Chapitre 2MORT DE JOIE
Il nous faut maintenant revenir sur la Terre,quoique avec une vitesse un peu inférieure à celle qu’avait misRobert Darvel à gagner la planète Mars, puisque nous n’avons pascomme lui l’aide puissante de millions de religieux hindous, ni lemerveilleux appareil qui avait servi au brahme Ardavena à condenseren un seul faisceau toutes ces volontés éparses.
Comme nous l’avons dit plus haut, lenaturaliste Ralph Pitcher avait peu à peu oublié son amiRobert.
Mais la disparition de celui-ci, lamystérieuse lettre qu’il avait reçue demeuraient en lui, comme unde ces faits étranges, inexplicables, auxquels on aime mieux ne paspenser, mais auxquels on pense quand même.
La préoccupation qu’il avait voulu écarter luirevenait, quoi qu’il fit, obsédante et dominatrice ; il yavait des nuits où Ralph s’éveillait en sursaut, croyant avoiraperçu à côté de lui son ami Robert, le front chargé dereproches.
Sous l’empire de cette hantise, Ralph Pitcherrevint au vieil hôtel de la rue d’Yarmouth ; de mois en mois,sous l’effort du vent et de la pluie, l’édifice s’en allait enruine.
La porte cochère, complètement pourrie,tombait par énormes morceaux, les gonds arrachés de leurs alvéolespendaient, les serrures avaient disparu, sans doute vendues aupoids par quelque audacieux maraudeur nocturne.
Ralph pénétra donc sans difficulté dans lacour envahie par les joubarbes, le chardon vivace et le pissenlitami des ruines.
Il explora, sans rencontrer aucun indice de cequ’il cherchait, tous les étages de l’antique demeure, au risque dese casser le cou dans les escaliers disloqués et rompus, ou detomber dans les trous pareils à des oubliettes que la pluie avaitcreusés à travers les plafonds pourris et disjoints.
Évidemment, avant peu de temps, l’hôtel seraitune ruine parfaite, dont il ne subsisterait plus que les gros murs,avec leurs cheminées de granit aux lourds blasons qui dataient dutemps de la reine Elisabeth ou de la reine Anne.
Puis, un spéculateur viendrait avec des gruesà vapeur, des camions automobiles, et un régiment de maçons du paysde Galles, qui mettraient à la place de ces décombres un immeublede rapport à douze ou quinze étages pourvu d’ascenseurs,d’installations électriques et de chauffage central.
Voilà ce que pensait Ralph, tout enredescendant mélancoliquement le grand escalier, aux rampes de ferforgé.
Mais, tout à coup, il s’arrêta, en voyantbriller quelque chose dans le bois pourri des marches.
Il se baissa rapidement ; il tenait entrele pouce et l’index une opale grosse à peu près comme une petitefève.
Il eut une brusque émotion.
– Cela ne vaut pas grand-chose, murmurat-il, une couronne et demie, s’il fallait la vendre ; troissouverains tout au plus, s’il fallait l’acheter…
Il s’arrêta, devenu tout pâle et regarda plusattentivement la petite gemme aux reflets verts et roses ; ilvenait de reconnaître la pierre que Robert Darvel portaithabituellement en épingle de cravate.
– On l’a attiré ici, s’écria-t-il, pleinde colère et de tristesse, et on l’a tué.
« Pourtant non, cela n’est pas possible,comment expliquer alors l’énigmatique lettre que j’aitrouvée ?…
Ralph quitta la rue d’Yarmouth très troublé,toute la soirée son esprit fut travaillé par cettepréoccupation ; à force d’y réfléchir, il s’avisa d’unexpédient auquel il se repentit de n’avoir pas songé tout d’abordet qui pourtant était fort simple.
Le lendemain, il se rendit au bureau desdomaines ; là, après une longue station dans les antichambres,il finit par apprendre qu’à la suite d’un procès qui avait duréplus d’un siècle entre des héritiers anglais et des héritiershindous, l’hôtel était depuis quelques mois la propriété d’unreligieux hindou nommé Ardavena et jouissant près de sescompatriotes d’une grande considération due autant à sa fortunequ’à sa science.
C’était là un premier jalon.
Ralph Pitcher résolut de poursuivre sonenquête et, après s’être fait recommander par un illustreprofesseur du Zoological Garden dont il était l’ami, il écrivit unelongue lettre au résident de la province hindoue de Chelambrum, endemandant des renseignements sur la personnalité du brahme Ardavenaet sur la présence possible dans son monastère d’un jeune ingénieurfrançais.
