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Le Puits de Sainte Claire

Le Puits de Sainte Claire

d’ Anatole France
PROLOGUE

LE R. P. ADONE DONI

Τὰ γὰρ φυσικὰ, καὶ τὰἠθικὰ, ἀλλὰ καὶ τὰ μαθηματικὰ, καὶ τοὺς ἐγκυκλίους λόγους, καὶ περὶτεχνῶν πᾶσαν εἶχεν ἐμπειρίαν. (LAERT., IX, 37)

J’étais à Sienne au printemps. Occupé tout le jour à des recherches minutieuses dans les archives de la ville, j’allais me promener le soir, après souper, sur la route sauvage de Monte Oliveto où, dans le crépuscule, de grands bœufs blancs accouplés traînaient, comme au temps du vieil Évandre, un char rustique aux roues pleines. Les cloches de la ville sonnaient la mort tranquille du jour ; et la pourpre du soir tombait avec une majesté mélancolique sur la chaîne basse des collines. Quand déjà les noirs escadrons des corneilles avaient gagné les remparts, seul dans le ciel d’opale, un épervier tournait, les ailes immobiles, au-dessus d’une yeuse isolée.

J’allais au-devant du silence, de la solitude et des douces épouvantes qui grandissaient devant moi. Insensiblement la marée de la nuit recouvrait la campagne. Le regard infini des étoiles clignait au ciel. Et, dans l’ombre, les mouches de feu faisaient palpiter sur les buissons leur lumière amoureuse.

Ces étincelles animées couvrent par les nuits de mai toutela campagne de Rome, de l’Ombrie et de la Toscane. Je les avaisvues jadis sur la voie Appienne, autour du tombeau de CaeciliaMetella, où elles viennent danser depuis deux mille ans. Je lesretrouvais sur la terre de sainte Catherine et de la Pia de’Tolomei, aux portes de cette ville de Sienne, douloureuse etcharmante. Tout le long de mon chemin, elles vibraient dans lesherbes et dans les arbustes, se cherchant et, parfois, à l’appel dudésir, traçant au-dessus de la route l’arc enflammé de leurvol.

Sur la voie blanche, dans ces nuits transparentes, la seulerencontre que je faisais était celle du R. P. Adone Doni, qui alorstravaillait comme moi tout le jour dans l’ancienne académiedegli Intronati. J’avais tout de suite aimé ce cordelierqui, blanchi dans l’étude, gardait l’humeur riante et facile d’unignorant. Il causait volontiers. Je goûtais son parler suave, sonbeau langage, sa pensée docte et naïve, son air de vieux Silènepurifié par les eaux baptismales, son instinct de mime accompli, lejeu de ses passions vives et fines, le génie étrange et charmantdont il était possédé. Assidu à la bibliothèque, il fréquentaitaussi le marché, s’arrêtant de préférence devant les contadines,qui vendent des pommes d’or, et prêtant l’oreille à leurs librespropos. Il apprenait d’elles, disait-il, la belle languetoscane.

De sa vie, dont il se taisait, je savais seulement que, né àViterbe d’une famille noble et misérable, il avait étudié leshumanités et la théologie à Rome, était entré jeune chez lesfranciscains d’Assise, où il travaillait aux archives, et avait eudes difficultés sur des matières de foi, avec ses supérieursecclésiastiques. Je crus m’apercevoir en effet qu’il inclinait auxopinions singulières. Il avait de la religion et de la science,mais non sans bizarreries. Il croyait en Dieu sur le témoignage del’Écriture et selon la doctrine de l’Église, et il se moquait dessimples philosophes qui y croient d’eux-mêmes, sans y être obligés.En cela il ne sortait pas de l’orthodoxie. C’est sur le diablequ’il professait des opinions singulières. Il pensait que le diableétait mauvais sans l’être absolument et que son imperfectionnaturelle l’empêcherait toujours d’atteindre à la perfection dumal. Il croyait apercevoir quelques signes de bonté dans lesactions obscures de Satan, et, sans trop l’oser dire, il enaugurait la rédemption finale de l’archange méditatif, après laconsommation des siècles.

Ces étrangetés de pensée et d’humeur qui l’avaient séparé dumonde et jeté dans la solitude étaient pour moi un sujetd’amusement. Il avait beaucoup d’esprit. Il lui manquait seulementle sens du commun et de l’ordinaire. Il vivait dans les images dupassé et dans le songe de l’avenir. La notion du temps présent luiétait absolument étrangère. Ses idées politiques procédaient à lafois de l’antique Sainte-Marie-des-Anges et des conciliabulesrévolutionnaires de Londres. C’était celles d’un socialistechrétien. Il n’y était pas excessivement attaché. Il méprisait tropla raison humaine pour faire grand cas de la part qu’il en avait.Le gouvernement des États lui paraissait une énorme bouffonneriedont il riait sans bruit, décemment, en homme de goût. Les jugescivils et criminels l’étonnaient un peu. Il regardait lesmilitaires avec une indulgence philosophique. Je ne tardai pas àdécouvrir en lui des contradictions flagrantes.

Il appelait de toute la charité de son cœur la paixuniverselle. Mais il avait du goût pour la guerre civile, et iltenait en haute estime ce Farinata degli Uberti, qui aima assezfortement sa ville de Florence pour l’amener, par violence et parruse et en rougissant l’Arbia du sang florentin, à vouloir et àpenser ce qu’il voulait et pensait lui-même. Néanmoins, le R. P.Adone Doni était un doux rêveur. C’est sur l’autorité spirituelledu Saint-Siège qu’il comptait pour établir en ce monde le royaumede Dieu. Il pensait que le Paraclet conduisait les papes dans unevoie ignorée d’eux-mêmes. Aussi n’avait-il que des parolesrespectueuses pour l’Agneau rugissant de Sinigaglia et pour l’Aigleconcordataire de Carpineto. C’est de la sorte qu’il désignaitcommunément Pie IX et Léon XIII.

Bien que le R. P. Adone Doni me fût d’un entretienparticulièrement agréable, j’évitais, par respect de sa liberté etde la mienne, de lui rendre dans la ville des soins trop assidus.De son côté, il gardait à mon égard une exquise discrétion. Mais ennos promenades nous savions nous rencontrer comme d’aventure. À unedemi-lieue de la porte Romaine la route se creuse entre deuxplateaux mornes, que hérissent de tristes mélèzes. Sous le flancargileux de la colline septentrionale, au bord de la route, unpuits tari dresse son léger pavillon de fer. C’est là que, presquechaque soir, je trouvais le R. P. Adone Doni. Assis sur lamargelle, les mains dans les manches de sa robe, il contemplaitavec un paisible étonnement les choses de la nuit. Et l’ombre quil’enveloppait laissait deviner encore dans ses yeux clairs et sursa face camuse l’expression d’audace craintive et de grâce moqueusequi y était profondément empreinte. Nous échangions d’abord dessouhaits solennels de bonne santé, de paix et de contentement. Etje prenais place près de lui sur la vieille margelle de pierre quiportait encore quelques traces de sculptures. On y distinguait, augrand jour, une figure qui avait la tête plus grosse que le corpset représentait un ange, ainsi qu’il paraissait à sesailes.

Le R. P. Adone Doni ne manquait point de medire :

« Signore, soyez le bienvenu au puits de sainteClaire. »

Je lui demandai un soir pour quelle raison ce puits portaitle nom de la préférée de saint François. Il m’apprit que c’était àcause d’un petit miracle fort gracieux qui, par malheur, n’avaitpas été admis dans le recueil des Fioretti. Je le priai devouloir bien me le conter. Ce qu’il fit en cestermes :

« Au temps où le pauvre de Jésus-Christ, François, filsde Bernardone, allait par les villes enseignant la simplicitésainte et l’amour, il visita Sienne, accompagné du frère Léon qu’ilaimait. Mais les Siennois avaricieux et cruels, vrais fils de laLouve dont ils se vantaient d’avoir sucé le lait, ne firent pointun bon accueil au saint qui leur conseillait de prendre dans leurmaison deux dames parfaitement belles, la Pauvreté et l’Obéissance.Ils l’accablèrent d’outrages et de risées, et le chassèrent de laville. Il en sortit la nuit par la porte Romaine. Le frère Léon quimarchait à son côté lui dit :

« “Les Siennois ont écrit sur les portes de leurcité : ‘Sienne vous ouvre son cœur, plus large que sesportes’. Et pourtant, frère François, ces hommes nous ont ferméleur cœur.”

« Et François, fils de Bernardone,répondit :

« “La faute en est à moi, n’en doute point, frère Léon,petit agneau de Dieu. Je n’ai pas su frapper à la porte de cescœurs avec assez de force et d’adresse. Et je suis bien au-dessousde ces hommes qui font danser un ours sur la place de la ville. Carils attirent une nombreuse assemblée en montrant ce gros animal, etmoi, qui montrais des dames d’une beauté céleste, je n’ai attirépersonne. Frère Léon, je t’ordonne par la sainte obéissance de medire : ‘Frère François, tu es un pauvre homme sans aucunmérite, disgracieux et vraiment nuisible.’” Et tandis que frèreLéon différait d’obéir, le saint homme s’affligeait au-dedans delui-même. Le long de la route noire, il lui souvenait de la douceAssise où il avait laissé ses fils selon l’esprit et Claire, lafille de son âme. Il savait que Claire était exposée à de grandestribulations pour l’amour de la pauvreté sainte. Et il douta si safille bien-aimée n’était pas malade de corps et d’âme et détournéedes bons propos, dans la maison de saint Damien.

« Ces doutes l’accablaient d’un tel poids que, parvenuà ce point où la route se creuse entre les collines, il luisemblait que ses jambes s’enfonçaient à chaque pas dans la terre.Il se traîna jusqu’à ce puits, qui était alors dans sa bellenouveauté et plein d’une eau limpide, et il tomba sans force sur lamargelle où nous sommes assis en ce moment. L’homme de Dieu demeuralongtemps penché sur la bouche du puits. Après quoi, relevant latête, il dit joyeusement au frère Léon :

« “Que crois-tu, frère Léon, agneau de Dieu, que j’aivu dans ce puits ?”

« Le frère Léon répondit :

« “Frère François, tu as vu dans ce puits la lune quis’y mire.

« “Mon frère, reprit le saint de Dieu, ce n’est pasnotre sœur la lune que j’ai vue dans ce puits, mais, par la grâceadorable du Seigneur, le vrai visage de sœur Claire, et si pur etsi resplendissant d’une sainte allégresse que tous mes doutes ontété soudain dissipés et qu’il m’est devenu manifeste que notre sœurgoûte à cette heure le plein contentement que Dieu accorde à sespréférées, en les comblant des trésors de la pauvreté.”

« Ayant ainsi parlé, le bon saint François but dans lecreux de sa main quelques gouttes d’eau et se relevafortifié.

« C’est pourquoi le nom de sainte Claire a été donné àce puits. »

Tel fut le récit du R. P. Adone Doni.

Chaque soir, je retrouvais l’aimable cordelier assis sur lerebord du puits mystique. Je prenais place à son côté, et il medisait quelque histoire de lui seul connue. Il en savaitd’admirables. Il possédait mieux que personne les antiquités de sonpays qui se ranimaient et se rajeunissaient dans sa tête comme dansune internelle et spirituelle Jouvence. De fraîches imagess’échappaient abondamment de ses lèvres chenues. Tandis qu’ilparlait, la lumière de la lune coulait sur sa barbe en ruisseaud’argent. Le grillon accompagnait du bruissement de ses élytres lavoix du conteur, et parfois, aux sons de cette bouche, d’où sortaitle plus doux des langages humains, répondait la plainte flûtée ducrapaud, qui, de l’autre côté de la route, écoutait, amical etcraintif.

Je quittai Sienne vers le milieu de juin. Depuis lors, jen’ai pas revu le R. P. Adone Doni, qui reste dans ma mémoire commeune figure de rêve. J’ai mis par écrit les contes qu’il me fit surla route de Monte Oliveto. On les trouvera dans le présent livre.J’aurais voulu retenir, en les rédigeant, quelques restes de lagrâce qu’ils avaient au puits de sainte Claire.

Chapitre 1Saint Satyre

À Alphonse Daudet.

Consors paterni luminis,

Lux ipse lucis et dies,

Noctem canendo rumpimus :

Assiste postulantibus.

Aufer tenebras mentium,

Fuga catervas daemonum,

Expelle somnolentiam,

Ne pigitrantes obruat.

(Breviarium romanum.

Feria tertia ; ad matutinum.)

Fra Mino s’était élevé par son humilitéau-dessus de ses frères ; et, jeune encore, il gouvernaitsagement le monastère de Santa Fiora. Il était pieux. Il seplaisait à prolonger ses méditations et ses prières ; parfoisil avait des extases. À l’exemple de saint François, son pèrespirituel, il composait des chansons en langue vulgaire sur l’amourparfait qui est l’amour de Dieu. Et ces ouvrages ne péchaient nipar la mesure ni par le sens, car il avait étudié les sept artslibéraux à l’université de Bologne.

Or, un soir, comme il se promenait sous lesarcades du cloître, il sentit son cœur s’emplir de trouble et detristesse au souvenir d’une dame de Florence qu’il avait aiméelorsqu’il était dans la première fleur de la jeunesse, et quel’habit de saint François ne protégeait pas encore sa chair. Ilpria Dieu de chasser cette image. Mais son cœur resta triste.

« Les cloches, pensa-t-il, disent commeles anges : Ave Maria ; mais leur voix s’éteintdans la brume du ciel. Sur la muraille de ce cloître, le maîtredont s’honore Pérouse a peint merveilleusement les Mariescontemplant avec un indicible amour le corps du Sauveur. Mais lanuit a voilé les larmes de leurs yeux et les sanglots muets de leurbouche, et je ne peux pas pleurer avec elles. Ce puits, au milieude la cour, tout à l’heure, était couvert de colombes qui venaientboire, mais elles se sont envolées sans avoir trouvé d’eau dans lescreux de la margelle. Et voici, Seigneur, que mon âme se tait commeles cloches, s’obscurcit comme les Maries et se dessèche comme lepuits. Pourquoi, Jésus mon Dieu, mon cœur est-il aride, ténébreuxet muet, quand vous êtes pour lui l’aurore, le chant des oiseaux etla source descendant des collines ? »

Il craignit de regagner sa cellule et, pensantque la prière dissiperait sa tristesse et calmerait son inquiétude,il entra par la porte basse du cloître dans l’église conventuelle.De muettes ténèbres emplissaient l’édifice, élevé plus de centcinquante ans auparavant, sur les restes d’un temple romain, par legrand Margaritone. Fra Mino traversa la nef et alla s’agenouillerdans la chapelle du chevet, dédiée à San Michele, dont l’histoireétait peinte sur la muraille. Mais la lueur sombre de la lampesuspendue à la voûte ne permettait pas de voir l’archangecombattant le démon et pesant les âmes. Seulement, la lune envoyaitpar la fenêtre un rayon pâle sur le tombeau de saint Satyre, placédans une arcade à la droite de l’autel. Ce tombeau, en forme decuve, était plus ancien que l’église, et tout semblable auxsarcophages des païens, sinon que le signe de la croix se voyaittracé trois fois sur les parois de marbre.

Fra Mino resta longtemps prosterné devantl’autel ; mais il lui fut impossible de prier et, dans lemilieu de la nuit, il sentit peser sur lui cette torpeur qui avaitaccablé les disciples de Jésus-Christ au jardin des Oliviers. Et,tandis qu’il demeurait étendu sans courage ni prudence, il vitcomme une nuée blanche s’élever au-dessus du tombeau de saintSatyre et bientôt il reconnut que cette nuée était faite d’unemultitude de nuées dont chacune était une femme. Elles flottaientdans l’air obscur ; à travers leurs légères tuniquesbrillaient leurs corps légers. Et Fra Mino vit qu’il se trouvaitparmi elles de jeunes hommes à pieds de bouc qui les poursuivaient.Leur nudité laissait paraître l’effroyable ardeur de leurs désirs.Cependant les nymphes fuyaient ; sous leurs pas rapidesnaissaient des prés fleuris et des ruisseaux. Et chaque fois qu’uncapripède étendait la main sur l’une d’elles et la croyait saisir,un saule s’élevait soudain pour cacher la nymphe dans son tronccreux comme une caverne, et le blond feuillage s’emplissait demurmures légers et de rires moqueurs.

Quand toutes les femmes se furent cachées sousles saules, les capripèdes, assis sur l’herbe soudaine, soufflèrentdans leurs flûtes de roseaux et en tirèrent des sons dont toutecréature eût été troublée. Les nymphes charmées passaient la têteentre les branches et peu à peu, quittant leurs ombreusesretraites, s’approchaient, attirées par la flûte irrésistible.Alors les hommes-boucs se jetèrent sur elles avec une fureursacrée. Dans les bras de l’insolent agresseur, les nymphess’efforcèrent un moment encore de railler et de se moquer. Puiselles ne rirent plus. La tête renversée, les yeux noyés de joie etd’horreur, elles appelaient leur mère, ou criaient : « Jeme meurs », ou gardaient un silence farouche.

Fra Mino voulut détourner la tête, mais il nele put pas, et ses yeux restèrent ouverts malgré lui.

Cependant les nymphes, ayant noué leurs brasaux reins des capripèdes, mordaient, caressaient, irritaient leursamants velus et, mêlées à eux, les enveloppaient, les baignaient deleur chair plus ondoyante et plus vive que l’eau du ruisseau qui,près d’elles, coulait sous les saules.

À cette vue, Fra Mino tomba, d’esprit etd’intention, dans le péché. Il désira être un de ces démons àdemi-hommes et à demi-bêtes, et tenir sur sa poitrine, à leurmanière, la dame de Florence qu’en la fleur de son âge il avaitaimée, et qui était morte.

Mais déjà les hommes-boucs se dispersaientdans la campagne. Les uns recueillaient du miel au tronc deschênes, les autres taillaient des roseaux en forme de flûte, ou,bondissant l’un contre l’autre, entrechoquaient leurs frontscornus. Et les corps inertes des nymphes, dépouilles charmantes del’amour, jonchaient la prairie. Fra Mino gémissait sur ladalle ; car le désir du péché avait été si vif en lui, quemaintenant il en éprouvait la honte tout entière.

Tout à coup, une des nymphes couchées ayant,d’aventure, tourné le regard vers lui, s’écria :

« Un homme ! unhomme ! »

Et, le montrant du doigt à sescompagnes :

« Voyez, mes sœurs, ce n’est point unchevrier. On ne voit pas près de lui sa flûte de roseaux. Je ne lereconnais pas non plus pour le maître d’un de ces domainesrustiques, dont le petit jardin suspendu au coteau, sur les vignes,est protégé par un Priape taillé dans un tronc de hêtre. Quefait-il parmi nous, s’il n’est ni chevrier, ni bouvier, nijardinier ? Il a l’air sombre et rude, et je ne lis point dansson regard l’amour des dieux et des déesses qui peuplent le grandciel, les bois et les montagnes. Il porte un habit barbare. C’estpeut-être un Scythe. Approchons de cet étranger, mes sœurs, etsachons de lui s’il n’est pas venu en ennemi pour troubler nosfontaines, abattre nos arbres, déchirer nos montagnes et révéleraux hommes cruels le mystères de nos asiles heureux. Viens avecmoi, Mnaïs ; venez, Églé, Néère et Mélibée.

– Allons ! répondit Mnaïs, allonsavec nos armes !

– Allons ! » s’écrièrent-ellestoutes ensemble.

Et Fra Mino vit que, s’étant levées, ellescueillirent des roses à pleines mains, et s’avancèrent vers lui, enune longue file, armées de roses et d’épines. Mais la distance oùelles étaient de lui, qui d’abord lui avait semblé petite, car ilcroyait les toucher presque, et sentait leur souffle sur sa chair,parut croître tout à coup, et il les vit venir comme d’une forêtlointaine. Impatientes de l’atteindre, elles couraient, en lemenaçant de leurs fleurs cruelles. Des menaces sortaient aussi deleurs lèvres fleuries. Et voici qu’à mesure qu’elles avançaient, unchangement se faisait en elles ; elles perdaient à chaque pasun peu de leur grâce et de leur éclat, et la fleur de leur jeunessese fanait en même temps que les roses de leurs bouquets. Ce furentd’abord les yeux qui se creusèrent et la bouche qui tomba. Le col,naguère si pur et si blanc, se traversa de plis profonds, puis desmèches grises descendirent sur le front ridé. Elles allaient :leurs yeux se bordaient d’écarlate, leurs lèvres rentraient dansles gencives. Elles allaient, portant des roses sèches entre leursbras noirs et tordus comme la vieille vigne que les paysans deChianti brûlent pendant les nuits d’hiver. Elles allaient, branlantdu chef et flageolant sur leurs cuisses creuses.

Arrivées à l’endroit où Fra Mino était clouéd’épouvante, ce n’était plus que d’horribles sorcières chauves etbarbues, le nez au menton, la poitrine vide et pendante. Elles sepressaient autour de lui :

« Oh ! le joli mignon, dit l’une. Ilest blanc comme un linge, et le cœur lui bat comme à un lièvremordu par les chiens. Églé, ma sœur, que convient-il d’enfaire ?

– Ma Néère, répondit Églé, il faut luiouvrir la poitrine, lui arracher le cœur et mettre une éponge à laplace.

– Non point ! dit Mélibée. Ce seraitlui faire payer trop cher sa curiosité et le plaisir qu’il a pris ànous surprendre. Il suffit pour cette fois de lui infliger unecorrection légère. Donnons-lui une bonne fessée. »

Aussitôt, entourant le moine, les sœursretroussèrent sa robe par-dessus sa tête et le frappèrent avec lespoignées d’épines qui leur restaient dans les mains.

Le sang commençait à venir quand Néère leurfit signe de s’arrêter :

« Assez ! dit-elle ; c’est mongalant ! J’ai vu tout à l’heure qu’il me regardait avectendresse, je veux contenter ses désirs et me donner à lui sansplus attendre. »

Elle sourit : une dent longue et noire,qui lui sortait de la bouche, lui chatouillait la narine. Ellemurmurait :

« Viens, mon Adonis ! »

Puis, tout à coup, furieuse :

« Fi ! Fi ! ses sens sontengourdis. Sa froideur offense ma beauté. Il me méprise ; mescompagnes, vengez-moi ! Mnaïs, Églé, Mélibée, vengez votresœur ! »

À cet appel, toutes, levant leur fouetépineux, châtièrent si rudement le malheureux Fra Mino que soncorps ne fut bientôt qu’une plaie. Elles s’arrêtaient par momentspour tousser et cracher et recommençaient ensuite de plus belle àjouer des verges. Elles ne cessèrent qu’à bout de forces.

« J’espère, dit alors Néère, que laprochaine fois il ne me fera pas l’affront immérité dont je rougisencore. Laissons-lui la vie. Mais s’il trahit le secret de nos jeuxet de nos plaisirs, nous le ferons mourir. Au revoir, beaumignon ! »

Ayant dit, la vieille s’accroupit sur lereligieux et l’inonda d’une eau infecte. Chaque sœur à son tour enfit autant, puis elles regagnèrent l’une après l’autre le tombeaude saint Satyre, où elles entrèrent par une petite fente ducouvercle, laissant leur victime étendue dans un ruisseau d’uneinsupportable puanteur.

Quand la dernière eut disparu, le coq chanta.Fra Mino put enfin se relever de terre. Brisé de fatigue et dedouleur, engourdi par le froid, tremblant de fièvre, à demisuffoqué par les exhalaisons d’un liquide empesté, il rajusta sesvêtements et se traîna jusqu’à sa cellule, à la pointe du jour.

À compter de cette nuit, Fra Mino ne trouvaplus de repos. Le souvenir de ce qu’il avait vu dans la chapelle deSan Michele, sur le tombeau de saint Satyre, le troublait durantles offices et les exercices pieux. Il accompagnait en tremblantses frères à l’église. Quand il lui fallait, suivant la règle,baiser le pavé du chœur, ses lèvres y rencontraient avec épouvantela trace des nymphes et il murmurait : « Mon Sauveur, nem’entendez-vous pas vous dire ce que vous-même avez dit à votrePère : Ne nous induisez pas en tentation ? » Ilavait pensé d’abord envoyer au seigneur évêque la relation de cequ’il avait vu. Mais, ayant mûrement réfléchi, il se persuada qu’ilvalait mieux méditer à loisir ces événements extraordinaires et neles publier qu’après en avoir fait une étude exacte. Il se trouvad’ailleurs que le seigneur évêque, allié aux guelfes de Pise contreles gibelins de Florence, guerroyait à cette heure d’une telleforce qu’il n’avait de tout un mois débouclé sa cuirasse. C’estpourquoi, sans parler à personne, Fra Mino fit de profondesrecherches sur le tombeau de saint Satyre et sur la chapelle où ilétait renfermé. Versé dans la connaissance des livres, il feuilletales anciens et les nouveaux ; mais il n’y trouva aucunelumière. Et les traités de magie, qu’il étudia, ne firent queredoubler son incertitude.

Un matin, comme il avait, à son ordinaire,travaillé toute la nuit, il voulut réjouir son cœur par unepromenade dans la campagne. Il prit le sentier montueux qui,cheminant parmi les vignes mariées aux ormeaux, va vers un bois demyrtes et d’oliviers, sacré jadis aux Romains. Les pieds dansl’herbe humide, le front rafraîchi par la rosée qui s’égouttait àla pointe des viornes, Fra Mino marchait depuis longtemps dans laforêt, quand il découvrit une source sur laquelle les tamarisbalançaient mollement leur feuillage léger et le duvet de leursgrappes roses. On voyait plus bas, entre les saules, dans la sourceélargie, les hérons immobiles. Les petits oiseaux chantaient auxrameaux des myrtes. Le parfum de la menthe mouillée s’élevait deterre ; et dans l’herbe brillaient les fleurettes dont NotreSeigneur a dit que le roi Salomon dans toute sa gloire n’était pasvêtu comme l’une d’elles. Fra Mino s’assit sur une pierre moussueet, louant Dieu, qui fit le ciel et la rosée, il médita lesmystères cachés dans la nature.

Comme le souvenir de ce qu’il avait vu en lachapelle ne le quittait jamais, il demeura le front dans ses mains,recherchant pour la millième fois ce que signifiait ce songe :« Car, se disait-il, une telle apparition doit avoir unsens : elle doit même en avoir plusieurs, qu’il importe dedécouvrir, soit par illumination soudaine, soit en faisant uneapplication exacte des règles de la scolastique. Et j’estime que,dans ce cas particulier, les poètes que j’ai étudiés à Bologne,tels qu’Horace le satirique et Stace, me devraient être aussi d’ungrand secours, car beaucoup de vérités sont mêlées à leursfables. »

Ayant longtemps agité en lui-même ces penséeset d’autres plus subtiles encore, il leva les yeux et s’aperçutqu’il n’était pas seul. Adossé au tronc caverneux d’une yeuseantique, un vieillard regardait le ciel à travers le feuillage etsouriait. À son front chenu pointaient des cornes émoussées. De saface camuse pendait une barbe blanche, à travers laquelle onapercevait les glandes de son cou. Un poil rude hérissait sapoitrine. Sur ses cuisses une laine épaisse traînait jusqu’à sespieds fourchus. Il appuya sur ses lèvres une flûte de roseaux, dontil tira de faibles sons. Puis il chanta d’une voix à peinedistincte :

Elle fuyait, rieuse,

Mordant aux raisins d’or.

Mais je sus bien l’atteindre,

Et mes dents écrasèrent

La grappe sur sa bouche.

Ayant vu et entendu ces choses, Fra Mino fitle signe de la croix. Mais le vieillard n’en fut point troublé, etil arrêta sur le moine un regard ingénu. Dans les rides profondesde son visage, ses yeux bleus et limpides brillaient comme l’eaud’une source entre l’écorce des chênes.

« Homme ou bête, s’écria Mino, jet’ordonne, au nom du Sauveur, de dire qui tu es.

– Mon fils, répondit le vieillard, je suissaint Satyre ! Parle plus bas, de peur d’effrayer lesoiseaux. »

Fra Mino reprit d’une voix moinshaute :

« Vieillard, puisque tu n’as pas fuidevant le signe redoutable de la croix, je ne puis penser que tu esun démon ou quelque esprit impur échappé de l’enfer. Mais sivraiment tu es, comme tu le dis, un homme, ou plutôt l’âme d’unhomme sanctifié par les travaux d’une bonne vie et par les méritesde Notre Seigneur Jésus-Christ, explique-moi, je t’en prie, lamerveille de tes cornes de bouc et de ces jambes laineuses, quetermine un pied noir et fourchu. »

À cette question, le vieillard leva le brasvers le ciel et dit :

« Mon fils, la nature des hommes, desanimaux, des plantes et des pierres est le secret des dieuximmortels, et j’ignore autant que toi-même la cause de ces cornesdont mon front est orné et sur lesquelles les nymphes nouaientautrefois des guirlandes de fleurs. Je ne sais ce que font ces deuxglandes suspendues à mon cou, ni pourquoi j’ai les pieds du boucaudacieux. Je puis t’apprendre seulement, mon fils, qu’il fut jadisdans ces bois des femmes ayant comme moi le front cornu et lescuisses laineuses. Mais leur poitrine était ronde et blanche. Leurventre, leurs reins polis reluisaient. Jeune alors, le soleilaimait, sous le feuillage, à les cribler de ses flèches d’or. Ellesétaient belles, mon fils. Hélas ! elles ont disparu des boisjusqu’à la dernière. Mes pareils ont péri comme elles ; et jereste aujourd’hui seul de ma race. Je suis bien vieux.

– Vieillard, fais-moi connaître ton âge,ton sang, ta patrie.

– Mon fils, je naquis de la Terre, bienavant que Jupiter eût détrôné Saturne, et mes yeux ont contemplé lanouveauté fleurie du monde. La race humaine n’était pas encoresortie de l’argile. Seules avec moi, les satyresses dansantesfaisaient retentir le sol du choc rythmé de leur double sabot.Elles étaient plus grandes, plus robustes et plus belles que lesnymphes et que les femmes ; et leurs flancs plus largesrecevaient abondamment la semence des premiers nés de la Terre.

« Sous le règne de Jupiter, les nymphescommencèrent d’habiter les fontaines, les bois et les montagnes.Les faunes, mêlés aux nymphes, formèrent des chœurs légers au fonddes bois. Cependant je vivais heureux, mordant à souhait auxgrappes de la vigne sauvage et aux lèvres des faunesses rieuses. Etje goûtais le dormir paisible dans les herbes épaisses. Jecélébrais sur la flûte rustique Jupiter après Saturne, parce qu’ilest en moi de louer les dieux, maîtres du monde.

« Hélas ! et j’ai vieilli, car je nesuis qu’un dieu, et les siècles ont blanchi les crins de ma tête etde ma poitrine ; ils ont éteint l’ardeur de mes reins. J’étaisdéjà tout appesanti par l’âge lorsque le grand Pan mourut et queJupiter, subissant le sort qu’il avait infligé à Saturne, futdétrôné par le Galiléen. J’ai traîné depuis lors une vie silanguissante, qu’il m’est arrivé de mourir et d’être mis dans untombeau. Et véritablement je ne suis plus que l’ombre de moi-même.Si j’existe encore un peu, c’est parce que rien ne se perd, etqu’il n’est permis à personne de mourir tout à fait. La mort nesaurait être plus parfaite que la vie. Les êtres perdus dansl’océan des choses sont comme les flots que tu vois, ô mon enfant,se soulever et s’abaisser dans la mer Hadria. Ils n’ont nicommencement ni fin, ils naissent et périssent insensiblement.Insensiblement comme eux s’écoule mon âme. Un pâle souvenir dessatyresses de l’âge d’or anime encore mes yeux, et sur mes lèvresles hymnes antiques volent sans bruit. »

Il dit et se tut. Fra Mino regarda levieillard et connut qu’il n’était qu’un fantôme.

« Que tu sois, lui dit-il, un capripèdesans être un démon, c’est ce qui n’est pas tout à fait incroyable.Les créatures que Dieu forma pour n’avoir point de part àl’héritage d’Adam ne peuvent pas plus être damnées qu’elles nepeuvent être sauvées. Je ne crois pas que le centaure Chiron, quifut sage plus qu’un homme, souffre, dans la gueule de Léviathan,les peines éternelles. Un voyageur, qui pénétra dans les limbes,dit l’avoir vu assis sur l’herbe et conversant avec Riphée, le plusjuste des Troyens. Mais d’autres affirment que le saint paradis aété ouvert à Riphée de Troie. Et le doute est permis à ce sujet.Cependant tu mentais, vieillard, quand tu m’as dit que tu étais unsaint, toi qui n’es pas un homme. »

Le capripède répondit :

« Mon fils, quand j’étais jeune, je nementais pas plus que les brebis dont je suçais le lait et que lesboucs avec lesquels je cossais dans la joie de ma force et de mabeauté. Rien en ce temps ne mentait, et la toison des moutonsn’avait pas encore appris à se revêtir de couleurstrompeuses ; je n’ai point changé d’âme depuis lors. Vois, jesuis nu comme aux jours dorés de Saturne. Et mon esprit n’a pasplus de voiles que mon corps. Je ne mens point. Et que trouves-tud’extraordinaire, mon fils, à ce que je sois devenu un saint devantle Galiléen, sans être sorti de cette mère que les uns nomment Èveet les autres Pyrrha, et qu’il convient de vénérer sous ces deuxnoms ? Saint Michel non plus n’est point né d’une femme. Je leconnais et nous conversons parfois ensemble. Il me parle du tempsoù il était bouvier sur le mont Gargan… »

Fra Mino interrompit le satyre :

« Je ne puis souffrir qu’on dise quesaint Michel fut bouvier, pour avoir gardé les bœufs d’un hommenommé Gargan, de même que la montagne. Mais apprends-moi,vieillard, comment tu fus sanctifié.

– Écoute, répondit le capripède, et tacuriosité sera satisfaite.

« Quand des hommes venus de l’Orientannoncèrent dans la douce vallée de l’Arno que le Galiléen avaitdétrôné Jupiter, ils abattirent les chênes où les paysanssuspendaient de petites déesses d’argile et des tablettesvotives ; ils plantèrent des croix sur les sources sacrées etdéfendirent aux bergers de porter dans les grottes des nymphes duvin, du lait, des gâteaux en offrande. Le peuple des faunes, despans et des sylvains en fut justement offensé. Dans sa colère, ils’attaqua aux porteurs du nouveau dieu. Quand les apôtresdormaient, la nuit, sur leur lit de feuilles sèches, les nymphesvenaient leur tirer la barbe, et les jeunes faunes, se glissantdans l’étable des hommes saints, arrachaient des poils de la queuede leur ânesse. En vain j’essayai de désarmer leur malice ingénueet de les exhorter à la soumission. “Mes enfants”, leur disais-je,“le temps des jeux faciles et des rires moqueurs est passé.” Lesimprudents ne m’écoutèrent point. Il leur en arriva malheur.

« Mais moi, qui avais vu finir le règnede Saturne, je trouvais naturel et juste que Jupiter pérît à sontour. J’étais résigné à la chute des grands dieux. Je ne résistaipas aux messagers du Galiléen. Même je leur rendis de petitsservices. Connaissant mieux qu’eux les sentiers des bois, jecueillais des mûres et des prunelles que je déposais sur desfeuilles au seuil de leur grotte. Je leur offrais aussi des œufs depluvier. Et, s’ils bâtissaient une cabane, je leur portais sur mondos du bois et des pierres. En retour, ils versèrent de l’eau surmon front et me souhaitèrent la paix en Jésus-Christ.

« Je vivais avec eux et comme eux. Ceuxqui les aimaient m’aimaient. Ainsi qu’on les honorait, on m’honoramoi-même, et ma sainteté paraissait égale à la leur.

« Je t’ai dit, mon fils, que j’étais déjàbien vieux alors. Le soleil réchauffait à grand-peine mes membresengourdis. Je n’étais plus qu’un vieil arbre creux, ayant perdu sacouronne fraîche et chantante. Chaque retour de l’automneprécipitait ma ruine. Un matin d’hiver, on me trouva étendu sansmouvement au bord du chemin.

« L’évêque, suivi de ses prêtres et detout le peuple, célébra mes funérailles. Puis je fus mis dans ungrand tombeau de marbre blanc, marqué trois fois du signe de lacroix et portant sur la paroi de devant le nom de SaintSatyre dans une guirlande de raisins.

« En ce temps-là, mon fils, les tombeauxbordaient les routes. Le mien fut placé à deux milles de la ville,sur le chemin de Florence. Un jeune platane grandit au-dessus et lecouvrit de son ombre entremêlée de lumière, pleine de chantsd’oiseaux, de murmures, de fraîcheur et de joie. Une fontaine, nonloin, coulait sur un lit de cresson ; les garçons et lesfilles venaient en riant s’y baigner ensemble. Ce lieu charmantétait un lieu saint. Les jeunes mères y portaient leurs petitsenfants et leur faisaient toucher le marbre du monument, afinqu’ils devinssent forts et bien formés de tous leurs membres.C’était la commune croyance du pays que les nouveau-nés qu’onprésentait à ma sépulture devaient un jour l’emporter sur lesautres en vigueur et en courage. C’est pourquoi on m’amenait lafleur de la gentille race toscane. Les paysans me conduisaientaussi leurs ânesses dans l’espoir de les rendre fécondes. Mamémoire était vénérée. Chaque année, au retour du printemps,l’évêque venait, avec son clergé, prier sur mon corps, et je voyaispoindre de loin, à travers l’herbe des prairies, la procession descroix et des cierges, le dais d’écarlate, les chants des psaumes.Il en était ainsi, mon fils, au temps du bon roi Bérenger.

