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Le Nez d’un notaire

Le Nez d’un notaire

d’ Edmond About
Avant propos

Le roman

Alfred L’Ambert, séduisant héritier d’une longue lignée de notaires, hante le foyer de l’Opéra où ministres,ducs et banquiers viennent s’éprendre des danseuses du corps de ballet. Et notre notaire tombe bel et bien amoureux d’une danseuse de quatorze ans, à qui il livre une cour assidue… en lui offrant des bonbons. Qui donc accusait la société du second Empire d’être corrompue ?

Un rival surgit en la personne d’Ayvaz-Bey, secrétaire de l’ambassade ottomane à Paris. Dans le tumulte de la foule, Alfred bouscule cet Ayvaz-Bey et lui écorche le nez. Le Turc, atteint dans son orgueil et dans sa chair, entend assouvir sa vengeance – et il y parvient au cours d’un duel épique : d’un coup de yatagan, il ampute de son appendice, et sans autre forme de procès, le notaire.

Un chirurgien conciliant se charge de remplacer le nez de ce dernier, prélevant pour cela un morceau de chair sur le bras d’un robuste porteur d’eau auvergnat, Sébastien Romagné. Alfred n’aura d’autre solution que de rester le visage collé contre le bras de Sébastien pendant trente jours. Ces trente jours passés, notre notaire paré d’un nouveau nez fort élégant peut retourner parader dans les salons. Tout aurait été pour le mieux si un jour, le nez n’avait pris quelques teintes violacées, et s’il ne s’était épanoui telle une magnifique pivoine. Le chirurgien en découvre la raison : Sébastien Romagné s’adonne à la boisson…

Faut-il chercher à discerner dans ce conte– comme dans Le nez de Gogol – des arrières planspsychanalytiques ? Doit-on considérer About comme un prophètede l’ère des prélèvements d’organes et des manipulationsgénétiques ? La question est posée. Toujours est-il que lapsychanalyse, peut-être, et la bioéthique assurément, auraient fortà y gagner.

On pourra lire ce conte d’une grâce etd’une vivacité toutes voltairiennes et noter au passage quelquesfines railleries à l’égard des hautes classes de la société et deleurs médecins. Pourtant, à y bien songer… ces danseuses, ce nezqui disparaît et reparaît comme lié aux tribulations d’un rustre…About, profond connaisseur de la mythologie et des métamorphoses del’art, About nous parlerait-il ici en langage codé ?

 

Dédicace à M. Alexandre Bixio

Permettez-moi, monsieur, d’inscrire en tête dece petit livre le nom cher et honoré d’un homme qui a consacrétoute sa vie à la cause du progrès, d’un père qui a offert ses deuxfils à la délivrance de l’Italie, d’un ami qui est venu entre lespremiers me donner une preuve de sympathie le lendemain deGaetana[1].

E.A.

 

 

Chapitre 1 L’Orient et l’Occident sont aux prises Le sang coule

Maître Alfred L’Ambert, avant le coup fatalqui le contraignit à changer de nez, était assurément le plusbrillant notaire de France. En ce temps-là, il avait trente-deuxans ; sa taille était noble, ses yeux grands et bienfendus ; son front olympien, sa barbe et ses cheveux du blondle plus aimable. Son nez (premier du nom) se recourbait en becd’aigle. Me croira qui voudra, mais la cravate blanche lui allaitdans la perfection. Est-ce parce qu’il la portait depuis l’âge leplus tendre, ou parce qu’il se fournissait chez la bonnefaiseuse ? Je suppose que c’était pour ces deux raisons à lafois.

Autre chose est de se nouer autour du cou unmouchoir de poche roulé en corde ; autre chose de former avecart un beau nœud de batiste blanche dont les deux bouts égaux,empesés sans excès, se dirigent symétriquement vers la droite et lagauche. Une cravate blanche bien choisie et bien nouée n’est pas unornement sans grâce ; toutes les dames vous le diront. Mais ilne suffit point de la mettre ; il faut encore la bienporter : c’est une affaire d’expérience. Pourquoi les ouvriersparaissent-ils si gauches et si empruntés le jour de leursnoces ? Parce qu’ils se sont affublés d’une cravate blanchesans aucune étude préparatoire.

On s’accoutume en un rien de temps à porterles coiffures les plus exorbitantes ; une couronne, parexemple. Le soldat Bonaparte en ramassa une que le roi de Franceavait laissé tomber sur la place Louis XV. Il s’en coiffa lui-même,sans avoir pris leçon de personne, et l’Europe déclara qu’un telbonnet ne lui allait pas mal. Bientôt même il mit la couronne à lamode dans le cercle de sa famille et de ses amis intimes. Tout lemonde autour de lui la portait ou la voulait porter. Mais cet hommeextraordinaire ne fut jamais qu’un porte-cravate assez médiocre. Mrle vicomte de C…, auteur de plusieurs poèmes en prose, avait étudiéla diplomatie, ou l’art de se cravater avec fruit.

Il assista, en 1815, à la revue de notredernière armée, quelques jours avant la campagne de Waterloo.Savez-vous ce qui frappa son esprit dans cette fête héroïque oùéclatait l’enthousiasme désespéré d’un grand peuple ? C’estque la cravate de Bonaparte n’allait pas bien.

Peu d’hommes, sur ce terrain pacifique,auraient pu se mesurer avec maître Alfred L’Ambert. Je disL’Ambert, et non Lambert : il y a décision du conseil d’État.Maître L’Ambert, successeur de son père, exerçait le notariat pardroit de naissance. Depuis deux siècles et plus, cette glorieusefamille se transmettait de mâle en mâle l’étude de la rue deVerneuil avec la plus haute clientèle du faubourgSaint-Germain.

La charge n’était pas cotée, n’étant jamaissortie de la famille ; mais, d’après le produit des cinqdernières années, on ne pouvait l’estimer moins de trois cent milleécus. C’est dire qu’elle rapportait, bon an, mal an,quatre-vingt-dix mille livres. Depuis deux siècles et plus, tousles aînés de la famille avaient porté la cravate blanche aussinaturellement que les corbeaux portent la plume noire, les ivrognesle nez rouge, ou les poètes l’habit râpé. Légitime héritier d’unnom et d’une fortune considérables, le jeune Alfred avait sucé lesbons principes avec le lait. Il méprisait dûment toutes lesnouveautés politiques qui se sont introduites en France depuis lacatastrophe de 1789. À ses yeux, la nation française se composaitde trois classes : le clergé, la noblesse et le tiers état.Opinion respectable et partagée encore aujourd’hui par un petitnombre de sénateurs. Il se rangeait modestement parmi les premiersdu tiers état, non sans quelques prétentions secrètes à la noblessede robe. Il tenait en profond mépris le gros de la nationfrançaise, ce ramassis de paysans et de manœuvres qu’on appelle lepeuple, ou la vile multitude. Il les approchait le moins possible,par égard pour son aimable personne, qu’il aimait et soignaitpassionnément. Svelte, sain et vigoureux comme un brochet derivière, il était convaincu que ces gens-là sont du fretin depoisson blanc, créé tout exprès par la providence pour nourrirMM. les brochets.

Charmant homme au demeurant, comme presquetous les égoïstes ; estimé au Palais, au cercle, à la chambredes notaires, à la conférence de Saint-Vincent de Paul et à lasalle d’armes ; beau tireur de pointe et decontre-pointe ; beau buveur, amant généreux, tant qu’il avaitle cœur pris ; ami sûr avec les hommes de son rang ;créancier des plus gracieux, tant qu’il touchait les intérêts deson capital ; délicat dans ses goûts, recherché dans satoilette, propre comme un louis neuf, assidu le dimanche auxoffices de Saint-Thomas d’Aquin, les lundis, mercredis et vendredisau foyer de l’Opéra, il eût été le plus parfait gentlemande son temps au physique comme au moral, sans une déplorable myopiequi le condamnait à porter des lunettes. Est-il besoin d’ajouterque ses lunettes étaient d’or, et les plus fines, les plus légères,les plus élégantes qu’on eût fabriquées chez le célèbre MathieuLuna, quai des Orfèvres ?

Il ne les portait pas toujours, mais seulementà l’étude ou chez le client, lorsqu’il avait des actes à lire.Croyez que les lundis, mercredis et vendredis, lorsqu’il entrait aufoyer de la danse, il avait soin de démasquer ses beaux yeux. Aucunverre biconcave ne voilait alors l’éclat de son regard. Il n’yvoyait goutte, j’en conviens, et saluait quelquefois unemarcheuse pour une étoile ; mais il avaitl’air résolu d’un Alexandre entrant à Babylone. Aussi les petitesfilles du corps de ballet, qui donnent volontiers des sobriquetsaux personnes, l’avaient-elles surnommé Vainqueur. Un bongros Turc, secrétaire à l’ambassade, avait reçu le nom deTranquille, un conseiller d’État s’appelaitMélancolique ; un secrétaire général du ministèrede…, vif et brouillon dans ses allures, se nommait MrTurlu. C’est pourquoi la petite Élise Champagne, diteaussi Champagne IIe, reçut le nom de Turlurettelorsqu’elle sortit des coryphées pour s’élever au rang desujet.

Mes lecteurs de province (si tant est que cerécit dépasse jamais les fortifications de Paris) vont méditer uneminute ou deux sur le paragraphe qui précède. J’entends d’ici lesmille et une questions qu’ils adressent mentalement à l’auteur.« Qu’est-ce que le foyer de la danse ? Et le corps deballet ? Et les étoiles de l’Opéra ? Et lescoryphées ? Et les sujets ? Et les marcheuses ? Etles secrétaires généraux qui s’égarent dans un tel monde, au risqued’y attraper des sobriquets ? Enfin par quel hasard un hommeposé, un homme rangé, un homme de principes, comme maître AlfredL’Ambert, se trouvait-il trois fois par semaine au foyer de ladanse ? »

Eh ! chers amis, c’est précisément parcequ’il était un homme posé, un homme rangé et un homme de principes.Le foyer de la danse était alors un vaste salon carré, entouré devieilles banquettes de velours rouge et peuplé de tous les hommesles plus considérables de Paris. On y rencontrait non seulement desfinanciers, des conseillers d’État, des secrétaires généraux, maisencore des ducs et des princes, des députés, des préfets, et lessénateurs les plus dévoués au pouvoir temporel du pape ; iln’y manquait que des prélats. On y voyait des ministres mariés, etmême les plus complètement mariés entre tous nos ministres. Quandje dis on y voyait, ce n’est pas que je les aie vusmoi-même ; vous pensez bien que les pauvres diables dejournalistes n’entraient pas là comme au moulin. Un ministre tenaiten main les clefs de ce salon des Hespérides ; nul n’ypénétrait sans l’aveu de son excellence. Aussi fallait-il voir lesrivalités, les jalousies et les intrigues ! Combien decabinets on a culbutés sous les prétextes les plus divers, mais aufond parce que tous les hommes d’État veulent régner sur le foyerde la danse ! N’allez pas croire au moins que ces personnagesy fussent attirés par l’appât des plaisirs défendus ! Ilsbrûlaient d’encourager un art éminemment aristocratique etpolitique.

La marche des années a peut-être changé toutcela, car les aventures de maître L’Ambert ne datent point de cettesemaine. Elles ne remontent pourtant pas à l’antiquité la plusreculée. Mais des raisons de haute convenance me défendent depréciser l’année exacte où cet officier ministériel échangea sonnez aquilin contre un nez droit. C’est pourquoi j’ai dit vaguementen ce temps-là, comme les fabulistes. Contentez-vous de savoir quel’action se place, dans les annales du monde, entre l’incendie deTroie par les Grecs et l’incendie du palais d’Été à Pékin parl’armée anglaise, deux mémorables étapes de la civilisationeuropéenne.

Un contemporain et un client de maîtreL’Ambert, Mr le marquis d’Ombremule, disait un soir au caféAnglais :

– Ce qui nous distingue du commun des hommes,c’est notre fanatisme pour la danse. La canaille raffole demusique. Elle bat des mains aux opéras de Rossini, de Donizetti etd’Auber : il paraît qu’un million de petites notes mises ensalade a quelque chose qui flatte l’oreille de ces gens-là. Ilspoussent le ridicule jusqu’à chanter eux-mêmes de leur grosse voixéraillée, et la police leur permet de se réunir dans certainsamphithéâtres pour écorcher quelques ariettes. Grand bien leurfasse ! Quant à moi, je n’écoute point un opéra, je leregarde : j’arrive pour le divertissement, et je me sauveaprès. Ma respectable aïeule m’a conté que toutes les grandes damesde son temps n’allaient à l’Opéra que pour le ballet. Elles nerefusaient aucun encouragement à MM. les danseurs. Notre tourest venu ; c’est nous qui protégeons les danseuses :honni soit qui mal y pense !

La petite duchesse de Biétry, jeune, jolie etdélaissée, eut la faiblesse de reprocher à son mari les habitudesd’Opéra qu’il avait prises.

– N’êtes-vous pas honteux, lui disait-elle, dem’abandonner dans ma loge avec tous vos amis pour courir je ne saisoù ?

– Madame, répondit-il, lorsqu’on espère uneambassade, ne doit-on pas étudier la politique ?

– Soit ; mais il y a, je pense, demeilleures écoles dans Paris.

– Aucune. Apprenez, ma chère enfant, que ladanse et la politique sont jumelles. Chercher à plaire, courtiserle public, avoir l’œil sur le chef d’orchestre, composer sonvisage, changer à chaque instant de couleur et d’habit, sauter degauche à droite et de droite à gauche, se retourner lestement,retomber sur ses pieds, sourire avec des larmes plein les yeux,n’est-ce pas en quelques mots le programme de la danse et de lapolitique ?

La duchesse sourit, pardonna, et prit unamant.

Les grands seigneurs comme le duc de Biétry,les hommes d’État comme le baron de F…, les gros millionnairescomme le petit Mr St…, et les simples notaires comme le héros decette histoire se coudoient pêle-mêle au foyer de la danse et dansles coulisses du théâtre. Ils sont tous égaux devant l’ignorance etla naïveté de ces quatre-vingts petites ingénues qui composent lecorps de ballet. On les appelle MM. les abonnés, on leursourit gratis, on bavarde avec eux dans les petits coins, onaccepte leurs bonbons et même leurs diamants comme des politessessans conséquence et qui n’engagent à rien celle qui les reçoit. Lemonde s’imagine bien à tort que l’Opéra est un marché de plaisirfacile et une école de libertinage.

On y trouve des vertus en plus grand nombreque dans aucun autre théâtre de Paris : et pourquoi ?parce que la vertu y est plus chère que partout ailleurs.

N’est-il pas intéressant d’étudier de près cepetit peuple de jeunes filles, presque toutes parties de fort baset que le talent ou la beauté peut en un rien de temps élever assezhaut ? Fillettes de quatorze à seize ans pour la plupart,nourries de pain sec et de pommes vertes dans une mansarded’ouvrière ou dans une loge de concierge, elles viennent au théâtreen tartan et en savates et courent s’habiller furtivement. Un quartd’heure après, elles descendent au foyer radieuses, étincelantes,couvertes de soie, de gaze et de fleurs, le tout aux frais del’État, et plus brillantes que les fées, les anges et les houris denos rêves. Les ministres et les princes leur baisent les mains etblanchissent leur habit noir à la céruse de leurs bras nus. On leurdébite à l’oreille des madrigaux vieux et neufs qu’ellescomprennent quelquefois. Quelques-unes ont de l’esprit naturel etcausent bien ; celles-là, on se les arrache.

Un coup de sonnette appelle les fées authéâtre ; la foule des abonnés les poursuit jusqu’à l’entréede la scène, les retient et les accapare derrière les portants decoulisses. Vertueux abonné qui brave la chute des décors, lestaches d’huile des quinquets et les miasmes les plus divers pour leplaisir d’entendre une petite voix légèrement enrouée murmurer cesmots charmants :

– Cré nom ! j’ai-t-il mal auxpieds !

La toile se lève, et les quatre-vingts reinesd’une heure s’ébattent joyeusement sous les lorgnettes d’un publicenflammé. Il n’y en a pas une qui ne voie ou ne devine dans lasalle deux, trois, dix adorateurs connus ou inconnus. Quelle fêtepour elles jusqu’à la chute du rideau ! Elles sont jolies,parées, lorgnées, admirées, et elles n’ont rien à craindre de lacritique ni des sifflets.

Minuit sonne : tout change comme dans lesféeries. Cendrillon remonte avec sa mère ou sa sœur aînée vers lessommets économiques de Batignolles ou de Montmartre. Elle boite untantinet, pauvre petite ! Et elle éclabousse ses bas gris. Labonne et sage mère de famille, qui a placé toutes ses espérancessur la tête de cette enfant, rabâche, chemin faisant, quelquesleçons de sagesse :

– Marchez droit dans la vie, ô ma fille, et nevous laissez jamais choir ! Ou, si le destin veut absolumentqu’un tel malheur vous arrive, ayez soin de tomber sur un lit enbois de rose !

Ces conseils de l’expérience ne sont pastoujours suivis. Le cœur parle quelquefois. On a vu des danseusesépouser des danseurs. On a vu des petites filles, jolies comme laVénus anadyomène, économiser cent mille francs de bijoux pourconduire à l’autel un employé à deux mille francs. D’autresabandonnent au hasard le soin de leur avenir, et font le désespoirde leur famille. Celle-ci attend le 10 avril pour disposer de soncœur, parce qu’elle s’est juré à elle-même de rester sage jusqu’àdix-sept ans. Celle-là trouve un protecteur à son goût et n’ose ledire : elle craint la vengeance d’un conseiller référendairequi a promis de la tuer et de se suicider ensuite si elle aimait unautre que lui. Il plaisantait, comme vous pensez bien ; maison prend les paroles au sérieux dans ce petit monde. Qu’elles sontnaïves et ignorantes de tout ! On a entendu deux grandesfilles de seize ans se disputer sur la noblesse de leur origine etle rang de leurs familles :

– Voyez un peu cette demoiselle ! disaitla plus grande. Les boucles d’oreilles de sa mère sont en argent,et celles de mon père sont en or !

Maître Alfred L’Ambert, après avoir longtempsvoltigé de la brune à la blonde, avait fini par s’éprendre d’unejolie brunette aux yeux bleus. Mademoiselle Victorine Tompain étaitsage, comme on l’est généralement à l’Opéra, jusqu’à ce qu’on ne lesoit plus. Bien élevée d’ailleurs, et incapable de prendre unerésolution extrême sans consulter ses parents. Depuis tantôt sixmois, elle se voyait serrée d’assez près par le beau notaire et parAyvaz-Bey, ce gros Turc de vingt-cinq ans que l’on désignait par lesobriquet de Tranquille. L’un et l’autre lui avaient tenudes discours sérieux, où il était question de son avenir. Larespectable madame Tompain maintenait sa fille dans un sage milieu,en attendant qu’un des deux rivaux se décidât à lui parleraffaires. Le Turc était un bon garçon, honnête, posé et timide. Ilparla cependant et fut écouté.

Tout le monde apprit bientôt ce petitévénement, excepté maître L’Ambert, qui enterrait un oncle dans lePoitou. Lorsqu’il revint à l’Opéra, mademoiselle Victorine Tompainavait un bracelet de brillants, des dormeuses de brillants et uncœur de brillants pendu au cou comme un lustre. Le notaire étaitmyope ; je crois vous l’avoir dit dès le début. Il ne vit riende ce qu’il aurait dû voir, pas même les sourires malins qui lesaluèrent à sa rentrée. Il tournoya, habilla et brilla comme à sonordinaire, attendant avec impatience la fin du ballet et la sortiedes enfants. Ses calculs étaient faits : l’avenir demademoiselle Victorine se trouvait assuré, grâce à cet excellentoncle de Poitiers qui était mort juste à point.

