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Le Prisonnier de la planète Mars

Le Prisonnier de la planète Mars

de Gustave Le Rouge

Partie 1

 

 

Chapitre 1 UN MESSAGE MYSTÉRIEUX

 

– Personne n’est encore venu me demander,mistress Hobson ?

– Personne.

– Il n’est venu aucune lettre pour moi ?

– Aucune.

Mistress Hobson, propriétaire de la taverne à l’enseigne des Armes de l’Écosse, n’était pas bavarde de son naturel. Malgré le désir qu’avait son interlocuteur d’entrer en conversation, elle lui fit comprendre d’un petit mouvement sec et décidé qu’elle n’avait nullement envie de perdre son temps en paroles inutiles.

Installée derrière son comptoir, encadrée de pintes d’étain, d’énormes tranches de rosbif saignant, de petits barils de conserves et de flacons de pickles, elle était gravement occupée, en attendant l’heure du thé, à compter sa recette du matin et à disposer en tas égaux les pièces d’un shilling et de six pence qui remplissaient son tiroir-caisse.

À l’autre extrémité de la salle, à ce momenttout à fait vide, un jeune homme de mine et de tournure éléganteétait assis près d’un grand feu de charbon qui faisait monter deses vêtements tout trempés une épaisse vapeur.

De temps à autre, il se levait, allait à lafenêtre et, à travers les carreaux ruisselants de pluie,contemplait le panorama des quais de la Tamise, où des centaines depaquebots noirs, alignés sous le ciel couleur de fumée, dessinaientdes profils tristes dans le brouillard jaunâtre.

Quand le jeune homme avait bien contemplé lesmonceaux de charbon alignés à perte de vue, qui allaients’engouffrer dans les docks, les allées et venues de locomotivespoussives, attelées à d’interminables trains chargés de barriqueset de pierres de taille, il allait se rasseoir mélancoliquement etfermait à demi les yeux, engourdi par la chaleur humide de lapièce, le cerveau endolori par les rugissements incessants dessteamers.

C’était un jeune homme d’une trentained’années, aux cheveux et à la barbe blonds et frisés, au profilfin, aux yeux bleus et clairs on devinait à le voir une de cesnatures nerveuses, qui ont horreur de l’oisiveté et qui courentbrusquement à la réalisation des choses, même avant de les avoircomplètement étudiées et mûries.

La brume se faisait plus épaisse, et lepaysage plus indécis. Les locomotives et les paquebots étaientdevenus tout à fait vagues, et les lampes électriques commençaientà jeter leurs taches blanchâtres dans ce décor de papierbrouillard, lorsque le grelot de la porte d’entrée tinta.

Un nouveau venu pénétra brusquement dans lataverne. Malgré son macfarlane doublé de drap de Suède et sesguêtres hautes, il était couvert de boue et trempé jusqu’aux os.Ses bottes rendaient un bruit d’éponge et de larges flaquesnaissaient sous ses pas.

– C’est vous, mon cher Pitcher ?

– Votre santé est bonne, masterDarvel ?

Mr. Pitcher, sans se laisser intimider parl’air grognon de mistress Hobson, se débarrassa de son capuchon etlaissa voir une face rubiconde et vermeille, souriante etdébonnaire, à laquelle de longues moustaches rousses, à laKitchener, n’arrivaient pas à donner un air belliqueux.

Avec ses grasses mains rouges cerclées debagues, sa bedaine arrondie comme un fût de bière de Mars et paréede griffes de tigre montées en breloque, Mr. Pitcher apparaissaitcomme un des plus paisibles habitants du Royaume-Uni.

Il s’assit tout essoufflé, s’épongea le frontet se commanda un verre de porto épicé, de l’air grave d’un hommequi songe d’abord aux choses sérieuses et qui prend ses précautionscontre la bronchite.

– Toujours le même, mon vieux Ralph, ditRobert Daniel en souriant.

– Ma foi oui, M. Robert.

– Et les oiseaux, cela marchetoujours ?

– Tout doucement, M. Robert. Quandje vous ai rencontré hier à Drury-Lane, je venais de conclure uneaffaire avec un officier retour du Soudan, pour un lot de maraboutset de flamants. Eh bien, ma parole d’honneur, c’esthonteux !

Le gros homme s’était levé, pris d’uneindignation subite.

– Vous me croirez si vous voulez,M. Robert, s’écria-t-il ; dans dix ans d’ici, le commercedes oiseaux sera devenu impossible. Notez que je ne parle pas pourles plumes d’autruche, il y en a toujours, à cause des autrucheriesdu Cap, où on les élève comme des canards ; mais les beauxoiseaux des forêts vierges, les lophophores, les aigrettes, lesménures, les oiseaux de paradis, tout cela n’existera plus quecomme une légende, avant qu’il soit peu.

– Eh ! pourquoi donc, mon vieuxPitcher ? dit Robert, souriant un peu de cetteindignation.

– Pourquoi, fit l’autre en se levant avecune fureur croissante, parce qu’on les détruit, parce qu’on lesmassacre. On va jusqu’à tendre des fils électriques au bord dessources où ils s’abreuvent ; yes, sir, j’aivu de mes yeux trois mille hirondelles foudroyées le même jour,grâce à ce procédé barbare, et tout cela pour quoi faire ?Pour garnir des chapeaux !

– On pourrait en faire un plus mauvaisusage.

Ralph Pitcher n’écoutait pas soninterlocuteur ; la face empourprée de colère, il continuait àpérorer en donnant de temps en temps de grands coups de poing surla table, comme pour ponctuer ce qu’il disait.

– Oui, grondait-il avec une nuanced’émotion dans la voix, on extermine sans pitié les volatiles,grands et petits. Partout où le chemin de fer et la lumièreélectrique pénètrent, c’est un massacre. Et les oiseaux migrateurs,les cygnes, les canards sauvages, les albatros mêmes, ne sont pasépargnés. Savez-vous qu’à certaines saisons, les gardiens de pharetrouvent au pied de leur tour de granit des centaines d’oiseauxqui, fascinés par la lueur de ces foyers puissants, visiblesjusqu’à cinquante milles au large, sont venus se briser le crânecontre l’épais cristal des lanternes.

– Mais enfin, interrompit Robert Darvel,– lorsque Pitcher essoufflé s’arrêta pour reprendre haleine et enmême temps lamper une rasade -, je ne comprends pas beaucoup cetteindignation ; naturaliste et chasseur, vous êtes par métierl’ennemi naturel de tout gibier de poil ou de plume.

– Permettez…

– Et, quand je vous ai connu dans lessteppes du Turkestan et dans les jungles du Bengale, vous leurfaisiez une guerre sans merci ; je ne me rappelle d’ailleursjamais qu’avec un vif sentiment de plaisir les matins d’affût dansles grands roseaux, encore tout humides de la fraîcheur de la nuit,et nos folles cavalcades à travers les bois où nous étions parfoisobligés de camper, et d’où nous revenions pliant sous le fardeaudes pièces abattues.

Pitcher était tout à coup devenumélancolique.

– Oui, fit-il ; mais, dans nosexpéditions, nous n’employions pas de ces machines maudites, quidétruisent systématiquement toute une race d’animaux. C’étaitloyalement, la carabine au poing, que nous chassions les beauxoiseaux de la forêt, respectant les couvées, et faisant une guerreacharnée aux serpents et aux bêtes de proie.

– Il y a du vrai !

– Alors, il parait que vous êtes arrivétout à fait au succès. J’ai vu votre portrait dans le DailyTelegraph et la photographie de votre installation en Sibérie…Vous êtes riche ?

– Mon pauvre ami, quelle erreur est lavôtre ! Je suis ruiné à plates coutures.

– Mais, vos inventions ?

– Vendues pour un morceau de pain à destrusts américains.

– Et votre mariage avec la fille dubanquier Téramond ?

– Rompu, le mariage.

Le naturaliste écarquilla les yeux avecstupeur.

– Comment tout cela est-il arrivé ?demanda-t-il, en allumant flegmatiquement un cigare et ens’accotant pour mieux écouter.

– Oh ! très simplement. Je vais vousraconter cela. Avec mes inventions, mon moteur à poids léger pourles aérostats, ma chaudière à alcool pour les paquebots à grandevitesse, j’avais gagné de l’argent. C’est alors que je fis laconnaissance du banquier Téramond et que je fus présenté à safille, la charmante Alberte. Elle eut la bonté d’accueillirfavorablement mes hommages. Son père, qui voyait une fortune àgagner en utilisant mes brevets, ne se montra pas tout d’abordhostile à ce projet d’union. Tout allait bien, quand un jour jerencontrai à White-Chapel un réfugié polonais que j’avais connuautrefois à Paris. M. Bolenski était un astronome de premierordre, il avait la ferme conviction que toutes les planètes sonthabitées par des êtres semblables à nous et il étayait cetteopinion d’une foule de preuves. Ses études avaient été constammentdirigées vers les moyens d’entrer en communication avec leshabitants des astres les plus rapprochés de nous. Il eut l’art deme communiquer son enthousiasme et, après huit jours de discussionset d’entretiens, une association fut conclue entre nous. Il futconvenu (d’ailleurs vous avez dû l’apprendre par les journaux) que,négligeant la Lune que la majorité des astronomes s’accorde àreconnaître comme une planète morte, nous nous attaquerions à laplanète Mars, l’astre rouge que les astrologues du Moyen Agedisaient annoncer les guerres et les désastres. Suivant une donnéeindiquée par plusieurs savants, mais qui n’avait jamais encore étémise en pratique, nous résolûmes d’établir dans un lieuparfaitement plat une figure géométrique d’un genre élémentaire,assez vaste pour être nettement visible des astronomesmartiens.

– Pourquoi une figure degéométrie ?

– Les lois de cette science sontcertainement les mêmes dans tout l’univers. Les chiffres et lescaractères de l’alphabet sont de convention. Le triangle et lecercle et les lois qui régissent ces figures sont, au contraire,connus des savants de Mars, quelque faible que soit leurdéveloppement scientifique.

– Je ne vois pas encore par quel moyen,même si les Martiens savent la géométrie, vous auriez pu entrer encommunication avec eux.

Robert haussa les épaules en souriant.

– Mais c’est l’enfance de l’art. Admettezque l’on ait répondu à mes signaux par des signaux semblables,aussitôt j’en faisais d’autres ; j’écrivais à côté de chaquefigure son nom, les Martiens faisaient de même ; il y avait làle rudiment d’un alphabet qu’il était facile de compléter à l’aidede dessins très simples, toujours accompagnés de leur nom. Aprèsquelques mois de travail, il eût été certainement facile decorrespondre couramment. Vous voyez d’ici quels merveilleuxrésultats. Nous étions initiés en peu de temps à l’histoire, auxdécouvertes et même à la littérature de ces frères inconnus quinous tendent peut-être les bras eux-mêmes à travers les abîmes dufirmament. Puis, on ne s’en serait pas tenu là : j’ai déjà leplan d’un appareil de photographie géant ; nous eussions avantpeu possédé les portraits des rois et des reines, des grands hommeset même des plus jolies personnes de la planète-sœur.

– Qui sait ? murmurait Pitcher toutrêveur. Vous m’auriez peut-être obtenu des commandes ?

– Pourquoi pas ? s’écria Robert avecfeu. Rien n’est impossible, dans cet ordre d’idées… Mais voyez quelénorme avantage je procurais à l’humanité tout entière ; nousprofitions à peu de frais, je puis le dire, des travauxintellectuels accumulés par des milliers de générations. Lasolution de la question sociale, la longévité indéfinie, lesMartiens connaissent peut-être tout cela. Le succès de monexpérience eût été pour tous un incalculable bienfait.

– Pardon ! fit Pitcher, quiadmirait, sans le partager, l’enthousiasme de son ami. Mais, si lesMartiens en sont encore à la période semi-barbare, si ce sont desêtres féroces…

– Belle objection. Dans ce cas, c’estnous qui les aurions civilisés en les faisant profiter de nosconnaissances.

– Voilà de nobles intentions… Mais enfin,comment tout cela s’est-il terminé ?

– De la façon la plus malheureuse. Jesuis parti avec mon associé pour la Sibérie. D’abord tout marchatrès bien, mon associé M. Bolenski, qui avait été banni dePologne autrefois, obtint sa grâce. Le gouvernement russe accordales autorisations nécessaires. Arrivés par le chemin de fertranssibérien jusqu’à Stretensk, nous nous pourvûmes dans cetteville de travailleurs et de matériel, puis nous remontâmes vers lenord jusqu’à une steppe parfaitement unie où furent installées surplusieurs lieues de long nos figures géométriques. Les lignesétaient simplement tracées sur une largeur de trente mètres avecdes pierres crayeuses dont le ton blanc tranchait vigoureusementsur le sol noirâtre de la steppe. La nuit, de puissantes lampesélectriques répétaient nos signaux.

– Cela dut vous coûter cher, interrompitPitcher.

Quand furent terminés le cercle, le triangle,et la figure géométrique qui accompagne la démonstration duthéorème du carré de l’hypoténuse, que nous avions choisie commecaractéristique et très visible, mon capital était fortemententamé, mais j’étais plein d’espoir. Notre campement, à l’ombred’un petit bois, d’où nous pouvions surveiller nos tracés, formaitun petit village assez pittoresque avec ses cahutes de terre et defeuillage, et ses cuisines en plein vent. J’allais chasser l’oursgris et le renard, pêcher l’esturgeon et le saumon, en compagniedes Ostiaks vêtus de blouses de fils d’ortie et de gilets en peaude poisson, braves gens, un peu malpropres, mais prêts à me suivreau bout du monde, pour un paquet de tabac ou une fiole de rhum. Jem’accoutumais à cette vie pastorale : la Sibérie pendantl’été, avec ses vertes et giboyeuses forêts, est un séjourcharmant. D’ailleurs, les habitants de Mars ne donnaient pas signede vie.

« Mais nous avions fait la connaissanced’un grand propriétaire russe, riche à plusieurs millions deroubles, qui avait chaudement embrassé nos idées et devait nouscommanditer. À l’entendre, nos tracés étaient beaucoup troprestreints, il prétendait les faire réédifier sur un plan plusvaste et obtenir de l’empereur quelques sotnias<spanclass=footnote>Sotnia : escouade de soldats.</span> decosaques pour les garder. Brusquement, tout se gâta.M. Bolenski, dont l’acte d’amnistie n’avait pas étéenregistré, fut tout à coup arrêté et envoyé au bagne de l’île deSakhaline. Je fus moi-même emprisonné pendant quelque temps etj’eus beaucoup de peine à prouver mon innocence. Quand je revins aucampement, je le trouvai entièrement détruit par une bande depillards Khoungouses<span class=footnote>Khoungouses :brigands de la steppe.</span>. Les misérables avaient toutemporté : armes, instruments, vivres et munitions, toutjusqu’au beau télescope qui devait nous servir à reconnaître lessignaux des Martiens.

« Mes tracés géométriques étaient déjàtransformés en routes commodes et solides à l’usage des marchandsde thé et de poissons salés. Quant aux travailleurs sibériens etaux chasseurs asiatiques de mon escorte inutile de dire qu’ilsétaient partis dans toutes les directions, après avoir sans doutereçu leur part du butin… J’allai trouver le grand propriétairerusse qui devait nous commanditer, il me mit froidement à la porteen m’assurant qu’il était trop dévoué à Sa Majesté l’empereur« le Petit Père » Nicolas, pour entretenir quelquerelation avec un nihiliste de ma trempe.

– Voilà ce qui s’appelle n’avoir pas dechance, dit Pitcher, qui avait allumé un second cigare et commandéun grog ; mais comment vous êtes-vous tiré de là ?

– Je ne m’en suis pas tiré. Il me restaitencore un peu d’argent, heureusement : je me suis empressé deprendre le train et me voici. J’ai de quoi vivre à Londres pendantun mois. D’ici là, il faut que je fasse quelque découverte,autrement je ne sais ce qu’il adviendra.

– À votre place, j’irais voir ceM. Téramond : je suis persuadé qu’il vous feraitvolontiers une avance de fonds.

– Que vous êtes naïf, mon pauvreami ! Ma première visite en débarquant à Londres a été pour lebanquier que je considérais déjà comme mon futur beau-père. Ilétait au courant d’une partie de mes déboires aussi son accueilfut-il assez froid. À dire vrai, il fut tout juste poli.

– Cher monsieur, me dit-il avec uneironie un peu lourde d’homme pratique arrivé comme on dit « àla force du poignet » et qui connaît le prix de l’argent, mesfaibles capitaux ne me permettent pas de me lancer dans desentreprises aussi grandioses que les vôtres. Certes, je vousadmire, vous êtes brillamment doué, vous serez la gloire de votrepays ; mais pour communiquer avec les habitants des autresplanètes, il ne vous faut pas moins d’un milliard ou deux.Embarquez-vous pour Chicago ; c’est le conseil que je vousdonne.

« Je ne daignai pas répondre à cemalappris, je lui brûlais la politesse et me retirai un peu triste,non pas à cause de l’affaire manquée, l’argent je m’en moque, Dieumerci !… Mais miss Alberte a de si tendres yeux bleus, un simystérieux sourire, de si beaux cheveux à la fois sombres etbrillants comme le cuivre neuf…

– Inutile de continuer votre description,allons au fait.

– Oh ! c’est à peu près tout.Seulement, en me retournant avant de franchir pour la dernière foisla grille dorée de l’hôtel, j’aperçus à une fenêtre du premierétage l’adorable profil de miss Alberte. Nous nous saluâmestristement et je me retirai la mort dans l’âme. Mais j’ai compris,au regard qu’elle m’a jeté, que la pauvre enfant ne fait que subirla volonté d’un père tyrannique.

– Tout s’arrangera, dit Pitcher, je pariequ’avant un mois, vous aurez fait quelque trouvaille de génie quevous vendrez à prix d’or. Alors, le père de la belle vous rendrases bonnes grâces.

La conversation en était là entre les deuxamis, lorsque la sonnette de la porte d’entrée fit retentir sepetite voix fêlée.

Un gamin sale et déguenillé, grelottant sousson vieux tricot de marin, entra et s’avança jusqu’au comptoir oùtrônait mistress Hobson, en jetant autour de lui un regardsoupçonneux.

– Que viens-tu faire ici, vaurien ?demanda aigrement la dame.

– C’est une lettre que j’ai à remettre àce gentleman, fit le petit drôle d’un air important, etostensiblement, il désignait du doigt Robert Darvel.

En même temps, il tira de sa poche une missivetoute froissée, où le pouce crasseux du porteur s’accusait en noir,comme un cachet supplémentaire ; puis il disparut, sanslaisser le temps à personne de le questionner, en claquant la porteavec fracas.

Mistress Hobson, après avoir haussé lesépaules d’un air scandalisé, se remit à compter sa monnaie.

– Drôle de message, fit Pitcher avecméfiance.

– Drôle de messager plutôt, dit Robert enriant de bon cœur ; je ne connais personne qui puissem’écrire.

– Voilà qui est louche.

– Je vais être fixé à l’instant même.

Et Robert ouvrit la lettre et lut à hautevoix :

« Monsieur,

« J’ai eu l’occasion d’être mis aucourant de vos travaux et de vos voyages. J’ai une propositionintéressante à vous faire. Veuillez, je vous prie, venir me voir cesoir, vers dix heures, en l’appartement que j’occupe 15, rued’Yarmouth : vous demanderez M. Ardavena.

« Recevez mes salutations etl’expression de mon dévouement et surtout ne manquez pas aurendez-vous que je vous assigne et qui est, pour vous comme pourmoi, d’une haute importance. »

– C’est curieux, murmura Robert, je mecreuse vainement la tête pour deviner quel peut être cet étrange etlaconique correspondant. Regardez d’ailleurs quelle mystérieuseécriture. À côté de la lettre, l’enveloppe est presque unchef-d’œuvre de calligraphie et ce style bref et pénible…

– Oui, on dirait que ces lignes ont ététracées par un enfant sachant à peine former ses lettres et quiaurait cherché chaque mot dans un dictionnaire.

– Bah ! c’est probablement bien plussimple que vous ne l’imaginez. C’est tout bonnement quelque richeétranger, quelque industriel ou quelque excentrique, qui veutm’employer dans une de ses usines ou acheter mes futuresdécouvertes.

– Oui, vous avez raison peut-être.

– Si cela est, vous avouerez que j’ai dela chance. Je me demandais déjà ce que j’allais devenir.

Mistress Hobson avait allumé les becs de gaz,car le brouillard était devenu tellement intense qu’il étaitabsolument impossible de rien distinguer.

– Il n’est que quatre heures, dit RalphPitcher. Si vous voulez accepter mon invitation, nous dîneronsensemble en compagnie de ma mère.

– Entendu, dit Robert Darvel ; cebrouillard exhale un ennui funèbre. Je suis vraiment charmé, avantd’aller à mon mystérieux rendez-vous, de passer une bonne soirée àdiscuter de science et d’histoire naturelle, avec un ami que jen’ai pas vu depuis tant d’années.

Chapitre 2CHEZ RALPH PITCHER

 

Ralph Pticher occupait, non loin de lataverne, dans une rue sombre aboutissant aux quais, une boutiqueétroite et basse, et tout encombrée d’animaux empaillés, de volumeset de minéraux. Des oiseaux de proie et des lézards se balançaientau plafond. Sur un établi, où traînaient des pinces, des scalpelset des rouleaux de fils d’archal, Robert aperçut une boîte àcompartiments remplie d’yeux de verre, de toutes les grandeurs etde toutes les couleurs ; une étrange odeur flottait dansl’étroit réduit éclairé d’un seul bec de gaz, dont la lueurprojetait sur les murs les ombres grimaçantes des échassiers et dessauriens.

Robert Darvel fut présenté à mistress Pitcher,une vieille petite dame, au profil anguleux et sec, au mentonpointu, si jaune et si ratatinée qu’elle ressemblait, avec ses yeuxnoirs et brillants comme ceux d’un merle, à quelque singulieroiseau, empaillé et monté sur des fils de fer, auquel on seraitparvenu à rendre la vie et le mouvement par un procédé spécial. Sesmenottes sèches, aux ongles acérées comme des griffes auxmouvements fébriles, presque mécaniques, complétaientl’illusion.

Mistress Pitcher fit un cordial accueil àl’ami de son fils, et bientôt le couvert fut dressé sur une nappebien blanche, dans la salle du fond ; la bière brune moussadans des cruches de grès, l’eau du thé chanta dans la bouilloire,un ample morceau de saumon fumé, d’abord sacrifié à l’appétit desconvives, fit bientôt place à un pâté de mouton à l’écossaise et àd’autres mets substantiels.

Les deux amis dînèrent gaiement, en parlant deleurs chasses et de leurs aventures, et en faisant mille projetspour l’avenir.

Quand le dessert eut été enlevé, mistressPitcher, avec de petits gestes menus et vifs, apporta le tabacblond dans un curieux pot de Hollande ventru et doré, d’aspectdébonnaire, avec l’eau chaude et le whisky pour les grogs.

Le poêle de faïence bourré jusqu’à la gueuleronflait majestueusement, dominant le beuglement des sirènes àvapeur, le sifflement déchirant des locomotives dans les brumeslointaines de la nuit.

Il régnait dans la petite pièce une atmosphèrede tiédeur, de bien-être paisible et d’accueillante bonhomie dontRobert se sentit tout réconforté.

L’avenir lui apparut sous des couleursfavorables. Il sourit en regardant son ami Pitcher qui venaitd’allumer une longue pipe d’écume et lançait d’énormes volutes defumée en clignant de l’œil d’un air de béatitude.

En le considérant plus attentivement, avec sonteint rouge brique et ses sourcils légèrement obliques, il luitrouva une ressemblance avec les figures solennelles et raidespeintes sur les tombeaux de l’ancienne Égypte.

Son imagination se divertit à penser que Ralphétait peut-être le descendant de ces générations d’embaumeurs quiavaient confit dans l’asphalte et les gommes odoriférantes cesmillions d’ibis, de crocodiles et d’ichneumons qu’on retrouveencore aujourd’hui symétriquement alignés dans les hypogées.

Cette idée extravagante amusa beaucoupPitcher.

– Hum ! fit-il en riant, la raceaurait beaucoup dégénéré, depuis ces Égyptiens, qui étaient despersonnages sacrés, des espèces de prêtres, jusqu’à moi, pauvre« taxidermiste » qui ne rougis pas de rendre lesapparences de la vie au serin hollandais ou au caniche favori demainte vieille lady…

Le naturaliste était retombé dans lesilence ; puis, ses pensées prenant brusquement un autrecours :

– À propos, dit-il tout à coup d’un airun peu embarrassé, je tiens à vous dire une chose… Vous devez avoirbesoin d’argent ; si, en attendant que vous ayez trouvéquelque chose de sûr, vous vouliez accepter… Si, par exemple,cinquante ou cent livres…

– Je vous remercie, murmura Robert, trèstouché de la cordialité de l’offre ; très sincèrement, je n’aibesoin de rien en ce moment. Si jamais je me trouvais réellementgêné, je n’hésiterais pas à m’adresser à vous. Ne sais-je pas quevous êtes un ami dévoué, Ralph, un excellent ami ?…

– Tant pis, reprit l’autre avec unegrimace mécontente, cela m’eût fait plaisir et cela ne m’eûtdérangé en rien. Depuis mon dernier voyage, je suis suffisammentriche pour lâcher la taxidermie quand cela me conviendra.

– Je croyais pourtant… objectal’ingénieur.

– Oui, cela est vrai, du temps de noschasses dans la jungle, je n’étais pas brillant. Il a suffi d’uneseule nuit pour changer tout cela.

– Une seule nuit ? répéta Robertavec surprise.

– Oui ; mais, au fait, je ne vous aipas raconté cela, l’aventure est assez extraordinaire parelle-même.

« Peu de temps après notre séparation, jefis la rencontre d’un ancien officier de marine, nommé Slud, queson goût pour la chasse et les aventures avaient poussé à donner sadémission.

« Jamais je n’ai connu personne d’aussirobuste et d’aussi adroit que ce pauvre garçon ; nous netardâmes pas à devenir des compagnons inséparables.

« Slud connaissait à merveille tout leversant indien de l’Himalaya, où il avait chassé le tigre,l’éléphant et le yack sauvage.

« Il me fit de si enthousiastesdescriptions des animaux inconnus, non classés, qui habitaient lesgorges sauvages du Népal, que je me décidai à entreprendre avec luiune expédition dans ces déserts.

« Je passe sous silence les péripétiesordinaires de ces sortes de voyage – bivouacs dans ces temples enruine qu’a si merveilleusement décrits Rudyard Kipling, traverséede ces marécages verdoyants qui semblent ne devoir jamais finir,rencontres de fauves et de reptiles ou de Thugs étrangleurs piresencore, toute la féerie millénaire de ce vieux monde hindou surlequel, comme sur un bloc de granit, les dents d’acier du léopardbritannique s’émoussent ou se cassent, quoi qu’on en ait dit.

« Mais j’arrive au fait.

« Trois semaines environ après avoirquitté la jungle du sud, nous atteignîmes une forêt de cèdres noirsqui paraissaient interminables.

« Ce ne fut qu’après deux journées demarche que nous découvrîmes, à la nuit tombante une avenue degigantesques éléphants de pierre, à l’extrémité de laquelle seprofilaient les coupoles d’un temple ; nous pensions êtrearrivés à une de ces ruines qui, comme Angkor ou Eléphanta,couvrent plusieurs kilomètres carrés et qui sont abandonnées depuisdes siècles.

« Grande fut notre surprise enapercevant, au-dessus des dômes et des minarets, le clochersurmonté d’un paratonnerre et d’un coq doré d’une église construitedans le style du XVIIIe siècle.

« Nous jugeâmes que les missionnaires quis’étaient installés là nous accorderaient sans doutel’hospitalité ; nous avançâmes hardiment.

« Mais, comme nous franchissions le seuilde la première cour, une troupe d’hommes au crâne rasé, aux longuesrobes gris cendré, se rua sur nous ; malgré nos protestationsvéhémentes, nous fûmes garrottés, bâillonnés.

« Les plus vigoureux de nos ravisseursnous chargèrent sur leurs épaules ; à travers un dédale decouloirs compliqués et d’escaliers, nous fûmes transportés dans unegrande pièce mal éclairée, jetés sans cérémonie sur une litière defeuilles de maïs.

« Un des hommes au crâne rasé coupa nosliens, enleva les tampons de laine qui nous bâillonnaient, un autreplaça devant nous une calebasse de riz cuit à l’eau et une cruched’eau, puis la porte massive grinça sur ses gonds et nousentendîmes assujettir à l’extérieur les verrous et les barres.

« Tout cela s’était passé si vite quenous demeurâmes quelque temps stupides d’étonnement.

« Ce fut Slud qui rompit le premier lesilence ; il en avait, comme on dit, vu bien d’autres.

« – Voilà qui est drôle, mon pauvrePitcher, me dit-il avec une ironie pleine d’humour ; voilànotre logement et notre nourriture assurés pour quelques temps.Qu’en dites-vous ?

« – Je ne suis pas disposé à rire, masterSlud, répliquai-je avec mauvaise humeur. En admettant que cescoquins nous relâchent bientôt – ce qui n’est pas sûr -, ils nenous rendront certainement ni nos armes, ni nos peaux, ni toutnotre matériel… Je suis désespéré…

Slud parut touché de mon chagrin.

« – Un peu plus de sang-froid, quediable, mon vieux Pitcher, murmura-t-il ; ces gens-là n’ontpas l’air terrible, puisqu’ils nous donnent à manger. Ce sont desbouddhistes qui, par définition, ont horreur de répandre le sang.Voilà déjà une constatation rassurante…

« – Des bouddhistes ! Cependant, ceclocher, avec cette croix et ce coq doré ?

« – Parfaitement, le temple, qui a aumoins deux mille ans d’existence, est de constructionbrahmanique ; au XVIIIe siècle, les missionnaires jésuites,alors très nombreux, ont chassé les brahmes et construit l’égliseet, à leur tour, ils ont cédé la place aux bouddhistes…

« Slud acheva de me réconforter partoutes sortes de raisonnements spécieux et, après avoir partagéfraternellement notre portion de riz (nous mourrions de faim), nousétudiâmes la topographie de notre prison, avant que le soleil fûttout à fait couché.

« C’était une pièce semi-circulaire d’oùnous conclûmes qu’elle devait occuper le demi-étage d’une tour, uneseule meurtrière placée très haut l’éclairait, laissant dansl’ombre les deux angles extrêmes. Avec la paille de maïs qui noustenait lieu de lit, un escabeau et quelques couvertures composaienttout le mobilier. Les murailles avaient six pieds d’épaisseur, laporte était massive et nous ne possédions aucune espèce d’outilcapable d’en venir à bout.

« Nous remîmes à plus tard toute espècede projet d’évasion et nous dormîmes cette nuit-là d’un sommeilaccablé.

« La journée du lendemain se passatristement, sans vivres et sans nouvelles. Sur le soir, un bonzeaux longues oreilles, au sourire d’une béatitude idiote nousapporta notre ration et se retira sans avoir daigné répondre àaucune des questions de Slud, qui parlait assez correctement ledialecte de cette partie de l’Inde pour le questionner.

« Les jours suivants s’écoulèrent demême, sans amener aucun changement, aucun espoir même de changementà notre lamentable situation. Nous tombions, petit à petit, à undécouragement profond.

« À des heures régulières, chaque jour,le vacarme des cloches et des gongs nous annonçait la célébrationdes offices bouddhiques.

« L’incertitude où nous étions sur lesraisons de cette inexplicable détention jetait Slud dans devéritables accès de rage. Nous étions en proie à cette oisivetéforcée des captifs, à ce désœuvrement inquiet qui sont une despires tortures, le spleen nous gagnait.

« – Cela ne peut pas durer, me dit Sludun soir, il faut essayer quelque chose…

« – Quoi ? fis-jemélancoliquement.

« – Je ne sais pas. Mais tout estpréférable à cette captivité ignominieuse. Mieux vaut mourir ennous défendant courageusement que de pourrir dans ce trou.

« J’approuvai Slud et nous nous mîmes àchercher une idée.

« – Je ne vois qu’un moyen, déclarai-jeattendre qu’il soit nuit, assommer – je dis assommer et non pastuer, il y a une nuance – le bonze aux longues oreilles, gagner lesommet de la tour et de là nous laisser glisser en bas.

« Slud applaudit à mon idée, d’autantplus qu’il n’en voyait aucune autre de pratiquement réalisable.Nous trompâmes notre impatience, en attendant le soir, en nousoccupant à tresser avec nos couvertures une corde solide, capablede supporter le poids de nos deux corps et nous en éprouvâmes larésistance en tirant dessus de toutes nos forces.

« Nous étions horriblement énervés unorage qui s’amassait lentement au-dessus des bâtiments du monastèreajoutait à notre fièvre.

« L’air qui pénétrait par l’uniquemeurtrière de notre prison était embrasé comme s’il se fût exhaléde la gueule ardente d’un four. Nous nous en consolâmes en pensantque l’orage seconderait peut-être nos projets.

« Nous attendîmes avec angoisse laquotidienne visite du bonze, les heures s’écoulaient avec uneimpitoyable lenteur.

« Nous étions palpitants d’émotionlorsque enfin nous entendîmes grincer les verrous et lesbarres.

« Le bonze entra, souriant comme decoutume, de ce même sourire niais et béat qui avait le don dem’exaspérer.

« Il se pencha pour déposer à terre lacalebasse de riz et la cruche.

« Mais, à ce moment, Slud fit tournoyerl’escabeau au-dessus du crâne rasé, il y eut un bruit mou de chairaplatie, d’os broyés ; le bonze gisait à terre, assommé, sansavoir eu le temps de pousser un cri.

« Nous ne nous attardâmes pas à voir s’ilétait mort ou vivant.

« Sans un mot, nous prîmes ses clefs etnous l’enfermâmes à notre place.

« Il faisait maintenant complètementnuit ; nous commençâmes l’ascension de l’escalier et nousgravîmes sans encombre une trentaine de marches.

« Nous allions atteindre la plate-forme,lorsque Slud, qui marchait le premier, aperçut à la lueur d’unéclair un autre bonze accroupi, dans une immobilité complète, prèsdes créneaux sculptés de lotus.

« Nous nous hâtâmes de battre enretraite.

« Nous étions désespérés.

« Slud crispait les poings rageusement,avec le geste de jeter du haut en bas de la tour le religieuxtoujours immobile. Je tremblais qu’il ne mît cette idée àexécution.

« Mais, avant que j’eusse pu le retenir,il s’était élancé, il rampait doucement sur la plate-forme dans ladirection du bonze.

« Je le suivis, prêt à prendre sadéfense.

« À ce moment, un grand éclair silencieuxdéchira le ciel, nous montrant la face de notre ennemi crispée parune grimace extatique.

« Il était sans doute en proie à un deces sommeils à demi cataleptiques auxquels sont sujets ces sortesd’ascètes.

« Je respirai.

« Nous n’aurions donc pas besoin derecourir à la violence, il suffirait de ne pas éveiller ledormeur.

« Slud, maintenant plus calme, fut de monavis et nous commençâmes immédiatement nos préparatifs.

« Je déroulai la corde que nous avionsfabriquée et que je portais autour des reins et je l’attachaisolidement à un des créneaux sculptés, puis la descentecommença.

« Je demandai à passer le premier ;je savais Slud très sujet au vertige et sa nervosité était encoreaugmentée par les effluves orageux ; le poids de mon corps, enaugmentant la tension de la corde et en diminuant le balancement,rendrait à mon compagnon la descente plus aisée.

« Une autre cause d’inquiétude, c’étaitde savoir ce que nous allions trouver au pied de la tour : unfossé, une cour intérieure, le toit d’un temple ? Les ténèbresne nous permettaient de rien discerner ; la lueurintermittente des éclairs ne nous montrait qu’un chaos de bâtimentsdisparates.

« D’abord, tout alla bien ; d’aprèsmon conseil, Slud descendait en fermant les yeux et s’applaudissaitde cette précaution.

« Mais, tout à coup, je poussai un criterrible.

« J’étais arrivé à l’extrémité de lacorde ! Au-dessous de moi, mes pieds se balançaient dans levide ; j’avais failli glisser dans l’abîme !

« – La corde est trop courte, murmurai-jed’une voix étranglée d’angoisse.

« – De combien ? bégaya Slud.

« – Je ne sais pas… De beaucoup trop pourque nous puissions nous laisser tomber.

« À ce moment, un formidable coup detonnerre retentit, nous enlevant le peu de sang-froid qui nousrestait.

« J’entendis, au-dessus de moi, la voixdolente de Slud :

« – Le vertige !… Je le sens,balbutia-t-il, ma tête tourne…

« – Il faut que je lâche la corde…

« – J’aime mieux cela.

« – Je vais tout lâcher !… C’estplus fort que moi…

« – Au nom de Dieu ! mon cher Slud,ne faites pas cela ! m’écriai-je. Je vous en supplie, soyezcourageux.

« – Je ne puis pas.

« Et sa voix était comme cassée.

« Je l’entendais claquer des dents. Jesentais les trépidations de la corde agitée par ses mainsconvulsives. Ce fut quelques secondes d’épouvantable angoisse.J’étais à bout de force, je sentais mes poignets s’engourdir,j’étais moi-même tenté de tout abandonner, de sauter dans legouffre ténébreux, de me laisser glisser dans la mort.

« On vit toute une existence, dans cesmoments-là.

« Je me suis souvent demandé comment mescheveux n’avaient pas blanchi d’un seul coup pendant leseffroyables moments que nous avons passés au flanc de la vieilletour bouddhiste sculptée de monstres grimaçants…

– Comment fîtes-vous ? interrompitimpatiemment l’ingénieur, gagné par l’émotion du narrateur.

Ralph Pitcher continua, après quelquesinstants de silence :

– J’allais me laisser tomber lorsqu’il mevint une inspiration désespérée, quasi folle.

« – Écoutez, dis-je à Slud, il reste unmoyen suprême.

« – Lequel ?

« – Je vais remonter, je vais retournerdans notre cellule.

« – Il y reste encore des couvertures, jevais les découper en lanières, fabriquer un bout de cordesupplémentaire.

« – Mais c’est insensé ! râla lemalheureux.

« – Et moi ! quedeviendrai-je ?

« – Est-ce que je suis capable d’attendreencore une minute ?

« – Quand vous reviendrez si vous avez lachance de revenir vous ne me retrouverez plus.

« – J’aurai lâché prise !

« Et il ajouta, avec un accent qu’il mesemble toujours entendre :

« – Cela vaut mieux d’ailleurs. Vous avezraison, Ralph. Laissez-moi mourir.

« – Je ne l’entends pas ainsi !m’écriai-je, gagné d’une colère.

« – Je ne me sauverai pas seul, je vousle jure !

« – Allons, Slud, remontez de cinq ou sixmètres.

« – À quoi bon ?

« – Mais vous ne comprenez doncpas ? Je vais vous attacher solidement à la corde avec lacorde elle-même !

« – Obéissez sans discuter !

« – Comme cela, vous pourrez attendre monretour.

« Slud se hissa quelques mètres plushaut, comme je le lui demandais, mais avec une extrême difficulté.Je tremblais à chaque instant qu’il ne dégringolât sur moi et nem’entraînât dans l’abîme. Mais l’espoir que je venais de faireluire à ses yeux lui donna la force de dominer ses nerfs.

« Sitôt que je jugeai la longueursuffisante, je coupai la corde au-dessous de moi.

« Avec le tronçon ainsi obtenu,j’attachai solidement Slud sous les aisselles à la cordeprincipale ; puis, lui mettant un pied sur les épaules, jecommençai à remonter, dans un tel état de surexcitation violenteque je ne sentais plus la fatigue, que je ne voyais pas lesmonstres de granit penchés sur moi me regarder avec leurs hideusesfaces de démons.

« Mais, comme je mettais le pied sur laplate-forme de la tour, il m’arriva quelque chose de terrible.

« Je me trouvai en face du bonze,maintenant parfaitement réveillé.

« Il était d’ailleurs, je pense, toutaussi effrayé que moi en voyant un homme surgir brusquement à sescôtés, comme s’il eût été apporté là par un coup de tonnerre.

« Je ne lui laissai pas le temps derevenir de son ébahissement.

« Je lui sautai à la gorge, je leterrassai et je l’étranglai à moitié ; la soudaineté de monattaque avait été tellement irrésistible qu’il n’avait pousséqu’une sorte de grognement ; j’achevai de l’étourdir d’un coupde poing à renverser un bœuf, j’avais le passage libre.

« Je me ruai vers la cellule qui nousavait servi de prison, tellement heureux, tellement orgueilleux demon triomphe, que je riais aux éclats, nerveusement. Je suis sûrqu’à ce moment j’étais à deux doigts de la folie…

« Mais une horrible déconvenuem’attendait : dans mon exaltation, dans ma joie délirante,je n’avais plus songé que c’était Slud qui avait laclef !

« Cette fois, ma force de résistanceétait à bout, je tombai affaissé sur les marches de l’escalier,toute mon énergie s’était envolée. Je n’étais même plus capabled’associer deux idées, je divaguais ; un instant, j’oubliaimême le malheureux Slud que j’avais lié au-dessus de l’abîme et quine pouvait, sans moi, ni remonter ni descendre.

« Puis je me mis à pleurer à chaudeslarmes ; à ce moment, un enfant eût eu raison de moi.

« Je demeurai longtemps couché sur lapierre, dans l’anéantissement le plus profond, le plus entier.

« Ce fut l’idée de Slud, que je nepouvais abandonner ainsi, qui me rendit le courage de continuer lalutte.

« J’essuyai mes larmes et, assis sur lapierre, je me mis à chercher l’impossible moyen de salut, comme unécolier qui peine sur un insoluble problème.

« Mais tout à coup je poussai un cri non,un hurlement de joie. J’avais trouvé. Et comme cela était simple,facile ! Comment n’y avais-je pas songé plus tôt ?

« Je remontai précipitamment jusqu’à laplate-forme de la tour.

« J’allai vers le bonze que je venais demettre en si piteux état et je commençai par le bâillonner, pourlui ôter toute possibilité d’appeler au secours si jamais il avaitquelque velléité de revenir à la vie ; puis je le dépouillaide sa longue robe gris cendré, d’une sorte de tunique qu’il portaiten dessous et d’un lambeau de couverture qui lui tenait lieu demanteau, je le laissai nu comme un ver.

« Avec tous ces matériaux, je me mis autravail, il me fallait une corde, c’était le bonze qui allait enfaire les frais ; j’avais là sous la main une provisiond’excellent drap dont j’appréciai tout de suite la solidité.

« J’ai oublié de vous dire que j’avais uncouteau dérobé au bonze geôlier et qui m’avait déjà servi à couperla corde pour attacher Slud ; je commençai aussitôt à découperla robe gris cendré en longues lanières que je nouai bout àbout.

« Je travaillais à la lueur des éclairsavec une activité fébrile, une prestesse incroyable. Un moment, jevis le coq du clocher, que j’apercevais alors très nettement enface de moi, illuminé d’une sorte d’auréole fulgurante.

« Presque en même temps, un gémissementlamentable monta des profondeurs du gouffre.

« C’était Slud qui m’appelait àl’aide.

« Dans ma précipitation, je n’avais pasassez serré la corde. Sous le poids de son corps, les nœuds sedéfaisaient peu à peu, il les sentait lentement glisser.

« Je ne pouvais deviner cela, je n’enétais pas moins affolé par ce lugubre appel auquel la prudencem’interdisait de répondre. Mais je me hâtais avec une inconcevableardeur ; la corde s’allongeait à vue d’œil sous mes doigtsinquiets.

« Enfin, elle fut prête, je la roulaiautour de ma ceinture et je me laissai glisser le long del’ancienne corde avec l’angoisse qu’il fût arrivé à Slud quelquemalheur que je ne pouvais prévoir.

« J’arrivai à temps.

« Le tronçon de corde s’était tout à faitdénoué.

« Slud ne se maintenait plus que par sesdoigts crispés. Je nouai un peu au-dessus de lui le nouveau câble àl’ancien et notre périlleuse descente recommença.

« – Vous avez eu bien tort de remonter,me dit tout à coup Slud.

« – Comment cela ?

« – J’aurais dû y songer plus tôt, nosvêtements auraient suffi pour allonger la corde…

« Dans la minute même où il prononçaitces paroles, mes pieds touchaient un sol humide et gazonné.

« – Bah ! dis-je en riant, ce quiest fait est bien fait, je crois que cette fois nous y sommes.

« Une minute après, il prenait pied à mescôtés ; nous nous embrassâmes avec transport, nous étionsivres de joie. Pourtant, nous étions loin d’être sauvés.

« La lueur des éclairs nous fit voir quel’endroit où nous avions atterri – je peux dire si miraculeusement– était une sorte de fossé humide et marécageux, situé entre lesfondations de la tour et celles de l’église des Pères jésuites. Auxdeux extrémités, il était barré par de fortes grilles, et devaitsans doute communiquer avec les canaux qui entouraient le temple,comme cela se rencontre dans beaucoup d’édifices du même genre.

« Nous reconnûmes que nous n’étions guèreplus avancés qu’avant de sortir de notre cachot.

« Ce fut Slud, maintenant qu’il étaitdélivré des affres du vertige, il avait repris toute sonimaginative, toute sa perspicace lucidité qui découvrit, à demidissimulée par une touffe de nymphéas, une ouverture voûtée où ildevait nous être possible de marcher en nous courbant un peu.

« – Voilà le salut, déclara-t-il, noussommes certains, en nous cachant là, d’abord de n’être pasdécouverts, ensuite d’arriver presque infailliblement à l’airlibre.

« – Mais, objectai-je timidement, si nousnous perdons dans des souterrains inextricables…

« Il haussa les épaules avecimpatience.

« – Ce n’est pas un souterrain, cela,fit-il, c’est l’entrée d’un égout, nous sommes forcés de trouverune issue vers l’extérieur.

« D’ailleurs, essayons.

« Je ne répliquai plus, nous nousengageâmes sous la voûte basse.

« J’avais cédé sans trop de résistanceparce que je comptais sur l’obscurité pour arrêter cette marcheimprudente, je fus complètement déçu dans cette prévision.

À peine avions-nous fait quelques pas que jepoussai un cri de stupeur. À perte de vue, les parois, le sol et lavoûte du souterrain étaient éclairés par une lumière verdâtre, unesorte de phosphorescence très douce.

« Slud triompha bruyamment :

« – Je ne m’y attendais pas,s’écria-t-il, mais cela tombe à merveille. Savez-vous ce que c’estque cette lumière ?

« – Ma foi, non, avouai-jehumblement.

« – Surtout, ne croyez pas à quelquemiracle de Cakya-Mouni !

« Ce sont tout bonnement des animalculesphosphorescents, l’éclairage de l’avenir.

« Il trépidait d’enthousiasme.

« – Edgar Poe avait déjà songé à cela,reprit-il, quand, dans la Maison Usher, un de ses plusbeaux contes, il parle de cette lumière incompréhensible quibaigne les parois du souterrain.

« Maintenant, les microbes lumineux trèscommuns, d’ailleurs, surtout à ces latitudes sont parfaitementdécrits, classés, catalogués.

« Tout laboratoire qui se respecte enpossède quelques bocaux.

« J’avoue que j’étais émerveillé. Nouscontinuâmes notre chemin à cette lueur fantastique, qui ne faisaitdéfaut à certains endroits que pour phosphorer plus brillamment unpeu plus loin.

« Slud constata avec un certainétonnement que le sol allait en montant et que le couloir semblaits’élargir à mesure que nous avancions.

« Au bout d’une centaine de pas, nouspouvions marcher sans nous courber ; un peu plus loin, nousarrivâmes à une sorte de carrefour ; le souterrain se divisaiten deux branches, l’une déclive, l’autre ascendante ; nousétions fort embarrassés pour faire un choix. Ce fut, comme ilarrivait souvent, Slud, qui d’autorité, trancha laquestion :

« – La branche descendante, décida-t-il,ne nous mènerait sans doute qu’à quelque étang, plein de crocodileset de serpents d’eau c’est l’autre qu’il faut prendre.

« Je le suivis sans objection ; Sludavait une telle influence sur moi que j’étais rarement d’un avisdifférent du sien ; mais, au bout de très peu de temps, nouseûmes la désagréable surprise de voir les phosphorescencesdiminuer, puis disparaître complètement ; l’humidité chaudedes bas-fonds était sans doute nécessaire aux animalculeslumineux.

« Tâtant les mûrs, ne plaçant nos piedsque l’un après l’autre – j’avais toujours présentes à l’esprit deshistoires d’oubliettes -, nous fîmes encore un peu de chemin.

« Slud n’était pas content, il grommelaitsourdement contre ce féerique éclairage si commode et qui tout àcoup nous laissait en plan, je pressentais qu’il n’allait pastarder à rebrousser chemin.

« – Halte ! cria-t-il tout àcoup.

« Bon, pensais-je, ça y est, nous allonsrevenir sur nos pas, et je demandai à haute voix :

« – Qu’y a-t-il donc, mon cherSlud ?

« – Impossible d’aller plus loin… lagalerie ne se continue pas, c’est un cul-de-sac, une impasse.

« – Alors, nous revenons ?

« – Pas du tout… Venez doncm’aider !

« Je m’approchai.

« Dans les ténèbres, je sentis qu’il memettait en main un gros anneau de fer, glacial et rugueux, en mêmetemps qu’il m’invitait à tirer de toutes mes forces.

« Et, comme je tâtonnais avec unecertaine hésitation…

« Vous ne comprenez donc pas ?fit-il avec vivacité. Nous sommes certainement devant une portesecrète dont il s’agit de faire jouer les ressorts ; lecouloir que nous venons de suivre n’aurait pas de raison d’êtresans cela. Tirez ! Mais tirez donc !