Il faut dire que depuis peu de temps lasituation de Ralph s’était modifiée du tout au tout ; grâce autrésor découvert dans la crypte de la pagode bouddhique, il avaitpu délaisser les travaux de taxidermie ordinaire, l’empaillage desbouledogues, des renards et des perruches, pour s’adonnerentièrement à l’étude de l’histoire naturelle où il avait desaperçus originaux.
Il signait maintenant de son nom les savantsmémoires remplis de trouvailles qu’il était heureux autrefois decéder pour quelques livres aux savants officiels, qui en tiraienthonneur et profit.
Petit à petit, il s’était fait un nom parmices véritables savants, épris d’une passion désintéressée pour lavérité, mais qui se connaissent tous dans le monde entier, formantune sorte de franc-maçonnerie sacrée, où nul ne peut entrer sansavoir fait ses preuves.
Son livre sur la disparition des racesanimales avait fait grand bruit, son portrait avait été reproduitpar plusieurs grandes publications anglaises ou françaises.
Mais en dépit de ces promesses d’une gloirenaissante, Ralph avait mis un véritable entêtement à ne pas quittersa petite boutique d’empailleur ; il y avait là une sorte desuperstition.
Puis, maniaque comme beaucoup de grandssavants, il avait horreur du changement, il lui répugnait demodifier ses habitudes.
Il vivait tout aussi simplement qu’autrefois,réservant pour quelque géniale entreprise ses capitaux qu’illaissait s’entasser à la Banque Royale et qui dépassaientmaintenant la somme de cent cinquante mille livres sterling.
Dans tout autre pays qu’en Angleterre, cettebizarre façon d’agir eût causé un tort réel à Ralph ; elle nefit au contraire que d’aider sa popularité naissante, Ralph passapour un excentrique, on voulut voir sa boutique, on laphotographia.
De nobles dames, inscrites au livre dupeerage, tinrent à honneur de lui apporter des commandes,et des automobiles armoriées s’arrêtèrent devant l’échoppe, à lagrande confusion de Mrs. Pitcher.
Ralph était donc un homme connu et il s’enréjouissait en pensant que l’on n’oserait sans doute pas luirefuser les renseignements qu’il demandait sur le brahme Ardavenaet sur son ami Robert Darvel.
La lettre une fois partie, il se sentit plusjoyeux, plus calme qu’il ne l’avait été depuis longtemps ; iltravailla ce soir-là avec un entrain incroyable à l’examenmicroscopique d’un œuf d’épiornys qu’il avait reçu quelques joursauparavant de Madagascar et sur l’étude duquel il fondait toute unethéorie sensationnelle.
Vers le soir, le cerveau un peu fatigué, ildescendit jusqu’à la taverne des bords du fleuve à la clientèlecosmopolite où il avait pris l’habitude d’aller lire certainesfeuilles étrangères.
Il venait à peine de déployer les feuilletsmassifs du Times et il avait parcouru d’un œil distrait l’articleéditorial, quand son attention fut arrêtée par une manchette quiportait en lettres énormes :
MORT DE JOIE !
Un self man. – Les drames de laSpéculation. Les Milliards inutiles. – Miss Alberte ne mourrapas : on a l’espoir de la sauver.
Il lut :
« Au moment de mettre sous presse, nousapprenons le décès de l’honorable John Téramond, le banquier bienconnu et dont la perte laissera d’unanimes regrets parmi tous lesfinanciers de la bourse londonienne.
« Mr. John Téramond a succombé dans lesplus bizarres circonstances.
« Comme on le sait, au cours de la guerredu Transvaal, il s’était distingué parmi les joueurs les plusaudacieux.
« Au rétablissement de la paix, en dépitdes conseils de tous ses amis, il consacra la totalité de soncapital à l’acquisition d’un vaste claim prospecté avant lui par uningénieur français, M. Darvel, en qui il avait toute confianceet avec lequel il s’était brouillé depuis pour des motifsfutiles.
« Ce qu’il y a de plus singulier, c’estque, depuis, ni M. Téramond ni personne n’ont plus eu denouvelles du Français, sans doute massacré au cours d’une de sestéméraires explorations dans les régions désertiques qu’il avaitl’habitude d’entreprendre sans prévenir personne.
