Categories: Romans d'aventures

Le Sous-marin « JULES-VERNE »

Le Sous-marin « JULES-VERNE »

de Gustave Le Rouge

Partie 1
UN DRAME DE LA HAINE

 

Chapitre 1 UN CONCOURS ORIGINAL

 

Dans la chambrette, simplement meublée d’une table, d’un lit et de deux chaises, qu’il occupait au cinquième étage d’une maison de la Canebière, à Marseille, l’ingénieur Goël Mordax était en train de mettre au net une épure des plus compliquées, lorsqu’on frappa timidement à sa porte.

– Au diable le raseur !s’écria-t-il… Il y a vraiment des gens qui ont du temps à perdre !…

Tout en maugréant, Goël avait ouvert. Sa moue rechignée eut vite fait de se transformer en un sympathique sourire à l’aspect du visiteur inattendu.

– Comment, c’est toi, mon vieux Lepique,dit-il. Il y a au moins trois semaines que l’on ne t’a vu !…

– Au moins, si tu m’apportais des nouvelles de notre belle inconnue ! …

– Ah ! Ah ! s’écria le nouveau venu en souriant, il s’agit bien d’elle et de son automobile endiablée… J’ai mieux que cela à t’annoncer.

– Aurais-tu trouvé quelque nouvellevariété de lézard ? répliqua l’ingénieur… À propos, comment vata ménagerie ?

– Très bien… Mais il n’est pas questionde cela… Tu n’as donc pas lu les journaux ?

– Tu sais bien que je ne les lisjamais.

– C’est un tort. Sans cela, tu ne seraispas là, tranquillement assis devant ta table… Ou plutôt, si, tu yserais…

– Voyons, explique-toi, cesse de parlerpar énigmes.

– Lis toi-même, dit Lepique en tendant unjournal à son ami… Lis et réjouis-toi !

Le jeune ingénieur prit la feuille et ladéplia négligemment.

Puis il poussa un cri de surprise, ets’absorba dans sa lecture.

Pendant ce temps, M. Lepique sedébarrassait d’une énorme boite verte de botaniste, tirait de sespoches une série de marteaux et de ciseaux de différentes formes,déposait dans un coin un filet à papillons, et s’asseyait enfin,après avoir soigneusement essuyé ses lunettes avec son mouchoir depoche.

M. Lepique était un garçon de vingt-cinqans. Il était maigre et long. La figure ébahie et ronde, encadréede favoris taillés en côtelettes, lui donnait l’air d’un apprentisubstitut. Son nez de chercheur, étroit et mince, était surmonté delunettes bleues. Ses cheveux blond sale disparaissaienthabituellement sous un chapeau de feutre gris à larges bords.Enfin, il était vêtu d’une longue houppelande, de couleur indécise,poussiéreuse et couverte de taches, de laquelle émergeaient deuxjambes maigres et deux pieds énormes, chaussés de souliers àclous.

On ne pouvait le regarder sans rire.

Passionné pour l’histoire naturelle, surtoutpour l’entomologie, il avait installé dans un hangar, en dehors dela ville, toute une ménagerie d’insectes et de reptiles, dont ilétudiait les mœurs.

Tous les jours, il arpentait la campagne, àgrandes enjambées, à la recherche de grenouilles et d’insectes,dont il nourrissait ses pensionnaires.

Il était très connu dans son quartier, et lescommères se plaisaient, le soir, sur le seuil de leurs portes, à serappeler ses bizarreries ou quelques-unes de ses distractionsdevenues légendaires.

Il faisait le contraste le plus parfait avecson camarade de collège, l’ingénieur Goël Mordax.

Celui-ci était à peu près de son âge. Petit ettrapu, il avait de larges épaules. Sa figure énergique étaitencadrée d’une courte barbe noire. Le type de sa physionomieannonçait son origine bretonne.

Sorti l’un des premiers de l’Écolepolytechnique, il avait suivi les cours de l’École des mines. Sondiplôme d’ingénieur obtenu, il avait refusé la brillante positionque lui offrait la routine administrative, et était entré, à demaigres appointements, au service d’une compagnie de transports. Samodeste situation lui laissait des loisirs, dont il profitait pourse livrer, avec acharnement, à l’étude des problèmes les plus ardusde la mécanique et de la chimie.

Le journal dont la lecture absorbait si fortl’attention du jeune ingénieur, portait en manchette :

Sensationnel Concours

entre les ingénieurs du monde entier

Un milliardaire philanthrope

Sous-marin gigantesque

Un Prix de cinq millions-or

« Jusqu’ici, disait le journal, lessous-marins n’ont été que de coûteux engins destinés surtout à laguerre.

« Malgré les magnifiques travaux desconstructeurs du Narval, du Goubet, duHolland, du Gymnote et du Gustave-Zédé,les mystérieux abîmes des océans demeuraient inaccessibles auxinvestigations des savants et des pêcheurs de trésors.

« L’audacieuse tentative d’un richissimeNorvégien, M. Ursen Stroëm, va, d’ici peu, changer toutcela.

« D’ici quelques années, d’ici quelquesmois peut-être, l’on pourra recueillir, sans péril et sans peine,les trésors perdus au fond des mers : il sera faciled’engranger la riche moisson des productions sous-marines, lescoraux arborescents, les éponges, les nacres opalines, les blocsd’ambre gris, les perles. On pourra exploiter les riches gisementsde houille, d’or, de fer et de nickel, que recèlent les abîmesocéaniques.

« Le travail des plongeurs qui succombentà l’asphyxie et aux congestions, et qui deviennent la proie desrequins, sera désormais sans danger. L’éponge, le corail, lebyssus, l’huître perlière seront cultivés et mis en coupe, commeles plantes de nos jardins.

« Toutes les sciences, de lapaléontologie à la zoologie, réaliseront de gigantesques progrès.L’intelligence et le bien-être de l’homme se trouveront tout à coupdoublés par la possession des royaumes sub-océaniques… »

Alléché par ce préambule, Goël Mordaxcontinua :

« M. Ursen Stroëm, avec une sagacitévraiment géniale, s’est rendu compte de cette vérité, simple, maispourtant bien peu comprise, que la lenteur du progrès humain tientsurtout à la dispersion de l’effort.

« Si, chaque fois qu’il se présente, enscience, un problème ardu, s’est-il dit, tous les hommes compétentsdu monde entier s’y attelaient, le problème serait sans douterapidement résolu.

« Mais, comment intéresser tous lessavants à une même question ?… La tâche eût été difficile pourtout autre que le milliardaire Ursen Stroëm… Car l’appât del’énorme somme de cinq millions de francs-or, offerte en prime àl’heureux vainqueur du concours, décidera les plus hésitants, etéveillera toutes les convoitises.

« L’ingénieur qui fournira le plan leplus parfait de sous-marin non militaire, capable de descendre auxplus grandes profondeurs, aura donc à toucher cinq millions defrancs-or, soit un million de dollars, soit deux cent mille livressterling. »

– Eh bien, mon bonhomme, que dis-tu decela ? demanda M. Lepique, qui, tout en baguenaudant parla chambre, avait trouvé le moyen de renverser un godet d’encre deChine sur l’épure commencée par son ami.

– Je dis que tu es un fichumaladroit !

– Ce n’est pas cela que je te demande,fit le naturaliste d’un air piteux… Je te parle du fameux concoursde sous-marins.

– C’est tout simplement stupéfiant… Mais,de grâce, laisse-moi lire tranquille… J’en suis aux conditions duconcours, que le journal reproduit in extenso.

M. Lepique ouvrit la fenêtre et se mit àsiffloter, en regardant dans la rue, pendant que Goël continuait àlire :

« Dans un but d’humanité et decivilisation, M. Ursen Stroëm ouvre donc, à ses frais, unconcours pour l’élaboration d’un sous-marin, d’une jauge d’au moinshuit cents tonneaux, d’une vitesse de dix-huit nœuds, et d’unedurée d’immersion aussi longue que possible.

« Toute latitude est laissée auxconcurrents en ce qui concerne les mécanismes de direction, deplongée, d’éclairage, etc.

