Le Rêve

d’ Émile Zola
Chapitre 1

Pendant le rude hiver de 1860, l’Oise gela, de grandes neiges couvrirent les plaines de la basse Picardie ; et il en vint surtout une bourrasque du nord-est, qui ensevelit presque Beaumont,le jour de la Noël. La neige, s’étant mise à tomber dès le matin,redoubla vers le soir, s’amassa durant toute la nuit. Dans la ville haute, rue des Orfèvres, au bout de laquelle se trouve comme enclavée la façade nord du transept de la cathédrale, elle s’engouffrait, poussée par le vent, et allait battre la porte Sainte-Agnès, l’antique porte romane, presque déjà gothique, très ornée de sculptures sous la nudité du pignon. Le lendemain, à l’aube, il y en eut là près de trois pieds.

La rue dormait encore, emparessée par la fête de la veille. Six heures sonnèrent. Dans les ténèbres, que bleuissait la chute lente et entêtée des flocons, seule une forme indécise vivait, une fillette de neuf ans, qui, réfugiée sous les voussures de la porte,y avait passé la nuit à grelotter, en s’abritant de son mieux. Elle était vêtue de loques, la tête enveloppée d’un lambeau de foulard,les pieds nus dans de gros souliers d’homme. Sans doute elle n’avait échoué là qu’après avoir longtemps battu la ville, car elle y était tombée de lassitude. Pour elle, c’était le bout de la terre, plus personne ni plus rien, l’abandon dernier, la faim qui ronge, le froid qui tue ; et, dans sa faiblesse, étouffée parle poids lourd de son cœur, elle cessait de lutter, il ne lui restait que le recul physique, l’instinct de changer de place, des’enfoncer dans ces vieilles pierres, lorsqu’une rafale faisaittourbillonner la neige.

Les heures, les heures coulaient. Longtemps, entre le doublevantail des deux baies jumelles, elle s’était adossée au trumeau,dont le pilier porte une statue de sainte Agnès, la martyre detreize ans, une petite fille comme elle, avec la palme et un agneauà ses pieds. Et, dans le tympan, au-dessus du linteau, toute lalégende de la vierge enfant, fiancée à Jésus, se déroule, en hautrelief, d’une foi naïve : ses cheveux qui s’allongèrent et lavêtirent, lorsque le gouverneur, dont elle refusait le fils,l’envoya nue aux mauvais lieux ; les flammes du bûcher qui,s’écartant de ses membres, brûlèrent les bourreaux, dès qu’ilseurent allumé le bois ; les miracles de ses ossements,Constance, fille de l’empereur, guérie de la lèpre, et les miraclesd’une de ses figures peintes, le prêtre Paulin, tourmenté du besoinde prendre femme, présentant, sur le conseil du pape, l’anneau ornéd’une émeraude à l’image, qui tendit le doigt, puis le rentra,gardant l’anneau qu’on y voit encore, ce qui délivra Paulin. Ausommet du tympan, dans une gloire, Agnès est enfin reçue au ciel,où son fiancé Jésus l’épouse, toute petite et si jeune, en luidonnant le baiser des éternelles délices.

Mais, lorsque le vent enfilait la rue, la neige fouettait deface, des paquets blancs menaçaient de barrer le seuil ; etl’enfant, alors, se garait sur les côtés, contre les vierges poséesau-dessus du stylobate de l’ébrasement. Ce sont les compagnesd’Agnès, les saintes qui lui servent d’escorte : trois à sadroite, Dorothée, nourrie en prison de pain miraculeux, Barbe, quivécut dans une tour, Geneviève, dont la virginité sauvaParis ; et trois à sa gauche, Agathe, les mamelles tordues etarrachées, Christine, torturée par son père, et qui lui jeta de sachair au visage, Cécile, qui fut aimée d’un ange. Au-dessusd’elles, des vierges encore, trois rangs serrés de vierges montentavec les arcs des claveaux, garnissent les trois voussures d’unefloraison de chairs triomphantes et chastes, en bas martyrisées,broyées dans les tourments, en haut accueillies par un vol dechérubins, ravies d’extase au milieu de la cour céleste.

Et rien ne la protégeait plus, depuis longtemps, lorsque huitheures sonnèrent et que le jour grandit. La neige, si elle ne l’eûtfoulée, lui serait allée aux épaules. L’antique porte, derrièreelle, s’en trouvait tapissée, comme tendue d’hermine, toute blancheainsi qu’un reposoir, au bas de la façade grise, si nue et silisse, que pas un flocon ne s’y accrochait. Les grandes saintes del’ébrasement surtout en étaient vêtues, de leurs pieds blancs àleurs cheveux blancs, éclatantes de candeur. Plus haut, les scènesdu tympan, les petites saintes des voussures s’enlevaient en arêtesvives, dessinées d’un trait de clarté sur le fond sombre ; etcela jusqu’au ravissement final, au mariage d’Agnès, que lesarchanges semblaient célébrer sous une pluie de roses blanches.Debout sur son pilier, avec sa palme blanche, son agneau blanc, lastatue de la vierge enfant avait la pureté blanche, le corps deneige immaculé, dans cette raideur immobile du froid, qui glaçaitautour d’elle le mystique élancement de la virginité victorieuse.Et, à ses pieds, l’autre, l’enfant misérable, blanche de neige,elle aussi, raidie et blanche à croire qu’elle devenait de pierre,ne se distinguait plus des grandes vierges.

Cependant, le long des façades endormies, une persienne qui serabattit en claquant lui fit lever les yeux. C’était, à sa droite,au premier étage de la maison qui touchait à la cathédrale. Unefemme, très belle, une brune forte, d’environ quarante ans, venaitde se pencher là ; et, malgré la gelée terrible, elle laissaune minute son bras nu dehors, ayant vu remuer l’enfant. Unesurprise apitoyée attrista son calme visage. Puis, dans un frisson,elle referma la fenêtre. Elle emportait la vision rapide, sous lelambeau de foulard, d’une gamine blonde, avec des yeux couleur deviolette ; la face allongée, le col surtout très long, d’uneélégance de lis, sur des épaules tombantes ; mais bleuie defroid, ses petites mains et ses petits pieds à moitié morts,n’ayant plus de vivant que la buée légère de son haleine.

L’enfant, machinale, était restée les yeux en l’air, regardantla maison, une étroite maison à un seul étage, très ancienne, bâtievers la fin du quinzième siècle. Elle se trouvait scellée au flancmême de la cathédrale, entre deux contreforts, comme une verrue quiaurait poussé entre les deux doigts de pied d’un colosse. Et,accotée ainsi, elle s’était admirablement conservée, avec sonsoubassement de pierre, son étage en pans de bois, garnis debriques apparentes, son comble dont la charpente avançait d’unmètre sur le pignon, sa tourelle d’escalier saillante, à l’angle degauche, et où la mince fenêtre gardait encore la mise en plomb dutemps. L’âge toutefois avait nécessité des réparations. Lacouverture de tuiles devait dater de Louis XIV. Onreconnaissait aisément les travaux faits vers cette époque :une lucarne percée dans l’acrotère de la tourelle, des châssis àpetits bois remplaçant partout ceux des vitraux primitifs, lestrois baies accolées du premier étage réduites à deux, celle dumilieu bouchée avec des briques, ce qui donnait à la façade lasymétrie des autres constructions de la rue, plus récentes. Aurez-de-chaussée, les modifications étaient tout aussi visibles, uneporte de chêne moulurée à la place de la vieille porte à ferrures,sous l’escalier, et la grande arcature centrale dont on avaitmaçonné le bas, les côtés et la pointe, de façon à n’avoir plusqu’une ouverture rectangulaire, une sorte de large fenêtre, au lieude la baie en ogive qui jadis débouchait sur le pavé.

Sans pensées, l’enfant regardait toujours ce logis vénérable demaître artisan, proprement tenu, et elle lisait, clouée à gauche dela porte, une enseigne jaune, portant ces mots : Hubertchasublier, en vieilles lettres noires, lorsque, de nouveau, lebruit d’un volet rabattu l’occupa. Cette fois, c’était le volet dela fenêtre carrée du rez-de-chaussée : un homme à son tour sepenchait, le visage tourmenté, au nez en bec d’aigle, au frontbossu, couronné de cheveux épais et blancs déjà, malgré sesquarante-cinq ans à peine ; et lui aussi s’oublia une minute àl’examiner, avec un pli douloureux de sa grande bouche tendre.Ensuite, elle le vit qui demeurait debout, derrière les petitesvitres verdâtres. Il se tourna, il eut un geste, sa femme reparut,très belle. Tous les deux, côte à côte, ne bougeaient plus, ne laquittaient plus du regard, l’air profondément triste.

Il y avait quatre cents ans que la lignée des Hubert, brodeursde père en fils, habitait cette maison. Un maître chasublierl’avait fait construire sous Louis XI, un autre, réparer sousLouis XIV ; et l’Hubert actuel y brodait des chasubles,comme tous ceux de sa race. À vingt ans, il avait aimé une jeunefille de seize ans, Hubertine, d’une telle passion, que, sur lerefus de la mère, veuve d’un magistrat, il l’avait enlevée, puisépousée. Elle était d’une beauté merveilleuse, ce fut tout leurroman, leur joie et leur malheur. Lorsque, huit mois plus tard,enceinte, elle vint au lit de mort de sa mère, celle-ci ladéshérita et la maudit, si bien que l’enfant, né le même soir,mourut. Et, depuis, au cimetière, dans son cercueil, l’entêtéebourgeoise ne pardonnait toujours pas, car le ménage n’avait pluseu d’enfant, malgré son ardent désir. Après vingt-quatre années,ils pleuraient encore celui qu’ils avaient perdu, ils désespéraientmaintenant de jamais fléchir la morte.

Troublée de leurs regards, la petite s’était renfoncée derrièrele pilier de sainte Agnès. Elle s’inquiétait aussi du réveil de larue : les boutiques s’ouvraient, du monde commençait à sortir.Cette rue des Orfèvres, dont le bout vient buter contre la façadelatérale de l’église, serait une vraie impasse, bouchée du côté del’abside par la maison des Hubert, si la rue Soleil, un étroitcouloir, ne la dégageait de l’autre côté, en filant le long ducollatéral, jusqu’à la grande façade, place du Cloître ; et ilpassa deux dévotes, qui eurent un coup d’œil étonné sur cettepetite mendiante, qu’elles ne connaissaient pas, à Beaumont. Latombée lente et obstinée de la neige continuait, le froid semblaitaugmenter avec le jour blafard, on n’entendait qu’un lointain bruitde voix, dans la sourde épaisseur du grand linceul blanc quicouvrait la ville.

Mais, sauvage, honteuse de son abandon comme d’une faute,l’enfant se recula encore, lorsque, tout d’un coup, elle reconnutdevant elle Hubertine, qui, n’ayant pas de bonne, était sortiechercher son pain.

– Petite, que fais-tu là ? qui es-tu ?

Et elle ne répondit point, elle se cachait le visage. Cependantelle ne sentait plus ses membres, son être s’évanouissait, comme sison cœur, devenu de glace, se fût arrêté. Quand la bonne dame euttourné le dos, avec un geste de pitié discrète, elle s’affaissa surles genoux, à bout de forces, glissa ainsi qu’une chiffe dans laneige, dont les flocons, silencieusement, l’ensevelirent. Et ladame, qui revenait avec son pain tout chaud, l’apercevant ainsi parterre, de nouveau s’approcha.

– Voyons, petite, tu ne peux rester sous cette porte.

Alors, Hubert, qui était sorti à son tour, debout au seuil de lamaison, la débarrassa du pain, en disant :

– Prends-la donc, apporte-la !

Hubertine, sans ajouter rien, la prit dans ses bras solides. Etl’enfant ne se reculait plus, emportée comme une chose, les dentsserrées, les yeux fermés, toute froide, d’une légèreté de petitoiseau tombé de son nid.

On rentra, Hubert referma la porte, tandis qu’Hubertine, chargéede son fardeau, traversait la pièce sur la rue, qui servait desalon et où quelques pans de broderie étaient en montre, devant lagrande fenêtre carrée. Puis, elle passa dans la cuisine, l’anciennesalle commune, conservée presque intacte, avec ses poutresapparentes, son dallage raccommodé en vingt endroits, sa vastecheminée au manteau de pierre. Sur les planches, les ustensiles,pots, bouilloires, bassines, dataient d’un ou deux siècles, devieilles faïences, de vieux grès, de vieux étains. Mais, occupantl’âtre de la cheminée, il y avait un fourneau moderne, un largefourneau de fonte, dont les garnitures de cuivre luisaient. Ilétait rouge, on entendait bouillir l’eau du coquemar. Unecasserole, pleine de café au lait, se tenait chaude, à l’un desbouts.

– Fichtre ! il fait meilleur ici que dehors, ditHubert, en posant le pain sur une lourde table Louis XIII quioccupait le milieu de la pièce. Mets cette pauvre mignonne près dufourneau, elle va se dégeler.

Déjà Hubertine asseyait l’enfant ; et tous les deux laregardèrent revenir à elle. La neige de ses vêtements fondait,tombait en gouttes pesantes. Par les trous des gros souliersd’homme, on voyait ses petits pieds meurtris, tandis que la mincerobe dessinait la rigidité de ses membres, ce pitoyable corps demisère et de douleur. Elle eut un long frisson, ouvrit des yeuxéperdus, avec le sursaut d’un animal qui se réveille pris au piège.Son visage sembla se renfoncer sous la guenille nouée à son menton.Ils la crurent infirme du bras droit, tellement elle le serrait,immobile, sur sa poitrine.

– Rassure-toi, nous ne voulons pas te faire du mal… D’oùviens-tu ? qui es-tu ?

À mesure qu’on lui parlait, elle s’effarait davantage, tournantla tête, comme si quelqu’un était derrière elle, pour la battre.Elle examina la cuisine d’un coup d’œil furtif, les dalles, lespoutres, les ustensiles brillants ; puis, son regard, par lesdeux fenêtres irrégulières, laissées dans l’ancienne baie, allaau-dehors, fouilla le jardin jusqu’aux arbres de l’Évêché, dont lessilhouettes blanches dominaient le mur du fond, parut s’étonner deretrouver là, à gauche, le long d’une allée, la cathédrale, avecles fenêtres romanes des chapelles de son abside. Et elle eut denouveau un grand frisson, sous la chaleur du fourneau quicommençait à la pénétrer ; et elle ramena son regard parterre, ne bougeant plus.

– Est-ce que tu es de Beaumont ?… Qui est tonpère ?

Devant son silence, Hubert s’imagina qu’elle avait peut-être lagorge trop serrée pour répondre.

– Au lieu de la questionner, dit-il, nous ferions mieux delui servir une bonne tasse de café au lait bien chaud.

C’était si raisonnable, que, tout de suite, Hubertine donna sapropre tasse. Pendant qu’elle lui coupait deux grosses tartines,l’enfant se défiait, reculait toujours ; mais le tourment dela faim fut le plus fort, elle mangea et but goulûment. Pour ne pasla gêner, le ménage se taisait, ému de voir sa petite maintrembler, au point de manquer sa bouche. Et elle ne se servait quede sa main gauche, son bras droit demeurait obstinément collé à soncorps. Quand elle eut fini, elle faillit casser la tasse, qu’ellerattrapa du coude, maladroite, avec un geste d’estropiée.

– Tu es donc blessée au bras ? lui demanda Hubertine.N’aie pas peur, montre un peu, ma mignonne.

Mais, comme elle la touchait, l’enfant, violente, se leva, sedébattit ; et, dans la lutte, elle écarta le bras. Un livretcartonné, qu’elle cachait sur sa peau même, glissa par unedéchirure de son corsage. Elle voulut le reprendre, resta les deuxpoings tordus de colère, en voyant que ces inconnus l’ouvraient etle lisaient.

C’était un livret d’élève, délivré par l’Administration desEnfants assistés du département de la Seine. À la première page,au-dessous d’un médaillon de saint Vincent de Paul, il y avait,imprimées, les formules : nom de l’élève, et un simple trait àl’encre remplissait le blanc ; puis, aux prénoms, ceuxd’Angélique, Marie ; aux dates, née le 22 janvier 1851, admisele 23 du même mois, sous le numéro matricule 1634. Ainsi, père etmère inconnus, aucun papier, pas même un extrait de naissance, rienque ce livret d’une froideur administrative, avec sa couverture detoile rose pâle. Personne au monde et un écrou, l’abandon numérotéet classé.

– Oh ! une enfant trouvée ! s’écriaHubertine.

Angélique, alors, parla, dans une crise folle d’emportement.

– Je vaux mieux que tous les autres, oui ! je suismeilleure, meilleure, meilleure… Jamais je n’ai rien volé auxautres, et ils me volent tout… Rendez-moi ce que vous m’avezvolé.

Un tel orgueil impuissant, une telle passion d’être la plusforte soulevaient son corps de petite femme, que les Hubert endemeurèrent saisis. Ils ne reconnaissaient plus la gamine blonde,aux yeux couleur de violette, au long col d’une grâce de lis. Lesyeux étaient devenus noirs dans la face méchante, le cou sensuels’était gonflé d’un flot de sang. Maintenant qu’elle avait chaud,elle se dressait et sifflait, ainsi qu’une couleuvre ramassée surla neige.

– Tu es donc mauvaise ? dit doucement le brodeur.C’est pour ton bien, si nous voulons savoir qui tu es.

Et, par-dessus l’épaule de sa femme, il parcourait le livret,que feuilletait celle-ci. À la page 2, se trouvait le nom de lanourrice. « L’enfant Angélique, Marie, a été confiée le 25janvier 1851 à la nourrice Françoise, femme du sieur Hamelin,profession de cultivateur, demeurant commune de Soulanges,arrondissement de Nevers ; laquelle nourrice a reçu, au momentdu départ, le premier mois de nourriture, plus un trousseau. »Suivait un certificat de baptême, signé par l’aumônier de l’hospicedes Enfants assistés ; puis, des certificats de médecins, audépart et à l’arrivée de l’enfant. Les paiements des mois, tous lestrimestres, emplissaient plus loin les colonnes de quatre pages, oùrevenait chaque fois la signature illisible du percepteur.

– Comment, Nevers ! demanda Hubertine, c’est près deNevers que tu as été élevée ?

Angélique, rouge de ne pouvoir les empêcher de lire, étaitretombée dans son silence farouche. Mais la colère lui desserra leslèvres, elle parla de sa nourrice.

– Ah ! bien sûr que maman Nini vous aurait battus.Elle me défendait, elle, quoique tout de même elle m’allongeât desclaques… Ah ! bien sûr que je n’étais pas si malheureuse,là-bas, avec les bêtes…

Sa voix s’étranglait, elle continuait, en phrases coupées,incohérentes, à parler des prés où elle conduisait la Rousse, dugrand chemin où l’on jouait, des galettes qu’on faisait cuire, d’ungros chien qui l’avait mordue.

Hubert l’interrompit, lisant tout haut :

– « En cas de maladie grave ou de mauvais traitements,le sous-inspecteur est autorisé à changer les enfants denourrice. »

Au-dessous, il y avait que l’enfant Angélique, Marie, avait étéconfiée, le 20 juin 1860, à Thérèse, femme de Louis Franchomme,tous les deux fleuristes, demeurant à Paris.

– Bon ! je comprends, dit Hubertine. Tu as été malade,on t’a ramenée à Paris.

Mais ce n’était pas encore ça, les Hubert ne surent toutel’histoire que lorsqu’ils l’eurent tirée d’Angélique, morceau àmorceau. Louis Franchomme, qui était le cousin de maman Nini, avaitdû retourner vivre un mois dans son village, afin de se remettred’une fièvre ; et c’était alors que sa femme Thérèse, seprenant d’une grande tendresse pour l’enfant, avait obtenu del’emmener à Paris, où elle s’engageait à lui apprendre l’état defleuriste. Trois mois plus tard, son mari mourait, elle se trouvaitobligée, très souffrante elle-même, de se retirer chez son frère,le tanneur Rabier, établi à Beaumont. Elle y était morte dans lespremiers jours de décembre, en confiant à sa belle-sœur la petite,qui, depuis ce temps, injuriée, battue, souffrait le martyre.

– Les Rabier, murmura Hubert, les Rabier, oui, oui !des tanneurs, au bord du Ligneul, dans la ville basse… Le mariboit, la femme a une mauvaise conduite.

– Ils me traitaient d’enfant de la borne, poursuivitAngélique révoltée, enragée de fierté souffrante. Ils disaient quele ruisseau était assez bon pour une bâtarde. Quand elle m’avaitrouée de coups, la femme me mettait de la pâtée par terre, comme àson chat ; et encore je me couchais sans manger souvent…Ah ! je me serais tuée à la fin !

Elle eut un geste de furieux désespoir.

– Le matin de la Noël, hier, ils ont bu, ils se sont jetéssur moi, en menaçant de me faire sauter les yeux avec le pouce,histoire de rire. Et puis, ça n’a pas marché, ils ont fini par sebattre, à si grands coups de poing, que je les ai crus morts,tombés tous les deux en travers de la chambre… Depuis longtemps,j’avais résolu de me sauver. Mais je voulais mon livre. Maman Ninime le montrait des fois, en disant : « Tu vois, c’esttout ce que tu possèdes, car, si tu n’avais pas ça, tu n’auraisrien. » Et je savais où ils le cachaient, depuis la mort demaman Thérèse, dans le tiroir du haut de la commode… Alors, je lesai enjambés, j’ai pris le livre, j’ai couru en le serrant sous monbras, contre ma peau. Il était trop grand, je m’imaginais que toutle monde le voyait, qu’on allait me le voler. Oh ! j’ai couru,j’ai couru ! et, quand la nuit a été noire, j’ai eu froid souscette porte, oh ! j’ai eu froid, à croire que je n’étais plusen vie. Mais ça ne fait rien, je ne l’ai pas lâché, levoilà !

Et, d’un brusque élan, comme les Hubert le refermaient pour lelui rendre, elle le leur arracha. Puis, assise, elle s’abandonnasur la table, le tenant entre ses bras et sanglotant, la jouecontre la couverture de toile rose. Une humilité affreuse abattaitson orgueil, tout son être semblait se fondre, dans l’amertume deces quelques pages aux coins usés, de cette pauvre chose, qui étaitson trésor, l’unique lien qui la rattachât à la vie du monde. Ellene pouvait vider son cœur d’un si grand désespoir, ses larmescoulaient, coulaient sans fin ; et, sous cet écrasement, elleavait retrouvé sa jolie figure de gamine blonde, à l’ovale un peuallongé, très pur, ses yeux de violette que la tendresse pâlissait,l’élancement délicat de son col qui la faisait ressembler à unepetite vierge de vitrail. Tout d’un coup, elle saisit la maind’Hubertine, elle y colla ses lèvres avides de caresses, elle labaisa passionnément.

Les Hubert en eurent l’âme retournée, bégayant, près de pleurereux-mêmes.

– Chère, chère enfant !

Elle n’était donc pas encore tout à fait mauvaise ?Peut-être pourrait-on la corriger de cette violence qui les avaiteffrayés.

– Oh ! je vous en prie, ne me reconduisez pas chez lesautres, balbutia-t-elle, ne me reconduisez pas chez lesautres !

Le mari et la femme s’étaient regardés. Justement, depuisl’automne, ils faisaient le projet de prendre une apprentie àdemeure, quelque fillette qui égaierait la maison, si attristée deleurs regrets d’époux stériles. Et ce fut décidé tout de suite.

– Veux-tu ? demanda Hubert.

Hubertine répondit sans hâte, de sa voix calme :

– Je veux bien.

Immédiatement, ils s’occupèrent des formalités. Le brodeur allaconter l’aventure au juge de paix du canton nord de Beaumont,M. Grandsire, un cousin de sa femme, le seul parent qu’elleeût revu ; et celui-ci se chargea de tout, écrivit àl’Assistance publique, où Angélique fut aisément reconnue, grâce aunuméro matricule, obtint qu’elle resterait comme apprentie chez lesHubert, qui avaient un grand renom d’honnêteté. Le sous-inspecteurde l’arrondissement, en venant régulariser le livret, passa avec lenouveau patron le contrat, par lequel ce dernier devait traiterl’enfant doucement, la tenir propre, lui faire fréquenter l’écoleet la paroisse, avoir un lit pour la coucher seule. De son côté,l’Administration s’engageait à lui payer les indemnités et délivrerles vêtures, conformément à la règle.

En dix jours, ce fut fait. Angélique couchait en haut, près dugrenier, dans la chambre du comble, sur le jardin ; et elleavait déjà reçu ses premières leçons de brodeuse. Le dimanchematin, avant de la conduire à la messe, Hubertine ouvrit devantelle le vieux bahut de l’atelier, où elle serrait l’or fin. Elletenait le livret, elle le mit au fond d’un tiroir, endisant :

– Regarde où je le place, pour que tu puisses le prendre,si tu en as l’envie, et que tu te souviennes.

Ce matin-là, en entrant à l’église, Angélique se trouva denouveau sous la porte Sainte-Agnès. Un faux dégel s’était produitdans la semaine, puis le froid avait recommencé, si rude, que laneige des sculptures, à demi fondue, venait de se figer en unefloraison de grappes et d’aiguilles. C’était maintenant toute uneglace, des robes transparentes, aux dentelles de verre, quihabillaient les vierges. Dorothée tenait un flambeau dont lacoulure limpide lui tombait des mains ; Cécile portait unecouronne d’argent d’où ruisselaient des perles vives ; Agathe,sur sa gorge mordue par les tenailles, était cuirassée d’une armurede cristal. Et les scènes du tympan, les petites vierges desvoussures semblaient être ainsi, depuis des siècles, derrière lesvitres et les gemmes d’une châsse géante. Agnès, elle, laissaittraîner un manteau de cour, filé de lumière, brodé d’étoiles. Sonagneau avait une toison de diamants, sa palme était devenue couleurde ciel. Toute la porte resplendissait, dans la pureté du grandfroid.

Angélique se souvint de la nuit qu’elle avait passée là, sous laprotection des vierges. Elle leva la tête et leur sourit.

Chapitre 2

 

Beaumont est fait de deux villes complètement séparées etdistinctes : Beaumont-l’Église, sur la hauteur, avec savieille cathédrale du douzième siècle, son évêché qui dateseulement du dix-septième, ses mille âmes à peine, serrées,étouffées au fond de ses rues étroites ; et Beaumont-la-Ville,en bas du coteau, sur le bord du Ligneul, un ancien faubourg que laprospérité de ses fabriques de dentelles et de batistes a enrichi,élargi, au point qu’il compte près de dix mille habitants, desplaces spacieuses, une jolie sous-préfecture, de goût moderne. Lesdeux cantons, le canton nord et le canton sud, n’ont guère ainsi,entre eux, que des rapports administratifs. Bien qu’à une trentainede lieues de Paris, où l’on va en deux heures, Beaumont-l’Églisesemble muré encore dans ses anciens remparts, dont il ne restepourtant que trois portes. Une population stationnaire, spéciale, yvit de l’existence que les aïeux y ont menée de père en fils,depuis cinq cents ans.

La cathédrale explique tout, a tout enfanté et conserve tout.Elle est la mère, la reine, énorme au milieu du petit tas desmaisons basses, pareilles à une couvée abritée frileusement sousses ailes de pierre. On n’y habite que pour elle et par elle ;les industries ne travaillent, les boutiques ne vendent que pour lanourrir, la vêtir, l’entretenir, elle et son clergé ; et, sil’on rencontre quelques bourgeois, c’est qu’ils y sont les derniersfidèles des foules disparues. Elle bat au centre, chaque rue estune de ses veines, la ville n’a d’autre souffle que le sien. De là,cette âme d’un autre âge, cet engourdissement religieux dans lepassé, cette cité cloîtrée qui l’entoure, odorante d’un vieuxparfum de paix et de foi.

Et, de toute la cité mystique, la maison des Hubert, oùdésormais Angélique allait vivre, était la plus voisine de lacathédrale, celle qui tenait à sa chair même. L’autorisation debâtir là, entre deux contreforts, avait dû être accordée parquelque curé de jadis, désireux de s’attacher l’ancêtre de cettelignée de brodeurs, comme maître chasublier, fournisseur de lasacristie. Du côté du midi, la masse colossale de l’église barraitl’étroit jardin : d’abord le pourtour des chapelles latéralesdont les fenêtres donnaient sur les plates-bandes, puis le corpsélancé de la nef que les arcs-boutants épaulaient, puis le vastecomble couvert de feuilles de plomb. Jamais le soleil ne pénétraitau fond de ce jardin, les lierres et les buis seuls y poussaientvigoureusement ; et l’ombre éternelle y était pourtant trèsdouce, tombée de la croupe géante de l’abside, une ombrereligieuse, sépulcrale et pure, qui sentait bon. Dans le demi-jourverdâtre, d’une calme fraîcheur, les deux tours ne laissaientdescendre que les sonneries de leurs cloches. Mais la maisonentière en gardait le frisson, scellée à ces vieilles pierres,fondue en elles, vivant de leur sang. Elle tressaillait auxmoindres cérémonies ; les grand-messes, le grondement desorgues, la voix des chantres, jusqu’au soupir oppressé des fidèles,bourdonnaient dans chacune de ses pièces, la berçaient d’un soufflesacré, venu de l’invisible ; et, à travers le mur attiédi,parfois même semblaient fumer des vapeurs d’encens.

Angélique, pendant cinq années, grandit là, comme dans uncloître, loin du monde. Elle ne sortait que le dimanche, pour allerentendre la messe de sept heures, Hubertine ayant obtenu de ne pasl’envoyer à l’école, où elle craignait les mauvaisesfréquentations. Cette demeure antique et si resserrée, au jardind’une paix morte, fut son univers. Elle occupait, sous le toit, unechambre passée à la chaux ; elle descendait, le matin,déjeuner à la cuisine ; elle remontait à l’atelier du premierétage, pour travailler ; et c’étaient, avec l’escalier depierre tournant dans sa tourelle, les seuls coins où elle vécût,justement les coins vénérables, conservés d’âge en âge, car ellen’entrait jamais dans la chambre des Hubert, et ne faisait guèreque traverser le salon du bas, les deux pièces rajeunies au goût del’époque. Dans le salon, on avait plâtré les solives ; unecorniche à palmettes, accompagnée d’une rosace centrale, ornait leplafond ; le papier à grandes fleurs jaunes datait du premierempire, de même que la cheminée de marbre blanc et que le meubled’acajou, un guéridon, un canapé, quatre fauteuils, recouverts develours d’Utrecht. Les rares fois qu’elle y venait renouvelerl’étalage, quelques bandes de broderies pendues devant la fenêtre,si elle jetait un coup d’œil dehors, elle voyait la même échappéeimmuable, la rue butant contre la porte Sainte-Agnès : unedévote poussait le vantail qui se refermait sans bruit, lesboutiques de l’orfèvre et du cirier, en face, alignant leurs saintsciboires et leurs gros cierges, semblaient toujours vides. Et lapaix claustrale de tout Beaumont-l’Église, de la rue Magloire,derrière l’Évêché, de la Grand-Rue où aboutit la rue des Orfèvres,de la place du Cloître où se dressent les deux tours, se sentaitdans l’air assoupi, tombait lentement avec le jour pâle sur le pavédésert.

Hubertine s’était chargée de compléter l’instructiond’Angélique. D’ailleurs, elle pratiquait cette opinion anciennequ’une femme en sait assez long, quand elle met l’orthographe etqu’elle connaît les quatre règles. Mais elle eut à lutter contre lemauvais vouloir de l’enfant, qui se dissipait à regarder par lesfenêtres, quoique la récréation fût médiocre, celles-ci ouvrant surle jardin. Angélique ne se passionna guère que pour lalecture ; malgré les dictées, tirées d’un choix classique,elle n’arriva jamais à orthographier correctement une page ;et elle avait pourtant une jolie écriture, élancée et ferme, une deces écritures irrégulières des grandes dames d’autrefois. Pour lereste, la géographie, l’histoire, le calcul, son ignorance demeuracomplète. À quoi bon la science ? C’était bien inutile. Plustard, au moment de la première communion, elle apprit le mot à motde son catéchisme, dans une telle ardeur de foi, qu’elle émerveillale monde par la sûreté de sa mémoire.

La première année, malgré leur douceur, les Hubert avaientdésespéré souvent. Angélique, qui promettait d’être une brodeusetrès adroite, les déconcertait par des sautes brusques,d’inexplicables paresses, après des journées d’applicationexemplaire. Elle devenait tout d’un coup molle, sournoise, volantle sucre, les yeux battus dans son visage rouge ; et, si on lagrondait, elle éclatait en mauvaises réponses. Certains jours,quand ils voulaient la dompter, elle en arrivait à des crises defolie orgueilleuse, raidie, tapant des pieds et des mains, prête àdéchirer et à mordre. Une peur, alors, les faisait reculer devantce petit monstre, ils s’épouvantaient du diable qui s’agitait enelle. Qui était-elle donc ? d’où venait-elle ? Cesenfants trouvés, presque toujours, viennent du vice et du crime. Àdeux reprises, ils avaient résolu de s’en débarrasser, de la rendreà l’Administration, désolés, regrettant de l’avoir recueillie.Mais, chaque fois, ces affreuses scènes, dont la maison restaitfrémissante, se terminaient par le même déluge de larmes, la mêmeexaltation de repentir, qui jetait l’enfant sur le carreau, dansune telle soif du châtiment, qu’il fallait bien lui pardonner.

Peu à peu, Hubertine prit sur elle de l’autorité. Elle étaitfaite pour cette éducation, avec la bonhomie de son âme, son grandair fort et doux, sa raison droite, d’un parfait équilibre. Ellelui enseignait le renoncement et l’obéissance, qu’elle opposait àla passion et à l’orgueil. Obéir, c’était vivre. Il fallait obéir àDieu, aux parents, aux supérieurs, toute une hiérarchie de respect,en dehors de laquelle l’existence déréglée se gâtait. Aussi, àchaque révolte, pour lui apprendre l’humilité, lui imposait-elle,comme pénitence, quelque basse besogne, essuyer la vaisselle, laverla cuisine ; et elle demeurait là jusqu’au bout, la tenantcourbée sur les dalles, enragée d’abord, vaincue enfin. La passionsurtout l’inquiétait, chez cette enfant, l’élan et la violence deses caresses. Plusieurs fois, elle l’avait surprise à se baiser lesmains. Elle la vit s’enfiévrer pour des images, des petitesgravures de sainteté, des Jésus qu’elle collectionnait ; puis,un soir, elle la trouva en pleurs, évanouie, la tête tombée sur latable, la bouche collée aux images. Ce fut encore une terriblescène, lorsqu’elle les confisqua, des cris, des larmes, comme si onlui arrachait la peau. Et, dès lors, elle la tint sévèrement, netoléra plus ses abandons, l’accablant de travail, faisant lesilence et le froid autour d’elle, dès qu’elle la sentaits’énerver, les yeux fous, les joues brûlantes.

D’ailleurs, Hubertine s’était découvert un aide dans le livretde l’Assistance publique. Chaque trimestre, lorsque le percepteurle signait, Angélique en demeurait assombrie jusqu’au soir. Unélancement la poignait au cœur, si, par hasard, en prenant unebobine d’or dans le bahut, elle l’apercevait. Et, un jour deméchanceté furieuse, comme rien n’avait pu la vaincre et qu’ellebouleversait tout au fond du tiroir, elle était restée brusquementanéantie, devant le petit livre. Des sanglots l’étouffaient, elles’était jetée aux pieds des Hubert, en s’humiliant, en bégayantqu’ils avaient bien eu tort de la ramasser et qu’elle ne méritaitpas de manger leur pain. Depuis ce jour, l’idée du livret, souvent,la retenait dans ses colères.

Ce fut ainsi qu’Angélique atteignit ses douze ans, l’âge de lapremière communion. Le milieu si calme, cette petite maisonendormie à l’ombre de la cathédrale, embaumée d’encens,frissonnante de cantiques, favorisait l’amélioration lente de cerejet sauvage, arraché on ne savait d’où, replanté dans le solmystique de l’étroit jardin ; et il y avait aussi la vierégulière qu’on menait là, le travail quotidien, l’ignorance oùl’on y était du monde, sans que même un écho du quartier somnolenty pénétrât. Mais surtout la douceur venait du grand amour desHubert, qui semblait comme élargi par un incurable remords. Lui,passait les jours à tâcher d’effacer de sa mémoire, à elle,l’injure qu’il lui avait faite, en l’épousant malgré sa mère. Ilavait bien senti, à la mort de leur enfant, qu’elle l’accusait decette punition, et il s’efforçait d’être pardonné. Depuislongtemps, c’était fait, elle l’adorait. Il en doutait parfois, cedoute désolait sa vie. Pour être certain que la morte, la mèreobstinée, s’était laissé fléchir sous la terre, il aurait voulu unenfant encore. Leur désir unique était cet enfant du pardon, ilvivait aux pieds de sa femme, dans un culte, une de ces passionsconjugales, ardentes et chastes comme de continuelles fiançailles.Si, devant l’apprentie, il ne la baisait pas même sur les cheveux,il n’entrait dans leur chambre, après vingt années de ménage, quetroublé d’une émotion de jeune mari, au soir des noces. Elle étaitdiscrète, cette chambre, avec sa peinture blanche et grise, sonpapier à bouquets bleus, son meuble de noyer, recouvert decretonne. Jamais il n’en sortait un bruit, mais elle sentait bon latendresse, elle attiédissait la maison entière. Et c’était pourAngélique un bain d’affection, où elle grandissait très passionnéeet très pure.

Un livre acheva l’œuvre. Comme elle furetait un matin, fouillantsur une planche de l’atelier, couverte de poussière, elledécouvrit, parmi des outils de brodeur hors d’usage, un exemplairetrès ancien de la Légende dorée, de Jacques de Voragine.Cette traduction française, datée de 1549, avait dû être achetéejadis par quelque maître chasublier, pour les images, pleines derenseignements utiles sur les saints. Longtemps elle-même nes’intéressa guère qu’à ces images, ces vieux bois d’une foi naïve,qui la ravissaient. Dès qu’on lui permettait de jouer, elle prenaitl’in-quarto, relié en veau jaune, elle le feuilletaitlentement : d’abord, le faux titre, rouge et noir, avecl’adresse du libraire, « à Paris, en la rue NeufveNostre-Dame, à l’enseigne Saint Jehan Baptiste » ; puis,le titre, flanqué des médaillons des quatre évangélistes, encadréen bas par l’adoration des trois Mages, en haut par le triomphe deJésus-Christ foulant des ossements. Et ensuite les images sesuccédaient, lettres ornées, grandes et moyennes gravures dans letexte, au courant des pages : l’Annonciation, un Ange immenseinondant de rayons une Marie toute frêle ; le Massacre desInnocents, le cruel Hérode au milieu d’un entassement de petitscadavres ; la Crèche, Jésus entre la Vierge et saint Joseph,qui tient un cierge ; saint Jean l’Aumônier donnant auxpauvres ; saint Mathias brisant une idole ; saintNicolas, en évêque, ayant à sa droite des enfants dans unbaquet ; et toutes les saintes, Agnès, le col troué d’unglaive, Christine, les mamelles arrachées avec des tenailles,Geneviève, suivie de ses agneaux, Julienne flagellée, Anastasiebrûlée, Marie l’Égyptienne faisant pénitence au désert, Madeleineportant le vase de parfum. D’autres, d’autres encore défilaient,une terreur et une piété grandissaient à chacune d’elles, c’étaitcomme une de ces histoires terribles et douces, qui serrent le cœuret mouillent les yeux de larmes.

Mais Angélique, peu à peu, fut curieuse de savoir au juste ceque représentaient les gravures. Les deux colonnes serrées dutexte, dont l’impression était restée très noire sur le papierjauni, l’effrayaient, par l’aspect barbare des caractèresgothiques. Pourtant, elle s’y accoutuma, déchiffra ces caractères,comprit les abréviations et les contractions, sut deviner lestournures et les mots vieillis ; et elle finit par lirecouramment, enchantée comme si elle pénétrait un mystère,triomphante à chaque nouvelle difficulté vaincue. Sous ceslaborieuses ténèbres, tout un monde rayonnant se révélait. Elleentrait dans une splendeur céleste. Ses quelques livres classiques,si secs et si froids, n’existaient plus. Seule, la Légende lapassionnait, la tenait penchée, le front entre les mains, prisetoute, au point de ne plus vivre de la vie quotidienne, sansconscience du temps, regardant monter, du fond de l’inconnu, legrand épanouissement du rêve.

Dieu est débonnaire, et ce sont d’abord les saints et lessaintes. Ils naissent prédestinés, des voix les annoncent, leursmères ont des songes éclatants. Tous sont beaux, forts, victorieux.De grandes lueurs les environnent, leur visage resplendit.Dominique a une étoile au front. Ils lisent dans l’intelligence deshommes, répètent à voix haute ce qu’on pense. Ils ont le don deprophétie, et leurs prédictions toujours se réalisent. Leur nombreest infini, il y a des évêques et des moines, des vierges et desprostituées, des mendiants et des seigneurs de race royale, desermites nus mangeant des racines, des vieillards avec des bichesdans des cavernes. Leur histoire à tous est la même, ilsgrandissent pour le Christ, croient en lui, refusent de sacrifieraux faux dieux, sont torturés et meurent pleins de gloire. Lespersécutions lassent les empereurs. André, mis en croix, prêchependant deux jours à vingt mille personnes. Des conversions enmasse se produisent, quarante mille hommes sont baptisés d’un coup.Quand les foules ne se convertissent pas devant les miracles, elless’enfuient épouvantées. On accuse les saints de magie, on leur posedes énigmes qu’ils débrouillent, on les met aux prises avec lesdocteurs qui restent muets. Dès qu’on les amène dans les templespour sacrifier, les idoles sont renversées d’un souffle et sebrisent. Une vierge noue sa ceinture au cou de Vénus, qui tombe enpoudre. La terre tremble, le temple de Diane s’effondre, frappé dutonnerre ; et les peuples se révoltent, des guerres civileséclatent. Alors, souvent, les bourreaux demandent le baptême, lesrois s’agenouillent aux pieds des saints en haillons, qui ontépousé la pauvreté. Sabine s’enfuit de la maison paternelle. Pauleabandonne ses cinq enfants et se prive de bains. Desmortifications, des jeûnes les purifient. Ni froment, ni huile.Germain répand de la cendre sur ses aliments. Bernard ne distingueplus les mets, ne reconnaît que le goût de l’eau pure. Agathongarde trois ans une pierre dans sa bouche. Augustin se désespèred’avoir péché, en prenant de la distraction à regarder un chiencourir. La prospérité, la santé sont en mépris, la joie commenceaux privations qui tuent le corps. Et c’est ainsi que, triomphants,ils vivent dans des jardins où les fleurs sont des astres, où lesfeuilles des arbres chantent. Ils exterminent des dragons, ilssoulèvent des tempêtes et les apaisent, ils sont ravis en extase àdeux coudées du sol. Des dames veuves pourvoient à leurs besoinspendant leur vie, reçoivent en rêve l’avis d’aller les ensevelir,quand ils sont morts. Des histoires extraordinaires leur arrivent,des aventures merveilleuses, aussi belles que des romans. Et, aprèsdes centaines d’années, lorsqu’on ouvre leurs tombeaux, il s’enéchappe des odeurs suaves.

Puis, en face des saints, voici les diables, les diablesinnombrables. « Ilz vollent souvent environ nous commemousches et remplissent lair sans nombre. Lair est aussi plein dedyables et de mauvais esperitz, comme le ray du soleil est plein deathomes. Cest pouldre menue. » Et la bataille s’engage,éternelle. Toujours les saints sont victorieux, et toujours ilsdoivent recommencer la victoire. Plus on chasse de diables, plus ilen revient. On en compte six mille six cent soixante-six dans lecorps d’une seule femme, que Fortunat délivre. Ils s’agitent, ilsparlent et crient par la voix des possédés, dont ils secouent lesflancs d’une tempête. Ils entrent en eux par le nez, par lesoreilles, par la bouche, et ils en sortent avec des rugissements,après des jours d’effroyables luttes. À chaque détour des routes,un possédé se vautre, un saint qui passe livre bataille. Basile,pour sauver un jeune homme, se bat corps à corps. Pendant toute unenuit, Macaire, couché parmi les tombeaux, est assailli et sedéfend. Les anges eux-mêmes, au chevet des morts, en sont réduits,pour avoir les âmes, à rouer les démons de coups. D’autres fois, cene sont que des assauts d’intelligence et d’esprit. On plaisante,on joue au plus fin, l’apôtre Pierre et Simon le Magicien luttentde miracles. Satan, qui rôde, revêt toutes les formes, se déguiseen femme, va jusqu’à prendre la ressemblance des saints. Mais, dèsqu’il est vaincu, il apparaît dans sa laideur : « Ungchat noir plus grant que ung chien, les yeulx gros et flambloyants,la langue longue jusques au nombril, large et sanglante, la queuetorse et levée en hault, démonstrant son derrière, duquel il yssoithorrible punaisie. » Il est l’unique préoccupation, la grandehaine. On en a peur et on le raille. On n’est pas même honnête aveclui. Au fond, malgré l’appareil féroce de ses chaudières, il restel’éternelle dupe. Tous les pactes qu’il passe lui sont arrachés parla violence ou la ruse. Des femmes débiles le terrassent,Marguerite lui écrase la tête de son pied, Julienne lui crève lesflancs à coups de chaîne. Une sérénité s’en dégage, un dédain dumal puisqu’il est impuissant, une certitude du bien puisque lavertu est souveraine. Il suffit de se signer, le diable ne peutrien, hurle et disparaît. Quand une vierge fait le signe de lacroix, tout l’enfer croule.

Alors, dans ce combat des saints et des saintes contre Satan, sedéroulent les effroyables supplices des persécutions. Les bourreauxexposent aux mouches les martyrs enduits de miel ; les fontmarcher pieds nus sur du verre cassé et sur des charbonsardents ; les descendent dans des fosses avec desreptiles ; les flagellent à coups de fouets munis de boules deplomb ; les clouent vivants dans des cercueils, qu’ils jettentà la mer ; les pendent par les cheveux, puis lesallument ; arrosent leurs plaies de chaux vive, de poixbouillante, de plomb fondu ; les assoient sur des sièges debronze chauffés à blanc ; leur enfoncent autour du crâne descasques rougis ; leur brûlent les flancs avec des torches,rompent les cuisses sur des enclumes, arrachent les yeux, coupentla langue, cassent les doigts l’un après l’autre. Et la souffrancene compte pas, les saints restent pleins de mépris, ont une hâte,une allégresse à souffrir davantage. Un continuel miracled’ailleurs les protège, ils fatiguent les bourreaux. Jean boit dupoison et n’en est pas incommodé. Sébastien sourit, hérissé deflèches. D’autres fois, les flèches restent suspendues en l’air, àdroite et à gauche du martyr ; ou, lancées par l’archer, ellesreviennent sur elles-mêmes et lui crèvent les yeux. Ils boivent leplomb fondu comme de l’eau glacée. Des lions se prosternent etlèchent leurs mains, ainsi que des agneaux. Le gril de saintLaurent lui est d’une fraîcheur agréable. Il crie :« Malheure, tu as rosty une partie, retourne lautre et puismange, car elle est assez rostie. » Cécile, mise en un baintout bouillant, « estoit la tout ainsi comme en un froit lieuet ne sentit onc ung peu de sueur ». Christine déconcerte lessupplices : son père la fait battre par douze hommes quisuccombent de fatigue ; un autre bourreau lui succède,l’attache sur une roue, allume du feu dessous, et la flammes’étend, dévore quinze cents personnes ; il la jette à la mer,une pierre au col, mais les anges la soutiennent, Jésus vient labaptiser en personne, puis la confie à saint Michel pour qu’il laramène à terre ; un autre bourreau enfin l’enferme avec desvipères qui s’enroulent d’une caresse à sa gorge, la laisse cinqjours dans un four, où elle chante, sans éprouver aucun mal.Vincent, qui en subit plus encore, ne parvient pas àsouffrir : on lui rompt les membres ; on lui déchire lescôtes avec des peignes de fer jusqu’à ce que les entraillessortent ; on le larde d’aiguilles ; on le jette sur unbrasier que ses plaies inondent de sang ; on le remet enprison, les pieds cloués contre un poteau ; et, dépecé, rôti,le ventre ouvert, il vit toujours ; et ses tortures sontchangées en suavité de fleurs, une grande lumière emplit lecachot ; des anges chantent avec lui, sur une couche de roses.« Le doulx son du chant et la souefve odeur des fleurs seestendirent par dehors, et quant les gardes eurent veu, ils seconvertirent à la foy, et quant Dacien ouyt ceste chose, il futtout forcene et dist : Que luy ferons nous plus, nous sommesvaincus. » Tel est le cri des tourmenteurs, cela ne peut finirque par leur conversion ou par leur mort. Leurs mains sont frappéesde paralysie. Ils périssent violemment, des arêtes de poisson lesétranglent, des coups de foudre les écrasent, leurs chars sebrisent. Et les cachots des saints resplendissent tous, Marie etles apôtres y pénètrent à l’aise, au travers des murs. Des secourscontinuels, des apparitions descendent du ciel ouvert, où Dieu semontre, tenant une couronne de pierreries. Aussi la mort est-ellejoyeuse, ils la défient, les parents se réjouissent, lorsqu’un desleurs succombe. Sur le mont Ararat, dix mille crucifiés expirent.Près de Cologne, les onze mille vierges se font massacrer par lesHuns. Dans les cirques, les os craquent sous la dent des bêtes. Àtrois ans, Quirique, que le Saint-Esprit fait parler comme unhomme, souffre le martyre. Des enfants à la mamelle injurient lesbourreaux. Un dédain, un dégoût de la chair, de la loque humaine,aiguise la douleur d’une volupté céleste. Qu’on la déchire, qu’onla broie, qu’on la brûle, cela est bon ; encore et encore,jamais elle n’agonisera assez ; et ils appellent tous le fer,l’épée dans la gorge, qui seule les tue. Eulalie, sur son bûcher,au milieu d’une populace aveugle qui l’outrage, aspire la flammepour mourir plus vite. Dieu l’exauce, une colombe blanche sort desa bouche et monte au ciel.

À ces lectures, Angélique s’émerveillait. Tant d’abominations etcette joie triomphale la ravissaient d’aise, au-dessus du réel.Mais d’autres coins de la Légende, plus doux, l’amusaient aussi,les bêtes par exemple, toute l’arche qui s’y agite. Elles’intéressait aux corbeaux et aux aigles chargés de nourrir lesermites. Puis, que de belles histoires sur les lions ! le lionserviable qui creuse la fosse de Marie l’Égyptienne ; le lionflamboyant qui garde la porte des vilaines maisons, lorsque lesproconsuls y font conduire les vierges ; et encore le lion deJérôme, à qui l’on a confié un âne, qui le laisse voler, puis quile ramène. Il y avait aussi le loup, frappé de contrition,rapportant un pourceau dérobé. Bernard excommunie les mouches,lesquelles tombent mortes. Remi et Blaise nourrissent les oiseaux àleur table, les bénissent et leur rendent la santé. François,« plein de tres grande simplesse columbine », les prêche,les exhorte à aimer Dieu. « Ung oyseau qui se nomme cigaleestoit en un figuier, et François tendit sa main et appella celluyoyseau, et tantost il obeyt et vint sur sa main. Et il luydeist : Chante, ma seur, et loue nostre Seigneur. Et adoncqueschanta incontinent, et ne sen alla devant quelle eust congé. »C’était là, pour Angélique, un continuel sujet de récréation, quilui donnait l’idée d’appeler les hirondelles, curieuse de voir sielles viendraient. Ensuite, il y avait des histoires qu’elle nepouvait relire sans être malade, tant elle riait. Christophe, lebon géant, qui porta Jésus, l’égayait aux larmes. Elle étouffait, àla mésaventure du gouverneur avec les trois chambrièresd’Anastasie, quand il va les trouver dans la cuisine et qu’il baiseles poêles et les chaudrons, en croyant les embrasser. « Ilyssit dehors tresnoir et treslaid et les vestemens destrompus. Etquand les serviteurs qui lattendoient dehors le veirent ainsiattourné, si se penserent quil estoit tourné en dyable. Lors lebattirent de verges et senfuyrent et le laisserent toutseul. » Mais où le fou rire la prenait, c’était lorsqu’ontapait sur le diable, Julienne surtout, qui, tentée par lui dansson cachot, lui administra une si extraordinaire raclée avec sachaîne. « Lors commanda le prevost que Julienne fust amenée,et quant elle yssit elle trainoit le dyable après elle, et il criadisant : Ma dame Julienne, ne me faictes plus de mal. Si letraina ainsi par tout le marché, et après le jecta en une tresordefosse. » Ou encore elle répétait aux Hubert, en brodant, deslégendes plus intéressantes que des contes de fées. Elle les avaitlues tant de fois, qu’elle les savait par cœur : la légendedes Sept Dormants, qui, fuyant la persécution, murés dans unecaverne, y dormirent trois cent soixante-dix-sept ans, et dont leréveil étonna si fort l’empereur Théodose ; la légende desaint Clément, des aventures sans fin, imprévues etattendrissantes, toute une famille, le père, la mère, les troisfils, séparés par de grands malheurs et finalement réunis, àtravers les plus beaux miracles. Ses pleurs coulaient, elle enrêvait la nuit, elle ne vivait plus que dans ce monde tragique ettriomphant du prodige, au pays surnaturel de toutes les vertus,récompensées de toutes les joies.

