans Elvire, il aurait possédé l’objet deses désirs. Avec les plus terribles imprécations, il fit vœu de sevenger d’elle : il jura d’avoir Antonia quoi qu’il en dûtcoûter.

Il était encore sous l’influence dudéchaînement de ses passions lorsqu’on heurta un léger coup à laporte de sa cellule. Il tira le verrou ; la porte s’ouvrit, etMathilde parut.

– Je suis occupé, s’empressa-t-il de dired’un ton dur ; laissez-moi.

Mathilde n’en tint pas compte ; ellereferma la porte, et avança vers lui d’un air doux etsuppliant.

– Pardonnez-moi, Ambrosio,dit-elle ; dans votre intérêt même je ne dois pas vous obéir.Ne craignez aucune plainte de moi ; je ne viens pas vousreprocher votre ingratitude ; et puisque votre amour ne peutplus m’appartenir je vous demande la seconde place, celle deconfidente et d’amie. Nous ne pouvons pas forcer nosinclinations : le peu de beauté que vous m’avez trouvé s’estévanoui avec la nouveauté ; et si elle ne peut plus excitervos désirs, c’est ma faute et non la vôtre. Mais pourquoi persisterà m’éviter ? pourquoi tant d’anxiété à fuir ma présence ?Vous avez des chagrins, et vous ne me permettez pas de lespartager ; vous avez des contrariétés, et vous n’acceptez pasmes consolations ; vous avez des désirs et vous m’empêchez deseconder vos desseins. C’est de cela que je me plains, et non devotre indifférence. J’ai renoncé aux droits de maîtresse ;mais rien ne me fera renoncer à ceux d’amie.

– Généreuse Mathilde ! répliqua-t-ilen lui prenant la main, combien vous vous élevez au-dessus desfaiblesses de votre sexe ! Oui, j’accepte votre offre :j’ai besoin d’un conseiller, d’un confident ; j’en trouvetoutes les qualités réunies en vous : mais seconder mesdesseins… ah ! Mathilde ! ce n’est point en votrepouvoir !

– Ce n’est au pouvoir d’aucun autre quede moi, Ambrosio ; votre secret n’en est pas un pourmoi : j’ai observé d’un œil attentif chacun de vos pas,chacune de vos actions ; vous aimez.

– Mathilde !

– Pourquoi me le cacher ? Necraignez pas la jalousie mesquine où s’abaissent la plupart desfemmes : mon âme dédaigne une si méprisable passion. Vousaimez, Ambrosio ; Antonia Dalfa est l’objet de votreflamme : je connais chaque détail de votre passion, chaqueconversation m’a été répétée ; je suis instruite de votretentative sur la personne d’Antonia, de votre désappointement et devotre renvoi de la maison d’Elvire. Vous désespérez maintenant deposséder votre maîtresse ; mais je viens raviver vosespérances, et vous indiquer le chemin du succès.

– Du succès ? Oh !impossible !

– À ceux qui osent, rien n’estimpossible. Comptez sur moi, et vous pouvez encore être heureux. Lemoment est venu, Ambrosio, où l’intérêt de votre bonheur et devotre tranquillité me force à vous révéler une partie de monhistoire, que vous ignorez encore. Écoutez, et ne m’interrompezpas. Si ma confession vous révolte, rappelez-vous qu’en la faisant,mon seul but est de satisfaire vos vœux, et de rendre à votre cœurla paix qu’il a perdue. Je vous ai déjà dit que mon tuteur était unhomme d’un savoir peu commun ; il prit la peine de m’initier àce savoir dès l’enfance. Parmi les sciences diverses que lacuriosité l’avait induit à explorer, il n’avait pas négligé cellequi est regardée par la plupart des gens comme impie, et parbeaucoup d’autres comme chimérique : je parle des artsrelatifs au monde des esprits. Ses profondes recherches des causeset des effets, son infatigable application à l’étude de laphilosophie naturelle, sa connaissance profonde et illimitée despropriétés et vertus de chaque pierre précieuse qui enrichitl’abîme, de chaque herbe que la terre produit, lui procura enfin larécompense qu’il avait si longtemps, si ardemment recherchée. Sacuriosité fut pleinement satisfaite, le but de son ambitionentièrement atteint ; il dictait la loi aux éléments ; ilpouvait renverser l’ordre de la nature ; ses yeux lisaient lesdécrets de l’avenir, et les esprits infernaux étaient dociles à savoix. Pourquoi reculer loin de moi ? je comprends ce regardscrutateur : vos soupçons sont vrais, quoique vos terreurs nesoient pas fondées. Mon tuteur ne m’a pas caché la plus précieusede ses découvertes ; cependant, si je ne vous avais pas vu, jen’aurais jamais fait usage de mon pouvoir. Comme vous, jefrémissais à la pensée de la magie ; comme vous, je me formaisune idée terrible du danger d’évoquer un démon. Pour sauver cettevie dont votre amour m’avait enseigné le prix, j’ai eu recours auxmoyens que je tremblais d’employer. Vous rappelez-vous cette nuitque j’ai passée dans les caveaux de Sainte-Claire ? C’estalors qu’environnée de corps en dissolution, j’osai accomplir cesrites mystérieux qui appelèrent à mon aide un ange déchu. Jugezquelle dut être ma joie quand je découvris que mes terreurs étaientimaginaires ; je vis le démon obéir à mes ordres ; je levis trembler devant moi, et je reconnus qu’au lieu de vendre monâme à un maître, mon courage m’avait acheté un esclave.

– Téméraire Mathilde ! qu’avez-vousfait ? Vous vous êtes condamnée à la perditionéternelle ; vous avez troqué contre un pouvoir momentanél’éternel bonheur. Si c’est de la magie que dépend la satisfactionde mes désirs, je renonce absolument à votre aide ; lesconséquences en sont trop horribles. J’adore Antonia, mais je nesuis point assez aveuglé par mes sens pour sacrifier à sapossession mon existence dans ce monde et dans l’autre.

– Ridicules préjugés ! Oh !rougissez, Ambrosio, rougissez d’être assujetti à leur empire. Oùest le risque d’accepter mes offres ? quel motif aurais-je devous donner ce conseil, si ce n’était le désir de vous rendre aubonheur et au repos ? S’il existe du danger, il tombera surmoi ; c’est moi qui convoquerai le ministère desesprits : à moi seule sera le crime, et à vous leprofit ; mais il n’y a nul danger. L’ennemi du genre humainest mon esclave, et non mon souverain. N’y a-t-il aucune différenceentre donner et recevoir des lois, entre servir et commander ?Éveillez-vous de vos rêves frivoles, Ambrosio ! rejetez loinde vous ces terreurs si peu faites pour une âme telle que lavôtre ; laissez-les au commun des hommes, et osez êtreheureux ! Accompagnez-moi cette nuit aux caveaux deSainte-Claire ; soyez-y témoin de mes enchantements, etAntonia est à vous.

– L’obtenir par de tels moyens ! jene le puis, ni ne le veux. Cessez donc de vouloir me persuader, carje n’ose employer le ministère de l’enfer.

– Vous n’osez ? comme vous m’aveztrompée ! Cet esprit que j’estimais si grand, si courageux, semontre infirme, puéril et rampant, – esclave des erreurs duvulgaire, et plus faible que celui d’une femme.

– Quoi ! connaissant le danger,m’exposerai-je volontairement aux artifices du séducteur ?renoncerai-je à tout espoir de salut ? mes yeuxrechercheront-ils un spectacle qui, je le sais, doit lesaveugler ? Non, non, Mathilde, je ne ferai point alliance avecl’ennemi de Dieu.

– Êtes-vous donc l’ami de Dieu en cemoment ? n’avez-vous pas rompu vos engagements avec lui,renoncé à son service ? ne vous êtes-vous pas abandonné àl’entraînement de vos passions ? ne complotez-vous pas laperte de l’innocence, la ruine d’une créature qu’il a formée sur lemodèle des anges ? Quelle aide invoquerez-vous, si ce n’estcelle des démons, pour accomplir ce louable dessein ? Lesséraphins le protégeront-ils ? Conduiront-ils Antonia dans vosbras ? Leur ministère sanctionnera-t-il vos plaisirsillicites ? Ô absurdité ! Mais je ne m’abuse pas,Ambrosio ! ce n’est pas la vertu qui vous fait rejeter monoffre ; vous voudriez l’accepter, mais vous n’osezpas ; ce n’est pas le crime qui retient votre bras, c’est lechâtiment ; ce n’est pas le respect de Dieu qui vous arrête,c’est l’effroi de sa vengeance ! vous voudriez bien l’offenseren secret, mais vous tremblez de vous déclarer son ennemi. Honte àl’âme pusillanime qui n’a pas le courage d’être ami sûr ou ennemidéclaré !

– Envisager le crime avec horreur,Mathilde, est en soi-même un mérite : sous ce rapport, je mefais gloire de m’avouer pusillanime. Quoique mes passions m’aientfait manquer à ses lois, je sens toujours dans mon cœur l’amourinné de la vertu. Mais il vous convient mal de m’accuser deparjure, vous qui, la première, m’avez fait violer mes vœux, vousqui, la première, avez éveillé mes vices endormis, m’avez faitsentir le poids des chaînes de la religion, et m’avez convaincu quele crime avait ses plaisirs. Mais si mes principes ont cédé à laforce de mon tempérament, il me reste suffisamment de grâce pourfrémir à l’idée de la sorcellerie, et pour éviter un forfait simonstrueux, si impardonnable ?

– Impardonnable, dites-vous ? Quesignifie donc votre éloge continuel de la miséricorde infinie duTout-Puissant ? Y a-t-il donc mis récemment des bornes ?Ne reçoit-il plus le pécheur avec joie ? Vous lui faitesinjure, Ambrosio. Vous aurez toujours, vous, le temps de vousrepentir, et lui, la bonté de pardonner. Procurez-lui une glorieuseoccasion d’exercer cette bonté : plus grand sera le mérite deson pardon. Finissez-en avec ces scrupules d’enfant ;laissez-vous persuader pour votre bien, et suivez-moi aucimetière.

– Oh ! cessez, Mathilde ! ceton railleur, ce langage audacieux et impie sont affreux danstoutes les bouches, mais surtout dans celle d’une femme. Laissonscet entretien, qui n’excite pas d’autres sentiments que l’horreuret le dégoût. Je ne vous suivrai pas au cimetière, et jen’accepterai pas les services de vos agents infernaux. Antonia seraà moi, mais à moi par des moyens humains.

– Alors elle ne sera jamais à vous !Vous êtes banni de sa présence ; sa mère a ouvert les yeux survos desseins, et maintenant elle est en garde contre eux. Bienplus, Antonia en aime un autre : un jeune homme d’un méritedistingué possède son cœur ; et si vous n’intervenez, dans peude jours il sera son époux. Je tiens cette nouvelle de mesinvisibles serviteurs, auxquels j’ai eu recours dès que j’airemarqué votre indifférence. Ils ont épié toutes vos actions ;ils m’ont redit tout ce qui s’est passé chez Elvire, ils m’ontinspiré l’idée de favoriser vos projets. Leurs rapports ont été maseule consolation. Vous aviez beau éviter ma présence, toutes vosdémarches m’étaient connues ; que dis-je ? j’étaistoujours, jusqu’à un certain point, avec vous, grâce à ce don siprécieux.

À ces mots, elle tira de dessous son habit unmiroir d’acier poli, dont les bords étaient couverts de différentscaractères étranges et inconnus.

– Dans tous mes chagrins, dans tous mesregrets, de votre froideur, j’ai été préservée du désespoir par lavertu de ce talisman. En prononçant certaines paroles, on y voitparaître la personne à qui on pense. Ainsi, quoique je fusse exiléede votre présence, vous, Ambrosio, vous étiez toujours présent pourmoi.

La curiosité du moine fut fortementexcitée.

– Ce que vous racontez estincroyable ! Mathilde, ne vous jouez-vous pas de macrédulité ?

– Jugez par vos yeux.

Elle lui mit le miroir dans la main. Lacuriosité poussa Ambrosio à le prendre, et l’amour à désirerqu’Antonia parût. Mathilde prononça les paroles magiques. Aussitôtune épaisse fumée s’éleva des caractères tracés sur les bords, etse répandit sur toute la surface ; bientôt elle se dispersapeu à peu. Il se présenta aux yeux du moine un mélange confus decouleurs et d’images qui se rangèrent enfin d’elles-mêmes à leurplace, et il vit en miniature les traits charmants d’Antonia.

Le lieu de la scène était un petit cabinetattenant à la chambre où elle couchait. Elle se déshabillait pourse mettre au bain ; ses longues tresses de cheveux étaientdéjà relevées. L’amoureux moine eut pleine liberté de contemplerles voluptueux contours et les admirables proportions de sesmembres. Elle se dépouilla du dernier vêtement, et s’approchant dubain préparé pour elle, elle mit son pied dans l’eau : lefroid la saisit, et elle le retira. Quoiqu’elle ne se doutât pasqu’on l’observait, un sentiment naturel de pudeur la portait àvoiler ses charmes, et elle se tenait hésitante, au bord de labaignoire, dans l’attitude de la Vénus de Médicis. En ce moment unlinot apprivoisé vola vers elle, plongea la tête entre ses seins,et les becqueta en jouant. Antonia, qui souriait, essaya en vain dese délivrer de l’oiseau ; il lui fallut lever les mains pourle chasser de son délicieux asile. Ambrosio n’en put supporterdavantage : ses désirs s’étaient tournés en frénésie.

– Je cède ! cria-t-il en jetantviolemment le miroir à terre : Mathilde, je vous suis !faites de moi ce que vous voulez !

Elle n’attendit pas qu’il réitérât ceconsentement. Il était déjà minuit. Elle vola à sa cellule, etrevint bientôt avec son petit panier et la clef du cimetière, quiétait restée en sa possession depuis sa première visite auxcaveaux. Elle ne donna point au moine le temps de la réflexion.

– Venez ! dit-elle, et elle lui pritla main ; suivez-moi, et soyez témoin des effets de votrerésolution.

À ces mots, elle l’entraîna précipitamment.Ils passèrent dans le lieu de sépulture sans être vus, ouvrirent laporte du sépulcre, et se trouvèrent à l’entrée de l’escaliersouterrain. Jusqu’alors la clarté de la lune avait guidé leurs pas,mais à présent cette ressource leur manquait. Mathilde avaitnégligé de se pourvoir d’une lampe. Sans cesser de tenir la maind’Ambrosio, elle descendit les degrés de marbre ; maisl’obscurité profonde qui les enveloppait les obligeait de marcheravec lenteur et précaution.

– Vous tremblez ! dit Mathilde à soncompagnon ; ne craignez rien, nous sommes près du but.

Ils atteignirent le bas de l’escalier, etcontinuèrent d’avancer à tâtons le long des murs. À un détour, ilsaperçurent tout à coup dans le lointain une pâle lumière, verslaquelle ils dirigèrent leurs pas : c’était celle d’une petitelampe sépulcrale qui brûlait incessamment devant la statue desainte Claire ; elle jetait une sombre et lugubre lueur surles colonnes massives qui supportaient la voûte, mais elle étaittrop faible pour dissiper les épaisses ténèbres où les caveauxétaient ensevelis.

Mathilde prit la lampe.

– Attendez-moi ! dit-elle auprieur ; je reviens dans un instant.

À ces mots, elle s’enfonça dans un despassages qui s’étendaient dans différentes directions et formaientune sorte de labyrinthe. Ambrosio resta seul. L’obscurité la plusprofonde l’entourait, et encourageait les doutes qui commençaient àrenaître dans son sein. Il avait été entraîné par un moment dedélire. La honte de trahir ces terreurs en présence de Mathildel’avait poussé à les combattre ; mais à présent qu’il étaitabandonné à lui-même, elles reprenaient leur premier ascendant. Iltremblait à l’idée de la scène dont il allait être témoin ; ilne savait pas jusqu’à quel point les illusions de la magiepouvaient faire effet sur son esprit : elles pouvaient lepousser à quelque action qui, une fois commise, rendraitirréparable la rupture entre le ciel et lui. Dans cet effrayantdilemme, il aurait voulu implorer l’assistance de Dieu, mais ilsentait avoir perdu tout droit à une telle protection : ilserait retourné avec joie au couvent, mais il avait passé sous tantde voûtes et par tant de détours qu’il ne fallait pas songer àessayer de regagner l’escalier. Son sort était décidé ; il n’yavait aucune possibilité de s’échapper. Il combattit donc sesappréhensions, et appela à son secours tous les arguments quipouvaient le mettre en état de soutenir courageusement cetteépreuve : il réfléchit qu’Antonia serait le prix de sonaudace ; il s’enflamma l’imagination en énumérant les charmesde sa maîtresse ; il se persuada qu’il aurait toujours, commeavait dit Mathilde, le temps de se repentir ; et que,puisqu’il n’avait recours qu’à elle et non aux démons, le crime desorcellerie ne pourrait lui être imputé. Il avait lu beaucoupd’ouvrages sur cette matière ; il se dit que tant qu’iln’aurait pas renoncé à son salut dans un acte formel signé de samain, Satan n’aurait aucun pouvoir sur lui : or, il était biendéterminé à ne jamais souscrire un tel acte, quelque menace qu’onlui fît ou quelque avantage qu’on lui présentât.

Telles étaient ses méditations en attendantMathilde. Elles furent interrompues par un sourd murmure, qui neparaissait pas venir de loin. Il tressaillit. Il écouta. Quelquesminutes passèrent en silence, après quoi le murmurerecommença : c’était comme le gémissement d’une personnesouffrante. Dans toute autre position, cette circonstance n’auraitfait qu’exciter son attention et sa curiosité ; en ce moment,sa sensation dominante fut la terreur : son imagination,entièrement préoccupée des idées de sorcellerie et d’esprits, sefigura que quelque âme en peine rôdait près de lui ; ou bienque Mathilde avait été victime de sa présomption, et périssait sousles griffes cruelles des démons. Le bruit ne paraissait pasapprocher, mais continuait de s’entendre par intervalles ;quelques fois, il devenait plus distinct – sans doute lorsque lessouffrances de la personne qui gémissait devenaient plus aiguës etplus intolérables. De temps à autre, Ambrosio crut discerner desaccents, et une fois entre autres il fut presque convaincu d’avoirentendu une voix défaillante s’écrier : « Dieu ! ôDieu ! pas d’espoir ! pas de secours ! »

De plus profonds gémissements suivirent cesparoles ; puis elles s’évanouirent par degrés, et le silenceuniversel régna de nouveau.

– Que signifie cela ? pensa le moineeffaré.

En ce moment une idée qui lui traversal’esprit le pétrifia presque d’horreur ; il frémit, et eutpeur de lui-même.

– Serait-ce possible ! soupira-t-ilinvolontairement ; serait-ce bien possible ! oh !quel monstre je suis !

Il résolut d’éclaircir ses doutes, et deréparer sa faute, s’il n’était pas déjà trop tard. Mais sessentiments généreux et compatissants furent bientôt mis en fuitepar le retour de Mathilde. Il oublia l’infortunée qui gémissait, etne se souvint que du danger et de l’embarras de sa propresituation. La lumière de la lampe qui revenait dora les murs, et enpeu d’instants Mathilde fut près de lui. Elle avait quitté sonhabit religieux ; elle était vêtue d’une longue robe noire, oùétaient tracés en broderie d’or quantité de caractèresinconnus : cette robe était attachée par une ceinture depierres précieuses dans laquelle était passé un poignard ; soncou et ses bras étaient nus ; elle portait à la main unebaguette d’or ; ses cheveux étaient épars, et flottaient endésordre sur ses épaules ; ses yeux étincelants avaient uneexpression terrible, et tout en elle était fait pour inspirer lacrainte et l’admiration.

– Suivez-moi ! dit-elle au moined’une voix lente et solennelle ; tout est prêt !

Il sentit ses membres trembler en luiobéissant. Elle le guida à travers divers étroits passages ;et de chaque côté, comme ils avançaient, la clarté de la lampe nemontrait que les objets les plus révoltants : des crânes, desossements, des tombes et des statues dont les yeux semblaient àleur approche flamboyer d’horreur et de surprise. Enfin ilsparvinrent à un vaste souterrain dont l’œil cherchait vainement àdiscerner la hauteur : une profonde obscurité planait surl’espace ; des vapeurs humides glacèrent le cœur du moine, etil écouta tristement le vent qui hurlait sous les voûtessolitaires. Ici Mathilde s’arrêta ; elle se tourna versAmbrosio, dont les joues et les lèvres étaient pâles de frayeur.D’un regard de mépris et de colère, elle lui reprocha sapusillanimité ; mais elle ne parla pas. Elle posa la lampe àterre près du panier, elle fit signe à Ambrosio de garder lesilence, et commença les rites mystérieux. Elle traça un cercleautour de lui, et un autre autour d’elle ; puis prenant unepetite fiole dans le panier, elle en répandit quelques gouttes surla terre devant elle ; elle se courba sur la place, marmottaquelques phrases inintelligibles ; et immédiatement il s’élevadu sol une flamme pâle et sulfureuse, qui s’accrut par degrés, etfinit par étendre ses flots sur toute la surface, à l’exception descercles où se tenaient Mathilde et le moine ; ensuite laflamme gagna les énormes colonnes de pierre brute, glissa le longde la voûte et changea le souterrain en une immense salle toutecouverte d’un feu bleuâtre et tremblant : il ne donnait aucunechaleur ; au contraire, le froid extrême du lieu semblaitaugmenter à chaque instant. Mathilde continua ses incantations. Parintervalles, elle tirait du panier divers objets, dont la nature etle nom, pour la plupart, étaient inconnus au prieur ; maisdans le peu qu’il en distingua, il remarqua particulièrement troisdoigts humains et un agnus-Dei qu’elle mit en pièces. Elleles jeta dans les flammes qui brûlaient devant elle et ils furentconsumés aussitôt.

Le moine la regardait avec anxiété. Tout àcoup elle poussa un cri long et perçant ; elle fut saisie d’unaccès de délire ; elle s’arracha les cheveux, se frappa lesein, fit les gestes les plus frénétiques, et, tirant le poignardde sa ceinture, elle se le plongea dans le bras gauche : lesang jaillit en abondance ; elle se tint sur le bord de cecercle, prenant soin qu’il tombât en dehors. Les flammes seretiraient de l’endroit où le sang coulait. Une masse de nuagessombres s’éleva lentement de la terre ensanglantée, et montagraduellement jusqu’à ce qu’elle atteignît la voûte de lacaverne ; en même temps un coup de tonnerre se fit entendre,l’écho résonna effroyablement dans les passages souterrains, et laterre trembla sous les pieds de l’enchanteresse.

Ce fut alors qu’Ambrosio se repentit de satémérité. L’étrangeté solennelle du charme l’avait préparé àquelque chose de bizarre et d’horrible : il attendit aveceffroi l’apparition de l’esprit dont la venue était annoncée par lafoudre et le tremblement de terre ; il regarda d’un œil égaréautour de lui, persuadé que la vue de cette vision redoutableallait le rendre fou ; un frisson glaçait son corps, et iltomba sur un genou, hors d’état de se soutenir.

– Il vient ! s’écria Mathilde avecun accent joyeux.

Ambrosio tressaillit, et attendit le démonavec terreur. Quelle fut sa surprise quand, le tonnerre cessant degronder, une musique mélodieuse se répandit dans l’air ! Aumême instant le nuage disparut, et Ambrosio vit un être plus beauque n’en créa jamais le pinceau de l’imagination. C’était un jeunehomme de dix-huit ans à peine, d’une perfection incomparable detaille et de visage ; il était entièrement nu ; uneétoile étincelait à son front ; ses épaules déployaient deuxailes rouges, et sa chevelure soyeuse était retenue par un bandeaude feux de plusieurs couleurs, qui se jouaient à l’entour de satête, formaient diverses figures, et brillaient d’un éclat biensupérieur à celui des pierres précieuses ; des bracelets dediamants entouraient ses poignets et ses chevilles, et il tenaitdans sa main droite une branche de myrte en argent ; son corpsjetait une splendeur éblouissante ; il était environné denuages, couleur de rose, et au moment où il parut, une briserafraîchissante répandit des parfums dans la caverne. Enchantéd’une vision si contraire à son attente, Ambrosio contemplal’esprit avec délices et étonnement ; mais toute sonadmiration ne l’empêcha pas de remarquer dans les yeux du démon uneexpression farouche et sur ses traits une mélancolie mystérieusequi trahissaient l’ange déchu et inspiraient une terreursecrète.

La musique cessa. Mathilde s’adressa àl’esprit ; elle lui parlait une langue inintelligible pour lemoine, et la réponse fut faite dans la même langue. Elle paraissaitinsister sur un point que le démon ne voulait pas accorder. Illançait fréquemment sur Ambrosio des regards de colère, et à chaquefois celui-ci sentait son cœur défaillir. Mathilde eut l’air des’irriter ; elle parlait d’un ton élevé et impérieux, et sesgestes annonçaient qu’elle le menaçait de sa vengeance. Ses menaceseurent l’effet désiré ; l’esprit tomba à genoux, et d’un airsoumis lui présenta la branche de myrte. Elle ne l’eut pas plus tôtreçue que la musique recommença : un nuage épais s’étendit surla vision ; les flammes bleues disparurent ; et unecomplète obscurité régna dans la caverne. Le prieur ne bougea pasde sa place ; ses facultés étaient toutes enchaînées par leplaisir, l’anxiété et la surprise. Enfin les ténèbres sedispersèrent, et il aperçut Mathilde près de lui dans son habitreligieux, et le myrte à la main. Il ne restait aucune trace del’incantation, et les caveaux n’étaient éclairés que des faiblesrayons de la lampe sépulcrale.

– J’ai réussi, dit Mathilde, quoique avecplus de difficulté que je n’en attendais. Lucifer, que j’ai évoquéà mon aide, refusait d’abord d’obéir à mes ordres : pour l’yforcer, il m’a fallu avoir recours à mes charmes les pluspuissants. Ils ont produit leur effet ; mais j’ai prisl’engagement de ne plus réclamer jamais son ministère en votrefaveur. Songez donc à bien employer une occasion qui ne sereprésentera plus ; désormais mon art magique ne vous serad’aucune utilité ; vous ne pourrez espérer de secourssurnaturel qu’en invoquant vous-même les démons, et en acceptantles conditions de leurs services. C’est ce que vous ne ferezjamais : vous manquez d’énergie pour les contraindre àl’obéissance ; et à moins que vous ne leur payiez le prix fixépar eux, ils ne vous serviront pas volontairement. Pour cette foisseulement, ils consentent à vous obéir ; je vous fournis lesmoyens de posséder votre maîtresse ; ayez soin de les mettre àprofit. Recevez ce myrte étincelant : tant que vous l’aurez enmain, toutes les portes s’ouvriront devant vous. Il vous donneraaccès la nuit prochaine dans la chambre d’Antonia : alorssoufflez trois fois sur le myrte, appelez-la par son nom etplacez-le sous son oreiller ; à l’instant, un sommeil de morts’emparera d’elle, et lui ôtera le pouvoir de vous résister. Cesommeil la tiendra jusqu’au point du jour. En cet état, vous pouvezsatisfaire vos désirs sans risquer d’être découvert, puisque, aumoment où le jour dissipera les effets de l’enchantement, Antonias’apercevra de la perte de son honneur mais sans savoir qui le luia ravi. Soyez donc heureux, mon Ambrosio, et que ce service vousprouve le désintéressement et la pureté de mon amitié. La nuit doitêtre près d’expirer : retournons au couvent, de peur que notreabsence n’excite la surprise.

Le prieur reçut le talisman avec unereconnaissance muette. Ses idées étaient trop troublées par lesaventures de la nuit pour lui permettre d’exprimer hautement sesremerciements, ou même de sentir encore toute la valeur de ceprésent. Mathilde ramassa la lampe et le panier, et conduisit soncompagnon hors du mystérieux souterrain. Elle remit la lampe à sonancienne place, et continua sa route dans l’obscurité jusqu’à cequ’elle atteignît le pied de l’escalier. Les premiers rayons dusoleil levant qui y pénétraient les aidèrent à le monter ;Mathilde et le prieur se hâtèrent de sortir du sépulcre, et ils enrefermèrent la porte, et regagnèrent bientôt le cloître occidentaldu monastère ; personne ne les rencontra, et ils seretirèrent, sans avoir été vus, à leur cellule respective.

La confusion de l’esprit d’Ambrosio commença às’apaiser. Il se réjouit de l’heureuse issue de son aventure, et,songeant à la vertu du myrte, il considéra Antonia comme déjà enson pouvoir ; l’imagination lui retraçait les appas secretsque lui avait dévoilés le miroir enchanté et il attendit avecimpatience l’arrivée de la nuit.

Chapitre 8

 

Toutes les recherches du marquis de LasCisternas avaient été vaines. Agnès était à jamais perdue pour lui.Le désespoir produisit un si violent effet sur sa constitution,qu’il en résulta une longue et dangereuse maladie : il ne putdonc rendre visite à Elvire, comme il en avait l’intention ;et dans l’ignorance où elle était de la cause de cette négligence,elle n’était pas médiocrement tourmentée. Lorenzo avait été empêchépar la mort de sa sœur de faire part à son oncle de ses desseinssur Antonia. Les ordres d’Elvire lui interdisaient de se présenterdevant elle sans le consentement du duc, et comme elle n’entendaitplus parler de lui ni de ses propositions, elle conjecturait, ouqu’il avait rencontré un meilleur parti, ou qu’il lui avait étéprescrit de renoncer à ses vues. Chaque jour la rendait plusinquiète sur la destinée d’Antonia ; cependant, tant qu’elleconserva la protection du prieur, elle supporta avec courage laperte des espérances qu’elle avait fondées sur Lorenzo et sur lemarquis. Cette ressource à présent lui manquait : elle étaitconvaincue que la ruine de sa fille avait été méditée parAmbrosio ; et lorsqu’elle réfléchissait que sa mort laisseraitAntonia sans ami et sans soutien dans un monde si bas, si perfideet si dépravé, son cœur se gonflait d’amertume et de crainte.

La maladie de don Raymond paraissait faire desprogrès ; Lorenzo était constamment à son chevet, et lesoignait avec une tendresse vraiment fraternelle. Le marquis avaitconçu une affection si profonde pour sa maîtresse défunte, quepersonne ne croyait qu’il pût survivre à cette perte ; ilaurait succombé à son chagrin, sans la persuasion qu’elle vivaitencore, et qu’elle avait besoin de son assistance. Quoiqueconvaincus du contraire, les gens qui l’entouraientl’encourageaient dans une croyance qui faisait sa seuleconsolation.

Théodore était le seul qui s’efforçât deréaliser les chimères de son maître. Il était éternellement occupéà faire des combinaisons pour entrer dans le couvent, ou du moinspour obtenir des nonnes quelques nouvelles d’Agnès. Il était devenuun vrai Protée, et changeait de forme tous les jours ; maistoutes ses métamorphoses avaient fort peu de résultat : ilrevenait régulièrement au palais de Las Cisternas sans aucunrenseignement qui pût confirmer les espérances de son maître. Unjour il imagina de se déguiser en mendiant ; il se mit unemplâtre sur l’œil gauche, prit en main sa guitare, et se plaça àla porte du couvent. Il se mêla à une troupe de mendiants quis’assemblaient chaque jour à la porte de Sainte-Claire pourrecevoir la soupe que les nonnes avaient coutume de leur distribuerà midi. Ils étaient tous munis de pots ou d’écuelles pourl’emporter ; mais Théodore, qui n’avait pas d’ustensile decette espèce, demanda la permission de manger sa portion à la portedu couvent : on y consentit sans difficulté. Sa douce voix etsa figure avenante, en dépit de son emplâtre, gagnèrent le cœur dela bonne vieille portière, qui, aidée d’une sœur laie, étaitoccupée à donner à chacun sa part. Elle engagea Théodore à attendreque les autres fussent partis, et lui promit de faire droit à sarequête. Le jeune homme ne demandait pas mieux, car ce n’était paspour manger la soupe qu’il se présentait au couvent. Il remercia laportière de la permission, s’éloigna de la porte, et s’asseyant surune grande pierre, il s’amusa à accorder sa guitare pendant qu’onservait les mendiants.