« Chaque concurrent devra faire parvenirà M. Ursen Stroëm une étude complète, comprenant :

« 1° Une note des vues d’ensemble duprojet et des conditions qu’il devra réaliser ;

« 2° Un plan des formes dusous-marin ;

« 3° Les diverses coupes définissant lacharpente du vaisseau, et permettant de le mettre àexécution ;

« 4° Un devis des échantillons ;

« 5° Des calculs de résistance,établissant l’indéformabilité de la coque ;

« 6° Un devis des poids ;

« 7° Un plan des aménagements ;

« 8° Des plans d’ensemble de l’appareilmoteur appuyés du calcul des dimensions principales de cetappareil ;

« 9° Des plans détaillés des appareils dedragage, d’extraction, etc. ;

« 10° Des plans détaillés des appareilsspéciaux que l’inventeur croira devoir proposer pour tel ou tel butparticulier.

« Les plans d’ensemble à l’échelle de 0 m05 par mètre, et les plans de détail au dixième.

« Les projets devront être adressés àM. Ursen Stroëm, à sa villa des Glycines, à Marseille, dans ledélai d’un an à partir de ce jour. Ils ne devront porter qu’uneseule signature, même s’ils sont le résultat de la collaboration deplusieurs savants, et le prix ne pourra être partagé.

« Pour présenter toutes garanties auxconcurrents, le jury sera choisi parmi les savants les plusillustres du monde entier.

« Ont déjà accepté d’en fairepartie : MM. Edison, Claude, Holland, Forêt,Romazotti, etc, ainsi que quelques constructeurs et sportsmentels que MM. Ford, Bréguet, Renault, Citroën,etc.

Suivait un long éloge d’Ursen Stroëm, qui seterminait par cette phrase :

«Nous croyons savoir que la générosité duphilanthrope norvégien ne s’arrêtera pas là, et que le vainqueur duconcours pourrait bien, du même coup, toucher le prix de cinqmillions et hériter plus tard de la fortune colossale d’UrsenStroëm… On dit, en effet, que Mlle Edda Stroëm, la fille dumilliardaire, belle autant qu’originale, consentirait à épousersans déplaisir le vainqueur de ce concours. »

– Eh bien ! que penses-tu decela ? dit M. Lepique, en voyant son ami replier lejournal.

– Venant de tout autre, je pourraiscroire que ce concours n’est qu’un formidable canard.

– Alors ?

– Alors, je vais concourir. Toutsimplement. Tu es content ?

– Mon Dieu, oui…

– Hein ! mon gaillard, les cinqmillions te tentent ! … fit M. Lepique.

– Non… Je trouve une occasion unique devoir mes plans soigneusement examinés, et j’en profite… Tant mieuxpour moi, si je réussis.

Tout en parlant, le jeune ingénieur sepromenait de long en large. Il était plus ému qu’il ne voulait leparaître.

– Allons, mon vieux, fit M. Lepique,en reprenant son attirail de savant ambulant, du calme, du calme…Tiens, viens prendre un bock avec moi. Cela te remettra.

Les deux amis se rendirent sur la Canebière,orgueil et délices des Marseillais.

La nuit tombait ; les cafés présentaientune animation extraordinaire. Tout le monde commentait, avec degrands gestes et de grands éclats de voix le projet audacieux duNorvégien. Les crieurs de journaux encaissaient des recettesfantastiques.

Les deux camarades s’assirent, se firentservir un bock et feuilletèrent les journaux illustrés.

– Tiens, regarde donc, s’écria tout àcoup Goël… Reconnais-tu ce portrait ?

M. Lepique ajusta ses lunettes.

– Jolie fille, dit-il négligemment.

– Cela ne te rappelle rien ? fitGoël.

– Hum ! … Non… C’est-à-dire…Si ! … Elle ressemble étrangement à la belle inconnue qui afailli nous écraser l’autre jour.

– Eh bien ! c’est Mlle Stroëm… Voilàqui est bizarre !

– Par conséquent, la futureMme Mordax, ajouta M. Lepique avec un grand sérieux.

– À moins qu’elle ne soit lady TonyFowler, mon cher Goël ? dit soudain une voix à côté d’eux.

Les deux amis se retournèrent, ils setrouvèrent face à face avec un grand jeune homme, vêtu d’un completà carreaux verts et jaunes. Il portait en sautoir une jumelle, dansun étui de maroquin.

L’inconnu offrait le type le plus parfait duYankee. Il ne portait pas de barbe ; et la bouche, aux lèvresminces, était surmontée d’un nez fortement busqué. Les yeuxenfoncés sous l’arcade sourcilière, dénotaient une grandeénergie.

Il tendit franchement la main àGoël :

– Eh bien, vous ne me reconnaissezpas ?

– Si, si, mon cher Tony, répondit Goëlaprès un instant d’hésitation ; mais je ne m’attendais pas àvous rencontrer ici… Il y a bien cinq ans que je ne vous avais vu…Vous aviez disparu si soudainement que, ma foi, je vous avais crumort !

– Je suis, au contraire, on ne peut plusvivant, et très disposé à conquérir la main de la belle EddaStroëm.

– Bonne chance, messieurs, s’écriaM. Lepique. En cette occasion, je suis heureux, pour ma part,de ne pas être ingénieur. Car une jeune fille qui s’adjuge auconcours, merci !… Je souhaite bien du bonheur à quil’épousera ; mais je crains bien qu’elle ne soit plusdifficile à conduire qu’un torpilleur de haute mer.

Et M. Lepique se mit à rire â gorgedéployée, de cette plaisanterie qu’il jugeait excellente.

Goël Mordax allait prendre la défense de lajeune fille, quand un consommateur, qui avait entendu les dernièresparoles du naturaliste, se leva et se rapprocha des trois jeunesgens.

Une abondante chevelure, noire et frisée,s’échappait de dessous son feutre à longs poils. Ses moustacheslongues et brunes étaient soigneusement cosmétiquées. Il étaitsanglé dans une redingote du meilleur faiseur, et sa boutonnièreétait ornée d’une rosette multicolore, à prétention de rosace, oùles ordres étrangers les plus disparates se côtoyaient dans unetouchante fraternité.

Il salua les trois jeunes gens d’un brusquecoup de chapeau ; et s’adressant à M. Lepique :

– Môssieu, dit-il d’une voix claironnantequi trahit immédiatement les origines bien marseillaises du nouveauvenu, vous parlez plus que légèrement de Mlle Edda Stroëm. Je nesaurais tolérer plus longtemps cet irrévérencieux langage.

M. Lepique demeurait confus.

– Mille pardons, monsieur, interrompitironiquement Tony Fowler ; à qui avons-nous l’honneur deparler ?

– Au célèbre Marius Coquardot, ditCantaloup, répondit l’autre en se rengorgeant.

– Votre célébrité doit être bien limitée,reprit le Yankee goguenard. C’est la première fois que j’entendsprononcer votre nom.

Un flot de sang monta aux joues duMarseillais. Il paraissait stupéfait de l’audace et de l’ignorancede son interlocuteur.

– Vous n’avez jamais entendu parler demoi ? s’écria-t-il enfin… De moi, le célèbre Cantaloup, connudans toutes les cours de l’Europe ! … De moi, qui me faisgloire d’être l’ami des plus grands souverains ! … Mais d’oùsortez-vous ? Il n’est personne ici qui ne rende hommage à magloire ! …

Et d’un geste large, il embrassa la salleentière du café. Mais le geste avait tant d’ampleur, tant demajesté, qu’il semblait englober la terre entière, et une bonnepartie des astres environnants.

Tous les consommateurs souriaient :Coquardot, était, en effet, très populaire à Marseille, sa villenatale.

– Mais cela ne m’apprend rien, ricanaTony Fowler.

– Eh bien, voici qui vousl’apprendra.

Et Coquardot tira d’un porte-carte en cuir deRussie, un bristol entièrement doré, portant cet extraordinairelibellé :

MARIUS COQUARDOT, dit CANTALOUP

Artiste culinaire

Officier de l’Instruction publique

Décoré de nombreux ordres étrangers

Membre de l’Académie nationale de cuisine

Ex-officier du service de la Bouche

de LL. MM, les Empereurs et Rois

d’Angleterre,

de Portugal,

d’Italie,

Maître d’hôtel particulier de M. Ursen Stroëm

Villa des Glycines Marseille (Bouches-du-Rhône).