Lorsque Angélique fit sa première communion, il lui semblaqu’elle marchait comme les saintes, à deux coudées de terre. Elleétait une jeune chrétienne de la primitive Église, elle seremettait aux mains de Dieu, ayant appris dans le livre qu’elle nepouvait être sauvée sans la grâce. Les Hubert pratiquaient,simplement : la messe le dimanche, la communion aux grandesfêtes ; et cela avec la foi tranquille des humbles, un peuaussi par tradition et pour leur clientèle, les chasubliers ayantde père en fils fait leurs pâques. Hubert, lui, s’interrompaitparfois de tendre un métier, pour écouter l’enfant lire seslégendes, dont il frémissait avec elle, les cheveux envolés auléger souffle de l’invisible. Il avait de sa passion, il pleura,lorsqu’il la vit en robe blanche. Cette journée fut comme un songe,tous les deux revinrent de l’église, étonnés et las. Il fallutqu’Hubertine les grondât, le soir, elle raisonnable qui condamnaitl’exagération, même dans les bonnes choses. Dès lors, elle dutcombattre le zèle d’Angélique, surtout l’emportement de charitédont celle-ci était prise. François avait la pauvreté pourmaîtresse, Julien l’Aumônier appelait les pauvres ses seigneurs,Gervais et Protais leur lavaient les pieds, Martin partageait aveceux son manteau. Et l’enfant, à l’exemple de Luce, voulait toutvendre pour tout donner. Elle s’était dépouillée d’abord de sesmenues affaires, ensuite elle avait commencé à piller la maison.Mais le comble devint qu’elle donnait à des indignes, sansdiscernement, les mains ouvertes. Un soir, le surlendemain de lapremière communion, réprimandée pour avoir jeté par la fenêtre dulinge à une ivrognesse, elle retomba dans ses anciennes violences,elle eut un accès terrible. Puis, écrasée de honte, malade, ellegarda le lit trois jours.

Cependant, les semaines, les mois coulaient. Deux annéess’étaient passées, Angélique avait quatorze ans et devenait femme.Quand elle lisait la Légende, ses oreilles bourdonnaient, le sangbattait dans les petites veines bleues de ses tempes ; et,maintenant, elle se prenait d’une tendresse fraternelle pour lesvierges.

Virginité est sœur des anges, possession de tout bien, défaitedu diable, seigneurie de foi. Elle donne la grâce, elle estl’invincible perfection. Le Saint-Esprit rend Luce si pesante, quemille hommes et cinq paires de bœufs, sur l’ordre du proconsul, nepeuvent la traîner à un mauvais lieu. Un gouverneur, qui veutembrasser Anastasie, devient aveugle. Dans les supplices, lacandeur des vierges éclate, leurs chairs très blanches, labouréespar les peignes de fer, laissent ruisseler des fleuves de lait, aulieu de sang. À dix reprises, revient l’histoire de la jeunechrétienne, fuyant sa famille, cachée sous une robe de moine, qu’onaccuse d’avoir mis à mal une fille du voisinage, qui souffre lacalomnie sans se disculper, puis qui triomphe, dans la brusquerévélation de son sexe innocent. Eugénie est ainsi amenée devant unjuge, reconnaît son père, déchire sa robe et se montre.Éternellement, le combat de la chasteté recommence, toujours lesaiguillons renaissent. Aussi la peur de la femme est-elle lasagesse des saints. Ce monde est semé de pièges, les ermites vontau désert, où il n’y a pas de femmes. Ils luttent effroyablement,se flagellent, se jettent nus dans les ronces et sur la neige. Unsolitaire, aidant sa mère à traverser un gué, se couvre les doigtsde son manteau. Un martyr, attaché, tenté par une fille, coupe avecles dents sa langue, qu’il lui crache au visage. François déclarequ’il n’a pas de plus grand ennemi que son corps. Bernard crie auvoleur ! au voleur ! pour se défendre contre une dame,son hôtesse. Une femme, à qui le pape Léon donne l’hostie, le baiseà la main ; et il se tranche le poignet, et la Vierge Marieremet la main en place. Tous glorifient la séparation des époux.Alexis, très riche, marié, instruit sa femme dans la chasteté, puiss’en va. On ne s’épouse que pour mourir. Justine, tourmentée à lavue de Cyprien, résiste, le convertit, et marche avec lui ausupplice. Cécile, aimée d’un ange, révèle ce secret, le soir desnoces, à Valérien, son mari, qui veut bien ne pas la toucher etrecevoir le baptême, afin de voir l’ange. « Il trouva en sachambre Cécile parlant à lange, et lange tenoit en sa main deuxcouronnes de roses, et les bailla lune à Cécile et lautre àValérien, et dist : Gardez ces couronnes de cueur et de corpssans macule. » La mort est plus forte que l’amour, c’est undéfi à l’existence. Hilaire prie Dieu d’appeler au ciel sa filleApia, pour qu’elle ne se marie point ; elle meurt, et la mèredemande au père de la faire appeler également ; ce qui estfait. La Vierge Marie elle-même enlève aux femmes leurs fiancés. Unnoble, parent du roi de Hongrie, renonce à une jeune fille d’unebeauté merveilleuse, dès que Marie entre en lutte.« Soudainement apparut notre Dame à luy disant : Se jesuis si belle comme tu dis, pourquoy me laisses-tu pour uneautre ? » Et il se fiance à elle.

Parmi toutes ces saintes, Angélique eut ses préférées, cellesdont les leçons allaient jusqu’à son cœur, qui la touchaient aupoint de la corriger. Ainsi, la sage Catherine, née dans lapourpre, l’enchantait par la science universelle de ses dix-huitans, lorsqu’elle dispute avec les cinquante rhéteurs etgrammairiens, que lui oppose l’empereur Maxime. Elle les confond,les réduit au silence. « Ilz furent esbahys et ne sceurent quedire, mais se teurent tous. Et lempereur les blasma pour ce quilzse estoient laissez vaincre si laidement d’une pucelle. » Lescinquante alors vont lui déclarer qu’ils se convertissent.« Et adonc quant le tyran ouyt ce, il fut tout esprins degrande forcenerie et commanda quilz fussent tous ardz au meillieude la cité. » À ses yeux, Catherine était la savanteinvincible, aussi fière et éclatante de sagesse que de beauté,celle qu’elle aurait voulu être, pour convertir les hommes et sefaire nourrir en prison par une colombe, avant d’avoir la têtetranchée. Mais surtout Élisabeth, la fille du roi de Hongrie, luidevenait un continuel enseignement. À chacune des révoltes de sonorgueil, lorsque la violence l’emportait, elle songeait à ce modèlede douceur et de simplicité, pieuse à cinq ans, refusant de jouer,se couchant par terre pour rendre hommage à Dieu, plus tard épouseobéissante et mortifiée du landgrave de Thuringe, montrant à sonépoux un visage gai que des larmes inondaient toutes les nuits,enfin veuve continente, chassée de ses États, heureuse de mener lavie d’une pauvresse. « Sa vesture estoit si vile quelleportoit ung manteau gris alonge de autre couleur de drap. Lesmanches de sa cotte estoient rompues et ramendées d’autrecouleur. » Le roi, son père, l’envoie chercher par un comte.« Et quant le comte la veit en tel habit et fillant, il seescria de douleur et de merveilles, et dist : Oncques fille deroy ne apparut en tel habit, ne ne fut veue filler laine. »Elle est la parfaite humilité chrétienne qui vit de pain noir avecles mendiants, panse leurs plaies sans dégoût, porte leursvêtements grossiers, dort sur la terre dure, suit les processionspieds nus. « Elle lavoit aucunes fois les escueles et lesvaisseaulx de la cuysine, et se mussoit et se cachoit que leschambrieres ne len détournassent, et disoit : Si je eussetrouve une autre vie plus despite, je leusse prinse. » Desorte qu’Angélique, raidie de colère autrefois, lorsqu’on luifaisait laver la cuisine, s’ingéniait maintenant à des besognesbasses, quand elle se sentait tourmentée du besoin de domination.Enfin, plus que Catherine, plus qu’Élisabeth, plus que toutes, unesainte lui était chère, Agnès, l’enfant martyre. Son cœurtressaillait, en la retrouvant dans la Légende, cette vierge, vêtuede sa chevelure, qui l’avait protégée sous la porte de lacathédrale. Quelle flamme de pur amour ! comme elle repoussele fils du gouverneur qui l’accoste au sortir de l’école !« Da ! hors de moy, pasteur de mort, commencement depeche et nourrissement de felonie. » Comme elle célèbrel’amant ! « Jayme celluy duquel la mere est Vierge et lepere ne congneut oncque femme, de la beaulte duquel le soleil et lalune sesmerveillent, par lodeur duquel les morts revivent. »Et, quand Aspasien commande qu’on lui mette « ung glayve parmyla gorge », elle monte au paradis s’unir à « son espouxblanc et vermeil ». Depuis quelques mois surtout, à des heurestroubles, lorsque des chaleurs de sang lui battaient les tempes,Angélique l’évoquait, l’implorait ; et, tout de suite, il luisemblait être rafraîchie. Elle la voyait continuellement à sonentour, elle se désespérait de faire souvent, de penser des choses,dont elle la sentait fâchée. Un soir qu’elle se baisait les mains,ainsi qu’elle en prenait parfois encore le plaisir, elle devintbrusquement très rouge et se tourna, confuse, bien qu’elle fûtseule, ayant compris que la sainte l’avait vue. Agnès était lagardienne de son corps.

À quinze ans, Angélique fut ainsi une adorable fille. Certes, nila vie cloîtrée et travailleuse, ni l’ombre douce de la cathédrale,ni la Légende aux belles saintes, n’avaient fait d’elle un ange,une créature d’absolue perfection. Toujours des fouguesl’emportaient, des fautes se déclaraient, par des échappéesimprévues, dans des coins d’âme qu’on avait négligé de murer. Maiselle se montrait si honteuse alors, elle aurait tant voulu êtreparfaite ! et elle était si humaine, si vivante, si ignoranteet pure au fond ! En revenant d’une des grandes courses queles Hubert se permettaient deux fois l’an, le lundi de la Pentecôteet le jour de l’Assomption, elle avait arraché un églantier, puiss’était amusée à le replanter dans l’étroit jardin. Elle letaillait, l’arrosait ; il y repoussait plus droit, il ydonnait des églantines plus larges, d’une odeur fine ; cequ’elle guettait, avec sa passion habituelle, répugnant à legreffer pourtant, voulant voir si un miracle ne lui ferait pasporter des roses. Elle dansait à l’entour, elle répétait d’un airravi : « C’est moi ! c’est moi ! » Et, sion la plaisantait sur son rosier de grand chemin, elle en riaitelle-même, un peu pâle, des larmes au bord des paupières. Ses yeuxcouleur de violette s’étaient encore adoucis, sa bouches’entrouvrait, découvrait les petites dents blanches, dans l’ovaleallongé du visage, que les cheveux blonds, d’une légèreté delumière, nimbaient d’or. Elle avait grandi, sans devenir fluette,le cou et les épaules toujours d’une grâce fière, la gorge ronde,la taille souple ; et gaie, et saine, une beauté rare, d’uncharme infini, où fleurissaient la chair innocente et l’âmechaste.

Les Hubert, chaque jour, se prenaient pour elle d’une affectionplus vive. L’idée leur était venue à tous deux de l’adopter.Seulement, ils n’en disaient rien, de peur d’éveiller leur éternelregret. Aussi, le matin où le mari se décida, dans leur chambre, lafemme, tombée sur une chaise, fondit-elle en sanglots. Adoptercette enfant, n’était-ce pas renoncer à en avoir jamais un ?Certes, il n’y fallait plus guère compter, à leur âge ; etelle consentit, vaincue par la bonne pensée d’en faire sa fille.Angélique, quand ils lui en parlèrent, leur sauta au cou, étranglade larmes. C’était chose entendue, elle resterait avec eux, danscette maison toute pleine d’elle maintenant, rajeunie de sajeunesse, rieuse de son rire. Mais, dès la première démarche, unobstacle les consterna. Le juge de paix, M. Grandsire,consulté, leur expliqua la radicale impossibilité de l’adoption, laloi exigeant que l’adopté soit majeur. Puis, comme il voyait leurchagrin, il leur suggéra l’expédient de la tutelleofficieuse : tout individu, âgé de plus de cinquante ans, peuts’attacher un mineur de moins de quinze ans, par un titre légal, endevenant son tuteur officieux. Les âges y étaient, ils acceptèrent,enchantés ; et même il fut convenu qu’ils conféreraientensuite l’adoption à leur pupille, par voie testamentaire, ainsique le code le permet. M. Grandsire se chargea de la demandedu mari et de l’autorisation de la femme, puis se mit en rapportavec le directeur de l’Assistance publique, tuteur de tous lesenfants assistés, dont il fallait obtenir le consentement. Il y eutenquête, enfin les pièces furent déposées à Paris, chez le juge depaix désigné. Et l’on n’attendait plus que le procès-verbal, quiconstitue l’acte de la tutelle officieuse, lorsque les Hubertfurent pris d’un scrupule tardif.

Avant d’adopter ainsi Angélique, est-ce qu’ils n’auraient pas dûfaire un effort pour retrouver sa famille ? Si la mèreexistait, où prenaient-ils le droit de disposer de la fille, sansêtre absolument certains de son abandon ? Puis, au fond, il yavait cet inconnu, cette souche gâtée d’où sortait l’enfantpeut-être, qui les inquiétait autrefois, dont le souci leurrevenait à cette heure. Ils s’en tourmentaient tellement, qu’ilsn’en dormaient plus.

Brusquement, Hubert fit le voyage de Paris. C’était unecatastrophe, dans son existence calme. Il mentit à Angélique, ilparla de la nécessité de sa présence, pour la tutelle. Envingt-quatre heures, il espérait tout savoir. Mais, à Paris, lesjours coulèrent, des obstacles se dressaient à chaque pas, il ypassa une semaine, rejeté des uns aux autres, battant le pavé,éperdu, pleurant presque. D’abord, à l’Assistance publique, on lereçut fort sèchement. La règle de l’Administration est que lesenfants ne soient pas renseignés sur leur origine, jusqu’à leurmajorité. Trois matins de suite, on le renvoya. Il dut s’obstiner,s’expliquer dans quatre bureaux, s’enrouer à se présenter commetuteur officieux, avant qu’un sous-chef, un grand sec, voulût bienlui apprendre l’absence absolue de documents précis.L’Administration ne savait rien, une sage-femme avait déposél’enfant Angélique, Marie, sans nommer la mère. Désespéré, ilallait reprendre la route de Beaumont, quand une idée le ramena unequatrième fois, pour demander communication de l’extrait denaissance, qui devait porter le nom de la sage-femme. Ce fut touteune affaire encore. Enfin, il connut le nom,Mme Foucart, et il apprit même que cette femmedemeurait rue des Deux-Écus, en 1850.

Alors, les courses recommencèrent. Le bout de la rue desDeux-Écus était démoli, aucun boutiquier des rues voisines ne serappelait Mme Foucart. Il consulta unannuaire : le nom ne s’y trouvait plus. Les yeux levés,guettant les enseignes, il se résigna à monter chez lessages-femmes ; et ce fut ce moyen qui réussit, il eut lachance de tomber sur une vieille dame, laquelle se récria.Comment ! si elle connaissaitMme Foucart ! une personne d’un si grandmérite, qui avait eu bien des malheurs ! Elle demeurait rueCensier, à l’autre bout de Paris. Il y courut.

Là, instruit par l’expérience, il s’était promis d’agirdiplomatiquement. Mais Mme Foucart, une femmeénorme, tassée sur des jambes courtes, ne le laissa pas déployer enbel ordre les questions qu’il avait préparées à l’avance. Dès qu’illâcha les prénoms de l’enfant et la date du dépôt, elle partitd’elle-même, elle conta toute l’histoire, dans un flot de rancune.Ah ! la petite vivait ! eh bien, elle pouvait se flatterd’avoir pour mère une fameuse coquine ! Oui,Mme Sidonie, comme on la nommait depuis sonveuvage, une femme très bien apparentée, ayant un frère ministre,disait-on, ce qui ne l’empêchait pas de faire les plus vilainscommerces ! Et elle expliqua de quelle façon elle l’avaitconnue, quand la gueuse tenait, rue Saint-Honoré, un commerce defruits et d’huile de Provence, à son arrivée de Plassans, d’où ilsdébarquaient, elle et son mari, pour tenter fortune. Le mari mortet enterré, elle avait eu une fille quinze mois après, sans savoirau juste où elle l’avait prise, car elle était sèche comme unefacture, froide comme un protêt, indifférente et brutale comme unrecors. On pardonne une faute, mais l’ingratitude ! Est-ceque, le magasin mangé, elle, Mme Foucart, nel’avait pas nourrie pendant ses couches, ne s’était pas dévouéejusqu’à la débarrasser, en portant la petite là-bas ? Et, pourrécompense, lorsqu’elle était, à son tour, tombée dans la peine,elle n’avait pas réussi à en tirer le mois de la pension, ni mêmequinze francs prêtés de la main à la main. Aujourd’hui,Mme Sidonie occupait, rue du Faubourg-Poissonnière,une petite boutique et trois pièces, à l’entresol, où, sous leprétexte de vendre des dentelles, elle vendait de tout. Ah !oui, ah ! oui, une mère de cette espèce, il valait mieux nepas la connaître !

Une heure plus tard, Hubert était à rôder autour de la boutiquede Mme Sidonie. Il y entrevit une femme maigre,blafarde, sans âge et sans sexe, vêtue d’une robe noire élimée,tachée de toutes sortes de trafics louches. Jamais le ressouvenirde sa fille, née d’un hasard, n’avait dû échauffer ce cœur decourtière. Discrètement, il se renseigna, apprit des choses qu’ilne répéta à personne, pas même à sa femme. Pourtant, il hésitaitencore, il revint une dernière fois passer devant l’étroit magasinmystérieux. Ne devait-il point se faire connaître, obtenir unconsentement ? C’était à lui, honnête homme, de juger s’ilavait le droit de trancher ainsi le lien, pour toujours.Brusquement, il tourna le dos, il rentra le soir à Beaumont.

Hubertine venait justement de savoir, chez M. Grandsire,que le procès-verbal, pour la tutelle officieuse, était signé. Et,lorsque Angélique se jeta dans les bras d’Hubert, il vit bien, àl’interrogation suppliante de ses yeux, qu’elle avait compris levrai motif de son voyage. Alors, simplement, il lui dit :

– Mon enfant, ta mère est morte.

Angélique, pleurante, les embrassa avec passion. Jamais il n’enfut reparlé. Elle était leur fille.

Chapitre 3

 

Cette année-là, le lundi de la Pentecôte, les Hubert avaientmené Angélique déjeuner aux ruines du château d’Hautecœur, quidomine le Ligneul, à deux lieues en aval de Beaumont ; et, lelendemain, après toute cette journée de plein air, de courses et derires, lorsque la vieille horloge de l’atelier sonna sept heures,la jeune fille dormait encore.

Hubertine dut monter frapper à la porte.

– Eh bien ! paresseuse !… Nous avons déjàdéjeuné, nous autres.

Vivement Angélique s’habilla, descendit déjeuner seule. Puis,quand elle entra dans l’atelier, où Hubert et sa femme venaient dese mettre au travail :

– Ah ! ce que je dormais ! Et cette chasublequ’on a promise pour dimanche !

L’atelier, dont les fenêtres donnaient sur le jardin, était unevaste pièce, conservée presque intacte dans son état primitif. Auplafond, les deux maîtresses poutres, les trois travées de solivesapparentes n’avaient pas même reçu de badigeon, très enfumées,mangées des vers, laissant voir les lattes des entrevous sous leséclats du plâtre. Un des corbeaux de pierre qui soutenaient lespoutres, portait une date, 1463, sans doute la date de laconstruction. La cheminée, également en pierre, émiettée etdisjointe, gardait son élégance simple, avec ses montants élancés,ses consoles, sa hotte terminée par un couronnement ; même,sur la frise, on pouvait distinguer encore, comme fondue par l’âge,une sculpture naïve, un saint Clair, patron des brodeurs. Mais lacheminée ne servait plus, on avait fait de l’âtre une armoireouverte, en y posant des planches, où s’empilaient desdessins ; et c’était maintenant un poêle qui chauffait lapièce, une grosse cloche de fonte, dont le tuyau, après avoir longéle plafond, allait crever la hotte. Les portes, déjà branlantes,dataient de Louis XIV. Des lames de l’ancien parquetachevaient de se pourrir, parmi les feuillets plus récents, remisun à un, à chaque trou. Il y avait près de cent ans que la peinturejaune des murs tenait, déteinte en haut, éraillée dans le bas,tachée de salpêtre. Toutes les années, on parlait de fairerepeindre, sans pouvoir s’y décider, par haine du changement.

Hubertine, assise devant le métier où était tendue la chasuble,leva la tête en disant :

– Tu sais que, si nous la livrons dimanche, je t’ai promisune bourriche de pensées pour ton jardin.

Gaiement, Angélique s’exclama.

– C’est vrai… Oh ! je vais m’y mettre !… Mais oùdonc est mon doigtier ? Les outils s’envolent, quand on netravaille plus.

Elle glissa le vieux doigtier d’ivoire à la seconde phalange deson petit doigt, et elle s’assit de l’autre côté du métier, en facede la fenêtre.

Depuis le milieu du dernier siècle, pas une modification nes’était produite dans l’aménagement de l’atelier. Les modeschangeaient, l’art du brodeur se transformait, mais on retrouvaitencore là, scellée au mur, la chanlatte, la pièce de bois, oùs’appuie le métier, qu’un tréteau mobile porte, à l’autre bout.Dans les coins, dormaient des outils antiques : un diligent,avec son engrenage et ses brochettes, pour mettre en broche l’ordes bobines, sans y toucher ; un rouet à main, une sorte depoulie, tordant les fils, qu’on fixait au mur ; des tamboursde toutes grandeurs, garnis de leur taffetas et de leur éclisse,servant à broder au crochet. Sur une planche, était rangée unevieille collection d’emporte-pièce pour les paillettes ; etl’on y voyait aussi une épave, un tatignon de cuivre, le largechandelier classique des anciens brodeurs. Aux boucles d’unrâtelier, fait d’une courroie clouée, s’accrochaient des poinçons,des maillets, des marteaux, des fers à découper le vélin, desmenne-lourd, ébauchoirs de buis pour modeler les fils, à mesurequ’on les emploie. Sous la table de tilleul où l’on découpait, il yavait un grand dévidoir, dont les deux tourrettes d’osier, mobiles,tendaient un écheveau de laine rouge. Des colliers de bobines auxsoies vives, enfilés dans une corde, pendaient près du bahut. Parterre, une corbeille était pleine de bobines vides. Une pelote deficelle venait de tomber d’une chaise, déroulée.

– Ah ! le beau temps, le beau temps ! repritAngélique. Cela fait plaisir de vivre.

Et, avant de se pencher sur son travail, elle s’oubliait encoreun instant, devant la fenêtre ouverte, par laquelle entrait laradieuse matinée de mai. Un coin de soleil glissait du comble de lacathédrale, une odeur fraîche de lilas montait du jardin del’Évêché. Elle souriait, éblouie, baignée de printemps. Puis, dansun sursaut, comme si elle se fût rendormie :

– Père, je n’ai pas d’or à passer.

Hubert, qui achevait de piquer le décalque d’un dessin de chape,alla chercher au fond du bahut un écheveau, le coupa, effila lesdeux bouts en égratignant l’or qui recouvrait la soie ; et ilapporta l’écheveau, enfermé dans une torche de parchemin.

– C’est bien tout ?

– Oui, oui.

D’un coup d’œil, elle s’était assurée que rien ne manquaitplus : les broches chargées des ors différents, le rouge, levert, le bleu ; les bobines de soies de tous les tons ;les paillettes, les cannetilles, bouillon ou frisure, dans le pâté,un fond de chapeau servant de boîte ; les longues aiguillesfines, les pinces d’acier, les dés, les ciseaux, la pelote de cire.Tout cela trottait sur le métier même, sur l’étoffe tendue queprotégeait un fort papier gris.

Elle avait enfilé une aiguillée d’or à passer. Mais, dès lepremier point, il cassa, et elle dut effiler de nouveau, enégratignant un peu de l’or, qu’elle jeta dans le bourriquet, lecarton aux déchets, qui traînait également sur le métier.

– Ah ! enfin ! dit-elle, quand elle eut piqué sonaiguille.

Un grand silence régna. Hubert s’était mis à tendre un métier.Il avait posé les deux ensubles sur la chanlatte et sur le tréteau,bien en face, de façon à placer de droit fil la soie cramoisie dela chape, qu’Hubertine venait de coudre aux coutisses. Et ilintroduisait les lattes dans les mortaises des ensubles, où il lesfixait, à l’aide de quatre clous. Puis, après avoir trélissé àdroite et à gauche, il acheva de tendre en reculant les clous. Onl’entendit taper du bout des doigts sur l’étoffe, qui résonnaitcomme un tambour.

Angélique était devenue une brodeuse rare, d’une adresse et d’ungoût dont s’émerveillaient les Hubert. En dehors de ce qu’ils luiavaient appris, elle apportait sa passion, qui donnait de la vieaux fleurs, de la foi aux symboles. Sous ses mains, la soie et l’ors’animaient, une envolée mystique élançait les moindres ornements,elle s’y livrait toute, avec son imagination en continuel éveil, sacroyance au monde de l’invisible. Certaines de ses broderiesavaient tellement remué le diocèse de Beaumont, qu’un prêtre,archéologue, et un autre, amateur de tableaux, étaient venus lavoir, en s’extasiant devant ses Vierges, qu’ils comparaient auxnaïves figures des primitifs. C’était la même sincérité, le mêmesentiment de l’au-delà, comme cerclé dans une perfection minutieusedes détails. Elle avait le don du dessin, un vrai miracle qui, sansprofesseur, rien qu’avec ses études du soir, à la lampe, luipermettait souvent de corriger ses modèles, de s’en écarter,d’aller à sa fantaisie, créant de la pointe de son aiguille. Aussiles Hubert, qui déclaraient la science du dessin nécessaire à unebonne brodeuse, s’effaçaient-ils devant elle, malgré leurancienneté dans la partie. Et ils en arrivaient modestement àn’être plus que ses aides, à la charger de tous les travaux degrand luxe, dont ils lui préparaient les dessous.

D’un bout de l’année à l’autre, que de merveilles, éclatantes etsaintes, lui passaient par les mains ! Elle n’était que dansla soie, le satin, le velours, les draps d’or et d’argent. Ellebrodait des chasubles, des étoles, des manipules, des chapes, desdalmatiques, des mitres, des bannières, des voiles de calice et deciboire. Mais, surtout, les chasubles revenaient, continuelles,avec leurs cinq couleurs : le blanc pour les confesseurs etles vierges, le rouge pour les apôtres et les martyrs, le noir pourles morts et les jours de jeûne, le violet pour les Innocents, levert pour toutes les fêtes ; et l’or aussi, d’un fréquentusage, pouvant remplacer le blanc, le rouge et le vert. Au centrede la croix, c’étaient toujours les mêmes symboles, les chiffres deJésus et de Marie, le triangle entouré de rayons, l’agneau, lepélican, la colombe, un calice, un ostensoir, un cœur saignant sousles épines ; tandis que, dans le montant et dans les bras,couraient des ornements ou des fleurs, toute l’ornementation desvieux styles, toute la flore des fleurs larges, les anémones, lestulipes, les pivoines, les grenades, les hortensias. Il nes’écoulait pas de saison qu’elle ne refit les épis et les raisinssymboliques, en argent sur le noir, en or sur le rouge. Pour leschasubles très riches, elle nuançait des tableaux, des têtes desaints, un cadre central, l’Annonciation, la Crèche, le Calvaire.Tantôt les orfrois étaient brodés sur le fond même, tantôt ellerapportait les bandes, soie ou satin, sur du brocart d’or ou duvelours. Et cette floraison de splendeurs sacrées, une à une,naissait de ses doigts minces.

En ce moment, la chasuble à laquelle travaillait Angélique étaitune chasuble de satin blanc, dont la croix se trouvait faite d’unegerbe de lis d’or, entrelacée de roses vives, en soie nuancée. Aucentre, dans une couronne de petites roses d’or mat, le chiffre deMarie rayonnait, en or rouge et vert, d’une grande richessed’ornements.

Depuis une heure qu’elle achevait, au passé, les feuilles despetites roses d’or, pas une parole n’avait troublé le silence. Maisl’aiguillée cassa de nouveau, elle la renfila à tâtons, sous lemétier, en ouvrière adroite. Puis, comme elle avait levé la tête,elle parut boire dans une longue aspiration tout le printemps quientrait.

– Ah ! murmura-t-elle, faisait-il beau, hier !…Que c’est bon, le soleil !

Hubertine, en train de cirer son fil, hocha la tête.

– Moi, je suis moulue, je ne sens plus mes bras. C’est queje n’ai pas tes seize ans, et lorsqu’on sort si peu !

Tout de suite, pourtant, elle se remit au travail. Ellepréparait les lis, en cousant des coupons de vélin, aux repèresindiqués, pour donner du relief.

– Et puis, ces premiers soleils vous cassent la tête,ajouta Hubert, qui, son métier tendu, s’apprêtait à poncer sur lasoie la bande de la chape.

Angélique était restée les yeux vagues, perdus dans le rayon quitombait d’un arc-boutant de l’église. Et, doucement :

– Non, non, moi, ça m’a rafraîchie, ça m’a délassée, toutecette journée de grand air.

Elle avait terminé le petit feuillage d’or, elle se mit à unedes larges roses, tenant prêtes autant d’aiguilles enfilées que denuances de soie, brodant à points fendus et rentrants, dans le sensmême du mouvement des pétales. Et, malgré la délicatesse de cetravail, les souvenirs de la veille qu’elle revivait tout àl’heure, dans le silence, débordaient maintenant de ses lèvres,s’échappaient si nombreux, qu’elle ne tarissait plus. Elle disaitle départ, la vaste campagne, le déjeuner là-bas, dans les ruinesd’Hautecœur, sur le dallage d’une salle dont les murs écroulésdominaient le Ligneul, coulant en dessous parmi les saules, àcinquante mètres. Elle en était pleine, de ces ruines, de cesossements épars sous les ronces, qui attestaient l’énormité ducolosse, lorsque, debout, il commandait les deux vallées. Le donjonrestait, haut de soixante mètres, découronné, fendu, solide malgrétout sur ses fondations de quinze pieds d’épaisseur. Deux toursavaient également résisté, la tour de Charlemagne et la tour deDavid, reliées par une courtine presque intacte. À l’intérieur, onretrouvait une partie des bâtiments, la chapelle, la salle dejustice, des chambres ; et cela semblait avoir été bâti pardes géants, les marches des escaliers, les allèges des fenêtres,les bancs des terrasses, à une échelle démesurée pour lesgénérations d’aujourd’hui. C’était toute une ville forte, cinqcents hommes de guerre pouvaient y soutenir un siège de trentemois, sans manquer de munitions ni de vivres. Depuis deux siècles,les églantiers disjoignaient les briques des pièces basses, leslilas et les cytises fleurissaient les décombres des plafondseffondrés, un platane avait grandi dans la cheminée de la salle desgardes. Mais, quand, au soleil couchant, la carcasse du donjonallongeait son ombre sur trois lieues de cultures, et que lechâteau entier semblait se reconstruire, colossal dans les brumesdu soir, on en sentait encore l’ancienne souveraineté, la forcerude qui en avait fait l’imprenable forteresse dont tremblaientjusqu’aux rois de France.

– Et, j’en suis sûre, continua Angélique, c’est habité pardes âmes qui reviennent, la nuit. On entend toutes sortes de voix,il y a des bêtes partout qui vous regardent, et j’ai bien vu, en meretournant, lorsque nous sommes partis, de grandes figures blanchesflotter au-dessus des murs… N’est-ce pas, mère, vous qui savezl’histoire du château ?

Hubertine eut un sourire placide.

– Oh ! des revenants, je n’en ai jamais vu, moi.

Mais, en effet, elle savait l’histoire, lue dans un livre, etelle dut la raconter de nouveau, sur les questions pressantes de lajeune fille.

Le territoire appartenait au siège de Reims, depuis saint Remi,qui le tenait de Clovis. Un archevêque, Séverin, dans les premièresannées du dixième siècle, fit élever à Hautecœur une forteresse,pour défendre le pays contre les Normands, qui remontaient l’Oise,où se déverse le Ligneul. Au siècle suivant, un successeur deSéverin le donna en fief à Norbert, cadet de la maison deNormandie, moyennant un cens annuel de soixante sous, et à lacondition que la ville de Beaumont et son église resteraientfranches. Ce fut ainsi que Norbert Ier devint lechef des marquis d’Hautecœur, dont la fameuse lignée, dès lors,emplit l’histoire. Hervé IV, excommunié deux fois pour sesvols de biens ecclésiastiques, bandit de grandes routes qui égorgeade sa main trente bourgeois d’un coup, eut sa tour rasée par Louisle Gros, auquel il avait osé faire la guerre.Raoul Ier, qui s’était croisé avec PhilippeAuguste, périt devant Saint-Jean-d’Acre, d’un coup de lance aucœur. Mais le plus illustre fut Jean V le Grand, qui, en 1225,rebâtit la forteresse, éleva en moins de cinq années ce redoutablechâteau d’Hautecœur, à l’abri duquel il rêva un moment le trône deFrance ; et, après avoir échappé aux massacres de vingtbatailles, il mourut dans son lit, beau-frère du roi d’Écosse.Puis, ce furent Félicien III, qui alla pieds nus à Jérusalem,Hervé VII qui revendiqua ses droits au trône d’Écosse,d’autres encore, puissants et nobles au travers des siècles,jusqu’à Jean IX, qui, sous Mazarin, eut la douleur d’assisterau démantèlement du château. Après un dernier siège, on fit sauterà la mine les voûtes des tours et du donjon, on incendia lesbâtiments, où Charles VI était venu distraire sa folie, etque, près de deux cents ans plus tard, Henri IV avait habitéhuit jours avec Gabrielle d’Estrées. Tous ces royaux souvenirs,maintenant, dormaient dans l’herbe.

Angélique, sans arrêter son aiguille, écoutait passionnément,comme si la vision de ces grandeurs mortes s’était levée de sonmétier, à mesure que la rose y naissait, dans la vie tendre descouleurs. Son ignorance de l’histoire élargissait les faits, lesreculait au fond d’une prodigieuse légende. Elle en tremblait defoi ravie, le château se reconstruisait, montait jusqu’aux portesdu ciel, les Hautecœur étaient les cousins de la Vierge.

– Et, demanda-t-elle, notre nouvel évêque, Monseigneurd’Hautecœur, est alors un descendant de cette famille ?

Hubertine répondit que Monseigneur devait être d’une branchecadette, la branche aînée se trouvant depuis longtemps éteinte.C’était même un singulier retour, car pendant des siècles lesmarquis d’Hautecœur et le clergé de Beaumont avaient vécu enguerre. Vers 1150, un abbé entreprit la construction de l’église,avec les seules ressources de son ordre ; aussi l’argentmanqua-t-il bientôt, l’édifice n’était qu’à la hauteur des voûtesdes chapelles latérales, et l’on dut se contenter de couvrir la nefd’une toiture en bois. Quatre-vingts ans s’écoulèrent, Jean Vvenait de rebâtir le château, lorsqu’il donna trois cent millelivres, qui, jointes à d’autres sommes, permirent de continuerl’église. On acheva d’élever la nef. Les deux tours et la grandefaçade ne furent terminées que beaucoup plus tard, vers 1430, enplein quinzième siècle. Pour récompenser Jean V de salargesse, le clergé lui avait accordé le droit de sépulture, à luiet à ses descendants, dans une chapelle de l’abside, consacrée àsaint Georges, et qui, depuis lors, se nommait la chapelleHautecœur. Mais les bons rapports ne pouvaient guère durer, lechâteau mettait en continuel péril les franchises de Beaumont, sanscesse des hostilités éclataient sur des questions de tribut et depréséance. Une surtout, le droit de péage dont les seigneursprétendaient frapper la navigation du Ligneul, éternisa lesquerelles, lorsque se déclara la grande prospérité de la villebasse, avec ses fabriques de toiles fines. Dès cette époque, lafortune de Beaumont s’accrut de jour en jour, tandis que celled’Hautecœur baissait, jusqu’au moment où, le château démantelé,l’église triompha. Louis XIV en fit une cathédrale, un Évêchéfut bâti dans l’ancien clos des moines ; et le hasard voulait,aujourd’hui, que justement un Hautecœur revînt, comme évêque,commander à ce clergé, toujours debout, qui avait vaincu sesancêtres, après quatre cents ans de lutte.

– Mais, dit Angélique, Monseigneur a été marié. Il a ungrand fils de vingt ans, n’est-ce pas ?

Hubertine avait pris les ciseaux, pour corriger un des couponsde vélin.

– Oui, c’est l’abbé Cornille qui m’a conté ça. Oh !une histoire bien triste… Monseigneur a été capitaine à vingt et unans, sous Charles X. À vingt-quatre ans, en 1830, il donna sadémission, et l’on prétend que, jusqu’à la quarantaine, il mena unevie dissipée, des voyages, des aventures, des duels. Puis, un soir,chez des amis, à la campagne, il rencontra la fille du comte deValençay, Paule, très riche, miraculeusement belle, qui avait àpeine dix-neuf ans, vingt-deux de moins que lui. Il l’aima à enêtre fou, et elle l’adora, on dut hâter le mariage. Ce fut alorsqu’il racheta les ruines d’Hautecœur pour une misère, dix millefrancs je crois, dans l’intention de réparer le château, où ilrêvait de s’installer avec sa femme. Pendant neuf mois, ils avaientvécu cachés au fond d’une vieille propriété de l’Anjou, refusant devoir personne, trouvant les heures trop courtes… Paule eut un filset mourut.

Hubert, en train de tamponner le dessin avec une poncettechargée de blanc, avait levé la tête, très pâle.

– Ah ! le malheureux, murmura-t-il.

– On raconte qu’il faillit en mourir, continua Hubertine.Une semaine plus tard, il entrait dans les ordres. Il y a vingt ansde cela, et il est évêque aujourd’hui… Mais ce qu’on ajoute, c’estque, pendant vingt ans, il a refusé de voir son fils, cet enfantqui avait coûté la vie à sa mère. Il s’en était débarrassé, en leplaçant chez un oncle de celle-ci, un vieil abbé, ne voulant pasmême en recevoir des nouvelles, tâchant d’oublier son existence. Unjour qu’on lui envoyait un portrait du petit, il crut revoir sachère morte, on le trouva sur le plancher, raidi, comme abattu d’uncoup de marteau… Et puis, l’âge, la prière, ont dû apaiser ce grandchagrin, car le bon curé Cornille me disait hier que Monseigneurvenait enfin d’appeler son fils près de lui.

Angélique, ayant terminé la rose, si fraîche que l’odeursemblait s’en exhaler du satin, regardait de nouveau par la fenêtreensoleillée, les yeux noyés d’une rêverie. Elle répéta à voixbasse :

– Le fils de Monseigneur…

Hubertine achevait son histoire.

– Un jeune homme beau comme un dieu, paraît-il. Son pèredésirait en faire un prêtre. Mais le vieil abbé n’a pas voulu, lepetit manquant tout à fait de vocation… Et des millions !cinquante à ce qu’on raconte ! Oui, sa mère lui aurait laissécinq millions, qui, placés en achat de terrains, à Paris, enreprésenteraient plus de cinquante maintenant. Enfin, riche commeun roi !

– Riche comme un roi, beau comme un dieu, répétainconsciemment Angélique, de sa voix de songe.

Et, d’une main machinale, elle prit sur le métier une brochechargée de fil d’or, pour se mettre à la broderie en guipure d’ungrand lis. Après avoir dépassé le fil du bec de la broche, elle enfixa le bout avec un point de soie, au bord même du vélin, quifaisait épaisseur. Puis, travaillant, elle dit encore, sans acheversa pensée, perdue dans le vague de son désir :

– Oh ! moi, ce que je voudrais, ce que jevoudrais…

Le silence retomba, profond, troublé seulement par un chantaffaibli qui venait de l’église. Hubert ordonnait son dessin, enrepassant, avec un pinceau, toutes les lignes pointillées de laponçure ; et les ornements de la chape apparaissaient ainsi,en blanc, sur la soie rouge. Ce fut lui qui, de nouveau, parla.

– Ces temps anciens, c’était si magnifique ! Lesseigneurs portaient des vêtements tout raides de broderies. À Lyon,on en vendait l’étoffe jusqu’à six cents livres l’aune. Il fautlire les statuts et ordonnances des maîtres brodeurs, où il est ditque les brodeurs du roi ont le droit de réquisitionner par la forcearmée les ouvrières des autres maîtres… Et nous avions desarmoiries : d’azur, à la fasce diaprée d’or, accompagnée detrois fleurs de lis de même, deux en chef, une en pointe… Ah !c’était beau, il y a longtemps !

Il se tut, tapa de l’ongle sur le métier, pour en détacher lespoussières. Puis, il reprit :

– À Beaumont, on raconte encore sur les Hautecœur unelégende que ma mère me répétait souvent, quand j’étais petit… Unepeste affreuse ravageait la ville, la moitié des habitants avaitdéjà succombé, lorsque Jean V, celui qui a rebâti laforteresse, s’aperçut que Dieu lui envoyait le pouvoir de combattrele fléau. Alors, il se rendit nu-pieds chez les malades,s’agenouilla, les baisa sur la bouche ; et, dès que ses lèvresles avaient touchés, en disant : « Si Dieu veut, jeveux », les malades étaient guéris. Voilà pourquoi ces motssont restés la devise des Hautecœur, qui, tous, depuis ce temps,guérissent la peste… Ah ! de fiers hommes ! unedynastie ! Monseigneur, lui, avant d’entrer dans les ordres,se nommait Jean XII, et le prénom de son fils doit êtreégalement suivi d’un chiffre, comme celui d’un prince.

Chacune de ses paroles berçait et prolongeait la rêveried’Angélique. Elle répéta, de la même voix chantante :

– Oh ! ce que je voudrais, moi, ce que jevoudrais…

Tenant la broche, sans toucher au fil, elle guipait l’or, en leconduisant de droite à gauche, sur le vélin, alternativement, et enle fixant, à chaque retour, avec un point de soie. Le grand lisd’or, peu à peu, fleurissait.

– Oh ! ce que je voudrais, ce que je voudrais, ceserait d’épouser un prince… Un prince que je n’aurais jamais vu,qui viendrait un soir, au jour tombant, me prendre par la main etm’emmener dans un palais… Et ce que je voudrais, ce serait qu’ilfût très beau, très riche, oh ! le plus beau, le plus richeque la terre eût jamais porté ! Des chevaux que j’entendraishennir sous mes fenêtres, des pierreries dont le flot ruisselleraitsur mes genoux, de l’or, une pluie, un déluge d’or, qui tomberaitde mes deux mains, dès que je les ouvrirais… Et ce que je voudraisencore, ce serait que mon prince m’aimât à la folie, afin moi-mêmede l’aimer comme une folle. Nous serions très jeunes, très purs ettrès nobles, toujours, toujours !

Hubert, abandonnant son métier, s’était approché ensouriant ; tandis qu’Hubertine, amicale, menaçait la jeunefille du doigt.

– Ah ! vaniteuse, ah ! gourmande, tu es doncincorrigible ? Te voilà partie avec ton besoin d’être reine.Ce rêve-là, c’est moins vilain que de voler le sucre et de répondredes insolences. Mais, au fond, va ! le diable est dessous,c’est la passion, c’est l’orgueil qui parlent.

Gaiement, Angélique la regardait.

– Mère, mère, qu’est-ce que vous dites ?… Est-ce doncune faute, d’aimer ce qui est beau et riche ? Je l’aime, parceque c’est beau, parce que c’est riche, et que ça me tient chaud, ilme semble, là, dans le cœur… Vous savez bien que je ne suis pasintéressée. L’argent, ah ! vous verriez ce que j’en ferais, del’argent, si j’en avais beaucoup. Il en pleuvrait sur la ville, ilen coulerait chez les misérables. Une vraie bénédiction, plus demisère ! D’abord, vous et père, je vous enrichirais, jevoudrais vous voir avec des robes et des habits de brocart, commeune dame et un seigneur de l’ancien temps.

Hubertine haussa les épaules.

– Folle !… Mais, mon enfant, tu es pauvre, toi, tun’auras pas un sou en mariage. Comment peux-tu rêver unprince ? Tu épouserais donc un homme plus riche quetoi ?

– Comment si je l’épouserais !

Et elle avait un air de stupéfaction profonde.

– Ah ! oui, je l’épouserais !… Puisqu’il auraitde l’argent, lui, à quoi bon en avoir, moi ? Je lui devraistout, je l’aimerais bien plus.

Ce raisonnement victorieux enchanta Hubert. Il partaitvolontiers avec l’enfant, sur l’aile d’un nuage. Il cria :

– Elle a raison.

Mais sa femme lui jeta un coup d’œil mécontent. Elle devenaitsévère.

– Ma fille, tu verras plus tard, tu connaîtras la vie.

– La vie, je la connais.

– Où aurais-tu pu la connaître ?… Tu es trop jeune, tuignores le mal. Va, le mal existe, et tout-puissant.

– Le mal, le mal…

Angélique articulait lentement ce mot, pour en pénétrer le sens.Et, dans ses yeux purs, c’était la même surprise innocente. Le mal,elle le connaissait bien, la Légende le lui avait assez montré.N’était-ce pas le diable, le mal ? et n’avait-elle pas vu lediable toujours renaissant, mais toujours vaincu ? À chaquebataille, il restait par terre, roué de coups, pitoyable.

– Le mal, ah ! mère, si vous saviez comme je m’enmoque !… On n’a qu’à se vaincre, et l’on vit heureux.

Hubertine eut un geste d’inquiétude chagrine.

– Tu me ferais repentir de t’avoir élevée dans cettemaison, seule avec nous, à l’écart de tous, ignorante à ce point del’existence… Quel paradis rêves-tu donc ? commentt’imagines-tu le monde ?

La face de la jeune fille s’éclairait d’un vaste espoir, tandisque, penchée, elle menait la broche, du même mouvement continu.

– Vous me croyez donc bien sotte, mère ?… Le monde estplein de braves gens. Quand on est honnête et qu’on travaille, onen est récompensé, toujours… Oh ! je sais, il y a des méchantsaussi, quelques-uns. Mais est-ce qu’ils comptent ? On ne lesfréquente pas, ils sont vite punis… Et puis, voyez-vous, le monde,ça me produit de loin l’effet d’un grand jardin, oui ! d’unparc immense, tout plein de fleurs et de soleil. C’est si bon devivre, la vie est si douce, qu’elle ne peut pas être mauvaise.

Elle s’animait, comme grisée par l’éclat des soies et del’or.

– Le bonheur, c’est très simple. Nous sommes heureux, nousautres. Et pourquoi ? parce que nous nous aimons. Voilà !ce n’est pas plus difficile… Aussi, vous verrez, quand viendracelui que j’attends. Nous nous reconnaîtrons tout de suite. Je nel’ai jamais vu, mais je sais comment il doit être. Il entrera, ildira : Je viens te prendre. Alors, je dirai : Jet’attendais, prends-moi. Il me prendra, et ce sera fait, pourtoujours. Nous irons dans un palais dormir sur un lit d’or,incrusté de diamants. Oh ! c’est très simple !

– Tu es folle, tais-toi ! interrompit sévèrementHubertine.

Et, la voyant excitée, près de monter encore dans lerêve :

– Tais-toi ! tu me fais trembler… Malheureuse, quandnous te marierons à quelque pauvre diable, tu te briseras les os,en retombant sur la terre. Le bonheur, pour nous misérables, n’estque dans l’humilité et l’obéissance.

Angélique continuait de sourire, avec une obstinationtranquille.

– Je l’attends, et il viendra.

– Mais elle a raison ! s’écria Hubert, soulevé luiaussi, emporté dans sa fièvre. Pourquoi la grondes-tu ?… Elleest assez belle pour qu’un roi nous la demande. Tout arrive.

Tristement, Hubertine leva sur lui ses beaux yeux desagesse.

– Ne l’encourage donc pas à mal faire. Mieux que personnetu sais ce qu’il en coûte de céder à son cœur.

Il devint très pâle, de grosses larmes parurent au bord de sespaupières. Tout de suite, elle avait eu regret de la leçon, elles’était levée pour lui prendre les mains. Mais lui, se dégagea,répéta d’une voix bégayante :

– Non, non, j’ai eu tort… Tu entends, Angélique, il fautécouter ta mère. Nous sommes deux fous, elle seule est raisonnable…J’ai eu tort, j’ai eu tort…

Trop agité pour s’asseoir, laissant la chape qu’il venait detendre, il s’occupa à coller une bannière, terminée et restée surle métier. Après avoir pris le pot de colle de Flandre, dans lebahut, il enduisit au pinceau l’envers de l’étoffe, ce quiconsolidait la broderie. Ses lèvres avaient gardé un petit frisson,il ne parla plus.

Mais, si Angélique, obéissante, se taisait également, ellecontinuait tout bas, elle montait plus haut, plus haut encore, dansl’au-delà du désir ; et tout le disait en elle, sa bouche quel’extase entrouvrait, ses yeux où se reflétait l’infini bleu de savision. Maintenant, ce rêve de fille pauvre, elle le brodait de sonfil d’or ; c’était de lui que naissaient, sur le satin blanc,et les grands lis, et les roses, et le chiffre de Marie. La tige dulis, en couchure chevronnée, avait l’élancement d’un jet delumière, tandis que les feuilles longues et minces, faites depaillettes cousues chacune avec un brin de cannetille, retombaienten une pluie d’étoiles. Au centre, le chiffre de Marie étaitl’éblouissement, d’un relief d’or massif, ouvragé de guipure et degaufrure, brûlant comme une gloire de tabernacle, dans l’incendiemystique de ses rayons. Et les roses de soies tendres vivaient, etla chasuble entière resplendissait, toute blanche, miraculeusementfleurie d’or.

Au bout d’un long silence, Angélique leva la tête. Elle regardaHubertine d’un air de malice, elle hocha le menton, enrépétant :

– Je l’attends, et il viendra.

C’était fou, cette imagination. Mais elle s’entêtait. Cela sepasserait ainsi, elle en était sûre. Rien n’ébranlait sa convictionsouriante.

– Quand je te dis, mère, que ces choses arriveront.

Hubertine prit le parti de plaisanter. Et elle la taquina.

– Mais je croyais que tu ne voulais pas te marier. Tessaintes, qui t’ont tourné la tête, ne se mariaient pas, elles.Plutôt que de s’y soumettre, elles convertissaient leurs fiancés,elles se sauvaient de chez leurs parents et se laissaient couper lecou.

La jeune fille écoutait, ébahie. Puis, elle éclata d’un grandrire. Toute sa santé, tout son amour de vivre, chantait dans cettegaieté sonore. Ça datait de si loin, les histoires dessaintes ! Les temps avaient bien changé, Dieu triomphant nedemandait plus à personne de mourir pour lui. Dans la Légende, lemerveilleux l’avait prise, plus que le mépris du monde et le goûtde la mort. Ah ! oui, certes, elle voulait se marier, etaimer, et être aimée, et être heureuse !

– Méfie-toi ! poursuivit Hubertine, tu feras pleurerAgnès, ta gardienne. Ne sais-tu pas qu’elle refusa le fils dugouverneur et qu’elle préféra mourir, pour épouser Jésus ?

La grosse cloche de la tour se mit à sonner, un vol de moineauxs’envola d’un lierre énorme, qui encadrait une des fenêtres del’abside. Dans l’atelier, Hubert, toujours muet, venait de pendrela bannière tendue, encore humide de colle, pour qu’elle séchât, àun des grands clous de fer scellés au mur. Le soleil, en tournant,se déplaçait, égayait les vieux outils, le diligent, les tournettesd’osier, le tatignon de cuivre ; et, comme il gagnait les deuxouvrières, le métier où elles travaillaient flamba, avec sesensubles et ses lattes vernies par l’usage, avec tout ce quitrottait sur l’étoffe, les cannetilles et les paillettes du pâté,les bobines de soie, les broches chargées d’or fin.

Alors, dans ce rayonnement tiède de printemps, Angélique regardale grand lis symbolique qu’elle avait terminé. Puis, elle réponditde son air d’allégresse confiante :

– Mais c’est Jésus que je veux !

Chapitre 4

 

Malgré sa gaieté vivace, Angélique aimait la solitude ; etc’était avec la joie d’une véritable récréation qu’elle seretrouvait seule dans sa chambre, le matin et le soir : elles’y abandonnait, elle y goûtait l’escapade de ses songeries.Parfois même, au cours de la journée, lorsqu’elle pouvait y courirun instant, elle en était heureuse comme d’une fuite, en pleineliberté.

La chambre, très vaste, tenait toute une moitié du comble, dontle grenier occupait le reste. Elle était entièrement blanchie à lachaux, les murs, les solives, jusqu’aux chevrons apparents desparties mansardées ; et, dans cette nudité blanche, les vieuxmeubles de chêne semblaient noirs. Lors des embellissements dusalon et de la chambre à coucher, en bas, on avait monté làl’antique mobilier, datant de toutes les époques : un coffrede la Renaissance, une table et des chaises Louis XIII, unénorme lit Louis XIV, une très belle armoire Louis XV.Seuls, le poêle, en faïence blanche, et la table de toilette, unepetite table recouverte de toile cirée, juraient, au milieu de cesvieilleries vénérables. Drapé dans une ancienne perse rose, àbouquets de bruyères, si pâlie qu’elle était devenue d’un roseéteint, soupçonné à peine, l’énorme lit surtout gardait la majestéde son grand âge.