Ce qu’on appelle à Paris le passage de l’Opéraest un réseau de galeries larges ou étroites, éclairées ouobscures, de niveaux forts divers qui relient le boulevard, la rueLepeletier, la rue Drouot et la rue Rossini. Un long couloir,découvert dans sa plus grande partie, s’étend de la rue Drouot à larue Lepeletier, perpendiculairement aux galeries du Baromètre et del’Horloge. C’est dans sa partie la plus basse, à deux pas de la rueDrouot, que s’ouvre la porte secrète du théâtre, l’entrée nocturnedes artistes. Tous les deux jours, à minuit, un flot de 300 à 400personnes s’écoule tumultueusement sous les yeux du digne papaMonge, concierge de ce paradis. Machinistes, comparses, marcheuses,choristes, danseurs et danseuses, ténors et soprani, auteurs,compositeurs, administrateurs, abonnés, se ruent pêle-mêle. Les unsdescendent vers la rue Drouot, les autres remontent l’escalier quiconduit par une galerie découverte à la rue Lepeletier.

Vers le milieu du passage découvert, au boutde la galerie du Baromètre, Alfred L’Ambert fumait un cigare etattendait. À dix pas plus loin, un petit homme rond, coiffé dutarbouch écarlate, aspirait par bouffées égales la fumée d’unecigarette de tabac turc, plus grosse que le petit doigt. Vingtautres flâneurs intéressés piétinaient ou attendaient autour d’eux,chacun pour soi, sans nul souci du voisin. Et les chanteurstraversaient en fredonnant, et les sylphes mâles, traînant un peula savate, passaient en boitant, et, de minute en minute, une ombreféminine enveloppée de noir, de gris ou de marron, glissait entreles rares becs de gaz, méconnaissable à tous les yeux, excepté auxyeux de l’amour.

On se rencontre, on s’aborde, on s’enfuit,sans prendre congé de la compagnie. Halte-là ! voici un bruitétrange et un tumulte inusité. Deux ombres légères ont passé, deuxhommes ont couru, deux flammes de cigare se sont rapprochées ;on a entendu des éclats de voix et comme le bruit d’une rapidequerelle. Les promeneurs se sont amassés sur un point ; maisils n’ont plus trouvé personne. Et maître Alfred L’Ambert redescendtout seul vers sa voiture, qui l’attendait au boulevard. Il hausseles épaules et regarde machinalement cette carte de visite tachéed’une large goutte de sang :

AYVAZ-BEY

Secrétaire de l’ambassade ottomane,

Rue de Grenelle Saint-Germain, 100.

Écoutez ce qu’il dit entre ses dents, le beaunotaire de la rue de Verneuil :

– La sotte affaire ! Du diable si jesavais qu’elle eût donné des droits à cet animal de Turc !…car c’est bien lui… Aussi pourquoi n’avais-je pas mis meslunettes ?… Il paraît que je lui ai donné un coup de poing surle nez ? Oui, sa carte est tachée et mes gants le sont aussi.Me voilà un Turc sur les bras par une simple maladresse ; carje ne lui en veux pas, à ce garçon… La petite m’est fortindifférente, après tout… Il l’a, qu’il la garde ! Deuxhonnêtes gens ne vont pas s’égorger pour mademoiselle VictorineTompain… C’est ce maudit coup de poing qui gâte tout…

Voilà ce qu’il disait entre ses dents, sestrente-deux dents, plus blanches et plus aiguës que celles d’unjeune loup. Il renvoya son cocher à la maison et se dirigea à pied,au petit pas, vers le cercle des Chemins de fer. Là, il trouva deuxamis et leur conta son aventure. Le vieux marquis de Villemaurin,ancien capitaine de la garde royale, et le jeune Henri Steimbourg,agent de change, jugèrent unanimement que le coup de poing gâtaittout.

Chapitre 2La chasse au chat

Un philosophe turc a dit :

« Il n’y a pas de coups de poingagréables ; mais les coups de poing sur le nez sont les plusdésagréables de tous. »

Le même penseur ajoute avec raison, dans lechapitre suivant :

« Frapper un ennemi devant la femme qu’ilaime, c’est le frapper deux fois. Tu offenses le corps etl’âme. »

C’est pourquoi le patient Ayvaz-Bey rugissaitde colère en ramenant mademoiselle Tompain et sa mère àl’appartement qu’il leur avait meublé. Il leur donna le bonsoir àleur porte, sauta dans une voiture et se fit mener, toujourssaignant, chez son collègue et son ami Ahmed.

Ahmed dormait sous la garde d’un nègrefidèle ; mais, s’il est écrit : « Tu n’éveilleraspoint ton ami qui dort, » il est écrit aussi :« Éveille-le cependant s’il y a danger pour lui ou pourtoi. » On éveilla le bon Ahmed. C’était un long Turc detrente-cinq ans, maigre et fluet, avec de grandes jambes arquées.Excellent homme, d’ailleurs, et garçon d’esprit. Il y a du bon,quoi qu’on dise, chez ces gens-là. Lorsqu’il vit la figureensanglantée de son ami, il commença par lui faire apporter ungrand bassin d’eau fraîche ; car il est écrit : « Nedélibère pas avant d’avoir lavé ton sang : tes penséesseraient troubles et impures. »

Ayvaz fut plus tôt débarbouillé que calmé. Ilraconta son aventure avec colère. Le nègre, qui se trouvait entiers dans la confidence, offrit aussitôt de prendre son kandjar etd’aller tuer Mr L’Ambert. Ahmed-Bey le remercia de ses bonnesintentions en le poussant du pied hors de la chambre.

– Et maintenant, dit-il au bon Ayvaz, queferons-nous ?

– C’est bien simple, répondit l’autre :je lui couperai le nez demain matin. La loi du Talion est écritedans le Coran : « Oeil pour œil, dent pour dent, nez pournez ! »

Ahmed lui remontra que le Coran était sansdoute un bon livre, mais qu’il avait un peu vieilli. Les principesdu point d’honneur ont changé depuis Mahomet. D’ailleurs, àsupposer qu’on appliquât la loi au pied de la lettre, Ayvaz seraitréduit à rendre un coup de poing à Mr L’Ambert.

– De quel droit lui couperais-tu le nez,lorsqu’il n’a pas coupé le tien ?

Mais un jeune homme qui vient d’avoir le nezécrasé en présence de sa maîtresse se rend-il jamais à laraison ? Ayvaz voulait du sang. Ahmed dut lui enpromettre.

– Soit, lui dit-il. Nous représentons notrepays à l’étranger ; nous ne devons pas recevoir un affrontsans faire preuve de courage. Mais comment pourras-tu te battre enduel avec Mr L’Ambert suivant les usages de ce pays ? Tu n’asjamais tiré l’épée.

– Qu’ai-je à faire d’une épée ? Je veuxlui couper le nez, te dis-je, et une épée ne me servirait de rienpour ce que je veux !…

– Si du moins tu étais d’une certaine force aupistolet ?

– Es-tu fou ? Que ferais-je d’un pistoletpour couper le nez d’un insolent ? Je… Oui, c’estdécidé ! Va le trouver, arrange tout pour demain ! Nousnous battrons au sabre !

– Mais, malheureux ! que feras-tu d’unsabre ? Je ne doute pas de ton cœur, mais je puis dire sanst’offenser que tu n’es pas de la force de Pons.

– Qu’importe ! lève-toi, et va lui direqu’il tienne son nez à ma disposition pour demain matin !

Le sage Ahmed comprit que la logique auraittort, et qu’il raisonnait en pure perte. À quoi bon prêcher unsourd qui tenait à son idée comme le pape au temporel ? Ils’habilla donc, prit avec lui le premier drogman, Osman-Bey, quirentrait du cercle Impérial, et se fit conduire à l’hôtel de maîtreL’Ambert. L’heure était parfaitement indue ; mais Ayvaz nevoulait pas qu’on perdît un seul moment.

Le dieu des batailles ne le voulait pas nonplus ; au moins tout me porte à le croire. Dans l’instant quele premier secrétaire allait sonner chez maître L’Ambert, ilrencontra l’ennemi en personne, qui revenait à pied en causant avecses deux témoins.

Maître L’Ambert vit les bonnets rouges,comprit, salua et prit la parole avec une certaine hauteur quin’était pas tout à fait sans grâce.

– Messieurs, dit-il aux arrivants, comme jesuis le seul habitant de cet hôtel, j’ai lieu de croire que vous mefaisiez l’honneur de venir chez moi. Je suis Mr L’Ambert ;permettez-moi de vous introduire.

Il sonna, poussa la porte, traversa la couravec ses quatre visiteurs nocturnes et les conduisit jusque dansson cabinet de travail. Là, les deux Turcs déclinèrent leurs noms,le notaire leur présenta ses deux amis et laissa les parties enprésence.

Un duel ne peut avoir lieu dans notre pays quepar la volonté ou tout au moins le consentement de six personnes.Or, il y en avait cinq qui ne souhaitaient nullement celui-ci.Maître L’Ambert était brave ; mais il n’ignorait pas qu’unéclat de cette sorte, à propos d’une petite danseuse de l’Opéra,compromettrait gravement son étude. Le marquis de Villemaurin,vieux raffiné des plus compétents en matière de point d’honneur,disait que le duel est un jeu noble, où tout, depuis lecommencement jusqu’à la fin de la partie, doit être correct. Or, uncoup de poing dans le nez pour une demoiselle Victorine Tompainétait la plus ridicule entrée de jeu qu’on pût imaginer. Ilaffirmait, d’ailleurs, sous la responsabilité de son honneur, queMr Alfred L’Ambert n’avait pas vu Ayvaz-Bey, qu’il n’avait voulufrapper ni lui ni personne. Mr L’Ambert avait cru reconnaître deuxdames, et s’était approché vivement pour les saluer.

En portant la main à son chapeau, il avaitheurté violemment, mais sans aucune intention, une personne quiaccourait en sens inverse. C’était un pur accident, une maladresseau pis aller ; mais on ne rend pas raison d’un accident, nimême d’une maladresse. Le rang et l’éducation de Mr L’Ambert nepermettaient à personne de supposer qu’il fût capable de donner uncoup de poing à Ayvaz-Bey. Sa myopie bien connue et lademi-obscurité du passage avaient fait tout le mal. Enfin, MrL’Ambert, d’après le conseil de ses témoins, était tout prêt àdéclarer, devant Ayvaz-Bey, qu’il regrettait de l’avoir heurté paraccident.

Ce raisonnement, assez juste en lui-même,empruntait un surcroît d’autorité à la personne de l’orateur. Mr deVillemaurin était un de ces gentilshommes qui semblent avoir étéoubliés par la mort pour rappeler les âges historiques à notretemps dégénéré. Son acte de naissance ne lui donnait quesoixante-dix-neuf ans ; mais, par les habitudes de l’esprit etdu corps, il appartenait au XVIe siècle. Il pensait, parlait etagissait en homme qui a servi dans l’armée de la Ligue et taillédes croupières au Béarnais. Royaliste convaincu, catholiqueaustère, il apportait dans ses haines et dans ses amitiés unepassion qui outrait tout. Son courage, sa loyauté, sa droiture etmême un certain degré de folie chevaleresque, le donnaient enadmiration à la jeunesse inconsistante d’aujourd’hui. Il ne riaitde rien, comprenait mal la plaisanterie et se blessait d’un bon motcomme d’un manque de respect. C’était le moins tolérant, le moinsaimable et le plus honorable des vieillards. Il avait accompagnéCharles X en Écosse après les journées de juillet ; mais ilquitta Holy-Rood au bout de quinze jours de résidence, scandaliséde voir que la cour de France ne prenait pas le malheur au sérieux.Il donna alors sa démission et coupa pour toujours ses moustaches,qu’il conserva dans une sorte d’écrin avec cette inscription :Mes moustaches de la garde royale. Ses subordonnés,officiers et soldats, l’avaient en grande estime et en grandeterreur. On se racontait à l’oreille que cet homme inflexible avaitmis au cachot son fils unique, jeune soldat de vingt-deux ans, pourun acte d’insubordination. L’enfant, digne fils d’un tel père,refusa obstinément de céder, tomba malade au cachot, et mourut. CeBrutus pleura son fils, lui éleva un tombeau convenable et levisita régulièrement deux fois par semaine sans oublier ce devoiren aucun temps ni à aucun âge ; mais il ne se courba pointsous le fardeau de ses remords. Il marchait droit, avec unecertaine roideur ; ni l’âge ni la douleur n’avaient voûté seslarges épaules.

C’était un petit homme trapu, vigoureux,fidèle à tous les exercices de sa jeunesse ; il comptait surle jeu de paume bien plus que sur le médecin pour entretenir saverte santé. À soixante et dix ans, il avait épousé en secondesnoces une jeune fille noble et pauvre. Il en avait eu deux enfants,et il ne désespérait pas de se voir bientôt grand-père. L’amour dela vie, si puissant sur les vieillards de cet âge, le préoccupaitmédiocrement, quoiqu’il fût heureux ici-bas. Il avait eu sadernière affaire à soixante et douze ans, avec un beau colonel decinq pieds six pouces : histoire de politique selon les uns,de jalousie conjugale selon d’autres. Lorsqu’un homme de ce rang etde ce caractère prenait fait et cause pour Mr L’Ambert, lorsqu’ildéclarait qu’un duel entre le notaire et Ayvaz-Bey serait inutile,compromettant et bourgeois, la paix semblait être signéed’avance.

Tel fut l’avis de Mr Henri Steimbourg, quin’était ni assez jeune, ni assez curieux pour vouloir à tout prixle spectacle d’une affaire ; et les deux Turcs, hommes desens, acceptèrent un instant la réparation qu’on leur offrait. Ilsdemandèrent toutefois à conférer avec Ayvaz, et l’ennemi lesattendit sur pied tandis qu’ils couraient à l’ambassade. Il étaitquatre heures du matin ; mais le marquis ne dormait plus guèreque par acquit de conscience, et il avait à cœur de décider quelquechose avant de se mettre au lit.

Mais le terrible Ayvaz, aux premiers mots deconciliation que ses amis lui firent entendre, se mit dans unecolère turque.

– Suis-je un fou ? s’écria-t-il enbrandissant le chibouk de jasmin qui lui avait tenu compagnie.Prétend-on me persuader que c’est moi qui ai donné un coup de nezdans le poing de Mr L’Ambert ? Il m’a frappé, et la preuve,c’est qu’il offre de me faire des excuses. Mais qu’est-ce que lesparoles, quand il y a du sang répandu ? Puis-je oublier queVictoria et sa mère ont été témoins de ma honte ?… Ô mes amis,il ne me reste plus qu’à mourir si je ne coupe aujourd’hui le nezde l’offenseur !

Bon gré, mal gré, il fallut reprendre lesnégociations sur cette base un peu ridicule. Ahmed et le drogmanavaient l’esprit assez raisonnable pour blâmer leur ami, mais lecœur trop chevaleresque pour l’abandonner en chemin. Sil’ambassadeur, Hamza-Pacha, se fût trouvé à Paris, il eût sansdoute arrêté l’affaire par quelque coup d’autorité.Malheureusement, il cumulait les deux ambassades de France etd’Angleterre, et il était à Londres. Les témoins du bon Ayvazfirent la navette jusqu’à sept heures du matin entre la rue deGrenelle et la rue de Verneuil sans avancer notablement les choses.À sept heures, Mr L’Ambert perdit patience et dit à sestémoins :

– Ce Turc m’ennuie. Il ne lui suffit pas dem’avoir soufflé la petite Tompain ; monsieur trouve plaisantde me faire passer une nuit blanche ! Eh bien, marchons !Il pourrait croire à la fin que j’ai peur de m’aligner avec lui.Mais faisons vite, s’il vous plaît, et tâchons de bâcler l’affairece matin. Je fais atteler en dix minutes, nous allons à deux lieuesde Paris ; je corrige mon Turc en un tour de main et je rentreà l’étude, avant que les petits journaux de scandale aient eu ventde notre histoire !

Le marquis essaya encore une ou deuxobjections ; mais il finit par avouer que Mr L’Ambert avait lamain forcée. L’insistance d’Ayvaz-Bey était du dernier mauvais goûtet méritait une leçon sévère. Personne ne doutait que le belliqueuxnotaire, si avantageusement connu dans les salles d’armes, ne fûtle professeur choisi par la destinée pour enseigner la politessefrançaise à cet Osmanli.

– Mon cher garçon, disait le vieux Villemaurinen frappant sur l’épaule de son client, notre position estexcellente, puisque nous avons mis le bon droit de notre côté. Lereste à la grâce de Dieu ! L’événement n’est pasdouteux ; vous avez le cœur solide et la main vive.Souvenez-vous seulement qu’on ne doit jamais tirer à fond ;car le duel est fait pour corriger les sots et non pour lesdétruire. Il n’y a que les maladroits qui tuent leur homme sousprétexte de lui apprendre à vivre.

Le choix des armes revenait de droit au bonAyvaz ; mais le notaire et ses témoins firent la grimace enapprenant qu’il choisissait le sabre.

– C’est l’arme des soldats, disait le marquis,ou l’arme des bourgeois qui ne veulent pas se battre. Cependant vapour le sabre, si vous y tenez !

Les témoins d’Ayvaz-Bey déclarèrent qu’ils ytenaient beaucoup. On fit chercher deux lattes ou demi-espadons àla caserne du quai d’Orsay, et l’on prit rendez-vous pour dixheures au petit village de Parthenay, vieille route de Sceaux. Ilétait huit heures et demie.

Tous les parisiens connaissent ce joli groupede deux cents maisons, dont les habitants sont plus riches, pluspropres et plus instruits que le commun de nos villageois. Ilscultivent la terre en jardiniers et non en laboureurs, et le ban deleur commune ressemble, tous les printemps, à un petit paradisterrestre. Un champ de fraisiers fleuris s’étend en nappe argentéeentre un champ de groseilliers et un champ de framboisiers. Desarpents tout entiers exhalent le parfum âcre du cassis, agréable àl’odorat des concierges. Paris achète en beaux louis d’or larécolte de Parthenay, et les braves paysans que vous voyez cheminerà pas lents, un arrosoir dans chaque main, sont de petitscapitalistes.

Ils mangent de la viande deux fois par jour,méprisent la poule au pot et préfèrent le poulet à la broche. Ilspayent le traitement d’un instituteur et d’un médecin communal,construisent sans emprunt une mairie et une église et votent pourmon spirituel ami le docteur Véron aux élections du corpslégislatif. Leurs filles sont jolies, si j’ai bonne mémoire. Lesavant archéologue Cubaudet, archiviste de la sous-préfecture deSceaux, assure que Parthenay est une colonie grecque et qu’il tireson nom du mot Parthénos, vierge ou jeune fille (c’esttout un chez les peuples polis). Mais cette discussion nouséloignerait du bon Ayvaz.

Il arriva le premier au rendez-vous, toujourscolère. Comme il arpentait fièrement la place du village, enattendant l’ennemi ! Il cachait sous son manteau deux yatagansformidables, excellentes lames de Damas. Que dis-je, deDamas ? Deux lames japonaises, de celles qui coupent une barrede fer aussi facilement qu’une asperge, pourvu qu’elles soientemmanchées au bout d’un bon bras. Ahmed-Bey et le fidèle drogmansuivaient leur ami et lui donnaient les avis les plus sages :attaquer prudemment, se découvrir le moins possible, rompre ensautant, enfin tout ce qu’on peut dire à un novice qui va sur leterrain sans avoir rien appris.