L’Américain s’esclaffa.

– Ah ! vous êtes cuisinier !fit M. Lepique d’un air goguenard.

– Cuisinier ! Cuisinier !…claironna Cantaloup, en levant les bras au ciel… Artiste culinaire,monsieur ! Auteur d’une traduction du De reCoquinaria d’Apicius… Commentateur des œuvres de Marie-AntoineCarême, et de Grimod de la Reynière… descendant, par les femmes, del’illustre Vatel ! … Et vous osez m’appelercuisinier !

– C’est bon, répondit M. Lepique… Jesais qui vous êtes, et vous fais toutes mes excuses… Voulez-vous medonner la main ?

– Non, monsieur, répliqua dignementCoquardot-Cantaloup. Pas avant que vous n’ayez retiré les parolesblessantes pour l’honneur de Mlle Edda Stroëm, que vous avezprononcées tout à l’heure.

– Eh bien, je les retire… Êtes-voussatisfait, maintenant ?

– Vous avez bien fait, Sans cela, vous nesaviez pas à quoi vous vous exposiez.

Les sourcils froncés, Cantaloup se retiramajestueusement, après avoir salué les trois amis.

Cependant, la nuit était venue les globesélectriques étincelaient. Goël Mordax et M. Lepique seséparèrent de l’Américain après une cordiale poignée de main.

– Crois-tu que Tony Fowler ait deschances de remporter le prix ? demanda M. Lepique àGoël.

– Pourquoi pas ?… Il a fait desolides études.

– Est-ce un bon camarade ? ajoutatimidement M. Lepique.

– Mais certainement, fit Goël après unmoment d’hésitation.

– Je ne sais pas ; mais il m’a faitmauvaise impression… Je le croirais facilement jaloux de toi…

Goël haussa les épaules.

Les deux amis continuèrent à marcher, absorbésdans leurs pensées.

– Sapristi ! s’écria tout à coup lenaturaliste, j’ai laissé une couleuvre à la consigne… Allons lachercher.

Les deux amis se rendirent à la gare, où lereptile fut délivré.

Ils revenaient sur leurs pas, quand ils furentcroisés par une automobile filant à toute allure.

Au bruit qu’elle faisait, les deux jeunes gensrelevèrent la tête, et ils reconnurent, dans le véhicule, à lalueur du fanal électrique, la fine silhouette d’Edda Stroëm, lablonde inconnue qui, une fois déjà, avait failli les écraser. Elleleur apparut alors comme la vivante incarnation de la sciencemoderne, la Muse des temps futurs.

Chapitre 2LE GAGNANT DU CONCOURS

 

C’était le 1er mai qu’Ursen Stroëm avaitpublié le programme de son fameux concours. Les concurrents avaientdevant eux une année entière pour élaborer et mettre au point leursplans et devis.

Goël Mordax s’était mis au travail dès lespremiers jours. Il avait demandé un congé au directeur de laCompagnie où il était ingénieur, et, depuis ce moment, il vivaitcloîtré dans sa chambre.

Le concierge lui montait ses repas, chaquejour, à heure fixe. Goël consacrait quelques minutes à peine à serestaurer.

Puis il reprenait sa tâche, recommençant vingtfois ses calculs, couvrant son tableau noir de formulesalgébriques, entassant épure sur épure. Bien souvent, il luifallait refaire tout ce qu’il avait si péniblement échafaudé. Unpetit détail qui lui avait échappé lui sautait aux yeux ; ilfallait envisager la question sous un autre aspect.

Courageusement, il continuait à chercher avectout l’entêtement de sa race.

« Je réussirai », serépétait-il.

Et il se replongeait fiévreusement dans sescalculs, passant des nuits entières sans prendre de repos.

Il ne voyait personne. Sa porte étaitrigoureusement consignée, exception faite toutefois pourM. Lepique.

Celui-ci, depuis que la belle saison étaitpassée, avait suspendu ses promenades à la campagne. On ne lerencontrait plus maintenant que chargé de bouquins de toutesdimensions, les poches bourrées de papiers couverts de notes, qu’iloubliait d’ailleurs étourdiment un peu partout.

Il venait fréquemment chez Goël Mordax à lanuit tombante. Quelquefois, il partageait le modeste repas del’ingénieur. Il s’évertuait à distraire celui-ci en lui racontanttous les petits potins qu’il avait pu recueillir. Entre-temps, ilcommettait quelque maladresse, pour n’en pas perdre l’habitude,sans doute.

– Tu sais, dit un jour M. Lepique,les projets et les plans arrivent déjà chez Ursen Stroëm…

– Vraiment !

– Oui. Une des pièces de l’hôtel Stroëmen est remplie. Je le tiens du fameux Coquardot.

– Dis-tu cela pour medécourager ?

– Loin de moi cette pensée, répliqua lenaturaliste, en s’asseyant négligemment sur une réduction en boisdu sous-marin, qui s’écrasa avec un craquement sinistre… Ah !mon Dieu !…

– Ne te désole pas !… C’est unevieille maquette. Il n’y a pas grand mal, heureusement.

Une autre fois, M. Lepique arriva levisage rayonnant.

– Tu ne sais pas ? dit-il àGoël.

– Pas encore.

– Eh bien, je viens de voir TonyFowler !

– Il n’y a rien d’étonnant à cela.

– Si ! … Il sortait de chez UrsenStroëm… Il avait l’air furieux.

– Que veux-tu que cela mefasse !

– Mais tu ne comprends donc pas qu’il aété éconduit, comme tous ceux, d’ailleurs, qui se sont présentéschez le Norvégien… Et ils sont légion ! …

– Quel intérêt a donc Ursen Stroëm à nerecevoir personne ?

– D’intérêt, il n’en a pas… C’est unoriginal… Il passe la moitié de son temps à bord de son yachtl’Étoile-Polaire… Quand il est à terre, il se renfermechez lui.

– Il a sans doute beaucoupd’occupations ?

– Oui… Son courrier, l’organisation desventes de charité, la construction de lignes de chemins de fer, lafondation d’œuvres de bienfaisance, que sais-je ? lui donnentpresque autant de travail qu’à moi une larve de monodontorémus deMeloë ou de Sitaris.

Goël ne put s’empêcher de sourire.

– Bon, dit-il, je comprends la manièred’agir d’Ursen Stroëm… Mais sa fille, il ne s’en occupe doncpas ?

– Mon Dieu, que tu es naïf !s’exclama M. Lepique en levant les bras au ciel, ce qui eutpour résultat de casser une des ampoules de la suspension… EddaStroëm est comme son père, un véritable ours. Elle ne reçoit nonplus jamais personne, et ne sort qu’accompagnée d’une jeune fillede son âge, Mlle Hélène Séguy.

– Tiens, tu sais son nom !

– Une délicieuse brune… C’est encoreCoquardot qui m’a appris cela… Pour le récompenser, je lui aicommuniqué une recette de cuisine.

– Tu es donc cuisinier, toiaussi !

– Pourquoi pas ?… Oui, mon cher, lamanière d’accommoder les larves de cerf-volant à la chinoise…Lucullus s’en lécherait les doigts !

– Oui, mais Lucullus est mort.

– Tant pis pour lui ! … Et tantmieux pour nous !

Cependant, Goël commençait à recueillir lesfruits de son labeur acharné. Ses plans et ses devis prenaient uneexcellente tournure. Encore quelques jours, puis une révisioncomplète de l’ensemble, et il pourrait enfin se reposer.

Une quinzaine s’écoula. On était au 30 mai. Lacampagne se couvrait de verdure. À la grande joie deM. Lepique, les insectes commençaient à sortir de terre.

Ce matin-là, il vint trouver Goël.

– Eh bien, grand homme, où ensommes-nous ?

– J’ai fini, et je suis très content…Mais dans quel état de délabrement physique ! … Je ne dorsplus, je ne mange plus, et j’ai des maux d’yeux… J’ai besoin d’uncalme absolu.

– Mon pauvre ami, fit M. Lepique, jevais te faire une proposition… J’ai loué, à Endoume, une petitebastide assez confortable, où j’ai transporté ma ménagerie… Il y aune chambre au premier.