Mais ce qui plaisait à Angélique, c’était le balcon. Des deuxportes-fenêtres d’autrefois, l’une, celle de gauche, avait étécondamnée, simplement à l’aide de clous ; et le balcon, quijadis régnait sur la largeur de l’étage, n’existait plus que devantla fenêtre de droite. Comme les solives, dessous, étaient encorebonnes, on avait remis un parquet et vissé dessus une rampe en fer,à la place de l’ancienne balustrade pourrie. C’était là un coincharmant, une sorte de niche, sous la pointe du pignon, quefermaient des voliges, remplacées au commencement de ce siècle.Lorsqu’on se penchait, on voyait toute la façade sur le jardin,très caduque celle-ci, avec son soubassement de petites pierrestaillées, ses pans de bois garnis de briques apparentes, ses largesbaies, aujourd’hui réduites. En bas, la porte de la cuisine étaitsurmontée d’un auvent, recouvert de zinc. Et, en haut, lesdernières sablières, qui avançaient d’un mètre, ainsi que lefaîtage du comble, se trouvaient consolidées par de grandesconsoles, dont le pied s’appuyait au bandeau du rez-de-chaussée.Cela mettait le balcon dans toute une végétation de charpentes, aufond d’une forêt de vieux bois, que verdissaient des giroflées etdes mousses.

Depuis qu’elle occupait la chambre, Angélique avait passé làbien des heures, accoudée à la rampe, regardant. D’abord, souselle, s’enfonçait le jardin, que de grands buis assombrissaient deleur éternelle verdure ; dans un angle, contre l’église, unbouquet de maigres lilas entourait un vieux banc de granit ;tandis que, dans l’autre angle, à moitié cachée par un lierre dontle manteau couvrait tout le mur du fond, se trouvait une petiteporte débouchant sur le Clos-Marie, vaste terrain laissé inculte.Ce Clos-Marie était l’ancien verger des moines. Un ruisseau d’eauvive le traversait, la Chevrotte, où les ménagères des maisonsvoisines avaient l’autorisation de laver leur linge ; desfamilles de pauvres se terraient dans les ruines d’un ancien moulinécroulé ; et personne autre n’habitait le champ, que la ruelledes Guerdaches reliait seule à la rue Magloire, entre les hautesmurailles de l’Évêché et celles de l’hôtel Voincourt. En été, lesormes centenaires des deux parcs barraient de leurs cimes defeuillage l’horizon étroit, qui était fermé au midi par la croupegéante de l’église. Ainsi enclavé de toutes parts, le Clos-Mariedormait dans la paix de son abandon, envahi d’herbes folles, plantéde peupliers et de saules que le vent avait semés. Parmi lescailloux, la Chevrotte bondissait, chantante, d’une musiquecontinue de cristal.

Jamais Angélique ne se lassait, en face de ce coin perdu. Et,pendant sept années pourtant, elle n’y avait retrouvé chaque matinque le spectacle déjà regardé la veille. Les arbres de l’hôtelVoincourt, dont la façade donnait sur la Grand’Rue, étaient sitouffus, que, l’hiver seulement, elle distinguait la fille de lacomtesse, Claire, une enfant de son âge. Dans le jardin del’Évêché, c’était une épaisseur de branches plus profonde encore,elle avait tenté en vain de reconnaître la soutane deMonseigneur ; et la vieille grille garnie de volets, quis’ouvrait sur le clos, devait être condamnée depuis longtemps, carelle ne se souvenait pas de l’avoir vue entrebâillée une seulefois, même pour livrer passage à un jardinier. En dehors desménagères battant leur linge, elle n’apercevait toujours là que lesmêmes petits pauvres en guenilles, couchés dans les herbes.

Le printemps, cette année, fut d’une douceur exquise. Elle avaitseize ans, et jusqu’à ce jour, ses regards seuls s’étaient plu àvoir reverdir le Clos-Marie, sous les soleils d’avril. La pousséedes feuilles tendres, la transparence des soirées chaudes, tout lerenouveau odorant de la terre, simplement, l’amusait. Mais, cetteannée, au premier bourgeon, son cœur venait de battre. Il y avait,en elle, un émoi grandissant, depuis que montaient les herbes, etque le vent lui apportait l’odeur plus forte des verdures. Desangoisses brusques, sans cause, la serraient à la gorge. Un soir,elle se jeta dans les bras d’Hubertine, pleurant, n’ayant aucunsujet de chagrin, bien heureuse au contraire. La nuit, surtout,elle faisait des rêves délicieux, elle voyait passer des ombres,elle défaillait en des ravissements, qu’elle n’osait se rappeler auréveil, confuse de ce bonheur que lui donnaient les anges. Parfois,au fond de son grand lit, elle s’éveillait en sursaut, les deuxmains jointes, serrées contre sa poitrine ; et il lui fallaitsauter pieds nus sur le carreau de sa chambre, tant elleétouffait ; et elle courait ouvrir la fenêtre, elle restaitlà, frissonnante, éperdue, dans ce bain d’air frais qui la calmait.C’était un émerveillement continuel, une surprise de ne pas sereconnaître, de se sentir comme agrandie de joies et de douleursqu’elle ignorait, toute la floraison enchantée de la femme.

Eh ! quoi, vraiment, les lilas et les cytises invisibles del’Évêché avaient une odeur si douce, qu’elle ne la respirait plus,sans qu’un flot rose lui montât aux joues ? Jamais encore ellene s’était aperçue de cette tiédeur des parfums, qui, maintenant,l’effleuraient d’une haleine vivante. Et, aussi, commentn’avait-elle pas remarqué, les années précédentes, un grandpaulownia en fleur, dont l’énorme bouquet violâtre apparaissaitentre deux ormes du jardin des Voincourt ? Cette année, dèsqu’elle le regardait, une émotion troublait ses yeux, tellement ceviolet pâle lui allait au cœur. De même, elle ne se souvenait pointd’avoir entendu la Chevrotte causer si haut sur les cailloux, parmiles joncs de ses rives. Le ruisseau parlait sûrement, ellel’écoutait dire des mots vagues, toujours répétés, quil’emplissaient de trouble. N’était-ce donc plus le champd’autrefois, que tout l’y étonnait et y prenait de la sorte dessens nouveaux ? ou bien était-ce elle, plutôt, qui changeait,pour y sentir, y voir et y entendre germer la vie ?

Mais la cathédrale, à sa droite, la masse énorme qui bouchait leciel, la surprenait plus encore. Chaque matin, elle s’imaginait lavoir pour la première fois, émue de sa découverte, comprenant queces vieilles pierres aimaient et pensaient comme elle. Cela n’étaitpoint raisonné, elle n’avait aucune science, elle s’abandonnait àl’envolée mystique de la géante, dont l’enfantement avait durétrois siècles et où se superposaient les croyances des générations.En bas, elle était agenouillée, écrasée par la prière, avec leschapelles romanes du pourtour, aux fenêtres à plein cintre, nues,ornées seulement de minces colonnettes, sous les archivoltes. Puis,elle se sentait soulevée, la face et les mains au ciel, avec lesfenêtres ogivales de la nef, construites quatre-vingts ans plustard, de hautes fenêtres légères, divisées par des meneaux quiportaient des arcs brisés et des roses. Puis, elle quittait le sol,ravie, toute droite, avec les contreforts et les arcs-boutants duchœur, repris et ornementés deux siècles après, en pleinflamboiement du gothique, chargés de clochetons, d’aiguilles et depinacles. Des gargouilles, au pied des arcs-boutants, déversaientles eaux des toitures. On avait ajouté une balustrade garnie detrèfles, bordant la terrasse, sur les chapelles absidales. Lecomble, également, était orné de fleurons. Et tout l’édificefleurissait, à mesure qu’il se rapprochait du ciel, dans unélancement continu, délivré de l’antique terreur sacerdotale,allant se perdre au sein d’un Dieu de pardon et d’amour. Elle enavait la sensation physique, elle en était allégée et heureuse,comme d’un cantique qu’elle aurait chanté, très pur, très fin, seperdant très haut.

D’ailleurs, la cathédrale vivait. Des hirondelles, parcentaines, avaient maçonné leurs nids sous les ceintures detrèfles, jusque dans les creux des clochetons et despinacles ; et, continuellement, leurs vols effleuraient lesarcs-boutants et les contreforts, qu’ils peuplaient. C’étaientaussi les ramiers des ormes de l’Évêché, qui se rengorgeaient aubord des terrasses, allant à petits pas, ainsi que des promeneurs.Parfois, perdu dans le bleu, à peine gros comme une mouche, uncorbeau se lissait les plumes, à la pointe d’une aiguille. Desplantes, toute une flore, les lichens, les graminées qui poussentaux fentes des murailles, animaient les vieilles pierres du sourdtravail de leurs racines. Les jours de grandes pluies, l’absideentière s’éveillait et grondait, dans le ronflement de l’aversebattant les feuilles de plomb du comble, se déversant par lesrigoles des galeries, roulant d’étage en étage avec la clameur d’untorrent débordé. Même les coups de vent terribles d’octobre et demars lui donnaient une âme, une voix de colère et de plainte, quandils soufflaient au travers de sa forêt de pignons et d’arcatures,de colonnettes et de roses. Le soleil enfin la faisait vivre, dujeu mouvant de la lumière, depuis le matin, qui la rajeunissaitd’une gaieté blonde, jusqu’au soir, qui, sous les ombres lentementallongées, la noyait d’inconnu. Et elle avait son existenceintérieure, comme le battement de ses veines, les cérémonies dontelle vibrait toute, avec le branle des cloches, la musique desorgues, le chant des prêtres. Toujours la vie frémissait enelle : des bruits perdus, le murmure d’une messe basse,l’agenouillement léger d’une femme, un frisson à peine deviné, rienque l’ardeur dévote d’une prière, dite sans paroles, boucheclose.

Maintenant que les jours croissaient, Angélique, le matin et lesoir, restait longuement accoudée au balcon, côte à côte avec sagrande amie la cathédrale. Elle l’aimait plus encore le soir, quandelle n’en voyait que la masse énorme se détacher d’un bloc sur leciel étoilé. Les plans se perdaient, à peine distinguait-elle lesarcs-boutants jetés comme des ponts dans le vide. Elle la sentaitéveillée sous les ténèbres, pleine d’une songerie de sept siècles,grande des foules qui avaient espéré et désespéré devant sesautels. C’était une veille continue, venant de l’infini du passé,allant à l’éternité de l’avenir, la veille mystérieuse etterrifiante d’une maison où Dieu ne pouvait dormir. Et, dans lamasse noire, immobile et vivante, ses regards retournaient toujoursà la fenêtre d’une chapelle du chœur, au ras des arbustes duClos-Marie, la seule qui s’allumât, ainsi qu’un œil vague ouvertsur la nuit. Derrière, à l’angle d’un pilier, brûlait une lampe desanctuaire. Justement, cette chapelle était celle que les abbésd’autrefois avaient donnée à Jean V d’Hautecœur et à sesdescendants, avec le droit d’y être ensevelis, en récompense deleur largesse. Consacrée à saint Georges, elle avait un vitrail dudouzième siècle, où l’on voyait peinte la légende du saint. Dès lecrépuscule, la légende renaissait de l’ombre, lumineuse, comme uneapparition ; et c’était pourquoi Angélique, les yeux rêveurset charmés, aimait la fenêtre.

Le fond du vitrail était bleu, la bordure, rouge. Sur ce fondd’une sombre richesse, les personnages, dont les draperies volantesindiquaient le nu, s’enlevaient en teintes vives, chaque partiefaite de verres colorés, ombrés de noir, pris dans les plombs.Trois scènes de la légende, superposées, occupaient la fenêtre,jusqu’à l’archivolte. Dans le bas, la fille du roi, sortie de laville en habits royaux, pour être mangée, rencontrait saintGeorges, près de l’étang, d’où émergeait déjà la tête dumonstre ; et une banderole portait ces mots : « Bonchevalier, ne te peris pas pour moy, car tu ne me pourrois ayder nedelivrer, mais periroys avec moy. » Puis, au milieu, c’étaitle combat, le saint à cheval traversant le monstre de part en part,ce qu’expliquait cette phrase : « George brandittellement sa lance qu’il navra le dragon et le gecta àterre. » Enfin, au-dessus, la fille du roi emmenait à la villele monstre vaincu : « George dist : gecte luy taceincture entour le col, et ne te doubte en rien, belle fille. Etquant elle eut ce faict, le dragon la suyvit comme un tresdebonnaire chien. » Lors de son exécution, le vitrail devaitêtre surmonté, dans le plein cintre, d’un motif d’ornement. Mais,plus tard, quand la chapelle appartint aux Hautecœur, ilsremplacèrent ce motif par leurs armes. Et c’était ainsi que, durantles nuits obscures, flambaient, au-dessus de la légende, desarmoiries de travail plus récent, éclatantes. Écartelé, un etquatre, deux et trois, de Jérusalem et d’Hautecœur ; deJérusalem, qui est d’argent à la croix potencée d’or, cantonnée dequatre croisettes de même ; d’Hautecœur, qui est d’azur à laforteresse d’or, avec un écusson de sable au cœur d’argent enabîme, le tout accompagné de trois fleurs de lis d’or, deux enchef, une en pointe. L’écu était soutenu, de dextre et de senestre,par deux chimères d’or, et timbré, au milieu d’un plumail d’azur,du casque d’argent, damasquiné d’or, taré de front et fermé d’onzegrilles, qui est le casque des ducs, maréchaux de France, seigneurstitrés et chefs de compagnies souveraines. Et, pour devise :« Si Dieu volt ie vueil. ».

Peu à peu, à force de le voir perçant le monstre de sa lance,tandis que la fille du roi levait ses mains jointes, Angéliques’était passionnée pour saint Georges. À cette distance, elledistinguait mal les figures, elle les apercevait dans unagrandissement de songe, la fille mince, blonde, avec son proprevisage, le saint candide et superbe, d’une beauté d’archange.C’était elle qu’il venait délivrer, elle lui aurait baisé les mainsde gratitude. Et, à cette aventure qu’elle rêvait confusément, unerencontre au bord d’un lac, un grand péril dont la sauvait un jeunehomme plus beau que le jour, se mêlait le souvenir de sa promenadeau château d’Hautecœur, toute une évocation du donjon féodal,debout sur le ciel, peuplé des hauts seigneurs de jadis. Lesarmoiries luisaient comme un astre des nuits d’été, elle lesconnaissait bien, les lisait couramment, avec leurs mots sonores,elle qui brodait souvent des blasons. Jean V s’arrêtait deporte en porte, dans la ville ravagée par la peste, montait baiserles mourants sur la bouche et les guérissait, en disant :« Si Dieu veut, je veux. » Félicien III, prévenuqu’une maladie empêchait Philippe le Bel de se rendre en Palestine,y allait pour lui, pieds nus, un cierge au poing, ce qui lui avaitfait octroyer un quartier des armes de Jérusalem. D’autres,d’autres histoires s’évoquaient, surtout celles des damesd’Hautecœur, les Mortes heureuses, ainsi que les nommait lalégende. Dans la famille, les femmes mouraient jeunes, en pleinbonheur. Parfois, deux, trois générations étaient épargnées, puisla mort reparaissait, souriante, avec des mains douces, etemportait la fille ou la femme d’un Hautecœur, les plus vieilles àvingt ans, au moment de quelque grande félicité d’amour. Laurette,fille de Raoul Ier, le soir de ses fiançailles avecson cousin Richard, qui habitait le château, s’étant mise à safenêtre, l’aperçut à la sienne, de la tour de David à la tour deCharlemagne ; et elle crut qu’il l’appelait, et comme un rayonde lune jetait entre eux un pont de clarté, elle marcha verslui ; mais, au milieu, dans sa hâte, un faux pas la fit sortirdu rayon, elle tomba et se brisa au pied des tours ; si bienque, depuis ce temps, chaque nuit, lorsque la lune est pure, ellemarche dans l’air, autour du château, que baigne de blancheur lemuet frôlement de sa robe immense. Balbine, femme d’Hervé VII,crut pendant six mois son mari tué à la guerre ; puis, unmatin qu’elle l’attendait toujours, au sommet du donjon, elle lereconnut sur la route qui rentrait, elle descendit en courant, siéperdue de joie, qu’elle en mourut à la dernière marche del’escalier ; et, aujourd’hui, au travers des ruines, dès quetombait le crépuscule, elle descendait encore, on la voyait courird’étage en étage, filer par les couloirs et les pièces, passercomme une ombre derrière les fenêtres béantes, ouvertes sur levide. Toutes revenaient, Ysabeau, Gudule, Yvonne, Austreberthe,toutes les Mortes heureuses, aimées de la mort qui leur avaitépargné la vie, en les enlevant d’un coup d’aile, très jeunes, dansle ravissement de leur premier bonheur. Certaines nuits, leur volblanc emplissait le château, ainsi qu’un vol de colombes. Etjusqu’à la dernière d’elles, la mère du fils de Monseigneur, qu’onavait trouvée étendue sans vie devant le berceau de son enfant, où,malade, elle s’était traînée pour mourir, foudroyée par la joie del’embrasser. Ces histoires hantaient l’imaginationd’Angélique : elle en parlait comme de faits certains, arrivésla veille ; elle avait lu les noms de Laurette et de Balbinesur de vieilles pierres tombales, encastrées dans les murs de lachapelle. Alors, pourquoi donc ne mourrait-elle pas toute jeune,heureuse elle aussi ? Les armoiries rayonnaient, le saintdescendait de son vitrail, et elle était ravie au ciel, dans lepetit souffle d’un baiser.

La Légende le lui avait enseigné : n’est-ce pas le miraclequi est la règle commune, le train ordinaire des choses ? Ilexiste à l’état aigu, continu, s’opère avec une facilité extrême, àtous propos, se multiplie, s’étale, déborde, même inutilement, pourle plaisir de nier les lois de la nature. On vit de plain-pied avecDieu. Abagar, roi d’Édesse, écrit à Jésus qui lui répond. Ignacereçoit des lettres de la Vierge. En tous lieux, la Mère et le Filsapparaissent, prennent des déguisements, causent d’un air debonhomie souriante. Lorsqu’il les rencontre, Étienne est plein defamiliarité. Toutes les vierges épousent Jésus, les martyrs montentau ciel s’unir à Marie. Et, quant aux anges et aux saints, ils sontles ordinaires compagnons des hommes, vont, viennent, passent autravers des murs, se montrent en rêve, parlent du haut des nuages,assistent à la naissance et à la mort, soutiennent dans lessupplices, délivrent des cachots, apportent des réponses, font descommissions. Sur leurs pas, c’est une floraison inépuisable deprodiges. Sylvestre attache la gueule d’un dragon avec un fil. Laterre se hausse, pour servir de siège à Hilaire, que ses compagnonsvoulaient humilier. Une pierre précieuse tombe dans le calice desaint Loup. Un arbre écrase les ennemis de saint Martin, un chienlâche un lièvre, un incendie cesse de brûler, quand il l’ordonne.Marie l’Égyptienne marche sur la mer, des mouches à miels’échappent de la bouche d’Ambroise, à sa naissance.Continuellement, les saints guérissent les yeux malades, lesmembres paralysés ou desséchés, la lèpre, la peste surtout. Pas unemaladie ne résiste au signe de la croix. Dans une foule, lessouffrants et les faibles sont mis à part, pour être guéris enmasse, d’un coup de foudre. La mort est vaincue, les résurrectionssont si fréquentes, qu’elles rentrent dans les petits événements dechaque jour. Et, lorsque les saints eux-mêmes ont rendu l’âme, lesprodiges ne s’arrêtent pas, ils redoublent, ils sont comme lesfleurs vivaces de leurs tombeaux. Deux fontaines d’huile, remèdesouverain, coulent des pieds et de la tête de Nicolas. Une odeur derose monte du cercueil de Cécile, quand on l’ouvre. Celui deDorothée est plein de manne. Tous les os des vierges et des martyrsconfondent les menteurs, forcent les voleurs à restituer leurslarcins, exaucent les vœux des femmes stériles, rendent la santéaux moribonds. Plus rien n’est impossible, l’invisible règne,l’unique loi est le caprice du surnaturel. Dans les temples, lesenchanteurs s’en mêlent, on voit des faucilles faucher toutesseules et des serpents d’airain se mouvoir, on entend des statuesde bronze rire et des loups chanter. Aussitôt, les saintsrépondent, les accablent : des hosties sont changées en chairvivante, des images du Christ laissent échapper du sang, des bâtonsplantés en terre fleurissent, des sources jaillissent, des painschauds se multiplient aux pieds des indigents, un arbre s’inclineet adore Jésus ; et encore les têtes coupées parlent, lescalices brisés se réparent d’eux-mêmes, la pluie s’écarte d’uneéglise pour noyer les palais voisins, la robe des solitaires nes’use point, se refait à chaque saison, comme une peau de bête. EnArménie, les persécuteurs jettent à la mer les cercueils de plombde cinq martyrs, et celui qui contient la dépouille de l’apôtreBarthélemy prend la tête, et les quatre autres l’accompagnent, pourlui faire honneur, et tous, dans le bel ordre d’une escadre, ilsflottent lentement sous la brise, par de longues étendues de mer,jusqu’aux rives de Sicile.

Angélique croyait fermement aux miracles. Dans son ignorance,elle vivait entourée de prodiges, le lever des astres et l’éclosiondes simples violettes. Cela lui semblait fou, de s’imaginer lemonde comme une mécanique, régie par des lois fixes. Tant de choseslui échappaient, elle se sentait si perdue, si faible, au milieu deforces dont il lui était impossible de mesurer la puissance, etqu’elle n’aurait pas même soupçonnées, sans les grands souffles,parfois, qui lui passaient sur la face ! Aussi, en chrétiennede la primitive Église, nourrie des lectures de la Légende,s’abandonnait-elle, inerte, entre les mains de Dieu, avec la tachedu péché originel à effacer ; elle n’avait aucune liberté,Dieu seul pouvait opérer son salut en lui envoyant la grâce ;et la grâce était de l’avoir amenée sous le toit des Hubert, àl’ombre de la cathédrale, vivre une vie de soumission, de pureté etde croyance. Elle l’entendait gronder au fond d’elle, le démon dumal héréditaire. Qui sait ce qu’elle serait devenue, dans le solnatal ? une mauvaise fille sans doute ; tandis qu’ellegrandissait en santé nouvelle, à chaque saison, dans ce coin béni.N’était-ce pas la grâce, ce milieu fait des contes qu’elle savaitpar cœur, de la foi qu’elle y avait bue, de l’au-delà mystique oùelle baignait, ce milieu de l’invisible où le miracle lui semblaitnaturel, de niveau avec son existence quotidienne ? Ill’armait pour le combat de la vie, comme la grâce armait lesmartyrs. Et elle le créait elle-même, à son insu : il naissaitde son imagination échauffée de fables, des désirs inconscients desa puberté ; il s’élargissait de tout ce qu’elle ignorait,s’évoquait de l’inconnu qui était en elle et dans les choses. Toutvenait d’elle pour retourner à elle, l’homme créait Dieu poursauver l’homme, il n’y avait que le rêve. Parfois, elle s’étonnait,se touchait le visage, pleine de trouble, doutant de sa proprematérialité. N’était-elle pas une apparence qui disparaîtrait,après avoir créé une illusion ?

Une nuit de mai, à ce balcon où elle passait de si longuesheures, elle éclata en larmes. Elle n’avait point de tristesse,elle était bouleversée par une attente, bien que personne ne dûtvenir. Il faisait très noir, le Clos-Marie se creusait comme untrou d’ombre, sous le ciel criblé d’étoiles, et elle ne distinguaitque les masses ténébreuses des vieux ormes de l’Évêché et del’hôtel Voincourt. Seul, le vitrail de la chapelle luisait. Sipersonne ne devait venir, pourquoi donc son cœur battait-il ainsi,à larges coups ? C’était une attente qui datait de loin, dufond de sa jeunesse, une attente qui avait grandi avec l’âge, pouraboutir à cette fièvre anxieuse de sa puberté. Rien ne l’auraitsurprise, il y avait des semaines qu’elle entendait bruire desvoix, dans ce coin de mystère peuplé de son imagination. La Légendey avait lâché son monde surnaturel de saints et de saintes, lemiracle était prêt à y fleurir. Elle comprenait bien que touts’animait, que les voix venaient des choses, jadis silencieuses,que les feuilles des arbres, les eaux de la Chevrotte, les pierresde la cathédrale lui parlaient. Mais qui donc annonçaient ainsi leschuchotements de l’invisible, que voulaient faire d’elle les forcesignorées, soufflant de l’au-delà et flottant dans l’air ? Ellerestait les yeux sur les ténèbres, comme à un rendez-vous quepersonne ne lui avait donné, et elle attendait, elle attendaittoujours, jusqu’à tomber de sommeil, tandis qu’elle sentaitl’inconnu décider de sa vie, en dehors de son vouloir.

Pendant une semaine, Angélique pleura ainsi, dans la nuitsombre. Elle revenait là, et patientait. L’enveloppement, autourd’elle, continuait, augmentait chaque soir, comme si l’horizon sefût rétréci et l’eût oppressée. Les choses pesaient sur son cœur,les voix maintenant bourdonnaient au fond de son crâne, sansqu’elle les entendît plus clairement. C’était une prise depossession lente, toute la nature, la terre avec le vaste cielentrant dans son être. Au moindre bruit, ses mains brûlaient, sesyeux s’efforçaient de percer les ténèbres. Était-ce enfin leprodige attendu ? Non, rien encore, rien que le battementd’ailes d’un oiseau de nuit, sans doute. Et elle tendait de nouveaul’oreille, elle percevait jusqu’au bruissement différent desfeuilles, dans les ormes et dans les saules. Vingt fois, ainsi, unfrisson la secoua toute, lorsqu’une pierre roulait dans le ruisseauou qu’une bête rôdeuse glissait d’un mur. Elle se penchait,défaillante. Rien, rien encore.

Enfin, un soir qu’une obscurité plus chaude tombait du ciel sanslune, quelque chose commença. Elle craignit de se tromper, celaétait si léger, presque insensible, un petit bruit, nouveau parmiles bruits qu’elle connaissait. Il tardait à se reproduire, elleretenait son haleine. Puis, il se fit entendre plus fort, toujoursconfus. Elle aurait dit le bruit lointain, à peine deviné d’un pas,ce tremblement de l’air annonçant une approche, hors de la vue etdes oreilles. Ce qu’elle attendait venait de l’invisible, sortaitlentement de tout ce qui frissonnait à son entour. Pièce à pièce,cela se dégageait de son rêve, comme une réalisation des vaguessouhaits de sa jeunesse. Était-ce le saint Georges du vitrail qui,de ses pieds muets d’image peinte, foulait les hautes herbes pourmonter vers elle ? La fenêtre justement pâlissait, elle nevoyait plus nettement le saint, pareil à une petite nuée pourpre,brouillée, évaporée. Cette nuit-là, elle n’en put apprendredavantage. Mais, le lendemain, à la même heure, par la mêmeobscurité, le bruit augmenta, se rapprocha un peu. C’était un bruitde pas, certainement, des pas de vision effleurant le sol. Ilscessaient, ils reprenaient, ici et là, sans qu’il lui fût possiblede préciser l’endroit. Peut-être lui arrivaient-ils du jardin desVoincourt, quelque promeneur nocturne attardé sous les ormes.Peut-être, plutôt, sortaient-ils des massifs touffus de l’Évêché,des grands lilas dont l’odeur violente lui noyait le cœur. Elleavait beau fouiller les ténèbres, son ouïe seule l’avertissait duprodige attendu, son odorat aussi, ce parfum accru des fleurs,comme si une haleine s’y fût mêlée. Et, pendant plusieurs nuits, lecercle des pas se resserra sous le balcon, elle les écoutas’avancer jusqu’au mur, à ses pieds. Là, ils s’arrêtaient, et unlong silence se faisait alors, et l’enveloppement s’achevait, cetteétreinte lente et grandissante de l’ignoré, où elle se sentaitdéfaillir.

Les soirées suivantes, parmi les étoiles, elle vit paraître lemince croissant de la lune nouvelle. Mais l’astre déclinait avec lejour finissant et s’en allait, derrière le comble de la cathédrale,pareil à un œil de clarté vive que la paupière recouvre. Elle lesuivait, le regardait s’élargir à chaque crépuscule, impatiente dece flambeau, qui allait enfin éclairer l’invisible. Peu à peu, eneffet, le Clos-Marie sortait de l’obscurité, avec les ruines de sonvieux moulin, ses bouquets d’arbres, son ruisseau rapide. Et alors,dans la lumière, la création continua. Ce qui venait du rêve finitpar prendre l’ombre d’un corps. Car elle n’aperçut d’abord qu’uneombre effacée se mouvant sous la lune. Qu’était-ce donc ?l’ombre d’une branche balancée par le vent ? Parfois, touts’évanouissait, le champ dormait dans une immobilité de mort, ellecroyait à une hallucination de sa vue. Puis, le doute ne fut pluspossible, une tache sombre avait franchi un espace éclairé, seglissant d’un saule à un autre. Elle la perdait, la retrouvait,sans jamais arriver à la définir. Un soir, elle crut reconnaître lafuite leste de deux épaules, et ses yeux se portèrent aussitôt surle vitrail : il était grisâtre, comme vidé, éteint par la lunequi l’éclairait en plein. Dès ce moment, elle remarqua que l’ombrevivante s’allongeait, se rapprochait de sa fenêtre, gagnanttoujours, de trous noirs en trous noirs, parmi les herbes, le longde l’église. À mesure qu’elle la devinait plus proche, une émotiongrandissante l’envahissait, cette sensation nerveuse qu’on éprouveà être regardé par des yeux de mystère, qu’on ne voit point.Sûrement, un être était là, sous les feuilles, qui, les regardslevés, ne la quittait plus. Elle avait, sur les mains, sur levisage, l’impression physique de ces regards, longs, très doux,craintifs aussi ; elle ne s’y dérobait pas, parce qu’elle lessentait purs, venus du monde enchanté de la Légende ; et sonanxiété première se changeait en un trouble délicieux, dans sacertitude du bonheur. Une nuit, brusquement, sur la terre blanchede lune, l’ombre se dessina d’une ligne franche et nette, l’ombred’un homme, qu’elle ne pouvait voir, caché derrière les saules.L’homme ne bougeait pas, elle regarda longtemps l’ombreimmobile.

Dès lors, Angélique eut un secret. Sa chambre nue, badigeonnée àla chaux, toute blanche, en était emplie. Elle restait des heures,dans son grand lit, où elle se perdait, si mince, les yeux clos,mais ne dormant pas, revoyant toujours l’ombre immobile, sur le soléclatant. À l’aube, quand elle rouvrait les paupières, ses regardsallaient de l’armoire énorme au vieux coffre, du poêle de faïence àla petite table de toilette, dans la surprise de ne pas retrouverlà ce profil mystérieux, qu’elle eût dessiné d’un trait sûr, demémoire. Elle l’avait revu en dormant, glisser parmi les bruyèrespâles de ses rideaux. Ses songes comme sa veille en étaientpeuplés. C’était une ombre compagne de la sienne, elle avait deuxombres, bien qu’elle fût seule, avec son rêve. Et ce secret, ellene le confia à personne, pas même à Hubertine, à laquelle,jusque-là, elle avait tout dit. Lorsque celle-ci la questionnait,étonnée de sa joie, elle devenait très rouge, elle répondait que leprintemps précoce la rendait joyeuse. Du matin au soir, ellebourdonnait, ainsi qu’une mouche ivre des premiers soleils. Jamaisles chasubles qu’elle brodait n’avaient flambé d’un telresplendissement de soie et d’or. Les Hubert, souriants, lacroyaient simplement bien portante. Sa gaieté montait à mesure quetombait le jour, elle chantait au lever de la lune, et quandl’heure était arrivée, elle s’accoudait au balcon, elle voyaitl’ombre. Pendant tout le quartier, elle la trouva exacte à chaquerendez-vous, droite et muette, sans qu’elle en sût davantage,ignorante de l’être qui devait la produire. N’était-ce donc qu’uneombre, une apparence seulement, peut-être le saint disparu duvitrail, peut-être l’ange qui avait aimé Cécile autrefois, quidescendait l’aimer à son tour ? Cette pensée la rendaitorgueilleuse, lui était très douce, comme une caresse venue del’invisible. Puis, une impatience la prit de connaître, son attenterecommença.

La lune, en son plein, éclairait le Clos-Marie. Quand elle étaitau zénith, les arbres, sous la lumière blanche qui tombaitd’aplomb, n’avaient plus d’ombres, pareils à des fontainesruisselantes de muettes clartés. Tout le champ s’en trouvaitbaigné, une onde lumineuse l’emplissait, d’une limpidité decristal ; et l’éclat en était si pénétrant, qu’on ydistinguait jusqu’à la découpure fine des feuilles de saule. Lemoindre frisson de l’air semblait rider ce lac de rayons, endormidans sa paix souveraine, entre les grands ormes des jardins voisinset la croupe géante de la cathédrale.

Deux soirées s’étaient passées encore, lorsque, la troisièmenuit, en venant s’accouder, Angélique reçut au cœur un chocviolent. Là, dans la clarté vive, elle l’aperçut debout, tournévers elle. Son ombre, ainsi que celle des arbres, s’était repliéesous ses pieds, avait disparu. Il n’y avait plus que lui, trèsclair. À cette distance, elle le voyait comme en plein jour, âgé devingt ans, blond, grand et mince. Il ressemblait au saint Georges,à un Jésus superbe, avec ses cheveux bouclés, sa barbe légère, sonnez droit, un peu fort, ses yeux noirs, d’une douceur hautaine. Etelle le reconnaissait parfaitement : jamais elle ne l’avait vuautre, c’était lui, c’était ainsi qu’elle l’attendait. Le prodiges’achevait enfin, la lente création de l’invisible aboutissait àcette apparition vivante. Il sortait de l’inconnu, du frisson deschoses, des voix murmurantes, des jeux mouvants de la nuit, de toutce qui l’avait enveloppée, jusqu’à la faire défaillir. Aussi levoyait-elle à deux pieds du sol, dans le surnaturel de sa venue,tandis que le miracle l’entourait de toutes parts, flottant sur lelac mystérieux de la lune. Il gardait pour escorte le peuple entierde la Légende, les saints dont les bâtons fleurissent, les saintesdont les blessures laissent pleuvoir du lait. Et le vol blanc desvierges pâlissait les étoiles.

Angélique le regardait toujours. Il leva les deux bras, lestendit, grands ouverts. Elle n’avait pas peur, elle luisouriait.

Chapitre 5

 

C’était une affaire, tous les trois mois, lorsque Hubertinecoulait la lessive. On louait une femme, la mère Gabet ;pendant quatre jours, les broderies en étaient oubliées ; etAngélique elle-même s’en mêlait, se faisait ensuite une récréationdu savonnage et du rinçage, dans les eaux claires de la Chevrotte.Au sortir de la cendre, on brouettait le linge par la petite portede communication. On vivait les journées dans le Clos-Marie, enplein air, en plein soleil.

– Mère, cette fois, je lave, ça m’amuse tant !

Et, secouée de rires, les manches retroussées au-dessus descoudes, brandissant le battoir, Angélique tapait de bon cœur, dansla joie et la santé de cette rude besogne qui l’éclaboussaitd’écume.

– Ça me durcit les bras, ça me fait du bien,mère !

La Chevrotte coupait le champ de biais, d’abord endormie, puistrès rapide, lancée en gros bouillons sur une pente caillouteuse.Elle sortait du jardin de l’Évêché, par une sorte de vanne, laisséeau bas de la muraille ; et, à l’autre bout, à l’angle del’hôtel Voincourt, elle disparaissait sous une arche voûtée,s’engouffrait dans le sol, pour reparaître, deux cents mètres plusloin, tout le long de la rue Basse, jusqu’au Ligneul, où elle sejetait. De sorte qu’il fallait bien veiller sur le linge, car onpouvait courir : toute pièce lâchée était une pièceperdue.

– Mère, attendez, attendez !… Je vais mettre cettegrosse pierre sur les serviettes. Nous verrons si elle lesemportera, la voleuse !

Elle calait la pierre, elle retournait en arracher une autre auxdécombres du moulin, ravie de se dépenser, de se fatiguer ;et, quand elle se meurtrissait un doigt, elle le secouait, elledisait que ce n’était rien. Dans la journée, la famille de pauvresqui se terrait sous ces ruines, s’en allait à l’aumône, débandéepar les routes. Le clos restait solitaire, d’une solitudedélicieuse et fraîche, avec ses bouquets de saules pâles, ses hautspeupliers, son herbe surtout, son débordement d’herbe folle, sivivace, qu’on y entrait jusqu’aux épaules. Un silence frissonnantvenait des deux parcs voisins, dont les grands arbres barraientl’horizon. Dès trois heures, l’ombre de la cathédrale s’allongeait,d’une douceur recueillie, d’un parfum évaporé d’encens.

Et elle battait le linge plus fort, de toute la force de sonbras frais et blanc.

– Mère, mère ! ce que je vais manger, ce soir !…Ah ! vous savez, vous m’avez promis une tarte aux fraises.

Mais, pour cette lessive, le jour du rinçage, Angélique restaseule. La mère Gabet, souffrant d’une crise brusque de sasciatique, n’était pas venue ; et d’autres soins de ménageretenaient Hubertine au logis. Agenouillée dans sa boîte garnie depaille, la jeune fille prenait les pièces une à une, les agitaitlonguement, jusqu’à ce que l’eau n’en fût plus troublée, d’unelimpidité de cristal. Elle ne se hâtait point, elle éprouvaitdepuis le matin une curiosité inquiète, ayant eu l’étonnement detrouver là un vieil ouvrier en blouse grise, qui dressait un légeréchafaud, devant la fenêtre de la chapelle Hautecœur. Est-ce qu’onvoulait réparer le vitrail ? Il en avait bon besoin : desverres manquaient dans le saint Georges ; d’autres, cassés aucours des siècles, étaient remplacés par de simples vitres.Pourtant, cela l’irritait. Elle était si habituée aux lacunes dusaint perçant le dragon, et de la fille du roi l’emmenant avec saceinture, qu’elle les pleurait déjà, comme si l’on avait eu ledessein de les mutiler. Il y avait sacrilège à changer de sivieilles choses. Et, tout d’un coup, lorsqu’elle revint dedéjeuner, sa colère s’en alla : un second ouvrier était surl’échafaud, jeune celui-ci, également vêtu d’une blouse grise. Etelle l’avait reconnu, c’était lui.

Gaiement, sans embarras, Angélique reprit sa place, à genouxdans la paille de sa boîte. Puis, de ses poignets nus, elle seremit à agiter le linge au fond de l’eau claire. C’était lui,grand, mince, blond, avec sa barbe fine et ses cheveux bouclés dejeune dieu, aussi blanc de peau qu’elle l’avait vu sous lablancheur de la lune. Puisque c’était lui, le vitrail n’avait rienà craindre : s’il y touchait, il l’embellirait. Et ellen’éprouvait aucune désillusion, à le retrouver vêtu de cetteblouse, ouvrier comme elle, peintre verrier sans doute. Cela, aucontraire, la faisait sourire, dans son absolue certitude en sonrêve de royale fortune. Il n’y avait qu’apparence. À quoi bonsavoir ? Un matin, il serait celui qu’il devait être. La pluied’or ruisselait du comble de la cathédrale, une marche triomphaleéclatait, dans le grondement lointain des orgues. Même elle ne sedemandait pas quel chemin il prenait pour être là, de nuit et dejour. À moins d’habiter une des maisons voisines, il ne pouvaitpasser que par la ruelle des Guerdaches, qui longeait le mur del’Évêché, jusqu’à la rue Magloire.

Alors, une heure charmante s’écoula. Elle se penchait, ellerinçait son linge, le visage touchant presque l’eau fraîche ;mais, à chaque nouvelle pièce, elle levait la tête, jetait un coupd’œil, où, dans l’émoi de son cœur, perçait une pointe de malice.Et, lui, sur l’échafaud, l’air très occupé à constater l’état duvitrail, la regardait de biais, gêné dès qu’elle le surprenaitainsi, tourné vers elle. C’était une chose étonnante comme ilrougissait vite, le teint brusquement coloré, de très blanc qu’ilétait. À la moindre émotion, colère ou tendresse, tout le sang deses veines lui montait à la face. Il avait des yeux de bataille, etil était si timide, quand il la sentait l’examiner, qu’ilredevenait un petit enfant, embarrassé de ses mains, bégayant desordres au vieil homme, son compagnon. Elle, ce qui l’égayait, danscette eau dont la turbulence lui rafraîchissait les bras, était dele deviner innocent comme elle, ignorant de tout, avec la passiongourmande de mordre à la vie. On n’a pas besoin de dire à voixhaute ce qui est, des messagers invisibles l’apportent, des bouchesmuettes le répètent. Elle levait la tête, le surprenait à détournerla sienne, et les minutes coulaient, et cela était délicieux.

Soudain, elle le vit qui sautait de l’échafaud, puis qui s’enéloignait à reculons, au travers des herbes, comme pour prendre duchamp, afin de mieux voir. Mais elle faillit éclater de rire,tellement cela était clair, qu’il voulait se rapprocher d’elle,uniquement. Il avait mis à sauter une décision farouche d’homme quirisque tout, et la drôlerie touchante, maintenant, était qu’ilrestait planté à quelques pas, lui tournant le dos, n’osant seretourner, dans le mortel embarras de son action trop vive. Uninstant, elle crut bien qu’il repartirait vers le vitrail, ainsiqu’il en était venu, sans un coup d’œil en arrière. Pourtant, ilprit une résolution désespérée, il se retourna ; et, comme,justement, elle levait la tête, avec son rire malicieux, leursregards se rencontrèrent, demeurèrent l’un dans l’autre. Ce fut,pour les deux, une grande confusion : ils perdaientcontenance, ils n’en seraient jamais sortis, s’il ne s’étaitproduit alors un incident dramatique.

– Oh ! mon Dieu ! cria-t-elle, désolée.

Dans son émotion, la camisole de basin qu’elle rinçait, d’unemain inconsciente, venait de lui échapper ; et le ruisseaurapide l’emportait ; et, une minute encore, elle allaitdisparaître, au coin du mur des Voincourt, sous l’arche voûtée, oùs’engouffrait la Chevrotte.

Il y eut quelques secondes d’angoisse. Il avait compris, s’étaitélancé. Mais le courant bondissait sur les cailloux, cettediablesse de camisole courait plus vite que lui. Il se penchait,croyait la saisir, ne prenait qu’une poignée d’écume. Deux fois, illa manqua. Enfin, excité, de l’air brave dont on se jette au périlde sa vie, il entra dans l’eau, il sauva la camisole, juste àl’instant où elle s’abîmait sous terre.

Angélique, qui, jusque-là, avait suivi anxieusement lesauvetage, sentit le rire, le bon rire lui remonter des flancs.Ah ! cette aventure qu’elle avait tant rêvée, cette rencontreau bord d’un lac, ce terrible danger dont la délivrait un jeunehomme plus beau que le jour ! Saint Georges, le tribun, leguerrier, n’était plus que ce peintre sur verre, ce jeune ouvrieren blouse grise. Quand elle le vit revenir, les jambes trempées,tenant la camisole ruisselante d’un geste gauche, comprenant leridicule de la passion qu’il avait mise à l’arracher des flots,elle dut se mordre les lèvres, pour contenir la fusée de gaieté quilui chatouillait la gorge.

Lui, s’oubliait à la regarder. Elle était si adorable d’enfance,dans ce rire qu’elle retenait et dont sa jeunesse vibraittoute ! Éclaboussée d’eau, les bras glacés par le courant,elle sentait bon la pureté, la limpidité des sources vives,jaillissant de la mousse des forêts. C’était de la santé et de lajoie, au grand soleil. On la devinait bonne ménagère, et reinepourtant, dans sa robe de travail, avec sa taille élancée, sonvisage long de fille de roi, tel qu’il en passe au fond deslégendes. Et il ne savait plus comment lui rendre le linge,tellement il la trouvait belle, de la beauté d’art qu’il aimait.Cela l’enrageait davantage, d’avoir l’air d’un innocent, car ils’apercevait très bien de l’effort qu’elle faisait pour ne pasrire. Il dut se décider, il lui remit la camisole.

Alors, Angélique comprit que, si elle desserrait les lèvres,elle éclatait. Ce pauvre garçon ! il la touchaitbeaucoup ; mais cela était irrésistible, elle était tropheureuse, elle avait un besoin de rire, de rire à perdre haleine,qui la débordait.

Enfin, elle crut qu’elle pouvait parler, voulut diresimplement :

– Merci, monsieur.

Mais le rire était revenu, le rire la fit bégayer, lui coupa laparole ; et le rire sonnait très haut, une pluie de notessonores, qui chantaient, sous l’accompagnement cristallin de laChevrotte. Lui, déconcerté, ne trouva rien, pas un mot. Son visage,si blanc, s’était brusquement empourpré ; ses yeux d’enfanttimide avaient flambé, pareils à des yeux d’aigle. Et il s’en alla,il avait disparu avec le vieil ouvrier, qu’elle riait encore,penchée sur l’eau claire, s’éclaboussant de nouveau à rincer sonlinge, dans l’éclatant bonheur de cette journée.

Le lendemain, dès six heures, on étendit le linge, dont lepaquet s’égouttait depuis la veille. Justement, un grand vents’était levé qui aidait au séchage. Même, pour que les pièces nefussent pas emportées, on dut les fixer avec des pierres, auxquatre coins. Toute la lessive était là, étalée, très blanche parmil’herbe verte, sentant bon l’odeur des plantes ; et le présemblait s’être fleuri soudain de nappes neigeuses depâquerettes.

Après le déjeuner, lorsqu’elle revint donner un regard,Angélique se désespéra : la lessive entière menaçait des’envoler, tellement les coups de vent devenaient forts, dans leciel bleu, d’une limpidité vive, comme épuré par ces grandssouffles ; et, déjà, un drap avait filé, des serviettesétaient allées se plaquer contre les branches d’un saule. Ellerattrapa les serviettes. Mais, derrière elle, des mouchoirspartaient. Et personne ! elle perdait la tête. Lorsqu’ellevoulut étendre le drap, elle dut se battre. Il l’étourdissait,l’enveloppait d’un claquement de drapeau. Dans le vent, elleentendit alors une voix qui disait :

– Mademoiselle, désirez-vous que je vous aide ?

C’était lui, et tout de suite elle cria, sans autrepréoccupation que son souci de ménagère :

– Mais bien sûr, aidez-moi donc !… Prenez le bout,là-bas ! tenez ferme !

Le drap, qu’ils étiraient de leurs bras solides, battait commeune voile. Puis, ils le posèrent sur l’herbe, ils remirent auxquatre coins des pierres plus grosses. Et, maintenant qu’ils’affaissait, dompté, ni lui ni elle ne se relevaient, agenouillésaux deux bouts, séparés par ce grand linge, d’une blancheuréblouissante.

Elle finit par sourire, mais sans malice, d’un sourire deremerciement. Il s’enhardit.

– Moi, je me nomme Félicien.

– Et moi, Angélique.

– Je suis peintre verrier, on m’a chargé de réparer cevitrail.

– J’habite là, avec mes parents, et je suis brodeuse.

Le grand vent emportait leurs paroles, les flagellait de sapureté vivace, dans le chaud soleil dont ils étaient baignés. Ilsse disaient des choses qu’ils savaient, pour le plaisir de se lesdire.

– On ne va pas le remplacer, le vitrail ?

– Non, non. La réparation ne se verra seulement pas… Jel’aime autant que vous l’aimez.

– C’est vrai, je l’aime. Il est si doux de couleur !…J’en ai brodé un, de saint Georges, mais il était moins beau.

– Oh ! moins beau… Je l’ai vu, si c’est le saintGeorges de la chasuble de velours rouge que l’abbé Cornille avaitdimanche. Une merveille !

Elle rougit de plaisir et lui cria brusquement :

– Mettez donc une pierre sur le bord du drap, à votregauche. Le vent va nous le reprendre.

Il s’empressa, chargea le linge qui avait eu une grandepalpitation, le battement d’ailes d’un oiseau captif, s’efforçantde voler encore. Et, comme il ne remuait plus, cette fois, tousdeux se relevèrent.

Maintenant, elle marchait par les étroits sentiers d’herbe,entre les pièces, donnait un coup d’œil à chacune ; tandis quelui la suivait, très affairé, l’air préoccupé énormément de laperte possible d’un tablier ou d’un torchon. Cela semblait toutnaturel. Aussi continuait-elle de causer, racontant ses journées,expliquant ses goûts.

– Moi, j’aime que les choses soient à leur place… Le matin,c’est le coucou de l’atelier qui me réveille, toujours à sixheures ; et il ne ferait pas clair, que jem’habillerais : mes bas sont ici, le savon est là, une vraiemanie. Oh ! je ne suis pas née comme ça, j’étais d’undésordre ! Mère a dû en dire, des paroles !… Et, àl’atelier, je ne ferais rien de bon, si ma chaise n’était pas aumême endroit, en face du jour. Heureusement que je ne suis nigauchère ni droitière, et que je brode des deux mains, ce qui estune grâce, car toutes n’y parviennent pas… C’est comme les fleursque j’adore, je ne puis en garder un bouquet près de moi, sansavoir des maux de tête terribles. Je supporte les violettes seules,et c’est surprenant, l’odeur m’en calme plutôt. Au moindre malaise,je n’ai qu’à respirer des violettes, elles me soulagent.

Il l’écoutait, ravi. Il se grisait de la douceur de sa voix,qu’elle avait d’un charme extrême, pénétrante et prolongée ;et il devait être particulièrement sensible à cette musiquehumaine, car l’inflexion caressante, sur certaines syllabes, luimouillait les yeux.

– Ah ! dit-elle en s’interrompant, voici les chemisesqui sont bientôt sèches.

Puis, elle acheva ses confidences, dans le besoin naïf etinconscient de se faire connaître.

– Le blanc, c’est toujours beau, n’est-ce pas ?Certains jours, j’ai assez du bleu, du rouge, de toutes lescouleurs ; tandis que le blanc est une joie complète dontjamais je ne me lasse. Rien n’y blesse, on voudrait s’y perdre…Nous avions un chat blanc, avec des taches jaunes, et je lui avaispeint ses taches. Il était très bien, mais ça n’a pas tenu…Tenez ! ce que mère ne sait pas, je garde tous les déchets desoie blanche, j’en ai plein un tiroir, pour rien, pour le plaisirde les regarder et de les toucher, de temps en temps… Et j’ai unautre secret, oh ! un gros celui-là ! Quand je m’éveille,chaque matin, il y a près de mon lit, quelqu’un, oui ! uneblancheur qui s’envole.

Il n’eut pas un doute, il parut fermement la croire. Celan’était-il pas simple et dans l’ordre ? Une jeune princesse nel’aurait point conquis si vite, parmi les magnificences de sa cour.Elle avait, au milieu de tout ce linge blanc, sur cette herbeverte, un grand air charmant, joyeux et souverain, qui le prenaitau cœur, d’une étreinte grandissante. C’en était fait, il n’y avaitplus qu’elle, il la suivrait jusqu’au bout de la vie. Ellecontinuait à marcher, de son petit pas rapide, en tournant parfoisla tête, avec un sourire ; et il venait derrière toujours,suffoqué de ce bonheur, sans aucun espoir de l’atteindrejamais.

Mais une bourrasque souffla, un vol de menus linges, des cols etdes manchettes de percale, des fichus et des guimpes de batiste,fut soulevé, s’abattit au loin, ainsi qu’une troupe d’oiseauxblancs, roulés dans la tempête.

Et Angélique se mit à courir.

– Ah ! mon Dieu ! arrivez donc ! aidez-moidonc !

Tous deux s’étaient précipités. Elle arrêta un col, sur le bordde la Chevrotte. Lui, déjà, tenait deux guimpes, retrouvées aumilieu de hautes orties. Les manchettes, une à une, furentreconquises. Mais, dans leurs courses à toutes jambes, trois foiselle venait de l’effleurer, des plis envolés de sa jupe ; et,chaque fois, il avait eu une secousse au cœur, la face subitementrouge. À son tour, il la frôla, en faisant un saut pour rattraperle dernier fichu, qui lui échappait. Elle était restée debout,immobile, étouffant. Un trouble noyait son rire, elle neplaisantait plus, ne se moquait plus de ce grand garçon innocent etgauche. Qu’avait-elle donc, pour n’être plus gaie et pour défaillirainsi, sous cette angoisse délicieuse ? Quand il lui tendit lefichu, leurs mains, par hasard, se touchèrent. Ils tressaillirent,ils se contemplèrent, éperdus. Elle s’était reculée vivement, elledemeura quelques secondes à ne savoir que résoudre, dans lacatastrophe extraordinaire qui lui arrivait. Puis, tout d’un coup,affolée, elle prit sa course, elle se sauva, les bras pleins dumenu linge, abandonnant le reste.

Félicien, alors, voulut parler.

– Oh ! de grâce… je vous en prie…

Le vent redoublait, lui coupait le souffle. Désespéré, il laregardait courir, comme si ce grand vent l’eût emportée. Ellecourait, elle courait parmi la blancheur des draps et des nappes,dans l’or pâle du soleil oblique. L’ombre de la cathédrale semblaitla prendre, et elle était sur le point de rentrer chez elle, par lapetite porte du jardin, sans un regard en arrière. Mais, au seuil,vivement, elle se retourna, saisie d’une bonté subite, ne voulantpas qu’il la crût trop fâchée. Et, confuse, souriante, ellecria :

– Merci ! merci !

