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Le Nabab

Le Nabab

d’ Alphonse Daudet
PRÉFACE.

Il y a cent ans, le Sage écrivait ceci en tête de Gil Blas :

« Comme il y a des personnes qui ne sauraient lire sans faire des applications des caractères vicieux ou ridicules qu’elles trouvent dans les ouvrages, je déclare à ces lecteurs malins qu’ils auraient tort d’appliquer les portraits qui sont dans le présent livre. J’en fais un aveu public : Je ne me suis proposé que de représenter la vie des hommes telle qu’elle est… »

Toute distance gardée entre le roman de Le Sage et le mien, c’est une déclaration du même genre que j’aurais désiré mettre à la première page du Nabab, dès sa publication. Plusieurs raisons m’en ont empêché. D’abord, la peur qu’un pareil avertissement n’eût trop l’air d’être jeté en appât au public et de vouloir forcer son attention. Puis, j’étais loin de me douter qu’un livre écrit avec des préoccupations purement littéraires pût acquérir ainsi tout d’un coup cette importance anecdotique et me valoir une telle nuée bourdonnante de réclamations. Jamais en effet, rien de semblable ne s’est vu. Pas une ligne de mon œuvre, pas un de ses héros, pas même un personnage en silhouette qui ne soit devenu motif à allusions, à protestations. L’auteur a beau se défendre, jurer ses grands dieuxque son roman n’a pas de clé, chacun lui en forge au moins une, àl’aide de laquelle il prétend ouvrir cette serrure à combinaison.Il faut que tous ces types aient vécu, comment donc ! qu’ilsvivent encore, identiques de la tête aux pieds… Monpavon est untel, n’est-ce pas ?… La ressemblance de Jenkins est frappante…Celui-ci se fâche d’en être, tel autre de n’en être pas, et cetterecherche du scandale aidant, il n’est pas jusqu’à des rencontresde noms, fatales dans le roman moderne, des indications de rues,des numéros de maisons choisis au hasard, qui n’aient servi àdonner une sorte d’identité à des êtres bâtis de mille pièces et endéfinitive absolument imaginaires.

L’auteur a trop de modestie pour prendre toutce bruit à son compte. Il sait la part qu’ont eue dans cela lesindiscrétions amicales ou perfides des journaux ; et sansremercier les uns plus qu’il ne convient, sans en vouloir auxautres outre mesure, il se résigne à sa tapageuse aventure comme àune chose inévitable et tient seulement à honneur d’affirmer, survingt ans de travail et de probité littéraires, que cette fois, pasplus que les autres, il n’avait cherché cet élément de succès. Enfeuilletant ses souvenirs, ce qui est le droit et le devoir de toutromancier, il s’est rappelé un singulier épisode du Pariscosmopolite d’il y a quinze ans. Le romanesque d’une existenceéblouissante et rapide, traversant en météore le ciel parisien, aévidemment servi de cadre au Nabab, à cette peinture desmœurs de la fin du Second Empire. Mais autour d’une situation,d’aventures connues, que chacun était en droit d’étudier et derappeler, quelle fantaisie répandue, que d’inventions, que debroderies, surtout quelle dépense de cette observation continuelle,éparse, presque inconsciente, sans laquelle il ne saurait y avoird’écrivains d’imagination. D’ailleurs, pour se rendre compte dutravail « cristallisant » qui transporte du réel à lafiction, de la vie au roman, les circonstances les plus simples, ilsuffirait d’ouvrir le Moniteur officiel de février 1864 etde comparer certaine séance du corps législatif au tableau que j’endonne dans mon livre. Qui aurait pu supposer qu’après tant d’annéesécoulées ce Paris à la courte mémoire saurait reconnaître le modèleprimitif dans l’idéalisation que le romancier en a faite et qu’ils’élèverait des voix pour accuser d’ingratitude celui qui ne futpoint certes « le commensal assidu » de son héros, maisseulement, dans leurs rares rencontres, un curieux en qui la véritése photographie rapidement et qui ne peut jamais effacer de sonsouvenir les images une fois fixées ?

J’ai connu le « Vrai Nabab » en1864. J’occupais alors une position semi-officielle qui m’obligeaità mettre une grande réserve dans mes visites à ce fastueux etaccueillant Levantin. Plus tard je fus lié avec un de ses frèresmais à ce moment-là le pauvre Nabab se débattait au loin dans desbuissons d’épines cruelles et l’on ne le voyait plus à Paris querarement. Du reste il est bien gênant pour un galant homme decompter ainsi avec les morts et de dire : « Vous voustrompez. Bien que ce fût un hôte aimable, on ne m’a pas souvent vuchez lui. » Qu’il me suffise donc de déclarer qu’en parlant dufils de la mère Françoise comme je l’ai fait, j’ai voulu le rendresympathique et que le reproche d’ingratitude me paraît de toutefaçon une absurdité. Cela est si vrai que bien des gens trouvent leportrait trop flatté, plus intéressant que nature. À ces gens-là maréponse est fort simple : « Jansoulet m’a fait l’effetd’un brave homme ; mais en tout cas, si je me trompe,prenez-vous-en aux journaux qui vous ont dit son vrai nom. Moi jevous ai livré mon roman comme un roman, mauvais ou bon, sansressemblance garantie. »

Quant à Mora, c’est autre chose. On a parléd’indiscrétion, de défection politique… Mon Dieu, je ne m’en suisjamais caché. J’ai été, à l’âge de vingt ans, attaché du cabinet duhaut fonctionnaire qui m’a servi de type ; et mes amis de cetemps-là savent quel grave personnage politique je faisais.L’administration elle aussi a dû garder un singulier souvenir de cefantastique employé à crinière mérovingienne, toujours le derniervenu au bureau, le premier parti, et ne montant jamais chez le ducque pour lui demander des congés ; avec cela d’un naturelindépendant, les mains nettes de toute cantate, et si peu inféodé àl’Empire que le jour où le duc lui offrit d’entrer à son cabinet,le futur attaché crut devoir déclarer avec une solennité juvénileet touchante « qu’il était Légitimiste ».

« L’Impératrice l’est aussi »,répondit l’Excellence en souriant d’un grand air impertinent ettranquille. C’est avec ce sourire-là que je l’ai toujours vu, sansavoir besoin pour cela de regarder par le trou des serrures, etc’est ainsi que je l’ai peint, tel qu’il aimait à se montrer, dansson attitude de Richelieu-Brummell. L’histoire s’occupera del’homme d’État. Moi j’ai fait voir, en le mêlant de fort loin à lafiction de mon drame, le mondain qu’il était et qu’il voulait être,assuré d’ailleurs que de son vivant il ne lui eût point déplud’être présenté ainsi.

Voilà ce que j’avais à dire. Et maintenant,ces déclarations faites en toute franchise, retournons bien vite autravail. On trouvera ma préface un peu courte et les curieux yauront en vain cherché le piment attendu. Tant pis pour eux. Sibrève que soit cette page, elle est pour moi trois fois troplongue. Les préfaces ont cela de mauvais surtout qu’elles vousempêchent d’écrire des livres.

ALPHONSE DAUDET.

Chapitre 1LES MALADES DU DOCTEUR JENKINS.

Debout sur le perron de son petit hôtel de larue de Lisbonne, rasé de frais, l’œil brillant, la lèvreentrouverte d’aise, ses longs cheveux vaguement grisonnants épandussur un vaste collet d’habit, carrée d’épaules, robuste et saincomme un chêne, l’illustre docteur irlandais Robert Jenkins,chevalier du Medjidjié et de l’ordre distingué de Charles IIId’Espagne, membre de plusieurs sociétés savantes ou bienfaisantes,président fondateur de l’œuvre de Bethléem, Jenkins enfin, leJenkins des perles Jenkins à base arsenicale, c’est-à-dire lemédecin à la mode de l’année 1864, l’homme le plus occupé de Paris,s’apprêtait à monter en voiture, un matin de la fin de novembre,quand une croisée s’ouvrit au premier étage sur la cour intérieurede l’hôtel, et une voix de femme demanda timidement :

« Rentrerez-vous déjeuner,Robert ? »

Oh ! de quel bon et loyal sourires’éclaira tout à coup cette belle tête de savant et d’apôtre, etdans le tendre bonjour que ses yeux envoyèrent là-haut vers lechaud peignoir blanc entrevu derrière les tentures soulevées commeon devinait bien une de ces passions conjugales tranquilles etsûres, que l’habitude resserre de toute la souplesse et la soliditéde ses liens.

« Non, madame Jenkins… » Il aimait àlui donner ainsi publiquement son titre d’épouse légitime, commes’il eût trouvé là une intime satisfaction, une sorte d’acquit deconscience envers la femme qui lui rendait la vie si riante… Non,ne m’attendez pas ce matin. Je déjeune place Vendôme.

« Ah ! oui… le Nabab », dit labelle Mme Jenkins avec une nuance très marquée de respect pource personnage des Mille et une Nuits dont tout Parisparlait depuis un mois ; puis, après un peu d’hésitation, bientendrement, tout bas, entre les lourdes tapisseries, elle chuchotarien que pour le docteur :

« Surtout n’oubliez pas ce que vousm’avez promis. »

C’était vraisemblablement quelque chose debien difficile à tenir, car au rappel de cette promesse lessourcils de l’apôtre se froncèrent, son sourire se pétrifia, toutesa figure prit une expression d’incroyable dureté ; mais cefut l’affaire d’un instant. Au chevet de leurs riches malades, cesphysionomies de médecins à la mode deviennent expertes à mentir.Avec son air le plus tendre, le plus cordial, il répondit enmontrant une rangée de dents éblouissantes : « Ce quej’ai promis sera fait, madame Jenkins. Maintenant, rentrez vite etfermez votre croisée. Le brouillard est froid ce matin. »

Oui, le brouillard était froid, mais blanccomme de la vapeur de neige, et, tendu derrière les glaces du grandcoupé, il égayait de reflets doux le journal déplié dans les mainsdu docteur. Là-bas, dans les quartiers populeux, resserrés etnoirs, dans le Paris commerçant et ouvrier, on ne connaît pas cettejolie brume matinale qui s’attarde aux grandes avenues ; debonne heure l’activité du réveil, le va-et-vient des voituresmaraîchères, des omnibus, des lourds camions secouant leursferrailles, l’ont vite hachée, effiloquée, éparpillée. Chaquepassant en emporte un peu dans un paletot râpé, un cache-nez quimontre la trame, des gants grossiers frottés l’un contre l’autre.Elle imbibe les blouses frissonnantes, les waterproofs jetés surles jupes de travail ; elle se fond à toutes les haleines,chaudes d’insomnie ou d’alcool, s’engouffre au fond des estomacsvides, se répand dans les boutiques qu’on ouvre, les cours noires,le long des escaliers dont elle inonde la rampe et les murs, jusquedans les mansardes sans feu. Voilà pour quoi il en reste si peudehors. Mais dans cette portion de Paris espacée et grandiose, oùdemeurait la clientèle de Jenkins, sur ces larges boulevardsplantés d’arbres, ces quais déserts, le brouillard planaitimmaculé, en nappes nombreuses, avec des légèretés et desfloconnements de ouate. C’était fermé, discret, presque luxueux,parce que le soleil derrière cette paresse de son lever commençaità répandre des teintes doucement pourprées, qui donnaient à labrume enveloppant jusqu’au faîte les hôtels alignés l’aspect d’unemousseline blanche jetée sur des étoffes écarlates. On aurait ditun grand rideau abritant le sommeil tardif et léger de la fortune,épais rideau où rien ne s’entendait que le battement discret d’uneporte cochère, les mesures en fer-blanc des laitiers, les grelotsd’un troupeau d’ânesses passant au grand trot suivies du soufflecourt et haletant de leur berger, et le roulement sourd du coupé deJenkins commençant sa tournée de chaque jour.

D’abord à l’hôtel de Mora. C’était, sur lequai d’Orsay tout à côté de l’ambassade d’Espagne, dont les longuesterrasses faisaient suite aux siennes, un magnifique palais ayantson entrée principale rue de Lille et une porte sur le bord del’eau. Entre deux hautes murailles revêtues de lierre, reliéesentre elles par d’imposants arcs de voûte, le coupé fila comme uneflèche, annoncé par deux coups d’un timbre retentissant quitirèrent Jenkins de l’extase où la lecture de son journal semblaitl’avoir plongé. Puis les roues amortirent leur bruit sur le sabled’une vaste cour et s’arrêtèrent, après un élégant circuit, contrele perron de l’hôtel, surmonté d’une large marquise en rotonde.Dans la confusion du brouillard, on apercevait une dizaine devoitures rangées en ligne, et le long d’une avenue d’acacias, toutsecs en cette saison et nus dans leur écorce, les silhouettes depalefreniers anglais promenant à la main les chevaux de selle duduc. Tout révélait un luxe ordonné, reposé, grandiose et sûr.

« J’ai beau venir matin, d’autresarrivent toujours avant moi », se dit Jenkins en voyant lafile où son coupé prenait place ; mais, certain de ne pasattendre, il gravit, la tête haute, d’un air d’autorité tranquille,ce perron officiel que franchissaient chaque jour tant d’ambitionsfrémissantes, d’inquiétudes aux pieds trébuchants.

Dès l’antichambre, élevée et sonore comme uneéglise et que deux grands feux de bois, en dépit des calorifèresbrûlant nuit et jour, emplissaient d’une vie rayonnante, le luxe decet intérieur arrivait par bouffées tièdes et capiteuses. Celatenait à la fois de la serre et de l’étuve. Beaucoup de chaleurdans de la clarté ; des boiseries blanches, des marbresblancs, des fenêtres immenses, rien d’étouffé ni d’enfermé, etpourtant une atmosphère égale faite pour entourer quelque existencerare, affinée et nerveuse. Jenkins s’épanouissait à ce soleilfactice de la richesse ; il saluait d’un « bonjour, mesenfants » le suisse poudré, au large baudrier d’or, les valetsde pied en culotte courte, livrée or et bleu tous debout pour luifaire honneur, effleurait du doigt la grande cage des ouistitispleine de cris aigus et de cabrioles, et s’élançait en sifflotantsur l’escalier de marbre clair rembourré d’un tapis épais comme unepelouse, conduisant aux appartements du duc. Depuis six mois qu’ilvenait à l’hôtel de Mora, le bon docteur ne s’était pas encoreblasé sur l’impression toute physique de gaieté, de légèreté quelui causait l’air de cette maison.

Quoiqu’on fût chez le premier fonctionnaire del’Empire, rien ne sentait ici l’administration ni ses cartons depaperasses poudreuses. Le duc n’avait consenti à accepter seshautes dignités de ministre d’État, président du conseil, qu’à lacondition de ne pas quitter son hôtel ; il n’allait auministère qu’une heure ou deux par jour, le temps de donner lessignatures indispensables, et tenait ses audiences dans sa chambreà coucher. En ce moment, malgré l’heure matinale, le salon étaitplein. On voyait là des figures graves, anxieuses, des préfets deprovince aux lèvres rases, aux favoris administratifs, un peu moinsarrogants dans cette antichambre que là-bas dans leurs préfectures,des magistrats, l’air austère, sobres de gestes, des députés auxallures importantes, gros bonnets de la finance, usiniers cossus etrustiques, parmi lesquels se détachait çà et là la grêle tournureambitieuse d’un substitut ou d’un conseiller de préfecture, entenue de solliciteur, habit noir et cravate blanche ; et tous,debout, assis, groupés ou solitaires, crochetaient silencieusementdu regard cette haute porte fermée sur leur dessin, par laquelleils sortiraient tout à l’heure triomphants ou la tête basse.Jenkins traversa la foule rapidement, et chacun suivait d’un œild’envie ce nouveau venu que l’huissier à chaîne, correct etglacial, assis devant une table à côté de la porte accueillait d’unpetit sourire à la fois respectueux et familier.

« Avec qui est-il ? » demandale docteur en montrant la chambre du duc.

Du bout des lèvres, non sans un frisementd’œil légèrement ironique, l’huissier murmura un nom qui, s’ilsl’avaient entendu, aurait indigné tous ces hauts personnagesattendant depuis une heure que le costumier de l’Opéra eût terminéson audience.

Un bruit de voix, un jet de lumière… Jenkinsvenait d’entrer chez le duc ; il n’attendait jamais, lui.

Debout, le dos à la cheminée, serré dans uneveste en fourrure bleue dont les douceurs de reflet affinaient unetête énergique et hautaine, le président du conseil faisaitdessiner sous ses yeux un costume de pierrette que la duchesseporterait à son prochain bal, et donnait ses indications avec lamême gravité que s’il eût dicté un projet de loi.

« Ruchez la fraise très fin et ne ruchezpas les manchettes… Bonjour, Jenkins… Je suis à vous. »

Jenkins s’inclina et fit quelques pas dansl’immense chambre dont les croisées, ouvrant sur un jardin quiallait jusqu’à la Seine, encadraient un des plus beaux aspects deParis, les ponts, les Tuileries, le Louvre, dans un entrelacementd’arbres noirs comme tracés à l’encre de Chine sur le fond flottantdu brouillard. Un large lit très bas, élevé de quelques marches,deux ou trois petits paravents de laque aux vagues et capricieusesdorures, indiquant ainsi que les doubles portes et les tapis dehaute laine, la crainte du froid poussée jusqu’à l’excès, dessièges divers, chaises longues, chauffeuses, répandus un peu auhasard, tous bas, arrondis, de forme indolente ou voluptueuse,composaient l’ameublement de cette chambre célèbre où se traitentles plus graves questions et aussi les plus légères avec le mêmesérieux d’intonation. Au mur, un beau portrait de laduchesse ; sur la cheminée, un buste du duc œuvre de FéliciaRuys, qui avait eu au récent Salon les honneurs d’une premièremédaille.

« Eh bien ! Jenkins, comment va, cematin ? dit l’Excellence en s’approchant, pendant que lecostumier ramassait ses dessins de modes, épars sur tous lesfauteuils.

– Et vous, mon cher duc ? Je vous aitrouvé un peu pâle hier soir aux Variétés.

– Allons donc ! Je ne me suis jamais sibien porté… Vos perles me font un effet du diable… Je me sens unevivacité, une verdeur… Quand je pense comme j’étais fourbu il y asix mois. »

Jenkins, sans rien dire, avait appuyé sagrosse tête sur la fourrure du ministre d’État, à l’endroit où lecœur bat chez le commun des hommes. Il écouta un moment pendant quel’Excellence continuait à parler sur le ton indolent, excédé, quifaisait un des caractères de sa distinction.

« Avec qui étiez-vous donc, docteur, hiersoir ? Ce grand Tartare bronzé qui riait si fort sur le devantde votre avant-scène ?…

– C’était le Nabab, monsieur le duc… Ce fameuxJansoulet, dont il est tant question en ce moment.

– J’aurais dû m’en douter. Toute la salle leregardait. Les actrices ne jouaient que pour lui… Vous leconnaissez ? Quel homme est-ce ?

– Je le connais… C’est-à-dire je le soigne…Merci mon cher duc, j’ai fini. Tout va bien par là… En arrivant àParis, il y a un mois, le changement de climat l’avait un peuéprouvé. Il m’a fait appeler, et depuis m’a pris en grande amitié…Ce que je sais de lui, c’est qu’il a une fortune colossale, gagnéeà Tunis, au service du bey, un cœur loyal, une âme généreuse, oùles idées d’humanité.

– À Tunis ?… interrompit le duc fort peusentimental et humanitaire de sa nature… Alors, pourquoi ce nom deNabab ?

– Bah ! les Parisiens n’y regardent pasde si près… Pour eux, tout riche étranger est un nabab, n’imported’où il vienne !… Celui-ci du reste a bien le physique del’emploi, un teint cuivré, des yeux de braise ardente, de plus unefortune gigantesque dont il fait, je ne crains pas de le dire,l’usage le plus noble et le plus intelligent. C’est à lui que jedois, – ici le docteur prit un air modeste – que je dois d’avoirenfin pu constituer l’œuvre de Bethléem pour l’allaitement desenfants, qu’un journal du matin, que je parcourais tout à l’heure,le Messager, je crois, appelle « la grande penséephilanthropique du siècle. »

Le duc jeta un regard distrait sur la feuilleque Jenkins lui tendait. Ce n’était pas celui-là qu’on prenait avecdes phrases de réclame.

« Il faut qu’il soit très riche, ceM. Jansoulet, dit-il froidement. Il commandite le théâtre deCardailhac. Monpavon lui fait payer ses dettes, Bois-l’Héry luimonte une écurie, le vieux Schwalbach une galerie de tableaux…C’est de l’argent, tout cela. »

Jenkins se mit à rire :

« Que voulez-vous, mon cher duc, vous lepréoccupez beaucoup, ce pauvre Nabab. Arrivant ici avec la fermevolonté de devenir Parisien, homme du monde, il vous a pris pourmodèle en tout, et je ne vous cache pas qu’il voudrait bien étudierson modèle de plus près.

– Je sais, je sais… Monpavon m’a déjà demandéde me l’amener… Mais je veux attendre, je veux voir… Avec cesgrandes fortunes, qui viennent de si loin, il faut se garder… MonDieu, je ne dis pas… Si je le rencontrais ailleurs que chez moi, authéâtre dans un salon…

– Justement Mme Jenkins compte donner unepetite fête le mois prochain. Si vous vouliez nous fairel’honneur…

– J’irai très volontiers chez vous, mon cherdocteur, et dans le cas où votre Nabab serait là, je nem’opposerais pas à ce qu’il me fût présenté. »

À ce moment l’huissier de service entrouvritla porte.

« M. le ministre de l’Intérieur estdans le salon bleu… Il n’a qu’un mot à dire à Son Excellence…M. le préfet de police attend toujours en bas, dans lagalerie.

– C’est bien, dit le duc, j’y vais… Mais jevoudrais en finir avant avec ce costume. Voyons, père chose,qu’est-ce que nous décidons pour ces ruches ? À revoirdocteur… Rien à faire, n’est-ce pas, que continuer lesperles ?

– Continuer les perles », dit Jenkins ensaluant, et il sortit, tout radieux des deux bonnes fortunes quilui arrivaient en même temps, l’honneur de recevoir le duc et leplaisir d’obliger son cher Nabab. Dans l’antichambre, la foule dessolliciteurs qu’il traversa était encore plus nombreuse qu’à sonentrée ; de nouveaux venus s’étaient joints aux patients de lapremière heure, d’autres montaient l’escalier, affairés et toutpâles, et dans la cour, les voitures continuaient à arriver, à seranger en cercle sur deux rangs, gravement, solennellement, pendantque la question des ruches aux manchettes se discutait là-haut avecnon moins de solennité.

« Au cercle », dit Jenkins à soncocher.

Le coupé roula le long des quais, repassa lesponts, gagna la place de la Concorde, qui n’avait déjà plus le mêmeaspect que tout à l’heure. Le brouillard s’écartait vers leGarde-Meuble et le temple grec de la Madeleine, laissant deviner çàet là l’aigrette blanche d’un jet d’eau, l’arcade d’un palais, lehaut d’une statue, les massifs des Tuileries, groupés frileusementprès des grilles. Le voile non soulevé, mais déchiré par places,découvrait des fragments d’horizon ; et l’on voyait surl’avenue menant à l’Arc de Triomphe, des breaks passer au grandtrot chargés de cochers et de maquignons, des dragons del’impératrice, des guides chamarrés et couverts de fourrures s’enaller deux par deux en longues files, avec un cliquetis de mors,d’éperons, des ébrouements de chevaux frais, tout cela s’éclairantd’un soleil encore invisible, sortant du vague de l’air, y rentrantpar masses, comme une vision rapide du luxe matinal de cequartier.

Jenkins descendit à l’angle de la rue Royale.Du haut en bas de la grande maison de jeu, les domestiquescirculaient, secouant les tapis, aérant les salons où flottait labuée des cigares, où des monceaux de cendre fine tout embrasées’écroulaient au fond des cheminées, tandis que sur les tablesvertes, encore frémissantes des parties de la nuit, brûlaientquelques flambeaux d’argent dont la flamme montait toute droitedans la lumière blafarde du grand jour. Le bruit, le va-et-vients’arrêtaient au troisième étage, où quelques membres du cercleavaient leur appartement. De ce nombre était le marquis deMonpavon, chez qui Jenkins se rendait.

« Comment ! c’est vous,docteur ?… Diable emporte !… Quelle heure est-ildonc ?… Suis pas visible.

– Pas même pour le médecin ?

– Oh ! pour personne… Question de tenue,mon cher… C’est égal, entrez tout de même… Chaufferez les pieds unmoment pendant que Francis finit de me coiffer. »

Jenkins pénétra dans la chambre à coucher,banale comme tous les garnis, et s’approcha du feu sur lequelchauffaient des fers à friser de toutes les dimensions, tandis quedans le laboratoire à côté, séparé de la chambre par une tenturealgérienne, le marquis de Monpavon s’abandonnait aux manipulationsde son valet de chambre. Des odeurs de patchouli, de cold-cream, decorne et de poils brûlés s’échappaient de l’espace restreint ;et de temps en temps, quand Francis venait retirer un fer, Jenkinsentrevoyait une immense toilette chargée de mille petitsinstruments d’ivoire, de nacre et d’acier, limes, ciseaux, houppeset brosses, de flacons, de godets, de cosmétiques, étiquetés,rangés, alignés, et parmi tout cet étalage, maladroite et déjàtremblante une main de vieillard, sèche et longue, soignée auxongles comme celle d’un peintre japonais, qui hésitait au milieu deces quincailleries menues et de ces faïences de poupée.

Tout en arrangeant son visage, la plus longue,la plus compliquée de ses occupations du matin, Monpavon causaitavec le docteur, racontait ses malaises, le bon effet des perles,qui le rajeunissaient, disait-il. Et de loin, ainsi, sans le voir,on aurait cru entendre le duc de Mora, tellement il lui avait prisses façons de parler. C’étaient les mêmes phrases inachevées,terminées en « ps… ps… ps… » du bout des dents, des« machin », des « chose », intercalés à toutpropos dans le discours, une sorte de bredouillement aristocratiquefatigué, paresseux, où se sentait un mépris profond pour l’artvulgaire de la parole. Dans l’entourage du duc, tout le mondecherchait à imiter cet accent, ces intonations dédaigneuses avecune affectation de simplicité.

Jenkins, trouvant la séance un peu longue,s’était levé pour partir :

« Adieu, je m’en vais… On vous verra chezle Nabab ?

– Oui, je compte y déjeuner… promis de luiamener chose, machin, comment donc ?… Vous savez, pour notregrosse affaire… ps… ps… ps… Sans quoi je me dispenserais bien d’yaller… vraie ménagerie, cette maison-là… »

L’Irlandais, malgré sa bienveillance, convintque la société était un peu mêlée chez son ami. Mais quoi ! Ilne fallait pas lui en vouloir. Il ne savait pas, ce pauvrehomme.

« Sait pas, et veut pas apprendre, fitMonpavon avec aigreur… Au lieu de consulter les gens d’expérience…ps… ps… ps… premier écornifleur venu. Avez-vous vu chevaux queBois-l’Héry lui a fait acheter ? De la roustissure cesbêtes-là. Et il les a payées vingt mille francs. Parions queBois-l’Héry les a eues pour six mille.

– Oh ! fi donc… ungentilhomme ! » dit Jenkins avec l’indignation d’unebelle âme se refusant à croire au mal.

Monpavon continua sans avoir l’aird’entendre :

« Tout ça parce que les chevaux sortaientde l’écurie de Mora.

– C’est vrai que le duc lui tient au cœur, àce cher Nabab. Aussi je vais le rendre bien heureux en luiapprenant… »

Le docteur s’arrêta, embarrassé.

« En lui apprenant quoi,Jenkins ? »

Assez penaud, Jenkins dut avouer qu’il avaitobtenu de Son Excellence la permission de lui présenter son amiJansoulet. À peine eut-il achevé sa phrase, qu’un long spectre, auvisage flasque, aux cheveux, aux favoris multicolores, s’élança ducabinet dans la chambre, croisant de ses deux mains sur un coudécharné mais très droit un peignoir de soie claire à pois violets,dont il s’enveloppait comme un bonbon dans sa papillote. Ce quecette physionomie héroï-comique avait de plus saillant, c’était ungrand nez busqué tout luisant de cold-cream, et un regard vif,aigu, trop jeune, trop clair pour la paupière lourde et plissée quile recouvrait. Les malades de Jenkins avaient tous ceregard-là.

Vraiment il fallait que Monpavon fût bien émupour se montrer ainsi dépourvu de tout prestige. En effet, leslèvres blanches, la voix changée, il s’adressa au docteur vivement,sans zézayer cette fois, et tout d’un trait :

« Ah çà ! mon cher, pas de farceentre nous, n’est-ce pas ?… Nous nous sommes rencontrés tousles deux devant la même écuelle ; mais je vous laisse votrepart ; j’entends que vous me laissiez la mienne. » Etl’air étonné de Jenkins ne l’arrêta pas. « Que ceci soit ditune fois pour toutes. J’ai promis au Nabab de le présenter au duc,ainsi que je vous ai présenté jadis. Ne vous mêlez donc pas de cequi me regarde seul. »

Jenkins mit la main sur son cœur, protesta deson innocence. Il n’avait jamais eu l’intention… CertainementMonpavon était trop l’ami du duc, pour qu’un autre… Commentavait-il pu supposer ?…

« Je ne suppose rien, dit le vieuxgentilhomme, plus calme mais toujours froid. J’ai voulu seulementavoir une explication très nette avec vous à ce sujet. »

L’Irlandais lui tendit sa main largeouverte.

« Mon cher marquis, les explications sonttoujours nettes entre gens d’honneur.

– D’honneur est un grand mot, Jenkins… Disonsgens de tenue… Cela suffit. »

Et cette tenue, qu’il invoquait comme suprêmefrein de conduite, le rappelant tout à coup au sentiment de sacomique situation, le marquis offrit un doigt à la poignée de maindémonstrative de son ami et repassa dignement derrière son rideau,pendant que l’autre s’en allait, pressé de reprendre satournée.

Quelle magnifique clientèle il avait, ceJenkins ! Rien que des hôtels princiers, des escalierschauffés, chargés de fleurs à tous leurs étages, des alcôvescapitonnées et soyeuses, où la maladie se faisait discrète,élégante, où rien ne sentait cette main brutale qui jette sur unlit de misère ceux qui ne cessent de travailler que pour mourir. Cen’était pas à vrai dire des malades, ces clients du docteurirlandais. On n’en aurait pas voulu dans un hospice. Leurs organesn’ayant pas même la force d’une secousse, le siège de leur mal nese trouvait nulle part, et le médecin penché sur eux aurait cherchéen vain la palpitation d’une souffrance dans ces corps quel’inertie, le silence de la mort habitaient déjà. C’étaient desépuisés, des exténués, des anémiques, brûlés par une vie absurdemais la trouvant si bonne encore qu’ils s’acharnaient à laprolonger. Et les perles Jenkins devenaient fameuses, justementpour ce coup de fouet donné aux existences surmenées.

« Docteur, je vous en conjure, quej’aille au bal ce soir ! » disait la jeune femme anéantiesur sa chaise longue et dont la voix n’était plus qu’unsouffle.

– Vous irez, ma chère enfant. »

Et elle y allait, et jamais elle n’avait paruplus belle.

« Docteur, à tout prix, dussé-je enmourir, il faut que demain matin je sois au conseil desministres. »

Il y était, et il en rapportait un triomphed’éloquence et de diplomatie ambitieuse. Après… oh ! après,par exemple… Mais n’importe ! jusqu’au dernier jour, lesclients de Jenkins circulaient, se montraient, trompaient l’égoïsmedévorant de la foule. Ils mouraient debout, en gens du monde. Aprèsmille détours dans la Chaussée-d’Antin, les Champs-Élysées, aprèsavoir visité tout ce qu’il y avait de millionnaire ou de titré dansle faubourg Saint-Honoré, le médecin à la mode arriva à l’angle duCours-la-Reine et de la rue François-Ier, devant unefaçade arrondie qui tenait le coin du quai, et pénétra aurez-de-chaussée dans un intérieur qui ne ressemblait en rien à ceuxqu’il traversait depuis le matin. Dès l’entrée, des tapisseriescouvrant les murs, de vieux vitraux coupant de lanières de plomb unjour discret et mélangé, un saint gigantesque en bois sculpté quifaisait face à un monstre japonais aux yeux saillants, au doscouvert d’écailles finement tuilées, indiquaient le goût imaginatifet curieux d’un artiste. Le petit domestique qui vint ouvrir tenaiten laisse un lévrier arabe plus grand que lui.

« Madame Constance est à la messe,dit-il, et mademoiselle est dans l’atelier, toute seule… Noustravaillons depuis six heures du matin », ajouta l’enfant avecun bâillement lamentable que le chien attrapa au vol et qui lui fitouvrir toute grande sa gueule rose aux dents aiguës.

Jenkins, que nous avons vu entrer sitranquillement dans la chambre du ministre d’État, tremblait un peuen soulevant la tenture qui masquait la porte de l’atelier restéeouverte. C’était un superbe atelier de sculpture, dont la façade encoin arrondissait tout un côté vitré, bordé de pilastres, une largebaie lumineuse opalisée en ce moment par le brouillard. Plus ornéeque ne le sont d’ordinaire ces pièces de travail, que lessouillures du plâtre, les ébauchoirs, la terre glaise, les flaquesd’eau font ressembler à des chantiers de maçonnerie, celle-ciajoutait un peu de coquetterie à sa destination artistique. Desplantes vertes dans tous les coins, quelques bons tableauxaccrochés au mur nu, et çà et là – portées par des consoles enchêne – deux ou trois œuvres de Sébastien Ruys, dont la dernière,exposée après sa mort, était couverte d’une gaze noire.

La maîtresse de la maison, Félicia Ruys, lafille du célèbre sculpteur, connue déjà elle-même par deuxchefs-d’œuvre, le buste de son père et celui du duc de Mora, setenait au milieu de l’atelier, en train de modeler une figure.Serrée dans une amazone de drap bleu à long plis, un fichu de Chineroulé autour de son cou comme une cravate de garçon, ses cheveuxnoirs et fins, groupés sans apprêt sur la forme antique de sapetite tête, Félicia travaillait avec une ardeur extrême, quiajoutait à sa beauté la condensation, le resserrement de tous lestraits d’une expression attentive et satisfaite. Mais cela changeatout de suite à l’arrivée du docteur.

« Ah ! c’est vous, » dit-ellebrusquement, comme éveillée d’un rêve… « On a doncsonné ?… Je n’avais pas entendu. »

Et dans l’ennui, la lassitude, répandussubitement sur cet adorable visage, il ne resta plus d’expressif etde brillant que les yeux, des yeux où l’éclat factice des perlesJenkins s’avivait d’une sauvagerie de nature.

Oh ! comme la voix du docteur se fithumble et condescendante en lui répondant :

« Votre travail vous absorbe donc bien,ma chère Félicia ?… C’est nouveau ce que vous faiteslà ?… Cela me paraît très joli. »

Il s’approcha de l’ébauche encore informe,d’où sortait vaguement un groupe de deux animaux, dont un lévrierqui détalait à fond de train avec une lancée vraimentextraordinaire.

« L’idée m’en est venue cette nuit… J’aicommencé à travailler à la lampe… C’est mon pauvre Kadour qui nes’amuse pas », dit la jeune fille en regardant d’un air debonté caressante le lévrier à qui le petit domestique essayaitd’écarter les pattes pour les remettre à la pose.

Jenkins remarqua paternellement qu’elle avaittort de se fatiguer ainsi, et lui prenant le poignet avec desprécautions ecclésiastiques :

« Voyons, je suis sûr que vous avez lafièvre. »

Au contact de cette main sur la sienne,Félicia eut un mouvement presque répulsif.

« Laissez… laissez… vos perles n’ypeuvent rien… Quand je ne travaille pas, je m’ennuie ; jem’ennuie à mourir, je m’ennuie à tuer ; mes idées sont de lacouleur de cette eau qui coule là-bas, saumâtre et lourde…Commencer la vie, et en avoir le dégoût ! C’est dur… J’en suisréduite à envier ma pauvre Constance, qui passe ses journées sur sachaise, sans ouvrir la bouche, mais en souriant toute seule aupassé dont elle se souvient… Je n’ai pas même cela, moi, de bonssouvenirs à ruminer… Je n’ai que le travail… letravail ! »

Tout en parlant, elle modelait furieusement,tantôt avec l’ébauchoir, tantôt avec ses doigts, qu’elle essuyaitde temps en temps à une petite éponge posée sur la selle de boissoutenant le groupe ; de telle sorte que ses plaintes, sestristesses, inexplicables dans une bouche de vingt ans et qui avaitau repos la pureté d’un sourire grec, semblaient proférées auhasard et ne s’adresser à personne. Pourtant Jenkins en paraissaitinquiet, troublé, malgré l’attention évidente qu’il prêtait àl’ouvrage de l’artiste, ou plutôt à l’artiste elle-même, à la grâcetriomphante de cette fille, que sa beauté semblait avoirprédestinée à l’étude des arts plastiques.

Gênée par ce regard admiratif qu’elle sentaitposé sur elle, Félicia reprit :

« À propos, vous savez que je l’ai vu,votre Nabab… On me l’a montré vendredi dernier à l’Opéra.

– Vous étiez à l’Opéra vendredi ?

– Oui… Le duc m’avait envoyé saloge. »

Jenkins changea de couleur.

« J’ai décidé Constance à m’accompagner.C’était la première fois depuis vingt-cinq ans, depuis sareprésentation d’adieu, qu’elle entrait à l’Opéra. Ça lui a fait uneffet. Pendant le ballet surtout, elle tremblait, elle rayonnait,tous ses anciens triomphes pétillaient dans ses yeux. Est-onheureux d’avoir des émotions pareilles… Un vrai type, ce Nabab. Ilfaudra que vous me l’ameniez. C’est une tête qui m’amuserait àfaire.

– Lui, mais il est affreux !… Vous nel’avez pas bien regardé.

– Parfaitement, au contraire. Il était en facede nous… Ce masque d’Éthiopien blanc serait superbe en marbre. Etpas banal, au moins, celui-là… D’ailleurs, puisqu’il est si laidque ça, vous ne serez pas aussi malheureux que l’an dernier quandje faisais le buste de Mora… Quelle mauvaise figure vous aviez,Jenkins, à cette époque !

– Pour dix années d’existence, murmura Jenkinsd’une voix sombre, je ne voudrais recommencer ces moments-là… Maiscela vous amuse, vous, de voir souffrir.

– Vous savez bien que rien ne m’amuse »,dit-elle en haussant les épaules avec une impertinence suprême.

Puis, sans le regarder, sans ajouter uneparole, elle s’enfonça dans une de ces activités muettes parlesquelles les vrais artistes échappent à eux-mêmes et à tout cequi les entoure.

Jenkins fit quelques pas dans l’atelier, trèsému, la lèvre gonflée d’aveux qui n’osaient pas sortir, commençadeux ou trois phrases demeurées sans réponse ; enfin, sesentant congédié, il prit son chapeau et marcha vers la porte.

« Ainsi, c’est entendu… Il faut vousl’amener.

– Qui donc ?

– Mais le Nabab… C’est vous qui à l’instantmême…

– Ah ! oui… fit l’étrange personne dontles caprices ne duraient pas longtemps, amenez-le si vousvoulez ; je n’y tiens pas autrement. »

Et sa belle voix morne, où quelque chosesemblait brisé, l’abandon de tout son être disaient bien quec’était vrai, qu’elle ne tenait à rien au monde.

Jenkins sortit de là très troublé le frontassombri. Mais, sitôt dehors, il reprit sa physionomie riante etcordiale, étant de ceux qui vont masqués dans les rues. La matinées’avançait. La brume, encore visible aux abords de la Seine, neflottait plus que par lambeaux et donnait une légèreté vaporeuseaux maisons du quai, aux bateaux dont on ne voyait pas les roues, àl’horizon lointain dans lequel le dôme des Invalides planait commeun aérostat doré dont le filet aurait secoué des rayons. Unetiédeur répandue, le mouvement du quartier disaient que midin’était pas loin, qu’il sonnerait bientôt au battant de toutes lescloches.

Avant d’aller chez le Nabab, Jenkins avaitpourtant une autre visite à faire. Mais celle-là paraissaitl’ennuyer beaucoup. Enfin, puisqu’il l’avait promis ! Etrésolument :

« 68, rue Saint-Ferdinand, auxTernes », dit-il en sautant dans sa voiture.

Le cocher Joë, scandalisé, se fit répéterl’adresse deux fois ; le cheval lui-même eut une petitehésitation comme si la bête de prix, la fraîche livrée se fussentrévoltées à l’idée d’une course dans un faubourg aussi lointain, endehors du cercle restreint mais si brillant où se groupait laclientèle de leur maître. On arriva tout de même, sans encombre, aubout d’une rue provinciale inachevées et à la dernière de sesbâtisses, un immeuble à cinq étages, que la rue semblait avoirenvoyé en reconnaissance pour savoir si elle pouvait continuer dece côté, isolé qu’il était entre des terrains vagues attendant desconstructions prochaines ou remplis de matériaux de démolitions,avec des pierres de taille, de vieilles persiennes posées sur levide, des ais moisis dont les ferrures pendaient, immense ossuairede tout un quartier abattu.

D’innombrables écriteaux se balançaientau-dessus de la porte décorée d’un grand cadre de photographiesblanc de poussière, auprès duquel Jenkins resta un moment en arrêt.L’illustre médecin était-il donc venu si loin pour se faire faireun portrait-carte ? On aurait pu le croire, à l’attention quile retenait devant cet étalage dont les quinze ou vingtphotographies représentaient la même famille en des allures, desposes et des expressions différentes : un vieux monsieur, lementon soutenu par une haute cravate blanche, une serviette de cuirsous le bras, entouré d’une nichée de jeunes filles coiffées ennattes ou en boucles, de modestes ornements sur leurs robes noires.Quelquefois le vieux monsieur n’avait posé qu’avec deux de sesfillettes ; ou bien une de ces jeunes et jolies silhouettes sedessinait, solitaire, le coude sur une colonne tronquée, la têtepenchée sur un livre, dans une pose naturelle et abandonnée. Maisen somme c’était toujours le même motif avec des variantes, et iln’y avait pas dans la vitrine d’autre monsieur que le vieuxmonsieur à cravate blanche, pas d’autres figures féminines quecelles de ses nombreuses filles.

« Les ateliers dans la maison, aucinquième », disait une ligne dominant le cadre. Jenkinssoupira, mesura de l’œil la distance qui séparait le sol du petitbalcon là-haut, près des nuages ; puis il se décida à entrer.Dans le couloir, il se croisa avec une cravate blanche et unemajestueuse serviette en cuir, évidemment le vieux monsieur del’étalage. Interrogé, celui-ci répondit que M. Marannehabitait en effet le cinquième : « Mais, ajouta-t-il avecun sourire engageant, les étages ne sont pas hauts. » Sur cetencouragement, l’Irlandais se mit à monter un escalier étroit ettout neuf avec des paliers pas plus grands qu’une marche, une seuleporte par étage, et des fenêtres coupées qui laissaient voir unecour aux pavés tristes et d’autres cages d’escalier, toutesvides ; une de ces affreuses maisons modernes, bâties à ladouzaine par des entrepreneurs sans le sou et dont le plus grandinconvénient consiste en des cloisons minces qui font vivre tousles habitants dans une communauté de phalanstère. En ce moment,l’incommodité n’était pas grande, le quatrième et le cinquièmeétages se trouvant seuls occupés, comme si les locataires y étaienttombés du ciel.

Au quatrième, derrière une porte dont laplaque en cuivre annonçait « M. JOYEUSE, expert enécritures », le docteur entendit un bruit de rires frais,de jeunes bavardages, de pas étourdis qui l’accompagnèrentjusqu’au-dessus, jusqu’à l’établissement photographique.

C’est une des surprises de Paris que cespetites industries perchées dans des coins et qui ont l’air den’avoir aucune communication avec le dehors. On se demande commentvivent les gens qui s’installent dans ces métiers-là, quelleprovidence méticuleuse peut envoyer par exemple des clients à unphotographe logé au cinquième dans des terrains vagues, tout enhaut de la rue Saint-Ferdinand, ou des Écritures à tenir aucomptable du dessous. Jenkins, en se faisant cette réflexion,sourit de pitié, puis entra tout droit comme l’y invitaitl’inscription suivante : « Entrez sans frapper. »Hélas ! on n’abusait guère de la permission… Un grand garçon àlunettes, en train d’écrire sur une petite table, les jambesentortillées d’une couverture de voyage, se leva précipitammentpour venir au-devant du visiteur que sa myopie l’avait empêché dereconnaître.

« Bonjour, André… dit le docteur tendantsa main loyale.

– Monsieur Jenkins !

– Tu vois, je suis bon enfant comme toujours…Ta conduite envers nous, ton obstination à vivre loin de tesparents commandaient à ma dignité une grande réserve ; mais tamère a pleuré. Et me voilà. »

Il regardait, tout en parlant, ce pauvre petitatelier dont les murs nus, les meubles rares, l’appareilphotographique tout neuf, la petite cheminée à la prussienne, neuveaussi, et n’ayant jamais vu le feu, s’éclairaient désastreusementsous la lumière droite qui tombait du toit de verre. La mine tirée,la barbe grêle du jeune homme, à qui la couleur claire de ses yeux,la hauteur étroite de son front, ses cheveux longs et blondsrejetés en arrière donnaient l’air d’un illuminé, tout s’accentuaitdans le jour cru ; et aussi l’âpre vouloir de ce regardlimpide qui fixait Jenkins froidement et d’avance opposait à toutesses raisons, à toutes ses protestations, une invinciblerésistance.

Mais le bon Jenkins feignait de ne pas s’enapercevoir :

« Tu le sais, mon cher André… Du jour oùj’ai épousé ta mère, je t’ai regardé comme mon fils. Je comptais telaisser mon cabinet, ma clientèle, te mettre le pied dans un étrierdoré, heureux de te voir suivre une carrière consacrée au bien del’humanité… Tout à coup sans dire pourquoi, sans te préoccuper del’effet qu’une pareille rupture pourrait avoir aux yeux du monde,tu t’es écarté de nous, tu as laissé là tes études, renoncé à tonavenir pour te lancer dans je ne sais quelle vie déroutée,entreprendre un métier ridicule, le refuge et le prétexte de tousles déclassés.

– Je fais ce métier pour vivre… C’est ungagne-pain en attendant.

– En attendant quoi ? la gloirelittéraire ? »

Il regardait dédaigneusement le griffonnageépars sur la table.

« Mais tout cela n’est pas sérieux, etvoici ce que je viens te dire : une occasion s’offre à toi,une porte à deux battants ouverte sur l’avenir… L’œuvre de Bethléemest fondée… Le plus beau de mes rêves humanitaires a pris corps…Nous venons d’acheter une superbe villa à Nanterre pour installernotre premier établissement. C’est la direction, c’est lasurveillance de cette maison que j’ai songé à te confier comme à unautre moi-même. Une habitation princière, des appointements de chefde division et la satisfaction d’un service rendu à la grandefamille humaine… Dis un mot et je t’emmène chez le Nabab, chezl’homme au grand cœur qui fait les frais de notre entreprise…Acceptes-tu ?

– Non, dit l’autre si sèchement que Jenkins enfut décontenancé.

– C’est bien cela… Je m’attendais à ce refusen venant ici, mais je suis venu quand même. J’ai pris pourdevise : « Faire le bien sans espérance. » Et jereste fidèle à ma devise… Ainsi, c’est entendu… tu préfères àl’existence honorable, digne, fructueuse que je viens te proposer,une vie de hasard sans issue et sans dignité… »

André ne répondit rien ; mais son silenceparlait pour lui.

« Prends garde… tu sais ce qu’entraîneracette décision, un éloignement définitif, mais tu l’as toujoursdésiré… Je n’ai pas besoin de te dire, continua Jenkins que briseravec moi, c’est rompre aussi avec ta mère. Elle et moi ne faisonsqu’un. »

Le jeune homme pâlit, hésita une seconde, puisdit avec effort :

« S’il plaît à ma mère de venir me voirici, j’en serai certes bien heureux… mais ma résolution de sortirde chez vous, de n’avoir plus rien de commun avec vous estirrévocable.

– Et au moins diras-tupourquoi ? »

Il fit signe que « non », qu’il nele dirait pas.

Pour le coup, l’Irlandais eut un vraimouvement de colère. Toute sa figure prit une expression sournoise,farouche, qui aurait bien étonné ceux qui ne connaissaient que lebon et loyal Jenkins : mais il se garda bien d’aller plus loindans une explication qu’il craignait peut-être autant qu’il ladésirait.

« Adieu, fit-il du seuil en retournant àdemi la tête… Et ne vous adressez jamais à nous.

– Jamais… » répondit son beau-fils d’unevoix ferme.

Cette fois, quand le docteur eut dit àJoë : « Place Vendôme », le cheval, comme s’il avaitcompris qu’on allait chez le Nabab, agita fièrement ses gourmettesétincelantes, et le coupé partit à fond de train, transformant ensoleil chaque essieu de ses roues… « Venir si loin pourchercher une réception pareille ! Une célébrité du tempstraitée ainsi par ce bohème ! Essayez donc de faire lebien !… » Jenkins écoula sa colère dans un long monologuede ce genre ; puis tout à coup se secouant :« Ah ! bah… » Et ce qui restait de soucieux à sonfront se dissipa vite sur le trottoir de la place Vendôme. Midisonnait partout dans le soleil. Sorti de son rideau de brume, Parisluxueux, réveillé et debout, commencerait sa journéetourbillonnante. Les vitrines de la rue de la Paixresplendissaient. Les hôtels de la place paraissaient s’alignerfièrement pour les réceptions d’après-midi ; et tout au boutde la rue Castiglione aux blanches arcades, les Tuileries sous unbeau rayon d’hiver, dressaient des statues grelottantes, roses defroid, dans le dénuement des quinconces.

Chapitre 2UN DÉJEUNER PLACE VENDÔME.

Ils n’étaient guère plus d’une vingtaine cematin-là dans la salle à manger du Nabab, une salle à manger enchêne sculpté, sortie la veille de chez quelque grand tapissier,qui du même coup avait fourni les quatre salons en enfiladeentrevus dans une porte ouverte, les tentures du plafond, lesobjets d’art, les lustres, jusqu’à la vaisselle plate étalée surles dressoirs, jusqu’aux domestiques qui servaient. C’était bienl’intérieur improvisé, dès la descente du chemin de fer, par ungigantesque parvenu pressé de jouir. Quoiqu’il n’y eût pas autourde la table la moindre robe de femme, un bout d’étoffe claire pourl’égayer, l’aspect n’en était pas monotone, grâce au disparate, àla bizarrerie des convives, des éléments de tous les mondes, deséchantillons d’humanité détachés de toutes les races, en France, enEurope, dans l’univers entier, du haut en bas de l’échelle sociale.D’abord, le maître du logis, espèce de géant – tanné, hâlé,safrané, la tête dans les épaules – à qui son nez court et perdudans la bouffissure du visage, ses cheveux crépus massés comme unbonnet d’astrakan sur un front bas et têtu, ses sourcils enbroussaille avec des yeux de chapard embusqué donnaient l’aspectféroce d’un Kalmouck, d’un sauvage de frontières vivant de guerreet de rapines. Heureusement le bas de la figure, la lèvre lippue etdouble, qu’un sourire adorable de bonté épanouissait, relevait,retournait tout à coup, tempérait d’une expression à la saintVincent de Paul cette laideur farouche, cette physionomie sioriginale qu’elle en oubliait d’être commune. Et pourtantl’extraction inférieure se trahissait d’autre façon par la voix,une voix de marinier du Rhône, éraillée et voilée, où l’accentméridional devenait plus grossier que dur, et deux mains élargieset courtes, phalanges velues, doigts carrés et sans ongles, qui,posées sur la blancheur de la nappe, parlaient de leur passé avecune éloquence gênante. En face, de l’autre côté de la table, dontil était un des commensaux habituels, se tenait le marquis deMonpavon, mais un Monpavon qui ne ressemblait en rien au spectremaquillé, aperçu plus haut, un homme superbe et sans âge, grand nezmajestueux, prestance seigneuriale, étalant un large plastron delinge immaculé, qui craquait sous l’effort continu de la poitrine àse cambrer en avant, et se bombait chaque fois avec le bruit d’undindon blanc qui se gonfle, ou d’un paon qui fait la roue. Son nomde Monpavon lui allait bien.

De grande famille, richement apparenté, maisruiné par le jeu et les spéculations, l’amitié du duc de Mora luiavait valu une recette générale de première classe. Malheureusementsa santé ne lui avait pas permis de garder ce beau poste, – lesgens bien informés disaient que sa santé n’y était pour rien – etdepuis un an il vivait à Paris, attendant d’être guéri, disait-il,pour reprendre sa position. Les mêmes gens assuraient qu’il ne laretrouverait jamais, et que même, sans de hautes protections… Dureste le personnage important du déjeuner ; cela se sentait àla façon dont les domestiques le servaient, dont le Nabab leconsultait, l’appelant « monsieur le marquis, » comme àla Comédie-Française, moins encore par déférence que par fierté,pour l’honneur qui en rejaillissait sur lui-même. Plein de dédainpour l’entourage, M. le marquis parlait peu, de très haut, etcomme en se penchant vers ceux qu’il honorait de sa conversation.De temps en temps, il jetait au Nabab, par-dessus la table,quelques phrases énigmatiques pour tous.

« J’ai vu le duc hier… M’a beaucoup parléde vous à propos de cette affaire… Vous savez, chose… machin…Comment donc ?

– Vraiment ?… Il vous a parlé demoi ? »

Et le bon Nabab, tout glorieux, regardaitautour de lui avec des mouvements de tête tout à fait risibles, oubien il prenait l’air recueilli d’une dévote entendant nommer NotreSeigneur.

« Son Excellence vous verrait avecplaisir entrer dans la… ps… ps… ps… dans la chose.

– Elle vous l’a dit ?

– Demandez au gouverneur… l’a entendu commemoi. »

Celui qu’on appelait le gouverneur, Paganettide son vrai nom, était un petit homme expressif et gesticulant,fatigant à regarder, tellement sa figure prenait d’aspects diversen une minute. Il dirigeait la Caisse territoriale de laCorse, une vaste entreprise financière, et venait dans la maisonpour la première fois, amené par Monpavon ; aussi occupait-ilune place d’honneur. De l’autre côté du Nabab, un vieux, boutonnéjusqu’au menton dans une redingote sans revers à collet droit commeune tunique orientale, la face tailladée de mille petiteséraillures, une moustache blanche coupée militairement. C’étaitBrahim-Bey, le plus vaillant colonel de la régence de Tunis, aidede camp de l’ancien bey qui avait fait la fortune de Jansoulet. Lesexploits glorieux de ce guerrier se montraient écrits en rides, enflétrissures de débauche, sur sa lèvre inférieure sans ressort,comme détendue, ses yeux sans cils, brûlés et rouges. Une de cestêtes qu’on voit au banc des accusés dans les affaires à huis clos.Les autres convives s’étaient assis pêle-mêle, au hasard del’arrivée, de la rencontre, car le logis s’ouvrait à tout le monde,et le couvert était mis chaque matin pour trente personnes.

Il y avait là le directeur du théâtre que leNabab commanditait. Cardailhac, renommé pour son esprit presqueautant que pour ses faillites, ce merveilleux découpeur qui, touten détachant les membres d’un perdreau, préparait un de ses bonsmots et le déposait avec une aile dans l’assiette qu’on luiprésentait. C’était un ciseleur plutôt qu’un improvisateur, et lanouvelle manière de servir les viandes à la russe et préalablementdécoupées, lui avait été fatale en lui enlevant tout prétexte à unsilence préparatoire. Aussi, disait-on généralement qu’il baissait.Parisien, d’ailleurs, dandy jusqu’au bout des ongles, et, comme ils’en vantait lui-même, « pas gros comme ça de superstition partout le corps », ce qui lui permettait de donner des détailstrès piquants sur les femmes de son théâtre à Brahim-Bey, quil’écoutait comme on feuillette un mauvais livre, et de parlerthéologie au jeune prêtre son plus proche voisin, un curé dequelque petite bourgade méridionale, maigre et le teint brûlé commele drap de sa soutane, avec les pommettes ardentes, le nez pointu,tout en avant des ambitieux, et disant à Cardailhac, très haut, surun ton de protection, d’autorité sacerdotale :

« Nous sommes très contents deM. Guizot… Il va bien, il va très bien… c’est une conquêtepour l’Église. »

À côté de ce pontife au rabat ciré, le vieuxSchwalbach, le fameux marchand de tableaux, montrait sa barbe deprophète, jaunie par places comme une toison malpropre ses troispaletots aux tons moisis, toute cette tenue lâchée et négligentequ’on lui pardonnait au nom de l’art, et parce qu’il était de bongoût d’avoir chez soi dans un temps où la manie des galeriesremuait déjà des millions, l’homme le mieux placé pour cestransactions vaniteuses. Schwalbach ne parlait pas, se contentantde promener autour de lui son énorme monocle en forme de loupe etde sourire dans sa barbe devant les singuliers voisinages quefaisait cette tablée unique au monde. C’est ainsi queM. de Monpavon avait tout près de lui – et il fallaitvoir comme la courbe dédaigneuse de son nez s’accentuait à chaqueregard dans cette direction – le chanteur Garrigou, un« pays » de Jansoulet, ventriloque distingué, quichantait Figaro dans le patois du Midi et n’avait pas son pareilpour les imitations d’animaux. Un peu plus loin, Cabassu, un autre« pays », petit homme court et trapu, au cou de taureau,aux biceps michelangesques, qui tenait à la fois du coiffeurmarseillais et de l’hercule de foire, masseur, pédicure, manucure,et quelque peu dentiste, mettait ses deux coudes sur la table avecl’aplomb d’un charlatan qu’on reçoit le matin et qui sait lespetites infirmités, les misères intimes de l’intérieur où il setrouve. M. Bompain complétait ce défilé des subalternes,classés du moins dans une spécialité, Bompain, le secrétaire,l’intendant, l’homme de confiance, entre les mains de qui toutesles affaires de la maison passaient ; et il suffisait de voircette attitude solennellement abrutie cet air vague, ce fez turcposé maladroitement sur cette tête d’instituteur de village pourcomprendre à quel personnage des intérêts comme ceux du Nababavaient été abandonnés.

Enfin, pour remplir les vides parmi cesfigures esquissées, la turquerie ! Des Tunisiens, desMarocains, des Égyptiens, des Levantins ; et, mêlée à cetélément exotique, toute une bohème parisienne et multicolore degentilshommes décavés, d’industriels louches, de journalistesvidés, d’inventeurs de produits bizarres, de gens du Midi débarquéssans un sou, tout ce que cette grande fortune attirait, comme lalumière d’un phare, de navires perdus à ravitailler, ou de bandesd’oiseaux tourbillonnant dans le noir. Le Nabab admettait ceramassis à sa table par bonté, par générosité, par faiblesse, parune grande facilité de mœurs, jointe à une ignorance absolue, parun reste de ces mélancolies d’exilé, de ces besoins d’expansion quilui faisaient accueillir, là-bas, à Tunis, dans son splendidepalais du Bardo, tout ce qui débarquait de France, depuis le petitindustriel exportant des articles Paris, jusqu’au fameux pianisteen tournée, jusqu’au consul général.

En écoutant ces accents divers, cesintonations étrangères brusquées ou bredouillantes, en regardantces physionomies si différentes, les unes violentes, barbares,vulgaires, d’autres extra-civilisées, fanées, boulevardières, commeblettes, les mêmes variétés, se trouvant dans le service, où des« larbins » sortis la veille de quelque bureau, l’airinsolent, têtes de dentistes ou de garçons de bains, s’affairaientparmi des Éthiopiens immobiles et luisants comme des torchères demarbre noir, il était impossible de dire exactement où l’on setrouvait ; en tout cas, on ne se serait jamais cru placeVendôme, en plein cœur battant et centre de vie de notre Parismoderne. Sur la table, même dépaysement de mets exotiques, desauces au safran ou aux anchois, d’épices compliquées de friandisesturques, de poulets aux amandes frites ; cela, joint à labanalité de l’intérieur, aux dorures de ses boiseries, au tintementcriard des sonnettes neuves, donnait l’impression d’une tabled’hôte de quelque grand hôtel de Smyrne ou de Calcutta, ou d’uneluxueuse salle à manger de paquebot transatlantique, lePéreire ou le Sinaï.

Il semble que cette diversité de convives –j’allais dire de passagers – dût rendre le repas animé et bruyant.Loin de là. Ils mangeaient tous nerveusement, silencieusement, ens’observant du coin de l’œil, et même les plus mondains, ceux quiparaissaient le plus à l’aise, avaient dans le regard l’égarementet le trouble d’une pensée fixe, une fièvre anxieuse qui lesfaisaient parler sans répondre, écouter sans comprendre un mot dece qu’on avait dit.

Tout à coup la porte de la salle à mangers’ouvrit :

« Ah ! voilà Jenkins, fit le Nababtout joyeux… Salut, salut, docteur… Comment ça va, moncamarade ? »

Un sourire circulaire, une énergique poignéede main à l’amphitryon, et Jenkins s’assit en face de lui, à côtéde Monpavon devant le couvert qu’un domestique venait d’apporter entoute hâte et sans avoir reçu d’ordre, exactement comme à une tabled’hôte. Au milieu de ces figures préoccupées et fiévreuses, aumoins celle-là contrastait par sa bonne humeur, son épanouissementcette bienveillance loquace et complimenteuse qui fait desIrlandais un peu les Gascons de l’Angleterre. Et quel robusteappétit, avec quel entrain, quelle liberté de conscience ilmanœuvrait, tout en parlant, sa double rangée de dentsblanches :

« Eh bien ! Jansoulet, vous avezlu ?

– Quoi donc ?

– Comment ! vous ne savez pas ?…Vous n’avez pas lu ce que le Messager dit de vous cematin ? »

Sous le hâle épais de ses joues, le Nababrougit comme un enfant, et les yeux brillants de plaisir :

« C’est vrai ?… Le Messagera parlé de moi ?

– Pendant deux colonnes… Comment Moëssard nevous l’a-t-il pas montré ?

– Oh ! fit Moëssard modestement, cela nevalait pas la peine. »

C’était un petit journaliste, blondin etpoupin, assez joli garçon, mais dont la figure présentait cettefanure particulière aux garçons de restaurants de nuit, auxcomédiens et aux filles, faite de grimaces de convention et dureflet blafard du gaz. Il passait pour être l’amant gagé d’unereine exilée et très légère. Cela se chuchotait autour de lui, etlui faisait dans son monde une place enviée et méprisable.

Jansoulet insista pour lire l’article,impatient de savoir ce qu’on disait de lui. Malheureusement,Jenkins avait laissé son exemplaire chez le duc.

« Qu’on aille vite me chercher unMessager », dit le Nabab au domestique derrièrelui.

Moëssard intervint :

« C’est inutile, je dois avoir la chosesur moi. »

Et avec le sans-façon de l’habituéd’estaminet, du reporter qui griffonne son fait divers en faced’une chope, le journaliste tira un portefeuille bourré de notes,papiers timbrés, découpures de journaux, billets satinés à devises,– qu’il éparpilla sur la table, en reculant son assiette pourchercher l’épreuve de son article.

« Voilà… »

Il la passait à Jansoulet ; mais Jenkinsréclama :

« Non… non… lisez tout haut. »

L’assemblée faisant chorus, Moëssard repritson épreuve et commença à lire à haute voix l’Oeuvre deBethléem et M. Bernard Jansoulet, un longdithyrambe en faveur de l’allaitement artificiel, écrit sur desnotes de Jenkins reconnaissables à certaines phrases en baudrucheque l’Irlandais affectionnait… le long martyrologue de l’enfance…le mercenariat du sein… la chèvre bienfaitrice et nourrice…, etfinissant, après une pompeuse description du splendideétablissement de Nanterre, par l’éloge de Jenkins et laglorification de Jansoulet : « Ô Bernard Jansouletbienfaiteur de l’enfance… »

Il fallait voir la mine vexée, scandalisée desconvives. Quel intrigant que ce Moëssard !… Quelle impudenteflagornerie !… Et le même sourire envieux, dédaigneux tordaittoutes les bouches. Le diable, c’est qu’on était forcé d’applaudir,de paraître enchanté, le maître de maison n’ayant pas l’odoratblasé en fait d’encens et prenant tout très au sérieux, l’articleet les bravos qu’il soulevait. Sa large face rayonnait pendant lalecture. Souvent, là-bas, au loin, il avait fait ce rêve d’êtreainsi cantiqué dans les journaux parisiens, d’être quelqu’un aumilieu de cette société, la première de toutes, sur laquelle lemonde entier a les yeux fixés comme sur un porte-lumière.Maintenant ce rêve devenait réel. Il regardait tous ces gensattablés, cette desserte somptueuse, cette salle à mangerlambrissée, aussi haute certainement que l’église de son village,il écoutait le bruit sourd de Paris roulant et piétinant sous sesfenêtres, avec le sentiment intime qu’il allait devenir un grosrouage de cette machine active et compliquée. Et alors, dans lebien-être du repas, entre les lignes de cette triomphante apologie,par un effet de contraste, il voyait se dérouler sa propreexistence, son enfance misérable, sa jeunesse aventureuse et toutaussi triste, les jours sans pain, les nuits sans asile. Puis toutà coup, la lecture finie, au milieu d’un débordement de joie, d’unede ces effusions méridionales qui forcent à penser tout haut, ils’écria, en avançant vers ses convives son sourire franc etlippu :

« Ah ! mes amis, mes chers amis, sivous saviez comme je suis heureux, quel orgueilj’éprouve ! »

Il n’y avait guère que six semaines qu’ilétait débarqué. À part deux ou trois compatriotes, il connaissait àpeine de la veille et pour leur avoir prêté de l’argent ceux qu’ilappelait ses amis. Aussi cette subite expansion parut assezextraordinaire ; mais Jansoulet, trop ému pour rien observer,continua :

« Après ce que je viens d’entendre, quandje me vois là dans ce grand Paris, entouré de tout ce qu’ilcontient de noms illustres, d’esprits distingués, et puis que je mesouviens de l’échoppe paternelle ! Car je suis né dans uneéchoppe… Mon père vendait des vieux clous au coin d’une borne, auBourg-Saint-Andéol. C’est à peine si nous avions du pain chez noustous les jours et du fricot tous les dimanches. Demandez à Cabassu.Il m’a connu dans ce temps-là. Il peut dire si je mens… Oh !oui, j’en ai fait de la misère. » Il releva la tête avec unsursaut d’orgueil en humant le goût des truffes répandu dans l’airétouffé. « J’en ai fait, et de la vraie, et pendant longtemps.J’ai eu froid, j’ai eu faim, mais la grande faim vous savez, cellequi saoule, qui tord l’estomac, vous fait des ronds dans la tête,vous empêche d’y voir comme si on vous vidait l’intérieur des yeuxavec un couteau à huîtres. J’ai passé des journées au lit fauted’un paletot pour sortir ; heureux encore quand j’avais unlit, ce qui manquait quelquefois. J’ai demandé mon pain à tous lesmétiers ; et ce pain m’a coûté tant de mal, il était si noir,si coriace que j’en ai encore un goût amer et moisi dans la bouche.Et comme ça jusqu’à trente ans. Oui, mes amis, à trente ans – et jen’en ai pas cinquante – j’étais encore un gueux, sans un sou, sansavenir, avec le remords de la pauvre maman devenue veuve quicrevait la faim là-bas dans son échoppe et à qui je ne pouvais riendonner. »

Les physionomies des gens étaient curieusesautour de cet amphitryon racontant son histoire des mauvais jours.Quelques-uns paraissaient choqués, Monpavon surtout. Cet étalage deguenilles était pour lui d’un goût exécrable, un manque absolu detenue. Cardailhac, ce sceptique et ce délicat, ennemi des scènesd’attendrissement, le visage fixe et comme hypnotisé, découpait unfruit au bout de sa fourchette en lamelles aussi fines que despapiers à cigarettes. Le gouverneur avait au contraire une mimiqueplatement admirative, des exclamations de stupeur,d’apitoiement ; pendant que, non loin, comme un contrastesingulier, Brahim-Bey, le foudre de guerre, chez qui cette lecturesuivie d’une conférence après un repas copieux avait déterminé unsommeil réparateur, dormait la bouche en rond dans sa moustacheblanche, la face congestionnée par son hausse-col qui remontait.Mais l’expression la plus générale, c’était l’indifférence etl’ennui. Qu’est-ce que cela pouvait leur faire, je vous le demande,l’enfance de Jansoulet au Bourg-Saint-Andéol, ce qu’il avaitsouffert, comme il avait trimé ? Ce n’est pas pour cessornettes-là qu’ils étaient venus. Aussi des airs faussementintéressés, des regards qui comptaient les oves du plafond ou lesmiettes de pain de la nappe, des bouches serrées pour retenir unbâillement, trahissaient l’impatience générale, causée par cettehistoire intempestive. Et lui ne se lassait pas. Il se plaisaitdans le récit de ses souffrances passées, comme le marin à l’abrise rappelant ses courses sur les mers lointaines, et les dangers,et les grands naufrages. Venait ensuite l’histoire de sa chance, leprodigieux hasard qui l’avait mis tout à coup sur le chemin de lafortune. « J’errais sur le port de Marseille, avec un camaradeaussi pouilleux que moi, qui s’est enrichi chez le bey, lui aussi,et, après avoir été mon copain, mon associé, est devenu mon pluscruel ennemi. Je peux bien vous dire son nom, pardi ! Il estassez connu… Hemerlingue… Oui, messieurs, le chef de la grandemaison de banque « Hemerlingue et fils » n’avait pas, ence temps-là, de quoi seulement se payez deux sous declauvisses, sur le quai… Grisés par l’air voyageur qu’il ya là-bas, la pensée nous vint de partir, d’aller chercher notre viedans quelque pays de soleil, puisque les pays de brume nous étaientsi durs… Mais où aller ? Nous fîmes ce que font parfois lesmatelots pour savoir dans quel bouge manger leur paie. On colle unbout de papier sur le bord de son chapeau. On fait tourner lechapeau sur une canne ; quand il s’arrête, on prend le point…Pour nous, l’aiguille en papier marquait Tunis… Huit jours après,je débarquais à Tunis avec un demi-louis dans ma poche, et j’enreviens aujourd’hui avec vingt-cinq millions… »

Il y eut une commotion électrique autour de latable, un éclair dans tous les yeux, même dans ceux desdomestiques. Cardailhac dit : « Mazette ! » Lenez de Monpavon s’humanisa.

« Oui, mes enfants, vingt-cinq millionsliquides, sans parler de tout ce que j’ai laissé à Tunis, de mesdeux palais du Bardo, de mes navires dans le port de la Goulette,de mes diamants, de mes pierreries, qui valent certainement plus dudouble. Et vous savez, ajouta-t-il avec son bon sourire sa voixéraillée et canaille, quand il n’y en aura plus, il y en auraencore. »

Toute la table se leva, galvanisée.

« Bravo… Ah ! bravo…

– Superbe.

– Très chic… très chic…

– Ça, c’est envoyé.

– Un homme comme celui-là devrait être à laChambre.

– Il y sera, per Bacco, j’en réponds »,dit le gouverneur d’une voix éclatante ; et, dans un transportd’admiration, ne sachant comment prouver son enthousiasme, il pritla grosse main velue du Nabab et la porta à ses lèvres par unmouvement irréfléchi. Ils sont démonstratifs dans ce pays-là… Toutle monde était debout ; on ne se rassit pas.

Jansoulet, rayonnant, s’était levé à son touret jetant sa serviette :

« Allons prendre le café… »

Aussitôt un tumulte joyeux se répandit dansles salons, vastes pièces dont l’or composait à lui seul lalumière, l’ornementation, la somptuosité. Il tombait du plafond enrayons aveuglants, suintait des murs en filets, croisillons,encadrements de toute sorte. On en gardait un peu aux mainslorsqu’on roulait un meuble ou qu’on ouvrait une fenêtre ; etles tentures elles-mêmes, trempées dans ce Pactole, conservaientsur leurs plis droits la raideur, le scintillement d’un métal. Maisrien de personnel, d’intime, de cherché. Le luxe uniforme del’appartement garni. Et ce qui ajoutait à cette impression de campvolant, d’installation provisoire, c’était l’idée de voyage planantsur cette fortune aux sources lointaines, comme une incertitude ouune menace.

Le café servi à l’orientale, avec tout sonmarc, dans de petites tasses filigranées d’argent, les convives segroupèrent autour, se hâtant de boire, s’échaudant, se surveillantdu regard, guettant surtout le Nabab et l’instant favorable pourlui sauter dessus, l’entraîner dans un coin de ces immenses pièceset négocier enfin leur l’emprunt. Car voilà ce qu’ils attendaientdepuis deux heures voilà l’objet de leur visite et l’idée fixe quileur donnait, pendant le repas, cet air égaré, faussement attentif.Mais ici plus de gêne, plus de grimace. Cela se sait dans cesingulier monde qu’au milieu de la vie encombrée du Nabab l’heuredu café reste la seule libre pour les audiences confidentielles, etchacun voulant en profiter, tous venus là pour arracher une poignéeà cette toison d’or qui s’offre elle-même avec tant de bonhomie, onne cause plus, on n’écoute plus, on est tout à son affaire.

C’est le bon Jenkins qui commence. Il a prisson ami Jansoulet dans une embrasure et lui soumet les devis de lamaison de Nanterre. Une grosse acquisition, fichtre ! Centcinquante mille francs d’achat, puis des frais considérablesd’installation, le personnel, la literie, les chèvres nourricières,la voiture du directeur, les omnibus allant chercher les enfants àchaque train… Beaucoup d’argent… Mais comme ils seront bien là, ceschers petits êtres ; quel service rendu à Paris, àl’humanité ! Le gouvernement ne peut pas manquer derécompenser d’un bout de ruban rouge un dévouement philanthropiqueaussi désintéressé. « La croix, le 15 août… » Avec cesmots magiques, Jenkins aura tout ce qu’il veut. De sa voix joyeuseet grasse, qui semble toujours héler un canot dans le brouillard,le Nabab appelle : « Bompain. » L’homme au fez,s’arrachant à la cave aux liqueurs, traverse le salonmajestueusement, chuchote, s’éloigne et revient avec un encrier etun cahier à souches dont les feuilles se détachent, s’envolenttoutes seules. Belle chose que la richesse ! Signer sur songenou un chèque de deux cent mille francs ne coûte pas plus àJansoulet que de tirer un louis de sa poche.

Furieux, le nez dans leur tasse, les autresguettent de loin cette petite scène. Puis, lorsque Jenkins s’en va,léger, souriant, saluant d’un geste les différents groupes,Monpavon saisit le gouverneur : « À nous. » Et tousdeux, s’élançant sur le Nabab, l’entraînent vers un divan,l’asseyent de force, le serrent entre eux avec un petit rire férocequi semble signifier : « Qu’est-ce que nous allons luifaire ? » Lui tirer de l’argent, le plus d’argentpossible. Il en faut, pour remettre à flot la Caisseterritoriale ensablée depuis des années, enlisée jusqu’en hautde sa mâture… Une opération superbe, ce renflouement, s’il faut encroire ces deux messieurs ; car la caisse submergée estremplie de lingots, de matières précieuses, des mille richessesvariées d’un pays neuf dont tout le monde parle et que personne neconnaît. En fondant cet établissement sans pareil, Paganetti dePorto-Vecchio a eu pour but de monopoliser l’exploitation de toutela Corse : mines de fer, de soufre, de cuivre, carrières demarbre, corailleries, huîtrières, eaux ferrugineuses, sulfureuses,immenses forêts de thuyas, de chênes-lièges, et d’établir pourfaciliter cette exploitation, un réseau de chemins de fer à traversl’île, plus un service de paquebots. Telle est l’œuvre gigantesqueà laquelle il s’est attelé. Il y a englouti des capitauxconsidérables, et c’est le nouveau venu, l’ouvrier de la dernièreheure, qui bénéficiera de tout.

Pendant qu’avec son accent italien, des gesteseffrénés le Corse énumère les « splendeurs » del’affaire, Monpavon, hautain et digne, approuve de la tête avecconviction, et de temps en temps, quand il juge le momentconvenable, jette dans la conversation le nom du duc de Mora, quifait toujours son effet sur le Nabab.

« Enfin, qu’est-ce qu’ilfaudrait ?

– Des millions », dit Monpavon fièrement,du ton d’un homme qui n’est pas embarrassé pour s’adresserailleurs. Oui, des millions. Mais l’affaire est magnifique. Et,comme disait Son Excellence, il y aurait là pour un capitaliste unehaute situation à prendre, même une situation politique. Pensezdonc ! dans ce pays sans numéraire. On pouvait devenirconseiller général député… Le Nabab tressaille… Et le petitPaganetti, qui sent l’appât frémir sur son hameçon :« Oui, député, vous le serez quand je voudrai… Sur un signe demoi toute la Corse est à votre dévotion… » Puis il se lancedans une improvisation étourdissante, comptant les voix dont ildispose, les cantons qui se lèveront à son appel. « Vousm’apportez vos capitaux… moi zé vous donne tout oun pople. »L’affaire est enlevée.

« Bompain… Bompain… », appelle leNabab enthousiasmé. Il n’a plus qu’une peur, c’est que la chose luiéchappe ; et pour engager Paganetti, qui n’a pas caché sesbesoins d’argent, il se hâte d’opérer un premier versement à laCaisse territoriale. Nouvelle apparition de l’homme encalotte rouge avec le livre de souches qu’il presse contre sapoitrine gravement, comme un enfant de chœur changeant l’évangilede côté. Nouvelle apposition de la signature de Jansoulet sur unfeuillet, que le gouverneur enfourne d’un air négligent et quiopère sur sa personne une subite transformation. Le Paganetti, sihumble, si plat tout à l’heure, s’éloigne avec l’aplomb d’un hommeéquilibré de quatre cent mille francs, tandis que Monpavon, portantplus haut encore que d’habitude, le suit dans ses pas et le couved’une sollicitude plus que paternelle.

« Voilà une bonne affaire de faite, sedit le Nabab, je vais pouvoir prendre mon café. » Mais dixemprunteurs l’attendent au passage. Le plus prompt, le plus adroit,c’est Cardailhac, le directeur, qui le happe et l’emporte dans unsalon à l’écart : « Causons un peu, mon bon. Il faut queje vous expose la situation de notre théâtre. » Trèscompliquée, sans doute, la situation ; car voici de nouveauM. Bompain qui s’avance et des feuilles qui s’envolent ducahier de papier azur… À qui le tour maintenant ? C’est lejournaliste Moëssard qui vient se faire payer l’article duMessager ; le Nabab saura ce qu’il en coûte pour sefaire appeler « bienfaiteur de l’enfance » dans lesjournaux du matin. C’est le curé de province qui demande des fondspour reconstruire son église, et prend les chèques d’assaut avec labrutalité d’un Pierre l’Ermite. C’est le vieux Schwalbachs’approchant, le nez dans sa barbe, clignant de l’œil d’un airmystérieux. « Chut !… il a drufé une berle » pour lagalerie de monsieur, un Hobbéma qui vient de la collection du ducde Moral. Mais ils sont plusieurs à le guigner. Ce sera difficile.« Je le veux à tout prix, dit le Nabab amorcé par le nom deMora… Entendez-vous, Schwalbach. Il me faut ce Nobbéma…Vingt mille francs pour vous si vous le décrochez.

– J’y ferai mon possible, monsieurJansoulet. » Et le vieux coquin calcule, tout en s’enretournant, que les vingt mille du Nabab ajoutés aux dix mille quele duc lui a promis, s’il le débarrasse de son tableau, lui ferontun assez joli bénéfice.

Pendant que ces heureux défilent, d’autressurveillent à l’entour, enragés d’impatience, rongeant leurs onglesjusqu’aux phalanges ; car tous sont venus dans la mêmeintention. Depuis le bon Jenkins, qui a ouvert la marche, jusqu’aumasseur Cabassu, qui la ferme, tous emmènent le Nabab dans un salonécarté. Mais si loin qu’ils l’entraînent dans cette galerie depièces de réception, il se trouve quelque glace indiscrète pourrefléter la silhouette du maître de la maison et la mimique de sonlarge dos. Ce dos est d’une éloquence ! Par moments, il seredresse indigné. « Oh ! non… c’est trop. » Ou bienil s’affaisse avec une résignation comique : « Allons,puisqu’il le faut. » Et toujours le fez de Bompain dansquelque coin du paysage…

Quand ceux-là ont fini, il en arrive encore,c’est le fretin qui vient à la suite des gros mangeurs dans leschasses féroces des rivières. Il y a un va-et-vient continuel àtravers ces beaux salons blanc et or, un bruit de portes, uncourant établi d’exploitation effrontée et banale attiré des quatrecoins de Paris et de la banlieue par cette gigantesque fortune etcette incroyable facilité.

Pour ces petites sommes, cette distributionpermanente, on n’avait pas recours au livre à souches. Le Nababgardait à cet effet, dans un de ses salons, une commode en boisd’acajou, horrible petit meuble représentant des économies deconcierge, le premier que Jansoulet eût acheté lorsqu’il avait purenoncer aux garnis, qu’il conservait depuis, comme un fétiche dejoueur, et dont les trois tiroirs contenaient toujours deux centmille francs en monnaie courante. C’est à cette ressource constantequ’il avait recours les jours de grandes audiences, mettant unecertaine ostentation à remuer l’or, l’argent, à pleines mainsbrutales, à l’engloutir au fond de ses poches pour le tirer de làavec un geste de marchand de bœufs, une certaine façon canaille derelever les pans de sa redingote, et d’envoyer sa main « àfond et dans le tas. » Aujourd’hui, les tiroirs de la petitecommode doivent avoir une terrible brèche…

Après tant de chuchotements mystérieux, dedemandes plus ou moins nettement formulées, d’entrées fortuites, desorties triomphantes, le dernier client expédié, la commoderefermée à clé, l’appartement de la place Vendôme se désemplissaitsous le jour douteux de quatre heures, cette fin des journées denovembre si longuement prolongées ensuite aux lumières. Lesdomestiques desservaient le café, le raki, emportaient les boîtes àcigares ouvertes et à moitié vides. Le Nabab, se croyant seul, eutun soupir de soulagement : « Ouf !… C’estfini… » Mais non. En face de lui, quelqu’un se détache d’unangle déjà obscur et s’approche une lettre à la main.

Encore !

Et tout de suite, machinalement, le pauvrehomme fit son geste éloquent de maquignon. Instinctivement aussi,le visiteur eut un mouvement de recul si prompt, si offensé, que leNabab comprit qu’il se méprenait et se donna la peine de regarderle jeune homme qui se tenait devant lui simplement maiscorrectement vêtu, le teint mat, sans le moindre frison de barbe,les traits réguliers, peut-être un peu trop sérieux et fermés pourson âge, ce pli qui, avec ses cheveux d’un blond pâle, frisés parpetites boucles comme une perruque poudrée, lui donnait l’aspectd’un jeune député du Tiers sous Louis XVI, la tête d’un Barnave àvingt ans. Cette physionomie, quoique le Nabab la vît pour lapremière fois, ne lui était pas absolument inconnue.

« Que désirez-vous,monsieur ? »

Prenant la lettre que le jeune homme luioffrait, il s’approcha d’une fenêtre pour la lire.

« Té !… C’est de maman… »

Il dit cela d’un air si heureux, ce mot de« maman » illumina toute sa figure d’un sourire si jeune,si bon, que le visiteur, d’abord repoussé par l’aspect vulgaire dece parvenu, se sentit plein de sympathie pour lui.

À demi-voix, le Nabab lisait ces quelqueslignes d’une grosse écriture incorrecte et tremblée, quicontrastait avec le grand papier satiné, ayant pour entête :« Château de Saint-Romans. »

« Mon cher fils, cette lettre te seraremise par l’aîné des enfants de M. de Géry, l’ancienjuge de paix du Bourg-Saint-Andéol, qui s’est montré si bon pournous… »

Le Nabab s’interrompit :

« J’aurais dû vous reconnaître, monsieurde Géry… Vous ressemblez à votre père… Asseyez-vous, je vous enprie. »

Puis il acheva de parcourir la lettre. Sa mèrene lui demandait rien de précis, mais, au nom des services que lafamille de Géry leur avait rendus autrefois, elle lui recommandaitM. Paul. Orphelin, chargé de ses deux jeunes frères, ils’était fait recevoir avocat dans le Midi et venait à Parischercher fortune. Elle suppliait Jansoulet de l’aider, « caril en avait bien besoin, le pauvre ». Et elle signait :« Ta mère qui se languit de toi, Françoise. »

Cette lettre de sa mère, qu’il n’avait pas vuedepuis six ans, ces expressions méridionales où il trouvait desintonations connues, cette grosse écriture qui dessinait pour luiun visage adoré, tout ridé, brûlé, crevassé mais riant sous unecoiffe de paysanne, avaient ému le Nabab. Depuis six semaines qu’ilétait en France, perdu dans le tourbillon de Paris, de soninstallation, il n’avait pas encore pensé à sa chère vieille ;et maintenant il la revoyait toute dans ces lignes. Il resta unmoment à regarder la lettre, qui tremblait entre ses grosdoigts…

Puis, cette émotion passée :

« Monsieur de Géry, dit-il, je suisheureux de l’occasion qui va me permettre de vous rendre un peu desbontés que les vôtres ont eues pour les miens… Dès aujourd’hui vousy consentez, je vous prends avec moi… Vous êtes instruit, voussemblez intelligent, vous pouvez me rendre de grands services… J’aimille projets, mille affaires. On me mêle à une foule de grossesentreprises industrielles… Il me faut quelqu’un qui m’aide, qui mesupplée au besoin… J’ai bien un secrétaire, un intendant, ce braveBompain ; mais le malheureux ne connaît rien de Paris, il estcomme ahuri depuis son arrivée… Vous me direz que vous tombez devotre province, vous aussi… Mais ça ne fait rien… Bien élevé commevous l’êtes, méridional, alerte et souple, ça se prend vite lecourant du boulevard… D’ailleurs je me charge de faire votreéducation à ce point de vue-là. Dans quelques semaines vous aurez,j’en réponds, le pied aussi parisien que moi. »

Pauvre homme. C’était attendrissant del’entendre parler de son pied parisieïn et de sonexpérience, lui qui devait en être toujours à ses débuts.

«…Voilà qui est entendu, n’est-ce pas ?…Je vous prends comme secrétaire… Vous aurez un appointement fixeque nous allons régler tout à l’heure ; et je vous fournirail’occasion de faire votre fortune rapidement… »

Et comme de Géry, tiré subitement de toutesses incertitudes d’arrivant, de solliciteur, de néophyte, nebougeait pas de peur de s’éveiller d’un rêve :

« Maintenant, lui dit le Nabab d’une voixdouce, asseyez-vous là, près de moi, et parlons un peu demaman. »

Chapitre 3MÉMOIRES D’UN GARÇON DE BUREAU. – SIMPLE COUP D’ŒIL JETÉ SUR LACAISSE TERRITORIALE.

Je venais d’achever mon humble collation dumatin, et de serrer selon mon habitude le restant de mes petitesprovisions dans le coffre-fort de la salle du conseil, unmagnifique coffre-fort à secret, qui me sert de garde-manger depuisbientôt quatre ans que je suis à la Territoriale ;soudain, le gouverneur entre dans les bureaux, tout rouge, les yeuxallumés comme au sortir d’une bombance, respire bruyamment, et medit en termes grossiers, avec son accent d’Italie :

« Mais ça empeste ici, MoussiouPassajon. »

Ça n’empestait pas, si vous voulez. Seulement,le dirai-je ? J’avais fait revenir quelques oignons, pourmettre autour d’un morceau de jarret de veau, que m’avait descenduMlle Séraphine, la cuisinière du second, dont j’écris ladépense tous les soirs. J’ai voulu expliquer la chose augouverneur ; mais il s’est mis furieux, disant par sa raisonqu’il n’y avait point de bon sens d’empoisonner des bureaux decette manière, et que ce n’était pas la peine d’avoir un local dedouze mille francs de loyer, avec huit fenêtres de façade en pleinboulevard Malesherbes, pour y faire roussir des oignons. Je ne saispas tout ce qu’il ne m’a pas dit, dans son effervescence. Moi,naturellement, je me suis vexé de m’entendre parler sur ce toninsolent. C’est bien le moins qu’on soit poli avec les gens qu’onne paie pas, que diantre ! Alors, je lui ai répondu quec’était bien fâcheux, en effet ; mais que si la Caisseterritoriale me réglait ce qu’elle me doit, à savoir quatreans d’appointements arriérés, plus sept mille francs d’avancespersonnelles par moi faites au gouverneur pour frais de voitures,journaux, cigares et grogs américains, les jours de conseil, – jem’en irais manger honnêtement à la gargote prochaine et je neserais pas réduit à faire cuire dans la salle de nos séances unmalheureux fricot dû à la commisération publique des cuisinières.Attrape…

En parlant ainsi, j’avais cédé à un mouvementd’indignation bien excusable aux yeux de toute personne quelconqueconnaissant ma situation ici. Encore n’avais-je rien dit demalséant, et m’étais-je tenu dans les bornes d’un langage conformeà mon âge et à mon éducation. (Je dois avoir consigné quelque partdans ces mémoires que, sur mes soixante-cinq ans révolus, j’enavais passé plus de trente comme appariteur à la faculté deslettres de Dijon. De là mon goût pour les rapports, les mémoires,et ces notions de style académique dont on trouvera la trace enmaint endroit de cette élucubration.) Je m’étais donc exprimévis-à-vis du gouverneur avec la plus grande réserve, sans employeraucune de ces injures dont tout chacun ici l’abreuve à la journée,depuis nos deux censeurs, M. de Monpavon, qui toutes lesfois qu’il vient l’appelle en riant « Fleur-de-Mazas »,et M. de Bois-l’Héry, du cercle des Trompettes, grossiercomme un palefrenier, qui lui dit toujours pour adieu :« À ton bois de lit, punaise ! » jusqu’à notrecaissier, que j’ai entendu lui répéter cent fois en tapant sur songrand livre : « Qu’il a là de quoi le faire fiche auxgalères quand il voudra. » Eh bien ! c’est égal, masimple observation a produit sur lui un effet extraordinaire. Letour de ses yeux est devenu tout jaune, et il a proféré ces parolesen tremblant de colère, une de ces mauvaises colères de sonpays : « Passajon, vous êtes un goujat… Un mot de plus etje vous chasse. » J’en suis resté cloué de stupeur. Mechasser, moi ! et mes quatre ans d’arriéré, et mes sept millefrancs d’avances… Comme s’il lisait couramment mon idée, legouverneur m’a répondu que tous les comptes allaient être réglés, ycompris le mien. « Du reste, a-t-il ajouté, faites venir cesmessieurs dans mon cabinet. J’ai une grande nouvelle à leurapprendre. » Là-dessus, il est entré chez lui, en claquant lesportes.

Ce diable d’homme. On a beau le connaître àfond, savoir comme il est menteur, comédien, il s’arrange toujourspour vous retourner avec ses histoires… Mon compte, à moi !… àmoi !… J’en étais si ému que mes jambes se dérobaient pendantque j’allais prévenir le personnel.

Réglementairement, nous sommes douze employésà la Caisse territoriale, y compris le gouverneur, et lebeau Moëssard, directeur de la Vérité financière ;mais il y en a plus de la moitié qui manque. D’abord, depuis que laVérité ne paraît plus – voilà deux ans de ça –M. Moëssard n’a pas remis une fois les pieds chez nous. Ilparaît qu’il est dans les honneurs, dans les richesses, qu’il apour bonne amie une reine, une vraie reine, qui lui donne autantd’argent qu’il veut… Oh ! ce Paris, quelle Babylone… Lesautres viennent de temps en temps s’informer s’il n’y a pas parhasard du nouveau à la Caisse, et, comme il n’y en a jamais, onreste des semaines sans les voir. Quatre ou cinq fidèles, tous despauvres vieux comme moi, s’entêtent à paraître régulièrement tousles matins à la même heure, par habitude, par désœuvrement,embarras de savoir que devenir ; seulement chacun s’occupe dechoses tout à fait étrangères au bureau. Il faut vivre, écoutezdonc ! Et puis on ne peut pas passer sa journée à se traînerde fauteuil en fauteuil, de fenêtre en fenêtre, pour regarderdehors (huit fenêtres de façade sur le boulevard). Alors on tâchede travailler comme on peut. Moi, n’est-ce pas, je tiens lesécritures de Mlle Séraphine et d’une autre cuisinière de lamaison. Puis j’écris mes mémoires, ce qui me prend encore pas malde temps. Notre garçon de recette – en voilà un qui n’a pas grandebesogne chez nous, – fait du filet pour une maison d’ustensiles depêche. De nos deux expéditionnaires, l’un, qui a une belle main,copie des pièces pour une agence dramatique ; l’autre inventedes petits jouets d’un sou que les camelots vendent au coin desrues au moment du jour de l’an, et trouve moyen avec cela des’empêcher de mourir de faim tout le reste de l’année. Il n’y a quenotre caissier qui ne travaille pas pour le dehors. Il se croiraitperdu d’honneur. C’est un homme très fier, qui ne se plaint jamais,et dont la seule crainte est d’avoir l’air de manquer de linge.Fermé à clé dans son bureau, il s’occupe du matin au soir àfabriquer des devants de chemise, des cols et des manchettes enpapier. Il est arrivé à y être d’une très grande adresse, et sonlinge toujours éblouissant fait illusion, sinon qu’au moindremouvement, quand il marche, quand il s’assied ça craque sur luicomme s’il avait une boîte en carton dans l’estomac.Malheureusement tout ce papier ne le nourrit pas ; et il estmaigre, il vous a une mine, on se demande de quoi il peut vivre.Entre nous, je le soupçonne de faire quelquefois une visite à mongarde-manger. Cela lui est facile ; car, en qualité decaissier, il a le « mot » qui ouvre le coffre à secret,et je crois que quand j’ai le dos tourné, il fourrage un peu dansmes nourritures.

Voilà certainement un intérieur de maison debanque bien extraordinaire, bien incroyable. C’est pourtant lavérité pure que je raconte, et Paris est plein d’institutionsfinancières du genre de la nôtre. Ah ! si jamais je publie mesmémoires… Mais reprenons le fil interrompu de mon récit.

En nous voyant tous réunis dans son cabinet,le directeur nous a dit avec solennité :

« Messieurs et chers camarades, le tempsdes épreuves est fini… La Caisse territoriale inaugure unenouvelle phase. » Sur ce, il s’est mis à nous parler d’unesuperbe combinazione, – c’est son mot favori, et il le ditd’une façon si insinuante – une combinazione dans laquelleentrait ce fameux Nabab, dont parlent tous les journaux. LaCaisse territoriale allait donc pouvoir s’acquitter enversles serviteurs fidèles, reconnaître les dévouements, se défaire desinutilités. Ceci pour moi, j’imagine. Et enfin :« Préparez vos notes… Tous les comptes seront soldés, dèsdemain. » Par malheur, il nous a si souvent bercés de parolesmensongères, que l’effet de son discours a été perdu. Autrefois,ces belles promesses prenaient toujours. À l’annonce d’une nouvellecombinazione, on sautait, on pleurait de joie dans lesbureaux, on embrassait comme des naufragés apercevant unevoile.

Chacun préparait sa note pour le lendemain,comme il nous l’avait dit. Mais le lendemain, pas de gouverneur. Lesurlendemain, encore personne. Il était allé faire un petitvoyage.

Enfin, quand on se trouvait tous là,exaspérés, tirant la langue, enragés de cette eau qu’il vous avaitfait venir à la bouche, le gouverneur arrivait, se laissait choirdans un fauteuil, la tête dans ses mains, et, avant qu’on eût pului parler : « Tuez-moi, disait-il, tuez-moi. Je suis unmisérable imposteur… La combinazione a manqué… Elle amanqué, péchéro ! la combinazione. » Etil criait, sanglotait, se jetait à genoux, s’arrachait les cheveuxpar poignées, se roulait sur le tapis ; il nous appelait touspar nos petits noms, nous suppliait de prendre ses jours, parlaitde sa femme et de ses enfants dont il avait consommé la ruine. Etpersonne de nous n’avait la force de réclamer devant un désespoirpareil. Que dis-je ? On finissait par s’attendrir avec lui.Non, depuis qu’il y a des théâtres, jamais il ne s’est vu uncomédien de cette force. Seulement aujourd’hui c’est fini, laconfiance est perdue. Quand il a été parti, tout le monde a levéles épaules. Je dois avouer pourtant qu’un moment j’avais étéébranlé. Cet aplomb de me donner mon compte, puis le nom du Nabab,cet homme si riche…

« Vous croyez ça, vous ? m’a dit lecaissier… Vous serez donc toujours naïf, mon pauvre Passajon… Soyeztranquille, allez ! Il en sera du Nabab, comme de la reine àMoëssard. »

Et il est retourné fabriquer ses devants dechemise.

Ce qu’il disait là se rapportait au temps oùMoëssard faisait la cour à sa reine et où il avait promis augouverneur, qu’en cas de réussite, il engagerait Sa Majesté àmettre des fonds dans notre entreprise. Au bureau nous étions tousinformés de cette nouvelle affaire, et très intéressés, vous pensezbien, à ce qu’elle réussît vite, puisqu’il y avait notre argent aubout. Pendant deux mois, cette histoire nous tint tous en haleine.On s’inquiétait, on épiait la figure de Moëssard, on trouvait quela dame y mettait bien des façons, et notre vieux caissier, avecson air fier et sérieux, quand on l’interrogeait là-dessus,répondait gravement, derrière son grillages « Rien denouveau », ou bien : « L’affaire est en bonnevoie. » Alors, tout le monde était content, l’on se disait desuns aux autres : « Ça marche… ça marche… » commes’il s’agissait d’une entreprise ordinaire… Non, vrai, il n’y aqu’un Paris, où l’on puisse voir des choses semblables…Positivement, la tête vous en tourne quelque fois… En définitive,Moëssard, un beau matin, cessa de venir au bureau. Il avait réussi,paraît-il ; mais la Caisse territoriale ne lui avaitpas semblé un placement assez avantageux pour l’argent de sa bonneamie. Est-ce honnête, voyons ?

D’ailleurs, le sentiment de l’honnêteté seperd si aisément que c’est à ne pas le croire. Quand je pense quemoi, Passajon, avec mes cheveux blancs, mon air vénérable, monpassé si pur, – trente ans de services académiques, – je me suishabitué à vivre comme un poisson dans l’eau, au milieu de cesinfamies, de ces tripotages ! C’est à se demander ce que jefais ici, pourquoi j’y reste, comment j’y suis venu.

Comment j’y suis venu ? Oh ! monDieu, bien simplement. Il y a quatre ans ma femme étant morte, mesenfants mariés, je venais de prendre ma retraite de garçon de salleà la faculté, lorsqu’une annonce de journal me tomba incidemmentsous les yeux : « On demande un garçon de bureau d’uncertain âge à la Caisse territoriale, 56, boulevardMalesherbes. Bonnes références. » Faisons-en l’aveu toutd’abord. La Babylone moderne m’avait toujours tenté. Puis, je mesentais encore vert, je voyais devant moi dix bonnes années pendantlesquelles je pourrais gagner un peu d’argent, beaucoup peut-être,en plaçant mes économies dans la maison de banque où j’entrerais.J’écrivis donc en envoyant ma photographie, celle de chez Crespon,de la place du Marché, où je suis représenté le menton bien rasé,l’œil vif sous mes gros sourcils blancs, avec ma chaîne d’acier aucou, mon ruban d’officier d’académie, « l’air d’un pèreconscrit sur sa chaise curule ! » comme disait notredoyen, M. Chalmette. (Il prétendait encore que je ressemblaisbeaucoup à feu Louis XVIII ; moins fort cependant.)

Je fournis aussi les meilleures références,les apostilles les plus flatteuses de ces messieurs de la Faculté.Courrier par courrier, le gouverneur me répondit que ma figure luiconvenait, – je crois bien, parbleu ! c’est une amorce pourl’actionnaire, qu’une antichambre gardée par un visage imposantcomme le mien, – et que je pouvais arriver quand je voudrais.J’aurais dû, me direz-vous, prendre mes renseignements, moi aussi.Eh ! sans doute. Mais j’en avais tant à fournir sur moi-même,que la pensée ne me vint pas de leur en demander sur eux. Commentse méfier, d’ailleurs, en voyant cette installation admirable, ceshauts plafonds, ces coffres-forts, grands comme des armoires, etces glaces, où l’on se voit de la tête aux genoux. Puis cesprospectus ronflants, ces millions que j’entendais passer dansl’air, ces entreprises colossales à bénéfices fabuleux. Je fusébloui, fasciné… Il faut dire aussi, qu’à l’époque, la maison avaitune autre mine qu’aujourd’hui. Certainement, les affaires allaientdéjà mal, – elles sont toujours allées mal, nos affaires, – lejournal ne paraissait plus que d’une façon irrégulière. Mais unepetite combinazionedu gouverneur lui permettait de sauverles apparences.

Il avait eu l’idée, figurez-vous, d’ouvrir unesouscription patriotique pour élever une statue au général Paolo,Paoli, enfin, à un grand homme de son pays. Les Corses ne sont pasriches, mais ils sont vaniteux comme des dindons. Aussi l’argentaffluait à la Territoriale. Malheureusement, cela ne durapas. Au bout de deux mois, la statue était dévorée avant d’êtreconstruite et la série des protêts, des assignations recommençait.Aujourd’hui, je m’y suis habitué. Mais, en arrivant de ma province,les affiches par autorité de justice, les Auvergnats devant laporte me causaient une impression fâcheuse. Dans la maison, on n’yfaisait plus attention. On savait qu’au dernier moment ilarriverait toujours un Monpavon, un Bois-l’Héry, pour apaiser leshuissiers ; car, tous ces messieurs, engagés très avant dansl’affaire, sont intéressés à éviter la faillite. C’est bien ce quile sauve, notre malin gouverneur. Les autres courent après leurargent – on sait ce que cela veut dire au jeu – et ils ne seraientpas flattés que toutes les actions qu’ils ont dans les mains nefussent plus bonnes qu’à vendre au poids du papier.

Du petit au grand, nous en sommes tous là dansla maison. Depuis le propriétaire, à qui l’on doit deux ans deloyer, et qui de peur de tout perdre, nous garde pour rien, jusqu’ànous autres, pauvres employés, jusqu’à moi, qui en suis pour messept mille francs d’économies, et mes quatre ans d’arriéré, nouscourons après notre argent. C’est pour cela que je m’entête àrester ici.

Sans doute, j’aurais pu, malgré mon grand âge,grâce à ma bonne tournure, à mon éducation, au soin que j’aitoujours pris de mes hardes, me présenter dans une autreadministration. Il y a une personne fort honorable que je connais,M. Joyeuse, un teneur de livres de chez Hemerlingue et fils,les grands banquiers de la rue Saint-Honoré, qui, à chaque foisqu’il me rencontre, ne manque jamais de me dire :

« Passajon, mon ami, ne reste pas danscette caverne de brigands. Tu as tort de t’obstiner, tu n’entireras jamais un sou. Viens donc chez Hemerlingue. Je me charge det’y trouver un petit coin. Tu gagneras moins ; mais tutoucheras beaucoup plus. »

Je sens bien qu’il a raison, ce brave homme.Mais c’est plus fort que moi, je ne peux pas me décider à m’enaller. Elle n’est pourtant pas gaie, la vie que je mène ici dansces grandes salles froides, où il ne vient jamais personne, oùchacun se rencogne sans parler… Que voulez-vous ? On seconnaît trop, on s’est tout dit… Encore jusqu’à l’année dernière,nous avions des réunions du conseil de surveillance, des assembléesd’actionnaires, séances orageuses et bruyantes, vraies batailles desauvages, dont les cris s’entendaient jusqu’à la Madeleine. Ilvenait aussi, plusieurs fois la semaine, des souscripteurs indignésde n’avoir plus jamais de nouvelles de leur argent. C’est là quenotre gouverneur était beau. J’ai vu des gens, monsieur, entrerdans son cabinet, furieux comme des loups altérés de carnage, et ensortir, au bout d’un quart d’heure, plus doux que des moutons,satisfaits, rassurés, et la poche soulagée de quelques billets debanque. Car, c’était cela la malice : extirper de l’argent àdes malheureux qui venaient en réclamer. Aujourd’hui lesactionnaires de la Caisse territoriale ne bougent plus. Jecrois qu’ils sont tous morts, ou qu’ils se sont résignés. Leconseil ne se réunit jamais. Nous n’avons de séances que sur lepapier ; c’est moi qui suis chargé de faire un soi-disantcompte rendu, – toujours le même, – que je recopie tous les troismois. Nous ne verrions jamais âme qui vive, si de loin en loin, ilne tombait du fond de la Corse quelque souscripteur à la statue dePaoli, curieux de savoir si le monument avance, ou encore un bonlecteur de la Vérité financière disparue depuis plus dedeux ans, qui vient renouveler son abonnement d’un air timide, etdemande, si c’est possible un peu plus de régularité dans lesenvois. Il y a des confiances que rien n’ébranle. Alors, quand unde ces innocents tombe au milieu de notre bande affamée, c’estquelque chose de terrible. On l’entoure, on l’enlace, on tâche del’intercaler sur une de nos listes, et, en cas de résistance, s’ilne veut souscrire ni au monument de Paoli, ni aux chemins de ferCorses, ces messieurs lui font ce qu’ils appellent, – ma plumerougit de l’écrire, – ce qu’ils appellent, dis-je, « le coupdu camionneur ».