– Pourquoi ce déménagement ?

– Des difficultés avec mon propriétaire…À propos de rien, du reste… Au fond, je crois qu’il a peur desscorpions…

– Je comprends ça.

– Donc, je t’emmène… Tu respires le bonair, tu manges bien, tu dors mieux, tu chasses avec moi lesinsectes, et tu reviens à Marseille solide comme un chêne.

– Entendu. Et merci, mon bon vieux.

Goël empaqueta ses plans, non sans unecertaine émotion. Les deux amis allèrent les déposer dans l’immenseboîte aux lettres disposée à cet effet à la porte de l’hôtelStroëm.

Ce ne fut pas sans peine qu’ils y réussirent.L’hôtel était littéralement assiégé par la foule desconcurrents.

Tout ce qu’il y avait au monde d’utopistes, derêveurs, de fous même était accouru à Marseille. Chaque jour, denouveaux inventeurs semblaient sortir de terre. On voyait desAllemands, au crâne chauve, au menton volontaire, les yeux abritéspar de grosses lunettes, les poches gonflées de papiers ; desAnglais, graves et compassés, aux gestes d’automates ; desItaliens, insinuants, au verbe mielleux ; des Espagnolsexubérants ; des Hollandais et des Belges indolents,accompagnés de leurs femmes et traînant avec eux une ribambelled’enfants ; des Russes aux regards d’illuminés ; desAméricains aux manières rudes qui bousculaient tout le monde pourarriver plus vite, et même des Japonais, hauts comme des poupées,qui se glissaient souriants dans la foule, avec des clignotementscontinuels de leurs petits yeux bridés.

Il y en avait de borgnes ; il y en avaitde bossus, de manchots, des gros, des grands, des petits, desmaigres. Les uns avaient des plans tellement lourds, qu’ils sefaisaient accompagner d’un portefaix ; d’autres les traînaientdans des voitures à bras.

Marseille était littéralement envahi par lafoule des inventeurs, des illuminés, des détraqués de l’universentier.

Goël Mordax et M. Lepique, ahuris par lacohue, s’éloignèrent précipitamment. Ils avaient hâte d’êtreseuls.

Ils jetèrent un dernier coup d’œil sur cettefoule de gens affairés et effarés, et ils gagnèrent le joli villaged’Endoume.

L’ingénieur et le naturaliste, chassant etpêchant, parcourant la campagne en tous sens, vivaient sans aucunsouci, comme s’ils se fussent trouvés à cent lieues deMarseille.

Brusquement, un matin, le vendeur de journauxde la localité les croisa comme ils partaient en excursion.

Il criait à tue-tête :

– Le concours des sous-marins… Décisiondu jury !

M. Lepique acheta un journal… En dépit dela manchette énorme, le quotidien ne contenait que la courteinformation suivante :

« Le nom du vainqueur du concours seraproclamé ce soir à six heures… »

– Retournons à Marseille, ditM. Lepique.

– Sans perdre un instant ! ajoutaavec agitation Goël Mordax.

La promenade fut ajournée. Ils employèrent lamatinée à ranger tout leur attirail et se rendirent àMarseille.

Ils furent étonnés de rencontrer sur leurroute de nombreux passants qui se hâtaient, en bandes, vers laville.

Cependant, une foule plus considérables’écrasait devant l’hôtel d’Ursen Stroëm, réclamant le nom duvainqueur sur l’air des Lampions. Il avait fallu protéger lademeure du philanthrope par un fort détachement de cavalerie, ettoute la police avait été mobilisée pour contenir cette fouleturbulente, qui menaçait à tout moment d’envahir l’hôtel.

Enfin, sur le large balcon, un vieux savant àbarbe blanche apparut, entouré de messieurs en habit noir etdécorés. Il tenait un papier à la main.

Il y eut un grand mouvement dans la foule.

Puis un silence religieux se fit soudain.

Le vieillard fit un geste et proclama d’unevoix cassée, mais que chacun entendit distinctement :

– Le vainqueur du concours ouvert parM. Ursen Stroëm est l’ingénieur français Goël Mordax.

À peine eut-il prononcé ce nom, qu’unevéritable explosion de cris éclata :

– Vive Goël Mordax ! ViveMordax ! … Vive Goël ! … Vive la République ! … ViveGoël Mordax ! … Vive la France ! …

Une voix cria :

– À la maison de l’ingénieur !

– C’est cela ! c’est cela,répondit-on de toutes parts.

– C’est inutile, cria quelqu’un quivenait de reconnaître Goël.

Immédiatement, la foule entoura l’ingénieurqui, sous le coup de la violente émotion qu’il venait d’éprouver,se disposait à rentrer chez lui, en compagnie deM. Lepique.

En dépit de leur résistance, les deux amisfurent hissés sur les épaules des enthousiastes, et portés entriomphe au bruit de mille acclamations.

Goël, qui sentait bien le côté ridicule decette manifestation, se sentait pourtant très touché et trèsheureux.

Quant à M. Lepique, il jubilait. Sa boîteverte en bandoulière, il se redressait, souriait à la foule, ens’efforçant de donner à sa physionomie une expression de noblesseet de dignité. Beaucoup de gens le prenaient pour Goël.

« Cela a du bon d’être l’ami d’un grandhomme », songeait-il.

À un tournant de rue, un remous de foule seproduisit. Il y eut une bousculade. Goël et son ami en profitèrentpour sauter à bas des épaules de leurs porteurs et pour gagner unepetite rue déserte.

Là, ils se séparèrent, Goël pour retournerchez lui ; M. Lepique, pour aller, en vrai badaud qu’ilétait, suivre une retraite aux flambeaux improvisée en l’honneur duchampion français par le délire patriotique de la foule.

Une fois rentré dans son humble logis detravailleur, Goël s’absorba dans ses pensées. En dépit del’évidence, il pouvait à peine croire au foudroyant succès qu’ilvenait de remporter. Une sorte de vertige s’emparait de lui. Ilétait anéanti, hébété, abasourdi…

La richesse, la science, la gloire etpeut-être l’amour, il avait conquis tout cela ! … C’était enson honneur que retentissait la clameur des chants et des vivats,parmi la ville illuminée et pavoisée !

En proie à une surexcitation fébrile, il neput ni manger, ni dormir. Vers minuit, il se rhabilla etdescendit ; une promenade au frais, le long des quais,calmerait ses nerfs.

Il allait rentrer après avoir déambulé pendantune heure, lorsqu’à quelque distance de lui, il aperçut unpromeneur, dont les gestes saccadés révélaient une violenteagitation.

Goël se rapprocha.

L’inconnu se penchait au-dessus de l’eau commepour prendre son élan.

Goël hâta le pas et s’élança… juste à tempspour saisir le désespéré à bras-le-corps.

Une courte lutte s’ensuivit.

– Goël Mordax ! …

– Tony Fowler ! …

Les deux exclamations étaient parties en mêmetemps.

En reconnaissant celui qui venait de lesauver, le Yankee avait poussé un cri de rage.

– Ah ! c’est vous, s’écria-t-ilbrutalement… Je vous trouverai donc toujours sur mon chemin !… De quel droit venez-vous de m’empêcher de me tuer ?…

– Silence ! dit sévèrement Goël…Vous me remercierez plus tard de vous avoir empêché de vousabandonner à votre désespoir… Ne suis-je pas votre ami ?

– Mon ami ! … Allons donc ! …Mon ennemi le plus cruel ! Celui qui m’a ravi le prix de mesefforts ! … Savez-vous que sans vous je sortais vainqueur duconcours ! … Je suis classé immédiatement après vous !Dix ingénieurs des ateliers de mon père avaient peiné toute uneannée pour élaborer un plan de sous-marin presque parfait… Je mecroyais si sûr de vaincre ! … Je comptais sur la gloire dutriomphe, sur la dot de la richissime et de l’adorable Edda… Tenez,je vous déteste !

Goël écoutait, abasourdi et indigné.

– Vous êtes injuste et jaloux, dit-il… Ledépit et la colère vous égarent.

– Vous vous repentirez de la sottise quevous venez de commettre en m’arrachant à la mort ! s’écria leYankee avec rage. Adieu ! Vous aurez d’ici peu de mesnouvelles.