Était-ce de l’avoir aidée à rattraper son linge qu’elle leremerciait ? Était-ce d’autre chose ? Elle avait disparu,la porte se refermait.

Et lui demeura seul, au milieu du champ, sous les grandesrafales régulières, qui soufflaient, vivifiantes, dans le ciel pur.Les ormes de l’Évêché s’agitaient avec un long bruit de houle, unevoix haute clamait au travers des terrasses et des arcs-boutants dela cathédrale. Mais il n’entendait plus que le claquement légerd’un petit bonnet, noué à une branche de lilas ainsi qu’un bouquetblanc, et qui était à elle.

À partir de cette journée, chaque fois qu’Angélique ouvrit safenêtre, elle aperçut Félicien, en bas, dans le Clos-Marie. Ilavait le prétexte du vitrail, il y vivait, sans que le travailavançât le moins du monde. Pendant des heures, il s’oubliaitderrière un buisson, allongé sur l’herbe, guettant entre lesfeuilles. Et cela était très doux, d’échanger un sourire, matin etsoir. Elle, heureuse, n’en demandait pas davantage. La lessive nedevait revenir que dans trois mois, la porte du jardin, jusque-là,resterait close. Mais, à se voir quotidiennement, ce serait si vitepassé, trois mois ! et puis, y avait-il un bonheur plus grandque de vivre de la sorte, le jour pour le regard du soir, la nuitpour le regard du matin ?

Dès la première rencontre, Angélique avait tout dit, seshabitudes, ses goûts, les petits secrets de son cœur. Lui,silencieux, se nommait Félicien, et elle ne savait rien autre.Peut-être cela devait-il être ainsi, la femme se donnant toute,l’homme se réservant dans l’inconnu. Elle n’éprouvait aucunecuriosité hâtive, elle souriait, à l’idée des choses qui seréaliseraient, sûrement. Puis, ce qu’elle ignorait ne comptait pas,se voir importait seul. Elle ne savait rien de lui, et elle leconnaissait au point de lire ses pensées dans son regard. Il étaitvenu, elle l’avait reconnu, et ils s’aimaient.

Alors, ils jouirent délicieusement de cette possession, àdistance. C’étaient sans cesse des ravissements nouveaux, pour lesdécouvertes qu’ils faisaient. Elle avait des mains longues, abîméespar l’aiguille, qu’il adora. Elle remarqua ses pieds minces, ellefut orgueilleuse de leur petitesse. Tout en lui la flattait, ellelui était reconnaissante d’être beau, elle ressentit une joieviolente, le soir où elle constata qu’il avait la barbe d’un blondplus cendré que les cheveux, ce qui donnait à son rire une douceurextrême. Lui, s’en alla éperdu d’ivresse, un matin qu’elle s’étaitpenchée et qu’il avait aperçu, sur son cou délicat, un signe brun.Leurs cœurs aussi se mettaient à nu, ils y eurent des trouvailles.Certainement, le geste dont elle ouvrait sa fenêtre, ingénu etfier, disait que, dans sa condition de petite brodeuse, elle avaitl’âme d’une reine. De même, elle le sentait bon, en voyant de quelpas léger il foulait les herbes. C’était, autour d’eux, unrayonnement de qualités et de grâces, à cette heure première deleur rencontre. Chaque entrevue apportait son charme. Il leursemblait que jamais ils n’épuiseraient cette félicité de sevoir.

Cependant, Félicien marqua bientôt quelque impatience. Il nerestait plus allongé des heures, au pied d’un buisson, dansl’immobilité d’un bonheur absolu. Dès qu’Angélique paraissait,accoudée, il devenait inquiet, tâchait de se rapprocher d’elle. Etcela finissait par la fâcher un peu, car elle craignait qu’on ne leremarquât. Un jour même, il y eut une vraie brouille : ils’était avancé jusqu’au mur, elle dut quitter le balcon. Ce fut unecatastrophe, il en demeura bouleversé, le visage si éloquent desoumission et de prière, qu’elle pardonna le lendemain, ens’accoudant à l’heure habituelle. Mais l’attente ne lui suffisaitplus, il recommença. Maintenant, il semblait être partout à lafois, dans le Clos-Marie, qu’il emplissait de sa fièvre. Il sortaitde derrière chaque tronc d’arbre, il apparaissait au-dessus dechaque touffe de ronces. Comme les ramiers des grands ormes, ildevait avoir son logis aux environs, entre deux branches. LaChevrotte lui était un prétexte à vivre là, penché au-dessus ducourant, où il avait l’air de suivre le vol des nuages. Un jour,elle le vit parmi les ruines du moulin, debout sur la charpented’un hangar éventré, heureux d’être ainsi monté un peu, dans sonregret de ne pouvoir voler jusqu’à son épaule. Un autre jour, elleétouffa un léger cri, en l’apercevant plus haut qu’elle, entre deuxfenêtres de la cathédrale, sur la terrasse des chapelles du chœur.Comment avait-il pu atteindre cette galerie, fermée d’une portedont le bedeau gardait la clef ? Comment, d’autres fois, leretrouva-t-elle en plein ciel, parmi les arcs-boutants de la nef etles pinacles des contreforts ? De ces hauteurs, il plongeaitau fond de sa chambre, ainsi que les hirondelles volant à la pointedes clochetons. Jamais elle n’avait eu l’idée de se cacher. Et, dèslors, elle se barricada, et un trouble la prenait, grandissant, àse sentir envahie, à être toujours deux. Si elle n’avait pas dehâte, pourquoi donc son cœur battait-il si fort, comme le bourdondu clocher en plein branle des grandes fêtes ?

Trois jours se passèrent, sans qu’Angélique se montrât, effrayéede l’audace croissante de Félicien. Elle se jurait de ne plus lerevoir, elle s’excitait à le détester. Mais il lui avait donné desa fièvre, elle ne pouvait rester en place, tous les prétextes luiétaient bons à lâcher la chasuble qu’elle brodait. Aussi, ayantappris que la mère Gabet gardait le lit, dans le plus profonddénuement, alla-t-elle la visiter chaque matin. C’était rue desOrfèvres même, à trois portes. Elle arrivait avec du bouillon, dusucre, elle redescendait acheter des médicaments, chez lepharmacien de la Grand’Rue. Et, un jour qu’elle remontait, portantdes paquets et des fioles, elle eut le saisissement de trouverFélicien au chevet de la vieille femme malade. Il devint trèsrouge, il s’esquiva gauchement. Le jour suivant, comme ellepartait, il se présenta de nouveau, elle lui laissa la place,mécontente. Voulait-il donc l’empêcher de voir ses pauvres ?Justement, elle était prise d’une de ces crises de charité qui luifaisaient se donner toute, pour combler ceux qui n’avaient rien.Son être se fondait de fraternité pitoyable, à l’idée de lasouffrance. Elle courait chez le père Mascart, un aveugleparalytique de la rue Basse, à qui elle faisait manger elle-mêmel’assiettée de soupe qu’elle lui apportait ; chez lesChouteau, l’homme et la femme, deux vieux de quatre-vingt-dix ans,qui occupaient une cave de la rue Magloire, où elle avait emménagéd’anciens meubles, pris dans le grenier des Hubert ; chezd’autres, d’autres encore, chez tous les misérables du quartier,qu’elle entretenait en cachette des choses traînant autour d’elle,heureuse de les surprendre et de les voir rayonner, pour quelquereste de la veille. Et voilà que, chez tous, désormais, ellerencontrait Félicien ! Jamais elle ne l’avait tant vu, ellequi évitait de se mettre à la fenêtre, de crainte de le revoir. Sontrouble grandissait, elle se croyait très en colère.

Dans cette aventure, le pis, vraiment, fut qu’Angélique bientôtdésespéra de sa charité. Ce garçon lui gâtait la joie d’être bonne.Auparavant, il avait peut-être d’autres pauvres, mais pas ceux-là,car il ne les visitait point ; et il avait dû la guetter,monter derrière elle, pour les connaître et les lui prendre ainsi,l’un après l’autre. Maintenant, chaque fois qu’elle arrivait chezles Chouteau, avec un petit panier de provisions, il y avait despièces blanches sur la table. Un jour qu’elle courait porter dixsous, ses économies de toute la semaine, au père Mascart, quipleurait sans cesse misère pour son tabac, elle le trouva riched’une pièce de vingt francs, luisante comme un soleil. Même, unsoir qu’elle rendait visite à la mère Gabet, celle-ci la pria dedescendre lui changer un billet de banque. Et quel crève-cœur deconstater son impuissance, elle qui manquait d’argent, lorsque lui,si aisément, vidait sa bourse ! Certes, elle était heureuse del’aubaine, pour ses pauvres ; mais elle n’avait plus debonheur à donner, triste de donner si peu, lorsqu’un autre donnaittant. Le maladroit, ne comprenant pas, croyant la conquérir, cédaità un besoin de largesses attendri, lui tuait ses aumônes. Sanscompter qu’elle devait subir ses éloges, chez tous lesmisérables : un jeune homme si bon, si doux, si bienélevé ! Ils ne parlaient plus que de lui, ils étalaient sesdons comme pour mépriser les siens. Malgré son serment del’oublier, elle les questionnait sur son compte : qu’avait-illaissé, qu’avait-il dit ? et il était beau, n’est-cepas ? et tendre, et timide ! Peut-être osait-il parlerd’elle ? Ah ! bien sûr, il en parlait toujours !Alors, elle l’exécrait décidément, car elle finissait par en avoirtrop lourd sur le cœur.

Enfin, les choses ne pouvaient continuer de la sorte ; et,un soir de mai, par un crépuscule souriant, la catastrophe éclata.C’était chez les Lemballeuse, la nichée de pauvresses qui seterraient dans les décombres du vieux moulin. Il n’y avait là quedes femmes, la mère Lemballeuse, une vieille couturée de rides,Tiennette, la fille aînée, une grande sauvagesse de vingt ans, sesdeux petites sœurs, Rose et Jeanne, les yeux hardis déjà, sous leurtignasse rousse. Toutes quatre mendiaient par les routes, le longdes fossés, rentraient à la nuit, les pieds cassés de fatigue, dansleurs savates que rattachaient des ficelles. Et, justement, cesoir-là, Tiennette, ayant achevé de laisser les siennes parmi lescailloux, était revenue blessée, les chevilles en sang. Assisedevant leur porte, au milieu des hautes herbes du Clos-Marie, elles’arrachait de la chair des épines, tandis que la mère et les deuxpetites, autour d’elle, se lamentaient.

À ce moment, Angélique arriva, cachant sous son tablier le painqu’elle leur donnait chaque semaine. Elle s’était échappée par lapetite porte du jardin, et l’avait laissée ouverte derrière elle,car elle comptait rentrer en courant. Mais la vue de toute lafamille en larmes l’arrêta.

– Quoi donc ? qu’avez-vous ?

– Ah ! ma bonne demoiselle, gémit la mère Lemballeuse,voyez dans quel état cette grande bête s’est mise ! Demain,elle ne pourra pas marcher, c’est une journée fichue… Faudrait dessouliers.

Les yeux flambants sous leur crinière, Rose et Jeanneredoublèrent de sanglots, en criant d’une voix aiguë :

– Faudrait des souliers, faudrait des souliers.

Tiennette avait levé à demi sa tête maigre et noire. Puis,farouche, sans une parole, elle s’était fait saigner encore,acharnée sur une longue écharde, à l’aide d’une épingle.

Émue, Angélique donna son aumône.

– Voilà toujours un pain.

– Oh ! du pain, reprit la mère, sans doute il en faut.Mais elle ne marchera pas avec du pain, bien sûr. Et c’est la foireà Bligny, une foire où elle fait tous les ans plus de quarantesous… Bon Dieu de bon Dieu ! qu’est-ce qu’on vadevenir ?

La pitié et l’embarras rendirent Angélique muette. Elle avaitcinq sous tout ronds dans sa poche. Avec cinq sous, on ne pouvaitguère acheter des souliers, même d’occasion. Chaque fois, sonmanque d’argent la paralysait. Et, à cette minute, ce qui acheva dela jeter hors d’elle, ce fut, comme elle détournait les yeux,d’apercevoir Félicien, debout à quelques pas, dans l’ombrecroissante. Il avait dû entendre, peut-être se trouvait-il làdepuis longtemps. C’était toujours ainsi qu’il lui apparaissait,sans qu’elle sût jamais par où ni comment il était venu.

– Il va donner les souliers, pensa-t-elle.

En effet, il s’avançait déjà. Dans le ciel violâtre, naissaientles premières étoiles. Une grande paix tiède tombait de haut,endormait le Clos-Marie, dont les saules se noyaient d’ombre. Lacathédrale n’était plus qu’une barre noire, sur le couchant.

– Pour sûr, il va donner les souliers.

Et elle en éprouvait un véritable désespoir. Il donnerait donctout, pas une fois elle ne le vaincrait ! Son cœur battait àse rompre, elle aurait voulu être très riche, pour lui montrerqu’elle aussi faisait des heureux.

Mais les Lemballeuse avaient vu le bon monsieur, la mère s’étaitprécipitée, les deux petites sœurs geignaient, la main tendue,tandis que la grande, lâchant ses chevilles sanglantes, regardaitde ses yeux obliques.

– Écoutez, ma brave femme, dit Félicien, vous irez dans laGrand-Rue, au coin de la rue Basse…

Angélique avait compris, la boutique d’un cordonnier était là.Elle l’interrompit vivement, si agitée, qu’elle bégayait des motsau hasard.

– En voilà une course inutile !… À quoi bon ?… Ilest bien plus simple…

Et elle ne la trouvait pas, cette chose plus simple. Que faire,qu’inventer pour le devancer dans son aumône ? Jamais ellen’aurait cru le détester à ce point.

– Vous direz que vous venez de ma part, reprit Félicien.Vous demanderez…

De nouveau, elle l’interrompit, répétant d’un airanxieux :

– Il est bien plus simple… il est bien plus simple…

Tout d’un coup, calmée, elle s’assit sur une pierre, dénoua sessouliers, les ôta, ôta les bas eux-mêmes, d’une main vive.

– Tenez ! c’est si simple ! Pourquoi sedéranger ?

– Ah ! ma bonne demoiselle, Dieu vous le rende !s’écria la mère Lemballeuse, en examinant les souliers, presquetout neufs. Je les fendrai dessus, pour qu’ils aillent… Tiennette,remercie, grande bête !

Tiennette arrachait des mains de Rose et de Jeanne les bas, quecelles-ci convoitaient. Elle ne desserra pas les lèvres.

Mais, à ce moment, Angélique s’aperçut qu’elle avait les piedsnus et que Félicien les voyait. Une confusion l’envahit. Ellen’osait plus bouger, certaine que, si elle se levait, il lesverrait davantage. Puis, elle s’alarma, perdit la tête, se mit àfuir. Dans l’herbe, ses petits pieds couraient, très blancs. Lanuit s’était accrue encore, le Clos-Marie devenait un lac d’ombre,entre les grands arbres voisins et la masse noire de la cathédrale.Et il n’y avait, au ras des ténèbres du sol, que la fuite despetits pieds blancs, du blanc satiné des colombes.

Effrayée, ayant peur de l’eau, Angélique suivit la Chevrotte,pour gagner la planche qui servait de pont. Mais Félicien avaitcoupé au travers des broussailles. Si timide jusqu’alors, il étaitdevenu plus rouge qu’elle, à voir ses pieds blancs ; et uneflamme le poussait, il aurait voulu crier la passion qui l’avaitpossédé tout entier, dès le premier jour, dans le débordement de sajeunesse. Puis, quand elle le frôla, il ne put que balbutierl’aveu, dont ses lèvres brûlaient :

– Je vous aime.

Éperdue, elle s’était arrêtée. Un instant, toute droite, elle leregarda. Sa colère, la haine qu’elle croyait avoir, s’en allait, sefondait en un sentiment d’angoisse délicieuse. Qu’avait-il dit,pour qu’elle en fût bouleversée de la sorte ? Il l’aimait,elle le savait, et voilà que le mot murmuré à son oreille laconfondait d’étonnement et de crainte. Lui, enhardi, le cœurouvert, rapproché du sien par la charité complice,répéta :

– Je vous aime.

Et elle se remit à fuir, dans sa peur de l’amant. La Chevrottene l’arrêta plus, elle y entra comme les biches poursuivies, sespetits pieds blancs y coururent parmi les cailloux, sous le frissonde l’eau glacée. La porte du jardin se referma, ilsdisparurent.

Chapitre 6

 

Pendant deux jours, Angélique fut accablée de remords. Dèsqu’elle était seule, elle pleurait, comme si elle eût commis unefaute. Et la question, d’une obscurité alarmante, renaissaittoujours : avait-elle péché avec ce jeune homme ?était-elle perdue, ainsi que ces vilaines femmes de la Légende, quicèdent au diable ? Les mots, murmurés si bas : « Jevous aime », retentissaient d’un tel fracas à son oreille,qu’ils venaient pour sûr de quelque terrible puissance, cachée aufond de l’invisible. Mais elle ne savait pas, elle ne pouvaitsavoir, dans l’ignorance et la solitude où elle avait grandi.

Avait-elle péché avec ce jeune homme ? Et elle tâchait debien se rappeler les faits, elle discutait les scrupules de soninnocence. Qu’était-ce donc que le péché ? Suffisait-il de sevoir, de causer, de mentir ensuite aux parents ? Cela nedevait pas être tout le mal. Alors, pourquoi suffoquait-elleainsi ? pourquoi, si elle n’était pas coupable, sesentait-elle devenir autre, agitée d’une âme nouvelle ?Peut-être le péché poussait-il là, dans ce malaise sourd dont elledéfaillait. Elle avait plein le cœur de choses vagues,indéterminées, toute une confusion de paroles et d’actes à venir,dont elle s’effarait, avant de comprendre. Un flot de sang luiempourprait les joues, elle entendait éclater les motsterrifiants : « Je vous aime » ; et elle neraisonnait plus, elle se remettait à sangloter, doutant des faits,craignant la faute au-delà, dans ce qui n’avait pas de nom et pasde forme.

Son grand tourment était de ne s’être pas confiée à Hubertine.Si elle avait pu l’interroger, celle-ci, d’un mot sans doute, luiaurait révélé le mystère. Puis, il lui semblait que parlerseulement à quelqu’un de son mal, l’aurait guérie. Mais le secretétait devenu trop gros, elle serait morte de honte. Elle se faisaitrusée, affectait des airs tranquilles, lorsqu’il y avait tempête,au fond de son être. Quand on l’interrogeait sur ses distractions,elle levait des yeux surpris, en répondant qu’elle ne pensait àrien. Assise devant son métier, les mains machinales tirantl’aiguille, très sage, elle était ravagée par une pensée unique, dumatin au soir. Être aimée, être aimée ! Et elle, à son tour,aimait-elle ? Question obscure encore, celle-ci, que sonignorance laissait sans réponse. Elle se la répétait jusqu’às’étourdir, les mots perdaient leur sens usuel, tout coulait à unesorte de vertige qui l’emportait. D’un effort, elle se reprenait,elle se retrouvait, l’aiguille à la main, brodait quand même avecson application accoutumée, dans un rêve. Peut-être couvait-ellequelque grande maladie. Un soir, en se couchant, elle fut saisied’un frisson ; elle crut qu’elle ne se relèverait pas. Soncœur battait à se rompre, ses oreilles s’emplissaient d’unbourdonnement de cloche. Aimait-elle ou allait-elle mourir ?Et elle souriait paisiblement à Hubertine, qui, en train de cirerson fil, l’examinait, inquiète.

D’ailleurs, Angélique avait fait le serment de ne jamais revoirFélicien. Elle ne se risquait plus parmi les herbes folles duClos-Marie, elle ne visitait même plus ses pauvres. Sa peur étaitqu’il ne se passât quelque chose d’effrayant, le jour où ils seretrouveraient face à face. Dans sa résolution, entrait en outreune idée de pénitence, pour se punir du péché qu’elle avait pucommettre. Aussi, les matins de rigidité, se condamnait-elle à nepas jeter un seul coup d’œil par la fenêtre, de crainted’apercevoir, au bord de la Chevrotte, celui qu’elle redoutait. Etsi, tentée, elle regardait, et qu’il ne fût pas là, elle en étaittoute triste, jusqu’au lendemain.

Or, un matin, Hubert ordonnait une dalmatique, lorsqu’un coup desonnette le fit descendre. Ce devait être un client, quelquecommande sans doute, car Hubertine et Angélique entendaient lebourdonnement des voix, par la porte de l’escalier, restée ouverte.Puis, elles levèrent la tête, très surprises : des pasmontaient, le brodeur amenait le client, ce qui n’arrivait jamais.Et la jeune fille demeura saisie, en reconnaissant Félicien. Ilétait mis simplement, en ouvrier d’art, dont les mains sontblanches. Puisqu’elle n’allait plus à lui, il venait à elle, aprèsdes journées d’attente vaine et d’incertitude anxieuse, passées àse dire qu’elle ne l’aimait donc pas.

– Tiens ! mon enfant, voici qui te regarde, expliquaHubert. Monsieur vient nous commander un travail exceptionnel. Et,ma foi ! pour en causer tranquillement, j’ai préféré lerecevoir ici… C’est à ma fille, monsieur, qu’il faut montrer votredessin.

Ni lui, ni Hubertine, n’avaient le moindre soupçon. Ilss’approchèrent seulement avec curiosité, pour voir. Mais Félicienétait, comme Angélique, étranglé d’émotion. Ses mains tremblaient,lorsqu’il déroula le dessin ; et il dut parler lentement, afinde cacher le trouble de sa voix.

– C’est une mitre pour Monseigneur… Oui, des dames de laville, qui veulent lui faire ce cadeau, m’ont chargé d’en dessinerles pièces et d’en surveiller l’exécution. Je suis peintre verrier,mais je m’occupe beaucoup aussi d’art ancien… Vous voyez, je n’aifait que reconstituer une mitre gothique…

Angélique, penchée sur la grande feuille qu’il posait devantelle, eut une exclamation légère.

– Oh ! sainte Agnès !

C’était, en effet, la martyre de treize ans, la vierge nue etvêtue de ses cheveux, d’où ne sortaient que ses petits pieds et sespetites mains, telle qu’elle était sur son pilier, à une des portesde la cathédrale, telle surtout qu’on la retrouvait à l’intérieur,dans une vieille statue de bois, anciennement peinte, aujourd’huid’un blond fauve, toute dorée par l’âge. Elle occupait la faceentière de la mitre, debout, ravie au ciel, emportée par deuxanges ; et, au-dessous d’elle, un paysage très lointain, trèsfin, s’étendait. Le revers et les barbes étaient enrichisd’ornements lancéolés, d’un beau style.

– Ces dames, reprit Félicien, font le cadeau pour laprocession du Miracle, et j’ai naturellement cru devoir choisirsainte Agnès…

– L’idée est excellente, interrompit Hubert.

Hubertine dit à son tour :

– Monseigneur sera très touché.

La procession du Miracle, qui se faisait chaque année le 28juillet, datait de Jean V d’Hautecœur, en remerciement dupouvoir miraculeux de guérir, que Dieu lui avait envoyé, à lui et àsa race, pour sauver Beaumont de la peste. La légende contait queles Hautecœur devaient ce pouvoir à l’intervention de sainte Agnès,dont ils étaient fort dévots ; et de là l’usage antique, à ladate anniversaire, de sortir la vieille statue de la sainte, quel’on promenait solennellement au travers des rues de la ville, dansla pieuse croyance qu’elle continuait à en écarter tous lesmaux.

– Pour la procession du Miracle, murmura enfin Angéliqueles yeux sur le dessin, mais c’est dans vingt jours, jamais nousn’aurons le temps.

Les Hubert hochèrent la tête. En effet, un pareil travaildemandait des soins infinis. Hubertine, cependant, se tourna versla jeune fille.

– Je pourrais t’aider, je me chargerais des ornements, ettu n’aurais à faire que la figure.

Angélique examinait toujours la sainte, dans son trouble. Non,non ! elle refusait, elle se défendait contre la douceurd’accepter. Ce serait très mal, d’être complice ; car,sûrement, Félicien mentait, elle sentait bien qu’il n’était paspauvre, qu’il se cachait sous ce vêtement d’ouvrier ; et cettesimplicité jouée, toute cette histoire pour pénétrer jusqu’à elle,la mettait en garde, amusée et heureuse au fond, le transfigurant,voyant le royal prince qu’il devait être, dans l’absolue certitudeoù elle vivait de la réalisation entière de son rêve.

– Non, répéta-t-elle à demi-voix, nous n’aurions pas letemps.

Et, sans lever les yeux, elle continua, comme se parlant àelle-même :

– Pour la sainte, on ne peut employer ni le passé, ni laguipure. Ce serait indigne… Il faut une broderie en or nué.

– Justement, dit Félicien, je songeais à cette broderie, jesavais que mademoiselle en avait retrouvé le secret… On en voitencore un assez beau fragment à la sacristie.

Hubert se passionna.

– Oui, oui, il est du quinzième siècle, il a été brodé parune de mes arrière-grand-mères… De l’or nué, ah ! il n’y avaitpas de plus beau travail, monsieur. Mais il demandait trop detemps, il coûtait trop cher, puis il exigeait de vraies artistes.Voici deux cents ans que ce travail ne se fait plus… Et si ma fillerefuse, vous pouvez y renoncer, car elle seule aujourd’hui estcapable de l’entreprendre, je n’en connais pas d’autre ayant lafinesse nécessaire de l’œil et de la main.

Hubertine, depuis qu’on parlait de l’or nué, était devenuerespectueuse. Elle ajouta, convaincue :

– En vingt jours, en effet, c’est impossible… Il y faut unepatience de fée.

Mais, à regarder fixement la sainte, Angélique venait de faireune découverte, qui noyait de joie son cœur. Agnès lui ressemblait.En dessinant l’antique statue, Félicien certainement songeait àelle ; et cette pensée qu’elle était ainsi toujours présente,qu’il la revoyait partout, amollissait sa résolution de l’éloigner.Elle leva le front enfin, elle l’aperçut tremblant, les yeuxmouillés d’une supplication si ardente, qu’elle fut vaincue.Seulement, par cette malice, cette science naturelle qui vient auxfilles, même quand elles ignorent tout, elle ne voulut pas avoirl’air de consentir.

– C’est impossible, répéta-t-elle, en rendant le dessin. Jene le ferais pour personne.

Félicien eut un geste de véritable désespoir. C’était luiqu’elle refusait, il croyait le comprendre. Il partait, il ditencore à Hubert :

– Quant à l’argent, tout ce que vous auriez demandé… Cesdames mettraient jusqu’à deux mille francs…

Certes, le ménage n’était pas intéressé. Et pourtant ce groschiffre l’émotionna. Le mari avait regardé la femme. Était-cefâcheux de laisser aller une commande si avantageuse !

– Deux mille francs, reprit Angélique de sa voix douce,deux mille francs, monsieur…

Et elle, pour qui l’argent ne comptait pas, retenait un sourire,un taquin sourire qui pinçait à peine les coins de sa bouche,s’égayant de ne point paraître céder au plaisir de le voir, et delui donner d’elle une opinion fausse.

– Oh ! deux mille francs, monsieur, j’accepte… Je nele ferais pour personne, mais du moment qu’on est décidé à payer…S’il le faut, je passerai les nuits.

Hubert et Hubertine, alors, voulurent refuser à leur tour, decrainte qu’elle ne se fatiguât trop.

– Non, non, on ne peut pas renvoyer l’argent qui vient…Comptez sur moi. Votre mitre sera prête, la veille de laprocession.

Félicien laissa le dessin et se retira, le cœur navré, sanstrouver le courage de donner des explications nouvelles, pours’attarder encore. Elle ne l’aimait certainement pas, elle avaitaffecté de ne point le reconnaître et de le traiter en clientordinaire, dont l’argent seul est bon à prendre. D’abord, ils’emporta, il l’accusa d’avoir l’âme basse. Tant mieux !c’était fini, il ne penserait plus à elle. Puis, comme il y pensaittoujours, il finit par l’excuser : ne vivait-elle pas de sontravail, ne devait-elle pas gagner son pain ? Deux joursaprès, il fut très malheureux, il se remit à rôder, malade de nepoint la voir. Elle ne sortait plus, elle ne paraissait même plusaux fenêtres. Et il en était à se dire que, si elle ne l’aimaitpas, si elle n’aimait que le gain, lui chaque jour l’aimaitdavantage, comme on aime l’amour à vingt ans, sans raison, auhasard du cœur, pour la joie et la douleur d’aimer. Un soir, ill’avait vue, et c’en était fait : maintenant, c’étaitcelle-ci, et non une autre ; quelle qu’elle fût, mauvaise oubonne, laide ou jolie, pauvre ou riche, il allait en mourir, s’ilne l’avait point. Le troisième jour, sa souffrance devint telle,que, malgré son serment d’oublier, il retourna chez les Hubert.

En bas, quand il eut sonné, il fut encore reçu par le brodeur,qui, devant l’obscurité de ses explications, se décida à le fairemonter de nouveau.

– Ma fille, monsieur désire t’expliquer des choses que jene comprends pas très bien.

Alors, Félicien balbutia :

– Si ça ne gêne pas trop mademoiselle, j’aimerais à merendre compte… Ces dames m’ont recommandé de suivre en personne letravail… À moins pourtant que je ne dérange…

Angélique, en le voyant paraître, avait senti son cœur battreviolemment, jusque dans sa gorge. Il l’étouffait. Mais ellel’apaisa d’un effort ; le sang n’en monta même pas à sesjoues ; et ce fut très calme, l’air indifférent, qu’ellerépondit :

– Oh ! rien ne me dérange, monsieur. Je travailleaussi bien devant le monde… Le dessin est de vous, il est naturelque vous en suiviez l’exécution.

Décontenancé, Félicien n’aurait point osé s’asseoir, sansl’accueil d’Hubertine, qui souriait de son grave sourire à ce bonclient. Tout de suite, elle se remit au travail, penchée sur lemétier, où elle brodait en guipure les ornements gothiques durevers de la mitre. De son côté, Hubert venait de décrocher de lamuraille une bannière terminée, encollée, qui depuis deux jours yséchait, et qu’il voulait détendre. Personne ne parla plus, lesdeux brodeuses et le brodeur travaillaient, comme si personne ne sefût trouvé là.

Et le jeune homme s’apaisa un peu, au milieu de cette grandepaix. Trois heures sonnaient, l’ombre de la cathédrale s’allongeaitdéjà, un demi-jour fin entrait par la fenêtre large ouverte.C’était l’heure crépusculaire, qui commençait dès midi, pour lapetite maison, fraîche et verdissante, au pied du colosse. Onentendit un bruit léger de souliers sur les dalles, un pensionnatde fillettes qu’on menait à confesse. Dans l’atelier, les vieuxoutils, les vieux murs, tout ce qui restait là immuable, semblaitdormir du sommeil des siècles ; et il en venait aussi beaucoupde fraîcheur et de calme. Un grand carré de lumière blanche, égaleet pure, tombait sur le métier, où se courbaient les brodeuses,avec leurs délicats profils, dans le reflet fauve de l’or.

– Mademoiselle, je voulais vous dire, commença Féliciengêné, sentant qu’il devait motiver sa venue, je voulais vous direque, pour les cheveux, l’or me semblait préférable à la soie.

Elle avait levé la tête. Le rire de ses yeux signifia clairementqu’il aurait pu ne pas se déranger, s’il n’avait point d’autrerecommandation à faire. Et elle se pencha de nouveau, en répondantd’une voix doucement moqueuse :

– Sans doute, monsieur.

Il fut très sot, il remarqua seulement alors que, justement,elle travaillait aux cheveux. Devant elle, était le dessin qu’ilavait fait, mais lavé de teintes d’aquarelle, rehaussé d’or, d’unedouceur de ton d’ancienne miniature, pâlie dans un livre d’heures.Et elle copiait cette image, avec une patience et une adressed’artiste peignant à la loupe. Après l’avoir reproduite d’un traitun peu gros sur du satin blanc, fortement tendu, doublé d’une toilesolide, elle avait couvert le satin de fils d’or lancés de gauche àdroite, arrêtés aux deux bouts simplement, libres et se touchanttous. Puis, se servant de ces fils comme d’une trame, elle lesécartait de la pointe de son aiguille pour retrouver dessous ledessin, elle suivait ce dessin, cousait les fils d’or de points desoie en travers, qu’elle assortissait aux nuances du modèle. Dansles parties d’ombre, la soie cachait complètement l’or ; dansles demi-teintes, les points s’espaçaient de plus en plus ; etles lumières étaient faites de l’or seul, laissé à découvert.C’était l’or nué, le fond d’or que l’aiguille nuançait de soie, untableau aux couleurs fondues, comme chauffées dessous par unegloire, d’un éclat mystique.

– Ah ! dit brusquement Hubert, qui commençait àdétendre la bannière, en dévidant sur ses doigts la ficelle dutrélissage, le chef-d’œuvre d’une brodeuse autrefois était d’ornué… Elle devait faire, comme il est écrit dans les statuts,« une image seule qui est d’or nué, d’un demi-tiers dehaut… » Tu aurais été reçue, Angélique.

Et le silence retomba. Pour les cheveux, dérogeant à la règle,Angélique avait eu la même idée que Félicien ; celle de nepoint employer de soie, de recouvrir l’or avec de l’or ; etelle manœuvrait dix aiguillées d’or à passer, de tons différents,depuis l’or rouge sombre des brasiers qui meurent, jusqu’à l’orjaune pâle des forêts d’automne. Agnès, du col aux chevilles, sevêtait ainsi d’un ruissellement de cheveux d’or. Le flot partait dela nuque, couvrait les reins d’un épais manteau, débordait devant,par-dessus les épaules, en deux ondes qui, rejointes sous lementon, coulaient jusqu’aux pieds. Une chevelure du miracle, unetoison fabuleuse, aux boucles énormes, une robe tiède et vivante,parfumée de nudité pure.

Ce jour-là, Félicien ne sut que regarder Angélique brodant lesboucles à points fendus, dans le sens de leurs enroulements ;et il ne se lassait pas de voir les cheveux croître et flamber sousson aiguille. Leur profondeur, le grand frisson qui les déroulaitd’un coup, le troublaient. Hubertine, en train de coudre despaillettes, cachant le fil à chacune avec un grain de frisure, setournait de temps à autre, l’enveloppait de son calme regard, quandelle devait jeter au bourriquet quelque paillette mal faite.Hubert, qui avait retiré les lattes pour découdre la bannière desensubles, achevait de la plier soigneusement. Et Félicien, dont lesilence augmentait l’embarras, finit par comprendre qu’il devaitavoir la sagesse de partir, puisqu’il ne retrouvait aucune desobservations qu’il s’était promis de faire.

Il se leva, il bégaya :

– Je reviendrai… J’ai si mal reproduit le dessin charmantde la tête, que vous aurez peut-être besoin de mes indications.

Angélique posa sur les siens ses grands yeux clairs,tranquillement.

– Non, non… Mais revenez, monsieur, revenez, si l’exécutionvous inquiète.

Il s’en alla, heureux de la permission, désolé de cettefroideur. Elle ne l’aimait pas, elle ne l’aimerait jamais, c’étaitdécidé. À quoi bon, alors ? Et le lendemain, et les jourssuivants, il revint à la fraîche maison de la rue des Orfèvres. Lesheures qu’il n’y passait pas étaient abominables, ravagées de soncombat intérieur, torturées d’incertitudes. Il ne se calmait queprès de la brodeuse, même résigné à ne pas lui plaire, consolé detout, pourvu qu’elle fût présente. Chaque matin, il arrivait,parlait du travail, s’asseyait devant le métier, comme si saprésence eût été nécessaire ; et cela l’enchantait deretrouver son fin profil immobile, baigné de la clarté blonde deses cheveux, de suivre le jeu agile de ses petites mains souples,se débrouillant au milieu des longues aiguillées. Elle était trèssimple, elle le traitait maintenant en camarade. Pourtant, ilsentait toujours entre eux des choses qu’elle ne disait pas et dontson cœur à lui s’angoissait. Elle levait parfois la tête, avec sonair de moquerie, les yeux impatients et interrogateurs. Puis, en levoyant s’effarer, elle redevenait très froide.

Mais Félicien avait découvert un moyen de la passionner, dont ilabusait. C’était de lui parler de son art, des ancienschefs-d’œuvre de broderie qu’il avait vus, conservés dans lestrésors des cathédrales, ou gravés dans les livres : deschapes superbes, la chape de Charlemagne, en soie rouge, avec degrandes aigles aux ailes éployées, la chape de Sion, que décoretout un peuple de figures saintes ; une dalmatique qui passepour la plus belle pièce connue, la dalmatique impériale, où estcélébrée la gloire de Jésus-Christ sur la terre et dans le ciel, laTransfiguration, le Jugement dernier, dont les nombreux personnagessont brodés de soies nuancées, d’or et d’argent ; un arbre deJessé aussi, un orfroi de soie sur satin, qui semble détaché d’unvitrail du quinzième siècle, Abraham en bas, David, Salomon, laVierge Marie, puis en haut Jésus ; et des chasublesadmirables, la chasuble d’une simplicité si grande, le Christ encroix, saignant, éclaboussé de soie rouge sur le drap d’or, ayant àses pieds la Vierge soutenue par saint Jean, la chasuble de Naintréenfin, où l’on voit Marie, assise en majesté, les pieds chaussés,tenant l’Enfant nu sur ses genoux. D’autres, d’autres merveillesdéfilaient, vénérables par leur grand âge, d’une foi, d’une naïvetédans la richesse, perdues de nos jours, gardant des tabernaclesl’odeur d’encens et la mystique lueur de l’or pâli.

– Ah ! soupirait Angélique, c’est fini, ces belleschoses. On ne peut pas seulement retrouver les tons.

Et, les yeux luisants, elle s’arrêtait de travailler, quand illui contait l’histoire des grandes brodeuses et des grands brodeursd’autrefois, Simonne de Gaules, Colin Jolye, dont les noms onttraversé les âges. Puis, tirant de nouveau l’aiguille, elle enrestait transfigurée, elle gardait au visage le rayonnement de sapassion d’artiste. Jamais elle ne lui semblait plus belle, sienthousiaste, si virginale, brûlant d’une flamme pure dans l’éclatde l’or et de la soie, avec son application profonde, son travailde précision, les points menus où elle mettait toute son âme. Ilcessait de parler, il la contemplait, jusqu’à ce que, réveillée parle silence, elle s’aperçût de la fièvre où il la jetait. Elle enétait confuse comme d’une défaite, elle rattrapait son calmeindifférent, la voix fâchée.

– Bon ! voilà encore mes soies qui s’emmêlent !…Mère, ne remuez donc pas !

Hubertine, qui n’avait point bougé, souriait, tranquille. Elles’était inquiétée d’abord des assiduités du jeune homme, elle enavait causé un soir avec Hubert, en se couchant. Mais ce garçon neleur déplaisait pas, il demeurait très convenable : pourquoise seraient-ils opposés à des entrevues d’où pouvait sortir lebonheur d’Angélique ? Elle laissait donc aller les choses,qu’elle surveillait, de son air sage. D’ailleurs, elle-même, depuisquelques semaines, vivait le cœur gros des tendresses vaines de sonmari. C’était le mois où ils avaient perdu leur enfant ; etchaque année, à cette date, ramenait chez eux les mêmes regrets,les mêmes désirs, lui tremblant à ses pieds, brûlant de se croirepardonné enfin, elle aimante et désolée, se donnant toute,désespérant de fléchir le sort. Ils n’en parlaient point, n’enéchangeaient pas un baiser de plus, devant le monde ; mais ceredoublement d’amour sortait du silence de leur chambre, sedégageait de leur personne, au moindre geste, à la façon dont leursregards se rencontraient, s’oubliaient une seconde l’un dansl’autre.

Une semaine s’écoula, le travail de la mitre avançait. Cesentrevues quotidiennes avaient pris une grande douceurfamilière.

– Le front très haut, n’est-ce pas ? sans trace desourcils.

– Oui, très haut, et pas une ombre, comme dans lesminiatures du temps.

– Passez-moi la soie blanche.

– Attendez, je vais l’effiler.

Il l’aidait, c’était un apaisement que cet ouvrage à deux. Celales mettait dans la réalité de tous les jours. Sans qu’un motd’amour fût prononcé, sans même qu’un frôlement volontairerapprochât leurs doigts, le lien se resserrait à chaque heure.

– Père, que fais-tu donc ? on ne t’entend plus.

Elle se tournait, apercevait le brodeur, les mains occupées àcharger une broche, les yeux tendres, fixés sur sa femme.

– Je donne de l’or à ta mère.

Et, de la broche apportée, du remerciement muet d’Hubertine, ducontinuel empressement d’Hubert autour d’elle, un souffle tiède decaresse se dégageait, enveloppait Angélique et Félicien, penchés denouveau sur le métier. L’atelier lui-même, l’antique pièce avec sesvieux outils, sa paix d’un autre âge, était complice. Il semblaitsi loin de la rue, reculé au fond du rêve, dans ce pays des bonnesâmes où règne le prodige, la réalisation aisée de toutes lesjoies.

Dans cinq jours, la mitre devait être livrée ; etAngélique, certaine d’avoir fini, de gagner même vingt-quatreheures, respira, s’étonna de trouver Félicien si près d’elle,accoudé au tréteau. Ils étaient donc camarades ? Elle ne sedéfendait plus contre ce qu’elle sentait de conquérant en lui, ellene souriait plus de malice, à tout ce qu’il cachait et qu’elledevinait. Qu’était-ce donc qui l’avait endormie, dans son attenteinquiète ? Et l’éternelle question revint, la question qu’ellese posait chaque soir, à son coucher : l’aimait-elle ?Pendant des heures, au fond de son grand lit, elle avait retournéles mots, cherchant des sens qui lui échappaient. Brusquement,cette nuit-là, elle sentit son cœur se fendre, elle fondit enlarmes, la tête dans l’oreiller, pour qu’on ne l’entendît point.Elle l’aimait, elle l’aimait, à en mourir. Pourquoi ?comment ? elle n’en savait, elle n’en saurait jamaisrien ; mais elle l’aimait, tout son être le criait. La clartés’était faite, l’amour éclatait comme la lumière du soleil. Ellepleura longtemps, pleine d’une confusion et d’un bonheurinexprimables, reprise du regret de ne s’être pas confiée àHubertine. Son secret l’étouffait, et elle fit un grand serment,celui de redevenir de glace pour Félicien, de souffrir tout plutôtque de lui laisser voir sa tendresse. L’aimer, l’aimer sans ledire, c’était la punition, l’épreuve qui devait racheter la faute.Elle en souffrait délicieusement, elle songeait aux martyres de laLégende, il lui semblait qu’elle était leur sœur, à se flagellerainsi, et que sa gardienne Agnès la regardait avec des yeux tristeset doux.

Le lendemain, Angélique acheva la mitre. Elle avait brodé avecdes soies refendues, plus légères que des fils de la Vierge, lespetites mains et les petits pieds, les seuls coins de nuditéblanche qui sortaient de la royale chevelure d’or. Elle terminaitla face, d’une délicatesse de lis, où l’or apparaissait comme lesang des veines, sous l’épiderme des soies. Et cette face de soleilmontait à l’horizon de la plaine bleue, emportée par les deuxanges.

Lorsque Félicien entra, il eut un cri d’admiration.

– Oh ! elle vous ressemble !

C’était une confession involontaire, l’aveu de cetteressemblance qu’il avait mise dans son dessin. Il le comprit,devint très rouge.

– C’est vrai, fillette, elle a tes beaux yeux, dit Hubert,qui s’était approché.

Hubertine se contentait de sourire, ayant fait la remarquedepuis longtemps ; et elle parut surprise, attristée même,quand elle entendit Angélique répondre, de son ancienne voix desmauvais jours :

– Mes beaux yeux, moquez-vous de moi !… Je suis laide,je me connais bien.

Puis, se levant, se secouant, outrant son rôle de filleintéressée et froide :

– Ah ! c’est donc fini !… J’en avais assez, unfameux poids de moins sur les épaules !… Vous savez, je nerecommencerais pas pour le même prix.

Saisi, Félicien l’écoutait. Eh ! quoi ? encorel’argent ! Il l’avait sentie un moment si tendre, sipassionnée de son art ! S’était-il donc trompé, qu’il laretrouvait sensible à la seule pensée du gain, indifférente aupoint de se réjouir d’avoir fini et de ne plus le voir ?Depuis quelques jours, il se désespérait, cherchait vainement sousquel prétexte il pourrait revenir. Et elle ne l’aimait pas, et ellene l’aimerait jamais ! Une telle souffrance lui étreignit lecœur, que ses yeux pâlirent.

– Mademoiselle, n’est-ce pas vous qui monterez lamitre ?

– Non, mère fera ça beaucoup mieux… Je suis trop contentede ne plus avoir à y toucher.

– Vous n’aimez donc pas votre travail ?

– Moi !… Je n’aime rien.

Il fallut qu’Hubertine, sévèrement, la fit taire. Et elle priaFélicien d’excuser cette enfant nerveuse, elle lui dit que lelendemain, de bonne heure, la mitre serait à sa disposition.C’était un congé, mais il ne s’en allait pas, il regardait le vieilatelier, plein d’ombre et de paix, comme si on l’eût chassé duparadis. Il avait eu là l’illusion d’heures si douces, il sentaitsi douloureusement que son cœur y restait, arraché ! Ce qui letorturait, c’était de ne pouvoir s’expliquer, d’emporter l’affreuseincertitude. Enfin, il dut partir.

La porte à peine refermée, Hubert demanda :

– Qu’as-tu donc, mon enfant ? Es-tusouffrante ?

– Eh ! non, c’est ce garçon qui m’ennuyait. Je ne veuxplus le voir.

Et Hubertine conclut alors :

– C’est bon, tu ne le verras plus. Seulement, rienn’empêche d’être polie.

Angélique, sous un prétexte, n’eut que le temps de monter danssa chambre. Elle y éclata en larmes. Ah ! qu’elle étaitheureuse et qu’elle souffrait ! Son pauvre cher amour, commeil avait dû s’en aller triste ! Mais c’était juré aux saintes,elle l’aimerait à en mourir, et jamais il ne le saurait.

Chapitre 7

 

Le soir du même jour, tout de suite en sortant de table,Angélique se plaignit d’un grand malaise et remonta dans sachambre. Ses émotions de la matinée, ses luttes contre elle-même,l’avaient anéantie. Elle se coucha immédiatement, elle éclata denouveau en larmes, la tête enfoncée sous le drap, avec le besoindésespéré de disparaître, de n’être plus.

Les heures s’écoulèrent, la nuit s’était faite, une ardente nuitde juillet, dont la paix lourde entrait par la fenêtre, laisséegrande ouverte. Dans le ciel noir luisait un fourmillementd’étoiles. Il devait être près de onze heures, la lune n’allait selever que vers minuit, à son dernier quartier, amincie déjà.

Et, dans la chambre sombre, Angélique pleurait toujours, d’unflot de pleurs intarissable, lorsqu’un craquement, à sa porte, luifit lever la tête.

Il y eut un silence, puis une voix, tendrement, l’appela.

– Angélique… Angélique… ma chérie…

Elle avait reconnu la voix d’Hubertine. Sans doute, celle-ci, ense couchant avec son mari, venait d’entendre le bruit lointain dessanglots ; et, inquiète, à demi déshabillée, elle montaitvoir.

– Angélique, es-tu malade ?

Retenant son haleine, la jeune fille ne répondit pas. Ellen’éprouvait qu’un désir immense de solitude, l’unique soulagement àson mal. Une consolation, une caresse, même de sa mère, l’auraitmeurtrie. Elle se l’imaginait derrière la porte, elle devinaitqu’elle avait les pieds nus, à la douceur du frôlement sur lecarreau. Deux minutes se passèrent, et elle la sentait toujours là,penchée, l’oreille collée au bois, ramenant de ses beaux bras sesvêtements défaits.

Hubertine, ne percevant plus rien, pas un souffle, n’osa appelerde nouveau. Elle était bien certaine d’avoir entendu desplaintes ; mais, si l’enfant avait fini par s’endormir, à quoibon l’éveiller ? Elle attendit encore une minute, troublée dece chagrin que lui cachait sa fille, devinant confusément, emplieelle-même d’une grande émotion tendre. Et elle se décida àredescendre comme elle était montée, les mains familières auxmoindres détours, sans laisser d’autre bruit derrière elle, dans lamaison noire, que le frôlement doux de ses pieds nus.

Alors, ce fut Angélique qui, assise sur son séant, au milieu deson lit, écouta. Le silence était si absolu, qu’elle distinguait lapression légère des talons au bord de chaque marche. En bas, laporte de la chambre s’ouvrit, se referma ; puis, elle saisitun murmure à peine distinct, un chuchotement affectueux et triste,ce que ses parents disaient d’elle sans doute, leurs craintes,leurs souhaits ; et cela ne cessait pas, bien qu’ils dussents’être couchés, après avoir éteint la lumière. Jamais les bruitsnocturnes du vieux logis n’étaient montés de la sorte jusqu’à elle.D’habitude, elle dormait de son gros sommeil de jeunesse, ellen’entendait pas même les meubles craquer ; tandis que, dansl’insomnie de sa passion combattue, il lui semblait que la maisonentière aimait et se lamentait. N’étaient-ce pas les Hubert qui,eux aussi, étouffaient des larmes, toute une tendresse éperdue etdésolée d’être stériles ? Elle ne savait rien, elle avait laseule sensation, dans la nuit chaude, au-dessous d’elle, de cetteveille des deux époux, un grand amour, un grand chagrin, la longueet chaste étreinte des noces toujours jeunes.

Et, pendant qu’elle était assise, écoutant la maisonfrissonnante et soupirante, Angélique ne pouvait se contenir, seslarmes coulaient encore ; mais, à présent, elles ruisselaientmuettes, tièdes et vives, pareilles au sang de ses veines. Uneseule question, depuis le matin, se retournait en elle, la blessaitdans tout son être : avait-elle eu raison de désespérerFélicien, de le renvoyer ainsi, avec la pensée qu’elle ne l’aimaitpas, enfoncée en plein cœur, comme un couteau ? Elle l’aimait,et elle lui avait fait cette souffrance, et elle-même en souffraitaffreusement. Pourquoi tant de douleur ? Les saintesdemandaient-elles des larmes ? est-ce que cela aurait fâchéAgnès, de la savoir heureuse ? Un doute, maintenant, ladéchirait. Autrefois, lorsqu’elle attendait celui qui devait venir,elle arrangeait mieux les choses : il entrerait, elle lereconnaîtrait, tous deux s’en iraient ensemble, très loin, pourtoujours. Et il était venu, et voilà que l’un et l’autresanglotaient, à jamais séparés. À quoi bon ? que s’était-ildonc produit ? qui avait exigé d’elle ce cruel serment, del’aimer sans le lui dire ?

Mais, surtout, la crainte d’être la coupable, d’avoir étéméchante, désolait Angélique. Peut-être la fille mauvaiseavait-elle repoussé. Étonnée, elle se rappelait son manèged’indifférence, la façon moqueuse dont elle accueillait Félicien,le plaisir de malice qu’elle prenait à lui donner d’elle une idéefausse. Ses larmes redoublaient, son cœur fondait d’une pitiéimmense, infinie, pour la souffrance qu’elle avait ainsi faite,sans le vouloir. Elle le revoyait toujours s’en allant, elle avaitprésente la désolation de son visage, ses yeux troubles, ses lèvrestremblantes ; et elle le suivait dans les rues, chez lui,pâle, blessé à mort par elle, perdant le sang goutte à goutte. Oùétait-il, à cette heure ? ne frissonnait-il pas defièvre ? Ses mains se serraient d’angoisse, à l’idée de nesavoir comment réparer le mal. Ah ! faire souffrir, cettepensée la révoltait ! Elle aurait voulu être bonne, tout desuite, faire du bonheur autour d’elle.

Minuit allait sonner bientôt, les grands ormes de l’Évêchécachaient la lune à l’horizon, et la chambre restait noire. Alors,la tête retombée sur l’oreiller, Angélique ne pensa plus, vouluts’endormir ; mais elle ne le pouvait, ses larmes continuaientà couler de ses paupières closes. Et la pensée revenait, ellesongeait aux violettes que, depuis quinze jours, elle trouvait enmontant se coucher, sur le balcon, devant sa fenêtre. Chaque soir,c’était un bouquet de violettes. Félicien, certainement, le jetaitdu Clos-Marie, car elle se souvenait de lui avoir conté que lesviolettes seules, par une singulière vertu, la calmaient, lorsquele parfum des autres fleurs, au contraire, la tourmentait deterribles migraines ; et il lui envoyait ainsi des nuitsdouces, tout un sommeil embaumé, rafraîchi de bons rêves. Cesoir-là, comme elle avait mis le bouquet à son chevet, elle eutl’heureuse idée de le prendre, elle le coucha avec elle, près de sajoue, s’apaisa à le respirer. Les violettes enfin tarirent seslarmes. Elle ne dormait toujours pas, elle demeurait les yeuxfermés, baignée de ce parfum qui venait de lui, heureuse de sereposer et d’attendre, dans un abandon confiant de tout sonêtre.