Aussitôt que la foule fut partie, Théodore futappelé à la porte et invité à entrer. Il obéit avec un extrêmeempressement ; mais il affecta un grand respect en passant leseuil consacré, et feignit d’être fort intimidé par la présence desrévérendes dames. Sa prétendue timidité flattait la vanité desnonnes, qui entreprirent de le rassurer. La portière l’emmena dansson petit parloir : la sœur laie cependant était allée à lacuisine, d’où elle revint bientôt avec une double portion de soupede meilleure qualité que celle qu’on donnait aux mendiants. Ilrépondit à ces attentions par de vifs témoignages dereconnaissance, et une quantité de bénédictions pour sesbienfaitrices. Pendant qu’il mangeait, les nonnes admiraient ladélicatesse de ses traits, la beauté de ses cheveux, et le charmeet la grâce qui accompagnaient tous ses gestes. Elles conclurentleur conférence en décidant que ce serait rendre au ciel un vraiservice que de prier l’abbesse d’intercéder auprès d’Ambrosio pourqu’il admît le mendiant dans l’ordre des capucins.

Ce point arrêté, la portière, qui était unpersonnage d’une grande influence dans le couvent, se rendit entoute hâte à la cellule de la supérieure. Là elle fit une sibrûlante énumération des qualités de Théodore, que la vieille damefut curieuse de le voir : la portière fut donc chargée de lemener à la grille du parloir. Dans l’intervalle, le mendiantsupposé sondait la sœur laie sur le sort d’Agnès ; mais sadéposition ne fit que confirmer les assertions de la supérieure.Agnès était tombée malade en revenant de confesse ; depuiselle n’avait pas quitté le lit, et la sœur avait assisté enpersonne à l’enterrement : elle attestait même avoir vu lecorps mort, et avoir aidé de ses mains à le déposer dans la bière.Ce récit découragea Théodore : mais, ayant poussé aussi loinl’aventure, il résolut d’en voir la fin.

La portière revint et lui ordonna de lasuivre. Il obéit, et fut conduit au parloir ; la dame abbesseétait déjà derrière la grille. Elle était entourée des nonnes, quis’étaient attroupées, curieuses d’une scène qui leur promettaitquelque distraction. Théodore les salua avec un profond respect, etsa présence eut le pouvoir de dérider, un moment, même le frontsévère de la supérieure. Elle lui fit plusieurs questions sur safamille, sur sa religion, et sur les causes qui l’avaient réduit àla mendicité. Ses réponses à cet interrogatoire furent parfaitementsatisfaisantes et parfaitement fausses. Elle lui demanda alors cequ’il pensait de la vie monastique ; il en parla en termespleins d’estime et de vénération : sur quoi elle lui dit qu’iln’était pas impossible d’obtenir qu’il fût admis dans un ordrereligieux. L’abbesse quitta le parloir.

Les nonnes, qui par respect pour la supérieureétaient restées jusqu’alors silencieuses, se pressèrent contre lagrille, et assaillirent le jeune homme d’une foule de demandes. Illes avait déjà examinées toutes avec attention. Hélas ! Agnèsn’était point parmi elles. Les nonnes demandèrent s’il savait lamusique. Il répliqua avec modestie que ça n’était point à lui àprononcer sur son mérite ; mais il réclama la permission deles prendre pour juge. On y consentit sans peine.

– Mais au moins, dit la vieille portière,ayez soin de ne rien chanter de profane.

– Comptez sur ma prudence, repartitThéodore ; vous allez apprendre, par l’aventure d’unedemoiselle qui s’éprit subitement d’un chevalier inconnu, combienil est dangereux pour de jeunes femmes de s’abandonner à leurspassions.

– Mais l’aventure est-elle vraie ?demanda la portière.

– À la lettre. Elle arriva en Danemark,et l’héroïne en était réputée si jolie qu’on ne la connaissait quesous le nom de la jolie fille.

– En Danemark, dites-vous ? marmottaune vieille nonne : ne sont-ils pas tous noirs enDanemark ?

– Nullement, révérendes dames ; ilssont vert-pois tendre, avec des cheveux et des favoris couleur deflamme.

– Mère de Dieu ! vert-pois !s’écria sœur Hélène : oh ! c’est impossible !

– Impossible ! dit la portière avecun regard de mépris et de triomphe : pas du tout, quandj’étais jeune femme, je me souviens d’en avoir vu plusieurs.

Théodore accorda son instrument. Il avait lul’histoire d’un roi d’Angleterre, dont un ménestrel avait découvertla prison, et il espérait que le même stratagème lui feraitdécouvrir Agnès, si elle était dans le couvent. Il choisit uneballade qu’elle lui avait apprise elle-même au château deLindenberg : peut-être le son parviendrait-il jusqu’à elle, etrépondrait-elle à quelqu’une des stances. Sa guitare étaitd’accord, et il en joua et il chanta.

Les nonnes étaient charmées de la douceur desa voix et de l’habileté avec laquelle il jouait de soninstrument ; mais quelque agréables qu’eussent été cesapplaudissements en tout autre moment, ils étaient maintenant sansprix pour Théodore ; son artifice n’avait pas réussi. En vainil s’arrêtait entre les stances ; aucune voix ne luirépondait, et il perdait l’espoir d’égaler Blondel.

La cloche du couvent avertit les nonnes qu’ilétait temps de se rendre au réfectoire. Elles furent obligées dequitter la grille : elles remercièrent le jeune homme duplaisir que sa musique leur avait fait, et lui recommandèrent derevenir le lendemain. Il le promit. Les nonnes, pour lui donnerplus d’envie de tenir sa parole, lui dirent qu’il pourrait toujourscompter sur le couvent pour sa subsistance, et chacune d’elles luifit un petit cadeau : l’une lui donna une boîte de confitures,l’autre un agnus-Dei ;plusieurs lui apportèrent desreliques de saints, des figures de cire et des croixconsacrées ; et d’autres lui offrirent de ces petits objets oùles religieuses excellent, tels que la broderie, les fleursartificielles, la dentelle et les ouvrages d’aiguille. Après avoirreçu ces dons avec des témoignages de respect et de reconnaissance,il fit observer que, n’ayant point de corbeille, il ne savaitcomment les emporter. Plusieurs des nonnes, se hâtaient d’aller enchercher une, lorsqu’elles furent arrêtées par le retour d’unefemme âgée, que Théodore n’avait point encore remarquée. Sa doucephysionomie et son air vénérable prévenaient sur-le-champ en safaveur.

– Ah ! dit la portière, voici lamère Sainte-Ursule avec une corbeille.

La nonne s’approcha de la grille, et présentala corbeille à Théodore : elle était de saule, doublée desatin bleu, et sur les quatre faces étaient peintes des scènestirées de la légende de sainte Geneviève.

– Voici mon cadeau, dit-elle, en le luimettant dans la main : bon jeune homme, ne le dédaignez pas.Quoique la valeur en semble insignifiante, il a maintes vertuscachées.

Elle accompagna ces paroles d’un regardexpressif, qui ne fut pas perdu pour Théodore. En recevant ceprésent, il s’approcha de la grille autant que possible.

– Agnès ! murmura-t-elle d’une voixà peine intelligible.

Théodore, néanmoins, en saisit le son. Ilconclut que la corbeille contenait quelque mystère, et son cœurbattit d’impatience et de joie. En ce moment, la supérieure revint.Son air était sombre et mécontent, et elle paraissait plus sévèreque jamais.

– Mère Sainte-Ursule, j’ai à vous parleren particulier.

La nonne changea de couleur, et fut évidemmentdéconcertée.

– À moi ? répliqua-t-elle d’une voixdéfaillante.

La supérieure lui fit signe de venir et seretira. La mère Sainte-Ursule obéit. Bientôt, la cloche duréfectoire sonna une seconde fois, les nonnes quittèrent la grille,et Théodore resta libre d’emporter son butin. Ravi d’avoir enfinquelque nouvelle à donner au marquis, il vola plutôt qu’il necourut à l’hôtel de Las Cisternas. En peu de minutes il fut près dulit de son maître, la corbeille en main. Lorenzo était dans lachambre, s’efforçant de consoler son ami d’un malheur que lui-mêmeil ne sentait que trop cruellement. Théodore raconta son aventure,et l’espoir qu’avait fait naître le cadeau de la mèreSainte-Ursule. Le marquis se dressa sur son séant : le feuqui, depuis la mort d’Agnès, s’était éteint dans sa poitrine seranima, et ses yeux étincelèrent d’anxiété. Les émotions quetrahissait la physionomie de Lorenzo n’étaient guère plus faibles,et il attendait la solution de ce mystère avec une impatienceinexplicable. Raymond prit la corbeille des mains de sonpage ; il en vida le contenu sur son lit, et examina tout avecune attention minutieuse. Il espérait trouver une lettre aufond ; rien de semblable n’apparut : on recommença lesperquisitions, mais sans plus de succès. Enfin, don Raymondremarqua qu’un des coins de la doublure de satin bleu étaitdécousu ; il l’arracha promptement, et en tira un petitmorceau de papier, qui n’était ni plié, ni cacheté. Il étaitadressé au marquis de Las Cisternas, et contenait ce quisuit :

Ayant reconnu votre page, je me hasarde àvous envoyer ce peu de lignes. Procurez-vous auprès du cardinal-ducl’ordre de m’arrêter ainsi que la supérieure ; mais que cetordre ne s’exécute que vendredi à minuit. C’est la fête de sainteClaire ; il y aura une procession de nonnes à la lueur destorches, et je serai du nombre. Prenez garde qu’on ne sache votreintention : au moindre mot qui éveillerait les soupçons de lasupérieure, vous n’entendriez plus parler de moi. Soyez prudent, sivous chérissez la mémoire d’Agnès et si vous désirez punir sesassassins. Ce que j’ai à vous dire glacera votre sangd’horreur !

Sainte-Ursule

Le marquis n’eut pas plus tôt lu ce billetqu’il retomba sur son oreiller, sans connaissance ni mouvement.L’espoir, qui l’avait aidé à supporter l’existence, luimanquait ; et ces lignes lui prouvaient trop clairementqu’Agnès n’était plus. Le coup fut moins violent pour Lorenzo, dontl’idée avait toujours été que sa sœur avait péri par quelque moyencriminel. Il était nécessaire de se procurer l’ordre d’arrêterl’abbesse de Sainte-Claire. Dans ce but, ayant confié Raymond auxsoins des meilleurs médecins de Madrid, il quitta l’hôtel de LasCisternas, et dirigea sa course vers le palais du cardinal-duc.

Son désappointement fut extrême lorsqu’ilapprit que des affaires d’État avaient obligé le cardinal à partirpour une province éloignée. Il n’y avait que cinq jours jusqu’àvendredi ; mais en voyageant jour et nuit, il espéra revenir àtemps pour le pèlerinage de Sainte-Claire : il y réussit. Iltrouva le cardinal-duc, et lui exposa le crime présumé del’abbesse, ainsi que les effets violents qu’il avait produits surdon Raymond. Il ne pouvait employer d’argument plus puissant que cedernier. De tous ses neveux, le marquis était le seul auquel lecardinal-duc fût sincèrement attaché : c’était une adorationvéritable, et à ses yeux l’abbesse ne pouvait pas avoir commis deplus grand crime que d’avoir mis en danger la vie du marquis.Aussi, il accorda sans difficulté le mandat d’arrêt ; il donnaen outre à Lorenzo une lettre pour le principal officier del’inquisition, par laquelle il lui recommandait de veiller àl’exécution du mandat. Muni de ces papiers, Médina se hâta derevenir à Madrid, où il arriva le vendredi quelques heures avant lanuit. Il trouva le marquis un peu mieux, mais si faible, si épuisé,qu’il ne pouvait parler ou remuer sans de grands efforts. Ayantpassé une heure près de lui, Lorenzo le quitta pour communiquer sonprojet à son oncle, et aussi pour remettre à don Ramirez de Mellola lettre du cardinal. Le premier fut pétrifié d’horreur enapprenant le sort de sa malheureuse nièce ; il encourageaLorenzo à punir les assassins, et s’engagea à l’accompagner la nuitau couvent de Sainte-Claire. Don Ramirez promit le plus fermeappui, et choisit une bande d’archers sûrs pour prévenirl’opposition de la populace.

Mais tandis que Lorenzo était impatient dedémasquer l’hypocrite religieuse, il ne se doutait pas des chagrinsqu’un autre hypocrite, un autre religieux lui préparait. Aidé desagents infernaux de Mathilde, Ambrosio avait résolu la ruine del’innocente Antonia. Le moment qui devait être si funeste pour ellearriva : elle avait pris congé de sa mère pour la nuit ;en l’embrassant, elle avait éprouvé un découragement qui ne luiétait pas ordinaire. Elle la quitta, revint aussitôt, tomba dansses bras maternels, et baigna ses joues de larmes ; elle sesentait mal à l’aise, et un secret pressentiment l’assuraitqu’elles ne devaient plus se revoir. Elvire le remarqua, et essayade dissiper en riant ces préjugés puérils ; elle la grondadoucement d’encourager cette tristesse sans fondement, et l’avertitdu danger d’entretenir de pareilles idées.

À toutes ses remontrances, elle ne recevaitpas d’autre réponse que :

– Ma mère ! chère mère !oh ! mon Dieu ! que je voudrais être au matin !

L’inquiétude d’Elvire au sujet de sa filleétait un grand obstacle à son parfait rétablissement, et ellesouffrait encore des suites de sa dangereuse maladie. Ce soir-làelle était plus mal qu’à l’ordinaire, et s’était mise au lit avantson heure accoutumée. Antonia se retira de chez sa mère avecregret, et jusqu’à ce que la porte fût fermée, elle fixa les yeuxsur elle avec une expression mélancolique. Elle entra dans sapropre chambre : son cœur était rempli d’amertume ; illui semblait que tout son avenir était gâté, et que le monde necontenait rien qui valût la peine de vivre. Elle tomba sur unechaise, appuya sa tête sur son bras, et regarda le plancher sans levoir, tandis que les plus tristes images flottaient devant sonimagination. Elle était dans cet état d’insensibilité, lorsqu’elleen fut tirée par une douce musique qui se jouait sous safenêtre : elle se leva, s’approcha de la croisée et l’ouvritpour mieux entendre. Ayant jeté son voile sur sa figure, elle sehasarda à regarder dehors. À la clarté de la lune, elle aperçut enbas plusieurs hommes tenant en main des guitares et desluths ; et à une petite distance d’eux s’en tenait un autreenveloppé dans son manteau, et dont la taille et l’apparenceavaient une forte ressemblance avec celles de Lorenzo. Elle ne setrompait pas dans cette conjecture : c’était effectivementLorenzo lui-même qui, lié par sa promesse de ne pas se présenter àAntonia sans le consentement de son oncle, tâchait de temps entemps, par des sérénades, de convaincre sa maîtresse que sonattachement durait toujours. Son stratagème n’eut pas l’effetdésiré : Antonia était loin de supposer que cette musiquenocturne fût un compliment qu’on lui destinât ; elle étaittrop modeste pour se croire digne de telles attentions : et,présumant qu’elles étaient adressées à quelque dame voisine, elles’affligea de voir qu’elles l’étaient par Lorenzo.

L’air que l’on jouait était plaintif etmélodieux ; il s’accordait avec l’état d’âme d’Antonia, etelle l’écouta avec plaisir.

La musique cessa, les exécutants sedispersèrent, et le calme régna dans la rue. Selon son habitude,Antonia se recommanda à sainte Rosalie, dit ses prières de tous lessoirs, et se mit au lit. Le sommeil ne tarda pas à venir, et à ladélivrer de ses terreurs et de son inquiétude.

Il était près de deux heures lorsque le moineluxurieux se hasarda à diriger ses pas vers la demeure d’Antonia.Il a déjà été dit que le monastère n’était pas loin de la rue deSan-Iago. Ambrosio parvint jusqu’à la maison sans être vu. Là ils’arrêta, et hésita un moment. Il réfléchit à l’énormité du crime,aux conséquences s’il était découvert, et à la probabilité, aprèsce qui s’était passé, qu’Elvire le soupçonnât d’être l’auteur duviol. D’un autre côté, il se disait que ce ne serait que dessoupçons, qu’on ne pourrait produire aucune preuve du crime ;qu’il paraîtrait impossible que la violence eût été commise sansqu’Antonia sût quand, où et par qui ; enfin, il regardait saréputation comme trop fermement établie pour être ébranlée par lesaccusations isolées de deux inconnues. Ce dernier argument étaitentièrement faux ; il ne savait pas combien est incertain levent de la faveur populaire, et qu’un moment suffit pour faireaujourd’hui exécrer du monde celui qui hier en était l’idole. Lerésultat de la délibération du moine fut qu’il poursuivrait sonentreprise. Il franchit les marches qui menaient à la maison. Iln’eut pas plus tôt touché la porte avec le myrte d’argent, qu’elles’ouvrit et lui donna un libre accès : il entra, et la portese referma d’elle-même après lui.

Guidé par la lueur de la lune, il montal’escalier avec lenteur et précaution. À tout moment il regardaitautour de lui, inquiet et craintif : il voyait un espion danschaque ombre, et entendait une voix dans chaque murmure de la brisenocturne. La conscience de l’attentat qu’il allait consommerépouvantait son cœur et le rendait plus timide que celui d’unefemme. Cependant il continua : il atteignit la porte de lachambre d’Antonia ; il s’arrêta et écouta. Tout était paisibleau-dedans : ce silence absolu le convainquit que sa victimereposait, et il se hasarda à lever le loquet. La porte étaitverrouillée et résista à ses efforts ; mais elle ne fut pasplus tôt touchée par le talisman, que le verrou se tira : leravisseur entra et se trouva dans la chambre où l’innocente filledormait sans se douter qu’un si dangereux visiteur fût près de sacouche ; la porte se referma derrière lui, et le verrou revintde lui-même à sa place.

Ambrosio avança avec prudence, il prit soinque pas une planche ne criât sous son pied, et il retint sonhaleine en approchant du lit. Sa première attention fut d’accomplirla cérémonie magique, ainsi que Mathilde le lui avaitprescrit : il souffla trois fois sur le myrte d’argent enprononçant le nom d’Antonia, et le mit sous l’oreiller. Les effetsqu’il en avait obtenus ne lui permettaient pas de douter que letalisman ne réussît à prolonger le sommeil de celle qu’il allaitposséder. À peine l’enchantement fut-il terminé qu’il la considéracomme absolument en son pouvoir, et ses yeux étincelèrent de désirset d’impatience. Alors il jeta un regard sur la belleendormie ; une simple lampe, qui brûlait devant la statue desainte Rosalie, répandait une faible lueur dans la chambre, etpermettait d’examiner tous les charmes de l’aimable objet qui étaitdevant lui. La chaleur du temps l’avait obligée à rejeter unepartie des couvertures ; celles qui la cachaient encore,l’insolente main d’Ambrosio se hâta de les écarter ; elleavait la joue appuyée sur un bras d’ivoire, l’autre reposait sur lebord du lit avec une gracieuse indolence ; quelques tressess’étaient échappées de la mousseline qui enfermait sa chevelure, ettombaient en désordre sur son sein, que soulevait une lente etrégulière respiration. La chaleur avait semé sur sa joue descouleurs plus vives qu’à l’ordinaire ; un sourire d’unedouceur inexprimable se jouait autour de ses lèvres de corail, d’oùpar intervalles s’échappait un faible soupir ou des motsinarticulés ; un air d’innocence et de candeurenchanteresse ; et il y avait dans sa nudité même une sorte dedécence qui ajoutait de nouveaux aiguillons aux désirs du moineluxurieux.

Il resta quelque temps à dévorer des yeux cescharmes, qui bientôt allaient être la proie de ses passionsdéréglées. Une bouche entrouverte semblait solliciter unbaiser ; il se pencha dessus, unit ses lèvres aux lèvresd’Antonia, et en aspira avec transport l’haleine parfumée : ceplaisir fugitif accrut son ardeur pour de plus vives jouissances.Ses désirs étaient montés à cette frénésie dont les brutes sontagitées ; il résolut de n’en plus retarder l’accomplissementd’un seul instant, et d’une main impatiente il se mit à arracherles vêtements qui l’empêchaient d’assouvir sa fureur.

– Bonté divine ! s’écria une voixderrière lui : ne me trompé-je point ? n’est-ce point uneillusion ?

La terreur, la confusion et le désappointementaccompagnèrent ces mots, quand ils frappèrent l’oreilled’Ambrosio ; il tressaillit et se retourna : Elvire étaitdebout à la porte de la chambre et contemplait le moine avec desregards de surprise et d’exécration.

Un songe effrayant lui avait représentéAntonia auprès d’un précipice ; elle l’avait vue tremblantesur le bord : chaque instant semblait menacer de sa chute, etelle l’entendait crier : « Sauvez-moi, ma mère !sauvez-moi ! encore un moment, et il sera trop tard. »Elvire s’était éveillée d’épouvante : la vision avait fait surson esprit une trop forte impression pour lui permettre de reposersans s’être assurée de la sûreté de sa fille ; elle avaitquitté précipitamment le lit, avait passé une robe, et, traversantle cabinet où dormait la femme de chambre, elle était arrivée chezAntonia juste à temps pour la sauver des embrassements de sonravisseur.

Pétrifiés tous deux, l’un de honte, l’autre destupeur, Elvire et le moine semblaient changés en statue ; ilsrestaient en silence à se regarder l’un l’autre : la dame futla première à se remettre.

– Ce n’est point un rêve !s’écria-t-elle ; c’est réellement Ambrosio qui est devantmoi : l’homme que Madrid estime un saint, c’est lui que jetrouve à cette heure près du lit de ma malheureuse enfant !Monstre d’hypocrisie ! je soupçonnais déjà vos desseins, maisje retenais l’accusation par pitié de la fragilité humaine ;maintenant le silence serait criminel : toute la ville va êtreinstruite de votre incontinence ; je vous démasquerai,misérable ! et j’apprendrai à l’Église quelle vipère elleréchauffe dans son sein.

Pâle et confus, le coupable interdit restaittremblant devant elle ; il aurait bien voulu atténuer safaute, mais il ne trouvait rien qui pût le justifier ; il nelui venait à la bouche que des phrases sans suite, que des excusesqui se contredisaient l’une l’autre. Elvire était trop justementirritée pour accorder le pardon qu’il demandait : elleprotesta qu’elle allait éveiller le voisinage, et faire de lui unexemple pour tous les hypocrites à venir. Alors, courant au lit,elle cria à Antonia de s’éveiller ; et voyant que la voixn’avait point d’effet, elle lui prit le bras, et la releva dedessus l’oreiller. Le charme opérait trop puissamment, Antoniaresta insensible ; et quand sa mère la laissa aller, elleretomba sur l’oreiller.

– Ce sommeil n’est pas naturel !s’écria Elvire étonnée, et dont l’indignation croissait d’instanten instant ; il y a là-dessous quelque mystère : maistremblez, hypocrite ! votre scélératesse sera bientôtdémasquée. Au secours ! au secours ! cria-t-elle ;venez ici ! Flora ! Flora !

– Écoutez-moi un seul instant,Madame ! s’écria le moine, rappelé à lui par l’urgence dudanger. Par tout ce qu’il y a de saint et de sacré, je jure quel’honneur de votre fille est intact. Pardonnez mon offense !épargnez-moi la honte d’être découvert, et permettez-moi deregagner librement le couvent ; accordez-moi cette grâce, parpitié ! Je vous promets non seulement qu’Antonia n’aura plusrien à craindre de moi à l’avenir, mais encore que le reste de mavie prouvera…

Elvire l’interrompit brusquement :

– Qu’Antonia n’aura rien àcraindre ? j’y veillerai. Vous ne tromperez pas plus longtempsla confiance des mères ; votre iniquité sera dévoilée à tousles yeux ; Madrid entier frémira de votre perfidie, de votrehypocrisie, de votre incontinence. Allons donc ; iciFlora ! Flora !

Tandis qu’elle parlait, le souvenir d’Agnèsfrappa l’esprit du moine : c’est ainsi qu’elle avait implorésa pitié, et c’est ainsi qu’il avait rejeté sa prière !C’était maintenant son tour de souffrir, et il ne put s’empêcher dereconnaître que sa punition était juste. Elvire, cependant,continuait d’appeler Flora à son aide ; mais sa voix étaittellement étouffée par l’indignation, que la domestique, qui étaitensevelie dans un profond sommeil, était insensible à tous sescris. Elvire n’osait pas aller vers le cabinet où dormait Flora, depeur que le moine n’en profitât pour s’échapper : c’étaiteffectivement son intention ; il se flattait que, s’il pouvaitgagner le monastère sans avoir été vu par d’autres que par Elvire,ce seul témoignage ne suffirait pas pour ruiner une réputationaussi bien établie que l’était la sienne à Madrid. Dans cette idée,il ramassa les vêtements dont il s’était déjà dépouillé et courutvers la porte ; Elvire vit son dessein, elle le suivit ;et, avant qu’il pût tirer le verrou, elle le saisit par le bras etl’arrêta.

– N’essayez pas de fuir !dit-elle ; vous ne quitterez pas cette chambre sans que votrecrime ait eu des témoins.

Ambrosio essaya en vain de se dégager. Elvirene lâchait pas prise et redoublait ses cris pour avoir du secours.Le danger du moine devenait plus pressant ; il s’attendaitd’instant en instant à voir le peuple accourir à ses cris, et,poussé à la démence par l’approche de sa perte, il adopta unerésolution désespérée et sauvage. Se retournant tout à coup, d’unemain il serra Elvire à la gorge pour arrêter les clameurs qu’ellepoussait, et, de l’autre, la terrassant avec violence, il la traînavers le lit. Troublée de cette attaque inattendue, elle eut à peinela possibilité d’essayer de lutter contre son étreinte ; lemoine, arrachant l’oreiller de dessous la tête de la fille, encouvrit la figure de la mère ; et lui appuyant de toute savigueur son genou sur la poitrine, il tâcha de lui ôter la vie. Iln’y réussit que trop bien : la victime, dont la forcenaturelle était accrue par l’excès de son angoisse, se débattitlongtemps pour lui échapper, mais en vain ; le moine, le genoutoujours appuyé sur son sein, contempla sans pitié le tremblementconvulsif de ses membres, et soutint avec une fermeté inhumaine lespectacle de ces déchirements du corps et de l’âme près de seséparer. Enfin, l’agonie se termina ; Elvire cessa de disputersa vie. Le moine retira l’oreiller, et la regarda : son visageétait couvert d’une noirceur effrayante ; ses membres neremuaient plus ; le sang était gelé dans ses veines ; soncœur avait cessé de battre, et ses mains étaient raides etglacées : cette noble et majestueuse femme n’était plus qu’uncadavre – froid, insensible et révoltant.

Cet acte horrible ne fut pas plus tôtconsommé, que le prieur sentit l’énormité de son crime. Une sueurfroide coula sur tout son corps ; ses yeux se fermèrent ;il chancela et s’affaissa sur une chaise, presque aussi privé devie que l’infortunée qui gisait à ses pieds. Il fut tiré de cetétat par la nécessité de fuir et par le danger d’être trouvé dansla chambre d’Antonia ; il n’avait aucun désir de recueillir lefruit de son forfait : Antonia ne lui inspirait plus que de larépugnance ; un froid mortel avait remplacé l’ardeur qui luibrûlait le sein ; il ne s’offrait plus à son esprit que desidées de mort et de crime, de honte présente et de châtiment futur.Agité par le remords et la crainte, il se prépara à fuir ;toutefois sa terreur ne dominait point assez ses souvenirs pourl’empêcher de prendre les précautions nécessaires à sasûreté : il remit l’oreiller sur le lit, ramassa sesvêtements, et, le funeste talisman à la main, il dirigea vers laporte ses pas mal assurés. Éperdu de frayeur, il s’imaginait qu’unelégion de fantômes empêchaient sa fuite ; à chaque détour ilcroyait voir le corps défiguré qui lui barrait le passage, et ilfut longtemps avant de parvenir jusqu’à la porte. Le myrte enchantéproduisit son premier effet : la porte s’ouvrit, et il se hâtade descendre l’escalier. Il rentra sans être vu au monastère ;et s’étant renfermé dans sa cellule, il abandonna son âme auxtortures d’un impuissant remords et aux terreurs d’un périlimminent.

Chapitre 9

 

Le temps, néanmoins, affaiblitconsidérablement les impressions ; une journée se passa, uneautre la suivit, et aucun soupçon ne tombait sur lui. L’impunité leréconcilia avec sa faute : il commença à reprendrecourage ; et, à mesure que sa frayeur d’être découvert sedissipait, il était moins attentif aux reproches du remords.Mathilde faisait des efforts pour apaiser ses alarmes. À lapremière nouvelle de la mort d’Elvire, elle avait paru trèsaffectée et avait déploré avec lui la malheureuse catastrophe deson aventure ; mais quand elle vit que son agitation était unpeu calmée, et qu’il était mieux disposé à l’écouter, elle en vintà parler de son crime en termes plus doux, et à lui persuader qu’iln’était point aussi coupable qu’il paraissait le croire. Elle luireprésenta qu’il n’avait fait qu’user des droits que la natureaccorde à chacun, le droit de légitime défense ; qu’il fallaitqu’Elvire ou lui pérît, et que par son inflexible détermination dele perdre, elle avait prononcé sur elle-même un juste arrêt :elle ajouta que, puisqu’il s’était rendu suspect à Elvire, ildevait s’estimer heureux que la mort eût fermé les lèvres de cettefemme ; car, sans la catastrophe qui venait d’avoir lieu, elleaurait probablement divulgué ses soupçons et produit les plusfâcheuses conséquences. Il s’était donc délivré d’une ennemie à quises erreurs étaient assez connues pour qu’elle fût dangereuse, etqui était le plus grand obstacle à ses dessins sur Antonia. – Cesdesseins, elle l’encouragea à ne point les abandonner ; ellel’assura que, n’étant plus protégée par l’œil vigilant de sa mère,la fille devenait une conquête facile ; et, à force de loueret d’énumérer les charmes d’Antonia, elle tâcha de rallumer lesdésirs du moine. Ses efforts ne réussirent que trop bien. Comme siles forfaits où sa passion l’avait entraîné n’eussent fait que larendre plus violente, il brûlait plus que jamais de posséderAntonia ; ayant réussi à cacher un premier crime, il comptaitsur le même succès pour le suivant. Il était sourd aux murmures desa conscience, et résolu de satisfaire ses désirs à toutprix : il n’attendait qu’une occasion de renouveler satentative ; mais cette occasion, il n’était plus possible dela faire naître par le même moyen. Dans les premiers transports dudésespoir, il avait brisé en mille pièces le myrte enchanté ;Mathilde lui dit formellement qu’il ne devait plus s’attendre àl’aide des puissances infernales, s’il ne consentait à souscrireaux conditions qui lui seraient imposées. Ambrosio était déterminéà ne le point faire ; il se persuadait que, si coupable qu’ilpût être, tant qu’il conserverait ses droits à la rédemption, il nedevait point désespérer du pardon. Il refusa donc positivement deformer aucun engagement, aucun pacte avec les démons, et Mathilde,le trouvant obstiné sur ce point, s’abstint de le presserdavantage : elle appliqua son imagination à découvrir un moyende mettre Antonia au pouvoir du prieur, et ce moyen ne fut pas longà se présenter.

Tandis qu’on méditait ainsi sa ruine, lamalheureuse fille souffrait cruellement de la perte de sa mère.Tous les matins, au réveil, son premier soin était d’entrer dans lachambre d’Elvire ; le jour qui suivit la funeste visited’Ambrosio, elle s’éveilla plus tard qu’à l’ordinaire : elleen fut avertie par l’horloge du couvent : elle se hâta desortir du lit, de jeter sur elle quelques vêtements, et elle allaits’informer comment sa mère avait passé la nuit, lorsque son piedheurta quelque chose qui lui barrait le passage. Elle regarda àterre. Quelle fut son horreur en reconnaissant la figure livided’Elvire ! elle poussa un cri perçant, et se précipita sur leplancher ; elle serra contre son sein ce corps inanimé, ysentit le froid de la mort, et avec un mouvement de dégoût dontelle ne fut pas maîtresse, elle le laissa tomber de ses bras. Lecri avait alarmé Flora, qui était accourue au secours : lespectacle qu’elle vit la pénétra d’horreur ; mais ses clameursfurent plus fortes que celles d’Antonia : elle fit retentir lamaison de ses lamentations, tandis que sa maîtresse, presquesuffoquée par la douleur, n’en pouvait donner d’autres marques quedes sanglots et des gémissements. Les cris de Flora parvinrentbientôt aux oreilles de l’hôtesse, dont la terreur et la surprisefurent excessives en apprenant la cause de ce bruit. On fit venir àl’instant un médecin ; mais au premier aspect du corps, ildéclara qu’il n’était pas au pouvoir de l’art de rappeler Elvire àla vie ; il se mit donc à donner ses soins à Antonia qui en cemoment en avait grand besoin. On la porta au lit tandis quel’hôtesse s’occupait de donner des ordres pour l’enterrementd’Elvire. Dame Jacinthe était une bonne femme, simple, charitable,généreuse et dévote ; mais elle avait la tête faible, et elleétait misérablement esclave de la crainte et de lasuperstition ; elle frissonnait à l’idée de passer la nuitdans la même maison qu’un cadavre ; elle était convaincue quel’ombre d’Elvire lui apparaîtrait, et non moins certaine qu’unetelle visite la tuerait de frayeur : dans cette convictionelle résolut de passer la nuit chez une voisine, et insista pourque les funérailles eussent lieu le lendemain. Le cimetière deSainte-Claire étant le plus près, on décida qu’Elvire y seraitenterrée. Dame Jacinthe se chargea de tous les frais ; elle nesavait pas au juste quelle était la position pécuniaire d’Antonia,mais elle la croyait fort modeste à juger d’après l’économie aveclaquelle avait vécu ce ménage : elle n’avait donc guèred’espoir d’être remboursée de ses avances ; mais cetteconsidération ne l’empêcha pas de prendre soin que la cérémonie fûtconvenable, ni d’avoir tous les égards possibles pour lamalheureuse Antonia.