– Merci de vos conseils, répondaitl’obstiné : il ne faut pas tant de façons pour couper le nezd’un notaire !

L’objet de sa vengeance lui apparut bientôtentre deux verres de lunettes, à la portière d’une voiture demaître. Mais Mr L’Ambert ne descendit point ; il se contentade saluer. Le marquis mit pied à terre et vint dire au grandAhmed-Bey :

– Je connais un excellent terrain à vingtminutes d’ici ; soyez assez bon pour remonter en voiture avecvos amis et me suivre.

Les belligérants prirent un chemin de traverseet descendirent à un kilomètre des habitations.

– Messieurs, dit le marquis, nous pouvonsgagner à pied le petit bois que vous voyez là-bas. Les cochers nousattendront ici. Nous avons oublié de prendre un chirurgien avecnous, mais le valet de pied que j’ai laissé à Parthenay nousamènera le médecin du village.

Le cocher du Turc était un de ces maraudeursparisiens qui circulent passé minuit, sous un numéro decontrebande. Ayvaz l’avait pris à la porte de mademoiselle Tompain,et il l’avait gardé jusqu’à Parthenay. Le vieux routier souritfinement lorsqu’il vit qu’on l’arrêtait en rase campagne et qu’il yavait des sabres sous les manteaux.

– Bonne chance, monsieur ! dit-il aubrave Ayvaz. Oh ! vous ne risquez rien ; je porte bonheurà mes bourgeois. Encore l’an dernier, j’en ai ramené un qui avaitcouché son homme. Il m’a donné vingt-cinq francs depourboire ; vrai, comme je vous le dis.

– Tu en auras cinquante, dit Ayvaz, si Dieupermet que je me venge à mon idée.

Mr L’Ambert était d’une jolie force, mais tropconnu dans les salles pour avoir jamais eu occasion de se battre.Au point de vue du terrain, il était aussi neuf qu’Ayvaz-Bey :aussi, quoiqu’il eût vaincu dans des assauts les maîtres et lesprévôts de plusieurs régiments de cavalerie, il éprouvait unesourde trépidation qui n’était point de la peur, mais quiproduisait des effets analogues. Sa conversation dans la voitureavait été brillante ; il avait montré à ses témoins une gaietésincère et pourtant un peu fébrile. Il avait brûlé trois ou quatrecigares en route, sous prétexte de les fumer. Lorsque tout le mondemit pied à terre, il marcha d’un pas ferme, trop ferme peut-être.Au fond de l’âme, il était en proie à une certaine appréhension,toute virile et toute française : il se défiait de son systèmenerveux et craignait de ne point paraître assez brave.

Il semble que les facultés de l’âme sedoublent dans les moments critiques de la vie. Ainsi, Mr L’Ambertétait sans doute fort occupé du petit drame où il allait jouer unrôle, et cependant les objets les plus insignifiants du mondeextérieur, ceux qui l’auraient le moins frappé en temps ordinaire,attiraient et retenaient son attention par une puissanceirrésistible. À ses yeux, la nature était éclairée d’une lumièrenouvelle, plus nette, plus tranchante, plus crue que la lumièrebanale du soleil. Sa préoccupation soulignait pour ainsi dire toutce qui tombait sous ses regards. Au détour du sentier, il aperçutun chat qui cheminait à petits pas entre deux rangs degroseilliers. C’était un chat comme on en voit beaucoup dans lesvillages : un long chat maigre, au poil blanc tacheté de roux,un de ces animaux demi-sauvages que le maître nourrit généreusementde toutes les souris qu’ils savent prendre. Celui-là jugeait sansdoute que la maison n’était pas assez giboyeuse et cherchait enplein champ un supplément de pitance. Les yeux de maître L’Ambert,après avoir erré quelque temps à l’aventure, se sentirent attiréset comme fascinés par la grimace de ce chat. Il l’observaattentivement, admira la souplesse de ses muscles, le dessinvigoureux de ses mâchoires, et crut faire une découverte denaturaliste en remarquant que le chat est un tigre enminiature.

– Que diable regardez-vous là ? demandale marquis en lui frappant sur l’épaule.

Il revint aussitôt à lui, et répondit du tonle plus dégagé :

– Cette sale bête m’a donné une distraction.Vous ne sauriez croire, monsieur le marquis, le dégât que cescoquins nous font dans une chasse. Ils mangent plus de couvées quenous ne tirons de perdreaux. Si j’avais un fusil !…

Et, joignant le geste à la parole, il couchal’animal en joue en le désignant du doigt. Le chat saisitl’intention, fit une chute en arrière et disparut.

On le revit deux cents pas plus loin. Il sefaisait la barbe au milieu d’une pièce de colza et semblaitattendre les Parisiens.

– Est-ce que tu nous suis ? demanda lenotaire en répétant sa menace.

La bête prudentissime s’enfuit denouveau ; mais elle reparut à l’entrée de la clairière où l’ondevait se battre. Mr L’Ambert, superstitieux comme un joueur qui vaentamer une grosse partie, voulut chasser ce fétiche malfaisant. Illui lança un caillou sans l’atteindre. Le chat grimpa sur un arbreet s’y tint coi.

Déjà les témoins avaient choisi le terrain ettiré les places au sort. La meilleure échu à Mr L’Ambert. Le sortvoulut aussi qu’on se servît de ses armes et non des yatagansjaponais, qui l’auraient peut-être embarrassé.

Ayvaz ne s’embarrassait de rien. Tout sabrelui était bon. Il regardait le nez de son ennemi comme un pêcheurregarde une belle truite suspendue au bout de sa ligne. Il sedépouilla prestement de tous les habits qui n’étaient pasindispensables, jeta sur l’herbe sa calotte rouge et sa redingoteverte et retroussa les manches de sa chemise jusqu’au coude. Ilfaut croire que les Turcs les plus endormis se réveillent aucliquetis des armes. Ce gros garçon, dont la physionomie n’avaitrien que de paterne, apparut comme transfiguré. Sa figures’éclaira, ses yeux lancèrent la flamme. Il prit un sabre des mainsdu marquis, recula de deux pas et entonna en langue turque uneimprovisation poétique que son ami Osman-Bey a bien voulu nousconserver et nous traduire :

– Je me suis armé pour le combat ;malheur au giaour qui m’offense ! Le sang se paye avec dusang. Tu m’as frappé de la main ; moi, Ayvaz, fils de Ruchdi,je te frapperai du sabre. Ton visage mutilé fera rire les bellesfemmes : Schlosser et Mercier, Thibert et Savile sedétourneront avec mépris. Le parfum des roses d’Izmir sera perdupour toi. Que Mahomet me donne la force, je ne demande le courage àpersonne. Hourra ! Je me suis armé pour le combat.

Il dit, et se précipita sur son adversaire.L’attaqua-t-il en tierce ou en quarte, je n’en sais rien, ni luinon plus, ni les témoins, ni Mr L’Ambert. Mais un flot de sangjaillit au bout du sabre, une paire de lunettes glissa sur le sol,et le notaire sentit sa tête allégée par devant de tout le poids deson nez. Il en restait bien quelque chose, mais si peu, qu’envérité je n’en parle que pour mémoire.

Mr L’Ambert se jeta à la renverse et se relevapresque aussitôt pour courir tête baissée, comme un aveugle oucomme un fou. Au même instant, un corps opaque tomba du haut d’unchêne. Une minute plus tard, on vit apparaître un petit hommefluet, le chapeau à la main, suivi d’un grand domestique en livrée.C’était Mr Triquet, officier de santé de la commune deParthenay.

– Soyez le bienvenu, digne monsieurTriquet ! Un brillant notaire de Paris a grand besoin de vosservices. Remettez votre vieux chapeau sur votre crâne dépouillé,essuyez les gouttes de sueur qui brillent sur vos pommettes rougescomme la rosée sur deux pivoines en fleur, et relevez au plus tôtles manches luisantes de votre respectable habit noir !

Mais le bonhomme était trop ému pour se mettred’abord à l’ouvrage. Il parlait, parlait, parlait, d’une petitevoix haletante et chevrotante.

– Bonté divine !… disait-il. Honneur àvous, messieurs ; votre serviteur très humble. Est-il Jésuspermis de se mettre dans des états pareils ? C’est unemutilation ; je vois ce que c’est ! Décidément, il esttrop tard pour apporter ici des paroles conciliantes ; le malest accompli. Ah ! messieurs, messieurs, la jeunesse seratoujours jeune. Moi aussi, j’ai failli me laisser emporter àdétruire ou à mutiler mon semblable. C’était en 1820. Qu’ai-jefait, messieurs ? J’ai fait des excuses. Oui, des excuses, etje m’en honore ; d’autant plus que le bon droit était de moncôté. Vous n’avez donc jamais lu les belles pages de Rousseaucontre le duel ? C’est irréfutable en vérité ; un morceaude chrestomathie littéraire et morale. Et notez bien que Rousseaun’a pas encore tout dit. S’il avait étudié le corps humain, cechef-d’œuvre de la création, cette admirable image de Dieu sur laterre, il vous aurait montré qu’on est bien coupable de détruire unensemble si parfait. Je ne dis pas cela pour la personne qui aporté le coup. À Dieu ne plaise ! Elle avait sans doute sesraisons, que je respecte. Mais si l’on savait quel mal nous nousdonnons, pauvres médecins que nous sommes, pour guérir la moindreblessure ! Il est vrai que nous en vivons, ainsi que desmaladies ; mais n’importe ! j’aimerais mieux me priver debien des choses et vivre d’un morceau de lard sur du pain bis qued’assister aux souffrances de mon semblable.

Le marquis interrompit cette doléance.

– Ah çà ! docteur, s’écria-t-il, nous nesommes pas ici pour philosopher. Voilà un homme qui saigne comme unbœuf. Il s’agit d’arrêter l’hémorragie.

– Oui, monsieur, reprit-il vivement,l’hémorragie ! C’est le mot propre. Heureusement, j’ai toutprévu. Voici un flacon d’eau hémostatique. C’est la préparation deBrocchieri ; je la préfère à la recette de Léchelle.

Il se dirigea, le flacon à la main, vers MrL’Ambert, qui s’était assis au pied d’un arbre et saignaitmélancoliquement.

– Monsieur, lui dit-il avec une granderévérence, croyez que je regrette sincèrement de n’avoir pas eul’honneur de vous connaître à l’occasion d’un événement moinsregrettable.

Maître L’Ambert releva la tête et lui ditd’une voix dolente :

– Docteur, est-ce que je perdrai lenez ?

– Non, monsieur, vous ne le perdrez pas.Hélas ! vous n’avez plus à le perdre, très honorémonsieur : vous l’avez perdu.

Tout en parlant, il versait l’eau deBrocchieri sur une compresse.

– Ciel ! cria-t-il, monsieur, il me vientune idée. Je puis vous rendre l’organe si utile et si agréable quevous avez perdu.

– Parlez, que diable ! Ma fortune est àvous ! Ah ! docteur ! Plutôt que de vivre défiguré,j’aimerais mieux mourir.

– On dit cela… mais, voyons ! Où est lemorceau qu’on vous a coupé ? Je ne suis pas un champion de laforce de Mr Velpeau ou de Mr Huguier ; mais j’essayerai deraccommoder les choses par première intention.

Maître L’Ambert se leva précipitamment etcourut au champ de bataille. Le marquis et Mr Steimbourg lesuivirent ; les Turcs, qui se promenaient ensemble asseztristement (car le feu d’Ayvaz-Bey s’était éteint en une seconde),se rapprochèrent de leurs anciens ennemis. On retrouva sans peinela place où les combattants avaient foulé l’herbe nouvelle ;on retrouva les lunettes d’or ; mais le nez du notaire n’yétait plus. En revanche, on vit un chat, l’horrible chat blanc etjaune, qui léchait avec sensualité ses lèvres sanglantes.

– Jour de Dieu ! s’écria le marquis endésignant la bête.

Tout le monde comprit le geste etl’exclamation.

– Serait-il encore temps ? demanda lenotaire.

– Peut-être, dit le médecin.

Et de courir. Mais le chat n’était pasd’humeur à se laisser prendre. Il courut aussi.

Jamais le petit bois de Parthenay n’avait vu,jamais sans doute il ne reverra chasse pareille. Un marquis, unagent de change, trois diplomates, un médecin de village, un valetde pied en grande livrée et un notaire saignant dans son mouchoirse lancèrent éperdument à la poursuite d’un maigre chat. Courant,criant, lançant des pierres, des branches mortes et tout ce quileur tombait sous la main, ils traversaient les chemins et lesclairières et s’enfonçaient tête baissée dans les fourrés les plusépais. Tantôt groupés ensemble et tantôt dispersés, quelquefoiséchelonnés sur une ligne droite, quelquefois rangés en rond autourde l’ennemi ; battant les buissons, secouant les arbustes,grimpant aux arbres, déchirant leurs brodequins à toutes lessouches et leurs habits à tous les buissons, ils allaient comme unetempête ; mais le chat infernal était plus rapide que le vent.Deux fois on sut l’enfermer dans un cercle ; deux fois ilforça l’enceinte et prit du champ. Un instant il parut dompté parla fatigue ou la douleur. Il était tombé sur le flanc, en voulantsauter d’un arbre à l’autre et suivre le chemin des écureuils. Levalet de Mr L’Ambert courut sur lui à fond de train, l’atteignit enquelques bonds et le saisit par la queue. Mais le tigre enminiature conquit sa liberté d’un coup de griffe et s’élança horsdu bois.

On le poursuivit en plaine. Longue, longueétait déjà la route parcourue ; immense était la plaine, quise découpait en échiquier devant les chasseurs et leur proie.

La chaleur du jour était pesante ; degros nuages noirs s’amoncelaient à l’occident ; la sueurruisselait sur tous les visages ; mais rien n’arrêtal’emportement de ces huit hommes.

Mr L’Ambert, tout sanglant, animait sescompagnons de la voix et du geste. Ceux qui n’ont jamais vu unnotaire à la poursuite de son nez ne pourront se faire une justeidée de son ardeur. Adieu fraises et framboises ! Adieugroseilles et cassis ! Partout où l’avalanche avait passé,l’espoir de la récolte était foulé, détruit, mis à néant ; cen’était plus que fleurs écrasées, bourgeons arrachés, branchescassées, tiges foulées aux pieds. Les villageois, surpris parl’invasion de ce fléau inconnu, jetaient les arrosoirs, appelaientleurs voisins, criaient au garde champêtre, réclamaient le prix dudégât et donnaient la chasse aux chasseurs.

Victoire ! le chat est prisonnier. Ils’est jeté dans un puits. Des seaux ! des cordes ! deséchelles ! On est sûr que le nez de maître Lambert seretrouvera intact, ou à peu près. Mais, hélas ! ce puits n’estpas un puits comme les autres. C’est l’ouverture d’une carrièreabandonnée, dont les galeries forment en tout sens un réseau deplus de dix lieues et se relient aux catacombes de Paris !

On paye les soins de Mr Triquet ; on payeaux villageois toutes les indemnités qu’ils réclament, et l’onreprend, sous une grosse pluie d’orage, le chemin de Parthenay.

Avant de monter en voiture, Ayvaz-Bey, mouillécomme un canard et tout à fait calmé, vint tendre la main à MrL’Ambert.

– Monsieur, lui dit-il, je regrettesincèrement que mon obstination ait poussé les choses si loin. Lapetite Tompain ne vaut pas une seule goutte du sang qui a coulépour elle, et je lui enverrai son congé dès aujourd’hui ; carje ne saurais plus la voir sans penser au malheur qu’elle a causé.Vous êtes témoin que j’ai fait tous mes efforts, avec cesmessieurs, pour vous rendre ce que vous aviez perdu. Maintenant,permettez-moi d’espérer encore que cet accident ne sera pasirréparable. Le médecin du village nous a rappelé qu’il y avait àParis des praticiens plus habiles que lui ; je crois avoirentendu dire que la chirurgie moderne avait des secretsinfaillibles pour restaurer les parties mutilées ou détruites.

Mr L’Ambert accepta d’assez mauvaise grâce lamain loyale qu’on lui tendait, et se fit ramener au faubourgSaint-Germain avec ses deux amis.

Chapitre 3Où le notaire défend sa peau avec plus de succès

Un homme heureux sans restriction, c’était lecocher d’Ayvaz-Bey. Ce vieux gamin de Paris fut peut-être moinssensible au pourboire de cinquante francs qu’au plaisir d’avoirconduit son bourgeois à la victoire.

– Excusez ! dit-il au bon Ayvaz, voilàcomme vous arrangez les personnes ? C’est bon à savoir. Sijamais je vous marche sur le pied, je me dépêcherai de vousdemander pardon. Ce pauvre monsieur serait bien embarrassé deprendre une prise. Allons, allons ! si on soutient encoredevant moi que les Turcs sont des empotés, j’aurai de quoirépondre. Quand je vous le disais, que je vous porteraisbonheur ! Eh bien, mon prince, je connais un vieux de chezBrion que c’est tout le contraire. Il porte la guigne à sesvoyageurs. Autant il en mène sur le terrain, autant de flambés…Hue, cocotte ! En route pour la gloire ! Les chevaux ducarrousel ne sont pas tes cousins aujourd’hui !

Ces lazzi tant soit peu cruels ne parvinrentpas à dérider les trois Turcs, et le cocher n’amusa quelui-même.

Dans une voiture infiniment plus brillante etmieux attelée, le notaire se lamentait en présence de ses deuxamis.

– C’en est fait, disait-il, je suisl’équivalent d’un homme mort ; il ne me reste plus qu’à mebrûler la cervelle. Je ne saurais plus aller dans le monde, ni àl’Opéra, ni dans aucun théâtre. Voulez-vous que j’étale aux yeux del’univers une figure grotesque et lamentable, qui excitera le rirechez les uns et la pitié chez les autres ?

– Bah ! répondit le marquis, le monde sefait à tout. Et, d’ailleurs, au pis aller, si l’on a peur du monde,on reste chez soi.

– Rester chez moi, le bel avenir !Pensez-vous donc que les femmes viendront me relancer à domicile,dans le bel état où je suis ?

– Vous vous marierez ! J’ai connu unlieutenant de cuirassiers qui avait perdu un bras, une jambe et unœil. Il n’était pas la coqueluche des femmes, d’accord ; maisil épousa une brave fille, ni laide ni jolie, qui l’aima de toutson cœur et le rendit parfaitement heureux.

Mr L’Ambert trouva sans doute que cetteperspective n’était pas des plus consolantes, car il s’écria d’unton de désespoir :

– Ô les femmes ! les femmes ! lesfemmes !

– Jour de Dieu ! reprit le marquis, commevous avez la girouette tournée au féminin ! Mais les femmes nesont pas tout ; il y a autre chose en ce monde. On fait sonsalut, que diable ! On amende son âme, on cultive son esprit,on rend service au prochain, on remplit les devoirs de son état. Iln’est pas nécessaire d’avoir un si long nez pour être bon chrétien,bon citoyen et bon notaire !

– Notaire ! reprit-il avec une amertumepeu déguisée, notaire ! En effet, je suis encore cela. Hier,j’étais un homme, un homme du monde, un gentleman, et même, je puisle dire sans fausse modestie, un cavalier assez apprécié dans lameilleure compagnie. Aujourd’hui, je ne suis plus qu’un notaire. Etqui sait si je le serai demain ? Il ne faut qu’uneindiscrétion de valet pour ébruiter cette sotte affaire. Qu’unjournal en dise deux mots, le parquet est forcé de poursuivre monadversaire, et ses témoins, et vous-mêmes, messieurs. Nousvoyez-vous en police correctionnelle, racontant au tribunal où etpourquoi j’ai poursuivi mademoiselle Victorine Tompain !Supposez un tel scandale et dites si le notaire y survivrait.