Mais un grand frisson passa sur elle. Minuit sonnait, elleouvrit les paupières, elle s’étonna de retrouver sa chambre pleined’une clarté vive. Au-dessus des ormes, la lune montait aveclenteur, éteignant les étoiles, dans le ciel pâli. Par la fenêtre,elle apercevait l’abside de la cathédrale, très blanche. Et ilsemblait que ce fût le reflet de cette blancheur qui éclairât lachambre, une lumière d’aube, laiteuse et fraîche. Les murs blancs,les solives blanches, toute cette nudité blanche en était accrue,élargie et reculée ainsi que dans un rêve. Elle reconnaissaitpourtant les vieux meubles de chêne sombre, l’armoire, le coffre,les chaises, avec les arêtes luisantes de leurs sculptures. Son litseul, son lit carré, d’une ampleur royale, l’émotionnait, comme sielle ne l’avait jamais vu, dressant ses colonnes, portant son daisd’ancienne perse rose, baigné d’une telle nappe de lune, profonde,qu’elle se croyait sur une nuée, en plein ciel, soulevée par un vold’ailes muettes et invisibles. Un instant, elle en eut lebalancement large ; puis, ses yeux s’accoutumèrent, son litétait bien dans l’angle habituel. Elle resta la tête immobile, lesregards errants, au milieu de ce lac de rayons, le bouquet deviolettes sur les lèvres.

Qu’attendait-elle ? pourquoi ne pouvait-elle dormir ?Elle en était certaine maintenant, elle attendait quelqu’un. Sielle avait cessé de pleurer, c’était qu’il allait venir. Cetteclarté consolatrice, qui mettait en fuite le noir des mauvaissonges, l’annonçait. Il allait venir, la lune messagère n’étaitentrée avant lui que pour les éclairer de cette blancheur d’aurore.La chambre était tendue de velours blanc, ils pourraient se voir.Alors, elle se leva, elle s’habilla : une robe blanchesimplement, la robe de mousseline qu’elle avait le jour de lapromenade aux ruines d’Hautecœur. Elle ne noua même pas ses cheveuxqui vêtirent ses épaules. Ses pieds restèrent nus dans sespantoufles. Et elle attendit.

À présent, Angélique ne savait par où il arriverait. Sans doute,il ne pourrait monter, ils se verraient tous deux, elle accoudée aubalcon, lui en bas, dans le Clos-Marie. Cependant, elle s’étaitassise, comme si elle eût compris l’inutilité d’aller à la fenêtre.Pourquoi ne passerait-il pas au travers des murs, comme les saintsde la Légende ? Elle attendait. Mais elle n’était point seuleà attendre, elle les sentait toutes à son entour, les vierges dontle vol blanc l’enveloppait depuis sa jeunesse. Elles entraient avecle rayon de lune, elles venaient des grands arbres mystérieux del’Évêché, aux cimes bleues, des coins perdus de la cathédrale,enchevêtrant sa forêt de pierres. De tout l’horizon connu et aimé,de la Chevrotte, des saules, des herbes, la jeune fille entendaitses rêves qui lui revenaient, les espoirs, les désirs, ce qu’elleavait mis d’elle dans les choses, à les voir chaque jour, et queles choses lui renvoyaient. Jamais les voix de l’invisiblen’avaient parlé si haut, elle écoutait l’au-delà, ellereconnaissait, au fond de la nuit brûlante, sans un souffle d’air,le léger frisson qui était pour elle le frôlement de la robed’Agnès, quand la gardienne de son corps se tenait à son côté. Elles’égayait, de savoir Agnès là, avec les autres. Et elleattendait.

Du temps s’écoula encore, Angélique n’en avait pas conscience.Cela lui parut naturel, lorsque Félicien arriva, enjambant labalustrade du balcon. Sur le ciel blanc, sa taille haute sedétachait. Il n’entra pas, il resta dans le cadre lumineux de lafenêtre.

– N’ayez pas peur… C’est moi, je suis venu.

Elle n’avait pas peur, elle le trouvait simplement exact.

– C’est par les charpentes, n’est-ce pas, que vous êtesmonté ?

– Oui, par les charpentes.

Ce moyen si aisé la fit rire. Il s’était hissé d’abord surl’auvent de la porte ; puis, de là, grimpant le long de laconsole, dont le pied s’appuyait au bandeau du rez-de-chaussée, ilavait sans peine atteint le balcon.

– Je vous attendais, venez près de moi.

Félicien, qui arrivait violent, jeté aux résolutions folles, nebougea pas, étourdi de cette félicité brusque. Et Angélique,maintenant, était certaine que les saintes ne lui défendaient pasd’aimer, car elle les entendait l’accueillir avec elle, d’un rired’affection, léger comme une haleine de la nuit. Où avait-elle eula sottise de prendre qu’Agnès se fâcherait ? À son côté,Agnès était radieuse d’une joie qu’elle sentait descendre sur sesépaules et l’envelopper, pareille à la caresse de deux grandesailes. Toutes, qui étaient mortes d’amour, se montraientcompatissantes aux peines des vierges, et ne revenaient errer, parles nuits chaudes, que pour veiller, invisibles, sur leurstendresses en larmes.

– Venez près de moi, je vous attendais.

Alors, chancelant, Félicien entra. Il s’était dit qu’il lavoulait, qu’il la saisirait entre ses bras, à l’étouffer, malgréses cris. Et voilà qu’en la trouvant si douce, voilà qu’enpénétrant dans cette chambre toute blanche et si pure, ilredevenait plus candide et plus faible qu’un enfant.

Il avait fait trois pas. Mais il frissonnait, il tomba sur lesdeux genoux, loin d’elle.

– Si vous saviez quelle abominable torture ! Jen’avais jamais souffert ainsi, l’unique douleur est de ne se croirepas aimé… Je veux bien tout perdre, être un misérable, mourant defaim, tordu par la maladie. Mais je ne veux plus passer unejournée, avec ce mal dévorant dans le cœur, de me dire que vous nem’aimez pas… Soyez bonne, épargnez-moi…

Elle l’écoutait, muette, bouleversée de pitié, bienheureusecependant.

– Ce matin, comme vous m’avez laissé partir ! Jem’imaginais que vous étiez devenue meilleure, que vous aviezcompris. Et je vous ai retrouvée telle qu’au premier jour,indifférente, me traitant en simple client qui passe, me rappelantdurement aux questions basses de la vie… Dans l’escalier, jetrébuchais. Dehors, j’ai couru, j’avais peur d’éclater en larmes.Puis, au moment de monter chez moi, il m’a semblé que j’allaisétouffer, si je m’enfermais… Alors, je me suis sauvé en rasecampagne, j’ai marché au hasard, un chemin, puis un autre. La nuits’est faite, je marchais encore. Mais le tourment galopait aussivite et me dévorait. Quand on aime, on ne peut fuir la peine de sonamour… Tenez ! c’était là que vous aviez planté le couteau, etla pointe s’enfonçait toujours plus avant.

Il eut une longue plainte, au souvenir de son supplice.

– Je suis resté des heures dans l’herbe, abattu par le mal,comme un arbre arraché… Et plus rien n’existait, il n’y avait quevous. La pensée que je ne vous aurais pas me faisait mourir. Déjà,mes membres s’engourdissaient, une folie emportait ma tête… Etc’est pourquoi je suis revenu. Je ne sais par où j’ai passé,comment j’ai pu arriver jusqu’à cette chambre. Pardonnez-moi,j’aurais fendu les portes avec mes poings, je me serais hissé àvotre fenêtre en plein jour…

Elle était dans l’ombre. Lui, à genoux sous la lune, ne lavoyait pas, toute pâlie de tendresse repentante, si émue, qu’ellene pouvait parler. Il la crut insensible, il joignit les mains.

– Cela date de loin… C’est un soir que je vous ai aperçue,ici, à cette fenêtre. Vous n’étiez qu’une blancheur vague, jedistinguais à peine votre visage, et pourtant je vous voyais, jevous devinais telle que vous êtes. Mais j’avais très peur, j’airôdé, pendant des nuits, sans trouver le courage de vous rencontreren plein jour… Et puis, vous me plaisiez dans ce mystère, monbonheur était de rêver à vous, comme à une inconnue que je neconnaîtrais jamais… Plus tard, j’ai su qui vous étiez, on ne peutrésister à ce besoin de savoir, de posséder son rêve. C’est alorsque ma fièvre a commencé. Elle a grandi à chaque rencontre. Vousvous rappelez, la première fois, dans ce champ, le matin oùj’examinais le vitrail. Jamais je ne m’étais senti si gauche, vousavez eu bien raison de vous moquer de moi… Et je vous ai effrayéeensuite, j’ai continué à être maladroit, en vous poursuivant jusquechez vos pauvres. Déjà, je cessais d’être le maître de ma volonté,je faisais les choses avec l’étonnement et la crainte de les faire…Lorsque je me suis présenté pour la commande de cette mitre, c’estune force qui me poussait, car moi je n’osais point, j’étaiscertain de vous déplaire… Si vous compreniez à quel point je suismisérable ! Ne m’aimez pas, mais laissez-moi vous aimer. Soyezfroide, soyez méchante, je vous aimerai comme vous serez. Je nevous demande que de vous voir, sans espoir aucun, pour l’uniquejoie d’être ainsi, à vos genoux.

Il se tut, défaillant, perdant courage à croire qu’il netrouvait rien pour la toucher. Et il ne sentait pas qu’ellesouriait, d’un sourire invincible, peu à peu grandi sur ses lèvres.Ah ! le cher garçon, il était si naïf et si croyant, ilrécitait là sa prière de cœur tout neuf et passionné, en adorationdevant elle, comme devant le rêve même de sa jeunesse ! Direqu’elle avait lutté d’abord pour ne pas le revoir, puis qu’elles’était juré de l’aimer sans jamais qu’il le sût ! Un grandsilence s’était fait, les saintes ne défendaient point d’aimer,lorsqu’on aimait ainsi. Derrière son dos, une gaieté avait couru, àpeine un frisson, l’onde mouvante de la lune sur le carreau de lachambre. Un doigt invisible, sans doute celui de sa gardienne, seposa sur sa bouche, pour la desceller de son serment. Elle pouvaitparler désormais, tout ce qui flottait de puissant et de tendre àson entour lui soufflait des paroles.

– Ah ! oui, je me souviens, je me souviens…

Et Félicien, tout de suite, fut pris par la musique de cettevoix, dont le charme était sur lui si fort, que son amourgrandissait, rien qu’à l’entendre.

– Oui, je me souviens, quand vous êtes venu dans la nuit…Vous étiez si loin, les premiers soirs, que le petit bruit de vospas me laissait incertaine. Ensuite, je vous ai reconnu, et j’ai vuplus tard votre ombre, et un soir enfin vous vous êtes montré, parune belle nuit pareille à celle-ci, en pleine lumière blanche. Voussortiez lentement des choses, tel que je vous attendais depuis desannées… Je me souviens du grand rire que je retenais, qui a éclatémalgré moi, lorsque vous avez sauvé ce linge, emporté par laChevrotte. Je me souviens de ma colère, lorsque vous me voliez mespauvres, en leur donnant tant d’argent, que j’avais l’air d’uneavare. Je me souviens de ma peur, le soir où vous m’avez forcée àcourir si vite, les pieds nus dans l’herbe… Oui, je me souviens, jeme souviens…

Sa voix de cristal s’était troublée un peu, dans le frisson dece dernier souvenir qu’elle évoquait, comme si le : Je vousaime, eût de nouveau passé sur son visage. Et lui, l’écoutait avecravissement.

– J’ai été méchante, c’est bien vrai. On est si sotte,quand on ne sait pas ! On fait des choses qu’on croitnécessaires, on a peur d’être en faute, dès qu’on obéit à son cœur.Mais que j’ai eu des remords ensuite, que j’ai souffert de votresouffrance !… Si je voulais expliquer cela, je ne pourrais passans doute. Lorsque vous êtes venu, avec votre dessin de sainteAgnès, j’étais enchantée de travailler pour vous, je me doutaisbien que vous reviendriez chaque jour. Et, voyez un peu, j’aiaffecté l’indifférence, comme si je prenais à tâche de vous chasserde la maison. On a donc le besoin de se rendre malheureux ?Tandis que j’aurais voulu vous accueillir les mains ouvertes, il yavait, au fond de mon être, une autre femme qui se révoltait, quiavait crainte et méfiance de vous, qui se plaisait à vous torturerd’incertitude, dans l’idée vague d’une querelle à vider, dont elleaurait oublié la cause très ancienne. Je ne suis pas toujoursbonne, il repousse en moi des choses que j’ignore… Et, le pis,certes, est que je vous ai parlé d’argent. Ah ! l’argent, moiqui n’y ai jamais songé, qui en accepterais seulement de pleinschariots pour la joie d’en faire pleuvoir où je voudrais !Quel amusement de malice ai-je pu prendre à me calomnierainsi ? Me pardonnerez-vous ?

Félicien était à ses pieds. Il avait marché sur les genoux,jusqu’à elle. C’était inespéré et sans bornes.

Il murmura :

– Ah ! chère âme, inestimable, et belle, et bonne,d’une bonté de prodige qui m’a guéri d’un souffle ! Je ne saisplus si j’ai souffert… Et c’est à vous de me pardonner, car j’ai àvous faire un aveu, il faut que je vous dise qui je suis.

Un grand trouble le reprenait, à l’idée qu’il ne pouvait secacher davantage, lorsqu’elle se confiait si franchement à lui.Cela devenait déloyal. Il hésitait pourtant, dans la crainte de laperdre, si elle s’inquiétait de l’avenir, en le connaissant enfin.Et elle attendait qu’il parlât, de nouveau malicieuse, malgréelle.

À voix très basse, il continua :

– J’ai menti à vos parents.

– Oui, je sais, dit-elle, souriante.

– Non, vous ne savez pas, vous ne pouvez savoir, cela esttrop loin… Je ne peins sur verre que pour mon plaisir, il faut quevous sachiez…

Alors, d’un geste prompt, elle lui mit la main sur la bouche,elle arrêta sa confidence.

– Je ne veux pas savoir… Je vous attendais, et vous êtesvenu. Cela suffit.

Il ne parlait plus, cette petite main sur ses lèvres lesuffoquait de bonheur.

– Je saurai plus tard, quand il sera temps… Puis, je vousassure que je sais. Vous ne pouvez être que le plus beau, le plusriche, le plus noble, car ce rêve-là est le mien. J’attends bientranquille, j’ai la certitude qu’il s’accomplira… Vous êtes celuique j’espérais, et je suis à vous…

Une seconde fois, elle s’interrompit, dans le frémissement desmots qu’elle prononçait. Elle n’était pas seule à les trouver, ilslui arrivaient de la belle nuit, du grand ciel blanc, des vieuxarbres et des vieilles pierres, endormis dehors, rêvant tout hautses rêves ; et des voix, derrière elle, les murmuraient aussi,les voix de ses amies de la Légende, dont l’air était peuplé. Maisun mot restait à dire, celui où tout allait se fondre, l’attentelointaine, la lente création de l’amant, la fièvre accrue despremières rencontres. Il s’échappa, du vol blanc d’un oiseaumatinal montant au jour, dans la blancheur vierge de lachambre.

– Je vous aime.

Angélique, les deux mains ouvertes, glissées sur les genoux, sedonnait. Et Félicien se rappelait le soir où elle courait pieds nusdans l’herbe, si adorable, qu’il l’avait poursuivie pour balbutierà son oreille : Je vous aime. Et il entendait bien qu’ellevenait seulement de lui répondre, du même cri : Je vous aime,l’éternel cri sorti enfin de son cœur grand ouvert.

– Je vous aime… Prenez-moi, emportez-moi, je vousappartiens.

Elle se donnait, dans un don de toute sa personne. C’était uneflamme héréditaire rallumée en elle. Ses mains tâtonnantesétreignaient le vide, sa tête trop lourde pliait sur sa nuquedélicate. S’il avait tendu les bras, elle y serait tombée, ignoranttout, cédant à la poussée de ses veines, n’ayant que le besoin dese fondre en lui. Et ce fut lui, venu pour la prendre, qui trembladevant cette innocence, si passionnée. Il la retint doucement parles poignets, il lui recroisa ses mains chastes sur la poitrine. Uninstant, il la regarda, sans même céder à la tentation de baiserses cheveux.

– Vous m’aimez, et je vous aime… Ah ! la certituded’être aimé !

Mais un émoi les tira de ce ravissement. Qu’était-ce donc ?ils se voyaient dans une grande lumière blanche, il leur semblaitque la clarté de la lune s’élargissait, resplendissait comme celled’un soleil. C’était l’aube, une nuée s’empourprait au-dessus desormes de l’Évêché. Eh ! quoi ? déjà le jour ! Ils enrestaient confondus, ils ne pouvaient croire que, depuis desheures, ils étaient là, à causer. Elle ne lui avait rien ditencore, et lui avait tant d’autres choses à dire !

– Une minute, rien qu’une minute !

L’aube, souriante, grandissait, l’aube déjà tiède d’une chaudejournée d’été. Une à une, les étoiles venaient de s’éteindre, etavec elles étaient parties les visions errantes, les amiesinvisibles, remontées dans un rayon de lune. Maintenant, sous leplein jour, la chambre n’était plus blanche que de la blancheur deses murs et de ses poutres, toute vide avec ses antiques meubles dechêne sombre. On voyait le lit défait, qu’un des rideaux de perse,retombé, cachait à demi.

– Une minute, une minute encore !

Angélique s’était levée, refusant, pressant Félicien de partir.Depuis que le jour croissait, elle était prise d’une confusion, etla vue du lit l’acheva. À sa droite, elle avait cru entendre unléger bruit, tandis que ses cheveux s’envolaient, bien que pas unsouffle de vent ne fût entré. N’était-ce pas Agnès qui s’en allaitla dernière, chassée par le soleil ?

– Non, laissez-moi, je vous en prie… Il fait si clairmaintenant, j’ai peur.

Alors, Félicien, obéissant, se retira. Être aimé, cela dépassaitson désir. À la fenêtre pourtant, il se retourna, il la regardalonguement encore, comme s’il voulait emporter en lui quelque chosed’elle. Tous deux se souriaient, baignés d’aube, dans cette caresseprolongée de leur regard.

Une dernière fois, il lui dit :

– Je vous aime.

Et elle répéta :

– Je vous aime.

Ce fut tout, il était descendu déjà par les charpentes, avec uneagilité souple, tandis que, demeurée sur le balcon, accoudée, ellele suivait des yeux. Elle avait pris le bouquet de violettes, ellele respirait pour dissiper sa fièvre. Et, quand il traversa leClos-Marie et qu’il leva la tête, il l’aperçut qui baisait lesfleurs.

Félicien avait à peine disparu derrière les saules, qu’Angéliques’inquiéta, en entendant, au-dessous d’elle, ouvrir la porte de lamaison. Quatre heures sonnaient, on ne s’éveillait jamais que deuxheures plus tard. Sa surprise augmenta, lorsqu’elle reconnutHubertine ; car, d’habitude, Hubert descendait le premier.Elle la vit se promener lentement par les allées de l’étroitjardin, les bras abandonnés, la face pâle dans l’air matinal, commesi un étouffement lui eût fait quitter si tôt sa chambre, après unenuit brûlante d’insomnie. Et Hubertine était très belle encore,vêtue d’un simple peignoir, avec ses cheveux noués à la hâte ;et elle semblait très lasse, heureuse et désespérée.

Chapitre 8

 

Le lendemain, en s’éveillant d’un sommeil de huit heures, d’unde ces doux et profonds sommeils qui reposent des grandesfélicités, Angélique courut à sa fenêtre. Le ciel était très pur,le temps chaud continuait, après un gros orage qui l’avaitinquiétée, la veille ; et elle cria joyeusement à Hubert, entrain d’ouvrir les volets, au-dessous d’elle :

– Père, père ! du soleil !… Ah ! que je suiscontente, la procession sera belle !

Vite, elle s’habilla pour descendre. C’était ce jour-là, le 28juillet, que la procession du Miracle devait parcourir les rues deBeaumont. Et, chaque année, à cette date, il y avait fête chez lesbrodeurs : on ne touchait pas une aiguille, on passait lajournée à orner le logis, d’après tout un arrangement traditionnel,que, depuis quatre cents ans, les mères léguaient aux filles.

Angélique, en se hâtant de prendre son café au lait, s’occupaitdéjà des tentures.

– Mère, on devrait les visiter, pour voir si elles sont enbon état.

– Nous avons le temps, répondit Hubertine de sa voixplacide. Nous ne les accrocherons pas avant midi.

Il s’agissait de trois panneaux admirables d’ancienne broderie,que les Hubert gardaient avec dévotion, comme une relique defamille, et qu’ils sortaient une fois l’an, le jour où passait laprocession. Dès la veille, selon l’usage, le cérémoniaire, le bonabbé Cornille, était allé de porte en porte avertir les habitantsde l’itinéraire que suivrait la statue de sainte Agnès, accompagnéede Monseigneur portant le Saint-Sacrement. Il y avait plus dequatre siècles que cet itinéraire restait le même : le départse faisait par la porte Sainte-Agnès, la rue des Orfèvres, laGrand-Rue, la rue Basse ; puis, après avoir traversé la villenouvelle, on regagnait la rue Magloire et la place du Cloître, pourrentrer par la grande façade. Et les habitants, sur le parcours,rivalisaient de zèle, pavoisaient les fenêtres, tendaient les mursde leurs plus riches étoffes, semaient le petit pavé caillouteux deroses effeuillées.

Angélique ne se calma que lorsqu’on lui eut permis de tirer lestrois morceaux brodés du tiroir où ils dormaient l’annéeentière.

– Ils n’ont rien, rien du tout, murmurait-elle, ravie.

Quand elle eut enlevé soigneusement les papiers fins qui lesprotégeaient, ils apparurent, tous les trois consacrés àMarie : la Vierge recevant la visite de l’Ange, la Viergepleurant au pied de la croix, la Vierge montant au ciel. Ilsdataient du quinzième siècle, en soie nuancée sur fond d’or, d’uneconservation merveilleuse ; et les brodeurs, qui en avaientrefusé de grosses sommes, en étaient très fiers.

– Mère, c’est moi qui les accroche !

C’était toute une affaire. Hubert passa la matinée à nettoyer lavieille façade. Il emmanchait un balai au bout d’un bâton, ilépoussetait les pans de bois garnis de briques, jusqu’auxcharpentes du comble ; puis, il lavait à l’éponge lesoubassement de pierre, ainsi que toutes les parties de la tourelled’escalier qu’il pouvait atteindre. Et les trois morceaux brodés,alors, prenaient leurs places. Angélique les accrocha, par lesanneaux, aux clous séculaires, l’Annonciation sous la fenêtre degauche, l’Assomption sous celle de droite ; quant au Calvaire,il avait ses clous au-dessus de la grande fenêtre durez-de-chaussée, et elle dut sortir une échelle pour l’y pendre àson tour. Déjà elle avait garni de fleurs les fenêtres, l’antiquelogis semblait revenu au temps lointain de sa jeunesse, avec cesbroderies d’or et de soie rayonnantes dans le beau soleil defête.

Depuis le déjeuner, toute la rue des Orfèvres s’activait. Pouréviter la chaleur trop forte, la procession ne sortait qu’à cinqheures ; mais, dès midi, la ville faisait sa toilette. En facedes Hubert, l’orfèvre tendait sa boutique de draperies bleu ciel,bordées d’une frange d’argent ; tandis que le cirier, à côté,utilisait les rideaux de son alcôve, des rideaux de cotonnaderouge, saignant au plein jour. Et c’était, à chaque maison,d’autres couleurs, une prodigalité d’étoffes, tout ce qu’on avait,jusqu’à des descentes de lit, battant dans les souffles las de lachaude journée. La rue en était vêtue, d’une gaieté éclatante etfrissonnante, changée en une galerie de gala, ouverte sous le ciel.Tous les habitants s’y bousculaient, parlant haut, comme chez eux,les uns promenant des objets à pleins bras, les autres grimpant,clouant, criant. Sans compter le reposoir qu’on dressait au coin dela Grand-Rue, et qui mettait en l’air les femmes du voisinage,empressées à fournir les vases et les candélabres.

Angélique courut offrir les deux flambeaux Empire, qui ornaientla cheminée du salon. Elle ne s’était pas arrêtée depuis le matin,elle ne se fatiguait même pas, soulevée, portée par sa grande joieintérieure. Et, comme elle revenait, les cheveux au vent,effeuiller des roses dans une corbeille, Hubert plaisanta.

– Tu te donneras moins de mal, le jour de tes noces… C’estdonc toi qu’on marie ?

– Mais oui, c’est moi ! répondit-elle gaiement.

Hubertine sourit à son tour.

– En attendant, puisque la maison est belle, nous ferionsbien de monter nous habiller.

– Tout de suite, mère… Voici ma corbeille pleine.

Elle acheva d’effeuiller ses roses, qu’elle se réservait dejeter devant Monseigneur. Les pétales pleuvaient de ses doigtsminces, la corbeille débordait, légère, odorante. Et elle disparutdans l’étroit escalier de la tourelle, en disant avec un grandrire :

– Vite ! je vais me faire belle comme unastre !

L’après-midi s’avançait. Maintenant, la fièvre active deBeaumont-l’Église s’était apaisée, une attente frémissait dans lesrues, prêtes enfin, chuchotantes de voix discrètes. La grossechaleur avait décru avec le soleil oblique, il ne tombait plus duciel pâli, entre les maisons resserrées, qu’une ombre tiède etfine, d’une sérénité tendre. Et le recueillement était profond,comme si toute la vieille cité devenait un prolongement de lacathédrale. Seuls, des bruits de voitures montaient deBeaumont-la-Ville, la cité nouvelle, au bord du Ligneul, oùbeaucoup de fabriques ne chômaient même pas, dédaigneuses de fêtercette antique solennité religieuse.

Dès quatre heures, la grosse cloche de la tour du nord, celledont le branle remuait la maison des Hubert, se mit à sonner ;et ce fut au même instant qu’Angélique et Hubertine reparurent,habillées. Celle-ci était en robe de toile écrue, garnie d’unemodeste dentelle de fil, mais la taille si jeune, dans sa rondeurpuissante, qu’elle semblait être la sœur aînée de sa filleadoptive. Angélique, elle, avait mis sa robe de foulardblanc ; et rien autre, pas un bijou aux oreilles ni auxpoignets, rien que ses mains nues, son col nu, rien que le satin desa peau sortant de l’étoffe légère, comme un épanouissement defleur. Un peigne invisible, planté à la hâte, retenait mal lesboucles de ses cheveux en révolte, d’un blond de soleil. Elle étaitingénue et fière, d’une simplicité candide, belle comme unastre.

– Ah ! dit-elle, on sonne, Monseigneur a quittél’Évêché.

La cloche continuait, haute et grave, dans la grande pureté duciel. Et les Hubert s’installaient à la fenêtre du rez-de-chausséelarge ouverte, les deux femmes accoudées sur la barre d’appui,l’homme debout derrière elles. C’étaient leurs places accoutumées,ils étaient au bon endroit pour bien voir, les premiers à regarderla procession venir du fond de l’église, sans perdre un cierge dudéfilé.

– Où est ma corbeille ? demanda Angélique.

Il fallut qu’Hubert lui passât la corbeille de roseseffeuillées, qu’elle garda entre ses bras, serrée contre sapoitrine.

– Oh ! cette cloche, murmura-t-elle encore, on diraitqu’elle nous berce !

Toute la petite maison vibrait, sonore du branle de lacloche ; et la rue, le quartier restait dans l’attente, gagnépar ce frisson, tandis que les tentures battaient pluslanguissamment, à l’air du soir. Le parfum des roses était trèsdoux.

Une demi-heure se passa. Puis, d’un seul coup, les deux vantauxde la porte Sainte-Agnès furent poussés, les profondeurs del’église apparurent, sombres, piquées des petites taches luisantesdes cierges. Et d’abord le porte-croix sortit, un sous-diacre entunique, flanqué de deux acolytes tenant chacun un grand flambeauallumé. Derrière eux, se hâtait le cérémoniaire, le bon abbéCornille, qui, après s’être assuré du bel état de la rue, s’arrêtasous le porche, assista au défilé un instant, pour vérifier si lesplaces d’ordre étaient bien prises. Les confréries laïquesouvraient la marche, des associations pieuses, des écoles, par rangd’ancienneté. Il y avait des enfants tout petits, des fillettes enblanc, pareilles à des épousées, des garçonnets frisés et nu-tête,endimanchés comme des princes, ravis, cherchant déjà leurs mères duregard. Un gaillard de neuf ans allait seul, au milieu, vêtu ensaint Jean-Baptiste, avec une peau de mouton sur ses maigresépaules nues. Quatre gamines, fleuries de rubans roses, portaientun pavois de mousseline, où se dressait une gerbe de blé mûr. Puis,c’étaient de grandes demoiselles, groupées autour d’une bannière dela Vierge, des dames en noir qui avaient également leur bannière,une soie cramoisie brodée d’un saint Joseph, d’autres, d’autresbannières encore, en velours, en satin, balancées au bout desbâtons dorés. Les confréries d’hommes n’étaient pas moinsnombreuses, des pénitents de toutes les couleurs, les pénitentsgris surtout, vêtus de toile bise, encapuchonnés, et dont l’emblèmefaisait sensation, une immense croix garnie d’une roue, à laquellependaient, accrochés, les instruments de la Passion.

Angélique se récria de tendresse, dès que les enfants semontrèrent.

– Oh ! les amours ! regardez donc !

Un, pas plus haut qu’une botte, trois ans à peine, chancelant etfier sur ses petits pieds, passait si drôle, qu’elle plongea lamain dans la corbeille et le couvrit d’une poignée de fleurs. Ildisparaissait, il avait des roses sur les épaules, parmi lescheveux. Et le rire tendre qu’il soulevait, gagna de proche enproche, des fleurs plurent de chaque fenêtre. Dans le silencebourdonnant de la rue, on n’entendait plus que le piétinementassourdi de la procession, tandis que les poignées de fleurss’abattaient sur le pavé, d’un vol silencieux. Bientôt, il y en eutune jonchée.

Mais, rassuré sur le bon ordre des laïques, l’abbé Cornilles’impatienta, inquiet de ce que le cortège s’immobilisait depuisdeux minutes, et il s’empressa de regagner la tête, tout en saluantles Hubert d’un sourire, au passage.

– Qu’ont-ils donc, à ne pas marcher ? dit Angélique,qu’une fièvre prenait, comme si elle eût, à l’autre bout, là-bas,attendu son bonheur.

Hubertine répondit de son air calme :

– Ils n’ont pas besoin de courir.

– Quelque encombrement, peut-être un reposoir qu’on achève,expliqua Hubert.

Les filles de la Vierge s’étaient mises à chanter un cantique,et leurs voix aiguës montaient dans le plein air, avec unelimpidité de cristal. De proche en proche, le défilé s’ébranla. Onrepartit.

Maintenant, après les laïques, le clergé commençait à sortir del’église, les moins dignes les premiers. Tous, en surplis, secouvraient de la barrette, sous le porche ; et chacun tenaitun cierge allumé, ceux de droite, de la main droite, ceux degauche, de la main gauche, en dehors du rang, double rangée depetites flammes mouvantes, presque éteintes dans le plein jour.D’abord, ce fut le grand séminaire, les paroisses, les églisescollégiales ; puis, vinrent les clercs et les bénéficiaires dela cathédrale, que suivaient les chanoines, les épaules couvertesde pluviaux blancs. Au milieu d’eux, se trouvaient les chantres, enchapes de soie rouge, qui avaient commencé l’antienne, à pleinevoix, et auxquels tout le clergé répondait, d’un chant plus léger.L’hymne Pange lingua s’éleva très pure, la rue étaitpleine d’un grand frissonnement de mousseline, les ailes envoléesdes surplis, que les petites flammes des cierges criblaient deleurs étoiles d’or pâli.

– Oh ! sainte Agnès ! murmura Angélique.

Elle souriait à la sainte, que quatre clercs portaient sur unbrancard de velours bleu, orné de dentelle. Chaque année, elleavait un étonnement, à la voir ainsi hors de l’ombre où elleveillait depuis des siècles, tout autre sous la grande lumière,dans sa robe de longs cheveux d’or. Elle était si vieille et trèsjeune pourtant, avec ses petites mains, ses petits pieds fluets,son mince visage de fillette, noirci par l’âge.

Mais Monseigneur devait la suivre. On entendait déjà venir, dufond de l’église, le balancement des encensoirs.

Il y eut des chuchotements, Angélique répéta :

– Monseigneur… Monseigneur…

Et, à cette minute, les yeux sur la sainte qui passait, elle serappelait les vieilles histoires, les hauts marquis d’Hautecœurdélivrant Beaumont de la peste, grâce à l’intervention d’Agnès,Jean V et tous ceux de sa race venant s’agenouiller devantelle, dévots à son image ; et elle les voyait tous, lesseigneurs du miracle, défiler un à un, comme une lignée deprinces.

Un large espace était resté vide. Puis, le chapelain chargé dusoin de la crosse s’avança, la tenant droite, la partie courbe verslui. Ensuite, parurent deux thuriféraires, qui allaient à reculonset balançaient à petits coups les encensoirs, ayant chacun près delui un acolyte chargé de la navette. Et le grand dais de velourspourpre, garni de crépines d’or, eut quelque peine à sortir par unedes baies de la porte. Mais, vivement, l’ordre se rétablit, lesautorités désignées prirent les bâtons. Dessous, entre ses diacresd’honneur, Monseigneur marchait, tête nue, les épaules couvertes del’écharpe blanche, dont les deux bouts enveloppaient ses mains, quiportaient le Saint-Sacrement sans le toucher, très haut.

Tout de suite, les thuriféraires venaient de prendre du champ,et les encensoirs, lancés à la volée, retombèrent en cadence, avecle petit bruit argentin de leurs chaînettes.

Où donc Angélique avait-elle connu quelqu’un qui ressemblait àMonseigneur ? Un recueillement inclinait tous les fronts. Maiselle, la tête penchée à demi, le regardait. Il avait la taillehaute, mince et noble, d’une jeunesse superbe pour ses soixanteans. Ses yeux d’aigle luisaient, son nez un peu fort accentuaitl’autorité souveraine de sa face, adoucie par sa chevelure blanche,en boucles épaisses ; et elle remarqua la pâleur du teint, oùelle crut voir monter un flot de sang. Peut-être n’était-ce que lereflet du grand soleil d’or, qu’il portait de ses mains couvertes,et qui le mettait dans un rayonnement de clarté mystique.

Certainement, un visage à cette ressemblance s’évoquait, au fondd’elle. Dès les premiers pas, Monseigneur avait commencé lesversets d’un psaume, qu’il récitait à voix basse, avec ses diacres,alternativement. Et elle trembla, quand elle le vit tourner lesyeux vers la fenêtre où elle était, tellement il lui apparutsévère, d’une froideur hautaine, condamnant la vanité de toutepassion. Ses regards étaient allés aux trois broderies anciennes,Marie visitée par l’Ange, Marie au pied de la Croix, Marie montantaux cieux. Ils se réjouirent, puis ils s’abaissèrent, se fixèrentsur elle, sans que, dans son trouble, elle pût comprendre s’ilspâlissaient de dureté ou de douceur. Déjà, ils étaient revenus auSaint-Sacrement, immobiles, luisants dans le reflet du grand soleild’or. Les encensoirs partaient à la volée, retombaient avec lebruit argentin des chaînettes, pendant qu’un petit nuage, une fuméed’encens, montait dans l’air.

Mais le cœur d’Angélique battit à se rompre. Derrière le dais,elle venait d’apercevoir la mitre, sainte Agnès ravie par deuxanges, l’œuvre brodée fil à fil de son amour, qu’un chapelain, lesdoigts enveloppés d’un voile, portait dévotement, comme une chosesainte. Et là, parmi les laïques qui suivaient, dans le flot desfonctionnaires, des officiers, des magistrats, elle reconnaissaitFélicien, au premier rang, mince et blond, en habit, avec sescheveux bouclés, son nez droit, un peu fort, ses yeux noirs, d’unedouceur hautaine. Elle l’attendait, elle n’était pas surprise de levoir enfin se changer en prince. Au regard anxieux qu’il lui jeta,implorant le pardon de son mensonge, elle répondit par un clairsourire.

– Tiens ! murmura Hubertine stupéfaite, n’est-ce pointce jeune homme ?

Elle aussi l’avait reconnu, et elle s’inquiéta, lorsque, setournant, elle vit sa fille transfigurée.

– Il nous a donc menti ?… Pourquoi ? lesais-tu ?… Sais-tu qui est ce jeune homme ?

Oui, peut-être le savait-elle. Une voix répondait en elle à desquestions récentes. Mais elle n’osait, elle ne voulait pluss’interroger. La certitude se ferait, lorsqu’il en serait temps.Elle en sentait l’approche, dans un gonflement d’orgueil et depassion.

– Qu’y a-t-il donc ? demanda Hubert, en se penchantderrière sa femme.

Jamais il n’était à la minute présente. Et, quand elle lui eutdésigné le jeune homme, il douta.

– Quelle idée ! ce n’est pas lui.

Alors, Hubertine affecta de s’être trompée. C’était le plussage, elle se renseignerait. Mais la procession qui venait des’arrêter de nouveau, pendant que Monseigneur, à l’angle de la rue,encensait le Saint-Sacrement, parmi les verdures du reposoir,allait repartir ; et Angélique, dont la main s’était oubliéeau fond de la corbeille, tenant une dernière poignée de feuilles derose, eut un geste trop prompt, jeta les fleurs, dans son troubleenchanté. Justement, Félicien se remettait en marche. Les fleurspleuvaient, deux pétales, balancés lentement, volèrent, se posèrentsur ses cheveux.

C’était la fin. Le dais avait disparu au coin de la Grand-Rue,la queue du cortège s’écoulait, laissant le pavé désert, recueilli,comme assoupi de foi rêveuse, dans l’exhalaison un peu âpre desroses foulées. Et l’on entendait encore, au loin, de plus en plusfaible, le bruit argentin des chaînettes, retombant à chaque voléedes encensoirs.

– Oh ! veux-tu, mère ? s’écria Angélique, nousirons dans l’église les voir rentrer.

Le premier mouvement d’Hubertine fut de refuser. Puis, elleéprouvait elle-même un si grand désir d’avoir une certitude,qu’elle consentit.

– Oui, tout à l’heure, puisque cela te fait plaisir.

Mais il fallait patienter. Angélique, qui était montée mettre unchapeau, ne tenait pas en place. Elle revenait à chaque minutedevant la fenêtre, interrogeait le bout de la rue, levait les yeuxcomme pour interroger l’espace lui-même ; et elle parlait touthaut, elle suivait la procession, pas à pas.

– Ils descendent la rue Basse… Ah ! les voilà quidoivent déboucher sur la place, devant la Sous-Préfecture… Ça n’enfinit plus, les grandes voies de Beaumont-la-Ville. Et pour leplaisir qu’ils ont à voir sainte Agnès, ces marchands detoile !

Un fin nuage rose, coupé délicatement d’un treillis d’or,planait au ciel. Cela se sentait, dans l’immobilité de l’air, quetoute la vie civile était suspendue, que Dieu avait quitté samaison, où chacun attendait qu’on le ramenât, pour reprendre lesoccupations quotidiennes. En face, les draperies bleues del’orfèvre, les rideaux rouges du cirier, barraient toujours leursboutiques. Les rues semblaient dormir, il n’y avait plus, de l’uneà l’autre, que le lent passage du clergé, dont le cheminement sedevinait de tous les points de la ville.

– Mère, mère, je t’assure qu’ils sont à l’entrée de la rueMagloire. Ils vont remonter la pente.

Elle mentait, il n’était que six heures et demie, et jamais laprocession ne rentrait avant sept heures un quart. Elle savait bienque le dais devait longer à ce moment le bas port du Ligneul. Maiselle avait une telle hâte !

– Mère, dépêchons, nous n’aurons pas de place.

– Allons, viens ! finit par dire Hubertine, ensouriant malgré elle.

– Moi, je reste, déclara Hubert. Je vais décrocher lesbroderies et je mettrai la table.

L’église leur parut vide, Dieu n’étant plus là. Toutes lesportes en restaient ouvertes, comme celles d’une maison en déroute,où l’on attend le retour du maître. Peu de monde entrait, lemaître-autel seul, un sarcophage sévère de style roman, braisillaitau fond de la nef, étoilé de cierges ; et le reste du vastevaisseau, les bas-côtés, les chapelles, s’emplissaient de nuit,sous la tombée du crépuscule.

Lentement, Angélique et Hubertine firent le tour. En bas,l’édifice s’écrasait, des piliers trapus portaient les pleinscintres des collatéraux. Elles marchaient le long de chapellesnoires, enterrées comme des cryptes. Puis, lorsqu’ellestraversèrent, devant la grand-porte, sous la travée des orgues,elles eurent un sentiment de délivrance, en levant les yeux versles hautes fenêtres gothiques de la nef, qui s’élançaient au-dessusde la lourde assise romane. Mais elles continuèrent par le bas-côtéméridional, l’étouffement recommença. À la croix du transept,quatre colonnes énormes étaient aux quatre angles, montaient d’unjet soutenir la voûte ; et là régnait encore une clarté mauve,l’adieu du jour dans les roses des façades latérales. Elles avaientgravi les trois marches qui menaient au chœur, elles tournèrent parle pourtour de l’abside, la partie la plus anciennement bâtie, d’unenfouissement de sépulcre. Un instant, contre la vieille grille,très ouvragée, qui fermait le chœur de partout, elles s’arrêtèrentpour regarder scintiller le maître-autel, dont les petites flammesse reflétaient dans le vieux chêne poli des stalles, demerveilleuses stalles fleuries de sculptures. Et elles revinrentainsi à leur point de départ, levant de nouveau la tête, croyantsentir le souffle de l’envolée de la nef, tandis que les ténèbrescroissantes reculaient, élargissaient les antiques murailles, oùs’évanouissaient des restes d’or et de peinture.

– Je savais bien qu’il était trop tôt, dit Hubertine.

Angélique, sans répondre, murmura :

– Comme c’est grand !

Il lui semblait qu’elle ne connaissait pas l’église, qu’elle lavoyait pour la première fois. Ses yeux erraient sur les rangéesimmobiles des chaises, allaient au fond des chapelles, où l’on nedevinait que les pierres tombales, à un redoublement d’ombre. Maiselle rencontra la chapelle Hautecœur, elle reconnut le vitrail,réparé enfin, avec son saint Georges vague comme une vision, dansle jour mourant. Et elle en eut beaucoup de joie.

À ce moment, un branle anima la cathédrale, la grosse cloche seremettait à sonner.

– Ah ! dit-elle, les voilà, ils montent la rueMagloire.

Cette fois, c’était vrai. Un flot de foule envahit lescollatéraux, et l’on sentit croître de minute en minute l’approchede la procession. Cela grandissait avec les volées de la cloche,avec un souffle large qui venait du dehors, par la grand-portebéante. Dieu rentrait.

Angélique, appuyée à l’épaule d’Hubertine, haussée sur la pointedes pieds, regardait cette baie ouverte, dont la rondeur sedécoupait dans le blanc crépuscule de la place du Cloître. D’abord,reparut le sous-diacre portant la croix, flanqué des deux acolytes,avec leurs chandeliers ; et, derrière eux, s’empressait lecérémoniaire, le bon abbé Cornille, essoufflé, rendu de fatigue. Auseuil de l’église, chaque nouvel arrivant se détachait une seconde,d’une silhouette nette et vigoureuse, puis se noyait dans lesténèbres intérieures. C’étaient les laïques, les écoles, lesassociations, les confréries, dont les bannières, pareilles à desvoiles, se balançaient, tout d’un coup mangées par l’ombre. Onrevit le groupe pâle des filles de la Vierge, qui entrait enchantant de leurs voix aiguës de séraphins. La cathédrale avalaittoujours, la nef s’emplissait lentement, les hommes à droite, lesfemmes à gauche. Mais la nuit s’était faite, la place au loin sepiqua d’étincelles, des centaines de petites lumières mouvantes, etce fut le tour du clergé, les cierges allumés en dehors du rang, undouble cordon de flammes jaunes, qui passa la porte. Cela n’enfinissait plus, les cierges se succédaient, se multipliaient, legrand séminaire, les paroisses, la cathédrale, les chantresattaquant l’antienne, les chanoines en pluviaux blancs. Et, peu àpeu, alors, l’église s’éclaira, se peupla de ces flammes,illuminée, criblée de centaines d’étoiles, comme un ciel d’été.

Deux chaises étaient libres, Angélique monta sur l’uned’elles.

– Descends, répétait Hubertine, c’est défendu.

Mais elle s’obstinait, tranquille.

– Pourquoi défendu ? Je veux voir… Oh ! est-cebeau !

Et elle finit par décider sa mère à monter sur l’autrechaise.

Maintenant, toute la cathédrale braisillait, ardente. Cettehoule de cierges qui la traversait, allait allumer des reflets sousles voûtes écrasées des bas-côtés, au fond des chapelles, oùbrillaient la vitre d’une châsse, l’or d’un tabernacle. Même, dansle pourtour de l’abside, jusque dans les cryptes sépulcrales,s’éveillaient des rayons. Le chœur flambait, avec son autelincendié, ses stalles luisantes, sa vieille grille dont les rosacesse découpaient en noir. Et l’envolée de la nef s’accusait encore,en bas les lourds piliers trapus portant les pleins cintres, enhaut les faisceaux de colonnettes s’amincissant, fleurissant, parmiles arcs brisés des ogives, tout un élancement de foi et d’amour,qui était comme le rayonnement même de la lumière.

Mais, dans le roulement des pieds et le remuement des chaises,on entendit de nouveau retomber les chaînettes claires desencensoirs. Et les orgues, aussitôt, chantèrent une phrase énormequi déborda, emplit les voûtes d’un grondement de foudre. C’étaitMonseigneur, encore sur la place. Sainte Agnès, à ce moment,gagnait l’abside, toujours portée par les clercs, la face commeapaisée aux lueurs des cierges, heureuse de retourner à sessongeries de quatre siècles. Enfin, précédé de la crosse, suivi dela mitre, Monseigneur rentra, tenant le Saint-Sacrement du mêmegeste, de ses deux mains couvertes de l’écharpe. Le dais, quifilait au milieu de la nef, s’arrêta devant la grille du chœur. Là,il y eut un peu de confusion, l’évêque fut un moment rapproché despersonnes de sa suite.

Depuis que Félicien avait reparu, derrière la mitre, Angéliquene le quittait pas des yeux. Or, il arriva qu’il se trouva portésur la droite du dais ; et, à cet instant, elle vit, dans lemême regard, la tête blanche de Monseigneur et la tête blonde dujeune homme. Un flamboiement avait passé sur ses paupières, ellejoignit les mains, elle parla tout haut :

– Oh ! Monseigneur, le fils de Monseigneur !

Son secret lui échappait. C’était un cri involontaire, lacertitude enfin qui se faisait, dans la brusque clarté de leurressemblance. Peut-être, au fond d’elle, le savait-elle déjà, maiselle n’aurait point osé se le dire ; tandis que, maintenant,cela éclatait, l’éblouissait. De toutes parts, d’elle-même et deschoses, des souvenirs remontaient, répétaient son cri.

Hubertine, saisie, murmura :

– Le fils de Monseigneur, ce garçon ?

Autour d’elles deux, des gens s’étaient poussés. On lesconnaissait, on les admirait, la mère adorable encore dans satoilette de simple toile, la fille d’une grâce d’archange, avec sarobe de foulard blanc. Elles étaient si belles et si en vue, ainsimontées sur des chaises, que des regards se levaient,s’oubliaient.

– Mais oui, ma bonne dame, dit la mère Lemballeuse, qui setrouvait dans le groupe, mais oui, le fils de Monseigneur !Comment, vous ne saviez pas ?… Et un beau jeune homme, etriche, ah ! riche à acheter la ville, s’il voulait. Desmillions, des millions !

Toute pâle, Hubertine écoutait.

– Vous avez bien entendu conter l’histoire ? continuala vieille mendiante. Sa mère est morte en le mettant au monde, etc’est alors que Monseigneur s’est fait prêtre. Aujourd’hui, il sedécide à l’appeler près de lui… Félicien VII d’Hautecœur,comme qui dirait un vrai prince !

Alors, Hubertine eut un grand geste de chagrin. Et Angéliquerayonna, devant son rêve qui se réalisait. Elle ne s’étonnaittoujours pas, elle savait bien qu’il devait être le plus riche, leplus beau, le plus noble ; mais sa joie était immense,parfaite, sans souci des obstacles, qu’elle ne prévoyait point.Enfin, il se faisait connaître, il se donnait à son tour. L’orruisselait avec les petites flammes des cierges, les orgueschantaient la pompe de leurs fiançailles, la lignée des Hautecœurdéfilait royalement, du fond de la légende :Norbert Ier, Jean V, Félicien III,Jean XII ; puis, le dernier, Félicien VII, quitournait vers elle sa tête blonde. Il était le descendant descousins de la Vierge, le maître, le Jésus superbe, se révélant danssa gloire, près de son père.

Justement, Félicien lui souriait, et elle ne remarqua pas leregard fâché de Monseigneur, qui venait de l’apercevoir debout surla chaise, au-dessus de la foule, le sang au visage, enorgueilleuse et en passionnée.

– Ah ! ma pauvre enfant, soupira Hubertine avecdésespoir.

Mais les chapelains et les acolytes s’étaient rangés à droite età gauche, et le premier diacre, ayant pris le Saint-Sacrement desmains de Monseigneur, le posa sur l’autel. C’était la bénédictionfinale, le Tantum ergo mugi par les chantres, l’encens desnavettes fumant dans les encensoirs, le grand silence brusque del’oraison. Et, au milieu de l’église ardente, débordante de clergéet de peuple, sous les voûtes élancées, Monseigneur remonta àl’autel, reprit des deux mains le grand soleil d’or, que par troisfois il agita en l’air, d’un lent signe de croix.

Chapitre 9

 

Le soir même, en rentrant de l’église, Angélique pensait :« Je le verrai tout à l’heure : il sera dans leClos-Marie, et je descendrai le retrouver. » Leurs yeuxs’étaient donné ce rendez-vous.

On ne dîna qu’à huit heures, dans la cuisine, selon l’habitude.Hubert parlait seul, excité par cette journée de fête. Sérieuse,Hubertine répondait à peine, ne quittant pas du regard la jeunefille, qui mangeait d’un gros appétit, mais inconsciente, sansparaître savoir qu’elle portait la fourchette à sa bouche, toute àson rêve. Et Hubertine lisait clairement en elle, voyait se formeret se suivre une à une les pensées, sous ce front candide, commesous le cristal d’une eau pure.

À neuf heures, un coup de sonnette les étonna. C’était l’abbéCornille. Malgré sa fatigue, il venait leur dire que Monseigneuravait beaucoup admiré les trois anciens panneaux de broderie.

– Oui, il en a parlé devant moi. Je savais que vous seriezheureux de l’apprendre.

Angélique, qui, au nom de Monseigneur, s’était intéressée,retomba dans sa songerie, dès que l’on causa de la procession.Puis, au bout de quelques minutes, elle se mit debout.

– Où vas-tu donc ? interrogea Hubertine.

Cette question la surprit, comme si elle-même ne se fût pasdemandé pourquoi elle se levait.

– Mère, je monte, je suis très lasse.

Et, derrière cette excuse, Hubertine devinait la vraie raison,le besoin d’être seule, avec son bonheur.

– Viens m’embrasser.

Lorsqu’elle la tint serrée contre elle, dans ses bras, elle lasentit frémir. Son baiser de chaque soir se déroba presque. Alors,très grave, elle la regarda en face, elle lut dans ses yeux lerendez-vous accepté, la fièvre de s’y rendre.

– Sois sage, dors bien.

Mais déjà Angélique, après un rapide bonsoir à Hubert et àl’abbé Cornille, montait dans sa chambre, éperdue, tellement elleavait senti son secret au bord de ses lèvres. Si sa mère l’avaitgardée une seconde encore contre son cœur, elle aurait parlé. Quandelle se fut enfermée à double tour, la lumière la blessa, ellesouffla sa bougie. La lune se levait de plus en plus tard, la nuitétait très sombre. Et, sans se déshabiller, assise devant lafenêtre ouverte sur les ténèbres, elle attendit pendant des heures.Les minutes s’écoulaient remplies, la même idée suffisait àl’occuper : elle descendrait le rejoindre, quand minuitsonnerait. Cela se ferait très naturellement, elle se voyait agir,pas à pas, geste à geste, avec cette aisance qu’on a dans lessonges. Presque tout de suite, elle avait entendu partir l’abbéCornille. Ensuite, les Hubert étaient montés à leur tour. Deuxfois, il lui sembla que leur chambre se rouvrait, que des piedsfurtifs s’avançaient jusqu’à l’escalier, comme si quelqu’un fûtvenu écouter là, un instant. Puis, la maison parut s’anéantir dansun sommeil profond.

Lorsque l’heure eut sonné, Angélique se leva.

– Allons, il m’attend.

Et elle ouvrit sa porte, qu’elle ne referma même pas. Dansl’escalier, en passant devant la chambre des Hubert, elle prêtal’oreille ; mais elle n’entendit rien, rien que le frisson dusilence. D’ailleurs, elle était très à l’aise, sans effarement nihâte, n’ayant point conscience d’être en faute. Une force lamenait, cela lui semblait tellement simple, que l’idée d’un dangerl’aurait fait sourire. En bas, elle sortit dans le jardin, par lacuisine, et elle oublia encore de refermer le volet. Puis, de sonallure rapide, elle gagna la petite porte qui donnait sur leClos-Marie, la laissa également toute grande derrière elle. Dans leclos, malgré l’ombre épaisse, elle n’eut pas une hésitation, marchadroit à la planche, traversa la Chevrotte, se dirigea à tâtonscomme dans un lieu familier, où chaque arbre lui était connu. Et,tournant à droite, sous un saule, elle n’eut qu’à étendre les mainspour rencontrer les mains de celui qu’elle savait être là, àl’attendre.

