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Le Petit Chose

Le Petit Chose

d’ Alphonse Daudet
Partie 1

Chapitre 1 LA FABRIQUE

Je suis né le 13 mai 18…, dans une ville du Languedoc où l’on trouve, comme dans toutes les villes du Midi,beaucoup de soleil, pas mal de poussière, un couvent de carmélites et deux ou trois monuments romains.

Mon père, M. Eyssette, qui faisait à cette époque le commerce des foulards, avait, aux portes de la ville, une grande fabrique dans un pan de laquelle il s’était taillé une habitation commode, tout ombragée de platanes, et séparée des ateliers par un vaste jardin.

C’est là que je suis venu au monde et que j’ai passé les premières, les seules bonnes années de ma vie.

Aussi ma mémoire reconnaissante a-t-elle gardé du jardin, de la fabrique et des platanes un impérissable souvenir,et lorsque à la ruine de mes parents il m’a fallu me séparer de ces choses, je les ai positivement regrettées comme des êtres.

Je dois dire, pour commencer, que ma naissance ne porta pas bonheur à la maison Eyssette. La vieille Annou, notre cuisinière, m’a souvent conté depuis comme quoi mon père, en voyage à ce moment, reçut en même temps la nouvelle de mon apparition dans le monde et celle de la disparition d’un de ses clients de Marseille, qui lui emportait plus de quarante mille francs ;si bien que M. Eyssette, heureux et désolé du même coup, se demandait, comme l’autre, s’il devait pleurer pour la disparition du client de Marseille, ou rire pour l’heureuse arrivée du Petit Daniel… Il fallait pleurer, mon bon monsieur Eyssette, il fallait pleurer doublement.

C’est une vérité, je fus la mauvaise étoile demes parents. Du jour de ma naissance, d’incroyables malheurs lesassaillirent par vingt endroits. D’abord nous eûmes donc le clientde Marseille, puis deux fois le feu dans la même année, puis lagrève des ourdisseuses, puis notre brouille avec l’oncleBaptiste ?, puis un procès très coûteux avec nos marchands decouleurs, puis, enfin, la révolution de 18…, qui nous donna le coupde grâce.

À partir de ce moment, la fabrique ne battitplus que d’une aile ; petit à petit, les ateliers sevidèrent : chaque semaine un métier à bas, chaque mois unetable d’impression de moins. C’était pitié de voir la vie s’enaller de notre maison comme d’un corps malade, lentement, tous lesjours un peu. Une fois, on n’entra plus dans les salles du second.Une autre fois, la cour du fond fut condamnée. Cela dura ainsipendant deux ans ; pendant deux ans, la fabrique agonisa.Enfin, un jour, les ouvriers ne vinrent plus, la cloche desateliers ne sonna pas, le puits à roue cessa de grincer, l’eau desgrands bassins, dans lesquels on lavait les tissus, demeuraimmobile, et bientôt, dans toute la fabrique, il ne resta plus queM. et Mme Eyssette, la vieille Annou, mon frère Jacqueset moi ; puis, là-bas, dans le fond, pour garder les ateliers,le concierge Colombe et son fils le petit Rouget.

C’était fini, nous étions ruinés.

J’avais alors six ou sept ans. Comme j’étaistrès frêle et maladif, mes parents n’avaient pas voulu m’envoyer àl’école. Ma mère m’avait seulement appris à lire et à écrire, plusquelques mots d’espagnol et deux ou trois airs de guitare, à l’aidedesquels on m’avait fait, dans la famille, une réputation de petitprodige. Grâce à ce système d’éducation, je ne bougeais jamais dechez nous, et je pus assister dans tous ses détails à l’agonie dela maison Eyssette. Ce spectacle me laissa froid, je l’avoue ;même je trouvai à notre ruine ce côté très agréable que je pouvaisgambader à ma guise par toute la fabrique, ce qui, du temps desouvriers, ne m’était permis que le dimanche. Je disais gravement aupetit Rouget :

« Maintenant, la fabrique est àmoi ; on me l’a donnée pour jouer. » Et le petit Rougetme croyait. Il croyait tout ce que je lui disais, cet imbécile.

À la maison, par exemple, tout le monde neprit pas notre débâcle aussi gaiement. Tout à coup,M. Eyssette devint terrible : c’était dans l’habitude unenature enflammée, violente, exagérée, aimant les cris, la casse etles tonnerres ; au fond, un très excellent homme, ayantseulement la main leste, le verbe haut et l’impérieux besoin dedonner le tremblement à tout ce qui l’entourait. La mauvaisefortune, au lieu de l’abattre, l’exaspéra. Du soir au matin, ce futune colère formidable qui, ne sachant à qui s’en prendre,s’attaquait à tout, au soleil, au mistral, à Jacques, à la vieilleAnnou, à la Révolution, oh ! surtout à la Révolution !… Àentendre mon père, vous auriez juré que cette révolution de 18…,qui nous avait mis à mal, était spécialement dirigée contre nous.Aussi, je vous prie de croire que les révolutionnaires n’étaientpas en odeur de sainteté dans la maison Eyssette. Dieu sait ce quenous avons dit de ces messieurs dans ce temps. là… Encoreaujourd’hui, quand le vieux papa Eyssette (que Dieu me leconserve !) sent venir son accès de goutte, il s’étendpéniblement sur sa chaise longue, et nous l’entendons dire :« Oh ! ces révolutionnaires !… » À l’époquedont je vous parle, M. Eyssette n’avait pas la goutte, et ladouleur de se voir ruiné en avait fait un homme terrible quepersonne ne pouvait approcher. Il fallut le saigner deux fois enquinze jours. Autour de lui, chacun se taisait ; on avaitpeur.

À table, nous demandions du pain à voix basse.On n’osait pas même pleurer devant lui. Aussi, dès qu’il avaittourné les talons, ce n’était qu’un sanglot, d’un bout de la maisonà l’autre ; ma mère, la vieille Annou, mon frère Jacques etaussi mon grand frère l’abbé, lorsqu’il venait nous voir, tout lemonde s’y mettait. Ma mère, cela se conçoit, pleurait de voirM. Eyssette malheureux ; l’abbé et la vieille Annoupleuraient de voir pleurer Mme Eyssette ; quant àJacques, trop jeune encore pour comprendre nos malheurs – il avaità peine deux ans de plus que moi – il pleurait par besoin, pour leplaisir.

Un singulier enfant que mon frèreJacques ; en voilà un qui avait le don des larmes !D’aussi loin qu’il me souvienne, je le vois les yeux rouges et lajoue ruisselante. Le soir, le matin, de jour, de nuit, en classe, àla maison, en promenade, il pleurait sans cesse, il pleuraitpartout. Quand on lui disait :

«Qu’as-tu ?» il répondait ensanglotant : « Je n’ai rien. » Et, le plus curieux,c’est qu’il n’avait rien. Il pleurait comme on se mouche, plussouvent, voilà tout. Quelquefois M. Eyssette, exaspéré, disaità ma mère : « Cet enfant est ridicule, regardez-le… c’estun fleuve. » À quoi Mme Eyssette répondait de sa voixdouce : « Que veux-tu, mon ami ? cela passera engrandissant ; à son âge, j’étais comme lui. » Enattendant, Jacques grandissait ; il grandissait beaucoup même,et cela ne lui passait pas. Tout au contraire, la singulièreaptitude qu’avait cet étrange garçon à répandre sans raison desaverses de larmes allait chaque jour en augmentant. Aussi ladésolation de nos parents lui fut une grande fortune… C’est pour lecoup qu’il s’en donna de sangloter à son aise, des journéesentières, sans que personne vînt lui dire :« Qu’as-tu ? » En somme, pour Jacques comme pourmoi, notre ruine avait son joli côté.

Pour ma part, j’étais très heureux. On nes’occupait plus de moi. J’en profitais pour jouer tout le jour avecRouget parmi les ateliers déserts, où nos pas sonnaient comme dansune église, et les grandes cours abandonnées, que l’herbeenvahissait déjà, Ce jeune Rouget, fils du concierge Colombe, étaitun gros garçon d’une douzaine d’années, fort comme un bœuf, dévouécomme un chien, bête comme une oie et remarquable surtout par unechevelure rouge, à laquelle il devait son surnom de Rouget.Seulement, je vais vous dire : Rouget, pour moi, n’était pasRouget. Il était tout à tour mon fidèle Vendredi, une tribu desauvages, un équipage révolté, tout ce qu’on voulait. Moi-même, ence temps-là, je ne m’appelais pas Daniel Eyssette : j’étaiscet homme singulier, vêtu de peaux de bêtes, dont on venait de medonner les aventures, master Crusoe lui-même. Douce folie ! Lesoir, après souper, je relisais mon Robinson, je l’apprenais parcœur ; le jour, je le jouais, je le jouais avec rage, et toutce qui m’entourait, je l’enrôlais dans ma comédie. La fabriquen’était plus la fabrique ; c’était mon île déserte, oh !bien déserte.

Les bassins jouaient le rôle d’Océan. Lejardin faisait une forêt vierge. Il y avait dans les platanes untas de cigales qui étaient de la pièce et qui ne le savaientpas.

Rouget, lui non plus, ne se doutait guère del’importance de son rôle. Si on lui avait demandé ce que c’étaitque Robinson, on l’aurait bien embarrassé ; pourtant je doisdire qu’il tenait son emploi avec la plus grande conviction, etque, pour imiter le rugissement des sauvages, il n’y en avait pascomme lui.

Où avait-il appris ? Je l’ignore…Toujours est-il que ces grands rugissements de sauvage qu’il allaitchercher dans le fond de sa gorge, en agitant sa forte crinièrerouge, auraient fait frémir les plus braves.

Moi-même, Robinson, j’en avais quelquefois lecœur bouleversé, et j’étais obligé de lui dire à voix basse !« Pas si fort, Rouget, tu me fais peur. »Malheureusement, si Rouget, imitait le cri des sauvages très bien,il savait encore mieux dire les gros mots d’enfants de la rue etjurer le nom de Notre-Seigneur. Tout en jouant, j’appris à fairecomme lui, et un jour, en pleine table, un formidable juronm’échappa je ne sais comment, Consternation générale !« Qui t’a appris cela ? Où l’as-tu entendu ? »Ce fut un événement. M. Eyssette parla tout de suite de memettre dans une maison de correction ; mon grand frère l’abbédit qu’avant toute chose on devait m’envoyer à confesse, puisquej’avais l’âge de raison. On me mena à confesse. Grandeaffaire ! Il fallait ramasser dans tous les coins de maconscience un tas de vieux péchés qui traînaient là depuis septans. Je ne dormis pas de deux nuits ; c’est qu’il y en avaittoute une panerée de ces diables de péchés ; j’avais mis lesplus petits dessus, mais c’est égal, les autres se voyaient, etlorsque, agenouillé dans la petite armoire de chêne, il fallutmontrer tout cela au curé des Récollets, je crus que je mourrais depeur et de confusion…

Ce fut fini. Je ne voulus plus jouer avecRouget ; je savais maintenant, c’est saint Paul qui l’a dit etle curé des Récollets me le répéta, que le démon rôde éternellementautour de nous comme un lion, quaerens quem devoret ?Oh ! ce quaerens quem devoret, quelle impression il mefit ! Je savais aussi que cet intrigant de Lucifer prend tousles visages qu’il veut pour vous tenter ; et vous ne m’auriezpas ôté de l’idée qu’il s’était caché dans la peau de Rouget pourm’apprendre à jurer le nom de Dieu. Aussi, mon premier soin, enrentrant à la fabrique, fut d’avertir Vendredi qu’il eût à resterchez lui dorénavant. Infortuné Vendredi ! Cet ukase lui creva,le cœur, mais il s’y conforma sans une plainte. Quelquefois jel’apercevais debout, sur la porte de la loge, du côté desateliers ; il se tenait là tristement ; et lorsqu’ilvoyait que je le regardais, le malheureux poussait pour m’attendrirles plus effroyables rugissements, en agitant sa crinièreflamboyante ; mais plus il rugissait, plus je me tenais loin.Je trouvais qu’il ressemblait au fameux lion quaerens. Je luicriais : « Va-t’en ! tu me fais horreur. »Rouget s’obstina à rugir ainsi pendant quelques jours ; puis,un matin, son père, fatigué de ses rugissements à domicile,l’envoya rugir en apprentissage, et je ne le revis plus.

Mon enthousiasme pour Robinson n’en fut pas uninstant refroidi. Tout juste vers ce temps-là, l’oncle Baptiste sedégoûta subitement de son perroquet et me le donna. Ce perroquetremplaça Vendredi. Je l’installai dans une belle cage au fond de marésidence d’hiver ; et me voilà, plus Crusoé que jamais,passant mes journées en tête-à-tête avec cet intéressant volatileet cherchant à lui faire dire : « Robinson, mon pauvreRobinson !» Comprenez-vous cela ?

Ce perroquet, que l’oncle Baptiste m’avaitdonné pour se débarrasser de son éternel bavardage, s’obstina à nepas parler dès qu’il fut à moi… Pas plus « mon pauvreRobinson» qu’autre chose ; jamais je n’en pus rien tirer.Malgré cela, je l’aimais beaucoup et j’en avais le plus grandsoin.

Nous vivions ainsi, mon perroquet et moi, dansla plus austère solitude, lorsqu’un matin il m’arriva une chosevraiment extraordinaire. Ce jour-là, j’avais quitté ma cabane debonne heure et je faisais, armé jusqu’aux dents, un voyaged’exploration à travers mon île… Tout à coup, je vis venir de moncôté un groupe de trois ou quatre personnes, qui parlaient à voixtrès haute et gesticulaient vivement. Juste Dieu ! des hommesdans mon île ! Je n’eus que le temps de me jeter derrière unbouquet de lauriers roses, et à plat ventre, s’il vous plaît… Leshommes passèrent près de moi sans me voir… Je crus distinguer lavoix du concierge Colombe, ce qui me rassura un peu ; mais,c’est égal, dès qu’ils furent loin je sortis de ma cachette et jeles suivis à distance pour voir ce que tout cela deviendrait…

Ces étrangers restèrent longtemps dans monîle.

Ils la visitèrent d’un bout à l’autre danstous ses détails. Je les vis entrer dans mes grottes et sonder avecleurs cannes la profondeur de mes océans. De temps en temps ilss’arrêtaient et remuaient la tête.

Toute ma crainte était qu’ils ne vinssent àdécouvrir mes résidences… Que serais-je devenu, grandDieu !

Heureusement, il n’en fut rien, et au boutd’une demi-heure, les hommes se retirèrent sans se douter seulementque l’île était habitée. Dès qu’ils furent partis, je courusm’enfermer dans une de mes cabanes, et passai là le reste du jour àme demander quels étaient ces hommes et ce qu’ils étaient venusfaire.

J’allais le savoir bientôt.

Le soir, à souper, M. Eyssette nousannonça solennellement que la fabrique était vendue, et que, dansun mois, nous partirions tous pour Lyon, où nous allions demeurerdésormais.

Ce fut un coup terrible. Il me sembla que leciel croulait. La fabrique vendue !… Eh bien, et mon île, mesgrottes, mes cabanes ? Hélas ! l’île, les grottes, lescabanes, M. Eyssette avait tout vendu ; il fallait toutquitter. Dieu, que je pleurais !…

Pendant un mois, tandis qu’à la maison onemballait les glaces, la vaisselle, je me promenais triste et seuldans ma chère fabrique, Je n’avais plus le cœur à jouer, vouspensez… oh ! non… J’allais m’asseoir dans tous les coins, etregardant les objets autour de moi, je leur parlais comme à despersonnes ; je disais aux platanes : « Adieu, meschers amis !» et aux bassins : « C’est fini, nous nenous verrons plus ! » Il y avait dans le fond du jardinun grand grenadier dont les belles fleurs rouges s’épanouissaientau soleil. Je lui dis en sanglotant : «Donne-moi une de tesfleurs.» Il me la donna. Je la mis dans ma poitrine, en souvenir delui. J’étais très malheureux.

Pourtant, au milieu de cette grande douleur,deux choses me faisaient sourire : d’abord la pensée de montersur un navire, puis la permission qu’on’ m’avait donnée d’emportermon perroquet avec moi.

Je me disais que Robinson avait quitté son îledans des conditions à peu près semblables, et cela me donnait ducourage.

Enfin, le jour du départ arriva.M. Eyssette était déjà à Lyon depuis une semaine. Il avaitpris les devant avec les gros meubles. Je partis donc en compagniede Jacques, de ma mère et de la vieille Annou. Mon grand frèrel’abbé ne partait pas, mais il nous accompagna jusqu’à la diligencede Beaucaire ?, et aussi le concierge Colombe nous accompagna.C’est lui qui marchait devant en poussant une énorme brouettechargée de malles. Derrière venait mon frère l’abbé, donnant lebras à Mme Eyssette.

Mon pauvre abbé, que je ne devais plusrevoir !

La vieille Annou marchait ensuite, flanquéed’un énorme parapluie bleu et de Jacques, qui était bien contentd’aller à Lyon, mais qui sanglotait tout de même… Enfin, à la queuede la colonne venait Daniel Eyssette, portant gravement la cage duperroquet et se retournant à chaque pas du côté de sa chèrefabrique.

À mesure que la caravane s’éloignait, l’arbreaux grenades se haussait tant qu’il pouvait par-dessus les murs dujardin pour la voir encore une fois… Les platanes agitaient leursbranches en signe d’adieu…

Daniel Eyssette, très ému, leur envoyait desbaisers à tous, furtivement et du bout des doigts.

Je quittai mon île le 30 septembre 18…

Chapitre 2LES BABAROTRES

O CHOSES de mon enfance, quelle impressionVOUS m’avez laissée ! Il me semble que c’est hier, ce voyagesur le Rhône. Je vois encore le bateau, ses passagers, sonéquipage ; j’entends le bruit des roues et le sifflet de lamachine. Le capitaine s’appelait Géniès, le maître coq Montélimart.On n’oublie pas ces choses-là.

La traversée dura trois jours. Je passai cestrois jours sur le pont, descendant au salon juste pour manger etdormir. Le reste du temps, j’allais me mettre à la pointe extrêmedu navire, près de l’ancre.

Il y avait là une grosse cloche qu’on sonnaiten entrant dans les villes : je m’asseyais à côté de cettecloche, parmi des tas de cordes ; je posais la cage duperroquet entre mes jambes et je regardais. Le Rhône était si largequ’on voyait à peine ses rives.

Moi, je l’aurais voulu encore plus large, etqu’il se fût appelé : la mer ! Le ciel riait, l’ondeétait verte.

Des grandes barques descendaient au fil del’eau. Des mariniers, guéant le fleuve à dos de mules, passaientprès de nous en chantant. Parfois, le bateau longeait quelque îlebien touffue, couverte de joncs et de saules :« Oh ! une île déserte !» me disais-je dansmoi-même ; et je la dévorais des yeux…

Vers la fin du troisième jour, je crus quenous allions avoir un grain. Le ciel s’était assombrisubitement ; un brouillard épais dansait sur le fleuve ;à l’avant du navire on avait allumé une grosse lanterne, et, mafoi, en présence de tous ces symptômes, je commençais à être ému… Àce moment, quelqu’un dit près de moi : «Voilà Lyon !» Enmême temps la grosse cloche se mit à sonner. C’était Lyon.

Confusément, dans le brouillard, je vis deslumières briller sur l’une et sur l’autre rive ; nous passâmessous un pont, puis sous un autre. À chaque fois l’énorme tuyau dela cheminée se courbait en deux et crachait des torrents d’unefumée noire qui faisait tousser… Sur le bateau, c’était unremue-ménage effroyable. Les passagers cherchaient leursmalles ; les matelots juraient en roulant des tonneaux dansl’ombre. Il pleuvait…

Je me hâtai de rejoindre ma mère, Jacques etla vieille Annou qui étaient à l’autre bout du bateau, et nousvoilà tous les quatre, serrés les uns contre les autres, sous legrand parapluie d’Annou, tandis que le bateau se rangeait au longdes quais et que le débarquement commençait, En vérité, siM. Eyssette n’était pas venu nous tirer de là, je crois quenous n’en serions jamais sortis.

Il arriva vers nous, à tâtons, encriant : « Qui vive ! qui vive ! » À ce«qui vive ! » bien connu, nous répondîmes :«amis !» tous les quatre à la fois avec un bonheur, unsoulagement inexprimable… M. Eyssette nous embrassa lestement,prit mon frère d’une main, moi de l’autre, dit aux femmes :« Suivez-moi !» et en route… Ah ! c’était unhomme.

Nous avancions avec peine ; il faisaitnuit, le pont glissait. À chaque pas, on se heurtait contre descaisses… Tout à coup, du bout du navire, une voix stridente,éplorée, arrive jusqu’à nous : «Robinson !Robinson !» disait la voix.

« Ah ! mon Dieu ! »m’écriai-je ; et j’essayai de dégager ma main de celle de monpère ; lui, croyant que j’avais glissé, me serra plusfort.

La voix reprit, plus stridente encore, et pluséplorée : « Robinson ! mon pauvre Robinson !»Je fis un nouvel effort pour dégager ma main. « Mon perroquet,criai-je, mon perroquet ! – Il parle donc maintenant ?»dit Jacques.

S’il parlait, je crois bien ; onl’entendait d’une lieue. Dans mon trouble, je l’avais oubliélà-bas, tout au bout du navire, près de l’ancre, et c’est de làqu’il m’appelait, en criant de toutes ses forces :« Robinson ! Robinson ! mon pauvreRobinson ! » Malheureusement nous étions loin ; lecapitaine criait : « Dépêchons-nous. » « Nousviendrons le chercher demain, dit M. Eyssette, sur lesbateaux, rien ne s’égare. » Et là-dessus, malgré mes larmes,il m’entraîna. Pécaire ! le lendemain on l’envoya chercher eton ne le trouva pas…

Jugez de mon désespoir : plus deVendredi ! plus de perroquet ! Robinson n’était pluspossible. Le moyen, d’ailleurs, avec la meilleure volonté du monde,de se forger une île déserte, à un quatrième étage, dans une maisonsale et humide, rue Lanterne ?

Oh ! l’horrible maison ! Je laverrai toute ma vie :

l’escalier était gluant ; la courressemblait à un puits ; le concierge, un cordonnier, avaitson échoppe contre la pompe… C’était hideux.

Le soir de notre arrivée, la vieille Annou, ens’installant dans sa cuisine, poussa un cri de détresse :

« Les babarottes ! lesbabarottes ! » Nous accourûmes. Quel spectacle !… Lacuisine était pleine de ces vilaines bêtes ; il y en avait surla crédence, au long des murs, dans les tiroirs, sur la cheminée,dans le buffet, partout. Sans le vouloir, on en écrasait.Pouah ! Annou en avait déjà tué beaucoup ; mais plus elleen tuait, plus il en venait. Elles arrivaient par le trou del’évier, on boucha le trou de l’évier ; mais le lendemain soirelles revinrent par un autre endroit, on ne sait d’où. Il fallutavoir un chat exprès pour les tuer, et toutes les nuits c’étaitdans la cuisine une effroyable boucherie.

Les babarottes me firent haïr Lyon dés lepremier soir. Le lendemain, ce fut bien pis. Il fallait prendre deshabitudes nouvelles ; les heures des repas étaient changées…Les pains n’avaient pas la même forme que chez nous. On lesappelait des «couronnes». En voilà un nom !

Chez les bouchers, quand la vieille Annoudemandait une carbonade, l’étalier lui riait au nez ; il nesavait pas ce que c’était une « carbonade», ce sauvage !…Ah ! je me suis bien ennuyé.

Le dimanche, pour nous égayer un peu, nousallions nous promener en famille sur les quais du Rhône, avec desparapluies. Instinctivement nous nous dirigions toujours vers leMidi, du côté de Perrache. « Il me semble que cela nousrapproche du pays », disait ma mère, qui languissait encoreplus que moi… Ces promenades de famille étaient lugubres.M. Eyssette grondait. Jacques pleurait tout le temps, moi jeme tenais toujours derrière ; je ne sais pas pourquoi, j’avaishonte d’être dans la rue, sans douté parce que nous étionspauvres.

Au bout d’un mois, la vieille Annou tombamalade.

Les brouillards la tuaient ; on dut larenvoyer dans le Midi. Cette pauvre fille, qui aimait ma mère à lapassion, ne pouvait pas se décider à nous quitter. Elle suppliaitqu’on la gardât, promettant de ne pas mourir. Il fallut l’embarquerde force. Arrivée dans le Midi, elle s’y maria dedésespoir ?.

Annou partie, on ne prit pas de nouvellebonne, ce qui me parut le comble de la misère… La femme duconcierge montait faire le gros ouvrage ; ma mère, au feu desfourneaux, calcinait ses belles mains blanches que j’aimais tantembrasser ; quant aux provisions, c’est Jacques qui lesfaisait. On lui mettait un grand panier sous le bras, en luidisant : « Tu achèteras ça et ça » ; et ilachetait ça et ça très bien, toujours en pleurant, par exemple.

Pauvre Jacques ! il n’était pas heureux,lui non plus.

M. Eyssette, de le voir éternellement lalarme à l’œil, avait fini par le prendre en grippe et l’abreuvaitde taloches… On entendait tout le jour : « Jacques, tu esun butor ! Jacques, tu es un âne ! » Le fait estque, lorsque son père était là, le malheureux Jacques perdait tousses moyens. Les efforts qu’il faisait pour retenir ses larmes lerendaient laid. M. Eyssette lui portait malheur. Écoutez lascène de la cruche :

Un soir, au moment de se mettre à table, ons’aperçoit qu’il n’y a plus une goutte d’eau dans la maison.

« Si vous voulez, j’irai en chercher»,dit ce bon enfant de Jacques. Et le voilà qui prend la cruche, unegrosse cruche de grès.

M. Eyssette hausse les épaules :« Si c’est Jacques qui y va ; dit-il, la cruche estcassée, c’est sûr.

– Tu entends, Jacques, – c’estMme Eyssette qui parle avec sa voix tranquille – tu entends,ne la casse pas, fais bien attention. »

M. Eyssette reprend :

« Oh ! tu as beau lui dire de ne pasla casser, il la cassera tout de même.» Ici, la voix éplorée deJacques : « Mais enfin, pourquoi voulez-vous que je lacasse ?

– Je ne veux pas que tu la casses, je te disque tu la casseras », répond M. Eyssette, et d’un ton quin’admet pas de réplique.

Jacques ne réplique pas ; il prend lacruche d’une main fiévreuse et sort brusquement avec l’air dedire :

«Ah ! je la casserai ? Eh bien, nousallons voir. » Cinq minutes, dix minutes se passent ;Jacques ne revient pas. Mme Eyssette commence à setourmenter :

« Pourvu qu’il ne lui soit rienarrivé ! – Parbleu ! que veux-tu qu’il lui soitarrivé ? dit M. Eyssette d’un ton bourru. Il a cassé lacruche et n’ose plus rentrer. » Mais tout en disant cela –avec son air bourru, c’était le meilleur homme du monde –, il selève et va ouvrir la porte pour voir un peu ce que Jacques étaitdevenu. Il n’a pas loin à aller ; Jacques est debout sur lepalier, devant la porte, les mains vides, silencieux, pétrifié. Envoyant M. Eyssette, il pâlit, et d’une voix navrante etfaible, oh ! si faible : « Je l’ai cassée »,dit-il… Il l’avait cassée !…

Dans les archives de la maison Eyssette, nousappelons cela « la scène de la cruche».

Il y avait environ deux mois que nous étions àLyon, lorsque nos parents songèrent à nos études.

Mon père aurait bien voulu nous mettre aucollège, mais c’était trop cher. « Si nous les envoyions dansune manécanterie ? dit Mme Eyssette ; il paraît queles enfants y sont bien. » Cette idée sourit à mon père, etcomme Saint-Nizier était l’église la plus proche, on nous envoya àla manécanterie de Saint-Nizier.

C’était très amusant, la manécanterie !Au lieu de nous bourrer la tête de grec et de latin comme dans lesautres institutions, on nous apprenait à servir la messe du grandet du petit côté, à chanter les antiennes, à faire desgénuflexions, à encenser élégamment, ce qui est très difficile. Ily avait bien par-ci par-là, quelques heures dans le jour consacréesaux déclinaisons et à l’Épitomé mais ceci n’était qu’accessoire.Avant tout, nous étions là pour le service de l’église. Au moinsune fois par semaine, l’abbé Micou nous disait entre deux prisés etd’un air solennel : « Demain, messieurs, pas de classe dumatin ! Nous sommes d’enterrement. » Nous étionsd’enterrement. Quel bonheur ! Puis c’étaient des baptêmes, desmariages, une visite de monseigneur, le viatique qu’on portait à unmalade.

Oh ! le viatique ! comme on étaitfier quand on pouvait l’accompagner !… Sous un petit dais develours rouge, marchait le prêtre, portant l’hostie et les sainteshuiles. Deux enfants de chœur soutenaient le dais, deux autresl’escortaient avec de gros falots dorés. Un cinquième marchaitdevant, en agitant une crécelle. D’ordinaire, c’étaient mesfonctions… Sur le passage du viatique, les hommes se découvraient,les femmes se signaient. Quand on passait devant un poste, lasentinelle criait : Aux armes ! » les soldatsaccouraient et se mettaient en rang. « Présentez… armes !genou terre ! » disait l’officier… Les fusils sonnaient,le tambour battait aux champs. J’agitais ma crécelle par troisfois, comme au Sanctus, et nous passions. C’était très amusant lamanécanterie.

Chacun de nous avait dans une petite armoireun fourniment complet d’ecclésiastique : une soutane noireavec une longue queue, une aube, un surplis à grandes manchesroides d’empois, des bas de soie noire, deux calottes, l’une endrap, l’autre en velours, des rabats bordés de petites perlesblanches, tout ce qu’il fallait.

Il paraît que ce costume m’allait trèsbien : « Il est à croquer là-dessous », disaitMme Eyssette.

Malheureusement j’étais très petit, et cela medésespérait. Figurez-vous que, même en me haussant, je ne montaisguère plus haut que les bas blancs de M. Caduffe, notresuisse, et puis si frêle ! Une fois, à la messe, en changeantles Évangiles de place, le gros livre était si lourd qu’ilm’entraîna. Je tombai de tout mon long sur les marches de l’autel.Le pupitre fut brisé, le service interrompu, C’était un jour dePentecôte. Quel scandale !… À part ces légers inconvénients dema petite taille, j’étais très content de mon sort, et souvent lesoir, en nous couchant, Jacques et moi, nous nous disions :« En somme, c’est très amusant la manécanterie. » Parmalheur, nous n’y restâmes pas longtemps. Un ami de la famille,recteur d’université dans le Midi, écrivit un jour à mon père ques’il voulait une bourse d’externe au collège de Lyon pour un de sesfils, on pourrait lui en avoir une.

« Ce sera pour Daniel, ditM. Eyssette.

– Et Jacques ? dit ma mère.

– Oh ! Jacques ! Je le garde avecmoi ; il me sera très utile. D’ailleurs, je m’aperçois qu’il adu goût pour le commerce. Nous en ferons un négociant. » Debonne foi, je ne sais comment, M. Eyssette avait pus’apercevoir que Jacques avait du goût pour le commerce. En cetemps-là, le pauvre garçon n’avait du goût que pour les larmes, etsi on l’avait consulté…

Mais on ne le consulta pas, ni moi nonplus.

Ce qui me frappa d’abord, à mon arrivée aucollège, c’est que j’étais le seul avec une blouse, À Lyon, lesfils de riches ne portent pas de blouses ; il n’y a que lesenfants de la rue, les gones comme on dit. Moi, j’en avais une, unepetite blouse – j’avais l’air d’un gone… Quand j’entrai dans laclasse, les élèves ricanèrent. On disait : « Tiens !il a une blouse ! » Le professeur fit la grimace et toutde suite me prit en aversion. Depuis lors, quand il me parla, cefut toujours du bout des lèvres, d’un air méprisant. Jamais il nem’appela par mon nom ; il disait toujours :

« Hé ! vous, là-bas, le petitChose !» Je lui avais dit pourtant plus de vingt fois que jem’appelais Daniel Ey-sset-te… À la fin, mes camarades mesurnommèrent « le petit Chose », et le surnom meresta…

Ce n’était pas seulement ma blouse qui medistinguait des autres enfants. Les autres avaient de beauxcartables en cuir jaune, des encriers de buis qui sentaient bon,des cahiers cartonnés, des livres neufs avec beaucoup de notes dansle bas ; moi, mes livres étaient de vieux bouquins achetés surles quais, moisis, fanés, sentant le rance ; les couverturesétaient toujours en lambeaux, quelquefois il manquait des pages.Jacques faisait bien de son mieux pour me les relier avec du groscarton et de la colle forte ; mais il mettait toujours trop decolle, et cela puait. Il m’avait fait aussi un cartable avec uneinfinité de poches, très commode, mais toujours trop de colle.

Le besoin de coller et de cartonner étaitdevenu chez Jacques une manie comme le besoin de pleurer. Il avaitconstamment devant le feu un tas de petits pots de colle et, dèsqu’il pouvait s’échapper du magasin un moment, il collait, reliait,cartonnait. Le reste du temps, il portait des paquets en ville,écrivait sous la dictée, allait aux provisions – le commerceenfin.

Quant à moi, j’avais compris que lorsqu’on estboursier, qu’on porte une blouse, qu’on s’appelle « le petitChose », il faut travailler deux fois plus que les autres pourêtre leur égal, et ma foi ! le petit Chose se mit à travaillerde tout son courage.

Brave petit Chose ! Je le vois, en hiver,dans sa chambre sans feu, assis à sa table de travail, les jambesenveloppées d’une couverture. Au-dehors, le givre fouettait lesvitres. Dans le magasin, on entendait M. Eyssette quidictait.

« J’ai reçu votre honorée du 8courant. » Et la voix pleurarde de Jacques quireprenait :

« J’ai reçu votre honorée du 8courant. » De temps en temps, la porte de la chambre s’ouvraitdoucement : c’était Mme Eyssette qui entrait.

Elle s’approchait du petit Chose sur la pointedes pieds. Chut !…

« Tu travailles ? lui disait-elletout bas.

– Oui, mère.

– Tu n’as pas froid ?

– Oh ! non ! » Le petit Chosementait, il avait bien froid, au contraire.

Alors, Mme Eyssette s’asseyait auprès delui, avec son tricot, et restait là de longues heures, comptant sesmailles à voix basse, avec un gros soupir de temps en temps. PauvreMme Eyssette ! Elle y pensait toujours à ce cher paysqu’elle n’espérait plus revoir… Hélas ! pour notre malheur,pour notre malheur à tous, elle allait le revoir bientôt…

Chapitre 3IL EST MORT ! PRIEZ POUR LUI !

C’ÉTAIT UN LUNDI DU MOIS DE JUILLET.

Ce jour-là, en sortant du collège, je m’étaislaissé entraîner à faire une partie de barres, et lorsque je medécidai à rentrer à la maison, il était beaucoup plus tard que jen’aurais voulu. De la place des Terreaux à la rue Lanterne, jecourus sans m’arrêter, mes livres à la ceinture, ma casquette entreles dents.

Toutefois, comme j’avais une peur effroyablede mon père, je repris haleine une minute dans l’escalier, juste letemps d’inventer une histoire pour expliquer mon retard. Sur quoi,je sonnai bravement.

Ce fut M. Eyssette lui-même qui vintm’ouvrir.

« Comme tu viens tard !» me dit-il.Je commençais à débiter mon mensonge en tremblant ; mais lecher homme ne me laissa pas achever et, m’attirant sur sa poitrine,il m’embrassa longuement et silencieusement.

Moi qui m’attendais pour le moins à une vertesemonce, cet accueil me surprit. Ma première idée fut que nousavions le curé de Saint-Nizier à dîner ; je savais parexpérience qu’on ne nous grondait jamais ces jours-là. Mais enentrant dans la salle à manger, je vis tout de suite que je m’étaistrompé.

Il n’y avait que deux couverts sur la table,celui de mon père et le mien. « Et ma mère ? EtJacques ? » demandai-je, étonné.

M. Eyssette me répondit d’une voix doucequi ne lui était pas habituelle.

« Ta mère et Jacques sont partis,Daniel ; ton frère l’abbé est bien malade. » Puis, voyantque j’étais devenu tout pâle, il ajouta presque gaiement pour merassurer :

«Quand je dis bien malade, c’est une façon deparler : on nous a écrit que l’abbé était au lit ; tuconnais ta mère, elle a voulu partir et je lui ai donné Jacquespour l’accompagner. En somme, ce ne sera rien !… Et maintenantmets-toi là et mangeons ; je meurs de faim. » Jem’attablai sans rien dire, mais j’avais le cœur serré et toutes lespeines du monde à retenir mes larmes, en pensant que mon grandfrère l’abbé était bien malade. Nous dînâmes tristement en facel’un de l’autre, sans parler. M. Eyssette mangeait vite,buvait à grands coups, puis s’arrêtait subitement et songeait… Pourmoi, immobile au bout de la table et comme frappé de stupeur, je merappelais les belles histoires que l’abbé me contait lorsqu’ilvenait à la fabrique. Je le voyais retroussant bravement sa soutanepour franchir les bassins. Je me souvenais aussi du jour de sapremière messe, où toute la famille assistait, comme il était beaulorsqu’il se tournait vers nous, les bras ouverts, disant Dominusvobiscum d’une voix si douce que Mme Eyssette en pleurait dejoie !… Maintenant je me le figurais là-bas, couché, malade(oh ! bien malade, quelque chose me le disait), et ce quiredoublait mon chagrin de le savoir ainsi, c’est une voix quej’entendais me crier au fond du cœur : « Dieu te punit,c’est ta faute ! il fallait rentrer tout droit ! Ilfallait ne pas mentir ! » Et plein de cette effroyablepensée que Dieu, pour le punir, allait faire mourir son frère, lepetit Chose se désespérait en lui-même, disant : «Jamais,non ! jamais, je ne jouerai plus aux barres en sortant ducollège. » Le repas terminé, on alluma la lampe, et la veilléecommença. Sur la nappe, au milieu des débris du dessert,M. Eyssette avait posé ses gros livres de commerce et faisaitses comptes à haute voix. Finet, le chat des babarottes, miaulaittristement en rôdant autour de la table… ; moi, j’avais ouvertla fenêtre et je m’y étais accoudé…

Il faisait nuit, l’air était lourd… Onentendait les gens d’en bas rire et causer devant leurs portes, etles tambours du fort Loyassel battre dans le lointain…

J’étais là depuis quelques instants, pensant àdes choses tristes et regardant vaguement dans la nuit, quand unviolent coup de sonnette m’arracha de ma croisée brusquement. Jeregardai mon père avec effroi, et je crus voir passer sur sonvisage le frisson d’angoisse et de terreur qui venait dem’envahir.

Ce coup de sonnette lui avait fait peur, à luiaussi.

« On sonne ! me dit-il presque àvoix basse.

– Restez, père ! j’y vais. » Et jem’élançai vers la porte.

Un homme était debout sur le seuil. Jel’entrevis dans l’ombre, me tendant quelque chose que j’hésitais àprendre.

« C’est une dépêche, dit-il.

– Une dépêche, grand Dieu ! pour quoifaire ?» Je la pris en frissonnant, et déjà je repoussais laporte ; mais l’homme la retint avec son pied et me ditfroidement :

« Il faut signer. » Il fallaitsigner ! Je ne savais pas : c’était la première dépêcheque je recevais. « Qui est là, Daniel ? » me criaM. Eyssette ; sa voix tremblait.

Je répondis :

« Rien ! c’est un pauvre… » Et,faisant signe à l’homme de m’attendre, je courus à ma chambre, jetrempai ma plume dans l’encre, à tâtons, puis je revins. L’hommedit :

« Signez là. » Le petit Chose signad’une main tremblante, à la lueur des lampes de l’escalier ;ensuite il ferma la porte et rentra, tenant la dépêche cachée soussa blouse.

Oh ! oui, je te tenais cachée sous mablouse, dépêche de malheur ! Je ne voulais pas queM. Eyssette te vît ; car d’avance je savais que tu venaisnous annoncer quelque chose de terrible, et lorsque je t’ouvris, tune m’appris rien de nouveau, entends-tu, dépêche ! Tu nem’appris rien que mon cœur n’eût déjà deviné.

« C’était un pauvre ?» me dit monpère en me regardant.

Je répondis sans rougir : « C’étaitun pauvre » ; et pour détourner les soupçons, je reprisma place à la croisée.

J’y restai encore quelque temps, ne bougeantpas, ne parlant pas, serrant contre ma poitrine ce papier qui mebrûlait.

Par moments, j’essayais de me raisonner, de medonner du courage, je me disais : « Qu’en sais-tu ?c’est peut-être une bonne nouvelle. Peut-être on écrit qu’il estguéri… » Mais, au fond, je sentais bien que ce n’était pasvrai, que je me mentais à moi-même, que la dépêche ne dirait pasqu’il était guéri.

Enfin, je me décidai à passer dans ma chambrepour savoir une bonne fois à quoi m’en tenir. Je sortis de la salleà manger, lentement, sans avoir l’air ; mais quand je fus dansma chambre, avec quelle rapidité fiévreuse j’allumai malampe ! Et comme mes mains tremblaient en ouvrant cettedépêche de mort ! Et de quelles larmes brûlantes je l’arrosai,lorsque je l’eus ouverte !… Je la relus vingt fois, espéranttoujours m’être trompé ; mais, pauvre de moi ! j’eus beaula lire et la relire, et la tourner dans tous les sens, je ne puslui faire dire autre chose que ce qu’elle avait dit d’abord, ce queje savais bien qu’elle dirait :

« Il est mort ! Priez pourlui !»

Combien de temps je restai là, debout,pleurant devant cette dépêche ouverte, je l’ignore. Je me souviensseulement que mes yeux me cuisaient beaucoup, et qu’avant de sortirde ma chambre, je baignai mon visage longuement. Puis, je rentraidans la salle à manger, tenant dans ma petite main crispée ladépêche trois fois maudite.

Et maintenant, qu’allais-je faire ?Comment m’y prendre pour annoncer l’horrible nouvelle à mon père,et quel ridicule enfantillage m’avait poussé à la garder pour moiseul ? Un peu plus tôt, un peu plus tard, est-ce qu’il nel’aurait pas su ? Quelle folie ! Au moins, si j’étaisallé droit à lui lorsque la dépêche était arrivée, nous l’aurionsouverte ensemble ; à présent, tout serait dit.

Or, tandis que je me parlais à moi-même, jem’approchai de la table et je vins m’asseoir à côté deM. Eyssette, juste à côté de lui. Le pauvre homme avait ferméses livres et, de la barbe de sa plume, s’amusait à chatouiller lemuseau blanc de Finet.

Cela me serrait le cœur qu’il s’amusât ainsi.Je voyais sa bonne figure que la lampe éclairait à demi, s’animeret rire par moments, et j’avais envie de lui dire :

« Oh ! non, ne riez pas ; jevous en prie. ».

Alors, comme je le regardais ainsi tristementavec, ma dépêche à la main, M. Eyssette leva la tête. Nosregards se rencontrèrent, et je ne sais pas ce qu’il vit dans lemien, mais je sais que sa figure se décomposa tout à coup, qu’ungrand cri jaillit de sa poitrine, qu’il me dit d’une voix à fendrel’âme : « Il est mort, n’est-ce pas ? » que ladépêche glissa de mes doigts, que je tombai dans ses bras ensanglotant, et que nous pleurâmes, tandis qu’à nos pieds Finetjouait avec la dépêche, l’horrible dépêche de mort, cause de toutesnos larmes.

Écouter, je ne mens pas : voilà longtempsque ces choses se sont passées, voilà longtemps qu’il dort dans laterre, mon cher abbé que j’aimais tant ; eh bien, encoreaujourd’hui, quand je reçois une dépêche, je ne peux pas l’ouvrirsans un frisson de terreur. Il me semble que je vais lire qu’il estmort, et qu’il faut prier pour lui !

Chapitre 4LE CAHIER ROUGE

On trouve dans les vieux missels de naïvesenluminures, où la Dame des sept douleurs est représentée ayant surchacune de ses joues une grande ride profonde, cicatrice divine quel’artiste a mise là pour nous dire : « Regardez commeelle a pleuré !… » Cette ride – la ride des larmes – jejure que je l’ai vue sur le visage amaigri de Mme Eyssette,lorsqu’elle revint à Lyon, après avoir enterré son fils.

Pauvre mère, depuis ce jour elle ne voulutplus sourire. Ses robes furent toujours noires, son visage toujoursdésolé, Dans ses vêtements comme dans son cœur, elle prit le granddeuil, et ne le quitta jamais… Du reste, rien de changé dans lamaison Eyssette ; ce fut un peu plus lugubre, voilà tout. Lecuré de Saint-Nizier dit quelques messes pour le repos de l’âme del’abbé. On tailla deux vêtements noirs pour les enfants dans unevieille roulière ? de leur père, et la vie, la triste vierecommença.

Il y avait déjà quelque temps que notre cherabbé était mort, lorsqu’un soir, à l’heure de nous coucher, je fusétonné de voir Jacques fermer notre chambre à double tour, bouchersoigneusement les rainures de la porte, et, cela fait, venir versmoi, d’un grand air de solennité et de mystère.

Il faut vous dire que, depuis son retour duMidi, un singulier changement s’était opéré dans les habitudes del’ami Jacques. D’abord, ce que peu de personnes voudront croire,Jacques ne pleurait plus, ou presque plus ; puis, son folamour du cartonnage lui avait à peu près passé. Les petits pots decolle allaient encore au feu de temps en temps, mais ce n’étaitplus avec le même entrain ; maintenant, si vous aviez besoind’un cartable, il fallait vous mettre à genoux pour l’obtenir… Deschoses incroyables ! un carton à chapeau que Mme Eyssetteavait commandé était sur le chantier depuis huit jours… À lamaison, on ne s’apercevait de rien ; mais moi, je voyais bienque Jacques avait quelque chose. Plusieurs fois, je l’avais surprisdans le magasin, parlant seul et faisant des gestes. La nuit, il nedormait pas ; je l’entendais marmotter entre ses dents, puissubitement sauter à bas du lit et marcher à grands pas dans lachambre… tout cela n’était pas naturel et me faisait peur quand j’ysongeais. Il me semblait que Jacques allait devenir fou.

Ce soir-là, quand je le vis fermer à doubletour la porte de notre chambre, cette idée de folie me revint dansla tête et j’eus un mouvement d’effroi ; mon pauvreJacques ! lui, ne s’en aperçut pas, et prenant gravement unede mes mains dans les siennes :

« Daniel, me dit-il, je vais te confierquelque chose mais il faut me jurer que tu n’en parlerasjamais. » Je compris tout de suite que Jacques n’était pasfou.

Je répondis sans hésiter :

« Je te le jure, Jacques.

– Eh bien, tu ne sais pas ?…,chut !… Je fais un poème, un grand poème.

– Un poème, Jacques ! Tu fais un poème,toi !» Pour toute réponse, Jacques tira de dessous sa veste unénorme cahier rouge qu’il avait cartonné lui-même, et en têteduquel il avait écrit de sa plus belle main :

RELIGION ! RELIGION !

Poème en douze chants PAR EYSSETTE(JACQUES)

C’était si grand que j’en eus comme unvertige.

Comprenez-vous cela ?… Jacques, mon frèreJacques, un enfant de treize ans, le Jacques des sanglots et despetits pots de colle, faisait : Religion !Religion ! poème en douze chants. Et personne ne s’endoutait ! et on continuait à l’envoyer chez les marchandsd’herbes avec un panier sous le bras ! et son père lui criaitplus que jamais :

«Jacques, tu es un âne !…» Ah !pauvre cher Eyssette (Jacques) ! comme je vous aurais sauté.au cou de bon cœur, si j’avais osé, Mais je n’osai pas… Songezdonc !… Religion ! Religion ! poème en douzechants !… Pourtant la vérité m’oblige à dire que ce poème endouze chants était loin d’être terminé. Je crois même qu’il n’yavait encore de fait que les quatre premiers vers du premierchant ; mais vous savez, en ces sortes d’ouvrages la mise entrain est toujours ce qu’il y a de plus difficile, et comme disaitEyssette (Jacques) avec beaucoup de raison : « Maintenantque j’ai mes quatre premiers vers, le reste n’est rien ; cen’est qu’une affaire de temps. »

Les voici, ces quatre vers. Les voici tels queje les ai vus ce soir-là, moulés en belle ronde, à la première pagedu cahier rouge :

Religion ! Religion !

Mot sublime ! Mystère !

Voix touchante et solitaire.

Compassion ! Compassion !

Ne riez pas, cela lui avait coûté beaucoup demal.

Ce reste qui n’était rien qu’une affaire detemps, jamais Eyssette (Jacques) n’en put venir à bout…

Que voulez-vous ? les poèmes ont leursdestinées ; il paraît que la destinée de Religion !Religion ! poème en douze chants, était de ne pas être endouze chants du tout. Le poète eut beau faire, il n’alla jamaisplus loin que les quatre premiers vers. C’était fatal. À la fin, lemalheureux garçon, impatienté, envoya son poème au diable etcongédia la Muse (on disait encore la Muse en ce temps-là). Le jourmême, ses sanglots le reprirent et les petits pots de collereparurent devant le feu… Et le cahier rouge ?… Oh ! lecahier rouge, il avait sa destinée aussi, celui-là.

Jacques me dit : « Je te le donne,mets-y ce que tu voudras. » Savez-vous ce que j’y mis,moi ?… Mes poésies, parbleu ! les poésies du petit Chose.Jacques m’avait donné son mal.

Et maintenant, si le lecteur le veut bien,pendant que le petit Chose est en train de cueillir des rimes, nousallons d’une enjambée franchir quatre ou cinq années de sa vie.J’ai hâte d’arriver à un certain printemps de 18…, dont la maisonEyssette n’a pas encore aujourd’hui perdu le souvenir ; on acomme cela des dates dans les familles.

Du reste, ce fragment de ma vie que je passesous silence, le lecteur ne perdra rien à ne pas le connaître.C’est toujours la même chanson, des larmes et de la misère !les affaires qui ne vont pas, des loyers en retard, des créanciersqui font des scènes, les diamants de la mère vendus, l’argenterieau mont-de-piété, les draps de lit qui ont des trous, les pantalonsqui ont des pièces, des privations de toutes sortes, deshumiliations de tous les jours, l’éternel «comment ferons-nousdemain ? », le coup de sonnette insolent des huissiers,le concierge qui sourit quand on passe, et puis les emprunts, etpuis les prêts, et puis… et puis…

Nous voilà donc en 18….

Cette année-là, le petit Chose achevait saphilosophie.

C’était, si j’ai bonne mémoire, un jeunegarçon très prétentieux, se prenant tout à fait au sérieux commephilosophe et aussi comme poète ; du reste pas plus hautqu’une botte et sans un poil de barbe au menton.

Or, un matin que ce grand philosophe de petitChose se disposait à aller en classe, M. Eyssette pèrel’appela dans le magasin et, sitôt qu’il le vit entrer, lui fit desa voix brutale :

« Daniel, jette tes livres, tu ne vasplus au collège. » Ayant dit cela, M. Eyssette père semit à marcher à grands pas dans le magasin, sans parler. Ilparaissait très ému, et le petit Chose aussi, je vous assure…

Après un long moment de silence,M. Eyssette père reprit la parole :

« Mon garçon, dit-il, j’ai une mauvaisenouvelle à t’apprendre, oh ! bien mauvaise… nous allons êtreobligés de nous séparer tous, voici pourquoi.» Ici, un grandsanglot, un sanglot déchirant retentit derrière la porteentrebâillée.

« Jacques, tu es un âne ! »cria M. Eyssette sans se retourner, puis ilcontinua :

« Quand nous sommes venus à Lyon, il y asix ans, ruinés par les révolutionnaires, j’espérais, à force detravail, arriver à reconstruire notre fortune ; mais le démons’en mêle ! Je n’ai réussi qu’à nous enfoncer jusqu’au coudans les dettes et dans la misère… À présent, c’est fini, noussommer embourbés… Pour sortir de là, nous n’avons qu’un parti àprendre, maintenant que vous voilà grandis : vendre le peu quinous reste et chercher notre vie chacun de notre côté. » Unnouveau sanglot de l’invisible Jacques vint interrompreM. Eyssette ; mais il était tellement ému lui-même qu’ilne se fâcha pas. Il fit seulement signe à Daniel de fermer laporte, et, la porte fermée, il reprit :

«Voici donc ce que j’ai décidé : jusqu’ànouvel ordre, ta mère va s’en aller vivre dans le Midi, chez sonfrère, l’oncle Baptiste. Jacques restera à Lyon ; il a trouvéun petit emploi au mont-de-piété, Moi, j’entre commis voyageur à laSociété vinicole… Quant à toi, mon pauvre enfant, il va falloiraussi que tu gagnes ta vie… Justement, je reçois une lettre durecteur qui te propose une place de maître d’étude ; tiens,lis ! » Le petit Chose prit la lettre.

« D’après ce que je vois, dit-il tout enlisant, je n’ai pas de temps à perdre.

– Il faudrait partir demain.

– C’est bien, je partirai… » Là-dessus lepetit Chose replia la lettre et la rendit à son père d’une main quine tremblait pas. C’était un grand philosophe, comme vousvoyez.

À ce moment, Mme Eyssette entra dans lemagasin, puis Jacques timidement derrière elle… Tous deuxs’approchèrent du petit Chose et l’embrassèrent en silence depuisla veille ils étaient au courant de ce qui se passait, «Qu’ons’occupe de sa malle ! fit brusquement M. Eyssette, ilpart demain matin par le bateau. » Mme Eyssette poussa ungros soupir, Jacques esquissa un sanglot, et tout fut dit.

On commençait à être fait au malheur danscette maison-là.

Le lendemain de cette journée mémorable, toutela famille accompagna le petit Chose au bateau. Par une coïncidencesingulière, c’était le même bateau qui avait amené les Eyssette àLyon six ans auparavant. Capitaine Géniès, maître coqMontélimart ! Naturellement on se rappela le parapluied’Annou, le perroquet de Robinson, et quelques autres épisodes dudébarquement… Ces souvenirs égayèrent un peu ce triste départ, etamenèrent l’ombre d’un sourire sur les lèvres deMme Eyssette.

Tout à coup la cloche sonna. Il fallaitpartir.

Le petit Chose, s’arrachant aux étreintes deses amis, franchit bravement la passerelle.

«Sois sérieux, lui cria son père.

– Ne sois pas malade », ditMme Eyssette.

Jacques voulait parler, mais il ne putpas ; il pleurait trop.

Le petit Chose ne pleurait pas, lui. Commej’ai eu l’honneur de vous le dire, c’était un grand philosophe, etpositivement les philosophes ne doivent pas s’attendrir…

Et pourtant, Dieu sait s’il les aimait, ceschères créatures qu’il laissait derrière lui, dans lebrouillard.

Dieu sait s’il aurait donné volontiers pourelles tout son sang et toute sa chair… Mais que voulez-vous ?La joie de quitter Lyon, le mouvement du bateau, l’ivresse duvoyage, l’orgueil de se sentir homme homme libre, homme fait,voyageant seul et gagnant sa vie – tout cela grisait le petit Choseet l’empêchait de songer, comme il aurait dû, aux trois êtreschéris qui sanglotaient là-bas, debout sur les quais du Rhône…

Ah ! ce n’étaient pas des philosophes,ces trois-là.

D’un œil anxieux et plein de tendresse, ilssuivaient la marche asthmatique du navire, et son panache de fuméen’était pas plus gros qu’une hirondelle à l’horizon, qu’ilscriaient encore : « Adieu ! Adieu ! » enfaisant des signes. Pendant ce temps, monsieur le philosophe sepromenait de long en large sur le pont, les mains dans les poches,la tête au vent. Il sifflotait, crachait très loin, regardait lesdames sous le nez, inspectait la manœuvre, marchait des épaulescomme un gros homme, se trouvait charmant. Avant qu’on fûtseulement à Vienne, il avait appris au maître coq Montélimart et àses deux marmitons qu’il était dans l’Université et qu’il y gagnaitfort bien sa vie… Ces messieurs lui en firent compliment. Cela lerendit très fier.

Une fois, en se promenant d’un bout à l’autredu navire, notre philosophe heurta du pied, à l’avant, près de lagrosse cloche, un paquet de cordes sur lequel, à six ans de là,Robinson Crusoé était venu s’asseoir pendant de longues heures, sonperroquet entre les jambes. Ce paquet de cordes le fit beaucouprire et un peu rougir.

« Que je devais être ridicule,pensait-il, de traîner partout avec moi cette grande cage peinte enbleu et ce perroquet fantastique… » Pauvre philosophe !il ne se doutait pas que pendant toute sa vie il était condamné àtraîner ainsi ridiculeusement cette cage peinte en bleu, couleurd’illusion, et ce perroquet vert, couleur d’espérance.

Hélas ! à l’heure où j’écris ces lignes,le malheureux garçon la porte encore, sa grande cage peinte enbleu. Seulement de jour en jour l’azur des barreaux s’écaille et leperroquet vert est aux trois quarts déplumé, pécaire ! Lepremier soin du petit Chose, en arrivant dans sa ville natale, futde se rendre à l’Académie, où logeait M. le recteur.

Ce recteur, ami d’Eyssette père, était ungrand beau vieux, alerte et sec, n’ayant rien qui sentît le pédant,ni quoi que ce fût de semblable. Il accueillit Eyssette fils avecune grande bienveillance. Toutefois, quand on l’introduisit dansson cabinet, le brave homme ne put retenir un geste desurprise.

« Ah ! mon Dieu ! dit-il, commeil est petit !» Le fait est que le petit Chose étaitridiculeusement petit ; et puis, l’air si jeune, simauviette.

L’exclamation du recteur lui porta un coupterrible. « Ils ne vont pas vouloir de moi », pensa-t-il.Et tout son corps se mit à trembler.

Heureusement, comme s’il eût deviné ce qui sepassait dans cette pauvre petite cervelle, le recteurreprit :

«Approche ici, mon garçon… Nous allons doncfaire de toi un maître d’étude… À ton âge, avec cette taille etcette figure-là, le métier te sera plus dur qu’à un autre… Maisenfin, puisqu’il le faut, puisqu’il faut que tu gagnes ta vie, moncher enfant, nous arrangerons cela pour le mieux… En commençant, onne te mettra pas dans une grande baraque… Je vais t’envoyer dans uncollège communal, à quelques lieues d’ici, à Sarlande, en pleinemontagne… Là tu feras ton apprentissage d’homme, tu t’aguerriras aumétier, tu grandiras, tu prendras de la barbe ; puis le poilvenu, nous verrons !» Tout en parlant, M. le recteurécrivait au principal du collège de Sarlande pour lui présenter sonprotégé. La lettre terminée, il la remit au petit Chose etl’engagea à partir le jour même ; là-dessus, il lui donnaquelques sages conseils et le congédia d’une tape amicale sur lajoue en lui promettant de ne pas le perdre de vue.

Voilà mon petit Chose bien content. Quatre àquatre il dégringole l’escalier séculaire de l’Académie et s’en vad’une haleine retenir sa place pour Sarlande.

La diligence ne part que dansl’après-midi ; encore quatre heures à attendre ! Le petitChose en profite pour aller parader au soleil sur l’esplanade et semontrer à ses compatriotes. Ce premier devoir accompli, il songe àprendre quelque nourriture et se met en quête d’un cabaret à portéede son escarcelle…

Juste en face les casernes, il en avise unpropret, reluisant, avec une belle enseigne toute neuve :

Au Compagnon du tour de France.

« Voici mon affaire », se dit-il.Et, après quelques minutes d’hésitation – c’est la première foisque le petit Chose entre dans un restaurant – il pousse résolumentla porte.

Le cabaret est désert pour le moment. Des murspeints à la chaux…, quelques tables de chêne… Dans un coin delongues cannes de compagnons, à bout de cuivre, ornées de rubansmulticolores… Au comptoir, un gros homme qui ronfle, le nez dans unjournal.

« Holà ! quelqu’un ! » ditle petit Chose, en frappant de son poing fermé sur les tables,comme un vieux coureur de tavernes.

Le gros homme du comptoir ne se réveille paspour si peu ; mais du fond de l’arrière-boutique, lacabaretière accourt… En voyant le nouveau client que l’ange Hasardlui amène, elle pousse un grand cri :

« Miséricorde ! monsieurDaniel ! – Annou ! ma vieille Annou !» répond lepetit Chose. Et les voilà dans les bras l’un de l’autre.

Eh ! mon Dieu, oui, c’est Annou, lavieille Annou, anciennement bonne des Eyssette, maintenantcabaretière, mère des compagnons, mariée à Jean Peyrol, ce gros quironfle là-bas dans le comptoir… Et comme elle est heureuse, si voussaviez, cette brave Annou, comme elle est heureuse de revoirM. Daniel ! Comme elle l’embrasse ! comme ellel’étreint ! comme elle l’étouffe ! Au milieu de ceseffusions, l’homme du comptoir se réveille.

Il s’étonne d’abord un peu du chaleureuxaccueil que sa femme est en train de faire à ce jeuneinconnu ; mais quand on lui apprend que ce jeune inconnu estM. Daniel Eyssette en personne, Jean Peyrol devient rouge deplaisir et s’empresse autour de son illustre visiteur.

« Avez-vous déjeuné, monsieurDaniel ?

– Ma foi ! non, mon bon Peyrol… ;c’est précisément ce qui m’a fait entrer ici. » Justicedivine !… M. Daniel n’a pas déjeuné !… La vieilleAnnou court à sa cuisine ; Jean Peyrol se précipite à la cave,– une fière cave, au dire des compagnons.

En un tour de main, le couvert est mis, latable est parée, le petit Chose n’a qu’à s’asseoir et àfonctionner… À sa gauche, Annou lui taille des mouillettes pour sesœufs, des œufs du matin, blancs, crémeux, duvetés… À sa droite JeanPeyrol lui verse un vieux Châteauneuf-du-Pape, qui semble unepoignée de rubis jetée au fond de son verre, Le petit Chose esttrès heureux, il boit comme un templier mange comme un hospitalier,et trouve encore moyen de raconter, entre deux coups de dents,qu’il vient d’entrer dans l’Université, ce qui le met à même degagner honorablement sa vie. Il faut voir de quel air il ditcela : gagner honorablement sa vie ! – La vieille Annous’en pâme d’admiration.

L’enthousiasme de Jean Peyrol est moins vif.Il trouve tout simple que M. Daniel gagne sa vie, puisqu’ilest en état de la gagner. À l’âge de M. Daniel, lui, JeanPeyrol, courait le monde depuis déjà quatre ou cinq ans, et necoûtait plus un liard à la maison, au contraire…

Bien entendu, le digne cabaretier garde sesréflexions pour lui seul. Oser comparer Jean Peyrol à DanielEyssette !… Annou ne le souffrirait pas.

En attendant, le petit Chose va son train. Ilparle, il boit, il mange, il s’anime ; ses yeux brillent, sajoue s’allume. Holà ! maître Peyrol, qu’on aille chercher desverres ; le petit Chose va trinquer… Jean Peyrol apporte desverres et on trinque… d’abord à Mme Eyssette, ensuite àM. Eyssette, puis à Jacques, à Daniel, à la vieille Annou, aumari d’Annou, à l’Université… à quoi encore ?…

Deux heures se passent ainsi en libations eten bavardages. On cause du passé couleur de deuil, de l’avenircouleur de rose. On se rappelle la fabrique, Lyon, la rue Lanterne,ce pauvre abbé qu’on aimait tant.

Tout à coup le petit Chose se lève pourpartir…

« Déjà », dit tristement la vieilleAnnou, Le petit Chose s’excuse ; il a quelqu’un de la ville àvoir avant de s’en aller, une visite très importante…

Quel dommage ! on était si bien !…On avait tant de choses à se raconter encore !… Enfin,puisqu’il le faut, puisque M. Daniel a quelqu’un de la ville àvoir, ses amis du Tour de France ne veulent pas le retenir pluslongtemps… « Bon voyage, monsieur Daniel ! Dieu vousconduise, notre cher maître !» Et jusqu’au milieu de la rue,Jean Peyrol et sa femme l’accompagnent de leurs bénédictions. Or,savez-vous quel est ce quelqu’un de la ville que le petit Choseveut voir avant de partir ?