« Cependant les satyres et lessatyresses, les faunes et les nymphes traînaient une vie errante etmisérable. Pour eux, plus d’autels de gazon, plus de guirlandes defleurs, plus d’offrandes de lait, de farine et de miel. À peine si,de loin en loin, quelque chevrier déposait furtivement un petitfromage sur le seuil de la grotte sacrée, dont l’ouverturedisparaissait sous la ronce et l’épine. Encore les lapins et lesécureuils venaient-ils manger ces mets indigents. Les nymphes,habitantes des forêts et des antres sombres, avaient été chasséesde leurs demeures par les apôtres venus de l’Orient. Et, pourqu’elles n’y pussent revenir, les prêtres du dieu galiléenversaient sur les arbres et sur les pierres une eau charmée,prononçaient des paroles magiques et dressaient des croix auxcarrefours des forêts ; car le Galiléen, mon fils, est savantdans l’art des incantations. Mieux que Saturne et que Jupiter ilconnaît la vertu des formules et des signes. Aussi les pauvresdivinités rustiques ne trouvaient plus d’asile dans leurs boissacrés. Le chœur des capripèdes velus, qui frappaient autrefoisd’un pied sonore la terre maternelle, n’était plus qu’une nuéed’ombres pâles et muettes traînant au flanc des coteaux comme labrume du matin que le soleil dissipe.

« Battus, ainsi que d’un vent furieux,par la haine divine, ces spectres tourbillonnaient tout le jourdans la poussière des routes. La nuit leur était un peu moinsennemie. La nuit n’appartient pas tout entière au dieu galiléen. Illa partage avec les démons. Quand l’ombre descendait des collines,faunes et faunesses, nymphes et pans, venaient se blottir contreles tombeaux qui bordent les chemins, et là, sous le doux empiredes puissances infernales, ils goûtaient un peu de repos. Auxautres tombes ils préféraient la mienne, comme celle de l’ancêtrevénérable. Bientôt ils se réunirent tous sous la partie de lacorniche qui, regardant le Midi, n’avait point de mousse etdemeurait toujours sèche. Leur peuple léger y volait fidèlementchaque soir comme les colombes au colombier. Ils y trouvaient placeaisément, étant devenus tout petits et pareils à la balle légèrequi s’échappe du van. Moi-même, sortant de ma chambre muette, jem’asseyais parfois au milieu d’eux à l’abri des tuiles de marbre etje leur chantais avec un faible souffle de voix les jours deSaturne et de Jupiter ; et il leur souvenait de la félicitépassée. Aux regards de Diane, ils se donnaient entre eux l’image deleurs jeux antiques, et le voyageur attardé croyait voir lesvapeurs des prairies imiter sous la lune les corps mêlés desamants. Aussi bien n’étaient-ils plus qu’une brume légère. Le froidleur faisait beaucoup de mal. Une nuit, comme la neige avaitcouvert la campagne, les nymphes Églé, Néère, Mnaïs et Mélibée seglissèrent par les fentes du marbre dans l’étroite et sombrechambre que j’habitais. Leurs compagnes en foule les y suivirent,et les faunes, se jetant à leur poursuite, les eurent bientôtrejointes. Ma maison fut leur maison. Nous n’en sortions guère,sinon pour aller au bois quand la nuit était belle. Encoreavaient-ils hâte de rentrer au premier chant du coq. Car il fautt’apprendre, mon fils, que, seul de la race cornue, j’ai licence deparaître sur cette terre à la lumière du jour. C’est un privilègeattaché à mon état de sainteté.

« Ma sépulture inspirait plus devénération que jamais aux habitants des campagnes et, chaque jour,les jeunes mères me présentaient leurs nourrissons qu’ellessoulevaient, nus, entre leurs bras. Lorsque les fils de saintFrançois vinrent s’établir dans la contrée et firent bâtir unmonastère au flanc de la colline, ils demandèrent au seigneurévêque qu’il leur permît de transporter et de garder mon tombeaudans l’église conventuelle. Cette faveur leur fut accordée, et jefus transféré en grande pompe dans la chapelle de San Michele, oùje repose encore. Ma famille rustique y fut portée avec moi.C’était beaucoup d’honneur ; mais j’avoue que je regrettais legrand chemin où je voyais passer à l’aube les paysannes portant surleur tête une corbeille de raisins, de figues et d’aubergines. Letemps n’a guère adouci mes regrets, et je voudrais être encore sousle platane de la voie Sacrée.

« Telle est ma vie, ajouta le vieuxcapripède. Elle coula riante, douce et cachée à travers tous lesâges de la terre. Si quelque tristesse s’y mêle à la joie, c’estque les dieux l’ont voulu. Ô mon fils, louons les dieux, maîtres dumonde ! »

Fra Mino demeura quelque temps songeur.Puis :

« Je comprends maintenant, dit-il, lesens de ce que j’ai vu, durant la nuit mauvaise, en la chapelle deSan Michele. Pourtant un point reste obscur dans mon esprit.Dis-moi, vieillard, pourquoi ces nymphes, qui habitent avec toi etqui se livrent aux faunes, se sont changées en vieilles femmesdégoûtantes quand elles sont venues à moi.

– Hélas ! mon fils, répondit saintSatyre, le temps n’épargne ni les hommes ni les dieux. Ceux-ci nesont immortels que dans l’imagination des hommes éphémères. Enréalité, ils sentent les atteintes de l’âge et penchent avec lessiècles vers leur déclin irréparable. Les nymphes vieillissentcomme les femmes. Il n’est point de rose qui ne deviennegratte-cul. Il n’est point de nymphe qui ne devienne sorcière.Puisque tu as contemplé les ébats de ma petite famille, tu as puvoir que le souvenir de leur jeunesse passée orne encore lesnymphes et les faunes dans le moment d’aimer, et que leur ardeurranimée ranime leur beauté. Mais les ruines des sièclesreparaissent aussitôt après. Hélas ! hélas ! la race desnymphes est vieille et décrépite. »

Fra Mino demanda encore :

« Vieillard, s’il est vrai que tu aiesatteint à la béatitude par des voies mystérieuses, s’il est vrai,bien qu’absurde, que tu sois un saint, comment demeures-tu dans latombe avec ces ombres qui ne savent point louer Dieu et quisouillent de leurs impudicités la maison du Seigneur ?Réponds, ô vieillard ! »

Mais le saint capripède, sans répondre,s’évanouit doucement dans l’air.

Assis sur la pierre moussue, au bord de lafontaine, Fra Mino méditait le discours qu’il venait d’entendre, etil y trouvait, au milieu de ténèbres épaisses, des clartésmerveilleuses.

« Ce saint Satyre, pensait-il, estcomparable à la Sibylle qui, dans le temple des faux dieux,annonçait le Sauveur aux nations. La boue des mensonges antiquesest encore attachée à la corne de ses pieds, mais son front se lèvedans la lumière, et ses lèvres confessent la vérité. »

Comme l’ombre des hêtres s’allongeait surl’herbe du coteau, le moine se leva de dessus sa pierre etdescendit l’étroit sentier qui conduisait au couvent des fils desaint François. Mais il n’osait regarder les fleurs dormant sur leseaux, parce qu’il y trouvait les images des nymphes. Il entra danssa cellule à l’heure où les cloches sonnaient l’Ave Maria.Elle était petite et blanche, meublée seulement d’un lit, d’unescabeau et d’un de ces hauts pupitres à l’usage des écrivains. Surla muraille, un frère mendiant avait peint jadis, dans la manièrede Giotto, les Maries au pied de la Croix. Sous cette peinture, unetablette de bois, sombre et luisante comme les poutres despressoirs, portait des livres, dont les uns étaient sacrés et lesautres profanes, car Fra Mino étudiait les poètes antiques, afin delouer Dieu dans tous les ouvrages des hommes, et il bénissaitVirgile pour avoir prophétisé la naissance du Sauveur, lorsque leMantouan dit aux nations : « Jam redit etVirgo. »

Sur le rebord de la fenêtre, une tige de lyss’élançait d’un vase de faïence grossière. Fra Mino se plaisait àlire le nom de la Sainte Vierge écrit en poussière d’or dans lacoupe des lys. La fenêtre, ouverte très haut, n’était paslarge ; mais l’on y voyait le ciel au-dessus des collinesviolettes.

S’étant enfermé dans ce doux tombeau de sa vieet de ses désirs, Mino s’assit devant l’étroit pupitre, surmontéd’une double tablette, où il avait coutume de se livrer aux études.Et là, trempant son roseau dans l’écritoire attachée au flanc ducasier qui renfermait les feuilles de parchemin, les pinceaux, lestubes de couleurs et la poudre d’or, il pria, au nom du Seigneur,les mouches de ne point l’importuner, et il commença d’écrire larelation de tout ce qu’il avait vu et entendu dans la chapelle deSan Michele, durant la nuit mauvaise, et ce jour même, dans lebois, au bord de la fontaine. Il traça d’abord ces lignes sur leparchemin :

Voici ce que Fra Mino, de l’ordre desFrères mineurs, a vu et entendu, et qu’il rapporte pourl’instruction des fidèles. À la louange de Jésus-Christ et à lagloire du bienheureux petit pauvre du Christ, saint François.Amen.

Puis il rangea par écrit, sans rien omettre,ce qu’il avait observé des nymphes devenues sorcières et duvieillard cornu dont la voix murmurait dans la forêt comme undernier soupir de sa flûte antique et comme un prélude de la harpesacrée. Tandis qu’il écrivait, les oiseaux chantaient ; et lanuit vint lentement effacer les belles couleurs du jour. Le moinealluma sa lampe et continua d’écrire. À mesure qu’il rapportait lesmerveilles dont il avait eu connaissance, il en expliquait le senslittéral et le sens spirituel selon les règles de la scolastique.Et, comme on ceint de murailles et de tours les villes pour lesrendre fortes, il soutenait ses arguments par des maximes tirées del’Écriture. Il conclut des révélations singulières qu’il avaitreçues : premièrement, que Jésus-Christ est Seigneur de toutesles créatures, et qu’il est Dieu des satyres et des pans, aussibien que des hommes. C’est pourquoi saint Jérôme vit dans le désertdes centaures qui confessaient Jésus-Christ ; secondement, queDieu communiqua aux païens quelques lueurs de vérité, afin qu’ilspussent être sauvés. Aussi les sibylles, telles que la Cumane,l’Égyptienne et la Delphique, ont-elles fait paraître, dans lesténèbres de la gentilité, la Crèche, les Verges, le Sceptre deroseau, la Couronne d’épines et la Croix. Et, pour cette raison,saint Augustin a admis la sibylle Érythrée dans la cité de Dieu.Fra Mino rendit grâces à Dieu de lui avoir enseigné ces choses. Unegrande joie inonda son cœur à la pensée que Virgile était parmi lesélus. Et il écrivit avec allégresse au bas du dernierfeuillet :

Voici l’apocalypse de frère Mino, lepauvre de Jésus-Christ. J’ai vu l’auréole des saints sur le frontcornu du Satyre, en signe que Jésus-Christ a tiré des limbes lessages et les poètes de l’Antiquité.

La nuit était déjà très avancée quand, ayantachevé sa tâche, Fra Mino s’étendit sur son lit pour y prendre unpeu de repos. Au moment qu’il commençait de sommeiller, une vieillefemme entra par la fenêtre dans un rayon de lune. Il la reconnutpour la plus horrible des sorcières qu’il avait vues dans lachapelle de San Michele.

« Mon mignon, lui dit-elle, qu’as-tu faitaujourd’hui ? Nous t’avions pourtant averti, moi et mes doucessœurs, de ne point révéler nos secrets. Car si tu nous trahissais,nous te ferions mourir. Et j’en serais affligée, car je t’aimetendrement. »

Elle le tint embrassé, l’appela son Adoniscéleste et son petit âne blanc, et lui fit d’ardentes caresses.

Comme il la repoussait avec dégoût :

« Enfant, lui dit-elle, tu me dédaignesparce que mes yeux sont bordés de rouge, mes narines rongées parl’âcre et puante humeur qu’elles distillent, et mes gencivesgarnies d’une seule dent, mais noire et démesurée. Il est vrai quetelle est aujourd’hui ta Néère. Mais si tu m’aimes, jeredeviendrai, par toi et pour toi, ce que j’étais aux jours dorésde Saturne, quand ma jeunesse fleurissait dans la jeunesse fleuriedu monde. C’est l’amour, ô mon jeune dieu, qui fait la beauté deschoses. Pour me rendre belle, il ne te faut qu’un peu de courage.Allons, Mino, de la vigueur ! »

À ces paroles, accompagnées de gestes, FraMino, abîmé d’épouvante et d’horreur, se sentit défaillir et glissade son lit sur le pavé de sa cellule. En tombant, il crut voir,entre ses paupières déjà à demi closes, une nymphe d’une formeparfaite dont le corps nu coulait sur lui comme du laitrépandu.

Il se réveilla au grand jour, tout brisé de sachute. Les feuillets du parchemin qu’il avait noircis la veillecouvraient le pupitre. Il les relut, les plia, les scella de sonsceau, les mit sous sa robe, et, sans souci des menaces que lessorcières lui avaient faites par deux fois, il alla porter cesrévélations au seigneur évêque dont le palais dressait ses créneauxau milieu de la grande ville. Il le trouva chaussant ses éperonsdans la grande salle, au milieu de ses lansquenets. Car le pontifeétait alors en guerre avec les gibelins de Florence. Il demanda aumoine quel sujet l’amenait, et, quand il en fut instruit, ill’invita à lui faire sur-le-champ lecture de sa relation. Fra Minoobéit. Le seigneur évêque écouta la lecture jusqu’au bout. Iln’avait point de clartés spéciales sur les apparitions : maisil était animé d’un zèle ardent pour les intérêts de la foi. Sanstarder d’un jour ni se laisser détourner par les soins de saguerre, il chargea douze illustres docteurs en théologie et droitcanon d’examiner cette affaire, et les pressa d’apporter leursconclusions. Après mûr examen et non sans avoir interrogé maintesfois Fra Mino, les docteurs décidèrent qu’il convenait d’ouvrir letombeau de saint Satyre en la chapelle de San Michele, et d’y fairedes exorcismes extraordinaires. Sur les points de doctrine soulevéspar Fra Mino, ils ne se prononcèrent pas formellement, inclinanttoutefois à tenir pour téméraires, frivoles et nouveaux lesarguments du franciscain.

Conformément à l’avis des docteurs et surl’ordre du seigneur évêque, le tombeau de saint Satyre fut ouvert.Il ne contenait qu’un peu de cendre sur laquelle les prêtresjetèrent de l’eau bénite. Il en sortit alors une vapeur blanched’où s’échappaient de faibles gémissements.

La nuit qui suivit cette pieuse cérémonie, FraMino rêva que les sorcières, penchées sur son lit, lui arrachaientle cœur. Il se leva au petit jour, tourmenté de douleurs aiguës etdévoré d’une soif ardente. Il se traîna jusqu’au puits du cloître,où buvaient des colombes. Mais dès qu’il eut aspiré quelquesgouttes d’eau qui remplissaient un creux de la margelle, il sentitson cœur se gonfler comme une éponge, et murmurant :« Mon Dieu ! » il mourut étouffé.

Chapitre 2Messer Guido Cavalcanti

 

À Jules Lemaitre.

Guido, di Messer Cavalcante de’ Cavalcanti, fu un de’ miglioriloici che avesse il mondo, et ottimo filosofo naturale… E percióche egli alquanto tenea della opinione degli Epicuri, si diceva trala gente volgare che queste sue speculazioni eran solo in cercarese trovar si potesse che Iddio non fosse.

(Il Decameron di messer Giovanni Boccaccio, giornatasesta, novella IX.)

DIM

NON. FVI. ME

MINI. NON. SVM

NON. CVRO. DO

NNIA. ITALIA. AN

NORVM, XX. HIC

QVIESCO

(Cippe de Donnia Italia, d’après la lecture deM. Jean-François Bladé.)

Messer Guido Cavalcanti était, dans savingtième année, le plus agréable et le mieux fait de tous lesgentilshommes florentins. Sous ses longs cheveux noirs qui,s’échappant de son bonnet, tombaient en boucles azurées sur sonfront, ses prunelles d’or jetaient les rayons d’une lumièreéblouissante. Il avait les bras d’Hercule avec des mains de nymphe.Ses épaules étaient larges, et sa taille était fine et souple. Ilexcellait à monter les chevaux difficiles ainsi qu’à manier lesarmes pesantes, et il était sans rival au jeu de bague. Lorsqu’iltraversait les rues de la ville pour entendre la messe, soit à SanGiovanni, soit à San Michele, ou qu’il se promenait, au bord del’Arno, dans les prairies, teintes de fleurs comme une bellepeinture, si des dames de quelque gentillesse, allant de compagnie,le rencontraient sur leur passage, elles ne manquaient point de sedire l’une à l’autre en rougissant : « Voici messerGuido, le fils du seigneur Cavalcante de Cavalcanti. Vraiment c’estun beau saint Georges ! » Et l’on conte que madonnaGemma, femme de Sandro Bujamonte, envoya un jour sa nourrice verslui pour lui faire savoir qu’elle l’aimait de toute son âme etqu’elle en pensait mourir. Il était pareillement très recherchédans les compagnies que formaient alors les jeunes seigneurs deFlorence, qui s’y fêtaient entre eux, soupaient, jouaient,chassaient ensemble et s’aimaient parfois jusqu’à porter les uns etles autres des vêtements tout semblables. Mais il évitait égalementla société des dames et les assemblées des jeunes hommes, et sonhumeur fière et sauvage ne se plaisait qu’à la solitude.

Il demeurait souvent enfermé tout le jour danssa chambre et s’allait promener tout seul sous les yeuses du chemind’Ema à l’heure où les premières étoiles tremblent dans le cielpâle. S’il se rencontrait par hasard avec des cavaliers de son âge,il ne riait point et ne prononçait que peu de paroles. Encoren’étaient-elles pas toujours intelligibles. Cette allure étrange etces discours ambigus affligeaient ses compagnons. Messer BettoBruneleschi en était contristé plus que tout autre, car il aimaitchèrement messer Guido et il n’avait pas de plus ardent désir quede l’attirer dans la confrérie où s’étaient réunis les plus richeset les plus beaux gentilshommes de Florence, et dont il étaitlui-même l’honneur et la joie. Car on tenait messer BettoBruneleschi pour une fine fleur de chevalerie et pour le plushabile cavalier de toute la Toscane, après messer Guido.

Un jour que celui-ci entrait sous le porche deSanta Maria Novella, où les moines de l’ordre de Saint-Dominiquegardaient alors nombre de livres apportés par des Grecs, messerBetto, qui passait en ce moment sur la place, appela vivement sonami :

« Hé ! mon Guido, lui cria-t-il, oùdonc allez-vous, en ce clair jour qui vous invite, ce me semble, àchasser à l’oiseau sur les collines, plutôt qu’à vous cacher dansl’ombre de ce cloître ? Faites-moi la grâce de venir dans mamaison d’Arezzo, où je vous jouerai de la flûte, pour le plaisir devous voir sourire.

– Grand’merci ! répondit messerGuido, sans daigner tourner la tête. Je vais voir madame. »

Et il entra dans l’église qu’il traversa d’unpas rapide, aussi peu soucieux du saint sacrement exposé surl’autel, que de messer Betto, planté dehors sur son cheval etdemeuré stupide de ce qu’il venait d’entendre ; il pénétra parune porte basse dans le cloître, en longea le mur et parvint dansla librairie où Fra Sisto peignait des figures d’anges. Là, ayantdonné le salut au bon frère, il tira d’un grand coffre à penturesun des livres nouvellement venus de Constantinople, le posa sur unpupitre et commença de le feuilleter. C’était un traité de l’Amour,composé en langue grecque par le divin Platon. Il soupira ;ses mains tremblèrent, ses yeux se remplirent de larmes.

« Hélas ! murmura-t-il, sous cessignes obscurs est la lumière, et je ne la voispas ! »

Il se parlait à lui-même de la sorte, parceque la connaissance de la langue grecque était alors tout à faitperdue en Occident. Après avoir gémi longtemps, il prit le livreet, l’ayant baisé, il le déposa dans le coffre de fer comme unebelle morte dans son cercueil. Puis il demanda au bon Fra Sisto lemanuscrit des harangues de Cicéron, qu’il lut jusqu’à ce que lesombres du soir, baignant les cyprès du jardin, eussent étendu surles pages du livre leurs ailes de chauve-souris. Car il faut savoirque messer Guido Cavalcanti cherchait la vérité dans les écrits desanciens et tentait les voies ardues par lesquelles l’homme se rendimmortel. Dévoré du noble désir de trouver, il mettait en canzonesles doctrines des anciens sages sur l’Amour qui conduit à laVertu.

À quelques jours de là, messer BettoBruneleschi vint le visiter dans sa maison, sur la promenade desAdimari, à l’heure matinale où l’alouette chante dans les blés. Ille trouva encore au lit. Après l’avoir embrassé, il lui dittendrement :

« Mien Guido, Guido mien, tirez-moi depeine. Vous m’avez dit, la semaine passée, que vous alliez visitervotre dame dans l’église et le cloître de Sainte-Marie-Nouvelle.Depuis lors, je retourne ces paroles dans ma tête, sans qu’il mesoit possible d’en découvrir la signification. Je n’aurai de reposque quand vous me les aurez expliquées. Je vous supplie de me lesfaire entendre, autant du moins que votre discrétion vous lepermettra, puisqu’il s’agit d’une dame. »

Messer Guido se mit à rire. Accoudé à sonoreiller, il regarda messer Betto dans les yeux.

« Ami, lui dit-il, la dame dont je vousai parlé a plus d’un logis. Le jour où vous me vîtes l’allantvisiter, je la trouvai dans la librairie de Santa Maria Novella. Etje n’entendis, par malheur, que la moitié de son discours, car elleme parla dans les deux langues qui coulent comme du miel de seslèvres adorables ; elle me tint d’abord un discours dans lalangue des Grecs, que je ne pus comprendre, puis elle me haranguadans le parler des Latins avec une merveilleuse sagesse. Et je fussi content de son entretien, que je la veux épouser.

– C’est pour le moins, » dit messerBetto, « une nièce de l’empereur de Constantinople, ou safille naturelle… Comment la nommez-vous ?

– S’il faut, répondit messer Guido, luidonner un nom d’amour, comme tout poète en donne à l’aimée, je lanommerai Diotime, en mémoire de Diotime de Mégare, qui montra lechemin aux amants de la Vertu. Mais elle se nomme publiquement laPhilosophie, et c’est la plus excellente épouse que l’on puissetrouver. Je n’en veux point d’autre, et je jure les dieux que jelui serai fidèle jusqu’à la mort, qui met fin à laconnaissance. »

En entendant ce propos, messer Betto se frappale front.

« Par Bacchus, dit-il, je n’avais pasdeviné l’énigme ! Vous êtes, ami Guido, le plus subtil espritqui ait jamais brillé sous le lys rouge de Florence. Je vous louede prendre pour épouse une si haute dame. Il naîtra sûrement decette union une nombreuse lignée de canzones, de sonnets et deballades. Je vous promets de baptiser ces jolis enfants au son dema flûte, avec force dragées et devises galantes. Je me réjouisd’autant plus de ces noces spirituelles qu’elles ne vousempêcheront point, le temps venu, d’épouser, selon la chair,quelque honnête dame de la ville.

– Ne le croyez point, répondit messerGuido. Ceux-là qui célèbrent les noces de l’intelligence doiventlaisser le mariage au vulgaire profane, qui comprend les grandsseigneurs, les marchands et les artisans. Si vous aviez fréquentécomme moi ma Diotime, vous sauriez, ami Betto, qu’elle distinguedeux sortes d’hommes, les uns qui, féconds seulement par le corps,ne s’efforcent qu’à cette grossière immortalité que procure lagénération des enfants ; les autres, dont l’âme conçoit etengendre ce qu’il convient à l’âme de produire, c’est-à-dire leBeau et le Bien. Ma Diotime a voulu que je fusse de ceux-ci, et jen’imiterai point, contre son gré, les brutesprolifiques. »

Messer Betto Bruneleschi n’approuvait pointcette résolution. Il représenta à son ami qu’il fallait dans la viese faire divers états appropriés aux différents âges, qu’après letemps des plaisirs venait celui de l’ambition, et qu’il convenait,au déclin de la jeunesse, de contracter alliance dans une riche etnoble famille, par laquelle on eût accès aux grandes charges de laRépublique, telles que prieur des arts et de la liberté, capitainedu peuple ou gonfalonier de justice.

Mais, voyant que son ami accueillait cesconseils en retroussant la lèvre avec dégoût, comme à l’approched’une médecine amère, il n’en dit pas plus sur ce sujet, de peur dele fâcher et jugeant sage de s’en remettre au temps dont la forcechange les cœurs et vient à bout des plus fermes résolutions.

« Gentil Guido, fit-il gaiement, ta damete permet-elle du moins de prendre du plaisir avec de joliesfilles, et de te mêler à nos amusements ?

– Pour cela, répondit messer Guido,          elle n’en apas plus de souci que des rencontres que ce petit chien, que tuvois dormant au pied de mon lit, peut faire dans la rue. Et, dansle fait, ce sont des choses indifférentes, à la condition de n’ydonner soi-même aucun prix. »

Messer Betto quitta la place, un peu piqué deces dédains. Il gardait à son ami la plus vive tendresse, mais ilne crut pas devoir le prier trop instamment aux fêtes et aux jeuxqu’il donna pendant tout l’hiver avec une merveilleuse libéralité.Cependant les gentilshommes de sa compagnie ressentaientimpatiemment l’injure que leur faisait le fils du seigneurCavalcante de’ Cavalcanti en refusant de frayer avec eux. Ilscommencèrent à le railler sur ses études et ses lectures, disantqu’à force de se nourrir ainsi de parchemin, comme les moines etles rats, il finirait par ressembler aux uns et aux autres, qu’onne lui verrait plus qu’un museau pointu et trois grands poils debarbe sous une capuce noire, et que madonna Gemma elle-mêmes’écrierait à ce spectacle : « Ô Vénus, mapatronne ! en quel état les livres ont mis mon beau saintGeorges ! Il n’est plus bon qu’à tenir, au lieu de lance, unroseau pour écrire. » Ils l’appelaient contemplateur desdemoiselles araignées et petit trousse-jupes de madame Philosophia.Encore ne se tenaient-ils pas à ces railleries légères. Ilsdonnaient à entendre qu il était trop savant pour rester bonchrétien, qu’il s’adonnait aux sciences magiques et conversait avecles démons.

« On ne se cache comme il fait,disaient-ils, que pour tenir assemblée avec les diables et lesdiablesses afin d’en obtenir de l’or au prix d’impudicitésdégoûtantes. »

Enfin ils l’accusaient de donner dans cettecabale d’Épicure qui avait naguère séduit un empereur à Naples etun pape dans Rome et qui menaçait de changer les peuples de lachrétienté en un troupeau de pourceaux indifférents à Dieu et àl’âme immortelle. « Il sera bien avancé, concluaient-ils,quand, à force d’étudier, il ne croira plus en laSainte-Trinité ! » Ce bruit qu’ils semaient était le plusredoutable et il pouvait en arriver malheur à messer Guido.

Messer Guido Cavalcanti savait bien qu’on leraillait dans les compagnies de l’attachement qu’il avait auxchoses éternelles. C’est pourquoi il fuyait les vivants etcherchait les morts.

En ce temps-là, l’église de San Giovanni étaitentourée de tombeaux romains. Messer Guido y venait bien souvent àl’Ave Maria et il y méditait encore dans le silence de lanuit. Il croyait, sur la foi des chroniques, que ce beau SanGiovanni avait été un temple païen avant d’être une églisechrétienne, et cette pensée plaisait à son âme amoureuse desmystères antiques. Il était surtout charmé par la vue de ces tombessur lesquelles le signe de la croix n’avait point été tracé, maisqui portaient des inscriptions latines et qu’ornaient des figuresd’hommes et de dieux. C’étaient de longues cuves de marbre blanc,et sur les parois de ces cuves on reconnaissait des banquets, deschasses, la mort d’Adonis, le combat des Lapithes et des Centaures,la chasteté d’Hippolyte, les Amazones. Messer Guido lisaitcurieusement les inscriptions et cherchait le sens de ces fables.Une des tombes l’occupait plus que toutes les autres, parce qu’il yvoyait deux Amours tenant chacun un flambeau, et il était curieuxde connaître la nature de ces deux Amours. Or, une nuit qu’il ysongeait plus obstinément que de coutume, une ombre s’élevaau-dessus du couvercle de ce tombeau, et c’était une ombrelumineuse ; on eût dit la lune qu’on voit ou qu’on croit voirdans un nuage. Elle prit peu à peu la forme d’une belle vierge etparla d’une voix plus douce que le chant des roseaux agités par levent :

« Moi, celle qui dort dans ce tombeau,dit-elle, j’ai nom Julia Laeta. Je perdis la lumière pendant lefestin de mes noces, à l’âge de seize ans, trois mois et neufjours. Depuis lors, suis-je ou ne suis-je pas ? Je ne sais.N’interroge point les morts, étranger, car ils ne voient rien, etune nuit épaisse les environne. On dit que ceux-là qui connurentles joies cruelles de Vénus errent dans une épaisse forêt demyrtes. Pour moi, qui mourus vierge, je dors un sommeil sans rêves.On a gravé deux Amours sur la pierre de mon sépulcre. L’un donneaux humains la lumière du jour ; l’autre la vient éteindre àjamais dans leurs tendres yeux. Ils ont même visage et sourienttous deux, parce que le naître et le mourir sont deux frèresjumeaux et que tout est joie aux dieux immortels. J’aidit. »

La voix se tut comme le murmure des feuillesquand cesse le vent. L’ombre claire s’effaça aux lueurs de l’aubequi blanchissait les collines ; les tombeaux de San Giovanniredevinrent muets et pâles dans l’air matinal. Et messer Guidosongea :

« La vérité que je pressentais m’estapparue. N’est-il pas écrit au livre dont se servent lesprêtres : “Les morts ne te loueront point, Seigneur” ?Les morts n’ont point de connaissance, et le divin Épicure fut saged’affranchir les vivants des vaines terreurs de la viefuture. »

Une troupe de cavaliers qui passait sur laplace rompit brusquement la paix de ses méditations. C’était messerBetto Bruneleschi et sa compagnie qui s’en allaient chasser lesgrues dans le ruisseau de Peretola.

« Hé ! dit l’un d’eux, qui avait nomBocca, voici messer Guido le philosophe, qui nous méprise pournotre honnêteté, notre gentillesse et notre joyeuse vie. Il a l’airtransi.

– Ce n’est pas sans raison, répliqua messerDore, qui passait pour facétieux. Sa dame la lune, que durant lanuit il baise tendrement, s’en est allée dormir derrière lescollines avec quelque berger. Il en est dévoré de jalousie. Voyezcomme il est jaune ! »

Ils poussèrent leurs chevaux devant les tombeset se tinrent en cercle autour de messer Guido.

« Ami Dore, reprit messer Bocca, madamela lune est trop ronde et claire pour un si noir galant. Si vousvoulez connaître ses dames, elles sont ici. Il va les trouver dansleur lit où il risque d’être piqué moins par les puces que par lesscorpions.

– Fi ! fi ! le vilainnécromant ! dit en se signant messer Giordano, voilà oùconduit le savoir ! On renie Dieu et l’on fornique dans lescimetières païens. »

Appuyé au mur de l’église, messer Guidolaissait dire les cavaliers. Quand il jugea qu’ils avaient vidé surlui toute la mousse de leurs cervelles légères :

« Seigneurs cavaliers, fit-il ensouriant, vous êtes chez vous. Je suis votre hôte et la courtoisiem’oblige à recevoir vos offenses sans y répondre. »

Ayant dit, il sauta par-dessus les tombes etse retira tranquillement. Ils se regardèrent l’un l’autre,stupéfaits. Puis, éclatant de rire, ils donnèrent de l’éperon àleurs chevaux. Pendant qu’ils galopaient sur le chemin de Peretola,messer Bocca dit à messer Betto :

« Vous ne douterez plus que ce Guido nesoit devenu fou. Il nous a dit que nous étions chez nous dans lecimetière. Et pour tenir un tel propos il faut être hors deraison.

– Il est vrai, répondit messer Betto, queje ne conçois pas ce qu’il a voulu nous faire entendre en parlantde la sorte. Mais il a coutume de s’exprimer obscurément, parsubtiles paraboles. Il nous a jeté là un os qu’il faudrait ouvrirpour en trouver la moelle.

– Pardieu ! s’écria messer Giordano,je donne à mon chien cet os et le païen qui l’a jeté. »

Ils atteignirent bientôt le ruisseau dePeretola, d’où l’on voit les grues s’élever en troupes à la pointedu jour. Pendant la chasse, qui fut abondante, messer BettoBruneleschi ne cessait de se remémorer les paroles de Guido. Et, àforce d’y songer, il en découvrit le sens. Il appela à grands crismesser Bocca :

« Messer Bocca, venez çà ! Je devineà présent ce que messer Guido nous voulait faire entendre. Il nousa dit que nous étions chez nous, dans un cimetière, parce que lesignorants sont semblables aux morts qui, selon la doctrineépicurienne, n’ont point de connaissance. »

Messer Bocca répondit, en haussant lesépaules, qu’il s’entendait à faire voler mieux que personne unsacre de Flandres, à jouer du couteau avec ses ennemis et àculbuter une fille, et que c’était là des connaissances suffisantespour sa condition.

Messer Guido Cavalcanti continua quelquesannées encore à étudier la science d’amour. Il renferma ses penséesdans des canzones, qu’il n’est pas permis à tous d’expliquer, et ilen fit un livre qui fut porté, ceint de lauriers, dans destriomphes. Puis, comme les âmes les plus pures ne sont point sansalliage de passions terrestres, comme la vie nous emporte les unset les autres dans son cours sinueux et troublé, il advint qu’autournant de la jeunesse, messer Guido fut séduit par les grandeursde la chair et par les puissances de ce monde. Il épousa, dans undessein ambitieux, la fille du seigneur Farinata degli Uberti,celui-là qui jadis avait rougi l’Arbia du sang des Florentins. Ilse jeta dans les querelles des citoyens avec l’ardente fierté deson âme. Et il prit pour dames Mme Mandetta etMme Giovanna qui représentaient l’une lesalbigeois, l’autre les gibelins. C’était le temps où messer DanteAlighieri était prieur des Arts et de la Liberté. La ville setrouva partagée en deux camps ennemis, celui des Blancs et celuides Noirs. Un jour que les principaux citoyens étaient réunis surla place des Frescobaldi, les Blancs d’un côté, les Noirs del’autre, pour assister aux obsèques d’une noble dame, les docteurset les chevaliers siégeaient, selon la coutume, sur des bancsélevés et devant eux les jeunes gens étaient assis par terre, surdes nattes de jonc. Un de ceux-là s’étant levé pour ajuster sonmanteau, ceux qui se trouvaient vis-à-vis de lui crurent qu’il lesmenaçait. Ils se levèrent à leur tour et mirent l’épée à la main.Tout le monde dégaina et les parents de la morte eurent grand-peineà séparer les combattants.

Depuis lors, Florence fut non plus une villejoyeuse du travail de ses artisans, mais une forêt pleine de loupsqui se dévoraient entre eux. Messer Guido prit part à ces fureurs.Il devint sombre, inquiet et farouche. Chaque jour, il échangeaitdes coups d’épée avec les Noirs dans ces rues de Florence où jadisil avait médité sur la nature de l’âme. Après avoir senti plusd’une fois sur sa chair le poignard des assassins, il fut exiléavec sa faction et confiné en la ville empestée de Sarzana. Sixmois, il y languit dans la fièvre et dans la haine. Et quand lesBlancs furent rappelés, il revint mourant dans sa ville.

En l’an 1300, le troisième jour aprèsl’Assomption de la bienheureuse Vierge Marie, il eut la force de setraîner jusqu’à son beau San Giovanni. Accablé de fatigue et dedouleur, il se coucha sur la tombe de Julia Laeta, qui lui avaitjadis révélé les mystères ignorés des profanes. C’était l’heure oùles cloches tintent dans l’air tout frémissant des adieux dusoleil. Messer Betto Bruneleschi, qui, revenant de sa maison deschamps, passait sur la place, vit, au milieu des tombeaux, deuxyeux de gerfaut allumés dans un visage décharné, et, reconnaissantl’ami de sa jeunesse, il fut saisi de surprise et de pitié.

Il s’approcha de lui, l’embrassa comme auxjours passés, et lui dit en soupirant :

« Mon Guido, mon Guido, quel feu t’a doncainsi consumé ? Tu brûlas ta vie dans la science d’abord, etpuis dans les affaires publiques. Je t’en prie, éteins un peul’ardeur de ton âme ; ami, ménageons-nous et, comme ditRiccardo, le forgeron, faisons feu qui dure. »

Mais Guido Cavalcanti se mit la main sur leslèvres.

« Chut ! fit-il, chut ! neparlez point, ami Betto. J’attends ma dame, celle par qui je vaisêtre consolé de tant de vaines amours qui dans ce monde m’ont trahiet que j’ai trahies. Il est également cruel et vain de penser etd’agir. Cela je le sais. Le mal n’est pas tant de vivre, car jevois que tu te portes bien, ami Betto, et que beaucoup d’autres seportent de même. Le mal n’est pas de vivre, mais de savoir qu’onvit. Le mal est de connaître et de vouloir. Heureusement qu’il estun remède à cela. Ne parlons plus : j’attends la dame enversqui je n’eus jamais de tort, car jamais je n’ai douté qu’elle nefût douce et fidèle, et j’ai connu par méditation combien le dormirsur son sein est paisible et sûr. On a conté bien des fables surson lit et ses demeures. Mais je n’ai point cru les mensonges designorants. Aussi vient-elle à moi comme l’amie à l’ami, le frontceint de fleurs et les lèvres riantes. »

Ayant dit, il se tut et tomba mort sur latombe antique. Son corps fut inhumé sans grands honneurs dans lecloître de Sainte-Marie-Nouvelle.

Chapitre 3Lucifer

À Louis Ganderax.