Un instant, muette, Angélique serra dans les siennes les mainsde Félicien. Ils ne pouvaient se voir, le ciel s’était couvertd’une nuée de chaleur, que la lune à son lever, amincie,n’éclairait pas encore. Et elle parla dans les ténèbres, tout soncœur se soulagea de sa grande joie.

– Ah ! mon cher seigneur, que je vous aime et que jevous remercie !

Elle riait de le connaître enfin, elle le remerciait d’êtrejeune, beau, riche, plus encore qu’elle ne l’espérait. C’était unegaieté sonnante, le cri d’émerveillement et de gratitude devant cecadeau d’amour que lui faisait son rêve.

– Vous êtes le roi, vous êtes mon maître, et me voici àvous, je n’ai que le regret d’être si peu… Mais j’ai l’orgueil devous appartenir, cela suffit que vous m’aimiez, pour que je soisreine à mon tour… J’avais beau savoir et vous attendre, mon cœurs’est élargi, depuis que vous y êtes devenu si grand… Ah ! moncher seigneur, que je vous remercie et que je vous aime !

Alors, doucement, il lui passa son bras à la taille, ill’emmena, en disant :

– Venez chez moi.

Il lui fit gagner le fond du Clos-Marie, au travers des herbesfolles ; et elle s’expliqua comment il passait chaque soir parla vieille grille de l’Évêché, condamnée autrefois. Il avait laissécette grille ouverte, il l’introduisit à son bras dans le grandjardin de Monseigneur. Au ciel, la lune peu à peu montante, cachéederrière le voile de vapeurs chaudes, les blanchissait d’unetransparence laiteuse. Toute la voûte, sans une étoile, en étaitemplie d’une poussière de clarté, qui pleuvait muette dans lasérénité de la nuit. Lentement, ils remontèrent la Chevrotte, dontle cours traversait le parc ; mais ce n’était plus le ruisseaurapide, précipité sur une pente caillouteuse ; c’était une eaucalme, une eau alanguie, errant parmi des touffes d’arbres. Et,sous la nuée lumineuse, entre ces arbres baignés et flottants, larivière élyséenne semblait se dérouler dans un rêve.

Angélique avait repris, joyeusement :

– Je suis si fière et si heureuse d’être ainsi, à votrebras !

Félicien, ravi de tant de simplicité et de charme, l’écoutaits’exprimer sans gêne, ne rien cacher, dire tout haut ce qu’ellepensait, dans la naïveté de son cœur.

– Ah ! chère âme, c’est moi qui dois vous êtrereconnaissant de ce que vous voulez bien m’aimer un peu, sigentiment… Dites-moi encore comment vous m’aimez, dites-moi ce quis’est passé en vous, lorsque vous avez su enfin qui j’étais.

Mais, d’un joli geste d’impatience, ellel’interrompit :

– Non, non, parlons de vous, rien que de vous. Est-ce queje compte, moi ? est-ce que ça importe, ce que je suis, ce queje pense ?… C’est vous seul qui existez maintenant.

Et, se serrant contre lui, ralentissant le pas, le long de larivière enchantée, elle l’interrogeait sans fin, elle voulait toutconnaître, son enfance, sa jeunesse, les vingt années qu’il avaitvécues loin de son père.

– Je sais que votre mère est morte à votre naissance, etque vous avez grandi chez un oncle, un vieil abbé… Je sais queMonseigneur refusait de vous revoir…

Il parla très bas, d’une voix lointaine, qui semblait monter dupassé.

– Oui, mon père avait adoré ma mère, j’étais coupabled’être venu et de l’avoir tuée… Mon oncle m’élevait dansl’ignorance de ma famille, durement, comme si j’avais été un enfantpauvre, confié à ses soins. Je n’ai su la vérité que très tard, ily a deux ans à peine… Mais cela ne m’a pas surpris, je sentaiscette grande fortune derrière moi. Tout travail régulierm’ennuyait, je n’étais bon qu’à courir les champs. Puis, s’estdéclarée ma passion pour les vitraux de notre petite église…

Elle riait, et il s’égaya aussi.

– Je suis un ouvrier comme vous, j’avais décidé que jegagnerais ma vie à peindre des vitraux, lorsque tout cet argents’est écroulé sur moi… Et mon père montrait tant de chagrin, lesjours où l’oncle lui écrivait que j’étais un diable, que jamais jen’entrerais dans les ordres ! C’était sa volonté formelle, deme voir prêtre, peut-être l’idée que je rachèterais par là lemeurtre de ma mère. Il s’est rendu pourtant, il m’a rappelé près delui… Ah ! vivre, vivre, que c’est bon ! Vivre pour aimeret être aimé !

Sa jeunesse bien portante et vierge vibra dans ce cri, dontfrissonna la nuit calme. Il était la passion, la passion dont samère était morte, la passion qui l’avait jeté à ce premier amour,éclos du mystère. Toute sa fougue y aboutissait, sa beauté, saloyauté, son ignorance et son désir gourmand de la vie.

– J’étais comme vous, j’attendais, et la nuit où vous vousêtes montrée à votre fenêtre, je vous ai reconnue aussi… Dites-moice que vous rêviez, contez-moi vos journées d’auparavant…

Mais, de nouveau, elle lui ferma la bouche.

– Non, parlons de vous, rien que de vous. Je voudrais querien de vous ne me restât caché… Que je vous tienne, que je vousaime tout entier !

Et elle ne se lassait pas de l’entendre parler de lui, dans unejoie extasiée à le connaître, adorante comme une sainte fille auxpieds de Jésus. Et ni l’un ni l’autre ne se fatiguaient de répéterles mêmes choses, à l’infini, comment ils s’étaient aimés, commentils s’aimaient. Les mots revenaient pareils, toujours nouveaux,prenant des sens imprévus, insondables. Leur bonheur grandissait ày descendre, à en goûter la musique sur leurs lèvres. Il luiconfessa le charme où elle le tenait avec sa voix seule, si touché,qu’il n’était plus que son esclave, rien qu’à l’entendre. Elleavoua la crainte délicieuse où il la jetait, lorsque sa peau siblanche s’empourprait d’un flot de sang, à la moindre colère. Etils avaient quitté maintenant les bords vaporeux de la Chevrotte,ils s’enfonçaient sous la futaie obscure des grands ormes, les brasà la taille.

– Oh ! ce jardin, murmura Angélique, jouissant de lafraîcheur qui tombait des feuillages. Il y a des années que j’ai ledésir d’y entrer… Et m’y voilà avec vous, m’y voilà !

Elle ne lui demandait pas où il la conduisait, elles’abandonnait à son bras, dans les ténèbres des troncs centenaires.La terre était douce aux pieds, les voûtes de feuilles seperdaient, très hautes, comme des voûtes d’église. Pas un bruit,pas un souffle, rien que le battement de leurs cœurs.

Enfin, il poussa la porte d’un pavillon, il lui dit :

– Entrez, vous êtes chez moi.

C’était là que son père croyait convenable de le loger, àl’écart, dans ce coin reculé du parc. Il y avait, en bas, un grandsalon ; en haut, tout un appartement complet. Une lampeéclairait la vaste pièce du rez-de-chaussée.

– Vous voyez bien, reprit-il avec un sourire, que vous êteschez un artisan. Voici mon atelier.

Un atelier en effet, le caprice d’un garçon riche qui seplaisait au côté métier, dans la peinture sur verre. Il avaitretrouvé les anciens procédés du treizième siècle, il pouvait secroire un de ces verriers primitifs, produisant des chefs-d’œuvre,avec les pauvres moyens du temps. L’ancienne table lui suffisait,enduite de craie fondue, sur laquelle il dessinait en rouge, et oùil découpait les verres au fer chaud, dédaigneux du diamant.Justement, le moufle, un petit four reconstruit d’après un dessin,était chargé ; une cuisson s’y achevait, la réparation d’unautre vitrail de la cathédrale ; et il y avait encore là, dansdes caisses, des verres de toutes les couleurs, qu’il devait fairefabriquer pour lui, les bleus, les jaunes, les verts, les rouges,pâles, jaspés, fumeux, sombres, nacrés, intenses. Mais la pièceétait tendue d’admirables étoffes, l’atelier disparaissait sous unluxe merveilleux d’ameublement. Au fond, sur un antique tabernaclequi lui servait de piédestal, une grande Vierge dorée souriait, deses lèvres de pourpre.

– Et vous travaillez, vous travaillez ! répétaitAngélique avec une joie d’enfant.

Elle s’amusa beaucoup du four, elle exigea qu’il lui expliquâttout son travail : comment il se contentait, à l’exemple desmaîtres anciens, d’employer des verres colorés dans la pâte, qu’ilombrait simplement de noir ; pourquoi il s’en tenait auxpetits personnages distincts, accentuant les gestes et lesdraperies ; et ses idées sur l’art du verrier, qui avaitdécliné dès qu’on s’était mis à peindre sur le verre, à l’émailler,en dessinant mieux ; et son opinion finale qu’une verrièredevait être uniquement une mosaïque transparente, les tons les plusvifs disposés dans l’ordre le plus harmonieux, tout un bouquetdélicat et éclatant de couleurs. Mais, en ce moment, ce qu’elle semoquait au fond de l’art du verrier ! Ces choses n’avaientqu’un intérêt, venir de lui, l’occuper encore de lui, être commeune dépendance de sa personne.

– Ah ! dit-elle, nous serons heureux. Vous peindrez,je broderai.

Il lui avait repris les mains, au milieu de la vaste pièce, dontle grand luxe la mettait à l’aise, semblait le milieu naturel où sagrâce allait fleurir. Et tous deux, un instant, se turent. Puis, cefut elle qui, de nouveau, parla.

– Alors, c’est fait ?

– Quoi ? demanda-t-il, souriant.

– Notre mariage.

Il eut une seconde d’hésitation. Sa face, très blanche, s’étaitbrusquement colorée. Elle en fut inquiète.

– Est-ce que je vous fâche ?

Mais déjà il lui serrait les mains, d’une étreinte quil’enveloppait toute.

– C’est fait. Il suffit que vous désiriez une chose, pourqu’elle soit faite, malgré les obstacles. Je n’ai plus qu’uneraison d’être, celle de vous obéir.

Alors, elle rayonna.

– Nous nous marierons, nous nous aimerons toujours, nous nenous quitterons jamais plus.

Elle n’en doutait pas, cela s’accomplirait dès le lendemain,avec cette aisance des miracles de la Légende. L’idée du plus légerempêchement, du moindre retard, ne lui venait même point. Pourquoi,puisqu’ils s’aimaient, les aurait-on séparés davantage ? Ons’adore, on se marie, et c’est très simple. Elle en avait unegrande joie tranquille.

– C’est dit, tapez-moi dans la main, reprit-elle enplaisantant.

Il porta la petite main à ses lèvres.

– C’est dit.

Et, comme elle partait, dans la crainte d’être surprise parl’aube, ayant une hâte aussi d’en finir avec son secret, il voulutla reconduire.

– Non, non, nous n’arriverions pas avant le jour. Jeretrouverai bien ma route… À demain.

– À demain.

Félicien obéit, se contenta de regarder partir Angélique, etelle courait sous les ormes sombres, elle courait le long de laChevrotte baignée de lumière. Déjà, elle avait franchi la grille duparc, puis s’était lancée au travers des hautes herbes duClos-Marie. Tout en courant, elle pensait que jamais elle nepourrait patienter jusqu’au lever du soleil, que le mieux était defrapper chez les Hubert, pour les éveiller et leur tout dire.C’était une expansion de bonheur, une révolte de franchise :elle se sentait incapable de le taire cinq minutes encore, cesecret gardé si longtemps. Elle entra dans le jardin, referma laporte.

Et là, contre la cathédrale, Angélique aperçut Hubertine, quil’attendait dans la nuit, assise sur le banc de pierre, qu’unemaigre touffe de lilas entourait. Réveillée, avertie par uneangoisse, celle-ci était montée, avait compris en trouvant lesportes ouvertes. Et, anxieuse, ne sachant où aller, craignantd’aggraver les choses, elle attendait.

Tout de suite, Angélique se jeta à son cou, sans confusion, lecœur bondissant d’allégresse, riant gaiement de n’avoir plus rien àcacher.

– Ah ! mère, c’est fait !… Nous allons nousmarier, je suis si contente !

Avant de répondre, Hubertine l’examinait fixement. Mais sescraintes tombèrent, devant cette virginité en fleur, ces yeuxlimpides, ces lèvres pures. Et il ne lui resta que beaucoup dechagrin, des larmes coulèrent sur ses joues.

– Ma pauvre enfant ! murmura-t-elle, comme la veille,dans l’église.

Angélique, surprise de la voir ainsi, elle, pondérée, qui nepleurait jamais, se récria.

– Quoi donc ? mère, vous vous faites du chagrin… C’estvrai, j’ai été vilaine, j’ai eu un secret pour vous. Mais si voussaviez combien il a pesé lourd en moi ! On ne parle pasd’abord, ensuite on n’ose plus… Il faut me pardonner.

Elle s’était assise près d’elle, et d’un bras caressant l’avaitprise à la taille. Le vieux banc semblait s’enfoncer dans ce coinmoussu de la cathédrale. Au-dessus de leurs têtes, les lilasfaisaient une ombre ; et il y avait là cet églantier que lajeune fille cultivait, pour voir s’il ne porterait pas desroses ; mais, négligé depuis quelque temps, il végétait, ilretournait à l’état sauvage.

– Mère, je vais tout vous dire, tenez ! àl’oreille.

À demi-voix, alors, elle lui conta leurs amours, dans un flot deparoles intarissables, revivant les moindres faits, s’animant à lesrevivre. Elle n’omettait rien, fouillait sa mémoire, ainsi que pourune confession. Et elle n’en était point gênée, le sang de lapassion chauffait ses joues, une flamme d’orgueil allumait sesyeux, sans qu’elle haussât la voix, chuchotante et ardente.

Hubertine finit par l’interrompre, parlant elle aussi toutbas.

– Va, va, te voilà partie ! Tu as beau te corriger,c’est emporté à chaque fois, comme par un grand vent… Ah !orgueilleuse, ah ! passionnée, tu es toujours la petite fillequi refusait de laver la cuisine et qui se baisait les mains.

Angélique ne put s’empêcher de rire.

– Non, ne ris pas, bientôt tu n’auras pas assez de larmespour pleurer… Jamais ce mariage ne se fera, ma pauvre enfant.

Du coup, sa gaieté éclata, sonore, prolongée.

– Mère, mère, qu’est-ce que vous dites ? Est-ce pourme taquiner et me punir ?… C’est si simple ! Ce soir, ilva en parler à son père. Demain, il viendra tout régler avecvous.

Vraiment, elle s’imaginait cela ? Hubertine dut êtreimpitoyable. Une petite brodeuse, sans argent, sans nom, épouserFélicien d’Hautecœur ! Un jeune homme riche à cinquantemillions ! le dernier descendant d’une des plus vieillesmaisons de France !

Mais, à chaque nouvel obstacle, Angélique répondaittranquillement :

– Pourquoi pas ?

Ce serait un vrai scandale, un mariage en dehors des conditionsordinaires du bonheur. Tout se dresserait pour l’empêcher. Ellecomptait donc lutter contre tout ?

– Pourquoi pas ?

On disait Monseigneur fier de son nom, sévère aux tendressesd’aventure. Pouvait-elle espérer le fléchir ?

– Pourquoi pas ?

Et, inébranlable dans sa foi :

– C’est drôle, mère, comme vous croyez le mondeméchant ! Quand je vous dis que les choses marcherontbien !… Il y a deux mois, vous me grondiez, vous meplaisantiez, rappelez-vous, et pourtant j’avais raison, tout ce quej’annonçais s’est réalisé.

– Mais, malheureuse, attends la fin !

Hubertine se désolait, tourmentée par son remords d’avoir laisséAngélique ignorante à ce point. Elle aurait voulu lui dire lesdures leçons de la réalité, l’éclairer sur les cruautés, lesabominations du monde, prise d’embarras, ne trouvant pas les motsnécessaires. Quelle tristesse, si, un jour, elle avait à s’accuserd’avoir fait le malheur de cette enfant, élevée ainsi en recluse,dans le mensonge continu du rêve !

– Voyons, ma chérie, tu n’épouserais pourtant pas ce garçonmalgré nous tous, malgré son père.

Angélique devint sérieuse, la regarda en face, puis d’un tongrave :

– Pourquoi pas ? Je l’aime et il m’aime.

De ses deux bras, sa mère la reprit, la ramena contreelle ; et elle aussi la regardait, sans parler encore,frémissante. La lune voilée était descendue derrière la cathédrale,les brumes volantes se rosaient faiblement au ciel, à l’approche dujour. Toutes deux baignaient dans cette pureté matinale, dans legrand silence frais, que seul le réveil des oiseaux troublait depetits cris.

– Oh ! mon enfant, il n’y a que le devoir etl’obéissance qui fassent du bonheur. On souffre toute sa vie d’uneheure de passion et d’orgueil. Si tu veux être heureuse,soumets-toi, renonce, disparais…

Mais elle la sentait se rebeller dans son étreinte, et cequ’elle ne lui avait jamais dit, ce qu’elle hésitait encore à luidire, s’échappa de ses lèvres.

– Écoute, tu nous crois heureux, père et moi. Nous leserions, si un tourment n’avait pas gâté notre vie…

Elle baissait la voix davantage, elle lui conta d’un souffletremblant leur histoire, le mariage malgré sa mère, la mort del’enfant, l’inutile désir d’en avoir un autre, sous la punition dela faute. Cependant, ils s’adoraient, ils avaient vécu de travail,sans besoins ; et ils étaient malheureux, ils en seraientcertainement arrivés à des querelles, une vie d’enfer, peut-êtreune séparation violente, sans leurs efforts, sa bonté à lui, saraison à elle.

– Réfléchis, mon enfant, ne mets rien dans ton existence,dont tu puisses souffrir plus tard… Sois humble, obéis, fais tairele sang de ton cœur.

Combattue, Angélique l’écoutait, toute pâle, retenant deslarmes.

– Mère, vous me faites du mal… Je l’aime et il m’aime.

Et ses larmes coulèrent. Elle était bouleversée de laconfidence, attendrie, avec un effarement dans les yeux, commeblessée de ce coin de vérité entrevu. Mais elle ne cédait pas. Elleserait morte si volontiers de son amour !

Alors, Hubertine se décida.

– Je ne voulais pas te causer tant de peine en une fois. Ilfaut pourtant que tu saches… Hier soir, quand tu as été montée,j’ai interrogé l’abbé Cornille, j’ai appris pourquoi Monseigneur,qui résistait depuis si longtemps, a cru devoir appeler son fils àBeaumont… Un de ses grands chagrins était la fougue du jeune homme,la hâte qu’il montrait de vivre, en dehors de toute règle. Aprèsavoir douloureusement renoncé à en faire un prêtre, il n’espéraitmême plus le lancer dans quelque occupation convenant à son rang età sa fortune. Ce ne serait jamais qu’un passionné, un fou, unartiste… Et c’est alors que, craignant des sottises de cœur, il l’afait venir ici, pour le marier tout de suite.

– Eh bien ? demanda Angélique, sans comprendreencore.

– Un mariage était en projet avant même son arrivée, ettout paraît réglé aujourd’hui, l’abbé Cornille m’a formellement ditqu’il devait épouser à l’automne mademoiselle Claire de Voincourt…Tu connais l’hôtel des Voincourt, là, près de l’Évêché. Ils sonttrès liés avec Monseigneur. De part et d’autre, on ne pouvaitsouhaiter mieux, ni comme nom ni comme argent. L’abbé approuvebeaucoup cette union.

La jeune fille n’écoutait plus ces raisons de convenance. Uneimage s’était brusquement évoquée devant ses yeux, celle de Claire.Elle la revoyait passer, telle qu’elle l’apercevait parfois sousles arbres de son parc, l’hiver, telle qu’elle la retrouvait dansla cathédrale, aux fêtes : une grande demoiselle brune, de sonâge, très belle, d’une beauté plus éclatante que la sienne, avecune démarche de royale distinction. On la disait très bonne, malgréson air de froideur.

– Cette grande demoiselle, si belle, si riche… Ill’épouse…

Elle murmurait cela comme en songe. Puis, elle eut undéchirement au cœur, elle cria :

– Il ment donc ! il ne me l’a pas dit.

Le souvenir lui était revenu de la courte hésitation deFélicien, du flot de sang dont ses joues s’étaient empourprées,lorsqu’elle lui avait parlé de leur mariage. La secousse fut sirude, que sa tête décolorée glissa sur l’épaule de sa mère.

– Ma mignonne, ma chère mignonne… C’est bien cruel, je lesais. Mais, si tu attendais, ce serait plus cruel encore. Arrachedonc tout de suite le couteau de la blessure… Répète-toi, à chaqueréveil de ton mal, que jamais Monseigneur, le terribleJean XII, dont le monde, paraît-il, se rappelle encore lafierté intraitable, ne donnera son fils, le dernier de sa race, àune petite brodeuse, ramassée sous une porte, adoptée par depauvres gens tels que nous.

Dans sa défaillance, Angélique entendait cela, ne se révoltaitplus. Qu’avait-elle senti passer sur sa face ? Une haleinefroide, venue de loin, par-dessus les toits, lui glaçait le sang.Était-ce cette misère du monde, cette réalité triste, dont on luiparlait comme on parle du loup aux enfants déraisonnables ?Elle en gardait une douleur, rien que d’avoir été effleurée. Déjà,pourtant, elle excusait Félicien : il n’avait pas menti, ilétait resté muet, simplement. Si son père voulait le marier à cettejeune fille, lui sans doute la refusait. Mais il n’osait encoreentrer en lutte ; et, puisqu’il n’avait rien dit, peut-êtreétait-ce qu’il venait de s’y décider. Devant ce premierécroulement, pâle, touchée du doigt rude de la vie, elle demeuraitcroyante toujours, elle avait quand même foi en son rêve. Leschoses se réaliseraient, seulement son orgueil était abattu, elleretombait à l’humilité de la grâce.

– Mère, c’est vrai, j’ai péché et je ne pécherai plus… Jevous promets de ne pas me révolter, d’être ce que le Ciel voudraque je sois.

C’était la grâce qui parlait, la victoire restait au milieu oùelle avait grandi, à l’éducation qu’elle y avait reçue. Pourquoiaurait-elle douté du lendemain, puisque, jusqu’alors, tout ce quil’entourait s’était montré si généreux pour elle, et si tendre.Elle voulait garder la sagesse de Catherine, la modestied’Élisabeth, la chasteté d’Agnès, réconfortée par l’appui dessaintes, certaine qu’elles seules l’aideraient à vaincre. Est-ceque sa vieille amie la cathédrale, le Clos-Marie et la Chevrotte,la petite maison fraîche des Hubert, les Hubert eux-mêmes, tout cequi l’aimait, n’allait pas la défendre, sans qu’elle eût à agir,simplement obéissante et pure ?

– Alors, tu me promets que tu ne feras jamais rien contrenotre volonté, ni surtout contre celle de Monseigneur ?

– Oui, mère, je promets.

– Tu me promets de ne jamais revoir ce jeune homme et de neplus songer à cette folie de l’épouser.

Là, son cœur défaillit. Une rébellion dernière manqua de lasoulever, en criant son amour. Puis, elle plia la tête,définitivement domptée.

– Je promets de ne rien faire pour le revoir et pour qu’ilm’épouse.

Hubertine, très émue, la serra désespérément dans ses bras, enremerciement de son obéissance. Ah ! quelle misère !vouloir le bien, faire souffrir ceux qu’on aime ! Elle étaitbrisée, elle se leva, surprise du jour qui grandissait. Les petitscris des oiseaux avaient augmenté, sans qu’on en vît encore volerun seul. Au ciel, les nuées s’écartaient comme des gazes, dans lebleuissement limpide de l’air.

Et Angélique, alors, les regards tombés machinalement sur sonéglantier, finit par l’apercevoir, avec ses fleurs chétives. Elleeut un rire triste.

– Vous aviez raison, mère, il n’est pas près de porter desroses.

Chapitre 10

 

Le matin, à sept heures, comme de coutume, Angélique était autravail ; et les jours se suivirent, et chaque matin elle seremit, très calme, à la chasuble quittée la veille. Rien nesemblait changé, elle tenait strictement sa parole, se cloîtrait,sans chercher à revoir Félicien. Cela même ne paraissait pasl’assombrir, elle gardait son gai visage de jeunesse, souriant àHubertine, lorsqu’elle la surprenait, étonnée, les yeux sur elle.Pourtant, dans cette volonté de silence, elle ne songeait qu’à lui,la journée entière. Son espoir demeurait invincible, elle étaitcertaine que les choses se réaliseraient, malgré tout. Et c’étaitcette certitude qui lui donnait son grand air de courage, si droitet si fier.

Hubert, parfois, la grondait.

– Tu travailles trop, je te trouve un peu pâle… Est-ce quetu dors bien au moins ?

– Oh ! père, comme une souche ! Jamais je ne mesuis mieux portée.

Mais Hubertine, à son tour, s’inquiétait, parlait de prendre desdistractions.

– Si tu veux, nous fermons les portes, nous faisons tousles trois un voyage à Paris.

– Ah ! par exemple ! Et les commandes,mère ?… Quand je vous dis que c’est ma santé, de travaillerbeaucoup !

Au fond, Angélique, simplement, attendait un miracle, quelquemanifestation de l’invisible, qui la donnerait à Félicien. Outrequ’elle avait promis de ne rien tenter, à quoi bon agir, puisquel’au-delà, toujours, agissait pour elle ? Aussi, dans soninertie volontaire, tout en feignant l’indifférence, avait-ellecontinuellement l’oreille aux aguets, écoutant les voix, ce quifrissonnait à son entour, les petits bruits familiers de ce milieuoù elle vivait et qui allait la secourir. Quelque chose devait seproduire, forcément. Penchée sur son métier, la fenêtre ouverte,elle ne perdait pas un frémissement des arbres, pas un murmure dela Chevrotte. Les moindres soupirs de la cathédrale luiparvenaient, décuplés par l’attention : elle entendaitjusqu’aux pantoufles du bedeau éteignant les cierges. De nouveau, àses côtés, elle sentait le frôlement d’ailes mystérieuses, elle sesavait assistée de l’inconnu ; et il lui arrivait de setourner soudain, en croyant qu’une ombre lui avait balbutié àl’oreille un moyen de victoire. Mais les jours passaient, rien nevenait encore.

La nuit, pour ne pas manquer à son serment, Angélique évitad’abord de se mettre au balcon, dans la crainte de rejoindreFélicien, si elle l’apercevait en bas. Elle attendait, du fond desa chambre. Puis, comme les feuilles elles-mêmes ne bougeaientpoint, endormies, elle se risqua, elle recommença à interroger lesténèbres. D’où le miracle allait-il se produire ? Sans doute,du jardin de l’Évêché, une main flambante qui lui ferait signe devenir. Peut-être de la cathédrale, où les orgues gronderaient etl’appelleraient à l’autel. Rien ne l’aurait surprise, ni lescolombes de la Légende apportant des paroles de bénédiction, nil’intervention des saintes entrant par les murs lui annoncer queMonseigneur voulait la connaître. Et elle n’avait qu’un étonnement,qui grandissait chaque soir : la lenteur du prodige às’opérer. Ainsi que les jours, les nuits succédaient aux nuits,sans que rien, rien encore se montrât.

Après la seconde semaine, ce qui étonna plus encore Angélique,ce fut de n’avoir pas revu Félicien. Elle avait bien prisl’engagement de ne rien tenter pour se rapprocher de lui ;mais, sans le dire, elle comptait que, lui, ferait tout pour serapprocher d’elle ; et le Clos-Marie restait vide, il n’entraversait même plus les herbes folles. Pas une fois, en quinzejours, aux heures de nuit, elle n’avait aperçu son ombre. Celan’ébranlait pas sa foi : s’il ne venait point, c’était qu’ils’occupait de leur bonheur. Pourtant, sa surprise augmentait, mêléeà un commencement d’inquiétude.

Un soir enfin, le dîner fut triste chez les brodeurs, et commeHubert sortait, sous le prétexte d’une course pressée, Hubertinedemeura seule avec Angélique, dans la cuisine. Longuement, elle laregardait, les yeux mouillés, émue de son beau courage. Depuisquinze jours qu’ils ne disaient pas un mot des choses dont leurscœurs débordaient, elle était touchée de cette force et de cetteloyauté à tenir un serment. Une brusque tendresse lui fit ouvrirles deux bras, et la jeune fille se jeta sur sa poitrine, et toutesdeux, muettes, s’étreignirent.

Puis, lorsque Hubertine put parler :

– Ah ! ma pauvre enfant, j’ai attendu d’être seuleavec toi, il faut que tu saches… Tout est fini, bien fini.

Éperdue, Angélique s’était redressée, criant :

– Félicien est mort !

– Non, non.

– S’il ne vient pas, c’est qu’il est mort !

Et Hubertine dut expliquer que, le lendemain de la procession,elle l’avait vu, pour exiger également de lui le serment de ne plusreparaître, tant qu’il n’aurait pas l’autorisation de Monseigneur.C’était un congé définitif, car elle savait le mariage impossible.Elle l’avait bouleversé, en lui montrant sa mauvaise action, cettepauvre fille confiante, ignorante, qu’il compromettait, sanspouvoir l’épouser un jour ; et il s’était écrié, lui aussi,qu’il mourrait du chagrin de ne pas la revoir, plutôt que d’êtredéloyal. Le soir même, il se confessait à son père.

– Voyons, reprit Hubertine, tu as tant de courage, que jete parle sans ménagement… Ah ! si tu savais, mignonne, commeje te plains et comme je t’admire, depuis que je te sens si fière,si brave, à te taire et à être gaie, lorsque ton cœur éclate… Maisil t’en faut encore, du courage, beaucoup, beaucoup… J’ai rencontrécette après-midi l’abbé Cornille. Tout est fini, Monseigneur neveut pas.

Elle s’attendait à une crise de larmes, et elle s’étonna de lavoir, très pâle, se rasseoir, l’air tranquille. La vieille table dechêne venait d’être desservie, une lampe éclairait l’antique sallecommune, dont la paix n’était troublée que par le petitfrémissement du coquemar.

– Mère, rien n’est fini… Racontez-moi, j’ai le droit d’êtrerenseignée, n’est-ce pas ? Puisque ce sont là mesaffaires.

Et elle écouta attentivement ce qu’Hubertine crut pouvoir luidire des choses qu’elle tenait de l’abbé, sautant certains détails,continuant de cacher la vie à cette ignorante.

Depuis qu’il avait appelé son fils près de lui, Monseigneurvivait dans le trouble. Après l’avoir écarté de sa présence, aulendemain de la mort de sa femme, et être resté vingt ans sansconsentir à le connaître, voilà qu’il le voyait dans la force etl’éclat de la jeunesse, vivant portrait de celle qu’il pleurait,ayant son âge, la grâce blonde de sa beauté. Ce long exil, cetterancune contre l’enfant qui lui avait coûté la mère, était aussiune prudence : il le sentait à cette heure, il regrettaitd’être revenu sur sa volonté. L’âge, vingt années de prières, Dieudescendu en lui, rien n’avait tué l’homme ancien. Et il suffisaitque ce fils de sa chair, cette chair de la femme adorée se dressât,avec le rire de ses yeux bleus, pour que son cœur battît à serompre, en croyant que la morte ressuscitait. Il se frappait lapoitrine du poing, il sanglotait dans la pénitence inefficace,criant qu’on devrait interdire le sacerdoce à ceux qui ont goûté àla femme, qui ont gardé d’elle des liens de sang.

Le bon abbé Cornille en avait parlé à Hubertine, tout bas, lesmains tremblantes. Des bruits mystérieux couraient, on chuchotaitque Monseigneur s’enfermait dès le crépuscule ; et c’étaientdes nuits de combat, des larmes, des plaintes, dont la violence,étouffée par les tentures, effrayait l’Évêché. Il avait cruoublier, dompter la passion ; mais elle renaissait avec unemportement de tempête, dans le terrible homme qu’il était jadis,l’homme d’aventure, le descendant des capitaines légendaires.Chaque soir, à genoux, la peau écorchée d’un cilice, il s’efforçaitde chasser le fantôme de la femme regrettée, il évoquait ducercueil la poussière qu’elle devait être maintenant. Et c’étaitvivante qu’elle se levait, en sa fraîcheur délicieuse de fleur,telle qu’il l’avait aimée toute jeune, d’un amour fou d’homme déjàmûr. La torture recommençait, saignante comme au lendemain de samort ; il la pleurait, il la désirait, avec la même révoltecontre Dieu, qui la lui avait prise ; il ne se calmait qu’aupetit jour, épuisé, dans le mépris de lui-même et le dégoût dumonde. Ah ! la passion, la bête mauvaise, qu’il aurait vouluécraser, pour retomber à la paix anéantie de l’amourdivin !

Monseigneur, quand il sortait de sa chambre, retrouvait sonattitude sévère, sa face calme et hautaine, à peine blêmie d’unreste de pâleur. Le matin où Félicien s’était confessé, il l’avaitécouté, sans une parole, en se domptant d’un tel effort, que pasune fibre de sa chair ne tressaillait. Il le regardait, le cœurbouleversé de le voir si jeune, si beau, si ardent, de se revoir,dans cette folie de l’amour. Ce n’était plus de la rancune, c’étaitl’absolue volonté, le devoir rude de le soustraire au mal dontlui-même souffrait tant. Il tuerait la passion dans son fils, commeil voulait la tuer en lui. Cette histoire romanesque achevait del’angoisser. Quoi ! une fille pauvre, une fille sans nom, unepetite brodeuse aperçue sous un rayon de lune, transfigurée envierge mince de la Légende, adorée dans le rêve ! Et il avaitfini par répondre d’un seul mot : Jamais ! Féliciens’était jeté à ses genoux, l’implorant, plaidant sa cause, celled’Angélique. Jusque-là, il ne l’avait approché qu’en tremblant, ille suppliait de ne pas s’opposer à son bonheur, sans même oserencore lever les yeux sur sa personne sainte. La voix soumise, iloffrait de disparaître, d’emmener sa femme si loin qu’on ne lesreverrait pas, d’abandonner à l’Église sa grande fortune. Il nevoulait qu’être aimé et aimer, inconnu. Un frisson, alors, avaitsecoué Monseigneur. Sa parole était engagée aux Voincourt, jamaisil ne la reprendrait. Et Félicien, à bout de force, se sentantenvahir d’une rage, s’en était allé, dans la crainte du flot desang dont ses joues s’empourpraient, et qui le jetait au sacrilèged’une révolte ouverte.

– Mon enfant, conclut Hubertine, tu vois bien qu’il ne fautplus songer à ce jeune homme, car tu ne comptes point sans douteagir contre la volonté de Monseigneur… Je prévoyais tout cela. Maisj’aime mieux que les faits parlent et que l’obstacle ne vienne pasde moi.

Angélique avait écouté de son air tranquille, les mains tombéeset jointes sur les genoux. À peine ses paupières battaient-elles deloin en loin, ses regards fixes voyaient la scène, Félicien auxpieds de Monseigneur, parlant d’elle, dans un débordement detendresse. Elle ne répondit pas tout de suite, elle continuait deréfléchir, au milieu de la paix morte de la cuisine, où le petitfrémissement du coquemar venait de s’éteindre. Elle abaissa lespaupières, elle regarda ses mains que la lumière de la lampefaisait de bel ivoire. Puis, tandis que son sourire d’invincibleconfiance lui remontait aux lèvres, elle dit simplement :

– Si Monseigneur refuse, c’est qu’il attend de meconnaître.

Cette nuit-là, Angélique ne dormit guère. L’idée que sa vuedéciderait l’évêque, la hantait. Et il n’y avait là aucune vanitépersonnelle de femme, elle sentait l’amour tout-puissant, elleaimait Félicien si fort, que cela certainement se verrait, et quele père ne pourrait s’entêter à faire leur malheur. Vingt fois,dans son grand lit, elle se retourna, se répéta ces choses.Monseigneur passait devant ses yeux clos. Peut-être était-ce en luiet par lui que le miracle attendu allait se produire. La nuitchaude dormait au-dehors, elle prêtait l’oreille pour écouter lesvoix, pour tâcher de surprendre ce que lui conseillaient lesarbres, la Chevrotte, la cathédrale, sa chambre elle-même, peupléedes ombres amies. Mais tout bourdonnait, il ne lui arrivait rien deprécis. Une impatience lui venait des certitudes trop lentes. Et,en s’endormant, elle se surprit à dire :

– Demain, je parlerai à Monseigneur.

Quand elle se réveilla, sa démarche lui parut toute simple etnécessaire. C’était de la passion ingénue et brave, une grandepureté fière dans la bravoure.

Elle savait que, chaque samedi, vers cinq heures du soir,l’évêque allait s’agenouiller dans la chapelle Hautecœur, où ilaimait à prier seul, tout au passé de sa race et de lui-même,cherchant une solitude respectée de son clergé entier ; et,justement, on était au samedi. Elle eut vite pris une décision. Àl’Évêché, peut-être ne l’aurait-on pas reçue ; d’autre part,il y avait toujours là du monde, elle se serait troublée ;tandis qu’il était si commode d’attendre dans la chapelle et de senommer à Monseigneur, dès qu’il paraîtrait. Ce jour-là, elle brodaavec son application et sa sérénité accoutumées : elle n’avaitaucune fièvre, résolue en son vouloir, certaine de bien agir. Puis,à quatre heures, elle parla de monter voir la mère Gabet, ellesortit, vêtue comme pour ses courses de quartier, simplementcoiffée d’un chapeau de jardin, noué au petit bonheur des doigts.Elle avait tourné à gauche, elle poussa le battant rembourré de laporte Sainte-Agnès, qui retomba sourdement derrière elle.

L’église était vide, seul un confessionnal de la chapelleSaint-Joseph se trouvait occupé encore par une pénitente, dont onne voyait déborder que la jupe noire ; et Angélique, trèscalme jusque-là, se mit à trembler, en entrant dans cette solitudesacrée et froide, où le petit bruit de ses pas lui paraissaitretentir terriblement. Pourquoi donc son cœur se serrait-ilainsi ? Elle s’était crue si forte, elle avait passé unejournée si tranquille, dans l’idée de son bon droit à vouloir êtreheureuse ! Et voilà qu’elle ne savait plus, qu’elle pâlissaitcomme une coupable ! Elle se glissa jusqu’à la chapelleHautecœur, elle dut s’y tenir appuyée contre la grille.

Cette chapelle était une des plus enterrées, une des plussombres de l’antique abside romane. Pareille à un caveau taillédans le roc, étroite et nue, avec les simples nervures de sa voûtebasse, elle n’était éclairée que par le vitrail, la légende desaint Georges, où les verres rouges et les verres bleus, dominant,faisaient un jour lilas, crépusculaire. L’autel, en marbre blanc etnoir, sans ornement aucun, avec son christ et sa double paire dechandeliers, ressemblait à un sépulcre. Et le reste des murs étaitrevêtu de pierres tombales, tout un encastrement du haut en bas,des pierres rongées par l’âge, où des inscriptions en lettresprofondes se lisaient encore.

Étouffée, Angélique attendait, immobile. Un bedeau passa, qui nela vit même point, collée à l’intérieur de cette grille. Elleapercevait toujours la jupe de la pénitente débordant duconfessionnal. Ses yeux s’habituaient au demi-jour, se fixaientmachinalement sur les inscriptions, dont elle finit par déchiffrerles caractères. Des noms la frappaient, éveillaient en elle leslégendes du château d’Hautecœur, Jean V le Grand,Raoul III, Hervé VII. Elle en rencontra deux autres, ceuxde Laurette et de Balbine, qui l’émurent aux larmes, dans sontrouble. C’étaient ceux des Mortes heureuses, Laurette tombée d’unrayon de lune en allant rejoindre son fiancé, Balbine foudroyée dejoie par le retour de son mari qu’elle croyait tué à la guerre,toutes les deux revenant la nuit, enveloppant le château du volblanc de leur robe immense. Ne les avait-elle pas vues, le jour desa visite aux ruines, flotter au-dessus des tours, parmi la cendrepâle du crépuscule ? Ah ! qu’elle serait morte volontierscomme elles, à seize ans, dans le bonheur de son rêveréalisé !

Un bruit énorme, répercuté sous les voûtes, la fit tressaillir.C’était le prêtre qui sortait du confessionnal de la chapelleSaint-Joseph, et qui en refermait la porte. Elle eut une surprise,en ne retrouvant pas la pénitente, disparue déjà. Puis, quand leprêtre, à son tour, s’en fut allé par la sacristie, elle se sentitabsolument seule, dans la vaste solitude de l’église. À ce bruit detonnerre du vieux confessionnal craquant sur ses ferruresrouillées, elle avait cru que Monseigneur approchait. Ellel’attendait depuis une demi-heure bientôt, et elle n’en avait pointconscience, son émotion emportait les minutes.

Mais un nouveau nom arrêtait ses yeux, Félicien III, celuiqui s’était rendu en Palestine, un cierge au poing, pour remplir unvœu de Philippe le Bel. Et son cœur battit, elle voyait se lever latête jeune de Félicien VII, leur descendant à tous, le blondseigneur qu’elle adorait, dont elle était adorée. Elle en demeuraitéperdue d’orgueil et de crainte. Était-ce possible qu’elle fût là,pour l’accomplissement du prodige ? Devant elle, il y avaitune plaque de marbre, plus récente, datant du siècle dernier, oùelle lisait couramment, en lettres noires : Norbert, Louis,Ogier, marquis d’Hautecœur, prince de Mirande et de Rouvres, comtede Ferrières, de Montégu, de Saint-Marc, et aussi de Villemareuil,baron de Combeville, seigneur de Morainvilliers, chevalier desquatre ordres du roi, lieutenant de ses armées, gouverneur deNormandie, pourvu de la charge de capitaine général de la vénerieet de l’équipage du sanglier. C’étaient les titres du grand-père deFélicien, elle était venue, si simple, avec sa robe d’ouvrière, sesdoigts abîmés par l’aiguille, pour épouser le petit-fils de cemort.

Il y eut un léger bruit, à peine un frôlement sur les dalles.Elle se retourna, et vit Monseigneur, et resta saisie de cetteapproche silencieuse, sans le coup de foudre qu’elle attendait. Ilétait entré dans la chapelle, très grand, très noble, avec sa facepâle au nez un peu fort, aux yeux superbes, restés jeunes. D’abord,il ne l’aperçut pas, contre cette grille noire. Puis, comme ils’inclinait vers l’autel, il la trouva devant lui, à ses pieds.

Les jambes fléchissantes, anéantie de respect et d’effroi,Angélique était tombée sur les deux genoux. Il lui apparaissaitcomme Dieu le Père, terrible, maître absolu de sa destinée. Maiselle avait le cœur courageux, elle parla tout de suite.

– Ô Monseigneur, je suis venue…

Lui, s’était redressé. Il se souvenait d’elle : la jeunefille remarquée à sa fenêtre, le jour de la procession, retrouvéedans l’église, debout sur une chaise, cette petite brodeuse dontson fils était fou. Il n’eut pas une parole, pas un geste. Ilattendait, haut, rigide.

– Ô Monseigneur, je suis venue, pour que vous puissiez mevoir… Vous m’avez refusée, seulement vous ne me connaissiez pas. Etme voilà, regardez-moi, avant de me repousser encore… Je suis cellequi aime et qui est aimée, et rien autre, rien en dehors de cetamour, rien qu’une enfant pauvre, recueillie à la porte de cetteéglise… Vous me voyez à vos pieds, combien je suis petite, faibleet humble. Cela vous sera facile de m’écarter, si je vous gêne.Vous n’avez qu’à lever un doigt, pour me détruire… Mais, que delarmes ! Il faut savoir ce qu’on souffre. Alors, on estpitoyable… J’ai voulu, à mon tour, défendre ma cause, Monseigneur.Je suis une ignorante, je sais uniquement que j’aime et que je suisaimée… Cela ne suffit-il point ? Aimer, aimer et ledire !

Et elle continuait en phrases coupées et soupirées, elle seconfessait toute, dans un élan de naïveté, de passion croissante.C’était l’amour qui avoue. Elle osait ainsi, parce qu’elle étaitchaste. Peu à peu, elle avait relevé la tête.

– Nous nous aimons, Monseigneur. Lui, sans doute, vous aexpliqué comment cette chose a pu se faire. Moi, souvent, je me lesuis demandé, sans parvenir à me répondre… Nous nous aimons, et sic’est un crime, pardonnez-le, car il est venu de loin, des arbreset des pierres mêmes qui nous entouraient. Quand j’ai su que jel’aimais, il était trop tard pour ne plus l’aimer… Maintenant,est-ce possible de vouloir cela ? Vous pouvez le garder chezvous, le marier ailleurs, mais vous n’arriverez pas à faire qu’ilne m’aime point. Il mourra sans moi, comme je mourrai sans lui.Lorsqu’il n’est pas là, à mon côté, je sens bien qu’il y estencore, que nous ne nous séparons plus, que l’un emporte le cœur del’autre. Je n’ai qu’à fermer les yeux, je le revois, il est en moi…Et vous nous arracheriez de cette union ? Monseigneur, celaest divin, ne nous empêchez pas de nous aimer.

Il la regardait, si fraîche, si simple, d’une odeur de bouquet,dans sa petite robe d’ouvrière. Il l’écoutait dire le cantique deson amour, d’une voix pénétrante de charme, peu à peu raffermie.Mais le chapeau de jardin glissa sur ses épaules, ses cheveux delumière lui nimbèrent le visage d’or fin ; et elle lui apparutcomme une de ces vierges légendaires des anciens missels, avecquelque chose de frêle, de primitif, d’élancé dans la passion, depassionnément pur.

– Soyez bon, Monseigneur… Vous êtes le maître, faites quenous soyons heureux.

Elle l’implorait, elle courbait de nouveau le front, en levoyant si froid, toujours sans une parole, sans un geste. Ah !cette enfant éperdue à ses pieds, cette odeur de jeunesse quis’exhalait de sa nuque ployée devant lui ! Là, il retrouvaitles petits cheveux blonds, si follement baisés autrefois. Celledont le souvenir le torturait après vingt ans de pénitence, avaitcette jeunesse odorante, ce col d’une fierté et d’une grâce de lis.Elle renaissait, c’était elle-même qui sanglotait, qui le suppliaitd’être doux à la passion.

Les larmes étaient venues, Angélique continuait pourtant,voulait tout dire.

– Et, Monseigneur, ce n’est pas seulement lui que j’aime,j’aime encore la noblesse de son nom, l’éclat de sa royale fortune…Oui, je sais que, n’étant rien, n’ayant rien, j’ai l’air de levouloir pour son argent ; et, c’est vrai, c’est aussi pour sonargent que je le veux… Je vous dis cela, puisqu’il faut que vous meconnaissiez… Ah ! devenir riche par lui, avec lui, vivre dansla douceur et la splendeur du luxe, lui devoir toutes les joies,être libres de notre amour, ne plus laisser de larmes, plus demisères, autour de nous !… Depuis qu’il m’aime, je me voisvêtue de brocart, comme dans l’ancien temps ; j’ai au cou, auxpoignets, des ruissellements de pierreries et de perles ; j’aides chevaux, des carrosses, de grands bois où je me promène à pied,suivie par des pages… Jamais je ne pense à lui, sans recommencer cerêve ; et je me dis que cela doit être, il a rempli mon désird’être reine. Monseigneur, est-ce donc vilain, de l’aimerdavantage, parce qu’il comblera tous mes souhaits d’enfant, lespluies d’or miraculeuses des contes de fées ?

Il la trouvait fière, redressée, avec son grand air charmant deprincesse, dans sa simplicité. Et c’était bien l’autre, la mêmedélicatesse de fleur, les mêmes larmes tendres, claires comme dessourires. Toute une ivresse émanait d’elle, dont il sentait monterà sa face le frisson tiède, ce même frisson du souvenir qui lejetait, la nuit, sanglotant à son prie-Dieu, troublant de sesplaintes le silence religieux de l’Évêché. Jusqu’à trois heures dumatin, la veille, il avait lutté encore ; et cette aventured’amour, cette passion remuée ainsi, irritait son inguérissableblessure. Mais, derrière son impassibilité, rien n’apparaissait, netrahissait l’effort du combat, pour dompter les battements du cœur.S’il perdait son sang goutte à goutte, personne ne le voyaitcouler : il n’en était que plus pâle et plus muet.

Alors, ce grand silence obstiné désespéra Angélique, quiredoubla de supplications.

– Je me remets entre vos mains, Monseigneur. Ayez pitié,décidez de mon sort.

Et il ne parlait toujours pas, il la terrifiait, comme s’ilavait grandi devant elle, d’une redoutable majesté. La cathédraledéserte, avec ses bas-côtés déjà sombres, ses voûtes hautes où semourait le jour, élargissait encore l’angoisse de l’attente. Dansla chapelle, on ne distinguait même plus les pierres tombales, ilne restait que lui, avec sa soutane noire, sa longue face blanche,qui semblait seule avoir gardé de la lumière. Elle en voyait lesyeux luire, s’attacher sur elle avec un éclat croissant. Était-cedonc de la colère qui les allumait de la sorte ?

– Monseigneur, si je n’étais pas venue, je me seraiséternellement reproché d’avoir fait notre malheur à tous deux, parmanque de courage… Dites, je vous en supplie, dites que j’ai euraison, que vous consentez.

À quoi bon discuter avec cette enfant ? Il avait donné àson fils les raisons de son refus, cela suffisait. S’il ne parlaitpas, c’était qu’il croyait n’avoir rien à dire. Elle le compritsans doute, elle voulut se hausser jusqu’à ses mains, pour lesbaiser. Mais il les écarta violemment en arrière ; et elles’effara, en remarquant que sa face pâle s’empourprait d’un brusqueflot de sang.

– Monseigneur… Monseigneur…

Enfin, il ouvrit les lèvres, il lui dit un seul mot, le mot jetéà son fils :

– Jamais !

Et, sans même faire ses dévotions, ce jour-là, il partit. Sespas graves se perdirent derrière les piliers de l’abside.

Tombée sur les dalles, Angélique pleura longtemps à grossanglots, dans la grande paix vide de l’église.

Chapitre 11

 

Dès le soir, dans la cuisine, en sortant de table, Angélique seconfessa aux Hubert, dit sa démarche près de l’évêque et le refusde celui-ci. Elle était toute pâle, mais très calme.

Hubert fut bouleversé. Eh quoi ! déjà, sa chère enfantsouffrait ! Elle aussi était frappée au cœur. Il en avait deslarmes plein les yeux, dans sa parenté de passion avec elle, cettefièvre de l’au-delà qui les emportait si aisément ensemble, aumoindre souffle.

– Ah ! ma pauvre chérie, pourquoi ne m’as-tu pasconsulté ? Je serais allé avec toi, j’aurais peut-être fléchiMonseigneur.

D’un regard, Hubertine le fit taire. Il était vraimentdéraisonnable. Ne valait-il pas mieux saisir l’occasion, pourenterrer ce mariage impossible ? Elle prit la jeune filleentre ses bras, elle la baisa tendrement au front.

– Alors, c’est fini, mignonne, bien fini ?

Angélique, d’abord, ne parut pas comprendre. Puis, les mots luirevinrent, de loin. Elle regarda devant elle, comme si elle eûtinterrogé le vide ; et elle répondit :

– Sans doute, mère.

En effet, le lendemain, elle s’assit à son métier, elle broda,de son air habituel. Sa vie d’autrefois reprenait, elle semblait nepoint souffrir. Aucune allusion d’ailleurs, pas un regard vers lafenêtre, à peine un reste de pâleur. Le sacrifice parutaccompli.

Hubert lui-même le crut, se rendit à la sagesse d’Hubertine,travailla à écarter Félicien, qui, n’osant encore se révoltercontre son père, s’enfiévrait, au point de ne plus tenir lapromesse qu’il avait faite d’attendre, sans tâcher de revoirAngélique. Il lui écrivit, et les lettres furent interceptées. Ilse présenta un matin, et ce fut Hubert qui le reçut. L’explicationles désespéra autant l’un que l’autre, tellement le jeune hommemontra sa peine, lorsque le brodeur lui dit le calme convalescentde sa fille, en le suppliant d’être loyal, de disparaître, pour nepas la rejeter au trouble affreux du dernier mois. Féliciens’engagea de nouveau à la patience ; mais il refusa violemmentde reprendre sa parole. Il espérait toujours convaincre son père.Il attendrait, il laisserait les choses en l’état avec lesVoincourt, où il dînait deux fois la semaine, dans l’unique butd’éviter une rébellion ouverte. Et, comme il partait, il suppliaHubert d’expliquer à Angélique pourquoi il consentait au tourmentde ne pas la voir : il ne pensait qu’à elle, tous ses actesn’avaient d’autre fin que de la conquérir.

Hubertine, quand son mari lui rapporta cet entretien, devintgrave. Puis, après un silence :

– Répéteras-tu à l’enfant ce qu’il t’a chargé de luidire ?

– Je le devrais.

Elle le regarda fixement, déclara ensuite :

– Agis selon ta conscience… Seulement, il s’illusionne, ilfinira par plier sous la volonté de son père, et ce sera notrepauvre chère fillette qui en mourra.

Alors, Hubert, combattu, plein d’angoisse, hésita, se résigna àne répéter rien. D’ailleurs, chaque jour, il se rassurait un peu,lorsque sa femme lui faisait remarquer l’attitude tranquilled’Angélique.