C’est la fabrique, cette fabrique qu’il aimaittant et qu’il a tant pleurée !… c’est le jardin, les ateliers,les grands platanes, tous les amis de son enfance, toutes ses joiesdu premier jour… Que voulez-vous ?

Le cœur de l’homme a de ces faiblesses ;il aime ce qu’il peut, même du bois, même des pierres, même unefabrique… D’ailleurs, l’histoire est là pour vous dire que le vieuxRobinson, de retour en Angleterre, reprit la mer, et fit je ne saiscombien de mille lieues pour revoir son île déserte.

Il n’est donc pas étonnant que, pour revoir lasienne, le petit Chose fasse quelques pas.

Déjà les grands platanes, dont la têteempanachée regarde par-dessus les maisons, ont reconnu leur ancienami qui vient vers eux à toutes jambes. De loin ils lui font signeet se penchent les uns vers les autres, comme pour se dire :voilà Daniel Eyssette ! Daniel Eyssette est deretour !

Et lui se dépêche, se dépêche ; mais,arrivé devant la fabrique, il s’arrête stupéfait.

De grandes murailles grises sans un bout delaurier-rose ou de grenadier qui dépasse… Plus de fenêtres, deslucarnes ; plus d’ateliers, une chapelle. Au-dessus de laporte, une grosse croix de grès rouge avec un peu de latinautour !…

O douleur ! la fabrique n’est plus lafabrique ; c’est un couvent de carmélites, où les hommesn’entrent jamais.

Chapitre 5GAGNE TA VIE

SARLANDE est une petite ville des Cévennes,bâtie au fond d’une étroite vallée que la montagne enserre departout comme un grand mur. Quand le soleil y donne, c’est unefournaise ; quand la tramontane souffle, une glacière …

Le soir de mon arrivée, la tramontane faisaitrage depuis le matin ; et quoiqu’on fût au printemps, le petitChose, perché sur le haut de la diligence, sentit, en entrant dansla ville, le froid le saisir jusqu’au cœur.

Les rues étaient noires et désertes… Sur laplace d’armes, quelques personnes attendaient la voiture, en sepromenant de long en large devant le bureau mal éclairé.

À peine descendu de mon impériale, je me fisconduire au collège, sans perdre une minute. J’avais hâte d’entreren fonctions.

Le collège n’était pas loin de la place ;après m’avoir fait traverser deux ou trois larges ruessilencieuses, l’homme qui portait ma malle s’arrêta devant unegrande maison, où tout semblait mort depuis des années.

« C’est ici », dit-il, en soulevantl’énorme marteau de la porte…

Le marteau retomba lourdement, lourdement… laporte s’ouvrit d’elle-même… Nous entrâmes.

J’attendis un moment sous le porche, dansl’ombre. L’homme posa sa malle par terre, je le payai, et il s’enalla bien vite… Derrière lui, l’énorme porte se referma lourdement,lourdement… Bientôt après, un portier somnolent, tenant à la mainune grosse lanterne, s’approcha de moi.

«Vous êtes sans doute un nouveau ?» medit-il d’un air endormi.

Il me prenait pour un élève…

« Je ne suis pas un élève du tout. Jeviens ici comme maître d’étude ; conduisez-moi chez leprincipal… » Le portier parut surpris ; il souleva sacasquette et m’engagea à entrer une minute dans la loge. Pour lequart d’heure, M. le principal était à l’église, avec lesenfants. On me mènerait chez lui dès que la prière du soir seraitterminée, Dans la loge, on achevait de souper. Un grand beaugaillard à moustaches blondes dégustait un verre d’eau-de-vie auxcôtés d’une petite femme maigre, souffreteuse, jaune comme un coinget emmitouflée jusqu’aux oreilles dans un châle fané.

«Qu’est-ce donc, monsieur Cassagne ?demanda l’homme aux moustaches.

– C’est le nouveau maître d’étude, répondit leconcierge en me désignant… Monsieur est si petit que je l’avaisd’abord pris pour un élève.

– Le fait est, dit l’homme aux moustaches, enme regardant par-dessus son verre, que nous avons ici des élèvesplus grands et même plus âgés que monsieur… Veillon l’aîné, parexemple.

– Et Crouzat, ajouta le concierge.

– Et Soubeyrol… », fit la femme.

Là-dessus, ils se mirent à parler entre eux àvoix basse le nez dans leur vilaine eau-de-vie et me dévisageant ducoin de l’œil… Au-dehors on entendait la tramontane qui ronflait etles voix criardes des élèves récitant les litanies à lachapelle.

Tout à coup une cloche sonna ; un grandbruit de pas se fit dans les vestibules.

« La prière est finie, me ditM. Cassagne en se levant ; montons chez leprincipal. » Il prit sa lanterne, et je le suivis.

Le collège me sembla immense… D’interminablescorridors, de grands porches, de larges escaliers avec des rampesde fer ouvragé…, tout cela vieux, noir, enfumé… Le portier m’appritqu’avant 89 la maison était une école de marine, et qu’elle avaitcompté jusqu’à huit cents élèves, tous de la plus grandenoblesse.

Comme il achevait de me donner ces précieuxrenseignements, nous arrivions devant le cabinet du principal…M. Cassagne poussa doucement une double porte matelassée, etfrappa deux fois contre la boiserie.

Une voix répondit :« Entrez ! » Nous entrâmes.

C’était un cabinet de travail très vaste, àtapisserie verte. Tout au fond, devant une longue table, leprincipal écrivait à la lueur pâle d’une lampe dont l’abat-jourétait complètement baissé.

« Monsieur le principal, dit le portieren me poussant devant lui, voilà le nouveau maître qui vient pourremplacer M. Serrières.

– C’est bien », fit le principal sans sedéranger.

Le portier s’inclina et sortit. Je restaidebout au milieu de la pièce, en tortillant mon chapeau entre mesdoigts.

Quand il eut fini d’écrire, le principal setourna vers moi, et je pus examiner à mon aise sa petite facepâlotte et sèche, éclairée par deux yeux froids, sans couleur. Lui,de son côté, releva, pour mieux me voir, l’abat-jour de la lampe etaccrocha un lorgnon à son nez.

« Mais c’est un enfant !s’écria-t-il en bondissant sur son fauteuil. Que veut-on que jefasse d’un enfant !» Pour le coup le petit Chose eut une peurterrible ; il se voyait déjà dans la rue, sans ressources… Ileut à peine la force de balbutier deux ou trois mots et de remettreau principal la lettre d’introduction qu’il avait pour lui. Leprincipal prit la lettre, la lut, la relut, la plia, la déplia, larelut encore, puis il finit par me dire que, grâce à larecommandation toute particulière du recteur et à l’honorabilité dema famille ; il consentait à me prendre chez lui, bien que magrande jeunesse lui fît peur. Il entama ensuite de longuesdéclamations sur la gravité de mes nouveaux devoirs ; mais jene l’écoutais plus. Pour moi, l’essentiel était qu’on ne merenvoyât pas ; j’étais heureux, follement heureux. J’auraisvoulu que M. le principal eût mille mains et les lui embrassertoutes.

Un formidable bruit de ferraille m’arrêta dansmes effusions. Je me retournai vivement et me trouvai en face d’unlong personnage, à favoris rouges, qui venait d’entrer dans lecabinet sans qu’on J’eût entendu : c’était le surveillantgénéral.

Sa tête penchée sur l’épaule, à l’Ecce homo,il me regardait avec le plus doux des sourires, en secouant untrousseau de clefs de toutes dimensions, suspendu à son index. Lesourire m’aurait prévenu en sa faveur, mais les clefs grinçaientavec un bruit terrible – frinc ! frinc ! frinc ! –qui me fit peur.

« Monsieur Viot, dit le principal, voicile remplaçant de M. Serrières qui nous arrive. »

M. Viot s’inclina et me sourit le plusdoucement du monde. Ses clefs, au contraire, s’agitèrent d’un airironique et méchant comme pour dire : «Ce petit homme-làremplacer M. Serrières ! allons donc ! allonsdonc ! » Le principal comprit aussi bien que moi ce queles clefs venaient de dire, et ajouta avec un soupir :

« Je sais qu’en perdantM. Serrières, nous faisons une perte presque irréparable (iciles clefs poussèrent un véritable sanglot…) : mais je suis sûrque si M. Viot veut bien prendre le nouveau maître sous satutelle spéciale, et lui inculquer ses précieuses idées surl’enseignement, l’ordre et la discipline de la maison n’auront pastrop à souffrir du départ de M. Serrières.

Toujours souriant et doux, M. Viotrépondit que sa bienveillance m’était acquise et qu’il m’aideraitvolontiers de ses conseils ; mais les clefs n’étaient pasbienveillantes, elles. Il fallait les entendre s’agiter et grinceravec frénésie ; « Si tu bouges, petit drôle, gare àtoi. » «Monsieur Eyssette, conclut le principal, vous pouvezvous retirer. Pour ce soir encore, il faudra que vous couchiez àl’hôtel… Soyez ici demain à huit heures… Allez… » Et il mecongédia d’un geste digne.

M. Viot, plus souriant et plus doux quejamais, m’accompagna jusqu’à la porte ; mais, avant de mequitter, il me glissa dans la main un petit cahier.

« C’est le règlement de la maison, medit-il. Lisez et méditez… ».

Puis il ouvrit la porte et la referma sur moi,en agitant ses clefs d’une façon… frinc ! frinc !frinc ! Ces messieurs avaient oublié de m’éclairer… J’errai unmoment parmi les grands corridors tout noirs, tâtant les murs pouressayer de retrouver mon chemin. De loin en loin, un peu de luneentrait par le grillage d’une fenêtre haute et m’aidait àm’orienter. Tout à coup, dans la nuit des galeries, un pointlumineux brilla, venant à ma rencontre… Je fis encore quelquespas ; la lumière grandit, s’approcha de moi, passa à mescôtés, s’éloigna, disparut. Ce fut. comme une vision ; mais,si rapide qu’elle eût été, je pus en saisir les moindresdétails.

Figurez-vous deux femmes, non, deuxombres…

L’une vieille, ridée, ratatinée, pliée endeux, avec d’énormes lunettes qui lui cachaient la moitié duvisage ; l’autre, jeune, svelte, un peu grêle comme tous lesfantômes, mais ayant – ce que les fantômes n’ont pas en général –une paire d’yeux, très grands et si noirs, si noirs… La vieilletenait à la main une petite lampe de cuivre ; les yeux noirs,eux, ne portaient rien… Les deux ombres passèrent près de moi,rapides, silencieuses, sans me voir, et depuis longtemps ellesavaient disparu que j’étais encore debout, à la même place, sousune double impression de charme et de terreur, Je repris ma route àtâtons, mais le cœur me battait bien fort, et j’avais toujoursdevant moi, dans l’ombre, l’horrible fée aux lunettes marchant àcôté des yeux noirs…

Il s’agissait cependant de découvrir uni gîtepour la nuit ; ce n’était pas une mince affaire. Heureusement,l’homme aux moustaches, que je trouvai fumant sa pipe devant laloge du portier, se mit tout de suite à ma disposition et meproposa de me conduire dans un bon petit hôtel point trop cher, oùje serais servi comme un prince. Vous pensez si j’acceptai de boncœur.

Cet homme à moustaches avait l’air très bonenfant ; chemin faisant, j’appris qu’il s’appelait Roger,qu’il était professeur de danse, d’équitation, d’escrime et degymnastique au collège de Sarlande, et qu’il avait servi longtempsdans les chasseurs d’Afrique. Ceci acheva de me le rendresympathique.

Les enfants sont toujours portés à aimer lessoldats.

Nous nous séparâmes à la porte de l’hôtel avecforce poignées de main, et la promesse formelle de devenir unepaire d’amis.

Et maintenant, lecteur, un aveu me reste à tefaire.

Quand le petit Chose se trouva seul dans cettechambre froide, devant ce lit d’auberge inconnu et banal, loin deceux qu’il aimait, son cœur éclata, et ce grand philosophe pleuracomme un enfant. La vie l’épouvantait à présent ; il sesentait faible et désarmé devant elle, et il pleurait, il pleurait…Tout à coup, au milieu de ses larmes, l’image des siens passadevant ses yeux ; il vit la maison déserte, la familledispersée, la mère ici, le père là-bas… Plus de toit ! plus defoyer ! et alors, oubliant sa propre détresse pour ne songerqu’à la misère commune, le petit Chose prit une grande et bellerésolution : celle de reconstituer la maison Eyssette et dereconstruire le foyer à lui tout seul. Puis, fier d’avoir trouvé cenoble but à sa vie, il essuya ces larmes indignes d’un homme, d’unreconstructeur de foyer, et sans perdre une minute, entama lalecture du règlement de M. Viot, pour se mettre au courant deses nouveaux devoirs.

Ce règlement, recopié avec amour de la propremain de M. Viot, son auteur, était un véritable traité, diviséméthodiquement en trois parties ! 1° Devoirs du maître d’étudeenvers ses supérieurs ; 2° Devoirs du maître d’étude enversses collègues ; 3° Devoirs du maître d’étude envers lesélèves.

Tous les cas y étaient prévus, depuis lecarreau brisé jusqu’aux deux mains qui se lèvent en même temps àl’étude ; tous les détails de la vie des maîtres y étaientconsignés, depuis le chiffre de leurs appointements jusqu’à lademi-bouteille de vin à laquelle ils avaient droit à chaquerepas.

Le règlement se terminait par une belle pièced’éloquence, un discours sur l’utilité du règlement lui-même ;mais, malgré son respect pour l’œuvre de M. Viot, le petitChose n’eut pas la force d’aller jusqu’au bout, et – juste au plusbeau passage du discours – il s’endormit…

Cette nuit-là, je dormis mal. Mille rêvesfantastiques troublèrent mon sommeil… Tantôt, c’était les terriblesclefs de M. Viot que je croyais entendre, frinc !frinc ! frinc ! ou bien la fée aux lunettes qui venaits’asseoir à mon chevet et qui me réveillait en sursaut ;d’autres fois aussi les yeux noirs – oh ! comme ils étaientnoirs ! – s’installaient au pied de mon lit, me regardant avecune étrange obstination…

Le lendemain, à huit heures, j’arrivai aucollège.

M. Viot, debout sur la porte, sontrousseau de clefs à la main, surveillait l’entrée des externes. Ilm’accueillit avec son plus doux sourire.

« Attendez sous le porche, me dit-il,quand les élèves seront rentrés, je vous présenterai à voscollègues. » J’attendis sous le porche, me promenant de longen large, saluant jusqu’à terre MM. les professeurs quiaccouraient, essoufflés. Un seul de ces messieurs me rendit monsalut ; c’était un prêtre, le professeur de philosophie,« un original » me dit M. Viot… Je l’aimai tout desuite, cet original-là.

La cloche sonna. Les classes se remplirent…Quatre ou cinq grands garçons de vingt-cinq à trente ans, malvêtus, figures communes, arrivèrent en gambadant et s’arrêtèrentinterdits à l’aspect de M. Viot.

« Messieurs, leur dit le surveillantgénéral en me désignant, voici M. Daniel Eyssette, votrenouveau collègue. » Ayant dit, il fit une longue révérence etse retira, toujours souriant, toujours la tête sur l’épaule, ettoujours agitant les horribles clefs.

Mes collègues et moi nous nous regardâmes unmoment en silence.

Le plus grand et le plus gros d’entre eux pritle premier la parole : c’était M. Serrières, le fameuxSerrières, que j’allais remplacer.

« Parbleu ! s’écria-t-il d’un tonjoyeux, c’est bien le cas de dire que les maîtres se suivent, maisne se ressemblent pas. » Ceci était une allusion à laprodigieuse différence de taille qui existait entre nous. Où en ritbeaucoup, beaucoup, moi le premier ; mais je vous assure qu’àce moment-là, le petit Chose aurait volontiers vendu son âme audiable pour avoir seulement quelques pouces de plus.

« Ça ne fait rien, ajouta le grosSerrières en me tendant la main ; quoiqu’on ne soit pas bâtipour passer sous la même toise, on peut tout de même vider quelquesflacons ensemble. Venez avec nous, collègue…, je paie un punchd’adieu au café Barbette ; je veux que vous en soyez…, on feraconnaissance en trinquant. » Sans me laisser le temps derépondre, il prit mon bras sous le sien et m’entraîna dehors.

Le café Barbette, où mes nouveaux collègues memenèrent, était situé sur la place d’armes. Les sous-officiers dela garnison le fréquentaient, et ce qui frappait en y entrant,c’était la quantité de shakos et de ceinturons pendus auxpatères…

Ce jour-là, le départ de Serrières et sonpunch d’adieu avaient attiré le ban et l’arrière-ban des habitués…Les sous-officiers auxquels Serrières me présenta en arrivant,m’accueillirent avec beaucoup de cordialité. À vrai dire, pourtant,l’arrivée du petit Chose ne fit pas grande sensation, et je fusbien vite oublié, dans le coin de la salle où je m’étais réfugiétimidement… Pendant que les verres se remplissaient, le grosSerrières vint s’asseoir à côté de moi ; il avait quitté saredingote et tenait aux dents une longue pipe de terre sur laquelleson nom était en lettres de porcelaine. Tous les maîtres d’étudeavaient, au café Barbette, une pipe comme cela.

« Eh bien, collègue, me dit le grosSerrières, vous voyez qu’il y a encore de bons moments dans lemétier… En somme, vous êtes bien tombé en venant à Sarlande pourvotre début. D’abord l’absinthe du café Barbette est excellente etpuis, là-bas, à la boîte, vous ne serez pas trop mal. » Laboîte, c’était le collège.

«Vous allez avoir l’étude des petits, desgamins qu’on mène à la baguette. Il faut voir comme je les aidressés ! Le principal n’est pas méchant ; les collèguessont de bons garçons : il n’y a que la vieille et le pèreViot…

– Quelle vieille ? demandai-je entressaillant.

– Oh ! vous la connaîtrez bientôt. Àtoute heure du jour et de la nuit, on la rencontre rôdant par lecollège, avec une énorme paire de lunettes… C’est une tante duprincipal, et elle remplit ici les fonctions d’économe. Ah !la coquine ! si nous ne mourons pas de faim, ce n’est pas desa faute.» Au signalement que me donnait Serrières, j’avais reconnula fée aux lunettes et malgré moi je me sentais rougir. Dix fois,je fus sur le point d’interrompre mon collège et de luidemander : « Et les yeux noirs ?» Mais je n’osaipas. Parler des yeux noirs au café Barbette ! ‘.

En attendant, le punch circulait, les verresvides s’emplissaient, les verres remplis se vidaient ; c’étaitdes toasts, des oh ! oh ! des ah ! ah ! desqueues de billard en !.’air, des bousculades, de gros rires,des calembours, des confidences…

Peu à peu, le petit Chose se sentit moinstimide. Il avait quitté son encoignure et se promenait par le café,parlant haut, le verre à la main.

À cette heure, les sous-officiers étaient sesamis ; il raconta effrontément à l’un d’eux qu’il appartenaità une famille très riche et qu’à la suite de quelques folies dejeune homme, on l’avait chassé de la maison paternelle ; ils’était fait maître d’étude pour vivre mais il ne pensait pasrester au collège longtemps…

Vous comprenez, avec une famille tellementriche !…

Ah ! si ceux de Lyon avaient pul’entendre à ce moment-là.

Ce que c’est que de nous, pourtant !Quand on sut au café Barbette, que j’étais un fils de famille enrupture de ban, un polisson, un mauvais drôle, et non point, commeon aurait pu le croire, un pauvre garçon condamné par la misère àla pédagogie, tout le monde me regarda d’un meilleur œil. Les plusanciens sous-officiers ne dédaignèrent pas de m’adresser laparole ; on alla même plus loin : au moment de partir,Roger, le maître d’armes, mon ami de la veille, se leva et porta untoast à Daniel Eyssette. Vous pensez si le petit Chose fut fier. Letoast à Daniel Eyssette donna le signal du départ. Il était dixheures moins le quart, c’est-à-dire l’heure de retourner aucollège.

L’homme aux clefs nous attendait sur laporte.

«Monsieur Serrières, dit-il à mon groscollègue que le punch d’adieu faisait trébucher, vous allez, pourla dernière fois, conduire vos élèves à l’étude ; dès qu’ilsseront entrés, M. le principal et moi nous viendrons installerle nouveau maître. » En effet, quelques minutes après, leprincipal M. Viot et le nouveau maître faisaient leur entréesolennelle à l’étude.

Tout le monde se leva.

Le principal me présenta aux élèves en undiscours un peu long, mais plein de dignité ; puis il seretira suivi du gros Serrières que le punch d’adieu tourmentait deplus en plus. M. Viot resta le dernier. Il ne prononça pas dediscours, mais ses clefs, frinc ! frinc ! frinc !parlèrent pour lui d’une façon si terrible, frinc !frinc ! frinc ! si menaçante, que toutes les têtes secachèrent sous les couvercles des pupitres et que le nouveau maîtrelui-même n’était pas rassuré.

Aussitôt que les terribles clefs furentdehors, un tas de figures malicieuses sortirent de derrière lespupitres ; toutes les barbes de plumes se portèrent auxlèvres, tous ces petits yeux brillants, moqueurs, effarés, sefixèrent sur moi, tandis qu’un long chuchotement courait de tableen table.

Un peu troublé, je gravis lentement les degrésde ma chaire ; j’essayai de promener un regard féroce autourde moi, puis, enflant ma voix, je criai entre deux grands coupssecs frappés sur la table :

«Travaillons, messieurs, travaillons !»C’est ainsi que le petit Chose commença sa première étude.

Chapitre 6LES PETITS

CEUX-LA n’étaient pas méchants ;c’étaient les autres.

Ceux-là ne me firent jamais de mal, et moi jeles aimais bien, parce qu’ils ne sentaient pas encore le collège etqu’on lisait toute leur âme dans leurs yeux.

Je ne les punissais jamais : À quoibon ? Est-ce qu’on punit les oiseaux ?… Quand ilspépiaient trop haut, je n’avais qu’à crier :« Silence ! » Aussitôt ma volière se taisait – aumoins pour cinq minutes.

Le plus âgé de l’étude avait onze ans. Onzeans, je vous demande ! Et le gros Serrières qui se vantait deles mener à la baguette !…

Moi, je ne les menai pas à la baguette.J’essayai d’être toujours bon, voilà tout.

Quelquefois, quand ils avaient été bien sages,je leur racontais une histoire… Une histoire !… Quelbonheur ! Vite, vite, on pliait les cahiers, on fermait leslivres ; encriers, règles, porte-plume, on jetait toutpêle-mêle au fond des pupitres ; puis, les bras croisés sur latable, on ouvrait de grands yeux et on écoutait. J’avais composé àleur intention cinq ou six petits contes fantastiques : lesDébuts d’une cigale, les Infortunes de JeanLapin, etc. Alors, comme aujourd’hui, le bonhomme La Fontaineétait mon saint de prédilection dans le calendrier littéraire, etmes romans ne faisaient que commenter ses fables ; seulementj’y mêlais de ma propre histoire. Il y avait toujours un pauvregrillon obligé de gagner sa vie comme le petit Chose, des bêtes àbon Dieu qui cartonnaient en sanglotant, comme Eyssette(Jacques).

Cela amusait beaucoup mes petits, et moi aussicela m’amusait beaucoup. Malheureusement, M. Viot n’entendaitpas qu’on s’amusât de la sorte.

Trois ou quatre fois par semaine, le terriblehomme aux clefs faisait une tournée d’inspection dans le collège,pour voir si tout s’y passait selon le règlement… Or, un de cesjours-là, il arriva dans notre étude juste au moment le pluspathétique de l’histoire de Jean Lapin. En voyant entrerM. Viot toute l’étude tressauta. Les petits, effarés, seregardèrent. Le narrateur s’arrêta court, Jean Lapin, interdit,resta une patte en l’air, en dressant de frayeur ses grandesoreilles.

Debout devant ma chaire, le souriantM. Viot promenait un long regard d’étonnement sur les pupitresdégarnis. Il ne parlait pas, mais ses clefs s’agitaient d’un airféroce : « Frinc ! frinc ! frinc ! tas dedrôles, on ne travaille donc plus ici !» J’essayai touttremblant d’apaiser les terribles clefs.

« Ces messieurs ont beaucoup travaillé,ces jours-ci, balbutiai-je… J’ai voulu les récompenser en leurracontant une petite histoire. »

M. Viot ne me répondit pas. Il s’inclinaen souriant, fit gronder ses clefs une dernière fois etsortit !. Le soir, à la récréation de quatre heures, il vintvers moi, et me remit, toujours souriant, toujours muet, le cahierdu règlement ouvert à la page 12 : Devoirs du maître enversles élèves.

Je compris qu’il ne fallait plus raconterd’histoires et je n’en racontai plus jamais.

Pendant quelques jours, mes petits furentinconsolables. Jean Lapin leur manquait, et cela me crevait le cœurde ne pouvoir le leur rendre. Je les aimais tant, si vous saviez,ces gamins-là ! Jamais nous ne nous quittions… Le collègeétait divisé en trois quartiers très distincts : les grands,les moyens, les petits ; chaque quartier avait sa cour, sondortoir, son étude. Mes petits étaient donc à moi, bien à moi.

Il me semblait que j’avais trente-cinqenfants.

À part ceux-là, pas un ami. M. Viot avaitbeau me sourire, me prendre par le bras aux récréations, me donnerdes conseils au sujet du règlement, je ne l’aimais pas, je nepouvais pas l’aimer ; ses clefs me faisaient trop peur. Leprincipal, je ne le voyais jamais. Les professeurs méprisaient lepetit Chose et le regardaient du haut de leur toque. Quant à mescollègues, la sympathie que l’homme aux clefs paraissait metémoigner me les avait aliénés ; d’ailleurs, depuis maprésentation aux sous-officiers, je n’étais plus retourné au caféBarbette, et ces braves gens ne me le pardonnaient pas.

Il n’y avait pas jusqu’au portier Cassagne etau maître d’armes Roger qui ne fussent pas contre moi.

Le maître d’armes surtout semblait m’envouloir terriblement. Quand je passais à côté de lui, il frisait samoustache d’un air féroce et roulait de gros yeux, comme s’il eûtvoulu sabrer un cent d’Arabes. Une fois il dit très haut àCassagne, en me regardant, qu’il n’aimait pas les espions. Cassagnene répondit pas ; mais je vis bien à son air qu’il ne lesaimait pas non plus… De quels espions s’agissait-il ?… Cela mefit beaucoup penser.

Devant cette antipathie universelle, j’avaispris bravement mon parti. Le maître des moyens partageait avec moiune petite chambre, au troisième étage, sous les combles ;c’est là que je me réfugiais pendant les heures de classe. Comme,mon collègue passait tout son temps au café Barbette, la chambrem’appartenait ; c’était ma chambre, mon chez moi.

À peine rentré, je m’enfermais à double tour,je traînais ma malle – il n’y avait pas de chaise dans ma chambre –devant un vieux bureau criblé de taches d’encre et d’inscriptionsau canif, j’étalais dessus tous mes livres, et à l’ouvrage.

Alors on était au printemps…, Quand je levaisla tête, je voyais le ciel tout bleu et les grands arbres de lacour déjà couverts de feuilles. Au-dehors pas de bruit. De temps entemps la voix monotone d’un élève récitant sa leçon, uneexclamation de professeur en colère, une querelle sous le feuillageentre moineaux… ;. puis, tout rentrait dans le silence, lecollège avait l’air de dormir.

Le petit Chose, lui, ne dormait pas. Il nerêvait pas même, ce qui est une adorable façon de dormir. Iltravaillait, travaillait sans relâche, se bourrant de grec et delatin à se faire sauter la cervelle.

Quelquefois, au plein cœur de son aridebesogne, un doigt mystérieux frappait à la porte.

« Qui est là ?

– C’est moi, la Muse, ton ancienne amie, lafemme du cahier rouge, ouvre-moi vite, petit Chose. » Mais lepetit Chose se gardait d’ouvrir. Il s’agissait bien de la Muse, mafoi ! Au diable le cahier rouge ! L’important pour lequart d’heure était de faire beaucoup de thèmes grecs, de passerlicencié, d’être nommé professeur, et de reconstruire au plus viteun beau foyer tout neuf pour la famille Eyssette.

Cette pensée que je travaillais pour lafamille me donnait un grand coulage et me rendait la vie plusdouce. Ma chambre elle-même en était embellie…

Oh ! mansarde, chère mansarde, quellesbelles heures j’ai passées entre tes quatre murs ! Comme j’ytravaillais bien ! Comme je m’y sentais brave !…

Si j’avais quelques bonnes heures, j’en avaisde mauvaises aussi. Deux fois par semaine, le dimanche et le jeudi,il fallait mener les enfants en promenade.

Cette promenade était un supplice pourmoi.

D’habitude nous allions à la Prairie, unegrande pelouse qui s’étend comme un tapis au pied de la montagne, àune demi-lieue de la ville. Quelques gros châtaigniers, trois ouquatre guinguettes peintes en jaune, une source vive courant dansle vert, faisaient l’endroit charmant et gai pour l’œil… Les troisétudes s’y rendaient séparément ; une fois là, on lesréunissait sous la surveillance d’un seul maître qui était toujoursmoi. Mes deux collègues allaient se faire régaler par des grandsdans les guinguettes voisines, et, comme on ne m’invitait jamais,je restais pour garder les élèves… Un dur métier dans ce belendroit ! Il aurait fait si bon s’étendre sur cette herbeverte, dans l’ombre des châtaigniers, et se griser de serpolet, enécoutant chanter la petite source !… Au lieu de cela, ilfallait surveiller, crier, punir… J’avais tout le collège sur lesbras. C’était terrible…

Mais le plus terrible encore, ce n’était pasde surveiller les élèves à la Prairie, c’était de traverser laville avec ma division, la division des petits. Les autresdivisions emboîtaient le pas à merveille et sonnaient des talonscomme de vieux grognards ! cela sentait la discipline et letambour. Mes petits, eux, n’entendaient rien à toutes ces belleschoses.

Ils n’allaient pas en rang, se tenaient par lamain et jacassaient le long de la route. J’avais beau leurcrier : « Gardez vos distances !» ils ne mecomprenaient pas et marchaient tout de travers.

J’étais assez content de ma tête de colonne.J’y mettais les plus grands, les plus sérieux, ceux qui portaientla tunique ; mais à la queue, quel gâchis ! queldésordre ! Une marmaille folle, des cheveux ébouriffés, desmains sales, des culottes. en lambeaux ! Je n’osais pas lesregarder.

Desinit in piscem, me disait à ce sujet lesouriant M. Viot, homme d’esprit à ses heures. Le fait est quema queue de colonne avait une triste mine.

Comprenez-vous mon désespoir de me montrerdans les rues de Sarlande en pareil équipage, et le dimanche,surtout ! Les cloches carillonnaient, les rues étaient pleinesde monde. On rencontrait des pensionnats de demoiselles quiallaient à vêpres, des modistes en bonnet rose, des élégants enpantalon gris perle. Il fallait traverser tout cela avec un habitrâpé et une division ridicule. Quelle honte !…

Parmi tous ces diablotins ébouriffés que jepromenais deux fois par semaine dans la ville, il y en avait unsurtout, un demi-pensionnaire, qui me, désespérait par sa laideuret sa mauvaise tenue.

Imaginez un horrible petit avorton, si petitque c’en était ridicule ; avec cela disgracieux, sale, malpeigné, mal vêtu, sentant le ruisseau, et, pour que rien ne luimanquât, affreusement bancal.

Jamais pareil élève, s’il est permis toutefoisde donner à ça le nom d’élève, ne figura sur les feuillesd’inscription de l’Université. C’était à déshonorer un collège.

Pour ma part, je l’avais pris enaversion ; et quand je le voyais, les jours de promenade, sedandiner à la queue de la colonne avec la grâce d’un jeune canard,il me venait des envies furieuses de le chasser à grands coups debotte pour l’honneur de ma division.

Bamban – nous l’avions surnommé Bamban à causede sa démarche plus qu’irrégulière – Bamban était loin d’appartenirà une famille aristocratique.

Cela se voyait sans peine à ses manières, àses façons de dire et surtout aux belles relations qu’il avait dansle pays.

Tous les gamins de Sarlande étaient sesamis.

Grâce à lui, quand nous sortions, nous avionstoujours à nos trousses une nuée de polissons qui faisaient la rouesur nos derrières, appelaient Bamban par son nom, le montraient dudoigt, lui jetaient des peaux de châtaignes, et mille autres bonnessingeries. Mes petits s’en amusaient beaucoup, mais moi, je neriais pas, et j’adressais chaque semaine au principal un rapportcirconstancié sur l’élève Bamban et les nombreux désordres que saprésence entraînait.

Malheureusement mes rapports restaient sansréponse et j’étais toujours obligé de me montrer dans les rues encompagnie de M. Bamban, plus sale et plus bancal quejamais.

Un dimanche entre autres, un beau dimanche defête et de grand soleil, il m’arriva pour la promenade dans un étatde toilette tel que nous en fûmes tous épouvantés. Vous n’avezjamais rien rêvé de semblable. Des mains noires, des souliers sanscordon, de la boue jusque dans les cheveux, presque plus deculotte… un monstre. Le plus risible, c’est qu’évidemment onl’avait fait très beau, ce jour là, avant de me l’envoyer. Sa tête,mieux peignée qu’à l’ordinaire, était encore roide de pommade, etle nœud de cravate avait je ne sais quoi qui sentait les doigtsmaternels. Mais il y a tant de ruisseaux avant d’arriver aucollège !…

Bamban s’était roulé dans tous.

Quand je le vis prendre son rang parmi lesautres, paisible et souriant comme si de rien n’était, j’eus unmouvement d’horreur et d’indignation.

Je lui criai :« Va-t’en ! » Bamban pensa que je plaisantais etcontinua de sourire. Il se croyait très beau, ce jour-là ! Jelui criai de nouveau : «Va-t’en ! va-t’en ! »Il me regarda d’un air triste et soumis, son œil suppliait ;mais je fus inexorable et la division s’ébranla, le laissant seul,immobile au milieu de la rue.

Je me croyais délivré de lui pour toute lajournée, lorsqu’au sortir de la ville des rires et deschuchotements à mon arrière-garde me firent retourner la tête.

À quatre ou cinq pas derrière nous, Bambansuivait la promenade gravement. « Doublez le pas »,dis-je aux deux premiers.

Les élèves comprirent qu’il s’agissait defaire une niche au bancal, et la division se mit à filer d’un traind’enfer.

De temps en temps on se retournait pour voirsi Bamban pouvait suivre, et on riait de l’apercevoir là-bas, bienloin, gros comme le poing, trottant dans la poussière de la route,au milieu des marchands de gâteaux et de limonade.

Cet enragé-là arriva à la Prairie presque enmême temps que nous. Seulement il était pâle de fatigue et tiraitla jambe à faire pitié.

J’en eus le cœur touché, et, un peu honteux dema cruauté, je l’appelai près de moi doucement.

Il avait une petite blouse fanée, à carreauxrouges, la blouse du petit Chose, au collège de Lyon.

Je la reconnus tout de suite, cette blouse, etdans moi-même je me disais : «Misérable, tu n’as pashonte ? Mais c’est toi le petit Chose que tu t’amuses àmartyriser ainsi !. » Et, plein de larmes intérieures, jeme mis à aimer de tout mon cœur ce pauvre déshérité. Bamban s’étaitassis par terre à cause de ses jambes qui lui faisaient mal. Jem’assis près de lui. Je lui parlai… Je lui achetai une orange…J’aurais voulu lui laver les pieds. À partir de ce jour, Bambandevint mon ami.

J’appris sur son compte des chosesattendrissantes…

C’était le fils d’un maréchal ferrant qui,entendant vanter partout les bienfaits de l’éducation, se saignaitles quatre membres, le pauvre homme ! pour envoyer son enfantdemi-pensionnaire au collège. Mais, hélas !

Bamban n’était pas fait pour le collège, et iln’y profitait guère.

Le jour de son arrivée, on lui avait donné unmodèle de bâtons en lui disant : « Fais desbâtons ! » Et depuis un an, Bamban, faisait des bâtons.Et quels bâtons, grand Dieu !… tortus, sales, boiteux,clopinants, des bâtons de Bamban !..

Personne ne s’occupait de lui. Il ne faisaitspécialement partie d’aucune classe ; en général, il entraitdans celle qu’il voyait ouverte. Un jour, on le trouva en train defaire ses bâtons dans la classe de philosophie… Un drôle d’élève ceBamban ! Je le regardais quelquefois à l’étude, courbé en deuxsur son cahier, suant, soufflant, tirant la langue, tenant sa plumeà pleines mains et appuyant de toutes ses forces, comme s’il eûtvoulu traverser la table… À chaque bâton il reprenait de l’encre,et à la fin de chaque ligne, il rentrait sa langue et se reposaiten se frottant les mains.. Bamban travaillait de meilleur cœurmaintenant que nous étions amis…

Quand il avait terminé une page, ils’empressait de gravir ma chaire à quatre pattes et posait son chefd’œuvre devant moi, sans parler.

Je lui donnais une petite tape affectueuse enlui disant : «C’est très bien !» C’était hideux, mais jene voulais pas le décourager.

De fait, peu à peu, les bâtons commençaient àmarcher plus droit, la plume crachait moins, et il y avait moinsd’encre sur les cahiers… Je crois que je serais venu à bout de luiapprendre quelque chose ; malheureusement, la destinée noussépara. Le maître des moyens quittait le collège. Comme la fin del’année était proche, le principal ne voulut pas prendre un nouveaumaître. On installa un rhétoricien ! à barbe, dans la chairedes petits, et c’est moi qui fus chargé de l’étude des moyens.

Je considérai cela comme une catastrophe.

D’abord les moyens m’épouvantaient. Je lesavais vus à l’œuvre les jours de Prairie, et la pensée que j’allaisvivre sans cesse avec eux me serrait le cœur.

Puis il fallait quitter mes petits, mes cherspetits que j’aimais tant… Comment serait pour eux le rhétoricien àbarbe ?… Qu’allait devenir Bamban ? J’étais réellementmalheureux, Et mes petits aussi se désolaient de me voirpartir.

Le jour où je leur fis ma dernière étude, il yeut un moment d’émotion quand la cloche sonna… Ils voulurent tousm’embrasser. Quelques-uns même, je vous assure, trouvèrent deschoses charmantes à me dire.

Et Bamban ?…

Bamban ne parla pas. Seulement, au moment oùje sortais, il s’approcha de moi, tout rouge, et me mit dans lamain, avec solennité, un superbe cahier de bâtons qu’il avaitdessinés à mon intention.

Pauvre Bamban !.

Chapitre 7LE PION

Je pris donc possession de l’étude desmoyens.

Je trouvai là une cinquantaine de méchantsdrôles, montagnards joufflus de douze à quatorze ans, fils demétayers enrichis, que leurs parents envoyaient au collège pour enfaire de petits bourgeois, à raison de cent vingt francs partrimestre.

Grossiers, insolents, orgueilleux, parlantentre eux un rude patois cévenol auquel je n’entendais rien, ilsavaient presque tous cette laideur spéciale à l’enfance qui mue, degrosses mains rouges avec des engelures, des voix de jeunes coqsenrhumés, le regard abruti, et par là-dessus l’odeur du collège…Ils me haïrent tout de suite, sans me connaître. J’étais pour euxl’ennemi, le Pion ; et du jour où je m’assis dans ma chaire,ce fut la guerre entre nous, une guerre acharnée, sans trêve, detous les instants.

Ah ! les cruels enfants, comme ils mefirent souffrir !… Je voudrais en parler sans rancune, cestristesses sont si loin de nous !… Eh bien, non, je ne puispas ; et tenez ! à l’heure même où j’écris ces lignes, jesens ma main qui tremble de fièvre et d’émotion. Il me semble quej’y suis encore.

Eux ne pensent plus à moi, j’imagine. Ils nese souviennent plus du petit Chose, ni de ce beau lorgnon qu’ilavait acheté pour se donner l’air plus grave…

Mes anciens élèves sont des hommes maintenant,des hommes sérieux. Soubeyrol doit être notaire quelque part,là-haut, dans les Cévennes ; Veillon (cadet), greffier autribunal ; Loupi, pharmacien, et Bouzanquet, vétérinaire. Ilsont des positions, du ventre, tout ce qu’il faut.

Quelquefois, pourtant, quand ils serencontrent au cercle ou sur la place de l’église, ils serappellent le bon temps du collège, et alors peut-être il leurarrive de parler de moi.

« Dis donc, greffier, te souviens-tu dupetit Eyssette, notre pion de Sarlande, avec ses longs cheveux etsa figure de papier mâché ? Quelles bonnes farces nous luiavons faites !» C’est vrai, messieurs. Vous lui avez fait debonnes farces, et votre ancien pion ne les a pas encoreoubliées…

Ah ! le malheureux pion ! vousa-t-il assez fait rire ! L’avez-vous fait assezpleurer !… Oui, pleurer !..

Vous l’avez fait pleurer, et c’est ce quirendait vos farces bien meilleures…

Que de fois, à la fin d’une journée demartyre, le pauvre diable, blotti dans sa couchette, a mordu sacouverture pour que vous n’entendiez pas ses sanglots !…

C’est si terrible de vivre entouré demalveillance, d’avoir toujours peur, d’être toujours sur lequi-vive, toujours méchant, toujours armé, c’est si terrible depunir – on fait des injustices malgré soi -, si terrible de douter,de voir partout des pièges, de ne pas manger tranquille, de ne pasdormir en repos, de se dire toujours, même aux minutes detrêve :

« Ah ! mon Dieu !… Qu’est-cequ’ils vont me faire, maintenant ? » Non, vivrait-il centans, le pion Daniel Eyssette n’oubliera jamais tout ce qu’ilsouffrit au collège de Sarlande, depuis le triste jour où il entradans l’étude des moyens.

Et pourtant – je ne veux pas mentir – j’avaisgagné quelque chose à changer d’étude maintenant je voyais les yeuxnoirs.

Deux fois par jour, aux heures de récréation,je les apercevais de loin travaillant derrière une fenêtre dupremier étage qui donnait sur la cour des moyens…

Ils étaient là, plus noirs, plus grands quejamais, penchés du matin jusqu’au soir sur une coutureinterminable ; car les yeux noirs cousaient, ils ne selassaient pas de coudre. C’était pour coudre, rien que pour coudre,que la vieille fée aux lunettes les avait pris aux Enfants trouvés– car les yeux noirs ne connaissaient ni leur père ni leur mère –et, d’un bout à l’autre de l’année, ils cousaient, cousaient sansrelâche, sous le regard implacable de l’horrible fée aux lunettes,filant sa quenouille à côté d’eux.

Moi, je les regardais. Les récréations mesemblaient trop courtes. J’aurais passé ma vie sous cette fenêtrebénie derrière laquelle travaillaient les yeux noirs.

Eux aussi savaient que j’étais là. De temps entemps ils se levaient de dessus leur couture, et le regard aidant,nous nous parlions, – sans nous parler.

« Vous êtes bien malheureux, monsieurEyssette ?

– Et vous aussi, pauvres yeux noirs ?

– Nous, nous n’avons ni père ni mère.

– Moi, mon père et ma mère sont loin.

– La fée aux lunettes est terrible, si voussaviez – Les enfants me font bien souffrir, allez.

– Courage, monsieur Eyssette.

– Courage, beaux yeux noirs. » On ne s’endisait jamais plus long. Je craignais toujours de voir apparaîtreM. Viot avec ses clefs frinc ! frinc ! frinc !-, et là-haut, derrière la fenêtre, les yeux noirs avaient leurM. Viot aussi. Après un dialogue d’une minute, ils sebaissaient bien vite et reprenaient leur couture sous le regardféroce des grandes lunettes à monture d’acier.

Chers yeux noirs ! nous ne nous parlionsjamais qu’à de longues distances et par des regards furtifs, etcependant je les aimais de toute mon âme.

Il y avait encore l’abbé Germane que j’aimaisbien…

Cet abbé Germane était le professeur dephilosophie. Il passait pour un original, et dans le collège toutle monde le craignait, même le principal, même M. Viot. Ilparlait peu, d’une voix brève et cassante, nous tutoyait tous,marchait à grands pas, la tête en arrière, la soutane relevée,faisant sonner – comme un dragon – les talons de ses souliers àboucles. Il était grand et fort. Longtemps je l’avais cru trèsbeau ; mais un jour, en le regardant de plus près, jem’aperçus que cette noble face de lion avait été horriblementdéfigurée par la petite vérole. Pas un coin du visage qui ne fûthaché, sabré, couturé, un Mirabeau en soutane.

L’abbé vivait sombre et seul, dans une petitechambre qu’il occupait à l’extrémité de la maison, ce qu’onappelait le vieux collège. Personne n’entrait jamais chez lui,excepté ses deux frères, deux méchants vauriens qui étaient dansmon étude et dont il payait l’éducation… Le soir, quand ontraversait les cours pour monter au dortoir, on apercevait,là-haut, dans les bâtiments noirs et ruinés du vieux collège, unepetite lueur pâle qui veillait : c’était la lampe de l’abbéGermane. Bien des fois aussi, le matin, en descendant pour l’étudede six heures, je voyais, à travers la brume, la lampe brûlerencore, l’abbé Germane ne s’était pas couché… On disait qu’iltravaillait à un grand ouvrage de philosophie.

Pour ma part, même avant de le connaître, jeme sentais une grande sympathie pour cet étrange abbé.

Son horrible et beau visage, toutresplendissant d’intelligence, m’attirait. Seulement on m’avaittant effrayé par le récit de ses bizarreries et de ses brutalités,que je n’osais pas aller vers lui. J’y allai cependant, et pour monbonheur.

Voici dans quelles circonstances…

Il faut vous dire qu’en ce temps-là j’étaisplongé jusqu’au cou dans l’histoire de la philosophie… Un rudetravail pour le petit Chose ! Or, certain jour, l’envie mevint de lire Condillac.

Entre nous, le bonhomme ne vaut même pas lapeine qu’on le lise ! c’est un philosophe pour rire, et toutson bagage philosophique tiendrait dans le chaton d’une bague àvingt-cinq sous ; mais, vous savez ! quand on est jeune,on a sur les choses et sur les hommes des idées tout detravers.

Je voulais donc lire Condillac. Il me fallaitun Condillac coûte que coûte. Malheureusement, la bibliothèque ducollège en était absolument dépourvue, et les libraires de Sarlandene tenaient pas cet article-là !. Je résolus de m’adresser àl’abbé Germane. Ses frères m’avaient dit que sa chambre contenaitplus de deux mille volumes, et je ne doutais pas de trouver chezlui le livre de mes rêves. Mais ce diable d’homme m’épouvantait, etpour me décider à monter à son réduit ce n’était pas trop de toutmon amour pour M. de Condillac. En arrivant devant laporte, mes jambes tremblaient de peur… Je frappai deux fois trèsdoucement. « Entrez !» répondit une voix de Titan.

Le terrible abbé Germane était assis àcalifourchon sur une chaise basse, les jambes étendues, la soutaneretroussée et laissant voir de gros muscles qui saillaientvigoureusement dans des bas de soie noire.

Accoudé sur le dossier de sa chaise, il lisaitun in-folio à tranches rouges, et fumait à grand bruit une petitepipe courte et brune, de celles qu’on appelle« brûle-gueule ».

« C’est toi ! me dit-il en levant àpeine les yeux de dessus son in-folio… Bonjour ! Commentvas-tu ?…

Qu’est-ce que tu veux ? » Letranchant de sa voix, l’aspect sévère de cette chambre tapissée delivres, la façon cavalière dont il était assis, cette petite pipe,qu’il tenait aux dents, tout cela m’intimidait beaucoup.

Je parvins cependant à expliquer tant bien quemal l’objet de ma visite et à demander le fameux Condillac.

« Condillac ! tu Veux lireCondillac ! me répondit l’abbé Germane en souriant. Quelledrôle d’idée !…

Est-ce que tu n’aimerais pas mieux fumer unepipe avec moi ! décroche-moi ce joli calumet qui est pendulà-bas, contre la muraille, et allume-le… ; tu verras, c’estbien meilleur que tous les Condillac de la terre. » Jem’excusai du geste, en rougissant.

« Tu ne veux pas ?… À ton aise, mongarçon… Ton Condillac est là-haut, sur le troisième rayon àgauche.

Tu peux l’emporter ; je te le prête.Surtout ne le gâte pas, ou je te coupe les oreilles. »J’atteignis le Condillac sur le troisième rayon à gauche, et je medisposais à me retirer ; mais l’abbé me retint.

« Tu t’occupes donc de philosophie ?me dit-il en me regardant dans les yeux… Est-ce que tu y croiraispar hasard ?… Des histoires, mon cher, de pureshistoires ! Et dire qu’ils ont voulu faire de moi unprofesseur de philosophie ! Je vous demande un peu !…

Enseigner quoi ? zéro, néant… Ilsauraient pu tout aussi bien, pendant qu’ils y étaient, me nommerinspecteur général des étoiles ou contrôleur des fumées de pipes…Ah ! misère de moi ! Il faut faire parfois de singuliersmétiers pour gagner sa vie… Tu en connais quelque chose, toi aussi,n’est-ce pas ?… Oh ! tu n’as pas besoin de rougir. Jesais que tu n’es pas heureux, mon pauvre petit pion, et que lesenfants te font une rude existence. » Ici l’abbé Germanes’interrompit un moment, Il paraissait très en colère et secouaitsa pipe sur son ongle avec fureur. Moi, d’entendre ce digne hommes’apitoyer ainsi sur mon sort, je me sentais tout ému et j’avaismis le Condillac devant mes yeux, pour dissimuler les grosseslarmes dont ils étaient remplis.

Presque aussitôt l’abbé reprit :

« À propos ! j’oubliais de te demander…Aimes-tu le Bon Dieu ?… Il faut l’aimer, vois-tu ! moncher, et avoir confiance en lui, et le prier ferme ; sans quoitu ne t’en tireras jamais… Aux grandes souffrances de la vie, je neconnais que trois remèdes : le travail, la prière et la pipe,la pipe de terre, très courte, souviens-toi de cela… Quant auxphilosophes, n’y compte pas ; ils ne te consoleront jamais derien. J’ai passé par là, tu peux m’en croire.

– Je vous crois, monsieur l’abbé.

– Maintenant, va-t’en, tu me fatigues… Quandtu voudras des livres, tu n’auras qu’à venir en prendre.

La clef de ma chambre est toujours sur laporte, et les philosophes toujours sur le troisième rayon à gauche…Ne me parle plus… Adieu !» Là-dessus, il se remit à sa lectureet me laissa sortir, sans même me regarder.

À partir de ce jour, j’eus tous lesphilosophes de l’univers à ma disposition, j’entrais chez l’abbéGermane sans frapper, comme chez moi. Le plus souvent, aux heuresoù je venais, l’abbé faisait sa classe, et la chambre était vide.La petite pipe dormait sur le bord de la table, au milieu desin-folio à tranches rouges et d’innombrables papiers couverts depattes de mouches… Quelquefois aussi l’abbé Germane était là. Je letrouvais lisant, écrivant, marchant de long en large, à grandesenjambées. En entrant, je disais d’une voix timide : «Bonjour,monsieur l’abbé ! » La plupart du temps, il ne merépondait pas… Je prenais mon philosophe sur le troisième rayon àgauche, et je m’en allais, sans qu’on eût seulement l’air desoupçonner ma présence… Jusqu’à la fin de l’année, nousn’échangeâmes pas vingt paroles ; mais n’importe !quelque chose en moi-même m’avertissait que nous étions de grandsamis…

Cependant les vacances approchaient. Onentendait tout le jour les élèves de la musique répétant, dans laclasse de dessin, des polkas et des airs de marche pour ladistribution des prix. Ces polkas réjouissaient tout le monde. Lesoir, à la dernière étude, on voyait sortir des pupitres une foulede petits calendriers, et chaque enfant rayait sur le sien le jourqui venait de finir : « Encore un de moins ! »Les cours étaient pleines de planches pour l’estrade ; onbattait des fauteuils, on secouait les tapis… plus de travail, plusde discipline. Seulement, toujours, jusqu’au bout, la haine du pionet les farces, les terribles farces.

Enfin, le grand jour arriva. Il étaittemps ; je n’y pouvais plus tenir. On distribua les prix dansma cour, la cour des moyens…, je la vois encore avec sa tentebariolée, ses murs couverts de draperies blanches, ses grandsarbres verts pleins de drapeaux, et là-dessous tout un fouillis detoques, de képis, de shakos, de casques, de bonnets à fleurs, declaques brodés, de plumes, de rubans, de pompons, de panaches… Aufond, une longue estrade où étaient installées les autorités ducollège dans des fauteuils en velours grenat… Oh ! cetteestrade, comme on se sentait petit devant elle ! Quel grandair de dédain et de supériorité elle donnait à ceux qui étaientdessus ! Aucun de ces messieurs n’avait plus la physionomiehabituelle.

L’abbé Germane était sur l’estrade, lui aussi,mais il ne paraissait pas s’en douter. Allongé dans son fauteuil,la tête renversée, il écoutait ses voisins d’une oreille distraiteet semblait suivre de l’œil, à travers le feuillage, la fumée d’unepipe imaginaire.

Aux pieds de l’estrade, la musique, tromboneset ophicléides, reluisant au soleil ; les trois divisionsentassées sur des bancs, avec les maîtres en serre-file ;puis, derrière, la cohue des parents, le professeur de secondeoffrant le bras aux dames en criant : « Place !place !» et enfin, perdues au milieu de la foule, les clefs deM. Viot qui couraient d’un bout de la cour à l’autre et qu’onentendait – frinc ! frinc ! frinc ! – à droite, àgauche, ici, partout en même temps.

La cérémonie commença, il faisait chaud. Pasd’air sous la tente… il y avait de grosses dames cramoisies quisommeillaient à l’ombre de leurs marabouts, et des messieurschauves qui s’épongeaient la tête avec des foulards ponceau. Toutétait rouge : les visages, les tapis, les drapeaux, lesfauteuils… Nous eûmes trois discours, qu’on applauditbeaucoup ; mais moi, je ne les entendis pas. Là-haut, derrièrela fenêtre du premier étage, les yeux noirs cousaient à leur placehabituelle, et mon âme allait vers eux… Pauvres yeux noirs !même ce jour-là, la fée aux lunettes ne les laissait paschômer.

Quand le dernier nom du dernier accessit de ladernière classe eut été proclamé, la musique entama une marchetriomphale et tout se débanda. Tohu-bohu général, Les professeursdescendaient de l’estrade ; les élèves sautaient par-dessusles bancs pour rejoindre leurs familles. On s_’embrassait, ons’appelait : « Par ici ! par ici ! » Lessœurs des lauréats s’en allaient fièrement avec les couronnes deleurs frères.

Les robes de soie faisaient froufrou à traversles chaises… Immobile derrière un arbre, le petit Chose regardaitpasser les belles dames, tout malingre et tout honteux dans sonhabit râpé. Peu à peu la cour se désemplit. À la grande porte, leprincipal et M. Viot se tenaient debout, caressant les enfantsau passage, saluant les parents jusqu’à terre.

« À l’année prochaine, à l’annéeprochaine ! » disait le principal avec un sourire câlin…les clefs de M. Viot tintaient, pleines de caresses :«Frinc ! frinc ! frinc ! Revenez-nous l’annéeprochaine.» Les enfants se laissaient embrasser négligemment etfranchissaient l’escalier d’un bond.

Ceux-là montaient dans de belles voituresarmoriées, où les mères et les sœurs rangeaient leurs grandes jupespour faire place : clic ! clac !… en route vers lechâteau !… Nous allons revoir nos parcs, nos pelouses,l’escarpolette sous les acacias, les volières pleines d’oiseauxrares, la pièce d’eau avec ses deux cygnes, et la grande terrasse àbalustres où l’on prend des sorbets le soir.

D’autres grimpaient dans les chars à banc defamille, à côté de jolies filles riant à belles dents sous leurscoiffes blanches. La fermière conduisait avec sa chaîne d’or autourdu cou… Fouette, Mathurine ! On retourne à la métairie ;on va manger des beurrées, boire du vin muscat, chasser à lapipée ! tout le jour et se rouler dans le foin qui sentbon ! Heureux enfants ! Ils s’en allaient, ils partaienttous… Ah ! si j’avais pu partir moi aussi…

Chapitre 8LES YEUX NOIRS

MAINTENANT le collège est désert. Tout lemonde est parti… D’un bout des dortoirs à l’autre, des escadrons degros rats font des charges de cavalerie. en plein jour. Lesécritoires se dessèchent au fond des pupitres. Sur les arbres descours, la division des moineaux est en fête ; ces messieursont invité tous leurs camarades de la ville, ceux de l’évêché, ceuxde la sous-préfecture, et, du matin jusqu’au soir, c’est un pépiageassourdissant.

De sa chambre, sous les combles, le petitChose les écoute en travaillant. On l’a gardé par charité, dans lamaison, pendant les vacances. Il en profite pour étudier à mort lesphilosophes grecs. Seulement, la chambre est trop chaude et lesplafonds trop bas.

On étouffe là-dessous… Pas de volets auxfenêtres. Le soleil entre comme une torche et met le feupartout.

Le plâtre des solives craque, se détache… Degrosses mouches, alourdies par la chaleur, dorment collées auxvitres… Le petit Chose, lui, fait de grands efforts pour ne pasdormir. Sa tête est lourde comme du plomb ; ses paupièresbattent.

Travaille donc, Daniel Eyssette !… Ilfaut reconstruire le foyer… Mais non ! il ne peut pas… Leslettres de son livre dansent devant ses yeux, puis, ce livre quitourne, puis la table, puis la chambre. Pour chasser cet étrangeassoupissement, le petit Chose se lève, fait quelques pas ;arrivé devant la porte, il chancelle et tombe à terre comme unemasse, foudroyé par le sommeil.

Au-dehors, les moineaux piaillent ; lescigales chantent à tue-tête ; les platanes, blancs depoussière, s’écaillent au soleil en étirant leur millebranches.

Le petit Chose fait un rêve singulier ;il lui semble qu’on frappe à la porte de sa chambre, et qu’une voixéclatante l’appelle par son nom : «Daniel,Daniel !… » Cette voix, il la reconnaît. C’est du mêmeton qu’elle criait autrefois : «Jacques, tu es unâne !».

Les coups redoublent à la porte :« Daniel, mon Daniel, c’est ton père, ouvre vite. »Oh ! l’affreux cauchemar. Le petit Chose veut répondre, allerouvrir. Il se redresse sur son coude : mais sa tête est troplourde, il retombe et perd connaissance.

Quand le petit Chose revient à lui, il esttout étonné de se trouver dans une couchette bien blanche, entouréede grands rideaux bleus qui font de l’ombre tout autour… Lumièredouce, chambre tranquille. Pas d’autre bruit que le tic-tac d’unehorloge et le tintement d’une cuiller dans la porcelaine… Le petitChose ne sait pas où il est ; mais il se trouve très bien. Lesrideaux s’entrouvrent. M. Eyssette père, une tasse à la main,se penche vers lui avec un bon sourire et des larmes plein lesyeux. Le petit Chose peut continuer son rêve.

« Est-ce vous, père ? Est-ce bienvous ?

– Oui, mon Daniel ; oui, mon cher enfant,c’est moi.

– Où suis-je donc ?

– À l’infirmerie, depuis huit jours… ;maintenant tu es guéri, mais tu as été bien malade…

– Mais vous, mon père, commentêtes-vous ?

Embrassez-moi donc encore !… Oh !tenez ! de vous voir, il me semble que je rêvetoujours. »

M. Eyssette père l’embrasse :

« Allons ! couvre-toi, sois sage… Lemédecin ne veut pas que tu parles. » Et pour empêcher l’enfantde parler, le brave homme parle tout le temps.

« Figure-toi qu’il y a huit jours, laCompagnie vinicole m’envoie faire une tournée dans les Cévennes, Tupenses si j’étais content : une occasion de voir monDaniel ! J’arrive au collège… On t’appelle, on te cherche… Pasde Daniel. Je me fais conduire à ta chambre : la clef était endedans… Je frappe : personne.

Vlan ! j’enfonce ta porte d’un coup depied, et je te trouve là, par terre, avec une fièvre decheval !… Ah ! pauvre enfant, comme tu as étémalade ! Cinq jours de délire ! Je ne t’ai pas quittéd’une minute… Tu battais la campagne tout le temps ; tuparlais toujours de reconstruire le foyer. Quel foyer ?dis !… Tu criais : « Pas de clefs ? ôtez lesclefs des serrures ! » Tu ris ? Je te jure que je neriais pas, moi. Dieu ! quelles nuits tu m’as faitpasser !… Comprends-tu cela ! M. Viot – c’est bienM. Viot, n’est ce pas ? qui voulait m’empêcher de coucherdans le collège ! Il invoquait le règlement… Ah ! bienoui, le règlement ! Est-ce que je le connais, moi, sonrèglement ? Ce cuistre-là croyait me faire peur en me remuantses clefs sous le nez. Je l’ai poliment remis à sa place,va ! » Le petit Chose frémit de l’audace deM. Eyssette ; puis oubliant bien vite les clefs deM. Viot : « Et ma mère ?» demande-t-il, enétendant ses bras comme si sa mère était là, à portée de sescaresses.

« Si tu te découvres, tu ne sauras rien,répondit M. Eyssette d’un ton fâché. Voyons !couvre-toi…

Ta mère va bien, elle est chez l’oncleBaptiste.

– Et Jacques ?

– Jacques ? c’est un âne !… Quand jedis un âne, tu comprends, c’est une façon de parler… Jacques est untrès brave enfant, au contraire… Ne te découvre donc pas, millediables !… Sa position est fort jolie.

Il pleure toujours, par exemple. Mais, dureste, il est très content. Son directeur l’a pris pour secrétaire…Il n’a rien à faire qu’à écrire sous la dictée…

Une situation fort agréable.

– Il sera donc toute sa vie condamné à écriresous la dictée, ce pauvre Jacques !… » Disant cela, lepetit Chose se met à rire de bon cœur, et M. Eyssette rit dele voir rire, tout en le grondant à cause de cette mauditecouverture qui se dérange toujours.

Oh ! bienheureuse infirmerie !Quelles heures charmantes le petit Chose passe entre les rideauxbleus de sa couchette !… M. Eyssette ne le quittepas ; il reste là tout le jour, assis près du chevet, et lepetit Chose voudrait que M. Eyssette ne s’en allât jamais…Hélas ! c’est impossible. La Compagnie vinicole a besoin deson voyageur. Il faut reprendre la tournée des Cévennes…

Après le départ de son père, l’enfant resteseul, dans l’infirmerie silencieuse… Il passe ses journées à lire,au fond d’un grand fauteuil roulé près de la fenêtre. Matin etsoir, la jaune Mme Cassagne lui apporte ses repas. Le petitChose boit le bol de bouillon, suce l’aileron de poulet ; etdit : «Merci, madame ! » Rien de plus. Cette femmesent les fièvres et lui déplaît ; il ne la regarde mêmepas.

Or, un matin qu’il vient de faire son :«Merci, madame ! » tout sec comme à l’ordinaire, sansquitter son livre des yeux, il est bien étonné d’entendre une voixtrès douce lui dire : «Comment cela va-t-il aujourd’hui,monsieur Daniel ?» Le petit Chose lève la tête, et devinez cequ’il voit ?…

Les yeux noirs, les yeux noirs en personne,immobiles et souriants devant lui !…

Les yeux noirs annoncent à leur ami que lafemme jaune est malade et qu’ils sont chargés de faire son service.Ils ajoutent en se baissant qu’ils éprouvent beaucoup de joie àvoir M. Daniel rétabli ; puis ils se retirent avec uneprofonde révérence, en disant qu’ils reviendront le même soir. Lemême soir, en effet, les yeux noirs sont revenus, et le lendemainmatin aussi, et, le lendemain soir encore. Le petit Chose est ravi.Il bénit sa maladie, la maladie de la femme jaune, toutes lesmaladies du monde ; si personne n’avait été malade, iln’aurait jamais eu de tête-à-tête avec les yeux noirs.