Voici ce que c’est : nous avons toujoursau bureau un paquet préparé d’avance, une caisse bien ficelée quiarrive censément du chemin de fer, pendant que le visiteur est là.« C’est vingt francs de port », dit celui d’entre nousqui apporte l’objet. (Vingt francs, quelquefois trente, selon latête du patient.) Aussitôt chacun de se fouiller :« Vingt francs de port ! mais je ne les ai pas. – Ni moinon plus. » Malheur ! On court à la caisse. Fermée. Oncherche le caissier. Sorti. Et la grosse voix du camionneur quis’impatiente dans l’antichambre : « Allons, allons,dépêchons-nous. » (C’est moi généralement qui imite lecamionneur, à cause de mon organe.) Que faire cependant ?Retourner le colis, c’est le gouverneur qui ne sera pas content.« Messieurs, je vous en prie, voulez-vous me permettre,hasarde alors l’innocente victime en ouvrant son porte-monnaie. –Ah Monsieur, par exemple… » Il donne ses vingt francs, onl’accompagne jusqu’à la porte, et dès qu’il a les talons tournés,on partage entre tous le fruit du crime, en riant comme desbandits.

Fi ! monsieur Passajon… À votre âge, unmétier pareil… Eh ! mon Dieu, je le sais bien. Je sais que jeme ferais plus d’honneur en sortant de ce mauvais lieu. Mais,quoi ! il faudrait donc que je renonçasse à tout ce que j’aiici. Non, ce n’est pas possible. Il est urgent que je reste, aucontraire, que je surveille, que je sois toujours là pour profiterau moins d’une aubaine, s’il en arrive une… Oh ! par exemple,j’en jure sur mon ruban sur mes trente ans de services académiques,si jamais une affaire comme celle du Nabab me permet de rentrerdans mes débours, je n’attendrai pas seulement une minute, je m’enirai vite soigner ma jolie petite vigne là-bas, vers Monbars, àtout jamais guéri de mes idées de spéculation. Mais hélas !c’est là un espoir bien chimérique. Usés, brûlés, connus comme nousle sommes sur la place de Paris, avec nos actions qui ne sont pluscotées à la Bourse, nos obligations qui tournent à la paperasse,tant de mensonges, tant de dettes, et le trou qui se creuse de plusen plus… (Nous devons à l’heure qu’il est trois millions cinq centmille francs. Et ce n’est pas encore ces trois millions-là qui nousgênent. Au contraire, c’est ce qui nous soutient ; mais nousavons chez le concierge une petite note de cent vingt-cinq francspour timbres poste, mois du gaz et autres. Ça c’est le terrible.)Et l’on voudrait nous faire croire qu’un homme, un grand financiercomme ce Nabab, fût-il arrivé du Congo, descendu de la lune le jourmême, serait assez fou pour mettre son argent dans une baraquepareille… Allons donc !… Est-ce que c’est possible ?… Àd’autres, mon cher gouverneur.

Chapitre 4UN DÉBUT DANS LE MONDE.

« Monsieur BernardJansoulet !… »

Ce nom plébéien, accentué fièrement par lalivrée, lancé d’une voix retentissante, sonna dans les salons deJenkins comme un coup de cymbale, un de ces gongs qui, sur lesthéâtres de féerie, annoncent les apparitions fantastiques. Leslustres pâlirent, il y eut une montée de flamme dans tous les yeux,à l’éblouissante perspective des trésors d’Orient, des pluies desequins et de perles secouées par les syllabes magiques de ce nomhier inconnu.

Lui, c’était lui, le Nabab, le riche desriches, la haute curiosité parisienne, épicée de ce ragoûtd’aventures qui plaît tant aux foules rassasiées. Toutes les têtesse tournèrent, toutes les conversations s’interrompirent, il y eutvers la porte une poussée de monde, une bousculade comme sur lequai d’un port de mer pour voir entrer une felouque chargéed’or.

Jenkins lui-même, si accueillant, si maître delui, qui se tenait dans le premier salon pour recevoir ses invités,quitta brusquement le groupe d’hommes dont il faisait partie ets’élança au-devant des galions.

« Mille fois, mille fois aimable…Mme Jenkins va être bien heureuse, bien fière… Venez que jevous conduise. »

Et, dans sa hâte, dans sa vaniteusejouissance, il entraîna si vite Jansoulet que celui-ci n’eut pas letemps de lui présenter son compagnon Paul de Géry, auquel ilfaisait faire son début dans le monde. Le jeune homme fut bienheureux de cet oubli. Il se faufila dans la masse d’habits noirssans cesse refoulée plus loin à chaque nouvelle entrée, s’yengloutit, pris de cette terreur folle qu’éprouve tout jeuneprovincial introduit dans un salon de Paris, surtout lorsqu’il estintelligent et fin, et qu’il ne porte pas comme une cotte demailles sous son plastron de toile l’imperturbable aplomb desrustres.

Vous tous, Parisiens de Paris, qui dès l’âgede seize ans avez, dans votre premier habit noir et le claque surla cuisse, promené votre adolescence à travers les réceptions detous les mondes, vous ne connaissez pas cette angoisse faite devanité, de timidité, de souvenirs de lectures romanesques, qui nousvisse les dents l’une dans l’autre, engoncés nos gestes, fait denous pour toute une nuit un entre-deux de porte, un meubled’embrasure, un pauvre être errant et lamentable incapable demanifester son existence autrement qu’en changeant de place detemps en temps, mourant de soif plutôt que d’approcher du buffet,et s’en allant sans avoir dit un mot, à moins qu’il n’ait bégayéune de ces sottises égarées dont on se souvient pendant des mois etqui nous font, la nuit, et y songeant, pousser un« ah ! » de rage honteuse, la tête cachée dansl’oreiller.

Paul de Géry était ce martyr. Là-bas dans sonpays, il avait toujours vécu fort retiré près d’une vieille tantedévote et triste, jusqu’au moment où l’étudiant en droit destinéd’abord à une carrière dans laquelle son père laissait d’excellentssouvenirs, s’était vu attiré dans quelques salons de conseillers àla cour, anciennes demeures mélancoliques à trumeaux fanés où ilallait faire un quatrième au whist avec de vénérables ombres. Lasoirée de Jenkins était donc un début pour ce provincial, que sonignorance même et sa souplesse méridionale firent du premier coupobservateur.

De l’endroit où il se trouvait, il assistaitau défilé curieux et non encore terminé à minuit des invités deJenkins, toute la clientèle du médecin à la mode : la finefleur de la société, beaucoup de politique et de finance, desbanquiers, des députés, quelques artistes, tous les surmenés duhigh-life parisien, blafards, les yeux brillants, saturésd’arsenic comme des souris gourmandes mais insatiables de poison etde vie. Le salon ouvert, la vaste antichambre dont on avait enlevéles portes laissait voir l’escalier de l’hôtel chargé de fleurs surles côtés, où se développaient les longues traînes dont le poidssoyeux semblait rejeter en arrière le buste décolleté des femmesdans ce joli mouvement ascensionnel qui les faisait apparaître, peuà peu, jusqu’au complet épanouissement de leur gloire. Les couplesarrivés en haut paraissaient entrer en scène ; et cela étaitdoublement vrai, chacun laissant sur la dernière marche lesfroncements de sourcils, les plis préoccupés, les airs excédés, sescolères, ses tristesses, pour montrer une physionomie satisfaite,un sourire épanoui sur l’ensemble reposé des traits. Les hommeséchangeaient des poignées de main loyales, des effusionsfraternelles ; les femmes, sans rien entendre, préoccupéesd’elles-mêmes, avec de petits caracolements sur place, des grâcesfrissonnantes, des jeux de prunelles et d’épaules, murmuraientquelques mots d’accueil.

« Merci… Oh ! merci… comme vous êtesbonne… »

Puis les couples se séparaient, car lessoirées ne sont plus ces réunions d’esprits aimables, où la finesseféminine forçait le caractère, les hautes connaissances, le géniemême des hommes à s’incliner gracieusement pour elle, mais cescohues trop nombreuses dans lesquelles les femmes, seules assises,gazouillant ensemble comme des captives de harem, n’ont plus que leplaisir d’être belles ou de le paraître. De Géry, après avoir errédans la bibliothèque du docteur, la serre, la salle de billard oùl’on fumait, ennuyé de conversations graves et arides qui luisemblaient détonner dans un lieu si paré et dans l’heure courte duplaisir – quelqu’un lui avait demandé négligemment, sans leregarder, ce que la bourse faisait ce jour-là – se rapprocha de laporte du grand salon, que défendait un flot pressé d’habits noirs,une houle de têtes penchées les unes à côté des autres etregardant.

Une vaste pièce richement meublée avec le goûtartistique qui caractérisait le maître et la maîtresse de lamaison. Quelques tableaux anciens sur le fond clair des draperies.Une cheminée monumentale, décorée d’un beau groupe de marbre,« les Saisons », de Sébastien Ruys, autour duquel delongues tiges vertes découpées en dentelle ou d’une raideur gaufréede bronze se recourbaient vers la glace comme vers la limpiditéd’une eau pure. Sur les sièges bas, les femmes groupées, pressées,confondant presque les couleurs vaporeuses de leurs toilettes,formant une immense corbeille de fleurs vivantes au-dessus delaquelle flottaient le rayonnement des épaules nues, des cheveluressemées de diamants, gouttes d’eau sur les brunes, refletsscintillants sur les blondes et le même parfum capiteux, le mêmebourdonnement confus et doux, fait de chaleur vibrante et d’ailesinsaisissables, qui caresse en été toute la floraison d’unparterre. Parfois un petit rire, montant dans cette atmosphèrelumineuse, un souffle plus vif qui faisait trembler des aigretteset des frisures, se détacher tout à coup un beau profil. Tel étaitl’aspect du salon.

Quelques hommes se trouvaient là, en trèspetit nombre, tous des personnages de marque, chargés d’années etde croix, qui causaient au bord d’un divan, appuyés au renversementd’un siège avec cet air de condescendance que l’on prend pourparler à des enfants. Mais dans le susurrement paisible de cesconversations une voix ressortait éclatante et cuivrée, celle duNabab, qui évoluait tranquillement à travers cette serre mondaineavec l’assurance que lui donnaient son immense fortune et uncertain mépris de la femme, rapporté d’Orient.

En ce moment, étalé sur un siège, ses grossesmains gantées de jaune croisées sans façon l’une sur l’autre, ilcausait avec une très belle personne dont la physionomie originale– beaucoup de vie sur des traits sévères – se détachait en pâleurau milieu des minois environnants, comme sa toilette toute blanche,classique de plis et moulée sur sa grâce souple, contrastait avecdes mises plus riches, mais dont aucune n’avait cette allure desimplicité hardie. De son coin, de Géry admirait ce front court etuni sous la frange des cheveux abaissés, ces yeux long ouverts,d’un bleu profond, d’un bleu d’abîme, cette bouche qui ne cessaitde sourire que pour détendre sa forme pure dans une expressionlassée et retombante. En tout, l’apparence un peu hautaine d’unêtre d’exception.

Quelqu’un près de lui la nomma… Félicia Ruys…Dès lors il comprit l’attrait rare de cette jeune fille,continuatrice du génie de son père, et dont la célébrité naissanteétait arrivée jusqu’à sa province, auréolée d’une réputation debeauté.

Pendant qu’il la contemplait, qu’il admiraitses moindres gestes, un peu intrigué par l’énigme de ce beauvisage, il entendit chuchoter derrière lui :

« Mais voyez donc comme elle est aimableavec le Nabab… Si le duc arrivait…

– Le duc de Mora doit venir ?

– Certainement. C’est pour lui que la soiréeest donnée ; pour le faire rencontrer avec Jansoulet.

– Et vous pensez que le duc etMlle Ruys…

– D’où sortez-vous ?… C’est une liaisonconnue de tout Paris… Ça date de la dernière exposition où elle afait son buste.

– Et la duchesse ?…

– Bah ! Elle en a bien vu d’autres…Ah ! voilà Mme Jenkins qui va chanter. »

Il se fit un mouvement dans le salon, unepesée plus forte de la foule auprès de la porte, et lesconversations cessèrent pour un moment. Paul de Géry respira. Cequ’il venait d’entendre lui avait serré le cœur. Il se sentaitatteint, sali par cette boue jetée à pleine main sur l’idéal qu’ils’était fait de cette jeunesse splendide, mûrie au soleil de l’artd’un charme si pénétrant. Il s’éloigna un peu, changea de place. Ilavait peur d’entendre encore chuchoter quelque infamie… La voix deMme Jenkins lui fit du bien, une voix fameuse dans les salonsde Paris et qui, malgré tout son éclat, n’avait rien de théâtral,mais semblait une parole émue vibrant sur des sonorités inapprises.La chanteuse, une femme de quarante à quarante-cinq ans, avait unemagnifique chevelure cendrée, des traits fins un peu mous, unegrande expression de bonté. Encore belle, elle était mise avec legoût coûteux d’une femme qui n’a pas renoncé à plaire. Elle n’yavait pas renoncé en effet ; mariée en secondes noces avec ledocteur depuis une dizaine d’années ils semblaient en être encoreaux premiers mois de leur bonheur à deux. Pendant qu’elle chantaitun air populaire de Russie, sauvage et doux comme un sourire slave,Jenkins était fier naïvement, sans chercher à le dissimuler, toutesa large figure épanouie ; et elle, chaque fois qu’ellepenchait la tête pour reprendre son souffle adressait de son côtéun sourire craintif, épris, qui allait le chercher par-dessus lamusique étalée. Puis, quand elle eut fini au milieu d’un murmureadmiratif et ravi, c’était touchant de voir de quelle façondiscrète elle serra furtivement la main de son mari, comme pour sefaire un coin de bonheur intime parmi ce grand triomphe. Le jeunede Géry se sentait réconforté par la vue de ce couple heureux,quand tout près de lui une voix murmura – ce n’était pourtant pasla même qui avait parlé tout à l’heure :

« Vous savez ce qu’on dit… que lesJenkins ne sont pas mariés.

– Quelle folie !

– Je vous assure… il paraîtrait qu’il y a unevéritable Mme Jenkins quelque part, mais pas celle qu’on nousa montrée… Du reste avez-vous remarqué… »

Le dialogue continua à voix basse,Mme Jenkins s’approchait, saluant, souriant, tandis que ledocteur arrêtant un plateau au passage, lui apportait un verre debordeaux avec l’empressement d’une mère, d’un imprésario, d’unamoureux. Calomnie, calomnie, souillure ineffaçable !Maintenant les attentions de Jenkins semblaient exagérées auprovincial. Il trouvait qu’il y avait là quelque chose d’affecté,de voulu, et aussi dans le remerciement qu’elle adressa tout bas àson mari, il crut remarquer une crainte, une soumission contrairesà la dignité de l’épouse légitime, heureuse et fière d’un bonheurassuré… « Mais c’est hideux, le monde ! » se disaitde Géry épouvanté, les mains froides. Ces sourires quil’entouraient lui faisaient tous l’effet de grimaces. Il avait dela honte et du dégoût. Puis tout à coup se révoltant :« Allons donc ! ce n’est pas possible. » Et, commesi elle avait voulu répondre à cette exclamation, derrière lui, lamédisance reprit d’un ton dégagé : « Après tout, voussavez, je n’en suis pas sûr autrement. Je répète ce qu’on m’a dit…Tiens ! la baronne Hemerlingue… Il a tout Paris, ceJenkins. »

La baronne s’avançait au bras du docteur, quis’était précipité au-devant d’elle, et si maître qu’il fût de tousles jeux de son visage, semblait un peu troublé et déconfit. Ilavait imaginé cela, le bon Jenkins, de profiter de sa soirée pourréconcilier entre eux son ami Hemerlingue et son ami Jansoulet, sesdeux clients les plus riches, et qui l’embarrassaient beaucoup avecleur guerre intestine. Le Nabab ne demandait pas mieux. Il n’envoulait pas à son ancien copain. Leur brouille était venue à lasuite du mariage d’Hemerlingue avec une des favorites de l’ancienbey. « Histoire de femme, en somme », disait Jansoulet,et qu’il aurait été heureux de voir finir, toute antipathie pesantà cette nature exubérante. Mais il paraît que le baron ne tenaitpas à un rapprochement ; car, malgré la promesse qu’il avaitfaite à Jenkins, sa femme arrivait seule, au grand dépit del’Irlandais.

C’était une longue, mince, frêle personne, auxsourcils en plumes d’oiseau, l’air jeune et intimidé, trente ansqui en paraissaient vingt, coiffée d’herbes et d’épis tombants dansdes cheveux très noirs criblés de diamants. Avec ses longs cils surses joues blanches de cette limpidité de teint des femmes longtempscloîtrées, un peu gênée dans sa toilette parisienne, elleressemblait moins à une ancienne femme de harem qu’à une religieuseayant renoncé à ses vœux et retournant au monde. Quelque chose dedévot, de confit dans le maintien, une certaine façonecclésiastique de marcher en baissant les yeux, les coudes à lataille, les mains croisées, des manières qu’elle avait prises dansle milieu très pratiquant où elle vivait depuis sa conversion etson récent baptême, complétaient cette ressemblance. Et vous pensezsi la curiosité mondaine s’empressait autour de cette ancienneodalisque devenue catholique fervente, s’avançant escortée d’unefigure livide de sacristain à lunettes, maître Le Merquier, députéde Lyon, l’homme d’affaires d’Hemerlingue, qui accompagnait labaronne quand le baron « était un peu souffrant », commece soir.

À leur entrée dans le second salon le Nababvint droit à elle, croyant voir apparaître à la suite la figurebouffie de son vieux camarade, auquel il était convenu qu’il iraittendre la main. La baronne l’aperçut, devint encore plus blanche.Un éclair d’acier filtra sous ses longs cils. Ses nariness’ouvrirent, palpitèrent, et comme Jansoulet s’inclinait, ellepressa le pas, la tête haute et droite, laissant tomber de seslèvres minces un mot arabe que personne ne put comprendre, mais oùle pauvre Nabab entendit bien l’injure, lui ; car, en serelevant, son visage hâlé était de la couleur d’une terre cuite quisort du four. Il resta un moment sans bouger, ses gros poingscrispés, sa bouche tuméfiée de colère. Jenkins vint le rejoindre,et de Géry, qui avait suivi de loin toute cette scène, les vitcauser ensemble vivement d’un air préoccupé.

L’affaire était manquée. Cette réconciliation,si savamment combinée, n’aurait pas lieu. Hemerlingue n’en voulaitpas. Pourvu maintenant que le duc ne leur manquât pas de parole.C’est qu’il était tard. La Wauters, qui devait, en sortant de sonthéâtre, chanter l’air de la Nuit, de la Flûte enchantée,venait d’entrer tout emmitouflée dans ses capuchons dedentelles.

Et le ministre n’arrivait pas.

Pourtant c’était une affaire entendue,promise. Monpavon devait le prendre au cercle. De temps en temps lebon Jenkins tirait sa montre tout en jetant un bravo distrait aubouquet de notes perlées que la Wauters faisait jaillir de seslèvres de fée, un bouquet de trois mille francs, inutile comme lesautres frais de la soirée, si le duc ne venait pas.

Tout à coup la porte s’ouvrit à deuxbattants :

« Son Excellence M. le duc deMora. »

Un long frémissement l’accueillit, unecuriosité respectueuse, rangée sur deux haies, au lieu de la pressebrutale qui s’était jetée sur les pas du Nabab.

Nul mieux que lui ne savait se présenter dansle monde, traverser un salon gravement, monter en souriant à latribune, donner du sérieux aux choses futiles, traiter légèrementles choses graves ; c’était le résumé de son attitude dans lavie, une distinction paradoxale. Encore beau malgré sescinquante-six ans, d’une beauté faite d’élégance et de proportionoù la grâce du dandy se raffermissait par quelque chose demilitaire dans la taille, et la fierté du visage, il portaitmerveilleusement l’habit noir, sur lequel, pour faire honneur àJenkins, il avait mis quelques-unes de ses plaques, qu’iln’arborait jamais qu’aux jours officiels. Le reflet du linge, de lacravate blanche, l’argent mat des décorations, la douceur descheveux rares et grisonnants ajoutaient à la pâleur de la tête,plus exsangue que tout ce qu’il y avait d’exsangue ce soir-là chezl’Irlandais.

Il menait une vie si terrible ! Lapolitique, le jeu sous toutes ses formes, coups de bourse et coupsde baccara et cette réputation d’homme à bonnes fortunes qu’ilfallait soutenir à tout prix. Oh ! celui-là était un vraiclient de Jenkins ; et cette visite princière, il la devaitbien à l’inventeur de ces mystérieuses perles qui donnaient à sonregard cette flamme, à tout son être cet en-avant si vibrant et siextraordinaire.

« Mon cher duc, permettez-moi devous… »

Monpavon, solennel, le jabot gonflé, essayaitde faire la présentation si attendue ; mais l’Excellence,distraite n’entendait pas, continuait sa route vers le grand salonemportée par un de ces courants électriques qui rompent lamonotonie mondaine. Sur son passage, et pendant qu’il saluait labelle Mme Jenkins, les femmes se penchaient un peu avec desairs attirants, un rire doux, une préoccupation de plaire. Mais luin’en voyait qu’une seule, Félicia, debout au centre d’un grouped’hommes discutant comme au milieu de son atelier, et qui regardaitvenir le duc, tout en mangeant tranquillement un sorbet. Ellel’accueillit avec un naturel parfait. Discrètement, l’entourages’était retiré. Pourtant, et malgré ce qu’avait entendu Géry surleurs relations présumées, il semblait n’y avoir entre eux qu’unecamaraderie toute spirituelle, une familiarité enjouée.

« Je suis allé chez vous, mademoiselle,en montant au Bois.

– On me l’a dit. Vous êtes même entré dansl’atelier.

– Et j’ai vu le fameux groupe… mon groupe.

– Eh bien ?

– C’est très beau… Le lévrier court comme unenragé. Le renard détale admirablement… Seulement je n’ai pas biencompris… Vous m’aviez dit que c’était notre histoire à tous lesdeux ?

– Ah ! voilà… Cherchez… C’est un apologueque j’ai lu dans… Vous ne lisez pas Rabelais, monsieur leduc ?

– Ma foi, non. Il est trop grossier…

– Eh bien, moi, j’ai appris à lire là-dedans.Très mal élevée, vous savez. Oh ! très mal… Mon apologue estdonc tiré de Rabelais. Voici : Bacchus a fait un renardprodigieux, imprenable à la course. Vulcain de son côté a donné àun chien de sa façon le pouvoir d’attraper toute bête qu’ilpoursuivra. « Or, comme dit mon auteur, advint qu’ils serencontrèrent. » Vous voyez quelle course enragée et…interminable. Il me semble mon cher duc, que le destin nous a misainsi en présence, munis de qualités contraires, vous qui avez reçudes dieux le don d’atteindre tous les cœurs, moi dont le cœur nesera jamais pris. »

Elle lui disait cela, bien en face, presque enriant, mais serrée et droite dans sa tunique blanche qui semblaitgarder sa personne contre les libertés de son esprit. Lui, levainqueur, l’irrésistible, il n’en avait jamais rencontré de cetterace audacieuse et volontaire. Aussi l’enveloppait-il de toutes leseffluves magnétiques d’une séduction, pendant qu’autour d’eux lemurmure montant de la fête, les rires flûtés, le frôlement dessatins et des franges de perles faisaient l’accompagnement à ce duode passion mondaine et de juvénile ironie.

Il reprit au bout d’une minute :

« Mais comment les dieux se sont-ilstirés de ce mauvais pas ?

– En changeant les deux coureurs enpierre.

– Par exemple, dit-il, voilà un dénouement queje n’accepte point… Je défie les dieux de jamais pétrifier moncœur. »

Une flamme courte jaillit de ses prunelles,éteinte aussitôt à la pensée qu’on les regardait.

En effet, on les regardait beaucoup, maispersonne aussi curieusement que Jenkins qui rôdait autour d’eux,impatient, crispé comme s’il en eût voulu à Félicia de prendre pourelle seule le personnage important de la soirée. La jeune fille enfit, en riant, l’observation au duc :

« On va dire que je vousaccapare. »

Elle lui montrait Monpavon attendant deboutprès du Nabab qui, de loin, adressait à l’Excellence le regardquêteur et soumis d’un bon gros dogue. Le ministre d’État sesouvint alors de ce qui l’avait amené. Il salua la jeune fille etrevint à Monpavon, qui put lui présenter enfin « son honorableami, M. Bernard Jansoulet ». L’Excellence s’inclina, leparvenu s’humilia plus bas que terre, puis ils causèrent unmoment.

Un groupe curieux à observer. Jansoulet,grand, fort, l’air peuple, la peau tannée, son large dos voûtécomme s’il s’était pour jamais arrondi dans les salamalecs de lacourtisanerie orientale, ses grosses mains courtes faisant éclaterses gants clairs, sa mimique excessive, son exubérance méridionaledécoupant les mots à l’emporte-pièce. L’autre, gentilhomme de race,mondain, l’élégance même, aisé dans ses moindres gestes fort raresd’ailleurs, laissant tomber négligemment des phrases inachevéeséclairant d’un demi-sourire la gravité de son visage cachant sousune politesse imperturbable le grand mépris qu’il avait des hommeset des femmes, et c’est de ce mépris surtout que sa force étaitfaite… Dans un salon américain, l’antithèse eût été moinschoquante. Les millions du Nabab auraient rétabli l’équilibre etfait même pencher le plateau de son côté. Mais Paris ne met pasencore l’argent au-dessus de toutes les autres puissances et, pours’en rendre compte, il suffisait de voir ce gros traitant frétillerd’un air aimable devant ce grand seigneur, jeter sous ses pieds,comme le manteau d’hermine du courtisan, son épais orgueild’enrichi.

De l’angle où il s’était blotti, de Géryregardait la scène avec intérêt, sachant quelle importance son amiattachait à cette présentation, quand le hasard qui avait sicruellement démenti, toute la soirée, ses naïvetés de débutant, luifit distinguer ce court dialogue, près de lui dans cette houle desconversations particulières où chacun entend juste le mot quil’intéresse :

« C’est bien le moins que Monpavon luifasse faire quelques bonnes connaissances. Il lui en a tant procuréde mauvaises… Vous savez qu’il vient de lui jeter sur les brasPaganetti et toute sa bande.

– Le malheureux !… Mais ils vont ledévorer.

– Bah ! ce n’est que justice qu’on luifasse un peu rendre gorge… Il en a tant volé là-bas chez lesTurcs.

– Vraiment, vous croyez ?…

– Si je crois ! J’ai là-dessus desdétails très précis que je tiens du baron Hemerlingue, le banquierqui a fait le dernier emprunt tunisien… Il en connaît des histoirescelui-là, sur le Nabab. Imaginez-vous… »

Et les infamies commencèrent. Pendant quinzeans, Jansoulet avait indignement exploité l’ancien bey. On citaitdes noms de fournisseurs et des tours admirables d’aplomb,d’effronterie ; par exemple, l’histoire d’une frégate àmusique, oui, véritablement à musique, comme un tableau de salle àmanger, qu’il avait payée deux cent mille francs et revendue dixmillions, un trône de trois millions, dont la note visible sur leslivres d’un tapissier du faubourg Saint-Honoré n’allait pas à centmille francs, et le plus comique, c’est que le bey ayant changé defantaisie, le siège royal tombé en disgrâce avant même d’êtredéballé, était encore cloué dans sa caisse de voyage à la douane deTripoli.

Puis, en dehors de ces commissions effrénéessur l’envoi du moindre jouet, on accentuait des accusations plusgraves mais aussi certaines, puisqu’elles venaient toujours de lamême source. C’était, à côté du sérail, un harem d’Européennesadmirablement monté, pour Son Altesse, par le Nabab qui devait s’yconnaître, ayant fait jadis à Paris – avant son départ pourl’Orient – les plus singuliers métiers : marchand decontre-marques, gérant d’un bal de barrière, d’une maison plus malfamée encore… Et les chuchotements se terminaient dans un rireétouffé, le rire lippu des hommes causant entre eux.

Le premier mouvement du jeune provincial, enentendant ces calomnies infâmes, fut de se retourner et decrier :

« Vous en avez menti. »

Quelques heures plus tôt, il l’aurait faitsans hésiter ; mais, depuis qu’il était là, il avait appris laméfiance, le scepticisme. Il se contint donc et écouta jusqu’aubout, immobile à la même place, ayant tout au fond de lui-même ledésir inavoué de connaître mieux celui qu’il servait. Quant auNabab, sujet bien inconscient de cette hideuse chronique,tranquillement installé dans un petit salon auquel ses tenturesbleues, deux lampes à abat-jour communiquaient un air recueilli, ilfaisait sa partie d’écarté avec le duc de Mora.

Ô magie du galion ! Le fils du revendeurde ferraille seul à une table de jeu en face du premier personnagede l’empire. Jansoulet en croyait à peine la glace de Venise où sereflétaient sa figure resplendissante, et le crâne auguste, séparéd’une large raie. Aussi, pour reconnaître ce grand honneur,s’appliquait-il à perdre décemment le plus de billets de millefrancs possible, se sentant quand même le gagnant de la partie ettout fier de voir passer son argent dans ces mains aristocratiquesdont il étudiait les moindres gestes pendant qu’elles jetaient,coupaient ou soutenaient les cartes.

Autour d’eux un cercle se faisait, maistoujours à distance, les dix pas exigés pour le salut à un prince,c’était le public de ce triomphe où le Nabab assistait comme enrêve, grisé par ces accords féeriques un peu assourdis dans lelointain, ces chants qui lui arrivaient en phrases coupées commepar-dessus l’obstacle résonnant d’un étang, le parfum des fleursépanouies d’une façon si singulière vers la fin des bals parisiens,alors que l’heure qui s’avance confondant toutes les notions dutemps, la lassitude de la nuit blanche communiquent aux cerveauxallégés dans une atmosphère plus nerveuse comme un étourdissementde jouissance. La robuste nature de Jansoulet, de ce sauvagecivilisé, était plus sensible qu’une autre à ces raffinementsinconnus, et il lui fallait toute sa force pour ne pas manifesterpar quelque joyeux hourra, une intempestive effusion de gestes etde paroles, ce mouvement d’allégresse physique qui agitait tout sonêtre, comme il arrive à ces grands chiens de montagne qu’une goutted’essence respirée jette dans des folies épileptiques.

« Le ciel est beau, le pavé sec… Si vousvoulez, mon cher enfant, nous renverrons la voiture et nousrentrerons à pied », dit Jansoulet à son compagnon en sortantde chez Jenkins.

De Géry accepta avec empressement. Il avaitbesoin de se promener, de secouer dans l’air vif les infamies etles mensonges de cette comédie mondaine qui lui laissait le cœurfroid et serré, tout le sang de sa vie réfugié sous ses tempes dontil entendait battre les veines gonflées. Il chancelait en marchant,semblable à ces malheureux opérés de la cataracte qui, dansl’effroi de la vision reconquise, n’osent plus mettre un pieddevant l’autre. Mais avec quelle brutalité de main l’opérationavait été faite ! Ainsi cette grande artiste au nom glorieux,cette beauté pure et farouche, dont l’aspect seul l’avait troublécomme une apparition, n’était qu’une courtisane. Mme Jenkins,cette femme imposante, d’un maintien à la fois si fier et si doux,ne s’appelait pas Mme Jenkins, et illustre savant au visageouvert, à l’accueil si cordial avait l’impudence d’étaler ainsi unconcubinage honteux. Et Paris s’en doutait, mais cela nel’empêchait pas d’accourir à leurs fêtes. Enfin, ce Jansoulet, sibon, si généreux, pour lequel il se sentait au cœur tant dereconnaissance, il le savait tombé aux mains d’une troupe debandits, bandit lui-même et bien digne de l’exploration organiséepour faire rendre gorge à ses millions.

Était-ce possible et qu’en fallait-ilcroire ?

Un coup d’œil de côté jeté sur le Nabab, dontla vaste personne encombrait le trottoir, lui révéla tout à coupdans cette démarche calée par le poids des écus, quelque chose debas et de canaille qu’il n’avait pas encore remarqué. Oui, c’étaitbien l’aventurier du Midi, pétri de ce limon qui couvre les quaisde Marseille piétinés par tous les nomades, les errants de ports demer. Bon généreux, parbleu ! comme les filles, comme lesvoleurs. Et l’or coulant par torrents dans ce milieu taré etluxueux, éclaboussant jusqu’aux murailles, lui semblait charriermaintenant toutes les scories, toutes les boues de sa source impureet fangeuse. Alors, lui, de Géry n’avait plus qu’une chose à faire,partir, quitter au plus vite cette place où il risquait decompromettre son nom, l’unique héritage paternel. Sans doute. Maisles deux frérots, là-bas au pays, qui payerait leur pension ?Qui soutiendrait le modeste foyer miraculeusement relevé par lesbeaux appointements de l’aîné, du chef de famille ? Ce mot dechef de famille le rejetait aussitôt dans un de ces combatsintérieurs où luttent l’intérêt et la conscience, – l’une brutale,solide, attaquant à fond avec des coups droits, l’autre fuyant,rompant par des dégagements subtils, – pendant que le braveJansoulet, cause ignorante du conflit, marchait à grandes enjambéesprès de son jeune ami, aspirant l’air avec délices du bout de soncigare allumé.

Jamais iln’avait été si heureux de vivre ; et cette soirée chezJenkins, son entrée dans le monde, à lui aussi, lui avait laisséune impression de portiques dressés comme pour un triomphe, defoule accourue, de fleurs jetées sur son passage… Tant il est vraique les choses n’existent que par les yeux qui les regardent… Quelsuccès ! Le duc, au moment de le quitter, l’engageant à venirvoir sa galerie ; ce qui signifiait les portes de l’hôtel Moraouvertes pour lui avant huit jours. Félicia Ruys consentant à faireson buste, de sorte qu’à la prochaine exposition le fils ducloutier aurait son portrait en marbre par la même grande artistequi avait signé celui du ministre d’État. N’était-ce pas lecontentement de toutes ses vanités enfantines ?

Et tous deux ruminant leurs pensées sombres oujoyeuses, ils marchaient l’un près de l’autre, absorbés, absentsd’eux-mêmes, si bien que la place Vendôme silencieuse, inondéed’une lumière bleue et glacée, sonna sous leurs pas avant qu’ils sefussent dit un mot.

« Déjà, dit le Nabab… J’aurais bien voulumarcher encore un peu… Ça vous va-t-il ? » Et, tout enfaisant deux ou trois fois le tour de la place, il laissait aller,par bouffées, l’immense joie dont il était plein :

« Comme il fait bon ! Comme onrespire !… Tonnerre de Dieu ! ma soirée de ce soir, je nela donnerais pas pour cent mille francs… Quel brave cœur que ceJenkins… Aimez-vous le genre de beauté de Félicia Ruys ? Moi,j’en raffole… Et le duc, quel grand seigneur ! si simple, siaimable… C’est beau Paris, n’est-ce pas, mon fils ?

– C’est trop compliqué pour moi… ça me faitpeur, répondit Paul de Géry d’une voix sourde.

– Oui, oui, je comprends, reprit l’autre avecune fatuité adorable. Vous n’avez pas encore l’habitude mais on s’yfait vite allez ! Regardez comme en un mois je me suis mis àl’aise.

– C’est que vous étiez déjà venu à Paris,vous… Vous l’aviez habité autrefois.

– Moi ? jamais de la vie… Qui vous a ditcela ?

– Tiens, je croyais… » répondit le jeunehomme, et tout de suite une foule de réflexions se précipitant dansson esprit : « Que lui avez-vous donc fait à ce baronHemerlingue ? C’est une haine à mort entre vous. »

Le Nabab resta une minute interdit. Ce nomd’Hemerlingue, jeté tout à coup dans sa joie, lui rappelait le seulépisode fâcheux de la soirée :

« À celui-là comme aux autres, dit-ild’une voix attristée, je n’ai jamais fait que du bien. Nous avonscommencé ensemble, misérablement. Nous avons grandi prospéré côte àcôte. Quand il a voulu partir de ses propres ailes, je l’aitoujours aidé, soutenu de mon mieux. C’est moi qui lui ai faitavoir dix ans de suite les fournitures de la flotte et del’armée ; presque toute sa fortune vient de là. Puis un beaumatin, cet imbécile de Bernois à sang lourd ne va-t-il pas setoquer d’une odalisque que la mère du bey avait fait chasser duharem ? La drôlesse était belle, ambitieuse, elle s’est faitépouser, et naturellement, après ce beau mariage, Hemerlingue a étéobligé de quitter Tunis… On lui avait fait croire que j’excitais lebey à lui fermer la principauté. Ce n’est pas vrai. J’ai obtenu, aucontraire, de Son Altesse, qu’Hemerlingue fils – un enfant de sapremière femme – resterait à Tunis pour surveiller leurs intérêtsen suspens, pendant que le père venait à Paris fonder sa maison debanque… Du reste, j’ai été bien récompensé de ma bonté… Lorsque, àla mort de mon pauvre Ahmed, le mouchir, son frère, est monté surle trône, les Hemerlingue, rentrés en faveur, n’ont cessé de medesservir auprès du nouveau maître. Le bey me fait toujours bonvisage ; mais mon crédit est ébranlé. Eh bien ! malgrécela, malgré tous les mauvais tours qu’Hemerlingue m’a joués, qu’ilme joue encore, j’étais prêt ce soir à lui tendre la main… Nonseulement ce misérable-là me la refuse ; mais il me faitinsulter par sa femme, une bête sauvage et méchante, qui ne mepardonne pas de n’avoir jamais voulu la recevoir à Tunis…Savez-vous comment elle m’a appelé tout à l’heure en passant devantmoi ? « Voleur et fils de chien… » Pas plus gênéeque ça, l’odalisque… C’est-à-dire que si je ne connaissais pas monHemerlingue aussi capon qu’il est gros… Après tout, bah !qu’ils disent ce qu’ils voudront. Je me moque d’eux. Est-ce qu’ilspeuvent contre moi ? Me démolir près du bey ? Ça m’estégal. Je n’ai plus rien à faire en Tunisie, et je m’en retirerai leplus tôt possible… Il n’y a qu’une ville, qu’un pays au monde,c’est Paris, Paris accueillant, hospitalier, pas bégueule, où touthomme intelligent trouve du large pour faire de grandes choses… Etmoi, maintenant, voyez-vous, de Géry, je veux faire de grandeschoses… J’en ai assez de la vie de mercanti… J’ai travaillé pendantvingt ans pour l’argent ; à présent je suis goulu de gloire,de considération, de renommée. Je veux être quelqu’un dansl’histoire de mon pays, et cela me sera facile. Avec mon immensefortune, ma connaissance des hommes, des affaires, ce que je senslà dans ma tête, je puis arriver à tout et j’aspire à tout… Aussicroyez-moi, mon cher enfant, ne me quittez jamais – on eût ditqu’il répondait à la pensée secrète de son jeune compagnon – restezfidèlement à mon bord. La mâture est solide ; j’ai du charbonplein mes soutes… Je vous jure que nous irons loin, et vite, nomd’un sort ! »

Le naïf Méridional répandait ainsi ses projetsdans la nuit avec force gestes expressifs, et, de temps à autre, enarpentant la place agrandie et déserte, majestueusement entourée deses palais muets et clos, il levait la tête vers l’homme de bronzede la colonne, comme s’il prenait à témoin ce grand parvenu dont laprésence au milieu de Paris autorise toutes les ambitions, rendtoutes les chimères vraisemblables.

Il y a chez la jeunesse une chaleur de cœur,un besoin d’enthousiasme que réveille le moindre effleurement. Àmesure que le Nabab parlait, de Géry sentait fuir ses soupçons ettoute sa sympathie renaître avec une nuance de pitié… Non, biencertainement cet homme-là n’était pas un coquin, mais un pauvreêtre illusionné à qui la fortune montait à la tête comme un vintrop capiteux pour un estomac longtemps abreuvé d’eau. Seul aumilieu de Paris, entouré d’ennemis et d’exploiteurs, Jansoulet luifaisait l’effet d’un piéton chargé d’or traversant un bois malhanté dans l’ombre et sans armes. Et il pensait qu’il serait bienau protégé de veiller sans en avoir l’air sur le protecteur, dedevenir le Télémaque clairvoyant de ce Mentor aveugle, de luimontrer les fondrières, de le défendre contre les détrousseurs, del’aider enfin à se débattre dans tout ce fourmillement d’embuscadesnocturnes qu’il sentait rôder férocement autour du Nabab et de sesmillions.

Chapitre 5LA FAMILLE JOYEUSE.

Tous les matins de l’année, à huit heures trèsprécises, une maison neuve et presque inhabitée d’un quartier perdude Paris s’emplissait de cris, d’appels, de jolis rires sonnantclair dans le désert de l’escalier :

« Père, n’oublie pas ma musique…

– Père, ma laine à broder…

– Père, rapporte-nous des petitspains… »

Et la voix du père qui appelait d’enbas :

« Yaïa, descends-moi donc maserviette…

– Allons, bon ! il a oublié saserviette… »

Et c’était un empressement joyeux du haut enbas de la maison, une course de tous ces minois brouillés desommeil, de toutes ces chevelures ébouriffées que l’on rajustait enchemin, jusqu’au moment où, penchées sur la rampe, unedemi-douzaine de jeunes filles adressaient leurs adieux sonores àun petit vieux monsieur, net et bien brossé, dont la facerougeaude, la silhouette étriquée, disparaissaient enfin dans laperspective tournante des marches. M. Joyeuse était parti pourson bureau… Alors, toute cette échappée de volière remontait viteau quatrième, et la porte tirée, se groupait à une croisée ouvertepour regarder le père encore une fois. Le petit homme seretournait, des baisers s’échangeaient de loin, puis les fenêtresse fermaient ; la maison neuve et déserte redevenaittranquille, à part les écriteaux dansant leur folle sarabande auvent de la rue inachevée, comme mis en gaieté eux aussi par toutesces évolutions. Un moment après, le photographe du cinquièmedescendait suspendre à la porte sa vitrine d’exposition toujours lamême, où l’on voyait le vieux monsieur en cravate blanche entouréde ses filles en groupes variés ; il remontait à son tour, etle calme succédant tout à coup à ce petit tapage matinal laissait àsupposer que « le père » et ses demoiselles étaientrentrés dans le cadre de photographies, où ils se tenaientsouriants et immobiles jusqu’au soir.

De la rue Saint-Ferdinand chez Hemerlingue etfils, ses patrons, M. Joyeuse avait bien trois quarts d’heurede route. Il marchait, la tête droite et raide, comme s’il avaitcraint de déranger le beau nœud de sa cravate attachée par sesfilles, son chapeau posé par elles ; et lorsque l’aînée,toujours inquiète et prudente, lui relevait au moment de sortir lecollet de sa redingote pour éviter le maudit coup de vent du coinde la rue, même avec une température de serre chaudeM. Joyeuse ne le rabattait plus jusqu’au bureau, pareil àl’amoureux qui sort des mains de sa maîtresse et n’ose plus bougerde peur de perdre l’enivrant parfum.

Veuf depuis quelques années, ce brave hommen’existait que pour ses enfants, ne songeait qu’à elles, s’enallait dans la vie entouré de ces petites têtes blondes quivoletaient autour de lui confusément comme dans un tableaud’Assomption. Tous ses désirs, tous ses projets se rapportaient à« ces demoiselles », y revenaient sans cesse, parfoisaprès de grands circuits, car M. Joyeuse – cela tenait sansdoute à son cou très court, à sa petite taille où son sangbouillant ne faisait qu’un tour – était un homme de féconde,d’étonnante imagination. Les idées évoluaient chez lui avec larapidité de pailles vides autour d’un crible. Au bureau, leschiffres le fixaient encore par leur maniement positif ; mais,dehors, son esprit prenait la revanche de ce métier inexorable.L’activité de la marche, l’habitude d’une route dont il connaissaitles moindres incidents donnaient toute la liberté à ses facultésimaginatives. Il inventait alors des aventures extraordinaires, dequoi défrayer vingt romans-feuilletons.

Si, par exemple, M. Joyeuse, en remontantle faubourg Saint-Honoré, sur le trottoir de droite – il prenaittoujours celui-là – apercevait une lourde charrette deblanchisseuse qui s’en allait au grand trot, conduite par une femmede campagne dont l’enfant se penchait un peu, juché sur un paquetde linge :

« L’enfant ! criait le bonhommeeffrayé, prenez garde à l’enfant ! »

Sa voix se perdait dans le bruit des roues etson avertissement dans le secret de la providence. La charrettepassait. Il la suivait de l’œil un moment, puis se remettait enroute ; mais le drame commencé dans son esprit continuait às’y dérouler, avec mille péripéties… L’enfant était tombé… Lesroues allaient lui passer dessus. M. Joyeuse s’élançait,sauvait le petit être tout près de la mort, seulement le timonl’atteignait lui-même en pleine poitrine et il tombait baigné dansson sang. Alors il se voyait porté chez le pharmacien au milieu dela foule amassée. On le mettait sur une civière, on le montait chezlui, puis tout à coup il entendait le cri déchirant de ses filles,de ses bien-aimées, en l’apercevant dans cet état. Et ce cridésespéré l’atteignait si bien au cœur, il le percevait sidistinctement, si profondément : « Papa, mon cherpapa… » qu’il le poussait lui-même dans la rue, au grandétonnement des passants, d’une voix rauque qui le réveillait de soncauchemar inventif.

Voulez-vous un autre trait de cetteimagination prodigieuse ?… Il pleut, il gèle ; un tempsde loup. M. Joyeuse a pris l’omnibus pour aller à son bureau.Comme il est assis en face d’une espèce de colosse, tête brutale,biceps formidables, M. Joyeuse, tout petit, tout chétif, saserviette sur les genoux, rentre ses jambes pour laisser la placeaux énormes piles qui soutiennent le buste monumental de sonvoisin. Dans le train du véhicule, de la pluie sur les vitres,M. Joyeuse se prend à songer. Et tout à coup le colosse devis-à-vis, qui a une bonne figure en somme, est très surpris devoir ce petit homme changer de couleur, le regarder en grinçant desdents, avec des yeux féroces, des yeux d’assassin. Oui, d’assassinvéritable, car en ce moment M. Joyeuse fait un rêve terrible…Une de ses filles est assise là, en face de lui, à côté de cettebrute géante, et le misérable lui prend la taille sous sonmantelet.

« Retirez votre main, monsieur… » adéjà dit deux fois M. Joyeuse… L’autre n’a fait que ricaner…Maintenant il veut embrasser Élise…

« Ah ! bandit !… »

Trop faible pour défendre sa fille,M. Joyeuse, écumant de rage, cherche son couteau dans sapoche, frappe l’insolent en pleine poitrine, et s’en va la têtedroite, fort de son droit de père outragé, faire sa déclaration aupremier bureau de police.

« Je viens de tuer un homme dans unomnibus !… »

Au son de sa propre voix prononçant bien, eneffet, ces paroles sinistres, mais non pas dans le bureau depolice, le malheureux se réveille, devine à l’effarement desvoyageurs qu’il a dû parler tout haut, et profite bien vite del’appel du conducteur : « Saint-Philippe… Panthéon…Bastille… » pour descendre, tout confus, au milieu d’unestupéfaction générale.

Cette imagination toujours en haleine donnaità M. Joyeuse une singulière physionomie, fiévreuse, ravagée,contrastant avec son enveloppe correcte de petit bureaucrate. Ilvivait tant d’existences passionnées en un jour… La race est plusnombreuse qu’on ne croit de ces dormeurs éveillés chez qui unedestinée trop restreinte comprime des forces inemployées, desfacultés héroïques. Le rêve est la soupape où tout cela s’évaporeavec des bouillonnements terribles, une vapeur de fournaise et desimages flottantes aussitôt dissipées. De ces visions, les unssortent radieux, les autres affaissés, décontenancés, se retrouvantau terre à terre de tous les jours. M. Joyeuse était deceux-là, s’enlevant sans cesse à des hauteurs d’où l’on ne peut queredescendre un peu brisé par la rapidité du voyage.

Or, un matin que notre« Imaginaire » avait quitté sa maison à l’heure et dansles circonstances habituelles, il commença au détour de la rueSaint-Ferdinand un de ses petits romans intimes. La fin de l’annéetoute proche, peut-être une baraque en planches que l’on clouaitdans le chantier voisin lui fit penser « étrennes… jour del’an ». Et tout de suite le mot de gratification se plantadans son esprit comme le premier jalon d’une histoireétourdissante. Au mois de décembre, tous les employés d’Hemerlinguetouchaient des appointements doubles, et vous savez que dans lespetits ménages on base sur ces sortes d’aubaines mille projetsambitieux ou aimables, des cadeaux à faire, un meuble à remplacer,une petite somme gardée dans un tiroir pour l’imprévu.

C’est que M. Joyeuse n’était pas riche.Sa femme, une demoiselle de Saint-Amand, tourmentée d’idées degrandeur et de mondanité, avait mis ce petit intérieur d’employésur un pied ruineux, et depuis trois ans qu’elle était morte et queBonne-Maman menait la maison avec tant de sagesse, on n’avait pasencore pu faire d’économies, tellement le passé se trouvait lourd.Tout à coup le brave homme se figura que cette année lagratification allait être plus forte à cause du surcroît de travailqu’on avait eu pour l’emprunt tunisien. Cet emprunt constituait unetrès belle affaire pour les patrons, trop belle même, carM. Joyeuse s’était permis de dire dans les bureaux que cettefois « Hemerlingue et fils avaient tondu le Turc un peu tropras ».

« Certainement, oui, la gratificationsera doublée », pensait l’imaginaire tout en marchant ;et déjà il se voyait à un mois de là, montant avec ses camarades,pour la visite du jour de l’an, le petit escalier qui conduisaitchez Hemerlingue. Celui-ci leur annonçait la bonne nouvelle ;puis il retenait M. Joyeuse en particulier. Et voilà que cepatron si froid, d’habitude, enfermé dans sa graisse jaune commedans un ballot de soie grège, devenait affectueux, paternel,communicatif. Il voulait savoir combien Joyeuse avait defilles.

« J’en ai trois… non, c’est-à-direquatre, monsieur le baron… Je confonds toujours. L’aînée est siraisonnable. »

Savoir aussi quel âge elles avaient.

« Aline a vingt ans, monsieur le baron.C’est l’aînée…Puis nous avons Élise qui prépare son examen dedix-huit ans… Henriette qui en a quatorze, et Zaza ou Yaïa qui n’aque douze ans. »

Ce petit nom de Yaïa amusait prodigieusementM. le baron, qui voulait connaître encore quelles étaient lesressources de cette intéressante famille.

« Mes appointements, monsieur le baron…pas autre chose… J’avais un peu d’argent de côté, mais la maladiede ma pauvre femme, les études de ces demoiselles…

– Ce que vous gagnez ne suffit pas, mon cherJoyeuse… Je vous porte à mille francs par mois.

– Oh ! monsieur le baron, c’esttrop… »

Mais quoiqu’il eût dit cette dernière phrasetout haut, dans le dos d’un sergent de ville qui regarda passerd’un œil de méfiance ce petit homme gesticulant et hochant la tête,le pauvre Imaginaire ne se réveilla pas. Il s’admira rentrant chezlui, annonçant la nouvelle à ses filles, les conduisant le soir authéâtre, pour fêter cet heureux jour. Dieu ! qu’elles étaientjolies sur le devant de leur loge, les demoiselles Joyeuse, quelbouquet de têtes vermeilles ! Et puis, le lendemain, voilà lesdeux aînées demandées en mariage par… Impossible de savoir par qui,car M. Joyeuse venait de se retrouver subitement sous la voûtede l’hôtel Hemerlingue, devant la porte battante surmontée d’un« Caisse » en lettres d’or. « Je serai donc toujoursle même », se dit-il en riant un peu et passant sa main surson front où la sueur perlait. Mis en belle humeur par sa chimère,par le feu ronflant dans l’enfilade des bureaux parquetés,grillagés, discrets sous le jour froid du rez-de-chaussée, où l’onpouvait compter les pièces d’or sans s’éblouir les yeuxM. Joyeuse salua gaiement les autres employés, passa sajaquette de travail et son bonnet de velours noir. Soudain, onsiffla d’en haut ; et le caissier, appliquant son oreille aucornet, entendit la voix grasse et gélatineuse d’Hemerlingue, leseul, le véritable Hemerlingue – l’autre, le fils, était toujoursabsent – qui demandait M. Joyeuse. Comment ! Est-ce quele rêve continuait ?… Il se sentit tout ému, prit le petitescalier intérieur qu’il montait tout à l’heure si gaillardement,et se trouva dans le cabinet du banquier, pièce étroite, très hautede plafond, meublée seulement de rideaux verts et d’énormesfauteuils de cuir proportionnés à l’effroyable capacité du chef dela maison. Il était là, assis à son pupitre dont son ventrel’empêchait de s’approcher, obèse, anhélant et si jaune que sa faceronde au nez crochu, tête de hibou gras et malade, faisait commeune lumière au fond de ce cabinet solennel et assombri. Un grosmarchand maure moisi dans l’humidité de sa petite cour. Sous seslourdes paupières soulevées péniblement, son regard brilla uneseconde quand le comptable entra ; il lui fit signe de venirprès de lui, et lentement, froidement, coupant de repos ses phrasesessoufflées, au lieu de : « M. Joyeuse combienavez-vous de filles ? », il dit ceci :

« Joyeuse, vous vous êtes permis decritiquer dans les bureaux nos dernières opérations sur la place deTunis. Inutile de vous défendre. Vos paroles m’ont été rapportéesmot pour mot. Et comme je ne saurais les admettre dans la bouched’un de mes employés, je vous avertis qu’à dater de la fin de cemois vous cessez de faire partie de la maison. »

Un flot de sang monta à la figure ducomptable, redescendit, revint encore, apportant chaque fois unsifflement confus dans ses oreilles, à son cerveau tumulte depensées d’images.

Ses filles !

Qu’allaient-elles devenir ?

Les places sont si rares à cette époque del’année.

La misère lui apparut, et aussi la vision d’unmalheureux tombant aux genoux d’Hemerlingue, le suppliant, lemenaçant, lui sautant à la gorge dans un accès de rage désespérée.Toute cette agitation passa sur son visage comme un coup de ventqui ride un lac en y creusant toutes sortes de gouffresmobiles ; mais il resta muet, debout à la même place, et surl’avis du patron qu’il pouvait se retirer, descendit en chancelantreprendre sa tâche à la caisse.

Le soir, en rentrant rue Saint-FerdinandM. Joyeuse ne parla de rien à ses filles. Il n’osa pas. L’idéed’assombrir cette gaieté rayonnante dont la vie de la maison étaitfaite, d’embuer de grosses larmes ces jolis yeux clairs lui parutinsupportable. Avec cela craintif et faible, de ceux qui disenttoujours : « Attendons à demain. » Il attendit doncpour parler, d’abord que le mois de novembre fût fini, se berçantdu vague espoir qu’Hemerlingue changerait d’avis, comme s’il neconnaissait pas cette volonté de mollusque flasque et tenace surson lingot d’or. Puis quand, ses appointements soldés, un autrecomptable eut pris sa place devant le haut pupitre où il s’étaittenu debout si longtemps, il espéra trouver promptement autre choseet réparer son malheur avant d’être obligé de l’avouer.

Tous les matins, il feignait de partir aubureau, se laissait équiper et conduire comme à l’ordinaire, savaste serviette en cuir toute prête pour les nombreuses commissionsdu soir.

Quoiqu’il en oubliât exprès quelques unes àcause de la prochaine fin de mois si problématique, le temps ne luimanquait plus maintenant pour les faire. Il avait sa journée à lui,toute une journée interminable, qu’il passait à courir Paris à larecherche d’une place. On lui donnait des adresses, desrecommandations excellentes. Mais en ce terrible mois de décembre,si froid et si court de jour, chargé de dépenses et depréoccupations, les employés patientent et les patrons aussi.Chacun tâche de finir l’année dans le calme, remettant au mois dejanvier, à ce grand saut du temps vers une autre étape, leschangements, les améliorations, des tentatives de vie nouvelle.

Partout où M. Joyeuse se présentait, ilvoyait les visages se refroidir subitement dès qu’il expliquait lebut de sa visite : « Tiens ! vous n’êtes plus chezHemerlingue et fils ? Comment cela se fait-il ? » Ilexpliquait la chose de son mieux par un caprice du patron, ceféroce Hemerlingue que Paris connaissait ; mais il sentait dela froideur, de la méfiance, dans cette réponse uniforme :« Revenez nous voir après les fêtes. » Et, timide commeil était déjà, il en arrivait à ne plus se présenter nulle part, àpasser vingt fois devant la même porte, dont il n’aurait jamaisfranchi le seuil sans la pensée de ses filles. Cela seul lepoussait par les épaules, lui donnait du cœur aux jambes,l’envoyait dans la même journée aux extrémités opposées de Paris, àdes adresses très vagues que des camarades lui donnaient, àAubervilliers, dans une grande fabrique de noir animal, où on lefaisait revenir pour rien trois jours de suite.

Oh ! les courses sous la pluie, sous legivre, les portes fermées, le patron qui est sorti ou qui a dumonde, les paroles données et tout à coup reprises, les espoirsdéçus, l’énervement des longues attentes, les humiliationsréservées à tout homme qui demande de l’ouvrage, comme si c’étaitune honte d’en manquer, M. Joyeuse connut toutes cestristesses et aussi les bonnes volontés qui se lassent, sedécouragent devant la persistance du guignon. Et vous pensez si ledur martyre de « l’homme qui cherche une place » futdécuplé par les mirages de son imagination, par ces chimères qui selevaient pour lui du pavé de Paris pendant qu’il l’arpentait entous sens.

Il fut pendant tout un mois une de cesmarionnettes lamentables, monologuant, gesticulant sur lestrottoirs, à qui chaque heurt de la foule arrache une exclamationsomnambulante : « Je l’avais bien dit », ou« gardez-vous d’en douter, monsieur ». On passe, onrirait presque, mais on est saisi de pitié devant l’inconscience deces malheureux possédés d’une idée fixe, aveugles que le rêveconduit, tirés par une laisse invisible. Le terrible, c’estqu’après ces longues, cruelles journées d’inaction et de fatiguequand M. Joyeuse revenait chez lui, il fallait qu’il jouât lacomédie de l’homme rentrant du travail, qu’il racontât lesévénements du jour, ce qu’il avait entendu dire, les cancans debureau dont il entretenait de tout temps ces demoiselles.

Dans les petits intérieurs, il y a toujours unnom qui revient plus souvent que les autres, qu’on invoque auxjours d’orage, qui se mêle à tous les souhaits, à tous les espoirs,même aux jeux des enfants pénétrés de son importance, un nom quitient dans la maison le rôle d’une sous-providence, ou plutôt d’undieu lare familier et surnaturel. C’est celui du patron, dudirecteur d’usine du propriétaire, du ministre, de l’homme enfinqui porte dans sa main puissante le bonheur, l’existence du foyer.Chez les Joyeuse, c’était Hemerlingue, toujours Hemerlingue,revenant dix fois, vingt fois par jour, dans la conversation de cesdemoiselles, qui l’associaient à tous leurs projets, aux pluspetits détails de leurs ambitions féminines : « SiHemerlingue voulait… Tout cela dépend d’Hemerlingue. » Et riende plus charmant que la familiarité avec laquelle ces fillettesparlaient de ce gros richard, qu’elles n’avaient jamais vu.

On demandait de ses nouvelles… Le père luiavait-il parlé ?… Était-il de bonne humeur ?… Et dire quetous tant que nous sommes, si humbles, si courbés que le destinnous tienne, nous avons toujours au-dessous de nous de pauvresêtres plus humbles, plus courbés, pour qui nous sommes grands, pourqui nous sommes dieux, et en notre qualité de dieux, indifférents,dédaigneux ou cruels.

On se figure le supplice de M. Joyeuse,obligé d’inventer des épisodes, des anecdotes sur le misérable quil’avait si férocement congédié après dix ans de bons services.Pourtant il jouait sa petite comédie, de façon à trompercomplètement tout le monde. On n’avait remarqué qu’une chose, c’estque le père en rentrant le soir se mettait toujours à table avec ungrand appétit. Je crois bien ! Depuis qu’il avait perdu saplace, le pauvre homme ne déjeunait plus.

Les jours se passaient. M. Joyeuse netrouvait rien. Si, une place de comptable à la Caisseterritoriale, mais qu’il refusait, trop au courant desopérations de banque, de tous les coins et recoins de la bohèmefinancière en général, et de la Caisse territoriale enparticulier, pour mettre les pieds dans cet antre.

« Mais », lui disait Passajon… carc’était Passajon qui, rencontrant le bonhomme et le voyant sansemploi, lui avait parlé de venir chez Paganetti… « Maispuisque je vous répète que c’est sérieux. Nous avons beaucoupd’argent. On paye, on m’a payé, regardez comme je suisflambant. »

En effet, le vieux garçon de bureau avait unelivrée neuve, et, sous sa tunique à boutons argentés, sa bedaines’avançait, majestueuse. N’importe, M. Joyeuse ne s’était paslaissé tenter, même après que Passajon, arrondissant ses yeux bleusà fleur de tête, lui eut glissé emphatiquement dans l’oreille cesmots gros de promesses :

« Le Nabab est dans l’affaire. »

Même après cela, M. Joyeuse avait eu lecourage de dire non. Ne valait-il pas mieux mourir de faim qued’entrer dans une maison fallacieuse dont il serait peut-être unjour appelé à expertiser les livres devant les tribunaux ?

Il continua donc à courir ; mais,découragé, il ne cherchait plus. Comme il lui fallait resterdehors, il s’attardait aux étalages sur les quais, s’accoudait desheures aux parapets, regardait l’eau couler et les bateaux qu’ondéchargeait. Il devenait ce flâneur qu’on rencontre au premier rangdes attroupements de la rue, s’abritant des averses sous lesporches, s’approchant pour se chauffer des poêles en plein air oùfume le goudron des asphalteurs, s’affaissant sur un banc duboulevard lorsque ses pas ne pouvaient plus le porter.

Ne rien faire, quel bon moyen de s’allonger lavie !

À certains jours, cependant, quandM. Joyeuse était trop las ou le ciel trop féroce, il attendaitau bout de la rue que ces demoiselles eussent refermé leur croiséeet revenant à la maison le long des murailles, montait l’escalierbien vite, passait devant sa porte en retenant son souffle, et seréfugiait chez le photographe André Maranne qui, au courant de soninfortune, lui faisait cet accueil apitoyé que les pauvres diablesont entre eux. Les clients sont rares si près des banlieues. Ilrestait de longues heures dans l’atelier à causer tout bas, à lireà côté de son ami, à écouter la pluie sur les vitres ou le vent quisoufflait comme en pleine mer, heurtant les vieilles portes et leschâssis, en bas, dans le chantier de démolitions. Au-dessous ilentendait des bruits connus et pleins de charme, des chansonsenvolées du contentement d’une tâche, des rires assemblés, la leçonde piano que donnait Bonne-Maman, le tic-tac du métronome tout unremue-ménage délicieux qui lui chatouillait le cœur. Il vivait avecses chéries, qui certes ne croyaient pas l’avoir si prèsd’elles.

Une fois, pendant une absence de Maranne,M. Joyeuse, gardant fidèlement l’atelier et son appareil neuf,entendit frapper deux petits coups au plafond du quatrième, deuxcoups séparés, très distincts, puis un roulement discret comme untrot de souris. L’intimité du photographe avec ses voisinsautorisait bien ces communications de prisonniers ; maisqu’est-ce que cela signifiait ? Comment répondre à ce quisemblait un appel ? À tout hasard, il répéta les deux coups,le tambourinement léger, et la conversation en resta là. Au retourd’André Maranne, il eut l’explication du fait. C’était biensimple : quelquefois, au courant de la journée, cesdemoiselles, qui ne voyaient leur voisin que le soir, s’informaientde ses nouvelles, si la clientèle allait un peu. Le signal entenduvoulait dire : « Est-ce que les affaires vont bienaujourd’hui ? » Et M. Joyeuse avait répondu,d’instinct, sans savoir : « Pas trop mal pour lasaison. » Bien que le jeune Maranne fût très rouge enaffirmant cela, M. Joyeuse le croyait sur parole. Seulementcette idée de communication fréquente entre les deux ménages luifit peur pour le secret de sa situation et dès lors il s’abstint dece qu’il appelait « ses journées artistiques ».D’ailleurs, le moment approchait ou il ne pourrait plus dissimulersa détresse, la fin du mois arrivant compliquée d’une find’année.

Paris prenait déjà sa physionomie de fête desdernières semaines de décembre. En fait de réjouissance nationaleou populaire, il n’a guère plus que celle-là. Les folies ducarnaval sont mortes en même temps que Gavarni, les fêtesreligieuses, dont on entend à peine le carillon sur le bruit desrues, s’enferment derrière leurs lourdes portes d’église, le 15août n’a jamais été que la Saint-Charlemagne des casernes ;mais Paris a gardé le respect du Jour de l’An.

Dès le commencement de décembre, un immenseenfantillage se répand par la ville. On voit passer des voitures àbras remplies de tambours dorés, de chevaux de bois, de jouets à ladouzaine. Dans les quartiers industrieux du haut en bas des maisonsà cinq étages des vieux hôtels du Marais, où les magasins ont de sihauts plafonds et des doubles portes majestueuses on passe lesnuits à manier de la gaze, des fleurs et du paillon, à coller desétiquettes sur des boîtes satinées, à trier, marquer,emballer ; les mille détails du joujou, ce grand commerceauquel Paris donne le cachet de son élégance. Cela sent le boisneuf, la peinture fraîche, le vernis reluisant, et, dans lapoussière des mansardes, par les escaliers misérables où le peuplemet toutes les boues qu’il a traversées, traînent des copeaux debois de rose, des rognures de satin et de velours, des parcelles declinquant, tous les débris du luxe employé pour l’éblouissement desyeux enfantins. Puis, les étalages se parent. Derrière les vitrinesclaires, la dorure des livres d’étrennes monte comme un flotscintillant sous le gaz les étoffes de couleurs variées ettentantes montrent leurs plis cassants et lourds, pendant que lesdemoiselles de magasin, les cheveux en étage, un ruban sous leurcol, font l’article, un petit doigt en l’air, ou remplissent dessacs de moire, dans lesquels les bonbons tombent en pluie deperles.

Mais, en face de ce commerce bourgeois, bienchez lui, chauffé, retranché derrière ses riches devantures,s’installe l’industrie improvisée de ces baraques en planches,ouvertes au vent de la rue, et dont la double rangée donne auxboulevards l’aspect d’un mail forain. C’est là qu’est le vraiintérêt et la poésie des étrennes. Luxueuses dans le quartier de laMadeleine, bourgeoises vers le boulevard Saint-Denis, plus« peuple » en remontant à la Bastille, ces petitesbaraques se modifient pour leur public, calculent leurs chances desuccès au porte-monnaie plus ou moins garni des passants. Entreelles se dressent des tables volantes, chargées de menus objets,miracles de la petite industrie parisienne, bâtis de rien, frêleset chétifs, et que la vogue entraîne quelquefois dans son grandcoup de vent, à cause de leur légèreté même. Enfin, au long destrottoirs, perdues dans la file des voitures qui frôlent leurmarche errante, les marchandes d’oranges complètent ce commerceambulant entassant les fruits couleur de soleil sous leur lanternede papier rouge, criant : « La Valence », dans lebrouillard, le tumulte, la hâte excessive que Paris met à finir sonannée.

D’ordinaire M. Joyeuse faisait partie decette foule affairée qui circule avec un bruit d’argent en poche etdes paquets dans toutes les mains. Il courait en compagnie deBonne-Maman à la recherche des étrennes pour ces demoiselles,s’arrêtait devant ces petits marchands émus du moindre client, sansl’habitude de la vente, et qui ont basé sur cette courte phase desprojets de bénéfices extraordinaires. Et c’étaient des colloques,des réflexions, un embarras du choix interminable dans ce petitcerveau compliqué, toujours au-delà de la minute présente et del’occupation du moment.

Cette année, hélas ! rien de semblable.Il errait mélancoliquement dans la ville en liesse, plus triste,plus désœuvré de toute l’activité environnante, heurté, bousculé,comme tous ceux qui gênent la circulation des actifs, le cœurbattant d’une crainte perpétuelle, car Bonne-Maman, depuis quelquesjours, lui faisait à table des allusions clairvoyantes etsignificatives à propos des étrennes. Aussi, évitait-il de setrouver seul avec elle, et lui avait-il défendu de venir lechercher à la sortie du bureau. Mais, malgré tous ses efforts, lemoment approchait, il le sentait bien, où le mystère seraitimpossible et son lourd secret dévoilé… Elle était donc bienterrible, cette Bonne-Maman, que M. Joyeuse la craignait sifort ?… Mon Dieu, non. Un peu sévère, voilà tout, avec un jolisourire qui graciait à la minute tous les coupables. MaisM. Joyeuse était un craintif, un timide de naissance, vingtans de ménage avec une maîtresse femme, « une personne de lanoblesse », l’ayant esclavagé pour toujours, comme ces forçatsqui, après leur temps de fers, doivent encore subir une période clésurveillance. Et lui en avait pour toute sa vie.

Un soir, la famille Joyeuse était réunie dansle petit salon, dernière épave de sa splendeur, où il restait deuxfauteuils capitonnés, beaucoup de garnitures au crochet, un piano,deux lampes carcels coiffées de petits chapeaux verts, et unbonheur du jour rempli de bibelots.

La vraie famille est chez les humbles.

Par économie, on n’allumait pour la maisonentière qu’un seul feu et qu’une lampe autour de laquelle toutesles occupations, toutes les distractions se groupaient, bonnegrosse lampe de famille, dont le vieil abat-jour, – des scènes denuit, semées de points brillants, – avait été l’étonnement et lajoie de toutes ces fillettes dans leur petite enfance. Sortantdoucement de l’ombre de la pièce quatre jeunes têtes se penchaient,blondes ou brunes, souriantes ou appliquées, sous ce rayon intimeet réchauffant qui les éclairait à la hauteur des yeux, semblaitalimenter la flamme de leur regard, la jeunesse lumineuse sousleurs fronts transparents, les couver, les abriter, les garder dufroid noir ventant dehors, des fantômes, des embûches, des misèreset des terreurs, de tout ce que promène de sinistre une nuitd’hiver parisien au fond d’un quartier perdu.

Ainsi serrée dans une petite pièce en haut dela maison déserte, dans la chaleur, la sécurité de son intérieur,bien garni et soigné, la famille Joyeuse a l’air d’un nid tout enhaut d’un grand arbre. On coud, on lit, on cause un peu. Un sursautde la flamme, un pétillement du feu, voilà ce qu’on entend avec detemps à autre une exclamation de M. Joyeuse, un peu en dehorsde son petit cercle, perdu dans l’ombre où il abrite son frontanxieux et toutes les démences de son imagination. Maintenant, ilse figure que, dans la détresse où il se trouve acculé, dans cettenécessité absolue de tout avouer à ses enfants, ce soir, au plustard demain, il lui arrive un secours inespéré. Hemerlingue, prisde remords, lui envoie comme à tous ceux qui ont travaillé auTunisien sa gratification de décembre. C’est un grand laquais quil’apporte : « De la part de M. le baron. »L’Imaginaire dit cela tout haut. Les jolis visages se tournent verslui ; on rit, on s’agite, et le malheureux se réveille ensursaut…

Oh ! comme il s’en veut à présent de salenteur à tout avouer, de cette sécurité menteuse maintenue autourde lui, et qu’il va falloir détruire tout à coup. Aussi quel besoinavait-il de critiquer cet emprunt de Tunis ! Il se reprochemême à cette heure de n’avoir pas accepté une place à la Caisseterritoriale. Est-ce qu’il avait le droit de refuser ?…Ah ! le triste chef de famille, sans force pour garder oudéfendre le bonheur des siens… Et, devant le joli groupe encerclépar abat-jour et dont l’aspect reposant forme un si grand contrasteavec ses agitations intérieures, il est pris d’un remords siviolent pour son âme faible, que son secret lui vient aux lèvres,va lui échapper dans un débordement de sanglots, quand un coup desonnette – pas chimérique, celui-là – les fait tous tressaillir etl’arrête au moment de parler.

Qui donc pouvait venir à cette heure ?Ils vivaient à l’écart depuis la mort de la mère, ne fréquentaientpresque personne. André Maranne, quand il descendait passer unmoment avec eux, frappait familièrement comme ceux pour qui laporte est toujours ouverte. Profond silence dans le salon, longcolloque sur le palier. Enfin, la vieille bonne – elle était dansla maison depuis aussi longtemps que la lampe – introduisit unjeune homme complètement inconnu, qui s’arrêta, saisi, devantl’adorable tableau des quatre chéries pressées autour de la table.Son entrée en fut intimidée, un peu gauche. Pourtant il expliquafort bien le motif de sa visite. Il était adressé à M. Joyeusepar un brave homme de sa connaissance, le vieux Passajon, pourprendre des leçons de comptabilité. Un de ses amis se trouvaitengagé dans de grosses affaires d’argent, une commanditeconsidérable. Lui aurait voulu le servir en surveillant l’emploides capitaux, la droiture des opérations ; mais il étaitavocat, peu au courant des systèmes financiers, du langage de labanque. Est-ce que M. Joyeuse ne pourrait pas, en quelquesmois, à trois ou quatre leçons par semaine…

« Mais si bien, monsieur, si bien… »bégayait le père tout étourdi de cette chance inespérée…

« Je me charge parfaitement, en quelquesmois, de vous rendre apte à ce travail de vérification… Oùprendrons-nous nos leçons ?

– Chez vous si vous le permettez, dit le jeunehomme, car je tiens à ce qu’on ne sache pas que je travaille…Seulement, je serai désolé si, chaque fois que j’arrive, je metstout le monde en fuite comme ce soir. »

En effet dès les premiers mots du visiteur,les quatre têtes bouclées avaient disparu, avec des petitschuchotements, des froissements de jupes, et le salon paraissaitbien nu, maintenant que le grand cercle de lumière blanche étaitvide.

Toujours très ombrageux, quand il s’agissaitde ses filles, M. Joyeuse répondit, que « ces demoisellesse retiraient tous les soirs de bonne heure » ; et celad’un petit ton bref qui signifiait très nettement :« Parlons de nos leçons, jeune homme, je vous prie. » Onconvint alors des jours, des heures libres dans la soirée.

Quant aux conditions, ce serait ce quemonsieur voudrait.

Monsieur dit un chiffre.

Le comptable devint tout rouge : c’étaitce qu’il gagnait chez Hemerlingue.

« Oh ! non, c’est trop. »

Mais l’autre ne l’écoutait plus, cherchait,tortillait sa langue, comme pour une chose très difficile à dire,et tout à coup résolument :

« Voilà votre premier mois…

– Mais, monsieur… »

Le jeune homme insista. On ne le connaissaitpas. Il était juste qu’il payât d’avance… Évidemment Passajonl’avait prévenu… M. Joyeuse le comprit, et dit àdemi-voix : « Merci, oh ! merci… » tellementému, que les paroles lui manquaient. La vie, c’était la vie pendantquelques mois, le temps de se retourner, de retrouver une place.Ses mignonnes ne manqueraient de rien. Elles auraient leursétrennes. Ô Providence !

« Alors à mercredi, monsieur Joyeuse.

– À mercredi… monsieur ?

– De Géry… Paul de Géry. »

Et tous deux se séparèrent ravis, éblouis,l’un de l’apparition de ce sauveur inattendu, l’autre de l’adorabletableau qu’il n’avait fait qu’entrevoir, toute cette jeunesseféminine groupée autour de la table couverte de livres, de cahierset d’écheveaux, avec un air de pureté, d’honnêteté laborieuse. Il yavait là pour de Géry tout un Paris nouveau, courageux, familial,bien différent de ce qu’il connaissait déjà, un Paris dont lesfeuilletonistes ni les reporters ne parlent jamais, et qui luirappelait sa province, avec un raffinement en plus, ce que lamêlée, le tumulte environnants prêtent de charme au tranquillerefuge épargné.

Chapitre 6FÉLICIA RUYS.

« Et votre fils, Jenkins, qu’est-ce quevous en faites ?… Pourquoi ne le voit-on plus chezvous ?… Il était gentil, ce garçon. »

Tout en disant cela de ce ton de brusqueriedédaigneuse qu’elle avait presque toujours lorsqu’elle parlait àl’Irlandais, Félicia travaillait au buste du Nabab qu’elle venaitde commencer, posait son modèle, quittait et reprenait l’ébauchoir,essuyait lestement ses doigts à la petite éponge, tandis que lalumière et la tranquillité d’un bel après-midi de dimanchetombaient sur la rotonde vitrée de l’atelier. Félicia« recevait » tous les dimanches, si c’est recevoir quelaisser sa porte ouverte, les gens entrer, sortir, s’asseoir unmoment, sans bouger pour eux de son travail ni même interrompre ladiscussion commencée pour faire accueil aux arrivants. C’étaientdes artistes, têtes fines, barbes rutilantes, avec çà et là unetoison blanche de vieux romantiques amis du père Ruys, puis desamateurs, des hommes du monde, banquiers, agents de change etquelques jeunes gandins venus plutôt pour la belle fille que poursa sculpture, pour avoir le droit de dire au club le soir :« J’étais aujourd’hui chez Félicia. » Parmi eux, Paul deGéry, silencieux, absorbé dans une admiration qui lui entrait aucœur chaque jour un peu plus, cherchait à comprendre le beau sphinxenveloppé de cachemire pourpre et de guipures écrues qui taillaitbravement en pleine glaise, un tablier de brunisseuse – remontépresque jusqu’au cou – laissant la tête petite et fière émergeravec ces tons transparents, ces lueurs de rayons voilés dontl’esprit, l’inspiration colorent les visages en passant. Paul serappelait toujours ce qu’on avait dit d’elle devant lui, essayaitde se faire une opinion, doutait, plein de trouble et charmé, sejurant chaque fois qu’il ne reviendrait plus, et ne manquant pas undimanche. Il y avait là aussi de fondation, toujours à la mêmeplace, une petite femme en cheveux gris et poudrés, une fanchonautour de sa figure rose, pastel un peu effacé par les ans qui,sous le jour discret d’une embrasure, souriait doucement, les mainsabandonnées sur ses genoux, dans une immobilité de fakir. Jenkinsaimable, la face ouverte, avec ses yeux noirs et son air d’apôtre,allait de l’un à l’autre, aimé et connu de tous. Lui non plus nemanquait pas un des jours de Félicia ; et vraiment il ymettait de la patience, toutes les rebuffades de l’artiste et de lajolie femme étant réservées à lui seul. Sans paraître s’enapercevoir, avec la même sérénité souriante, indulgente, ilcontinuait à venir chez la fille de son vieux Ruys, de celui qu’ilavait tant aimé, soigné jusqu’à la dernière minute.

Cette fois cependant la question que venait delui adresser Félicia à propos de son fils lui parut extrêmementdésagréable ; et c’est le sourcil froncé, avec une expressionréelle de mauvaise humeur, qu’il répondit :

« Ce qu’il est devenu, ma foi ! jen’en sais pas plus que vous… Il nous a quittés tout à fait. Ils’ennuyait chez nous… Il n’aime que sa bohème… »

Félicia eut un bond qui les fit toustressaillir, et l’œil dardé, la narine frémissante :

« C’est trop fort… Ah çà ! voyons,Jenkins, qu’est-ce que vous appelez la bohème ?… Un motcharmant, par parenthèse, et qui devrait évoquer de longues courseserrantes au soleil, des haltes au coin d’un bois, toute la primeurdes fruits et des fontaines prise au hasard des grands chemins…Mais puisque de toute cette grâce vous avez fait une injure, unesouillure, à qui l’appliquez-vous ?… À quelques pauvresdiables à longs crins épris de l’indépendance en guenilles, quicrèvent de faim à un cinquième, en regardant le bleu de trop près,ou en cherchant des rimes sous des tuiles où filtre la pluie, à cesfous de plus en plus rares, qui par horreur du convenu, dutraditionnel, du bêta de la vie, ont sauté à pieds joints dans samarge ?… Mais, voyons, c’est l’ancien jeu, ça. C’est la bohèmede Murger, avec l’hôpital au bout, terreur des enfants,tranquillité des parents, le Chaperon rouge mangé par le loup. Elleest finie, il y a beau temps, cette histoire-là… Aujourd’hui, voussavez bien que les artistes sont les gens les plus rangés de laterre, qu’ils gagnent de l’argent, paient leurs dettes ets’arrangent pour ressembler au premier venu… Les vraies bohèmes nemanquent pas pourtant, notre société en en faite, seulement c’estdans votre monde surtout qu’on les trouve… Parbleu ! Ils neportent pas d’étiquette extérieure, et personne ne se méfied’eux ; mais pour l’incertain, le décousu de l’existence, ilsn’ont rien à envier à ceux qu’ils appellent si dédaigneusement« des irréguliers… » Ah ! si l’on savait tout cequ’un habit noir, le plus correct de vos affreux vêtementsmodernes, peut masquer de turpitudes, d’histoires fantastiques oumonstrueuses. Tenez, Jenkins, l’autre soir chez vous, je m’amusaisà les compter, tous ces aventuriers de la haute… »

La petite vieille, rose et poudrée, lui ditdoucement de sa place :

« Félicia… prends garde. »

Mais elle continua sans l’écouter :

« Qu’est-ce que c’est que Monpavon,docteur à… Et Bois-l’Héry ?… Et de Mora lui-même ?…Et… »

Elle allait dire : et le Nabab ?mais se contint.

« Et combien d’autres ! Oh !vraiment, je vous conseille d’en parler avec mépris de la bohème…Mais votre clientèle de médecin à la mode, ô sublime Jenkins, n’estfaite que de cela. Bohème de l’industrie, de la finance, de lapolitique ; des déclassés, des tarés de toutes les castes, etplus on monte, plus il y en a, parce que le rang donne l’impunitéet que la fortune paie bien des silences. »

Elle parlait très animée, l’air dur, la lèvreretroussée par un dédain féroce. L’autre riait d’un rire faux,prenait un petit ton léger, condescendant : « Ah !tête folle… tête folle. » Et son regard se tournait, inquietet suppliant, du côté du Nabab, comme pour lui demander grâce detoutes ces impertinences paradoxales.

Mais Jansoulet, bien loin de paraître vexé,lui qui était si fier de poser devant cette belle artiste, siorgueilleux de l’honneur qu’on lui faisait, remuait la tête d’unair approbatif :

« Elle a raison, Jenkins, dit-il à lafin, elle a raison. La vraie bohème, c’est nous autres.Regardez-moi, par exemple, regardez Hemerlingue, deux des plus grosmanieurs d’écus de Paris. Quand je pense d’où nous sommes partis,tous les métiers à travers lesquels on a roulé sa bosse.Hemerlingue, un ancien cantinier de régiment, moi, qui pour vivre,ai porté des sacs de blé sur le port de Marseille… Et les coups deraccroc dont notre fortune s’est faite, comme se font d’ailleurstoutes les fortunes maintenant… Nom d’un chien ! Allez-vous-ensous le péristyle de la Bourse de trois à cinq… Mais, pardon,mademoiselle, avec ma manie de gesticuler en parlant, voilà quej’ai perdu la pose… voyons, comme ceci ?…

– C’est inutile », dit Félicia en jetantson ébauchoir d’un geste d’enfant gâté. « Je ne ferai plusrien aujourd’hui. »

C’était une étrange fille, cette Félicia. Unevraie fille d’artiste, d’un artiste génial et désordonné, bien dansla tradition romantique, comme était Sébastien Ruys. Elle n’avaitpas connu sa mère, étant née d’un de ces amours de passage quientraient tout à coup dans la vie de garçon du sculpteur comme deshirondelles dans un logis dont la porte est toujours ouverte, et enressortaient aussitôt parce qu’on n’y pouvait faire un nid.

Cette fois, la dame, en s’envolant, avaitlaissé au grand artiste, alors âgé d’une quarantaine d’années, unbel enfant qu’il avait reconnu, fait élever, et qui devint la joieet la passion de sa vie. Jusqu’à treize ans, Félicia était restéechez son père, mettant une note enfantine et tendre dans cetatelier encombré de flâneurs, de modèles, de grands lévrierscouchés en long sur les divans. Il y avait là un coin réservé pourelle, pour ses essais de sculpture, toute une installationmicroscopique, un trépied, de la cire ; et le vieux Ruyscriait à ceux qui entraient :

« Va pas par là… Dérange rien… C’est lecoin de la petiote… »

Ce qui fait qu’à dix ans elle savait à peinelire et maniait l’ébauchoir avec une merveilleuse adresse. Ruysaurait voulu garder toujours auprès de lui cette enfant qui ne legênait en rien, entrée toute petite dans la grande confrérie. Maisc’était pitié de voir cette fillette parmi la libre allure deshabitués de la maison, l’éternel va-et-vient des modèles, lesdiscussions d’un art pour ainsi dire tout physique, et même auxbruyantes tablées du dimanche, assise au milieu de cinq ou sixfemmes que le père tutoyait toutes, comédiennes, danseuses ouchanteuses, et qui, après le dîner, s’installaient à fumer, lescoudes sur la nappe, avachies dans ces histoires grasses si goûtéesdu maître de la maison. Heureusement, l’enfance est protégée d’unecandeur résistante, d’un émail sur lequel glissent toutes lessouillures. Félicia devenait bruyante, turbulente, mal élevée, maissans être atteinte par tout ce qui passait au-dessus de sa petiteâme au ras de terre.

Tous les ans, à la belle saison, elle allaitdemeurer quelques jours chez sa marraine, Constance Crenmitz, laCrenmitz aînée, que l’Europe entière avait si longtemps appelée« l’illustre danseuse », et qui vivait paisiblementretirée à Fontainebleau.

L’arrivée du « petit démon » mêlaitpendant quelque temps à la vie de la vieille danseuse une agitationdont elle avait ensuite toute l’année pour se remettre. Lesterreurs que l’enfant lui causait avec ses audaces à grimper, àsauter, à monter à cheval, tous les emportements de sa natureéchappée, lui rendaient ce séjour à la fois délicieux etterrible ; délicieux, car elle adorait Félicia, la seuleattache familiale qui restât à cette pauvre vieille salamandre enretraite après trente ans de « battus » dans lesflamboiements du gaz ; terrible, car le démon fourrageait sanspitié l’intérieur de la danseuse, paré, soigné, parfumé, comme saloge à l’Opéra, et garni d’un musée de souvenirs datés de toutesles scènes du monde.

Constance Crenmitz fut le seul élément féminindans l’enfance de Félicia. Futile, bornée, ayant gardé sur sonesprit le rose du maillot pour toute sa vie, elle avait du moins unsoin coquet, des doigts agiles sachant coudre, broder, ajuster,mettre dans tous les angles d’une pièce leur trace légère etminutieuse. Elle seule entreprit de redresser le jeune sauvageon,et d’éveiller discrètement la femme dans cet être étrange sur ledos duquel les manteaux, les fourrures, tout ce que la modeinventait d’élégant, prenait des plis trop droits ou desbrusqueries singulières.

C’est encore la danseuse – fallait-il qu’ellefût abandonnée, cette petite Ruys – qui, triomphant de l’égoïsmepaternel, exigea du sculpteur une séparation nécessaire, quandFélicia eut douze à treize ans ; et elle prit de plus laresponsabilité de chercher une pension convenable, une pensionqu’elle choisit à dessein très cossue et très bourgeoise, tout enhaut d’un faubourg aéré, installée dans une vaste demeure du vieuxtemps, entourée de grands murs, de grands arbres, une sorte decouvent, moins la contrainte et le mépris des sérieuses études.

On travaillait beaucoup au contraire dansl’institution de Mme Belin, sans autres sorties que celles desgrandes fêtes, sans communications du dehors que la visite desparents, le jeudi, dans un petit jardin planté d’arbustes en fleursou dans l’immense parloir aux dessus de portes sculptés et dorés.La première entrée de Félicia au milieu de cette maison presquemonastique causa bien une certaine rumeur, sa toilette choisie parla danseuse autrichienne, ses cheveux bouclés jusqu’à la taille,cette allure déhanchée et garçon excitèrent quelque malveillance,mais elle était Parisienne, et vite assimilée à toutes lessituations, à tous les endroits. Quelques jours après, mieux quepersonne elle portait le petit tablier noir, auquel les pluscoquettes attachaient leur montre, la jupe droite – prescriptionsévère et dure, à cette époque, où la mode élargissait les femmesd’une infinité de volants – la coiffure d’uniforme, deux nattesrattachées un peu bas, dans le cou, à la façon des paysannesromaines.

Chose étrange, l’assiduité des classes, leurcalme exactitude convinrent à la nature de Félicia, touteintelligente et vivante, où le goût de l’étude s’égayait d’uneexpansion juvénile à l’aise dans la bonne humeur bruyante desrécréations. On l’aima. Parmi ces filles de grands industriels, denotaires parisiens ou de fermiers gentilshommes, tout un petitmonde solide, un peu gourmé, le nom bien connu du vieux Ruys, lerespect dont s’entoure à Paris une réputation artistique, firent àFélicia une place à part et très enviée, rendue plus brillanteencore par ses succès de classe, un véritable talent dedessinateur, et sa beauté, cette supériorité qui s’impose même chezles toutes jeunes filles.

Dans l’atmosphère purifiée du pensionnat, elleressentait une douceur extrême à se féminiser, à reprendre sonsexe, à connaître l’ordre, la régularité, autrement que de cettedanseuse aimable dont les baisers gardaient toujours un goût defard et les expansions des ronds de bras peu naturels. Le père Ruyss’extasiait, chaque fois qu’il venait voir sa fille, de la trouverplus demoiselle, sachant entrer, marcher, sortir d’une pièce aveccette jolie révérence qui faisait désirer à toutes lespensionnaires de Mme Belin le frou-frou traînant d’une longuerobe.

D’abord il vint souvent, puis comme le tempslui manquait pour tous les travaux acceptés, entrepris, dont lesavances payaient les gâchis, les facilités de son existence, on levit moins au parloir. Enfin, la maladie s’en mêla. Terrassé par uneanémie invincible, il restait des semaines sans sortir, sanstravailler. Alors il voulu ravoir sa fille ; et du pensionnatombragé d’une paix si saine, Félicia retomba dans l’atelierpaternel que hantaient toujours les mêmes commensaux, leparasitisme installé autour de toute célébrité, parmi lequel lamaladie avait introduit un nouveau personnage, le docteurJenkins.

Cette belle figure ouverte, l’air defranchise, de sérénité répandu sur la personne de ce médecin, déjàconnu, qui parlait de son art avec tant de sans-façon et opéraitpourtant des cures miraculeuses, les soins dont il entourait sonpère, firent une grande impression sur la jeune fille. Tout desuite Jenkins fut l’ami, le confident, un tuteur vigilant et doux.Parfois dans l’atelier lorsque quelqu’un – le père tout le premier– lançait un mot trop accentué, une plaisanterie risquée,l’Irlandais fronçait les sourcils, faisait un petit claquement delangue, ou bien détournait l’attention de Félicia. Il l’emmenaitsouvent passer la journée chez Mme Jenkins, s’efforçantd’empêcher qu’elle redevînt le sauvageon d’avant le pensionnat, oumême quelque chose de pis, ce qui la menaçait dans l’abandon moral,plus triste que tout autre, où on la laissait.

Mais la jeune fille avait, pour la défendre,mieux encore que l’exemple irréprochable et mondain de la belleMme Jenkins : l’art qu’elle adorait, l’enthousiasme qu’ilmettait dans sa nature tout en dehors, le sentiment de la beauté,de la vérité, qui de son cerveau réfléchi plein d’idées, passaitdans ses doigts avec un petit frémissement de nerfs, un désir de lachose faite, de l’image réalisée. Tout le jour elle travaillait àsa sculpture, fixait ses rêveries avec ce bonheur de la jeunesseinstinctive qui prête tant de charme aux premières œuvres ;cela l’empêchait de trop regretter l’austérité de l’institutionBelin, abritante et légère comme le voile d’une novice sans vœux,et cela la gardait aussi des conversations dangereuses, inentenduesdans sa préoccupation unique.

Ruys était fier de ce talent qui grandissait àson côté. De jour en jour plus affaibli, déjà dans cette phase oùl’artiste se regrette, il suivait Félicia avec une consolation desa propre carrière terminée. L’ébauchoir, qui tremblait dans samain, était ressaisi tout près de lui avec une fermeté, uneassurance viriles, tempérées par tout ce que la femme peutappliquer des finesses de son être à la réalisation d’un art.Sensation singulière que cette paternité double, cette survivancedu génie abandonnant celui qui s’en va pour passer dans celui quivient comme ces beaux oiseaux familiers qui, dès la veillée d’unemort, désertent le toit menacé pour voler sur un logis moinstriste.

Aux derniers temps, Félicia – grande artisteet toujours enfant – exécutait la moitié des travauxpaternels ; et rien n’était plus touchant que cettecollaboration du père et de la fille, dans le même atelier, autourdu même groupe. La chose ne se passait pas toujours paisiblement.Quoique élève de son père, Félicia sentait déjà sa personnalitérebelle à une direction despotique. Elle avait ces audaces descommençants, ces presciences de l’avenir réservées aux talentsjeunes, et, contre les traditions romantiques de Sébastien Ruys,une tendance de réalisme moderne, un besoin de planter ce vieuxdrapeau glorieux sur quelque monument nouveau.

C’étaient alors de terribles empoignades, desdiscussions dont le père sortait vaincu, dompté par la logique desa fille, étonné de tout le chemin que font les enfants sur lesroutes, alors que les vieux, qui leur ont ouvert les barrières,restent immobiles à l’endroit du départ. Quand elle travaillaitpour lui, Félicia cédait plus facilement ; mais, sur sasculpture à elle, on la trouvait intraitable. Ainsi le Joueurde boules, sa première œuvre exposée, qui obtint un si grandsuccès au Salon de 1862, fut l’objet de scènes violentes entre lesdeux artistes, de contradictions si fortes que Jenkins dutintervenir et assister au départ du plâtre que Ruys avait menacé debriser.

À part ces petits drames qui ne touchaient enrien aux tendresses de leur cœur, ces deux êtres s’adoraient avecle pressentiment et peu à peu la cruelle certitude d’une séparationprochaine, quand tout à coup il se passa dans la vie de Félicia unévénement horrible. Un jour Jenkins l’avait emmenée dîner chez lui,comme cela arrivait souvent. Mme Jenkins était absente, envoyage ainsi que son fils pour deux jours ; mais l’âge dudocteur, son intimité quasi paternelle l’autorisaient à garder prèsde lui, même en l’absence de sa femme, cette fillette que sesquinze ans, les quinze ans d’une juive d’Orient resplendissante debeauté hâtive, laissaient encore près de l’enfance.

Le dîner fut très gai, Jenkins aimable,cordial à son ordinaire. Puis on passa dans le cabinet dudocteur ; et soudain, sur le divan, au milieu d’uneconversation intime, toute amicale, sur son père, sa santé, leurstravaux, Félicia sentit comme le froid d’un gouffre entre elle etcet homme, puis l’étreinte brutale d’une patte de faune. Elle vitun Jenkins inconnu, égaré, bégayant, le rire hébété, les mainsoutrageantes. Dans la surprise, l’inattendu de ce ruement de brute,une autre que Félicia, une enfant de son âge, mais vraimentinnocente, aurait été perdue. Elle, pauvre petite, ce qui la sauva,ce fut de savoir. Elle en avait tant entendu conter à la table deson père ! Et puis l’art, la vie d’atelier… Ce n’était pas uneingénue. Tout de suite elle comprit ce que voulait cette étreinte,lutta, bondit, puis n’étant pas assez forte, cria. Il eut peur,lâcha prise, et subitement elle se trouva debout, dégagée, avecl’homme à ses genoux pleurant, demandant pardon… Il avait cédé àune folie. Elle était si belle, il l’aimait tant. Depuis des moisil luttait… Mais maintenant c’était fini, jamais plus, oh !jamais plus… Pas même toucher le bord de sa robe… Elle ne répondaitpas, tremblait, rajustait ses cheveux, ses vêtements avec desdoigts de folle. Partir, elle voulait partir sur l’heure, touteseule. Il la fit accompagner par une servante ; et tout bas,comme elle montait en voiture : « Surtout pas un mot…Votre père en mourrait. » Il la connaissait si bien, il étaitsi sûr de la tenir avec cette idée, le misérable, qu’il revint lelendemain comme si rien ne s’était passé, toujours épanoui et laface loyale. En effet, elle n’en parla jamais à son père, ni àpersonne. Mais à dater de ce jour, un changement se fit en elle,comme une détente de ses fiertés. Elle eut des caprices, deslassitudes, un pli de dégoût sur son sourire, et parfois contre sonpère des colères subites, un regard de mépris qui lui reprochait den’avoir pas su veiller sur elle.

« Qu’est-ce qu’elle a ? »disait le père Ruys ; et Jenkins avec l’autorité du médecin,mettait cela sur le compte de l’âge et d’un trouble physique.Lui-même évitait d’adresser la parole à la jeune fille, comptantsur les jours pour effacer l’impression sinistre, et ne désespérantpas d’arriver où il voulait, car il voulait encore, plus quejamais, pris d’un amour enragé d’homme de quarante-sept ans, d’uneincurable passion de maturité ; et c’était son châtiment, àcet hypocrite… Ce singulier état de sa fille constitua un vraichagrin pour le sculpteur ; mais ce chagrin fut de courtedurée. Soudainement Ruys s’éteignit, s’écroula d’un coup, commetous ceux que soignait l’Irlandais. Son dernier mot fut :

« Jenkins, je vous recommande mafille. »

Il était si ironiquement lugubre, ce mot, queJenkins, présent à l’agonie, ne put s’empêcher de pâlir…

Félicia fut plus stupéfaite encore quedésolée. À l’étonnement de la mort, qu’elle n’avait jamais vue etqui se présentait à elle sous des traits aussi chers, se joignaitle sentiment d’une solitude immense entourée de nuit et dedangers.

Quelques amis du sculpteur se réunirent enconseil de famille pour délibérer sur le sort de cette malheureuseenfant sans parents ni fortune. On avait trouvé cinquante francsdans le vide-poches où Sébastien mettait son argent sur un meublede l’atelier bien connu des besogneux et qu’ils visitaient sansscrupule. Pas d’autre héritage, du moins en numéraire, seulement unmobilier d’art et de curiosité des plus somptueux, quelquestableaux de prix et des créances égarées couvrant à peine desdettes innombrables. On parla d’organiser une vente. Félicia,consultée, répondit que cela lui était égal qu’on vendît tout,mais, pour Dieu ! qu’on la laissât tranquille.

La vente n’eut pas lieu cependant, grâce à lamarraine, la bonne Crenmitz, qu’on vit apparaître tout à coup,tranquille et douce comme d’habitude :

« Ne les écoute pas, ma fille, ne vendsrien. Ta vieille Constance a quinze mille francs de rente quit’étaient destinés. Tu en profiteras dès à présent, voilà tout.Nous vivrons ensemble ici. Tu verras, je ne suis pas gênante. Tuferas ta sculpture, je mènerai la maison. Çava-t-il ? »

C’était dit si tendrement, dans cetenfantillage d’accent des étrangers s’exprimant en français, que lajeune fille en fut profondément émue. Son cœur pétrifié s’ouvrit,un flot brûlant déborda de ses yeux, et elle se précipitas’engloutit dans les bras de l’ancienne danseuse :« Ah ! marraine, que tu es bonne… Oui, oui, ne me quitteplus… reste toujours avec moi… La vie me fait peur et dégoût… J’yvois tant d’hypocrisie, de mensonge ! » Et la vieillefemme s’étant arrangé un nid soyeux et brodé dans cet intérieur quiressemblait à un campement de voyageurs chargés de richesses detous les pays, la vie à deux s’établit entre ces natures sidifférentes.

Ce n’était pas un petit sacrifice queConstance avait fait au cher démon de quitter sa retraite deFontainebleau pour Paris, dont elle avait la terreur. Du jour oùcette danseuse, aux caprices extravagants, qui fit couler desfortunes princières entre ses cinq doigts écartés, descendue desapothéoses, un reste de leur éblouissement dans les yeux, avaitessayé de reprendre l’existence commune, d’administrer ses petitesrentes et son modeste train de maison, elle avait été en butte àune foule d’exploitations effrontées, d’abus faciles devantl’ignorance de ce pauvre papillon effaré de la réalité, se cognantà toutes ses difficultés inconnues. Chez Félicia, la responsabilitédevint autrement sérieuse à cause du gaspillage installé jadis parle père, continué par la fille, deux artistes dédaigneux del’épargne. Elle eut encore d’autres difficultés à vaincre.L’atelier lui était insupportable avec cette fumée de tabacpermanente, le nuage impénétrable pour elle où les discussionsd’art, le déshabillement des idées se confondaient dans destourbillons brillants et vagues, qui lui causaient infailliblementla migraine. La « blague » surtout lui faisait peur. Ensa qualité d’étrangère, d’ancienne divinité du foyer de la danse,nourrie de politesses surannées, de galanteries à la Dorat elle nela comprenait pas bien, restait épouvantée devant les exagérationsfrénétiques, les paradoxes de ces Parisiens raffinés par la libertéde l’atelier.

Elle qui n’avait eu d’esprit que dans lavivacité de ses pieds, cela l’intimidait, la mettait au rang d’unesimple dame de compagnie ; et en regardant cette aimablevieille silencieuse et souriante, assise dans le jour de la rotondevitrée, son tricot sur les genoux, comme une bourgeoise de Chardin,ou remontant à pas pressés, à côté de sa cuisinière, la longue ruede Chaillot, où se trouvait le plus proche marché, jamais onn’aurait pu se douter que cette bonne femme avait tenu des rois,des princes, toute la noblesse et la finance amoureuses, sous lecaprice de ses pointes et de ses ballons.

Paris est plein de ces astres éteints,retombés dans la foule.

Quelques-uns de ces illustres, de cestriomphateurs de jadis, gardent une rage au cœur ; d’autres,au contraire savourent le passé béatement, digèrent dans unbien-être ineffable toutes leurs joies glorieuses et finies, nedemandant que du repos, le silence et l’ombre, de quoi se souveniret se recueillir, si bien que, quand ils meurent, on est toutétonné d’apprendre qu’ils vivaient encore.

Constance Crenmitz était de ces heureux. Maisquel singulier ménage d’artistes que celui de ces deux femmes,aussi enfants l’une que l’autre, mettant en commun l’inexpérienceet l’ambition, la tranquillité d’une destinée accomplie et lafièvre d’une vie en pleine lutte, toutes les différences visiblesmême dans la tournure tranquille de cette blonde, toute blanchecomme une rose déteinte, paraissant habillée sous ses couleursclaires d’un reste de feu de Bengale, et cette brune aux traitscorrects, enveloppant presque toujours sa beauté d’étoffes sombres,aux plis simples, comme d’un semblant de virilité.

L’imprévu, le caprice, l’ignorance desmoindres choses amenaient dans les ressources du ménage un désordreextrême, d’où l’on ne sortait parfois qu’à force de privations, derenvois de domestiques, de réformes risibles dans leur exagération.Pendant une de ces crises, Jenkins avait fait des offres voilées,délicates, repoussées avec mépris par Félicia.

« Ce n’est pas bien, lui disaitConstance, de rudoyer ainsi ce pauvre docteur. En somme ce qu’ilfaisait là n’avait rien d’offensant. Un vieil ami de ton père.

– Lui ! l’ami de quelqu’un… Ah ! lebeau tartufe ! »

Et Félicia ayant peine à se contenir, tournaiten ironie sa rancune, imitait Jenkins, le geste arrondi, la mainsur son cœur, puis, gonflant ses joues, disait d’une grosse voixsoufflée, pleine d’effusions menteuses :

« Soyons humains, soyons bons… Le biensans espérance !… tout est là. »

Constance riait aux larmes malgré elle,tellement la ressemblance était vraie.

« C’est égal, tu es trop dure… tu finiraspar l’éloigner.

– Ah bien oui !… » disait unhochement de tête de la jeune fille.

En effet, il revenait toujours, doux, aimable,dissimulant sa passion visible seulement quand elle se faisaitjalouse à l’égard des nouveaux venus, comblant d’assiduitésl’ancienne danseuse à laquelle plaisait malgré tout sa douceur etqui reconnaissait en lui un homme de son temps à elle, du temps oùl’on abordait les femmes en leur baisant la main, avec uncompliment sur la bonne mine de leur visage.

Un matin, Jenkins, étant venu pendant satournée, trouva Constance seule dans l’antichambre etdésœuvrée.

« Vous voyez, docteur, je monte la garde,fit-elle tranquillement.

– Comment cela ?

– Oui, Félicia travaille. Elle ne veut pasêtre dérangée, et les domestiques sont si bêtes. Je veille moi-mêmeà la consigne. »

Puis voyant l’Irlandais faire un pas versl’atelier. « Non, non, n’y allez pas… Elle m’a bien recommandéde ne laisser entrer personne…

– Mais moi ?

– Je vous en prie… vous me feriezgronder. »

Jenkins allait se retirer, quand un éclat derire de Félicia passant à travers les tentures lui fit lever latête.

« Elle n’est donc pas seule ?

– Non. Le Nabab est avec elle… Ils ont séance…pour le portrait.

– Et pourquoi ce mystère ?… Voilà qui estsingulier… »

Il marchait de long en large, l’air furieux,mais se contenant.

Enfin, il éclata.

C’était d’une inconvenance inouïe de laisserune jeune fille s’enfermer ainsi avec un homme. Il s’étonnaitqu’une personne aussi sérieuse, aussi dévouée que Constance… Dequoi avait-on l’air ?… La vieille dame le regardait avecstupeur. Comme si Félicia était une jeune fille pareille auxautres ! Et puis quel danger y avait-il avec le Nabab, unhomme si sérieux, si laid ? D’ailleurs Jenkins devait biensavoir que Félicia ne consultait jamais personne, qu’ellen’agissait qu’à sa tête. « Non, non, c’est impossible, je nepeux pas tolérer cela », fit l’Irlandais. Et, sans s’inquiéterautrement de la danseuse qui levait les bras au ciel pour leprendre à témoin de ce qui allait se passer, il se dirigea versl’atelier ; mais, au lieu d’entrer droit, il entrouvrit laporte doucement, et souleva un coin de tenture par lequel unepartie de la pièce, celle où posait précisément le Nabab, devintvisible pour lui, quoique à une assez grande distance.

Jansoulet assis, sans cravate, le giletouvert, causait avec un air d’agitation, à demi-voix. Féliciarépondait de même en chuchotements rieurs. La séance était trèsanimée… Puis un silence, un « frou » de jupes, etl’artiste, s’approchant de son modèle, lui rabattit d’un gestefamilier son col de toile tout autour en faisant courir sa mainlégère sur cette peau basanée.