– Mon cher garçon, répondit le marquis, vousvous effrayez de dangers imaginaires. Les gens de notre monde, etvous en êtes un peu, ont le droit de se couper la gorge impunément.Le ministère public ferme les yeux sur nos querelles, et c’estjustice. Je comprends qu’on inquiète un peu les journalistes, lesartistes et autres individus de condition inférieure lorsqu’ils sepermettent de toucher une épée : il convient de rappeler à cesgens-là qu’ils ont des poings pour se battre, et que cette armesuffit parfaitement à venger l’espèce d’honneur qu’ils ont. Maisqu’un gentilhomme se conduise en gentilhomme, le parquet n’a rien àdire et ne dit rien. J’ai eu quinze ou vingt affaires depuis quej’ai quitté le service, et quelques-unes assez malheureuses pourmes adversaires. Avez-vous jamais lu mon nom dans la Gazettedes Tribunaux ?

Mr Steimbourg était moins lié avec Mr L’Ambertque le marquis de Villemaurin ; il n’avait pas, comme lui,tous ses titres de propriété dans l’étude de la rue de Verneuildepuis quatre ou cinq générations. Il ne connaissait guère ces deuxmessieurs que par le cercle et la partie de whist ; peut-êtreaussi par quelques courtages que le notaire lui avait fait gagner.Mais il était bon garçon et homme de sens ; il fit donc à sontour quelque dépense de paroles pour raisonner et consoler cemalheureux. À son gré, Mr de Villemaurin mettait les choses aupis ; il y avait plus de ressource. Dire que Mr L’Ambertresterait défiguré toute sa vie, c’était désespérer trop tôt de lascience.

– À quoi nous servirait-il d’être nés au XIXesiècle, si le moindre accident devait être, comme autrefois, unmalheur irréparable ? Quelle supériorité aurions-nous sur leshommes de l’âge d’or ? Ne blasphémons pas le saint nom duprogrès. La chirurgie opératoire est, grâce à Dieu, plusflorissante que jamais dans la patrie d’Ambroise Paré. Le bonhommede Parthenay nous a cité quelques-uns des maîtres qui raccommodentvictorieusement le corps humain. Nous voici aux portes de Paris,nous enverrons à la plus prochaine pharmacie, on nous y donneral’adresse de Velpeau ou d’Huguier ; votre valet de pied courrachez le grand homme et l’amènera chez vous. Je suis sûr d’avoirentendu dire que les chirurgiens refaisaient une lèvre, unepaupière, un bout d’oreille : est-il donc plus difficile derestaurer un bout de nez ?

Cette espérance était bien vague ; elleranima pourtant le pauvre notaire, qui, depuis une demi-heure, nesaignait plus. L’idée de redevenir ce qu’il était et de reprendrele cours de sa vie, le jetait dans une sorte de délire. Tant il estvrai qu’on n’apprécie le bonheur d’être complet que lorsqu’on l’aperdu.

– Ah ! mes amis, s’écriait-il en tordantses mains l’une dans l’autre, ma fortune appartient à l’homme quime guérira ! Quels que soient les tourments qu’il me faudraendurer, j’y souscris de grand cœur si l’on m’assure dusuccès ; je ne regarderai pas plus à la souffrance qu’à ladépense !

C’est dans ces sentiments qu’il regagna la ruede Verneuil, tandis que son valet de pied cherchait l’adresse deschirurgiens célèbres. Le marquis et Mr Steimbourg le ramenèrentjusque dans sa chambre et prirent congé de lui, l’un pour allerrassurer sa femme et ses filles, qu’il n’avait pas vues depuis laveille au soir, l’autre pour courir à la Bourse.

Seul avec lui-même, en face d’un grand miroirde Venise qui lui renvoyait sans pitié sa nouvelle image, AlfredL’Ambert tomba dans un accablement profond. Cet homme fort, qui nepleurait jamais au théâtre parce que c’est peuple, ce gentleman aufront d’airain qui avait enterré son père et sa mère avec la plussereine impassibilité, pleura sur la mutilation de sa joliepersonne et se baigna de larmes égoïstes.

Son valet de pied fit diversion à cettedouleur amère en lui promettant la visite de Mr Bernier, chirurgiende l’Hôtel-Dieu, membre de la Société de chirurgie et de l’Académiede médecine, professeur de clinique, etc., etc. Le domestique avaitcouru au plus près, rue du Bac, et il n’était pas mal tombé :Mr Bernier, s’il ne va point de pair avec les Velpeau, les Manec etles Huguier, occupe immédiatement au-dessous d’eux un rang trèshonorable.

– Qu’il vienne ! s’écria Mr L’Ambert.Pourquoi n’est-il pas encore ici ? Croit-il donc que je soisfait pour attendre ?

Il se reprit à pleurer de plus belle. Pleurerdevant ses gens ! Se peut-il qu’un simple coup de sabremodifie à tel point les mœurs d’un homme ? Assurément, ilfallait que l’arme du bon Ayvaz, en tranchant le canal nasal, eûtébranlé le sac lacrymal et les tubercules eux-mêmes.

Le notaire sécha ses yeux pour regarder unfort volume in-12, qu’on apportait en grande hâte de la part de MrSteimbourg. C’était la Chirurgie opératoire de Ringuet, manuelexcellent et enrichi d’environ trois cents gravures. Mr Steimbourgavait acheté le livre en allant à la Bourse, et il l’envoyait à sonclient, pour le rassurer sans doute. Mais l’effet de cette lecturefut tout autre qu’on ne l’espérait. Quand le notaire eut feuilletédeux cents pages, quand il eut vu défiler sous ses yeux la sérielamentable des ligatures, des amputations, des résections et descautérisations, il laissa tomber le livre et se jeta dans unfauteuil en fermant les yeux. Il fermait les yeux et pourtant ilvoyait des peaux incisées, des muscles écartés par des érignes, desmembres disséqués à grands coups de couteau, des os sciés par lesmains d’opérateurs invisibles. La figure des patients luiapparaissait, telle qu’on la voit dans les dessins d’anatomie,calme, stoïque, indifférente à la douleur, et il se demandait siune telle dose de courage avait jamais pu entrer dans des âmeshumaines. Il revoyait surtout le petit chirurgien de la page 89,tout de noir habillé, avec un collet de velours à son habit. Cetêtre fantastique a la tête ronde, un peu forte, le frontdégarni : sa physionomie est sérieuse ; il scieattentivement les deux os d’une jambe vivante.

– Monstre ! s’écria Mr L’Ambert.

Au même instant, il vit entrer le monstre enpersonne et l’on annonça Mr Bernier.

Le notaire s’enfuit à reculons jusque dansl’angle le plus obscur de sa chambre, ouvrant des yeux hagards ettendant les mains en avant comme pour écarter un ennemi. Ses dentsclaquaient ; il murmurait d’une voix étouffée, comme dans lesromans de Mr Xavier de Montépin, le mot : « Lui !lui ! lui ! »

– Monsieur, dit le docteur, je regrette devous avoir fait attendre, et je vous supplie de vous calmer. Jesais l’accident qui vous est arrivé, et je ne crois pas que le malsoit sans remède. Mais nous ne ferons rien de bon si vous avez peurde moi.

Peur est un mot qui sonne désagréablement auxoreilles françaises. Mr L’Ambert frappa du pied, marcha droit audocteur et lui dit avec un petit rire trop nerveux pour êtrenaturel :

– Parbleu ! docteur, vous me la baillezbelle. Est-ce que j’ai l’air d’un homme qui a peur ? Sij’étais un poltron, je ne me serais pas fait décompléter ce matind’une si étrange manière. Mais, en vous attendant, je feuilletaisun livre de chirurgie. Je viens tout justement d’y voir une figurequi vous ressemble, et vous m’êtes un peu apparu comme un revenant.Ajoutez à cette surprise les émotions de la matinée, peut-être mêmeun léger mouvement de fièvre, et vous excuserez ce qu’il y ad’étrange dans mon accueil.

– À la bonne heure ! dit Mr Bernier enramassant le livre. Ah ! vous lisiez Ringuet ! C’est unde mes amis. Je me rappelle, en effet, qu’il m’a fait graver toutvif, d’après un croquis de Léveillé. Mais asseyez-vous, je vous enprie.

Le notaire se remit un peu et raconta lesévénements de la journée, sans oublier l’épisode du chat qui luiavait, pour ainsi dire, fait perdre le nez une seconde fois.

– C’est un malheur, dit le chirurgien ;mais on peut le réparer en un mois. Puisque vous avez le petitlivre de Ringuet, vous n’êtes pas sans quelque notion de lachirurgie ?

Mr L’Ambert avoua qu’il n’était point alléjusqu’à ce chapitre-là.

– Eh bien, reprit Mr Bernier, je vais vous lerésumer en quatre mots. La rhinoplastie est l’art de refaire un nezaux imprudents qui l’ont perdu.

– Il est donc vrai, docteur !… le miracleest possible ?… la chirurgie a trouvé une méthodepour… ?

– Elle en a trouvé trois. Mais j’écarte laméthode française, qui n’est point applicable au cas présent. Si laperte de substance était moins considérable, je pourrais décollerles bords de la plaie, les aviver, les mettre en contact et lesréunir par première intention. Il n’y faut pas songer.

– Et j’en suis bien aise, reprit le blessé.Vous ne sauriez croire, docteur, à quel point ces mots de plaiedécollée, avivée, me donnaient sur les nerfs. Passons à des moyensplus doux, je vous en prie !

– Les chirurgiens procèdent rarement par ladouceur. Mais, enfin, vous avez le choix entre la méthode indienneet la méthode italienne. La première consiste à découper dans lapeau de votre front une sorte de triangle, la pointe en bas, labase en haut. C’est l’étoffe du nouveau nez. On décolle ce lambeaudans toute son étendue, sauf le pédicule inférieur qui doit resteradhérent. On le tord sur lui-même de façon à laisser l’épiderme endehors, et on le coud par ses bords aux limites correspondantes dela plaie. En autres termes, je puis vous refaire un nez assezprésentable aux dépens de votre front. Le succès de l’opération estpresque sûr ; mais le front gardera toujours une largecicatrice.

– Je ne veux point de cicatrice, docteur. Jen’en veux à aucun prix. J’ajoute même (passez-moi cette faiblesse)que je ne voudrais point d’opération. J’en ai déjà subi uneaujourd’hui, par les mains de ce maudit Turc ; je n’ensouhaite pas d’autre. Au simple souvenir de cette sensation, monsang se glace. J’ai pourtant du courage autant qu’homme dumonde ; mais j’ai des nerfs aussi. Je ne crains pas lamort ; j’ai horreur de la souffrance. Tuez-moi si vousvoulez ; mais, pour Dieu ! ne m’entaillez plus !

– Monsieur, reprit le docteur avec un peud’ironie, si vous avez un tel parti pris contre les opérations, ilfallait appeler non pas un chirurgien, mais un homéopathe.

– Ne vous moquez pas de moi. Je n’ai pas su memaîtriser à l’idée de cette opération indienne. Les Indiens sontdes sauvages ; leur chirurgie est digne d’eux. Ne m’avez-vouspoint parlé d’une méthode italienne ? Je n’aime pas lesItaliens, en politique. C’est un peuple ingrat, qui a tenu laconduite la plus noire envers ses maîtres légitimes ; mais, enmatière de science, je n’ai pas trop mauvaise idée de cescoquins-là.

– Soit. Optez donc pour la méthode italienne.Elle réussit quelquefois ; mais elle exige une patience et uneimmobilité dont vous ne serez peut-être point capable.

– S’il ne faut que de la patience et del’immobilité, je vous réponds de moi.

– Êtes-vous homme à rester trente jours dansune position extrêmement gênante ?

– Oui.

– Le nez cousu au bras gauche ?

– Oui.

– Eh bien, je vous taillerai sur le bras unlambeau triangulaire de quinze à seize centimètres de longueur surdix ou onze de largeur ; je…

– Vous me taillerez cela, à moi ?

– Sans doute.

– Mais c’est horrible, docteur !M’écorcher vif ! Tailler des lanières dans la peau d’un hommevivant ! C’est barbare, c’est moyen âge, c’est digne deShylock, le juif de Venise !

– La plaie du bras n’est rien. Le difficileest de rester cousu à vous-même pendant une trentaine de jours.

– Et moi, je ne redoute absolument que le coupde scalpel. Lorsqu’on a senti le froid du fer entrant dans la chairvivante, on en a pour le reste de ses jours, mon cherdocteur ; on n’y revient plus.

– Cela étant, monsieur, je n’ai rien à faireici, et vous resterez sans nez toute la vie.

Cette espèce de condamnation plongea le pauvrenotaire dans une consternation profonde. Il arrachait ses beauxcheveux blonds et se démenait comme un fou par la chambre.

– Mutilé ! disait-il en pleurant ;mutilé pour toujours ! Et rien ne peut remédier à monsort ! S’il y avait quelque drogue, quelque topique mystérieuxdont la vertu rendît le nez à ceux qui l’ont perdu, je l’achèteraisau poids de l’or ! Je l’enverrais chercher jusqu’au bout dumonde ! Oui, j’armerais un vaisseau, s’il le fallaitabsolument. Mais rien ! à quoi me sert-il d’être riche ?À quoi vous sert-il d’être un praticien illustre, puisque toutevotre habileté et tous mes sacrifices aboutissent à ce stupidenéant ? Richesse, science, vains mots !

Mr Bernier lui répondait de temps à autre,avec un calme imperturbable :

– Laissez-moi vous tailler un lambeau sur lebras, et je vous refais le nez.

Un instant Mr L’Ambert parut décidé. Il mithabit bas et releva la manche de sa chemise. Mais, quand il vit latrousse ouverte, quand l’acier poli de trente instruments desupplice étincela sous ses yeux, il pâlit, faiblit et tomba commepâmé sur une chaise. Quelques gouttes d’eau vinaigrée lui rendirentle sentiment, mais non la résolution.

– Il n’y faut plus penser, dit-il en serajustant. Notre génération a toutes les espèces de courage, maiselle est faible devant la douleur. C’est la faute de nos parents,qui nous ont élevés dans le coton.

Quelques minutes plus tard, ce jeune homme,imbu des principes les plus religieux, se prit à blasphémer laProvidence.

– En vérité, s’écria-t-il, le monde est unebelle pétaudière, et j’en fais compliment au Créateur ! J’aideux cent mille francs de rente, et je resterai aussi camus qu’unetête de mort, tandis que mon portier, qui n’a pas dix écus devantlui, aura le nez de l’Apollon du Belvédère ! La sagesse qui aprévu tant de choses, n’a pas prévu que j’aurais le nez coupé parun Turc pour avoir salué mademoiselle Victorine Tompain ! Il ya en France trois millions de gueux dont toute la personne ne vautpas dix sous, et je ne peux pas acheter à prix d’or le nez d’un deces misérables !… Mais, au fait, pourquoi pas ?

Sa figure s’illumina d’un rayon d’espérance,et il poursuivit d’un ton plus doux :

– Mon vieil oncle de Poitiers, dans sadernière maladie, s’est fait injecter cent grammes de sang bretondans la veine médiane céphalique ! Un fidèle serviteur avaitfait les frais de l’expérience. Ma belle tante de Giromagny, dutemps qu’elle était encore belle, fit arracher une incisive à saplus jolie chambrière pour remplacer une dent qu’elle venait deperdre. Cette bouture prit fort bien, et ne coûta pas plus de troislouis. Docteur, vous m’avez dit que, sans la scélératesse de cemaudit chat, vous auriez pu recoudre mon nez tout chaud à lafigure. Me l’avez-vous dit, oui ou non ?

– Sans doute, et je le dis encore.

– Eh bien, si j’achetais le nez de quelquepauvre diable, vous pourriez tout aussi bien le greffer au milieude mon visage ?

– Je le pourrais…

– Bravo !

– Mais je ne le ferai point, et aucun de mesconfrères ne le fera non plus que moi.

– Et pourquoi donc, s’il vous plaît ?

– Parce que mutiler un homme sain est uncrime, le patient fût-il assez stupide ou assez affamé pour yconsentir.

– En vérité, docteur, vous confondez toutesmes notions du juste et de l’injuste. Je me suis fait remplacermoyennant une centaine de louis par une espèce d’Alsacien, souspoil alezan brûlé. Mon homme (il était bien à moi) a eu la têteemportée par un boulet le 30 avril 1849. Comme le boulet enquestion m’était incontestablement destiné par le sort, je puisdire que l’Alsacien m’a vendu sa tête et toute sa personne pourcent louis, peut-être cent quarante. L’État a non seulement toléré,mais approuvé cette combinaison ; vous n’y trouvez rien àredire ; peut-être avez-vous acheté vous-même, au même prix,un homme entier, qui se sera fait tuer pour vous. Et quand j’offrede donner le double au premier coquin venu, pour un simple bout denez, vous criez au scandale !

Le docteur s’arrêta un instant à chercher uneréponse logique. Mais, n’ayant point trouvé ce qu’il voulait, ildit à maître L’Ambert :

– Si ma conscience ne me permet pas dedéfigurer un homme à votre profit, il me semble que je pourrais,sans crime, prélever sur le bras d’un malheureux les quelquescentimètres carrés de peau qui vous manquent.

– Eh ! cher docteur, prenez-les où bonvous semblera, pourvu que vous répariez cet accident stupide !Trouvons bien vite un homme de bonne volonté, et vive la méthodeitalienne !

– Je vous préviens encore une fois que vousserez tout un mois à la gêne.

– Eh ! que m’importe la gêne ! Jeserai, dans un mois, au foyer de l’Opéra !

– Soit. Avez-vous un homme en vue ? Ceconcierge dont vous parliez tout à l’heure ?…

– Très bien ! On l’achèterait avec safemme et ses enfants pour cent écus. Lorsque Barbereau, mon ancien,s’est retiré je ne sais où pour vivre de ses rentes, un client m’arecommandé celui-là, qui mourait littéralement de faim.

Mr L’Ambert sonna un valet de chambre etordonna qu’on fît monter Singuet, le nouveau concierge.

L’homme accourut ; il poussa un crid’effroi en voyant la figure de son maître.

C’était un vrai type du pauvre diableparisien, le plus pauvre de tous les diables : un petit hommede trente-cinq ans, à qui vous en auriez donné soixante, tant ilétait sec, jaune et rabougri.

Mr Bernier l’examina sur toutes les coutureset le renvoya bientôt à sa loge.

– La peau de cet homme-là n’est bonne à rien,dit le docteur. Rappelez-vous que les jardiniers prennent leursgreffes sur les arbres les plus sains et les plus vigoureux.Choisissez-moi un gaillard solide parmi les gens de votremaison ; il y en a.

– Oui ; mais vous en parlez bien à votreaise. Les gens de ma maison sont tous des messieurs. Ils ont descapitaux, des valeurs en portefeuille ; ils spéculent sur lahausse et la baisse, comme tous les domestiques de bonne maison. Jen’en connais pas un qui voulût acheter, au prix de son sang, unmétal qui se gagne si couramment à la Bourse.

– Mais peut-être en trouveriez-vous un qui,par dévouement…

– Du dévouement chez ces gens-là ? Vousvous moquez, docteur ! Nos pères avaient des serviteursdévoués : nous n’avons plus que de méchants valets ; et,dans le fond, nous y gagnons peut-être. Nos pères, étant aimés deleurs gens, se croyaient obligés de les payer d’un tendre retour.Ils supportaient leurs défauts, les soignaient dans leurs maladies,les nourrissaient dans leur vieillesse ; c’était le diable.Moi, je paye mes gens pour faire leur service, et, quand le servicene se fait pas bien, je n’ai pas besoin d’examiner si c’est mauvaisvouloir, vieillesse ou maladie ; je les chasse.