E si compiacque tanto Spinello di farlo orribile e contrafatto,che si dice (tanto puó alcuna fiata ’immaginazione) che la dettafigura da lui dipinta gli apparve in sogno, domandandolo dove eglil’avesse veduta si brutta…

(Vite de’ più eccellenti pittori,da M. GiorgioVasari. – Vita di Spinello)

Le Tafi, peintre et mosaïste florentin, avaitgrand peur des diables, surtout en ces heures de la nuit où il estdonné aux puissances du mal de prévaloir dans les ténèbres. Et lescraintes du Tafi n’étaient point sans raison, car les démonsavaient alors sujet de haïr les peintres, qui leur arrachaient plusd’âmes avec un seul tableau que ne le savait faire un bon petitfrère en trente sermons. En effet, le moine, pour inspirer auxfidèles une terreur salutaire, leur décrivait de son mieux le jourde colère qui doit réduire le siècle en poudre, au témoignage deDavid et de la Sibylle. Il grossissait sa voix et soufflait dansses mains pour imiter la trompette de l’ange. Mais autant enemportait le vent. Tandis qu’une peinture étalée sur le mur d’unechapelle ou d’un cloître, représentant Jésus-Christ assis pourjuger les vivants et les morts, parlait sans cesse aux regards despécheurs et corrigeait par les yeux ceux qui avaient péché par lesyeux ou autrement. C’était le temps où des maîtres habilesfiguraient à Santa Croce de Florence et au Campo Santo de Pise lesmystères de la justice divine. Ces ouvrages étaient tracés suivantla relation en rime que Dante Alighieri, homme très savant enthéologie et en droit canon, fit autrefois de son voyage à l’enfer,au purgatoire et au paradis, où, par les mérites extraordinaires desa dame, il pénétra vivant. Aussi, tout, dans ces peintures,était-il instructif et véritable, et l’on peut dire qu’on tiremoins de profit à lire une chronique très ample qu’à contempler detelles images. Et les maîtres florentins prenaient soin de peindre,à l’ombre des bois d’orangers, sur l’herbe émaillée de fleurs, desdames et des cavaliers que la Mort guettait avec sa faux, tandisqu’ils devisaient d’amour au son des luths et des violes. Rienn’était plus propre à convertir ces pécheurs charnels qui boiventl’oubli de Dieu sur les lèvres des femmes. Pour l’amendement desavares, le peintre représentait au naturel les diables versant del’or fondu dans la bouche de l’évêque ou de l’abbesse qui lui avaitcommandé quelque travail et l’avait mal payé. C’est pourquoi lesdémons étaient alors ennemis des peintres, et spécialement despeintres de Florence qui l’emportaient sur tous les autres par lasubtilité de l’esprit. Ils leur reprochaient surtout de lesreprésenter sous un aspect hideux, avec des têtes d’oiseau ou depoisson, des corps de serpent et des ailes de chauve-souris. Leurressentiment sera rendu manifeste par l’histoire de Spinello.

Spinello Spinelli, d’Arezzo, était issu d’unenoble famille d’exilés florentins. La gentillesse de son espritégalait celle de sa naissance. Car il fut le plus habile peintre deson temps. Il accomplit de grands travaux à Florence. Les Pisanslui demandèrent d’orner, après Giotto, les murs de ce saint cloîtreoù les morts reposent sous des roses dans une terre apportée deJérusalem. Or, ayant longtemps travaillé dans les villes et gagnébeaucoup d’argent, il voulut revoir la bonne cité d’Arezzo, samère. Les Arétins n’avaient pas oublié que Spinello, dans sajeunesse, inscrit à la confrérie de Sainte-Marie-de-la-Miséricorde,avait, lors de la peste de l’an 1383, visité les malades etenseveli les morts. Ils lui savaient gré d’avoir, par ses ouvrages,répandu la gloire d’Arezzo sur toute la Toscane. C’est pourquoi ilsle reçurent avec de grands honneurs. Encore plein de force en sonvieil âge, il se chargea de grandes tâches dans sa ville. Sa femmelui disait :

« Tu es riche. Prends du repos, et laisseaux jeunes gens le soin de peindre à ta place. Le repos est sage audéclin de l’âge. Il convient d’achever la vie dans un calme doux etpieux. C’est tenter Dieu que d’élever sans cesse les œuvresprofanes comme des Babel. Spinello, si tu t’obstines dans tesenduits et tes couleurs, tu y perdras la paix del’esprit. »

Ainsi parlait cette bonne femme. Mais il nel’écoutait pas. Il ne songeait qu’à accroître son bien et sarenommée. Loin de se reposer, il fit prix avec les fabriciens deSant’Agnolo pour une histoire de saint Michel qui devait couvrirtout le chœur de l’église et renfermer une infinité de personnages.Il se jeta dans cette entreprise avec une merveilleuse ardeur.Relisant les endroits de l’Écriture dont il se devait inspirer, ilen étudiait profondément chaque ligne et chaque mot. Non content dedessiner tout le jour dans son atelier, il travaillait au lit et àtable. Et le soir, en se promenant au pied de la colline où s’élèveArezzo, fière de ses murs et de ses tours, il méditait encore. Etl’on peut dire que l’histoire de l’archange était toute peinte dansson cerveau quand il commença d’en esquisser les sujets, au crayonrouge, sur l’enduit du mur. Il eut bientôt fait de tracer cescontours ; puis il se mit à peindre au-dessus du maître-autella scène qui devait paraître avec plus d’éclat que les autres. Caril convenait d’y glorifier le chef des milices célestes de lavictoire qu’il remporta avant le commencement des temps. Spinelloreprésenta donc saint Michel combattant dans les airs le serpent àsept têtes et dix cornes, et il se plut à figurer, dans la partieinférieure du tableau, le prince des démons, Lucifer, sousl’apparence d’un monstre épouvantable. Les figures naissaientd’elles-mêmes sous sa main. Et il réussit au-delà de ce qu’ilespérait : la face de Lucifer était si hideuse qu’on nepouvait échapper à la puissance de sa laideur. Cette facepoursuivit le peintre dans la rue et l’accompagna jusqu’à sonlogis.

La nuit étant venue, Spinello se coucha dansson lit au côté de sa femme et dormit. Pendant son sommeil, il vitun ange aussi beau que saint Michel, mais noir. Cet ange luidit :

« Spinello, je suis Lucifer. Où doncm’avais-tu vu, pour me peindre comme tu fis, sous un aspectignominieux ? »

Le vieux peintre lui répondit en tremblantqu’il ne l’avait jamais vu de ses yeux, n’étant point allé vif enenfer, ainsi que Dante Alighieri ; mais qu’en le figurantcomme il avait fait, il voulait exprimer en traits sensibles lalaideur du péché.

Lucifer haussa les épaules, et l’on eût dit lacolline de San Gimignano tout à coup soulevée :

« Spinello, dit-il, veux-tu me faire leplaisir de raisonner un peu avec moi ? Je suis assez bonlogicien ; Celui que tu pries le sait. »

Ne recevant pas de réponse, Lucifer poursuiviten ces termes :

« Spinello, tu as lu les livres qui mefont connaître. Tu sais mon aventure et comment je sortis du cielpour devenir le prince du monde. Illustre entreprise, et qui seraitunique si les géants n’avaient pareillement attaqué le dieuJupiter, comme tu l’as vu, Spinello, sur une tombe antique où cetteguerre est sculptée dans le marbre.

– Il est vrai, dit Spinello, j’ai vu cetombeau en forme de cuve, à Santa Reparata de Florence. C’est unbel ouvrage des Romains.

– Pourtant, répliqua Lucifer en souriant,les géants n’y sont point en forme de grenouilles ni decaméléons.

– Aussi bien, dit le peintre,n’avaient-ils pas attaqué le vrai Dieu, mais seulement une idole depaïens. Cela est considérable. Le fait est certain, Lucifer, quevous avez levé l’étendard de la révolte contre le roi véritable dela terre et du ciel.

– Je n’en disconviens pas, réponditLucifer. De combien de sortes de péchés me charges-tu pourcela ?

– On peut bien vous en donner sept,répondit le peintre, « et tous capitaux.

– Sept ! dit l’Ange des Ténèbres, lenombre est théologique. Tout va par sept dans mon histoire qui estétroitement mêlée a celle de l’Autre. Spinello, tu me tiens pourorgueilleux, colère et envieux. Je consens à l’être, à conditionque tu reconnaisses que la gloire seule me fit envie. Me tiens-tupour avare ? J’y consens encore. L’avarice est une vertu pourles princes. Quant à la gourmandise et à la luxure, si tu m’en faisun grief, je ne m’en fâcherai pas. Reste la paresse. »

En prononçant ce mot, Lucifer croisa ses brassur sa cuirasse et, secouant sa tête sombre, agita sa chevelureenflammée :

« Spinello, penses-tu vraiment que jesois paresseux ? Me crois-tu lâche, Spinello ? Estimes-tuque, dans ma révolte, j’ai manqué de courage ? Non. Il étaitdonc juste de me peindre sous les traits d’un audacieux, avec unfier visage. On ne doit faire tort à personne, pas même au diable.Ne vois-tu pas que tu offenses Celui que tu pries, quand tu luidonnes pour adversaire un monstrueux crapaud ? Spinello, tu esbien ignorant pour ton âge. J’ai grande envie de te tirer lesoreilles comme à un mauvais écolier. »

À cette menace et voyant déjà le bras deLucifer étendu sur lui, Spinello porta la main à sa tête et se mità hurler d’épouvante.

Sa bonne femme, réveillée en sursaut, luidemanda quel mal il avait. Il lui répondit, en claquant des dents,qu’il venait de voir Lucifer et qu’il avait tremblé pour sesoreilles.

« Je te l’avais bien dit, lui réponditcette bonne femme, que toutes ces figures que tu t’entêtes àpeindre sur les murs finiraient par te rendre fou.

– Je ne suis pas fou, dit le peintre. Jel’ai vu ; et il est beau, quoique triste et fier. Dès demainj’effacerai la figure horrible que j’ai peinte et je mettrai à laplace celle que j’ai vue en songe. Car il ne faut pas faire tortmême au diable.

– Tu ferais bien de dormir, répliqua lafemme. Tu tiens des discours insensés et peu chrétiens. »

Spinello essaya de se lever, mais il n’en eutpoint la force et il retomba, sans connaissance, sur l’oreiller. Illanguit encore quelques jours dans la fièvre, et puis mourut.

Chapitre 4Les pains noirs

 

À Mademoiselle Mary Finaly.

Tu tibi divitias stolidissime congeris amplas

Negasque micam pauperi :

Advenit ecce dies qua saevis ignibus ardens

Rogabis aquae guttulam.

(Navis stultifere 1507, f° 19.)

En ce temps-là, Nicolas Nerli était banquierdans la noble ville de Florence. Quand sonnait tierce, il étaitassis à son pupitre, et quand sonnait none, il y était assisencore, et il y faisait tout le jour des chiffres sur sestablettes. Il prêtait de l’argent à l’empereur et au pape. Et, s’iln’en prêtait pas au diable, c’est qu’il craignait de faire demauvaises affaires avec celui qu’on nomme le Malin, et qui abondeen ruses. Nicolas Nerli était audacieux et défiant. Il avait acquisde grandes richesses et dépouillé beaucoup de gens. C’est pourquoiil était honoré dans la ville de Florence. Il habitait un palais oùla lumière que Dieu créa n’entrait que par des fenêtresétroites ; et c’était prudence, car le logis du riche doitêtre comme une citadelle, et ceux qui possèdent de grands biensfont sagement de défendre par force ce qu’ils ont acquis parruse.

Donc, le palais de Nicolas Nerli était muni degrilles et de chaînes. Au-dedans, les murs étaient peints pard’habiles ouvriers qui y avaient représenté les Vertus sousl’apparence de femmes, les patriarches, les prophètes et les roisd’Israël. Des tapisseries, tendues dans les chambres, offraient auxyeux les histoires d’Alexandre et de Tristan, telles qu’elles sontcontées dans les romans. Nicolas Nerli faisait éclater sa richesse,dans la ville, par des fondations pieuses. Il avait élevé hors lesmurs un hôpital dont la frise, sculptée et peinte, représentait lesactions les plus honorables de sa vie ; en reconnaissance dessommes d’argent qu’il avait données pour l’achèvement deSainte-Marie-Nouvelle, son portrait était suspendu dans le chœur decette église. On l’y voyait agenouillé, les mains jointes, auxpieds de la très sainte Vierge. Et il était reconnaissable à sonbonnet de laine rouge, à sa huque fourrée, à son visage noyé degraisse jaune et à ses petits yeux vifs. Sa bonne femme, MonaBismantova, l’air honnête et triste, et telle qu’on ne pensait pasque personne eût jamais pris d’elle quelque plaisir, se tenait del’autre côté de la Vierge, dans l’humble attitude de la prière. Cethomme était un des premiers citoyens de la République ; commeil n’avait jamais parlé contre les lois, et parce qu’il n’avaitpoint souci des pauvres ni de ceux que les puissants du jourcondamnent à l’amende et à l’exil, rien n’avait diminué dansl’opinion des magistrats l’estime qu’il s’était acquise à leursyeux par sa grande richesse.

Rentrant, un soir d’hiver, plus tard que decoutume dans son palais, il fut entouré, au seuil de sa porte, parune troupe de mendiants à demi nus qui tendaient la main.

Il les écarta par de dures paroles. Mais lafaim les rendait farouches et hardis comme des loups. Ils seformèrent en cercle autour de lui et lui demandèrent du pain d’unevoix plaintive et rauque. Il se baissait déjà pour ramasser despierres et les leur jeter, quand il vit venir un de ses serviteursqui portait sur sa tête une corbeille de pains noirs, destinés auxhommes de l’écurie, de la cuisine et des jardins.

Il fit signe au panetier d’approcher et,puisant à pleines mains dans la corbeille, il jeta les pains auxmisérables. Puis, rentré en sa maison, il se coucha et s’endormit.Dans son sommeil, il fut frappé d’apoplexie et mourut sisoudainement qu’il se croyait encore dans son lit quand il vit, enun lieu « muet de toute lumière », saint Michel illuminéd’une clarté sortie de son corps.

L’archange, ses balances à la main, chargeaitles plateaux. Reconnaissant dans le côté le plus lourd les joyauxdes veuves qu’il gardait en gage, la multitude de rognures d’écusqu’il avait indûment retenues, et certaines pièces d’or trèsbelles, que lui seul possédait, les ayant acquises par usure ou parfraude, Nicolas Nerli connut que c’était sa vie, désormaisaccomplie, que saint Michel pesait en ce moment devant lui. Ildevint attentif et soucieux.

« Messer san Michele, dit-il, si vousmettez d’un côté tout le gain que j’ai fait dans ma vie, placez del’autre, s’il vous plaît, les belles fondations par lesquelles j’aimanifesté magnifiquement ma piété. N’oubliez ni le dôme deSainte-Marie-Nouvelle, auquel j’ai contribué pour un bontiers ; ni mon hôpital hors les murs, que j’ai bâti toutentier de mes deniers.

– N’ayez crainte, Nicolas Nerli, réponditl’archange. Je n’oublierai rien. »

Et de ses mains glorieuses il posa dans leplateau le plus léger le dôme de Sainte-Marie et l’hôpital avec safrise sculptée et peinte. Mais le plateau ne s’abaissa point.

Le banquier en conçut une vive inquiétude.

« Messer saint Michel, reprit-il,cherchez bien encore. Vous n’avez mis de ce côté de la balance nimon beau bénitier de Saint-Jean, ni la chaire de Saint-André, où lebaptême de Notre Seigneur Jésus-Christ est représenté au naturel.C’est un ouvrage qui m’a coûté fort cher. »

L’archange mit la chaire et le bénitierpar-dessus l’hôpital dans le plateau qui ne descendit point.Nicolas Nerli commença de sentir son front inondé d’une sueurfroide.

« Messer Archange, demanda-t-il,êtes-vous sûr que vos balances sont justes ? »

Saint Michel répondit en souriant que, pourn’être point sur le modèle des balances dont usent les lombards deParis et les changeurs de Venise, elles ne manquaient nullementd’exactitude.

« Quoi ! soupira Nicolas Nerli toutblême, ce dôme, cette chaire, cette cuve, cet hôpital avec tous seslits, ne pèsent donc pas plus qu’un fétu de paille, qu’un duvetd’oiseau !

– Vous le voyez, Nicolas, dit l’archange,et jusqu’ici le poids de vos iniquités l’emporte de beaucoup sur lefaix léger de vos bonnes œuvres.

– Je vais donc aller en enfer,» dit leFlorentin. Et ses dents claquaient d’épouvante.

« Patience, Nicolas Nerli, reprit lepeseur céleste, patience ! nous n’avons pas fini. Il nousreste ceci. »

Et le bienheureux Michel prit les pains noirsque le riche avait jetés la veille aux pauvres. Il les mit dans leplateau des bonnes œuvres qui descendit soudain, tandis que l’autreremontait, et les deux plateaux restèrent de niveau. Le fléau nepenchait plus ni à droite ni à gauche et l’aiguille marquaitl’égalité parfaite des deux poids.

Le banquier n’en croyait pas ses yeux.

Le glorieux archange lui dit :

« Tu le vois, Nicolas Nerli, tu n’es bonni pour le ciel ni pour l’enfer. Va ! retourne àFlorence ! multiplie dans ta ville ces pains que tu as donnésde ta main, la nuit, sans que personne ne te vît ; et tu serassauvé. Car ce n’est pas assez que le ciel s’ouvre au larron qui serepentit et à la prostituée qui pleura. La miséricorde de Dieu estinfinie : elle sauvera même un riche. Sois celui-là. Multiplieles pains dont tu vois le poids dans mes balances.Va ! »

Nicolas Nerli se réveilla dans son lit. Ilrésolut de suivre le conseil de l’archange et de multiplier le paindes pauvres pour entrer dans le royaume des cieux.

Pendant les trois années qu’il passa sur laterre après sa première mort, il fut pitoyable aux malheureux etgrand aumônier.

Chapitre 5Le joyeux Buffalmacco

À Eugène Müntz.

Buonamico di Cristofano detto Buffalmacco pittore Fiorentino,il qual fu discepolo d’Andrea Tafi, e come uomo burlevole celebratoda Messer Giovanni Boccaccio nel suo Decamerone, fu come si sacarissimo compagno di Bruno e di Calandrino pittori ancor essifaceti e piacevoli, e, come si puó vedere nell’opere sue sparse pertutta Toscana, di assai buon giudizio nell’arte sua deldipignere.

(Vite de’ piu eccelenti pittori, da M. GiorgioVasari. – Vita di Buonamico Buffalmacco.)

I – Les blattes

En sa première jeunesse, Buonamico Cristofani,Florentin, surnommé Buffalmacco pour son humeur joyeuse, fit sonapprentissage dans l’atelier d’Andrea Tafi, peintre et mosaïste. Orle Tafi était un maître habile. Étant allé à Venise alorsqu’Apollonius revêtait de mosaïques les murs de San Marco, il avaitsurpris par ruse des secrets que les Grecs gardaient soigneusement.De retour dans sa ville, il se rendit si fameux dans l’art decomposer des tableaux par l’assemblage d’une infinité de petitscarrés de verre diversement colorés, qu’il ne pouvait suffire auxdemandes qu’on lui faisait de ces sortes d’ouvrages et que, chaquejour, depuis matines jusqu’à vêpres, il était occupé dans quelqueéglise, sur un échafaud, à représenter le Christ mort ou le Christdans sa gloire, les patriarches, les prophètes ou l’histoire de Jobou celle de Noé. Et comme il était jaloux aussi de peindre à lafresque, avec des couleurs broyées, dans la manière des Grecs, quiétait alors la seule connue, il ne prenait jamais de repos et n’endonnait jamais à ses apprentis. Il avait coutume de leurdire :

« Ceux-là qui comme moi possèdent debeaux secrets et excellent dans leur art doivent avoir sans cessel’esprit et le bras tendus à leurs entreprises, afin de gagnerbeaucoup d’argent et de laisser une longue mémoire. Et si je nem’épargne point la peine, tout vieux et cassé que je suis, vousdevez travailler à me servir de toutes vos forces, qui sont neuves,pleines et entières. »

Et pour que ses couleurs, ses pâtes de verreet ses enduits fussent préparés dès la pointe du jour, il obligeaitces jeunes garçons à se lever au milieu de la nuit. Or, rienn’était plus pénible à Buffalmacco, qui avait coutume de souperlonguement, et se plaisait à courir les rues à l’heure où tous leschats sont gris. Il se couchait tard et dormait de bon cœur, ayant,après tout, la conscience tranquille. Aussi, quand la voix aigre duTafi le réveillait dans son premier somme, il se retournait surl’oreiller et faisait la sourde oreille. Mais le maître ne selassait point d’appeler. Au besoin, il entrait dans la chambre del’apprenti et avait bientôt fait de tirer les couvertures et deverser le pot à eau sur la tête du dormeur.

Buffalmacco, rechignant et à demi chaussé,s’en allait broyer les couleurs dans l’atelier noir et froid, et ilsongeait, tout en broyant et maugréant, aux moyens d’éviter àl’avenir une si cruelle disgrâce. Il chercha longtemps sans rientrouver d’utile ni de bon, mais son esprit n’était pointstérile : il y germa, une fois, à la pointe du matin, une idéeprofitable.

Pour la mettre à exécution, Buffalmaccoattendit le départ du maître. Dès qu’il fit jour, le Tafi, selon sacoutume, mit dans la poche de sa robe le flacon de vin de Chiantiet les trois œufs durs qui composaient son déjeuner ordinaire, etayant recommandé aux élèves de faire fondre les verres d’après lesrègles, et de prendre toute la peine possible, il s’en allatravailler dans cette église de San Giovanni qui estmerveilleusement belle et construite par un artifice admirable dansla manière des anciens. Il y exécutait alors des mosaïquesreprésentant les anges, les archanges, les chérubins, lesséraphins, les puissances, les trônes et les dominations ; lesprincipales actions de Dieu, depuis la création de la lumièrejusqu’au déluge ; l’histoire de Joseph et de ses douze frères,l’histoire de Jésus-Christ depuis le moment où il fut conçu dans leventre de sa mère jusqu’à son ascension au ciel, et la vie de saintJean-Baptiste. Comme il se donnait beaucoup de mal pour incrusterles pâtes dans le ciment et pour les assembler artistement, ilattendait de ce grand ouvrage et de cette multitude de figuresprofit et gloire. Donc, sitôt que le maître fut parti, Buffalmaccose hâta de préparer l’entreprise qu’il avait conçue. Il descenditdans la cave qui, communiquant avec celle d’un boulanger, étaitpleine de blattes attirées là par l’odeur des sacs de farine. Onsait que les blattes ou escarbots pullulent dans les boulangeries,dans les hôtelleries et dans les moulins. Ce sont des insectesplats et puants, qui traînent gauchement sur de longues pattesvelues leur carapace[1]jaunâtre.

Au temps des guerres qui ensanglantaientl’Arbia et nourrissaient les oliviers du sang des gentilshommes,ces insectes dégoûtants avaient deux noms dans la Toscane :les Florentins les appelaient des siennois et les Siennois lesappelaient des florentins[2].

Le bon Buffalmacco sourit en les voyantcheminer comme, dans une joute enchantée, les écus minuscules d’unefoule de chevaliers nains.

« Oh ! oh ! se dit-il, ce sontdes hannetons tristes. Ils n’aimaient point le printemps et Jupiterles a punis de leur apathie. Il les a condamnés à ramper dansl’ombre sous le poids de leurs ailes inutiles, enseignant par làaux hommes à jouir de la vie dans la saison des amours. »

Ainsi Buffalmacco se parlait à lui-même, caril était enclin, comme le reste des humains, à retrouver dans lanature le symbole de ses passions et de ses sentiments, qui étaientde boire, de se divertir avec des femmes de bien et de dormir soncontent dans un lit chaud en hiver et frais en été.

Mais comme il n’était pas descendu dans lacave pour y méditer sur les devises et les emblèmes, il accomplitbientôt ses desseins. Il prit deux douzaines de ces blattes, sanségard pour le sexe ni pour l’âge, et les mit dans un sac qu’ilavait apporté. Puis il alla cacher le sac sous son lit, et rentradans l’atelier où ses camarades Bruno et Calandrino peignaient, surles dessins du maître, le bon saint François recevant lesstigmates, et devisaient des moyens d’endormir la jalousie de Memmile savetier, dont la femme était belle et accommodante.

Buffalmacco, qui n’était pas moins habile,tant s’en faut, que ses deux camarades, monta à l’échelle et se mità peindre les ailes du crucifix séraphique qui descendit du cielpour faire au Bienheureux les cinq plaies amoureuses. Il eut soinde nuer le céleste plumage des plus fines teintes de l’arc-en-ciel.Cet ouvrage l’occupa tout le jour et, quand le vieux Tafi revint deSan Giovanni, il ne put s’empêcher de donner quelques louanges àson élève. Il lui en coûta, car l’âge et la richesse l’avaientrendu maussade et méprisant.

« Mes fils, dit-il aux apprentis, cesailes sont colorées avec assez d’éclat. Et Buffalmacco parviendraittrès avant dans l’art de la peinture, s’il s’y appliquait plusobstinément. Mais il songe trop à faire la débauche. On ne vient àbout des grandes entreprises que par un labeur opiniâtre. EtCalandrino, que voici, deviendrait, par son application, votremaître à tous, s’il n’était point un imbécile. »

C’est de la sorte que le Tafi enseignait sesélèves avec une juste sévérité. Ayant parlé selon son cœur, il s’enalla souper, dans la cuisine, d’un petit poisson salé ; puisil monta dans sa chambre, se coucha dans son lit et ne tarda pas àronfler. Cependant Buffalmacco fit son tour accoutumé dans tous leslieux de la ville où l’on trouve du vin pour peu d’argent et desfilles à meilleur compte encore. Après quoi il regagna son logisune demi-heure environ avant le moment où le Tafi avait l’habitudede se réveiller. Il tira le sac de dessous son lit, prit lesblattes une à une et leur attacha sur le dos, au moyen d’uneaiguille courte et fine, une petite chandelle de cire. À mesurequ’il allumait les chandelles, il lâchait les blattes dans lachambre. Ces bêtes sont assez stupides pour ne point sentir ladouleur, ou du moins pour n’en point être étonnées. Elles se mirentà cheminer sur le plancher, d’un pas que la surprise et quelquevague crainte rendaient un peu plus rapide que de coutume. Etbientôt elles se mirent à décrire des cercles, non parce que cettefigure, comme dit Platon, est parfaite, mais par l’effet del’instinct qui pousse les insectes à tourner en rond, pour échapperà tout danger inconnu. Buffalmacco, de son lit où il s’était jeté,les regardait faire et s’applaudissait de son artifice. Et vraimentrien n’était merveilleux comme ces feux imitant en petit l’harmoniedes sphères, telle qu’elle est représentée par Aristote et par sescommentateurs. On ne voyait point les blattes, mais seulement leslumières qu’elles portaient, et qui semblaient des lumièresvivantes. Au moment où ces lumières formaient dans l’obscurité dela chambre plus de cycles et d’épicycles que Ptolémée et les Arabesn’en observèrent jamais en suivant la marche des planètes, la voixdu Tafi s’éleva, aigrie par la pituite et par la colère.

« Buffalmacco ! Buffalmacco !criait le bonhomme, en toussant et crachant, réveille-toi,Buffalmacco ! Debout, drôle ! Dans moins d’une heure, ilfera grand jour. Il faut que les puces de ton lit soient faitescomme des Vénus pour que tu tardes tant à les quitter. Debout,fainéant ! Si tu ne te lèves tout de suite, je vais te tirerhors des draps par les cheveux et les oreilles. »

C’était ainsi que le maître appelait chaquenuit son élève, dans le grand zèle qu’il avait pour la peinture etla mosaïque. Ne recevant pas de réponse, il chaussa ses chaussessans prendre le temps d’y entrer au-dessus du genou et il s’en allacahin-caha à la chambre de l’apprenti. C’est ce qu’attendait le bonBuffalmacco. Au bruit que faisaient dans l’escalier les pas duvieux maître, l’apprenti tourna le nez contre le mur et feignit dedormir profondément. Et le Tafi criait sur les montées :

« Holà ! holà ! le beaudormeur, je saurai vous tirer de vos rêves, quand bien même voussongeriez présentement que les onze mille Vierges se coulent dansvotre lit pour vous prier de les rendre savantes. »

Ce disant, le Tafi poussa rudement la porte dela chambre.

Mais, voyant des feux qui couraient tout lelong du plancher, il resta coi sur le palier et se mit à tremblerde tous ses membres.

« Ce sont des diables, pensa-t-il, iln’en faut point douter. Ce sont des diables et de malins esprits.Ils cheminent avec quelque idée de la mathématique, en quoi ilm’apparaît que leur puissance est grande. Les démons sont portés àhaïr les peintres qui les représentent sous une forme hideuse, aurebours des anges que nous figurons dans la gloire, ceints del’auréole et soulevant leurs ailes éblouissantes. Ce malheureuxgarçon est entouré de diables et j’en compte mille, pour le moins,autour de son grabat. C’est, sans doute, qu’il aura fâché Luciferlui-même, dont il fit quelque affreux portrait. Il n’est que tropprobable que ces dix mille diablotins vont sauter sur lui etl’emporter tout vif en enfer. C’est sûrement la fin qui l’attend.Hélas ! J’ai moi-même représenté, en mosaïque ou autrement,les diables sous une très vilaine apparence et ils ont quelqueraison de m’en vouloir. »

Cette pensée redoubla sa peur et, remontantses chausses, il n’osa affronter les cent mille follets qu’il avaitvus circulant avec des corps de feu, et descendit l’escalier detoute la vitesse de ses vieilles jambes. Buffalmacco riait sous sesdraps. Il dormit cette fois jusqu’au jour, et depuis lors le maîtren’osa plus l’aller réveiller.

II – L’ascension du Tafi

Andrea Tafi, Florentin, ayant été choisi pourdécorer de mosaïques la coupole de San Giovanni, menait enperfection ce grand ouvrage. Et toutes les figures étaient traitéesdans la manière grecque, dont le Tafi avait pris connaissancedurant son séjour à Venise, où il avait vu des ouvriers occupés àdécorer les murailles de San Marco. Même il avait amené de cetteville à Florence un Grec nommé Apollonius qui savait de beauxsecrets pour peindre avec des pierres. Cet Apollonius était unhabile homme et bien subtil. Il connaissait les mesures qu’ilconvient de donner aux diverses parties du corps humain et lesmatières qu’il faut employer pour composer le meilleur ciment.

Craignant que ce Grec ne portât son savoir etson adresse chez quelque autre peintre de la ville, Andrea Tafi nele quittait ni jour ni nuit. Il l’emmenait chaque matin à SanGiovanni et il le ramenait chaque soir dans sa propre maison,devant San Michele, et il l’y faisait coucher avec ses deuxapprentis, Bruno et Buffalmacco, dans une chambre séparée seulementpar une cloison de la chambre où il couchait lui-même. Et, comme ils’en fallait d’un demi-pied que cette cloison ne montât jusqu’auxpoutres du plancher, on entendait dans une des pièces tout ce quise disait dans l’autre.

Or le Tafi était un homme de bonnes mœurs etpieux. Il ne ressemblait point à ces peintres qui, au sortir deséglises où ils ont représenté Dieu créant le monde et Jésus dansles bras de sa bienheureuse Mère, vont dans les maisons de débauchejouer aux dés, sonner de la trompe, boire du vin et caresser desfilles. Il s’était toujours contenté de sa bonne femme, bienqu’elle n’eût pas été faite et formée par le Créateur de touteschoses de manière à donner grand plaisir aux hommes. Car elle étaittrès sèche et très aigre personne. Et après que Dieu l’eut tirée dece monde pour la recevoir dans son sein, selon sa miséricorde,Andrea Tafi ne prit pas d’autre femme par mariage ni autrement.Mais il garda la continence qui convenait à son vieil âge, luiépargnait les dépenses et les soucis et plaisait au Seigneur quirécompense dans l’autre monde les privations qu’on se donne encelui-ci. Andrea Tafi était chaste, sobre et de bon propos.

Il faisait exactement ses oraisons et, couchédans son lit, il ne s’endormait jamais sans avoir invoqué la SainteVierge en la manière que voici :

« Sainte Vierge, mère de Dieu, qui parvos mérites avez été tirée toute vive au ciel, tendez-moi votremain pleine de grâces, afin de me hausser jusqu’au saint paradis oùvous êtes assise dans une chaise d’or. »

Et cette invocation, le Tafi ne la marmottaitpas entre les dents qui lui restaient. Mais il la prononçait d’unegrosse voix et bien forte, estimant que c’est le ton, comme on dit,qui fait la chanson et qu’il faut crier si l’on veut être entendu.Et il est de fait que l’oraison de maître Andrea Tafi étaitentendue chaque soir du Grec Apollonius et des deux jeunesFlorentins qui couchaient dans la pièce voisine. Or, il se trouvaitqu’Apollonius était d’humeur facétieuse, et tout semblable en celaà Bruno et à Buffalmacco. Et tous trois avait grande démangeaisonde jouer quelque tour au maître qui se montrait homme juste etcraignant Dieu, mais avaricieux et dur. C’est pourquoi il advintqu’une certaine nuit, ayant ouï le bonhomme adresser à la SainteVierge sa prière accoutumée, les trois compagnons se mirent à riresous leurs couvertures et à se moquer grandement. Et, dès qu’ilsl’entendirent ronfler, ils se demandèrent l’un à l’autre, à voixbasse, quelle moquerie ils pourraient bien lui faire. Sachant lagrande peur que le vieillard avait du diable, Apollonius proposad’aller, habillé en rouge, cornu et masqué, le tirer par les piedshors de son lit. Mais le bon Buffalmacco leur parla comme ilsuit :

« Ayons soin de nous munir demain d’unebonne corde et d’une poulie, et je vous promets de vous donner, lanuit prochaine, un divertissement agréable. »

Apollonius et Bruno étaient curieux de savoirà quoi serviraient la poulie et la corde, mais Buffalmacco nevoulut point le dire. Ils promirent toutefois de lui procurersûrement ce qu’il demandait. Car ils savaient qu’il avait l’espritle plus joyeux du monde et le plus fertile en inventionsplaisantes, pourquoi on l’appelait Buffalmacco. Et, de vrai, ilsavait de bons tours, dont on a fait, depuis, des contes.

Les trois amis, n’ayant plus rien qui les tîntéveillés, s’endormirent sous la lune qui, regardant à la lucarne,tournait la fine pointe de ses cornes du côté du vieux Tafi. Leursommeil ne cessa qu’au petit jour, quand le maître frappa rudementdu poing la cloison et cria, toussant et crachant à sacoutume :

« Debout, maître Apollonius !Debout, les deux apprentis ! Voici le jour, Phébus a souffléles chandelles célestes ! Hâtez-vous ! Le temps est courtet l’ouvrage est long. »

Et déjà il menaçait Bruno et Buffalmaccod’aller les réveiller avec un seau d’eau froide. Et il leur disaiten se moquant :

« Votre lit vous est cher. La dame deBarbanique se trouve-t-elle dedans que vous avez tant de peine à lequitter ? »

Cependant il passait ses chausses et savieille huque. Après quoi, il sortit de sa chambre et trouva sur lepalier les compagnons tout habillés et chargés de leurs outils.

Ce matin-là, dans le beau San Giovanni, sur lacharpente qui montait jusqu’à la corniche, l’ouvrage fut d’abordmené de bon cœur. Depuis huit jours, le maître s’efforçait de bienexprimer aux yeux, selon les règles de l’art, le baptême deJésus-Christ. Et il avait commencé de mettre des poissons dans leseaux du Jourdain. Apollonius préparait le ciment avec du bitume etde la paille hachée, en prononçant des paroles que lui seulsavait ; Bruno et Buffalmacco choisissaient les pierres qu’ilconvenait d’employer et le Tafi les disposait conformément aumodèle tracé sur une ardoise qu’il tenait devant lui. Mais, dans lemoment que le maître était le plus occupé à cet ouvrage, les troiscompagnons descendirent lestement l’échelle et sortirent del’église. Bruno alla quérir hors les murs, dans la maison deCalandrin, une poulie qui servait à monter le blé au grenier. Dansle même temps, Apollonius courait à Ripoli chez la vieille femmed’un juge à laquelle il avait promis un philtre pour attirer lesamoureux, et, comme il lui fit croire que le chanvre étaitnécessaire pour composer le philtre, elle prit la bonne corde dupuits et la lui donna.

Les deux amis s’en furent ensuite à la maisondu Tafi où ils trouvèrent Buffalmacco qui s’occupa tout de suite defixer solidement la poulie à la maîtresse poutre de la charpente,au-dessus de la cloison qui séparait la chambre du maître de celledes apprentis. Puis, ayant fait passer sur la poulie la corde dupuits de la matrone, il en laissa pendre un bout dans laditechambre et il s’en fut dans la chambre du Tafi attacher à l’autrebout de la corde le lit par les quatre coins. Il eut soin que lacorde fût cachée sous les courtines, en sorte qu’on ne pûts’apercevoir de rien. Et quand cela fut fait, les trois compagnonsretournèrent à San Giovanni.

Le maître qui, dans l’ardeur du travail, avaità peine remarqué leur absence, leur dit tout joyeux :

« Voyez que ces poissons brillent dediverses couleurs et particulièrement d’or, de pourpre et d’azur,comme il convient à la race des monstres qui peuplent l’océan etles fleuves, et dont l’éclat n’est si merveilleux que parce qu’ilsfurent soumis les premiers à l’empire de la déesse Vénus, ainsiqu’il est expliqué dans la fable. »

Le maître discourait en cette manière pleinede gentillesse et de bonne doctrine. Car il était un homme desavoir et d’esprit, bien que d’humeur noire et très âcre, surtoutquand sa pensée se tendait vers le gain. Et il disaitencore :

« N’est-ce pas un bel état et bien dignede louanges que celui de peintre, par lequel on acquiert desrichesses en ce monde et la félicité dans l’autre ? Car il estcertain que Notre Seigneur Jésus-Christ recevra avecreconnaissance, dans son saint paradis, les ouvriers qui, commemoi, firent son portrait véritable. »

Et le Tafi se réjouissait d’accomplir ce grandouvrage de mosaïque dont plusieurs parties se voient encoreaujourd’hui. Et quand la nuit vint effacer dans l’église les formeset les couleurs, il abandonna à regret le fleuve Jourdain etregagna sa maison. Il soupa à la cuisine de deux tomates et d’unpeu de fromage, monta dans sa chambre, se déshabilla sans chandelleet se mit au lit.