« Et, pour me donner l’exemple, il avaitempoigné l’anneau et il tirait de toutes ses forces. Je joignis mesefforts aux siens ; mais, tout d’abord – à voir le peu derésultat que nous obtenions -, je pensai que nous nous étionsattelés à quelque anneau scellé dans le roc. Cette opiniontimidement émise eut le don d’exaspérer Slud.

« – Bien sûr, hurla-t-il, que l’anneauest scellé dans le roc !

« Ce n’est pas difficile àvoir !

« Mais vous n’avez donc jamais visité detemple hindou, pour ignorer que presque toutes les portes secrètesdes cryptes sont faites de pierres pivotantes, si bien équilibréesqu’un léger heurt les déplace et que, d’elles-mêmes, ellesreprennent leur position… Mais tirez donc !

J’obéissais, mais c’était plutôt pour donnersatisfaction à Slud ; tout le résultat qu’on pouvait attendred’un labeur aussi fallacieux, c’était que l’anneau – que sesrugosités me révélaient passablement rouillé – nous restât dans lesmains en nous envoyant les quatre fers en l’air.

« Aussi ma surprise fut-elle à son comblelorsque, après un grincement mélancolique, le roc pivotabrusquement sur lui-même, découvrant une baie étroite et vaguementéclairée, exactement comme Slud l’avait annoncé.

« Nous nous empressâmes de pénétrer parcet huis miraculeusement entrebâillé.

« Hein ! qu’en dites-vous ? fitSlud d’un ton de supériorité écrasant.

« Je rendis hommage comme toujours auflair étonnant de mon compagnon et nous marchâmes cette fois sousune voûte spacieuse qu’éclairait cette lumière vague et commelointaine dont j’ai parlé.

« Mais il était dit que nous devionsmarcher de surprise en surprise. À peine avions-nous fait trois pasque nous débouchâmes dans une vaste crypte, une vraie cathédralesouterraine, creusée à même le flanc du roc vif. Les batailles desdieux et des monstres du Mahabharata se déroulaient en gigantesquesbas-reliefs sur les murs. De la voûte creusée en dôme pendait uneénorme lanterne de corne, comme on en fabrique au Thibet. C’est delà que s’épandait cette lueur embrumée et molle que nous avionstout d’abord aperçue. L’imperceptible mouvement – dû sans doute àl’aspiration d’invisibles prises d’air – dont elle était agitée,faisait danser de grandes ombres mouvantes sur les murs etfrissonner des ombres accroupies dans les coins sombres. Nousdemeurâmes quelque temps silencieux. Je n’ai jamais vu d’endroitplus solennel que ce sanctuaire souterrain ; j’eusl’impression accablante de toute la masse des temples, de toute lasuite des siècles et des générations qui pesaient au-dessus de matête.

« Slud m’arracha brusquement à cettecontemplation non exempte d’une terreur que je sentais grandird’instant en instant. De son bras étendu, il me montrait uncolossal Bouddha de bronze accroupi dans la pose hiératique entreles hauts brûle-parfums. Je remarquai alors une chose qui toutd’abord m’avait échappé le dieu, quinze à vingt fois grandeurnature, avait de larges prunelles étrangement étincelantes.

« – Mais vous ne voyez donc pas, clamaSlud, éperdu, ce sont des diamants, il a des yeux dediamant !

« Regardez ces feux qu’ils jettent aumoindre balancement de la lanterne !

« Il n’y a pas moyen de s’y tromper.

« Je ne crois pas qu’il existe dansl’univers entier une troisième pierre aussi belle !

« Le Kohinoor, le Sancy, ne sont à côtéque des cailloux ridicules.

« Il gesticulait, il gambadait, ilperdait la tête.

« – Ha ! ha ! ricana-t-il,messieurs les bonzes, vous allez nous donner une jolie indemnitépour notre détention illégale dans votre tour !

« À nous les prunelles du vieuxBouddha !

« Et d’abord, je veux leur donner nosnoms.

« L’un s’appellera le Ralph, l’autre leSlud, c’est un moyen comme un autre de passer à la postérité.

« Qu’en dites-vous, mon vieuxRalph ?

« – Je dis, répliquai-je avec unsang-froid qui le stupéfia, que vous n’avez pas tout vu.

Regardez ce qu’élève le Bouddha dans sa maindroite.

« – Eh ! pardieu, c’est unlotus !

« – Vous n’y êtes pas, c’est bel et bienune clef, une énorme clef, pendant que la main gauche abaissée versle sol s’appuie sur un coffre de bronze que j’avais d’abord pris,tant il est vaste, pour un petit autel…

« Nul doute que la clef n’ouvre lecoffre.

« Nous avons sûrement mis la main sur undes trésors secrets du grand lama, confié à la garde du dieului-même !

« La joie de Slud, à cette révélation, neconnut plus de bornes.

« – Le trésor viendra après lesdiamants !

« – Hurrah ! Tout va bien !

« – Donnez-moi, le couteau, Ralph ;je veux avoir la gloire de les détacher moi-même.

« – Voulez-vous que je vousaide ?

« – Inutile… Vite le couteau.

« Je le lui donnai et il sauta d’un bondsur l’autel. Il y eut alors un terrible grondement detonnerre ; mais Slud avait déjà escaladé le bras, puisl’épaule du dieu. Debout sur l’épaule, il fouillait l’orbitegauche.

« Il y eut un crissement de métal.

« – Et d’un ! hurla-t-iltriomphalement en brandissant la pierre et il passa sur l’autreépaule.

« Était-ce une illusion ? Mais il mesembla que le Bouddha avait froncé ses sourcils de bronze, lesourire paisible de sa face éborgnée me parut plein de menaces.

« Slud mit un certain temps à arracher laseconde prunelle. Mais, lorsqu’il y parvint, la foudre éclata avecune si fracassante horreur que je crus que les étages du vieuxtemple s’écroulaient. La lanterne dansa au bout de son câble ;les images monstrueuses des Devas et des Asparas, des serpentsailés et des dieux zoocéphales eurent un mouvement pour quitter lesbas-reliefs et allongèrent des têtes menaçantes. Il me sembla quela face auguste du dieu maintenant aveugle s’entourait d’uneauréole livide.

« Slud lui-même, surpris par lacommotion, perdit pied et glissa ; s’il ne se fût rattrapé etcramponné à un des ornements du diadème de l’idole, il fût tombé,fût allé s’ouvrir le crâne sur le pavé du sanctuaire. Mais il nefit que rire de cet accident.

« – Je crois, déclara-t-il, que leBouddha veut m’impressionner avec ses coups de tonnerre. Nous nesommes pourtant pas quittes. Maintenant, au trésor !

« Il avait mis les diamants dans sa pocheet il descendait avec précaution.

« Pour moi, je demeurai à la même place,envahi d’une sourde terreur qu’augmentaient les ombres flottantesqui semblaient douer les murailles d’un frémissement de vie. Lesgongs suspendus autour de l’autel répétaient encore le mugissementdu tonnerre, et je discernai nettement dans ces voix de bronze demenaçantes intonations. J’avais le cœur serré d’un affreuxpressentiment et je vis bien que Slud partageait cette impression,car il ne riait plus, il ne plaisantait plus.

«, Ce fut silencieusement qu’il prit la clefdans la main de l’idole et qu’il la fit entrer dans la serrure,puis se retenant d’une main à un câble qui pendait de la voûte et,s’arc-boutant, il se mit en devoir d’ouvrir. Il y eut un bruit secde déclic, le couvercle de la caisse se dressa, en même temps que,par un mécanisme savamment combiné, le dieu relevait sa mainprotectrice.

« Mais alors, comment vous direl’effroyable catastrophe ? Le Bouddha, avec son terriblesourire, m’apparut dans un océan de flammes fuligineuses quidardaient comme des serpents leurs langues bleuâtres jusqu’à mespieds !

« À la place de Slud disparu, un génie auvisage d’or, au torse d’or, s’agitait au milieu du brasier…

« Je demeurai paralysé par la peur, clouéau sol, éperdu, pantelant d’horreur.

« Le mugissement d’un coup de tonnerreplus violent que les précédents éclata presque à mon oreille, lebrasier s’était éteint ; l’homme d’or se dressait seulimmobile près du coffre ouvert.

« Je demeurai quelques instants à demiévanoui…

« Quand je revins à moi, que je reprisassez de courage pour m’approcher de l’autel, essayer de comprendrel’affreux prodige, je reconnus avec une terreur sans nom quel’homme d’or toujours immobile – c’était mon pauvre Slud…

– La foudre avait volatilisé l’or ducoffre, murmura l’ingénieur.

– Précisément, reprit RalphPitcher ; quand je fus près de Slud, quand je le touchai, iltomba en poussière sous mes doigts et, sous cette poussière, jereconnus deux gros charbons luisants, qui étaient les prunelles duBouddha…

« La main relevée du dieu avait touché lecâble du paratonnerre installé là sans doute autrefois par lesjésuites… Je ne sais qui a pu avoir l’idée de ce mécanismediabolique.

« Dans le coffre, la foudre avaitrespecté une boîte de laque pleine de gemmes de moindre valeur etde lingots d’or.

« J’eus le courage de m’enfuir avec cebutin, de regagner la porte secrète, et je réussis à me sauver, ensuivant la branche descendante du canal souterrain qui allaitaboutir dans la jungle.

« Certes, je suis riche, mais il y a desmoments où cette richesse me pèse, quand je songe à la mort dupauvre Slud…

Un grand silence accueillit le récit de cetteaventure extraordinaire, dont Ralph Pitcher paraissait aussibouleversé que si elle eût lieu la veille.

Robert Darvel s’empressa de changer laconversion.

Impressionné par ce récit, il se retira detrès bonne heure, mais en s’engageant à revenir le lendemain et nonsans avoir formellement promis à son ami d’user de sa bourse commede la sienne propre si jamais il en avait besoin.

Chapitre 3DISPARU

 

Le lendemain, Pitcher attendit vainement sonami toute la journée, il ne s’alarma pas tout d’abord ; mais,quand trois jours se furent écoulés et qu’à l’hôtel où Robert étaitdescendu on lui dit être sans nouvelles de lui, il commença à avoirde sérieuses inquiétudes.

Robert m’aurait écrit, pensa-t-il, il étaittrop heureux de me revoir ; nous sommes d’anciens camarades,jamais l’ombre d’une fâcherie n’a obscurci notre vieille amitié. Ilfaut qu’il lui soit arrivé malheur.

Pitcher ne descendait guère dans Londres quedeux ou trois fois par mois, pour porter des pièces aux amateurs etaux grands marchands, et pour remettre ses manuscrits aux savantsconnus, qui les signaient à sa place.

Ralph était un homme de cœur, il n’hésita pasune minute à abandonner ses oiseaux pour se mettre à la recherchede Robert. Il endossa une pèlerine en drap imperméable et, munid’un revolver et d’une grosse canne, il partit en expédition.

Je vais aller directement rue d’Yarmouth,dit-il, et demander moi-même le signataire de la lettre, cetArdavena, dont j’ai heureusement retenu le nom. Là, j’apprendraisûrement quelque chose de plus.

Après une course de deux heures il atteignitenfin la rue d’Yarmouth et fit halte, très essoufflé, devant uneporte cochère toute vermoulue, dont la peinture tombait parécailles. Il frappa vainement du marteau de fer sur le heurtoir,cogna même aux persiennes, si pourries qu’elles s’effritèrent sousson poing.

Très mécontent de ne recevoir aucune réponse,il s’adressa à une fruitière que son vacarme avait attirée dans larue et qui, les mains sur les hanches, le considérait d’un airgoguenard.

– Mon bon monsieur, fit la dame avec unfort accent irlandais, vous perdez votre temps et vos peines. Il ya plus de cent ans que la maison est inhabitée. Vous n’avez qu’àregarder tous les carreaux sont cassés, le toit est crevé, c’estune vilaine baraque et cela vaut de l’argent pourtant.

Peu satisfait du renseignement, Pitcherinterrogea successivement un épicier, un fish-monger et deuxpolicemen, des balayeuses, qu’il gratifia de pièces de six pencesans obtenir aucun éclaircissement.

Il regagna très tard sa boutique. Mrs. Pitcherle reçut fort mal.

– Et voilà comme tu passes tes journées,lui dit-elle ; ton ami est un aventurier, une espèced’inventeur, quoi ! Il a trouvé une bonne affaire, il estparti et se moque de toi à l’heure qu’il est. Il faut que tu soisvraiment naïf, mon pauvre enfant. Il se retrouvera bien, n’aie paspeur.

– Je ne comprends pas que tu parlesainsi, fit le naturaliste. Est-ce que tu peux savoir ? Et sinotre ami avait été attaqué par les rôdeurs deDrury-Lane !

– Eh bien ! grand niais, tu irasporter plainte chez le constable. Tu l’aurais fait dès aujourd’hui,si tu écoutais un peu plus les conseils de ta vieille mère.

Pitcher reconnut de bonne grâce qu’il avaittort, alluma une pipe et monta à son atelier pour travailler à ladissection d’un aptéryx de la Nouvelle-Zélande, qu’il devaitétudier le lendemain.

Les jours suivants, il continua sonenquête ; mais ni sa perspicacité naturelle, ni les effortsdes plus habiles détectives, ni même l’initiative des agences derenseignements (private-police) ne fournirent aucune donnée utilesur ce qu’avait pu devenir l’ingénieur Robert Darvel.

Tout ce que Pitcher put apprendre, c’est quel’hôtel abandonné qui portait le numéro 15 de la Rue Yarmouthétait, par suite d’un procès compliqué entre des héritiers françaiset des héritiers anglais habitant l’Inde, sous séquestre depuis delongues années.

Un mois se passa sans apporter aucune lumièresur le sort de Robert Darvel.

Pitcher avait cessé ses recherches ;mais, depuis ce temps, il était mélancolique. Il ne se passaitguère de nuit sans qu’il rêvât de son ami disparu. Il se reprochaitamèrement de ne pas l’avoir accompagné. Il y avait désormais unpoint noir dans son bonheur. Et mistress Pitcher en exhalait touthaut des plaintes acerbes.

– Depuis que ce M. Robert t’a vu,répétait-elle, tu es tout changé. Tu ne manges plus ; nousavions bien besoin de cela… On était si heureux, si tranquilles.Maintenant tu n’as plus le cœur au travail, tu t’ennuies, tu estriste… Ah ! nous n’avons vraiment pas eu de chance.

…………………………………

Un matin en s’éveillant, après une nuitremplie de cauchemars, Pitcher fut épouvanté de trouver sur satable de nuit, à côté de l’encrier et de la plume, qu’il était sûrd’avoir laissés dans son atelier, une feuille de papier surlaquelle étaient tracées quelques lignes signées RobertDarvel :

« Ne vous inquiétez pas de ce que je suisdevenu, disait l’ingénieur. Je suis en train de résoudre unmerveilleux problème, je reviendrai d’ici peu. Surtout ne vousfaites aucun chagrin à cause de moi et ne cherchez pas à savoir parquel moyen j’ai réussi à vous donner de mes nouvelles ».

Bah ! s’était d’abord écrié lenaturaliste, c’est une plaisanterie : Robert est venu et il adû passer par la fenêtre pour me faire cette blague-là.

Mais la fenêtre était à vingt pieds du sol etun « massif » hargneux qui ne connaissait queses maîtres errait toutes les nuits dans le petit jardin.

L’honnête Pitcher eut quelques instants unefrayeur légitime. Toutes les histoires de survie, d’apparitions, despiritisme qu’il avait entendues ou lues lui revinrent enmémoire.

Si la maison est hantée, que va diremaman ?

Mais il y avait en lui un tel fondsd’optimisme et de candeur qu’il finit par conclure que Robert avaitfait sans doute une nouvelle et miraculeuse invention.

– Ce Darvel est si malin, s’écria-t-il,qu’il a dû trouver quelque chose de peu banal. Il m’en donnel’étrenne, c’est tout naturel. Ce doit être une machine dans legenre du télégraphe sans fil.

Et Pitcher rentra dans son atelier, pourmettre la dernière main à l’empaillage d’un super ménure-lyre,destiné au cabinet d’histoire naturelle du muséum d’Édimbourg.

Chapitre 4RUE D’YARMOUTH

 

Il faisait nuit depuis longtemps déjà lorsqueRobert s’engagea dans la vieille rue d’Yarmouth. Pas une lumière nebrillait aux façades des vieux hôtels aux murailles noircies par letemps et les hautes portes seigneuriales s’emplissaient de ténèbresque la lueur des rares becs de gaz faisait seulement paraître plusprofondes. Malgré lui, le jeune homme se sentait impressionné parla solennité de ces vieux logis aux volets clos et comme endormisdans la poussière et le silence. Il lui sembla que le bruit de sespas se répercutait au loin, derrière lui, sur le pavé de grès. Enpassant devant la rue Pitter, venelle sinistre, bordée de jardinset fermée de barrières qui en interdisaient l’accès aux voitures,il songea à quelque vieux Londres d’il ne savait plus quel siècle,triste, silencieux et barricadé.

Il continua sa route. La flamme d’un réverbèreagitée par le vent du soir faisait danser des ombres dans lesangles. Il crut un moment voir d’énormes araignées velues et noiresse faufiler le long des murs. Un rat bondit d’un soupirail etdisparut.

Robert, sans savoir pourquoi, sentit comme uneangoisse l’étreindre au cœur. Jamais il ne s’était vu si seul. Ilmarchait en profane à travers des siècles abolis. C’était commedans un cimetière de gloires et de passions éteintes qu’ils’avançait. Les toits pointus prenaient des profils revêches,souriaient du rire élargi de leurs gouttières de plomb etarrondissaient, pour voir passer l’intrus, les œils-de-bœuf deleurs lucarnes. Une girouette miaulait doucement dans sarouille.

Pour la première fois peut-être, dans sa vieaventureuse, il comprit la fragilité du destin et connut lesentiment de la peur. Peur de quoi ? Du passé, de l’avenir etde lui-même peut-être.

Toutes les choses inanimées s’accordaientmerveilleusement avec son chagrin et le mystère de ce rendez-vousdonné par un inconnu.

– Non, dit-il tout haut, ce n’est pas unsimple rendez-vous d’affaires !

Il s’arrêta, surpris du son de sa propre voix.Mais Robert Darvel avait visité les cités mortes du désertsibérien, les temples construits par Oulagou et Timour-Lenk, etdont quelques-uns sont établis sur des fondations de crâneshumains. Il avait approché des villes cadavéreuses du désert deSyrie, où n’habitent que des pestiférés et des lépreux atteints decontagions inconnues, de maladies perdues depuis le Moyen Age. Iln’était pas homme à se laisser dominer par la mélancolie romantiqued’un vieux quartier de Londres découpant ses toits pointus au clairde la lune nimbée de brouillard.

– Allons, se dit-il, en tâtant dans lapoche de son veston un excellent révolver, Colt, ce quartier-là estsuperbe. On y doit être tranquille pour faire des expériences. À lapremière bonne affaire que je ferai, j’achète un de ces vieuxhôtels.

Dix heures sonnaient à l’église de Saint-Paul,en même temps qu’au couvent des Irlandais, lorsque Robert heurtadoucement au marteau de la porte. Un des battants s’entrouvrit,puis se referma si promptement que le jeune homme se trouva dansune spacieuse cour, tapissée de hautes herbes, au centre delaquelle était un vieux puits de fer forgé, sans savoir commentcela s’était fait.

– M. Ardavena, demanda-t-il avecimpatience ?

– Que Monsieur veuille bien me suivre,murmura une voix cassée.

Robert se retourna. À côté de lui undomestique vêtu de noir venait d’allumer une petite lanterne. À lalueur rougeâtre de la bougie, Robert distingua un vieillard augeste tremblant, qui tenait à la fois du bedeau de cathédrale et del’huissier de ministère. Ses cheveux et ses favoris étaientblancs ; sa lèvre inférieure pendait, il s’inclinaitobséquieusement en précédant le visiteur par un sentier tracé dansl’herbe. Après un examen sommaire de ce personnage falot, dont lesdoigts étaient chargés de bagues, Robert le suivit sans motdire.

Ils montèrent d’abord un escalier large commeune rue, et dont les marches de marbre disjointes par les racinesdes plantes sauvages s’effondraient. Sur le palier, deux sphinx debronze de style empire rêvaient au milieu de flaques devert-de-gris. La pluie les avait lavés de ces rayures et lesfaisait, dans la pénombre, presque semblables à des tigres.

Le vieillard ouvrit une porte, traversa uneantichambre où des portraits de famille se crevassaient, souleva unrideau de cuir et Robert Darvel se trouva seul dans un salonsingulièrement meublé. Un calorifère soufflait une chaleurétouffante, des idoles aux bras multiples, aux têtes monstrueuses,s’accroupissaient dans les angles sur des piédestaux de marbre. Descassolettes obscurcissaient l’air de leurs odorantes fumées et, çàet là, des divans très bas, de velours noir aux arabesques d’or,s’étendaient près de petits guéridons incrustés de burgau etcouverts de bibelots disparates. Un houka tout allumé, une fumeried’opium au grand complet sur un plateau de laque rouge – avec lalampe à huile de coco, les aiguilles d’acier, les pipes auchampignon de porcelaine, les vases, les cendriers et les coupes -,faisaient pendant à un dressoir chargé de bouteilles de champagneet d’alcools divers.

Une grande bibliothèque en ébène incrustéed’opales était remplie de manuscrits dont quelques-uns n’étaientformés que de feuilles de palmier ou de planchettes de bois desantal.

– Je suis certainement chez quelqueindustriel anglais, retour des Indes, se dit Robert, en prenantplace, sans façon, sur un divan.

Il était à peine assis qu’il entendit ungrognement sous son siège. Il se leva et se recula de quelquespas.

La sueur de l’angoisse mouilla son front,quand un tigre sortit de dessous le meuble en s’étirant et s’avançajusqu’au milieu de la pièce avec les mouvements onduleux d’un groschat. Le félin s’aplatissait sur ses pattes de derrière, essayaitsa griffe contre le tapis et marchait doucement vers le visiteur,l’échine sinueuse comme s’il allait bondir.

Robert avait pris son revolver et l’avaitabaissé le long de sa cuisse, prêt à tirer lorsque bondirait lefauve. Il était très pâle, son cœur battait ; mais il gardaittout son sang-froid. Le doigt sur la gâchette de son arme, ilattendait. Trois secondes s’écoulèrent, qui lui parurent commetrois années ; l’homme et le tigre s’étudiaient et seregardaient. Si Robert avait baissé les yeux, il était mort.

Tout à coup, une des portières à ramages d’ors’entrouvrit et une voix creuse et sombre qui semblait venir detrès loin cria : Mowdi ! Mowdi !

Le tigre avait reconnu son maître. Il poussaun grognement et promptement alla se recoucher sous le divan.

Robert s’était tourné vers le nouveauvenu.

– Sir, lui dit-il avec colère,je trouve vos plaisanteries du plus mauvais goût, pour ne pas direplus. Votre mise en scène orientale et plutôt un peu ridicule nem’impose pas le moins du monde. Je ne sais quel a été votre but enm’attirant dans ce quartier désert ; mais je vous préviensque, si c’est pour me voler, vous faites fausse route. Je n’ai surmoi qu’une dizaine de shillings et – je vous préviens – unexcellent revolver…

Robert se tut, réduit au silence par unevolonté supérieure à la sienne et profondément troublé par laphysionomie de l’inconnu qui se trouvait devant lui.

C’était un homme de petite taille et si maigreque, sous la mince robe de soie noire qui le couvrait, ondistinguait nettement les moindres détails de son squelette. Lesmuscles atrophiés, réduits à rien, n’étaient plus que de simplesficelles ; les mains étaient sèches et terreuses comme cellesdes momies. Les personnages de la Danse macabre eussent été presquegras par comparaison.

Le visage à lui seul était stupéfiant. Qu’onse figure une tête de mort au front démesuré, où vivraient deuxyeux d’un azur clair, pétillants de jeunesse comme ceux d’unenfant : un crâne et deux bleuets. Les oreilles, toutespetites, étaient diaphanes comme deux feuillets de cire. Etpourtant le personnage n’avait rien de macabre, le profil étaitnoble, il s’exhalait de ce quasi-squelette une puissance et uneénergie considérables et comme un rayonnement de vitalitésurabondante. Les gestes étaient pleins d’aisance, la taille étaitdroite et le sourire plein de bonté.

– Asseyez-vous, dit-il, d’un ton trèsdoux.

Robert s’assit. Il se sentait en proie auvertige ; mille suppositions incohérentes tourbillonnaientdans son cerveau et il comprit avec une indicible terreur qu’ilétait entièrement au pouvoir de l’inconnu.

Celui-ci essaya de le rassurer et il yparvint, en dépit de sa voix toujours creuse et commelointaine.

– D’abord, fit-il en un françaisexcellent, bannissez de votre esprit toute crainte. Je comprendsvotre mécontentement et je regrette, croyez-le, d’avoir oublié quemon pauvre Mowdi faisait sa sieste dans ce salon. C’est un animalinoffensif que j’ai pris tout jeune dans la jungle et qui n’ajamais fait de mal à mes amis.

– Et à vos ennemis ?

– Je n’ai pas d’ennemis. Mais ilsuffit.

– Enfin, murmura Robert avec effort, quevoulez-vous de moi ? Et d’abord, qui êtes vous ?

– Vous avez peut-être entendu parler dubrahme Ardavena ?

– Mille pardons ! balbutia Robert,c’est le nom dont vous avez signé votre lettre ; mais iln’éveille en moi nul souvenir précis.

– Cela n’a pas d’importance. Je suissupérieur du monastère de Chelambrum, véritable ville de temples etde palais, qui loge dans son enceinte une population de dix millebrahmes.

– Je ne vois pas en quoi je puis vousêtre utile.

– Un peu de patience. Vous n’ignorez pasque, nous autres religieux indous, sommes parfois capables demiracles que toute la science des Européens n’a jamais pu nireproduire, ni expliquer. De votre côté, vous possédez un savoird’un autre genre, une puissance matérielle et plus pratique que lanôtre.

– Je voudrais bien voir un de cesmiracles, que vous prétendez réaliser.

– Rien n’est plus facile, fit le brahmeArdavena, avec un sourire plein de condescendance. Essayez de vouslever.

Il étendit la main vers Robert en dardant surlui ses yeux bleus qui semblaient jeter des feux comme des pierresprécieuses.

Le jeune homme s’efforça vainement de changerde place. Il lui semblait que tout son corps était devenu aussilourd qu’un lingot de plomb et il ressentait une intolérablesouffrance dans ses efforts inutiles. Il ne put même parvenir àlever les bras.

– Vous voyez, dit Ardavena, que, sij’avais de mauvaises intentions, vos armes ne vous protégeraientguère. Maintenant, je vous rends votre liberté.

Robert se leva machinalement et fit quelquespas en proie à une émotion grandissante. Toutes ses données sur leréel et le possible étaient bouleversées. Il était profondémenthumilié.

– Vous êtes le plus fort, dit-il avec uncri de révolte. Mais enfin, que voulez-vous de moi ?

– Je ne veux en rien influencer votredécision. Si mes projets ne vous agréent pas, vous sortirez d’icitel que vous y êtes entré ; je tiens même, en cas de refus devotre part, à vous indemniser.

– Je ne réclame rien.

– Entendons-nous, je n’ai pas à vousindemniser d’un préjudice matériel, mais j’estime que la déconvenueque vous aurez éprouvée, votre espoir trompé, vous ont causé untort à peine réparable. Voici ce que j’attends de vous avecl’imagination créatrice, vous possédez la science telle du moinsqu’on la comprend ici. Je vous propose de réunir nos deuxpuissances. Vous m’initierez à la chimie, à la médecine, à lamécanique ; moi, aux secrets de la psychologie et de laphilosophie. Notre labeur commun doit enfanter des merveilles. Nousdevons être le chaînon mystérieux qui unira la science perdue del’univers antique à la science vigoureuse, mais brutale et folle,du jeune univers.

Robert se taisait, plongé dans un monde depensées. Le brahme Ardavena continua, un peumélancoliquement :

– J’ai frappé aux portes de bien deshommes de génie, partout l’on m’a éconduit comme un charlatan oucomme un fou ; par bonheur, ma science, à moi, m’a permis devous découvrir dans la foule des hommes, comme on trouve un diamantdans les sables du fleuve de Golconde. Si vous aimez la Science etla Vérité pour elles-mêmes, suivez-moi.

– Mais… objecta Robert déjà fasciné parla beauté et la gravité de ce langage…

– J’ai compris d’avance votre pensée,soyez tranquille ; je connais les luttes misérables auxquellesest contraint l’homme pauvre dans votre Occident. Vous vivrez avecle luxe d’un radjah et je vous rendrai si riche que vous mépriserezla richesse.

Ardavena avait entraîné Robert dans la piècevoisine. Il n’y avait là que des murs nus, décolorés parl’humidité, une natte de paille et une cruche d’eau.

– Voici mes appartements, lui dit-il, etje suis « milliardaire », pour parler comme vous.

– On peut tout, quand on sait se priverde tout.

– Eh bien, dit brusquement Robert, c’estune chose entendue. Je mets mon faible savoir au service de votresagesse.

– Réfléchissez encore. Une fois que vousaurez donné votre consentement, vous devrez m’obéir.

– Ma résolution est prise ; nousnous reverrons demain si vous le voulez.

– Pourquoi demain ? Rien ne vousretient à Londres.

– Eh bien ! soit. Je partirai quandvous voudrez, dit Robert séduit et captivé par les manières à lafois affables et impérieuses d’Ardavena. Mais ne vous faut-il pasquelque temps pour faire vos préparatifs ?

– Ils sont faits ; j’étais sûrd’avance que vous accepteriez.

Ardavena ouvrit une porte et précéda son hôtepar un long corridor pavé de carreaux de marbre noir et blancdisposés en damier, puis, ils descendirent un escalier et, tout àcoup, se trouvèrent, en sortant d’une allée obscure, sur letrottoir d’une autre rue. Au milieu de la chaussée, une voiture demaître stationnait. Ils y prirent place. Cinq minutes après, ilsétaient à la gare Victoria et onze heures n’avaient pas encoresonné que Robert Darvel et son bizarre associé, installés dans unsleeping-car du rapide de Douvres, dévoraient le rail avec unevitesse de 120 kilomètres à l’heure.

Le lendemain à midi, Robert fumait un cigaresur le pont du Petchili, grand steamer en acier, chaufféau pétrole, en route pour l’Extrême-Orient, depuis deux heuresdéjà.

Bientôt, la colonne blanche du phare de Land’sEnd, puis les côtes grises et pâles de l’Irlande se fondirent dansla brume violette des lointains.

Robert Darvel allait vers l’Inde mystérieuse,le seul pays qui, au lieu de notre civilisation pratique, soitencore demeuré le royaume de la féerie et des prestiges.

Chapitre 5LE CHÂTEAU DE L’ÉNERGIE

 

La traversée du Petchili s’étaitaccomplie dans d’excellentes conditions. Après les relâcheshabituelles à Malte, à Port-Saïd et à Djibouti, le steamer avaitdébarqué à Colombo, capitale de l’île de Ceylan, le brahme Ardavenaet son nouveau collaborateur. De Colombo, ils s’étaient dirigésvers le Karnatic, où se trouve le fameux temple de Chelambrum.

Au cours du voyage, Robert avait fait plusample connaissance avec Ardavena et il s’était promptement aperçuque le brahme était doué d’une érudition formidable, presquedéconcertante, tant elle embrassait de spécialités en apparenceincompatibles. Outre le sanscrit, le tamoul et l’hindoustani, lestrois grands dialectes de l’Inde, il parlait avec une puretéd’accent remarquable l’anglais, le français et l’italien. Ilconnaissait l’arabe, le persan et le chinois et il avait lu lesauteurs les plus célèbres dans toutes ces langues.

Robert s’aperçut même que son nouveau maîtrepossédait une connaissance suffisamment avancée des découvertescontemporaines dans les principales branches de la science. Mais,ce qui déconcertait le plus le jeune ingénieur, c’était lasouplesse intellectuelle du brahme, sa puissance de déduction, lafacilité avec laquelle il passait d’un détail infime à uneconclusion générale rigoureusement établie. Ardavena analysait avecune incomparable lucidité les problèmes les plus ardus etsimplifiait toute chose par la netteté de sa visionintellectuelle.

Robert, malgré ses diplômes et sesdécouvertes, se sentait bien chétif et bien petit en présence de cesingulier vieillard, qui semblait une vivante encyclopédie desconnaissances humaines.

Il était très satisfait, pourtant, même aupoint de vue des intérêts matériels. Le jour de leur départ, àLondres, Ardavena lui avait remis, à titre d’arrhes, une liasse debank-notes d’une valeur d’environ deux mille livres sterling. Uneseule chose le contrariait. Il se reprochait de n’avoir pas prévenuson ami Pitcher de son départ et de ne point lui avoir fait part desa bonne chance.

Plusieurs fois, il avait voulu luiécrire ; le brahme Ardavena, qui avait deviné ses intentions,l’en avait toujours dissuadé.

– Il est très important pour ce que nousdevons faire, lui disait-il, que personne ne sache ce que vous êtesdevenu et que l’on ne s’occupe pas de vous. Toute entreprise connueest manquée à demi. Plus tard, je vous donnerai les moyens decorrespondre avec ce Mr. Pitcher. Soyez sûr d’ailleurs qu’il n’estpas trop à plaindre en ce moment.

Robert n’avait pas osé désobéir à son étrangecollaborateur ; mais il était très ennuyé de songer quePitcher pourrait l’accuser d’ingratitude et d’indifférence et, quipis est, le croire mort et pleurer son trépas.

Cependant, à la longue, l’imprévu d’un voyageen Extrême-Orient, les captivantes conversations d’Ardavenafinirent par faire oublier à l’ingénieur son vieux camarade.

En débarquant à Karikal, une des rarespossessions de la France dans l’Inde, Ardavena fit comprendre àRobert la nécessité de quitter le costume européen et il luiprocura un chomin, un turban blanc et desbabouches. Le chomin n’est qu’une pièce demousseline légère de vingt-cinq à trente mètres de long que l’ons’enroule autour du corps.

Pour compléter sa transformation, Robert rasaentièrement ses moustaches blondes et sa longue chevelure. Avec sonvisage d’un ovale très allongé, sa maigreur qui faisait saillir sespommettes et son teint bruni par le soleil, il avait tout à faitl’aspect d’un Hindou. Seuls, ses yeux gris clair, ses gestesénergiques auraient pu le trahir. Mais il était convenu qu’il semettrait en évidence le moins possible.

Après s’être reposés deux jours à Karikal, lesvoyageurs prirent à dos d’éléphant le chemin du monastère deChelambrum.

Le voyage, par des routes bordées de forêtsverdoyantes et de villages prospères, fut charmant. À chaque pas,Robert s’émerveillait. Dans ses précédentes excursions à travers lemonde, il n’avait jamais vu une nature aussi généreuse et aussipuissante, des paysages d’une beauté plus grandiose. C’étaient desforêts d’arbres en fleur qui répandaient un parfum capiteux, desétangs entourés de temples de marbre rose et bordés de bambousgéants, de cycas et de fougères arborescentes. Puis, c’étaient desterres d’argile rouge sans arbres et sans eau, comme calcinées parl’ardeur dévorante du soleil, toute la changeante féerie despaysages orientaux.

Robert respirait avidement le parfum de poésiesauvage de cette nature vierge. Il croyait renaître à une autreexistence. Comme un véritable enfant, il cueillait des bouquetsd’énormes fleurs, abattait â coups de pierre des noix de cocotieret jetait des projectiles aux singes qui se balançaientnonchalamment, la tête en bas, la queue enroulée autour d’unebranche.

Mais ce qui l’étonnait, c’était la façonrapide et luxueuse, comme organisée depuis longtemps à l’avance,dont le voyage s’accomplissait.

À Karikal, des porteurs indous et une voitureattendaient l’arrivée du paquebot. À peine à terre, les voyageursavaient été accueillis dans le palais d’un riche Babou oùleurs chambres étaient préparées. Des serviteurs étaient à leursordres et ils prenaient leurs repas dans une salle séparée sans quepersonne osât leur adresser la parole.

Tout le long de la route, ce fut la mêmechose. Aux moindres haltes, ils étaient attendus par des serviteursdociles et dévoués. Tout se passait avec une régularité parfaite etque Robert avait bien rarement remarquée dans les contrées qu’illui avait été donné de traverser.

Ce fut vers le milieu de l’après-midi qu’onarriva au monastère de Chelambrum. Au-dessus d’une épaisse forêt depalmiers, de magnolias et de bambous, le monastère dressait dansl’azur implacable du ciel ses coupoles ventrues, ses pyramides dedieux et d’animaux et les sveltes colonnes de ses minarets. Lesremparts vastes comme ceux d’une ville étaient ornés de sculptureset entourés de fossés où se jouaient de jeunes crocodiles alerteset vifs comme des lézards.

Sitôt la poterne franchie, Robert demeuraémerveillé. Tout autour d’un vaste étang couvert de fleursaquatiques, c’était une succession de palais et de temples demarbre blanc, de granit rose et noir, dont quelques-uns eussent purivaliser avec les monuments fameux de l’Égypte. C’étaient desalignements d’éléphants de pierre, portant sur leur dos desdivinités, telles que la Vierge de Vanagui et Chrishna enfant, toushauts d’une vingtaine de mètres, des forêts de colonnes sculptéesavec un art plus délicat et plus pur que celui de la Grèce et duMoyen Age, des arceaux élégants, des entassements d’escaliers àlourdes rampes et de balcons légers à faire paraître médiocres lesinventions de Piranèse.

Robert s’extasiait à la vue de ceschefs-d’œuvre et guidé par Ardavena venait de traverser unemajestueuse cour entourée de piliers et décorée au centre d’unefontaine jaillissante, lorsqu’il poussa un cri d’horreur.

Sur la rive de l’étang sacré où les brahmesfont leurs ablutions et où ils lavent les statues des dieux, unecentaine d’hommes étaient entassés dans des poses grimaçantes.L’ingénieur sentit une angoisse l’étreindre. Il se crut un instanttransporté dans un des cercles de l’enfer chinois.

– Où suis-je ? demanda-t-il àArdavena qui demeurait impassible.

– C’est ici le lieu où se tiennent lesfakirs qui se sont volontairement soumis à des supplices et à desépreuves dans le but de se rendre agréables à la divinité.

« Regardez, en voici un qui, pour êtrefidèle au vœu du silence, s’est cousu les lèvres en ne ménageantqu’un tout petit trou. Il ne peut manger qu’un peu de bouillie deriz très claire qu’il aspire à l’aide d’un tuyau. Cet autre s’estcloué les oreilles contre un arbre : il y a des années qu’ilest là. Le tronc a grossi et distendu les cartilages quiressemblent maintenant à des ailes de chauve-souris. Celui-ci agardé si longtemps les deux mains fermées et liées ensemble avecdes cordes, que les ongles ont traversé la chair. Il est forcé deramper comme un animal vers son écuelle de riz.

Robert ne répondit rien. Il se croyait lejouet d’un cauchemar.

Un fakir d’une maigreur effrayante demeuraitimmobile sur un fût de colonne. On eût dit qu’il était privé de lavie, sa barbe lui descendait jusqu’au ventre et, dans sa cheveluretouffue comme un buisson, des oiseaux avaient niché. De petitslézards couleur d’or couraient sur ses fémurs et sautillaient entreses orteils momifiés.

Plus loin, des fakirs agonisaient sous despiles de pavés, étaient enterrés tout vivants jusqu’au cou dans lafange où des insectes les dévoraient. Quelques-uns se tordaient surun lit de charbons ardents qu’ils devaient éteindre de leur sang,ou se roulaient sur des pointes aiguës qui leur pénétraientprofondément dans les chairs. Une grande roue de bambou quitournait avec vitesse portait les corps ensanglantés de troisfanatiques dont les reins et les épaules étaient traversés par descrochets de fer.

– Sortons, dit Robert, qui se sentaitdéfaillir.

Dans sa précipitation, il heurta un corpsétendu à terre. On eût dit plutôt un cadavre qu’un être encorevivant : ses yeux étaient crevés et il s’était coupé le nez,les oreilles et jusqu’aux lèvres et une partie des joues. Ses dentsétaient à découvert. C’était plus que Robert n’en pouvaitsupporter. Il s’enfuit sans regarder en arrière et sans écouter lesexplications d’Ardavena qui voulait lui montrer unkaravate, sorte de guillotine primitive qui permet aupatient de se couper lui-même la tête. Elle se compose d’uncroissant d’acier très effilé, glissant entre deux traverses ;des chaînes correspondent au ressort qui fait jouer la machine. Lefanatique allonge le cou, met les pieds dans les étriers quiterminent les chaînes, donne une violente saccade et sa tête rouleà terre.

– J’en ai assez de ces horreurs !s’écriait Robert. Comment tolérez-vous de pareillesmonstruosités ?

– Je ne les tolère pas ; mais je nepuis les empêcher. Je perdrais toute autorité sur ceux quim’obéissent si je m’opposais à ce que ces malheureux fanatiques setorturent ainsi eux-mêmes. D’ailleurs, comme vous le verrez, j’aibeaucoup fait pour restreindre et pour modérer ces martyrsinutiles.

– Je ne puis m’empêcher d’êtreindigné !

– Nous discuterons cela, plus tard, àloisir. Mais, heureusement, j’ai de plus agréables spectacles àvous offrir.

Robert ne répondit rien. Il regrettait un peu,en lui-même, d’avoir accepté si promptement la propositiond’Ardavena, à la discrétion duquel il se trouvait entièrement. Ilse rappelait les vieilles légendes de ceux qui ont vendu leur âmeau diable et il se demandait avec un frisson si la façon rapide etsingulière dont il avait été captivé par le brahme n’avait pasquelque chose de surnaturel. Puis il commençait à ressentirl’étrange tourment de ne plus pouvoir penser sans que sa pensée fûtdevinée à l’instant même, d’avoir toujours à ses côtés cet hommeaux yeux clairs, qui lisait dans son âme comme dans un livre grandouvert.

Cette première et fâcheuse impression sedissipa peu à peu.

– Évidemment, se dit-il, Ardavena a ditvrai, puisque je ressens le contre coup de sa puissance. À moid’étudier, de lutter et de trouver les raisons scientifiques etlogiques de ces phénomènes en apparence inexplicables.

Ils étaient arrivés dans la partie du templequi servait d’habitation particulière au supérieur des brahmes.Cette habitation comprenait un palais et des jardins que n’eût pasdésavoués un radjah. Partout, des eaux vives, des ombrages épais etdes tapis de fleurs ; partout, des terrasses, de petitskiosques et d’innombrables statues des divinités de l’Olympebrahmanique.

Robert s’aperçut avec plaisir que l’habitationqu’on lui destinait se trouvait dans une sorte de tour tout à faitisolée des autres bâtiments et entourée d’un jardin qui lui étaitpropre et que bordaient de toutes parts d’épaisses haies de cactus,de nopals, d’acacias et d’autres arbustes épineux.

– Comme cela, pensa-t-il, je serai chezmoi.

Sa joie ne connut plus de bornes, lorsque, parun escalier d’une centaine de marches taillées en plein granit,Ardavena l’eût introduit dans une haute crypte voûtée et quirecevait du dehors l’air et la lumière par des soupiraux trèsélevés dissimulés dans les sculptures extérieures. Cette salleétait un véritable laboratoire agencé avec tout le confort desdécouvertes modernes. Une bibliothèque de livres spéciaux, desarmoires de produits chimiques, des fours électriques et jusqu’àune petite salle de dissection munie de ses dalles de marbre blanc,rien n’y manquait.

– Vous voyez, dit Ardavena, vous pourreztravailler ; vous êtes bien outillé. D’ailleurs, s’il vousmanquait quelque chose, vous n’avez qu’à le dire et je vous leprocurerai sous peu de jours.

L’ingénieur remarqua que dans ce vastelaboratoire tout était neuf. Les flacons qui portaient desétiquettes de droguistes anglais ou français n’avaient pas étédébouchés, les appareils n’avaient jamais servi et les livresn’étaient pas coupés.

Ce qui fit le plus de plaisir à Robert quifuretait joyeusement d’armoire en armoire, ce fut de découvrir toutun lot de volumes et de photographies qui avaient trait à laplanète Mars.

– Vous voyez que j’ai pensé à vous, ditArdavena, et, vous le savez, vous pourrez vous occuper ici de toutce qu’il vous plaira. Vous êtes le seul juge de la manière la plusefficace de diriger vos études. De plus, comme je vous l’ai dit,vous n’êtes limité dans vos travaux ni par le temps, ni parl’argent. Il n’y a pas beaucoup de savants dans votre cas.

Robert avait reconquis son enthousiasmeprimitif. Il arpentait son laboratoire comme pour en prendrepossession, rêvant déjà d’expériences inouïes, de découvertes quichangeraient la face des mondes.

En faisant ce rapide inventaire, il futspécialement charmé de trouver une collection d’ouvrages récentssur la psychologie et la physiologie du cerveau, le livre deFlammarion sur la télépathie, les articles de Baraduc surla photographie des passions, les communications deRœntgen et de Curie sur les rayons obscurs qu’émettent certainscorps, les travaux de Metchnikoff sur la longévité, les derniersrapports sur les effluves du diamant émis dans certaines conditionset qui ont la propriété de tonifier et de purifier les organes,enfin une foule d’autres documents bien connus desspécialistes.

Les jours suivants, Robert ne vit même pasArdavena. Il semblait que celui-ci voulût lui imposer sa confianceen lui laissant toute liberté. D’ailleurs, il l’avait prévenu qu’ilpouvait sortir des dépendances du monastère.

Un éléphant et son mahout ou cornacétaient toujours à sa disposition pour les promenades qu’il luiplairait de faire dans la forêt.

Robert s’organisa une existence des plusagréables. Deux serviteurs étaient continuellement à ses ordres etun Malais, qui avait été autrefois domestique d’un pharmacien deSingapour, lui servait de garçon de laboratoire.

Dès le matin, le jeune homme descendait faireune promenade dans les jardins, remplis d’oiseaux aux couleursvives et là il attendait que les rayons du soleil eussent évaporéla rosée. Puis il se rendait à son laboratoire, plein de fraîcheuraux heures brûlantes du jour à cause de sa situation souterraine,il n’en remontait que le soir pour dîner et terminait sa journéepar une rêverie au clair de lune à travers les séculaires avenuesde bambous géants, de baobabs et de tamariniers.

Assez rarement il allait rendre visite aubrahme Ardavena qu’il trouvait toujours occupé à écrire ou à liredans sa cellule froide et seulement meublée, comme celle de la rued’Yarmouth, d’une natte de paille et d’une cruche d’eau. Là, ilavait retrouvé le tigre Mowdi avec lequel il était en excellentstermes.

Mowdi s’approchait en ronronnant sitôt qu’ilvoyait entrer le jeune homme, qui ne manquait jamais de caresser sabelle fourrure orange et noire.

L’ingénieur se trouvait si bien de cetteexistence claustrale et paisible qu’il ne regrettait nullementd’avoir quitté Paris pour venir se confiner au pied des montagnesdes Ghâts dans un monastère hindou. Ajoutons d’ailleurs qu’Ardavenane faisait point partager à son hôte les privations qu’ils’imposait.

La chère était délicate et unissait lesraffinements de la cuisine européenne et de la cuisineindigène.

S’il avait eu des nouvelles du naturalistePitcher, Robert, qui n’avait plus de famille et avait perdu de vuetous ses amis d’autrefois, se fût trouvé parfaitement heureux.

Il s’en plaignit à Ardavena, un soir qu’ils sepromenaient à la lueur des torches dans une interminable galeriesouterraine dont les murs étaient ornés de gigantesques bas-reliefstaillés en plein granit dans le cœur de la montagne.

Le brahme réfléchit un instant.

– Vous tenez absolument à rassurer votreami ?

– J’y tiens beaucoup.

– Eh bien ! je vais vous donnersatisfaction non seulement vous pourrez le rassurer, mais encorevous le verrez, sans pouvoir lui parler cependant.

Robert, très ému, quoique un peu incrédule,suivit le vieillard jusqu’à une crypte éloignée dont la voûteogivale était soutenue par des colonnes trapues.

Il crut se trouver dans la nef d’une chapellegothique ; mais à la place de l’autel il n’y avait qu’un grandmiroir éclairé par deux flambeaux de cire végétale que des fakirsvenaient d’allumer en se retirant.

Ardavena enjoignit à Robert de garder le plusprofond silence et cela sous peine de mort, quels que fussent lesobjets qu’il verrait.

– Je mets en jeu, déclara-t-il, desforces redoutables, plus difficiles à manier que l’électricité etla vapeur.

Robert s’engagea solennellement à demeurermuet et Ardavena, après avoir disposé en triangle des trépieds d’orremplis de charbons ardents, y jeta des parfums qu’il prenait dansune petite botte pendue à sa ceinture. Bientôt, des fumées épaissesobscurcirent l’atmosphère de la crypte. La flamme des torchespâlit, le miroir se voila comme d’une brume dans laquellecommencèrent lentement à se dessiner des traits confus. Puis lavision se fit plus lumineuse et plus précise, pendant que l’autreextrémité de la crypte était plongée dans les ténèbres. Robertfaillit jeter un cri. À quelques pas de lui, il voyait lenaturaliste Pitcher dans sa petite boutique de Londres, fort occupéà disséquer un oiseau à la lueur d’une lampe réfléchie par unegrosse boule de verre remplie d’eau.

Il assista au travail du naturaliste,l’entendit se parler à lui-même comme il en avait l’habitude. MrsPitcher vint en grommelant chercher son fils et l’avertir qu’ilétait temps d’aller dormir. Pitcher obéit en rechignant et le décorque reflétait le miroir se modifia à mesure qu’il s’éloignait.Pitcher ne tarda pas à se coucher et à s’endormir.