Avant que Goël eût eu le temps de revenir desa surprise et de courir après lui, Tony Fowler s’était perdu dansles ruelles obscures du vieux port. Goël regagna son logis, toutsongeur. Une ombre obscurcissait déjà la joie de son triomphe.

Chapitre 3EDDA

 

M. Lepique, levé dès l’aurore, s’étaitprésenté de bonne heure chez Goël Mordax. Celui-ci, qui venaitseulement de rentrer de sa promenade nocturne, était couché.

– Comment, encore au lit,paresseux ! … s’écria joyeusement le naturaliste.

– Oui, monsieur, murmura Goël enbâillant… J’ai fort mal dormi… Laisse-moi faire la grasse matinée.Je n’y suis pour personne.

– Entendu, grand homme… Je t’enferme àdouble tour, et je vais prendre un chocolat… Je reviens dans uninstant.

M. Lepique sortit. Sur le seuil, il setrouva nez à nez avec un jeune homme à la figure joviale, vêtu d’uncomplet marron et coiffé d’un élégant chapeau de paille.

– Dieu merci, j’arrive à temps, dit lejeune homme en saisissant par le bras M. Lepique… Une minutede plus et je vous manquais… Eh bien ! êtes-vouscontent ?

– Ma foi, oui, répondit M. Lepique,interloqué… Mais à qui ai-je l’honneur ?…

– Ah ! j’oubliais… Marius Castajou,reporter au Petit Marseillais… Je suis chargé de vousinterviewer.

– Mais c’est que, je suis trèspressé.

– Ça ne fait rien… Trois mots debiographie, dit Castajou… Le reste me regarde.

– Eh bien ! répliqua le naturaliste,j’ai vingt-cinq ans ; je, suis né à Dunkerque ; j’ai faitmes études au lycée Henri-IV, à Paris ; j’ai perdu mes parentsétant encore enfant… j’habite Marseille.

– Excellent, murmura Marius Castajou, entirant son carnet de notes. Et quels sont vosappointements ?

– Douze cents francs.

– Je, mettrai douze mille !

– Vous êtes bien bon.

– À votre service… Et où en êtes-vous devos travaux ?

– Cela ne va pas trop mal ! … Maisil y a le problème des scolies…

– Qu’est-ce que c’est que ça ?

– Des abeilles.

– Des… Mais, alors, vous n’êtes pas GoëlMordax, le vainqueur ?

– Moi ?… Je suis tout simplementJérôme Baptiste Artaban Lepique, préparateur au laboratoire dujardin zoologique d’acclimatation de la ville de…

Mais déjà Marius Castajou, furieux duquiproquo, s’éloignait en maudissant le sort qui lui avait faits’adresser à un naturaliste, au lieu et place d’un ingénieur.

M. Lepique riait aux éclats. Il battit,avec ses longs doigts, une marche joyeuse sur sa boîte verte.

– Elle est bien bonne ! dit-il… Maisattention, il peut en venir d’autres… Remontons… Pour ce matin, jeme passerai de chocolat… Avant tout, Goël doit se reposer.

Et, toute la matinée, M. Lepiqueéconduisit une foule de reporters, dont quelques-uns étaient venusexprès de Paris pour interviewer Goël.

– M. Mordax n’est pas à Marseille,répondait-il invariablement… Adressez-vous au Petit Marseillais…Vous demanderez M. Castajou, qui a eu, le premier, l’honneurde s’entretenir avec le vainqueur du concours Ursen Stroëm.

Vers dix heures, il se présenta un valet depied, revêtu d’une livrée magnifique, sur les boutons de laquelleétaient gravés un U et un S entrelacés.

– C’est pressé, dit-il, en remettant unelettre à M. Lepique. Il n’y a pas de réponse.

Et il se retira.

– Cela vient d’Ursen Stroëm, pensa lenaturaliste… Réveillons Goël… Allons, grand homme,debout !

– Laisse-moi dormir.

– Il est bien question de dormir, repritM. Lepique, en tirant son ami par le bras… Voilà une lettred’Ursen Stroëm…

Goël, tout à fait réveillé, décachetafiévreusement la lettre… C’était une simple carte, sur laquelle leNorvégien avait écrit :

«M. Ursen Stroëm prie M. Goël Mordaxde lui faire l’honneur de venir déjeuner avec lui, aujourd’huimême, en son hôtel. »

– Allons, dépêche-toi, tu n’as pas detemps à perdre ! … Voilà ton pantalon, tes chaussettes, tesbretelles ! … As-tu des faux cols ? Oui… Tiens, tongilet ! … Et ta cravate ! … Ah ! la voilà !…

Et M. Lepique, au grand amusement deGoël, allait et venait par la chambre, bouleversant tout, vidantles tiroirs, renversant le broc d’eau, se cognant aux meubles.

Tout à coup, il disparut dans un cabinet dedébarras contigu à la chambre à coucher.

Goël put alors procéder à sa toilette.

Tout en s’habillant, il pensait à l’invitationd’Ursen Stroëm, quand il fut tiré de ses réflexions par un bruitsingulier qui venait du cabinet de débarras.

– Que fais-tu donc, Lepique ?demanda-t-il.

– Ne t’inquiète pas… Je cire tesbottines.

Goël se mit à rire.

« Quel bon garçon », pensa-t-il.

Enfin, Goël se trouva complètement prêt.M. Lepique était ravi.

– Tu es beau comme un astre !déclara-t-il.

Les deux amis descendirent. M. Lepiqueaccompagna son camarade jusqu’à la demeure d’Ursen Stroëm.

L’hôtel, ou plutôt le palais qu’habitait UrsenStroëm, était de style moderne, d’un aspect à la fois simple etsévère. Les larges verrières de ses windows, sa clairefaçade de briques vertes et ses fines tourelles aux girouettesdorées donnaient tout de suite l’idée d’un luxe bien compris, etl’on pensait que, dans cette demeure, le vain orgueil de l’apparatétait sacrifié aux charmes de l’intimité et du confortable.

Ce ne fut pas sans un battement de cœur queGoël Mordax pénétra dans une serre-vestibule, où des plantes vertesjaillissaient de grands vases de cuivre rouge.

Il prit place sur un tapis roulant qui ledéposa, sans heurt et sans secousse, au palier du second étage, oùse trouvait le cabinet de travail du milliardaire norvégien. Cecabinet formait un hémicycle. Au fond, deux grandes portes vitréespermettaient d’apercevoir un laboratoire de chimie et unebibliothèque. D’amples rideaux, suspendus à des tringles de cuivre,pouvaient à l’occasion, dissimuler ces portes. Un bureau de bois decèdre, deux fauteuils, quelques chaises composaient l’ameublementde cette pièce.

Ursen Stroëm compulsait des dossiers, quand onintroduisit Goël. À la vue du jeune ingénieur, il se leva avecvivacité.

– C’est vous, monsieur Goël Mordax !s’écria-t-il.

Et il serra chaleureusement la main du nouveauvenu, en lui désignant un siège.

Ursen Stroëm offrait le type du Scandinavedans toute sa pureté. Il était grand et vigoureux. Une longue barbed’un blond pâle lui descendait jusque sur la poitrine. Ses cheveuxcommençaient à peine à grisonner. Ses yeux, d’un bleu glauque,étaient empreints d’une grande douceur. On sentait en lui uneintelligence loyale et haute, une volonté énergique etpuissante.

Goël demeurait ému et silencieux en présencede ce colosse, dont les regards aigus et limpides semblaient lepénétrer.

– Et d’abord, dit Ursen Stroëm,occupons-nous de choses sérieuses.

Il ouvrit un tiroir, en tira un carnet dechèques dont il remplit quelques feuillets, et les tendit au jeuneingénieur.

– Tenez, voilà cinq chèques d’un millionchacun… Vous les toucherez quand il vous plaira.

Goël balbutia un remerciement.

Ursen Stroëm s’amusait de l’embarras de soninvité.

– Allons, monsieur, s’écria-t-il enéclatant de rire, remettez-vous… On dirait que je vous faispeur !… Je ne suis pourtant pas un ogre !