Personne ne meurt de pur chagrin :Antonia en fut la preuve. Aidée de sa jeunesse et d’une saineconstitution, elle surmonta la maladie que lui avait causée la mortde sa mère ; mais il ne fut pas aussi aisé de guérir lemalaise de son âme : ses yeux étaient constamment remplis delarmes ; la moindre chose l’affectait et elle nourrissaitévidemment dans son sein une mélancolie profonde et enracinée. Laplus légère mention d’Elvire, la circonstance la plus ordinaire quilui rappelait sa mère bien-aimée, suffisaient pour la jeter dansune grave agitation. Combien son chagrin se serait accru, si elleavait su l’agonie qui avait terminé l’existence de sa mère !mais personne n’en avait le plus petit soupçon.

Dans le fait, la situation d’Antonia nelaissait pas que d’être embarrassante et pénible : elle étaitseule dans une ville de plaisir et de dépense ; elle était malpourvue d’argent, et plus mal encore d’amis. Sa tante Léonellaétait toujours à Cordoue, et elle ne savait pas son adresse ;elle n’avait point de nouvelles du marquis de Las Cisternas :quant à Lorenzo, elle avait depuis longtemps l’idée qu’elle luiétait devenue indifférente. Elle ne savait à qui s’adresser danscette position difficile : elle aurait désiré consulterAmbrosio, mais elle se rappelait que sa mère lui avait ordonné dele fuir autant que possible, et la dernière conversation qu’ellesavaient eue toutes les deux à ce sujet l’avait suffisammentéclairée sur les desseins du prieur pour la mettre en garde contrelui à l’avenir.

Enfin elle résolut de recourir aux avis et àla protection du marquis de Las Cisternas qui était son plus procheparent. Elle lui écrivit pour lui exposer brièvement sa déplorablesituation ; elle le conjura d’avoir pitié de la fille d’unfrère, de lui continuer la pension d’Elvire, et de l’autoriser à seretirer au vieux château de Murcie qui jusqu’alors lui avait servide retraite. Ayant cacheté sa lettre, elle la remit à la fidèleFlora, qui aussitôt partit pour remplir la commission. Mais Antoniaétait née sous une malheureuse étoile : si elle s’étaitadressée au marquis un jour plus tôt, reçue comme une nièce, etmise à la tête de sa maison, elle aurait échappé à toutes lesinfortunes qui la menaçaient encore. Raymond avait toujours eul’intention d’exécuter ce plan : mais d’abord, l’espérance defaire sa proposition à Elvire par la bouche d’Agnès, et ensuite ladouleur d’avoir perdu sa maîtresse, ainsi que la cruelle maladiequi l’avait retenu quelque temps au lit, lui avait fait différer dejour en jour de donner asile dans sa maison à la veuve de sonfrère. Il avait chargé Lorenzo de veiller à ce qu’elle ne manquâtpas d’argent ; mais Elvire, qui ne voulait point avoird’obligations à ce gentilhomme, l’avait assuré qu’elle n’avaitbesoin pour le moment d’aucune assistance pécuniaire. Le marquisdonc ne s’était pas imaginé qu’un léger retard la pût mettre dansl’embarras, et la détresse et les angoisses de son âme pouvaientbien excuser sa négligence.

S’il avait su que la mort de sa mère eûtlaissé Antonia sans amis et sans protection, assurément il auraitpris les mesures nécessaires pour la préserver de toutdanger ; mais elle n’était pas destinée à tant de bonheur. Laveille du jour où elle avait envoyé sa lettre au palais de LasCisternas, Lorenzo était parti de Madrid. Le marquis, convaincuqu’Agnès n’existait plus, était dans les premiers paroxysmes dudésespoir : il avait le délire ; et comme sa vie était endanger, on ne laissait personne l’approcher. On apprit à Floraqu’il était hors d’état de lire une lettre, et que probablement sonsort serait décidé dans peu d’heures. C’est avec cette réponse peusatisfaisante qu’il lui fallut revenir vers sa maîtresse, qui setrouva plongée dans de plus grandes difficultés que jamais.

On lui remit une lettre, adressée àElvire : elle reconnut l’écriture de Léonella, et, l’ouvrantavec joie, elle y trouva un récit détaillé des aventures de satante à Cordoue. Elle informait sa sœur qu’elle avait recueilli sonhéritage, perdu son cœur et reçu en échange celui du plus aimabledes apothicaires passés, présents et futurs ; elle ajoutaitqu’elle serait à Madrid le mardi soir, et se proposait d’avoir leplaisir de lui présenter en forme son caro sposo. Antonia,attendit donc avec impatience le mardi soir.

Il arriva. Antonia écoutait avec anxiété lesvoitures qui passaient dans la rue : pas une nes’arrêtait ; il se faisait tard et Léonella ne paraissait pas.Antonia résolut de ne point se coucher que sa tante ne fûtarrivée ; et en dépit de toutes ses remontrances, dameJacinthe et Flora s’obstinèrent à faire comme elle. Les heuress’écoulèrent lentement et péniblement.

Comme elle allait et venait nonchalamment dansla chambre, ses yeux tombèrent sur la porte qui conduisait à lachambre qu’avait occupée sa mère : elle se souvint que lapetite bibliothèque d’Elvire était là, et qu’elle y trouveraitpeut-être un livre qui l’amuserait jusqu’à l’arrivée de Léonella.Elle prit donc son flambeau sur la table, traversa le petit cabinetet entra dans la pièce voisine. La vue de cette chambre lui rappelamille idées pénibles : c’était la première fois qu’elle yentrait depuis la mort de sa mère ; le silence absolu qui yrégnait, le lit dégarni de son coucher, le foyer triste où étaitune lampe éteinte, et sur la fenêtre quelques plantes qui semouraient, négligées depuis la perte d’Elvire, pénétrèrent Antoniad’un respect mélancolique : l’obscurité de la nuit favorisaitcette sensation. Elle posa sa lampe sur la table et se laissatomber dans un grand fauteuil où elle avait vu sa mère assise milleet mille fois ; elle ne devait plus l’y revoir : despleurs coulèrent malgré elle sur sa joue, et elle s’abandonna à unetristesse que chaque instant rendait plus profonde.

Tout à coup elle crut entendre pousser prèsd’elle un faible soupir : cette idée la rejeta dans sapremière faiblesse. Elle était déjà debout et sur le point deprendre sa lampe sur la table, le bruit surnaturel l’arrêta :elle retira sa main, et s’appuya sur le dos du fauteuil ; elleécouta avec anxiété, mais elle n’entendit plus rien.

– Bon Dieu ! se dit-elle, quepouvait être ce bruit ? Me suis-je trompée, ou l’ai-jeréellement entendu ?

Ses réflexions furent interrompues par unevoix à peine distincte qui venait de la porte : c’était commesi quelqu’un parlait bas ; la frayeur d’Antonias’accrut : cependant elle savait le verrou mis, et cettepensée la rassura un peu. Bientôt le loquet fut levé doucement, etla porte fut poussée avec précaution en arrière et en avant.L’excès de la terreur rendit à Antonia la force qui luimanquait ; elle quitta vite sa place et se dirigea vers laporte du cabinet d’où elle pouvait gagner promptement la pièce oùelle s’attendait à trouver Flora et dame Jacinthe ; mais àpeine avait-elle atteint le milieu de la chambre que le loquet futlevé une seconde fois. Un mouvement involontaire lui fit tourner latête : lentement et par degrés la porte tourna sur ses gonds,et debout, sur le seuil, elle vit une grande figure maigre,enveloppée dans un blanc linceul qui la couvrait de la tête auxpieds.

Cette vision enchaîna ses pas ; elleresta comme pétrifiée au milieu de la chambre. L’étrangère, à pasmesurés et solennels, s’approcha de la table ; le flambeaumourant jetait sur elle une flamme bleue et mélancolique. Au-dessusde la table était accrochée une petite pendule ; l’aiguillemarquait trois heures : la figure s’arrêta en face de lapendule ; elle leva le bras droit, montra l’heure, en fixantles yeux sur Antonia qui, immobile et silencieuse, attendait la finde cette scène.

La figure resta quelques instants dans cetteposture. La pendule sonna ; quand le son eut cessé,l’étrangère fit quelques pas de plus vers Antonia.

– Encore trois jours, dit une voixfaible, creuse et sépulcrale ; encore trois jours, et nousnous reverrons.

Antonia frémit à ces paroles.

– Nous nous reverrons ! dit-elleenfin avec difficulté ; où nous reverrons-nous ? quireverrai-je ?

La figure désigna la terre d’une main, et del’autre leva le linge qui couvrait sa tête.

– Dieu tout-puissant ! mamère !

Antonia poussa un cri et tomba sans vie sur leplancher.

Dame Jacinthe, qui travaillait dans unechambre voisine, entendit ce cri ; Flora venait de descendrechercher de l’huile pour en remettre dans la lampe qui leséclairait ; Jacinthe courut donc seule au secours d’Antonia,et grande fut sa surprise de la trouver étendue sur le plancher.Elle la prit, l’emporta dans sa chambre et la plaça sur le lit,toujours sans connaissance ; alors elle lui baigna les tempes,lui frotta les mains, et employa tous les moyens possibles pour lafaire revenir. Elle y réussit avec peine. Antonia ouvrit les yeuxet regarda autour d’elle d’un air égaré.

– Où est-elle ? cria-t-elle d’unevoix tremblante : est-elle partie ? suis-je ensûreté ? parlez-moi ! tranquillisez-moi ! oh !parlez-moi, pour l’amour de Dieu !

– En sûreté ! contre qui, monenfant ? répondit Jacinthe étonnée ; quecraignez-vous ? de qui avez-vous peur ?

– Dans trois jours ! elle m’a ditque nous nous reverrions dans trois jours ! je le lui aientendu dire ! je l’ai vue, Jacinthe, je l’ai vue il n’y aqu’un instant !

Elle se jeta dans les bras de Jacinthe.

– Vous l’avez vue ?… vuqui ?

– L’ombre de ma mère !

– Jésus-Christ ! s’écriaJacinthe ; et s’éloignant précipitamment du lit, elle laissaAntonia retomber sur l’oreiller et s’enfuit consternée hors de lachambre.

Comme elle descendait en toute hâte, ellerencontra Flora qui remontait.

– Allez près de votre maîtresse,dit-elle ; il se passe de belles choses ! Oh ! jesuis la plus infortunée des femmes ! ma maison est remplie derevenants et de cadavres ; et je puis dire pourtant quepersonne n’aime moins que moi une telle compagnie. Mais doñaAntonia a besoin de vous, Flora ; suivez votre chemin etlaissez-moi continuer le mien.

À ces mots, elle courut à la porte de la rue,qu’elle ouvrit ; et sans se donner le temps de mettre unvoile, elle se rendit en toute diligence au couvent des Capucins.Pendant ce temps, Flora, surprise et alarmée de la consternation deJacinthe, s’était empressée d’entrer chez sa maîtresse. Elle latrouva étendue sur le lit, sans mouvement ; elle usa, pour laranimer, des mêmes moyens qu’avait déjà employés Jacinthe ;mais voyant qu’Antonia ne revenait d’un accès que pour tomber dansun autre, elle envoya vite chercher un médecin. En attendant qu’ilvînt, elle la déshabilla et la mit au lit.

Sans faire attention à l’orage, éperdue defrayeur, Jacinthe courait dans les rues, et ne s’arrêta que devantla porte du couvent ; elle carillonna de toutes ses forces, etdès que le portier parut, elle demanda à parler au supérieur.Ambrosio était à conférer avec Mathilde sur le moyen de se procureraccès auprès d’Antonia. La cause de la mort d’Elvire restantinconnue, il était convaincu que les crimes ne sont pas aussipromptement suivis du châtiment que les moines ses maîtres le luiavaient enseigné et que jusqu’alors il l’avait cru lui-même. Cettepersuasion lui fit résoudre la perte d’Antonia, pour qui lesdangers et les difficultés ne faisaient qu’accroître sa passion. Leprieur avait déjà fait une tentative pour être admis prèsd’elle ; mais Flora l’avait refusé de manière à lui prouverque tous ses efforts futurs seraient inutiles. Elvire avait confiéses soupçons à cette fidèle domestique : elle lui avaitrecommandé de ne jamais laisser Ambrosio seul avec sa fille, etd’empêcher, s’il est possible, qu’ils ne se rencontrassent. Floraavait promis d’obéir, et avait exécuté cet ordre à la lettre. Unfrère lai entra dans la cellule du prieur, et l’informa qu’unefemme qui se nommait Jacinthe Zuniga demandait audience pourquelques minutes.

Ambrosio n’était aucunement disposé à recevoircette visite ; il refusa positivement, et ordonna au frère laide dire à l’étrangère de revenir le lendemain. Mathildel’interrompit…

– Voyez cette femme, dit-elle à voixbasse ; j’ai mes raisons.

Le prieur lui obéit, et annonça qu’il allaitse rendre au parloir immédiatement : le frère lai se retiraavec cette réponse. Aussitôt qu’ils furent seuls, Ambrosio demandaà Mathilde pourquoi elle désirait qu’il vît cette Jacinthe.

– C’est l’hôtesse d’Antonia, repartitMathilde ; il est possible qu’elle vous soit utile :examinons-la et sachons ce qui l’amène ici.

Ils allèrent ensemble au parloir, où déjàJacinthe attendait le prieur. Dès qu’elle le vit entrer au parloir,elle tomba à genoux et commença son histoire en cestermes :

– Oh ! révérend père ! quelaccident ! quelle aventure ! je ne sais quel partiprendre ; et si vous ne venez pas à mon secours, assurémentj’en deviendrai folle. Certes, il n’y a jamais eu de femme plusmalheureuse que moi ! tout ce qui était en mon pouvoir pour mepréserver d’une telle abomination, je l’ai fait, et pourtant celan’a pas suffi. À quoi sert d’avoir dit mon chapelet quatre fois parjour, et d’avoir observé tous les jeûnes prescrits par lecalendrier ? À quoi sert d’avoir fait trois pèlerinages àSaint-Jacques-de-Compostelle, et d’avoir payé autant d’indulgencesdu pape qu’il en faudrait pour racheter la punition de Caïn ?Rien ne me réussit ; tout va de travers, et Dieu seul sait sijamais rien ira droit. Ainsi vous voyez, sainte personne, sansvotre assistance je suis ruinée et perdue à jamais. Je serai forcéede quitter ma maison : personne n’en voudra quand on saura, etje me trouverai dans une telle situation. Misérable que jesuis ! que faire ? que devenir ?

Elle pleura amèrement, se tordit les mains, etimplora l’avis du prieur.

– En vérité, bonne femme, répondit-il, ilme sera difficile de vous soulager sans savoir ce que vous avez.Vous oubliez de me dire ce qui est arrivé, et ce que vousvoulez.

– Que je meure, s’écria Jacinthe, sivotre sainte personne n’a pas raison. Voici donc le fait en deuxmots : une de mes locataires est morte dernièrement ; unebrave femme, je dois le dire, autant que je la connais, et cela nedate pas de loin : elle me tenait trop à distance ; car,en vérité, elle était toujours montée sur ses grands chevaux ;et lorsque je m’avisais de lui parler, elle avait un regard à ellequi m’a toujours fait un drôle d’effet : Dieu me pardonne deparler ainsi.

Ici la patience échappa à Ambrosio. Curieux desavoir une aventure qui paraissait concerner Antonia, il étaitcomme fou, à force d’écouter les divagations de cette vieillebabillarde. Il l’interrompit, et protesta que si elle ne racontaitpas son histoire et n’en finissait pas sur-le-champ, il allaitquitter le parloir et la laisser se tirer toute seule d’embarras.Cette menace eut l’effet désiré. Jacinthe exposa son affaire enaussi peu de mots qu’elle put ; mais son récit fut toujours siprolixe qu’Ambrosio eut besoin de toute sa patience pour l’entendrejusqu’à la fin.

– Si bien donc, votre révérence,dit-elle, après avoir relaté la mort et l’enterrement d’Elvire danstous leurs détails, si bien donc, votre révérence, qu’en entendantle cri, je jetai mon ouvrage, et courus à la chambre de doñaAntonia. N’y trouvant personne, je passai dans la suivante ;mais je dois avouer que j’avais un peu peur d’y entrer, car c’étaitla chambre à coucher de doña Elvire. Cependant j’entrai, et ma foila jeune personne était étendue tout de son long sur le plancher,froide comme une pierre, et blanche comme un drap. Je fus biensurprise, comme votre sainte personne peut le supposer ; mais,bon Dieu ! comme je tremblai quand je vis un grand fantômedont la tête touchait au plafond. C’était bien le visage de doñaElvire ; mais il lui sortait de la bouche des nuages defeu ; ses bras étaient chargés de lourdes chaînes quifaisaient un bruit lugubre, et chacun des cheveux de sa tête étaitun serpent aussi gros que mon bras. À sa vue, je ne laissai pas qued’être effrayée, et je me mis à dire mon Ave Maria ;mais le fantôme m’interrompant, poussa trois longs gémissements, ethurla d’une voix terrible : « Oh ! cette aile depoulet ! c’est à cause d’elle que souffre ma pauvreâme ! » À peine avait-il parlé que la terre s’ouvrit, lespectre s’abîma, j’entendis un coup de tonnerre, et la chambre seremplit d’une odeur de soufre.

Ambrosio refusa de croire à cet étrangerécit.

– Doña Antonia a-t-elle vu aussi lefantôme ? dit-il.

– Tout comme je vous vois, révérendpère.

Ambrosio resta un moment sans parler :c’était une occasion de s’introduire chez Antonia, mais il hésitaità en user ; la réputation dont il jouissait à Madrid lui étaitchère encore, et depuis qu’il avait perdu la réalité de la vertu,l’apparence semblait lui en être devenue plus précieuse. Il sentaitqu’enfreindre publiquement la règle qu’il s’était faite de nejamais quitter l’enceinte du couvent, ce serait déroger beaucoup àson austérité supposée. Dans ses visites à Elvire, il avaittoujours pris soin de cacher ses traits aux domestiques : àl’exception de la dame, de sa fille et de la fidèle Flora, iln’était connu dans la maison que sous le nom de père Jérôme. S’ilaccédait à la requête de Jacinthe, et l’accompagnait chez elle, ilsavait que la violation de cette règle ne resterait pas secrète.Cependant le désir de voir Antonia l’emporta ; un regardexpressif de Mathilde le confirma dans ce dessein.

– Bonne femme, dit-il à Jacinthe, ce quevous me contez est si extraordinaire que j’ai peine à vouscroire ; toutefois je consens à ce que vous me demandez.Demain, après matines, vous pouvez m’attendre chez vous, je verraialors ce que je puis faire ; et si cela est en mon pouvoir, jevous délivrerai de ces visites importunes. Retournez donc à votremaison, et que la paix soit avec vous !

– Ma maison ! s’écriaJacinthe ; retourner à ma maison ! non, sur ma foi !Si ce n’est sous votre protection, je n’y remettrai pas le piedpour l’amour de Dieu, révérend père ! venez tout de suite avecmoi : tant que la maison ne sera pas purifiée, je n’aurai pasde repos, ni la pauvre jeune demoiselle non plus. La chèrefille ! elle est dans un piteux état : je l’ai laisséedans de violentes convulsions, et je doute qu’elle revienne de soneffroi.

Le prieur tressaillit, et se hâta del’interrompre.

– Des convulsions, dites-vous ?Antonia a des convulsions ! Conduisez-moi, bonne femme, jevous suis à l’instant même.

Jacinthe insista pour qu’il ne partît pas sanss’être muni d’un vase d’eau bénite ; il y consentit. Secroyant en sûreté sous cette protection, quand elle serait attaquéepar une légion de revenants, la vieille fit au moine une foule deremerciements, et ils partirent pour la rue San-Iago.

Le spectre avait fait une si forte impressionsur Antonia, que, les deux ou trois premières heures, le médecindéclara sa vie en danger. Enfin le retour moins fréquent des accèsle fit changer d’opinion ; il dit que la seule chosenécessaire était qu’elle restât tranquille, et il ordonna unemédecine qui devait calmer ses nerfs et lui procurer le repos dontelle avait en ce moment grand besoin. La vue d’Ambrosio, qui parutavec Jacinthe auprès de son lit, contribua efficacement à apaiserle trouble de son esprit. Elvire ne s’était point assez expliquéesur la nature des desseins du prieur pour faire comprendre à unefille aussi peu au fait du monde tout le danger de se lier aveclui. En ce moment où, pénétrée d’horreur par la scène qui venait dese passer, et redoutant d’arrêter sa pensée sur la prédiction dufantôme, elle avait besoin de tous les secours de l’amitié et de lareligion, Antonia regarda le prieur d’un œil doublement partial. Laprévention favorable qu’il lui avait inspirée à première vueexistait toujours ; elle croyait, sans savoir pourquoi, que saprésence serait pour elle une sauvegarde contre le danger,l’insulte ou l’infortune. Elle le remercia vivement de sa visite etlui raconta l’aventure dont elle avait été si gravementalarmée.

Le prieur tâcha de la rassurer et de laconvaincre que le tout n’était qu’une illusion de son imaginationéchauffée. L’isolement dans lequel elle avait passé la soirée,l’obscurité de la nuit, le livre qu’elle lisait, et la chambre oùelle se tenait, tout était de nature à lui mettre une telle visiondevant les yeux. Il tourna en ridicule la croyance aux revenants,et donna de fortes preuves de la fausseté de pareilles idées. Cetentretien rendit à Antonia de la tranquillité et du courage, maissans la convaincre. Elle ne pouvait pas croire que le spectre nefût que la création de son imagination. Ambrosio l’engagea à nepoint entretenir de semblables pensées ; puis il quitta lachambre, après avoir promis de renouveler sa visite le lendemain.Antonia reçut cette assurance avec toutes les marques possibles dejoie ; mais le moine s’aperçut aisément qu’il n’était pasaussi bien vu de la domestique. Flora obéissait aux ordres d’Elvireavec la plus scrupuleuse fidélité ; elle observait d’un œilinquiet tout ce qui semblait porter le moindre préjudice à samaîtresse, à qui elle était attachée depuis bien des années. Elleétait née à Cuba, elle avait suivi Elvire en Espagne, et avait pourAntonia l’affection d’une mère.

Il était grand jour quand il revint aumonastère. Son premier soin fut de faire part à sa confidente de cequi s’était passé. Antonia lui inspirait une passion trop sincèrepour qu’il eût pu entendre sans être ému la prédiction de sa mortprochaine, et il frémissait à l’idée de perdre un objet qui luiétait si cher. Sur ce point Mathilde le rassura : elleconfirma les arguments dont lui-même s’était déjà servi ; ellesoutint qu’Antonia avait été abusée par les illusions de soncerveau, par la tristesse qui l’accablait alors, et par la pentenaturelle de son esprit vers la superstition et le merveilleux.Quant au récit de Jacinthe, il se réfutait de lui-même par sonabsurdité. Ayant triomphé des appréhensions du moine, Mathildecontinua ainsi :

– La prédiction n’est pas plus vraie quele fantôme ; mais il faut avoir soin, Ambrosio, de laréaliser. Antonia dans trois jours doit, en effet, être morte pourle monde ; mais elle doit vivre pour vous : sa maladieactuelle et l’idée qu’elle s’est mise en tête favoriseront un planque j’ai longtemps médité, mais qui était inexécutable si vous nevous procuriez pas accès chez elle. Antonia sera à vous, non paspour une nuit, mais pour toujours : toute la vigilance de saduègne ne servira de rien : vous jouirez en pleine liberté descharmes de votre maîtresse. C’est aujourd’hui même qu’il faut nousmettre à l’œuvre, car nous n’avons pas de temps à perdre. Le neveudu duc de Médina Celi se dispose à demander Antonia enmariage : dans peu de jours elle sera conduite au palais deson parent, le marquis de Las Cisternas, et là elle sera à l’abride vos tentatives ; c’est ce que je viens d’apprendre pendantvotre absence par mes espions, sans cesse occupés à m’apporter lesrenseignements qui peuvent vous être utiles. Maintenantécoutez-moi : il existe une liqueur extraite de certainesherbes, que peu de gens connaissent, laquelle donne à qui la boitl’apparence exacte de la mort ; il faut en faire prendre àAntonia : vous trouverez facilement le moyen d’en verserquelques gouttes dans sa médecine ; l’effet sera de la jeterpour une heure dans de violentes convulsions, après quoi son sangpeu à peu cessera de circuler et son cœur de battre ; unepâleur mortelle couvrira ses traits, et à tous les yeux elle nesera plus qu’un cadavre. Elle n’a point d’amis près d’elle :vous pouvez, sans être suspect, vous charger de présider à sesfunérailles, et la faire enterrer dans les caveaux deSainte-Claire. Leur solitude et la facilité de leur accès lesrendent favorables à vos desseins. Donnez à Antonia ce soir lebreuvage soporifique : quarante-huit heure après qu’ellel’aura bu, la vie renaîtra dans son sein ; alors elle seraabsolument en votre pouvoir ; elle reconnaîtra que touterésistance est inutile, et la nécessité la poussera à vous recevoirdans ses bras.

– Antonia sera en mon pouvoir !s’écria le moine. Mathilde, vous me transportez ! Enfin donc,je connaîtrai le bonheur, et ce bonheur je le devrai à Mathilde, jele devrai à l’amitié ! Je serrerai Antonia dans mes bras, loinde tout œil indiscret, loin du supplice des importuns !J’exhalerai mon âme sur son sein : je donnerai à son jeunecœur les premières leçons du plaisir, et je m’enivrerai à loisir dela possession de tous ses charmes ! Oh ! Mathilde,comment vous exprimer ma reconnaissance ?

– En profitant de mes conseils, Ambrosio.Je ne vis que pour vous servir ; votre intérêt et votrebonheur sont les miens : que votre personne soit àAntonia ; mais votre amitié, mais votre cœur, je réclame mesdroits sur eux. Mes seuls plaisirs maintenant sont de contribueraux vôtres. Que mes efforts vous procurent les jouissances que vousdésirez, et je me croirai amplement payée de ma peine. Mais neperdons pas de temps ; la liqueur dont je vous parle ne setrouve que dans le laboratoire de Sainte-Claire : alleztrouver l’abbesse, demandez-lui à y entrer ; elle ne vous lerefusera pas. Au bout de la grande salle est un cabinet rempli deliquides de différentes couleurs et qualités ; la bouteille enquestion est seule, sur la troisième tablette à gauche ; ellecontient une liqueur verdâtre : remplissez-en une fiole sansqu’on vous voie et Antonia est à vous.

Le moine n’hésita pas à adopter ce planinfâme. Ses désirs, qui n’étaient déjà que trop fougueux, avaientacquis une vigueur nouvelle à la vue d’Antonia. Assis près de sonlit, le hasard lui avait dévoilé des charmes inaperçusjusqu’alors : il les trouva plus parfaits que son ardenteimagination ne les lui avait dépeints. Parfois un bras blanc etpoli se montrait en arrangeant l’oreiller ; parfois unmouvement soudain découvrait une partie d’un sein arrondi :mais partout où s’offrait un nouveau charme, là se fixait l’œilluxurieux du moine ; à peine était-il assez maître de lui pourcacher sa convoitise à Antonia et à la vigilante duègne.

Aussitôt après matines, il se rendit aucouvent de Sainte-Claire : son arrivée jeta toutes les sœursdans la stupéfaction. L’abbesse fut sensible à l’honneur qu’il leurfaisait de leur accorder sa première visite, et elle lui témoigna,par toutes les attentions possibles, combien elles en étaientreconnaissantes. Tout en causant, le prieur parvint enfin aulaboratoire : il trouva le cabinet ; la bouteille était àsa place indiquée par Mathilde, et il profita d’un instantfavorable pour remplir sans être vu sa fiole de la liqueursoporifique.

Il attendit jusqu’au soir avant de prendre lechemin du logement d’Antonia. Jacinthe le reçut avec transport, etle supplia de ne point oublier la promesse qu’il lui avait faite depasser la nuit dans la chambre du revenant. Il réitéra sapromesse ; il trouva Antonia assez bien, mais toujourspréoccupée de la prédiction de l’ombre. Flora ne bougea pas du litde sa maîtresse, et par des symptômes plus marqués encore que lanuit précédente, témoigna son mécontentement de la présence duprieur. Cependant Ambrosio feignit de ne point les remarquer.Pendant qu’il causait avec Antonia, le médecin arriva. Il faisaitpresque sombre ; on demanda des lumières, et Flora fut forcéede descendre en chercher. Comme elle laissait un tiers dans lachambre, et qu’elle ne comptait s’absenter que peu de minutes, ellecrut pouvoir sans risque quitter son poste. Elle ne fut pas plustôt dehors, qu’Ambrosio se dirigea vers la table où était lamédecine d’Antonia, et qui était située dans l’embrasure de lacroisée. Le médecin, assis dans un fauteuil, et occupé àquestionner sa malade, ne faisait aucune attention aux mouvementsdu moine. Ambrosio saisit l’occasion ; il tira la fiole, et enversa quelques gouttes dans la médecine ; puis il se hâta des’éloigner de la table, et de revenir à sa place. Quand Florareparut avec des lumières, tout semblait être exactement comme ellel’avait laissé.

Le médecin annonça qu’Antonia pourrait quitterla chambre le lendemain en toute sûreté ; il lui recommanda desuivre l’ordonnance qui, la nuit d’avant, lui avait procuré unsommeil rafraîchissant. Flora répondit que la potion était touteprête sur la table : il engagea la malade à la boire sansdélai, et il se retira. Flora versa la médecine dans une tasse, etla présenta à sa maîtresse. En ce moment le courage manqua àAmbrosio. Mathilde ne pouvait-elle pas l’avoir trompé ? Si lajalousie l’avait poussée à faire périr sa rivale, et à substituerun poison au narcotique ! Ce soupçon lui parut si fondé, qu’ilfut sur le point d’empêcher Antonia d’avaler la médecine. Mais sarésolution fut prise trop tard ; la tasse était déjà vidée etrendue à Flora ; il n’y avait plus de ressource. Ambrosio neput qu’attendre le moment qui devait décider de la vie ou de lamort de sa maîtresse, de son bonheur ou de son désespoir.

Craignant d’exciter la méfiance en restant, oude se trahir par son agitation, il prit congé de sa victime, etsortit de la chambre. Antonia lui fit un adieu moins affectueux quela nuit précédente. Flora lui avait représenté que recevoir lesvisites du prieur, c’était désobéir aux ordres de sa mère ;elle avait décrit l’émotion qu’il n’avait pu cacher en entrant dansla chambre, et le feu qui étincelait dans ses yeux lorsqu’il lesfixait sur Antonia : ces remarques avaient échappé à celle-ci,mais non à la domestique, qui, expliquant les desseins du prieur etleurs conséquences probables en termes beaucoup plus clairs queceux d’Elvire, quoique moins délicats, avait réussi à alarmer sajeune maîtresse et à lui persuader de le traiter plus froidementqu’elle n’avait fait jusqu’ici. L’idée d’obéir aux volontés de samère détermina tout à coup Antonia. Quoique peinée de perdre lasociété du prieur, elle prit assez sur elle pour le recevoir avecun certain degré de réserve et de froideur ; elle lui témoignades égards et de la reconnaissance pour ses visites précédentes,mais sans l’inviter à les renouveler à l’avenir. Il n’était plus del’intérêt du moine de demander à être admis, et il prit congéd’elle comme s’il n’avait pas l’intention de revenir. Pleinementconvaincue que les relations qu’elle redoutait étaient terminées,Flora fut si frappée de ne lui voir faire aucune instance, qu’ellecommença à douter de la justesse de ses soupçons. En l’éclairantsur l’escalier, elle le remercia d’avoir fait des efforts pourdéraciner de l’esprit d’Antonia les terreurs superstitieuses de laprédiction du spectre. Elle ajouta que, comme il semblait prendreintérêt à la santé de la malade, s’il advenait quelque changementdans sa position, elle aurait soin de le lui faire savoir. Lemoine, en répondant, éleva à dessein la voix, dans l’espoir queJacinthe l’entendrait ; il réussit. Au moment où il arrivaitau bas de l’escalier avec sa conductrice, la propriétaire ne manquapas de faire son apparition.