Ce masque éthiopien dont les musclestressaillaient d’une ivresse de bien-être avec ses grands cilsbaissés de fauve endormi qu’on chatouille, la silhouette hardie dela jeune fille penchée sur cet étrange visage pour en vérifier lesproportions, puis un geste violent, irrésistible agrippant la mainfine au passage et l’appliquant sur deux grosses lèvres éperdues,Jenkins vit tout cela dans un éclair rouge…

Le bruit qu’il fit en entrant remit les deuxpersonnages dans leurs positions respectives, et, sous le grandjour qui éblouissait ses yeux de chat guetteur, il aperçut la jeunefille debout devant lui, indignée, stupéfaite : « Qui estlà ? Qui se permet ? » et le Nabab sur son estrade,le col rabattu, pétrifié, monumental.

Jenkins, un peu penaud, effaré de sa propreaudace, balbutia quelques excuses. Il avait une chose très presséeà dire à M. Jansoulet, une nouvelle très importante et qui nesouffrait aucun retard… « Il savait de source certaine qu’il yaurait des croix données pour le 16 mars. » Aussitôt la figuredu Nabab, un instant contractée détendit.

« Ah ! vraiment ? »

Il quitta la pose… L’affaire en valait lapeine diable ! M. de la Perrière, un secrétaire descommandements, avait été chargé par l’impératrice de visite àl’asile de Bethléem. Jenkins venait chercher le Nabab pour le meneraux Tuileries chez le secrétaire et prendre jour. Cette visite àBethléem, c’était la croix pour lui.

« Vite, partons ; mon cher docteur,je vous suis. »

Il n’en voulait plus à Jenkins d’être venu ledéranger, et fébrilement il rattachait sa cravate, oubliant sousl’émotion nouvelle le bouleversement de tout à l’heure, car chezlui l’ambition primait tout.

Pendant que les deux hommes causaient àdemi-voix Félicia, immobile devant eux, les narines frémissantes,le mépris retroussant sa lèvre, les regardait de l’air dedire : « Eh bien ! j’attends. »

Jansoulet s’excusa d’être obligé d’interromprela séance ; mais une visite de la plus haute importance… Elleeut un sourire de pitié :

« Faites, faites… Au point où nous ensommes, je puis travailler sans vous.

– Oh ! oui, dit le docteur, l’œuvre est àpeu près terminée. »

Il ajouta d’un air connaisseur :

« C’est un beau morceau. »

Et, comptant sur ce compliment pour se faireune sortie, il s’esquivait, les épaules basses ; mais Féliciale retint violemment :

« Restez, vous… J’ai à vousparler. »

Il vit bien à son regard qu’il fallait céder,sous peine d’un éclat :

« Vous permettez, cher ami ?…Mademoiselle a un mot à me dire… Mon coupé est à la porte… Montez.Je vous rejoins. »

L’atelier refermé sur ce pas lourd quis’éloignait, ils se regardèrent tous deux bien en face.

« Il faut que vous soyez ivre ou fou pourvous être permis une chose pareille ? Comment, vous osez entrechez moi quand je ne veux pas recevoir ?… Pourquoi cetteviolence ? de quel droit ?…

– Du droit que donne la passion désespérée etinvincible.

– Taisez-vous, Jenkins, vous prononcez desparoles que je ne veux pas entendre… Je vous laisse venir ici parpitié, par habitude, parce que mon père vous aimait… Mais ne mereparlez jamais de votre… amour – elle dit le mot très bas, commeune honte – ou vous ne me reverrez plus, oui, dussé-je mourir pourvous échapper une bonne fois. »

Un enfant pris en faute ne courbe pas plushumblement la tête que Jenkins répondant :

« C’est vrai… J’ai eu tort… Un moment defolie, d’aveuglement… Mais pourquoi vous plaisez-vous à me déchirerle cœur comme vous faites ?

– Je pense bien à vous, seulement.

– Que vous pensiez ou non à moi, je suis là,je vois ce qui se passe, et votre coquetterie me fait un malaffreux. »

Un peu de rouge lui vint aux joues devant cereproche : « Coquette, moi ?… et avec qui ?

– Avec ça… », dit l’Irlandais en montrantle buste simiesque et superbe.

Elle essaya de rire :

« Le Nabab… Quelle folie !

– Ne mentez donc pas… Croyez-vous que je soisaveugle, que je ne me rende pas compte de tous vos manèges ?Vous restez seule avec lui très longtemps… Tout à l’heure j’étaislà… Je vous voyais… » Il baissait la voix comme si le soufflelui eût manqué… « Que cherchez-vous donc, étrange et cruelleenfant ? Je vous ai vue repousser les plus beaux, les plusnobles, les plus grands. Ce petit de Géry vous dévore des yeux,vous n’y prenez pas garde. Le duc de Mora lui-même n’a pas puarriver jusqu’à votre cœur. Et c’est celui-là qui est affreux,vulgaire, qui ne pensait pas à vous, qui a toute autre chose quel’amour en tête… Vous avez vu comme il est parti !… Oùvoulez-vous donc en venir ? Qu’attendez-vous de lui ?

– Je veux… Je veux qu’il m’épouse.Voilà. »

Froidement, d’un ton radouci comme si cet aveul’avait rapprochée de celui qu’elle méprisait tant, elle exposa sesmotifs. La vie qu’elle menait la poussait à une impasse. Elle avaitdes goûts de luxe, de dépense, des habitudes de désordre que rienne pouvait vaincre et qui la conduiraient fatalement à la misère,elle et cette bonne Crenmitz, qui se laissait ruiner sans riendire. Dans trois ans, quatre ans au plus, tout serait fini. Etalors les expédients, les dettes, la loque et les savates despetits ménages d’artistes. Ou bien l’amant, l’entreteneur,c’est-à-dire la servitude et l’infamie.

« Allons donc, dit Jenkins… Et moi,est-ce que je ne suis pas là ?

– Tout plutôt que vous, fit-elle en seredressant… Non, ce qu’il me faut, ce que je veux, c’est un mariqui me défende des autres et de moi-même, qui me garde d’un tas dechoses noires dont j’ai peur quand je m’ennuie, des gouffres où jesens que je puis m’abîmer, quelqu’un qui m’aime pendant que jetravaille, et relève de faction ma pauvre vieille fée à bout deforces… Celui-là me convient et j’ai pensé à lui dès que je l’aivu. Il est laid, mais il a l’air bon ; puis il est follementriche et la fortune, à ce degré-là, ce doit être amusant… Oh !je sais bien. Il y a sans doute dans sa vie quelque tare qui lui aporté chance. Tout cet or ne peut pas être fait d’honnêteté… Maislà, vrai, Jenkins, la main sur ce cœur que vous invoquez sisouvent, pensez-vous que je sois une épouse bien tentante pour unhonnête homme ? Voyez : de tous ces jeunes gens quisollicitent comme une grâce de venir ici, lequel a songé à demanderma main ? Jamais un seul. Pas plus de Géry que les autres… Jeséduis, mais je fais peur… Cela se comprend… Que peut-on supposerd’une fille élevée comme je l’ai été, sans mère, sans famille, àtas avec les modèles, les maîtresses de mon père ?… Quellesmaîtresses, mon Dieu !… Et Jenkins pour seul protecteur…Oh ! quand je pense… Quand je pense… »

Et de cette mémoire déjà lointaine, des choseslui arrivaient qui montaient d’un ton sa colère :« Eh ! oui, parbleu ! Je suis une fille d’aventure,et cet aventurier est bien le mari qu’il me faut.

– Vous attendrez au moins qu’il soit veuf,répondit Jenkins tranquillement… Et, dans ce cas, vous risquezd’attendre longtemps encore, car sa Levantine a l’air de se bienporter. »

Félicia Ruys devint blême.

« Il est marié ?

– Marié, certes, et père d’une trimballéed’enfants. Toute la smala est débarquée depuis deuxjours. »

Elle resta une minute atterrée, regardant levide, un frisson aux joues.

En face d’elle, le large masque du Nabab, avecson nez épaté, sa bouche sensuelle et bonasse, criait de vie et devérité dans les luisants de l’argile. Elle le contempla un moment,puis fit un pas, et, d’un geste de dégoût renversa avec sa hauteselle de bois le bloc luisant et gras qui s’écrasa par terre en tasde boue.

Chapitre 7JANSOULET CHEZ LUI.

Marié, il l’était depuis douze ans, mais n’enavait parlé à personne de son entourage parisien, par une habitudeorientale, ce silence que les gens de là-bas gardent sur legynécée. Subitement on apprit que madame allait venir, qu’ilfallait préparer des appartements pour elle, ses enfants et sesfemmes. Le Nabab loua tout le second étage de la maison de la placeVendôme, dont le locataire fut exproprié à des prix de Nabab. Onagrandit aussi les écuries, le personnel fut doublé ; puis, unjour, cochers et voitures allèrent chercher à la gare de Lyonmadame, qui arrivait emplissant d’une suite de négresses, degazelles, de négrillons un train chauffé exprès pour elle depuisMarseille.

Elle débarqua dans un état d’affaissementépouvantable, anéantie, ahurie de son long voyage en wagon, lepremier de sa vie, car, amenée tout enfant à Tunis, elle ne l’avaitjamais quitté. De sa voiture, deux nègres la portèrent dans lesappartements, sur un fauteuil qui depuis resta toujours en bas sousle porche, tout prêt pour ces déplacements difficiles.Mme Jansoulet ne pouvait monter l’escalier, quil’étourdissait ; elle ne voulut pas des ascenseurs que sonpoids faisait crier, d’ailleurs, elle ne marchait jamais. Énorme,boursouflée au point qu’il était impossible de lui assigner un âge,entre vingt-cinq ans et quarante, la figure assez jolie, mais tousles traits déformés, des yeux morts sous des paupières tombantes etstriées comme des coquilles, fagotée dans des toilettesd’exportation, chargée de diamants et de bijoux en manière d’idolehindoue, c’était le plus bel échantillon de ces Européennestransplantées qu’on appelle des Levantines. Race singulière decréoles obèses, que le langage seul et le costume rattachent ànotre monde, mais que l’Orient enveloppe de son atmosphèrestupéfiante, des poisons subtils de son air opiacé où tout sedétend, se relâche, depuis les tissus de la peau jusqu’auxceintures des vêtements, jusqu’à l’âme même et la pensée.

Celle-ci était fille d’un Belge immensémentriche qui faisait à Tunis le commerce du corail, et chez quiJansoulet, à son arrivée dans le pays, avait été employé pendantquelques mois. Mlle Afchin, alors une délicieuse poupée d’unedizaine d’années, éblouissante de teint, de cheveux de santé,venait souvent chercher son père au comptoir dans le grand carrosseattelé de mules qui les emmenait à leur belle villa de la Marsel,aux environs de Tunis. Cette gamine, toujours décolletée, auxépaules éclatantes, entrevue dans un cadre luxueux, avait éblouil’aventurier, et, des années après, lorsque devenu riche, favori dubey, il songea à s’établir, ce fut à elle qu’il pensa. L’enfants’était changé en une grosse fille, lourde et blanche. Sonintelligence, déjà bien obtuse, s’était encore obscurcie dansl’engourdissement d’une existence de loir, l’incurie d’un père toutaux affaires, l’usage des tabacs saturés d’opium et des confituresde rose, la torpeur de son sang flamand compliquée de paresseorientale, en outre, mal élevée, gourmande, sensuelle, altière, unbijou levantin perfectionné.

Mais Jansoulet ne vit rien de tout cela.

Pour lui elle était, elle fut toujours jusqu’àson arrivée à Paris une créature supérieure, une personne du plusgrand monde, une demoiselle Afchin ; il lui parlait avecrespect, gardait vis-à-vis d’elle une attitude un peu courbée ettimide, lui donnait l’argent sans compter, satisfaisait sesfantaisies les plus coûteuses, ses caprices les plus fous, toutesles bizarreries d’un cerveau de Levantine détraqué par l’ennui etl’oisiveté. Un seul mot excusait tout : c’était une demoiselleAfchin. Du reste, aucun rapport entre eux : lui toujours à laCasbah ou au Bardo, près du bey, à faire sa cour, ou bien dans sescomptoirs ; elle passant sa journée au lit coiffée d’undiadème de perles de trois cent mille francs qu’elle ne quittaitjamais, s’abrutissant à fumer, vivant comme dans un harem, semirant, se parant, en compagnie de quelques autres Levantines dontla distraction suprême consistait à mesurer avec leurs colliers desbras et des jambes qui rivalisaient d’embonpoint, faisant desenfants dont elle ne s’occupait pas, qu’elle ne voyait jamais, dontelle n’avait pas même souffert, car on l’accouchait au chloroforme.Un paquet de chair blanche parfumée au musc. Et, comme disaitJansoulet avec fierté : « J’ai épousé une demoiselleAfchin ! »

Sous le ciel de Paris et sa lumière froide, ladésillusion commença. Résolu à s’installer, à recevoir, à donnerdes fêtes, le Nabab avait fait venir sa femme pour la mettre à latête de la maison ; mais quand il vit débarquer cet étalaged’étoffes criardes, de bijouterie du Palais-Royal, et toutl’attirail bizarre qui suivait, il eut vaguement l’impression d’unereine Pomaré en exil. C’est que maintenant il avait vu de vraiesmondaines, et il comparait. Après avoir projeté un grand bal pourl’arrivée, prudemment il s’abstint. D’ailleurs Mme Jansouletne voulait voir personne. Ici son indolence naturelle s’augmentaitde la nostalgie que lui causèrent, dès en débarquant, le froid d’unbrouillard jaune et la pluie qui ruisselait. Elle passa plusieursjours sans se lever, pleurant tout haut comme un enfant, disant quec’était pour la faire mourir qu’on l’avait amenée à Paris, et nesouffrant pas même le moindre soin de ses femmes. Elle restait là àrugir dans les dentelles de son oreiller, ses cheveuxembroussaillés autour de son diadème, les fenêtres de l’appartementfermées, les rideaux rejoints, les lampes allumées nuit et jour,criant qu’elle voulait s’en aller… er s’en aller… er, et c’étaitlamentable de voir, dans cette nuit de catafalque, les malles àmoitié pleines errant sur les tapis, ces gazelles effarées, cesnégresses accroupies autour de la crise de nerfs de leur maîtresse,gémissant elles aussi et l’œil hagard comme ces chiens desvoyageurs polaires qui deviennent fous à ne plus apercevoir lesoleil.

Le docteur irlandais introduit dans cettedétresse n’eut aucun succès avec ses manières paternes, ses bellesphrases de bouche-en-cœur. La Levantine ne voulut, à aucun prix desperles à base d’arsenic pour se donner du ton. Le Nabab étaitconsterné. Que faire ? La renvoyer à Tunis avec lesenfants ? Ce n’était guère possible. Il se trouvait décidémenten disgrâce là-bas. Les Hemerlingue triomphaient. Un dernieraffront avait comblé la mesure : au départ de Jansoulet, lebey l’avait chargé de faire frapper à la Monnaie de Paris pourplusieurs millions de pièces d’or d’un nouveau module ; puisla commande, retirée tout à coup, avait été donnée à Hemerlingue.Outragé publiquement, Jansoulet riposta par une manifestationpublique, mettant en vente tous ses biens, son palais du Bardodonné par l’ancien bey, ses villas de la Marse, tout en marbreblanc, entourées de jardins splendides ses comptoirs les plusvastes, les plus somptueux de la ville, chargeant enfinl’intelligent Bompain de lui ramener sa femme et ses enfants pourbien affirmer un départ définitif. Après un éclat pareil, il ne luiétait pas facile de retourner là-bas ; c’est ce qu’il essayaitde faire comprendre à Mlle Afchin, qui ne lui répondait quepar de longs gémissements. Il tâcha de la consoler, de l’amuser,mais quelle distraction faire arriver jusqu’à cette naturemonstrueusement apathique ? Et puis, pouvait-il changer leciel de Paris, rendre à la malheureuse Levantine son patiodallé de marbre où elle passait de longues heures dans unassoupissement frais, délicieux, à entendre l’eau ruisseler sur lagrande fontaine d’albâtre à trois bassins superposés, et sa barquedorée, recouverte d’un rondelet de pourpre, que huit rameurstripolitains, souples et vigoureux, promenaient, le soleil couché,sur le beau lac d’El-Baheira ? Si luxueux que fûtl’appartement de la place Vendôme, il ne pouvait compenser la pertede ces merveilles. Et plus que jamais elle s’abîmait dans ladésolation. Un familier de la maison parvint pourtant à l’en tirer,Cabassu, celui qui s’intitulait sur ses cartes :« professeur de massage », un gros homme noir et trapu,sentant l’ail et la pommade, carré d’épaules, poilu jusqu’aux yeux,et qui savait des histoires de sérails parisiens, des racontars àla portée de l’intelligence de madame. Venu une fois pour lamasser, elle voulut le revoir, le retint. Il dut quitter tous sesautres clients, et devenir, à des appointements de sénateur, lemasseur de cette forte personne, son page, sa lectrice, son gardedu corps. Jansoulet, enchanté de voir sa femme contente, ne sentitpas le ridicule bête qui s’attachait à cette intimité.

On apercevait Cabassu au Bois, dans l’énormeet somptueuse calèche à côté de la gazelle favorite, au fond desloges de théâtre que louait la Levantine, car elle sortaitmaintenant, désengourdie par le traitement de son masseur etdécidée à s’amuser. Le théâtre lui plaisait, surtout les farces oules mélodrames. L’apathie de son gros corps s’animait à la lumièrefausse de la rampe. Mais c’était au théâtre de Cardailhac qu’elleallait le plus volontiers. Là, le Nabab se trouvait chez lui. Dupremier contrôleur jusqu’à la dernière des ouvreuses, tout lepersonnel lui appartenait. Il avait une clé de communication pourpasser des couloirs sur la scène ; et le salon de sa logedécoré à l’orientale, au plafond creusé en nid d’abeilles, auxdivans en poil de chameau, le gaz enfermé dans une petite lanternemauresque, pouvait servir à une sieste pendant les entractes un peulongs : une galanterie du directeur à la femme de soncommanditaire. Ce singe de Cardailhac ne s’en était pas tenulà ; voyant le goût de la demoiselle Afchin pour le théâtre,il avait fini par lui persuader qu’elle en possédait aussil’intuition, la science, et par lui demander de jeter à ses momentsperdus un coup d’œil de juge sur les pièces qu’on lui envoyait.Bonne façon d’agrafer plus solidement la commandite.

Pauvres manuscrits à couverture bleue oujaune, que l’espérance a noués de rubans fragiles, qui vous enallez gonflés d’ambitions et de rêves, qui sait quelles mains vousentrouvrent, vous feuillettent, quels doigts indiscrets déflorentvotre charme d’inconnu, cette poussière brillante que garde l’idéetoute fraîche ? On vous juge et qui vous condamne ?Parfois, avant d’aller dîner en ville, Jansoulet, montant dans lachambre de sa femme, la trouvait sur sa chaise longue, en train defumer, la tête renversée, des liasses de manuscrits à côté d’elle,et Cabassu, armé d’un crayon bleu, lisant avec sa grosse voix etses intonations du Bourg-Saint-Andéol quelque élucubrationdramatique qu’il biffait, balafrait sans pitié à la moindrecritique de la dame. « Ne vous dérangez pas », faisaitavec la main le bon Nabab entrant sur la pointe des pieds. Ilécoutait, hochait la tête d’un air admiratif en regardant safemme : « Elle est étonnante » car lui n’entendaitrien à la littérature et là, du moins, il retrouvait la supérioritéde Mlle Afchin.

« Elle avait l’instinct duthéâtre », comme disait Cardailhac ; mais, en revanche,l’instinct maternel manquait. Jamais elle ne s’occupait de sesenfants, les abandonnant à des mains étrangères, et, quand on leslui amenait une fois par mois, se contentant de leur tendre lachair flasque et morte de ses joues entre deux bouffées decigarette, sans s’informer de ces détails de soins, de santé quiperpétuent l’attache physique de la maternité, font saigner dans lecœur des vraies mères la moindre souffrance de leurs enfants.

C’étaient trois gros garçons lourds etapathiques, de onze, neuf et sept ans, ayant dans le teint blême etl’enflure précoce de la Levantine les yeux noirs, veloutés et bonsde leur père. Ignorants comme de jeunes seigneurs du MoyenAge ; à Tunis M. Bompain dirigeait leurs études, mais àParis, le Nabab, tenant à leur donner le bénéfice d’une éducationparisienne, les avait mis dans le pensionnat le plus« chic », le plus cher, au collège Bourdaloue dirigé parde bons pères qui cherchaient moins à instruire leurs élèves qu’àen faire des hommes du monde bien tenus et bien-pensants, etarrivaient à former de petits monstres gourmés et ridicules,dédaigneux du jeu, absolument ignorants, sans rien de spontané nid’enfantin, et d’une précocité désespérante. Les petits Jansouletne s’amusaient pas beaucoup dans cette serre à primeurs, malgré lesimmunités dont jouissait leur immense fortune ; ils étaientvraiment trop abandonnés. Encore les créoles confiés àl’institution avaient-ils des correspondants et des visites ;eux, n’étaient jamais appelés au parloir, on ne connaissaitpersonne de leurs proches, seulement de temps à autre ilsrecevaient des pannerées de friandises, des écroulements debrioches. Le Nabab en course dans Paris dévalisait pour eux touteune devanture de confiseur qu’il faisait porter au collège avec cetélan de cœur mêlé d’une ostentation de nègre, qui caractérisaittous ses actes. De même pour les joujoux, toujours trop beaux,pomponnés, inutiles ; de ces joujoux qui font la montre et quele Parisien n’achète pas. Mais ce qui attirait surtout aux petitsde Jansoulet le respect des élèves et des maîtres, c’était leursporte-monnaie gonflé d’or, toujours prêt pour les quêtes, pour lesfêtes de professeur, et les visites de charités, ces fameusesvisites organisées par le collège Bourdaloue, une des tentations duprogramme, l’émerveillement des âmes sensibles.

Deux fois par mois, à tour de rôle, les élèvesfaisant partie de la petite Société de Saint-Vincent-de-Paul,fondée au collège sur le modèle de la grande, s’en allaient parpetites escouades, seuls comme des hommes, porter au fin fond desfaubourgs populeux des secours et des consolations. On voulait leurapprendre ainsi la charité expérimentale, l’art de connaître lesbesoins, les misères du peuple, et de panser ces plaies, toujoursun peu écœurantes, à l’aide d’un cérat de bonnes paroles et demaximes ecclésiastiques. Consoler, évangéliser les masses parl’enfance, désarmer l’incrédulité religieuse par la jeunesse et lanaïveté des apôtres : tel était le but de la petite Société,but entièrement manqué, du reste. Les enfants, bien portants, bienvêtus, bien nourris, n’allant qu’à des adresses désignées d’avance,trouvaient des pauvres de bonne mine, parfois un peu malades, maistrès propres, déjà inscrits et secourus par la riche organisationde l’Église. Jamais ils ne tombaient dans un de ces intérieursnauséabonds, où la faim, le deuil, l’abjection, toutes lestristesses physiques ou morales s’inscrivent en lèpre sur les murs,en rides indélébiles sur les fronts. Leur visite était préparéecomme celle du souverain entrant dans un corps de garde pour goûterla soupe du soldat ; le corps de garde est prévenu, et lasoupe assaisonnée pour les papilles royales… Avez-vous vu cesimages des livres édifiants, où un petit communiant, sa ganse aubras, son cierge à la main, et tout frisé, vient assister sur songrabat un pauvre vieux qui tourne vers le ciel des yeuxblancs ? Les visites de charité avaient le même convenu demise en scène, d’intonation. Aux gestes compassés des petitsprédicateurs aux bras trop courts, répondaient des parolesapprises, fausses à faire loucher. Aux encouragements comiques, aux« consolations prodiguées » en phrases de livres de prixpar des voix de jeunes coqs enrhumés, les bénédictions attendries,les momeries geignardes et piteuses d’un porche d’église à lasortie de vêpres. Et sitôt les jeunes visiteurs partis, quelleexplosion de rires et de cris dans la mansarde, quelle danse enrond autour de l’offrande apportée, quel bouleversement du fauteuiloù l’on avait joué au malade, de la tisane répandue dans le feu, unfeu de cendres très artistement préparé !

Quand les petits Jansoulet sortaient chezleurs parents, on les confiait à l’homme au nez rouge, àl’indispensable Bompain. C’est Bompain qui les menait auxChamps-Élysées, parés de vestons anglais, de melons à la dernièremode – à sept ans ! – de petites cannes au bout de leurs gantsen peau de chien. C’est Bompain qui faisait bourrer de victuaillesle break de courses où il montait avec les enfants, leur carte auchapeau contourné d’un voile vert, assez semblables à cespersonnages de pantomimes lilliputiennes dont tout le comiqueréside dans la grosseur des têtes, comparée aux petites jambes etaux gestes de nains. On fumait, on buvait à pitié. Quelquefois,l’homme au fez, tenant à peine debout, les ramenait affreusementmalades… Et pourtant, Jansoulet les aimait ses« petits », le cadet, surtout qui lui rappelait, avec sesgrands cheveux, son air poupin, la petite Afchin passant dans soncarrosse. Mais ils avaient encore l’âge où les enfantsappartiennent à la mère, où ni le grand tailleur, ni les maîtresparfaits, ni la pension chic, ni les poneys sanglés pour les petitshommes dans l’écurie, rien ne remplace la main attentive etsoigneuse, la chaleur et la gaieté du nid. Le père ne pouvait pasleur donner cela, lui ; et puis il était si occupé !

Mille affaires : la Caisseterritoriale, l’installation de la galerie de tableaux, descourses au Tattersall avec Bois-l’Héry, un bibelot à aller voir,ici ou là, chez des amateurs désignés par Schwalbach, des heurespassées avec les entraîneurs, les jockeys, les marchands decuriosités, l’existence encombrée et multiple d’un bourgeoisgentilhomme du Paris moderne. Il gagnait à tous ces frottements dese parisianiser un peu plus chaque jour, reçu au cercle deMonpavon, au foyer de la danse, dans les coulisses de théâtre, etprésidant toujours ses fameux déjeuners de garçon, les seulesréceptions possibles dans son intérieur. Son existence étaitréellement très remplie, et encore, de Géry le déchargeait-il de laplus grande corvée, le département si compliqué des demandes et dessecours.

Maintenant, le jeune homme assistait à saplace à toutes les inventions audacieuses et burlesques, à toutesles combinaisons héroï-comiques de cette mendicité de grande ville,organisée comme un ministère, innombrable comme une armée, abonnéeaux journaux, et sachant son Bottin par cœur. Il recevaitla dame blonde hardie, jeune et déjà fanée, qui ne demande que centlouis, avec la menace de se jeter à l’eau tout de suite en sortant,si on ne les lui donne pas, et la grosse matrone, l’air avenant,sans façon, qui dit en entrant : « Monsieur vous ne meconnaissez pas… Je n’ai pas l’honneur de vous connaître nonplus ; mais nous aurons fait vite connaissance. Veuillez vousasseoir et causons. » Le commerçant aux abois, à la veille dela faillite – c’est quelquefois vrai – qui vient supplier qu’on luisauve l’honneur, un pistolet tout prêt pour le suicide, bossuant lapoche de son paletot – quelquefois, ce n’est que l’étui de sa pipe.Et souvent de vraies détresses, fatigantes et prolixes, de gens quine savent même pas raconter combien ils sont malhabiles à gagnerleur vie. À côté de ces mendicités découvertes, il y avait cellesqui se déguisent : charité, philanthropie, bonnes œuvres,encouragements artistiques, les quêtes à domicile pour les crèches,les paroisses, les repenties, les sociétés de bienfaisance, lesbibliothèques d’arrondissement. Enfin, celles qui se parent d’unmasque mondain : les billets de concert, les représentations àbénéfices, les cartes de toutes couleurs, « estrade,premières, places réservées ». Le Nabab exigeait qu’on nerefusât aucune offrande, et c’était encore un progrès qu’il ne s’enchargeât plus lui-même. Assez longtemps, il avait couvert d’or,avec une indifférence généreuse, toute cette exploitationhypocrite, payant cinq cents francs une entrée au concert dequelque cithariste wurtembergeoise ou d’un joueur de galoubetlanguedocien, qu’aux Tuileries ou chez le duc de Mora on auraitcotée dix francs. À certains jours, le jeune de Géry sortait de cesséances écœuré jusqu’à la nausée. Toute l’honnêteté de sa jeunessese révoltait, il essayait auprès du Nabab des tentatives deréforme. Mais celui-ci, au premier mot, prenait la physionomieennuyée des natures faibles, mises en demeure de se prononcer, oubien il répondait avec un haussement de ses solides épaules :« Mais, c’est Paris, cela, mon cher enfant… Ne vouseffarouchez pas, laissez-moi faire… Je sais où je vais et ce que jeveux. »

Il voulait alors deux choses, la députation etcroix. Pour lui, c’étaient les deux premiers étages de la grandemontée, où son ambition le poussait. Député, il le seraitcertainement par la Caisse territoriale, à la tête delaquelle il se trouvait. Paganetti de Porto-Vecchio le lui disaitsouvent :

« Quand le jour sera venu, l’île selèvera et votera pour vous, comme un seul homme. »

Seulement, ce n’est pas tout d’avoir desélecteurs ; faut encore qu’un siège soit vacant à la Chambre,et le Corse y comptait tous ses représentants au complet. L’undeux, pourtant, le vieux Popolasca, infirme, hors d’étatd’accomplir sa tâche, aurait peut-être, à de certaines clauses,donné volontiers sa démission. C’était une affaire délicate àtraiter, mais très faisable, le bonhomme ayant une famillenombreuse, des terres qui ne rapportaient pas le deux, un palais enruine à Bastia, où ses enfants se nourrissaient depolenta, et un logement à Paris, dans un garni dedix-huitième ordre. En ne regardant pas à cent où deux cent millefrancs, on devait venir à bout de cet honorable affamé, qui, tâtépar Paganetti, ne disait ni oui ni non, séduit par la grosse somme,retenu par la gloriole de sa situation. L’affaire en était là,pouvait se décider un jour ou l’autre.

Pour la croix, tout allait encore mieux.L’œuvre de Bethléem avait décidément fait aux Tuileries un bruit dudiable. On n’attendait plus que la visite de M. de laPerrière et son rapport qui ne pouvait manquer d’être favorable,pour inscrire sur la liste du 16 mars, à date d’un anniversaireimpérial, le glorieux nom de Jansoulet… Le 16 mars, c’est-à-direavant un mois… Que dirait le gros Hemerlingue de cette insignefaveur, lui qui, depuis si longtemps, devait se contenter duNisham. Et le bey, à qui l’on avait fait croire que Jansoulet étaitau ban de la société parisienne, et la vieille mère, là-bas, àSaint-Romans, toujours si heureuse des succès de son fils !…Est-ce que cela ne valait pas quelques millions habilementgaspillés et laissés aux oiseaux sur cette route de la gloire où leNabab marchait en enfant, sans souci d’être dévoré tout aubout ? Et n’avait-il pas dans ces joies extérieures, ceshonneurs, cette considération chèrement achetés, une compensation àtous les déboires de cet Oriental reconquis à la vie européenne,qui voulait un foyer et n’avait qu’un caravansérail, cherchait unefemme et ne trouvait qu’une Levantine ?

Chapitre 8L’ŒUVRE DE BETHLÉEM.

Bethléem ! Pourquoi ce nom légendaire etdoux, chaud comme la paille de l’étable miraculeuse, vousfaisait-il si froid à voir écrit en lettres dorées tout en haut decette grille de fer ? Cela tenait peut-être à la mélancolie dupaysage, cette immense plaine triste qui va de Nanterre àSaint-Cloud, coupée seulement par quelques bouquets d’arbres ou lafumée des cheminées d’usine. Peut-être aussi à la disproportionexistant entre l’humble bourgade invoquée, et l’établissementgrandiose, cette villa genre Louis XIII en béton aggloméré, touterose entre les branches de son parc défeuillé, où s’étalaient degrandes pièces d’eau épaissies de mousses vertes. Ce qui est sûrc’est qu’en passant là, le cœur se serrait. Quand on entrait,c’était bien autre chose. Un silence lourd, inexplicable, pesaitsur la maison, où les figures apparues aux fenêtres avaient unaspect lugubre derrière les petits carreaux verdâtres à l’anciennemode. Les chèvres nourricières promenées dans les alléesmordillaient languissamment les premières pousses avec des« bêêê » vers leur gardienne ennuyée aussi et suivant lesvisiteurs d’un œil morne. Un deuil planait, le désert et l’effroid’une contagion. Ç’avait été pourtant une propriété joyeuse, et oùnaguère encore on ripaillait largement. Aménagée pour la chanteusecélèbre qui l’avait vendue à Jenkins, elle révélait bienl’imagination particulière aux théâtres de chant, par un pont jetésur sa pièce d’eau où la nacelle défoncée s’emplissait de feuillesmoisies, et son pavillon tout en rocailles, enguirlandé de lierresgrimpants. Il en avait vu de drôles, ce pavillon, du temps de lachanteuse, maintenant il en voyait de tristes, car l’infirmerieétait installée là.

À vrai dire, tout l’établissement n’étaitqu’une vaste infirmerie. Les enfants, à peine arrivés, tombaientmalades, languissaient et finissaient par mourir, si les parents neles remettaient vite sous la sauvegarde du foyer. Le curé deNanterre s’en allait si souvent à Bethléem avec ses vêtements noirset sa croix d’argent, le menuisier avait tant de commandes pour lamaison qu’on le savait dans le pays et que les mères indignéesmontraient le poing à la nourricerie modèle, de très loin seulementpour peu qu’elles eussent sur les bras un poupon blanc et rose àsoustraire à toutes les contagions de l’endroit. C’est ce quidonnait à cette pauvre demeure un aspect si navrant. Une maison oùles enfants meurent ne peut pas être gaie, impossible d’y voir lesarbres fleurir, les oiseaux nicher, l’eau couler en risettesd’écume.

La chose paraissait désormais acquise.Excellente en soi, l’œuvre de Jenkins était d’une applicationextrêmement difficile, presque impraticable. Dieu sait pourtantqu’on avait montés l’affaire avec un excès de zèle dans tous lesmoindres détails, autant d’argent et de monde qu’il en fallait. Àla tête, un praticien des plus habiles, M. Pondevèz, élève deshôpitaux de Paris ; et près de lui, pour les soins plusintimes, une femme de confiance, Mme Polge. Puis des bonnes,des lingères, des infirmières. Et que de perfectionnements etd’entretien, depuis l’eau distribuée dans cinquante robinets àsystème jusqu’à l’omnibus, avec son cocher à la livrée de Bethléem,s’en allant vers la gare de Rueil à tous les trains de la journée,en secouant ses grelots de poste. Enfin des chèvres magnifiques,des chèvres du Tibet, soyeuses, gonflées de lait. Tout étaitadmirable comme organisation ; mais il y avait un point oùtout choppait. Cet allaitement artificiel, tant prôné par laréclame, n’agréait pas aux enfants. C’était une obstinationsingulière, un mot d’ordre qu’ils se donnaient entre eux, d’un coupd’œil, pauvres petits chats, car ils ne parlaient pas encore, laplupart même ne devaient jamais parler : « Si vousvoulez, nous ne téterons pas les chèvres. » Et ils ne lestétaient pas, ils aimaient mieux mourir l’un après l’autre que deles téter. Est-ce que le Jésus de Bethléem dans son étable, étaitnourri par une chèvre ? Est-ce qu’il ne pressait pas aucontraire un sein de femme doux et plein sur lequel il s’endormaitquand il n’avait plus soif ? Qui donc a jamais vu de chèvreentre le bœuf et l’âne légendaires dans cette nuit où les bêtesparlaient ? Alors pourquoi mentir, pourquoi s’appelerBethléem ?…

Le directeur s’était ému d’abord de tant devictimes. Épave de la vie du « quartier », ce Pondevèz,étudiant de vingtième année bien connu dans tous les débits deprunes du boulevard Saint-Michel sous le nom de pompon, n’était pasun méchant homme. Quand il vit le peu de succès de l’alimentationartificielle, il prit tout bonnement quatre ou cinq vigoureusesnourrices dans le pays et il n’en fallut pas plus pour rendrel’appétit aux enfants. Ce mouvement d’humanité faillit lui coûtersa place.

« Des nourrices à Bethléem », ditJenkins furieux lorsqu’il vint faire sa visite hebdomadaire« Êtes-vous fou ? Eh bien ! alors, pourquoi leschèvres, et les pelouses pour les nourrir, et mon idée, et lesbrochures sur mon idée ?… Qu’est-ce que tout celadevient ?… Mais vous allez contre mon système, vous volezl’argent du fondateur…

– Cependant, mon cher maître », essayaitde répondre l’étudiant passant les mains dans les poils de salongue barbe rousse, « cependant… puisqu’ils ne veulent pas decette nourriture…

– Eh bien ! qu’ils jeûnent, mais que leprincipe de l’allaitement artificiel soit respecté… Tout est là… Jene veux plus avoir à vous le répéter. Renvoyez-moi ces affreusesnourrices… Nous avons pour élever nos enfants le lait de chèvre, lelait de vache à l’extrême rigueur ; mais je ne saurais leuraccorder davantage. »

Il ajouta en prenant son air d’apôtre :« Nous sommes ici pour la démonstration d’une grande idéephilanthropique. Il faut qu’elle triomphe même au prix de quelquessacrifices. Veillez-y. »

Pondevèz n’insista pas. Après tout, la placeétait bonne, assez près de Paris pour permettre le dimanche desdescentes du quartier à Nanterre ou la visite du directeur à sesanciennes brasseries. Mme Polge – que Jenkins appelaittoujours « notre intelligente surveillante » et qu’ilavait mise là en effet pour tout surveiller principalement ledirecteur – n’était pas aussi sévère que ses attributionsl’auraient fait croire et cédait volontiers à quelques petitsverres de « fine » ou à une partie de bésigue en quinzecents. Il renvoya donc les nourrices et essaya de se blaser surtout ce qui pouvait arriver. Ce qui arriva ? Un vrai Massacredes Innocents. Aussi les quelques parents un peu aisés, ouvriers oucommerçants de faubourg, qui, tentés par les annonces, s’étaientséparés de leurs enfants les reprenaient bien vite, et il ne restaplus dans l’établissement que les petits malheureux ramassés sousles porches ou dans les terrains vagues, expédiés par les hospices,voués à tous les maux dès leur naissance. La mortalité augmentanttoujours, même ceux-là vinrent à manquer, et l’omnibus parti enposte au chemin de fer s’en revenait bondissant et léger comme uncorbillard vide. Combien cela durerait-il ? Combien de tempsmettraient-ils à mourir les vingt-cinq ou trente petits quirestaient ? C’est ce que se demandait un matin M. ledirecteur ou plutôt, comme il s’était surnommé lui-même, M. lepréposé aux décès Pondevèz, assis en face des coques vénérables deMme Polge et faisant après le déjeuner la partie favorite decette personne.

« Oui, ma bonne madame Polge,qu’allons-nous devenir ?… Ça ne peut pas durer longtemps commecela… Jenkins ne veut pas en démordre, les gamins sont entêtéscomme des chevaux… Il n’y a pas à dire, ils nous passeront tousentre les mains… Voilà le petit Valaque – je marque le roi, madamePolge – qui va mourir d’un moment à l’autre. Vous pensez, ce pauvrepetit gosse, depuis trois jours qu’il ne s’est rien collé dansl’œsophage… Jenkins a beau dire ; on ne bonifie pas lesenfants comme les escargots, en les faisant jeûner… C’est désolanttout de même de n’en pas pouvoir sauver un… L’infirmerie estbondée… Vrai de vrai, ça prend une fichue tournure… Quarante debésigue… »

Deux coups sonnés à la grille de l’entréeinterrompirent son monologue. L’omnibus revenait du chemin de feret ses roues grinçaient sur le sable d’une façon inaccoutumée.

« C’est étonnant, dit Pondevèz… lavoiture n’est pas vide. »

Elle vint effectivement se ranger au bas duperron avec une certaine fierté, et l’homme qui en descenditfranchit l’escalier d’un bond. C’était une estafette de Jenkinsapportant une grande nouvelle : le docteur arriverait dansdeux heures pour visiter l’asile, avec le Nabab et un monsieur desTuileries. Il recommandait bien que tout fût prêt pour lesrecevoir. La chose s’était décidée si brusquement qu’il n’avait paseu le temps d’écrire ; mais il comptait que M. Pondevèzferait le nécessaire.

« Il est bon là avec sonnécessaire ! » murmura Pondevèz tout effaré… La situationétait critique. Cette visite importante tombait au plus mauvaismoment, en pleine débâcle du système. Le pauvre Pompon, trèsperplexe tiraillait sa barbe, en en mâchant des brins.

« Allons », dit-il tout à coup àMme Polge, dont la longue figure s’allongeait encore entre sescoques. « Nous n’avons qu’un parti à prendre. Il nous fautdéménager l’infirmerie, transporter tous les malades dans ledortoir. Ils n’en iront ni mieux ni plus mal pour être réinstalléslà une demi-journée. Quant aux gourmeux, nous les serrerons dans uncoin. Ils sont trop laids, on ne les montrera pas… Allons-y,haut ! tout le monde sur le pont. »

La cloche du dîner mise en branle, aussitôtdes pas se précipitent. Lingères, infirmières, servantes,gardeuses, sortent de partout, courent, se heurtent dans lesescaliers, à travers les cours. Des ordres se croisent, des cris,des appels ; mais ce qui domine, c’est le bruit d’un grandlavage, d’un ruissellement d’eau, comme si Bethléem venait d’êtresurpris par les flammes. Et ces plaintes d’enfants malades,arrachés à la tiédeur de leurs lits, tous ces petits paquetsbeuglants transportés à travers le parc humide, avec desflottements de couvertures entre les branches, complètent biencette impression d’incendie. Au bout de deux heures, grâce à uneactivité prodigieuse, la maison du haut en bas est prête à lavisite qu’elle va recevoir, tout le personnel à son poste, lecalorifère allumé, les chèvres pittoresquement disséminées dans leparc. Mme Polge a revêtu sa robe de soie verte, le directeur,une tenue un peu moins négligée qu’à l’ordinaire, mais dont lasimplicité exclut toute idée de préméditation. Le secrétaire descommandements peut venir.

Et le voilà.

Il descend avec Jenkins et Jansoulet d’uncarrosse superbe, à la livrée rouge et or du Nabab. Feignant leplus grand étonnement, Pondevèz s’est élancé au-devant de sesvisiteurs :

« Ah ! monsieur Jenkins, quelhonneur !… Quelle surprise ! »

Il y a des saluts échangés sur le perron, desrévérences, des poignées de main, des présentations. Jenkins, sonpaletot flottant, large ouvert sur sa loyale poitrine, épanouit sonmeilleur et plus cordial sourire ; pourtant un plisignificatif traverse son front. Il est inquiet des surprises queleur ménage l’établissement dont il connaît mieux que personne ladétresse. Pourvu que Pondevèz ait pris ses précautions… Celacommence bien, du reste. Le coup d’œil un peu théâtral de l’entrée,ces toisons blanches bondissant à travers les taillis ont raviM. de la Perrière, qui ressemble lui-même avec ses yeuxnaïfs, sa barbiche blanche, le hochement continuel de sa tête, àune chèvre échappée à son pieu.

« D’abord, messieurs, la pièce importantede la maison, la nursery », dit le directeur en ouvrant uneporte massive au fond de l’antichambre. Ces messieurs le suivent,descendent quelques marches, et se trouvent dans une immense sallebasse, carrelée, l’ancienne cuisine du château. Ce qui frappe enentrant, c’est une haute et vaste cheminée sur le modèled’autrefois, en briques rouges, deux bancs de pierre se faisantface sous le manteau, avec les armes de la chanteuse – une lyreénorme barrée d’un rouleau de musique – sculptées au frontonmonumental. L’effet est saisissant ; mais il vient de là unvent terrible, qui, joint au froid du carrelage ; à la lumièreblafarde tombant des soupiraux au ras de terre, effraie pour lebien être des enfants. Que voulez-vous ? On a été obligéd’installer la nursery dans cet endroit insalubre à cause desnourrices champêtres et capricieuses habituées au sans gêne del’étable ; il n’y a qu’à voir les mares de lait, les grandesflaques rougeâtres séchant sur le carreau, qu’à respirer l’odeurâcre qui vous saisit en entrant, mêlée de petit lait, de poilmouillé et de bien d’autres choses, pour se convaincre de cetteabsolue nécessité.

La pièce est si haute dans ses parois obscuresque les visiteurs, tout d’abord, ont cru la nourricerie déserte. Ondistingue pourtant dans le fond un groupe bêlant, geignant etremuant… Deux femmes de campagne, l’air dur, abruti, la faceterreuse, deux « nourrices sèches » qui méritent bienleur nom, sont assises sur des nattes leur nourrisson sur les bras,chacune ayant devant elle une grande chèvre qui tend son pis, lespattes écartées. Le directeur paraît joyeusement surpris :

« Ma foi, messieurs, voici qui se trouvebien… Deux de nos enfants sont en train de faire un petit lunch…Nous allons voir comment nourrices et nourrissons s’entendent.

– Qu’est-ce qu’il a ?… Il est fou »,se dit Jenkins terrifié. Mais le directeur est très lucide aucontraire, et lui-même a savamment organisé la mise en scène, enchoisissant deux bêtes patientes et douces, et deux sujetsexceptionnels, deux petits enragés qui veulent vivre à tout prix etouvrent le bec à n’importe quelle nourriture comme des oiseauxencore au nid.

« Approchez-vous, messieurs, etrendez-vous compte. »

C’est qu’ils tètent véritablement, ceschérubins. L’un blotti, ramassé sous le ventre de la chèvre, y vade si bon cœur qu’on entend les glouglous du lait chaud descendrejusque dans ses petites jambes agitées par le contentement durepas. L’autre, plus calme, étendu paresseusement, a besoin dequelques petits encouragements de sa gardienneauvergnate :

« Tète, mais tète donc,bougrri !… »

Puis, à la fin, comme s’il avait pris unerésolution subite, il se met à boire avec tant d’ardeur que lafemme se penche vers lui, surprise de cet appétit extraordinaire ets’écrie en riant :

« Ah ! le bandit, en a-t-il de lamalice… c’est son pouce qu’il tète à la place de lacabre. »

Il a trouvé cela, cet ange, pour qu’on lelaisse tranquille… L’incident ne fait pas mauvais effet, aucontraire, M. de la Perrière s’amuse beaucoup de cetteidée de nourrice, que l’enfant a voulu leur faire une niche. Ilsort de la nursery enchanté. « Positivement en… en…enchanté », répète-t-il la tête branlante, en montant le grandescalier aux murs sonores, décorés de bois de cerf, qui conduit audortoir.

Très claire, très aérée, cette vaste salle,occupant toute une façade, à de nombreuses fenêtres, des berceauxespacés, tendus de rideaux floconneux et blancs comme des nuées.Des femmes vont et viennent dans la large travée du milieu, despiles de linge sur les bras, des clés à la main, surveillantes ou« remueuses ». Ici l’on a voulu trop bien faire, et lapremière impression des visiteurs est mauvaise. Toutes cesblancheurs de mousseline, ce parquet ciré où la lumière s’étalesans se fondre, la netteté des vitres reflétant le ciel tout tristede voir ces choses, font mieux ressortir la maigreur, la pâleurmalsaine de ces petits moribonds couleur de suaire… Hélas !les plus âgés n’ont que six mois, les plus jeunes quinze jours àpeine, et déjà il y a sur tous ces visages, ces embryons devisages, une expression chagrine, des airs renfrognés et vieillots,une précocité souffrante, visible dans les plis nombreux de cespetits fronts chauves, engoncés de béguins festonnés de maigresdentelles d’hospice. De quoi souffrent-ils ? Qu’est-ce qu’ilsont ? Ils ont tout, tout ce qu’on peut avoir : maladiesd’enfant et maladies d’homme. Fruits du vice et de la misère, ilsapportent en naissant de hideux phénomènes d’hérédité. Celui-là ale palais perforé, un autre de grandes plaques cuivrées sur lefront, tous le muguet. Puis ils meurent de faim. En dépit descuillerées de lait, d’eau sucrée, qu’on leur introduit de forcedans la bouche, d’un peu de biberon employé malgré la défense, ilss’en vont d’inanition. Il faudrait à ces épuisés avant de naître lanourriture la plus jeune, la plus fortifiante ; les chèvrespourraient peut-être la leur donner, mais ils ont juré de ne pastéter les chèvres. Et voilà ce qui rend le dortoir lugubre etsilencieux, sans une de ces petites colères à poings fermés, un deces cris montrant les gencives roses et droites, où l’enfant essaieson souffle et ses forces ; à peine un vagissement plaintif,comme l’inquiétude d’une âme qui se retourne en tous sens dans unpetit corps malade, sans pouvoir trouver la place pour yrester.

Jenkins et le directeur qui se sont aperçus dumauvais effet que la visite du dortoir produit sur leurs hôtes,essaient d’animer la situation, parlent très fort, d’un air bonenfant, tout rond et satisfait. Jenkins donne une grande poignée demain à la surveillante :

« Eh bien ! madame Polge, ça va, nospetits élèves ?

– Comme vous voyez, monsieur ledocteur », répond-elle en montrant les lits. Elle est funèbredans sa robe verte, cette grande Mme Polge, idéal desnourrices sèches ; elle complète le tableau.

Mais où donc est passé M. le secrétairedes commandements ? Il s’est arrêté devant un berceau, qu’ilexamine tristement, debout et la tête branlante.

« Bigre de bigre ! » dit Pompontout bas à Mme Polge… « C’est le Valaque. »

La petite pancarte bleue accrochée en haut duberceau comme dans les hospices, constate en effet la nationalitéde l’enfant : « Moldo-Valaque. » Quel guignon quel’attention de M. le secrétaire se soit portée justement surcelui-là !… Oh ! la pauvre petite tête couchée surl’oreiller, son béguin de travers, les narines pincées, la boucheentrouverte par un souffle court, haletant, le souffle de ceux quiviennent de naître, aussi de ceux qui vont mourir…

« Est-ce qu’il est malade ? demandedoucement M. le secrétaire au directeur qui s’estrapproché.

– Mais pas le moins du monde… », arépondu l’effronté Pompon, et s’avançant vers le berceau, il faitune risette au petit avec son doigt, redresse l’oreiller, dit d’unevoix mâle un peu bourrue de tendresse : « Eh ben !mon vieux bonhomme ?… » Secoué de sa torpeur, sortant del’ombre qui l’enveloppe déjà, le petit ouvre les yeux sur cesvisages penchés vers lui, les regarde avec une morne indifférencepuis, retournant à son rêve qu’il trouve plus beau, crispée sespetites mains ridées et pousse un soupir insaisissable.Mystère ! Qui dira ce qu’il était venu faire dans la vie,celui-là ? Souffrir deux mois, et s’en aller sans avoir rienvu, rien compris, sans qu’on connaisse seulement le son de savoix.

« Comme il est pâle !… »murmure M. de la Perrière, très pâle lui-même. Le Nababest livide aussi. Un souffle froid vient de passer. Le directeurprend un air dégagé :

« C’est le reflet… Nous sommes tous vertsici.

– Mais oui… mais oui… fait Jenkins, c’est lereflet de la pièce d’eau… Venez donc voir, monsieur lesecrétaire. » Et il l’attire vers la croisée pour lui montrerla grande pièce d’eau où trempent les saules, pendant queMme Polge se dépêche de tirer sur le rêve éternel du petitValaque les rideaux détendus de sa bercelonnette.

Il faut continuer bien vite la visite del’établissement pour détruire cette fâcheuse impression.

D’abord on montre à M. de laPerrière une buanderie splendide, avec étuves, séchoirs,thermomètres, immenses armoires de noyer ciré, pleines de béguinsde brassières, étiquetés, noués par douzaines. Une fois le lingechauffé, la lingère le passe par un petit guichet en échange dunuméro que laisse la nourrice. On le voit, c’est un ordre parfait,et tout, jusqu’à sa bonne odeur de lessive, donne à cette pièce unaspect sain et campagnard. Il y a ici de quoi vêtir cinq centsenfants. C’est ce que Bethléem peut contenir, et tout a été établisur ces proportions : la pharmacie immense, étincelante deverreries et d’inscriptions latines, des pilons de marbre dans tousles coins, l’hydrothérapie aux larges piscines de pierre, auxbaignoires luisantes, au gigantesque appareil traversé de tuyaux detoutes tailles pour la douche ascendante et descendante, en pluie,en jet, en coups de fouet, et les cuisines ornées de superbeschaudrons de cuivre gradués, de fourneaux économiques à charbon età gaz. Jenkins a voulu faire un établissement modèle ; et lachose lui a été facile, car on a travaillé dans le grand commequand les fonds ne manquent pas. On sent aussi sur tout celal’expérience et la main de fer de « notre intelligentesurveillante », à qui le directeur ne peut s’empêcher derendre un hommage public. C’est le signal d’une congratulationgénérale ; M. de la Perrière, ravi de la façon dontl’établissement est monté, félicite le docteur Jenkins de sa bellecréation, Jenkins complimente son ami Pondevèz, qui remercie à sontour le secrétaire des commandements d’avoir bien voulu honorerBethléem de sa visite. Le bon Nabab mêle sa voix à ce concertd’éloges, trouve un mot aimable pour chacun, mais s’étonne un peutout de même qu’on ne l’ait pas félicité lui aussi, puisqu’on yétait. Il est vrai que la meilleure des félicitations l’attend au16 mars en tête du Journal officiel dans un décret quiflamboie d’avance à ses yeux et le fait loucher du côté de saboutonnière.

Ces bonnes paroles s’échangent le long d’ungrand corridor où les voix sonnent dans leurs intonationsprudhommesques ; mais, tout à coup, un bruit épouvantableinterrompt la conversation et la marche des visiteurs. Ce sont desmiaulements de chats en délire, des beuglements, des hurlements desauvages au poteau de guerre, une effroyable tempête de crishumains, répercutée, grossie et prolongée par la sonorité deshautes voûtes.

Cela monte et descend, s’arrête soudain, puisreprend avec un ensemble extraordinaire. M. le directeurs’inquiète, interroge. Jenkins roule des yeux furibonds.

« Continuons, dit le directeur, un peutroublé cette fois… je sais ce que c’est. »

Il sait ce que c’est ; maisM. de la Perrière veut le savoir aussi, et, avant quePondevèz ait pu l’ouvrir, il pousse la porte massive d’où vient cethorrible concert.

Dans un chenil sordide qu’a épargné le grandlessivage, car on ne comptait certes pas le montrer, sur desmatelas rangés à terre, une dizaine de petits monstres sontétendus, gardés par une chaise vide où se prélasse un tricotcommencé, et par un petit pot égueulé, plein de vin chaud,bouillant sur un feu de bois qui fume. Ce sont les teigneux, lesgourmeux, les disgraciés de Bethléem que l’on a cachés au fond dece coin retiré, – avec recommandation à leur nourrice sèche de lesbercer, de les apaiser, de s’asseoir dessus au besoin pour lesempêcher de crier mais que cette femme de campagne, inepte etcurieuse, a laissés là pour aller voir le beau carrosse stationnantdans la cour. Derrière elle, les maillots se sont vite fatigués deleur position horizontale ; et rouges, couverts de boutons,tous ces petits « croûtelevés » ont poussé leur concertrobuste, car ceux-là, par miracle, sont bien-portants, leur mal lessauve et les nourrit. Éperdus et remuants comme des hannetonsrenversés, s’aidant des reins, des coudes, les uns, tombés sur lecôté, ne pouvant plus reprendre d’équilibre, les autres, dressanten l’air, toutes gourdes, leurs petites jambes emmaillotées, ilsarrêtent spontanément leurs gesticulations et leurs cris en voyantla porte s’ouvrir ; mais la barbiche branlante deM. de la Perrière les rassure, les encourage de plusbelle, et, dans le vacarme recrudescent, c’est à peine si l’ondistingue l’explication donnée par le directeur :« Enfants mis à part… Contagion… maladies de peau. »M. le secrétaire des commandements n’en demande pasdavantage ; moins héroïque que Bonaparte en sa visite auxpestiférés de Jaffa, il se précipite vers la porte, et, dans sontrouble craintif, voulant dire quelque chose, ne trouvant rien, ilmurmure avec un sourire ineffable : « Ils sont cha…armants. »

À présent, l’inspection finie, les voici tousinstallés dans le salon du rez-de-chaussée, où Mme Polge afait préparer une petite collation. La cave de Bethléem est biengarnie. L’air vif du plateau, ces montées, ces descentes ont donnéau vieux monsieur des Tuileries un appétit qu’il ne se connaît plusdepuis longtemps, si bien qu’il cause et rit avec une familiaritétoute campagnarde et qu’au moment du départ, tous debout il lèveson verre en remuant la tête pour boire : « À Bé… Bé…Bethléem ! » On s’émeut, les verres se choquent, puis, augrand trot, le carrosse emporte la compagnie par la longue avenuede tilleuls, où se couche un soleil rouge et froid, sans rayons.Derrière eux, le parc reprend son silence morne. De grandes massessombres s’accumulent au fond des taillis, envahissent la maison,gagnent peu à peu les allées et les ronds-points. Bientôt il nereste plus d’éclairées que les lettres ironiques qui s’incrustentsur la grille d’entrée, et là-bas, à une fenêtre du premier étage,une tache rouge et tremblotante, la lueur d’un cierge allumé auchevet du petit mort.

« Par décret du 12 mars 1865, rendusur la proposition du ministre de l’Intérieur, M. le docteurJenkins, président-fondateur de l’œuvre de Bethléem, est nomméchevalier de l’ordre impérial de la Légion d’honneur. Granddévouement à la cause de l’humanité. »

En lisant ces lignes à la première page duJournal Officiel, le matin du 16, le pauvre Nabab eut unéblouissement.

Était-ce possible ?

Jenkins décoré, et pas lui.

Il relut la note deux fois, croyant à uneerreur de sa vision. Ses oreilles bourdonnaient. Les lettresdansaient, doubles, devant ses yeux avec ces cercles rougesqu’elles prennent au grand soleil. Il s’attendait si bien à voirson nom à cette place, Jenkins – la veille encore – lui avait ditavec tant d’assurance : « C’est fait ! » qu’illui semblait toujours s’être trompé. Mais non, c’était bienJenkins… Le coup fut profond, intime, prophétique, comme un premieravertissement du destin, et ressenti d’autant plus vivement que,depuis des années, cet homme n’était plus habitué aux déconvenues,vivait au-dessus de l’humanité. Tout ce qu’il y avait de bon en luiapprit en même temps la méfiance.

« Eh bien », dit-il à de Géry,entrant comme chaque matin dans sa chambre et qui le surprit toutému le journal à la main, « vous avez vu ?… je ne suispas à l’Officiel. »

Il essayait de sourire, les traits gonfléscomme un enfant qui retient des larmes. Puis, tout à coup, aveccette franchise qui plaisait tant chez lui : « Cela mefait beaucoup de peine… je m’y attendais trop. »

La porte s’ouvrit sur ces mots, et Jenkins seprécipita essoufflé, balbutiant, extraordinairementagité :

« C’est une infamie… Une infamieépouvantable… Cela ne peut pas être, cela ne sera pas. »

Les paroles se pressaient en tumulte sur seslèvres, voulant toutes sortir à la fois ; puis il parutrenoncer à exprimer sa pensée, et jeta sur la table une petiteboîte en chagrin, et une grande enveloppe, toutes deux au timbre dela chancellerie.

« Voilà ma croix et mon brevet… Ils sontà vous, ami… Je ne saurais les conserver… »

Au fond, cela ne signifiait pas grand-chose.Jansoulet se parant du ruban de Jenkins se serait fait très biencondamner pour port illégal de décoration. Mais un coup de théâtren’est pas forcé d’être logique ; celui-ci amena entre les deuxhommes une effusion, des étreintes, un combat généreux, à la suiteduquel Jenkins remit les objets dans sa poche, en parlant deréclamations, de lettres aux journaux… Le Nabab fut encore obligéde l’arrêter :

« Gardez-vous-en bien, malheureux…D’abord, ce serait me nuire pour une autre fois… Qui sait ?peut-être qu’au 15 août prochain…

– Oh ! ça, par exemple… » ditJenkins sautant sur cette idée ; et le bras tendu, comme dansle Serment de David : « J’en prends l’engagementsacré. »

L’affaire en resta là. Au déjeuner, le Nababne parla de rien, fut aussi gai que de coutume. Cette bonne humeurne se démentit pas de la journée ; et de Géry pour qui cettescène avait été une révélation sur le vrai Jenkins, l’explicationdes ironies, des colères contenues de Félicia Ruys en parlant dudocteur, se demandait en vain comment il pourrait éclairer son cherpatron sur tant d’hypocrisie. Il aurait dû savoir pourtant que chezles Méridionaux, en dehors et tout effusion, il n’y a jamaisd’aveuglement complet, « d’emballement » qu’il résisteaux sagesses de la réflexion. Dans la soirée, le Nabab avait ouvertun petit portefeuille misérable, écorné aux angles, où depuis dixans il faisait battre des millions, écrivant dessus en hiéroglyphesconnus de lui seul, ses bénéfices et ses dépenses. Il s’absorbaitdans ses comptes depuis un moment, quand se tournant vers deGéry :

« Savez-vous ce que je fais, mon cherPaul ? demanda-t-il.

– Non, monsieur.

– Je suis en train – et son regard farceur,bien de son pays, raillait la bonhomie de son sourire – je suis entrain de calculer que j’ai déboursé quatre cent trente mille francspour faire décorer Jenkins. »

Quatre cent trente mille francs ! Et cen’était pas fini…

Chapitre 9BONNE-MAMAN.

Trois fois par semaine, Paul de Géry, le soirvenu, allait prendre sa leçon de comptabilité dans la salle àmanger des Joyeuse, non loin de ce petit salon où la famille luiétait apparue le premier jour ; aussi, pendant que, les yeuxfixés sur son professeur en cravate blanche, il s’initiait à tousles mystères du « doit et avoir », il écoutait malgré luiderrière la porte le bruit léger de la veillée laborieuse, enregrettant la vision de tous ces jolis fronts abaissés sous lalampe. M. Joyeuse ne disait jamais un mot de ses filles.Jaloux de leurs grâces comme un dragon gardant de belles princessesdans une tour, excité par les imaginations fantastiques de satendresse excessive, il répondait assez sèchement aux questions deson élève s’informant de « ces demoiselles », si bien quele jeune homme ne lui en parla plus. Il s’étonnait seulement de nepas voir une fois cette Bonne-Maman dont le nom revenait à proposde tout dans les discours de M. Joyeuse, les moindres détailsde son existence, planant sur la maison comme l’emblème de saparfaite ordonnance et de son calme.

Tant de réserve, de la part d’une vénérabledame qui devait pourtant avoir passé l’âge où les entreprises desjeunes gens sont à craindre, lui semblait exagérée. Mais, en sommeles leçons étaient bonnes, données d’une façon très claire, leprofesseur avait une méthode excellente de démonstration, un seuldéfaut, celui de s’absorber dans des silences coupés desoubresauts, d’interjections qui partaient comme des fusées.

En dehors de cela, le meilleur des maîtres,intelligent, patient et droit. Paul apprenait à se retrouver dansle labyrinthe compliqué des livres de commerce et se résignait àn’en pas demander davantage.

Un soir, vers neuf heures, au moment où lejeune homme se levait pour partir, M. Joyeuse lui demanda s’ilvoulait bien lui faire l’honneur de prendre une tasse de thé enfamille, une habitude du temps de la pauvre Mme Joyeuse, néede Saint-Amand, qui recevait autrefois ses amis le jeudi. Depuisqu’elle était morte et que leur position de fortune avait changé,les amis s’étaient dispersés ; mais on avait maintenu ce petit« extra hebdomadaire ». Paul ayant accepté, le bonhommeentrouvrit la porte et appela :

« Bonne-Maman… »

Un pas alerte dans le couloir, et, tout desuite, un visage de vingt ans, nimbé de cheveux bruns, abondants etlégers, fit son apparition. De Géry, stupéfait, regardaM. Joyeuse :

« Bonne-Maman ?

– Oui, c’est un nom que nous lui avons donnéquand elle était petite fille. Avec son bonnet à ruches, sonautorité d’aînée, elle avait une drôle de petite figure, siraisonnable… Nous trouvions qu’elle ressemblait à sa grand-mère. Lenom lui en est resté. »

Au ton du brave homme en parlant ainsi, onsentait que pour lui c’était la chose la plus naturelle que cetteappellation de grands-parents décernée à tant de jeunesseattrayante. Chacun pensait comme lui dans l’entourage ; et lesautres demoiselles Joyeuse accourues auprès de leur père, groupéesun peu comme à la vitrine du rez-de-chaussée, et la vieilleservante apportant sur la table du salon, où l’on venait de passer,un magnifique service à thé, débris des anciennes splendeurs duménage, tout le monde appelait la jeune fille« Bonne-Maman… » sans qu’elle s’en fatiguât une seulefois, l’influence de ce nom béni mettant dans leur tendresse à tousune déférence qui la flattait et donnait à son autorité idéale unesingulière douceur de protection.

Est-ce à cause de ce titre d’aïeule que toutenfant il avait appris à chérir, mais de Géry trouva à cette jeunefille une séduction inexprimable. Cela ne ressemblait pas au coupsubit qu’il avait reçu d’une autre en plein cœur, à ce trouble, oùse mêlaient l’envie de fuir, d’échapper à une possession, et lamélancolie persistante que laisse un lendemain de fête, lustreséteints, refrains perdus, parfums envolés dans la nuit. Non, devantcette jeune fille debout, surveillant la table de famille,regardant si rien ne manquait, abaissant sur ses enfants, sespetits enfants, la tendresse active de ses yeux, il lui venait latentation de la connaître, d’être de ses amis depuis longtemps, delui confier des choses qu’il ne s’avouait qu’à lui-même, et quandelle lui offrit sa tasse sans mièvrerie mondaine ni gentillesse desalon, il aurait voulu dire comme les autres un « merci,Bonne-Maman » où il aurait mis tout son cœur.

Soudain, un coup joyeux, vigoureusementfrappé, fit tressauter tout le monde.

« Ah ! voilà M. André… Élise,vite une tasse… Yaïa, les petits gâteaux… »

Pendant ce temps Mlle Henriette, latroisième des demoiselles Joyeuse, qui avait hérité de sa mère, néede Saint-Amand, un certain côté mondain, voyant cette affluence, cesoir-là, dans les salons, se précipitait pour allumer les deuxbougies du piano.

« Mon cinquième acte est fini… »,s’écria le nouveau venu dès en entrant, puis il s’arrêta net.« Ah ! pardon », et sa figure prit une expression unpeu déconfite en face de l’étranger. M. Joyeuse les présental’un à l’autre : M. Paul de Géry – M. André Maranne,non sans une certaine solennité. Il se rappelait les anciennesréceptions de sa femme ; et les vases de la cheminée, les deuxgrosses lampes, le bonheur du jour, les fauteuils groupés e rondavaient l’air de partager cette illusion, plus brillants etrajeunis par cette presse inaccoutumée.

« Alors, votre pièce est finie ?

– Finie, monsieur Joyeuse, et je compte bienvous la lire un de ces soirs.

– Oh ! oui, monsieur André… Oh !oui… » dirent en chœur toutes les jeunes filles.

Le voisin travaillait pour le théâtre etpersonne ici ne doutait de son succès. Par exemple, la photographiepromettait moins de bénéfices. Les clients étaient très rares, lespassants mal disposés. Pour s’entretenir la main et dérouiller sonappareil neuf, M. André recommençait tous les dimanches lafamille de ses amis, qui se prêtait aux expériences avec unelonganimité sans égale, la prospérité de cette photographiesuburbaine et commençante étant pour tous une affaired’amour-propre, éveillant même chez les jeunes filles, cetteconfraternité touchante qui serre l’une contre l’autre lesdestinées infimes comme des passereaux au bord d’un toit. Du resteAndré Maranne, avec les ressources inépuisables de son grand frontplein d’illusion, expliquait sans amertume l’indifférence dupublic. Tantôt la saison était défavorable ou bien l’on seplaignait du mauvais état des affaires, et il finissait par un mêmerefrain consolant : « Quand j’aurai fait jouerRévolte ! » C’était le titre de sa pièce.

« C’est étonnant tout de même », ditla quatrième demoiselle Joyeuse, douze ans, les cheveux à lachinoise « c’est étonnant qu’on fasse si peu d’affaires avecun si beau balcon !…

– Et puis le quartier est très passant »,ajoute Élise avec assurance.

Bonne-Maman lui fait remarquer en souriant quele boulevard des Italiens l’est encore davantage.

« Ah ! s’il était boulevard desItaliens… », fait M. Joyeuse tout songeur, et le voilàparti sur sa chimère arrêtée tout à coup par un geste et ces motsqu’il prononce d’une manière lamentable « fermé pour cause defaillite ». En une minute, le terrible Imaginaire vientd’installer son ami dans un splendide appartement du boulevard oùil gagne un argent énorme, tout en augmentant ses dépenses d’unefaçon si disproportionnée qu’un « pouf » formidableengloutit en peu de mois photographe et photographie. On ritbeaucoup quand il donne cette explication ; mais en sommechacun est d’accord que la rue Saint-Ferdinand, quoique moinsbrillante, est bien plus sûre que le boulevard des Italiens. Enoutre, elle se trouve tout près du bois de Boulogne et si une foisle grand monde se mettait à passer par ici…

Cette belle société que sa mère recherchaittant, est l’idée fixe de Mlle Henriette ; et elles’étonne que la pensée de recevoir le high-life à son petitcinquième, étroit comme une cloche à melon, fasse rire leur voisin.L’autre semaine pourtant, il lui est venu une voiture avec livrée.Tantôt il a eu aussi une visite « très cossue ».

« Oh ! tout à fait une grande dame,interrompt Bonne-Maman… Nous étions à la fenêtre à attendre lepère. Nous l’avons vue descendre de voiture et regarder lecadre ; nous pensions bien que c’était pour vous.

– C’était pour moi », dit André, un peugêné.

« Un moment, nous avons eu peur qu’ellepasse comme tant d’autres, à cause de vos cinq étages. Alors nousétions là toutes les quatre à la fixer, à l’aimanter sans qu’elles’en doute avec nos quatre paires d’yeux ouverts. Nous la tirionstout doucement par les plumes de son chapeau et les dentelles de sapelisse. « Mais montez donc, madame, montez donc », à lafin, elle est entrée… Il y a tant d’aimant dans des yeux quiveulent bien ! »

De l’aimant, certes, elle en avait la chèrecréature, non seulement dans ses regards de couleur indécise,voilés ou riants comme le ciel de son Paris, mais dans sa voix,dans les draperies de sa robe. Jusqu’à la longue boucle, ombrageantson cou de statuette droit et fin, qui vous attirait par sa pointeun peu blondie, joliment tournée sur un doigt souple. Le thé servi,pendant que ces messieurs finissaient de causer et de boire – lepère Joyeuse était toujours très long à tout ce qu’il faisait, àcause de ses subites échappées dans la lune – les jeunes fillesrapprochèrent leur ouvrage, la table se couvrit de corbeillesd’osier, de broderies, de jolies laines rajeunissant de leurs tonséclatants les fleurs passées du vieux tapis, et le groupe del’autre soir se reforma dans le cercle lumineux de l’abat-jour, augrand contentement de Paul de Géry. C’était la première soirée dece genre qu’il passait dans Paris ; elle lui rappelaitd’autres bien lointaines, bercées par les mêmes rires innocents lebruit doux des ciseaux reposés sur la table, de l’aiguille piquantdu linge, ou ce froissement du feuillet qu’on tourne, et de chersvisages, à jamais disparus, serrés eux aussi autour de la lampe defamille, hélas ! si brusquement éteinte…

Entré dans cette intimité charmante, désormaisil n’en sortit plus, prit ses leçons parmi les jeunes filles, ets’enhardit à causer avec elles, quand le bonhomme refermait songrand livre. Ici tout le reposait de cette vie tourbillonnante oùle jetait la luxueuse mondanité du Nabab ; il se retrempait àcette atmosphère d’honnêteté, de simplicité, essayait aussi d’yguérir les blessures dont une main plus indifférente que cruellelui criblait le cœur sans merci.

« Des femmes m’ont haï, d’autres femmesm’ont aimé. Celle qui m’a fait le plus de mal n’a jamais eu pourmoi ni amour ni haine. » C’est cette femme, dont parle HenriHeines, que Paul avait rencontrée. Félicia était pleine d’accueilet de cordialité pour lui. Il n’y avait personne à qui elle fitmeilleur visage. Elle lui réservait un sourire particulier où l’onsentait la bienveillance d’un œil d’artiste s’arrêtant sur un typequi lui plaît, et la satisfaction d’un esprit blasé que le nouveauamuse, si simple qu’il paraisse. Elle aimait cette réserve,piquante chez un Méridional, la droiture de ce jugement dépourvu detoute formule artistique ou mondaine et ragaillardi d’une pointed’accent local. Cela la changeait du coup de pouce en zigzagdessinant l’éloge par un geste de rapin, des compliments decamarades sur la manière dont elle campait un bonhomme, ou bien deces admirations poupines, des « chaamant… tès gentil »dont la gratifiaient les jeunes gandins mâchonnant le bout de leurcanne. Celui-là au moins ne lui disait rien de semblable. Ellel’avait surnommé Minerve, à cause de sa tranquillité apparente, dela régularité de son profil ; et du plus loin qu’elle levoyait :

« Ah ! voilà Minerve… Salut, belleMinerve. Posez votre casque et causons. »

Mais ce ton familier, presque fraternel,convainquait le jeune homme de l’inutilité de son amour. Il sentaitbien qu’il n’entrerait pas plus avant dans cette camaraderieféminine où manquait la tendresse, et qu’il perdait chaque jour soncharme d’imprévu aux yeux de cette ennuyée de naissance quisemblait avoir déjà vécu sa vie et trouvait à tout ce qu’elleentendait ou voyait la fadeur d’un recommencement. Félicias’ennuyait. Son art seul pouvait la distraire, l’enlever, latransporter dans une féerie éblouissante, d’où elle retombait toutemeurtrie, étonnée chaque fois de ce réveil qui ressemblait à unechute. Elle se comparait elle-même à ces méduses dont l’éclattransparent, si vif dans la fraîcheur et le mouvement des vagues,s’en vient mourir sur le rivage en petites flaques gélatineuses.Pendant ces chômages artistiques où la pensée absente laisse lamain lourde sur l’outil, Félicia, privée du seul nerf moral de sonesprit devenait farouche, inabordable, d’une taquinerie haletante,revanche des mesquineries humaines contre les grands cerveauxlassés. Après qu’elle avait mis des larmes dans les yeux de tout cequi l’aimait, cherché les souvenirs pénibles ou les inquiétudesénervantes, touché le fond brutal et meurtrissant de sa fatigue,comme il fallait toujours que quelque drôleries se mêlât en elleaux choses les plus tristes, elle évaporait ce qui lui restaitd’ennui dans une espèce de cri de fauve embêté, un bâillement rugiqu’elle appelait « le cri du chacal au désert » et quifaisait pâlir la bonne Crenmitz surprise dans l’inertie de saquiétude.

Pauvre Félicia ! C’était bien un affreuxdésert que sa vie quand l’art ne l’égayait pas de ses mirages, undésert morne et plat où tout se perdait, se nivelait sous la mêmeimmensité monotone, amour naïf d’un enfant de vingt ans, capriced’un duc passionné, où tout se recouvrait d’un sable aride soufflépar les destins brûlants. Paul sentait ce néant voulait s’ysoustraire ; mais quelque chose le retenait, comme un poidsqui déroule une chaîne, et, malgré les calomnies entendues, lesbizarreries de l’étrange créature, il s’attardait délicieusementauprès d’elle, quitte à n’emporter de cette longue contemplationamoureuse que le désespoir d’un croyant réduit à n’adorer que desimages.

L’asile, c’était là-bas, dans ce quartierperdu où le vent soufflait si fort sans empêcher la flamme demonter blanche et droite, c’était le cercle de famille présidé parBonne-Maman. Oh ! celle-là ne s’ennuyait pas, elle ne poussaitjamais le cri du « chacal au désert ». Sa vie était bientrop remplie : le père à encourager, à soutenir, les enfants àinstruire, tous les soins matériels d’un logis auquel la mèremanque, ces préoccupations éveillées avec l’aube et que le soirendort, à moins qu’il les ramène en rêve, un de ces dévouementsinfatigables, mais sans effort apparent, très commodes pour lepauvre égoïsme humain, parce qu’ils dispensent de toutereconnaissance et se font à peine sentir tellement ils ont la mainlégère. Ce n’était pas la fille courageuse, qui travaille pournourrir ses parents, court le cachet du matin au soir, oublie dansl’agitation d’un métier tous les embarras de la maison. Non, elleavait compris la tâche autrement, abeille sédentaire restreignantses soins au rucher, sans un bourdonnement au-dehors parmi le grandair et les fleurs. Mille fonctions : tailleuse, modiste,raccommodeuse, comptable aussi, car M. Joyeuse, incapable detoute responsabilité, lui laissait la libre disposition desressources, maîtresse de piano, institutrice.

Comme il arrive dans les familles qui ontcommencé par l’aisance, Aline, en sa qualité d’aînée, avait étéélevée dans un des meilleurs pensionnats de Paris. Élise y étaitrestée deux ans avec elle ; mais les deux dernières, venuestrop tard, envoyées dans de petits externats de quartier, avaienttoutes leurs études à compléter, et ce n’était pas chose commode,la plus jeune riant à tout propos d’un rire de santé,d’épanouissement, de jeunesse, gazouillis d’alouette ivre de blévert et s’envolant à perte de vue loin du pupitre et des méthodes,tandis que Mlle Henriette, toujours hantée par ses idées degrandeur, son amour du « cossu », ne mordait pas non plustrès volontiers au travail. Cette jeune personne de quinze ans, àqui son père avait légué un peu de ses facultés imaginatives,arrangeait déjà sa vie d’avance et déclarait formellement qu’elleépouserait quelqu’un de la noblesse et n’aurait jamais plus detrois enfants : « Un garçon pour le nom, et deux petitesfilles… pour les habiller pareil…

– Oui, c’est cela, disait Bonne-Maman, tu leshabilleras pareil. En attendant, voyons un peu nosparticipes. »

Mais la plus occupante était Élise avec sonexamen subi trois fois sans succès, toujours refusée à l’histoireet se préparant à nouveau, prise d’un grand effroi et d’uneméfiance elle-même qui lui faisaient promener partout, ouvrir àchaque instant ce malheureux traité d’histoire de France, enomnibus, dans la rue, jusque sur la table du déjeuner ; mais,jeune fille déjà et fort jolie, elle n’avait plus cette petitemémoire mécanique de l’enfance où dates et événements s’incrustentpour toute la vie parmi d’autres préoccupations, la leçons’envolait en une minute malgré l’apparente application del’écolière, ses longs cils enfermant ses yeux, ses boucles balayantles pages, et sa bouche rose animée d’un petit tremblement attentifrépétant dix fois à la file : « Louis dit le Hutin,1314-1316. – Philippe V dit le Long, 1316-1322… 1322… Ah !Bonne-Maman, je suis perdue… Jamais je ne saurai… » AlorsBonne-Maman s’en mêlait, l’aidait à fixer son esprit, à emmagasinerquelques-unes de ces dates du Moyen Age barbares et pointues commeles casques des guerriers du temps. Et dans les intervalles de cestravaux multiples, de cette surveillance générale et constante,elle trouvait encore moyen de chiffonner de jolies choses, de tirerde sa corbeille à ouvrage quelque menue dentelle au crochet ou latapisserie en train qui ne la quittait pas plus que la jeune Éliseson histoire de France. Même en causant, ses doigts ne restaientpas inoccupés une minute.

« Vous ne vous reposez doncjamais ? » lui disait de Géry, pendant qu’elle comptait àdemi-voix les points de sa tapisserie, « trois, quatre,cinq », pour en varier les nuances.

« Mais c’est du repos ce travail-là,répondait-elle… Vous ne pouvez, vous autres hommes, savoir combienun travail à l’aiguille est utile à l’esprit des femmes. Ilrégularise la pensée, fixe par un point la minute qui passe et cequ’elle emporterait avec elle… Et que de chagrins calmés,d’inquiétudes oubliées grâce à cette attention toute physique, àcette répétition d’un mouvement égal, où l’on retrouve de force etbien vite – l’équilibre de tout son être… Cela ne m’empêche pasd’être à ce qu’on dit autour de moi, de vous écouter encore mieuxque je ne le ferais dans l’inaction… trois, quatre,cinq… »

Oh ! oui, elle écoutait. C’était visibleà l’animation de son visage, à la façon dont elle se redressaittout à coup, l’aiguille en l’air, le fil tendu sur son petit doigtrelevé. Puis elle repartait bien vite à l’ouvrage, quelquefois enjetant un mot juste et profond, qui s’accordait en général avec ceque pensait l’ami Paul. Une similitude de natures desresponsabilités et des devoirs pareils rapprochaient ces deuxjeunes gens, les faisaient s’intéresser à leurs préoccupationsréciproques. Elle savait le nom de ses deux frères, Pierre etLouis, ses projets pour leur avenir quand ils sortiraient ducollège… Pierre voulait être marin… « Oh ! non, pasmarin, disait Bonne-Maman, il vaut bien mieux qu’il vienne à Parisavec vous. » Et comme il avouait que Paris l’effrayait poureux, elle se moquait de ses terreurs, l’appelait provincial,remplie d’affection pour la ville où elle était née, où elle avaitgrandi chastement, et qui lui donnait en retour ces vivacités, cesraffinements de nature, cette bonne humeur railleuse qui feraientpenser que Paris avec ses pluies, ses brouillards, son ciel quin’en est pas un, est la véritable patrie des femmes, dont il ménageles nerfs et développe les qualités intelligentes et patientes.

Chaque jour Paul de Géry appréciait mieuxMlle Aline – il était seul à la nommer ainsi dans la maison –et chose étrange ! ce fut Félicia qui acheva de resserrer leurintimité. Quels rapports pouvait-il y avoir entre cette filled’artiste, lancée dans les sphères les plus hautes, et cette petitebourgeoise perdue au fond d’un faubourg ? Des rapportsd’enfance et d’amitié, des souvenirs communs, la grande cour del’institution Belin, où elles avaient joué trois ans ensemble.Paris est plein de ces rencontres. Un nom prononcé au hasard de laconversation éveille tout à coup cette questionstupéfaite :

« Vous la connaissez donc ?

– Si je connais Félicia… Mais nous étionsvoisines de pupitre en première classe. Nous avions le même jardin.Quelle bonne fille, belle, intelligente… »

Et, voyant le plaisir qu’on prenait àl’écouter, Aline rappelait les temps si proches qui déjà luifaisaient un passé, charmeur et mélancolique comme tous les passés.Elle était bien seule dans la vie, la petite Félicia. Le jeudi,quand on criait les noms au parloir, personne pour elle, excepté detemps en temps une bonne dame un peu ridicule, une anciennedanseuse, disait-on, que Félicia appelait la Fée. Elle avait ainsides surnoms pour tous ceux qu’elle affectionnait et qu’elletransformait dans son imagination. Pendant les vacances on sevoyait. Mme Joyeuse, tout en refusant d’envoyer Aline dansl’atelier de M. Ruys, invitait Félicia pour des journéesentières, journées bien courtes, entremêlées de travail, demusique, de rêves à deux, de jeunes causeries en liberté.« Oh ! quand elle me parlait de son art, avec cetteardeur qu’elle mettait à tout, comme j’étais heureuse del’entendre… Que de choses j’ai comprises par elle, dont je n’auraisjamais eu aucune idée ! Encore maintenant, quand nous allonsau Louvre avec papa, ou à l’exposition du 1er mai, cetteémotion particulière que vous cause une belle sculpture, un bontableau, me reporte tout de suite à Félicia. Dans ma jeunesse ellea représenté l’art, et cela allait bien à sa beauté, à sa nature unpeu décousue mais si bonne, où je sentais quelque chose desupérieur à moi, qui m’enlevait très haut sans m’intimider… Elle acessé de me voir tout à coup… Je lui ai écrit, pas de réponse…Ensuite la gloire est venue pour elle, pour moi les grandschagrins, les devoirs absorbants… Et de toute cette amitié, bienprofonde pourtant, puisque je n’en puis parler sans… « trois,quatre, cinq… » il ne reste plus rien que de vieux souvenirs àremuer comme une cendre éteinte… »

Penchée sur son travail, la vaillante fille sedépêchait de compter ses points, d’enfermer son chagrin dans lesdessins capricieux de sa tapisserie, pendant que de Géry, émud’entendre le témoignage de cette bouche pure en face des calomniesde quelques gandins évincés ou de camarades jaloux, se sentaitrelevé, rendu à la fierté de son amour. Cette sensation lui parutsi douce qu’il revint la chercher très souvent, non seulement lessoirs de leçon, mais d’autres soirs encore, et qu’il oubliaitpresque d’aller voir Félicia, pour le plaisir d’entendre Alineparler d’elle.

Un soir, comme il sortait de chez les Joyeuse,Paul trouva sur le palier le voisin, M. André, qui l’attendaitet prit son bras fébrilement :

« Monsieur de Géry », lui dit-ild’une voix tremblante, avec des yeux flamboyants derrière leurslunettes, la seule chose qu’on pût voir de son visage dans la nuit,« j’ai une explication à vous demander. Voulez-vous monterchez moi un instant ?… »

Il n’y avait entre ce jeune homme et lui quedes relations banales de deux habitués de la même maison qu’aucunautre lien ne rattache, qui semblent même séparés par une certaineantipathie de nature, de manière d’être. Quelle explicationpouvaient-ils donc avoir ensemble ? Il le suivit fortintrigué.

L’aspect du petit atelier transi sous sonvitrage, la cheminée vide, le vent soufflant comme au-dehors etfaisant vaciller la bougie, seule flamme de cette veillée de pauvreet de solitaire reflétée sur des feuillets épars tout griffonnés,enfin cette atmosphère des endroits habités où l’âme des habitantsse respire, fit comprendre à de Géry l’abord exalté d’AndréMaranne, ses longs cheveux rejetés et flottants, cette apparence unpeu excentrique bien excusable quand on la paye d’une vie desouffrances et de privations, et sa sympathie alla tout de suitevers ce courageux garçon dont il devinait d’un coup d’œil toutesles fiertés énergiques. Mais l’autre était bien trop ému pours’apercevoir de cette évolution. Sitôt la porte refermée, avecl’accent d’un héros de théâtre s’adressant au traîtreséducteur :

« Monsieur de Géry, lui dit-il, je nesuis pas encore un Cassandre… »

Et devant la stupéfaction de soninterlocuteur :

« Oui, oui, nous nous entendons… J’aitrès bien compris ce qui vous attire chez M. Joyeuse, etl’accueil empressé qu’on vous y fit ne m’a pas échappé non plus…Vous êtes riche, vous êtes noble, on ne peut hésiter entre vous etle pauvre poète qui fait un métier ridicule pour laisser tout letemps d’arriver au succès, lequel ne viendra peut-être jamais… Maisje ne me laisserai pas voler mon bonheur… Nous nous battrons,monsieur nous nous battrons », répétait-il excité par le calmepacifique de son rival… « J’aime depuis longtempsMlle Joyeuse… Cet amour est le but, la gaieté et la forced’une existence très dure, douloureuse par bien des côtés. Je n’aique cela au monde, et je préférerais mourir que d’yrenoncer. »

Bizarrerie de l’âme humaine ! Pauln’aimait pas cette charmante Aline. Tout son cœur était à uneautre. Il y pensait seulement comme à une amie, la plus adorabledes amies. Eh bien ! l’idée que Maranne s’en occupait, qu’ellerépondait sans doute à cette attention amoureuse lui procura lefrisson jaloux d’un dépit, et ce fut assez vivement qu’il demandasi Mlle Joyeuse connaissait ce sentiment d’André et l’avaitautorisé de quelque façon à proclamer ainsi ses droits.

« Oui, monsieur, Mlle Élise sait queje l’aime, et avant vos fréquentes visites…

– Élise… c’est d’Élise que vousparlez ?

– Et de qui voulez-vous donc que cesoit ?… Les deux autres sont trop jeunes… »

Il entrait bien dans les traditions de lafamille, celui-là. Pour lui, les vingt ans de Bonne-Maman, sa grâcetriomphante étaient dissimulés par un surnom plein de respect etses attributions providentielles.

Une très courte explication ayant calmél’esprit d’André Maranne, il présenta ses excuses à de Géry, le fitasseoir sur le fauteuil en bois sculpté qui servait à la pose, etleur causerie prit vite un caractère intime et sympathique, amenépar l’aveu si vif du début. Paul confessa qu’il était amoureux, luiaussi, et qu’il ne venait si souvent chez M. Joyeuse que pourparler de celle qu’il aimait avec Bonne-Maman qui l’avait connueautrefois.

« C’est comme moi, dit André. Bonne-Mamana toutes mes confidences ; mais nous n’avons encore rien osédire au père. Ma situation est trop médiocre… Ah ! quandj’aurai fait jouer Révolte ! »

Alors ils parlèrent de ce fameux drameRévolte ! auquel il travaillait depuis six mois, lejour, la nuit, qui lui avait tenu chaud pendant tout l’hiver, unhiver bien rude, mais dont la magie de la composition corrigeaitles rigueurs dans le petit atelier qu’elle transformait. C’est là,dans cet étroit espace, que tous les héros de sa pièce étaientapparus au poète comme des kobolds familiers tombés du toit ouchevauchant des rayons de lune, et avec eux les tapisseries dehaute lisse, les lustres étincelants, les fonds de parc aux perronslumineux, tout le luxe attendu des décors, ainsi que le tumulteglorieux de sa première représentation dont la pluie criblant levitrage, les écriteaux qui claquaient sur la porte figuraient pourlui les applaudissements, tandis que le vent, passant en bas dansle triste chantier de démolitions avec un bruit de voix flottantesapportées de loin en loin remportées, ressemblait à la rumeur desloges ouvertes sur le couloir et laissant circuler le succès parmiles caquetages et l’étourdissement de la foule. Ce n’était passeulement la gloire et l’argent qu’elle devait lui procurer cettebienheureuse pièce, mais quelque chose de plus précieux encore.Aussi avec quel soin il feuilletait le manuscrit en cinq groscahiers tout de bleu recouverts de ces cahiers comme la Levantineen étalait sur le divan de ses siestes et qu’elle marquait de soncrayon directorial.

Paul s’étant, à son tour, rapproché de latable, afin d’examiner le chef-d’œuvre, son regard fut attiré parun portrait de femme richement encadré, et qui, si près du travailde l’artiste, semblait être là pour y présider… Élise, sansdoute ?… Oh ! non, André n’avait pas encore le droit desortir de son entourage protecteur le portrait de sa petite amie…C’était une femme d’une quarantaine d’années, l’air doux, blonde,et d’une grande élégance. En la voyant, de Géry ne put retenir uneexclamation.

« Vous la connaissez ? fit AndréMaranne.

– Mais oui… Mme Jenkins, la femme dudocteur irlandais. J’ai soupé chez eux cet hiver.

– C’est ma mère… »

Et le jeune homme ajouta sur un ton plusbas :

« Mme Maranne a épousé en secondesnoces le docteur Jenkins… Vous êtes surpris, n’est-ce pas, de mevoir dans cette détresse quand mes parents vivent au milieu duluxe ?… Mais, vous savez, les hasards de la famille groupentparfois ensemble des natures si différentes… Mon beau-père et moinous n’avons pu nous entendre… Il voulait faire de moi un médecin,tandis que je n’avais de goût que pour écrire. Alors, afin d’éviterdes débats continuels dont ma mère souffrait, j’ai préféré quitterla maison et tracer mon sillon tout seul, sans le secours depersonne… Rude affaire ! les fonds manquaient… Toute lafortune est à ce… à M. Jenkins… Il s’agissait de gagner savie, et vous n’ignorez pas comme c’est une chose difficile pour desgens tels que nous, soi-disant bien élevés… Dire que, dans toutl’acquis de ce qu’on est convenu d’appeler une éducation complète,je n’ai trouvé que ce jeu d’enfant à l’aide duquel je pouvaisespérer gagner mon pain. Quelques économies, ma bourse de jeunehomme, m’ont servi à acheter mes premiers outils, et je me suisinstallé bien loin, tout au bout de Paris, pour ne pas gêner mesparents. Entre nous, je crois que je ne ferai jamais fortune dansla photographie. Les premiers temps surtout ont été d’un dur… Il nevenait personne, ou, si par hasard quelque malheureux montait, jele manquais, je le répandais sur ma plaque en un mélange blafard etvague comme une apparition. Un jour, dans tout le commencement, ilm’est arrivé une noce, la mariée tout en blanc, le marié avec ungilet… comme ça !… Et tous les invités dans des gants blancsqu’ils tenaient à conserver sur leur portrait pour la rareté dufait… Non, j’ai cru que je deviendrais fou… Ces figures noires, lesgrandes taches blanches de la robe, des gants, des fleursd’oranger, la malheureuse mariée en reine des Niams-Niams sous sacouronne qui fondait dans ses cheveux… Et tous si pleins de bonnevolonté, d’encouragements pour l’artiste… Je les ai recommencés aumoins vingt fois, tenus jusqu’à cinq heures du soir. Ils ne m’ontquitté qu’à la nuit pour aller dîner. Voyez-vous cette journée denoces passée dans une photographie… »

Pendant qu’André lui racontait avec cettebonne humeur les tristesses de sa vie, Paul se rappelait la sortiede Félicia à propos des bohèmes et tout ce qu’elle disait à Jenkinssur ces courages exaltés, avides de privations et d’épreuves. Ilsongeait aussi à la passion d’Aline pour son cher Paris dont il neconnaissait, lui, que les excentricités malsaines, tandis que lagrande ville cachait dans ses replis tant d’héroïsmes inconnus etde nobles illusions. Cette impression déjà ressentie à l’abri de lagrosse lampe des Joyeuse, il l’avait peut-être plus vive dans cemilieu moins tiède, moins tranquille, où l’art mettait en plus sonincertitude désespérée ou glorieuse ; et c’est le cœur touchéqu’il écoutait André Maranne lui parler d’Élise, de l’examen silong à passer, de la photographie difficile, de tout cet imprévu desa vie, qui cesserait certainement « quand il aurait faitjouer Révolte ! », un adorable sourireaccompagnant sur les lèvres du poète cet espoir si souvent formuléet qu’il se dépêchait de railler lui-même comme pour ôter auxautres le droit de le faire.

Chapitre 10MÉMOIRES D’UN GARÇON DE BUREAU. – LES DOMESTIQUES !

Vraiment la fortune à Paris a des tours deroue vertigineux !

Avoir vu la Caisse territoriale commeje l’ai vue, des pièces sans feu, jamais balayées, le désert avecsa poussière, haut de ça de protêts sur les bureaux, tous les huitjours une affiche de vente à la porte, mon fricot répandantlà-dessus l’odeur d’une cuisine de pauvre ; puis assistermaintenant à la reconstitution de notre société dans ses salonsmeublés à neuf, où je suis chargé d’allumer des feux de ministère,au milieu d’une foule affairée des coups de sifflet, des sonnettesélectriques, des piles d’écus qui s’écroulent, cela tient duprodige. Il faut que je me regarde moi-même pour y croire, quej’aperçoive dans une glace mon habit gris de fer, rehausséd’argent, ma cravate blanche, ma chaîne d’huissier comme j’en avaisune à la faculté les jours de séance… Et dire que pour opérer cettetransformation, pour ramener sur nos fronts la gaieté mère de laconcorde, rendre à notre papier sa valeur décuplée, à notre chergouverneur l’estime et la confiance dont il était si injustementprivé, il a suffi d’un homme, de ce richard surnaturel que les centvoix de la renommée désignent sous le nom du Nabab.

Oh ! la première fois qu’il est venu dansles bureaux, avec sa belle prestance, sa figure un peu chiffonnéepeut-être, mais si distinguée, ses manières d’un habitué des cours,à tu et à toi avec tous les princes d’Orient, enfin ce je ne saispas quoi d’assuré et de grand que donne l’immense fortune, j’aisenti mon cœur se fondre dans mon gilet à deux rangs de boutons.Ils auront beau dire avec leurs grands mots d’égalité, defraternité, il y a des hommes qui sont tellement au-dessus desautres qu’on voudrait s’aplatir devant eux, trouver des formulesd’adoration nouvelles pour les forcer à s’occuper de vous.Hâtons-nous d’ajouter que je n’ai eu besoin de rien de semblablepour attirer l’attention du Nabab. Comme je m’étais levé sur sonpassage – ému, mais toujours digne, on peut se fier à Passajon, ilm’a regardé en souriant et il a dit à demi-voix au jeune homme quil’accompagnait : « Quelle bonne tête de… » puis unmot après que je n’ai pas bien entendu, un mot enart,comme léopard. Pourtant non, ça ne doit pas être cela, je ne mesache pas une tête de léopard. Peut être Jean Bart, quoiquecependant je ne voie pas le rapport… Enfin, il a toujoursdit : « Quelle bonne tête… » et cette bienveillancem’a rendu hier. Du reste, tous ces messieurs sont avec moi d’unebonté, d’une politesse. Il paraît qu’il y a eu une discussion à monsujet dans le conseil pour savoir si on me garderait ou si l’on merenverrait comme notre caissier, cette espèce de grincheux quiparlait toujours de « faire fiche » le monde aux galèreset qu’on a prié d’aller fabriquer ailleurs ses devants de chemiseséconomiques. Bien fait ! Ça lui apprendra à être grossier avecles gens.

Pour moi, M. le gouverneur a bien vouluoublier mes paroles un peu vives en souvenir de mes états deservices à la Territoriale et ailleurs ; et à lasortie du conseil, il m’a dit avec son accent musical :« Passajon, vous nous restez. » On se figure si j’ai étéheureux, si je me suis confondu en marques de reconnaissance.Songez donc ! Je serais parti avec mes quatre sous sans espoird’en gagner jamais d’autres, obligé d’aller cultiver ma vigne dansce petit pays de Montbars, bien étroit pour un homme qui a vécu aumilieu de toute l’aristocratie financière de Paris et des coups debanque qui font les fortunes. Au lieu de cela, me voilà établi ànouveau dans une place magnifique, ma garde-robe renouvelée, et meséconomies, que j’ai palpées tout un jour, confiées aux bons soinsdu gouverneur qui s’est chargé de les faire fructifier. Je croisqu’il s’y entend à la manœuvre, celui-là. Et pas la moindreinquiétude à avoir. Toutes les craintes s’évanouissent devant lemot à la mode en ce moment dans tous les conseils d’administration,dans toutes les réunions d’actionnaires, à la Bourse, sur lesboulevards et partout : « Le Nabab est dansl’affaire… » C’est-à-dire l’or déborde, les pirescombinazione sont excellentes…

Il est si riche cet homme-là !

Riche à un point qu’on ne peut pas croire.Est-ce qu’il ne vient pas de prêter de la main à la main quinzemillions au bey de Tunis… Je dis bien, quinze millions… Histoire defaire une niche aux Hemerlingue, qui voulaient le brouiller avec cemonarque et lui couper l’herbe sous le pied dans ces beaux paysd’Orient où elle pousse dorée, haute et drue… C’est un vieux Turcque je connais, le colonel Brahim, un de nos conseils à laTerritoriale, qui a arrangé cette affaire. Naturellement,le bey qui se trouvait, paraît-il, à court d’argent de poche, a ététrès touché de l’empressement du Nabab à l’obliger, et il vient delui envoyer par Brahim une lettre de remerciement dans laquelle illui annonce qu’à son prochain voyage à Vichy il passera deux jourschez lui à ce beau château de Saint-Romans, que l’ancien bey, lefrère de celui-ci, a déjà honoré de sa visite. Vous pensez quelhonneur ! Recevoir un prince régnant. Les Hemerlingue sontdans une rage. Eux qui avaient si bien manœuvré le fils à Tunis, lepère à Paris, pour mettre le Nabab en défaveur… C’est vrai aussique quinze millions sont une grosse somme. Et ne dites pas :« Passajon nous en conte. » La personne qui m’a mis aucourant de l’histoire a tenu entre ses mains le papier envoyé parle bey dans une enveloppe de soie verte timbrée du sceau royal. Sielle ne l’a pas lu, c’est que ce papier était écrit en lettresarabes, sans quoi elle en aurait pris connaissance comme de toutela correspondance du Nabab. Cette personne c’est son valet dechambre, M. Noël, auquel j’ai eu l’honneur d’être présentévendredi dernier à une petite soirée de gens en condition qu’iloffrait à tout son entourage. Je consigne le récit de cette fêtedans mes mémoires, comme une des choses les plus curieuses quej’aie vues pendant mes quatre ans passés de séjour à Paris.

J’avais cru d’abord quand M. Francis, levalet de chambre de Monpavon, me parla de la chose, qu’ils’agissait d’une de ces petites boustifailles clandestines comme onen fait quelquefois dans les mansardes de notre boulevard avec lesrestes montés par Mlle Séraphine et les autres cuisinières dela maison, où l’on boit du vin volé, où l’on s’empiffre, assis surdes malles avec le tremblement de la peur et deux bougies qu’onéteint au moindre craquement dans les couloirs. Ces cachotteriesrépugnent à mon caractère… Mais quand je reçus, comme pour le baldes gens de maison, une invitation sur papier rose écrite d’unetrès belle main :

M. Noël pri M… de se randre à sasoire du 25 couran.

On soupra.

Je vis bien, malgré l’orthographe défectueuse,qu’il s’agissait de quelque chose de sérieux et d’autorité ;je m’habillai donc de ma plus neuve redingote, de mon linge le plusfin, et me rendis place Vendôme, à l’adresse indiquée parl’invitation.

M. Noël avait profité pour donner sa fêted’une première représentation à l’Opéra où la belle société serendait en masse, ce qui mettait jusqu’à minuit la bride sur le couà tout le service et la baraque entière à notre disposition.

Nonobstant, l’amphitryon avait préféré nousrecevoir en haut dans sa chambre, et je l’approuvai fort, étant encela de l’avis du bonhomme :

Fi du plaisir

Que la crainte peut corrompre !

Mais parlez-moi des combles de la placeVendôme. Un tapis feutre sur le carreau, le lit caché dans unealcôve des rideaux d’algérienne à raies rouges, une pendule à sujeten marbre vert, le tout éclairé par des lampes modérateurs. Notredoyen M. Chalmette n’est pas mieux logé que cela à Dijon.J’arrivai sur les neuf heures avec le vieux Francis à Monpavon, etje dois avouer que mon entrée fit sensation, précédé que j’étaispar mon passé académique, ma réputation de civilité et de grandsavoir. Ma belle mine fit le reste, car il faut bien dire qu’onsait se présenter. M. Noël, en habit noir, très brun de peau,favoris en côtelette, vint au-devant de nous :

« Soyez le bienvenu, monsieurPassajon », me dit-il ; en prenant ma casquette à galonsd’argent que j’avais gardée, pour entrer, à la main droite, selonl’usage, il la donna à un nègre gigantesque en livrée rouge etor.

« Tiens, Lakdar, accroche ça… etça… », ajouta-t-il par manière de risée en lui allongeant uncoup de pied en un certain endroit du dos.

On rit beaucoup de cette saillie, et nous nousmîmes à causer d’amitié. Un excellent garçon, ce M. Noël, avecson accent du Midi, sa tournure décidée, la rondeur et lasimplicité de ses manières. Il m’a fait penser au Nabab moins ladistinction toutefois. J’ai remarqué d’ailleurs ce soir-là que cesressemblances sont fréquentes chez les valets de chambre qui,vivant en commun avec leurs maîtres, dont ils sont toujours un peuéblouis, finissent par prendre de leur genre et de leurs façons.Ainsi M. Francis a un certain redressement du corps en étalantson plastron de linge, une manie de lever les bras pour tirer sesmanchettes, c’est le Monpavon tout craché. Quelqu’un, par exemple,qui ne ressemble pas à son maître, c’est Joë, le cocher du docteurJenkins. Je l’appelle Joë, mais à la soirée tout le mondel’appelait Jenkins ; car dans ce monde-là, les gens d’écuriese donnent entre eux le nom de leurs patrons, se traitent deBois-l’Héry, de Monpavon et de Jenkins, tout court. Est-ce pouravilir les supérieurs, relever la domesticité ? Chaque pays ases usages ; il n’y a qu’un sot qui doive s’en étonner. Pouren revenir à Joë Jenkins, comment le docteur si affable, si parfaitde tout point, peut-il garder à son service cette brute gonflée deporter et de gin qui reste silencieuse pendantdes heures, puis, au premier coup de boisson dans la tête, se met àhurler, à vouloir boxer tout le monde, à preuve la scènescandaleuse qui venait d’avoir lieu quand nous sommes entrés.

Le petit groom du marquis, Tom Bois-l’Hérycomme on l’appelle ici, avait voulu rire avec ce malotrud’Irlandais qui – sur une raillerie de gamin parisien – lui avaitriposté par un terrible coup de poing de Belfast au milieu de lafigure.