Oh ! bienheureuse infirmerie !Quelles heures charmantes le petit Chose passe dans son fauteuil deconvalescent, roulé près de la fenêtre !… Le matin, les yeuxnoirs ont sous leurs grands cils un tas de paillettes d’or que lesoleil fait reluire ; le soir, ils resplendissent doucement etfont, dans l’ombre autour d’eux, de la lumière d’étoile… Le petitChose rêve aux yeux noirs toutes les nuits, il n’en dort plus.

Dès l’aube, le voilà sur pied pour se préparerà les recevoir : il a tant de confidences à leurfaire !…

Puis, quand les yeux noirs arrivent, il neleur dit rien.

Les yeux noirs ont l’air très étonnés de cesilence. Ils vont et viennent dans l’infirmerie, et trouvent milleprétextes pour rester près du malade, espérant toujours qu’il sedécidera à parler ; mais ce damné de petit Chose ne se décidepas.

Quelquefois, cependant, il s’arme de tout soncourage et commence ainsi bravement :«Mademoiselle !… », Aussitôt les yeux noirs s’allument etle regardent en souriant. Mais de les voir sourire ainsi ; lemalheureux perd la tête, et d’une voix tremblante, ilajoute :

« Je vous remercie de vos bontés pourmoi. » Ou bien encore : « Le bouillon est excellentce matin. » Alors les yeux noirs font une jolie petite mouequi signifie : « Quoi ! ce n’est quecela ! » Et ils s’en vont en soupirant.

Quand ils sont partis, le petit Chose sedésespère : « Oh ! dès demain, dès demain sansfaute, je leur parlerai. ».

Et puis le lendemain c’est encore àrecommencer.

Enfin, de guerre lasse et sentant bien qu’iln’aura jamais le courage de dire ce qu’il pense aux yeux noirs, lepetit Chose se décide à leur écrire… Un soir, il demande de l’encreet du papier, pour une lettre importante, oh ! trèsimportante… Les yeux noirs ont sans doute deviné quelle est lalettre dont il s’agit ; ils sont si malins, les yeuxnoirs !… Vite, vite, ils courent chercher de l’encre et dupapier, les posent devant le malade, et s’en vont en riant toutseuls.

Le petit Chose se met à écrire ; il écrittoute la nuit ; puis, quand le matin est venu, il s’aperçoitque cette interminable lettre ne contient que trois mots, vousm’entendez bien ; seulement ces trois mots sont les pluséloquents du monde, et il compte qu’ils produiront un très grandeffet.

Attention, maintenant… Les yeux noirs, vontvenir… Le petit Chose est très ému ; il a préparé sa lettred’avance et se jure de la remettre dès qu’on arrivera… Voicicomment cela va se passer. Les yeux noirs entreront, ils poserontle bouillon et le poulet sur la table. « Bonjour, monsieurDaniel !… » Alors, lui, leur dira tout de suite, trèscourageusement :

« Gentils yeux noirs, voici une lettrepour vous. » Mais chut !… Un pas d’oiseau dans lecorridor… Les yeux noirs approchent… Le petit Chose tient la lettreà la main. Son cœur bat ; il va mourir…

La porte s’ouvre… Horreur !…

À la place des yeux noirs, paraît la vieillefée, la terrible fée aux lunettes, Le petit Chose n’ose pasdemander d’explications ; mais il est consterné… Pourquoi nesont-ils pas revenus ?… Il attend le soir avec impatience…Hélas !…

le soir encore, les yeux noirs ne viennentpas, ni le lendemain non plus, ni les jours d’après, ni jamais.

On a chassé les yeux noirs. On les a renvoyésaux Enfants trouvés ; où ils resteront enfermés pendant quatreans, jusqu’à leur majorité… Les yeux noirs volaient dusucre !…

Adieu les beaux jours de l’infirmerie !les yeux noirs s’en sont allés, et pour comble de malheur, voilàles élèves qui reviennent… Et quoi ! déjà la rentrée…Oh ! que ces vacances ont été courtes ! Pour la premièrefois depuis six semaines, le petit Chose descend dans les cours,pâle, maigre, plus petit Chose que jamais… Tout le collège seréveille.

On le lave du haut en bas. Les corridorsruissellent d’eau. Férocement, comme toujours, les clefs deM. Viot se démènent. Terrible M. Viot, il a profité desvacances pour ajouter quelques articles à son règlement et quelquesclefs à son trousseau. Le petit Chose n’a qu’à bien se tenir.

Chaque jour, il arrive des élèves… Clic !clac ! On revoit devant la porte les chars à bancs et lesberlines de la distribution des prix. Quelques anciens manquent àl’appel, mais des nouveaux les remplacent. Les divisions sereforment. Cette année comme l’an dernier, le petit Chose aural’étude des moyens.

Le pauvre pion tremble déjà. Après tout, quisait ?

Les enfants seront peut-être moins méchantscette année-ci.

Le matin de la rentrée, grande musique à lachapelle. C’est la messe du Saint-Esprit… Veni, creatorSpiritus !… Voici M. le principal avec son bel habit noiret la petite palme d’argent à la boutonnière.

Derrière lui, se tient l’état-major desprofesseurs en toge de cérémonie : les sciences ont l’hermineorange ; les humanités, l’hermine blanche !’. Leprofesseur de seconde, un freluquet, s’est permis des gants decouleur tendre et une toque de fantaisie ; M. Viot n’apas l’air content. Veni, creator Spiritus !… Au fond del’église, pêle-mêle avec les élèves, le petit Chose regarde d’unœil d’envie les toges majestueuses et les palmes d’argent… Quandsera-t-il professeur, lui aussi ?… Quand pourra-t-ilreconstruire le foyer ?

Hélas ! avant d’en arriver là, que detemps encore et que de peines ! Veni creator Spiritus !…Le petit Chose se sent l’âme triste ; l’orgue lui donne enviede pleurer… Tout à coup, là-bas, dans un coin du chœur, il aperçoitune belle figure ravagée qui lui sourit… Ce sourire fait du bien aupetit Chose, et, de revoir l’abbé Germane, le voilà plein decourage et tout ragaillardi ! Veni creatorSpiritus !…

Deux jours après la messe du Saint-Esprit,nouvelles solennités. C’était la fête du principal. Ce jour-là – detemps immémorial –, tout le collège célèbre la Saint-Théophile surl’herbe à grand renfort de viandes froides et de vins de Limouk.Cette fois, comme à l’ordinaire, M. le principal n’épargnerien pour donner du retentissement à ce petit festival de famille,qui satisfait les instincts généreux de son cœur, sans nuirecependant aux intérêts de son collège. Dés l’aube, on s’emplit tous– élèves et maîtres – dans de grandes tapissières, pavoisées auxcouleurs municipales, et le convoi part au galop, traînant à sasuite, dans deux énormes fourgons, les paniers de vin mousseux etles corbeilles de mangeaille… En tête, sur le premier char, lesgros bonnets et la musique. Ordre aux ophicléides de jouer trèsfort. Les fouets claquent, les grelots sonnent, les pilesd’assiettes se heurtent contre les gamelles de fer-blanc. ToutSarlande en bonnet de nuit se met aux fenêtres pour voir passer lafête du principal. C’est à la Prairie que le gala doit avoir lieu.À peine arrivé, on étend des nappes sur l’herbe, et les enfantscrèvent de rire en voyant messieurs les professeurs assis au fraisdans les violettes comme de simples collégiens… Les tranches depâté circulent.

Les bouchons sautent. Les yeux flambent. Onparle beaucoup… Seul, au milieu de l’animation générale, le petitChose a l’air préoccupé. Tout à coup on le voit rougir… M. leprincipal vient de se lever, un papier à la main :« Messieurs, on me remet à l’instant même quelques vers quem’adresse un poète anonyme. Il paraît que notre Pindare ordinaire,M. Viot, a un émule cette année. Quoique ces vers soient unpeu trop flatteurs pour moi, je vous demande la permission de vousles lire.

– Oui, oui… lisez !… lisez !… »Et de sa belle voix des distributions, M. le principalcommence la lecture…

C’est un compliment assez bien tourné, pleinde rimes aimables à l’adresse du principal et de tous cesmessieurs. Une fleur pour chacun. La fée aux lunettes elle-mêmen’est pas oubliée. Le poète l’appelle «l’ange du réfectoire», cequi est charmant.

On l’applaudit longuement. Quelques voixdemandent l’auteur. Le petit Chose se lève, rouge comme un pépin degrenade, et s’incline avec modestie, Acclamations générales. Lepetit Chose devient le héros de la fête. Le principal veutl’embrasser. De vieux professeurs lui serrent la main d’un airentendu.

Le régent de seconde lui demande ses vers pourles mettre dans le journal. Le petit Chose est très content :tout cet encens lui monte au cerveau avec les fumées du vin deLimoux. Seulement, et ceci le dégrise un peu, il croit entendrel’abbé Germane murmurer : « L’imbécile !» et lesclefs de son rival grincer férocement.

Ce premier enthousiasme apaisé, M. leprincipal frappe dans ses mains pour réclamer le silence.

«Maintenant, Viot, à votre tour ! aprèsla Muse badine, la Muse sévère. »

M. Viot tire gravement de sa poche uncahier relié, gros de promesses, et commence sa lecture en jetantsur le petit Chose un regard de côté.

L’œuvre de M. Viot est une idylle, uneidylle toute virgilienne en l’honneur du règlement. L’élèveMénalque et l’élève Dorilas s’y répondent en strophes alternées…L’élève Ménalque est d’un collège où fleurit le règlement ;l’élève Dorilas, d’un autre collège d’où le règlement est exilé…Ménalque dit les plaisirs austères d’une forte discipline ;Dorilas, les joies infécondes d’une folle liberté.

À la fin, Dorilas est terrassé. Il remet entreles mains de son vainqueur le prix de la lutte, et tous deux,unissant leurs voix, entonnent un chant d’allégresse à la gloire durèglement.

Le poème est fini… Silence de mort !…Pendant la lecture, les enfants ont emporté leurs assiettes àl’autre bout de la prairie, et mangent leurs pâtés, tranquilles,loin, bien loin, de l’élève Ménalque et Dorilas. M. Viot lesregarde de sa place avec un sourire amer… Les professeurs ont tenubon, mais pas un n’a le courage d’applaudir… InfortunéM. Viot ! C’est une vraie déroute… Le principal essaie dele consoler.

« Le sujet était aride, messieurs, maisle poète s’en est bien tiré. », «Moi, je trouve cela trèsbeau », dit effrontément le petit Chose, à qui son triomphecommence à faire peur.

Lâchetés perdues ! M. Viot ne veutpas être consolé.

Il s’incline sans répondre et garde sonsourire amer…

Il le garde tout le jour, et le soir, enrentrant, au milieu des chants des élèves, des couacs de la musiqueet du fracas des tapissières roulant sur les pavés de la villeendormie, le petit Chose entend dans l’ombre, près de lui, lesclefs de son rival qui grondent d’un air méchant :« Frinc ! frinc ! frinc ! monsieur le poète,nous vous revaudrons cela !»

Chapitre 9L’AFFAIRE BOUCOYRAN

Avec la Saint-Théophile, voilà les vacancesenterrées.

Les jours qui suivirent furent tristes ;un vrai lendemain de Mardi gras. Personne ne se sentait en train,ni les maîtres, ni les élèves. On s’installait…

Après deux grands mois de repos, le collègeavait peine à reprendre son va-et-vient habituel. Les rouagesfonctionnaient mal, comme ceux d’une vieille horloge, qu’on auraitdepuis longtemps oublié de remonter. Peu à peu, cependant, grâceaux efforts de M. Viot, tout se régularisa. Chaque jour, auxmêmes heures, au son de la même cloche, on vit de petites portess’ouvrir dans les cours et des litanies d’enfants, roides comme dessoldats de bois, défiler deux par deux sous les arbres ; puisla cloche sonnait encore, ding ! dong ! – et les mêmesenfants repassaient sous les mêmes petites portes. Ding !dong ! Levez-vous. Ding ! dong ! Couchez-vous.Ding ! dong ! Instruisez-vous ! Ding !dong ! Amusez-vous. Et cela pour toute l’année.

O triomphe du règlement ! Comme l’élèveMénalque aurait été heureux de vivre, sous la férule deM. Viot, dans le collège modèle de Sarlande…

Moi seul, je faisais ombre à cet adorabletableau.

Mon étude ne marchait pas, Les terriblesmoyens m’étaient revenus de leurs montagnes, plus laids, plusâpres, plus féroces que jamais. De mon côté, j’étais aigri ;la maladie m’avait rendu nerveux et irritable ; je ne pouvaisplus rien supporter… Trop doux l’année précédente, je fus tropsévère cette année… J’espérais ainsi mater ces méchants drôles, et,pour la moindre incartade, je foudroyais toute l’étude de pensumset de retenues…

Ce système ne me réussit pas. Mes punitions, àforce d’être prodiguées, se déprécièrent et tombèrent aussi bas queles assignats de l’an IV’… Un jour, je me sentis débordé. Mon étudeétait en pleine révolte, et je n’avais plus de munitions pour fairetête à l’émeute, Je me vois encore dans ma chaire, me débattantcomme un beau diable, au milieu des cris, des pleurs, desgrognements, des sifflements : « À la porte !…Cocorico !… kss !… kss !… Plus de tyrans !…C’est une injustice !… » Et les encriers pleuvaient, etles papiers mâchés s’épataient sur mon pupitre, et tous ces petitsmonstres – sous prétexte de réclamations – se pendaient par grappesà ma chaire, avec des hurlements de macaques.

Quelquefois, en désespoir de cause, j’appelaisM. Viot à mon secours. Pensez, quelle humiliation !Depuis la Saint-Théophile, l’homme aux clefs me tenait rigueur etje le sentais heureux de ma détresse. Quand il entrait dans l’étudebrusquement, ses clefs à la main, c’était comme une pierre dans unétang de grenouilles : en un clin d’œil tout le monde seretrouvait à sa place, le nez sur les livres.

On aurait entendu voler une mouche.M. Viot se promenait un moment de long en large, agitant sontrousseau de ferraille, au milieu du grand silence ; puis ilme regardait ironiquement et se retirait sans rien dire.

J’étais très malheureux. Les maîtres, mescollègues, se moquaient de moi. Le principal, quand je lerencontrais, me faisait mauvais accueil ; il y avait sansdoute du M. Viot là-dessous… Pour m’achever, survintBoucoyran.

Oh ! Cette affaire Boucoyran ! Jesuis sûr qu’elle est restée dans les annales du collège et que lesSarlandais en parlent encore aujourd’hui… Moi aussi, je veux enparler de cette terrible affaire. Il est temps que le public sachela vérité…

Quinze ans, de gros pieds, de gros yeux, degrosses mains, pas de front, et l’allure d’un valet de ferme :tel était le marquis de Boucoyran, terreur de la cour des moyens etseul échantillon de la noblesse cévenole au collège de Sarlande. Leprincipal tenait beaucoup à cet élève, en considération du vernisaristocratique que sa présence donnait à l’établissement. Dans lecollège, on ne l’appelait que le « marquis ». Tout lemonde le craignait ; moi même je subissais l’influencegénérale et je ne lui parlais qu’avec des ménagements.

Pendant quelque temps, nous vécûmes en assezbons termes, M. le marquis avait bien par-ci par-là certainesfaçons impertinentes de me regarder ou de me répondre quirappelaient par trop l’Ancien Régime, mais j’affectais de n’y pointprendre garde, sentant que j’avais affaire à forte partie.

Un jour cependant, ce faquin de marquis sepermit de répliquer, en pleine étude, avec une insolence telle queje perdis toute patience.

« Monsieur de Boucoyran, lui dis-je enessayant de garder mon sang-froid, prenez vos livres et sortezsur-le-champ. » C’était un acte d’autorité inouï pour cedrôle. Il en resta stupéfait et me regarda, sans bouger de saplace, avec des gros yeux.

Je compris que je m’engageais dans uneméchante affaire, mais j’étais trop avancé pour reculer.

« Sortez, monsieur deBoucoyran !… » commandai-je de nouveau.

Les élèves attendaient, anxieux. Pour lapremière fois, j’avais du silence.

À ma seconde injonction, le marquis, revenu desa surprise, me répondit, il fallait voir de quel air :

« Je ne sortirai pas !» Il y eutparmi toute l’étude, un murmure d’admiration. Je me levai dans machaire, indigné.

« Vous ne sortirez pas, monsieur ?…C’est ce que nous allons voir. » Et je descendis…

Dieu m’est témoin qu’à ce moment-là toute idéede violence était bien loin de moi ! Je voulais seulementintimider le marquis par la fermeté de mon attitude ; mais, enme voyant descendre de ma chaire, il se mit à ricaner d’une façonsi méprisante, que j’eus le geste de le prendre au collet pour lefaire sortir de son banc. Le misérable tenait cachée sous satunique une énorme règle en fer. À peine eus-je levé la main, qu’ilm’assena sur le bras un coup terrible. La douleur m’arracha uncri.

Toute l’étude battit des mains.

« Bravo, marquis ! ».

Pour le coup, je perdis la tête. D’un bond, jefus sur la table, d’un autre sur le marquis ; et alors, leprenant à la gorge, je fis si bien, des pieds, des poings, desdents, de tout, que je l’arrachai de sa place et qu’il s’en allarouler hors de l’étude jusqu’au milieu de la cour… Ce fut l’affaired’une seconde ; je ne me serais jamais cru tant devigueur.

Les élèves étaient consternés. On ne criaitplus :

«Bravo, marquis !» On avait peurBoucoyran, le fort des forts, mis à la raison par ce gringalet depion ! Quelle aventure !… Je venais de gagner en autoritéce que le marquis venait de perdre en prestige.

Quand je remontai dans ma chaire pâle encoreet tremblant d’émotion, tous les visages se penchèrent vivement surles pupitres. L’étude était matée. Mais le principal, M. Viot,qu’allaient-ils penser de cette affaire ? Comment !j’avais osé lever la main sur un élève ! Je voulais donc mefaire chasser ! Ces réflexions, qui me venaient un peu tard,me troublèrent dans mon triomphe. J’eus peur, à mon tour. Je medisais : «C’est sûr, le marquis est allé se plaindre. »Et, d’une minute à l’autre, je m’attendais à voir entrer leprincipal. Je tremblai jusqu’à la fin de l’étude ; pourtantpersonne ne vint.

À la récréation, je fus très étonné de voirBoucoyran rire et jouer avec les autres. Cela me rassura unpeu ; et, comme toute la journée se passa sans encombres, jem’imaginai que mon drôle se tiendrait coi et que j’en serai quittepour la peur.

Par malheur, le jeudi suivant était jour desortie, M. le marquis ne rentra pas au dortoir. J’eus comme unpressentiment et je ne dormis pas de toute la nuit.

Le lendemain, à la première étude, les élèveschuchotaient en regardant la place de Boucoyran qui restait vide.Sans en avoir l’air je mourais d’inquiétude ! Vers les septheures, la porte s’ouvrit d’un coup sec. Tous les enfants selevèrent.

J’étais perdu…

Le principal entra le premier, puisM. Viot derrière lui, puis enfin un grand vieux, boutonnéjusqu’au menton dans une longue redingote et cravaté d’un col decrin haut de quatre doigts. Celui-là, je ne le connaissais pas,mais je compris tout de suite que c’était M. de Boucoyranle père. Il tortillait sa longue moustache et bougonnait entre sesdents.

Je n’eus pas même le courage de descendre dema chaire pour faire honneur à ces messieurs ; eux non plus,en entrant, ne me saluèrent pas. Ils prirent position tous lestrois au milieu de l’étude et jusqu’à leur sortie, ne regardèrentpas une seule fois de mon côté.

Ce fut le principal qui ouvrit le feu.

« Messieurs, dit-il en s’adressant auxélèves, nous venons ici remplir une mission pénible, trèspénible.

Un de vos maîtres s’est rendu coupable d’unefaute si grave, qu’il est de notre devoir de lui infliger un blâmepublic. » Là-dessus le voilà parti à m’infliger un blâme quidura au moins un grand quart d’heure. Tous les faitsdénaturés : le marquis était le meilleur élève ducollège ; je l’avais brutalisé sans raison, sans excuse.

Enfin j’avais manqué à tous mes devoirs.

Que répondre à ces accusations ?

De temps en temps, j’essayais de medéfendre.

« Pardon, monsieur leprincipal !… » Mais le principal ne m’écoutait pas, et ilm’infligea son blâme jusqu’au bout. Après lui,M. de Boucoyran, le père, prit la parole et de quellefaçon !… Un véritable réquisitoire. Malheureux père ! Onlui avait presque assassiné son enfant. Sur ce pauvre petit êtresans défense, on s’était rué comme… comme… commentdirait-il ?… comme un buffle, comme un buffle sauvage.L’enfant gardait le lit depuis deux jours. Depuis deux jours, samère en larmes, le veillait…

Ah ! s’il avait eu affaire à un homme,c’est lui, M. de Boucoyran le père, qui se serait chargéde venger son enfant ! Mais On n’était qu’un galopin dont ilavait pitié. Seulement qu’on se le tînt pour dit : si jamaisOn touchait encore à un cheveu de son fils, On se ferait couper lesdeux oreilles tout net…

Pendant ce beau discours, les élèves riaientsous cape, et les clefs de M. Viot frétillaient deplaisir.

Debout, dans sa chaire, pâle de rage, lepauvre On écoutait toutes ces injures, dévorait toutes ceshumiliations et se gardait bien de répondre. Si On avait répondu,On aurait été chassé du collège ; et alors où aller ?

Enfin, au bout d’une heure, quand ils furent àsec d’éloquence, ces trois messieurs se retirèrent. Derrière eux,il se fit dans l’étude un grand brouhaha.

J’essayai, mais vainement, d’obtenir un peu desilence ; les enfants me riaient au nez. L’affaire Boucoyranavait achevé de tuer mon autorité.

Oh ! ce fut une terrible affaire !Toute la ville s’en émut… Au Petit-Cercle, au Grand-Cercle, dansles cafés, à la musique, on ne parlait pas d’autre chose. Les gensbien informés donnaient des détails à faire dresser les cheveux. Ilparaît que ce maître d’étude était un monstre, un ogre. Il avaittorturé l’enfant avec des raffinements inouïs de cruauté… Enparlant de lui, on ne disait plus que « lebourreau ».

Quand le jeune Boucoyran s’ennuya de rester aulit, ses parents l’installèrent sur une chaise longue, au plus belendroit de leur salon, et pendant huit jours, ce fut à travers cesalon une procession interminable. L’intéressante victime étaitl’objet de toutes les attentions.

Vingt fois de suite, on lui faisait raconterson histoire, et à chaque fois, le misérable inventait quelquenouveau détail. Les mères frémissaient ; les vieillesdemoiselles l’appelaient « pauvre ange !» et luiglissaient des bonbons. Le journal de l’opposition profita del’aventure et fulmina contre le collège un article au profit d’unétablissement religieux des environs…

Le principal était furieux ; et, s’il neme renvoya pas, je ne le dus qu’à la protection du recteur…Hélas ! il eût mieux valu pour moi être renvoyé tout de suite.Ma vie dans le collège était devenue impossible. Les enfants nem’écoutaient plus ; au moindre mot, ils me menaçaient de fairecomme Boucoyran, d’aller se plaindre à leur père. Je finis par neplus m’occuper d’eux.

Au milieu de tout cela, j’avais une idéefixe : me venger des Boucoyran. Je revoyais toujours la figureimpertinente du vieux marquis, et mes oreilles étaient restéesrouges de la menace qui leur avait été faite, D’ailleurs eussé-jevoulu oublier ces affronts, je n’aurais pas pu y parvenir ;deux fois par semaine, les jours de promenade, quand les divisionspassaient devant le café de l’Évêché, j’étais sûr de trouverM. de Boucoyran, le père, planté devant la porte, aumilieu d’un groupe d’officiers de la garnison, tous nu-tête etleurs queues de billard à la main. Ils nous regardaient venir deloin avec des rires goguenards ; puis, quand la division étaità portée de la voix, le marquis criait très fort, en me toisantd’un air de provocation : « Bonjour,Boucoyran ! » « Bonjour, mon père !» glapissaitl’affreux enfant du milieu des rangs. Et les officiers, les élèves,les garçons du café, tout le monde riait…

Le « Bonjour, Boucoyran !» étaitdevenu un supplice pour moi, et pas moyen de m’y soustraire. Pouraller à la Prairie, il fallait absolument passer devant le café del’Evêché, et pas une fois mon persécuteur ne manquait aurendez-vous. J’avais par moments des envies folles d’aller à lui etde le provoquer ; mais deux raisons me retenaient :d’abord toujours la peur d’être chassé, puis la rapière du marquis,une grande diablesse de colichemarde qui avait fait tant devictimes lorsqu’il était dans les gardes du corps.

Pourtant, un jour, poussé à bout, j’allaitrouver Roger, le maître d’armes et, de but en blanc, je luidéclarai ma résolution de me mesurer avec le marquis. Roger, à quije n’avais pas parlé depuis longtemps, m’écouta d’abord avec unecertaine réserve ; mais, quand j’eus fini, il eut un mouvementd’effusion et me serra chaleureusement les deux mains.

« Bravo ! monsieur Daniel ! Jele savais bien, moi, qu’avec cet air-là vous ne pouviez pas être unmouchard. Aussi, pourquoi diable étiez-vous toujours fourré avecvotre M. Viot ? Enfin, on vous retrouve ; tout estoublié. Votre main ! Vous êtes un noble cœur !Maintenant, à votre affaire ! Vous avez été insulté ?Bon ! Vous voulez en tirer réparation ? Très bien !Vous ne savez pas le premier mot des armes ?

« Bon ! bon ! très bien !très bien ! Vous voulez que je vous empêche d’être embrochépar ce vieux dindon ?

« Parfait ! Venez à la salle, et,dans six mois, c’est vous qui l’embrocherez. » D’entendre cetexcellent Roger épouser ma querelle avec tant d’ardeur, j’étaisrouge de plaisir. Nous convînmes des leçons : trois heures parsemaine ; nous convînmes aussi du prix qui serait un prixexceptionnel (exceptionnel en effet ! j’appris plus tard qu’onme faisait payer deux fois plus cher que les autres). Quand toutesces conventions furent réglées, Roger passa familièrement son brassous le mien.

« Monsieur Daniel, me dit-il, il est troptard pour prendre aujourd’hui notre première leçon ; mais nouspouvons toujours aller conclure notre marché au café Barbette.Allons ! voyons, pas d’enfantillage ! Est-ce qu’il vousfait peur, par hasard, le café Barbette ?… Venez donc,sacrebleu ! tirez-vous un peu de ce saladier de cuistres. Voustrouverez là-bas des amis, de bons garçons, triple nom ! denobles cœurs, et vous quitterez vite avec eux ces manières defemmelette qui vous font tort. » Hélas ! je me laissaitenter. Nous allâmes au café Barbette. Il était toujours le même,plein de cris, de fumée, de pantalons garance ; les mêmesshakos, les mêmes ceinturons pendaient aux mêmes patères.

Les amis de Roger me reçurent à bras ouverts.Il avait bien raison, c’étaient tous de nobles cœurs ! Quandils connurent mon histoire avec le marquis et la résolution quej’avais prise, ils vinrent, l’un après l’autre, me serrer la main«Bravo, jeune homme, très bien. » Moi aussi j’étais un noblecœur. Je fis venir un punch, on but à mon triomphe, et il futdécidé entre nobles cœurs que je tuerais le marquis de Boucoyran àla fin de l’année scolaire.

Chapitre 10LES MAUVAIS JOURS

L’hiver était venu, un hiver sec, terrible etnoir, comme il en fait dans ces pays de montagnes. Avec leursgrands arbres sans feuilles et leur sol gelé plus dur que lapierre, les cours du collège étaient tristes à voir. On se levaitavant le jour, aux lumières ; il faisait froid ; de laglace dans les lavabos…

Les élèves n’en finissaient plus ; lacloche était obligée de les appeler plusieurs fois. « Plusvite, messieurs ! » criaient les maîtres en marchant delong en large pour se réchauffer… On formait les rangs en silence,tant bien que mal, et on descendait à travers le grand escalier àpeine éclairé et les longs corridors où soufflaient les bisesmortelles de l’hiver.

Un mauvais hiver pour le petit Chose ! Jene travaillais plus. À l’étude, la chaleur malsaine du poêle mefaisait dormir. Pendant les classes, trouvant ma mansarde tropfroide, je courais m’enfermer au café Barbette et n’en sortaisqu’au dernier moment. C’était là maintenant que Roger me donnaitses leçons ; la rigueur du temps nous avait chassés de lasalle d’armes et nous nous escrimions au milieu du café avec lesqueues de billard, en buvant un punch. Les sous-officiersjugeaient. les coups ; tous ces nobles cœurs m’avaientdécidément admis dans leur intimité et m’enseignaient chaque jourune nouvelle botte infaillible pour tuer ce pauvre marquis deBoucoyran. Ils m’apprenaient aussi comment on édulcore uneabsinthe, et quand ces messieurs jouaient au billard, c’était moiqui marquais les points…

Un mauvais hiver pour le petitChose !

Un matin de ce triste hiver, comme j’entraisau café Barbette – j’entends encore le fracas du billard et leronflement du gros poêle en faïence -, Roger vint à moiprécipitamment : « Deux mots, monsieur Daniel !» etm’emmena dans la salle du fond, d’un air tout à fait mystérieux. Ils’agissait d’une confidence amoureuse… Vous pensez si j’étais fierde recevoir les confidences d’un homme de cette taille. Cela megrandissait toujours un peu. Voici l’histoire. Ce sacripant demaître d’armes avait rencontré par la ville, en un certain endroitqu’il ne pouvait pas nommer, certaine personne dont il s’étaitfollement épris, Cette personne occupait à Sarlande une situationtellement élevée.

– Hum ! hum ! vous m’entendezbien ! – tellement extraordinaire, que le maître d’armes enétait encore à se demander comment il avait osé lever les yeux sihaut.

Et pourtant, malgré la situation de lapersonne situation tellement élevée, tellement, etc. – il nedésespérait pas de s’en faire aimer, et même il croyait le momentvenu de lancer quelques déclarations épistolaires. Malheureusementles maîtres d’armes ne sont pas très adroits aux exercices de laplume.

Passe encore s’il ne s’agissait que d’unegrisette ; mais avec une personne dans une situationtellement, etc., ce n’était pas du style de cantine qu’il fallait,et même un bon poète ne serait pas de trop.

« Je vois ce que c’est, dit le petitChose d’un air entendu ; vous avez besoin qu’on vous troussequelques poulets galants pour envoyer à la personne, et vous avezsongé à moi.

– Précisément, répondit le maître d’armes.

– Eh bien, je suis votre homme, et nouscommencerons quand vous voudrez ; seulement, pour que noslettres n’aient pas l’air d’être empruntées au Parfait secrétaire,il faudra me donner quelques renseignements sur la personne… »Le maître d’armes regarda autour de lui d’un air méfiant, puis toutbas il me dit, en me fourrant ses moustaches dansl’oreille :

« C’est une blonde de Paris. Elle sentbon comme une fleur et s’appelle Cécilia. » Il ne put pas m’enconfier davantage, à cause de la situation de la personne,situation tellement, etc.

– Mais ces renseignements me suffisaient, etle soir même – pendant l’étude – j’écrivis ma première lettre à lablonde Cécilia.

Cette singulière correspondance entre le petitChose et cette mystérieuse personne dura près d’un mois. Pendant unmois, j’écrivis en moyenne deux lettres de passion par jour. De ceslettres, les unes étaient tendres et vaporeuses comme le Lamartined’Elvire, les autres enflammées et rugissantes comme le Mirabeau deSophie. Il y en avait qui commençaient par ces mots : « OCécilia, quelquefois, sur un rocher sauvage… » et quifinissaient par ceux-ci :

« On dit qu’on en meurt..,essayons ! » Puis, de temps en temps, la Muse s’enmêlait :

« Oh ! la lèvre, ta lèvreardente ! Donne-la-moi ! donne-la-moi ! »

Aujourd’hui, j’en parle en riant ; mais àl’époque, le petit Chose ne riait pas, je vous le jure, et toutcela se faisait très sérieusement. Quand j’avais terminé unelettre, je la donnais à Roger pour qu’il la recopiât de sa belleécriture de sous-officier ; lui, de son côté, quand ilrecevait des réponses (car elle répondait, la malheureuse !),il me les apportait bien vite, et je basais mes opérationslà-dessus.

Le jeu me plaisait en somme ; peut-êtremême me plaisait-il un peu trop. Cette blonde invisible, parfuméecomme un lilas blanc, ne me sortait plus de l’esprit. Par moments,je me figurais que j’écrivais pour mon propre compte ; jeremplissais mes lettres de confidences toutes personnelles, demalédictions contre la destinée, contre ces êtres vils et méchantsau milieu desquels j’étais obligé de vivre :

« O Cécilia, si tu savais comme j’aibesoin de ton amour !» Parfois aussi, quand le grand Rogervenait me dire en frisant sa moustache : « Ça mord !ça mord !… continuez !» j’avais de secrets mouvements dedépit, et je pensais en moi-même : «Comment peut-elle croireque c’est ce gros réjoui, ce Fanfan la Tulipe, qui lui écrit ceschefs d’œuvre de passion et de mélancolie ? » Elle lecroyait pourtant ; elle le croyait si bien qu’un jour, lemaître d’armes, triomphant, m’apporta cette réponse qu’il venait derecevoir : « À neuf heures, ce soir, derrière la souspréfecture !» Est-ce à l’éloquence de mes lettres ou à lalongueur de ses moustaches que Roger dut son succès ? Je vouslaisse, mesdames, le soin de décider. Toujours est-il que cettenuit-là, dans son dortoir mélancolique, le petit Chose eut unsommeil très agité. Il rêva qu’il était grand, qu’il avait desmoustaches, et que des dames de Paris – occupant des situationstout à fait extraordinaires – lui donnaient des rendez-vousderrière les sous-préfectures…

Le plus comique, c’est que le lendemain, il mefallut écrire une lettre d’actions de grâces et remercier Céciliade tout le bonheur qu’elle m’avait donné :

«Ange qui as consenti à passer une nuit, surla terre… » Cette lettre, je l’avoue, le petit Chose l’écrivitavec la rage dans le cœur. Heureusement la correspondance s’arrêtalà, et pendant quelque temps, je n’entendis plus parler de Céciliani de sa haute situation.

Chapitre 11MON BON AMI LE MAITRE D’ARMES

Ce jour-là, le 18 février, comme il étaittombé beaucoup de neige pendant la nuit, les enfants n’avaient paspu jouer dans les cours. Aussitôt l’étude du matin finie, on lesavait casernés tous pèle mêle, dans la salle, pour y prendre leurrécréation à l’abri du mauvais temps en attendant l’heure desclasses.

C’était moi qui les surveillais.

Ce qu’on appelait la salle était l’anciengymnase du collège de la Marine. Imaginez quatre grands murs nusavec de petites fenêtres grillées ; çà et là des crampons àmoitié arrachés, la trace encore visible des échelles, et, sebalançant à la maîtresse poutre du plafond, un énorme anneau en ferau bout d’une corde, Les enfants avaient l’air de s’amuser beaucoupen regardant la neige qui remplissait les rues et les hommes armésde pelles qui l’emportaient dans des tombereaux. Mais tout cetapage, je ne l’entendais pas.

Seul, dans un coin, les larmes aux yeux, jelisais une lettre, et les enfants auraient à cet instant démoli legymnase de fond en comble, que je ne m’en fusse pas aperçu. C’étaitune lettre de Jacques que je venais de recevoir ; elle portaitle timbre de Paris, – mon Dieu ! oui, de Paris, – et voici cequ’elle disait :

« Cher Daniel,

« Ma lettre va bien te surprendre. Tu nete doutais pas, hein ? que je fusse à Paris depuis quinzejours.

« J’ai quitté Lyon sans rien dire àpersonne, un coup de tête… – Que veux-tu ? je m’ennuyais tropdans cette horrible ville, surtout depuis ton départ.

« Je suis arrivé ici avec trente francset cinq ou six lettres de M. le curé de Saint-Nizier.Heureusement la Providence m’a protégé tout de suite, et m’a faitrencontrer un vieux marquis chez lequel je suis entré commesecrétaire. Nous mettons en ordre ses mémoires, je n’ai qu’à écriresous sa dictée, et je gagne à cela cent francs par mois. Ce n’estpas brillant, comme tu vois ; mais, tout compte fait, j’espèrepouvoir envoyer de temps en temps quelque chose à la maison sur meséconomies.

« Ah ! mon cher Daniel, la jolieville que ce Paris ! Ici – du moins – il ne fait pas toujoursdu brouillard ; il pleut bien quelquefois, mais c’est unepetite pluie gaie, mêlée de soleil, et comme je n’en ai jamais vuailleurs. Aussi je suis tout changé, si tu savais ! Je nepleure plus du tout, c’est incroyable. »

J’en étais là de la lettre, quand tout à coup,sous les fenêtres, retentit le bruit sourd d’une voiture roulantdans la neige. La voiture s’arrêta devant la porte du collège, etj’entendis les enfants crier à tue-tête :

« Le sous-préfet ! lesous-préfet ! » Une visite de M, le sous-préfetprésageait évidemment quelque chose d’extraordinaire. Il venait àpeine au collège de Sarlande une ou deux fois chaque année, etc’était alors comme un événement. Mais, pour le quart d’heure, cequi m’intéressait avant tout, ce qui me tenait à cœur plus que lesous-préfet de Sarlande et plus que Sarlande tout entier, c’étaitla lettre de mon frère Jacques. Aussi, tandis que les élèves, misen gaieté, se culbutaient devant les fenêtres pour voir M. lesous-préfet descendre de voiture, je retournai dans mon coin et jeme remis à lire.

« Tu sauras, mon bon Daniel, que notrepère est en Bretagne, où il fait le commerce du cidre pour lecompte d’une compagnie. En apprenant que j’étais le secrétaire dumarquis, il a voulu que je place quelques tonneaux de cidre chezlui. Par malheur, le marquis ne boit que du vin, et du vind’Espagne, encore ! J’ai écrit cela au père ; sais-tu cequ’il m’a répondu :

«Jacques, tu es un âne !» comme toujours.Mais c’est égal, mon cher Daniel, je crois qu’au fond il m’aimebeaucoup.

« Quant à maman, tu sais qu’elle estseule maintenant. Tu devrais bien lui écrire, elle se plaint de tonsilence.

« J’avais oublié de te dire une chosequi, certainement, te fera le plus grand plaisir : j’ai machambre au Quartier latin… au Quartier latin ! pense unpeu !…

« Une vraie chambre de poète, comme dansles romans, avec une petite fenêtre et des toits à perte de vue. Lelit n’est pas large, mais nous y tiendrons deux au besoin ; etpuis, il y a dans un coin une table de travail où on serait trèsbien pour faire des vers.

« Je suis sûr que si tu voyais cela, tuvoudrais venir me trouver au plus vite ; moi aussi je tevoudrais près de moi, et je ne te dis pas que quelque jour je ne teferai pas signe de venir.

« En attendant, aime moi toujours bien etne travaille pas trop dans ton collège, de peur de tombermalade.

« Je t’embrasse. Ton frère« JACQUES. »

Ce brave Jacques ! quel mal délicieux ilvenait de me faire avec sa lettre ! je riais et je pleurais enmême temps. Toute ma vie de ces derniers mois, le punch, lebillard, le café Barbette, me faisaient l’effet d’un mauvais rêve,et je pensais : « Allons ! c’est fini. Maintenant jevais travailler, je vais être courageux comme Jacques. » À cemoment, la cloche sonna. Mes élèves se mirent en rang, ilscausaient beaucoup du sous-préfet et se montraient, en passant, savoiture stationnant devant la porte. Je les remis entre les mainsdes professeurs ; puis, une fois débarrassé d’eux, jem’élançai en courant dans l’escalier. Il me tardait tant d’êtreseul dans ma chambre avec la lettre de mon frère Jacques !

«Monsieur Daniel, on vous attend chez leprincipal. » Chez le principal ?… Que pouvait avoir à medire le principal ?… Le portier me regardait avec un drôled’air. Tout à coup, l’idée du sous-préfet me revint.

« Est-ce que M. le sous-préfet estlà-haut ? » demandai-je.

Et le cœur palpitant d’espoir je me mis àgravir les degrés de l’escalier quatre à quatre.

Il y a des jours où l’on est comme fou. Enapprenant que le sous-préfet m’attendait, savez-vous ce quej’imaginai ? Je m’imaginai qu’il avait remarqué ma bonne mineà la distribution, et qu’il venait au collège tout exprès pourm’offrir d’être son secrétaire.

Cela me paraissait la chose la plus naturelledu monde. La lettre de Jacques avec ses histoires de vieux marquism’avait troublé la cervelle, à coup sûr. Quoi qu’il en soit, àmesure que je montais l’escalier, ma certitude devenait plusgrande : secrétaire du sous-préfet ! je ne me sentais pasde joie, En tournant le corridor, je rencontrai Roger, Il étaittrès pâle ; il me regarda comme s’il voulait me parler ;mais je ne m’arrêtai pas : le sous-préfet n’avait pas le tempsd’attendre.

Quand j’arrivai devant le cabinet duprincipal, le cœur me battait bien fort, je vous jure. Secrétairede M. le sous-préfet ! Il fallut m’arrêter un instantpour reprendre haleine ; je rajustai ma cravate, je donnaiavec mes doigts un petit tour à mes cheveux et je tournai le boutonde la porte doucement.

Si j’avais su ce qui m’attendait !

M. le sous-préfet était debout, appuyénégligemment au marbre de la cheminée et souriant dans ses favorisblonds. M. le principal, en robe de chambre, se tenait près delui humblement, son bonnet de velours à la main et M. Viot,appelé en hâte, se dissimulait dans un coin.

Dès que j’entrai, le sous-préfet prit laparole.

«C’est donc monsieur, dit-il en me désignant,qui s’amuse à séduire nos femmes de chambre ? » Il avaitprononcé cette phrase d’une voix claire, ironique et sans cesser desourire. Je crus d’abord qu’il voulait plaisanter et je ne répondisrien, mais le sous-préfet ne plaisantait pas ; après un momentde silence, il reprit en souriant toujours :

« N’est-ce pas à monsieur Daniel Eyssetteque j’ai l’honneur de parler, à monsieur Daniel Eyssette qui aséduit la femme de chambre de ma femme ? » Je ne savaisde quoi il s’agissait ; mais en entendant ce mot de femme dechambre, qu’on me jetait ainsi à la figure pour la seconde fois, jeme sentis rouge de honte, et ce fut avec une véritable indignationque je m’écriai :

« Une femme de chambre, moi !… Jen’ai jamais séduit de femme de chambre. » À cette réponse, jevis un éclair de mépris jaillir des lunettes du principal, etj’entendis les clefs murmurer dans leur coin : «Quelleeffronterie !»

Le sous-préfet, lui, ne cessait pas desourire ; il prit sur la tablette de la cheminée un petitpaquet de papiers que je n’avais pas aperçus d’abord, puis setournant vers moi et les agitant négligemment :

« Monsieur, dit-il, voici des témoignagesfort graves qui vous accusent. Ce sent des lettres qu’on asurprises chez la demoiselle en question. Elles ne sont passignées, il est vrai, et, d’un autre côté, la femme de chambre n’avoulu nommer personne. Seulement, dans ces lettres il est souventparlé du collège, et, malheureusement pour vous, M. Viot areconnu votre écriture et votre style… » Ici les clefsgrincèrent férocement et le sous-préfet, souriant toujours,ajouta : « Tout le monde n’est pas poète au collège deSarlande. » À ces mots, une idée fugitive me traversal’esprit : je voulus voir de près ces papiers. Jem’élançai ; le principal eut peur d’un scandale et fit ungeste pour me retenir. Mais le sous-préfet me tendit le dossiertranquillement. « Regardez !» me dit-il.

Miséricorde ! ma correspondance avecCécilia.

… Elles y étaient toutes, toutes ! Depuiscelle qui commençait : « O Cécilia, quelquefois sur unrocher sauvage… » jusqu’au cantique d’actions degrâces :

«Ange qui as consenti à passer une nuit sur laterre… » Et dire que toutes ces belles fleurs de rhétoriqueamoureuse, je les avais effeuillées sous les pas d’une femme dechambre !… dire que cette personne, d’une situation tellementélevée, tellement, etc, décrottait tous les matins les socques dela sous-préfète !… On peut se figurer ma rage, maconfusion.

« Eh bien, qu’en dites-vous, seigneur donJuan ? ricana le sous-préfet, après un moment de silence.

Est-ce que ces lettres sont de vous, oui ounon ? »

Au lieu de répondre, je baissai la tête. Unmot pouvait me disculper ; mais ce mot, je ne le prononçaipas. J’étais prêt à tout souffrir plutôt que le dénoncer Roger… Carremarquez bien qu’au milieu de cette catastrophe, le petit Chosen’avait pas un seul instant soupçonné la loyauté de son ami. Enreconnaissant les lettres, il s’était dit tout de suite :« Roger aura eu la paresse de les recopier ; il a mieuxaimé faire une partie de billard de plus et envoyer lesmiennes. » Quel innocent, ce petit Chose ! Quand lesous-préfet vit que je ne voulais pas répondre, il remit leslettres dans sa poche et, se tournant vers le principal et sonacolyte :

«Maintenant, messieurs, vous savez ce qui vousreste à faire. » Sur quoi les clefs de M. Viotfrétillèrent d’un air lugubre, et le principal répondit ens’inclinant jusqu’à terre, « que M. Eyssette avait méritéd’être chassé sur l’heure ; mais qu’afin d’éviter toutscandale, on le garderait au collège encore huitjours » : Juste le temps de faire venir un nouveaumaître.

À ce terrible mot «chassé», tout mon couragem’abandonna. Je saluai sans rien dire et je sortis précipitamment.À peine dehors, mes larmes éclatèrent… Je courus d’un trait jusqu’àma chambre, en étouffant mes sanglots dans mon mouchoir…

Roger m’attendait ; il avait l’air fortinquiet et se promenait à grands pas, de longs en large.

En me voyant entrer, il vint versmoi :

« Monsieur Daniel !… » medit-il, et son œil m’interrogeait. Je me laissai tomber sur unechaise sans répondre « Des pleurs, des enfantillages !reprit le maître d’armes d’un ton brutal, tout cela ne prouverien.

Voyons… vite !… Que s’est-ilpassé ? » Alors je lui racontai dans tous ses détailstoute l’horrible scène du cabinet a mesure que je parlais, jevoyais la physionomie de Roger s’éclaircir ; il ne meregardait plus du même air rogue, et à la fin, quand il eut appriscomment, pour ne pas le trahir, je m’étais laissé chasser ducollège, il me tendit ses deux mains ouvertes et me ditsimplement :

« Daniel, vous êtes un noble cœur. »À ce moment, nous entendîmes dans la rue le roulement d’unevoiture ; c’était le sous-préfet qui s’en allait.

« Vous êtes un noble cœur, reprit mon bonami le maître d’armes en me serrant les poignets à les briser, vousêtes un noble cœur, je ne vous dis que ça… Mais vous devezcomprendre que je ne permettrai à personne de se sacrifier pourmoi. » Tout en parlant, il s’était rapproché de laporte :

« Ne pleurez pas, monsieur Daniel, jevais aller trouver le principal, et je vous jure que ce n’est pasvous qui serez chassé. » Il fit encore un pas poursortir ; puis, revenant vers moi comme s’il oubliait quelquechose :

« Seulement, me dit-il à voix basse,écoutez bien ceci avant que je m’en aille… Le grand Roger n’est passeul au monde ; il a quelque part une mère infirme dans uncoin… Une mère !… pauvre sainte femme !… Promettez-moi delui écrire quand tout sera fini. » C’était dit gravement,tranquillement, d’un ton qui m’effraya.

« Mais que voulez-vousfaire ? » m’écriai-je.

Roger ne répondit rien ; seulement ilentrouvrit sa veste et me laissa voir dans sa poche la crosseluisante d’un pistolet.

Je m’élançai vers lui, tout ému :

« Vous tuer, malheureux ? vousvoulez vous tuer ? » Et lui, très froidement :

« Mon cher, quand j’étais au service, jem’étais promis que si jamais, par un coup de ma mauvaise tête, jevenais à me faire dégrader, je ne survivrais pas à mon déshonneur.Le moment est venu de me tenir parole… Dans cinq minutes je seraichassé du collège, c’est-à-dire dégradé ; une heure après,bonsoir ! J’avale ma dernière prune. » En entendant cela,je me plantai résolument devant la porte.

« Eh bien, non ! Roger, vous nesortirez pas… J’aime mieux perdre ma place que d’être cause devotre mort.

– Laissez-moi faire mon devoir », medit-il d’un air farouche, et, malgré mes efforts, il parvint àentrouvrir la porte.

Alors, j’eus l’idée de lui parler de sa mère,de cette pauvre mère qu’il avait quelque part, dans un coin.

Je lui prouvai qu’il devait vivre pour elle,que moi j’étais à même de trouver facilement une autre place, qued’ailleurs, dans tous les cas, nous avions encore huit jours devantnous, et. que c’était bien le moins qu’on attendit jusqu’au derniermoment avant de prendre un parti si terrible… Cette dernièreréflexion parut le toucher. Il consentit à retarder de quelquesheures sa visite au principal et ce qui devait s’ensuivre.

Sur ces entrefaites, la cloche sonna ;nous nous embrassâmes, et je descendis à l’école.

Ce que c’est que de nous ! J’étais entrédans ma chambre désespéré, j’en sortis presque joyeux… Le petitChose était si fier d’avoir sauvé la vie à son bon ami le maîtred’armes.

Pourtant, il faut bien le dire, une fois assisdans ma chaire et le premier mouvement de l’enthousiasme passé, jeme mis à faire des réflexions, Roger consentait à vivre, c’étaitbien ; mais moi-même, qu’allais-je devenir après que mon beaudévouement m’aurait mis à la porte du collège ! La situationn’était pas gaie, je voyais déjà le foyer singulièrement compromis,ma mère en larmes, et M. Eyssette bien en colère. Heureusementje pensai à Jacques ; quelle bonne idée sa lettre avait eued’arriver précisément le matin ! C’était bien simple, aprèstout, ne m’écrivait-il pas que dans son lit il y avait place pourdeux ? D’ailleurs, à Paris, on trouve toujours de quoivivre…

Ici, une pensée horrible m’arrêta : pourpartir, il fallait de l’argent ; celui du chemin de ferd’abord, puis cinquante-huit francs que je devais au portier, puisdix francs qu’un grand m’avait prêtés, puis des sommes énormesinscrites à mon nom sur le livre de compte du café Barbette, Lemoyen de se procurer tout cet argent ?

« Bah ! me dis-je en y songeant, jeme trouve bien, naïf de m’inquiéter pour si peu ; Rogern’est-il pas là ? Roger est riche, il donne des leçons enville, et il sera trop heureux de me procurer quelque cent francs àmoi qui viens de lui sauver la vie. ».

Mes affaires ainsi réglées, j’oubliai toutesles catastrophes de la journée pour ne songer qu’à mon grand voyagede Paris. J’étais très joyeux, je ne tenais plus en place, etM. Viot, qui descendit à l’étude pour savourer mon désespoir,eut l’air fort déçu en voyant ma mine réjouie. À dîner, je mangeaivite et bien ; dans la cour, je pardonnai les arrêts desélèves. Enfin l’heure de la classe sonna.

Le plus pressant était de voir Roger ;d’un bond, je fus à sa chambre ; personne à sa chambre.« Bon ! me dis-je en moi-même, il sera allé faire un tourau café Barbette», et cela ne m’étonna pas dans des circonstancesaussi dramatiques.  Au café Barbette, personne encore :«Roger, me dit-on, était allé à la Prairie avec lessous-officiers. »

Que diable pouvaient-ils faire là-bas par untemps pareil ? Je commençais à être fort inquiet ; aussi,sans vouloir accepter une partie de billard qu’on m’offrait, jerelevai le bas de mon pantalon et je m’élançai dans la neige, ducôté de la Prairie, à la recherche de mon bon ami le maîtred’armes.

Chapitre 12L’ANNEAU DE FER

Des portes de Sarlande à la Prairie il y abien une bonne demi-lieue ; mais, du train dont j’allais, jedus ce jour-là faire le trajet en moins d’un quart d’heure.

Je tremblais pour Roger. J’avais peur que lepauvre garçon n’eût, malgré sa promesse, tout raconté au principalpendant l’étude ; je croyais voir encore luire la crosse deson pistolet. Cette pensée lugubre me donnait des ailes.

Pourtant, de distance en distance,j’apercevais sur la neige la trace de pas nombreux allant vers laPrairie, et de songer que le maître d’armes n’était pas seul, celame rassurait un peu.

Alors, ralentissant ma course, je pensais àParis ; à Jacques, à mon départ… Mais au bout d’un instant,mes terreurs recommençaient.

« Roger va se tuer évidemment. Queserait-il venu chercher, sans cela, dans cet endroit désert, loinde la ville ? S’il amène avec lui ses amis du café Barbette,c’est pour leur faire ses adieux, pour boire le coup de l’étrier,comme ils disent… Oh ! ces militaires !… » Et mevoilà courant de nouveau à perdre haleine.

Heureusement j’approchais de la Prairie dontj’apercevais déjà les grands arbres chargés de neige.

«Pauvre ami, me disais-je, pourvu que j’arriveà temps ! » La trace des pas me conduisit ainsi jusqu’àla guinguette d’Espéron. Cette guinguette était un endroit loucheet de mauvais renom, où les débauchés de Sarlande faisaient leursparties fines. J’y étais venu plus d’une fois en compagnie desnobles cœurs, mais jamais je ne lui avais trouvé une physionomieaussi sinistre que ce jour-là. Jaune et sale, au milieu de lablancheur immaculée de la plaine, elle se dérobait, avec sa portebasse, ses murs décrépis et ses fenêtres aux vitres mal lavées,derrière un taillis de petits ormes. La maisonnette avait l’airhonteuse du vilain métier qu’elle faisait.

Comme j’approchais, j’entendis un bruit joyeuxde voix, de rires et de verres choqués.

«Grand Dieu ! me dis-je en frémissant,c’est le coup de l’étrier. » Et je m’arrêtai pour reprendrehaleine.

Je me trouvais alors, sur le derrière de laguinguette ; je poussai une porte à claire-voie, et j’entraidans le jardin. Quel jardin ! Une grande haie dépouillée, desmassifs de lilas sans feuilles, des tas de balayures sur la neige,et des tonnelles toutes blanches qui ressemblaient à des huttesd’esquimaux.

Cela était d’un triste à faire pleurer.

Le tapage venait de la salle durez-de-chaussée, et la ripaillage devait chauffer à ce moment, car,malgré le froid, on avait ouvert toutes grandes les deuxfenêtres.

Je posais déjà le pied sur la première marchedu perron, lorsque j’entendis quelque chose qui m’arrêta net et meglaça : c’était mon nom prononcé au milieu de grands éclats derires. Roger parlait de moi, et, chose singulière, chaque fois quele nom de Daniel Eyssette revenait, les autres riaient à setordre.

Poussé par une curiosité douloureuse, sentantbien que j’allais apprendre quelque chose d’extraordinaire, je merejetai en arrière et, sans être entendu de personne, grâce à laneige qui assourdissait comme un tapis le bruit de mes pas, je meglissai dans une des tonnelles, qui se trouvait fort à propos justeau-dessous des fenêtres.

Je la reverrai toute ma, vie, cettetonnelle ; je reverrai toute ma vie la verdure morte qui latapissait, son sol boueux et sale, sa petite table peinte en vertet ses bancs de bois tout ruisselants d’eau… À travers la neigedont elle était chargée, le jour passait à peine ; la neigefondait lentement et tombait sur ma tête goutte à goutte.

C’est là, c’est dans cette tonnelle noire etfroide comme un tombeau, que j’ai appris combien les hommes peuventêtre méchants et lâches ; c’est là que j’ai appris à douter, àmépriser, à haïr… O vous qui me lisez, Dieu vous garde d’entrerjamais dans cette tonnelle !… Debout, retenant mon souffle,rouge de colère et de honte, j’écoutais ce qui se disait chezEspéron.

Mon bon ami le maître d’armes avait toujoursla parole… Il racontait l’aventure de Cécilia, la correspondanceamoureuse, la visite de M. le sous-préfet au collège, toutcela avec des enjolivements et des gestes qui devaient être biencomiques, à en juger par les transports de l’auditoire.

« Vous comprenez, mes petits amours,disait-il de sa voix goguenarde, qu’on n’a pas joué pour rien lacomédie pendant trois ans sur le théâtre des zouaves.

« Vrai comme je vous parle ! j’aicru un moment la partie perdue, et je me suis dit que je neviendrais plus boire avec vous le bon vin du père Espéron… Le petitEyssette n’avait rien dit, c’est vrai ; mais il était temps deparler encore ; et, entre nous, je crois qu’il voulaitseulement me laisser l’honneur de me dénoncer moi-même. Alors je mesuis dit : “Ayons l’œil”, Roger, et en avant la grandescène ! » Là-dessus, mon bon ami le maître d’armes se mità jouer ce qu’il appelait la grande scène, c’est-à-dire ce quis’était passé le matin dans, ma chambre entre lui et moi. Ah !le misérable, il n’oublia rien… Il criait : « Mamère ! ma pauvre mère ! » avec des intonations dethéâtre. Puis il imitait ma voix : «Non, Roger !non ! vous ne sortirez pas !…» La grande scène étaitréellement d’un haut comique, et tout l’auditoire se roulait. Moi,je sentais de grosses larmes ruisseler le long de mes joues,j’avais le frisson, les oreilles me tintaient, je devinais toutel’odieuse comédie du matin, je comprenais vaguement que Roger avaitfait exprès d’envoyer mes lettres pour se mettre à l’abri de toutemésaventure, que depuis vingt ans sa mère, sa pauvre mère, étaitmorte, et que j’avais pris l’étui de sa pipe pour une crosse depistolet.

« Et la belle Cécilia ? dit un noblecœur.

– Cécilia n’a pas parlé, elle a fait sesmalles, c’est une bonne fille.

– Et le petit Daniel que va-t-ildevenir ?

– Bah ! » répondit Roger.

Ici, un geste qui fit rire tout le monde.

Cet éclat de rire me mit hors de moi. J’eusenvie de sortir de la tonnelle et d’apparaître soudainement aumilieu d’eux comme un spectre. Mais je me contins : j’avaisdéjà été assez ridicule. Le rôti arrivait, les verres sechoquèrent :

« À Roger ! À Roger ! »criait-on.

Je n’y tins plus, je souffrais trop. Sansm’inquiéter si quelqu’un pouvait me voir, je m’élançai à travers lejardin. D’un bond je franchis la porte à claire-voie et je me mis àcourir devant moi comme un fou.

La nuit tombait, silencieuse ; et cetimmense champ de neige prenait dans la demi-obscurité du crépusculeje ne sais quel aspect de profonde mélancolie.

Je courus ainsi quelque temps comme un cabriblessé ; et si les cœurs qui se brisent et qui saignentétaient autre chose que des façons de parler, à l’usage des poètes,je vous jure qu’on aurait pu trouver derrière moi, sur la plaineblanche, une longue trace de sang.

Je me sentais perdu. Où trouver del’argent ? Comment m’en aller ? Comment rejoindre monfrère Jacques ? Dénoncer Roger ne m’aurait même servi de rien…Il pouvait nier, maintenant que Cécilia était partie.

Enfin, accablé, épuisé de fatigue et dedouleur, je me laissai tomber dans la neige au pied d’unchâtaignier. Je serais resté là jusqu’au lendemain peut-être,pleurant et n’ayant pas la force de penser, quand tout à coup, bienloin, du côté de Sarlande, j’entendis une cloche sonner. C’était lacloche du collège. J’avais tout oublié ; cette cloche merappela à la vie : il me fallait rentrer et surveiller larécréation des élèves dans la salle… En pensant à la salle, uneidée subite me vint. Sur le champ, mes larmes s’arrêtèrent ;je me sentis plus fort, plus calme. Je me levai, et, de ce pasdélibéré de l’homme qui vient de prendre une irrévocable décision,je repris le chemin de Sarlande.

Si vous voulez savoir quelle irrévocabledécision vient de prendre le petit Chose, suivez-le jusqu’àSarlande, à travers cette grande plaine blanche ; suivez-ledans les rues sombres et boueuses de la ville ; suivez-le sousle porche du collège ; suivez-le dans la salle pendant larécréation, et remarquez avec quelle singulière persistance ilregarde le gros anneau de fer qui se balance au milieu ; larécréation finie, suivez-le encore jusqu’à l’étude, montez avec luidans sa chaire, et lisez par-dessus son épaule cette lettredouloureuse qu’il est en train d’écrire au milieu du vacarme et desenfants ameutés :

« Monsieur Jacques Eyssette, rueBonaparte, à Paris.

« Pardonne-moi, mon bien-aimé Jacques, ladouleur que je viens te causer. Toi qui ne pleurais plus, je vaiste faire pleurer encore une fois ; ce sera la dernière parexemple… Quand tu recevras cette lettre, ton pauvre Daniel seramort… »

Ici, le vacarme de l’étude redouble ; lepetit Chose s’interrompt et distribue quelques punitions de droiteet de gauche, mais gravement, sans colère, Puis ilcontinue :

« Vois-tu ! Jacques, j’étais tropmalheureux. Je ne pouvais pas faire autrement que de me tuer. Monavenir est perdu : on m’a chassé du collège : – c’estpour une histoire de femme, des choses trop longues à teraconter ; puis, j’ai fait des dettes, je ne sais plustravailler, j’ai honte, je m’ennuie, j’ai le dégoût, la vie me faitpeur… J’aime mieux m’en aller… »

Le petit Chose est obligé de s’interrompreencore :

«Cinq cents vers à l’élève Soubeyrol !Fouque et Loupi en retenue dimanche !» Ceci fait, il achève salettre :

« Adieu, Jacques ! J’en auraisencore long à te dire, mais je sens que je vais pleurer, et lesélèves me regardent. Dis à maman que j’ai glissé du haut d’unrocher, en promenade, ou bien que je me suis noyé, en patinant.Enfin, invente une histoire, mais que la pauvre femme ignoretoujours la vérité !… Embrasse-la bien pour moi, cette chèremère ; embrasse aussi notre père, et tâche de leurreconstruire vite un beau foyer… Adieu ! je t’aime.Souviens-toi de Daniel. »

Cette lettre terminée, le petit Chose encommence tout de suite une autre ainsi conçue :

« Monsieur l’abbé, je vous prie de faireparvenir à mon frère Jacques la lettre que je laisse pour lui. Enmême temps, vous couperez de mes cheveux, et vous en ferez un petitpaquet pour ma mère.

« Je vous demande pardon du mal que jevous donne. Je me suis tué parce que j’étais trop malheureux ici.Vous seul, monsieur l’abbé, vous êtes toujours montré très bon pourmoi. Je vous en remercie.

« DANIEL EYSSETTE. »

Après quoi, le petit Chose met cette lettre etcelle de Jacques sous une même grande enveloppe, avec cettesuscription : « La personne qui trouvera la première moncadavre, est priée de remettre ce pli entre les mains de l’abbéGermane. » Puis, toutes ses affaires terminées, il attendtranquillement la fin de l’étude.

L’étude est finie. On soupe, on fait laprière, on monte au dortoir.

Les élèves se couchent ; le petit Chosese promène de long en large, attendant qu’ils soient endormis.

Voici maintenant M. Viot qui fait saronde ; on entend le cliquetis mystérieux de ses clefs et lebruit sourd de ses chaussons sur le parquet. « Bonsoir,monsieur Viot ! murmure le petit Chose. – Bonsoir,monsieur ! » répond à voix basse le surveillant ;puis il s’éloigne, ses pas se perdent dans le corridor.

Le petit Chose est seul. Il ouvre la portedoucement et s’arrête un instant sur le palier pour voir si lesélèves ne se réveillent pas ; mais tout est tranquille dans ledortoir.

Alors il descend, il se glisse à petits pasdans l’ombre des murs. La tramontane souffle tristement par-dessousles portes. Au bas de l’escalier, en passant devant le péristyle,il aperçoit la cour blanche de neige, entre ses quatre grands corpsde logis tout sombres.