– J’espère que vous ne vous en allez pas,révérend père ? s’écria-t-elle ; ne m’avez-vous paspromis de passer la nuit dans la chambre du revenant ?Jésus-Christ ! on me laissera seule avec lui ? Je vais,je suppose, être mise en pièces par les revenants, et les lutins,et les diables, et Dieu sait qui ! Au nom du ciel, saintepersonne, ne me laissez pas dans une si déplorablecondition !

Ambrosio attendait et désirait cettedemande : mais il feignit d’élever des objections, et de nepas se soucier de tenir sa parole. Il dit à Jacinthe que le fantômen’existait que dans son cerveau, et qu’il était ridicule à elle etinutile d’insister pour qu’il passât la nuit dans sa maison.Jacinthe était obstinée ; il n’y eut pas moyen de laconvaincre, et elle le pressa si fort de ne la point laisser enproie au diable, qu’il finit par céder. Ce semblant de résistancen’en imposa point à Flora, qui était méfiante de sa nature. Ellesoupçonna le prieur de jouer un rôle fort opposé à son inclination,et de ne pas demander mieux que de rester où il était ; ellealla même jusqu’à croire que Jacinthe était dans ses intérêts, etla pauvre vieille fut aussitôt tenue pour n’être rien de plusqu’une entremetteuse. Tout en s’applaudissant d’avoir pénétré cecomplot tramé contre l’honneur de sa maîtresse, elle résolut ensecret de le faire avorter.

– Ainsi donc, dit-elle au prieur avec unregard moitié ironique, moitié indigné, ainsi donc votre intentionest de rester ici cette nuit ? Faites-le, au nom duciel ! personne ne s’y opposera ; veillez pour guetterl’arrivée du fantôme ; je veillerai aussi, et le Seigneurveuille que je ne voie rien de pire qu’un fantôme !

L’avis était suffisamment clair, et Ambrosioen comprit le sens ; mais au lieu de montrer qu’ils’apercevait des soupçons de la duègne, il lui répondit avecdouceur qu’il approuvait ses précautions, et l’engagea à persévérerdans son intention. Quant à cela, elle l’assura qu’il y pouvaitcompter. Jacinthe alors le conduisit à la chambre où le fantômeavait apparu, et Flora retourna chez sa maîtresse.

Jacinthe ouvrit d’une main tremblante la portede la chambre du revenant ; elle y risqua un coup d’œil, maisles trésors de l’Inde ne l’auraient pas décidée à en franchir leseuil. Elle donna le flambeau au moine, lui souhaita bonne chance,et se hâta de s’en aller. Ambrosio entra ; il ferma la porteau verrou, posa sa lumière sur la table et s’assit dans la chaisequi, la nuit d’avant, avait reçu Antonia. En dépit des assurancesde Mathilde, que le spectre était un pur effet de l’imagination,son esprit éprouvait une certaine horreur mystérieuse. Il essaya envain de s’y soustraire : le silence de la nuit, l’histoire del’apparition, la chambre garnie de sombres boiseries de chêne, lesouvenir qu’elle réveillait en lui d’Elvire assassinée, etl’incertitude où il était sur la nature des gouttes qu’il avaitfait prendre à Antonia, tout lui rendait pénible sa situationactuelle. Mais il pensait moins au spectre qu’au poison : s’ilavait tué le seul objet qui lui fît chérir la vie, si la prédictiondu fantôme se réalisait, si Antonia n’existait plus au bout detrois jours, et qu’il fût la malheureuse cause de sa mort !…cette supposition était trop affreuse pour s’y arrêter. Il chassaces effrayantes images, et aussi souvent elles se représentèrentdevant lui. Mathilde l’avait prévenu que les effets du narcotiqueseraient prompts : il écouta avec crainte, mais avecimpatience, s’attendant à quelque bruit dans la pièceadjacente ; tout restait silencieux ; il en conclut queles gouttes n’avaient pas commencé à opérer. Il jouait grosjeu : un moment suffisait pour décider de sa misère ou de sonbonheur. Mathilde lui avait enseigné le moyen de s’assurer que lavie n’était pas éteinte pour toujours : de cet essaidépendaient toutes ses espérances ; à chaque instant sonimpatience redoublait, ses terreurs devenaient plus fortes, sonanxiété plus vive. Incapable de supporter cet état d’incertitude,il essaya d’y faire diversion en substituant à ses pensées cellesdes autres. Les livres, ainsi qu’on l’a déjà dit, étaient rangéssur des tablettes près de la table : elle était exactement enface du lit, placé dans une alcôve près de la porte du cabinet.Ambrosio prit un volume, et s’assit à la table ; mais sonesprit errait loin des pages qu’il avait sous les yeux.

La porte du cabinet s’ouvrit tout à coup, etJacinthe entra pâle et hors d’haleine.

– Oh ! mon père ! monpère ! cria-t-elle d’une voix presque étouffée par laterreur ; que faire ? que faire ? voilà de belouvrage ! rien que des malheurs ! rien que des morts etdes mourants ! oh ! je deviendrai folle ! jedeviendrai folle !

– Parlez ! parlez ! s’écrièrentensemble Flora et le moine. Qu’est-il arrivé ? qu’ya-t-il ?

– Oh ! je vais encore avoir uncadavre dans ma maison ! il faut que quelque sorcière ait jetéun sort sur moi et sur tout ce qui m’entoure ! Pauvre doñaAntonia ! la voilà prise des convulsions qui ont tué samère ! Le revenant lui a dit vrai ! je suis sûre que lerevenant lui a dit vrai !

Flora courut, ou plutôt vola à la chambre desa maîtresse : Ambrosio la suivit, le cœur tremblant d’espoiret de crainte. Ils trouvèrent Antonia dans l’état que Jacintheavait décrit, torturée par d’affreuses convulsions, dont ilss’efforcèrent en vain de la tirer. Le moine dépêcha Jacinthe aucouvent en toute diligence, et la chargea de ramener le père Pablossans perdre un moment.

– J’y vais, répondit Jacinthe, et je luidirai de venir ; mais quant à le ramener, c’est ce que je neferai pas.

Cette détermination prise, elle partit pour lemonastère, et transmit au père Pablos les ordres du prieur.

Le père Pablos n’eut pas plus tôt vu Antoniaqu’il la déclara sans ressource. Les convulsions durèrent uneheure ; pendant tout ce temps ses angoisses furent plusfaibles que celles dont les gémissements torturaient le cœur dumoine : chacune de ses souffrances lui enfonçait un poignarddans le sein, et il se maudit mille fois d’avoir adopté un projetsi barbare.

L’heure étant expirée, les accès peu à peudevinrent moins fréquents, et Antonia fut moins agitée. Elle sentitque sa fin approchait et que rien ne pouvait la sauver.

– Digne Ambrosio, dit-elle d’une voixfaible, en pressant la main du prieur sur ses lèvres, je suis libreà présent de vous exprimer combien mon cœur est reconnaissant devos attentions et de vos bontés ; je suis au lit de la mort,encore une heure, et je ne serai plus ; je puis donc avouersans réserve qu’il m’était très pénible de renoncer à vousvoir ; mais c’était la volonté d’une mère, et je n’osais pasdésobéir. Je meurs sans répugnance : peu de personnesregretteront que je les quitte… il en est peu que je regrette dequitter : dans ce petit nombre, il n’en est point que jeregrette plus que vous ; mais nous nous retrouverons,Ambrosio ! un jour, nous nous retrouverons dans le ciel ;là, notre amitié recommencera, et ma mère la verra avecplaisir.

Elle s’arrêta. Le prieur frémit lorsqu’elleparla d’Elvire, Antonia attribua son émotion à la pitié qu’elle luiinspirait.

– Je vous afflige, mon père,continua-t-elle ; ah ! ne soupirez pas de ma mort. Jen’ai aucun crime à me reprocher, aucun du moins que je connaisse,et je rends sans crainte mon âme à celui de qui je l’ai reçue. Jen’ai que peu de demandes à faire ; laissez-moi espérerqu’elles me seront accordées : qu’on dise une grand-messe pourle repos de mon âme, et une pour ma bien-aimée mère, non que jedoute qu’elle dorme en paix dans sa tombe ; je suis persuadéeà présent que ma raison était égarée, et la fausseté de laprédiction du fantôme suffit pour prouver mon erreur. Quand jeserai morte, qu’on fasse savoir au marquis de Las Cisternas que lamalheureuse famille de son frère ne l’importunera pas pluslongtemps. Mais le désappointement me rend injuste ; on ditqu’il est malade, et peut-être, s’il l’avait pu, son intentionétait-elle de me protéger. Dites-lui seulement, mon père, que jesuis morte, et que, s’il a quelques torts envers moi, je les luipardonne du fond du cœur.

Après cela, je n’ai plus à vous demander quevos prières. Promettez-moi de ne point oublier mes recommandations,et je quitterai la vie sans chagrin ni regrets.

Ambrosio s’engagea à faire ce qu’elledésirait, et se mit à lui donner l’absolution. Chaque momentannonçait l’approche de la mort d’Antonia. La vue se perdit, lecœur battit plus lentement, les doigts se roidirent et devinrentfroids, et à deux heures du matin elle expira sans un gémissement.Aussitôt que le souffle eut abandonné son corps, le père Pablospartit, profondément affecté de cette scène douloureuse. De soncôté, Flora s’abandonna à l’affliction la plus immodérée. Des idéesbien différentes occupaient Ambrosio ; il cherchait le poulsdont le battement, à ce qu’avait assuré Mathilde, devait prouverque la mort d’Antonia n’était que momentanée. Il le trouva… il lepressa… il le sentit palpiter sous son doigt, et son cœur futrempli d’ivresse. Toutefois, il cacha soigneusement la satisfactionqu’il avait du succès de son plan : il prit un air triste, et,s’adressant à Flora, il l’invita à ne point se laisser aller à unchagrin inutile ; ses larmes étaient trop sincères pour luipermettre d’écouter ses conseils, et elle continua de pleurerabondamment. Le prieur se retira, après avoir promis de donnerlui-même des ordres pour l’enterrement, qui, par considération pourJacinthe, à ce qu’il prétendit, aurait lieu le plus tôt possible.Plongée dans la douleur de la perte de sa chère maîtresse, Florafit à peine attention à ce qu’il disait. Ambrosio se hâta decommander l’enterrement. Il obtint de l’abbesse la permission defaire déposer le cadavre dans les caveaux de Sainte-Claire ;et le vendredi matin, toutes les cérémonies convenables ayant étéaccomplies, le corps d’Antonia fut mis dans la tombe. Le même jour,Léonella arrivait à Madrid, dans l’intention de présenter à sa sœurson jeune mari ; diverses circonstances l’avaient obligée deretarder son voyage du mardi au vendredi, et elle n’avait pas eud’occasion de faire savoir à Elvire ce changement de projet. Commeson cœur était vraiment affectionné, et qu’elle avait toujoursporté un intérêt sincère à sa sœur et à sa nièce, sa douleur, enapprenant leur subite et déplorable fin, fut égale à sa surprise.Ambrosio l’envoya instruire du legs d’Antonia. Il promit, sur sademande, que, dès que les petites dettes d’Elvire seraientacquittées, il lui transmettrait ce qui resterait d’argent. Cetteaffaire réglée, rien ne retenait plus Léonella à Madrid, et elleretourna à Cordoue en toute diligence.

Chapitre 10

 

Uniquement occupé de livrer à la justice lesassassins de sa sœur, Lorenzo ne se doutait guère de tout ce queses intérêts souffraient d’un autre côté. Il ne revint à Madrid quele soir du jour où Antonia avait été enterrée. Signifier au grandinquisiteur l’ordre du cardinal-duc (formalité indispensablelorsqu’il s’agissait d’arrêter publiquement un membre de l’Église),communiquer son projet à son oncle et à don Ramirez, et assemblerune troupe suffisante pour prévenir toute résistance, c’était dequoi l’occuper pleinement pendant le peu d’heures qui lui restaientjusqu’à minuit. Il n’eut donc pas le temps de savoir des nouvellesde sa maîtresse, et il ignorait complètement la mort de la mère etde la fille.

Le marquis n’était nullement hors dedanger ; son délire avait cessé ; mais il lui restait untel épuisement, que les médecins évitaient de se prononcer sur cequi pouvait en résulter. Quant à Raymond lui-même, son souhait leplus ardent était de rejoindre Agnès au tombeau. Il espéraitapprendre au même instant qu’Agnès était vengée et lui-même perdusans retour.

Suivi des vœux les plus fervents de Raymond,Lorenzo était à la porte de Sainte-Claire une grande heure avant letemps indiqué par la mère Sainte-Ursule. Il était accompagné de sononcle, de don Ramirez de Mello, et d’une troupe d’archerschoisis.

Les nonnes étaient occupées à accomplir lescérémonies instituées en l’honneur de sainte Claire, et auxquellesjamais aucun profane n’était admis. Les fenêtres de la chapelleétaient illuminées ; du dehors on entendait l’orgue,accompagné d’un chœur de femmes, enfler sa voix grave et pleinedans le silence de la nuit. Le chœur s’éteignit, et fut remplacépar un solo mélodieux, chanté par celle qui devait remplir dans laprocession le rôle de sainte Claire. Pour cet emploi, onchoisissait toujours la plus belle fille de Madrid, et celle surqui la préférence tombait la regardait comme l’honneur le plusinsigne. Attentif à la musique, dont les sons dans l’éloignement nesemblaient que plus doux, l’auditoire était absorbé dans uneprofonde attention. Un silence général régnait dans la foule, ettous les cœurs étaient remplis de respect pour la religion ;tous, excepté celui de Lorenzo, sachant que parmi celles quichantaient avec tant de douceur les louanges de leur Dieu il enétait qui, sous le manteau de la dévotion, cachaient les crimes lesplus noirs, leurs hymnes ne lui inspiraient que de l’horreur pourleur hypocrisie. Il avait depuis longtemps observé avec blâme etmépris la superstition qui dominait les habitants de Madrid ;son bon sens lui avait indiqué les artifices des moines etl’absurdité grossière de leurs miracles, de leurs légendes et deleurs reliques supposées. Il rougissait de voir ses compatriotesdupes d’une déception si ridicule, et ne souhaitait qu’une occasionde les affranchir des entraves où les tenaient les moines :cette occasion, si longtemps et si vivement désirée, s’offraitenfin à lui ; il résolut de ne pas la laisser échapper, maisd’exposer aux yeux du peuple un tableau effrayant de l’énormité desabus qui se commettaient fréquemment dans les monastères, et del’injustice qu’il y avait à honorer indistinctement tous ceux quiportaient un habit religieux ; il lui tardait de démasquer leshypocrites, et de prouver à ses compatriotes qu’un saint extérieurne cache pas toujours un cœur vertueux.

Le service dura jusqu’à minuit. Lorsquel’horloge du couvent se fit entendre, la musique cessa, les voixexpirèrent, et bientôt les lumières disparurent des fenêtres de lachapelle.

Le couvent des Capucins n’était séparé decelui de Sainte-Claire que par le jardin et le cimetière. Lesmoines avaient été invités au pèlerinage. Ils arrivèrent, marchantdeux à deux, des torches allumées à la main, et chantant des hymnesen l’honneur de sainte Claire. Le père Pablos était à leur tête, leprieur s’étant excusé d’y aller. Le peuple fit place au saintcortège, et les moines se mirent en rangs de chaque côté del’entrée. Peu de minutes suffirent pour disposer la procession enordre : après quoi les portes du couvent s’ouvrirent, et denouveau le chœur des femmes retentit à pleine voix.

D’abord parut une troupe de chantres ;dès qu’ils eurent passé, les moines se mirent en marche deux pardeux, et suivirent à pas lents et mesurés ; puis vinrent lesnovices : ils ne portaient point de cierges, comme lesprofès ; mais ils s’avançaient les yeux baissés, et semblaientoccupés à dire leurs chapelets. À ceux-ci succéda une jeune etcharmante fille, qui représentait sainte Lucie : elle tenaitun bassin d’or, dans lequel étaient deux yeux ; les siensétaient couverts d’un bandeau de velours, et elle était conduitepar une autre nonne dans le costume d’un ange. Elle était suivie desainte Catherine, une palme dans une main et une épée flamboyantedans l’autre : celle-ci était vêtue de blanc, et son frontétait orné d’un diadème étincelant. Après parut sainte Geneviève,entourée de quantité de diablotins qui, prenant des attitudesgrotesques, la tirant par sa robe, et jouant autour d’elle avec desgestes bouffons, tâchaient de distraire son attention du livre oùses yeux étaient constamment fixés ; ces joyeux démonsamusaient fort les spectateurs, qui témoignaient leur plaisir parde fréquents éclats de rire. L’abbesse avait eu soin de choisir unenonne dont l’humeur fût naturellement sérieuse et grave ; elleeut lieu d’être satisfaite de son choix : les singeries desdiablotins ne produisaient pas le moindre effet, et sainteGeneviève s’avançait sans déranger un seul des muscles de saface.

Chacune des saintes était séparée de l’autrepar une troupe de chanteuse, célébrant ses louanges dans leurshymnes, mais la déclarant bien inférieure à sainte Claire, patronnespéciale du couvent. Après elles, parut une longue file de nonnes,portant, comme les chanteuses, chacune un cierge allumé ; puisvinrent les reliques de sainte Claire, enfermées dans des vaseségalement précieux par la matière et par le travail ; maiselles n’attirèrent pas l’attention de Lorenzo : la nonne quiportait le cœur l’occupa entièrement. D’après la description deThéodore, il ne douta point que ce ne fût la mèreSainte-Ursule ; elle avait l’air de regarder autour d’elleavec anxiété. Comme il était en avant de la haie devant laquellepassait la procession, elle l’aperçut ; un mouvement de joiecolora sa joue, jusqu’alors très pâle : elle se tournavivement vers sa compagne : « Nous sommes sauvées,l’entendit-il dire tout bas, voilà son frère ».

Le cœur maintenant à l’aise, Lorenzo regardaavec tranquillité le reste de la cérémonie. Il en vit paraître leplus bel ornement : c’était une espèce de trône, enrichi depierreries et éblouissant de lumières ; il roulait sur desroues cachées, et était mené par de jolis enfants, habillés enséraphins ; le haut en était couvert de nuées d’argent, surlesquelles reposait la plus belle personne qu’on eût jamaisvue ; c’était la jeune fille qui représentait sainteClaire : ses vêtements étaient d’un prix inestimable, etautour de sa tête une couronne de diamants formait une auréoleartificielle ; mais tous ces ornements cédaient à l’éclat deses yeux.

À mesure qu’elle avançait, un murmure decontentement courait dans la foule. Lorenzo lui-même reconnut ensecret qu’il n’avait jamais vu de beauté plus parfaite ; et sison cœur n’avait appartenu à Antonia, il l’aurait offert ensacrifice à cette fille enchanteresse ; mais, dans l’état oùétait son cœur, il ne la considéra que comme une bellestatue : elle n’obtint pas de lui d’autre tribut qu’une froideadmiration, et quand elle eut passé, il n’y pensa plus.

– Qui est-elle ? demanda un desvoisins de Lorenzo.

– C’est une beauté que vous avez dûentendre vanter souvent ; son nom est Virginie deVilla-Franca ; elle est pensionnaire du couvent deSainte-Claire, parente de l’abbesse ; et on l’a choisie, avecraison, comme l’ornement de la procession.

Le trône était suivi de l’abbesseelle-même : elle marchait à la tête du reste des nonnes d’unair dévot et recueilli, et fermait la procession. Elle s’avançaitlentement, ses yeux étaient levés au ciel ; son visage, calmeet tranquille, semblait étranger à toutes les choses de ce monde,et aucun de ses traits ne trahissait l’orgueil secret qu’elle avaitd’étaler la pompe et l’opulence de son couvent. Elle passa,accompagnée des prières et des bénédictions de la populace :mais quelles furent la surprise et la confusion générales, quanddon Ramirez, sortant de la foule, la réclama comme saprisonnière.

Un instant, la supérieure resta muette etimmobile de stupéfaction ; mais elle ne se fut pas plus tôtremise, qu’elle cria au sacrilège, à l’impiété, et invita le peupleà sauver une fille de l’Église. Les assistants s’empressaientd’obéir, lorsque don Ramirez, protégé par sa troupe contre leurfureur, leur commanda de s’arrêter, les menaçant des plusrigoureuses vengeances de l’inquisition. À ce nom redouté, tous lesbras tombèrent, toutes les épées rentrèrent dans le fourreau ;l’abbesse elle-même devint pâle et trembla : le silencegénéral lui prouva qu’elle n’avait d’espoir que dans son innocence,et, d’une voix défaillante, elle pria don Ramirez de lui apprendrele crime dont elle était accusée.

– Vous le saurez en temps et lieu,répondit-il ; mais d’abord je dois m’assurer de la mèreSainte-Ursule.

– De la mère Sainte-Ursule ? répétafaiblement l’abbesse.

En ce moment, elle jeta les yeux autourd’elle, et vit Lorenzo et le duc qui avaient suivi don Ramirez.

– Ah ! Grand Dieu ! cria-t-elleen frappant des mains d’un air frénétique ; je suistrahie.

– Trahie ? répliqua Sainte-Ursulequi arrivait, conduite par des archers, et suivie de la nonne, sacompagne dans la procession ; non pas trahie, mais découverte.Reconnaissez en moi votre accusatrice ; vous ne savez pascomme je suis au fait de votre crime. Señor, continua-t-elle, setournant vers Ramirez, je me remets moi-même entre vos mains.J’accuse l’abbesse de Sainte-Claire d’assassinat et je réponds surma vie de la justice de l’accusation.

Un cri de surprise fut poussé par tous lesassistants, et on demanda de tout côté une explication. Les nonnescraintives, épouvantées du désordre et du bruit, s’étaientdispersées et enfuies par divers chemins : les unes avaientregagné le couvent, d’autres s’étaient réfugiées chez leursparents ; et plusieurs, ne songeant qu’au danger présent, etqu’à échapper au tumulte, couraient par les rues, errant sanssavoir où. La charmante Virginie avait été une des premières àfuir. Afin de mieux voir et de mieux entendre, le peuple demandaque Sainte-Ursule parlât du haut du trône vacant. La nonneobéit : elle monta sur le char splendide, et s’adressa en cestermes à la multitude qui l’entourait :

– Quelque étrange et messéante que puisseparaître ma conduite de femme et de religieuse, la nécessité lajustifiera pleinement. Un secret, un horrible secret pèse de toutson poids sur mon âme : je n’aurai pas de repos que je nel’aie révélé au monde, et que je n’aie apaisé le sang innocent quicrie vengeance du tombeau. J’ai eu beaucoup à oser pour me procurercette occasion de soulager ma conscience : si j’avais échouédans ma tentative de dévoiler ce crime, si la supérieure avait eusoupçon que ce mystère me fût connu, ma perte était inévitable. Lesanges, qui veillent incessamment sur ceux qui méritent leur faveur,ont empêché que je ne fusse découverte. Il m’est permis à présentde faire un récit dont les détails glaceront d’horreur toute âmehonnête : c’est mon devoir de déchirer le voile del’hypocrisie, et de montrer aux parents abusés le danger auquel estexposée la femme qui tombe sous l’empire d’un tyran monastique.

Parmi les religieuses de Sainte-Claire, nullen’était plus aimable, nulle n’était plus douce qu’Agnès deMédina : je la connaissais bien ; elle me confiait tousles secrets de son cœur ; j’étais son amie, saconfidente ; je l’aimais d’une affection sincère, et jen’étais pas la seule qui lui fût attachée : sa piété vraie,son empressement à obliger et ses dispositions angéliques,faisaient d’elle la favorite de tout ce qu’il y avait d’estimabledans le couvent ; l’abbesse elle-même, fière, soupçonneuse etmalveillante, ne pouvait refuser à Agnès le tribut d’approbationqu’elle n’accordait à personne autre. Nous avons tous des défauts,hélas ! Agnès avait ses faiblesses : elle viola les loisde son ordre, et encourut la haine invétérée de l’implacablesupérieure. Les règles de Sainte-Claire sont sévères : mais,surannées et négligées, plusieurs depuis de longues années sonttombées dans l’oubli, ou ont été remplacées d’un commun accord parde plus douces punitions : la peine attachée au crime d’Agnèsétait la plus cruelle, la plus inhumaine. Cette loi depuislongtemps était désapprouvée ; hélas ! elle existaitpourtant, et la vindicative abbesse résolut de la fairerevivre : cette loi ordonnait que la coupable serait plongéedans un cachot particulier, destiné expressément à cacher pourtoujours au monde la victime de la cruauté et la tyranniesuperstitieuses. Dans cette redoutable demeure, elle étaitcondamnée à un isolement perpétuel, privée de toute société, etcrue morte par ceux que l’affection aurait pu pousser à tenter dela sauver. C’est ainsi qu’elle devait languir le reste de sesjours, sans autre nourriture que du pain et de l’eau, et sans autreconsolation que la liberté de verser des larmes.

L’indignation soulevée par cette révélationfut si violente, qu’elle interrompit pour quelques moments le récitde Sainte-Ursule. Quand le désordre eut cessé, et que le silencerégna de nouveau dans l’assemblée, elle continua son discours,pendant lequel, à chaque mot, le visage de la supérieure trahissaitune terreur croissante.

– On convoqua en conseil les douze nonnesles plus âgées : j’étais du nombre. L’abbesse peignit decouleurs exagérées la faute d’Agnès, et ne se fit pas scrupule deproposer la remise en vigueur de cette loi tombée en désuétude. Ilfaut le dire à la honte de notre sexe : soit que la volonté dela supérieure fût souveraine dans le couvent, soit que de vivresans avenir dans la solitude et les privations leur endurcît lecœur et leur aigrît le caractère, cette proposition barbare futapprouvée par neuf voix sur douze. Je n’étais pas une des neuf.J’avais eu de fréquentes occasions de me convaincre des vertusd’Agnès, et je l’aimais et la plaignais profondément. Les mèresBerthe et Cornélie se joignirent à moi : nous fîmes la plusforte opposition possible, et la supérieure se vit obligée dechanger de plan. Quoiqu’elle eût pour elle la majorité, ellecraignit de rompre ouvertement avec nous : elle savaitqu’appuyées par la famille Médina, nous serions de trop redoutablesadversaires, et elle savait aussi que sa perte serait certaine, siAgnès, après avoir été emprisonnée et supposée morte, venait à êtredécouverte : elle renonça donc à son dessein, quoique avecbeaucoup de répugnance ; elle demanda quelques jours poursonger à un genre de punition qui pût être approuvé de toute lacommunauté, et elle promit de convoquer le même conseil dès qu’elleaurait pris une résolution. Deux jours se passèrent : le soirdu troisième, on annonça qu’Agnès serait interrogée le lendemain,et que, suivant sa conduite en cette occasion, sa peine seraitaugmentée ou mitigée.

La nuit qui précéda l’interrogatoire, je meglissai dans la cellule d’Agnès à l’heure où je supposais lesautres religieuses ensevelies dans le sommeil ; je la consolaide mon mieux : je lui dis de prendre courage, de compter surl’appui de ses amies, et je convins avec elle de certains signespar lesquels je pourrais l’avertir de répondre affirmativement ounégativement aux questions de la supérieure. Sachant que sonennemie chercherait à la troubler, à l’embarrasser et àl’intimider, je craignais qu’on ne lui surprît quelque aveupréjudiciable à ses intérêts. Comme je tenais à ce que ma visitefût secrète, je ne restai que peu de temps avec Agnès. Jel’engageai à ne pas se laisser abattre : je mêlai mes larmes àcelles qui coulaient sur sa joue, je l’embrassai tendrement, etj’étais sur le point de me retirer, quand j’entendis des pas quis’avançaient vers la cellule. Je reculai. Un rideau qui voilait ungrand crucifix m’offrit une retraite, et je me hâtai de me mettrederrière. La porte s’ouvrit. L’abbesse entra, suivie de quatreautres nonnes. Elles s’approchèrent du lit d’Agnès ; lasupérieure lui reprocha ses erreurs dans les termes les plus amers,lui dit qu’elle était un déshonneur pour le couvent, qu’il fallaitdélivrer la terre d’un tel monstre, et lui commanda de boire lecontenu du gobelet que lui présentait une des nonnes. Soupçonnantles funestes propriétés de cette liqueur, et tremblante de se voirau bord de l’éternité, la malheureuse fille s’efforça d’exciter lapitié de la supérieure par les prières les plus touchantes ;elle demanda la vie dans des termes qui auraient attendri le cœurd’un démon ; elle promit de se soumettre patiemment à toutesles punitions, à l’opprobre, à l’emprisonnement et à la torture,pourvu qu’on la laissât vivre, oh ! seulement un mois de vie,ou une semaine, ou un jour ! Son impitoyable ennemie écoutases plaintes sans être émue : elle lui dit que d’abord elleavait eu l’intention de lui faire grâce de la vie, et que si elleavait changé d’idée, c’était l’opposition de ses amies qui en étaitcause ; elle continua d’insister pour qu’Agnès avalât lepoison, l’invitant à ne plus se recommander qu’à la miséricorde deDieu, et l’assurant que dans une heure elle serait au nombre desmorts. Voyant qu’il était inutile d’implorer cette femmeinsensible, Agnès essaya de se jeter hors du lit et d’appeler ausecours : elle espérait, si elle ne pouvait pas échapper ausort dont on la menaçait, avoir au moins des témoins de la violencequ’on commettait sur elle. L’abbesse devina son dessein : ellela saisit avec force par le bras, et la rejeta sur sonoreiller ; en même temps, tirant un poignard, et le luimettant sur le sein, elle affirma que si Agnès poussait un seulcri, ou hésitait un seul moment à boire le poison, elle luipercerait le cœur sur-le-champ. Déjà à demi morte de peur,l’infortunée ne put résister davantage. La nonne s’approcha avec lefatal gobelet ; l’abbesse la força de la prendre et d’enavaler le contenu. Elle but, et l’acte horrible fut accompli. Lesnonnes alors s’assirent autour du lit : elles répondirent àses gémissements par des reproches, elle interrompirent par dessarcasmes les prières dans lesquelles elle recommandait à lamiséricorde divine son âme prête à partir ; elles lamenacèrent de la vengeance du ciel et de la damnationéternelle ; lui dirent de désespérer du pardon, et jonchèrentd’épines encore plus aiguës l’oreiller douloureux de la mort.Telles furent les souffrances de cette jeune infortunée, jusqu’aumoment où la destinée la délivra de la malice de ses bourreaux.Elle expira entre l’horreur du passé et la crainte de l’avenir, etson agonie dut amplement assouvir la haine et la vengeance de sesennemis. Aussitôt que leur victime eut cessé de respirer, l’abbessese retira, et fut suivie de ses complices.

Ce fut alors que je sortis de ma cachette. Jen’avais pas osé secourir ma malheureuse amie, sachant bien que,sans la sauver, je n’aurais fait qu’attirer sur moi le même sort.Interdite et terrifiée au-delà de toute expression par cette scèneaffreuse j’avais à peine la force de regagner ma cellule. Quandj’eus atteint la porte de celle d’Agnès, je me hasardai à jeter unregard vers le lit où était étendu inanimé ce corps naguère siplein de grâce et de charme. Je dis une prière pour le repos de sonâme, et fis vœu de venger sa mort par la honte et le châtiment deses assassins. Après bien des peines et des dangers, j’ai tenu monserment. Égarée par l’excès de ma douleur, il m’échappa àl’enterrement des paroles imprudentes qui alarmèrent la consciencecoupable de l’abbesse. Toutes mes actions furent observées, tousmes pas furent suivis ; je fus constamment entourée desespions de la supérieure. Il se passa longtemps avant que je pussetrouver le moyen de donner avis de mon secret aux parents de lamalheureuse fille. On avait répandu le bruit qu’elle était mortesubitement : cette version fut crue par tous ses amis, nonseulement dans Madrid, mais encore dans l’intérieur du couvent. Lepoison n’avait point laissé de traces sur son corps : personnene soupçonnait la véritable cause de sa mort, et cette cause restainconnue à tout le monde, excepté à ses assassins et à moi.