– Alors, nous ne trouverons pas chez vousl’homme qu’il nous faut. Avez-vous quelqu’un en vue ?

– Moi ? Personne. Mais tout estbon ; le premier venu, le commissionnaire du coin, le porteurd’eau que j’entends crier dans la rue !

Il tira ses lunettes de sa poche, écartalégèrement le rideau, lorgna dans la rue de Beaune, et dit audocteur :

– Voici un garçon qui n’a pas mauvaise mine.Ayez donc la bonté de lui faire un signe, car je n’ose pas montrerma figure aux passants.

Mr Bernier ouvrit la fenêtre au moment où lavictime désignée criait à pleins poumons :

– Eau !… eau !… eau !…

– Mon garçon, lui dit le docteur, laissez làvotre tonneau et montez ici par la rue de Verneuil ! Il y a del’argent à gagner.

Chapitre 4Chébachtien Romagné

Il s’appelait Romagné, du nom de son père. Sonparrain et sa marraine l’avaient baptisé Sébastien ; mais,comme il était natif de Frognac-les-Mauriac, département du Cantal,il invoquait son patron sous le nom de chaint Chébachtien. Toutporte à croire qu’il aurait écrit son prénom par un Ch ; maisheureusement il ne savait pas écrire. Cet enfant de l’Auvergneétait âgé de vingt-trois ou vingt-quatre ans, et bâti comme unhercule : grand, gros, trapu, ossu, corsu, haut encouleur ; fort comme un bœuf de labour, doux et facile à menercomme un petit agneau blanc. Imaginez la plus solide pâte d’homme,la plus grossière et la meilleure.

Il était l’aîné de dix enfants, garçons etfilles, tous vivants, bien portants et grouillants sous le toitpaternel. Son père avait une cabane, un bout de champ, quelqueschâtaigniers dans la montagne, une demi-douzaine de cochons, bon anmal an, et deux bras pour piocher la terre. La mère filait duchanvre, les petits garçons aidaient au père, les petites avaientsoin du ménage et s’élevaient les unes les autres, l’aînée servantde bonne à la cadette et ainsi de suite jusqu’au bas del’échelle.

Le jeune Sébastien ne brilla jamais parl’intelligence, ni par la mémoire, ni par aucun don del’esprit ; mais il avait du cœur à revendre. On lui appritquelques chapitres du catéchisme, comme on enseigne aux merles àsiffler J’ai du bon tabac ; mais il eut et conservatoujours les sentiments les plus chrétiens. Jamais il n’abusa de saforce contre les gens ni contre les bêtes ; il évitait lesquerelles et recevait bien souvent des taloches sans les rendre. SiMr le sous-préfet de Mauriac avait voulu lui faire donner unemédaille d’argent, il n’aurait eu qu’à écrire à Paris ; carSébastien sauva plusieurs personnes au péril de sa vie, etnotamment deux gendarmes qui se noyaient avec leurs chevaux dans letorrent de la Saumaise. Mais on trouvait ces choses-là toutesnaturelles, attendu qu’il les faisait d’instinct, et l’on nesongeait pas plus à le récompenser que s’il eût été un chien deTerre-Neuve.

À l’âge de vingt ans, il satisfit à la loi ettira un bon numéro, grâce à une neuvaine qu’il avait faite enfamille. Après quoi, il résolut de s’en aller à Paris, suivant lesus et coutumes de l’Auvergne, pour gagner un peu d’argent blanc etvenir en aide à ses père et mère. On lui donna un costume develours et vingt francs, qui sont encore une somme dansl’arrondissement de Mauriac, et il profita de l’occasion d’uncamarade qui savait le chemin de Paris. Il fit la route à pied, endix jours, et arriva frais et dispos avec douze francs cinquantedans la poche et ses souliers neufs à la main.

Deux jours après, il roulait un tonneau dansle faubourg Saint-Germain en compagnie d’un autre camarade qui nepouvait plus monter les escaliers parce qu’il s’était donné uneffort. Il fut, pour prix de ses peines, logé, couché,nourri et blanchi à raison d’une chemise par mois, sans compterqu’on lui donnait trente sous par semaine pour faire le garçon. Surses économies, il acheta, au bout de l’année, un tonneau d’occasionet s’établit à son compte.

Il réussit au delà de toute espérance. Sapolitesse naïve, sa complaisance infatigable et sa probité bienconnue lui concilièrent les bonnes grâces de tout le quartier. Dedeux mille marches d’escalier qu’il montait et descendait tous lesjours, il s’éleva graduellement à sept mille. Aussi envoyait-iljusqu’à soixante francs par mois aux bonnes gens de Frognac. Lafamille bénissait son nom et le recommandait à Dieu soir et matindans ses prières ; les petits garçons avaient des culottesneuves, et il ne s’agissait de rien moins que d’envoyer les deuxderniers à l’école !

L’auteur de tous ces biens n’avait rien changéà sa manière de vivre ; il couchait à côté de son tonneau sousune remise, et renouvelait quatre fois par an la paille de son lit.Le costume de velours était plus rapiécé qu’un habit d’arlequin. Envérité, sa toilette eût coûté bien peu de chose sans les mauditssouliers, qui usaient tous les mois un kilogramme de clous. Sesdépenses de table étaient les seules sur lesquelles il ne lésinâtpoint. Il s’octroyait sans marchander quatre livres de pain parjour. Quelquefois même il régalait son estomac d’un morceau defromage ou d’un oignon, ou d’une demi-douzaine de pommes achetéesau tas sur le pont Neuf. Les dimanches et fêtes, il affrontait lasoupe et le bœuf, et s’en léchait les doigts toute la semaine. Maisil était trop bon fils et trop bon frère pour s’aventurer jusqu’auverre de vin. « Le vin, l’amour et le tabac » étaientpour lui des denrées fabuleuses ; il ne les connaissait que deréputation. À plus forte raison ignorait-il les plaisirs duthéâtre, si chers aux ouvriers de Paris. Mon gaillard aimait mieuxse coucher gratis à sept heures que d’applaudir Mr Dumaine pour dixsous.

Tel était au physique et au moral l’homme queMr Bernier héla dans la rue de Beaune pour qu’il vînt prêter de sapeau à Mr L’Ambert.

Les gens de la maison, avertis,l’introduisirent en hâte.

Il s’avança timidement, le chapeau à la main,levant les pieds aussi haut qu’il pouvait, et n’osant les reposersur le tapis. L’orage du matin l’avait crotté jusqu’auxaisselles.

– Chi ch’est pour de l’eau, dit-il en saluantle docteur, je…

Mr Bernier lui coupa la parole.

– Non, mon garçon : il ne s’agit pas devotre commerce.

– Alors, mouchu, ch’est donc pour auchtrechoge ?

– Pour une tout autre chose. Monsieur quevoici a eu le nez coupé ce matin.

– Ah ! chaprichti, le pauvre homme !Et qui est-che qui lui a fait cha ?

– Un Turc ; mais il n’importe.

– Un chauvage ! On m’avait bien dit queles Turcs étaient des chauvages ; mais je ne chavais pas qu’onles laichait venir à Paris. Attendez cheulement un peu ; jevas charcher le chargent de ville !

Mr Bernier arrêta cet élan de zèle du digneAuvergnat et lui expliqua en peu de mots le service qu’on attendaitde lui. Il crut d’abord qu’on se moquait, car on peut être unexcellent porteur d’eau et n’avoir aucune notion de rhinoplastie.Le docteur lui fit comprendre qu’on voulait lui acheter un mois deson temps et environ cent cinquante centimètres carrés de sapeau.

– L’opération n’est rien, lui dit-il, et vousn’avez que fort peu à souffrir ; mais je vous préviens qu’ilvous faudra énormément de patience pour rester immobile un moisdurant, le bras cousu au nez de monsieur.

– De la pachienche, répondit-il, j’en ai derechte ; ch’est pas pour rien qu’on est Oubergnat. Mais chi jepâche un mois chez vous pour rendre cherviche à che pauvre homme,il faudra me payer mon temps che qu’il vaut.

– Bien entendu. Combien voulez-vous ?

Il médita un instant et dit :

– La main chur la conschienche, cha vaut unepièce de quatre francs par jour.

– Non, mon ami, reprit le notaire : celavaut mille francs pour le mois, ou trente-trois francs parjournée.

– Non, répliqua le docteur avec autorité, celavaut deux mille francs.

Mr L’Ambert inclina la tête et ne fit pointd’objection.

Romagné demanda la permission de finir sajournée, de ramener son tonneau sous la remise et de chercher unremplaçant pour un mois.

– Du rechte, disait-il, che n’est pas la peinede commencher aujourd’hui, pour une demi-journée.

On lui prouva que la chose était urgente, etil prit ses mesures en conséquence. Un de ses amis fut mandé etpromit de le suppléer durant un mois.

– Tu m’apporteras mon pain tous les choirs,dit Romagné.

On lui dit que la précaution était inutile, etqu’il serait nourri dans la maison.

– Cha dépend de che que cha coûtera.

– Mr L’Ambert vous nourrira gratis.

– Gratiche ! ch’est dans mes prix. Voichima peau. Coupez tout de chuite !

Il supporta l’opération comme un brave, sanssourciller.

– Ch’est un plaigir, disait-il. On m’a parléd’un Oubergnat de mon pays qui che faigeait pétrifier dans unechourche à vingt chous l’heure. J’aime mieux me faire couper parmorcheaux. Ch’est moins achujettichant, et cha rapporte pluche.

Mr Bernier lui cousit le bras gauche au visagedu notaire, et ces deux hommes restèrent, un mois durant, enchaînésl’un à l’autre. Les deux frères siamois qui amusèrent jadis lacuriosité de l’Europe n’étaient pas plus indissolubles. Mais ilsétaient frères, accoutumés à se supporter dès l’enfance, et ilsavaient reçu la même éducation. Si l’un avait été porteur d’eau etl’autre notaire, peut-être auraient-ils donné le spectacle d’uneamitié moins fraternelle.

Romagné ne se plaignit jamais de rien, quoiquela situation lui parût tout à fait nouvelle. Il obéit en esclave,ou mieux, en chrétien, à toutes les volontés de l’homme qui avaitacheté sa peau. Il se levait, s’asseyait, se couchait, se tournaità droite et à gauche, selon le caprice de son seigneur. L’aiguilleaimantée n’est pas plus soumise au pôle nord que Romagné n’étaitsoumis à Mr L’Ambert.

Cette héroïque mansuétude toucha le cœur dunotaire, qui pourtant n’était pas tendre. Pendant trois jours, ileut une sorte de reconnaissance pour les bons soins de savictime ; mais il ne tarda guère à le prendre en dégoût, puisen horreur.

Un homme jeune, actif et bien portant nes’accoutume jamais sans effort à l’immobilité absolue. Qu’est-cedonc lorsqu’il doit rester immobile dans le voisinage d’un êtreinférieur, malpropre et sans éducation ? Mais le sort en étaitjeté. Il fallait ou vivre sans nez ou supporter l’Auvergnat avectoutes ses conséquences, manger avec lui, dormir avec lui,accomplir auprès de lui, et dans la situation la plus incommode,toutes les fonctions de la vie.

Romagné était un digne et excellent jeunehomme ; mais il ronflait comme un orgue. Il adorait safamille, il aimait son prochain ; mais il ne s’était jamaisbaigné de sa vie, de peur d’user en vain la marchandise. Il avaitles sentiments les plus délicats du monde ; mais il ne savaitpas s’imposer les contraintes les plus élémentaires que lacivilisation nous recommande. Pauvre Mr L’Ambert ! Et pauvreRomagné ! quelles nuits et quelles journées ! quels coupsde pied donnés et reçus ! Inutile de dire que Romagné lesreçut sans se plaindre : il craignait qu’un faux mouvement nefît manquer l’expérience de Mr Bernier.

Le notaire recevait bon nombre de visites. Illui vint des compagnons de plaisir qui s’amusèrent de l’Auvergnat.On lui apprit à fumer des cigares, à boire du vin et del’eau-de-vie. Le pauvre diable s’abandonnait à ces plaisirsnouveaux avec la naïveté d’un Peau-Rouge. On le grisa, on le soûla,on lui fit descendre tous les échelons qui séparent l’homme de labrute. C’était une éducation à refaire ; les beaux messieurs yprirent un plaisir cruel. N’était-il pas agréable et nouveau dedémoraliser un Auvergnat ?

Certain jour, on lui demanda comment ilpensait employer les cent louis de Mr L’Ambert lorsqu’il auraitfini de les gagner :

– Je les placherai à chinq pour chent,répondit-il, et j’aurai chent francs de rente.

– Et après ? lui dit un joli millionnairede vingt-cinq ans. En seras-tu plus riche ? En seras-tu plusheureux ? Tu auras six sous de rente par jour ! Si tu temaries, et c’est inévitable, car tu es du bois dont on fait lesimbéciles, tu auras douze enfants, pour le moins.

– Cha, ch’est possible !

– Et, en vertu du code civil, qui est unejolie invention de l’Empire, tu leur laisseras à chacun deux liardsà manger par jour. Tandis qu’avec deux mille francs tu peux vivreun mois comme un riche, connaître les plaisirs de la vie ett’élever au-dessus de tes pareils !

Il se défendait comme un beau diable contreces tentatives de corruption ; mais on frappa tant de petitscoups répétés sur son crâne épais, qu’on ouvrit un passage auxidées fausses, et le cerveau fut entamé.

Les dames vinrent aussi. Mr L’Ambert enconnaissait beaucoup, et de tous les mondes. Romagné assista auxscènes les plus diverses ; il entendit des protestationsd’amour et de fidélité qui manquaient de vraisemblance. Nonseulement Mr L’Ambert ne se privait pas de mentir richement devantlui ; mais il s’amusait quelquefois à lui montrer dans letête-à-tête toutes les faussetés qui sont, pour ainsi dire, lecanevas de la vie élégante.

Et le monde des affaires ! Romagné crutle découvrir comme Christophe Colomb, car il n’en avait aucuneidée. Les clients de l’étude ne se gênaient pas plus devant luiqu’on ne se prive de parler en présence d’une douzaine d’huîtres.Il vit des pères de famille qui cherchaient les moyens dedépouiller légalement leurs fils au profit d’une maîtresse ou d’unebonne œuvre ; des jeunes gens à marier qui étudiaient l’art devoler par contrat la dot de leur femme ; des prêteurs quivoulaient dix pour cent sur première hypothèque, des emprunteursqui donnaient hypothèque sur le néant !

Il n’avait point d’esprit, et son intelligencen’était pas de beaucoup supérieure à celle des caniches ; maissa conscience se révolta quelquefois. Il crut bien faire, un jour,en disant à Mr L’Ambert :

– Vous n’avez pas mon echtime.

Et la répugnance que le notaire avait pour luise changea en haine déclarée.

Les huit derniers jours de leur intimitéforcée furent remplis par une série de tempêtes. Mais enfin MrBernier constata que le lambeau avait pris racine, malgré destiraillements sans nombre. On détacha les deux ennemis ; onmodela le nez du notaire dans la peau qui n’appartenait plus àRomagné. Et le beau millionnaire de la rue de Verneuil jeta deuxbillets de mille francs à la figure de son esclave endisant :

– Tiens, scélérat ! L’argent n’estrien ; tu m’as fait dépenser pour cent mille écus de patience.Va-t’en, sors d’ici pour toujours, et fais en sorte que jen’entende jamais parler de toi !

Romagné remercia fièrement, but une bouteilleà l’office, deux petits verres avec Singuet et s’en alla titubantvers son ancien domicile.

Chapitre 5Grandeur et décadence

Mr L’Ambert rentra dans le monde avecsuccès ; on pourrait dire avec gloire. Ses témoins luirendaient très ample justice en disant qu’il s’était battu comme unlion. Les vieux notaires se trouvaient rajeunis par soncourage.

– Eh ! eh ! voilà comme nous sommesquand on nous pousse aux extrémités ; pour être notaire, onn’en est pas moins homme ! Maître L’Ambert a été trahi par lafortune des armes ; mais il est beau de tomber ainsi ;c’est un Waterloo. Nous sommes encore des lurons, quoi qu’ondise !

Ainsi parlaient le respectable maîtreClopineau, et le digne maître Labrique, et l’onctueux maîtreBontoux, et tous les nestors du notariat. Les jeunes maîtrestenaient à peu près le même langage, avec certaines variantesinspirées par la jalousie :

– Nous ne voulons pas renier maîtreL’Ambert : il nous honore, assurément, quoiqu’il nouscompromette un peu – chacun de nous montrerait autant de cœur, etpeut-être moins de maladresse. – Un officier ministériel ne doitpas se laisser marcher sur le pied : reste à savoir s’il doitse donner les premiers torts. On ne devrait aller sur le terrainque pour des motifs avouables. Si j’étais père de famille,j’aimerais mieux confier mes affaires à un sage qu’à un hérosd’aventures, etc., etc.

Mais l’opinion des femmes, qui fait loi,s’était prononcée pour le héros de Parthenay. Peut-être eût-elleété moins unanime si l’on avait connu l’épisode du chat ;peut-être même le sexe injuste et charmant aurait-il donné tort àMr L’Ambert s’il s’était permis de reparaître sans nez sur la scènedu monde. Mais tous les témoins avaient été discrets sur leridicule incident ; mais Mr L’Ambert, loin d’être défiguré,paraissait avoir gagné au change. Une baronne remarqua que saphysionomie était beaucoup plus douce depuis qu’il portait un nezdroit. Une vieille chanoinesse, confite en malices, demanda auprince de B… s’il n’irait pas bientôt chercher querelle auTurc ? L’aquilin du prince de B… jouissait d’une réputationhyperbolique.

On se demandera comment les femmes du vraimonde pouvaient s’intéresser à des dangers qu’on n’avait pointcourus pour elles ? Les habitudes de maître L’Ambert étaientconnues et l’on savait quelle part de son temps et de son cœur sedépensait à l’Opéra. Mais le monde pardonne aisément cesdistractions aux hommes qui ne s’y livrent point tout entiers. Ilfait la part du feu, et se contente du peu qu’on lui donne. Onsavait gré à Mr L’Ambert de n’être qu’à moitié perdu, lorsque tantd’hommes de son âge le sont tout à fait. Il ne négligeait point lesmaisons honorables, il causait avec les douairières, il dansaitavec les jeunes filles et faisait, à l’occasion, de la musiquepassable ; il ne parlait point des chevaux à la mode. Cesmérites, assez rares chez les jeunes millionnaires du faubourg, luiconciliaient la bienveillance des dames. On dit même que plus d’uneavait cru faire œuvre pie en le disputant au foyer de la danse. Unejolie dévote, madame de L…, lui avait prouvé, trois mois durant,que les plaisirs les plus vifs ne sont pas dans le scandale et ladissipation.

Toutefois, il n’avait jamais rompu avec lecorps de ballet ; la sévère leçon qu’il avait reçue ne luiinspira aucune horreur pour cette hydre à cent jolies têtes. Une deses premières visites fut pour le foyer où brillait mademoiselleVictorine Tompain. C’est là qu’on lui fit une belle rentrée !Avec quelle curiosité amicale on courut à lui ! Comme onl’appela très cher et bien bon !

Quelles poignées de main cordiales !Quels jolis petits becs se tendirent vers lui pour recevoir unbaiser d’ami, sans conséquence ! Il rayonnait. Tous ses amisdes jours pairs, tous les dignitaires de la franc-maçonnerie duplaisir, lui firent compliment de sa guérison miraculeuse. Il régnadurant tout un entracte dans cet agréable royaume. On écouta lerécit de son affaire ; on lui fit raconter le traitement dudocteur Bernier ; on admira la finesse des points de suturequi ne se voyaient presque plus !