C’est alors qu’Ardavena posa la main sur lefront de Robert et celui-ci, obéissant à une volonté à laquelle ilétait incapable de résister, se trouva dans la maison de son ami,dont il connaissait les moindres détails. Inconsciemment docile àune force supérieure, il alla à l’atelier, prit la plume etl’encre, griffonna quelques lignes et déposa cette lettre sur latable de nuit. Il sentit de nouveau la main du brahme toucher sonfront et se retrouva en face du miroir qui ne reflétait plus que lalumière pâle des flambeaux et les colonnes de la crypte.

Il voulut parler ; mais Ardavena lui fitsigne de se taire et jeta de nouveaux parfums sur les trépieds.

Le miroir se troubla comme la première fois,puis s’éclaircit et Robert aperçut le profil délicat et nobled’Alberte Téramond. Elle paraissait profondément mélancolique etregardait pensivement une photographie de Robert appendue aumur.

Chapitre 6PRESTIGES

 

Robert Darvel s’était tout à fait habitué àson nouveau genre de vie. Il ne lui serait pas venu à l’idée dequitter les délicieux jardins de Chelambrum et son beau laboratoiresouterrain dont il avait perfectionné l’outillage. Il n’avait plusd’autre souci en tête que de pénétrer les mystères de la volontéhumaine, cette énergie merveilleuse et créatrice que Balzac croyaitêtre une substance.

Il avait fait quelques pas dans la voie de lavérité ; mais il n’était pas encore très avancé. Cependant, ilétait familiarisé déjà avec les prestiges et les miracles desfakirs qui l’avaient tant surpris au début. Il en réalisaitlui-même quelques-uns des moins difficiles. Nombre de fois il avaitassisté à des séances absolument stupéfiantes. Il avait vu desfakirs allumer et éteindre des flambeaux, faire pousser et fleurirdes plantes, faire mûrir des raisins par la seule force de leurvolonté. Il les avait vus magnétiser des serpents et les rendreaussi rigides que des morceaux de bois ; d’autres se faired’horribles blessures, qu’ils guérissaient en un instant sans qu’ilrestât une cicatrice.

Tous ces faits sont connus et certifiés par letémoignage de milliers de voyageurs et même consignés dans desprocès-verbaux signés de magistrats et d’officiers anglais.

Un des phénomènes qui attirèrent le plusl’attention de Robert et qu’on voit cités dans les ouvrages lesplus élémentaires de vulgarisation est le phénomène de lalévitation.

En présence d’Ardavena et de l’ingénieur, unfakir, Phara-Chibh, demanda une canne, s’y appuya fortement de lamain gauche et, croisant les jambes, à mesure qu’il montait dansl’air, s’éleva doucement jusqu’à deux pieds du sol et demeura ainsisuspendu, sans autre support que sa canne. Puis il la rejeta,s’éleva encore d’un pied environ et resta ainsi immobile pendantune dizaine de minutes. Après quoi, il commença à descendreinsensiblement jusqu’à ce qu’il reposât sur la natte d’où ils’était élevé.

Le même fakir, entièrement nu, réalisait desprodiges à faire mourir de dépit les prestidigitateurs européensdans leurs cabinets machinés comme des théâtres. Il tira de sabouche une charretée de pierres que l’on dut emporter dans untombereau ; puis, cent mètres au moins d’une liane épineuse etdure que trois hommes roulèrent autour d’un tronc d’arbre où ellereprésentait un volume énorme. Il récita des passages entiersd’auteurs anciens et modernes qu’évidemment il ne pouvaitconnaître. À sa parole, les meubles se déplaçaient et se mettaienten marche dans la direction qu’il indiquait ; les portess’ouvraient et se fermaient. À son commandement, les spectateursdevenaient incapables d’allonger la main et d’ôter leur chapeau.Mais, ce dont Robert fut le plus frappé, ce fut d’assister à laclassique expérience du fakir enterré vivant, qu’exécutaPhara-Chibh.

Au jour dit, et en présence des officiersanglais de la garnison voisine qui avaient sollicité la faveurd’être témoins du prodige, Phara-Chibh, qui avait passé trois joursen méditation en compagnie d’un autre fakir, se présenta vêtusimplement d’un pagne et d’un turban pointu.

Sous les yeux de l’assistance, le fakir seboucha le nez et les oreilles avec de la cire ; son disciplelui retourna la langue en arrière de façon à ce qu’elle obturâtexactement l’entrée du gosier. Presque aussitôt, le fakir tombadans une sorte de léthargie et on l’enferma dans un linceul enforme de sac qui fut cousu et scellé. Le sac fut déposé dans uncercueil également cadenassé et scellé et le cercueil dans unefosse soigneusement maçonnée que l’on combla avec de la terretassée et piétinée. Puis, sur la terre, on sema des graines quigerment rapidement. Autour de ce tombeau, une solide palissade futélevée et l’on y plaça des sentinelles qui devaient être relevéesd’heure en heure.

Admirablement déguisé par son chominde mousseline et son turban, Robert dont le soleil avait déjàbasané le teint, se fit un plaisir de se rendre compte par lui-mêmedes minutieuses précautions que prenaient les officiers anglaispour n’être victimes d’aucune supercherie. Certes, ils auraient étébien surpris s’ils avaient su qu’un célèbre ingénieur français setrouvait parmi les brahmes, spectateur impassible de cespréparatifs.

Phara-Chibh avait assigné à trois mois lemoment de sa résurrection… Pendant ce temps, la surveillance desAnglais ne se relâcha pas d’une minute. Un manteau de verdurecouvrait maintenant le cimetière du mort vivant.

– Vous avouerez, dit un jour en riantArdavena, que, si l’on pouvait admettre (ce qui est impossible),que mon fakir ait pu, à, un moment donné, recevoir des secours dudehors, il resterait à expliquer comment il a pu rester silongtemps sans manger et respirer.

– Je ne vous cache pas que j’attends avecimpatience le jour de la résurrection.

Ce jour arriva enfin. En présence des mêmestémoins, le tombeau fut ouvert, les plantes qui avaient poussé deprofondes racines furent arrachées et la terre retirée parpelletées de la fosse de maçonnerie. On trouva le cercueillégèrement entamé par l’humidité. Mais les cachets étaient intacts,aussi les sceaux, les ligatures et les coutures du sac qui avaitservi de linceul.

Phara-Chibh, replié sur lui-même etaffreusement maigre, était aussi froid qu’un cadavre, le cœur nebattait plus ; seule la tête conservait de faibles vestiges dechaleur.

Le fakir fut déposé avec précaution sur unenatte et son aide commença par faire reprendre à la langue saposition naturelle, puis il enleva la cire qui obstruait le nez etles oreilles et versa doucement de l’eau chaude sur tout le corpsde l’exhumé. Ce traitement eut pour résultat de faire apparaîtrequelques signes de vie. Les battements du cœur redevinrentsensibles ; une faible rougeur colora les pommettes et destressaillements presque imperceptibles agitèrent le torsedécharné.

Au bout de deux heures de soins minutieux,parmi lesquels la respiration artificielle ne fut pas omise, lefakir complètement ressuscité se dressa sur ses pieds et se mit àmarcher lentement en souriant.

À la grande surprise d’Ardavena, qui neperdait pas des yeux Robert Darvel, celui-ci ne manifesta pasdevant cette expérience stupéfiante autant d’admiration que lebrahme s’y attendait. Il rentra dans l’enceinte du monastère et serenferma dans son laboratoire sans avoir dit un mot. Il y restadeux semaines entières. Quand il en sortit, il paraissaittransfiguré. Il monta quatre à quatre l’escalier qui conduisait àla cellule d’Ardavena et il en ouvrit brusquement la porte.

– Eh bien ! vous savez, ça y est,s’écria t-il.

– Quoi donc ?

– Eh parbleu ! le moyen decorrespondre avec la planète Mars et même d’y aller, sans compterla réalisation d’une foule de merveilles, à côté desquelles vosmiracles deviennent simples bagatelles.

– Je vous écoute, dit froidementArdavena.

– C’est très simple, mais il fallait ypenser. En assistant aux séances de vos fakirs, j’ai remarquéceci : la volonté d’un seul homme concentrée pendant quelquesminutés suffit à le libérer momentanément des lois de l’attractionplanétaire. Que ne pourraient pas faire les volontés de milliersd’hommes énergiques concentrées pendant longtemps ? Ellesarriveraient, j’en suis sûr, à libérer entièrement pour un tempsdonné un corps quelconque des lois cosmiques.

– Fort bien, murmura Ardavena, devenupâle de saisissement. Mais il faudrait un appareil qui donnât lemoyen de réunir le faisceau de ces volontés éparses et de lesdiriger ensuite vers un but moral ou matériel.

– Ce moyen, je le possède, au moinsthéoriquement. Pendant mes quinze jours de méditation, j’ai jetéles plans du Condensateur des énergies. Avec mon appareil,on pourra prolonger la vie des mourants, ressusciter les morts,faire périr les rois sur leur trône, arrêter les armées en marcheet les fleuves débordés, se transporter d’un bout à l’autre del’univers avec la vitesse de la pensée.

– Comment cela ?

– La pensée humaine n’est-elle pasinfiniment plus rapide et plus active que le fluideélectrique ? On a vu des mourants retenus aux portes dutombeau par la volonté énergique d’un ami ou d’un parent qui lessuppliait et leur ordonnait de ne pas mourir encore. De quoi nesera pas capable un pareil pouvoir exalté jusqu’à sa cent millièmepuissance par le concours d’une multitude de vouloirs coopérant aumême but ?

– Évidemment, mais l’appareil ?

– Je crois l’avoir trouvé. Il se composed’une immense chambre noire. Seulement, à la différence deschambres noires ordinaires, elle sera arrondie et l’intérieur ensera tapissé d’une gélatine phosphorée dont j’ai établi la formuleet qui jouit de certaines des propriétés de la matière cérébrale.C’est cette gelée délicate et d’une fabrication très coûteuse quijoue pour la volonté le rôle que jouent les accumulateurs pourl’énergie électrique. Une bonbonne de verre de grandes dimensions,remplie de la même substance rendue plus énergique encore par unbain de liquide électrisé, sera pour ainsi dire le réservoir detoutes les énergies dardées vers l’oculaire de l’appareil.

– Pourquoi cette forme de chambrenoire ?

– Parce que, de même qu’avec la gélatinephosphorée j’ai essayé de me rapprocher de la substance cérébrale,avec la chambre noire j’ai voulu imiter la structure de l’œil, leseul organe chez l’homme qui subisse la volonté, qui la reçoive etla transmette à d’autres organismes.

– Je comprends parfaitement. Mais, unefois que vous aurez accumulé la volonté dans les cellules de cetteespèce de cerveau artificiel, comment pourrez-vous en faire usageet la transmettre à distance.

– Vous allez voir. À l’arrière del’appareil se trouve un fauteuil, dont les bras se terminent pardeux boules métalliques percées d’une infinité de petits trouscomme deux pommes d’arrosoir. C’est à ces petits trousqu’affleurent des filets électro-nerveux de mon invention quiplongent jusqu’au centre de la masse gélatineuse. Pour faire usagedu condensateur une fois qu’il est chargé, il suffit de s’asseoirdans le fauteuil et de mettre les mains sur les boules. Au bout dequelques secondes, l’expérimentateur bénéficie de toute l’énergieaccumulée dans l’appareil. Sa faculté de volonté et par conséquentde création s’est augmentée momentanément de tous les vouloirs deceux qui ont contribué au chargement du condensateur. La puissancede son cerveau est ainsi prolongée presque à l’infini.

– Faites-moi mieux comprendre par unexemple.

– Vous m’avez fait voir un fakirempêchant, rien qu’en le regardant, un des assistants de se leveret même de se remuer. Le même fakir, tenant en mains les boules demon condensateur d’énergie, pourrait réduire à l’immobilité touteune multitude. Seulement…

– Ah ! je vois qu’il y a uneobjection.

– Oui, l’expérimentateur installé surl’appareil et dardant les faisceaux réunis d’une multitude devouloirs éprouvera une fatigue terrible, dont il se ressentirapendant plusieurs jours. Il est même à craindre qu’il ne demeureidiot ou fou, à la suite d’un pareil effort cérébral.

– Je ne crois guère cela, dit Ardavena enriant.

– D’ailleurs, je vais aviser au moyen desupprimer cet inconvénient.

– Alors, au travail. Et n’épargnez rienpour que le résultat soit à la hauteur de vos espérances.

Ardavena avait déjà fait quelques pas pour seretirer, lorsqu’il revint brusquement.

– Encore un mot, je vous prie. Vous avezdit tout à l’heure que vous aviez trouvé le secret de vous rendredans la planète Mars.

– Certes, oui. Cela ne sera pas plusdifficile que les autres choses que je viens de vous énumérer enpartant du principe de la lévitation si un homme s’élève à quelquespieds de terre par sa seule volonté, il ira où il voudra, si leconcours des volontés qui l’entraînent est assez puissant.

Robert Darvel se mit à l’œuvre avec uneactivité fébrile. En quelques jours la structure extérieure du« condensateur des énergies » se trouva terminée :cela présentait l’aspect d’une vaste sphère avec un œil énorme aucentre. Le tout était monté sur un piédestal métallique entouréd’une balustrade qui permettait d’en faire le tour et sur laquellese trouvait le siège destiné à l’expérimentateur. Les parois de labonbonne centrale étaient de verre très épais et munies de trèspetites fenêtres à tubulures pour permettre le nettoyage et lechargement.

La fabrication de la gélatine phosphoréeanimée d’une sorte de vie spéciale par son séjour dans un courantélectrisé fut plus difficile et dut être recommencée à plusieursreprises. Enfin, avec un peu de patience et beaucoup de travail,tout finit par aller bien. Le condensateur avait été dressé dansune des grandes cours intérieures de la pagode et dissimulé sousune tente de cotonnade, aussi bien pour le protéger contre l’ardeurdu soleil que pour le dérober aux regards des curieux.

Le soir où tout fut terminé, Ardavena etRobert se promenaient autour de l’appareil dont la gélatinephosphorée s’entourait parmi les ténèbres d’une auréole de lumièreblanche.

– Je tremble qu’il ne se produise quelqueanicroche au dernier moment, que l’oubli de quelque précautiontoute simple ne fasse avorter la première expérience.

– Moi, répondit le brahme, j’ai pleineconfiance. Mais comment comptez-vous procéder ?

– Il me semble qu’il n’y a pas deuxfaçons. D’abord par des expériences d’essai tout à fait simples,mais dont nous augmenterons peu à peu la complexité et la durée,pour voir quelle tension peut supporter notre condensateur.

– Si nous commencions tout desuite ? insinua doucement le brahme.

– Mon Dieu, je n’y vois aucuninconvénient. Placez-vous en face de l’objectif et concentrez toutevotre volonté.

Ardavena obéit avec enthousiasme et pendantune heure il demeura silencieux, les yeux braqués vers la triplelentille de cristal qui semblait absorber les effluves de soncerveau, dans une immobilité absolue. Robert, le cœur palpitantd’émotion, eut l’indicible satisfaction de voir la pâlephosphorescence qui auréolait la sphère de cristal devenir plusvive, s’illuminer de petites flammes passagères, d’éclairsbleuâtres à mesure que la gélatine phosphorée absorbait l’impérieuxvouloir du brahme Ardavena.

– C’est assez, dit tout à coup, Robert,il ne vous faut, ni vous fatiguer, ni forcer du premier coupl’appareil.

Ardavena se retira de devant l’objectif etadmira la belle phosphorescence qui s’échappait de la sphère etéclairait les environs d’une lueur presque aussi vive que lalumière du jour.

– Maintenant, déclara gravement Robert,je suis sûr de ma découverte.

– Pas encore tout à fait. Il faut voirmaintenant si je puis transmettre mon vouloir aussi bien que jel’ai condensé, si je puis en une seconde émettre toute l’énergieque je viens d’accumuler pendant une heure. Voulez-vous que nousessayions ?

– Comme il vous plaira.

Ardavena, saisissant les pommes du fauteuilqui semblaient piquetées de flammes bleues, regarda fixementRobert. Deux longs éclairs d’un bleu sombre jaillirentinstantanément de ses prunelles et l’ingénieur, atteint par ceterrible regard comme par un coup de foudre, roula à terreinanimé.

Ardavena s’était levé. En proie à un étrangevertige d’enthousiasme.

– Tu ne reverras plus jamais cetunivers ! s’écria-t-il en contemplant le corps inerte étendu àses pieds. Imprudent, sois puni de ton étourderie et de ta sotteconfiance. Je demeure le seul maître de tes secrets, tandis que tuiras, pour mon compte et toujours soumis à ma puissante domination,explorer les mondes inconnus dont l’imagination même ne peutsoupçonner les merveilles.

Le perfide Ardavena chargea le corps del’ingénieur sur ses épaules et le transporta jusqu’à la cryptequ’habitait Phara-Chibh en compagnie d’un autre fakir. Tous deux selevèrent respectueusement de la natte où ils étaient accroupis enapercevant le supérieur du monastère.

– Maître, demanda Phara-Chibh, quefaut-il faire ?

– Tu vois cet homme, dit Ardavena, je tele confie, sache que son existence est précieuse. Il ne doitéprouver de toi aucun dommage. Mais il est important que tu lemettes dans le même état où tu te trouves quand tu restes enterrévivant pendant plusieurs mois. Il faut que, pendant le plus longdélai possible, il n’ait besoin, ni de respirer, ni de manger, etqu’il ne ressente l’atteinte d’aucune douleur, s’il venait à êtreblessé.

– C’est presque impossible. Je suisentraîné par de longues années de jeûne et de méditation. Je crainsque les sens grossiers de ce belatti (étranger) ne puissentsupporter l’épreuve.

– Je le veux, dit le brahme avecautorité.

– Maître, j’essayerai.

– Combien te faudra-t-il de temps ?Un mois au moins.

– C’est bon. Surtout, souviens-toi de mesrecommandations.

Et Ardavena, sans rien ajouter de plus,regagna sa cellule, les yeux fulgurants, la face illuminée d’unsourire de triomphe.

Chapitre 7LA CATASTROPHE

 

Etpuis, tu m’apparus debout sur un éclair.

D.ÉRASME.

Un mois s’était écoulé. Personne n’avait plusrevu l’ingénieur Robert ; mais une grande transformations’était produite dans les habitudes des dix mille fakirs quiétaient entretenus aux frais du monastère de Chelambrum et quilogeaient dans son enceinte. Les mutilations sanguinaires nes’exerçaient plus, les processions bruyantes des divinitéspromenées en barque autour de l’étang sacré, au son des trompetteset des tambours, à la lueur des fusées et des feux de bengale,n’avaient plus lieu. Un silence mortel planait sur les dômesmajestueux des temples. Tous les fakirs, tous les jongleurs retirésdans leurs cellules dirigeaient éperdument leur volonté suivant lesindications mystérieuses d’Ardavena.

Seul, le brahme déployait une activitéfiévreuse. Chaque nuit, il se rendait près du condensateurd’énergie devenu maintenant rayonnant comme un globe de feu et, pardes expériences réitérées, assurait le maniement du terriblepouvoir qu’il avait acquis. Il était lui-même épouvanté de la forcede destruction dont il disposait. Mais, comme toute puissancesurhumaine, cette tyrannie des forces de la nature avait son cruelcontrecoup sur celui à qui il était donné d’en user.

Une nuit, Ardavena s’assit sur le siège demétal, saisit les boules et dardant son regard vers le ciel, ildésira qu’une tempête se déchaînât sur la forêt. En quelquesminutes, il vit son souhait exaucé. Sous l’influence des pinceauxfluidiques qui rayonnaient de ses prunelles, des nuages noirss’entassèrent. La foudre gronda, une averse diluvienne noya lesrivières et la fureur du vent cassa comme des roseaux des pins decinquante mètres de haut.

Mais à la suite de cette expérience, le brahmedut garder le lit pendant quarante-huit heures et ce ne fut qu’àforce de soins qu’il triompha de la lassitude mortelle qui l’avaitenvahi. Il reconnut là la vérité du vieux symbole développé dansles livres sacrés de tous les pays et même dans les Védas : lemagicien qui réussit à se faire obéir des Esprits, c’est-à-dire desforces surnaturelles, devient toujours leur victime.

Cet avertissement d’ailleurs n’arrêta pasl’orgueilleux vieillard dans ses projets. Chaque jour, desmessagers partaient de Chelambrum et parcouraient la presqu’île,s’arrêtaient aux portes des monastères et des temples où ilstransmettaient les ordres d’Ardavena.

Partout où avaient passé ces messagers, lesbrahmes se mettaient en prière et projetaient leur énergie, exercéepar de longues années de jeûne, vers les coupoles de Chelambrumau-dessus desquelles, de tous les points de l’Inde, s’amassaitcomme une atmosphère spéciale lentement humée par lecondensateur.

Ardavena, tout entier à son idée, passait desjournées à faire des calculs astronomiques. Il s’était convaincupar une série d’expériences que la pensée voyage environ une foismoins vite que la lumière. Dans la rapidité de son passage de laTerre à Mars, l’ingénieur n’aurait pas d’autre chose à craindre quede changer d’être aplati ou d’être brûlé par la chaleur engendréepar la vitesse et le frottement contre les couches atmosphériques.Il fit plusieurs voyages à Calcutta et écrivit à des astronomes età des métallurgistes qui, bien loin de supposer quel était leurvéritable correspondant, et s’imaginant avoir affaire à quelquesavant amateur comme il s’en rencontre tant, fournirentgracieusement tous les renseignements qu’on leur demanda.

D’après leurs indications, Ardavena fitconstruire une sorte de cercueil capitonné juste assez grand pourrenfermer un homme et dont les parois, affectant la forme d’uneolive, étaient formées d’acier vanadié d’une épaisseurconsidérable. Cette première enveloppe fut enfermée dans uneseconde en carton d’amiante épaisse où elle s’emboîtait exactementet celle-ci dans une troisième en bois injecté de substancesignifuges.

Ardavena avait calculé qu’étant donnée lavélocité foudroyante avec laquelle Robert traverserait l’atmosphèreterrestre, il ne courrait que pendant peu de minutes les risques decombustion et d’écrasement, et il croyait avoir résolu ces deuxdifficultés comme on vient de le voir.

La distance de la Terre à la planète Mars,lorsqu’elle s’en trouve la plus éloignée, est de 99 millions delieues ; mais lorsqu’elle en est la plus rapprochée,c’est-à-dire au moment de l’opposition, lorsque Mars, le Soleil etla Terre sont en ligne droite, cette distance se réduit à 14millions de lieues.

Mais, comme Robert l’avait souvent expliquélui-même au brahme, il suffisait que l’olive d’acier franchit unpeu plus de la moitié de cette énorme distance.

À ce moment, elle se trouverait dans le champd’attraction de la planète Mars.

Ardavena savait aussi que l’attractionterrestre diminue rapidement, c’est-à-dire proportionnellement aucarré des distances, à mesure que l’on s’éloigne de la Terre ;ce prodigieux trajet de 8 millions de lieues était plus effrayanten apparence qu’en réalité, surtout avec la vitesse dont seraitanimé le cercueil métallique par l’énergie psychique.

Un soir, le fakir Phara-Chibh et son compagnonapportèrent sur un palanquin, avec mille précautions, le corpsinerte de l’ingénieur Robert Darvel. Mais combien il étaitchangé ! Son visage même était méconnaissable, amaigri,osseux, haché de rides profondes. Les fakirs avaient pour ainsidire pétri ce corps sans défense et l’avaient façonné à leur guisepour le rendre capable de supporter une longue catalepsieartificielle. À l’aide de la plante pousti, qui produitl’amaigrissement et l’anémie, et moyennant une foule d’autrespréparations vénéneuses qui infligent aux organes une mortapparente, tout en respectant l’étincelle de la vie réfugiée dansle cerveau et toute faible, comme un feu qui couve sous une cendreépaisse, ils l’avaient rendu semblable à eux.

Sur l’ordre d’Ardavena, le corps fut déposé àquelques pas du condensateur qui, maintenant gorgé d’énergiehumaine, éclairait les moindres recoins de la cour d’une bellelueur blanche et verte.

Phara-Chibh n’était pas éloigné de croire quela lune, capturée par les enchantements d’Ardavena, était retenuecaptive parmi les dieux de granit, ne laissant plus errer aux cieuxque son pâle fantôme.

Le brahme ne prit pas la peine de ledétromper. Il fit placer Robert en face de lui et, prenant placedans le fauteuil métallique, il l’enveloppa pour ainsi dire d’unecuirasse d’énergie et de santé que ses mains puisaient par lesboules dans le vaste réservoir situé derrière lui et quis’échappaient de ses prunelles en jets lumineux.

Puis, sous ses yeux, Robert subit lespréparatifs ordinaires, fut cousu dans un linceul et installé dansl’olive d’acier, d’amiante et de bois dont les trois calottesfurent successivement vissées.

Il est bon de dire que les deux extrémitésconiques de l’olive étaient munies de puissants ressorts àdéclenchement qui devaient faire automatiquement sauter lescouvercles au premier choc.

À ce moment, Ardavena eut un momentd’hésitation, quelque chose qui, dans cette âme tyrannique etglacée, ressemblait presque à du remords. Il était encore temps deréveiller Robert, de le ranimer et de recommencer l’expérience surune autre base. L’intérêt, d’ailleurs, se mêlait aux remords.

En l’envoyant pour jamais dans cette planètelointaine, je perds tout le bénéfice des découvertes qu’il auraitcertainement faites.

Mais la voix de l’orgueil fut la plusforte.

Je ne veux partager le pouvoir avec personne.Ces découvertes, je les ferai moi-même. Et, d’ailleurs, ne suis-jepas assez puissant pour le faire revenir d’où je l’envoie, quand jele voudrai, riche de sciences surhumaines ?

L’olive de métal avait été placée sur untrépied de bois. Ardavena observait de temps en temps le ciel etconsultait fréquemment son chronomètre. Sur un signe de lui, lesgongs et les tambourins retentirent. À leurs appels monotones etpresque sinistres, de longues files de fakirs sortirent de tous lescoins du monastère. Tous, en arrivant dans l’immense cour,s’agenouillaient en demi-cercle autour du condensateur et lefixaient de leurs yeux creusés par la fièvre et par le jeûne. Ilsétaient nus ou les reins couverts seulement d’un pagne. Il envenait de partout, d’entre les pattes géantes des éléphants depierre, du fond des cryptes, du portail des temples, quelques-unsdescendaient trois par trois les escaliers, d’autres surgissaientcomme des apparitions des roseaux de l’étang sacré.

Bientôt cette multitude silencieuse fut aucomplet. Rangés par longues files régulières, à la lueur du globeenflammé, on n’entendait que le bruit de leur respirationoppressée. Les ombres démesurées des éléphants de pierre donnaientà cette scène quelque chose de solennel et de terrible. Ardavenavit que ses ordres avaient été exécutés, car une brume bleuâtres’entassait au-dessus du monastère déjà à demi phosphorescente etil eut un sourire d’orgueil en songeant que des millions d’Indousapportaient à son œuvre, en ce moment même, la magnifique obole deleur volonté. Il connut le bonheur d’un triomphe sansprécédent.

La sphère était d’un éclat insoutenable.Ardavena jugea que l’heure était venue.

Il s’assit dans le fauteuil de métal etallongea ses mains amaigries sur les boules. Il éprouva unesensation extraordinaire ; il crut que son cerveaus’élargissait, devenait le cerveau d’une humanité tout entière, sesveines désséchées charrièrent un sang nouveau plein de jeunesse, devigueur et de génie. Il lui sembla qu’il buvait d’une seule haleinel’âme de tout un peuple. Son intelligence lui apparut quasi divine.Il voyait le présent, le passé et l’avenir, comme trois vases d’ordéposés à ses pieds par les destins. La conscience de la force quil’animait lui inspira même un moment l’idée de renoncer à entrer encommunication avec Mars. Il concevait un projet plus merveilleux.Mais il se l’était promis. Il saisit plus étroitement les boulesfluidiques et ses prunelles agrandies dans un suprême effortfusèrent deux jets lumineux vers le projectile placé devantlui.

Une minute s’écoula. Tout à coup, l’olived’acier disparut comme si elle eût été escamotée, comme si elle sefût fondue en vapeur.

Ardavena sourit, mais son sourire s’acheva enun épouvantable cri d’agonie. Le condensateur, trop chargéd’énergie, venait d’éclater avec le bruit du tonnerre, pulvérisantla sphère de cristal, dont les débris fauchaient les fakirsagenouillés.

Ardavena, sanglant, gisait dans la poussière,les yeux brûlés, et tenant encore les deux boules dans ses mainscrispées.

Les fakirs fuyaient en hurlant dans toutes lesdirections, croyant à quelque cataclysme céleste. On en ramassa lelendemain deux ou trois cents, morts ou blessés, mais toushorriblement mutilés sur ce champ de bataille de la science.

Malgré toutes les précautions prises et ladiscrétion professionnelle des brahmes, le gouvernement anglais eutvent de cette singulière catastrophe. Mais les officiers chargés del’enquête ne purent rien apprendre de précis. Ils conclurent quedes fakirs ignorants avaient voulu tenter une expérience de chimiequi en avait éclopé quelques-uns.

Quand au brahme Ardavena, qu’on trouvarespirant encore et qui guérit lentement de ses blessures, il étaitdevenu aveugle et avait complètement perdu l’usage de ses facultésintellectuelles.

Chapitre 8LE RÉVEIL

 

Cependant, la folle expérience imaginée parRobert Darvel avait réussi autant qu’elle pouvait réussir.

L’olive d’acier vanadié traversa, c’est le casde le dire, avec la vitesse de la pensée, les couches del’atmosphère terrestre qui portèrent au rouge, par le frottement,l’enveloppe d’amiante, heureusement refroidie presque aussitôt entraversant les noirs et lugubres espaces de l’Éther. Elle serecouvrit d’une épaisse couche de glace aussitôt fondue en arrivantdans l’atmosphère saturée de chaude humidité de la planète.

La planète Mars est une de celles que nousconnaissons le mieux. Elle est environ six fois et demie pluspetite que la Terre. Son volume n’est guère que les seize centièmesde celui de notre globe. Avec les récents télescopes aux lentilleset aux réflecteurs perfectionnés et surtout depuis les études deM. Schiaparelli et de M. Camille Flammarion, on sait queMars présente avec la Terre un grand nombre d’analogies. Lessaisons s’y présentent à peu près de la même façon que celles quirègnent chez nous ; mais chacune, à cause de la durée del’année martienne qui est de 687 jours, est d’une longueur deuxfois plus considérable et même un peu plus.

Là-bas comme chez nous, il existe deux zonestempérées, une zone torride et deux zones glacées. Ces dernières,grâce à la calotte de glace dont elles sont enveloppées pendant leshivers, et dont l’extrême limite est distante d’environ cinq degrésde chaque pôle, sont visibles au télescope et mêmephotographiables, grâce à leur blancheur qui fait tache sur lemanteau vert et rouge de la planète.

L’étendue de ces amas de banquises qui doiventcertainement former des mers paléocrystiques dépend de la saisonqui règne dans chaque hémisphère de Mars. Nos astronomes terrestresles voient augmenter et diminuer d’une façon régulière, pendant lecours d’une révolution (687 jours).

Les savants actuels possèdent la certitude quela planète est entourée d’une atmosphère fort semblable à la nôtre,quoique moins dense et dans laquelle sont répandues de grandesquantités de vapeur d’eau, de même que dans notre ciel terrestre.Pendant de longues périodes de l’année, cette atmosphère estparcourue par d’épais nuages parfaitement visibles de la terre etqui semblent former de vastes anneaux au Nord et au Sud de laplanète, dans les régions les plus éloignées de l’équateur où ellesfont défaut durant des mois entiers. On a toujours supposé que cesmasses nuageuses planaient au-dessus des bas-fonds et des marais.On les voit se déplacer au gré des vents, s’amonceler et sedissiper, et il est certain qu’elles ont une constitution très peudifférente de nos nuages terrestres et qu’on doit pouvoir lesclasser en cirrus, en cumulus et en nimbus.

L’observatoire de Paris possède depuislongtemps des cartes et des photographies très complètes des merset des continents martiens. Au télescope, les mers offrent unecoloration verte plus ou moins accentuée. L’on en a déduit queleurs eaux sont très riches en chlorures alcalins et qu’elles nousapparaissent d’autant plus sombres qu’elles sont plusprofondes.

Quant aux îles et aux continents qui forment àdroite et à gauche une bande ininterrompue autour de l’équateur dela planète, où ils occupent plus d’étendue que les océans, ilsprésentent ces tons éclatants de rouge et de jaune orange, qui sontla couleur distinctive de la planète. Elles lui auraient valu sonnom, qui est, dans la mythologie païenne, celui du dieu de laguerre auquel elle avait été consacrée. Les mers, surtout dans lapartie septentrionale, ne sont guère que des Méditerranée, desCaspienne, des lacs intérieurs ou des détroits, des espèces deManche, qui mettent en communication les régions envahies par leseaux. On ne trouve dans Mars aucun océan comparable au Pacifique età l’Atlantique. Seules les mers boréales et australes ont beaucoupde rapport avec les nôtres.

Mars possède des montagnes, mais en petitequantité et certainement moins élevées que les nôtres.L’apparition, à des époques régulières, de certaines tachesblanches, démontre évidemment leur existence, les hauts sommetsdemeurent probablement couverts de neige, même après la mauvaisesaison.

Mais le trait le plus singulier de lagéographie martienne, c’est qu’on n’y a jamais aperçu de fleuves etque toute la surface solide de la planète est sillonnée d’immensescanaux dont la longueur varie de mille à cinq mille kilomètres etdont la largeur atteint souvent cent vingt kilomètres. Ces canauxaffectent des formes régulières et géométriques. Ils semblent avoirété tracés avec intention par des êtres doués d’intelligence.

La raison d’être de ces canaux découverts parM. Schiaparelli, de Milan, en 1877, n’a jamais pu êtreexpliquée complètement. Ils font encore le désespoir desastronomes. Le plus extraordinaire, c’est qu’à côté de la ligneformée par certains de ces canaux, il s’en produit une secondeparallèle et toute semblable et qui devient invisible un certaintemps après.

Une autre singularité de Mars, c’est que, plusfavorisée que la Terre, qui n’a que la lune pour satellite, elle enpossède deux de taille minuscule, il est vrai, que les astronomesont nommés Phobos et Deïmos. De ces deux astres en miniature, l’un,Deïmos, n’a que douze kilomètres de diamètre et il parcourt sonorbite en trente heures dix-huit minutes ; l’autre, Phobos,n’a qu’un diamètre de dix kilomètres et termine sa course en septheures trente-neuf minutes. Phobos et Deïmos, pressentis parVoltaire dans Micromégas et même par Swift, le célèbre auteur desVoyages de Gulliver, ont été découverts par l’astronome américainHall.

En raison de son éloignement du Soleil, lachaleur et la lumière que Mars en reçoit sont d’une intensitémoitié moindre que sur la Terre. Mais ce désavantage, si c’en estun, est compensé par la longueur des années à peu près doubles desnôtres.

En observant les taches qui existent à sasurface, on a démontré qu’elle tourne sur elle-même en vingt-quatreheures, 37 minutes, 33 secondes, ce qui fait que la journée ysurpasse d’environ une demi-heure la durée du jour terrestre.

C’est dans ce monde inconnu que leprojectile-cercueil vint s’abattre en pleine nuit martienne,traçant dans les ténèbres un sillon lumineux comme un bolide.

Les flots houleux et battus par la pluie d’unOcéan couvert de brume se refermèrent sur l’obus de métal et,contre toutes les prévisions du brahme Ardavena et de l’ingénieurRobert Darvel lui-même, aucun choc ne vint frapper les extrémitésallongées de l’olive et ne déclencha les ressorts qui auraientpermis au prisonnier de revenir à la vie et à la liberté.

Grâce à son creux, grâce aussi à son enveloppede bois et surtout à la diminution de l’attraction planétaire, lesphéroïde d’acier ne tomba pas au fond de l’eau ; mais il neremonta pas non plus à la surface. Il flotta entre deux eaux,lamentable épave dont se jouaient les vents orageux.

Trois jours durant, il fut ainsi ballotté,jusqu’à ce qu’une lame plus forte que les autres, en se brisant surune falaise de porphyre rouge, le lançât dans l’ouverture d’uneespèce de grotte, au-dessus du niveau des eaux, où il demeuraaccroché, suspendu comme par miracle entre les mandibules des rocsébréchés par les flots. Mais le choc avait été suffisant. Leressort avait fonctionné et la calotte de l’olive s’étaitdétachée.

Quand Robert revint au sentiment del’existence, il eut l’horrible impression d’être enterré vivant.L’énergique fluide dont Ardavena avait pour ainsi dire imprégné sonsuaire, avant de l’insérer dans le cercueil capitonné, le sauva, enlui communiquant, pendant quelques minutes, une vigueurextrahumaine. D’un seul coup de ses ongles, que les fakirs avaientlaissé pousser et apointis en griffes, il déchira le sac de cotonqui l’enveloppait et, comme il étouffait, il arracha d’un mouvementinstinctif la cire qui lui bouchait les narines. Puis, toujourssans s’en rendre compte, avec la décision du désespoir, il fitreprendre à sa langue sa position naturelle et aspira une largebouffée d’air.

Mais l’effort avait été trop violent. Robertperdit connaissance et tomba dans un sommeil proche du coma, sansavoir encore pu rassembler ses idées, ni s’inquiéter du lieu où ilétait.

Il fut réveillé par une sensation de doucechaleur. Il lui semblait qu’il était assis et tournait le dos auxpâles rayons d’un soleil d’hiver. Il ouvrit les yeux et n’aperçutdevant lui qu’une série de rochers rouges fantastiquement denteléset la bouche d’une caverne qui semblait s’enfoncer dans lesentrailles du sol.

Engoncé jusqu’aux épaules dans son cercueild’acier, il pouvait cependant tourner la tête. Il frémit en serendant compte du péril auquel il se trouvait exposé. L’olive quilui servait de prison n’était retenue que par quelques pointesacérées du roc dans un équilibre imparfait et hasardeux. Le moindrefaux mouvement pouvait le précipiter dans les flots d’une mer verteet grise dont les lames clapotaient sous la clarté d’un soleilrougeâtre, voilé de brume, qui lui parut plus petit qu’àl’ordinaire.

Il fallait à tout prix quitter cette positiondifficile.

Robert se rapetissa et avec mille précautions,il essaya de se glisser au dehors, sans toutefois tomber dansl’abîme qui grondait au-dessous de lui. Il réussit pleinement dansson entreprise. À sa grande surprise, il se sentait doué d’uneélasticité et d’une vigueur extraordinaires. Il s’étira sur lesable rougeâtre qui formait le sol de la grotte avec un véritablebonheur. Ses oreilles étaient remplies d’un bourdonnement confus.Il en eut l’explication en tâtant les bouchons de cire qui lesobstruaient et dont il se délivra immédiatement.

Alors, il put percevoir le bruissementmélancolique du ressac contre la falaise et les ululements du vent.Il avait froid, il avait faim. Un étrange vertige l’accablait,comparable à celui dont sont frappés les explorateurs et lesexcursionnistes, quand ils atteignent de hautes altitudes. Cettefaiblesse anormale se trouvait d’ailleurs compensée parl’accroissement de la force musculaire.

Robert ferma les yeux, ébloui, et il chercha àcoordonner ses idées. Il lui sembla tout d’abord qu’il avait dûdormir pendant plusieurs jours et la première pensée qui lui vintfut qu’il se trouvait sur les bords de l’Océan Indien, où il étaitsans doute venu en compagnie d’Ardavena pour quelque promenade.

Son malaise se dissipait peu à peu. Il essayade rassembler ses souvenirs et ce lui fut un effort atrocementpénible. Il alla jusqu’au bord d’une flaque d’eau qui luisait dansl’ombre de la grotte et se regarda. Mais il ne reconnaissait plussa face hâve et amaigrie, son torse squelettique.

Et pourquoi donc avait-il ces onglesdémesurés ?

Il crut qu’il était devenu fou ou qu’ilrêvait. Il prit ses tempes entre ses mains avec une sorte dedésespoir, puis il se leva et se mit à marcher, contemplant la meret le ciel couvert de nuages. Il grelottait. Il pensa que soncauchemar continuait en constatant la longueur des enjambées qu’ilfaisait.

Tout à coup, ses regards s’arrêtèrent surl’olive dont le bois effrité et carbonisé se découpait en noir surle sable rouge.

– Oui, balbutia-t-il, ce doit être unefarce d’Ardavena. Comme il me tarde de revenir à Chelambrum où jesuis si heureux avec mon laboratoire et mon jardin ! Mais jeveux demander des explications au brahme. Il y a dans tout ceciquelque chose d’incroyable…

Son cerveau affaibli n’arrivait pas à réunird’idées plus nettes. La faim, la soif et le froid le dominaient. Ils’enveloppa de son mieux dans les débris du linceul de coton. Ilpuisa un peu d’eau dans la flaque où il s’était miré. Cette eau,sans doute jetée là par la mer, était affreusement amère etsalée.

Allait-il donc mourir de faim et de soif, danscette caverne suspendue aux flancs du roc de porphyre entre le cielet l’eau ?

Il regarda autour de lui avec des yeuxbrillants et découvrit enfin dans un coin du rocher une petitetouffe de plantes bleuâtres, mais il ne s’étonna pas de leurcouleur. C’étaient, à ce qu’il pensa, des espèces de cristesmarines ou de perce-pierres, d’une variété qui lui était inconnue.Il en arracha une poignée et en savoura le suc rafraîchissant avecdélices. Il les mâchait et en rejetait les fibres ligneuses et ilcontinua ainsi à paître à quatre pattes sur le roc jusqu’à ce qu’untiraillement de son estomac l’avertit qu’il avait pour le momentassez mangé.

Robert avait été privé de nourriture pendantsi longtemps, qu’il fut littéralement enivré par les quelquesgorgées de suc d’herbes qu’il avait absorbées ; sa têtes’appesantissait, ses jambes étaient vacillantes et ses yeux sefermaient. Il eut cependant la force et la présence d’esprit detirer en sûreté sur le sable sec l’olive de métal d’où il étaitsorti comme un poussin qui brise la coquille de son œuf. Aprèsl’avoir accotée entre deux rocs, il s’y enfonça la tête la premièreà la façon des autruches, s’entortilla les jambes de son linceul etne tarda pas à s’endormir d’un sommeil réparateur.

À son réveil – ô désastre, il n’avait guèreles idées plus nettes qu’auparavant ; mais il était torturépar une faim atroce.

– C’est toujours la même chose,s’écria-t-il avec découragement. Depuis que je suis réveillé, je nesonge plus qu’à manger. Si seulement il y avait quelques plantescomestibles dans le voisinage.

Heureusement, Robert avait été réconforté parle long somme qu’il venait de faire. Les vertiges quil’oppressaient avaient disparu. Il ne se sentait plus qu’un grandappétit et une extraordinaire légèreté dans tous les membres. D’unsaut, il franchissait six ou sept mètres. Il se figura un momentqu’il avait des ailes et il dut se surveiller pour ne pasdégringoler, par inattention, du haut de la falaise dans lamer.

À l’entrée de la caverne, il trouva dans leroc une série de degrés et d’anfractuosités naturellement creuséespar le flot et il lui vint à l’idée de descendre par cette voiejusqu’à la surface de l’eau pour juger de sa profondeur et voirs’il ne lui serait pas possible, en côtoyant le rocher avec del’eau jusqu’à la ceinture, de gagner une région plus hospitalièreet de se faire rapatrier, jusqu’à son cher laboratoire deChelambrun dont, malgré les évidences, il ne se croyait pas trèséloigné.

Tout à coup, il poussa un cri de joie et savoix répercutée par les rochers lui parut aussi sonore que le sond’un cor de chasse. Il s’arrêta, épouvanté lui-même de satonitruante.

Il venait d’apercevoir, flottant au ras del’eau, parmi les algues, des chapelets de bivalves assez proches dela moule, mais plus arrondis et qui se tenaient attachés à lapierre par leur byssus.

– Je suis sauvé, dit-il.

Et il fit une ample récolte de mollusques etremonta dans sa caverne pour se régaler. Il sentait ses forcesrevenir, pour ainsi dire, de minute en minute.

Deux jours se passèrent ainsi, coupés de longssommeils et de repas au menu reconstituant, mais monotone.

– Je ne peux pourtant pas, songea-t-il,vers le soir du deuxième jour, passer un plus long temps perché surcette falaise comme un goéland dans son nid, à brouter et à mangerdes bivalves. Ce serait vraiment trop ridicule.

Robert passa une bonne partie de la nuit àréfléchir. De singuliers soupçons se glissaient en lui. L’aspect duciel, la présence de l’engin qui lui servait de lit, l’absence detoute créature humaine, de tout navire sur cet océan couvert debrouillards, tout lui démontrait avec évidence qu’il se trouvaitbien loin de l’Hindoustan et qu’on avait profité de son sommeil etde sa catalepsie pour l’abandonner sur un rivage désert.

– Peut-être, songea-t-il avec effroi,Ardavena, désireux de s’approprier mes découvertes, m’a-t-il faittransporter au nord de la Sibérie, pour se débarrasser de moi.

Ce qui fortifiait en lui cette supposition,c’est qu’il avait remarqué, quoique privé de son chronomètre,qu’Ardavena lui avait emprunté sans façon, la longueur inusitée desjours et des nuits.

Cependant, cette hypothèse ne le satisfaisaitpas.

Quand les jours sont longs, se disait-il, avecbeaucoup de logique, dans les contrées polaires, les nuits sontcourtes et réciproquement. Il y a là quelque chose que je nem’explique pas.

D’ailleurs, l’ingénieur ne pouvait porter surces choses un jugement précis. Depuis qu’il n’était plus sousl’influence des drogues stupéfiantes que lui avaient fait absorberles fakirs, il ressentait un continuel besoin de sommeil et il nese réveillait guère que pour manger et se recoucher presqueimmédiatement.

Ce soir-là, il avait sans doute repris unevigueur suffisante, car le sommeil ne venait pas. La nuit lui parutinterminable. Il projeta, sitôt que le jour serait levé, de gagnerle sommet de la falaise. Mais il dormit, se réveilla, dormit encoreet les ténèbres l’enveloppaient toujours. Il trembla un moment dese trouver perdu dans la grande nuit du pôle arctique.

Enfin, la lueur rougeâtre du soleil rapetisséperça lentement le voile des brumes. Robert se leva, déjeuna et,sans plus délibérer, commença de gravir les rocs de porphyre rougequi s’élevaient au-dessus de la caverne. Il mit plus d’une heure àce travail, s’arrêtant pour se reposer à toutes les plates-formespropices et profitant des moindres buissons, des moindres touffesd’herbes roussâtres pour se hisser un peu plus haut. Arrivé ausommet de la falaise, il demeura émerveillé. Une haute forêt, auxlarges feuilles jaunes et rouges et où il reconnut des hêtres etdes noisetiers, se balançait tout autour de lui.

Mais il n’y avait trace ni de routes, ni desentiers vers l’intérieur. Des ronces rousses, des framboisiers auxfeuilles vermeilles, des mousses brunes croissaient dans unfouillis de végétations inextricables. À l’horizon voilé de brume,la mer s’étendait entre deux caps de porphyre qui bordaient laperspective de ce côté.

Bien que surpris de la couleur rougeâtre, quidominait dans le paysage, Robert éprouva une joie enfantine à seretrouver en pleine forêt. Il pensait être au Canada, car il avaitlu qu’on trouve dans ce pays un grand nombre d’essences aufeuillage rouge.

Son plan fut tout de suite fait.

– Je vais, dit-il, me lancer à traverscette forêt, en me dirigeant toujours vers le Sud. Je me guideraisur le soleil et les étoiles. De cette façon, je suis forcéd’arriver dans la partie méridionale de ce pays, où se trouvent lesgrandes villes et les chemins de fer. M’eût-on déposé près ducercle polaire, je ne ferai certainement pas huit jours de marchesans rencontrer un campement d’Esquimaux ou une caravane dechasseurs de fourrures ou de chercheurs d’or.

Avant de se mettre en route, Robert résolut dese reposer longuement dans la forêt. Il mangea de grossesframboises couleur d’or et des groseilles noires. Il cueillit desnoisettes rouges, et des myrtilles violettes ; puis il se miten chemin.

À son approche, s’enfuirent divers oiseaux,qui ressemblaient aux moineaux et aux grives, et il eut la joie dedécouvrir une clairière couverte de champignons blancs, du genredes mousserons, qui lui fournirent un déjeuner magnifique.

À la grande surprise de Robert, le soleilsemblait immobile au milieu de ce manteau de brouillard. Cetteforêt vêtue de frondaison rousse lui apparaissait comme l’Édeninterminable. Des insectes jaunes sautillaient dans les herbes. Àpeine de temps en temps un cri d’oiseau. Robert sentaitl’engourdissement le gagner. Il rêvait de toujours vivre dans unepaix profonde au milieu de ce paysage de sommeil et de silence. Lamer battait la monotone chanson de son ressac entre les falaises deporphyre.

Une fois de plus vaincu par le sommeil, Roberts’appuya entre les racines d’un grand hêtre rouge et s’endormitaccablé sur la mousse. Quand il se réveilla, le soleil était au basde l’horizon. De grands nuages lilas et verts flottaient, et cetteperspective de futaie rougeâtre se mariait si bien avec la couleurdes nuages et les reflets agonisants du soleil, qu’il craignit unmoment que tout le décor qui l’entourait ne s’évanouît brusquementavec sa magnificence comme dans une féerie.

Mais le soleil, après avoir oscillé longtemps,si longtemps que Robert ne se rappelait pas avoir jamais rien vu depareil, sombra derrière des nuages couleur d’encre et de plomb etdisparut. Une vive clarté lunaire remplaça presque aussitôt lalumière de l’astre évanoui.

Robert s’émerveillait déjà de voir deslampyres se glisser dans les buissons, lorsqu’en se retournant ducôté de la mer, une extraordinaire vision le cloua sur place.