Je n’ai plus rien à dire : quant à ce quej’ai dit, j’en réponds sur ma vie. Je répète que l’abbesse est unemeurtrière ; qu’elle a ôté du monde, et peut-être du ciel, uneinfortunée dont la faute était légère et pardonnable ; qu’ellea abusé du pouvoir confié à ses mains, et qu’elle a agi en tyran,en barbare et en hypocrite. J’accuse aussi les quatre nonnes,Violante, Camille, Alix et Marianne, comme ses complices etégalement criminelles.

Ici Sainte-Ursule termina son récit. Il avaitexcité de tous côtés l’horreur et la surprise ; mais quandelle raconta le meurtre inhumain d’Agnès, l’indignation de la foulese manifesta si bruyamment, qu’il fut à peine possible d’entendrela fin du discours. Le désordre croissait d’instant en instant.Enfin, une multitude de voix s’écrièrent qu’il fallait qu’on livrâtl’abbesse à leur fureur. Don Ramirez refusa positivement d’yconsentir. Lorenzo lui-même rappela au peuple qu’elle n’avait subiaucun jugement, et l’engagea à laisser à l’inquisition le soin dela punir. Toutes les représentations furent superflues : letrouble devenait plus violent et la populace plus exaspérée. Envain Ramirez essaya d’emmener sa prisonnière hors de lafoule : de quelque côté qu’il se tournât, un attroupement luibarrait le passage, et réclamait l’abbesse à grands cris. Ramirezordonna aux archers de s’ouvrir un chemin ; pressés par lafoule, il leur fut impossible de tirer l’épée. Il menaça lamultitude de la vengeance de l’inquisition ; mais dans cetinstant de frénésie populaire, ce nom redouté lui-même avait perduson effet. Quoique le regret de la mort de sa sœur lui inspirât uneprofonde horreur pour l’abbesse, Lorenzo ne put s’empêcher d’avoirpitié d’une femme dans cette position terrible ; mais en dépitde tous ses efforts et de ceux du duc, de don Ramirez et desarchers, le peuple continua de pousser en avant : il se frayaun passage à travers les gardes qui protégeaient la victime, ill’arracha de cet asile, et se mit en devoir d’en tirer une prompteet cruelle justice. Éperdue de terreur, et sachant à peine cequ’elle disait, la malheureuse femme criait implorant un moment derépit : elle protestait qu’elle était innocente de la mortd’Agnès, et qu’elle pouvait se laver de tout soupçon jusqu’à laplus entière évidence. Les mutins, tout entiers au désir d’assouvirleur vengeance barbare, refusèrent de l’écouter, lui prodiguèrenttous les genres d’insultes, l’accablèrent de boue et d’ordures, etl’appelèrent des noms les plus odieux : ils se l’arrachèrentles uns aux autres, et chaque nouveau bourreau était plus atroceque le précédent. Ils étouffèrent sous leurs hurlements et leursimprécations ses cris suppliants, et la traînèrent par les rues, enla frappant, en la foulant du pied, en la soumettant à tous lesactes de cruauté que peuvent inventer la haine et la fureurvindicative. Enfin un caillou, lancé par une main adroite, lafrappa en plein à la tempe ; elle tomba par terre, baignéedans son sang, et en peu de minutes termina sa misérable existence.Quoiqu’elle ne sentît plus leurs insultes, les mutins continuèrentd’exercer sur son corps inanimé leur rage impuissante, de labattre, de la fouler aux pieds et de sévir contre lui jusqu’à cequ’il devînt une masse de chair informe, hideuse, etdégoûtante.

Hors d’état d’empêcher ces actes révoltants,Lorenzo et ses amis les avaient vus avec la plus grandehorreur ; mais ils furent tirés de leur inaction forcée par lanouvelle que l’on attaquait le couvent de Sainte-Claire. Lapopulace échauffée, confondant l’innocent avec le coupable, avaitrésolu de sacrifier à sa rage toutes les religieuses de cet ordre,et de ne pas laisser de leur maison une pierre sur l’autre. Alarmésà ce récit, ils coururent au couvent, décidés à le défendre s’ilétait possible, ou du moins à en sauver les habitantes de la furiedes mutins. La plupart des nonnes avaient pris la fuite ; maisquelques-unes étaient restées ; leur situation était vraimentdangereuse. Cependant, grâce à la précaution qu’elles avaient prisede barricader les portes intérieures, Lorenzo espéra contenir lepeuple jusqu’à ce que don Ramirez revînt avec des forcessuffisantes.

Entraîné par les premiers désordres àplusieurs rues de distance du couvent, il n’y parvint pas tout desuite. Quand il y arriva, la foule alentour était si considérablequ’il ne put approcher des portes. La populace cependant assiégeaitle bâtiment avec rage et persévérance : elle battait les mursen brèche, jetait aux fenêtres des torches enflammées, et juraitqu’au point du jour pas une nonne de Sainte-Claire ne serait envie. Lorenzo venait précisément de réussir à se frayer un chemin àtravers la foule, lorsqu’une des portes fut forcée. Les mutins serépandirent dans l’intérieur du bâtiment, où ils exercèrent leurvengeance sur tout ce qui se trouva sur leur passage. Ils mirent enpièce le mobilier, déchirèrent les tableaux, détruisirent lesreliques, et par haine de la servante perdirent tout respect pourla sainte. Les uns s’occupaient à chercher les nonnes, d’autres àdémolir des parties du couvent, et d’autres à mettre le feu auxtableaux et au riche mobilier qu’il contenait. Ces derniersproduisirent le plus réel dégât : en effet, les conséquencesde leur action furent plus soudaines qu’eux-mêmes ne l’avaientattendu ou désiré. Les flammes, qui s’élevaient de ces monceaux enfeu, atteignirent un côté du bâtiment qui était vieux et sec, etl’incendie gagna rapidement de chambre en chambre : les mursfurent bientôt ébranlés par l’élément dévorant ; les colonnescédèrent, le toit tomba sur les mutins et en écrasa plusieurs sousses débris. On n’entendait que des cris et des gémissements. Lecouvent était enveloppé de flammes, et le tout présentait une scènede dévastation et d’horreur.

Lorenzo était désolé d’avoir été la cause,quoique innocente, de cet effrayant désordre : il entreprit deréparer sa faute en protégeant les malheureuses habitantes ducouvent. Il pénétra avec les assaillants, et s’efforça de réprimerleur fureur victorieuse, jusqu’à ce que le progrès soudain etalarmant des flammes l’obligeât à songer à sa propre sûreté. Lepeuple se précipita dehors avec autant de violence qu’il en avaitmis à entrer ; mais ses flots s’engorgeant aux issues, et lefeu gagnant rapidement, beaucoup périrent avant d’avoir le temps des’échapper. La bonne fortune de Lorenzo le conduisit à une petiteporte, dans une galerie retirée de la chapelle. Le verrou en avaitété retiré ; il l’ouvrit, et se trouva au pied des caveaux deSainte-Claire.

Il s’arrêta pour respirer. Le duc et quelqueshommes de sa suite l’avaient accompagné, et se trouvaient ainsi ensûreté pour le présent. Ils tinrent conseil sur ce qu’ils avaient àfaire pour s’échapper de cette confusion ; mais leurdélibération fut fréquemment interrompue par la vue des masses defeu qui sortaient des murs épais du couvent, par le bruit desvoûtes pesantes qui tombaient en débris, ou par les cris confondusdes nonnes et des assaillants, ou étouffés dans la foule, oupérissant dans les flammes, ou écrasés sous le poids du bâtimentqui s’écroulait.

Lorenzo demanda où le guichetconduisait : on répondit au jardin des Capucins, et il futrésolu qu’on chercherait une issue de ce côté. Le duc, enconséquence, leva le loquet et passa dans le cimetière attenant.Les gardes le suivirent pêle-mêle. Lorenzo, qui se trouvait ledernier, allait aussi quitter la colonnade, lorsqu’il vit la portedes caveaux s’ouvrir doucement. Quelqu’un regarda au dehors, maisen apercevant des étrangers, poussa un cri perçant, recula etdescendit précipitamment l’escalier de marbre.

– Que veut dire cela ? s’écriaLorenzo. Il y a là-dessous quelque mystère. Suivez-moi sansdélai !

À ces mots, il s’élança dans le caveau, etpoursuivit la personne qui continuait de fuir devant lui. Le duc nesavait pas la cause de cette exclamation ; mais lui supposantde bonnes raisons, il le suivit sans hésiter ; les autresfirent de même, et toute la troupe arriva bientôt au bas desdegrés. La porte d’en haut étant restée ouverte, les flammesvoisines jetaient assez de lumière pour permettre à Lorenzod’entrevoir la personne qui courait par les longs passages et sousles voûtes éloignées ; mais à un détour tout à coup ce secourslui manqua ; il resta plongé dans les ténèbres, et ne putdistinguer l’objet de leur poursuite qu’au faible son des pas dufugitif. Ils furent donc forcés d’avancer avec précaution ;autant qu’ils pouvaient juger, le fugitif aussi paraissait avoirralenti sa course, car ils entendaient ses pas se suivre à de longsintervalles. À la fin, ils s’égarèrent dans ce labyrinthe degaleries et se dispersèrent dans diverses directions. Emporté parl’ardeur d’éclaircir ce mystère, et poussé par un mouvement secretet inexplicable, Lorenzo ne remarqua cette circonstance quelorsqu’il se trouva dans un isolement complet. Le bruit des pasavait cessé, tout était silencieux, et il n’avait aucun fil pour seguider vers la personne qui fuyait ; il s’arrêta pourréfléchir sur le moyen le plus propre à faciliter sapoursuite ; il était persuadé que ce n’était point un motifordinaire qui pouvait la conduire dans ce lieu lugubre à unepareille heure : le cri qu’il avait entendu lui avait paru uncri de terreur, et il était convaincu que cet événement cachait unmystère. Après plusieurs minutes d’hésitation, il continua demarcher à tâtons le long des murs. Il y avait déjà quelque tempsqu’il avançait ainsi lentement, lorsqu’il aperçut une lueur quibrillait à distance : guidé par elle et tirant l’épée, ildirigea ses pas vers l’endroit d’où la lumière paraissaitsortir.

Elle venait d’une lampe qui brûlait devant lastatue de sainte Claire ; devant se tenaient plusieursfemmes : leurs vêtements blancs flottaient agités par le ventqui grondait sous les voûtes. Curieux de savoir ce qui les avaitrassemblées dans ce lieu de tristesse, Lorenzo s’approcha aveccirconspection. Les étrangères avaient l’air d’être engagées dansune conversation fort animée ; elles n’entendirent pasLorenzo, et il avança assez près pour entendre distinctement leursvoix.

– Je vous jure, continua celle quiparlait quand il arriva, et que les autres écoutaient avec unegrande attention, je vous jure que je les ai vus de mes yeux. J’aivite descendu l’escalier, ils m’ont poursuivie, et j’ai eu bien dela peine à éviter de tomber dans leurs mains ; sans la lampe,je ne vous aurais jamais trouvées.

– Et que viennent-ils faire ici ?dit une autre d’une voix tremblante ; croyez-vous qu’ils nouscherchent ?

– Dieu veuille que mes craintes soientfausses, répliqua la première ; mais je présume que ce sontdes assassins ! S’ils nous découvrent, nous sommesperdues ! quant à moi, mon sort est certain, ma parenté avecl’abbesse sera un crime suffisant pour me condamner, et quoiquejusqu’à présent ces caveaux m’aient été une retraite…

Comme elle parlait, son œil, en se levant,rencontra Lorenzo, qui n’avait pas cessé d’avancer doucement.

– Les assassins ! cria-t-elle.

Elle s’élança du piédestal de la statue oùelle était assise, et essaya de s’échapper. Ses compagnes, au mêmeinstant, jetèrent un cri d’effroi. Lorenzo avait saisi le bras dela fugitive ; épouvantée, au désespoir, elle tomba à genouxdevant lui.

– Épargnez-moi !s’écria-t-elle ; pour l’amour du Christ, épargnez-moi !je suis innocente, en vérité, je le suis.

Sa voix était presque étouffée par la frayeur.Les rayons de la lampe donnant en plein sur son visage qui étaitsans voile, Lorenzo reconnut la belle Virginie de Villa-Franca. Ils’empressa de la relever et de la rassurer. Il lui promit de laprotéger contre les assaillants, lui protesta qu’on ignorait oùelle était cachée, et qu’il la défendrait jusqu’à la dernièregoutte de son sang. Pendant cette conversation, les nonnes avaientpris différentes attitudes : l’une était à genoux et invoquaitle ciel ; l’autre se cachait la figure dans le sein de savoisine : plusieurs, immobiles de crainte, écoutaientl’assassin supposé ; tandis que d’autres embrassaient lastatue de sainte Claire, et imploraient sa protection avec des crisfrénétiques. Quand elles s’aperçurent de leur méprise, ellesentourèrent Lorenzo, et lui prodiguèrent les bénédictions pardouzaines. Il apprit qu’en entendant les menaces du peuple, etépouvantées des cruautés que, du haut des tours du couvent, ellesavaient vu exercer contre la supérieure, plusieurs despensionnaires et des nonnes s’étaient réfugiées dans les caveaux.Au nombre des premières était la charmante Virginie. Proche parentede l’abbesse, elle avait plus de raisons que toute autre deredouter les assaillants, et elle supplia Lorenzo de ne pointl’abandonner à leur rage. Ses compagnes, dont la plupart étaientdes filles de noble maison, lui firent la même prière, qu’ilaccueillit avec empressement : il s’engagea à ne les pointquitter qu’il ne les eût remises toutes saines et sauves à leursparents ; mais il leur recommanda de ne point quitter encoreles caveaux de quelque temps et d’attendre que la fureur populairefût un peu calmée, et que l’arrivée de la force militaire eûtdispersé la multitude.

– Plût à Dieu, s’écria Virginie, que jefusse déjà en sûreté dans les bras de ma mère ! Commentdites-vous, señor ? serons-nous longtemps avant de pouvoirsortir d’ici ? chaque moment que j’y passe me met à latorture.

– Vous en sortirez bientôt,j’espère ; dit-il ; mais jusqu’à ce que vous puissiez lefaire sans danger, ces caveaux seront pour vous un impénétrableasile ; vous n’y courez aucun risque, et je vous conseille derester tranquilles encore deux ou trois heures.

– Deux ou trois heures ! s’écriasœur Hélène : si j’y reste encore une heure, je mourrai depeur ! pour tout l’or du monde je ne consentirais pas à subirce que j’ai déjà souffert depuis que je suis ici. SainteVierge ! être dans ce lieu lugubre au milieu de la nuit,environnée des cadavres de mes compagnes défuntes, et m’attendant àtout instant à être mise en pièces par leurs ombres qui rôdentautour de moi, et se plaignent et gémissent avec des accentsfunèbres qui me glacent le sang… Jésus-Christ ! c’en est assezpour me rendre folle.

– Pardonnez-moi, repartit Lorenzo, si jem’étonne que, menacée de malheurs réels, vous puissiez vous occuperde dangers imaginaires : les terreurs sont puériles et sansfondement ; combattez-les, sainte sœur : j’ai promis devous protéger contre les assaillants, mais c’est à vous-même à vousdéfendre des attaques de la superstition. Croire aux revenants estridicule à l’excès, et si vous continuez de céder à ces crainteschimériques…

– Chimériques ! s’écrièrent toutesles nonnes à la fois : mais nous l’avons entendu nous-mêmes,señor ! chacune de nous l’a entendu ! cela s’est répétésouvent, et chaque fois le son était plus sombre et plus lugubre.Vous ne nous persuaderez pas que nous nous sommes toutes trompées.Non, certes ; non, non ; si le bruit n’avait existé quedans l’imagination…

– Écoutez ! écoutez !interrompit Virginie, avec l’accent de la terreur ; Dieu nousgarde ! le voilà encore !

Les nonnes joignirent les mains, et tombèrentà genoux. Lorenzo regarda avec inquiétude, et tout près de céderaux craintes qui s’étaient emparées des femmes. Le silence étaitprofond : il examina le caveau, mais il ne vit rien. Il sedisposait à parler aux nonnes et à les railler de leurs puérilesfrayeurs, lorsque son attention fut éveillée par un sourd et longgémissement.

– Qu’est-ce que cela ? cria-t-ilétonné.

– Voilà, señor ! dit Hélène. Àprésent vous devez être convaincu ! vous avez entendu le bruitvous-même ! jugez si nos terreurs sont imaginaires ;depuis que nous sommes ici, ce gémissement s’est répété presquetoutes les cinq minutes. C’est sans doute quelque âme en peine quiréclame nos prières pour sortir du purgatoire : mais aucune denous n’a osé lui demander ce qu’elle veut. Quant à moi, si jevoyais une apparition, la frayeur, j’en suis certaine, me tueraitsur place.

Comme elle parlait, on entendit un secondgémissement plus distinct ; les nonnes firent le signe de lacroix, et s’empressèrent de réciter leurs prières contre lesmauvais esprits. Lorenzo écouta attentivement ; il allajusqu’à croire distinguer une voix qui parlait en se plaignant,mais l’éloignement en rendait les sons confus. Le bruit semblaitvenir du milieu du petit caveau où il était avec les nonnes etauquel une multitude de passages qui y venaient aboutir de toutcôté donnaient la forme d’une étoile. La curiosité de Lorenzo,toujours éveillée, le rendait impatient d’éclaircir ce mystère. Ildemanda qu’on gardât le silence ; les nonnes obéirent :tout se tut jusqu’à ce que le calme général fût de nouveau troublépar le même gémissement qui se renouvela plusieurs fois de suite.Lorenzo, qui suivait la direction du son, remarqua qu’il était plusdistinct auprès de la châsse de sainte Claire.

– Le bruit part d’ici, dit-il :quelle est cette statue ?

Hélène, à qui s’adressait cette question,resta un moment sans répondre. Tout à coup elle joignit lesmains.

– Oui ! cria-t-elle, cela doit être.Je sais d’où viennent ces gémissements.

Les nonnes l’entourèrent et la conjurèrent des’expliquer. Elle répliqua gravement que de temps immémorial lastatue avait la réputation d’opérer des miracles. Elle en inféraque la sainte était affligée de l’incendie du couvent qu’elleprotégeait, et qu’elle exprimait sa douleur par des lamentationsdistinctes. N’ayant pas la même foi dans les miracles de la sainte,Lorenzo ne trouva pas la solution du problème aussi satisfaisantequ’elle parut aux nonnes, qui l’acceptèrent sans balancer. Sur unpoint, il est vrai, il était d’accord avec Hélène ; ilsoupçonnait que les gémissements sortaient de la statue : plusil écoutait, plus il se confirmait dans cette idée. Il s’enapprocha dans le dessein de l’examiner plus attentivement ;mais lorsqu’elles virent son intention, les nonnes le supplièrent,au nom du ciel, d’y renoncer, car, s’il touchait à la statue, samort était inévitable.

– Et en quoi consiste le danger ?dit-il.

– Mère de Dieu ! en quoi ?repartit Hélène, toujours empressée de raconter une aventuremiraculeuse. Si vous aviez seulement entendu la centième partie desmerveilleuses histoires que la supérieure nous racontait à cesujet ! elle nous a assuré mainte et mainte fois que si nousosions seulement y poser un doigt, nous courrions les plus grandsrisques. Entre autres choses, elle nous a dit qu’un voleur étantentré la nuit dans ces caveaux remarqua le rubis qui est là, etdont le prix est inestimable. Le voyez-vous, señor ? il brilleau troisième doigt de la main dans laquelle elle tient une couronned’épines. Naturellement le bijou excita la cupidité de cemisérable. Il résolut de s’en emparer. Dans ce dessein, il montasur le piédestal ; pour s’appuyer, il saisit le bras droit dela sainte et étendit le sien vers la bague ; quelle fut sasurprise, lorsqu’il vit la statue lever sur lui une main menaçanteet lui annoncer sa damnation éternelle ! Pénétré d’effroi etde consternation, il se désista de sa tentative, et se disposa àquitter le caveau ; mais cet espoir aussi fut déçu : lafuite lui fut interdite, il lui fut impossible de dégager sa mainqui était appuyée sur le bras droit de la sainte ; il eut beaufaire des efforts, il resta attaché à la statue, jusqu’à ce quel’angoisse insupportable qui lui versait du feu dans les veines leforçât de crier au secours. Le caveau se remplit despectateurs ; le scélérat avoua son sacrilège, et pour ledélivrer il fallut séparer sa main de son corps : elle estrestée depuis attachée à la statue. Le voleur se fit ermite, etmena désormais une vie exemplaire ; mais l’arrêt de la saintene s’en est pas moins exécuté ; et la tradition dit qu’ilcontinue de hanter ce caveau et d’implorer le pardon de sainteClaire par ses plaintes et ses lamentations. Maintenant, j’y pense,celles que nous venons d’entendre pourraient fort bien avoir étépoussées par l’ombre de ce pécheur ; mais ceci, je ne legarantis pas. Tout ce que je puis dire, c’est que depuis lorspersonne n’a osé toucher la statue ; n’ayez donc pas cettefolle témérité, bon señor ; pour l’amour du ciel, abandonnezce dessein, et ne vous exposez pas sans nécessité à une mortcertaine.

N’étant pas convaincu que sa mort serait aussicertaine qu’Hélène paraissait le croire, Lorenzo persista dans sarésolution. Les nonnes s’efforcèrent de l’en détourner dans lestermes les plus touchants, et lui montrèrent même la main duvoleur, qui, en effet, se voyait encore sur le bras de la statue.Cette preuve, s’imaginaient-elles, devaient le persuader. Il s’enfallait de beaucoup et elles furent grandement scandaliséeslorsqu’il manifesta le soupçon que ces doigts secs et ridés avaientété mis là par l’ordre de l’abbesse. En dépit de leurs prières etde leurs menaces, il approcha de la statue. Il sauta par-dessus lagrille de fer qui la protégeait, et la sainte subit un examenminutieux. Elle lui avait paru d’abord être de pierre ; maisune plus ample inspection lui prouva qu’elle n’était que de boispeint. Il la secoua et essaya de la remuer ; mais elle avaitl’air de faire partie de sa base. Il l’examina encore dans tous lessens ; mais aucun fil ne le conduisit à la solution de cemystère, solution dont les nonnes étaient devenues aussi avides quelui, depuis qu’elles l’avaient vu toucher impunément la statue. Ils’arrêta et écouta : les gémissements se renouvelaient parintervalles, et il était convaincu d’en être le plus près possible.Il rêvait à ce singulier événement, et parcourait la statue avecdes yeux scrutateurs : tout à coup ils s’arrêtèrent sur lamain desséchée ; il fut frappé de l’idée qu’une défense siparticulière de toucher le bras de la statue n’avait pas été faitesans motif ; il remonta sur le piédestal : il examinal’objet de son attention, et découvrit un petit bouton de fer cachéentre l’épaule de la sainte et ce que l’on supposait avoir été lamain du voleur. Cette découverte le ravit : il mit les doigtssur le bouton, et le pressa avec force : aussitôt un bruitsourd se fit entendre dans la statue comme une chaîne tendue qui sedétacherait. Effrayées de ce bruit, les timides nonnes reculèrent,se préparant à fuir à la première apparence de danger ; maistout redevenant calme et silencieux, elles se rassemblèrent denouveau autour de Lorenzo, et le regardèrent agir, pleinesd’anxiété.

Voyant qu’il n’était rien résulté de sadécouverte, il descendit. Quant il retira sa main, la saintetrembla, et les spectatrices furent reprises d’effroi, croyant quela statue s’animait. Les idées de Lorenzo étaient toutesdifférentes ; il comprit aisément que le bruit qu’il avaitentendu venait de ce qu’il avait lâché une chaîne qui attachait lastatue au piédestal ; il essaya de nouveau de la remuer, et ily réussit sans de grands efforts : il la posa à terre, etremarqua que ce piédestal était creux et que l’entrée en étaitfermée par une lourde grille de fer.

La curiosité devint si générale, que les sœursoublièrent leurs dangers réels et imaginaires. Lorenzo se mit àsoulever la grille, et les nonnes l’aidèrent de toutes leursforces ; ils en vinrent à bout sans beaucoup de peine. Alorsil s’offrit à eux un abîme profond, dont l’œil cherchait en vain depercer l’épaisse obscurité. Les rayons de la lampe étaient tropfaibles pour être d’un grand secours ; on ne distinguaitqu’une suite de degrés rudes et informes qui s’enfonçaient dans legouffre béant, et se perdaient bientôt dans les ténèbres. Onn’entendait plus de gémissements ; mais personne ne doutaitqu’ils ne fussent sortis de cette fosse. En se penchant dessus,Lorenzo s’imagina distinguer quelque chose qui brillait dansl’ombre ; il regarda attentivement, et fut convaincu qu’ilvoyait une petite lueur qui se montrait et disparaissait tour àtour. Il le dit aux nonnes, et elles la virent aussi ; maislorsqu’il annonça son intention de descendre dans le trou, elles seréunirent pour s’opposer à cette résolution. Toutes leursremontrances ne purent la changer. Pas une d’elles n’eut le couragede l’accompagner, et il ne pouvait songer à les priver de la lampe.Seul donc, et dans les ténèbres, il se disposa à tenter l’aventure,tandis que les nonnes se contentaient de dire des prières pour sonsuccès et sa sûreté.

Les marches étaient si étroites et siraboteuses, que les descendre c’était comme marcher sur la pented’un précipice. L’obscurité qui l’environnait ôtait toute sûreté àson pied ; il était obligé d’avancer avec une grandeprécaution, de peur de manquer les marches et de tomber dans legouffre : il en fut bien près plusieurs fois. Cependant ilatteignit la terre ferme plus tôt qu’il ne s’y attendait ; ilreconnut que les ténèbres épaisses et les brouillards impénétrablesqui régnaient dans le souterrain le lui avaient fait croirebeaucoup plus profond qu’il ne se trouvait l’être : il parvintsans accident au bas de l’escalier, s’arrêta et chercha la lueurqui avait attiré son attention. Il la chercha en vain ; toutétait sombre. Il écouta si l’on gémissait ; mais son oreillene distingua d’autre son que le murmure lointain des nonnes quiau-dessus répétaient leurs Ave Maria. Il resta incertain de quelcôté diriger ses pas. À tout événement, il résolut d’aller enavant : il le fit, mais lentement, craignant de s’éloigner del’objet de ses recherches au lieu de s’en approcher. Lesgémissements annonçaient une personne souffrante ou du moinsaffligée, et il espérait pouvoir la soulager. Enfin des sonsplaintifs et peu éloignés se firent entendre : joyeux, iltourna ses pas de leur côté ; à mesure qu’il avançait, ilsdevinrent plus distincts, et bientôt il revit la lueur que luiavait cachée jusqu’alors l’angle d’un mur peu élevé.

Elle venait d’une petite lampe posée sur untas de pierres, et dont les rayons languissants et lugubresservaient plutôt à montrer qu’à dissiper les horreurs d’un cachotdroit et sombre, construit dans une partie du souterrain :elle faisait voir aussi plusieurs autres enfoncements semblables,mais dont la profondeur se perdait dans l’obscurité. La lumièrejouait froidement sur les murailles humides dont la surface moisiela reflétait à peine ; une brume épaisse et malsaineenveloppait d’un nuage la voûte du cachot. En avançant, Lorenzosentit un froid perçant circuler dans ses veines ; mais lesplaintes fréquentes l’engagèrent à poursuivre. Il se tourna de leurcôté, et à la faible lueur de la lampe, il vit dans un coin de ceséjour odieux une créature étendue sur un lit de paille, et simisérable, si amaigrie, si pâle, qu’il ne sut si c’était une femme.Elle était à moitié nue ; ses longs cheveux épars tombaient endésordre sur sa figure et la cachaient presque entièrement ;un bras décharné pendait négligemment sur une couverture enlambeaux qui entourait ses membres convulsés et grelottants ;l’autre était replié autour d’un petit paquet qu’elle serraitcontre son sein ; un grand rosaire était près d’elle ; enface, un crucifix sur lequel elle tenait fixés ses yeux creux, et àson côté, un panier et une petite cruche de terre.

Lorenzo s’arrêta : il était pétrifiéd’horreur ; il regardait cette misérable créature avecrépugnance et pitié. Il trembla à ce spectacle : il sentit lecœur lui manquer ; ses forces l’abandonnèrent, et ses membresfurent incapables de soutenir le poids de son corps. Il fut obligéde s’appuyer contre le petit mur qui était près de lui, sanspouvoir avancer ni parler à cette infortunée : elle jeta lesyeux vers l’escalier ; le mur cachait Lorenzo et elle ne levit point.

– Personne ne vient ! murmura-t-elleenfin.

Sa voix était creuse et râlait : ellesoupira amèrement.

– Personne ne vient !répéta-t-elle ; non ! on m’a oubliée ! on ne viendraplus !

Elle s’arrêta un instant ; puis ellecontinua tristement :

– Deux jours ! deux longs jours, etpas de nourriture ! et pas d’espoir, pas de consolation !insensée ! comment puis-je désirer de prolonger une vie simisérable !…

Elle se tut. Elle grelotta, et ramena lacouverture sur ses épaules nues.

Elle regardait le paquet qu’elle tenait contreson sein. Elle se pencha dessus, et le baisa : puis elledétourna brusquement la tête, et frissonna de dégoût.

– Il était si beau ! il aurait étési charmant, si semblable à lui ! Je l’ai perdu pourjamais ! Comme il a changé en peu de jours ! je ne lereconnaîtrais pas moi-même.

Lorenzo, en écoutant ces tristes accents, sesentit encore plus péniblement affecté. Le premier aspect d’unetelle infortune avait porté à son cœur un coup douloureux ;mais, remis de cette impression, il s’avança vers la captive :elle entendit ses pas, et, poussant un cri de joie, elle laissatomber le rosaire.

– Oui ! oui ! oui !s’écria-t-elle, quelqu’un vient !

Elle essaya de se lever, mais elle n’en eutpas la force ; elle retomba sur son lit de paille, et Lorenzoentendit un bruit de chaînes pesantes.

Se soulevant de terre et s’appuyant sur sesmains, elle regardait avidement l’étranger.

– Grand Dieu !… n’est-ce pas uneillusion ?… un homme ? Parbleu ! quiêtes-vous ? qui vous amène ? venez-vous me sauver, merendre à la liberté, à la vie, à la lumière ? Oh !parlez, parlez vite, ne me laissez pas concevoir une espérance dontla perte me tuera.

– Calmez-vous, répondit Lorenzo, d’unevoix douce et compatissante ; la cruelle abbesse dont vousvous plaignez a déjà subi la peine de ses crimes : vous n’avezplus rien à craindre d’elle. Dans quelques minutes vous allez êtrerendue à la liberté et aux embrassements de vos parents, dont vousavez été séparée ; vous pouvez compter sur ma protection.Donnez-moi la main et n’ayez pas peur : laissez-moi vousconduire en un lieu où vous puissiez recevoir les soins qu’exigevotre état de faiblesse.

– Oh ! oui ! oui ! dit laprisonnière avec un cri de joie. Il y a donc un Dieu, un Dieujuste ! Ô bonheur ! ô bonheur ! je vais respirerl’air pur, et revoir la clarté resplendissante du soleil ! Jevais avec vous, étranger ! Mais il faut que ceci vienne avecmoi, ajouta-t-elle en désignant le petit paquet qu’elle tenaittoujours serré contre sa poitrine ; je ne puis m’enséparer ; je veux l’emporter : il prouvera au mondecombien sont terribles ces demeures que l’on nomme si faussementreligieuses.

Comme Lorenzo se baissait, la lueur de lalampe frappa en plein sur son visage.

– Dieu tout-puissant !s’écria-t-elle, est-ce possible !… cet air ! cestraits !… Oh ! oui, c’est, c’est…

Elle étendit les bras pour les jeter autour delui mais son corps trop frêle fut hors d’état de soutenir lesémotions qui agitaient son cœur. Elle s’évanouit, et retomba sur lelit de paille.

Lorenzo fut surpris de cette dernièreexclamation. Il crut avoir déjà entendu des accents pareils à ceuxde cette voix creuse ; mais où ? Il vit que, dans unesituation si dangereuse, les secours immédiats de la médecineétaient absolument nécessaires, et il se hâta de l’emporter ducachot.

Peu d’instants après, Don Ramirez, aussi bienque le duc, parurent suivis de gens portant des torches : ilsl’avaient cherché dans les caveaux pour lui apprendre que la fouleétait dispersée et l’émeute entièrement finie. Lorenzo racontabrièvement son aventure dans le souterrain, et expliqua combienl’inconnue avait besoin des secours de la médecine. Il pria le ducde se charger d’elle, ainsi que des nonnes et despensionnaires.