Dès qu’il y fut étendu, il fit à la SainteVierge sa prière accoutumée :

« Sainte Vierge, mère de Dieu, qui parvos mérites avez été tirée toute vive au ciel, tendez-moi vos mainspleines de grâces, afin de me hausser jusqu’au saintparadis ! »

C’est le moment qu’attendaient dans la chambrevoisine les trois compagnons.

Ils saisirent le chanvre qui pendait de lapoulie le long de la cloison, et le bonhomme avait à peine fini saprière que, sur un signe de Buffalmacco, ils tirèrent la corde sivigoureusement que le lit qui y était attaché commença de s’élever.Maître Andrea, se sentant hissé sans voir par quel moyen, se mitdans la tête que c’était la Sainte Vierge qui exauçait son vœu etl’attirait au ciel. Il eut grand-peur et se mit à crier d’une voixtremblante :

« Arrêtez, arrêtez, madame ! Je n’aipas demandé que ce fût tout de suite. »

Et comme, par l’effet de la corde qui glissaitsur la poulie, le lit montait encore, le vieillard se mit àsupplier la Vierge Marie très lamentablement :

« Bonne dame, ne tirez point ainsi !Holà ! Lâchez, lâchez, vous dis-je ! »

Mais elle ne semblait point l’ouïr. De quoi ilse fâcha très fort et cria :

« Il faut que vous soyez sourde ou plutôtque vous ayez une tête de bois. Lâchez, sporcaMadonna !… »

Voyant qu’il quittait tout de bon le plancherde la chambre, sa frayeur s’accrut, et, s’adressant à Jésus, il lesupplia de faire entendre raison à sa sainte Mère. Il n’était quetemps, disait-il, qu’elle renonçât à cette malencontreuseassomption. Pécheur, fils de pécheur qu’il était, il ne pouvaitmonter au ciel avant d’avoir parfait le fleuve Jourdain, ses flotset ses poissons, et le reste de l’histoire de Notre Seigneur.Cependant le ciel du lit touchait presque aux poutres de lacharpente. Et le Tafi criait :

« Jésus, si vous laissez faire votresainte Mère un moment de plus, le toit de cette maison, qui m’acoûté fort cher, sera crevé sûrement. Car je vois bien que je vaispasser au travers. Arrêtez ! arrêtez ! J’entends craquerles tuiles. »

Buffalmacco s’aperçut qu’à ce moment la voixdu maître s’étranglait tout à fait dans sa gorge. Il ordonna à sescompagnons de lâcher la corde, ce qu’ils firent et fut cause que lelit, précipité du haut en bas de la chambre, s’abîma sur leplancher, à grand fracas, les pieds rompus, les aisdisjoints ; du coup, les colonnes s’écroulèrent, et le ciel,avec les courtines et les rideaux, s’abattit sur maître Andrea qui,pensant étouffer, hurlait comme un diable. Et, l’âme étonnée d’unsi rude choc, il doutait s’il était retombé dans sa chambre ouprécipité dans l’enfer.

Alors les trois apprentis accoururent à lui,comme réveillés par le bruit. En voyant les ruines du lit au milieud’une épaisse poussière, ils feignirent la surprise, et, au lieu desecourir le maître, ils lui demandèrent si c’était le diable quiavait fait ces ravages. Mais il soupirait :

« Je n’en puis plus ; tirez-moi delà ; je me meurs ! »

Ils l’ôtèrent enfin des débris sous lesquelsil était près de rendre l’âme et l’assirent adossé au mur. Ilsouffla, toussa, cracha et dit :

« Mes enfants, sans l’aide de NotreSeigneur Jésus-Christ, qui m’a repoussé à terre avec une forceextrême dont vous voyez les effets, je serais présentement dans cecercle du ciel nommé cristallin et premier mobile. Sa sainte Mèrene voulait rien entendre. Dans ma chute, j’ai perdu trois dentsqui, sans être bien entières, me rendaient encore service. Je sensde plus une douleur insupportable au côté droit et dans le bras quitient les pinceaux.

– Maître, dit Apollonius, il faut quevous ayez quelque blessure intérieure et très maligne. J’ai éprouvéà Constantinople, dans les séditions, que les plaies du dedans sontplus funestes que celles du dehors. Mais ne craignez rien, je vaischarmer les vôtres par des paroles magiques.

– Gardez-vous-en bien ! répondit levieillard. Ce serait pécher. Mais approchez tous trois etrendez-moi le service, s’il vous plaît, de me frotter le corps auxendroits où j’ai le plus de mal. »

Ils firent ce qu’il demandait et ne lequittèrent qu’après lui avoir tout usé la peau du dos et desreins.

Les bons garçons allèrent tout aussitôt semercette histoire par la ville. En sorte que, le lendemain, il n’yavait homme, femme ni enfant dans Florence qui pût voir maîtreAndrea Tafi sans lui éclater de rire au nez. Or, un matin queBuffalmacco passait sur le Corso, messer Guido, le fils du seigneurCavalcanti, qui allait au marais chasser les grues, arrêta soncheval, appela l’apprenti et lui jeta sa bourse, en luidisant :

« Voilà, gentil Buffalmacco, pour boire àla santé d’Épicure et de ses disciples. »

Il faut savoir que messer Guido était de lasecte des épicuriens et qu’il prenait soin de rassembler desarguments contre l’existence de Dieu. Il avait coutume de dire quela mort des hommes est du tout semblable à celle des animaux.

« Buffalmacco, ajouta le jeune seigneur,si je t’ai donné cette bourse, c’est pour te payer de l’expériencetrès belle, ample et profitable que tu fis en envoyant au ciel levieux Tafi, lequel voyant sa carcasse prendre le chemin del’empyrée, commença de crier comme un cochon qui saigne. Par quoije discerne qu’il ne s’assurait point en la promesse des joiescélestes qui, aussi bien, sont peu certaines. Comme les nourricesfont des contes aux enfants, on a semé des discours touchantl’immortalité des mortels. Le vulgaire croit qu’il croit cesdiscours, mais il ne les croit pas véritablement. Les coups de laréalité dispersent les mensonges des poètes. Il n’est de sûr quecette triste vie. Horatius Flaccus est de ce sentiment quand ildit : Serus in caelum. »

III – Le maître

Ayant appris l’art de préparer et d’employerles enduits et les couleurs, ainsi que le secret de peindre desfigures dans la bonne manière de Cimabue et de Giotto, le jeuneBuonamico Cristofani, Florentin, surnommé Buffalmacco, abandonnal’atelier de son maître Andrea Tafi et alla s’établir dans lequartier des foulons, tout contre la maison de Tête-d’Oie. Or, ence temps-là, comme des dames jalouses de porter des robes brodéesde fleurs, les villes d’Italie mettaient leur orgueil à couvrir depeintures leurs églises et leurs cloîtres. Florence se montraitlibérale et magnifique entre toutes ces villes, et c’était là, pourun peintre, qu’il était bon de vivre. Buffalmacco savait donner àses figures le mouvement et l’expression ; et, bien qu’ilrestât fort au-dessous du divin Giotto pour la beauté du dessin, ilplaisait par la riante abondance de ses inventions. Aussi reçut-ilbientôt des commandes en assez grand nombre. Il ne tenait qu’à luid’acquérir promptement des richesses et de la gloire. Mais son plusgrand souci était de se divertir en compagnie de Bruno di Giovanniet de Nello, et de dissiper avec eux, en débauches, tout l’argentqu’il gagnait.

Or, l’abbesse des dames de Faenza, établies àFlorence, résolut, en ce temps-là, de faire orner de fresquesl’église du monastère. Ayant appris qu’il se trouvait dans lequartier des foulons et des cardeurs un peintre habile, appeléBuffalmacco, elle lui envoya son intendant afin de s’entendre aveclui au sujet de ces peintures. Le maître, ayant accepté le prixqu’on lui offrait, entreprit l’ouvrage. Il fit élever un échafauddans l’église du monastère, et, sur l’enduit encore frais, commençade peindre, avec une merveilleuse vigueur, l’histoire deJésus-Christ. Il représenta tout d’abord, à la droite de l’autel,le massacre des Saints-Innocents, et réussit à exprimer si vivementla douleur et la rage des mères, s’efforçant en vain d’arracherleurs chers petits aux bourreaux, qu’il semblait que le mur chantâtcomme les fidèles à l’office : « Cur, crudelisHerodes ?… » Attirées par la curiosité, les nonnesvenaient, deux ou trois ensemble, voir travailler le maître. Devantces mères désolées et ces enfants meurtris, elles ne pouvaient sedéfendre de crier et de pleurer. Buffalmacco avait représenté unnourrisson, couché dans ses langes, qui souriait en suçant sonpouce, entre les jambes d’un soldat. Les nonnes demandaient grâcepour celui-là.

« Épargnez-le, disaient-elles au peintre.Prenez garde que quelqu’un de ces hommes ne le voie et ne letue ! »

Le bon Buffalmacco répondait :

« Pour l’amour de vous, chères sœurs, jele défendrai de mon mieux. Mais ces bourreaux sont emportés d’unetelle fureur, qu’il sera difficile de les arrêter. »

Quand elles disaient : « Ce petitenfant est si mignon !… » il leur offrait d’en faire àchacune un plus mignon encore.

« Grand merci ! »répondaient-elles en riant.

L’abbesse vint à son tour s’assurer de sesyeux que l’ouvrage était bien conduit. C’était une dame de grandenaissance, nommée Usimbalda. Elle était sévère, hautaine etvigilante. Voyant un homme qui travaillait sans manteau nichaperon, et n’ayant, comme les artisans, que sa chemise et seschausses, elle le prit pour quelque apprenti et dédaigna de luiadresser la parole. Cinq ou six fois elle revint à la chapelle,sans y trouver jamais que celui qu’elle croyait bon seulement àbroyer les couleurs. À la fin, elle lui en témoigna sondéplaisir.

« Mon garçon, lui dit-elle, priez de mapart votre maître de venir travailler lui-même aux peintures que jelui ai commandées. J’entends qu’elles soient de sa main, et non decelle d’un apprenti. »

Buffalmacco, loin de se faire connaître, pritl’air et le ton d’un pauvre ouvrier, et répondit humblement àMme Usimbalda qu’il voyait bien qu’il n’était pasfait pour inspirer de la confiance à une si noble dame, et que sondevoir était de lui obéir.

« Je rapporterai, ajouta-t-il, vosparoles à mon maître, et il ne manquera pas de se rendre aux ordresde Mme l’abbesse. »

Sur cette assurance,Mme Usimbalda sortit. Buffalmacco, dès qu’il se vitseul, disposa sur l’échafaud, à l’endroit même où il travaillait,deux escabeaux, avec une cruche par-dessus. Puis, tirant du coin oùil les avait rangés son manteau et son chapeau qui, d’aventure, setrouvaient en assez bon état, il en vêtit le mannequinimprovisé ; de plus, il emmancha un pinceau dans le bec de lacruche, qui regardait la muraille. Cela fait, et s’étant assuré quecette machine avait assez l’air d’un homme occupé à peindre, ildécampa lestement, résolu à ne plus reparaître avant la fin del’aventure.

Le lendemain, les nonnes firent aux peinturesleur visite coutumière. Mais, trouvant à la place du joyeuxcompagnon un gentilhomme fort roide et qui semblait peu disposé àparler et à rire, elles eurent peur et prirent la fuite.

Mme Usimbalda, s’étant rendueà son tour à l’église, se réjouit tout au contraire de voir lemaître au lieu de l’apprenti.

Elle lui fit de grandes recommandations etl’exhorta, durant un bon quart d’heure, à peindre des figureschastes, nobles et expressives, avant de s’apercevoir qu’elleparlait à une cruche.

Sa méprise eût duré plus longtemps encore, si,impatientée de ne point recevoir de réponse, elle n’eût d’en bastiré le maître par son manteau et culbuté de la sorte cruche,escabeau, chaperon et pinceau. Elle se mit d’abord fort en colère.Puis, comme elle ne manquait pas d’intelligence, elle comprit qu’onavait voulu lui faire entendre qu’il ne faut pas juger l’artiste àl’habit. Elle envoya son intendant chercher Buffalmacco, et le priad’achever lui-même l’ouvrage commencé.

Il s’en tira très habilement. Les connaisseursadmiraient particulièrement dans ces fresques Jésus en croix, lestrois Maries pleurant, Judas pendu à un arbre et un homme qui semouche. Par malheur, ces peintures ont été détruites avec l’églisedu couvent des dames de Faenza.

IV – Le peintre

Également fameux par son humeur facétieuse etpar son habileté à peindre des figures dans les églises et dans lescloîtres, Buonamico, surnommé Buffalmacco, n’était plus jeune quandil fut appelé de Florence dans la ville d’Arezzo par le seigneurévêque qui lui demanda d’orner de peintures les salles de l’évêché.Buffalmacco se chargea de ce travail, et sitôt que les muraillesfurent enduites de stuc, il commença de peindre l’adoration desMages.

En peu de jours, il acheva de représenter leroi Melchior, monté sur un cheval blanc. On eût dit qu’il vivait.La housse de son cheval était d’écarlate et semée de pierresprécieuses.

Or, tandis qu’il travaillait, le singe duseigneur évêque le regardait faire et ne le quittait pas des yeux.Que le peintre maniât les tubes, mélangeât les couleurs, battît lesœufs ou mît avec le pinceau les touches sur l’enduit encore frais,l’animal ne perdait pas un de ses mouvements. C’était un macaqueapporté de Barbarie au doge de Venise sur une galère de laRépublique. Le doge en fit don à l’évêque d’Arezzo qui remercia cemagnifique seigneur en lui rappelant à propos que les navires duroi Salomon avaient pareillement ramené du pays d’Ophir des singeset des paons, ainsi qu’il est dit au troisième livre des Rois (X,22). Et le seigneur Guido (c’était le nom de l’évêque) n’estimaitrien dans son palais plus précieux que ce macaque.

Il le laissait libre d’errer dans les salleset dans les jardins où l’animal ne cessait point de faire quelquemalice. Un dimanche, en l’absence du peintre, il grimpa surl’échafaud, prit les tubes, mélangea les couleurs à sa fantaisie,cassa tous les œufs qu’il trouva et commença de promener le pinceausur le mur, ainsi qu’il avait vu faire. Il travailla sur le roiMelchior et sur le cheval et n’eut de cesse qu’après avoir toutrepeint de sa main.

Le lendemain matin, Buffalmacco, trouvant sescouleurs bouleversées et son ouvrage gâté, en ressentit de ladouleur et de la colère. Il se persuada que quelque peintre arétin,jaloux de son mérite, lui avait joué ce tour, et il alla s’enplaindre à l’évêque. Le seigneur Guido le pressa de se remettre àl’œuvre et de rétablir promptement ce qui avait été détruit defaçon si mystérieuse. Il lui promit qu’à l’avenir, deux soldatsseraient de garde jour et nuit devant les fresques, prêts à percerde leur lance quiconque approcherait. Sur cette promesse,Buffalmacco consentit à reprendre son travail et deux soldatsfurent mis en faction près de lui. Un soir, comme il venait desortir, sa journée faite, ces soldats virent le singe du seigneurévêque sauter si lestement à sa place sur l’échafaud, et saisir entelle hâte les tubes et les brosses, qu’ils n’eurent point le tempsde l’en empêcher. Ils appelèrent à grands cris le maître qui rentradans la salle à temps pour voir le macaque repeindre une secondefois, avec une merveilleuse ardeur, le roi Melchior et le chevalblanc et la housse d’écarlate. À cette vue, il lui prit envie à lafois de rire et de pleurer.

Il alla trouver l’évêque et lui dit :

« Seigneur évêque, vous aimez ma façon depeindre ; mais votre magot en aime une autre. Il n’était pasbesoin de me faire appeler, puisque vous aviez un maître chez vous.Peut-être manquait-il d’expérience. Mais maintenant qu’il n’a plusrien à apprendre, je n’ai que faire ici, et je retourne àFlorence. »

Ayant ainsi parlé, le bon Buffalmacco regagnason auberge, fort dépité. Il soupa sans appétit et s’alla couchertristement.

Le singe du seigneur évêque lui apparut enrêve, non point en manière de demi-homme, tel qu’il étaitréellement, mais haut comme la montagne de San Gimignano, et dubout de sa queue retroussée chatouillant la lune. Assis sur un boisd’oliviers, parmi les fermes et les pressoirs, entre ses jambes unchemin étroit courait le long des vignes joyeuses. Or, ce cheminétait couvert d’une multitude de pèlerins, qui, marchant à la file,passaient l’un après l’autre devant le peintre. Et Buffalmaccoreconnut les victimes innombrables de sa joyeuse humeur.

Il vit d’abord le vieux maître Andrea Tafi, dequi il avait appris comment on s’honore par la pratique des arts,et qu’il avait en retour maintes fois blasonné, lui faisant prendrepour démons de l’enfer des cierges piqués sur le dos d’une douzainede grosses blattes, et le hissant dans son lit jusqu’aux solives duplancher, d’une telle manière que le bonhomme se crut élevé au cielet eut grand-peur.

Il vit Tête-d’Oie, le cardeur de laine, et safemme si vaillante à filer. C’est dans la marmite de cette bonnefemme que Buffalmacco jetait de grosses poignées de sel par unefente du mur, en sorte que Tête-d’Oie, chaque jour, crachait sonpotage et battait sa femme.

Il vit maître Simon de Villa, le médecin deBologne, reconnaissable à son bonnet doctoral, celui-là même qu’ilavait fait tomber dans la fosse aux ordures, près des Dames deRipoli. Le docteur y gâta sa belle robe de velours, mais personnene le plaignit, car, au mépris de sa femme, laide mais chrétienne,il avait voulu coucher avec la Schinchimure du prêtre Jean qui ades cornes entre les fesses. Le bon Buffalmacco avait fait croire àmaître Simon de Villa qu’il le pourrait mener de nuit au sabbat, oùlui-même, en joyeuse compagnie, faisait l’amour avec la reine deFrance, qui lui donnait, pour sa peine, du vin et des épices. Ledocteur accepta l’invitation, espérant recevoir un pareiltraitement. Et Buffalmacco ayant revêtu une peau de bête et mis unde ces masques cornus qu’on porte aux fêtes, se donna à maîtreSimon pour un diable chargé de le conduire au sabbat. Il le pritsur ses épaules et le mena jusqu’au bord d’un fossé pleind’immondices, où il le lança la tête la première.

Buffalmacco vit ensuite Calandrin à qui ilavait persuadé qu’on trouve dans la plaine de Mugnone la pierrenommée Éliotropie, qui a la vertu de rendre invisible quiconque enporte une sur soi. Il le mena à Mugnone en compagnie de Bruno daGiovanni, et lorsque Calandrin eut ramassé un assez grand nombre depierres, Buffalmacco feignit de ne plus le voir et ils’écria : « Ce rustre nous a faussé compagnie ; sije le rattrape, je lui jetterai ce pavé au derrière ! »Et il adressa le pavé précisément où il venait de dire, sans queCalandrin eût sujet de se plaindre, puisqu’il était invisible. CeCalandrin n’avait point d’esprit, et Buffalmacco abusa de sasimplicité jusqu’à lui faire croire qu’il était gros d’un enfant,et il en coûta à Calandrin, pour sa délivrance, une paire dechapons.

Buffalmacco vit ensuite le paysan pour qui ilavait peint la Sainte Vierge avec l’enfant Jésus, qu’ilmétamorphosa en ourson.

Il vit encore l’abbesse des religieuses deFaenza qui l’avait chargé d’orner de peintures les murailles del’église conventuelle et à qui il jura sa foi qu’il fallait mettrede bon vin dans les couleurs, si l’on voulait que la chair despersonnages parût bien fleurie. L’abbesse lui donna pour tous lessaints et les saintes de ses tableaux le vin réservé aux évêques,et il le but, s’en tenant au vermillon pour aviver le ton deschairs. C’est cette même dame abbesse à qui il fit croire qu’unbroc couvert d’un manteau est un maître peintre, ainsi qu’il a étérapporté ci-dessus.

Buffalmacco vit encore une longue file de gensqu’il avait blasonnés, raillés, dupés et bernés. Et derrière euxvenait, avec sa crosse, sa mitre et sa chape, le grand saintHerculan, qu’il avait plaisamment représenté sur la place dePérouse, ceint d’une couronne de goujons.

Et tous en passant félicitaient le singe quiles avait vengés, et le monstre, ouvrant une gueule plus large quela porte de l’enfer, éclatait de rire.

Pour la première fois de sa vie, Buffalmaccoavait passé une mauvaise nuit.

Chapitre 6La dame de Vérone

À Hugues Rebell.

Puella autem moriens dixit : « Satanas, trado tibicorpus meum cum anima mea. »

(Quadragesimale opus declamatum Parisiis in ecclesia StiJohannis in Gravia per venerabilem patrem Sacrae scripturaeinterpretem eximium Ol. Maillardum, 1511.)

Ceci fut trouvé, par le R. P. Adone Doni,dans les archives du couvent de Santa Croce, à Vérone.

Mme Eletta de Vérone était simerveilleusement belle et bien faite, que les clercs de la ville,qui avaient connaissance de l’histoire et de la fable, appelaientmadame sa mère des noms de Latone, de Léda et de Sémélé, donnantainsi à entendre qu’ils croyaient que son fruit avait été formé enelle par un dieu Jupiter, plutôt que par quelque homme mortel,comme étaient le mari et les amants de ladite dame. Mais les plussages, notamment Fra Battista, qui fut avant moi gardien du couventde Santa Croce, estimaient qu’une telle beauté de chair relevait del’opération du diable, qui est artiste, au sens où l’entendaitNéron, empereur des Romains, quand il disait en mourant :« Quel artiste périt ! » Et l’on ne peut douter quel’ennemi de Dieu, Satan, qui est habile à travailler les métaux,n’excelle aussi dans l’œuvre de chair. Moi qui vous parle, ayantune assez grande connaissance du monde, j’ai vu maintes fois descloches et des images d’hommes fabriquées par l’ennemi du genrehumain. L’artifice en est admirable. J’eus pareillementconnaissance d’enfants que le diable fit à des femmes, mais sur cesujet ma langue est liée par le secret de la confession. Je mebornerai donc à dire qu’on semait d’étranges discours sur lanaissance de Mme Eletta. Je vis cette dame pour lapremière fois sur la place de Vérone, le saint vendredi de l’an1320, alors qu’elle venait d’accomplir sa quatorzième année. Et jel’ai revue depuis sur les promenades et dans les églises oùfréquentent les dames. Elle était semblable à une peinture faitepar un très bon ouvrier.

Elle avait des cheveux d’or crespelé, le frontblanc, les yeux d’une couleur qui ne se voit qu’en la pierreprécieuse nommée aigue-marine, les joues roses, le nez droit etfin. Sa bouche imitait l’arc de l’Amour et blessait ensouriant ; et le menton était aussi riant que la bouche. Toutle corps de Mme Eletta était fait à souhait pour leplaisir des amants. Ses seins n’étaient point très gros ; maisils gonflaient la chemisette de deux pleines et bien doucesrondeurs jumelles. Tant à cause de mon caractère sacré que parceque je ne l’ai vue que voilée et couverte de ses habits de ville,je ne vous décrirai pas les autres parties de son corps, qui toutesannonçaient leur excellence à travers les tissus qui lescouvraient. Je vous dirai seulement que, se trouvant à sa placeaccoutumée dans l’église de San Zenone, elle ne pouvait faire unmouvement soit pour se lever, soit pour s’agenouiller, ou seprosterner le front contre la dalle, comme il se doit faire aumoment de l’élévation du sacré corps de Jésus-Christ, sans aussitôtinspirer aux hommes qui la voyaient un ardent désir de la tenirserrée contre eux.

Or, Mme Eletta vint à épouser,vers l’âge de quinze ans, messer Antonio Torlota, avocat, qui étaittrès savant homme, de bonne renommée et riche, mais déjà en sonvieil âge, et si épais et difforme, qu’en le voyant portant sesécritures en un grand sac de cuir, on ne savait quel sac traînaitl’autre.

C’était pitié de penser que, par l’effet dusacrement de mariage, qui est institué sur les hommes pour leurgloire et salut éternel, la plus belle dame de Vérone couchât avecun si vieil homme, infirme et ruineux. Et les sages virent avecplus de douleur que de surprise que, profitant de la liberté quelui laissait son mari, occupé toute la nuit de résoudre desdifficultés touchant le juste et l’injuste, la jeune femme demesser Antonio Torlota recevait dans son lit les plus beauxcavaliers de la ville. Mais le plaisir qu’elle y prenait venaitd’elle et non point d’eux. Elle s’aimait et ne les aimait pas. Ellen’eut jamais de goût que pour sa propre chair. Elle était àsoi-même son désir, son envie et ses blandices. Par quoi il mesemble que le péché de chair était excessivement aggravé en elle.Car, bien que ce péché nous sépare de Dieu, ce qui en fait assezconcevoir la gravité, il est vrai de dire que les pécheurs charnelssont regardés par le souverain juge, en ce monde et dans l’autre,avec moins de colère que les avares, les traîtres, les homicides etque les méchants qui ont trafiqué des choses saintes, en tant queles désirs mauvais que forment les hommes sensuels, étant d’autrui,non d’eux-mêmes, laissent paraître les restes avilis de l’amourvéritable et de la charité.

Mais rien de tel ne se montrait aux adultèresde Mme Eletta, qui, dans toutes ses amours,n’aimait qu’elle seule. Et en cela elle était plus séparée de Dieuque tant d’autres femmes qui ne résistèrent point à leurs désirs.Mais ces désirs étaient d’autrui. Et ceux deMme Eletta étaient d’elle. Ce que j’en dis est pourmieux faire entendre la suite du récit.

À l’âge de vingt ans, elle fut malade et sesentit mourir. Alors elle pleura son beau corps avec une pitiéprofonde. Elle se fit revêtir par ses femmes de ses plus richesatours, se regarda dans un miroir, se caressa des deux mains lapoitrine et les hanches, afin de jouir une dernière fois de sespropres charmes. Et, ne consentant point à ce que ce corps adoréd’elle fût mangé des vers dans la terre humide, elle dit enexpirant, avec un grand soupir de foi et d’espérance :

« Satan, bien-aimé Satan, prends mon âmeet mon corps ; Satan, mon doux Satan, écoute ma prière ;prends mon corps avec mon âme. »

Elle fut portée à San Zenone, selon lacoutume, à visage découvert ; et, de mémoire d’homme, l’onn’avait point vu de morte si belle. Pendant que les prêtreschantaient autour d’elle l’office des trépassés, elle semblaitpâmée au bras d’un invisible amant. Après la cérémonie, le cercueilde Mme Eletta, soigneusement scellé, fut mis enterre sainte, parmi les tombeaux qui entouraient l’église de SanZenone, et dont quelques-uns sont des sarcophages antiques. Mais lelendemain matin, la terre qu’on avait jetée sur la morte avait étéenlevée, et l’on vit le cercueil ouvert et vide.

Chapitre 7L’humaine tragédie

À J.-H. Rosny.

Πᾶς δ’ὀδυνηρὸς βίος ἀνθρώπων,κοὐκ ἔστι πόνων ἀνάπαυσις. ἀλλ’ὅ τιτοῦζῆν φίλτερον ἄλλο σκότος ἀμπίσχων κρύπτεινεφέλαις. (Eurip. Hipp., v. 190 etsuiv.)

I – Fra Giovanni

En ce temps-là, celui qui, né d’un homme,était vrai fils de Dieu, et qui avait pris pour sa dame celle à quipas plus qu’à la Mort nul n’ouvre la porte en souriant, le pauvrede Notre Seigneur Jésus-Christ, saint François, était monté auciel. La terre, qu’il avait parfumée de ses vertus, gardait soncorps nu et la semence de ses paroles. Ses fils spirituels semultipliaient parmi les peuples, car la bénédiction d’Abraham étaitsur eux.

Les rois et les reines ceignaient le cordon dupauvre de Jésus-Christ. Les hommes en foule cherchaient dansl’oubli de soi-même et du monde le vrai contentement. Et, fuyant lajoie, ils la trouvaient.

L’ordre de Saint-François s’étendait sur toutela chrétienté ; les maisons des pauvres du Seigneur couvraientl’Italie, l’Espagne, les Gaules et les Allemagnes. Et une maisontrès sainte s’élevait dans la ville de Viterbe. Fra Giovanni yprofessait la pauvreté. Il vivait humble et méprisé, et son âmeétait un jardin clos.

Il eut, par révélation, la connaissance desvérités qui échappent aux hommes habiles et prudents. Et, bienqu’il fût ignorant et simple, il savait ce que ne savent point lesdocteurs du siècle.

Il savait que le soin des richesses rend leshommes méchants et misérables, et que, naissant pauvres et nus, ilsseraient heureux s’ils vivaient tels qu’ils naquirent.

Il était pauvre avec allégresse. Il sedélectait dans l’obéissance. Et, renonçant à former des desseins,il goûtait le pain du cœur. Car le poids des actions humaines estinique, et nous sommes des arbres qui portent des fruitsempoisonnés. Il craignait d’agir, car l’effort est douloureux etvain. Il craignait de penser, car la pensée est mauvaise.

Il était humble, sachant que l’homme n’a rienen propre dont il se puisse glorifier, et que la superbe endurcitles âmes. Et il savait encore que ceux qui n’ont, pour tout bien,que les richesses de l’esprit, s’ils en font gloire, s’abaissentpar cet endroit jusqu’aux puissants de ce monde.

Et Fra Giovanni passait en humilité tous lesmoines de la maison de Viterbe. Le gardien du couvent, le saintfrère Silvestre, était moins bon que lui, parce que le maître estmoins bon que le serviteur, la mère moins innocente que le petitenfant.

Voyant que Fra Giovanni avait coutume de sedépouiller de sa robe pour en vêtir les membres souffrants deJésus-Christ, le gardien lui défendit, au nom de la sainteobéissance, de donner ses vêtements aux pauvres. Or, le jour quecette défense lui avait été faite, Giovanni alla, selon sa coutume,prier dans le bois qui couvre les pentes de Cimino. On était enhiver. La neige tombait et les loups descendaient dans lesvillages.

Fra Giovanni, agenouillé au pied d’un chêne,parla à Dieu comme un ami à un ami et le supplia d’avoir pitié desorphelins, des veuves et des prisonniers ; pitié du maître duchamp que pressent rudement les usuriers lombards ; pitié desdaims et des biches de la forêt poursuivis par les chasseurs, dulièvre et de l’oiseau pris au piège. Et il fut ravi en extase, etil vit une main dans le ciel.

Quand le soleil eut glissé derrière lamontagne, l’homme de Dieu se leva et prit le chemin du couvent. Ilrencontra, sur la route blanche et muette, un pauvre qui luidemanda l’aumône pour l’amour de Dieu.

« Hélas ! lui répondit-il, je n’airien que ma robe et le gardien m’a défendu de la couper pour endonner la moitié. Je ne puis donc la partager avec vous. Mais sivous m’aimez, mon fils, vous me la déroberez toutentière. »

Ayant entendu ces paroles, le pauvre dépouillale moine de sa robe.

Et Fra Giovanni s’en alla nu sous la neige quitombait, et il entra dans la ville. Comme il traversait la place,n’ayant qu’un linge autour des reins, les enfants, qui jouaient etcouraient, se moquèrent de lui. Pour lui faire injure, ils luimontraient le poing en passant le pouce entre l’index et le doigtdu milieu, et ils lui jetaient de la neige mêlée de boue et decailloux.

Il y avait sur la place publique des pièces debois destinées à la charpente d’une maison. Une de ces pièces debois était placée en travers sur les autres. Deux enfants vinrentse poser chacun à un bout de cette poutre et ils se balancèrent.Ces deux enfants étaient de ceux qui avaient raillé le saint et luiavaient jeté des pierres.

Il s’approcha d’eux en souriant, et il leurdit :

« Chers petits, me permettez-vous departager votre jeu ? »

Et, s’étant assis à l’un des bouts de lapoutre, il se balança avec les enfants.

Et des citoyens qui vinrent à passerdirent :

« En vérité, cet homme est hors deraison. »

Mais après que les cloches eurent sonnél’Ave Maria, Fra Giovanni se balançait encore. Et iladvint que des prêtres de Rome, venus à Viterbe pour visiter lesfrères mendiants, dont le renom était grand dans le monde,passèrent sur la place publique. Et ayant ouï les enfants quicriaient : « Voici le petit frère Giovanni », cesprêtres s’approchèrent du moine et le saluèrent très honorablement.Mais le saint homme ne leur rendit point le salut, et faisant commes’il ne les voyait pas, il continua de se balancer sur la poutrebranlante. Et les prêtres se dirent entre eux :

« Laissons cet homme. Il est tout à faitstupide. »

Alors Fra Giovanni se réjouit, et son cœur futinondé de délices. Car ces choses, il les accomplissait parhumilité et pour l’amour de Dieu. Et il mettait sa joie dansl’opprobre comme l’avare renferme son or dans un coffre de cèdre,armé d’une triple serrure.

À la nuit, il alla frapper à la porte ducouvent. Et, ayant été admis au-dedans, il parut nu, sanglant etsouillé de fange. Il sourit et dit :

« Un voleur bienfaisant m’a pris ma robeet des enfants m’ont jugé digne de jouer avec eux. »

Mais les frères s’indignaient qu’il eût osétraverser la ville en un état si peu honorable.

« Il ne craint point, disaient-ils,d’exposer aux risées et à la honte le saint ordre deSaint-François. Il mérite un châtiment très rude. »

Le général, averti qu’un grand scandaledésolait le saint ordre, assembla tous les frères du chapitre etfit mettre Fra Giovanni à genoux au milieu d’eux. Le visage toutenflammé de colère, il le réprimanda d’une voix rude. Puis ilconsulta l’assemblée sur la peine qu’il convenait d’infliger aucoupable.

Les uns voulaient qu’il fût mis en prison oususpendu dans une cage au clocher de l’église. Les autres étaientd’avis qu’on l’enchaînât comme un fou.

Et Fra Giovanni leur disait, toutjoyeux :

« Vous avez bien raison, mesfrères : je mérite ces châtiments, et de plus grands encore.Je ne suis bon qu’à perdre vainement tous les biens de Dieu et demon ordre. »

Et le frère Marcien, qui était d’une grandesévérité dans ses mœurs et dans ses maximes, s’écria :

« N’entendez-vous point qu’il parle commeun hypocrite et que cette voix mielleuse sort d’un sépulcreblanchi ? »

Et Fra Giovanni dit encore :

« Frère Marcien, je suis capable detoutes les infamies, si Dieu ne me vient en aide. »

Cependant le général méditait la conduitesingulière de Fra Giovanni, et il priait l’Esprit Saint del’inspirer dans le jugement qu’il allait rendre. Et, à mesure qu’ilpriait, sa colère se changeait en admiration. Il avait connu saintFrançois, du temps que cet ange, né d’une femme, était de passagesur la terre, et l’exemple du préféré de Jésus l’avait instruitdans la beauté spirituelle.

C’est pourquoi la lumière se fit dans son âmeet il discerna dans les œuvres de Fra Giovanni une célestesimplicité.

« Mes frères, dit-il, loin de blâmernotre frère, admirons la grâce qu’il reçoit abondamment. En vérité,il est meilleur que nous. Ce qu’il a fait, il l’a fait àl’imitation de Jésus-Christ, qui laissait venir à lui les petitsenfants et qui souffrit que les bourreaux le dépouillassent de sesvêtements. »

Et il parla de la sorte au frèreagenouillé :

« Mon frère, voici la pénitence que jevous impose : Au nom de la sainte obéissance, je vous ordonned’aller dans la campagne et, quand vous rencontrerez un pauvre, dele prier de vous dépouiller de votre tunique. Et quand il vous auralaissé nu, vous rentrerez dans la ville et vous jouerez sur laplace publique avec les enfants. »

Ayant ainsi parlé, le général descendit de sachaire et, relevant Fra Giovanni, il s’agenouilla devant lui et luibaisa les pieds. Puis, se tournant vers les moines assemblés, illeur dit :

« En vérité, mes frères, cet homme est lejouet de Dieu. »

II – La lampe

En ce temps-là, Fra Giovanni connut que lesbiens de ce monde viennent de Dieu, et qu’ils doivent être la partdes pauvres, qui sont les préférés de Jésus-Christ.

Les chrétiens célébraient la naissance duSauveur ; et Fra Giovanni était venu dans la ville d’Assise.Cette ville est sur une montagne. Et de cette montagne s’est levéle Soleil de charité.

Or, l’avant-veille de Noël, Fra Giovannipriait agenouillé devant l’autel sous lequel saint François reposedans une auge de pierre. Et il méditait, songeant que saintFrançois était né dans une étable, comme Jésus. Et tandis qu’ilméditait, le sacristain vint lui demander de vouloir bien garderl’église, pendant le temps qu’il souperait. L’église et l’autelétaient chargés d’ornements précieux. L’or et l’argent yabondaient, parce que les fils de saint François étaient déchus dela pauvreté première. Et ils avaient reçu les présents desreines.

Fra Giovanni répondit au sacristain :

« Mon frère, allez prendre votre repas.Et je garderai l’église au gré de Notre Seigneur. »

Et, ayant ainsi parlé, il continua saméditation. Et, tandis qu’il était seul, en prière, une pauvrefemme vint dans l’église et lui demanda l’aumône pour l’amour deDieu.

« Je n’ai rien, répondit le sainthomme ; mais l’autel est chargé d’ornements, et je vais voirsi je ne pourrais pas vous en donner quelque chose. »

Une lampe d’or pendait au-dessus de l’autel,toute garnie de sonnettes d’argent. Et, considérant cette lampe, ilse dit à lui-même :

« Voici des sonnettes qui ne sont que devains ornements. La véritable parure de cet autel, c’est le corpsde saint François qui repose nu sous la dalle avec une pierre pouroreiller. »

Et, tirant son couteau de sa poche, il détachales sonnettes l’une après l’autre et les donna à la pauvrefemme.