Là-haut, près des toits, veille unelumière : c’est l’abbé Germane qui travaille à son grandouvrage. Du fond de son cœur le petit Chose envoie un dernieradieu, bien sincère à ce bon abbé ; puis il entre dans lasalle…

Le vieux gymnase de l’école de marine estplein d’une ombre froide et sinistre. Par les grillages d’unefenêtre un peu de lune descend et vient donner en plein sur le grosanneau de fer – oh ! cet anneau, le petit Chose ne fait qu’ypenser depuis des heures -, sur le gros anneau de fer qui reluitcomme de l’argent… Dans un coin de la salle, un vieil escabeaudormait. Le petit Chose va le prendre, le porte sous l’anneau, etmonte dessus ; il ne s’est pas trompé, c’est juste à lahauteur qu’il faut. Alors il détache sa cravate, une longue cravateen soie violette qu’il porte chiffonnée autour de son cou, comme unruban.

Il attache la cravate à l’anneau et fait unnœud coulant… Une heure sonne. Allons ! il faut mourir… Avecdes mains qui tremblent, le petit Chose ouvre le nœud coulant. Unesorte de fièvre le transporte.

« Adieu, Jacques ! AdieuMme Eyssette !… »

Tout à coup un poignet de fer s’abat sur lui.Il se sent saisi par le milieu du corps et planté debout sur sespieds, au bas de l’escabeau. En même temps une voix rude etnarquoise, qu’il connaît bien, lui dit :

« En voilà une idée, de faire du trapèzeà cette heure ! » Le petit Chose se retourne,stupéfait.

C’est l’abbé Germane, l’abbé Germane sans sasoutane, en culotte courte, avec son rabat flottant sur son gilet.Sa belle figure laide sourit tristement, à demi éclairée par lalune… Une seule main lui a suffi pour mettre le suicidé parterre ; de l’autre main il tient encore sa carafe qu’il vientde remplir à la fontaine de la cour. De voir la tête effarée et lesyeux pleins de larmes du petit Chose, l’abbé Germane a cessé desourire, et il répète, mais cette fois d’une voix douce et presqueattendrie :

« Quelle drôle d’idée, mon cher Daniel,de faire du trapèze à cette heure ! » Le petit Chose esttout rouge, tout interdit.

« Je ne fais pas du trapèze, monsieurl’abbé, je veux mourir.

– Comment !… mourir ? :.. Tu asdonc bien du chagrin ?

– Oh !… répond le petit Chose avec degrosses larmes brûlantes qui roulent sur ses joues.

– Daniel, tu vas venir avec moi », ditl’abbé.

Le petit Daniel fait signe que non et montrel’anneau de fer avec la cravate… L’abbé Germane le prend par lamain : « Voyons ! monte dans ma chambre ; si tuveux te tuer, eh bien, tu te tueras là-haut : il y a du feu,il fait bon. » Mais le petit Chose résiste :« Laissez-moi mourir, monsieur l’abbé. Vous n’avez pas ledroit de m’empêcher de mourir. » Un éclair de colère passedans les yeux du prêtre :

« Ah ! c’est commecela ! » dit-il. Et prenant brusquement le petit Chosepar la ceinture, il l’emporta sous son bras comme un paquet, malgrésa résistance et ses supplications…

… Nous voici maintenant chez l’abbéGermane : un grand feu brille dans la cheminée, près du feu,il y a une table avec une lampe allumée, des pipes et des tas depapiers chargés de pattes de mouche.

Le petit Chose est assis au coin de lacheminée. Il est très agité, il parle beaucoup, il raconte sa vie,ses malheurs et pourquoi il a voulu en finir. L’abbé l’écoute ensouriant ; puis, quand l’enfant a bien parlé, bien pleuré,bien dégonflé son pauvre cœur malade, le brave homme lui prend lesmains et lui dit très tranquillement :

« Tout cela n’est rien, mon garçon, et tuaurais été joliment bête de te mettre à mort pour si peu… Tonhistoire est fort simple : on t’a chassé du collège ce qui,par parenthèse, est un grand bonheur pour toi… – eh bien, il fautpartir, partir tout de suite, sans attendre tes huit jours… Tu n’espas une cuisinière, ventrebleu !… Ton voyage, tes dettes, net’en inquiète pas ! je m’en charge… L’argent que tu voulaisemprunter à ce coquin, c’est moi qui te le prêterai.

Nous réglerons tout cela demain… À présent,plus un mot ! j’ai besoin de travailler, et tu as besoin dedormir… Seulement je ne veux pas que tu retournes dans ton affreuxdortoir : tu aurais froid, tu aurais peur ; tu vas tecoucher dans mon lit, de beaux draps blancs de ce matin !…Moi, j’écrirai toute la nuit, et si le sommeil me prend, jem’étendrai sur le canapé… Bonsoir ! ne me parle plus. »Le petit Chose se couche, il ne résiste pas… Tout ce qui lui arrivelui fait l’effet d’un rêve. Que d’événements dans unejournée ! Avoir été si près de la mort, et se retrouver aufond d’un bon lit, dans cette chambre tranquille et tiède !…Comme le petit Chose est bien !… De temps en temps, en ouvrantles yeux, il voit sous la clarté douce de l’abat-jour le bon abbéGermane qui, tout en fumant, fait courir sa plume, à petit bruit,du haut en bas des feuilles blanches…

… Je fus réveillé le lendemain matin parl’abbé qui me frappait sur l’épaule. J’avais tout oublié endormant… Cela fit beaucoup rire mon sauveur.

«Allons ! mon garçon, me dit-il, lacloche sonne, dépêche-toi ; personne ne se sera aperçu derien, va prendre tes élèves comme à l’ordinaire ; pendant larécréation du déjeuner je t’attendrai ici pour causer. » Lamémoire me revint tout d’un coup. Je voulais le remercier ;mais positivement le bon abbé me mit à la porte.

Si l’étude me parut longue, je n’ai pas besoinde vous le dire… Les élèves n’étaient pas encore dans la cour, quedéjà je frappais chez l’abbé Germane. Je le retrouvai devant sonbureau, les tiroirs grands ouverts, occupé à compter les piècesd’or, qu’il alignait soigneusement par petits tas.

Au bruit que je fis en entrant, il retourna latête, puis se remit à son travail, sans rien me dire ; quandil eut fini, il referma ses tiroirs ; et me faisant signe dela main avec un bon sourire :

«Tout ceci est pour toi, me dit-il. J’ai faitton compte. Voici pour le voyage, voici pour le portier, voici pourle café Barbette, voici pour l’élève qui t’a prêté dix francs…J’avais mis cet argent de côté pour faire un remplaçant àCadet ; mais Cadet ne tire au sort que dans six ans, et d’icilà nous nous serons revus. » Je voulus parler, mais ce diabled’homme ne m’en laissa pas le temps : « À présent, mon garçon,fais-moi tes adieux… voilà ma classe qui sonne, et quand j’ensortirai je ne veux plus te retrouver ici. L’air de cette Bastillene te vaut rien… File vite à Paris, travaille bien, prie le BonDieu, fume des pipes, et tâche d’être un homme. – Tu m’entends,tâche d’être un homme. Car vois-tu ! mon petit Daniel, tu n’esencore qu’un enfant, et même j’ai bien peur que tu sois un enfanttoute ta vie. » Là-dessus, il m’ouvrit les bras avec unsourire divin ; mais, moi, je me jetai à ses genoux ensanglotant. Il me releva et m’embrassa sur les deux joues.

La cloche sonnait le dernier coup.

« Bon ! voilà que je suis enretard », dit-il en rassemblant à la hâte ses livres et sescahiers. Comme il allait sortir, il se retourna encore versmoi.

« J’ai bien un frère à Paris, moi aussi,un brave homme de prêtre, que tu pourrais aller voir… Mais,bah ! à moitié fou comme tu l’es, tu n’aurais qu’à oublier sonadresse… » Et sans en dire davantage, il se mit à descendrel’escalier à grands pas. Sa soutane flottait derrière lui ; dela main droite il tenait sa calotte, et, sous le bras gauche, ilportait un gros paquet de papiers et de bouquins… Bon abbéGermane ! Avant de m’en aller, je jetai un dernier regardautour de sa chambre ; je contemplai une dernière fois lagrande bibliothèque, la petite table, le feu à demi-éteint, lefauteuil où j’avais tant pleuré, le lit où j’avais dormi sibien ; et, songeant à cette existence mystérieuse danslaquelle je devinais tant de courage, de bonté cachée, dedévouement et de résignation, je ne pus m’empêcher de rougir de meslâchetés, et je me fis le serment de me rappeler toujours l’abbéGermane.

En attendant, le temps passait… J’avais mamalle à faire, mes dettes à payer, ma place à retenir à ladiligence…

Au moment de sortir, j’aperçus sur un coin dela cheminée plusieurs vieilles pipes toutes noires. Je pris la plusvieille, la plus noire, la plus courte, et je la mis dans ma pochecomme une relique ; puis je descendis.

En bas, la porte du vieux gymnase était encoreentrouverte. Je ne pus m’empêcher d’y jeter un regard en passant,et ce que je vis me fit frissonner.

Je vis la grande salle sombre et froide,l’anneau de fer qui reluisait, et ma cravate violette avec son nœudcoulant, qui se balançait dans le courant d’air au-dessus del’escabeau renversé.

Chapitre 13LES CLEFS DE M. VIOT

Comme je sortais du collège à grandesenjambées, encore tout ému de l’horrible spectacle que je venais devoir, la loge du portier s’ouvrit brusquement, et j’entendis qu’onappelait :

« Monsieur Eyssette ! monsieurEyssette ! » C’étaient le maître du café Barbette et sondigne ami M. Cassagne, l’air effaré, presque insolents.

Le cafetier parla le premier.

« Est-ce vrai que vous partez, monsieurEyssette ?

– Oui, monsieur Barbette, répondis-jetranquillement, je pars aujourd’hui même. »

M. Barbette fit un bond, M. Cassagneen fit un autre ; mais le bond de M. Barbette fut bienplus fort que celui de M. Cassagne, parce que je lui devaisbeaucoup d’argent.

« Comment ! aujourd’huimême !

– Aujourd’hui même, et je cours de ce pasretenir ma place à la diligence. » Je crus qu’ils allaient mesauter à la gorge.

« Et mon argent ? ditM. Barbette.

– Et le mien ? » hurlaM. Cassagne.

Sans répondre, j’entrai dans la loge, ettirant gravement, à pleines mains, les belles pièces d’or de l’abbéGermane, je me mis à leur compter sur le bout de la table ce que jeleur devais à tous les deux.

Ce fut un coup de théâtre ! Les deuxfigures renfrognées se déridèrent, comme par magie… Quand ilseurent empoché leur argent, un peu honteux des craintes qu’ilsm’avaient montrées, et tout joyeux d’être payés, ils s’épanchèrenten compliments de condoléances et en protestationsd’amitié :

«Vraiment, monsieur Eyssette, vous nousquittez ?… Oh ! quel dommage ! Quelle perte pour lamaison ! » Et puis des oh ! des ah ! deshélas ! des soupirs, des poignées de main, des larmesétouffées…

La veille encore, j’aurais pu me laisserprendre à ces dehors d’amitié ! mais maintenant j’étais ferréà glace sur les questions de sentiment.

Le quart d’heure passé sous la tonnellem’avait appris à connaître les hommes – du moins je le croyaisainsi – et plus ces affreux gargotiers se montraient affables, plusils m’inspiraient de dégoût.

Aussi, coupant court à leurs effusionsridicules, je sortis du collège et m’en allai bien vite retenir maplace à la bienheureuse diligence qui devait m’emporter loin detous ces monstres.

En revenant du bureau des messageries, jepassai devant le café Barbette, mais je n’entrai pas ;l’endroit me faisait horreur. Seulement, poussé par je ne saisquelle curiosité malsaine, je regardai à travers les vitres… Lecafé était plein de monde ; c’était jour de poule au billard.On voyait parmi la fumée des pipes flamboyer les pompons des shakoset les ceinturons qui reluisaient pendus aux patères. Les noblescœurs étaient au complet, il ne manquait que le maître d’armes.

Je regardai un moment ces grosses faces rougesque les glaces multipliaient, l’absinthe dansant dans les verres,les carafons d’eau-de-vie tout ébréchés sur le bord ; et depenser que j’avais vécu dans ce cloaque je me sentis rougir… Jerevis le petit Chose roulant autour du billard, marquant lespoints, payant le punch, humilié, méprisé, se dépravant de jour enjour, et mâchonnant sans cesse entre ses dents un tuyau de pipe ouun refrain de caserne… Cette vision m’épouvanta encore plus quecelle que j’avais eue dans la salle du gymnase en voyant flotter lapetite cravate violette. Je m’enfuis…

Or, comme je m’acheminais vers le collège,suivi d’un homme de la diligence pour emporter ma malle, je visvenir sur la place le maître d’armes, sémillant, une badine à lamain, le feutre sur l’oreille, mirant sa moustache fine dans sesbelles bottes vernies… De loin je le regardais avec admiration enme disant :

« Quel dommage qu’un si bel homme porteune si vilaine âme !… » Lui, de son côté, m’avait aperçuet venait vers moi avec un bon sourire bien loyal et deux grandsbras ouverts… « Oh ! la tonnelle ! Je vouscherchais, me dit-il… Qu’est-ce que j’apprends ?Vous… ».

Il s’arrêta net. Mon regard lui cloua sesphrases menteuses sur les lèvres. Et dans ce regard qui le fixaitd’aplomb, en face, le misérable dut lire bien des choses, car je levis tout à coup pâlir, balbutier, perdre contenance ; mais cene fut que l’affaire d’un instant : il reprit aussitôt son airflambant, planta dans mes yeux deux yeux froids et brillants commel’acier, et, fourrant ses mains au fond de ses poches d’un airrésolu, il s’éloigna en murmurant que ceux qui ne seraient pascontents n’auraient qu’à venir le lui dire…

Bandit, va ! Quand je rentrai au collège,les élèves étaient en classe. Nous montâmes dans ma mansarde.L’homme chargea la malle sur ses épaules et descendit. Moi, jerestai encore quelques instants dans cette chambre glaciale,regardant les murs nus et salis, le pupitre noir tout déchiqueté,et, par la fenêtre étroite, les platanes des cours qui montraientleurs têtes couvertes de neige… En moi-même, je disais adieu à toutce monde.

À ce moment, j’entendis une voix de tonnerrequi grondait dans les classes : c’était la voix de l’abbéGermane. Elle me réchauffé le cœur et fit venir au bord des cilsquelques bonnes larmes.

Après quoi, je descends lentement, regardantattentif autour de moi, comme pour emporter dans mes yeux l’image,toute l’image, de ces lieux que je ne devais plus jamais revoir.C’est ainsi que je traversai les longs corridors à hautes fenêtresgrillagées où les yeux noirs m’étaient apparus pour la premièrefois.

Dieu vous protège, mes chers yeuxnoirs !… Je passai aussi devant le cabinet du principal, avecsa double porte mystérieuse ; puis, à quelques pas plus loin,devant le cabinet de M. Viot… ! A, je m’arrêtaisubitement… O joie, à délices ! les clefs, les terribles clefspendaient à la serrure, et le vent les faisait doucement frétiller.Je les regardai un moment, ces clefs formidables, je les regardaiavec une sorte de terreur religieuse ; puis, tout à coup, uneidée de vengeance me vint. Traîtreusement, d’une main sacrilège, jeretirai le trousseau de la serrure, et, le cachant sous maredingote je descendis l’escalier quatre à quatre.

Il y avait au bout de la cour des moyens unpuits très profond. J’y courus d’une haleine. À cette heure la courétait déserte ; la fée aux lunettes n’avait pas encore relevéson rideau. Tout favorisait mon crime.

Alors, tirant les clefs de dessous mon habit,ces misérables clefs qui m’avaient tant fait souffrir, je les jetaidans le puits de toutes mes forces… frinc ! frinc !frinc ! Je les entendis dégringoler, rebondir contre lesparois et tomber lourdement dans l’eau qui se referma surelles ; ce forfait commis, je m’éloignai souriant.

Sous le porche, en sortant du collège, ladernière personne que je rencontrai fut M. Viot, mais unM. Viot sans ses clefs, hagard, effaré, courant de droite etde gauche. Quand il passa près de moi, il me regarda un moment avecangoisse. Le malheureux avait envie de me demander si je ne lesavais pas vues. Mais il n’osa pas… À ce moment, le portier luicriait du haut de l’escalier en se penchant : « MonsieurViot, je ne les trouve pas ! » J’entendis l’homme auxclefs faire tout bas : « Oh ! monDieu ! »

– Et il partit comme un fou à ladécouverte.

J’aurais été heureux de jouir plus longtempsde ce spectacle, mais le clairon de la diligence sonnait sur laplace d’Armes, et je ne voulais pas qu’on partît sans moi. Etmaintenant, adieu pour toujours, grand collège enfumé, fait devieux fer et de pierres noires ; adieu, vilains enfants !adieu, règlement féroce ! Le petit Chose s’envole et nereviendra plus. Et vous, marquis de Boucoyran, estimez-vousheureux : On s’en va, sans vous allonger ce fameux coupd’épée, si longtemps médité avec les nobles cœurs du café Barbette…Fouette, cocher ! Sonne, trompette ! Bonne vieillediligence, fais feu de tes quatre roues… Emporte le petit Chose augalop de tes trois chevaux… Emporte le bien vite dans sa villenatale, pour qu’il embrasse sa mère chez l’oncle Baptiste, etqu’ensuite il mette le cap sur Paris et rejoigne au plus viteEyssette (Jacques) dans sa chambre du Quartier latin !…

Chapitre 14L’ONCLE BAPTISTE

Un singulier type d’homme que cet oncleBaptiste, le frère de Mme Eyssette ! Ni bon ni méchant,marié de bonne heure à un grand gendarme de femme avare et maigrequi lui faisait peur, ce vieil enfant n’avait qu’une passion aumonde : la passion du coloriage. Depuis quelque quarante ans,il vivait entouré de godets, de pinceaux, de couleurs, et passaitson temps à colorier des images de journaux illustrés. La maisonétait pleine de vieilles illustrations, de vieux charivari, devieux magasins pittoresques, de cartes géographiques, tout celafortement enluminé. Même dans ses jours de disette, quand la tantelui refusait de l’argent pour acheter des journaux à images, ilarrivait à mon oncle de colorier des livres.

Ceci est historique : j’ai tenu dans mesmains une grammaire espagnole que mon oncle avait mise en couleursd’un bout à l’autre, les adjectifs en bleu, les substantifs enrose, etc.

C’est entre ce vieux maniaque et sa férocemoitié que Mme Eyssette était obligée de vivre depuis sixmois. La malheureuse femme passait toutes ses journées dans lachambre de son frère, assise à côté de lui et s’ingéniait à êtreutile. Elle essuyait les pinceaux, mettait de l’eau dans lesgodets… Le plus triste, c’est que, depuis notre ruine, l’oncleBaptiste avait un profond mépris pour M. Eyssette, et que dumatin au soir, la pauvre mère était condamnée à entendredire : «Eyssette n’est pas sérieux ! Eyssette n’est passérieux !» Ah ! le vieil imbécile ! il fallait voirde quel air sentencieux et convaincu il disait cela en coloriant sagrammaire espagnole ! Depuis, j’en ai souvent rencontré dansla vie, de ces hommes soi disant très graves, qui passaient leurtemps à colorier des grammaires espagnoles et trouvaient que lesautres n’étaient pas sérieux.

Tous ces détails sur l’oncle Baptiste etl’existence lugubre que Mme Eyssette menait chez lui, je neles connus que plus tard ; pourtant, dès mon arrivée dans lamaison, je compris que, quoi qu’elle en dit, ma mère ne devait pasêtre heureuse… Quand j’entrai, on venait de se mettre à table pourle dîner.

Mme Eyssette bondit de joie en me voyant,et, comme vous pensez, elle embrassa son petit Chose de toutes sesforces. Cependant la pauvre mère avait l’air gênée ; elleparlait peu – toujours sa petite voix douce et tremblante, les yeuxdans son assiette. Elle faisait peine à voir avec sa robe étriquéeet toute noire.

L’accueil de mon oncle et de ma tante fut trèsfroid. Ma tante me demanda d’un air effrayé si j’avais dîné. Je mehâtai de répondre que oui… La tante respira ; elle, avaittremblé un instant pour son dîner. Joli, le dîner ! des poischiches et de la morue.

L’oncle Baptiste, lui, me demanda si nousétions en vacances… Je répondis que je quittais l’Université, etque j’allais à Paris rejoindre mon frère Jacques, qui m’avaittrouvé une bonne place. J’inventai ce mensonge pour rassurer lapauvre Mme Eyssette sur mon avenir et puis aussi pour avoirl’air sérieux aux yeux de mon oncle.

En apprenant que le petit Chose avait unebonne place, la tante Baptiste ouvrit de grands yeux.

« Daniel, dit-elle, il faudra faire venirta mère à Paris… La pauvre chère femme s’ennuie loin de sesenfants ; et puis, tu comprends ! c’est une charge pournous, et ton oncle ne peut pas toujours être la vache à lait de lafamille.

– Le fait est, dit l’oncle Baptiste, la bouchepleine, que je suis la vache à lait… » Cette expression devache à lait l’avait ravi, et il la répéta plusieurs fois avec lamême gravité…

Le dîner fut long, comme entre vieilles gens.Ma mère mangeait peu, m’adressait quelques paroles et me regardaità la dérobée ; ma tante la surveillait.

« Vois ta sœur ! disait-elle à sonmari, la joie de retrouver Daniel lui coupe l’appétit. Hier elle apris deux fois du pain, aujourd’hui une fois seulement. »Ah ! chère Mme Eyssette, comme j’aurais voulu vousemporter ce soir-là, comme j’aurais voulu vous arracher à cetteimpitoyable vache à lait et à son épouse ; mais, hélas !je m’en allais au hasard moi même, ayant juste de quoi payer maroute, et je pensais bien que la chambre de Jacques n’était pasassez grande pour nous tenir tous les trois. Encore si j’avais puvous parler, vous embrasser à mon aise ; mais non ! On nenous laissa pas seuls une minute… Rappelez-vous : tout desuite après dîner, l’oncle se remit à sa grammaire espagnole, latante essuyait son argenterie, et tous deux ils nous épiaient ducoin de l’œil… L’heure du départ arriva, sans que nous eussionsrien pu nous dire. Aussi le petit Chose avait le cœur bien gros,quand il sortit de chez l’oncle Baptiste ; et en s’en allant,tout seul, dans l’ombre de la grande avenue qui mène au chemin defer, il se jura deux ou trois fois très solennellement de seconduire désormais comme un homme et de ne plus songer qu’àreconstruire le foyer.

Partie 2

Chapitre 1MES CAOUTCHOUCS

QUAND je vivrais aussi longtemps que mon oncleBaptiste, lequel doit être à cette heure aussi vieux qu’un vieuxbaobab de l’Afrique centrale, jamais je, n’oublierai mon premiervoyage à Paris en wagon de troisième classe.

C’était dans les derniers jours defévrier ; il faisait encore très froid. Au-dehors, un cielgris, le vent, le grésil, les collines chauves, des prairiesinondées, de longues rangées de vignes mortes ; au-dedans, desmatelots ivres qui chantaient, de gros paysans qui dormaient labouche ouverte comme des poissons morts, de petites vieilles avecleurs cabas, des enfants, des puces, des nourrices, tout l’attiraildu wagon des pauvres avec son odeur de pipe, d’eau-de-vie, desaucisse à l’ail et de paille moisie. Je crois y être encore.

En partant, je m’étais installé dans un coin,près de la fenêtre, pour voir le ciel ; mais, à deux lieues dechez nous, un infirmier militaire me prit ma place, sous prétexted’être en face de sa femme, et voilà le petit Chose, trop timidepour oser se plaindre, condamné à faire deux cents lieues entre cegros vilain homme qui sentait la graine de lin et un grand tambourmajor de Champenoise qui, tout le temps, ronfla sur son épaule.

Le voyage dura deux jours. Je passai ces deuxjours à la même place, immobile entre mes deux bourreaux, la têtefixe et les dents serrées. Comme je n’avais pas d’argent ni deprovision, je ne mangeai rien de toute la route. Deux jours sansmanger, c’est long ! Il me restait bien encore une pièce dequarante sous, mais je la gardais précieusement pour le cas où, enarrivant à Paris, je ne trouverais pas l’ami Jacques à la gare, etmalgré la faim j’eus le courage de n’y pas toucher. Le diable c’estqu’autour de moi on mangeait beaucoup dans le wagon. J’avais sousmes jambes un grand coquin de panier très lourd, d’où mon voisinl’infirmier tirait à tout moment des charcuteries variées qu’ilpartageait avec sa dame. Le voisinage de ce panier me rendit trèsmalheureux, surtout le second jour. Pourtant ce n’est pas la faimdont je souffris le plus en ce terrible voyage. J’étais parti deSarlande sans souliers, n’ayant aux pieds que de petits caoutchoucsfort minces, qui me servaient là-bas pour faire ma ronde dans ledortoir. Très joli, le caoutchouc ; mais l’hiver, en troisièmeclasse… Dieu ! que j’ai eu froid ! C’était à en pleurer.La nuit, quand tout le monde dormait, je prenais doucement mespieds entre mes mains et je les tenais des heures entières pouressayer de les réchauffer. Ah ! si Mme Eyssette m’avaitvu !…

Eh bien, malgré la faim qui lui tordait leventre, malgré ce froid cruel qui lui arrachait des larmes, lepetit Chose était bien heureux, et pour rien au monde il n’auraitcédé cette place, cette demi-place qu’il occupait entre laChampenoise et l’infirmier. Au bout de toutes ces souffrances, il yavait Jacques, il y avait Paris.

Dans la nuit du second jour, vers trois heuresdu matin, je fus réveillé en sursaut, le train venait des’arrêter : tout le wagon était en émoi.

J’entendis l’infirmier dire à safemme :

«Nous y sommes.

– Où donc ? demandai-je en me frottantles yeux.

– À Paris, parbleu ! » Je meprécipitai vers la portière. Pas de maisons.

Rien qu’une campagne pelée, quelques becs degaz, et çà et là de gros tas de charbon de terre ; puislà-bas, dans le loin, une grande lumière rouge et un roulementconfus pareil au bruit de la mer. De portière en portière, un hommeallait, avec une petite lanterne, en criant :« Paris ! Paris ! Vos billets ! » Malgrémoi, je rentrai la tête par un mouvement de terreur. C’étaitParis.

Ah ! grande ville féroce, comme le petitChose avait raison d’avoir peur de toi !

Cinq minutes après, nous entrions dans lagare.

Jacques était là depuis une heure. Jel’aperçus de loin avec sa longue taille un peu voûtée et ses grandsbras de télégraphe qui me faisaient signe derrière le grillage.D’un bond je fus sur lui.

« Jacques ! mon frère !…-Ah ! cher enfant ! » Et nos deux âmes s’étreignirentde toute la force de nos bras. Malheureusement les gares ne sontpas organisées pour ces belles étreintes. Il y a la salle desvoyageurs, la salle des bagages ; mais il n’y a pas la salledes effusions, il n’y a pas la salle des âmes. On nous bousculait,on nous marchait dessus.

« Circulez ! circulez ! »nous criaient les gens de l’octroi. Jacques me dit tout bas :« Allons-nous-en. Demain, j’enverrai chercher ta malle. »Et, bras dessus bras dessous, légers comme nos escarcelles, nousnous mîmes en route pour le Quartier latin.

J’ai essayé bien souvent, depuis, de merappeler l’impression exacte que me fit Paris cette nuit-là :mais les choses, comme les hommes, prennent, la première fois quenous les voyons, une physionomie toute particulière, qu’ensuitenous ne leur trouvons plus. Le Paris de mon arrivée, je n’ai jamaispu me le reconstruire. C’est comme une ville brumeuse que j’auraistraversée tout enfant, il y a des années, et où je ne serais plusretourné depuis lors.

Je me souviens d’un pont de bois sur unerivière toute noire, puis d’un grand quai désert et d’un immensejardin au long de ce quai. Nous nous arrêtâmes un moment devant cejardin. À travers les grilles qui le bordaient, on voyaitconfusément des huttes, des pelouses, des flaques d’eau, des arbresluisants de givre.

« C’est le Jardin des plantes, me ditJacques. Il y a là une quantité considérable d’ours blancs, desinges, de boas, d’hippopotames… » En effet, cela sentait lefauve, et, par moments, un cri aigu, un rauque rugissement,sortaient de cette ombre.

Moi, serré contre mon frère, je regardais detous mes yeux à travers les grilles, et mêlant dans un mêmesentiment de terreur ce Paris inconnu ; où j’arrivais de nuit,et ce jardin mystérieux, il me semblait que je venais de débarquerdans une grande caverne noire, pleine de bêtes féroces qui allaientse ruer sur moi. Heureusement que je n’étais pas seul :j’avais Jacques pour me défendre… Ah ! Jacques, Jacques !Pourquoi ne t’ai-je pas toujours eu ?

Nous marchâmes encore longtemps, longtemps,par des rues noires, interminables ; puis, tout à coup,Jacques s’arrêta sur une petite place où il y avait une église.

«Nous voici à Saint-Germain-des-Près, medit-il.

Notre chambre est là-haut.

– Comment ! Jacques !… dans leclocher ?…

– Dans le clocher même… C’est très commodepour savoir l’heure. » Jacques exagérait un peu. Il habitait,dans la maison à côté de l’église, une petite mansarde au cinquièmeou sixième étage, et sa fenêtre ouvrait sur le clocher deSaint-Germain, juste à la hauteur du cadran.

En entrant, je poussai un cri de joie.« Du feu ! quel bonheur ! » Et tout de suite jecourus à la cheminée présenter mes pieds à la flamme, au risque defondre les caoutchoucs. Alors seulement, Jacques s’aperçut del’étrangeté de ma chaussure. Cela le fit beaucoup rire. « Moncher, me dit-il, il y a une foule d’hommes célèbres qui sontarrivés à Paris en sabots, et qui s’en vantent. Toi, tu pourrasdire que tu y es arrivé en caoutchoucs : c’est bien plusoriginal. En attendant, mets ces pantoufles, et entamons lepâté. » Disant cela, le bon Jacques roulait devant le feu unepetite table qui attendait dans un coin, toute servie.

Chapitre 2DE LA PART DU CURÉ DE SAINT-NIZIER

Dieu ! qu’on était bien cette nuit-làdans la chambre de Jacques ! Quels joyeux reflets clairs lacheminée envoyait sur notre nappe ! Et ce vieux vin cacheté,comme il sentait les violettes ! Et ce pâté, quelle bellecroûte en or bruni il vous avait ! Ah ! de ces pâtés-là,on n’en fait plus maintenant ; tu n’en boiras plus jamais deces vins-là, mon pauvre Eyssette ! De l’autre côté de latable, en face, tout en face de moi, Jacques me versait àboire : et, chaque fois que je levais les yeux, je voyais sonregard tendre comme celui d’une mère, qui me riait doucement.

Moi, j’étais si heureux d’être là que j’enavais positivement la fièvre. Je parlais, je parlais !« Mange donc », me disait Jacques en me remplissant monassiette ; mais je parlais toujours et je ne mangeais pas.Alors, pour me faire taire, il se mit à bavarder, lui aussi, et menarra longuement, sans prendre haleine, tout ce qu’il avait faitdepuis plus d’un an que nous ne nous étions pas vus.

« Quand tu fus parti, me disait-il – etles choses les plus tristes, il les contait toujours avec son divinsourire résigné -, quand tu fus parti, la maison devint tout à faitlugubre. Le père ne travaillait plus ; il passait tout sontemps dans le magasin à jurer contre les révolutionnaires et à mecrier que j’étais un âne, ce qui n’avançait pas les affaires. Desbillets protestés tous les matins, des descentes d’huissiers tousles deux jours ! chaque coup de sonnette nous faisait sauterle cœur. Ah ! tu t’en es allé au bon moment.

« Au bout d’un mois de cette terribleexistence, mon père partit pour la Bretagne au compte de laCompagnie vinicole, et Mme Eyssette chez l’oncle Baptiste. Jeles embarquai tous les deux. Tu penses si j’en ai versé de ceslarmes… Derrière eux, tout notre pauvre mobilier fut vendu, oui,mon cher, vendu dans la rue, sous mes yeux, devant notreporte ; et c’est bien pénible va ! de voir son foyer s’enaller ainsi pièce par pièce. On ne se figure pas combien elles fontpartie de nous-mêmes, toutes ces choses de bois ou d’étoffe quenous avons dans nos maisons. Tiens ! quand on a enlevél’armoire au linge, tu sais, celle qui a sur ses panneaux desamours roses avec des violons, j’ai eu envie de courir aprèsl’acheteur et de crier bien fort :« Arrêtez-le ! » Tu comprends ça, n’est-cepas ? «Que tout notre mobilier, je ne gardai qu’une chaise, unmatelas et un balai ! ce balai me fut très utile, tu vas voir.J’installai ces richesses dans un coin de notre maison de la rueLanterne, dont le loyer était payé encore pour deux mois, et mevoilà occupant à moi tout seul ce grand appartement nu, froid, sansrideaux. Ah ! mon ami, quelle tristesse ! Chaque soir,quand je revenais de mon bureau, c’était un nouveau chagrin etcomme une surprise de me retrouver seul entre ces quatre murailles.J’allais d’une pièce à l’autre, fermant les portes très fort, pourfaire du bruit. Quelquefois il me semblait qu’on m’appelait aumagasin, et je criais : « J’y vais !» Quandj’entrais chez notre mère, je croyais toujours que j’allais latrouver tricotant tristement dans son fauteuil, près de la fenêtre.« Pour comble de malheur, les babarottes reparurent. Ceshorribles petites bêtes, que nous avions eu tant de peine àcombattre en arrivant à Lyon, apprirent sans doute votre départ ettentèrent une nouvelle invasion bien plus terrible encore que lapremière.

« D’abord j’essayai de résister. Jepassai mes soirées dans la cuisine, ma bougie d’une main, mon balaide l’autre, à me battre comme un lion, mais toujours en pleurant.Malheureusement j’étais seul, et j’avais beau me multiplier, cen’était plus comme au temps d’Annou. Du reste, les babarottes,elles aussi, arrivaient en plus grand nombre. Je suis sûr quetoutes celles de Lyon – et Dieu sait s’il y en a dans cette grosseville humide ! – s’étaient levées en masse pour venir assiégernotre maison. La cuisine en était toute noire, je fus obligé de laleur abandonner, Quelquefois je les regardais avec terreur par letrou de la serrure. Il y en avait des milliards de mille…

« Tu crois peut-être que ces mauditesbêtes s’en tinrent là ! Ah ! bien oui ! tu neconnais pas ces gens du Nord. C’est envahissant comme tout. De lacuisine, malgré portes et serrures, elles passèrent dans la salle àmanger, où j’avais fait mon lit. Je le transportai dans le magasin,puis dans le salon. Tu ris ! j’aurais voulu t’y voir.

« De pièce en pièce, les damnéesbabarottes me poussèrent jusqu’à notre ancienne petite chambre, aufond du corridor. Là, elles me laissèrent deux à trois jours derépit ; puis un matin, en m’éveillant, j’en aperçus unecentaine qui grimpaient silencieusement le long de mon balai,pendant qu’un autre corps de troupe se dirigeait en bon ordre versmon lit. Privé de mes armes, forcé dans mes derniers dedans, jen’avais plus qu’à fuir. C’est ce que je fis.

« J’abandonnai aux babarottes le matelas,la chaise, le balai et je m’en fus de cette horrible maison de larue Lanterne, pour n’y plus revenir.

« Je passais encore quelques mois à Lyon,mais bien longs, bien noirs, bien larmoyants. À mon bureau, on nem’appelait plus que sainte Madeleine.

« Je n’allais nulle part. Je n’avais pasun ami. Ma seule distraction, c’était tes lettres… Ah ! monDaniel, quelle jolie façon tu as de dire les choses ! Je suissûr que tu pourrais écrire dans les journaux, si tu voulais. Cen’est pas comme moi. Figure-toi qu’à force d’écrire sous la dictéej’en suis arrivé à être à peu près aussi intelligent qu’une machineà coudre. Impossible de rien trouver par moi-même.

« M. Eyssette avait bien raison deme dire : “Jacques, tu es un âne.” Après tout, ce n’est pas simal d’être un âne. Les ânes sont de braves bêtes, patientes,fortes, laborieuses, le cœur bon et les reins solides…

« Mais revenons à mon histoire.

«Dans toutes tes lettres, tu me parlais de lareconstruction du foyer, et, grâce à ton éloquence, j’avais commetoi pris feu pour cette grande idée.

« Malheureusement, ce que je gagnais àLyon suffisait à peine pour me faire vivre. C’est alors que lapensée me vint de m’embarquer pour Paris. Il me semblait que là jeserais plus à même de venir en aide à la famille, et que jetrouverais tous les matériaux nécessaires à notre fameusereconstruction. Mon voyage fut donc décidé ; seulement je prismes précautions. Je ne voulais pas tomber dans les rues de Pariscomme un pierrot sans plumes. C’est bon pour toi, mon Daniel :il y a des grâces d’état pour les jolis garçons ; mais moi, ungrand pleurard ! « J’allai donc demander quelques lettresde recommandation à notre ami le curé de Saint-Nizier. C’est unhomme très bien posé dans le faubourg Saint-Germain. Il me donnadeux lettres, l’une pour un comte, l’autre pour un duc. Je me metsbien, comme tu vois. De là je m’en fus trouver un tailleur qui, surma bonne mine, consentit à me faire crédit d’un bel habit noir avecses dépendances, gilet, pantalon, et caetera. Je mis mes lettres derecommandation dans mon habit, mon habit dans une serviette, et mevoilà parti, avec trois louis en poche : 35 francs pour monvoyage et 25 pour voir venir.

« Le lendemain de mon arrivée à Paris,dès sept heures du matin, j’étais dans les rues, en habit noir eten gants jaunes. Pour ta gouverne, petit Daniel, ce que je faisaislà était très ridicule. À sept heures du matin, à Paris, tous leshabits noirs sont couchés, ou doivent l’être. Moi, jel’ignorais ; et j’étais très fier de promener le mien parmices grandes rues, en faisant sonner mes escarpins neufs. Je croyaisaussi qu’en sortant de bonne heure j’aurais plus de chances pourrencontrer la Fortune. Encore une erreur : la Fortune à Parisne se lève pas matin.

« Me voilà donc trottant par le faubourgSaint-Germain avec mes lettres de recommandation en poche.

« J’allai d’abord chez le comte, rue deLille ; puis chez le duc, rue Saint-Guillaume : aux deuxendroits, je trouvai les gens de service en train de laver.es courset de faire reluire les cuivres des sonnettes.

« Quand je dis à ces faquins que jevenais parler à leurs maîtres de la part du curé de Saint-Nizier,ils me rirent au nez en m’envoyant des seaux d’eau dans les jambes…Que veux-tu, mon cher ? c’est ma faute, aussi : il n’y aque les pédicures qui vont chez les gens à cette heure là. Je me letins pour dit.

« Tel que je te connais, toi, je suis sûrqu’à ma place tu n’aurais jamais osé retourner dans ces maisons etaffronter les regards moqueurs de la valetaille. Eh bien, moi, j’yretournai avec aplomb le jour même, dans l’après-midi, et, comme lematin, je demandai aux gens de service de m’introduire auprès deleurs maîtres, toujours de la part du curé de Saint-Nizier. Bienm’en prit d’avoir été brave : ces deux messieurs étaientvisibles et je fus tout de suite introduit. Je trouvai deux hommeset deux accueils bien différents. Le comte de la rue de Lille mereçut très froidement. Sa longue figure maigre, sérieuse jusqu’à lasolennité, m’intimidait beaucoup, et je ne trouvai pas quatre motsà lui dire. Lui de son côté me parla à peine. Il regarda la lettredu curé de Saint-Nizier, la mit dans sa poche, me demanda de luilaisser mon adresse, et me congédia d’un geste glacial, en medisant : “Je m’occuperai de vous ; inutile que vousreveniez. Si je trouve quelque chose, je vous écrirai.” Le diablesoit de l’homme ! Je sortis de chez lui, transi jusqu’auxmoelles. Heureusement la réception qu’on me fit rue Saint-Guillaumeavait de quoi me réchauffer le cœur. J’y trouvai le duc le plusréjoui, le plus épanoui, le plus bedonnant, le plus avenant dumonde. Et comme il l’aimait, son cher curé de Saint-Nizier !et comme tout ce qui venait de là serait sûr d’être bien accueillirue Saint-Guillaume !… Ah ! le bon homme ! le braveduc ! Nous fûmes amis tout de suite. Il m’offrit une pincée detabac à la bergamote, me tira le bout de l’oreille, et me renvoyaavec une tape sur la joue et d’excellentes paroles :

« – Je me charge de votre affaire. Avant peu« j’aurai ce qu’il vous faut. D’ici là, venez me voir« aussi souvent que vous voudrez. » « Je m’en allairavi.

« Je passai deux jours sans y retourner,par discrétion. Le troisième jour seulement, je poussai jusqu’àl’hôtel de la rue Saint-Guillaume. Un grand escogriffe bleu et orme demanda mon nom. Je répondis d’un air suffisant :

« – Dites que c’est de la part du curé deSaint Nizier.” Il revint au bout d’un moment. – M. le ducest très occupé, il prie monsieur de l’excuser et de vouloir bienpasser un autre jour.” Tu penses si je l’excusai, ce pauvreduc !

« Le lendemain, je revins à la mêmeheure. Je trouvai le grand escogriffe bleu de la veille, perchécomme un ara sur le perron. Du plus loin qu’il m’aperçut, il me ditgravement :

« – M. le duc est sorti.

« – Ah ! très bien ! répondis-je, jereviendrai. Dites-lui, je vous prie, que c’est la personne de lapart “du curé de Saint-Nizier.” Le lendemain, je reviensencore ; les jours suivants aussi, mais toujours avec le mêmeinsuccès.

« Une fois le duc était au bain, uneautre fois à la messe, un jour au jeu de paume, un autre jour avecdu monde. – Avec du monde ! En voilà une formule.

« Eh bien, et moi, je ne suis donc pas dumonde ?

« A la fin, je me trouvais si ridiculeavec mon éternel : “De la part du curé de Saint-Nizier”, queje n’osais plus dire de la part de qui je venais. Mais le grand arableu du perron ne me laissait jamais partir sans me crier, avec unegravité imperturbable : “Monsieur est sans doute la personnequi vient de la part du curé de Saint-Nizier ?” Et celafaisait beaucoup rire d’autres aras bleus qui flânaient par là dansles cours. Tas de coquins ! Si j’avais pu leur allongerquelques coups de trique de ma part à moi, et non de celle du curéde Saint-Nizier ! Il y avait dix jours environ que j’étais àParis, lorsqu’un soir, en revenant l’oreille basse d’une de cesvisites à la rue Saint-Guillaume – je m’étais juré d’y allerjusqu’à ce qu’on me mît à la porte – je trouvai chez mon portierune petite lettre. Devine de qui ?…

« Une lettre du comte, mon cher, du comtede la rue de Lille, qui m’engageait à me présenter sans retard chezson ami le marquis d’Hacqueville. On demandait un secrétaire… Tupenses, quelle joie ! et aussi quelle leçon ! Cet hommefroid et sec, sur lequel je comptais si peu, c’était justement luiqui s’occupait de moi, tandis que l’autre, si accueillant, mefaisait faire depuis huit jours le pied de grue sur son perron,exposé, ainsi que le curé de Saint-Nizier, aux rires insolents desaras bleu et or… C’est là la vie, mon cher ; et à Paris onl’apprend vite.

« Sans perdre une minute, je courus chezle marquis d’Hacqueville. Je trouvai un petit vieux, frétillant,sec, tout en nerfs, alerte et gai comme une abeille. Tu verras queljoli type. Une tête d’aristocrate, fine et pâle, des cheveux noirscomme des quilles, et rien qu’un œil, l’autre est mort d’un coupd’épée, voilà longtemps. Mais celui qui reste est si brillant, sivivant, si interrogeant, qu’on ne peut pas dire que le marquis estborgne. Il a deux yeux dans le même œil, voilà tout.

« Quand j’arrivai devant ce singulierpetit vieillard, je commençai par lui débiter quelques banalités decirconstance, mais il m’arrêta net :

« – Pas de phrases ! me dit-il. Je ne lesaime pas.

« Venons aux faits, voici. J’ai entreprisd’écrire mes mémoires. Je m’y suis malheureusement pris un peutard, et je n’ai plus de temps à perdre, commençant à me faire trèsvieux. J’ai calculé qu’en employant tous mes instants, il mefallait encore trois années de travail pour terminer monœuvre.

« J’ai soixante-dix ans, les jambes sonten déroute mais la tête n’a pas bougé. Je peux donc espérer allerencore trois ans et mener mes mémoires à bonne fin. Seulement, jen’ai pas une minute de trop ; c’est ce que mon secrétaire n’apas compris.

« Cet imbécile – un garçon fortintelligent, ma foi, dont j’étais enchanté – s’est mis dans la têted’être amoureux et de vouloir se marier. Jusque-là il n’y a pas demal. Mais voilà-t-il pas que, ce matin, mon drôle vient me demanderdeux jours de congé pour faire ses noces. Ah ! bien oui !deux jours de congé !

« Pas une minute.

« – Mais, monsieur le marquis…

« – Il n’y a pas de mais, monsieur lemarquis… Si vous vous en allez deux jours, vous vous en ireztout à fait.

«- Je m’en vais, monsieur le marquis.

« – Bon voyage !” Et voilà mon coquinparti… C’est sur vous, mon cher garçon, que je compte pour leremplacer. Les conditions sont celles-ci : le secrétaire vientchez moi le matin à huit heures ; il apporte son déjeuner. Jedicte jusqu’à midi. À midi le secrétaire déjeune tout seul, car jene déjeune jamais. Après le déjeuner du secrétaire, qui doit êtretrès court, on se remet à l’ouvrage. Si je sors, le secrétairem’accompagne ; il a un crayon et du papier. Je dictetoujours : en voiture, à la promenade, en visite,partout ! Le soir, le secrétaire dîne avec moi. Après ledîner, nous relisons ce que j’ai dicté dans la journée. Je mecouche à huit heures, et le secrétaire est libre jusqu’aulendemain. Je donne cent francs par mois et le dîner. Ce n’est pasle Pérou ; mais dans trois ans, les mémoires terminés, il yaura un cadeau, et un cadeau royal, foi d’Hacqueville ! Ce queje demande, c’est qu’on soit exact, qu’on ne se marie pas, et qu’onsache écrire très vite sous la dictée. Savez-vous écrire sous ladictée ?

« – Oh ! parfaitement, monsieur lemarquis”, répondis-je avec une forte envie de rire.

« C’était si comique, en effet, cetacharnement du destin à me faire écrire sous la dictée toute mavie !…

« – Eh bien, alors, mettez-vous là,reprit le marquis. Voici du papier et de l’encre. Nous allonstravailler tout de suite. J’en suis au chapitre XXIV :

« Mes démêlés avecM. de Villéle. Écrivez…” Et le voilà qui se met à medicter d’une petite voix de cigale, en sautillant d’un bout de lapièce à l’autre.

« C’est ainsi, mon Daniel, que je suisentré chez cet original, lequel est au fond un excellent homme.

« Jusqu’à présent, nous sommes trèscontents l’un de l’autre ; hier au soir, en apprenant tonarrivée, il a voulu me faire emporter pour toi cette bouteille devin vieux. On nous en sert une comme cela tous les jours à notredîner, c’est te dire si l’on dîne bien. Le matin, par exemple,j’apporte mon déjeuner ; et tu rirais de me voir manger mesdeux sous de fromage d’Italie dans une fine assiette de Moustiers,sur une nappe à blason. Ce que le bonhomme en fait, ce n’est paspar avarice, mais pour éviter à son vieux cuisinier,M. Pilois, la fatigue de me préparer mon déjeuner… En somme,la vie que je mène n’est pas désagréable. Les mémoires du marquissont fort instructifs, j’apprends sur M. Decazes etM. de Villèle une foule de choses qui ne peuvent pasmanquer de me servir un jour ou l’autre. À huit heures du soir, jesuis libre. Je vais lire les journaux dans un cabinet de lecture,ou bien encore dire bonjour à notre ami Pierrotte… Est-ce que tu terappelles, l’ami Pierrotte ? Tu sais ! Pierrotte desCévennes, le frère de lait de maman ! Aujourd’hui Pierrotten’est plus Pierrotte : c’est M. Pierrotte comme les deuxbras. Il a un beau magasin de porcelaines au passage duSaumon ; et comme il aimait beaucoup Mme Eyssette, j’aitrouvé sa maison ouverte à tous battants. Pendant les soiréesd’hiver, c’était une ressource… Mais maintenant que te voilà, je nesuis plus en peine pour mes soirées… Ni toi non plus, n’est-ce pas,frérot ? Oh ! Daniel, mon Daniel, que je suiscontent ! Comme nous allons être heureux !…»

Chapitre 3MA MÈRE JACQUES

Jacques a fini Son Odyssée, maintenant C’estle tour de la mienne. Le feu qui meurt a beau nous fairesigne : « Allez vous coucher, mes enfants », lesbougies ont beau crier : « Au lit ! au lit !Nous sommes brûlées jusqu’aux bobèches. » – « On ne vousécoute pas », leur dit Jacques en riant, et notre veilléecontinue.

Vous comprenez ! ce que je raconte à monfrère l’intéresse beaucoup. C’est la vie du petit Chose au collègede Sarlande ; cette triste vie que le lecteur se rappelle sansdoute. Ce sont les enfants laids et féroces, les persécutions, leshaines, les humiliations, les clefs de M. Viot toujours encolère, la petite chambre sous les combles où l’on étouffait, lestrahisons, les nuits de larmes ; et puis aussi – car Jacquesest si bon qu’on peut tout lui dire – ce sont les débauches du caféBarbette, l’absinthe avec les caporaux, les dettes, l’abandon desoi-même, tout enfin, jusqu’au suicide et la terrible prédiction del’abbé Germane : « Tu seras un enfant toute tavie. » Les coudes sur la table, la tête dans ses mains,Jacques écoute jusqu’au bout ma confession sans l’interrompre. Detemps en temps, je le vois qui frissonne et je l’entendsdire : «Pauvre petit ! pauvre petit ! »

Quand j’ai fini, il se lève, me prend lesmains et me dit d’une voix douce qui tremble : « L’abbéGermane avait raison : vois-tu Daniel, tu es un enfant, unpetit enfant incapable d’aller seul dans la vie, et tu as bien faitde te réfugier près de moi.

« Dès aujourd’hui tu n’es plus seulementmon frère, tu es mon fils aussi, et puisque notre mère est loin,c’est moi qui la remplacerai. Le veux-tu ? dis, Daniel !Veux-tu que je sois ta mère Jacques ? Je ne t’ennuierai pasbeaucoup, tu verras. Tout ce que je te demande, c’est de me laissertoujours marcher à côté de toi et de te tenir la main. Avec cela,tu peux être tranquille et regarder la vie en face, comme unhomme : elle ne te mangera pas. » Pour toute réponse, jelui saute au cou : « O ma mère Jacques, que tu esbon ! » – Et me voilà pleurant à chaudes larmes sanspouvoir m’arrêter, tout à fait comme l’ancien Jacques, de Lyon. LeJacques d’aujourd’hui ne pleure plus, lui ; la citerne est àsec, comme il dit. Quoi qu’il arrive, il ne pleurera plusjamais.

À ce moment, sept heures sonnent. Les vitress’allument. Une lueur pâle entre dans la chambre enfrissonnant.

« Voilà le jour, Daniel, dit Jacques. Ilest temps de dormir. Couche-toi vite… tu dois en avoir besoin.

– Et toi, Jacques ?

– Oh ! moi, je n’ai pas deux jours dechemin de fer dans les reins… D’ailleurs, avant d’aller chez lemarquis, il faut que je rapporte quelques livres au cabinet delecture et je n’ai pas de temps à perdre… Tu sais que le marquisd’Hacqueville ne plaisante pas… Je rentrerai ce soir à huit heures…Toi, quand tu te seras bien reposé, tu sortiras un peu. Surtout jete recommande… » Ici ma mère Jacques commence à me faire unefoule de recommandations très importantes pour un nouveau débarquécomme moi ; par malheur, tandis qu’il me les fait, je me suisétendu sur le lit, et sans dormir précisément, je n’ai déjà plusles idées bien nettes. La fatigue, le pâté, les larmes… Je suis auxtrois quarts assoupi… J’entends d’une façon confuse quelqu’un quime parle d’un restaurant tout près d’ici, d’argent dans mon gilet,de ponts à traverser, de boulevards à suivre, de sergents de villeà consulter, et du clocher de Saint-Germain-des-Prés comme point deralliement. Dans mon demi-sommeil, c’est surtout ce clocher deSaint-Germain qui m’impressionne. Je vois deux, cinq, dix clochersde Saint-Germain rangés autour de mon lit comme des poteauxindicateurs. Parmi tous ces clochers, quelqu’un va et vient dans lachambre, tisonne le feu, ferme les rideaux des croisées, puiss’approche de moi, me pose un manteau sur les pieds, m’embrasse aufront et s’éloigne doucement avec un bruit de porte…

Je dormais depuis quelques heures, et je croisque j’aurais dormi jusqu’au retour de ma mère Jacques, quand le sond’une cloche me réveilla subitement.

C’était la cloche de Sarlande, l’horriblecloche de fer qui sonnait comme autrefois : « Dig !dong ! réveillez-vous ! dig ! dong !habillez-vous ! » D’un bond je fus au milieu de lachambre, la bouche ouverte pour crier comme au dortoir :« Allons, messieurs ! » Puis, quand je m’aperçus quej’étais chez Jacques, je partis d’un grand éclat de rire et je memis à gambader follement par la chambre. Ce que j’avais pris pourla cloche de Sarlande, c’était la cloche d’un atelier du voisinagequi sonnait sec et féroce comme celle de là-bas. Pourtant la clochedu collège avait encore quelque chose de plus méchant, de plusenfer, Heureusement elle était à deux cents lieues ; et, sifort qu’elle sonnât, je ne risquais plus de l’entendre.

J’allai à la fenêtre, et je l’ouvris. Jem’attendais presque à voir au-dessous de moi la cour des grandsavec ses arbres mélancoliques et l’homme aux clefs rasant les murs…Au moment où j’ouvrais, midi sonnait partout. La grosse tour deSaint-Germain tinta la première ses douze coups de l’angélus à lasuite, presque dans mon oreille. Par la fenêtre ouverte, lesgrosses notes lourdes tombaient chez Jacques trois par trais, secrevaient en tombant comme des bulles sonores et remplissaient debruit toute la chambre. À l’angélus de Saint-Germain, les autresangélus de Paris répondirent sur des timbres divers… En bas, Parisgrondait, invisible… Je restai là un moment à regarder luire dansla lumière les dômes, les flèches, les tours ; puis tout àcoup, le bruit de la ville montant jusqu’à moi, il me vint je nesais quelle folle envie de plonger, de me rouler dans le bruit,dans cette foule, dans cette vie, dans ces passions, et je me disavec ivresse :

« Allons voir Paris ! »

Chapitre 4LA DISCUSSION DU BUDGET

Ce jour-là plus d’un Parisien a dû dire enrentrant chez lui, le soir, pour se mettre à table : «Quelsingulier petit bonhomme j’ai rencontré aujourd’hui !» Le faitest qu’avec ses cheveux trop longs, son pantalon trop court, sescaoutchoucs, ses bas bleus, son bouquet départemental et cettesolennité de démarche particulière à tous les êtres trop petits, lepetit Chose devait être tout à fait comique.

C’était justement une journée de la fin del’hiver, une de ces journées tièdes et lumineuses, qui à Paris,souvent sont plus le printemps que le printemps lui-même. Il yavait beaucoup de monde dehors. Un peu étourdi par le va-et-vientbruyant de la rue, j’allais devant moi, timide, et le long desmurs. On me bousculait, je disais « pardon ! » et jedevenais tout rouge. Aussi je me gardais bien de m’arrêter devantles magasins et, pour rien au monde, je n’aurais demandé ma route.Je prenais une rue, puis une autre, toujours tout droit. On meregardait.

Cela me gênait beaucoup. Il y avait des gensqui se retournaient sur mes talons et des yeux qui riaient enpassant près de moi ; une fois j’entendis une femme dire à uneautre : « Regarde donc celui-là. » Cela me fitbroncher… Ce qui m’embarrassait beaucoup aussi, c’était l’œilinquisiteur des sergents de ville. À tous les coins de rue, cediable d’œil silencieux se braquait sur moi curieusement ; etquand j’avais passé, je le sentais encore qui me suivait de loin etme brûlait le dos. Au fond, j’étais un peu inquiet.

Je marchai ainsi près d’une heure, jusqu’à ungrand boulevard planté d’arbres grêles. Il y avait là tant debruit, tant de gens, tant de voitures, que je m’arrêtai presqueeffrayé.

« Comment me tirer d’ici ? pensai-jeen moi-même.

« Comment rentrer à la maison ? Sije demande le clocher de Saint-Germain-des-Prés, on se moquera demoi. J’aurai l’air d’une cloche égarée qui revient de Rome, le jourde Pâques. » Alors, pour me donner le temps de prendre unparti, je m’arrêtai devant les affiches de théâtre, de l’airaffairé d’un homme qui fait son menu de spectacles pour le soir.Malheureusement les affiches, fort intéressantes d’ailleurs, nedonnaient pas le moindre renseignement sur le clocher deSaint-Germain, et je risquais fort de rester là jusqu’au grand coupde trompette du jugement dernier, quand soudain ma mère Jacquesparut à mes côtés. Il était aussi étonné que moi.

« Comment ! c’est toi, Daniel !Que fais-tu là, bon Dieu ? » Je répondis d’un petit airnégligent :

« Tu vois ! je me promène. » Cebon garçon de Jacques me regardait avec admiration :

« C’est qu’il est déjà Parisien,vraiment ! » Au fond, j’étais bien heureux de l’avoir, etje m’accrochai à son bras avec une joie d’enfant, comme à Lyon,quand M. Eyssette père était venu nous chercher sur lebateau.

« Quelle chance que nous nous soyonsrencontrés ! me dit Jacques. Mon marquis a une extinction devoix, et comme, heureusement, on ne peut pas dicter par gestes, ilm’a donné congé jusqu’à demain… Nous allons en profiter pour faireune grande promenade… » Là-dessus, il m’entraîne ; etnous voilà partis dans Paris, bien serrés l’un contre l’autre ettout fiers de marcher ensemble. Maintenant que mon frère est prèsde moi, la rue ne me fait plus peur. Je vais la tête haute, avec unaplomb de trompette aux zouaves, et gare au premier qui rira !Pourtant une chose m’inquiète. Jacques, chemin faisant, me regardeà plusieurs reprises d’un air piteux. Je n’ose lui demanderpourquoi. « Sais-tu qu’ils sont très gentils tescaoutchoucs ? me dit-il au bout d’un moment.

– N’est-ce pas, Jacques ? – Oui, mafoi ! très gentils… » Puis, en souriant, il ajoute :« C’est égal, quand je serai riche, je t’achèterai une pairede bons souliers pour mettre dedans. » Pauvre cherJacques ! il a dit cela sans malice ; mais il n’en fautpas plus pour me décontenancer.

Voilà toutes mes hontes revenues. Sur ce grandboulevard ruisselant de clair soleil, je me sens ridicule avec mescaoutchoucs, et quoi que Jacques puisse me dire d’aimable en faveurde ma chaussure, je veux rentrer sur-le-champ. Nous rentrons. Ons’installe au coin du feu, et le reste de la journée se passegaiement à bavarder ensemble comme deux moineaux de gouttière… Versle soir, on frappe à notre porte. C’est un domestique du marquisavec ma malle.

«Très bien ! dit ma mère Jacques. Nousallons inspecter un peu ta garde-robe. » Pécaire ! magarde robe !…

L’inspection commence. Il faut voir notre minepiteusement comique en faisant ce maigre inventaire.

Jacques, à genoux devant la malle, tire lesobjets l’un après l’autre et les annonce à mesure.

« Un dictionnaire… une cravate… un autredictionnaire… Tiens ! une pipe… tu fumes donc !… Encoreune pipe… Bonté divine ! que de pipes ! Si tu avaisseulement autant de chaussettes… Et ce gros livre, qu’est-ce quec’est ?… Oh ! oh !… Cahier de punitions.. Boucoyran,500 lignes… Soubeyrol, 400 lignes… Boucoyran, 500 lignes…Boucoyran… Boucoyran…

« Sapristi ! tu ne le ménageais pas,le nommé Boucoyran… C’est égal, deux ou trois douzaines de chemisesferaient bien mieux notre affaire. »

À cet endroit de l’inventaire, ma mère Jacquespousse un cri de surprise…

« Miséricorde ! Daniel… Qu’est-ceque je vois ? Des vers ! ce sont des vers… Tu en faisdonc toujours ?…

« Cachottier, va ! pourquoi ne m’enas-tu jamais parlé dans tes lettres ? Tu sais bien pourtantque je ne suis pas un profane… J’ai fait des poèmes, moi aussi,dans le temps… Souviens-toi de Religion ! Religion !

« Poème en douze chants !… Ça,monsieur le lyrique voyons un peu tes poésies !…

– Oh ! non, Jacques, je t’en prie. Celan’en vaut pas la peine.

– Tous les mêmes, ces poètes, dit Jacques enriant.

« Allons ! mets-toi là, et lis-moites vers ; sinon je vais les lire moi-même, et tu sais commeje lis mal ! » Cette menace me décide ; je commencema lecture.

Ce sont des vers que j’ai faits au collège deSarlande, sous les châtaigniers de la Prairie, en surveillant lesélèves… Bons, ou méchants ? Je ne m’en souviens guère ;mais quelle émotion en les lisant !…

Pensez donc ! des poésies qu’on n’ajamais montrées à personne… Et puis l’auteur de Religion !Religion ! n’est pas un juge ordinaire. S’il allait se moquerde moi ? Pourtant, à mesure que je lis, la musique des rimesme grise et ma voix se raffermit. Assis devant la croisée, Jacquesm’écoute, impassible. Derrière lui, dans l’horizon, se couche ungros soleil rouge qui incendie nos vitres. Sur le bord du toit, unchat maigre bâille et s’étire en nous regardant ; il a l’airrenfrogné d’un sociétaire de la Comédie-Française écoutant unetragédie… Je vois tout cela du coin de l’œil sans interrompre malecture.

Triomphe inespéré ! À peine j’ai fini,Jacques enthousiasmé quitte sa place et me saute au cou :

« Oh ! Daniel ! que c’estbeau ! que c’est beau ! » Je le regarde avec un peude défiance.

« Vraiment, Jacques, tutrouves ?…

– Magnifique, mon cher, magnifique !…Pense que tu avais toutes ces richesses dans ta malle et que tun’en disais rien ! C’est incroyable !…» Et voilà ma mèreJacques qui marche à grands pas dans la chambre, parlant tout seulet gesticulant.

Tout à coup, il s’arrête en prenant un airsolennel :

« Il n’y a plus à hésiter : Daniel,tu es poète, il faut rester poète et chercher ta vie de cecôté-là.

– Oh ! Jacques, c’est bien difficile… Lesdébuts surtout. On gagne si peu.

– Bah ! je gagnerai pour deux, n’aie paspeur.

– Et le foyer, Jacques, le foyer que nousvoulons reconstruire ?

– Le foyer ! je m’en charge. Je me sensde force à le reconstruire à moi tout seul. Toi, tu l’illustreras,et tu penses comme nos parents seront fiers de s’asseoir à un foyercélèbre !… » J’essaie encore quelques objections ;mais Jacques a réponse à tout. Du reste, il faut le dire, je ne medéfends que faiblement. L’enthousiasme fraternel commence à megagner. La foi poétique me pousse à vue d’œil, et je me sens déjàpar tout mon être un prurigo lamartinien… Il y a un point, parexemple, sur lequel Jacques et moi nous ne nous entendons pas dutout. Jacques veut qu’à trente-cinq ans j’entre à l’Académiefrançaise. Moi, je m’y refuse énergiquement. Foin del’Académie ! C’est vieux, démodé, pyramide d’Égypte endiable.