Deux lunes éclatantes et blanches, d’unedimension énorme, se reflétaient paisiblement dans les flots.

– Je ne suis pas fou, dit-il, nihalluciné.

Il ferma les yeux, se laissa tomber sur lamousse et réfléchit. En une seconde, la vérité lui apparutmerveilleuse et terrible. Ce cercueil de métal, ces feuillagesrouges, ce soleil triste et diminué, et ces deux lunes (Phobos etDéïmos, sans doute) tout concordait.

– Je suis le premier homme qui soitparvenu dans la planète Mars ! s’écria-t-il, avec un orgueilmêlé d’épouvante.

Partie 2

Chapitre 1LE DÉSERT

 

Robert Darvel s’était relevé, titubant, sousl’empire d’un étrange vertige : LA PLANÈTE MARS ! Cesparoles magiques résonnaient à ses oreilles, dans le souffle duvent, dans le bruissement mélancolique des feuillages, dans lemurmure monotone de la mer.

– La planète Mars !

Il avait prononcé tout haut ces paroles etelles lui firent peur. Il crut que des voix confuses luirépondaient du fond des halliers. Instinctivement, il se retourna,il regarda autour de lui avec des yeux agrandis par l’épouvante del’Inconnu. Il lui semblait que des êtres difformes grimaçaientderrière les buissons et répétaient en ricanant d’une voix trèsbasse :

– Ah ! Ah ! La planèteMars…

Il fit quelques pas dans la direction d’uneclairière où la clarté des deux astres lunaires se déversait pureet tranquille, découpant lumineusement l’ombre rousse et rose desosiers jaunes et des hêtres rouges.

Il avait une envie terrible de courir et iln’osait pas le faire, parce qu’il croyait entendre quelqu’unmarcher derrière lui, mettant ses pas dans les traces de ses pas etsoufflant la tiédeur de son haleine dans son cou. Des bêtes dansles arbres croquaient des fruits, les troncs lassés par le ventgeignaient, une source sanglotait au loin : tous ces bruitsajoutaient à la terreur de Robert. Les récits qu’il avait lusautrefois sur les habitants étranges des planètes l’assaillaient enfoule. Mars n’était-il peuplé que de brutes anthropophages auxformes monstrueuses ou d’êtres d’une culture supérieure, disposantdes ressources merveilleuses d’une science inconnue ? Toutesces pensées se choquaient dans son cerveau et il se sentait l’âmeaussi apeurée que dut l’être celle des premiers hommes, dans lesforêts de la période tertiaire.

De grosses chauves-souris portées sur levelours silencieux de leurs ailes passèrent devant lui, et il rêvade diablotins ailés et de nains méchants et noctambules reclus,tout le jour dans les cavernes et dans le creux des vieux arbres etne sortant que la nuit, comme les chéiroptères vampires, pour sucerle sang de leurs victimes endormies.

Robert sentait sa raison l’abandonner, lesentiment de sa solitude et de sa faiblesse l’oppressait. La nuitcalme et la forêt tranquille parfumée de feuillages mûrs et deterre humide lui semblaient pleines de périls. L’horreur d’êtreseul lui glaçait le cœur. La vieille planète maternelle, la Terre,qui n’était plus pour lui, maintenant, qu’une pauvre tache delumière dont il arrivait à peine à trouver la place dans leslointains de l’immense perspective céleste, apparaissait à son âmedésolée ainsi qu’un lieu de délices, un coin privilégié del’immense univers.

Au moins, il y avait là des hommes !

Robert se fût estimé très heureux de seretrouver, seul et sans logis, sans protecteur et sans argent, dansle plus pauvre faubourg de Paris ou de Londres, même dans la plustriste steppe de la Sibérie, même prisonnier des féroces sauvagesdu centre de Java ou de la Nouvelle-Guinée.

Il regardait autour de lui éperdument etl’envie le prenait, une envie irrésistible, de se blottir dans untrou de rocher ou sous le creux d’un buisson, comme une bêtepeureuse, et d’y attendre le jour.

Tout à coup, il se trouva près d’un ruisseaudont la nappe claire étincelait aux rayons des deux astres, Phoboset Deïmos, et qui fuyait entre deux énormes pierres rousses. Desjoncs et des roseaux mêlés de plantes grasses, aux feuillesétalées, fleurissaient les rives de ce cours d’eau où des poissonsrapides, couleur d’or, filaient entre les herbes, agiles comme destruites. De grands arbres miraient dans l’eau leurs sombresfeuillages.

Jamais Robert n’avait vu ce paysage aussicharmant éclairé d’aussi douces lueurs. Son courage revint, il euthonte de la frayeur qui l’envahissait.

Posant les genoux sur l’herbe humide, il but,dans le creux de ses mains, une eau qu’il trouva exquise et quicalma sa fièvre.

– Non ! s’écria-t-il avec orgueil,je ne deviendrai pas victime de ces sottes terreurs. Je resteraidigne du rôle que j’ai moi-même assumé ; j’ai voulu connaîtreles mondes nouveaux, que ce soit à mes risques. Quels que soientles ennemis ou les dangers qui m’attendent, j’arrive ici pourvu detous les trésors de la vieille science humaine ; que jetriomphe ou que je succombe, je serai parvenu au but que je m’étaistracé. J’aurai rempli la page que je voulais écrire et ma missionn’aura pas été inutile. Je n’ai ni le droit de me plaindre, nicelui d’avoir peur.

Robert, ranimé par cet élan d’enthousiasme, seretrouvait maintenant en pleine possession de toutes ses facultés.L’étrangeté de la situation ravivait son énergie et c’est d’un paspresque guilleret qu’il continua sa route, laissant derrière lui lasource et la clairière pour s’enfoncer dans une longue avenue dontle sol était couvert d’une mousse brune, aussi douce aux pieds quedu velours.

Si les amis terrestres du jeune ingénieuravaient pu l’apercevoir à ce moment, marchant à grands pas sanssavoir même où il allait, par les sentiers d’une forêt sauvage,aucun d’eux, certes, n’eût pu le reconnaître. Robert était devenumaigre comme un squelette, ses traits étaient ravagés, ses épaulesvoûtées, ses cheveux et sa barbe, qui poussaient en désordre,étaient grisonnants. Il n’avait pour vêtement que le sac de cotonqui lui avait servi de linceul et sous lequel il grelottait,quoiqu’il ne fit pas très froid.

Il avait entortillé ses pieds endoloris avecdes lanières d’écorce d’arbres qui lui servaient d’espèces desandales. Enfin, ses ongles démesurément longs et pointus luidonnaient plutôt l’aspect d’un homme de l’âge de pierre que d’unhonnête mathématicien sorti troisième de l’École Polytechniquefrançaise.

Robert Darvel, désormais sûr qu’il avaitquitté la planète natale et que ce qu’il avait pris pour une forêtcanadienne n’était qu’un fragment du territoire martien, avançait àgrands pas, autant pour réchauffer ses membres engourdis que pourparvenir, le plus vite possible, aux demeures des Martiens, sur lecompte desquels il avait hâte d’être fixé.

– S’ils sont bons et intelligents,s’était-il dit, j’arriverai à me faire comprendre d’eux et ils meporteront secours. S’ils sont méchants et stupides, je leur feraipeur et ils seront quand même obligés de me venir en aide.

Tout réconforté par ces espérances un peuaventurées, il avançait toujours ; mais, au bout d’un quartd’heure, la fatigue l’avait gagné, ses pieds écorchés malgré sessandales de lianes le faisaient cruellement souffrir. Alors ilcassa une forte branche à peu près droite, qui lui servit de canne,en même temps que d’arme défensive.

À la grande surprise de Robert, il n’éprouvaaucune difficulté à détacher, du tronc d’un sapin aux feuillesrougeâtres, une branche plus grosse que son poignet et il maniaitcette pesante matraque avec autant de facilité qu’une légèrebadine.

– Parbleu, s’écria-t-il tout à coup, j’aioublié que Mars est environ six fois plus petite que la Terre. Envertu de la loi de l’attraction, ma force musculaire doit êtreproportionnellement augmentée. Que les habitants de Mars prennentgarde à eux ; s’ils me cherchent noise, je serai sûrement leplus fort.

Cette idée un peu enfantine de sa supérioritéle fit sourire. En y réfléchissant, il retrouvait une foule depetits faits qui le confirmaient dans l’opinion que l’attractionmoindre de la planète avait augmenté sa vigueur corporelle.

– Sur terre, pensa-t-il, jamais, affaiblicomme je l’étais, je ne fusse arrivé à me débarrasser des débris del’obus, à sortir de mon linceul et à gravir le rocher pouratteindre la forêt. Jamais, las comme je le suis, je n’auraisparcouru une distance aussi grande.

En effet, Robert, presque sans efforts,faisait des enjambées énormes ; il se sentait pour ainsi direporté au-dessus du sol. D’un bond qu’il fit, pour franchir un troncd’arbre qui lui barrait le chemin, il s’éleva à deux ou troismètres en l’air.

Cette constatation le réconforta beaucoup, etson imagination toujours en travail lui suggéra d’employer cettevigueur et cette agilité de fraîche date à donner la chasse auxanimaux des forêts.

Tout en faisant ces réflexions, il avançaittoujours avec une grande rapidité à travers un paysage brillammentéclairé par les lunes jumelles et dont les lignes calmes, commedessinées en rose sur un fond d’argent, ne pouvaient se comparer enrien à ce qu’il avait vu jusqu’alors.

L’avenue sur laquelle il s’était engagéaboutissait au sommet d’une colline, d’où il découvrit une vasteperspective ; un cirque immense de hauteurs, couronné deforêts, entourait le bassin tranquille d’un lac dont les eaux,obstruées d’îles, étaient alimentées par cinq ou six cascades quidescendaient des monts.

Mais tout, – les arbres, le sol, les mousseset les feuillages – était d’une éclatante couleur vermeille ouorangée, ou encore d’un violet sombre, ou d’un jaune clair, et lacouleur verte, quoiqu’on la trouvât dans certaines espèces deplantes, n’était pas la dominante. En revanche, Robert vit desespèces de peupliers à feuilles toutes blanches et des arbustes, dela famille des sapins, dont les fines aiguilles étaient d’un bleuclair, luisantes et comme vernies d’une nuance inconnue etcharmante.

Cette masse de frondaisons, couleur de sang etcouleur d’or et de rouille, éclairée par la magique lueurphosphorescente des deux astres, inspirait un accablant sentimentde somptuosité et de mélancolie. Et, dans cette forêt d’or, lesarbres blancs et bleus étaient comme des fantômes agitanttristement leurs bras ou peut-être de jeunes princesses égarées,dont le vent de la nuit faisait doucement voltiger les robesblanches.

Au-dessus de toutes ces choses, un ciel pur,un silence mortel à peine troublé par les rumeurs indécises quimontent des bois et de la terre, et qui peu auparavant avaient tanteffrayé Robert, gémissements de la brise dans les rameaux, oubruits d’ailes, grignotements nocturnes, toute la vie secrète etprofonde des lieux sauvages.

Robert contempla longtemps ce magiquepanorama. Il était ravi d’admiration ; le silence et lamajesté du paysage le pénétrèrent malgré lui, et il se sentaitenvahi d’une sorte d’horreur sacrée. Il eût voulu crier bien hautce qu’il ressentait ; mais l’angoisse le prenait à la gorge.Accablé du sentiment de sa solitude, il regardait fiévreusementautour de lui et il eût donné tout au monde pour trouver à sescôtés un ami, un indifférent, un ennemi même, à qui confier lesaccablantes et solennelles impressions qu’il ressentait.

Il s’était assis sur la mousse – cette bellemousse rousse et dorée qu’il retrouvait partout – et il essayaitune fois de plus de dominer le saisissement qui le gagnait.

Ce qui le consternait, c’est de n’apercevoirnulle part, quoiqu’il fouillât l’horizon de toute l’acuité de sonregard, aucune trace d’habitation, ni fumées, ni lumières, nicabanes de sauvages ou de bûcherons, rien qui révélât la présenced’êtres intelligents. Rien qu’une solitude magnifique et sauvage,un paysage vierge, dont les futaies millénaires n’avaient jamaisconnu ni la flamme, ni la cognée.

Au milieu de ce mortel silence, il prêtaitl’oreille malgré lui, et son cœur battait à la pensée d’entendrequelques appels de chasseurs perdus dans les bois, quelqueschansons de pâtres ou de contrebandiers, le bruit enfin d’une voixhumaine. Il se prit à songer ; il se rappelait ses chassesdans la jungle, en compagnie de son ami le naturaliste RalphPitcher, et il eût bien à ce moment sacrifié dix ans de sa vie pouravoir près de lui ce brave et loyal compagnon d’aventures.

Que devait-il penser au fond de sa petiteboutique, près de la Tamise ? Sans doute, il accusait son amid’ingratitude et d’oubli, et peut-être lui-même l’avait-il oubliédans les mille préoccupations de la lutte pour l’existence.

Robert se sentit plus triste à cettepensée.

Ah ! Si Ralph Pitcher était là, quellepartie de plaisir c’eût été que cette émouvante prise de possessiond’un astre nouveau, que ce voyage en pleine merveille, en paysinconnu.

Mais Robert était seul. En pensant à cetteTerre, qui n’était plus pour lui qu’une petite lumière à l’horizon,il sentait mollir sa bravoure. Invinciblement, les souvenirsl’assaillaient et se pressaient en foule dans son âmedouloureuse.

Il soupira en songeant à cette charmanteAlberte qui l’avait aimé et qu’il ne verrait sans doute jamaisplus ; elle aussi avait dû l’oublier, le compter au nombre desdisparus ou des morts.

Tout le passé remontait en lui. Il revoyait,comme la fuite rapide d’un cortège de fantômes, tous les événementsécoulés ; son enfance dans un château des environs de Paris,la mort de ses parents qui l’avaient laissé sans fortune et sansprotecteurs, ses études poursuivies avec acharnement, sesinventions, ses aventures en Sibérie et au Cap, enfin son séjourchez Ardavena et son voyage à travers les espaces.

– Allons ! s’écria-t-il brusquement,il ne faut plus songer au passé, il faut lutter courageusementcontre les périls présents.

Il serra autour de ses reins sa robe de coton,reprit son bâton et continua sa route, avec cette vélocité, cettelégèreté auxquelles il n’arrivait pas à s’habituer. Après avoir unpeu réfléchi, il avait résolu de contourner les rives du lac, defranchir le rideau de forêts qui barrait l’horizon et d’atteindrela vallée située de l’autre côté des hauteurs ; là, peut-être,il trouverait des habitants.

Au bout d’une heure de marche, de nouveau ileut faim. Il éprouvait d’intolérables tiraillementsd’estomac ; il commença par mâcher de jeunes pousses d’arbres.Puis, en longeant un sentier naturel, au bord du lac, il aperçutdans une flaque d’eau une touffe de plantes, qui, sauf la couleurbrune de leurs fruits un peu plus gras, lui rappelèrent tout à faitles châtaignes d’eau qui croissent dans les étangs de l’ouest de laFrance.

Il se contenta de ce régal un peu fade, sepromettant bien de découvrir un moyen de faire du feu et de sepréparer des repas plus substantiels.

Réconforté, tant bien que mal, il contournapendant plusieurs heures les bords marécageux du lac, toujoursheureusement servi par cette étonnante puissance musculaire qu’ildevait à la diminution de la force centripète.

Cette nuit de marches forcenées lui parutinterminable ; il éprouvait un amer désenchantement à ne pasrencontrer les merveilles qu’il s’était promises autrefois.

D’ailleurs, il eut la chance de trouver deschampignons, puis des faînes, sous les grands hêtres rouges, quiapaisèrent sa faim.

L’aurore se levait, une aurore grelottante ettriste, où le soleil apparaissait comme à travers la fumée d’unefin d’incendie, lorsque Robert Darvel atteignit le sommet de lachaîne de collines qui se trouvait de l’autre côté du lac.

De là, il découvrait un horizon immense, unmarécage vaste comme une mer, uniformément peuplé de flaques d’eauet de touffes de roseaux qui se répétaient à l’infini d’une façonuniforme. Au-dessus, des vols d’oiseaux tournoyaient.

Mais, dans tout ce paysage désolé, trempé dunepluie fine, éclairé d’un soleil indécis, Robert n’aperçut aucunetrace d’habitations humaines.

– Quelle horreur ! s’écria-t-il,quel désespoir ! Me voici seul dans un monde sans habitants,où je n’ai pas même l’intérêt d’un péril à courir, et qui nem’offre en perspective que l’abrutissement de la solitude…

Il éprouvait le besoin de crier tout haut, dese parler à lui-même. Il continua avec une sorte de rage :

– Maudits soient les rêveurs et les fousqui ont supposé que les terres célestes renfermaient des êtres etdes choses véritablement inconnues et nouvelles. Je le comprendsmaintenant, l’Univers est à peu près partout pareil à luimême ! Rien de nouveau sous le soleil ! Hélas et mêmeau-delà du soleil… Je suis puni de mon sot orgueil, je vais mouririci comme un pestiféré, sans consolations, sans amis, dans lasolitude et le désespoir…

Chapitre 2MORT DE JOIE

 

Il nous faut maintenant revenir sur la Terre,quoique avec une vitesse un peu inférieure à celle qu’avait misRobert Darvel à gagner la planète Mars, puisque nous n’avons pascomme lui l’aide puissante de millions de religieux hindous, ni lemerveilleux appareil qui avait servi au brahme Ardavena à condenseren un seul faisceau toutes ces volontés éparses.

Comme nous l’avons dit plus haut, lenaturaliste Ralph Pitcher avait peu à peu oublié son amiRobert.

Mais la disparition de celui-ci, lamystérieuse lettre qu’il avait reçue demeuraient en lui, comme unde ces faits étranges, inexplicables, auxquels on aime mieux ne paspenser, mais auxquels on pense quand même.

La préoccupation qu’il avait voulu écarter luirevenait, quoi qu’il fit, obsédante et dominatrice ; il yavait des nuits où Ralph s’éveillait en sursaut, croyant avoiraperçu à côté de lui son ami Robert, le front chargé dereproches.

Sous l’empire de cette hantise, Ralph Pitcherrevint au vieil hôtel de la rue d’Yarmouth ; de mois en mois,sous l’effort du vent et de la pluie, l’édifice s’en allait enruine.

La porte cochère, complètement pourrie,tombait par énormes morceaux, les gonds arrachés de leurs alvéolespendaient, les serrures avaient disparu, sans doute vendues aupoids par quelque audacieux maraudeur nocturne.

Ralph pénétra donc sans difficulté dans lacour envahie par les joubarbes, le chardon vivace et le pissenlitami des ruines.

Il explora, sans rencontrer aucun indice de cequ’il cherchait, tous les étages de l’antique demeure, au risque dese casser le cou dans les escaliers disloqués et rompus, ou detomber dans les trous pareils à des oubliettes que la pluie avaitcreusés à travers les plafonds pourris et disjoints.

Évidemment, avant peu de temps, l’hôtel seraitune ruine parfaite, dont il ne subsisterait plus que les gros murs,avec leurs cheminées de granit aux lourds blasons qui dataient dutemps de la reine Elisabeth ou de la reine Anne.

Puis, un spéculateur viendrait avec des gruesà vapeur, des camions automobiles, et un régiment de maçons du paysde Galles, qui mettraient à la place de ces décombres un immeublede rapport à douze ou quinze étages pourvu d’ascenseurs,d’installations électriques et de chauffage central.

Voilà ce que pensait Ralph, tout enredescendant mélancoliquement le grand escalier, aux rampes de ferforgé.

Mais, tout à coup, il s’arrêta, en voyantbriller quelque chose dans le bois pourri des marches.

Il se baissa rapidement ; il tenait entrele pouce et l’index une opale grosse à peu près comme une petitefève.

Il eut une brusque émotion.

– Cela ne vaut pas grand-chose, murmurat-il, une couronne et demie, s’il fallait la vendre ; troissouverains tout au plus, s’il fallait l’acheter…

Il s’arrêta, devenu tout pâle et regarda plusattentivement la petite gemme aux reflets verts et roses ; ilvenait de reconnaître la pierre que Robert Darvel portaithabituellement en épingle de cravate.

– On l’a attiré ici, s’écria-t-il, pleinde colère et de tristesse, et on l’a tué.

« Pourtant non, cela n’est pas possible,comment expliquer alors l’énigmatique lettre que j’aitrouvée ?…

Ralph quitta la rue d’Yarmouth très troublé,toute la soirée son esprit fut travaillé par cettepréoccupation ; à force d’y réfléchir, il s’avisa d’unexpédient auquel il se repentit de n’avoir pas songé tout d’abordet qui pourtant était fort simple.

Le lendemain, il se rendit au bureau desdomaines ; là, après une longue station dans les antichambres,il finit par apprendre qu’à la suite d’un procès qui avait duréplus d’un siècle entre des héritiers anglais et des héritiershindous, l’hôtel était depuis quelques mois la propriété d’unreligieux hindou nommé Ardavena et jouissant près de sescompatriotes d’une grande considération due autant à sa fortunequ’à sa science.

C’était là un premier jalon.

Ralph Pitcher résolut de poursuivre sonenquête et, après s’être fait recommander par un illustreprofesseur du Zoological Garden dont il était l’ami, il écrivit unelongue lettre au résident de la province hindoue de Chelambrum, endemandant des renseignements sur la personnalité du brahme Ardavenaet sur la présence possible dans son monastère d’un jeune ingénieurfrançais.

Il faut dire que depuis peu de temps lasituation de Ralph s’était modifiée du tout au tout ; grâce autrésor découvert dans la crypte de la pagode bouddhique, il avaitpu délaisser les travaux de taxidermie ordinaire, l’empaillage desbouledogues, des renards et des perruches, pour s’adonnerentièrement à l’étude de l’histoire naturelle où il avait desaperçus originaux.

Il signait maintenant de son nom les savantsmémoires remplis de trouvailles qu’il était heureux autrefois decéder pour quelques livres aux savants officiels, qui en tiraienthonneur et profit.

Petit à petit, il s’était fait un nom parmices véritables savants, épris d’une passion désintéressée pour lavérité, mais qui se connaissent tous dans le monde entier, formantune sorte de franc-maçonnerie sacrée, où nul ne peut entrer sansavoir fait ses preuves.

Son livre sur la disparition des racesanimales avait fait grand bruit, son portrait avait été reproduitpar plusieurs grandes publications anglaises ou françaises.

Mais en dépit de ces promesses d’une gloirenaissante, Ralph avait mis un véritable entêtement à ne pas quittersa petite boutique d’empailleur ; il y avait là une sorte desuperstition.

Puis, maniaque comme beaucoup de grandssavants, il avait horreur du changement, il lui répugnait demodifier ses habitudes.

Il vivait tout aussi simplement qu’autrefois,réservant pour quelque géniale entreprise ses capitaux qu’illaissait s’entasser à la Banque Royale et qui dépassaientmaintenant la somme de cent cinquante mille livres sterling.

Dans tout autre pays qu’en Angleterre, cettebizarre façon d’agir eût causé un tort réel à Ralph ; elle nefit au contraire que d’aider sa popularité naissante, Ralph passapour un excentrique, on voulut voir sa boutique, on laphotographia.

De nobles dames, inscrites au livre dupeerage, tinrent à honneur de lui apporter des commandes,et des automobiles armoriées s’arrêtèrent devant l’échoppe, à lagrande confusion de Mrs. Pitcher.

Ralph était donc un homme connu et il s’enréjouissait en pensant que l’on n’oserait sans doute pas luirefuser les renseignements qu’il demandait sur le brahme Ardavenaet sur son ami Robert Darvel.

La lettre une fois partie, il se sentit plusjoyeux, plus calme qu’il ne l’avait été depuis longtemps ; iltravailla ce soir-là avec un entrain incroyable à l’examenmicroscopique d’un œuf d’épiornys qu’il avait reçu quelques joursauparavant de Madagascar et sur l’étude duquel il fondait toute unethéorie sensationnelle.

Vers le soir, le cerveau un peu fatigué, ildescendit jusqu’à la taverne des bords du fleuve à la clientèlecosmopolite où il avait pris l’habitude d’aller lire certainesfeuilles étrangères.

Il venait à peine de déployer les feuilletsmassifs du Times et il avait parcouru d’un œil distrait l’articleéditorial, quand son attention fut arrêtée par une manchette quiportait en lettres énormes :

MORT DE JOIE !

Un self man. – Les drames de laSpéculation. Les Milliards inutiles. – Miss Alberte ne mourrapas : on a l’espoir de la sauver.

Il lut :

« Au moment de mettre sous presse, nousapprenons le décès de l’honorable John Téramond, le banquier bienconnu et dont la perte laissera d’unanimes regrets parmi tous lesfinanciers de la bourse londonienne.

« Mr. John Téramond a succombé dans lesplus bizarres circonstances.

« Comme on le sait, au cours de la guerredu Transvaal, il s’était distingué parmi les joueurs les plusaudacieux.

« Au rétablissement de la paix, en dépitdes conseils de tous ses amis, il consacra la totalité de soncapital à l’acquisition d’un vaste claim prospecté avant lui par uningénieur français, M. Darvel, en qui il avait toute confianceet avec lequel il s’était brouillé depuis pour des motifsfutiles.

« Ce qu’il y a de plus singulier, c’estque, depuis, ni M. Téramond ni personne n’ont plus eu denouvelles du Français, sans doute massacré au cours d’une de sestéméraires explorations dans les régions désertiques qu’il avaitl’habitude d’entreprendre sans prévenir personne.

«Au commencement, tout alla à merveille, lesgisements aurifères donnèrent un rendement considérable, réalisantainsi les prévisions de l’ingénieur français, la banque Téramondput verser aux actionnaires de fabuleux dividendes.

« Mais bientôt les filons s’épuisèrent,les bénéfices cessèrent d’être en rapport avec les frais del’exploitation, avec la dispendieuse réclame faite par la banqueTéramond ; les actions subirent une dégringolade rapide,bientôt, elles cessèrent de prendre rang dans la liste des valeurssérieuses et le marché en fut inondé ; c’était à qui s’endébarrasserait en les soldant à vil prix.

« D’autres se seraient découragés et,pendant qu’il en était temps encore, auraient, comme l’on dit, faitla part du feu et cherché une spéculation plus solide.

« Mais sourd à toutes les objurgations, àtoutes les remontrances, M. Téramond déploya une ténacitéincroyable ; il racheta les actions jetées par paquets sur lemarché et que personne d’ailleurs ne lui disputait, car lesnouvelles des champs d’or devenaient de plus en plus mauvaises. Onavait atteint un banc de marne qui paraissait être la limite duterrain aurifère, ainsi que l’affirmaient nombre de vieux mineursexpérimentés.

« M. Téramond avait foi en sonclaim, il n’interrompit pas les travaux un seul jour, y consacrantles suprêmes débris de son capital.

« Ces temps derniers, la situation deM. Téramond était regardée comme désespérée, sa magnifiquegalerie de tableaux avait été vendue ainsi que les chassesprincières qu’il possédait dans le nord de l’Écosse, lorsque, hier,un marconigramme en provenance du Cap est venu brusquement changerla face des choses.

« Après avoir traversé le banc de marneoù se terminaient, les filons aurifères, les travailleurs ontatteint un gisement dont la richesse rappelle l’époque héroïque despremières mines californiennes ; des pépites d’or pur du poidsde plusieurs kilogrammes ont été amenées à la surface du sol.

« Au moment où cette nouvelle a éclatécomme un coup de foudre dans la Bourse, M. Téramond était auxabois, il venait d’ordonner la mise en vente de son hôtel. Enrecevant coup sur coup les câblogrammes qui confirmaient ce succèssans précédent, il n’a pu résister à la violence del’émotion ; il est tombé foudroyé par l’embolie.

« M. John Téramond est mort dejoie !

« Le soir même, les actions de la banqueTéramond faisaient un saut formidable et passaient de trois livresà cent soixante livres sterling ; tout fait prévoir que cettehausse ne fera que suivre une marche ascendante demain et les jourssuivants.

« L’honorable banquier succombe au momentoù la somme énorme de plus d’un milliard allait tomber dans sacaisse.

« La seule héritière de cette colossalefortune, miss Alberte Téramond, est tombée évanouie en apprenant lamort tragique de son père ; elle a passé la nuit entre la vieet la mort. Nous apprenons en dernière heure que, malgré la gravitéde son état, on ne désespère pas de la sauver.

« Rappelons en terminant qu’un projet demariage avait été autrefois agité entre miss Alberte et l’ingénieurDarvel primitif inventeur du merveilleux claim ; lesdissentiments survenus entre M. Téramond et le jeune ingénieurn’avaient pas permis de donner suite à ce projet…

…………………………………

Ralph Pitcher relut deux fois l’article etdemeura pensif. Toute la journée du lendemain, il demeura enfermédans son laboratoire, ce qui ne lui arrivait, ainsi que l’avaitremarqué Mrs. Pitcher, que lorsqu’il se trouvait sous l’emprise dequelque grave préoccupation.

Trois jours après, correctement ganté et rasé,Ralph se présentait à l’hôtel Téramond et demandait à être reçu parmiss Alberte.

On refusa d’abord de l’admettre, la jeunefille était souffrante, plongée dans le chagrin, elle priait sonvisiteur de revenir une autre fois et pour le moment elle nerecevait personne. La consigne était formelle.

Ralph s’était attendu à cette difficulté, ilordonna d’un ton calme au valet de chambre de retourner près de samaîtresse et de lui dire qu’il avait quelque chose d’important àcommuniquer au sujet de l’ingénieur Robert Darvel.

Ces mots eurent un effet magique :quelques instants après, Ralph était introduit dans un petit salonvert et blanc, plein de meubles fragiles, de soies claires et degrès flambés, dans ce style que l’on a improprement appelé« art nouveau ».

Ralph Pitcher s’était attendu à se trouver enface de quelque prétentieuse poupée uniquement occupée de toiletteset de sports, de bijoux et de réceptions.

Il demeura surpris devant ce visage grave auxpensifs yeux bleus, à la chevelure couleur de cuivre et dont lefront bombé, le menton volontaire et le nez légèrement arquésemblaient avoir gardé toute la puissance de volonté du spéculateurmort de joie.

Alberte désigna un siège à son visiteur et,d’une voix pénétrante, autoritaire en dépit de sa musicaledouceur :

– Monsieur Pitcher, dit-elle, vous êtesle seul homme que j’aurai reçu dans la funèbre circonstance que jetraverse et cela pour deux raisons.

« M. Robert Darvel a prononcé votrenom autrefois – sa voix s’était nuancée de tristesse puis j’ai luvos livres, je sais quel créateur génial et modeste vous êtes, jesuis certaine d’avance que vous n’êtes pas venu me trouver sous unfutile prétexte.

Ces paroles sans ambages avaient mis Ralphtout de suite à l’aise.

– Non, miss, murmura-t-il, vous ne vousêtes pas trompée. Il fallait absolument que je vous parlasse ;ce que je vais vous dire va sans doute vous surprendre, mais jepuis vous jurer que je ne vous relaterai que des faits absolumentexacts.

Et, tout d’une haleine, le jeune homme racontala mystérieuse disparition de Robert Darvel, l’inexplicable lettre,enfin ses dernières démarches.

Miss Alberte l’avait écouté sansl’interrompre ; mais, à mesure qu’il parlait, sa physionomies’était transfigurée ; le pli de lassitude et dedésenchantement qui tirait le coin de ses lèvres s’était effacé.Elle s’était redressée.

– Monsieur Pitcher, dit-elle, j’ajouteune foi absolue à ce que vous venez de me dire ; j’apprécievotre fidélité envers votre ami disparu.

– Croyez bien que ce ne sont pas là desparoles en l’air.

« Les angoisses qu’a traversées mon pèreavant ce triomphe qui lui coûte la vie m’ont donné une expériencechèrement acquise.

« J’ai vu tout le monde nous tourner ledos, j’ai vu la ruine à notre porte, j’ai essuyé l’insolence descréanciers et jusqu’au mépris des domestiques.

Et elle ajouta avec un mouvement de tête quimontrait son énergie :

– Maintenant, ils reviennent tous ;c’est à qui se montrera le plus bassement flatteur, les plusinsolents sont devenus les plus serviles, ils se figurent avoirfacilement raison d’une jeune fille sans expérience desaffaires.

« Ils se trompent.

« Mon père ne m’a pas laissé que sesmillions, il m’a légué aussi sa clairvoyance et sa puissance devolonté ; j’ai déjà pris toutes les mesures qu’il fallait poursauvegarder mes intérêts ; nul n’aura sa part de la curée deschamps d’or, de toutes ces bêtes de proie qui rôdent autour de moiet qui se croient déjà partie gagnée.

« Je suis milliardaire ; mais je neferai de mon or que ce qu’il me plaira.

«Si mon père vivait encore, il m’approuverait,je n’ai jamais eu avec lui qu’une seule discussion, quand je lui aireproché son ingratitude envers M. Darvel que j’aimais, quej’aime encore.

« Mais je sais déjà ce que je ferai, jen’ai pas attendu votre visite, monsieur Pitcher, pour prendre unerésolution.

– Que voulez-vous dire ?

– Je veux retrouver M. Darvel etl’épouser.

« Je me suis promis de n’avoir pasd’autre mari que lui.

Le cœur de Ralph se gonflait de joie enentendant ces paroles ; en regardant les choses de la façon laplus optimiste, il n’aurait pas osé envisager un tel accueil ;puis ce caractère d’anglo-saxonne, crûment loyale, brutale même,lui plaisait au-delà de toute expression.

– Miss, dit-il, je vois que nous nousentendrons parfaitement, je ne suis pas venu vous demander un appuipécuniaire ; certes à côté de vous je suis très pauvre ;mais j’ai quand même en banque quelque chose comme cent millelivres, ne parlons pas de cela…

– Que voulez-vous donc de moi ? Jesuis prête à mettre à votre disposition un chèque de tel chiffrequ’il vous plaira.

– Il n’est pas ici question d’argent, fitRalph Pitcher légèrement énervé ; maintenant que je vousconnais, je n’hésiterai pas à vous en demander ; mais voici ceque je veux dire : par le prestige dont vous jouissez en cemoment, vous pouvez tout, le moindre désir exprimé par vous est unordre ; écrivez comme je l’ai fait, c’est tout ce que je vousdemande et je suis sûr qu’on vous répondra plus vite qu’à moi.

« Qu’est-ce qu’un pauvre empailleur,qu’est-ce même qu’un savant à côté d’une reine de l’or comme vousêtes ?

– Il y a du vrai dans ce que vous dites.Je vais écrire à l’instant et c’est vous qui remettrez la lettre aupost-office. Seulement, je vais me permettre d’ajouter unperfectionnement à votre idée. Il ne sera pas inutile de promettreune prime de cinq cents livres à qui pourra donner des nouvelles deM. Darvel.

– Je n’avais pas pensé à cela, ditnaïvement le naturaliste.

– Je suis bien la fille de mon père,n’est-ce pas ? J’ai appris à mes dépens à connaître lapuissance de l’argent.

Et elle eut un mélancolique sourire.

Mais déjà elle s’était installée devant unpetit bureau de bois d’olivier incrusté d’argent et de nacre (unedes dernières créations de Maple) et déjà sa haute écriture couraitsur le papier de deuil.

Ralph Pitcher regagna sa boutique pleind’espoir.

Le lendemain, le naturaliste était encorecouché, lorsque Mrs Pitcher, suivant sa coutume, lui apporta soncourrier en même temps qu’un vaste bol d’excellent café.

C’était, pour Ralph, un des meilleurs momentsde la journée ; tout en sirotant à petits coups le breuvageodorant, il décachetait du bout des doigts les revues scientifiquestoujours nombreuses dans son courrier, il les parcouraitnégligemment, il réfléchissait, il faisait le plan de travail de sajournée et ce n’est guère qu’après avoir trouvé une bonne idéequ’il se décidait à se lever. Le réveil, le recommencement dutravail intellectuel étaient pour lui un vif plaisir.

Il avait commencé à feuilleter une série dephotographies spectroscopiques des planètes qui l’intéressaienttout spécialement lorsque ses regards s’arrêtèrent sur une lettrequi portait le timbre de l’empire anglo-indien : il ladécacheta fiévreusement.

C’était un communiqué officiel qui portaitl’en-tête de la résidence de Chelambrum.

Les renseignements, rédigés en un style trèssec par quelque commis, et entourés de fatigantes formulesadministratives, plongèrent le jeune homme dans un profondétonnement.

Le commis du résident racontait à sa façon lacatastrophe dont la pagode avait été le théâtre et la folie dubrahme Ardavena. Il affirmait nettement la présence d’un ingénieurfrançais dont il ignorait le nom dans l’entourage du brahme ;mais il assurait que celui-ci avait dû être victime de l’audacieuseexpérience dont le but était demeuré inconnu et qui avait coûté lavie à plusieurs centaines de yoghis.

Ralph Pitcher avait à peine achevé cettelecture que laissant là le restant de son courrier à peine entamé,il s’élança hors de son lit, s’habilla et dégringola précipitammentl’escalier.

Cinq minutes après, il sautait dans un autocabet se faisait conduire chez miss Alberte.

Il en revint très préoccupé ; mais plutôtsatisfait.

Huit jours ne s’étaient pas écoulés que toutela presse anglaise retentissait d’une informationsensationnelle.

Miss Alberte Téramond, la milliardaire defraîche date, venait d’acquérir à prix d’or un yacht construit avecles derniers perfectionnements du confort pour l’un des Vanderbilt,et elle était partie en croisière. Personne n’avait pu savoir oùelle allait.

Certains journaux affirmaient catégoriquementque, femme d’action comme son père, elle était allée constater devisu le rendement des fameux claims. D’autres lui prêtaientl’intention de faire un simple tour dans les eaux de laMéditerranée.

Mais ce qui achevait d’affoler les curiositésaffolées par ce mystérieux départ, c’est que miss Alberte emmenaitavec elle le placide naturaliste Ralph Pitcher.

Les reporters les plus audacieux hésitaient àmettre en avant l’idée d’un mariage d’amour entre l’empailleur etla milliardaire.

On se perdait en conjectures.

Chapitre 3LA CONQUÊTE DU FEU

 

Le découragement de Robert Darvel ne duraguère. Comme il se sentait très fatigué, il se coucha au centred’un buisson de genêts épineux, où il eut soin de disposer unejonchée d’herbages frais cueillis, en guise de matelas.

Il dormit cinq ou six heures d’un sommeilpaisible. L’étude qu’il avait faite du pays l’avait complètementrassuré, tout au moins au point de vue des périls immédiats. Ilétait sûr que, dans la région où il était parvenu, de simiraculeuse façon, il n’y avait ni animaux nuisibles, ni habitants.Donc rien à craindre.

En se réveillant, il cueillit quelquespoignées de noisettes rouges, auxquelles il joignit des châtaignesd’eau et des champignons. Un tel menu eût fait les délices d’unvégétarien. Mais Robert ne partageait pas entièrement cettedoctrine et il se proposait, dès qu’il aurait choisi le lieu de soninstallation, de se livrer à la chasse et à la pêche, de trouver lemoyen d’allumer du feu et de se créer une demeure, aussiconfortable qu’il se pourrait.

Robert était avant tout un homme d’uneimagination créatrice, il n’avait emmené avec lui, de la Terre, niun vaisseau chargé de conserves et d’outils, ni un obus remplid’appareils perfectionnés ; mais il possédait à fond lachimie, la mécanique, toutes les sciences de l’inventeur, ilregardait avec raison ce bagage intellectuel comme plus précieuxqu’une flotte entière de provisions et de machines.

D’abord, il se choisirait une demeure, puis ilse créerait des instruments de chasse et de pêche, se vêtirait, sechausserait, s’armerait et, une fois sa subsistance assurée, iltrouverait le moyen d’extraire des entrailles du rocher, des boueslimoneuses des lacs, ou de l’atmosphère même, les substancesnécessaires au projet grandiose qu’il venait de concevoir tout desuite après son réveil.

Grâce à son excellente mémoire, il retraceraitgrossièrement la carte de ces continents martiens qu’il avait tantétudiés autrefois et dont les plus insignifiants étaient présents àson esprit ; il redonnerait pour plus de clarté, aux canaux etaux mers, les noms que les astronomes terrestres leur ontdonnés : Erébus, Titanum, Arcus, Gigantum, Cyclopum, Nilus,etc.

Il y avait quelques raisons de se croire dansle voisinage de l’Avernus. Grâce à ses connaissances astronomiquestrès étendues, il choisirait le point de la planète le mieux envue, pour les observateurs terrestres, et seul, sans le secours depersonne, il trouverait le moyen d’établir des signaux lumineuxpareils à ceux qu’il avait lui-même installés, l’année auparavant,dans les déserts de la Sibérie. La seule différence, c’est qu’il nese servirait pas des mêmes signes. Il reproduirait tout simplement,soit les vingt-quatre lettres de l’alphabet français, soit lespoints et les lignes du système télégraphique de Morse.

– Alors, s’écria-t-il joyeusement, il estimpossible qu’au bout d’un temps donné mes signaux ne soient pasaperçus des astronomes de la Terre. On me répondra, descommunications régulières s’établiront. Je raconterai mesincroyables aventures, dans tous leurs détails. Le vieil Ardavenasera arrêté et il faudra bien qu’il mette en œuvre, pour merapatrier, les mêmes moyens dont il s’est servi pour me faireparvenir jusqu’ici. Je regagnerai la Terre, riche de toute unescience nouvelle, et après avoir mené à bien la plus audacieuseexpédition qu’un homme ait jamais entreprise…, et peut-être qu’àmon retour, ajouta-t-il, le père d’Alberte…

…………………………………

Depuis que le téméraire espoir de regagner laTerre avait lui à ses yeux, Robert avait senti une transformationcomplète s’opérer en lui. Finis les découragements, lesincertitudes et les terreurs des premiers instants ; unnouveau courage était entré en lui, une force inconnue l’animait etil se croyait capable à ce moment de s’attaquer à toutes lesdifficultés et de résoudre tous les problèmes.

Il sortit du buisson épineux qui avait abritéson sommeil, et s’étira joyeusement. On était au milieu de lajournée, le paysage présentait une succession de marécages etd’étangs, coupés ça et là de petits bouquets de bois, et couvertsd’une moisson de roseaux à demi desséchés dont le vent faisaittinter les tiges avec un bruit singulier. Les tiges cassantesévoquèrent aux yeux de Robert qui frissonnait, sous la mince étoffequi le couvrait, l’image d’une magnifique flambée. Il décida que lapremière chose qu’il ferait, après avoir pourvu à sa nourriture,serait d’essayer d’allumer du feu. Dans ce pays humide etmarécageux, éclairé d’un pâle soleil, sur cette planète dont lesrégions équatoriales ne devaient guère être plus chaudes que le sudde l’Angleterre, la vie était impossible sans feu.

La première idée de Robert fut de chercher unsilex, puis de retourner sur ses pas, jusqu’à l’endroit où il avaitlaissé les débris de l’obus de métal, et de tirer de l’acier desétincelles qu’il aurait recueillies sur de la mousse bien sèche, ousur des débris de son linceul de coton. Malheureusement, il avaitfait beaucoup de chemin depuis vingt-quatre heures et, quand ilvoulut chercher à s’orienter, il s’aperçut à sa grande confusionqu’il lui serait impossible de retrouver le chemin qu’il avaitsuivi ; il revenait sur ses pas un peu décontenancé,lorsqu’une volée de gros oiseaux s’éleva du fond des herbes, enpoussant des cris nasillards.

Instinctivement, Robert se saisit d’une grossepierre et la lança de toute sa force ; soit hasard, soitadresse, la pierre atteignit un des volatiles qui tomba, l’ailecassée, pendant que le reste de la bande s’envolait avec unredoublement de piaillements discordants.

Robert se hâta de s’emparer définitivement del’oiseau qui, tout blessé qu’il était, essayait de se réfugier dansun endroit recouvert de glaïeuls. Il le saisit par une patte,malgré ses furieux coups de bec, et réussit, non sans peine, à luitordre le cou. C’était une bête superbe plus grosse qu’une oie, etqui paraissait une espèce d’outarde ; le plumage était d’unebelle couleur brune, et le ventre blanc tapissé d’un duvet trèsépais.

– Je vois du moins que je pourrai mefaire des édredons ! s’écria Robert en riant. Voilà du finduvet qui doit ne céder en rien à celui de l’eider.

Tout en parlant, il s’était mis à plumer sonoiseau. Cette opération terminée – elle ne lui demanda pas moins detrois quarts d’heure – il eut la chance de rencontrer une pierrebleuâtre, de la famille des schistes, une sorte d’ardoise, qui sedébitait facilement en feuillets ; avec beaucoup de temps etde patience, il en tailla une longue lame en forme de triangle, enaiguisa les bords et l’emmancha dans un morceau de bois tendre.

À l’aide de ce couteau primitif, il vida etdépeça proprement son gibier, qu’il fut d’ailleurs obligé de mangercru ; mais il y avait si longtemps qu’il n’avait goûté deviande, que cette collation barbare lui fit grand plaisir et luiprocura un véritable bien-être.

Pour cette fois, il s’était contenté de mangerles deux cuisses. Il suspendit le reste de l’animal à l’aide d’unlien d’écorce dans la partie la plus élevée du buisson qui luiservait de chambre à coucher. Il se promettait bien d’avoir trouvéavant le soir le moyen d’allumer du feu pour faire cuire le restantde son gibier ; il se procurerait du sel en faisant évaporerl’eau de la mer, il se construirait une maison, il se fabriqueraitdes armes. Avant d’entreprendre son grand voyage d’exploration dela planète, il entendait se bâtir une habitation confortable et nepas partir en expédition que bien reposé et bien outillé.

Il déploya, cet après-midi-là, une activitédévorante. À l’aide de son couteau de pierre, il scia un jeunetronc d’arbre très droit, qu’à son feuillage et à son parfumrésineux il avait reconnu pour être proche parent du pin et ducyprès. Son intention était de se fabriquer un arc et il s’étaitrappelé qu’au Moyen Age on se servait surtout pour cet usage debranches d’if et d’autres arbres résineux.

Au bout d’une heure de travail, il se trouvaiten possession d’une tige parfaitement droite et ronde, longue d’unpeu plus de deux mètres. En revanche, il avait cassé la lame de soncouteau d’ardoise ; mais il était facile de remédier à cetteperte.

Restait la corde. Pour en fabriquer une,Robert arracha des fils de son linceul de coton, les tressaensemble, puis les tordit de façon à avoir une cordelette solide,qu’il enduisit de la résine même de l’arbre qui lui avait fourni lebois de son arme. Des roseaux bien droits, qu’il arma de pointesaiguës de silex, qu’il empenna et dont il lesta la base d’uncaillou pesant, lui donnèrent des flèches excellentes.

Il était enchanté de ce résultat. Aucune desinventions compliquées qu’il avait faites jadis ne lui avait causéautant de plaisir. Heureux comme un enfant amusé d’un jouetnouveau, il se demandait s’il allait lancer ses flèches debout etla main à la hauteur de l’épaule comme les Grecs, à genoux commecertains archers du Moyen Age, ou couché sur le dos, un piedarc-bouté contre le bois de l’arme, ainsi que les premiers croiséset les Indiens Cabôclos du Brésil.

Il fut bientôt tiré de sa perplexité, unevolée d’oiseaux pareils au premier qu’il avait tué s’élevait denouveau du marécage. S’abritant derrière un tronc d’arbre, il eutle plaisir d’essayer ses armes nouvelles, avec le plus grandsuccès ; sept outardes furent abattues et Robert fut étonnélui-même de sa vigueur, en constatant que plusieurs d’entre ellesavaient été transpercées de part en part.

En y réfléchissant, il s’étonna moins.N’avait-il pas lu dans l’Histoire de la Conquête de laFloride, de Garcilaso de la Vega, qu’un chevalier espagnol eutla cuisse complètement traversée et fut littéralement cloué à soncheval d’une flèche, décochée pourtant à une très grande distancépar les Indiens.

Il acheva ses victimes à coups de bâton et lesaccrocha triomphalement dans son garde-manger. Désormais, il étaitsûr de ne pas mourir de faim. Puis, avec le duvet de ses oiseaux,dont maintenant il se croyait sûr de pouvoir tuer autant qu’ilvoudrait, il se confectionnerait un matelas et des oreillers ;la jeune écorce des bouleaux lui fournirait l’étoffe nécessaire,les joncs du marécage lui serviraient pour le reste. Grelottantsous le ciel brumeux, il se voyait déjà dans un proche avenircouvert d’un chaud vêtement de joncs tressés, ouatés intérieurementde duvet d’outarde, et d’un bonnet de même matière ; aveccela, il pourrait braver toutes les intempéries. Ce n’était pas leseul profit qu’il croyait tirer de sa chasse ; dans les os, iltaillerait des aiguilles, des hameçons et des poinçons. Avec lapartie la plus fine de la graisse mélangée avec de l’argile rouge,il ferait de l’encre.

Enfin, il comptait bien retrouver les débrisde l’obus d’acier, qu’il saurait transformer en outils et en armesde toute espèce, haches, sabres, couteaux, scies, limes marteaux,etc., tout un arsenal d’armurier et de quincaillier.

Mais, pour cela, il faut que j’arrive à fairedu feu. Cela m’est indispensable et cela ne doit pas être biendifficile ; il faudra pourtant que j’en découvre lesmoyens !

Enorgueilli par ces nombreux succès, Robert secroyait certain de réussir. Il quitta l’espèce de presqu’île où ilavait établi son campement provisoire et remonta vers les collinesrocheuses. Tout en marchant, il recueillait avec soin les feuillessèches et les mousses qu’il rencontrait sur son passage, il lesbroyait en une poudre fine qu’il amassait dans une large feuille denénuphar dont il avait eu soin de se munir.