« Saucisson à pattes, moâ !…Saucisson à pattes moâ !… » répétait le cocher ensuffoquant, tandis qu’on emportait son innocente victime dans lapièce à côté où ces dames et demoiselles étaient en train de luibassiner le nez. L’agitation s’apaisa bientôt grâce à notrearrivée, grâce aussi aux sages paroles de M. Barreau, un hommed’âge, posé et majestueux, dans mon genre. C’est le cuisinier duNabab, un ancien chef du café Anglais que Cardailhac, le directeurdes Nouveautés, a procuré à son ami. À le voir en habit, cravateblanche, sa belle figure pleine et rasée, vous l’auriez pris pourun des grands fonctionnaires de l’Empire. Il est vrai qu’uncuisinier dans une maison où l’on a tous les matins la table misepour trente personnes, plus le couvert de madame, tout cela senourrissant de fin et de surfin, n’est pas un fricoteur ordinaire.Il touche des appointements de colonel, logé, nourri, et puis lagratte ! On ne s’imagine pas ce que c’est que la gratte dansune boîte comme celle-ci. Aussi chacun lui parlait-ilrespectueusement, avec les égard dus à un homme de sonimportance : « Monsieur Barreau » par-ci, « Moncher monsieur Barreau » par-là. C’est qu’il ne faut pass’imaginer que les gens de maison entre eux soient tous compères etcompagnons. Nulle part plus que chez eux on n’observe lahiérarchie. Ainsi j’ai bien vu à la soirée de M. Noël que lescochers ne frayaient pas avec leurs palefreniers, ni les valets dechambre avec les valets de pied et les chasseurs, pas plus quel’argentier, le maître d’hôtel ne se mêlaient au bas office ;et lorsque M. Barreau faisait une petite plaisanteriequelconque, c’était plaisir de voir comme ses sous ordres avaientl’air de s’amuser. Je ne suis pas contre ces choses-là. Bien aucontraire. Comme disait notre doyen : « Une société sanshiérarchie, c’est une maison sans escalier. » Seulement lefait m’a paru bon à relater dans ces mémoires.

La soirée, je n’ai pas besoin de le dire, nejouit de tout son éclat qu’au retour de son plus bel ornement, lesdames et demoiselles qui étaient allées soigner le petit Tom,femmes de chambre aux cheveux luisants et pommadés, femmes decharge en bonnets garnis de rubans, négresses, gouvernantes,brillante assemblée où j’eus tout de suite beaucoup de prestigegrâce à ma tenue respectable et au surnom de « mononcle » que les plus jeunes parmi ces aimables personnesvoulurent bien me donner. Je pense qu’il y avait là pas mal defriperie, de la soie, de la dentelle, même du velours assez fané,des gants à huit boutons nettoyés plusieurs fois et de laparfumerie ramassée sur la toilette de madame ; mais lesvisages étaient contents, les esprits tout à la gaieté, et je susme faire un petit coin très animé, toujours à la convenance – celava sans dire – et comme il sied à un individu dans ma position. Cefut du reste le ton général de la soirée. Jusque vers la fin durepas je n’entendis aucun de ces propos malséants, aucune de ceshistoires scandaleuses qui amusent si fort ces messieurs duconseil ; et je me plais à constater que Bois-l’Héry lecocher, pour ne citer que celui-là, est autrement bien élevé queBois-l’Héry le maître.

M. Noël, seul, tranchait par son tonfamilier et la vivacité de ses reparties. En voilà un qui ne segêne pas pour appeler les choses par leur nom. C’est ainsi qu’ildisait tout haut à M. Francis, d’un bout à l’autre dusalon : « Dis donc, Francis, ton vieux filou nous aencore tiré une carotte cette semaine… » Et comme l’autre serengorgeait d’un air digne, M. Noël s’est mis à rire :« T’offusque pas, ma vieille… Le coffre est solide… Vous n’enviendrez jamais à bout. » Et c’est alors qu’il nous a racontéle prêt des quinze millions dont j’ai parlé plus haut.

Cependant je m’étonnais de ne voir faire aucunpréparatif pour ce souper que mentionnaient les cartesd’invitation, et je manifestais tout bas mon inquiétude à une demes charmantes nièces qui me répondit :

« On attend M. Louis.

– M. Louis ?…

– Comment ! Vous ne connaissez pasM. Louis, le valet de chambre du duc de Mora ? »

On m’apprit alors ce qu’était cet influentpersonnage dont les préfets, les sénateurs, même les ministresrecherchent la protection, et qui doit la leur faire payer salé,puisque avec ses douze cents francs d’appointements chez le duc, ila économisé vingt-cinq mille livres de rente, qu’il a sesdemoiselles en pension au Sacré-Cœur, son garçon au collègeBourdaloue, et un chalet en Suisse où toute la famille vas’installer aux vacances.

Le personnage arriva par là-dessus ; maisrien dans son physique n’aurait fait deviner cette position uniqueà Paris. Pas de majesté dans la tournure, un gilet boutonnéjusqu’au col, l’air chafouin et insolent, et une façon de parlersans remuer les lèvres, bien malhonnête pour ceux qui vousécoutent.

Il salua l’assemblée d’un léger mouvement detête tendit un doigt à M. Noël, et nous étions là à nousregarder, glacés par ses grandes manières, quand une porte s’ouvritau fond et le souper nous apparut avec toutes sortes de viandesfroides, des pyramides de fruits des bouteilles de toutes lesformes, sous les feux de deux candélabres.

« Allons, messieurs, la main auxdames… »

En une minute nous voici installés, ces damesassises avec les plus âgés ou les plus conséquents de nous, tousles autres debout, servant, bavardant, buvant dans tous les verres,piquant un morceau dans toutes les assiettes. J’avaisM. Francis pour voisin, et je dus entendre ses rancunes contreM. Louis, dont il jalousait la place si belle en comparaisonde celle qu’il occupait chez son décavé de la noblesse.

« C’est un parvenu, me disait-il toutbas… Il doit sa fortune à sa femme, à Mme Paul. »

Il paraît que cette Mme Paul est unefemme de charge, depuis vingt ans chez le duc, et qui s’entendcomme personne à lui fabriquer une certaine pommade pour desincommodités qu’il a. Mora ne peut pas s’en passer. Voyant cela,M. Louis a fait la cour à cette vieille dame, l’a épouséequoique bien plus jeune qu’elle ; et afin de ne pas perdre sagarde-malade aux pommades, l’Excellence a pris le mari pour valetde chambre. Au fond, malgré ce que je disais à M. Francis, moije trouvais ça très bien et conforme à la plus saine morale puisquele maire et le curé y ont passé. D’ailleurs, cet excellent repas,composé de nourritures fines et très chères que je ne connaissaispas même de nom, m’avait bien disposé l’esprit à l’indulgence et àla bonne humeur. Mais tout le monde n’était pas dans les mêmesdispositions, car j’entendais de l’autre côté de la table la voixde basse-taille de M. Barreau qui grondait :

« De quoi se mêle-t-il ? Est-ce queje mets le nez dans son service ? D’abord c’est Bompain que çaregarde et pas lui… Et puis, quoi ! Qu’est-ce qu’on mereproche ? Le boucher m’envoie cinq paniers de viande tous lesmatins. Je n’en use que deux, je lui revends les trois autres. Quelest le chef qui ne fait pas ça ? Comme si, au lieu de venirespionner dans mon sous-sol, il ne ferait pas mieux de veiller augrand coulage de là-haut. Quand je pense qu’en trois mois la cliquedu premier a fumé pour vingt-huit mille francs de cigares…Vingt-huit mille francs ! Demandez à Noël si je mens. Et ausecond, chez madame, c’est là qu’il y en a un beau gâchis de linge,de robes jetées au bout d’une fois, des bijoux à poignée, desperles qu’on écrase en marchant. Oh ! mais, attends un peu, jete le repincerai ce petit monsieur-là. »

Je compris qu’il s’agissait deM. de Géry, ce jeune secrétaire du Nabab qui vientsouvent à la Territoriale, où il est toujours àfarfouiller dans les livres. Très poli certainement mais un garçontrès fier qui ne sait pas se faire valoir. Ça n’a été autour de latable qu’un concert de malédictions contre lui. M. Louislui-même a pris la parole à ce sujet avec son grand air :

« Chez nous, mon cher monsieur Barreau,le cuisinier a eu tout récemment une histoire dans le genre de lavôtre avec le chef de cabinet de Son Excellence qui s’était permisde lui faire quelques observations sur la dépense. Le cuisinier estmonté chez le duc dare-dare, en tenue d’office, et la main sur lecordon de son tablier : « Que Votre Excellence choisisseentre monsieur et moi… » Le duc n’a pas hésité. Des chefs decabinet on en trouve tant qu’on en veut ; tandis que les bonscuisiniers, on les connaît. Il y en a quatre en tout dans Paris… Jevous compte, mon cher Barreau… Nous avons congédié notre chef decabinet en lui donnant une préfecture de première classe commeconsolation, mais nous avons gardé notre chef de cuisine.

– Ah ! voilà… » dit M. Barreau,qui jubilait d’entendre cette histoire…

« Voilà ce que c’est de servir chez ungrand seigneur… Mais les parvenus sont les parvenus, qu’est-ce quevous voulez ?

– Et Jansoulet n’est que ça, ajoutaM. Francis en tirant ses manchettes… Un homme qui a étéportefaix à Marseille. »

Là-dessus, M. Noël prit la mouche.

« Hé ! là-bas vieux Francis, vousêtes tout de même bien content de l’avoir pour payer vos cuites debouillotte, le portefaix de la Canebière… On t’en collera desparvenus comme nous, qui prêtent des millions aux rois et que lesgrands seigneurs comme Mora ne rougissent pas d’admettre à leurtable…

– Oh ! à la campagne », ricanaM. Francis en faisant voir sa vieille dent.

L’autre se leva, tout rouge, il allait sefâcher, mais M. Louis fit signe avec la main qu’il avaitquelque chose à dire et M. Noël s’assit tout de suite, mettantcomme nous tous son oreille en cornet pour ne rien perdre desaugustes paroles.

« C’est vrai », disait lepersonnage, parlant du bout des lèvres et sirotant son vin à petitscoups, « c’est vrai que nous avons reçu le Nabab à Grand-boisl’autre semaine. Il s’est même passé quelque chose de très amusant…Nous avons beaucoup de champignons dans le second parc, et SonExcellence s’amuse quelquefois à en ramasser. Voilà qu’à dîner onsert un grand plat d’oronges… Il y avait là, chose… machin… commentdonc… Marigny, le ministre de l’Intérieur, Monpavon, et votremaître ; mon cher Noël. Les champignons font le tour de latable, ils avaient bonne mine, ces messieurs en remplissent leursassiettes, excepté M. le duc qui ne les digère pas et croitpar politesse devoir dire à ses invités : « Oh !vous savez, ce n’est pas que je me méfie. Ils sont très sûrs… C’estmoi-même qui les ai cueillis.

– Sapristi ! dit Monpavon en riant,alors, mon cher Auguste, permettez que je n’y goûte pas. »Marigny, moins familier, regardait son assiette de travers.

« Mais si, Monpavon, je vous assure… ilsont l’air très sains ces champignons. Je regrette vraiment den’avoir plus faim »

Le duc restait très sérieux. « Ahçà ! monsieur Jansoulet, j’espère bien que vous n’allez pas mefaire cet affront, vous aussi. Des champignons choisis par moi.

– Oh ! Excellence, comment donc !…Mais les yeux fermés. »

Vous pensez s’il avait de la veine, ce pauvreNabab, pour la première fois qu’il mangeait chez nous. Duperron,qui servait en face de lui, nous a raconté ça à l’office. Il paraîtqu’il n’y avait rien de plus comique que de voir le Jansoulet sebourrer de champignons en roulant des yeux épouvantés, pendant queles autres le regardaient curieusement sans toucher à leursassiettes. Il en suait, le malheureux ! Et ce qu’il y a deplus fort, c’est qu’il en a repris, il a eu le courage d’enreprendre. Seulement il se fourrait des verrées de vin comme unmaçon, entre chaque bouchée… Eh bien ! voulez-vous que je vousdise ? C’est très malin ce qu’il a fait là ; et ça nem’étonne plus maintenant que ce gros bouvier soit devenu le favorides souverains. Il sait où les flatter, dans les petitesprétentions qu’on n’avoue pas… Bref, le duc est toqué de lui depuisce jour. »

Cette historiette fit beaucoup rire, etdissipa les nuages assemblés par quelques paroles imprudentes. Etalors, comme le vin avait délié les langues, que chacun seconnaissait mieux, on posa les coudes sur la table et l’on se mit àparler des maîtres, des places où l’on avait servi de ce qu’on yavait vu de drôle. Ah ! j’en ai entendu de ces aventures, j’enai vu défiler de ces intérieurs. Naturellement j’ai fait aussi monpetit effet avec l’histoire de mon garde-manger à laTerritoriale, l’époque où je mettais mon fricot dans lacaisse vide, ce qui n’empêchait pas notre vieux caissier, trèsformaliste, de changer le mot de la serrure tous les deux jours,comme s’il y avait eu dedans tous les trésors de la Banque deFrance. M. Louis a paru prendre plaisir à mon anecdote. Maisle plus étonnant, ça été ce que le petit Bois-l’Héry, avec sonaccent de voyou parisien, nous a raconté du ménage de sesmaîtres…

« Marquis et marquise de Bois-l’Héry,deuxième étage boulevard Haussmann. Un mobilier comme auxTuileries, du satin bleu sur tous les murs, des chinoiseries, destableaux, des curiosités, un vrai musée, quoi ! débordantjusque sur le palier. Service très calé : six domestiquesl’hiver livrée marron, l’été livrée nankin. On voit ces gens-làpartout, aux petits lundis, aux courses, aux premièresreprésentations, aux bals d’ambassade, et toujours leur nom dansles journaux avec une remarque sur les belles toilettes de madameet le chic épatant de monsieur… Eh bien ! tout ça n’est riendu tout que du fla-fla, du plaqué, de l’apparence, et quand ilmanque cent sous au marquis, personne ne les lui prêterait sur sespossessions… Le mobilier est loué à la quinzaine chez Fitily, letapissier des cocottes. Les curiosités, les tableaux appartiennentau vieux Schwalbach, qui adresse là ses clients et leur fait payerdoublement cher parce qu’on ne marchande pas quand on croit acheterà un marquis, à un amateur. Pour les toilettes de la marquise, lamodiste et la couturière les lui fournissent à l’œil chaque saison,lui font porter les modes nouvelles un peu cocasses parfois maisque la société adopte ensuite parce que madame est très belle femmeencore et réputée pour l’élégance ; c’est ce qu’on appelle unelanceuse. Enfin, les domestiques ! Provisoires commele reste, changés tous les huit jours au gré du bureau de placementqui les envoie là faire un stage pour les places sérieuses. Si l’onn’a ni répondants, ni certificats, qu’on tombe de prison oud’ailleurs, Glanand, le grand placier de la rue de la Paix, vousexpédie boulevard Haussmann. On sert une, deux semaines, le tempsd’acheter les bons renseignements du marquis, qui, bien entendu, nevous paye pas et vous nourrit à peine, car dans cette maison-là lesfourneaux de la cuisine restent froids la plupart du temps,Monsieur et Madame s’en allant dîner en ville presque tous lessoirs ou dans des bals où l’on soupe. C’est positif qu’il y a desgens à Paris qui prennent le buffet au sérieux et font le premierrepas de leur journée passé minuit. Aussi les Bois-l’Héry sontrenseignés sur les maisons à buffet. Ils vous diront qu’on soupetrès bref à l’ambassade d’Autriche, que l’ambassade d’Espagnenéglige un peu les vins, et que c’est encore aux Affairesétrangères qu’on trouve les meilleurs chaud-froid de volailles. Etvoilà la vie de ce drôle de ménage. Rien de ce qu’ils ont ne tientsur eux, tout est faufilé, attaché avec des épingles. Un coup devent, et tout s’envole. Mais au moins ils sont sûrs de ne rienperdre. C’est ça qui donne au marquis cet air blagueur de pèretranquille qu’il a en vous regardant, les deux mains dans sespoches, comme pour vous dire « Eh ben, après ! Qu’est-cequ’on peut me faire ? »

Et le petit groom, dans l’attitude susdite,avec sa tête d’enfant vieillot et vicieux, imitait si bien sonpatron qu’il me semblait le voir lui-même au milieu de notreconseil d’administration, planté devant le gouverneur etl’accablant de ses plaisanteries cyniques. C’est égal, il fautavouer que Paris est une fièrement grande ville pour qu’on puisse yvivre ainsi quinze ans, vingt ans d’artifices, de ficelles, depoudre aux yeux, sans que tout le monde vous connaisse, et faireencore une entrée triomphante dans un salon derrière son nom crié àtoute volée : « Monsieur le marquis deBois-l’Héry. »

Non, voyez-vous, ce qu’on apprend de chosesdans une soirée de domestiques ; ce que la société parisienneest curieuse à regarder ainsi par le bas, par les sous-sols, ilfaut y être allé pour le croire. Ainsi, me trouvant entreM. Francis et M. Louis, voici un petit bout deconversation confidentielle que j’ai saisi sur le sire de Monpavon.M. Louis disait :

« Vous avez tort, Francis, vous êtes enfonds en ce moment. Vous devriez en profiter pour rendre cet argentau Trésor.

– Qu’est-ce que vous voulez ? répondaitM. Francis d’un air malheureux… Le jeu nous dévore.

– Oui, je sais bien. Mais prenez garde. Nousne serons pas toujours là. Nous pouvons mourir, descendre dupouvoir. Alors on vous demandera des comptes là-bas. Et ce seraterrible… »

J’avais bien souvent entendu chuchoter cettehistoire d’un emprunt forcé de deux cent mille francs que lemarquis aurait fait à l’État, du temps qu’il était receveurgénéral ; mais le témoignage de son valet de chambre étaitpire que tout… Ah ! si les maîtres se doutaient de ce quesavent les domestiques, de tout ce qu’on raconte à l’office, s’ilspouvaient voir leur nom traîner au milieu des balayuresd’appartement et des détritus de cuisine, jamais ils n’oseraientplus seulement dire : « Fermez la porte » ou« attelez ». Voilà, par exemple, le docteur Jenkins, laplus riche clientèle de Paris, dix ans de ménage avec une femmemagnifique, recherchée partout ; il a eu beau tout faire pourdissimuler sa situation, annoncer à l’anglaise son mariage dans lesjournaux, n’admettre chez lui que des domestiques étrangers sachantà peine trois mots de français. Avec ces trois mots, assaisonnés dejurons de faubourg et de coups de poing sur la table, son cocherJoë, qui le déteste, nous a raconté toute son histoire pendant lesouper.

« Elle va claquer, son Irlandaise, savraie… Savoir maintenant s’il épousera l’autre. Quarante-cinq ans,mistress Maranne, et pas un schelling… Faut voir comme elle a peurd’être lâchée… L’épousera, l’épousera pas… kss… kss… nous allonsrire. » Et plus on le faisait boire plus il en racontait,traitant sa malheureuse maîtresse comme la dernière des dernières…Moi j’avoue qu’elle m’intéressait, cette fausse Mme Jenkins,qui pleure dans tous les coins, supplie son amant comme le bourreauet court le risque d’être plantée là, quand toute la société lacroit mariée, respectable, établie. Les autres ne faisaient qu’enrire, les femmes surtout. Dame ! c’est amusant quand on est encondition de voir que ces dames de la haute ont leurs affrontsaussi et des tourments qui les empêchent de dormir.

Notre tablée présentait à ce moment le coupd’œil le plus animé, un cercle de figures joyeuses tendues vers cetIrlandais qui avait le pompon pour son anecdote. Cela excitait desenvies, on cherchait, on ramassait dans sa mémoire ce qu’il pouvaity traîner de vieux scandales d’aventures de maris trompés, de cesfaits intimes vidés à la table de cuisine avec les fonds de platset les fonds de bouteilles. C’est que le champagne commençait àfaire des siennes parmi les convives. Joë voulait danser une giguesur la nappe. Les dames, au moindre mot un peu gai, se renversaientavec des rires aigus de personnes qu’on chatouille, laissanttraîner leurs jupons brodés sous la table pleine de débris devictuailles et de graisses répandues. M. Louis s’était retirédiscrètement. On remplissait les verres sans les vider, une femmede charge trempait dans le sien rempli d’eau un mouchoir dont ellese baignait le front, parce que la tête lui tournait, disait-elle.Il était temps que cela finît, et de fait une sonnette électrique,carillonnant dans le couloir, nous avertissait que le valet depied, de service au théâtre, venait appeler les cochers. Là-dessusMonpavon porta un toast au maître de la maison en le remerciant desa petite soirée. M. Noël annonça qu’il la recommencerait àSaint Romans, pour les fêtes du bey, où la plupart des assistantsseraient probablement invités. Et j’allais me lever à mon tour,assez habitué aux repas de corps pour savoir qu’en pareilleoccasion le plus vieux de l’assemblée est tenu de porter une santéaux dames, quand la porte s’ouvrit brusquement, et un grand valetde pied tout crotté, un parapluie ruisselant à la main, suant,essoufflé, nous cria, sans respect pour la compagnie :

« Mais arrivez donc, tas de “mufes”…qu’est-ce que vous fichez là ?… Quand on vous dit que c’estfini. »

Chapitre 11LES FÊTES DU BEY.

Dans les régions du Midi, de civilisationlointaine, les châteaux historiques encore debout sont rares. Àpeine de loin en loin quelque vieille abbaye dresse-t-elle au flancdes collines sa façade tremblante et démembrée, percée de trous quiont été des fenêtres et dont l’ouverture ne regarde plus que leciel, monument de poussière calciné de soleil, datant de l’époquedes croisades ou des cours d’amour, sans un vestige de l’hommeparmi ses pierres où le lierre ne grimpe même plus, ni l’acanthe,mais qu’embaument les lavandes sèches et les férigoules. Au milieude toutes ces ruines, le château de Saint-Romans fait une illustreexception. Si vous avez voyagé dans le Midi, vous l’avez vu et vousallez le revoir tout de suite. C’est entre Valence et Montélimar,dans un site où la voie ferrée court à pic tout le long du Rhône aubas des riches coteaux de Beaume, de Raucoule, de Mercurol, tout lecru brûlant de l’Ermitage répandu sur cinq lieues de ceps serrés,alignés, dont les plantations moutonnent aux yeux, dégringolentjusque dans le fleuve, vert et plein d’îles à cet endroit comme leRhin du côté de Bâle, mais avec un coup de soleil que le Rhin n’ajamais eu. Saint-Romans est en face sur l’autre rive ; et,malgré la rapidité de la vision, la lancée à toute vapeur deswagons qui semblent vouloir à chaque tournant se précipiterrageusement dans le Rhône, le château est si vaste, se développe sibien sur la côte voisine qu’en apparence il suit la course affoléedu train et fixe à jamais dans vos yeux le souvenir de ses rampes,de ses balustres, de son architecture italienne, deux étages assezbas surmontés d’une terrasse à colonnettes, flanqués de deuxpavillons coiffés d’ardoise et dominant les grands talus où l’eaudes cascades rebondit, le lacis des allées sablées et remontantes,la perspective des immenses charmilles terminées par quelque statueblanche qui se découpe dans le bleu comme sur le fond lumineux d’unvitrail. Tout en haut, au milieu de vastes pelouses dont la verdureéclate ironiquement sous l’ardent climat, un cèdre gigantesqueétage ses verdures crêtées aux ombres flottantes et noires,silhouette exotique qui fait songer, debout devant cette anciennedemeure d’un fermier général du temps de Louis XIV, à quelque grandnègre portant le parasol d’un gentilhomme de la cour.

De Valence à Marseille, dans toute la valléedu Rhône, Saint-Romans de Bellaigue est célèbre comme un palais defées ; et c’est bien une vraie féerie dans ces pays brûlés demistral que cette oasis de verdure et de belle eaujaillissante.

« Quand je serai riche, maman »,disait Jansoulet tout gamin à sa mère qu’il adorait, « je tedonnerai Saint-Romans de Bellaigue. »

Et comme la vie de cet homme semblaitl’accomplissement d’un conte des Mille et une Nuits, quetous ses souhaits se réalisaient, même les plus disproportionnés,que ses chimères les plus folles venaient s’allonger devant lui,lécher ses mains ainsi que des barbets familiers et soumis, ilavait acheté Saint-Romans, pour l’offrir à sa mère, meublé à neufet grandiosement restauré. Quoiqu’il y eût dix ans de cela, labrave femme ne s’était pas encore faite à cette installationsplendide. « C’est le palais de la reine Jeanne que tu m’asdonné, mon pauvre Bernard, écrivait-elle à son fils ; jamaisje n’oserai habiter là. » Elle n’y habita jamais, en effet,s’étant logée dans la maison du régisseur, un pavillon deconstruction moderne placé tout au bout de la propriété d’agrémentpour surveiller les communs et la ferme, les bergeries et lesmoulins d’huile, avec leur horizon champêtre de blés enmeules, d’oliviers et de vignes s’étendant sur le plateau à pertede vue. Au grand château elle se serait crue prisonnière dans unede ces demeures enchantées où le sommeil vous prend en pleinbonheur et ne vous quitte plus de cent ans. Ici du moins, lapaysanne qui n’avait jamais pu s’habituer à cette fortunecolossale, venue trop tard, de trop loin et en coup de foudre, sesentait rattachée à la réalité par le va-et-vient des travailleurs,sortie et la rentrée des bestiaux, leurs promenades versl’abreuvoir, toute cette vie pastorale qui l’éveillait au chantaccoutumé des coqs, aux cris aigus des paons, et faisait descendreavant l’aube l’escalier en vrille du pavillon. Elle ne seconsidérait que comme dépositaire de ce bien magnifique, qu’ellegardait pour le compte de son fils et voulait lui rendre en bonétat, le jour où, se trouvant assez riche, fatigué de vivre chezles Turcs, il viendrait, selon sa promesse, demeurer avecelle sous les ombrages de Saint-Romans.

Aussi quelle surveillance universelle etinfatigable.

Dans les brumes du petit jour, les valets deferme entendaient sa voix rauque et voilée : « Olivier…Peyrol… Audibert… Allons !… C’est quatre heures. » Puisun saut dans l’immense cuisine, où les servantes, lourdes desommeil, faisaient chauffer la soupe sur le feu clair et pétillantdes souches. On lui donnait son petit plat en terre rouge deMarseille tout rempli de châtaignes bouillies, frugal déjeunerd’autrefois que rien ne lui aurait fait changer. Aussitôt la voilàcourant à grandes enjambées son large clavier d’argent à laceinture où tintaient toutes ses clés, son assiette à la main,équilibrée par la quenouille qu’elle tenait en bataille sous lebras, car elle filait tout le long du jour et ne s’interrompaitmême pas pour manger ses châtaignes. En passant, un coup d’œil àl’écurie encore noire où les bêtes remuaient pesamment, à la crècheétouffante garnie vers sa porte de mufles impatients ettendus ; et les premières lueurs glissant sur les assises depierre qui soutenaient les remblais du parc, éclairaient la vieillefemme courant dans la rosée avec la légèreté d’une jeune fille,malgré ses soixante-dix ans, vérifiant exactement chaque matintoutes les richesses du domaine, inquiète de constater si la nuitn’avait pas enlevé les statues et les vases, déraciné lesquinconces centenaires, tari les sources qui s’égrenaient dansleurs vasques retentissantes. Puis le plein soleil de midi,bourdonnant et vibrant, découpait encore sur le sable d’une allée,contre le mur blanc d’une terrasse, cette longue taille de vieille,fine et droite comme son fuseau, ramassant des morceaux de boismort, cassant une branche d’arbuste mal alignée, sans souci del’ardente réverbération qui glissait sur sa peau dure comme sur lapierre d’un vieux banc. Vers cette heure-là aussi, un autrepromeneur se montrait dans le parc moins actif, moins bruyant, setraînant plutôt qu’il ne marchait, s’appuyant aux murs, auxbalustrades, un pauvre être voûté, branlant. Ankylosé, figureéteinte et sans âge, ne parlant jamais, et lorsqu’il était las,poussant un petit cri plaintif vers le domestique toujours près delui qui l’aidait à s’asseoir, à s’accroupir sur quelque marche, oùil restait pendant des heures, immobile et muet, la bouchedétendue, les yeux clignotants, bercé par la monotonie stridentedes cigales, souillure d’humanité devant le splendide horizon.

Celui-là, c’était l’aîné, le frère deBernard, l’enfant chéri du père et de la mère Jansoulet, la beauté,l’intelligence, l’espoir glorieux de la famille du cloutier, quifidèle comme tant d’autres dans le Midi à la superstition du droitd’aînesse, avait fait tous les sacrifices pour envoyer à Paris cebeau garçon ambitieux, parti avec quatre ou cinq bâtons de maréchaldans sa malle, l’admiration de toutes les filles du bourg, et queParis – après avoir, pendant dix ans, battu, tordu, pressuré danssa grande cuve ce brillant chiffon méridional, l’avoir brûlé danstous ses vitriols, roulé dans toutes ses fanges – finit parrenvoyer à cet état de loque et d’épave, abruti, paralysé, ayanttué son père de chagrin, et obligé sa mère à tout vendre chez elle,à vivre d’une domesticité passagère dans les maisons aisées dupays. Heureusement qu’à ce moment-là, lorsque ce débris deshospices parisiens, rapatrié par l’Assistance publique, tomba auBourg-Saint-Andéol, Bernard – celui qu’on appelait Cadet, commedans les familles méridionales à demi arabes, où l’aîné prendtoujours le nom familial et le dernier venu, celui de Cadet –Bernard était déjà à Tunis, en train de faire fortune, envoyantrégulièrement de l’argent au foyer. Mais, quels remords pour lapauvre maman, de tout devoir, même la vie, le bien-être du tristemalade, au robuste et courageux garçon, que le père et elle avaienttoujours aimé sans tendresse, que, depuis l’âge de cinq ans, ilss’étaient habitués à traiter comme un manœuvre parce qu’il étaittrès fort, crépu et laid, et s’entendait déjà mieux que personne àla maison à trafiquer sur les vieux clous.

Ah ! comme elle aurait voulu l’avoir prèsd’elle, son Cadet, lui rendre un peu de tout le bien qu’il luifaisait, payer en une fois cet arriéré de tendresse, de câlineriesmaternelles qu’elle lui devait.

Mais, voyez-vous, ces fortunes de roi ont lescharges, les tristesses des existences royales. Cette pauvre mèreJansoulet, dans son milieu éblouissant, était bien comme une vraiereine, connaissant les longs exils, les séparations cruelles et lesépreuves qui compensent la grandeur ; un de ses fils,éternellement stupéfait, l’autre, au lointain écrivant peu, absorbépar ses grandes affaires, disant toujours : « Jeviendrai », et ne venant pas. En douze ans, elle ne l’avait vuqu’une fois dans le tourbillon d’une visite du bey àSaint-Romans : un train de chevaux, de carrosses, de pétards,de fêtes. Puis, il était reparti derrière son monarque, ayant àpeine le temps d’embrasser sa vieille mère, qui n’avait gardé decette grande joie, si impatiemment attendue, que quelques images dejournaux, où l’on montrait Bernard Jansoulet, arrivant au châteauavec Ahmed et lui présentant sa vieille mère – n’est-ce pas ainsique les rois et les reines ont leurs effusions de familleillustrées dans les feuilles – plus un cèdre du Liban, amené dubout du monde, un grand « caramantran » de gros arbre,d’un transport aussi coûteux, aussi encombrant que l’obélisque,hissé, mis en place à force d’hommes, d’argent, d’attelages, et quipendant longtemps avait bouleversé tous les massifs pourl’installation d’un souvenir commémoratif de la visite royale. Aumoins, à ce voyage-ci, le sachant en France pour plusieurs mois,peut-être pour toujours, elle espérait avoir son Bernard tout àelle. Et voici qu’il lui arrivait un beau soir, enveloppé de lamême gloire triomphante, du même appareil officiel, entouré d’unefoule de comtes, de marquis, de beaux messieurs de Paris,remplissant, eux et leurs domestiques, les deux grands breaksqu’elle avait envoyés les attendre à la petite gare de Giffas, del’autre côté du Rhône.

« Mais, embrassez-moi donc, ma chèremaman. Il n’y a pas de honte à serrer bien fort contre son cœur songarçon, qu’on n’a pas vu depuis des années… D’ailleurs, tous cesmessieurs sont nos amis… Voici M. le marquis de Monpavon,M. le marquis de Bois-l’Héry… Ah ! ce n’est plus le tempsoù je vous amenais pour manger la soupe de fèves avec nous, lepetit Cabassu et Bompain Jean-Baptiste… Vous connaissezM. de Géry ?… Avec mon vieux Cardailhac, que je vousprésente, voilà la première fournée… Mais il va en arriverd’autres… Préparez-vous à un branle-bas terrible… Nous recevons lebey dans quatre jours.

– Encore le bey !… dit la bonne femmeépouvantée. Je croyais qu’il était mort. »

Jansoulet et ses invités ne purent s’empêcherde rire devant cet effarement comique, accentué par l’intonationméridionale.

« Mais c’est un autre, maman… Il y en atoujours des beys… Heureusement, sapristi !… Seulement, n’ayezpas peur. Vous n’aurez pas, cette fois, autant de tracas… L’amiCardailhac s’est chargé de l’organisation. Nous allons avoir desfêtes superbes… En attendant, vite le dîner et des chambres. NosParisiens sont éreintés.

– Tout est prêt, mon fils », ditsimplement la vieille, raide et droite sous sa cambrésine, lacoiffe aux barbes jaunies, qu’elle ne quittait pas même pour lesgrandes fêtes. La fortune ne l’avait pas changée, celle-là. C’étaitla paysanne de la vallée du Rhône, indépendante et fière, sansaucune des humilités sournoises des ruraux peints par Balzac, tropsimple aussi pour avoir l’enflure de sa richesse. Une seule fierté,montrer à son fils avec quels soins méticuleux elle s’étaitacquittée de ses fonctions de gardienne. Pas un atome de poussière,pas une moisissure aux murs. Tout ce splendide rez-de-chaussée, lessalons, aux chatoyantes soieries au dernier moment tirées deshousses, les longues galeries d’été, pavées en mosaïque, fraîcheset sonores, que leurs canapés Louis XV, cannés et fleuris,meublaient à l’ancien temps avec une coquetterie estivale,l’immense salle à manger, décorée de rameaux et de fleurs, etjusqu’à la salle de billard, avec ses rangées d’ivoires brillants,ses lustres et ses panoplies, toute la longueur du château, par sesportes-fenêtres, larges ouvertes sur le vaste perron seigneurial,s’étalait à l’admiration des arrivants, renvoyait à ce merveilleuxhorizon de nature et de soleil couchant sa richesse, paisible etsereine, reflétée dans les panneaux des glaces, les boiseriescirées ou vernies, avec la même pureté qui doublait sur le miroirdes pièces d’eau, les peupliers penchés l’un vers l’autre et lescygnes nageant au repos. Le cadre était si beau, l’aspect généralsi grandiose, que le luxe criard et sans choix se fondait,disparaissait aux yeux les plus subtils.

« Il y a de quoi faire… », dit ledirecteur Cardailhac, le lorgnon sur l’œil, le chapeau incliné,combinant déjà sa mise en scène.

Et la mine hautaine de Monpavon, que la coiffede la vieille femme les recevant sur le perron avait choquéd’abord, fit place à un sourire condescendant. Il y avait de quoifaire certainement et, guidé par des gens de goût, leur amiJansoulet pouvait donner à l’altesse maugrabine une réception fortconvenable. Toute la soirée il ne fut question que de cela entreeux. Les coudes sur la table, dans la salle à manger somptueuse,enflammés et repus, ils combinaient, discutaient. Cardailhac, quivoyait grand, avait déjà tout son plan fait.

« D’abord, carte blanche, n’est-ce pas,Nabab ?

– Carte blanche, mon vieux. Et que le grosHemerlingue en crève de male rage. »

Alors le directeur racontait ses projets, lafête divisée en journées comme à Vaux quand Fouquet reçut LouisXIV ; un jour la comédie, un autre jour les fêtes provençales,farandoles, taureaux, musiques locales ; le troisième jour… Etdéjà avec sa manie directoriale il esquissait des programmes, desaffiches, pendant que Bois-l’Héry, les deux mains dans ses poches,renversé sur sa chaise, dormait, le cigare calé dans un coin de sabouche ricaneuse, et que le marquis de Monpavon toujours à la tenueredressait son plastron à chaque instant pour se tenir éveillé.

De bonne heure, de Géry les avait quittés. Ilétait allé se réfugier près de la vieille maman qui l’avait connutout jeune, lui et ses frères – dans l’humble parloir du pavillonaux rideaux blancs, aux tentures claires chargées d’images où lamère du Nabab essayait de faire revivre son passé d’artisane àl’aide de quelques reliques sauvées du naufrage.

Paul causait doucement en face de la bellevieille aux traits réguliers et sévères, aux cheveux blancs etmassés comme le chanvre de sa quenouille, et qui tenait droit sursa chaise son buste plat serré dans un petit châle vert, n’ayant desa vie appuyé son dos à un dossier de siège, ne s’étant jamaisassise dans un fauteuil. Il l’appelait Françoise, elle l’appelaitM. Paul. C’étaient de vieux amis… Et devinez de quoi ilsparlaient. De ses petits enfants, pardi ! des trois garçons deBernard qu’elle ne connaissait pas, qu’elle aurait tant vouluconnaître.

« Ah ! monsieur Paul, si vous saviezcomme il m’en tarde… J’aurais été si heureuse s’il me les avaitamenés, mes trois petits, au lieu de tous ces beaux hommes… Pensezque je ne les ai jamais vus, excepté sur les portraits qui sont là…Leur mère me fait un peu peur, c’est une grande dame tout à fait,une demoiselle Afchin… Mais eux, les enfants, je suis sûre qu’ilsne sont pas farauds et qu’ils aimeraient bien leur vieille grand…Moi, il me semblerait que c’est leur père tout petit, et je leurrendrais ce que je n’ai pas donné au père… car, voyez-vous,monsieur Paul, les parents ne sont pas toujours justes. On a despréférences. Mais Dieu est juste, lui. Les figures qu’on a le mieuxfardées et bichonnées au détriment des autres, il faut voir commeil vous les arrange… Et les préférences des vieux portent souventmalheur aux jeunes. »

Elle soupira en regardant du côté de la grandealcôve dont les hauts lambrequins, les rideaux tombants laissaientpasser par intervalles un long souffle grelottant, comme la plainteendormie d’un enfant qu’on a battu et qui a beaucoup pleuré…

Un pas lourd dans l’escalier, une grosse voixdouce disant tout bas : « C’est moi… ne bougezpas. » Et Jansoulet parut. Tout le monde couché au château,comme il savait les habitudes de la mère et que sa lampe veillaittoujours la dernière allumée dans la maison, il venait la voir,causer un peu avec elle, lui donner ce vrai bonjour du cœur qu’ilsn’avaient pu échanger devant les autres. « Oh ! restez,mon cher Paul ; devant vous, nous ne nous gênons pas. »Et, redevenu enfant en présence de sa mère, il jeta par terre à sespieds tout son grand corps, avec une câlinerie de gestes et deparoles vraiment touchante. Elle aussi était bien heureuse del’avoir là tout près, mais elle s’en trouvait quand même un peugênée, le considérant comme un être tout-puissant, extraordinaire,l’élevant dans sa naïveté à la hauteur d’un Olympien entouréd’éclairs et de foudres, possédant la toute-puissance. Elle luiparlait, s’informait s’il était toujours content de ses amis, deses affaires, sans toutefois oser lui adresser la question qu’elleavait faite à de Géry : « Pourquoi ne m’a-t-on pas amenémes petits-enfants ? » Mais c’est lui le premier qui enparla :

« Ils sont en pension, maman… sitôt lesvacances, on vous les enverra avec Bompain… Vous vous rappelezbien, Bompain Jean-Baptiste ?… Et vous les garderez deuxgrands mois. Ils viendront près de vous se faire raconter de belleshistoires, ils s’endormiront la tête sur votre tablier, là, commeça… »

Et lui-même, mettant sa tête crépue, lourdecomme un lingot, sur les genoux de la vieille, se rappelant lesbonnes soirées de son enfance où il s’endormait ainsi quand onvoulait bien le lui permettre, quand la tête de l’aîné ne tenaitpas toute la place ; il goûtait, pour la première fois depuisson retour en France, quelques minutes d’un repos délicieux endehors de sa vie bruyante et factice, serré contre ce vieux cœurmaternel qu’il entendait battre à coups réguliers comme lebalancier de l’horloge centenaire adossée à un coin de la chambre,dans ce grand silence de la nuit et de la campagne que l’on sentplaner sur tant d’espace illimité… Tout à coup le même long soupird’enfant endormi dans un sanglot se fit entendre au fond de lachambre. Jansoulet releva la tête, regarda sa mère, et toutbas :

« Qu’est-ce que c’est ?…

– Oui, dit-elle, je le fais coucher là… Ilpourrait avoir besoin de moi, la nuit.

– Je voudrais bien le voir, l’embrasser.

– Viens ! »

La vieille se leva, grave, prit sa lampe,marcha à l’alcôve dont elle tira le grand rideau doucement, et fitsigne à son fils d’approcher, sans bruit. Il dormait… Et nul douteque dans le sommeil quelque chose revécût en lui qui n’y était paspendant la veille, car au lieu de l’immobilité molle où il restaitfigé tout le jour, il avait à cette heure de grands sursauts qui lesecouaient, et sur sa figure inexpressive et morte un pli de viedouloureuse, une contraction souffrante. Jansoulet, très ému,regarda ces traits maigris, flétris, terreux, où la barbe, ayantpris toute la vitalité du corps, poussait avec une vigueursurprenante, puis il se pencha, posa ses lèvres sur le front moitede sueur et, le sentant tressaillir, il dit tout bas gravement,respectueusement, comme on parle au chef de famille :

« Bonjour, l’Aîné. »

Peut-être l’âme captive l’avait-elle entendudu fond de ses limbes ténébreuses et abjectes. Mais les lèvress’agitèrent, et un long gémissement lui répondit, plaintelointaine, appel désespéré qui remplit de larmes impuissantes leregard échangé entre Françoise et son fils et leur arracha à tousles deux un même cri où leur douleur se rencontrait :« Pécaïre ! » le mot local de toutes les pitiés, detoutes tendresses.

Le lendemain, dès la première heure, lebranle-bas commença par l’arrivée des comédiennes et des comédiens,une avalanche de toques, de chignons, de grandes bottes, de jupescourtes, de cris étudiés, de voiles flottant sur la fraîcheur dumaquillage ; les femmes en grande majorité Cardailhac ayantpensé que pour un bey le spectacle importait peu, qu’il s’agissaitseulement de faire résonner des voix fausses dans de joliesbouches, de montrer de beaux bras, des jambes bien tournées dans lefacile déshabillage de l’opérette. Toutes les célébrités plastiquesde son théâtre étaient donc là, Amy Férat en tête, une gaillardequi avait déjà essayé ses quenottes dans l’or de plusieurscouronnes ; plus deux ou trois grimaciers fameux, dont lesfaces blafardes faisaient dans la verdure des quinconces les mêmestaches crayeuses et spectrales que le plâtre des statues. Tout cemonde-là, émoustillé par le voyage, la surprise du grand air, unehospitalité plantureuse, aussi l’espoir de pêcher quelque chosedans ce passage de beys, de nababs et autres porte-sequins, nedemandait qu’à s’ébaudir, rigoler et chanter avec l’entraincanaille d’une flotte de canotiers de la Seine descendus desplanches en terre ferme. Mais Cardailhac ne l’entendait pas ainsi.Sitôt débarqués, débarbouillés, le premier déjeuner pris, vite lesbrochures et répétons ! On n’avait pas de temps à perdre. Lesétudes se faisaient dans le petit salon près de la galerie d’été,où l’on commençait déjà à construire le théâtre, et le bruit desmarteaux, les ariettes des couplets de revue, les voix grêlessoutenues par le crin-crin du chef d’orchestre se mêlaient auxgrands coups de trompette des paons sur leurs perchoirs,s’éparpillaient dans le mistral, qui ne reconnaissant pas lacrécelle enragée de ses cigales, vous secouait tout cela avecmépris sur la pointe traînante de ses ailes.

Assis au milieu du perron, comme àl’avant-scène de son théâtre, Cardailhac, en surveillant lesrépétitions, commandait à un peuple d’ouvriers, de jardiniers,faisait abattre les arbres qui gênaient le point de vue, dessinaitla coupe des arcs triomphaux, envoyait des dépêches, des estafettesaux maires, aux sous-préfets, à Arles pour avoir une députation desfilles du pays en costume national, à Barbentane, où sont les plusbeaux farandoleurs à Faraman, renommé pour ses manades detaureaux sauvages et de chevaux camarguais ; et comme le nomde Jansoulet flamboyait au bas de toutes les missives, que celui dubey de Tunis s’y ajoutait, de partout on acquiesçait avecempressement, les fils télégraphiques n’arrêtaient pas, lesmessagers crevaient des chevaux sur les routes, et cette espèce depetit Sardanapale de Porte-Saint-Martin qu’on appelait Cardailhacrépétait toujours : « Il y a de quoi faire »,heureux de jeter l’or à la volée comme des poignées de semailles,d’avoir à brasser une mise en scène de cinquante lieues, toutecette Provence, dont ce Parisien forcené était originaire etconnaissait à fond les ressources en pittoresque.

Dépossédée de ses foncions, la vieille mamanne se montrait plus guère, s’occupait seulement de la ferme et deson malade, effarée par cette foule de visiteurs, ces domestiquesinsolents qu’on ne distinguait pas de leurs maîtres, ces femmes àl’air effronté et coquet, ces vieux rasés qui ressemblaient à demauvais prêtres, tous ces fous se poursuivant la nuit dans lescouloirs à grands coups d’oreillers, d’éponges mouillées, de glandsde rideaux qu’ils arrachaient pour en faire des projectiles. Lesoir, elle n’avait plus son fils, il était obligé de rester avecses invités dont le nombre augmentait à mesure qu’approchaient lesfêtes ; pas même la ressource de causer de ses petits-enfantsavec « Monsieur Paul » que Jansoulet, toujours bonhomme,un peu gêné par le sérieux de son ami, avait envoyé passer cesquelques jours près de ses frères. Et la soigneuse ménagère à quil’on venait à chaque instant arracher ses clés pour du linge, pourune chambre, de l’argenterie de renfort à donner, pensant à sesbelles piles de surtouts ouvrés, au saccagement de ses dressoirs,de ses crédences se rappelant l’état où le passage de l’ancien beyavait laissé le château, dévasté comme par un cyclone, disait dansson patois en mouillant fiévreusement le lin de saquenouille :

« Que le feu de Dieu les brûle les beyset puis les beys ! »

Enfin il arriva le jour, ce jour fameux donton parle encore aujourd’hui dans tout le pays de là-bas. Oh !vers trois heures de l’après-midi, un déjeuner somptueux présidécette fois par la vieille mère avec une cambrésine neuve à sacoiffe, et où s’étaient assis, à côté de célébrités parisiennes,des préfets, des députés, tous en tenue, l’épée au flanc, desmaires en écharpe, de bons curés rasés de frais, lorsque Jansoulet,en habit noir et cravate blanche, entouré de ses convives, sortitsur le perron et qu’il vit dans ce cadre splendide de naturepompeuse, au milieu des drapeaux, des arcs, des trophées, cefourmillement de têtes, ce flamboiement de costumes s’étageant surles pentes, au tournant des allées, ici, groupées en corbeille surune pelouse, les plus jolies filles d’Arles, dont les petites têtesmates sortaient délicatement des fichus de dentelles ;au-dessous, la farandole de Barbentane, ses huit tambourins enqueue, prête à partir, les mains enlacées, rubans au vent, chapeausur l’oreille, la taillote rouge autour des reins, plusbas, dans la succession des terrasses, les orphéons alignés toutnoirs sous leurs casquettes éclatantes, le porte-bannière en avant,grave, convaincu, les dents serrées, tenant haut sa hampeouvragée ; plus bas encore, sur un vaste rond-point transforméen cirque de combat, des taureaux noirs entravés et les gauchoscamarguais sur leurs petits chevaux à longue crinière blanche, leshouzeaux par-dessus les genoux, au poing le trident levé ;après, encore des drapeaux, des casques, des baïonnettes, commecela jusqu’à l’arc triomphal de l’entrée ; puis, à perte devue, de l’autre côté du Rhône, sur lequel deux compagnies du trainvenaient de jeter un pont de bateaux pour arriver de la gare endroite ligne à Saint-Romans, une foule immense, des villagesentiers dévalant par toutes les côtes, s’entassant sur la route deGiffas dans une montée de cris et de poussière, assis au bord desfossés, grimpés sur les ormes, empilés sur les charrettes,formidable haie vivante du cortège ; par là-dessus un largesoleil blanc épandu dont un vent capricieux envoyait les flèchesdans toutes les directions, au cuivre d’un tambourin, à la pointed’un trident, à la frange d’une bannière, et le grand Rhônefougueux et libre emportant à la mer le tableau mouvant de cettefête navale. En face de ces merveilles, où tout l’or de ses coffresresplendissait, le Nabab eut un mouvement d’admiration etd’orgueil.

« C’est beau… », dit-il enpâlissant, et derrière lui sa mère, pâle, elle aussi, mais d’uneindicible épouvante, murmura :

« C’est trop beau pour un homme… Ondirait que c’est Dieu qui vient. »

Le sentiment de la vieille paysanne catholiqueétait bien celui qu’éprouvait vaguement tout ce peuple amassé surles routes comme pour le passage d’une Fête-Dieu gigantesque, et àqui ce prince d’Orient venant voir un enfant du pays rappelait deslégendes de Rois Mages, l’arrivée de Gaspard le Maure apportant aufils du charpentier la myrrhe et la couronne en tiare.

Au milieu des félicitations émues dontJansoulet était entouré, Cardailhac, triomphant et suant, qu’onn’avait pas vu depuis le matin, apparut tout à coup :

« Quand je vous disais qu’il y avait dequoi faire !… Hein ?… Est-ce chic ?… En voilà unefiguration… Je crois que nos Parisiens payeraient cher pourassister à une première comme celle-là. »

Et baissant la voix à cause de la mère quiétait tout près :

« Vous avez vu nos Arlésiennes ?…Non, regardez-les mieux… la première, celle qui est en avant pouroffrir le bouquet.

– Mais c’est Amy Férat.

– Parbleu ! vous sentez bien, mon cher,que si le bey jette son mouchoir dans ce tas de belles filles, ilfaut qu’il y en ait une au moins pour le ramasser… Elles n’ycomprendraient rien, ces innocentes !… Oh ! j’ai pensé àtout, vous verrez… C’est monté, réglé comme à la scène. Côté ferme,côté jardin. »

Ici, pour donner une idée de son organisationparfaite, le directeur leva sa canne, aussitôt son geste répétécourut du haut en bas du parc, faisant éclater à la fois tous lesorphéons, toutes les fanfares, tous les tambourins unis dans lerythme majestueux du chant populaire méridional : GrandSoleil de la Provence. Les voix les cuivres montaient dans lalumière, gonflant les oriflammes, agitant la farandole quicommençait à onduler à battre ses premiers entrechats sur place,tandis qu’à l’autre bord du fleuve une rumeur courait comme unebrise, sans doute la crainte que le bey fût arrivé subitement d’unautre côté. Nouveau geste du directeur, et l’immense orchestres’apaisa, plus lentement cette fois avec des retards, des fusées denotes égarées dans le feuillage ; mais on ne pouvait exigerdavantage d’une figuration de trois mille personnes.

À ce moment les voitures s’avançaient, lescarrosses de gala qui avaient servi aux fêtes de l’ancien bey, deuxgrands chars rose et or à la mode de Tunis, que la mère Jansouletavait soignés comme des reliques et qui sortaient de la remise avecleurs panneaux peints, leurs tentures et leurs crépines d’or, aussibrillants, aussi neufs qu’au premier jour. Là encore l’ingéniositéde Cardailhac s’était exercée librement, attelant aux guidesblanches au lieu des chevaux un peu lourds pour ces fragilitésd’aspect et de peintures, huit mules coiffées de nœuds, de pompons,de sonnailles d’argent et caparaçonnées de la tête aux pieds de cesmerveilleuses sparteries dont la Provence semble avoir emprunté auxMaures et perfectionné l’art délicat. Si le bey n’était pascontent, alors !

Le Nabab, Monpavon, le préfet, un des générauxmontèrent pour l’aller dans le premier carrosse, les autres prirentplace dans le second, dans des voitures à la suite. Les curés, lesmaires, tout enflammés de la bombance, coururent se mettre à latête des orphéons de leur paroisse qui devaient aller au-devant ducortège, et tout s’ébranla sur la route de Giffas.

Il faisait un temps superbe, mais chaud etlourd, en avance de trois mois sur la saison, comme il arrivesouvent en ces pays impétueux où tout se hâte, où tout arrive avantl’heure. Quoiqu’il n’y eût pas un nuage visible, l’immobilité del’atmosphère, où le vent venait de tomber subitement comme unevoile qu’on abat, l’espace ébloui, chauffé à blanc, une solennitésilencieuse planant sur la nature, tout annonçait un orage en trainde se former dans quelque coin de l’horizon. L’immense torpeur deschoses gagnait peu à peu les êtres. On n’entendait que lessonnailles des mules allant d’un amble assez lent, la marcherythmée et lourde sur la poussière craquante des bandes dechanteurs que Cardailhac disposait de distance en distance, et detemps à autre, dans la double haie grouillante qui bordait lechemin au loin déroulé. un appel, des voix d’enfants, le cri d’unrevendeur d’eau fraîche, accompagnement obligé de toutes les fêtesdu Midi en plein air.

« Ouvrez donc votre côté, général, onétouffe », disait Monpavon, cramoisi, craignant pour sapeinture ; et les glaces abaissées laissaient voir au bonpopulaire ces hauts fonctionnaires épongeant leurs faces augustes,congestionnées, angoissées par une même expression d’attente,attente du bey, de l’orage, attente de quelque chose enfin.

Encore un arc de triomphe. C’était Giffas etsa longue rue caillouteuse jonchée de palmes vertes, ses vieillesmaisons sordides tapissées de fleurs et de tentures. En dehors duvillage, la gare, blanche et carrée, posée comme un dé au bord dela voie, vrai type de la petite gare de campagne perdue en pleinesvignes, n’ayant jamais personne dans son unique salle, quelquefoisune vieille à paquets, attendant dans un coin, venue trois heuresd’avance.

En l’honneur du bey, la légère bâtisse avaitété chamarrée de drapeaux, de trophées, ornée de tapis, de divans,et d’un splendide buffet dressé avec un en-cas et des sorbets toutprêts pour l’Altesse. Une fois là, le Nabab descendu de carrossesentit se dissiper cette espèce de malaise inquiet que lui aussi,sans qu’il sût pourquoi, éprouvait depuis un moment. Préfets,généraux, députés, habits noirs et fracs brodés se tenaient sur lelarge trottoir intérieur, formant des groupes imposants, solennels,avec ces bouches en rond, ces balancés sur place, ces haut-le-corpsprudhommesques d’un fonctionnaire public qui se sent regardé. Etvous pensez si l’on s’écrasait le nez dehors contre les vitres pourvoir toutes ces broderies hiérarchiques, le plastron de Monpavonqui s’élargissait, montait comme un soufflé d’œufs à la neige,Cardailhac haletant, donnant ses derniers ordres, et la bonne facede Jansoulet, de leur Jansoulet, dont les yeux étincelants entreles joues bouffies et tannées semblaient deux gros clous d’or dansla gaufrure d’un cuir de Cordoue. Tout à coup des sonneriesélectriques. Le chef de gare tout flambant accourut sur la voie« Messieurs, le train est signalé. Dans huit minutes ; ilsera ici… » Tout le monde tressaillit. Puis un même mouvementinstinctif fit tirer du gousset toutes les montres… Plus que sixminutes… Alors, dans le grand silence, quelqu’un dit :« Regardez donc par là. » Sur la droite, du côté par oùle train allait venir, deux grands coteaux chargés de vignesformaient un entonnoir dans lequel la voie s’enfonçait,disparaissait comme engloutie. En ce moment tout ce fond était noird’encre, obscurci par un énorme nuage, barre sombre coupant le bleudu ciel à pic, dressant des escarpements, des hauteurs de falaisesen basalte sur lesquelles la lumière déferlait toute blanche avecdes pâlissements de lune. Dans la solennité de la voie déserte, surcette ligne de rails silencieuse où l’on sentait que tout, à pertede vue, se rangeait pour le passage de l’Altesse, c’était effrayantcette falaise aérienne qui s’avançait, projetant son ombre devantelle avec ce jeu de la perspective qui donnait au nuage une marchelente, majestueuse, et à son ombre la rapidité d’un cheval augalop. « Quel orage tout à l’heure !… » Ce fut lapensée qui leur vint à tous ; mais ils n’eurent pas le tempsde l’exprimer, car un sifflet strident retentit et le train apparutau fond du sombre entonnoir. Vrai train royal, rapide et court,chargé de drapeaux français et tunisiens, et dont la locomotivemugissante et fumante, un énorme bouquet de roses sur le poitrail,semblait la demoiselle d’honneur d’une noce de Léviathans.

Lancée à toute volée, elle ralentissait samarche en approchant. Les fonctionnaires se groupèrent, seredressant, assurant les épées, ajustant les faux cols, tandis queJansoulet allait au-devant du train, le long de la voie, le sourireobséquieux aux lèvres et le dos arrondi déjà pour le :« Salem alek. » Le convoi continuait très lentement.Jansoulet crut qu’il s’arrêtait et mit la main sur la portière duwagon royal étincelant d’or sous le noir du ciel ; mais l’élanétait trop fort sans doute, le train avançait toujours, le Nababmarchant à côté, essayant d’ouvrir cette maudite portière quitenait ferme, et de l’autre main faisant un signe de commandement àla machine. La machine n’obéissait pas. « Arrêtezdonc ! » Elle n’arrêtait pas. Impatienté, il sauta sur lemarchepied garni de velours et avec sa fougue un peu impudente quiplaisait tant à l’ancien bey, il cria, sa grosse tête crépue à laportière :

« Station de Saint-Romans,Altesse. »

Vous savez, cette sorte de lumière vague qu’ily a dans le rêve, cette atmosphère décolorée et vide, où tout prendun aspect de fantôme, Jansoulet en fut brusquement enveloppé,saisi, paralysé. Il voulut parler, les mots ne venaient pas ;ses mains molles tenaient leur point d’appui si faiblement qu’ilmanqua tomber à la renverse. Avait-il donc vu ? À demi couchésur un divan qui tenait le fond du salon, reposant sur le coude sabelle tête aux tons mats, à la longue barbe soyeuse et noire lebey, boutonné haut dans sa redingote orientale sans autresornements que le large cordon de la Légion d’honneur en travers sursa poitrine et l’aigrette en diamant de son bonnet, s’éventait,impassible, avec un petit drapeau de sparterie brodée d’or. Deuxaides de camp se tenaient debout près de lui ainsi qu’un ingénieurde la compagnie. En face, sur un autre divan, dans une attituderespectueuse, mais favorisée, puisqu’ils étaient les seuls assisdevant le bey, jaunes tous deux, leurs grands favoris tombant surla cravate blanche, deux hiboux, l’un gras et l’autre maigre…C’était Hemerlingue père et fils, ayant reconquis l’Altesse etl’emmenant en triomphe à Paris… L’horrible rêve ! Tous cesgens-là, qui connaissaient bien Jansoulet pourtant, le regardaientfroidement comme si son visage ne leur rappelait rien… Blême àfaire pitié, la sueur au front, il bégaya : « Mais,Altesse, vous ne descendez… » Un éclair livide en coup desabre suivi d’un éclat de tonnerre épouvantable lui coupa laparole. Mais l’éclair qui brilla dans les yeux du souverain luiparut autrement terrible. Dressé, le bras tendu, d’une voix un peugutturale habituée à rouler les dures syllabes arabes, mais dans unfrançais très pur, le bey le foudroya de ces paroles lentes etpréparées :

« Rentre chez toi, Mercanti. Le pied vaoù le cœur le mène, le mien n’ira jamais chez l’homme qui a volémon pays. »

Jansoulet voulut dire un mot. Le bey fit unsigne : « Allez ! » Et l’ingénieur ayant pousséun timbre électrique auquel un coup de sifflet répondit, le train,qui n’avait cessé de se mouvoir très lentement, tendit et fitcraquer ses muscles de fer, et prit l’élan à toute vapeur, agitantses drapeaux au vent d’orage dans des tourbillons de fumée noire etd’éclairs sinistres.

Lui, debout sur la voie, chancelant, ivre,perdu, regardait fuir et disparaître sa fortune, insensible auxlarges gouttes de pluie qui commençaient à tomber sur sa tête nue.Puis, quand les autres s’élançant vers lui l’entourèrent, lepressèrent de questions : « Le bey ne s’arrête doncpas ? » Il balbutia quelques paroles sans suite :« Intrigues de cour… Machination infâme… »

Et tout à coup, montrant le poing au traindisparu, du sang plein les yeux, une écume de colère aux lèvres, ilcria dans un rugissement de bête fauve :

« Canailles !…

– De la tenue, Jansoulet, de latenue… »

Vous devinez qui avait dit cela, et qui – sonbras passé sous celui du Nabab – tâchait de le redresser, de luicambrer la poitrine à l’égal de la sienne, le conduisait auxcarrosses au milieu de la stupeur des habits brodés, et l’y faisaitmonter, anéanti, stupéfié, comme un parent de défunt qu’on hissedans une voiture de deuil après la lugubre cérémonie. La pluiecommençait à tomber, les coups de tonnerre se succédaient. Ons’entassa dans les voitures qui reprirent vite le chemin du retour.Alors il se passa une chose navrante et comique, une de ces farcescruelles du lâche destin accablant ses victimes à terre. Dans lejour qui tombait, l’obscurité croissante de la trombe, la foulepressée aux abords de la gare crut distinguer une Altesse parmitant de chamarrures et, sitôt que les roues s’ébranlèrent, uneclameur immense, une épouvantable braillée qui couvait depuis uneheure dans toutes ces poitrines éclata, monta, roula, rebondit decôte en côte, se prolongea dans la vallée : « Vive lebey ! » Averties par ce signal, les premières fanfaresattaquèrent, les orphéons partirent à leur tour, et le bruitgagnant de proche en proche, de Giffas à Saint-Romans la route nefut plus qu’une houle, un hurlement ininterrompu. Cardailhac, tousces messieurs, Jansoulet lui-même avaient beau se pencher auxportières, faire des signes désespérés : « Assez !…assez ! » Leurs gestes se perdaient dans le tumulte, dansla nuit, ce qu’on en voyait semblait un excitant à crier davantage.Et je vous jure qu’il n’en était nul besoin. Tous ces Méridionauxdont on chauffait l’enthousiasme depuis le matin, exaltés encorepar l’énervement de la longue attente et de l’orage, donnaient toutce qu’ils avaient de voix, d’haleine, de bruyant enthousiasme,mêlant à l’hymne de la Provence ce cri toujours répété qui lecoupait comme un refrain : « Vive le bey !… »La plupart ne savaient pas du tout ce que c’était qu’un bey, ne sele figuraient même pas, accentuant d’une façon extraordinaire cetteappellation étrange comme si elle avait eu trois b et dixy. Mais c’est égal ils se montaient avec cela, levaientles mains agitaient leurs chapeaux, s’émotionnaient de leur propremimique Des femmes attendries s’essuyaient les yeux ;subitement du haut d’un orme, des cris suraigus d’enfantpartaient : « Mama, mama, lou vésé… Maman, maman je levois. » Il le voyait !… Tous le voyaient, du reste ;à l’heure qu’il est, tous vous jureraient qu’ils l’ont vu.

Devant un pareil délire, dans l’impossibilitéd’imposer le silence et le calme à cette foule, les gens descarrosses n’avaient qu’un parti à prendre : laisser faire,lever les glaces et brûler le pavé pour abréger ce dur martyre.Alors ce fut terrible. En voyant le cortège courir, toute la routese mit à galoper avec lui. Au ronflement sourd de leurs tambourins,les farandoleurs de Barbentane, la main dans la main, bondissaient,allant, venant – guirlande humaine – autour des portières. Lesorphéons essoufflés de chanter au pas de course, mais hurlant toutde même, entraînaient leurs porte-bannières, la bannière jetée surl’épaule ; et les bons gros curés rougeauds, anhélants,poussant devant eux leurs vastes bedaines surmenées trouvaientencore la force de crier dans l’oreille des mules, d’une voixsympathique et pleine d’effusion : « Vive notre bonbey !… » La pluie sur tout cela, la pluie tombant parécuelles, en paquets, déteignant les carrosses roses, précipitantencore la bousculade, achevant de donner à ce retour triomphall’aspect d’une déroute, mais d’une déroute comique, mêlée dechants, de rires, de blasphèmes, d’embrassades furieuses et dejurements infernaux, quelque chose comme une rentrée de processionsous l’orage, les soutanes retroussées, les surplis sur la tête, lebon Dieu remisé à la hâte sous un porche.

Un roulement sourd et mou annonça au pauvreNabab immobile et silencieux dans un coin de son carrosse qu’onpassait le pont de bateaux. On arrivait.

« Enfin ! » dit-il, regardantpar les vitres brouillées les flots écumeux du Rhône dont latempête lui semblait un repos après celle qu’il venait detraverser. Mais au bout du pont, quand la première voitureatteignit l’arc de triomphe, des pétards éclatèrent, les tamboursbattirent aux champs, saluant l’entrée du monarque sur les terresde son féal, et pour comble d’ironie, dans le crépuscule, tout enhaut du château, une flambée de gaz gigantesque illumina soudain letoit de lettres de feu sur lesquelles la pluie, le vent faisaientcourir de grandes ombres mais qui montraient encore trèslisiblement : « Viv’ L’ B’ Y M’’ HMED. »

« Ça, c’est le bouquet », fit lemalheureux Nabab qui ne put s’empêcher de rire, d’un rire bienpiteux, bien amer. Mais non, il se trompait. Le bouquet l’attendaità la porte du château ; et c’est Amy Férat qui vint le luiprésenter, sortie du groupe des Arlésiennes qui abritaient sous lamarquise la soie changeante de leurs jupes et les velours ouvrésdes coiffes, en attendant le premier carrosse. Son paquet de fleursà la main, modeste, les yeux baissés et le mollet fripon, la joliecomédienne s’élança à la portière dans une pose saluante, presqueagenouillée, qu’elle répétait depuis huit jours. Au lieu du bey,Jansoulet descendit, raide, ému, passa sans seulement la voir. Etcomme elle restait là, son bouquet à la main, avec l’air bête d’uneféerie ratée :

« Remporte tes fleurs, ma petite, tonaffaire est manquée », lui dit Cardailhac avec sa blague deParisien qui prend vite son parti des choses… « Le bey nevient pas… il avait oublié son mouchoir, et comme c’est de ça qu’ilse sert pour parler aux dames, tu comprends… »

Maintenant, c’est la nuit. Tout dort dansSaint Romans, après l’immense brouhaha de la journée. Une pluietorrentielle continue à tomber, et dans le grand parc où les arcsde triomphe, les trophées dressent vaguement leurs carcassesdétrempées, on entend rouler des torrents le long des rampes depierre transformées en cascades. Tout ruisselle et s’égoutte. Unbruit d’eau, un immense bruit d’eau. Seul dans sa chambresomptueuse au lit seigneurial tendu de lampas à bandes pourpres, leNabab veille encore, marche à grands pas, remuant des penséessinistres. Ce n’est plus son affront de tantôt qui le préoccupe,cet outrage public à la face de trente mille personnes ; cen’est pas non plus l’injure sanglante que le bey lui a adressée enprésence de ses mortels ennemis. Non, ce Méridional aux sensationstoutes physiques, rapides comme le tir des nouvelles armes a déjàrejeté loin de lui tout le venin de sa rancune. Et puis, lesfavoris des cours, par des exemples fameux, sont toujours préparésà ces éclatantes disgrâces. Ce qui l’épouvante c’est ce qu’ildevine derrière cet affront. Il pense que tous ses biens sontlà-bas, maisons, comptoirs, navires, à la merci du bey, dans cetOrient sans lois, pays du bon plaisir. Et, collant son frontbrûlant aux vitres ruisselantes, la sueur au dos, les mainsfroides, il reste à regarder vaguement dans la nuit aussi obscure,aussi fermée que son propre destin.

Soudain un bruit de pas, des coups précipitésà la porte.

« Qui est là ?

– Monsieur, dit Noël entrant à demi vêtu, unedépêche, très urgente, qu’on envoie du télégraphe parestafette.

– Une dépêche !… Qu’y a-t-ilencore ?… » Il prend le pli bleu et l’ouvre en tremblant.Le dieu atteint déjà deux fois, commence à se sentir vulnérable àperdre son assurance ; il connaît les peurs, les faiblessesnerveuses des autres hommes… Vite à la signature… Mora…Est-ce possible ?… Le duc, le duc, à lui !… Oui, c’estbien cela… M… o… r… a…

Et au-dessus :

POPOLASCA EST MORT. ÉLECTIONS PROCHAINES ENCORSE. VOUS ÊTES CANDIDAT OFFICIEL.

Député !… C’était le salut. Avec celarien à craindre. On ne traite pas un représentant de la grandenation française comme un simple mercanti… Enfoncés lesHemerlingue…

« Ô mon duc, mon nobleduc ! »

Il était si ému qu’il ne pouvait signer. Ettout à coup :

« Où est l’homme qui a porté cettedépêche ?

– Ici, monsieur Jansoulet », réponditdans le corridor une bonne voix méridionale et familière. Il avaitde la chance, le piéton.

« Entre », dit le Nabab.

Et, lui rendant son reçu, il prit à tas, dansses poches toujours pleines, autant de pièces d’or que ses deuxmains pouvaient en tenir et les jeta dans la casquette du pauvrediable bégayant, éperdu, ébloui de la fortune qui lui tombait ensurprise dans la nuit de ce palais féerique.

Chapitre 12UNE ÉLECTION CORSE.

Pozzonegro, par Sartène.

Je puis enfin vous donner de mes nouvelles,mon cher monsieur Joyeuse. Depuis cinq jours que nous sommes enCorse, nous avons tant couru, tant parlé, si souvent changé devoitures, de montures, tantôt à mulet, tantôt à âne, ou même à dosd’homme pour traverser les torrents, tant écrit de lettres,apostillé de demandes, visité d’écoles, donné de chasubles, denappes d’autel, relevé de clochers branlants et fondé de sallesd’asiles, tant inauguré, porté de toasts, absorbé de harangues, devin de Talano et de fromage blanc, que je n’ai pas trouvé le tempsd’envoyer un bonjour affectueux au petit cercle de famille autourde la grande table où je manque voilà deux semaines. Heureusementque mon absence ne sera plus bien longue, car nous comptons partiraprès-demain et rentrer à Paris d’un trait. Au point de vue del’élection, je crois que notre voyage a réussi. La Corse est unadmirable pays, indolent et pauvre, mélangé de misères et defiertés qui font conserver aux familles nobles ou bourgeoises unecertaine apparence aisée au prix même des plus douloureusesprivations. On parle ici très sérieusement de la fortune dePopolasca, ce député besogneux à qui la mort a volé les cent millefrancs que devait lui rapporter sa démission en faveur du Nabab.Tous ces gens-là ont, en outre, une rage de places, une fureuradministrative, le besoin de porter un uniforme quelconque et unecasquette plate sur laquelle on puisse écrire : « Employédu gouvernement. » Vous donneriez à choisir à un paysan corseentre la plus riche ferme en Beauce et le plus humble baudrier degarde champêtre, il n’hésiterait pas et prendrait le baudrier. Dansces conditions-là, vous pensez si un candidat disposant d’unefortune personnelle et des faveurs du gouvernement a des chancespour être élu. Aussi M. Jansoulet le sera-t-il, surtout s’ilréussit dans la démarche qu’il fait en ce moment et qui nous aamenés ici à l’unique auberge d’un petit pays appelé Pozzonegro(puits noir), un vrai puits tout noir de verdure, cinquantemaisonnettes en pierre rouge serrées autour d’un long clocher àl’italienne, au fond d’un ravin entouré de côtes rigides, derochers de grès coloré qu’escaladent d’immenses forêts de mélèzeset de genévriers. Par ma fenêtre ouverte, devant laquelle j’écris,je vois là-haut un morceau de bleu, l’orifice du puits noir ;en bas, sur la petite place qu’ombrage un vaste noyer, comme sil’ombre n’était pas déjà assez épaisse, deux bergers vêtus de peauxde bêtes en train de jouer aux cartes, accoudés à la pierre d’unefontaine. Le jeu, c’est la maladie de ce pays de paresse, où l’onfait faire la moisson par les Lucquois. Les deux pauvres diablesque j’ai là devant moi ne trouveraient pas un liard au fond de leurpoche ; l’un joue son couteau, l’autre un fromage enveloppé defeuilles de vigne, les deux enjeux posés à côté d’eux sur le banc.Un petit curé fume son cigare en les regardant et semble prendre leplus vif intérêt à leur partie.

Et c’est tout, pas un bruit alentour, exceptéles gouttes d’eau s’espaçant sur la pierre, l’exclamation d’un desjoueurs qui jure par le sango del seminario, et au-dessousde ma chambre, dans la salle du cabaret, la voix chaude de notreami, mêlée aux bredouillements de l’illustre Paganetti, qui luisert d’interprète dans sa conversation avec le non moins illustrePiedigriggio.

M. Piedigriggio (Pied-Gris) est unecélébrité locale. C’est un grand vieux de soixante et quinze ans,encore très droit dans son petit caban où tombe sa longue barbeblanche, un bonnet catalan en laine brune sur ses cheveux blancsaussi, à la ceinture une paire de ciseaux, dont il se sert pourcouper son tabac vert, en grandes feuilles, dans le creux de samain ; l’air vénérable, en somme, et quand il a traversé laplace, serrant la main au curé, avec un sourire de protection auxdeux joueurs, je n’aurais jamais cru voir ce fameux banditPiedigriggio, qui, de 1840 à 1860, a tenu le maquis dansle Monte-Rotondo, mis sur les dents la ligne et la gendarmerie, etqui, aujourd’hui, grâce à la prescription dont il bénéficie, aprèssept ou huit meurtres à coups de fusil et de couteau, circuletranquillement dans le pays témoin de ses crimes, et jouit d’uneimportance considérable. Voici pourquoi : Piedigriggio a deuxfils, qui, marchant noblement sur ses traces, ont joué del’escopette et tiennent le maquis à leur tour. Introuvables,insaisissables comme leur père l’a été pendant vingt ans, prévenuspar les bergers des mouvements de la gendarmerie, dès que celle-ciquitte un village, les bandits y font leur apparition. L’aîné,Scipion, est venu dimanche dernier entendre la messe à Pozzonegro.Dire qu’on les aime, et que la poignée de main sanglante de cesmisérables est agréable à tous ceux qui la reçoivent, ce seraitcalomnier les pacifiques habitants de cette commune ; mais onles craint et leur volonté fait loi.

Or, voilà que les Piedigriggio se sont misdans l’idée de protéger notre concurrent aux élections, protectionredoutable, qui peut faire rater deux cantons entiers contre nous,car les coquins ont les jambes aussi longues, à proportion, que laportée de leurs fusils. Nous avons naturellement les gendarmes pournous, mais les bandits sont bien plus puissants. Comme nous disaitnotre aubergiste, ce matin : « Les gendarmes, ils s’envont, mà,les banditti, ils restent. » Devantce raisonnement si logique, nous avons compris qu’il n’y avaitqu’une chose à faire, traiter avec les Pieds-Gris, passer unforfait. Le maire en a dit deux mots au vieux, qui a consulté sesfils, et ce sont les conditions du traité que l’on discute en bas.D’ici, j’entends la voix du gouverneur : « Allons, moncher camarade, tu sais, je suis un vieux Corse, moi… » Et puisles réponses tranquilles de l’autre, hachées en même temps que sontabac par le bruit agaçant des grands ciseaux. Le cher camarade nem’a pas l’air d’avoir confiance ; et, tant que les écusn’auront pas sonné sur la table je crois bien que l’affairen’avancera pas.

C’est que le Paganetti est connu dans son paysnatal. Ce que vaut sa parole est écrit sur la place de Corte, quiattend toujours le monument de Paoli, dans les vastes champs decarottes qu’il a trouvé moyen de planter sur cette île d’Ithaque,au sol dur, dans les porte-monnaie flasques et vides de tous cesmalheureux curés de village, petits-bourgeois, petits nobles, dontil a croqué les maigres épargnes en faisant luire à leurs yeux dechimériques combinazione. Vraiment, pour qu’il ait osé reparaîtreici, il faut son aplomb phénoménal et aussi les ressources dont ildispose maintenant pour couper court aux réclamations.

En définitive, qu’y a-t-il de vrai dans cesfabuleux travaux, entrepris par la Caisseterritoriale ?

Rien.

Des mines qui n’affleurent pas, quin’affleureront jamais, puisqu’elles n’existent que sur lepapier ; des carrières, qui ne connaissent encore ni le pic nila poudre, des landes incultes et sablonneuses, qu’on arpente d’ungeste en vous disant : « Nous commençons là… et nousallons jusque là-bas, au diable. » De même, pour les forêts,tout un côté boisé du Monte-Rotondo, qui nous appartient,paraît-il, mais où les coupes sont impraticables, à moins que desaéronautes y fassent l’office de bûcherons. De même, pour lesstations balnéaires, parmi lesquelles ce misérable hameau dePozzonegro est une des plus importantes, avec sa fontaine dontPaganetti célèbre les étonnantes propriétés ferrugineuses. Depaquebots, pas l’ombre. Si, une vieille tour génoise, à demi minée,au bord du golfe d’Ajaccio, portant au-dessus de l’entréehermétiquement close cette inscription sur un panonceaudédoré : « Agence Paganetti. Compagnie maritime. Bureaude renseignements. » Ce sont de gros lézards gris qui tiennentle bureau, en compagnie d’une chouette. Quant aux chemins de fer,je voyais tous ces braves Corses auxquels j’en parlais, sourired’un air malin, répondre par des clignements d’yeux, des demi-mots,pleins de mystère ; et c’est seulement ce matin que j’ai eul’explication excessivement bouffonne de toutes ces réticences.

J’avais lu dans les paperasses que legouverneur agite de temps en temps sous nos yeux, comme un éventailà gonfler ses blagues, l’acte de vente d’une carrière de marbre aulieu dit « de Taverna » à deux heures de Pozzonegro.Profitant de notre passage ici, ce matin, sans rien dire àpersonne, j’enfourchai une mule, et guidé par un grand drôle, auxjambes de cerf, vrai type de braconnier ou de contrebandier corse,sa grosse pipe rouge aux dents, son fusil en bandoulière, je merendis à Taverna. Après une marche épouvantable à travers desroches crevassées, des fondrières, des abîmes d’une profondeurinsondable, dont ma mule s’amusait malicieusement à suivre le bord,comme si elle le découpait avec ses sabots, nous sommes arrivés parune descente presque à pic au but de notre voyage, un vaste désertde rochers, absolument nus, tout blancs de fientes de goélands etde mouettes ; car la mer est au bas, très proche, et lesilence du lieu rompu seulement par l’afflux des vagues et les crissuraigus de bandes d’oiseaux volant en rond. Mon guide, qui a lasainte horreur des douaniers et des gendarmes, resta en haut sur lafalaise, à cause d’un petit poste de douane en guetteur au bord durivage ; et moi je me dirigeai vers une grande bâtisse rougequi dressait dans cette solitude brillante ses trois étages auxvitres brisées, aux tuiles en déroute, avec un immense écriteau surla porte vermoulue : « Caisse territoriale. Carr…bre…54. » La tramontane, le soleil, la pluie, ont mangé lereste.

Il y a eu là certainement un commencementd’exploitation, puisqu’un large trou carré, béant, taillé àl’emporte-pièce, s’ouvre dans le sol, montrant, comme des taches delèpre le long de ses murailles effritées, des plaques rougesveinées de brun, et tout au fond, dans les ronces, d’énormes blocsde ce marbre qu’on appelle dans le commerce de la griotte,blocs condamnés, dont on n’a pu tirer parti, faute d’une granderoute aboutissant à la carrière ou d’un port qui rendit la côteabordable à des bateaux de chargement, faute surtout de subsidesassez considérables pour l’un et l’autre de ces deux projets. Aussila carrière reste-t-elle abandonnée, à quelques encablures durivage, encombrante et inutile comme le canot de Robinson avec lesmêmes vices d’installation. Ces détails sur l’histoire navrante denotre unique richesse territoriale m’ont été fournis par unmalheureux surveillant, tout grelottant de fièvre, que j’ai trouvédans la salle basse de la maison jaune essayant de faire rôtir unmorceau de chevreau sur l’âcre fumée d’un buisson delentisques.

Cet homme, qui compose à lui seul le personnelde la Caisse territoriale en Corse, est le père nourricierde Paganetti, un ancien gardien de phare à qui la solitude ne pèsepas. Le gouverneur le laisse là un peu par charité et aussi parceque de temps à autre des lettres datées de la carrière de Tavernafont bon effet aux réunions d’actionnaires. J’ai eu beaucoup de malà arracher quelques renseignements de cet être aux trois quartssauvage qui me regardait avec méfiance, embusqué derrière les poilsde chèvre de son pelone ; il m’a pourtant appris sansle vouloir ce que les Corses entendent par ce mot chemin de fer etpourquoi ils prennent ces airs mystérieux pour en parler. Commej’essayais de savoir s’il avait connaissance d’un projet de routeferrée dans le pays, le vieux lui, n’a pas eu le sourire malicieuxde ses compatriotes, mais bien naturellement, de sa voix rouilléeet gourde comme une ancienne serrure dont on ne se sert passouvent, il m’a dit en assez bon français :

« Oh ! moussiou, pas besoin dechemin de ferré ici…

– C’est pourtant bien précieux, bien utilepour faciliter les communications…

– Je ne vous dis pas au contraire ; maisavec les gendarmes, ça suffit chez nous…

– Les gendarmes ?…

– Mais sans doute. »

Le quiproquo dura bien cinq minutes, au boutdesquelles je finis par comprendre que le service de la policesecrète s’appelle ici : « Les chemins de fer. »Comme il y a beaucoup de Corses policiers sur le continent, c’estun euphémisme honnête dont on se sert, dans leurs familles, pourdésigner l’ignoble métier qu’ils font. Vous demandez auxparents : « Où est votre frère Ambrosini ? Que faitvotre oncle Barbicaglia ? » Ils vous répondent avec unpetit clignement d’œil : « Il a un emploi dans leschemins de ferré… » et tout le monde sait ce que celaveut dire. Dans le peuple, chez les paysans qui n’ont jamais vu dechemin de fer et ne se doutent pas de ce que c’est, on croit trèssérieusement que la grande administration occulte de la policeimpériale n’a pas d’autre appellation que celle-là. Notre agentprincipal dans le pays partage cette naïveté touchante, c’est vousdire l’état de la « Ligne d’Ajaccio à Bastia, en passantpar Bonifacio, Porto Vecchio, etc. », ainsi qu’il estécrit sur les grands livres à dos vert de la maison Paganetti. Endéfinitive tout l’avoir de la banque territoriale se résume enquelques écriteaux, deux antiques masures, le tout à peine bon pourfigurer dans le chantier de démolition de la rue Saint-Ferdinand,dont j’entends tous les soirs en m’endormant les girouettesgrincer, les vieilles portes battre sur le vide… Mais alors où sontallées, où s’en vont encore les sommes énormes queM. Jansoulet a versées depuis cinq mois, sans compter ce quiest venu du dehors attiré par ce nom magique Je pensais bien commevous que tous ces sondages, forages, achats de terrain, que portentles livres en belle ronde, étaient démesurément grossis. Maiscomment soupçonner une pareille impudence ? Voilà pourquoiM. le gouverneur répugnait tant à l’idée de m’emmener dans cevoyage électoral… Je n’ai pas voulu avoir d’explication immédiate.Mon pauvre Nabab a bien assez de son élection. Seulement, sitôtrentrés, je lui mettrai sous les yeux tous les détails de ma longueenquête, et, de gré ou de force, je le tirerai de ce repaire… Ilsont fini au-dessous. Le vieux Piedigriggio traverse la place enfaisant glisser le coulant de sa longue bourse de paysan qui m’al’air d’être bien remplie. Marché conclu, je suppose. Adieu vite,mon cher monsieur Joyeuse ; rappelez-moi à ces demoiselles, etqu’on me garde une toute petite place autour de la table àouvrage.

PAUL DE GERY.

Le tourbillon électoral dont ils avaient étéenveloppés en Corse passa la mer derrière eux comme un coup desirocco, les suivit à Paris, fit courir son vent de folie dansl’appartement de la place Vendôme envahi du matin au soir parl’élément habituel augmenté d’un arrivage constant de petits hommesbruns comme des caroubes, aux têtes régulières et barbues, les unsturbulents, bredouillants et bavards dans le genre de Paganetti,les autres, silencieux, contenus et dogmatiques ; les deuxtypes de la race où le climat pareil produit des effets différents.Tous ces insulaires affamés, du fond de leur patrie sauvage sedonnaient rendez-vous à la table du Nabab, dont la maison étaitdevenue une auberge, un restaurant, un marché. Dans la salle àmanger, où le couvert restait mis à demeure, il y avait toujours unCorse frais débarqué en train de casser une croûte, avec laphysionomie égarée et goulue d’un parent de campagne.

La race hâbleuse et bruyante des agentsélectoraux est la même partout ; ceux-là pourtant sedistinguaient par quelque chose de plus ardent, un zèle pluspassionné, une vanité dindonnière, chauffée à blanc. Le plus petitgreffier, vérificateur, secrétaire de mairie, instituteur devillage, parlait comme s’il eût eu derrière lui tout un canton, desbulletins de vote plein les poches de sa redingote râpée. Et lefait est que dans les communes corses, Jansoulet avait pu s’enrendre compte, les familles sont si anciennes, parties de si peu,avec tant de ramifications, que tel pauvre diable qui casse descailloux sur les routes trouve moyen de raccrocher sa parenté auxplus grands personnages de l’île et dispose par là d’une sérieuseinfluence. Le tempérament national, orgueilleux, sournois,intrigant, vindicatif, venant encore aggraver ces complications, ils’ensuit qu’il faut bien prendre garde où l’on pose le pied dansces traquenards de fils tendus de l’extrémité d’un peuple àl’autre…

Le terrible, c’est que tous ces gens-là sejalousaient, se détestaient, se querellaient en pleine table àpropos de l’élection, croisant des regards noirs, serrant le manchede leurs couteaux à la moindre contestation, parlant très fort tousà la fois, les uns dans le patois génois sonore et dur, les autresdans le français le plus comique s’étranglant avec des injuresrentrées, se jetant à la tête des noms de bourgades inconnues, desdates d’histoires locales qui mettaient tout à coup entre deuxcouverts deux siècles de haines familiales. Le Nabab avait peur devoir ses déjeuners se terminer tragiquement et tâchait d’apaisertoutes ces violences avec la conciliation de son bon sourire. MaisPaganetti le rassurait. Selon lui, vendetta, toujours vivante enCorse, n’emploie plus que très rarement et dans les basses classesle stylet et l’escopette. C’est la lettre anonyme qui les remplace.Tous les jours, en effet, on recevait place Vendôme des lettressans signature dans le genre de celle-ci :

« Monsieur Jansoulet, vous êtes sigénéreux que je ne peux pas faire à moins de vous signaler le sieurBornalinco (Ange-Marie), comme un traître gagné aux ennemis devous ; j’en dirai tout différemment de son copain Bornalinco(Louis-Thomas), dévoué à la bonne cause, etc. »

Ou encore :

« Monsieur Jansoulet, je crains que votreélection n’aboutirait à rien et serait mal fondée pour réussir, sivous continuez d’employer le nommé Castirla (Josué), du cantond’Omessa, tandis que son parent Luciani, c’est l’homme qu’il vousfaut… »

Quoiqu’il eût fini par ne plus lire aucune deces missives, le pauvre candidat subissait l’ébranlement de tousces doutes, de toutes ces passions, pris dans un engrenaged’intrigues menues, plein de terreurs, de méfiances, anxieux,fiévreux, les nerfs malades, sentant bien la vérité du proverbecorse : « Si tu veux grand mal à ton ennemi, souhaite luiune élection dans sa famille. »

On se figure que le livre des chèques et lestrois grands tiroirs de la commode en acajou n’étaient pas épargnéspar cette trombe de sauterelles dévorantes abattues sur les salonsde « Moussiou Jansoulet ». Rien de plus comique que lafaçon hautaine dont ces braves insulaires opéraient leurs emprunts,brusquement et d’un air de défi. Pourtant ce n’étaient pas eux lesplus terribles, excepté pour les boîtes de cigares, quis’engloutissaient dans leurs poches, à croire qu’ils voulaient tousouvrir quelque « Civette » en rentrant au pays. Mais demême qu’aux époques de grande chaleur les plaies rougissent ets’enveniment, l’élection avait donné une recrudescence étonnante àla pillerie installée dans la maison. C’étaient des frais depublicité considérables, les articles de Moëssard expédiés en Corsepar ballots de vingt mille, de trente mille exemplaires, avec desportraits, des biographies, des brochures, tout le bruit impriméqu’il est possible de faire autour d’un nom… Et puis toujours letrain habituel des pompes aspirantes établies devant le grandréservoir à millions. Ici, l’œuvre de Bethléem, machine puissante,procédant par coups espacés, pleins d’élans. La Caisseterritoriale, aspirateur merveilleux, infatigable, à triple etquadruple corps de pompe, de la force de plusieurs milliers dechevaux ; et la pompe Schwalbach, et la pompe Bois-l’Héry, etcombien d’autres encore, celles-là énormes, bruyantes, les pistonseffrontés, ou bien sourdes, discrètes, aux clapets savammenthuilés, aux soupapes minuscules, pompes-bijoux, aussi ténues queces trompes d’insectes dont la soif fait des piqûres et quidéposent du venin à l’endroit où elles puisent leur vie, maistoutes fonctionnant avec un même ensemble, et devant fatalementamener, sinon une sécheresse complète, du moins une baisse sérieusede niveau.

Déjà de mauvais bruits, encore vagues, avaientcirculé à la Bourse. Était-ce une manœuvre de l’ennemi, de cetHemerlingue auquel Jansoulet faisait une guerre d’argent acharnée,essayant de contrecarrer toutes ses opérations financières, etperdant à ce jeu de très fortes sommes, parce qu’il avait contrelui sa propre fureur, le sang-froid de son adversaire et lesmaladresses de Paganetti qui lui servait d’homme de paille ?En tout cas, l’étoile d’or avait pâli. Paul de Géry savait cela parle père Joyeuse entré comme comptable chez un agent de change ettrès au fait des choses de la Bourse ; mais ce qui l’effrayaitsurtout, c’était l’agitation singulière du Nabab, ce besoin des’étourdir succédant à son beau calme de force, de sérénité, et laperte de sa sobriété méridionale, la façon dont il s’excitait avantle repas à grands coups de raki, parlant haut, riant fort,comme un gros matelot en bordée. On sentait l’homme qui se surmènepour échapper à une préoccupation visible cependant dans lacontraction subite de tous les muscles de son visage au passage dela pensée importune, ou quand il feuilletait fiévreusement sonpetit carnet dédoré. Ce sérieux entretien, cette explicationdécisive que Paul désirait tant avoir avec lui, Jansoulet n’envoulait à aucun prix. Il passait ses nuits au cercle, ses matinéesau lit, et dès son réveil avait sa chambre remplie de monde, desgens qui lui parlaient pendant qu’il s’habillait, auxquels ilrépondait le nez dans sa cuvette. Quand par miracle de Géry lesaisissait une seconde, il fuyait, lui coupait la parole parun : « Pas maintenant, je vous en prie… » À la finle jeune homme eut recours aux moyens héroïques.

Un matin, vers cinq heures, Jansoulet, enrevenant du cercle trouva sur sa table près de son lit, une petitelettre qu’il prit d’abord pour une de ces dénonciations anonymesqu’il recevait à la journée. C’était bien une dénonciation, eneffet, mais signée, à visage ouvert, respirant la loyauté et lajeunesse sérieuse de celui qui l’avait écrite. De Géry luisignalait très nettement toutes les infamies, toutes lesexploitations dont il était entouré. Sans détour, il désignait lescoquins par leur nom. Pas un qui ne lui fût suspect parmi lescommensaux ordinaires, pas un qui vînt pour autre chose que volerou mentir. Du haut en bas de la maison, pillage et gaspillage. Leschevaux du Bois-l’Héry étaient tarés, la galerie Schwalbach, uneduperie, les articles de Moëssard, un chantage reconnu. De ces abuseffrontés, de Géry avait fait un long mémoire détaillé, avecpreuves à l’appui ; mais c’était le dossier de la Caisseterritoriale qu’il recommandait spécialement à Jansoulet,comme le vrai danger de sa situation. Dans les autres affaires,l’argent seul courait des risques ; ici, l’honneur était enjeu. Attirés par le nom du Nabab, son titre de président duconseil, dans cet infâme guet-apens, des centaines d’actionnairesétaient venus, chercheurs d’or à la suite de ce mineur heureux.Cela lui créait une responsabilité effroyable, dont il se rendraitcompte en lisant le dossier de l’affaire, qui n’était que mensongeet flouerie d’un bout à l’autre.

« Vous trouverez le mémoire dont je vousparle, disait Paul de Géry en terminant sa lettre, dans le premiertiroir de mon bureau. Diverses quittances y sont jointes. Je n’aipas mis cela dans votre chambre, parce que je me méfie de Noëlcomme des autres. Ce soir, en partant, je vous remettrai la clé.Car, je m’en vais, mon cher bienfaiteur et ami, je m’en vais, pleinde reconnaissance pour le bien que vous m’avez fait, et désolé quevotre confiance aveugle m’ait empêché de vous le rendre en partie.À l’heure qu’il est, ma conscience d’honnête homme me reprocheraitde rester plus longtemps inutile à mon poste. J’assiste à undésastre, au sac d’un Palais d’Été contre lesquels je ne puisrien ; mais mon cœur se soulève à tout ce que je vois. Jedonne des poignées de main qui me déshonorent. Je suis votre ami,et je parais leur complice. Et qui sait si, à force de vivre dansune pareille atmosphère, je ne le serais pasdevenu ? »

Cette lettre, qu’il lut lentement,profondément, jusque dans le blanc des lignes et l’écart des mots,fit au Nabab une impression si vive, qu’au lieu de se coucher, ilse rendit tout de suite auprès de son jeune secrétaire. Celui-cioccupait tout au bout des salons un cabinet de travail dans lequelon lui faisait son lit sur un divan, installation provisoire qu’iln’avait jamais voulu changer. Toute la maison dormait encore. Entraversant les grands salons en enfilade, qui, ne servant pas à desréceptions du soir gardaient constamment leurs rideaux ouverts, ets’éclairaient à cette heure des lueurs vagues d’une aubeparisienne, le Nabab s’arrêta, frappé par l’aspect de souilluretriste que son luxe lui présentait. Dans l’odeur lourde de tabac etde liqueurs diverses qui flottait, les meubles, les plafonds, lesboiseries apparaissaient, déjà fanés et encore neufs. Des tachessur les satins fripés, des cendres ternissant les beaux marbres,des bottes marquées sur le tapis faisaient songer à un immensewagon de première classe, où s’incrustent toutes les paresses, lesimpatiences et l’ennui d’un long voyage, avec le dédain gâcheur dupublic pour un luxe qu’il a payé. Au milieu de ce décor tout posé,encore chaud de l’atroce comédie qui se jouait là chaque jour, sapropre image reflétée dans vingt glaces, froides et blêmes, sedressait devant lui, sinistre et comique à la fois, dépaysée dansson vêtement d’élégance, les yeux bouffis, la face enflammée etboueuse.

Quel lendemain visible et désenchantant àl’existence folle qu’il menait !

Il s’abîma un moment dans de sombrespensées ; puis il eut ce coup d’épaules vigoureux qui luiétait familier ce mouvement de porte-balles par lequel il sedébarrassait des préoccupations trop cruelles, remettait en placece fardeau que tout homme emporte avec lui, qui lui courbe le dos,plus ou moins selon son courage ou sa force, et entra chez de Géry,déjà levé, debout en face de son bureau ouvert, où il classait despaperasses.

« Avant tout, mon ami », ditJansoulet en refermant doucement la porte sur leur entretien,« répondez-moi franchement à ceci. Est-ce bien pour les motifsexprimés dans votre lettre que vous êtes résolu à me quitter ?N’y a-t-il pas là-dessous quelqu’une de ces infamies, comme je saisqu’il en circule contre moi dans Paris ? Vous seriez, j’ensuis sûr, assez loyal pour me prévenir et me mettre à même de me…de me disculper devant vous. »

Paul l’assura qu’il n’avait pas d’autresraisons pour partir, mais que celles-là suffisaient certes,puisqu’il s’agissait d’une affaire de conscience.

« Alors, mon enfant, écoutez-moi, et jesuis sûr de vous retenir… Votre lettre, si éloquente d’honnêteté desincérité, ne m’a rien appris, rien dont je ne sois convaincudepuis trois mois. Oui, mon cher Paul, c’est vous qui aviezraison ; Paris est plus compliqué que je ne pensais. Il m’amanqué en arrivant un cicérone honnête et désintéressé, qui me mîten garde contre les gens et les choses. Moi, je n’ai trouvé que desexploiteurs. Tout ce qu’il y a de coquins tarés par la ville adéposé la boue de ses bottes sur mes tapis… Je les regardais tout àl’heure, mes pauvres salons. Ils auraient besoin d’un fier coup debalai ; et je vous réponds qu’il sera donné, jour deDieu ! et d’une rude poigne… Seulement, j’attends pour celad’être député. Tous ces gredins me servent pour mon élection ;et cette élection m’est trop nécessaire pour que je m’expose àperdre la moindre chance… En deux mots, voici la situation. Nonseulement, le bey entend ne pas me rendre l’argent que je lui aiprêté, il y a un mois ; mais à mon assignation, il a répondupar une demande reconventionnelle de quatre-vingts millions,chiffre auquel il estime l’argent que j’ai soutiré à son frère…Cela, c’est un vol épouvantable, une audacieuse calomnie… Mafortune est à moi, bien à moi… Je l’ai gagnée dans mes trafics decommissionnaire. J’avais la faveur d’Ahmed ; lui-même m’afourni l’occasion de m’enrichir… Que j’aie serré la vis quelquefoisun peu fort, bien possible. Mais il ne faut pas juger la chose avecdes yeux d’Européen… Là-bas, c’est connu et reçu, ces gains énormesque font les Levantins ; c’est la rançon des sauvages que nousinitions au bien-être occidental… Ce misérable Hemerlingue, quisuggère au bey toute cette persécution contre moi, en a bien faitd’autres… Mais à quoi bon discuter ? Je suis dans la gueule duloup. En attendant que j’aille m’expliquer devant ses tribunaux –je la connais, la justice d’Orient – le bey a commencé par mettrel’embargo sur tous mes biens, navires, palais et ce qu’ilscontiennent… L’affaire a été conduite très régulièrement, sur undécret du Conseil suprême. On sent la patte d’Hemerlingue filslà-dessous… Si je suis député, ce n’est qu’une plaisanterie. LeConseil rapporte son décret, et l’on me rend mes trésors avectoutes sortes d’excuses. Si je ne suis pas nommé, je perds tout,soixante, quatre-vingts millions, même la possibilité de refaire mafortune ; c’est la ruine, le déshonneur, le gouffre… Voyons,mon fils, est-ce que vous allez m’abandonner dans une crisepareille ?… Songez que je n’ai que vous au monde… Mafemme ? vous l’avez vue, vous savez quel soutien, quelconseil, elle est pour son mari… Mes enfants ? C’est comme sije n’en avais pas. Je ne les vois jamais, à peine s’ils mereconnaîtraient dans la rue… Mon horrible luxe a fait le vide desaffections autour de moi, les a remplacées par des intérêtseffrontés… Je n’ai pour m’aimer que ma mère, qui est loin et vous,qui me venez de ma mère… Non, vous ne me laisserez pas seul parmitoutes les calomnies qui rampent autour de moi… C’est terrible, sivous saviez… Au cercle, au théâtre, partout où je vais, j’aperçoisla petite tête de vipère de la baronne Hemerlingue, j’entendsl’écho de ses sifflements, je sens le venin de sa rage. Partout,des regards railleurs, des conversations interrompues quandj’arrive, des sourires qui mentent ou des bienveillances danslesquelles se glisse un peu de pitié. Et puis des défections, desgens qui s’écartent comme à l’approche d’un malheur. Ainsi, voilàFélicia Ruys, au moment d’achever mon buste, qui prétexte de je nesais quel accident pour ne pas l’envoyer au Salon. Je n’ai riendit, j’ai eu l’air de croire. Mais j’ai compris qu’il y avait de cecôté encore quelque infamie… Et c’est une grande déception pourmoi. Dans des crises aussi graves que celle que je traverse, tout ason importance. Mon buste à l’Exposition, signé de ce nom célèbre,m’aurait servi beaucoup dans Paris… Mais non, tout craque, tout memanque… Vous voyez bien que vous ne pouvez pas memanquer… »

Chapitre 13UN JOUR DE SPLEEN.

Cinq heures de l’après-midi. La pluie depuisle matin, un ciel gris et bas à toucher avec les parapluies, untemps mou qui poisse, le gâchis, la boue, rien que de la boue, enflaques lourdes, en traînées luisantes au bord des trottoirs,chassée en vain par les balayeuses mécaniques, par les balayeusesen marmottes, enlevée sur d’énormes tombereaux qui l’emportentlentement vers Montreuil, la promènent en triomphe à travers lesrues toujours remuée et toujours renaissante, poussant entre lespavés, éclaboussant les panneaux des voitures, le poitrail deschevaux, les vêtements des passants mouchetant les vitres, lesseuils, les devantures, à croire que Paris entier va s’enfoncer etdisparaître sous cette tristesse du sol fangeux où tout se fond etse confond. Et c’est une pitié de voir l’envahissement de cettesouillure sur les blancheurs des maisons neuves, la bordure desquais, les colonnades des balcons de pierre… Il y a quelqu’uncependant que ce spectacle réjouit, un pauvre être dégoûté etmalade qui, vautré tout de son long sur la soie brodée d’un divan,la tête sur ses poings fermés, regarde joyeusement dehors contreles vitres ruisselantes et se délecte à toutes ceslaideurs :

« Vois-tu, ma fée, voilà bien le tempsqu’il me fallait aujourd’hui… Regarde-les patauger… Sont-ilshideux, sont-ils sales !… Que de fange ! Il y en apartout, dans les rues, sur les quais, jusque dans la Seine, jusquedans le ciel… Ah ! c’est bon la boue, quand on est triste… Jevoudrais tripoter là-dedans, faire de la sculpture avec ça, unestatue de cent pieds de haut, qui s’appellerait : « Monennui. »

– Mais pourquoi t’ennuies-tu, machérie », dit avec douceur la vieille danseuse, aimable etrose dans son fauteuil, où elle se tient très droite de peurd’abîmer sa coiffure encore plus soignée que d’habitude…« N’as-tu pas tout ce qu’il faut pour êtreheureuse ? »

Et, de sa voix tranquille, pour la centièmefois, elle recommence à lui énumérer ses raisons de bonheur, sagloire, son génie, sa beauté, tous les hommes à ses pieds, les plusbeaux, les plus puissants ; oh ! oui, les plus puissantspuisque aujourd’hui même… Mais un miaulement formidable, uneplainte déchirante du chacal exaspéré par la monotonie de sondésert, fait trembler tout à coup les vitres de l’atelier etrentrer dans son cocon l’antique chrysalide épouvantée.

Depuis huit jours, son groupe uni, parti pourl’exposition, a laissé Félicia dans ce même état de prostration,d’écœurement, d’irritation navrée et désolante. Il faut toute lapatience inaltérable de la fée, la magie de ses souvenirs évoqués àchaque instant pour lui rendre la vie supportable à côté de cetteinquiétude, de cette colère méchante qu’on entend gronder au fonddes silences de la jeune fille, et qui subitement éclatent dans uneparole amère, dans un « pouah » de dégoût à propos detout… Son groupe est hideux… Personne n’en parlera… Tous lescritiques sont des ânes… Le public ? un goitre immense à troisétages de mentons… Et pourtant, l’autre dimanche, quand le duc deMora est venu avec le surintendant des Beaux-Arts voir sonexposition à l’atelier, elle était si heureuse, si fière des élogesqu’on lui donnait, si pleinement ravie de son travail qu’elleadmirait à distance comme d’un autre, maintenant que l’outiln’établissait plus entre elle et l’œuvre ce lien gênant àl’impartial jugement de l’artiste.

Mais c’est tous les ans ainsi. L’atelierdépeuplé du récent ouvrage, son nom glorieux encore une fois jetéau caprice imprévu du public, les préoccupations de Féliciadésormais sans objet visible errent dans tout le vide de son cœur,de son existence de femme sortie du tranquille sillon, jusqu’à cequ’elle se soit reprise à un autre travail. Elle s’enferme, ne veutvoir personne. On dirait qu’elle se méfie elle-même. Il n’y a quele bon Jenkins qui la supporte pendant ces crises. Il semble mêmeles rechercher, comme s’il en attendait quelque chose. Dieu saitpourtant qu’elle n’est pas aimable avec lui. Hier encore il estresté deux heures en face de cette belle ennuyée, qui ne lui aseulement pas une fois adressé la parole. Si c’est là l’accueilqu’elle réserve ce soir au grand personnage qui leur fait l’honneurde venir dîner avec elles…

Ici la douce Crenmitz, qui rumine paisiblementtoutes ces pensées en regardant le fin bout de ses souliers àbouffettes, se rappelle subitement qu’elle a promis deconfectionner une assiette de pâtisseries viennoises pour le dînerdu personnage en question, et sort de l’atelier discrètement sur lapointe de ses petits pieds.

Toujours la pluie, toujours la boue, toujoursle beau sphinx accroupi, les yeux perdus dans l’horizon fangeux. Àquoi pense-t-il ? Qu’est-ce qu’il regarde venir là-bas par cesroutes souillées, douteuses sous la nuit qui tombe, avec ce pli aufront et cette lèvre expressive de dégoût ? Est-ce son destinqu’il attend ? Triste destin qui s’est mis en marche par untemps pareil, sans crainte de l’ombre, de la boue…

Quelqu’un vient d’entrer dans l’atelier, unpas plus lourd que le trot de souris de Constance. Le petitdomestique sans doute. Et Félicia, brutalement, sans seretourner :

« Va te coucher… Je n’y suis pourpersonne…

– J’aurais bien voulu vous parlercependant », lui répond une voix amie. Elle tressaille, seredresse, et radoucie, presque rieuse devant ce visiteurinattendu :

« Tiens ! c’est vous, jeune Minerve…Comment êtes-vous donc entré ?