«Au commencement, tout alla à merveille, lesgisements aurifères donnèrent un rendement considérable, réalisantainsi les prévisions de l’ingénieur français, la banque Téramondput verser aux actionnaires de fabuleux dividendes.
« Mais bientôt les filons s’épuisèrent,les bénéfices cessèrent d’être en rapport avec les frais del’exploitation, avec la dispendieuse réclame faite par la banqueTéramond ; les actions subirent une dégringolade rapide,bientôt, elles cessèrent de prendre rang dans la liste des valeurssérieuses et le marché en fut inondé ; c’était à qui s’endébarrasserait en les soldant à vil prix.
« D’autres se seraient découragés et,pendant qu’il en était temps encore, auraient, comme l’on dit, faitla part du feu et cherché une spéculation plus solide.
« Mais sourd à toutes les objurgations, àtoutes les remontrances, M. Téramond déploya une ténacitéincroyable ; il racheta les actions jetées par paquets sur lemarché et que personne d’ailleurs ne lui disputait, car lesnouvelles des champs d’or devenaient de plus en plus mauvaises. Onavait atteint un banc de marne qui paraissait être la limite duterrain aurifère, ainsi que l’affirmaient nombre de vieux mineursexpérimentés.
« M. Téramond avait foi en sonclaim, il n’interrompit pas les travaux un seul jour, y consacrantles suprêmes débris de son capital.
« Ces temps derniers, la situation deM. Téramond était regardée comme désespérée, sa magnifiquegalerie de tableaux avait été vendue ainsi que les chassesprincières qu’il possédait dans le nord de l’Écosse, lorsque, hier,un marconigramme en provenance du Cap est venu brusquement changerla face des choses.
« Après avoir traversé le banc de marneoù se terminaient, les filons aurifères, les travailleurs ontatteint un gisement dont la richesse rappelle l’époque héroïque despremières mines californiennes ; des pépites d’or pur du poidsde plusieurs kilogrammes ont été amenées à la surface du sol.
« Au moment où cette nouvelle a éclatécomme un coup de foudre dans la Bourse, M. Téramond était auxabois, il venait d’ordonner la mise en vente de son hôtel. Enrecevant coup sur coup les câblogrammes qui confirmaient ce succèssans précédent, il n’a pu résister à la violence del’émotion ; il est tombé foudroyé par l’embolie.
« M. John Téramond est mort dejoie !
« Le soir même, les actions de la banqueTéramond faisaient un saut formidable et passaient de trois livresà cent soixante livres sterling ; tout fait prévoir que cettehausse ne fera que suivre une marche ascendante demain et les jourssuivants.
« L’honorable banquier succombe au momentoù la somme énorme de plus d’un milliard allait tomber dans sacaisse.
« La seule héritière de cette colossalefortune, miss Alberte Téramond, est tombée évanouie en apprenant lamort tragique de son père ; elle a passé la nuit entre la vieet la mort. Nous apprenons en dernière heure que, malgré la gravitéde son état, on ne désespère pas de la sauver.
« Rappelons en terminant qu’un projet demariage avait été autrefois agité entre miss Alberte et l’ingénieurDarvel primitif inventeur du merveilleux claim ; lesdissentiments survenus entre M. Téramond et le jeune ingénieurn’avaient pas permis de donner suite à ce projet…
…………………………………
Ralph Pitcher relut deux fois l’article etdemeura pensif. Toute la journée du lendemain, il demeura enfermédans son laboratoire, ce qui ne lui arrivait, ainsi que l’avaitremarqué Mrs. Pitcher, que lorsqu’il se trouvait sous l’emprise dequelque grave préoccupation.
Trois jours après, correctement ganté et rasé,Ralph se présentait à l’hôtel Téramond et demandait à être reçu parmiss Alberte.
On refusa d’abord de l’admettre, la jeunefille était souffrante, plongée dans le chagrin, elle priait sonvisiteur de revenir une autre fois et pour le moment elle nerecevait personne. La consigne était formelle.
Ralph s’était attendu à cette difficulté, ilordonna d’un ton calme au valet de chambre de retourner près de samaîtresse et de lui dire qu’il avait quelque chose d’important àcommuniquer au sujet de l’ingénieur Robert Darvel.
Ces mots eurent un effet magique :quelques instants après, Ralph était introduit dans un petit salonvert et blanc, plein de meubles fragiles, de soies claires et degrès flambés, dans ce style que l’on a improprement appelé« art nouveau ».