« Raison de plus pour y entrer, me ditJacques. Tu leur mettras un peu de jeune sang dans les veines, àtous ces vieux Palais-Mazarin… Et puis Mme Eyssette sera siheureuse, songe donc !» Que répondre à cela ? Le nom deMme Eyssette est un argument sans réplique. Il faut serésigner à endosser l’habit vert. Va donc pour l’Académie ! Simes collègues m’ennuient trop, je ferai comme Mérimée, je n’iraijamais aux séances.

Pendant cette discussion, la nuit est venue,les cloches de Saint-Germain carillonnent joyeusement, comme pourcélébrer l’entrée de Daniel Eyssette à l’Académie française.« Allons dîner ! » dit ma mère Jacques ; et,tout fier de se montrer avec un académicien, il m’emmène dans unecrémerie de la rue Saint-Benoît. C’est un petit restaurant depauvres, avec une table d’hôte au fond pour les habitués. Nousmangeons dans la première salle, au milieu de gens très râpés, trèsaffamés, qui raclent leurs assiettes silencieusement. « Cesont presque tous des hommes de lettres », me dit Jacques àvoix basse. Dans moi-même, je ne puis m’empêcher de faire à cesujet quelques réflexions mélancoliques ; mais je me gardebien de les communiquer à Jacques de peur de refroidir sonenthousiasme.

Le dîner est très gai. M. Daniel Eyssette(de l’Académie française) montre beaucoup d’entrain, et encore plusd’appétit. Le repas fini, on se hâte de remonter dans leclocher ; et tandis que M, l’académicien fume sa pipe àcalifourchon sur la fenêtre, Jacques, assis à sa table, s’absorbedans un grand travail de chiffres qui paraît l’inquiéterbeaucoup.

Il se ronge les ongles, s’agite fébrilementsur sa chaise, compte sur ses doigts, puis, tout à coup, se lèveavec un cri de triomphe : « Bravo !… j’y suisarrivé.

– À quoi, Jacques ? – À établir notrebudget, mon cher. Et je te réponds que ce n’était pas une petiteaffaire. Pense ! soixante francs par mois pour vivre àdeux !…

–Comment ! soixante ?… Je croyaisque tu gagnais cent francs chez le marquis.

– Oui ! mais il y a là-dessus quarantefrancs par mois, à envoyer à Mme Eyssette pour lareconstruction du foyer… Restent donc soixante francs. Nous avonsquinze francs de chambre ; comme tu vois, ce n’est pascher ; seulement, il faut que je fasse le lit moi-même.

– Je le ferai aussi, moi, Jacques.

– Non, non. Pour un académicien, ce ne seraitpas convenable. Mais revenons au budget… Donc 15 francs de chambre,5 francs de charbon – seulement 5 francs, parce que je vais lechercher moi-même aux usines tous les mois – restent 40 francs.Pour ta nourriture, mettons 30 francs. Tu dîneras à la crémerie oùnous sommes allés ce soir, c’est 15 sous sans le dessert, et tu asvu qu’on n’est pas trop mal.

« Il te reste 5 sous pour ton déjeuner.Est-ce assez ?

– Je crois bien.

– Nous avons encore 10 francs. Je compte 7francs de blanchissage… Quel dommage que je n’aie pas letemps ! j’irais moi-même au bateau… Restent 3 francs quej’emploie comme ceci : 30 sous pour mes déjeuners… dame, tucomprends ! moi, je fais tous les jours un bon repas chez monmarquis, et je n’ai pas besoin d’un déjeuner aussi substantiel quele tien.

« Les derniers trente sous sont les menusfrais, tabac, timbres-poste et autres dépenses imprévues. Cela nousfait juste nos soixante francs… Hein ! Crois-tu que c’estcalculé ? »

Et Jacques enthousiasmé se met à gambader dansla chambre ; puis, subitement, il s’arrête et prend un airconsterné :

« Allons, bon ! le budget est àrefaire… J’ai oublié quelque chose. – Quoi donc ?.

– Et la bougie !… Comment feras-tu, lesoir, pour travailler, si tu n’as pas de bougie ? C’est unedépense indispensable, et une dépense d’au moins cinq francs parmois… Où pourrait-on bien les décrocher, ces cinq francs-là ?L’argent du foyer est sacré, et sous aucun prétexte… Eh !parbleu, j’ai notre affaire. Voici le mois de mars qui vient, etavec lui le printemps, la chaleur, le soleil.

– Eh bien, Jacques ?

– Eh bien, Daniel, quand il fait chaud, lecharbon est inutile : soit 5 francs de charbon, que noustransformons en 5 francs de bougie ; et voilà le problèmerésolu… Décidément, je suis né pour être ministre des Finances…Qu’en dis-tu ? Cette fois, le budget tient sur ses jambes, etje crois que nous n’avons rien oublié… Il y a bien encore laquestion des souliers et des vêtements, mais je sais ce que je vaisfaire… J’ai tous les jours ma soirée libre à partir de huit heures,je chercherai une place de teneur de livres chez quelque petitmarchand. Bien sûr que l’ami Pierrotte me trouvera celafacilement.

– Ah ! çà, Jacques, vous êtes donc trèsliés, toi et l’ami Pierrotte ?… Est-ce que tu y vassouvent ?

– Oui, très souvent. Le soir, on fait de lamusique.

– Tiens ! Pierrotte est musicien.

– Non ! pas lui sa fille.

– Sa fille !… Il a donc une fille ?…Hé ! hé ! Jacques… Est-elle jolie, MllePierrotte ?

– Oh ! tu m’en demandes trop pour unefois, mon petit Daniel… Un autre jour, je te répondrai.

« Maintenant, il est tard ; allonsnous coucher. »

Et pour cacher l’embarras que lui causent mesquestions, Jacques se met à border le lit activement avec un soinde vieille fille.

C’est un lit de fer à une place, en toutpareil à celui dans lequel nous couchions tous les deux, à Lyon,rue Lanterne.

« T’en souviens-tu, Jacques, de notrepetit lit de la rue Lanterne, quand nous lisions des romans encachette, et que M. Eyssette nous criait du fond de son lit,avec sa plus grosse voix : « Éteignez vite, ou je melève !» Jacques se souvient de cela, et aussi de bien d’autreschoses… De souvenir en souvenir, minuit sonne à Saint-Germain qu’onne songe pas encore à dormir.

« Allons !… bonne nuit !» medit Jacques résolument.

Mais au bout de cinq minutes, je l’entends quipouffe de rire sous sa couverture.

« De quoi ris-tu, Jacques ?…

– Je ris de l’abbé Micou, tu sais, l’abbéMicou de la manécanterie… Te le rappelles-tu ?…

– Parbleu !… » Et nous voilà partisà rire, à rire, à bavarder, à bavarder… Cette fois, c’est moi quisuis raisonnable et qui dis :

« Il faut dormir. » Mais un momentaprès, je recommence de plus belle :

« Et Rouget, Jacques. Est-ce que tu t’ensouviens ?… » Là-dessus, nouveaux éclats de rire etcauseries à n’en plus finir…

Soudain un grand coup de poing ébranle lacloison de mon côté, du côté dé la ruelle. Consternationgénérale.

« C’est Coucou-Blanc…, me dit Jacquestout bas dans l’oreille.

– Coucou-Blanc !… Qu’est-ce quecela ?

– Chut !… pas si haut… Coucou-Blanc estnotre voisine. Elle se plaint sans doute que nous l’empêchons dedormir.

– Dis donc, Jacques ! quel drôle de nomelle a notre voisine !… Coucou-Blanc ! Est-ce qu’elle estjeune ?…

– Tu pourras en juger toi-même, mon cher. Unjour ou l’autre, vous vous rencontrerez dans l’escalier. Mais enattendant, dormons vite… sans quoi Coucou-Blanc pourrait bien sefâcher encore. » Là-dessus, Jacques souffle la bougie, etM. Daniel Eyssette (de l’Académie française) s’endort surl’épaule de son frère comme quand il avait dix ans.

Chapitre 5COUCOU-BLANC ET LA DAME DU PREMIER

Il y a, sur la place deSaint-Germain-des-Prés, dans le coin de l’église, à gauche et toutau bord des toits, une petite fenêtre qui me serre le cœur chaquefois que je la regarde. C’est la fenêtre de notre anciennechambre ; et, encore aujourd’hui, quand je passe par là, je mefigure que le Daniel d’autrefois est toujours là-haut, assis à satable contre la vitre, et qu’il sourit de pitié en voyant dans larue le Daniel d’aujourd’hui triste et déjà courbé.

Ah ! vieille horloge de Saint-Germain,que de belles heures tu m’as sonnées quand j’habitais là-haut, avecma mère Jacques !… Est-ce que tu ne pourrais pas m’en sonnerencore quelques-unes de ces heures de vaillance et dejeunesse ? J’étais si heureux dans ce temps-là… Je travaillaisde si bon cœur !…

Le matin, on se levait avec le jour. Jacques,tout de suite, s’occupait du ménage. Il allait chercher de l’eau,balayait la chambre, rangeait ma table. Moi, je n’avais le droit detoucher à rien. Si je lui disais :

« Jacques, veux-tu que jet’aide ? » Jacques se mettait à rire : « Tu n’ysonges pas, Daniel. Et la dame du premier ? » Avec cesdeux mots gros d’allusions, il me fermait la bouche.

Voici pourquoi.

Pendant les premiers jours de notre vie àdeux, c’était moi qui étais chargé de descendre chercher de l’eaudans la cour. À une autre heure de la journée, je n’auraispeut-être pas osé ! mais, le matin, toute la maison dormaitencore, et ma vanité ne risquait pas d’être rencontrée dansl’escalier une cruche à la main. Je descendais, en m’éveillant, àpeine vêtu. À cette heure-là, la cour était déserte. Quelquefois,un palefrenier en casaque rouge nettoyait ses harnais près de lapompe. C’était le cocher de la dame du premier, une jeune créoletrès élégante dont on s’occupait beaucoup dans la maison. Laprésence de cet homme suffisait pour me gêner ; quand il étaitlà, j’avais honte, je pompais vite et je remontais avec ma cruche àmoitié remplie. Une fois en haut, je me trouvais très ridicule, cequi ne m’empêchait pas d’être aussi gêné le lendemain, sij’apercevais la casaque rouge dans la cour… Or, un matin quej’avais eu la chance d’éviter cette formidable casaque, jeremontais allégrement et ma cruche toute pleine, lorsque, à lahauteur du premier étage, je me trouvai face à face avec une damequi descendait.

C’était la dame du premier.

Droite et fière, les yeux baissés sur unlivre, elle allait lentement dans un flot d’étoffes soyeuses.

À première vue, elle me parut belle, quoiqueun peu pâle ; ce qui me resta d’elle, surtout, c’est unepetite cicatrice blanche qu’elle avait dans un coin, au-dessous dela lèvre. En passant devant moi, la dame leva les yeux. J’étaisdebout contre le mur, ma cruche à la main, tout rouge et touthonteux. Pensez ! être surpris ainsi comme un porteur d’eau,mal peigné, ruisselant, le cou nu, la chemise entrouverte… quellehumiliation ! J’aurais voulu entrer dans la muraille… La dameme regarda un moment bien en face d’un air de reine indulgente,avec un petit sourire, puis elle passa… Quand je remontai, j’étaisfurieux. Je racontai mon aventure à Jacques, qui se moqua beaucoupde ma vanité ; mais le lendemain, il prit la cruche sans riendire et descendit. Depuis lors, il descendit ainsi tous lesmatins ; et moi, malgré mes remords, je le laissaisfaire : j’avais trop peur de rencontrer encore la dame dupremier.

Le ménage fini, Jacques s’en allait chez sonmarquis, et je ne le revoyais plus que dans la soirée. Je passaismes journées tout seul, en tête-à-tête avec la Muse ou ce quej’appelais la Muse. Du matin au soir, la fenêtre restait ouverteavec ma table devant, et sur cet établi, du matin au soirj’enfilais des rimes.

De temps en temps un pierrot venait boire à magouttière ; il me regardait un moment d’un air effronté, puisil allait dire aux autres ce que je faisais, et j’entendais lebruit sec de leurs petites pattes sur les ardoises… J’avais aussiles cloches de Saint-Germain qui me rendaient visite plusieurs foisdans le jour.

J’aimais bien quand elles venaient me voir.Elles entraient bruyamment par la fenêtre et remplissaient lachambre de musique. Tantôt des carillons joyeux et fousprécipitaient leurs doubles croches, tantôt des glas noirs,lugubres, dont les notes tombaient une à une comme des larmes. Puisj’avais les angélus : l’angélus de midi, un archange auxhabits de soleil qui entrait chez moi tout resplendissant delumière ; l’angélus du soir, un séraphin mélancolique quidescendait dans un rayon de lune et faisait toute la chambre humideen y secouant ses grandes ailes…

La Muse, les pierrots, les cloches, je nerecevais jamais d’autres visites. Qui serait venu mevoir ?

Personne ne me connaissait. À la crémerie dela rue Saint-Benoît, j’avais toujours soin de me mettre à unepetite table à part de tout le monde ; je mangeais vite, lesyeux dans mon assiette ; puis, le repas fini, je prenais monchapeau furtivement et je rentrais à toutes jambes. Jamais unedistraction, jamais une promenade ; pas même la musique auLuxembourg.

Cette timidité maladive que je tenais deMme Eyssette était encore augmentée par le détachement de moncostume et ces malheureux caoutchoucs qu’on n’avait pas puremplacer. La rue me faisait peur, me rendait honteux. Je n’auraisjamais voulu descendre de mon clocher. Quelquefois pourtant, parces jolis soirs mouillés des printemps parisiens, je rencontrais,en revenant de la crémerie, des volées d’étudiants en belle humeur,et de les voir s’en aller ainsi bras dessus bras dessous, avecleurs grands chapeaux, leurs pipes, leurs maîtresses, cela medonnait des idées… Alors je remontais bien vite mes cinq étages,j’allumais ma bougie, et je me mettais au travail rageusementjusqu’à l’arrivée de Jacques.

Quand Jacques arrivait, la chambre changeaitd’aspect. Elle était toute gaieté, bruit, mouvement. On chantait,on riait, on se demandait des nouvelles de la journée. « As-tubien travaillé ? me disait Jacques, ton poèmeavance-t-il ? » Puis il me racontait quelque nouvelleinvention de son original marquis, tirait de sa poche desfriandises du dessert mises de côté pour moi, et s’amusait à me lesvoir croquer à belles dents.

Après quoi, je retournais à l’établi auxrimes. Jacques faisait deux ou trois tours dans la chambre, et,quand il me croyait bien en train, s’esquivait en medisant :

«Puisque tu travailles, je vais là-bas passerun moment. » Là-bas, cela voulait dire chez Pierrotte ;et si vous n’avez pas déjà deviné pourquoi Jacques allait sisouvent là-bas, c’est que vous n’êtes pas bien habile. Moi, jecompris tout, dès le premier jour, rien qu’à le voir lisser sescheveux devant la glace avant de partir, et recommencer trois ouquatre fois son nœud de cravate ; mais pour ne pas le gêner,je faisais semblant de ne me douter de rien et je me contentais derire au-dedans de moi, en pensant des choses…

Jacques parti, en avant les rimes ! Àcette heure-là je n’avais plus le moindre bruit ; lespierrots, les angélus, tous mes amis étaient couchés. Complettête-à-tête avec la Muse… Vers neuf heures, j’entendais monter dansl’escalier – un petit escalier de bois qui faisait suite au grand.C’était Mlle Coucou Blanc, notre voisine, qui rentrait. À partir dece moment, je ne travaillais plus. Ma cervelle émigraiteffrontément chez la voisine et n’en bougeait pas…

Que pouvait-elle bien être, cette mystérieuseCoucou-Blanc ?… Impossible d’avoir le moindre renseignement àson endroit… Si j’en parlais à Jacques, il prenait un petit air endessous pour me dire :

« Comment !… tu ne l’as pas encorerencontrée, notre superbe voisine ?» Mais, jamais il nes’expliquait davantage. Moi je pensais : « Il ne veut pasque je la connaisse… C’est sans doute une grisette du Quartierlatin.» Et cette idée m’embrasait la tête. Je me figurais quelquechose de frais, de jeune, de joyeux une grisette, quoi ! Iln’y avait pas jusqu’à ce nom de Coucou-Blanc qui ne me parût pleinde saveur, un de ces jolis sobriquets d’amour comme Musette ou MimiPinson. C’était, dans tous les cas, une Musette bien sage et bienrangée que ma voisine, une Musette de Nanterre, qui rentrait tousles soirs à la même heure, et toujours seule. Je savais cela pouravoir plusieurs jours de suite, à l’heure où elle arrivait,appliqué mon oreille à sa cloison… Invariablement, voici ce quej’entendais : d’abord comme un bruit de bouteille qu’ondébouche et rebouche plusieurs fois ; puis au bout d’unmoment, pouf ! la chute d’un corps très lourd sur leparquet ; et presque aussitôt une petite voix grêle, trèsaiguë, une voix de grillon malade, entonnant je ne sais quel air àtrois notes, triste à faire pleurer. Sur cet air-là, il y avait desparoles, mais je ne les distinguais pas, excepté cependant lesincompréhensibles syllabes que voici :

Tolocototignan !.. Tolocototignan !…– qui revenaient de temps en temps dans la chanson comme un refrainplus accentué que le reste. Cette singulière musique durait environune heure ; puis, sur un dernier Tolocototignan, la voixs’arrêtait tout à coup ; et je n’entendais plus qu’unerespiration lente et lourde… Tout cela m’intriguait beaucoup.

Un matin, ma mère Jacques, qui venait dechercher de l’eau, entra vivement chez nous avec un grand air demystère et s’approchant de moi me dit tout bas :

« Si tu veux voir notre voisine…chut !… elle est là. » D’un bond je fus sur le palier…Jacques ne m’avait pas menti… Coucou-Blanc était dans sa chambre,avec sa porte grande ouverte ; et je pus enfin la contempler…Oh ! Dieu ! Ce ne fut qu’une vision, mais quellevision !… Imaginez une petite mansarde complètement nue, àterre une paillasse, sur la cheminée une bouteille d’eau-de-vie,au-dessus de la paillasse un énorme et mystérieux fer à chevalpendu au mur comme un bénitier. Maintenant, au milieu de ce chenil,figurez-vous une horrible Négresse avec de gros yeux de nacre, descheveux courts, laineux et frisés comme une toison de brebis noire,et une vieille crinoline rouge, sans rien dessus… C’est ainsi quem’apparut pour la première fois ma voisine Coucou-Blanc, laCoucou-Blanc de mes rêves, la sœur de Mimi Pinson et de Bernerette… O province romanesque, que ceci te serve de leçon !…

« Eh bien, me dit Jacques en me voyantrentrer, eh bien, comment tu la trouves… » Il n’acheva pas saphrase et, devant ma mine déconfite, partit d’un immense éclat derire. J’eus le bon esprit de faire comme lui, et nous voilà riantde toutes nos forces l’un en face de l’autre sans pouvoir parler. Àce moment par la porte entrebâillée, une grosse tête noire seglissa dans la chambre et disparut presque aussitôt en nouscriant : «Blancs moquer Nègre, pas joli. » Vous pensez sinous rîmes de plus belle…

Quand notre gaieté fut un peu calmée, Jacquesm’apprit que la Négresse Coucou-Blanc était au service de la damedu premier ; dans la maison, on l’accusait d’être un peusorcière : à preuve, le fer à cheval, symbole du culteVaudoux, qui pendait au-dessus de sa paillasse. On disait aussi quetous les soirs, quand sa maîtresse était sortie, Coucou-Blancs’enfermait dans sa mansarde, buvait de l’eau-de-vie jusqu’à tomberivre morte, et chantait des chansons nègres une partie de la nuit.Ceci m’expliquait tous les bruits mystérieux qui venaient de chezma voisine : la bouteille débouchée, la chute sur le parquet,et l’air monotone à trois notes. Quant à Tolocototignan, il paraîtque c’est une sorte d’onomatopée, très répandue chez les Nègres duCap, quelque chose comme notre lon, lan, la ; les PierreDupont en ébène mettent de ça dans toutes leurs chansons.

À partir de ce jour, ai-je besoin de ledire ? le voisinage de Coucou-Blanc ne me donna plus autant dedistractions. Le soir, quand elle montait, mon cœur ne trottaitplus si vite ; jamais je ne me dérangeais plus pour allercoller mon oreille à la cloison… Quelquefois pourtant, dans lesilence de la nuit, les Tolocototignan venaient jusqu’à ma table,et j’éprouvais je ne sais quel vague malaise en entendant ce tristerefrain ; on eût dit que je pressentais le rôle qu’il allaitjouer dans ma vie…

Sur ces entrefaites, ma mère Jacques trouvaune place de teneur de livres à cinquante francs par mois chez unpetit marchand de fer, où il devait se rendre tous les soirs ensortant de chez le marquis. Le pauvre garçon m’apprit cette bonnenouvelle, moitié content, moitié fâché. «Comment feras-tu pouraller là-bas ? » lui dis-je tout de suite. Il merépondit, les yeux pleins de larmes : « J’irai ledimanche. » Et dès lors, comme il l’avait dit, il n’alla pluslà-bas que le dimanche, mais cela lui coûtait, bien sûr.

Quel était donc ce là-bas si séduisant quitenait tant à cœur à ma mère Jacques ?… Je n’aurais pas étéfâché de le connaître. Malheureusement on ne me proposait jamais dem’emmener ; et moi, j’étais trop fier pour le demander. Lemoyen d’ailleurs d’aller quelque part, avec des caoutchoucs ?…Un dimanche pourtant, au moment de partir chez Pierrotte, Jacquesme dit avec un peu d’embarras :

« Est-ce que tu n’aurais pas envie dem’accompagner là-bas, petit Daniel ? Tu leur ferais sûrementun grand plaisir.

– Mais, mon cher, tu plaisantes…

– Oui, je le sais bien… Le salon de Pierrotten’est guère la place d’un poète… Ils sont là un tas de vieillespeaux de lapins…

– Oh ! ce n’est pas pour cela,Jacques ; c’est seulement à cause de mon costume…

–Tiens ! au fait… je n’y songeaispas », dit Jacques.

Et il partit comme enchanté d’avoir une vraieraison pour ne pas m’emmener.

À peine au bas de l’escalier, le voilà quiremonte et vient vers moi tout essoufflé.

« Daniel, me dit-il, si tu avais eu dessouliers et une jaquette présentable, m’aurais-tu accompagné chezPierrotte ?

– Pourquoi pas ?

– Eh bien, alors, viens… je vais t’achetertout ce qu’il te faut, nous irons là-bas. » Je le regardai,stupéfait. « C’est la fin du mois, j’ai de l’argent»,ajouta-t-il pour me convaincre. J’étais si content de l’idée desnippes fraîches que je ne remarquai pas l’émotion de Jacques ni leton singulier dont il parlait. Ce n’est que plus tard que jesongeai à tout cela. Pour le moment, je lui sautai au cou, et nouspartîmes chez Pierrotte, en passant par le Palais-Royal, où jem’habillai de neuf chez un fripier.

Chapitre 6LE ROMAN DE PIERROTTE

QUAND Pierrotte avait Vingt ans, Si On luiavait prédit qu’un jour il succéderait à M. Lalouette dans lecommerce des porcelaines, qu’il aurait deux cent mille francs chezson notaire – Pierrotte, un notaire ! – et une superbeboutique à l’angle du passage du Saumon, on l’aurait beaucoupétonné.

Pierrotte, à vingt ans, n’était jamais sortide son village, portait de gros esclots en sapin des Cévennes, nesavait pas un mot de français et gagnait cent écus par an à éleverdes vers à soie ; solide compagnon du reste, beau danseur debourrée, aimant rire et chanter la gloire, mais toujours d’unemanière honnête et sans faire de tort aux cabaretiers. Comme tousles gars de son âge, Pierrotte avait une bonne amie, qu’il allaitattendre le dimanche à la sortie des vêpres pour l’emmener danserdes gavottes sous les mûriers. La bonne amie de Pierrottes’appelait Roberte, la grande Roberte. C’était une bellemagnanarelle de dix-huit ans, orpheline comme lui, pauvre commelui, mais sachant très bien lire et écrire, ce qui, dans lesvillages cévenols, est encore plus rare qu’une dot. Très fier de saRoberte, Pierrotte comptait l’épouser dès qu’il aurait tiré ausort ; mais, le jour du tirage arrivé, le pauvre Cévenol –bien qu’il eût trempé trois fois sa main dans l’eau bénite avantd’aller à l’urne – amena le n° 4… Il fallait partir.

Quel désespoir !… HeureusementMme Eyssette, qui avait été nourrie, presque élevée par lamère de Pierrotte, vint au secours de son frère de lait et luiprêta deux mille francs pour s’acheter un homme. – On était richechez les Eyssette dans ce temps-là ! L’heureux Pierrotte nepartit donc pas et put épouser sa Roberte ; mais comme cesbraves gens tenaient avant tout à rendre l’argent deMme Eyssette et qu’en restant au pays ils n’y seraient jamaisparvenus, ils eurent le courage de s’expatrier et marchèrent surParis pour y chercher fortune.

Pendant un an, on n’entendit plus parler denos montagnards ; puis, un beau matin, Mme Eyssette reçutune lettre touchante, signée « Pierrotte et sa femme »,qui contenait 300 francs, premiers fruits de leurs économies. Laseconde année, nouvelle lettre de «Pierrotte et sa femme» avec unenvoi de 200 francs et des riens. – Sans doute, les affaires nemarchaient pas. – La quatrième année, troisième lettre de«Pierrotte et sa femme» avec un dernier envoi de 1200 francs et desbénédictions pour toute la famille Eyssette. Malheureusement, quandcette lettre arriva chez nous, nous étions en pleine débâcle :on venait de vendre la fabrique, et nous aussi nous allions nousexpatrier… Dans sa douleur, Mme Eyssette oublia de répondre à« Pierrotte et sa femme». Depuis lors, nous n’en eûmes plus denouvelles, jusqu’au jour où Jacques, arrivant à Paris, trouva lebon Pierrotte – Pierrotte sans sa femme, hélas ! – installédans le comptoir de l’ancienne maison Lalouette.

Rien de moins poétique, rien de plus touchantque l’histoire de cette fortune. En arrivant à Paris, la femme dePierrotte s’était mise bravement à faire des ménages. La premièremaison fut justement la maison Lalouette. Ces Lalouette étaient deriches commerçants avares et maniaques, qui n’avaient jamais vouluprendre ni un commis ni une bonne, parce qu’il faut tout faire parsoi-même « Monsieur, jusqu’à cinquante ans, j’ai fait mesculottes moi-même ! » disait le père Lalouette avecfierté, et qui, sur leurs vieux jours seulement, se donnaient leluxe flamboyant d’une femme de ménage à douze francs par mois. Dieusait que ces douze francs-là, l’ouvrage les valait bien ! Laboutique, l’arrière-boutique, un appartement au quatrième, deuxseilles d’eau pour la cuisine à remplir tous les matins ! Ilfallait venir des Cévennes pour accepter de pareillesconditions ; mais bah ! la Cévenole était jeune, alerte,rude au travail et solide des reins comme une jeune taure ; enun tour de main, elle expédiait ce gros ouvrage et, par-dessus lemarché, montrait tout le temps aux deux vieillards son joli rire,qui valait plus de douze francs à lui tout seul… À force de bellehumeur et de vaillance cette courageuse montagnarde finit parséduire ses patrons. On s’intéressa à elle ; on la fitcauser ; puis, un beau jour, spontanément – les cœurs les plussecs ont parfois de ces soudaines floraisons de bonté -, le vieuxLalouette offrit de prêter un peu d’argent à Pierrotte pour qu’ilpût entreprendre un commerce. Son idée. Voici quelle fut l’idée dePierrotte : il se procura un vieux bidet, une carriole, ets’en alla d’un bout de Paris à l’autre en criant de toutes sesforces : «Débarrassez-vous de ce qui vous gêne ! »Notre finaud de Cévenol ne vendait pas, il achetait… quoi ?…tout…

Les pots cassés, les vieux fers, les papiers,les bris de bouteilles, les meubles hors de service qui ne valentpas la peine d’être vendus, les vieux galons dont les marchands neveulent pas, tout ce qui ne vaut rien et qu’on garde chez soi parhabitude, par négligence, parce qu’on ne sait qu’en faire, tout cequi gène !…

Pierrotte ne faisait fi de rien, il achetaittout, ou du moins il acceptait tout ; car le plus souvent onne lui vendait pas, on lui donnait, on se débarrassait,« Débarrassez-vous de ce qui vous gêne !» Dans lequartier Montmartre, le Cévenol était très populaire. Comme tousles petits commerçants ambulants qui veulent faire trou dans lebrouhaha de la rue, il avait adopté une mélopée personnelle etbizarre, que les ménagères connaissaient bien… C’était d’abord àpleins poumons le formidable : « Débarrassez-vous de cequi vous gène !» Puis, sur un ton lent et pleurard, de longsdiscours tenus à sa bourrique, à son Anastagille, comme ill’appelait. Il croyait dire Anastasie. « Allons ! viens,Anastagille ; allons ! viens, mon enfant… » Et labonne Anastagille suivait, la tête basse, longeant les trottoirsd’un air mélancolique ; et de toutes les maisons oncriait :

« Pst ! Pst !Anastagille !…» La carriole se remplissait, il fallaitvoir ! Quand elle était bien pleine, Anastagille et Pierrottes’en allaient à Montmartre déposer la cargaison chez un chiffonnieren gros, qui payait bel et bien tous ces « débarrassez-vous dece qui vous gêne », qu’on avait eus pour rien ou pour presquerien.

À ce métier singulier, Pierrotte ne fit pasfortune mais il gagna sa vie, et largement. Dès la première année,on rendit l’argent des Lalouette et on envoya trois cents francs àmademoiselle – c’est ainsi que Pierrotte appelait Mme Eyssettedu temps qu’elle était jeune fille, et depuis il n’avait jamais puse décider à la nommer autrement. – La troisième année, parexemple, ne fut pas heureuse. C’était en plein 1830. Pierrotteavait beau crier : « Débarrassez-vous de ce qui vousgêne ! » les Parisiens, en train de se débarrasser d’unvieux roi qui les gênait, étaient sourds aux cris de Pierrotte etlaissaient le Cévenol s’égosiller dans la rue ; et, chaque,soir, la petite carriole rentrait vide Pour comble de malheur,Anastagille mourut. C’est alors que les vieux Lalouette, quicommençaient à ne plus pouvoir tout faire par eux-mêmes,proposèrent à Pierrotte d’entrer chez eux comme garçon de magasin.Pierrotte accepta, mais il ne garda pas longtemps ces modestesfonctions.

Depuis leur arrivée à Paris, sa femme luidonnait tous les soirs des leçons d’écriture et de lecture ;il savait déjà se tirer d’une lettre et s’exprimer en françaisd’une façon compréhensible. En entrant chez Lalouette, il redoublad’efforts, s’en alla dans une classe d’adultes ! apprendre lecalcul, et fit si bien qu’au bout de quelques mois il pouvaitsuppléer au comptoir M. Lalouette devenu presque aveugle, et àla vente Mme Lalouette dont les vieilles jambes trahissaientle grand cœur. Sur ces entrefaites, Mlle Pierrotte vint au mondeet, dès lors, la fortune du Cévenol alla toujours croissant.D’abord intéressé dans le commerce des Lalouette, il devint plustard leur associé ; puis, un beau jour, le père Lalouette,ayant complètement perdu la vue, se retira du commerce et céda sonfonds à Pierrotte, qui le paya par annuités. Une fois seul, leCévenol donna une telle extension aux affaires qu’en trois ans ileut payé les Lalouette, et se trouva, franc de toute redevance, àla tête d’une belle boutique admirablement achalandée… Juste à cemoment, comme si elle eût attendu pour mourir que son homme n’eûtplus besoin d’elle, la grande Roberte tomba malade et mourutd’épuisement.

Voilà le roman de Pierrotte, tel que Jacquesme le racontait ce soir-là en nous en allant au passage duSaumon ; et comme la route était longue – on avait pris leplus long pour montrer aux Parisiens ma jaquette neuve – jeconnaissais mon Cévenol à fond avant d’arriver chez lui. Je savaisque le bon Pierrotte avait deux idoles auxquelles il ne fallait pastoucher, sa fille et M. Lalouette. Je savais aussi qu’il étaitun peu bavard et fatigant à entendre, parce qu’il parlaitlentement, cherchai ses phrases, bredouillait et ne pouvait pasdire trois mots de suite sans y ajouter : « C’est bien lecas de le dire… » Ceci tenait à une chose : le Cévenoln’avait jamais pu se faire à notre langue. Tout ce qu’il pensaitlui venant aux lèvres en patois du Languedoc, il était obligé demettre à mesure ce languedocien en français, et les « C’estbien le cas de le dire… » dont il émaillait ses discours, luidonnaient le temps d’accomplir intérieurement ce petit travail.Comme disait Jacques, Pierrotte ne parlait pas, il traduisait…Quant à Mlle Pierrotte, tout ce que j’en pus savoir, c’est qu’elleavait seize ans et qu’elle s’appelait Camille, rien de plus ;sur ce chapitre-là mon Jacques restait muet comme un esturgeon.

Il était environ neuf heures quand nous fîmesnotre entrée dans l’ancienne maison Lalouette. On allait fermer.Boulons, volets, barres de fer, tout un formidable appareil declôture gisait par tas sur le trottoir, devant la porteentrebâillée… Le gaz était éteint et tout le magasin dans l’ombre,excepté le comptoir, sur lequel posait une lampe en porcelaineéclairant des piles d’écus et une grosse face rouge qui riait. Aufond, dans l’arrière-boutique, quelqu’un jouait de la flûte.

« Bonjour, Pierrotte ! cria Jacquesen se campant devant le comptoir… (J’étais à côté de lui, dans lalumière de la lampe…) Bonjour, Pierrotte !» Pierrotte, quifaisait sa caisse, leva les yeux à la voix de Jacques ; puis,en m’apercevant, il poussa un cri, joignant les mains, et resta là,stupide, la bouche ouverte, à me regarder. « Eh bien, fitJacques d’un air de triomphe, que vous avais-je dit ?

– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !murmura le bon Pierrotte, il me semble que… C’est bien le cas de ledire… Il me semble que je la vois.

– Les yeux surtout, reprit Jacques, regardezles yeux, Pierrotte.

– Et le menton, monsieur Jacques, le mentonavec la fossette », répondit Pierrotte, qui pour mieux me voiravait levé l’abat-jour de la lampe.

Moi, je n’y comprenais rien. Ils étaient làtous les deux à me regarder, à cligner de l’œil, à se faire dessignes… Tout à coup Pierrotte se leva, sortit du comptoir et vint àmoi les bras ouverts :

«Avec votre permission, monsieur Daniel, ilfaut que je vous embrasse… C’est bien le cas de le dire.

Je vais croire embrasser mademoiselle. »Ce dernier mot m’expliqua tout. À cet âge-là, je ressemblaisbeaucoup à Mme Eyssette, et pour Pierrotte, qui n’avait pas vumademoiselle depuis quelque vingt cinq ans, cette ressemblanceétait encore plus frappante. Le brave homme ne pouvait pas selasser de me serrer les mains, de m’embrasser, de me regarder enriant avec ses gros yeux pleins de larmes ; il se mit ensuiteà nous parler de notre mère, des deux mille francs, de sa Roberte,de sa Camille, de son Anastagille, et cela avec tant de longueurs,tant de périodes, que nous serions encore – c’est bien le cas de ledire – debout dans le magasin, à l’écouter, si Jacques ne lui avaitpas dit d’un ton d’impatience :

« Et votre caisse,Pierrotte ! » Pierrotte s’arrêta net. Il était un peuconfus d’avoir tant parlé :

« Vous avez raison, monsieur Jacques, jebavarde… je bavarde… et puis la petite… c’est bien le cas de ledire… la petite me grondera d’être monté si tard.

– Est-ce que Camille est là-haut ?demanda Jacques d’un petit air indifférent, – Oui… oui, monsieurJacques… la petite est là-haut… Elle languit… C’est bien le cas dele dire… Elle languit joliment de connaître M. Daniel. Montezdonc la voir… je vais faire ma caisse et je vous rejoins… c’estbien le cas de le dire. » Sans en écouter davantage, Jacquesme prit le bras et m’entraîna vite vers le fond, du côté où onjouait de la flûte… Le magasin de Pierrotte était grand et biengarni. Dans l’ombre, on voyait miroiter le ventre des carafes, lesglobes d’opale, l’or fauve des verres de Bohême, les grandes coupesde cristal, les soupières rebondies, puis de droite et de gauche,de longues piles d’assiettes qui montaient jusqu’au plafond. Lepalais de la fée Porcelaine vu de nuit. Dans l’arrière boutique, unbec de gaz ouvert à demi veillait encore, laissant sortir d’un airennuyé un tout petit bout de langue… Nous ne fîmes que traverser.Il y avait là, assis sur le bord d’un canapé-lit, un grand jeunehomme blond qui jouait mélancoliquement de la flûte. Jacques, enpassant, dit un «bonjour» très sec, auquel le jeune homme blondrépondit par deux coups de flûte très secs aussi, ce qui doit êtrela façon de se dire bonjour entre flûtes qui s’en veulent.

« C’est le commis, me dit Jacques, quandnous fûmes dans l’escalier… Il nous assomme, ce grand blond, àjouer toujours de la flûte… Est-ce que tu aimes la flûte, toi,Daniel ? » J’eus envie de lui demander : « Etla petite, l’aime-t-elle ? » Mais j’eus peur de lui fairede la peine et je lui répondis très sérieusement : « Non,Jacques, je n’aime pas la flûte. » L’appartement de Pierrotteétait au quatrième étage, dans la même maison que le magasin.

Mlle Camille, trop aristocrate pour se montrerà la boutique, restait en haut et ne voyait son père qu’à l’heuredes repas. « Oh ! tu verras ! me disait Jacques enmontant, c’est tout à fait sur un pied de grande maison. Camille aune dame de compagnie, Mme Veuve Tribou, qui ne la quittejamais.., Je ne sais pas trop d’où elle vient cetteMme Tribou, mais Pierrotte la connaît et prétend que c’est unedame de grand mérite… Sonne, Daniel, nous y voilà ! » Jesonnai ; une Cévenole à grande coiffe vint nous ouvrir, sourità Jacques comme à une vieille connaissance, et nous introduisitdans le salon.

Quand nous entrâmes, Mlle Pierrotte était aupiano. Deux vieilles dames un peu fortes, Mme Lalouette et laveuve Tribou, dame de grand mérite, jouaient aux cartes dans uncoin. En nous voyant, tout le monde se leva. Il y eut un moment detrouble et de brouhaha ; puis, les saluts échangés, lesprésentations faites, Jacques invita Camille – il disait Camilletout court – à se remettre au piano ; et la dame de grandmérite profita de l’invitation pour continuer sa partie avecMme Lalouette. Nous avions pris place, Jacques et moi, chacund’un côté de Mlle Pierrotte, qui, tout en faisant trotter sespetits doigts sur le piano, causait et riait avec nous.

Je la regardais pendant qu’elle parlait. Ellen’était pas jolie. Blanche, rose, l’oreille petite, le cheveu fin,mais trop de joues, trop de santé ; avec cela, les mainsrouges, et les grâces un peu froides d’une pensionnaire envacances. C’était bien la fille de Pierrotte, une fleur desmontagnes, grandie sous la vitrine du passage du Saumon.

Telle fut, du moins, ma premièreimpression ; mais, soudain, sur un mot que je lui dis, MllePierrotte, dont les yeux étaient restés baissés jusque-là, les levalentement sur moi, et, comme par magie, la petite bourgeoisedisparut. Je ne vis plus que ses yeux, deux grands yeux noirséblouissants, que je reconnus tout de suite…

O miracle ! C’étaient les mêmes yeuxnoirs qui m’avaient lui si doucement là-bas, dans les murs froidsdu vieux collège, les yeux noirs de la fée aux lunettes, les yeuxnoirs enfin… Je croyais rêver.

J’avais envie de leur crier :« Beaux yeux noirs, est-ce vous ? Est-ce vous que jeretrouve dans un autre visage ?» Et si vous saviez commec’étaient bien eux ! Impossible de s’y tromper. Les mêmescils, le même éclat, le même feu noir et contenu. Quelle folie depenser qu’il pût y avoir deux couples de ces yeux-là par lemonde ! Et d’ailleurs la preuve que c’étaient bien les yeuxnoirs eux-mêmes, et non pas d’autres yeux noirs ressemblant àceux-là, c’est qu’ils m’avaient reconnu eux aussi, et nous allionsreprendre sans doute un de nos jolis dialogues muets d’autrefois,quand j’entendis tout près de moi, presque dans mon oreille, depetites dents de souris qui grignotaient. À ce bruit, je tournai latête et j’aperçus dans un fauteuil, à l’angle du piano, unpersonnage auquel je n’avais pas pris garde… C’était un grand vieuxsec et blême, avec une tête d’oiseau, le front fuyant, le nez enpointe, des yeux ronds et sans vie trop loin du nez, presque surles tempes… Sans un morceau de sucre que le bonhomme tenait à lamain et qu’il becquetait de temps en temps, on aurait pu le croireendormi. Un peu troublé par cette apparence, je fis à ce vieuxfantôme un grand salut, qu’il ne me rendit pas… « Il ne t’apas vu, me dit Jacques…

C’est l’aveugle… c’est le père Lalouette…»« Il porte bien son nom… » pensai-je en moi-même.

Et pour ne plus voir l’horrible vieux à têted’oiseau, je me tournai bien vite du côté des yeux noirs ;mais hélas ! le charme était brisé, les yeux noirs avaientdisparu. Il n’y avait plus à leur place qu’une petite bourgeoisetoute raide sur son tabouret de piano…

À ce moment, la porte du salon s’ouvrit etPierrotte entra bruyamment. L’homme à la flûte venait derrière luiavec sa flûte sous le bras. Jacques, en le voyant, déchargea surlui un regard foudroyant capable d’assommer un buffle ; maisil dut le manquer car le joueur de flûte ne broncha pas.

« Eh bien, petite, dit le Cévenol enembrassant sa fille à pleines joues, es-tu contente ? on tel’a donc amené, ton Daniel… Comment le trouves-tu ? Il estbien gentil, n’est-ce pas ? C’est bien le cas de le dire… toutle portrait de mademoiselle. » Et voilà le bon Pierrotte quirecommence la scène du magasin, et m’amène de force au milieu dusalon, pour que tout le monde puisse voir les yeux de mademoiselle,le nez de mademoiselle, le menton à fossette de mademoiselle… Cetteexhibition me gênait beaucoup. Mme Lalouette et la dame degrand mérite avaient interrompu leur partie, et, renversées dansleur fauteuil, m’examinaient avec le plus grand sang-froid,critiquant ou louant à haute voix tel ou tel morceau de mapersonne, absolument comme si j’étais un petit poulet de grain envente au marché de la Vallée. Entre nous, la dame de grand mériteavait l’air d’assez bien s’y connaître, en jeunes volatiles.

Heureusement que Jacques, vint mettre fin àmon supplice, en demandant à Mlle Pierrotte de nous jouer quelquechose. « C’est cela, jouons quelque chose », dit vivementle joueur de flûte, qui s’élança, la flûte en avant. Jacquescria : « Non… non… pas de duo, pas de flûte ! »Sur quoi, le joueur de flûte lui décocha un petit regard bleuclair, empoisonné comme une flèche de Caraïbe ; mais l’autrene sourcilla pas et continua à crier : « Pas deflûte !… » En fin de compte, c’est Jacques qui l’emporta,et Mlle Pierrotte nous joua sans la moindre flûte un de cestrémolos bien connus qu’on appelle Rêveries de Rosellen !…Pendant qu’elle jouait, Pierrotte pleurait d’admiration, Jacquesnageait dans l’extase ; silencieux, mais la flûte aux dents,le flûtiste battait la mesure avec ses épaules et flûtaitintérieurement.

Le Rosellen fini, Mlle Pierrotte se tournavers moi :

« Et vous, monsieur Daniel, me dit-elleen baissant les yeux, est-ce que nous ne vous entendronspas ?…

Vous êtes poète, je le sais.

– Et bon poète», fit Jacques, cet indiscret deJacques… Moi pensez que cela ne me tentait guère de dire des versdevant tous ces Amalécites. Encore si les yeux noirs avaient étélà ; mais non ! depuis une heure les yeux noirs s’étaientéteints, et je les cherchais vainement autour de moi… Il faut voiraussi avec quel ton dégagé je répondis à la jeunePierrotte :

« Excusez-moi pour ce soir, mademoiselle,je n’ai pas apporté ma lyre.

– N’oubliez pas de l’apporter la prochainefois », me dit le bon Pierrotte, qui prit cette métaphore aupied de la lettre. Le pauvre homme croyait sincèrement que j’avaisune lyre et que j’en jouais comme son commis jouait de la flûte…Ah ! Jacques m’avait bien prévenu qu’il m’amenait dans undrôle de monde ! Vers onze heures, on servit le thé. MllePierrotte allait, venait dans le salon, offrant le sucre, versantle lait, le sourire sur les lèvres, le petit doigt en l’air.

C’est à ce moment de la soirée que je revisles yeux noirs. Ils apparurent tout à coup devant moi, lumineux etsympathiques, puis s’éclipsèrent de nouveau avant que j’eusse puleur parler… Alors seulement je m’aperçus d’une chose, c’est qu’ily avait en Mlle Pierrotte deux êtres très distincts : d’abordMlle Pierrotte, une petite bourgeoise à bandeaux plats, bien faitepour trôner dans l’ancienne maison Lalouette ; et puis, lesyeux noirs, ces grands yeux poétiques qui s’ouvraient comme deuxfleurs de velours et n’avaient qu’à paraître pour transfigurer cetintérieur de quincailliers burlesques. Mlle Pierrotte, je n’enaurais pas voulu pour rien au monde ; mais les yeux noirs…oh ! les yeux noirs !…

Enfin, l’heure du départ arriva. C’estMme Lalouette qui donna le signal. Elle roula son mari dans ungrand tartan et l’emporta sous son bras comme une vieille momieentourée de bandelettes. Derrière eux, Pierrotte nous garda encorelongtemps sur le palier à nous faire des discoursinterminables : « Ah çà ! monsieur Daniel,maintenant que vous connaissez la maison, j’espère qu’on vous yverra. Nous n’avons jamais grand monde, mais du monde choisi… c’estbien le cas de le dire… D’abord M. et Mme Lalouette, mesanciens patrons ; puis Mme Tribou, une dame du plus grandmérite, avec qui vous pourrez causer ; puis mon commis, un bongarçon qui nous joue quelquefois de la flûte… c’est bien le cas dele dire… Vous ferez des duos tous les deux. Ce sera gentil. »J’objectai timidement que j’étais fort occupé, et que je nepourrais peut-être pas venir aussi souvent que je ledésirerais.

Cela le fit rire :

« Allons donc ! occupé, monsieurDaniel… On les connaît vos occupations à vous autres, dans leQuartier latin… c’est bien le cas de le dire… on doit avoir par làquelque grisette.

– Le fait est, dit Jacques, en riant aussi,que Mlle Coucou-Blanc… ne manque pas d’attraits. » Ce nom deCoucou-Blanc mit le comble à l’hilarité de Pierrotte.

«Comment dites-vous cela, monsieurJacques ?…

« Coucou-Blanc ? Elle s’appelleCoucou-Blanc… Hé ! hé ! hé ! voyez-vous cegaillard-là… à son âge… » Il s’arrêta court en s’apercevantque sa fille l’écoutait ; mais nous étions au bas del’escalier que nous entendions encore son gros rire qui faisaittrembler la rampe…

« Eh bien, comment les trouves-tu ?me dit Jacques, dès que nous fûmes dehors.

– Mon cher, M. Lalouette est bien laid,mais Mlle Pierrotte est charmante.

– N’est-ce pas ? me fit le pauvreamoureux avec une telle vivacité que je ne pus m’empêcher derire.

– Allons ! Jacques, tu t’es trahi »,lui dis-je en lui prenant la main.

Ce soir-là, nous nous promenâmes bien tard lelong des quais. À nos pieds, la rivière tranquille et noire roulaitcomme des perles des milliers de petites étoiles. Les amarres desgros bateaux criaient. C’était plaisir de marcher doucement dansl’ombre et d’entendre Jacques me parler d’amour… Il aimait de touteson âme ; mais on ne l’aimait pas, il savait bien qu’on nel’aimait pas.

«Alors, Jacques, c’est qu’elle en aime unautre, sans doute.

– Non, Daniel, je ne crois pas qu’avant cesoir elle ait encore aimé personne.

– Avant ce soir ! Jacques, que veux-tudire ?

– Dame ! c’est que tout le monde t’aime,toi, Daniel… et elle pourrait bien t’aimer aussi. » Pauvrecher Jacques ! Il fallait voir de quel air triste et résignéil disait cela. Moi, pour le rassurer je me mis à rire bruyamment,plus bruyamment même que je n’en avais envie.

« Diable ! mon cher, comme tu y vas…je suis donc bien irrésistible ou Mlle Pierrotte bieninflammable…

« Mais non ! rassure-toi, ma mèreJacques. Mlle Pierrotte est aussi loin de mon cœur que je le suisdu sien ; ce n’est pas moi que tu as à craindre biensûr. » Je parlais sincèrement en disant cela, Mlle Pierrotten’existait pas pour moi… Les yeux noirs, par exemple, c’estdifférent.

Chapitre 7LA ROSE ROUGE ET LES YEUX NOIRS

Après cette première visite à l’anciennemaison Lalouette, je restai quelque temps sans retourner là-bas.Jacques, lui, continuait fidèlement ses pèlerinages du dimanche, etchaque fois il inventait quelque nouveau nœud de cravate rempli deséduction…

C’était tout un poème, la cravate de Jacques,un poème d’amour ardent et contenu, quelque chose comme un sélamd’Orient, un de ces bouquets de fleurs emblématiques que lesBachagas offrent à leurs amoureuses et auxquels ils savent faireexprimer toutes les nuances de la passion.

Si j’avais été femme, la cravate de Jacquesavec ses mille nœuds qu’il variait à l’infini m’aurait plus touchéqu’une déclaration. Mais voulez-vous que je vous dise ! lesfemmes n’y entendent rien… Tous les dimanches, avant de partir, lepauvre amoureux ne manquait pas de me dire : « Je vaislà-bas, Daniel… viens-tu ?» Et moi, je répondaisinvariablement :

« Non ! Jacques ! jetravaille… » Alors il s’en allait bien vite, et je restaisseul, tout seul, penché sur l’établi aux rimes.

C’était de ma part un parti pris, etsérieusement pris, de ne plus aller chez Pierrotte. J’avais peurdes yeux noirs. Je m’étais dit : « Si tu les revois, tues perdu», et je tenais bon pour ne pas les revoir…

C’est qu’ils ne me sortaient plus de la tête,ces grands démons d’yeux noirs. Je les retrouvais partout.

J’y pensais toujours, en travaillant, endormant. Sur tous mes cahiers, vous auriez vu de grands yeuxdessinés à la plume, avec des cils longs comme cela, C’était uneobsession.

Ah ! quand ma mère Jacques, l’œilbrillant de plaisir, partait en gambadant pour le passage duSaumon, avec un nœud de cravate inédit, Dieu sait quelles enviesfolles j’avais de dégringoler l’escalier derrière lui et de luicrier : « Attends-moi !», Mais non ! Quelquechose au fond de moi-même m’avertissait que ce serait mal d’allerlà-bas, et j’avais quand même le courage de rester à monétabli… : « Non ! merci, Jacques ! jetravaille. » Cela dura quelque temps ainsi. À la longue, laMuse aidant, je serais sans doute parvenu à chasser les yeux noirsde ma cervelle. Malheureusement j’eus l’imprudence de les revoirencore une fois. Ce fut fini ! ma tête, mon cœur, tout ypassa. Voici dans quelles circonstances :

Depuis la confidence du bord de l’eau, ma mèreJacques ne m’avait plus parlé de ses amours ; mais je voyaisbien à son air que cela n’allait pas comme il aurait voulu… Ledimanche, quand il revenait de chez Pierrotte, il était toujourstriste. La nuit je l’entendais soupirer, soupirer… Si je luidemandais :

«Qu’est-ce que tu as, Jacques ?» Il merépondait brusquement : « Je n’ai rien. » Mais jecomprenais qu’il avait quelque chose, rien qu’au ton dont il medisait cela. Lui, si bon, si patient, il avait maintenant avec moides mouvements d’humeur. Quelquefois il me regardait comme si nousétions fâchés. Je me doutais bien, vous pensez ! qu’il y avaitlà-dessous quelque gros chagrin d’amour ; mais comme Jacquess’obstinait à ne pas m’en parler, je n’osais pas en parler nonplus. Pourtant, certain dimanche qu’il m’était revenu plus sombrequ’à l’ordinaire, je voulus en avoir le cœur net.

« Voyons ! Jacques, qu’as-tu ?lui dis-je en lui prenant les mains… Cela ne va donc pas,là-bas ?

– Eh bien, non !… cela ne va pas…,répondit le pauvre garçon d’un air découragé.

– Mais enfin, que se passe-t-il ? Est-ceque Pierrotte se serait aperçu de quelque chose ? Voudrait-ilvous empêcher de vous aimer ?…

– Oh ! non ! Daniel, ce n’est pasPierrotte qui nous empêche… C’est elle qui ne m’aime pas, qui nem’aimera jamais.

– Quelle folie, Jacques ! Comment peux-tusavoir qu’elle ne t’aimera jamais… Lui as-tu dit que tu l’aimais,seulement ?… Non, n’est-ce pas ?… Eh bien, alors…

– Celui qu’elle aime n’a pas parlé ; iln’a pas eu besoin de parler pour être aimé…

– Vraiment, Jacques, tu crois que le joueur deflûte ?… » Jacques n’eut pas l’air d’entendre maquestion.

« Celui qu’elle aime n’a pasparlé », dit-il pour la seconde fois.

Et je n’en pus savoir davantage.

Cette nuit-là, on ne dormit guère dans leclocher de Saint-Germain.

Jacques passa presque tout le temps à lafenêtre à regarder les étoiles en soupirant. Moi, jesongeais :

« Si j’allais là-bas, voir les choses deprès… Après tout, Jacques peut se tromper. Mlle Pierrotte n’a sansdoute pas compris tout ce qui tient d’amour dans les plis de cettecravate… Puisque Jacques n’ose pas parler de sa passion, peut-êtreje ferais bien d’en parler pour lui… Oui, c’est cela : j’irai,je parlerai à cette jeune Philistine, et nous verrons. » Lelendemain, sans avertir ma mère Jacques, je mis ce beau projet àexécution. Certes, Dieu m’est témoin qu’en allant là-bas je n’avaisaucune arrière-pensée. J’y allais pour Jacques, rien que pourJacques… Pourtant, quand j’aperçus à l’angle du passage du Saumonl’ancienne maison Lalouette avec ses peintures vertes et lePorcelaines et Cristaux de la devanture, je sentis un légerbattement du cœur qui aurait dû m’avertir… J’entrai. Le magasinétait désert ; dans le fond, l’homme-flûte prenait sanourriture ; même en mangeant il gardait son instrument sur lanappe près de lui. « Que Camille puisse hésiter entre cetteflûte ambulante et ma mère Jacques, voilà qui n’est pas possible…,me disais-je tout en montant. Enfin, nous allons voir… » Jetrouvai Pierrotte à table avec sa fille et la dame de grand mérite.Les yeux noirs n’étaient pas là fort heureusement. Quand j’entrai,il y eut une exclamation de surprise. « Enfin, le voilà !s’écria le bon Pierrotte de sa voix de tonnerre… C’est bien le casde le dire… Il va prendre le café avec nous. » On me fitplace. La dame de grand mérite alla me chercher une belle tasse àfleurs d’or, et je m’assis à côté de Mlle Pierrotte.

Elle était très gentille ce jour-là, MllePierrotte.

Dans ses cheveux, un peu au-dessus del’oreille – ce n’est plus là qu’on les place aujourd’hui – elleavait mis une petite rose rouge, mais si rouge, si rouge…

Entre nous, je crois que cette petite roserouge était fée, tellement elle embellissait la petitePhilistine.

« Ah ! çà, monsieur Daniel, me ditPierrotte avec un bon gros rire affectueux, c’est donc fini, vousne voulez donc plus venir nous voir !» J’essayai de m’excuseret de parler de mes travaux littéraires. « Oui, oui, jeconnais ça, le Quartier latin… », fit le Cévenol.

Et il se mit à rire de plus belle en regardantla dame de grand mérite qui toussotait, hem ! hem ! d’unair entendu et m’envoyait des coups de pied sous la table. Pour cesbraves gens, Quartier latin, cela voulait dire orgies, violons,masques, pétards, pots cassés, nuits folles et le reste. Ah !si je leur avais conté ma vie de cénobite dans le clocher deSaint-Germain, je les aurais fort étonnés. Mais, vous savez !quand on est jeune, on n’est pas fâché de passer pour un mauvaissujet. Devant les accusations de Pierrotte, je prenais un petit airmodeste, et je ne me défendais que faiblement : «Mais non,mais non ! je vous assure… Ce n’est pas ce que vouscroyez. » Jacques aurait bien ri de me voir.

Comme nous achevions de prendre le café, unpetit air de flûte se fit entendre dans la cour. C’était Pierrottequ’on appelait au magasin. À peine eut-il le dos tourné, la dame degrand mérite s’en alla à son tour à l’office faire un cinq centsavec la cuisinière. Entre nous, je crois que son plus grand mérite,à cette dame-là, c’était de tripoter les cartes forthabilement.

Quand je vis qu’on me laissait seul avec lapetite rose rouge, je pensai : «Voilà le moment !» etj’avais déjà le nom de Jacques sur les lèvres ; mais MllePierrotte ne me donna pas le temps de parler.

À voix basse, sans me regarder, elle me dittout à coup : « Est-ce que c’est Mlle Coucou-Blanc quivous empêche de venir chez vos amis ? » D’abord je crusqu’elle riait, mais non ! elle ne riait pas. Elle paraissaitmême très émue, à voir l’incarnat de ses joues et les battementsrapides de sa guimpe. Sans doute on avait parlé de Coucou-Blancdevant elle, et elle s’imaginait confusément des choses quin’étaient pas.

J’aurais pu la détromper d’un mot ; maisje ne sais quelle sotte vanité me retint… Alors, voyant que je nelui répondais pas, Mlle Pierrotte se tourna de mon côté et, levantses grands cils qu’elle avait tenus baissés jusqu’alors, elle meregarda… Je mens. Ce n’est pas elle qui me regarda ; mais lesyeux noirs tout mouillés de larmes et chargés de tendres reproches.Ah ! ces chers yeux noirs, délices de mon âme ! Ce ne futqu’une apparition. Les longs cils se baissèrent presque tout desuite, les yeux noirs disparurent ; et je n’eus plus à côté demoi que Mlle Pierrotte. Vite, vite, sans attendre une nouvelleapparition, je me mis à parler de Jacques. Je commençai par direcombien il était bon, loyal, brave, généreux.

Je racontai ce dévouement qui ne se lassaitpas, cette maternité toujours en éveil, à rendre une vraie mèrejalouse. C’est Jacques qui me nourrissait, m’habillait, me faisaitma vie. Dieu sait au prix de quel travail, de quelles privations.Sans lui, je serais encore là-bas, dans cette prison noire deSarlande, où j’avais tant souffert, tant souffert…

À cet endroit de mon discours, Mlle Pierrotteparut s’attendrir, et je vis une grosse larme glisser le long de sajoue. Moi, bonnement, je crus que c’était pour Jacques et je me disen moi-même : « Allons ! voilà qui va bien. »Là-dessus, je redoublai d’éloquence. Je parlai des mélancolies deJacques et de cet amour profond, mystérieux qui lui rongeait lecœur. Ah ! trois et quatre fois heureuse la femme qui…

Ici la petite rose rouge que Mlle Pierrotteavait dans les cheveux glissa je ne sais comment et vint tomber àmes pieds. Tout juste, à ce moment, je cherchais un moyen délicatde faire comprendre à la jeune Camille qu’elle était cette femmetrois et quatre fois heureuse dont Jacques s’était épris. La petiterose rouge en tombant me fournit ce moyen. Quand je vous disaisqu’elle était fée, cette petite rose rouge.

– Je la ramassai lestement, mais je me gardaibien de la rendre. « Ce sera pour Jacques, de votrepart », dis-je à Mlle Pierrotte avec mon sourire le plus fin.– « Pour Jacques, si vous voulez », répondit MllePierrotte, en soupirant ; mais au même instant, les yeux noirsapparurent et me regardèrent tendrement de l’air de me dire :« Non ! pas pour Jacques, pour toi ! » Et sivous aviez vu comme ils disaient bien cela, avec quelle candeurenflammée, quelle passion pudique et irrésistible ! Pourtantj’hésitais encore, et ils furent obligés de répéter deux ou troisfois de suite : « Oui !… pour toi… pour toi. »Alors je baisai la petite rose rouge et je la mis dans mapoitrine.

Ce soir-là, quand Jacques revint, il me trouvacomme à l’ordinaire penché sur l’établi aux rimes et je lui laissaicroire que je n’étais pas sorti de la journée. Par malheur, en medéshabillant, la petite rose rouge que j’avais gardée dans mapoitrine roula par terre au pied du lit : toutes ces fées sontpleines de malice. Jacques la vit, la ramassa, et la regardalonguement. Je ne sais pas qui était le plus rouge de la rose ou demoi.

« Je la reconnais, me dit-il, c’est lafleur du rosier qui est là-bas sur la fenêtre du salon. » Puisil ajouta en me la rendant :

« Elle ne m’en a jamais donné, àmoi. » Il dit cela si tristement que les larmes m’en vinrentaux yeux.

« Jacques, mon ami Jacques, je te jurequ’avant ce soir… », Il m’interrompit avec douceur :« Ne t’excuse pas, Daniel, je suis sûr que tu n’as rien faitpour me trahir… Je le savais, je savais que c’était toi qu’elleaimait. Rappelle-toi ce que je t’ai dit : “Celui qu’elle aimen’a pas parlé, il n’a pas eu besoin de parler pour êtreaimé.” » Là-dessus, le pauvre garçon se mit à marcher de longen large dans la chambre. Moi, je le regardais, immobile, ma roserouge à la main. « Ce qui arrive devait arriver, reprit-il aubout d’un moment. Il y a longtemps que j’avais prévu tout cela.

« Je savais que, si elle te voyait, ellene voudrait jamais de moi… Voilà pourquoi j’ai si longtemps tardé àt’amener là-bas. J’étais jaloux de toi par avance.

« Pardonne-moi, je l’aimais tant !…Un jour, enfin, j’ai voulu tenter l’épreuve, et je t’ai laissévenir. Ce jour-là, mon cher, j’ai compris que c’était fini. Au boutde cinq minutes, elle t’a regardé comme jamais elle n’a regardépersonne. Tu t’en es bien aperçu, toi aussi.

« Oh ! ne mens pas, tu t’en esaperçu. La preuve, c’est que tu es resté plus d’un mois sansretourner là-bas ; mais, pécaire ! cela ne m’a guèreservi… Pour les âmes comme la sienne, les absents n’ont jamaistort, au contraire… Chaque fois que j’y allais, elle ne faisait queme parler de toi, et si naïvement, avec tant de confiance etd’amour… C’était un vrai supplice.