– Tu vois bien que la blessure se ferme… Elle oublie.

Elle n’oubliait pas, elle attendait, elle aussi, simplement.Toute espérance humaine était morte, elle en revenait à l’idée d’unprodige. Il s’en produirait sûrement un, si Dieu la voulaitheureuse. Elle n’avait qu’à s’abandonner entre ses mains, elle secroyait punie, par cette nouvelle épreuve, de ce qu’elle avaitessayé de forcer sa volonté, en importunant Monseigneur. Sans lagrâce, la créature était débile, incapable de victoire. Son besoinde la grâce la rendait à l’humilité, à la seule espérance dusecours de l’invisible, n’agissant plus, laissant agir les forcesmystérieuses, épandues à son entour. Elle recommença, chaque soir,sous la lampe, à relire son antique exemplaire de la Légendedorée ; et elle en sortait ravie, comme dans la naïvetéde son enfance ; et elle ne mettait en doute aucun miracle,convaincue que la puissance de l’inconnu est sans bornes pour letriomphe des âmes pures.

Justement, le tapissier de la cathédrale était venu commanderaux Hubert un panneau de très riche broderie, pour le siègeépiscopal de Monseigneur. Ce panneau, large d’un mètre cinquante,haut de trois, devait s’encadrer dans la boiserie du fond, etreprésentait deux anges de grandeur naturelle, tenant une couronne,sous laquelle se trouvaient les armoiries des Hautecœur. Ilnécessitait de la broderie en bas-relief, travail qui demandebeaucoup d’art et une grande dépense de force physique. Les Hubert,d’abord, avaient refusé, de crainte de fatiguer Angélique, surtoutde l’attrister, à broder ces armoiries, où fil à fil, pendant dessemaines, elle revivrait ses souvenirs. Mais elle s’était fâchéepour retenir la commande, elle se remettait chaque matin à labesogne, avec une énergie extraordinaire. Il semblait qu’elle étaitheureuse de se lasser, qu’elle avait le besoin de briser son corps,voulant être calme.

Et la vie continuait, dans l’antique atelier, toujours pareilleet régulière, comme si les cœurs, un moment, n’y avaient pas battuplus vite. Tandis qu’Hubert s’affairait aux métiers, dessinait,tendait et détendait, Hubertine aidait Angélique, toutes les deuxles doigts meurtris, quand venait le soir. Pour les anges et pourles ornements, il avait fallu diviser chaque sujet en plusieursparties, qu’on traitait à part. Angélique, afin d’exprimer lesgrandes saillies, conduisait, avec une broche, de gros fils écrus,qu’elle recouvrait, en sens contraire, de fil de Bretagne ;et, au fur et à mesure, usant du menne-lourd ainsi que d’unébauchoir, elle modelait ces fils, fouillait les draperies desanges, détachait les détails des ornements. Il y avait là un vraitravail de sculpture. Ensuite, quand la forme était obtenue,Hubertine et elle jetaient des fils d’or, qu’elles cousaient àpoints d’osier. C’était tout un bas-relief d’or, d’une douceur etd’un éclat incomparables, rayonnant comme un soleil, au milieu dela pièce enfumée. Les vieux outils s’alignaient dans leur ordreséculaire, les emporte-pièce, les poinçons, les maillets, lesmarteaux ; sur les métiers, trottaient le bourriquet et lepâté, les dés et les aiguilles ; et, au fond des coins où ilsachevaient de se rouiller, le diligent, le rouet à main, ledévidoir avec ses tournettes, paraissaient dormir, assoupis dans lagrande paix qui entrait par les fenêtres ouvertes.

Des jours s’écoulèrent, Angélique cassait des aiguilles du matinau soir, tellement il était dur de coudre l’or, à traversl’épaisseur des fils cirés. On l’aurait dite absorbée toute parcette rude besogne, le corps et l’esprit, au point de ne pluspenser. Dès neuf heures, elle tombait de fatigue, se couchait,dormait d’un sommeil de plomb. Quand le travail lui laissait latête libre une minute, elle s’étonnait de ne pas voir Félicien. Sielle ne faisait rien pour le rencontrer, elle songeait qu’il auraitdû tout franchir, lui, pour être près d’elle. Mais ellel’approuvait de se montrer si sage, elle l’aurait grondé, devouloir hâter les choses. Sans doute il attendait aussi le prodige.C’était l’attente unique dont elle vivait maintenant, espérantchaque soir que ce serait pour le lendemain. Elle n’avait pas eujusque-là de révolte. Parfois, cependant, elle levait latête : quoi, rien encore ? Et elle piquait fortement sonaiguille, dont ses petites mains saignaient. Souvent, il luifallait la retirer avec les pinces. Quand l’aiguille cassait, d’uncoup sec de verre qu’on brise, elle n’avait pas même un gested’impatience.

Hubertine s’inquiéta de la voir si acharnée au travail, et commel’époque de la lessive était venue, elle la força à quitter lepanneau de broderie, pour vivre quatre bons jours de vie active,sous le grand soleil. La mère Gabet, que ses douleurs laissaienttranquille, put aider au savonnage et au rinçage. C’était une fêtedans le Clos-Marie, cette fin d’août avait une splendeur admirable,un ciel ardent, des ombrages noirs ; tandis qu’une délicieusefraîcheur s’exhalait de la Chevrotte, dont l’ombre des saulesglaçait l’eau vive. Et Angélique passa la première journée trèsgaiement, tapant et plongeant les linges, jouissant de la rivière,des ormes, du moulin en ruines, des herbes, de toutes ces chosesamies, si pleines de souvenirs. N’était-ce pas là qu’elle avaitconnu Félicien, d’abord mystérieux sous la lune, puis siadorablement gauche, le matin où il avait sauvé la camisoleemportée ? Après chaque pièce qu’elle rinçait, elle ne pouvaits’empêcher de jeter un coup d’œil vers la grille de l’Évêché,condamnée autrefois : elle l’avait un soir franchie à sonbras, peut-être allait-il brusquement l’ouvrir, pour la venirprendre et l’emmener aux genoux de son père. Cet espoir enchantaitsa grosse besogne, dans les éclaboussures de l’écume.

Mais, le lendemain, comme la mère Gabet amenait la dernièrebrouettée du linge qu’elle étendait avec Angélique, elleinterrompit son bavardage interminable, pour dire sansmalice :

– À propos, vous savez que Monseigneur marie sonfils ?

La jeune fille, en train d’étaler un drap, s’agenouilla dansl’herbe, le cœur défaillant sous la secousse.

– Oui, le monde en cause… Le fils de Monseigneur épouseramademoiselle de Voincourt à l’automne… Tout est réglé d’avant-hier,paraît-il.

Elle restait à genoux, un flot d’idées confuses bourdonnait danssa tête. La nouvelle ne la surprenait point, elle la sentait vraie.Sa mère l’avait avertie, elle devait s’y attendre. Mais, en cepremier moment, ce qui lui brisait ainsi les jambes, c’était lapensée que, tremblant devant son père, Félicien pouvait épouserl’autre, sans l’aimer, un soir de lassitude. Alors, il serait perdupour elle, qu’il adorait. Jamais elle n’avait songé à cettefaiblesse possible, elle le voyait plié sous le devoir, faisant aunom de l’obéissance leur malheur à tous deux. Et, sans qu’ellebougeât encore, ses yeux s’étaient portés vers la grille, unerévolte la soulevait enfin, le besoin d’en aller secouer lesbarreaux, de l’ouvrir de ses ongles, de courir près de lui et de lesoutenir de son courage, pour qu’il ne cédât pas.

Elle fut surprise de s’entendre répondre à la mère Gabet, dansl’instinct purement machinal de cacher son trouble.

– Ah ! c’est mademoiselle Claire qu’il épouse… Elleest très belle, on la dit très bonne…

Sûrement, dès que la vieille femme serait partie, elle irait lerejoindre. Elle avait assez attendu, elle briserait son serment dene pas le revoir, comme un obstacle importun. De quel droit lesséparait-on ainsi ? Tout lui criait leur amour, la cathédrale,les eaux fraîches, les vieux ormes, parmi lesquels ils s’étaientaimés. Puisque leur tendresse avait grandi là, c’était là qu’ellevoulait le reprendre, pour s’enfuir à son cou, très loin, si loin,que jamais plus on ne les retrouverait.

– Ça y est, dit enfin la mère Gabet, qui venait de pendre àun buisson les dernières serviettes. Dans deux heures, ça sera sec…Bien le bonsoir, mademoiselle, puisque vous n’avez que faire demoi.

Maintenant, debout au milieu de cette floraison de linges,éclatants sur l’herbe verte, Angélique songeait à cet autre jour,où, dans le grand vent, parmi le claquement des draps et desnappes, leurs cœurs s’étaient donnés, si ingénus. Pourquoi avait-ilcessé de venir la voir ? Pourquoi n’était-il pas à cerendez-vous, dans cette gaieté saine de la lessive ? Mais,tout à l’heure, quand elle le tiendrait entre ses bras, elle savaitbien qu’il n’appartiendrait plus qu’à elle seule. Elle n’aurait pasmême besoin de lui reprocher sa faiblesse, il lui suffirait des’être montrée, pour qu’il retrouvât la volonté de leur bonheur. Iloserait tout, elle n’avait qu’à le rejoindre, dans un instant.

Une heure se passa, et Angélique marchait à pas ralentis, entreles linges, toute blanche elle-même de l’aveuglant reflet dusoleil, et une voix confuse s’élevait dans son être, grandissait,l’empêchait d’aller là-bas, à la grille. Elle s’effrayait devantcette lutte commençante. Quoi donc ? il n’y avait pas en elleque son vouloir ? une autre chose, qu’on y avait mise sansdoute, la contrecarrait, bouleversait la bonne simplicité de sapassion. C’était si simple, de courir à celui qu’on aime ; etelle ne le pouvait déjà plus, le tourment du doute la tenait :elle avait juré, puis ce serait très mal peut-être. Le soir,lorsque la lessive fut sèche et qu’Hubertine vint l’aider à larentrer, elle ne s’était pas décidée encore, elle se donna la nuitpour réfléchir. Les bras débordant de ces linges de neige, quisentaient bon, elle jeta un regard d’inquiétude au Clos-Marie, déjànoyé de crépuscule, comme à un coin de nature ami refusant d’êtrecomplice.

Le lendemain, Angélique s’éveilla pleine de trouble. D’autresnuits se passèrent, sans lui apporter une résolution. Elle neretrouvait son calme que dans sa certitude d’être aimée. Cela étaitresté inébranlable, elle s’y reposait divinement. Aimée, ellepouvait attendre, elle supporterait tout. Des crises de charitél’avaient reprise, elle s’attendrissait aux moindres souffrances,les yeux gonflés de larmes toujours près de jaillir. Le pèreMascart se faisait donner du tabac, les Chouteau tiraient d’ellejusqu’à des confitures. Mais surtout les Lemballeuse profitaient del’aubaine, on avait vu Tiennette danser dans les fêtes, avec unerobe de la bonne demoiselle. Et voilà, un jour, comme Angéliqueapportait à la mère Lemballeuse des chemises promises la veille,qu’elle aperçut de loin, chez les mendiantes, madame de Voincourtet sa fille Claire, accompagnées de Félicien. Celui-ci, sans doute,les avait amenées. Elle ne se montra pas, elle s’en revint, le cœurglacé. Deux jours plus tard, elle les vit qui entraient tous lestrois chez les Chouteau ; puis, un matin, le père Mascart luiconta une visite du beau jeune homme avec deux dames. Alors, elleabandonna ses pauvres, qui n’étaient plus à elle, puisque, aprèsles lui avoir pris, Félicien les donnait à ces femmes ; ellecessa de sortir, de peur de les rencontrer encore, de recevoir aucœur la blessure dont la souffrance, chaque fois, s’enfonçaitdavantage ; et elle sentait que quelque chose mourait en elle,sa vie s’en allait goutte à goutte.

Ce fut un soir, après une de ces rencontres, seule dans sachambre, étouffée d’angoisse, qu’elle laissa échapper cecri :

– Mais il ne m’aime plus !

Elle revoyait Claire de Voincourt, grande, belle, avec sacouronne de cheveux noirs ; et elle le revoyait, lui, à côté,mince et fier. N’étaient-ils pas faits l’un pour l’autre, de lamême race, si appareillés, qu’on les aurait crus mariésdéjà ?

– Il ne m’aime plus, il ne m’aime plus !

Cela éclatait en elle avec un grand bruit de ruine. Sa foiébranlée, tout croulait, sans qu’elle retrouvât le calmed’examiner, de discuter froidement les faits. Elle croyait laveille, elle ne croyait plus à cette heure : un souffle, sortielle ne savait d’où, avait suffi ; et, d’un coup, elle étaittombée à l’extrême misère, qui est de ne se croire pas aimé. Il lelui avait bien dit, autrefois : c’était l’unique douleur,l’abominable torture. Jusque-là, elle avait pu se résigner, elleattendait le miracle. Mais sa force s’en était allée avec la foi,elle roulait à une détresse d’enfant. Et la lutte douloureusecommença.

D’abord, elle fit appel à son orgueil : tant mieux, s’il nel’aimait plus ! car elle était trop fière pour l’aimer encore.Et elle se mentait à elle-même, elle affectait d’être délivrée, dechantonner d’insouciance, pendant qu’elle brodait les armoiries desHautecœur, auxquelles elle s’était mise. Mais son cœur se gonflaità l’étouffer, elle avait la honte de s’avouer qu’elle était assezlâche pour l’aimer toujours, l’aimer davantage. Durant une semaine,les armoiries, en naissant fil à fil sous ses doigts, l’emplirentd’un affreux chagrin. Écartelé, un et quatre, deux et trois, deJérusalem et d’Hautecœur ; de Jérusalem, qui est d’argent à lacroix potencée d’or, cantonnée de quatre croisettes de même ;d’Hautecœur, qui est d’azur à la forteresse d’or, avec un écussonde sable au cœur d’argent en abîme, le tout accompagné de troisfleurs de lis d’or, deux en chef, une en pointe. Les émaux étaientfaits de cordonnet, les métaux, de fil d’or et d’argent. Quellemisère de sentir trembler sa main, de baisser la tête pour cacherses yeux, que le flamboiement de ces armoiries aveuglait delarmes ! Elle ne songeait qu’à lui, elle l’adorait dansl’éclat de sa noblesse légendaire. Et, lorsqu’elle broda ladevise : Si Dieu veut, je veux, en soie noire sur unebanderole d’argent, elle comprit bien qu’elle était son esclave,que jamais plus elle ne se reprendrait : ses pleursl’empêchaient de voir, tandis que, machinalement, elle continuait àpiquer l’aiguille.

Alors, ce fut pitoyable, Angélique aima en désespérée, sedébattit dans cet amour sans espoir, qu’elle ne pouvait tuer.Toujours, elle voulait courir à Félicien, le reconquérir en sejetant à son cou ; et, toujours, la bataille recommençait.Parfois, elle croyait avoir vaincu, il se faisait un grand silenceen elle, il lui semblait se voir, comme elle aurait vu uneétrangère, toute petite, toute froide, agenouillée en filleobéissante, dans l’humilité du renoncement : ce n’était pluselle, c’était la fille sage qu’elle devenait, que le milieu etl’éducation avaient faite. Puis, un flot de sang montait,l’étourdissait ; sa belle santé, sa jeunesse ardentegalopaient en cavales échappées ; et elle se retrouvait avecson orgueil et sa passion, toute à l’inconnu violent de sonorigine. Pourquoi donc aurait-elle obéi ? Il n’y avait pas dedevoir, il n’y avait que le libre désir. Déjà, elle apprêtait safuite, calculait l’heure favorable pour forcer la grille du jardinde l’Évêché. Mais, déjà aussi, l’angoisse revenait, un sourdmalaise, le tourment du doute. Si elle cédait au mal, elle enaurait l’éternel remords. Des heures, des heures abominables sepassaient, au milieu de cette incertitude du parti à prendre, sousce vent de tempête qui, sans cesse, la rejetait de la révolte deson amour à l’horreur de la faute. Et elle sortait affaiblie dechaque victoire sur son cœur.

Un soir, au moment de quitter la maison pour aller rejoindreFélicien, elle songea brusquement à son livret d’enfant assistée,dans la détresse où elle était de ne plus trouver la force derésister à sa passion. Elle le prit au fond du bahut, le feuilleta,se souffleta à chaque page de la bassesse de sa naissance, affaméed’un ardent besoin d’humilité. Père et mère inconnus, pas de nom,rien qu’une date et un numéro, l’abandon de la plante sauvage quipousse au bord du chemin ! Et les souvenirs se levaient enfoule, les prairies grasses de la Nièvre, les bêtes qu’elle y avaitgardées, la route plate de Soulanges où elle marchait pieds nus,maman Nini qui la giflait, quand elle volait des pommes. Des pagessurtout réveillaient sa mémoire, celles qui constataient, tous lestrois mois, les visites du sous-inspecteur et du médecin, dessignatures, accompagnées parfois d’observations et derenseignements : une maladie dont elle avait failli mourir,une réclamation de sa nourrice au sujet de souliers brûlés, desmauvaises notes pour son caractère indomptable. C’était le journalde sa misère. Mais une pièce acheva de la mettre en larmes, leprocès-verbal constatant la rupture du collier qu’elle avait gardéjusqu’à l’âge de six ans. Elle se souvenait de l’avoir exécréd’instinct, ce collier fait d’olives en os, enfilées sur une gansede soie, et que fermait une médaille d’argent, portant la date deson entrée et son numéro. Elle le devinait un collier d’esclave,elle l’aurait rompu de ses petites mains, sans la terreur desconséquences. Puis, l’âge venant, elle s’était plainte qu’ill’étranglait. Pendant un an encore, on le lui avait laissé. Aussiquelle joie, lorsque le sous-inspecteur avait coupé la ganse, enprésence du maire de la commune, remplaçant ce signed’individualité par un signalement en forme, où étaient déjà sesyeux couleur de violette, ses fins cheveux d’or ! Et,pourtant, elle le sentait toujours à son cou, ce collier de bêtedomestique, qu’on marque pour la reconnaître : il lui restaitdans la chair, elle étouffait. Ce jour-là, à cette page, l’humilitérevint, affreuse, la fit remonter dans sa chambre, sanglotante,indigne d’être aimée. Deux autres fois, le livret la sauva.Ensuite, lui-même fut sans force contre ses révoltes.

Maintenant, c’était la nuit que les crises de tentation latourmentaient. Avant de se coucher, pour purifier son sommeil, elles’imposait de relire la Légende. Mais, le front entre les mains,malgré son effort, elle ne comprenait plus : les miracles lastupéfiaient, elle ne percevait qu’une fuite décolorée de fantômes.Puis, dans son grand lit, après un anéantissement de plomb, uneangoisse brusque l’éveillait en sursaut, au milieu des ténèbres.Elle se dressait, éperdue, s’agenouillait parmi les draps rejetés,la sueur aux tempes, toute secouée d’un frisson ; et ellejoignait les mains, et elle bégayait : « Mon Dieu,pourquoi m’avez-vous abandonnée ? » Car sa détresse étaitde se sentir seule, à ces moments, dans l’ombre. Elle avait rêvé deFélicien, elle tremblait de s’habiller, d’aller le rejoindre, sansque personne fût là pour l’en empêcher. C’était la grâce qui seretirait d’elle, Dieu cessait d’être à son entour, le milieul’abandonnait. Désespérément, elle appelait l’inconnu, elle prêtaitl’oreille à l’invisible. Et l’air était vide, plus de voixchuchotantes, plus de frôlements mystérieux. Tout semblaitmort : le Clos-Marie, avec la Chevrotte, les saules, lesherbes, les ormes de l’Évêché, et la cathédrale elle-même. Rien nerestait des rêves qu’elle avait mis là, le vol blanc des vierges,en s’évanouissant, ne laissait des choses que le sépulcre. Elle enagonisait d’impuissance, désarmée, en chrétienne de la primitiveÉglise que le péché héréditaire terrasse, dès que cesse le secoursdu surnaturel. Dans le morne silence de ce coin protecteur, ellel’écoutait renaître et hurler, cette hérédité du mal, triomphantede l’éducation reçue. Si, deux minutes encore, aucune aide ne luiarrivait des forces ignorées, si les choses ne se réveillaient etne la soutenaient, elle succomberait certainement, elle irait à saperte. « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vousabandonnée ? » Et, à genoux au milieu de son grand lit,toute petite, délicate, elle se sentait mourir.

Puis, chaque fois, jusqu’à présent, à la minute de son extrêmedétresse, une fraîcheur la soulageait. C’était la grâce qui avaitpitié, qui entrait en elle lui rendre son illusion. Elle sautaitpieds nus sur le carreau de la chambre, elle courait à la fenêtre,dans un grand élan ; et là, elle entendait de nouveau lesvoix, des ailes invisibles effleuraient ses cheveux, le peuple dela Légende sortait des arbres et des pierres, l’entourait en foule.Sa pureté, sa bonté, tout ce qu’il y avait d’elle dans les choses,lui revenait et la sauvait. Dès lors, elle n’avait plus peur, ellese savait gardée : Agnès était de retour, en compagnie desvierges, errantes et douces dans l’air frissonnant. C’était unencouragement lointain, un long murmure de victoire qui luiparvenait, mêlé au vent de la nuit. Pendant une heure, ellerespirait cette douceur calmante, mortellement triste, affermie ensa volonté d’en mourir, plutôt que de manquer à son serment. Enfin,brisée, elle se recouchait, elle se rendormait avec la crainte dela crise du lendemain, tourmentée toujours de cette idée qu’ellefinirait par succomber, si elle s’affaiblissait ainsi, à chaquefois.

Une langueur, en effet, épuisait Angélique, depuis qu’elle ne secroyait plus aimée de Félicien. Elle avait la blessure au flanc,elle en mourait un peu à chaque heure, discrète, sans une plainte.D’abord, cela s’était traduit par des lassitudes : unessoufflement la prenait, elle devait lâcher son fil, restait uneminute les yeux pâlis, perdus dans le vide. Puis, elle avait cesséde manger, à peine quelques gorgées de lait ; et elle cachaitson pain, le jetait aux poules des voisines, pour ne pas inquiéterses parents. Un médecin appelé, n’ayant rien découvert, accusait lavie trop cloîtrée, se contentait de recommander l’exercice. C’étaitun évanouissement de tout son être, une disparition lente. Soncorps flottait comme au balancement de deux grandes ailes, de lalumière semblait sortir de sa face amincie, où l’âme brûlait. Etelle en était venue à ne plus descendre de sa chambre qu’ens’appuyant des deux mains aux murs de l’escalier, chancelante. Maiselle s’entêtait, faisait la brave, dès qu’elle se sentait regardée,voulait quand même terminer le panneau de dure broderie, pour lesiège de Monseigneur. Ses petites mains longues n’avaient plus laforce, et quand elle cassait une aiguille, elle ne pouvaitl’arracher avec les pinces.

Or, un matin qu’Hubert et Hubertine, forcés de sortir, l’avaientlaissée seule, au travail, le brodeur, en rentrant le premier, latrouva sur le carreau, glissée de sa chaise, évanouie, abattuedevant le métier. Elle succombait à la tâche, un des grands angesd’or restait inachevé. Bouleversé, Hubert la prit dans ses bras,s’efforça de la remettre debout. Mais elle retombait, elle nes’éveillait pas de ce néant.

– Ma chérie, ma chérie… Réponds-moi, de grâce…

Enfin, elle ouvrit les yeux, elle le regarda avec désolation.Pourquoi la voulait-il vivante ? Elle était si heureuse,morte !

– Qu’as-tu, ma chérie ? Tu nous as donc trompés, tul’aimes donc toujours ?

Elle ne répondait pas, elle le regardait de son air d’immensetristesse. Alors, d’une étreinte désespérée, il la souleva, il lamonta dans sa chambre ; et, quand il l’eut posée sur le lit,si blanche, si faible, il pleura de la cruelle besogne qu’il avaitfaite sans le vouloir, en écartant d’elle celui qu’elle aimait.

– Je te l’aurais donné, moi ! Pourquoi ne m’as-tu riendit ?

Mais elle ne parla pas, ses paupières se refermèrent, et elleparut se rendormir. Il était resté debout, les yeux sur son mincevisage de lis, le cœur saignant de pitié. Puis, comme ellerespirait avec douceur, il descendit, en entendant sa femmerentrer.

En bas, dans l’atelier, l’explication eut lieu. Hubertine venaitd’ôter son chapeau, et tout de suite il lui dit qu’il avait ramassél’enfant là, qu’elle sommeillait sur son lit, frappée à mort.

– Nous nous sommes trompés. Elle songe toujours à cegarçon, et elle en meurt… Ah ! si tu savais le coup que j’aireçu, le remords qui me déchire, depuis que j’ai compris et que jel’ai portée là-haut, si pitoyable ! C’est notre faute, nousles avons séparés par des mensonges… Quoi ? tu la laisseraissouffrir, tu ne dirais rien pour la sauver !

Hubertine, comme Angélique, se taisait, le regardait de songrand air raisonnable, toute pâle de chagrin. Et lui, le passionnéque cette passion souffrante jetait hors de son habituellesoumission, ne se calmait pas, agitait ses mains fiévreuses.

– Eh bien ! je parlerai, moi, je lui dirai queFélicien l’aime, que c’est nous autres qui avons eu la cruauté del’empêcher de revenir, en le trompant lui aussi… Chacune de seslarmes, maintenant, va me brûler le cœur. Ce serait un meurtre dontje me sentirais complice… Je veux qu’elle soit heureuse, oui !heureuse, quand même, par tous les moyens…

Il s’était rapproché de sa femme, il osait crier sa tendresserévoltée, s’irritant davantage du silence triste qu’ellegardait.

– Puisqu’ils s’aiment, ils sont les maîtres… Il n’y a rienau-delà, quand on aime et qu’on est aimé… Oui ! par tous lesmoyens, le bonheur est légitime.

Enfin, Hubertine parla, de sa voix lente, debout, immobile.

– Qu’il nous la prenne, n’est-ce pas ? qu’il l’épouse,malgré nous, malgré son père… C’est ce que tu leur conseilles, tucrois qu’ils seront heureux ensuite, que l’amour suffira…

Et, sans transition, de la même voix navrée, ellepoursuivit :

– En revenant, j’ai passé devant le cimetière, un espoirm’y a fait entrer encore… Je me suis agenouillée une fois de plus,à cette place usée par nos genoux, et j’y ai prié longtemps.

Hubert avait pâli, un grand froid emportait sa fièvre. Certes,il la connaissait, la tombe de la mère obstinée, où ils étaientallés si souvent pleurer et se soumettre, en s’accusant de leurdésobéissance, pour que la morte leur fit grâce, du fond de laterre. Et ils restaient là des heures, certains de sentir en euxfleurir cette grâce, si jamais elle leur était accordée. Ce qu’ilsdemandaient, ce qu’ils attendaient, c’était un enfant encore,l’enfant du pardon, l’unique signe auquel ils se sauraientpardonnés enfin. Mais rien n’était venu, la mère froide et sourdeles laissait sous l’inexorable punition, la mort de leur premierenfant, qu’elle avait pris et emporté, qu’elle refusait de leurrendre.

– J’ai prié longtemps, répéta Hubertine, j’écoutais si rienne tressaillait…

Anxieux, Hubert l’interrogeait du regard.

– Et rien, non ! rien n’est monté de la terre, rienn’a tressailli en moi. Ah ! c’est fini, il est trop tard, nousavons voulu notre malheur.

Alors, il trembla, il demanda :

– Tu m’accuses ?

– Oui, tu es le coupable, j’ai commis la faute aussi en tesuivant… Nous avons désobéi, toute notre vie en a été gâtée.

– Et tu n’es pas heureuse ?

– Non, je ne suis pas heureuse… Une femme qui n’a pointd’enfant n’est pas heureuse… Aimer n’est rien, il faut que l’amoursoit béni.

Il était tombé sur une chaise, épuisé, les yeux gros de larmes.Jamais elle ne lui avait reproché ainsi la plaie vive de leurexistence ; et elle, qui revenait si vite et le consolait,lorsqu’elle l’avait blessé d’une allusion involontaire, cette foisle regardait souffrir, toujours debout, sans un geste, sans un pasvers lui. Il pleura, il cria au milieu de ses pleurs :

– Ah ! la chère enfant, là-haut, c’est elle que tucondamnes… Tu ne veux pas qu’il l’épouse, comme je t’ai épousée, etqu’elle souffre ce que tu as souffert.

Elle répondit d’un signe de tête, simplement, dans toute laforce et la simplicité de son cœur.

– Mais tu le disais toi-même, la pauvre chère fillette enmourra… Veux-tu donc sa mort ?

– Oui, sa mort, plutôt qu’une vie mauvaise.

Il s’était redressé, frémissant, et il se réfugia entre sesbras, et tous deux sanglotèrent. Longtemps, ils s’étreignirent.Lui, se soumettait ; elle, maintenant, devait s’appuyer à sonépaule, pour retrouver assez de courage. Ils en sortirentdésespérés et résolus, enfermés dans un grand et poignant silence,au bout duquel, si Dieu le voulait, était la mort consentie del’enfant.

À partir de ce jour, Angélique dut rester dans sa chambre. Safaiblesse devenait telle, qu’elle ne pouvait descendre àl’atelier : tout de suite, sa tête tournait, ses jambes sedérobaient. D’abord, elle marcha, voyagea jusqu’au balcon, ens’aidant des meubles. Puis, il lui fallut se contenter d’aller deson lit à son fauteuil. La course était longue, elle ne la risquaitque le matin et le soir, épuisée. Pourtant, elle travaillaittoujours, abandonnant la broderie en bas-relief, trop rude, brodantdes fleurs en soies nuancées ; et elle les brodait d’aprèsnature, un bouquet de fleurs sans parfum, qui la laissaient calme,des hortensias et des roses trémières. Le bouquet fleurissait dansun vase, souvent elle se reposait longuement à le regarder, car lasoie, si légère, pesait lourd à ses doigts. En deux journées, ellen’avait fait qu’une rose, toute fraîche, éclatante sur lesatin ; mais c’était sa vie, elle tiendrait l’aiguillejusqu’au dernier souffle. Fondue de souffrance, amincie encore,elle n’était plus qu’une flamme pure et très belle.

À quoi bon lutter davantage, puisque Félicien ne l’aimaitpas ? Maintenant, elle mourait de cette conviction : ilne l’aimait pas, peut-être ne l’avait-il jamais aimée. Tant qu’elleavait eu des forces, elle s’était battue contre son cœur, sa santé,sa jeunesse, qui la poussaient à courir le rejoindre. Depuisqu’elle se trouvait clouée là, elle devait se résigner, c’étaitfini.

Un matin, comme Hubert l’installait dans son fauteuil, en posantsur un coussin ses petits pieds inertes, elle dit avec unsourire :

– Ah ! je suis bien sûre d’être sage, à présent, et dene pas me sauver.

Hubert se hâta de descendre, suffoqué, craignant d’éclater enlarmes.

Chapitre 12

 

Cette nuit-là, Angélique ne put dormir. Une insomnie la tenaitles paupières ardentes, dans l’extrême faiblesse où elleétait ; et, comme les Hubert s’étaient couchés et que minuitallait sonner bientôt, elle préféra se relever, malgré l’effortimmense, prise de la peur de mourir, si elle restait au litdavantage.

Elle étouffait, elle passa un peignoir, se traîna jusqu’à lafenêtre, qu’elle ouvrit toute grande. L’hiver était pluvieux, d’unedouceur humide. Puis, elle s’abandonna dans son fauteuil, aprèsavoir, devant elle, sur la petite table, relevé la mèche de lalampe, qu’on laissait allumée la nuit entière. Là, près du volumede la Légende dorée, était le bouquet de roses trémièreset d’hortensias, qu’elle copiait. Et, pour se reprendre à la vie,elle eut une fantaisie de travail, attira son métier, fit quelquespoints, de ses mains égarées. La soie rouge d’une rose saignaitentre ses doigts blancs, il semblait que ce fût le sang de sesveines qui achevait de couler, goutte à goutte.

Mais elle, qui, depuis deux heures, se retournait en vain dansses draps brûlants, céda presque tout de suite au sommeil, dèsqu’elle fut assise. Sa tête se renversa, soutenue par le dossier,s’inclina un peu sur l’épaule droite ; et, la soie étantdemeurée entre ses mains immobiles, on aurait dit qu’elletravaillait encore. Très blanche, très calme, elle dormait sous lalampe, dans la chambre d’une paix et d’une blancheur de tombe. Lalumière pâlissait le grand lit royal, drapé de sa perse rosedéteinte. Seuls, le coffre, l’armoire, les sièges de vieux chênetranchaient, tachaient les murs de deuil. Des minutes s’écoulèrent,elle dormait très calme et très blanche.

Enfin, il y eut un bruit. Et, sur le balcon, Félicien parut,tremblant, amaigri comme elle. Sa face était bouleversée, ils’élançait dans la chambre, lorsqu’il l’aperçut, affaissée ainsi aufond du fauteuil, pitoyable et si belle. Une douleur infinie luiserra le cœur, il s’agenouilla, s’abîma dans une contemplationnavrée. Elle n’était donc plus, le mal l’avait donc détruite,qu’elle lui semblait ne plus peser, s’être allongée là, ainsiqu’une plume que le vent allait reprendre ? Dans son clairsommeil, sa souffrance se voyait, et sa résignation. Il ne lareconnaissait qu’à sa grâce de lis, l’élancement de son col délicatsur ses épaules tombantes, sa face longue et transfigurée de viergevolant au ciel. Les cheveux n’étaient plus que de la lumière, l’âmede neige éclatait sous la soie transparente de la peau. Elle avaitla beauté des saintes délivrées de leur corps, il en était éblouiet désespéré, dans un saisissement qui l’immobilisait, les mainsjointes. Elle ne se réveillait pas, il la regardait toujours.

Un petit souffle des lèvres de Félicien dut passer sur le visaged’Angélique. Tout d’un coup, elle ouvrit des yeux très grands. Ellene bougeait pas, elle le regardait à son tour, avec un sourire,comme dans un rêve. C’était lui, elle le reconnaissait, bien qu’ilfût changé. Mais elle croyait sommeiller encore, car il luiarrivait de le voir ainsi en dormant, ce qui, au réveil, aggravaitsa peine.

Il avait tendu les mains, il parla.

– Chère âme, je vous aime… On m’a dit ce que voussouffriez, et je suis accouru… Me voici, je vous aime.

Elle frémissait, elle passait les doigts sur ses paupières, d’ungeste machinal.

– Ne doutez plus… Je suis à vos pieds, et je vous aime, jevous aime toujours.

Alors, elle eut un cri.

– Ah ! c’est vous… Je ne vous attendais plus, et c’estvous…

De ses mains tâtonnantes, elle lui avait pris les siennes, elles’assurait qu’il n’était pas une vision errante du sommeil.

– Vous m’aimez toujours, et je vous aime, ah ! plusque je ne croyais pouvoir aimer !

C’était un étourdissement de bonheur, une première minuted’allégresse absolue, où ils oubliaient tout, pour n’être qu’àcette certitude de s’aimer encore, et de se le dire. Lessouffrances de la veille, les obstacles du lendemain, avaientdisparu ; ils ne savaient comment ils étaient là ; maisils y étaient, ils mêlaient leurs douces larmes, ils se serraientd’une étreinte chaste, lui éperdu de pitié, elle si émaciée par lechagrin, qu’il n’avait d’elle, entre les bras, qu’un souffle. Dansl’enchantement de sa surprise, elle restait comme paralysée,chancelante et bienheureuse au fond du fauteuil, ne retrouvant passes membres, ne se soulevant à demi que pour retomber, sousl’ivresse de sa joie.

– Ah ! cher seigneur, mon désir unique estaccompli : je vous aurai revu, avant de mourir.

Il releva la tête, il eut un geste d’angoisse.

– Mourir !… Mais je ne veux pas ! Je suis là, jevous aime.

Elle souriait divinement.

– Oh ! je puis mourir, puisque vous m’aimez. Cela nem’effraie plus, je m’endormirai ainsi, sur votre épaule… Dites-moiencore que vous m’aimez.

– Je vous aime, comme je vous aimais hier, comme je vousaimerai demain… N’en doutez jamais, cela est pour l’éternité.

– Oui, pour l’éternité, nous nous aimons.

Angélique, extasiée, regardait devant elle, dans la blancheur dela chambre. Mais, peu à peu, un réveil la rendit grave. Elleréfléchissait enfin, au milieu de cette grande félicité qui l’avaitétourdie. Et les faits l’étonnaient.

– Si vous m’aimez, pourquoi n’êtes-vous pas venu ?

– Vos parents m’ont dit que vous n’aviez plus d’amour pourmoi. J’ai manqué aussi d’en mourir… Et c’est lorsque je vous ai suemalade, que je me suis décidé, quitte à être chassé de cettemaison, dont on me fermait la porte.

– Ma mère me disait également que vous ne m’aimiez plus, etj’ai cru ma mère… Je vous avais rencontré avec cette demoiselle, jepensais que vous obéissiez à Monseigneur.

– Non, j’attendais. Mais j’ai été lâche, j’ai tremblédevant lui.

Il y eut un silence. Angélique s’était redressée. Sa facedevenait dure, le front coupé d’un pli de colère.

– Alors, on nous a trompés l’un et l’autre, on nous a mentipour nous séparer… Nous nous aimions, et on nous a torturés, on afailli nous tuer tous les deux… Eh bien ! c’est abominable,cela nous délie de nos serments. Nous sommes libres.

Un furieux mépris l’avait mise debout. Elle ne sentait plus sonmal, ses forces revenaient, dans ce réveil de sa passion et de sonorgueil. Avoir cru son rêve mort, et tout d’un coup le retrouvervivant et rayonnant ! se dire qu’ils n’avaient pas démérité deleur amour, que les coupables étaient les autres ! Cegrandissement d’elle-même, ce triomphe enfin certain, l’exaltaient,la jetaient à une révolte suprême.

– Allons, partons ! dit-elle simplement.

Et elle marchait par la chambre, vaillante, dans toute sonénergie et sa volonté. Déjà, elle choisissait un manteau pour s’encouvrir les épaules. Une dentelle, sur sa tête, suffirait.

Félicien avait eu un cri de bonheur, car elle devançait sondésir, il ne songeait qu’à cette fuite, sans trouver l’audace de lalui proposer. Oh ! partir ensemble, disparaître, couper courtà tous les ennuis, à tous les obstacles ! Et cela à l’instant,en s’évitant même le combat de la réflexion !

– Oui, tout de suite, partons, ma chère âme. Je venais vousprendre, je sais où nous aurons une voiture. Avant le jour, nousserons loin, si loin, que jamais personne ne pourra nousrejoindre.

Elle ouvrait des tiroirs, les refermait violemment, sans rien yprendre, dans une exaltation croissante. Comment ! elle setorturait depuis des semaines, elle avait travaillé à le chasser desa mémoire, même elle croyait y avoir réussi ! et il n’y avaitrien de fait, et cet affreux travail était à refaire ! Non,jamais elle n’aurait cette force. Puisqu’ils s’aimaient, c’étaitbien simple : ils s’épousaient, aucune puissance ne lesdétacherait l’un de l’autre.

– Voyons, que dois-je emporter ?… Ah ! j’étaissotte, avec mes scrupules d’enfant. Quand je songe qu’ils sontdescendus jusqu’à mentir ! Oui, je serais morte, qu’ils nevous auraient pas appelé… Faut-il prendre du linge, des vêtements,dites ? Voici une robe plus chaude… Et ils m’avaient mis untas d’idées, un tas de peurs dans la tête. Il y a le bien, il y ale mal, ce qu’on peut faire, ce qu’on ne peut pas faire, des chosescompliquées, à vous rendre imbécile. Ils mentent toujours, ce n’estpas vrai : il n’y a que le bonheur de vivre, d’aimer celui quivous aime… Vous êtes la fortune, la beauté, la jeunesse, mon cherseigneur, et je me donne à vous, à jamais, entièrement, et monunique plaisir est en vous, et faites de moi ce qu’il vousplaira.

Elle triomphait, dans une flambée de tous les feux héréditairesque l’on croyait morts. Des musiques l’enivraient ; ellevoyait leur royal départ, ce fils de princes l’enlevant, la faisantreine d’un royaume lointain ; et elle le suivait, pendue à soncou, couchée sur sa poitrine, dans un tel frisson de passionignorante, que tout son corps en défaillait de joie. N’être plusque tous les deux, s’abandonner au galop des chevaux, fuir etdisparaître dans une étreinte !

– Je n’emporte rien, n’est-ce pas ?… À quoibon ?

Il brûlait de sa fièvre, déjà devant la porte.

– Non, rien… Partons vite.

– Oui, partons, c’est cela.

Et elle l’avait rejoint. Mais elle se retourna, elle voulutdonner un dernier regard à la chambre. La lampe brûlait avec lamême douceur pâle, le bouquet d’hortensias et de roses trémièresfleurissait toujours, une rose inachevée, vivante pourtant, aumilieu du métier, semblait l’attendre. Surtout, jamais la chambrene lui avait paru si blanche, les murs blancs, le lit blanc, l’airblanc, comme empli d’une haleine blanche.

Quelque chose en elle vacilla, et il lui fallut s’appuyer audossier d’une chaise.

– Qu’avez-vous ? demanda Félicien inquiet.

Elle ne répondait pas, elle respirait difficilement. Reprised’un frisson, les jambes déjà brisées, elle dut s’asseoir.

– Ne vous inquiétez pas, ce n’est rien… Une minute de reposseulement, et nous partons.

Ils se turent. Elle regardait dans la chambre, comme si elle yeût oublié un objet précieux, qu’elle n’aurait pu dire. C’était unregret, d’abord léger, puis qui grandissait et lui étouffait peu àpeu la poitrine. Elle ne se rappelait plus. Était-ce tout ce blancqui la retenait ainsi ? Toujours elle avait aimé le blanc,jusqu’à voler les bouts de soie blanche, pour s’en donner leplaisir en cachette.

– Une minute, une minute encore, et nous partons, mon cherseigneur.

Mais elle ne faisait même plus un effort pour se lever.

Anxieux, il s’était remis à genoux devant elle.

– Est-ce que vous souffrez, ne puis-je rien pour votresoulagement ? Si vous avez froid, je prendrai vos petits piedsdans mes mains, et je les réchaufferai, jusqu’à ce qu’ils soientassez vaillants pour courir.

Elle hocha la tête.

– Non, non, je n’ai pas froid, je pourrai marcher… Attendezune minute, une seule minute.

Il voyait bien que d’invisibles chaînes la liaient aux membres,la rattachaient là, si fortement, que, dans un instant peut-être,il lui serait impossible de l’en arracher. Et, s’il ne l’emmenaitpas tout de suite, il songeait à la lutte inévitable avec son père,le lendemain, à ce déchirement, devant lequel il reculait depuisdes semaines. Alors, il se fit pressant, d’une supplicationardente.

– Venez, les routes sont noires à cette heure, la voiturenous emportera dans les ténèbres ; et nous irons toujours,toujours, bercés, endormis aux bras l’un de l’autre, comme enfouissous un duvet, sans craindre les fraîcheurs de la nuit ; et,quand le jour se lèvera, nous continuerons dans le soleil, encore,encore plus loin, jusqu’à ce que nous soyons arrivés au pays oùl’on est heureux… Personne ne nous connaîtra, nous vivrons, cachésau fond de quelque grand jardin, n’ayant d’autre soin que de nousaimer davantage, à chaque journée nouvelle. Il y aura là des fleursgrandes comme des arbres, des fruits plus doux que le miel. Et nousvivrons de rien, au milieu de cet éternel printemps, nous vivronsde nos baisers, ma chère âme.

Elle frissonna sous ce brûlant amour, dont il lui chauffait laface. Tout son être défaillait, à l’effleurement des joiespromises.

– Oh ! dans un moment, tout à l’heure !

– Puis, si les voyages nous fatiguent, nous reviendronsici, nous relèverons les murs du château d’Hautecœur, et nous yachèverons nos jours. C’est mon rêve… Toute notre fortune, s’il lefaut, y sera jetée, à main ouverte. De nouveau, le donjoncommandera aux deux vallées. Nous habiterons le logis d’honneur,entre la tour de David et la tour de Charlemagne. Le colosse enentier sera rétabli, comme aux jours de sa puissance, lescourtines, les bâtiments, la chapelle, dans le luxe barbared’autrefois… Et je veux que nous y menions l’existence des tempsanciens, vous princesse, et moi prince, au milieu d’une suited’hommes d’armes et de pages. Nos murailles de quinze piedsd’épaisseur nous isoleront, nous serons dans la légende… Le soleilbaisse derrière les coteaux, nous revenons d’une chasse, sur degrands chevaux blancs, parmi le respect des villages agenouillés.Le cor sonne, le pont-levis s’abaisse. Des rois, le soir, sont ànotre table. La nuit, notre couche est sur une estrade, surmontéed’un dais, comme un trône. Des musiques jouent, lointaines, trèsdouces, tandis que nous nous endormons aux bras l’un de l’autre,dans la pourpre et l’or.

Frémissante, elle souriait maintenant d’un orgueilleux plaisir,combattue d’une souffrance, qui revenait, l’envahissait, effaçantle sourire de sa bouche douloureuse. Et, comme de son gestemachinal elle écartait les visions tentatrices, il redoubla deflamme, tâcha de la saisir, de la faire sienne, entre ses braséperdus.

– Oh ! venez, oh ! soyez à moi… Fuyons, oublionstout dans notre bonheur.

Elle se dégagea brusquement, d’une révolte instinctive ;et, debout, ces mots jaillirent de ses lèvres :

– Non, non, je ne peux pas, je ne peux plus !

Pourtant, elle se lamentait, encore ravagée par la lutte,hésitante, bégayante.

– Je vous en prie, soyez bon, ne me pressez pas, attendez…Je voudrais tant vous obéir pour vous prouver que je vous aime,m’en aller à votre bras dans les beaux pays lointains, habiterroyalement ensemble le château de vos rêves. Cela me semblait sifacile, j’avais si souvent refait le plan de notre fuite… Et, quevous dirai-je ? maintenant, cela me paraît impossible. C’estcomme si, tout d’un coup, la porte se soit murée et que je nepuisse sortir.

Il voulut l’étourdir de nouveau, elle le fit taire d’ungeste.

– Non, ne parlez plus… Est-ce singulier ! à mesure quevous me dites des choses si douces, si tendres, qui devraient meconvaincre, la peur me prend, un froid me glace… Mon Dieu !qu’ai-je donc ? Ce sont vos paroles qui m’écartent de vous. Sivous continuez, je vais ne plus pouvoir vous entendre, il faudraque vous partiez… Attendez, attendez un peu.

Et elle marchait lentement par la chambre, cherchant à sereprendre, tandis que lui, immobile, se désespérait.

– J’avais cru ne plus vous aimer, mais ce n’était que dudépit assurément, puisque, là, tout à l’heure, lorsque je vous airetrouvé à mes pieds, mon cœur a bondi, mon premier élan a été devous suivre, en esclave… Alors, si je vous aime, pourquoim’épouvantez-vous ? et qui m’empêche de quitter cette chambre,comme si des mains invisibles me tenaient par tout le corps, parchacun des cheveux de ma tête ?

Elle s’était arrêtée près du lit, elle revint vers l’armoire,alla ainsi devant les autres meubles. Certainement, des lienssecrets les unissaient à sa personne. Les murs blancs surtout, lagrande blancheur du plafond mansardé, l’enveloppaient d’une robe decandeur, dont elle ne se serait dévêtue qu’avec des larmes.Désormais, tout cela faisait partie de son être, le milieu étaitentré en elle. Et elle le comprit davantage, lorsqu’elle se trouvaen face du métier, resté sous la lampe, à côté de la table. Soncœur fondait, à voir la rose commencée, qu’elle ne finirait jamais,si elle partait de la sorte, en criminelle. Les années de travails’évoquaient dans sa mémoire, ces années si sages, si heureuses,une si longue habitude de paix et d’honnêteté, que révoltait lapensée d’une faute. Chaque jour, la petite maison fraîche desbrodeurs, la vie active et pure qu’elle y menait, à l’écart dumonde, avaient refait un peu du sang de ses veines.

Mais lui, la voyant ainsi reconquise par les choses, sentit lebesoin de hâter le départ.

– Venez, l’heure s’écoule, bientôt il ne sera plustemps.

Alors, la lumière se fit complète, elle cria :

– Il est déjà trop tard… Vous voyez bien que je ne peux pasvous suivre. Il y avait en moi, jadis, une passionnée et uneorgueilleuse qui aurait jeté ses deux bras à votre cou, pour quevous l’emportiez. Mais on m’a changée, je ne me retrouve plus… Vousn’entendez donc pas que tout, dans cette chambre, me crie derester ? Et ma joie est devenue d’obéir.

Sans parler, sans discuter avec elle, il tâchait de l’emmenercomme une enfant indocile. Elle l’évita, s’échappa vers lafenêtre.

– Non, de grâce ! Tout à l’heure, je vous auraissuivi. Mais c’était la révolte dernière. Peu à peu, à mon insu,l’humilité et le renoncement qu’on mettait en moi, devaient s’yamasser. Aussi, à chaque retour de mon péché d’origine, la lutteétait-elle moins rude, je triomphais de moi-même avec plus defacilité. Désormais, c’est fini, je me suis vaincue… Ah ! cherseigneur, je vous aime tant ! Ne faisons rien contre notrebonheur. Il faut se soumettre pour être heureux.

Et, comme il s’avançait d’un pas encore, elle se trouva devantla fenêtre grande ouverte, sur le balcon.

– Vous ne voulez pas me forcer à me jeter par là… Écoutezdonc, comprenez que j’ai avec moi ce qui m’entoure. Les choses meparlent depuis longtemps, j’entends des voix, et jamais je ne lesai entendues me parler si haut… Tenez ! c’est tout leClos-Marie qui m’encourage à ne pas gâter mon existence et lavôtre, en me donnant à vous, contre la volonté de votre père. Cettevoix chantante, c’est la Chevrotte, si claire, si fraîche, qu’ellesemble avoir mis en moi sa pureté de cristal. Cette voix de foule,tendre et profonde, c’est le terrain entier, les herbes, lesarbres, toute la vie paisible de ce coin sacré, travaillant à lapaix de ma propre vie. Et les voix viennent de plus loin encore,des ormes de l’Évêché, de cet horizon de branches, dont la moindres’intéresse à ma victoire… Puis, tenez ! cette grande voixsouveraine, c’est ma vieille amie la cathédrale, qui m’a instruite,éternellement éveillée dans la nuit. Chacune de ses pierres, lescolonnettes de ses fenêtres, les clochetons de ses contreforts, lesarcs-boutants de son abside, ont un murmure que je distingue, unelangue que je comprends. Écoutez ce qu’ils disent, que même dans lamort l’espérance reste. Lorsqu’on s’est humilié, l’amour demeure ettriomphe… Et enfin, tenez ! l’air lui-même est plein d’unchuchotement d’âmes, voici mes compagnes les vierges qui arrivent,invisibles. Écoutez, écoutez !

Souriante, elle avait levé la main, d’un geste d’attentionprofonde. Tout son être était ravi dans les souffles épars.C’étaient les vierges de la Légende, que son imagination évoquaitcomme en son enfance, et dont le vol mystique sortait du vieuxlivre, aux images naïves, posé sur la table. Agnès, d’abord, vêtuede ses cheveux, ayant au doigt l’anneau de fiançailles du prêtrePaulin. Puis, toutes les autres, Barbe avec sa tour, Geneviève avecses agneaux, Cécile avec sa viole, Agathe aux mamelles arrachées,Élisabeth mendiant par les routes, Catherine triomphant desdocteurs. Un miracle rend Luce si pesante, que mille hommes et cinqpaires de bœufs ne peuvent la traîner à un mauvais lieu. Legouverneur qui veut embrasser Anastasie, devient aveugle. Ettoutes, dans la nuit claire, volent, très blanches, la gorge encoreouverte par le fer des supplices, laissant couler, au lieu de sang,des fleuves de lait. L’air en est candide, les ténèbres s’éclairentcomme d’un ruissellement d’étoiles. Ah ! mourir d’amour commeelles, mourir vierge, éclatante de blancheur, au premier baiser del’époux !

Félicien s’était rapproché.

– Je suis celui qui existe, Angélique, et vous me refusezpour des rêves…

– Des rêves, murmura-t-elle.

– Car, si elles vous entourent, ces visions, c’est quevous-même les avez créées… Venez, ne mettez plus rien de vous dansles choses, elles se tairont.

Elle eut un mouvement d’exaltation.

– Oh ! non, qu’elles parlent, qu’elles parlent plushaut ! Elles sont ma force, elles me donnent le courage devous résister… C’est la grâce, et jamais elle ne m’a inondée d’unepareille énergie. Si elle n’est qu’un rêve, le rêve que j’ai mis àmon entour et qui me revient, qu’importe ! Il me sauve, ilm’emporte sans tache, au milieu des apparences… Oh ! renoncez,obéissez comme moi. Je ne veux pas vous suivre.

Dans sa faiblesse, elle s’était redressée, résolue,invincible.

– Mais on vous a trompée, reprit-il, on est descendujusqu’au mensonge pour nous désunir !

– La faute d’autrui n’excuserait pas la nôtre.

– Ah ! votre cœur s’est retiré de moi, vous ne m’aimezplus.

– Je vous aime, je ne lutte contre vous que pour notreamour et notre bonheur… Obtenez le consentement de votre père, etje vous suivrai.