Ralph Pitcher s’était attendu à se trouver enface de quelque prétentieuse poupée uniquement occupée de toiletteset de sports, de bijoux et de réceptions.
Il demeura surpris devant ce visage grave auxpensifs yeux bleus, à la chevelure couleur de cuivre et dont lefront bombé, le menton volontaire et le nez légèrement arquésemblaient avoir gardé toute la puissance de volonté du spéculateurmort de joie.
Alberte désigna un siège à son visiteur et,d’une voix pénétrante, autoritaire en dépit de sa musicaledouceur :
– Monsieur Pitcher, dit-elle, vous êtesle seul homme que j’aurai reçu dans la funèbre circonstance que jetraverse et cela pour deux raisons.
« M. Robert Darvel a prononcé votrenom autrefois – sa voix s’était nuancée de tristesse puis j’ai luvos livres, je sais quel créateur génial et modeste vous êtes, jesuis certaine d’avance que vous n’êtes pas venu me trouver sous unfutile prétexte.
Ces paroles sans ambages avaient mis Ralphtout de suite à l’aise.
– Non, miss, murmura-t-il, vous ne vousêtes pas trompée. Il fallait absolument que je vous parlasse ;ce que je vais vous dire va sans doute vous surprendre, mais jepuis vous jurer que je ne vous relaterai que des faits absolumentexacts.
Et, tout d’une haleine, le jeune homme racontala mystérieuse disparition de Robert Darvel, l’inexplicable lettre,enfin ses dernières démarches.
Miss Alberte l’avait écouté sansl’interrompre ; mais, à mesure qu’il parlait, sa physionomies’était transfigurée ; le pli de lassitude et dedésenchantement qui tirait le coin de ses lèvres s’était effacé.Elle s’était redressée.
– Monsieur Pitcher, dit-elle, j’ajouteune foi absolue à ce que vous venez de me dire ; j’apprécievotre fidélité envers votre ami disparu.
– Croyez bien que ce ne sont pas là desparoles en l’air.
« Les angoisses qu’a traversées mon pèreavant ce triomphe qui lui coûte la vie m’ont donné une expériencechèrement acquise.
« J’ai vu tout le monde nous tourner ledos, j’ai vu la ruine à notre porte, j’ai essuyé l’insolence descréanciers et jusqu’au mépris des domestiques.
Et elle ajouta avec un mouvement de tête quimontrait son énergie :
– Maintenant, ils reviennent tous ;c’est à qui se montrera le plus bassement flatteur, les plusinsolents sont devenus les plus serviles, ils se figurent avoirfacilement raison d’une jeune fille sans expérience desaffaires.
« Ils se trompent.
« Mon père ne m’a pas laissé que sesmillions, il m’a légué aussi sa clairvoyance et sa puissance devolonté ; j’ai déjà pris toutes les mesures qu’il fallait poursauvegarder mes intérêts ; nul n’aura sa part de la curée deschamps d’or, de toutes ces bêtes de proie qui rôdent autour de moiet qui se croient déjà partie gagnée.
« Je suis milliardaire ; mais je neferai de mon or que ce qu’il me plaira.
«Si mon père vivait encore, il m’approuverait,je n’ai jamais eu avec lui qu’une seule discussion, quand je lui aireproché son ingratitude envers M. Darvel que j’aimais, quej’aime encore.
« Mais je sais déjà ce que je ferai, jen’ai pas attendu votre visite, monsieur Pitcher, pour prendre unerésolution.
– Que voulez-vous dire ?
– Je veux retrouver M. Darvel etl’épouser.
« Je me suis promis de n’avoir pasd’autre mari que lui.
Le cœur de Ralph se gonflait de joie enentendant ces paroles ; en regardant les choses de la façon laplus optimiste, il n’aurait pas osé envisager un tel accueil ;puis ce caractère d’anglo-saxonne, crûment loyale, brutale même,lui plaisait au-delà de toute expression.
– Miss, dit-il, je vois que nous nousentendrons parfaitement, je ne suis pas venu vous demander un appuipécuniaire ; certes à côté de vous je suis très pauvre ;mais j’ai quand même en banque quelque chose comme cent millelivres, ne parlons pas de cela…
– Que voulez-vous donc de moi ? Jesuis prête à mettre à votre disposition un chèque de tel chiffrequ’il vous plaira.