– Bien simplement. Toutes les portes sontouvertes.

– Cela ne m’étonne pas. Constance est commefolle, depuis ce matin, avec son dîner…

– Oui, j’ai vu. L’antichambre est pleine defleurs. Vous avez ?…

– Oh ! un dîner bête, un dîner officiel.Je ne sais pas comment j’ai pu… Asseyez-vous donc là ; près demoi. Je suis heureuse de vous voir. »

Paul s’assied, un peu troublé. Jamais elle nelui a paru si belle. Dans le demi-jour de l’atelier, parmi l’éclatbrouillé des objets d’art, bronzes, tapisseries, sa pâleur fait unelumière douce, ses yeux ont des reflets de pierre précieuse, et salongue amazone serrée dessine l’abandon de son corps de déesse.Puis elle parle d’un ton si affectueux, elle semble si heureuse decette visite. Pourquoi est-il resté aussi longtemps loind’elle ? Voilà près d’un mois qu’on ne l’a vu. Ils ne sontdonc plus amis ? Lui s’excuse de son mieux. Les affaires, unvoyage. D’ailleurs, s’il n’est pas venu ici, il a souvent parléd’elle, oh ! bien souvent, presque tous les jours.

« Vraiment ? Et avec qui ?

– Avec… » Il va dire : « avecAline Joyeuse… » mais une gêne l’arrête, un sentimentindéfinissable, comme une pudeur de prononcer ce nom dans l’atelierqui en a entendu tant d’autres. Il y a des choses qui ne vont pasensemble, sans qu’on sache bien pourquoi. Paul aime mieux répondrepar un mensonge qui l’amène droit au but de sa visite :

« Avec un excellent homme à qui vous avezcausé une peine bien inutile… Voyons, pourquoi ne lui avez-vous pasfini son buste, à ce pauvre Nabab ?… C’était un grand bonheur,une grande fierté pour lui ce buste à l’exposition… Il ycomptait. »

À ce nom du Nabab, elle s’est troubléelégèrement :

« C’est vrai, dit-elle, j’ai manqué à maparole… Que voulez-vous ? Je suis à caprices, moi… Mais mondésir est bien de le reprendre un de ces jours… Voyez, le linge estdessus, tout mouillé, pour que la terre ne sèche pas…

– Et l’accident ?… Oh ! vous savez,nous n’y avons pas cru…

– Vous avez eu tort… Je ne mens jamais… Unechute, un à-plat formidable… Seulement la glaise était fraîche.J’ai réparé cela facilement. Tenez ! »

Elle enleva le linge d’un geste ; leNabab surgit avec sa bonne face tout heureuse d’être portraiturée,et si vrai, tellement « nature » que Paul eut un crid’admiration.

« N’est-ce pas qu’il est bien ?dit-elle naïvement… Encore quelques retouches là et là… (Elle avaitpris l’ébauchoir, la petite éponge et poussé la sellette dans cequi restait de jour.)

Ce serait l’affaire de quelques heures ;mais il ne pourrait toujours pas aller à l’exposition. Nous sommesle 22 ; tous les envois sont faits depuis longtemps.

– Bah !… avec des protections… »

Elle eut un froncement de sourcils et samauvaise expression retombante de la bouche :

« C’est vrai… La protégée du duc de Mora…Oh ! vous n’avez pas besoin de vous défendre. Je sais ce qu’ondit et je m’en moque comme de ça… (Elle envoya une boulette deglaise s’emplâtrer contre la tenture.) Peut-être même qu’à force desupposer ce qui n’est pas… Mais laissons là ces infamies, dit-elleen relevant sa petite tête aristocratique… Je tiens à vous faireplaisir Minerve… Votre ami ira au Salon cette année. »

À ce moment, un parfum de caramel, de pâtechaude envahit l’atelier où tombait le crépuscule en fine poussièredécolorante ; et la fée apparut, un plat de beignets à lamain, une vraie fée, parée, rajeunie, vêtue d’une tunique blanchequi laissait à l’air, sous des dentelles jaunies, ses beaux bras devieille femme, les bras, cette beauté qui meurt la dernière.

« Regarde mes kuchlen, mignonne,s’ils sont réussis cette fois… Ah ! pardon, je n’avais pas vuque tu avais du monde… Tiens ! Mais c’est M. Paul… Ça vabien monsieur Paul ?… Goûtez donc un de mesgâteaux… »

Et l’aimable vieille, à qui ses atourssemblaient prêter une vivacité extraordinaire, s’avançait ensautillant, son assiette en équilibre au bout de ses doigts depoupée.

« Laisse-le donc, lui dit Féliciatranquillement… Tu lui en offriras à dîner.

– À dîner ? »

La danseuse fut si stupéfaite qu’elle manquarenverser sa jolie pâtisserie, soufflée, légère et excellente commeelle.

« Mais oui, je le garde à dîner avecnous… Oh ! je vous en prie », ajouta-t-elle avec uneinsistance particulière en voyant le mouvement de refus du jeunehomme, « je vous en prie, ne me dites pas non… C’est unservice véritable que vous me rendez en restant ce soir… Voyons jen’ai pas hésité tout à l’heure, moi… »

Elle lui avait pris la main, et vraiment, l’onsentait une étrange disproportion entre sa demande et le tonsuppliant, anxieux, dont elle était faite. Paul se défendit encore.Il n’était pas habillé… Comment voulait-elle ?… Un dîner oùelle avait du monde…

« Mon dîner ?… Mais je ledécommande… Voilà comme je suis… Nous serons seuls tous les trois,avec Constance.

– Mais, Félicia, mon enfant, tu n’y songespas… Eh bien ! Et le… l’autre qui va venir tout à l’heure.

– Je vais lui écrire de rester chez lui,parbleu !

– Malheureuse, il est trop tard…

– Pas du tout. Six heures sonnent. Le dînerétait pour sept heures et demie… Tu vas vite lui faire porterça. »

Elle écrivait, en hâte, sur un coin detable.

« Quelle étrange fille, mon Dieu, monDieu !… » murmurait la danseuse tout ahurie, pendant queFélicia, ravie, transfigurée, fermait joyeusement sa lettre.

« Voilà mon excuse faite… La migraine n’apas été inventée pour Kadour… »

Puis, la lettre partie :

« Oh ! que je suis contente ;la bonne soirée que nous allons passer… Embrasse-moi donc,Constance… Cela ne nous empêchera pas de faire honneur à teskuchlen, et nous aurons le plaisir de te voir dans unejolie toilette qui te donne l’air plus jeune que moi. »

Il n’en fallait pas tant pour faire pardonnerpar la danseuse ce nouveau caprice de son cher démon et le crime delèse-majesté auquel on venait de l’associer. En user sicavalièrement avec un pareil personnage ! il n’y avait qu’elleau monde, il n’y avait qu’elle… Quant à Paul de Géry, il n’essayaitplus de résister, repris de cet enlacement dont il avait pu secroire dégagé par l’absence et qui, dès le seuil de l’atelier,comprimait sa volonté, le livrait lié et vaincu au sentiment qu’ilétait bien résolu à combattre.

Évidemment le dîner, un vrai dîner degourmandise, surveillé par l’Autrichienne dans ses moindresdétails, avait été préparé pour un invité de grande volée. Depuisle haut chandelier kabyle à sept branches de bois sculpté quirayonnait sur la nappe couverte de broderies, jusqu’aux aiguières àlong col enserrant les vins dans des formes bizarres et exquises,l’appareil somptueux du service, la recherche des mets aiguisésd’une pointe d’étrangeté révélaient l’importance du conviveattendu, le soin qu’on avait mis à lui plaire. On était bien chezun artiste. Peu d’argenterie, mais de superbes faïences, beaucoupd’ensemble, sans le moindre assortiment. Le vieux Rouen, le Sèvresrose, les cristaux hollandais montés de vieux étains ouvrés serencontraient sur cette table comme sur un dressoir d’objets raresrassemblés par un connaisseur pour le seul contentement de songoût. Un peu de désordre par exemple dans ce ménage monté au hasardde la trouvaille. Le merveilleux huilier n’avait plus de bouchons.La salière ébréchée débordait sur la nappe, et à chaqueinstant : « Tiens ! Qu’est devenu lemoutardier ?… Est-ce qu’il est arrivé à cettefourchette ? » Cela gênait un peu de Géry pour la jeunemaîtresse de maison qui, elle, n’en prenait aucun souci.

Mais quelque chose mettait Paul plus mal àl’aise encore, c’était la préoccupation de savoir quel hôteprivilégié il remplaçait à cette table, que l’on pouvait traiter àla fois avec tant de magnificence et un sans-façon si complet.Malgré tout, il le sentait présent, offensant pour sa dignitépersonnelle, ce convive décommandé. Il avait beau vouloirl’oublier ; tout le lui rappelait, jusqu’à la parure de labonne fée assise en face de lui et qui gardait encore quelques-unsdes grands airs dont elle s’était d’avance munie pour lacirconstance solennelle. Cette pensée le troublait, lui gâtait lajoie d’être là.

En revanche, comme il arrive dans tous lesduos où les unissons sont très rares, jamais il n’avait vu Féliciasi affectueuse, de si joyeuse humeur. C’était une gaietédébordante, presque enfantine, une de ces expansions chaleureusesqu’on éprouve le danger passé, la réaction d’un feu clair flambant,après l’émotion d’un naufrage. Elle riait de toutes ses dents,taquinait Paul sur son accent, ce qu’elle appelait ses idéesbourgeoises. « Car vous êtes un affreux bourgeois, vous savez…Mais c’est ce qui me plaît en vous… C’est par opposition sansdoute, parce que je suis née sous un pont, dans un coup de vent,que j’ai toujours aimé les natures posées, raisonnables.

– Oh ! ma fille, est-ce que tu vas fairecroire à M. Paul, que tu es née sous un pont ?… disait labonne Crenmitz, qui ne pouvait se faire à l’exagération decertaines images et prenait tout au pied de la lettre.

– Laisse-le croire ce qu’il voudra, ma fée…Nous ne le visons pas pour mari… Je suis sûre qu’il ne voudrait pasde ce monstre qu’on appelle une femme artiste. Il croirait épouserle diable… Vous avez bien raison Minerve… L’art est un despote. Ilfaut se donner à lui tout entier. On met dans son œuvre ce qu’on ad’idéal d’énergie, d’honnêteté, de conscience, si bien qu’il nevous en reste plus pour la vie, et que le travail terminé vousjette là sans force et sans boussole comme un ponton démâté à lamerci de tous les flots… Triste acquisition qu’une épousepareille.

– Pourtant, hasarda timidement le jeune homme,il me semble que l’art, si exigeant qu’il soit, ne peut pasaccaparer la femme à lui tout seul. Que ferait-elle de sestendresses, de ce besoin d’aimer, de se dévouer, qui est en ellebien plus qu’en nous le mobile de tous ses actes ? »

Elle rêva un moment avant de répondre.« Vous avez peut-être raison, sage Minerve… Le fait est qu’ily a des jours où ma vie sonne terriblement creux… J’y sens destrous, des profondeurs. Tout disparaît de ce que j’y jette pour lacombler… Mes plus beaux enthousiasmes artistiques s’engouffrentlà-dedans et meurent chaque fois dans un soupir… Alors je pense aumariage. Un mari, des enfants, un tas d’enfants qui se rouleraientpar l’atelier, le nid à soigner pour tout cela la satisfaction decette activité physique qui manque à nos existences d’art, desoccupations régulières, du train, des chants, des gaietés naïves,qui vous forceraient à jouer au lieu de penser dans le vide, dansle noir, à rire devant un échec d’amour-propre, à n’être qu’unemère satisfaite, le jour où le public ferait de vous une artisteusée, finie… »

Et devant cette vision de tendresse la beautéde la jeune fille prit une expression que Paul ne lui avait jamaisvue, qui le saisit tout entier, lui donna une envie folled’emporter dans ses bras ce bel oiseau sauvage rêvant du colombier,pour le défendre, l’abriter dans l’amour sûr d’un honnêtehomme.

Elle, sans le regarder, continuait :

« Je ne suis pas si envolée que j’en ail’air, allez… Demandez à ma bonne marraine, quand elle m’a mise enpension, si je ne me tenais pas droite à l’alignement… Mais quelgâchis ensuite dans ma vie… Si vous saviez quelle jeunesse j’aieue, quelle précoce expérience m’a fané l’esprit, quelle confusiondans mon jugement de petite fille du permis et du défendu, de laraison et de la folie. L’art seul, célébré, discuté, restait deboutdans tout cela, et je me suis réfugiée en lui… C’est peut-êtrepourquoi je ne serai jamais qu’une artiste, une femme en dehors desautres, une pauvre amazone au cœur prisonnier dans sa cuirasse defer, lancée dans le combat comme un homme et condamnée à vivre et àmourir en homme. »

Pourquoi ne lui dit-il pas alors :

« Belle guerrière, laissez là vos armes,revêtez la robe flottante et les grâces du gynécée. Je vous aime,je vous supplie, épousez-moi pour être heureuse et pour me rendreheureux aussi. »

Ah ! voilà. Il avait peur que l’autre,vous savez bien celui qui devait venir dîner ce soir et qui restaitentre eux malgré l’absence, l’entendît parler ainsi et fût en droitde le railler ou de le plaindre pour ce bel élan.

« En tout cas, je jure bien une chose,reprit-elle, c’est que si jamais j’ai une fille, je tâcherai d’enfaire une vraie femme et non pas une pauvre abandonnée comme jesuis… Oh ! tu sais, ma fée, ce n’est pas pour toi que je discela… Tu as toujours été bonne avec ton démon, pleine de soins etde tendresses… Mais regardez-la donc comme elle est jolie, commeelle a l’air jeune ce soir. »

Animées par le repas, les lumières, une de cestoilettes blanches dont le reflet efface les rides, la Crenmitzrenversée sur sa chaise tenait à la hauteur de ses yeux mi-clos unverre de Château-Yquem venu de la cave du Moulin-Rouge leurvoisin ; et sa petite frimousse rose, ses atours flottants depastel reflétés dans le vin doré qui leur prêtait son ardeurpiquante, rappelaient l’ancienne héroïne des soupers fins à lasortie du théâtre, la Crenmitz du bon temps, non pas audacieuse àla façon des étoiles de notre opéra moderne, mais inconsciente etroulée dans son luxe comme une perle fine dans la nacre de sacoquille. Félicia, qui décidément ce soir-là voulait plaire à toutle monde, la mit doucement sur le chapitre des souvenirs, lui fitraconter une fois de plus ses grands triomphes de Giselle,de La Péri, et les ovations du public, la visite desprinces dans sa loge, le cadeau de la reine Amélie accompagné de sicharmantes paroles. Ces gloires évoquées grisaient la pauvre fée,ses yeux brillaient, on entendait ses petits pieds frétiller sousla table comme pris d’une frénésie dansante… Et en effet, le dînerfini, quand on fut retourné dans l’atelier, Constance commença àmarcher de long en large, à esquisser un pas, une pirouette, touten continuant de causer, s’interrompant pour fredonner un air deballet qu’elle rythmait d’un mouvement de la tête, puis, tout àcoup, se replia sur elle-même et d’un bond fut à l’autre bout del’atelier.

« La voilà partie, dit Félicia tout bas àde Géry… Regardez. Cela en vaut la peine, vous allez voir danser laCrenmitz. »

C’était charmant et féerique. Sur le fond del’immense pièce noyée d’ombre et ne recevant presque de clarté quepar le vitrage arrondi où la lune montait dans un ciel lavé, bleude nuit, un vrai ciel d’Opéra, la silhouette de la célèbre danseusese détachait toute blanche, comme une petite ombre falote, légère,impondérée, volant bien plus qu’elle ne bondissait ; puisdebout sur ses pointes fines, soutenue dans l’air seulement par sesbras étendus, le visage levé dans une attitude fuyante où rienn’était visible que le sourire, elle s’avançait vivement vers lalumière ou s’éloignait en petites saccades si rapides qu’ons’attendait toujours à entendre un léger bris de vitre et à la voirmonter ainsi à reculons la pente du grand rayon de lune jeté enbiais dans l’atelier. Ce qui ajoutait un charme, une poésiesingulière à ce ballet fantastique, c’était l’absence de musique,le seul bruit du rythme dont la demi-obscurité accentuait lapuissance, de ce taqueté vif et léger, pas plus fort sur le parquetque la chute, pétale par pétale, d’un dahlia qui se défeuille… Celadura ainsi quelques minutes, puis on entendit à son souffle pluscourt qu’elle se fatiguait.

« Assez, assez… Assieds-toi », ditFélicia.

Alors la petite ombre blanche s’arrêta au bordd’un fauteuil, et resta là posée, prête à repartir souriante ethaletante, jusqu’à ce que le sommeil la prit, se mît à la bercer, àla balancer doucement sans déranger sa jolie pose, comme unelibellule sur une branche de saule trempant dans l’eau et remuéepar le courant.

Pendant qu’ils la regardaient dodelinant surson fauteuil :

« Pauvre petite fée, disait Félicia,voilà ce que j’ai en de meilleur, de plus sérieux dans la vie commeamitié, sauvegarde et tutelle… C’est ce papillon qui m’a servi demarraine… Étonnez-vous maintenant des zigzags, des envolements demon esprit… Encore heureux que je m’en sois tenue là… »

Et, tout à coup, avec une effusionjoyeuse :

« Ah ! Minerve, Minerve, je suisbien contente que vous soyez venu ce soir… Mais il ne faut plus melaisser si longtemps seule voyez-vous… J’ai besoin d’avoir près demoi un esprit droit comme le vôtre, de voir un vrai visage aumilieu des masques qui m’entourent… Un affreux bourgeois tout demême, fit-elle en riant, et un provincial par-dessus le marché…Mais c’est égal ! c’est encore vous que j’ai le plus deplaisir à regarder… Et je crois que ma sympathie tient surtout àune chose. Vous me rappelez quelqu’un qui a été la grande affectionde ma jeunesse, un petit être sérieux et raisonnable lui aussicramponné au terre-à-terre de l’existence, mais y mêlant cet idéalque nous autres artistes mettons à part pour le seul profit de nosœuvres… Des choses que vous dites me semblent venir d’elle… Vousavez la même bouche de modèle antique. Est-ce cela qui donne à vosparoles cette similitude ? Je n’en sais rien, mais à coup sûr,vous vous ressemblez… Vous allez voir… »

Sur la table chargée de croquis et d’albumsdevant laquelle elle était assise en face de lui, elle dessinaittout en causant, le front incliné, ses cheveux frisés un peu fousombrant son admirable petite tête. Ce n’était plus le beau monstreaccroupi, au visage anxieux et ténébreux, condamnant sa propredestinée ; mais une femme, une vraie femme qui aime et quiveut séduire… Cette fois, Paul oubliait toutes ses méfiances devanttant de sincérité et tant de grâce. Il allait parler, persuader. Laminute était décisive… Mais la porte s’ouvrit, et le petitdomestique parut… M. le duc faisait demander si Mademoisellesouffrait toujours de sa migraine ce soir…

« Toujours autant », dit-elle avechumeur.

Le domestique sorti, il y eut entre eux unmoment de silence, un froid glacial. Paul s’était levé. Ellecontinuait son croquis, la tête toujours penchée.

Il fit quelques pas dans l’atelier ; puisrevenu vers la table, il demanda doucement, étonné de se sentir sicalme :

« C’est le duc de Mora qui devait dînerici ?

– Oui… je m’ennuyais… un jour de spleen… Cesjournées-là sont mauvaises pour moi…

– Est-ce que la duchesse devaitvenir ?

– La duchesse ?… Non. Je ne la connaispas.

– Eh bien ! à votre place, je nerecevrais jamais chez moi à ma table, un homme marié dont je neverrais pas la femme… Vous vous plaignez d’être abandonnée ;pourquoi vous abandonner vous-même ?… Quand on est sansreproche, il faut se garder du soupçon… Est-ce que je vousfâche ?

– Non, non, grondez-moi, Minerve… Je veux biende votre morale. Elle est droite et franche, celle-là ; ellene clignote pas comme celle des Jenkins… Je vous l’ai dit, j’aibesoin qu’on me conduise… »

Et jetant devant lui le croquis qu’elle venaitde terminer : « Tenez ! voilà l’amie dont je vousparlais… Une affection profonde et sûre que j’ai eu la folie delaisser perdre comme une gâcheuse que je suis… C’est elle quej’invoquais dans les moments difficiles, quand il fallait prendreune décision, faire quelque sacrifice… Je me disais :« Qu’en pensera-t-elle ? » comme nous nous arrêtonsdans un travail d’artiste pour songer à quelque grand, à un de nosmaîtres… Il faut que vous soyez cela pour moi.Voulez-vous ? » Paul ne répondit pas. Il regardait leportrait d’Aline. C’était elle, c’était bien elle, son profil pur,sa bouche railleuse et bonne, et la longue boucle en caresse sur lecol fin. Ah ! tous les ducs de Mora pouvaient venirmaintenant. Félicia n’existait plus pour lui. Pauvre Félicia, douéede pouvoirs supérieurs, elle était bien comme ces magiciennes quinouent et dénouent les destins des hommes sans pouvoir rien surleur propre bonheur. « Voulez-vous me donner ce croquis ?dit-il tout bas, la voix émue.

– Très volontiers… Elle est gentille, n’est-cepas ?… Ah ! ma foi, celle-là, si vous la rencontrez,aimez-la, épousez-la. Elle vaut mieux que toutes. Pourtant, àdéfaut d’elles… à défaut d’elle… »

Et le beau sphinx apprivoisé levait vers luises grands yeux mouillés et rieurs, dont l’énigme n’avait plus riend’indéchiffrable.

Chapitre 14L’EXPOSITION.

« Superbe !…

– Un succès énorme. Barye n’a jamais rien faitd’aussi beau.

– Et le buste du Nabab ?… Quellemerveille ! C’est Constance Crenmitz qui est heureuse.Regardez-la trotter…

– Comment ! c’est la Crenmitz cettepetite vieille en mantelet d’hermine ?… Voilà vingt ans que jela croyais morte. »

Oh ! non, bien vivante, au contraire.Ravie, rajeunie par le triomphe de sa filleule, qui tientdécidément le succès de l’Exposition, elle circule parmi la fouled’artistes, de gens du monde formant aux deux endroits où sontexposés les envois de Félicia, comme deux masses de dos noirs, detoilettes mêlées, se pressant, s’étouffant pour regarder. Constancesi timide d’ordinaire, se glisse au premier rang, écoute lesdiscussions, attrape au vol des bouts de phrases, des formulesqu’elle retient, approuve de la tête, sourit, lève les épauleslorsqu’elle entend dire une bêtise, tentée de foudroyer le premierqui n’admirerait pas.

Que ce soit la bonne Crenmitz ou une autre,vous la verrez à toutes les ouvertures du salon, cette silhouettefurtive rôdant autour des conversations, l’air anxieux, l’oreilletendue ; quelquefois un vieux bonhomme de père dont le regardvous remercie d’un mot aimable dit en passant, ou prend uneexpression désolée pour une épigramme qu’on lance à l’œuvre d’artet qui va frapper un cœur derrière vous. Une figure à ne pasoublier, certainement, si jamais quelque peintre épris de modernitésongeait à fixer sur une toile cette manifestation bien typique dela vie parisienne, une ouverture d’exposition dans cette vasteserre de la sculpture, aux allées sablées de jaune, à l’immenseplafond en vitrage sous lequel se détachent à mi-hauteur lestribunes du premier étage garnies de têtes penchées qui regardent,des draperies flottantes improvisées.

Dans une lumière un peu froide, pâlie à cestentures vertes du pourtour, où les rayons se raréfient, dirait-onpour laisser à la vue des promeneurs une certaine justesserecueillie, la foule lente va et vient, s’arrête, se disperse surles bancs, serrée par groupes, et pourtant mêlant les mondes mieuxqu’aucune autre assemblée comme la saison mobile et changeante, àcette époque de l’année, confond toutes les parures, fait se frôlerau passage les dentelles noires, la traîne impérieuse de la grandedame venue pour voir l’effet de son portrait, et les fourruressibériennes de l’actrice de retour de Russie et voulant qu’on lesache bien.

Ici, pas de loges, de baignoires, de placesréservées, et c’est ce qui donne à cette première en plein jour unsi grand charme de curiosité. Les vraies mondaines peuvent juger deprès ces beautés peintes tant applaudies aux lumières ; lepetit chapeau, nouvelle forme, des marquises de Bois-l’Héry croisela toilette plus que modeste de quelque femme ou fille d’artiste,tandis que le modèle, qui a posé pour cette belle Andromède del’entrée, passe victorieusement, habillée d’une jupe trop courte,de vêtements misérables jetés sur sa beauté avec tous les faux plisde la mode. On s’étudie, on s’admire on se dénigre, on échange desregards méprisants, dédaigneux ou curieux, arrêtés tout à coup aupassage d’une célébrité, de ce critique illustre qu’il nous semblevoir encore, tranquille et majestueux, sa tête puissante encadréede cheveux longs, faire le tour des envois de sculpture, suivid’une dizaine de jeunes disciples penchés vers son autoritébienveillante. Si le bruit des voix se perd dans cet immensevaisseau, sonore seulement aux deux voûtes de l’entrée et de lasortie, les visages y prennent une intensité étonnante, un reliefde mouvement et d’animation concentré surtout dans la vaste baienoire du buffet, débordante et gesticulante, les chapeaux clairsdes femmes, les tabliers blancs du service éclatant sur le fond desvêtements sombres, et dans la grande travée du milieu, où lefourmillement en vignette des promeneurs fait un singuliercontraste avec l’immobilité des statues exposées, la palpitationinsensible dont s’entourent leur blancheur calcaire et leursmouvements d’apothéose.

Ce sont des ailes figées dans un vol géant,une sphère supportée par quatre figures allégoriques dontl’attitude tournante présente une vague mesure de valse, unensemble d’équilibre donnant bien l’illusion de l’entraînement dela terre ; et des bras levés pour un signal, des corpshéroïquement surgis, contenant une allégorie, un symbole qui lesfrappe de mort et d’immortalité, les rend à l’histoire, à lalégende, à ce monde idéal des musées que visite la curiosité oul’admiration des peuples.

Quoique le groupe en bronze de Félicia n’eûtpas les proportions de ces grands morceaux, sa valeurexceptionnelle lui avait mérité de décorer un des ronds-points dumilieu, dont le public se tenait en ce moment à une distancerespectueuse, regardant par-dessus la haie de gardiens et desergents de ville le bey de Tunis et sa suite, longs burnous auxplis sculpturaux qui mettaient des statues vivantes en face desautres. Le bey, à Paris depuis quelques jours et le lion de toutesles premières, avait voulu voir l’ouverture del’Exposition. C’était « un prince éclairé, ami desarts », qui possédait au Bardo une galerie de peinturesturques étonnantes, et des reproductions chromo-lithographiques detoutes les batailles du Premier Empire. Dès en entrant, la vue dugrand lévrier arabe l’avait frappé au passage. C’était bien lesloughi, le vrai sloughi fin et nerveux de son pays, le compagnonde toutes ses chasses. Il riait dans sa barbe noire, tâtait lesreins de l’animal, caressait ses muscles, semblait vouloirl’exciter encore, tandis que les narines ouvertes, les dents àl’air, tous les membres allongés et infatigables dans leurélasticité vigoureuse, la bête aristocratique, la bête de proie,ardente à l’amour et à la chasse, ivre de sa double ivresse, lesyeux fixes, savourait déjà sa capture avec un petit bout de languequi pendait, aiguisant les dents d’un rire féroce. Quand on neregardait que lui, on se disait : « Il letient ! » Mais la vue du renard vous rassurait tout desuite. Sous le velours de sa croupe lustrée, félin, presque rasé àterre, brûlant le sol sans effort, on le sentait vraiment fée, etsa tête fine aux oreilles pointues qu’il tournait, tout en courant,du côté du lévrier avait une expression de sécurité ironique quimarquait bien le don reçu des dieux.

Pendant qu’un inspecteur des Beaux-Arts,accouru en toute hâte, harnaché de travers et chauve jusque dans ledos, expliquait à Mohammed l’apologue du « Chien et duRenard », raconté au livret avec cette légende :« Advint qu’ils se rencontrèrent », et cetteindication : « Appartient au duc de Mora », le grosHemerlingue suant et soufflant à côté de l’Altesse, avait bien dumal à lui persuader que cette sculpture magistrale était l’œuvre dela belle amazone qu’ils avaient rencontrée la veille au Bois.Comment une femme aux mains faibles pouvait-elle assouplir ainsi lebronze dur, lui donner l’apparence de la chair ? De toutes lesmerveilles de Paris, c’était celle qui causait au bey le plusd’étonnement. Aussi s’informa-t-il auprès du fonctionnaire s’il n’yavait rien d’autre à voir du même artiste.

« Si fait, Monseigneur, encore unchef-d’œuvre… Si Votre Altesse veut venir de ce côté, je vais laconduire. »

Le bey se remit en marche avec sa suite.C’étaient tous d’admirables types, traits ciselés et lignes pures,pâleurs chaudes dont la blancheur du haïk absorbait jusqu’auxreflets. Magnifiquement drapés, ils contrastaient avec les bustesrangés sur les deux côtés de l’allée qu’ils avaient prise, et qui,perchés sur leurs hautes colonnettes, grêles dans l’air vide exilésde leur milieu, de l’entourage dans lequel ils auraient rappelésans doute de grands travaux, une affection tendre, une existenceremplie et courageuse, faisaient la triste mine de gens fourvoyés,très penauds de se trouver là. À part deux ou trois figures defemme, riches épaules encadrées de dentelles pétrifiées, cheveluresde marbre rendues avec ce flou qui leur donne des légèretés decoiffures poudrées, quelques profils d’enfant aux lignes simples oùle poli de la pierre semble une moiteur de vie, tout le resten’était que rides, plis, crispations et grimaces, nos excès detravail, de mouvements, nos nervosités et nos fièvres s’opposant àcet art de repos et de belle sérénité.

Au moins la laideur du Nabab avait pour ellel’énergie, son côté aventurier et canaille, et cette expression debonté, si bien rendue par l’artiste, qui avait eu le soin de foncerson plâtre d’une couche d’ocre lui donnant presque le ton hâlé etbasané du modèle. Les Arabes firent, en le voyant, une exclamationétouffée : « Bou-Saïd… » (le père du bonheur).C’était le surnom du Nabab à Tunis, comme l’étiquette de sa chance.Le bey, lui, croyant qu’on avait voulu le mystifier, de le conduireainsi devant le mercanti détesté, regarda l’inspecteur avecméfiance :

« Jansoulet ?… dit-il de sa voixgutturale.

– Oui, Altesse, Bernard Jansoulet, le nouveaudéputé de la Corse. »

Cette fois le bey se tourna vers Hemerlingue,le sourcil froncé.

« Député ?

– Oui, Monseigneur, depuis ce matin ;mais rien n’est encore terminé. »

Et le banquier, haussant la voix, ajouta enbredouillant :

« Jamais une Chambre française ne voudrade cet aventurier. »

N’importe ! le coup était porté àl’aveugle confiance du bey dans son baron financier. Il lui avaitsi bien affirmé que l’autre ne serait jamais élu, qu’on pouvaitagir librement et sans crainte à son endroit. Et voici qu’au lieude l’homme taré, terrassé, un représentant de la nation se dressaitdevant lui, un député dont les Parisiens venaient admirer la figurede pierre ; car, pour l’oriental, une idée honorifique semêlant malgré tout à cette exposition publique, ce buste avait leprestige d’une statue dominant une place. Plus jaune encore que decoutume, Hemerlingue s’accusait en lui-même de maladresse etd’imprudence. Mais comment se serait-il douté d’une chosepareille ? On lui avait assuré que le buste n’était pas fini.Et, de fait, il se trouvait là du matin même et semblait s’ytrouver bien, frémissant d’orgueil satisfait, narguant ses ennemisavec le sourire bon enfant de sa lèvre retroussée. Une vraierevanche silencieuse au désastre de Saint-Romans.

Pendant quelques minutes, le bey, aussi froid,aussi impassible que l’image sculptée, la fixa sans rien dire, lefront partagé d’un pli droit où les courtisans seuls pouvaient liresa colère, puis, après deux mots rapides en arabe pour demander lesvoitures et rassembler la suite dispersée, il s’achemina gravementvers la sortie sans vouloir plus rien regarder… Qui dira ce qui sepasse dans ces augustes cervelles blasées de puissance ? Déjànos souverains d’Occident ont des fantaisies incompréhensibles,mais ce n’est rien à côté des caprices orientauxM. l’inspecteur des Beaux-Arts, qui comptait bien montrertoute l’exposition à Son Altesse et gagner à cette promenade lejoli ruban rouge et vert du Nicham-Iftikar, ne sut jamais le secretde cette soudaine fuite.

Au moment où les haïks blancs disparaissaientsous le porche, juste à temps pour voir flotter leurs derniersplis, le Nabab faisait son entrée par la porte du milieu. Le matin,il avait reçu la nouvelle : « Élu à une écrasantemajorité » ; et après un plantureux déjeuner, oùl’on avait fortement toussé au nouveau député de la Corse, ilvenait, avec quelques-uns de ses convives, se montrer, se voiraussi, jouir de toute sa gloire nouvelle.

La première personne qu’il aperçut enarrivant, ce fut Félicia Ruys, debout, appuyée au socle d’unestatue, entourée de compliments et d’hommages auxquels il se hâtade venir mêler les siens. Elle était simplement mise, drapée dansun costume noir brodé et chamarré de jais, tempérant la sévérité desa tenue par un scintillement de reflets et l’éclat d’un ravissantpetit chapeau tout en plumes de lophophores, dont ses cheveuxfrisés fin sur le front, divisant la nuque en larges ondes,semblaient continuer et adoucir le chatoiement.

Une foule d’artistes, de gens du mondes’empressaient devant tant de génie allié à tant de beauté ;et Jenkins, la tête nue, tout bouffant d’effusions chaleureuses,s’en allait de l’un à l’autre, racolant les enthousiasmes, maisélargissant le cercle autour de cette jeune gloire dont il sefaisait à la fois le gardien et le coryphée. Sa femme s’entretenaitpendant ce temps avec la jeune fille. PauvreMme Jenkins ! On lui avait dit de cette voix férocequ’elle seule connaissait : « Il faut que vous alliezsaluer Félicia… » Et elle y était allée, contenant sonémotion ; car elle savait maintenant ce qui se cachait au fondde cette affection paternelle, quoiqu’elle évitât toute excitationavec le docteur, comme si elle en avait craint l’issue.

Après Mme Jenkins, c’est le Nabab qui seprécipite, et prenant entre ses grosses pattes les deux mains longet finement gantées de l’artiste, exprime sa reconnaissance avecune cordialité qui lui met à lui-même des larmes dans les yeux.

« C’est un grand honneur que vous m’avezfait, Mademoiselle, d’associer mon nom au vôtre, mon humblepersonne à votre triomphe, et de prouver à toute cette vermine entrain de me ronger les talons que vous ne croyez pas aux calomniesrépandues sur mon compte. Vrai, c’est inoubliable. J’aurai beaucouvrir d’or et de diamants ce buste magnifique, je vous le devraitoujours… »

Heureusement pour le bon Nabab, plus sensiblequ’éloquent, il est obligé de faire place à tout ce qu’attire letalent rayonnant, la personnalité en vue : des enthousiasmesfrénétiques qui, faute d’un mot pour s’exprimer, disparaissentcomme ils sont venus, des admirations mondaines, animées de bonnevolonté, d’un vif désir de plaire, mais dont chaque parole est unedouche d’eau froide, et puis les solides poignées de main desrivaux, des camarades, quelques-unes très franches, d’autres quivous communiquent la mollesse de leur empreinte ; le granddadais prétentieux dont l’éloge imbécile doit vous transporterd’aise et qui, pour ne point trop vous gâter, l’accompagne« de quelques petites réserves », et celui, qui en vousaccablant de compliments, vous démontre que vous ne savez pas lepremier mot du métier, et le bon garçon affairé qui s’arrête justele temps de vous dire dans l’oreille « que Chose, le fameuxcritique, n’a pas l’air content ». Félicia écoutait tout avecle plus grand calme, soulevée par son succès au-dessus despetitesses de l’envie, et toute fière quand un vétéran glorieux,quelque vieux compagnon de son père lui jetait un « c’est trèsbien, petiote ! » qui la reportait au passé au petit coinjadis réservé pour elle dans l’atelier paternel, alors qu’ellecommençait à se tailler un peu de gloire dans la renommée du grandRuys. Mais en somme les félicitations la laissaient assez froide,parce qu’il lui en manquait une plus désirable que toute autre etqu’elle s’étonnait de n’avoir pas encore reçue… Décidément ellepensait à lui plus qu’elle n’avait pensé à aucun homme. Était-ceenfin l’amour, le grand amour, si rare dans une âme d’artisteincapable de se donner tout entière au sentiment, ou bien un simplerêve de vie honnête et bourgeoise, bien abritée contre l’ennui ceplat ennui, précurseur de tempêtes, dont elle avait tant le droitde se méfier ? En tout cas, elle s’y trompait, vivait depuisquelques jours dans un trouble délicieux, car l’amour est si fort,si beau, que ses semblants, ses mirages nous leurrent et peuventnous émouvoir autant que lui-même.

Vous est-il quelquefois arrivé dans la rue,préoccupé d’un absent dont la pensée vous tient au cœur, d’êtreaverti de sa rencontre par celle de quelques personnes qui luiressemblent vaguement, images préparatoires, esquisses du type prèsde surgir tout à l’heure, et qui sortent pour vous de la foulecomme des appels successifs à votre attention surexcitées ? Cesont là des impressions magnétiques et nerveuses dont il ne fautpas trop sourire, parce qu’elles constituent une faculté desouffrance. Déjà, dans le flot remuant et toujours renouvelé desvisiteurs, Félicia avait cru reconnaître à plusieurs reprises latête bouclée de Paul de Géry, quand tout à coup elle poussa un cride joie. Ce n’était pas encore lui pourtant, mais quelqu’un qui luiressemblait beaucoup dont la physionomie régulière et paisible semêlait toujours maintenant dans son esprit à celle de l’ami Paulpar l’effet d’une ressemblance plus morale que physique etl’autorité douce qu’ils exerçaient tous deux sur sa pensée.

« Aline !

– Félicia ! »

Si rien n’est plus problématique que l’amitiéde deux mondaines partageant des royautés de salon et se prodiguantles épithètes flatteuses, les menues grâces de l’affectuositéféminine, les amitiés d’enfance conservent chez la femme unefranchise d’allure qui les distingue, les fait reconnaître entretoutes, liens tressés naïvement et solides comme ces ouvrages depetites filles où une main inexpérimentée a prodigué le fil et lesgros nœuds, plantes venues aux terrains jeunes, fleuries maisfortes en racines, pleines de vie et de repousses. Et quel bonheur,la main dans la main – rondes du pensionnat où êtes-vous ? –de retourner de quelques pas en arrière avec une égale connaissancedu chemin et de ses incidents minimes, et le même rire attendri. Unpeu à l’écart, les deux jeunes filles, à qui il a suffi de seretrouver en face l’une de l’autre pour oublier cinq annéesd’éloignement, pressent leurs paroles et leurs souvenirs, pendantque le petit père Joyeuse, sa tête rougeaude éclairée d’une cravateneuve, se redresse tout fier de voir sa fille accueillie ainsi parune illustration. Fier, certes il a raison de l’être, car cettepetite Parisienne, même auprès de sa resplendissante amie, gardeson prix de grâce, de jeunesse, de candeur lumineuse, sous sesvingt ans veloutés et dorés que la joie du revoir épanouit enfraîche fleur.

« Comme tu dois être heureuse !…Moi, je n’ai encore rien vu ; mais j’entends dire à tout lemonde que c’est si beau…

– Heureuse surtout de te retrouver, petiteAline… Il y a si longtemps…

– Je crois bien, méchante… À qui lafaute ?… »

Et, dans le plus triste recoin de sa mémoire,Félicia retrouve la date de la rupture coïncidant pour elle avecune autre date où sa jeunesse est morte dans une scèneinoubliable.

« Et qu’as-tu fait, mignonne, dans toutce temps ?

– Oh ! moi, toujours la même chose… riendont on puisse parler…

– Oui, oui… nous savons ce que tu appelles nerien faire, petite vaillante… C’est donner ta vie aux autresn’est-ce pas ? »

Mais Aline n’écoutait plus. Elle souriaitaffectueusement droit devant elle, et Félicia, se retournant pourvoir à qui s’adressait ce sourire, aperçut Paul de Géry quirépondait au discret et tendre bonjour de Mlle Joyeuse.

« Vous vous connaissez donc ?

– Si je connais M. Paul !… Je croisbien. Nous causons de toi assez souvent. Il ne te l’a donc jamaisdit ?

– Jamais… C’est un affreuxsournois… »

Elle s’arrêta net, l’esprit traversé d’unéclair ; et vivement, sans écouter de Géry qui s’approchaitpour saluer son triomphe, elle se pencha vers Aline et lui parlatout bas. L’autre rougissait, se défendait avec des sourires, desmots à demi-voix : « Y songes-tu ?… À mon âge… Unebonne maman ! » Et saisissait enfin le bras de son pèrepour échapper à quelque raillerie amicale.

Quand Félicia vit les deux jeunes genss’éloigner du même pas, quand elle eut compris – ce qu’ils nesavaient pas encore eux-mêmes – qu’ils s’aimaient, elle sentitcomme un écroulement autour d’elle. Puis son rêve par terre, enmille miettes, elle se mit à le piétiner furieusement… Après tout,il avait bien raison de lui préférer cette petite Aline. Est-cequ’un honnête homme oserait jamais épouser Mlle Ruys ?Elle, un foyer, une famille, allons donc !… Tu es fille decatin, ma chère ; il faut que tu sois catin si tu veux êtrequelque chose…

La journée s’avançait. La foule plus active,avec des vides çà et là, commençait à s’écouler vers la sortieaprès de grands remous autour des succès de l’année, rassasiée, unpeu lasse, mais excitée encore par cet air chargé d’électricitéartistique. Un grand coup de soleil, du soleil de quatre heures,frappait la rosace en vitraux, jetait sur le sable des allées, deslueurs d’arc-en-ciel remontant doucement sur le bronze ou le marbredes statues, irisant la nudité d’un beau corps, donnant au vastemusée un peu de la vie lumineuse d’un jardin. Félicia, absorbéedans sa profonde et triste songerie, ne voyait pas celui quis’avançait vers elle, superbe, élégant, fascinateur parmi les rangsdu public respectueusement ouverts au nom de « Mora »partout chuchoté.

« Eh bien ! Mademoiselle, voilà unbeau succès. Je n’y regrette qu’une chose, c’est le méchant symboleque vous avez caché dans votre chef-d’œuvre. »

En voyant le duc devant elle, ellefrissonna.

« Ah ! oui, le symbole… »,fit-elle en levant vers lui un sourire découragé ; et,s’appuyant contre le socle de la grande statue voluptueuse près delaquelle ils se trouvaient, avec les yeux fermés d’une femme qui sedonne ou s’abandonne, elle murmura tout bas, bien bas :

« Rabelais a menti, comme mentent tousles hommes… La vérité c’est que le renard n’en peut plus, qu’il està bout d’haleine et de courage, prêt à tomber dans le fossé, et quesi le lévrier s’acharne encore… »

Mora tressaillit, devint un peu plus pâle,tout ce qu’il avait de sang refluant à son cœur. Deux flammessombres se croisèrent, deux mots rapides furent échangés du boutdes lèvres, puis le duc s’inclina profondément et s’éloigna d’unemarche envolée et légère comme si les dieux le portaient.

Il n’y avait en ce moment dans le palais qu’unhomme aussi heureux que lui, c’était le Nabab. Escorté de ses amis,il tenait, remplissait la grande travée à lui seul, parlant haut,gesticulant, tellement glorieux qu’il en paraissait presque beaucomme si, à force de contempler son buste naïvement et longuement,il lui avait pris un peu de cette idéalisation splendide dontl’artiste avait nimbé la vulgarité de son type. La tête levée detrois quarts, dégagée du large col entrouvert, attirait sur laressemblance les remarques contradictoires des passants et le nomde Jansoulet, répété tant de fois par les urnes électorales,l’était encore par les plus jolies bouches de Paris, par ses voixles plus puissantes. Tout autre que le Nabab eût été gênéd’entendre s’exclamer sur son passage ces curiosités qui n’étaientpas toujours sympathiques. Mais l’estrade, le tremplin allaientbien à cette nature plus brave sous le feu des regards, comme cesfemmes qui ne sont belles ou spirituelles que dans le monde, et quela moindre admiration transfigure et complète.

Chaland, il sentait s’apaiser cette joiedélirante, lorsqu’il croyait avoir bu toute son ivresseorgueilleuse, il n’avait qu’à se dire : « Député !…Je suis député ! » Et la coupe triomphale écumait àpleins bords. C’était l’embargo levé sur tous ses biens, le réveild’un cauchemar de deux mois, le coup de mistral balayant tous lestourments toutes les inquiétudes, jusqu’à l’affront deSaint-Romans, bien lourd pourtant dans sa mémoire.

Député !

Il riait tout seul en pensant à la figure dubaron apprenant la nouvelle, à la stupeur du bey amené devant sonbuste ; et tout à coup à cette idée qu’il n’était plusseulement un aventurier gavé d’or, excitant l’admiration bête de lafoule, ainsi qu’une énorme pépite brute à la devanture d’unchangeur, mais qu’on regardait passer en lui un des élus de lavolonté nationale, sa face bonasse et mobile s’alourdissait dansune gravité voulue il lui venait des projets d’avenir, de réforme,et l’envie de profiter des leçons du destin dans ces dernierstemps. Déjà se rappelant la promesse qu’il avait faite à de Géry,il montrait pour le troupeau famélique qui frétillait bassement surses talons certaines froideurs dédaigneuses, un parti pris decontradiction autoritaire. Il appelait le marquis de Bois-l’Héry« mon bon », imposait silence très vertement augouverneur dont l’enthousiasme devenait scandaleux et se juraitbien de se débarrasser au plus tôt de toute cette bohème mendianteet compromettante, quand l’occasion s’offrit belle à lui decommencer l’exécution. Perçant la foule qui l’entourait, Moëssard,le beau Moëssard, en cravate bleu de ciel, blême et bouffi comme unmal blanc, pincé à la taille dans une fine redingote voyant que leNabab, après avoir fait vingt fois le tour de la salle desculpture, se dirigeait vers la sortie, prit son élan et passantson bras sous le sien :

« Vous m’emmenez, vous savez… »

Dans les derniers temps surtout, depuis lapériode électorale, il avait pris, place Vendôme, une autoritépresque égale à celle de Monpavon, mais plus impudente, car, pourl’impudeur, l’amant de la reine n’avait pas son pareil sur letrottoir qui va de la rue Drouot à la Madeleine. Cette fois iltombait mal. Le bras musculeux qu’il serrait se secoua violemment,et le Nabab lui répondit très sec :

« J’en suis fâché, mon cher, je n’ai pasde place à vous offrir. »

Pas de place dans un carrosse grand comme unemaison et qui les avait amenés cinq.

Moëssard le regarda stupéfait :

« J’avais pourtant deux mots pressés àvous dire… Au sujet de ma petite lettre… Vous l’avez reçue,n’est-ce pas ?

– Sans doute, et M. de Géry a dûvous répondre ce matin même… Ce que vous demandez est impossible.Vingt mille francs !… tonnerre de Dieu, comme vous yallez.

– Cependant il me semble que mes services…bégaya le bellâtre.

– Vous ont été largement payés. C’est ce qu’ilme semble aussi. Deux cent mille francs en cinq mois !… Nousnous en tiendrons là, s’il vous plaît. Vous avez les dents longues,jeune homme ; il faut vous les limer un peu. »

Ils échangeaient ces paroles en marchant,poussés par le flot moutonnant de la sortie. Moëssards’arrêta :

« C’est votre derniermot ? »

Le Nabab hésita une seconde, saisi d’unpressentiment devant cette bouche mauvaise et pâle ; puis ilse souvint de la parole qu’il avait donnée à son ami.

« C’est mon dernier mot.

– Eh bien ! nous verrons », dit lebeau Moëssard dont la badine fendit l’air avec un sifflement devipère ; et, tournant sur ses talons, il s’éloigna à grandspas, comme un homme qu’on attend quelque part pour une besogne trèspressée.

Jansoulet continua sa marche triomphale. Cejour-là, il lui en aurait fallu bien plus pour déranger l’équilibrede son bonheur ; au contraire, il se sentait réconforté parl’exécution si vivement faite.

L’immense vestibule était encombré d’une foulecompacte que l’approche de la fermeture poussait dehors mais qu’unede ces ondées subites qui semblent faire partie de l’ouverture dusalon retenait sous le porche au terrain battu et sablonneux pareilà cette entrée du Cirque où les gilets en cœur se pavanent. Le coupd’œil était curieux, bien parisien.

Au-dehors, de grands rais de soleil traversantla pluie accrochant à ses filets limpides ces lames aiguës etbrillantes qui justifient le proverbe : « Il pleut deshallebardes », la jeune verdure des Champs-Élysées, lesmassifs de rhododendrons bruissants et mouillés, les voituresrangées sur l’avenue, les manteaux cirés des cochers, tout lesplendide harnachement des chevaux recevant de l’eau et des rayonsun surcroît de richesse et d’effet, et mirant de partout du bleu,le bleu d’un ciel qui va sourire entre l’écart de deux averses.

Au-dedans, des rires, des bavardages, desbonjours des impatiences, des jupes retroussées, des satinsbouffants sur le fin plissage des jupons et les rayures tendres desbas de soie, des flots de franges, de dentelles, de volants retenusd’une main en paquets trop lourds chiffonnés à la diable… Puis,pour relier les deux côtés du tableau, les prisonniers encadrés parla voûte du porche et dans le noir de son ombre, avec le fondimmense tout en lumière, des valets de pied courant sous desparapluies, des noms de cochers, des noms de maîtres qu’on criait,des coupés s’approchant au pas, où montaient des coupleseffarés.

« La voiture deM. Jansoulet ! »

Tout le monde se retourna, mais on sait quecela ne le gênait guère, lui. Et tandis qu’au milieu de cesélégantes, de ces illustres, de ce Tout-Paris varié qui se trouvaitlà avec un nom à mettre sur chacune de ces figures, le bon Nababposait un peu, en attendant ses gens, une main nerveuse et biengantée se tendit vers lui, et le duc de Mora, qui allait rejoindreson coupé, lui jeta en passant avec cette effusion que le bonheurdonne aux plus réservés :

« Mes compliments mon cherdéputé… »

C’était dit à haute voix et chacun putl’entendre : « Mon cher député. »

Il y a dans la vie de tous les hommes uneheure d’or, une cime lumineuse où ce qu’ils peuvent espérer deprospérités, de joies, de triomphes, les attend et leur est donné.Le sommet est plus ou moins haut, plus ou moins rugueux etdifficile à monter ; mais il existe également pour tous, pourles puissants et pour les humbles. Seulement, comme ce plus longjour de l’année où le soleil a fourni tout son élan et dont lelendemain semble un premier pas vers l’hiver, ce summumdes existences humaines n’est qu’un moment à savourer, après lequelon ne peut plus que redescendre. Cette fin d’après-midi du1er mai, rayée de pluie et de soleil il faut te larappeler, pauvre homme, en fixer à jamais l’éclat changeant dans tamémoire. Ce fut l’heure de ton plein été aux fleurs ouvertes, auxfruits ployant leurs rameaux d’or, aux moissons mûres dont tujetais si follement les glanes. L’astre maintenant pâlira, peu àpeu retiré et tombant incapable bientôt de percer la nuit lugubreoù ton destin va s’accomplir.

Chapitre 15MÉMOIRES D’UN GARÇON DE BUREAU. – À L’ANTICHAMBRE.

Grande fête samedi dernier place Vendôme.

En l’honneur de son élection, M. BernardJansoulet, le nouveau député de la Corse, donnait une magnifiquesoirée avec municipaux à la porte, illumination de tout l’hôtel, etdeux mille invitations lancées dans le beau Paris.

J’ai dû à la distinction de mes manières, à lasonorité de mon organe, que le président du conseild’administration avait pu apprécier aux réunions de la Caisseterritoriale, de figurer à ce somptueux festival, où, troisheures durant, debout dans l’antichambre, au milieu des fleurs etdes tentures, vêtu d’écarlate et d’or, avec cette majestéparticulière aux personnes un peu puissantes, mes mollets à l’airpour la première fois de ma vie, j’envoyai comme un coup de canondans les cinq salons en enfilade le nom de chaque invité, qu’unsuisse étincelant saluait chaque fois du « bing ! »de sa hallebarde sur les dalles.

Que d’observations curieuses j’ai pu faireencore ce soir-là, que de saillies plaisantes, de lazzis de hautgoût échangés entre les gens de service sur tout ce monde quidéfilait ! Ce n’est pas toujours avec les vignerons deMontbars que j’en aurais entendu d’aussi drôles. Il faut dire quele digne M. Barreau nous avait d’abord fait servir à tous,dans son office rempli jusqu’au plafond de boissons glacées et devictuailles, un lunch solide fortement arrosé, qui mit chacun denous dans un état de bonne humeur, entretenu toute la soirée parles verres de punch et de champagne sifflés au passage sur lesplateaux de la desserte.

Les patrons, par exemple, ne paraissaient pasaussi bien disposés que nous. Dès neuf heures, en arrivant à monposte, je fus frappé de la physionomie inquiète, nerveuse du Nabab,que je voyais se promener avec M. de Géry, au milieu dessalons allumés et déserts, causant vivement et faisant de grandsgestes.

« Je le tuerai, disait-il, je letuerai… »

L’autre essayait de le calmer, ensuite madameparut et l’on causa d’autre chose.

Magnifique morceau de femme cette Levantine,deux fois plus forte que moi, éblouissante à regarder avec sondiadème en diamants, les bijoux qui chargeaient ses énormes épaulesblanches, son dos aussi rond que sa poitrine, sa taille serrée dansune cuirasse d’or vert qui se continuait en longues lames tout lelong de sa jupe raide. Je n’ai jamais rien vu d’aussi imposant,d’aussi riche. C’était comme un de ces beaux éléphants blancsporteurs de tours, dont nous entretiennent les livres de voyage.Quand elle marchait, péniblement appuyée aux meubles, toute sachair tremblait, ses ornements faisaient un bruit de ferraille.Avec sa petite voix très perçante et une belle figure rouge qu’unnégrillon lui rafraîchissait tout le temps avec un éventail deplumes blanches large comme une queue de paon.

C’était la première fois que cette paresseuseet sauvage personne se montrait à la société parisienne, etM. Jansoulet semblait très heureux et très fier qu’elle eûtbien voulu présider sa fête ; ce qui du reste ne donna pasgrand mal à la dame, car, laissant son mari recevoir les invitésdans le premier salon, elle alla s’étendre sur le divan du petitsalon japonais, calée entre deux piles de coussins, immobile, sibien qu’on l’apercevait de loin tout au fond, pareille à une idole,sous le grand éventail que son nègre agitait régulièrement commeune mécanique. Ces étrangères vous ont un aplomb !

Tout de même l’irritation du Nabab m’avaitfrappé, et voyant passer le valet de chambre qui descendaitl’escalier quatre à quatre, je l’attrapai au vol et lui glissaidans le tuyau de l’oreille :

« Qu’est-ce qu’il a donc votre bourgeois,monsieur Noël ?

– C’est l’article du Messager »,me fut-il répondu, et je dus renoncer à en savoir davantage pour lemoment, un grand coup de timbre annonçant que la première voiturearrivait, suivie bientôt d’une foule d’autres.

Tout à mon affaire, attentionné à bienprononcer les noms qu’on me donnait, à les faire ricocher de salonen salon, je ne pensai plus à autre chose. Ce n’est pas un métiercommode d’annoncer convenablement des personnes qui s’imaginenttoujours que leur nom doit être connu, le murmurent en passant dubout des lèvres, et s’étonnent ensuite de vous l’entendre écorcherdans le plus bel accent, vous en voudraient presque de ces entréesmanquées, enguirlandées de petits sourires, qui suivent une annoncemal faite. Chez M. Jansoulet, ce qui me rendait la besogneencore plus difficile, c’était cette masse d’étrangers, Turcs,Égyptiens, Persans, Tunisiens. Je ne parle pas des Corses, trèsnombreux aussi ce jour-là, parce que, pendant mes quatre ans deséjour à la Territoriale, je me suis habitué à prononcerces noms ronflants, interminables, toujours suivis de celui de lalocalité : « Paganetti de Porto-Vecchio, Bastelica deBonifacio, Paianatchi de Barbicaglia. »

Je me plaisais à moduler ces syllabesitaliennes, à leur donner toutes leurs sonorités, et je voyais bienaux airs stupéfaits de ces braves insulaires combien ils étaientcharmés et surpris d’être introduits de cette façon dans la hautesociété continentale. Mais avec les Turcs, ces pachas, ces beys,ces effendis, j’avais bien plus de peine, et il dut m’arriver deprononcer souvent de travers, car M. Jansoulet, à deuxreprises différentes, m’envoya dire de faire plus attention auxnoms qu’on me donnait, et surtout d’annoncer plus naturellement.Cette observation, formulée à haute voix devant l’antichambre avecune certaine brutalité, m’indisposa beaucoup, m’empêcha – enferai-je l’aveu ? – de plaindre ce gros parvenu quandj’appris, au courant de la soirée, que de cruelles épines seglissaient dans son lit de roses.

De dix heures et demie à minuit, le timbre necessa de retentir, les voitures de rouler sous le porche, lesinvités de se succéder, députés, sénateurs, conseillers d’État,conseillers municipaux, qui avaient bien plus l’air de venir à uneréunion d’actionnaires qu’à une soirée de gens du monde. À quoicela tenait-il ? Je ne parvenais pas à m’en rendre compte,mais un mot du suisse Nichlauss m’ouvrit les yeux.

« Remarquez-vous, monsieur Passajon, medit ce brave serviteur, debout en face de moi, la hallebarde aupoing, remarquez-vous comme nous avons peu dedames ? »

C’était cela, pardieu !… Et nous n’étionspas que nous deux à en faire la remarque. À chaque nouvel arrivant,j’entendais le Nabab, qui se tenait près de la porte, s’écrier avecconsternation, de sa grosse voix de Marseillais enrhumé :

« Tout seul ? »

L’invité s’excusait tout bas… Mn mn mnmn… sa dame un peu souffrante… Bien regretté certainement…Puis il en arrivait un autre ; et la même question amenait lamême réponse.

À force d’entendre ce mot de « toutseul », on avait fini par en plaisanter à l’antichambre ;chasseurs et valets de pied se le jetaient l’un à l’autre quandentrait un invité nouveau « tout seul ! » Et l’onriait, on se faisait un bon sang… Mais M. Nichlauss, avec sagrande habitude du monde, trouvait que cette abstention à peu prèsgénérale du sexe n’était pas naturelle.

« Ça doit être l’article duMessager », disait-il. Tout le monde en parlait de cemâtin d’article, et devant la glace entourée de fleurs où chaqueinvité se contrôlait avant d’entrer, je surprenais des bouts dedialogue à voix basse dans ce genre-ci : « Vous avezlu ?

– C’est épouvantable.

– Croyez-vous la chose possible ?

– Je n’en sais rien. En tout cas, j’ai préféréne pas amener ma femme.

– J’ai fait comme vous… Un homme peut allerpartout sans se compromettre…

– Certainement… Tandis qu’unefemme… »

Puis ils entraient, le claque sous le bras,avec cet air vainqueur des hommes mariés que leurs épousesn’accompagnent pas.

Quel était donc ce journal, cet articleterrible qui menaçait à ce point l’influence d’un homme siriche ? Malheureusement mon service me retenait ; je nepouvais descendre à l’office ni au vestiaire pour m’informer,causer avec ces cochers, ces valets, ces chasseurs que le voyaisdebout au pied de l’escalier s’amusant à brocarder les gens quimontaient… Qu’est-ce que vous voulez ? Les maîtres sont tropesbroufeurs aussi. Comment ne pas rire en voyant passer, l’airinsolent et le ventre creux, le marquis et la marquise deBois-l’Héry, après tout ce qu’on nous a conté sur les trafics demonsieur et les toilettes de madame ? Et le ménage Jenkins sitendre, si uni, le docteur attentionné mettant à sa dame unedentelle sur les épaules de peur qu’elle s’enrhume dansl’escalier ; elle souriante et attifée, tout en velours, longcomme cela de traîne, s’appuyant au bras de son mari de l’air dedire : « Comme je suis bien », quand je sais, moi,que depuis la mort de l’Irlandaise, sa vraie légitime, le docteurmédite de se débarrasser de son vieux crampon pour pouvoir épouserune jeunesse, et que le vieux crampon passe les nuits à se désoler,à ronger de larmes ce qu’il lui reste de beauté.

Le plaisant, c’est que pas une de cespersonnes ne se doutait des bons quolibets, des blagues qu’on leurcrachait dans le dos au passage, de ce que la queue des robesramassait de saletés sur le tapis du vestibule, et tout ce monde-làvous avait des mines dédaigneuses à mourir de rire.

Les deux dames que je viens de nommer,l’épouse du gouverneur, une petite Corse à qui ses gros sourcils,ses dents blanches, ses joues luisantes et noires en dessousdonnent l’air d’une Auvergnate débarbouillée, bonne pâte du reste,et riant tout le temps excepté quand son mari regarde les autresfemmes, plus quelques Levantines aux diadèmes d’or ou de perles,moins réussies que la nôtre, mais toujours dans le même genre, desfemmes de tapissiers, de joailliers, fournisseurs habituels de lamaison, avec des épaules larges comme des devantures et destoilettes où la marchandise n’avait pas été épargnée ; enfinquelques ménages d’employés de la Territoriale en robespleurardes et la queue du diable dans leur poche, voilà ce quireprésentait le beau sexe de la réunion, une trentaine de damesnoyées dans un millier d’habits noirs, autant dire qu’il n’y enavait pas. De temps à autre, Cassagne, Laporte, Grandvarlet, quifaisaient le service des plateaux nous mettaient au courant de cequi se passait dans les salons.

« Ah ! mes enfants, si vous voyiezça, c’est d’un noir c’est d’un lugubre… Les hommes ne démarrent pasdes buffets. Les dames sont toutes dans le fond, assises en rond, às’éventer sans rien dire. La Grosse ne parle à personne. Je croisqu’elle pionce… C’est monsieur qui fait une tête !… Allons,père Passajon, un verre de château-la-rose… Ça vous donnera duton. »

Elle était charmante envers moi, toute cettejeunesse et prenait un malin plaisir à me faire les honneurs de lacave, si souvent et à si grands coups que ma langue commençait àdevenir lourde, incertaine ; et comme me disaient ces jeunesgens dans leur langage un peu libre : « Mon oncle, vousbafouillez. » Heureusement que le dernier des effendis venaitd’arriver et qu’il n’y avait plus personne à annoncer ; car,j’avais beau m’en défendre, chaque fois que je m’avançais entre lestentures pour jeter un nom à la grande volée, je voyais les lustresdes salons tourner en rond avec des centaines de milliers delumières papillotantes, et les parquets partir de biais glissantset droits comme des montagnes russes. Je devais bafouiller, c’estsûr.

L’air vif de la nuit, quelques ablutions à lapompe de la cour eurent vite raison de ce petit malaise, et, quandj’entrai au vestiaire, il n’y paraissait plus. Je trouvai nombreuseet joyeuse compagnie autour d’une « marquise » auchampagne dont toutes mes nièces, en grande tenue, cheveuxbouffants et cravates de ruban rose prenaient très bien leur partmalgré des cris, de petites grimaces ravissantes qui ne trompaientpersonne. Naturellement on parlait du fameux article, un article deMoëssard, à ce qu’il paraît, plein de révélations épouvantables surtoutes sortes de métiers déshonorants qu’aurait faits le Nabab, ily a quinze ou vingt ans, à son premier séjour à Paris.

C’était la troisième attaque de ce genre quele Messager publiait depuis huit jours, et ce gueux deMoëssard avait la malice d’envoyer chaque fois le numéro sous bandeplace Vendôme.

M. Jansoulet recevait cela le matin avecson chocolat ; et à la même heure ses amis et ses ennemis, carun homme comme le Nabab ne saurait être indifférent à aucun,lisaient, commentaient, se traçaient vis-à-vis de lui une ligne deconduite pour ne pas se compromettre. Il faut croire que l’articled’aujourd’hui était bien tapé tout de même ; car Jansoulet lecocher nous racontait que tantôt au Bois son maître n’avait paséchangé dix saluts en dix tours de lac, quand ordinairement il negarde pas plus son chapeau sur sa tête qu’un souverain enpromenade. Puis, lorsqu’ils sont rentrés, voilà une autre affaire.Les trois garçons venaient d’arriver à la maison, tout en larmes etconsternés, ramenés du collège Bourdaloue par un bon père, dansl’intérêt même de ces pauvres petits, auxquels on avait donné uncongé temporaire pour leur éviter d’entendre au parloir ou dans lacour quelque méchant propos, une allusion blessante. Là-dessus leNabab s’est mis dans une fureur terrible qui lui a fait démolir unservice de porcelaine, et il paraît que sans M. de Géryil serait allé tout d’un pas casser la tête au Moëssard.

« Et qu’il aurait bien fait, ditM. Noël entrant sur ces derniers mots, très animé, lui aussi…Il n’y a pas une ligne de vraie dans l’article de ce coquin. Monmaître n’était jamais venu à Paris avant l’année dernière. De Tunisà Marseille, de Marseille à Tunis, voilà tous ses voyages. Maiscette fripouille de journaliste se venge de ce que nous lui avonsrefusé vingt mille francs.

– En cela vous avez eu grand tort, fit alorsM. Francis, le Francis à Monpavon, ce vieil élégant dontl’unique dent branle au milieu de la bouche à chaque mot qu’il dit,mais que ces demoiselles regardent tout de même d’un œil favorableà cause de ses belles manières… Oui, vous avez eu tort. Il fautsavoir ménager les gens, tant qu’ils peuvent nous servir ou nousnuire. Votre Nabab a tourné trop vite le dos à ses amis après lesuccès ; et de vous à moi, mon cher, il n’est pas assez fortpour se payer de ces coups-là. »

Je crus pouvoir prendre la parole à montour :

« Ça c’est vrai, monsieur Noël, que votrebourgeois n’est plus le même depuis son élection. Il a adopté unton, des manières. Avant-hier, à la Territoriale, il nousa fait un branle-bas dont on n’a pas d’idée. On l’entendait crieren plein conseil : « Vous m’avez menti, vous m’avez voléet rendu voleur autant que vous… Montrez-moi vos livres, tas dedrôles. « S’il a traité le Moëssard de cette façon, je nem’étonne plus que l’autre se venge dans son journal.

– Mais, enfin, est-ce qu’il dit cet article,demanda M. Barreau, qui est-ce qui l’a lu ? »

Personne ne répondit. Plusieurs avaient voulul’acheter ; mais à Paris le scandale se vend comme du pain. Àdix heures du matin, il n’y avait plus un numéro duMessager sur la place. Alors une de mes nièces, unedélurée s’il en fut, eut l’idée de chercher dans la poche d’un deces nombreux pardessus qui garnissaient le vestiaire, bien alignésdans des casiers. Au premier qu’elle atteignit :

« Le voilà ! dit l’aimable enfantd’un air de triomphe en tirant un Messager froissé auxplis comme une feuille qu’on vient de lire.

– En voilà un autre ! » cria TomBois-l’Héry, qui cherchait de son côté. Troisième par-dessus,troisième Messager. Et dans tous la même chose ;fourré au fond des poches ou laissant dépasser son titre, lejournal était partout comme l’article devait être dans toutes lesmémoires, et l’on se figurait le Nabab là-haut échangeant desphrases aimables avec ses invités qui auraient pu lui réciter parcœur les horreurs imprimées sur son compte. Nous rîmes tousbeaucoup à cette idée ; mais il nous tardait de connaître ànotre tour cette page curieuse.

« Voyons, père Passajon, lisez-nous çatout haut. »

C’était le vœu général et j’y souscrivis.

Je ne sais si vous êtes comme moi, mais quandje lis haut, je me gargarise avec ma voix, je fais des nuances etdes fioritures, de telle sorte que je ne comprends rien à ce que jedis, comme ces chanteurs à qui le sens des phrases importe peupourvu que la note y soit… Cela s’appelait « le Bateau defleurs… » Une histoire assez embrouillée avec des nomschinois, où il était question d’un mandarin très riche,nouvellement passé de première classe, et qui avait tenu dans lestemps un « bateau de fleurs » amarré tout au bout de laville près d’une barrière fréquentée par les guerriers… Au derniermot de l’article, nous n’étions pas plus avancés qu’aucommencement. On essayait bien de cligner de l’œil, de faire lemalin ; mais, franchement, il n’y avait pas de quoi. Un vrairébus sans image ; et nous serions encore plantés devant, sile vieux Francis, qui décidément est un mâtin pour sesconnaissances de toutes sortes, ne nous avait expliqué que cettebarrière aux guerriers devait être l’École militaire et que le« bateau de fleurs » n’avait pas un aussi joli nom que çaen bon français. Et ce nom, il le dit tout haut malgré les dames…Quelle explosion de cris, de ah ! de oh ! les unsdisant : « Je m’en doutais… » Les autres :« Ça n’est pas possible… »

« Permettez, ajouta Francis, ancientrompette au neuvième lancier, le régiment de Mora et de Monpavon,permettez… Il y a une vingtaine d’années, à mon dernier semestre,j’ai été caserné à l’École militaire, et je me rappelle très bienqu’il y avait près de la barrière un sale bastringue appelé le balJansoulet avec un petit garni au-dessus et des chambres à cinq sousl’heure où l’on passait entre deux contredanses…

– Vous êtes un infâme menteur, ditM. Noël hors de lui, filou et menteur comme votre maître,Jansoulet n’est jamais venu à Paris avant cette fois. »

Francis était assis un peu en dehors du cercleque nous faisions tous autour de la « marquise », entrain de siroter quelque chose de doux parce que le champagne luifait mal aux nerfs et puis que ce n’est pas une boisson assez chic.Il se leva gravement, sans quitter son verre, et, s’avançant versM. Noël, il lui dit d’un air posé :

« Vous manquez de tenue, mon cher. Déjàl’autre soir, chez vous, j’ai trouvé votre ton grossier etmalséant. Cela ne sert à rien d’insulter les gens, d’autant que jesuis prévôt de salle, et que, si nous menions les choses plus loin,je pourrais vous fourrer deux pouces de fer dans le corps àl’endroit qu’il me plairait, mais je suis bon garçon. Au lieu d’uncoup d’épée, j’aime mieux vous donner un conseil dont votre maîtrepourra tirer profit. Voici ce que je ferais à votre place :j’irais trouver Moëssard et je l’achèterais sans marchander.Hemerlingue lui a donné vingt mille francs pour parler, je lui enoffrirais trente mille pour se taire.

– Jamais… jamais…, vociféra M. Noël…J’irai plutôt lui dévisser la tête à ce scélérat de bandit.

– Vous ne dévisserez rien du tout. Que lacalomnie soit vraie ou fausse, vous en avez vu l’effet ce soir.C’est un échantillon des plaisirs qui vous attendent. Quevoulez-vous, mon cher ? Vous avez jeté trop tôt vos béquilleset prétendu marcher tout seul. C’est bon quand on est d’aplomb,ferme sur ses jambes ; mais quand on n’a pas déjà le pied trèssolide, et qu’on a le malheur de sentir Hemerlingue à ses trousses,mauvaise affaire… Avec ça, votre patron commence à manquerd’argent : il a fait des billets au vieux Schwalbach, et ne meparlez pas d’un Nabab qui fait des billets. Je sais bien que vousavez des tas de millions restés là-bas, mais il faudrait êtrevalidé pour y toucher, et encore quelques articles comme celuid’aujourd’hui, je vous réponds que vous n’y parviendrez pas… Vousprétendez lutter avec Paris, mon bon, mais vous n’êtes pas detaille, vous n’y connaissez rien. Ici nous ne sommes pas en Orient,et si on ne tord pas le cou aux gens qui vous déplaisent, si on neles jette pas à l’eau dans un sac de cuir, on a d’autres façons deles faire disparaître. Noël, que votre maître y prenne garde… Un deces matins Paris l’avalera comme j’avale cette prune, sans cracherle noyau ni la peau ! »

Il était terrible, ce vieux, et malgré sonmaquillage je me sentais venir du respect pour lui. Pendant qu’ilparlait, on entendait là-haut la musique, les chants de la soirée,et sur la place les chevaux des municipaux qui secouaient leursgourmettes. Du dehors, notre fête devait avoir beaucoup d’éclat,toute flambante de ses milliers de bougies, le grand portaililluminé. Et quand on pense que la ruine était peut-êtrelà-dessous ! Nous nous tenions là dans le vestibule comme desrats qui se consultent à fond de cale, quand le navire commence àfaire eau sans que l’équipage s’en doute encore, et je voyais bienque laquais et filles de chambre, tout ce monde ne serait pas longà décamper à la première alerte… Est-ce qu’une catastrophe seraitpossible ?… Mais alors, moi, qu’est-ce que je deviendrais, etla Territoriale, et mes avances, et mon arriéré ?… Ilm’a laissé froid dans le dos, ce Francis.

Chapitre 16UN HOMME PUBLIC.

La chaleur lumineuse d’un clair après-midi demai tiédissait en vitrages de serre les hautes croisées de l’hôtelde Mora, dont les transparents de soie bleue se voyaient du dehorsentre les branches, et ses larges terrasses, où les fleursexotiques sorties pour la première fois de la saison couraient enbordure tout le long du quai. Les grands râteaux traînant parmi lesmassifs du jardin traçaient dans le sable des allées les pas légersde l’été, tandis que le bruit fin des pommes d’arrosage sur laverdure des pelouses semblait sa chanson rafraîchissante.

Tout le luxe de la résidence princières’épanouissait dans l’heureuse douceur de la température,empruntant une beauté grandiose au silence, au repos de cette heureméridienne, la seule où l’on n’entendît pas le roulement desvoitures sous les voûtes, le battement des grandes portesd’antichambre et cette vibration perpétuelle que faisait courirdans le lierre des murailles le tirage des timbres d’arrivée ou desortie, comme la palpitation fiévreuse de la vie d’une maisonmondaine. On savait que jusqu’à trois heures le duc recevait auministère, que la duchesse, une Suédoise encore engourdie desneiges de Stockholm, sortait à peine de ses courtinessomnolentes ; aussi personne ne venait, visiteurs nisolliciteurs, et les valets de pied, perchés comme des flamants surles marches du perron désert, l’animaient seuls de l’ombre grêle deleurs longues jambes et de leur bâillant ennui d’oisiveté.

Par exception pourtant ce jour-là le coupémarron de Jenkins attendait dans un coin de la cour. Le duc,souffrant depuis la veille, s’était senti plus mal en sortant detable, et bien vite avait mandé l’homme aux perles pourl’interroger sur son état singulier. De douleur nulle part, dusommeil et de l’appétit comme à l’ordinaire ; seulement unelassitude incroyable et l’impression d’un froid terrible que rienne pouvait dissiper. Ainsi en ce moment, malgré le beau soleilprintanier qui inondait sa chambre et pâlissait la flambée montantdans la cheminée comme au cœur de l’hiver, le duc grelottait sousses fourrures bleues, entre ses petits paravents, et, tout endonnant des signatures à un attaché de son cabinet sur une tablebasse en laque dorée qui s’écaillait, tellement elle était près dufeu, il tendait à chaque instant ses doigts engourdis vers laflamme, qui aurait pu les brûler à la surface sans rendre unecirculation de vie à leur rigidité blafarde.

Était-ce l’inquiétude causée par le malaise deson illustre client ? Mais Jenkins paraissait nerveux,frémissant, arpentait les tapis à grands pas, furetant, flairant dedroite et de gauche, cherchant dans l’air quelque chose qu’ilcroyait y être, quelque chose de subtil et d’insaisissable comme latrace d’un parfum ou le sillon invisible que laisse un passaged’oiseau. On entendait le pétillement du bois dans la cheminée, lebruit des papiers feuilletés à la hâte, la voix indolente du ducindiquant d’un mot toujours précis et net une réponse à une lettrede quatre pages, et les monosyllabes respectueux del’attaché : « Oui, monsieur le ministre… Non, monsieur leministre », puis le grincement d’une plume rebelle et lourde.Dehors, les hirondelles sifflaient joyeusement au-dessus de l’eau,une clarinette jouait vers les ponts.

« C’est impossible, dit tout à coup leministre d’État en se levant… Emportez ça, Lartigues ; vousreviendrez demain… Je ne peux pas écrire… J’ai trop froid… Tenezdocteur, tâtez mes mains, si on ne dirait pas qu’elles sortent d’unseau d’eau frappée… Depuis deux jours, tout mon corps est ainsi…Est-ce assez ridicule avec le temps qu’il fait !

– Ça ne m’étonne pas… » grommelal’Irlandais d’un ton maussade et bref, peu ordinaire chez cemelliflue.

La porte s’était refermée sur le jeune attachéremportant ses paperasses avec une raideur majestueuse, mais bienheureux. j’imagine, de se sentir détaché et de pouvoir, avant deretourner au ministère, flâner une heure ou deux dans lesTuileries, pleines de toilettes printanières et de jolies fillesassises autour des chaises encore vides de la musique, sous lesmarronniers en fleur où courait des pieds à la cime le grandfrisson du mois des nids. Il n’était pas gelé, lui, l’attaché…

Jenkins, silencieux, examinait son malade,auscultait, percutait, puis, sur ce même ton de rudesse que pouvaità la rigueur expliquer son affection inquiète, l’irritation dumédecin qui voit ses instructions transgressées :

« Ah çà ! mon cher duc, quelle viefaites-vous donc depuis quelque temps ? »

Il savait par des racontars d’antichambre chezses clients familiers, le docteur ne les dédaignait pas, il savaitque le duc avait une nouvelle, que ce caprice de fraîchedate le possédait, l’agitait d’une façon extraordinaire, et celajoint à d’autres remarques faites ailleurs mettait dans l’esprit deJenkins un soupçon, un désir fou de connaître le nom de cettenouvelle. C’est ce qu’il essayait de deviner sur le frontpâli de son malade, cherchant le fond de sa pensée bien plus que lefond de son mal. Mais il avait affaire à un de ces visages d’hommesà bonnes fortunes, hermétiquement clos comme les coffrets à secretqui contiennent des bijoux et des lettres de femmes, une de cesdiscrétions fermées d’un regard froid et bleu, regard d’acier où sebrisent les perspicacités astucieuses.

« Vous vous trompez, docteur, réponditl’excellence tranquillement… Je n’ai rien changé à meshabitudes.

– Eh bien ! monsieur le duc, vous avez eutort » fit l’Irlandais avec brutalité, furieux de ne riendécouvrir.

Et tout de suite sentant qu’il allait troploin, il délaya sa mauvaise humeur et la sévérité de son diagnosticdans une tisane de banalités, d’axiomes… Il fallait prendre garde…La médecine n’était pas de la magie… La puissance des perlesJenkins s’arrêtait aux forces humaines, aux nécessités de l’âge,aux ressources de la nature qui, malheureusement, ne sont pasinépuisables. Le duc l’interrompit d’un ton nerveux :

« Voyons, Jenkins, vous savez bien que jen’aime pas les phrases… ça ne va donc pas par là ?… Qu’est-ceque j’ai ?… D’où vient ce froid ?

– C’est de l’anémie, de l’épuisement… unebaisse d’huile dans la lampe.

– Que faut-il faire ?

– Rien. Un repos absolu… Manger, dormir, pasplus… Si vous pouviez aller passer quelques semaines àGrandbois… »

Mora haussa les épaules :

« Et la Chambre, et le Conseil,et… ? Allons donc ! Est-ce que c’est possible ?

– En tout cas, monsieur le duc, il fautenrayer, comme disait l’autre, renoncer absolument… »

Jenkins fut interrompu par l’entrée del’huissier de service qui discrètement sur la pointe des pieds,comme un maître de danse, venait remettre une lettre et une carteau ministre d’État toujours frissonnant devant le feu. En voyantcette enveloppe d’un gris de satin, d’une forme originale,l’Irlandais tressaillait involontairement, tandis que le duc, salettre ouverte et parcourue, se levait ragaillardi, ayant aux jouesces couleurs légères de santé factice que toute l’ardeur du brasiern’avait pu lui donner.

« Mon cher docteur, il faut à toutprix… »

L’huissier, debout, attendait.

« Est-ce qu’il y a ?… Ah ! oui,cette carte… Faites entrer dans la galerie. J’y vais. »

La galerie du duc de Mora, ouverte auxvisiteurs deux fois par semaine, était pour lui comme un terrainneutre, un endroit public où il pouvait voir n’importe qui sanss’engager ni se compromettre… Puis, l’huissier dehors :

« Jenkins, mon bon, vous avez déjà faitdes miracles pour moi. Je vous en demande un encore. Doublez ladose de mes perles, inventez quelque chose, ce que vous voudrez…Mais il faut que je sois alerte pour dimanche… Vous m’entendez,tout à fait alerte. »

Et, sur la petite lettre qu’il tenait, sesdoigts réchauffés et fiévreux se crispaient avec un frémissement deconvoitise.

« Prenez garde, monsieur le duc »,dit Jenkins, très pâle, les lèvres serrées, « je ne voudraispas vous alarmer outre mesure sur votre état de faiblesse, mais ilest de mon devoir… »

Mora eut un joli sourired’insolence :

« Votre devoir et mon plaisir sont deux,mon brave. Laissez-moi brûler ma vie, si cela m’amuse. Je n’aijamais eu d’aussi belle occasion que cette fois. »

Il tressaillit :

« La duchesse… »

Une porte sous tenture venait de s’ouvrirlivrant passage à une folle petite tête ébouriffée en blond, toutevaporeuse dans les dentelles et les fanfreluches d’un saut-du-litprincier :

« Qu’est-ce qu’on m’apprend ? Vousn’êtes pas sorti ?… Mais grondez-le donc, docteur. Est-ce pasqu’il a tort de tant s’écouter ?… Regardez-le. Une minesuperbe.

– Là… Vous voyez, dit le duc, en riant, àl’Irlandais… Vous n’entrez pas, duchesse ?

– Non, je vous enlève, au contraire. Mon oncled’Estaing m’a envoyé une cage pleine d’oiseaux des îles. Je veuxvous les montrer… Des merveilles de toutes les couleurs, avec depetits yeux en perles noires… Et frileux, frileux, presque autantque vous.

– Allons voir ça, dit le ministre.Attendez-moi Jenkins. Je reviens. »

Puis, s’apercevant qu’il tenait toujours salettre à la main, il la jeta négligemment dans le tiroir de sapetite table aux signatures, et sortit derrière la duchesse, avecun beau sang-froid de mari habitué à ces évolutions.

Quel prodigieux ouvrier, quel fabricant dejoujoux incomparable a pu douer le masque humain de sa souplesse deressorts, de son élasticité merveilleuse ? Rien de joli commecette figure de grand seigneur surpris son adultère aux dents, lespommettes enflammées par des mirages de voluptés promises, ets’apaisant à la minute dans une sérénité de tendresseconjugale ; rien de plus beau que l’obséquiosité béate, lesourire paterne, à la Franklin, de Jenkins en présence de laduchesse, faisant place tout à coup, lorsqu’il se trouva seul, àune farouche expression de colère et de haine, une pâleur de crime,la pâleur d’un Castaing ou d’un Lapommerais roulant ses trahisonssinistres.

Un coup d’œil rapide à chacune des deuxportes, et tout de suite il fut devant le tiroir plein de papiersprécieux, où la petite clé d’or restait à demeure avec unenégligence insolente qui semblait dire : « On n’oserapas. »

Jenkins osa, lui.

La lettre était là, sur un tas d’autres, lapremière. Le grain du papier, trois mots d’adresse jetés d’uneécriture simple et hardie, et puis le parfum, ce parfum grisant,évocateur, l’haleine même de sa bouche divine… C’était donc vrai,son amour jaloux ne l’avait pas trompé, ni la gêne qu’on éprouvaitdevant lui depuis quelque temps, ni les airs cachottiers etrajeunis de Constance, ni ces bouquets magnifiquement épanouis dansl’atelier comme à l’ombre mystérieuse d’une faute… Cet orgueilindomptable se rendait donc enfin ? Mais alors pourquoi paslui Jenkins ?

Lui qui l’aimait depuis si longtemps, depuistoujours, qui avait dix ans de moins que l’autre et qui negrelottait pas, certes !… Toutes ces pensées lui traversaientla tête, comme des fers de flèche lancés d’un arc infatigable. Et,criblé, déchiré, les yeux aveuglés de sang, il restait là,regardant la petite enveloppe satinée et froide qu’il n’osait pasouvrir de peur de s’enlever un dernier doute, quand un bruissementde tenture, qui lui fit vivement rejeter la lettre et refermer letiroir merveilleusement ajusté de la table de laque, l’avertit quequelqu’un venait d’entrer.

« Tiens ! c’est vous, Jansoulet,comment êtes-vous là ?

– Son Excellence m’a dit de venir l’attendredans sa chambre », répondit le Nabab très fier d’êtreintroduit ainsi dans l’intimité des appartements, à une heuresurtout où l’on ne recevait pas. Le fait est que le duc commençaità montrer une réelle sympathie à ce sauvage. Pour plusieursraisons : d’abord il aimait les audacieux, les affronteurs,les aventuriers à bonne étoile. N’en était-il pas unlui-même ? Puis le Nabab l’amusait ; son accent, sesmanières rondes, sa flatterie un peu brutale et impudente lereposaient de l’éternel convenu de l’entourage, de ce fléauadministratif et courtisanesque dont il avait horreur – la phrase –si grande horreur qu’il n’achevait jamais la période commencée. LeNabab, lui, avait à finir les siennes un imprévu parfois plein desurprises ; avec cela très beau-joueur, perdant sanssourciller au cercle de la rue Royale des parties d’écarté à cinqmille francs la fiche. Et si commode quand on voulait sedébarrasser d’un tableau, toujours prêt à l’acheter, n’importe àquel prix. À ces motifs de sympathie condescendante était venu sejoindre en ces derniers temps un sentiment de pitié etd’indignation en face de l’acharnement qu’on mettait à poursuivrece malheureux, de cette guerre lâche et sans merci, si bien menéeque l’opinion publique, toujours crédule et le cou tendu pourprendre le vent, commençait à s’influencer sérieusement. Il fautrendre cette justice à Mora qu’il n’était pas un suiveur de foule.En voyant dans un coin de la galerie la figure toujours bonassemais un peu piteuse et déconfite du Nabab, il s’était trouvé lâchede le recevoir là et l’avait fait monter dans sa chambre.

Jenkins et Jansoulet, assez gênés en face l’unde l’autre, échangèrent quelques paroles banales. Leur grandeamitié s’était bien refroidie depuis quelque temps, Jansoulet ayantrefusé net tout nouveau subside à l’œuvre de Bethléem, ce quilaissait l’affaire sur les bras de l’Irlandais, furieux de cettedéfection, bien plus furieux encore à cette minute de n’avoir puouvrir la lettre de Félicia avant l’arrivée de l’intrus. Le Nababde son côté se demandait si le docteur allait assister à laconversation qu’il désirait avoir avec le duc au sujet desallusions infâmes dont le Messager le poursuivait, inquietaussi de savoir si ces calomnies n’avaient pas refroidi cesouverain bon vouloir qui lui était si nécessaire au moment de lavérification. L’accueil reçu dans la galerie l’avait à demitranquillisé ; il le fut tout à fait, quand le duc rentra etvint vers lui, la main tendue :

« Eh bien ! mon pauvre Jansoulet,j’espère que Paris vous fait payer cher la bienvenue. En voilà descriailleries, et de la haine, et des colères.

– Ah ! monsieur le duc, si voussaviez…

– Je connais…, j’ai lu…, dit le ministre serapprochant du feu.

– J’espère bien que Votre Excellence ne croitpas ces infamies… D’ailleurs j’ai là… J’apporte lapreuve. »

De ses fortes pattes velues, tremblantesd’émotion, il fouillait dans les papiers d’un énorme portefeuilleen chagrin qu’il tenait sous le bras.

« Laissez… laissez… Je suis au courant detout cela… Je sais que volontairement ou non on vous confond avecune autre personne, que des considérations de famille… »

Devant l’effarement du Nabab, stupéfait de levoir si bien renseigné, le duc ne put s’empêcher desourire :

« Un ministre d’État doit tout savoir…Mais soyez tranquille. Vous serez validé quand même. Et une foisvalidé… »

Jansoulet eut un soupir desoulagement :

« Ah ! monsieur le duc, que vous mefaites du bien en me parlant ainsi. Je commençais à perdre touteconfiance… Mes ennemis sont si puissants… Avec ça une mauvaisechance. Comprenez-vous que c’est justement Le Merquier qui estchargé de faire le rapport sur mon élection.

– Le Merquier ?… diable !…

– Oui, Le Merquier, l’homme d’affairesd’Hemerlingue, ce sale cafard qui a converti la baronne, sans douteparce que sa religion lui défendait d’avoir pour maîtresse unemusulmane.

– Allons, allons, Jansoulet…

– Que voulez-vous, monsieur le duc ?… Lacolère vous vient, aussi… Songez à la situation où ces misérablesme mettent… Voilà huit jours que je devrais être validé et qu’ilsfont exprès de reculer la séance, parce qu’ils savent la terribleposition dans laquelle je me trouve, toute ma fortune paralysée, lebey qui attend la décision de la Chambre pour savoir s’il peut ounon me détrousser… J’ai quatre-vingts millions là-bas, monsieur leduc, et ici je commence à tirer la langue… Pour peu que celadure… »

Il essuya les grosses gouttes de sueur quicoulaient sur ses joues.

« Eh bien ! moi, j’en fais monaffaire de cette validation, dit le ministre avec une certainevivacité… Je vais écrire à Chose de presser son rapport ; etquand je devrais me faire porter à la Chambre…

– Votre Excellence est malade ? demandaJansoulet sur un ton d’intérêt qui n’avait rien de menteur, je vousjure.

– Non… un peu de faiblesse… Nous manquons desang ; mais Jenkins va nous en rendre… Est-ce pas,Jenkins ? »

L’Irlandais, qui n’écoutait pas, eut un gestevague.

« Tonnerre ! Moi qui en ai trop, dusang… »

Et le Nabab élargissait sa cravate autour deson cou gonflé, apoplectisé par l’émotion, la chaleur de lapièce…

« Si je pouvais vous en céder un peu,monsieur le duc.

– Ce serait un bonheur pour tous deux, fit leministre d’État avec une pâle ironie… Pour vous surtout qui êtes unviolent et qui dans ce moment-ci auriez besoin de tant de calme…Prenez garde à cela, Jansoulet. Méfiez-vous des emballements, descoups de colère où l’on voudrait vous pousser… Dites-vous bienmaintenant que vous êtes un homme public, monté sur uneestrade ? et dont on voit de loin tous les gestes… Lesjournaux vous injurient, ne les lisez pas si vous ne pouvez cacherl’émotion qu’ils vous causent… Ne faites pas ce que j’ai fait, moi,avec mon aveugle du pont de la Concorde, cet affreux joueur declarinette qui me gâte ma vie depuis dix ans à me seriner tout lejour : « De tes fils Norma… » J’ai tout essayé pourle faire partir de là, l’argent, les menaces. Rien n’a pu ledécider… La police ? Ah ! bien oui… Avec les idéesmodernes, ça devient toute une affaire de déménager un aveugle dedessus son pont… Les journaux de l’opposition en parleraient, lesParisiens en feraient une fable… Le Savetier et leFinancier… Le Duc et la Clarinette… Il faut que je merésigne… C’est ma faute, du reste. Je n’aurais pas dû montrer à cethomme qu’il m’agaçait… Je suis sûr que mon supplice est la moitiéde sa vie maintenant. Tous les matins il sort de son bouge avec sonchien, son pliant, son affreuse musique, et se dit :« Allons embêter le duc de Mora. « Pas un jour il n’ymanque, le misérable… Tenez ! si j’entrouvrais seulement lafenêtre, vous entendriez ce déluge de petites notes aigrespar-dessus le bruit de l’eau et des voitures… Eh bien ! cejournaliste du Messager c’est votre clarinette, àvous ; si vous lui laissez voir que sa musique vous fatigue,il ne finira jamais… Là-dessus, mon cher député, je vous rappelleque vous avez réunion à trois heures dans les bureaux, et je vousrenvoie bien vite à la Chambre. »

Puis, se tournant vers Jenkins :

« Vous savez ce que je vous ai demandé,docteur… Des perles pour après-demain… Etcarabinées !… »

Jenkins tressaillit, se secoua comme au sautd’un rêve :

« C’est entendu, mon cher duc, on va vousdonner du souffle… Oh ! mais du souffle… à gagner le grandprix du Derby. »

Il salua et sortit en riant, un vrai rire deloup aux dents écartées et toutes blanches. Le Nabab prit congé àson tour, le cœur plein de gratitude, mais n’osant rien en laisservoir à ce sceptique, en qui toute démonstration éveillait uneméfiance. Et le ministre d’État resté seul, pelotonné devant le feugrésillant et brûlant, abrité dans la chaleur capitonnée de sonluxe, doublée ce jour-là par la caresse fiévreuse d’un beau soleilde mai, se remettait à grelotter, à grelotter si fort que la lettrede Félicia, rouverte au bout de ses doigts blêmes, et qu’il lisaiténamouré, tremblait avec des froissements soyeux d’étoffe.

C’est une situation bien singulière que celled’un député dans la période qui suit son élection et précède –comme on dit en jargon parlementaire – la vérification despouvoirs. Un peu l’alternative du nouveau marié pendant lesvingt-quatre heures séparant le mariage à la mairie de saconsécration par l’église. Des droits dont on ne peut user, undemi-bonheur, des demi-pouvoirs, la gêne de se tenir en deçà ouau-delà, le manque d’assiette précise. On est marié sans l’être,député sans en être bien sûr ; seulement, pour le député,cette incertitude se prolonge des jours et des semaines, et commeplus elle dure, plus la validation devient problématique, c’est unsupplice pour l’infortuné représentant à l’essai d’être obligé devenir à la Chambre, d’occuper une place qu’il ne gardera peut-êtrepas, d’entendre des discussions dont il est exposé à ne pasconnaître la fin, de fixer dans ses yeux, dans ses oreilles ledélicieux souvenir des séances parlementaires avec leur houle defront chauves ou apoplectiques, leur brouhaha de papier froissé, decris d’huissiers, de couteaux de bois tambourinant sur les tables,de bavardages particuliers où la voix de l’orateur se détache ensolo tonnant ou timide sur un accompagnement continu.

Cette situation, déjà si énervante, secompliquait pour le Nabab de ces calomnies d’abord chuchotées,imprimées maintenant, circulant à des milliers d’exemplaires et quilui valaient d’être tacitement mis en quarantaine par sescollègues. Les premiers jours il allait, venait, dans les couloirs,à la bibliothèque, à la buvette, à la salle des conférences, commeles autres, ravi de poser ses pas dans tous les coins de cemajestueux dédale ; mais inconnu de la plupart, renié parquelques membres du cercle de la rue Royale qui l’évitaient,détesté de toute la coterie cléricale dont Le Merquier était lechef, et du monde financier hostile à ce milliardaire puissant surla hausse et la baisse comme ces bateaux de fort tonnage quidéplacent les eaux d’un port, son isolement ne faisait ques’accentuer en changeant de place, et la même inimitiél’accompagnait partout.

Ses gestes, son allure en gardaient quelquechose de contraint, une sorte de méfiance hésitante. Il se sentaitsurveillé. S’il entrait un moment à la buvette, dans cette grandesalle claire ouverte sur les jardins de la présidence, qui luiplaisait parce que là, devant ce large comptoir de marbre blancchargé de boissons et de vivres, les députés perdaient de leursgrands airs imposants, la morgue législative se faisait plusfamilière, rappelée au naturel par la nature, il savait que lelendemain une note railleuse, offensante, paraîtrait dans leMessager, le présentant à ses éleveurs comme « unhumeur de piot » émérite.

Encore une gêne pour lui, ces terriblesélecteurs.

Ils arrivaient par bandes, envahissaient lasalle des Pas-Perdus, galopaient en tous sens comme de petitschevreaux ardents et noirs, s’appelant d’un bout à l’autre de lapièce sonore : « Ô Pé !… Ô Tché !… »humant avec délices l’odeur de gouvernement, d’administrationrépandue, faisant des yeux doux aux ministres qui passaient, lessuivant à la piste en reniflant, comme si de leurs pochesvénérables, de leurs portefeuilles gonflés quelque prébende allaittomber ; mais entourant surtout « Moussiou »Jansoulet de tant de pétitions exigeantes, de réclamations, dedémonstrations, que, pour se débarrasser de ce tumulte gesticulantsur lequel tout le monde se retournait, qui faisait de lui comme ledélégué d’une tribu de Touaregs au milieu d’un peuple civilisé, ilétait obligé d’implorer du regard quelque huissier de service, aufait de ces sauvetages et qui venait tout affairé lui dire« qu’on l’appelait tout de suite au huitième bureau ». Sibien que gêné partout, chassé des couloirs, des Pas-Perdus, de labuvette, le pauvre Nabab avait pris le parti de ne plus quitter sonbanc où il se tenait immobile et muet toute la durée de laséance.

Il avait pourtant un ami à la Chambre, undéputé nouvellement élu dans les Deux-Sèvres, qu’on appelaitM. Sarigue, pauvre homme assez semblable à l’animal inoffensifet disgracié dont il portait le nom, avec son poil roux et grêle,ses yeux peureux sa démarche sautillante dans ses guêtres blanches.Timide à ne pas dire deux paroles sans bredouiller, presque aphone,roulant sans cesse des boules de gomme dans sa bouche, ce quiachevait d’empâter son discours ; on se demandait ce qu’uninfirme pareil était venu faire à l’Assemblée, quelle ambitionféminine en délire avait poussé vers les emplois publics cet êtreinapte à n’importe quelle fonction privée.

Par une ironie amusante du sort, Jansoulet,agité lui-même de toutes les inquiétudes de sa validation, étaitchoisi dans le huitième bureau pour faire le rapport sur l’électiondes Deux-Sèvres, et M. Sarigue conscient de son incapacité,plein d’une peur horrible d’être renvoyé honteusement dans sesfoyers, rôdait humble et suppliant autour de ce grand gaillard toutcrépu dont les omoplates larges sous une mince et fine redingote semouvaient en soufflets de forge, sans se douter qu’un pauvre êtreanxieux comme lui se cachait sous cette enveloppe solide.

En travaillant au rapport de l’élection desDeux-Sèvres, en dépouillant les protestations nombreuses, lesaccusations de manœuvre électorale, repas donnés, argent répandu,barriques de vin mises en perce à la porte des mairies, le trainhabituel d’une élection de ce temps-là, Jansoulet frémissait pourson propre compte. « Mais j’ai fait tout ça, moi… », sedisait-il, terrifié. Ah ! M. Sarigue pouvait êtretranquille, jamais il n’aurait mis la main sur un rapporteur mieuxintentionné, plus indulgent aussi, car le Nabab, prenant en pitiéson patient, sachant par expérience combien cette angoissed’attente est pénible, avait hâté la besogne, et l’énormeportefeuille qu’il portait sous le bras, en sortant de l’hôtel deMora, contenait son rapport prêt à être lu au bureau.

Que ce fût ce premier essai de fonctionpublique, les bonnes paroles du duc ou le temps magnifique qu’ilfaisait dehors, délicieusement ressenti par ce Méridional auximpressions toutes physiques, habitué à évoluer au bleu du ciel età la chaleur du soleil ; toujours est-il que les huissiers duCorps législatif virent paraître ce jour-là un Jansoulet superbe ethautain qu’ils ne connaissaient pas encore. La voiture du grosHemerlingue, entrevue à la grille, reconnaissable à la largeurinusitée de ses portières, acheva de le remettre en possession desa vraie nature d’aplomb et toute en audace. « L’ennemi estlà… Attention. » En traversant la salle des Pas-Perdus, ilaperçut en effet l’homme de finance causant dans un coin avec LeMerquier le rapporteur, passa tout près d’eux et les regarda d’unair triomphant qui fit penser aux autres : « Qu’est-cequ’il y a donc ? »

Puis, enchanté de son sang-froid, il sedirigea vers les bureaux, vastes et hautes salles ouvrant à droiteet à gauche sur un long corridor, et dont les grandes tablesrecouvertes de tapis verts, les sièges lourds et uniformes étaientempreints d’une ennuyeuse solennité. On arrivait. Des groupes seplaçaient, discutaient, gesticulaient, avec des saluts, despoignées de mains, des renversements de têtes, en ombres chinoisessur le fond lumineux des vitres. Il y avait là des gens quimarchaient le dos courbé, solitaires, comme écrasés sous le poidsdes pensées qui plissaient leur front. D’autres se parlaient àl’oreille, se confiant des nouvelles excessivement mystérieuses etde la dernière importance, le doigt aux lèvres, l’œil écarquilléd’une recommandation muette. Un bouquet provincial distinguait toutcela, des variétés d’intonations, violences méridionales, accentstraînards du Centre, cantilènes de Bretagne, fondus dans la mêmesuffisance imbécile et ventrue ; des redingotes à la mode deLanderneau, des souliers de montagne, du linge filé dans lesdomaines, et des aplombs de clocher ou de cercles de petite villedes expressions locales, des provincialismes introduits brusquementdans la langue politique et administrative, cette phraséologieflasque et incolore qui a inventé « les questions brûlantesrevenant sur l’eau » et les « individualités sansmandat ».

À voir ces agités ou ces pensifs, vous eussiezdit les plus grands remueurs d’idées de la terre, malheureusementils se transformaient les jours de séance, se tenaient collés àleur banc, peureux comme des écoliers sous la férule du maître,riant avec bassesse aux plaisanteries de l’homme d’esprit qui lesprésidait ou prenant la parole pour des propositions stupéfiantes,de ces interruptions à faire croire que ce n’est pas seulement untype, mais toute une race qu’Henri Monnier a stigmatisée dans sonimmortel croquis. Deux ou trois orateurs pour toute la Chambre, lereste sachant très bien se camper devant la cheminée d’un salon deprovince, après un excellent repas chez le préfet, pour dire d’unevoix de nez « l’administration, Messieurs… » ou « legouvernement de l’empereur… » ; mais incapable d’allerplus loin.

D’ordinaire, le bon Nabab se laissait éblouirpar ces poses, ce bruit de rouet à vide que font lesimportants ; mais aujourd’hui lui-même se trouvait à l’unissongénéral. Pendant qu’assis au milieu de la table verte, sonportefeuille devant lui, ses deux coudes bien étalés dessus, illisait le rapport rédigé par de Géry, les membres du bureau leregardaient émerveillés.

C’était un résumé net, limpide et rapide deleurs travaux de la quinzaine, dans lequel ils retrouvaient leursidées si bien exprimées qu’ils avaient grand-peine à lesreconnaître. Puis, deux ou trois d’entre eux ayant trouvé que lerapport était trop favorable, qu’il glissait trop légèrement surcertaines protestations parvenues au bureau, le rapporteur prit laparole avec une assurance étonnante, la prolixité, l’abondance desgens de son pays, démontra qu’un député ne devait être responsableque jusqu’à un certain point de l’imprudence de ses agentsélectoraux, qu’aucune élection ne résisterait sans cela à uncontrôle un peu minutieux ; et, comme au fond c’était sapropre cause qu’il plaidait, il y apportait une conviction, unechaleur irrésistible, en ayant soin de lâcher de temps à autre unde ces longs substantifs blafards à mille pattes, tels que lacommission les aimait.

Les autres l’écoutaient, recueillis, secommuniquant leurs impressions par des hochements de tête, faisantpour mieux fixer leur attention, des paraphes et des bonshommes surleurs cahiers, ce qui allait bien avec le bruit écolier descouloirs, un murmure de leçons récitées, et ces tas de moineauxqu’on entendait piailler sous les croisées dans une cour dallée,entourée d’arcades, une vraie cour de collège. Le rapport adopté,on fit venir M. Sarigue pour quelques explicationssupplémentaires. Il arriva blême, défait, bégayant comme uncriminel sans conviction, et vous auriez ri de voir de quel aird’autorité et de protection Jansoulet l’encourageait, lerassurait : « Remettez-vous donc, mon chercollègue… » Mais les membres du huitième bureau ne riaientpas. C’étaient tous ou presque tous des messieurs Sarigue dans leurgenre, deux ou trois absolument ramollis, atteints d’aphasiepartielle. Tant d’aplomb, tant d’éloquence les avaitenthousiasmés.

Quand Jansoulet sortit du Corps législatif,reconduit jusqu’à sa voiture par son collègue reconnaissant, ilétait à environ six heures. Le temps splendide, un beau soleilcouchant sur la Seine toute en or vers le Trocadéro tenta pour unretour à pied ce plébéien robuste, à qui les convenances imposaientde monter en voiture et de mettre des gants, mais qui s’en passaitle plus souvent possible. Il renvoya ses gens, et, sa serviettesous le bras s’engagea sur le pont de la Concorde. Depuis le1er mai il n’avait pas éprouvé un bien-être semblable.Roulant des épaules, le chapeau un peu en arrière dans l’attitudequ’il avait vu prendre aux hommes politiques excédés, bourrelésd’affaires, laissant s’évaporer à la fraîcheur de l’air toute lafièvre laborieuse de leur cerveau, comme une usine lâche sa vapeurau ruisseau à la fin d’une journée de travail il marchait parmid’autres silhouettes pareilles à la sienne, visiblement sorties dece temple à colonnes qui fait face à la Madeleine par-dessus lesfontaines monumentales de la place. Sur leur passage, on seretournait, on disait : « Voilà des députés… » EtJansoulet en ressentait une joie d’enfant, une joie de peuple faited’ignorance et de vanité naïve.