– Certainement non, répondit Goël, quiavait repris tout son aplomb… Mais depuis hier, je suis toutdésorienté.

– Je comprends cela… L’émotion inévitablequi suit toujours un succès un peu inespéré…

– C’est cela même… Puis, cette fortune,qui, tout à coup…

– Vous vous y habituerez. Vous verrez,c’est très facile… Mais permettez-moi de vous féliciter… J’en aibien un peu le droit, n’est-ce pas ?

Goël esquissa un geste de protestation.

– Et puis, ajouta le milliardaire, voussavez, la petite note des journaux au sujet de ma fille… Eh bien,je vous avoue franchement qu’elle est presque exacte… Je verraisavec plaisir ma fille épouser un homme de votre valeur… Mais avanttout il faut lui plaire… Ça, c’est votre affaire.

Goël allait répondre, quand le son argentind’une cloche retentit.

– Allons déjeuner, fit le Norvégien.

La salle à manger, contiguë au cabinet detravail, était une grande pièce carrée, éclairée par de largesvitraux. Sur la table, étincelait une verrerie claire, de stylesimple. Sur les dressoirs d’érable gris, dans les angles de lapièce, partout, une profusion de bouquets présentaient la splendeurcolorée ou la grâce mièvre de leurs fleurs. Au plafond se trouvaitune gigantesque rosace dont les arabesques de fleurs, aux pistilspolychromes, étaient de minuscules lampes à incandescence.

Ursen Stroëm présenta Goël Mordax à sa fille,Edda et à son amie Hélène Séguy.

Les deux jeunes filles formaient un contrastefrappant. Edda était grande, mince, élancée et blonde comme sonpère. Elle avait les mêmes yeux bleu glauque, couleur de mer et derêve. Son visage était empreint d’une certaine gravité, et sonsourire enchantait par une douceur mystérieuse. Elle avait reçu,comme la plupart de ses compatriotes, une instruction très étendue.Nulle science, même parmi les plus arides, ne lui étaitétrangère.

La compagne d’Edda, Mlle Hélène Séguy, étaitune petite brune, coquette et vive, fort jolie, aux grands yeuxnoirs pleins d’une finesse malicieuse. Elle causait avec infinimentd’esprit, s’amusait de tout, riant à tout propos et même hors depropos.

C’était la fille de l’ancienne institutriced’Edda. Quand elle mourut, Ursen Stroëm avait, pour ainsi dire,adopté Hélène. L’orpheline avait grandi aux côtés d’Edda, dont elleétait restée l’amie plutôt que la demoiselle de compagnie.

La native distinction et la beauté d’Eddafirent une grande impression sur Goël Mordax. Malgré l’étendue deses connaissances, la jeune fille n’était ni pédante, niprétentieuse. Goël fut enchanté de cet accueil si simple, sicordial.

– Vous devez, comme tous les autres, ditEdda, regarder mon père comme un parfait excentrique…

– C’est généralement l’opinion que l’on ade M. Stroëm, interrompit railleusement Mlle Séguy.

– On se trompe, repartit Edda avecchaleur… Mon père est au-dessus des opinions et des préjugés de sonsiècle, voilà tout… Il s’est donné pour mission d’accélérer lamarche en avant du progrès humain, trop lent à son gré.

– C’est une noble ambition, réponditGoël.

– Allons, Edda, fit gaiement UrsenStroëm, cesse de chanter mes louanges… M. Mordax se fera sanstoi une opinion personnelle sur mon compte.

Il y eut une accalmie dans la conversation. Onattaquait une succulente bisque d’écrevisses.

Ce jour-là, Coquardot, dit Cantaloup, s’étaitsurpassé. Inédits et délicieux, les plats se succédaient, décorésd’appellations emphatiques. La pièce la plus admirée fut – délicateattention – une timbale en forme de sous-marin.

– Submersible et comestible…, remarqua leNorvégien avec un rire bon enfant.

Rien n’y manquait. Les gouvernails étaientfigurés par de fines tranches de jambon d’York, les hublots par desrondelles de pistache, et l’hélice avait été sculptée dans uneénorme truffe. Cette timbale, pompeusement baptisée « timbalesous-marine à la Goël », eut un véritable succès.

Le service était fait automatiquement. Aucentre de la table, se trouvait un grand carreau de porcelaine, quijouait le rôle de monte-charge. Il suffisait d’appuyer sur unbouton électrique pour voir disparaître les plats vides,immédiatement remplacés par de nombreux services.

Au dessert, arrosé de crus d’élite, laconversation était devenue très animée. Goël développait sesprojets avec enthousiasme. Edda se sentait ravie et commetransportée par l’ardente éloquence du jeune ingénieur. Sonamabilité, simplement polie, du début, avait fait place à unlaisser-aller plein de confiance. Ses regards brillaient deplaisir. Goël Mordax la contemplait avec extase.

– À propos, demanda brusquement UrsenStroëm, avez-vous donné votre démission, monsieur Mordax ?

– Non, mais je compte l’envoyeraujourd’hui même.

– Inutile. Je me charge de ce soin.

Et s’approchant d’un appareil téléphoniquedissimulé dans un angle, il avertit, séance tenante, le directeurde la Compagnie de transports où était employé Goël, de n’avoirplus, désormais, à compter sur ses services.

« M. Mordax, ajouta-t-il, comptealler chez vous, monsieur le directeur, dans le courant del’après-midi, pour vous offrir ses regrets et vous confirmer sadémission… »

– Là, voilà qui est fait, dit UrsenStroëm en se frottant les mains… N’avez-vous rien autre chose quivous retienne à Marseille ?

– Non, monsieur… Je n’ai guère d’amis etje n’ai plus de famille.

– Très bien… Alors, si vous n’y voyez pasd’inconvénient, nous allons partir aujourd’hui même pour laCorse.

« Dans deux jours, on commencera àconstruire les chantiers de notre sous-marin. »

Gaël ne pouvait s’empêcher de penser quec’était aller un peu vite en besogne. Mais, déjà, Ursen Stroëmtéléphonait au capitaine de son yacht l’Étoile-Polaire dese tenir prêt à appareiller immédiatement.

Goël demeurait interloqué. Mlle Séguy, ainsiqu’Edda, riaient, riaient, vraiment très amusées.

– Laissez-moi faire, dit Ursen Stroëm…Vous vous habituerez à mes façons expéditives.

– Mais je n’ai pas fait mes malles.

– Vous trouverez à bord du yacht tout cequ’il vous faudra…

– Et vous serez à l’abri des ovations,des reporters et des photographes, ajouta Edda en souriant.

Goël jugea que toute résistance seraitinutile.

– Allons, soit, dit-il, je pars. Maisauparavant, je voudrais dire adieu à mon meilleur ami,M. Lepique.

– Que fait-il, votre ami ?interrogea Ursen Stroëm.

– Il est naturaliste.

– Très bien. Nous l’emmènerons aussi…Coquardot va se mettre à sa recherche.

Goël ne trouva rien à répliquer.

Pendant que l’artiste culinaire courait chezM. Lepique, tout le monde prenait place dans l’automobiled’Ursen Stroëm, et l’on filait à toute vitesse vers le port de laJoliette.

Une heure après, Ursen Stroëm et ses amis,déjà installés à bord du yacht, arpentaient le pont avecimpatience, en attendant le retour de Coquardot.

On le vit enfin paraître sur le quai, poussantdevant lui M. Lepique, toujours flanqué de sa boîte verte etles mains embarrassées d’une quantité de petites cages et deflacons. Un matelot les suivait, chargé de filets à insectes, depaquets de livres et de bocaux où grouillaient des reptiles.

M. Lepique et sa ménagerie, en un clind’œil, eurent pris place sur le pont du yacht. Aussitôt, les ancresfurent hissées, la vapeur s’engouffra dans les tiroirs, etl’Étoile-Polaire cingla vers le large.

Sur la dunette, Goël armé d’une lunettemarine, regardait distraitement le panorama de Marseille, lorsque,tout à coup, il tressaillit…

Il venait d’apercevoir son irréconciliableennemi Tony Fowler, qui, les bras croisés, le visage crispé dehaine, regardait le yacht s’éloigner.