– Figurez-vous, disait-il, que cet excellentMr Bernier m’a complété avec la peau d’un Auvergnat. Et de quelAuvergnat, bon Dieu ! Le plus stupide, le plus épais, le plussale de l’Auvergne ! On ne s’en douterait pas à voir lelambeau qu’il m’a vendu. Ah ! l’animal m’a fait passer biendes quarts d’heure désagréables !… Les commissionnaires ducoin des rues sont des dandies auprès de lui. Mais j’en suisquitte, grâce au ciel ! Le jour où je l’ai payé et jeté à laporte, je me suis soulagé d’un grand poids. Il s’appelait Romagné,un joli nom ! Ne le prononcez jamais devant moi. Qu’on ne meparle pas de Romagné, si l’on veut que je vive !Romagné !…

Mademoiselle Victorine Tompain ne fut pas ladernière à complimenter le héros. Ayvaz-Bey l’avait indignementabandonnée en lui laissant quatre fois plus d’argent qu’elle nevalait. Le beau notaire se montra doux et clément envers elle.

– Je ne vous en veux pas, lui dit-il ; jen’ai pas même de rancune contre ce brave Turc. Je n’ai qu’un ennemiau monde, c’est un Auvergnat du nom de Romagné.

Il disait Romagné avec une intonation comiquequi fit fortune. Et je crois que, même aujourd’hui, la plupart deces demoiselles disent : « Mon Romagné, » en parlant deleur porteur d’eau.

Trois mois se passèrent ; trois moisd’été. La saison fut belle ; il resta peu de monde à Paris.L’Opéra fut envahi par les étrangers et les gens de province ;Mr L’Ambert y parut moins souvent.

Presque tous les jours, à six heures, ildépouillait la gravité du notaire et s’enfuyait à Maisons-Laffitte,où il avait loué un chalet. Ses amis l’y venaient voir, et même sespetites amies. On jouait, dans le jardin, à toute sorte de jeuxchampêtres, et je vous prie de croire que la balançoire ne chômaitpas.

Un des hôtes les plus assidus et les plus gaisétait Mr Steimbourg, agent de change. L’affaire de Parthenayl’avait lié plus étroitement avec Mr L’Ambert. Mr Steimbourgappartenait à une bonne famille d’israélites convertis ; sacharge valait deux millions, et il en possédait un quart à lui toutseul : on pouvait donc contracter amitié avec lui. Lesmaîtresses des deux amis s’accordaient assez bien ensemble,c’est-à-dire qu’elles se querellaient au plus une fois par semaine.Que c’est beau, quatre cœurs qui battent à l’unisson ! Leshommes montaient à cheval, lisaient le Figaro, ouracontaient les cancans de la ville ; les dames se tiraientles cartes à tour de rôle avec infiniment d’esprit : l’âged’or en miniature !

Mr Steimbourg se fit un devoir de présenterson ami dans sa famille. Il le conduisit à Biéville, où le pèreSteimbourg s’était fait construire un château. Mr L’Ambert y futreçu cordialement par un vieillard très vert, une dame decinquante-deux ans qui n’avait pas encore abdiqué, et deux jeunesfilles tout à fait coquettes. Il reconnut au premier coup d’œilqu’il n’entrait pas chez des fossiles. Non ; c’était bien lafamille moderne et perfectionnée. Le père et le fils étaient deuxcamarades qui se plaisantaient réciproquement sur leurs fredaines.Les jeunes filles avaient vu tout ce qui se joue sur le théâtre etlu tout ce qui s’écrit. Peu de gens connaissaient mieux qu’elles lachronique élégante de Paris ; on leur avait montré, auspectacle et au bois de Boulogne, les beautés les plus célèbres detous les mondes ; on les avait conduites aux ventes des richesmobiliers, et elles dissertaient fort agréablement sur lesémeraudes de mademoiselle X… et les perles de mademoiselle Z…L’aînée, mademoiselle Irma Steimbourg, copiait avec passion lestoilettes de mademoiselle Fargueil ; la cadette avait envoyéun de ses amis chez mademoiselle Figeac pour demander l’adresse desa modiste. L’une et l’autre étaient riches et bien dotées. Irmaplut à Mr L’Ambert. Le beau notaire se disait de temps en tempsqu’un demi-million de dot et une femme qui sait porter la toilettene sont pas choses à dédaigner. On se vit assez souvent, presqueune fois par semaine, jusqu’aux premières gelées de novembre.

Après un automne doux et brillant, l’hivertomba comme une tuile. C’est un fait assez commun dans nosclimats ; mais le nez de Mr L’Ambert fit preuve en cetteoccasion d’une sensibilité peu commune. Il rougit un peu, puisbeaucoup ; il s’enfla par degrés, au point de devenir presquedifforme. Après une partie de chasse égayée par le vent du nord, lenotaire éprouva des démangeaisons intolérables. Il se regarda dansun miroir d’auberge et la couleur de son nez lui déplut. Vousauriez dit une engelure mal placée.

Il se consolait en pensant qu’un bon feu defagots lui rendrait sa figure naturelle, et, de fait, la chaleur lesoulagea et le déteignit en peu d’instants. Mais la démangeaison seréveilla le lendemain, et les tissus se gonflèrent de plus belle,et la couleur rouge reparut avec une légère addition de violet.Huit jours passés au logis, devant la cheminée, effacèrent lateinte fatale. Elle reparut à la première sortie, en dépit desfourrures de renard bleu.

Pour le coup, Mr L’Ambert prit peur ; ilmanda Mr Bernier en toute hâte. Le docteur accourut, constata unelégère inflammation et prescrivit des compresses d’eau glacée. Onrafraîchit le nez, mais on ne le guérit point. Mr Bernier futétonné de la persistance du mal.

– Après tout, dit-il, Dieffenbach a peut-êtreraison. Il prétend que le lambeau peut mourir par excès de sang etqu’on y doit appliquer des sangsues. Essayons !

Le notaire se suspendit une sangsue au bout dunez. Lorsqu’elle tomba, gorgée de sang, on la remplaça par uneautre et ainsi de suite, durant deux jours et deux nuits. L’enflureet la coloration disparurent pour un temps ; mais ce mieux nefut pas de longue durée. Il fallut chercher autre chose. Mr Bernierdemanda vingt-quatre heures de réflexion, et en pritquarante-huit.

Lorsqu’il revint à l’hôtel de la rue deVerneuil, il était soucieux et même timide. Il dut faire un effortsur lui-même avant de dire à Mr L’Ambert :

– La médecine ne rend pas compte de tous lesphénomènes naturels, et je viens vous soumettre une théorie qui n’aaucun caractère scientifique. Mes confrères se moqueraientpeut-être de moi si je leur disais qu’un lambeau détaché du corpsd’un homme peut rester sous l’influence de son ancien possesseur.C’est votre sang, lancé par votre cœur, sous l’action de votrecerveau, qui afflue si malheureusement à votre nez. Et pourtant jesuis tenté de croire que cet imbécile d’Auvergnat n’est pasétranger à l’événement.

Mr L’Ambert se récria bien haut. Dire qu’unvil mercenaire que l’on avait payé, à qui l’on ne devait rien,pouvait exercer une influence occulte sur le nez d’un officierministériel, c’était presque de l’impertinence !

– C’est bien pis, répondit le docteur, c’estde l’absurdité. Et pourtant je vous demande la permission dechercher le Romagné. J’ai besoin de le voir aujourd’hui, ne fût-ceque pour me convaincre de mon erreur. Avez-vous gardé sonadresse ?

– À Dieu ne plaise !

– Eh bien, je vais me mettre en quête. Prenezpatience, gardez la chambre, et ne vous traitez plus.

Il chercha quinze jours. La police lui vint enaide et l’égara durant trois semaines. On mit la main sur unedemi-douzaine de Romagné. Un agent subtil et plein d’expériencedécouvrit tous les Romagné de Paris, excepté celui qu’on demandait.On trouva un invalide, un marchand de peaux de lapin, un avocat, unvoleur, un commis de mercerie, un gendarme et un millionnaire. MrL’Ambert grillait d’impatience au coin du feu, et contemplait avecdésespoir son nez écarlate. Enfin, l’on découvrit le domicile duporteur d’eau, mais il n’y demeurait plus. Les voisins racontèrentqu’il avait fait fortune et vendu son tonneau pour jouir de lavie.

Mr Bernier battit les cabarets et autres lieuxde plaisir, tandis que son malade restait plongé dans lamélancolie.

Le 2 février, à dix heures du matin, le beaunotaire se chauffait tristement les pieds et contemplait enlouchant cette pivoine fleurie au milieu de son visage, lorsqu’untumulte joyeux ébranla toute la maison. Les portes s’ouvrirent avecfracas, les valets crièrent de surprise, et l’on vit paraître ledocteur, traînant Romagné par la main.

C’était le vrai Romagné, mais bien différentde lui-même ! Sale, abruti, hideux, l’œil éteint, l’haleinefétide, puant le vin et le tabac, rouge de la tête aux pieds commeun homard cuit : c’était moins un homme qu’un érysipèlevivant.

– Monstre ! lui dit Mr Bernier, tudevrais mourir de honte. Tu t’es ravalé au-dessous de la brute. Situ as encore le visage d’un homme, tu n’en as déjà plus la couleur.À quoi as-tu employé la petite fortune que nous t’avionsfaite ? Tu t’es roulé dans les bas-fonds de la débauche, et jet’ai trouvé au delà des fortifications de Paris, vautré comme unporc au seuil du plus immonde des cabarets !

L’Auvergnat leva ses gros yeux sur le docteuret lui dit avec son aimable accent, embelli d’une intonationfaubourienne :

– Eh bien, quoi ! J’ai fait lanoche ! Ch’est pas une raigeon pour me dire des chottiges.

– Qui est-ce qui te dit des sottises ? Onte reproche tes turpitudes, voilà tout. Pourquoi n’as-tu pas placéton argent au lieu de le boire ?

– Ch’est lui qui m’a dit de m’amuger.

– Drôle ! s’écria le notaire, est-ce moiqui t’ai conseillé de te soûler à la barrière avec de l’eau-de-vieet du vin bleu ?

– On ch’amuse comme on peut… je chuis été avecles camarades.

Le médecin bondit de colère…

– Ils sont jolis, tes camarades !Comment ! je fais une cure merveilleuse qui répand ma gloiredans Paris, qui m’ouvrira un jour ou l’autre les portes del’Institut, et tu vas, avec quelques ivrognes de ton espèce, gâtermon plus divin ouvrage ! S’il ne s’agissait que de toi,parbleu ! Nous te laisserions faire. C’est un suicide physiqueet moral ; mais un Auvergnat de plus ou de moins n’importeguère à la société. Il s’agit d’un homme du monde, d’un riche, deton bienfaiteur, de mon malade ! Tu l’as compromis, défiguré,assassiné par ton inconduite. Regarde dans quel état lamentable tuas mis la figure de monsieur !

Le pauvre diable contempla le nez qu’il avaitfourni, et se mit à fondre en larmes.

– Ch’est bien malheureux, mouchuBernier ; mais j’attechte le bon Dieu que ch’est pas ma faute.Le nez ch’est gâté tout cheul. Chaprichti ! Je chuis unhonnête homme, et je vous jure que je n’y ai pas cheulementtouché !

– Imbécile ! dit Mr L’Ambert, tu necomprendras jamais… et, d’ailleurs, tu n’as pas besoin decomprendre ! Il s’agit de nous dire sans détour si tu veuxchanger de conduite et renoncer à cette vie de débauche, qui me tuepar contrecoup ? Je te préviens que j’ai le bras long et que,si tu t’obstinais dans tes vices, je saurais te faire mettre enlieu sûr.

– En prigeon ?

– En prison.

– En prigeon avec les schélérats ?Grâche, mouchu L’Ambert ! Cha cherait le déjonneur de mafamille !

– Boiras-tu encore, oui ou non ?

– Eh ! bon diou ! Comment boirequand on n’a plus le chou ? J’ai tout dépenché, mouchuL’Ambert. J’ai bu les deux mille francs, j’ai bu mon tonneau ettout le fonds de boutique, et personne ne veut plus me faire créditchur la churfache de la terre !

– Tant mieux, drôle ! c’est bienfait.

– Il faudra bien que je devienne chage !Voichi la migère qui vient, mouchu L’Ambert !

– À la bonne heure !

– Mouchu L’Ambert !

– Quoi ?

– Chi ch’était un effet de votre bonté de meracheter un tonneau pour gagner ma pauvre vie, je vous jure que jeredeviendrais un bon chujet !

– Allons donc ! Tu le vendrais pourboire.

– Non, mouchu L’Ambert, foi d’honnêtegarchon !

– Serment d’ivrogne !

– Mais vous voulez donc que je meure de faimet de choif ! Une chentaine de francs, mon bon mouchuL’Ambert !

– Pas un centime ! C’est la Providencequi t’a mis sur la paille pour me rendre ma figure naturelle. Boisde l’eau, mange du pain sec, prive-toi du nécessaire, meurs de faimsi tu peux : c’est à ce prix que je recouvrerai mes avantageset que je redeviendrai moi-même !

Romagné courba la tête et se retira, traînantle pied et saluant la compagnie.

Le notaire était dans la joie et le médecindans la gloire.

– Je ne veux pas faire mon éloge, disaitmodestement Mr Bernier, mais Leverrier trouvant une planète par laforce du calcul n’a pas fait un plus grand miracle que moi.Deviner, à l’aspect de votre nez, qu’un Auvergnat absent et perdudans Paris se livre à la débauche, c’est remonter de l’effet à lacause par des chemins que l’audace humaine n’avait pas encoretentés. Quant au traitement de votre mal, il est indiqué par lacirconstance. La diète appliquée à Romagné est le seul remède quivous puisse guérir. Le hasard nous sert à merveille, puisque cetanimal a mangé son dernier sou. Vous avez bien fait de lui refuserle secours qu’il demandait : tous les efforts de l’art serontvains tant que cet homme aura de quoi boire.

– Mais, docteur, interrompit Mr L’Ambert, simon mal ne venait point de là ? Si vous étiez le jouet d’unecoïncidence fortuite ? Ne m’avez-vous pas dit vous-même que lathéorie… ?

– J’ai dit et je maintiens que, dans l’étatactuel de nos connaissances, votre cas n’admet aucune explicationlogique. C’est un fait dont la loi reste à trouver. Le rapport quenous observons aujourd’hui entre la santé de votre nez et laconduite de cet Auvergnat nous ouvre une perspective peut-êtretrompeuse, mais à coup sûr immense. Attendons quelques jours :si votre nez guérit à mesure que Romagné se range, ma théorierecevra le renfort d’une nouvelle probabilité. Je ne réponds derien ; mais je pressens une loi physiologique, inconnuejusqu’à nous, et que je serais heureux de formuler. Le monde de lascience est plein de phénomènes visibles produits par des causesinconnues. Pourquoi madame de L…, que vous connaissez comme moi,porte-t-elle une cerise admirablement peinte sur l’épaulegauche ? Est-ce, comme on le dit, parce que sa mère, étantgrosse, a convoité violemment un panier de cerises à l’étalage deChevet ? Quel artiste invisible a dessiné ce fruit sur lecorps d’un fœtus de six semaines, gros comme une crevette demoyenne taille ? Comment expliquer cette action spéciale dumoral sur le physique ? Et pourquoi la cerise de madame de L…devient-elle sensible et douloureuse au mois d’avril de chaqueannée, lorsque les cerisiers sont en fleur ? Voilà des faitscertains, évidents, palpables, et tout aussi inexpliqués quel’enflure et la rougeur de votre nez. Mais patience !

Deux jours après, le nez de Mr L’Ambertdésenfla d’une façon visible, mais la couleur rouge tenait bon.Vers la fin de la semaine, son volume était réduit d’un bon tiers.Au bout de quinze jours, il pela horriblement, fit peau neuve etreprit sa forme et sa couleur primitives.

Le docteur triomphait.

– Mon seul regret, disait-il, c’est que nousn’ayons point gardé le Romagné dans une cage pour observer sur luicomme sur vous les effets du traitement. Je suis sûr que, durantsept ou huit jours, il a été couvert d’écailles comme unecouleuvre.

– Qu’il aille au diable ! ajoutachrétiennement Mr L’Ambert.

Dès ce jour, il reprit ses habitudes :sortit en voiture, à cheval, à pied ; dansa dans les bals dufaubourg et embellit de sa présence le foyer de l’Opéra. Toutes lesfemmes lui firent bon accueil dans le monde et hors du monde. Unede celles qui le félicitèrent le plus tendrement de sa guérison futla sœur aînée de l’ami Steimbourg.

Cette aimable personne avait coutume deregarder les hommes dans le blanc des yeux. Elle remarqua trèsjudicieusement que Mr L’Ambert était sorti plus beau de cettedernière crise. Oui, vraiment, il semblait que deux ou trois moisde souffrances eussent donné à son visage je ne sais quoi d’achevé.Le nez surtout, ce nez droit, qui venait de rentrer dans seslimites après une dilatation cuisante, paraissait plus fin, plusblanc et plus aristocratique que jamais.

Telle était aussi l’opinion du joli notaire,et il se contemplait dans toutes les glaces avec une admirationtoujours nouvelle. C’était plaisir de le voir, face à face aveclui-même, et souriant à son propre nez.

Mais, au retour du printemps, dans le secondequinzaine de mars, tandis que la sève généreuse enflait lesbourgeons des lilas, Mr L’Ambert eut lieu de croire que son nezseul était privé des bienfaits de la saison et des bontés de lanature. Au milieu du rajeunissement de toutes choses, il pâlissaitcomme une feuille d’automne. Les ailes amincies et comme desséchéespar le souffle d’un sirocco invisible, s’aplatissaient contre lacloison.

– Mort de ma vie ! disait le notaire enfaisant la grimace au miroir, la distinction est une belle chose,comme la vertu ; mais pas trop n’en faut. Mon nez devientd’une élégance inquiétante, et bientôt il ne sera plus qu’une ombresi je ne lui rends la force et la couleur !

Il y mit un peu de rouge. Mais le fard neservait qu’à faire ressortir la finesse incroyable de cette lignedroite et sans épaisseur qui lui séparait la figure en deux. Telleon voit une lame de fer battu se dresser mince et coupante aumilieu d’un cadran solaire ; tel était le nez fantastique dunotaire désespéré.

En vain le riche indigène de la rue deVerneuil se mit au régime le plus substantiel. Considérant que labonne nourriture, digérée par un estomac solide, profite à peu prèségalement à toutes les parties du corps, il s’imposa la douce loide prendre force consommés, force coulis, et quantité de viandessaignantes arrosées des vins les plus généreux. Dire que cesaliments choisis ne lui profitèrent en rien serait nier l’évidenceet blasphémer la bonne chère. Mr L’Ambert se fit, en peu de temps,de belles joues rouges, un beau cou de taureau apoplectique et unjoli petit ventre rondelet. Mais le nez était comme un associénégligent ou désintéressé, qui ne vient pas toucher sesdividendes.

Lorsqu’un malade ne peut manger ni boire, onle soutient quelquefois par des bains nourrissants qui pénètrent àtravers la peau jusqu’aux sources de la vie. Mr L’Ambert traita sonnez comme un malade qu’il faut nourrir à part et coûte que coûte.Il commanda pour lui seul une petite baignoire de vermeil. Six foispar jour il le plongea et le maintint patiemment dans des bains delait, de vin de Bourgogne, de bouillon gras et même de sauce auxtomates. Peine perdue ! le malade sortait du bain aussi pâle,aussi maigre, aussi déplorable qu’il y était entré.