« Demandez le Messager, éditiondu soir. »

Cela sortait du kiosque à journaux au coin dupont, à cette heure rempli de feuilles fraîches en tas que deuxfemmes pliaient vivement et qui sentaient bon la presse humide, lesnouvelles récentes, le succès du jour ou son scandale. Presque tousles députés achetaient un numéro, en passant, le parcouraient bienvite dans l’espoir de trouver leur nom. Jansoulet, lui, eut peurd’y voir le sien et ne s’arrêta pas. Puis tout de suite ilsongea : « Est-ce qu’un homme public ne doit pas êtreau-dessus de ces faiblesses ? Je suis assez fort pour toutlire maintenant. » Il revint sur ses pas et prit un journalcomme ses collègues. Il l’ouvrit, très calme, droit à la placehabituelle des articles de Moëssard. Justement il y en avait un.Toujours le même titre : Chinoiseries, et unM pour signature.

« Ah ! ah ! » fit l’hommepublic, ferme et froid comme un marbre, avec un beau sourireméprisant. La leçon de Mora tintait encore à ses oreilles, etl’eût-il oubliée que l’air de Norma égrené en petitesnotes ironiques non loin de là aurait suffi à la lui rappeler.Seulement, tout calcul fait dans les événements hâtés de nosexistences, il faut encore compter sur l’imprévu ; et c’estpourquoi le pauvre Nabab sentit tout à coup un flot de sangl’aveugler, un cri de rage s’étrangler dans la contraction subitede sa gorge… Sa mère, sa vieille Françoise se trouvait mêlée cettefois à l’infâme plaisanterie du « bateau de fleurs ».

Comme il visait bien, ce Moëssard comme ilsavait les vraies places sensibles dans ce cœur si naïvementdécouvert !

« Du calme, Jansoulet, ducalme… »

Il avait beau se répéter cela sur tous lestons, la colère une colère folle, cette ivresse de sang qui veut dusang l’enveloppait. Son premier mouvement fut d’arrêter une voiturede place pour s’y précipiter s’arracher à la rue irritante,débarrasser son corps de la préoccupation de marcher et de seconduire – d’arrêter une voiture comme pour un blessé. Mais ce quiencombrait la place à cette heure de rentrée générale, c’étaientdes centaines de victorias, de calèches, de coupés de maîtredescendant de la gloire fulgurante de l’Arc de Triomphe vers lafraîcheur violette des Tuileries, précipités l’un sur l’autre dansla perspective penchée de l’avenue jusqu’au grand carrefour où lesstatues immobiles, au front leurs couronnes de tours et fermes surleurs piédestaux, les regardaient se séparer vers le faubourgSaint-Germain, les rues Royale et de Rivoli.

Jansoulet, son journal à la main, traversaitce tumulte sans y penser, porté par l’habitude vers le cercle où ilallait tous les jours faire sa partie de six à sept. Homme public,il l’était encore ; mais agité, parlant tout haut, balbutiantdes jurons et des menaces d’une voix subitement redevenue tendre ausouvenir de la vieille bonne femme…

L’avoir roulée là-dedans, elle aussi…Oh ! si elle lisait, si elle pouvait comprendre… Quelchâtiment inventer pour un pareil infâme… Il arrivait à la rueRoyale, où s’engouffraient avec des rapidités de retour et deséclairs d’essieux, des visions de femmes voilées, de cheveluresd’enfants blonds, des équipages de toutes sortes rentrant du Bois,apportant un peu de terre végétale sur le pavé de Paris et deseffluves de printemps mêlées à des senteurs de poudre de riz. Enface du ministère de la marine, un phaéton très haut sur ses roueslégères, ressemblant assez à un grand faucheux, dont le petit groomcramponné au caisson et les deux personnes occupant le siège dudevant auraient formé le corps, manqua d’accrocher le trottoir entournant.

Le Nabab leva la tête, étouffa un cri.

À côté d’une fille peinte, en cheveux roux,coiffée d’un tout petit chapeau aux larges brides, et qui, juchéesur son coussin de cuir, conduisait le cheval des mains, des yeux,de toute sa factice personne à la fois raide et penchée en avant,se tenait, rose et maquillé aussi, fleuri sur le même fumier,engraissé aux mêmes vices, Moëssard, le joli Moëssard. La fille etle journaliste, et le plus vendu des deux, ce n’était pas elleencore ! Dominant ces femmes allongées dans leurs calèches,ces hommes qui leur faisaient face engloutis sous des volants derobes, toutes ces poses de fatigue et d’ennui que les repus étalenten public comme un mépris du plaisir et de la richesse, ilstrônaient insolemment, elle très fière de promener l’amant de lareine, et lui sans la moindre honte à côté de cette créature quiraccrochait les hommes dans les allées du bout de son fouet, àl’abri, sur son siège en perchoir, des rafles salutaires de lapolice. Peut-être avait-il besoin, pour émoustiller sa royalemaîtresse, de pavaner ainsi sous ses fenêtres en compagnie deSuzanne Bloch, dite Suze la Rousse.

« Hep !… hep donc ! »

Le cheval, un grand trotteur aux jambes fines,vrai cheval de cocotte, se remettait de son écart dans le droitchemin avec des pas de danse, des grâces sur place sans avancer.Jansoulet lâcha sa serviette, et comme s’il avait laissé choir enmême temps toute sa gravité, son prestige d’homme public, il fit unbond terrible et sauta au mors de la bête, qu’il maintint de sesfortes mains à poils.

Une arrestation rue Royale, et en plein jour,il fallait ce Tartare pour oser un coup pareil !

« À bas », dit-il à Moëssard dont lafigure s’était plaquée de vert et de jaune en l’apercevant.« À bas, tout de suite…

– Voulez-vous bien lâcher mon cheval, espèced’enflé !…

– Fouette, Suzanne, c’est le Nabab. »

Elle essaya de ramasser les rênes, maisl’animal maintenu, se cabra si vivement qu’un peu plus comme unefronde, le fragile équipage aurait envoyé au loin tous ceux qu’ilportait. Alors, furieuse d’une de ces rages de faubourg qui fontéclater en ces filles tout le vernis de leur luxe et de leur peau,elle cingla le Nabab de deux coups de fouet qui glissèrent sur levisage tanné et dur, mais lui communiquèrent une expression féroce,accentuée par le nez court devenu blanc, fendu au bout comme celuid’un terrier chasseur.

« Descendez, nom de Dieu, ou je chaviretout… »

Dans un remous de voitures arrêtées faute decirculation possible ou qui tournaient lentement l’obstacle avecdes milliers de prunelles curieuses, parmi des cris de cochers, descliquetis de mors, deux poignets de fer secouaient toutl’équipage…

« Saute… mais saute donc… tu vois bienqu’il va nous verser… Quelle poigne ! »

Et la fille regardait l’hercule avecintérêt.

À peine Moëssard eut-il mis pied à terre,avant qu’il se fût réfugié sur le trottoir où des képis noirs sehâtaient, Jansoulet se jetait sur lui, le soulevait par la nuquecomme un lapin, et sans souci de ses protestations, de sesbégaiements effarés :

« Oui, oui, je te rendrai raison,misérable… Mais avant, je veux te faire ce qu’on fait aux bêtesmalpropres pour qu’elles n’y reviennent plus… »

Et rudement il se mit à le frotter, à ledébarbouiller de son journal qu’il tenait en tampon et dont ill’étouffait l’aveuglait avec des écorchures où le fard saignait. Onle lui arracha des mains, violet, suffoqué. En se montant encore unpeu, il l’aurait tué.

La lutte finie, rajustant ses manches quiremontaient son linge froissé, ramassant sa serviette d’où lespapiers de l’élection Sarigue volaient éparpillés jusque dans leruisseau, le Nabab répondit aux sergents de ville qui luidemandaient son nom pour dresser procès-verbal :« Bernard Jansoulet, député de la Corse. »

Homme public !

Alors seulement il se souvint qu’il l’était.Qui s’en serait douté à le voir ainsi essoufflé et tête nue commeun portefaix qui sort d’une rixe, sous les regards avides,railleurs à froid, du rassemblement en train de sedisperser ?

Chapitre 17L’APPARITION.

Si vous voulez de la passion sincère et sansdétour, si vous voulez des effusions, des tendresses, du rire, dece rire des grands bonheurs qui confine aux larmes par un toutpetit mouvement de bouche, et de la belle folle de jeunesseilluminée d’yeux clairs, transparents jusqu’au fond des âmes, il ya de tout cela ce matin dimanche dans une maison que vousconnaissez, une maison neuve, là-bas, tout au bout du vieuxfaubourg. La vitrine du rez-de-chaussée est plus brillante qued’habitude. Plus allègrement que jamais les écriteaux dansentau-dessus de la porte, et par les fenêtres ouvertes montent descris joyeux, un envolement de bonheur.

« Reçu, il est reçu… Oh ! quellechance… Henriette, Élise, arrivez donc… La pièce de M. Maranneest reçue. »

Depuis hier, André sait la nouvelle.Cardailhac, le directeur des Nouveautés, l’a fait venir pour luiapprendre qu’on allait monter son drame tout de suite, qu’il seraitjoué le mois prochain. Ils ont passé la soirée à parler des décors,de la distribution ; et, comme en rentrant du théâtre il étaittrop tard pour frapper chez les voisins, l’heureux auteur a guettéle jour dans une impatience fiévreuse, puis dès qu’il a entendumarcher au-dessous, les persiennes s’ouvrir en claquant sur lafaçade il est descendu bien vite annoncer à ses amis la bonnenouvelle. À présent les voilà tous réunis, ces demoiselles engentil déshabillé, les cheveux tordus à la hâte, et M. Joyeuseque l’événement a surpris en train de faire sa barbe, montrant sousson bonnet brodé une étonnante figure mi-partie, un côté rasé,l’autre non. Mais le plus ému, c’est André Maranne, car vous savezce que la réception de Révolte représente pour lui, cedont ils sont convenus avec Bonne-Maman. Le pauvre garçon laregarde comme pour chercher dans ses yeux un encouragement ;et les yeux un peu railleurs et bons ont l’air de dire :« Essayez toujours. Qu’est-ce qu’on risque ? » Ilregarde aussi, pour se donner du courage, Mlle Élise tellecomme une fleur, ses grands cils abaissés. Enfin prenant sonparti :

« Monsieur Joyeuse, dit-il d’une voixétranglée, j’ai une communication très grave à vousfaire. »

M. Joyeuse s’étonne :

« Une communication… Ah ! mon Dieu,vous m’effrayez… »

Et baissant la voix, lui aussi :

« Est-ce que ces demoiselles sont detrop ? »

Non. Bonne-Maman sait ce dont il s’agit.Mlle Élise doit aussi s’en douter. Ce sont seulement lesenfants… Mlle Henriette et sa sœur sont priées de se retirer,ce qu’elles font aussitôt, l’une d’un air majestueux et vexé envrai fille des Saint-Amand, l’autre, la jeune Chinoisée Yaïa, avecune folle envie de rire à peine dissimulée.

Alors un grand silence. Puis l’amoureuxcommence sa petite histoire.

Je crois bien que Mlle Élise se doute eneffet de quelque chose, car dès que le jeune voisin a parlé decommunication elle a tiré son « Ansart et Rendu » de sapoche et est plongée précipitamment dans les aventures d’un tel ditle Hutin, émouvante lecture qui fait trembler le livre entre sesdoigts. Il y a de quoi trembler certes devant l’effarement, lastupeur indignée, avec lesquels M. Joyeuse accueille cettedemande de la main de sa fille :

« Est-ce possible ? Comment celaest-il fait ? Quel prodigieux événement ! Qui se seraitjamais douté d’une chose pareille ? »

Et tout à coup le bonhomme part d’un immenseéclat de rire. Eh bien ! non, ce n’est pas vrai. Voilàlongtemps qu’il connaît l’affaire, qu’on l’a mis au courant detout…

Le père au courant de tout ! Bonne-Mamanles a donc trahis ?… Et devant les regards de reproche qui setournent de son côté, la coupable s’avance en souriant :

« Oui, mes amis, c’est moi… Le secretétait trop lourd. Je n’ai pu le garder pour moi seule… Et puis lepère est si bon… On ne peut rien lui cacher. »

En parlant ainsi, elle saute au cou du petithomme, mais la place est assez grande pour deux, et quandMlle Élise s’y réfugie à son tour, il y a encore une maintendue, affectueuse, paternelle, vers celui que M. Joyeuseconsidère désormais comme son enfant. Étreintes silencieuses, longsregards qui se croisent émus ou passionnés, minutes bienheureusesqu’on voudrait retenir toujours par le bout fragile de leursailes ! On cause, on rit doucement en se rappelant certainsdétails. M. Joyeuse raconte que le secret lui a été révélétout d’abord par des esprits frappeurs, un jour qu’il était seulchez André. « Comment vont les affaires, monsieurMaranne ? » demandaient les esprits, et lui-même arépondu en l’absence de Maranne : « Pas trop mal pour lasaison, messieurs les esprits. » Il faut voir de quel airmalicieux le petit homme répète : « Pas trop mal pour lasaison… », tandis que Mlle Élise, toute confuse à l’idéeque c’est avec son père qu’elle correspondait ce jour-là, disparaîtsous ses boucles blondes…

Après cette première émotion, les voix posées,on parle plus sérieusement. Il est certain que Mme Joyeuse néede Saint-Amand n’aurait jamais consenti à ce mariage. André Marannen’est pas riche, noble encore moins ; mais le vieux comptablen’a pas, heureusement, les mêmes idées de grandeur que sa femme.Ils s’aiment, ils sont jeunes, bien-portants et honnêtes, voilà debelles dots constituées et qui ne coûteront pas lourdd’enregistrement chez le notaire. Le nouveau ménage s’installera àl’étage au-dessus. On gardera la photographie, à moins queRévolte ne fasse des recettes énormes. (On peut se fier àl’imaginaire pour cela.) En tout cas le père sera toujours prèsd’eux, il a une bonne place chez son agent de change, quelquesexpertises à faire pour le Palais ; pourvu que le petit navirevogue toujours dans les eaux du grand, tout ira bien, avec l’aidedu flot, du vent et de l’étoile.

Une seule question préoccupeM. Joyeuse : « Les parents d’André consentiront-ilsà ce mariage ? Comment le docteur Jenkins, si riche, sicélèbre… »

« Ne parlons pas de cet homme, dit Andréen pâlissant, c’est un misérable à qui je ne dois rien… qui nem’est rien… »

Il s’arrête, un peu gêné de cette explosion decolère qu’il n’a pas su retenir et ne peut expliquer, et il reprendavec plus de douceur :

« Ma mère, qui vient me voir quelquefoismalgré la défense qu’on lui a faite, a été la première informée denos projets. Elle aime déjà Mlle Élise comme sa fille. Vousverrez, mademoiselle, comme elle est bonne, comme elle est belle etcharmante. Quel malheur qu’elle appartienne à un si méchant hommequi la tyrannise, la torture jusqu’à lui défendre de prononcer lenom de son fils ! »

Le pauvre Maranne pousse un soupir qui en ditlong sur le gros chagrin qu’il cache au fond de son cœur. Maisquelle tristesse pourrait tenir devant le cher visage éclairé deboucles blondes, et la perspective radieuse de l’avenir ? Lesgraves questions résolues, on peut rouvrir la porte et rappeler lesdeux exilées. Pour ne pas remplir ces petites têtes de penséesau-dessus de leur âge, on est convenu de ne rien dire du prodigieuxévénement, de ne rien leur apprendre sinon qu’il faut s’habiller àla hâte déjeuner encore plus vite, pour pouvoir passer l’après-midiau Bois, où Maranne leur lira sa pièce, en attendant d’aller àSuresnes manger une friture chez Kontzen ; tout un programmede délices en l’honneur de la réception de Révolte etd’une autre bonne nouvelle qu’elles sauront plus tard.

« Ah ! vraiment… Quoidonc ? » demandent d’un air innocent les deuxfillettes.

Mais si vous croyez qu’elles ne savent pas dequoi il s’agit, si vous pensez que, lorsque Mlle Élisefrappait trois coups au plafond, elles s’imaginaient que c’étaitspécialement pour s’informer de la clientèle, vous êtes plusingénus encore que le père Joyeuse.

« C’est bon, c’est bon, mesdemoiselles…Allez toujours vous habiller. »

Alors commence un autre refrain :

« Quelle robe faut-il mettre,Bonne-Maman ?… La grise ?…

– Bonne-Maman, il manque une bride à monchapeau.

– Bonne-Maman, ma fille, je n’ai donc plus decravate empesée. »

Pendant dix minutes, c’est autour de lacharmante aïeule un va-et-vient, des instances. Chacun a besoind’elle, c’est elle qui tient les clés de tout, distribue le jolilinge blanc fin tuyauté, les mouchoirs brodés, les gants detoilette, toutes ces richesses qui, sorties des cartons et desarmoires, étalées sur les lits, répandent dans une maisonl’allégresse claire du dimanche.

Les travailleurs, les gens à la tâche laconnaissent seuls cette joie qui revient tous les huit joursconsacrée par l’habitude d’un peuple. Pour ces prisonniers de lasemaine, l’almanach aux grilles serrées s’entrouvre de distance endistance en espaces lumineux, en prises d’air rafraîchissantes.C’est le dimanche, le jour si long aux mondains, aux Parisiens duboulevard dont il dérange les manies, si triste aux dépatriés sansfamille, et qui constitue pour une foule d’êtres la seulerécompense, le seul but aux efforts désespérés de six jours depeine. Ni pluie ni grêle, rien n’y fait, rien ne les empêchera desortir, de tirer derrière eux la porte de l’atelier désert, dupetit logement étouffé. Mais quand le printemps s’en mêle, quand unsoleil de mai l’éclaire comme ce matin, qu’il peut s’habiller decouleurs heureuses, pour le coup le dimanche est la fête desfêtes.

Si on veut bien le connaître, il faut le voirsurtout aux quartiers laborieux, dans ces rues sombres qu’ilillumine, qu’il élargit en fermant les boutiques, en remisant lesgros camions de transport, laissant la place libre pour des rondesd’enfants débarbouillés et parés, et des parties de volants mêléesaux grands circuits des hirondelles sous quelque porche du vieuxParis. Il faut le voir aux faubourgs grouillants, enfiévrés, où dèsle matin on le sent planer, reposant et doux, dans le silence desfabriques, passer avec le bruit des cloches et ce coup de siffletaigu des chemins de fer qui met dans l’horizon, tout autour desbanlieues, comme un immense chant de départ et de délivrance. Alorson le comprend et on l’aime.

Dimanche de Paris, dimanche des travailleurset des humbles, je t’ai souvent maudit sans raison, j’ai versé desflots d’encre injurieuses sur tes joies bruyantes et débordantes,la poussière des gares pleines de ton bruit et les omnibus affolésque tu prends d’assaut, sur tes chansons de guinguette promenéesdans des tapissières pavoisées de robes vertes et roses, tes orguesde Barbarie aux mélopées traînant sous le balcon des coursdésertes ; mais aujourd’hui, abjurant mes erreurs, je t’exalteet je te bénis pour tout ce que tu donnes de joie, de soulagementau labeur courageux et honnête, pour le rire des enfants quit’acclament, la fierté des mères heureuses d’habiller leurs petitsen ton honneur, pour la dignité que tu conserves aux logis des pluspauvres, la nippe glorieuse mise de côté pour toi au fond de lavieille commode éclopée ; je te bénis surtout à cause de toutle bonheur que tu apportais en surcroît ce matin-là dans la grandemaison neuve au bout de l’ancien faubourg.

Les toilettes terminées, le déjeuner fini,pris sur le pouce – et sur le pouce de ces demoiselles vous pensezce qu’il peut tenir – on était venu mettre les chapeaux devant laglace du salon. Bonne-Maman jetait son coup d’œil général, piquaitici une épingle, renouait un ruban là, redressait la cravatepaternelle ; mais, tandis que tout ce petit monde piaffaitd’impatience, appelé au-dehors par la beauté du jour, voilà un coupde sonnette qui retentit et vient troubler la fête.

« Si on n’ouvrait pas ?… »proposent les enfants.

Et quel soulagement, quel cri de joie envoyant entrer l’ami Paul !

« Vite, vite, venez ; qu’on vousapprenne la bonne nouvelle… »

Il le savait bien avant tous que la pièceétait reçue. Il avait eu assez de mal pour la faire lire àCardailhac, qui, sur la seule vue des « petites lignes »,comme il appelait les vers, voulait envoyer le manuscrit à laLevantine et à son masseur, ainsi que cela se pratiquait pour tousles ours du théâtre. Mais Paul se garda de parler de sonintervention. Quant à l’autre événement, celui dont on ne disaitmot à cause des enfants, il le devina sans peine au bonjourfrémissant de Maranne, dont la blonde crinière se tenait toutedroite sur son front à force d’être relevée à deux mains par lepoète, comme il faisait toujours dans ses moments de joie, aumaintien un peu embarrassé d’Élise, aux airs triomphants deM. Joyeuse, qui se redressait dans ses habits frais, tout lebonheur des siens écrit sur sa figure.

Bonne-Maman seule gardait son air paisibled’habitude ; mais on sentait en elle, dans son empressementautour de sa sœur, une certaine attention encore plus tendre, unsoin de la rendre jolie. Et c’était délicieux ces vingt ans qui enparaient d’autres, sans envie, sans regret, avec quelque chose dudoux renoncement d’une mère fêtant le jeune amour de sa fille ensouvenir d’un bonheur passé. Paul voyait cela, il était même seul àle voir ; mais, tout en admirant Aline, il se demandait avectristesse s’il y aurait jamais place en ce cœur maternel pourd’autres affections que celles de la famille, des préoccupations endehors du cercle tranquille et lumineux où Bonne-Maman présidait sigentiment le travail du soir.

L’Amour est, comme on sait, un pauvre aveugleprivé par-dessus le marché de l’ouïe, de la parole, et ne seconduisant que par des presciences, des divinations, des facultésnerveuses de malade. C’est pitié vraiment de le voir errer,tâtonner, porter à faux tous ses pas, frôler du doigt les appuis oùil se guide avec des maladresses méfiantes d’infirme. Au momentmême où il mettait en doute la sensibilité d’Aline, Paul, annonçantà ses amis qu’il partait pour un voyage de plusieurs jours,peut-être de plusieurs semaines, ne vit pas la pâleur subite de lajeune fille, n’entendit pas le cri douloureux échappé de ses lèvresdiscrètes :

« Vous partez ? »

Il partait, il allait à Tunis, bien inquiet delaisser son pauvre Nabab au milieu de sa meute enragée ;pourtant la protection de Mora le rassurait un peu, et puis cevoyage était indispensable.

« Et la Territoriale ?demanda le vieux comptable revenant toujours à son idée… Où ça enest-il ?… Je vois encore le nom de Jansoulet en tête duconseil d’administration… Vous ne pouvez donc pas le tirer de cettecaverne d’Ali-Baba ?… Prenez garde… prenez garde…

– Eh ! je le sais bien, monsieur Joyeuse…Mais, pour sortir de là avec honneur, il faut de l’argent, beaucoupd’argent, un nouveau sacrifice de deux ou trois millions ; etnous ne les avons pas… C’est justement pour cela que je vais àTunis essayer d’arracher à la rapacité du bey un morceau de cettegrande fortune qu’il détient si injustement… En ce moment, j’aiencore quelque chance de réussir, tandis que plus tardpeut-être…

– Partez vite alors, mon cher garçon, et sivous revenez avec un gros sac, ce que je vous souhaite,occupez-vous avant tout de la bande Paganetti. Songez qu’il suffitd’un actionnaire moins patient que les autres pour tout fairesauter, exiger une enquête, et vous savez vous, ce qu’ellerévélerait, l’enquête… À la réflexion même, ajouta M. Joyeusedont le front se plissait, je m’étonne que Hemerlingue, dans sahaine contre vous ne se soit pas procuré en sous-main quelquesactions… »

Il fut interrompu par le concert demalédictions, d’imprécations que soulevait le nom de Hemerlingueparmi toute cette jeunesse haïssant le gros banquier pour le malqu’il avait fait au père, pour celui qu’il voulait à ce bon Nababadoré dans la maison à travers Paul de Géry.

« Hemerlingue, sans cœur !…Scélérat !… Méchant homme ! »

Mais, au milieu de tous ces cris, l’imaginairecontinuait sa supposition du gros baron devenant actionnaire de laTerritoriale pour pouvoir citer son ennemi devant lestribunaux. Et l’on se figure la stupeur d’André Maranne absolumentétranger à toute cette affaire, lorsqu’il vit M. Joyeuse setourner vers lui, la face pourpre et gonflée, et le désigner dudoigt avec ces mots terribles :

« Le plus coquin ici, c’est encore vous,monsieur.

– Oh ! papa, papa… qu’est-ce que tudis ?

– Hein ?… Quoi donc ?… Ah !pardon, mon cher André… Je me croyais dans le cabinet du juged’instruction, en face de ce drôle… C’est ma maudite cervelle quis’emporte toujours au diable au vert… »

Un fou rire éclata, jaillit dehors par toutesles croisées ouvertes, alla se mêler aux mille bruits de voituresroulantes et de peuple endimanché remontant l’avenue desTernes ; et l’auteur de Révolte profita de ladiversion pour demander si on n’allait pas bientôt se mettre enroute… Il était tard… les bonnes places seraient prises dans leBois…

« Au bois de Boulogne, un dimanche !fit Paul de Géry.

– Oh ! notre bois n’est pas le vôtre,répondit Aline en souriant… Venez avec nous, vousverrez. »

Vous est-il arrivé, promeneur solitaire etcontemplatif, de vous coucher à plat ventre dans le taillis herbeuxd’une forêt, parmi cette végétation particulière poussée entre lesfeuilles tombées de l’automne, variée, multiple, et de laisser vosyeux errer au ras de terre devant vous ? Peu à peu lesentiment de la hauteur se perd, les branches croisées des chênesau-dessus de vos têtes forment un ciel inaccessible, et vous voyezune forêt nouvelle s’étendre sous l’autre, ouvrir ses avenuesprofondes pénétrées d’une lumière verte et mystérieuse, forméesd’arbustes frêles ou chevelus terminés en cimes rondes avec desapparences exotiques ou sauvages, des hampes de cannes à sucre, desgrâces roides de palmiers, des coupes fines retenant une goutted’eau, des girandoles portant de petites lumières jaunes que levent souffle en passant. Et le miracle, c’est que, sous ces ombreslégères, vivent des plantes minuscules et des milliers d’insectesdont l’existence, vue de si près, vous révèle tous ses mystères.Une fourmi, embarrassée comme un bûcheron sous le faix, traîne unbrin d’écorce plus gros qu’elle ; un scarabée chemine sur uneherbe jetée comme un pont d’un tronc à un autre, pendant que, sousune haute fougère isolée dans un rond-point tout velouté de mousse,une petite bête bleue ou rouge attend, les antennes droites, qu’uneautre bestiole en route là-bas par quelque allée déserte arrive aurendez-vous sous l’arbre géant. C’est une petite forêt sous lagrande, trop près du sol pour que celle-ci l’aperçoive, trophumble, trop cachée pour être atteinte par son grand orchestre dechants et de tempêtes.

Un phénomène semblable se passe au bois deBoulogne. Derrière ces allées sablées, arrosées et nettes, où desfiles de roues tournant lentement autour du lac tracent tout lejour un sillon sans cesse parcouru, machinal, derrière cetadmirable décor de verdures en murailles, d’eau captive, de rochesfleuries, le vrai bois, le bois sauvage, aux taillis vivaces,pousse et repousse, formant des abris impénétrables, traversés demenus sentiers, de sources bruissantes. Cela, c’est le bois despetits, le bois des humbles, la petite forêt sous la grande. EtPaul, qui, de l’aristocratique promenade parisienne ne connaissaitque les longues avenues, le lac étincelant aperçu du fond d’uncarrosse ou du haut d’un break à quatre roues dans la poussièred’un retour de Longchamp, s’étonnait de voir le coin délicieusementabrité où ses amis l’avaient conduit.

C’était au bord d’un étang jeté en miroir sousdes saules, couvert de nénuphars et de lentilles d’eau, coupé deplace en place de larges moires blanches, rayons tombés, étalés surla surface luisante, et que de grandes pattes d’argyronètesrayaient comme avec des pointes de diamant.

Sur les berges en pente abritées d’une verduredéjà serrée quoique grêle, on s’était assis pour écouter lalecture, et les jolies figures attentives, les jupes gonflées surl’herbe faisaient penser à quelque Décaméron plus naïf et pluschaste, dans une atmosphère reposée. Pour compléter ce bien-être denature, cet aspect de campagne lointaine, deux ailes de moulin,dans un écart de branches, tournaient vers Suresnes, tandis que del’éblouissante vision luxueuse croisée à tous les carrefours dubois, il n’arrivait qu’un roulement confus et perpétuel qu’onfinissait par ne plus entendre. La voix du poète, éloquente etjeune, montait seule dans le silence, les vers s’envolaientfrémissants, répétés tout bas par d’autres lèvres émues, etc’étaient des approbations étouffées, des frissons aux passagestragiques. Même on vit Bonne-Maman essuyer une grosse larme. Ce quec’est pourtant que de n’avoir pas de broderie en main.

La première œuvre !… Révolteétait cela pour André, cette première œuvre toujours trop abondanteet touffue dans laquelle l’auteur jette d’abord tout un arriéréd’idées, d’opinions, pressées comme les eaux au bord d’une écluse,et qui est souvent la plus riche sinon la meilleure d’un écrivain.Quant au sort qui l’attendait, nul n’aurait pu le dire ; etl’incertitude planant sur la lecture du drame ajoutait à sonémotion celle de chaque auditeur, les vœux tout de blanc vêtus deMlle Élise, les hallucinations fantaisistes deM. Joyeuse, et les souhaits plus positifs d’Aline installantd’avance la modeste fortune de sa sœur dans le nid, battu des ventsmais envié de la foule, d’un ménage d’artiste.

Ah ! si quelqu’un de ces promeneurstournant pour la centième fois autour du lac, accablé par lamonotonie de son habitude, était venu écarter les branches, quellesurprise devant ce tableau ! Mais se serait-il bien douté detout ce qu’il pouvait tenir de passion, de rêves, de poésie etd’espérance dans ce petit coin de verdure guère plus large quel’ombre dentelée d’une fougère sur la mousse ?

« Vous aviez raison je ne connaissais pasle Bois… » disait Paul tout bas à Aline appuyée sur sonbras.

Ils suivaient maintenant une allée étroite etcouverte et tout en causant marchaient d’un pas très vif, bien enavant des autres. Ce n’était pourtant pas la terrasse du pèreKontzen ni ses fritures croustillantes qui les attiraient. Non, lesbeaux vers qu’ils venaient d’entendre les avaient emportés trèshaut, et ils n’étaient pas encore redescendus. Ils allaient devanteux vers le bout toujours fuyant du chemin qui s’élargissait à sonextrémité dans une gloire lumineuse, une poussière de rayons commesi tout le soleil de cette belle journée les attendait, tombés à lalisière. Jamais Paul ne s’était senti si heureux. Ce bras légerposé sur son bras, ce pas d’enfant où le sien se guidait, luiauraient rendu la vie douce et facile autant que cette promenadesur la mousse d’une allée verte. Il l’eût dit à la jeune fille,simplement, comme il le sentait, s’il n’avait craint d’effarouchercette confiance d’Aline causée sans doute par le sentiment dontelle le savait possédé pour une autre et qui semblait écarter d’euxtoute pensée d’amour.

Tout à coup, droit devant eux, là-bas sur lefond clair, un groupe de cavaliers se détacha, d’abord vague etindistinct laissant voir un homme et une femme élégamment montés ets’engageant dans l’allée mystérieuse parmi les barres d’or, lesombres feuillagées, les mille points de lumière dont le sol étaitjonché, qu’ils déplaçaient en avançant par bonds et qui remontaientsur eux en ramages du poitrail des chevaux jusqu’au voile bleu del’amazone. Cela venait lentement, capricieusement, et les deuxjeunes gens, qui s’étaient engagés dans le massif, purent voirpasser tout près d’eux, avec des craquements de cuir neuf, un bruitde mors fièrement secoués et blancs d’écume comme après unegalopade furieuse, deux bêtes superbes portant un couple humainétroitement uni par le rétrécissement du sentier ; lui,soutenant d’un bras la taille souple moulée dans un corsage de drapsombre, elle, la main à l’épaule du cavalier et sa petite tête enprofil perdu sous le tulle à demi retombé de la voilette – appuyéedessus tendrement. Cet enlacement amoureux bercé par l’impatiencedes montures un peu retenues dans leur fougue, ce baiser confondantles rênes, cette passion qui courait le bois en chasse, au milieudu jour, avec un tel mépris de l’opinion auraient suffi à trahir leduc et Félicia, si l’ensemble fier et charmeur de l’amazone etl’aisance aristocratique de son compagnon, sa pâleur légèrementcolorée par la course et les perles miraculeuses de Jenkins, ne leseussent déjà fait reconnaître.

Ce n’était pas extraordinaire de rencontrerMora au Bois un dimanche. Il aimait ainsi que son maître à se fairevoir aux Parisiens, à entretenir sa popularité dans tous lespublics ; puis, la duchesse ne l’accompagnait jamais cejour-là et il pouvait tout à son aise faire une halte dans ce petitchalet de Saint-James connu de tout Paris, et dont les lycéens semontraient en chuchotant les tourelles roses découpées entre lesarbres. Mais il fallait une folle, une affronteuse comme cetteFélicia pour s’afficher ainsi, se perdre de réputation à toutjamais… Un bruit de terrain battu, de buissons frôlés diminué parl’éloignement, quelques herbes courbées qui se redressaient, desbranches écartées reprenant leur place, c’était tout ce qui restaitde l’apparition.

« Vous avez vu ? » dit Paul lepremier.

Elle avait vu, et elle avait compris, malgrésa candeur d’honnêteté, car une rougeur se répandait sur ses traitsune de ces hontes ressenties pour les fautes de ceux qu’onaime.

« Pauvre Félicia », dit-elle toutbas, en plaignant non seulement la malheureuse abandonnée quivenait de passer devant eux, mais aussi celui que cette défectiondevait frapper en plein cœur. La vérité est que Paul de Géryn’avait eu aucune surprise de cette rencontre, qui justifiait dessoupçons antérieurs et l’éloignement instinctif éprouvé pour lacharmeuse dans leur dîner des jours précédents. Mais il lui sembladoux d’être plaint par Aline, de sentir l’apitoiement de cette voixplus tendre, de ce bras qui s’appuyait davantage. Comme les enfantsqui font les malades pour la joie des câlineries maternelles, illaissa la consolatrice s’ingénier autour de son chagrin, lui parlerde ses frères, du Nabab, et du prochain voyage à Tunis, un beaupays, disait-on. « Il faudra nous écrire souvent, et delongues lettres, sur les curiosités de la route, l’endroit que voushabiterez… Car on voit mieux ceux qui sont loin quand on peut sefigurer le milieu où ils vivent. » Tout en causant, ilsarrivaient au bout de l’allée couverte, terminée par une immenseclairière dans laquelle se mouvait le tumulte du Bois, voitures etcavaliers s’alternant, et la foule à cette distance piétinant dansune poudre floconneuse qui la massait confusément en troupeau. Paulralentit le pas enhardi par cette dernière minute de solitude.

« Savez-vous à quoi je pense, dit-il enprenant la main d’Aline ; c’est qu’on aurait plaisir à êtremalheureux pour se faire consoler par vous. Mais, si précieuse queme soit votre pitié, je ne puis pourtant vous laisser vousattendrir sur un mal imaginaire… Non, mon cœur n’est pas brisé,mais plus vivant, plus fort au contraire. Et si je vous disais quelmiracle l’a préservé, quel talisman… »

Il lui mit sous les yeux un petit cadre ovaleentourant un profil sans ombres, un simple contour au crayon oùelle se reconnut, surprise d’être si jolie, comme reflétée dans lemiroir magique de l’Amour. Des larmes lui vinrent aux yeux sansqu’elle sût pourquoi, une source ouverte dont le flot battait sapoitrine chasse. Il continua :

« Ce portrait m’appartient. Il a été faitpour moi… Cependant, au moment de partir, un scrupule m’est venu.Je ne veux le tenir que de vous-même… Prenez-le donc, et si voustrouvez un ami plus digne, quelqu’un qui vous aime d’un amour plusprofond, plus loyal que le mien, je vous permets de le luidonner. »

Elle s’était remise de son trouble, etregardant de Géry bien en face avec une tendressesérieuse :

« Si je n’écoutais que mon cœur, jen’hésiterais pas à vous répondre ; car, si vous m’aimez commevous dites, je crois bien que je vous aime aussi… Mais je ne suispas libre, je ne suis pas seule dans la vie… regardezlà-bas… »

Elle montrait son père et ses sœurs qui leurfaisaient signe de loin, se hâtaient pour les rejoindre.

« Eh bien ! et moi ? fit Paulvivement… Est-ce que je n’ai pas les mêmes devoirs, les mêmescharges ?… Nous sommes comme deux veufs chefs de famille… Nevoulez-vous pas aimer les miens autant que j’aime lesvôtres ?…

– Vrai ?… C’est vrai ? Vous melaisserez avec eux ?… Je serai Aline pour vous et toujoursBonne-Maman pour tous nos enfants ?… Oh ! alors, dit lachère créature rayonnante de joie et de lumière, alors voilà monportrait, je vous le donne… Et puis tout mon âme avec, et pourtoujours… »

Chapitre 18LES PERLES JENKINS.

Environ huit jours après son aventure avecMoëssard, complication nouvelle dans le terrible gâchis de sesaffaires, Jansoulet en sortant de la Chambre, un jeudi, se fitconduire à l’hôtel de Mora. Il n’y était pas retourné depuisl’algarade de la rue Royale, et l’idée de se trouver en présence duduc faisait courir sous son solide épiderme quelque chose de lapanique qui agite un lycéen montant chez le proviseur après unerixe à l’étude. Il fallait pourtant subir la gêne de cette premièreentrevue. Le bruit courait par les bureaux que Le Merquier avaitterminé son rapport, chef-d’œuvre de logique et de férocité,concluant à l’invalidation et devant l’emporter haut la main, àmoins que Mora, si puissant à l’Assemblée, ne vînt lui-même luidonner son mot d’ordre. Partie sérieuse, comme on voit, et quienfiévrait les joues du Nabab, pendant que dans les glacesbiseautées de son coupé il étudiait sa mine, ses sourires decourtisan, cherchant à se préparer une entrée ingénieuse, un de sescoups d’effronterie bon enfant qui avaient causé sa fortune chezAhmed et le servaient encore auprès de l’Excellence française, – letout accompagné de battements de cœur et de ces frissons entre lesépaules qui précèdent, même faites en carrosse doré, les démarchesdécisives.

Arrivé à l’hôtel par le bord de l’eau, il futtrès étonné de voir que le suisse du quai, comme aux jours degrande réception, faisait prendre aux voitures la rue de Lille,afin de laisser une porte libre pour la sortie. Il songea, un peutroublé : « Qu’est-ce qu’il se passe ? »Peut-être un concert chez la duchesse, une vente de charité,quelque fête d’où Mora l’aurait exclu à cause du scandale de sadernière aventure. Et ce trouble s’accrut encore lorsque Jansoulet,après avoir traversé la cour d’honneur au milieu du fracas desportières refermées, d’un roulement sourd et continu sur le sable,se trouva – le perron franchi – dans l’immense salon d’antichambrerempli d’une foule qui ne dépassait aucune des portes intérieures,concentrant son va-et-vient anxieux autour de la table du suisse oùs’inscrivaient tous les noms célèbres du grand Paris. Il semblaitqu’un coup de vent de désastre eût traversé la maison emporté unpeu de son calme grandiose, laissé filtrer dans son bien-êtrel’inquiétude et le danger.

« Quel malheur !…

– Ah ! c’est affreux…

– Et si subitement… »

Les gens se croisaient en échangeant des motssemblables. Jansoulet eut une pensée rapide :

« Est-ce que le duc est malade ?demanda-t-il à un domestique.

– Ah ! Monsieur… Il va mourir… Il nepassera pas la nuit. »

La toiture du palais s’écroulant sur sa têtene l’aurait pas mieux assommé. Il vit tourbillonner des papillonsrouges, chancela et se laissa tomber assis sur une banquette develours à côté de la grande cage des singes qui, surexcités danstout ce train, suspendus par la queue, par leurs petites mains aulong pouce, s’accrochaient en grappe aux barreaux, et curieux,effarés, venaient assaillir de leurs plus réjouissantes grimaces demacaques ce gros homme stupéfait, fixant les dalles, se répétanttout haut à lui-même : « Je suis perdu… Je suisperdu… »

Le duc se mourait. Cela l’avait prissubitement le dimanche en revenant du Bois. Il s’était sentiatteint d’intolérables brûlures d’entrailles qui lui dessinaientcomme au fer rouge toute l’anatomie de son corps, alternaient avecun froid léthargique et de longs assoupissements. Jenkins, mandétout de suite, ne dit pas grand chose, ordonna quelques calmants.Le lendemain, les douleurs recommencèrent plus fortes et suivies dela même torpeur glaciale, plus accentuée aussi, comme si la vies’en allait par secousses violentes, déracinée. À l’entour,personne ne s’en émut. « Lendemain de Saint-James »,disait-on tout bas à l’antichambre, et la belle figure de Jenkinsgardait sa sérénité. À peine si dans ses visites du matin il avaitparlé à deux ou trois personnes de l’indisposition du duc, et silégèrement qu’on n’y avait pris garde.

Mora lui-même, malgré son extrême faiblesse,bien qu’il se sentît la tête absolument vide, et comme ildisait : « pas une idée sous le front », était loinde se douter de la gravité de son état. Le troisième jourseulement, en s’éveillant le matin, la vue d’un simple filet desang qui de sa bouche avait coulé sur sa barbe et l’oreiller rougi,fit tressaillir ce délicat, cet élégant qui avait horreur de toutesles misères humaines, surtout de la maladie, et la voyait arriversournoisement avec ses souillures, ses faiblesses et l’abandon desoi même, première concession faite à la mort. Monpavon, entrantderrière Jenkins, surprit le regard subitement troublé du grandseigneur en face de la vérité terrible, et fut en même tempsépouvanté des ravages faits en quelques heures sur le visage émaciéde Mora, où toutes les rides de son âge, soudainement apparues semêlaient à des plis de souffrance, à ces dépressions de muscles quitrahissent de graves lésions intérieures. Il prit Jenkins à part,pendant qu’on apportait au mondain de quoi faire sa toilette surson lit, tout un appareil de cristal et d’argent contrastant avecla pâleur jaune de la maladie.

« Ah là ! voyons, Jenkins… mais leduc est très mal.

– J’en ai peur…, dit l’Irlandais tout bas.

– Enfin, est-ce qu’il a ?

– Ce qu’il cherchait, parbleu ! fitl’autre avec une sorte de fureur… On n’est pas impunément jeune àson âge. Cette passion lui coûtera cher… »

Quelque mauvais sentiment triomphait en luiqu’il fit taire aussitôt, et transformé, gonflant sa face commes’il avait la tête pleine d’eau, il soupira profondément en serrantles mains du vieux gentilhomme :

« Pauvre duc… Pauvre duc… Ah ! monami, je suis désespéré.

– Prenez garde, Jenkins, dit froidementMonpavon en dégageant ses mains, vous assumez une responsabilitéterrible… Comment ! le duc est si mal que cela, ps… ps… ps…Voyez personne ?… Consultez pas ?… »

L’Irlandais leva les bras, comme pourdire : « À quoi sert ? » L’autre insista. Ilfallait absolument faire appeler Brisset, Jousselin, Bouchereau,tous les grands. « Mais vous allez l’effrayer. »

Le Monpavon enfla son poitrail, seule fiertédu vieux coursier fourbu :

« Mon cher, si vous aviez vu Mora et moidans la tranchée de Constantine… Ps… ps… Jamais baissé les yeux…Connaissons pas la peur… Prévenez vos confrères, je me charge del’avertir. »

La consultation eut lieu dans la soirée engrand secret, le duc l’ayant exigé ainsi par une pudeur singulièrede son mal, de cette souffrance qui le découronnait, faisait de luil’égal des autres hommes. Pareil à ces rois africains qui secachent pour mourir au fond de leurs palais, il aurait voulu qu’onpût le croire enlevé, transfiguré, devenu dieu. Puis il redoutaitpar-dessus tout les apitoiements, les condoléances, lesattendrissements dont il savait qu’on allait entourer son chevet,les larmes parce qu’il les soupçonnait menteuses, et que sincèreselles lui déplaisaient encore plus à cause de leur laideurgrimaçante.

Il avait toujours détesté les scènes, lessentiments exagérés, tout ce qui pouvait l’émouvoir, dérangerl’équilibre harmonieux de sa vie. On le savait autour de lui, et laconsigne était de tenir à distance les détresses, les grandsdésespoirs qui d’un bout de la France à l’autre s’adressaient àMora comme à un de ces refuges allumés dans la nuit des bois, oùtous les errants vont frapper. Non pas qu’il fût dur auxmalheureux, peut-être même se sentait-il trop ouvert à la pitiéqu’il regardait comme un sentiment inférieur, une faiblesse indignedes forts, et, la refusant aux autres, il la redoutait pourlui-même, pour l’intégrité de son courage. Personne dans le palais,excepté Monpavon et Louis le valet de chambre, ne sut donc ce quevenaient faire ces trois personnages introduits mystérieusementauprès du ministre d’État. La duchesse elle-même l’ignora. Séparéede son mari par tout ce que la haute vie politique et mondaine metde barrières entre époux dans ces ménages d’exception, elle lecroyait légèrement souffrant, malade surtout d’imagination, et sedoutait si peu d’une catastrophe qu’à l’heure même où les médecinsmontaient le grand escalier à demi obscur, à l’autre bout dupalais, ses appartements intimes s’éclairaient pour une sauterie dedemoiselles, un de ces bals blancs que l’ingéniosité du Paris oisifcommençait à mettre à la mode.

Elle fut, cette consultation, ce qu’elles sonttoutes : solennelle et sinistre. Les médecins n’ont plus leursgrandes perruques du temps de Molière, mais ils revêtent toujoursla même gravité de prêtres d’Isis, d’astrologues, hérissés deformules cabalistiques avec des hochements de tête, auxquels il nemanque, pour l’effet comique, que le bonnet pointu d’autrefois. Icila scène empruntait à son milieu un aspect imposant. Dans la vastechambre, transformée, comme agrandie par l’immobilité du maître,ces graves figures s’avançaient autour du lit, où se concentrait lalumière éclairant dans la blancheur du linge et la pourpre descourtines une tête ravinée, pâlie des lèvres aux yeux, maisenveloppée de sérénité comme d’un voile, comme d’un suaire. Lesconsultants parlaient bas, se jetaient un regard furtif, un motbarbare, demeuraient impassibles sans un froncement de sourcil.Mais cette expression muette et fermée du médecin et du magistrat,cette solennité dont la science et la justice s’entourent pourcacher leur faiblesse ou leur ignorance n’avaient rien qui pûtémouvoir le duc.

Assis sur son lit, il continuait à causertranquillement avec ce regard un peu exhaussé dans lequel il sembleque la pensée remonte pour fuir, et Monpavon lui donnait froidementla réplique, raidi contre son émotion, prenant de son ami unedernière leçon de tenue, tandis que Louis, dans le fond, appuyait àla porte conduisant chez la duchesse le spectre de la domesticitésilencieuse, chez qui l’indifférence détachée est un devoir.

L’agité, le fiévreux, c’était Jenkins.

Plein d’un empressement obséquieux pour« ses illustres confrères », comme il disait la bouche enrond, il rôdait autour de leur conciliabule, essayait de s’ymêler ; mais les confrères le tenaient à distance, luirépondaient à peine, avec hauteur, comme Fagon – le Fagon de LouisXIV – pouvait parler à quelque empirique appelé au chevet royal. Levieux Bouchereau surtout avait des regards de travers pourl’inventeur des perles Jenkins. Enfin, quand ils eurent bienexaminé, interrogé leur malade, ils se retirèrent pour délibérerentre eux dans un petit salon tout en laque, plafonds et mursluisants et colorés, rempli de bibelots assortis dont la futilitécontrastait étrangement avec l’importance du débat.

Minute solennelle, angoisse de l’accuséattendant la décision de ses juges, vie, mort, sursis ougrâce !

De sa main blanche et longue, Mora continua àcaresser sa moustache d’un geste favori, à parler avec Monpavon ducercle, du foyer des Variétés, demandant des nouvelles de laChambre, où en était l’élection du Nabab, tout cela froidement,sans la moindre affectation. Puis, fatigué sans doute ou craignantque son regard, toujours ramené sur cette tenture en face de lui,par laquelle l’arrêt du destin allait sortir tout à l’heure, netrahît l’émotion qui devait être au fond de son âme, il appuya satête, ferma les yeux et ne les rouvrit plus qu’à la rentrée desdocteurs. Toujours les mêmes visages froids et sinistres, vraiesphysionomies de juges ayant au bord des lèvres le terrible mot dela destinée humaine, le mot final que les tribunaux prononcent sanseffroi, mais que les médecins, dont il raille toute la science,éludent et font comprendre par périphrases.

« Eh bien, messieurs, que dit laFaculté ?… » demanda le malade.

Il y eut quelques encouragements menteurs etbalbutiés, des recommandations vagues ; puis les trois savantsse hâtèrent au départ, pressés de sortir, d’échapper à laresponsabilité de ce désastre. Monpavon s’élança derrière eux.Jenkins resta près du lit, atterré des vérités cruelles qu’ilvenait d’entendre pendant la consultation. Il avait eu beau mettrela main sur son cœur, citer sa fameuse devise, Bouchereau nel’avait pas ménagé. Ce n’était pas le premier client de l’Irlandaisqu’il voyait s’écrouler subitement ainsi ; mais il espéraitbien que la mort de Mora serait aux gens du monde un avertissementsalutaire, et que le préfet de police après ce grand malheurenverrait le « marchand de cantharides » débiter sesaphrodisiaques de l’autre côté du détroit.

Le duc comprit tout de suite que ni Jenkins niLouis ne lui diraient l’issue vraie de la consultation. Iln’insista donc pas auprès d’eux, subit leur confiance jouée,affecta même de la partager, de croire au mieux qu’ils luiannonçaient. Mais quand Monpavon rentra, il l’appela près de sonlit, et devant le mensonge visible même sous la peinture de cetteruine :

« Oh ! tu sais, pas de grimace… Detoi à moi, la vérité… Est-ce qu’on dit ?… Je suis bien bas,n’est-ce pas ? »

Monpavon espaça sa réponse d’un silencesignificatif : puis brutalement, cyniquement, de peur des’attendrir aux paroles :

« F…, mon pauvre Auguste. »

Le duc reçut cela en plein visage sanssourciller.

« Ah ! » dit-il simplement.

Il effila sa moustache d’un mouvementmachinal ; mais ses traits demeurèrent immobiles. Et tout desuite son parti fut pris.

Que le misérable qui meurt à l’hôpital sansasile ni famille, d’autre nom que le numéro du chevet, accepte lamort comme une délivrance ou la subisse en dernière épreuve, que levieux paysan qui s’endort, tordu en deux, cassé, ankylosé, dans sontrou de taupe enfumé et obscur, s’en aille sans regret, qu’ilsavoure d’avance le goût de cette terre fraîche qu’il a tant defois tournée et retournée cela se comprend. Et encore combien parmiceux-là tiennent à l’existence par leur misère même, combien quicrient en s’accrochant à leurs meubles sordides, à leursloques : « Je ne veux pas mourir… » et s’en vont lesongles brisés et saignants de cet arrachement suprême. Mais icirien de semblable.

Tout avoir et tout perdre. Queleffondrement !

Dans le premier silence de cette minuteeffroyable, pendant qu’il entendait à l’autre bout du palais lamusique étouffée du bal chez la duchesse, ce qui retenait cet hommeà la vie, puissance, honneurs, fortune, toute cette splendeur dutlui apparaître déjà lointaine et dans un irrévocable passé. Ilfallait un courage d’une trempe bien exceptionnelle pour résister àun coup pareil sans aucune excitation d’amour-propre. Personne nese trouvait là que l’ami, le médecin, le domestique, trois intimesau courant de tous les secrets ; les lumières écartéeslaissaient le lit dans l’ombre, et le mourant aurait pu se tournercontre la muraille, s’attendrir sur lui-même sans qu’on le vît.Mais non. Pas une seconde de faiblesse, ni d’inutilesdémonstrations. Sans casser une branche aux marronniers du jardin,sans faner une fleur dans le grand escalier du palais, enamortissant ses pas sur l’épaisseur des tapis, la Mort venaitd’entrouvrir la porte de ce puissant et de lui faire signe :« Arrive. » Et lui, répondait simplement : « Jesuis prêt. » Une vraie sortie d’homme du monde, imprévue,rapide et discrète.

Homme du monde ! Mora ne fut autre choseque cela. Circulant dans la vie, masqué, ganté, plastronné, duplastron de satin blanc des maîtres d’armes les jours de grandassaut, gardant immaculée et nette sa parure de combat, sacrifianttout à cette surface irréprochable qui lui tenait lieu d’unearmure, il s’était improvisé homme d’État en passant d’un salon surune scène plus vaste, et fit en effet un homme d’État de premierordre rien qu’avec ses qualités de mondain, l’art d’écouter et desourire, la pratique des hommes, le scepticisme et le sang-froid.Ce sang-froid ne le quitta pas au suprême instant.

Les yeux fixés sur le temps limité et si courtqui lui restait encore, car la noire visiteuse était pressée, et ilsentait sur sa figure le souffle de la porte qu’elle n’avait pasrefermée, il ne songea plus qu’à le bien remplir et à satisfairetoutes les obligations d’une fin comme la sienne, qui ne doitlaisser aucun dévouement sans récompense ni compromettre aucun ami.Il donna la liste des quelques personnes qu’il voulait voir etqu’on envoya chercher tout de suite, fit prévenir son chef decabinet, et comme Jenkins trouvait que c’était beaucoup defatigue :

« Me garantissez-vous que je meréveillerai demain matin ? J’ai un sursaut de force en cemoment… Laissez-moi en profiter. »

Louis demanda s’il fallait avertir laduchesse. Le duc écouta, avant de répondre, les accords s’envolantdu petit bal par les fenêtres ouvertes, prolongés dans la nuit surun archet invisible, puis :

« Attendons encore… J’ai quelque chose àterminer… »

Il fit approcher de son lit la petite table delaque pour trier lui-même les lettres à détruire ; mais,sentant ses forces décroître, il appela Monpavon :« Brûle tout », lui dit-il d’une voix éteinte, et levoyant s’approcher de la cheminée où la flamme montait malgré labelle saison :

« Non… pas ici… Il y en a trop… Onpourrait venir. »

Monpavon prit le léger bureau, fit signe auvalet de chambre de l’éclairer. Mais Jenkins s’élança :

« Restez, Louis… le duc peut avoir besoinde vous. »

Il s’empara de la lampe ; et marchantavec précaution tout le long du grand corridor, explorant lessalons d’attente, les galeries dont les cheminées s’encombraient deplantes artificielles sans un reste de cendre, ils erraient pareilsà des spectres dans le silence et la nuit de l’immense demeure,vivante seulement là-bas vers la droite où le plaisir chantaitcomme un oiseau sur un toit qui va s’effondrer.

« Il n’y a de feu nulle part… Que fairede tout cela ? » se demandaient-ils très embarrassés. Oneût dit deux voleurs traînant une caisse qu’ils ne savent commentforcer. À la fin Monpavon, impatienté, marcha droit à une porte, laseule qu’ils n’eussent pas encore ouverte.

« Ma foi, tant pis !… Puisque nousne pouvons pas les brûler, nous les noierons… Éclairez-moi,Jenkins. »

Et ils entrèrent.

Où étaient-ils ?… Saint-Simon racontantla débâcle d’une de ces existences souveraines, le désarroi descérémonies, des dignités, des grandeurs causé par la mort etsurtout par la mort subite, Saint-Simon seul aurait pu vous ledire… De ses mains délicates et soignées, le marquis de Monpavonpompait. L’autre lui passait les lettres déchirées, des paquets delettres, satinées, nuancées, embaumées, parées de chiffres,d’armoiries, de banderoles à devises, couvertes Écritures fines,pressées, griffantes, enlaçantes, persuasives ; et toutes cespages légères tournoyaient l’une sur l’autre dans des tourbillonsd’eau qui les froissaient, les souillaient, délayaient leurs encrestendres avant de les laisser disparaître dans un hoquet d’égouttout au fond de la sentine immonde.

C’étaient des lettres d’amour et de toutes lessortes, depuis le billet de l’aventurière : « Je vousai vu passer au bois hier, monsieur le duc… » jusqu’auxreproches aristocratiques de l’avant-dernière maîtresse, et lesplaintes des abandonnées, et la page encore fraîche des récentesconfidences. Monpavon connaissait tous ces mystères, mettait un nomsur chacun d’eux : « Ça c’est Mme Moor… Tiens !Mme d’Athis… » Une confusion de couronnes et d’initiales,de caprices et de vieilles habitudes salis en ce moment par lapromiscuité, tout cela s’engouffrant dans l’affreux réduit à lalueur d’un lampe, avec un bruit de déluge intermittent, s’en allantà l’oubli par un chemin honteux. Tout à coup Jenkins s’arrêta danssa besogne destructive. Deux lettres d’un gris de satinfrémissaient sous ses doigts…

« Qui ça ? demanda Monpavon devantl’écriture inconnue et le trouble nerveux de l’Irlandais… Ah !docteur, vous voulez tout lire, nous n’en finirons pas… »

Jenkins, les joues enflammées, ses deuxlettres à la main, était dévoré du désir de les emporter, pour lessavourer à son aise, se martyriser avec délices en les lisant,peut-être aussi se faire une arme de cette correspondance contrel’imprudente qui l’avait signée. Mais la tenue rigoureuse dumarquis l’intimidait. Comment le distraire, l’éloigner ?L’occasion s’offrit elle-même. Perdue dans les mêmes feuillets, unepage minuscule d’une écriture sénile et tremblée, attira lacuriosité du charlatan, qui dit d’un air naïf :

« Oh ! oh ! voici qui n’a pasl’air d’un billet doux… Mon duc, au secours, je me noie. Lacour des comptes a mis de nouveau le nez dans mesaffaires…

– Qu’est-ce que vous lisez donclà ?… » fit Monpavon brusquement, en lui arrachant lalettre des mains. Et tout de suite, grâce à la négligence de Moralaissant traîner ainsi des lettres aussi intimes, la situationterrible dans laquelle le laissait la mort de son protecteur luirevint à l’esprit. Dans sa douleur, il n’y avait pas encore songé.Il se dit qu’au milieu de tous ses préparatifs de départ, le ducpourrait bien l’oublier ; et, laissant Jenkins terminer seulla noyade de la cassette de don Juan, il revint précipitamment versla chambre. Au moment d’entrer, le bruit d’un débat le retintderrière la portière abaissée. C’était la voix de Louis, larmoyantecomme celle d’un pauvre sous un porche, cherchant à apitoyer le ducsur sa détresse et demandant la permission de prendre quelquesrouleaux d’or qui traînaient dans un tiroir. Oh ! quelleréponse rauque, excédée, à peine intelligible, où l’on sentaitl’effort du malade obligé de se retourner dans son lit, de détacherses yeux d’un lointain déjà entrevu :

« Oui, oui… prenez… Mais, pourDieu ! laissez-moi dormir… laissez-moi dormir… »

Des tiroirs ouverts, refermés, un soufflehaletant et court… Monpavon n’en entendit pas davantage et revintsur ses pas sans entrer. La rapacité féroce de ce domestique venaitd’avertir ses fiertés. Tout plutôt que de s’avilir à cepoint-là.

Ce sommeil que Mora réclamait si instamment,cette léthargie, pour mieux dire, dura toute une nuit, une matinéeencore avec de vagues réveils traversés de souffrances atroces, quedes soporifiques calmaient chaque fois. On ne le soignait plus, onne cherchait qu’à lui adoucir les derniers instants, à le faireglisser sur cette terrible dernière marche dont l’effort est sidouloureux. Ses yeux s’étaient rouverts pendant ce temps, mais déjàobscurcis, fixant dans le vide des ombres flottantes, des formesindécises, telles qu’un plongeur en voit trembler au vague del’eau. Dans l’après-midi du jeudi, vers trois heures, il seréveilla tout à fait et reconnaissant Monpavon, Cardailhac, deux outrois autres intimes, il leur sourit et trahit d’un mot sapréoccupation unique :

« Qu’est-ce qu’on dit de cela dansParis ? »

On en disait bien des choses, diverses etcontradictoires ; mais à coup sûr, on ne parlait que de lui,et la nouvelle répandue depuis le matin par la ville que Mora étaitau plus mal, agitait les rues, les salons, les cafés, les ateliers,ravivait la question politique dans les bureaux de journaux, lescercles, jusque dans les loges de concierge et sur les omnibus,partout où les feuilles publiques déployées encadraient decommentaires ce foudroyant bruit du jour.

Il était, ce Mora, l’incarnation la plusbrillante de l’Empire. Ce qu’on voit de loin dans un édifice, cen’est pas sa base solide ou branlante, sa masse architecturalec’est la flèche dorée et fine, brodée, découpée à jour, ajoutéepour la satisfaction du coup d’œil. Ce qu’on voyait de l’Empire enFrance et dans toute l’Europe c’était Mora. Celui-là tombé, lemonument se trouvait démantelé de toute son élégance, fendu dequelque longue et irréparable lézarde. Et que d’existencesentraînées dans cette chute subite, que de fortunes ébranlées parles contrecoups affaiblis du désastre ! Aucune aussicomplètement que celle du gros homme, immobile en bas, sur labanquette de la singerie.

Pour le Nabab, cette mort, c’était sa mort, laruine, la fin de tout. Il le sentait si bien qu’en apprenant, à sonentrée l’hôtel, l’état désespéré du duc, il n’avait eu niapitoiements ni grimaces d’aucune sorte, seulement le mot féroce del’égoïsme humain : « Je suis perdu. » Et ce mot luirevenait toujours, il le répétait machinalement chaque fois quetoute l’horreur de sa situation se montrait à lui, par brusqueséchappées, ainsi qu’il arrive dans ces dangereux orages demontagne, quand un éclair subitement projeté illumine l’abîmejusqu’au fond, avec les blessantes anfractuosités des parois et lesbuissons en escalade pour toutes les déchirures de la chute.

Cette clairvoyance rapide qui accompagne lescataclysmes ne lui faisait grâce d’aucun détail. Il voyaitl’invalidation presque certaine, à présent que Mora ne serait pluslà pour plaider sa cause, puis les conséquences de l’échec, lafaillite, la misère et quelque chose de pis, car ces richessesincalculables quand elles s’écroulent, gardent toujours un peu del’honorabilité d’un homme sous leurs décombres. Mais que de ronces,que d’épines, d’égratignures et de blessures cruelles avantd’arriver au bout ! Dans huit jours les billets Schwalbach,c’est-à-dire huit cent mille francs à payer, l’indemnité deMoëssard, qui voulait cent mille francs ou demander à la Chambrel’autorisation de le poursuivre en correctionnelle, un procèsencore plus sinistre intenté par les familles de deux petitsmartyrs de Bethléem contre les fondateurs de l’œuvre, et brochantsur le tout les complications de la Caisse territoriale.Un seul espoir, la démarche de Paul de Géry auprès du bey, mais sivague, si chimérique, si lointain.

« Ah ! je suis perdu… je suisperdu… »

Dans l’immense salon d’entrée personne neremarquait son trouble. Cette foule de sénateurs, de députés, deconseillers d’État, toute la haute administration, allait, venaitautour de lui sans le voir, accoudant son importance inquiète etdes conciliabules mystérieux aux deux cheminées de marbre blanc quise faisaient face. Tant d’ambitions désappointées, trompées,précipitées se croisaient dans cette visite in extremis que lesinquiétudes intimes dominaient toute autre préoccupation.

Les visages, chose étrange, n’exprimaient nipitié ni douleur, plutôt une sorte de colère. Tous ces genssemblaient en vouloir au duc de sa mort comme d’un abandon.

On entendait des phrases dans ce genre :« Ce n’est pas étonnant avec une vie pareille ! »Et, par les hautes croisées, ces messieurs se montraient, à traversle va-et-vient des équipages dans la cour, l’arrêt de quelque petitcoupé en dehors duquel une main étroitement gantée, avec lefrôlement de sa manche de dentelle sur la portière, tendait unecarte pliée au valet de pied apportant des nouvelles.

De temps en temps un des familiers du palais,de ceux que le mourant avait appelés auprès de lui, faisait uneapparition dans cette mêlée, donnait un ordre, puis s’en allaitlaissant l’expression effarée de sa figure reflétée sur vingtautres. Jenkins un moment se montra ainsi, la cravate dénouée, legilet ouvert, les manchettes chiffonnées dans tout le désordre dela bataille qu’il livrait là-haut contre une effroyable lutteuse.Il se vit tout de suite entouré, pressé de questions. Certes lesouistitis aplatissant leur nez court au treillis de la cage,énervés par un tumulte inusité et très attentifs à ce qui sepassait comme s’ils étaient en train de faire une étude raisonnéede la grimace humaine, avaient un magnifique modèle dans le médecinirlandais. Sa douleur était superbe, une belle douleur mâle etforte qui lui serrait les lèvres, faisait haleter sa poitrine.

« L’agonie est commencée, dit-illugubrement… Ce n’est plus qu’une affaire d’heures. »

Et comme Jansoulet s’approchait, il s’adressaà lui d’un ton emphatique :

« Ah ! mon ami, quel homme !…Quel courage !… Il n’a oublié personne. Tout à l’heure encoreil me parlait de vous.

– Vraiment ?

– « Ce pauvre Nabab, disait-il, où en estson élection ? »

Et c’était tout. Le duc n’avait rien ajouté deplus.

Jansoulet baissa la tête. Qu’espérait-ildonc ? Était-ce pas assez qu’en un pareil moment, un hommecomme Mora eût pensé à lui ?… Il retourna s’asseoir sur sabanquette, retomba dans son anéantissement galvanisé par une minutede fol espoir, assista sans y songer à la désertion presquecomplète de la vaste salle, et ne s’aperçut qu’il était le seul etdernier visiteur qu’en entendant causer tout haut la valetailledans le jour qui tombait :

« Moi, j’en ai assez…, je ne sersplus.

– Moi, je reste avec la duchesse… »

Et ces projets, ces décisions en avance dequelques heures sur la mort condamnaient le noble duc plus sûrementencore que la Faculté.

Le Nabab comprit alors qu’il était temps de seretirer, mais auparavant il voulut s’inscrire au registre dusuisse. Il s’approcha de la table, se pencha beaucoup pour y voirclair. La page était pleine. On lui indiqua un blanc au-dessousd’une toute petite écriture filamenteuse comme en tracent lesdoigts trop gros, et, quand il eut signé, le nom d’Hemerlingue setrouva dominer le sien, l’écraser, l’enlacer d’un parapheinsidieux. Superstitieux comme un vrai Latin qu’il était, il futfrappé de ce présage, en emporta l’épouvante avec lui.

Où dînerait-il ?… Au cercle ?… PlaceVendôme ?… Entendre encore parler de cette mort quil’obsédait !… Il préféra s’en aller au hasard, droit devantlui, comme tous ceux que tient une idée fixe qu’ils espèrentdissiper en marchant. La soirée était tiède, parfumée. Il suivitles quais, toujours les quais, gagna les arbres du Cours-la-Reine,puis revint dans ce mélange de fraîcheur d’arrosage et d’odeur depoussière fine qui caractérise les beaux soirs à Paris. À cetteheure mixte tout était désert. Çà et là des girandoles s’allumaientpour les concerts, des flambées de gaz sortaient de la verdure. Unbruit de verres et d’assiettes venu d’un restaurant lui donnal’idée d’entrer là.

Il avait faim quand même, ce robuste. On leservit sous une véranda aux parois vitrées, doublées de feuillageet donnant de face sur ce grand porche du Palais de l’Industrie, oùle duc, en présence de mille personnes, l’avait salué député. Levisage fin et aristocratique lui apparut en souvenir sous la nuitde la voûte, tandis qu’il le voyait aussi là-bas dans la blancheurfunèbre de l’oreiller, et, tout à coup, en regardant la carte quele garçon lui présentait, il s’aperçut avec stupeur qu’elle portaitla date du 20 mai… Ainsi un mois ne s’était pas écoulé depuisl’ouverture de l’Exposition. Il lui semblait qu’il y avait dix ansde cela. Peu à peu cependant la chaleur du repas lui réconforta lecœur. Dans le couloir, il entendait des garçons quiparlaient :

« A-t-on des nouvelles de Mora ? Ilparaît qu’il est très malade…

– Laisse donc, va. Il s’en tirera encore… Iln’y a de chance que pour ceux-là ? »

Et l’espérance est si fort ancrée auxentrailles humaines que, malgré ce que Jansoulet avait vu etentendu, il suffit de ces quelques mots aidés de deux bouteilles debourgogne et de quelques petits verres pour lui rendre le courage.Après tout, on en avait vu revenir d’aussi loin. Les médecinsexagèrent souvent le mal pour avoir plus de mérite ensuite à leconjurer. « Si j’allais voir… » Il revint vers l’hôtel,plein d’illusion, faisant appel à cette chance qui l’avait servitant de fois dans la vie. Et vraiment l’aspect de la princièredemeure avait de quoi fortifier son espoir. C’était la physionomierassurante et tranquille des soirs ordinaires, depuis l’avenueéclairée de loin en loin, majestueuse et déserte, jusqu’au perronau pied duquel un vaste carrosse de forme antique attendait.

Dans l’antichambre, paisible aussi, brûlaientdeux énormes lampes. Un valet de pied dormait dans un coin, lesuisse lisait devant la cheminée. Il regarda le nouvel arrivantpar-dessus ses lunettes, ne lui dit rien, et Jansoulet n’osa riendemander. Des piles de journaux gisant sur la table avec leursbandes au nom du duc semblaient avoir été jetées là comme inutiles.Le Nabab en ouvrit un, essaya de lire ; mais une marche rapideet glissante, un chuchotement de mélopée lui firent lever les yeuxsur un vieillard blanc et courbé, paré de guipures comme un autel,et qui priait en s’en allant à grands pas de prêtre sa longuesoutane rouge déployée en traîne sur le tapis. C’était l’archevêquede Paris, accompagné de deux assistants. La vision avec son murmurede bise glacée passa vite devant Jansoulet, s’engouffra dans legrand carrosse et disparut emportant sa dernière espérance.

« Question de convenance, mon cher, fitMonpavon paraissant tout à coup auprès de lui… Mora est unépicurien, élevé dans les idées de chose… machin… commentdonc ? Dix-huitième siècle… Mais très mauvais pour les masses,si un homme dans sa position… ps, ps, ps, … Ah ! c’est notremaître à tous… ps, ps… tenue irréprochable.

– Alors, c’est fini ? dit Jansoulet,atterré… Il n’y a plus d’espoir… »

Monpavon lui fit signe d’écouter. Une voitureroulait sourdement dans l’avenue du quai. Le timbre d’arrivée sonnaprécipitamment plusieurs coups de suite. Le marquis comptait àhaute voix… « Un, deux, trois quatre… » Au cinquième, ilse leva :

« Plus d’espoir maintenant. Voilà l’autrequi arrive » dit-il, faisant allusion à la superstitionparisienne qui voulait que cette visite du souverain fût toujoursfatale aux moribonds. De partout les laquais se hâtaient ouvraientles portes à deux battants, formaient la haie tandis que le suisse,le chapeau en bataille, annonçait du retentissement de sa pique surles dalles le passage de deux ombres augustes, que Jansoulet ne fitqu’entrevoir confusément derrière la livrée, mais qu’il aperçutdans une longue perspective de portes ouvertes, gravissant le grandescalier, précédées d’un valet portant un candélabre. La femmemontait droite et fière, enveloppée de ses noires mantillesd’Espagnole ; l’homme se tenait à la rampe, plus lent etfatigué, le collet de son pardessus clair remontant sur un dos unpeu voûté qu’agitait un sanglot convulsif.

« Allons-nous-en, Nabab. Plus rien àfaire ici », dit le vieux beau, prenant Jansoulet par le braset l’entraînant dehors. Il s’arrêta sur le seuil, la main haute,fit un petit salut du bout des gants vers celui qui mouraitlà-haut. « Bojou, ché… » Le geste et l’accent étaientmondains, irréprochables ; mais la voix tremblait un peu.

Le cercle de la rue Royale, dont les partiessont renommées, en vit rarement d’aussi terrible que celle de cettenuit-là. Commencée à onze heures, elle durait encore à cinq heuresdu matin. Des sommes énormes roulèrent sur le tapis vert, changeantde main et de direction, entassées, dispersées, rejointes ;des fortunes s’engloutirent dans cette partie monstre, à la fin delaquelle le Nabab qui l’avait mise en train pour oublier sesterreurs dans les hasards de la chance, après des alternativessingulières, des sauts de fortune à faire blanchir les cheveux d’unnéophyte, se retira avec un gain de cinq cent mille francs. Ondisait cinq millions le lendemain sur le boulevard, et chacuncriait au scandale, surtout le Messager aux trois quartsrempli d’un article contre certains aventuriers tolérés dans lescercles et qui causent la ruine des plus honorables familles.

Hélas ! ce que Jansoulet avait gagnéreprésentait à peine les premiers billets Schwalbach…

Durant cette partie enragée, dont Mora étaitpourtant la cause involontaire et comme l’âme, son nom ne fut pasune fois prononcé. Ni Cardailhac ni Jenkins ne parurent. Monpavonavait pris le lit, plus atteint qu’il ne voulait le laisser croire.On était sans nouvelles.

« Est-il mort ? » se ditJansoulet en sortant du cercle, et l’envie lui vint d’aller voirlà-bas avant de rentrer. Ce n’était plus l’espérance qui lepoussait maintenant, mais cette sorte de curiosité maladive etnerveuse qui ramène après un grand incendie les malheureuxsinistrés, ruinés et sans asile, sur les décombres de leurmaison.

Quoiqu’il fût de très bonne heure encore,qu’une rose buée d’aube roulât dans l’air, tout l’hôtel était grandouvert comme pour un départ solennel. Les lampes fumaient toujourssur les cheminées, une poussière flottait. Le Nabab avança dans unesolitude inexplicable d’abandon jusqu’au premier étage où ilentendit enfin une voix connue, celle de Cardailhac, qui dictaitdes noms, et le grincement des plumes sur le papier. L’habilemetteur en scène des fêtes du bey organisait avec la même ardeurles pompes funèbres du duc de Mora. Quelle activité !L’Excellence était morte dans la soirée, dès le matin dix millelettres s’imprimaient déjà, et tout ce qui dans la maison savaittenir une plume, s’occupait aux adresses. Sans traverser cesbureaux improvisés, Jansoulet arrivait au salon d’attente si peupléd’ordinaire, aujourd’hui tous ses fauteuils vides. Au milieu, surune table, le chapeau, la canne et les gants de M. le duc,toujours préparés pour les sorties imprévues de façon à éviter mêmele souci d’un ordre. Les objets que nous portons gardent quelquechose de nous. La courbe du chapeau rappelait celle des moustaches,les gants clairs étaient prêts à serrer le jonc chinois souple etsolide, tout l’ensemble frémissait et vivait comme si le duc allaitparaître, étendre la main en causant, prendre cela et sortir.

Oh ! non, M. le duc n’allait passortir… Jansoulet n’eut qu’à s’approcher de la porte de la chambreentrebâillée, pour voir sur le lit élevé de trois marches –toujours l’estrade même après la mort – une forme rigide, hautaine,un profil immobile et vieilli, transformé par la barbe pousséetoute grise en une nuit ; contre le chevet en pente,agenouillée, affaissée dans les draperies blanches, une femme dontles cheveux blonds ruisselaient abandonnés, prêts à tomber sous lesciseaux, clôt l’éternel veuvages, puis un prêtre, une religieuse,recueillis dans cette atmosphère de la veillée mortuaire où semêlent la fatigue des nuits blanches et les chuchotements de laprière et de l’ombre.

Cette chambre où tant d’ambitions avaientsenti grandir leurs ailes, où s’agitèrent tant d’espoirs et dedéconvenues, était tout à l’apaisement de la mort qui passe. Pas unbruit, pas un soupir. Seulement, malgré l’heure matinale, là-bas,vers le pont de la Concorde, une petite clarinette aigre et vivedominait le roulement des premières voitures ; mais saraillerie énervante était désormais perdue pour celui qui dormaitlà, montrant au Nabab épouvanté l’image de son propre destin,froidi, décoloré, prêt pour la tombe.

D’autres que Jansoulet l’ont vue plus lugubreencore, cette pièce mortuaire. Les fenêtres grandes ouvertes. Lanuit et le vent du jardin entrant librement dans un grand courantd’air. Une forme sur un tréteau : le corps qu’on venaitd’embaumer. La tête creuse, remplie d’une éponge, la cervelle dansun baquet. Le poids de cette cervelle d’homme d’État était vraimentextraordinaire. Elle pesait… elle pesait… Les journaux du temps ontdit le chiffre. Mais qui s’en souvient aujourd’hui ?

Chapitre 19LES FUNÉRAILLES.

« Ne pleure pas, ma fée, tu m’enlèvestout mon courage. Voyons, tu seras bien plus heureuse quand tun’auras plus ton affreux démon… Tu vas retourner à Fontainebleausoigner tes poules… Les dix mille franc de Brahim serviront àt’installer… Et puis, n’aie pas peur, une fois là-bas, jet’enverrai de l’argent. Puisque ce bey veut avoir de ma sculpture,on va lui faire payer façon, tu penses… Je reviendrai riche, riche…Qui sait ? Peut-être sultane…

– Oui, tu seras sultane… mais moi, je seraimorte, et je ne te verrai plus. »

Et la bonne Crenmitz désespérée se serraitdans un coin du fiacre pour qu’on ne la vît pas pleurer.

Félicia quittait Paris. Elle essayait de fuirl’horrible tristesse, l’écœurement sinistre où la mort de Moravenait de la plonger. Quel coup terrible pour l’orgueilleusefille ! L’ennui, le dépit, l’avaient jetée dans les bras decet homme ; fierté, pudeur, elle lui avait tout donné, etvoilà qu’il emportait tout, la laissant fanée pour la vie, veuvesans larmes, sans deuil, sans dignité. Deux ou trois visites àSaint-James, quelques soirées au fond d’une baignoire de petitthéâtre derrière le grillage où se cloître le plaisir défendu ethonteux c’étaient les seuls souvenirs que lui laissait cetteliaison de deux semaines, cette faute sans amour où son orgueilmême n’avait pu se satisfaire par l’éclat d’un beau scandale. Lasouillure inutile et ineffaçable, la chute bête en plein ruisseaud’une femme qui ne sait pas marcher, et que gêne pour se releverl’ironique pitié des passants.

Un instant elle pensa au suicide, puis l’idéequ’on l’attribuerait à un désespoir de cœur l’arrêta. Elle vitd’avance l’attendrissement sentimental des salons, la sotte figureque ferait sa prétendue passion au milieu des innombrables bonnesfortunes du duc, et les violettes de Parme effeuillées par lesjolis Moëssard du journalisme sur sa tombe creusée si proche del’autre. Il lui restait le voyage, un de ces voyages tellementlointains qu’ils dépaysent jusqu’aux pensées. Malheureusementl’argent manquait. Alors elle se souvint qu’au lendemain de songrand succès à l’Exposition, le vieux Brahim-Bey était venu lavoir, lui faire au nom de son maître des propositions magnifiquespour de grands travaux à exécuter à Tunis. Elle avait dit non, à cemoment-là, sans se laisser tenter par des prix orientaux, unehospitalité splendide la plus belle cour du Bardo comme atelieravec son pourtour d’arcades en dentelle. Mais à présent ellevoulait bien. Elle n’eut qu’un signe à faire, le marché fut tout desuite conclu, et après un échange de dépêches, un emballage hâtifet la maison fermée, elle prit le chemin de la gare comme pour uneabsence de huit jours étonnée elle-même de sa prompte décision,flattée dans tous les côtés aventureux et artistiques sa nature parl’espoir d’une vie nouvelle sous un climat inconnu.

Le yacht de plaisance du bey devait l’attendreà Gênes, et d’avance, fermant les yeux dans le fiacre quil’emmenait, elle voyait les pierres blanches d’un port italienenserrant une mer irisée où le soleil avait déjà des lueursd’Orient où tout chantait, jusqu’au gonflement des voiles sur lebleu.

Justement ce jour-là Paris était boueux,uniformément gris, inondé d’une de ces pluies continues quisemblent faites pour lui seul, être montées en nuages de sonfleuve, de ses fumées, de son haleine de monstre, et redescenduesen ruissellement de ses toits, de ses gouttières des innombrablesfenêtres de ses mansardes. Félicia avait hâte de le fuir, ce tristeParis, et son impatience fiévreuse s’en prenait au cocher qui nemarchait pas, aux chevaux, deux vraies rosses de fiacre à unencombrement inexplicable de voitures, d’omnibus refoulés auxabords du pont de la Concorde.

« Mais allez donc, cocher, allezdonc…

– Je ne peux pas Madame…, c’estl’enterrement. »

Elle mit la tête à la portière et la retiratout de suite épouvantée. Une haie de soldats marchant le fusilrenversé, une confusion de casques, de coiffures soulevéesau-dessus des fronts sur le passage d’un interminable cortège.C’était l’enterrement de Mora qui défilait…

« Ne restez pas là… Faites letour… », cria-t-elle au cocher…

La voiture vira péniblement, s’arrachant àregret à ce spectacle superbe que Paris attendait depuis quatrejours, remonta les avenues, prit la rue Montaigne, et, de son petittrot rechigné et lambin déboucha à la Madeleine par le boulevardMalesherbes. Ici, l’encombrement était plus fort, plus compact.Dans la pluie brumeuse, les vitraux de l’église illuminés, leretentissement sourd des chants funèbres sous les tentures noiresprodiguées où disparaissait même la forme du temple grec,remplissaient toute la place de l’office en célébration, tandis quela plus grande partie de l’immense convoi se pressait encore dansla rue Royale, jusque vers les ponts, longue ligne noire rattachantle défunt à cette grille du Corps législatif qu’il avait si souventfranchie. Au-delà de la Madeleine, la chaussée des boulevardss’ouvrait toute vide, élargie, entre deux haies de soldats, l’armeau pied, contenant les curieux sur les trottoirs noirs de mondetous les magasins fermés, et les balcons, malgré la pluie,débordant de corps penchés en avant dans la direction de l’église,comme pour un passage de bœuf gras ou une rentrée de troupesvictorieuses. Paris affamé de spectacles, s’en fait indifféremmentavec tout, aussi bien la guerre civile que l’enterrement d’un hommed’État.

Il fallut que le fiacre revînt encore sur sespas, fît un nouveau détour, et l’on se figure la mauvaise humeur ducocher et de ses bêtes, tous trois Parisiens dans l’âme et furieuxde se priver d’une si belle représentation. Alors commença par lesrues désertes et silencieuses, toute la vie de Paris s’étant portéedans la grande artère du boulevard, une course capricieuse etdésordonnée, un trimballement insensé de fiacre à l’heure, touchantaux points extrêmes du faubourg Saint-Martin, du faubourgSaint-Denis, redescendant vers le centre et retrouvant toujours àbout de circuits et de ruses le même obstacle embusqué, le mêmeattroupement, quelque tronçon du noir défilé entrevu dansl’écartement d’une rue, se déroulant lentement sous la pluie au sondes tambours voilés, son mat et lourd comme celui de la terres’éboulant dans un trou.

Quel supplice pour Félicia ! C’étaient safaute et son remords qui traversaient Paris dans cette pompesolennelle, ce train funèbre, ce deuil public reflété jusqu’auxnuages ; et l’orgueilleuse fille se révoltait contre cetaffront que lui faisaient les choses, le fuyait au fond de lavoiture, où elle restait les yeux fermés, anéantie, tandis que lavieille Crenmitz, croyant à son chagrin la voyant si nerveuse,s’efforçait de la consoler, pleurait elle-même sur leur séparation,et, se cachant aussi, laissait toute la portière du fiacre au grandsloughi algérien, sa tête fine flairant le vent, et ses deux pattesdespotiquement appuyées avec une raideur héraldique. Enfin, aprèsmille détours interminables, le fiacre s’arrêta tout à coup,s’ébranla encore péniblement au milieu de cris et d’injures, puisballotté, soulevé, les bagages de son faîte menaçant son équilibre,il finit par ne plus bouger, arrêté, maintenu, comme à l’ancre.

« Bon Dieu ! que demonde !… » murmura la Crenmitz terrifiée.

Félicia sortit de sa torpeur :

« Où sommes-nous donc ? »

Sous un ciel incolore, enfumé, rayé d’unepluie à fins réseaux tendue en gaze sur la réalité des choses, uneplace s’étendait, un carrefour immense comblé par un océan humains’écoulant de toutes les voies aboutissantes, immobilisé là autourd’une haute colonne de bronze qui dominait cette houle comme le mâtgigantesque d’un navire sombré. Des cavaliers par escadrons, lesabre au poing, des canons en batteries s’espaçaient au bord d’unetravée libre, tout un appareil farouche attendant celui qui devaitpasser tout à l’heure, peut-être pour essayer de le reprendre,l’enlever de vive force à l’ennemi formidable qui l’emmenait.Hélas ! Toutes les charges de cavalerie, toutes les canonnadesn’y pouvaient plus rien. Le prisonnier s’en allait solidementgarrotté, défendu par une triple muraille de bois dur, de métal etde velours inaccessible à la mitraille, et ce n’était pas de cessoldats qu’il pouvait espérer la délivrance.

« Allez-vous-en… je ne veux pas resterlà », dit Félicia furieuse, attrapant le carrick mouillé ducocher, prise d’une terreur folle à l’idée du cauchemar qui lapoursuivait, de ce qu’elle entendait venir dans un affreuxroulement encore lointain, plus proche de minute en minute. Mais,au premier mouvement des roues, les cris, les huées recommencèrent.Pensant qu’on le laisserait franchir la place, le cocher avaitpénétré à grand-peine jusqu’aux premiers rangs de la foulemaintenant refermée derrière lui et refusant de lui livrer passage.Nul moyen de reculer ou d’avancer. Il fallait rester là, supporterces haleines de peuple et d’alcool, ces regards curieux allumésd’avance pour un spectacle exceptionnel, et dévisageant la bellevoyageuse qui décampait avec « que ça de malles ! »et un toutou de cette taille pour défenseur. La Crenmitz avait unepeur horrible ; Félicia, elle, ne songeait qu’à une chose,c’est qu’il allait passer devant elle, qu’elle serait au premierrang pour le voir.

Tout à coup un grand cri : « Levoilà ! » puis le silence se fit sur toute la placedébarrassée de trois lourdes heures d’attente.

Il arrivait.

Le premier mouvement de Félicia fut de baisserle store de son côté, du côté où le défilé allait avoir lieu. Mais,au roulement tout proche des tambours, prise d’une rage nerveuse dene pouvoir échapper à cette obsession, peut-être aussi gagnée parla malsaine curiosité environnante, elle fit sauter le storebrusquement, et sa petite tête ardente et pâle se campa sur sesdeux poings à la portière :

« Tiens ! tu veux… Je teregarde… »

C’était ce qu’on peut voir de plus beau commefunérailles, les honneurs suprêmes rendus dans tout leur vainapparat aussi sonore, aussi creux que l’accompagnement rythmé despeaux d’âne tendues de crêpe. D’abord les surplis blancs du clergéentrevus dans le deuil des cinq premiers carrosses ; ensuite,traînés par six chevaux noirs, vrais chevaux de l’Érèbe, aussinoirs, aussi lents, aussi pesants que son flot, s’avançait le charfunèbre, tout empanaché, frangé, brodé d’argent, de larmes lourdes,de couronnes héraldiques surmontant des M gigantesques, initialesfatidiques qui semblaient celles de la Mort elle-même, la Mortduchesse décorée des huit fleurons.

Tant de baldaquins et de massives tenturesdissimulaient la vulgaire carcasse du corbillard, qu’il frémissait,se balançait à chaque pas, de la base au faîte comme écrasé par lamajesté de son mort. Sur le cercueil, l’épée, l’habit, le chapeaubrodé, défroque de parade qui n’avait jamais servi, reluisaientd’or et de nacre dans la chapelle sombre des tentures parmi l’éclatdes fleurs nouvelles qui disaient la date printanière malgré lamaussaderie du ciel. À dix pas de distance les gens de la maison duduc ; puis derrière, dans un isolement majestueux, l’officieren manteau portant les pièces d’honneur, véritable étalage de tousles ordres du monde entier croix, rubans multicolores, quidébordaient du coussin de velours noir à crépines d’argent.

Le maître des cérémonies venait ensuite devantle bureau du Corps législatif, une douzaine de députés désignés parla sorte, ayant au milieu d’eux la grande taille du Nabab dansl’étrenne du costume officiel comme si l’ironique fortune avaitvoulu donner au représentant à l’essai un avant-goût de toutes lesjoies parlementaires. Les amis du défunt, qui suivaient, formaientun groupe assez restreint, singulièrement bien choisi pour mettre ànu le superficiel et le vide de cette existence de grand personnageréduite à l’intimité d’un directeur de théâtre trois fois failli,d’un marchand de tableaux enrichi par l’usure, d’un gentilhommetaré et de quelques viveurs et boulevardiers sans renom. Jusque-làtout le monde allait à pied et tête nue ; à peine dans lebureau parlementaire quelques calottes de soie noire qu’on avaitmises timidement en approchant des quartiers populeux. Après,commençaient les voitures.

À la mort d’un grand homme de guerre, il estd’usage de faire suivre le convoi par le cheval favori du héros soncheval de bataille, obligé de régler au pas ralenti du cortègecette allure fringante qui dégage des odeurs de poudre et desflamboiements d’étendards. Ici le grand coupé de Mora, ce« huit-ressorts » qui le portait aux assemblées mondainesou politiques, tenait la place de ce compagnon des victoires, sespanneaux tendus de noir, ses lanternes enveloppées de longs crêpeslégers flottant jusqu’à terre avec je ne sais quelle grâce féminineondulante. C’était une nouvelle mode funéraire, ces lanternesvoilées, le suprême « chic » du deuil ; et il seyaitbien à ce dandy de donner une dernière leçon d’élégance auxParisiens accourus à ses obsèques comme à un Longchamp de lamort.

Encore trois maîtres de cérémonie, puis venaitl’impassible pompe officielle, toujours la même pour les mariages,les décès, les baptêmes, l’ouverture des Parlements ou lesréceptions de souverains, l’interminable cortège des carrosses degala, étincelants, larges glaces, livrées voyantes chamarrées dedorures, qui passaient au milieu du peuple ébloui auquel ilsrappelaient les contes de fées, les attelages de Cendrillon, ensoulevant de ces « Oh ! » d’admiration qui montentet s’épanouissent avec les fusées, les soirs des feux d’artifice.Et dans la foule il se trouvait toujours un sergent de villecomplaisant, un petit-bourgeois érudit et flâneur, à l’affût descérémonies publiques, pour nommer à haute voix tous les gens desvoitures à mesure qu’elles défilaient avec leurs escortesréglementaires de dragons, cuirassiers ou gardes de Paris.

D’abord les représentants de l’empereur, del’impératrice, de toute la famille impériale ; après, dans unordre hiérarchique savamment élaboré et auquel la moindreinfraction aurait pu causer de graves conflits entre les différentscorps de l’État, les membres du conseil privé les maréchaux, lesamiraux, le grand chancelier de la Légion d’honneur, ensuite leSénat, le Corps législatif, le Conseil d’État, toute l’organisationjusticière et universitaire dont les costumes, les hermines, lescoiffures vous ramenaient au temps du vieux Paris, quelque chose depompeux et de suranné, dépaysé dans l’époque sceptique de la blouseet de l’habit noir.

Félicia, pour ne pas penser, attachaitvolontairement ses yeux à ce défilé monotone d’une longueurexaspérante ; et peu à peu une torpeur lui venait, comme sipar un jour de pluie sur le guéridon d’un salon ennuyeux elle eûtfeuilleté un album colorié, une histoire du costume officiel depuisles temps les plus reculés jusqu’à nos jours. Tous ces gens, vus deprofil, immobiles et droits derrière les larges panneaux de glaceavaient bien la physionomie de personnages d’enluminures avancés aubord des banquettes pour qu’on ne perdît rien de leurs broderiesd’or, de leurs palmes, de leurs galons, de leurs soutaches,mannequins voués à la curiosité de la foule et s’y exposant d’unair indifférent et détaché.

L’indifférence !… C’était là le caractèretrès particulier de ces funérailles. On la sentait partout, sur lesvisages et dans les cœurs, aussi bien parmi tous ces fonctionnairesdont la plupart avaient connu le duc de vue seulement, que dans lesrangs à pied entre son corbillard et son coupé, l’intimité étroiteou le service de tous les jours. Indifférent et même joyeux, legros ministre vice-président du conseil, qui, de sa poigne robustehabituée à fendre le bois des tribunes, tenait solidement lescordons du poêle, avait l’air de le tirer en avant, plus pressé queles chevaux et le corbillard de mener à ses six pieds de terrel’ennemi de vingt ans, l’éternel rival, l’obstacle à toutes lesambitions. Les trois autres dignitaires n’avançaient pas avec cettemême vigueur de cheval de remonte, mais les longues laissesflottaient dans leurs mains excédées ou distraites, d’une mollessesignificative. Indifférents les prêtres, par profession.Indifférents les gens de service, qu’il n’appelait jamais que« chose », et qu’il traitait, en effet, comme des choses.Indifférent M. Louis, dont c’était le dernier jour deservitude, esclave devenu affranchi, assez riche pour payer sarançon. Même chez les intimes, ce froid glacial avait pénétré.Pourtant quelques-uns lui étaient très attachés. Mais Cardailhacsurveillait trop l’ordre et la marche de la cérémonie pour selivrer au moindre attendrissement, d’ailleurs en dehors de sanature. Le vieux Monpavon, frappé au cœur, aurait trouvé d’unetenue déplorable tout à fait indigne de son illustre ami, lamoindre flexion de sa cuirasse de toile et de sa haute taille. Sesyeux restaient secs, aussi luisants que jamais, puisque les Pompesfunèbres fournissent les larmes des grands deuils, brodées d’argentsur drap noir. Quelqu’un pleurait cependant, là-bas, parmi lesmembres du bureau ; mais celui-là s’attendrissait biennaïvement sur lui-même. Pauvre Nabab, amolli par ces musiques,cette pompe, il lui semblait qu’il enterrait toute sa fortune,toutes ses ambitions de gloire et de dignité. Et c’était encore unevariété d’indifférence.

Dans le public le contentement d’un beauspectacle, cette joie de faire d’un jour de semaine un dimanchedominaient tout autre sentiment. Sur le parcours des boulevards,les spectateurs des balcons auraient presque applaudi ; ici,dans les quartiers populeux, l’irrévérence se manifestait encoreplus franchement. Des blagues, des mots de voyou sur le mort et sesfrasques que tout Paris connaissait, des rires soulevés par lesgrands chapeaux des rabbins, la « touche » du conseil desprud’hommes, se croisaient dans l’air entre deux roulements detambour. Les pieds dans l’eau, en blouse, en bourgeron, lacasquette levée par habitude, la misère, le travail forcé, lechômage et la grève, regardaient passer en ricanant cet habitantd’une autre sphère, ce brillant duc descendu de tous ses honneurs,et qui jamais peut-être de son vivant n’avait abordé cetteextrémité de ville. Mais voilà. Pour arriver là-haut où tout lemonde va, il faut prendre la route de tout le monde, le faubourgSaint-Antoine, la rue de la Roquette, jusqu’à cette grande ported’octroi si largement ouverte sur l’infini. Et dame ! celasemble bon de voir que des seigneurs comme Mora, des ducs, desministres, remontent tous le même chemin pour la même destination.Cette égalité dans la mort console de bien des injustices de lavie. Demain, le pain semblera moins cher, le vin meilleur, l’outilmoins lourd, quand on pourra se dire en se levant :« Tout de même, ce vieux Mora, il y est venu comme lesautres !… »

Le défilé continuait toujours, plus fatigantencore que lugubre. À présent c’étaient des sociétés chorales, lesdéputations de l’armée, de la marine, officiers de toutes armes, sepressant en troupeau devant une longue file de véhicules vides,voitures de deuil, voitures de maîtres alignées là pourl’étiquette ; puis les troupes suivaient à leur tour, et dansle faubourg sordide, cette longue rue de la Roquette déjàfourmillante à perte de vue, s’engouffrait toute une armée,fantassins, dragons, lanciers, carabiniers, lourds canons la gueuleen l’air, prêts à aboyer, ébranlant les pavés et les vitres, maisne parvenant pas à couvrir le ronflement des tambours, ronflementsinistre et sauvage qui rappelait l’imagination de Félicia vers cesfunérailles de Négus africains où des milliers de victimes immoléesaccompagnent l’âme d’un prince pour qu’elle ne s’en aille pas seuleau royaume des esprits, et lui faisait penser que peut-être cettepompeuse et interminable suite allait descendre et disparaître dansla fosse surhumaine assez grande pour la contenir toute.

« …Maintenant et à l’heure de notremort. Ainsi soit-il ! » murmura la Crenmitz pendantque le fiacre s’ébranlait sur la place éclaircie où la Libertétoute en or semblait prendre là-haut dans l’espace une magiqueenvolée, et cette prière de la vieille danseuse fut peut-être laseule note émue et sincère soulevée sur l’immense parcours desfunérailles.

Tous les discours sont finis, trois longsdiscours aussi glacials que le caveau où le mort vient dedescendre, trois déclamations officielles qui ont surtout fourniaux orateurs l’occasion de faire parler bien haut leur dévouementaux intérêts de la Dynastie. Quinze fois les canons ont frappé leséchos nombreux du cimetière, agité les couronnes de jais etd’immortelles, les ex-voto légers pendus aux angles des entourages,et tandis qu’une buée rougeâtre flotte et roule dans une odeur depoudre à travers la ville des morts, monte et se mêle lentement auxfumées d’usine du quartier plébéien, l’innombrable assemblée sedisperse aussi, disséminée par les rues en pente, les hautsescaliers tout blancs dans la verdure, avec un murmure confus, unruissellement de flots sur les roches. Robes pourpres, robesnoires, habits bleus et verts, aiguillettes d’or, fines épées qu’onassure de la main en marchant, se hâtent de rejoindre les voitures.On échange de grands saluts, des sourires discrets, pendant que lescarrosses de deuil dégringolent les allées au galop, montrent desalignements de cochers noirs, le dos arrondi, le chapeau enbataille, le carrick flottant au vent de la course.

L’impression générale, c’est le débarras d’unelongue et fatigante figuration, un empressement légitime à allerquitter le harnais administratif, les costumes de cérémonie, àdéboucler les ceinturons, les hausse-cols et les rabats, à détendreles physionomies qui, elles aussi, portaient des entraves.

Lourd et court, traînant péniblement sesjambes enflées, Hemerlingue se dépêchait vers la sortie, résistantaux offres qu’on lui faisait de monter dans les voitures, sachantbien que la sienne seule était à la mesure de sonéléphantiasis.

« Baron, baron, par ici… Il y a une placepour vous.

– Non, merci. Je marche pour medégourdir. »

Et, afin d’éviter ces propositions qui à lalongue le gênaient, il prit une allée transversale presque déserte,trop déserte même, car à peine y fut-il engagé que le baron leregretta. Depuis son entrée dans le cimetière, il n’avait qu’unepréoccupation, la peur de se trouver face à face avec Jansouletdont il connaissait la violence, et qui pourrait bien oublier lamajesté du lieu, renouveler en plein Père-Lachaise le scandale dela rue Royale. Deux ou trois fois pendant la cérémonie, il avait vula grosse tête de l’ancien copain émerger de cette quantité detypes incolores dont l’assistance était pleine et se diriger verslui, le chercher avec le désir d’une rencontre. Encore là-bas, dansla grande allée, on aurait eu du monde en cas de malheur, tandisqu’ici… Brr… C’est cette inquiétude qui lui faisait forcer son pascourt, son haleine soufflante, mais en vain. Comme il se retournaitdans sa peur d’être suivi, les hautes et robustes épaules du Nababapparurent à l’entrée de l’allée. Impossible au poussah de sefaufiler dans l’étroit écart des tombes si serrées que la place ymanque aux agenouillements. Le sol gras et détrempé glissait,s’enfonçait sous ses pieds.

Il prit le parti de marcher d’un airindifférent, comptant que l’autre ne le reconnaîtrait peut-êtrepas. Mais une voix éraillée et puissante cria derrièrelui :

« Lazare ! »

Il s’appelait Lazare, ce richard. Il nerépondit pas, essaya de rejoindre un groupe d’officiers quimarchait devant lui, très loin.

« Lazare ! Oh !Lazare ! »

Comme autrefois sur le quai de Marseille… Ilfut tenté de s’arrêter sous le coup d’une ancienne habitude, puisle souvenir de ses infamies, de tout le mal qu’il avait fait auNabab, qu’il était en train de lui faire encore, lui revint tout àcoup avec une peur horrible poussée au paroxysme, lorsqu’une mainde fer brusquement le harponna. Une sueur de lâcheté courut partous ses membres avachis, son visage jaunit encore, ses yeuxclignotèrent au vent de la formidable claque qu’il attendait venir,tandis que ses gros bras se levaient instinctivement pour parer lecoup.

« Oh ! n’aie pas peur… Je ne te veuxpas de mal, dit Jansoulet tristement… Seulement je viens tedemander de ne plus m’en faire. »

Il s’arrêta pour respirer. Le banquier,stupide, effaré ouvrait ses yeux ronds de chouette devant cetteémotion suffocante.

« Écoute, Lazare, c’est toi qui es leplus fort à cette guerre que nous nous faisons depuis si longtemps…Je suis à terre, j’y suis, là… Les épaules ont touché… Maintenant,sois généreux, épargne ton vieux copain. Fais-moi grâce, voyons,fais-moi grâce… »

Tout tremblait en ce Méridional effondré,amolli par les démonstrations de la cérémonie funèbre. Hemerlingue,en face de lui, n’était guère plus vaillant. Cette musique noire,cette tombe ouverte, les discours, la canonnade et cette hautephilosophie de la mort inévitable, tout cela lui avait remué lesentrailles, à ce gros baron. La voix de son ancien camarade achevade réveiller ce qui restait d’humain dans ce paquet degélatine.

Son vieux copain ! C’était la premièrefois depuis dix ans, depuis la brouille, qu’il le revoyait de siprès. Que de choses lui rappelaient ces traits basanés, ces fortesépaules si mal taillées pour l’habit brodé ! La couverture delaine mince et trouée, dans laquelle ils se roulaient tous deuxpour dormir sur le pont du Sinaï, la ration partagéefraternellement, les courses dans la campagne brûlée de Marseilleoù l’on volait de gros oignons qu’on mangeait crus au revers d’unfossé, les rêves, les projets les sous mis en commun, et quand lafortune commença à leur sourire, les farces qu’ils avaient faitesensemble, les bons petits soupers fins où l’on se disait tout, lescoudes sur la table.

Comment peut-on en arriver à se brouillerquand on se connaît si bien, quand on a vécu comme deux jumeauxpendus à une maigre et forte nourrice, la misère, partagé son laitaigri et ses rudes caresses ! Ces pensées, longues à analyser,traversaient comme un éclair l’esprit d’Hemerlingue. Presqueinstinctivement il laissa tomber sa main lourde dans celle que luitendait le Nabab. Quelque chose d’animal s’émut en eux, plus fortque leur rancune, et ces deux hommes qui, depuis dix ans essayaientde se ruiner, de se déshonorer, se mirent à causer à cœurouvert.

Généralement, entre amis qui se retrouvent,les premières effusions passées, on reste muet, comme si l’onn’avait plus rien à se conter, tandis qu’au contraire c’estl’abondance des choses, leur afflux précipité qui les empêche desortir. Les deux copains en étaient là ; mais Jansouletserrait bien fort le bras du banquier dans la crainte de le voirs’échapper, résister au bon mouvement qu’il venait de provoquer enlui :

« Tu n’es pas pressé, n’est-cepas ?… Nous pouvons nous promener un moment, si tu veux… Il nepleut plus, il fait bon… on a vingt ans de moins.

– Oui, ça fait plaisir, ditHemerlingue… ; seulement je ne peux pas marcher longtemps…,mes jambes sont lourdes…

– C’est vrai, tes pauvres jambes… Tiens, voilàun banc, là-bas. Allons-nous asseoir. Appuie-toi sur moi, monvieux. »

Et le Nabab, avec des attentions fraternelles,le conduisait jusqu’à un de ces bancs espacés contre les tombes, oùse reposent ces deuils inconsolables qui font du cimetière leurpromenade et leur séjour habituels. Il l’installait, le couvait duregard, le plaignait de son infirmité, et, par un courant toutnaturel dans un pareil endroit, ils en arrivaient à causer de leurssantés, de l’âge qui venait. L’un était hydropique, l’autre sujetaux coups de sang. Tous deux se soignaient par les perles Jenkins,un remède dangereux, à preuve Mora si vite enlevé.

« Mon pauvre duc ! ditJansoulet.

– Une grande perte pour le pays », fit lebanquier d’un air pénétré.

Et le Nabab naïvement :

« Pour moi surtout, pour moi, car s’ilavait vécu… Ah ! tu as de la chance, tu as de lachance. »

Craignant de l’avoir blessé, il ajouta bienvite :

« Et puis voilà, tu es fort, trèsfort. »

Le baron le regarda en clignant de l’œil, etsi drôlement, que ses petits cils noirs disparurent dans sa graissejaune.

« Non, dit-il, ce n’est pas moi qui suisfort… C’est Marie.

– Marie ?

– Oui, la baronne. Depuis son baptême, elle aquitté son nom de Yamina pour celui de Marie. C’est ça, une vraiefemme. Elle connaît la banque mieux que moi, et Paris et lesaffaires. C’est elle qui mène tout à la maison.