Chapitre 4AU TRAVAIL

 

La construction du sous-marin, commencéedepuis six mois à peine, était poussée avec une activité fébrile.Il était presque terminé.

Les chantiers s’élevaient au fond du golfe dela Girolata, dans la Balagne déserte, la partie la plus sauvage dela Corse.

Ce n’est qu’après de mûres réflexions que lemilliardaire norvégien s’était décidé à choisir cet emplacement. Iln’ignorait pas que tous les grands ateliers, toutes les grandesusines françaises sont infestés d’espions industriels qui ont vitefait de s’emparer d’un procédé nouveau, d’un perfectionnementintéressant qu’ils se hâtent d’aller vendre à quelque puissanceétrangère.

À la Girolata, Ursen Stroëm aurait sonpersonnel en main, la surveillance serait beaucoup plus facile etles indésirables seraient promptement reconnus et congédiés. Goël,aussi bien que son mécène, tenait beaucoup à ce que lesmerveilleuses inventions du Jules-Verne ne pussent être utiliséesdans une guerre mondiale par des impérialistes sans scrupules.

L’entrée de ce golfe est dessinée par deuxpromontoires abrupts, à la pointe desquels deux vieilles tours enruine, du temps des Sarrasins, semblent avoir été placées commedeux sentinelles avancées. Au fond, s’étagent les pentes de lamontagne, couvertes d’olives sauvages, d’amandiers et dechâtaigniers. Au-delà commence le maquis, fouillis inextricable deplantes et d’arbustes où croissent, pêle-mêle, les cistes, lesarbousiers, les genévriers, les myrtes, les ronces, et des labiéesde toutes sortes.

C’est au pied de cette montagne, au milieud’une véritable forêt d’eucalyptus, plantés par Ursen Stroëm pourassainir cette côte ravagée par la malaria, que s’élevait la villadu Norvégien. La rustique habitation était entièrement démontable,et pouvait être ainsi transportée suivant le bon plaisir de sonpropriétaire.

Pendant que Goël Mordax et Ursen Stroëmstimulaient le zèle des travailleurs, M. Lepique, lui,explorait le maquis, sa boîte verte en bandoulière, son filet àpapillons sur l’épaule. Quelquefois, Edda et Goël se joignaient àlui dans ses excursions, mais, le plus souvent, il était accompagnéseulement de Mlle Séguy, que les distractions et la naïveté presqueenfantine du naturaliste amusaient follement.

Il n’était pas de mauvais tour qu’elle ne luijouât ; mais M. Lepique supportait ces taquineries avecplacidité. Un jour, pourtant, il faillit se fâcher. Au cours d’unepromenade, Hélène eut la malice de faire asseoir le naturaliste surune fourmilière. En un clin d’œil, il fut couvert d’insectes.

La jeune fille, tout en se mordant les lèvrespour ne pas rire, consolait hypocritement l’infortunénaturaliste.

– Vous avez donc juré ma mort,mademoiselle ! s’écria-t-il tout à coup avec un accenttragique.

– Ma foi, non, monsieur Lepique… Vousvous effrayez de bien peu de chose !

À la grande joie de la jeune fille,M. Lepique paraissait très effrayé.

– Savez-vous, mademoiselle, reprit-ilgravement, que la piqûre de ces insectes est quelquefoismortelle ! … Les habitants de ce pays le savent bien. Ilsappellent cette fourmi innafantato et la craignent autantque le scorpion !

Mlle Séguy ne riait plus. Elle aida lenaturaliste à se débarrasser des fourmis… Mais M. Lepique sevengea. Pendant trois heures, il fit à son gentil bourreau un courscomplet de myrmécologie tellement hérissé de termes barbares, quela jeune fille dut demander grâce. Mais M. Lepique demeurainflexible comme la destinée.

– Je finis à l’instant, dit-il…

Et il parla encore pendant une heure.

Les ateliers s’élevaient à quelque distance dela villa, à l’extrémité d’une petite plage. Une centaine d’ouvriersy étaient employés. Tous avaient pris l’engagement de ne pasquitter la Corse avant l’achèvement du sous-marin, les détails desa construction et la date de ses essais devant rester secretsjusqu’à nouvel ordre. C’étaient pour la plupart des Français et desItaliens. Les autres, une dizaine environ, étaient anglais ouaméricains.

Parmi ces derniers, se trouvait uncontremaître, nommé Robert Knipp, qu’Ursen Stroëm avait embauchésur la recommandation de l’ingénieur américain Holland.

C’était un homme dans toute la force de l’âge,à la fois robuste et intelligent. En dehors des heures de travail,il parlait peu et s’isolait volontiers. Jamais on ne l’avait vuprendre une goutte d’alcool.

Ursen Stroëm et Goël étaient très satisfaitsde ses services et, d’avance, ils regrettaient d’être obligés de lecongédier après le lancement du Jules-Verne.

C’est Ursen Stroëm qui avait exigé que lesous-marin portât le nom du romancier dont les ouvrages avaientcharmé sa jeunesse. Le Norvégien se plaisait à raconter qu’étantenfant, la lecture de Vingt mille lieues sous les mersl’avait enthousiasmé, et que les prouesses du capitaine Nemo et duNautilus l’avaient, plus tard, décidé à s’occuper denavigation sous-marine.

C’est un hommage dû à ce romancier, dont lesouvrages sans prétention ont tant fait pour la vulgarisation dessciences, disait Ursen Stroëm.

Goël eût préféré donner à son navire le nom dela fille du Norvégien. Mais il lui avait fallu s’incliner devant ladécision de M. Stroëm.

Edda s’intéressait vivement aux travaux del’ingénieur, qu’elle accompagnait souvent aux ateliers deconstruction. Sa sympathie pour Goël Mordax augmentait de jour enjour. Ce n’était pas encore de l’amour, mais il y avait entre lesdeux jeunes gens une parité de goûts et de sentiments qui ne devaitpas tarder à se changer en un sentiment plus tendre.

D’ailleurs, si Goël Mordax évitait touteallusion aux paroles d’Ursen Stroëm, au sujet du mariage de safille, M. Lepique était moins réservé.

– Eh bien ! grand homme, luidemandait-il parfois, quand il se trouvait seul avec son ami, quandte maries-tu ? À quand la noce ?… Je tiens à le savoir,car il me faut un habit neuf.

Tout en parlant, il secouait sa grandehouppelande, d’où montait un nuage épais de poussière, aux relentsde naphtaline.

Goël haussait les épaules et répondaitinvariablement :

– Laisse-moi tranquille ! … Va donctenir compagnie à Mlle Séguy… Va faire ton petit Hercule aux piedsd’Omphale !

Pourtant, depuis quelques jours, le caractèresi gai et si franc d’Edda Stroëm paraissait se modifier. Inquièteet nerveuse, elle restait de longues heures à la fenêtre de sachambre, écoutant, comme en rêve, l’amical bavardage de MlleSéguy.

Hélène avait sans peine deviné le secretd’Edda. La jeune fille aimait Goël, et elle souffrait de ladiscrétion de l’ingénieur, de la lenteur qu’il mettait à luidéclarer son amour. Mlle Séguy résolut d’accélérer la marche desévénements et de rendre à sa chère Edda son sourire coutumier. Ellesongea d’abord à s’adjoindre dans cette tâcheM. Lepique ; mais, dès les premiers mots, le naturalistese regimba.

– Agissez seule, mademoiselle,déclara-t-il nettement !… Je n’entends rien à ces subtilesquestions de psychologie sentimentale… Je craindrais de commettredes impairs. De plus, les études que j’ai entreprises sur le veninde l’araignée malmignathe, ce grand destructeur des sauterelles, neme laissent pas un moment de loisir.

Le même jour, Hélène s’arrangea pourrencontrer Goël, comme par hasard, dans les environs du chantier deconstruction du Jules-Verne.

– Eh bien ! lui demanda-t-ellegracieusement, où en êtes-vous, monsieur Mordax ?

– La semaine prochaine, réponditl’inventeur, nous procéderons au lancement duJules-Verne.

– Maintenant, on distingue nettement laforme de votre navire… On dirait un œuf énorme, un œuf qui auraitvingt-cinq ou trente mètres de long et qui serait d’un métal aussibrillant que l’argent.