Et quand le sacristain, ayant pris son repas,revint dans l’église, Fra Giovanni, le saint de Dieu, luidit :

« Mon frère, ne vous inquiétez pas ausujet des sonnettes qui se trouvaient à la lampe. Je les ai donnéesà une pauvre femme qui en avait besoin. »

Et Fra Giovanni avait agi de la sorte parcequ’il savait par révélation que toutes les choses en ce monde,appartenant à Dieu, appartiennent aux pauvres.

Et il fut blâmé sur la terre par les hommesattachés aux richesses. Mais il fut trouvé louable aux regards dela bonté divine.

III – Le docteur séraphique

Fra Giovanni n’était point avancé dans laconnaissance des lettres, et il se réjouissait de son ignorancecomme d’une source abondante d’humiliations.

Mais, ayant vu, dans le couvent deSainte-Marie-des-Anges, plusieurs docteurs en théologie méditer surles perfections de la très Sainte Trinité et sur les mystères de laPassion, il douta s’ils n’avaient pas plus que lui l’amour de Dieu,par l’effet d’une plus grande connaissance.

Il fut contristé dans son âme, et, pour lapremière fois, il tomba dans la tristesse. Et ce sentiment étaitcontraire à son état. Car la joie est la part des pauvres.

Il résolut de porter son inquiétude au généralde l’ordre, afin de s’en délivrer comme d’un fardeau inique. Or,Giovanni di Fidanza était alors général de l’ordre.

Dans les langes, il avait reçu de saintFrançois le nom de Bonaventure. Il avait étudié la théologie àl’université de Paris. Et il excellait dans la science de l’amour,qui est la science de Dieu. Il connaissait les quatre degrés quiélèvent la créature au Créateur, et il méditait le mystère des sixailes des chérubins. C’est pourquoi il était nommé le Docteurséraphique.

Et il savait que la science est vaine sansl’amour. Fra Giovanni l’alla trouver tandis qu’il se promenait dansle jardin, sur la terrasse qui domine la ville.

Ce jour était un dimanche. Et les artisans dela ville et les paysans qui travaillent aux vignes gravissaient, aupied de la terrasse, la rue montueuse qui conduit à l’église.

Et Fra Giovanni, voyant frère Bonaventure dansle jardin, au milieu des lys, s’approcha de lui et dit :

« Frère Bonaventure, ôtez de mon espritle doute qui me tourmente et répondez-moi. Un ignorant peut-ilaimer Dieu avec autant d’amour qu’un savant ? »

Et frère Bonaventure répondit :

« Je vous le dis en vérité, FraGiovanni : une pauvre vieille femme peut égaler et surpasseren l’amour de Dieu tous les docteurs en théologie. Et comme laseule excellence de l’homme est dans l’amour, je vous le disencore, mon frère : telle femme très ignorante sera élevéedans le ciel au-dessus des docteurs. »

Fra Giovanni, en entendant ces paroles, futcomblé de joie. Et, se penchant sur le mur bas du jardin, ilregarda avec amour les passants. Et il cria de toute savoix :

« Femmes pauvres, simples et ignorantes,vous serez placées dans le ciel bien au-dessus de frèreBonaventure. »

Et le Docteur séraphique, au discours du bonfrère, sourit parmi les lys du jardin.

IV – Le pain sur la pierre

Parce que le bon saint François avait dit àses fils : « Allez, et mendiez votre pain de porte enporte », Fra Giovanni fut, un jour, envoyé dans une certaineville. Ayant franchi le châtelet, il alla par les rues mendier sonpain de porte en porte, selon la règle, pour l’amour de Dieu.

Mais les gens de cette ville étaient plusavares que les Lucquois et plus durs que les Pérugins. Lesboulangers et les tanneurs qui jouaient aux dés devant leurboutique repoussèrent avec de dures paroles le pauvre deJésus-Christ. Et les jeunes femmes, tenant leur nouveau-né dansleurs bras, détournaient la tête. Et comme le bon frère, qui seréjouissait dans l’opprobre, souriait aux refus et auxinjures :

« Il se moque, disaient les habitants dela ville. C’est un insensé, ou plutôt un fainéant et un ivrogne. Ila bu trop de vin. Ce serait pécher que de lui donner seulement unemie du pain de notre huche. »

Et le bon frère leur répondait :

« Vous avez raison, mes amis ; je nemérite point de vous faire pitié, et je ne suis pas digne departager la nourriture de vos chiens et de vos cochons. »

Les enfants qui, dans ce moment, sortaient del’école, entendirent ces propos ; ils poursuivirent le sainthomme en criant :

« Au fou ! au fou ! »

Et ils lui jetèrent de la boue et despierres.

Et Fra Giovanni s’en alla dans la campagne. Laville était assise au penchant d’une colline, et elle étaitentourée de vignes et d’oliviers.

Il descendit par un chemin creux et, voyant àses côtés les grappes mûres de la vigne qui pendaient aux branchesdes ormeaux, il étendit le bras, et bénit les raisins. Il bénitaussi les oliviers et les mûriers et tout le blé de la plaine.Cependant il avait faim et soif ; et il se délectait dans lasoif et la faim.

Au bout d’un chemin, il vit un bois delauriers. C’était la coutume des frères mendiants d’aller prierdans les bois, parmi les pauvres animaux à qui les hommes cruelsfont la chasse. C’est pourquoi Fra Giovanni entra dans le bois etchemina sur le bord d’un ruisseau clair et chantant. Et il vit unepierre plate au bord de ce ruisseau.

À ce moment, un jeune homme d’une beautémerveilleuse, vêtu d’une robe blanche, posa un pain sur la pierreet s’en alla.

Et Fra Giovanni, s’étant agenouillé, pria,disant :

« Que vous êtes bon, mon Dieu, de faireservir votre pauvre par la main d’un de vos anges ! Ô pauvretébénie ! Ô très magnifique et très richepauvreté ! »

Et il mangea le pain de l’ange et but l’eau dela fontaine. Et il fut fortifié dans son corps et dans son âme. Etune main invisible écrivit sur les murs de la ville :« Malheur aux riches ! »

V – La table sous le figuier

À l’exemple de saint François, son pèrebien-aimé, Fra Giovanni allait dans l’hôpital de Viterbe soignerles lépreux. Il leur donnait à boire et lavait leurs plaies.

Et s’ils blasphémaient, il leur disait :« Vous êtes les préférés de Jésus-Christ. » Et il y avaitdes lépreux très humbles qu’il assemblait dans une chambre et aveclesquels il se réjouissait comme une mère au milieu de sesenfants.

Mais les murs de l’hôpital étaient épais, etle jour n’entrait que par des fenêtres étroites et hautes. Et, danscet air malin, les lépreux avaient peine à vivre. Et Fra Giovannivit que l’un d’eux nommé Lucide, qui était d’une grande patience,dépérissait dans l’air mauvais.

Fra Giovanni aimait Lucide et il luidisait :

« Mon frère, vous êtes Lucide, et iln’est pas de pierre plus pure que votre cœur, aux yeux deDieu. »

Et, s’apercevant que Lucide souffrait plus queles autres de l’odeur pernicieuse qu’on respirait dansl’hôtellerie, il lui dit un jour :

« Ami Lucide, chère brebis du Seigneur,tandis qu’on respire ici la peste, nous buvons, dans les jardins deSainte-Marie-des-Anges, le parfum des cytises. Venez avec moi dansla maison des petits frères. Vous y verrez et vous y goûterez lebeau ciel, et vous serez soulagé. »

En parlant de la sorte, il prit le lépreux parle bras, le couvrit de son manteau et le conduisit àSainte-Marie-des-Anges.

Arrivé à la porte du couvent, il appela lefrère portier avec des cris joyeux :

« Ouvrez, dit-il, ouvrez à l’ami que jevous amène. Il se nomme Lucide et il est bien nommé, car c’est uneperle de patience. »

Le portier ouvrit la porte. Mais quand il vitentre les bras de Fra Giovanni un homme dont le visage livide etcomme muet était couvert d’écailles, il reconnut un lépreux. Et,tout épouvanté, il courut avertir le frère gardien. Ce gardien senommait Andréa de Padoue, et il menait une vie très sainte.Pourtant, quand il apprit que Fra Giovanni amenait un lépreux aucouvent de Sainte-Marie-des-Anges, il fut irrité. Il vint à lui, levisage enflammé de colère, et lui dit :

« Restez dehors avec cet homme. Vous êtesinsensé d’exposer ainsi vos frères à la contagion. »

Fra Giovanni, sans rien répondre, baissa latête. Toute joie s’était effacée de son visage. Et Lucide, voyantsa peine :

« Mon frère, lui dit-il, je suis affligéde ce que vous êtes contristé à cause de moi. »

Et Fra Giovanni baisa le lépreux sur lajoue.

Puis il dit au gardien :

« Mon père, me permettrez-vous de metenir dehors auprès de cet homme et de partager mon repas aveclui ? »

Le gardien répondit :

« Faites à votre volonté, puisque vousvous mettez au-dessus de la sainte obéissance. »

Et, ayant dit, il rentra dans la maison.

Il y avait devant la porte du couvent un bancde pierre sous un figuier. Sur ce banc, Fra Giovanni posa sonécuelle. Et tandis qu’il soupait avec le lépreux, le gardien se fitouvrir la porte. Il vint se placer sous le figuier, etdit :

« Fra Giovanni, pardonnez-moi de vousavoir offensé. Je viens partager votre repas. »

VI – La tentation

Alors Satan s’assit sur le penchant d’unecolline et il regarda les maisons des frères. Il était noir etbeau, semblable à un jeune Égyptien. Et il songea dans soncœur :

« Parce que je suis l’Adversaire et parceque je suis l’Autre, je tenterai ces moines, et je leur dirai ceque tait Celui qui leur est ami. Et j’affligerai ces religieux enleur disant la vérité et je les contristerai en prononçant desdiscours raisonnables. J’enfoncerai la pensée comme une épée dansleurs reins. Et quand ils sauront la vérité, ils seront malheureux.Car il n’y a de joie que dans l’illusion et la paix ne se trouveque dans l’ignorance. Et parce que je suis le maître de ceux quiétudient la nature des plantes et des animaux, la vertu despierres, les secrets du feu, le cours des astres et l’influence desplanètes, les hommes m’ont nommé le Prince des Ténèbres. Et ilsm’appellent le Malin parce que fut construit par moi le cordeau aumoyen duquel Ulpien redressa la loi. Et mon royaume est de cemonde. Or, je tenterai ces moines, et je leur ferai connaître queleurs œuvres sont mauvaises et que l’arbre de leur charité portedes fruits amers. Et je les tenterai sans haine et sansamour. »

Ainsi parla Satan dans son cœur. Cependant,comme les ombres du soir s’allongeaient au pied des collines, etcomme fumaient les toits des chaumières, le saint homme Giovannisortit du bois où il avait coutume de prier, et il suivit le cheminde Sainte-Marie-des-Anges en disant :

« Ma maison est la maison de délices,parce qu’elle est la maison de pauvreté. »

Et, ayant vu Fra Giovanni qui cheminait, Satansongea :

« Celui-ci est de ceux que jetenterai. »

Et il releva son manteau noir sur sa tête etil alla, par le chemin bordé de térébinthes, au-devant du sainthomme.

Et il s’était rendu semblable à une veuvevoilée. Quand il eut rejoint Fra Giovanni, il prit une voixmielleuse pour lui demander l’aumône, disant :

« Donnez-moi l’aumône pour l’amour deCelui qui vous est ami, et que je ne suis pas digne denommer. »

Et Fra Giovanni répondit :

« Il se trouve que j’ai sur moi unepetite tasse d’argent qu’un seigneur du pays m’a donnée pourqu’elle fût fondue et employée à l’autel de Sainte-Marie-des-Anges.Vous pouvez la prendre, madame ; j’irai demain prier le bonseigneur de m’en remettre une autre du même poids pour la SainteVierge. Ainsi ses désirs seront accomplis et, de plus, vous aurezreçu l’aumône pour l’amour de Dieu. »

Satan prit la tasse et dit :

« Bon frère, permettez à une pauvre veuvede baiser votre main. La main qui donne est douce etparfumée. »

Fra Giovanni répondit :

« Madame, gardez-vous bien de me baiserla main. Éloignez-vous au contraire sans retard. Car, autant qu’ilme semble, vous êtes belle de visage, bien que noire comme le roimage qui porta la myrrhe. Et il ne convient pas que je vous voiedavantage. Car tout est péril au solitaire. Ainsi donc, souffrezque je vous quitte, en vous recommandant à Dieu. Et pardonnez-moisi j’ai manqué de politesse à votre égard. Car le bon saintFrançois avait coutume de dire : “La courtoisie sera la parurede mes fils, comme les fleurs ornent les collines.” »

Mais Satan dit encore :

« Mon bon père, enseignez-moi du moinsune hôtellerie où je puisse passer honnêtement la nuit. »

Fra Giovanni répondit :

« Allez, madame, dans la maison deSaint-Damien, chez les pauvres dames de Notre Seigneur. Celle quivous recevra est Claire, et c’est un clair miroir de pureté, etelle est la duchesse de Pauvreté. »

Et Satan dit encore :

« Mon père, je suis une femme adultère etje me suis donnée à beaucoup d’hommes. »

Et Fra Giovanni lui dit :

« Madame, si je vous croyais chargée despéchés que vous dites, je vous demanderais comme un grand honneurla permission de vous baiser les pieds, car je vaux bien moins quevous, et vos crimes sont petits au regard des miens. Pourtant, j’aireçu des grâces plus grandes que celles qui vous ont été accordées.Car alors que saint François et ses douze disciples étaient encoresur la terre, j’ai vécu avec des anges. »

Et Satan répliqua :

« Mon père, quand je vous ai demandél’aumône pour l’amour de Celui qui vous aime, je formais dans moncœur un dessein mauvais. Et je veux vous en instruire. Je vaismendiant par les chemins sous un voile de veuve, afin de recueillirune somme d’argent que je destine à un homme de Pérouse qui jouitde mon corps, et qui s’est engagé, s’il recevait cette somme, àtuer par surprise un chevalier que je hais, parce que, m’étantofferte à lui, il m’a méprisée. Or, cette somme était imparfaite.Mais le poids de votre tasse d’argent l’a complétée. Et l’aumôneque vous m’avez faite sera le prix du sang. Vous avez vendu lejuste. Car ce chevalier est chaste, sobre et pieux, et je le haispour cela. Et c’est vous qui aurez causé sa mort. Vous avez mis unpoids d’argent dans le plateau du crime. »

En entendant ce discours, le bon Fra Giovannipleura. Et, se retirant à l’écart, il se mit à genoux dans unbuisson d’épines et il pria le Seigneur, disant :

« Seigneur, faites que ce crime neretombe ni sur cette femme ni sur moi, ni sur aucune de voscréatures, mais qu’il soit porté sous vos pieds percés de clous etqu’il soit lavé dans votre sang précieux. Laissez tomber sur moi etsur ma sœur du grand chemin une goutte d’hysope, et nous seronspurifiés, et nous passerons la neige en blancheur. »

Cependant l’Adversaire s’éloigna,songeant :

« Je n’ai pu tenter cet homme, à cause deson extrême simplicité. »

VII – Le docteur subtil

Satan revint s’asseoir sur la montagne qui,regardant Viterbe, rit sous sa couronne d’oliviers. Et il dit enson cœur :

« Je tenterai cet homme. »

Il formait ce dessein en son esprit, parcequ’il avait vu Fra Giovanni qui, ceint d’une corde et un sac surl’épaule, traversait la prairie, se rendant à la ville pour ymendier son pain, selon la règle.

Et Satan prit l’apparence d’un saint évêque,et il descendit dans la prairie. Une mitre étincelante chargeait satête, et les pierres de cette mitre jetaient des flammesvéritables. Sa chape était couverte de figures brodées et peintes,telles qu’aucun artisan au monde n’en aurait pu faire depareilles.

Il y était représenté lui-même, dans la soieet l’or, sous les apparences d’un saint Georges et d’un saintSébastien et aussi sous les apparences de la vierge Catherine et del’impératrice Hélène. La beauté de ces visages répandait le troubleet la tristesse. Et cette chape était d’un artifice merveilleux.Rien d’aussi riche ne se voit dans les trésors des églises.

Ainsi, portant la mitre et la chape, et pareilen majesté à cet Ambroise dont Milan s’honore, Satan cheminait,appuyé sur sa crosse, dans la prairie en fleur.

Et, s’approchant du saint homme, il luidit :

« La paix soit avecvous ! »

Mais il ne dit point quelle était cette paix.Et Fra Giovanni crut que c’était la paix du Seigneur.

Il songea :

« Cet évêque, qui me donne le salut depaix, fut sans doute en son vivant un saint pontife et un martyrinébranlable dans sa constance. C’est pourquoi Jésus-Christ achangé aux mains de son confesseur la crosse de bois en crossed’or. Aujourd’hui ce saint est puissant dans le ciel. Et voiciqu’après sa mort bienheureuse, il se promène dans la prairie peintede fleurs et brodée de perles de rosée. »

Ainsi pensa le saint homme Giovanni, et il nes’étonna point. Et, ayant salué Satan avec une grande révérence, illui dit :

« Seigneur, vous êtes miséricordieuxd’apparaître à un pauvre homme tel que moi. Mais cette prairie estsi belle qu’il n’est pas surprenant que les saints du paradis s’ypromènent. Elle est peinte de fleurs et brodée de perles de rosée,et c’est un ouvrage aimable du Seigneur. »

Et Satan lui dit :

« Ce n’est point la prairie, c’est toncœur que je viens regarder ; et c’est pour te parler que jesuis descendu de la montagne. J’ai, pendant les siècles, grandementdisputé dans l’Église. Sur les assemblées des docteurs ma voixgrondait comme la foudre, ma pensée luisait comme l’éclair. Je suistrès savant, et l’on me nomme le docteur Subtil. J’ai disputé avecles anges. Et je veux disputer avec toi. »

Fra Giovanni répondit :

« Comment le pauvre petit homme que jesuis pourrait-il disputer avec le docteur Subtil ? Je ne saisrien, et telle est ma stupidité, que je ne puis retenir dans matête que les chansons en langue vulgaire, quand on y a planté desrimes pour aider la mémoire, comme dans : Faites, Jésus,clair miroir, Que mon cœur ne soit pas noir ; oudans : Sainte Marie, Vierge fleurie. »

Et Satan répondit :

« Fra Giovanni, les dames de Venises’amusent à montrer leur adresse en faisant entrer un grand nombrede pièces d’ivoire dans une boite de cèdre qui semblait d’abordtrop petite pour les contenir. C’est ainsi que j’introduirai dansta tête des idées qu’on ne croyait pas qu’elle pût recevoir. Et jete remplirai d’une sagesse nouvelle. Je te montrerai que, pensantmarcher dans la droite voie, tu erres comme un homme ivre, et quetu pousses la charrue sans souci d’aligner les sillons. »

Fra Giovanni s’humilia, disant :

« Il est vrai que je ne suis qu’uninsensé et que je ne fais rien que de mal. »

Et Satan lui dit :

« Que penses-tu de lapauvreté ? »

Le saint homme répondit :

« Je pense que c’est une perleprécieuse. »

Et Satan répliqua :

« Tu prétends que la pauvreté est ungrand bien, et tu ôtes aux pauvres une part de ce grand bien enleur faisant l’aumône. »

Et Fra Giovanni songea et dit :

« L’aumône que je fais, je la fais àNotre Seigneur Jésus-Christ dont la pauvreté ne peut être diminuée.Car elle est infinie, et elle sort de lui comme une sourceinépuisable, et il la répand sur ses préférés. Et ceux-là seronttoujours pauvres, selon la promesse du fils de Dieu. En donnant auxpauvres, je ne donne point aux hommes, mais à Dieu, comme lescitoyens payent l’impôt au podestat, et l’impôt est pour la villequi, par l’argent qu’elle en reçoit, pourvoit à ses besoins. Et ceque je donne est afin de paver la cité de Dieu. Il est vain d’êtrepauvre de fait, si l’on n’est pauvre par l’esprit. Car la véritablepauvreté est esprit. La robe de bure, le cordon, les sandales, labesace et l’écuelle de bois n’en sont que les images mémorables. Lapauvreté que j’aime est spirituelle et je lui dis : “Ma Dame”,parce qu’elle est une idée, et que toute beauté est en cetteidée. »

Satan sourit et répliqua :

« Fra Giovanni, tes maximes sont cellesd’un sage de la Grèce, nommé Diogène, qui enseignait auxuniversités, du temps où guerroyait Alexandre deMacédoine. »

Et Satan dit encore :

« Est-il vrai que tu méprises les biensde ce monde ? »

Et Fra Giovanni répondit :

« Je les méprise. »

Et Satan lui dit :

« Vois que tu méprises en même temps leshommes laborieux qui, les produisant, accomplissent ainsi l’ordrequi a été donné à Adam, ton père, lorsqu’il lui a été dit :“Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front.” Puisque le travailest bon, le fruit du travail est bon. Pourtant tu ne travailles paset tu n’as pas souci du travail des autres. Mais tu reçois l’aumôneet tu la donnes, au mépris de la loi imposée à Adam et à sa semencedans les siècles.

– Hélas ! soupira le frère Giovanni, jesuis chargé de crimes et l’homme du monde le plus scélérat et leplus inepte tout ensemble. Aussi ne me regardez point, et lisez auLivre. Notre Seigneur a dit : “Les lys des champs netravaillent ni ne filent.” Et il a dit encore : “Marie a labonne part qui ne lui sera pas ôtée.” »

Alors Satan leva la main, comme qui dispute ets’apprête à faire sur ses doigts le compte de ses arguments. Et ildit :

« Giovanni, ce qui a été écrit d’un sens,tu le lis de l’autre et, étudiant ton livre, tu sembles moins undocteur au pupitre qu’un âne au râtelier. Je vais donc te reprendrecomme le maître reprend l’écolier. Il a été dit que les lys deschamps n’ont point besoin de filer, parce qu’ils sont beaux, et quela beauté est une vertu. Et il est dit encore que Marie n’a pas àfaire le ménage, puisqu’elle fait l’amour avec celui qui la visite.Mais toi qui n’es pas beau et qui ne t’instruis pas, comme Marie,dans les choses de l’amour, tu traînes tristement par les cheminsune vie ignominieuse. »

Giovanni répondit :

« Seigneur, comme un peintre habilereprésente sur une étroite tablette de bois une ville entière avecses maisons, ses tours et ses murailles, de même vous avez peint enpeu de mots mon âme et mon visage, avec une merveilleuseexactitude. Et je suis tout à fait ce que vous dites. Mais si jesuivais parfaitement la règle établie par saint François, l’ange duSeigneur, et si je pratiquais la pauvreté spirituelle, je serais lelys des champs et j’aurais la part de Marie. »

Et Satan l’interrompit et dit :

« Tu prétends aimer les pauvres. Mais tupréfères le riche et ses richesses, et tu adores Celui qui possèdeet donne des trésors. »

Et Giovanni répondit :

« Celui que j’aime possède, non les biensdu corps, mais ceux de l’esprit. »

Et Satan répliqua :

« Tous les biens sont de chair et segoûtent par la chair. Et cela, Épicure l’a enseigné et Horace lesatirique l’a mis dans ses chants. »

Ayant écouté ce discours, le saint hommeGiovanni soupira :

« Seigneur, je ne vous entendspoint. »

Satan haussa les épaules et dit :

« Mes paroles sont exactes et littéraleset cet homme ne les entend pas. Et j’ai disputé avec Augustin etJérôme, avec Grégoire et celui qu’on a surnommé Bouche-d’or. Etceux-là m’entendaient moins encore. Les misérables hommes marchentà tâtons dans les ténèbres, et l’Erreur élève sur leurs têtes sondais immense. Les simples et les savants sont le jouet de l’éternelmensonge. »

Et Satan dit encore au saint hommeGiovanni :

« As-tu le bonheur ? Si tu as lebonheur, je ne prévaudrai pas contre toi. Car l’homme ne pense quedans la douleur, et il ne médite que dans la tristesse. Ettourmenté de craintes et de désirs, anxieux, il s’agite dans sonlit et déchire son oreiller de mensonges. Pourquoi tenter cethomme ? Il est heureux. »

Mais frère Giovanni soupira :

« Seigneur, je suis moins heureux depuisque je vous écoute. Et vos discours me troublent. »

En entendant ces paroles, Satan rejeta sonbâton pastoral, sa mitre et sa chape. Et il parut nu. Il était noiret plus beau que le plus beau des anges.

Il sourit avec douceur, et dit au sainthomme :

« Rassure-toi, mon ami. Je suis lemauvais esprit. »

VIII – Le charbon ardent

Or, le frère Giovanni était simple de cœur etd’esprit, et sa langue était liée ; il ne savait pas parleraux hommes.

Mais un jour qu’il priait selon sa coutume aupied d’une yeuse antique, un ange du Seigneur lui apparut et lesalua, disant :

« Je te salue parce que je suis celui quivisite les simples et qui annonce les mystères auxvierges. »

Et l’ange tenait dans sa main un charbonardent. Il posa le charbon sur les lèvres du saint. Et il parlaencore et dit :

« Par ce feu, tes lèvres resteront pureset elles seront ardentes. Et la brûlure que j’ai faite y demeurera.Ta langue sera déliée et tu parleras aux hommes. Car il faut queles hommes entendent la parole de vie et qu’ils sachent qu’ils neseront sauvés que par la simplicité du cœur. C’est pourquoi leSeigneur a délié la langue du simple. »

Et l’ange retourna au ciel. Et le saint hommeGiovanni fut saisi d’épouvante. Il pria et dit :

« Mon Dieu, le trouble de mon cœur est sigrand que je ne sens pas sur ma lèvre la douceur du feu qu’y misvotre ange.

« Vous voulez me châtier, Seigneur,puisque vous m’envoyez parler aux hommes qui ne m’entendront point.Je serai odieux à tous, et vos prêtres eux-mêmes diront : “Ilblasphème !”

« Car votre raison est contraire à laraison des hommes. Mais que votre volonté soitaccomplie. »

Et, s’étant levé, il alla vers la ville.

IX – La maison d’innocence

Ce jour-là, Fra Giovanni était sorti ducouvent à l’heure matinale où les oiseaux s’éveillent en chantant.Et il allait à la ville. Et il songeait :

« Je vais à la ville pour y mendier monpain et pour donner du pain à ceux qui mendient ; et jedonnerai ce que j’aurai reçu, et je recevrai ce que j’aurai donné.Car il est bon de demander et de recevoir pour l’amour de Dieu. Etcelui qui reçoit est le frère de celui qui donne. Et il ne faut pasregarder si l’on est l’un ou l’autre de ces deux frères, parce quele don n’est rien et que tout est dans la charité.

« Celui qui reçoit, s’il a la charité,est l’égal de celui qui donne. Mais celui qui vend est l’ennemi decelui qui achète, et le vendeur contraint l’acheteur à lui êtreennemi. Et en cela est la racine du mal qui empoisonne les villes,comme le venin du serpent est dans sa queue. Et il faut qu’une damemette le pied sur la queue du serpent. Cette dame est la Pauvreté.Elle a déjà visité dans sa tour le roi Louis de France. Mais ellen’est point entrée chez les Florentins, parce qu’elle est chaste etqu’elle ne veut point mettre le pied dans un mauvais lieu. Or, laboutique du changeur est un mauvais lieu. Les banquiers et leschangeurs y commettent le plus grand des péchés. Les prostituéespèchent dans les bouges, mais leur péché est moins grand que celuides banquiers et de quiconque s’enrichit par la banque ou par lenégoce.

« En vérité, les banquiers et leschangeurs n’entreront point dans le royaume des cieux, ni lesboulangers, ni les droguistes, ni ceux qui exercent l’art de lalaine dont s’enorgueillit la ville de la Fleur. Parce qu’ilsdonnent un prix à l’or et qu’ils assignent un cours au change, ilsdressent des idoles à la face des hommes. Et, disant : “L’or aune valeur”, ils mentent. Car l’or est plus vil que les feuillessèches qui, dans le vent d’automne, tournoient et bruissent au pieddes térébinthes. Et il n’y a de précieux que le travail de l’homme,lorsque Dieu le regarde. »

Or, tandis qu’il méditait de la sorte, FraGiovanni vit que la montagne était ouverte et que des hommes entiraient des pierres. Et l’un des carriers demeurait couché sur laroute, vêtu d’un lambeau d’étoffe grossière ; son corps avaitreçu les morsures cuisantes du froid et du chaud. Les os de sesépaules et de sa poitrine étaient comme à nu sur sa chair exténuée.Et une grande désolation coulait du creux noir de ses yeux.

Fra Giovanni s’approcha de lui endisant :

« La paix soit avecvous ! »

Mais le carrier ne répondit rien ; il nedétourna pas la tête. Et Fra Giovanni, croyant qu’il ne l’avaitpoint entendu, dit encore :

« La paix soit avecvous ! »

Et il prononça les mêmes paroles une troisièmefois.

Alors le carrier le regarda avec fureur et luidit :

« Je n’aurai de paix qu’à ma mort.Va-t’en, maudite corneille dont les souhaits m’annoncent un bientrompeur ! Va crailler à de plus simples que moi ! Moi,je sais que la condition du carrier est tout entière malheureuse,et qu’il n’y a point de soulagement à sa misère. J’arrache despierres depuis le matin jusqu’au soir, et, pour prix de montravail, je reçois un morceau de pain noir. Et quand mes brasseront moins forts que les pierres de la montagne, quand mon corpssera tout usé, je mourrai de faim.

– Mon frère, dit le saint homme Giovanni,il n’est point juste que vous arrachiez beaucoup de pierres et nereceviez que peu de pain. »

Le carrier se dressa debout :

« Moine que vois-tu là-haut sur lacolline ?

– Mon frère, je vois les murs de laville.

– Et plus haut ?

– Je vois les toits des maisons quidominent les remparts.

– Et plus haut ?

– Les cimes des pins, les dômes deséglises et les campaniles.

– Et plus haut encore ?

– Je vois une tour qui domine toutes lesautres. Des créneaux la couronnent. C’est la tour du Podestat.

– Moine, que vois-tu sur les créneaux decette tour ?

– Mon frère, sur les créneaux de cettetour, je ne vois rien que le ciel.

– Moi, dit le carrier, je vois sur cettetour une figure hideuse et géante qui brandit une massue, et surcette massue je vois écrit : Iniquité. Et l’Iniquitéest élevée au-dessus des citoyens sur la tour des magistrats et deslois. »

Et Fra Giovanni répondit :

« Ce que l’un voit, l’autre ne le voitpas, et il est possible que cette figure que vous dites soit placéesur la tour du Podestat, dans la ville de Viterbe. Mais n’est-ilpas un remède aux maux dont vous souffrez, mon frère ? Le bonsaint François a laissé sur la terre une telle fontaine deconsolation que tous les hommes s’y peuvent rafraîchir. »

Et le carrier parla de la sorte :

« Des hommes ont dit : “Cettemontagne est à nous.” Et ces hommes sont mes maîtres, et c’est poureux que je tire la pierre. Et ils jouissent du fruit de montravail. »

Fra Giovanni soupira :

« Il faut que des hommes soient fous pourcroire qu’ils possèdent une montagne. »

Le carrier répliqua :

« Ils ne sont point fous. Et les lois dela ville leur garantissent cette possession. Les citoyens leurpaient les pierres que j’ai tirées. Et ce sont des marbres d’ungrand prix. »

Et Fra Giovanni dit :

« Il faudrait changer les lois de laville et les mœurs des citoyens. Saint François, l’ange duSeigneur, a donné l’exemple et montré la voie. Quand il résolut,sur l’ordre de Dieu, de relever l’église ruinée de Saint-Damien, iln’alla pas trouver le maître de la carrière. Et il ne ditpoint : “Apportez-moi les marbres les plus beaux et je vousdonnerai de l’or en échange.” Car celui-là, qu’on nommait le filsde Bernardone et qui était vrai fils de Dieu, savait que l’hommequi vend est l’ennemi de l’homme qui achète, et que l’art du négoceest plus malfaisant, s’il est possible, que l’art de la guerre.Aussi ne s’adressa-t-il point aux maîtres maçons ni à aucun de ceuxqui donnent du marbre, du bois et du plomb pour de l’argent. Maisil alla dans la montagne et il prit sa charge de bois et de pierreset il la porta lui-même au lieu consacré à la mémoire dubienheureux Damien. Il posa lui-même les pierres à l’aide ducordeau, pour former les murs. Et il fit le ciment pour lier lespierres entre elles. Ce fut une humble et grossière enceinte. Cefut l’œuvre d’un faible bras. Mais qui la contemple avec les yeuxde l’âme y reconnaît la pensée d’un ange. Car le mortier de ce murn’est point pétri du sang des malheureux ; car cette maison deSaint-Damien ne fut point élevée avec les trente deniers qui ontpayé le sang du Juste et qui, rejetés par l’Iscariote, vont depuislors, de main en main, par le monde, payer toute injustice et toutecruauté.

« Car, seule entre toutes, cette maisonest fondée sur l’innocence, établie sur l’amour, assise sur lacharité, et seule entre toutes elle est la maison de Dieu.

« Et je vous le dis en vérité, ouvriermon frère, en faisant ces choses, le pauvre de Jésus-Christ a donnéau monde l’exemple de la justice, et sa folie paraîtra un joursagesse. Car tout sur la terre est à Dieu, et nous sommes lesenfants de Dieu, et les parts des enfants doivent être égales.C’est-à-dire que chacun doit prendre ce qu’il lui faut. Et parceque les grands ne demandent point de bouillie, ni les petits neboivent pas de vin, la part de chacun ne sera point la même, maischacun aura la part convenable.

« Et le travail sera joyeux quand il nesera pas payé. Et c’est l’or inique qui seul fait l’inégalité despartages. Lorsque chacun ira chercher sa pierre dans la montagne etla portera sur son dos à la ville, la pierre sera légère et ce serala pierre d’allégresse. Et nous bâtirons la maison joyeuse. Et nousélèverons la cité nouvelle. Et il n’y aura ni pauvres ni riches,mais tous se diront pauvres, parce qu’ils voudront porter un nomqui les honore. »

Ainsi parla le doux Fra Giovanni, et lecarrier misérable songea :

« Cet homme vêtu d’un linceul et ceintd’une corde a dit des choses nouvelles. Je ne verrai pas la fin demes misères et je vais mourir de fatigue et de faim. Mais jemourrai heureux, car mes yeux, avant de s’éteindre, auront vul’aube du jour de justice. »

X – Les amis du bien

Or, il y avait en ce temps-là, dans la villetrès illustre de Viterbe, une confrérie formée de soixantevieillards. Et ces vieillards comptaient parmi les principaux de laville. Ils amassaient les honneurs et les richesses et professaientla vertu. Il se trouvait parmi eux un gonfalonier de la République,des docteurs en l’un et l’autre droit, des juges, des marchands,des changeurs d’une éclatante piété, et quelques vieux condottieresaffaiblis par l’âge.

Parce qu’ils s’étaient assemblés pour exciterles citoyens au bien, se rendant témoignage, ils se nommaient lesAmis du bien. Ce titre était inscrit sur la bannière de laconfrérie, et ils étaient d’accord pour persuader aux pauvres defaire le bien, afin qu’aucun changement ne survînt dans laville.

Ils avaient coutume de s’assembler le dernierjour de chaque mois, au palais du Podestat, pour connaître entreeux ce qui s’était fait de bien pendant le mois dans la ville. Etaux pauvres qui avaient fait le bien ils donnaient des piècesd’argent.

Or, en ce jour, les Amis du bien tenaient leurassemblée. Il y avait au fond de la salle une estrade recouverte develours et sur cette estrade s’élevait un dais magnifique, supportépar quatre figures sculptées et peintes. Ces figures étaient laJustice, la Tempérance, la Force et la Chasteté. Les principaux dela confrérie siégeaient sous ce dais. Le doyen prit place au milieud’eux dans une chaise d’or, qui était à peine inférieure enrichesse à ce trône que naguère le disciple de saint François vitpréparé dans le ciel pour le pauvre du Seigneur. Ce siège avait étéprésenté au doyen, pour qu’en lui fût honoré tout le bien accomplidans la ville.

Et, quand les membres de la confrérie furentrangés dans l’ordre convenable, le doyen se leva pour parler. Ilfélicita les servantes qui avaient servi leur maître sans recevoirde salaire, et il célébra les vieillards qui, n’ayant point depain, n’en demandaient pas.

Et il dit :

« Ceux-là ont bien agi. Et nous lesrécompenserons ; car il importe que le bien soit récompensé,et il nous appartient d’en payer le prix, étant les premiers et lesmeilleurs de la cité. »

Après qu’il eut parlé, la foule du peuple quise tenait debout au pied de l’estrade battit des mains.

Mais quand ils eurent fini d’applaudir, FraGiovanni parla du milieu de la troupe misérable et demanda à hautevoix :

« Qu’est-ce que le bien ? »

Alors il se fit une grande rumeur dansl’assemblée. Le doyen s’écria :

« Qui donc a parlé ? »

Et un homme roux qui s’était mêlé aux pauvresrépondit :

« C’est un moine nommé Giovanni, qui estl’opprobre de son couvent. Il va nu par les rues, portant seshabits sur sa tête, et il se livre à toutes sortesd’extravagances. »

Un boulanger dit ensuite :

« C’est un fou et un méchant ! Ilmendie son pain aux portes des boulangers. »

Plusieurs entre les assistants, jetant degrandes clameurs, tirèrent le frère Giovanni par sa robe et, tandisqu’ils s’efforçaient de le pousser dehors, d’autres, plusimpatients, lançaient des escabeaux et les rompaient sur la tête dusaint homme. Mais le doyen se leva sous le dais et dit :

« Laissez en repos cet homme, afin qu’ilm’entende et soit confondu. Il demande ce que c’est que le bien,parce que le bien n’est pas en lui et qu’il est dénué de vertu. Etmoi je lui réponds : “La connaissance du bien est au-dedansdes hommes vertueux. Et les bons citoyens portent en eux le respectdes lois. Ils approuvent ce qui a été fait dans la ville pourassurer à chacun la jouissance des richesses acquises. Ilssoutiennent l’ordre établi et s’arment pour le défendre. Car ledevoir des pauvres est de défendre le bien des riches. Et c’estainsi que se maintient l’union des citoyens. Et cela est le bien.Et le riche se fait apporter par un serviteur une corbeille pleinede pains qu’il distribue aux pauvres, et cela encore est le bien.”Voilà ce qu’il convenait d’apprendre à cet homme ignorant etgrossier. »

Ayant parlé de cette manière, le doyen s’assitet la foule des pauvres fit entendre un murmure favorable. Mais FraGiovanni, étant monté sur un des escabeaux qu’on lui avait jetés àla tête avec l’opprobre et l’injure, parla à tous et dit :

« Entendez les paroles salutaires !Le bien n’est point dans l’homme. Et l’homme, par lui-même, ne saitpoint ce qui lui est bon. Car il ignore sa nature et sa destinée.Et ce qu’il estime bon peut lui être mauvais. Ce qu’il croit utilepeut lui être nuisible. Et il est incapable de choisir les chosesconvenables, parce qu’il ne connaît pas ses besoins, et qu’il estsemblable au petit enfant qui, assis dans la prairie, suce comme dulait le suc de la belladone. Et il ne sait point que la belladoneest un poison ; mais sa mère le sait. C’est pourquoi le bienest de faire la volonté de Dieu.