Quand la provision lui parut suffisante, ilchoisit deux silex pointus et en fit jaillir des étincellesau-dessus de son amadou improvisé ; mais il eut beau s’épuiseren efforts, les étincelles jaillissaient et tombaient sans produireaucune combustion, les menues parcelles de silex que le choc avaitfait étinceler se refroidissaient sans avoir mis le feu à lamousse.

Robert ressentait vivement le manque d’unbriquet d’acier. Il s’obstina pourtant avec une patience digned’éloges, essayant de mille moyens dont aucun ne réussissait. Ilmêla de la poudre de résine à sa poussière de feuilles sèches, ilessaya comme briquet un caillou qui lui avait paru contenir destraces de fer. Rien n’y fit.

Cependant, le soir tombait lentement surl’immense marais. Absorbé par ces travaux, l’après-midi avait passécomme un rêve.

Étendu sur sa couche de feuilles, rassasié dela chair saignante des oiseaux, Robert ne pouvait trouver lesommeil. Il avait froid, des cris étouffés, des bruissements debêtes dans la forêt le faisaient frissonner malgré lui.

Très agité, mécontent aussi de l’insuccès desa tentative, il résolut de se promener un peu à la clartééblouissante de Phobos et de Deïmos, autant pour se réchauffer quepour calmer l’agitation de ses nerfs.

Il avait à peine cheminé pendant quelquesminutes sur la lisère des flaques d’eau qu’il s’arrêtastupéfait.

Il marchait jusqu’aux épaules dans unbrouillard pesant, sorti des marais et qui n’enlevait rien à lapureté du ciel, car il ne dépassait pas les bas-fonds.

Au travers de ces ténèbres légères, au ras del’eau, dansaient des milliers de flammes bleues qui s’allumaient,s’éteignaient, voletaient, s’arrêtaient, disparaissaient etreparaissaient avec des alternatives et des caprices inouïs.

– Des feux follets ! s’écriaRobert.

Et les vieilles légendes des campagnes deFrance, contées autrefois par sa nourrice, ou lues dans les beauxlivres de contes à tranches d’or, lui revinrent en mémoire et ilsoupira amèrement. Comme il était loin de la Terre, et de sonenfance, et de tous ceux qu’il aimait ! Il allait vieillirtristement dans un monde solitaire, oubliant jusqu’au son de laparole humaine.

Chez lui, par bonheur, les découragements neduraient guère. Le chimiste eut vite fait de prendre le pas sur lerêveur et le sentimental.

– Les feux follets ! déclara-t-il,d’une voix aussi grave que s’il eût répondu à un examen deSorbonne, les feux follets ne sont autre chose que du gaz de maraisou éthylène. On suppose assez généralement que leur combustion estdue à la présence des phosphores organiques qui se dégagent desmatières en décomposition dans les eaux stagnantes…

Il quitta tout à coup le ton doctoral

– Sapristi ! Mais à quoipensais-je ? Et moi qui veux faire du feu ! Mais en voilàet de magnifique. Il n’y a, comme on dit, qu’à se baisser pour enprendre…

Mais Robert n’ignorait pas, ne l’eût-il su quepar les récits de son enfance, que les feux follets sont d’unnaturel fort capricieux. Si l’on approche d’eux, ils s’enfuient, sil’on s’enfuit, ils vous suivent. Si l’on s’arrête, ils gambadent ous’éteignent, obéissant au moindre souffle d’air. Il résolut deprendre ses précautions en conséquence.

Il cassa donc la tige longue et droite de deuxjeunes pins, qu’il ébrancha ; il les avait choisis à peu prèsd’égale longueur ; ainsi précautionné, il s’avança jusqu’aubout d’une longue terre bordée à droite et à gauche de lagunes oùles flammes bleues paraissaient plus nombreuses qu’en tout autreendroit. Puis il se mit à remuer la vase, des bulles de gaz sedégagèrent en bouillonnant, presque aussitôt enflammées par lesmétéores voisins ; un instant, une véritable flammebrilla.

Encouragé par cette expérience préparatoire,Robert, à l’aide d’un silex tranchant, creusa l’écorce et le troncde la seconde gaule, de façon à former à l’extrémité une sorte decuiller, qu’il remplit d’une espèce d’amadou artificiel formé demousse, de feuilles broyées et d’un peu de coton.

Son cœur battait d’émotion. D’une maintremblante, il remua le fond des boues, une grande flamme bleuebrilla, il en approcha aussitôt son amadou. Mais si prompt qu’ilfût, la flamme s’éteignit et il dut recommencer.

Enfin, après trois tentatives infructueuses,la poussière prit feu. Avec quels soins il ramena à lui laprécieuse gaule, et comme il aviva doucement l’étincelle naissantequ’il avait aussitôt déposée au milieu du combustible bien préparésur une large ardoise.

Oh ! comme il soufflait avec attention,retenant sa respiration, de peur de faire envoler son fragilebûcher.

Enfin, nouveau Prométhée, il eut l’indiciblejoie de voir crépiter une petite flamme, qu’il entretint avec desbrindilles de roseau, puis avec de menues branches, jusqu’à cequ’elle devînt un vrai brasier, en face duquel il se réchauffajoyeusement.

En étendant ses mains devant la flamme, ilpensa qu’il était certainement le premier homme qui eût fait du feudans la planète Mars.

Quand il y eut un grand tas de braise rouge,il en chargea son ardoise, en guise de pelle, et emporta son feucomme un trésor jusqu’à son gîte.

Ce soir-là, il ne se coucha pas sans avoirsavouré un morceau d’outarde grillée, qu’il trouva délicieuse. Ilcouvrit son feu d’une masse énorme de branches, afin d’être sûrd’en avoir le lendemain, et s’endormit d’un sommeil peuplé desonges dorés.

Chapitre 4LA BÊTE BLANCHE

 

Réveillé au bout de quelques heures, Robertentreprit une exploration dans le voisinage de son feu, quoiqu’ilfît encore nuit. Au bout d’une centaine de pas, il se retrouva toutà coup au bord de la mer ; une baie profonde s’avançait commel’embouchure d’un fleuve dans l’intérieur des terres. Le sablerougeâtre, violacé dans certains endroits, était semé decoquillages pourpres ou roses, orangés ou jaunes ;quelques-uns, mais ils étaient en petit nombre, étaient d’un beaubleu d’azur.

Il trouva les débris d’un crustacé de grandesdimensions dont la structure bizarre le retint.

Le corps, plus large que long, couvert d’unecarapace imbriquée, était presque aussi gros que celui d’unhomme ; les pattes très courtes, hors de proportion avec lecorps, ayant à peine quelques centimètres de long, ne devaientpermettre à l’animal que d’avancer avec une extrême lenteur ;en revanche, deux antennes armées de redoutables pincess’allongeaient comme des bras démesurés.

C’était un animal exclusivement créé pour ladéfensive, fait pour vivre dans quelque crevasse de rocher, maissans doute terrible si on venait l’attaquer.

Robert cassa une des pinces, autant pour laconserver à titre de curiosité que pour s’en faire une arme en casde besoin.

Il continua son chemin, sous la magique lueurdes deux lunes qui faisait littéralement le paysage rouge etrose.

Il s’amusa, ainsi qu’il l’avait fait souventsur les plages terrestres, à pêcher des coquillages dont laprésence lui était signalée dans le sable par de petits trous d’uneforme régulière.

Il captura ainsi des bivalves triangulairesgros comme des huîtres et qu’on eût dit formés de deux petitstricornes de pierre.

Il les trouva délicieux.

Il venait d’arriver près d’une mare d’eauclaire très peu profonde, lorsqu’il lui sembla y voir nager unesorte de poulpe de petites dimensions, mais aux tentaculesinnombrables, guère plus gros chacun qu’un lombric ou ver de terreordinaire.

Il étendit la main.

L’animal avait déjà disparu, s’était sansdoute enfoui dans le sol sans laisser aucune trace. Près de là, lesable était à peine humide.

Robert remarqua une sorte de rosace forméed’une infinité de petits trous, comparable à l’empreinte quepourrait laisser sur l’arène le dessous d’une grande passoire.

Il présuma aussitôt l’existence de quelquefantastique coquillage.

Armé de la pince du crabe géant, il commença àfouiller le sable.

Bientôt, il eut mis à découvert un long verblanc à tête rouge, puis un second, puis un troisième ; chaquetrou correspondait à un ver ; mais tous les efforts qu’il fitpour les arracher de leur cachette demeurèrent inutiles.

L’ingénieur se perdait en conjectures ;il se demandait s’il ne se trouvait pas en présence d’animauxmarins vivant en colonie comme certains insectes.

Il avait cessé de fouiller le sol : aumoment où il y pensait le moins, tous les vers qu’il avait exhumésdisparurent d’un seul coup.

Instantanément, le sable s’était refermé sureux, avait repris sa surface plane, criblé de petits trous quid’instant en instant diminuaient.

– Voilà qui est étrange ! s’écria lejeune homme.

« Il faut que j’aie la clef de cemystère !

Et, s’armant d’une grande coquille en guise debêche, il recommença à creuser.

Ce fut d’abord en pure perte.

À mesure qu’il avançait dans son travail, lestrous devenus minuscules disparaissaient tout à fait ; à sagrande surprise, il n’apercevait plus aucun des vers blancs à têterouge.

Le trou devenait profond et était envahi peu àpeu par les infiltrations de l’eau.

Mais, tout à coup, il se fit un bouillonnementsouterrain.

Des milliers de vers surgirent, groupés en unbouquet comparable à un gros buisson de corail blanc et rose.

Cette masse grouillante éclatait de refletsirisés comme l’opale ou la nacre, chatoyait sous le regard.

Robert s’était instinctivement reculé.

Soudain, avec une rapidité déconcertante, uneforme bondit et sautela sur le sable.

Robert demeura frappé d’épouvante.

Le monstre qu’il apercevait dépassait enhorreur les plus extravagants cauchemars.

Que l’on se figure l’apparence grossière d’unvisage humain qu’on eût façonné dans une gélatine transparente etvisqueuse.

Les yeux sans paupières avaient le regardterne et glacial des pieuvres ; mais le nez, aux ailesfrissonnantes, la bouche énorme, munie de dents noires, avait uneexpression de férocité mélancolique et de tristessedédaigneuse.

Cette face fantastique était entourée danstoutes les directions par des milliers de tentacules blancs quel’ingénieur avait d’abord pris pour des vers marins.

Le jeune homme se sentait plus épouvanté ques’il se fût trouvé en face d’un lion ou d’un tigre.

Cet être inanalysable évoquait une créationarrêtée au stade des mollusques et arrivée à une hideuse ébauchequi eût tenu le milieu entre l’homme et le poulpe.

C’était pour lui une extraordinairerévélation ; il en oubliait le danger réel auquel il étaitexposé.

– L’intelligence que nous possédons,songeât-il, n’a pas été forcément spécialisée dans l’ordre desmammifères dont l’homme est le suprême fleuron !

Et il eut une effarante vision de planètespeuplée par des hommes-plantes, des hommes-insectes et deshommes-reptiles, égalant, dépassant même la puissanceintellectuelle que nous avons atteinte.

Pourquoi cela ne serait-il pas ?

Même sur le globe terrestre, certains animaux,comme par exemple l’éléphant, approchent de l’intelligencehumaine.

Peut-être ne leur a-t-il manqué qu’uninstrument plus commode, la main, des milieux mieux adaptés, descirconstances d’évolution plus heureuses pour tenir un rang égal aunôtre.

Robert avait toujours pensé d’ailleurs que,par le seul fait que notre cerveau peut les former, toutes lesconceptions de notre intellect, même les plus folles, existentquelque part.

Toute création de notre imagination, touteaffirmation de notre raison répondent à une réalité.

La négation seule ne répond à rien et ilexiste certainement un lieu psychologique où tout ce qui estaffirmatif et créateur se complète et se concilie, quoique enapparence contradictoire.

Robert demeurait perdu dans ses pensées,lorsque son attention fut brusquement rappelée vers son étrangeadversaire.

Maintenant le céphalopode humain s’étalait surle sable comme un disque aplati ; il ressemblait à ces naïvesreprésentations du soleil où l’on voit une figure d’homme entouréede rayons.

Puis comme il avait changé de forme, ilchangea de couleur, il devint de la même teinte rougeâtre que lesable avec lequel il se confondait presque.

Comme les poulpes et comme d’autresmimétistes, il possédait la faculté de prendre la couleur desobjets environnants ; comme le caméléon, il passaitsuccessivement par toutes les nuances.

Enfin, son aspect se modifiant encore, c’étaitmaintenant une masse informe et gélatineuse comme un baquet decolle de pâte avariée que l’on eût renversé là, toute apparence devisage humain avait disparu.

Robert Darvel était revenu de sa premièrefrayeur. Il se disposait à s’éloigner, lorsque le monstre se dressatout à coup, le comblant de stupeur par une troisièmetransformation.

Maintenant, c’était une roue qui parcourait lesable avec une vertigineuse vitesse ; les longs tentaculesblancs étaient animés d’un mouvement si rapide qu’ils paraissaientrectilignes.

Au centre, la face hideusement gonfléericanait férocement, la lèvre à la fois pendante et crispée par unefureur diabolique.

Elle avait encore changé de couleur, elleparaissait d’un rouge de sang au milieu duquel les globesblanchâtres et protubérants des yeux étaient effrayants.

En voyant cette course rapide sur le sable,Robert s’était d’abord figuré que le céphalopode, effrayé de saprésence, se dérobait par la fuite, allait chercher plus loin unautre trou pour se cacher ; il n’en fut rien.

Il s’aperçut bientôt que le monstre, après unénorme circuit, revenait sur ses pas, toujours sous sa fantastiqueforme de roue vivante, et décrivait autour de lui une série decercles sans cesse rapetissés.

Évidemment, conclut-il, c’est la tactique quecette pieuvre martienne doit employer d’ordinaire envers saproie ; elle doit la fasciner, l’éblouir, l’hypnotiser enquelque sorte par ses virevoltes et ses perpétuels changements decouleur et de forme ; mais je n’attendrai pas qu’elle s’élancesur moi.

Et Robert se remit en marche dans la directiondu rivage où s’élevait la forêt rouge que nous avons essayé dedécrire.

Mais à sa grande surprise d’abord, à sa grandeterreur ensuite, le céphalopode, tout en continuant à tournoyeravec une rapidité vertigineuse, trouvait le moyen de se placertoujours entre lui et le rivage et il s’apercevait que, quoi qu’ilfit, son regard était invinciblement attiré par cette masseondoyante qui, sans cesser son mouvement giratoire, changeaitcontinuellement de couleur et d’aspect, prenant au reflet de lalune des luisantes de pierre précieuse, pour redevenir tout à coupun haillon qui serait emporté par un tourbillon furieux.

Malgré tous ses efforts, il subissait lafascination.

Il ne pouvait s’empêcher de suivre dans sonmouvement rapide cette face abjecte et pourtant étonnamment humaineet ces yeux glauques et larges qui, par instants, jetaient deslueurs de phosphore.

Il sentait ses yeux se fatiguer ; unvertige s’emparait de lui, sa marche se faisait moins sûre et,chaque fois qu’il se trouvait rapproché du monstre, il faisaitinvolontairement quelques pas vers la droite ou vers la gauche.

Non seulement il n’avançait pas, mais il ne serendait pas compte qu’il était peu à peu entraîné dans unedirection opposée à celle par laquelle il était venu et où les eauxformaient une sorte de marécage marin couvert d’algues et de débrisorganiques de toutes sortes.

À la fin, pourtant, il eut une révolte.

– Si je ne m’arrache pas à ce prestige,murmura-t-il, je suis perdu ! Sans doute cet être doit êtreavide d’une proie nouvelle, il compte sans doute me tenir déjàenlisé d’une gluante étreinte et boire mon sang par les milliers deventouses qui terminent ses tentacules ; mais il n’en sera pasainsi !

« Ce poulpe humain ne doit pas êtreconstitué différemment de ses congénères terrestres.

« Nous allons voir !

Robert Darvel saisit d’une main ferme la pincedu crabe géant dont il s’était armé et il marcha droit aucéphalopode.

Celui-ci prit la fuite et continua sesévolutions, peut-être dans l’espoir que Robert le poursuivrait etqu’il pourrait ainsi l’attirer plus avant du côté de la mer ;mais le jeune homme n’en fit rien.

Il continua cette fois à avancer en droiteligne vers la terre ferme, sans paraître se préoccuper davantage deson ennemi.

Celui-ci se rapprocha alors, comme pour luioffrir le combat ; mais en se tenant cependant hors de laportée de la massue.

Robert était tout entier occupé à suivre cettenouvelle tactique, lorsqu’il ressentit à la jambe une douleuraiguë. D’un geste instinctif, il se baissa et y porta la main.

Il reconnut alors avec horreur qu’une autrepieuvre, cachée dans le sable celle-là, sans doute associée àl’autre dans la chasse, avait déjà entortillé quelques-uns de sestentacules autour de sa jambe et commençait à lui aspirer lesang.

Il se vit perdu, dévoré sans gloire par leshideuses bêtes, dans ce marécage sablonneux. Une fureur lereprit.

De sa masse improvisée, il se mit à frappercomme un forcené sur la pieuvre à demi enterrée dans le sable,tranchant par douzaines les tentacules dont les suçoirs essayaientde se fixer sur sa chair.

Tout entier à cette lutte, il avait oublié sonpremier assaillant.

Il venait à grand-peine de dégager sajambe.

Il se redressait.

Tout à coup, un inexprimable cri d’angoisses’échappa de sa poitrine ; un poids accablant venait tout àcoup de tomber sur ses épaules ; il se sentait enveloppé commed’un manteau de chair molle et gluante.

Puis, c’était comme un fourmillement de bêtesgrouillant sur son visage et son cou, lui causant par leurviscosité glaciale une impression d’une répugnante horreur.

On l’a deviné, c’était la première pieuvre quiavait si longtemps tourné autour de lui et qui venait enfin des’élancer sur sa proie.

Elle avait profité de la diversion apportéepar l’attaque de la seconde et sans doute concertée d’avance.

Tout le sang de Robert reflua vers son cœur,il dut se raidir avec une incroyable force de volonté pour ne pastomber en défaillance. Il sentait les lèvres flasques du monstre seposer sur son crâne, pendant que les milliers de suçoirs sepromenaient sur sa chair, sans doute pour chercher la place desveines et artères, avant de s’y poser.

Il était écrasé par le poids accablant del’immonde bête.

Ses jambes fléchissaient.

Une affreuse odeur, fade et saumâtre à lafois, montait à ses narines et lui soulevait le cœur jusqu’à lanausée ; pourtant, il se débattit avec la furie dudésespoir.

Il se secouait, il griffait de ses ongles lamasse gélatineuse dont il sentait le liquide couler sur sesdoigts.

Il avait beau faire.

D’instant en instant, les suçoirs se fixaientsur son cou, sur ses joues et il sentait ses forces s’épuiser.

Affolé, il se mit à courir éperdument dans ladirection de la terre ferme ; mais le monstre ne le lâcha paspour cela : il le tenait et le tenait bien.

Pour comble de malheur, le pied de Robert butacontre une pointe de rocher, il perdit l’équilibre et tomba tout deson long.

C’en était fait de lui.

Sa vie s’échappait goutte à goutte, aspiréepar des milliers de bouches dévoratrices…

Robert Darvel perdit connaissance…

Quand il revint à lui, il se sentait d’uneextrême faiblesse.

Il était hébété, endolori comme au sortir d’unsommeil causé par un narcotique, puis il ressentait au cou et auvisage de douloureux picotements comme si, pendant sonévanouissement, il eût été piqué par des milliers demoustiques ; en même temps, il avait la sensation d’êtrebarbouillé de quelque chose de visqueux et de tenace comme de laglu.

Il se dressa avec effort sur son séant etregarda.

Mais ce qu’il vit le rendit immédiatement àl’horreur de sa situation.

À quelques pas de lui, le hideux céphalopode,dont il avait failli être victime, se tortillait désespérément dansles spasmes de l’agonie, sous l’étreinte d’un être que Robert pritd’abord pour un oiseau gigantesque, mais qui lui parut ensuiteavoir plus de ressemblance avec une grande chauve-souris.

Le jeune homme devina bien vite ce qui s’étaitpassé.

Pendant que la pieuvre était occupée à ledévorer, elle avait été surprise à son tour par un ennemi sansdoute friand de sa chair, comme sont sur notre terre les albatroset les goélands qui se repaissent volontiers des seiches et desencornets oubliés par la vague.

Un instant de réflexion fit comprendre àRobert qu’il n’avait pour son compte rien de bon à attendre d’untel sauveteur.

Réunissant ses forces et son courage et sansmême avoir la curiosité de se retourner derrière lui, il regagnapéniblement la terre ferme et alla s’étendre, accablé, sur un bancde mousse protégé par le tronc gigantesque d’un vieux hêtre rouge,à proximité du brasier qu’il avait allumé.

Il tomba aussitôt dans un sommeil accablant etprofond comme la mort.

Chapitre 5LE VAMPIRE

 

Il était dit qu’après les monstres de la mer,Robert devait avoir affaire, cette nuit-là, à ceux de l’air.

Il y avait à peine quelques minutes qu’ilreposait, lorsqu’il fut réveillé par une sensation si pénible et sisingulière qu’il se crut la proie d’un cauchemar. Il lui semblaitque quelqu’un était monté sur sa poitrine et pesait de tout sonpoids sur lui pour l’étouffer. En même temps, il ressentait au cou,près de l’oreille, un picotement douloureux.

Instinctivement, il étendit la main, et ce futavec un sentiment de profonde horreur que ses doigts frôlèrentquelque chose de velouté et de chaud, comme le duvet d’un oiseau,ou la peau molle et pelucheuse d’une chauve-souris.

Avec un bruit mou, une masse sombre s’élevaau-dessus de lui ; ses yeux rencontrèrent, dans la profondeurdes ténèbres, deux larges yeux phosphorescents et il reçut à latempe un choc violent qui l’étourdit à moitié.

Il voulut crier, appeler à l’aide ; maisun tel sentiment d’épouvante s’était emparé de lui qu’il ne putarticuler qu’un gémissement plaintif.

Son réveil, sa courte lutte avec le vampireinconnu qui l’avait choisi comme proie, tout cela n’avait pas durédix secondes. Sous le ciel entièrement voilé de nuages, l’obscuritéétait profonde. À quelques pas, Robert vit briller les yeuxincandescents du monstre, qui battait des ailes au-dessus de lui,prêt sans doute à s’élancer de nouveau.

Le jeune homme se vit perdu, il venait decomprendre que cette planète, qu’il avait crue déserte, étaitpeuplée de bêtes épouvantables, restes difformes des créationsprimitives, et qu’il serait dévoré sans avoir aucun secours àattendre de personne.

Pourtant, en dépit de la terreur qui leglaçait jusqu’aux moelles, la brusque pensée d’un moyen possible dedéfense illumina son esprit avec la soudaineté d’un éclair.

– Le feu ! s’écria-t-il d’une voixrauque. Le feu ! Ces monstres nocturnes doivent avoir peur dela flamme.

Et il se rua comme un fou hors de son gîte,jusqu’à l’endroit où se trouvait le brasier allumé la veille etqu’il avait soigneusement recouvert de branchages.

– Pourvu qu’il ne soit paséteint !

Et ses dents claquaient de peur à cetteidée.

Il n’en était rien heureusement et Robert eutla joie de constater qu’une grande masse de charbons rougescouvaient sous la cendre et les branchages.

Prompt comme la pensée, il arracha un tisontout enflammé et le lança de toute sa force vers son ennemi. Lalueur des charbons ardents illumina quelques secondes uneapparition véritablement diabolique : un être digne de prendreplace à côté des plus hideux démons qu’ait rêvés le Moyen Age.

Que l’on se figure une chauve-souris à peuprès de la taille d’un homme et dont rien ne peut donner l’idée queles chéiroptères géants du Brésil, ou les vampires de Java.Seulement, les ailes étaient beaucoup moins développées et lesphalanges, groupées à l’extrémité de l’avant-bras, formaient unevéritable main armée d’ongles acérés. De plus, des mains semblablesterminaient les membres inférieurs et c’était à l’aide de cesgriffes que le vampire, lorsque Robert l’entrevit à la lueur brèvede son projectile enflammé, se tenait agrippé à la maîtressebranche d’un hêtre.

Pour le malheureux exilé de la planèteterrestre, tout augmentait l’horreur de cette apparition : lacouleur jaune sale des ailes membraneuses, le visage de tout pointsemblable â celui de l’homme et qui reflétait la ruse et laférocité, mais surtout les lèvres pendantes et d’un rouge de sang,et les yeux clignotants et bordés d’écarlate comme ceux d’unalbinos, dans une face exsangue, avec un nez retroussé et court,pareil à celui des bouledogues. De longues oreilles arrondies, sansproportion avec la tête, complétaient cet ensemble hideux.

Robert distingua tous ces détails avec unenetteté ineffaçable et il en fut tellement saisi qu’il laissaéchapper de ses mains le second tison dont il s’était emparé.

Heureusement pour lui, son projectile avaitfrappé juste.

Le vampire, brûlé au ventre, ébloui par laflamme, que ses yeux d’animal nocturne ne pouvaient sans doutesupporter, poussa un cri de douleur, suivi d’une série degémissements lugubres, et dégringola du haut de son observatoire entournoyant.

Devant ce succès inattendu, Robert s’étaitélancé, armé d’un gros tison et prêt à compléter sa victoire ;mais le vampire, qui paraissait avoir une grande répulsion pour laflamme, se mit à bondir de droite et de gauche, aussi maladroitqu’un kangourou, et sans cesse de gémir d’une voix presquehumaine.

Il finit par s’élancer sur une grosse brancheet il disparut aux yeux de Robert, qui le serrait de près et secroyait sur le point de s’en emparer.

Un peu rassuré, le jeune homme se rapprocha deson feu, y jeta des brindilles de bois sec et, bientôt, une flambéeclaire monta, une de ces joyeuses et pétillantes flambées dont lachaleur est vivifiante, dont la clarté met en fuite lesfantasmagories de la nuit.

Robert s’assit et, ses appréhensions un peucalmées, réfléchit à la singulière agression à laquelle il venaitd’échapper par miracle.

Comme tous les solitaires, il prenaitl’habitude de penser à voix haute :

– Je ne crois pas, dit-il, que, pendantle jour, j’aie à craindre l’être effroyable qui avait commencé deme sucer le sang pendant mon sommeil. – Et, machinalement, iltâtait une petite plaie. ronde, encore sanglante, derrièrel’oreille.

Ces vampires sont essentiellement nocturnes.Maintenant, je suis prévenu et on dit : un homme averti envaut deux. Pour le moment, il s’agit de faire bon feu et bonnegarde ; dès qu’il fera jour, je vais me mettre en quête dequelque caverne dont je puisse, le soir venu, barricader l’entréeavec des pierres et des branches… Je me fabriquerai une lampe, avecla moelle des joncs et la graisse des oiseaux… puis j’auraitoujours mon feu pour me défendre.

En dépit de ces raisonnements et d’autressemblables par lesquels il essayait de se rassurer lui-même, Robertne pouvait songer sans frémir à l’horrible créature dont l’imagelui apparaissait dès qu’il fermait les yeux.

Aux moindres bruissements des feuillages, auxmoindres frissons des roseaux, il se levait et prêtait l’oreilleavec angoisse ; il croyait toujours entendre dans l’ombrepalpiter doucement les ailes veloutées du monstre.

S’il allait en ramener d’autres aveclui ? se demandait-il en tremblant. Que ferais-je, contre unetroupe de vampires une fois que j’aurais épuisé tous les tisons demon feu ?

Et il se voyait tombé à terre et dépecé toutvivant par une foule d’êtres aux yeux clignotants et aux lèvressanglantes et lippues, dans des faces blêmes d’albinos.

Le vertige de l’inconnu l’envahissait.N’allait-il pas avoir à lutter contre d’autres périls étranges,d’autres bêtes inouïes, dans cet univers mélancolique, qu’iljugeait maintenant exclusivement peuplé de créaturesterrifiantes ?

Hanté par ces obsédantes pensées, ce fut avecun sentiment de joie profonde et de délivrance que Robert vit lesoleil monter comme un globe pâle à travers les brouillards,au-dessus des longues lignes d’eau et des roseaux bruns.

Il riait, il chantait, il se moquaitmaintenant des fameux vampires, il avait reconquis, avec le soleil,cette belle confiance en soi qui fait les grands hommes et crée lesgrandes choses.

– Bah ! déclara-t-il en riant, jesuis le dernier des poltrons ; avec ma vigueur musculairedécuplée par la moindre attraction de la planète, je mettrai enfuite tous les vampires. En attendant, je vais préparer mondéjeuner.

De s’être mesuré avec un péril certain, Robertse trouvait plus brave et plus joyeux, et puis le soleil doraitjoliment les nuages, les flaques d’eau s’éclaircissaient delumière, tout un monde d’oiseaux nasillards s’élevait du fond desherbes. Robert se sentait plein de force pour les épreuves de cettenouvelle journée, qui semblait lui sourire à travers les voiles dela brume.

Philosophiquement, devant une mare unie commeune glace, il visita la blessure de son cou ; ce n’était pasgrand-chose au fond, une tache rouge un peu boursouflée auxbords.

Cependant, cette petite consultation lui donnaà penser.

– Diable ! s’écria-t-il, il paraîtque les vampires connaissent l’anatomie. Ce bobo-là se trouve justesur le trajet de la veine jugulaire et de l’artère carotide.Décidément il était, comme on dit, moins cinq, lorsque je me suisréveillé.

Robert appliqua sur sa blessure une compressed’herbes parfumées, qui lui parurent proches parentes, les unes dela sauge, les autres de la menthe, de la mélisse ou du romarin,toutes plantes de la vieille Terre natale.

Elles ne différaient de leurs congénères quepar des détails peu appréciables, des feuilles plus dentelées ouplus brunes, des fleurs plus petites et diversement colorées.

– Voilà, s’écria-t-il, des variétéscurieuses et dont je ferai cadeau au jardin du Muséum de Paris, sijamais je réussis à revenir.

Ensuite il se rendit à son garde-manger, quele vampire heureusement n’avait pas dévasté. Il se prépara unesucculente grillade, accompagnée de quelques douzaines dechâtaignes d’eau, qui remplacèrent pour lui le pain et les légumesdes repas terrestres. Il se chargea de son arc, de ses flèches,jeta plusieurs brassées de bois sur son feu et se mit en marche,après avoir attaché sur son dos, avec des courroies de jonc tressé,ce qui lui restait de son gibier.

Mais, par le sentier qu’il suivit à travers lemarais, il avait soin, de quinze en quinze pas, de briser lesroseaux, afin – tel un autre Petit Poucet – de retrouverfacilement, lorsqu’il le voudrait, sa cabane et surtout sonbrasier.

Il marcha un quart d’heure, très gai, presqueen touriste, satisfait de l’état du ciel, qui n’annonçait aucunepluie capable d’éteindre son feu.

Tout à coup, le chemin lui fut barré par unecolline couverte de grands osiers jaunes et rouges, d’une variétéqui lui était inconnue et qui flamboyait sous les rayons du soleilmatinal.

Il fit quelques pas dans une allée quiparaissait tracée régulièrement entre les troncs, comme par unemain humaine et, tout à coup s’arrêta, stupéfait à la fois etémerveillé.

Il avait débouché au centre même d’une espècede hameau martien, dont l’aspect plein de naïveté et de bonhomiel’encouragea à pénétrer plus avant.

Chapitre 6L’EXPÉRIENCE DU CAPITAINE WAD

 

Les journaux avaient signalé le passage duyacht le Conqueror d’abord aux îles Canaries le mondeinquiet des spéculateurs s’était rassuré.

– C’est cela, disait-on, voilà bien ceque nous avions prévu, cette petite sotte va passer l’hiver dansces îles fortunées qui sont le Nice des gens véritablementriches : décidément, elle ne ressemble pas à son père.

Mais l’opinion publique se modifia du tout autout quand on apprit que le Conqueror n’avait séjourné àLas Palmas que le temps nécessaire pour y renouveler sesapprovisionnements de charbon.

La question était posée de nouveau, comme audébut de la croisière ; les registres des cercles financiersenregistraient des paris considérables.

Les gens pratiques triomphèrent bruyammentlorsqu’un câblogramme de Capetown annonça que le Conqueroravait jeté l’ancre dans la baie de Table.

– Parbleu, s’exclama tout d’une voix leclan des gens sérieux, nous le savions bien, nous en étions sûrs,c’est une véritable business girl : elle est allée visiter sesclaims… Pour un début, le geste est beau !

Mais les gens d’affaires éprouvèrent unaffront sanglant et reçurent un véritable soufflet, en apprenantque le Conqueror, après le temps strictement nécessairepour renouveler son combustible, avait repris la mer pour unedestination inconnue.

Les fantaisistes et les imaginatifs, quiavaient parié que miss Alberte faisait le tour du monde, virentleurs actions en hausse d’une façon très sérieuse. Ils étaienttombés au-dessous de tout ; on les cota à quinze contreun.

Cette fois, c’était une quasi-certitude :miss Alberte ferait escale en Australie, remonterait sans doute àtravers le cortège fleuri des îles océaniennes, jaillies comme defrais bouquets au-dessus de leur ceinture de coraux blancs ;la fille du banquier baissa dans l’opinion, elle sacrifiait à lapuérile fantaisie de faire le tour du monde dans un yacht à elle,on ne pouvait plus la regarder comme une personne pratique.

L’opinion subit un troisième revirement, quandon apprit que le yacht avait laissé ses passagers à Karikal, enterre française ; de là, miss Alberte et l’escorte qu’elleavait royalement organisée s’étaient dirigées vers les montagnesdes Ghattes.

Cette fois, ce fut au clan des spéculateurs detriompher de nouveau, le but de ce voyage mystérieux ne faisait dedoute pour personne, chacun s’expliquait maintenant la présence dunaturaliste Pitcher dans l’expédition.

Tout s’expliquait : on savait que Ralphétait aussi compétent en géologie qu’en zoologie, on avait parlé deses voyages dans la jungle quelques années auparavant ; deslors on ne douta plus que miss Alberte, guidée par Pitcher, ne fûtsur la voie d’une mine de diamants, d’un gisement de radium ou dequelque autre minerai aussi rémunérateur.

– Voyez quelle décision ! répétaientles gens de bourse, quel flair ! Son père avait dénichél’ingénieur Darvel, elle a tout de suite mis la main sur lenaturaliste Pitcher !

« Elle va doubler les formidablescapitaux de la banque Téramond, elle est décidémentextraordinaire.

Ainsi qu’il arrive souvent, les enthousiastes,aussi bien que les détracteurs, étaient dans une erreurprofonde ; comme le lecteur l’a sans doute deviné, missAlberte et Pitcher allaient tout simplement poursuivre leur enquêtesur la disparition inexplicable de Robert Darvel.

Tout le long de la traversée, ils avaientdiscuté, ils s’étaient raconté ce qu’ils savaient et leursconclusions avaient été que Robert devait être encore vivant ;on croit aisément ce que l’on espère.

Mais, en admettant qu’il fût mort, ce qu’ilsse refusaient à croire, ils voulaient savoir comment et punir s’ily avait lieu les coupables.

Car, à moins qu’il n’eût été victime d’unguet-apens, il n’entrait pas dans leur esprit que Robert fût mortde sa mort naturelle.

– Voyons, miss, s’écriait Pitcher avecexaltation, je vous le demande un peu, est-il admissible un seulinstant que Robert ait péri comme cela, d’une dysenterie, d’uneattaque de fièvre ou d’une insolation, comme un vulgairetravailleur du Rand ? Comme un simple Chinois malacclimaté ?

– Je ne l’ai pas cru un seul instant,répliquait la jeune fille, le front creusé par ce pli de rudeentêtement qui, dans les moments de colère ou d’excitation, luidonnait avec son père une exacte ressemblance.

– Vous comprenez, miss, continuait Ralph,qu’un savant de la trempe de Robert ne disparaît pas ainsi.

« Physicien, chimiste, hygiéniste,physiologiste…

– Abrégez, interrompit miss Alberte avecimpatience, vous useriez sans atteindre votre but toutes lesterminaisons en iste des encyclopédies.

– Je voulais dire que Robert, en cas demaladie, était trop savant pour ne pas savoir comment se guérir,trop brave, trop robuste et trop intelligent pour ne pas sedéfendre contre ses ennemis.

« Il y a là-dessous autre chose, quelquechose que nous ne savons pas.

– Mais que nous saurons, monsieurRalph !

Au moment où avait lieu cette conversation,miss Alberte et Pitcher se trouvaient dans le petit salon de laluxueuse automobile de campagne que la fille du banquier avait faitconstruire tout spécialement pour cette expédition.

C’était, en quelque sorte, une vaste roulottemontée sur boggies, munie d’un moteur de cinq cents chevaux et dontle prix de revient chez un grand constructeur londonien atteignaitle chiffre de cinquante mille livres ; les trains de luxe decertains souverains amis du confortable peuvent en donner une idéeau lecteur.

À ce moment, l’auto gravissait à petite allureun chemin bordé à droite et à gauche de palmiers, de lataniers etd’autres essences équatoriales.

Des bandes de petits singes roux jouaient dansles branches et quelques-uns, au grand étonnement de miss Alberte,s’aventuraient jusque sur les plates-formes du train automobile,d’où ils rebondissaient sur les basses branches avec l’élasticitéd’une balle.

Mais bientôt la forêt fit place à de richescultures de cotonniers, de tabacs, de pavots blancs queprotégeaient de solides haies de raquettes épineuses.

Ralph eut un sourire de satisfaction.

– Je reconnais là, dit-il, le géniepratique de la colonisation ; nous ne devons pas être loin dela demeure du résident, le capitaine Wad.

« Mais tenez, nous y sommes.

Et il montrait, avec cette joie patriotiquequi fait pour ainsi dire partie intégrante de l’âme anglaise, unmât de bambou au sommet duquel flottait le pavillonbritannique.

Quelques minutes plus tard, l’auto de missAlberte et celles qui lui faisaient escorte s’arrêtaient en faced’une délicieuse habitation, à la fois palais et cottage, à laporte de laquelle un highlander montait la garde d’un airnonchalant.

L’Inde est peut-être le seul pays du monde oùune expérience séculaire ait organisé sérieusement la défense del’homme contre la chaleur.

Ralph Pitcher et miss Alberte furentintroduits dans une haute salle, où un ventilateur à air liquiderépandait une fraîcheur délicieuse.

Ce n’est que dans notre vieille Europe quel’on continue à faire usage de ces machines à hélices qui remuentl’atmosphère viciée sans la renouveler et qui produisent de mortelscourants d’air sans apporter la moindre fraîcheur.

Le ventilateur à air liquide qui fusedoucement par soixante orifices un air aseptique et glacial estsurtout apprécié sous la zone équatoriale.

Ce perfectionnement rendait inutile les pankasqu’aujourd’hui encore chez les riches hindous un esclave tireperpétuellement avec deux cordes et qui agitent au plafond leursdoubles ailes, comme un gigantesque papillon.

Ralph et miss Alberte ne firent pas longtempsantichambre, le capitaine Wad lui-même ne tarda pas à paraître.

Ils s’étaient attendus à voir quelquefonctionnaire hébété par le climat, souffrant de cette maladie defoie qui atteint les Européens, et surtout les Anglais, obstinés àleur régime habituel d’alcool et de viandes saignantes.

Ils furent surpris de voir arriver, vêtu dupyjama flottant à rayures vertes et roses, un personnage affable,guilleret, et qui manifesta bruyamment sa joie de donnerl’hospitalité à des compatriotes.

– Rien, dit-il, ne pouvait me faire plusde plaisir que votre venue.

« Je vous dirai que je vous attendaispresque, à tel point que j’ai là tout près un mémoire détaillé surle cas du brahme Ardavena ; il avait été écrit à votreintention.

« Quant à la lettre ridicule que vousavez reçue, elle émane d’un de ces Hindous qui, fiers de savoir unpeu d’anglais et d’être au service du gouvernement de Sa Majestébritannique, manifestent en toutes occasions une incompétencenotoire…

– Capitaine, interrompit brusquement missAlberte, avant toutes choses, dites-moi, je vous en supplie, siM. Darvel est vivant.

L’officier fronça les sourcils, devenugrave.

– Miss, dit-il, je n’en sais paslà-dessus plus que vous, je ne puis rien affirmer.

« Le drame de Chelambrum m’a violemmentpassionné ; c’est un mystère que je n’ai pas fini d’éclairciret où je me heurte à chaque pas à d’incroyables contradictions.

« Cependant, pour vous dire le fond de mapensée, je ne crois pas à la mort de l’ingénieur Daniel, car monenquête a établi que c’est bien lui qui a accepté la collaborationdu brahme Ardavena pour des expériences psychodynamiques surlesquelles je ne suis pas encore exactement fixé.

– Mais quelles sont les raisons qui vousportent à cette certitude ?

– Il y en a une capitale.

« Après la catastrophe, j’ai recueilli àpeu près indemne le yoghi Phara-Chibh, celui-là même qui garde lesecret de se faire enterrer vivant, de demeurer de longues semainessous la terre pareil à un cadavre, sans qu’il paraisse résulter decette épreuve rien de fâcheux pour sa santé.

– Mais où est cet homme ? demandaRalph Pitcher impétueusement.

– Ici même, vous allez le voir.

« Phara-Chibh prétend être sûr quel’ingénieur est bien vivant.

L’officier mit un doigt sur ses lèvres.

– Mais je ne peux rien vous dire avantque vous ne l’ayez vu vous-mêmes, que vous vous soyez rendu comptede quels miracles est capable cet ascète déguenillé.

– Mais enfin, murmura miss Alberte avecinsistance, que prétend-il ?

– Il vous le dira lui-même, répliqual’officier.

Et il ajouta d’un ton qui coupait court àtoute insistance :

– Nous le verrons après dîner ; pourl’instant, je veux être tout au plaisir de recevoir les hôtes quem’envoie la vieille Angleterre !

Il y avait dans les manières un peu raides ducapitaine Wad un ton de réelle cordialité, puis il paraissaitcertain que Robert Darvel était vivant ; c’était plus queRalph et miss Alberte n’eussent osé espérer, ils se résolurent àprendre patience.

Ils n’eurent pas d’ailleurs le temps de selivrer à de plus amples réflexions. Un gong gronda ; des boysvêtus de mousseline claire parurent, les hôtes du résident furentintroduits dans une délicieuse salle à manger.

C’était une création du capitaine Wad qui s’enmontrait fier.

En cinquante des points de la voûte de stuc,de minces filets d’eau tombaient, qui répandaient une fraîcheurdélicieuse et créaient l’illusion de l’entrée d’une grotte denaïades d’un féerique parterre de lis minces au feuillagevaporeux.

Le terrible soleil, qui, à quelques pas de là,crevassait la terre, faisait éclore en une explosion les graines debalsamines sauvages et des cactus, était là désarmé.

La table était servie avec toutes lesrecherches du luxe européen, pimenté par les splendeursindiennes.

Les surtouts offraient les vastes fleurs desmagnolias, des nymphéas doubles, des cactus, des orchidéesinédites ; derrière les convives, des boys bien stylésprésentaient respectueusement des vins antiques : le fameuxporto de la citadelle de Goa, vieux de plus d’un siècle ; descalebasses de vin de palme ; de l’eau-de-vie de gingembre etces alcools de myrte, de jasmin et de citron sauvage où lesdistillateurs anglo-indiens sont habiles.

L’inévitable carry servait de cadre à desvenaisons et à des poissons qui eussent à Londres coûté unefortune ; les fruits s’entassaient dans les compotiers decristal comme un écroulement de la terre promise ; les mincescolonnes des jets d’eau avaient un murmure de chanson, et tout aufond de la pièce la baie large ouverte du window laissait entrer larumeur immense de la forêt avec la brise chargée de sauvagesparfums.

Miss Alberte et Ralph Pitcher étaientextasiés.

Ils comprenaient ce qui leur paraissaitquelques jours auparavant inexplicable, l’aversion profonde quemanifestent tous les Anglais pour le retour en Europe, une foisqu’ils ont habité l’Inde quelques années.

Là est accumulée la science de vivre demilliers de générations.

D’ailleurs, le capitaine Wad, très informé àtous égards, était un causeur charmant ; il possédait l’art,presque perdu maintenant, non seulement de laisser parler, mais defaire parler chaque interlocuteur, de tirer de chacun, pour leplaisir commun, ce qu’il avait d’intéressant à conter.

– Je tiens à vous prouver, dit-il enriant, que nous ne sommes pas si sauvages que l’on veut bien ledire ; j’ai tâché, tant que j’ai pu, d’éviterl’engourdissement physique et moral qui gagne certainsfonctionnaires adonnés au gin et à l’opium.

– On voit, murmura Pitcher, que vous êtesl’ami des yoghis.

– Sans doute ; mais, si c’est unefaçon de me rappeler ma promesse maintenant je suis prêt ;Phara-Chibh est prévenu.

« Nous irons le trouver sitôt que missAlberte en manifestera le désir.

– Mais tout de suite, capitaine, s’écriala jeune fille.

« Je vous avoue que, malgré lesdélicatesses de votre table, qui ferait rougir de honte Lucullus,Brillat-Savarin et certains milliardaires de notre connaissance, jebrûle du désir de voir ce thaumaturge.

Le capitaine Wad s’était levé et précédait seshôtes le long d’une galerie de bois aux colonnes de bambou d’oùl’on découvrait la perspective magnifique de la forêt et desjardins éclairés par la lune.

Mais on eût dit que le capitaine Wad,jusqu’alors hôte prévenant de ses compatriotes, s’était brusquementtransformé.

Son regard avait pris quelque chose de dur, savoix était devenue autoritaire et brève.

– Vous êtes les seuls, dit-il, auxquelsje ferai voir l’extraordinaire spectacle auquel vous allezassister.

« Mais je vous préviens que vous devrezgarder pendant l’expérience le silence le plus complet, un geste,un mot serait pour vous le signal d’un trépas foudroyant.

– Je l’entends bien ainsi, fit missAlberte d’un ton résolu ; après les affres terrestres que j’aiendurées, les prestiges de l’au-delà ne sont pas pourm’effrayer.

Le capitaine Wad ne répondit rien ; undes boys lui avait mis en main une torche de résine odorante, quimontait dans la nuit calme avec une belle flamme claire.

– Maintenant, fit-il, nous allons monterà la tour.

« Les bâtiments de la résidence sontconstruits sur l’emplacement de l’ancien palais d’un radjah.

« Il n’en subsiste plus maintenant qu’uneseule tour, extérieurement ornée de riches sculptures ; mais,ce qu’elle présente de spécial, c’est qu’il n’y a aucune espèce defenêtre.

« Elle réalise le paradoxe d’unsouterrain élevé dans les airs ; toutes les salles voûtées deblocs énormes sont entièrement ténébreuses et, malgré d’attentivesrecherches, je n’ai jamais pu découvrir, dissimulés dans lesornements, les conduits par où arrive l’air nécessaire à larespiration.

Le capitaine Wad avait ouvert une porte.

Ralph Pitcher et miss Alberte virent devanteux les premières marches d’un escalier de granit noir ménagé dansl’épaisseur des blocs qui formaient la muraille de la tour.

Les figures grimaçantes du bas-reliefsculptées dans le mur semblaient grimper en même temps qu’eux, desyeux bridés clignaient à leur passage, des museaux de tigres oud’éléphants semblaient les flairer, et cette procession dedivinités monstrueuses devenait plus nombreuse et plus tourmentée àmesure qu’ils franchissaient les degrés.

– Voilà des gens qui avaient del’imagination, murmura Ralph Pitcher. Mais il se tut.

Le capitaine Wad, élevant sa torche, venait deles introduire dans la salle qui occupait le premier étage de latour.

Ils virent des idoles à la face hébétée etféroce, dont les bras et les jambes entrelacées montaient en debizarres mouvements jusqu’à la voûte qui se terminaient par unefleur de lotus délicatement sculptée et qui retombait enpendentif.

Sur le sol, il y avait un tas d’ossements.

Ils se hâtèrent de fuir cet endroit, oùl’accablante impression des siècles sanglants pesait sur eux.

L’étage suivant était plus terrible encore,peut-être, dans sa nudité.

Les murs circulaires en étaient creusés d’unecentaine de niches actuellement vides, mais sans doute remplies peude temps auparavant par des statues.

Le capitaine Wad expliqua que les idoles d’or,d’argent ou de cuivre avaient été pillées au cours de la granderévolte des cipayes ; il ne restait plus que les niches, commeautant de trous pleins de ténèbres.

– Je n’ai rien voulu changer à tout cela,murmura le capitaine, il me semblait que j’aurais commis unsacrilège ! … Mais patience, il ne nous reste plus qu’un étageà gravir, le dernier de la tour. C’est une pièce très vaste – carje ne sais pas si vous l’avez remarqué – l’édifice affecte la formed’une pomme de pin, il est beaucoup plus étroit à la base qu’ausommet.

Ralph et miss Alberte furent assez étonnés detrouver cette pièce complètement nue, ni sculptures, ni peintures,seulement quelques colonnes qui formaient des arcades ogivales ense réunissant près de la voûte.

Au centre, une sorte d’autel bas oùPhara-Chibh était accroupi, les jambes étendues, dans une telleimmobilité qu’on l’eût dit taillé lui-même dans le roc noir de latour.

Il était entièrement nu, et sa maigreur étaittellement effrayante que miss Alberte eut un moment de reculinvolontaire.

Phara-Chibh n’était plus qu’un squeletterecouvert d’une peau brunâtre, les muscles absents, les côtessaillantes, la peau du ventre presque collée à l’épine dorsale.

Seule, la tête énorme, aux yeux flamboyants etclairs, semblait avoir gardé pour elle seule la vitalité du restede l’individu.