« Maintenant c’est fini… J’aime mieuxça. » Jacques me parla ainsi longuement avec la même douceur,le même sourire résigné. Tout ce qu’il disait me faisait peine etplaisir à la fois. Peine, parce que je le sentais malheureux ;plaisir, parce que je voyais à travers chacune de ses paroles lesyeux noirs qui me luisaient, tout pleins de moi. Quand il eut fini,je m’approchai de lui, un peu honteux, mais sans lâcher la petiterose rouge : « Jacques, est-ce que tu ne vas plus m’aimermaintenant ? » Il sourit, et me serrant contre soncœur : « T’es bête, je t’aimerai bien davantage. »C’est une vérité. L’histoire de la rose rouge ne changea rien à latendresse de ma mère Jacques, pas même à son humeur. Je crois qu’ilsouffrit beaucoup, mais il ne le laissa jamais voir. Pas un soupir,pas une plainte, rien. Comme par le passé, il continua d’allerlà-bas le dimanche et de faire bon visage à tous. Il n’y eut queles nœuds de cravate de supprimés. Du reste, toujours calme etfier, travaillant à se tuer, et marchant courageusement dans lavie, les yeux fixés sur un seul but, la reconstruction du foyer… OJacques ! ma mère Jacques !

Quant à moi, du jour où je pus aimer les yeuxnoirs librement, sans remords, je me jetai à corps perdu dans mapassion… Je ne bougeais plus de chez Pierrotte. J’y avais gagnétous les cœurs ; – au prix de quelles lâchetés, grandDieu ? Apporter du sucre à M. Lalouette, faire la partiede la dame de grand mérite, rien ne me coûtait…

Je m’appelais Désir-de-plaire dans cettemaison-là…

En général, Désir-de-plaire venait vers lemilieu de la journée. À cette heure, Pierrotte était au magasin, etMlle Camille toute seule en haut, dans le salon, avec la dame degrand mérite. Dès que j’arrivais, les yeux noirs se montraient bienvite, et presque aussitôt la dame de grand mérite nous laissaitseuls. Cette noble dame de compagnie se croyait débarrassée de toutservice quand elle me voyait là. Vite, vite à l’office avec lacuisinière, et en avant les cartes.

Je ne m’en plaignais pas ; pensezdonc ! en tête-à-tête avec les yeux noirs.

Dieu ! les bonnes heures que j’ai passéesdans ce petit salon jonquille ! Presque toujours j’apportaisun livre, un de mes poètes favoris, et j’en lisais des passages auxyeux noirs, qui se mouillaient de belles larmes ou lançaient deséclairs, selon les endroits.

Pendant ce temps, Mlle Pierrotte brodait prèsde nous des pantoufles pour son père ou nous jouait ses éternellesRêveries de Rosellen ; mais nous la laissions bien tranquille,je vous assure. Quelquefois cependant, à l’endroit le pluspathétique de nos lectures, cette petite bourgeoise faisait à hautevoix une réflexion saugrenue, comme : « Il faut que jefasse venir l’accordeur… » ou bien encore : « J’aideux points de trop à ma pantoufle » Alors de dépit je fermaisle livre et je ne voulais pas aller plus loin ; mais les yeuxnoirs avaient une certaine façon de me regarder qui m’apaisait toutde suite, et je continuais.

Il y avait sans doute une grande imprudence ànous laisser ainsi toujours seuls dans ce petit salon jonquille.Songez qu’à nous deux – les yeux noirs et Désir-de-plaire – nous nefaisions pas trente-quatre ans… Heureusement que Mlle Pierrotte nenous quittait jamais, et c’était une surveillance très sage, trèsavisée, très éveillée, comme il en faut à la garde des poudrières…Un jour – je me souviens – nous étions assis, les yeux noirs etmoi, sur un canapé du salon, par un tiède après-midi du mois demai, la fenêtre entrouverte, les grands rideaux baissés et tombantjusqu’à terre. On lisait Faust, ce jour-là !… La lecturefinie, le livre me glissa des mains ; nous restâmes un momentl’un contre l’autre, sans parler, dans le silence et le demi-jour…Elle avait sa tête appuyée sur mon épaule. Par la guimpeentrebâillée, je voyais de petites médailles d’argent quireluisaient au fond de la gorgerette… Subitement, Mlle Pierrotteparut au milieu de nous. Il faut voir comme elle me renvoya bienvite à l’autre bout du canapé – et quel grand sermon !« Ce que vous faites là est très mal, chers enfants, nousdit-elle… Vous abusez de la confiance qu’on vous montre… Il fautparler au père de vos projets… Voyons ! Daniel, quand luiparlerez-vous ? » Je promis de parler à Pierrotte trèsprochainement, dès que j’aurais fini mon grand poème. Cettepromesse apaisa un peu notre surveillante ; mais c’estégal ! depuis ce jour, défense fut faite aux yeux noirs des’asseoir sur le canapé, à côté de Désir-de-plaire.

Ah ! c’était une jeune personne trèsrigide, cette demoiselle Pierrotte. Figurez-vous que, dans lespremiers temps, elle ne voulait pas permettre aux yeux noirs dem’écrire ; à la fin, pourtant, elle y consentit, à l’expressecondition qu’on lui montrerait toutes les lettres. Malheureusement,ces adorables lettres pleines de passion que m’écrivaient les yeuxnoirs, Mlle Pierrotte ne se contentait pas de les relire ;elle y glissait souvent des phrases de son cru comme ceci parexemple :

«… Ce matin, je suis toute triste. J’ai trouvéune araignée dans mon armoire. Araignée du matin, chagrin. »Ou, bien encore :

« On ne se met pas en ménage avec desnoyaux de pêche… » Et puis l’éternel refrain :

« Il faut parler au père de vosprojets… » À quoi je répondais invariablement :

« Quand j’aurai fini monpoème !…»

Chapitre 8UNE LECTURE AU PASSAGE DU SAUMON

Enfin, je le terminai, ce fameux poème. J’envins à bout après quatre mois de travail, et je me souviensqu’arrivé aux derniers vers je ne pouvais plus écrire, tellementles mains me tremblaient de fièvre, d’orgueil, de plaisir,d’impatience.

Dans le clocher de Saint-Germain, ce fut unévénement. Jacques, à cette occasion, redevint pour un jour leJacques d’autrefois, le Jacques du cartonnage et des petits pots decolle. Il me relia un magnifique cahier sur lequel il voulutrecopier mon poème de sa propre main ; et c’étaient à chaquevers des cris d’admiration, des trépignements d’enthousiasme…

Moi, j’avais moins de confiance dans monœuvre.

Jacques m’aimait trop ; je me méfiais delui. J’aurais voulu faire lire mon poème à quelqu’un d’impartial etde sûr. Le diable, c’est que je ne connaissais personne.

Pourtant, à la crémerie, les occasions nem’avaient pas manqué de faire des connaissances. Depuis que nousétions riches, je mangeais à table d’hôte, dans la salle du fond.Il y avait là une vingtaine de jeunes gens, des écrivains, despeintres, des architectes, ou pour mieux dire de la graine de toutcela. – Aujourd’hui la graine a monté ; quelques-uns de cesjeunes gens sont devenus célèbres, et quand je vois leurs noms dansles journaux, cela me crève le cœur, moi qui ne suis rien. – À monarrivée à la table, tout ce jeune monde m’accueillit à brasouverts ; mais comme j’étais trop timide pour me mêler auxdiscussions, on m’oublia vite, et je fus aussi seul au milieu d’euxtous que je l’étais à ma petite table, dans la salle commune.J’écoutais ; je ne parlais pas…

Une fois par semaine, nous avions à dîner avecnous un poète très fameux dont je ne me rappelle plus le nom, maisque ces messieurs appelaient Baghavat, du titre d’un de ses poèmes.Ces jours-là on buvait du bordeaux à dix-huit sous ; puis, ledessert venu, le grand Baghavat récitait un poème indien. C’étaitsa spécialité, les poèmes indiens. Il en avait un intituléLakçamana, un autre Daçaratha, un autre Kalatçala, un autreBhagirathg, et puis Çudra, Cunocépa, Vicvamitra… ; mais leplus beau de tous était encore Baghavat. Ah ! quand le poèterécitait Baghavat, toute la salle du fond croulait. On hurlait, ontrépignait, on montait sur les tables. J’avais à ma droite un petitarchitecte à nez rouge qui sanglotait dès le premier vers et toutle temps s’essuyait les yeux avec ma serviette…

Moi, par entraînement, je criais plus fort quetout le monde : mais, au fond, je n’étais pas fou de Baghavat.En somme, ces poèmes indiens se ressemblaient tous. C’étaittoujours un lotus, un condor, un éléphant et un buffle ;quelquefois, pour changer, les lotus s’appelaient lotos ;mais, à part cette variante, toutes ces rapsodies sevalaient : ni passion, ni vérité, ni fantaisie. Des rimes surdes rimes. Une mystification… Voilà ce qu’en moi-même je pensais dugrand Baghavat ; et je l’aurais peut-être jugé avec moins desévérité si on m’avait à mon tour demandé quelques vers ; maison ne me demandait rien, et cela me rendait impitoyable… Du ruste,je n’étais pas le seul de mon avis sur la poésie hindoue, J’avaismon voisin de gauche qui n’y mordait pas non plus… Un singulierpersonnage, mon voisin de gauche : huileux, râpé, luisant,avec un grand front chauve et une longue barbe où couraienttoujours quelques fils de vermicelle. C’était le plus vieux de latable et de beaucoup aussi le plus intelligent. Comme tous lesgrands esprits, il parlait peu, ne se prodiguait pas. Chacun lerespectait. On disait de lui : « Il est très fort… c’estun penseur. » Moi, de voir la grimace ironique qui tordait sabouche en écoutant les vers du grand Baghavat, j’avais conçu de monvoisin de gauche la plus haute opinion. Je pensais :

«Voilà un homme de goût… Si je lui disais monpoème ! » Un soir – comme on se levait de table – je fisapporter un flacon d’eau-de-vie, et j’offris au penseur de prendreun petit verre avec moi. Il accepta, je connaissais son vice. Touten buvant, j’amenai la conversation sur le grand Baghavat, et jecommençai par dire beaucoup de mal des lotus, des condors, deséléphants et des buffles. – C’était de l’audace, les éléphants sontsi rancuniers ! – Pendant que je parlais, le penseur seversait de l’eau-de-vie sans rien dire. De temps en temps, ilsouriait et remuait approbativement la tête en faisant :« Oua… oua… » Enhardi par ce premier succès, je luiavouai que moi aussi j’avais composé un grand poème et que jedésirais le lui soumettre. « Oua… oua… », fit encore lepenseur sans sourciller. En voyant mon homme si bien disposé, je medis : « C’est le moment !» et je tirai mon poème dema poche. Le penseur, sans s’émouvoir, se versa un cinquième petitverre, me regarda tranquillement dérouler mon manuscrit ;mais, au moment suprême il posa sa main de vieil ivrogne sur mamanche : « Un mot, jeune homme, avant de commencer… Quelest votre critérium ? »

Je le regardai avec inquiétude.

« Votre critérium !… fit le terriblepenseur en haussant la voix. Quel est votre critérium ? »Hélas ! mon critérium !… je n’en avais pas, je n’avaisjamais songé à en avoir un ; et cela se voyait du reste, à monœil étonné, à ma rougeur, à ma confusion.

Le penseur se leva indigné :« Comment ! malheureux jeune homme, vous n’avez pas decritérium !…

Inutile alors de me lire votre poème… je saisd’avance ce qu’il vaut. » Là-dessus, il se versa coup sur coupdeux ou trois petits verres qui restaient encore au fond de labouteille, prit son chapeau et sortit en roulant des yeuxfuribonds ! Le soir, quand je contai mon aventure à l’amiJacques, il entra dans une belle colère. « Ton penseur est unimbécile, me dit-il… Qu’est-ce que cela fait d’avoir uncritérium ?… Les Bengalis en ont-ils un ?…

Un critérium ! qu’est-ce que c’est queça ?… Où ça se fabrique-t-il ? A-t-on jamais vu ?…Marchand de critérium, va !… » Mon brave Jacques !il en avait les larmes aux yeux, de l’affront que mon chef-d’œuvreet moi nous venions de subir. «Écoute, Daniel ! reprit-il aubout d’un moment, j’ai une idée… Puisque tu veux lire ton poème situ le lisais chez Pierrotte, un dimanche ?…

– Chez Pierrotte ?… Oh !Jacques ! – Pourquoi pas ?… Dame ! Pierrotte n’estpas un aigle, mais ce n’est pas une taupe non plus. Il a le senstrès net, très droit… Camille, elle, serait un juge excellent,quoiqu’un peu prévenu… La dame de grand mérite a beaucoup lu… Cevieil oiseau de père Lalouette lui-même n’est pas si fermé qu’il ena l’air…

D’ailleurs Pierrotte connaît à Paris despersonnes très distinguées qu’on pourrait inviter pour cesoir-là ?… Qu’en dis-tu ? Veux-tu que je lui enparle ?… » Cette idée d’aller chercher des juges aupassage du Saumon ne me souriait guère ; pourtant j’avais unetelle démangeaison de lire mes vers, qu’après avoir un brinrechigné, j’acceptai la proposition de Jacques. Dès le lendemain ilparla à Pierrotte. Que le bon Pierrotte eût exactement compris cedont il s’agissait, voilà ce qui est fort douteux ; mais commeil voyait là une occasion d’être agréable aux enfants demademoiselle, le brave homme dit « oui » sans hésiter, ettout de suite on lança des invitations.

Jamais le petit salon jonquille ne s’étaittrouvé à pareille fête. Pierrotte, pour me faire honneur, avaitinvité ce qu’il y a de mieux dans le monde de la porcelaine. Lesoir de la lecture, nous avions là, en dehors du personnelaccoutumé, M. et Mme Passajon, avec leur fils levétérinaire, un des plus brillants élèves de l’Ecoled’Alfort ; Ferrouillat cadet, franc-maçon, beau parleur, quivenait d’avoir un succès de tous les diables à la loge duGrand-Orient ; puis les Fougeroux, avec leurs six demoisellesrangées en tuyaux d’orgue, et enfin Ferrouillat l’aîné, un membredu Caveau, l’homme de la soirée. Quand je me vis en face de cetimportant aréopage, vous pensez si je fus ému. Comme on leur avaitdit qu’ils étaient là pour juger un ouvrage de poésie, tous cesbraves gens avaient cru devoir prendre des physionomies decirconstance, froides, éteintes, sans sourires.

Ils parlaient entre eux à voix basse etgravement, en remuant la tête comme des magistrats. Pierrotte, quin’y mettait pas tant de mystère, les regardait tous d’un airétonné… Quand tout le monde fut arrivé, on se plaça. J’étais assis,le dos au piano ; l’auditoire en demi-cercle autour de moi, àl’exception du vieux Lalouette, qui grignotait son sucre à la placehabituelle. Après un moment de tumulte, le silence se fit, et d’unevoix émue je commençai mon poème…

C’était un poème dramatique, pompeusementintitulé La Comédie pastorale. Dans les premiers jours desa captivité au collège de Sarlande, le petit Chose s’amusait àraconter à ses élèves des historiettes fantastiques, pleines degrillons, de papillons et autres bestioles. C’est avec trois de cespetits contes, dialogués et mis en vers, que j’avais fait LaComédie pastorale. Mon poème était divisé en trois parties ;mais ce soir-là, chez Pierrotte, je ne leur lus que la premièrepartie. Je demande la permission de transcrire ici ce fragmentchoisi de littérature, mais seulement comme pièces justificatives àjoindre à l’Histoire du petit Chose. Figurez-vous pour un moment,mes chers lecteurs, que vous êtes assis en rond dans le petit salonjonquille, et que Daniel Eyssette tout tremblant récite devantvous.

LES AVENTURES D’UN PAPILLON BLEU !

Le théâtre représente la campagne. Il est sixheures du soir ; le soleil s’en va. Au lever du rideau, unPapillon bleu et une jeune Bête à bon Dieu, du sexe mâle, causent àcheval sur un brin de fougère. Ils se sont rencontrés le matin, etont passé la journée ensemble. Comme il est tard, la Bête à bonDieu fait mine de se retirer.

LE PAPILLON

Quoi !… tu t’en vas déjà ?…

LA BETE À BON DIEU

Dame ! il faut que je rentre ; Ilest tard, songez donc !

LE PAPILLON

Attends un peu, que, diantre ! Il n’estjamais trop tard pour retourner chez soi…

Moi d’abord, je m’ennuie à ma maison ; ettoi ?

C’est si bête une porte, un mur, une croisée,Quand au-dehors on a le soleil, la rosée. Et les coquelicots, et legrand air, et tout.

Si les coquelicots ne sont pas de ton goût, Ilfaut le dire…

LA BETE À BON DIEU

Hélas ! monsieur, je les adore.

LE PAPILLON

Eh bien ! alors, nigaud, ne t’en va pasencore ; Reste avec moi. Tu vois ! il fait bon ;l’air est doux.

LA BETE À BON DIEU

Oui, mais…

LE PAPILLON, la poussant dans l’herbe.

Hé ! roule-toi dans l’herbe ; elleest à nous.

LA BETE À BON DIEU, se débattant.

Non ! laissez-moi ; parole ! ilfaut que je m’en aille.

LE PAPILLON

Chut ! Entends-tu ?

LA BETE À BON DIEU, effrayée.

Quoi donc ?

LE PAPILLON

Cette petite caille, Qui chante en se grisantdans la vigne à côté…

Hein ! la bonne chanson pour ce beau soird’été, Et comme c’est joli, de la place où nous sommes !…

LA BETE À BON DIEU

Sans doute, mais…

LE PAPILLON

Tais-toi.

LA BETE À BON DIEU

Quoi donc ?

LE PAPILLON

Voilà des hommes.

(Passent des hommes.)

LA BETE À BON DIEU, bas, après un silence.

L’homme, c’est très méchant, n’est-cepas ?

LE PAPILLON

Très méchant.

LA BETE À BON DIEU

J’ai toujours peur qu’un d’eux m’aplatisse enmarchant, Ils ont de si gros pieds, et moi des reins si frêles…

Vous, vous n’êtes pas grand, mais vous avezdes ailes C’est énorme ! ;

LE PAPILLON

Parbleu ! mon cher, si ces lourdauds depaysans te font peur, grimpe-moi sur le dos ; Je suis trèsfort des reins, moi ! je n’ai pas des ailes. En pelured’oignon comme les demoiselles.

Et je veux te porter où tu voudras, aussiLongtemps que tu voudras.

LA BETE À BON DIEU

Je n’oserai jamais… !

Oh ! non, monsieur, merci !

LE PAPILLON

De grimper là ?

C’est donc bien difficile

LA BETE À BON DIEU

Non, mais…

LE PAPILLON

Grimpe donc, imbécile !

LA BETE À BON DIEU

Vous me ramènerez chez moi, bienentendu ; Car, sans cela…

LE PAPILLON

Sitôt parti, sitôt rendu.

LA BETE À BON DIEU, grimpant sur soncamarade.

C’est que le soir, chez nous, nous faisons laprière.

Vous comprenez ?

LE PAPILLON

Sans doute… Un peu plus en arrière.

Là… Maintenant, silence à bord ! je lâchetout.

(Prri ! Ils s’envolent ; le dialoguecontinue en l’air.) Mon cher, c’est merveilleux ; tu n’es paslourd du tout.

LA BETE À BON DIEU, effrayée.

Ah !… monsieur…

LE PAPILLON

Eh bien ! quoi ?

LA BETE À BON DIEU

Je n’y vois plus… la tête Me tourne ; jevoudrais bien descendre…

LE PAPILLON

Es-tu bête ! Si la tête te tourne, ilfaut fermer les yeux. Les as-tu fermés ?

LA BETE À BON DIEU, fermant les yeux.

Oui…

LE PAPILLON

Ça va mieux ?

LA BETE À BON DIEU, avec effort.

Un peu mieux.

LE PAPILLON, riant sous cape.

Décidément on est mauvais aéronaute dans tafamille…

LA BETE À BON DIEU

Oh ! oui…

LE PAPILLON

Ce n’est pas votre faute Si le guide-ballonn’est pas encore trouvé.

LA BETE À BON DIEU

Oh ! non…

LE PAPILLON

Çà, monseigneur, vous êtes arrivé.

(Il se pose sur un Muguet.)

LA BETE À BON DIEU, ouvrant les yeux.

Pardon ! mais… ce n’est pas ici que jedemeure.

LE PAPILLON

Je sais ; mais comme il est encore detrès bonne heure Je t’ai mené chez un Muguet de mes amis.

On va se rafraîchir le bec ; – c’est bienpermis…

LA BETE À BON DIEU

Oh ! je n’ai pas le temps…

LE PAPILLON

Bah ! rien qu’une seconde…

LA BETE À BON DIEU

Et puis, je ne suis pas reçu, moi, dans lemonde…

LE PAPILLON

Viens donc ! je te ferai passer pour monbâtard ; Tu seras bien reçu, va !…

LA BETE À BON DIEU

Puis, c’est qu’il est tard.

LE PAPILLON

Eh ! non ! il n’est pas tard ;écoute la cigale…

LA BETE À BON DIEU, à voix basse.

Puis.., je… n’ai pas d’argent…

LE PAPILLON, l’entraînant.

Viens ! le Muguet régale.

(Ils entrent chez le Muguet.) – La toiletombe.

Au second acte, quand le rideau se lève, ilfait presque nuit…

On voit les deux camarades sortir de chez leMuguet… La Bête à bon Dieu est légèrement ivre.

LE PAPILLON, tendant le dos.

Et maintenant, en route !

LA BETE À BON DIEU, grimpant bravement.

En route !

LE PAPILLON

Trouves-tu mon Muguet ?

Eh bien ! comment

LA BETE À BON DIEU

Mon cher, il est charmant ; Il vous livresa cave et tout sans vous connaître…

LE PAPILLON, regardant le ciel.

Oh ! oh ! Phœbé qui met le nez à safenêtre ; Il faut nous dépêcher…

LA BETE À BON DIEU

Nous dépêcher, pourquoi ?

LE PAPILLON

Tu n’es donc plus pressé de retourner cheztoi ?…

LA BETE À BON DIEU

Oh ! pourvu que j’arrive à temps pour laprière…

D’ailleurs, ce n’est pas loin, chez nous…c’est là. derrière.

LE PAPILLON

Si tu n’es pas pressé, je ne le suis pas,moi.

LA BETE À BON DIEU, avec effusion.

Quel bon enfant tu fais !… Je ne sais paspourquoi Tout le monde n’est pas ton ami sur la terre.

On dit de toi : « C’est unbohème ; un réfractaire !

Un poète ! un sauteur !… »

LE PAPILLON

Tiens ! tiens ; et qui ditça ?

LA BETE À BON DIEU

Mon Dieu ! le Scarabée…

LE PAPILLON

Ah ! oui, ce gros poussah.

Il m’appelle sauteur, parce qu’il a duventre.

LA BETE À BON DIEU

C’est qu’il n’est pas le seul qui tedéteste…

LE PAPILLON

Ah ! dis.

LA BETE À BON DIEU

Ainsi, les Escargots ne sont pas tesamis ; Va ! ni les Scorpions, pas même les Fourmis.

LE PAPILLON

Vraiment ?

LA BETE À BON DIEU, confidentielle.

Ne fais jamais la cour à l’Araignée !Elle te trouve affreux.

LE PAPILLON

On l’a mal renseignée.

LA BETE À BON DIEU

Hé ! les Chenilles sont un peu de sonavis…

LE PAPILLON

Je crois bien !… Mais, dis-moi !dans le monde où tu vis, Car enfin tu n’es pas du monde desChenilles, Suis-je aussi mal vu ?…

LA BETE À BON DIEU

Dame ! c’est selon les familles, Lajeunesse est pour toi les vieux, en général, Trouvent que tu n’aspas assez de sens moral.

LE PAPILLON, tristement.

Je vois que je n’ai pas beaucoup desympathies.

En somme….

LA BETE À BON DIEU

Ma foi ! non, mon pauvre ! LesOrties t’en veulent. Le Crapaud te hait ; jusqu’au Grillon,Quand il parle de toi, qui dit : « Ce p… p…Papillon ! »

LE PAPILLON

Est-ce que tu me hais, toi, comme tous cesdrôles ?

LA BETE À BON DIEU

Moi… Je t’adore ; on est si bien. sur tesépaules ! Et puis, tu me conduis toujours chez lesMuguets.

C’est amusant !… Dis donc, si je tefatiguais, Nous pourrions faire encore une petite pause Quelquepart… Tu n’es pas fatigué, je suppose ?

LE PAPILLON

Je te trouve un peu lourd, ce n’est pasl’embarras.

LA BETE À BON DIEU, montrant des Muguets.

Alors, entrons ici, tu te reposeras.

LE PAPILLON

Ah ! merci !… des Muguets, toujoursla même chose J’aime bien mieux à côté…

LA BETE À BON DIEU, toute rouge.

Oh ! non, jamais…

Chez la Rose ?…

LE PAPILLON, l’entraînant.

Viens donc ! on ne nous verra pas.

(Ils entrent discrètement chez la Rose.) – Latoile tombe.

Au troisième acte…

Mais je ne voudrais pas, mes chers lecteurs,abuser plus longtemps de votre patience. Les vers, par le temps quicourt, n’ont pas le don de plaire, je le sais. Aussi j’arrête làmes citations, et je vais me contenter de raconter sommairement lereste de mon poème.

Au troisième acte, il est nuit tout à fait…Les deux camarades sortent ensemble de chez la Rose… Le Papillonveut ramener la Bête à bon Dieu chez ses parents ; maiscelle-ci s’y refuse ; elle est complètement ivre, fait descabrioles sur l’herbe et pousse des cris séditieux… Le Papillon estobligé de l’emporter chez elle. On se sépare sur la porte, en sepromettant de se revoir bientôt… Et alors le Papillon s’en va toutseul, dans la nuit. Il est un peu ivre, lui aussi ; mais sonivresse est triste : il se rappelle les confidences de la Bêteà bon Dieu, et se demande amèrement pourquoi tant de monde ledéteste, lui qui jamais n’a fait de mal à personne… Ciel sans lune,le vent souffle, la campagne est toute noire… Le Papillon a peur,il a froid ; mais il se console en songeant que son camaradeest en sûreté, au fond d’une couchette bien chaude… Cependant, onentrevoit dans l’ombre de gros oiseaux de nuit qui traversent lascène d’un vol silencieux. L’éclair brille. Des bêtes méchantesembusquées sous des pierres, ricanent en se montrant le Papillon.«Nous le tenons !» disent-elles. Et tandis que l’infortunitéva de droite et de gauche, plein d’effroi, un Chardon au passage lelarde d’un grand coup d’épée, un Scorpion l’éventre avec sespinces, une grosse Araignée velue lui arrache un pan de son manteaude satin bleu, et, pour finir, une Chauve-Souris lui casse lesreins d’un coup d’aile. Le Papillon tombe, blessé à mort… Tandisqu’il râle sur l’herbe, les Orties se réjouissent, et les Crapaudsdisent : « C’est bien fait ! » À l’aube, lesFourmis, qui vont au travail avec leurs jaquettes et leurs gourdes,trouvent le cadavre au bord du chemin. Elles le regardent à peineet s’éloignent sans vouloir l’enterrer. Les Fourmis ne travaillentpas pour rien… Heureusement une confrérie de Nécrophores vient àpasser par là. Ce sont, comme vous savez, de petites bêtes noiresqui ont fait vœu d’ensevelir les morts… Pieusement, elless’attellent au Papillon défunt et le traînent vers lecimetière…

Une foule curieuse se presse sur leur passage,et chacun fait des réflexions à haute voix.., Les petits Grillonsbruns, assis au soleil devant leurs portes, disent gravement :« Il aimait trop les fleurs ! – Il courait trop lanuit ! » ajoutent les Escargots, et les Scarabées à grosventre se dandinent dans leurs habits d’or en grommelant :«Trop bohème ! trop bohème !» Parmi toute cette foule,pas un mot de regret pour le pauvre mort ; seulement, dans lesplaines d’aleptour, les grands lis ont fermé et les cigales nechantent pas.

La dernière scène se passe dans le cimetièredes Papillons. Après que les Nécrophores ont fait leur œuvre, unHanneton solennel, qui a suivi le convoi, s’approche de la fosse,et, se mettant sur le dos, commence l’éloge du défunt,Malheureusement la mémoire lui manque ; il reste là les pattesen l’air, gesticulant pendant une heure et s’entortillant dans sespériodes… Quand l’orateur a fini, chacun se retire, et alors dansle cimetière désert, on voit la Bête à bon Dieu des premièresscènes sortir de derrière une tombe. Tout en larmes, elles’agenouille sur la terre fraîche de la fosse et dit une prièretouchante pour son pauvre petit camarade qui est là.

Chapitre 9TU VENDRAS DE LA PORCELAINE

Au dernier vers de mon poème, Jacques,enthousiasmé, se leva pour crier bravo ; mais il s’arrêta neten voyant la mine effarée de tous ces braves gens.

En vérité, je crois que le cheval de feu del’Apocalypse, faisant irruption au milieu du petit salon jonquille,n’y aurait pas causé plus de stupeur que mon papillon bleu. LesPassajon, les Fougeroux, tout hérissés de ce qu’ils venaientd’entendre, me regardaient avec de gros yeux ronds ; les deuxFerrouillat se faisaient des signes. Personne ne soufflait mot.

Pensez comme j’étais à l’aise…

Tout à coup, au milieu du silence et de laconsternation générale, une voix – et quelle voix ! – blanche,terne, froide, sans timbre, une voix de fantôme, sortit de derrièrele piano et me fit tressaillir sur ma chaise. C’était la premièrefois, depuis dix ans, qu’on entendait parler l’homme à la têted’oiseau, le vénéré Lalouette : « Je suis bien contentqu’on ait tué le papillon, dit le singulier vieillard en grignotantson sucre d’un air féroce ; je ne les aime pas, moi, lespapillons !… » Tout le monde se mit à rire, et ladiscussion s’engagea sur mon poème.

Le membre du Caveau trouvait l’œuvre un peutrop longue et m’engagea beaucoup à la réduire en une ou deuxchansonnettes, genre essentiellement français. L’élève d’Alfort,savant naturaliste, me fit observer que les bêtes. à bon Dieuavaient des ailes, ce qui enlevait toute vraisemblance à monaffabulation. Ferrouillat cadet prétendait avoir lu tout celaquelque part. « Ne les écoute pas, me dit Jacques à voixbasse, c’est un chef-d’œuvre. » Pierrotte, lui, ne disaitrien ; il paraissait très occupé. Peut-être le brave homme,assis à côté de sa fille tout le temps de la lecture, avait-ilsenti trembler dans ses mains une petite main trop impressionnableou surpris au passage un regard noir enflammé ; toujoursest-il que ce jour-là Pierrotte avait – c’est bien le cas de ledire – un air fort singulier, qu’il resta collé tout le soir aucanezoul de sa demoiselle, que je ne pus dire un seul mot aux yeuxnoirs, et que je me retirai de très bonne heure, sans vouloirentendre une chansonnette nouvelle du membre du Caveau, qui ne mele pardonna jamais.

Deux jours après cette lecture mémorable, jereçus de Mlle Pierrotte un billet aussi courtqu’éloquent :

« Venez vite, mon père sait tout. »Et plus bas, mes chers yeux noirs avaient signé : « Jevous aime. » Je fus un peu troublé, je l’avoue, par cettegrosse nouvelle. Depuis deux jours, je courais les éditeurs avecmon manuscrit, et je m’occupais beaucoup moins des yeux noirs quede mon poème. Puis l’idée d’une explication avec ce gros Cévenol dePierrotte ne me souriait guère… Aussi, malgré le pressant appel desyeux noirs, je restai quelque temps sans retourner là-bas, medisant à moi-même pour me rassurer sur mes intentions :« Quand j’aurai vendu mon poème. » Malheureusement je nele vendis pas.

En ce temps-là – je ne sais pas si c’estencore la même chose aujourd’hui -, MM. les éditeurs étaientdes gens très doux, très polis, très généreux, trèsaccueillants ; mais ils avaient un défaut capital : on neles trouvait jamais chez eux. Comme certaines étoiles trop menuesqui ne se révèlent qu’aux grosses lunettes de l’Observatoire, cesmessieurs n’étaient pas visibles pour la foule. N’importe l’heureoù vous arriviez, on vous disait toujours de revenir…

Dieu ! que j’en ai couru de cesboutiques ! que j’en ai tourné de ces boutons de portesvitrées ! que j’en ai fait de ces stations aux devantures deslibrairies, à me dire, le cœur battant :« Entrerai-je ? n’entrerai-je pas ?» À l’intérieur,il faisait chaud. Cela sentait le livre neuf. C’était plein depetits hommes chauves, très affairés, qui vous répondaient dederrière un comptoir, du haut d’une échelle double.

Quant à l’éditeur, invisible… Chaque soir, jerevenais à la maison, triste, las, énervé. « Courage ! medisait Jacques, tu seras plus heureux demain. » Et lelendemain, je me remettais en campagne, armé de monmanuscrit ! De jour en jour, je le sentais devenir pluspesant, plus incommode. D’abord je le portais sous mon bras,fièrement, comme un parapluie neuf ; mais à la fin j’en avaishonte, et je le mettais dans ma poitrine, avec ma redingotesoigneusement boutonnée par dessus.

Huit jours se passèrent ainsi. Le dimanchearriva.

Jacques, selon sa coutume, alla dîner chezPierrotte ; mais il y alla seul. J’étais si las de ma chasseaux étoiles invisibles, que je restai couché tout le jour…

Le soir, en rentrant, il vint s’asseoir aubord de mon lit et me gronda doucement :

« Écoute, Daniel ! tu as bien tortde ne pas aller là-bas. Les yeux noirs pleurent, se désolent ;ils meurent de ne pas te voir… Nous avons parlé de toi toute lasoirée… Ah ! brigand, comme elle t’aime !» La pauvre mèreJacques avait les larmes aux yeux en disant cela.

« Et Pierrotte ? demandai-jetimidement. Pierrotte, qu’est-ce qu’il dit ?…

– Rien… Il a seulement paru très étonné de nepas te voir… Il faut y aller, mon Daniel ; tu iras, n’est-cepas ?

– Dès demain, Jacques ; je te lepromets. » Pendant que nous causions, Coucou-Blanc, qui venaitde rentrer chez elle, entama son interminable chanson…Tolocototignan ! Tolocototignan !… Jacques se mit àrire : « Tu ne sais pas, me dit-il à voix basse, les yeuxnoirs sont jaloux de notre voisine.

« Ils croient qu’elle est leur rivale…J’ai eu beau dire ce qu’il en était, on n’a pas voulu m’entendre…Les yeux noirs jaloux de Coucou-Blanc ! c’est drôle, n’est-cepas ?» Je fis semblant de rire comme lui ; mais, dansmoi-même, j’étais plein de honte en songeant que c’était bien mafaute si les yeux noirs étaient jaloux de Coucou-Blanc. Lelendemain, dans l’après-midi, je m’en allai passage du Saumon.J’aurais voulu monter tout droit au quatrième et parler aux yeuxnoirs avant de voir Pierrotte ; mais le Cévenol me guettait àla porte du passage, et je ne pus l’éviter. Il fallut entrer dansla boutique et m’asseoir à côté de lui, derrière le comptoir. Detemps en temps, un petit air de flûte nous arrivait discrètement del’arrière-magasin.

« Monsieur Daniel, me dit le Cévenol avecune assurance de langage et une facilité d’élocution que je ne luiavais jamais connues, ce que je veux savoir de vous est trèssimple, et je n’irai pas par quatre chemins. C’est bien le cas dele dire… la petite vous aime d’amour… Est-ce que vous l’aimezvraiment, vous aussi ?

– De toute mon âme, monsieur Pierrotte.

– Alors, tout va bien. Voici ce que j’ai àvous proposer… Vous êtes trop jeune et la petite aussi pour songerà vous marier d’ici trois ans. C’est donc trois années que vousavez devant vous pour vous faire une position… Je ne sais pas sivous comptez rester toujours dans le commerce des papillonsbleus ; mais je sais bien ce que je ferais à votre place…

C’est bien le cas de le dire, je planterais làmes historiettes, j’entrerais dans l’ancienne maison Lalouette, jeme mettrais au courant du petit train-train de la porcelaine, et jem’arrangerais pour que, dans trois ans, Pierrotte qui devientvieux, pût trouver en moi un associé en même temps qu’un gendre…Hein ?

Qu’est-ce que vous dites de ça,compère ? » là-dessus, Pierrotte m’envoya un grand coupde coude et se mit à rire, mais à rire… Bien sûr, qu’il croyait mecombler de joie, le pauvre homme, en m’offrant de vendre de laporcelaine à ses côtés.

Je n’eus pas le courage de me fâcher, pas mêmecelui de répondre ; j’étais atterré…

Les assiettes, les verres peints, les globesd’albâtre, tout dansait autour de moi. Sur une étagère, en face ducomptoir, des bergers et des bergères, en biscuit de couleurstendres, me regardaient d’un air narquois et semblaient me dire enbrandissant leurs houlettes : « Tu vendras de laporcelaine !» Un peu plus loin, les magots chinois en robesviolettes remuaient leurs caboches vénérables, comme pour approuverce qu’avaient dit les bergers : « Oui… oui… tu vendras dela porcelaine !…» Et là-bas, dans le fond, la flûte ironiqueet sournoise sifflotait doucement :

« Tu vendrai de la porcelaine… tu vendrasde la porcelaine… » C’était à devenir fou.

Pierrotte crut que l’émotion et la joiem’avaient coupé la parole.

«Nous causerons de cela ce soir, me dit-ilpour me donner le loisir de me remettre… Maintenant, montez vers lapetite… C’est bien le cas de le dire… le temps doit lui semblerlong. » Je montai vers la petite, que je trouvai installéedans le salon jonquille, à broder ses éternelles pantoufles encompagnie de la dame de grand mérite…

Que ma chère Camille me pardonne ! jamaisMlle Pierrotte ne me parut si Pierrotte que ce jour-là ;jamais sa façon tranquille de tirer l’aiguille et de compter sespoints à haute voix ne me causa tant d’irritation. Avec ses petitsdoigts rouges, sa joue en fleur, son air paisible, elle ressemblaità une de ces bergères en biscuit colorié qui venaient de me crierd’une façon si impertinente : « Tu vendras de laporcelaine !» Par bonheur, les yeux noirs étaient là, euxaussi, un peu voilés, un peu mélancoliques, mais si naïvementjoyeux de me revoir que je me sentis tout ému. Cela ne dura paslongtemps. Presque sur mes talons, Pierrotte fit son entrée. Sansdoute il n’avait plus autant de confiance dans la dame de grandmérite.

À partir de ce moment, les yeux noirsdisparurent et sur toute la ligne la porcelaine triompha. Pierrotteétait très gai, très bavard, insupportable : les «c’est bienle cas de le dire» pleuvaient plus drus que giboulée. Dînerbruyant, beaucoup trop long… En sortant de table, Pierrotte me prità part pour me rappeler sa proposition. J’avais eu le temps de meremettre, et je lui dis avec assez de sang-froid que la chosedemandait réflexion et que je lui répondrais dans un mois.

Le Cévenol fut certainement très étonné de monpeu d’empressement à accepter ses offres, mais il eut le bon goûtde n’en rien laisser paraître.

« C’est entendu, me dit-il, dans unmois. » Et il ne fut plus question de rien… N’importe !le coup était porté. Pendant toute la soirée, le sinistre etfatal» Tu vendras de la porcelaine » retentit à monoreille.

Je l’entendais dans le grignotement de la têted’oiseau qui venait d’entrer avec Mme Lalouette et s’étaitinstallé au coin du piano, je l’entendais dans les roulades dujoueur de flûte, dans la Rêverie de Rosellen que Mlle Pierrotte nemanqua pas de jouer ; je le lisais dans les gestes de toutesces marionnettes bourgeoises, dans la coupe de leurs vêtements,dans le dessin de la tapisserie, dans l’allégorie de la pendule –Vénus cueillant une rose d’où s’envole un Amour dédoré – dans laforme des meubles, dans les moindres détails de cet affreux salonjonquille où les mêmes gens disaient tous les soirs les mêmeschoses, où le même piano jouait tous les soirs la même rêverie, etque l’uniformité de ses soirées faisait ressembler à un tableau àmusique. Le salon jonquille, un tableau à musique !… Où vouscachiez-vous donc, beaux yeux noirs ?… Lorsque au retour decette ennuyeuse soirée, je racontai à ma mère Jacques lespropositions de Pierrotte, il en fut encore plus indigné quemoi :

« Daniel Eyssette, marchand deporcelaine !… Par exemple, je voudrais bien voir cela !disait le brave garçon, tout rouge de colère… C’est comme si onproposait à Lamartine de vendre des paquets d’allumettes, ou àSainte-Beuve de débiter des petits balais de crin… Vieille bête dePierrotte, va !… Après tout, il ne faut pas lui envouloir ; il ne sait pas, ce pauvre homme. Quand il verra lesuccès de ton livre et les journaux tout, remplis de toi, ilchangera joliment de gamme.

– Sans doute, Jacques ; mais pour que lesjournaux parlent de moi, il faut que mon livre. paraisse, et jevois bien qu’il ne paraîtra pas… Pourquoi ?…

Mais, mon cher, parce que je ne peux pasmettre la main sur un éditeur et que ces gens-là ne sont jamaischez eux pour les poètes. Le grand Baghavat lui-même est obligéd’imprimer ses vers à ses frais.

– Eh bien, nous ferons comme lui, dit Jacquesen frappant du poing sur la table ; nous imprimerons à nosfrais. » Je le regarde avec stupéfaction :

« À nos frais…

– Oui, mon petit, à nos frais… Tout juste, lemarquis fait imprimer en ce moment le premier volume de sesmémoires… Je vois son imprimeur tous les jours… C’est un Alsacienqui a le nez rouge et l’air bon enfant. Je suis sûr qu’il nous feracrédit… Pardieu ! nous le paierons, à mesure que ton volume sevendra… Allons ! voilà qui est dit ; dès demain je vaisvoir mon homme. » Effectivement Jacques, le lendemain, vatrouver l’imprimeur et revient enchanté : « C’est fait,me dit-il d’un air de triomphe ; on met ton livre àl’impression demain. Cela nous coûtera neuf cents francs, unebagatelle. Je ferai des billets de trois cents francs, payables detrois en trois mois. Maintenant, suis bien mon raisonnement. Nousvendons le volume trois francs, nous tirons à milleexemplaires ; c’est donc trois mille francs que ton livre doitnous rapporter… tu m’entends bien, trois mille francs. Là-dessus,nous payons l’imprimeur, plus la remise d’un franc par exemplaireaux libraires qui vendront l’ouvrage, plus l’envoi auxjournalistes… Il nous restera, clair comme de l’eau de roche, unbénéfice de onze cents francs. Hein ? C’est joli pour undébut… »

Si c’était joli, je crois bien !… Plus dechasse aux étoiles invisibles, plus de stations humiliantes auxportes des librairies, et par-dessus le marché onze cents francs àmettre de côté pour la reconstruction du foyer… Aussi quelle joie,ce jour-là, dans le clac cher de Saint-Germain ! Que deprojets, que de rêves ! Et puis les jours suivants, que depetits bonheurs savourés goutte à goutte, aller à l’imprimerie,corriger les épreuves, discuter la couleur de la couverture, voirle papier sortir tout humide de la presse avec vos penséesimprimées dessus, courir deux fois, trois fois chez le brocheur, etrevenir enfin avec le premier exemplaire qu’on ouvre en tremblantdu bout des doigts… Dites ! est-il rien de plus délicieux aumonde ?.

Pensez que le premier exemplaire de La Comédiepastorale revenait de droit aux yeux noirs. Je le leur portai lesoir même, accompagné de la mère Jacques qui voulait jouir de montriomphe. Nous fîmes notre entrée dans le salon jonquille, fiers etradieux. Tout le monde était là.

« Monsieur Pierrotte, dis-je au Cévenol,permettez-moi d’offrir ma première œuvre à Camille. » Et jemis mon volume dans une chère petite main qui frémissait deplaisir. Oh ! si vous aviez vu le joli merci que les yeuxnoirs m’envoyèrent, et comme ils resplendissaient en lisant mon nomsur la couverture.

Pierrotte était moins enthousiasmé, lui. Jel’entendis demander à Jacques combien un volume comme cela pouvaitme rapporter :

« Onze cents francs », réponditJacques avec assurance.

Là-dessus, ils se mirent à causer longuement,à voix basse, mais je ne les écoutai pas. J’étais tout à la joie devoir les yeux noirs abaisser leurs grands cils de soie sur lespages de mon livre et les relever vers moi avec admiration… Monlivre ! les yeux noirs ! deux bonheurs que je devais à mamère Jacques…

Ce soir-là, avant de rentrer, nous allâmesrôder dans les galeries de l’Odéon pour juger de l’effet que LaComédie pastorale faisait à l’étalage des librairies.

« Attends-moi, me dit Jacques ; jevais voir combien on en a vendu. » Je l’attendis en mepromenant de long en large, regardant du coin de l’œil certainecouverture verte à filets noirs qui s’épanouissait au milieu de ladevanture. Jacques vint me rejoindre au bout, d’un moment ; ilétait pâle d’émotion.

« Mon cher, me dit-il, on en a déjà venduun. C’est de bon augure… » Je lui serrai la mainsilencieusement. J’étais trop ému pour parler ; mais, à partmoi, je me disais :

« Il y a quelqu’un à Paris qui vient detirer trois francs de sa bourse pour acheter cette production deton cerveau, quelqu’un qui te lit, qui te juge… Quel est cequelqu’un ? Je voudrais bien le connaître… » Hélas !pour mon malheur, j’allais bientôt le connaître, ce terriblequelqu’un.

Le lendemain de l’apparition de mon volume,j’étais en train de déjeuner à table d’hôte à côté du farouchepenseur, quand Jacques, très essoufflé, se précipita dans lasalle :

«Grande nouvelle ! me dit-il enm’entraînant dehors ; je pars ce soir, à sept heures, avec lemarquis… Nous allons à Nice voir sa sœur, qui est mourante…Peut-être resterons-nous longtemps… Ne t’inquiète pas de ta vie… Lemarquis double mes appointements. Je pourrai t’envoyer cent francspar mois…

Eh bien, qu’as-tu ? Te voilà tout pâle.Voyons ! Daniel, pas d’enfantillage. Rentre là-dedans, achèvede déjeuner et bois une demi-bordeaux, afin de te donner ducourage. Moi, je cours dire adieu à Pierrotte, prévenirl’imprimeur, faire porter les exemplaires aux journalistes… Je n’aipas une minute… Rendez-vous à la maison à cinq heures. ».

Je le regardai descendre la rue Saint-Benoît àgrandes enjambées, puis je rentrai dans le restaurant ; maisje ne pus rien manger ni boire, et c’est le penseur qui vida lademi-bordeaux. L’idée que dans quelques heures ma mère Jacquesserait loin m’étreignait le cœur. J’avais beau songer à mon livre,aux yeux noirs, rien ne pouvait me distraire de cette pensée queJacques allait partir et que je resterais seul, tout seul dansParis maître de moi-même et responsable de toutes mes actions.

Il me rejoignit à l’heure dite. Quoique trèsému lui-même, il affecta jusqu’au dernier moment la plus grandegaieté. Jusqu’au dernier moment aussi il me montra la générosité deson âme et l’ardeur admirable qu’il mettait à m’aimer. Il nesongeait qu’à moi, à mon bien-être, à ma vie. Sous prétexte defaire sa malle, il inspectait mon linge, mes vêtements « Teschemises sont dans ce coin, vois-tu, Daniel ; tes mouchoirs àcôté, derrière les cravates. » Comme je lui disais :« Ce n’est pas ta malle que tu fais, Jacques ; c’est monarmoire… » Armoire et malle, quand tout fut prêt, on envoyachercher une voiture, et nous partîmes pour la gare.

En route, Jacques me faisait sesrecommandations.

Il y en avait de tout genre :

« Écris-moi souvent… Tous les articlesqui paraîtront sur ton volume, envoie-les-moi, surtout celui deGustave Planche. Je ferai un cahier cartonné et je les colleraitous dedans. Ce sera le livre d’or de la famille Eyssette… Àpropos, tu sais que la blanchisseuse vient le mardi… Surtout ne telaisse pas éblouir par le succès… Il est clair que tu vas en avoirun très grand, et c’est fort dangereux, les succès parisiens.Heureusement que Camille sera là pour te garder des tentations… Surtoute chose, mon Daniel, ce que je te demande, c’est d’allersouvent là-bas et de ne pas faire pleurer les yeux noirs. » Àce moment nous passions devant le jardin des plantes. Jacques semit à rire.

« Te rappelles-tu, me dit-il, que nousavons passé ici une nuit, il y a quatre ou cinq mois ?…Hein ?…

Quelle différence entre le Daniel d’alors etcelui d’aujourd’hui… Ah ! tu as joliment fait du chemin enquatre mois !… » C’est qu’il le croyait vraiment, monbrave Jacques, que j’avais fait beaucoup de chemin ; et moiaussi, pauvre niais, j’en étais convaincu.

Nous arrivâmes à la gare. Le marquis s’ytrouvait déjà. Je vis de loin ce drôle de petit homme, avec sa têtede hérisson blanc, sautillant de long en large dans une salled’attente.

« Vite, vite, adieu ! » me ditJacques. En prenant ma tête dans ses larges mains, il m’embrassatrois ou quatre fois de toutes ses forces, puis courut rejoindreson bourreau.

En le voyant disparaître, j’éprouvai unesingulière sensation.

Je me trouvai tout à coup plus petit, pluschétif, plus timide, plus enfant, comme si mon frère, en s’enallant, m’avait emporté la moelle de mes os, ma force, mon audaceet la moitié de ma taille. La foule qui m’entourait me faisaitpeur. J’étais redevenu le petit Chose…

La nuit tombait. Lentement, par le plus longchemin, par les quais les plus déserts, le petit Chose regagna sonclocher. L’idée de se retrouver dans cette chambre videl’attristait horriblement. Il aurait voulu rester dehors jusqu’aumatin. Pourtant il allait rentrer.

En passant devant la loge, le portier luicria :

« Monsieur Eyssette, unelettre !… » C’était un petit billet, élégant, parfumé,satiné ; écriture de femme plus fine, plus féline que celledes yeux noirs… De qui cela pouvait bien être ?… Vivement ilrompit le cachet, et lut dans l’escalier à la lueur dugaz :

« Monsieur mon voisin,

« La Comédie pastorale est depuis hiersur ma table ; mais il y manque une dédicace. Vous seriez bienaimable de venir la mettre ce soir, en prenant une tasse de thé…Vous savez ! c’est entre artistes.

« IRMA BOREL. »

Et plus bas :

« La dame du premier. »

La dame du premier !… Quand le petitChose lut cette signature, un grand frisson lui courut par tout lecorps. Il la revit telle qu’elle lui était apparue un matin,descendant l’escalier dans un tourbillon de velours, belle, froide,imposante, avec sa petite cicatrice blanche au coin de la lèvre. Etde songer qu’une femme pareille avait acheté son volume, son cœurbondissait d’orgueil.

Il resta là un moment, dans l’escalier, lalettre à la main, se demandant s’il monterait chez lui ou s’ils’arrêterait au premier étage ; puis, tout à coup, larecommandation de Jacques lui revint à la mémoire :

« Surtout, Daniel, ne fais pas pleurerles yeux noirs. » Un secret pressentiment l’avertit que s’ilallait chez la dame du premier, les yeux noirs pleureraient, etJacques aurait de la peine. Alors, il mit résolument la lettre danssa poche, le petit Chose, et il se dit :

« Je n’irai pas. ».

Chapitre 10IRMA BOREL

C’est Coucou-Blanc qui vint lui ouvrir. – Carai-je besoin de vous le dire ! cinq minutes après s’être juréqu’il n’irait pas, ce vaniteux petit Chose sonnait à la ported’lrma Borel. – En le voyant, l’horrible Négresse grimaça unsourire d’ogre en belle humeur et lui fit un signe :« Venez !» de sa grosse main luisante et noire. Aprèsavoir traversé deux ou trois salons très pompeux, ils s’arrêtèrentdevant une petite porte mystérieuse, à travers laquelle onentendait – aux trois quarts étouffés par l’épaisseur des tentures– des cris rauques, des sanglots, des imprécations, des riresconvulsifs. La Négresse frappa, et sans attendre qu’on lui eûtrépondu, introduisit le petit Chose.

Seule, dans un riche boudoir capitonné de soiemauve et tout ruisselant de lumière, Irma Borel marchait à grandspas en déclamant. Un large peignoir bleu de ciel, couvert deguipures, flottait autour d’elle comme une nuée. Une des manches dupeignoir, relevée jusqu’à l’épaule, laissait voir un bras de neiged’une incomparable pureté, brandissant, en guise de poignard uncoupe-papier de nacre. L’autre main, noyée dans la guipure, tenaitun livre ouvert…

Le petit Chose s’arrêta, ébloui. Jamais ladame du premier ne lui avait paru si belle. D’abord elle étaitmoins pâle qu’à leur première rencontre. Fraîche et rose, aucontraire, mais d’un rose un peu voilé, elle avait l’air, cejour-là, d’une jolie fleur d’amandier, et la petite cicatriceblanche du coin de la lèvre en paraissait d’autant plus blanche.Puis ses cheveux, qu’il n’avait pas pu voir la première fois,l’embellissaient encore, en adoucissant ce que son visage avaitd’un peu fier et de presque dur. C’étaient des cheveux blonds, d’unblond cendré, d’un blond de poudre, et il y en avait, et ilsétaient fins, un brouillard d’or autour de la tête.

Quand elle vit le petit Chose, la dame coupanet à sa déclamation. Elle jeta sur un divan derrière elle soncouteau de nacre et son livre, ramena par un geste adorable lamanche de son peignoir, et vint à son visiteur la maincavalièrement tendue.

« Bonjour, mon voisin ! lui dit-elleavec un gentil sourire ; vous me surprenez en pleines fureurstragiques ! j’apprends le rôle de Clytemnestre… C’estempoignant, n’est-ce pas ? » Elle le fit asseoir sur undivan à côté d’elle, et la conversation s’engagea. « Vous vousoccupez d’art dramatique, madame ?

(Il n’osa pas dire « mavoisine ».).

– Oh ! vous savez, une fantaisie… commeje me suis occupée de sculpture et de musique… Pourtant, cettefois, je crois que je suis bien mordue… Je vais débuter auThéâtre-Français… » À ce moment, un énorme oiseau à huppejaune vint, avec un grand bruit d’ailes, s’abattre sur la têtefrisée du petit Chose.

« N’ayez pas peur, dit la dame en riantde son air effaré, c’est mon kakatoès… une brave bête que j’airamenée des îles Marquises. » Elle prit l’oiseau, le caressa,lui dit deux ou trois mots d’espagnol et le rapporta sur unperchoir doré à l’autre bout du salon… Le petit Chose ouvrait degrands yeux. La Négresse, le kakatoès, le Théâtre Français, lesîles Marquises…

« Quelle femme singulière ! »se disait-il avec admiration.

La dame revint s’asseoir à côté de lui et laconversation continua. La Comédie pastorale en fit d’abord tous lesfrais. La dame l’avait lue et relue plusieurs fois depuis laveille ; elle en savait des vers par cœur et les déclamaitavec enthousiasme. Jamais la vanité du petit Chose ne s’étaittrouvée à pareille fête. On voulait savoir son âge, son pays,comment il vivait, s’il allait dans le monde, s’il était amoureux…À toutes ces questions, il répondait avec la plus grandecandeur ; si bien qu’au bout d’une heure la dame du premierconnaissait à fond la mère Jacques, l’histoire de la maisonEyssette et ce pauvre foyer que les enfants avaient juré dereconstruire. Par exemple, pas un mot de Mlle Pierrotte, Il futseulement parlé d’une jeune personne du grand monde qui mouraitd’amour pour le petit Chose, et d’un père barbare – pauvrePierrotte ! – qui contrariait leur passion.

Au milieu de ces confidences, quelqu’un entradans le salon. C’était un vieux sculpteur à crinière blanche, quiavait donné des leçons à la dame, au temps où elle sculptait.

« Je parie, lui dit-il à demi-voix enregardant le petit Chose d’un œil plein de malice, je parie quec’est votre corailleur napolitain.

– Tout juste, fit-elle en riant ; et setournant vers le corailleur qui semblait fort surpris de s’entendredésigner ainsi : vous ne vous souvenez pas, lui dit-elle, d’unmatin où nous nous sommes rencontrés ?… Vous alliez le cou nu,la poitrine ouverte, les cheveux en désordre, votre cruche de grésà la main… je crus revoir un de ces petits pêcheurs de corail qu’onrencontre dans la baie de Naples… Et le soir, j’en parlai à mesamis ; mais nous ne nous doutions guère alors que le petitcorailleur était un grand poète, et qu’au fond de cette cruche degrès, il y avait La Comédie pastorale ».

Je vous demande si le petit Chose était ravide s’entendre traiter avec une admiration respectueuse.

Pendant qu’il s’inclinait et souriait d’un airmodeste, Coucou-Blanc introduisit un nouveau visiteur, qui n’étaitautre que le grand Baghavat, le poète indien de la table d’hôte.Baghavat, en entrant, alla droit à la dame et lui tendit un livre àcouverture verte.

« Je vous rapporte vos papillons, dit-il.Quelle drôle de littérature !… » Un geste de la damel’arrêta net. Il comprit que l’auteur était là et regarda de soncôté avec un sourire contraint. Il y eut un moment de silence et degêne, auquel l’arrivée d’un troisième personnage vint faire uneheureuse diversion. Celui-ci était le professeur dedéclamation ; un affreux petit bossu, tête blême, perruquerousse, rire aux dents moisies. Il paraît que, sans sa bosse, cebossu-là eût été le plus grand comédien de son époque ; maisson infirmité ne lui permettant pas de monter sur les planches, ilse consolait en faisant des élèves et en disant du mal de tous lescomédiens du temps, Dès qu’il parut, la dame lui cria :

« Avez-vous vu l’Israélite ? Commenta-t-elle marché ce soir ? » L’Israélite, c’était lagrande tragédienne Rachel, alors au plus beau moment de sagloire.

« Elle va de plus en plus mal, dit leprofesseur en haussant les épaules… Cette fille n’a rien… C’est unegrue, une vraie grue.

– Une vraie grue », ajouta l’élève ;et derrière elle les deux autres répétèrent avec conviction :« Une vraie grue… »

Un moment après on demanda à la dame deréciter quelque chose.

Sans se faire prier, elle se leva, prit lecoupe-papier de nacre, retroussa la manche de son peignoir et semit à déclamer.

Bien, ou mal ? Le petit Chose eût étéfort empêché pour le dire. Ebloui par ce beau bras de neige,fasciné par cette chevelure d’or qui s’agitait frénétiquement, ilregardait et n’écoutait pas. Quand la dame eut fini, il applauditplus fort que personne et déclara à son tour que Rachel n’étaitqu’une grue, une vraie grue.

Il en rêva la nuit de ce bras de neige et dece brouillard d’or. Puis, le jour venu, quand il voulut s’asseoirdevant l’établi aux rimes, le bras enchanté vint encore le tirerpar la manche. Alors, ne pouvant pas rimer, ne voulant pas sortir,il se mit à écrire à Jacques, et à lui parler de la dame dupremier.

« -Ah ! mon ami, quelle femme !Elle sait tout, elle connaît tout. Elle a fait des sonates, elle afait des tableaux. Il y a sur sa cheminée une jolie Colombine enterre cuite qui est son œuvre. Depuis trois mois, elle joue latragédie, et elle la joue bien mieux que la fameuse Rachel.

– Il paraît décidément que cette Rachel n’estqu’une grue.

– Enfin, mon cher, une femme comme tu n’en asjamais rêvé. Elle a tout vu, elle a été partout. Tout à coup ellevous dit : « Quand j’étais à Saint-Pétersbourg… »puis, au bout d’un moment, elle vous apprend qu’elle préfère larade de Rio à celle de Naples. Elle a un kakatoès qu’elle a ramenédes îles Marquises, une Négresse qu’elle a prise en passant àPort-au-Prince… Mais au fait, tu la connais, sa Négresse, c’estnotre voisine Coucou-Blanc. Malgré son air féroce, cetteCoucou-Blanc est une excellente fille, tranquille, discrète,dévouée, et ne parlant jamais que par proverbes comme le bonSancho. Quand les gens de la maison veulent lui tirer les vers dunez à propos de sa maîtresse, si elle est mariée, s’il y a unM. Borel quelque part, si elle est aussi riche qu’on le dit,Coucou-Blanc répond dans son patois : Zaffai cabrite paszaffai mouton (les affaires du chevreau ne sont pas celles dumouton) ; ou bien encore : C’est soulié qui connaît sibas tini trou (c’est le soulier qui connaît si les bas ont destrous). Elle en a comme cela une centaine, et les indiscrets n’ontjamais le dernier mot avec elle… À propos, sais-tu qui j’airencontré chez la dame du premier ?… Le poète hindou de latable d’hôte, le grand Baghavat lui-même. Il a l’air d’en être fortépris, et lui fait de beaux poèmes où il la compare tour à tour àun condor, un lotus ou un buffle ; mais la dame ne fait pasgrand cas de ses hommages. D’ailleurs elle doit y êtrehabituée : tous les artistes qui viennent chez elle – et je teréponds qu’il y en a des plus fameux – en sont amoureux.

« Elle est si belle, si étrangementbelle !… En vérité, j’aurais craint pour mon cœur, s’iln’était déjà pris. Heureusement que les yeux noirs sont là pour medéfendre. Chers yeux noirs ! j’irai passer la soirée avec euxaujourd’hui, et nous parlerons de vous tout, le temps, ma mèreJacques. » Comme le petit Chose achevait cette lettre, onfrappa doucement à la porte. C’était la dame du premier qui luienvoyait, par Coucou-Blanc, une invitation pour venir, auThéâtre-Français, entendre la grue dans sa loge. Il aurait acceptéde bon cœur, mais il songea qu’il n’avait pas d’habit et fut obligéde dire non. Cela le mit de fort méchante humeur.

«Jacques aurait dû me faire faire un habit, sedisait-il… C’est indispensable… Quand les articles paraîtront, ilfaudra que j’aille remercier les journalistes… Comment faire si jen’ai pas d’habit ?… » Le soir, il alla au passage duSaumon ; mais cette visite ne l’égaya pas. Le Cévenol riaitfort ; Mlle Pierrotte était trop brune. Les yeux noirs avaientbeau lui faire signe et lui dire doucement :« Aimez-moi ! » dans la langue mystique des étoiles,l’ingrat ne voulait rien entendre. Après dîner, quand les Lalouettearrivèrent, il s’installa triste et maussade dans un coin, ettandis que le tableau à musique jouait ses petits airs, il sefigurait Irma Borel trônant dans une loge découverte, les bras deneige jouant de l’éventail, le brouillard d’or scintillant sous leslumières de la salle. «Comme j’aurais honte si elle me voyaitici ! » songeait-il.

Plusieurs jours se passèrent sans nouveauxincidents. Irma Borel ne donnait plus signe de vie. Entre lepremier et le cinquième étage, les relations semblaientinterrompues. Toutes les nuits, le petit Chose, assis à son établi,entendait entrer la victoria de la dame, et, sans qu’il y prîtgarde, le roulement sourd de la voiture, le « Porte, s’il vousplaît» du cocher, le faisaient tressaillir. Même il ne pouvait pasentendre sans émotion la Négresse remonter chez elle ; s’ilavait osé, il serait allé lui demander des nouvelles de samaîtresse… Malgré tout, cependant, les yeux noirs étaient encoremaîtres de la place. Le petit Chose passait de longues heuresauprès d’eux. Le reste du temps, il s’enfermait chez lui pourchercher des rimes, au grand ébahissement des moineaux, quivenaient le voir de tous les toits à la ronde, car les moineaux dupays latin sont comme la dame de grand mérite et se font de drôlesd’idées sur les mansardes d’étudiants. En revanche, les cloches deSaint-Germain – les pauvres cloches vouées au Seigneur et cloîtréestoute leur vie comme des Carmélites – se réjouissaient de voir leurami le petit Chose éternellement assis devant sa table ; et,pour l’encourager, elles lui faisaient grande musique.