Il ne faut point dire : “J’enseigne lebien, et le bien est d’obéir aux lois de la ville.” Car ces lois nesont point de Dieu ; mais elles sont de l’homme et ellesparticipent de sa malice et de son imbécillité. Elles ressemblentaux règles que les enfants établissent sur la place de Viterbe,quand ils jouent à la balle. Le bien n’est pas dans les coutumes nidans les lois. Mais il est en Dieu et dans l’accomplissement de lavolonté de Dieu sur la terre. Ce n’est ni par les légistes ni parles magistrats que la volonté de Dieu s’accomplit sur la terre.

Car les puissants de ce monde font leurvolonté, et cette volonté est contraire à la volonté de Dieu. Maisceux qui ont dépouillé la superbe et qui savent qu’il n’y a pointde bien en eux, ceux-là reçoivent de grands dons, et Dieu lui-mêmes’égoutte en eux comme le miel au creux des chênes.

Et il faut que nous soyons le chêne plein demiel et de rosée. Les humbles, les simples et les ignorantsconnaissent Dieu. Et c’est par eux que Dieu régnera sur la terre.Le salut n’est pas dans la vigueur des lois et dans le nombre dessoldats. Il est dans la pauvreté et dans l’humilité.

Ne dites plus : “Le bien est en moi etj’enseigne le bien.” Dites au contraire : “Le bien est enDieu.” Assez longtemps les hommes se sont endurcis dans leur propresagesse. Assez longtemps ils ont mis le Lion et la Louve en emblèmesur les portes de leurs villes. Leur sagesse et leur prudence ontproduit l’esclavage, les guerres, et le meurtre de beaucoupd’innocents. C’est pourquoi vous devez vous remettre à la conduitede Dieu, comme l’aveugle se fait conduire par son chien. Et necraignez point de fermer les yeux de votre esprit et de perdre laraison, car la raison vous a rendus malheureux et méchants. Et parelle vous êtes devenus semblables à cet homme qui, ayant deviné lessecrets de la Bête accroupie dans la caverne, s’enorgueillit et, secroyant sage, tua son père et épousa sa mère.

Dieu n’était point avec lui. Il est avec leshumbles et les simples. Sachez ne point vouloir, et il mettra savolonté en vous. Ne cherchez point à deviner les énigmes de laBête. Soyez ignorants, et vous ne craindrez plus d’errer. Il n’y aque les sages qui se trompent. »

Fra Giovanni ayant ainsi parlé, le doyen seleva et dit :

« Ce méchant m’a offensé, je lui remetsvolontiers cette offense. Mais il a parlé contre les lois deViterbe, et il convient qu’il soit puni. »

Et Fra Giovanni fut conduit devant les jugesqui le firent charger de chaînes et l’envoyèrent dans la prison dela ville.

XI – La douce révolte

Le saint homme Giovanni fut enchaîné à un grospilier au milieu du caveau sur lequel passait la rivière.

Deux hommes étaient plongés avec lui dans lesténèbres gluantes. Tous deux avaient connu et proclamé l’injusticedes lois. L’un voulait abattre la République par la force. Il avaitcommis des meurtres exemplaires, et il méditait de purifier laville par le fer et le feu. L’autre espérait changer lescœurs : il avait tenu des discours persuasifs. Inventeur delois sages, il comptait sur la beauté de son génie et surl’innocence de ses mœurs pour les imposer à ses concitoyens. Ettous deux avaient été condamnés également.

Quand ils surent que le saint homme étaitenchaîné avec eux pour avoir parlé contre les lois de la ville, ilsle félicitèrent. Et celui qui avait inventé des lois sages luidit :

« Frère, si jamais nous sommes remis enliberté, puisque tu penses comme moi, tu m’aideras à persuader auxcitoyens qu’ils doivent établir au-dessus d’eux l’empire des loisjustes. »

Mais le saint homme Giovanni luirépondit :

« Qu’importe que la justice soit dans leslois, si elle n’est point dans les cœurs ? Et, si les cœurssont injurieux, de quoi servira que l’équité règne dans laloi ?

« Ne dites point : “Nous établironsdes lois justes, et nous rendrons à chacun ce qui lui est dû.” Carnul n’est juste, et nous ne savons pas ce qui convient aux hommes.Nous ignorons également ce qui leur est bon et ce qui leur estmauvais. Et chaque fois que les princes du peuple et les chefs dela République ont aimé la justice, ils ont fait périr beaucoupd’hommes.

« Ne donnez point le compas et le niveauà l’arpenteur mauvais. Car, avec des instruments justes, il ferades partages injustes. Et il dira : “Voyez, je porte sur moile niveau, la règle et l’équerre, et je suis un bon arpenteur.”Tant que les hommes demeureront avares et cruels, ils rendrontcruelles les lois les plus douces et ils dépouilleront leurs frèresavec des paroles d’amour. C’est pourquoi il est vain de leurrévéler les paroles d’amour et les lois de douceur.

« N’opposez pas les lois aux lois, et nedressez point des tables de marbre ou d’airain en face des hommes.Car tout ce qui est écrit sur les tables de la loi est écrit enlettres de sang. »

Ainsi parla le saint homme. Et le prisonnierqui avait commis des meurtres exemplaires et préparé la ruinesalutaire de la cité approuva et dit :

« Compagnon, tu as bien parlé. Sache doncque je n’opposerai pas la loi à la loi, la règle droite à la règletortue, mais que je veux détruire la loi par la violence etcontraindre les citoyens à vivre ensuite dans une bienheureuseliberté. Et sache encore que j’ai tué des juges et des gensd’armes, et que j’ai commis des crimes bienveillants. »

Ayant entendu ces paroles, l’homme du Seigneurse leva, étendit ses bras chargés de chaînes dans l’ombre maligneet s’écria :

« Malheur aux violents ! car laviolence enfante la violence. Celui qui agit comme toi ensemence laterre de haines et de colères, et ses enfants se déchireront lespieds aux ronces du chemin et les serpents les mordront autalon.

« Malheur à toi ! car tu as versé lesang du juge inique et du soldat brutal, et te voilà devenusemblable au soldat et au juge. Et comme eux tu portes aux mains latache ineffaçable.

« Insensé qui dit : “Nous ferons lemal à notre tour et notre cœur sera soulagé. Nous serons injustes,et ce sera le commencement de la justice.” Le mal est dans ledésir. Ne désirez rien et vous n’aurez point de mal. L’injusticen’est mauvaise qu’aux injustes. Je n’en souffrirai point si je suisjuste. L’iniquité est une épée dont la poignée déchire la main quila tient. Sa pointe ne fait point de blessure au cœur de l’hommesimple et bon.

« Pour lui, rien n’est dangereux s’il necraint rien. Tout souffrir, c’est ne souffrir de rien. Soyez bonset l’univers entier sera bon. Car l’univers servira d’instrument àvotre bonté et vos persécuteurs travailleront à vous rendremeilleurs et plus beaux.

« Vous aimez la vie, et cet attachementest au cœur de tout homme. Aimez donc la souffrance. Car vivre,c’est souffrir. N’enviez point vos maîtres cruels. Plaignez lescommandants des milices. Ayez pitié des publicains et des juges.Les plus fiers d’entre eux ont connu les pointes de la douleur etles affres de la mort. Soyez plus heureux, puisque vous êtesinnocents. Que pour vous la douleur perde son aiguillon et la mortses affres.

« Soyez en Dieu, et dites-vous :“Tout est bien en lui.” Gardez-vous de vouloir même le bonheurpublic avec trop de force et d’âpreté, de peur qu’il ne se glissequelque cruauté dans votre vouloir. Mais que votre désir de charitéuniverselle prenne la ferveur d’une prière et la douceur d’uneespérance.

« Elle sera belle, la table où tout lemonde recevra sa part équitable et où les convives laveront lespieds les uns aux autres. Mais ne dites point : “Je dresseraipar violence cette table dans les rues de la ville et sur lesplaces publiques.” Car ce n’est point le couteau à la main que vousdevez convier vos frères au banquet de la justice et de lamansuétude. Il faut que la table se dresse d’elle-même sur leChamp-de-Mars par la vertu de la grâce et de la bonne volonté.

« Et ce sera un miracle. Or, sachez bienque les miracles ne s’accomplissent que par la foi et par l’amour.Si vous désobéissez à vos maîtres, que ce soit par amour. Ne lesenchaînez point et ne les tuez point. Mais dites-leur : “Je netuerai point mes frères et je ne les enchaînerai point.” Endurez,souffrez, acceptez, veuillez ce que Dieu veut, et votre volontésera faite sur la terre comme au ciel. Ce qui semble mauvais estmauvais, et ce qui semble bon est bon. Le mal véritable est dansl’effort et le mécontentement. Ne nous efforçons point et soyonscontents ; ne frappons point les méchants, de peur de nousrendre semblables à eux.

« Si nous avons le bonheur d’être pauvresde fait, ne nous rendons point riches par l’esprit et attachés decœur aux biens qui rendent injuste et malheureux. Souffrons lapersécution avec douceur et soyons ces vases de dilection quichangent en baume le fiel qu’on y verse. »

XII – Paroles d’amour

Or les juges firent paraître devant eux lesaint homme Giovanni, enchaîné à celui qui avait jeté le feugrégeois dans le palais des Prieurs. Et ils dirent au sainthomme :

« Tu es avec le criminel puisque tu n’espas avec nous. Car quiconque n’est pas avec les bons est avec lesméchants. »

Et le saint homme répondit :

« Il n’y a ni bons ni méchants parmi leshommes. Mais tous sont malheureux. Et ceux que n’affligent ni lafaim ni la honte, la richesse et la puissance les tourmentent. Iln’est point donné à celui qui naît de la femme d’échapper auxmisères, et le fils de la femme est semblable au malade qui seretourne dans son lit sans trouver le repos, parce qu’il ne veutpas se coucher sur la croix de Jésus, la tête dans les épines, etqu’il ne se réjouit point dans la souffrance. Pourtant, c’est dansla souffrance qu’est la joie. Et ceux qui aiment le savent.

« Je suis avec l’amour et cet homme estavec la haine. C’est pourquoi nous ne nous rencontrerons jamais. Etje lui dis : “Mon frère, tu as mal fait, et ton crime estgrand.” Et je parle ainsi parce que la charité et l’amour mepressent. Mais vous condamnez ce criminel au nom de la justice. Et,en invoquant la justice, vous jurez en vain. Car il n’y a point dejustice parmi les hommes.

« Nous sommes tous des criminels. Etquand vous dites : “La vie des peuples est en nous”, vousmentez. Et vous êtes le cercueil qui dit : “Je suis leberceau.” La vie des peuples est dans les moissons des campagnesqui jaunissent sous le regard du Seigneur. Elle est dans les vignessuspendues aux ormeaux, et dans le sourire et les larmes dont leciel baigne les fruits des arbres, aux clos des vergers. Elle n’estpas dans les lois, qui sont faites par les riches et les puissantspour la conservation de la puissance et de la richesse.

« Vous oubliez que vous êtes nés pauvreset nus. Et Celui-là qui vint dans la crèche de Bethléem est venusans profit pour vous. Et il faut qu’il renaisse pauvre et qu’ilsoit crucifié une seconde fois pour votre salut.

« Le violent s’est servi des armes quevous avez forgées. Et il est comparable aux guerriers que voushonorez parce qu’ils ont détruit des villes. Ce qui est défendu parla force sera attaqué par la force. Et si vous savez lire le livreque vous avez écrit, vous y verrez ce que je dis. Car vous avez misdans votre livre que le droit des gens est le droit de guerre. Etvous avez glorifié la violence, en rendant les honneurs auxconquérants et en élevant sur vos places publiques des statues àeux et à leur cheval.

« Et vous avez dit : “Il y a unebonne violence et une mauvaise violence. Et cela est le droit desgens, et cela est la loi.” Mais quand ces hommes vous auront mishors la loi, ils seront la loi comme vous êtes devenus la loi quandvous avez renversé le tyran qui était la loi avant vous.

« Or, sachez-le bien, il n’y a de droitvéritable que dans le renoncement au droit. Il n’y a de loi sainteque dans l’amour. Il n’y a de justice que dans la charité. Ce n’estpoint par la force qu il convient de résister à la force, car lalutte aguerrit les combattants et le sort des batailles estdouteux. Mais si l’on oppose la douceur à la violence, celle-ci, netrouvant pas d’appui sur son adversaire, tombe d’elle-même.

« Il est dit par les savants, dans lesbestiaires, que la licorne qui porte au front une épée flamboyantetransperce le chasseur dans sa chemise de fer, et s’agenouille auxpieds d’une pucelle. Soyez doux, faites-vous une âme simple, ayezle cœur pur, et vous ne craindrez rien.

« Ne mettez point votre confiance dansl’épée des condottieres, car la pierre du berger a percé le frontdu géant. Mais fortifiez-vous dans l’amour, et aimez ceux qui voushaïssent. La haine qu’on ne rend pas est de moitié diminuée. Et lapart qui demeure languit, veuve, et meurt. Dépouillez-vous afinqu’on ne vous dépouille pas. Aimez vos ennemis pour qu’ils ne voussoient plus ennemis. Pardonnez afin qu’on vous pardonne. Ne ditespoint : “La douceur nuit aux pasteurs des peuples.” Car vousn’en savez rien. Les pasteurs des peuples n’en ont point encoreessayé. Ils prétendent que par la rigueur ils ont diminué le mal.Mais le mal est grand parmi les hommes et l’on ne voit pas qu’ildiminue.

« J’ai dit aux uns : “Ne soyez pointoppresseurs.” J’ai dit aux autres : “Ne vous révoltez pas.” Etni les uns ni les autres ne m’ont écouté. Et ils m’ont jeté lapierre avec la risée. Parce que j’étais avec tous, chacun m’adit : “Tu n’es pas avec moi.”

« J’ai dit : “Je suis l’ami desmisérables.” Et vous n’avez pas cru que j’étais votre ami, parceque, dans votre orgueil, vous ne savez point que vous êtesmisérables. Pourtant la misère du maître est plus cruelle que cellede l’esclave. Mais quand je vous plaignais tendrement, vous avezcru que je raillais. Et les opprimés ont pensé que j’étais du partides oppresseurs. Et ils ont dit : “Il n’a point de pitié.”Mais ma part est dans l’amour et non pas dans la haine. C’estpourquoi vous me méprisez. Et parce que j’annonce la paix sur laterre, vous me tenez pour insensé. Il vous semble que mes discoursvont dans tous les sens, comme les pas d’un homme ivre. Et il estvrai que je traverse vos camps comme ces joueurs de harpe qui, laveille des batailles, vont jouer devant les tentes. Et les soldatsdisent, en les écoutant : “Ce sont de pauvres innocents quivont jouant des airs que nous avons entendus dans nos montagnes.”Je suis ce harpiste qui passe au milieu des armées. À voir oùconduit la sagesse humaine, je veux bien être fou : et jeremercie Dieu de m’avoir donné la harpe et non pointl’épée. »

XIII – La vérité

Le saint homme Giovanni demeurait en geôlebien étroite, et il était attaché par des chaînes à des anneauxscellés dans le mur. Mais son âme restait libre, et les tourmentsn’avaient pas ébranlé sa constance. Et il se promettait de ne pointtrahir sa foi, mais d’être le témoin et le martyr de la Vérité,afin de mourir en Dieu. Et il se disait : « La Véritém’accompagnera au gibet. Elle me regardera et elle pleurera. Elledira : “Je pleure parce que c’est pour moi que cet hommemeurt.” »

Et comme le saint homme menait ainsi dans lasolitude le colloque de ses pensées, un cavalier entra dans laprison, sans que les portes se fussent ouvertes. Il était vêtu d’unmanteau rouge et portait à la main une lanterne allumée.

Fra Giovanni lui dit :

« Quel est ton nom, subtil seigneur quitraverses les murailles ? »

Et le cavalier répondit :

« Frère, à quoi bon te dire les nomsqu’on me donne ? J’aurai pour toi celui que tu me donneras.Sache que je viens à toi secourable et bienveillant, et qu’ayantconnu que tu aimes chèrement la Vérité, je t’apporte une paroletouchant cette Vérité que tu as prise pour dame et pourcompagne. »

Et Fra Giovanni commença de rendre grâces auvisiteur. Mais celui-ci l’arrêta :

« Je t’avertis, lui dit-il, que cetteparole te semblera d’abord vaine et méprisable, car il en estd’elle comme d’une petite clé, que l’imprudent rejette sans enfaire usage.

« Mais l’homme avisé l’essaye à plusieursserrures, et s’aperçoit enfin qu’elle ouvre un coffre plein d’or etde pierres précieuses.

« Donc je te dirai : “Fra Giovanni,puisque tu as voulu d’aventure prendre la Vérité pour dame et amie,il t’importe grandement de savoir d’elle tout ce que savoir sepeut. Or, apprends qu’elle est BLANCHE. Et par son apparence, queje te fais connaître, tu découvriras sa nature, ce qui te sera fortutile pour t’accointer d’elle et l’embrasser avec toutes sortes demignardises, à la façon d’un ami caressant son amie. Tiens doncpour certain, bon frère, qu’elle est BLANCHE.” »

Ayant ouï ces paroles, le saint homme Giovannirépondit :

« Messer Subtil, le sens de votrediscours n’est pas si difficile à deviner que vous avez paru lecraindre. Et mon esprit, bien que naturellement épais et dur, a ététraversé tout de suite par la fine pointe de l’allégorie. Vousdites que la Vérité est blanche pour représenter la parfaite puretéqui est en elle et faire paraître clairement que c’est une dameimmaculée. Et je me la représente telle que vous dites, passant enblancheur les lys des jardins et la neige qui couvre, durantl’hiver, les cimes de l’Alverne. »

Mais le visiteur secoua la tête etdit :

« Fra Giovanni, ce n’est point là le sensde mes paroles et tu n’as pas cassé l’os pour en tirer la moelle.Je t’ai enseigné que la Vérité est blanche et non pas qu’elle estpure. Et il est d’un petit entendement de croire qu’elle estpure. »

Affligé de ce qu’il venait d’entendre, lesaint homme Giovanni répondit :

« De même que la lune, lorsque la terrelui cache le soleil, est obscurcie par l’ombre épaisse de ce mondeoù fut consommé le crime d’Ève, semblablement, messer Subtil, vousavez recouvert une parole claire sous une obscure parole. Et voicique vous errez dans les ténèbres. Car la Vérité est pure, venant deDieu, source de toute pureté. »

Et le Contradicteur répondit :

« Fra Giovanni, soyez meilleur physicien,et reconnaissez que la pureté est une qualité inconcevable. Ainsifaisaient, dit-on, les bergers arcadiens qui nommaient dieux pursles dieux qu’ils ne connaissaient pas. »

Alors le bon Fra Giovanni soupira etdit :

« Messer, vos paroles sont obscures etenveloppées de tristesse. Parfois, dans mon sommeil, des angesm’ont visité. Je ne comprenais pas non plus leurs paroles. Mais lemystère de leur pensée était joyeux. »

Et le visiteur subtil reprit :

« Fra Giovanni, argumentons tous deuxselon les règles. »

Et le saint homme répondit :

« Je ne peux pas argumenter avec vous. Jene m’en sens ni le désir ni la force.

– Il faut donc, répliqua le Subtil, queje trouve un autre contradicteur. »

En tout aussitôt, dressant le doigt indicateurde sa main gauche, il fit avec sa droite, d’un bout de son manteau,un bonnet rouge à ce doigt ; puis, le tenant levé devant sonnez :

« Voici, dit-il, un doigt de ma main quej’ai fait docteur et avec qui je disputerai doctement. C’est unplatonicien, si ce n’est Platon lui-même.

« Messer Platon, qu’est-ce que lepur ? Je vous entends, messer Platon. Vous affirmez que laconnaissance est pure quand elle est privée de tout ce qui se voit,s’ouït, se touche et généralement s’éprouve. Vous m’accordez, d’unsigne de votre bonnet, que la vérité sera vérité pure aux mêmesconditions. C’est-à-dire, moyennant qu’on la rende muette, aveugle,sourde, cul-de-jatte, paralytique, percluse de tous ses membres. Etje reconnais volontiers qu’en cet état, elle échappera auxillusions qui se jouent des hommes, et ne courra pas le guilledou.Vous êtes un grand railleur, messer Platon, et vous vous êtesbeaucoup moqué du monde. Quittez votre bonnet. »

Et le Contradicteur, ayant rabattu le pan deson manteau, adressa de nouveau la parole au saint hommeGiovanni.

« Ami, ces sophistes ne savaient ce quec’est que la Vérité. Mais moi, qui suis physicien et grandobservateur des curiosités naturelles, tu peux m’en croire si je tedis qu’elle est blanche, ou plutôt qu’elle est le blanc.

« D’où il ne faut pas induire, t’ai-jedit, qu’elle est pure. Crois-tu que Mme Eletta, deVérone, qui avait les cuisses comme du lait, les eût pour celaabstraites du reste de l’univers, retranchées dans l’invisible etdans l’intangible, qui est le pur, selon la doctrineplatonicienne ? Ce serait une excessive erreur.

– Je ne connais point cette dame Eletta,dit le saint homme Giovanni.

– Elle s’est donnée toute vive, dit leContradicteur, à deux papes, à soixante cardinaux, à quatorzeprinces, à dix-huit marchands, à la reine de Chypre, à trois Turcs,à quatre juifs, au singe du seigneur évêque d’Arezzo, à unhermaphrodite et au diable. Mais nous nous éloignons de notresujet, qui est de trouver le propre caractère de la Vérité.

« Or, si ce caractère, comme je viens del’établir contre Platon lui-même, ne peut être la pureté, il estcroyable que c’est l’impureté, laquelle impureté est la conditionnécessaire de tout ce qui existe. Car nous venons de voir que lepur n’a ni vie ni connaissance. Et tu as suffisamment éprouvé,j’imagine, que la vie et tout ce qui s’y rapporte se trouvecomposé, mélangé, divers, tendant à croître ou à diminuer,instable, soluble, corruptible, et non pur.

– Docteur, répondit Giovanni, vos raisonsne valent rien, puisque Dieu, qui est tout pur, existe. »

Et le docteur Subtil répliqua :

« Si tu lisais mieux tes livres, monfils, tu verrais qu’il y est dit de Celui que tu viens de nommer,non point : “Il existe”, mais : “Il est.” Or exister etêtre n’est point une même chose, mais ce sont deux chosescontraires. Tu vis, et ne dis-tu pas toi-même : “Je ne suisrien ; je suis comme si je n’étais pas.” Et tu ne dispas : “Je suis celui qui est.” Parce que vivre c’est à toutmoment cesser d’être. Et tu dis aussi : “Je suis pleind’impuretés”, parce que tu n’es pas une chose unique, mais unmélange de choses qui s’agitent et se combattent.

– Voici que vous parlez sagement,répondit le saint homme, et je connais à vos discours que vous êtestrès avancé, messer Subtil, dans les sciences tant divinesqu’humaines. Car il est vrai que Dieu est celui qui est.

– Par le corps de Bacchus, repritl’autre, il est parfaitement et universellement. Pour quoi noussommes dispensés de le chercher en quelque lieu, assurés qu’il nese rencontre ni plus ni moins en une place qu’en toute autre etqu’on ne trouverait pas une seule paire de vieux houseaux qui n’encontînt sa juste part.

– Cela est admirable et certain, réponditGiovanni. Mais il convient d’ajouter qu’il est plus spécialementdans les saintes espèces, par l’effet de latranssubstantiation.

– Voire, dit le docteur, il y estmangeable. Observe encore, mon fils, qu’il est rond dans une pomme,allongé dans une aubergine, tranchant dans un couteau et sonoredans une flûte. Il a toutes les qualités des substances. Il a aussitoutes les propriétés des figures. Il est aigu et il est obtus,puisqu’il est à la fois tous les triangles possibles ; sesrayons sont égaux et inégaux, puisqu’il est le cercle et l’ellipse,et il est encore l’hyperbole, qui est une figureindescriptible. »

Tandis que le saint homme Giovanni méditaitces vérités sublimes, il entendit le docteur Subtil qui éclatait derire. Alors il lui demanda :

« Pourquoi ris-tu ?

– Je ris, dit le docteur, en songeantqu’on a découvert en moi certaines contrariétés et contradictions,et qu’on me les a reprochées amèrement. Il est vrai que j’en aiplusieurs. Mais l’on ne voit pas que, si je les avais toutes, jeserais semblable à l’Autre. »

Et le saint homme demanda :

« De quel autreparles-tu ? »

Et le Contradicteur répondit :

« Si tu savais de qui je parle, tusaurais qui je suis. Et mes meilleures paroles tu ne les entendraispas volontiers, parce qu’on m’a beaucoup nui. Au contraire, si tuignores qui je suis, je te serai très utile. Je te ferai connaîtreque les hommes sont extrêmement sensibles aux sons qui se formentsur les lèvres, et qu’ils se font tuer pour des mots qui n’ontpoint de sens, comme il se voit par l’exemple des martyrs, et parton propre exemple, ô Giovanni, qui te réjouis d’être étranglé etpuis brûlé au chant des sept psaumes, sur la place de Viterbe, pource mot de Vérité auquel il te serait impossible de trouver unesignification raisonnable.

« Et certes tu fouillerais tous les coinset recoins de ton obscure cervelle, et tu remuerais toutes lestoiles d’araignée et toute la vieille ferraille qui s’y trouvent,sans jamais découvrir le crochet qui ouvre ce mot et en tire lesens. Et sans moi, mon pauvre ami, tu te serais fait pendre et puisbrûler pour trois syllabes que ni toi ni tes juges n’entendez, ensorte qu’on n’aurait jamais su qui mépriser le plus, des bourreauxou de la victime.

« Sache donc que la Vérité, ta damebien-aimée, est faite d’éléments où se rencontrent l’humide et lesec, le dur et le mou, le froid et son contraire, et qu’il en estde cette dame comme des dames charnelles en qui le tendre et lechaud n’est pas répandu également sur tout le corps. »

Fra Giovanni doutait dans sa simplicité si cediscours était bien honnête. Le Contradicteur lut dans la pensée dusaint homme. Et il le rassura, disant :

« Ce sont là des connaissances que l’onacquiert à l’école. Je suis théologien. »

Il se leva et dit encore :

« J’ai regret de te quitter, ami. Mais jene puis durer plus longtemps près de toi. Car j’ai beaucoup decontradictions à porter aux hommes. Et je ne puis goûter de reposni jour ni nuit. Il faut que j’aille sans cesse d’un lieu à unautre, posant ma lanterne tantôt sur le pupitre du clerc, tantôtsur le chevet de l’homme souffrant qui veille. »

Ayant dit, il s’en alla comme il était venu.Et le saint homme Giovanni se demanda :

« Pourquoi ce docteur a-t-il dit que lavérité est blanche ? » Et, couché sur la paille, ilremuait cette idée dans sa tête. Son corps participait del’inquiétude de son âme et se retournait de côté et d’autre sanstrouver le repos.

XIV – Le songe

C’est pourquoi, demeuré seul dans la geôle, ilpria le Seigneur, disant :

« Mon Seigneur, votre bonté est infinie àmon endroit et votre prédilection manifeste, puisque vous avezvoulu que je fusse couché sur un tas de fumier, comme Job etLazare, que tant vous aimâtes. Et vous m’avez donné de connaîtreque la paille immonde est au juste un doux oreiller. Ô vous, cherfils de Dieu, qui descendîtes aux enfers, bénissez le repos devotre serviteur couché dans la fosse obscure. Et puisque les hommesm’ont privé d’air et de lumière, parce que je confessais la vérité,daignez m’éclairer des lueurs de l’aube éternelle et me nourrir desflammes de votre amour, ô vivante Vérité, Seigneur, monDieu ! »

Ainsi le saint homme Giovanni priait deslèvres. Mais il lui souvenait en son cœur des discours duContradicteur. Et il était troublé jusques au fond de l’âme. Etdans le trouble et l’angoisse il s’endormit.

Et parce que la pensée du Contradicteur pesaitsur son sommeil, il ne s’endormit pas comme le petit enfant couchésur le sein de sa mère. Et son dormir ne fut point de rire et delait. Et il eut un songe. Et il vit en rêve une roue immense qui devives couleurs brillait.

Et elle ressemblait à ces roses de lumière quifleurissent au portail des églises, par l’art des ouvrierstudesques, et qui font paraître dans le verre limpide l’histoire dela Vierge Marie et la gloire des prophètes. Mais de ces roses leToscan ignore l’artifice.

Et cette roue était grande, lucide et clairemille fois plus que la mieux ouvrée de toutes ces roses qui furentdivisées au compas et peintes au pinceau dans les pays d’Allemagne.Et l’empereur Charles n’en vit pas une pareille le jour de sonsacre.

Celui seul contempla de ses yeux mortels uneroue plus splendide, qui, conduit par une dame, entra vêtu de chairau saint paradis. Et cette rose semblait faite de lumière et elleétait vivante. À la bien regarder, on s’apercevait qu’elle étaitformée d’une multitude de figures animées, et que des hommes detout âge et de tout état, en foule pressée, composaient le moyeu,les bras et la jante. Ces hommes étant vêtus selon leur condition,on reconnaissait aisément le pape, l’empereur, les rois et lesreines, les évêques, les barons, les chevaliers, les dames, lesécuyers, les clercs, les bourgeois, les marchands, les procureurs,les apothicaires, les laboureurs, les ribaudes, les maures et lesjuifs. Et, parce que tous les habitants de la terre paraissaientsur cette roue, on y voyait les satyres et les cyclopes, lespygmées et les centaures que l’Afrique nourrit dans ses sablesbrûlants, et les hommes que rencontra Marco Polo le voyageur,lesquels naissent sans tête, avec un visage au-dessous dunombril.

Et des lèvres de chacun de ces hommes sortaitune banderole portant une devise. Or chaque devise était d’unecouleur qui ne paraissait sur aucune autre, et, dans le nombreincalculable des devises, on n’en eût pas rencontré deux de la mêmeapparence. Mais les unes étaient trempées dans la pourpre, lesautres teintes des lueurs du ciel et de la mer, ou du clair desastres. Il y en avait qui verdoyaient comme l’herbe. Plusieursétaient très pâles, plusieurs très sombres. En sorte que le regardretrouvait sur ces devises toutes les couleurs dont l’univers estpeint.

Le saint homme Giovanni commença de leslire.

Et, par ce moyen, il connut les penséesdiverses des hommes. Et, ayant lu assez avant, il s’aperçut que cesdevises étaient variées par le sens des mots autant que par lacouleur des lettres, et que les sentences s’opposaient entre ellesde telle sorte qu’il n’en était pas une seule qui ne contredîttoutes les autres.

Mais il vit aussi que cette contrariété, quiexistait dans la tête et le corps des maximes, ne subsistait pasdans leur queue, et que toutes s’accordaient par le bas trèsexactement, et qu’elles allaient à leur terme de la même manière,car chacune finissait par ces mots : Telle est lavérité.

Et il se dit en lui-même :

« Ces devises sont semblables aux fleursque les jeunes hommes et les demoiselles cueillent dans lesprairies de l’Arno, pour les lier en bouquets. Car ces fleurss’assemblent facilement par les queues, tandis que les têtess’écartent et disputent d’éclat entre elles. Et il en est de mêmedes opinions de ces gens terrestres. »

Et le saint homme trouva dans les devises unemultitude de contrariétés touchant l’origine de la souveraineté,les sources de la connaissance, les plaisirs et les peines, leschoses qui sont permises et celles qui ne le sont pas. Et il ydécouvrit aussi de grandes difficultés relativement à la figure dela terre et à la divinité de N. S. Jésus-Christ, à cause deshérétiques, des arabes, des juifs, des monstres de l’Afrique et desépicuriens qui, sur la roue étincelante, paraissaient, unebanderole aux lèvres.

Et chaque sentence se terminait par cesmots : Telle est la vérité. Et le saint hommeGiovanni s’émerveilla de contempler tant de vérités diversementcolorées. Il en voyait de rouges, de bleues, de vertes, de jaunes,et il n’en voyait pas de blanche. Non pas même celle que proclamaitle pape, à savoir : « La Pierre a remis à Pierre lescouronnes de la terre. » Car cette devise était toutempourprée et comme sanglante.

Et le saint homme soupira :

« Je ne rencontrerai donc pas sur la roueuniverselle la Vérité blanche et pure, l’albe et candide Vérité queje cherche. »

Et il appela la Vérité, disant avec deslarmes :

« Vérité pour qui je meurs, parais auxregards de ton martyr ! »

Et, comme il gémissait de la sorte, la rouevivante se mit à tourner, et les devises, en se mélangeant,cessèrent d’être distinctes, et il se forma sur le grand disque descercles de toutes couleurs, et ces cercles étaient plus grands àmesure qu’ils s’éloignaient du centre.

Et, le mouvement devenu plus rapide, cescercles s’effacèrent les uns après les autres ; les plusgrands disparurent les premiers, par l’effet de la vitesse quiétait plus forte vers la jante. Mais quand la roue devint si agileà tourner que l’œil, ne pouvant apercevoir le mouvement, la jugeaitinerte, les moindres cercles s’évanouirent comme l’étoile du matin,quand le soleil pâlit les collines d’Assise.

Alors la roue parut toute blanche. Et ellepassait en éclat l’astre limpide où le Florentin vit dans la roséeBéatrice. Et l’on eût dit qu’un ange, ayant essuyé la perleéternelle pour en ôter les taches, l’avait posée sur la terre, tantla roue ressemblait à la lune qui, au plus haut du ciel, brille unpeu voilée par la gaze des nuées légères. Car alors aucune figured’homme portant des fagots ni aucun signe n’est marqué sur sa faced’opale. Et, de même, il n’y avait nulle tache sur la rouelumineuse.

Et le saint homme Giovanni ouït une voix quilui disait :

« Contemple la Vérité blanche que tudésirais connaître. Et sache qu’elle est faite de toutes lesvérités contraires, en même façon que de toutes les couleurs estcomposé le blanc. Et cela, les enfants de Viterbe le savent, pouravoir fait tourner sur l’aire du marché des toupies bariolées. Maisles docteurs de Bologne n’ont point deviné les raisons de cetteapparence. Or en chacune de ces devises était une part de laVérité, et de toutes se forme la devise véritable.

– Hélas ! répondit le saint homme,comment la pourrai-je lire ? Mes yeux sont éblouis. »

Et la voix reprit :

« Il est vrai qu’on n’y voit que du feu.Cette devise par nuls caractères latins, arabes ou grecs, par nulssignes magiques ne sera jamais exprimée, et il n’est point de mainqui puisse la tracer en signes de flamme sur les murs despalais.

« Ami, ne t’obstine pas à lire ce quin’est pas écrit. Sache seulement que tout ce qu’un homme a pensé oucru dans sa vie brève est une parcelle de cette infinieVérité ; et que, de même qu’il entre beaucoup d’ordure dans cequ’on appelle monde, c’est-à-dire arrangement, ordre, propreté, demême les maximes des méchants et des fous, qui sont le commun deshommes, participent en quelque chose de l’universelle Vérité,laquelle est absolue, permanente et divine. Ce qui me fait craindrepour elle qu’elle n’existe pas. »

Et, ayant poussé un grand éclat de rire, lavoix se tut.

Et le saint homme vit s’allonger un piedchaussé de chausses rouges qui, à travers la chaussure, semblaitfourchu et en forme de pied de bouc, mais beaucoup plus grand. Etce pied frappa la roue lumineuse sur le rebord de la jante sirudement, qu’il en jaillit des étincelles comme d’un fer battu parle marteau du forgeron et que la machine bondit pour retomber auloin, fracassée. Cependant l’air s’emplit d’un rire si aigu que lesaint homme s’éveilla.

Et, dans l’ombre livide de la prison, ilsongea tristement :

« Je n’espère plus connaître la Vérité,si, comme il vient de m’être manifesté, elle ne se montre que dansles contradictions et les contrariétés, et comment oserai-je êtrepar ma mort le témoin et le martyr de ce qu’il faut croire, aprèsque le spectacle de la roue universelle m’a fait paraître que toutmensonge est une parcelle de la Vérité parfaite etinconnaissable ? Pourquoi, mon Dieu ! avez-vous permisque je visse ces choses, et qu’il me fût révélé avant mon derniersommeil que la Vérité est partout et qu’elle n’est nullepart ? »

Et, la tête dans les mains, le saint hommepleura.