– Mon père, vous ne le connaissez pas. Dieu seul pourraitle fléchir… Alors, dites, c’est fini ? Si mon père m’ordonned’épouser Claire de Voincourt, faut-il donc que je luiobéisse ?

À ce dernier coup, Angélique chancela. Elle ne put retenir cetteplainte :

– C’est trop… Je vous en supplie, allez-vous-en, ne soyezpas cruel… Pourquoi êtes-vous venu ? J’étais résignée, je mefaisais à ce malheur de ne pas être aimée de vous. Et voilà quevous m’aimez et que tout mon martyre recommence !… Commentvoulez-vous que je vive, maintenant ?

Félicien crut à une faiblesse, il répéta :

– Si mon père veut que je l’épouse…

Elle se raidissait contre sa souffrance ; et elle parvintencore à se tenir debout, dans le déchirement de son cœur ;puis, se traînant vers la table, comme pour lui livrerpassage :

– Épousez-la, il faut obéir.

Il se trouvait à son tour devant la fenêtre, prêt à partir,puisqu’elle le renvoyait.

– Mais vous en mourrez ! cria-t-il.

Elle s’était calmée, elle murmura, avec un sourire :

– Oh ! c’est à moitié fait.

Un instant encore, il la regarda, si blanche, si réduite, d’unelégèreté de plume qu’un souffle emporte ; et il eut un gestede résolution furieuse, il disparut dans la nuit.

Elle, appuyée au dossier du fauteuil, quand il ne fut plus là,tendit désespérément les mains vers les ténèbres. De gros sanglotsagitaient son corps, une sueur d’agonie couvrait sa face. MonDieu ! c’était la fin, elle ne le verrait plus. Tout son mall’avait reprise, ses jambes brisées se dérobaient sous elle. Ce futà grand-peine qu’elle put regagner son lit, où elle tombavictorieuse et sans souffle. Le lendemain matin, on l’y trouvamourante. La lampe venait de s’éteindre d’elle-même, à l’aube, dansla blancheur triomphale de la chambre.

Chapitre 13

 

Angélique allait mourir. Il était dix heures, une claire matinéede la fin de l’hiver, un temps vif, avec un ciel blanc, tout égayéde soleil. Dans le grand lit royal, drapé d’une ancienne perserose, elle ne bougeait plus, sans connaissance depuis la veille.Allongée sur le dos, ses mains d’ivoire abandonnées sur le drap,elle n’avait plus ouvert les yeux ; et son fin profil s’étaitaminci, sous le nimbe d’or de ses cheveux ; et on l’auraitcrue morte déjà, sans le tout petit souffle de ses lèvres.

La veille, Angélique s’était confessée et avait communié, sesentant très mal. Le bon abbé Cornille, vers trois heures, luiavait apporté le saint viatique. Puis, dans la soirée, comme lamort la glaçait peu à peu, un grand désir lui était venu del’extrême-onction, la médecine céleste, instituée pour la guérisonde l’âme et du corps. Avant de perdre connaissance, sa dernièreparole, un murmure à peine, recueilli par Hubertine, avait bégayéce désir des saintes huiles, oh ! tout de suite, pour qu’ilfût temps encore. Mais la nuit s’avançait, on avait attendu lejour, et l’abbé, averti, allait enfin arriver.

Tout se trouvait prêt, les Hubert achevaient d’arranger lachambre. Sous le gai soleil, qui, à cette heure matinale, frappaitles vitres, elle était d’une blancheur d’aurore, avec la nudité deses grands murs blancs. Ils avaient couvert la table d’une nappeblanche. À droite et à gauche d’un crucifix, deux cierges ybrûlaient, dans les flambeaux d’argent, montés du salon. Et il yavait encore là de l’eau bénite et un aspersoir, une aiguière d’eauavec son bassin et une serviette, deux assiettes de porcelaineblanche, l’une pleine de flocons d’ouate, l’autre de cornets depapier blanc. On avait couru les serres de la ville basse, sanstrouver d’autres fleurs que des roses, de grosses roses blanchesdont les énormes touffes garnissaient la table comme d’un frissonde blanches dentelles. Et, dans cette blancheur accrue, Angéliquemourante respirait toujours de son petit souffle, les paupièrescloses.

À sa visite du matin, le docteur venait de dire qu’elle nevivrait pas la journée. D’un moment à l’autre, peut-êtrepasserait-elle, sans même reprendre connaissance. Et les Hubertattendaient. Il fallait que la chose fût, malgré leurs larmes.S’ils avaient voulu cette mort, préférant l’enfant morte à l’enfantrévoltée, c’était que Dieu la voulait avec eux. Maintenant, celaéchappait à leur puissance, ils ne pouvaient que se soumettre. Ilsne regrettaient rien, mais leur être succombait de douleur. Depuisqu’elle était là, agonisante, ils l’avaient soignée, en refusanttout secours étranger. Ils se trouvaient seuls encore, à cetteheure dernière, et ils attendaient.

Hubert, machinal, alla ouvrir la porte du poêle de faïence, dontle ronflement ressemblait à une plainte. Le silence se fit, unedouce chaleur pâlissait les roses. Depuis un instant, Hubertineécoutait les bruits de la cathédrale, derrière le mur. Un branle decloche donnait un frisson aux vieilles pierres ; sans doutel’abbé Cornille quittait l’église, avec les saintes huiles ;et elle descendit pour le recevoir, au seuil de la maison. Deuxminutes s’écoulèrent, un grand murmure emplit l’étroit escalier dela tourelle. Puis, dans la chambre tiède, Hubert, frappéd’étonnement, se mit à trembler, tandis qu’une crainte religieuse,un espoir aussi, le faisaient tomber à genoux.

Au lieu du vieux prêtre attendu, c’était Monseigneur quientrait, Monseigneur en rochet de dentelle, ayant l’étole violetteet portant le vaisseau d’argent, où se trouvait l’huile desinfirmes, bénite par lui-même le jeudi saint. Ses yeux d’aiglerestaient fixes, sa belle face pâle, sous les épaisses boucles deses cheveux blancs, gardait une majesté. Et, derrière lui, comme unsimple clerc, marchait l’abbé Cornille, un crucifix à la main et lerituel sous l’autre bras.

Debout un moment à la porte, l’évêque dit d’une voixgrave :

– Pax huic domui.

– Et omnibus habitantibus in ea, répondit plus basle prêtre.

Quand ils furent entrés, Hubertine, qui remontait à leur suite,tremblante elle aussi de saisissement, vint s’agenouiller près deson mari. L’un et l’autre, prosternés, les mains jointes, prièrentde toute leur âme.

Au lendemain de sa visite à Angélique, l’explication terribleavait eu lieu entre Félicien et son père. Dès le matin, ce jour-là,il força les portes, se fit recevoir dans l’oratoire même, oùl’évêque était encore en oraison, après une de ces nuits de lutteaffreuse contre le passé renaissant. Chez ce fils respectueux,courbé jusqu’alors par la crainte, la révolte débordait, longtempsétouffée ; et le choc fut rude, qui heurtait ces deux hommes,du même sang, prompt à la violence. Le vieillard, ayant quitté sonprie-Dieu, écoutait, les joues tout de suite empourprées, muet,dans une obstination hautaine. Le jeune homme, la flamme égalementau visage, vidait son cœur, parlait d’une voix qui s’élevait peu àpeu, grondante. Il disait Angélique malade, à l’agonie, ilracontait dans quelle crise de tendresse épouvantée il avait faitle projet de fuir avec elle, et comment elle s’était refusée à lesuivre, d’un renoncement et d’une chasteté de sainte. Ne serait-cepas un meurtre, que de la laisser mourir, cette enfant obéissante,qui entendait ne le tenir que de la main de son père ?Lorsqu’elle pouvait l’avoir enfin, lui, son titre, sa fortune, elleavait crié non, elle s’était débattue, victorieuse d’elle-même. Etil l’aimait, à en mourir, lui aussi, il se méprisait de n’êtrepoint à son côté, pour s’éteindre ensemble, du même souffle !Aurait-on la cruauté de vouloir leur fin misérable à tousdeux ? Ah ! l’orgueil du nom, la gloire de l’argent,l’entêtement dans la volonté, est-ce que cela pesait, lorsqu’il n’yavait plus que deux heureux à faire ? Et il joignait, iltordait ses mains tremblantes, hors de lui, il exigeait unconsentement, suppliant encore, menaçant déjà. Mais l’évêque ne sedécida à ouvrir les lèvres que pour répondre par le mot de satoute-puissance : Jamais !

Alors, Félicien, dans sa rébellion, avait déliré, perdant toutménagement. Il parla de sa mère. C’était elle qui ressuscitait enlui, pour réclamer les droits de la passion. Son père ne l’avaitdonc pas aimée, il s’était donc réjoui de sa mort, qu’il semontrait si dur à ceux qui s’aimaient et qui voulaient vivre ?Mais il avait beau s’être glacé dans les renoncements du culte,elle reviendrait le hanter et le torturer, puisqu’il torturaitl’enfant qu’elle avait eu de leur mariage. Elle était toujours,elle voulait être dans les enfants de son enfant, à jamais ;et il la tuait de nouveau, en refusant à cet enfant la fiancéechoisie, celle qui devait continuer la race. On n’épousait pasl’Église, quand on avait épousé la femme. Et, en face de son pèreimmobile, grandi dans un effrayant silence, il lança les mots deparjure et d’assassin. Puis, épouvanté, chancelant, ils’enfuit.

Lorsqu’il fut seul, Monseigneur, comme frappé d’un couteau enpleine poitrine, tourna sur lui-même et s’abattit, les deux genouxsur le prie-Dieu. Un râle affreux sortait de sa gorge. Ah !les misères du cœur, les invincibles faiblesses de la chair !Cette femme, cette morte toujours ressuscitée, il l’adorait ainsiqu’au premier soir, quand il avait baisé ses pieds blancs ; etce fils, il l’adorait comme une dépendance d’elle-même, un peu desa vie qu’elle lui avait laissé ; et cette jeune fille, cettepetite ouvrière qu’il repoussait, il l’adorait aussi, del’adoration que son fils avait pour elle. Maintenant, tous lestrois désespéraient ses nuits. Sans qu’il se l’avouât, elle l’avaittouché dans la cathédrale, la petite brodeuse, si simple, avec sescheveux d’or, sa nuque fraîche, sentant bon la jeunesse. Il larevoyait, elle passait délicate, pure, d’une soumissionirrésistible. Un remords ne serait pas entré en lui, d’une marcheplus certaine, ni plus conquérante. Il pouvait la rejeter à voixhaute, il savait bien désormais qu’elle lui tenait le cœur, de seshumbles mains, abîmées par l’aiguille. Pendant que Félicien lesuppliait violemment, il les avait aperçues, derrière sa têteblonde, les deux femmes adorées, celle que lui pleurait, celle quise mourait pour son enfant. Et, ravagé, sanglotant, ne sachant oùretrouver le calme, il demandait au Ciel de lui donner le couragede s’arracher le cœur, puisque ce cœur n’était plus à Dieu.

Monseigneur pria jusqu’au soir. Quand il reparut, il était d’uneblancheur de cire, déchiré, résolu pourtant. Lui ne pouvait rien,il répéta le mot terrible : Jamais ! C’était Dieu quiseul avait le droit de le relever de sa parole ; et Dieu,imploré, se taisait. Il fallait souffrir.

Deux jours s’écoulèrent, Félicien rôdait devant la petitemaison, fou de douleur, aux aguets des nouvelles. Chaque fois quesortait quelqu’un, il défaillait de crainte. Et ce fut ainsi que lematin où Hubertine courut à l’église demander les saintes huiles,il sut qu’Angélique ne passerait pas la journée. L’abbé Cornillen’était pas là, il battit la ville pour le trouver, mettant en luiune dernière espérance de secours divin. Puis, comme il ramenait lebon prêtre, son espoir s’en alla, il tomba à une crise de doute etde rage. Que faire ? de quelle façon obliger le Ciel àintervenir ? Il s’échappa, força de nouveau les portes del’Évêché ; et l’évêque, un moment, eut peur, devantl’incohérence de ses paroles. Ensuite, il comprit : Angéliqueagonisait, elle attendait l’extrême-onction, Dieu seul pouvait lasauver. Le jeune homme n’était venu que pour crier sa peine, rompreavec ce père abominable, lui jeter son meurtre au visage. MaisMonseigneur l’écoutait sans colère, les yeux éclairés brusquementd’un rayon, comme si une voix enfin avait parlé. Et il lui fitsigne de marcher le premier, il le suivit, en disant :

– Si Dieu veut, je veux.

Félicien fut traversé d’un grand frisson. Son père consentait,déchargé de son vouloir, soumis à la bonne volonté du miracle. Euxn’étaient plus, Dieu agirait. Les larmes l’aveuglèrent, pendant queMonseigneur, à la sacristie, prenait les saintes huiles des mainsde l’abbé Cornille. Il les accompagna, éperdu, il n’osa entrer dansla chambre, tombé à deux genoux sur le palier, devant la portegrande ouverte.

– Pax huic domui.

– Et omnibus habitantibus in ea.

Monseigneur venait de poser, sur la table blanche, entre lesdeux cierges, les saintes huiles, en traçant dans l’air le signe dela croix, avec le vase d’argent. Il prit ensuite, des mains del’abbé, le crucifix, et s’approcha de la malade, pour le lui fairebaiser. Mais Angélique était toujours sans connaissance, lespaupières closes, les mains raidies, pareille aux minces et rigidesfigures de pierre couchées sur les tombeaux. Un instant, il laregarda, s’aperçut qu’elle n’était point morte, à son petitsouffle, lui mit aux lèvres le crucifix. Il attendait, sa facegardait la majesté du ministre de la pénitence, aucune émotionhumaine ne s’y montra, lorsqu’il eut constaté que pas unfrémissement n’avait couru sur le fin profil ni dans les cheveux delumière. Elle vivait pourtant, cela suffisait au rachat desfautes.

Alors, Monseigneur reçut de l’abbé le bénitier etl’aspersoir ; et, tandis que celui-ci lui présentait le rituelouvert, il jeta de l’eau bénite sur la mourante, en lisant lesparoles latines :

– Asperges me, Domine, hyssopo, et mundabor ;lavabis me, et super nivem dealbabor.

Des gouttes jaillissaient, tout le grand lit en était rafraîchi,comme d’une rosée. Il en plut sur les doigts, sur les joues ;mais, une à une, elles y roulaient, ainsi que sur un marbreinsensible. Et l’évêque se tourna ensuite vers les assistants, illes aspergea à leur tour. Hubert et Hubertine, agenouillés côte àcôte, dans leur besoin de foi ardente, se courbèrent sous l’ondéede cette bénédiction. Et l’évêque bénissait aussi la chambre, lesmeubles, les murs blancs, toute cette blancheur nue, lorsque, enpassant près de la porte, il se trouva devant son fils, abattu surle seuil, sanglotant dans ses mains brûlantes. D’un geste lent, illeva par trois fois l’aspersoir, il le purifia d’une pluie douce.Cette eau bénite, ainsi répandue partout, c’était pour chasserd’abord les mauvais esprits, volant par milliards, invisibles. À cemoment, un pâle rayon de soleil d’hiver glissait jusqu’aulit ; et tout un vol d’atomes, des poussières agiles,semblaient y vivre, innombrables, descendus d’un angle de lafenêtre comme pour baigner de leur foule tiède les mains froides dela mourante.

Revenu devant la table, Monseigneur dit l’oraison :

– Exaudi nos…

Il ne se pressait point. La mort était là, parmi les rideaux devieille perse ; mais il la sentait sans hâte, ellepatienterait. Et, bien que, dans l’anéantissement de son être,l’enfant ne pût l’entendre, il lui parla, il demanda :

– N’avez-vous rien sur la conscience qui vous fasse de lapeine ? Confessez vos tourments, soulagez-vous, ma fille.

Allongée, elle garda le silence. Lorsqu’il lui eut en vain donnéle temps de répondre, il commença l’exhortation de la même voixpleine, sans paraître savoir que pas une de ses paroles ne luiarrivait.

– Recueillez-vous, demandez, au fond de vous-même, pardon àDieu. Le sacrement va vous purifier et vous rendre des forcesnouvelles. Vos yeux deviendront clairs, vos oreilles chastes, vosnarines fraîches, votre bouche sainte, vos mains innocentes…

Il dit jusqu’au bout ce qu’il fallait dire, les yeux surelle ; et elle soufflait à peine, pas un des cils de sespaupières closes ne remuait. Puis, il commanda :

– Récitez le symbole.

Après avoir attendu, il le récita lui-même.

– Credo in unum Deum…

– Amen, répondit l’abbé Cornille.

On entendait toujours, sur le palier, Félicien pleurer à grossanglots, dans l’énervement de l’espoir. Hubert et Hubertinepriaient, du même geste élancé et craintif, comme s’ils avaientsenti descendre les toutes-puissances inconnues. Un arrêt s’étaitproduit, un balbutiement de prière. Et, maintenant, les litanies durituel se déroulaient, l’invocation aux saints et aux saintes,l’envolée des Kyrie eleison, appelant tout le ciel ausecours de l’humanité misérable.

Puis, soudain, les voix tombèrent, il se fit un silence profond.Monseigneur se lavait les doigts, sous les quelques gouttes d’eauque l’abbé lui versait de l’aiguière. Enfin, il reprit le vaisseaudes saintes huiles, en ôta le couvercle, vint se placer devant lelit. C’était la solennelle approche du sacrement, de ce derniersacrement dont l’efficacité efface tous les péchés mortels ouvéniels, non pardonnés, qui demeurent dans l’âme après les autressacrements reçus : anciens restes de péchés oubliés, péchéscommis sans le savoir, péchés de langueur n’ayant pas permis de serétablir fermement en la grâce de Dieu. Mais où les prendre, cespéchés ? Ils venaient donc du dehors, dans ce rayon de soleil,aux poussières dansantes, qui semblaient apporter des germes de viejusque sur ce grand lit royal, blanc et froid de la mort d’unevierge ?

Monseigneur s’était recueilli, les regards de nouveau surAngélique, s’assurant que le petit souffle n’avait pas cessé. Il sedéfendait encore de toute émotion humaine, à la voir si amincie,d’une beauté d’ange, immatérielle déjà. Son pouce ne trembla pas,lorsqu’il le trempa doucement dans les saintes huiles et qu’ilcommença les onctions sur les cinq parties du corps où résident lessens, les cinq fenêtres par lesquelles le mal entre dans l’âme.

D’abord, sur les yeux, sur les paupières fermées, la droite, lagauche ; et le pouce, légèrement, traçait le signe de lacroix.

– Per istam sanctam unctionem, et suam piissimammisericordiam, indulgeat tibi Dominus quidquid per visumdeliquisti.

Et les péchés de la vue étaient réparés, les regards lascifs,les curiosités déshonnêtes, les vanités des spectacles, lesmauvaises lectures, les larmes répandues pour des chagrinscoupables. Et elle ne connaissait d’autre livre que la Légende,d’autre horizon que l’abside de la cathédrale, qui lui bouchait lereste du monde. Et elle n’avait pleuré que dans la lutte del’obéissance contre la passion.

L’abbé Cornille prit un des flocons d’ouate, en essuya les deuxpaupières, puis l’enferma dans un des cornets de papier blanc.

Ensuite, Monseigneur oignit les oreilles, aux lobes d’unetransparence de nacre, le droit, le gauche, à peine mouillés dusigne de la croix.

– Per istam sanctam unctionem, et suam piissimammisericordiam, indulgeat tibi Dominus quidquid per auditumdeliquisti.

Et toute l’abomination de l’ouïe se trouvait rachetée, toutesles paroles, toutes les musiques qui corrompent, les médisances,les calomnies, les blasphèmes, les propos licencieux écoutés aveccomplaisance, les mensonges d’amour aidant à la défaite du devoir,les chants profanes exaltant la chair, les violons des orchestrespleurant de volupté sous les lustres. Et, dans son isolement defille cloîtrée, elle n’avait même jamais entendu le bavardage libredes voisines, le juron d’un charretier qui fouette ses chevaux. Etelle n’avait dans les oreilles d’autres musiques que les cantiquessaints, le grondement des orgues, le balbutiement des prières, dontla petite maison fraîche vibrait toute, au flanc de la vieilleéglise.

L’abbé, après avoir essuyé les oreilles avec un flocon d’ouate,le mit dans un des cornets de papier blanc.

Ensuite, Monseigneur passa aux narines, la droite, la gauche,pareilles à deux pétales de rose blanche, que son pouce purifiaitdu signe de la croix.

– Per istam sanctam unctionem, et suam piissimammisericordiam, indulgeat tibi Dominus quidquid per odoratumdeliquisti.

Et l’odorat retournait à l’innocence première, lavé de toutesouillure, non seulement de la honte charnelle des parfums, de laséduction des fleurs aux haleines trop douces, des senteurs éparsesde l’air qui endorment l’âme, mais encore des fautes de l’odoratintérieur, les mauvais exemples donnés à autrui, la pestecontagieuse du scandale. Et, droite, pure, elle avait fini par êtreun lis parmi les lis, un grand lis dont le parfum fortifiait lesfaibles, égayait les forts. Et, justement, elle était sicandidement délicate, qu’elle n’avait jamais pu tolérer les œilletsardents, les lilas musqués, les jacinthes fiévreuses, seulement àl’aise parmi les floraisons calmes, les violettes et les primevèresdes bois.

L’abbé essuya les narines, glissa le flocon d’ouate dans unautre des cornets de papier blanc.

Ensuite, Monseigneur, descendant à la bouche close,qu’entrouvrait à peine le léger souffle, barra la lèvre inférieuredu signe de la croix.

– Per istam sanctam unctionem, et suam piissimammisericordiam, indulgeat tibi Dominus quidquid per gustumdeliquisti.

Et toute sa bouche n’était plus qu’un calice d’innocence, carc’était, cette fois, le pardon des basses satisfactions du goût, lagourmandise, la sensualité du vin et du miel, le pardon surtout descrimes de la langue, l’universelle coupable, la provocatrice,l’empoisonneuse, celle qui fait les querelles, les guerres, leserreurs, les paroles fausses dont le ciel lui-même est obscurci. Etla gourmandise n’avait jamais été son vice, elle en était venue,comme Élisabeth, à se nourrir, sans distinguer les aliments. Et, sielle vivait dans l’erreur, c’était son rêve qui l’y avait mise,l’espoir de l’au-delà, la consolation de l’invisible, tout ce mondeenchanté que créait son ignorance et qui faisait d’elle unesainte.

L’abbé, ayant essuyé la bouche, plia le flocon d’ouate dans lequatrième des cornets de papier blanc.

Enfin, Monseigneur, à droite, puis à gauche, oignant les paumesdes deux petites mains d’ivoire, renversées sur le drap, effaçaleurs péchés, du signe de la croix.

– Per istam sanctam unctionem, et suam piissimammisericordiam, indulgeat tibi Dominus quidquid per tactumdeliquisti.

Et le corps entier était blanc, lavé de ses dernières macules,celles du toucher, les plus salissantes, les rapines, lesbatteries, les meurtres, sans compter les péchés des autres partiesomises, la poitrine, les reins et les pieds, que cette onctionrachetait aussi, tout ce qui brûle et rugit dans la chair, noscolères, nos désirs, nos passions déréglées, les charniers où nouscourons, les joies défendues dont crient nos membres. Et, depuisqu’elle était là, mourante de sa victoire, elle avait abattu saviolence, son orgueil et sa passion, comme si elle n’eût apporté lemal originel que pour la gloire d’en triompher. Et elle ne savaitmême pas qu’elle avait eu des désirs, que sa chair avait gémid’amour, que le grand frisson de ses nuits pouvait être coupable,tellement elle était cuirassée d’ignorance, l’âme blanche, touteblanche.

L’abbé essuya les mains, fit disparaître le flocon d’ouate dansle dernier cornet de papier blanc, et brûla les cinq cornets, aufond du poêle.

La cérémonie était terminée, Monseigneur se lavait les doigts,avant de dire l’oraison finale. Il n’avait plus qu’à exhorterencore la mourante, en lui mettant au poing le cierge symbolique,pour chasser les démons et montrer qu’elle venait de recouvrerl’innocence baptismale. Mais elle était restée rigide, les yeuxfermés, morte. Les saintes huiles avaient purifié son corps, lessignes de croix laissaient leurs traces aux cinq fenêtres de l’âme,sans faire remonter aux joues une onde de vie. Imploré, espéré, leprodige ne s’était pas produit. Hubert et Hubertine, toujoursagenouillés côte à côte, ne priaient plus, regardaient de leursyeux fixes, si ardemment, qu’on les aurait dits tous les deuximmobilisés à jamais, ainsi que ces figures de donataires quiattendent la résurrection, dans un coin d’ancien vitrail. Féliciens’était traîné sur les genoux, maintenant à la porte même, ayantcessé de sangloter, la tête droite, lui aussi, pour voir, enragé dela surdité de Dieu.

Une dernière fois, Monseigneur s’approcha du lit, suivi del’abbé Cornille, qui tenait, tout allumé, le cierge qu’on devaitmettre dans la main de la malade. Et l’évêque, s’entêtant à allerjusqu’au bout du rite, afin de laisser à Dieu le temps d’agir,prononça la formule :

– Accipe lampadem ardentem, custodi unctionem tuam, utcum Dominus ad judicandum venerit, possis occurrere ei cum omnibussanctis, et vivas in sœcula sœculorum.

– Amen, répondit l’abbé.

Mais, quand ils essayèrent d’ouvrir la main d’Angélique et de laserrer autour du cierge, la main inerte retomba sur lapoitrine.

Alors, Monseigneur fut saisi d’un grand tremblement. C’étaitl’émotion, longtemps combattue, qui débordait en lui, emportant lesdernières rigidités du sacerdoce. Il l’avait aimée, cette enfant,du jour où elle était venue sangloter à ses genoux. À cette heure,elle était pitoyable, avec cette pâleur du tombeau, d’une beauté sidouloureuse, qu’il ne tournait plus les regards vers le lit, sansque son cœur, secrètement, fût noyé de chagrin. Il cessait de secontenir, deux grosses larmes gonflèrent ses paupières, coulèrentsur ses joues. Elle ne pouvait pas mourir ainsi, il était vaincupar son charme dans la mort.

Et Monseigneur, se rappelant les miracles de sa race, ce pouvoirque le Ciel leur avait donné de guérir, songea que Dieu sans douteattendait son consentement de père. Il invoqua sainte Agnès, devantlaquelle tous les siens avaient fait leurs dévotions, et commeJean V d’Hautecœur allant prier au chevet des pestiférés etles baiser, il pria, il baisa Angélique sur la bouche.

– Si Dieu veut, je veux.

Tout de suite, Angélique ouvrit les paupières. Elle le regardaitsans surprise, éveillée de son long évanouissement ; et seslèvres, tièdes du baiser, souriaient. C’étaient des choses quidevaient se réaliser, peut-être sortait-elle de les rêver une foisencore, trouvant très simple que Monseigneur fût là, pour lafiancer à son fils, puisque l’heure était arrivée enfin.D’elle-même, elle se mit sur son séant, au milieu du grand litroyal.

L’évêque, ayant dans les yeux la clarté du prodige, répéta laformule :

– Accipe lampadem ardentem…

– Amen, répondit l’abbé.

Angélique avait pris le cierge allumé, et d’une main ferme, ellele tenait droit. La vie était revenue, la flamme brûlait trèsclaire, chassant les esprits de la nuit.

Un grand cri traversa la chambre, Félicien était debout, commesoulevé par le vent du miracle ; tandis que les Hubert,renversés sous le même souffle, restaient à genoux, les yeuxbéants, la face ravie, devant ce qu’ils venaient de voir. Le litleur avait paru enveloppé d’une vive lumière, des blancheursmontaient encore dans le rayon de soleil, pareilles à des plumesblanches ; et les murs blancs, toute la chambre blanchegardait un éclat de neige. Au milieu, ainsi qu’un lis rafraîchi etredressé sur sa tige, Angélique dégageait cette clarté. Ses cheveuxd’or fin la nimbaient d’une auréole, ses yeux couleur de violetteluisaient divinement, toute une splendeur de vie rayonnait de sonvisage pur. Et Félicien, la voyant guérie, bouleversé de cettegrâce que le Ciel leur faisait, s’approcha, s’agenouilla près dulit.

– Ah ! chère âme, vous nous reconnaissez, vous vivez…Je suis à vous, mon père le veut bien, puisque Dieu l’a voulu.

Elle inclina la tête, elle eut un rire gai.

– Oh ! je savais, j’attendais… Tout ce que j’ai vudoit être.

Monseigneur, qui avait retrouvé sa hauteur sereine, lui posa denouveau sur la bouche le crucifix, qu’elle baisa cette fois, enservante soumise. Puis, d’un grand geste, par toute la chambre,au-dessus de toutes les têtes, il donna les bénédictions dernières,pendant que les Hubert et l’abbé Cornille pleuraient.

Félicien avait pris la main d’Angélique. Et, dans l’autre petitemain, le cierge d’innocence brûlait, très haut.

Chapitre 14

 

Le mariage fut fixé aux premiers jours de mars. Mais Angéliquerestait très faible, malgré la joie qui rayonnait de toute sapersonne. Elle avait d’abord voulu redescendre à l’atelier, dès lapremière semaine de sa convalescence, s’entêtant à finir le panneaude broderie en bas-relief, pour le siège de Monseigneur :c’était sa dernière tâche d’ouvrière, disait-elle gaiement, on nelâchait pas une commande au beau milieu. Puis, épuisée par ceteffort, elle avait dû de nouveau garder la chambre. Elle y vivaitsouriante, sans retrouver la santé pleine d’autrefois, toujoursblanche et immatérielle comme sous les saintes huiles, allant etvenant d’un petit pas de vision, se reposant, songeuse, pendant desheures, d’avoir fait quelque longue course, de sa table à safenêtre. Et l’on recula le mariage, on décida qu’on attendrait soncomplet rétablissement, qui ne pouvait tarder, avec des soins.

Chaque après-midi, Félicien montait la voir. Hubert et Hubertineétaient là, on passait ensemble d’adorables heures, on refaisaitles mêmes projets, continuellement. Assise, elle se montrait d’unevivacité rieuse, la première à parler des jours si remplis de leurprochaine existence, les voyages, Hautecœur à restaurer, toutes lesfélicités à connaître. On l’aurait dite bien sauvée alors,reprenant des forces, dans le printemps hâtif qui entrait, chaquejour plus tiède, par la fenêtre ouverte. Et elle ne retombait auxgravités de ses songeries que lorsqu’elle était seule, ne craignantpas d’être vue. La nuit, des voix l’avaient effleurée ; puis,c’était un appel de la terre, à son entour ; en elle aussi, laclarté se faisait, elle comprenait que le miracle continuaituniquement pour la réalisation de son rêve. N’était-elle pas mortedéjà, n’existant plus parmi les apparences que grâce à un répit deschoses ? Cela, aux heures de solitude, la berçait avec unedouceur infinie, sans regret à l’idée d’être emportée dans sa joie,certaine toujours d’aller jusqu’au bout du bonheur. Le malattendrait. Sa grande allégresse en devenait simplement sérieuse,elle s’abandonnait, inerte, ne sentait plus son corps, volait auxpures délices ; et il fallait qu’elle entendît les Hubertrouvrir la porte, ou que Félicien entrât la voir, pour qu’elle seredressât, feignant la santé revenue, causant avec des rires deleurs années de ménage, très loin, dans l’avenir.

Vers la fin de mars, Angélique sembla s’égayer encore. Deuxfois, toute seule, elle avait eu des évanouissements. Un matin,elle venait de tomber au pied du lit, comme Hubert lui montaitjustement une tasse de lait ; et, pour le tromper, elleplaisanta par terre, raconta qu’elle cherchait une aiguille perdue.Puis, le lendemain, elle se fit très joyeuse, elle parla debrusquer le mariage, de le mettre à la mi-avril. Tous serécrièrent : elle était encore si faible, pourquoi ne pasattendre ? rien ne pressait. Mais elle s’enfiévra, ellevoulait tout de suite, tout de suite. Hubertine, surprise, eut unsoupçon devant cette hâte, la regarda un instant, pâlissante aupetit souffle froid qui l’effleurait. Déjà, la chère malade secalmait, dans son tendre besoin de faire illusion aux autres, ellequi se savait condamnée. Hubert et Félicien, en continuelleadoration, n’avaient rien vu, rien senti. Et, se mettant debout parun effort de volonté, allant et venant de son pas soupled’autrefois, elle était charmante, elle dit que la cérémonieachèverait de la guérir, tant elle serait heureuse. D’ailleurs,Monseigneur déciderait. Quand, le soir même, l’évêque fut là, ellelui expliqua son désir, les yeux dans les siens, sans le quitter duregard, la voix si douce, que, sous les mots, il y avait l’ardentesupplication de ce qu’elle ne disait pas. Monseigneur savait, et ilcomprit. Il fixa le mariage à la mi-avril.

Alors, on vécut dans le tumulte, de grands préparatifs furentfaits. Hubert, malgré sa tutelle officieuse, avait dû demander sonconsentement au directeur de l’Assistance publique, quireprésentait toujours le conseil de famille, Angélique n’étantpoint majeure ; et M. Grandsire, le juge de paix, s’étaitchargé de ces détails, afin d’en éviter le côté pénible à Félicienet à la jeune fille. Mais celle-ci, ayant vu qu’on se cachait, sefit monter un jour son livret d’élève, désirant le remettreelle-même à son fiancé. Elle était désormais en état d’humilitéparfaite, elle voulait qu’il sût bien la bassesse d’où il latirait, pour la hausser dans la gloire de son nom légendaire et desa grande fortune. C’étaient ses parchemins, à elle, cette pièceadministrative, cet écrou où il n’y avait qu’une date suivie d’unnuméro. Elle le feuilleta une fois encore, puis le lui donna sansconfusion, joyeuse de ce qu’elle n’était rien et de ce qu’il lafaisait tout. Il en fut touché profondément, il s’agenouilla, luibaisa les mains avec des larmes, comme si ce fût elle qui lui eûtfait l’unique cadeau, le royal cadeau de son cœur.

Les préparatifs, pendant deux semaines, occupèrent Beaumont,bouleversèrent la ville haute et la ville basse. Vingt ouvrières,disait-on, travaillaient nuit et jour au trousseau. La robe denoce, à elle seule, en occupait trois ; et il y aurait unecorbeille d’un million, un flot de dentelles, de velours, de satinet de soie, un ruissellement de pierreries, des diamants de reine.Mais surtout ce qui remuait le monde, c’étaient les aumônesconsidérables, la mariée ayant voulu donner aux pauvres autantqu’on lui donnait, à elle, un autre million qui venait de s’abattresur la contrée, en une pluie d’or. Enfin, elle contentait sonancien besoin de charité, dans les prodigalités du rêve, les mainsouvertes, laissant couler sur les misérables un fleuve de richesse,un débordement de bien-être. De la petite chambre blanche et nue,du vieux fauteuil où elle était clouée, elle en riait deravissement, lorsque l’abbé Cornille lui apportait les listes dedistribution. Encore, encore ! on ne distribuait jamais assez.Elle aurait désiré le père Mascart attablé devant des festins deprince, les Chouteau vivant dans le luxe d’un palais, la mère Gabetguérie, redevenue jeune, à force d’argent ; et lesLemballeuse, la mère et les trois filles, elle les aurait combléesde toilettes et de bijoux. La grêle des pièces d’or redoublait surla ville, ainsi que dans les contes de fées, au-delà même desnécessités quotidiennes, pour la beauté et la joie, la gloire del’or, tombant à la rue et luisant au grand soleil de lacharité.

Enfin, la veille du beau jour, tout fut prêt. Félicien avaitacquis, derrière l’Évêché, rue Magloire, un ancien hôtel, qu’onachevait d’installer somptueusement. C’étaient de grandes pièces,ornées d’admirables tentures, emplies des meubles les plusprécieux, un salon en vieilles tapisseries, un boudoir bleu, d’unedouceur de ciel matinal, une chambre à coucher surtout, un nid desoie blanche et de dentelle blanche, rien que du blanc, léger,envolé, le frisson même de la lumière. Mais Angélique, qu’unevoiture devait venir prendre, avait constamment refusé d’aller voirces merveilles. Elle en écoutait le récit avec un sourire enchanté,et elle ne donnait aucun ordre, elle ne voulait point s’occuper del’arrangement. Non, non, cela se passait très loin, dans cetinconnu du monde qu’elle ignorait encore. Puisque ceux quil’aimaient lui préparaient ce bonheur, si tendrement, elle désiraity entrer, ainsi qu’une princesse venue des pays chimériques,abordant au royaume réel, où elle régnerait. Et, de même, elle sedéfendait de connaître la corbeille, qui, elle aussi, était là-bas,le trousseau de linge fin, brodé à son chiffre de marquise, lestoilettes de gala chargées de broderies, les bijoux anciens, toutun lourd trésor de cathédrale, et les joyaux modernes, des prodigesde monture délicate, des brillants dont la pluie ne montrait queleur eau pure. Il suffisait à la victoire de son rêve que cettefortune l’attendît chez elle, rayonnante dans la réalité prochainede la vie. Seule, la robe de noce fut apportée, le matin dumariage.

Ce matin-là, éveillée avant les autres, dans son grand lit,Angélique eut une minute de défaillance désespérée, en craignant dene pouvoir se tenir debout. Elle essayait, sentait plier sesjambes ; et, démentant la vaillante sérénité qu’elle montraitdepuis des semaines, une angoisse affreuse, la dernière, cria detout son être. Puis, dès qu’elle vit entrer Hubertine joyeuse, ellefut surprise de marcher, car ce n’étaient plus ses forces à elle,une aide sûrement lui venait de l’invisible, des mains amies laportaient. On l’habilla, elle ne pesait plus rien, elle était silégère, que, plaisantant, sa mère s’en étonnait, lui disait de nepas bouger davantage, si elle ne voulait point s’envoler. Et,pendant toute la toilette, la petite maison fraîche des Hubert,vivant au flanc de la cathédrale, frissonna du souffle énorme de lagéante, de ce qui déjà y bourdonnait de la cérémonie, l’activitéfiévreuse du clergé, les volées des cloches surtout, un branlecontinu d’allégresse, dont vibraient les vieilles pierres.

Sur la ville haute, depuis une heure, les cloches sonnaient,comme aux grandes fêtes. Le soleil s’était levé radieux, unelimpide matinée d’avril, une ondée de rayons printaniers, vivantedes appels sonores qui avaient mis debout les habitants. Beaumontentier était en liesse pour le mariage de la petite brodeuse, quetous les cœurs épousaient. Ce beau soleil criblant les rues,c’était comme la pluie d’or, les aumônes des contes de fées, quiruisselaient de ses mains frêles. Et, sous cette joie de lalumière, la foule se portait en masse vers la cathédrale,emplissant les bas-côtés, débordant sur la place du Cloître. Là, sedressait la grande façade, ainsi qu’un bouquet de pierre, trèsfleuri, du gothique le plus orné, au-dessus de la sévère assiseromane. Dans les tours, les cloches continuaient à sonner, et lafaçade semblait être la gloire même de ces noces, l’envolée de lafille pauvre au travers du miracle, tout ce qui s’élançait etflambait, avec la dentelle ajourée, la floraison liliale descolonnettes, des balustrades, des arcatures, des niches de saintssurmontées de dais, des pignons évidés en trèfle, garnis decrossettes et de fleurons, des roses immenses, épanouissant lemystique rayonnement de leurs meneaux.

À dix heures, les orgues grondèrent, Angélique et Félicienentraient, marchant à petits pas vers le maître-autel, entre lesrangs pressés de la foule. Un souffle d’admiration attendrie fitonduler les têtes. Lui, très ému, passait fier et grave, dans sabeauté blonde de jeune dieu, aminci encore par la sévérité del’habit noir. Mais elle, surtout, soulevait les cœurs, si adorable,si divine, d’un charme mystérieux de vision. Sa robe était de moireblanche, simplement couverte de vieilles malines, que retenaientdes perles, des cordons de perles fines dessinant les garnitures ducorsage et les volants de la jupe. Un voile d’ancien pointd’Angleterre, fixé sur la tête par une triple couronne de perles,l’enveloppait, descendait jusqu’aux talons. Et rien autre, pas unefleur, pas un bijou, rien que ce flot léger, ce nuage frissonnant,qui semblait mettre dans un battement d’ailes sa petite figuredouce de vierge de vitrail, aux yeux de violette, aux cheveuxd’or.

Deux fauteuils de velours cramoisi attendaient Félicien etAngélique devant l’autel ; et, derrière eux, pendant que lesorgues élargissaient leur phrase de bienvenue, Hubert et Hubertines’agenouillèrent sur les prie-Dieu destinés à la famille. Laveille, ils avaient eu une joie immense, dont ils demeuraientéperdus, ne trouvant point assez d’actions de grâces pour leurbonheur à eux, qui s’ajoutait à celui de leur fille. Hubertine,étant allée au cimetière une fois encore, dans la pensée triste deleur solitude, de la petite maison vide, lorsque cette fille aiméene serait plus là, avait supplié sa mère longtemps ; et, toutd’un coup, un choc en elle l’avait redressée, frémissante, exaucéeenfin. Du fond de la terre, après trente ans, la morte obstinéepardonnait, leur envoyait l’enfant du pardon, si ardemment désiréet attendu. Était-ce la récompense de leur charité, de cette pauvrecréature de misère recueillie, un jour de neige, à la porte de lacathédrale, aujourd’hui mariée à un prince, dans toute la pompe desgrandes cérémonies ? Ils en restaient sur les deux genoux,sans prière, sans paroles formulées, ravis de gratitude, tout leurêtre s’exhalant en un remerciement infini. Et, de l’autre côté dela nef, sur son siège épiscopal, Monseigneur était lui aussi de lafamille, plein de la majesté du Dieu qu’il représentait : ilresplendissait, dans la gloire de ses vêtements sacrés, la faced’une hauteur sereine, dégagé des passions de ce monde ;tandis que les deux anges du panneau de broderie, au-dessus de satête, soutenaient les armes éclatantes des Hautecœur.

Alors, la solennité commença. Tout le clergé était présent, desprêtres étaient venus des paroisses, pour honorer leur évêque. Dansce flot blanc des surplis, dont les grilles débordaient, luisaientles chapes d’or des chantres et les robes rouges des enfants dechœur. L’éternelle nuit des bas-côtés, sous l’écrasement deschapelles romanes, s’éclairait ce matin-là du limpide soleild’avril, allumant les vitraux, où rougeoyait une braise depierreries. Mais l’ombre de la nef, surtout, flambait d’unfourmillement de cierges, des cierges aussi nombreux que lesétoiles en un ciel d’été : au milieu, le maître-autel en étaitincendié, l’ardent buisson symbolique brûlant du feu desâmes ; et il y en avait dans des flambeaux, dans destorchères, dans des lustres ; et, devant les époux, deuxgrands candélabres, à branches rondes, faisaient comme deuxsoleils. Des massifs de plantes vertes changeaient le chœur en unjardin vivace, que fleurissaient de grosses touffes d’azaléesblanches, de camélias blancs et de lilas blancs. Jusqu’au fond del’abside, étincelaient des échappées d’or et d’argent, des pansentrevus de velours et de soie, un éblouissement lointain detabernacle, parmi les verdures. Et, au-dessus de ce braisillement,la nef s’élançait, les quatre énormes piliers du transept montaientsoutenir la voûte, dans le souffle tremblant de ces milliers depetites flammes, qui donnaient un frisson à la pleine lumière deshautes fenêtres gothiques.

Angélique avait voulu être mariée par le bon abbé Cornille, etlorsqu’elle le vit s’avancer en surplis, avec l’étole blanche,suivi de deux clercs, elle eut un sourire. C’était enfin laréalisation de son rêve, elle épousait la fortune, la beauté, lapuissance, au-delà de tout espoir. L’église chantait par sesorgues, rayonnait par ses cierges, vivait par son peuple de fidèleset de prêtres. Jamais l’antique vaisseau n’avait resplendi d’unepompe plus souveraine, comme élargi, dans son luxe sacré, d’uneexpansion de bonheur. Et Angélique souriait, sachant qu’elle avaitla mort en elle, au milieu de cette joie, célébrant sa victoire. Enentrant, elle venait d’avoir un regard pour la chapelle Hautecœur,où dormaient Laurette et Balbine, les Mortes heureuses, emportéestoutes jeunes en pleine félicité d’amour. À cette heure dernière,elle était parfaite, victorieuse de sa passion, corrigée,renouvelée, n’ayant même plus l’orgueil du triomphe, résignée àcette envolée de son être, dans l’hosanna de sa grande amie, lacathédrale. Lorsqu’elle s’agenouilla, ce fut en servante trèshumble et très soumise, entièrement lavée du péché d’origine ;et elle était aussi très gaie de son renoncement.

L’abbé Cornille, après être descendu de l’autel, fitl’exhortation, d’une voix amie. Il donna en exemple le mariage queJésus avait contracté avec l’Église, il parla de l’avenir, desjours à vivre dans la foi, des enfants qu’il faudrait élever enchrétiens ; et là, de nouveau, en face de cet espoir,Angélique sourit ; tandis que Félicien, près d’elle,frémissait, à l’idée de tout ce bonheur, qu’il croyait fixémaintenant. Puis, vinrent les demandes du rituel, les réponses quilient pour l’existence entière, le « oui » décisif,qu’elle prononça, émue, du fond de son cœur, qu’il dit plus haut,avec une gravité tendre. L’irrévocable était fait, le prêtre avaitmis leurs mains droites l’une dans l’autre, en murmurant laformule : Ego conjungo vos in matrimonium, in nominePatri, et Filii, et Spiritus sancti. Mais il restait à bénirl’anneau, qui est le symbole de la fidélité inviolable, del’éternité du lien ; et cela dura. Dans le bassin d’argent,au-dessus de l’anneau d’or, le prêtre agitait l’aspersoir, en formede croix. « Benedic, Domine, annulum hunc… »Ensuite, il le présenta à l’époux, pour lui témoigner que l’Églisescellait et cachetait son cœur, où aucune autre femme ne devaitplus entrer ; et l’époux le mit au doigt de l’épouse, afin delui apprendre à son tour que, seul parmi les hommes, il existaitpour elle désormais. C’était l’union étroite, sans fin, le signe dedépendance porté par elle, qui lui rappellerait constamment la foijurée ; c’était aussi la promesse d’une longue suite d’annéescommunes, comme si ce petit cercle d’or les attachait jusqu’à latombe. Et, tandis que le prêtre, après les oraisons finales, lesexhortait une fois encore, Angélique avait son clair sourire derenoncement, elle qui savait.

Les orgues, alors, clamèrent d’allégresse, derrière l’abbéCornille, qui se retirait avec les clercs. Monseigneur, immobile ensa majesté, abaissait sur le couple ses yeux d’aigle, très doux. Àgenoux toujours, les Hubert levaient la tête, aveuglés de larmesheureuses. Et la phrase énorme des orgues roula, se perdit en unegrêle de petites notes aiguës, pleuvant sous les voûtes, pareillesà un chant matinal d’alouette. Un long frémissement, une rumeurattendrie avait agité la foule des fidèles, entassée dans la nef etdans les bas-côtés. L’église, parée de fleurs, étincelante decierges, éclatait de la joie du sacrement.

Puis, ce furent encore deux heures de souveraine pompe, la messechantée, avec les encensements. Le célébrant avait paru, vêtu de lachasuble blanche, accompagné du cérémoniaire, des deuxthuriféraires tenant l’encensoir et la navette, des deux acolytesportant les grands chandeliers d’or allumés. Et la présence deMonseigneur compliquait le rite, les saluts, les baisers. À chaqueminute, des inclinations, des génuflexions faisaient battre lesailes des surplis. Dans les vieilles stalles fleuries desculptures, tout le chapitre se levait ; et c’était, àd’autres instants, comme une haleine du ciel qui prosternait d’uncoup le clergé, dont la foule emplissait l’abside. Le célébrantchantait à l’autel. Il se taisait, allait s’asseoir, pendant que lechœur, à son tour, longuement, continuait, des phrases graves dechantre, des notes fines d’enfant de chœur, légères, aériennescomme des flûtes d’archange. Une voix, très belle, très pure,s’éleva, une voix de jeune fille délicieuse à entendre, la voix,disait-on, de mademoiselle Claire de Voincourt, qui avait vouluchanter à ces noces du miracle. Les orgues qui l’accompagnaientavaient un large soupir attendri, une sérénité d’âme bonne etheureuse. Il se produisait de brusques silences, puis les orgueséclataient de nouveau en roulements formidables, pendant que lecérémoniaire ramenait les acolytes avec leurs chandeliers,conduisait les thuriféraires au célébrant, qui bénissait l’encensdes navettes. Et, à tous moments, des volées d’encensoir montaient,avec le vif éclair et le bruit argentin des chaînettes. Une nuéeodorante bleuissait dans l’air, on encensait l’évêque, le clergé,l’autel, l’Évangile, chaque personne et chaque chose à son tour,jusqu’aux masses profondes du peuple, de trois coups, à droite, àgauche, et en face.

Cependant, Angélique et Félicien, à genoux, écoutaientdévotement la messe, qui est la consommation mystérieuse du mariagede Jésus et de l’Église. On leur avait mis en la main, à chacun,une chandelle ardente, symbole de la virginité conservée depuis lebaptême. Après l’oraison dominicale, ils étaient restés sous levoile, signe de soumission, de pudeur et de modestie, pendant quele prêtre, debout du côté de l’Épître, lisait les prièresprescrites. Ils tenaient toujours les chandelles ardentes, qui sontaussi un avertissement de songer à la mort, même dans la joie desjustes noces. Et c’était fini, l’offrande était faite, le célébrants’en allait, accompagné du cérémoniaire, des thuriféraires et desacolytes, après avoir prié Dieu de bénir les époux, afin qu’ilsvoient croître et multiplier leurs enfants, jusqu’à la troisième etla quatrième génération.

À ce moment, la cathédrale entière exulta. Les orgues entamèrentla marche triomphale, dans un tel éclat de foudre, que le vieilédifice en tremblait. Frémissante, la foule était debout, sehaussait pour voir ; des femmes montaient sur les chaises, ily avait des rangs pressés de têtes, jusqu’au fond des chapellesnoires des collatéraux ; et tout ce peuple souriait, le cœurbattant. Les milliers de cierges, en cet adieu final, semblaientbrûler plus haut, allongeant leurs flammes, des langues de feu dontvacillaient les voûtes. Un dernier hosanna du clergé montait, dansles fleurs et les verdures, au milieu du luxe des ornements et desvases sacrés. Mais, tout d’un coup, la grand’porte, sous lesorgues, ouverte à deux battants, troua le mur sombre d’une nappe deplein jour. C’était la claire matinée d’avril, le vivant soleil duprintemps, la place du Cloître avec ses gaies maisonsblanches ; et là une autre foule attendait les époux, plusnombreuse encore, d’une sympathie plus impatiente, agitée déjà degestes et d’acclamations. Les cierges avaient pâli, les orguescouvraient de leur tonnerre les bruits de la rue.

Et, d’une marche lente, entre la double haie des fidèles,Angélique et Félicien se dirigèrent vers la porte. Après letriomphe, elle sortait du rêve, elle marchait là-bas, pour entrerdans la réalité. Ce porche de lumière crue ouvrait sur le mondequ’elle ignorait ; et elle ralentissait le pas, elle regardaitles maisons actives, la foule tumultueuse, tout ce qui la réclamaitet la saluait. Sa faiblesse était si grande, que son mari devaitpresque la porter. Pourtant, elle souriait toujours, elle songeaità cet hôtel princier, plein de bijoux et de toilettes de reine, oùl’attendait la chambre des noces, toute de soie blanche. Unesuffocation l’arrêta, puis elle eut la force de faire quelques pasencore. Son regard avait rencontré l’anneau passé à son doigt, ellesouriait de ce lien éternel. Alors, au seuil de la grand-porte, enhaut des marches qui descendaient sur la place, elle chancela.N’était-elle pas allée jusqu’au bout du bonheur ? N’était-cepas là que la joie d’être finissait ? Elle se haussa d’undernier effort, elle mit sa bouche sur la bouche de Félicien. Et,dans ce baiser, elle mourut.

Mais la mort était sans tristesse. Monseigneur, de son gestehabituel de bénédiction pastorale, aidait cette âme à se délivrer,calmé lui-même, retourné au néant divin. Les Hubert, pardonnés,rentrant dans l’existence, avaient la sensation extasiée qu’unsonge finissait. Toute la cathédrale, toute la ville étaient enfête. Les orgues grondaient plus haut, les cloches sonnaient à lavolée, la foule acclamait le couple d’amour, au seuil de l’églisemystique, sous la gloire du soleil printanier. Et c’était unenvolement triomphal, Angélique heureuse, pure, élancée, emportéedans la réalisation de son rêve, ravie des noires chapelles romanesaux flamboyantes voûtes gothiques, parmi les restes d’or et depeinture, en plein paradis des légendes.

Félicien ne tenait plus qu’un rien très doux et très tendre,cette robe de mariée, toute de dentelles et de perles, la poignéede plumes légères, tièdes encore, d’un oiseau. Depuis longtemps, ilsentait bien qu’il possédait une ombre. La vision, venue del’invisible, retournait à l’invisible. Ce n’était qu’une apparence,qui s’effaçait, après avoir créé une illusion. Tout n’est que rêve.Et, au sommet du bonheur, Angélique avait disparu, dans le petitsouffle d’un baiser.

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Tags: Emile Zola