Sur ces entrefaites, on reçut des nouvelles deJacques. Il était installé à Nice et donnait force détails sur soninstallation… « Le beau pays, mon Daniel, et comme cette merqui est là sous mes fenêtres t’inspirerait ! Moi, je n’enjouis guère ! je ne sors jamais !… Le marquis. dicte toutle jour. Diable d’homme, va ! Quelquefois, entre deux phrases,je lève la tête, je vois une petite voile rouge à l’horizon, puistout de suite le nez sur mon papier… Mlle d’Hacqueville esttoujours bien malade… Je l’entends au-dessus de nous qui tousse,qui tousse… Moi-même, à peine débarqué, j’ai attrapé un gros rhumequi ne veut pas finir…. » Un peu plus loin, parlant de la damedu premier, Jacques disait :

«… Si tu m’en crois, tu ne retourneras paschez cette femme. Elle est trop compliquée pour toi ; et même,faut-il te le dire ? je flaire en elle une aventurière…Tiens ! j’ai vu hier dans le port un brick hollandais quivenait de faire un voyage autour du monde et qui rentrait avec desmâts japonais, des espars du Chili, un équipage bariolé comme unecarte géographique… Eh bien, mon cher, je trouve que ton Irma Borelressemble à ce navire. Bon pour un brick d »avoir beaucoup voyagé,mais pour une femme, c’est différent, En général, celles qui ont vutant de pays en font beaucoup voir aux autres… Méfie-toi, Daniel,méfie-toi ! et surtout, je t’en conjure, ne fais pas pleurerles yeux noirs… » Ces derniers mots allèrent droit au cœur dupetit Chose. La persistance de Jacques à veiller sur le bonheur decelle qui n’avait pas voulu l’aimer lui parut admirable.« Oh ! non ! Jacques, n’aie pas peur ; je ne laferai pas pleurer », se dit-il, et tout de suite il prit laferme résolution de ne plus retourner chez la dame du premier…Fiez-vous au petit Chose pour les fermes résolutions.

Ce soir-là, quand la victoria roula sous leporche, il y prit à peine garde, La chanson de la Négresse. ne luicausa pas non plus de distraction. C’était une nuit de septembre,orageuse et lourde… Il travaillait, la porte entrouverte. Tout àcoup, il crut entendre craquer l’escalier de bois qui menait à sachambre. Bientôt il distingua un léger bruit de pas et le frôlementd’une robe. Quelqu’un montait, c’était sûr… mais qui ?…

Coucou-Blanc était rentrée depuislongtemps…

Peut-être la dame du premier qui venait parlerà la Négresse…

À cette idée le petit Chose sentit son cœurbattre avec violence ; mais il eut le courage de rester devantsa table… Les pas approchaient toujours. Arrivé sur le palier ons’arrêta… Il y eut un moment de silence ; puis un léger coupfrappé à la porte de la Négresse, qui ne répondit pas.

« C’est elle », se dit-il sansbouger de sa place.

Tout à coup, une lumière parfumée se répanditdans la chambre.

La porte cria, quelqu’un entrait.

Alors, sans tourner la tête, le petit Chosedemanda en tremblant :

« Qui est là ? »

Chapitre 11LE CŒUR DE SUCRE

Voila deux mois que Jacques est parti, et iln’est pas encore au moment de revenir. Mlle d’Hacqueville estmorte. Le marquis, escorté de son secrétaire, promène son deuil partoute l’Italie, sans interrompre d’un seul jour la terrible dictéede ses mémoires, Jacques, surmené, trouve à peine le temps d’écrireà son frère quelques lignes datées de Rome, de Naples, de Pise, dePalerme. Mais, si le timbre de ces lettres varie souvent, leurtexte ne change guère… «Travailles-tu ?… Comment vont les yeuxnoirs ?… L’article de Gustave Planche a-t-il paru ?…Es-tu retourné chez Irma Borel ?» À ces questions, toujoursles mêmes, le petit Chose répond invariablement qu’il travaillebeaucoup, que la vente du livre va très bien, les yeux noirsaussi ; qu’il n’a pas revu Irma Borel, ni entendu parler deGustave Planche.

Qu’y a-t-il de vrai dans tout cela ?… Unedernière lettre, écrite par le petit Chose en une nuit de fièvre etde tempête, va nous l’apprendre.

«Monsieur Jacques Eyssette, à Pise.

« Dimanche soir, 10 heures.

«Jacques, je t’ai menti. Depuis deux mois jene fais que te mentir. Je t’écris que je travaille, et depuis deuxmois mon écritoire est à sec. Je t’écris que la vente de mon livreva bien, et depuis deux mois on n’en a pas vendu un exemplaire. Jet’écris que je ne revois plus Irma Borel, et depuis deux mois je nel’ai pas quittée. Quant aux yeux noirs, hélas !… ô Jacques,Jacques, pourquoi ne t’ai-je pas écouté ?

« Pourquoi suis-je retourné chez cettefemme ?

« Tu avais raison, c’est une aventurière,rien de plus. D’abord, je la croyais intelligente. Ce n’est pasvrai, tout ce qu’elle dit lui vient de quelqu’un. Elle n’a pas decervelle, pas d’entrailles. Elle est fourbe, elle est cynique, elleest méchante. Dans ses accès de colère, je l’ai vue rouer saNégresse de coups de cravache, la jeter par terre, la trépigner.Avec cela, une femme forte, qui ne croit ni à Dieu ni au diable,mais qui accepte aveuglément les prédictions des somnambules et dumarc de café, Quant à son talent de tragédienne, elle a beauprendre des leçons d’un avorton à bosse et passer toutes sesjournées chez elle avec des boules élastiques dans la bouche, jesuis sûr qu’aucun théâtre n’en voudra. Dans la vie privée, parexemple, c’est une fière comédienne.

« Comment j’étais tombé dans les griffesde cette créature, moi qui aime tant ce qui est bon et ce qui estsimple, je n’en sais vraiment rien, mon pauvre Jacques ; maisce que je puis te jurer, c’est que je lui ai échappé et quemaintenant tout est fini, fini, fini… Si tu savais comme j’étaislâche et ce qu’elle faisait de moi !… Je lui avais racontétoute mon histoire : je lui parlais de toi, de notre mère, desyeux noirs. C’est à mourir de honte, je te dis… Je lui avais donnétout mon cœur, je lui avais livré toute ma vie ; mais de savie à elle, jamais elle n’avait rien voulu me livrer. Je ne saispas qui elle est, je ne sais pas d’où elle vient. Un jour je lui aidemandé si elle avait été mariée, elle s’est mise à rire. Tu sais,cette petite cicatrice qu’elle a sur la lèvre, c’est un coup decouteau qu’elle a reçu là-bas dans son pays, à Cuba. J’ai voulusavoir qui lui avait fait cela. Elle m’a répondu trèssimplement : « Un Espagnol nommé Pacheco », et pasun mot de plus. C’est bête n’est-ce pas ? Est-ce que je leconnais moi, ce Pacheco ? Est-ce qu’elle n’aurait pas dû medonner quelques explications ?… Un coup de couteau, ce n’estpas naturel, que diable ! Mais voilà… les artistes quil’entourent lui ont fait un renom de femme étrange, et elle tient àsa réputation… Oh ! ces artistes, mon cher, je les exècre. Situ savais ces gens-là, à force de vivre avec des statues et despeintures, ils en arrivent à croire qu’il n’y a que cela au monde.Ils vous parlent toujours de forme, de ligne, de couleur, d’artgrec, de Parthénon, de méplats, de mastoïdes. Ils regardent votrenez, votre bras, votre menton. Ils cherchent si vous avez un type,du galbe, du caractère ; mais de ce qui bat dans nospoitrines, de nos passions, de nos larmes, de nos angoisses, ilss’en soucient autant que d’une chèvre morte. Moi, ces bonnes gensont trouvé que ma tête avait du caractère mais que ma poésie n’enavait pas du tout.

Ils m’ont joliment encouragé, va !« Au début de notre liaison, cette femme avait cru mettre lamain sur un petit prodige, un grand poète de mansarde : –m’a-t-elle assommé avec sa mansarde ! Plus tard, quand soncénacle lui a prouvé que je n’étais qu’un imbécile, elle m’a gardépour le caractère de ma tête. Ce caractère, il faut te dire,variait selon les gens. Un de ses peintres, qui me voyait le typeitalien, m’a fait poser pour un pifferaro ; un autre, pour unAlgérien marchand de violettes ; un autre… Est-ce que jesais ? Le plus souvent, je posais avec elle, et, pour luiplaire, je devais garder tout le jour mes oripeaux sur les épauleset figurer dans son salon, à côté du kakatoès. Nous avons passébien des heures ainsi, moi en Turc, fumant de longues pipes dans uncoin de sa chaise longue, elle à l’autre bout de sa chaise,déclamant avec ses boules élastiques dans la bouche, ets’interrompant de temps à autre pour me dire : « Quelletête à caractère vous avez, mon cher Dani-Dan ! » Quandj’étais en Turc, elle m’appelait Dani-Dan ; quand j’étais enitalien, Danielo ; jamais Daniel…

J’aurai du reste l’honneur de figurer sous cesdeux espèces à l’Exposition prochaine de peinture : on verrasur le livret : « Jeune pifferaro, à Mme IrmaBorel. » « Jeune fellah, à Mme Irma Borel. » Etce sera moi… quelle honte ! « Je m’arrête un moment,Jacques. Je vais ouvrir la fenêtre, et boire un peu l’air de lanuit. J’étouffe… je n’y vois plus.

« Onze heures.

« L’air me fait du bien. En laissant lafenêtre ouverte, je puis continuer à t’écrire. Il pleut, il faitnoir, les cloches sonnent. Que cette chambre est triste !…Chère petite chambre ! Moi qui l’aimais tant autrefois ;maintenant je m’y ennuie. C’est elle qui me l’a gâtée ; elle yest venue trop souvent. Tu comprends, elle m’avait là sous la main,dans la maison ; c’était commode. Oh ! ce n’était plus lachambre du travail…

« Que je fusse ou non chez moi, elleentrait à toute heure et fouillait partout. Un soir, je la trouvaifuretant dans un tiroir où je renferme ce que j’ai de plus précieuxau monde, les lettres de notre mère, les tiennes, celles des yeuxnoirs ; celles-ci dans une boîte dorée que tu dois connaître.Au moment où j’entrai, Irma Borel tenait cette boîte et allaitl’ouvrir. Je n’eus que le temps de m’élancer et de la lui arracherdes mains.

« – Que faites-vous là ? » luicriai-je indigné…

« Elle prit son air le plustragique :

« – J’ai respecté les lettres de votremère ; mais celles-ci m’appartiennent, je les veux… Rendez-moicette boîte.

« – Que voulez-vous en faire ?

«- Lire les lettres qu’elle contient… –Jamais, lui dis-je. Je ne connais rien de votre vie, et vousconnaissez tout de la mienne.

« – Oh ! Dani-Dan ! – C’était lejour du Turc. « Oh ! Dani-Dan, est-il possible que vousme reprochiez cela ? Est-ce que vous n’entrez pas chez moiquand vous voulez ? Est-ce que tous ceux qui viennent chez moine vous sont pas connus ? ».

« Tout en parlant, et de sa voix la pluscâline, elle essayait de me prendre la boîte.

« – Eh bien ! lui dis-je, puisqu’il enest ainsi, je vous permets de l’ouvrir ; mais à unecondition…

« – Laquelle ?

« – Vous me direz où vous allez tous lesmatins de huit à dix heures.

« Elle devint pâle et me regarda dans lesyeux…

Je ne lui avais jamais parlé de cela, Ce n’estpas l’envie qui me manquait pourtant. Cette mystérieuse sortie detous les matins m’intriguait, m’inquiétait, comme la cicatrice,comme le Pacheco et tout le train de cette existence bizarre.J’aurais voulu savoir, mais en même temps j’avais peur d’apprendre.Je sentais qu’il y avait là-dessous quelque mystère d’infamie quim’aurait obligé à fuir… Ce jour-là, cependant, j’osai l’interroger,comme tu vois. Cela la surprit beaucoup.

Elle hésita un moment, puis elle me dit aveceffort, d’une voix sourde :

« – Donnez-moi la boîte, vous saureztout. » « Alors, je lui donnai la boîte ; Jacques,c’est infâme, n’est-ce pas ? Elle l’ouvrit en frémissant deplaisir et se mit à lire toutes les lettres – il y en avait unevingtaine – lentement, à demi-voix, sans sauter une ligne. Cettehistoire d’amour, fraîche et pudique, paraissait l’intéresserbeaucoup. Je la lui avais déjà racontée, mais à ma façon, luidonnant les yeux noirs pour une jeune fille de la plus hautenoblesse, que ses parents refusaient de marier à ce petit plébéiende Daniel Eyssette ; tu reconnais bien là ma ridiculevanité.

« De temps en temps, elle interrompait salecture pour dire : «Tiens ! c’est gentil, ça !» oubien encore : « Oh ! oh ! pour une fillenoble… » Puis, à mesure qu’elle les avait lues, elle lesapprochait de la bougie et les regardait brûler avec un rireméchant.

Moi, je la laissais faire ; je voulaissavoir où elle allait tous les matins de huit à dix.. :

« Or, parmi ces lettres, il y en avaitune écrite sur du papier de la maison Pierrotte, du papier à tête,avec trois petites assiettes vertes dans le haut, etau-dessous : Porcelaines et cristaux, Pierrotte, successeur deLalouette… Pauvres yeux noirs ! sans doute un jour, aumagasin, ils avaient éprouvé le besoin de m’écrire, et le premierpapier venu leur avait semblé bon… Tu penses, quelle découvertepour la tragédienne ! Jusque-là elle avait cru à mon histoirede fille noble et de parents grands seigneurs ; mais quandelle en fut à cette lettre, elle comprit tout et partit d’un grandéclat de rire :

« – La voilà donc, cette jeune patricienne,cette perle du noble faubourg… elle s’appelle Pierrotte et vend dela porcelaine au passage du Saumon… Ah ! je comprendsmaintenant pourquoi vous ne vouliez pas me donner la boîte. »Et elle riait, elle riait…

« Mon cher, je ne sais pas ce qui meprit ; la honte, le dépit, la rage… Je n’y voyais plus. Je mejetais sur elle pour lui arracher les lettres. Elle eut peur, fitun pas en arrière, et s’empêtrant dans sa traîne, tomba avec ungrand cri. Son horrible Négresse l’entendit de la chambre à côté etaccourut aussitôt, nue, noire, hideuse, décoiffée. Je voulaisl’empêcher d’entrer, mais d’un revers de sa grosse main huileuseelle me cloua contre la muraille et se campa entre sa maîtresse etmoi.

« L’autre, pendant ce temps, s’étaitrelevée et pleurait ou faisait semblant. Tout en pleurant, ellecontinuait à fouiller dans la boîte :

« – Tu ne sais pas, dit-elle à sa Négresse, tune sais pas pourquoi il a voulu me battre ?… Parce que j’aidécouvert que sa demoiselle noble n’est pas noble du tout etqu’elle vend des assiettes dans un passage…

« – Tout ça qui porte zéperons, pas maquignon,« dit la vieille en forme de sentence.

« – Tiens, regarde, fit la tragédienne,regarde les gages d’amour que lui donnait sa boutiquière… Quatrecrins de son chignon et un bouquet de violettes d’un sou… Approcheta lampe, Coucou-Blanc. »

« La Négresse approcha sa lampe ;les cheveux et les fleurs flambèrent en pétillant. Je laissaifaire ; j’étais atterré.

« Oh ! oh ! qu’est-cececi ? continua la tragédienne en dépliant un papier de soie…Une dent ?… Non ! ça a l’air d’être du sucre… Ma foi,oui… c’est une sucrerie allégorique… un petit cœur ensucre. »

« Hélas ! un jour, à la foire desPrès-Saint-Gervais, les yeux noirs avaient acheté ce petit cœur desucre et me l’avaient donné en me disant :

«- Je vous donne mon cœur. »

« La Négresse le regardait d’un œild’envie.

«- Tu le veux ! Coucou, lui cria lamaîtresse…

« Eh bien, attrape… »

« Et elle le lui jeta dans la bouchecomme à un chien… C’est peut-être ridicule ; mais quand j’aientendu le sucre craquer sous la meule de la Négresse, j’aifrissonné des pieds à la tête. Il me semblait que c’était le proprecœur des yeux noirs que ce monstre aux dents noires dévorait sijoyeusement.

« Tu crois peut-être, mon pauvre Jacques,qu’après cela tout a été fini entre nous ? Eh bien, mon cher,si au lendemain de cette scène tu étais entré chez Irma Borel, tul’aurais trouvée répétant le rôle d’Hermione avec son bossu, et,dans un coin, sur une natte, à côté du kakatoès, tu aurais vu unjeune Turc accroupi, avec une grande pipe qui lui faisait troisfois le tour du corps… Quelle tête à caractère vous avez, monDani-Dan ! « Mais, au moins, diras tu, pour prix de soninfamie, tu as su ce que tu voulais savoir et ce qu’elle devenaittous les matins, de huit à dix ? Oui, Jacques, je l’ai su,mais ce matin seulement, à la suite d’une scène terrible, – ladernière, par exemple, – que je vais te raconter… Mais,chut !… Quelqu’un monte…

Si c’était elle, si elle venait me relancerencore ?…

C’est qu’elle en est bien capable, même aprèsce qui s’est passé. Attends !… Je vais fermer la porte àdouble tour… Elle n’entrera pas, n’aie pas peur…

« Il ne faut pas qu’elle entre.

« Minuit.

« Ce n’est pas elle ; c’était saNégresse. Cela m’étonnait aussi ; je n’avais pas entendurentrer sa voiture…

« Coucou-Blanc vient de se coucher. Àtravers la cloison, j’entends le glouglou de la bouteille etl’horrible refrain… Tolocototignan… Maintenant elle ronfle ;on dirait le balancier d’une grosse horloge.

« Voici comment ont fini nos tristesamours.

« Il y a trois semaines à peu près, lebossu qui lui donne des leçons lui déclara qu’elle était mûre pourles grands succès tragiques et qu’il voulait la faire entendreainsi que quelques autres de ses élèves.

« Voilà ma tragédienne ravie… Comme onn’a pas de théâtre sous la main, on convient de changer en salle despectacle l’atelier d’un de ces messieurs, et d’envoyer desinvitations à tous les directeurs de théâtres de Paris… Quant à lapièce de début, après avoir longtemps discuté, on se décide pourAthalie…

« De toutes les pièces du répertoire,c’était celle que les élèves du bossu savaient le mieux, On n’avaitbesoin pour la mettre sur pied que de quelques raccords etrépétitions d’ensemble. Va donc pour Athalie…

« Comme Irma Borel était trop grande damepour se déranger, les répétitions se firent chez elle. Chaque jour,le bossu amenait ses élèves, quatre ou cinq grandes filles maigres,solennelles, drapées dans des cachemires français à treize francscinquante, et trois ou quatre pauvres diables avec des habits depapier noirci et des têtes de naufragés… On répétait tout le jour,excepté de huit à dix ; car, malgré les apprêts de lareprésentation, les mystérieuses sorties n’avaient pas cessé. Irma,le bossu, les élèves, tout le monde travaillait avec rage. Pendantdeux jours on oublia de donner à manger au kakatoès. Quant au jeuneDani-Dan, on ne s’occupait plus de lui… En somme tout allaitbien ; l’atelier était paré, le théâtre construit, lescostumes prêts, les invitations faites.

« Voilà que trois ou quatre jours avantla représentation, le jeune Eliacin – une fillette de dix ans, lanièce du bossu – tombe malade… Comment faire ?

« Où trouver un Eliacin, un enfantcapable d’apprendre son rôle en trois jours ?… Consternationgénérale.

« Tout à coup, Irma Borel se tourne versmoi :

« – Au fait, Dani-Dan, si vous vous enchargiez ?

«- Moi ? Vous plaisantez… À monâge !…

«- Ne dirait-on pas que c’est un homme. Maismon petit, vous avez l’air d’avoir quinze ans ; en scène,costumé, maquillé, vous en paraîtrez douze…

« D’ailleurs, le rôle est tout à faitdans le caractère de votre tête. »

« Mon cher ami, j’eus beau medébattre :

« – Il fallut en passer par où ellevoulait, comme toujours. Je suis si lâche…

« La représentation eut lieu… Ah !si j’avais le cœur à rire, comme je t’amuserais avec le récit decette journée… On avait compté sur les directeurs du Gymnase et duThéâtre-Français ; mais il paraît que ces messieurs avaientaffaire ailleurs, et nous nous contentâmes d’un directeur de labanlieue, amené au dernier moment. En somme, ce petit spectacle defamille n’alla pas trop de travers… Irma Borel fut très applaudie…Moi, je trouvais que cette Athalie de Cuba était trop emphatique,qu’elle manquait d’expression, et parlait le français comme une…fauvette espagnole ; mais, bah ! ses amis les artistesn’y regardaient pas de si près. Le costume était authentique, lacheville fine, le cou bien attaché… C’est tout ce qu’il leurfallait. Quant à moi, le caractère de ma tête me valut aussi untrès beau succès, moins beau pourtant que celui de Coucou-Blancdans le rôle muet de la nourrice. Il est vrai que la tête de laNégresse avait encore plus de caractère que la mienne. Aussi,lorsque au cinquième acte elle parut tenant sur son poing l’énormekakatoès – son Turc, sa Négresse, son kakatoès, la tragédienneavait voulu que nous figurions tous dans la pièce -, et roulantd’un air étonné de gros yeux blancs très féroces, il y eut partoute la salle une formidable explosion de bravos. « Quelsuccès !» disait Athalie rayonnante…

« Jacques !… Jacques !…J’entends sa voiture qui rentre. Oh ! la misérablefemme ! D’où vient-elle si tard ? Elle l’a donc oubliéenotre horrible matinée ; moi qui en tremble encore ! «Laporte s’est refermée… Pourvu maintenant qu’elle ne monte pas !Vois tu, c’est terrible, le voisinage d’une femme qu’onexècre !

« Une heure.

« La représentation que je viens de teracontera eu lieu il y a trois jours.

« Pendant ces trois jours, elle a étégaie, douce, affectueuse, charmante. Elle n’a pas une fois battu saNégresse. À plusieurs reprises, elle m’a demandé de tes nouvelles,si tu toussais toujours ; et pourtant, Dieu sait qu’elle net’aime pas… J’aurais dû me douter de quelque chose.

« Ce matin, elle entre dans ma chambre,comme neuf heures sonnaient. Neuf heures !… Jamais je nel’avais vue à cette heure-là !… Elle s’approche de moi et medit en souriant :

« – Il est neuf heures !»« Puis toutà coup, devenant solennelle :

« – Mon ami, me dit-elle, je vous ai trompé.Quand nous nous sommes rencontrés, je n’étais pas libre.

« Il y avait un homme dans ma vie,lorsque vous y êtes entré ; un homme à qui je dois mon luxe,mes loisirs, tout ce que j’ai. ».

« Je te le disais bien, Jacques, qu’il yavait quelque infamie sous ce mystère.

« – Du jour où je vous ai connu, cette liaisonm’est devenue odieuse… Si je ne vous en ai pas parlé, c’est que jevous connaissais trop fier pour consentir à me partager avec unautre. Si je ne l’ai pas brisée, c’est parce qu’il m’en coûtait derenoncer à cette existence indolente et luxueuse pour laquelle jesuis née… Aujourd’hui, je ne peux plus vivre ainsi. Ce mensonge mepèse, cette trahison de tous les jours me rend folle… Et si vousvoulez encore de moi après l’aveu que je viens de vous faire jesuis prête à tout quitter et à vivre avec vous dans un coin, oùvous voudrez… » « Ces derniers mots « où vousvoudrez» furent dits à voix basse, tout près de moi, presque surmes lèvres, pour me griser…

« J’eus pourtant le courage de luirépondre, et même très sèchement, que j’étais pauvre, que je negagnais pas ma vie, et que je ne pouvais pas la faire nourrir parmon frère Jacques.

« Sur cette réponse, elle releva la têted’un air de triomphe :

« – Eh bien, si j’avais trouvé pour nous deuxun moyen honorable et sûr de gagner notre vie sans nous quitter,que diriez-vous ? »

« Là-dessus, elle tira d’une de sespoches un grimoire sur papier timbré qu’elle se mit à me lire…C’était un engagement pour nous deux dans un théâtre de la banlieueparisienne ; elle, à raison de cent francs par mois ;moi, à raison de cinquante.

« Tout était prêt ; nous n’avionsplus qu’à signer.

« Je la regardai, épouvanté. Je sentaisqu’elle m’entraînait dans un trou, et j’eus un moment de n’être pasassez fort pour résister… La lecture du grimoire finie, sans melaisser le temps de répondre, elle se mit à parler fiévreusementdes splendeurs de la carrière théâtrale et de la vie glorieuse quenous allions mener là-bas, libres, fiers, loin du monde, tout ànotre art et à notre amour.

« Elle parla trop ; c’était unefaute. J’eus le temps de me remettre, d’invoquer ma mère Jacquesdans le fond de mon cœur, et quand elle eut fini sa tirade, je puslui dire très froidement :

« – Je ne veux pas être comédien… »

« Bien entendu elle ne lâcha pas prise etrecommença ses belles tirades.

« Peine perdue… À tout ce qu’elle put medire, je ne répondis qu’une chose :

« – Je ne veux pas être comédien… »

« Elle commençait à perdre patience.

« – Alors, me dit-elle en pâlissant, vouspréférez que je retourne là-bas ; de huit à dix, et que leschoses restent comme elles sont… »

« À cela je répondis un peu moinsfroidement :

« – Je ne préfère rien… Je trouve trèshonorable à vous de vouloir gagner votre vie et ne plus la devoiraux générosités d’un monsieur de huit à dix… Je vous répèteseulement que je ne me sens pas la moindre vocation théâtrale, etque je ne serai pas un comédien. »

« À ce coup elle éclata.

« – Ah ! tu ne veux pas être comédien…Qu’est-ce que tu seras donc alors ?… Te croirais-tu poète, parhasard ?… Il se croit poète !… mais tu n’as rien de cequ’il faut, pauvre fou !… Je vous demande, parce que ça vous afait imprimer un méchant livre dont personne ne veut, ça se croitpoète… Mais, malheureux, ton livre est idiot, tous me le disentbien…

« Depuis deux mois qu’il est en vente, onn’en a vendu qu’un exemplaire, et c’est le mien… Toi, poète, allonsdonc !… Il n’y a que ton frère pour croire à une niaiseriepareille… Encore un joli naïf, celui-là !… et qui t’écrit debonnes lettres… Il est à mourir de rire avec son article de GustavePlanche…

« En attendant, il se tue pour te fairevivre ; et toi, pendant ce temps là, tu… tu… au fait,qu’est-ce que tu fais ? Le sais-tu seulement ?… Parce queta tête a un certain caractère, cela te suffit ; tu t’habillesen Turc, et tu crois que tout est là !… D’abord, je tepréviens que depuis quelque temps le caractère de ta tête se perdjoliment… tu es laid, tu es très laid. Tiens ! regarde-toi..,je suis sûre que si tu retournais vers ta donzelle Pierrotte, ellene voudrait plus de toi… Et pourtant, vous êtes bien faits l’unpour l’autre… Vous êtes nés tous les deux pour vendre de laporcelaine au passage du Saumon.

« C’est bien mieux ton affaire que d’êtrecomédien… »

« Elle bavait, elle étranglait. Jamais tun’as vu folie pareille. Je la regardais sans rien dire. Quand elleeut fini, je m’approchai d’elle

« J’avais tout le corps qui me tremblait– et je lui dis bien tranquillement :

« – Je ne veux pas être comédien. »

« Disant cela, j’allai vers la porte, jel’ouvris et la lui montrai.

«- M’en aller, fit-elle en ricanant… Oh !pas encore… j’en ai encore long à vous dire. ».

« Pour le coup, je n’y tins plus. Unpaquet de sang me monta au visage. Je pris un des chenets de lacheminée et je courus sur elle… Je te réponds qu’elle a déguerpi…Mon cher, à ce moment-là, j’ai compris l’Espagnol Pacheco.

« Derrière elle, j’ai pris mon chapeau,et je suis descendu. J’ai couru tout le jour, de droite et degauche, comme un homme ivre… Ah ! si tu avais été là… Unmoment j’ai eu l’idée d’aller chez Pierrotte, de me jeter à sespieds, de demander grâce aux yeux noirs. Je suis allé jusqu’à laporte du magasin, mais je n’ai pas osé entrer… Voilà deux mois queje n’y vais plus. On m’a écrit, pas de réponse. On est venu mevoir, je me suis caché. Comment pourrait-on me pardonner ?…Pierrotte était assis sur son comptoir.

« Il avait l’air triste… Je suis resté unmoment à le regarder, debout contre la vitre, puis je me suis enfuien pleurant.

«La nuit venue, je suis rentré. J’ai pleurélongtemps à la fenêtre ; après quoi, j’ai commencé à t’écrire.Je t’écrirai ainsi toute la nuit. Il me semble que tu es là, que jecause avec toi, et cela me fait du bien.

« Quel monstre que cette femme !Comme elle était sûre de moi ! Comme elle me croyait bien sonjouet, sa chose !… Comprends-tu ? m’emmener jouer lacomédie dans la banlieue !… Conseille-moi, Jacques, jem’ennuie, je souffre… Elle m’a fait bien du mal, vois-tu ! jene crois plus en moi, je doute, j’ai peur…

« Que faut-il faire ?…travailler ?… Hélas ! elle a raison, je ne suis paspoète, mon livre ne s’est pas vendu…

« Et pour payer, comment vas-tufaire ?…

« Toute ma vie est gâtée. Je n’y voisplus, je ne sais plus. Il fait noir… Il y a des nomsprédestinés.

« Elle s’appelle Irma Borel. Borel, cheznous, ça veut dire bourreau… Irma Bourreau !… Comme ce nom luiva bien !… Je voudrais déménager. Cette chambre m’est odieuse…Et puis, je suis exposé à la rencontrer dans l’escalier… Parexemple, sois tranquille, si elle remonte jamais… Mais elle neremontera pas…

Elle m’a oublié. Les artistes sont là pour laconsoler…

« Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce quej’entends ?… Jacques, mon frère, c’est elle. Je te dis quec’est elle.

« Elle vient ici ; j’ai reconnu sonpas… Elle est là, tout Près… J’entends son haleine… Son œil collé àla serrure me regarde, me brûle, me… » Cette lettre ne partitpas.

Chapitre 12TOLOCOTOTIGNAN

Me voici arrivé aux pages les plus sombres demon histoire, aux jours de misère et de honte que Daniel Eyssette avécus à côté de cette femme, comédien dans la banlieue de Paris.Chose singulière ! ce temps de ma vie, accidenté, bruyant,tourbillonnant, m’a laissé des remords plutôt que dessouvenirs.

Tout ce coin de ma mémoire est brouillé, je nevois rien, rien…

Mais, attendez !… Je n’ai qu’à fermer lesyeux et à fredonner deux ou trois fois ce refrain bizarre etmélancolique : Tolocototignan ! Tolocototignan !tout de suite, comme par magie, mes souvenirs assoupis vont seréveiller, les heures mortes sortiront de leurs tombeaux, et jeretrouverai le petit Chose, tel qu’il était alors, dans une grandemaison neuve du boulevard Montparnasse, entre Irma Borel quirépétait ses rôles, et Coucou-Blanc qui chantait sanscesse :

Tolocototignan / Tolocototignan !

Pouah ! l’horrible maison ! je lavois maintenant, je la vois avec ses mille fenêtres, sa rampe verteet poisseuse, ses plombs béants, ses portes numérotées, ses longscorridors blancs qui sentaient la peinture fraîche… toute neuve, etdéjà salie !… Il y avait cent huit chambres là-dedans ;dans chaque chambre, un ménage. Et quels ménages !… Tout lejour, c’étaient des scènes, des cris, du fracas, des tueries ;la nuit des piaillements d’enfants, des pieds nus marchant sur lecarreau, puis le balancement uniforme et lourd des berceaux. Detemps en temps, pour varier, des visites de la police.

C’est là, c’est dans cet antre garni à septétages qu’Irma Borel et le petit Chose étaient venus abriter leuramour… Triste logis et bien fait pour un pareil hôte !… Ilsl’avaient choisi parce que c’était près de leur théâtre ; etpuis, comme dans toutes les maisons neuves, ils ne payaient pascher. Pour quarante francs- un prix d’essuyeurs de plâtre – ilsavaient deux chambres au second étage, avec un liséré de balcon surle boulevard, le plus bel appartement de l’hôtel…

Ils rentraient tous les soirs vers minuit, àla fin du spectacle. C’était sinistre de revenir par ces grandesavenues désertes, où rôdaient des blouses silencieuses, des fillesen cheveux, et les longues redingotes des patrouilles grises.

Ils marchaient vite au milieu de la chaussée.En arrivant, ils trouvaient un peu de viande froide sur un coin dela table et la Négresse Coucou-Blanc, qui attendait… car Irma Borelavait gardé Coucou-Blanc.

M. de Huit-à-Dix avait repris soncocher, ses meubles, sa vaisselle, sa voiture. Irma Borel avaitgardé sa Négresse, son kakatoès, quelques bijoux et toutes sesrobes… Celles-ci, bien entendu, ne lui servaient plus qu’à lascène, les traînes de velours et de moire n’étant point faites pourbalayer les boulevards extérieurs… À elles seules, les robesoccupaient une des deux chambres. Elles étaient là pendues toutautour à des portemanteaux d’acier, et leurs grands plis soyeux,leurs couleurs voyantes contrastaient étrangement avec le carreaudérougi et le meuble fané.

C’est dans cette chambre que couchait laNégresse.

Elle y avait installé sa paillasse, son fer àcheval, sa bouteille d’eau-de-vie ; seulement, de peur du feu,on ne lui laissait pas de lumière. Aussi, la nuit, quand ilsrentraient, Coucou-Blanc, accroupie sur une paillasse au clair delune, avait l’air, parmi ces robes mystérieuses, d’une vieillesorcière préposée par Barbe-Bleue à la garde des sept pendues.L’autre pièce, la plus petite, était pour eux et le kakatoès.

Juste la place d’un lit, de trois chaises,d’une table et du grand perchoir à bâtons dorés. Si triste et siétroit que fût leur logis, ils n’en sortaient jamais. Le temps queleur laissait le théâtre, ils le passaient chez eux à apprendreleurs rôles, et c’était, je vous le jure, un terrible charivari.D’un bout de la maison à l’autre on entendait leurs rugissementsdramatiques : « Ma fille, rendez-moi ma fille ! –Par ici, Gaspard ! – Son nom, son nom, miséra-a-ble !»Par là-dessus, les cris déchirants du kakatoès, et la voix aiguë deCoucou-Blanc qui chantonnait sans cesse :

Tolocototignan !…Tolocototignan !…

Irma Borel était heureuse, elle. Cette vie luiplaisait ; cela l’amusait de jouer au ménage d’artistespauvres. « Je ne regrette rien», disait-elle souvent.

Qu’aurait-elle regretté ? Le jour où lamisère la fatiguerait, le jour où elle serait lasse de boire du vinau litre et de manger ces hideuses portions à sauce brune qu’onleur montait de la gargote, le jour où elle en aurait jusque-là del’art dramatique de la banlieue, ce jour-là, elle savait bienqu’elle reprendrait son existence d’autrefois. Tout ce qu’elleavait perdu, elle n’aurait qu’à lever un doigt pour leretrouver.

C’est cette pensée d’arrière-garde qui luidonnait du courage et lui faisait dire : « Je ne regretterien. » Elle ne regrettait rien, elle ; mais lui,lui ?…

Ils avaient débuté tous les deux dans Gaspardole Pêcheur, un des plus beaux morceaux de ferblanteriemélodramatique. Elle y fut très acclamée, non certes pour sontalent – mauvaise voix, gestes ridicules mais pour ses bras deneige, pour ses robes de velours. Le public de là-bas n’est pashabitué à ces exhibitions de chair éblouissante et de robesglorieuses à quarante francs le mètre. Dans la salle ondisait : « C’est une duchesse ! » et les titisémerveillés applaudissaient à tête fendre…

Il n’eut pas le même succès. On le trouva troppetit ; et puis il avait peur, il avait honte. Il parlait toutbas comme à confesse : «Plus haut ! plushaut ! » lui criait-on. Mais sa gorge se serrait,étranglant les mots au passage. Il fut sifflé… Quevoulez-vous ! Irma avait beau dire, la vocation n’y étaitpas.

Après tout, parce qu’on est mauvais poète, cen’est pas une raison pour être bon comédien.

La créole le consolait de son mieux :« Ils n’ont pas compris le caractère de ta tête… », luidisait-elle souvent. Le directeur ne s’y trompa point lui, sur lecaractère de sa tête. Après deux représentations orageuses, il lefit venir dans son cabinet et lui dit :

« Mon petit, le drame n’est pas tonaffaire. Nous nous sommes fourvoyés. Essayons du vaudeville. Jecrois que dans les comiques tu marcheras très bien. » Et dèsle lendemain, on essaya du vaudeville. Il joua les jeunes premierscomiques, les gandins ahuris auxquels on fait boire de là limonadeRogé en guise de champagne, et qui courent la scène en se tenant leventre, les niais à perruque rousse qui pleurent comme des veaux,« heu !… heu !… heu !… », les amoureux decampagne qui roulent des yeux bêtes en disant :« Mam’selle, j’vous aimons ben !… heulla !

ben vrai, j’vous aimons tout plein !» Iljoua les Jeannot, les trembleurs, tous ceux qui sont laids, tousceux qui font rire, et la vérité me force à dire qu’il ne s’en tirapas trop mal. Le malheureux avait du succès ; il faisaitrire !

Expliquez cela si vous pouvez. C’est quand ilétait en scène, grimé, plâtré, chargé d’oripeaux, que le petitChose pensait à Jacques et aux yeux noirs. C’est au milieu d’unegrimace, au coin d’un lazzi bête, que l’image de tous ces chersêtres, qu’il avait lâchement trahis, se dressait tout à coup devantlui.

Presque tous les soirs, les titis de l’endroitpourront vous l’affirmer, il lui arrivait de s’arrêter net au beaumilieu d’une tirade et de rester debout, sans parler, la boucheouverte, à regarder la salle… Dans ces moments-là, son âme luiéchappait, sautait par-dessus la rampe, crevait le plafond duthéâtre d’un coup d’aile, et s’en allait bien loin donner un baiserà Jacques, un baiser à Mme Eyssette, demander grâce aux yeuxnoirs en se plaignant amèrement du triste métier qu’on lui faisaitfaire.

« Heulla ! ben vrai ! j’ vousaimons tout plein !… » disait tout à coup la voix dusouffleur, et alors, le malheureux petit Chose, arraché à son rêve,tombé du ciel, promenait autour de lui de grands yeux étonnés où sepeignait un effarement si naturel, si comique, que toute la sallepartait d’un gros éclat de rire. En argot de théâtre, c’est cequ’on appelle un effet. Sans le vouloir, il avait trouvé uneffet.

La troupe dont ils faisaient partie desservaitplusieurs communes. C’était une façon de troupe nomade, jouanttantôt à Grenelle, à Montparnasse, à Sèvres, à Sceaux, àSaint-Cloud. Pour aller d’un pays à l’autre, on s’entassait dansl’omnibus du théâtre – un vieil omnibus café au lait traîné par uncheval phtisique. En route, on chantait, on jouait aux cartes. Ceuxqui ne savaient pas leurs rôles se mettaient dans le fond etrepassaient les brochures.

C’était sa place à lui.

Il restait là, taciturne et triste comme sontles grands comiques, l’oreille fermée à toutes les trivialités quibourdonnaient à ses côtés. Si bas qu’il fût tombé, ce cabotinageroulant était encore au-dessous de lui. Il avait honte de setrouver en pareille compagnie. Les femmes, de vieilles prétentions,fanées, fardées, maniérées, sentencieuses. Les hommes, des êtrescommuns, sans idéal, sans orthographe, des fils de coiffeurs ou demarchandes de frites, qui s’étaient faits comédiens pardésœuvrement, par fainéantise, par amour du paillon, du costume,pour se montrer sur les planches en collant de couleur tendre etredingotes à la Souwaroff, les lovelaces de Barrière, toujourspréoccupés de leur tenue, dépensant leurs appointements enfrisures, et vous disant, d’un air convaincu : «Aujourd’hui,j’ai bien travaillé», quand ils avaient passé cinq heures à sefaire une paire de bottes Louis XV avec deux mètres de papierverni… En vérité, c’était bien la peine de railler le salon àmusique de Pierrotte pour venir échouer dans cette guimbarde. Àcause de son air maussade et de ses fiertés silencieuses, sescamarades ne l’aimaient pas. On disait :

« C’est un sournois. » La créole, enrevanche, avait su gagner tous les cœurs. Elle trônait dansl’omnibus comme une princesse en bonne fortune, riait à bellesdents, renversait la tête en arrière pour montrer sa fine encolure,tutoyait tout le monde, appelait les hommes « monvieux », les femmes « ma petite », et forçait lesplus hargneux à dire d’elle : « C’est une bonnefille. » Une bonne fille, quelle dérision !…

Ainsi roulant, riant, les grossesplaisanteries faisant feu, on arrivait au lieu de lareprésentation. Le spectacle fini, on se déshabillait d’un tour demain, et vite on remontait en voiture pour rentrer à Paris.

Alors il faisait noir. On causait à voixbasse, en se cherchant dans l’ombre avec les genoux. De temps entemps, un rire étouffé… À l’octroi du faubourg du Maine, l’omnibuss’arrêtait pour remiser. Tout le monde descendait, et l’on allaiten troupe reconduire Irma Borel jusqu’à la porte du grand taudis,où Coucou-Blanc, aux trois quarts ivre, les attendait avec sachanson triste : Tolocototignan !…Tolocototignan !…

À les voir ainsi rivés l’un à l’autre, onaurait pu croire qu’ils s’aimaient. Non ! ils ne s’aimaientpas.

Ils se connaissaient bien trop pour cela. Illa savait menteuse, froide, sans entrailles. Elle le savait faibleet mou jusqu’à la lâcheté. Elle se disait : « Un beaumatin, son frère va venir et me l’enlever pour le rendre à saporcelainière. » Lui se disait : « Un de ces jours,lassée de la vie qu’elle mène, elle s’envolera avec un monsieur deHuit à Dix, et moi, je resterai seul dans ma fange… » Cettecrainte éternelle qu’ils avaient de se perdre faisait le plus clairde leur amour. Ils ne s’aimaient pas, et pourtant étaient jaloux.Chose singulière, n’est-ce pas ? que là où il n’y a pasd’amour, il puisse y avoir de la jalousie. Eh bien, c’est ainsi…Quand elle parlait familièrement à quelqu’un du théâtre, ildevenait pâle. Quand il recevait une lettre, elle se jetait dessuset la décachetait avec des mains tremblantes… Le plus souvent,c’était une lettre de Jacques. Elle la lisait jusqu’au bout enricanant, puis la jetait sur un meuble : «Toujours la mêmechose», disait-elle avec dédain. Hélas ! oui ! toujoursla même chose, c’est-à-dire le dévouement, la générosité,l’abnégation. C’est bien pour cela qu’elle détestait tant le frère…Le brave Jacques ne s’en doutait pas, lui. Il ne se doutait derien. On lui écrivait que tout allait bien, que La Comédiepastorale était aux trois quarts vendue, et qu’à l’échéance desbillets on trouverait chez les libraires tout l’argent qu’ilfaudrait pour faire face. Confiant et bon comme toujours, ilcontinuait d’envoyer les cent francs du mois rue Bonaparte, oùCoucou-Blanc allait les chercher.

Avec les cent francs de Jacques et lesappointements du théâtre, ils avaient bien sûr de quoi vivre,surtout dans ce quartier de pauvres frères. Mais ni l’un ni l’autreils ne savaient, comme on dit, ce que c’est que l’argent :lui, parce qu’il n’en avait jamais eu ; elle, parce qu’elle enavait toujours eu trop.

Aussi, quel gaspillage ! Dès le 5 dumois, la caisse une petite pantoufle javanaise en paille de maïs –la caisse était vide. Il y avait d’abord le kakatoès qui à luiseul, coûtait autant à nourrir qu’une personne de grandeurnaturelle. Il y avait ensuite le blanc, le kohl, la poudre de riz,les opiats, les pattes de lièvre, tout l’attirail de la peinturedramatique. Puis les brochures du théâtre étaient trop vieilles,trop fanées ; madame voulait des brochures neuves. Il luifallait aussi des fleurs, beaucoup de fleurs. Elle se serait passéede manger plutôt que de voir ses jardinières vides.

En deux mois, la maison fut criblée de dettes.On devait à l’hôtel, au restaurant, au portier du théâtre.

De temps en temps, un fournisseur se lassaitet venait faire du bruit le matin. Ces jours-là, en désespoir detout, on courait vite chez l’imprimeur de La Comédie pastorale, eton lui empruntait. quelques louis de la part de Jacques.L’imprimeur, qui avait entre les mains le second volume des fameuxmémoires et savait Jacques toujours secrétaire deM. d’Hacqueville, ouvrait sa bourse sans méfiance. De louis enlouis, on était arrivé à lui emprunter quatre cents francs qui,joints aux neuf cents francs de La Comédie pastorale, portaient ladette de Jacques jusqu’à treize cents francs.

Pauvre mère Jacques ! que de désastresl’attendaient à son retour ! Daniel disparu, les yeux noirs enlarmes, pas un volume vendu et treize cents francs à payer. Commentse tirerait-il de là ?… La créole ne s’inquiétait guère, elle.Mais lui, le petit Chose, cette pensée ne le quittait pas, C’étaitune obsession, une angoisse perpétuelle. Il avait beau chercher às’étourdir, travailler comme un forçat (et de quel travail, justeDieu !), apprendre de nouvelles bouffonneries, étudier devantle miroir de nouvelles grimaces, toujours le miroir lui renvoyaitl’image de Jacques au lieu de la sienne ; entre les lignes deson rôle, au lieu de Langlumeau, de Josias et autres personnages devaudeville, il ne voyait que le nom de Jacques ; Jacques,Jacques, toujours Jacques ! Chaque matin, il regardait lecalendrier avec, terreur et, comptant les jours qui le séparaientde la première échéance des billets, il se disait enfrissonnant : « Plus qu’un mois, plus que troissemaines !» Car il savait bien qu’au premier billet protestétout serait découvert, et que le martyre de son frère commenceraitdès ce jour-là. Jusque dans son sommeil cette idée le poursuivait.Quelquefois il se réveillait en sursaut, le cœur serré, le visageinondé de larmes, avec le souvenir confus d’un rêve terrible etsingulier qu’il venait d’avoir.

Ce rêve, toujours le même, revenait presquetoutes les nuits. Cela se passait dans une chambre inconnue, où ily avait une grande armoire à vieilles ferrures grimpantes. Jacquesétait là, pâle, horriblement pâle, étendu sur un canapé ; ilvenait de mourir. Camille Pierrotte était là, elle aussi, et,debout devant l’armoire, elle cherchait à l’ouvrir pour prendre unlinceul. Seulement, elle ne pouvait pas y parvenir ; et touten tâtonnant avec la clef autour de la serrure, on l’entendait dired’une voix navrante : « Je ne peux pas ouvrir… J’ai troppleuré… je n’y vois plus… » Quoiqu’il voulût s’en défendre, cerêve l’impressionnait au-delà de la raison. Dès qu’il fermait lesyeux, il revoyait Jacques étendu sur le canapé, et Camille aveugle,devant l’armoire… Tous ces remords, toutes ces terreurs, lerendaient de jour en jour plus sombre, plus irritable. La créole,de son côté, n’était plus endurante. D’ailleurs elle sentaitvaguement qu’il lui échappait – sans qu’elle sût par où – et celal’exaspérait. À tout moment, c’étaient des scènes terribles, descris, des injures, à se croire dans un bateau deblanchisseuses.

Elle lui disait : « Va-t’en avec taPierrotte, te faire donner des cœurs de sucre. » Et lui, toutde suite : « Retourne à ton Pacheco te faire fendre lalèvre. » Elle l’appelait : « Bourgeois ! »Il lui répondait : «Coquine ! » Puis ils fondaienten larmes et se pardonnaient généreusement pour recommencer lelendemain.

C’est ainsi qu’ils vivaient, non ! qu’ilscroupissaient ensemble, rivés au même fer, couchés dans le mêmeruisseau… C’est cette existence fangeuse, ce sont ces heuresmisérables qui défilent aujourd’hui devant mes yeux, quand jefredonne le refrain de la Négresse, le bizarre etmélancolique : Tolocototignan !…Tolocototignan !…

Chapitre 13L’ENLÈVEMENT

C’ÉTAIT un soir, vers neuf heures, au théâtreMontparnasse. Le petit Chose, qui jouait dans la première pièce,venait de finir et remontait dans sa loge. En montant, il se croisaavec Irma Borel qui allait entrer en scène. Elle était rayonnante,tout en velours et en guipure, l’éventail au poing commeCélimène.

« Viens dans la salle, lui dit-elle enpassant, je suis en train… je serai très belle. » Il hâta lepas vers sa loge et se déshabilla bien vite. Cette loge, qu’ilpartageait avec deux camarades, était un cabinet sans fenêtre, basde plafond, éclairé au schiste. Deux ou trois chaises de pailleformaient l’ameublement. Le long du mur pendaient des fragments deglace, des perruques défrisées, des guenilles à paillettes, veloursfanés, dorures éteintes ; à terre, dans un coin, des pots derouge sans couvercle, des houppes à poudre de riz toutesdéplumées.

Le petit Chose était là depuis un moment, entrain de se désaffubler quand il entendit un machiniste quil’appelait d’en bas : « Monsieur Daniel ! monsieurDaniel !» Il sortit de sa loge et, penché sur le bois humidede la rampe, demanda : « Qu’y a-t-il ? » Puis,voyant qu’on ne répondait pas, il descendit, tel qu’il était, àpeine vêtu, barbouillé de blanc et de rouge, avec sa grandeperruque jaune qui lui tombait sur les yeux.

Au bas de l’escalier, il se heurta contrequelqu’un.

« Jacques !» cria-t-il enreculant.

C’était Jacques… Ils se regardèrent un moment,sans parler. À la fin, Jacques joignit les mains et murmura d’unevoix douce, pleine de larmes : « Oh !Daniel ! » Ce fut assez. Le petit Chose, remué jusqu’aufond des entrailles, regarda autour de lui comme un enfant craintifet dit tout bas, si bas que son frère put à peine l’entendre :« Emmène-moi d’ici, Jacques. » Jacques tressaillit ;et le prenant par la main, il l’entraîna dehors. Un fiacreattendait à la porte ; ils y montèrent. « Rue des Dames,aux Batignolles ! » cria la mère Jacques. « C’estmon quartier ! » répondit le cocher d’une voix joyeuse,et la voiture s’ébranla,

Jacques était à Paris depuis deux jours. Ilarrivait de Palerme, où une lettre de Pierrotte – qui lui couraitaprès depuis trois mois – l’avait enfin découvert. Cette lettre,courte et sans phrases, lui apprenait la disparition de Daniel.

En la lisant, Jacques devina tout. Il sedit : « L’enfant fait des bêtises… Il faut que j’yaille. » Et sur le champ il demanda un congé au marquis.

« Un congé ! fit le bonhomme enbondissant… Etes-vous fou ?… Et mes mémoires ?…

– Rien que huit jours, monsieur le marquis, letemps d’aller et de revenir ; il y va de la vie de mon frère.– Je me moque pas mal de votre frère… Est-ce que vous n’étiez pasprévenu, en entrant ? Avez-vous oublié nosconventions ?

– Non, monsieur le marquis, mais…

– Pas de mais qui tienne. Il en sera de vouscomme des autres. Si vous quittez votre place pour huit jours, vousn’y rentrerez jamais. Réfléchissez là-dessus, je vous prie… ettenez ! pendant que vous faites vos réflexions, mettez-vouslà. Je vais dicter.

– C’est tout réfléchi, monsieur le marquis, Jem’en vais. – Allez au diable. » Sur quoi l’intraitablevieillard prit son chapeau et se rendit au consulat français pours’informer d’un nouveau secrétaire.

Jacques partit le soir même.

En arrivant à Paris, il courut rue Bonaparte.« Mon frère est là-haut ? » cria-t-il au portier quifumait sa pipe dans la cour, à califourchon sur la fontaine. Leportier se mit à rire : « Il y a beau temps qu’ilcourt », dit-il sournoisement.

Il voulait faire le discret, mais une pièce decent sous lui desserra les dents. Alors il raconta que depuislongtemps le petit du cinquième et la dame du premier avaientdisparu, qu’ils se cachaient on ne sait où, dans quelque coin deParis mais ensemble ! coup sûr, car la Négresse Coucou-Blancvenait tous les mois voir s’il n’y avait rien pour eux. Il ajoutaque M. Daniel, en partant, avait oublié de lui donner congé,et qu’on lui devait les loyers des quatre derniers mois sans parlerd’autres menues dettes.

« C’est bien, dit Jacques, tout serapayé. Et sans perdre une minute, sans prendre seulement le temps desecouer la poussière du voyage, il se mit à la recherche de sonenfant.

Il alla d’abord chez l’imprimeur, pensant avecraison que le dépôt général de La Comédie pastorale étant là,Daniel devait y venir souvent.

« J’allais vous écrire, lui ditl’imprimeur en le voyant entrer. Vous savez que le premier billetéchoit dans quatre jours. ».

Jacques répondit sans s’émouvoir !« J’y ai songé, Dès demain j’irai faire ma tournée chez leslibraires !.

Ils ont de l’argent à me remettre. La vente atrès bien marché. » L’imprimeur ouvrit démesurément ses grosyeux bleus d’Alsace.

« Comment ?… La vente a bienmarché ! Qui vous a dit cela ? » Jacques pâlit,pressentant une catastrophe.

« Regardez donc dans ce coin, continual’Alsacien, tous ces volumes empilés. C’est La Comédie pastorale.Depuis cinq mois qu’elle est dans le commerce, on n’en a venduqu’un exemplaire. À la fin, les libraires se sont lassés et m’ontrenvoyé les volumes qu’ils avaient en dépôt. À l’heure qu’il est,tout cela n’est plus bon qu’à vendre au poids du papier. C’estdommage, c’était bien imprimé. » Chaque parole de cet hommetombait sur la tête de Jacques comme un coup de canne plombée, maisce qui l’acheva, ce fut d’apprendre que Daniel, en son nom, avaitemprunté de l’argent à l’imprimeur.

« Pas plus tard qu’hier, ditl’impitoyable Alsacien, il m’a envoyé une horrible Négresse pour medemander deux louis ; mais j’ai refusé net. D’abord parce quece mystérieux commissionnaire à tête de ramoneur ne m’inspirait pasconfiance ; et puis, vous comprenez ; monsieur Eyssette,moi, je ne suis pas riche, et cela fait déjà plus de quatre centsfrancs que j’avance à votre frère.

– Je le sais, répondit fièrement la mèreJacques, mais soyez sans inquiétude, cet argent, vous sera bientôtrendu. » Puis il sortit bien vite, de peur de laisser voir sonémotion. Dans la rue, il fut obligé de s’asseoir sur une borne. Lesjambes lui manquaient. Son enfant en fuite, sa place perdue,l’argent de l’imprimeur à rendre, la chambre, le portier,l’échéance du surlendemain, tout cela bourdonnait, tourbillonnaitdans sa cervelle… Tout à coup il se leva : « D’abord lesdettes, se dit-il, c’est le plus pressé. » Et malgré la lâcheconduite de son frère envers les Pierrotte, il alla sans hésiters’adresser à eux.

En entrant dans le magasin de l’anciennemaison Lalouette, Jacques aperçut derrière le comptoir une grosseface jaunie et bouffie que d’abord il ne reconnaissait pas ;mais au bruit que fit la porte, la grosse face se souleva, etvoyant qui venait d’entrer, poussa un retentissant «C’est bien lecas de le dire » auquel on ne pouvait pas se tromper… PauvrePierrotte ! Le chagrin de sa fille en avait fait un autrehomme. Le Pierrotte d’autrefois, si jovial et si rubicond,n’existait plus : Les larmes que sa petite versait depuis cinqmois avaient rougi ses yeux, fondu ses joues. Sur ses lèvresdécolorées, le rire éclatant des anciens jours faisait placemaintenant à un sourire froid, silencieux, le sourire des veuves etdes amantes délaissées. Ce n’était plus Pierrotte, c’était Ariane,c’était Nina.

Du reste, dans le magasin de l’ancienne maisonLalouette, il n’y avait que lui de changé. Les bergères coloriées,les Chinois à bedaines violettes, souriaient toujours béatement surles hautes étagères, parmi les verres de Bohême et les assiettes àgrandes fleurs.

Les soupières rebondies, les carcels enporcelaine peinte, reluisaient toujours par places derrière lesmêmes vitrines et dans l’arrière-boutique la même flûte roucoulaittoujours discrètement.

« C’est moi, Pierrotte, dit la mèreJacques en affermissant sa voix, je viens vous demander un grandservice. Prêtez-moi quinze cents francs.» Pierrotte, sans répondre,ouvrit sa caisse, remua quelques écus ; puis, repoussant letiroir, il se leva tranquillement.

« Je ne les ai pas ici, monsieur Jacques.Attendez-moi, je vais les chercher là-haut. » Avant de sortir,il ajouta d’un air contraint : « Je ne vous dis pas demonter ; cela lui ferait trop de peine. » Jacquessoupira. «Vous avez raison, Pierrotte, il vaut mieux que je nemonte pas. » Au bout de cinq minutes, le Cévenol revint avecdeux billets de mille francs qu’il lui mit dans la main.

Jacques ne voulait pas les prendre :« Je n’ai besoin que de quinze cents francs », disait-il.Mais le Cévenol insista : « Je vous en prie, monsieurJacques, gardez tout.

Je tiens à ce chiffre de deux mille francs.C’est ce que mademoiselle m’a prêté dans le temps pour m’acheter unhomme. Si vous me refusiez, c’est bien le cas de le dire, je vousen voudrais mortellement. » Jacques n’osa pas refuser ;il mit l’argent dans sa poche, et, tendant la main au Cévenol, illui dit très simplement : « Adieu, Pierrotte, etmerci ! » Pierrotte lui retint la main.

Ils restèrent quelque temps ainsi, émus etsilencieux, en face l’un de l’autre. Tous les deux, ils avaient lenom de Daniel sur les lèvres, mais ils n’osaient pas le prononcer,par une même délicatesse… Ce père et cette mère se comprenaient sibien !… Jacques, le premier, se dégagea doucement. Les larmesle gagnaient ; il avait hâte de sortir, Le Cévenoll’accompagna jusque dans le passage. Arrivé là, le pauvre homme neput pas contenir plus longtemps l’amertume dont son cœur étaitplein, et il commença d’un air de reproche : « Ah !monsieur Jacques… monsieur Jacques… c’est bien le cas de ledire !… » Mais il était trop ému pour achever satraduction, et ne put que répéter deux fois de suite :« C’est bien le cas de le dire… C’est bien le cas de ledire… » Oh ! oui, c’était bien le cas de le dire !En quittant Pierrotte, Jacques retourna chez l’imprimeur. Malgréles protestations de l’Alsacien, il voulut lui rendre sur-le-champles quatre cents francs prêtés à Daniel. Il lui laissa en outre,pour n’avoir plus à s’inquiéter, l’argent des trois billets àéchoir ; après quoi, se sentant le cœur plus léger, il sedit :

«Cherchons l’enfant. » Malheureusement,l’heure était déjà trop avancée pour se mettre en chasse le jourmême ; d’ailleurs la fatigue du voyage, l’émotion, la petitetoux sèche et continue qui le minait depuis longtemps, avaienttellement brisé la pauvre mère Jacques, qu’il dut revenir rueBonaparte pour prendre un peu de repos.

Ah ! lorsqu’il entra dans la petitechambre et qu’aux dernières heures d’un vieux soleil d’octobre, ilrevit tous ces objets qui lui parlaient de son enfant :l’établi aux rimes devant la fenêtre, son verre, son encrier, sespipes à court tuyau comme celles de l’abbé Germane ; lorsqu’ilentendit sonner les bonnes cloches de Saint-Germain un peu enrouéespar le brouillard, lorsque l’angélus du soir – cet angélusmélancolique que Daniel aimait tant – vint battre de l’aile contreles vitres humides ; ce que la mère Jacques souffrit, une mèreseule pourrait le dire…

Il fit deux ou trois fois le tour de lachambre, regardant partout, ouvrant toutes les armoires, dansl’espoir d’y trouver quelque chose qui le mît sur la trace dufugitif. Mais hélas ! les armoires étaient vides. On n’avaitlaissé que du vieux linge, des guenilles. Toute la chambre sentaitle désastre et l’abandon. On était parti, on s’était enfui. Il yavait dans un coin, par terre, un chandelier, et dans la cheminée,sous un monceau de papier brûlé, une boîte blanche à filets d’or.Cette boîte, il la reconnut. C’était là qu’on mettait les lettresdes yeux noirs. Maintenant, il la retrouvait dans les cendres. Quelsacrilège ! En continuant ses recherches, il dénicha dans untiroir de l’établi quelques feuillets couverts d’une écritureirrégulière, fiévreuse, l’écriture de Daniel quand il étaitinspiré. « C’est un poème sans doute » se dit la mèreJacques en s’approchant de la fenêtre pour lire. C’était un poèmeen effet, un poème lugubre, qui commençait ainsi :

« Jacques, je t’ai menti. Depuis deuxmois, je ne fais que te mentir. » Cette lettre n’était paspartie ; mais, comme on voit, elle arrivait quand même àdestination. La Providence, cette fois, avait fait le service de laposte.

Jacques la lut d’un bout à l’autre. Quand ilfut au passage où la lettre parlait d’un engagement à Montparnasse,proposé avec tant d’insistance, refusé avec tant de fermeté, il fitun bond de joie :

« Je sais où il est »,cria-t-il ; et, mettant la lettre dans sa poche, il se couchaplus tranquille ; mais, quoique brisé de fatigue, il ne dormitpas. Toujours cette maudite toux… Au premier bonjour de l’aurore,une aurore d’automne, paresseuse et froide, il se leva lestement.Son plan était fait.

Il ramassa les hardes qui restaient au fonddes armoires, les mit dans sa malle, sans oublier la petite boîte àfilets d’or, dit un dernier adieu à la vieille tour deSaint-Germain, et partit en laissant tout ouvert, la porte, lafenêtre, les armoires, pour que rien de leur belle vie ne restâtdans ce logis que d’autres habiteraient désormais. En bas, il donnacongé de la chambre, paya les loyers en retard ; puis, sansrépondre aux questions insidieuses du portier, il héla une voiturequi passait et se fit conduire à l’hôtel Pilois, rue des Dames, auxBatignolles.

Cet hôtel était tenu par un frère du vieuxPilois, le cuisinier du marquis. On n’y logeait qu’au trimestre, etdes personnes recommandées. Aussi, dans le quartier, la maisonjouissait-elle d’une réputation toute particulière. Habiter l’hôtelPilois, c’était un certificat de bonne vie et de mœurs. Jacques,qui avait gagné la confiance du Vatel de la maison d’Hacqueville,apportait de sa part un panier de vin de Marsala.

Cette recommandation fut suffisante, et quandil demanda timidement à faire partie des locataires, on lui donnasans hésiter une belle chambre au rez-de-chaussée, avec deuxcroisées ouvrant sur le jardin de l’hôtel, j’allais dire ducouvent. Ce jardin n’était pas grand : trois ou quatreacacias, un carré de verdure indigente – la verdure des Batignolles-, un figuié sans figues, une vigne malade et quelques pieds dechrysanthèmes en faisaient tous les frais ; mais enfin celasuffisait pour égayer la chambre, un peu triste et humide de sonnaturel…

Jacques, sans perdre une minute, fit soninstallation, planta des clous, serra son linge, posa un râtelierpour les pipes de Daniel, accrocha le portrait de Mme Eyssetteà la tête du lit, fit enfin de son mieux pour chasser cet air debanalité qui empeste les garnis ; puis, quand il eut bien prispossession, il déjeuna sur le pouce, et sortit après, En passant,il avertit M. Pilois que ce soir-là, exceptionnellement ;il rentrerait peut-être un peu tard, et le pria de faire préparerdans sa chambre un gentil souper avec deux couverts et du vinvieux. Au lieu de se réjouir de cet extra, le bon M. Piloisrougit jusqu’au bout des oreilles, comme un vicaire de premièreannée.