XV – Le jugement

Fra Giovanni fut conduit devant les magistratsde la République pour être jugé selon la loi de Viterbe. Et l’undes magistrats dit aux gardes :

« Ôtez-lui ses chaînes. Car tout accusédoit paraître librement devant nous. »

Et Giovanni songea :

« Pourquoi le juge prononce-t-il desparoles obliques ? »

Et le premier des magistrats commençad’interroger le saint homme. Il lui dit :

« Giovanni, homme mauvais, ayant été misen prison par l’auguste clémence des lois, tu as parlé contre ceslois. Et tu as ourdi avec des méchants, enchaînés dans le mêmecachot que toi, un complot contre l’ordre établi dans laville. »

Le saint homme Giovanni répondit :

« J’ai parlé pour la Justice et pour laVérité. Si les lois de la ville sont conformes à la justice et à lavérité, je n’ai pas parlé contre elles. J’ai prononcé des parolesd’amour. J’ai dit : “Ne tentez pas de détruire la force par laforce. Soyez pacifiques au milieu des guerres, afin que l’esprit deDieu se pose en vous comme le petit oiseau sur la cime d’unpeuplier, dans la vallée recouverte par l’eau du torrent.” J’aidit : “Soyez doux aux violents.” »

Et le juge cria avec colère :

« Parle ! apprends-nous qui sont lesviolents. »

Et le saint homme dit :

« Vous voulez traire la vache qui a donnétout son lait et apprendre de moi plus que je ne sais. »

Mais le juge imposa silence au saint homme, etil dit :

« Ta langue a lancé la flèche dudiscours, et le trait visait les princes de la République. Mais ilest tombé plus bas, et s’est retourné contre toi. »

Et le saint homme dit :

« Vous me jugez, non sur mes actes et mesparoles, qui sont manifestes, mais sur mes intentions qui ne sontvisibles qu’à Dieu. »

Et le juge répondit :

« Si nous ne voyions pas l’invisible etsi nous n’étions pas des dieux sur la terre, comment nous serait-ilpossible de juger des hommes ? Ne sais-tu pas qu’il vientd’être fait une loi dans Viterbe, qui poursuit jusqu’aux penséesles plus secrètes ? Car la police des villes se parfait sanscesse, et le sage Ulpien, qui tenait la règle et l’équerre au tempsde César, serait surpris lui-même, s’il voyait nos équerres et nosrègles meilleures. »

Et le juge dit encore :

« Giovanni, tu as conspiré dans ta prisoncontre la chose publique. »

Mais le saint homme nia d’avoir conspirécontre la chose de Viterbe. Alors le juge dit :

« Le geôlier en a témoigné. »

Et le saint homme demanda :

« De quel poids sera mon témoignage dansun plateau, quand celui du geôlier est dansl’autre ? »

Le juge répondit :

« Dans la balance, le tien sera trouvéléger. »

C’est pourquoi le saint homme garda lesilence.

Et le juge dit :

« Tout à l’heure, tu parlais, et tesparoles prouvaient ta perfidie. Et voici que tu te tais, et tonsilence est l’aveu de ton crime, et tu as avoué deux fois que tu escoupable. »

Et celui des magistrats qu’on nommaitl’accusateur se leva et dit :

« L’insigne ville de Viterbe parle par mavoix, et ma voix sera grave et calme, parce qu’elle est la voixpublique. Et vous croirez entendre parler une statue de bronze, carje n’accuse pas avec mon cœur et mes entrailles, mais avec lestables d’airain sur lesquelles la loi est écrite. »

Et aussitôt il commença de s’agiter et deprononcer des paroles violentes. Et il récita l’argument d’undrame, à l’imitation de Sénèque le tragédien. Et ce drame étaitplein de crimes commis par le saint homme Giovanni. Et l’accusateurjouait successivement tous les personnages de la tragédie. Ilimitait les plaintes des victimes et la voix de Giovanni, afin demieux frapper les âmes. Et l’on croyait entendre et voir Giovannilui-même, saoul de haine et de crime. Et l’accusateur s’arracha lescheveux, déchira sa robe et tomba accablé sur son siègeauguste.

Et celui des juges qui avait interrogél’accusé prit de nouveau la parole et dit :

« Il convient qu’un citoyen défende cethomme. Car nul, d’après la loi de Viterbe, ne peut être condamnéavant d’avoir été défendu. »

Alors un avocat de Viterbe monta sur unescabeau et parla en ces termes :

« Si ce moine a dit et fait ce qui luiest reproché, il est très méchant. Mais on n’a pas la preuve qu’ilait parlé et agi de la manière qu’on croit. Et, bons seigneurs, eneût-on la preuve, il conviendrait de considérer encore l’extrêmesimplicité de cet homme et la faiblesse de son entendement. Ilétait, sur la place publique, la risée des enfants. C’est unignorant. Il a fait beaucoup d’extravagances ; je le crois,pour ma part, dénué de raison. Ce qu’il dit vaut autant que rien,et il ne sait rien faire. Je crois qu’il a fréquenté de mauvaisessociétés. Il répète ce qu’il a entendu sans le comprendre. Il esttrop stupide pour être puni. Cherchez ceux qui l’ont endoctriné. Cesont les coupables. Il y a beaucoup d’incertitudes en cetteaffaire, et le sage a dit : “Dans le doute,abstiens-toi.” »

Ayant parlé, l’avocat descendit de sonescabeau. Et frère Giovanni reçut sa sentence de mort. Et il luifut dit qu’il serait pendu sur la place où les paysannes viennentvendre des fruits et les enfants jouer aux osselets.

Et un très insigne docteur en droit qui setrouvait parmi les juges, se leva et dit :

« Giovanni, il te convient de souscrire àla sentence qui te condamne, car, prononcée au nom de la ville,elle est prononcée par toi-même, en tant que partie de la ville. Ettu y as une part honorable, comme citoyen, et je te prouverai quetu dois être content d’être étranglé par justice.

« En effet, le contentement du toutcomprend et renferme le contentement des parties, et, puisque tu esune partie, infime à la vérité et misérable, de la noble ville deViterbe, la condamnation qui contente la communauté doit tecontenter toi-même.

« Et je te démontrerai encore que tu doisestimer ton arrêt de mort aimable et décent. Car il n’y a riend’utile et de convenable comme le droit, qui est la juste mesuredes choses, et il doit te plaire qu’on t’ait fait cette bonnemesure. D’après les règles établies par César Justinien, tu as reçuton dû. Et ta condamnation est juste, par là plaisante et bonne.Mais, serait-elle injuste et entachée et contaminée d’ignorance etd’iniquité (ce qu’à Dieu ne plaise), il te conviendrait encore del’approuver.

« Car une sentence injuste, quand elleest prononcée dans les formes de la justice, participe de la vertude ces formes et demeure par elles auguste, efficace et de grandevertu. Ce qu’il y a de mauvais en elle est transitoire et de peu deconséquence, et n’affecte que le particulier, tandis que ce qu’ellea de bon, elle le tient de la fixité et permanence de l’institutionde justice et, par là, elle satisfait le général. En raison dequoi, Papinien proclame qu’il vaut mieux juger faussement que de nepoint juger du tout, car les hommes sans justice sont autant quebêtes en forêts, tandis que, par justice, se manifeste leurnoblesse et dignité, ainsi qu’il se voit par l’exemple des juges del’Aréopage, qui étaient en singulier honneur chez les Athéniens.Or, comme il est nécessaire et profitable de juger, et qu’il n’estpas possible de juger sans faute ni erreur, il s’ensuit quel’erreur et la faute sont comprises dans l’excellence de la justiceet participent de cette excellence. Par quoi, si tu croyais tasentence inique, tu devrais te complaire dans cette iniquité, entant qu’alliée et amalgamée à l’équité, de même que l’étain et lecuivre sont mêlés, pour composer le bronze qui est un métalprécieux et employé à de très nobles usages, de la manière que ditPline en ses histoires. »

Le docteur énuméra ensuite les commodités etavantages de l’expiation qui lave la faute, comme les servanteslavent chaque samedi le parvis des maisons. Et il représenta ausaint homme quel bienfait c’était pour lui d’être condamné à mortpar l’auguste volonté de la république de Viterbe qui lui avaitdonné des juges et un défenseur. Et quand le docteur se tut, à boutde paroles, Fra Giovanni fut remis aux fers et reconduit enprison.

XVI – Le prince du monde

Or, le matin du jour marqué pour son supplice,le saint homme Giovanni dormait profondément. Et le docteur Subtil,ayant ouvert la porte du cachot, tira le dormeur par la manche etcria :

« Holà ! fils de la femme,éveille-toi ! Jà le jour ouvre ses prunelles grises.L’alouette chante, et les vapeurs du matin caressent le flanc desmonts. On voit glisser sur les coteaux les nuées souples etblanches aux reflets de rose, qui sont les flancs, les ventres etles fesses des nymphes immortelles, filles divines des eaux et duciel, ondoyant troupeau des vierges matinales, que le vieillardOcéanus mène par les montagnes et qui reçoivent dans leurs brasfrais, sur un lit d’hyacinthes et d’anémones, les dieux maîtres dumonde, et les bergers aimés des déesses. Car il est des bergers queleurs mères firent beaux et dignes du lit des nymphes, habitantesdes sources et des bocages.

« Et moi-même, qui ai beaucoup étudié lescuriosités naturelles, voyant tout à l’heure ces nuées se coulervoluptueusement au ventre du coteau, j’en concevais des désirs,dont je ne sais rien, sinon qu’ils naissaient vers mes lombes, etque, ainsi qu’Hercule enfant, ils montraient leur force dès leberceau. Et ces désirs n’étaient point que de vapeurs rosées et denuées légères : ils me représentaient précisément une fillenommée Mona Libetta, que j’ai connue en passant à Castro, dans uneauberge où elle était servante et toute au bon plaisir desmuletiers et des soldats.

« Et l’image que je me faisais de MonaLibetta, ce matin, en cheminant sur les rampes de la colline, étaitmerveilleusement embellie par la douceur du souvenir et le regretde l’absence, et elle était parée de toutes les illusions qui,naissant en l’endroit des lombes que je t’ai dit, répandent ensuiteleur feu parfumé dans toute l’âme du corps, et la pénètrentd’ardeurs languissantes et de souffrances délicieuses.

« Car il faut que tu saches, ô Giovanni,qu’à la voir tranquillement et d’un œil froid, cette fille n’étaitpas bien différente de toutes celles qui, dans les campagnesd’Ombrie et des Romagnes, vont au pré traire les vaches. Elle avaitdes yeux noirs, lents et farouches, le visage brun, la bouchegrande, la poitrine lourde, le ventre jaune et le devant desjambes, à partir du genou, hérissé de poils. Elle riaitordinairement d’un rire épais ; mais, dans le plaisir, sa facedevenait sombre et comme étonnée par la présence d’un dieu. C’estlà ce qui m’avait attaché à elle, et j’ai beaucoup médité depuissur la nature de cet attachement, car je suis docteur et habile àchercher les raisons des choses.

« Et j’ai découvert que la force quim’attirait vers cette Mona Libetta, servante d’auberge à Castro,était la même qui gouverne les astres dans le ciel, et qu’il n’y aqu’une force au monde, qui est l’amour, laquelle est aussi lahaine, comme il paraît par l’exemple de cette Mona Libetta qui futbeaucoup baisée, et battue tout autant.

« Et il me souvient qu’un palefrenier dupape, lequel était son meilleur ami, la frappa si rudement, unenuit, dans le grenier où il couchait avec elle, qu’il l’y laissapour morte. Et il s’en alla criant par les rues que des vampiresavaient étranglé la fille. Ce sont des sujets qu’il faut méditer sil’on veut se faire quelque idée de la bonne physique et de laphilosophie naturelle. »

Ainsi parla le docteur Subtil. Et le sainthomme Giovanni, se dressant sur sa couche de fumier,répondit :

« Docteur, sont-ce là les discours qu’ilconvient de tenir à un homme qui va être pendu tout àl’heure ? Je doute, en t’écoutant, si tes paroles sont d’unhomme de bien et d’un insigne théologien, ou si elles ne viennentpas plutôt d’un songe envoyé par l’ange des ténèbres. »

Et le docteur Subtil répondit :

« Qui te parle d’être pendu ? Sache,Giovanni, que je suis venu ici, dès la fine pointe du jour, pour tedélivrer et t’aider à fuir. Vois : j’ai revêtu l’habit d’ungeôlier ; la porte de la prison est ouverte. Viens,hâte-toi ! »

Et le saint homme, s’étant levé,répondit :

« Docteur, prenez garde à ce que vousdites. J’ai fait le sacrifice de ma vie. Et j’avoue qu’il m’en acoûté. Si, croyant sur votre parole que je suis rendu à la vie, onme mène au lieu de justice, il me faudra faire un second sacrificeplus douloureux que le premier, et souffrir deux morts. Et je vousavoue que mon envie du martyre s’en est allée, et que le désirm’est venu de respirer le jour sous les pins de lamontagne. »

Le docteur Subtil répliqua :

« Il se trouve que j’avais dessein de temener sous les pins qui sonnent au vent avec la douceur triste dela flûte. Nous déjeunerons sur la pente moussue qui regarde laville. Viens ! Pourquoi tardes-tu ? »

Et le saint homme dit :

« Avant de partir avec vous, je voudraisbien savoir qui vous êtes. Je suis déchu de ma première constance.Mon courage n’est plus qu’un brin de paille sur l’aire dévastée dema vertu. Mais il me reste la foi au fils de Dieu et, pour sauvermon corps, je ne voudrais pas perdre mon âme.

– Vraiment, dit le docteur Subtil, tucrois que j’ai envie de ton âme ! Est-elle donc si belledemoiselle et gentille dame pour que tu aies peur que je te laprenne ? Garde-la, mon ami, je n’en ferais rien. »

Le saint homme n’était pas rassuré par cesdiscours qui n’exhalaient point une pieuse odeur. Mais, comme ilavait grande envie d’être libre, il n’en chercha pas davantage,suivit le docteur et franchit avec lui le guichet de la prison.

Et seulement quand il fut dehors, ildemanda :

« Qui es-tu, toi qui envoies des songesaux hommes et qui délivres les prisonniers ? Tu as la beautéd’une femme et la force d’un homme, et je t’admire, et je ne peuxpas t’aimer. »

Et le docteur Subtil répondit :

« Tu m’aimeras dès que je t’aurai fait dumal. Les hommes ne peuvent aimer que ceux qui les font souffrir. Etil n’y a d’amour que dans la douleur. »

Et, parlant de la sorte, ils sortirent de laville et prirent les sentiers de la montagne. Et, quand ils eurentlongtemps cheminé, ils virent à l’orée du bois une maison couvertede tuiles rouges. Devant la maison, du côté de la plaine,s’étendait une terrasse plantée d’arbres fruitiers et bordée devignes.

Ils s’assirent dans la cour sous un cep auxfeuilles dorées par l’automne et d’où pendaient des grappes deraisin. Et là une jeune fille leur servit du lait, du miel et desgâteaux de maïs.

Alors le docteur Subtil allongeant le brascueillit une pomme vermeille, y mordit et la donna au saint homme.Et Giovanni mangea et but ; et sa barbe était toute blanche delait et ses yeux riaient en regardant le ciel, qui les emplissaitd’azur et de joie. Et la jeune fille sourit.

Et le docteur Subtil dit :

« Regarde cette enfant ; elle estbien plus jolie que Mona Libetta. »

Et le saint homme, ivre de lait et de miel,joyeux dans la lumière du jour, chanta des chansons que sa mèrechantait quand elle le portait dans ses bras. C’étaient deschansons de bergers et de bergères, et l’on y parlait d’amour. Etcomme la jeune fille écoutait sur le seuil de la porte, le sainthomme se leva, courut tout chancelant vers elle, la prit dans sesbras et lui donna sur les joues des baisers pleins de lait, de rireet de joie.

Et le docteur Subtil ayant payé l’écot, lesdeux voyageurs s’en allèrent vers la plaine.

Comme ils marchaient le long des saulesargentés qui bordent la rivière, le saint homme dit :

« Asseyons-nous. Car voici que je suislas. »

Et ils s’assirent sous un saule, et ilsvoyaient les iris recourber leurs lames sur le rivage et lesmouches éclatantes voler sur les eaux. Mais Giovanni ne riait plus,et son visage était triste.

Et le docteur Subtil lui demanda :

« Pourquoi es-tusoucieux ? »

Et Giovanni lui répondit :

« J’ai senti par toi la caresse deschoses vivantes, et je suis troublé dans mon cœur. J’ai goûté lelait et le miel. J’ai vu la servante au seuil de la maison et j’aiconnu qu’elle était belle. Et l’inquiétude est dans mon âme et dansma chair.

« Quel chemin j’ai fait depuis le momentque je t’ai connu ! Te souvient-il du bois d’yeuses où je t’aivu pour la première fois ? Car je te reconnais.

« C’est toi qui m’as visité dans monermitage et qui m’apparus avec des yeux de femme qui brillaientsous un voile léger, tandis que ta bouche délicieuse m’enseignaitdes difficultés sur le Bien. C’est toi encore qui te montras à moidans la prairie sous ta chape d’or, tel qu’un Ambroise ou qu’unAugustin. Je ne connaissais pas alors le mal de penser. Et tu m’asdonné la pensée. Et tu as mis la superbe comme un charbon de feusur mes lèvres. Et j’ai médité. Mais, dans la roide nouveauté del’esprit et dans la jeunesse encore rude de l’intelligence, je nedoutais pas. Et tu es venu encore à moi et tu m’as donnél’incertitude et tu m’as fait boire le doute comme du vin. Voiciqu’aujourd’hui je goûte par toi l’illusion délicieuse des choses etque l’âme des bois et des ruisseaux, du ciel et de la terre et desformes animées, entre dans ma poitrine.

« Et je suis malheureux parce que je t’aisuivi, Prince des hommes ! »

Et Giovanni contempla son compagnon, beaucomme le jour et la nuit. Et il lui dit :

« C’est par toi que je souffre, et jet’aime. Je t’aime parce que tu es ma misère et mon orgueil, ma joieet ma douleur, la splendeur et la cruauté des choses, parce que tues le désir et la pensée, et parce que tu m’as rendu semblable àtoi. Car ta promesse dans le Jardin, à l’aube des jours, n’étaitpas vaine et j’ai goûté le fruit de la science, ôSatan ! »

Giovanni dit encore :

« Je sais, je vois, je sens, je veux, jesouffre. Et je t’aime pour tout le mal que tu m’as fait. Je t’aimeparce que tu m’as perdu. »

Et, se penchant sur l’épaule de l’ange,l’homme pleura.

Chapitre 8Le mystère du sang

À Félix Jeantet.

La bocca sua non diceva se non Jesù e Caterina, e cosi dicendericevatti el capo nelle mani mie, fermando l’occhio nella DivinaBontà, e dicendo : Io voglio…

(Le Letteredi santa Caterina da Siena, – XCVII, Gigli e Burlamacchi.)

La ville de Sienne était comme le malade quicherche en vain une bonne place sur son lit et croit, en seretournant, tromper la douleur. Elle avait plusieurs fois changé legouvernement de la République, qui passa des consuls aux assembléesdes bourgeois et qui, confié d’abord aux nobles, fut exercé ensuitepar les changeurs, les drapiers, les apothicaires, les fourreurs,les marchands de soie et toutes gens adonnés aux arts supérieurs.Mais ces bourgeois s’étant montrés faibles et cupides, le peupleles chassa à leur tour et donna le pouvoir aux petits artisans. Enl’an 1368 de la glorieuse Incarnation du Fils de Dieu, laseigneurie fut composée de quatorze magistrats choisis parmi lesbonnetiers, les bouchers, les serruriers, les cordonniers et lesmaçons, qui formèrent un grand conseil appelé le Mont desréformateurs. C’étaient des plébéiens rudes comme la Louve debronze, emblème de leur ville, qu’ils aimaient d’un amour filial etterrible. Mais le peuple, qui les avait établis sur la République,avait laissé subsister au-dessous d’eux les Douze, qui étaient dela classe des banquiers et des riches marchands. Ceux-ciconspiraient avec les nobles, à l’instigation de l’empereur, pourvendre la ville au pape.

Le césar allemand était l’âme ducomplot ; il promettait ses lansquenets pour en assurer lesuccès. Sa hâte était grande que l’affaire fût faite, comptantqu’avec le prix de la vente il pourrait retirer la couronne deCharlemagne, engagée pour seize cent vingt florins chez lesbanquiers de Florence.

Cependant, ceux du Mont des réformateurs, quicomposaient la seigneurie, tenaient ferme la baguette ducommandement et veillaient au salut de la République. Ces artisans,magistrats d’un peuple libre, avaient interdit à l’empereur, entrédans leurs murs, le pain, l’eau, le sel et le feu ; ilsl’avaient chassé gémissant et tremblant, et ils condamnaient lesconspirateurs à la peine capitale. Gardiens de la ville fondée parl’antique Rémus, ils imitaient la sévérité des premiers consuls deRome. Mais leur ville, vêtue d’or et de soie, glissait entre leursmains comme une courtisane lascive et perfide. Et l’inquiétude lesrendait impitoyables.

En l’année 1370, ils apprirent qu’ungentilhomme de Pérouse, ser Niccola Tuldo, avait été envoyé par lepape pour engager les Siennois à livrer, de concert avec César, laville au Saint-Père. Ce seigneur était dans la fleur de la jeunesseet de la beauté et il avait appris au milieu des dames cet art deplaire et de séduire qu’il exerçait maintenant dans le palais desSalembeni et dans les boutiques des changeurs. Et, bien qu’il eûtl’âme légère et l’esprit vain, il gagnait à la cause du pape forcebourgeois et quelques artisans. Instruits de ses intrigues, lesmagistrats du Mont des réformateurs le firent amener devant leursérénissime conseil, et l’ayant interrogé sous le gonfalon de laRépublique, où l’on voit un lion qui s’élance, ils le déclarèrentconvaincu d’attentat contre la liberté de la ville.

Il n’avait répondu qu’avec un riant dédain àces cordonniers et à ces bouchers. Quand il entendit prononcer sonarrêt de mort, il tomba dans un étonnement profond, et on le menacomme endormi dans la prison. Mais aussitôt qu’il y fut enfermé,s’éveillant de sa stupeur, il regretta la vie avec toute l’ardeurd’un sang jeune et d’une âme impétueuse ; les images de sesvoluptés, armes, femmes, chevaux, se pressaient devant ses yeux, età la pensée qu’il n’en jouirait plus jamais, il fut transporté d’unsi furieux désespoir qu’il frappa des poings et du front les mursde son cachot et qu’il poussa des hurlements tels qu’on lesentendait tout à l’entour jusque dans les maisons des bourgeois etdans les échoppes des drapiers. Le geôlier accouru à ses cris letrouva tout couvert de sang et d’écume.

Ser Niccola Tuldo ne cessa pas de hurler derage pendant trois jours et trois nuits.

On en fit un rapport au Mont des réformateurs.Les membres de la sérénissime seigneurie, ayant expédié lesaffaires pressées, examinèrent le cas du malheureux condamné.

Leone Rancati, briquetier de son état,dit :

« Cet homme doit payer de sa tête soncrime envers la république de Sienne ; et personne ne peut leracheter de cette dette, sans usurper les droits sacrés de la cité,notre mère. Il faut qu’il meure. Mais son âme est à Dieu qui l’acréé, et il ne convient pas que, par notre faute, il meure dans ledésespoir et dans le péché. Assurons donc son salut éternel partous les moyens qui sont en notre pouvoir. »

Matteino Renzano, le boulanger, qui étaitrenommé pour sa sagesse, se leva à son tour et dit :

« Tu as bien parlé, Leone Rancati. C’estpourquoi il convient d’envoyer au condamné Catherine, la fille dufoulon. »

Cet avis fut approuvé par toute la seigneuriequi résolut d’inviter Catherine à visiter Niccola Tuldo dans saprison.

En ce temps-là, Catherine, fille de Giacomo,le foulon, parfumait de ses vertus la cité de Sienne. Elle habitaitune cellule dans la maison de son père et portait l’habit des sœursde la Pénitence. Elle ceignait sous sa robe de laine blanche unechaîne de fer, et se flagellait chaque jour une heure. Puismontrant ses bras couverts de plaies, elle disait :« Voilà mes roses ! » Elle cultivait dans sa chambredes lys et des violettes, dont elle faisait des guirlandes pour lesautels de la Vierge et des saints. Et pendant ce temps ellechantait des hymnes en langue vulgaire à la louange de Jésus et deMarie. En ces tristes années où la ville de Sienne était unehôtellerie de douleur et une maison de joie, Catherine visitait lesprisonniers, et elle disait aux prostituées : « Messœurs, que je voudrais vous cacher dans les plaies amoureuses duSauveur ! » Et une vierge si pure, enflammée d’une tellecharité, n’avait pu éclore et fleurir qu’à Sienne, qui, sous sessouillures et parmi ses crimes, restait la cité de la SainteVierge.

Avertie par les magistrats, Catherine serendit à la prison publique le matin du jour où ser Niccola Tuldodevait mourir. Elle le trouva étendu sur le pavé du cachot,blasphémant à grands cris. Là, soulevant le voile blanc que lebienheureux Dominique lui-même, descendu du paradis, avait posé surson front, elle découvrit au prisonnier un visage d’une beautécéleste. Comme il la regardait, étonné, elle se pencha sur lui pouressuyer l’écume qui lui souillait la bouche.

Ser Niccola Tuldo, tournant sur elle des yeuxencore farouches, lui dit :

« Va-t’en ! Je te hais, parce que tues de Sienne, qui me tue. Oh ! Sienne, vraie louve, quienfonce ses crocs vils dans la gorge d’un noble homme dePérouse ! Ô louve ! ô lice immonde etsauvage ! »

Catherine lui répondit :

« Mon frère, qu’est-ce qu’une ville, etque sont toutes les cités de la terre, auprès de la cité de Dieu etdes anges ? Je suis Catherine, et je viens te convier auxnoces éternelles. »

La douceur de cette voix et la clarté de cevisage répandirent tout à coup la paix et la lumière dans l’âme deNiccola Tuldo.

Il lui souvint de ses jours d’innocence, et ilpleura comme un enfant.

Le soleil, levé sur les Apennins, blanchissaitla prison de ses premiers rayons. Catherine dit :

« Voici l’aube ! Debout pour lesnoces éternelles, mon frère, debout ! »

Et, le soulevant, elle l’entraîna dans lachapelle, où Fra Cattaneo l’entendit en confession.

Ser Niccola Tuldo assista ensuite dévotement àla sainte messe et reçut le corps de Jésus. Puis il se tourna versCatherine et lui dit :

« Reste avec moi ; ne m’abandonnepas, et je serai bien, et je mourrai content. »

Les cloches se mirent à sonner, annonçantl’exécution du criminel.

Catherine répondit :

« Mon doux frère, je t’attendrai au lieude la justice. »

Alors, ser Niccola Tuldo sourit et dit, commeravi :

« Quoi ! La Douceur de mon âmem’attendra au lieu saint de la justice ! »

Catherine songea et pria, disant :

« Mon Dieu, vous lui avez envoyé unegrande lumière, puisqu’il appelle saint le lieu de lajustice. »

Ser Niccola dit encore :

« Oui, j’irai fort et joyeux. Il metarde, comme si j’avais mille années à attendre, d’être là où jevous retrouverai.

– Aux noces, aux noceséternelles ! » répéta Catherine en sortant de laprison.

On servit au condamné un peu de pain et devin ; on lui donna un manteau noir ; puis il fut mené àtravers les voies montueuses, au son des trompettes, entre lesgardes de la ville, sous le gonfalon de la République. Les ruesétaient pleines de curieux et les femmes soulevaient dans leursbras leurs petits enfants pour leur montrer celui qui allaitmourir.

Cependant Niccola Tuldo songeait à Catherine,et ses lèvres, longtemps amères, s’entrouvraient doucement commepour baiser l’image de la sainte.

Après avoir monté quelque temps la rudechaussée de brique, le cortège atteignit une des hauteurs quidominent la ville et le condamné vit tout à coup, de ses yeux quiallaient bientôt s’éteindre, les toits, les dômes, les clochers,les tours de Sienne, et au loin les murs qui suivaient la pente descollines. À cette vue, il lui souvint de sa ville natale, de lariante Pérouse, ceinte de jardins, où les eaux vives chantent parmiles fruits et les fleurs. Il revit la terrasse qui domine la valléedu Trasimène où le regard boit le jour avec délices.

Et le regret de la vie déchira de nouveau soncœur.

Il soupira :

« Ô ma ville ! Ô maisonpaternelle ! »

Puis la pensée de Catherine rentra dans sonâme et la remplit jusqu’aux bords d’allégresse et de paix.

Enfin on parvint à la place du marché où,chaque samedi, les paysannes de Camiano et de Granayola étalent lescitrons, les raisins, les figues et les pommes d’or et jettent auxménagères de joyeux appels mêlés de propos salés. C’est là quel’échafaud était dressé. Ser Niccola Tuldo y vit Catherine quipriait à genoux, la tête sur le billot.

Il gravit les degrés avec une joieimpatiente.

Catherine, à sa venue, se leva et se tournavers lui de l’air de l’épouse réunie à l’époux ; elle voulutelle-même lui découvrir le col et placer son ami sur le billotcomme sur un lit nuptial.

Puis elle s’agenouilla près de lui. Quand ileut dit trois fois avec ferveur : « Jésus,Catherine ! » le bourreau abattit son épée, et la viergereçut dans ses mains la tête coupée. Alors, il lui sembla que toutle sang de la victime se répandait en elle, et remplissait sesveines d’un flot doux comme le lait encore chaud ; une odeurdélicieuse fit battre ses narines ; dans ses yeux noyéspassaient des ombres d’anges. Étonnée et ravie, elle tombamollement dans l’abîme des délices célestes.

Deux femmes du tiers ordre de Saint-Dominique,qui se tenaient au pied de l’échafaud, la voyant étendue sansmouvement, s’empressèrent de la relever et de la soutenir. Lasainte, revenant à elle, leur dit :

« J’ai vu le ciel ! »

Comme une de ces femmes s’apprêtait à laveravec une éponge le sang qui couvrait la robe de la vierge,Catherine l’arrêta vivement :

« Non, dit-elle, ne m’ôtez pas cesang ; ne me prenez point ma pourpre et mesparfums ! »

Chapitre 9La caution

À Henri Lavedan.

… Par cest ymage

Te doing en pleige Jhesu-Crist

Qui tout fist, ainsi est escript :

Il te pleige tout ton avoir ;

Ne peuz nulz si bon pleige avoir.

(Miracles de Notre-Dame par personnages,
publ. par G. Paris et U. Robert.)

De tous les marchands de Venise, FabioMutinelli était le plus exact à tenir ses engagements. Il semontrait libéral et magnifique en toute occasion et surtout àl’endroit des dames et des gens d’église. L’élégante probité de sesmœurs était célébrée dans toute la République, et l’on admirait àSan Zanipolo un autel d’or qu’il avait offert à sainte Catherinepour l’amour de la belle Catherine Manini, femme du sénateur AlessoCornaro. Comme il était très riche, il avait beaucoup d’amis, à quiil donnait des fêtes et qu’il obligeait de sa bourse. Mais il fitde grandes pertes dans la guerre contre les Génois et dans lestroubles de Naples. Il advint aussi que trente de ses naviresfurent capturés par les Uscoques ou périrent dans la mer. Le pape,à qui il avait prêté de grosses sommes d’argent, refusa d’en rienrendre. En sorte que le magnifique Fabio fut dépouillé en peu detemps de toutes ses richesses. Ayant vendu son palais et savaisselle pour payer ce qu’il devait, il se trouva dénué de tout.Mais habile, courageux, très entendu au négoce et dans la vigueurde l’âge, il ne songeait qu’à relever ses affaires. Il fit beaucoupde calculs dans sa tête et estima que cinq cents ducats lui étaientnécessaires pour reprendre la mer et tenter de nouvellesentreprises dont il augurait un succès heureux et certain. Ildemanda au seigneur Alesso Bontura, qui était le plus riche citoyende la République, de vouloir bien lui prêter ces cinq cents ducats.Mais le bon seigneur, estimant que, si l’audace procure les grandsbiens, la prudence seule les conserve, refusa d’exposer une sigrosse somme au péril de la mer et de la fortune. Fabio s’adressaensuite au seigneur Andrea Morosini, qu’il avait autrefois obligéde toutes les manières.

« Très aimé Fabio, lui répondit Andrea, àd’autres qu’à vous je prêterais volontiers cette somme. Je n’aipoint d’attachement pour les pièces d’or et me conforme, sur cepoint, aux maximes d’Horace le satirique. Mais votre amitié m’estchère, Fabio Mutinelli, et je risquerais de la perdre en vousprêtant de l’argent. Car, le plus souvent, le commerce du cœur vamal entre débiteur et créancier. J’en ai vu tropd’exemples. »

Sur cette parole, le seigneur Andrea fit mined’embrasser tendrement le marchand et lui ferma la porte aunez.

Le lendemain, Fabio alla chez les banquierslombards et florentins. Mais aucun ne consentit à lui prêterseulement vingt ducats sans caution. Il courut tout le jour decomptoir en comptoir. Partout on lui répondait :

« Seigneur Fabio, nous vous connaissonspour le marchand le plus probe de la ville, et c’est à regret quenous vous refusons ce que vous demandez. Mais la bonne conduite desaffaires l’exige. »

Le soir, comme il regagnait tristement samaison, la courtisane Zanetta, qui se baignait alors dans le canal,se suspendit à la gondole et regarda Fabio amoureusement. Du tempsde sa richesse, il l’avait fait venir une nuit dans son palais etl’avait traitée avec bienveillance, car il était d’humeur riante etgracieuse.

« Doux seigneur Fabio, lui dit-elle, jesais vos malheurs ; ils sont l’entretien de toute la ville.Écoutez-moi : je ne suis pas riche, mais j’ai quelques joyauxau fond d’un petit coffre. Si vous les acceptez de votre servante,gentil Fabio, je croirai que Dieu et la Vierge m’aiment. »

Et il était vrai que, dans la nouveauté del’âge et la fine fleur de sa beauté, la Zanetta était pauvre. Fabiolui répondit :

« Gracieuse Zanetta, il y a plus denoblesse dans le bouge où tu habites que dans tous les palais deVenise. »

Trois jours encore Fabio visita les banques etles fondaks sans trouver personne qui voulût lui prêter del’argent. Et partout il recevait une mauvaise réponse et entendaitdes discours qui revenaient à celui-ci :

« Vous avez eu grand tort de vendre votrevaisselle pour payer vos dettes. On prête à un homme endetté, on neprête pas à un homme dépouillé de meubles et devaisselle. »

Le cinquième jour, il poussa, de désespoir,jusqu’à la Corte delle Galli, qu’on nomme aussi le ghetto et quiest le quartier des juifs.

« Qui sait, se disait-il, si jen’obtiendrai pas d’un circoncis ce que les chrétiens m’ontrefusé ? »

Il s’achemina donc entre les rues San Geremiaet San Girolamo, dans un canal étroit et puant, dont chaque nuit,sur l’ordre du Sénat, l’entrée était barrée par des chaînes. Et,dans l’embarras de savoir à quel usurier il s’adresserait d’abord,il lui souvint d’avoir ouï parler d’un israélite nommé Éliézer,fils d’Éliézer Maimonide, qu’on disait grandement riche et d’unesprit merveilleusement subtil. Donc, s’étant enquis de la maisonde ce juif Éliézer, il y arrêta sa gondole. On voyait sur la porteune image du chandelier à sept branches, que le circoncis avaitfait sculpter comme un signe d’espérance, en vue des jours promisoù le Temple renaîtrait de ses cendres.

Le marchand entra dans une salle éclairée parune lampe de cuivre dont les douze mèches fumaient. Le juif Éliézers’y tenait assis devant ses balances. Les fenêtres de sa maisonétaient murées parce qu’il était infidèle.

Fabio Mutinelli lui parla de cettemanière :

« Éliézer, je t’ai plusieurs fois traitéde chien et de païen renié. Il m’est arrivé, quand j’étais plusjeune et dans toute la fougue de l’âge, de jeter des pierres et dela boue aux gens qui passaient le long du Canal, une rouelle jaunecousue sur l’épaule, en sorte que j’ai pu atteindre quelqu’un destiens et toi-même. Je te le dis, non pour te faire affront, maispar loyauté, dans le même moment que je viens te demander de merendre un grand service. »

Le juif leva tout droit en l’air son bras secet noueux comme un cep de vigne :

« Fabio Mutinelli, le Père qui est auciel nous jugera l’un et l’autre. Quel service viens-tu medemander ?

– Prête-moi cinq cents ducats pour uneannée.

– On ne prête pas sans caution. Tu l’assans doute appris des tiens. Quelle est ta caution ?

– Il faut que tu saches, Éliézer, qu’ilne me reste pas un denier, pas une tasse d’or, pas un gobeletd’argent. Il ne me reste non plus un ami. Tous ont refusé de merendre le service que je te demande. Je n’ai au monde que monhonneur de marchand et ma foi de chrétien. Je t’offre pour cautionla Sainte Vierge Marie et son divin Fils. »

À cette réponse, le juif, inclinant la têtecomme qui médite et pense, caressa durant quelques instants salongue barbe blanche. Puis :

« Fabio Mutinelli, mène-moi vers tacaution. Car il convient que le prêteur soit mis en présence de lacaution qui fui est offerte.

– Tel est ton droit, répondit lemarchand. Lève-toi et viens. »

Et il mena Éliézer à l’église dell’Orto, prèsde l’endroit dit le champ des Maures. Là, montrant la Madone qui,debout sur l’autel, le front ceint d’une couronne de pierreries,les épaules couvertes d’un manteau brodé d’or, tenait entre sesbras l’enfant Jésus paré comme sa mère, le marchand dit aujuif :

« Voilà ma caution. »

Éliézer ayant regardé tour à tour, d’un œilsubtil, le marchand chrétien, la Madone et l’Enfant, inclina latête et dit qu’il acceptait la caution. Il ramena Fabio dans samaison et lui remit cinq cents ducats bien pesés :

« Ceci est à toi pour une année. Si dansun an, jour pour jour, tu ne m’as pas rendu la somme avec lesintérêts au taux fixé par la loi de Venise et la coutume desLombards, imagine toi-même, Fabio Mutinelli, ce que je penserai dumarchand chrétien et de sa caution. »

Fabio, sans perdre de temps, acheta desvaisseaux et les chargea de sel et de diverses autres marchandisesqu’il vendit dans les villes de l’Adriatique à grand bénéfice.Puis, avec un nouveau chargement, il fit voile pour Constantinopleoù il acheta des tapis, des parfums, des plumes de paon, del’ivoire et de l’ébène, qu’il fit échanger par ses commis, sur lacôte de Dalmatie, contre des bois de construction qui, d’avance,lui étaient achetés par les Vénitiens. Par ce moyen, il décupla ensix mois la somme qu’il avait reçue.