À la vue des nouveaux arrivants, il ne se levapas, il ne salua pas, il demeura figé dans la même immobilité,comme s’il eût été une idole curieuse que l’on exhibait auxvisiteurs.

Mais, sous le jet de feu de ses prunellesdévoratrices, Ralph et miss Alberte reculèrent instinctivement,pris d’un vertige.

Le naturaliste avoua plus tard avoir éprouvéune impression moins pénible lorsque les Thuggs l’avaient oublié,attaché à la gueule d’un vieux canon, en disposant une lentilleau-dessus de la lumière bourrée de poudre.

Il savait que, lorsque le soleil arriverait àune certaine hauteur au-dessus de l’horizon, le canon partirait etpourtant, il n’avait jamais éprouvé les mêmes affres que sous lepesant regard du yoghi.

Il y eut quelques instants d’un silencesolennel.

– Vous savez, murmura le capitaine Wad,comme pour dissiper cette impression, que Phara-Chibh n’est pas unsorcier ordinaire ; il est initié à des théories cosmiquesdont la profondeur et l’audace m’ont étonné.

« Il prétend par exemple qu’aux premiersâges de l’homme, le blé a été apporté par un yoghi d’une planètevoisine.

« Il connaît le secret de la disparitionde l’Atlantide, où les hommes étaient presque des dieux et où unmage, ayant imprudemment confié son secret à une femme, causa lasubmersion de tout un continent, la perte à jamais regrettable desgrands secrets du vouloir.

« Il sait encore pourquoi ont étéconstruites les grandes pyramides. Les Pharaons en ont fait destombeaux ; mais elles avaient une utilité que n’ont jamaisrévélée les historiens.

« Leur forme même le prouve, c’était unrefuge contre la pluie incessante de bolides qui, à différentesépoques, avaient dépeuplé la terre !

« Les Gaulois ne lançaient-ils pas desflèches contre le ciel ?

« La pauvre humanité bestiale de cestemps-là suait sang et eau, mourait à la peine pour se construiredes asiles contre la mort.

À ce moment, d’un coin d’ombre, un tigre sedressa sur ses pattes et vint frôler doucement la robe de missAlberte, il étira ses griffes sur le granit noir du pavage et, avecun regard qui semblait chargé de pensées, il se coucha aux pieds dela jeune fille.

Ralph Pitcher, à la vue du fauve, avait faittrois pas en arrière, miss Alberte était devenue un peu pâle, maiselle n’avait pas reculé. Tout ce qu’elle voyait lui était unerévélation ; elle comprenait que ce tigre était voulu, prévud’avance, se reliait à l’ensemble de surprenantes idées que l’onvenait d’étaler devant elle.

Mais le capitaine Wad s’était promptementavancé entre le fauve et miss Alberte.

– Soyez sans crainte, dit-il, il estabsolument inoffensif. À bas, Mowdy !

« Il a été dressé précédemment parArdavena qui faisait de lui tout ce qu’il voulait.

– Je sais, dit Ralph, qui s’étaitrapproché un peu rassuré par ces paroles, que c’est un secretpresque perdu, conservé seulement dans quelques pagodes indiennes,que celui de dompter et d’apprivoiser toutes sortes d’animaux, deles douer d’une intelligence quasi humaine.

Mowdy s’était retiré à la parole de l’officieret s’était pelotonné en rond.

Il y eut un moment de silence ; malgréeux, tous se sentaient opprimés, gênés par le lourd regard du yoghiqui planait sur eux, chargé de mystérieux effluves.

– Maintenant, dit le capitaine, vousallez assister à une des plus extraordinaires expériences dePhara-Chibh.

« J’insiste encore sur ma recommandationde tout à l’heure ; quoi que vous voyiez, quoi que vousentendiez, ne manifestez votre émotion par aucun cri, par aucungeste.

« Si miss Alberte ne se sentait pas assezforte, il vaudrait mieux – et je vous le dis très sérieusement –remettre à plus tard cette séance.

– Non ! s’écria vivement missAlberte.

« Je ne suis pas, moi, une femmelettedominée par ses nerfs ; je vous promets que je n’aurai paspeur.

– C’est bon, dit le capitaine d’un tongrave, et il désigna à ses hôtes des fauteuils creusés dans lapierre et dont les bras se terminaient par des têtes decrocodiles.

Ralph et miss Alberte, sans peut-être biens’en rendre compte, étaient énervés par l’attente et par labizarrerie du décor et les façons mystérieuses du capitaineWad.

Maintenant, il parlait à voix basse avec leyoghi, puis, de sa torche, il alluma sept gros cierges disposés enforme d’étoile et qui, à la grande surprise de Ralph, donnèrentchacun une flamme de couleur différente.

C’étaient les sept couleurs fondamentales,reproduites, à ce que supposa le naturaliste, par des oxydesmétalliques mélangés à la cire végétale dont étaient fabriqués lescierges.

L’ensemble offrait quelque chose defantastique.

Puis, le capitaine tira d’une boîte diversespoudres colorées et, laissant en dehors les chandeliers de pierrequi portaient les cierges, il traça un cercle tout autour del’espèce d’autel où le yoghi était accroupi.

Puis il jeta sur de grands brûle-parfums debronze, où un feu de noyaux d’olives se recouvrait d’une cendreblanche, d’autres poudres.

Des volutes d’une épaisse fumée montèrent versla voûte ; un brouillard se condensa peu à peu dans la vasterotonde sans fenêtres.

Ces fumées répandaient une odeur âcre etpresque nauséabonde.

Ralph reconnut la violente senteur des plantesvénéneuses et hallucinantes, presque toutes de la famille dessolanées, des ombellifères ou des papavéracées.

Ces fumées, tantôt roses, tantôt bleues,tantôt vertes, à la lueur des cierges, exhalaient l’amertumenauséeuse de la rue, du datura stramonium, de la ciguë, de labelladone, du chanvre indien et du pavot blanc.

L’atmosphère de la pièce était devenue presqueirrespirable, Ralph et miss Alberte étaient inondés de sueur ;leurs cœurs battaient à grands coups sous l’influence d’uneinexprimable angoisse, un cercle de fer leur serrait les tempes etleurs prunelles s’exorbitaient, avec une intolérablesouffrance.

Puis, peu à peu, le calme se fit ; unesensation d’algidité, de froid glacial, envahit leursextrémités ; enfin, à toutes ces sensations pénibles, succédaun étrange bien-être ; ils se trouvaient dans un état desérénité et de béatitude, ils jouissaient d’une merveilleuselucidité intellectuelle, se sentaient aptes à résoudre lesproblèmes les plus ardus, à suivre sans fatigue les raisonnementsles plus compliqués.

L’atmosphère, à la fois lumineuse et pesante,leur apparaissait maintenant parfaitement claire et le yoghiPhara-Chibh semblait se mouvoir au sein d’une atmosphère vaguementphosphorescente, d’une sorte de nimbe, comme celui que les peintresprimitifs mettaient autour de la tête des saints et desthaumaturges.

Cependant, Phara-Chibh avait placé à terre, enface de lui, juste au centre du cercle formé par les sept cierges,une sorte de haillon noirâtre à cinq pointes qui paraissait être unvieux morceau de cuir tout fripé et recouvert encore par places depoils grisâtres, puis il prit à côté de lui une flûte de bambou, decelles que les pauvres Indous fabriquent avec leurs couteaux et quisont un des instruments de musique les plus primitifs et les plusrudimentaires, puis il se mit à jouer très doucement, ses longsdoigts de squelette allongés sur les trous.

Miss Alberte ne put s’empêcher de frissonner,songeant à ces musiciens de la danse macabre qui poussentjoyeusement toute une noce vers la fosse entrouverte.

L’air que jouait le yoghi était une de cesmélopées orientales, monotones et obsédantes à la longue, où lesmêmes notes reviennent interminablement sur un rythme machinal.

L’attention des spectateurs de cette étrangescène était puissamment excitée.

Ils comprenaient qu’il y avait là quelquechose de plus qu’une de ces jongleries dont ils avaient lu le récitet qui, presque miraculeuses au premier abord, finissent toujourspar s’expliquer d’une façon logique.

Cependant, Phara-Chibh précipitaitgraduellement le rythme de son air et cette musique produisaitquelque chose d’étrange à mesure que la cadence perdait de salenteur, allait en s’accélérant.

L’informe lambeau de cuir avait paru d’abordfrisonner, agité comme par un souffle impalpable, puis il remua, ilse tordit, s’enfla et se recroquevilla comme un parchemin que l’onjette sur des charbons ardents.

Il y avait quelque chose de pénible dans lesmouvements convulsifs de cette chose inanimée qui s’efforçait devivre, semblant obéir à contrecœur à la volonté toute-puissante quil’animait.

Le rythme se faisait fébrile, impérieux ;entre les lèvres desséchées du yoghi, ces quelques notes devenaientun ordre tyrannique, auquel il n’était pas possible à la naturemême de désobéir.

– Il le faut ! Je le veux !…semblait répéter inlassablement la flûte de roseau.

Et, sous l’impulsion de ce vouloir énergiquetout-puissant, l’indéfinissable chose s’étirait, s’allongeait, segonflait et prenait une forme.

Un moment, elle voleta au-dessus de sol ;Ralph distingua la silhouette encore vague d’une sorte dechauve-souris.

– Plus vite ! Plus vite, jeveux ! répétait la flûte, impérieuse, dont les notes saccadéesroulaient maintenant en tourbillon, en un crescendo de folie.

La résurrection – la création, peut-être – dela bête ailée, d’abord si pénible, s’opérait maintenant avec unerapidité déconcertante.

L’apparition avait maintenant la taille d’unhomme et, dressée sur ses pattes, étendait de larges ailesmembraneuses d’une couleur jaune sale, qui grandissait avec larapidité de certains tableaux fantasmagoriques.

Miss Alberte était devenue pâle, elle seraidissait contre l’angoissante terreur qui commençait à lagagner.

Ralph Pitcher n’était guère moins ému.

Il y avait dans le monstre magnifiquementréalisé par Phara-Chibh, quelque chose de l’homme et de labête ; il y a de pareils démons dans les miniatures des livresde sorcellerie du Moyen Age.

C’était une sorte de grande chauve-sourishumaine ; mais, contrairement aux espèces que l’on rencontre àla Guyane ou à Java, la main armée d’ongles pointus se trouvait àl’extrémité de l’aile.

Le visage au front élevé, aux mâchoiresdémesurées, reflétait une puissante intelligence, plus qu’humaine,mais faite surtout de ruse et de férocité ; les lèvrespendantes, d’une hideuse couleur de sang, découvraient des dentsaiguës et blanches ; le nez retroussé et court, presque réduità deux trous, eût pu se comparer à celui d’un chienbouledogue ; les yeux renfoncés, clignotants, comme inhabituésà la lumière, semblaient attirés par le cierge vert et le ciergebleu, ils étaient bordés de paupières enflammées et rouges.

Quant aux oreilles, elles avaient le mêmedessin que l’oreille humaine, mais démesurément distendues,vibratiles comme deux ailes arrondies, elles achevaient de donner àla physionomie du monstre une expression abjecte.

Certainement, les imagiers du Moyen Agen’avaient pas inventé de plus hideux démons.

Maintenant, il se maintenait à une certainehauteur au-dessus du yoghi, sans effort apparent, remuant ses ailesmembraneuses, juste assez pour garder son équilibre.

Il paraissait n’avoir nullement conscience deceux qui l’entouraient, ni même de celui auquel il obéissait.

Il était en proie à une inquiétude et à unesouffrance extraordinaires.

Brusquement, il donna un grand coup d’aile etessaya de s’envoler vers la voûte.

Ses prunelles bordées de rouge fulguraient, ilavait pris une intensité de réalité et de vie extraordinaire,c’était maintenant le yoghi Phara-Chibh, devenu vague et embrumé,qui semblait une apparition, ce que Ralph s’expliqua en supposantque sans doute c’était le fluide volitif de l’ascète qui secondensait pour produire l’extraordinaire vision.

Mais une des ailes écailleuses franchit lecercle formé par les cierges et, chose stupéfiante ; toute lapartie qui dépassait disparut, s’évapora, nettement coupée par uneligne, comme l’est une gravure par la marge du papier.

Le monstre, comme s’il eût compris que sonexistence était impossible en dehors du cercle magique, regagnapromptement la place qu’il occupait.

Brusquement, Phara Chibh cessa de jouer, il yeut quelques secondes de silence.

L’apparition mystérieuse s’était embrumée etc’était le yoghi qui redevenait un être réel et palpable.

Il sembla en même temps aux spectateurs que lalueur des cierges pâlissait, qu’une pluie de ténèbres tombait pourainsi dire de la voûte et que d’autres chauves-souris humaines –innombrables – se dégageaient petit à petit du vague de labrume.

Phara-Chibh avait repris sa flûte et sanschanger de note, rien que par le rythme spécial qu’il imprimait àla mélodie, le chant était devenu funèbre, d’une oppressantemélancolie.

Les autres apparitions se dissipaientlentement.

Tout à coup, le profil pâle de l’ingénieurDarvel sortit lentement des ténèbres, d’une transparencespectrale.

Le monstre se rua vers lui, les griffes enavant.

Mais c’était plus que miss Alberte ne pouvaiten supporter, elle jeta un cri d’épouvante et s’évanouit.

Il y eut quelques minutes d’indescriptibleterreur.

Au cri poussé par la jeune fille, les septcierges s’étaient éteints, l’apparition s’était évanouie, Ralphavait ressenti une commotion foudroyante, comme pourrait l’êtrecelle d’une pile de plusieurs milliers de volts.

Comme Alberte, il s’évanouit… Quand il rouvritles yeux, le capitaine Wad était devant lui, pâle comme un mort,les lèvres exsangues, et, de ses mains tremblantes, il brandissaitsa torche qu’il était parvenu à rallumer.

– Miss Alberte ! s’écria Ralph avecangoisse.

– Je ne sais si nous la sauverons,murmura l’officier d’une voix sourde.

Et il montrait la jeune fille, toujoursinanimée, dans le fauteuil de pierre.

– Mais Phara-Chibh ?

L’officier eut un geste de désolation.

– Voilà ce qu’il en reste !fit-il.

Et Ralph vit avec horreur sur l’autel un grandtas de cendre blanche au milieu de laquelle fumaient encore desossements noircis.

Et, comme le naturaliste se taisait,consterné :

– C’est ma faute aussi, dit l’officier,je me suis montré imprudent.

« J’auras dû prévoir que miss Alberte,toute courageuse qu’elle est, n’était pas de force à supporter unpareil spectacle.

Il ajouta avec amertume :

– Les livres sacrés ont raison quand ilsdisent qu’il faut éloigner les femmes des opérations magiques et ducommerce des esprits invisibles…

Les deux hommes se regardèrent, terrifiés.

Ils éprouvaient une fatigue profonde, unvertige les envahissait, leurs yeux se fermaient invinciblement,leurs jambes flageolaient.

– Il ne faut pas se laisser aller à cettetorpeur, dit le capitaine Wad avec effort, il faut quitter cettetour maudite dont l’air est encore saturé de poisonsfluidiques ; y demeurer un quart d’heure de plus, ce serait lamort, pour nous et pour miss Alberte.

« Il faut que vous m’aidiez à latransporter hors d’ici ».

Tous deux se mirent à l’œuvre ; maisquoique l’officier et le naturaliste fussent chacun pour leur partd’une vigueur plus qu’ordinaire, encore accrue par la pratique dessports, ce ne fut qu’avec les plus grands efforts qu’ils parvinrentà soulever le corps inerte de la jeune fille, qui leur semblaitaussi pesant que si c’eût été une statue de plomb.

Ils succombaient à une invincible fatigue, lesnerfs détendus, les jointures douloureuses, tous les musclescourbaturés.

Ils mirent plus d’une heure à descendrel’escalier de la tour.

Quand enfin ils atteignirent les pelouses dujardin, embaumé par le parfum des roses du Bengale, des jasmins dePerse, des citronniers, des cédratiers et des magnolias, ilsétaient à bout de forces.

Ils déposèrent miss Alberte sur un banc demarbre au dossier incliné et le capitaine Wad courut chercher àl’habitation des sels, de l’éther, des liqueurs cordiales, tout ceque sa pharmacie de voyage pouvait fournir pour tirer la jeunefille de son évanouissement.

À son retour, il eut la satisfaction de lavoir revenue à elle-même ; mais elle était d’une grandefaiblesse ; le choc qu’elle avait éprouvé la laissait abattue,exténuée, incapable de répondre.

Les boys la transportèrent avec précautiondans sa chambre, où on lui prodigua tous les soins que réclamaitson état.

Un cipaye courut à franc étrier chercher lemédecin de la station voisine, qui arriva en hâte quand il sut quesa cliente n’était rien moins que milliardaire.

Après un examen attentif et minutieux, quandil eut écouté d’un air un peu sceptique les explications que crutdevoir lui donner le capitaine Wad, il déclara qu’il répondait dela vie de la jeune fille, mais qu’il ne pouvait affirmer que saraison n’eût pas été atteinte irrémédiablement.

– Le plus pressé, fit-il après avoirrédigé une ordonnance, c’est de sauver la vie de la malade, decombattre l’exaltation nerveuse, qui pourrait amener des troublesd’autant plus graves qu’elle est prédisposée à une affectioncardiaque.

– Son père a succombé à une embolie, ditRalph.

– Cela ne me surprend pas, dit-il, raisonde plus pour faire extrêmement attention à notre malade, luiépargner les émotions, même les plus faibles.

Ralph et le capitaine Wad en furentheureusement quittes pour la peur : miss Alberte se rétablitlentement et bientôt on put espérer que le drame fantastique auquelelle avait assisté ne laisserait pas d’autre trace dans sonesprit.

Cependant, le lendemain même de la mort dePhara-Chibh, Ralph et le capitaine avaient eu une explication.

– Je suis sûr, avait dit l’officier, quela scène que nous avons entrevue s’est passée réellement quelquepart.

« L’ingénieur Darvel n’est pas mort, ilcourt peut-être de grands dangers ; mais il vit.

– Pourtant, le monstre qui nous estapparu n’existe certainement pas dans la zoologie terrestre.

– Je n’ai pas prétendu cela ; etencore existe-t-il des cavernes inexplorées qui nous gardent lasurprise de bien des êtres mystérieux.

« N’a-t-on pas capturé en Chine, il y aquelques années, dans un gouffre jusqu’alors inexploré, un étrangelézard ailé qui offrait l’image exacte de ces dragons compliqués ettortueux qu’on avait cru jusqu’alors n’exister que dansl’imagination des enlumineurs du Céleste Empire.

Mais Ralph Pitcher demeurait silencieux.

Tout un travail se faisait dans son esprit, laphrase prononcée la veille sur le blé apporté d’une planète voisinepar la puissance d’un yoghi lui revenait en mémoire ; il sesouvenait des anciens projets de Robert.

Tout à coup il se leva, en proie à uneindicible émotion.

– Capitaine ! murmura-t-il,voulez-vous que je vous dise la vérité ? Je viens d’en avoirl’intuition et je suis sûr de ne pas me tromper.

« L’ingénieur Robert Darvel a réalisé sonrêve d’autrefois. Il a réussi à atteindre la planèteMars !

« Il est impossible qu’il en soitautrement !… Et le monstre qui nous est apparu n’est autrequ’un des habitants de Mars avec lesquels Robert, armé de toute lascience de la vieille planète, soutient sans doute quelque terriblelutte.

– Je le pensais, dit le capitaine Wad,après un instant de silence.

Chapitre 7LE VILLAGE MARTIEN

 

L’ensemble paraissait dessiné et composé commepar un caricaturiste enfant. C’était une réunion de chaumièresbasses, rondes et couvertes de roseaux tressés, mais sans aucuneapparence de cheminée.

L’étang au bord duquel s’échelonnaient cescahutes était couvert de canards et d’oiseaux très gras, quiparurent à Robert de la même espèce que les pingouins. Vers unautre point, le marais était divisé par des baies de roseaux etformait des espèces de champs où poussaient en abondance lecresson, les châtaignes d’eau et ces nénuphars à larges fleurs, età racines comestibles, que Robert avait déjà remarqués. En somme,une culture raisonnée appliquée au marécage.

Les habitants de ce hameau lacustre, réunisdevant leurs portes ou occupés à divers travaux, offraient unaspect à la fois grotesque et surprenant. À peine hauts comme desenfants de dix ans, ils étaient tous d’un extrême embonpoint larégion du ventre présentait chez eux un développement considérable.Avec cela, de rondes figures, roses et fraîches, des chevelures etdes barbes très longues, d’un roux désagréable, et surtout unsourire un peu niais, perpétuellement épanoui sur leur physionomiebonasse. Leurs joues étaient si grasses qu’elles cachaient presquele nez et leurs petits yeux bleus un peu éteints remontaient versle coin des tempes, comme ceux des Chinois.

Quant aux petits enfants, on eût dit devéritables pelotes de graisse, des volailles gavées en vue dequelque festin solennel.

Ils jouaient, d’un air lent et maladroit, avecde gros canards apprivoisés et deux sortes d’animaux à moustachesque Robert reconnut sans peine pour appartenir les uns à l’espècedes phoques, les autres à celle des loutres ; il aperçut mêmede gros rats d’eau assis gravement sur leur derrière, au sommet destoitures, ou circulant à travers la foule, sans que l’on songeât àles inquiéter.

Il y avait aussi, alignés sur de grandesperches horizontales, des oiseaux blancs, au bec et aux pattesrouges, proches parents des cormorans.

Les costumes de ces Martiens n’étaient pasmoins étranges. Tous portaient de longues robes, très épaisses ettissées avec des plumes de toutes les couleurs ; ils étaientcoiffés de chapeaux très pointus, que Robert reconnut plus tardfabriqués avec les plumes les plus longues de l’oie sauvage, liéesau sommet et à la base par de petites bandes de cuir.

Quelques-uns (ce devaient être lestravailleurs ou les marins de la peuplade) portaient pardessusleurs robes de plume des pardessus à capuchon ornés de dessinscoloriés, parmi lesquels Robert ne remarqua pas sans surprisel’image grossière du vampire, dont il avait triomphé la nuitprécédente.

Tous ces êtres, empaquetés dans leurs robes deplumages, avaient des gestes pénibles et disgracieux, ils nemarchaient qu’avec une grande lenteur. Robert ne peut s’empêcher depenser qu’ils ressemblaient de tout point aux volatiles de maraisqui vivaient en leur compagnie.

– Ce sont de vrais pingouins à facehumaine, murmura-t-il.

Mais, si élémentaires, si enfantines, sigrotesques que fussent ces créatures, c’étaient pourtant là deshommes, l’ébauche grossière d’une race d’êtres intelligents,pareils à ceux de sa patrie terrestre, et il éprouvait une joieimmense, sa poitrine se dilatait, son cœur battait plus fort et sesyeux se remplissaient de larmes. Tous ces magots souriants pareilsà d’énormes bébés joufflus, il les eût embrassés sans hésiter,comme des amis retrouvés après une longue absence.

Mille pensées l’assaillaient. Il se sentait enface – certainement – de gens naïfs et bons, peut-être aussi un peustupides, il avait lui-même pitié d’eux.

– Les pauvres diables !s’écria-t-il, après un regard sur le village ; ils neconnaissent pas l’usage du feu, par conséquent, les métaux…

Une profonde émotion le remuait. Il concevaitmille projets humanitaires. En quelques jours, en quelques mois, ilferait franchir à ces barbares ingénus et placides quelquesmilliers d’années dans la voie du progrès. Il se sentait roi,presque Dieu, et il n’éprouvait plus la moindre crainte.

Ce fut en souriant, et d’un pas très lent ettrès mesuré, les mains ouvertes, qu’il s’avança vers les chefs duvillage.

Dans ces cerveaux obtus et difficiles àémouvoir, l’étonnement n’avait pas encore eu le temps de faireplace à la crainte ; il se trouva au milieu d’eux avantqu’aucune décision sur son compte fût venue à l’esprit des plusintelligents.

Toujours souriant, il caressa les enfants,offrit d’un air engageant les morceaux de viande qui lui restaient,et finit par s’asseoir sur un banc de gazon, à la porte d’une descabanes, comme un homme heureux de vivre, satisfait enfin d’avoiratteint le but de son voyage, et qui s’installe chez des amis.

Un gros vieillard, dont la robe de plumes,verte par devant et brune par derrière, le faisait ressembler à uncanard sauvage devenu obèse, s’approcha de lui, avec des gestesconciliants et tâta le linceul de coton.

– Il doit avoir pitié de moi, pensaRobert, et trouver que je suis fort mal habillé.

Le vieux Martien, derrière lequel sebousculait une population ébahie et souriante, paraissait surtoutétonné de la maigreur de Robert et il fit comprendre par gestes, enfrappant sur ses joues rebondies et sur son ventre en formed’outre, la compassion sincère qu’il éprouvait, puis il prononçaquelques phrases dont les mots apparurent à Robert exclusivementcomposés de voyelles, et deux jeunes filles, en plumage blanc etdont les cheveux rouges étaient réunis dans une, bourse de cuir,au-dessus de leurs chapeaux pointus, apportèrent sans se hâter descorbeilles de jonc pleines d’œufs frais tachetés de vert et derose, des quartiers de viande saignante, des châtaignes d’eau etdes champignons.

Il y avait aussi un vase de bois, creusé dansun tronc d’arbre, et rempli d’une sorte d’eau sucrée, des racinesde nénuphars, bien grattées et bien lavées, enfin, à part, sur unepetite corbeille de jonc rouge, une poignée de sel, que toutel’assemblée semblait regarder avec convoitise, et qui devait êtrele dessert de ce singulier repas.

– Voilà des malheureux, songea Robert,qui n’ont jamais mangé rien de cuit, et qui en sont encore àregarder le sel comme une friandise. Nous allons changer tout cela,je veux qu’ils connaissent avant six mois Brillat-Savarin, Carême,et le baron Brisse.

L’idée de vendre aux Martiens les œuvres desgourmets célèbres en livraisons illustrées lui procura quelquesinstants une folle gaieté ; mais il se remit bien vite. Ilcomprit qu’il fallait faire honneur au repas qui lui était offertet, quoiqu’il n’eût guère faim, il mangea de grand appétit ce qu’onlui avait apporté.

La satisfaction des spectateurs était énormeet bruyante. Leur joie ne connut plus de bornes, lorsque gonflé parce repas indigeste, et désireux d’un peu d’exercice, il prit par lamain le vieillard au ventre de plumes vertes et une des jeunesfilles emplumagées de blanc qui l’avaient servi, pour faire un tourdans le village.

Chemin faisant, il caressa les loutresfamilières, étendues paresseusement au bord de l’eau, et lesphoques apprivoisés, qui aboyèrent après lui d’une voix presquehumaine ; un gros rat monta sur son épaule et lui mordillal’oreille, des cormorans vinrent becqueter sa robe de coton et lafoule des femmes et des petits enfants joufflus l’escortait avecune curiosité bienveillante et respectueuse.

Le président de la République ou le roid’Espagne ne sont ni plus heureux ni plus fiers, au cours d’unevisite officielle chez une nation amie, et Robert Darvel avaitmoins que ces potentats le souci des bombes anarchistes ; ilavait même laissé insoucieusement son arc, ses flèches et son bâtonsur le banc de gazon où il s’était assis.

Cependant, le soleil montait au-dessus del’horizon, et les Martiens, malgré leurs robes de duvet,s’accroupissaient frileusement au seuil de leurs demeures etsemblaient boire la chaleur avec un sourire de béatitude.

Ce qui surprit Robert, ce fut d’apercevoir unetrentaine de Martiens, très occupés à bâtir une cabane. Après avoirérigé quatre montants de hêtre, ils tressèrent un toit de roseaux,avec une lenteur sérieuse et appliquée, qui arrivait à devancer larapidité des gens les plus nerveux.

Le vieillard au ventre de plumes fitcomprendre à Robert par gestes que cette habitation lui étaitdestinée.

Robert fut attendri d’une telle attention.

– Voilà des sauvages, songea-t-il, qui enremontreraient pour la bonté d’âme et la délicatesse à tous noscivilisés.

Et il eut un sentiment de honte en songeantaux batailles d’argent, aux égorgements de la finance, à toutes lescruautés dont il avait été témoin sur la Terre.

Il se sentit fier quand même, en pensant à lascience qu’il allait distribuer d’une main généreuse à cesmalheureux qui ignoraient même la puissance du feu et qui secontentaient de viande et de racines crues.

Il avait déjà remarqué que ses hôtesn’employaient, dans leur langage, que des voyelles ; il pritla main de sa jeune conductrice, l’embrassa gravement – ce quiparut lui faire grand plaisir – et, après une mimique expressive,il parvint à connaître son nom, elle s’appelait Eeeoys ; àl’aide de politesses semblables, il réussit ainsi à connaître lenom du vieillard, qui se nommait Aouya.

Leurs noms répétés par lui parurent leur faireune impression agréable.

Une agitation extraordinaire se manifestaitdans le village. Sur des bateaux, faits de roseaux tressés etrecouverts extérieurement de peaux de phoques, des gens abordaient,débarquaient des sacs de racines, des monceaux de gibier que, sanscontestation, les femmes et les enfants distribuaient dans chaquemaison, avec une joie et une ardeur sans égale.

– Voilà des gens heureux, s’écria Robertle sentiment de la propriété ne paraît pas poussé chez eux au sensaigu, comme dans nos vieilles civilisations.

Il s’assit avec plaisir sur un banc de gazon,à deux pas de sa future demeure. Mais, tout à coup, Aouya pritRobert par l’épaule, le mena tout au fond du village, vers uneespèce de portique, bâti de branches et d’argile crue, mais au fondduquel s’élevait une image de sinistre apparence.

C’était une idole grossière qui représentait,avec un réalisme frappant, un vampire pareil à celui qui avaitattaqué Robert. Le corps était taillé dans le bois et les ailes,maintenues par de petites branches, étaient de cuir colorié avecune peinture que Robert supposa fabriquée d’une argile grisefinement pilée et mélangée à de l’huile. Le visage de l’idole étaiteffrayant ; les yeux renfoncés, le nez de bouledogue et lagueule dévoratrice étaient rendus avec une fidélitéscrupuleuse.

Le plus étonnant, c’est qu’au pied de l’espèced’autel où était campée cette divinité presque grotesque, une fouled’animaux étaient attachés à de petits pieux par des cordelettes decuir.

Il y avait là des phoques, des cormorans etjusqu’à des rats, en somme un échantillon de toute la faune dupays. Robert aperçut même une bête qu’il n’avait jusqu’alors jamaisrencontrée, depuis son arrivée sur la planète.

C’était une espèce de bœuf aux pattes trèscourtes, à la queue de cheval, aux cornes immenses, qui lui parutse rapprocher beaucoup du yak de l’Himalaya, du gnou des plaines duCap, et du bœuf musqué du Canada.

Ces animaux, furieux de se voir attachés,beuglaient, piaillaient ou aboyaient, de façon à produire unvacarme assourdissant.

La vue de ce spectacle fut pour Robert untrait de lumière.

Il comprit, après une seconde de réflexion,que les vampires étaient, pour les honnêtes habitants du voisinage,des espèces de divinités parasites auxquelles tout le meilleur dubétail et du gibier était sacrifié, et il devina sans peine quelorsque les Martiens oubliaient de payer leur tribut de proievivante, ils étaient eux-mêmes victimes de ces monstres altérés desang.

Il pouvait voir, d’ailleurs, à la respectueuseterreur qui écarquillait les yeux placides des Martiens, et lesfaisait grelotter de peur sous leurs robes de plumes, que lesvampires leur imposaient une invincible frayeur.

Il se tourna successivement vers Aouya etEeeoys et, accompagnant sa question d’une mimique expressive, leurdemanda le nom du dieu.

Erloor, répondirent-ils en mêmetemps, avec un frisson d’épouvante.

Robert fut frappé de ce fait que tous les motsqu’il avait entendus dans le village martien n’étaient composés quede voyelles. Ce mot sinistre d’Erloor était le seul quicomportât des consonnes ; cette constatation le laissasongeur.

Perdu dans ses pensées, il se laissaitdocilement entraîner vers un autre temple à peu près semblable aupremier, lorsqu’une pensée d’angoisse vint lui étreindre lecœur.

– Mon feu ! s’écria-t-il. Ils ont dûéteindre mon feu !…

Chapitre 8RÉJOUISSANCES PUBLIQUES

 

Robert Darvel avait senti son sang se glacerdans les veines à l’idée que l’on avait pu profiter de son absencepour éteindre son foyer.

Il était affolé d’inquiétude.

Avec des mines suppliantes et impérieuses à lafois, il fit comprendre à ses guides qu’il fallait qu’ilsl’accompagnassent au plus vite.

Leur présence ne lui était, certes, pasabsolument nécessaire ; mais il tenait à prendre du premiercoup une grande influence sur eux et à les frapperd’admiration.

Du fond de son cœur, il bénissait ces bravesgens, il se jurait bien de les défendre contre leurs ennemis et delivrer aux Erloor une guerre sans miséricorde.

Quoique un peu étonnés, Aouya et Eeeoys selaissèrent convaincre assez facilement et Robert, s’efforçant desourire malgré son inquiétude, se mit en marche avec ses amis, parles sentiers du petit bois d’osiers rouges où il retrouvafacilement son chemin.

Le voyage n’était, pas long. Mais, à mesurequ’il approchait de sa cahute et de son feu, le cœur lui battaitplus vivement et il lui fallait tout son courage pour continuer àsourire aux deux Martiens qui lui avaient pris chacun une main etle suivaient aveuglément, attentifs à ses moindres gestes, commedeux petits enfants.

Au détour d’un bouquet de grands roseaux,Robert poussa un cri. Il se trouvait à deux pas de son feu. Uneépaisse fumée s’élevait de l’énorme amas de branchages, comme siquelqu’un, tout à coup, venait d’y verser plusieurs seaux d’eau. Labraise, s’éteignant, sifflait et crépitait. Pourtant, il n’y avaitpersonne, Robert s’élança. Au centre du brasier, une grande masseincandescente subsistait. Sans craindre les brûlures, il arrachatous les charbons que l’eau n’avait pas touchés et il les posa dansun endroit parfaitement sec et pierreux.

Puis, comme pris d’une sorte de folie, ilentassa, sur ces quelques braises échappées au naufrage, desplantes desséchées, des branches encore vertes, du bois mort, toutce qui lui tomba sous la main.

À quatre pattes, la sueur au front, ilsoufflait de tous ses poumons, avec une énergie désespérée.

Bientôt, une flamme claire, couronnée d’unebelle fumée bleue, s’éleva de ce bûcher que Robert avait fait aussiconsidérable que l’autre.

Enfin, il se releva hors d’haleine ets’épongea le front avec un pan de son linceul.

– Je l’ai échappé belle,murmura-t-il ; mais cela ne m’arrivera plus ! …

Il regarda autour de lui. Aouya et Eeeoys setenaient à ses côtés, pleins d’épouvante. Les gestes nerveux deRobert les avaient terrifiés et la vue de la flamme les plongeaitdans une stupeur inouïe.

Robert les rassura par quelques sourires,caressa amicalement la jeune fille, puis il s’occupa d’étudier parquel moyen les Erloor avaient pu arriver à éteindre sonfeu.

À sa grande surprise, il constata qu’uneespèce de canal ou de fossé, aussi droit qu’eût pu le tracer lemeilleur arpenteur, avait été creusé en l’espace de quelques heuresentre le marécage et le feu.

Même, il lui sembla que les constructeursinvisibles de cette tranchée avaient été troublés pendant leurtravail par sa brusque présence. Arrivé en face du foyer, le canalse divisait en deux branches et prenait la forme d’un cercle qui,une fois fermé, eût entouré complètement le feu et l’eût éteintsans remède.

Robert demeura perplexe. Il y avait là lesindices d’une science raisonnée qui l’épouvantait. Il se rappelaitles fameux canaux de la planète Mars, découverts en 1877 parSchiaparelli, et il se demandait avec une certaine perplexitépourquoi il ne s’était pas encore trouvé en présence d’un de cescanaux signalés par tous les astronomes, et dont la longueur variede mille à cinq mille kilomètres, tandis que la largeur dépassepresque toujours cent vingt kilomètres.

Il reconnaissait, à la façon habile dont letravail avait été conduit, à la manière experte dont les mottes dejonc et de gazon étaient rejetées de chaque côté, qu’il avaitaffaire à des terrassiers d’une expérience consommée.

Mais le travail était trop parfait – selonl’opinion de Robert – pour avoir été accompli par des êtresintelligents. La conscience de soi suppose toujours une certaineinégalité dans la main-d’œuvre : l’abeille ou le castor ne setrompent pas, l’homme se trompe.

Or, les mottes de la tourbe et de la terreglaiseuse étaient arrangées à droite et à gauche avec un artinimitable et parfait. Aucune n’était plus grosse ni plus petiteque l’autre, elles formaient toutes une espèce de cône où seremarquaient des traces de griffes.

– Pourtant, se dit rapidement RobertDarvel, ce ne sont pas les vampires, les Erloor, qui ontpu mener à bien si promptement une telle œuvre. J’ai appris, par laconformation de leurs veux, qu’ils ne peuvent voir et nuire quependant la nuit.

Il soupçonna alors que les Erloordevaient avoir de redoutables alliés ; mais sa soif derésistance ne s’en accrut que de plus belle.

– Nous allons lutter ! s’écria-t-il.Je préfère de beaucoup une planète peuplée de monstres à un mondedésert. J’apporte avec moi la science terrestre. Un jour peut-être,je serai l’empereur ou le dieu de cet univers et il faudra bienalors que la fiancée que l’on me refuse vienne me rejoindre etpartager mon pouvoir.

Perdu dans ses rêves ambitieux et peut-être unpeu puérils, Robert avait oublié ses deux petits compagnons qui semorfondaient en tremblant de peur à la vue du canal rectilignetracé du marais jusqu’au foyer. Il comprit que toute sa forcedépendrait de la confiance de ces embryons d’hommes.

Avec mille sourires engageants, il les menaprès de son feu qui flambait maintenant comme un incendie, fit legeste d’étendre les mains et de se chauffer avec plaisir.

Les deux Martiens l’imitèrent avec une voluptéindicible. Il dut même les arrêter, car ils se seraient brûlé lesdoigts.

Robert Darvel les regardait avec une stupeurpleine de pitié.

– Je ne m’étais pas trompé, murmura-t-il,ces malheureux ignorent les bienfaits du feu Il faudra donc que jesois leur Prométhée.

Il souriait à l’idée de tous les étonnementset de tous les émerveillements dont il allait certainement êtretémoin.

Pour commencer, il prit dans son garde-mangerun quartier de viande saignante, et transformant en broche unebaguette de hêtre, il se mit en devoir de préparer, séance tenante,un succulent rôti. Un fumet des plus agréables ne tarda pas àchatouiller les narines des Martiens qui se rapprochèrent tous lesdeux, avec l’expression du plus vif intérêt, les lèvres sourianteset le regard brillant de convoitise.

– Parfaitement, dit Robert, oubliant pourun moment que ses interlocuteurs ne comprenaient pas son langage,c’est du rôti, d’excellent rôti, comme probablement vous n’avezjamais eu l’occasion d’en manger. Mais il y a un commencement àtout.

Joignant l’exemple au précepte, il se saisitdune ardoise tranchante, détacha délicatement deux cuisses grilléesà point, et avec un sourire engageant et des gestes significatifs,il en offrit une à Aouya et l’autre à Eeeoys, qui ne se firent pasprier pour mordre à belles dents dans le délicat morceau qui leurétait offert.

Afin de leur inspirer tout à fait confiance,il imita leur exemple et mangea de bon cœur.

Aux mines réjouies et admiratives de sescommensaux, Robert comprit qu’ils n’étaient pas loin de leconsidérer comme une véritable divinité, Aouya s’inclinait devantlui avec vénération, Eeeoys lui embrassait les mainsrespectueusement.

Pendant qu’ils achevaient goulûment le restantdu gibier, Robert recueillit une quantité de joncs et de baguettesd’osier rouge qu’il entrelaça de manière à former un grand panier,grossièrement ébauché. Il en garnit le fond et les parois d’unecouche d’argile légèrement humide, et ce travail terminé, il seservit d’une pierre plate en guise de pelle pour le remplir decharbons ardents qu’il recouvrit de plusieurs poignées decendre.

Il compléta son œuvre en attachant solidementsa corbeille de feu au centre d’un long bâton dont Aouya prit l’undes bouts, tandis que lui-même prenait l’autre. Eeeoys lesprécédait, chargée du gibier, de l’arc, des flèches. C’est ainsique s’opéra le retour triomphal de Robert Darvel au village. Avantde quitter son ancien campement, il avait eu soin de jeter sur sonbrasier de nouveaux aliments, de façon qu’il brûlât ainsi pendantplusieurs heures, au cas où le trésor qu’il emportait eût étédétruit par quelque accident.

En arrivant au village, Robert et sescompagnons furent accueillis par des cris de joie. La populationmassée sur la place les attendait avec une vive impatience.L’enthousiasme devint du délire et de la frénésie lorsque Robert,aidé d’Aouya et d’Eeeoys, déposa solennellement ses charbons dansun lieu sec et élevé et alluma un grand feu, dont les spirales defumée bleue montèrent majestueusement au ciel.

Une heure après, le village martien toutentier était embaumé d’une odeur de cuisine. Des chapelets decanards et d’outardes se doraient à la flamme ; solidementinstallé sur des pieux en croix, un bœuf entier cuisait lentement,le ventre bourré d’herbes aromatiques ; des monceaux dechâtaignes d’eau se rissolaient sous les cendres chaudes etexhalaient une bonne odeur de pain frais.

Jamais les Martiens n’avaient été à pareillefête. La plupart, attentifs sous leur robe de plumes, se tenaientarmés de cuillers de bois, prêts à recueillir la portion qui leurserait attribuée de ce repas pantagruélique.

Leur admiration pour le feu était si grandequ’ils avaient commencé de construire une solide palissade toutautour.

Chapitre 9LA GUERRE AUX IDOLES

 

Robert, après réflexion, jugea que cetteprécaution n’était pas inutile.

Cependant, une chose le surprenait, au milieude l’allégresse générale. C’est qu’Aouya et Eeeoys le tiraientcontinuellement par la main, comme s’ils eussent eu quelque chosed’important à lui communiquer.

Quand il se décida enfin à leur prêterattention, ils le conduisirent jusqu’au temple où s’élevait l’idolehideuse de l’Erloor. Aouya montrait une mine triste etinquiète. Eeeoys avait des larmes plein les yeux.

Robert sourit, les rassura ; puis, décidéà frapper un grand coup, il arracha l’idole de son piédestal, lasaisit par ses ailes de cuir et la jeta au milieu du feu. Puis ilcoupa les courroies qui retenaient les victimes destinées à êtreimmolées à l’appétit du dieu nocturne.

Jamais missionnaire exterminant les fétichesde quelque peuplade du centre africain ne ressentit plus defierté.

Pourtant, malgré le geste de bravoure quil’avait fait agir pour ainsi dire sans réflexion, il n’était passans inquiétude sur les conséquences de son acte.

En voyant crouler l’image du vampire, en levoyant s’abattre au milieu des flammes, les Martiens avaient pousséune longue clameur d’angoisse et leur foule pressée était devenueimmobile et silencieuse. Ils étaient pâles et tremblaient de tousleurs membres. Aouya et Eeeoys elle-même s’étaient écartés avec uninvolontaire geste d’horreur.

– Pour une première fois, songea Robert,j’ai peut-être été un peu loin.

Il s’agissait maintenant de rassurer, deréconforter les Martiens effarouchés. Cela ne fut pas d’abord trèsfacile. Ils s’écartaient de Robert avec consternation et osaient àpeine lever les yeux sur lui. Quelques-uns avaient les larmes auxyeux en songeant sans doute aux représailles des sanguinairesErloor ! Ils s’attendaient certainement à êtresacrifiés en masse, dès la nuit close, à la voracité desvampires.

Robert était très ému. D’un coup d’œil, ilavait compris l’état d’âme des pauvres sauvages.

– Non ! s’écria-t-il d’une voixpleine d’autorité, dont l’impérieux accent parut produire beaucoupd’effet sur son auditoire, cela ne sera pas ! Je vousdéfendrai contre les Erloor, je vous le promets ; dèsaujourd’hui, la lutte va commencer et je serai vainqueur, j’en suissûr !

Profitant de la bonne impression qu’avaientproduite ses gestes assurés, il étendit ses mains devant le feu,puis regarda les débris de l’idole en haussant les épaules. Il prisun gros tison et fit le geste de le lancer vers le temple et ilengagea les Martiens à faire comme lui. Enfin, par mille pantomimesingénieuses, il s’efforça de faire comprendre à ses nouveaux amisqu’avec sa protection et l’assistance du feu, ils n’auraient plusrien à craindre des Vampires.

La foule le regardait avec une attentionplutôt bienveillante, mais ne se rendait pas compte de ce qu’ilvoulait dire. Enfin, Aouya et un autre vieillard finirent pardeviner ce qu’il essayait de leur faire entendre et l’expliquèrentaux autres avec de grands cris de joie, dans ce langage presqueexclusivement composé de voyelles auquel Robert ne parvenait pas às’habituer.

Cette communication produisit le meilleureffet. Tout en conservant un reste de crainte, la multitude netarda pas à se calmer par degrés et recommença de manifester defaçon bruyante la joie que lui causaient les apprêtsculinaires.

Aouya et Eeeoys s’étaient rapprochés et, à lagrande surprise de Robert, le tiraient de nouveau par la main. Illes suivit et ils le menèrent d’abord à la case qu’ils lui avaientfait construire. Elle était déjà presque achevée et aussiconfortable dans sa simplicité qu’aucune des plus belles duvillage.

Les murailles, faites de briquettes d’argileentremêlées de branches, étaient fort épaisses et devaient offrirun abri suffisant contre le froid. La porte était remplacée par unrideau de jonc plaqué ; le sol était d’ardoise un peuraboteuse, mais à peu près droite, que recouvrait une natterouge.

Ce qui fit le plus de plaisir à Robert, ce futd’apercevoir une sorte de lit drapé d’une couverture de plumesd’outarde, à l’abri desquelles on devait être fort bien, surtout enhiver. Il y avait encore une foule de meubles et d’ustensiles, unbanc de bois et de rotin tressé, des plats et des cuillers dehêtre, des vases creusés dans la pierre, de longs couteaux de silexet d’autres armes primitives. Enfin des tranches de viande, deslégumes et des châtaignes d’eau étaient déposés dans un coin. Il yavait aussi une petite provision de sel, ce dont Robert futvéritablement charmé.

Mais il ne s’arrêta pas longtemps dans sanouvelle demeure. Après avoir remercié de son mieux ses nouveauxguides, il passa dans sa ceinture le plus long et le plus solidedes couteaux de pierre et prit en main une courte massue, trèspesante, qui devait sans doute être destinée à assommer les phoqueset les bœufs martiens, et il suivit ses hôtes qui l’entraînaient denouveau.

Ils le menèrent jusqu’à un temple semblable àcelui de l’Erloor, et leurs visages bénévoles exprimaientune certaine appréhension. Ils voulaient voir si, contre cetteseconde divinité, leur hôte se montrerait aussi courageux et aussirassuré.

Robert réprima un geste d’étonnement.

Il se trouvait en face d’un monstre hideux, àla fois long et trapu, monté sur six pattes très courtes qui seterminaient par de longues griffes recourbées et rouges, quiparurent à Robert spécialement construites pour creuser la terre.L’animal, exactement quoique grossièrement figuré, semblait tenir àla fois de l’insecte, du reptile et de la taupe. La face, d’unrouge brun comme le reste du corps, ne portait pas traced’yeux ; mais les dents étaient nombreuses et dépassaient labouche comme des défenses de sanglier. Le nez s’allongeait entrompe et se terminait par un ongle très dur, qui devait rendrel’approche de l’animal fort redoutable.

Robert demeura quelque temps silencieux etperplexe. Non qu’il fût effrayé, mais il cherchait à se rendrecompte de la nature de cet être inconnu, pendant que les deuxMartiens le guettaient, pleins d’angoisse. Il comprit qu’il nefallait pas donner le moindre signe de crainte, sans quoi tout sonprestige eût été compromis.

– Voilà, se dit-il en s’efforçant derire, un beau spécimen d’herbivores fouisseurs dans le genre de lataupe terrestre, mais parvenus à des dimensions géantes. Je connaismaintenant l’habile ouvrier qui a construit la tranchée qui afailli éteindre mon feu et je comprends pourquoi le sol des cabanesmartiennes est pavé d’une ardoise épaisse. Je ne m’étonne plus quela planète Mars soit sillonnée de canaux.

Tout en parlant, Robert avait empoigné l’idoleà bras le corps, l’avait jetée sans cérémonie à bas de sonpiédestal et la poussait à coups de pied hors du temple.

Il finit par savoir d’Eeeoys le nom que cemonstre portait dans la langue martienne. C’était leRoomboo.

– Eh bien ! s’écria-t-il gaiement,le Roomboo aura le sort de son camarade.

Et il traîna la hideuse image jusqu’au brasieroù elle ne tarda pas à se consumer comme l’autre.

Il constata avec une grande satisfaction queles Martiens, très choqués en apparence la première fois,paraissaient beaucoup moins émus de cette seconde exécution.Évidemment, malgré la lenteur de leur intelligence, ils avaientfini par comprendre.

Robert ne voulait pourtant pas laisser leuresprit s’appesantir plus longtemps sur les conséquences de son coupd’État.

Le moment du repas était proche et le festin,dont tout le monde se pourléchait déjà d’avance, vint faire uneheureuse diversion.

Rien n’était plus comique que la mine desMartiens en train de débrocher les viandes ; ils semblaientpartagés entre la joie de se chauffer et la crainte de se brûler,sans compter le souci de roussir leurs robes de plumes et lagourmandise qui leur faisait tirer la langue et aspirer avecdélices l’odeur du rôti.