Toute espérance semblait perdue, lorsqu’unjour Mr Bernier se frappa le front et s’écria :

– Nous avons fait une énorme faute ! unevéritable bévue d’écoliers ! Et c’est moi !… lorsque cefait apportait à ma théorie une si éclatante confirmation !…N’en doutez pas, monsieur : l’Auvergnat est malade, et c’estlui qu’il nous faut traiter pour que vous soyez guéri.

Le pauvre L’Ambert s’arracha les cheveux.C’est pour le coup qu’il regretta d’avoir mis Romagné à la porte etde lui avoir refusé le secours qu’il demandait, et d’avoir oubliéde prendre son adresse ! Il se représentait le pauvre diablelanguissant sur un grabat, sans pain, sans rosbif et sans vin deChâteau-Margaux. À cette idée, son cœur se brisait. Il s’associaitaux douleurs du pauvre mercenaire. Pour la première fois de sa vie,il fut ému du malheur d’autrui :

– Docteur, cher docteur, s’écria-t-il enserrant la main de Mr Bernier, je donnerais tout mon bien poursauver ce brave jeune homme !

Cinq jours après, le mal avait encore empiré.Le nez n’était plus qu’une pellicule flexible, pliant sous le poidsdes lunettes, lorsque Mr Bernier vint dire qu’il avait trouvél’Auvergnat.

– Victoire ! s’écria Mr L’Ambert.

Le chirurgien haussa les épaules et réponditque la victoire lui paraissait au moins douteuse.

– Ma théorie, dit-il, est pleinementconfirmée, et, comme physiologiste, j’ai tout lieu de me déclarersatisfait ; mais, comme médecin, je voudrais vous guérir, etl’état où j’ai trouvé ce malheureux me laisse peu d’espérance.

– Vous le sauverez, cher docteur !

– D’abord, il ne m’appartient pas. Il est dansle service d’un de mes confrères, qui l’étudie avec une certainecuriosité.

– On vous le cédera ! nous l’achèterons,s’il le faut.

– Y songez-vous ! Un médecin ne vend passes malades. Il les tue quelquefois, dans l’intérêt de la science,pour voir ce qu’ils ont dans le corps. Mais en faire un objet decommerce, jamais ! Mon ami Fogatier me donnera peut-être votreAuvergnat ; mais le drôle est bien malade, et, pour comble dedisgrâce, il a pris la vie en tel dégoût qu’il ne veut pas guérir.Il jette tous les médicaments. Quant à la nourriture, tantôt il seplaint de n’en pas avoir assez, et réclame à grands cris la portionentière, tantôt il refuse ce qu’on lui donne et demande à mourir defaim.

– Mais c’est un crime ! Je luiparlerai ! Je lui ferai entendre le langage de la morale et dela religion ! Où est-il ?

– À l’hôtel-Dieu, salle Saint-Paul, numéro10.

– Vous avez votre voiture en bas ?

– Oui.

– Eh bien, partons. Ah ! le scélérat quiveut mourir ! Il ne sait donc pas que tous les hommes sontfrères !

Chapitre 6Histoire d’une paire de lunettes et conséquences d’un rhume decerveau

Jamais aucun prédicateur, jamais Bossuet ouFénelon, jamais Massillon ou Fléchier, jamais Mr Mermilliodlui-même ne dépensa dans sa chaire une éloquence plus forte et plusonctueuse à la fois que Mr Alfred L’Ambert au chevet de Romagné. Ils’adressa d’abord à la raison, puis à la conscience, et finalementau cœur de son malade. Il mit en œuvre le profane et le sacré, citales textes saints et les philosophes. Il fut puissant et doux,sévère et paternel, logique, caressant et même plaisant. Il luiprouva que le suicide est le plus honteux de tous les crimes, etqu’il faut être bien lâche pour affronter volontairement la mort.Il risqua même une métaphore aussi nouvelle que hardie en comparantle suicidé au déserteur qui abandonne son poste sans la permissiondu caporal.

L’Auvergnat, qui n’avait rien pris depuisvingt-quatre heures, paraissait buté à son idée. Il se tenaitimmobile et têtu devant la mort comme un âne devant un pont. Auxarguments les plus serrés, il répondait avec une douceurimpassible :

– Ch’est pas la peine, mouchu L’Ambert ;y a trop de migère en che monde.

– Eh ! mon ami, mon pauvre ami ! lamisère est d’institution divine. Elle est créée tout exprès pourexciter la charité chez les riches et la résignation chez lespauvres.

– Les riches ? J’ai demandé de l’ouvrage,et tout le monde m’en a refugé. J’ai demandé la charité, on m’amenaché du chargent de ville !

– Que ne vous adressiez-vous à vos amis ?À moi, par exemple ! à moi qui vous veux du bien ! à moiqui ai de votre sang dans les veines !

– Ch’est cha ! Pour que vous me fâchiezencore flanquer à la porte !

– Ma porte vous sera toujours ouverte, commema bourse, comme mon cœur !

– Chi vous m’aviez cheulement donné chinquantefrancs pour racheter un tonneau d’occagion !

– Mais, animal !… cher animal, veux-jedire… permets-moi de te rudoyer un peu, comme dans les temps où tupartageais mon lit et ma table ! Ce n’est pas cinquante francsque je te donnerai, c’est mille, deux mille, dix mille ! C’estma fortune entière que je veux partager avec toi… au prorata de nosbesoins respectifs. Il faut que tu vives ! Il faut que tu soisheureux ! Voici le printemps qui revient, avec son cortège defleurs et la douce musique des oiseaux dans les branches. Aurais-tubien le cœur d’abandonner tout cela ? Songe à la douleur detes braves parents, de ton vieux père, qui t’attend au pays ;de tes frères et de tes sœurs ! Songe à ta mère, monami ! Celle-là ne te survivrait pas. Tu les reverrastous ! Ou plutôt non : tu dois rester à Paris, sous mesyeux, dans mon intimité la plus étroite. Je veux te voir heureux,marié à une bonne petite femme, père de deux ou trois jolisenfants. Tu souris ! Prends ce potage.

– Merchi bien, mouchu L’Ambert. Gardez lachoupe ; il n’en faut plus. Y a trop de migère en chemonde !

– Mais quand je te jure que tes mauvais jourssont finis ! Quand je me charge de ton avenir, foi denotaire ! Si tu consens à vivre, tu ne souffriras plus, tu netravailleras plus, tes années se composeront de trois centsoixante-cinq dimanches !

– Et pas de lundis ?

– De lundis, si tu le préfères. Tu mangeras,tu boiras, tu fumeras des cabanas à trente sous pièce ! Tuseras mon commensal, mon inséparable, un autre moi-même. Veux-tuvivre, Romagné, pour être un autre moi-même ?

– Non ! tant pis. Pichque j’ai commenchéà mourir, autant finir tout de chuite.

– Ah ! c’est ainsi ! Eh bien, je tedirai, triple brute ! à quel destin tu te condamnes ! Ilne s’agit pas seulement des peines éternelles que chaque minute deton obstination rapproche de toi. Mais, en ce monde, ici même,demain, aujourd’hui peut-être, avant d’aller pourrir dans la fossecommune, tu seras porté à l’amphithéâtre. On te jettera sur unetable de pierre, on découpera ton corps en morceaux. Un carabinfendra à coups de hache ta grosse tête de mulet ; un autrefouillera ta poitrine à grands coups de scalpel pour vérifier s’ily a un cœur dans cette stupide enveloppe ; un autre…

– Grâche, grâche, mouchu L’Ambert ! Je neveux pas être coupé en morcheaux ! J’aime mieux manger lachoupe !

Trois jours de soupe et la force de saconstitution le tirèrent de ce mauvais pas. On put le transporteren voiture jusqu’à l’hôtel de la rue de Verneuil. Mr L’Ambert l’yinstalla lui-même, avec des attentions maternelles. Il lui donna lelogement de son propre valet de chambre, pour l’avoir plus près delui. Durant un mois, il remplit les fonctions de garde-malade etpassa même plusieurs nuits.

Ces fatigues, au lieu d’altérer sa santé,rendirent la fraîcheur et l’éclat à son visage. Plus il s’exténuaità soigner le pauvre diable, plus son nez reprenait de couleur et deforce. Sa vie se partageait entre l’étude, l’Auvergnat et lemiroir. C’est dans cette période qu’il écrivit un jour pardistraction sur le brouillon d’un acte de vente : « Ilest doux de faire le bien ! » Maxime un peu vieille enelle-même, mais tout à fait nouvelle pour lui.

Lorsque Romagné fut décidément enconvalescence, son hôte et son sauveur, qui lui avait taillé tantde mouillettes et découpé tant de biftecks, lui dit :

– À partir d’aujourd’hui, nous dînerons tousles jours ensemble. Si pourtant tu préférais manger à l’office, tuy serais aussi bien nourri, et tu t’amuserais davantage.

Romagné, en homme de bon sens, opta pourl’office.

Il y prit ses habitudes et s’y conduisit defaçon à gagner tous les cœurs. Au lieu de se prévaloir de l’amitiédu maître, il fut plus modeste et plus doux que le petit marmiton.C’était un domestique que Mr L’Ambert avait donné à ses gens. Toutle monde usait de lui, raillait son accent, et lui allongeait destapes amicales : personne ne songeait à lui payer des gages.Mr L’Ambert le surprit quelquefois tirant de l’eau, déplaçant degros meubles ou frottant les parquets. Dans ces occasions, ce bonmaître lui tirait l’oreille et lui disait :

– Amuse-toi, j’y consens ; mais ne tefatigue pas trop !

Le pauvre garçon était confus de tant debontés et se retirait dans sa chambre pour pleurer detendresse.

Il ne put la garder longtemps, cettechambrette propre et commode qui touchait à l’appartement dumaître. Mr L’Ambert fit entendre délicatement que son valet dechambre lui manquait beaucoup, et Romagné demanda lui-même lapermission de loger sous les combles. On s’empressa de faire droità sa requête ; il obtint un chenil dont les filles de cuisinen’avaient jamais voulu.

Un sage a dit : « Heureux lespeuples qui n’ont pas d’histoire ! » Sébastien Romagnéfut heureux trois mois. C’est au commencement de juin qu’il eut unehistoire. Son cœur, longtemps invulnérable, fut entamé par lesflèches de l’amour. L’ancien porteur d’eau se livra pieds et poingsliés au dieu qui perdit Troie. Il s’aperçut, en épluchant deslégumes, que la cuisinière avait de beaux petits yeux gris avec debelles grosses joues écarlates. Un soupir à renverser les tablesfut le premier symptôme de son mal. Il voulut s’expliquer ; laparole lui mourut dans la gorge. À peine s’il osa prendre sadulcinée par la taille et l’embrasser sur les lèvres, tant satimidité était excessive.

On le comprit à demi-mot. La cuisinière étaitune personne capable, plus âgée que lui de sept à huit ans, etmoins dépaysée sur la carte du Tendre.

– Je vois ce que c’est, lui dit-elle :vous avez envie de vous marier avec moi. Eh bien, mon garçon, nouspouvons nous entendre, si vous avez quelque chose devant vous.

Il répondit naïvement qu’il avait devant luitout ce qu’on peut demander à un homme, c’est-à-dire deux brasrobustes et accoutumés au travail. Demoiselle Jeannette lui rit aunez et parla plus clairement ; il éclata de rire à son tour etdit avec la plus aimable confiance :

– Ch’est de l’argent qu’il faut pourcha ? Vous auriez dû le dire tout de chuite. J’en ai groscomme moi, de l’argent ! Combien ch’est-il que vous envoulez ? Dites la chomme. Par eggemple, la moitié de lafortune de mouchu L’Ambert, cha cherait-il chuffigeant ?

– Moitié de la fortune de monsieur ?

– Chertainement. Il me l’a dit plus de chentfois. J’ai la moitié de cha fortune, mais nous n’avons pas encorepartagé l’argent : il me le garde.

– Des bêtises !

– Des bétiges ? Tenez, le voichi quirentre. Je vas lui demander mon compte, et je vous apporte les groschous à la cuigine.

Pauvre innocent ! Il obtint de son maîtreune bonne leçon de haute grammaire sociale. Mr L’Ambert luienseigna que promettre et tenir ne sont point synonymes ; ildaigna lui expliquer (car il était en belle humeur) les mérites etles dangers de la figure appelée hyperbole. Finalement, il lui ditavec une douceur ferme et qui n’admettait point deréplique :

– Romagné, j’ai beaucoup fait pour vous ;je veux faire davantage encore en vous éloignant de cet hôtel. Lesimple bon sens vous dit que vous n’y êtes pas en qualité demaître ; j’ai trop de bonté pour admettre que vous y restiezcomme valet ; enfin, je croirais vous rendre un mauvaisservice en vous maintenant dans une situation mal définie quipervertirait vos habitudes et fausserait votre esprit. Encore uneannée de cette vie oisive et parasite, et vous perdrez le goût dutravail. Vous deviendrez un déclassé. Or, je dois vous dire que lesdéclassés sont le fléau de notre époque. Mettez la main sur votreconscience, et dites-moi si vous consentiriez à devenir le fléau devotre époque ? Pauvre malheureux ! N’avez-vous pasregretté plus d’une fois le titre d’ouvrier, votre noblesse àvous ? Car vous êtes de ceux que Dieu a créés pour s’ennoblirpar les sueurs utiles ; vous appartenez à l’aristocratie dutravail. Travaillez donc ; non plus comme autrefois, dans lesprivations et le doute, mais dans une sécurité que je garantis etdans une abondance proportionnée à vos modestes besoins. C’est moiqui fournirai aux dépenses du premier établissement, c’est moi quivous procurerai de l’ouvrage. Si, par impossible, les moyensd’existence venaient à vous manquer, vous trouveriez des ressourceschez moi. Mais renoncez à l’absurde projet d’épouser ma cuisinière,car vous ne devez pas lier votre sort au sort d’une servante, et jene veux pas d’enfants dans la maison !

L’infortuné pleura de tous ses yeux et serépandit en actions de grâces. Je dois dire, à la décharge de MrL’Ambert, qu’il fit les choses assez proprement. Il habilla Romagnétout à neuf, meubla pour lui une chambre au cinquième, dans unevieille maison de la rue du Cherche-Midi, et lui donna cinq centsfrancs pour vivre en attendant l’ouvrage. Et huit jours nes’étaient pas écoulés, qu’il le fit entrer comme manœuvre chez unfort miroitier de la rue de Sèvres.

Il se passa longtemps, six mois peut-être,sans que le nez du notaire donnât aucune nouvelle de sonfournisseur. Mais, un jour que l’officier ministériel, en compagniede son maître clerc, déchiffrait les parchemins d’une noble etriche famille, ses lunettes d’or se brisèrent par le milieu ettombèrent sur la table.

Ce petit accident le dérangea fort peu. Ilprit un pince-nez à ressort d’acier et fit changer les lunettes surle quai des Orfèvres. Son opticien ordinaire, Mr Luna, s’empressad’envoyer mille excuses, avec une paire de lunettes neuves qui sebrisèrent au même endroit, dans les vingt-quatre heures.

Une troisième paire eut le même sort ;une quatrième vint ensuite et se brisa pareillement. L’opticien nesavait plus quelle formule d’excuse il devait prendre. Dans le fondde son âme, il était persuadé que Mr L’Ambert avait tort. Il disaità sa femme, en lui montrant le dégât des quatre journées :

– Ce jeune homme n’est pas raisonnable ;il porte des verres numéro 4, qui sont forcément très lourds ;il veut, par coquetterie, une monture mince comme un fil, et jesuis sûr qu’il brutalise ses lunettes comme si elles étaient de ferbattu. Si je lui fais une observation, il se fâchera ; mais jevais lui envoyer quelque chose de plus fort en monture.

Madame Luna trouva l’idée excellente ;mais la cinquième paire de lunettes eut le sort des quatrepremières. Cette fois, Mr L’Ambert se fâcha tout rouge, quoiqu’onne lui eût fait aucune observation, et transporta sa clientèle àune maison rivale.

Mais on aurait dit que tous les opticiens deParis s’étaient donnés le mot pour casser leurs lunettes sur le nezdu pauvre millionnaire. Une douzaine de paires y passa. Et le plusmerveilleux de l’affaire, c’est que le pince-nez à ressort d’acierqui remplissait les interrègnes se maintint ferme et vigoureux.

Vous savez que la patience n’était pas lavertu favorite de Mr Alfred L’Ambert. Il trépignait un jour sur unepaire de lunettes, qu’il écrasait à coups de talon, quand ledocteur Bernier se fit annoncer chez lui.

– Parbleu ! s’écria le notaire, vousarrivez à point. Je suis ensorcelé, le diable m’emporte !

Les regards du docteur se portèrentnaturellement sur le nez de son malade. L’objet lui parut sain, debonne mine, et frais comme une rose.

– Il me semble, dit-il, que nous allons tout àfait bien.

– Moi ? sans doute ; mais cesmaudites lunettes ne veulent pas aller !

Il conta son histoire, et Mr Bernier devintrêveur.

– Il y a de l’Auvergnat dans votre affaire.Avez-vous ici une monture brisée ?

– En voici une sous mes pieds.

Mr Bernier la ramassa, l’examina à la loupe etcrut voir que l’or était comme argenté aux environs de lacassure.

– Diable ! dit-il. Est-ce que Romagnéaurait fait des sottises ?

– Quelles sottises voulez-vous qu’ilfasse ?

– Il est toujours chez vous ?

– Non ; le drôle m’a quitté. Il travailleen ville.

– J’espère que, cette fois, vous avez pris sonadresse.

– Sans doute. Voulez-vous le voir ?

– Le plus tôt sera le mieux.

– Il y a donc péril en la demeure ?Cependant je me porte bien !

– Allons d’abord chez Romagné.

Un quart d’heure après, ces messieursdescendirent à la porte de MM. Taillade et Cie, rue de Sèvres.Une grande enseigne découpée dans des morceaux de glace indiquaitle genre d’industrie pratiqué dans la maison.

– Nous y voici, dit le notaire.

– Quoi ! votre homme est-il donc employélà-dedans ?

– Sans doute. C’est moi qui l’y ai faitentrer.

– Allons, il y a moins de mal que je nepensais. Mais, c’est égal, vous avez commis une fièreimprudence !

– Que voulez-vous dire ?

– Entrons d’abord.

Le premier individu qu’ils rencontrèrent dansl’atelier fut l’Auvergnat en bras de chemise, manches retroussées,étamant une glace.

– La ! dit le docteur, je l’avais bienprévu.

– Mais quoi donc ?

– On étame les glaces avec une couche demercure emprisonnée sous une feuille d’étain.Comprenez-vous ?

– Pas encore.

– Votre animal est fourré là-dedans jusqu’auxcoudes. Que dis-je ! Il en a bien jusqu’aux aisselles.

– Je ne vois pas la liaison…

– Vous ne voyez pas que votre nez étant unefraction de son bras, et l’or ayant une tendance déplorable às’amalgamer avec le mercure, il vous sera toujours impossible degarder vos lunettes ?

– Sapristi !

– Mais vous avez la ressource de porter deslunettes d’acier.

– Je n’y tiens pas.

– À ce prix, vous ne risquez rien, saufpeut-être quelques accidents mercuriels.

– Ah ! mais non ! J’aime mieux queRomagné fasse autre chose. Ici, Romagné ! Laisse-moi tabesogne et viens-t’en vite avec nous ! Mais veux-tu bienfinir, animal ! Tu ne sais pas à quoi tu m’exposes !