– Quant à moi, dit-il, d’autres soinsdemandent mon attention. Tandis qu’avec la moitié des archers vousconduirez ces dames à leurs demeures respectives, je désire quevous me laissiez l’autre. Je veux examiner ce souterrain et visiterles recoins les plus secrets du sépulcre. Je n’aurai de repos quelorsque je serai certain que la malheureuse victime que voici estla seule que la superstition ait emprisonné sous ces voûtes.

Le duc applaudit à son intention. Don Ramirezoffrit de l’assister dans cette perquisition, et sa proposition futacceptée avec reconnaissance. Les nonnes, ayant fait leursremerciements à Lorenzo, se confièrent aux soins de son oncle, quiles emmena hors des caveaux. Virginie demanda que l’inconnue luifût donnée en garde, et promit de faire savoir à Lorenzo quand elleserait suffisamment rétablie pour recevoir sa visite. À vrai dire,elle fit cette promesse plutôt pour elle-même que pour Lorenzo oula captive : elle n’avait pas vu sa courtoisie, sa douceur,son intrépidité sans une vive émotion ; elle désiraitardemment de conserver des relations avec lui ; et auxsentiments de pitié que lui inspirait la prisonnière, s’ajoutaitl’espoir que les soins qu’elle prenait de cette infortunée larelèveraient d’un cran dans l’estime de son sauveur. Elle n’avaitpas lieu de se mettre en peine à ce sujet : la bonté dont elleavait fait preuve et le tendre intérêt qu’elle avait montré à lamalade lui avaient conquis une place éminente dans les bonnesgrâces de Lorenzo. Il la considérait comme un ange descendu du cielau secours de l’innocence affligée, et son cœur n’aurait purésister à tant d’attraits, s’il n’avait pas été retenu par lesouvenir d’Antonia.

La prisonnière délivrée était toujours privéede l’usage de ses sens, et ne donnait d’autres signes de vie quequelques gémissements. On la portait sur une espèce de litière.Virginie, qui était constamment auprès, craignait qu’épuisée parune longue abstinence et ébranlée par ce passage subit des fers etdes ténèbres à la liberté et à la lumière, elle ne pût soutenir cechoc. Lorenzo et don Ramirez étaient restés dans les caveaux. Aprèsavoir délibéré sur ce qu’ils devaient faire, il fut arrêté que,pour ne pas perdre de temps, les archers se diviseraient en deuxcorps : qu’avec l’un, don Ramirez examinerait le souterrain,tandis que Lorenzo, avec l’autre, pénétrerait au fond des caveaux.Cet arrangement fait, et sa suite s’étant munie de torches, donRamirez s’avança vers le souterrain. Il en avait déjà descenduquelques marches, quand il entendit des gens qui accouraient del’intérieur du sépulcre. Étonné, il remonta précipitamment.

– Entendez-vous des pas ? ditLorenzo. Allons au-devant ; c’est de ce côté qu’ils paraissentvenir.

En ce moment, un cri perçant lui fit hâter lepas.

– Au secours ! au secours !pour l’amour de Dieu ! criait une voix, dont l’accentmélodieux pénétra d’effroi le cœur de Lorenzo.

Il vola vers le cri avec la rapidité del’éclair, et fut suivi par don Ramirez avec une vitesse égale.

Chapitre 11

 

Ambrosio était certain que les moines et lesnonnes seraient à la procession, et il n’avait pas à craindred’être interrompu.

Sûr de n’être pas découvert, il ne reculaitpas devant l’idée d’employer la violence ; ou s’il éprouvaitquelque répugnance à le faire, elle ne venait pas d’un motif dehonte ou de compassion, mais de l’amour sincère et ardent qu’ilressentait pour Antonia, et du désir de ne devoir ses faveurs qu’àelle-même.

Les moines quittèrent le couvent à minuit.Mathilde était parmi les chantres, et conduisait le chant. Ambrosiofut laissé à lui-même et libre de suivre ses inclinations.Convaincu qu’il n’était resté personne qui pût épier ses mouvementsou troubler ses plaisirs, il se hâta de gagner les galeries del’ouest. Le cœur palpitant d’espoir et aussi d’anxiété, il traversale jardin, ouvrit la porte qui donnait sur le cimetière, et en peude minutes fut devant les caveaux. Il ouvrit la porte avecprécaution, comme s’il craignait d’être entendu. Il s’enfonça dansles longs passages dont Mathilde lui avait enseigné les détours, etparvint au caveau particulier qui contenait sa maîtresseendormie.

À côté de trois cadavres en putréfaction étaitla belle endormie. Un rouge vif, avant-coureur de la vierenaissante, était déjà répandu sur ses joues ; et enveloppéecomme elle était dans un linceul et couchée sur sa bière, elleavait l’air de sourire aux objets funèbres qui l’entouraient.

Il l’emporta, toujours immobile, de latombe ; il s’assit sur un banc de pierre, et la soutenant dansses bras, il épia avec impatience les symptômes de la vierenaissante. C’est à peine s’il était assez maître de sestransports pour attendre qu’elle ne fût plus insensible. L’ardeurnaturelle de ses désirs s’était accrue par les difficultés qu’ilsavaient rencontrées, ainsi que par une longue abstinence :car, depuis qu’il avait abdiqué tout droit à son amour, Mathildel’avait exilé pour toujours de ses bras.

Sevré tout à coup des plaisirs dont l’habitudelui avait fait un besoin absolu, le moine sentit vivement cetteprivation. Naturellement porté à assouvir ses sens, dans la pleinevigueur de la virilité et de la chaleur du sang, il avait laisséprendre un ascendant tel à son tempérament, que sa concupiscenceallait jusqu’à la folie.

Peu à peu il sentit la chaleur ranimer le seinqui reposait contre le sien. De nouveau, le cœur battit, le sangcircula plus rapide, et les lèvres remuèrent. Enfin, elle ouvritles yeux. Voyant qu’elle était pleinement revenue à l’existence, illa serra avec transport contre lui, et imprima un long baiser surses lèvres. La soudaineté de cette action suffit pour dissiper lesfumées qui obscurcissaient la raison d’Antonia. Elle se levaprécipitamment, et jeta autour d’elle un regard éperdu. Les objetsétranges qui se présentaient à sa vue de tout côté contribuaient àconfondre ses idées. Elle porta la main à sa tête, comme pourrasseoir son imagination en désordre.

– Où suis-je ? dit-elle brusquement.Comment suis-je venue ici ? Où est ma mère ? je croyaisl’avoir vue ? Oh ! un rêve affreux m’a dit… Mais oùsuis-je ? Laissez-moi partir ! je ne puis rester ici.

Elle essayait de se lever, mais le moine l’enempêcha.

– Calmez-vous, charmante Antonia !répondit-il ; ne reconnaissez-vous pas votre amiAmbrosio ?

– Ambrosio ? mon ami ?Oh ! oui, oui, je me le rappelle… Mais pourquoi suis-jeici ? qui m’y a amenée ? pourquoi êtes-vous avecmoi ?… Oh ! Flora m’a recommandé de prendre garde… Il n’ya ici que des cercueils, des tombes, des squelettes ! ce lieum’effraie ! bon Ambrosio, emmenez-moi.

– Pourquoi ces terreurs, Antonia ?répartit le prieur, la serrant contre lui, et couvrant son sein debaisers, qu’elle s’efforçait en vain d’éviter ; quecraignez-vous de moi, de quelqu’un qui vous adore ?

En parlant ainsi, il renouvelait sesembrassements, et se permettait les plus indécentes libertés.Malgré toute son ignorance, Antonia comprit le danger ; elles’arracha aux bras du prieur, et n’ayant pour tout vêtement que sonlinceul, elle s’enferma dedans.

– Laissez-moi, mon père !cria-t-elle, sa vertueuse indignation tempérée par l’effroi de sonisolement.

Le ton résolu dont elle parlait ne laissa pasque d’étonner le moine, mais ne produisit pas sur lui d’autre effetque la surprise. Il lui prit la main, la força de se rasseoir surses genoux, et la regardant d’un œil luxurieux, il luirépondit :

– Remettez-vous Antonia. La résistanceest inutile, et je ne veux pas vous déguiser plus longtemps mapassion. On vous croit morte : le monde est à jamais perdupour vous, seul je vous possède ici ; vous êtes entièrement enmon pouvoir : les désirs qui me brûlent, il faut que je lessatisfasse, ou que je meure. Mais je voudrais ne devoir mon bonheurqu’à vous, ma charmante fille ! mon adorable Antonia !Laissez-moi vous enseigner les jouissances que vous ignorez encore,vous apprendre à sentir dans mes bras les plaisirs que je vaisgoûter dans les vôtres.

De moment en moment, la passion du moinedevenait plus ardente, et la terreur d’Antonia plus intense. Ellelutta pour se dégager ; ses efforts furent sans succès, et,voyant Ambrosio s’enhardir de plus en plus, elle appela au secoursà grands cris. L’aspect du caveau, la pâle lueur de la lampe, etles objets funèbres que ses yeux rencontraient de toute part,étaient peu faits pour lui inspirer les sentiments qui agitaient leprieur ; ses caresses mêmes l’éprouvaient par leurfureur : cet effroi, au contraire, cette répugnance manifeste,cette résistance incessante, ne faisaient qu’enflammer les désirsdu moine, et prêter de nouvelles forces à sa brutalité. Sans faireattention aux pleurs, aux cris, aux prières, il se rendit peu à peumaître d’elle, et ne quitta sa proie que lorsqu’il eut consommé sonforfait et le déshonneur d’Antonia.

À peine eut-il accompli son dessein, qu’il euthorreur de lui-même et des moyens qu’il avait employés. L’excèsmême de son ardeur luxurieuse contribuait maintenant à lui inspirerdu dégoût, et une voix secrète lui disait combien était bas etinhumain le crime qu’il venait de commettre. Celle qui naguèreétait l’objet de son adoration n’excitait plus dans son cœurd’autre sentiment que l’aversion et la rage. Il s’était détourné,et si ses yeux se reportaient sur elle involontairement, ce n’étaitque pour rencontrer des regards de haine. L’infortunée s’étaitévanouie avant que son déshonneur fût consommé : elle nerevint à la vie que pour sentir son malheur. Elle resta étendue surla terre dans un muet désespoir ; les larmes se succédaientlentement sur ses joues, et de fréquents sanglots gonflaient sapoitrine. Accablée de chagrin, elle demeura quelque temps dans cetétat de torpeur ; enfin elle se leva avec difficulté, ettraînant vers la porte ses pas affaiblis, elle se disposa à quitterle caveau.

Le son des pas tira le moine de sa sombreapathie. Il poursuivit la victime de sa brutalité, et l’eut bientôtrejointe. Il la saisit par le bras, et la repoussa violemment dansle caveau.

– Que voulez-vous de plus ? dit-elletimidement ; ma ruine n’est-elle pas complète ?Laissez-moi retourner chez moi, et pleurer en liberté ma honte etma misère.

– Retourner chez vous ! répéta lemoine, avec une ironie amère et dédaigneuse ; puis tout àcoup, les yeux flamboyants de colère : Quoi ! afin quevous me dénonciez au monde ! afin que vous me proclamiez unhypocrite, un ravisseur, un traître, un monstre de cruauté, delibertinage et d’ingratitude ! Malheureuse fille, vous devezrester ici avec moi ! ici, parmi ces tombes solitaires, cesimages funèbres, ces corps hideux, putréfiés. Ici vous resterez, etvous serez témoin de mes souffrances ; vous verrez ce quec’est que d’être en proie aux horreurs du désespoir, et de rendrele dernier soupir dans le blasphème et les imprécations !…

En prononçant ces paroles d’une voix tonnante,il serrait avec violence le bras d’Antonia, et frappait la terredans le délire de la rage.

Lui croyant le cerveau dérangé, Antoniaépouvantée tomba à genoux ; elle leva les mains vers lui, etsa voix expira presque sans pouvoir rendre un son.

– Grâce ! grâce !murmura-t-elle avec peine.

– Silence ! cria le prieur éperdu etil la jeta à terre.

Il la quitta, et parcourut le caveau d’un airsauvage et égaré. Ses yeux roulaient d’une manièreeffrayante ; Antonia tremblait lorsqu’elle lesrencontrait ; il paraissait méditer quelque chose d’horrible,et elle perdit tout espoir de sortir vivante de ces tombeaux :pourtant cette idée était injuste. Au milieu de l’horreur et dudégoût auxquels son âme était en proie, la pitié pour sa victimetenait encore une place ; la fougue de sa passion une foiscalmée, il aurait donné des mondes, s’il en avait eu, pour luirendre l’innocence dont sa concupiscence l’avait privée ; desdésirs qui l’avaient poussé au crime, pas une trace ne restait dansson sein ; tout l’or de l’Inde ne l’aurait pas décidé àessayer de la posséder encore ; tout son être semblait serévolter à cette idée, et il aurait bien voulu effacer de samémoire la scène qui venait de se passer. À mesure que diminuait sasombre fureur, sa compassion pour Antonia augmentait ; ils’arrêta, et aurait voulu lui adresser quelques consolations ;mais il ne sut d’où les tirer, et il resta à la regarder dans unemorne stupeur. Il se décida à la laisser passer pour morte, et à laretenir captive dans cette sombre prison ; il se proposait devenir tous les soirs lui apporter des aliments, lui témoigner sonrepentir, et confondre leurs larmes. D’une voix entrecoupée, maisaussi douce qu’il put la rendre, détournant les yeux et se faisantà peine entendre, il essaya de la consoler d’un malheur qui nepouvait plus se réparer. Il protesta de son repentir sincère, et dela joie qu’il aurait de racheter par autant de gouttes de sangchacune des larmes qu’il lui avait fait répandre. Misérable etdésespérée, Antonia l’écoutait avec une douleur silencieuse ;mais lorsqu’il lui annonça qu’elle serait retenue dans le caveau,dans cet affreux séjour auquel la mort même était préférable, ellese réveilla soudain de son insensibilité. Elle retomba àgenoux ; elle demanda grâce dans les termes les pluspathétiques et les plus pressants : elle promit, s’il voulaitla rendre à la liberté, de cacher au monde les outrages qu’elleavait subis ; de donner à sa réapparition tous les motifsqu’il jugerait convenables ; et afin que le plus petit soupçonne tombât pas sur lui, elle offrit de quitter immédiatement Madrid.Ses instances furent assez fortes pour faire une grande impressionsur le prieur. Il réfléchit que comme elle n’excitait plus en luide désirs, il n’avait plus d’intérêt à la tenir cachée comme il enavait d’abord eu l’intention : que c’était ajouter de nouveauxmalheurs à tous ceux qu’elle avait déjà soufferts ; et que sielle était fidèle à ses promesses, qu’elle fût en prison ou enliberté, d’aucune manière il n’avait personnellement rien àcraindre pour sa vie ni pour sa réputation. D’un autre côté, iltremblait qu’Antonia, dans son affliction, ne manquât sans levouloir à son engagement, ou que son extrême simplicité et sonignorance de la ruse ne permissent à quelqu’un plus adroit desurprendre son secret. Quelques fondées que fussent ses craintes,la compassion et un désir sincère de réparer sa faute autant quepossible le sollicitèrent d’accéder aux prières de la suppliante.La difficulté de colorer le retour imprévu d’Antonia à la vie,après sa mort supposée et son enterrement public, était le seulpoint qui le tînt irrésolu. Il pesait dans son esprit les moyensd’écarter cet obstacle, lorsqu’il entendit des pas précipités. Laporte du caveau s’ouvrit, et Mathilde accourut, évidemment pleinede trouble et d’effroi.

En voyant entrer un étranger, Antonia poussaun cri de joie : mais l’espoir d’être secourue par lui futbientôt dissipé. Le novice supposé n’exprima pas la moindresurprise de trouver une femme seule avec le prieur, dans un lieu siétrange et à une heure si avancée et s’adressa à lui sans perdre unmoment.

– Que faut-il faire, Ambrosio ? noussommes perdus si on ne trouve pas un moyen de repousser l’émeute.Ambrosio, le couvent de Sainte-Claire est en feu ; l’abbesseest tombée victime de la fureur de la populace ; déjà lemonastère est menacé d’un destin semblable. Alarmés des cris dupeuple, les moines vous cherchent de tout côté ; ilss’imaginent que votre autorité seule suffira pour calmer cedésordre ; personne ne sait ce que vous êtes devenu, et votreabsence excite partout de l’étonnement et le désespoir. J’aiprofité de la confusion, et j’accours vous avertir du danger.

– Le remède est facile, répondit leprieur, je retourne à ma cellule : une raison quelconqueexpliquera mon absence.

– Impossible ! répartitMathilde : le souterrain est rempli d’archers ; Lorenzode Médina et plusieurs officiers de l’inquisition parcourent lescaveaux et occupent chaque passage ; vous serez arrêté dansvotre fuite ; on vous demandera quels motifs vous avez d’êtresi tard dans le souterrain ; on trouvera Antonia et vous êtesà jamais perdu.

– Lorenzo de Médina ? des officiersde l’inquisition ? que viennent-ils faire ? est-ce moiqu’ils cherchent ? suis-je donc suspecté ? Oh !parlez, Mathilde ! répondez-moi par pitié !

– Ils ne pensent pas encore à vous, maisje crains qu’ils n’y pensent avant peu. Votre seule chance de leuréchapper réside dans la difficulté d’explorer ce caveau ; laporte est artistement dissimulée ; il est possible qu’ils nela voient pas et que nous puissions rester cachés jusqu’à ce queles perquisitions soient finies…

– Mais Antonia… si les inquisiteursapprochent et qu’on entende ses cris…

– Voici le moyen d’éviter cedanger ! interrompit Mathilde.

En même temps elle tira un poignard, ets’élança sur sa proie.

– Arrêtez ! arrêtez ! criaAmbrosio, lui saisissant la main, et lui arrachant l’arme déjàlevée. Que voulez-vous faire, cruelle ? l’infortunée n’a déjàque trop souffert, grâce à vos pernicieux conseils ! Plût àDieu que je ne les eusse jamais suivis ! plût à Dieu que jen’eusse jamais vu votre visage !

Mathilde lui jeta un regard de mépris.

– C’est absurde ! s’écria-t-elled’un air de colère et de dignité qui imposa au prieur. Après luiavoir dérobé tout ce qui la lui rendait chère, pouvez-vous craindrede la priver d’une vie misérable ? Mais c’est bien !qu’elle vive pour vous convaincre de votre folie ; je vousabandonne à votre mauvais destin ! je répudie notrealliance ! celui qui tremble de commettre un crime siinsignifiant ne mérite pas ma protection. Écoutez !Écoutez ! Ambrosio, n’entendez-vous pas les archers ? ilsviennent, et votre perte est inévitable.

En ce moment, le prieur entendit un bruitlointain de voix. Il courut à la porte, du secret de laquelledépendait son salut, et que Mathilde avait négligé de fermer. Avantd’y parvenir, il vit Antonia tout à coup se glisser près de lui,franchir la porte, et voler vers le bruit avec la rapidité d’uneflèche. Elle avait écouté attentivement Mathilde ; elle avaitentendu nommer Lorenzo, et s’était résolu à tout risquer pour seréfugier sous cette protection. La porte était ouverte. Les sonslui prouvaient que les archers ne pouvaient pas être à une grandedistance. Elle rassembla le peu de force qui lui restait, dépassale moine avant qu’il remarquât son projet, et se dirigeapromptement vers les voix. Revenu de sa première surprise, leprieur ne manqua pas de la poursuivre. Tous ses muscles tendus,vainement Antonia redoublait de vitesse. À chaque moment, l’ennemigagnait sur elle du terrain : elle entendit ses pas derrièreelle, elle sentit sur le cou la chaleur de son haleine. Ill’atteignit ; il enfonça les mains dans les boucles de sescheveux flottants, et essaya de l’entraîner dans le caveau. Antoniarésista de toute sa force ; elle entoura de ses bras un despiliers qui supportaient la voûte, et appela au secours à grandscris. En vain le prieur s’efforçait de lui imposer silence.

– Au secours ! continuait-elle decrier ; au secours ! au secours pour l’amour deDieu !

Accélérés par ses cris, on entendit les pas serapprocher. Le prieur s’attendait à tout moment à voir arriver lesinquisiteurs. Antonia résistait toujours, et il la força au silencepar le moyen le plus horrible et le plus inhumain. Il avait encorele poignard de Mathilde : sans se donner un instant deréflexion, il le leva et le plongea deux fois dans le seind’Antonia ! elle poussa un cri, et tomba. Le moine essaya del’emporter, mais elle tenait toujours le pilier fortement embrassé.En ce moment, la lumière des torches qui approchaient brilla surles murs. Craignant d’être découvert, Ambrosio fut forcéd’abandonner sa victime, et il s’enfuit au caveau où il avaitlaissé Mathilde.

Ce ne fut pas sans être vu. Don Ramirez, quise trouva arriver le premier, aperçu par terre une femme baignée desang, et un homme qui s’enfuyait et dont le trouble indiquait quec’était le meurtrier. Aussitôt il le poursuivit avec une partie desarchers, tandis que les autres restaient avec Lorenzo pour protégerl’étrangère blessée. Ils la soulevèrent, et la soutinrent dansleurs bras. Elle s’était évanouie de douleur ; mais bientôtelle donna des signes de vie : elle ouvrit les yeux, et enrelevant la tête, rejeta en arrière la forêt de cheveux blonds quijusque-là avaient caché son visage.

– Dieu tout-puissant ! c’estAntonia.

Telle fut l’exclamation de Lorenzo, et,l’arrachant des bras des gardes, il la prit dans les siens.

Quoique dirigé par une main incertaine, lepoignard n’avait que trop bien atteint le but de son maître. Lesblessures étaient mortelles, et Antonia sentait qu’elle n’enreviendrait pas ; cependant, le peu d’instants qui luirestaient furent des instants de bonheur.

Elle était couchée, la tête appuyée sur lesein de Lorenzo, et ses lèvres lui murmurant encore de doucesparoles de consolation. Elle fut interrompue par l’horloge ducouvent qui, dans le lointain, sonna l’heure. Aussitôt les yeuxd’Antonia étincelèrent d’un éclat céleste ; tout son corpsparut reprendre de la vie ; elle se releva dans les bras deson amant.

– Trois heures ! s’écria-t-elle. Mamère, je viens !

Elle joignit les mains et tomba morte.Lorenzo, désespéré, se jeta près d’elle. Il s’arracha les cheveux,se frappa la poitrine et refusa de se séparer du cadavre. Enfin,ses forces étant épuisées, il se laissa emmener hors du caveau ettransporter au palais de Médina, presque aussi inanimé quel’infortunée Antonia.

Ambrosio, cependant, quoique suivi de près,avait réussi à regagner le caveau. La porte était déjà referméelorsque don Ramirez arriva, et beaucoup de temps s’écoula avant quela retraite du fugitif fût découverte. Mais rien ne résiste à lapersévérance. Tout artistement dissimulée qu’elle était, la portene put échapper à la vigilance des archers. Ils la forcèrent etentrèrent dans le caveau, au grand effroi d’Ambrosio et de sacompagne. La confusion du moine, ses efforts pour se cacher, safuite rapide et ses vêtements tachés de sang, ne permettaient pasde douter qu’il ne fût le meurtrier d’Antonia. Mais quand il futreconnu pour l’immaculé Ambrosio « l’homme de Dieu »,l’idole de Madrid, les facultés des spectateurs furent enchaînéespar la surprise, et ils purent à peine se persuader que ce qu’ilsvoyaient n’était point une vision. Le prieur n’essaya point de sedisculper, mais garda un morne silence. On se saisit de lui et onle garrotta ; la même précaution fut prise avec Mathilde. Soncapuchon ayant été écarté, la délicatesse de ses traits et laprofusion de ses cheveux dorés trahirent son sexe, et cet incidentexcita une nouvelle stupéfaction. Le poignard aussi fut trouvé dansla tombe, où le moine l’avait jeté ; et après une exacteperquisition dans le souterrain, les deux coupables furent conduitsdans les prisons de l’inquisition.

Les effets trouvés dans les cellules du prieuret de Mathilde furent saisis et portés à l’inquisition pour servirde pièces à conviction. À cela près, tout demeura comme par lepassé, et l’ordre et la tranquillité se rétablirent dans Madrid.Aveuglée par le ressentiment, la populace avait immolé chaque nonnequi lui était tombée sous la main : celles qui avaient échappéle devaient entièrement à la prudence et à la modération du duc deMédina. Elles le sentaient bien, et en gardaient à ce seigneurtoute la reconnaissance qu’il méritait.

Alarmé de l’émeute, et tremblant pour lasûreté de sa fille, le seul enfant qu’il eût, le marquis avait voléau couvent de Sainte-Claire, et était encore occupé à la chercher.On envoya de tout côté des messagers pour lui apprendre qu’il latrouverait saine et sauve à son hôtel, et pour l’inviter à s’yrendre immédiatement. Son absence laissa à Virginie la liberté dedonner toute son attention à sa protégée ; et quoique forttroublée elle-même des aventures de la nuit, aucune insistance neput la déterminer à quitter le lit de la malade. Celle-ci, dont laconstitution avait été ébranlée par le besoin et la douleur, futquelque temps avant de recouvrer l’usage de ses sens. Elle eut unegrande difficulté à avaler les remèdes qui lui furentordonnés ; mais cet obstacle écarté, elle triompha aisément desa maladie, qui ne provenait que de faiblesse. Les soins dont elleétait l’objet, la nourriture saine dont elle avait été longtempsprivée, et la joie d’être rendue à la liberté, à la société, et,elle osait l’espérer, à l’amour, tout se réunit pour accélérer sonrétablissement. Du premier instant qu’elles s’étaient connues, satriste position, ses souffrances presque incomparables, lui avaientvalu l’affection de son aimable hôtesse. Virginie sentait pour ellele plus vif intérêt : mais quel ravissement elle éprouvalorsque, suffisamment rétablie pour raconter son histoire, la nonnecaptive se trouva être la sœur de Lorenzo.

Cette victime de la cruauté monastique n’étaitautre, en effet, que l’infortunée Agnès. Virginie l’avait bienconnue au couvent ; mais sa maigreur, ses traits altérés parle chagrin, le bruit de sa mort généralement accrédité, ses cheveuxgrandis et emmêlés qui pendaient en désordre sur sa figure et sonsein, l’avaient d’abord rendue méconnaissable. L’abbesse avait mistout en œuvre pour décider Virginie à prendre le voile ; carl’héritière de Villa-Franca n’était point une acquisition àdédaigner ; ses démonstrations de tendresse, et sesprévenances continuelles avaient réussi à en donner sérieusement lapensée à sa jeune parente. Mieux instruite des dégoûts et desennuis de la vie monastique, Agnès avait pénétré le dessein de lasupérieure. Elle avait tremblé pour l’innocente fille, et entreprisde lui faire voir son erreur. Elle lui avait dépeint sous leur vraijour les nombreux inconvénients attachés à un couvent, lacontrainte perpétuelle, les basses jalousies, les intriguesmesquines, la cour servile et la flatterie grossière exigées par lasupérieure. Puis elle avait engagé Virginie à réfléchir à labrillante perspective qui se présentait devant elle. L’idole de sesparents, l’admiration de Madrid, douée par la nature et l’éducationde toutes les perfections du corps et de l’esprit, elle pouvaitprétendre à l’établissement le plus fortuné. Ses richesses luifourniraient les moyens de pratiquer dans toute leur étendue lacharité et la bienveillance, ces vertus qui lui étaient sichères ; et en restant dans le monde elle serait à même dedécouvrir des objets dignes de sa protection, ce qui ne pouvait sefaire dans la retraite d’un couvent.

Ses conseils avaient détourné Virginie detoute idée de prendre le voile ; mais un autre argument dontAgnès n’avait point fait usage eut sur elle plus de poids que toutle reste ensemble : elle avait aperçu Lorenzo quand il étaitvenu voir sa sœur à la grille ; il lui avait plu, et tous lesentretiens qu’elle avait avec Agnès se terminaient en général pardes questions sur son frère. Celle-ci, qui adorait Lorenzo, nedemandait pas mieux que d’avoir une occasion d’entonner seslouanges ; elle parlait de lui avec transport, et pourconvaincre de la justesse de ses idées, de la culture de son espritet de l’élégance de ses expressions, elle montrait de temps entemps les lettres qu’elle recevait de lui. Agnès remarqua bientôtque par ces confidences elle avait fait sur le cœur de sa jeuneamie une impression qu’elle avait été loin de vouloir produire,mais qu’elle fut vraiment heureuse d’observer ; elle nepouvait pas souhaiter pour son frère un parti plusavantageux : héritière de Villa-Franca, vertueuse,affectionnée, belle et accomplie, Virginie semblait faite pour lerendre heureux. Elle sonda son frère à ce sujet, quoique sansmentionner le nom ni les particularités.

Il l’assura dans ses réponses que son cœur etsa main étaient entièrement libres, et elle en conclut qu’ellepouvait, sans danger, aller de l’avant. Elle s’étudia donc àdévelopper la passion naissante de son amie ; Lorenzo devintle sujet constant de ses entretiens ; et l’avidité aveclaquelle on l’écoutait, les fréquents soupirs qu’on laissaitéchapper, et l’empressement qu’on mettait à chaque digression àramener la conversation sur le sujet dont elle s’étaitécartée, suffirent pour convaincre Agnès que les soins deson frère seraient loin d’être désagréables. Elle se hasarda enfinà parler au duc de ses désirs. Quoique Virginie lui fûtpersonnellement inconnue, il savait assez qui elle était pour lajuger digne de la main de son neveu. Il fut donc convenu entrel’oncle et la nièce qu’elle insinuerait cette idée à Lorenzo, etelle attendait qu’il revînt à Madrid pour lui proposer d’épouserson amie. Les malheureux événements qui eurent lieu dansl’intervalle l’empêchèrent d’exécuter son dessein. Virginie lapleura sincèrement et comme compagne et comme la seule personne àqui elle pût parler de Lorenzo : son cœur continua en secretd’être la proie de sa passion, et elle s’était presque déterminée àavouer ses sentiments à sa mère, lorsque le hasard lui enreprésenta l’objet ; en le voyant si près d’elle, si poli, sisensible, si intrépide, elle avait senti s’accroître l’ardeur deson affection. Quand elle vit que son amie, que sa conseillère luiétait rendue, elle la regarda comme un présent du ciel ; elleosa nourrir l’espérance d’être unie à Lorenzo, et résolut d’usersur lui de l’influence de sa sœur.

Supposant qu’avant de mourir Agnès avait pufaire sa proposition, le duc avait mis sur le compte de Virginietoutes les idées de mariage de son neveu : en conséquence, illeur avait fait le plus favorable accueil. De retour à son hôtel,le récit de la mort d’Antonia et de la conduite de Lorenzo en cetteoccasion lui fit voir sa méprise. Il déplora ces malheurs ;mais la pauvre fille se trouvant mise de côté, il compta sur laréussite de son plan. Il est vrai que la situation de Lorenzo ledisposait mal à des fiançailles. Ses espérances déçues au moment oùil s’attendait à les réaliser, l’avaient cruellement affecté. Leduc le trouva malade au lit ; on avait de sérieusesinquiétudes pour sa vie : mais son oncle ne les partagea pas.Son avis était et il n’avait pas tort, que « des hommes sontmorts, et les vers les ont mangés, mais ce n’était pasd’amour ». Il se flattait donc que, toute profonde que pouvaitêtre l’impression faite sur le cœur de son neveu, le temps etVirginie sauraient l’effacer. Il courut chez le jeune affligé ettâcha de le consoler : il compatit à sa douleur, maisl’exhorta à résister à l’envahissement du désespoir. Il convintqu’il était impossible de ne pas être ébranlé d’un choc siépouvantable, et de le blâmer d’y être sensible ; mais il leconjura de ne point se consumer en regrets superflus, de lutterplutôt contre la douleur et de conserver la vie, sinon pourlui-même, au moins pour ceux qui lui étaient tendrement attachés.Tout en travaillant ainsi à faire oublier à Lorenzo la perted’Antonia, le duc faisait une cour assidue à Virginie, etsaisissait toutes les occasions de servir auprès d’elle lesintérêts de son neveu.