Quand les victuailles, enfin retirées du feu,eurent été disposées sur les plats de bois, des hommes passèrentavec de grands couteaux de silex et divisèrent adroitement lespièces.

Robert, qui tenait surtout à garder sonascendant, n’attendit pas que le partage fut commencé ; ils’adjugea d’autorité le filet du bœuf, quelques ailes d’outarde etde canards, les macres les plus grosses et les mieux cuites etdisposa le tout sur un plat qu’il porta dans sa maison.

Il mangea seul, par politique, pour tenir sonrang, garder près de ses hôtes son caractère d’être exceptionnel etpresque divin, et il se félicita de l’énergie et de la présenced’esprit qu’il avait déployées.

Il mangea d’abord comme un ogre : lesjeûnes et les privations qu’il avait endurés pendant ces dernierstemps lui avaient laissé un terrible appétit. Il n’arrivait pas àse rassasier, il trouvait tout délicieux.

Au-dehors, il entendait le bruit des Martiensqui faisaient ripaille assis autour du feu et dévorant sigloutonnement qu’il entendait le claquement de leurs mâchoires.

Il se sentait fier comme un roi d’Espagned’avoir mangé seul ; des bouffées d’ambition lui montaient aucerveau.

– Ces bons Martiens ! s’écria-t-il,comme je vais leur apprendre des choses ! Cette semaine, jevais leur montrer à fabriquer de la poterie. Leur vaisselle est partrop défectueuse. Puis la menuiserie aura son tour : ils n’ontpas de tables… Plus tard, quand j’aurai trouvé des minerais de feret de cuivre dans les rochers – et pourquoi pas de l’or, du platineou du radium, je les initierai à la métallurgie. Ce sera une choseexquise que de reconstruire de toutes pièces une civilisation, derefaire, une à une, toutes les étapes qu’a parcourues la vieillehumanité.

Il fut troublé dans cette rêverie béate, parla présence de la petite Eeeoys, qui se trouvait à la porte de lacabane et lui souriait un peu tristement, avec un mélange detimidité et d’inquiétude. Elle le prit par la main et l’entraînaau-dehors ; d’un geste, elle lui montrait l’horizon où lesoleil descendait derrière un rideau de nuages empourprés ; del’autre, elle indiquait le feu dont l’ardeur était loin d’êtreaussi vive qu’une heure auparavant et qui ne lançait plus vers leciel que de minces volutes de fumée.

Robert eut le cœur serré en traversant levillage ; il apercevait des Martiens assis deux par deux surdes bancs, leurs plats de bois sur les genoux et tellement gorgésde nourriture qu’ils paraissaient incapables de remuer. Il frémiten songeant qu’avec la nuit, qui dans deux heures au plus seraitcomplète, les vampires Erloor, altérés de vengeance,allaient certainement s’abattre sur ces malheureux sansdéfense.

Il se reprocha amèrement la paresse et laflânerie auxquelles il s’était abandonné. Heureusement qu’il luirestait, à ce qu’il pensa, assez de temps encore pour faire desérieux préparatifs de défense.

Eeeoys le regardait toute peureuse etinstinctivement se rapprochait de lui, comme pour chercher saprotection et implorer son appui. Il fut touché jusqu’au fond ducœur par cette muette supplication et le sourire innocent dont elleaccueillit ses protestations, qu’elle écoutait bouche bée, ycroyant sans les comprendre, lui inspira une énergie toutenouvelle.

Son premier soin fut de fournir en abondancede nouveaux aliments à la flamme ; puis, avec l’aide d’Eeeoys,il réveilla les moins endormis des convives, entre autres levénérable Aouya qui, après avoir bâillé et éternué longuement,finit par se rendre compte de la gravité de la situation.

Il eut pourtant beaucoup de peine à se faireentendre d’eux. Dans leur naïveté, les Martiens se figuraient, à ceque Robert crut comprendre, que tout péril avait disparu pour euxavec la destruction des idoles. Eeeoys seule avait été plusclairvoyante et il lui sut beaucoup de gré de sa perspicacité.

Enfin, après une demi-heure de pantomimes etde pourparlers, la défense s’organisa. Un cercle de bûchers futdisposé tout autour du village et des tas de bois sec furententassés à proximité, de façon à ce que l’ardeur brillante de laflamme ne se ralentît pas un seul instant. De plus, chaque foyeravait été entouré de larges ardoises, de façon à déjouer autant quepossible les menées souterraines des Roomboo.

Robert installa des veilleurs auprès de chaquefeu et leur montra ce qu’ils avaient à faire : ne pass’endormir, ne pas laisser tomber la flamme.

Quand à lui-même, conscient de saresponsabilité, il s’était promis de ne pas fermer l’œil un seulinstant et de faire, d’heure en heure, des rondes de sûreté qui luipermettraient de gourmander les sentinelles inattentives et dedéjouer les stratagèmes de l’ennemi.

Pensant, avec raison, qu’il fallait choisir unposte d’observation bien central, Robert établit son quartiergénéral près du premier feu, au milieu de la petite place duvillage. De là, il pouvait tout voir et tout surveiller.

Eeeoys était étendue à quelque distance de luisur une natte et elle ne tarda pas à dormir d’un sommeilprofond.

Cependant, la nuit était venue. Phobos etDeïmos montaient à l’horizon, au milieu d’un radieux cortège denuages. Un a un, Martiens et Martiennes, réveillés de la torpeurpesante de la digestion, avaient regagné leurs cabanes. La flammedes brasiers montait toute droite dans l’air nocturne parfumé d’unebonne odeur d’herbes fraîches et se réfléchissait à l’infini dansl’eau des marécages, aussi calme et aussi pure qu’un miroir.

Tout présageait une nuit exempte d’alarmes etle village illuminé se détachait du sein des ténèbres, entouréd’une auréole éblouissante qui devait tenir en respect, jusqu’àl’aurore, les démons des ténèbres.

Robert fit une première ronde et constata avecsatisfaction que tout allait bien, les sentinelles paraissaientalertes et disposes et s’appelaient de quart d’heure en quartd’heure avec un cri guttural.

Une seconde et une troisième ronde achevèrentde donner au jeune homme une pleine confiance dans la vigilance desMartiens et il ne s’inquiéta pas de l’état du ciel qui s’étaitcomplètement voilé de nuages.

Il pouvait être minuit – suivant la manièreterrestre de mesurer le temps – lorsque Robert, un peu fatiguéd’une journée si bien remplie, alangui par la chaleur du feu, selaissa aller au sommeil et s’étendit sur une natte en se promettantde ne pas donner à sa sieste plus d’une heure ou deux.

Son sommeil fut agité et peuplé de cauchemarsincohérents.

Il rêva – ce qui lui arrivait fréquemmentdepuis quelque temps – que sa fiancée terrestre était venue lerejoindre en compagnie de son ami le naturaliste et qu’il leurfaisait partager sa royauté. Miss Alberte, devenue reine, avaitpris pour dame d’honneur la petite Eeeoys, son ami Pitcher étaitpremier ministre et le vénérable Aouya, désigné à ce poste pour songrand appétit, était surintendant du service dessubsistances ; quant aux terribles Erloor et à leursprobables alliés, les Roomboo, ils avaient été si bienmatés qu’on en avait fait des serviteurs extrêmement commodes.

Robert – toujours dans son rêve – faisaitautour de la planète de délicieuses promenades nocturnes, portédans une nacelle que traînaient à travers les airs une douzaine devampires, qu’il dirigeait avec un aiguillon acéré et dont les ailesde velours glissaient avec un doux bruissement au-dessus des forêtset des lacs.

Porté par ces coursiers miraculeux, ilpoussait même une pointe jusqu’aux satellites de Mars, Phobos etDeïmos, ces deux lunes minuscules signalées pour la première foisaux terrestres, en 1877, par l’astronome Asapp Hall et dont l’unen’a que douze et l’autre dix kilomètres de diamètre.

Puis, son rêve se poursuivant, avec unelogique singulière, il se voyait de retour sur la terre, avec unbagage considérable ; cartes, minéraux, pierres précieuses,animaux qui faisaient l’admiration de tous les savants. Tous lespotentats de l’Europe lui adressaient des lettres de félicitationset il avait l’insigne honneur d’être présenté à l’Académie Royalede Londres et à l’Académie des Sciences de Paris.

Mais, quand il pénétrait dans la salle desséances de cette célèbre assemblée, il était étonné de n’apercevoirqu’une grande caverne sombre où des centaines d’Erloorvoletaient avec un bruit d’ailes assourdissant et tournoyaientautour de lui en dardant vers son visage leurs prunellesphosphorescentes…

Il ouvrit les yeux, la sueur de l’angoisse aufront. Il allait retomber, épuisé de fatigue, lorsqu’un cridéchirant le réveilla tout à fait…

Chapitre 10BATAILLE NOCTURNE

 

Robert s’était dressé, plein d’épouvante.L’accent déchirant de ce cri d’appel, vite étouffé en une espèce derâle, ne lui laissa aucun doute. Un des gardiens du feu étaitattaqué, peut-être déjà assassiné. Le jeune homme se précipita entoute hâte dans la direction d’où était partie cette plaintedésespérée. Il ne prit que le temps de saisir son grand couteau depierre et sa massue.

C’était tout au bout du village, en pleinmarais. Le long du chemin, il bouscula des Martiens quiapparaissaient, terrifiés, au seuil de leurs cahutes. Lesmalheureux devaient sans doute connaître de longue date lasignification de ce hurlement d’agonie, car ils tremblaient de tousleurs membres et leurs bons visages roses étaient devenus blêmes etdécolorés. Ils devaient sans doute se repentir amèrement d’avoirplacé leur confiance dans l’étranger qui leur avait apporté le feuet qui avait détruit leurs idoles.

Cette pensée inspira à Robert un véritableremords : il se reprocha, comme une lâcheté indigne de lui, lafaiblesse dont il s’était rendu coupable en s’abandonnant ausommeil.

Mais quelle ne fut pas sa douleur, en arrivantau bord de l’eau, de trouver le foyer presque éteint et lesgardiens en fuite. Il se retourna : à deux pas de lui, unmalheureux Martien, saisi par le milieu du corps entre les pattespuissantes d’une bête dissimulée sous les herbailles (sans doute leRoomboo, la taupe géante aquatique et fouisseuse), sedébattait et s’accrochait aux osiers de la rive avec une énergieterrible. C’était lui qui, frappé par l’animal au milieu de sonpremier sommeil, avait poussé le terrible cri qui avait réveilléRobert.

Dans l’ombre, mais à distance respectueuse dufeu, Robert vit briller comme des lucioles les myriades d’yeuxphosphorescents d’une troupe d’Erloor aux aguets dans lesroseaux.

Il n’y avait pas une minute à perdre. D’uncoup de massue il atteignit le Roomboo derrière la tête etle monstre lâcha prise aussitôt, étourdi par le choc. Sans luilaisser le temps de reprendre haleine, Robert lui enfonça entre lesépaules son couteau de pierre.

La bête eut un meuglement d’agonie, battit lafange de ses six pattes, vomit en hoquetant des flots de sang noiret finalement demeura immobile.

Quant au Martien, il avait prudemment faitretraite du côté du feu sur lequel il jetait des brassées de bois,d’un geste précipité et craintif.

Décidé à tirer de sa victoire le plus grandprofit moral qu’il pourrait, Robert tira à terre le cadavre duRoomboo et le traîna près du feu.

C’était un animal superbe, avec ses pattes àla fois palmées pour nager et griffues pour creuser, ses défensesd’un ivoire très blanc et son pelage d’une fourrure épaisse etserrée qui rappelait celle des loutres de mer.

En présence du Martien plein de respect, ilposa le pied sur le monstre et fit signe d’amener d’autres Martiensqui fussent témoins de son triomphe.

Bientôt, il y en eut une vingtaine, groupés encercle avec des mines étonnées et peureuses.

Pour leur apprendre à ne rien craindredésormais des Roomboo et à, les considérer comme un gibierordinaire, Robert incisa la peau, écorcha en partie l’animal dontil détacha une des cuisses qu’il mit à rôtir sur les charbons.

Cette façon d’agir produisit beaucoup d’effetsur les spectateurs. Entraîné par la puissance de l’exemple, chacunse mit à l’œuvre. En un clin d’œil, le cadavre du Roomboofut dépouillé et dépecé.

Les Martiens dansèrent joyeusement autour dubrasier en humant l’odeur de la chair grillée.

En se retournant, Robert aperçut près de luila petite Eeeoys qui le regardait en souriant. Elle s’était levéelorsqu’il s’était réveillé et l’avait suivi tout doucement. Il futému de cette gentillesse et de cette fidélité presque animale etrécompensa la jeune fille par le don succulent d’une des cuisses duRoomboo qu’elle se mit à dévorer.

Lui-même en mangea avec plaisir. C’était uneviande très saignante, très rouge, un peu dure, mais sans aucungoût huileux, comme il l’avait redouté tout d’abord.

Le village entier était plein d’animation. Detous côtés, on jetait du combustible sur les brasiers. Les femmeset les enfants, simplement vêtus de leur pagne d’écorce qui leurtenait lieu de chemise de nuit, défilaient lentement devant ladépouille du Roomboo, Beaucoup s’agenouillaient devantRobert et quelques-uns lui embrassaient les pieds avec respect.

Pour frapper tout à fait leur imagination,Robert envoya Eeeoys chercher son arc et ses flèches et, devant lafoule attentive, il attacha à l’extrémité d’une des flèches untison incandescent et banda son arc du côté où les yeux desvampires phosphoraient dans les ténèbres, comme un essaim delucioles. La flèche partit en sifflant au milieu du silencerecueilli des spectateurs. Robert avait dû toucher juste, car il yeut dans le camp des Erloor des cris aigus, un piaulementdéchirant suivi d’une rumeur sourde et plaintive et toute lapléiade des yeux luisants se dissipa dans la nuit avec des huéesdiscordantes où Robert cru discerner des supplications et desmenaces proférées dans une langue inconnue.

À ce moment, le foyer grésilla en lançant unecolonne de vapeur et de fumée. La mine souterraine desRoomboo venait d’aboutir.

Mais, cette fois, Robert était prévenu. Ilrepoussa les charbons vers un point plus élevé et plus sec et, avecdes fascines brillantes, il illumina toute l’étendue des eaux.Quand le mineur aquatique débusqua de son tunnel, il le frappad’abord de sa massue, puis de son couteau de pierre, et ce fut uneseconde victime que les gens du pays eurent à écorcher et àdépecer.

Ce fut alors seulement que Robert fut frappéde l’anatomie étrange des Roomboo. L’animal était aplativers le centre, comme certains reptiles. Les pattes au nombre desix étaient surtout extraordinaires.

Celles de devant, très longues, très acérées,avaient des griffes d’ivoire si fortes qu’elles devaient enquelques minutes déblayer le terrain le plus caillouteux. Laseconde paire, courte et presque réduite à rien, était formée delarges membranes où les griffes ne persistaient plus que comme uneindication du plan général et qui devait servir à l’animal aveugleà trouver un point d’appui dans les eaux lourdes et dans la bouedes fondrières.

Ces pattes, presque des nageoires, s’élevaientà la naissance des côtes. De là, l’épine dorsale s’incurvait, lataille se rétrécissait comme celle d’une guêpe et le corps seterminait par une croupe formidable, avec des jambesdisproportionnées, armées de griffes tournées en sens contraire etqui devaient servir à l’animal à se dégager des éboulements ou àcompléter le travail des pattes antérieures.

La face du monstre était effroyable, horrible,sans yeux, avec une corne sur le nez, des semblants d’oreilles etune gueule sans expression ornée de défenses d’un ivoire plusmassif et plus dur que celui de l’éléphant.

En somme, à ce que nota Robert, ce monstre,long d’environ deux mètres, devait être redoutable. Grâce à sataille flexible, il pouvait se mettre en boule et s’élancer commeun tigre. Avec ses pattes palmées et ses griffes, il pouvait vivreaussi bien dans l’eau que sous terre. Aveugle et aussi bien arméque le rhinocéros, il ne se laissait guider que par son odorat etne devait reculer devant rien, précisément parce qu’il ne voyaitrien. Enfin, sa denture permettait de constater qu’il pouvait senourrir indifféremment de la chair des animaux et des reptilesqu’il pouvait attraper à la nage, ou de la racine des végétauxqu’il rencontrait en creusant ses galeries.

Robert, qui depuis quelque temps, avait prisl’habitude de ne douter de rien, se promit de vendre chèrement plustard, au directeur du jardin d’Acclimatation, un spécimen de cettetaupe phénoménale, que les plus notables d’entre les Martiensétaient en train de déchiqueter sous ses yeux, avec des grognementsde réjouissance.

Le village prenait un air de fête, avecl’illumination des brasiers. C’était une sorte de Quatorze Juilletnocturne. Les Martiens rentraient chez eux, emportant chacun unmorceau du Roomboo, en hurlant des chansons gutturales quidevaient être un hymne de triomphe. Après s’être révélés commeassez peureux pendant la catastrophe, ils se montrèrent insolentspendant le succès.

Peu à peu, ils se retirèrent dans leurscabanes et Robert demeura seul près de son feu central, aux côtésde la petite Eeeoys qui, abattue par l’insomnie, s’était de nouveauallongée sur sa natte.

Robert, lui, ne dormait pas. Loin d’avoir étégrisé par son récent triomphe, il se rendait maintenant un compteexact des périls qui l’environnaient. Le sentiment de saresponsabilité l’épouvantait, et il songeait avec effroi qu’il eûtsuffi d’une forte pluie pour éteindre ses feux et livrer le villagetout entier à la rapacité des vampires.

Il était inquiet, nerveux, agité, et le calmed’Eeeoys, qui dormait en souriant sur sa natte, ne parvenait pas àlui rendre sa tranquillité.

Avec quelle impatience ne guettait-il pas lespremières blancheurs de l’aube libératrice.

Plusieurs fois, la massue en main, le couteaude pierre à la ceinture, il fit le tour du village, réveillant lesgardiens qui s’endormaient, jetant du bois sur les feux, inspectantles alentours, plus préoccupé certes que ne le dut être Napoléon laveille de la bataille d’Austerlitz.

Les nuages s’étaient épaissis. La flamme desbûchers paraissait maintenant toute rouge et le silence n’étaitplus troublé que par les cris lugubres des oiseaux de nuit quisemblaient crier « Malheur ! Malheur ! » avecdes voix croassantes.

Il alla se rasseoir près de son feu et, là, ilconstata des phénomènes inquiétants. Une sorte de pluie très fine,comme si l’on eût jeté du gravier à petites poignées silencieuses,tombait sur le feu qui, déjà, était recouvert d’une taieblanchâtre.

Il leva les yeux. Très haut, une tache plussombre se détachait sur le ciel noir et de ce point perdu presquedans les nuages tombait une pluie de sable rouge et humide. Celaavait commencé imperceptiblement, par menues poignées, puis celas’était accentué et c’était maintenant une vraie averse de sablequi croulait sur le feu et qui menaçait de l’éteindre.

Que faire ? Les Erloor étaient,hors de portée. Il les voyait descendre par bandes en tournoyantautour du village, puis remonter, sans doute chargés de nouveauxprojectiles.

Ce qui l’effrayait, c’était la sagacité aveclaquelle les vampires l’avaient choisi, au lieu de s’attaquer auxveilleurs des autres feux dont ils auraient eu raison beaucoup plusfacilement. Il voyait le moment où son foyer allait êtrelittéralement enfoui sous un amas pulvérulent.

Déjà, il avait dû réveiller la petite Eeeoysqui courait sans cela le risque d’être enterrée vive et étoufféesous la diabolique pluie.

Robert se désespérait. Il comprenait qu’aprèsavoir éteint ce feu-là, les vampires s’attaqueraient à un autre, etlorsque le village entier serait plongé dans les ténèbres ilsferaient leur proie des malheureux Martiens démoralisés, incapablesde se défendre.

– Il ne sera pourtant pas dit,s’écria-t-il avec rage, que j’aurai eu le dessous dans lalutte !

Il ne savait qu’imaginer. Il avait beaunettoyer les tisons, les raviver de son souffle, la trombe de sablecontinuait à se déverser, inexorable et lente.

Il prit son arc et ses flèches et, de toute lapuissance de ses muscles, décuplée par la moindre attraction, illança des brandons enflammés vers le sinistre nuage.

Cette tactique eut d’abord un certain succèset produisit quelque désordre dans les rangs des assaillants. Lesable tomba avec moins de régularité et quelques Erloor,épouvantés de la proximité de ces torches ailées que Robert leurdécochait sans interruption, s’enfuirent en poussant des crisaigus. Mais ils ne tardèrent pas à revenir à la charge, animésd’une nouvelle ardeur.

Tout ce que Robert y gagna, ce fut de voir laphalange des vampires s’élever jusqu’à une hauteur inaccessible,d’où la pluie sableuse continuait à poudroyer. Il ne savait à quoise résoudre, lorsque Eeeoys, qui se tenait peureusement serréecontre lui, eut une inspiration heureuse.

La veille au soir, les Martiens avaientcommencé à entourer le feu d’une palissade.

Eeeoys fit comprendre par des gestes queRobert devait disposer sur les pieux une toiture horizontale. Ils’empressa de mettre cette idée à exécution et, bientôt, le foyerfut recouvert de branches solides et de mottes de gazon ; laflamme ne parviendrait que lentement à percer cette carapace et ily avait, de cette façon, bien des chances d’atteindre le jour et detenir les Erloor en respect jusqu’à l’apparition desrayons libérateurs de l’astre solaire.

Cet expédient, qui réussit pleinement, inspiraà Robert un autre stratagème qui, en cas de succès, devait amenerune victoire décisive.

Tout en ayant soin de ménager quelques évents,il s’occupa activement à cacher, avec des nattes et du gazon, lalueur de son feu, puis il s’étendit un peu plus loin, comme accabléde sommeil à côté d’Eeeoys,. mais en ayant soin de garder à portéede sa main son couteau et sa massue.

Comme il l’avait prévu, les Erloor,fatigués d’avoir fixé pendant une partie de la nuit l’éclat desbrasiers, ne pouvaient se rendre un compte exact de sesmouvements.

Sa ruse eut un plein succès.

Il vit la troupe des vampires descendrelentement et les plus hardis s’abattre brusquement sur le sol et ilentendit le bruit mou de leurs ailes.

Près de lui, Eeeoys tremblait comme la feuilleet, la face collée contre terre, n’osait risquer le moindremouvement.

Robert sentait son cœur battre à coupsprécipités ; mais il eut le courage d’attendre que les mainsfroides des Erloor vinssent frôler son visage.

Alors, il se dressa tout à coup, arracha lesnattes qui voilaient la flamme et tomba à coup de massue sur lesvampires aveuglés, surpris et tellement épouvantés que leurs facespâles devenaient grises de terreur. Les misérables monstres, dontla pupille ne se dilatait qu’en pleines ténèbres, trébuchaient dansla flamme, criaient, se débattaient, et Robert, inexorable, lesfrappait de sa massue.

Avec une intelligence qui le surprit, Eeeoysjetait des brassées de bois sur le feu et la flamme monta bientôten une colonne livide qui éclairait un vrai champ de carnage, unhideux égorgement de bêtes grises, râlant dans le sang et dans lapoussière.

Quelques-unes suppliaient même Robert avec deslarmes et des gestes presque humains. Il détournait la tête, pleinde dégoût pour cette boucherie.

Les Martiens, réveillés par l’aveuglanteclarté, étaient sortis de leurs demeures ; après un momentd’hésitation, ils avaient poussé une clameur de vengeance ets’étaient précipités, leurs couteaux de pierre à la main, égorgeanttoutes les victimes que la massue avait étourdies.

Des ruisseaux de sang coulaient et lesvampires, hypnotisés par la flamme qui incendiait maintenantjusqu’aux palissades, dégringolaient d’eux-mêmes, comme despapillons de nuit fascinés par une lampe, jusqu’au milieu descharbons ardents où ils étaient exterminés.

L’aube pluvieuse éclaira un champ de bataillecouvert de morts et de blessés. Les vampires avaient éprouvé uneterrible défaite, c’était par centaines que leurs corpss’entassaient autour du feu que le sang menaçait d’éteindre.

Robert fut étonné de voir les paisiblesMartiens montrer une férocité dont il les eût crus incapables. Illes excusa en songeant qu’ils avaient sans doute à venger dessiècles de tyrannie.

Tranquillement, ils se partageaient lescadavres et les emportaient pour les faire rôtir et les joindre àleurs provisions de bouche. Les Erloor qui montraientencore un restant de vie étaient assommés sans miséricorde.

Robert eut beaucoup de peine à sauver la vie àun de ces êtres étranges qui n’avait reçu qu’une blessure légère àl’aile et qui se débattait pitoyablement sur le sol, comme unegrande chauve-souris humaine. Eeeoys avait déjà levé la massue pourlui fendre le crâne, lorsque Robert s’interposa en faisantcomprendre d’un geste sans réplique que le vaincu était sapropriété et sa part de butin.

Il garrotta solidement sa capture avec desliens d’écorce de saule et l’emmena jusqu’à sa cabane où, dansl’obscurité, l’Erloor parut se rassurer un peu. Robertl’avait déposé sur une natte et avait mis à sa portée des racineset de la viande, et L’Erloor refusa de toucher à cesaliments demeura immobile, accroupi et plein d’épouvante pendanttrès longtemps, puis il essaya de grimper le long des murs, proférades gémissements, ses yeux clignotaient et il frissonnait de tousses membres, en s’étirant dans ses liens comme un loup pris aupiège.

La lumière, surtout, semblait lui causer uneffroyable malaise. Si Robert ouvrait la porte, il battaitnerveusement l’air de ses ailes grises, grattant les murs de sesmains, et se mettait à gémir avec de petits cris aigus.

Robert pensa que cet être serait difficile àapprivoiser et il se promit d’y apporter tout son soin. C’estseulement grâce aux Erloor, pensait-il, qu’il pourraitconnaître tous les secrets de la planète.

Chapitre 11EXPLORATIONS

 

Les huit jours suivants furent pour RobertDarvel une vraie semaine d’enchantement, où le temps coula avec larapidité d’un rêve.

Robert exerçait maintenant sur les Martiensune souveraineté plus que royale. Vêtu d’une magnifique robe deplumes rouges et vertes, et coiffé d’un bonnet dessiné par lui,auquel il avait eu la faiblesse de donner la figure d’un diadème,il ne marchait plus qu’accompagné de douze gardes du corps,robustes et bien armés. En outre, Aouya et Eeeoys le suivaientpartout, avec la mission spéciale de l’initier aux finesses de lalangue martienne qu’il commençait à parler passablement. Chosefacile, puisque cet idiome n’était guère composé que de deux centsmots, formés de combinaisons de voyelles, avec quelques raresconsonnes, pour exprimer les objets terribles ou nuisibles.

D’ailleurs, Robert était vénéré de ses sujets,et leur affection pour lui était poussée jusqu’au fanatisme etjusqu’à l’adoration.

Il eut un jour la surprise de trouver sonimage, grossièrement sculptée avec du bois, de l’argile et du cuircolorié, installée dans un des temples où avait trôné jadis l’idolede « Erloor ». Il fit comprendre à sesinterprètes qu’il lui répugnait de prendre la place de ces bêtes deproie. Lui n’était venu que les mains pleines de bienfaits, ilvoulait seulement pour tous l’abondance, la justice et labonté.

Ses idées s’harmonisaient trop bien avec lenaturel pacifique de ses sujets, pour ne pas lui donner une grandepopularité.

C’est que, aussi, il leur avait rendu de fiersservices.

Le lendemain de l’attaque des vampires, ilavait fait élever, tout autour du village, une ceinture de hautescheminées, bâties de briques crues, avec un toit pointu et desouvertures latérales munies d’abat-vent qui bravaient la pluie oule sable des vampires. Le sol de ces foyers avait été formé depierres massives, contre lesquelles le génie fouisseur desRoomboo devait échouer piteusement.

D’ailleurs, des pièges à bascule avaient étédisposés un peu partout à leur intention, et les Martiens, eurentla joie d’en recueillir quatre le même jour, la tête broyée par lamasse du contrepoids.

Désormais, le village reposait paisiblement,entouré d’une ceinture de feux brillants.

Le jour suivant, Robert monta sur les barquesde jonc et de cuir de ses sujets, et il eut la joie d’effectuer unetraversée de plusieurs heures sur un des fameux canaux reconnus parles astronomes terrestres.

Il supposa, d’après ses données personnelles,que ce devait être l’Avernus.

Qu’on se figure un gigantesque fleuve, uneespèce de bras de mer, dont les deux rives, lorsqu’on était aucentre, se perdaient dans le brouillard, et dont l’eau saléeroulait lentement vers le sud de la planète.

Sans prêter attention à l’habileté despagayeurs, qui dirigeaient l’embarcation avec des espèces decuillers, formées d’un grand roseau terminé à chaque bout par despoches de cuir, Robert, armé d’une ardoise et d’une pierre pointue,retraçait de souvenir, d’après Schiaparelli et Flammarion, lescontours des continents de la planète.

Dans l’ébauche grossière qu’il venaitd’esquisser, un fait le frappa. Tous les océans étaient au Nord, ettous les continents au Sud.

D’un seul coup, il crut avoir deviné ce queles astronomes et les savants avaient si longtemps cherché.

– Cela crève les yeux, s’écria-t-il avecenthousiasme, je m’étonne que l’on n’y ait pas pensé plustôt : la planète Mars tout entière, avec son pôle terrien etson pôle aquatique, n’est qu’un vaste marécage, et tout seraitsubmergé lorsque arrive la débâcle des glaces, après un hiver quidure six mois, de même que tout serait desséché après un printempset un été qui durent aussi chacun six mois, si les Martiensn’avaient creusé ces vastes tranchées, qui chassent du Nord l’eauvivifiante qui manque au Sud.

Un fait pourtant l’inquiétait, la présenceconstatée par les astronomes, dans la région de l’équateur, demontagnes dont les cimes blanchissent en hiver.

– Cela n’est pas pour renverser mathéorie, dit Robert, comme s’il eût répondu à un interlocuteurinvisible, qu’il y ait dans ce vaste marais quelques cantonsmontagneux. Cela se peut… Mais, s’il y a des montagnes, il doit yavoir des vallées, des coins délicieux, chauffés par un été de sixmois, où doivent pousser et mûrir toutes les plantes et tous lesfruits des zones tropicales, où l’hiver doit se réduire à desondées sans importance. Les astronomes qui ont répété sansréfléchir que Mars était plus éloigné du Soleil que de la Terre,n’ont oublié qu’une chose, c’est que l’année martienne a six centquatre-vingt-sept jours.

Il était tombé dans une rêverie profonde. Ilse rendait compte maintenant de la robustesse et de la fraîcheur deces arbres et de ces plantes, dont l’existence devait être deuxfois plus longue que sur la Terre. Il se promettait, comme un vrairégal poétique, d’assister à ce merveilleux automne d’unedemi-année, où le trépas des choses devait se colorer aux nuancesinfinies et subtiles, inconnues aux saisons terrestres.

Il devinait le lent réveil de la nature, aprèsun long sommeil, et les milliers de fleurs variées qui devaient,après un si long repos, saluer l’avènement du Soleil. Il goûtaitpar avance le charme de ces éclosions successives de floraisonsdont la lenteur même devait avoir une inoubliable volupté… Et l’ététorride, et sans fin, dans les forêts couleur d’or… Et l’automneparmi les roseaux de pourpre brune, et les nuées d’oiseaux aux crismélancoliques.

Son cerveau s’échauffait. Il pensaitmaintenant en botaniste. Les plantes capables de supporter de silongues alternatives de froid et de chaleur se dessinaientdistinctement dans l’herbier de sa mémoire.

Il voyait d’avance de frais ravins tapissésd’orangers, de palmiers et de cocotiers, où les Erloordevaient se retirer après avoir sucé le sang de leurs victimes.

Une colère s’empara de lui :

– Je n’ai rien vu, s’écria-t-il, je neconnais rien de cette planète mystérieuse. Je n’en saisprobablement pas plus long que si, arrivant sur la Terre, jem’étais échoué chez les Esquimaux ou chez les habitants de la Terrede Feu… Peut-être, après les Erloor, existe-t-il d’autresêtres sages, puissants, intelligents, qui habitent vers les régionscaressées par le soleil, des campagnes fertiles, où règne lebonheur.

À ce moment, il s’aperçut qu’Aouya et Eeeoysl’écoutaient et le regardaient avec inquiétude. Il les calma d’unsourire, et l’inattendu du paysage vint bientôt faire trêve à sonobsession.

La barque était venue s’échouer sur un fond degranit admirablement taillé. Aux traces des éclats, Robert constataque, de même que les anciens Égyptiens, les constructeurs de cescanaux avaient utilisé la force expansive de l’eau transformée englace pour diviser les blocs du rocher sans aucun outil.

Robert vit nager parmi les herbes un grandnombre de ces animaux, à la fois aquatiques et fouisseurs, que lesgens du village adoraient sous le nom de Roomboo. Ilallait en assommer un avec sa massue, lorsque Eeeoys retint sonbras, elle lui fit comprendre, quoique avec beaucoup de peine, que,sur les canaux, les Roomboo étaient des êtres utiles etsacrés, presque des fonctionnaires.

– Ils mangent beaucoup de poissons,dit-elle ; mais ils nettoient le fond des fleuves, et ils sonttrès nécessaires. On ne peut les tuer que s’ils attaquent lesvillages, ce qui n’arrivera plus, maintenant que leurs maîtres, lesErloor, sont vaincus.

Robert descendit, après une marche d’environcinquante pas, dans un terrain plein de plantes rouges, le cheminlui fut barré par un rempart, fait de gros blocs mal équarris,réunis sans ciment, à la façon des pierres cyclopéennes.

Il comprit alors pourquoi les astronomes de laTerre voyaient une double ligne aux rives des canaux, et il serappela aussi avoir observé, pendant son voyage, des seuils depierres, véritables barrages, qui permettaient de conserver en étéles eaux polaires pendant qu’en hiver elles devaient couler avec lavitesse d’un courant furieux, entre les doubles remparts ducanal.

Robert était perdu tout entier dans sesréflexions, lorsque ses hôtes – « ce sont mes sujetsplutôt », songea-t-il – lui montrèrent une sorte d’escalierabrupt, par lequel on accédait au sommet de la digue.

Il marchait d’étonnements en étonnements. Ilretrouva un peu plus loin une vraie ville martienne, qui comptaitplus de deux mille cabanes. Il fut accueilli avec des hurrasd’enthousiasme.

Fidèle à la ligne de conduite qu’il s’étaittracée, il fit avancer le Martien notable qu’il avait chargé d’unpanier d’argile plein de charbons ardents. Et ce fut la répétitionde scènes déjà vues, la flamme étincela, les viandes rôtiesembaumèrent l’air, les idoles d’Erloor et deRoomboo furent traînées au bûcher et le villages’environna d’une ceinture de foyers protecteurs.

Robert Darvel, désormais blasé sur leshommages des populations, prit congé, après une légère collation,et, comme un ministre en tournée, gagna un autre village où on luifit la même réception solennelle.

Partout où il passait, les Erloorn’étaient plus à redouter de personne. On en trouvait de clouéstout vifs à la porte des cabanes.

Robert savourait les joies d’une popularitébien acquise, il était comblé de caresses et de cadeaux et iljouissait du plaisir encyclopédique d’être à la fois admiré commecuisinier, comme général, amiral, homme politique, médecin,pharmacien et ingénieur, etc.

Partout, d’après ses ordres, des tours à feuétaient construites, et la sécurité régnait, où naguère on avait vurégner la terreur.

Des vampires, il n’était plus question :les Erloor, corrigés par la dure leçon qu’ils avaientreçue, n’attaquaient plus personne. Ils devaient s’être réfugiésvers les régions où leur prestige n’était pas encore entamé.

Cependant, Robert en captura deux qui étaientvenus bêtement tomber le nez dans la flamme. Avec la prudencehabituelle aux chefs d’État, il ordonna qu’ils fussent emprisonnésprésentement, en attendant leur procès définitif pour tapagenocturne, bris de clôture, assassinat et vampirisme, accusationsdont les honnêtes Martiens ne soupçonnaient pas encore la hautegravité.

Le cinquième jour de cette tournée triomphale,après des voyages interminables à travers des forêts rouges et descanaux larges comme des mers, Robert eut un sursaut de profondeémotion. Il se trouvait devant un palais de grès rose, effondré etcouvert de lierre, et qui rappelait, aussi bien par le profilgénéral que par les détails, les données terrestres del’architecture gothique.

C’était un labyrinthe de tours, de tourelles,de balcons et de minarets qui paraissait à première vueinextricable. Il y avait des escaliers de deux cents marches, dontles pierres étaient rompues et disloquées et qui s’arrêtaientbrusquement dans le vide sans conduire à aucune terrasse, ni àaucun palier ; des arcs-boutants démolis ne subsistaient plusque par un miracle d’équilibre, pareils à des moitiés d’arches depont, d’une audace déconcertante ; des balcons ne tenaientplus que par un bloc, des tourelles se balançaient sur un seulpilier demeuré intact, de majestueux frontons couronnés defeuillage étaient supportés par des cariatides à gueule de bête,auxquelles il manquait les bras.

Ces décombres grandioses étaient envahis parune végétation vivace de lierres pourprés, de hêtres et debouleaux, qui les enserraient d’un manteau de verdure et qui lesétayaient de leurs racines et de leurs branches, comme pourempêcher leur complet anéantissement.

Les Martiens s’éloignaient de ces ruines avecune espèce d’horreur, et Robert s’aperçut que des figuresgrossièrement taillées, mais d’une ressemblance parfaite avec lesErloor ouvraient largement leurs ailes au fronton destemples ou se tordaient en ricanant autour des colonnes.

Robert, dans ses tentatives pour expliquer cequ’il voyait, se heurtait à mille contradictions. Comment concilierla présence de ces ruines grandioses – œuvre indéniable d’artisteset de penseurs – avec l’état d’ignorance et d’abrutissement, sinonde férocité, où se trouvaient les habitants de la planète ? Etces canaux, construits avec tant de science ? En admettant queles bêtes fouisseuses, les Roomboo, les eussent creusés etbâtis, quel ingénieur en avait tracé le plan, déterminé la largeuret la profondeur et, surtout, avait eu l’idée de ce double rempartet de ces barrages qui permettaient de résister à l’avalanche de ladébâcle polaire aussi bien qu’à la sécheresse ?

– Je marche, sans doute, songea Robert,sur les ruines d’une très ancienne et raffinée civilisation entrain de retourner tout doucement à la barbarie !

Il fut dérangé de sa rêverie ; sonescorte venait d’arriver aux portes d’un village où il lui fallutsubir la corvée coutumière des acclamations, des ovations et desbanquets.

Il comprit alors le noir souci qui se peint,même en leurs plus joyeuses effigies, sur le visage des potentatset des empereurs…

Robert s’endormit en roulant des penséesphilosophiques, entortillé dans son superbe manteau de duvet, unmanteau d’honneur, presque aussi beau, dans son genre, que la robejadis offerte à la duchesse de Berry par la ville de Rouen, et qui,au dire de M. de Vaulabelle, historien des deuxRestaurations, n’était composée que de peaux de tête de canard,vert et or, habilement cousues sur de l’étamine.

Chapitre 12LE PROGRÈS

 

Des mois s’étaient écoulés, Robert Darveljouissait maintenant des prérogatives d’un véritable souverain. Surses plans, les Martiens lui avaient élevé une habitationconfortable et vaste qu’il pouvait sans outrecuidance, parcomparaison avec les huttes qui l’environnaient, appeler un palaisprésidentiel, sinon royal.

Les Martiens avaient appris à ne plus redouterles Erloor. Le moindre hameau entouré d’ateliers et dechamps cultivés était maintenant défendu pendant la nuit par uncercle de foyers et chacun d’eux édifié sur un massif de pierredure, protégé par un toit en auvent solidement construit et àl’épreuve de la pluie aussi bien que de la cendre, défiait lesentreprises des Erloor et les menées souterraines de leursalliés.

Une aisance, inconnue jusqu’à ce jour, et uneparfaite sécurité régnaient maintenant sur une immense étendue deterritoire.

Partout se déployait une activité formidable,on construisait des navires plus vastes et plus commodes, suivantdes gabarits nouveaux que Robert avait indiqués ; la pêche etla chasse avaient été perfectionnées, des arcs, des sarbacanes, desnasses, des hameçons, sans compter une foule d’autres engins,étaient venus compléter, en attendant mieux l’outillage primitifdes Martiens.

Des greniers et des réserves avaient étéétablis en vue de la saison d’hiver, et la fabrication desconserves, jusqu’alors inconnue, avait pris une extensionremarquable. On voyait maintenant dans toutes les cabanes, desjambons de bœuf salé, des outardes fumées et des provisions delégumes conservés dans une huile que Robert avait trouvé le moyend’extraire des châtaignes d’eau et des faines.

En explorant les montagnes, il avait trouvédes buissons d’une sorte de vigne sauvage et il en avait replantéles ceps avec grand soin sur la pente d’un coteau bien exposé ausoleil ; il comptait avant peu faire déguster aux Martiens uncru de sa façon, et devenir le Bacchus ou le Noé de ces bravesgens, comme il avait été déjà leur Prométhée, leur Solon et leurAnnibal.

À sa grande joie, il avait découvert dans lesrochers d’excellent minerai de fer et, en le traitant par laméthode primitive, encore utilisée dans les forges catalanes, ilparvint à fabriquer quelques blocs de métal pur, dont il forgea descoutelas, des marteaux aciérés à l’aide du charbon en poudre, dansun four d’argile.

Beaucoup, à la place de Robert, se fussenttrouvés heureux ; mais, maintenant qu’il avait réussi dans unepartie de ses entreprises, qu’il espérait même parvenir à entrer unjour en communication avec la Terre, une sourde mélancoliel’envahissait ; il eût voulu pour beaucoup se retrouver sur lequai de Londres, dans le vieux cabaret de Mrs Hobson, en compagniede son ami Ralph Pitcher.

Puis, il y avait autre chose quil’ennuyait.

La petite Eeeoys s’était éprise de lui etvoulait l’épouser, suivant le cérémonial martien, qui ne comportaitguère qu’un opulent banquet, suivi de chansons discordantes.

Robert, pour beaucoup de raisons, avaitrésisté à cette offre. Il avait toujours présent à la mémoire lesouvenir de miss Alberte Téramond et, chaque fois qu’à travers lesétoiles, par un ciel sans nuage, il voyait scintiller la planètemère, son cour volait vers la jeune fille et il regardait toutesles Martiennes aux joues roses et au clair sourire avec la pluscomplète indifférence.

Cependant Eeeoys maigrissait, elle ne quittaitplus Robert d’une minute et elle parlait maintenant suffisamment lefrançais pour lui faire des scènes de jalousie à propos de tout.Son amour pour Robert l’avait poussée à une coquetterieexagérée ; elle ne sortait plus de la chambre qui lui avaitété réservée dans l’habitation présidentielle que vêtue defourrures précieuses, parée de colliers de graines et de caillouxbrillants.

Robert était de plus en plus fatigué de cettepoursuite, et il entreprenait souvent de longues pérégrinations surles canaux pour se distraire de ses ennuis. C’est ainsi qu’il avaitreconnu la majeure partie des contrées septentrionales et qu’il enavait esquissé la topographie.

D’ailleurs, dans toute la région qu’il avaitvisitée, les aspects ne variaient guère. Partout, c’étaitl’interminable forêt aux frondaisons rouges et l’interminablemarécage, vastes solitudes où de loin en loin il rencontrait unepetite peuplade, semblable, à peu de chose près, à celles qu’ilconnaissait déjà.

Il savait qu’au Sud de la planète existaient,vers l’équateur, des contrées d’une végétation luxuriante ;mais, chose digne de remarque, les bateliers refusaienténergiquement de tourner vers cette direction la proue de leursesquifs, et ils donnaient à entendre que ces beaux pays étaient ledomaine des Erloor et d’autres êtres aussiredoutables ; cette circonstance ne faisait que rendre plusvif son désir d’y pénétrer.

– Je ne connais, assurément, pensait-il,que les régions les plus sauvages de la planète, il faudrait que jela parcourusse dans son entier.

Ce désir croissait en lui de jour en jour. Etla pensée des dangers à courir ne faisait qu’aiguillonner sonardeur.

Il en vint à penser que l’Erloorqu’il avait capturé le soir du combat pourrait lui servird’initiateur aux mystères de ce territoire interdit.

Il employa donc tous ses soins àapprovisionner l’animal, qu’il avait enchaîné dans un souterrain,et qu’il nourrissait de viande crue<span class=footnote>Iciil existe une importante lacune dans la relation qui nous estparvenue des aventures de Robert Darvel. (Note dutraducteur).</span>

Chapitre 13LA MONTAGNE DE CRISTAL

 

Pourtant, son vieux désir d’aventures n’étaitpas mort. Mais en attendant une exploration très complète,l’invention de moyens de communication avec la Terre et peut-êtreson retour à la planète natale, grand projet momentanément ajourné,Robert n’avait pas de plus grand plaisir que d’aller tout seul à ladécouverte sans aucun de ces braves Martiens dont la naïveaffection lui devenait à la longue obsédante.

Depuis longtemps, il avait entendu dire à lapetite Eeeoys, qu’il existait vers le sud une vallée terrible, oùles Erloor eux-mêmes n’osaient se risquer.

L’existence de cette vallée était unetradition très ancienne ; mais les vieillards eux-mêmes semontraient incapables de fournir aucune donnée précise sur cetendroit terrible. On savait seulement qu’il se trouvait situé entredeux montagnes d’une hauteur extraordinaire et qu’il s’y trouvaitdes animaux terribles que l’on ne rencontrait dans nul autreendroit.

Les Martiens appelaient cette vallée deLirraarr, mot qu’ils prononçaient avec l’intonation gutturale de lajota espagnole et qui, dans leur langage, voulait dire lamort.

C’en était assez pour que Robert voulûtvisiter cet endroit mystérieux où tout le monde lui conseillait dene pas aller.

Les montagnes maudites n’étaient pasd’ailleurs très éloignées du principal village martien : audire des vieillards, il en apercevrait les cimes après trois joursde marche.

Cette excursion tentait d’autant plusl’ingénieur que, jusqu’alors, il n’avait guère eu l’occasion devoir de montagne d’une certaine altitude.

Un matin donc, après s’être fait donner lesrenseignements les plus précis, il se mit en route, en prévenantles gens de son entourage qu’il ne serait pas de retour avant uneou deux semaines.

On était habitué à ses absences, et lesMartiens avaient une si haute opinion de son courage et de sonintelligence, qu’il ne leur venait pas un instant à l’idée qu’ilpût courir un danger réel.

Eeeoys seule versa quelques larmes que Robertapaisa en promettant de lui rapporter, comme il le faisait souvent,des fruits inconnus ou des pierres brillantes.

Robert n’avait dit à personne le but de sonvoyage.

Une fois hors de la hutte qui lui servait depalais, sous la voûte de feuillage de la grande forêt rouge, ilressentit une volupté indicible : la température était donctrès douce, des paysages grandioses auxquels leurs tons de cuivrerouge et d’or fané donnaient une somptueuse mélancolie, inconnueaux horizons terrestres, se déployaient devant lui et, à chaquepas, il faisait la découverte de quelque pierre, de quelque végétalou de quelque insecte nouveau.

Puis cette forêt lui semblait devenuefamilière : grâce aux troncs moussus du côté opposé au ventdominant, grâce aux étoiles, il savait maintenant s’orienter, ilétait sûr de retrouver son chemin.

Il se rappelait, dans sa jeunesse, desimpressions semblables, au cours de parties de chasse dans les boisde la Sologne. Il savait qu’à part les Erloor il n’avaitaucun danger sérieux à redouter.

Les trois premiers jours du voyages’écoulèrent sans incident : il mangeait, il chassait et ildormait, bien abrité dans le tronc d’un arbre creux ou sous unépais hallier.

Ainsi que le lui avaient annoncé les Martiens,à la fin de la troisième journée, il aperçut des cimes aiguës etdentelées presque égales de forme et d’altitude.

Il marcha encore toute la journée du lendemainavant d’arriver au pied des hautes montagnes ; le paysageavait changé brusquement d’aspect : à l’opulente forêt auxfrondaisons vermeilles, avait succédé une plaine argileuse, seméede crevasses où s’enfuyaient de gros lézards rouges à la têtetriangulaire, aux yeux petits et féroces comme ceux descrocodiles.

De là, il aborda une falaise de pierre, unesorte de grès rougeâtre que l’on eût dit taillé à la main d’hommeet qui formait la base de la montagne.

Le roc était abrupt, sans une corniche, sansune fissure.

Robert marcha plusieurs heures au pied de cerempart infranchissable ; il remarqua que la chaleur devenaitintolérable, ce qu’il n’avait jamais observé depuis son arrivéedans la planète, il était très fatigué et sa fatigue se compliquaitd’une sorte de vertige, il lui semblait voir une buée ardenteflotter au-dessus des sommets inaccessibles ; pourtant riendans le terrain n’offrait une apparence volcanique.

Ce pays lui paraissait hostile,inhospitalier ; il fut surpris lui-même de constater qu’ilregrettait presque de s’être aventuré si loin de ses bravesMartiens.

Il remit au lendemain la continuation de sonvoyage et passa la nuit dans une anfractuosité du sol dont il eutsoin d’expulser les lézards rouges et qu’il fortifia avec degrosses pierres.

Il dormit mal.

Plusieurs fois, il se réveilla en proie à uneangoisse inexplicable, le cœur serré, le front moite, larespiration courte et haletante.

Il se rendormait sous l’empire de lafatigue ; mais il ne tardait pas à ouvrir les yeux, tourmentédu même malaise : ce fut avec un sentiment de délivrance qu’ilse leva au point du jour et continua son voyage.