Le patron de l’atelier était accouru au bruit.Mr L’Ambert se nomma d’un ton d’importance et rappela qu’il avaitrecommandé cet homme par l’entremise de son tapissier. Mr Tailladerépondit qu’il s’en souvenait parfaitement. C’était même pour serendre agréable à Mr L’Ambert et mériter sa bienveillance, qu’ilavait promu son manœuvre au grade d’étameur.

– Depuis quinze jours ? s’écriaL’Ambert.

– Oui, monsieur. Vous le saviezdonc ?

– Je ne le sais que trop ! Ah !monsieur, comment peut-on jouer avec des choses sisacrées ?

– J’ai… ?

– Non, rien. Mais, dans mon intérêt, dans levôtre, dans l’intérêt de la société tout entière, remettez-le où ilétait ! Ou plutôt, non ; rendez-le-moi, que je l’emmène.Je payerai ce qu’il faudra, mais le temps presse. Ordonnance dumédecin !… Romagné, mon ami, il faut me suivre. Votre fortuneest faite ; tout ce que j’ai vous appartient !…non ! Mais venez quand même ; je vous jure que vous serezcontent de moi !

Il lui laissa à peine le temps de se vêtir etl’entraîna comme une proie. Mr Taillade et ses ouvriers le prirentpour un fou. Le bon Romagné levait les yeux au ciel et sedemandait, tout en marchant, ce qu’on voulait encore de lui.

Son destin fut débattu dans la voiture, tandisqu’il gobait les mouches auprès du cocher.

– Mon cher malade, disait le docteur aumillionnaire, il faut garder à vue ce garçon-là. Je comprends quevous l’ayez renvoyé de chez vous, car il n’est pas d’un commercetrès agréable ; mais il ne fallait pas le placer si loin, nirester si longtemps sans faire prendre de ses nouvelles. Logez-lerue de Beaune ou rue de l’Université, à proximité de votre hôtel.Donnez-lui un état moins dangereux pour vous, ou plutôt, si vousvoulez bien faire, servez-lui une petite pension sans lui donneraucun état : s’il travaille, il se fatigue, il s’expose ;je ne connais pas de métier où l’homme ne risque sa peau ; unaccident est si vite arrivé ! Donnez-lui de quoi vivre sansrien faire. Toutefois, gardez-vous bien de le mettre trop àl’aise ! Il boirait encore, et vous savez ce qui vous enrevient. Une centaine de francs par mois, le loyer payé, voilà cequ’il lui faut.

– C’est peut-être beaucoup… non pour lasomme ; mais je voudrais lui donner de quoi manger sans luidonner de quoi boire.

– Va donc pour quatre louis, payables enquatre fois, le mardi de chaque semaine.

On offrit à Romagné une pension dequatre-vingts francs par mois ; mais, pour le coup, il se fittirer l’oreille.

– Tout cha ? dit-il avec mépris. Chétaitpas la peine de m’ôter de la rue de Chèvres ; j’avais troisfrancs dix chous par jour et j’envoyais de l’argent à ma famille.Laichez-moi travailler dans les glaches, ou donnez-moi trois francsdix chous !

Il fallut bien en passer par là, puisqu’ilétait le maître de la situation.

Mr L’Ambert s’aperçut bientôt qu’il avait prisle bon parti. L’année s’écoula sans accident d’aucune sorte. Onpayait Romagné toutes les semaines et on le surveillait tous lesjours. Il vivait honnêtement, doucement, sans autre passion que lejeu de quilles. Et les beaux yeux de mademoiselle Irma Steimbourgse reposaient avec une complaisance visible sur le nez rose etblanc de l’heureux millionnaire.

Ces deux jeunes gens dansèrent ensemble tousles cotillons de l’hiver. Aussi le monde les mariait. Un soir, à lasortie du Théâtre-Italien, le vieux marquis de Villemaurin arrêtaL’Ambert sous le péristyle :

– Eh bien, lui dit-il, à quand lanoce ?

– Mais, monsieur le marquis, je n’ai encoreouï parler de rien.

– Attendez-vous donc qu’on vous demande enmariage ? C’est à l’homme à parler, morbleu ! Le petitduc de Lignant, un vrai gentilhomme et un bon, n’a pas attendu queje lui offrisse ma fille, lui ! Il est venu, il a plu, c’estconclu. D’aujourd’hui en huit, nous signons le contrat. Vous savez,mon cher garçon, que cette affaire vous regarde. Laissez-moi mettreces dames en voiture et nous irons jusqu’au cercle en causant. Maiscouvrez-vous donc, que diable ! Je ne voyais pas que vousteniez votre chapeau à la main. Il y a de quoi s’enrhumer vingtfois pour une !

Le vieillard et le jeune homme cheminèrentcôte à côte jusqu’au boulevard, l’un parlant, l’autre écoutant. EtL’Ambert rentra chez lui pour rédiger de mémoire le contrat demademoiselle Charlotte-Auguste de Villemaurin. Mais il s’était belet bien enrhumé ; il n’y avait plus à s’en dédire. L’acte futminuté par le maître clerc, revu par les hommes d’affaires des deuxfiancés et transcrit définitivement sur un beau cahier de papiertimbré où il ne manquait plus que les signatures.

Au jour dit, Mr L’Ambert, esclave du devoir,se transporta en personne à l’hôtel de Villemaurin, malgré uncoryza persistant qui lui faisait sortir les yeux de la tête. Il semoucha une dernière fois dans l’antichambre, et les laquaistressaillirent sur leurs banquettes, comme s’ils avaient entendu latrompette du jugement dernier.

On annonça Mr L’Ambert. Il avait ses lunettesd’or et souriait gravement, comme il sied en pareilleoccurrence.

Bien cravaté, ganté juste, chaussé d’escarpinscomme un danseur, le chapeau sous le bras gauche, le contrat dansla main droite, il vint rendre ses devoirs à la marquise, fenditmodestement le cercle dont elle était environnée, s’inclina devantelle et lui dit :

– Madame la marquige, j’apporte le contrat devochtre damigelle.

Madame de Villemaurin leva sur lui deux grandsyeux ébahis. Un léger murmure circula dans l’auditoire. Mr L’Ambertsalua de nouveau et reprit :

– Chaprichti ! madame la marquige, ch’estcha qui va-têtre un beau jour pour la june perchonne !

Une main vigoureuse le saisit par le brasgauche et le fit pirouetter sur lui-même. À cette pantomime, ilreconnut la vigueur du marquis.

– Mon cher notaire, lui dit le vieillard en letraînant dans un coin, le carnaval permet sans doute bien deschoses ; mais rappelez-vous chez qui vous êtes et changez deton, s’il vous plaît.

– Mais, mouchu le marquis…

– Encore !… Vous voyez que je suispatient ; n’abusez pas. Allez faire vos excuses à la marquise,lisez-nous votre contrat, et bonsoir.

– Pourquoi des échecuges, et pourquoi lebonchoir ? On dirait que j’ai fait des bêtiges,fouchtra !

Le marquis ne répondit rien, mais il fit unsigne aux valets qui circulaient dans le salon. La porte d’entrées’ouvrit, et l’on entendit une voix qui criait dansl’antichambre :

– Les gens de Mr L’Ambert !

Étourdi, confus, hors de lui, le pauvremillionnaire sortit en faisant des révérences et se trouva bientôtdans sa voiture, sans savoir pourquoi ni comment. Il se frappait lefront, s’arrachait les cheveux et se pinçait les bras pours’éveiller lui-même, dans le cas assez probable où il aurait été lejouet d’un mauvais rêve. Mais non ! Il ne dormait pas ;il voyait l’heure à sa montre, il lisait le nom des rues à laclarté du gaz, il reconnaissait l’enseigne des boutiques.Qu’avait-il dit ? Qu’avait-il fait ? Quelles convenancesavait-il violées ? Quelle maladresse ou quelle sottise avaitpu lui attirer ce traitement ? Car enfin le doute n’était paspossible : on l’avait bien mis à la porte de chez Mr deVillemaurin. Et le contrat de mariage était là, dans sa main !Ce contrat, rédigé avec tant de soin, en si bon style, et dont onn’avait pas entendu la lecture !

Il était dans sa cour avant d’avoir trouvé lasolution de ce problème. La figure de son concierge lui inspira uneidée lumineuse :

– Chinguet ! cria-t-il.

Le petit Singuet maigre accourut.

– Chinguet, chent francs pour toi chi tut medit chinchèrement la vérité ; chent coups de pied au derrièrechi tu me caches quelque choge !

Singuet le regarda avec surprise et sourittimidement.

– Tu chouris, chans cœur ! pourquoichouris-tu ? Réponds-moi tout de chuite !

– Mon Dieu ! monsieur, dit le pauvrediable ! Je me suis permis… monsieur m’excusera… mais monsieurimite si bien l’accent de Romagné !

– L’acchent de Romagné ! Moi, je parlecomme Romagné, comme un Oubergnat ?

– Monsieur le sait bien. Voilà huit jours quecela dure.

– Mais non, fouchtra ! Je ne le chaispas.

Singuet leva les yeux au ciel. Il pensa queson maître était devenu fou. Mais Mr L’Ambert, à part ce mauditaccent, jouissait de la plénitude de ses facultés. Il questionnases gens les uns après les autres, et se persuada de sonmalheur.

– Ah ! schélérat de porteur d’eau !s’écria-t-il, je chuis chûr qu’il aura fait quelque chottise !Qu’on le trouve ! Ou plutôt non, ch’est moi qui vais lechecouer moi-même !

Il courut à pied jusque chez son pensionnaire,grimpa les cinq étages, frappa sans l’éveiller, fit rage, et, endésespoir de cause, jeta la porte en dedans.

– Mouchu L’Ambert ! s’écria Romagné.

– Chacripant d’Oubergnat ! répondit lenotaire.

– Fouchtra !

– Fouchtra !

Ils étaient à deux de jeu pour écorcher lalangue française. Leur discussion se prolongea un bon quartd’heure, dans le plus pur charabia, sans éclaircir le mystère. L’unse plaignait amèrement comme une victime ; l’autre sedéfendait avec éloquence comme un innocent.

– Attends-moi ichi, dit Mr L’Ambert pourconclure. Mouchu Bernier, le médechin, me dira, che choir même, cheque tu as fait.

Il éveilla Mr Bernier et lui conta, dans lestyle que vous savez, l’emploi de sa soirée. Le docteur se mit àrire et lui dit :

– Voilà bien du bruit pour une bagatelle.Romagné est innocent ; ne vous en prenez qu’à vous-même. Vousêtes resté nu-tête à la sortie des Italiens ; tout le malvient de là. Vous êtes enrhumé du cerveau ; donc, vous parlezdu nez ; donc, vous parlez auvergnat. C’est logique. Rentrezchez vous, aspirez de l’aconit, tenez-vous les pieds chauds et latête couverte, et prenez vos précautions contre le coryza ;car vous savez désormais ce qui vous pend au nez.

Le malheureux revint à son hôtel en maugréantcomme un beau diable.

– Ainchi donc, disait-il tout haut, mesprécauchions chont inutiles ! J’ai beau loger, nourrir etchurveiller che chavoyard de porteur d’eau, il me fera toujours desfarches et je cherai cha victime chans pouvoir l’accuger derien ; alors pourquoi tant de dépenches ? Ma foi, tantpis ! J’économige cha penchion !

Aussitôt dit, aussitôt fait. Le lendemain,quand le pauvre Romagné, encore tout ahuri, vint pour toucherl’argent de sa semaine, Singuet le mit à la porte et lui annonçaqu’on ne voulait plus rien faire pour lui. Il levaphilosophiquement les épaules, en homme qui, sans avoir lu lesépîtres d’Horace, pratique par instinct le Nil admirari.Singuet, qui lui voulait du bien, lui demanda ce qu’il comptaitfaire. Il répondit qu’il allait chercher de l’ouvrage. Aussi bien,cette oisiveté forcée lui pesait depuis longtemps.

Mr L’Ambert guérit de son coryza ets’applaudit d’avoir effacé au budget l’article Romagné. Aucunaccident ne vint plus interrompre le cours de son bonheur. Il fitla paix avec le marquis de Villemaurin et avec toute sa clientèledu faubourg, qu’il avait un peu scandalisée. Libre de tout souci,il put se livrer sans contrainte au doux penchant qui l’attiraitvers la dot de mademoiselle Steimbourg. Heureux L’Ambert ! Ilouvrit son cœur à deux battants et montra les sentiments chastes etlégitimes dont il était rempli. La belle et savante jeune fille luitendit la main à l’anglaise, et lui dit :

– C’est une affaire faite. Mes parents sontd’accord avec moi ; je vous donnerai mes instructions pour lacorbeille. Tâchons d’abréger les formalités pour aller en Italieavant la fin de l’hiver.

L’amour lui prêta des ailes. Il acheta lacorbeille sans marchander, livra aux tapissiers l’appartement demadame, commanda une voiture neuve, choisit deux chevaux alezans dela plus rare beauté, et hâta la publication des bans. Le dînerd’adieu qu’il offrit à ses amis est inscrit dans les fastes du caféAnglais. Ses maîtresses reçurent ses adieux et ses bracelets avecune émotion contenue.

Les lettres de part annonçaient que labénédiction nuptiale serait donnée à Saint-Thomas-d’Aquin, le 3mars, à une heure précise. Inutile de dire qu’on avait lemaître-autel et toute la mise en scène des mariages de premièreclasse.

Le 3 mars, à huit heures du matin, Mr L’Amberts’éveilla de lui-même, sourit aux premiers rayons d’un beau jour,prit un mouchoir sous son oreiller et le porta à son nez, afin des’éclaircir les idées. Mais son nez n’était plus là, et le mouchoirde batiste ne rencontra que le vide.

En un bond, le notaire fut devant une glace.Horreur et malédiction (comme on dit dans les romans de la vieilleécole) ! Il se vit aussi défiguré que s’il revenait encore deParthenay. Courir à son lit, fouiller les draps et les couvertures,explorer la ruelle, sonder les matelas et le sommier, secouer lesmeubles voisins et mettre toute la chambre en l’air, fut pour luiune affaire de deux minutes.

Rien ! rien ! rien !

Il se pendit aux cordons de sonnette, appelases gens à la rescousse et jura de les chasser tous comme deschiens si ce nez ne se retrouvait pas. Inutile menace ! Le nezétait plus introuvable que la Chambre de 1816.

Deux heures se passèrent dans l’agitation, ledésordre et le bruit. Cependant, le père Steimbourg endossait sonhabit bleu à boutons d’or ; madame Steimbourg, en toilette degala, surveillait deux femmes de chambre et trois couturièresallant, venant, tournant autour de la belle Irma. La blanchefiancée, barbouillée de poudre de riz comme un goujon avant lafriture, piétinait d’impatience et malmenait tout le monde avec uneadmirable impartialité. Et le maire du dixième arrondissement,sanglé de son écharpe, se promenait dans une grande salle nue enpréparant une petite improvisation. Et les mendiants privilégiés deSaint-Thomas-d’Aquin donnaient la chasse à deux ou trois intrigantsvenus on ne sait d’où pour leur disputer la bonne aubaine. Et MrHenri Steimbourg, qui mâchait un cigare depuis une demi-heure dansle fumoir de son père, s’étonnait que le cher Alfred ne fût pasencore au rendez-vous.

Il perdit patience à la fin, courut à la ruede Sartine et trouva son beau-frère futur dans le désespoir et dansles larmes. Que pouvait-il lui dire pour le consoler d’un telmalheur ? Il se promena longtemps autour de lui en répétant lemot sacrebleu ! Il se fit conter deux fois le fatal événement,et sema la conversation de quelques sentences philosophiques.

Et ce maudit chirurgien qui ne venaitpas ! On l’avait mandé d’urgence ; on avait envoyé chezlui, à son hôpital et partout. Il arriva pourtant, et comprit àpremière vue que Romagné était mort.

– Je m’en doutais, dit le notaire avec unredoublement de larmes. Animal coquin de Romagné !

Ce fut l’oraison funèbre du malheureuxAuvergnat.

– Et maintenant, docteur, qu’allons-nousfaire ?

– On peut trouver un nouveau Romagné etrecommencer l’expérience ; mais vous avez éprouvé lesinconvénients de ce système, et, si vous m’en croyez, nousreviendrons à la méthode indienne.

– La peau du front ? Jamais ! Mieuxvaut encore un nez d’argent.

– On en fait aujourd’hui de bien élégants, ditle docteur.

– Reste à savoir si mademoiselle IrmaSteimbourg consentirait à épouser un invalide au nezd’argent ? Henri, mon bien bon ! Que vous ensemble ?

Henri Steimbourg hochait la tête et nerépondait point. Il alla porter la nouvelle à sa famille et prendreles ordres de mademoiselle Irma. Cette aimable personne eut unmouvement héroïque lorsqu’elle apprit le malheur de son fiancé.

– Croyez-vous donc, s’écria-t-elle, que jel’épouse pour sa figure ? À ce compte, j’aurais pris moncousin Rodrigue, le maître des requêtes : Rodrigue était moinsriche, mais beaucoup mieux que lui ! J’ai donné ma main à MrL’Ambert parce qu’il est un galant homme, admirablement posé dansle monde, parce que son caractère, son hôtel, ses chevaux, sonesprit, son tailleur, tout en lui me plaît et m’enchante.D’ailleurs, ma toilette est faite, et ce mariage manqué me perdraitde réputation. Courons chez lui, ma mère ; je le prends telqu’il est !

Mais, lorsqu’elle fut en présence du mutilé,ce bel enthousiasme ne tint pas. Elle s’évanouit ; on la forçade revenir à elle, mais ce fut pour fondre en larmes. Au milieu deses sanglots, on entendit un cri qui semblait partir del’âme :

– Ô Rodrigue ! disait-elle ; j’aiété bien injuste envers vous !

Mr L’Ambert resta garçon. Il se fit faire unnez d’argent émaillé, et céda son étude au maître clerc. Une petitemaison de modeste apparence était à vendre auprès desInvalides ; il l’acheta. Quelques amis, bons vivants,égayèrent sa retraite. Il se fit une cave de choix et se consolacomme il put. Les plus fines bouteilles du Château-Yquem, lesmeilleures années du clos Vougeot sont pour lui. Il dit quelquefoisen plaisantant :

– J’ai un privilège sur les autreshommes : je puis boire à discrétion sans me rougir lenez !

Il est resté fidèle à sa foi politique, il litles bons journaux et fait des vœux pour le succès deChiavone ; mais il ne lui envoie pas d’argent. Le plaisird’entasser des écus lui procure une ivresse assez douce. Il vitentre deux vins et entre deux millions.

Un soir de la semaine dernière, comme ilcheminait doucement, la canne à la main, sur le trottoir de la rueÉblé, il poussa un cri de surprise. L’ombre de Romagné en costumede velours bleu s’était dressée devant lui !

Était-ce bien réellement une ombre ? Lesombres ne portent rien, et celle-là portait une malle sur descrochets.

– Romagné ! s’écria le notaire.

L’autre leva les yeux et répondit de sa voixlourde et tranquille :

– Bonchoir, mouchu L’Ambert.

– Tu parles ! donc, tu vis !

– Chertainement que je vis !

– Misérable !… mais alors qu’as-tu faitde mon nez ?

Tout en parlant ainsi, il l’avait saisi aucollet et le secouait d’importance. L’Auvergnat se dégagea non sanspeine, et lui dit :

– Laichez-moi donc tranquille ! Est-cheque je peux me défendre, fouchtra ! Vous voyez bien que jechuis manchot ! Quand vous m’avez chupprimé ma penchion, jechuis entré chez un mécanichien, et j’ai eu le bras pinché dans unengrenage !

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