Mais un jour qu’il se divertissait en barque,sur le Bosphore, avec des femmes grecques, s’étant éloigné de laterre, il fut pris par des pirates et mené captif en Égypte. Parbonheur, son or et ses marchandises étaient en sûreté. Les piratesle vendirent à un seigneur sarrasin qui, lui ayant fait mettre lesfers aux pieds, l’envoya cultiver le blé, qui est très beau danscette contrée. Fabio offrit à son maître de payer une grosserançon, mais la fille du seigneur sarrasin, qui l’aimait et voulaitl’amener à ce qu’elle désirait, dissuada son père de le délivrer àaucun prix. N’attendant plus son salut que de lui-même, il lima sesfers avec les instruments qu’on lui donnait pour cultiver leschamps, s’enfuit, gagna le Nil et se jeta dans une barque. Ilatteignit ainsi la mer qui était proche, y fut errant plusieursjours, et, au moment de mourir de faim et de soif, fut recueillipar un navire espagnol qui allait à Gênes. Mais, après huit joursde navigation, ce navire fut assailli par une tempête qui le rejetasur la côte de Dalmatie. Près d’y aborder, il se brisa sur unécueil. Tout l’équipage fut noyé, et Fabio, soutenu par une cage àpoulet, gagna à grand-peine le rivage. Il y tomba inanimé et futrecueilli par une veuve assez belle, nommée Loreta, dont la maisonse trouvait sur la côte. Cette dame l’y fit transporter, le couchadans sa propre chambre, le veilla, lui donna tous ses soins.

Quand il revint à lui, il sentit le parfum desmyrtes et des roses et vit de sa fenêtre un jardin qui descendaiten étages jusqu’à la mer. Mme Loreta, debout à sonchevet, prit sa viole et en joua tendrement.

Fabio, dans sa reconnaissance et sonravissement, lui baisa mille fois les mains. Il lui rendit grâceset lui fit entendre qu’il était moins touché d’avoir recouvré lavie que de la devoir à une si belle personne.

Il se leva et alla se promener avec elle dansle jardin et, s’étant assis dans un bosquet de myrtes, il attira àsoi la jeune veuve et lui marqua sa reconnaissance par millecaresses.

Il la trouva sensible à ses soins et passaprès d’elle quelques heures dans le ravissement ; après quoiil devint soucieux et demanda à son hôtesse en quel mois etprécisément en quel jour du mois ils se trouvaient.

Et quand elle le lui eut dit, il commença degémir et de se lamenter, en songeant qu’il s’en fallait devingt-quatre heures qu’une année entière ne se fût accomplie depuisle jour qu’il avait reçu les cinq cents ducats du juif Éliézer.L’idée de manquer à sa promesse et d’exposer sa caution auxreproches du circoncis lui était intolérable.Mme Loreta lui ayant demandé la cause de sondésespoir, il la lui fit connaître. Et comme elle était d’unegrande piété et très dévote à la sainte mère de Dieu, elles’affligea avec lui. La difficulté n’était pas de trouver les cinqcents ducats. Il y avait dans la ville voisine un banquier quigardait depuis six mois une pareille somme à la disposition deFabio. Mais aller de la côte de Dalmatie à Venise en vingt-quatreheures, sur une mer démontée et par des vents contraires, il n’yfallait pas songer.

« Ayons d’abord la somme, » ditFabio.

Et quand un serviteur de son hôtesse la luieut apportée, le noble marchand fit amener une barque tout prochele rivage ; il y mit les sacs contenant les ducats, puis ilalla quérir dans l’oratoire de Mme Loreta une imagede la Vierge avec l’enfant Jésus, qui était de bois de cèdre, etbien vénérable. Il la posa dans la nacelle, près du gouvernail, etlui dit :

« Madame, vous êtes ma caution. Il fautque le juif Éliézer soit payé demain. Il y va de mon honneur et duvôtre, madame, et du bon renom de Votre Fils. Ce qu’un pécheurmortel, comme je suis, ne peut faire, vous l’accomplirez sûrement,pure Étoile de la mer, vous dont le sein nourrit Celui qui marchaitsur les eaux. Portez cet argent au juif Éliézer, dans le ghetto deVenise, afin que les circoncis ne disent pas que vous êtes unemauvaise caution. »

Et, ayant mis la barque à flot, il ôta sonchapeau et dit bien doucement :

« Adieu, madame ! »

La barque prit le large. Longtemps le marchandet la veuve la suivirent des yeux. La nuit tombait ; unsillage de lumière était tracé sur la mer apaisée.

Or, le lendemain, Éliézer, ayant ouvert saporte, vit dans l’étroit canal du ghetto une barque chargée de sacset montée par une petite figure de bois noir, toute resplendissantedes clartés de l’aube. La barque s’arrêta devant la maison où étaitsculpté le chandelier à sept branches. Le juif reconnut la ViergeMarie avec l’enfant Jésus, caution du marchand chrétien.

Chapitre 10Histoire de Doña Maria d’Avalos et de Don Fabricio, Ducd’Andria

À Henry Gauthier-Villars.

… Done Marie d’Avalos, l’une des belles princesses du païs,mariée avec le prince de Venouse, laquelle s’estant enamourachée ducomte d’Andriane, l’un des beaux princes du païs aussi, et s’estanstous deux concertez à la jouissance et le mary l’ayant descouverte…les fit tous deux massacrer par gens appostez ; si que lelendemain on trouva ces deux belles moictiez et créatures exposéesettendues sur le pavé devant la porte de la maison, toutes morteset froides, à la veue de tous les passants, qui les larmoyoient etplaignoyent de leur misérable estat.

(Pierre de Bourdeilles, abbé et seigneur de Brantôme, Recueildes dames, seconde partie.)

Il y eut de grandes fêtes à Naples quand leprince de Venosa, qui était riche et puissant seigneur, épousa doñaMaria, de l’illustre maison d’Avalos. Douze chars, traînés par deschevaux recouverts d’écailles, de plumes ou de fourrures, demanière à figurer dragons, griffons, lions, lynx, panthères,licornes, promenaient dans la ville des hommes et des femmes nus,dorés tout en plein, qui représentaient les divinités de l’Olympe,descendues sur la terre pour célébrer les noces vénosiennes. Onvoyait dans un de ces chars un jeune garçon ailé qui foulait auxpieds trois vieilles d’une laideur dégoûtante. Une tablette élevéeau-dessus du char portait cette devise : L’Amour vainqueurdes Parques. Et il fallait entendre par là que les deux épouxgoûteraient l’un près de l’autre un long âge de bonheur. Mais cetamour plus fort que les destins était un faux présage. Deux ansaprès son mariage, un jour qu’elle allait chasser à l’oiseau, doñaMaria d’Avalos vit le duc d’Andria, qui était beau et bien fait, etl’aima. Honnête, bien née, soucieuse de sa gloire et dans cettepremière jeunesse où les femmes n’ont pas encore d’audace àcontenter leurs désirs, elle n’envoya pas une entremetteuse vers legentilhomme pour lui assigner un rendez-vous dans l’église ou chezelle. Elle ne laissa point paraître ses sentiments et attendit quesa bonne étoile lui ramenât celui qui, dans moins d’un clin d’œil,lui était devenu plus cher que le jour. Son attente fut courte. Carle duc d’Andria, qui l’avait trouvée belle, alla tout de suitefaire sa cour au prince de Venosa. S’étant rencontré seul dans lepalais avec doña Maria, il lui demanda d’une manière bien douce etbien forte ce qu’elle était disposée et résolue à lui accorder.Sans retard, elle le mena dans sa chambre et ne lui refusa rien dece qu’il voulait d’elle. Et, quand il lui rendit grâces d’avoircédé à son désir, elle lui répondit :

« Monseigneur, ce désir était mien plusqu’il n’était vôtre. Et c’est moi qui ai voulu que nous fussionsaux bras l’un de l’autre, comme nous sommes maintenant, dans ce litoù je vous ferai bonne chère tant qu’il vous plaira d’yvenir. »

Et, depuis ce jour, doña Maria d’Avalos reçutdans sa chambre le duc d’Andria toutes les fois qu’elle le putfaire, ce qui arriva très souvent, car le prince de Venosa allaitbeaucoup à la chasse et passait parfois des semaines entières à sedivertir avec des amis dans quelqu’une des maisons qu’il avait à lacampagne.

Tout le temps que doña Maria demeurait couchéeavec son ami, sa nourrice Lucia se tenait à la porte et faisait leguet, disant son rosaire et tremblant sans cesse que le prince nerevînt contre toute attente.

C’était un seigneur très redouté pour sonhumeur jalouse et violente. Ses ennemis lui reprochaient sa ruse etsa cruauté. Ils l’appelaient mâtin de renard et de louve, et deuxfois bête puante. Mais ses amis le louaient de garder un fidèleressouvenir du droit et du tort qu’on lui faisait et de ne passavoir supporter patiemment une injure.

Il y avait trois mois pleins que les deuxamants jouissaient l’un de l’autre et contentaient leur envie sanstrouble ni crainte, lorsqu’un matin la nourrice alla trouver doñaMaria dans sa chambre et lui dit :

« Écoute, petite perle chérie ; mesparoles ne seront pas de fleurs ni de dragées, mais d’une affairegrave et terrible. Monseigneur le prince de Venosa a reçu quelquemauvais avis sur toi et sur le duc d’Andria. Je l’ai vu tout àl’heure dans la cour comme il montait à cheval. Il mordait samoustache, ce qui en lui est mauvais signe. Il parlait à deuxhommes qui n’ont pas l’air de mener une vie honnête ; j’aientendu seulement qu’il leur disait : “Voyez sans être vus.”Telles étaient les recommandations que leur faisait le nobleprince. Le malheur est qu’il se tut à ma vue. Ma belle petiteperle, aussi vrai que Dieu est dans le saint sacrement, si leprince te trouve avec le seigneur duc d’Andria, il vous tuera tousdeux, et tu seras morte. Et moi, qu’est-ce que jedeviendrai ? »

La nourrice parla et supplia longtemps encore.Mais doña Maria d’Avalos la renvoya sans lui faire de réponse.

Comme on était au printemps, elle alla sepromener ce jour-là dans la campagne avec des dames de la ville.Et, tout en suivant une route bordée d’épines fleuries, l’une deces dames lui dit :

« Dona Maria, il arrive que les chienss’attachent aux pas des voyageurs. Or, nous sommes suivies par ungrand chien noir et blanc. »

Et la princesse, ayant tourné la tête,reconnut un moine dominicain qui venait chaque jour s’étendre àl’ombre dans la cour du palais Venosa, et qui, l’hiver, sechauffait à la cuisine.

Cependant la nourrice, voyant que sa maîtressene tenait nul compte de ses avis, courut avertir le duc d’Andria.Ce gentilhomme avait raison de craindre, de son côté, que le secretde ses belles amours ne fût malheureusement découvert. Se voyantsuivi la veille au soir par deux ruffians armés d’espingoles, ilavait tué l’un d’un coup d’épée. L’autre avait pris la fuite. Leduc d’Andria ne doutait plus maintenant que ces deux bandits ne luieussent été dépêchés par le prince de Venosa.

« Lucia, dit-il à la nourrice, je doisgrandement craindre le danger, quand il menace avec moiMme Maria d’Avalos. Dis-lui que, bien qu’il m’encoûte, je ne retournerai pas dans sa chambre avant que les soupçonsdu prince soient endormis. »

La nourrice rapporta le soir même ces parolesà doña Maria qui les entendit avec impatience, en se mordant leslèvres jusqu’au sang.

Avisée de ce que le prince était en ce momentdehors, elle ordonna à sa nourrice d’aller chercher tout de suitele duc d’Andria et de le lui amener dans sa chambre. Dès qu’il yfut, elle lui dit :

« Monseigneur, un jour passé loin de vousm’est le plus cruel des supplices. J’aurai le courage de mourir. Jen’ai pas le courage de supporter votre absence. Il ne fallait pasm’aimer si vous n’en aviez pas la force. Il ne fallait pas m’aimersi vous préfériez à mon amour quelque chose au monde, fût-ce monhonneur et ma vie. Choisissez ou de continuer à me voir chaquejour, ou de ne plus me voir jamais. »

Il répondit :

« Donc, madame, à la bonne heure,puisqu’il ne peut plus y avoir pour nous de male heure ! Aussibien je vous aime comme vous voulez, et plus que votre proprevie. »

Et ce jour-là, qui était un jeudi, ilsdemeurèrent longtemps embrassés l’un contre l’autre. Rien n’advintde notable jusqu’au lundi de la semaine suivante, auquel jour,après le dîner de midi, le prince avertit sa femme qu’il allaitavec une suite assez nombreuse à Rome où il était mandé par le papequi était son parent. Et, de fait, une vingtaine de chevauxattendaient tout sellés dans la cour. Donc le prince baisa la mainà sa femme comme il avait coutume de le faire quand il prenaitcongé d’elle pour un temps un peu long. Puis, quand il fut àcheval, il se retourna vers elle pour lui dire :

« Dieu vous garde, doñaMaria ! »

Et il sortit avec sa suite. Dès qu’elle jugeaque cette troupe était hors les murs, la princesse donna l’ordre àsa nourrice d’appeler le duc d’Andria. La vieille femme la suppliade différer une réunion dont il pouvait mal advenir.

« Ma colombe, lui dit-elle à genoux etles mains jointes, ne reçois pas aujourd’hui le duc d’Andria !J’ai entendu toute la nuit les domestiques du prince aiguiser desarmes. Écoute encore, ma petite fleur : le bon frère qui vientrecevoir à la cuisine son pain quotidien a renversé tout à l’heureune salière avec sa manche. Donne un peu de repos à ton galant, mamignonne. Tu n’en auras que plus de plaisir à le revoir après, etil ne t’en aimera que mieux. »

Mais doña Maria d’Avalos répondit :

« Nourrice, s’il n’est pas ici dans unquart d’heure, je te renvoie chez tes frères dans lamontagne. »

Et quand le duc d’Andria fut près d’elle, ellel’accola avec une joie ardente.

« Mon seigneur, lui dit-elle, le journous sera bon et la nuit meilleure. Je vous garde jusqu’àl’aube. »

Et, tout aussitôt, ils se donnèrent desbaisers et se firent des caresses. Puis, ayant ôté leurs habits,ils se mirent au lit et se tinrent embrassés si longuement que lesoir les trouva encore serrés l’un contre l’autre. Alors, comme ilsavaient grand-faim, doña Maria tira de son coffre de mariage unpâté de geline, des confitures sèches et un flacon de vin qu’elleavait eu soin d’y mettre. Après qu’ils eurent mangé et bu à leurgré, en faisant toutes sortes de mignardises, la lune se leva etvint si amie à la fenêtre, qu’ils voulurent lui souhaiter labienvenue. Ils se mirent au balcon, et là, respirant la fraîcheurdu ciel et la douceur de la nuit, ils regardaient voler dans lesbuissons noirs les mouches de feu. Tout se taisait hors la crécelledes insectes dans l’herbe. Puis un bruit de pas traversa la rue, etdoña Maria reconnut le moine mendiant qui hantait la cuisine et lescours du palais et qu’elle avait rencontré un jour dans le cheminfleuri où elle se promenait en compagnie de deux dames. Elle fermadoucement la fenêtre et se remit au lit avec son ami. Il y avaitune heure que, couchés et s’embrassant, ils murmuraient les plusdouces choses qui jamais eussent été inspirées par Amour à Napleset dans tout le monde, quand ils ouïrent tout à coup un bruit depas et d’armes qui montait par l’escalier ; en même temps ilsvirent une lueur rouge aux fentes de la porte. Et ils entendirentla voix de la nourrice qui criait : « Jésus Maria !je suis morte ! » Le duc d’Andria se dressa debout, sautasur son épée et dit :

« Venez, doña Maria ! Il faut sauterpar la fenêtre. »

Mais, étant allé au balcon et s’étant penchédehors, il vit que la rue était gardée et toute hérissée depiques.

Alors il revint auprès de doña Maria, qui luidit :

« C’est fini de tout ! Mais je neregrette rien de ce que j’ai fait, mon cher seigneur. »

Il répondit :

« À la bonne heure ! »

Et il se hâta de passer ses chausses.

Cependant la porte tremblait des grands coupsqui y étaient frappés du dehors et les ais commençaient à sedisjoindre.

Il dit encore :

« Je voudrais savoir qui nous a trahis etvendus. »

Dans le moment qu’il cherchait ses souliers,le vantail céda et une troupe d’hommes portant armes et torches sejeta dans la chambre. Le prince de Venosa était parmi eux etcriait :

« Sus au galant ! Tuez !tuez ! »

Le duc s’alla mettre devant le lit où étaitdoña Maria et fit face à trois hommes qui l’assaillirent (il yavait en tout six hommes amenés par le prince, et tous étaient deses familiers ou de ses serviteurs). Bien qu’aveuglé par la lumièredes torches, le duc d’Andria réussit à parer plusieurs coups, et ilen porta lui-même d’assez roides. Mais, s’étant embarrassé le pieddans la vaisselle qui gisait sur le carreau avec les restes du pâtéet des confitures, il tomba à la renverse. Se trouvant sur le dos,une épée à la gorge, il saisit l’épée de la main gauche ;l’homme, en la retirant, lui coupa trois doigts, et l’épée setrouva faussée. Et comme le duc d’Andria avançait les épaules pourse relever, un de ses agresseurs lui porta sur la tête un coup quifit sauter les os du crâne. Alors les six hommes se jetèrent surlui et l’achevèrent avec tant de précipitation qu’ils se blessèrentles uns les autres.

Quand ce fut fait, le prince de Venosa leurcommanda de se tenir en repos ; et, marchant sur doña Mariad’Avalos, qui jusque-là était demeurée au bord du lit, il la poussade la pointe de son épée jusqu’au coin de la muraille où était lecoffre de mariage. Et, l’y tenant rencoignée, il lui dit :

« Puttana ! »

Honteuse d’être nue, elle voulut tirer à elleune couverture qui pendait hors du lit.

Mais il l’en empêcha par un coup de pointedont elle eut le flanc éraflé.

Alors, adossée au mur, elle se voila avec sesbras et ses mains, et elle attendit.

Il ne cessait de crier :

« Puttaccia ! »

Et comme il ne la tuait pas, elle eutpeur.

Il s’en aperçut et lui dit avecjoie :

« Tu as peur ! »

Mais, lui montrant du doigt le corps inanimédu duc d’Andria, elle répondit :

« Imbécile ! que veux-tu que jecraigne maintenant ? »

Et, pour n’avoir plus l’air effrayé, ellechercha à se rappeler un air de chanson qu’elle avait souventchanté jeune fille, et elle se mit à le siffler entre lesdents.

Le prince, furieux de voir qu’elle le bravait,la piqua au ventre en criant :

« Ah ! Sporcaputtaccia ! »

Elle s’arrêta de chanter et dit :

« Monsieur, il y a deux ans que je nesuis allée à confesse. »

À cette parole, le prince de Venosa songeaque, si elle mourait damnée, elle pourrait revenir la nuit et letirer en enfer avec elle. Il lui demanda :

« Ne voulez-vous pas unconfesseur ? »

Elle réfléchit un moment, puis secouant latête :

« C’est inutile. Je ne peux pas sauvermon âme. Je ne me repens pas. Je ne peux pas, je ne veux pas merepentir. Je l’aime ! Je l’aime ! Laissez-moi mourir dansses bras. »

Brusquement, elle écarta l’épée, se jeta d’unbond sur le corps sanglant du duc d’Andria et le tint embrassé.

En la voyant ainsi, le prince de Venosa perditla patience qu’il avait jusque-là gardée de ne la tuer qu’aprèsl’avoir fait souffrir. Il lui traversa le corps de sa lame. Ellecria : « Jésus ! », roula sur elle-même, sedressa debout et, après une petite secousse de tous les membres,s’abattit, morte.

Il la frappa plusieurs fois encore au ventreet à la poitrine. Puis il dit aux serviteurs :

« Jetez ces deux charognes au pied del’escalier d’honneur et ouvrez toute grande la porte du palais,afin qu’on sache la vengeance en même temps quel’affront. »

Il ordonna que le cadavre de l’amant fûtdépouillé comme l’autre.

Les serviteurs firent ce qui leur étaitcommandé. Et tout le jour les corps du duc d’Andria et de doñaMaria demeurèrent nus au bas des degrés. Les passantss’approchèrent pour les voir. Et, la nouvelle du meurtre s’étantrépandue par la ville, une foule de curieux se pressaient devant lepalais. Quelques-uns disaient : « Voilà qui est bienfait ! » D’autres, en plus grand nombre, à la vue d’unspectacle si lamentable, étaient pris de pitié. Mais ils n’osaientplaindre les victimes du prince, de peur d’être maltraités par lesvalets armés qui gardaient les cadavres. De jeunes hommesrecherchaient sur le corps de la princesse les restes de la beautéqui avait causé sa perte, et les enfants se donnaient entre eux desexplications sur ce qu’ils voyaient.

Doña Maria était étendue sur le dos. Leslèvres s’étant retirées, elle montrait les dents et avait l’air derire. Ses yeux étaient grands ouverts et tout blancs. On lui voyaitsix blessures, trois au ventre, qui était très enflé, deux à lapoitrine, une au cou. Celle-là avait saigné abondamment et leschiens venaient la lécher.

À la tombée de la nuit, le prince ordonna demettre, comme aux jours de fête, des torches de résine dans lesanneaux de bronze scellés aux murs du palais, et de faire de grandsfeux dans la cour, afin qu’on pût voir les criminels. À minuit, uneveuve pieuse apporta des draps qu’elle étendit sur les corps. Mais,par ordre du prince, ces draps furent aussitôt arrachés.

L’ambassadeur d’Espagne ayant appris l’indignetraitement infligé à une dame de la maison espagnole d’Avalos, vintlui-même prier instamment le prince de Venosa de cesser desoutrages qui offensaient la mémoire du duc de Pescaire, oncle dedoña Maria, et indignaient dans leur tombeau tant de grandscapitaines dont cette dame était issue. Mais il se retira sansavoir rien obtenu. Il écrivit à ce sujet à Sa Majesté catholique.Les corps restèrent honteusement exposés. Vers la fin de la nuit,comme il ne venait plus de curieux, les valets se retirèrent.

Un moine dominicain, qui s’était tenu tout lejour devant la porte, se glissa dans l’escalier à la lueur fumeusedes torches de résine qui s’éteignaient, rampa jusqu’aux degrés oùgisait doña Maria d’Avalos, se jeta sur le cadavre et le viola.

Chapitre 11Bonaparte à San Miniato

À Armand Genest.

Quand, simple citoyen, soldat d’un peuple libre,

Aux bords de l’Éridan, de l’Adige et du Tibre,

Foudroyant tour à tour quelques tyrans pervers,

Des nations en pleurs sa main brisait les fers…

(Marie-JosephChénier, La Promenade.)

Napoléon, après son expédition de Livourne, se rendant àFlorence, coucha à San Miniato chez un vieil abbéBuonaparte…

(Mémorial deSainte-Hélène, par le comte de Las Cases, réimpression de1823-1824, t. I, page 149.)

Je fus sur le soir à San Miniato. J’y avais un vieux chanoinede parent…

(Mémoires dudocteur F. Antommarchi, sur les derniers moments de Napoléon,1825, t. I, p. 155.)

Après avoir occupé Livourne et fermé ce portaux navires anglais, le général Bonaparte alla voir à Florence legrand-duc de Toscane, Ferdinand, qui, seul entre tous les princesde l’Europe, avait tenu de bonne foi ses engagements envers laRépublique. En témoignage d’estime et de confiance, il vint sansescorte avec son état-major. On lui montra les armes des Buonapartesculptées sur la porte d’une vieille maison. Il savait qu’unebranche de sa famille avait jadis fructifié à Florence et qu’il enrestait encore un dernier rejeton. C’était un chanoine de SanMiniato, âgé de quatre-vingts ans. Malgré les soins dont il étaitpressé, il avait à cœur de lui rendre visite. Les sentimentsnaturels étaient très forts en Napoléon Bonaparte.

La veille de son départ, dans la soirée, il serendit avec quelques-uns de ses officiers à San Miniato, dont lacolline, couronnée de murailles et de tours, s’élève à unedemi-lieue au sud de Florence.

Le vieux chanoine Buonaparte accueillit avecune noble aménité son jeune parent et les Français dont il étaitaccompagné.

C’était Berthier, Junot, l’ordonnateur en chefChauvet et le lieutenant Thézard. Il leur offrit un souper àl’italienne auquel ne manquaient ni les grues de Peretola, ni lepetit cochon de lait parfumé d’aromates, ni les meilleurs vins deToscane, de Naples et de Sicile. Lui-même, il but au bonheur deleurs armes. Républicains comme Brutus, ils burent à la patrie et àla liberté. Leur hôte leur fit raison. Puis, se tournant vers legénéral qu’il avait placé à sa droite :

« Mon neveu, lui dit-il, n’êtes-vous pascurieux de regarder l’arbre généalogique peint sur le mur de cettesalle ? Vous y verriez sans déplaisir que nous descendons desCadolinges lombards qui, du Xe au XIIe siècle, s’honorèrent parleur fidélité aux empereurs allemands et d’où sortirent, avant l’an1100, les Buonaparte de Trévise et les Buonaparte de Florence, cesderniers de beaucoup les plus illustres. »

Les officiers commençaient à chuchoter et àrire. L’ordonnateur Chauvet demandait tout bas à Berthier si legénéral républicain se trouvait flatté d’avoir dans sa lignée desesclaves asservis à l’aigle bicéphale. Et le lieutenant Thézardétait prêt à jurer que le général devait le jour à de bonssans-culottes. Cependant le chanoine Buonaparte vantait abondammentl’excellence de sa maison.

« Apprenez, mon neveu, dit-il enfin, quenos ancêtres florentins méritaient leur nom. Ils furent du bonparti et défendirent constamment l’Église. »

À ces mots, que le bonhomme avait prononcésd’une voix haute et claire, le général, jusque-là distrait,écoutant à peine, releva sa tête pâle et maigre, taillée surl’antique, et de la pointe étincelante de son regard il cloua laparole sur les lèvres du vieillard.

« Mon oncle, dit-il, laissons cesniaiseries et ne disputons pas aux rats de votre grenier desparchemins moisis. »

Et il ajouta d’une voix de bronze :

« Ma seule noblesse est dans mes actions.Elle date du 13 vendémiaire an IV, quand j’ai foudroyé sur lesmarches de Saint-Roch les sections royalistes.

« Buvons à la République ! LaRépublique, c’est la flèche d’Évandre qui ne retombe pas et sechange en étoile. »

Les officiers répondirent par une acclamationenthousiaste. Berthier lui-même se sentit à ce moment républicainet patriote.

Junot s’écria que Bonaparte n’avait pas besoind’aïeux, et qu’il lui suffisait d’avoir été fait caporal par sessoldats à Lodi.

On but des vins qui avaient le goût sec de lapierre à fusil et l’odeur de la poudre. On en but beaucoup. Lelieutenant Thézard était désormais hors d’état de cacher sa pensée.Fier des blessures et des baisers dont il avait été couvert danscette campagne héroïque et joyeuse, il annonça sans détour au bonchanoine que, sur les pas de Bonaparte, les Français feraient letour du monde, renversant partout les trônes et les autels, faisantdes enfants aux filles et crevant le ventre aux fanatiques.

Le vieux prêtre, toujours souriant, réponditqu’il abandonnait volontiers à leur belle furie, non point lesjeunes filles qu’il leur recommandait au contraire de ménager, maisles fanatiques, grands ennemis de la sainte Église.

Junot lui promit de traiter favorablement lesreligieuses, dont il avait à se louer, leur ayant trouvé le cœurtendre et la peau blanche.

L’ordonnateur Chauvet soutint qu’il fallaitapprécier l’influence du cloître sur le teint des filles. Il avaitde la philosophie.

« De Gênes à Milan, dit-il, nous avonsbeaucoup mordu à ce fruit défendu. On se croit sans préjugés ;pourtant une jolie gorge semble plus jolie sous la guimpe. Je nereconnais point les vœux monastiques, et j’avoue que j’attache unprix particulier à la cuisse d’une nonne. Ô contradictions du cœurhumain !

– Fi ! fi ! dit Berthier ;peut-on prendre plaisir à troubler la raison et les sens de cesmalheureuses victimes du fanatisme ? N’est-il donc pas enItalie des femmes de la bonne société à qui vous puissiez offrirvos vœux dans les fêtes, sous le manteau vénitien, si favorable auxintrigues ? Est-ce pour rien que Pietra Grua Mariani,Mme Lambert, Mme Monti,Mme Gherardi de Brescia, sont belles etgalantes ? »

En nommant ces dames italiennes, il songeait àla princesse Visconti qui, n’ayant pu séduire Bonaparte, s’étaitdonnée à son chef d’état-major et l’aimait avec une mollessefougueuse, avec une astucieuse sensualité dont le faible Berthierétait troublé pour la vie.

« Moi, dit le lieutenant Thézard, jen’oublierai jamais une petite vendeuse de pastèques qui, sur lesdegrés du dôme… »

Le général, impatienté, se leva. À peine leurrestait-il trois heures pour le sommeil. Ils devaient partir lelendemain au petit jour.

« Mon parent, ne vous mettez point enpeine pour nous coucher, dit-il au chanoine. Nous sommes dessoldats. Il nous suffit d’une botte de paille. »

Mais l’excellent hôte avait fait dresser deslits. Sa maison, nue et sans ornements, était vaste. Il conduisitles Français, l’un après l’autre, dans les chambres qui leurétaient destinées et leur souhaita une bonne nuit.

Seul dans sa chambre, Bonaparte jeta sonhabit, son épée, et griffonna au crayon un billet à Joséphine,vingt lignes illisibles, où criait son âme violente et calculée.Puis, ayant plié le papier, il chassa l’image de cette femmebrusquement, comme on pousse un tiroir. Il déploya un plan deMantoue, et choisit le point sur lequel il réunirait ses feux.

Il était tout entier à ses calculs quand ilentendit frapper à sa porte. Il crut que c’était Berthier. C’étaitle chanoine qui venait lui demander un moment d’entretien. Ilportait sous son bras deux ou trois cahiers recouverts deparchemin. Le général regarda ces paperasses d’un air un peunarquois. Il ne doutait point que ce fût la généalogie desBuonaparte, et il y voyait la source d’une conversationinépuisable. Pourtant il ne laissa paraître aucune impatience.

Il n’était maussade ou colère que lorsqu’il levoulait expressément. Or, il n’avait aucune envie de déplaire à sonbon parent ; il désirait au contraire lui être agréable. Et,de plus, il n’était pas fâché de connaître toute la noblesse de sarace, maintenant que ses officiers jacobins n’étaient plus là pours’en moquer ou pour en prendre ombrage. Il pria le chanoine des’asseoir.

Celui-ci prit un siège, posa ses registres surla table et dit :

« Mon neveu, j’avais commencé, pendant lesouper, à vous parler des Buonaparte de Florence ; mais j’aicompris, au regard que vous m’avez adressé, que ce n’était pas lelieu de s’étendre sur ce sujet. Je me suis tu, réservant pour cemoment-ci l’essentiel. Je vous prie, mon parent, de m’écouter avecattention.

« La branche toscane de notre familleproduisit des hommes excellents, parmi lesquels il convient denommer Jacopo di Buonaparte qui, témoin du sac de Rome en 1527, fitune relation de cet événement, et Niccoló, auteur d’une comédieintitulée La Vedova, qu’on vanta comme l’ouvrage d’unautre Térence. Pourtant, ce n’est point de ces deux illustresancêtres que je veux vous entretenir, mais bien d’un troisième quiles éclipse autant en gloire que le soleil efface les étoiles.Apprenez que notre famille compte un bienheureux parmi ses membres,Fra Bonaventura, disciple réformé de Saint-François qui, l’an 1593,mourut en odeur de sainteté. »

Le vieillard s’inclina en prononçant ce nom.Puis il reprit avec une chaleur qu’on n’eût attendue ni de son âgeni de ses mœurs indulgentes :

« Fra Bonaventura ! Ah ! monparent, c’est à lui, c’est à ce bon père que vous devez le succèsde vos armes. Il était près de vous, n’en doutez point, quand vousfoudroyâtes, comme vous l’avez dit à souper, les ennemis de votreparti sur les marches de San Rocco. Ce capucin vous a conduit aumilieu des batailles. Soyez assuré que, sans lui, vous n’auriez eude bonheur ni à Montenotte, ni à Millesimo, ni à Lodi. Les marquesde sa protection sont trop éclatantes pour ne pas les voir, et jereconnais dans vos succès un miracle du bon Fra Bonaventura. Maisce qu’il importe que vous sachiez, mon parent, c’est que le sainthomme avait ses desseins quand, vous donnant l’avantage surBeaulieu lui-même, il vous mena de victoire en victoire jusque danscette antique demeure où vous reposez, cette nuit, sous labénédiction d’un vieillard. Et je suis précisément ici pour vousrévéler ses intentions. Fra Bonaventura voulait que vous fussiezinstruit de ses mérites, que vous connussiez ses jeûnes, sesaustérités, les silences d’une année entière auxquels il secondamnait. Il voulait vous faire toucher son cilice et sa corde,et ses genoux si durcis aux degrés de l’autel, qu’il marchait torducomme un z. C’est à cet effet qu’il vous a mené en Italie,où il vous ménageait l’occasion de lui rendre service pour service.Car, sachez-le, mon parent, si ce capucin vous a beaucoup aidé, devotre côté, vous pouvez lui être grandement utile. »

À ces mots, le chanoine posa la main sur lesgros cahiers qui chargeaient la table et respira longuement.

Bonaparte attendit sans rien dire la suite dece discours qui l’amusait. Il n’y avait pas d’homme plus facile àdistraire.

Ayant soufflé, le vieillard reprit laparole :

« Oui, mon parent, vous pouvez êtregrandement utile au bon Fra Bonaventura, et dans sa position, il abesoin de vous. Béatifié depuis de longues années, il attend encored’être mis au calendrier. Il languit, le bon Fra Bonaventura. Etque puis-je, moi, pauvre chanoine de San Miniato, pour lui procurerl’honneur qui lui est dû ? Son inscription exige des dépensesqui passent ma fortune et les ressources de l’évêché ! Pauvrechanoine ! Pauvre évêché ! Pauvre duché de Toscane !Pauvre Italie ! Vous, mon parent, demandez au pape qu’ilreconnaisse Fra Bonaventura. Il vous l’accordera. Sa Sainteté, parégard pour vous, ne refusera pas de mettre un saint de plus aucalendrier. Un grand honneur en rejaillira sur vous et sur votrefamille, et la protection du bon capucin ne vous fera jamaisdéfaut. Ignorez-vous le bonheur d’avoir un saint dans safamille ? »

Et le chanoine, montrant les cahiers deparchemin, pressa le général de les emporter dans sa valise. Ilscontenaient le mémoire sur la canonisation du bienheureux frèreBonaventure avec pièces à l’appui.

« Promettez-moi, ajouta-t-il, que vousvous occuperez de cette affaire, la plus grande qui puisse vousintéresser. »

Bonaparte contint son envie de rire.

« Je suis mal placé, dit-il, pourentreprendre un procès en canonisation. Vous n’ignorez pas que laRépublique française poursuit auprès de la cour de Rome lesréparations dues pour le meurtre de l’ambassadeur Bassville,lâchement égorgé. »

Le chanoine se récria :

« Corpo di Bacco ! la courde Rome fera des excuses, mon parent, elle accordera toutes lesréparations et notre capucin sera mis au calendrier.

– Les négociations ne sont pas prèsd’aboutir, répliqua le général républicain. Il faut encore que lacurie romaine reconnaisse la Constitution civile du clergé françaiset qu’elle brise de ses mains l’Inquisition, qui blesse l’humanitéet usurpe sur le droit des États. »

Le vieillard sourit :

« Mio caro figliuolo Napoleone,le pape sait qu’il faut donner et recevoir. Il cède à propos. Ilvous attend. Il est durable et pacifique. »

Bonaparte demeura songeur, comme si des idéesnouvelles venaient se ranger dans sa tête puissante. Puis tout àcoup :

« Vous ne connaissez pas l’esprit dusiècle. On est fort irréligieux en France. L’impiété y estenracinée. Vous ignorez le progrès des idées de Montesquieu, deRaynal et de Rousseau. Le culte est aboli. On a perdu le respect.Vous l’avez bien vu aux propos scandaleux tenus par mes officiers àvotre table. »

Le bon chanoine secoua la tête :

« Oh ! ces aimables jeunes gens, ilssont légers, dissipés, étourdis ! Cela leur passera. Dans dixans, ils courront moins les filles et ils iront à la messe. Lecarnaval est de peu de jours, et celui même de votre Révolutionfrançaise ne durera pas longtemps. L’Église estéternelle. »

Bonaparte avoua qu’il était lui-même trop peureligieux pour se mêler d’une affaire tout ecclésiastique.

Alors le chanoine le regarda dans les yeux etlui dit :

« Mon enfant, je connais les hommes. Jevous devine : vous n’êtes pas philosophe. Occupez-vous dubienheureux père Bonaventura. Il vous rendra le bien que vous luiaurez fait. Quant à moi, je suis trop vieux pour voir le succès decette grande affaire. Je vais bientôt mourir. La sachant dans vosmains, je mourrai tranquille. Et surtout n’oubliez pas, mon parent,que toute puissance vient de Dieu par l’intermédiaire de sesprêtres. »

Il se mit debout, leva les bras pour bénir sonjeune parent et se retira.

Resté seul, Bonaparte feuilleta le volumineuxmémoire, à la clarté fumeuse de la chandelle ; il songeait àla puissance de l’Église et il se disait que l’institution de lapapauté était plus durable que la Constitution de l’an III.

On frappa à la porte. C’était Berthier quivenait avertir le général que tout était prêt pour le départ.

FIN

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