Il était surpris de cet accroissement subit dela température, qu’il avait déjà remarqué la veille. Des plantesjusqu’alors inobservées se montraient dans les crevasses du roc,étalant des feuilles grasses d’un jaune clair ou dressant lescierges épineux et raides comme les cactus de l’Amériquecentrale ; des insectes aux vastes ailes, de gros reptilesgoitreux, toute une faune différente lui révélaient un brusquechangement de climat.

La chaleur se faisait peu à peu intolérable.Robert suait à grosses gouttes et ne marchait plus que trèslentement ; il longeait toujours la base abrupte de lamuraille rocheuse qui, suivant une courbe à peine sensible, secontinuait, aussi régulière et aussi nue.

Mais, à un brusque tournant, le paysage semodifia avec la soudaineté d’un changement de décor à vue… Lamuraille de roc, terminée par une sorte de pylône gigantesque dontle sommet allait se perdre dans les nues, s’arrêtait là.

Elle faisait place à une immense forêtcomposée des essences qui poussent dans les zones les plus chaudes.Robert ne fut pas surpris de reconnaître des arbres qui serapprochaient de ceux de la Terre et qui devaient appartenir à lafamille des palmiers, des bananiers et des bambous.

– La nature, murmura-t-il, est uniformedans le plan qu’elle s’est tracé. C’est sur un thème toujours à peuprès pareil qu’elle exécute les variations infinies de sescréations.

« De même que la chimie atomique nousmontre les formules des corps non encore découverts, la logiquesuffisamment armée devrait deviner toutes les espèces végétales«  possibles. »

En dépit de ce raisonnement fait à l’avanceRobert était d’un instant à l’autre forcé de reconnaître qu’iln’avait jamais vu, même dans les marécages de l’Inde ou du centreafricain, dans les forêts superposées du centre du Brésil, unepareille puissance de végétation poussée pour ainsi dire jusqu’àl’extravagance, jusqu’à la folie.

Des arbres filaient vers le ciel comme desfusées, atteignaient la hauteur de deux ou trois cents mètres, avecdes feuillages épais et charnus, violets ou pourpres, aussi vastesque des voiles de navire ; sur les basses branches, dansl’aisselle des rameaux, d’autres arbres avaient poussé, agrippantleur racines aux moindres fissures, lançant des jets vivaces quirampaient vers la terre pour y rechercher une nourriture plussubstantielle, il en résultait une forêt à vingt ou trenteétages.

Partout la profusion des lianes et desbranches arrêtait les détritus végétaux d’où s’élançaient aussitôtd’autres germes, mêlant racines et fleurs, tiges et fruits dans unesurabondance de vitalité qui ressemblait – mais en plus grandiose –au débordement d’une mer en furie.

Il y avait des corolles grandes comme despelouses, des palmiers qui eussent pu abriter une ville sous leurombrage, des cycas vastes comme des tours.

Robert était demeuré immobile, stupéfait decette splendeur végétale d’autant plus inexplicable qu’ellesemblait limitée à une certaine zone restreinte, et qu’elle avaitjailli devant lui, pour ainsi dire, à l’improviste.

Ce fait bouleversait toutes ses notions sur laclimatologie.

– Il y a pourtant une raison,murmura-t-il, et une raison sans doute fort simple.

« C’est à moi de la découvrir. »

Mais il avait beau chercher, il n’arrivait pasà trouver le pourquoi de cette futaie magique, de ce brusquechangement de température se produisant dans l’espace de quelquescentaines de mètres.

Il remarquait en même temps que cette forêtinopinément surgie était peuplée d’une foule d’animaux qu’iln’avait pas encore observés dans Mars.

Comme dans les forêts antédiluviennes dont lestroncs lentement carbonisés à l’abri de l’air forment noshouillères, les reptiles dominaient.

C’était toute la gent méditative des lézardset des caméléons, des serpents d’arbres qui se nouaient agilementde branche en branche et des crapauds de taille presque humaine quisautillaient sur le sol et offraient une étrange couleur verteocellée de taches sanglantes.

Les insectes aussi étaient nombreux ; ily avait de somptueux papillons dont les ailes semblaient tailléesdans un lambeau d’arc-en-ciel, des coléoptères d’or vert et bleu,gros comme des pigeons, jolis et compliqués, comme des monstresd’une ancienne estampe japonaise.

En revanche, très peu d’oiseaux ;quelques échassiers goitreux qui gobaient nonchalamment les pluspetits des reptiles, quelques vautours que la couleur sanglante deleur plumage faisait apercevoir plus nettement dans le cielclair ; quant aux mammifères, Robert Darvel n’en aperçutaucun.

Plus d’une heure se passa dans cesconstatations.

Robert n’osait s’engager à l’aventure dans cestaillis inextricables, où devaient abonder les bêtes féroces ouvenimeuses ; il se rendait compte qu’un homme perdu entre cielet terre dans ces forêts suspendues l’une au-dessus de l’autre eûtpu errer des semaines de branche en branche, sans pouvoir toucherterre, sans même parvenir à s’orienter.

Il était déconcerté ; tout son corpsétait trempé de sueur, il lui semblait que la forêt soufflait verslui de suffocantes trombes de chaleur ; pourtant il apercevaitencore, à une distance relativement minime, les ombrages d’essencesseptentrionales qu’il avait quittés la veille ; c’était à n’yrien comprendre.

Il suivit quelque temps la lisière des géantesfutaies. Comme dans toutes les forêts vierges, le sol privé d’airet de lumière entre les troncs était ténébreux, stérile et fétide,encombré de champignons et de reptiles ; il ne fallait passonger à pénétrer dans ces humides souterrains.

Mais il n’entrait guère dans le caractère deRobert Darvel de se déclarer vaincu, de s’arrêter en face d’unobstacle, quel qu’il fût.

À force de chercher et de regarder, il finitpar découvrir un cèdre géant qui, isolé dans une sorte de clairièreet déjà un peu à l’écart de la forêt vierge, montaitmajestueusement jusqu’à plus d’une centaine de mètres.

L’escalade de ce colosse ne présentait aucunedifficulté ; sur les basses branches, dirigéeshorizontalement, deux cavaliers eussent pu courir au galop, sanscrainte de se gêner, avec leurs chevaux.

Robert pensa qu’en atteignant la cime de cepatriarche végétal il pourrait avoir peut-être une vue d’ensemblesur cette région ensorcelée.

S’assurant que le coutelas de fer acéré dontil était muni et qu’il avait passé dans sa ceinture était bien àportée de sa main, il commença son ascension.

Les branches, qui se touchaient presque,formaient une série de sentiers couverts de fines aiguillesblondes ; ce cèdre était, à lui seul, une forêt.

Robert, dont le passage ne dérangea qued’inoffensifs écureuils rouges qui bondissaient par milliers dansles ramures, n’eut aucune peine à atteindre le sommet.

Quand il y fut parvenu, qu’il put scruterl’horizon, il demeura littéralement ébloui.

La forêt qu’il pouvait, de son observatoire,apercevoir à peu près dans tout son ensemble, couvrait un espace deforme ovale d’une largeur d’environ trois ou quatre lieues et d’unelongueur beaucoup plus grande, qu’il ne put déterminer.

La moitié de l’ovale ainsi formé était engagéedans la chaîne montagneuse qui la ceinturait d’une demi-ellipse demurailles à pic aussi exactement définie que si elle eût été tracéepar un géomètre.

Mais ce n’était pas là la capitalemerveille ; les sommets parfaitement égaux de la chaînemontagneuse – ce qu’il n’avait pu reconnaître tant qu’il étaitdemeuré au pied de la muraille extérieure – lançaient des feuxéblouissants, comme si toute la montagne eût été formée du plus purcristal.

Une forêt de l’époque du mammouth couronnéed’un arc-en-ciel, tel était le magique spectacle qui s’offrait auxyeux de Robert.

En regardant plus attentivement, il reconnutque les plans de cristal étaient disposés suivant certainescourbes.

Des miroirs paraboliques !s’écria-t-il.

Il demeura stupéfait d’admiration devant cechef d’œuvre qui avait dû coûter des siècles de travail et dont laseule conception supposait les idées les plus grandioses.

Mais le fait était là, indubitable.

Robert Darvel s’expliquait tout,maintenant.

C’était les parois de la montagne qui, enrecueillant et en concentrant dans la stupéfiante vallée les rayonsdu soleil, créaient ce climat exceptionnel, auquel contribuaientsans doute d’autres savants dispositifs qu’il ne pouvait encoredeviner.

Il demeura pensif.

Ce n’étaient assurément ni ses sujets, nileurs ennemis, les Erloor, qui avaient pu concevoir etexécuter un tel prodige, et il songea avec tristesse que peut-êtrela race intellectuelle de Mars avait dû s’éteindre depuis dessiècles.

Mais tout à coup, dans son cerveau logiquementordonné, une objection se posa.

Comment l’action continue de ces miroirs dontArchimède – par un dispositif qu’on n’a jamais pu retrouver – seservit pour incendier la flotte romaine, ne mettaient-ils pas lefeu à la forêt même.

Il y avait une explication qu’il ne tarda pasà trouver.

Exactement au centre de l’ellipse, au milieud’un épais nuage de vapeur, il distingua un cône brillant qui luiparut le sommet d’une pyramide allongée. Il se rendit compte queles rayons allaient se concentrer sur ce monument pour de là serépartir dans toute la féerique vallée, y créer cet éternel ététropical.

Il supposa que l’effet de ce mécanisme, dontles détails lui échappaient encore, était complété par des métauxd’une conductibilité spéciale. Cette vallée pouvait en somme êtreconsidérée comme une serre perfectionnée et de dimensionsprodigieuses.

Les vapeurs montraient qu’un lac, peut-êtredivisé en canaux d’irrigation aux eaux presque bouillantes, devaitcompléter l’effet de cet arrangement ingénieux, produire cettechaude humidité indispensable aux plantes tropicales.

Robert se hâta de redescendre.

Il était décidé à explorer coûte que coûte levallon interdit ; il ne regrettait plus de s’être aventuréloin de ses timides sujets.

Il fut d’ailleurs bientôt confirmé dans cesprécédentes hypothèses.

À une centaine de pas du cèdre géant, il setrouva au bord d’un canal rempli d’une eau noire et fumante ;il s’en exhalait une odeur âcre, nauséeuse qui lui rappela celle del’acide formique, dont la puissance, pour activer la végétation,est si grande.

Robert trempa son doigt dans l’eau et lagoûta : elle avait une saveur amère et métallique.

En sa qualité de chimiste, il était expertdans l’appréciation de toutes les substances connues ; leshouppes nerveuses de ses papilles buccales, longuement exercées,discernaient à première vue les oxydes et les bases, les acides etles sels.

Après un moment de réflexion, il reconnut àn’en pas douter que l’eau du canal était saturée de ces sels quiont la propriété de garder, pendant plusieurs heures et mêmeplusieurs jours, une température donnée.

Ces sels sont d’ailleurs couramment employésdans l’industrie à la fabrication de bouillottes, de marmites,etc.

Ainsi, aucun moyen n’avait été négligé. Toutconcourait, de par les intentions d’une volonté précise, à créercette végétation luxuriante.

L’ingénieur marchait d’étonnements enétonnements. Cependant l’inextricable forêt lui présentait toujoursune infranchissable barrière.

Armé de son coutelas en guise de sabred’abattage, il avança quelque temps le long des rives du canal quise ramifiaient à intervalles réguliers, et se divisaient en unefoule de branches aussi compliquées dans leurs méandres que lesdétours d’un labyrinthe.

Mais tout à coup, son attention fut attiréepar un étrange spectacle.

À quelques pas de lui s’élevait un arbre demoyenne hauteur qu’on eût dit composé d’un lacis inextricable delianes hérissées d’épines et disposées au centre d’une grandecorolle elle-même garnie circulairement de hauts piquants.

La bizarre fleur pouvait avoir un demi-mètrede large et le centre en était bleu et noir, avec des cerclesjaunes qui lui donnaient vaguement l’aspect d’un œil humain ;mais, en guise de cils, cette prunelle végétale était flanquée degrands pistils jaunes, et il s’en échappait une écœurante odeur demusc.

Robert allait se reculer lorsqu’un écureuilrouge s’approcha doucement en reniflant et en agitant la queue,évidemment attiré par l’odeur de la fleur.

Hésitant, il s’engagea entre les lianesgriffues et se rapprocha encore.

La prunelle jaune et bleue étincela, lesépines circulaires furent agitées d’une vibration.

Puis tout à coup les lianes se détendirentavec le cinglement sec d’un coup de fouet.

L’écureuil fut entouré, garrotté comme s’ileût été saisi par une centaine de serpents ; en un clin d’œilil fut porté vers la fleur dont le regard avait pris, pour ainsidire une expression féroce.

L’animal n’avait jeté qu’un seul crid’agonie : déjà les pistils jaunes se plantaient dans sachair.

Tout cela s’était passé avec une rapiditéeffrayante, en quelques instants.

Robert, épouvanté, fit un pas en arrière, maissi malheureusement qu’il glissa, s’étala de tout son long.

Il faillit ne pas se relever.

Il avait à peine touché le sol qu’il était àdemi suffoqué.

Il reconnut avec angoisse qu’une atmosphèredélétère, composée sans doute d’acide carbonique, flottait au rasdu sol, le gaz carbonique étant, on le sait, plus pesant que l’airordinaire.

Robert se releva d’un effort désespéré, aspiraavec délices une gorgée d’air pur et, d’un mouvement irraisonné, ilsortit de la vénéneuse forêt.

Malgré toute sa curiosité, tout son désir desavoir, il comprenait qu’il n’était pas suffisamment armé pour unetelle exploration, que jamais il n’arriverait vivant jusqu’aucentre de la vallée.

Pendant qu’il revenait lentement sur ses pas,il réfléchissait à cette série de phénomènes, et il cherchaitvainement pourquoi cette nature terrible avait été artificiellementcréée.

Était-ce un parc d’expériences, un jardin desupplices, la fantaisie monstrueuse de quelque tyran ?

Aucune de ces hypothèses n’étaitapplicable.

Il regagna lentement les villages martiens,bien décidé à revenir en nombre et en armes vers cette montagne decristal dont il n’avait pu arracher le secret<spanclass=footnote>Ici, nouvelle et importantelacune.</span>.

Chapitre 14LES CLICHÉS

 

Huit jours s’étaient écoulés depuis la mort dePhara-Chibh.

Le capitaine Wad et Ralph Pitcher, devenu enquelques jours son inséparable ami, savouraient des boissonsglacées dans un kiosque des jardins de la résidence, aux côtés demiss Alberte convalescente et qui ne gardait plus des affrestraversées qu’une intéressante pâleur ; entre ces troispersonnes il y avait sympathie complète.

Plus ils avaient réfléchi et discuté, plus ilss’étaient convaincus de cette vérité que l’ingénieur Darvel avaitatteint la planète Mars, qu’il avait réalisé ce prodigieux rêve desavant, de poète ou de fou.

Mille petites circonstances insignifiantes enelles-mêmes arrivaient à former, groupées, des preuvesimposantes.

Le capitaine Wad avait recommencé l’enquêteordonnée naguère sur la catastrophe du monastère deChelambrum ; en interrogeant patiemment les religieux hindous,il était arrivé à entrevoir une grande partie de la vérité.

Dans le laboratoire souterrain occupé parRobert, il avait retrouvé des notes, des plans ébauchés, des épuresd’où le projet de l’ingénieur se dégageait clairement.

Ralph maintenant ne trouvait plus riend’extraordinaire dans la mystérieuse lettre trouvée par lui etqu’il avait regardée jusqu’alors comme un fait inexplicable.

Mais ce qui l’intrigua fort, ce fut dedécouvrir, dans un cahier rempli de notes et de formules de toutessortes, ces quelques lignes de l’écriture de Robert :

« Aujourd’hui, Ardavena a trouvé le moyende me faire voir ma chère Alberte, dans un de ses miroirs magiquesdont le mécanisme commence à n’avoir plus rien de très merveilleuxpour moi… Je crois qu’elle ne m’a pas oublié. Mais j’en ai ressentiune terrible secousse. Me voilà incapable de travailler pour deuxou trois jours au moins… »

Miss Alberte, à qui Pitcher se fit un devoirde remettre le cahier, en fut profondément touchée.

– Je savais bien, murmura-t-elle, queRobert ne pouvait m’avoir oubliée.

« Il n’a pas cessé de penser à moi commej’ai pensé à lui ; mais nous le retrouverons ! Sivéritablement il a réussi à franchir les gouffres de l’éther, àaborder dans Mars, pourquoi n’irions-nous pas le rejoindre ?Ce qu’il a pu réaliser, pourquoi ne le réaliserions-nouspas ? »

Le capitaine Wad secoua la tête avec unsilencieux découragement.

– Non, dit Ralph, ce n’est pas possible,Darvel a dû bénéficier d’un concours de circonstances qui ne sereproduiront sans doute jamais plus.

– Nous verrons, murmura miss Albertedevenue pensive.

À ce moment, le gong du vestibule retentit,des boys arrivèrent effarés jusqu’au kiosque où s’échangeaientcette conversation.

– Capitaine, dit l’un d’eux, on vientd’arrêter un prisonnier que les cipayes vous amènent.

– Un prisonnier, s’écria l’officier avechumeur, était-ce la peine de me déranger pour cela. Sans doutequelque voleur de riz ou de patates ?

« Qu’on l’enferme et qu’on me donne lapaix !

– Mais, reprit le boy avec insistance, cen’est pas un indigène, nous ne vous aurions pas dérangé pour si peude choses, c’est un Européen et, nous en sommes presque sûrs, unespion.

« Il parle l’anglais avec un bizarreaccent, il est misérablement vêtu et nous avons trouvé sur lui unesérie de photographies tout à fait singulières.

– Tu as bien fait de me prévenir, dit auboy l’officier, ramené au sentiment de son devoirprofessionnel.

« Fais-le venir, je vais l’interrogerimmédiatement.

« Je crois, ajouta le capitaine, quand leboy se fut retiré, que nous avons tout simplement affaire à un deces rôdeurs internationaux, débardeurs ou chemineaux, auxquels nulpays ne demeure inaccessible.

– Précisément le voici, dit Ralph.

Les cipayes amenaient dans le jardin unpersonnage à longue barbe blonde, aux yeux d’un bleu très clair et,ainsi que l’avait dit le boy, il était misérablement vêtu etcouvert de poussière, il paraissait accablé de fatigue.

Mais, en dépit de ce triste équipage, il yavait en lui une franchise et une noblesse d’allures quisaisissaient au premier aspect.

À la grande surprise des assistants, il poussaun cri de joie en apercevant Alberte et fit retentir bruyamment lesmenottes dont il était enchaîné, puis esquissant unerévérence :

– C’est donc vous, miss Téramond ?Je suis vraiment enchanté d’avoir enfin réussi à voustrouver !

« Heureusement que votre photographies’étale à la première page de tous les journauxillustrés. »

Le capitaine Wad crut se trouver en présencede quelque solliciteur famélique qui, instruit par hasard de laprésence de la jeune miss dans l’Inde, avait trouvé le trucingénieux de se faire arrêter pour parvenir jusqu’à elle.

– Taisez-vous, dit-il durement, c’est àmoi que vous avez affaire.

« Je vous préviens que, si vous avez eul’intention de vous livrer à quelque mauvaise plaisanterie, vousêtes fort mal tombé.

« Et d’abord, quelles sont vosréférences, vos papiers ?

– Comme papiers, fit l’homme avec quelquejovialité, je possède un livret de forçat imprimé sur papier jauneet parfaitement en règle.

– Quelle est cette facétie ? demandal’officier en fronçant terriblement le sourcil.

– Ce n’est pas une facétie, répliqua leprisonnier avec une tranquillité légèrement gouailleuse ;mais, à moins que tout cela ne soit changé, je ne sache pas que lalibérale Angleterre ait l’habitude de livrer les condamnéspolitiques des autres nations qui viennent chercher refuge sur sonterritoire.

– Cela suffit, grommela le capitaine Wadagacé, je vais éclaircir votre cas et je vous garantis que ce nesera pas long.

« Et d’abord, qui êtes-vous ? D’oùvenez-vous ? Quel est votre nom ? »

Le prisonnier ne parut prêter aucune attentionau ton menaçant dont l’officier avait prononcé ces paroles.

– J’arrive de Sibérie, répondit-iltranquillement. Je suis un savant d’origine polonaise et je menomme Bolenski.

Ralph imprima au rocking-chair sur lequel ilétait assis, un balancement furieux.

– Bolenski ! interrompit-ilbrusquement. Je sais… Je sais : n’êtes-vous pas entré encollaboration avec un Français nommé Darvel, au sujet de signauxlumineux qui devaient être adressés aux habitants de la planèteMars ?

Du coup, le capitaine Wad avait laissé decôté, comme un masque, sa physionomie officielle et rigide, ilétait devenu profondément attentif.

– Parfaitement, dit le Polonais d’un toncordial, enfin nous y voilà ! Cela n’a pas été sans peine.

Le capitaine Wad avait eu un certain geste àl’adresse de deux cipayes impassibles dans leur uniforme blanc, quifaisait ressortir le ton bronze clair de leur visagefarouche ; les menottes de Bolenski lui furent enlevées etl’officier approcha lui-même un siège à son intention.

Au grand étonnement de miss Alberte, Bolenskine parut nullement surpris de ce changement d’attitude.

– Il fallait absolument que je vousvisse, fit-il en se tournant vers la jeune fille, j’ai de trèsgraves nouvelles à vous annoncer.

« Ce n’est pas la première fois,mademoiselle, que j’entends prononcer votre nom. Que de fois, monami Darvel m’a parlé de vous, quand nous campions ensemble, enSibérie ! Vous avez su, peut-être, que je fus arrêté, quej’allai rejoindre au bagne les patriotes polonais, désespéréd’abandonner notre merveilleuse tentative de communicationinterplanétaire.

« J’ai réussi tout dernièrement àm’évader.

« J’ai regagné le Japon où, pour vivre,je suis entré en qualité de directeur dans un grand établissementde photographie scientifique.

« J’étais sans nouvelles de Robert ;mais je n’avais pas oublié notre rêve.

« Disposant de puissants appareils quej’avais encore perfectionnés, j’ai obtenu de la planète Mars desclichés d’une netteté parfaite.

– Eh bien ? demanda miss Albertehaletante d’émotion.

– Ces photographies, vous les verrez, dèsque les cipayes qui me les ont confisquées me les aurontrendues.

– Parbleu ! interrompit lecapitaine, ce doivent être ces photographies martiennes qui vousont fait passer à tort pour un espion auprès de mes cipayes tropzélés.

– Parfaitement ; j’en ai plus d’unecentaine et j’en aurais bien davantage si, un beau matin, sans lemoindre prétexte, les Japonais sans doute suffisamment initiés à laphotographie cosmographique ne m’avaient brutalement congédié.

« Le jour même, j’attendais le départ dupaquebot pour San Francisco, quand un numéro de revue contenant leportrait de miss Téramond et des détails biographiques sur Darvelest tombé sous mes yeux.

« Ma résolution a été prise tout desuite. Au lieu d’aller à San Francisco, je me suis embarqué pourKarikal, où je suis arrivé à peu près sans argent.

« C’est à travers mille périls, millefatigues, que je viens enfin de vous trouver.

– Votre collaboration nous seraprécieuse, dit Ralph en se levant : Robert Darvel vous acertainement parlé de son ami Pitcher.

– En maintes circonstances !

Pendant que les deux hommes échangeaient uncordial shake hand, un boy, sur l’ordre du capitaine Wad,apportait une petite valise sordide.

– Mes photographies, s’écria le Polonais,les yeux étincelants de joie.

Il avait ouvert la valise d’une mainfiévreuse, il éparpillait sur le guéridon du kiosque des massesd’épreuves non collées ; sur toutes, la planète apparaissaitavec sa masse sombre traversée par les linéaments plus clairs descanaux de Schiaparelli.

Tout d’abord, ces photographies neprésentaient rien d’extraordinaire.

– Mais vous ne voyez donc pas ?s’écria Bolenski avec feu.

« Regardez ici, cette tache blanchesuivie d’une ligne, puis sur cette autre ; un point, une ligneet un trait !

« Sur cette autre encore, deux traits etun point.

– Qu’est-ce que c’est que cela ?demanda miss Alberte.

– Vous ne comprenez pas… l’alphabetMorse ?

« Il y a là-haut un homme qui fait dessignaux à la Terre et cet homme ne peut être que RobertDarvel !

Chapitre 15«&nbsp;RO-BERT DAR-VEL&nbsp;»

 

Le Polonais Bolenski, une fois que, grâce auxsoins du capitaine Wad, il eut repris l’extérieur d’un gentleman,conquit promptement la sympathie de tous ; le forçat évadé serévéla comme un homme d’intelligence et de cœur, et comme unvéritable savant ; d’ailleurs, le premier soin de ses amis futde ne pas le laisser dans la situation précaire où il setrouvait.

Un matin, le boy qui était spécialementaffecté à son service lui remit trois lettres, ce qui ne laissaitpas de le surprendre ; il se demanda quel correspondant assezbien informé avait pu découvrir déjà sa nouvelle retraite.

Il ouvrit la première lettre, d’où tomba unchèque de cent livres. Elle était du capitaine Wad qui luiexpliquait avec toutes sortes de précautions oratoires qu’un posted’ingénieur géomètre venant de se trouver vacant il avait cru luiêtre agréable en le désignant pour le remplir.

Les appointements étaient de deux cents livreset il joignait à sa lettre six mois d’avance pour parer au pluspressé.

Enchanté des façons aussi délicates quegénéreuses du capitaine, Bolenski ouvrit la seconde lettre et sasurprise s’accrut en découvrant qu’elle contenait un chèque demille livres payable à vue sur la banque royale des Indes.

Cette seconde missive portait la signature deRalph Pitcher. Le naturaliste y racontait, en phrases assezconfuses et entortillées, qu’il se trouvait redevable d’une sommeimportante à l’ingénieur Darvel et que, ce dernier n’ayant puindemniser le Polonais des dommages matériels et moraux qui étaientrésultés de la rupture de leur association, lui, Pitcher, sesubstituait à son ami et se mettait à la disposition de Bolenskipour telle somme qui pourrait lui être utile.

– Je n’avais pas besoin de cela, murmurale Polonais avec émotion, pour savoir que M. Pitcher était unbrave cœur ; on dirait que ces honnêtes gens se sont donné lemot pour signer ces chèques à mon intention.

Tout en parlant ainsi, il faisait sauter d’uncoup d’ongle le cachet de cire noire de la dernière enveloppe.

Il demeura stupide d’étonnement en y trouvantun troisième chèque qui, celui-là, était de dix mille livres.

La lettre était de miss Alberte ; enquelques phrases, dont nulle n’aurait pu blesser la susceptibilitéla plus chatouilleuse, la jeune fille priait l’ingénieur Bolenskid’entrer au service de la banque Téramond qui, pour l’exploitationdes champs d’or, avait besoin d’hommes d’une haute compétence.

Bolenski se frotta les yeux pour biens’assurer qu’il ne rêvait pas tout éveillé, puis il descenditallégrement l’escalier qui aboutissait à la salle à manger de larésidence.

Déjà ses amis y avaient pris place.

– Dépêchez-vous donc, dit le capitaine,nous allions commencer sans vous.

– Je vous fais toutes mes excuses, ditmalicieusement le Polonais, mais j’avoue que j’étais retenu parl’importance de mon courrier de ce matin.

« Figurez-vous que j’ai reçu, en mêmetemps qu’une liasse de chèques, plusieurs propositions fortavantageuses.

Les trois convives levèrent la tête d’un mêmemouvement.

– Mes chers amis, continuait-il en posantà côté de lui les trois lettres et les trois chèques, vous vousêtes rencontrés tous trois dans la même pensée généreuse… Je vousen serai toujours reconnaissant : mais véritablement il m’estimpossible d’accepter…

Une discussion s’engagea ; mais, en dépitde sa résistance, Bolenski n’y eut pas le dessus.

On le força de garder les chèques et, aprèss’être fait beaucoup prier, il finit par y consentir, avec cetterestriction :

– Vous me faites là une véritableviolence morale ; mais je tiens au moins à ce que cet argentsoit employé à l’installation d’appareils perfectionnés pour laphotographie astrale. Il est absolument essentiel que nous ayonsici le même outillage dont j’ai disposé quelques semaines, pendantmon séjour au Japon.

Miss Alberte eut un sourire.

– Vous vous y prenez un peut tard,monsieur l’ingénieur, murmura-t-elle railleusement.

– Pourquoi cela ?

– Parce que les appareils que vousdésirez ont été déjà commandés et sont en chemin !

À cette nouvelle, Bolenski laissa éclater unejoie bruyante, il en oublia pour quelques minutes la lutte dedésintéressement qu’il soutenait contre ses amis.

– Allons, s’écria-t-il avec enthousiasme,tout va bien ; nous allons pouvoir nous mettre à l’œuvreimmédiatement, puis il ajouta avec une nuance detristesse :

– Pourvu que Robert Darvel ne se soit pasdécouragé, qu’il n’ait pas cessé de faire ses signaux !

– Pour cela, j’en réponds, répliquaPitcher, notre ami Darvel a donné maintes fois des preuves de saténacité ; il sait mieux que personne que ce n’est pas du jourau lendemain que ses signaux peuvent être aperçus des astronomes dela terre.

« Comme je le connais, il est homme àcontinuer ses tentatives de communication interastrale pendant desannées, s’il le faut.

« Il doit y mettre d’autant plus depersévérance qu’il a résolu les deux points les plus difficiles duproblème : il a atteint la planète, il a trouvé le moyen derendre ses signaux visibles.

– Comment a-t-il pu bien faire ?interrompit miss Alberte.

– Je ne saurais trop vous le dire ;cependant, d’après l’aspect des signaux, les lignes lumineuses trèsnettes qu’il trace sur le front ténébreux de l’astre, je supposequ’il a trouvé là-bas de puissantes sources d’énergie et de lumièrequi ne peuvent guère être empruntées qu’à l’électricité.

Pendant cette conversation, le capitaine Wadétait demeuré silencieux et pensif.

– C’est dommage, dit Ralph, que l’on nepuisse faire savoir à Robert que ses signaux ont été aperçus.

– Il y aurait peut-être quelqu’un, ditl’officier, qui pourrait faire ce que vous dites.

– Qui donc ?

– Le brahme Ardavena.

« Malheureusement, depuis l’inexpliquéecatastrophe du monastère de Chelambrun, il reste plongé dans unesorte de coma, il est devenu à peu près idiot.

– Qui sait ? murmura missAlberte.

– Nous verrons, reprit le capitaine, maisavant de nous occuper de lui, je crois qu’il y aurait une choseplus importante à faire.

« M. Bolenski n’a pas encore essayéde coordonner, pour en tirer une traduction, les fameusesphotographies.

– Comment vouliez-vous que je lefisse ? répliqua le Polonais. Cela m’était impossible.

« Tout le temps que je ne passais pasdevant mes appareils, ne dormant pas, ne mangeant pas, j’étaisespionné par les Japonais. Je ne voulais pas qu’ils me dérobassentmon secret.

« Tout ce que j’ai pu faire, c’est denuméroter et de classer les épreuves avec le plus grand soin.

– Mais sur le bateau ? interrogeamiss Alberte.

– Cela ne m’a pas été plus facile, je neme serais pas hasardé à commencer un travail aussi délicat dans lapromiscuité d’une cabine de troisième classe, au milieu d’émigrantsgrossiers et brutaux, sous le heurt incessant du roulis et dutangage.

– Je vous comprends. Mais depuis que vousêtes ici ?

– Mademoiselle, pour vous dire le fond dema pensée, je n’ai pas osé entreprendre la lecture, pourtant sansdoute très facile, des signaux martiens.

« Il me semble que je vais pénétrer aveceffraction dans un mystérieux sanctuaire, que je vais connaître deschoses interdites à l’homme, cueillir le fruit de l’arbre de lascience.

« Je tremble à l’idée de ce que vontm’apprendre ces signaux, qui ont traversé des milliers de lieues,avec la stupéfiante vitesse d’un rayon de lumière.

« Je veux que vous soyez tous là pourcette lecture, du premier message expédié d’un astre à l’autre, parle génie de l’homme.

Bolenski avait prononcé ces paroles d’un tonsolennel, son émotion, sa religieuse terreur, au seuil du mystère,s’emparait de ses amis.

– Eh bien ! soit, dit missAlberte.

« C’est ensemble, unis par la mêmepensée, que nous commencerons la traduction du document.

« Mais ce serait un crime de la retarderdavantage. Pourquoi ne serait-ce pas aujourd’hui même ?

– Comme il vous plaira, reprit Bolenski,je ne serai pas fâché pour mon compte d’être délivré de cetteincertitude, de ces angoisses…

Le capitaine Wad frappa sur un gong, un boyapparut, puis, sur un ordre bref en langue sanscrite donné parl’officier, il revint chargé de la valise aux photographies.

Tous se rapprochèrent, mus par une puissantecuriosité.

Bolenski tremblait un peu, quand il prit undes paquets d’épreuves et qu’il coupa les ficelles qui lesliaient.

Mais tout à coup il poussa une exclamation decolère, de surprise et de désespoir.

Les épreuves, pourtant soigneusement fixées,n’offraient plus maintenant qu’une surface uniformément noire, sansun détail, sans un trait, sans une tache.

Un terrible silence plana quelques instantsdans la salle.

La gorge étreinte par l’angoisse, tousregardaient avec effarement, incapables de prononcer une parole,comme si la foudre, tout à coup, était tombée au milieu d’eux.

Bolenski était livide, peut-être un seul despaquets d’épreuves avait-il était ainsi détérioré.

Il en prit un second, puis un autre, puisencore un autre : tous étaient noircis sans remède.

– L’électricité seule, dans certains cas,peut produire de pareils effets, murmura Ralph Pitcher.

– Mais, s’écria Bolenski, chez quil’abattement faisait place à la colère, mes épreuves étaient hierau soir encore intactes.

« Je ne m’explique pas cela…

– Il y a autre chose, dit le capitaineWad cette destruction des épreuves se produisant précisément lejour où nous en avons besoin est, dans ces conditions,inexplicable, si elle n’est due à la malveillance.

– Mais, demanda le Polonais, qui pourraitdonc avoir intérêt ?…

– Un seul homme au monde : Ardavena.Mais vous le disiez fou ?

– Il doit être guéri et lui seul possèdele pouvoir de produire ces catastrophes invraisemblables.

« Mais nous allons le savoir : lemonastère où il est interné n’est qu’à quelques lieues d’ici, monautomobile nous y conduira en un quart d’heure.

Tous se levèrent, ils avaient hâte d’avoirenfin la clé de l’angoissant mystère qui paraissait devenir de plusen plus impénétrable, à mesure qu’ils s’efforçaient de lepercer.

Bientôt, l’auto du capitaine où ils s’étaiententassés au hasard fila à toute vitesse par la route poudreusebordée à droite et à gauche de hautes forêts de palmiers.

On n’en était plus qu’à deux ou troiskilomètres, quand le capitaine Wad, qui avait pris sa jumelle etregardé distraitement l’horizon, la rejeta avec un cri desurprise.

– Que se passe-t-il donc ? demandaBolenski.

– Je ne sais, dit l’officier avecagitation ; mais un grand nuage de fumée plane au-dessus desbâtiments, des gens s’enfuient ; un incendie vient de sedéclarer dans le monastère et j’ai tout lieu de croire que cetévénement coïncide avec la détérioration de vos épreuves et a traitau sort de l’ingénieur Darvel.

Sur un signe de son maître, le chauffeurindigène mit l’auto à la troisième vitesse ; quelques minutesplus tard, il stoppait au milieu d’une foule consternée, en facedes bâtiments du monastère d’où maintenant une haute colonne deflammes jaillissait avec de sinistres crépitements.

À la vue du résident, les Hindous s’écartèrentrespectueusement et il put approcher et obtenir des renseignementssur le sinistre.

Un vieil Hindou lui affirma que c’était letonnerre qui avait allumé l’incendie.

– Tu te moques de moi, répliqua lecapitaine, le ciel est d’un azur parfaitement limpide, il n’acertainement pas dû tonner.

« Il y a autre chose.

– Je vous jure pourtant, seigneur, dit levieillard, et tout le monde vous dira comme moi, que nous avons vupasser un long éclair blanc et que nous avons entendu unedétonation épouvantable.

L’officier, d’abord incrédule, finit par serendre à l’évidence : tous les Hindous qu’il interrogeait enles menaçant de la bastonnade en cas de mensonge furent unanimesdans leurs témoignages.

Cependant, grâce à la présence du résident,les secours s’étaient organisés, un bataillon de cipayes, accourudu fort voisin, avait mis deux pompes en batterie.

On ne tarda pas à être maître du feu qui,après avoir dévoré les charpentes et les hangars, où était entasséede la paille de riz, se trouva arrêté par l’épaisseur des mursconstruits de blocs massifs.

Dès que cela fut possible, avant même que lefeu fût complètement éteint, le capitaine et ses hôtes s’avancèrentvers la cellule qu’occupait Ardavena dans ce monastère.

Mais il était dit que ce jour-là ilscontinueraient à marcher de surprises en surprises.

Une sorte de puits circulaire, aux bordsnoircis par la flamme, marquait seul la place de la cellule duvieux brahme, dont le toit avait été effondré et brûlé.

Des fragments de cervelle, de hideux débrisencore adhérents à la pierre, ne laissaient aucun doute sur le sortqu’il avait subi.

– Mes amis, s’écria le capitaine Wadd’une voix palpitante d’émotion, je m’explique maintenant certaineschoses.

« Ce n’est pas la foudre qui a allumé cetincendie.

« C’est un bolide !

« Et ce bolide vient certainement de laplanète Mars.

L’officier ne s’était pas trompé.

La masse météorique, qu’à cause de sa rapiditéet de son incandescence les Hindous avaient prises pour un éclair,avait effondré successivement, en les traversant avec uneeffroyable puissance de pénétration, trois solides voûtes depierre, elle avait frappé au passage le brahme accroupi sur sanatte.

Miss Alberte et ses compagnons demeurèrentsilencieux, ils sentaient qu’ils étaient entraînés dans un cycle defaits merveilleux dont ils n’étaient pas les maîtres ; ce futRalph Pitcher qui reprit le premier la parole.

– Il faut absolument trouver ce bolide,déclara-t-il, si surtout comme vous le supposez il vient de laplanète Mars.

– Mais qui peut vous faire croirecela ?

– J’ai toutes sortes de raisons que jevous expliquerai.

« Vous verrez que je ne me suis pastrompé.

Guidés par un boy, ils gagnèrent les étagesinférieurs, dont les voûtes de granit avaient été traversées par leprojectile, qui avait laissé un trou aussi net que s’il eût étéfait à l’emporte-pièce ; mais il leur fallut aller jusqu’à lacrypte pour trouver le bolide.

Ils ne virent d’abord qu’une masse allongéeverticalement enfoncée dans le sol et qui, rougie à blanc,répandait une suffocante chaleur. Mais, à la grande surprise destrois savants, ce bizarre aérolithe offrait une forme parfaitementrégulière, on eût dit une olive allongée ou un énorme cigare trèscourt ; il n’était pas composé de roches ou de minerai inerte,comme le sont en général les météorites.

Malgré l’impatience du capitaine et de sesamis, il leur fallut attendre que le bloc échauffé par leformidable frottement atmosphérique se fût refroidi pour qu’ilspussent en approcher.

Enfin, avec de grands efforts, grâce à uneescouade de cipayes armés de leviers, le projectile planétaire putêtre arraché de l’alvéole qu’il s’était creusé et transporté dansune cour intérieure. On put alors se rendre compte qu’il étaitcreux intérieurement, et que l’un de ses orifices évidé comme legoulot d’un flacon, portait les traces d’un pas de vis et d’unressort qui avait dû servir à assujettir un couvercle.

– Mes amis, dit le capitaine d’une voixémue et solennelle, nous nous trouvons en présence d’un fait d’unecapitale importance.

« Ce bolide n’est autre chose que leprojectile dont les notes de l’ingénieur Darvel renferment unedescription exacte.

– Mais, interrompit Ralph, comment alorsexpliquer qu’il soit vide, et surtout qu’il soit tombé précisémentsur Ardavena ?

« Croyez-moi, ce n’est pas là un simplehasard.

– Assurément non, reprit le Polonais,mais voulez-vous me permettre de donner mon explication ?

– Pour mon compte, dit Ralph, je n’envois pas.

– Nous n’en aurons probablement jamaisune exacte ; mais essayons, tâchons de grouper les faits.

« Pour moi, une chose qui ne fait pasl’ombre d’un doute, c’est qu’Ardavena ne soit arrivé à guérircomplètement de sa folie ; c’est lui sans nul doute, qui adétruit nos épreuves photographiques par méchanceté oujalousie.

« C’est encore lui qui a dû faire revenirsur la terre cette olive d’acier.

« C’était sans doute le pouvoir de savolonté qui l’avait lancée vers Mars et il demeurait encommunication avec ce morceau de métal par le fluide volitifattaché aux molécules du métal ; comme il l’avait fait partir,il a pu le faire revenir.

– Je ne vois pas cela si clairement,objecta Ralph Pitcher ; si cela était, il ne se serait pasfait tuer aussi sottement.

– C’est qu’il n’a pas réfléchi sans douteque l’olive, attirée par son énergie volitive, devait arriverdirectement, avec une vitesse accrue par les lois de l’attractionjusqu’à la source même de cette énergie, c’est-à-dire à son proprecerveau.

« Quant à l’intention à laquelle il aobéi, je ne saurais la dire : il ne faut pas nous flatter d’yvoir jamais complètement clair, dans ces ténèbres.

« Peut-être a-t-il voulu priver Darvel duvéhicule qui pouvait lui faciliter son retour sur la Terre ?Peut-être avait-il établi une communication avec lui ?…

– Je crois, moi, que nous ne sauronsjamais, murmura le capitaine Wad d’une voix sourde.

« Mais il y a une chose certaine, pourmoi.

« Désormais, j’en suis sûr, nos épreuvesne seront plus détériorées par des mains invisibles. La mortd’Ardavena nous délivre d’un ennemi redoutable.

– Pourvu, murmura Pitcher, que notre amiait continué ses signaux.

Nous le saurons dans quelques jours…

Il fallut s’en tenir à cette conclusion etregagner la résidence où l’olive d’acier fut transportée avecprécaution. Le capitaine se réservait de questionner certainsserviteurs de Chelambrum qui avaient peut-être eu l’occasion devoir le projectile dans le laboratoire de Robert Darvel.

Cependant, deux jours ne s’étaient pasécoulés, que les appareils délicats et coûteux de la photographieinterplanétaire arrivaient de Karikal dans un fourgonautomobile.

Bolenski, aidé de Ralph Pitcher, passa toutela journée à les disposer convenablement sur une des terrasses dela résidence.

Ce ne fut pas sans émotion que les premièresplaques apportées par Ralph furent soumises à l’action desrévélateurs.

– Il y a des signaux, s’écria lecapitaine Wad, je l’aurais parié, depuis que ce coquin d’Ardavenaest mort.

– J’espère, fit miss Alberte, trèsnerveuse, que nous ne commettrons pas la même imprudence queM. Bolenski ; je veux me charger moi-même du soin derelever avec l’heure exacte les traits et les points quiconstituent l’alphabet Morse.

Et gravement, elle prit place en face dubureau du capitaine Wad et commença à noter les indications que luidictait lentement Ralph Pitcher.

Tous étaient profondément émus.

Tout à coup, le capitaine Wad qui, deboutderrière la jeune fille, épelait à mesure les caractères, s’avançaen proie à une agitation extraordinaire.

– Mes amis, déclara-t-il d’une voixsolennelle, nous ne nous étions pas trompés dans nos prévisions,l’ingénieur est bien vivant et il habite Mars ; c’est nous quiavons l’honneur d’enregistrer le premier télégramme entre les deuxplanètes…

Et il commença en scandant lentement lessyllabes :

RO-BERT DAR-VEL…

La communication entre Mars et la Terre étaitétablie !

Chapitre 16TÉNÈBRES

 

… Lorsque la nuit fut venue, Robert, malgréles larmes et les supplications d’Eeeoys et de toute l’escorte,s’engagea dans la grande forêt tropicale, accompagné seulement duvampire, qu’il croyait avoir apprivoisé et qui le précédait envoletant lourdement.

Bien pourvu d’armes et de provisions, illongea plusieurs heures les rives d’un canal, jusqu’à ce que,parvenu à une clairière et séparé des siens, il fût abandonné parson guide et assailli d’une nuée d’Erloor qui s’élançaientde tous les coins du bois.

À l’aide d’un briquet, dont il était muni, iltenta d’allumer du feu, son moyen de défense habituel ; mais,avant qu’il eût pu y parvenir, un lourd filet circulaire, une sorted’épervier dont les bords étaient lestés de poids s’abattit sur luiet il fut en un instant garrotté, bâillonné et emporté.

En se débattant, il fut atteint au front parune des balles de pierre du filet et il s’évanouit.

Quand il revint à lui, il était enchaîné dansles ténèbres et un sourd murmure chuchotait à ses oreilles ;l’ombre était bruissante de frôlements d’ailes et des souffleschauds passaient au-dessus de son visage. Dans le lointain, ilentendait le grondement d’un torrent.

L’obscurité à laquelle ses yeux s’habituaientpeu à peu était piquée de milliers d’yeux luisants dont l’immensequantité créait une brume phosphorescente.

Le lieu où il se trouvait lui apparut imposantet sinistre ; c’était une spacieuse caverne, aussi hautequ’une cathédrale et dont les parois escarpées étaient tapissées,comme d’une tenture mortuaire, par les ailes des vampires colléscontre le roc et si rapprochés qu’ils recouvraient les murs du soljusqu’à la voûte<span class=footnote>Ce fragment incompletest le dernier recueilli. Robert Darvel, suivant dans ses signauxl’ordre des faits, n’a pu nous expliquer son moyen decommunication. Ce passage est placé dans l’édition anglaise, commeici, après la relation des expériences de miss Alberte et de sesamis.</span>.

« NOTE DU TRADUCTEUR »

 

Le récit, paru pour la première fois dans leBulletin de la Société anglo-indienne, sous le titre : LePrisonnier de la Planète Mars, a été entièrement rédigé parles soins du major Carl Bell, ami et collaborateur de RalphPitcher, d’après les notes de ce dernier, qui n’avait fait quecoordonner les messages interastraux, souvent trop concis, tronquésou brusquement interrompus, seule raison qui ait empêché leurpublication intégrale.

Nous ne reviendrons pas sur la profondesensation produite dans les deux mondes par Le Prisonnier de laPlanète Mars, à tel point que beaucoup de personnes n’ont vudans ce volume qu’une œuvre de pure imagination.

Les lecteurs français remarqueront que, ledrame se déroulant à la fois sur la planète Mars et sur la Terre,le lieu de la scène se trouve parfois brusquement déplacé, en mêmetemps que le lecteur est forcé à certains retours en arrière.

Quoi qu’il en soit de ces imperfections quin’ont pas choqué les lecteurs anglais et américains, nous sommescertains que Le Prisonnier de la Planète Mars obtiendraprès du public français un succès d’intérêt et de curiositéd’autant plus vif que, malgré les efforts des savants des deuxmondes, le sort du vaillant ingénieur Robert Darvel demeure encoreincertain.

Les signaux ont subi une brusque interruption,et ce n’est qu’après trois mois d’attente inutile, lorsqu’il estdevenu malheureusement certain que l’ingénieur Darvel avait perdules moyens de communiquer avec la Terre, soit qu’il fût mort, soitpour toute autre raison, que miss Alberte Téramond a enfin consentià la publication des messages interastraux complétés, etquelquefois interprétés par le savant naturaliste RalphPitcher.

Cette catastrophe est d’autant plusregrettable qu’elle laisse le monde savant dans l’incertitude surle sort de l’explorateur.

S’est-il lassé d’adresser des messagesauxquels personne ne répondait ?

Est-il privé de l’énergie électriquenécessaire pour produire des raies lumineuses sur l’étendue deplusieurs dizaines de lieues, ce qui serait presque impraticable –quoique non impossible pour l’industrie terrestre. Est-il mort ouprisonnier ? Autant de questions, probablement à jamaisinsolubles.

La partie la plus intéressante de son voyaged’exploration des tropiques martiens, le récit de ses luttes et deson probable triomphe sur les Erloor ne nous sont pasparvenus.

Enfin, il y aurait eu de considérablesavantages pour la science à connaître le moyen même dont il s’estservi pour des signaux lumineux.

On peut conjecturer qu’après avoir étéprisonnier des vampires il est arrivé à comprendre leur langage, àleur imposer ses idées et peut-être à les dominer.

Peut-être lui ont-ils communiqué les secretsde quelque ancienne civilisation martienne, pourvue d’une science,sinon supérieure, du moins différente de la nôtre.

La création de bandes éclairantes d’uneintensité aussi soutenue et d’un pouvoir lumineux aussiconsidérable suppose une connaissance approfondie des forcesnaturelles.

Pour ce qui est de miss Alberte, au sujet delaquelle le lecteur doit comprendre que nous sommes tenus à uneextrême discrétion, nous ne pouvons communiquer aucun renseignementnouveau.

La jeune milliardaire s’est renfermée dans uneretraite absolue.

Si l’on en croyait les reportages plus oumoins fantaisistes de certains grands journaux anglais et français,miss Alberte préparait, dans le plus grand mystère, une grandioseentreprise, avec la dévouée collaboration de l’honorable RalphPitcher, du capitaine Wad, qui vient tout récemment de donner sadémission, et de l’ingénieur Bolenski.

L’hostilité qu’ont manifestée les savantsofficiels pour les communications interplanétaires et lescatastrophes tragiques ou mystérieuses qui ont suivi toutes lestentatives de ce genre ne nous permettent d’accueillir cetteopinion qu’avec une grande réserve.

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