Il est facile de présumer qu’Agnès ne fut paslongtemps sans demander des nouvelles de don Raymond. Elle futpeinée d’apprendre la triste situation où le chagrin l’avaitréduit ; cependant elle ne put s’empêcher de triomphersecrètement, en songeant que sa maladie prouvait la sincérité del’amour. Le duc se chargea lui-même d’annoncer au malade le bonheurqui l’attendait. Quoique pour le préparer à un tel événement, iln’eût négligé aucune précaution à ce passage soudain du désespoirau bonheur, les transports de Raymond furent si violents qu’ilsfaillirent lui être funestes. Une fois cet accès passé, latranquillité d’esprit, la certitude d’être heureux, et par-dessustout la présence d’Agnès qui, dès qu’elle fut guérie, grâce àVirginie et à la marquise, était accourue soigner son amant, lemirent bientôt en état de surmonter les effets de cette affreusemaladie. Le repos de l’âme se communiqua au corps, et il serétablit avec une rapidité qui causa une surprise générale.

Il n’en était pas de même de Lorenzo. La mortd’Antonia, accompagnée de si terribles circonstances, était unpoids bien lourd sur son esprit. Ce n’était plus qu’uneombre ; rien ne pouvait le distraire : c’est avec peinequ’on le décidait à prendre suffisamment de nourriture pour sesoutenir, et on craignait une phtisie. La société d’Agnès était saseule consolation. Quoique le hasard ne leur eût guère permisd’être ensemble, il avait pour elle une sincère amitié. Voyantcombien elle lui était nécessaire, elle quittait rarement sachambre ; elle écoutait ses plaintes avec une infatigableattention, et elle le calmait à force de douceur et de compassion.Elle habitait toujours le palais de Villa-Franca, dont les maîtresla traitaient avec une affection marquée. Le duc avait déclaré aumarquis ses désirs au sujet de Virginie. Le parti étaitirréprochable ; Lorenzo était héritier des biens immenses deson oncle, et se distinguait par l’agrément de sa personne,l’étendue de son savoir, et la sagesse de sa conduite. Ajoutez àcela que la marquise avait découvert combien sa fille étaitfavorablement disposée pour lui.

En conséquence, la proposition du duc futacceptée sans délai : toutes les précautions furent prisespour que Lorenzo vît sa future avec les sentiments qu’elle méritaitsi bien d’inspirer. Dans ses visites à son frère, Agnès étaitsouvent accompagnée de la marquise ; et aussitôt qu’il putquitter le lit, Virginie, sous sa protection maternelle, eutquelquefois la permission de lui exprimer les vœux qu’elle faisaitpour sa guérison. Elle s’en acquittait avec tant de délicatesse, lamanière dont elle parlait d’Antonia était si tendre et sitouchante, et lorsqu’elle déplorait la triste destinée de sarivale, ses yeux brillants étaient si beaux au travers des larmes,que Lorenzo ne pouvait la voir ni l’écouter sans émotion. Chaquejour la société de Virginie semblait lui faire un plaisir nouveau,et il parlait d’elle avec plus d’admiration : ses parentsaussi bien que l’intéressée le remarquaient ; mais ilsgardaient prudemment leurs observations pour eux ; aucun motne leur échappait, qui pût faire soupçonner leur dessein. Ilsrestaient fidèles à leur plan de conduite, et laissaient le tempsmûrir et transformer en un plus vif sentiment l’amitié que Lorenzoéprouvait déjà pour elle.

Les visites de Virginie cependant devenaientplus fréquentes ; et enfin il n’y eut plus guère de jour dontelle ne passât une partie près de lui. Peu à peu il recouvra sesforces, mais les progrès de sa convalescence étaient lents etdouteux. Un soir, il sembla être moins abattu qu’àl’ordinaire : Agnès et son amant, le duc, Virginie et sesparents, étaient assis autour de lui ; pour la première fois,il pria sa sœur de lui apprendre comment elle avait échappé auxeffets du poison que Sainte-Ursule lui avait vu boire. Craignant delui rappeler des scènes dans lesquelles Antonia avait péri, ellelui avait jusqu’alors caché l’histoire de ses souffrances.Maintenant qu’il amenait lui-même l’entretien sur ce sujet, ellepensa que peut-être le récit de ses malheurs pourrait le détournerde la contemplation de ceux qui l’occupaient trop constamment, etelle acquiesça sur-le-champ à la demande qu’il faisait. Le reste dela compagnie avait déjà entendu son histoire : mais l’intérêtque tous les assistants portaient à l’héroïne les rendait désireuxde l’entendre de nouveau. Toute la société se joignant donc àLorenzo, Agnès obéit. Elle raconta d’abord la découverte qui avaiteu lieu dans la chapelle du couvent, le ressentiment de lasupérieure, et la scène nocturne dont Sainte-Ursule avait étésecrètement témoin. Quoique la nonne eût déjà décrit ce dernierévénement, Agnès le raconta plus en détail. Après quoi ellecontinua son récit de la manière suivante :

FIN DE L’HISTOIRE D’AGNÈS DE MÉDINA

Ma mort supposée fut précédée de la plusaffreuse agonie. Ces moments, que je croyais être mes derniers,étaient rendus plus amers par les assurances de l’abbesse que je nepouvais échapper à la damnation. Quand je revins à la vie, mon âmeétait encore sous l’impression de ces terribles idées, je regardaisavec crainte alentour, m’attendant à voir les ministres de lavengeance divine.

Une grande heure s’écoula avant que je fusseen état d’examiner les objets environnants ; quand je le fis,quelle terreur remplit mon sein ! Je me trouvai étendue surune espèce de lit d’osier ; il avait six poignées, qui avaientdû servir aux nonnes à me porter au tombeau ; j’étais couverted’un drap ; quelques fleurs fanées étaient éparses surmoi : d’un côté était un petit crucifix de bois ; del’autre, un rosaire à gros grains ; quatre murs bas et étroitsm’emprisonnaient ; le haut était fermé aussi d’une petitegrille par où passait le peu d’air qui circulait dans ce misérableendroit. Une faible lueur qui m’arrivait à travers les barreaux mepermettait de distinguer les horreurs dont j’étais entourée ;une odeur infecte et malsaine me suffoquait. Remarquant que lagrille n’était point fermée, je pensai qu’il ne serait pasimpossible de m’échapper. Comme je me levais dans ce dessein, mamain se posa sur quelque chose de doux ; je le pris etl’approchai de la lumière. Dieu tout-puissant, quel fut mondégoût ! ma consternation ! en dépit de sa putréfactionet des vers qui la rongeaient, j’aperçus une tête humaine, etreconnus les traits d’une nonne qui était morte quelques moisauparavant, je la jetai loin de moi, et tombai presque sans vie surma bière.

Quand la force me revint, cette circonstanceet l’idée d’être au milieu des cadavres hideux de mes compagnesaccrurent mes désirs de m’évader de mon affreuse prison. Je meredressai vers la lumière ; la grille était à ma portée, je lasoulevai sans peine : probablement on l’avait laissée ouvertepour faciliter ma fuite. En m’aidant de l’irrégularité des murs,dont certaines pierres dépassaient les autres, je parvins à lesescalader, et à sortir de ma prison. Je me trouvai dans un caveauassez spacieux ; plusieurs tombeaux, extérieurement semblablesà celui dont je venais de m’échapper, étaient rangés sur les côtés,et paraissaient considérablement enfoncés dans la terre.

Je devinai sur-le-champ que l’abbesse s’étaitméprise sur la nature de la liqueur qu’elle m’avait forcée deboire, et qu’au lieu de poison elle m’avait administré un puissantnarcotique. Je tâchai de nouveau d’ouvrir la porte, mais ellerésista à tous mes efforts. Je rassemblai tout ce que j’avais devoix, et criai au secours. J’étais trop loin de toute oreille.Aucune voix amie ne répondit à la mienne. Ma longue privation denourriture commença à me tourmenter. Les tortures de la faimétaient les plus douloureuses et les plus insupportables ; etelles semblaient augmenter à chaque heure qui passait sur ma tête.Souvent je fus sur le point de me frapper la tempe à l’angle dequelque monument, de me faire jaillir la cervelle, et de terminerainsi tous mes maux ; mais le souvenir de mon enfanttriomphait de ma résolution ; j’avais peur d’une action quimettait en danger sa vie autant que la mienne : alorsj’exhalais ma douleur en lamentations et en cris de rage : etde nouveau retombant en faiblesse, je m’asseyais silencieuse etmorne sur le piédestal de la statue de sainte Claire, les brascroisés, et abandonnée à un sombre désespoir. Soudain une tombevoisine frappa mes regards ; sur elle était un panier que jen’avais pas encore remarqué. Je me levai : J’y courus aussivite que mon corps épuisé me le permit. Avec quel empressement jesaisis le panier, lorsque je vis qu’il contenait un pain grossieret une bouteille d’eau.

Je me jetai avec avidité sur ces humblesaliments. Selon toute apparence, ils étaient dans le caveau depuisplusieurs jours. Le pain était dur et l’eau corrompue ; maisjamais nourriture ne me parut si délicieuse. Quand les exigences dela faim furent satisfaites, je me mis à faire des conjectures surcette nouvelle particularité. Je me demandai si c’était pour moique le panier avait été mis là.

Je penchais à croire que les desseins de lasupérieure sur ma vie avaient été découverts par quelqu’une desreligieuses qui avaient pris parti pour moi ; qu’elle avaitréussi à substituer un narcotique au poison ; qu’elle m’avaitapporté de la nourriture pour me soutenir, jusqu’à ce qu’elle pûteffectuer ma délivrance et qu’elle s’occupait de faire savoir mondanger à mes parents, et de leur indiquer le moyen de me tirer deprison.

Mes méditations furent interrompues par unbruit de pas. Avec un plaisir indicible, j’entendis la clef tournerdans la serrure ; persuadée que je touchais à ma délivrance,je volai vers la porte avec un cri de joie. Elle s’ouvrit ;mais toutes mes espérances de fuite s’évanouirent, quand parutl’abbesse, suivie des quatre mêmes nonnes qui avaient été témoinsde ma mort supposée. Elles portaient des torches à la main, et meregardèrent dans un silence effrayant.

Je reculai de terreur. L’abbesse descenditdans le caveau ainsi que ses compagnes, elle prit le siège que jevenais de quitter : la porte fut refermée, et les nonnes serangèrent derrière leur supérieure ; elle me fit signed’avancer. Épouvantée de son aspect sévère, j’avais à peine laforce d’obéir. Je tombai à genoux, je joignis les mains, et les luitendis suppliantes, sans être en état d’articuler une syllabe.

Elle me regarda d’un œil courroucé.

– Vois-je une pénitente ou unecriminelle ? dit-elle enfin : est-ce le remords du crimeou la crainte du châtiment qui lève ces mains vers moi ? cespleurs reconnaissent-ils la justice de la sentence, ou ne font-ilsque solliciter l’adoucissement de la peine ? De ces motifs, jele crains bien, c’est le dernier !

Elle s’arrêta, mais elle tenait toujours sesyeux fixés sur moi.

– Prenez courage, continua-t-elle, je nedésire pas votre mort, mais votre repentir ; le breuvage queje vous ai administré n’était pas un poison, mais un narcotique.Mon intention en vous trompant a été de vous faire ressentir lestortures d’une conscience coupable, qui se voit surprise par lamort avant l’expiation de ses crimes. Vous avez souffert cestortures ; je vous ai familiarisée avec l’amertume de la mort,et j’espère que vos angoisses momentanées deviendront pour vous unbien éternel.

Cet exorde m’annonçait quelque chose deterrible ; je tremblais, et je voulais parler pour désarmerson courroux ; mais un geste de l’abbesse m’imposa silence.Elle poursuivit :

– Quoiqu’elles soient négligées à tortdepuis de longues années et combattues maintenant par plusieurs denos sœurs égarées (que le ciel convertisse !), c’est monintention de faire revivre les lois de notre ordre dans toute leurforce. Celle contre l’incontinence est sévère, mais pas plus que nel’exige une si monstrueuse offense. Écoutez donc la sentence deSainte-Claire : – Sous ces caveaux il existe des prisonsdestinées à recevoir des criminelles telles que vous :l’entrée en est habilement cachée, et celle qu’on y enferme doitrenoncer à tout espoir de liberté : c’est là que vous allezêtre conduite. On vous apportera des aliments, mais nonsuffisamment pour satisfaire votre appétit ; vous en aurezseulement assez pour maintenir l’âme dans le corps, et ils serontde la qualité la plus simple et la plus grossière. Tels sont lesordres de Sainte-Claire ; soumettez-vous-y sans murmure.Suivez-moi !

On m’emporta dans l’escalier et on me fitentrer de force dans une des cellules qui garnissaient les côtés dusouterrain. Mon sang se glaça à la vue de ce lugubre séjour ;les vapeurs froides suspendues en l’air, les murs verts d’humidité,le lit de paille si dur, si délaissé, les fers destinés àm’enchaîner pour jamais à ma prison, et les reptiles de touteespèce que je vis regagner leurs trous à mesure que la torcheapprochait d’eux, me frappèrent l’âme de terreurs presque tropviolentes pour être supportées. Folle de désespoir, je m’arrachaides mains qui me tenaient ; je me jetai à genoux devantl’abbesse, et j’implorai sa pitié dans les termes les pluspassionnés et les plus frénétiques : « Si ce n’est passur moi, dis-je, jetez du moins un regard de pitié sur l’êtreinnocent dont la vie est attachée à la mienne ! »

L’abbesse recula brusquement, et me força delâcher sa robe, comme si mon attouchement eût été contagieux.

– Quoi ! s’écria-t-elle d’un airexaspéré : quoi ! osez-vous plaider pour le produit devotre honte ? faut-il laisser vivre une créature conçue dansun péché monstrueux ? Femme abandonnée, ne m’en parlezplus ! il vaut mieux pour le malheureux périr que devivre : engendré dans le parjure, dans l’incontinence, dans lasouillure, il ne peut manquer d’être un prodige de vice.Entends-moi, fille coupable ! n’attends de moi aucune pitié,ni pour toi, ni pour ton avorton ; prie plutôt que la mort tesaisisse avant de le mettre au jour ; ou s’il doit voir lalumière, que ses yeux se referment aussitôt pour jamais. Personnene t’assistera dans les douleurs de l’enfantement : metstoi-même au monde ton rejeton, nourris-le toi-même, soigne-letoi-même, enterre-le toi-même, et Dieu veuille que ce soit bientôt,afin que tu ne tires pas de consolation du fruit de toniniquité.

Cette torture d’esprit et les scènesépouvantables où j’avais joué un rôle avancèrent le terme de magrossesse. Dans la solitude et la misère, abandonnée de tous, sansles secours de l’art, sans les encouragements de l’amitié, avec desdouleurs qui auraient touché le cœur le plus dur, je fus délivréede mon déplorable fardeau. L’enfant était venu vivant aumonde ; mais je ne savais qu’en faire, ni par quels moyens luiconserver l’existence. Je ne pouvais que le baigner de mes larmes,le réchauffer dans mon sein, et prier pour son salut. Je fusbientôt privée de cette triste occupation : le manque de soinsconvenables, l’ignorance de mes devoirs de mère, le froid perçantdu cachot, et l’air malsain que respiraient ses poumons,terminèrent la courte et pénible existence de mon pauvre petit. Ilexpira peu d’heures après sa naissance, et j’assistai à sa mortdans des angoisses impossibles à décrire. Il devint bientôt un amasde putréfaction, et pour tout œil un objet d’horreur et de dégoût,pour tout œil excepté pour celui d’une mère. Vainement cette imagede la mort repoussait en moi les instincts de la nature ; jeluttai contre cette répugnance et j’en triomphai : jepersistai à tenir mon enfant contre mon sein, à le pleurer, àl’aimer, à l’adorer ! Que d’heures j’ai passées sur mon lit dedouleur à contempler ce qui avait été mon fils ! Je tâchais deretrouver ses traits sous la corruption livide qui les cachait.Tout le temps de mon emprisonnement, cette triste occupation futmon seul plaisir, et je n’y aurais pas renoncé pour toutl’univers ; j’étais résignée à mon sort, et déjà j’attendaisl’instant de ma mort, quand mon ange gardien… quand mon bien-aiméfrère arriva à temps pour me sauver.

Ici Agnès cessa de parler, et le marquis luirépondit en termes également sincères et affectionnés. Lorenzoexprima sa satisfaction de se voir à la veille d’une si étroitealliance avec un homme pour qui il avait toujours eu la plus hauteestime. La bulle du pape avait pleinement relevé Agnès de sesengagements religieux ; le mariage fut donc célébré aussitôtque les apprêts nécessaires eurent été terminés : car lemarquis désirait que la cérémonie eût lieu avec tout l’éclat ettoute la publicité possibles. La noce faite, et après avoir reçules compliments de Madrid, la mariée partit avec don Raymond pourleur château en Andalousie. Lorenzo les accompagna, ainsi que lamarquise de Villa-Franca et son aimable fille. Il n’est pas besoinde dire que Théodore fut de la partie, et il serait impossible dedécrire la joie qu’il eut du mariage de son maître. Le marquis,avant son départ, pour réparer un peu ses négligences précédentes,avait fait prendre des informations au sujet d’Elvire. Apprenantque sa fille et elle avaient reçu plusieurs services de Léonella etde Jacinthe, il témoigna de son respect pour la mémoire de sabelle-sœur en leur faisant à toutes deux de beaux présents ;Lorenzo suivit son exemple. Léonella fut extrêmement flattée desattentions de seigneurs si distingués, et Jacinthe bénit l’heure oùsa maison avait été ensorcelée.

De son côté, Agnès ne manqua pas derécompenser ses amies de couvent. La digne mère Sainte-Ursule, àqui elle devait la liberté, fut nommée, à sa demande, surintendantedes dames de charité : c’était une des meilleures et des plusopulentes sociétés de l’Espagne. Berthe et Cornélie, ne voulant pasquitter leur amie, furent appelées aux principaux emplois du mêmeétablissement. Quant aux nonnes qui avaient aidé l’abbesse àpersécuter Agnès… Camille, retenue au lit par la maladie, avaitpéri dans les flammes qui avaient consumé le couvent deSainte-Claire ; Marianne, Alix et Violante, ainsi que deuxautres, étaient tombées victimes de la rage populaire ; lestrois autres qui, dans le conseil, avaient appuyé la sentence de lasupérieure furent sévèrement réprimandées, et exilées dans desmaisons religieuses de provinces obscures et éloignées : ellesy languirent quelques années, honteuses de leur faiblesse, etévitées de leurs compagnes avec aversion et mépris.

La fidélité de Flora ne resta pas non plussans récompense. Consultée sur ses désirs, elle dit être impatientede revoir son pays natal ; en conséquence, on lui procura lesmoyens de s’embarquer pour Cuba, où elle arriva en sûreté, combléedes présents de Raymond et de Lorenzo.

Les dettes de la reconnaissance acquittées,Agnès fut libre de poursuivre l’exécution de son plan favori. Logésdans la même maison, Lorenzo et Virginie étaient perpétuellementensemble ; plus il la voyait, plus il était convaincu de sonmérite. De son côté, elle se mettait en frais pour plaire, et illui était impossible de ne pas réussir. Lorenzo contemplait avecadmiration sa beauté, ses manières élégantes, ses innombrablestalents, et son humeur si douce. Il était aussi très flatté dupenchant qu’elle avait pour lui, et qu’elle ne savait pas cacher.Toutefois, ces sentiments n’avaient point chez lui l’ardeur quicaractérisait son amour pour Antonia : l’image de cettecharmante et malheureuse fille vivait toujours dans son cœur, et sejouait des efforts que faisait Virginie pour l’en chasser ;mais, quand le duc proposa une alliance qu’il désirait si vivement,son neveu n’en rejeta point l’offre.

Chapitre 12

 

Le lendemain de la mort d’Antonia, tout Madridfut dans l’étonnement et la consternation. Un archer, témoin del’aventure des tombeaux, avait indiscrètement raconté les détailsdu meurtre : il en avait aussi nommé l’auteur. Cette nouvelleexcita parmi les dévotes une confusion sans exemple : laplupart refusèrent d’y croire, et vinrent elles-mêmes au monastèrepour s’assurer du fait. Tenant à éviter la honte que la conduitecoupable de leur supérieur faisait rejaillir sur toute lacommunauté, les moines assurèrent les curieuses qu’uneindisposition empêchait seule Ambrosio de les recevoir comme àl’ordinaire : leurs efforts furent sans succès. La même excusese répétant de jour en jour, le récit de l’archer s’accrédita peu àpeu. Les partisans du prieur l’abandonnèrent : pas un d’eux nedouta de la culpabilité, et ceux qui d’abord l’avaient prôné avecle plus d’ardeur mirent le plus d’emportement à le condamner.

Il ne pouvait espérer de tromper sesjuges ; les preuves de sa culpabilité étaient tropfortes : sa présence dans le cimetière à une heure si avancée,son trouble en se voyant découvert, le poignard que, dans unpremier moment d’effroi, il avait avoué avoir été caché par lui, etle sang qui avait jailli de la blessure d’Antonia sur son habit, ledésignaient suffisamment comme l’assassin. Il attendait dans lestranses le jour de l’interrogatoire. Il était sans consolation danssa détresse ; la religion ne pouvait lui inspirer du courage.S’il lisait les livres de morale qu’on avait mis dans ses mains, iln’y voyait que l’énormité de ses fautes ; s’il essayait deprier, il se rappelait qu’il ne méritait pas la protection du ciel,et croyait ses crimes trop monstrueux pour ne pas surpasser même labonté infinie de Dieu. Frémissant du passé, tourmenté du présent,et redoutant l’avenir, ainsi s’écoulèrent le peu de jours quiprécédèrent celui qui était marqué pour son jugement.

Ce jour arriva. À neuf heures du matin, laporte de sa prison s’ouvrit, et son geôlier entrant, lui commandade venir ; il obéit en tremblant. Il fut conduit dans unevaste salle, tendue de drap noir. À une table étaient assis troishommes à l’air grave et sévère, vêtus de noir aussi. Un d’eux étaitle grand inquisiteur, que l’importance de la cause avait déterminéà l’instruire lui-même. À une table plus basse, et à une petitedistance, était assis le secrétaire, ayant devant lui tout ce quiétait nécessaire pour écrire. Ambrosio fut invité à avancer et àprendre place à l’autre bout de la table ; en jetant un coupd’œil à terre, il aperçut divers outils de fer épars sur leplancher. La forme lui en était inconnue, mais sa frayeur luisuggéra aussitôt que c’étaient des instruments de torture. Il pâlitet eut peine à s’empêcher de tomber.

Il régnait un profond silence, excepté quandles inquisiteurs se parlaient mystérieusement à voix basse. Prèsd’une heure se passa, dont chaque seconde rendait les craintesd’Ambrosio plus poignantes. Enfin, une petite porte en face decelle par où il était entré grinça pesamment sur ses gonds ;un officier parut, et fut immédiatement suivi de la belle Mathilde.Elle avait les cheveux en désordre sur la figure : ses jouesétaient pâles, et ses yeux creux et enfoncés. Elle jeta surAmbrosio un regard triste : il y répondit par un coup d’œild’aversion et de reproche. On la fit placer en face de lui. Unecloche sonna trois fois : c’était le signal de l’ouverture del’audience ; et les inquisiteurs entrèrent en fonctions.

Déterminés à lui faire confesser non seulementles crimes qu’il avait commis, mais ceux aussi dont il étaitinnocent, les inquisiteurs commencèrent leur interrogatoire.Quoiqu’il redoutât la torture comme il redoutait la mort qui devaitle livrer aux tourments éternels, le prieur protesta de soninnocence d’une voix hardie et résolue. Mathilde suivit sonexemple, mais trembla de peur en parlant. Après l’avoir vainementexhorté à avouer, les inquisiteurs commandèrent que le moine fûtmis à la question. L’ordre fut immédiatement exécuté. Ambrosiosouffrit les plus atroces supplices que la cruauté humaine aitjamais inventés. Cependant la mort est si effrayante quand le crimel’accompagne, qu’il eut assez d’énergie pour persister dans sondésaveu : en conséquence, on redoubla ses angoisses ; eton ne le laissa que lorsque, s’étant trouvé mal de douleur,l’insensibilité l’eut soustrait aux mains de ses bourreaux.

Mathilde, ensuite, fut appliquée à latorture ; mais épouvantée à la vue des souffrances du prieur,son courage l’abandonna entièrement : elle tomba à genoux etconvint de son commerce avec les esprits infernaux, et d’avoir vule moine assassiner Antonia ; mais quant au crime desorcellerie, elle se déclara seule criminelle : Ambrosio enétait parfaitement innocent. Cette dernière assertion n’obtintaucun crédit. Le prieur reprit connaissance à temps pour entendrel’aveu de sa complice ; mais il était trop affaibli par cequ’il avait déjà souffert pour être capable en ce moment de subirde nouveaux traitements. On le renvoya à son cachot, non sansl’avoir prévenu que dès qu’il serait suffisamment rétabli, ildevait se préparer à un second interrogatoire. Les inquisiteursespéraient qu’il serait alors moins endurci et moins obstiné. Onannonça à Mathilde qu’elle expierait son crime dans le feu auprochain autodafé. Ses pleurs et ses supplications n’obtinrentaucun adoucissement à sa sentence, et elle fut entraînée de forcehors de la salle d’audience.

Rentré dans sa prison, Ambrosio trouva lessouffrances de son corps bien plus supportables que celles de sonesprit. Les membres disloqués, les ongles arrachés de ses mains etde ses pieds, et ses doigts écrasés et brisés par la pression desétaux, n’étaient rien comme angoisse, comparés à l’agitation de sonâme et à la violence de ses terreurs. Il voyait que, coupable ouinnocent, ses juges étaient décidés à le condamner. Le souvenir dece que sa dénégation lui avait déjà coûté, et l’effrayanteperspective d’être appliqué de nouveau à la question, l’engageaientpresque à confesser ses crimes. Puis les conséquences de son aveului passaient devant les yeux et le rejetaient dans l’irrésolution.Sa mort était inévitable, et la mort la plus affreuse. Il avaitentendu la condamnation de Mathilde, et ne doutait pas qu’on ne luien réservait une semblable. Il frémissait à l’approche del’autodafé, à l’idée de périr dans les flammes et de n’échapper àd’intolérables tourments que pour en subir d’autres plus aigus etéternels ! Il portait avec effroi l’œil de sa pensée au-delàde la tombe ; et il ne pouvait se dissimuler les justesraisons qu’il avait de redouter la vengeance du ciel. Perdu dans celabyrinthe de terreurs, il aurait bien voulu se réfugier dans lesténèbres de l’athéisme ; il aurait bien voulu nierl’immortalité de l’âme, se persuader que ses yeux une fois fermésne se rouvriraient plus et que le même instant anéantirait son âmeet son corps : cette ressource même lui fut refusée. Pour luipermettre de s’aveugler sur la fausseté de cette croyance, sonsavoir était trop étendu, son jugement trop solide et trop juste.Il ne pouvait s’empêcher de sentir l’existence d’un Dieu. Ilredoutait l’approche du sommeil ; fatigués de larmes et deveilles, ses yeux ne furent pas plus tôt fermés que les effrayantesvisions dont son esprit avait été poursuivi tout le jour parurentse réaliser. Il se trouva dans des royaumes sulfureux et dans descavernes brûlantes, entouré de démons chargés d’être ses bourreaux,et qui le soumirent à une diversité de tortures toutes plusaffreuses l’une que l’autre. Au milieu de ces horribles scènes,erraient les fantômes d’Elvire et de sa fille ; elles luireprochaient leur mort, racontaient ses crimes aux démons, et lespressaient de lui infliger des tourments d’une cruauté encore plusraffinée.

Le jour de son second interrogatoireapprochait ; on l’avait forcé d’avaler des cordiaux, dont lespropriétés devaient lui rendre des forces et le mettre en état desoutenir plus longtemps la question. La nuit qui précéda ce jourredouté, la peur du lendemain ne lui permit pas de dormir :ses terreurs étaient si violentes qu’elles annulaient presque sesfacultés mentales. Il était assis, comme un homme hébété, prèsd’une table sur laquelle brûlait sa sombre lampe ; abruti parle désespoir il résista quelques heures, incapable de parler, de semouvoir et même de réfléchir.

– Regarde, Ambrosio ! dit une voixdont l’accent lui était bien connu.

Le moine tressaillit, et leva ses yeuxmélancoliques. Mathilde était devant lui : elle avait quittéson costume religieux ; elle portait un habit de femme à lafois élégant et splendide. Sa robe était tout étincelante dediamants, et ses cheveux étaient enfermés dans une couronne deroses ; sa main droite tenait un petit livre : une viveexpression de plaisir brillait sur son visage… pourtant il s’ymêlait une farouche et impérieuse majesté qui inspira de la crainteau moine, et réprima jusqu’à un certain point la joie de lavoir.

– Restez encore un instant,Mathilde ! Vous commandez aux démons infernaux ; vouspouvez forcer les portes de cette prison ; vous pouvez medélivrer des chaînes qui m’accablent : sauvez-moi, je vous enconjure, et emmenez-moi de ce redoutable séjour !

– Vous demandez la seule faveur qu’il nesoit pas en ma puissance d’accorder : il m’est interdit desecourir un homme d’Église et un serviteur de Dieu. Renoncez à cestitres, et disposez de moi.

– Je ne veux pas vendre mon âme à laperdition.

– Persistez dans votre entêtement jusqu’àce que vous soyez sur le bûcher : alors vous vous repentirezde votre erreur, et vous soupirerez après votre évasion dont lemoment sera passé. Je vous quitte… cependant avant que l’heure devotre mort n’arrive, en cas que la sagesse vous éclaire, écoutezles moyens de réparer votre faute présente. Je vous laisse celivre ; lisez au rebours les quatre premières lignes de laseptième page : l’esprit que vous avez déjà vu vous apparaîtraà l’instant. Si vous êtes sensé, nous nous reverrons ; sinon,adieu pour toujours !

Elle laissa tomber le livre à terre ; unnuage de flamme bleu l’enveloppa : elle fit signe de la main àAmbrosio, et disparut. La lueur momentanée que le feu avaitrépandue dans le cachot, en se dissipant soudainement, semblait enavoir augmenté l’obscurité naturelle. La lampe solitaire donnait àpeine assez de lumière pour guider le moine à une chaise ; ils’y jeta, croisa les bras, et, appuyant sa tête sur la table, ils’abîma dans des réflexions pleines de perplexité et dedésordre.

Il était encore dans cette attitude lorsque laporte de la prison, en s’ouvrant, le tira de sa stupeur. Il futsommé de paraître devant le grand inquisiteur. Il se leva, etsuivit son geôlier d’un pas pénible. On le conduisit dans la mêmesalle, en présence des mêmes juges, et on lui demanda de nouveaus’il voulait avouer ; il répondit comme auparavant, quen’ayant point commis de crimes, il n’en avait point à reconnaître.Mais quand les exécuteurs se préparèrent à le mettre à laquestion ; quand il vit les instruments de torture et qu’il serappela les supplices qu’on lui avait infligés, la résolution luimanqua entièrement ; oubliant les conséquences, et ne songeantqu’à échapper aux terreurs du moment présent, il fit une ampleconfession : il révéla chaque particularité de ses crimes, etavoua non seulement tous ceux qui étaient à sa charge, mais ceuxmêmes dont il n’avait point été soupçonné. Interrogé sur la fuitede Mathilde, qui avait excité beaucoup de surprise, il convintqu’elle s’était vendue à Satan, et qu’elle était redevable de sonévasion à la sorcellerie. Il continua d’assurer les juges que, poursa part, il n’avait jamais fait de pacte avec les espritsinfernaux ; mais la menace de la torture le força de sedéclarer sorcier et hérétique, et tout ce qu’il plut auxinquisiteurs de lui attribuer. En conséquence de cet aveu, sasentence fut immédiatement prononcée. On lui ordonna de se préparerà périr dans l’autodafé qui devait se célébrer à minuit le soirmême ; on avait choisi cette heure dans l’idée que, l’horreurdes flammes étant augmentée par l’obscurité de la nuit, l’exécutionferait un plus grand effet sur l’esprit du peuple.