« C’est que, dit-il d’un air embarrassé,je ne sais pas… Le règlement de l’hôtel s’oppose… nous avons desecclésiastiques qui… » Jacques sourit : « Ah !très bien, je comprends…

Ce sont les deux couverts qui vousépouvantent…

Rassurez-vous, mon cher monsieur Pilois, cen’est pas une femme. » Et à part lui, en descendant versMontparnasse, il se disait : « Pourtant, si, c’est unefemme, une femme sans courage, un enfant sans raison qu’il ne fautplus jamais laisser seul. » Dites-moi pourquoi ma mère Jacquesétait si sûr de me trouver à Montparnasse. J’aurais bien pu, depuisle temps où je lui écrivis la terrible lettre qui ne partit pas,avoir quitté le théâtre ; j’aurais pu n’y être pas entré… Ehbien, non. L’instinct maternel le guidait. Il avait la convictionde me trouver là-bas, et de me ramener le soir même ;seulement, il pensait avec raison : « Pour l’enlever, ilfaut qu’il soit seul, que cette femme ne se doute de rien. »C’est ce qui l’empêcha de se rendre directement au théâtre chercherdes renseignements. Les coulisses sont bavardes ; un motpouvait donner l’éveil… Il aima mieux s’en rapporter tout bonnementaux affiches, et s’en fut vite les consulter.

Les prospectus des spectacles faubouriens seposent à la porte des marchands de vin du quartier, derrière ungrillage, à peu près comme les publications de mariage dans lesvillages de l’Alsace. Jacques, en les lisant, poussa uneexclamation de joie.

Le théâtre Montparnasse donnait, ce soir-là,Marie-Jeanne, drame en cinq actes, joué par Mmes Irma Borel,Désirée Levrault, Guigne, etc.

Précédé de : Amour et Pruneaux,vaudeville en un acte, par MM. Daniel, Antonin et MlleLéontine.

« Tout va bien, se dit-il. Ils ne jouentpas dans la même pièce ; je suis sûr de mon coup. » Ilentra dans un café du Luxembourg pour attendre l’heure del’enlèvement.

Le soir venu, il se rendit au théâtre. Lespectacle était déjà commencé. Il se promena environ une heure sousla galerie, devant la porte, avec les gardes municipaux. De tempsen temps, les applaudissements de l’intérieur venaient jusqu’à luicomme un bruit de grêle lointaine, et cela lui serrait le cœur depenser que c’était peut-être les grimaces de son enfant qu’onapplaudissait ainsi… Vers neuf heures, un flot de monde seprécipita bruyamment dans la rue. Le vaudeville venait definir ; il y avait des gens qui riaient encore. On sifflait,on s’appelait : « Ohé !… Pilouitt !…Lalaitou !» toutes les vociférations de la ménagerieparisienne… Dame ! ce n’était pas la sortie desItaliens ! Il attendit encore un moment, perdu dans cettecohue ; puis, vers la fin de l’entracte, quand tout le monderentrait, il se glissa dans une allée noire et gluante à côté duthéâtre – l’entrée des artistes -, et demanda à parler àMme Irma Borel. « Impossible, lui dit-on. Elle est enscène… » C’était un sauvage pour la ruse, cette mèreJacques ! De son air le plus tranquille, il répondit !«Puisque je ne peux pas voir Mme Irma Borel, veuillez appelerM. Daniel ; il fera ma commission auprès d’elle. »Une minute après, la mère Jacques avait reconquit son enfant etl’emportait bien vite à l’autre bout de Paris.

Chapitre 14LE RÊVE

«REGARDE donc, Daniel, me dit ma mère Jacquesquand nous entrâmes dans la chambre de l’hôtel Pilois : c’estcomme la nuit de ton arrivée à Paris !» Comme cette nuit-là,en effet, un joli réveillon nous attendait sur une nappe bienblanche : le pâté sentait bon, le vin avait l’air vénérable,la flamme claire des bougies riait au fond des verres… Et pourtant,et pourtant, ce n’était plus la même chose ! Il y a desbonheurs qu’on ne recommence pas. Le réveillon était le même ;mais il y manquait la fleur de nos anciens convives, les bellesardeurs de l’arrivée, les projets de travail, les rêves de gloire,et cette sainte confiance qui fait rire et qui donne faim. Pas un,hélas ! pas un de ces réveillonneurs du temps passé n’avaitvoulu venir chez M. Pilois. Ils étaient tous restés dans leclocher de Saint-Germain ; même, au dernier moment,l’Expansion, qui nous avait promis d’être de la fête, fit direqu’elle ne viendrait pas.

Oh ! non, ce n’était plus la même chose.Je le compris si bien qu’au lieu de m’égayer, l’observation deJacques me fit monter aux yeux un grand flot de larmes. Je suis sûrqu’au fond du cœur il avait bonne envie de pleurer, luiaussi ; mais il eut le courage de se contenir, et me dit enprenant un petit air allègre : « Voyons ! Daniel,assez pleuré ! Tu ne fais que cela depuis une heure. (Dans lavoiture, pendant qu’il me parlait, je n’avais cessé de sanglotersur son épaule.) En voilà un drôle d’accueil ! Tu me rappellespositivement les plus mauvais jours de mon histoire, le temps despots de colle et de :

«Jacques tu es un âne !» Voyons !séchez vos larmes, jeune repenti, et regardez-vous dans la glace,cela vous fera rire. » Je me regardai dans la glace ;mais je ne ris pas.

Je me fis honte… J’avais ma perruque jaunecollée à plat sur mon front, du rouge et du blanc plein les joues,par là-dessus la sueur, les larmes… C’était hideux ! D’ungeste de dégoût, j’arrachai ma perruque ! mais, au moment dela jeter, je fis réflexion, et j’allai la pendre au beau milieu dela muraille.

Jacques me regardait très étonné :« Pourquoi la mets-tu là, Daniel ? C’est très vilain, cetrophée de guerrier apache… Nous avons l’air d’avoir scalpéPolichinelle. » Et moi, très gravement :« Non ! Jacques, ce n’est pas un trophée. C’est monremords, mon remords palpable et visible, que je veux avoirtoujours devant moi. » Il y eut l’ombre d’un sourire amer surles lèvres de Jacques, mais tout de suite, il reprit sa minejoyeuse : « Bah ! laissons cela tranquille ;maintenant que te voilà débarbouillé et que j’ai retrouvé ta chèrefrimousse, mettons-nous à table, mon joli frisé, je meurs defaim. » Ce n’était pas vrai ; il n’avait pas faim, ni moinon plus, grand Dieu ! J’avais beau vouloir faire bon visageau réveillon, tout ce que je mangeais s’arrêtait à ma gorge, et,malgré mes efforts pour être calme, j’arrosais mon. pâté de larmessilencieuses.

Jacques, qui m’épiait du coin de l’œil, me ditau bout d’un moment : «Pourquoi pleures-tu ? Est-ce quetu regrettes d’être ici ? Est-ce que tu m’en veux de t’avoirenlevé ?… » Je lui répondis tristement :« Voilà une mauvaise parole, Jacques ! mais je t’ai donnéle droit de tout me dire. » Nous continuâmes pendant quelquetemps encore à manger, ou plutôt à faire semblant. À la fin,impatienté de cette comédie que nous nous jouions l’un à l’autre,Jacques repoussa son assiette et se leva.

«Décidément le réveillon ne va pas ; nousferions mieux de nous coucher… » Il y a chez nous un proverbequi dit : « Le tourment et le sommeil ne sont pascamarades de lit. » Je m’en aperçus cette nuit-là. Montourment c’était de songer à tout le bien que m’avait fait ma mèreJacques et à tout le mal que je lui avais rendu, de comparer ma vieà la sienne, mon égoïsme à son dévouement, cette âme d’enfant lâcheà ce cœur de héros, qui avait pris pour devise : « Il n’ya qu’un bonheur au monde, le bonheur des autres. » C’étaitaussi de me dire : « Maintenant, ma vie est gâtée.

J’ai perdu la confiance de Jacques, l’amourdes yeux noirs, l’estime de moi-même… Qu’est-ce que je vaisdevenir ? ».

Cet affreux tourment-là me tint éveilléjusqu’au matin… Jacques non plus ne dormit pas. Je l’entendis sevirer de droite et de gauche sur son oreiller, et tousser d’unepetite toux sèche qui me picotait les yeux. Cette fois, je luidemandai bien doucement :

« Tu tousses ! Jacques. Est-ce quetu es malade ?… » Il me répondit : « Ce n’estrien… Dors… » Et je compris à son air qu’il était plus fâchécontre moi qu’il ne voulait le paraître. Cette idée redoubla monchagrin, et je me remis à pleurer seul sous ma couverture, tant ettant que je finis par m’endormir. Si le tourment empêche lesommeil, les larmes sont un narcotique.

Quand je me réveillai, il faisait grand jour.Jacques n’était plus à côté de moi. Je le croyais sorti ;mais, en écartant les rideaux, je l’aperçus à l’autre bout de lachambre, couché sur un canapé, et si pâle, oh ! si pâle… Je nesais quelle idée terrible me traversa la cervelle.« Jacques !» criai-je en m’élançant vers lui… Il dormait,mon cri ne le réveilla pas.

Chose singulière, son visage avait dans lesommeil une expression de souffrance triste que je ne lui avaisjamais vue, et qui pourtant ne m’était pas nouvelle. Ses traitsamaigris, sa face allongée, la pâleur de ses joues, la transparencemaladive de ses mains, tout cela me faisait peine à voir, mais unepeine déjà ressentie.

Cependant, Jacques n’avait jamais étémalade.

Jamais il n’avait eu auparavant ce demi-cerclebleuâtre sous les yeux, ce visage décharné… Dans quel mondeantérieur avais-je donc eu la vision de ces choses ?… Tout àcoup, le souvenir de mon rêve me revint. Oui ! c’est cela,voilà bien le Jacques du rêve, pâle, horriblement pâle, étendu surun canapé, il vient de mourir, Daniel Eyssette, et c’est vous quil’avez tué… À ce moment un rayon de soleil gris entre timidementpar la fenêtre et vient courir comme un lézard sur ce pâle visageinanimé… O douceur ! voilà le mort qui se réveille, se frotteles yeux, et me voyant debout devant lui, me dit avec un gaisourire :

«Bonjour, Daniel ! As-tu biendormi ? Moi, je toussais trop. Je me suis mis sur ce canapépour ne pas te réveiller. » Et tandis qu’il me parle bientranquillement, je sens mes jambes qui tremblent encore del’horrible vision que je viens d’avoir, et je dis dans le secret demon cœur : « Éternel Dieu, conservez-moi ma mèreJacques !» Malgré ce triste réveil, le matin fut assez gai.Nous sûmes même retrouver un écho des anciens bons rires, lorsqueje m’aperçus en m’habillant que je possédais, pour tout vêtementune culotte courte en futaine et un gilet. rouge à grandes basques,défroques théâtrales que j’avais sur moi au moment del’enlèvement.

« Pardieu ! mon cher, me ditJacques, on ne pense pas à tout. Il n’y a que les don, Juan sansdélicatesse qui songent au trousseau quand ils enlevèrent unebelle. Du reste, n’aie pas peur. Nous allons te faire habiller deneuf… Ce sera encore comme à ton arrivée à Paris. » Il disaitcela pour me faire plaisir, car il sentait bien comme moi que cen’était plus la même chose.

« Allons, Daniel, continua mon braveJacques, en voyant ma mine redevenir songeuse, ne pensons plus aupassé. Voici une vie nouvelle qui s’ouvre devant nous, entrons-ysans remords, sans méfiance, et tâchons seulement qu’elle ne nousjoue pas les mêmes tours que l’ancienne… Ce que tu comptes fairedésormais, mon frère, je ne te le demande pas, mais il me sembleque si tu veux entreprendre un nouveau poème l’endroit sera bon,ici, pour travailler. La chambre est tranquille. Il y a des oiseauxqui chantent dans le jardin. Tu mets l’établi aux rimes devant lafenêtre… » Je l’interrompis vivement : « Non !Jacques, plus de poèmes, plus de rimes. Ce sont des fantaisies quite coûtent trop cher. Ce que je veux, maintenant, c’est faire commetoi, travailler, gagner ma vie, et t’aider de toutes mes forces àreconstruire le foyer. » Et lui souriant et calme :« Voilà de beaux projets, monsieur le papillon bleu ;mais ce n’est point cela qu’on vous demande. Il ne s’agit pas degagner votre vie, et si seulement vous promettiez… Mais,baste ! nous recauserons de cela plus tard… Allons acheter teshabits. »

Je fus obligé, pour sortir, d’endosser une deses redingotes, qui me tombait jusqu’aux talons et me donnait l’aird’un musicien piémontais ; il ne me manquait qu’une harpe.Quelques mois auparavant, si j’avais dû courir les rues dans unpareil accoutrement, je serais mort de honte ; mais, pourl’heure, j’avais bien d’autres hontes à fouetter, et les yeux desfemmes pouvaient rire sur mon passage, ce n’était plus la mêmechose que du temps de mes caoutchoucs… Oh ! non ! cen’était plus la même chose. « À présent que te voilà chrétien, medit la mère Jacques en sortant de chez le fripier, je vais teramener à l’hôtel Pilois : puis, j’irai voir si le marchand defer dont je tenais les livres avant mon départ veut encore medonner de l’ouvrage.. » L’argent de Pierrotte ne sera paséternel ; il faut que je songe à notre pot-au-feu. »J’avais envie de lui dire : « Eh bien, Jacques, va-t’enchez ton marchand de fer. Je saurai bien rentrer seul à lamaison. » Mais ce qu’il en faisait, je le compris, c’étaitpour être sûr que je n’allais pas retourner à Montparnasse.Ah ! s’il avait pu lire dans mon âme.

Pour le tranquilliser, je le laissai mereconduire jusqu’à l’hôtel ; mais à peine eut-il les talonstournés que je pris mon vol dans la rue. J’avais des courses àfaire, moi aussi…

Quand je rentrai il était tard. Dans la brumedu jardin, une grande ombre noire se promenait avec agitation.C’était ma mère Jacques. « Tu as bien fait d’arriver me dit-ilen grelottant. J’allais partir pour Montparnasse…» J’eus unmouvement de colère : « Tu doutes trop de moi, Jacques,ce n’est pas généreux… Est-ce que nous serons toujours ainsi ?Est-ce que tu ne me rendras jamais ta confiance ? Je te jure,sur ce que j’ai de plus cher au monde, que je ne viens pas d’où tucrois, que cette femme est morte pour moi, que je ne la reverraijamais, que tu m’as reconquis tout entier, et que ce passé terribleauquel ta tendresse m’arrache ne m’a laissé que des remords et pasun regret… Que faut-il te dire encore pour te convaincre ?Ah ! tiens, méchant ! Je voudrais t’ouvrir ma poitrine,tu verrais que je ne mens pas. » Ce qu’il me répondit ne m’estpas resté, mais je me souviens que dans l’ombre, il secouaittristement la tête de l’air de dire : « Hélas ! jevoudrais bien te croire… » Et cependant j’étais sincère en luiparlant ainsi. Sans doute qu’à moi seul je n’aurais jamais eu lecourage de m’arracher à cette femme, mais maintenant que la chaîneest brisée, j’éprouvais un soulagement inexprimable. Comme ces gensqui essaient de se faire mourir par le charbon et qui s’enrepentent au dernier moment, lorsqu’il est trop tard et que déjàl’asphyxie les étrangle et les paralyse. Tout à coup les voisinsarrivent, la porte vole en éclats, l’air sauveur circule dans lachambre, et les pauvres suicidés le boivent avec délices, heureuxde vivre encore et promettant de ne plus recommencer. Moipareillement, après cinq mois d’asphyxie morale, je humais àpleines narines l’air pur et fort de la vie honnête, j’enremplissais mes poumons, et je vous jure Dieu que je n’avais pasenvie de recommencer…

C’est ce que Jacques ne voulait pas croire, ettous les serments du monde ne l’auraient pas convaincu de masincérité… Pauvre garçon ! Je lui en avais tant fait !Nous passâmes cette première soirée chez nous, assis au coin du feucomme en hiver, car la chambre était humide et la brume du jardinnous pénétrait jusqu’à la moelle des os. Puis, vous savez, quand onest triste, cela semble bon de voir un peu de flamme… Jacquestravaillait, faisait des chiffres.

En son absence, le marchand de fer avait voulutenir ses livres lui-même et il en était résulté un si beaugriffonnage, un tel gâchis du doit et avoir qu’il fallaitmaintenant un mois de grand travail pour remettre les choses enétat. Comme vous pensez, je n’aurais pas mieux demandé que d’aiderma mère Jacques dans cette opération. Mais les papillons bleusn’entendent rien à l’arithmétique ; et, après une heure passéesur ces gros cahiers de commerce rayés de rouge et chargésd’hiéroglyphes bizarres, je fus obligé de jeter ma plume auxchiens.

Jacques, lui, se tirait à merveille de cettearide besogne. Il donnait, tête baissée, au plus épais deschiffres, et les grosses colonnes ne lui faisaient pas peur. Detemps en temps, au milieu de son travail, il se tournait vers moiet me disait, un peu inquiet de ma rêverie silencieuse :

«Nous sommes bien, n’est-ce pas ? Tu net’ennuies pas, au moins ?» Je ne m’ennuyais pas, mais j’étaistriste de lui voir prendre tant de peine, et je pensais, pleind’amertume : « Pourquoi suis-je sur la terre ?… Jene sais rien faire de mes bras… Je ne paie pas ma place au soleilde la vie. Je ne suis bon qu’à tourmenter le monde et faire pleurerles yeux qui m’aiment… » En me disant cela, je songeais auxyeux noirs, et je regardais douloureusement la petite boîte àfilets d’or que Jacques avait posée – peut-être à dessein – sur ledôme carré de la pendule. Que de chose ‘elle me rappelait, cetteboîte ! Quels discours éloquents elle me tenait du haut de sonsocle de bronze ! « Les yeux noirs t’avaient donné leurcœur, qu’en as-tu fait ? me disait-elle… tu l’as livré enpâture aux bêtes… C’est Coucou-Blanc qui l’a mangé. » Et moi,gardant encore un germe d’espoir au fond de l’âme, j’essayais derappeler à la vie, de réchauffer de mon haleine tous ces anciensbonheurs tués de ma propre main. Je songeais : « C’estCoucou-Blanc qui l’a mangé !… C’est Coucou-Blanc qui l’amangé !… »

…Cette longue soirée mélancolique, passéedevant le feu, en travail et en rêvasseries, vous représente assezbien la nouvelle vie que nous allions mener dorénavant. Tous lesjours qui suivirent ressemblèrent à cette soirée… Ce n’est pasJacques qui rêvassait, bien entendu. Il vous restait des dix heuressur ses gros livres, enfoui jusqu’au cou dans la chiffraille. Moi,pendant ce temps, je tisonnais et, tout en tisonnant, je disais àla petite boîte à filets d’or :

« Parlons un peu des yeux noirs !veux-tu ?… » Car pour en parler avec Jacques, il n’yfallait pas penser.

Pour une raison ou pour une autre, il évitaitavec soin toute conversation à ce sujet. Pas même un mot surPierrotte. Rien… Aussi je prenais ma revanche avec la petite boîte,et nos causeries n’en finissaient pas.

Vers le milieu du jour, quand je voyais mamère bien en train sur ses livres, je gagnais la porte à pas dechat et m’esquivais doucement, en disant : «A tout à l’heure,Jacques !» Jamais il ne me demandait où j’allais ; maisje comprenais à son air malheureux, au ton plein d’inquiétude dontil me faisait : « Tu t’en vas ? » qu’il n’avaitpas grande confiance en moi. L’idée de cette femme le poursuivaittoujours. Il pensait : « S’il la revoit, nous sommesperdus !… » Et qui sait ? Peut-être avait-il raison.Peut-être que si je l’avais revue, l’ensorceleuse, j’aurais encoresubi le charme qu’elle exerçait sur mon pauvre moi, avec sacrinière d’or pâle et son signe blanc au coin de la lèvre… Mais,Dieu merci ! je ne la revis pas.

Un monsieur de Huit-à-Dix quelconque lui fitsans doute oublier son Dani-Dan, et jamais plus, jamais plus, jen’entendis parler d’elle, ni de sa Négresse Coucou-Blanc.

Un soir, au retour d’une de mes coursesmystérieuses, j’entrai dans la chambre avec un cri de joie :« Jacques ! Jacques ! Une bonne nouvelle. J’aitrouvé une place… Voilà dix jours que, sans t’en rien dire, jebattais le pavé à cette intention… Enfin, c’est fait. J’ai uneplace… Dès demain, j’entre comme surveillant général àl’institution Ouly, à Montmartre, tout près de chez nous… J’irai desept heures du matin à sept heures du soir… Ce sera beaucoup detemps passé loin de toi, mais au moins je gagnerai ma vie, et jepourrai te soulager un peu. » Jacques releva sa tête de dessusses chiffres, et me répondit assez froidement : « Mafoi ! mon cher, tu fais bien de venir à mon secours… La maisonserait trop lourde pour moi seul… Je ne sais pas ce que j’ai, maisdepuis quelque temps je me sens tout patraque. » Un violentaccès de toux l’empêcha de continuer. Il laissa tomber sa plumed’un air de tristesse et vint se jeter sur le canapé… De le voirallongé là-dessus, pâle, horriblement pâle, la terrible vision demon rêve passa encore une fois devant mes yeux, mais ce ne futqu’un éclair… Presque aussitôt ma mère Jacques se releva et se mità rire en voyant ma mine égarée :

« Ce n’est rien, nigaud ! C’est unpeu de fatigue.

J’ai trop travaillé ces derniers temps…Maintenant que tu as une place, j’en prendrai plus à mon aise, etdans huit jours je serai guéri. » Il disait cela sinaturellement, d’une figure si riante, que mes tristespressentiments s’envolèrent, et, d’un grand mois, je n’entendisplus dans mon cerveau le battement de leurs ailes noires…

Le lendemain, j’entrai à l’institut Ouly.

Malgré son étiquette pompeuse, l’institutionOuly était une petite école pour rire, tenue par une vieille dame àrepentirs, que les enfants appelaient « bonne amie ». Ily avait là-dedans une vingtaine de petits bonshommes, mais, voussavez ! des tout petits, de ceux qui viennent à la classe avecleur goûter dans un panier, et toujours un bout de chemise quipasse.

C’étaient nos élèves. Mme Ouly leurapprenait des cantiques ; moi, je les initiais aux mystères del’alphabet. J’étais en outre chargé de surveiller les récréations,dans une cour où il y avait des poules et un coq d’Inde dont cesmessieurs avaient grand-peur.

Quelquefois aussi, quand « bonneamie » avait sa goutte, c’était moi qui balayais la classe,besogne bien peu digne d’un surveillant général, et que pourtant jefaisais sans dégoût, tant je me sentais heureux de pouvoir gagnerma vie… Le soir, en rentrant à l’hôtel Pilois, je trouvais le dînerservi et la mère Jacques qui m’attendait… Après dîner, quelquestours de jardin faits à grands pas, puis la veillée au coin du feu…Voilà toute notre vie… De temps en temps, on recevait une lettre deM. ou Mme Eyssette ; c’étaient nos grandsévénements. Mme Eyssette continuait à vivre chez l’oncleBaptiste ; M. Eyssette voyageait toujours pour laCompagnie vinicole.

Les affaires n’allaient pas trop mal. Lesdettes de Lyon étaient aux trois quarts payées. Dans un an ou deux,tout serait réglé, et on pourrait songer à se remettre tousensemble…

Moi, j’étais d’avis, en attendant, de fairevenir Mme Eyssette à l’hôtel Pilois avec nous, mais Jacques nevoulait pas. « Non ! pas encore, disait-il d’un airsingulier, pas encore… Attendons !» Et cette réponse, toujoursla même, me brisait le cœur. Je me disais : « Il se méfiede moi… Il a peur que je fasse encore quelque folie quandMme Eyssette sera ici. C’est pour cela qu’il veut attendreencore… » Je me trompais… Ce n’était pas pour cela que Jacquesdisait : « Attendons ! »

Chapitre 15LECTEUR,

Si tu as Un esprit fort, Si tes rêves te font sourire, si tun’as jamais eu le cœur mordu – mordu jusqu’à crier – par lepressentiment des choses futures, si tu es un homme positif, une deces têtes de fer que la réalité seule impressionne et qui nelaissent pas traîner un grain de superstition dans leurs cerveaux,si tu ne veux en aucun cas croire au surnaturel, admettrel’inexplicable, n’achève pas de lire ces mémoires. Ce qui me resteà dire en ces derniers chapitres est vrai comme la véritééternelle ; mais tu ne le croiras pas.

C’était le 4 décembre…

Je revenais de l’institution Ouly encore plusvite que d’ordinaire. Le matin, j’avais laissé Jacques à la maison,se plaignant d’une grande fatigue, et je languissais d’avoir de sesnouvelles. En traversant le jardin, je me jetai dans les jambes deM. Pilois, debout près du figuier, et causant à voix basseavec un gros personnage court et pattu, qui paraissait avoirbeaucoup de peine à boutonner ses gants.

Je voulais m’excuser et passer outre, maisl’hôtelier me retint :

« Un mot, monsieur Daniel ! »Puis, se tournant vers l’autre, il ajouta :

« C’est le jeune homme en question. Jecrois que vous feriez bien de le prévenir… » Je m’arrêtai fortintrigué. De quoi ce gros bonhomme voulait-il me prévenir ?Que ses gants étaient beaucoup trop étroits pour ses pattes ?Je le voyais bien, parbleu !…

Il y eut un moment de silence et de gêne.M. Pilois, le nez en l’air, regardait dans son figuier commepour y chercher les figues qui n’y étaient pas. L’homme aux gantstirait toujours sur ses boutonnières… À la fin, pourtant, il sedécida à parler ; mais sans lâcher son bouton, n’ayez paspeur.

« Monsieur, me dit-il, je suis depuisvingt ans médecin de l’hôtel Pilois, et j’ose affirmer… » Jene le laissai pas achever sa phrase. Ce mot de médecin m’avait toutappris. « Vous venez pour mon frère, lui demandai-je entremblant… Il est bien malade, n’est-ce pas ? » Je necrois pas que ce médecin fût un méchant homme, mais, à cemoment-là, c’étaient ses gants surtout qui le préoccupaient, etsans songer qu’il parlait à l’enfant de Jacques, sans essayerd’amortir le coup, il me répondit brutalement : « S’ilest malade ! je crois bien… Il ne passera pas la nuit. »Ce fut bien assené, je vous en réponds. La maison, le jardin,M. Pilois, le médecin, je vis tout tourner.

Je fus obligé de m’appuyer contre le figuier.Il avait le poignet rude, le docteur de l’hôtel Pilois !… Dureste, il ne s’aperçut de rien et continua avec le plus grandcalme, sans cesser de boutonner ses gants :

« C’est un cas foudroyant de phtisiegalopante… Il n’y a rien à faire, du moins rien de sérieux…D’ailleurs on m’a prévenu beaucoup trop tard ; commetoujours.

– Ce n’est pas ma faute, docteur – fit le bonM. Pilois qui persistait à chercher des figues avec la plusgrande attention, un moyen comme un autre de cacher ses larmes -,ce n’est pas ma faute. Je savais depuis longtemps qu’il étaitmalade, ce pauvre M. Eyssette, et je lui ai souvent conseilléde faire venir quelqu’un ; mais il ne voulait jamais. Bien sûrqu’il avait peur d’effrayer son frère… C’était si uni,voyez-vous ! ces enfants là ! » Un sanglot désespéréme jaillit du fond des entrailles.

« Allons ! mon garçon, ducourage ! me dit l’homme aux gants d’un air de bonté… Quisait ? la science a prononcé son dernier mot, mais la naturepas encore…

Je reviendrai demain matin. » Là-dessus,il fit une pirouette et s’éloigna avec un soupir desatisfaction ; il venait d’en boutonner un !

Je restai encore un moment dehors, pouressuyer mes yeux et me calmer un peu ; puis, faisant appel àtout mon courage, j’entrai dans notre chambre d’un airdélibéré.

Ce que je vis, en ouvrant la porte, meterrifia.

Jacques, pour me laisser le lit, sans doute,s’était fait mettre un matelas sur le canapé, et c’est. là que jele trouvai, pâle, horriblement pâle, tout à fait semblable auJacques de mon rêve.

Ma première idée fut de me jeter sur lui, dele prendre dans mes bras et de le porter sur son lit, n’importe où,mais de l’enlever de là, mon Dieu, de l’enlever de là. Puis, toutde suite, je fis cette réflexion : « Tu ne pourras pas,il est trop grand ! » Et alors, ayant vu ma mère Jacquesétendu sans rémission à cette place où le rêve avait dit qu’ildevait mourir, mon courage m’abandonna ; ce masque de gaietécontrainte, qu’on se colle au visage pour rassurer les moribonds,ne put pas tenir sur mes joues, et je vins tomber à genoux près ducanapé, en versant un torrent de larmes.

Jacques se tourna vers moipéniblement :

« C’est toi, Daniel… Tu as rencontré lemédecin, n’est-ce pas ? Je lui avait pourtant bien recommandéde ne pas t’effrayer, à ce gros-là. Mais je vois à ton air qu’iln’en a rien fait et que tu sais tout… Donne-moi ta main, frérot…Qui diable se serait douté d’une chose pareille ? Il y a desgens qui vont à Nice pour guérir leur maladie de poitrine ;moi, je suis allé en chercher une. C’est tout à fait original…Ah ! tu sais ! si tu te désoles, tu vas m’enlever toutmon courage ; je ne suis déjà pas si vaillant… Ce matin, aprèston départ, j’ai compris que cela se gâtait. J’ai envoyé chercherle curé de Saint-Pierre ; il est venu me voir et reviendratout à l’heure m’apporter les sacrements… Cela fera plaisir à notremère, tu comprends ! C’est un bon homme, ce curé… Il s’appellecomme ton ami du collège de Sarlande. » Il n’en put pas direplus long et se renversa sur l’oreiller, en fermant les yeux. Jecrus qu’il allait mourir, et je me mis à crier bien fort :« Jacques ! Jacques ! mon ami !…» De la main,sans parler, il me fit : « Chut ! chut ! »à plusieurs reprises.

À ce moment, la porte s’ouvrit, M. Piloisentra dans la chambre suivi d’un gros homme qui roula comme uneboule vers le canapé en criant : «Qu’est-ce que j’apprends,monsieur Jacques ?… C’est bien le cas de le dire…

– Bonjour, Pierrotte ! dit Jacques enrouvrant les yeux ; bonjour, mon vieil ami ! J’étais biensûr que vous viendriez au premier signe… Laisse-le mettre là,Daniel : nous avons à causer tous les deux. » Pierrottepencha sa grosse tête jusqu’aux lèvres pâles du moribond, et ilsrestèrent ainsi un long moment à s’entretenir à voix basse… Moi, jeregardais, immobile au milieu de la chambre. J’avais encore meslivres sous le bras. M. Pilois me les enleva doucement, en medisant quelque chose que je n’en tendis pas ; puis il allaallumer les bougies et mettre sur la table une grande servietteblanche. En moi-même je me disais : «Pourquoi met-il lecouvert ?…

Est-ce que nous allons dîner ?… mais jen’ai pas faim ! » La nuit tombait. Dehors, dans lejardin, des personnes de l’hôtel se faisaient des signes enregardant nos fenêtres, Jacques et Pierrotte causaienttoujours.

De temps en temps, j’entendais le Cévenol direavec sa grosse voix pleine de larmes : « Oui, monsieurJacques… » Mais je n’osais pas m’approcher… À la fin,pourtant, Jacques m’appela et me fit mettre à son chevet, à côté dePierrotte :

«Daniel, mon chéri, me dit-il, après unelongue pause, je suis bien triste d’être obligé de tequitter ; mais une chose me console ; je ne te laisse passeul dans la vie… Il te restera Pierrotte, le bon Pierrotte, qui tepardonne et s’engage à me remplacer près de toi…

– Oui ! oui ! monsieur Jacques, jem’engage… c’est bien le cas de le dire… je m’engage…

– Vois-tu ! mon pauvre petit, continua lamère Jacques, jamais à toi seul tu ne parviendras à reconstruire lefoyer… Ce n’est pas pour te faire de la peine, mais tu es unmauvais reconstructeur de foyer…

Seulement, je crois qu’aidé de Pierrotte, tuparviendras à réaliser notre rêve… Je ne te demande pas d’essayerde devenir un homme ; je pense, comme l’abbé Germane, que tusera un enfant toute ta vie, Mais je te supplie d’être toujours unbon enfant, un brave enfant, et surtout… approche un peu, que je tedise ça dans l’oreille… et surtout de ne pas faire pleurer les yeuxnoirs. » Ici, mon pauvre bien-aimé se reposa encore unmoment ; puis reprit :

« Quand tout sera fini, tu écriras à papaet à maman. Seulement il faudra leur apprendre la chose parmorceaux… En une seule fois cela leur ferait trop de mal…Comprends-tu, maintenant, pourquoi je n’ai pas fait venirMme Eyssette ? je ne voulais pas qu’elle fût là. Ce sontde trop mauvais moments pour les mères… » Il s’interrompit etregarda du côté de la porte.

« Voilà le Bon Dieu ! » dit-ilen souriant. Et il nous fit signe de nous écarter.

C’était le viatique qu’on apportait. Sur lanappe blanche, au milieu des cierges, l’hostie et les sainteshuiles prirent place. Après quoi, le prêtre s’approcha du lit, etla cérémonie commença…

Quand ce fut fini – oh ! que le temps mesembla long ! – quand ce fut fini, Jacques m’appela doucementprès de lui :

« Embrasse-moi », me dit-il ;et sa voix était si faible qu’il avait l’air de me parler de loin…Il devait être loin en effet, depuis tantôt douze heures quel’horrible phtisie galopante l’avait jeté sur son dos maigre etl’emportait vers la mort au triple galop !…

Alors, en m’approchant pour l’embrasser, mamain rencontra sa main, sa chère main toute moite des sueurs del’agonie. Je m’en emparai et je ne la quittai plus… Nous restâmesainsi je ne sais combien de temps ; peut-être, une heure,peut-être une éternité, je ne sais pas du tout… Il ne me voyaitplus, il ne me parlait plus. Seulement, à plusieurs reprises samain remua dans la mienne comme pour me dire : « Je sensque tu es là. » Soudain un long soubresaut agita son pauvrecorps des pieds à la tête. Je vis ses yeux s’ouvrir et regarderautour d’eux pour chercher quelqu’un ; et, comme je mepenchais sur lui, je l’entendis dire deux fois trèsdoucement : « Jacques, tu es un âne… Jacques, tu es unâne !… » puis rien… Il était mort…

… Oh ! le rêve ! Il fit un grandvent cette nuit-là. Décembre envoyait des poignées de grésil contreles vitres. Sur la table au bout de la chambre, un christ d’argentflambait entre deux bougies. À genoux devant le christ, un prêtreque je ne connaissais pas priait d’une voix forte, dans le bruit duvent… Moi, je ne priais pas ; je ne pleurais pas non plus… Jen’avais qu’une idée, une idée fixe, c’était de réchauffer la mainde mon bien-aimé que je tenais étroitement serrée dans les miennes.Hélas ! plus le matin approchait, plus cette main devenaitlourde et de glace…

Tout à coup le prêtre qui récitait du latinlà-bas, devant le christ, se leva et vint me frapper surl’épaule.

« Essaie de prier, me dit-il… Cela tefera du bien. » Alors seulement, je le reconnus… C’était monvieil ami du collège de Sarlande, l’abbé Germane lui-même avec sabelle figure mutilée et son air de dragon en soutane… La souffrancem’avait tellement anéanti que je ne fus pas étonné de le voir. Celame parut tout simple… Mais voici comment il était là.

Le jour où le petit Chose quittait le collège,l’abbé Germane lui avait dit : « J’ai bien un frère àParis, un brave homme de prêtre… mais baste ! à quoi bon tedonner son adresse ?… Je suis sûr que tu n’irais pas. »Voyez un peu la destinée ! Ce frère de l’abbé était curé del’église Saint-Pierre à Montmartre, et c’est lui que la pauvre mèreJacques avait appelé à son lit de mort. Juste à ce moment, il setrouvait que l’abbé Germane était de passage à Paris et logeait aupresbytère… Le soir du 4 décembre, son frère lui dit enentrant : « Je viens de porter l’extrême-onction à unmalheureux enfant qui meurt tout près d’ici. Il faudra prier pourlui, l’abbé ! » L’abbé répondit :

« J’y penserai demain, en disant mamesse. Comment s’appelle-t-il ?…

– Attends… c’est un nom du Midi, assezdifficile à retenir… Jacques Eysset… Oui, c’est cela… JacquesEyssette… »

Ce nom rappela à l’abbé certain petit pion desa connaissance ; et sans perdre une minute il courut àl’hôtel Pilois… En rentrant, il m’aperçut debout, cramponné à lamain de Jacques. Il ne voulut pas déranger ma douleur et renvoyatout le monde en disant qu’il veillerait avec moi ; puis ils’agenouilla, et ce ne fut que fort avant dans la nuit qu’effrayéde mon immobilité, il me frappa sur l’épaule et se fitconnaître.

À partir de ce moment, je ne sais plus bien cequi se passa. La fin de cette nuit terrible, le jour qui la suivit,le lendemain de ce jour et beaucoup d’autres lendemains encore nem’ont laissé que de vagues souvenirs confus. Il y a là un grandtrou dans ma mémoire. Pourtant je me souviens, – mais comme dechoses arrivées il y a des siècles -, d’une longue marcheinterminable dans la boue de Paris, derrière la voiture noire. Jeme vois allant, tête nue, entre Pierrotte et l’abbé Germane. Unepluie froide mêlée de grésil nous fouette le visage ;Pierrotte a un grand parapluie ; mais il le tient si mal et lapluie tombe si dru que la soutane de l’abbé ruisselle, touteluisante !… Il pleut ! il pleut ! oh ! comme ilpleut ! Près de nous, à côté de la voiture, marche un longmonsieur tout en noir, qui porte une baguette d’ébène. Celui-là,c’est le maître des cérémonies, une sorte de chambellan de la mort.Comme tous les chambellans, il a le manteau de soie, l’épée, laculotte courte et le claque… Est-ce une hallucination de moncerveau ?… Je trouve que cet homme ressemble à M. Viot,le surveillant général du collège de Sarlande.

Il est long comme lui, tient comme lui sa têtepenchée sur l’épaule, et chaque fois qu’il me regarde, il a ce mêmesourire faux et glacial qui courait sur les lèvres du terribleporte-clefs. Ce n’est pas M. Viot, mais c’est peut-être sonombre.

La voiture noire avance toujours, mais silentement, si lentement… Il me semble que nous n’arriverons jamais…Enfin, nous voici dans un jardin triste, plein d’une boue jaunâtreoù l’on enfonce jusqu’aux chevilles. Nous nous arrêtons au bordd’un grand trou. Des hommes en manteaux courts apportent une grandeboîte très lourde qu’il faut descendre là-dedans. L’opération estdifficile. Les cordes, toutes raides de pluie, ne glissent pas.J’entends un des hommes qui crie : « Les pieds enavant ! les pieds en avant !… » En face de moi, del’autre côté du trou, l’ombre de M. Viot, la tête penchée surl’épaule, continue à me sourire doucement. Longue, mince, étrangléedans ses habits de deuil, elle se détache sur le gris du ciel,comme une grande sauterelle noire, toute mouillée…

Maintenant, je suis seul avec Pierrotte… Nousdescendons le faubourg Montmartre… Pierrotte cherche une voiture,mais il n’en trouve pas. Je marche à côté de lui, mon chapeau à lamain ; il me semble que je suis toujours derrière lecorbillard… Tout le long du faubourg, les gens se retournent pourvoir ce gros homme qui pleure en appelant des fiacres et cet enfantqui va tête nue sous une pluie battante…

Nous allons, nous allons toujours. Et je suislas, et ma tête est lourde… Enfin, voici le passage du Saumon,l’ancienne maison Lalouette avec ses contrevents peints,ruisselants d’eau verte… Sans entrer dans la boutique, nous montonschez Pierrotte… Au premier étage, les forces me manquent. Jem’assieds sur une marche. Impossible d’aller plus loin ; matête est trop lourde… Alors Pierrette me prend dans ses bras ;et tandis qu’il me monte chez lui aux trois quarts mort etgrelottant de fièvre, j’entends le grésil qui pétille sur lavitrine du passage et l’eau des gouttières qui tombe à grand bruitdans la cour… Il pleut ! il pleut ! oh ! comme ilpleut !

Chapitre 16LA FIN DU RÊVE

LE petit Chose est malade ; le petitChose va mourir …

Devant le passage du Saumon, une large litièrede paille qu’on renouvelle tous les deux jours fait dire aux gensde la rue : « Il y a là-haut quelque vieux richard entrain de mourir… » Ce n’est pas un vieux richard qui vamourir, c’est le petit Chose… Tous les médecins l’ont condamné,Deux fièvres typhoïdes en deux ans, c’est beaucoup trop pour cecervelet d’oiseau-mouche ! Allons ! vite, attelez lavoiture noire ! Que la grande sauterelle prépare sa baguetted’ébène et son sourire désolé ! le petit Chose estmalade ; le petit Chose va mourir.

Il faut voir quelle consternation dansl’ancienne maison Lalouette ! Pierrotte ne dort plus ;les yeux noirs se désespèrent. La dame de grand mérite feuilletteson Raspail avec frénésie, en suppliant le bienheureux saintCamphre de faire un nouveau miracle en faveur du cher malade… Lesalon jonquille est condamné, le piano mort, la flûte enclouée.Mais le plus navrant de tout, oh ! le plus navrant c’est unepetite robe noire assise dans un coin de la maison, et tricotant dumatin au soir, sans rien dire, avec de grosses larmes quicoulent.

Or, tandis que l’ancienne maison Lalouette selamente ainsi nuit et jour, le petit Chose est bien tranquillementcouché dans un grand lit de plumes, sans se douter des pleurs qu’ilfait répandre autour de lui. Il a les yeux ouverts, mais il ne voitrien ; les objets ne vont pas jusqu’à son âme. Il n’entendrien non plus, rien qu’un bourdonnement sourd, un roulement confus,comme s’il avait pour oreilles deux coquilles marines ; cesgrosses coquilles à lèvres roses où l’on entend ronfler la mer. Ilne parle pas, il ne pense pas : vous diriez une fleurmalade…

Pourvu qu’on lui tienne une compresse d’eaufraîche sur la tête et un morceau de glace dans la bouche, c’esttout ce qu’il demande. Quand la glace est fondue, quand lacompresse est desséchée au feu de son crâne, il pousse ungrognement c’est toute sa conversation.

Plusieurs jours se passent ainsi, – jours sansheures, jours de chaos, puis subitement, un beau matin, le petitChose éprouve une sensation singulière. Il semble qu’on vient de letirer du fond de la mer.

Ses yeux voient, ses oreilles entendent. Ilrespire ; il reprend pied… La machine à penser, qui dormaitdans un coin du cerveau avec ses rouages fins comme des cheveux defée, se réveille et se met en branle ; d’abord lentement, puisun peu plus vite, puis avec une rapidité folle – tic !tic ! tic ! – à croire que tout va casser. On sent quecette jolie machine n’est pas faite pour dormir et qu’elle veutréparer le temps perdu… Tic ! tic ! tic !… Les idéesse croisent, s’enchevêtrent comme des fils de soie : « Oùsuis-je, mon Dieu ?… Qu’est-ce que c’est que ce grandlit ?…

Et ces trois dames, là-bas, près de lafenêtre, qu’est-ce qu’elles font ?… Cette petite robe noirequi me tourne le dos, est-ce que je ne la connais pas ?… Ondirait que… » Et pour mieux regarder cette robe noire qu’ilcroit reconnaître, péniblement le petit Chose se soulève sur soncoude et se penche hors du lit, puis tout de suite se jette enarrière, épouvanté… Là, devant lui, au milieu de la chambre, ilvient d’apercevoir une armoire en noyer avec de vieilles ferruresqui grimpent sur le devant. Cette armoire, il la reconnaît ;il l’a vue déjà dans un rêve, dans un horrible rêve…

Tic ! tic ! tic ! La machine àpenser va comme le vent… Oh ! maintenant le petit Chose serappelle.

L’hôtel Pilois, la mort de Jacques,l’enterrement, l’arrivée chez Pierrotte dans la pluie, il revoittout, il se souvient de tout. Hélas ! en renaissant à la vie,le malheureux enfant vient de renaître à la douleur ; et sapremière parole est un gémissement…

À ce gémissement, les trois femmes quitravaillaient là-bas, près de la fenêtre, ont tressailli. Uned’elles, la plus jeune, se lève en criant : « De laglace ! de la glace ! » Et vite elle court à lacheminée prendre un morceau de glace qu’elle vient présenter aupetit Chose ; mais le petit Chose n’en veut pas… Doucement ilrepousse la main qui cherche ses lèvres ; c’est une main bienfine pour une main de garde malades ! En tout cas d’une voixqui tremble, il dit :

« Bonjour, Camille !… » CamillePierrotte est si surprise d’entendre parler le moribond qu’ellereste là tout interdite, le bras tendu, la main ouverte, avec sonmorceau de glace claire qui tremble au bout de ses doigts roses defroid.

« Bonjour, Camille ! reprend lepetit Chose. Oh ! je vous reconnais bien, allez !… J’aitoute ma tête maintenant… Et vous ? est-ce que vous mevoyez ?…

Est-ce que vous pouvez me voir ? »Camille Pierrotte ouvre de grands yeux :

« Si je vous vois, Daniel !… Jecrois bien que je vous vois !… » Alors, à l’idée quel’armoire a menti, que Camille Pierrotte n’est pas aveugle, que lerêve, l’horrible rêve, ne sera pas vrai jusqu’au bout, le petitChose reprend courage et se hasarde à faire d’autresquestions : « J’ai été bien malade, n’est-ce pas,Camille ?

– Oh ! oui, Daniel, bien malade…

– Est-ce que je suis couché depuislongtemps ?…

– Il y aura demain trois semaines…

– Miséricorde ! trois semaines !…Déjà trois semaines que ma pauvre mère Jacques… » Il n’achèvepas sa phrase et cache sa tête dans l’oreiller en sanglotant.

… À ce moment, Pierrotte entre dans lachambre ; il amène un nouveau médecin. (Pour peu que lamaladie continue, toute l’Académie de médecine y passera.) Celui-ciest l’illustre docteur Broum-Broum, un gaillard qui va vite enbesogne et ne s’amuse pas à boutonner ses gants au chevet desmalades. Il s’approche du petit Chose, lui tâte le pouls, luiregarde les yeux et la langue, puis se tournant versPierrotte :

« Qu’est-ce que vous me chantiezdonc ?… Mais il est guéri ce garçon-là…

– Guéri ! fait le bon Pierrotte, enjoignant les mains.

– Si bien guéri que vous allez me jeter toutde suite cette glace par la fenêtre et donner à votre malade uneaile de poulet aspergée de Saint-Emilion…

« Allons ! ne vous désolez plus, mapetite demoiselle ; dans huit jours, ce jeune trompe-la-mortsera sur pied, c’est moi qui vous en réponds… D’ici là, gardez-lebien tranquille dans son lit ; évitez-lui toute émotion, toutesecousse ; c’est le point essentiel !…

« Pour le reste, laissons faire lanature : elle s’entend à soigner mieux que vous et moi… »Ayant ainsi parlé, l’illustre docteur Broum-Broum donne unechiquenaude au jeune trompe-la-mort, un sourire à Mlle Camille, ets’éloigne lestement, escorté du bon Pierrotte qui pleure de joie etrépète tout le temps : « Ah ! monsieur le docteur,c’est bien le cas de le dire… c’est bien le cas de le dire… »Derrière eux, Camille veut faire dormir le malade ; mais ilrefuse avec énergie :

« Ne vous en allez pas, Camille, je vousen prie…

« Ne me laissez pas seul… Commentvoulez-vous que je dorme avec le gros chagrin que j’ai ?

– Si, Daniel, il le faut… Il faut que vousdormiez…

« Vous avez besoin de repos ; lemédecin l’a dit…

« Voyons ! soyez raisonnable, fermezles yeux et ne pensez à rien… tantôt je viendrai vous voirencore ; et, si vous avez dormi, je resterai bienlongtemps.

– Je dors… je dors… », dit le petit Choseen fermant les yeux. Puis se ravisant : « Encore un mot,Camille !… Quelle est donc cette petite robe noire que j’aiaperçue ici tout à l’heure ?

– Une robe noire !…

– Mais oui ! vous savez bien ! cettepetite robe noire qui travaillait là-bas avec vous, près de lafenêtre… Maintenant, elle n’y est plus… Mais tout à l’heure je l’aivue, j’en suis sûr… – Oh ! non ! Daniel, vous voustrompez… J’ai travaillé ici toute la matinée avec Mme Tribou,votre vieille amie Mme Tribou, vous savez ! celle quevous appeliez la dame de grand mérite. Mais Mme Tribou n’estpas en noir… elle a toujours sa même robe verte… Non !sûrement, il n’y a pas de robe noire dans la maison… Vous avez dûrêver cela… Allons ! Je m’en vais… Dormez bien… »Là-dessus, Camille Pierrotte s’encourt vite, toute confuse et lefeu aux joues, comme si elle venait de mentir.

Le petit Chose reste seul ; mais il n’endort pas mieux. La machine aux fins rouages fait le diable dans sacervelle. Les fils de soie se croisent, s’enchevêtrent… Il pense àson bien-aimé qui dort dans l’herbe de Montmartre ; il penseaux yeux noirs aussi à ces belles lumières sombres que laProvidence semblait avoir allumées exprès pour lui et quimaintenant…

Ici, la porte de la chambre s’entrouvredoucement, doucement, comme si quelqu’un voulait entrer ; maispresque aussitôt on entend Camille Pierrotte dire à voixbasse :

« N’y allez pas… L’émotion va le tuer,s’il se réveille… » Et voilà la porte qui se refermedoucement, doucement, comme elle s’était ouverte. Par malheur, unpan de robe noire se trouve pris dans la rainure ; et ce pande robe qui passe, de son lit le petit Chose l’aperçoit…

Du coup son cœur bondit ; ses yeuxs’allument, et, se dressant sur son coude, il se met à crier bienfort :

«Mère ! Mère ! pourquoi ne venezvous pas m’embrasser ?… » Aussitôt la porte s’ouvre. Lapetite robe noire qui n’y peut plus tenir, se précipite dans lachambre ; mais au lieu d’aller vers le lit, elle va droit àl’autre bout de la pièce, les bras ouverts, en appelant :

« Daniel ! Daniel ! – Par ici,mère…, crie le petit Chose, qui lui tend les bras en riant… Parici ; vous ne me voyez donc pas ?… » Et alorsMme Eyssette, à demi tournée vers le lit, tâtonnant dans l’airautour d’elle avec ses mains qui tremblent, répond d’une voixnavrante : « Hélas ! non ! mon cher trésor, jene te vois pas…, Jamais plus je ne te verrai… Je suisaveugle ! » En entendant cela, le petit Chose pousse ungrand cri et tombe à la renverse sur son oreiller…

Certes, qu’après vingt ans de misères et desouffrances, deux enfants morts, son foyer détruit, son mari loind’elle, la pauvre mère Eyssette ait ses yeux divins tout brûlés parles larmes comme les voilà, il n’y a rien là-dedans de bienextraordinaire… Mais pour le petit Chose, quelle coïncidence avecson rêve !

Quel dernier coup terrible la destinée luitenait en réserve ! Est-ce qu’il ne va pas en mourir decelui-là ?…

Eh bien, non !… le petit Chose ne mourrapas. Il ne faut pas qu’il meure. Derrière lui que deviendrait lapauvre mère aveugle ? Où trouverait-elle des larmes pourpleurer ce troisième fils ? Que deviendrait le père Eyssette,cette victime de l’honneur commercial, ce Juif errant de laviniculture, qui n’a pas même le temps de venir embrasser sonenfant malade, ni de porter une fleur à son enfant mort ? Quireconstruirait le foyer, ce beau foyer de famille où les deux vieuxviendront un jour chauffer leurs pauvres mains glacées ?…Non ! non ! le petit Chose ne veut pas mourir. Il secramponne à la vie, au contraire, et de toutes ses forces… On lui adit que, pour guérir plus vite, il ne fallait pas penser, il nepense pas ; qu’il ne fallait pas parler, il ne parlepas ; qu’il ne fallait pas pleurer, il ne pleure pas… C’estplaisir de le voir dans son lit, l’air paisible, les yeux ouverts,jouant pour se distraire avec les glands de l’édredon. Une vraieconvalescence de chanoine…

Autour de lui, toute la maison Lalouettes’empresse silencieuse. Mme Eyssette passe ses journées aupied du lit, avec son tricot ; la chère aveugle a tellementl’habitude des longues aiguilles qu’elle tricote aussi bien que dutemps de ses yeux. La dame de grand mérite est là, elleaussi ; puis, à tout moment on voit paraître à la porte labonne figure de Pierrotte. Il n’y a pas jusqu’au joueur de flûtequi ne monte prendre des nouvelles quatre ou cinq fois dans lejour. Seulement, il faut bien le dire, celui-là ne vient pas pourle malade ; c’est la dame de grand mérite qui l’attiresurtout… Depuis que Camille Pierrotte lui a formellement déclaréqu’elle ne voulait ni de lui ni de sa flûte, le fougueuxinstrumentiste s’est rabattu sur la veuve Tribou qui, pour êtremoins riche et moins jolie que la fille du Cévenol, n’est pascependant tout à fait dépourvue de charmes ni d’économies. Aveccette romanesque matrone, l’homme flûte n’a pas perdu son temps, àla troisième séance, il y avait déjà du mariage dans l’air, et l’onparlait vaguement de monter une herboristerie rue des Lombards,avec les économies de la dame. C’est pour ne pas laisser dormir cesbeaux projets, que le jeune virtuose vient si souvent prendre desnouvelles.

Et Mlle Pierrotte ? On n’en parlepas ! Est-ce qu’elle ne serait plus dans la maison ?… Si,toujours : seulement, depuis que le malade est hors de danger,elle n’entre presque jamais dans sa chambrée.

Quand elle y vient, c’est en passant, pourprendre l’aveugle et la mener à table ; mais le petit Chose,jamais un mot… Ah ! qu’il est loin le temps de la rose rouge,le temps où, pour dire : « Je vous aime », les yeuxnoirs s’ouvraient comme deux fleurs de velours ! Dans son lit,le malade soupire, en pensant à ces bonheurs envolés. Il voit bienqu’on ne l’aime plus, qu’on le fuit, qu’il fait horreur ; maisc’est lui qui l’a voulu. Il n’a pas le droit de se plaindre. Etpourtant, c’eût été si bon, au milieu de tant de deuils et detristesses, d’avoir un peu d’amour pour se chauffer le cœur !c’eût été si bon de pleurer sur une épaule amie !…« Enfin !… le mal est fait, se dit le pauvre enfant, n’ysongeons plus, et trêve aux tracasseries ! Pour moi, il nes’agit plus d’être heureux dans la vie ; il s’agit de faireson devoir… Demain, je parlerai à Pierrotte. » En effet, lelendemain, à l’heure où le Cévenol traverse la chambre à pas deloup pour descendre au magasin, le petit Chose, qui est là depuisl’aube à guetter derrière ses rideaux, appelle doucement.

« Monsieur Pierrotte ! monsieurPierrotte ! » Pierrotte s’approche du lit ; et alorsle malade très ému, sans lever les yeux :

«Voici que je m’en vais sur ma guérison, monbon monsieur Pierrotte, et j’ai besoin de causer sérieusement avecvous, Je ne veux pas vous remercier de ce que vous faites pour mamère et pour moi… » Vive interruption du Cévenol : Pas unmot là-dessus, monsieur Daniel ! tout ce que je fais, jedevais le faire. C’était convenu avec M. Jacques – Oui !je sais, Pierrotte, je sais qu’à tout ce qu’on veut vous dire surce chapitre vous faites toujours la même réponse… Aussi n’est-cepas de cela que je vais vous parler. Au contraire, si je vousappelle, c’est pour vous demander un service. Votre commis va vousquitter bientôt ; voulez-vous me prendre à sa place ?Oh ! je vous en prie, Pierrotte, écoutez-moi jusqu’aubout ; ne me dites pas non, sans m’avoir écouté jusqu’au bout…Je le sais, après ma lâche conduite, je n’ai plus le droit de vivreau milieu de vous. Il y a dans la maison quelqu’un que ma présencefait souffrir, quelqu’un à qui ma vue est odieuse, et ce n’est quejustice !… Mais si je m’arrange pour qu’on ne me voie jamais,si je m’engage à ne jamais monter ici, si je reste toujours aumagasin, si je suis de votre maison sans en être, comme les groschiens de basse-cour qui n’entrent jamais dans les appartements,est-ce qu’à ces conditions-là vous ne pourriez pasm’accepter ? » Pierrotte a bonne envie de prendre dansses grosses mains la tête frisée du petit Chose et de l’embrasserbien fort ; mais il se contient et répond,tranquillement :

« Dame ! écoutez, monsieur Daniel,avant de rien dire, j’ai besoin de consulter la petite… Moi, votreproposition me convient assez ; mais je ne sais pas si lapetite… Du reste, nous allons voir. Elle doit être levée…Camille ! Camille ! » Camille Pierrotte, matinalecomme une abeille, est en train d’arroser son rosier rouge sur lacheminée du salon. Elle arrive en peignoir du matin, les cheveuxrelevés à la chinoise, fraîche, gaie, sentant les fleurs.

« Tiens, petite, lui dit le Cévenol,voilà M. Daniel qui demande à entrer chez nous pour remplacerle commis… Seulement, comme il pense que sa présence ici te seraittrop pénible…

– Trop pénible ! » interrompitCamille Pierrotte en changeant de couleur.

Elle n’en dit pas plus long ; mais lesyeux noirs achevèrent sa phrase. Oui ! les yeux noirseux-mêmes se montrent devant le petit Chose, profonds comme lanuit, lumineux comme les étoiles, en criant « Amour !amour !» avec tant de passion et de flamme que le pauvremalade en a le cœur incendié.

Alors Pierrotte dit en riant souscape :

« Dame ! expliquez-vous tous lesdeux… il y a quelque malentendu là-dessous. » Et il s’en vatambouriner une bourrée cévenole sur les vitres ; puis quandil croit que les enfants se sont suffisamment expliqués – oh !mon Dieu ! c’est à peine s’ils ont eu le temps de se diretrois paroles -, il s’approche d’eux et les regarde :

« Eh bien ?

– Ah ! Pierrotte, dit le petit Chose enlui tendant les mains, elle est aussi bonne que vous… elle m’apardonné !» À partir de ce moment-là, la convalescence dumalade marche avec des bottes de sept lieues… Je crois bien !les yeux noirs ne bougent plus de la chambre. On passe les journéesà faire des projets d’avenir. On parle de mariage, de foyer àreconstruire. On parle aussi de la chère mère Jacques, et son nomfait encore verser de belles larmes. Mais c’est égal ! il y ade l’amour dans l’ancienne maison Lalouette. Cela se sent. Et siquelqu’un s’étonne que l’amour puisse fleurir ainsi dans le deuilet dans les larmes, je lui dirai d’aller voir aux cimetières toutesces jolies fleurettes qui poussent entre les fentes destombeaux.

D’ailleurs, n’allez pas croire que la passionfasse oublier son devoir au petit Chose. Pour si bien qu’il soitdans son grand lit, entre Mme Eyssette et les yeux noirs, il ahâte d’être guéri, de se lever, de descendre au magasin. Non,certes, que la porcelaine le tente beaucoup ; mais il languitde commencer cette vie de dévouement et de travail dont la mèreJacques lui a donné l’exemple. Après tout, il vaut encore mieuxvendre des assiettes dans un passage, comme disait la tragédienneIrma, que balayer l’institution Ouly ou se faire siffler àMontparnasse.

Quant à la Muse, on n’en parle plus. DanielEyssette aime toujours les vers, mais pas les siens ; et lejour où l’imprimeur, fatigué de garder chez lui les neuf centquatre vingt-dix-neuf volumes de La Comédie pastorale, les renvoieau passage du Saumon, le malheureux ancien poète a le courage dedire :

« Il faut brûler tout ça. » À quoiPierrotte, plus avisé, répond :

«Brûler tout ça !… ma foi non !…J’aimé bien mieux le garder au magasin. J’en trouverail’emploi…

« C’est bien le cas de le dire… J’ai toutjuste prochainement un envoi de coquetiers à faire àMadagascar.

« Il paraît que dans ce pays-là, depuisqu’on a vu la femme a un missionnaire anglais manger des œufs à lacoque, on ne veut plus manger les œufs autrement… Avec votrepermission, monsieur Daniel, vos livres serviront à envelopper mescoquetiers. »

Et en effet, quinze jours après, La Comédiepastorale se met en route pour le pays de l’illustre Rana-Volo.Puisse-t-elle y avoir plus de succès qu’à Paris !

… Et maintenant, lecteur, avant de clore cettehistoire, je veux encore une fois t’introduire dans le salonjonquille. C’est par un après-midi de dimanche, un beau dimanched’hiver – froid sec et grand soleil.

Toute la maison Lalouette rayonne. Le petitChose est complètement guéri et vient de se lever pour la premièrefois. Le matin, en l’honneur de cet heureux événement, on asacrifié à Esculape quelques douzaines d’huîtres, arrosées d’unjoli vin blanc de Touraine. Maintenant on est au salon, tousréunis.

Il fait bon ; la cheminée flambe. Sur lesvitres chargées de givre, le soleil fait des paysages d’argent.

Devant la cheminée, le petit Chose, assis surun tabouret aux pieds de la pauvre aveugle assoupie, cause à voixbasse avec Mlle Pierrotte plus rouge que la petite rose rougequ’elle a dans les cheveux. Cela se comprend, elle est si près dufeu !… De temps en temps, un grignotement de souris, – c’estla tête d’oiseau qui becquette dans un coin ; ou bien un cride détresse, – c’est la dame de grand mérite qui est en train deperdre au bésigue l’argent de l’herboristerie. Je vous prie deremarquer l’air triomphant de Mme Lalouette qui gagne, et lesourire inquiet du joueur de flûte, qui perd.

Et M. Pierrotte ?… Oh !M. Pierrotte n’est pas loin…

Il est là-bas dans l’embrasure de la fenêtre,à demi caché par le grand rideau jonquille, et se livrant à unebesogne silencieuse qui l’absorbe et le fait suer.

Il a devant lui, sur un guéridon, des compas,des crayons, des règles, des équerres, de l’encre de Chine, despinceaux, et enfin une longue pancarte de papier à dessin qu’ilcouvre de signes singuliers… L’ouvrage a l’air de lui plaire.Toutes les cinq minutes, il relève la tête, la penche un peu decôté et sourit à son barbouillage d’un air de complaisance.

Quel est donc ce travailmystérieux ?…

Attendez ; nous allons le savoir…Pierrotte a, fini.

Il sort de sa cachette, arrive doucementderrière Camille et le petit Chose ; puis, tout à coup, illeur étale sa grande pancarte sous les yeux en disant :

« Tenez ! les amoureux, quepensez-vous de ceci ? » Deux exclamations luirépondent ; « Oh papa !…

– Oh ! monsieur Pierrotte ! –Qu’est-ce qu’il y a ?… Qu’est-ce que c’est ?… »demande la pauvre aveugle, réveillée en sursaut.

Et Pierrotte joyeusement :

« Ce que c’est, madame Eyssette ?…C’est… c’est bien le cas de le dire… C’est un projet de la nouvelleenseigne que nous mettrons sur la boutique dans quelques mois…Allons ! monsieur Daniel, lisez-nous ça tout haut, pour qu’onjuge un peu de l’effet. » Dans le fond de son cœur, le petitChose donne une dernière larme à ses papillons bleus ; etprenant la pancarte à deux mains : – Voyons ! – soishomme, petit Chose ! – il lit tout haut, d’une voix ferme,cette enseigne de boutique, où son avenir est écrit en lettresgrosses d’un pied :

PORCELAINE ET CRISTAUX

Ancienne maison Lalouette

EYSSETTE ET PIERROTTE

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