– Tu es bien heureux », soupiraJansoulet.

Sa tristesse en disait long sur ce quimanquait à Mlle Afchin. Puis, après un silence, le baronreprit :

« Elle t’en veut beaucoup Marie, tu sais…Elle ne sera pas contente d’apprendre que nous nous sommesparlé. »

Il fronçait son gros sourcil, comme s’ilregrettait leur réconciliation, à la pensée de la scène conjugalequ’elle lui vaudrait. Jansoulet bégaya :

« Je ne lui ai rien fait pourtant…

– Allons, allons, vous n’avez pas été biengentils pour elle… Pense à l’affront qu’elle a subi lors de notrevisite de noces… Ta femme nous faisant dire qu’elle ne recevait pasles anciennes esclaves… Comme si notre amitié ne devait pas êtreplus forte qu’un préjugé… Les femmes n’oublient pas ceschoses-là.

– Mais je n’y suis pour rien, moi, mon vieux.Tu sais comme ces Afchin sont fiers. »

Il n’était pas fier, lui, le pauvre homme. Ilavait une mine si piteuse, si suppliante devant le sourcil froncéde son ami, que celui-ci en eut pitié. Décidément, le cimetièrel’attendrissait, ce baron.

« Écoute, Bernard, il n’y a qu’une chosequi compte… Si tu veux que nous soyons camarades comme autrefois,que ces poignées de main que nous avons échangées ne soient pasperdues, il faut obtenir de ma femme qu’elle se réconcilie avecvous… Sans cela rien de fait… Lorsque Mlle Afchin nous arefusé sa porte, tu l’as laissée faire, n’est-ce pas ?… Moi demême, si Marie me disait en rentrant : « Je ne veux pasque vous soyez amis… » toutes mes protestations nem’empêcheraient pas de te flanquer par-dessus bord. Car il n’y apas d’amitié qui tienne. Ce qui est encore meilleur que tout, c’estd’avoir la paix chez soi.

– Mais alors, comment faire ? demanda leNabab épouvanté.

– Je m’en vais te le dire… La baronne est chezelle tous les samedis. Viens avec ta femme, lui faire une visiteaprès-demain. Vous trouverez à la maison la meilleure société deParis. On ne parlera pas du passé. Ces dames causeront chiffons ettoilettes, se diront ce que les femmes se disent. Et puis ce seraune affaire finie. Nous redeviendrons amis comme autrefois ;et puisque tu es dans la nasse, eh bien ! on t’en tirera.

– Tu crois ? C’est que j’y suisterriblement », dit l’autre avec un hochement de tête.

De nouveau les prunelles narquoisesd’Hemerlingue disparurent entre ses joues comme deux mouches dansdu beurre :

« Dame, oui… J’ai joué serré. Toi tu nemanques pas d’adresse… Le coup des quinze millions prêtés aubey ; c’était trouvé, ça… Ah ! tu as du toupet ;seulement tu tiens mal tes cartes. On voit ton jeu. »

Ils avaient jusqu’ici parlé à demi-voix,impressionnés par le silence de la grande nécropole ; mais peuà peu les intérêts humains haussaient le ton au milieu même de leurnéant étalé sur toutes ces pierres plates chargées de dates et dechiffres, comme si la mort n’était qu’une affaire de temps et decalcul, le résultat voulu d’un problème.

Hemerlingue jouissait de voir son ami sihumble, lui donnait des conseils sur ses affaires qu’il avait l’airde connaître à fond. Selon lui le Nabab pouvait encore très biens’en tirer. Tout dépendait de la validation, d’une carte àretourner. Il s’agissait de la retourner bonne.

Mais Jansoulet n’avait plus confiance. Enperdant Mora, il avait tout perdu.

« Tu perds Mora, mais tu me retrouves. Çase vaut, dit le banquier tranquillement.

– Non, vois-tu, c’est impossible… Il est troptard… Le Merquier a fini son rapport. Il est effroyable,paraît-il.

– Eh bien ! s’il a fini son rapport, ilfaut qu’il en fasse un autre moins méchant.

– Comment cela ? »

Le baron le regarda stupéfait :

« Ah çà ! mais tu baisses, voyons…En donnant cent, deux cent, trois cent mille francs, s’il lefaut…

– Y songes-tu ?… Le Merquier, cet hommeintègre… Ma conscience, comme on l’appelle… »

Cette fois le rire d’Hemerlingue éclata avecune expansion extraordinaire, roula jusqu’au fond des mausoléesvoisins peu habitués à tant d’irrespect.

« Ma conscience, un hommeintègre… Ah ! tu m’amuses… Tu ne sais donc pas qu’elle est àmoi, cette conscience, et que… »

Il s’arrêta, regarda derrière lui, un peutroublé d’un bruit qu’il entendait : « Écoute… »

C’était l’écho de son rire renvoyé du fondd’un caveau, comme si cette idée de la conscience de Le Merquierégayait même les morts.

« Si nous marchions un peu, dit-il, ilcommence à faire frais sur ce banc. »

Alors, tout en marchant entre les tombes, illui expliqua avec une certaine fatuité pédante qu’en France lespots-de-vin jouaient un rôle aussi important qu’en Orient.Seulement on y mettait plus de façons que là-bas. On se servait decache-pots… « Ainsi voilà Le Merquier, n’est-ce pas ?… Aulieu de lui donner ton argent tout à trac dans une grande boursecomme à un séraskier, on s’arrange. Il aime les tableaux, cethomme. Il est toujours en trac avec Schwalbach, qui se sert de luipour amorcer de la clientèle catholique… Eh bien ! on luioffre une toile, un souvenir à accrocher sur un panneau de soncabinet. Le tout est d’y mettre le prix… Du reste, tu verras. Je teconduirai chez lui, moi. Je te montrerai comme ça sepratique. »

Et tout heureux de l’émerveillement du Nabab,qui pour le flatter exagérait encore sa stupeur, écarquillait sesyeux d’un air admiratif, le banquier élargissait sa leçon, enfaisait un vrai cours de philosophie parisienne et mondaine.

« Vois-tu, copain, ce dont il fautsurtout s’occuper à Paris, c’est de garder les apparences… Il n’y aque cela qui compte… les apparences !… Toi tu ne t’eninquiètes pas assez. Tu t’en vas là-dedans, le gilet déboutonné,bon enfant, racontant tes affaires, tel que tu es… Tu te promènescomme à Tunis dans les bazars, dans les souks. C’est pour cela quetu t’es fait rouler, mon brave Bernard. »

Il s’arrêta pour souffler, n’en pouvant plus.C’était en une heure beaucoup plus de pas et de paroles qu’il n’endépensait pendant toute une année. Ils s’aperçurent alors que lehasard de leur marche et de leur conversation les avait ramenésvers la sépulture des Mora, en haut d’un terre-plein découvert d’oùl’on voyait, au-dessus d’un millier de toits serrés, Montmartre,les Buttes-Chaumont moutonner dans le lointain en hautes vagues.Avec la colline du Père-Lachaise cela figurait bien ces troisondulations se suivant à égale distance, dont se compose chaqueélan de la mer à l’heure du flux. Dans les plis de ces abîmes, deslumières clignotaient déjà, comme des falots de barque, à traversles buées violettes qui montaient ; des cheminées s’élançaientainsi que des mâts ou des tuyaux de steamers soufflant leurfumée ; et roulant tout cela dans son mouvement ondulé,l’océan parisien, en trois bonds chaque fois diminués, semblaitl’apporter au noir rivage. Le ciel s’était largement éclairci commeil arrive souvent à la fin des jours de pluie, un ciel immense,nuancé de teintes d’aurore, sur lequel le tombeau familial des Moradressait quatre figures allégoriques, implorantes recueillies,pensives, dont le jour mourant grandissait les attitudes. Rienn’était resté là des discours, des condoléances officielles. Le solpiétiné tout autour, des maçons occupés à laver le seuil maculé deplâtre rappelaient seulement l’inhumation récente.

Tout à coup la porte du caveau ducal sereferma de toute sa pesanteur métallique. Désormais, l’ancienministre d’État restait seul, bien seul, dans l’ombre de sa nuit,plus épaisse que celle qui montait alors du bas du jardin,envahissant les allées tournantes, les escaliers, la base descolonnes, pyramides, cryptes de tout genre dont le faîte était pluslent à mourir. Des terrassiers, tout blancs de cette blancheurcrayeuse des os desséchés passaient avec leurs outils et leursbesaces. Des deuils furtifs, s’arrachant à regret aux larmes et àla prière glissaient le long des massifs et les frôlaient d’un volsilencieux d’oiseaux de nuit, tandis qu’aux extrémités duPère-Lachaise des voix s’élevaient, appels mélancoliques annonçantfermeture. La journée du cimetière était finie. La ville des morts,rendue à la nature, devenait un bois immense aux carrefours marquésde croix. Au fond d’un vallon, une maison de garde allumait sesvitres. Un frémissement courait, se perdait en chuchotements aubout des allées confuses.

« Allons-nous-en… », se dirent lesdeux copains impressionnés peu à peu de ce crépuscule plus froidqu’ailleurs ; mais avant de s’éloigner, Hemerlinguepoursuivant sa pensée, montra le monument ailé des quatre coins parles draperies, les mains tendues de ses sculptures :

« Tiens ! C’est celui-là qui s’yentendait à garder les apparences. »

Jansoulet lui prit le bras pour l’aider à ladescente :

« Ah ! oui, il était fort… Mais toi,tu es encore plus fort que tous… » disait-il avec sa terribleintonation gasconne.

Hemerlingue ne protesta pas.

« C’est à ma femme que je le dois… Aussije t’engage à faire ta paix avec elle, parce que sans ça…

– Oh ! n’aie pas peur… nous viendronssamedi… mais tu me conduiras chez Le Merquier. »

Et pendant que les deux silhouettes, l’unehaute, carrée, l’autre massive et courte disparaissaient dans lesdétours du grand labyrinthe, pendant que la voix de Jansouletguidant son ami « Par ici, mon vieux… appuie-toi bien »,se perdait insensiblement, un rayon égaré du couchant éclairaitderrière eux, sur le terre-plein, le buste expressif et colossal,au large front sous les cheveux longs et relevés, à la lèvrepuissante et ironique, de Balzac qui les regardait…

Chapitre 20LA BARONNE HEMERLINGUE.

Tout au bout de la longue voûte sous laquellese trouvaient les bureaux d’Hemerlingue et fils, noir tunnel que lepère Joyeuse avait pendant dix ans pavoisé et illuminé de sesrêves, un escalier monumental à rampe en fer ouvragé, un escalierdu vieux Paris, montait vers la gauche aux salons de réception dela baronne prenant jour sur la cour juste au-dessus de la caisse,si bien que, pendant la belle saison, lorsque tout reste ouvert, letintement des pièces d’or, le fracas des piles d’écus écroulées surles comptoirs, un peu adouci par les hautes et moelleuses tenturesdes fenêtres, faisait un accompagnement mercantile auxconversations susurrées par le catholicisme mondain.

Cela donnait tout de suite la physionomie dece salon non moins étrange que celle qui en faisait les honneurs,mêlant un vague bouquet de sacristie aux agitations de la Bourse età la mondanité la plus raffinée, éléments hétérogènes qui secroisaient, se rencontraient là sans cesse, mais restaient séparés,comme la Seine sépare le noble faubourg catholique sous lepatronage duquel s’était opérée l’éclatante conversion de lamusulmane et les quartiers financiers où Hemerlingue avait sa vieet ses relations. La société levantine, assez nombreuse à Paris,composée en grande partie de juifs allemands, banquiers oucommissionnaires, qui, après avoir fait en Orient des fortunescolossales, trafiquent encore ici pour n’en pas perdre l’habitude,se montrait assidue aux jours de la baronne. Les Tunisiens depassage ne manquaient jamais de venir voir la femme du grandbanquier en faveur, et le vieux colonel Brahim, le chargéd’affaires du bey, avec sa bouche flasque et ses yeux éraillés,faisait son somme tous les samedis au coin du même divan.

« Votre salon sent le roussi, ma petitefille », disait en riant la vieille princesse de Dions à lanouvelle Marie que maître Le Merquier et elle avaient tenue sur lesfonts baptismaux ; mais la présence de ces nombreuxhérétiques, juifs, musulmans et même renégats, de ces grossesfemmes couperosées, fagotées, chargées d’or, de pendeloques, des« vrais paquets », n’empêchait pas le faubourgSaint-Germain de visiter, d’entourer, de surveiller la jeunecatéchumène, le joujou de ces nobles dames, une poupée bien souple,bien docile que l’on montrait, que l’on promenait, dont on citaitles naïvetés évangéliques, piquantes surtout par le contraste dupassé. Peut-être se glissait-il au fond du cœur de ces aimablespatronnesses l’espoir de rencontrer dans ce monde retour d’Orientquelque nouvelle conversion à faire, l’occasion de remplir encorel’aristocratique chapelle des Missions du spectacle si émouvantd’un de ces baptêmes d’adultes qui vous transportent aux premierstemps de la foi, là-bas, vers les rives du Jourdain, et sontbientôt suivis de la première communion, du renouvellement, de laconfirmation, tous prétextes pour la marraine d’accompagner safilleule, de guider cette jeune âme, d’assister aux transportsnaïfs d’une croyance neuve, et aussi d’arborer des toilettesvariées, nuancées à l’éclat ou au sentiment de la cérémonie. Maisil n’arrive pas communément qu’un haut baron financier amène àParis une esclave arménienne dont il a fait sa légitime épouse.

Esclave ! C’était cela la tare dans cepassé de femme d’Orient, jadis achetée au bazar d’Andrinople pourle compte de l’empereur du Maroc, puis, à la mort de l’empereur età la dispersion de son harem, vendue au jeune bey Ahmed.Hemerlingue l’avait épousée à sa sortie de ce nouveau sérail, maissans pouvoir la faire accepter à Tunis, où aucune femme, Mauresque,Turque, Européenne, ne consentit à traiter une ancienne esclaved’égale à égale, par un préjugé assez semblable à celui qui séparela créole de la quarteronne la mieux déguisée. Il y a là unerépugnance invincible que le ménage Hemerlingue retrouva jusquedans Paris, où les colonies étrangères se constituent en petitscercles remplis de susceptibilités et de traditions locales.Laminas passa ainsi deux ou trois ans dans une solitude complètedont elle sut bien utiliser toutes les rancœurs et les loisirs, carc’était une femme ambitieuse, d’une volonté, d’un entêtementextraordinaires. Elle apprit à fond la langue française, dit adieupour toujours à ses vestes brodées et à ses pantalons de soie rose,sut assouplir sa taille et sa démarche aux toilettes européennes, àl’embarras des longues jupes, puis, un soir d’Opéra, montra auxParisiens émerveillés la silhouette encore un peu sauvage, maisfine, élégante, et si originale d’une musulmane décolletée parLéonard.

Le sacrifice de la religion suivit de prèscelui du costume. Depuis longtemps Mme Hemerlingue avaitrenoncé à toute pratique mahométane, quand maître Le Merquier,l’intime du ménage et son cicérone à Paris, leur démontra qu’uneconversion solennelle de la baronne lui ouvrirait les portes decette partie du monde parisien dont l’accès semble être devenu deplus en plus difficile, à mesure que la société s’est démocratiséetout autour. Le faubourg Saint-Germain une fois conquis, tout lereste suivrait. Et, en effet, lorsque après le retentissement dubaptême, on sut que les plus grands noms de France ne dédaignaientpas de se rencontrer aux samedis de la baronne Hemerlingue, lesdames Gügenheim, Fuernberg, Caraïscaki, Maurice Trott, toutesépouses de fez millionnaires et célèbres sur les marchés de Tunis,renonçant à leurs préventions, sollicitèrent d’être admises chezl’ancienne esclave. Seule, Mme Jansoulet, nouvellementdébarquée avec un stock d’idées orientales encombrantes dans sonesprit, comme son narghilé, ses œufs d’autruche, tout le bibelottunisien l’était dans son intérieur, protesta contre ce qu’elleappelait une inconvenance, une lâcheté, et déclara qu’elle nemettrait jamais les pieds chez « ça ». Il se fit aussitôtchez les dames Gügenheim, Caraïscaki, et autres paquets, un petitmouvement rétrograde, comme il arrive à Paris chaque fois qu’autourd’une position irrégulière en train de se régulariser quelquerésistance tenace entraîne des regrets et des défections. Ons’était trop avancé pour se retirer, mais on tint à faire mieuxsentir le prix de sa bienveillance, le sacrifice de sespréjugés ; et la baronne Marie comprit très bien la nuancerien que dans le ton protecteur des Levantines la traitant de« ma chère enfant… ma bonne petite », avec une hauteur unpeu méprisante. Dès lors sa haine contre les Jansoulet ne connutplus de bornes, une haine de sérail compliquée et féroce, avecl’étranglement au bout et la noyade silencieuse, un peu plusdifficile à pratiquer à Paris que sur les rives du lacd’El-Baheira, mais dont elle préparait déjà le sac solide terminéen garrot.

Cet acharnement expliqué et connu, on sefigure quelle surprise, quelle agitation dans ce coin de sociétéexotique, quand la nouvelle se répandit que, non seulement lagrosse Afchin – comme l’appelaient ces dames – consentait à voir labaronne, mais qu’elle devait lui faire la première visite à sonprochain samedi. Pensez que ni les Fuernberg, ni les Trott nevoulurent manquer une pareille fête. La baronne, de son côté, fittout pour donner le plus d’éclat possible à cette réparationsolennelle, écrivit, visita, se remua si bien que, malgré la saisondéjà très avancée, Mme Jansoulet, en arrivant vers quatreheures à l’hôtel du faubourg Saint-Honoré, aurait pu voir devant lahaute porte cintrée, à côté de la discrète livrée feuille morte dela princesse de Dions et de beaucoup de blasons authentiques, lesarmes parlantes, prétentieuses, les roues multicolores d’une fouled’équipages financiers et les grands laquais poudres desCaraïscaki.

En haut, dans les salons de réception, mêmeassemblage bizarre et glorieux. C’était un va-et-vient sur lestapis des deux premières pièces désertes, un passage defroissements soyeux, jusqu’au boudoir où la baronne se tenait,partageant ses attentions, ses cajoleries entre les deux camps biendistincts ; d’un côté, des toilettes sombres, d’apparencemodeste, d’une recherche appréciable seulement aux yeux exercés, del’autre, un printemps tapageur à couleurs vives, corsages opulents,diamants prodigués, écharpes flottantes, modes d’exportation oùl’on sentait comme un regret de climat plus chaud et de vieluxueuse étalée. De grands coups d’éventails par ici, deschuchotements discrets par là. Très peu d’hommes, quelques jeunesgens bien-pensants, muets, immobiles, suçant la pomme de leurscannes, deux ou trois figures de schumaker, debout derrière lelarge dos de leurs épouses, parlant la tête basse comme s’ilsproposaient des objets de contrebande ; dans un coin, la bellebarbe patriarcale et le camail violet d’un évêque orthodoxed’Arménie.

La baronne, pour essayer de rallier cesdiversités mondaines, pour garder son salon plein jusqu’à lafameuse entrevue, se déplaçait continuellement, tenait tête à dixconversations différentes, élevant sa voix harmonieuse et veloutéeau diapason gazouillant qui distingue les Orientales, enlaçante etcâline, l’esprit souple comme la taille, abordant tous les sujets,et mêlant ainsi qu’il convient la mode et les sermons de charité,les théâtres et les ventes, la faiseuse et le confesseur. Un grandcharme personnel se joignait à cette science acquise de lamaîtresse de maison, science visible jusque dans sa mise toutenoire et très simple qui faisait ressortir sa pâleur de cloître,ses yeux de houri, ses cheveux brillants et nattés, séparés sur unfront étroit et pur, un front, dont la bouche trop mince accentuaitle mystère, fermant aux curieux tout le passé varié et déjà sirempli de cette ancienne radine, qui n’avait pas d’âge, ignoraitelle-même la date de sa naissance ne se souvenait pas d’avoir étéenfant.

Évidemment si la puissance absolue du mal,très rare chez les femmes que leur nature physique impressionnablelivre à tant de courants divers, pouvait tenir dans une âme,c’était bien dans celle de cette esclave faite aux concessions etaux bassesses, révoltée, mais patiente, et maîtresse elle-mêmecomme toutes celles que l’habitude d’un voile abaissé sur les yeuxa accoutumées à mentir sans danger ni scrupule.

En ce moment personne n’aurait pu se douter del’angoisse qui l’agitait, à la voir agenouillée devant laprincesse, vieille bonne femme sans façon, de qui la Fuernbergdisait tout le temps : « Si c’est une princesse,ça ! »

« Oh ! je vous en prie, ma marraine,ne vous en allez pas encore. »

Elle l’enveloppait de toutes sortes decâlineries, de grâces, de petites mines, sans lui avouer, bienentendu, qu’elle tenait à la garder jusqu’à l’arrivée de Jansouletpour la faire servir à son triomphe.

« C’est que, disait la bonne dame enmontrant le majestueux Arménien, silencieux et grave, son chapeau àglands sur les genoux, j’ai à conduire ce pauvre monseigneur auGrand Saint-Christophe pour acheter des médailles. Il nes’en tirerait pas sans moi.

– Si, si, je veux… Il faut… Encore quelquesminutes. »

Et la baronne jetait un regard furtif versl’antique et somptueux cartel accroché dans un angle du salon.

Déjà cinq heures, et la grosse Afchinn’arrivait pas. Les Levantines commençaient à rire derrière leurséventails. Heureusement on venait de servir du thé, des vinsd’Espagne, une foule de pâtisseries turques délicieuses qu’on netrouvait que là et dont les recettes rapportées par la cadine seconservent dans les harems comme certains secrets de confiserieraffinée dans nos couvents. Cela fit une diversion. Le grosHemerlingue qui, le samedi, sortait de temps en temps de son bureaupour venir saluer ces dames, buvait un verre de madère près de lapetite table de service, en causant avec Maurice Trott, l’ancienbaigneur de Saïd-Pacha, quand sa femme s’approcha de lui, toujoursdouce et paisible. Il savait quelle colère devait recouvrir cecalme impénétrable, et lui demanda tout bas, timidement :

« Personne ?

– Personne… Vous voyez à quel affront vousm’exposez. »

Elle souriait, les yeux à demi baissés, en luienlevant du bout de l’ongle une miette de gâteau restée dans seslongs favoris noirs ; mais ses petites narines transparentesfrémissaient avec une éloquence terrible.

« Oh ! elle viendra… » disaitle banquier, la bouche pleine. « Je suis sûr qu’elleviendra… »

Un frôlement d’étoffes, de traîne déployéedans la pièce à côté, fit se retourner vivement la baronne. À lagrande joie du coin des « paquets » qui surveillait tout,ce n’était pas celle qu’on attendait.

Elle ne ressemblait guère à Mlle Afchin,cette grande blonde élégante, aux traits fatigués, à la toiletteirréprochable, digne en tout de porter un nom aussi célèbre quecelui du docteur Jenkins. Depuis deux ou trois mois, la belleMme Jenkins avait beaucoup changé, beaucoup vieilli. Il y acomme cela dans la vie de la femme restée longtemps jeune unepériode où les années, qui ont passé par-dessus sa tête sansl’effleurer d’une ride, s’inscrivent brutalement toutes ensemble enmarques ineffaçables. On ne dit plus en la voyant :« Qu’elle est belle ! » mais « Elle a dû êtrebien belle… » Et cette cruelle façon de parler au passé, derejeter dans le lointain ce qui hier était un fait visible,constitue un commencement de vieillesse et de retraite, undéplacement de tous les triomphes en souvenirs. Était-ce ladéception de voir arriver la femme du docteur à la place deMme Jansoulet, ou le discrédit que la mort du duc de Moraavait jeté sur le médecin à la mode devait-il rejaillir sur cellequi portait son nom ? Il y avait un peu de ces deux causes, etpeut-être d’une autre dans le froid accueil que la baronne fit àMme Jenkins. Un bonjour léger du bout des lèvres, quelquesparoles à la hâte, et elle retourna vers le noble bataillon quigrignotait à belles dents. Le salon s’était animé sous l’action desvins d’Espagne. On ne chuchotait plus, on causait. Les lampesapportées donnaient un nouvel éclat à la réunion, mais annonçaientqu’elle était bien près de finir, quelques personnes désintéresséesdu grand événement s’étant déjà dirigées vers la porte. Et lesJansoulet n’arrivaient pas.

Tout à coup une marche robuste, pressée. LeNabab parut, tout seul, sanglé dans sa redingote noire,correctement cravaté et ganté, mais la figure bouleversée, l’œilhagard, frémissant encore de la scène terrible dont il sortait.

Elle n’avait pas voulu venir.

Le matin, il avait prévenu les femmes dechambre d’apprêter madame pour trois heures, ainsi qu’il faisaitchaque fois qu’il emmenait la Levantine avec lui, qu’il trouvaitnécessaire de déplacer cette indolente personne qui, ne pouvantmême accepter une responsabilité quelconque, laissait les autrespenser, décider, agir pour elle, du reste allant volontiers où l’onvoulait une fois partie. Et c’est sur cette facilité qu’il comptaitpour l’entraîner chez Hemerlingue. Mais lorsqu’après le déjeunerJansoulet habillé, superbe, suant pour entrer dans ses gants, fitdemander si madame serait bientôt prête, on lui répondit que madamene sortait pas. Le cas était grave, si grave que, laissant là tousles intermédiaires de valets et de servantes, qu’ils se dépêchaientdans leurs entretiens conjugaux, il monta l’escalier quatre àquatre et entra comme un coup de mistral dans les appartementscapitonnés de la Levantine.

Elle était encore au lit, revêtue de cettegrande tunique ouverte en soie de deux couleurs que les Mauresquesappellent une djebba, et de leur petit bonnet brodé d’or d’oùs’échappait sa belle crinière noire et lourde, tout emmêlée autourde sa face lunaire enflammée par le repas qu’elle venait de finir.Les manches de la djebba relevées laissaient voir deux brasénormes, déformés, chargés de bracelets, de longues chaînetteserrant sur un fouillis de petits miroirs, de chapelets rouges, deboîtes de senteurs, de pipes microscopiques, d’étuis à cigarettes,l’étalage puéril et bimbelotier d’une couchette de Mauresque à sonlever.

La chambre, où flottait la fumée opiacée etcapiteuse du tabac turc, présentait le même désordre. Des négressesallaient, venaient, desservant lentement le café de leur maîtresse,la gazelle favorite lapait le fond d’une tasse que son museau finrenversait sur le tapis, tandis qu’assis au pied du lit avec unefamiliarité touchante, le sombre Cabassu lisait à haute voix àmadame un drame en vers qu’on allait jouer prochainement chezCardailhac. La Levantine était stupéfiée par cette lecture,absolument ahurie :

« Mon cher, dit-elle à Jansoulet dans sonépais accent de Flamande, je ne sais pas à quoi songe notredirecteur… Je suis en train de lire cette pièce de Révoltedont il s’est toqué… Mais c’est crevant. Ça n’a jamais été duthéâtre.

– Je me moque bien du théâtre », fitJansoulet furieux malgré tout son respect pour la fille des Afchin.« Comment ! vous n’êtes pas encore habillée ?… On nevous a donc pas dit que nous sortions ? »

On le lui avait dit, mais elle s’était mise àlire cette bête de pièce. Et de son air endormi : « Noussortirons demain.

– Demain ! C’est impossible… On nousattend aujourd’hui même… Une visite très importante.

– Où donc cela ? »

Il hésita une seconde, puis :

« Chez Hemerlingue. »

Elle leva sur lui ses gros yeux, persuadéequ’il voulait rire. Alors il lui raconta sa rencontre avec le baronaux funérailles de Mora et la convention qu’ils avaient faiteensemble.

« Allez-y si vous voulez, dit-ellefroidement ; mais vous me connaissez bien peu si vous croyezque moi, une demoiselle Afchin, je mettrai jamais les pieds chezcette esclave. »

Prudemment, Cabassu, voyant la tournure dudébat, avait disparu dans une pièce voisine, les cinq cahiers deRévolte empilés sous son bras.

« Allons, dit le Nabab à sa femme, jevois bien que vous ne connaissez pas la terrible position où je metrouve… Écoutez alors… »

Sans se soucier des filles de chambre ni desnégresses, avec cette souveraine indifférence de l’oriental pour ladomesticité, il se mit à faire le tableau de sa grande détresse, lafortune saisie là-bas, ici le crédit perdu, toute sa vie en suspensdevant l’arrêt de la Chambre, l’influence des Hemerlingue surl’avocat rapporteur, et le sacrifice obligatoire en ce moment detout amour-propre à des intérêts si puissants. Il parlait avecchaleur, pressé de la convaincre, de l’entraîner. Mais elle luirépondit simplement : « Je n’irai pas », comme s’ilse fût agi d’une course sans importance, un peu trop longue pour safatigue.

Lui, tout frémissant :

« Voyons, ce n’est pas possible que vousdisiez une chose pareille. Songez qu’il y va de ma fortune, del’avenir de nos enfants, du nom que vous portez… Tout est en jeupour cette démarche que vous ne pouvez refuser de faire. »

Il aurait pu parler ainsi pendant des heures,il se serait toujours buté à la même obstination fermée,inébranlable. Une demoiselle Afchin ne devait pas visiter uneesclave.

« Eh ! Madame, dit-il violemment,cette esclave vaut mieux que vous. Par son intelligence elle adécuplé la fortune de son mari, tandis que vous, aucontraire… »

Depuis douze ans qu’ils étaient mariés,Jansoulet osait pour la première fois lever la tête en face de safemme. Eut-il honte de ce crime de lèse-majesté, ou comprit-ilqu’une phrase pareille allait creuser un abîmeinfranchissable ? Mais il changea de ton aussitôt,s’agenouilla devant le lit très bas, avec cette tendresse rieuseque l’on emploie pour faire entendre raison aux enfants :

« Ma petite Martha, je t’en prie…lève-toi, habille-toi… C’est pour toi-même que je te le demande,pour ton luxe pour ton bien-être… Que deviendrais-tu si, par uncaprice, un méchant coup de tête, nous allions nous trouver réduitsà la misère ? »

Ce mot de misère ne représentait absolumentrien à la Levantine. On pouvait en parler devant elle comme de lamort devant les tout petits. Elle ne s’en émouvait pas ne sachantpas ce que c’était. Parfaitement entêtée d’ailleurs à rester au litdans sa djebba ; car pour bien affirmer sa décision, ellealluma une nouvelle cigarette à celle qui venait de finir, etpendant que le pauvre Nabab entourait sa « petite femmechérie » d’excuses, de prières de supplications, luipromettant un diadème de perles cent fois plus beau que le sien sielle voulait venir, elle regardait monter au plafond peint la fuméeassoupissante, s’en enveloppait comme d’un imperturbable calme. Àla fin, devant ce refus, ce mutisme, ce front où il sentait labarre d’un entêtement obstiné, Jansoulet débrida sa colère, seredressa de toute sa hauteur :

« Allons, dit-il, je le veux… »

Il se tourna vers les négresses :

« Habillez votre maîtresse, tout desuite… »

Et le rustre qu’il était au fond, le fils ducloutier méridional se retrouvant dans cette crise qui le remuaittout entier, il rejeta les courtines d’un geste brutal etméprisant, envoyant à terre les innombrables fanfreloches qu’ellesportaient, et forçant la Levantine demi-nue à bondir sur ses piedsavec une promptitude étonnante chez cette massive personne. Ellerugit sous l’outrage, serra les plis de sa dalmatique contre sonbuste de nabote, envoya son petit bonnet de travers dans sescheveux écroulés, et se mit à invectiver son mari.

« Jamais, tu m’entends bien, jamais… tum’y traînerais plutôt chez cette… »

L’ordure sortait à flots de ses lèvreslourdes, comme d’une bouche d’égout. Jansoulet pouvait se croiredans un des affreux bouges du port de Marseille, assistant à unequerelle de fille et de nervi, ou encore à quelque disputeen plein air entre Génoises, Maltaises et Provençales glanant surle quai autour des sacs de blé qu’on décharge et s’injuriant àquatre pattes dans des tourbillons de poussière d’or. C’était bienla Levantine de port de mer, l’enfant gâtée, abandonnée, qui lesoir, de sa terrasse, ou du fond de sa gondole, a entendu lesmatelots s’injurier dans toutes les langues des mers latines et quia tout retenu. Le malheureux la regardait, effaré, atterré de cequ’elle le forçait d’entendre, de sa grotesque personne écumant etrâlant :

« Non, je n’irai pas… non, je n’iraipas. »

Et c’était la mère de ses enfants, unedemoiselle Afchin !

Soudain, à la pensée que son sort était entreles mains de cette femme, qu’il ne lui en coûterait qu’une robe àmettre pour le sauver, et que l’heure fuyait, que bientôt il neserait plus temps, une bouffée de crime lui monta au cerveau,décomposa tous ses traits. Il marcha droit sur elle, les mainsouvertes et crispées d’un air si terrible que la fille Afchin,épouvantée, se précipita en appelant vers la porte par où lemasseur venait de sortir :

« Aristide !… »

Ce cri, cette voix, cette intimité de sa femmeavec le subalterne… Jansoulet s’arrêta, dégrisé de sa colère, puisavec un geste de dégoût s’élança dehors, en jetant les portes, pluspressé encore de fuir le malheur et l’horreur qu’il devinait danssa maison que d’aller chercher là-bas le secours qu’on lui avaitpromis.

Un quart d’heure après, il faisait son entréechez Hemerlingue, envoyait en entrant un geste désolé au banquier,et s’approchait de la baronne en balbutiant la phrase toute faitequ’il avait entendu répéter si souvent, le soir de son bal…« Sa femme très souffrante… désespérée de n’avoir pu… »Elle ne lui laissa pas le temps d’achever, se leva lentement, sedéroula fine et longue couleuvre dans les draperies biaisées de sarobe étroite, dit sans le regarder avec son accent corrigé :« Oh ! jé savais…jé savais… » puischangea de place et ne s’occupa plus de lui. Il essaya des’approcher d’Hemerlingue, mais celui-ci semblait très absorbé danssa causerie avec Maurice Trott. Alors il vint s’asseoir près deMme Jenkins dont l’isolement tint compagnie au sien. Mais,tout en causant avec la pauvre femme, aussi languissante qu’ilétait lui-même préoccupé, il regardait la baronne faire leshonneurs de ce salon, si confortable auprès de ses grandes hallesdorées.

On partait. Mme Hemerlingue reconduisaitquelques-unes de ces dames, tendait son front à la vieilleprincesse, s’inclinait sous la bénédiction de l’évêque arménien,saluait d’un sourire les jeunes gandins à cannes, trouvait pourchacun l’adieu qu’il fallait avec une aisance parfaite ; et lemalheureux ne pouvait s’empêcher de comparer cette esclaveorientale si parisienne, si distinguée au milieu de la société laplus exquise du monde, avec l’autre là-bas, l’Européenne avachiepar l’Orient, abrutie de tabac turc et bouffie d’oisiveté. Sesambitions, son orgueil de mari étaient déçus, humiliés dans cetteunion dont il voyait maintenant le danger et le vide, dernièrecruauté du destin qui lui enlevait même le refuge du bonheur intimecontre toutes ses déconvenues publiques.

Peu à peu le salon se dégarnissait. LesLevantines disparaissaient l’une après l’autre, laissant chaquefois un vide immense à leur place. Mme Jenkins était partie,il ne restait plus que deux ou trois dames inconnues de Jansoulet,entre lesquelles la maîtresse de la maison semblait s’abriter delui. Mais Hemerlingue était libre, et le Nabab le rejoignit aumoment où il s’esquivait furtivement du côté de ses bureaux situésau même étage, en face les appartements. Jansoulet sortit avec lui,oubliant dans son trouble de saluer la baronne, et une fois sur lepalier décoré en antichambre, le gros Hemerlingue, très froid, trèsréservé tant qu’il s’était senti sous l’œil de sa femme, reprit unefigure un peu plus ouverte.

« C’est très fâcheux, dit-il à voix bassecomme s’il craignait d’être entendu, que Mme Jansoulet n’aitpas voulu venir. »

Jansoulet lui répondit par un mouvement dedésespoir et de farouche impuissance.

« Fâcheux… fâcheux…, répétait l’autre ensoufflant et cherchant sa clé dans sa poche.

– Voyons, vieux, dit le Nabab en lui prenantla main, ce n’est pas une raison parce que nos femmes nes’entendent pas… Ça n’empêche pas de rester camarades… Quelle bonnecausette, hein ? l’autre jour…

– Sans doute… » disait le baron sedégageant pour ouvrir la porte qui glissa sans bruit, montrant lehaut cabinet de travail dont la lampe brûlait solitaire devantl’énorme fauteuil vide… « Allons, adieu, je te quitte… J’aimon courrier à fermer.

– Ya didou, mouci…[1] »fit le pauvre Nabab essayant de plaisanter, et se servant du patoissabir pour rappeler au vieux copain tous les bons souvenirs remuésl’avant-veille… « Ça tient toujours notre visite à LeMerquier… Le tableau que nous devons lui offrir, tu sais bien… Queljour veux-tu ?

– Ah ! oui, Le Merquier… C’est vrai… Ehbien ! Mais prochainement… Je t’écrirai…

– Bien sûr ?… Tu sais que c’estpressé…

– Oui, oui, je t’écrirai… Adieu. » Et legros homme referma sa porte vivement comme s’il avait peur que safemme arrivât. Deux jours après, le Nabab recevait un motd’Hemerlingue, presque indéchiffrable sous ces petites pattes demouches compliquées d’abréviations plus ou moins commercialesderrière lesquelles l’ex-cantinier dissimulait son manque absolud’orthographe :

Mon ch/ anc/ cam/

Je ne pui décid/ t’accom/ chez Le Merq/.Trop d’aff/ en ce mom/. D’aill/ v/ ser/ mieux seuls pour caus/.Vas-y carrém/. On t’att/. R / Cassette, tous les mat/ de 8 à10.

À toi cor/

HEM/.

Au-dessous, en post-scriptum, une écrituretrès fine aussi, mais plus nette, avait écrit trèslisiblement :

« Un tableau religieux, autant quepossible !… »

Que penser de cette lettre ? Y avait-ilbonne volonté réelle ou défaite polie ? En tout casl’hésitation n’était plus permise. Le temps brûlait. Jansoulet fitdonc un effort courageux, car Le Merquier l’intimidait beaucoup, etse rendit chez lui un matin.

Notre étrange Paris, dans sa population et sesaspects, semble une carte d’échantillon du monde entier. On trouvedans le Marais des rues étroites à vieilles portes brodées,vermiculées, à pignons avançants, à balcons en moucharabiehs quivous font penser à l’antique Heidelberg. Le faubourg Saint-Honorédans sa partie large autour de l’église russe aux minarets blancs,aux boules d’or, évoque un quartier de Moscou. Sur Montmartre jesais un coin pittoresque et encombré qui est de l’Alger pur. Despetits hôtels bas et nets, derrière leur entrée à plaque de cuivreet leur jardin particulier, s’alignent en rues anglaises entreNeuilly et les Champs-Élysées, tandis que tout le chevet deSaint-Sulpice, la rue Férou, la rue Cassette, paisibles dansl’ombre des grosses tours, inégalement pavées, aux portes àmarteau, semblent détachées d’une ville provinciale et religieuse,Tours ou Orléans par exemple, dans le quartier de la cathédrale etde l’évêché où de grands arbres dépassant les murs se bercent aubruit des cloches et des répons.

C’est là, dans le voisinage du cerclecatholique dont il venait d’être nommé président honoraire,qu’habitait maître Le Merquier, avocat, député de Lyon, hommed’affaires de toutes les grandes communautés de France, et queHemerlingue, par une pensée bien profonde chez ce gros homme, avaitchargé des intérêts de sa maison.

En arrivant vers neuf heures devant un ancienhôtel dont le rez-de-chaussée se trouvait occupé par une librairiereligieuse endormie dans son odeur de sacristie et de papiergrossier à imprimer des miracles, en montant ce large escalierblanchi à la chaux comme celui d’un couvent, Jansoulet se sentitpénétré par cette atmosphère provinciale et catholique oùrevivaient pour lui les souvenirs d’un passé méridional, desimpressions d’enfance encore intactes et fraîches grâce à son longdépaysement, et que le fils de Françoise n’avait eu, depuis sonarrivée à Paris, ni le temps ni l’occasion de renier. L’hypocrisiemondaine devant lui avait revêtu toutes ses formes, essayé tous sesmasques, excepté celui de l’intégrité religieuse. Aussi serefusait-il à croire à la vénalité d’un homme vivant en un pareilmilieu. Introduit dans l’antichambre de l’avocat, vaste parloir auxrideaux de mousseline empesés fin comme des surplis, ayant pourseul ornement, au-dessus de la porte, une grande et belle copie duChrist mort, du Tintoret, son incertitude et son troublese changèrent en conviction indignée. Ce n’était pas possible. Onl’avait trompé sur Le Merquier. Il y avait là sûrement unemédisance audacieuse, comme Paris est si léger à en répandre ;ou peut-être lui tendait-on un de ces pièges féroces contrelesquels il ne faisait que trébucher depuis six mois. Non, cetteconscience farouche renommée au Palais et à la Chambre, cepersonnage austère et froid ne pouvait être traité comme ces grospachas ventrus, à la ceinture lâche, aux manches flottantes sicommodes pour recevoir les bourses de sequins. Ce serait s’exposerà un refus scandaleux, à la révolte légitime de l’honneur méconnu,que d’essayer de tels moyens de corruption.

Le Nabab se disait cela, assis sur le banc dechêne qu’il courait autour de la salle, lustré par les robes deserge et le drap rugueux des soutanes. Malgré l’heure matinale,plusieurs personnes attendaient ainsi que lui. Un dominicain sepromenant à grands pas, figure ascétique et sereine, deux bonnessœurs enfoncées sous la cornette, égrenant de longs chapelets quileur mesuraient l’attente, des prêtres du diocèse lyonnaisreconnaissables à la forme de leurs chapeaux, puis d’autres gens demine recueillie et sévère installés devant la grande table en boisnoir qui tenait le milieu de la pièce et feuilletant quelques-unsde ces journaux édifiants qui s’impriment sur la colline deFourvières, l’Écho du Purgatoire, le Rosier deMarie, et donnent en prime aux abonnés d’un an des indulgencespontificales, des rémissions de peines futures. Quelques mots àvoix basse, une toux étouffée, le léger susurrement de la prièredes bonnes sœurs rappelaient à Jansoulet la sensation confuse etlointaine d’heures d’attente dans un coin de l’église de sonvillage, autour du confessionnal, aux approches des grandesfêtes.

Enfin, son tour vint de passer, et s’il avaitpu lui rester encore un doute sur maître Le Merquier, il ne doutaplus en voyant ce grand cabinet simple et sévère – un peu plus ornécependant que l’antichambre –, dans lequel l’avocat encadraitl’austérité de ses principes et de sa maigre personne, longue,voûtée, étroite aux épaules, serrée par un éternel habit noir tropcourt de manches et d’où sortaient deux poignets noirs, carrés etplats, deux bâtons d’encre de Chine hiéroglyphes de grosses veines.Le député clérical avait, dans le teint blafard du Lyonnais moisientre ses deux rivières, une certaine vie d’expression qu’il devaità son regard double, tantôt étincelant mais impénétrable derrièrele verre de ses lunettes, le plus souvent vif, méfiant et noirpar-dessus ces mêmes lunettes, et cerné de l’ombre rentrante quedonne à l’arcade sourcilière l’œil levé, la tête basse.

Après un accueil presque cordial encomparaison du froid salut que les deux collègues échangeaient à laChambre, un « je vous attendais » où se glissaitpeut-être une intention, l’avocat montra au Nabab le fauteuil prèsde son bureau, signifia au domestique béat et tout de noir vêtu,non point « de serrer la haire avec la discipline » maisde ne plus venir que quand on le sonnerait, rangea quelques papiersépars, après quoi, ses jambes croisées l’une sur l’autre,s’enfonçant dans son fauteuil avec le ramassement de l’homme qui sedispose à écouter, qui devient tout oreilles, il mit son mentondans sa main et resta là, les yeux fixés sur un grand rideau dereps vert tombant jusqu’à terre en face de lui.

L’instant était décisif, la situationembarrassante. Mais Jansoulet n’hésita pas. C’était une de sesprétentions, à ce pauvre Nabab, que de se connaître en hommes aussibien que Mora. Et ce flair, qui, disait-il, ne l’avait jamaistrompé, l’avertissait qu’il se trouvait en ce moment devant unehonnêteté rigide et inébranlable, une conscience en pierre dure àl’épreuve du pic et de la poudre. « Maconscience ! » Il changea donc subitement son programme,jeta les ruses, les sous-entendus où s’empêtrait sa franche etvaillante nature, et la tête haute, le cœur découvert, tint à cethonnête homme un langage qu’il était fait pour comprendre.

« Ne vous étonnez pas, mon cher collègue– sa voix tremblait, mais elle s’assura bientôt dans la convictionde sa défense –, ne vous étonnez pas si je suis venu vous trouverici au lieu de demander simplement à être entendu par le troisièmebureau. Les explications que j’ai à vous fournir sont d’une naturetellement délicate et confidentielle qu’il m’eût été impossible deles donner dans un lieu public, devant mes collèguesassemblés. »

Maître Le Merquier, par-dessus ses lunettes,regarda le rideau d’un air effaré. Évidemment la conversationprenait un tour imprévu.

« Le fond de la question je ne l’abordepas, reprit le Nabab… Votre rapport, j’en suis sûr, est impartialet loyal, tel que votre conscience a dû vous le dicter. Seulementil a couru sur mon compte d’écœurantes calomnies auxquelles je n’aipas répondu et qui ont peut-être influencé l’opinion du bureau.C’est à ce sujet que je veux vous parler. Je sais la confiance dontvos collègues vous honorent, monsieur Le Merquier, et que, lorsqueje vous aurai convaincu, votre parole suffira sans que j’ai besoind’étaler ma tristesse devant tous… Vous connaissez l’accusation. Jeparle de la plus terrible, de la plus ignoble. Il y en a tant qu’onpourrait s’y tromper… Mes ennemis ont donné des noms, des dates,des adresses… Eh bien ! je vous apporte les preuves de moninnocence. Je les découvre devant vous, devant vous seul ; carj’ai de graves raisons pour tenir toute cette affairesecrète. »

Il montra alors à l’avocat une attestation duconsulat de Tunis, que pendant vingt ans il n’avait quitté laprincipauté que deux fois, la première pour aller retrouver sonpère mourant au Bourg-Saint-Andéol, la seconde pour faire avec lebey une visite de trois jours à son château de Saint-Romans.

« Comment se fait-il qu’avec un documentaussi positif entre les mains je n’aie pas cité mes insulteursdevant les tribunaux pour les démentir et les confondre ?…Hélas ! Monsieur, il y a dans les familles des solidaritéscruelles… J’ai eu un frère, un pauvre être, faible et gâté, qui aroulé longtemps dans la boue de Paris, y a laissé son intelligenceet son honneur… Est-il descendu à ce degré d’abjection où l’on m’amis en son nom ?… Je n’ai pas osé m’en convaincre… Ce quej’affirme, c’est que mon pauvre père, qui en savait plus quepersonne à la maison là-dessus, m’a dit tout bas en mourant :« Bernard, c’est l’aîné qui me tue… Je meurs de honte, monenfant. « »

Il fit une pause nécessaire à son émotionsuffoquée, puis :

« Mon père est mort, maître Le Merquier,mais ma mère vit toujours, et c’est pour elle, pour son repos, quej’ai reculé, que je recule encore devant le retentissement de majustification. En somme, jusqu’à présent, les souillures qui m’ontatteint n’ont pu rejaillir jusqu’à elle. Cela ne sort pas d’uncertain monde, d’une presse spéciale, dont la bonne femme est àmille lieues… Mais les tribunaux, un procès, c’est notre malheurpromené d’un bout de la France à l’autre, les articles duMessager reproduits par tous les journaux, même ceux dupetit pays qu’habite ma mère. La calomnie, ma défense, ses deuxenfants couverts de honte du même coup, le nom – seule fierté de lavieille paysanne – à tout jamais sali… Ce serait trop pour elle. Ily aurait de quoi la tuer. Et vrai, je trouve que c’est assez d’un…Voilà pourquoi j’ai eu le courage de me taire, de lasser, si je lepouvais, mes ennemis par le silence. Mais j’ai besoin d’unrépondant vis-à-vis de la Chambre. Je veux lui ôter le droit de merepousser pour des motifs déshonorants, et puisqu’elle vous achoisi pour rapporteur, je suis venu tout vous dire comme à unconfesseur à un prêtre, en vous priant de ne rien divulguer decette conversation, même dans l’intérêt de ma cause… Je ne vousdemande que cela, mon cher collègue, une discrétion absolue ;pour le reste, je m’en rapporte à votre justice et à votreloyauté. »

Il se levait, allait partir, et Le Merquier nebougeait pas, interrogeant toujours la tenture verte devant lui,comme s’il y cherchait l’inspiration de sa réponse…Enfin :

« Il sera fait comme vous le désirez, moncher collègue. Cette confidence restera entre nous… Vous ne m’avezrien dit, je n’ai rien entendu. »

Le Nabab encore tout enflammé de son élan quiappelait – semblait-il – une réponse cordiale, une poignée de mainfrémissante, se sentit saisi d’un étrange malaise. Cette froideur,ce regard absent le gênaient tellement qu’il gagnait déjà la porteavec le gauche salut des importuns. Mais l’autre leretint :

« Attendez donc, mon cher collègue… Commevous êtes pressé de me quitter… Encore quelques instants, je vousen prie… Je suis trop heureux de m’entretenir avec un homme tel quevous. D’autant que nous avons plus d’un lien commun… Notre amiHemerlingue m’a dit que vous vous occupiez beaucoup de tableaux,vous aussi. »

Jansoulet tressaillit. Ces deux mots :« Hemerlingue… tableaux… » se rencontrant dans la mêmephrase et si inopinément, lui rendaient tous ses doutes, toutes sesperplexités. Il ne se livra pas encore cependant et laissa LeMerquier poser les mots l’un devant l’autre en tâtant le terrainpour ses avances trébuchantes… On lui avait beaucoup parlé de lagalerie de son honorable collègue… « Serait-ce indiscret desolliciter la faveur d’être admis à… ?

– Comment donc ! mais je serais trophonoré », dit le Nabab chatouillé dans le point le plussensible – parce qu’il avait été le plus coûteux – de sa vanité,et, regardant autour de lui les murs du cabinet, il ajouta d’un tonconnaisseur : « Vous aussi, vous possédez quelques beauxmorceaux…

– Oh ! fit l’autre modestement, à peinequelques toiles… C’est si cher aujourd’hui, la peinture… c’est uncoût si onéreux à satisfaire, une vraie passion de luxe… Unepassion de nabab », dit-il en souriant, avec un coup d’œilfurtif pardessus ses lunettes.

C’étaient deux joueurs prudents face àface ; Jansoulet seulement un peu dérouté dans cette situationnouvelle, où il lui fallait se garer, lui qui ne savait que lescoups d’audace.

« Quand je pense, murmura l’avocat, quej’ai mis dix ans à meubler ces murs, et qu’il me reste encore toutce panneau à remplir… »

En effet, à l’endroit le plus apparent de lahaute cloison s’étalait une place vide, évacuée plutôt, car un grosclou doré près du plafond montrait la trace visible, presquegrossière, du piège tendu au pauvre naïf, qui s’y laissa prendresottement.

« Mon cher monsieur Le Merquier, dit-ild’une voix engageante et bon enfant, j’ai justement une vierge duTintoret à la mesure de votre panneau… »

Impossible de rien lire dans les yeux del’avocat réfugiés cette fois sous leur abri miroitant.« Permettez-moi de l’accrocher là, en face de votre table…Cela vous donnera l’occasion de penser quelquefois à moi…

– Et d’atténuer les sévérités de mon rapport,n’est-ce pas, monsieur ? s’écria Le Merquier, formidable etdebout, la main sur la sonnette… J’ai vu bien des impudeurs dans mavie, jamais rien de pareil à celle-là… Des offres semblables à moi,chez moi !…

– Mais, mon cher collègue, je vous jure…

– Reconduisez… », dit l’avocat audomestique patibulaire qui venait d’entrer ; et du milieu deson cabinet dont la porte restait ouverte, devant tout le parloiroù les patenôtres se taisaient, il poursuivit Jansoulet – quitendait le dos et se hâtait en balbutiant vers la sortie – de cesparoles foudroyantes :

« C’est l’honneur de toute la Chambre quevous venez d’outrager dans ma personne, Monsieur… Nos collègues enseront informés aujourd’hui même ; et, ce grief de plus sejoignant à d’autres, vous apprendrez à vos dépens que Paris n’estpas l’Orient et qu’on n’y pratique pas, comme là-bas, lemarchandage et le trafic honteux de la consciencehumaine. »

Puis, après avoir chassé le vendeur du temple,l’homme juste referma sa porte, et s’approchant du mystérieuxrideau vert, dit d’un ton qui sortait doucereux de sa feintecolère :

« Est-ce bien cela, baronneMarie ? »

Chapitre 21LA SÉANCE.

Ce matin-là, par exception il n’y avait pas eude grand déjeuner au no 32 de la place Vendôme. Aussi vous auriezvu vers une heure la panse majestueuse de M. Barreaus’épanouir en blancheur à l’entrée du porche, parmi quatre ou cinqmarmitons coiffés de leurs barrettes, tout autant de palefreniersen béret écossais, groupe imposant qui donnait à la maisonsomptueuse l’aspect d’un hôtel de voyageurs, dont le personnelaurait pris le frais entre deux arrivages. Ce qui complétait laressemblance, c’était le fiacre arrêté devant la porte et le cocheren train de descendre une malle en cuir de forme antique, pendantqu’une grande vieille, embéguinée de jaune, la taille droite dansun petit châle vert, sautait légèrement sur le trottoir, un panierau bras, regardait le numéro avec beaucoup d’attention, puiss’approchait de la valetaille pour demander si c’était bien là quedemeurait M. Bernard Jansoulet.

« C’est ici, lui répondit-on… Mais il n’yest pas.

– Ça ne fait rien », dit la vieille trèsnaturellement.

Elle revint vers le cocher, fit poser sa mallesous le porche, et paya, non sans renfoncer ensuite sonporte-monnaie dans sa poche, d’un geste qui en disait long sur lesméfiances de la province.

Depuis que Jansoulet était député de la Corse,on avait tant vu débarquer chez lui de ces types exotiques etétranges, que les domestiques ne s’étonnèrent pas trop devant cettefemme au teint brûlé, aux yeux charbonnés et ardents, ressemblantbien sous sa coiffe sévère à une vraie Corse, à quelque vieillevocératrice arrivée tout droit du maquis, mais se distinguant desinsulaires fraîchement débarqués par l’aisance et la tranquillitéde ses manières.

« Comme ça, le maître n’est paslà ?… » dit-elle avec une intonation qui s’adressait bienplus aux gens d’une ferme, d’un mas de son pays, qu’à lavaletaille insolente d’une grande maison parisienne.

« Non… le maître n’est pas là.

– Et les enfants ?

– Ils prennent leur leçon… Vous ne pouvez pasles voir.

– Et madame ?

– Elle dort… On n’entre pas dans sa chambreavant trois heures. »

Cela parut l’étonner un peu, la brave femme,qu’on pût rester au lit si tard, mais le sûr instinct, qui à défautd’éducation guide les natures distinguées, l’empêcha de rien diredevant les domestiques, et, tout de suite, elle demanda à parler àPaul de Géry.

« Il est en voyage…

– Bompain Jean-Baptiste, alors ?

– À la séance, avec monsieur… »

Son gros sourcil gris se fronça :

« C’est égal… montez ma malle tout demême. »

Et, avec un petit frisement d’œil malicieux,une fierté, une revanche des regards insolents posés sur elle, elleajouta :

« Je suis la maman. »

Marmitons et palefreniers s’écartèrentrespectueusement.

M. Barreau souleva son bonnet :

« Je me disais bien que j’avais vu madamequelque part.

– C’est ce que je me disais aussi, mongarçon », répondit la mère Jansoulet à qui le souvenir destristes fêtes du bey venait de donner un frisson au cœur.

Mon garçon !… à M. Barreau, à unhomme de cette importance… Voilà qui la mettait tout de suite trèshaut dans l’estime de tout ce monde-là.

Ah ! les grandeurs et les splendeurs nel’éblouissaient guère, la courageuse vieille. Ce n’était pas unemère Boby d’opéra-comique s’extasiant sur les dorures et les beauxaffiquets ; et, dans le grand escalier qu’elle montaitderrière sa malle, les corbeilles de fleurs à tous les étages, leslampadaires soutenus par des statues de bronze ne l’empêchèrent pasde remarquer qu’il y avait un doigt de poussière sur la rampe etdes déchirures au tapis. On la conduisit aux appartements du secondréservés à la Levantine et aux enfants, et là, dans une salleservant de lingerie, qui devait être voisine du cabinet d’étudescar on entendait un murmure de voix enfantines, elle attendit touteseule, son panier sur les genoux, le retour de son Bernard,peut-être le réveil de sa bru, ou la grande joie d’embrasser sespetits-fils. Rien mieux que ce qu’elle voyait autour d’elle nepouvait lui donner une idée du désordre d’un intérieur livré auxdomestiques, où manquent la surveillance de la femme et sonactivité prévoyante. Dans de vastes armoires, toutes ouvertes lelinge s’amoncelait pêle-mêle en piles éventrées, irrégulières,dégringolantes, les draps de batiste, les services de Saxetamponnés, chiffonnés, et les serrures empêchées de fonctionner parquelque broderie en déroute, que personne ne se donnait la peine derelever. Pourtant il passait bien des servantes dans cettelingerie, des négresses en madras jaune qui tiraient de là en hâteune serviette, un tablier, marchaient à même ces richessesdomestiques répandues, traînaient jusqu’au bout de la pièce surleurs pieds plats des ruches de dentelles décousues d’un grandjupon qu’une fille de chambre avait jeté, le dé d’un côté, lesciseaux de l’autre, comme un ouvrage prêt à reprendre.

L’artisane demi-rustique qu’était restée lamère du millionnaire Jansoulet se trouvait choquée ici dans lerespect, la tendresse, les douces manies qu’inspire à laprovinciale l’armoire au linge remplie pièce à pièce jusqu’aufaîte, pleine des reliques du passé pauvre, et dont le contenus’augmente et s’affine peu à peu, premier effort de l’aisance, dela richesse apparente d’un logis.

Encore celle-là tenait la quenouille du matinau soir, et si la ménagère s’indignait, la fileuse aurait pleurécomme devant une profanation. À la fin, n’y tenant plus, elle seleva, quitta sa pose observatrice et patiente ; et courbée,active, son petit châle vert déplacé à chaque mouvement, se mit àramasser, délirer, plier soigneusement ce linge magnifique, commeelle faisait sur les pelouses de Saint-Romans, lorsqu’elle sedonnait la fête d’une grande lessive, occupant vingt journalières,les mannes débordant de blancheurs flottantes et les draps claquantau vent du matin sur les longues cordes à sécher. Elle était auplus fort de cette occupation qui lui aurait fait oublier levoyage, Paris, jusqu’à l’endroit où elle se trouvait, quand unhomme replet, trapu, barbu, en bottes vernies, jaquette de veloursdessinant une encolure de taureau, fit son entrée dans lalingerie.

« Té !… Cabassu…

– Vous ici, madame Françoise… En voilà unesurprise, dit le masseur, écarquillant ses gros yeux de giaour dependule.

– Mais oui, mon brave Cabassu, c’est moi… Jeviens d’arriver… Et, comme tu vois, je suis déjà à l’ouvrage Ça mesaignait l’âme de voir tout ce gâchis.

– Vous êtes donc venue pour laséance ?

– Quelle séance ?

– Mais la grande séance du Corps législatif…C’est aujourd’hui…

– Ma foi, non. Qu’est-ce que tu veux que celapuisse me faire ?… Je n’y comprendrais rien à cette chose-là…Non, je suis venue parce que j’avais envie de connaître mes petitsJansoulet, et puis que je commençais à être inquiète. Voilàplusieurs fois que j’écrivais sans recevoir de réponse. J’ai eupeur qu’il y eût un enfant malade, que Bernard fût mal dans sesaffaires, toutes sortes de mauvaises idées. Il m’a pris un groschagrin noir, et je suis partie… Ils vont tous bien ici, à ce qu’onm’a dit ?…

– Mais oui, madame Françoise… Grâce à Dieu,tout le monde se porte à merveille.

– Et Bernard ?… Son commerce ?… Çamarche comme il veut ?…

– Oh ! vous savez, on a toujours sespetits tracas dans la vie de ce monde… ; finalement, je croisqu’il n’a pas à se plaindre… Mais j’y songe, vous devez avoir faim…Je vas vous faire servir quelque chose. »

Il allait sonner, à l’aise et chez lui bienplus que la vieille mère. Elle le retint :

« Non, non, je n’ai besoin de rien. Il mereste encore des provisions du voyage. »

Sur le bord de la table elle posait deuxfigues, une croûte de pain, tirées de son panier, puis, tout enmangeant :

« Et toi, petit, tes affaires ?… Tum’as l’air joliment requinqué depuis la dernière fois que tu esvenu au Bourg… Quel linge, quels effets !… Dans quelle partiees-tu donc ?

– Professeur de massage… répondit Aristidegravement.

– Professeur, toi ?… » dit-elle avecun étonnement respectueux ; mais elle n’osa lui demander cequ’il enseignait, et Cabassu, que ces questions embarrassaient unpeu, se hâta de passer à un autre sujet :

« Si j’allais chercher les enfants… On neleur a donc pas dit que leur grand-mère était là ?…

– C’est moi qui n’ai pas voulu les déranger deleur travail… Mais je crois que la classe est finie maintenant.Écoute… »

On entendait derrière la porte cetteimpatience piétinante des écoliers qui vont sortir, avides d’espaceet d’air, et la vieille savourait ce joli train qui doublait sondésir maternel, mais l’empêchait de rien faire pour en hâter lecontentement… Enfin, la porte s’ouvrit… Le précepteur parutd’abord, un abbé au nez pointu, aux fortes pommettes, que nousavons vu figurer aux déjeuners d’apparat d’autrefois. Brouillé avecson évêque, l’ambitieux desservant avait quitté le diocèse où ilexerçait, et, dans sa position précaire d’irrégulier du clergé,-car le clergé a sa bohème, lui aussi – se trouvait heureuxd’instruire les petits Jansoulet, récemment expulsés de Bourdaloue.De cet air solennel, arrogant, accablé de responsabilités, quedevaient avoir les grands prélats chargés de l’éducation desDauphins de France, il précédait trois petits bonshommes frisés,gantés, à chapeaux oblongs, en vestons courts, avec des sacs decuir en sautoir et de grands bas rouges montant jusqu’au milieu deleurs petites jambes maigriottes d’enfants grandissants, la tenuedu parfait vélocipédiste au moment de monter en selle.

« Mes enfants », dit Cabassu, lefamilier de la maison, « voilà Mme Jansoulet, votregrand-mère, qui est venue à Paris exprès pour vous voir. »

Ils s’arrêtèrent très étonnés, en rang detaille, examinant ce vieux visage crevassé entre les barbes jaunesde sa coiffe, cette mise étrange, d’une simplicité inconnue ;et l’étonnement de leur grand-mère répondait au leur, doublé d’unedéconvenue navrante et de la gêne ressentie en face de ces petitsmessieurs gourmés et dédaigneux autant que les marquis, les comtes,les préfets en tournée que son fils lui amenait à Saint-Romans. Surl’injonction de leur précepteur « de saluer leur vénérableaïeule », ils vinrent à tour de rôle lui donner ces petitespoignées de main à bras trop courts, dont ils avaient tantdistribué dans les mansardes, et le fait est que cette bonne femmeà la figure terreuse, aux hardes propres mais bien simples, leurrappelait les visites de charité du collège Bourdaloue. Ilssentaient d’eux à elle le même inconnu, la même distance, qu’aucunsouvenir, que nulle parole de leurs parents n’était jamais venuecombler. L’abbé comprit cette gêne et se lança, pour la dissiper,dans une allocution débitée de cette voix de gorge, avec ces gestesvirulents, familiers à ceux qui croient toujours avoir au-dessousd’eux les dix marches de hauteur d’une chaire :

« Eh bien ! Madame, le voilà venu lejour, le grand jour où M. Jansoulet va confondre ses ennemis.Confundantur hostes mei, quia injuste iniquitatem fecerunt inme, parce qu’ils m’ont injustement persécuté. »

La vieille s’inclina religieusement devant lelatin de l’Église qui passait ; mais sa figure prit uneexpression vague d’inquiétude à cette idée d’ennemis et depersécutions.

« Ces ennemis sont puissants et nombreux,ma noble dame, mais ne nous alarmons pas outre mesure. Ayonsconfiance aux décrets du ciel et à la justice de notre cause. Dieuest au milieu d’elle, elle ne sera pas ébranlée. In medio ejusnon commovebitur. »

Un nègre gigantesque, tout galonné d’or neuf,l’interrompit, en annonçant que les vélocipèdes étaient prêts, pourla leçon quotidienne sur la terrasse des Tuileries. Avant departir, les enfants secouèrent encore solennellement la main ridéeet caillouteuse de leur aïeule qui les regardait partir, stupéfaiteet le cœur serré, quand tout à coup, par un adorable mouvementspontané, le plus jeune, arrivé à la porte, se retourna vivement,bouscula le grand nègre, et vint se jeter, le tête en avant, commeun petit buffle, dans les jupes de la mère Jansoulet qu’il serra àbras-le-corps en lui tendant son front lisse éclaboussé de bouclesbrunes, avec la bonne grâce de l’enfant qui offre sa caresse commeune fleur. Peut-être celui-là, plus près du nid et de ses tiédeurs,des girons qui bercent et des nourrices aux chansons patoises,avait-il senti venir vers son petit cœur les effluves maternellesdont le privait la Levantine. La vieille « Grand »frissonna toute, à la surprise de cette étreinteinstinctive :

« Oh ! mon petit… mon petit… »,dit-elle en saisissant la grosse petite tête soyeuse et frisée quilui en rappelait une autre, et elle l’embrassa éperdument. Puis,l’enfant se dégagea, se sauva sans rien dire, les cheveux mouillésde larmes chaudes.

Restée seule avec Cabassu, la mère, que cebaiser avait réconfortée, demanda quelques explications sur lesparoles du prêtre. Son fils avait donc beaucoupd’ennemis ?

« Oh ! disait Cabassu, ce n’est pasétonnant, dans sa position…

– Mais enfin qu’est-ce que c’est que ce grandjour, cette séance dont vous me parlez tous ?

– Eh bé ! oui… C’est aujourd’hui qu’on vasavoir si Bernard sera ou non député.

– Comment ?… il ne l’est donc pasencore ?… Et moi qui l’ai dit partout dans le pays, moi qui aitout illuminé Saint-Romans il y a un mois… C’est donc un mensongequ’on m’a fait faire. »

Le masseur eut beaucoup de peine à luiexpliquer les formalités parlementaires de la validation despouvoirs. Elle n’écoutait que d’une oreille, arpentant la lingerieavec fièvre.

« C’est là qu’il est mon Bernard, en cemoment ?

– Oui, madame.

– Et les femmes, est-ce qu’elles peuvent yentrer à cette Chambre ?… Alors pourquoi donc que la siennen’y est pas ?… Car, enfin, je comprends bien que c’est unegrande affaire pour lui… Il aurait besoin un jour commeaujourd’hui, de sentir tous ceux qu’il aime à son côté… Tiens,sais-tu, mon garçon, tu vas m’y conduire, à sa séance… Est-ce quec’est loin ?

– Non, tout près d’ici… Seulement, ce doitêtre déjà commencé. Et puis, ajouta le Giaour un peu gêné, c’estl’heure où madame a besoin de moi.

– Ah !… Est-ce que tu lui enseignes cettechose dont tu es professeur ? Comment dis-tu ça ?…

– Le massage… Ça nous vient des anciens…Justement, la voilà qui sonne. On va venir me chercher. Voulez-vousque je l’avertisse que vous êtes ici ?

– Non, non, j’aime bien mieux aller là-bastout de suite.

– Mais vous n’avez pas de carte pourentrer ?

– Bah ! je dirai que je suis la mère deJansoulet, et que je viens pour entendre juger mon fils. »

Pauvre mère ! elle ne croyait pas si biendire.

« Attendez donc, madame Françoise. Jevais vous donner quelqu’un pour vous conduire, au moins.

– Oh ! tu sais, moi, la domestiquaille,je n’ai jamais pu m’y faire. J’ai une langue. Il y a du monde parles rues. Je trouverai bien mon chemin. »

Il tenta un dernier effort, sans laisser voirtoute sa pensée :

« Prenez garde. Ses ennemis vont parlercontre lui à la Chambre. Vous allez entendre des choses qui vousferont de la peine. »

Oh ! le beau sourire de croyance et defierté maternelles avec lesquelles elle répondit :

« Est-ce que je ne sais pas mieux qu’euxtous ce que vaut mon enfant ? Est-ce que rien pourrait me lefaire méconnaître ? Il faudrait que je sois une fière ingratealors. Allons, zou ! »

Et secouant terriblement ses coiffes, ellepartit.

Le buste droit, la tête haute, la vieille s’enallait à brusques enjambées, sous les grandes arcades qu’on luiavait dit de suivre, un peu troublée par le roulement incessant desvoitures et par l’oisiveté de sa marche que n’accompagnait plus lemouvement de cette fidèle quenouille, qui ne l’avait jamais quittéedepuis cinquante ans. Toutes ces idées d’inimitiés, depersécutions, les paroles mystérieuses du prêtre, les restrictionsde Cabassu l’agitaient, l’effrayaient. Elle y trouvaitl’explication des pressentiments qui s’étaient emparés d’elle aupoint de l’arracher à ses habitudes, à ses devoirs, à lasurveillance du château et de son malade. Du reste, chosesingulière, depuis que la fortune avait jeté sur son fils et surelle cette chape d’or aux plis lourds, la mère Jansoulet ne s’yétait pas encore faite et s’attendait toujours à la subitedisparition de ces splendeurs… Qui sait si la débâcle n’allait pascommencer cette fois ?… Et subitement, au travers de cessombres pensées, le souvenir de la scène enfantine de tout àl’heure, du tout petit se frottant à ses jupes de droguet, amenaitsur ses lèvres ridées le gonflement d’un sourire tendre ; etravie, elle murmurait dans son patois :

« Oh ! de ce petit,pourtant… »

Une place magnifique, immense, éblouissante,deux gerbes d’eau envolées en poussière d’argent, puis un grandpont de pierre et tout au bout une maison carrée avec des statuesdevant, une grille où stationnaient des voitures, du monde quientrait, des sergents de ville attroupés. C’était là…

Elle écarta la foule bravement et marchajusqu’à une haute porte vitrée.

« Votre carte, ma bonnefemme ? »

La bonne femme n’avait pas de carte, mais elledit simplement à un de ces huissiers à revers rouges qui gardaientl’entrée :

« Je suis la mère de Bernard Jansoulet…Je viens pour la séance de mon garçon. »

C’était bien la séance de son garçon en effet,car dans cette foule assiégeant les portes, dans celle quiremplissait les couloirs, la salle, les tribunes, tout le palais,le même nom se chuchotait accompagné de sourires et de racontars.On s’attendait à un grand scandale, à des révélations terribles durapporteur qui amèneraient sans doute quelque violence du barbareacculé ; et l’on se pressait là comme pour une premièrereprésentation ou les plaidoiries d’une cause célèbre. La vieillemère n’aurait pu certainement se faire entendre au milieu de cetteaffluence, si la traînée d’or, laissée par le Nabab partout où ilpassait, et marquant sa trace royale, ne lui avait facilité tousles chemins. Elle allait donc derrière un huissier de service danscet enchevêtrement de couloirs de portes battantes, de salles nueset sonores, emplies d’un bourdonnement qui circulait avec l’air dubâtiment, sortait de ses murailles, comme si les pierreselles-mêmes imprégnées de « parlotage » joignaient deséchos anciens à ceux de toutes ces voix. En traversant un corridorelle vit un petit homme brun, qui gesticulait et criait aux gens deservice :

« Vous direz à moussiou Jansoulet quec’est moi que ze souis le maire de Sarlazaccio, que z’ai étécondamné à cinq mois de prison pour loui… Ça méritait bien ounecarte pour la séance, corps de Dieu ! »

Cinq mois de prison à cause de son fils…Pourquoi cela ?… Très inquiète, elle arrivait enfin, lesoreilles sifflantes, en haut d’un palier où des inscriptionsdifférente « tribune du Sénat, du corps diplomatique, desdéputés » surmontaient des petites portes d’hôtel garniou de loges de théâtre. Elle entrait, et sans rien voir d’abord quequatre ou cinq rangs de banquettes chargées de monde, puis en face,bien loin, séparées d’elle par un vaste espace clair, d’autrestribunes pareillement remplies, elle s’accotait tout debout aupourtour, étonnée d’être là, éblouie, abasourdie. Une bouffée d’airchaud qui lui venait dans la figure, un brouhaha de voix montantesl’attiraient dans la pente de l’estrade, vers l’espèce de gouffreouvert au milieu du grand vaisseau, et où son fils devait être.Oh ! qu’elle aurait voulu le voir… Alors en s’amincissantencore, en jouant de ses coudes pointus et durs comme son fuseau,elle se glissa, se faufila entre le mur et les banquettes, sansprendre garde aux petits courroux qu’elle éveillait, au dédain desfemmes en toilette dont elle chiffonnait les dentelles, les paruresprintanières. Car l’assemblée était toute élégante, mondaine. Lamère Jansoulet reconnaissait même, à son plastron inflexible, à sonnez aristocratique, le beau marquis visiteur de Saint-Romans, quiportait si bien son nom d’oiseau de luxe, mais lui, ne la regardaitpas. Avancée ainsi de quelques rangs, elle fut arrêtée par un dosd’homme assis, un dos énorme qui barrait tout, l’empêchait d’allerplus loin. Heureusement que de là, en se penchant un peu, elleapercevait presque toute la salle ; et ces gradins endemi-cercle où se pressaient les députés, la tenture verte desmurailles, cette chaire dans le fond occupée par un homme chauve, àl’air sévère, lui faisaient l’effet, sous le jour studieux et gristombant de haut, d’une classe qui va commencer et que précèdent lebavardage, le déplacement d’écoliers dissipés.

Une chose la frappa, l’insistance des regardsà ne se tourner que d’un côté, à chercher le même point attirant,et comme elle suivait ce courant de curiosité qui entraînaitl’assemblée tout entière, aussi bien la salle que les tribunes,elle vit que ce qu’on regardait ainsi, c’était son fils.

Au pays des Jansoulet, on trouve encore, dansquelques anciennes églises, au fond du chœur, à mi-hauteur dans lacrypte, une logette en pierre, où le lépreux était admis à écouterl’office, montrant à la foule curieuse et craintive sa sombresilhouette de fauve accroupie contre les meurtrières pratiquées aumur. Françoise se souvenait très bien d’avoir vu, au village oùelle avait été nourrie, le « ladre », effroi de sonenfance, entendant la messe du fond de sa cage de pierre, perdudans l’ombre et la réprobation… En voyant son fils assis, la têtedans ses mains, seul, tout en haut, à part des autres, ce souvenirlui revint à l’esprit. « On dirait le ladre », murmura lapaysanne. Et c’était bien un lépreux, en effet, ce pauvre Nabab, àqui ses millions rapportés d’Orient infligeaient en ce moment commeune terrible et mystérieuse maladie exotique. Par hasard le banc oùil avait choisi sa place s’éclaircissait de plusieurs vides causéspar des congés ou des morts récentes ; et tandis que lesautres députés communiquaient entre eux, riaient, se faisaient dessignes, lui se tenait silencieux, isolé, signalé à l’attention detoute la Chambre, attention que la mère Jansoulet devinaitmalveillante, ironique, et qui la brûlait au passage. Comment luifaire savoir qu’elle était là près de lui, qu’un cœur fidèlebattait non loin du sien ; il évitait de se tourner vers cettetribune. On eût dit qu’il la sentait hostile, qu’il craignait d’yvoir des choses attristantes… Soudain, à un coup de sonnette venude l’estrade présidentielle, un tressaillement courut parl’assemblée, toutes les têtes se penchèrent dans cet élancementattentif qui immobilise les traits de la face, et un homme maigre àlunettes, subitement dressé parmi tant de gens assis, ce qui luidonnait déjà l’autorité de l’attitude, dit en ouvrant le cahierqu’il tenait à la main :

« Messieurs, je viens au nom de votretroisième bureau, vous proposer d’annuler l’élection de la deuxièmecirconscription du département de la Corse. »

Dans le grand silence qui suivit cette phraseque la mère Jansoulet ne comprit pas, le gros poussah assis devantelle se mit à souffler violemment, et tout à coup au premier rangde la tribune, un délicieux visage de femme se retourna vers lui,pour lui adresser un signe rapide d’intelligence et decontentement. Front pâle, lèvres minces, sourcils trop noirs dansle blanc encadrement du chapeau, cela fit dans les yeux de la bonnevieille, sans qu’elle sût pourquoi, l’effet douloureux du premieréclair quand l’orage commence et que l’appréhension de la foudresuit le vif échange des fluides.

Le Merquier lisait son rapport. La voix lente,blafarde, monotone, l’accent lyonnais, traînard et mou, où lalongue taille de l’avocat se berçait par un mouvement de tête etd’épaules presque animal, faisaient un singulier contraste à lanetteté féroce du réquisitoire. D’abord un rapide exposé desirrégularités électorales. Jamais le suffrage universel n’avait ététraité avec ce sans-façon primitif et barbare. À Sarlazaccio, où leconcurrent de Jansoulet paraissait devoir l’emporter, l’urne estdétruite pendant la nuit précédant le dépouillement. Même aventureou à peu près à Lévie, à Saint-André, à Avabessa. Et ce sont lesmaires eux-mêmes qui commettent ces attentats, emportent les urnesà leurs domiciles, brisent les scellés, déchirent les bulletins devote sous le couvert de leur autorité municipales. Nul respect dela loi. Partout la fraude, l’intrigue, même la violence. ÀCalcatoggio, un homme armé s’est tenu tout le temps de l’élection àla fenêtre d’une auberge, l’escopette au poing, juste en face de lamairie ; et chaque fois qu’un partisan de Sébastiani,l’adversaire de Jansoulet, se montrait sur la place, l’homme lemettait en joue : « Si tu entres, je tebrûle ! » D’ailleurs, quand on voit des commissaires depolice, des juges de paix, des vérificateurs de poids et mesures nepas craindre de s’improviser agents électoraux, d’effrayer,d’entraîner la population soumise à toutes ces petites influenceslocales si tyranniques, n’est-ce pas la preuve d’une licenceeffrénée ? Jusqu’à des prêtres, de saints pasteurs égarés parleur zèle pour le tronc des pauvres et l’entretien de leur égliseindigente, qui ont prêché une mission véritable en faveur del’élection Jansoulet. Mais une influence encore plus puissante,quoique moins respectable, a été mise en jeu pour la bonne cause,l’influence des bandits. « Oui, des bandits, messieurs, je neris pas. » Et là-dessus une esquisse à grands traits dubanditisme corse en général et de la famille Piedigriggio enparticulier…

La Chambre, très attentive écoutait avec unecertaine inquiétude. En somme, c’était un candidat officiel dont onsignalait ainsi les agissements, et ces étranges mœurs électoralesappartenaient à ce pays privilégié, berceau de la familleimpériale, si étroitement lié aux destinées de la dynastie, qu’uneattaque à la Corse semblait remonter jusqu’au souverain. Mais quandon vit, au banc du gouvernement, le nouveau ministre d’État,successeur et ennemi de Mora, tout joyeux de l’échec arrivé à unecréature du défunt, sourire complaisamment au cruel persiflage deLe Merquier, aussitôt toute gêne disparut, et le sourireministériel, répété sur trois cents bouches s’agrandit bientôt enun rire à peine contenu, ce rire des foules dominées par une férulequelconque et que la moindre approbation du maître fait éclater.Dans les tribunes peu gâtées d’ordinaire sur le pittoresque, et queces histoires de bandits amusaient comme un vrai roman, c’était unejoie générale, une animation radieuse de tous ces visages defemmes, heureux de pouvoir paraître jolis sans manquer à lasolennité de l’endroit. De petits chapeaux clairs frémissaient detoute leur aigrette fleuve, des bras ronds cerclés d’ors’accoudaient pour mieux écouter. Le grave Le Merquier avaitapporté à la séance la distraction d’un spectacle, la petite notecomique permise aux concerts de charité pour amadouer lesprofanes.

Impassible et très froid au milieu de sonsuccès, il continuait à lire de sa voix morne et pénétrante commeune pluie lyonnaise :

« Maintenant, messieurs, on se demandecomment un étranger, un Provençal retour d’Orient, ignorant desintérêts et des besoins de cette île où on ne l’avait jamais vuavant les élections, le vrai type de ce que les Corses appellentdédaigneusement un continental, comment cet homme a pu susciter unpareil enthousiasme, un dévouement poussé jusqu’au crime, jusqu’àla profanation. C’est sa richesse qui nous répondra, son or funestejeté à la face des électeurs, fourré de force dans leurs pochesavec un cynisme effronté dont nous avons mille preuves. »Alors l’interminable série des dénonciations : « Jesoussigné Croce (Antoine), atteste dans l’intérêt de la vérité quele commissaire de police Nardi, venu chez nous un soir, m’adit : « Écoute, Croce (Antoine)… je te jure sur le feu decette lampe que, si tu votes pour Jansoulet, tu auras cinquantefrancs demain matin. » Et cet autre : « Je soussignéLavezzi (Jacques-Alphonse) déclare avoir refusé avec mépris,dix-sept francs que m’offrait le maire de Pozzo-Negro pour votercontre mon cousin Sebastiani… » Il est probable que, pourtrois francs de plus, Lavezzi (Jacques-Alphonse) aurait dévoré sonmépris en silence. Mais la Chambre n’y regardait pas de siprès.

L’indignation la soulevait, cette Chambreincorruptible. Elle grondait, elle s’agitait sur ses moelleusesbanquettes de velours rouge, poussait des clameurs. C’étaient des« oh ! » de stupéfaction, des yeux en accentcirconflexe, de brusques révoltes en arrière ou des affaissementsconsternés, découragés, comme en cause parfois le spectacle de ladégradation humaine. Et remarquez que la plupart de ces députéss’étaient servis des mêmes manœuvres électorales, qu’il y avait làles héros de ces fameux « rastels », de ces ripailles enplein vent promenant en triomphe des veaux pavoisés, enrubannés,comme à des kermesses de Gargantua. Ceux-là justement criaient plusfort que les autres, se tournaient, furieux, vers le banc solitaireet élevé où le pauvre lépreux écoutait, immobile, la tête dans sesmains. Pourtant, au milieu du haro général, une voix s’élevait ensa faveur, mais sourde, inexercée, moins une parole qu’unbredouillement sympathique à travers lequel on distinguaitvaguement : « Grands services rendus à la populationcorse… Travaux considérables… Caisseterritoriale. »

Celui qui bégayait ainsi était un tout petithomme en guêtres blanches, tête d’albinos, aux poils rares,hérissés par touffes. Mais l’interruption de ce maladroit ami neput que fournir à Le Merquier une transition rapide et toutenaturelle. Un sourire hideux écarta ses lèvres molles :« L’honorable M. Sarigue nous parle de la Caisseterritoriale, nous allons pouvoir lui répondre. » L’antrePaganetti semblait lui être en effet, très familier. En quelquesphrases nettes et vives, il projeta la lumière jusqu’au fond dusombre repaire, en montra tous les pièges, tous les gouffres, lesdétours, les chausse-trapes, comme un guide secouant sa torcheau-dessus des oubliettes de quelque sinistre in pace. Ilparla des fausses carrières, des chemins de fer en tracé, despaquebots chimériques disparus dans leur propre fumée. L’affreuxdésert de Taverna ne fut pas oublié, ni la vieille torregénoise, servant de bureau à l’agence maritime. Mais ce qui réjouitsurtout la Chambre, ce fut le récit d’une cérémonie picaresqueorganisée par le gouverneur pour la percée d’un tunnel à travers leMonte-Rotondo, travail gigantesque toujours en projet, remisd’année en année, demandant des millions d’argent, des milliers debras, et qu’on avait commencé en grande pompe huit jours avantl’élection. Le rapport relatait drôlement la chose, le premier coupde pioche donné par le candidat dans l’énorme montagne couverte deforêts séculaires, le discours du préfet, la bénédiction desoriflammes aux cris de « vive Bernard Jansoulet », etdeux cents ouvriers se mettant à l’œuvre immédiatement, travaillantjour et nuit pendant une semaine, puis sitôt l’élection faite –abandonnant sur place les débris du roc entamé autour d’uneexcavation dérisoire, un asile de plus pour les redoutables rôdeursdu maquis. Le tour était joué. Après avoir si longtemps extorquél’argent des actionnaires, la Caisse territoriale venaitde servir cette fois à subtiliser les votes des éleveurs. « Dureste, messieurs voici un dernier détail, par lequel j’aurais pucommencer pour vous épargner le navrant récit de cette pasquinadeélectorale. J’apprends qu’une instruction judiciaire est ouverteaujourd’hui même contre le comptoir corse, et qu’une sérieuseexpertise de ses livres va très vraisemblablement amener un de cesscandales financiers trop fréquents hélas ! de nos jours, etauquel vous ne voudrez pas, pour l’honorabilité de cette Chambre,qu’aucun de vos membres se trouve mêlé. »

Sur cette révélation subite, le rapporteurs’arrêta un moment, prit un temps comme un comédien soulignant soneffet ; et dans le silence dramatique pesant tout à coup surl’Assemblée, on entendit le bruit d’une porte qui se fermait.C’était le gouverneur Paganetti quittant lestement sa tribune, levisage blême, les yeux ronds, la bouche en sifflet d’un maîtrePierrot qui vient de flairer dans l’air quelque formidable coup debatte. Monpavon immobile, élargissait son plastron. Le gros hommesoufflait violemment dans les guirlandes du petit chapeau blanc desa femme.

La mère Jansoulet regardait son fils.

« J’ai parlé de l’honorabilité de laChambre, messieurs… je veux en parler encore… »

Cette fois Le Merquier ne lisait plus. Aprèsle rapporteur, l’orateur entrait en scène, le justicier plutôt. Laface éteinte, le regard abrité, rien ne vivait, rien ne bougeait deson grand corps que le bras droit, ce bras long, anguleux, auxmanches courtes, qui s’abaissait automatiquement comme un glaive dejustice, mettait à chaque fin de phrase le geste cruel etinexorable d’une décollation. Et c’était certes une exécutionvéritable à laquelle on assistait. L’orateur voulait bien laisserde côté les légendes scandaleuses, le mystère qui planait sur cettefortune colossale acquise aux pays lointains, loin de toutcontrôle. Mais il y avait dans la vie du candidat certains pointsdifficiles à éclaircir, certains détails… Il hésitait ;semblait chercher, épurer ses mots, puis devant l’impossibilité deformuler l’accusation directe : « Ne rabaissons point ledébat, messieurs… Vous m’avez comprise, vous savez à quels bruitsinfâmes je fais allusion, à quelles calomnies voudrais-je pouvoirdire ; mais la vérité met force à déclarer que lorsqueM. Jansoulet, appelle devant votre troisième bureau, a été misen demeure de confondre les accusations dirigées contre lui, sesexplications ont été si vagues, que tout en restant persuadés deson innocence, un soin scrupuleux de votre honneur nous a faitrejeter une candidature entachée d’un soupçon de ce genre. Non, cethomme ne doit pas siéger au milieu de vous. Qu’y ferait-ild’ailleurs ?… Établi depuis si longtemps en Orient, il adésappris les lois, les mœurs, les usages de son pays. Il croit auxjustices expéditives, aux bastonnades en pleine rue, il se fie auxabus de pouvoir, et, ce qui est pis encore, à la vénalité, à labassesse accroupie de tous les hommes. C’est le traitant qui sefigure que tout s’achète, quand on y met le prix, même les votesdes électeurs, même la conscience de ses collègues… »

Il fallait voir avec quelle admiration naïveces bons gros députés, engourdis de bien-être, écoutaient cetascète, cet homme d’un autre âge, pareil à quelque saint Jérômesorti du fond de sa thébaïde pour venir, en pleine assemblée duBas-Empire, foudroyer de son éloquence indignée le luxe effrontédes prévaricateurs et des concessionnaires. Comme on comprenaitbien maintenant ce beau surnom de « Ma conscience » quelui décernait le Palais, et où il tenait tout entier avec sa grandetaille et ses gestes inflexibles. Dans les tribunes, l’enthousiasmes’exaltait encore. De jolies têtes se penchaient pour le voir, pourboire sa parole. Des approbations couraient, inclinant des bouquetsde toutes nuances comme le vent dans la floraison d’un champ deblé. Une voix de femme criait d’un petit accent étranger :« Bravo… bravo… »

Et la mère ?

Debout, immobile, recueillie dans son désir decomprendre quelque chose à cette phraséologie de prétoire à cesallusions mystérieuses, elle était là comme ces sourds-muets qui nedevinent ce qu’on dit devant eux qu’au mouvement des lèvres, àl’accent des physionomies. Or il lui suffisait de regarder son filset Le Merquier pour comprendre quel mal l’un faisait à l’autrequelles intentions perfides, empoisonnées, tombaient de ce longdiscours sur le malheureux qu’on aurait pu croire endormi, sans letremblement de ses fortes épaules et les crispations de ses mainsdans ses cheveux qu’elles fourrageaient furieusement tout en luicachant le visage. Oh ! si de sa place elle avait pu luicrier : « N’aie pas peur, mon fils. S’ils te méprisenttous, ta mère t’aime. Viens-nous-en ensemble… Est-ce que nous avonsbesoin d’eux ? »

Et un moment elle put croire que ce qu’ellelui disait ainsi dans le fond de son cœur arrivait jusqu’à lui parune intuition mystérieuse. Il venait de se lever, de secouer satête crépue, congestionnée, où la lippe enfantine de ses lèvresgrelottait sous une nervosité de larmes. Mais, au lieu de quitterson banc il s’y cramponnait au contraire, ses grosses mainspétrissant le bois du pupitre. L’autre avait fini, maintenantc’était son tour de répondre :

« Messieurs, dit-il… »

Il s’arrêta aussitôt, effrayé par le sonrauque, affreusement sourd et vulgaire de sa voix, qu’il entendaitpour la première fois en public. Il lui fallut, dans cette haltetourmentée de mouvements de la face, d’intonations cherchées et quine sortaient pas, reprendre la force de sa défense. Et sil’angoisse de ce pauvre homme était saisissante, la vieille mèrelà-haut, penchée, haletante, remuant nerveusement les lèvres commepour l’aider à chercher ses mots, lui renvoyait bien la mimique desa torture. Quoiqu’il ne pût la voir, tourné comme il l’était parrapport à cette tribune qu’il évitait intentionnellement, cesouffle maternel, le magnétisme ardent de ces yeux noirs finirentpar lui rendre la vie, et subitement sa parole et son geste setrouvèrent déliés :

« Avant tout, messieurs, je déclare queje ne viens pas défendre mon élection… Si vous croyez que les mœursélectorales n’ont pas été toujours les mêmes en Corse, qu’on doiveimputer toutes les irrégularités commises à l’influence corruptricede mon or et non au tempérament inculte et passionné d’un peuple,repoussez-moi, ce sera justice et je n’en murmurerai pas. Mais il ya dans tout ceci autre chose que mon élection, des accusations quiattaquent mon honneur, le mettent directement en jeu, et c’est àcela seul que je veux répondre. » Sa voix s’assurait peu àpeu, toujours cassée, voilée, mais avec des notes attendrissantescomme il s’en trouve dans ces organes dont la dureté primitive asubi quelques éraillures. Très vite il raconta sa vie, ses débuts,son départ pour l’Orient. On eût dit un de ces vieux récits duXVIIIème siècle où il est question de corsaires barbaresquescourant les mers latines, de beys et de hardis Provençaux brunscomme des grillons, qui finissent toujours par épouser quelquesultane et « prendre le turban » selon l’ancienneexpression des Marseillais. « Moi, disait le Nabab de sonsourire bon enfant, je n’ai pas eu besoin de prendre le turban pourm’enrichir, je me suis contenté d’apporter en ces pays d’indolenceet de lâchez-tout l’activité, la souplesse d’un Français du Midi,et je suis arrivé à faire en quelques années une de ces fortunesqu’on ne fait que là-bas dans ces diables de pays chauds où toutest gigantesque, hâtif, disproportionné, où les fleurs poussent enune nuit, où un arbre produit une forêt. L’excuse de fortunespareilles est dans la façon dont on les emploie, et j’ai laprétention de croire que jamais favori du sort n’a plus que moiessayé de se faire pardonner sa richesse. Je n’y ai pasréussi. » Oh ! non, il n’y avait pas réussi… Pour tantd’or follement semé, il n’avait rencontré que du mépris ou de lahaine… De la haine ! Qui pouvait se vanter d’en avoir remuéautant que lui, comme un gros bateau de la vase lorsque sa quilletouche le fond… Il était trop riche, cela lui tenait lieu de tousles vices, de tous les crimes, le désignait à des vengeancesanonymes, à des inimitiés cruelles et incessantes.

« Ah ! messieurs, criait le pauvreNabab en levant ses poings crispés, j’ai connu la misère, je mesuis pris corps à corps avec elle, et c’est une atroce lutte, jevous jure. Mais lutter contre la richesse, défendre son bonheur,son honneur, son repos, mal abrités derrière des piles d’écus quivous croulent dessus et vous écrasent c’est quelque chose de plushideux, de plus écœurant encore. Jamais aux plus sombres jours dema détresse, je n’ai eu les peines, les angoisses les insomniesdont la fortune m’a accablé, cette horrible fortune que je hais etqui m’étouffe… On m’appelle le Nabab, dans Paris… Ce n’est pas leNabab qu’il faudrait dire, mais le Paria, un paria social tendantles bras, tout grands, à une société qui ne veut pas delui… »

Figées en récit, ces paroles peuvent paraîtrefroides ; mais là, devant l’Assemblée, la défense de cet hommeparaissait empreinte d’une sincérité éloquente et grandiose quiétonna d’abord, venant de ce rustique, de ce parvenu, sans lecture,sans éducation, avec sa voix de marinier du Rhône et ses allures deportefaix, et qui émut ensuite singulièrement les auditeurs par cequ’elle avait d’inculte, de sauvage, d’étranger à toute notionparlementaire. Déjà des marques de faveur avaient agité les gradinshabitués à recevoir l’averse monotone et grise du langageadministratif. Mais à ce cri de rage et de désespoir poussé contrela richesse par l’infortuné qu’elle enlaçait, roulait, noyait dansses flots d’or et qui se débattait, appelant au secours du fond deson Pactole, toute la Chambre se dressa avec des applaudissementschaleureux, des mains tendues, comme pour donner au malheureuxNabab ces témoignages d’estime dont il se montrait si avide, et lesauver en même temps du naufrage. Jansoulet sentit cela et,réchauffé par cette sympathie, il reprit, la tête haute, le regardassuré :

« On est venu vous dire, messieurs, queje n’étais pas digne de m’asseoir au milieu de vous. Et celui quil’a dit était bien le dernier de qui j’aurais attendu cette parolecar lui seul connaît le secret douloureux de ma vie, lui seulpouvait parler pour moi, me justifier et vous convaincre. Il n’apas voulu le faire. Eh bien ! moi, je l’essaierai, quoi qu’ilm’en coûte… Outrageusement calomnié devant tout le pays, je dois àmoi-même, je dois à mes enfants cette justification publique et jeme décide à la faire. »

Par un mouvement brusque, il se tourna alorsvers la tribune où il savait que l’ennemi le guettait, et, tout àcoup s’arrêta plein d’épouvante. Là, juste en face de lui, derrièrela petite tête haineuse et pâle de la baronne, sa mère, sa mèrequ’il croyait à deux cents lieues du redoutable orage, leregardait, appuyée au mur, tendant vers lui son visage divin inondéde larmes, mais fier et rayonnant tout de même du grand succès deson Bernard. Car c’était un vrai succès d’émotion sincère, bienhumaine et que quelques mots de plus pouvaient changer en triomphe« Parlez… parlez… » lui criait-on de tous les côtés de laChambre, pour le rassurer, l’encourager. Mais Jansoulet ne parlaitpas. Il avait bien peu à dire cependant pour sa défense :« La calomnie a confondu volontairement deux noms. Jem’appelle Bernard Jansoulet. L’autre s’appelait JansouletLouis. » Pas un mot de plus.

C’était trop en présence de sa mère ignoranttoujours le déshonneur de l’aîné. C’était trop pour le respect, lasolidarité familiale.

Il crut entendre la voix du vieux :« Je meurs de honte mon enfant. » Est-ce qu’elle n’allaitpas mourir de honte elle aussi, s’il parlait ?… Il eut vers lesourire maternel un regard sublime de renoncement, puis, d’une voixsourde, d’un geste découragé :

« Excusez-moi, messieurs, cetteexplication est décidément au-dessus de mes forces… Ordonnez uneenquête sur ma vie, ouverte à tous et bien en lumière, hélas !puisque chacun peut en interpréter tous les actes… Je vous jure quevous n’y trouverez rien qui m’empêche de siéger au milieu desreprésentants de mon pays. »

La stupeur, la désillusion furent immensesdevant cette défaite qui semblait à tous l’effondrement subit d’unegrande effronterie acculée. Il y eut un moment d’agitation sur lesbancs, le tumulte d’un vote par assis et levé, que le Nabab sous lejour douteux du vitrage regarda vaguement, comme le condamné duhaut de l’échafaud regarde la foule houleuse ; puis, aprèscette attente longue d’un siècle qui précède une minute suprême, leprésident prononça dans le grand silence et le plus simplement dumonde :

« L’élection de M. Bernard Jansouletest annulée. »

Jamais vie d’homme ne fut tranchée avec moinsde solennité ni de fracas.

Là-haut, dans sa tribune, la mère Jansouletn’y comprit rien, sinon que des vides se faisaient tout autour surles bancs, que des gens se levaient, s’en allaient. Bientôt il neresta plus avec elle que le gros homme et la dame en chapeau blanc,penchés tout au bord de la rampe regardant curieusement du côté deBernard, qui semblait s’apprêter à partir lui aussi, car il serraitd’un air très calme d’épaisses liasses dans un grand portefeuille.Ses papiers rangés, il se leva, quitta sa place… Ah ! cesexistences d’estradiers ont parfois des passes bien cruelles.Gravement, lourdement, sous les regards de toute l’Assemblée, illui fallut redescendre ces gradins qu’il avait escaladés au prix detant de peines et d’argent, mais au bas desquels le précipitait unefatalité inexorable.

C’était cela que les Hemerlingue attendaient,suivant de l’œil jusqu’à sa dernière étape cette sortie navrante,humiliante, qui met au dos de l’invalide un peu de la honte et del’effarement d’un renvoi ; puis, sitôt le Nabab disparu, ilsse regardèrent avec un rire silencieux et quittèrent la tribune,sans que la vieille femme eût osé leur demander quelquerenseignement, avertie par son instinct de la sourde hostilité deces deux êtres. Restée seule, elle prêta toute son attention à unenouvelle lecture qu’on faisait, persuadée qu’il s’agissait encorede son fils. On parlait d’élection, de scrutin, et la pauvre mèretendant sa coiffe rousse, frondant son gros sourcil, auraitreligieusement écouté jusqu’au bout le rapport de l’électionSarigue, si l’huissier de service qui l’avait introduite, ne fûtvenu l’avertir que c’était fini, qu’elle ferait mieux de s’enaller. Elle parut très surprise.

« Vraiment ?… c’estfini ?… » disait-elle, en se levant comme à regret.

Et tout bas, timidement :

« Est-ce que… Est-ce qu’il agagné ? »

C’était si naïf, si touchant, que l’huissiern’eut pas même envie de rire.

« Malheureusement non, madame.M. Jansoulet n’a pas gagné… Mais aussi pourquoi est-il arrêtéen si beau chemin… Si c’est vrai qu’il n’était jamais venu à Pariset qu’un autre Jansoulet a fait tout ce dont on l’accuse, pourquoine l’a-t-il pas dit ? »

La vieille mère, devenue très pâle, s’appuya àla rampe de l’escalier.

Elle avait compris…

La brusque interruption de Bernard en lavoyant, le sacrifice qu’il lui avait offert si simplement dans sonbeau regard de bête égorgée lui revenaient à l’esprit ; dumême coup la honte de l’Aîné, de l’enfant de prédilection, seconfondait avec le désastre de celui-ci, douleur maternelle àdouble tranchant, dont elle se sentait déchirée de quelque côtéqu’elle se retournât. Oui, oui, c’était à cause d’elle qu’iln’avait pas voulu parler. Mais elle n’accepterait pas un sacrificepareil. Il fallait qu’il revînt tout de suite s’expliquer devantles députés.

« Mon fils ? où est monfils ?

– En bas, madame, dans sa voiture. C’est luiqui m’a envoyé vous chercher. »

Elle s’élança devant l’huissier, marchantvite, parlant tout haut, bousculant sur son passage des petitshommes noirs et barbus qui gesticulaient dans les couloirs. Aprèsla salle des Pas-Perdus, elle traversa une grande antichambre enrotonde où des laquais respectueusement rangés faisaient unsoubassement vivant et chamarré à la haute muraille nue. De là onvoyait, à travers les portes vitrées, la grille du dehors, la fouleattroupée et parmi d’autres voitures le carrosse du Nabab quiattendait. La paysanne en passant reconnut dans un groupe sonénorme voisin de tribune avec l’homme blême à lunettes qui avaittonné contre son fils et recevait pour son discours toutes sortesde félicitations et de poignées de main. Au nom de Jansoulet,prononcé au milieu de ricanements moqueurs et satisfaits, elleralentit ses grandes enjambées.

« Enfin, disait un joli garçon à figurede mauvaise femme, il n’a toujours pas prouvé en quoi nosaccusations étaient fausses. »

La vieille en entendant cela fit une trouéeterrible dans le tas et, se posant en face de Moëssard :

« Ce qu’il n’a pas dit, moi je vais vousle dire. Je suis sa mère et c’est mon devoir de parler. »

Elle s’interrompit pour saisir à la manche LeMerquier qui s’esquivait :

« Vous d’abord, méchant homme, vous allezm’écouter… Qu’est-ce que vous avez contre mon enfant ? Vous nesavez donc pas qui il est ? Attendez un peu, que je vousl’apprenne. »

Et, se retournant vers lejournaliste :

« J’avais deux fils, monsieur… »

Moëssard n’était plus là. Elle revint à LeMerquier :

« Deux fils, monsieur… »

Le Merquier avait disparu.

« Oh ! écoutez-moi, quelqu’un, jevous en prie », disait la pauvre mère, jetant autour d’elleses mains et ses paroles pour rassembler, retenir sesauditeurs ; mais tous fuyaient, fondaient, se dispersaient,députés, reporters, visages inconnus et railleurs auxquels ellevoulait raconter son histoire à toute force, sans souci del’indifférence où tombaient ses douleurs et ses joies, ses fiertéset ses tendresses maternelles exprimées dans un charabia de génie.Et tandis qu’elle s’agitait, se débattait ainsi, éperdue, la coiffeen désordre, à la fois grotesque et sublime comme tous les êtres denature en plein drame civilisé, prenant à témoin de l’honnêteté deson fils et de l’injustice des hommes jusqu’aux gens de livrée dontl’impassibilité dédaigneuse était plus cruelle que tout, Jansoulet,qui venait à sa rencontre, inquiet de ne pas la voir, apparut toutà coup à côté d’elle.

« Prenez mon bras, ma mère… Il ne fautpas rester là. »

Il dit cela très haut, d’un ton si calme et siferme que tous les rires cessèrent, et que la vieille femmesubitement apaisée, soutenue par cette étreinte solide oùs’appuyaient les derniers tremblements de sa colère, put sortir dupalais entre deux haies respectueuses. Couple grandiose etrustique, les millions du fils illuminant la paysannerie de la mèrecomme ces haillons de sainte qu’entoure une châsse d’or, ilsdisparurent dans le beau soleil qu’il faisait dehors, dans lasplendeur de leur carrosse étincelant, ironie féroce en présence decette grande détresse, symbole frappant de l’épouvantable misèredes riches.

Tous deux assis au fond, car ils craignaientd’être vus, ils ne se parlèrent pas d’abord. Mais dès que lavoiture se fut mise en route, qu’il eut vu fuir derrière lui letriste calvaire où son honneur restait au gibet, Jansoulet, à boutde forces, posa sa tête contre l’épaule maternelle, la cacha dansun croisement du vieux châle vert, et là, laissant ruisseler deslarmes brûlantes, tout son grand corps secoué par les sanglots, ilretrouvait le cri de son enfance, sa plainte patoise de quand ilétait tout petit :

« Mama… Mama… »

Chapitre 22DRAMES PARISIENS.

Que l’heure est donc brève

Qu’on passe en aimant !

C’est moins qu’un moment,

Un peu plus qu’un rêve…

Dans le demi-jour du grand salon en tenued’été, rempli de fleurs, le lampas des meubles recouvert de houssesblanches, lustres voilés, stores baissés, fenêtres ouvertes,Mme Jenkins assise au piano déchiffre la mélodie nouvelle dumusicien à la mode, quelques phrases sonores accompagnant des versexquis, un lied mélancolique, inégalement coupé, qui semble écritpour les tendres gravités de sa voix et l’état inquiet de sonâme.