Ambrosio, plus mort que vif, fut laissé seuldans son cachot : le moment où ce terrible arrêt fut prononcéavait presque été celui de sa mort. Il envisagea le lendemain avecdésespoir, et ses terreurs redoublèrent à l’approche de minuit. Parinstants il était enseveli dans un morne silence ; dansd’autres il se livrait à tout le délire de la rage : iltordait ses mains, et maudissait l’heure où il était venu à lalumière. Dans un de ces instants son œil s’arrêta sur le donmystérieux de Mathilde ; ses transports furieux sesuspendirent aussitôt : il regarda fixement le livre, leramassa ; mais soudain il le jeta loin de lui avec horreur. Ilparcourut rapidement son cachot… puis il s’arrêta, et reporta sesyeux sur l’endroit où le livre était tombé ; il réfléchit dumoins que c’était une ressource contre le destin qu’il redoutait.Il se baissa et le ramassa une seconde fois. Il resta quelque tempstremblant et irrésolu ; il brûlait d’essayer le charme, maisil en craignait les suites. Le souvenir de sa sentence fixa enfinson indécision. Il ouvrit le volume ; mais son agitation étaitsi grande, que d’abord il chercha en vain la page indiquée parMathilde. Honteux de lui-même, il rappela tout son courage. Iltourna la septième page : il commença à la lire à hautevoix ; mais ses yeux se détournaient fréquemment du livre, eterraient autour de lui, cherchant l’esprit qu’il désirait etredoutait de voir. Pourtant il persista dans son dessein, et d’unevoix mal assurée, et souvent interrompue, il parvint à finir lesquatre premières lignes de la septième page.

Elles étaient écrites dans une langue dont lasignification lui était totalement inconnue. À peine eut-ilprononcé le dernier mot, que les effets du charme se firent sentir.On entendit un grand coup de tonnerre ; la prison fut ébranléejusque dans ses fondements ; un éclair brilla dans le cachot,et l’instant d’après, porté sur un tourbillon de vapeurssulfureuses, Lucifer reparut devant lui. Mais il ne vint plus telqu’il était, lorsque, évoqué par Mathilde, il avait emprunté laforme d’un séraphin pour tromper Ambrosio : il se montra danstoute sa laideur qui est devenue son partage depuis sa chute duciel ; ses membres brûlés portaient encore les marques de lafoudre du Tout-Puissant ; une teinte basanée assombrissait soncorps gigantesque ; ses mains et ses pieds étaient armés delongues griffes ; ses yeux étincelaient d’une fureur quiaurait frappé d’épouvante le cœur le plus brave ; sur sesvastes épaules battaient deux énormes ailes noires, et ses cheveuxétaient remplacés par des serpents vivants qui s’entortillaientautour de son front avec d’horribles sifflements ; d’une mainil tenait un rouleau de parchemin, et de l’autre une plume defer : l’éclair brillait toujours autour de lui, et letonnerre, à coups répétés, semblait annoncer la dissolution de lanature.

Épouvanté d’une apparition si différente decelle qu’il avait attendue, Ambrosio, privé de la parole, resta àcontempler le démon. Le tonnerre avait cessé de gronder ; unsilence absolu régnait dans le cachot.

– Pourquoi me mande-t-on ici ? ditle démon d’une voix enrouée par les brouillards sulfureux.

À ces sons, la nature parut trembler ; lesol fut ébranlé par une violente secousse, accompagnée d’un nouveaucoup de tonnerre, plus fort et plus effrayant que le premier.

Ambrosio fut longtemps sans pouvoir répondre àla demande du démon.

– Je suis condamné à mort, dit-il d’unevoix faible, et son sang coulant froid dans ses veines tandis qu’ilcontemplait son terrible interlocuteur ; sauvez-moi,emportez-moi d’ici !

– Le prix de mes services me sera-t-ilpayé ? Oses-tu embrasser ma cause ? seras-tu à moi, corpset âme ? es-tu prêt à renier celui qui t’a fait, et celui quiest mort pour toi ? Réponds seulement « oui ! »et Lucifer est ton esclave.

– Ne vous contentez-vous pas d’un moindreprix ? rien ne peut-il vous satisfaire que ma perteéternelle ? Esprit, vous me demandez trop. Cependant,retirez-moi de ce cachot ; soyez mon serviteur pendant uneheure, et je serai le vôtre pendant mille ans : cette offre nesuffit-elle pas ?

– Non ; il faut que j’aie ton âme,que je l’aie à moi, à moi pour toujours.

– Insatiable démon ! Je ne veux pasme condamner à des tourments sans fin ; je ne veux pasrenoncer à l’espoir d’obtenir un jour mon pardon.

– Tu ne veux pas ? Sur quelleschimères reposent donc tes espérances ? Mortel à courtevue ! pauvre misérable ! n’es-tu pas criminel !n’es-tu pas infâme aux yeux des hommes et des anges ? despéchés si énormes peuvent-ils s’excuser ? espères-tum’échapper ? Ton sort est déjà fixé : l’Éternel t’aabandonné ; tu es marqué comme moi dans le livre du destin, ettu seras à moi.

– Démon, c’est faux. La miséricorde duTout-Puissant est infinie, et sa clémence va au-devant du repentir.Mes crimes sont monstrueux, mais je ne veux pas désespérer dupardon ; peut-être, quand ils auront reçu le châtiment qu’ilsméritent…

– Le châtiment ? Le purgatoireest-il destiné à des coupables tels que toi ? espères-tu quetes offenses seront rachetées par des prières de radoteurssuperstitieux et de moines fainéants ? Ambrosio ! soissage. Tu dois être à moi ; tu es condamné aux flammes, mais tupeux les éviter pour l’instant. Signe ce parchemin ; jet’emporterai d’ici, et tu pourras passer le reste de tes annéesdans le bonheur et la liberté. Jouis de ton existence ;savoure tous les plaisirs auxquels les sens peuventt’entraîner ; mais du moment où ton âme quitte ton corps,souviens-toi que tu m’appartiens, et que je ne me laisserai pasfrustrer de mon droit.

Le moine se taisait, mais ses regardsannonçaient que les paroles du tentateur n’étaient pasperdues : il songeait avec horreur aux conditions proposées.D’un autre côté, il croyait être voué à la damnation et, refusantl’assistance du démon, ne faire que hâter des tortures inévitables.L’esprit vit que sa résolution était ébranlée ; il redoublad’instances, et s’efforça de fixer l’indécision du prieur : ilpeignit des couleurs les plus terribles les angoisses de la mort,et il excita si puissamment les craintes et le désespoird’Ambrosio, qu’il le décida à recevoir le parchemin. Alors, avec laplume de fer qu’il tenait, il piqua la veine de la main gauche dumoine ; elle pénétra profondément, et se remplit de sangaussitôt : cependant Ambrosio ne ressentit aucune douleur. Laplume fut mise dans sa main tremblante : le malheureux posa leparchemin sur la table qui était devant lui, et se prépara à lesigner. Tout à coup sa main s’arrêta : il se retiraprécipitamment et jeta la plume sur la table.

– Qu’ai-je fait ? s’écria-t-il. Puisse tournant vers le démon d’un air désespéré :Laissez-moi ! va-t’en ! je ne veux pas signer leparchemin.

– Insensé ! s’écria le démondésappointé et lançant des regards furieux qui pénétrèrentd’horreur l’âme du moine ; c’est ainsi qu’on me joue ! Vadonc ! subis ton agonie, expire dans les tortures, et apprendsà connaître l’étendue de la miséricorde de l’Éternel ! maisprends garde de te rire encore de moi ! ne m’appelle plus quetu ne sois décidé à accepter mes offres ; évoque-moi une foispour me seconder les mains vides, et ces griffes te déchireront enmille pièces. Parle ; encore une fois veux-tu signer ceparchemin ?

– Je ne veux pas. Laisse-moi !Va-t’en !

Aussitôt on entendit le tonnerre gronderhorriblement : de nouveau la terre trembla avecviolence ; le cachot retentit de cris perçants, et le démons’enfuit en proférant des blasphèmes et des imprécations.

D’abord, le moine se réjouit d’avoir résistéaux artifices du séducteur et d’avoir triomphé de l’ennemi du genrehumain ; mais quand l’heure du supplice approcha, son premiereffroi se réveilla dans son cœur ; leur interruptionmomentanée semblait leur avoir donné une force nouvelle : plusle temps avançait, plus il redoutait de paraître devant le trône deDieu ; il frémissait de penser qu’il était si près de tomberdans l’éternité – si près de se présenter aux yeux de son Créateur,qu’il avait si gravement offensé. L’horloge annonça minuit. C’étaitle signal pour être mené au bûcher. Le premier coup qu’il entenditarrêta son sang dans ses veines ; il lui sembla que la mort etla torture murmuraient dans chacun des coups suivants. Ils’attendit à voir les archers entrer dans la prison et quandl’horloge cessa de sonner, il saisit le volume magique dans unaccès de désespoir : il l’ouvrit, chercha à la hâte laseptième page, et comme s’il craignait de se laisser le temps depenser, il parcourut rapidement les lignes fatales. Accompagné desterreurs précédentes, Lucifer reparut devant le moinetremblant.

– Tu m’as appelé, dit le démon ;es-tu résolu à être sage ? veux-tu accepter mesconditions ? tu les connais déjà. Renonce à tes droits ausalut, cède-moi ton âme, et je t’emporte à l’instant de ce cachot.Il est encore temps : décide-toi, ou il sera trop tard.Veux-tu signer ce parchemin ?

– Il le faut… le destin m’y force…j’accepte vos conditions.

– Signe le parchemin, repartit le démond’un ton triomphant.

Le contrat et la plume sanglante étaientrestés sur la table ; Ambrosio s’en approcha. Il se disposa àsigner son nom. Un moment de réflexion le fit hésiter.

– Écoute ! cria le tentateur :on vient ! fais vite ; signe le parchemin, et jet’emporte à l’instant d’ici.

En effet, on entendit venir les archerschargés de conduire Ambrosio au bûcher ; ce bruit encourageale moine dans sa résolution.

– Quel est le sens de cet écrit ?dit-il.

– Il me donne ton âme pour toujours sansréserve.

– Que dois-je recevoir enéchange ?

– Ma protection et ton évasion du cachot.Signe-le et à l’instant je t’emporte.

Ambrosio prit la plume ; il la posa surle parchemin. De nouveau le courage lui manqua ; il se sentitau cœur une angoisse d’épouvante, et il rejeta la plume sur latable.

– Être pusillanime ! s’écria ledémon exaspéré ; c’est assez d’enfantillage ! signesur-le-champ cet écrit, ou je te sacrifie à ma fureur.

En ce moment on tira le verrou de la porteextérieure ; le prisonnier entendit le bruit deschaînes ; la barre pesante tomba : les archers étaientsur le point d’entrer. Poussé à la frénésie par l’urgence dudanger, reculant devant la mort, terrifié des menaces du démon, etne voyant pas d’autre moyen d’échapper à sa perte, le malheureuxcéda. Il signa le fatal contrat, et le mit aussitôt dans les mainsdu mauvais esprit, dont les yeux, en recevant ce don, étincelèrentd’une joie maligne.

– Prenez-le ! dit l’homme abandonnéde Dieu. Maintenant sauvez-moi ! arrachez-moi d’ici !

– Arrête ! renonces-tu librement etabsolument à ton Créateur et à son fils.

– Oui ! oui !

– Me cèdes-tu ton âme pourtoujours ?

– Pour toujours !

– Sans réserve ni subterfuge ? sansappel futur à la divine merci ?

La dernière chaîne tomba de la porte de laprison. On entendit la clef tourner dans la serrure ; déjà laporte de fer grinçait pesamment sur ses gonds rouillés…

– Je suis à vous pour toujours, etirrévocablement ! cria le moine, éperdu d’effroi. J’abandonnetous mes droits au salut ; je ne reconnais de pouvoir que levôtre. Écoutez ! écoutez ! on vient ! Oh !sauvez-moi ! emportez-moi !

– Je triomphe ! tu es à moi sansretour, et je remplis ma promesse.

Pendant qu’il parlait, la portes’ouvrit : aussitôt le démon saisit un des bras d’Ambrosio,étendit ses larges ailes et s’élança avec lui dans les airs ;la voûte s’entrouvrit pour les laisser passer, et se referma quandils eurent quitté le cachot.

Le geôlier, cependant, était dans un extrêmeétonnement de la disparition de son prisonnier. Quoique ni lui niles archers ne fussent entrés à temps pour être témoins del’évasion du moine, une odeur de soufre répandue dans la prisonleur apprit assez à qui il devait sa délivrance. Ils se hâtèrentd’aller faire leur rapport au grand inquisiteur. Le bruit qu’unsorcier avait été emporté par le diable courut bientôt dans Madrid,et pendant quelques jours ce fut le sujet de toutes lesconversations de la ville ; peu à peu on cessa de s’enentretenir : d’autres aventures plus nouvelles s’emparèrent del’attention générale, et Ambrosio fut bientôt aussi oublié que s’iln’avait jamais existé. Pendant ce temps le moine, porté par songuide infernal, traversait l’air avec la rapidité d’une flèche, eten peu d’instants il se trouva sur le bord du précipice le plusescarpé de la Sierra Morena.

Quoique soustrait à l’inquisition, Ambrosioétait insensible aux douceurs de la liberté. Le pacte qui ledamnait pesait cruellement sur son esprit, et les scènes où ilavait joué le rôle principal lui avaient laissé de tellesimpressions que son cœur était en proie à l’anarchie et à laconfusion. Les objets qui étaient maintenant devant ses yeux, etque la pleine lune voguant à travers les nuages lui permettaitd’examiner, étaient peu propres à lui inspirer le calme dont ilavait si grand besoin. Le désordre de son imagination était accrupar l’aspect sauvage des lieux environnants : c’étaient desombres cavernes et des rocs à pic qui s’élevaient l’un sur l’autreet divisaient les nuées au passage ; éparses çà et là, destouffes isolées d’arbres aux branches inextricables, danslesquelles, rauque et lugubre, soupirait le vent de la nuit ;le cri perçant des aigles de montagne qui avaient bâti leur airedans ces solitudes désertes ; le bruit étourdissant destorrents qui, gonflés par les pluies récentes, se jetaient avecviolence dans d’affreux précipices ; et les eaux sombres d’unerivière silencieuse et indolente qui réfléchissait faiblement lesrayons de la lune et baignait la base du rocher où se tenaitAmbrosio. Le prieur jeta autour de lui un regard de terreur ;son conducteur infernal était toujours à son côté, et lecontemplait d’un œil de malice, de triomphe et de mépris.

– Où m’avez-vous conduit ? dit enfinle moine d’une voix creuse et tremblante : pourquoi me déposerdans ces tristes lieux ? Retirez-m’en promptement !portez-moi à Mathilde !

L’esprit ne répondit point, mais continua dele considérer en silence. Ambrosio ne put soutenir sesregards : il détourna les yeux tandis que le démon parlaitainsi :

– Je le tiens donc en mon pouvoir, cemodèle de piété ! cet être sans reproche ! ce mortel quimettait ses chétives vertus au niveau de celles des anges ! Ilest à moi ! irrévocablement, éternellement à moi !Compagnons de mes souffrances ! habitants de l’enfer !comme vous serez heureux de mon présent !

Il s’arrêta, puis s’adressa au moine…

– Te porter à Mathilde !continua-t-il, répétant les paroles d’Ambrosio. Malheureux !tu seras bientôt avec elle ! tu mérites bien d’être prèsd’elle, car l’enfer ne compte pas de mécréant plus coupable quetoi. Écoute, Ambrosio, je vais te révéler tes crimes ! Tu asversé le sang de deux innocentes : Antonia et Elvire ont péripar tes mains ; cette Antonia que tu as violée, c’est tasœur ! cette Elvire que tu as assassinée t’a donné lanaissance ! Tremble, infâme hypocrite ! parricideinhumain ! ravisseur incestueux ! tremble de l’étendue detes offenses ! Et c’est toi qui te croyais à l’épreuve de latentation, dégagé des humaines faiblesses, et exempt d’erreur et device ! L’orgueil est-il donc une vertu ? l’inhumanitén’est-elle pas une faute ? Sache, homme vain, que je t’aidepuis longtemps marqué comme ma proie : j’ai épié lesmouvements de ton cœur ; j’ai vu que tu étais vertueux parvanité, non par principe, et j’ai saisi le moment propre à laséduction. J’ai observé ton aveugle idolâtrie pour le portrait dela madone : j’ai commandé à un esprit inférieur, mais rusé, deprendre une forme semblable, et tu as cédé avec empressement auxcaresses de Mathilde ; ton orgueil a été sensible à saflatterie ; ta luxure ne demandait qu’une occasion pouréclater ; tu as couru aveuglément au piège, et tu ne t’es pasfait scrupule de commettre un crime que tu blâmais dans une autreavec une impitoyable rigueur. C’est moi qui ai mis Mathilde sur tonchemin ; c’est moi qui t’ai procuré accès dans la chambred’Antonia ; c’est moi qui t’ai fait donner le poignard qui apercé le sein de ta sœur ; et c’est moi qui dans un songe aiaverti Elvire de tes desseins, et par là, t’empêchant de profiterdu sommeil de sa fille, t’ai forcé d’ajouter le viol ainsi quel’inceste à la liste de tes crimes. Écoute, écoute, Ambrosio !si tu avais résisté une minute de plus, tu sauvais ton corps et tonâme : les gardes que tu as entendus à la porte de la prisonvenaient te signifier ta grâce ; mais j’avais déjàtriomphé ; mon plan avait déjà réussi. C’est à peine si jepouvais te proposer des crimes aussi vite que tu les exécutais. Tues à moi, et le ciel lui-même ne peut plus te soustraire à monpouvoir. N’espère pas que ton repentir annule notre contrat ;voilà ton engagement signé de ton sang : tu as renoncé à toutemiséricorde, et rien ne peut te rendre les droits que tu asfollement abjurés. Crois-tu que tes pensées secrètesm’échappaient ? non, non, je les lisais toutes ! Tucomptais toujours avoir le temps de te repentir ; je voyaiston artifice, j’en connaissais l’erreur, et je me réjouissais detromper le trompeur ! Tu es à moi sans retour : je brûlede jouir de mes droits, et tu ne quitteras pas vivant cesmontagnes.

Pendant le discours du démon, Ambrosio étaitresté frappé d’épouvante et de stupeur. Ces derniers mots leréveillèrent.

– Je ne quitterai pas vivant cesmontagnes ? s’écria-t-il. Perfide, que voulez-vous dire ?avez-vous oublié votre marché ?

L’esprit répondit avec un souriremalin :

– Notre marché ? n’en ai-je pasrempli ma part ? Qu’ai-je promis de plus que de te tirer deprison ? ne l’ai-je pas fait ? n’es-tu pas à l’abri del’inquisition ? à l’abri de tous, excepté de moi ?Insensé que tu fus de te confier à un diable ! pourquoin’as-tu pas stipulé ta vie, et la puissance, et le plaisir ?tu aurais tout obtenu ; maintenant tes réflexions sont troptardives. Mécréant, prépare-toi à la mort, tu n’as pas beaucoupd’heures à vivre.

L’effet de cette sentence fut terrible sur lemalheureux condamné ; il tomba à genoux, et leva les mainsvers le ciel. Le démon devina son intention, et la prévint.

– Quoi ! cria-t-il, en lui lançantun regard furieux, oses-tu encore implorer la miséricorde del’Éternel ? voudrais-tu feindre le repentir, et faire encorel’hypocrite ! Scélérat, renonce à tout espoir de pardon !voilà comme je m’assure de ma proie…

À ces mots, enfonçant ses griffes dans latonsure du moine il s’enleva avec lui de dessus le rocher. Lescavernes et les montagnes retentirent des cris d’Ambrosio. Le démoncontinua de s’élever jusqu’à ce qu’il parvînt à une hauteureffrayante ; alors il lâcha sa victime. Le moine tomba, latête la première, dans le vide de l’air ; la pointe aiguë d’unroc le reçut, et il roula de précipice en précipice jusqu’à ce que,broyé et déchiré, il s’arrêta sur les bords de la rivière. La vien’avait pas abandonné son misérable corps : il essaya en vainde se lever ; ses membres rompus et disloqués lui refusèrentleur office, et il ne put bouger de la place où il était tombé. Lesoleil venait de paraître à l’horizon ; ses rayons brûlantsdonnaient aplomb sur la tête du pécheur expirant. Des milliersd’insectes, attirés par la chaleur, vinrent boire le sang quicoulait des blessures d’Ambrosio ; il n’avait pas la force deles chasser, et ils s’attachaient à ses plaies, enfonçant leursdards dans son corps, le couvrant de leurs essaims, et luiinfligeant les plus subtiles et les plus insupportables tortures.Les aigles du rocher mirent sa chair en lambeaux, et de leurs becscrochus lui arrachèrent les prunelles. Une soif ardente letourmentait ; il entendait le murmure de la rivière quicoulait à côté de lui, mais il s’efforçait vainement de se traînerjusque-là. Aveugle, mutilé, perclus, désespéré, exhalant sa rage enblasphèmes et en imprécations, maudissant l’existence, maisredoutant l’arrivée de la mort, qui devait le livrer à de plusgrands supplices, le criminel languit six misérables jours. Leseptième, il s’éleva une violente tempête ; les vents enfureur déracinaient les rocs et les forêts : le ciel étaittantôt noir de nuages, tantôt tout enveloppé de feu ; la pluietombait par torrents, elle grossit la rivière ; les flotsdébordèrent, ils atteignirent l’endroit où gisait Ambrosio ;et quand ils s’abaissèrent, ils entraînèrent avec eux le cadavre dumoine infortuné.

 

Dame hautaine, pourquoi vous être reculéequand cette pauvre créature fragile s’est approchée de vous ?ses erreurs avaient-elles empoisonné l’air ? son haleine enpassant avait-elle souillé votre pureté ? Ah ! madame,éclaircissez ce front insultant ; étouffez le reproche prêt àsortir de vos lèvres dédaigneuses : ne blessez pas une âme quisaigne déjà ! elle a souffert, elle souffre encore : sonair est gai, mais son cœur est brisé ; sa parure brille, maisson sein gémit.

Madame, être indulgente pour la conduited’autrui n’est pas une vertu moindre que d’être sévère pour lavôtre.

NOTICE BIOGRAPHIQUE

L’auteur du Moine, Matthew GregoryLewis, né en 1773, était fils unique de Matthew Lewis, qui occupalongtemps le poste élevé et lucratif de secrétaire suppléant auministère de la guerre, et de miss Sewell, dont la famillepossédait des biens considérables à la Jamaïque. Au sortir del’école de Westminster, son père l’envoya dans une universitéd’Allemagne pour apprendre la langue du pays. Le diable, à cetteépoque, était fort honoré dans la littérature allemande :notre auteur apprenti se prosterna, comme tout le monde, devant lepied fourchu, et lui voua, dès lors, un culte dont il ne s’estpoint départi.

Le Moine fut la première et la plusriche de ses offrandes. Lorsqu’il le composa, il n’avait guère plusde vingt ans, comme il nous l’apprend lui-même dans une préface envers qu’on trouvera traduite ci-après. Ce roman, à son apparition,fit sensation de plus d’une manière ; car, tandis que lepublic, d’accord avec les connaisseurs, applaudissait à l’intérêtpuissant de la composition et à la sombre vigueur du coloris, unedes sociétés protectrices de la morale, alarmée de la vivacité decertains détails, alarmée peut-être aussi d’un passage sur ledanger de mettre la Bible complète aux mains de jeunes filles,menaçait l’auteur d’un procès, et le procureur-général avait mêmecommencé devant la cour du banc du roi à réaliser cette menace.

Ne se souciant pas d’accepter la lutte inégaleque Byron plus tard devait soutenir à ses risque et péril, Lewislaissa les défenseurs officieux de la morale s’évertuer à retirerde la circulation les preuves de son méfait, et, dégoûté sans doutepar ces tracasseries, il tourna ses vues vers la politique, et vintpeu de temps après représenter au parlement le bourg de Hindon.Mais la politique n’était point son fait : ni la nature nil’éducation ne l’avaient doué de cet aplomb qui est la baseindispensable de toute éloquence ; et, après avoir joué auxcommunes un rôle parfaitement obscur, il rentra dans la carrièredes lettres, où désormais le retinrent de nombreux et brillantssuccès.

Le Moine, qui, par l’ampleur desproportions et par le peu de fini des détails, tient plus de ladécoration que du tableau, annonçait surtout un talent dramatique.En effet, ce fut par le théâtre que Lewis fit sa rentrée et laréussite éclatante de son Castle spectre (le Spectre duChâteau) justifia pleinement sa tentative. Deux débuts si heureuxdans deux genres plus différents qu’ils ne paraissent l’être, luiindiquaient clairement les routes à suivre : il partagea sontemps entre le roman et le drame, et, dans l’un comme dans l’autre,il resta fidèle à ses premières amours pour le terrible et lemerveilleux. On peut le voir aux titres seuls de ses ouvrages, donton trouvera la liste à la fin de cette notice.

Il n’était âgé que de trente-neuf ans, et ilavait encore devant lui un long avenir littéraire, lorsque la mortde son père le laissa possesseur de riches plantations dans lesIndes occidentales. Malgré la fougue de sa jeune imagination et lesreproches qu’elle lui avait valus, Lewis était, dans sa conduite,un homme tout aussi vertueux que ses accusateurs.

Ce n’est pas qu’il fût exempt de faiblesses.Il était extrêmement petit, d’une taille de nain, il le ditlui-même ; et peut-être cette exiguïté physique n’avait pasété sans influence sur le moral : il était resté un peu enfantgâté. Byron, qui, à la vérité, n’est pas toujours l’indulgencemême, le taxe d’un esprit de contradiction qui le rendait trèsfatigant. Walter Scott, avec plus de bienveillance et de bonhomie,lui reproche pourtant de citer continuellement des noms de ducs etde duchesses, et s’étonne de cette manie bourgeoise dans un hommede mérite, dans un homme qui, toute sa vie, avait fréquenté labonne société et même la Fashion.

« Mais, ajoute-t-il, avons-nous beaucoupd’amis qui n’aient que des ridicules ? Lewis était une desmeilleures créatures qui aient existé. Son père et sa mère vivaientséparés, et le vieux Lewis, qui avait alloué à Matthew une pensionassez forte, la réduisit de moitié lorsqu’il sut que celui-ci lapartageait avec sa mère ; mais Matthew restreignit enproportion ses dépenses personnelles, et, tel qu’il était, sonrevenu fut employé comme auparavant. Il faisait beaucoup de bien àla dérobée. »

Dans cet héritage, où d’autres n’auraient vuqu’un accroissement de bien-être et de jouissances, il trouva desdevoirs à remplir. Il était devenu maître de plusieurs centainesd’esclaves : comment étaient-ils traités ? Son cœurs’attendrit ; sa conscience s’alarma. Il ne voulut pas serendre complice par sa négligence de toutes les atrocités quipouvaient êtres commises en son nom. C’était un long voyage, unclimat malsain ; mais l’humanité lui prescrivait departir : il partit, donnant un bel exemple et bien peu suivi àtous les propriétaires absents de l’Irlande et autres lieux.

Après un séjour suffisant pour tout voir del’œil du maître, et après une réforme aussi complète que possibledes abus, il revint en Angleterre. Mais ses ordres pouvaientn’avoir pas été ponctuellement exécutés : il alla de nouveaul’année suivante à la Jamaïque.

Ce fut en 1818, au retour de son second voyagequi avait fort altéré sa santé, qu’il mourut sur mer au moment oùil traversait le golfe de la Floride. Mais que les sectateurs del’Absentéisme ne se fassent pas de cette mort un argumentpour justifier leur égoïsme ; car, à ce qu’il paraît, ce n’estpoint le climat, c’est une idée fausse qui a tué Lewis. Contre toutavis, il persista à prendre chaque jour de l’émétique pour sepréserver du mal de mer. C’était deviner l’homéopathie. Or, sansvouloir dénigrer ce système médical, nous le croyons destiné àfaire plus de victimes, nous ne disons pas que la philanthropie,mais que l’humanité.

Sous le titre de Journal d’un Propriétairede l’Inde Occidentale,Lewis a écrit une relation intéressantede son voyage à la Jamaïque ; et cette relation, qui estrestée quinze ans sans être publiée, contient de curieux etrassurants détails sur la position des nègres, constate le bien etle mal avec impartialité, et abonde en idées excellentes,assaisonnées d’un enjouement spirituel.

Mais, quel que soit le mérite de cettepublication posthume, qu’on loue volontiers en Angleterre auxdépens de son aînée, quel qu’ait été le succès des divers autresouvrages de Lewis, Le Moine est resté son titrepopulaire ; il est même devenu son prénom, Monk Lewis(le Moine Lewis). L’enfant, chose bizarre, se trouve êtrele parrain de son père ; et ce baptême, la postérité l’a déjàconfirmé. Lewis sera toujours Monk Lewis, non passeulement parce que le public, lorsqu’il a classé un écrivain, sedonne rarement la peine de réviser ses arrêts, mais parce que,après nombre d’imitations plus ou moins illustres et plus ou moinsflagrantes, Le Moine est resté aux premiers rangs del’école satanique, grâce à la terreur grandiose de l’ensemble, à lapeinture énergique des passions, et en particulier à la conceptiondu rôle habilement gradué de Mathilde, ce démon séduisant, dont lamission est de corrompre le prieur.

Les ouvrages de mérite n’ont que trop souventde la peine à percer : ne les laissons point retomber dansl’oubli. Le troupeau des imitateurs, en venant puiser aux sources,les trouble et les comble de graviers : il est juste, il estutile, au point de vue de l’histoire littéraire, de les déblayer detemps en temps, et de les remettre en lumière. Toutefois, cesentiment de justice aurait cédé à la crainte de reproduire unlivre immoral ; mais, malgré les anathèmes lancés contre lui,Le Moine ne nous a pas paru tel. Outre que l’intentiongénérale en est irréprochable – ce qui ne nous aurait pas suffi,car nous ne sommes pas de ceux qui croient que le but finaljustifie tous les écarts du voyage – dans les détails mêmes nousn’avons rien vu qui méritât l’accusation d’immoralité. Il estdifficile qu’un auteur de vingt ans soit en état de se rendrecoupable d’un délit aussi grave. Qualités et défauts, tout manquede profondeur à cet âge. Le Moine, il est vrai, contientdes passages un peu vifs ; mais autre chose est d’éveiller lessens, ou de corrompre le cœur.

Où en serait la littérature de tous les tempset de tous les pays si, dans le même ouvrage, le discernement deslecteurs ne consentait pas à faire la part du bon et dumauvais ? Le temps où l’on brûlait les livres est passé ;mais il ne faut pas non plus qu’on les étouffe. Le talent ne courtpas tellement les rues, même à Londres, qu’on doive tolérer cesholocaustes offerts par le Cant sur les autels de lamorale. Tous les honnêtes gens en France s’accordent à déplorer lecynisme de ces dernières années ; mais, par peur du cynisme,ils ne se jetteront pas dans les bras de l’hypocrisie. Si l’un estd’un exemple plus dangereux, l’autre a quelque chose de lâche quirépugne encore davantage. Pourquoi opter ? pourquoi détruiretout une moisson pour quelques mauvaises herbes ? Certainesfautes contre le goût, contre la décence, ne constituent pas unlivre immoral. Qu’on interdise ces sortes de lectures aux jeunesfilles ; mais il est impossible que les hommes faits n’aientpas une bibliothèque qui ne soit pas celle des enfants.

Il a déjà paru deux traductions duMoine : la première, intitulée Le JacobinEspagnol (Paris, Favre, an VI, 4 vol. in-18) ; laseconde, sous son vrai titre (Paris, Maradau, an X, même format).Nous ne connaissons que cette dernière, que la FranceLittéraire de Quérand attribue à MM. Deschamps, Després,Benoit et Lamare ; elle passe pour être la meilleure, et ellea eu plusieurs éditions. Elle est faite dans le système dedédaigneuse inexactitude et de fausse dignité de style quiprévalait alors : les capucins sont transformés endominicains, les veilleuses en lampes antiques, etc.

C’est la faute du temps plus que celle desauteurs. Mais aujourd’hui que la paix a émancipé les traducteurs enéclairant le public, l’inexactitude serait sans excuse : lestraducteurs sont des interprètes et non des juges ; ils nedoivent plus l’oublier. On s’occupe beaucoup, et avec raison, en cemoment des questions de propriété littéraire : mais c’estaussi bien intellectuellement que pécuniairement parlant qu’unouvrage est la propriété de son auteur ; et de toutes lescontrefaçons, celle qui lui sera le plus antipathique, ce seratoujours une traduction infidèle.

Pénétré de cette idée, nous nous sommesastreint à la fidélité la plus rigoureuse. Notre intention a étéqu’un Anglais et un Français, ne sachant l’un et l’autre que leurlangue maternelle, pussent s’entendre sur les défauts comme sur lesbeautés de l’original. Nous ne pouvions, du reste, choisir unouvrage plus propre à mettre en évidence tous nos scrupules à cetégard ; car le style du Moine est d’une négligence etd’une diffusion qui pouvaient autoriser bien des licences :mais ces défauts ne l’ont point empêché d’obtenir dans le principeun immense succès, et nous avons persisté à nous abstenir de toutescorrections.

Léon de Wailly

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