– Il n’est pas ici question d’argent, fitRalph Pitcher légèrement énervé ; maintenant que je vousconnais, je n’hésiterai pas à vous en demander ; mais voici ceque je veux dire : par le prestige dont vous jouissez en cemoment, vous pouvez tout, le moindre désir exprimé par vous est unordre ; écrivez comme je l’ai fait, c’est tout ce que je vousdemande et je suis sûr qu’on vous répondra plus vite qu’à moi.
« Qu’est-ce qu’un pauvre empailleur,qu’est-ce même qu’un savant à côté d’une reine de l’or comme vousêtes ?
– Il y a du vrai dans ce que vous dites.Je vais écrire à l’instant et c’est vous qui remettrez la lettre aupost-office. Seulement, je vais me permettre d’ajouter unperfectionnement à votre idée. Il ne sera pas inutile de promettreune prime de cinq cents livres à qui pourra donner des nouvelles deM. Darvel.
– Je n’avais pas pensé à cela, ditnaïvement le naturaliste.
– Je suis bien la fille de mon père,n’est-ce pas ? J’ai appris à mes dépens à connaître lapuissance de l’argent.
Et elle eut un mélancolique sourire.
Mais déjà elle s’était installée devant unpetit bureau de bois d’olivier incrusté d’argent et de nacre (unedes dernières créations de Maple) et déjà sa haute écriture couraitsur le papier de deuil.
Ralph Pitcher regagna sa boutique pleind’espoir.
Le lendemain, le naturaliste était encorecouché, lorsque Mrs Pitcher, suivant sa coutume, lui apporta soncourrier en même temps qu’un vaste bol d’excellent café.
C’était, pour Ralph, un des meilleurs momentsde la journée ; tout en sirotant à petits coups le breuvageodorant, il décachetait du bout des doigts les revues scientifiquestoujours nombreuses dans son courrier, il les parcouraitnégligemment, il réfléchissait, il faisait le plan de travail de sajournée et ce n’est guère qu’après avoir trouvé une bonne idéequ’il se décidait à se lever. Le réveil, le recommencement dutravail intellectuel étaient pour lui un vif plaisir.
Il avait commencé à feuilleter une série dephotographies spectroscopiques des planètes qui l’intéressaienttout spécialement lorsque ses regards s’arrêtèrent sur une lettrequi portait le timbre de l’empire anglo-indien : il ladécacheta fiévreusement.
C’était un communiqué officiel qui portaitl’en-tête de la résidence de Chelambrum.
Les renseignements, rédigés en un style trèssec par quelque commis, et entourés de fatigantes formulesadministratives, plongèrent le jeune homme dans un profondétonnement.
Le commis du résident racontait à sa façon lacatastrophe dont la pagode avait été le théâtre et la folie dubrahme Ardavena. Il affirmait nettement la présence d’un ingénieurfrançais dont il ignorait le nom dans l’entourage du brahme ;mais il assurait que celui-ci avait dû être victime de l’audacieuseexpérience dont le but était demeuré inconnu et qui avait coûté lavie à plusieurs centaines de yoghis.
Ralph Pitcher avait à peine achevé cettelecture que laissant là le restant de son courrier à peine entamé,il s’élança hors de son lit, s’habilla et dégringola précipitammentl’escalier.
Cinq minutes après, il sautait dans un autocabet se faisait conduire chez miss Alberte.
Il en revint très préoccupé ; mais plutôtsatisfait.
Huit jours ne s’étaient pas écoulés que toutela presse anglaise retentissait d’une informationsensationnelle.
Miss Alberte Téramond, la milliardaire defraîche date, venait d’acquérir à prix d’or un yacht construit avecles derniers perfectionnements du confort pour l’un des Vanderbilt,et elle était partie en croisière. Personne n’avait pu savoir oùelle allait.
Certains journaux affirmaient catégoriquementque, femme d’action comme son père, elle était allée constater devisu le rendement des fameux claims. D’autres lui prêtaientl’intention de faire un simple tour dans les eaux de laMéditerranée.
Mais ce qui achevait d’affoler les curiositésaffolées par ce mystérieux départ, c’est que miss Alberte emmenaitavec elle le placide naturaliste Ralph Pitcher.
Les reporters les plus audacieux hésitaient àmettre en avant l’idée d’un mariage d’amour entre l’empailleur etla milliardaire.
On se perdait en conjectures.