Le temps nous enlève

Notre enchantement

soupire la pauvre femme, s’émouvant au son desa plainte ; et, tandis que les notes s’envolent dans la courde l’hôtel, calme à l’ordinaire, où la fontaine s’égoutte au milieud’un massif de rhododendrons, la chanteuse s’interrompt, les mainstenant l’accord, ses yeux fixés sur la musique, mais son regardbien au-delà… Le docteur est absent. Le soin de ses affaires, de sasanté l’a exilé de Paris pour quelques jours, et, comme il arrivedans la solitude, les pensées de la belle Mme Jenkins ont prisce tour grave, cette tendance analytique qui rend parfois lesséparations momentanées fatales aux ménages les plus unis… Unis,depuis longtemps ils ne l’étaient plus. Ils ne se voyaient qu’auxheures des repas, devant les domestiques, se parlaient à peine, àmoins que lui, l’homme des manières onctueuses, ne se laissât allerà quelque remarque brutale, désobligeante, à propos de son fils, del’âge qui la touchait enfin, ou d’une toilette qui ne lui allaitpas. Toujours sereine et douce, elle étouffait ses larmes,acceptait tout, feignait de ne pas comprendre ; non pasqu’elle l’aimât encore, après tant de cruautés et de mépris, maisc’était bien l’histoire, telle que la racontait leur cocher Joë,« d’un vieux crampon qui tenait à se faire épouser ».Jusque-là un terrible obstacle, la vie de la femme légitime, avaitprolongé une situation déshonorante. Maintenant que l’obstaclen’existait plus, elle voulait finir cette comédie, à cause d’Andréqui d’un jour à l’autre pourrait être forcé de mépriser sa mère, àcause du monde qu’ils trompaient depuis dix ans, et où ellen’entrait jamais qu’avec des battements de cœur, appréhendantl’accueil qu’on lui ferait le lendemain d’une découverte. À sesallusions, à ses prières, Jenkins avait répondu d’abord par desphrases, de grands gestes : « Douteriez-vous demoi ?… Est-ce que notre engagement n’est passacré ? »

Il alléguait aussi la difficulté de tenirsecret un acte de cette importance. Ensuite il s’était renfermédans un silence haineux, gros de colères froides et de violentesdéterminations. La mort du duc, l’échec d’une vanité folle, avaientporté le dernier coup au ménage ; car le désastre, quirapproche souvent les cœurs prêts à s’entendre, achève et complèteles désunions. Et c’était un vrai désastre. La vague des perlesJenkins subitement arrêtée, la situation du médecin étranger etcharlatan très bien définie par le vieux Bouchereau dans le journalde l’Académie, les mondains se regardaient effarés, plus pâlesencore de terreur que d’absorptions arsenicales, et déjàl’Irlandais avait pu sentir l’effet de ces sautes de ventfoudroyantes qui rendent les engouements parisiens sidangereux.

C’est pour cela sans doute que Jenkins avaitjugé à propos de disparaître pendant quelque temps, laissant madamecontinuer à fréquenter les salons encore ouverts, afin de tâter ettenir en respect l’opinion. Rude tâche pour la pauvre femme, quitrouvait un peu partout l’accueil refroidi, à distance, qu’on luiavait fait chez les Hemerlingue. Mais elle ne se plaignait pas,comptant ainsi gagner le mariage, mettre entre elle et lui, endernier recours, le lien douloureux de la pitié, des épreuvessupportées en commun. Et comme elle savait que le monde larecherchait surtout à cause de son talent, de la distractionartistique qu’elle apportait aux réunions intimes, toujours prête àposer sur le piano ses gants longs, son éventail, pour préluder àquelque fragment de son riche répertoire, elle travaillaitconstamment, passait ses après-midi à feuilleter les nouveautés,s’attachant de préférence aux harmonies tristes et compliquées, àcette musique moderne qui ne se contente plus d’être un art,devient une science, répond bien plus à nos nervosités, à nosinquiétudes qu’au sentiment.

C’est moins qu’un moment,

Un peu plus qu’un rêve.

Le temps nous enlève

Notre enchantement…

…Un flot de lumière crue entra brusquementdans le salon avec la femme de chambre, qui apportait une carte àsa maîtresse : « Heureux homme d’affaires. »

Ce monsieur était là. Il insistait pour voirmadame.

« Vous lui avez dit que le docteur est envoyage ? »

On le lui avait dit ; mais c’est à madamequ’il voulait parler.

« À moi ?… »

Inquiète, elle examinait ce carton grossier,rugueux, ce nom inconnu et dur : « Heurteux. »Qu’est-ce que cela pouvait être ?

« C’est bien, faites entrer. »

Heurteux, homme d’affaires, arrivant du grandjour dans la demi-obscurité du salon, clignotait, l’air incertain,cherchait à voir. Elle, au contraire, distinguait très bien unefigure en bois dur, favoris grisonnants, mâchoire avançante, un deces maraudeurs de la Loi qu’on rencontre aux abords du Palais dejustice et qui semblent nés à cinquante ans, la bouche amère, l’airenvieux, une serviette en maroquin sous le bras. Il s’assit au bordde la chaise qu’elle lui montrait, tourna la tête afin de s’assurerque la domestique était sortie, puis ouvrit méthodiquement saserviette comme pour y chercher un papier. Voyant qu’il ne parlaitpas, elle commença sur un ton d’impatience :

« Je dois vous prévenir, monsieur, quemon mari est absent et que je ne suis au courant d’aucune de sesaffaires. »

Sans s’émouvoir, la main dans ses paperasses,l’homme répondit :

« Je sais d’autant mieux queM. Jenkins est absent, madame, – il souligna trèsparticulièrement ces deux mots : « monsieurJenkins » – que je viens de sa part. »

Elle le regarda épouvantée :

« De sa part ?…

– Hélas ! oui, madame… La situation dudocteur – vous le savez sans doute – est très embarrassée pourl’instant. De mauvaises opérations à la Bourse le désarroi d’unegrande entreprise financière dans laquelle il avait engagé desfonds, l’œuvre de Bethléem si lourde pour lui seul tous ces échecsréunis l’ont obligé à prendre une résolution héroïque. Il vend sonhôtel, ses chevaux, tout ce qu’il possède, et m’a donné procurationpour cela… »

Il avait trouvé enfin ce qu’il cherchait, unde ces plis timbrés, criblé de renvois, de lignes en surcharges, oùla loi impassible endosse parfois tant de lâchetés et de mensonges.Mme Jenkins allait dire : « Mais j’étais là, moi.J’aurais accompli, servi toutes ses volontés, tous sesordres… », quand elle comprit subitement au sans gêne duvisiteur, à son attitude assurée, presque insolente, qu’onl’enveloppait elle aussi dans ce désarroi d’existence, dans cedébarras de l’hôtel coûteux, des richesses inutiles, et que sondépart serait le signal de la vente.

Elle se leva brusquement. L’homme, toujoursassis, continuait :

« Ce qu’il me reste à dire, madame, –Oh ! elle le savait, elle l’aurait dicté ce qu’il lui restaità dire – est si pénible, si délicat… M. Jenkins quitte Parispour longtemps, et dans la crainte de vous exposer aux hasards auxaventures de la vie nouvelle qu’il entreprend, de vous éloignerd’un fils que vous chérissez, et dans l’intérêt duquel il vautpeut-être mieux… »

Elle ne l’entendait plus, ne le voyait plus,et pendant qu’il débitait ses phrases filandreuses, livrée audésespoir, peut-être à la folie, écoutait chanter en elle-mêmel’air obstiné qui la poursuivait dans cet écroulement effroyable,comme reste dans les yeux de l’homme qui se noie la dernière imageentrevue :

Le temps nous enlève

Notre enchantement…

Tout d’un coup le sentiment de sa fierté luirevint.

« Finissons, monsieur. Tous vos détourset vos phrases ne sont qu’une injure de plus. La vérité c’est qu’onme chasse, qu’on me met dans la rue comme une servante.

– Oh ! Madame, madame… La situation estassez cruelle, ne l’envenimons pas encore par des mots. Dansl’évolution de son modus vivendi, M. Jenkins se sépare devous, mais il le fait, la mort dans l’âme, et les propositions queje suis chargé de vous transmettre sont une preuve de sessentiments pour vous… D’abord, en fait de mobilier et d’effets detoilette, je suis autorisé à vous laisser prendre…

– Assez », dit-elle.

Elle se précipita vers la sonnette :

« Je sors… Vite mon chapeau, monmantelet, n’importe quoi… je suis pressée. »

Et pendant qu’on allait lui chercher cequ’elle demandait :

« Tout ce qui est ici appartient àM. Jenkins. Qu’il en dispose librement. Je ne veux rien delui… n’insistez pas… c’est inutile. »

L’homme n’insista pas. Sa mission se trouvantremplie, le reste lui importait peu.

Posément, froidement, elle mit son chapeauavec soin devant la glace, la servante attachant le voile, ajustantaux épaules les plis du mantelet ; ensuite elle regarda toutautour, chercha une seconde si elle n’oubliait rien de précieux.Non, rien, les lettres de son fils étaient dans sa poche ;elle ne s’en séparait jamais.

« Madame ne veut pas qu’onattelle ?

– Non. »

Et elle partit.

Il était environ cinq heures. À ce moment,Bernard Jansoulet passait la grille du Corps législatif, sa mère aubras, mais, si poignant que fût le drame qui se jouait là-bas,celui-ci le surpassait encore, plus subit, plus imprévu, sans lamoindre solennité, le drame intime entre cuir et chair, comme Parisen improvise à toute heure du jour ; et c’est peut-être ce quidonne à l’air qu’on y respire cette vibration ce frémissement oùs’activent les nerfs de tous. Le temps était magnifique. Les ruesde ces riches quartiers, larges et droites comme des avenues,resplendissaient dans la lumière déjà un peu tombante, égayées defenêtres ouvertes, de balcons fleuris, de verdures entrevues versles boulevards, si légères, si frémissantes, entre les horizonsdroits et durs de la pierre. C’est de ce côté que descendait lamarche pressée de Mme Jenkins, se hâtant au hasard dans unétourdissement douloureux. Quelle chute horrible ! Riche il ya cinq minutes, entourée de tout le respect et le confort d’unegrande existence. Maintenant plus rien. Pas même un toit pourdormir, pas même de nom. La rue.

Où aller ? Que devenir ?

Elle avait d’abord pensé à son fils. Maisavouer sa faute, rougir en présence de l’enfant respectueux,pleurer devant lui en s’enlevant le droit d’être consolée, c’étaitau-dessus de ses forces… Non, il n’y avait plus pour elle que lamort… Mourir le plus tôt possible, échapper à la honte par unedisparition complète, le dénouement fatal des situationsinextricables… Mais où mourir ?… Comment ?… Tant defaçons de s’en aller ainsi !… Et mentalement elle les évoquaittoutes en marchant. Autour d’elle la vie débordait, ce qui manque àParis l’hiver, l’épanouissement en plein air de son luxe, de sesélégances visibles à cette heure du jour, à cette saison del’année, autour de la Madeleine et de son marché aux fleurs, dansun espace délimité par le parfum des œillets et des roses. Sur lelarge trottoir où les toilettes s’étalaient, mêlaient leursfrôlements au frisson des arbres rafraîchis, il y avait un peu duplaisir de rencontre d’un salon, un air de connaissance entre lespromeneurs, des sourires de discrets bonjours en passant. Et tout àcoup Mme Jenkins s’inquiétant de l’altération de ses traits,de ce qu’on pourrait penser en la voyant courir ainsi aveugle etpréoccupée, ralentissait sa marche à la flânerie d’une simplepromenade, s’arrêtait à petits pas aux devantures. Les étalagescolorés, vaporeux, parlaient tous de voyages, de campagne ;traîne légère pour le sable fin des parcs, chapeaux enroulés degaze contre le soleil des plages, éventails, ombrelles, aumônières.Ses yeux fixes s’attachaient à ces fanfreluches sans les voir, maisun reflet vague et pâli aux vitres claires lui montrait son imagecouchée, immobile sur un lit d’hôtel garni, le sommeil de plombd’un soporifique dans la tête, ou là-bas, hors des murs, déplaçantla vase de quelque bateau amarré. Lequel valait mieux ?

Elle hésitait, cherchait, comparait, puis, sadécision prise, partait enfin rapidement avec ce mouvement résolude la femme qui s’arrache à regret aux tentations savantes del’étalage. Comme elle s’élançait, le marquis de Monpavon fringantet superbe, une fleur à la boutonnière, la saluait à distance de cegrand coup de chapeau si cher à la vanité des femmes, le chicsuprême du salut dans la rue, la coiffure haut levée au-dessus dela tête très droite. Elle lui répondait par son gentil bonjour deParisienne à peine exprimé dans une imperceptible inclination de lataille et du sourire des yeux, et jamais à voir cet échange depolitesses mondaines au milieu de la fête printanière, on ne seserait douté qu’une même pensée sinistre guidait ces deux marcheurscroisés par le hasard sur la route qu’ils poursuivaient en sensinverse, tout en allant au même but.

La prédiction du valet de chambre de Moras’était réalisée pour le marquis : « Nous pouvons mourir,perdre le pouvoir, alors on vous demandera des comptes, et ce seraterrible. »C’était terrible. À grand-peine, l’ancien receveurgénéral avait obtenu un délai extrême de quinze jours pourrembourser le Trésor, comptant comme dernière chance que Jansouletvalidé, rentré dans ses millions, lui viendrait encore une fois enaide. La décision de l’Assemblée venait de lui enlever ce suprêmeespoir. Dès qu’il la connut, il revint au cercle très calme, montadans sa chambre où Francis l’attendait dans une grande impatiencepour lui remettre un papier important arrivé dans la journée.C’était une notification au sieur Louis-Marie-Agénor de Monpavond’avoir à comparaître le lendemain dans le cabinet du juged’instruction. Cela s’adressait-il au censeur de la Caisseterritoriale ou à l’ancien receveur général en déficit ? Entout cas, la formule brutale de l’assignation judiciaire employéedès l’abord, au lieu d’une convocation discrète, disait assez lagravité de l’affaire et les fermes résolutions de la justice.

Devant une pareille extrémité attendue etprévue depuis longtemps, le parti du vieux beau était prisd’avance. Un Monpavon à la correctionnelle, un Monpavon,bibliothécaire à Mazas !… Jamais… Il mit en ordre toutes sesaffaires, déchira des papiers, vida minutieusement ses poches danslesquelles il glissa seulement quelques ingrédients pris sur satable de toilette, tout cela avec tant de calme et de naturel que,lorsqu’en s’en allant, il dit à Francis : « M’en vas aubain… Diablesse de Chambre… Poussière infecte… » le domestiquele crut sur parole. Le marquis ne mentait pas, du reste. Cetteémouvante et longue station debout là-haut dans la poussière de latribune lui avait rompu les membres autant que deux nuits en wagon,et sa décision de mourir s’associant à l’envie de prendre un bonbain, le vieux sybarite songeait à s’endormir dans une baignoirecomme chose… machin… ps… ps… ps… et autres fameux personnages del’Antiquité. C’est une justice à lui rendre, que pas un de cesstoïques n’alla au-devant de la mort avec plus de tranquillité quelui.

Fleuri par-dessus sa rosette d’officier d’uncamélia blanc dont le décorait en passant la jolie bouquetière duCercle, il remontait d’un pas léger le boulevard des Capucines,quand la vue de Mme Jenkins troubla pendant une minute sasérénité. Il lui avait trouvé un air de jeunesse, une flamme auxyeux, quelque chose de si piquant, qu’il s’arrêta pour la regarder.Grande et belle, sa longue robe de gaze noire déroulée, les épaulesserrées dans une mantille de dentelle où le bouquet de son chapeaujetait une guirlande de feuillage d’automne, elle s’éloignait,disparaissait au milieu d’autres femmes non moins élégantes, dansune atmosphère embaumée ; et la pensée que ses yeux allaientse fermer pour toujours à ce joli spectacle qu’il savourait enconnaisseur, assombrit un peu l’ancien beau, ralentit l’élan de samarche. Mais quelques pas plus loin, une rencontre d’un autre genrelui rendit tout son courage.

Quelqu’un de râpé, de honteux, d’ébloui par lalumière, traversait le boulevard ; c’était le vieux Marestang,ancien sénateur, ancien ministre, si gravement compromis dansl’affaire des Tourteaux de Malte que, malgré son âge, ses services,le grand scandale d’un procès pareil, il avait été condamné à deuxans de prison, rayé des registres de la Légion d’honneur, où ilcomptait parmi les grands dignitaires. L’affaire déjà ancienne, lepauvre diable, gracié d’une partie de son temps, venait de sortirde prison, éperdu, dérouté, n’ayant pas même de quoi dorer sadétresse morale, il avait fallu rendre gorge. Debout au bord dutrottoir il attendait la tête basse que la chaussée encombrée desvoitures lui laissât un passage libre, embarrassé de cet arrêt aucoin le plus hanté des boulevards, pris entre les piétons et ceflot d’équipages découverts, remplis de figures connues. Monpavon,passant près de lui, surprit ce regard timide, inquiet, implorantun salut et s’y dérobant à la fois. L’idée qu’il pourrait un jours’humilier ainsi lui fit faire un haut-le-corps de révolte.« Allons donc !… Est-ce que c’est possible ?… »Et, redressant sa taille, le plastron élargi, il continua sa route,plus ferme et résolu qu’avant.

M. de Monpavon marche à la mort. Ily va par cette longue ligne des boulevards tout en feu du côté dela Madeleine, et dont il foule encore une fois l’asphalteélastique, en museur, le nez levé, les mains au dos. Il a le temps,rien ne le presse, il est maître du rendez-vous. À chaque instantil sourit devant lui, envoie un petit bonjour protecteur du boutdes doigts ou bien le grand coup de chapeau de tout à l’heure. Toutle ravit, le charme, le bruit des tonneaux d’arrosage, des storesrelevés aux portes des cafés débordant jusqu’au milieu destrottoirs. La mort prochaine lui fait des sens de convalescent,accessibles à toutes les finesses, à toutes les poésies cachéesd’une belle heure d’été sonnant en pleine vie parisienne, d’unebelle heure qui sera sa dernière et qu’il voudrait prolongerjusqu’à la nuit. C’est pour cela sans doute qu’il dépasse lesomptueux établissement où il prend son bain d’habitude ; ilne s’arrête pas non plus aux Bains chinois. On le connaît trop parici. Tout Paris saurait son aventure le soir même. Ce serait dansles cercles, dans les salons un scandale de mauvais goût, beaucoupde bruit vilain autour de sa mort ; et le vieux raffiné,l’homme de la tenue, voudrait s’épargner cette honte, plonger,s’engloutir dans le vague et l’anonymat d’un suicide, comme cessoldats qu’au lendemain des grandes batailles, ni blessés, nivivants, ni morts, on porte simplement disparus. Voilà pourquoi ila eu soin de ne rien garder sur lui de ce qui aurait pu le fairereconnaître fournir un renseignement précis aux constatationspolicières, pourquoi il cherche dans cet immense Paris la zoneéloignée et perdue où commencera pour lui la terrible maisrassurante confusion de la fosse commune. Déjà depuis que Monpavonest en route, l’aspect du boulevard a bien changé. La foule estdevenue compacte, plus active et préoccupée, les maisons moinslarges, sillonnées d’enseignes de commerce. Les portes Saint-Deniset Saint-Martin passées, sous lesquelles déborde à toute heure letrop-plein grouillant des faubourgs, la physionomie provinciale dela ville s’accentue. Le vieux beau n’y connaît plus personne etpeut se vanter d’être inconnu de tous.

Les boutiquiers, qui le regardentcurieusement, avec son linge étalé, sa redingote fine, la cambrurede sa taille, le prennent pour quelque fameux comédien exécutantavant le spectacle une petite promenade hygiénique sur l’ancienboulevard, témoin de ses premiers triomphes… Le vent fraîchit, lecrépuscule estompe les lointains, et tandis que la longue voiecontinue à flamboyer dans ses détours déjà parcourus, elles’assombrit maintenant à chaque pas. Ainsi le passé, quand sonrayonnement arrive à celui qui regarde en arrière et regrette… Ilsemble à Monpavon qu’il entre dans la nuit. Il frissonne un peu,mais ne faiblit pas, et continue à marcher la tête droite et lejabot tendu.

M. de Monpavon marche à la mort. Àprésent, il pénètre dans le dédale compliqué des rues bruyantes oùle fracas des omnibus se mêle aux mille métiers ronflants de lacité ouvrière, où se confond la chaleur des fumées d’usine avec lafièvre de tout un peuple se débattant contre la faim. L’air frémit,les ruisseaux fument, les maisons tremblent au passage des camions,des lourds baquets se heurtant au détour des chaussées étroites.Soudain le marquis s’arrête ; il a trouvé ce qu’il voulait.Entre la boutique noire d’un charbonnier et l’établissement d’unemballeur dont les planches de sapin adossées aux murailles luicausent un petit frisson, s’ouvre une porte cochère surmontée deson enseigne, le mot BAINS sur une lanterne blafarde. Il entre,traverse un petit jardin moisi où pleure un jet d’eau dans larocaille. Voilà bien le coin sinistre qu’il cherchait. Quis’avisera jamais de croire que le marquis de Monpavon est venu secouper la gorge là ?… La maison est au bout, basse, des voletsverts, une porte vitrée, ce faux air de villa qu’elles ont toutes…Il demande un bain, un fond de bain, s’y enfile l’étroit couloir,et pendant qu’on prépare cela, le fracas de l’eau derrière lui, ilfume son cigare à la fenêtre, regarde le parterre aux maigres lilaset le mur élevé qui le ferme.

À côté c’est une grande cour, la cour d’unecaserne de pompiers avec un gymnase dont les montants, mâts etportiques, vaguement entrevus par le haut, ont des apparences degibets. Un clairon sonne au sergent dans la cour. Et voilà quecette sonnerie ramène le marquis à trente ans en arrière, luirappelle ses campagnes d’Algérie, les hauts remparts deConstantine, l’arrivée de Mora au régiment, et des duels, et desparties fines… Ah ! comme la vie commençait bien. Quel dommageque ces sacrées cartes… Ps… ps… ps… Enfin, c’est déjà beau d’avoirsauvé la tenue.

« Monsieur, dit le garçon, votre bain estprêt. »

À ce moment, haletante et pâle,Mme Jenkins entrait dans l’atelier d’André où l’amenait uninstinct plus fort que sa volonté, le besoin d’embrasser son enfantavant de mourir. La porte ouverte, -il lui avait donné une doubleclé – elle eut pourtant un soulagement de voir qu’il n’était pasrentré, qu’elle aurait le temps de calmer son émotion augmentéed’une longue marche inusitée à ses nonchalances de femme riche.Personne. Mais sur la table ce petit mot qu’il laissait toujours ensortant, pour que sa mère, dont les visites devenaient de plus enplus rares et courtes à cause de la tyrannie de Jenkins, pût savoiroù il était, l’attendre facilement ou le rejoindre. Ces deux êtresn’avaient cessé de s’aimer tendrement, profondément, malgré lescruautés de la vie qui les obligeaient à introduire dans leursrapports de mère à fils les précautions, le mystère clandestin d’unautre amour.

« Je suis à ma répétition, disaitaujourd’hui le petit mot, je rentrerai vers sept heures. »

Cette attention de son enfant qu’elle n’étaitpas venue voir depuis trois semaines, et qui persistait quand mêmeà l’attendre, fit monter aux yeux de la mère le flot de larmes quipersistait. On eût dit qu’elle venait d’entrer dans un mondenouveau. C’était si clair, si calme, si élevé, cette petite piècequi gardait la dernière lueur du jour sur son vitrage, flambait desrayons du soleil déjà sombré, semblait comme toutes les mansardestaillée dans un pan de ciel, avec ses murs nus, ornés seulementd’un grand portrait, le sien, rien que le sien souriant à la placed’honneur, et encore là-bas sur la table dans un cadre doré. Oui,véritablement, l’humble petit logis, qui retenait tant de clartéquand tout Paris devenait noir, lui faisait une impressionsurnaturelle, malgré la pauvreté de ses meubles restreints,éparpillés dans deux pièces, sa perse commune, et sa cheminéegarnie de deux gros bouquets de jacinthes, de ces fleurs qu’ontraîne le matin dans les rues, à pleines charrettes. La belle vievaillante et digne qu’elle aurait pu mener là près de sonAndré ! Et en une minute, avec la rapidité du rêve, elleinstallait son lit dans un coin, son piano dans l’autre, se voyaitdonnant des leçons, soignant l’intérieur où elle apportait sa partd’aisance et de gaieté courageuse. Comment n’avait-elle pas comprisque là eût été son devoir, la fierté de son veuvage ? Par quelaveuglement, quelle faiblesse indigne ?…

Grande faute sans doute, mais qui aurait putrouver bien des atténuations dans sa nature facile et tendre, etl’adresse, la fourberie de son complice parlant tout le temps demariage, lui laissant ignorer que lui-même n’était plus libre, etlorsqu’enfin il fut obligé d’avouer, faisant un tel tableau de savie sans lumière, de son désespoir, de son amour, que la pauvrecréature engagée déjà si gravement aux yeux du monde, incapabled’un de ces efforts héroïques qui vous mettent au-dessus dessituations fausses, avait fini par céder, par accepter cette doubleexistence, si brillante et si misérable, reposant toute sur unmensonge qui avait duré dix ans. Dix ans d’enivrants succès etd’inquiétudes indicibles, dix ans où elle avait chanté avec chaquefois la peur d’être trahie entre deux couplets, où le moindre motsur les ménages irréguliers la blessait comme une allusion, oùl’expression de sa figure s’était amollie jusqu’à cet aird’humilité douce, de coupable demandant grâce. Ensuite la certituded’être abandonnée lui avait gâté même ces joies d’emprunt, fané sonluxe ; et que d’angoisses, que de souffrances silencieusementsubies, d’humiliations incessantes, jusqu’à la dernière, la plusépouvantable de toutes !

Tandis qu’elle repasse ainsi douloureusementsa vie dans la fraîcheur du soir et le calme de la maison déserte,des rires sonores, un entrain de jeunesse heureuse montent del’étage au-dessous, et se rappelant les confidences d’André, sadernière lettre où il lui annonçait la grande nouvelle, ellecherche à distinguer parmi toutes ces voix limpides et neuves,celle de sa fille Élise, cette fiancée de son fils qu’elle neconnaît pas, qu’elle ne doit jamais connaître. Cette pensée, quiachève de déshériter la mère, ajoute au désastre de ses derniersinstants, les comble de tant de remords et de regrets que malgréson vouloir d’être courageuse, elle pleure, elle pleure.

La nuit vient peu à peu. De larges tachesd’ombre plaquent les vitres inclinées où le ciel immense enprofondeur se décolore, semble fuir dans de l’obscur. Les toits semassent pour la nuit comme les soldats pour l’attaque. Gravement,les clochers se renvoient l’heure, pendant que les hirondellestournoient aux environs d’un nid caché et que le vent fait soninvasion ordinaire dans les décombres du vieux chantier. Ce soir,il souffle avec des plaintes de flot, un frisson de brume, ilsouffle de la rivière, comme pour rappeler à la malheureuse femmeque c’est là-bas qu’il va falloir aller… Sous sa mantille dedentelle, oh ! elle en grelotte d’avance… Pourquoi est-ellevenue ici reprendre goût à la vie impossible après l’aveu qu’elleserait forcée de faire ?… Des pas rapides ébranlentl’escalier, la porte s’ouvre précipitamment, c’est André. Ilchante, il est content, très pressé surtout, car on l’attend pourdîner chez les Joyeuse. Vite, un peu de lumière, que l’amoureux sefasse beau. Mais, tout en frottant les allumettes, il devinequelqu’un dans l’atelier, une ombre remuante parmi les ombresimmobiles.

« Qui est là ? »

Quelque chose lui répond, comme un rireétouffé ou un sanglot. Il croit que ce sont ses petites voisines,une invention des « enfants » pour s’amuser. Ils’approche. Deux mains, deux bras, le serrent, l’enlacent.

« C’est moi… »

Et d’une voix fiévreuse, qui se hâte pours’assurer, elle lui raconte qu’elle part pour un voyage assez longet qu’avant de partir…

« Un voyage… Et où donc vas-tu ?

– Oh ! je ne sais pas… Nous allonslà-bas, très loin, pour des affaires qu’il a dans son pays.

– Comment ! tu ne seras pas là, pour mapièce ?… C’est dans trois jours… Et puis, tout de suite après,le mariage… Voyons, il ne peut pas t’empêcher d’assister à monmariage. »

Elle s’excuse, imagine des raisons, mais sesmains brûlantes dans celles de son fils, sa voix toute changée,font comprendre à André qu’elle ne dit pas la vérité. Il veutallumer, elle l’en empêche :

« Non, non, c’est inutile. On est mieuxainsi… D’ailleurs, j’ai tant de préparatifs encore ; il fautque je m’en aille. »

Ils sont debout tous deux, prêts pour laséparation mais André ne la laissera pas partir sans lui faireavouer ce qu’elle a, quel souci tragique creuse ce beau visage oùles yeux, – est-ce un effet du crépuscule ? – reluisent d’unéclat farouche.

« Rien… non, rien ; je t’assure…Seulement l’idée de ne pouvoir prendre ma part de tes bonheurs, detes triomphes… Enfin, tu sais que je t’aime, tu ne doutes pas de tamère, n’est-ce pas ? Je ne suis jamais restée un jour sanspenser à toi… Fais-en autant, garde-moi ton cœur… Et maintenantembrasse-moi que je m’en aille vite… J’ai trop tardé. »

Une minute encore, elle n’aurait plus la forcede ce qu’il lui reste à accomplir. Elle s’élance.

« Eh bien, non, tu ne sortiras pas… Jesens qu’il se passe dans ta vie quelque chose d’extraordinaire quetu ne veux pas dire… Tu as un grand chagrin, je suis sûr. Cet hommet’aura fait quelque infamie…

– Non, non… Laisse-moi aller… laisse-moialler. »

Mais il la retient au contraire, il la retientfortement.

« Voyons, qu’est-ce qu’il y a ?…Dis… dis… »

Puis tout bas, à l’oreille, la parole tendre,appuyée et sourde comme un baiser :

« Il t’a quittée, n’est-cepas ? »

La malheureuse tressaille, se débat.

« Ne me demande rien… je ne veux riendire… adieu. »

Et lui, la pressant contre son cœur :

« Que pourrais-tu me dire que je ne sachedéjà, pauvre mère ?… Tu n’as donc pas compris pourquoi je suisparti, il y a six mois…

– Tu sais ?…

– Tout… Et ce qui t’arrive aujourd’hui, voilàlongtemps que je le pressens, que je le souhaite…

– Oh ! malheureuse, malheureuse, pourquoisuis-je venue ?

– Parce que c’est ta place, parce que tu medois dix ans de ma mère… Tu vois bien qu’il faut que je tegarde. »

Il lui dit cela à genoux devant le divan oùelle s’est laissée tomber dans un débordement de larmes et lesderniers cris douloureux de son orgueil blessé. Longtemps ellepleure ainsi, son enfant à ses pieds. Et voici que les Joyeuse,inquiets de ne pas voir André descendre, montent le chercher entroupe. C’est une invasion de visages ingénus, de gaietés limpides,boucles flottantes, modestes parures, et sur tout le groupe rayonnela grosse lampe, la bonne vieille lampe au vaste abat-jour, queM. Joyeuse porte solennellement, aussi haut, aussi droit qu’ilpeut avec un geste de canéphore. Ils s’arrêtent interdits devantcette dame pâle et triste qui regarde, très émue, toute cette grâcesouriante, surtout Élise un peu en arrière des autres et que sonattitude gênée dans cette indiscrète visite désigne comme lafiancée.

« Élise, embrassez notre mère etremerciez-la. Elle vient demeurer avec ses enfants. »

La voilà serrée dans tous ces bras caressants,contre quatre petits cœurs féminins à qui manque depuis longtempsl’appui de la mère, la voilà introduite et si doucement sous lecercle lumineux de la lampe familiale, un peu élargi pour qu’ellepuisse y prendre sa place, sécher ses yeux, réchauffer, éclairerson esprit à cette flamme robuste qui monte sans un vacillement,même dans ce petit atelier d’artiste près des toits, où soufflaientsi fort tout à l’heure des tempêtes sinistres qu’il fautoublier.

Celui qui râle là-bas, effondré dans sabaignoire sanglante, ne l’a jamais connue, cette flamme sacrée.Égoïste et dur, il a jusqu’à la fin vécu pour la montre, gonflantson plastron tout en surface d’une enflure de vanité. Encore cettevanité était ce qu’il y avait de meilleur en lui. C’est elle quil’a tenu crâne et debout si longtemps, elle qui lui serre les dentssur les hoquets de son agonie. Dans le jardin moisi, le jet d’eautristement s’égoutte. Le clairon des pompiers sonne le couvre-feu…« Allez donc voir au 7, dit la maîtresse, il n’en finit plusavec son bain. » Le garçon monte et pousse un cri d’effroi, destupeur : « Oh ! Madame, il est mort… mais ce n’estplus le même… » On accourt, et personne, en effet, ne veutreconnaître le beau gentilhomme qui est entré tout à l’heure, danscette espèce de poupée macabre, la tête pendant au bord de labaignoire, un teint où le fard étalé se mêle au sang qui le délaie,tous les membres jetés dans une lassitude suprême du rôle jouéjusqu’au bout, jusqu’à tuer le comédien. Deux coups de rasoir entravers du magnifique plastron inflexible, et toute sa majestéfactice s’est dégonflée, s’est résolue dans cette horreur sans nom,ce tas de boue, de sang, de chairs maquillées et cadavériques oùgît méconnaissable l’homme de la tenue, le marquisLouis-Marie-Agénor de Monpavon.

Chapitre 23MÉMOIRES D’UN GARÇON DE BUREAU. – DERNIERS FEUILLETS.

Je consigne ici, à la hâte et d’une plume bienagitée, les événements effroyables dont je suis le jouet depuisquelques jours. Cette fois, c’en est fait de laTerritoriale et de tous mes songes ambitieux… Protêts,saisies, descentes de la police, tous nos livres chez le juged’instruction, le gouverneur en fuite, notre conseil Bois-l’Héry àMazas, notre conseil Monpavon disparu. Ma tête s’égare au milieu deces catastrophes… Et dire que, si j’avais suivi les avertissementsde la sage raison, je serais depuis six mois bien tranquille àMontbars en train de cultiver ma petite vigne, sans autre souci quede voir les grappes s’arrondir et se dorer au bon soleilbourguignon, et de ramasser sur les ceps, après l’ondée, ces petitsescargots gris excellents en fricassée. Avec le fruit de meséconomies, je me serais fait bâtir au bout du clos, sur la hauteur,à un endroit que je vois d’ici, un belvédère en pierres sèchescomme celui de M. Chalmette, si commode pour les siestesl’après-midi, pendant que les cailles chantent tout autour dans levignoble. Mais non.

Sans cesse égaré par des illusions décevantes,j’ai voulu m’enrichir, spéculer, tenter les grands coups de banque,enchaîner ma fortune au char des triomphateurs du jour ; etmaintenant me voilà revenu aux plus tristes pages de mon histoire,garçon de bureau d’un comptoir en déroute, chargé de répondre à unehorde de créanciers, d’actionnaires ivres de fureur, qui accablentmes cheveux blancs des pires outrages, voudraient me rendreresponsable de la ruine du Nabab et de la fuite du gouverneur Commesi je n’étais pas moi aussi cruellement frappé avec mes quatre ansd’arriérés que je perds encore une fois, et mes sept mille francsd’avances, tout ce que j’avais confié à ce scélérat de Paganetti dePorto-Vecchio.

Mais il était écrit que je viderais la coupedes humiliations et des déboires jusqu’à la lie. Ne m’ont-ils pasfait comparoir devant le juge d’instruction, moi Passajon, ancienappariteur de Faculté, trente ans de loyaux services, le ruband’officier d’Académie… Oh ! quand je me suis vu montant cetescalier du Palais de Justice, si grand, si large, sans rampe pourse retenir, j’ai senti ma tête qui tournait et mes jambes s’enaller sous moi. C’est là que j’ai pu réfléchir, en traversant cessalles noires d’avocats et de juges, coupées de grandes portesvertes derrière lesquelles s’entend le tapage imposant desaudiences ; et là-haut, dans le corridor des jugesd’instruction, pendant mon attente d’une heure sur un banc oùj’avais de la vermine de prison qui me grimpait aux jambes, tandisque j’écoutais un tas de bandits, filous, filles en bonnet deSaint-Lazare, causer et rire avec des gardes de Paris, et lescrosses de fusil retentir dans les couloirs, et le roulement sourddes voitures cellulaires.

J’ai compris alors le danger des combinazione,et qu’il ne faisait pas toujours bon se moquer de M. Gogo.

Ce qui me rassurait pourtant, c’est que,n’ayant jamais pris part aux délibérations de laTerritoriale, je ne suis pour rien dans les trafics et lestripotages. Mais expliquez cela. Une fois dans le cabinet du juge,en face de cet homme en calotte de velours, qui me regardait del’autre côté de la table avec ses petits yeux à crochets, je mesuis senti tellement pénétré, fouillé, retourné jusqu’au fin fonddes fonds, que malgré mon innocence, eh bien ! j’avais envied’avouer. Avouer, quoi ? je n’en sais rien. Mais c’est l’effetque cause la justice. Ce diable d’homme resta bien cinq minutesentières à me fixer sans parler, tout en feuilletant un cahiersurchargé d’une grosse écriture qui ne m’était pas inconnue, etbrusquement il me dit, sur un ton à la fois narquois etsévère :

« Eh bien ! monsieur Passajon… Ya-t-il longtemps que nous n’avons fait le coup ducamionneur ? »

Le souvenir de certain petit méfait, dontj’avais pris ma part en des jours de détresse, était déjà si loinde moi, que je ne comprenais pas d’abord ; mais quelques motsdu juge me prouvèrent combien il était au courant de l’histoire denotre banque. Cet homme terrible savait tout, jusqu’aux moindresdétails, jusqu’aux choses les plus secrètes.

Qui donc avait pu si bienl’informer ?

Avec cela, très bref, très sec, et quand jevoulais essayer d’éclairer la justice de quelques observationssagaces, une certaine façon insolente de me dire : « Nefaites pas de phrases », d’autant plus blessante à entendre, àmon âge, avec ma réputation de beau diseur, que nous n’étions passeuls dans son cabinet. Un greffier assis près de moi écrivait madéposition, et derrière, j’entendais le bruit de gros feuilletsqu’on retournait. Le juge m’adressa toutes sortes de questions surle Nabab, l’époque à laquelle il avait fait ses versements,l’endroit où nous tenions nos livres, et tout à coup, s’adressant àla personne que je ne voyais pas :

« Montrez-nous le livre de caisse,monsieur l’expert. »

Un petit homme en cravate blanche apporta legrand registre sur la table. C’était M. Joyeuse, l’anciencaissier d’Hemerlingue et fils. Mais je n’eus pas le temps de luiprésenter mon hommage.

« Qui a fait ça ? me demanda le jugeen, ouvrant le grand livre à l’endroit d’une page arrachée… Nementez pas, voyons. »

Je ne mentais pas, je n’en savais rien, nem’occupant jamais des Écritures. Pourtant je crus devoir signalerM. de Géry, le secrétaire du Nabab, qui venait souvent lesoir dans nos bureaux et s’enfermait tout seul pendant des heures àla comptabilité. Là-dessus, le petit père Joyeuse s’est fâché toutrouge :

« On vous dit là une absurdité, monsieurle juge d’instruction… M. de Géry est le jeune homme dontje vous ai parlé… Il venait à la Territoriale en simplesurveillant et portait trop d’intérêt à ce pauvre M. Jansouletpour faire disparaître les reçus de ses versements, la preuve deson aveugle, mais parfaite honnêteté… Du reste,M. de Géry, longtemps retenu à Tunis, est en route pourrevenir, et pourra fournir, avant peu, toutes les explicationsnécessaires. »

Je sentis que mon zèle allait mecompromettre.

« Prenez garde, Passajon, me dit le jugetrès sévèrement… Vous n’êtes ici que comme témoin ; mais sivous essayez d’égarer l’instruction, vous pourriez bien y reveniren prévenu… (Il avait vraiment l’air de le désirer, ce monstred’homme !…) Allons, cherchez, qui a déchiré cettepage ? »

Alors, je me rappelai fort à propos que,quelques jours avant de quitter Paris, notre gouverneur m’avaitfait apporter les livres à son domicile, où ils étaient restésjusqu’au lendemain. Le greffier prit note de ma déclaration, aprèsquoi le juge me congédia d’un signe, en m’avertissant d’avoir à metenir à sa disposition. Puis, sur la porte, il merappela :

« Tenez, monsieur Passajon, remportezceci. Je n’en ai plus besoin. »

Il me tendait les papiers qu’il consultait,tout en m’interrogeant ; et qu’on juge de ma confusion, quandj’aperçus sur la couverture le mot « Mémoires » écrit dema plus belle ronde. Je venais de fournir moi-même des armes à lajustice, des renseignements précieux que la précipitation de notrecatastrophe m’avait empêché de soustraire à la rafle policièreexécutée dans nos bureaux.

Mon premier mouvement, en rentrant chez nous,fut de mettre en morceaux ces indiscrètes paperasses ; puis,réflexion faite, après m’être assuré qu’il n’y avait dans cesMémoires rien de compromettant pour moi, au lieu de lesdétruire, je me suis décidé à les continuer, avec la certitude d’entirer parti un jour ou l’autre. Il ne manque pas à Paris defaiseurs de romans sans imagination, qui ne savent mettre que deshistoires vraies dans leurs livres, et qui ne seront pas fâchés dem’acheter un petit cahier de renseignements. Ce sera ma façon de mevenger de cette société de haute flibuste où je me suis trouvé mêlépour ma honte et pour mon malheur.

Du reste, il faut bien que j’occupe mesloisirs. Rien à faire au bureau, complètement désert depuis lesinvestigations de la justice, que d’empiler des assignations detoutes couleurs. J’ai repris les Écritures de la cuisinière dusecond, Mlle Séraphine, dont j’accepte en retour quelquespetites provisions que je conserve dans le coffre-fort revenu àl’emploi de garde-manger. La femme du gouverneur est aussi trèsbonne pour moi et bourre mes poches à chaque fois que je vais lavoir dans son grand appartement de la Chaussée-d’Antin. De ce côté,rien n’est changé. Même luxe, même confort, en plus un petit bébéde trois mois, le septième, et une superbe nourrice, dont le bonnetcauchois fait merveille aux promenades du bois de Boulogne. Il fautcroire qu’une fois lancés sur les rails de la fortune, les gens ontbesoin d’un certain temps pour ralentir leur vitesse ou s’arrêtertout à fait. D’ailleurs ce bandit de Paganetti, en prévision d’unaccident, avait tout mis au nom de sa femme. C’est peut-êtrepourquoi cette charabia d’Italienne lui a voué une admiration querien ne peut entamer. Il est en fuite, il se cache, mais elle resteconvaincue que son mari est un petit saint Jean d’innocence,victime de sa bonté de sa crédulité. Il faut l’entendre :« Vous le connaissez, vous, moussiou Passajon. Vous savez s’ilest escroupouleux… Ma, aussi vrai qu’il y a oun Dieu, si mon mariavait commis des malhonnêtetés comme on l’accuse, moi-même, vousm’entendez, moi-même, j’y aurais mis oune scopette dans les mainset j’y aurais dit : « Té ! Tchecco, fais-toi péterla tête !… » Et à la façon dont elle ouvre son petit nezretroussé, ses yeux noirs et ronds comme deux boules de jais, onsent bien que cette petite Corse de l’Île-Rousse l’aurait faitainsi qu’elle le dit. Faut-il qu’il soit adroit tout de même, cedamné gouverneur, pour duper jusqu’à sa femme, jouer la comédiechez lui, là où les plus habiles se laissent voir tels qu’ilssont !

En attendant, tout ce monde-là fricote de bonsdîners, Bois-l’Héry à Mazas se fait porter à manger du caféAnglais, et l’oncle Passajon en est réduit à vivre de ratasramassés dans les cuisines. Enfin ne nous plaignons pas trop. Il yen a encore de plus malheureux que nous, à preuve M. Francisque j’ai vu entrer ce matin à la Territoriale, maigre,pâli, du linge déshonorant, des manchettes fripées qu’il étireencore par habitude.

J’étais justement en train de faire griller unbon morceau de lard devant la cheminée de la salle du conseil, moncouvert mis sur un coin de table en marqueterie, avec un journalétendu pour ne pas salir. J’invitai le valet de chambre de Monpavonà partager ma frugale collation, mais, pour avoir servi un marquis,celui-là se figure faire partie de la noblesse, et il m’a remerciéd’un air digne qui donnait à rire en voyant ses joues creusées. Ilcommença par me dire qu’il était toujours sans nouvelles de sonmaître, qu’on l’avait renvoyé du cercle de la rue Royale, tous lespapiers sous scellés et des tas de créanciers en pluie desauterelles sur la mince défroque du marquis. « De sorte queje me trouve un peu à court », ajoutait M. Francis.C’est-à-dire qu’il n’avait plus un radis en poche, qu’il couchaitdepuis deux jours sur les bancs du boulevard, réveillé à chaqueinstant par les sergents de ville, obligé de se lever, de fairel’homme en ribote, pour regagner un autre abri. Quant à ce qui estde manger, je crois bien que cela ne lui était pas arrivé delongtemps, car il regardait la nourriture avec des yeux affamés quifaisaient peine, et lorsque j’eus mis de force devant lui unegrillade de lard et un verre de vin, il tomba dessus comme un loup.Tout de suite le sang lui vint aux pommettes, et tout en dévorantil se mit à bavarder, à bavarder…

« Vous savez, père Passajon, me dit-ilentre deux bouchées, je sais où il est… je l’ai vu… »

Il clignait de l’œil malignement. Moi, je leregardais, très étonné.

« Qui donc avez-vous vu, monsieurFrancis ?

– Le marquis, mon maître… là-bas, dans lapetite maison blanche, derrière Notre-Dame. (Il ne disait pas laMorgue, parce que c’est un trop vilain mot.) J’étais bien sûr queje le trouverais là. J’y suis allé tout droit, le lendemain. Il yétait. Oh ! mais bien caché, je vous réponds. Il fallait sonvalet de chambre pour le reconnaître. Les cheveux tout gris, lesdents absentes, et ses vraies rides, ses soixante-cinq ans qu’ilarrangeait si bien. Sur cette dalle de marbre, avec le robinet quidégoulinait dessus, j’ai cru le voir devant sa table detoilette.

– Et vous n’avez rien dit ?

– Non. Je savais ses intentions à ce sujet,depuis longtemps… Je l’ai laissé s’en aller discrètement, àl’anglaise, comme il voulait. C’est égal ! il aurait bien dûme donner un morceau de pain avant de partir, moi qui l’ai servipendant vingt ans. »

Et tout à coup, frappant de son poing sur latable, avec rage :

« Quand je pense que, si j’avais voulu,j’aurais pu, au lieu d’aller chez Monpavon, entrer chez Mora, avoirla place de Louis… Est-il veinard, celui-là ! En a-t-il roustides rouleaux de mille à la mort de son duc !… Et la défroque,des chemises par centaines, une robe de chambre en renard bleu quivalait plus de vingt mille francs… C’est comme ce Noël, c’est luiqui a dû faire un sac ! En se pressant, parbleu, car il savaitque ça finirait tôt. Maintenant, plus moyen de gratter, placeVendôme. Un vieux gendarme de mère qui mène tout. On vendSaint-Romans, on vend les tableaux. La moitié de l’hôtel enlocation. C’est la débâcle. »

J’avoue que je ne pus m’empêcher de montrer masatisfaction ; car enfin ce misérable Jansoulet est cause detous nos malheurs. Un homme qui se vantait d’être si riche, qui ledisait partout. Le public s’amorçait là-dessus, comme le poissonqui voit luire des écailles dans une nasse… Il a perdu desmillions, je veux bien ; mais pourquoi laissait-il croirequ’il en avait d’autres ?… Ils ont arrêté Bois-l’Héry ;c’est lui qu’il fallait arrêter plutôt… Ah ! si nous avions euun autre expert, je suis sûr que ce serait déjà fait… Du reste,comme je le disais à Francis, il n’y a qu’à voir ce parvenu deJansoulet pour se rendre compte de ce qu’il vaut. Quelle tête debandit orgueilleux !

« Et si commun, ajouta l’ancien valet dechambre.

– Pas la moindre moralité.

– Un manque absolu de tenue… Enfin, le voilà àla mer, et puis Jenkins aussi, et bien d’autres avec eux.

– Comment ! le docteur aussi ?…Ah ! tant pis… Un homme si poli, si aimable…

– Oui, encore un qu’on déménage… Chevaux,voitures, mobilier… C’est plein d’affiches dans la cour de l’hôtel,qui sonne le vide comme si la mort y avait passé… le château deNanterre est mis en vente. Il restait une demi-douzaine de« petits Bethléem » qu’on a emballés dans un fiacre…C’est la débâcle, je vous dis, père Passajon, une débâcle dont nousne verrons peut-être pas la fin, vieux tous deux comme nous sommes,mais qui sera complète… Tout est pourri ; il faut que toutcrève ! »

Il était sinistre à voir ce vieux larbin del’Empire maigre, échiné, couvert de boue, et criant commeJérémie : « C’est la débâcle ! » avec unebouche sans dents toute noire et large ouverte. J’avais peur ethonte devant lui, grand désir de le voir dehors ; et dansmoi-même je pensais : « Ô M. Calmette… ô ma petitevigne de Montbars… »

Même date. Grande nouvelle.Mme Paganetti est venue cet après-midi m’apportermystérieusement une lettre du gouverneur. Il est à Londres, entrain d’installer une magnifique affaire. Bureaux splendides dansle plus beau quartier de la ville, commandite superbe. Il m’offrede venir le rejoindre, « heureux, dit-il, de réparer ainsi ledommage qui m’a été fait ». J’aurai le double de mesappointements à la Territoriale, logé, chauffé, cinqactions du nouveau comptoir, et remboursement intégral de monarriéré. Une petite avance à faire seulement, pour l’argent duvoyage et quelques dettes criardes dans le quartier. Vive lajoie ! ma fortune est assurée. J’écris au notaire de Montbarsde prendre hypothèque sur ma vigne…

Chapitre 24À BORDIGHERA.

Comme l’avait dit M. Joyeuse chez le juged’instruction, Paul de Géry revenait de Tunis après trois semainesd’absence. Trois interminables semaines passées à se débattre aumilieu d’intrigues, de trames ourdies sournoisement par la hainepuissante des Hemerlingue, à errer de salle en salle, de ministèreen ministère, à travers cette immense résidence du Bardo qui réunitdans la même enceinte farouche hérissée de couleuvrines tous lesservices de l’État, placés sous la surveillance du maître comme sesécuries et son harem. Dès son arrivée là-bas. Paul avait appris quela chambre de justice commençait à instruire secrètement le procèsde Jansoulet, procès dérisoire, perdu par avance ; et lescomptoirs du Nabab fermés sur le quai de la Marine, les scellésapposés sur ses coffres, ses navires solidement amarrés à laGoulette, une garde de chaouchs autour de ses palaisannonçaient déjà une sorte de mort civile, de succession ouvertedont il ne resterait plus bientôt qu’à se partager lesdépouilles.

Pas un défenseur, pas un ami dans cette meutevorace ; la colonie franque elle-même paraissait satisfaite dela chute d’un courtisan qui avait si longtemps obstrué en lesoccupant tous les chemins de la faveur. Essayer d’arracher au beycette proie, à moins d’un triomphe éclatant devant l’Assemblée, iln’y fallait pas songer. Tout ce que de Géry pouvait espérer,c’était de sauver quelques épaves, et encore en se hâtant, car ils’attendait un jour ou l’autre à apprendre l’échec complet de sonami.

Il se mit donc en campagne, précipita sesdémarches avec une activité que rien ne découragea, ni lepatelinage oriental, cette politesse raffinée et doucereuse souslaquelle se dissimulent la férocité, la dissolution des mœurs, niles sourires béatement indifférents ni ces airs penchés, ces brasen croix invoquant le fatalisme divin quand le mensonge humain faitdéfaut. Le sang-froid de ce petit Méridional refroidi, en qui secondensaient toutes les exubérances de ses compatriotes, le servitau moins autant que sa connaissance parfaite de la loi françaisedont le Code de Tunis n’est que la copie défigurée…

À force de souplesse, de circonspection, etmalgré les intrigues d’Hemerlingue fils, très influent au Bardo, ilparvint à faire distraire de la confiscation l’argent prêté par leNabab quelques mois auparavant et à arracher dix millions surquinze à la rapacité de Mohammed. Le matin même du jour où cettesomme devait lui être comptée il recevait de Paris une dépêche luiannonçant l’invalidation. Il courut tout de suite au palais, presséd’y arriver avant la nouvelle, et au retour, ses dix millions detraites sur Marseille bien serrés dans son portefeuille, il croisasur la route de la résidence le carrosse d’Hemerlingue fils avecses trois mules lancées à fond de train. La tête du hibou maigrerayonnait. De Géry comprenant que, s’il restait seulement quelquesheures de plus à Tunis, ses traites couraient grand risque d’êtreconfisquées, alla retenir sa place sur un paquebot italien quipartait le lendemain pour Gênes, passa la nuit à bord, et ne futtranquille que lorsqu’il vit fuir derrière lui la blanche Tunisétagée au fond de son golfe et les rochers du cap Carthage. Enentrant dans le port de Gênes, le vapeur, en train de se ranger auquai, passa près d’un grand yacht où flottait le pavillon tunisienparmi des petits étendards de parade. De Géry ressentit une viveémotion, crut un instant qu’on envoyait à sa poursuite, et qu’ilallait peut-être en débarquant avoir des démêlés avec la policeitalienne comme un vulgaire gâte-bourse. Mais non, le yacht sebalançait tranquille à l’ancre, ses matelots occupés à nettoyer lepont et à repeindre la sirène rouge de l’avant, comme si l’onattendait quelque personnage d’importance. Paul n’eut pas lacuriosité de savoir quel était ce personnage, ne fit que traverserla ville de marbre et revint par la voie ferrée qui va de Gênes àMarseille en suivant la côte, route merveilleuse où l’on passe dunoir des tunnels à l’éblouissement de la mer bleue, mais que sonétroitesse expose à bien des accidents.

À Savone, le train arrêté, on annonça auxvoyageurs qu’ils ne pouvaient aller plus loin, un de ces petitsponts jetés sur les torrents qui descendent de la montagne dans lamer s’étant rompu pendant la nuit. Il fallait attendre l’ingénieur,les ouvriers avertis par le télégraphe, rester là peut-être unedemi-journée. C’était le matin. La ville italienne s’éveillait dansune de ces aubes voilées qui annoncent la grande chaleur du jour.Pendant que les voyageurs dispersés se réfugiaient dans les hôtels,s’installaient dans des cafés, que d’autres couraient la ville, deGéry, désolé du retard, cherchait un moyen de ne pas perdre encorecette dizaine d’heures. Il pensait au pauvre Jansoulet, à quil’argent qu’il apportait allait peut-être sauver l’honneur et lavie, à sa chère Aline, à celle dont le souvenir ne l’avait pasquitté un seul jour pendant son voyage, pas plus que le portraitqu’elle lui avait donné. Il eut alors l’idée de louer un de cescalesino attelés à quatre qui font le trajet de Gênes à Nice, toutle long de la Corniche italienne, voyage adorable que se payentsouvent les étrangers, les amoureux ou les joueurs heureux deMonaco. Le cocher garantissait d’être à Nice de bonne heure ;mais n’arrivât-on guère plus vite qu’en attendant le train,l’impatience du voyageur éprouvait le soulagement de ne paspiétiner sur place, de sentir à chaque tour de roue décroîtrel’espace qui le séparait de son désir.

Oh ! par un beau matin de juin, à l’âgede notre ami Paul, le cœur plein d’amour comme il l’avait, brûler àquatre chevaux la route blanche de la Corniche, c’est une ivressede voyage incomparable. À gauche, à cent pieds d’abîme, la mermouchetée d’écume des anses rondes du rivage à ces lointains devapeur, où se confondent le bleu des vagues et celui du ciel ;voiles rouges ou blanches, jetées là-dessus en ailes uniques etdéployées fines silhouettes de steamers avec un peu de fumée àl’arrière comme un adieu, et sur des plages aperçues au détour, despêcheurs, pas plus gros que des merles de roche, dans leur barqueamarrée, qui semble un nid. Puis la route s’abaisse, suit une penterapide, tout le long de rochers, de promontoires presque à pic. Levent frais des vagues arrive là, se mêle aux mille grelots del’attelage tandis qu’à droite, sur le flanc de la montagne les pinss’étagent, les chênes verts, aux capricieuses racines, sortant dusol aride, et des oliviers en culture sur leurs terrasses, jusqu’àun large ravin blanc et caillouteux, bordé de verdures quirappellent le passage des eaux, un torrent desséché que remontentdes mulets chargés, le sabot solide parmi les pierres en galets oùse penche une laveuse près d’une mare microscopique, quelquesgouttes restées de la grande inondation d’hiver. De temps en temps,on traverse la rue d’un village ou plutôt d’une petite villerouillée par trop de soleil, d’une ancienneté historique, lesmaisons étroitement serrées et rejointes par des arcades sombres,un lacis de ruelles voûtées, qui grimpent à pic avec des échappéesde jour supérieur, des ouvertures de mines laissant apercevoir desnichées d’enfants frisés en auréole, des corbeilles de fruitséclatants, une femme descendant le pavé raboteux sa cruche sur latête ou la quenouille au bras. Puis, à un coin de rue, lepapillotement bleu des vagues, et l’immensité retrouvée…

Mais, à mesure que la journée s’avançait, lesoleil montant dans le ciel, éparpillait sur la mer, sortie de sesbrumes, lourde, stupéfaite, immobile avec des transparences dequartz, des milliers de rayons tombant dans l’eau, comme despiqûres de flèches, une réverbération éblouissante, doublée par lablancheur des roches et du sol, par un véritable sirocco d’Afriquequi soulevait la poussière en spirale sur le passage de la voiture.On arrivait aux sites les plus chauds, les plus abrités de laCorniche, véritable température exotique, plantant en pleine terreles dattiers, les cactus, l’aloès et ses hauts candélabres. Envoyant ces troncs élancés, cette végétation fantastique, découperl’air chauffé à blanc, en sentant la poussière aveuglante craquersous les roues comme une neige, de Géry, les yeux à demi clos,halluciné par ce midi de plomb, croyait faire encore une fois cettefatigante route de Tunis au Bardo, tant parcourue dans un singulierpêle-mêle de carrosses levantins, à livrées éclatantes, de méharisau long cou, à la babine pendante, de mulets caparaçonnés, debourriquots, d’Arabes en guenilles, de nègres à moitié nus, defonctionnaires en grand costume, avec leur escorte d’honneur.Allait-il donc retrouver là-bas, où la route côtoie des jardins depalmiers, l’architecture bizarre et colossale du palais du bey, sesgrillages de fenêtres aux mailles serrées, ses portes de marbre,ses moucharabiehs en bois découpé, peints de couleurs vives ?…Ce n’était pas le Bardo, mais le joli pays de Bordighera, divisécomme tous ceux du littoral en deux parties, la Marine s’étalant enrivage, et la ville haute, rejointes toutes deux par une forêt depalmes immobiles, élancées de tige et la cime retombante,véritables fusées de verdure, rayant le bleu de leurs mille fentesrégulières.

La chaleur insoutenable, les chevaux à bout deforces, contraignirent le voyageur à s’arrêter pour une coupled’heures dans un de ces grands hôtels qui bordent la route etmettent dès novembre, dans ce petit bourg merveilleusement abrité,la vie luxueuse, l’animation cosmopolite d’une aristocratiquestation hivernale. Mais, à cette époque de l’année, il n’y avait àla Marine de Bordighera que des pêcheurs invisibles àcette heure. Les villas, les hôtels semblaient morts, tous leursstores et leurs jalousies étendus. On fit traverser à l’arrivant delongs couloirs frais et silencieux, jusqu’à un grand salon tournéau nord qui devait faire partie d’un de ces appartements completsqu’on loue pour la saison et dont les portes légères communiquentavec d’autres chambres. Des rideaux blancs, un tapis, cedemi-confortable exigé par les Anglais, même en voyage, et en facedes fenêtres que l’hôtelier ouvrit toutes grandes pour amorcer cepassant, l’engager à une halte plus sérieuse, la vue splendide dela montagne. Un calme étonnant régnait dans cette grande aubergedéserte, sans maître d’hôtel, ni cuisiniers, ni chasseurs – tout leservice n’arrivant qu’aux premiers froids – et livrée pour lessoins domestiques à un gâte-sauce du pays, expert auxstoffato, aux risotto, et à deux valets d’écuriemettant pour l’heure des repas l’habit, la cravate blanche et lesescarpins de l’office. Heureusement de Géry ne devait rester là quele temps de respirer une heure ou deux, d’enlever de ses yeux cetteréverbération d’argent mat, de sa tête alourdie le casque àjugulaire douloureuse que le soleil y avait mis.

Du divan où il s’étendit, le paysageadmirable, terrasses d’oliviers légers et frissonnants, boisd’orangers plus sombres aux feuilles mouillées de luisants mobilessemblait descendre jusqu’à sa fenêtre par étages de verduresdiverses où des villas dispersées éclataient en blancheur, parmilesquelles celle de Maurice Trott le banquier, reconnaissable auxriches caprices de son architecture et à la hauteur de sespalmiers. L’habitation du Levantin, dont les jardines venaientjusque sous les croisées de l’hôtel, abritait depuis quelques moisune célébrité artistique, le sculpteur Bréhat, qui se mourait de lapoitrine et devait à cette hospitalité princière un prolongementd’existence. Ce voisinage d’un agonisant célèbre, dont l’hôtelierétait très fier, et qu’il aurait mis volontiers sur sa note, ce nomde Bréhat que de Géry avait entendu si souvent prononcer avecadmiration dans l’atelier de Félicia Ruys, ramenèrent sa penséevers le beau visage aux lignes pures entrevu pour la dernière foisau bois de Boulogne, penché sur l’épaule de Mora. Qu’était-elledevenue, la malheureuse fille, quand cet appui lui avaitmanqué ? Cette leçon lui servirait-elle dans l’avenir ?Et par une étrange coïncidence, pendant qu’il songeait ainsi àFélicia, en face de lui, sur les pentes du jardin voisin, un grandlévrier blanc traversait en gambadant une allée d’arbres verts. Oneût dit tout à fait Kadour ; mêmes poils ras, même gueule roseféroce et fine. Paul, devant sa fenêtre ouverte, fut assailli en unmoment par toutes sortes de visions tristes ou charmantes.Peut-être, la nature splendide qu’il avait sous les yeux, cettehaute montagne où courait une ombre bleue attardée dans tous lesplis du terrain aidait-elle au vagabondage de sa pensée. Sous lesorangers, les citronniers, alignés pour la culture, chargés defruits d’or s’étendaient d’immenses champs de violettes, en plantsréguliers et serrés, traversés de petits canaux d’irrigation dontla pierre blanche coupait les verdures exubérantes.

Une odeur exquise montait, de violettespétries dans du soleil, chaude essence de boudoir, énervante,affaiblissante, qui évoquait pour de Géry des visions féminines,Aline, Félicia, glissant à travers la féerie du paysage, dans cetteatmosphère bleutée, ce jour élyséen qu’on eût dit le parfum devenuvisible de tant de fleurs épanouies… Un bruit de portes lui fitrouvrir les yeux… Quelqu’un venait d’entrer dans la pièce à côté.Il entendit le frôlement d’une robe sur la mince cloison, unfeuillet retourné dans un livre qu’on devait lire sans grandintérêt, car un long soupir modulé en bâillement le fittressaillir. Dormait-il, rêvait-il encore ? Ne venait-il pasd’entendre le cri du « chacal dans le désert », si bienen harmonie avec la température brûlante et lourde du dehors… Non.Plus rien… Il s’endormit de nouveau ; et cette fois, toutesles images confuses qui le poursuivaient se fixeront en un rêve, unbien beau rêve…

Il faisait avec Aline son voyage de noces. Unemariée délicieuse. Prunelles claires, pleines d’amour et de foi,qui ne connaissaient que lui, ne regardaient que lui. Dans ce mêmesalon d’hôtel, de l’autre côté du guéridon, la jolie fille étaitassise en blanc déshabillé du matin qui sentait bon la violette etles dentelles fines de la corbeille. Ils déjeunaient. Un de cesdéjeuners de voyage de noces, servis au saut du lit en face de lamer bleue, du ciel limpide qui azurent le verre où l’on boit, lesyeux que l’on regarde, l’avenir, la vie, l’espace clair. Oh !qu’il faisait beau, quelle lumière divine, rajeunissante, comme ilsétaient bien !

Et tout à coup, en pleins baisers, en pleineivresse, Aline devenait triste. Ses beaux yeux se voilaient delarmes. Elle lui disait : « Félicia est là… vous n’allezplus m’aimer… » Et lui riait : « Félicia,ici ?… Quelle idée ! Si, si… Elle est là… »Tremblante, elle montrait la chambre voisine, d’où partaientpêle-mêle des aboiements enragés et la voix de Félicia :« Ici, Kadour… Ici, Kadour… », la voix basse, concentrée,furieuse de quelqu’un qui se cachait et se voit brusquementdécouvert.

Réveillé en sursaut, l’amoureux, désenchanté,se retrouva dans sa chambre déserte, devant un guéridon vide, sonbeau rêve envolé par la fenêtre sur le grand coteau qui laremplissait toute, et semblait se pencher vers elle. Mais onentendait bien réellement dans la pièce contiguë les aboiementsd’un chien et des coups précipités ébranlant la porte…

« Ouvrez. C’est moi… c’estJenkins. »

Paul se redressa sur son divan, stupéfait.Jenkins ici ?…Comment cela ?… À quis’adressait-il ?… Quelle voix allait lui répondre ?… Onne répondit point… Un pas léger alla vers la porte, et le pênegrinça nerveusement.

« Enfin, je vous trouve », ditl’Irlandais en entrant…

Et vraiment, s’il n’avait pris soin des’annoncer lui-même, à travers la cloison Paul n’aurait jamaisplacé sur cet accent brutal, violent et rauque, le nom du docteuraux façons doucereuses…

« Enfin, je vous trouve après huit joursde recherches de courses folles, de Gênes à Nice, de Nice à Gênes…Je savais que vous n’étiez pas partie, le yacht étant toujours enrade… Et j’allais inspecter toutes les auberges du littoral, quandje me suis souvenu de Bréhat… J’ai pensé que vous aviez voulu levoir en passant. J’en viens… C’est lui qui m’a dit que vous étiezici. »

Mais à qui parlait-il ? Quelleobstination singulière mettait-on à ne pas lui répondre ?Enfin une belle voix morne que Paul connaissait bien fit vibrer àson tour l’air alourdi et sonore de la chaude après-midi.

« Eh bien ! oui, Jenkins, me voilà…Qu’est-ce qu’il y a donc ? »

À travers la muraille, Paul voyait la bouchedédaigneuse, abaissée, avec un pli de dégoût.

« Je viens vous empêcher de partir, defaire cette folie…

– Quelle folie ? J’ai des travaux àTunis… Il faut bien que j’y aille.

– Mais vous n’y songez pas, ma chèreenfant…

– Oh ! assez de paternité comme cela,Jenkins… On sait ce qui se cache là-dessous… Parlez-moi donc commetout à l’heure… J’aime encore mieux chez vous le dogue que le chiencouchant. J’en ai moins peur.

– Eh bien ! je vous dis, moi, qu’il fautêtre folle pour s’en aller là-bas toute seule, jeune et belle commevous êtes…

– Et ne suis-je pas toujours seule ?… quej’emmène Constance, à son âge ?

– Et moi ?

– Vous ?… » Elle modula le mot surun rire plein d’ironie… « Et Paris ?… Et vosclients ?… Priver la société de son Cagliostro !… Jamais,par exemple.

– Je suis pourtant bien décidé à vous suivrepartout où vous irez… » fit Jenkins résolument.

Il y eut un instant de silence. Paul sedemandait s’il était bien digne de lui d’écouter ce débat qu’ilsentait gros de révélations terribles. Mais, en plus de la fatigueune curiosité invincible le clouait à sa place… Il lui semblait quel’énigme attirante dont il avait été si longtemps intrigué ettroublé, qui tenait encore à son esprit par le bout de son voile demystère, allait enfin parler, se découvrir, montrer la femmedouloureuse ou perverse que cachait l’artiste mondaine. Il restaitdonc immobile retenant son souffle, n’ayant pas d’ailleurs besoind’espionner, car les autres, se croyant seuls dans l’hôtellaissaient monter leurs passions et leurs voix sans contrainte.

« En fin de compte, que voulez-vous demoi ?…

– Je vous veux…

– Jenkins !

– Oui, oui, je sais bien vous m’aviez défendude prononcer jamais de telles paroles devant vous ; maisd’autres que moi vous les ont dites, et de plus prèsencore… »

Deux pas nerveux la rapprochaient de l’apôtre,mettaient devant cette large face sensuelle le mépris haletant desa réponse.

« Et quand cela serait, misérable !Si je n’ai su me garder contre le dégoût et l’ennui, si j’ai perduma fierté, est-ce à vous d’en parler seulement ?… Comme sivous n’en étiez pas cause, comme si vous ne m’aviez pas à toutjamais fané, attristé la vie… »

Et trois mots brûlants et rapides firentpasser devant Paul de Géry terrifié l’horrible scène de cetattentat enveloppé d’affectueuse tutelle, contre lequel l’esprit,la pensée, les rêves de la jeune fille avaient eu si longtemps à sedébattre et qui lui avait laissé l’incurable tristesse des chagrinsprécoces, l’écœurement de la vie à peine commencée, ce pli au coinde la lèvre comme la chute visible du sourire.

« Je vous aimais… Je vous aime… Lapassion emporte tout… répondit Jenkins sourdement.

– Eh bien ! aimez-moi donc, si cela vousamuse… Moi je vous hais non seulement pour le mal que vous m’avezfait, tout ce que vous avez tué en moi de croyances, de bellesénergies, mais parce que vous me représentez ce qu’il y a de plusexécrable, de plus hideux sous le soleil, l’hypocrisie et lemensonge. Oui, dans cette mascarade mondaine, ce tas de faussetés,de grimaces, de conventions lâches et malpropres qui m’ont écœuréeau point que je me sauve, que je m’exile pour ne plus les voir, queje leur préférerais le bagne, l’égout, le trottoir comme une fille,votre masque à vous, O sublime Jenkins, est encore celui qui m’a leplus fait horreur. Vous avez compliqué notre hypocrisie française,toute en sourires et en politesse, de vos larges poignées de main àl’anglaise, de votre loyauté cordiale et démonstrative. Tous s’ysont laissé prendre. On dit « le bon Jenkins, le brave,l’honnête Jenkins ». Mais moi je vous connais, bonhomme, etmalgré votre belle devise si effrontément arborée sur lesenveloppes de vos lettres, sur votre cachet, vos boutons demanchettes, la coiffe de vos chapeaux, les panneaux de votrevoiture, je vois toujours le fourbe que vous êtes et qui dépasseson déguisement de toutes parts. »

Sa voix sifflait entre ses dents serrées parune incroyable férocité d’expression ; et Paul s’attendait àquelque furieuse révolte de Jenkins se redressant sous tantd’outrages. Mais non. Cette haine, ce mépris venant de la femmeaimée devaient lui causer plus de douleur que de colère ; caril répondit tout bas, sur un ton de douceur navrée :

« Oh ! vous êtes cruelle… Si voussaviez le mal que vous me faites… Hypocrite, oui, c’est vrai, maison ne naît pas comme cela… On le devient par force, devant lesduretés de la vie. Quand on a le vent contre et qu’on veut avancer,on louvoie. J’ai louvoyé… Accusez mes débuts misérables, une entréemanquée dans l’existence et convenez du moins qu’une chose en moin’a jamais menti : ma passion !… Rien n’a pu la rebuter,ni vos dédains, ni vos injures, ni tout ce que je lis dans vos yeuxqui, depuis tant d’années, ne m’ont pas souri une fois… C’estencore ma passion qui me donne la force, même après ce que je viensd’entendre, de vous dire pourquoi je suis ici… Écoutez. Vous m’avezdéclaré un jour qu’il vous fallait un mari, quelqu’un qui veillesur vous pendant votre travail, qui relève de faction la pauvreCrenmitz excédée. Ce sont là vos propres paroles, qui medéchiraient alors parce que je n’étais pas libre. Maintenant toutest changé. Voulez-vous m’épouser, Félicia ?

– Et votre femme ? s’écria la jeune fillependant que Paul s’adressait la même question.

– Ma femme est morte.

– Morte ?… Mme Jenkins ?…Est-ce vrai ?

– Vous n’avez pas connu celle dont je parle.L’autre n’était pas ma femme. Quand je l’ai rencontrée, j’étaisdéjà marié en Irlande… Depuis des années… Un mariage horrible,contracté la corde au cou… Ma chère, à vingt cinq ans, je me suistrouvé devant cette alternative : la prison pour dettes ouMlle Strang, une vieille fille couperosée et goutteuse, lasœur d’un usurier qui m’avait avancé cinq cents livres pour payermes études médicales… J’avais préféré la prison ; mais dessemaines et des mois vinrent à bout de mon courage, et j’épousaiMlle Strang qui m’apporta en dot… mon billet. Vous voyez mavie entre ces deux monstres qui s’adoraient. Une femme jalouse,impotente. Le frère m’espionnant, me suivant partout. J’aurais pufuir. Mais une chose me retenait… On disait l’usurier immensémentriche. Je voulais toucher au moins le bénéfice de ma lâcheté…Ah ! je vous dis tout, vous voyez… Du reste j’ai été bienpuni, allez. Le vieux Strang est mort insolvable, il jouait,s’était ruiné, sans le dire… Alors j’ai mis les rhumatismes de mafemme dans une maison de santé et je suis venu en France… C’étaitune existence à recommencer, de la lutte et de la misère encore.Mais j’avais pour moi l’expérience, la haine et le mépris deshommes, et la liberté reconquise, car je ne me doutais pas quel’horrible boulet de cette union maudite allait gêner encore mamarche, à distance… Heureusement, c’est fini, me voilà délivré…

– Oui, Jenkins, délivré… Mais pourquoi nesongez-vous pas à faire votre femme de la pauvre créature qui apartagé votre vie si longtemps, humble et dévouée comme nousl’avons tous vue ?

– Oh ! dit-il avec une explosion sincère,entre mes deux bagnes je crois que je préférais l’autre, où jepouvais être franchement indifférent ou haineux… Mais l’atrocecomédie de l’amour conjugal, d’un bonheur sans lassitude, alors quedepuis si longtemps je n’aimais que vous, je ne pensais qu’à vous…Il n’y a pas sur terre de pareil supplice… Si j’en juge par moi, lamalheureuse a dû pousser à l’instant de la séparation un cri desoulagement et d’allégresse. C’est le seul adieu que j’enespérais…

– Mais qui vous forçait à tant decontrainte ?

– Paris, la société, le monde… Mariés devantl’opinion, nous étions tenus par elle…

– Et maintenant, vous ne l’êtes doncplus ?

– Maintenant quelque chose domine tout, c’estl’idée de vous perdre, de ne plus vous voir… Oh, quand j’ai apprisvotre fuite, quand j’ai vu cet écriteau sur votre porte : ÀLOUER, j’ai senti que c’en était fait des poses et des grimaces,que je n’avais plus qu’à partir, à courir bien vite après monbonheur que vous emportiez. Vous quittiez Paris, je l’ai quitté. Onvendait tout chez vous ; chez moi, on va tout vendre.

– Et elle ?… reprit Félicia frémissante…Elle, la compagne irréprochable, l’honnête femme que personne n’ajamais soupçonnée, où ira-t-elle ? que fera-t-elle ?… Etc’est sa place que vous venez me proposer… Une place volée, dansquel enfer !… Eh bien ! et cette devise bon Jenkins,vertueux Jenkins, qu’est-ce que nous en faisons ? Le bien sansespérance, mon vieux !… »

À ce rire cinglant comme un coup de cravachequi devait lui marquer la figure en rouge, le misérable répondit enhaletant :

« Assez…, assez… ne raillez pas ainsi…C’est trop horrible à la fin… Cela ne vous touche donc pas d’êtreaimée comme je vous aime en vous sacrifiant tout, fortune, honneur,considération ? Voyons, regardez-moi… Si bien attaché que fûtmon masque, je l’ai arraché pour vous, je l’ai arraché devant tous…Et maintenant, tenez ! le voilà l’hypocrite… »

On entendit le bruit sourd de deux genoux surle parquet. Et bégayant, éperdu d’amour, affaissé devant elle, illa suppliait de consentir à ce mariage, de lui donner le droit dela suivre partout, de la défendre ; puis les mots luimanquaient, s’étouffaient dans un sanglot passionné, si profond, sidéchirant qu’il aurait touché n’importe quel cœur, surtout devantla splendide nature impassible dans cette chaleur parfumée etamollissante… Mais Félicia ne s’attendrit pas, et toujourshautaine : « Finissons, Jenkins, dit-elle brusquement, ceque vous me demandez est impossible… Nous n’avons rien à nouscacher ; et après vos confidences de tout à l’heure, je veuxvous en faire une qui coûte à mon orgueil, mais dont votreacharnement me paraît digne… J’étais la maîtresse deMora. »

Paul n’ignorait pas cela. Et pourtant c’étaitsi triste cette belle voix pure chargée d’un tel aveu, au milieu decet air enivrant de bleu et d’arômes, qu’il en eut un grandserrement de cœur et dans la bouche ce goût de larmes que laisse unregret inavoué.

« Je le savais, reprit Jenkins d’une voixsourde… J’ai là les lettres que vous lui écriviez…

– Mes lettres ?

– Oh ! je vous les rends, tenez. Je lessais par cœur, à force de les lire et de les relire… C’est ça quifait mal, quand on aime… Mais j’ai bien subi d’autres tortures.Quand je pense que c’est moi… » Il s’arrêta. Il étouffait…« Moi qui devais fournir le combustible à vos flammes,réchauffer cet amant de glace, vous l’envoyer ardent et rajeuni…Ah ! il en a dévoré des perles, celui-là… J’avais beau direnon, il en voulait toujours… À la fin la fureur m’a pris… Tu veuxbrûler, misérable. Eh bien ! brûle ! »

** * * *

Paul se leva épouvanté. Allait-il donc devenirle confident d’un crime ?

Mais la honte ne lui fut pas infligée d’enentendre davantage.

Un coup violent, frappé chez lui cette fois,vint l’avertir que le calesino était prêt.

« Eh ! signor Francese… »

Dans la pièce à côté le silence se fit, puisun chuchotement… Il y avait quelqu’un, là, tout près d’eux… qui lesécoutait… Paul de Géry descendit précipitamment. Il lui tardaitd’être hors de cette chambre d’hôtel, d’échapper à l’obsession detant d’infamies dévoilées.

Comme la chaise de poste s’ébranlait, entreces rideaux blancs communs qui flottent à toutes les fenêtres dansle Midi, il aperçut une figure pâlie avec des cheveux de déesse etde grands yeux brûlants qui guettaient. Mais un regard au portraitd’Aline chassait vite cette vision troublante, et pour jamais guéride son ancien amour, il voyagea jusqu’au soir à travers un paysageféerique avec la jolie mariée du déjeuner, qui emportait dans lesplis de sa modeste robe, de son mantelet de jeune fille, toutes lesviolettes de Bordighera.

Chapitre 25LA PREMIÈRE DE RÉVOLTE.

« En scène pour le premieracte ! »

Ce cri du régisseur debout, les mains enporte-voix, au bas de l’escalier des artistes, s’engouffre dans sahaute cage, monte, roule, se perd au fond des couloirs pleins d’unbruit de portes battantes, de pas précipités, d’appels désespérésau coiffeur, aux habilleuses, tandis qu’apparaissent successivementaux paliers des différents étages lents et majestueux, la têteimmobile, de peur de déranger le moindre détail de leuraccoutrement, tous les personnages du premier acte deRévolte, costumes de bal élégants et modernes, avec descraquements de souliers neufs, le frôlement soyeux des traînes, lecliquetis des bracelets riches remontés par le gant qu’on boutonne.Tout ce monde-là paraît ému, nerveux, pâle sous le fard, et dansles satins savamment préparés des épaules arrosées de céruse, desfrissons passent en moires d’ombres. On parle peu, la bouche sèche.Les plus rassurés en affectant de sourire ont dans les yeux, dansla voix, l’hésitation de la pensée absente, cette appréhension dela bataille aux feux de la rampe, qui reste un des attraits lesplus puissants du métier de comédien, son piquant, sonrenouveau.

Sur la scène encombrée va-et-vient demachinistes, de garçons d’accessoires se hâtant, se bousculant dansle jour doux, neigeux, tombé des frises, qui fera place tout àl’heure, quand le rideau se lèvera, à la lumière éclatante de lasalle, Cardailhac, en habit noir et cravate blanche, le chapeaucasseur sur l’oreille, jette un dernier coup d’œil à l’installationdes décors, presse les ouvriers, complimente l’ingénue en toilette,rayonnant, fredonnant, superbe. On ne se douterait jamais à le voirdes terribles préoccupations qui l’enfièvrent. Entraîné lui aussidans la débâcle du Nabab, où s’est engloutie sa commandite, il joueson va-tout sur la pièce de ce soir, contraint – si elle ne réussitpas – à laisser impayés ces décors merveilleux, ces étoffes à centfrancs le mètre. C’est une quatrième faillite qui l’attend. Mais,bah ! notre directeur a confiance. Le succès, comme tous lesmonstres mangeurs d’hommes, aime la jeunesse ; et cet auteurinconnu, tout neuf sur une affiche, flatte les superstitions dujoueur.

André Maranne n’est pas aussi rassuré. Àmesure que la représentation approche, il perd la foi dans sonœuvre, atterré par la vue de la salle qu’il regarde au trou durideau comme au verre étroit d’un stéréoscope.

Une salle splendide, remplie jusqu’au cintre,malgré le printemps avancé et le goût mondain pour la villégiatureprécoce, une salle que Cardailhac, ennemi déclaré de la nature etde la campagne, s’efforcent toujours de retenir les Parisiens leplus tard possible dans Paris, est parvenu à combler, à faire aussibrillante qu’en plein hiver. Quinze cents têtes fourmillant sous lelustre, droites, penchées, détournées, interrogeantes, d’une grandevie d’ombres et de reflets, les unes massées aux coins obscurs dubas pourtour, les autres éclairées vivement, les portes des logesouvertes, par la réverbération des murs blancs du couloir ;public des premières toujours le même, ce brigand de tout Paris quiva partout, emportant d’assaut ces places enviées, quand unefaveur, une fonction quelconque ne les lui donne pas.

À l’orchestre, les gilets à cœur, les clubs,crânes luisants, larges raies dans des cheveux rares, gants clairs,grosses lorgnettes braquées. Aux galeries. mêlées de mondes et detoilettes, tous les noms connus de ces sortes de solennités, et lapromiscuité gênante qui place le sourire contenu et chaste del’honnête femme à côté des yeux brûlants de khôl, de la bouche entraits de vermillon des autres. Chapeaux blancs, chapeaux roses,diamants et maquillage. Au-dessus, les loges présentent la mêmeconfusion : des actrices et des filles, des ministres desambassadeurs, des auteurs fameux, des critiques ceux-ci l’airgrave, les sourcils froncés, jetés de travers sur leur fauteuilavec la morgue impassible de juges que rien ne peut corrompre. Lesavant-scènes tranchent en lumière, en splendeur sur l’ensemble,occupées par des célébrités de la haute banque, les femmesdécolletées et bras nus, ruisselantes de pierreries comme la reinede Saba dans sa visite au roi des Juifs. À gauche seulement une deces grandes loges, complètement vide, attire l’attention par sadécoration bizarre, éclairée au fond d’une lanterne mauresque. Surtoute l’assemblée une poussière impalpable et flottante, lepapillotement du gaz, son odeur mêlée à tous les plaisirsparisiens, ses susurrements aigus et courts comme une respirationphtisique, accompagnant le jeu des éventails déployés. Puisl’ennui, un ennui morne, l’ennui des mêmes visages toujoursregardés aux mêmes places, avec leurs défauts ou leurs poses, cetteuniformité des réunions mondaines qui finit par installer dansParis chaque hiver une province dénigrante, papetière et restreinteplus que la province elle-même.

Maranne observait cette maussaderie, cettelassitude du public, et songeant à ce que la réussite de son dramepouvait changer dans sa modeste vie toute en espoir, se demandait,plein d’angoisse, comment faire pour approcher sa pensée de cesmilliers d’êtres, les arracher à leurs préoccupations d’attitude,établir dans cette foule un courant unique qui lui ramènerait cesregards distraits, ces intelligences à tous les degrés du clavier,si difficiles à mettre à l’unisson. Instinctivement il cherchaitdes visages amis, une loge de face remplie par la familleJoyeuse : Élise et les fillettes assises sur le devant ausecond plan, Aline et le père, groupe adorable, familial, comme unbouquet trempé de rosée dans un étalage de fleurs fausses. Ettandis que tout Paris dédaigneux demandait : « Qu’est-ceque c’est que ces gens-là ? » le poète remettait son sortentre ces petites mains de fées, gantées de frais pour lacirconstance et qui donneraient hardiment tout à l’heure le signaldes applaudissements.

Place au théâtre !… Maranne n’a que letemps de se jeter dans la coulisse, et tout à coup il entend, loin,bien loin, les premières paroles de sa pièce qui montent, voléed’oiseaux craintifs, dans le silence et l’immensité de la salle.Moment terrible. Où aller ? Que devenir ? Rester là collécontre un portant, l’oreille tendue, le cœur serré ;encourager les acteurs quand il aurait tant besoin d’encouragementslui-même ? Il préfère encore regarder le danger en face ;et, par la petite porte communiquant avec le couloir des loges, ilse glisse jusqu’à une baignoire qu’il se fait ouvrir doucement.« Chut !… C’est moi… » Quelqu’un est assis dansl’ombre, une femme que tout Paris connaît, celle-là, et qui secache. André se met auprès d’elle, et serrés l’un contre l’autre,invisibles à tous, la mère et le fils assistent en tremblant à lareprésentation.

Ce fut d’abord une stupeur dans le public. Cethéâtre des Nouveautés, situé au plein cœur du boulevard, où sonperron s’étale tout en lumière, entre les grands restaurants, lescercles chics ; ce théâtre, où l’on venait en partie carrée,au sortir d’un dîner fin, entendre jusqu’à l’heure du souper, unacte ou deux de quelque chose de raide, était devenu dans les mainsde son spirituel directeur le plus couru de tous les spectaclesparisiens, sans genre bien précis et les abordant tous, depuisl’opérette-féerie qui déshabille les femmes, jusqu’au grand dramemoderne qui décollette nos mœurs. Cardailhac tenait surtout àjustifier son titre de « directeur des Nouveautés » et,depuis que les millions du Nabab soutenaient l’entreprise,s’attachait à faire aux boulevardiers les surprises les pluséblouissantes. Celle de ce soir les surpassait toutes : lapièce était en vers – et honnête.

Une pièce honnête !

Le vieux singe avait compris que le momentétait venu de tenter ce coup-là et il le tentait. Aprèsl’étonnement des premières minutes, quelques exclamationsattristées çà et là dans les loges : « Tiens ! c’esten vers… », la salle commença à subir le charme de cette œuvrefortifiante et saine, comme si l’on eût secoué sur elles dans sonatmosphère raréfiée. quelque essence fraîche et piquante àrespirer, un élixir de vie parfumé au thym des collines.

« Ah ! c’est bon… çarepose… »

C’était le cri général, un frémissementd’aise, une pâmoison de bien-être accompagnant chaque vers. Ça lereposait, ce gros Hemerlingue, soufflant dans son avant-scène durez-de-chaussée comme dans une auge de satin cerise. Ça lareposait, la grande Suzanne Bloch, coiffée à l’antique avec desfrisons dépassant un diadème d’or, et près d’elle, Amy Férat, touteen blanc comme une mariée, des brins d’oranger dans ses cheveux àla chien, ça la reposait bien aussi, allez !

Il y avait là une foule de créatures,quelques-unes très grasses, d’une graisse malpropre ramassée danstous les sérails, trois mentons et l’air bête, d’autres absolumentvertes malgré le fard, comme si on les eût trempées dans un bain decet arséniate de cuivre que le commerce appelle du « vert deParis », tellement ridées, fanées, qu’elles se dissimulaientau fond de leurs loges, ne laissant voir qu’un bout de bras blanc,une épaule encore ronde qui dépassait. Puis des gandins avachis,échinés, ceux qu’on nommait alors des petits crevés, la nuquetendue, les lèvres pendantes, incapables de se tenir debout oud’articuler un mot en entier. Et tous ces gens s’exclamaientensemble : « C’est bon… ça repose… » Le beauMoëssard le murmurait comme un fredon sous sa petite moustacheblonde, tandis que sa reine en première loge de face le traduisaitdans la barbarie de sa langue étrangère. Positivement, ça lesreposait. Ils ne disaient pas de quoi, par exemple, de quellebesogne écœurante de quelle tâche forcée d’oisifs etd’inutiles.

Tous ces murmures bienveillants, unis,confondus commençaient à donner à la salle sa physionomie desgrands soirs. Le succès courait dans l’air, les figures serassérénaient, les femmes semblaient embellies par des refletsd’enthousiasme, des regards excitants comme des bravos. André, prèsde sa mère, frissonnait d’un plaisir inconnu, de cette joieorgueilleuse qu’on ressent à remuer les foules, fût-ce même commeun chanteur de cour faubourienne, avec un refrain patriotique etdeux notes émues dans la voix. Soudain les chuchotementsredoublèrent, se changèrent en tumulte. On ricanait, on s’agitait.Que se passait-il ? Quelque accident en scène ?

André, se penchant épouvanté vers ses acteursaussi étonnés que lui-même, vit toutes les lorgnettes braquées surla grande avant-scène vide jusqu’alors et où quelqu’un venaitd’entrer, de s’asseoir, les deux coudes sur le rebord de velours,la lorgnette tirée du fourreau, installé dans une solitudesinistre.

En dix jours le Nabab avait vieilli de vingtans. Ces violentes natures méridionales si elles sont riches enélans, en jets de flammes irrésistibles, s’affaissent aussi pluscomplètement que les autres. Depuis son invalidation, le malheureuxs’était enfermé dans sa chambre, les rideaux tirés, ne voulant plusmême voir le jour ni dépasser le seuil au-delà duquel la viel’attendait, les engagements pris, les promesses faites, unfouillis de protêts et d’assignations. La Levantine, partie auxeaux en compagnie de son masseur et de ses négresses, absolumentindifférente à la ruine de la maison, Bompain – l’homme au fez –tout effaré au milieu des demandes d’argent, ne sachant commentaborder l’infortuné patron toujours couché, le visage au mur sitôtqu’on lui parlait d’affaires, la vieille mère était restée seulepour faire tête au désastre, avec ses connaissances bornées etdroites de veuve de village qui sait ce que c’est qu’un papiertimbré, une signature, et tient l’honneur pour le plus grand biende ce monde. Sa coiffe jaune apparaissait à tous les étages del’hôtel, révisant les notes, réformant le service, ne craignant niles cris ni les humiliations. À toute heure du jour, on voyait labonne femme arpenter la place Vendôme à grands pas, gesticulant, separlant à elle-même, disant tout haut : « Tè ! jevais chez l’huissier. » Et jamais elle ne consultait son filsque lorsque c’était indispensable, d’un mot discret et bref, enévitant même de le regarder. Pour tirer Jansoulet de sa torpeur, ilavait fallu une dépêche de de Géry, datée de Marseille, annonçantqu’il arrivait avec dix millions. Dix millions, c’est-à-dire lafaillite évitée, la possibilité de se relever, de recommencer lavie. Et voilà notre Méridional rebondissant du fond de sa chute,ivre de joie et plein d’espoir. Il fit ouvrir ses fenêtres,apporter des journaux. Quelle magnifique occasion que cettepremière de Révolte pour se montrer aux Parisiens qui lecroyaient sombré, rentrer dans le grand tourbillon par la portebattante de sa loge des Nouveautés ! La mère, qu’un instinctavertissait, insista bien un peu pour le retenir. Paris maintenantl’épouvantait. Elle aurait voulu emmener son enfant dans quelquecoin ignoré du Midi, le soigner avec l’aîné, tous deux malades dela grande ville. Mais il était le maître. Impossible de résister àcette volonté d’homme gâté par la richesse. Elle l’assista pour satoilette, « le fit beau », ainsi qu’elle disait en riant,et le regarda partir non sans une certaine fierté, superbe,ressuscité, ayant à peu près surmonté le terrible affaissement desderniers jours…

En arrivant au théâtre, Jansoulet s’aperçutvite de la rumeur que causait sa présence dans la salle. Habitué àces ovations curieuses, il y répondait d’ordinaire sans le moindreembarras, de tout son large et bon sourire ; mais cette foisla manifestation était malveillante, presque indignée.

« Comment !… c’est lui ?… Levoilà. Quelle impudence ! »

Cela montait de l’orchestre avec bien d’autresexclamations confuses. L’ombre et la retraite où il s’était réfugiédepuis quelques jours l’avaient laissé ignorant de l’exaspérationpublique à son égard, des homélies, des dithyrambes répandus dansles journaux à propos de sa fortune corruptrice, articles à effet,phraséologie hypocrite à l’aide desquels l’opinion se venge detemps en temps sur les innocents de toutes ses concessions auxcoupables. Ce fut une effroyable déconvenue, qui lui causa d’abordplus de peine que de colère. Très ému, il cachait son troublederrière sa lorgnette, s’attachant aux moindres détails de lascène, posé de trois quarts, mais ne pouvant échapper àl’observation scandaleuse dont il était victime et qui faisaitbourdonner ses oreilles, ses tempes battre, les verres embués de salorgnette s’emplir des cercles multicolores où tournoie le premierégarement des congestions sanguines.

Le rideau baissé, l’acte fini, il restait danscette attitude de gêne, d’immobilité ; mais les chuchotementsplus distincts, que ne retenait plus le dialogue scénique,l’acharnement de certains curieux changeant de place pour mieux levoir, le contraignaient à sortir de sa loge, à se précipiter dansles couloirs comme un fauve échappé de l’arène à travers le cirque.Sous le plafond bas, dans l’étroit passage circulaire des corridorsde théâtre, tombait au milieu d’une foule compacte de gandins, dejournalistes, de femmes en chapeau, en taille, riant par métier,renversant leur rire bête, le dos appuyé au mur. Des loges ouverteset qui essayaient de respirer sur cette baie grouillante etbruyante sortaient des fragments de conversations, mêlées, à proposrompus :

« Une pièce délicieuse… C’est frais…c’est honnête…

– Ce Nabab !… Quelleeffronterie !…

– Oui, vraiment, ça repose… On se sentmeilleur…

– Comment ne l’a-t-on pas encorearrêté ?…

– Un tout jeune homme, paraît-il… C’est sapremière pièce.

– Bois-l’Héry à Mazas ! Ce n’est paspossible… Voici la marquise en face de nous, aux premièresgaleries, avec un chapeau neuf…

– Qu’est-ce que ça prouve ?… Elle faitson métier de lanceuse… Il est très joli, ce chapeau… aux couleursdu cheval de Desgranges.

– Et Jenkins ? que devientJenkins ?

– À Tunis avec Félicia… Le vieux Brahim les avus tous les deux… Il paraît que le bey se met décidément auxperles.

– Bigre !… »

Plus loin, des voix doucesmurmuraient :

« Vas-y, père, vas-y donc… Vois comme ilest seul, ce pauvre homme.

– Mais, mes enfants, je ne le connais pas.

– Eh bien ! rien qu’un salut… Quelquechose qui lui prouve qu’il n’est pas complètementabandonné… »

Aussitôt un petit vieux monsieur, très rouge,en cravate blanche, s’élançait au devant du Nabab et lui donnait ungrand coup de chapeau respectueux. Avec quelle reconnaissance, quelsourire d’empressement aimable ce salut unique fut rendu, ce salutd’un homme que Jansoulet ne connaissait pas, qu’il n’avait jamaisvu, et qui pesait pourtant d’un grand poids sur sa destinée ;car sans le père Joyeuse, le président du conseil de laTerritoriale aurait eu probablement le sort du marquis deBois-l’Héry. C’est ainsi que, dans l’enchevêtrement de la sociétémoderne, ce grand tissage d’intérêts, d’ambitions, de servicesacceptés et rendus, tous les mondes communiquent entre eux,mystérieusement unis par les dessous, des plus hautes existencesaux plus humbles ; voilà ce qui explique le bariolage, lacomplication de cette étude de mœurs, l’assemblage des fils éparsdont l’écrivain soucieux de vérité est forcé de faire le fond deson drame.

Les regards jetés en l’air dans le vague, ladémarche qui s’écarte sans but, le chapeau remis sur la têtebrusquement jusqu’aux yeux, en dix minutes le Nabab subit toutesles manifestations de ce terrible ostracisme du monde parisien oùil n’avait ni parenté ni sérieuses attaches, et dont le méprisl’isolait plus sûrement que le respect n’isole un souverain envisite. D’embarras, de honte, il chancelait. Quelqu’un dit trèshaut : « Il a bu… » et tout ce que le pauvre hommeput faire, ce fut de rentrer s’enfermer dans le salon de sa loge.D’ordinaire ce petit retiro s’emplissait pendant lesentractes de gens de bourse, de journalistes. On riait, on fumaiten menant grand vacarme ; le directeur venait saluer soncommanditaire. Ce soir-là, personne. Et l’abstention de Cardailhac,ce flaireur de succès, donnait bien à Jansoulet la mesure de sadisgrâce.

« Que leur ai-je donc fait ?Pourquoi Paris ne veut-il plus de moi ? »

Il s’interrogeait ainsi dans une solitudequ’accentuaient les bruits environnants, les clés brusques auxportes des loges, les mille exclamations d’une foule amusée. Puissubitement la fraîcheur du luxe qui l’entourait, la lanternemauresque découpée en ombres bizarres sur les soies brillantes dudivan et des murs lui remettaient en mémoire la date de sonarrivée… Six mois !… Seulement six mois, qu’il était àParis !… Tout flambé, tout dévoré en six mois !… Ils’absorba dans une sorte de torpeur, d’où le tirèrent desapplaudissements, des bravos enthousiastes. C’était décidément ungrand succès, cette pièce de Révolte. On arrivaitmaintenant aux passages de force, de satire ; et les tiradesvirulentes, un peu emphatiques mais qu’enlevait un souffle dejeunesse et de sincérité, faisaient vibrer tous les cœurs, aprèsles effusions idylliques du début. Jansoulet à son tour voulutentendre, voulut voir. Ce théâtre lui appartenait, après tout. Saplace dans cette avant-scène lui coûtait plus d’un million ;c’était bien le moins qu’il l’occupât.

Le voilà de nouveau assis sur le devant de saloge.

Dans la salle, une chaleur lourde, suffocante,remuée et non dissipée par les éventails haletants qui promenaientdes reflets et des paillettes avec tous les souffles impalpables dusilence. On écoutait religieusement une réplique indignée et fièrecontre les forbans, si nombreux à cette époque, qui tenaient lehaut du pavé après en avoir battu les coins les plus obscurs pourdétrousser les passants. Certes, Maranne, en écrivant ces beauxvers, avait pensé à tout autre qu’au Nabab. Mais le public y vitune allusion ; et tandis qu’une triple salved’applaudissements accueillait la fin de la tirade, toutes lestêtes se tournaient vers avant-scène de gauche avec un mouvementindigné, ouvertement injurieux… Le malheureux, mis au pilori surson propre théâtre ! Un pilori qui lui coûtait si cher !…Cette fois, il n’essaya pas de se soustraire à l’affront, se plantarésolument les bras croisés et brava cette foule qui le regardait,ces centaines de visages levés et ricaneurs, ce vertueux Tout-Parisqui le prenait pour bouc émissaire et le chassait après l’avoirchargé de tous ses crimes.

Joli monde vraiment pour une manifestationpareille ! En face, une loge de banquiers faillis, la femme etl’amant l’un près de l’autre au premier rang, le mari dans l’ombre,effacé et grave. À côté, le trio fréquent d’une mère qui a marié safille selon son propre cœur et pour se faire un gendre de l’hommequ’elle aimait. Puis des ménages interlopes, des filles étalant leprix de la honte, des diamants en cercles de feu rivés autour desbras et du cou comme des colliers de chien, se bourrant de bonbonsqu’elles avalaient brutalement, bestialement, parce qu’elles saventque l’animalité de la femme plaît à ceux qui la paient. Et cesgroupes de gandins efféminés, le col ouvert, les sourcils peints,dont on admirait à Compiègne, dans les chambres d’invités, leschemises de batiste brodées et les corsets de satin blanc ;ces mignons du temps d’Agrippa, s’appelant entre eux :« Mon cœur… Ma chère belle… » Tous les scandales, toutesles turpitudes, consciences vendues ou à vendre, le vice d’uneépoque sans grandeur, sans originalité, essayant les travers detoutes les autres et jetant à Bullier cette duchesse, femme deministre, rivale des plus éhontées danseuses de l’endroit. Etc’étaient ces gens-là qui le repoussaient, qui lui criaient :« Va-t’en… tu es indigne…

– Indigne, moi !… mais je vaux cent foismieux que vous tous, misérables… Vous me reprochez mes millions. Etqui donc m’a aidé à les dévorer ?… Toi, compagnon lâche ettraître, qui caches dans le coin de ton avant-scène ton obésité depacha malade. J’ai fait ta fortune avec la mienne au temps où nouspartagions en frères. Toi, marquis blafard, j’ai payé cent millefrancs au cercle pour qu’on ne te chasse pas honteusement… Je t’aicouverte de bijoux, drôlesse, en laissant croire que tu étais mamaîtresse, parce que cela fait bien dans notre monde, mais sansjamais te demander de retour… Et toi, journaliste effronté qui astoute la bourbe de ton encrier pour cervelle, et sur ta conscienceautant de lèpres que ta reine en porte sur la peau, tu trouves queje ne t’ai pas payé ton prix, et voilà pourquoi tes injures… Oui,oui, regardez-moi, canailles… Je suis fier… Je vaux mieux quevous… »

Tout ce qu’il disait ainsi mentalement, dansun délire de colère, visible au tremblement de ses grosses lèvresblêmies, le malheureux, en qui montait la folie, allait peut-êtrele crier bien fort dans le silence, invectiver cette masseinsultante, qui sait ? bondir au milieu, en tuer un, ah !bon sang de Dieu ! en tuer un, quand il se sentit frappélégèrement sur l’épaule ; et une tête blonde lui apparut,sérieuse et franche, deux mains tendues qu’il saisitconvulsivement, comme un noyé.

« Ah ! cher… cher… » bégaya lepauvre homme. Mais il n’eut pas la force d’en dire davantage. Cetteémotion douce arrivant au milieu de sa fureur la fondit en unsanglot de larmes, de sang, de paroles étranglées. Sa figure devintviolette. Il fit signe : « Emmenez-moi… » Ettrébuchant, appuyé au bras de de Géry, il ne put que franchir laporte de sa loge pour aller tomber dans le couloir.

« Bravo ! bravo ! » criaitla salle à la tirade du comédien ; et c’était un bruit degrêle, de trépignements enthousiastes, tandis que le grand corpssans vie, péniblement enlevé par les machinistes, traversait lescoulisses rayonnantes, encombrées de curieux empressés autour de lascène, allumés au succès répandu et qui remarquèrent à peine lepassage de ce vaincu inerte, porté à bras comme une victimed’émeute. On l’étendit sur un canapé dans le magasin d’accessoires,Paul de Géry à ses côtés avec un médecin, et deux garçons quis’empressaient pour les secours. Cardailhac, très occupé par sapièce, avait promis de venir savoir des nouvelles « tout àl’heure, après le cinq… »

Saignée sur saignée, ventouses, sinapismes,rien ne ramenait même un frémissement à l’épiderme du maladeinsensible à tous les moyens usités dans les cas d’apoplexie. Unabandon de tout l’être semblait le donner déjà à la mort, lepréparer aux rigidités du cadavre ; et cela dans le plussinistre endroit du monde, le chaos éclairé d’une lanterne sourdeoù gisent pêle-mêle sous la poussière tous les rebuts des piècesjouées, meubles dorés, tentures à crépines brillantes, carrosses,coffres-forts, tables à jeu, escaliers et rampes démontés, parmides cordages, des poulies, un fouillis d’accessoires de théâtrehors d’usage, cassés, démolis, avariés. Bernard Jansoulet étendu aumilieu de ces épaves, son linge fendu sur la poitrine, à la foissanglant et blême, était bien un naufragé de la vie, meurtri etrejeté à la côte avec les débris lamentables de son luxe artificieldispersé et broyé par le tourbillon parisien. Paul, le cœur brisé,contemplait cela tristement, cette face au nez court, gardant dansson inertie l’expression colère et bonne d’un être inoffensif qui aessayé de se détendre avant de mourir et n’a pas eu le temps demordre. Il se reprochait son impuissance à le servir efficacement.Où était ce beau projet de conduire Jansoulet à travers lesfondrières, de le garder des embûches ?

Tout ce qu’il avait pu faire, c’était de luisauver quelques millions et encore arrivaient-ils trop tard.

On venait d’ouvrir les fenêtres sur le balcontournant du boulevard, en pleine agitation bruyante et lumineuse.Le théâtre s’entourait d’un cordon de gaz, d’une zone de feu quifaisait paraître les fonds plus sombres, piqués de lanternesroulantes, comme des étoiles voyageant au ciel obscur. La pièceétait finie. On sortait. La foule noire et serrée sur les perronsse dispersait aux trottoirs blancs, allait répandre par la ville lebruit d’un grand succès et le nom d’un inconnu demain triomphant etcélèbre. Soirée admirable allumant les vitres des restaurants enliesse et faisant circuler par les rues des files d’équipagesattardés. Ce tumulte de fête que le pauvre Nabab avait tant aimé,qui allait bien à l’étourdissement de son existence, le ranima uneseconde. Ses lèvres remuèrent, et ses yeux dilatés, tournés vers deGéry, retrouvèrent avant la mort une expression douloureuse,implorante et révoltée, comme pour le prendre à témoin d’une desplus grandes, des plus cruelles injustices que Paris ait jamaiscommises.

 

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