– Mon sous-marin est en nickel vanadié.Le nickel, presque aussi résistant que l’acier, mais près de moitiéplus léger, pouvait seul me permettre de donner au Jules-Vernecette épaisseur de coque formidable, qui lui permettra d’atteindreles plus grandes profondeurs sans être aplati par les pressionsconsidérables qu’il aura à supporter… Sans entrer dans des détailsde chiffres, vous faites-vous une idée de la pesanteur d’unecolonne d’eau de cent mètres de haut par exemple ? Un navireordinaire serait aplati, broyé, réduit à l’état de simplegalette.

– Il me semble que j’aurais peur,là-dedans… On doit courir de grands dangers !

– À bord du Jules-Verne, lasécurité sera complète… Au moindre danger, le sous-marin regagnerala surface.

– Comment cela ?

– En chassant l’eau des réservoirsd’immersion au moyen de l’air liquide, dont la détente gazeuse estd’une puissance considérable. Si, par suite d’avaries, cela nesuffisait pas, je puis encore alléger le sous-marin en le détachantdu chariot métallique sur lequel il est monté – ce qui lui permetde courir sur le fonds des mers à la façon d’une automobile.

– C’est merveilleux… Et comment vousdirigez vous ?

– À la surface, à l’aide de la visiondirecte par les hublots de la coupole d’observation… Sous lesflots, à l’aide du compas, dont les erreurs sont corrigées par legyroscope.

– Mais la vision sous l’eau étantlimitée, comment prévenez-vous les collisions ?

– Au moyen de vigies sous-marines… Cesont de petits appareils en forme de torpille, reliés au navire pardeux câbles électriques… Ils flottent à deux cents mètres en avant…Rencontrent-ils un obstacle ? Une sonnerie automatique lesavertit du danger… Enfin, je peux savoir ce qui se passe à lasurface de la mer, tout en restant immergé…

– Vraiment ?

– Oui… au moyen du téléphote… Cetappareil fonctionne comme le téléphone, mais la membrane vibranteest remplacée par un miroir… Mon téléphote est enfermé dans unflotteur insubmersible, qui, sans quitter la surface, accompagne lesous-marin dans sa course.

– Mais on sera horriblement mal, dansvotre bateau, au milieu de tout ce bric-à-bracd’appareils !

– Non point. On y respirera aussifacilement qu’à terre… L’acide carbonique et la vapeur d’eau serontabsorbés par la potasse caustique. Des bonbonnes d’air liquiderenouvelleront la provision d’oxygène, et des sels avides d’azotes’empareront de l’excès de ce gaz.

– Vous avez réponse à tout… Etl’éclairage ?

– Il sera électrique… Les dynamosfourniront à la fois la force motrice et la lumière.

– Très bien… Et comment éclairerez-vousles travailleurs, au fond de l’eau ?

– Au moyen de lampes-torpillesflottantes, immergées entre deux eaux et reliées au sous-marin.Elles éclaireront la mer sur un espace d’un mille carré. Enfin, unénorme fanal, situé sous la coque du navire, éclairera le fond,qui, formant écran, réfléchira les faisceaux lumineux. Lesscaphandriers y verront aussi clair qu’en plein jour.

– Parfait… Mais ces hommes serontd’autant plus exposés aux attaques des monstres que ceux-ci lesverront mieux !

– C’est vrai. Les gros poissons et lescétacés seront repoussés à coups de canon.

– Comment, un canon sous l’eau ? Uncanon à poudre ?

– Mais oui, mademoiselle… Un clapet,s’ouvrant au moyen d’un déclenchement automatique, est disposé à labouche du canon.

– Alors, vous pourrez recueillir lesriches épaves ?

– Rien de plus facile.

– Vous voulez rire !

– Je suis au contraire très sérieux… Aumoyen de cisailles, de pinces et de tenailles automatiques, ondisloque l’épave, puis on fixe à chaque fragment, au moyen d’uneventouse, un sac de caoutchouc à parois épaisses, qu’un flacond’air liquide gonfle instantanément. L’on abandonne le tout, et lesac remonte à la surface. Là, un navire recueille l’épave.

– Très ingénieux… Mais pour sortir dusous-marin immergé, comment faites-vous ?

– J’ai disposé une chambre de plonge. Lesscaphandriers y pénètrent on les y enferme. Puis, cette chambre estlentement remplie d’eau… On ouvre la porte extérieure, et voilàtout !

– Et voilà tout l… Vous êtes charmant. Ondirait que c’est tout simple !

– Dame !

Goël continua, avec l’enthousiasme de toutcréateur pour son œuvre, la description duJules-Verne.

Mlle Séguy ne l’écoutait plus quedistraitement. Elle n’était pas venue pour interroger l’ingénieursur le sous-marin. Elle avait hâte de changer le sujet de laconversation.

Mais l’ingénieur n’en finissait pas. Ils’étendait complaisamment sur les détails les plus futiles. Lajeune fille s’impatientait. Brusquement elle interrompit Goël.

– Avez-vous remarqué, demanda-t-elle,combien Edda est changée depuis quelque temps.

– Oui, en effet… Que peut-elleavoir ?

– Comment, c’est vous qui me demandezcela ?

– Mais…

– Ne cherchez pas à vous défendre…Laisserez vous souffrir plus longtemps une jeune fille qui vousaime, et que…

– Ah ! mon Dieu ! s’écria Goël…Elle m’aime !

– Et vous l’aimez aussi !

– Ah ! si Edda n’avait pas sesmillions, il y a longtemps que je me serais déclaré !

– Ses millions ! reprit Hélène… Elleest la première à regretter d’être si riche… Ah ! les coureursde dot ne lui ont pas manqué ! … Elle les a tous évincés… Sije vous disais que, parmi les concurrents, beaucoup, comptant plussur leur belle mine que sur leurs talents, lui ont envoyé leurphotographie !

– Croyez-vous, mademoiselle, interrompitGoël, que mon succès dans le concours Stroëm soit pour quelquechose dans l’affection que me porte Mlle Edda ?

– Oh ! monsieur Mordax, Edda asurtout apprécié en vous votre loyauté, votre franchise, votremérite personnel, et surtout votre désintéressement… Vous absent,elle est triste et inquiète, mais aux repas, le soir, au salon,avec quel ravissement elle vous écoute… De grâce, n’attendez pasplus longtemps pour lui avouer franchement votre amour.

Goël était embarrassé. Les révélations de MlleSéguy le troublaient délicieusement. Il allait répondre à la jeunefille, lorsque la voix d’Edda se fit entendre.

– Eh bien, demanda-t-elle, souriante, quecomplotez-vous là, tous les deux ?

– Nous complotions ton bonheur, réponditMlle Séguy.

Edda rougit. Elle n’osait regarder Goël qui,se tenait devant elle, étonné de la hardiesse de Mlle Séguy.

– Mais oui, votre bonheur à tous deux,continua Hélène en poussant les deux jeunes gens l’un versl’autre.

Très émus, Edda et Goël se tenaient par lamain et se regardaient sans mot dire. Le visage rayonnant de Goëldisait assez clairement ses sentiments. Hélène, à quelques pas delà, contemplait cette scène en souriant.

– Eh bien ! eh bien ! grondatout à coup la grosse voix d’Ursen Stroëm, je vous y prends, lesamoureux !… Au lieu de rester à vous regarder, vous feriezmieux de vous embrasser !… C’est comme cela que ça se passe,en Norvège.

Bien que surpris par la soudaine arrivéed’Ursen Stroëm, Goël n’avait pas quitté la main d’Edda.

– Monsieur, dit-il en s’avançant vers lemilliardaire, j’ai l’honneur de vous demander…

– C’est une affaire entendue, fit enriant Ursen Stroëm. Pas tant d’étiquette ! Vous vousconvenez ? C’est parfait. Cela vous regarde.

Puis, changeant brusquement de ton :

– Mes chers enfants, ajouta-t-il enattirant les deux jeunes gens contre sa poitrine, recevez labénédiction de votre père.

Il les embrassa tous deux.

Et, se tournant vers Mlle Séguy, dont les yeuxétaient humides de larmes :

– Vous mériteriez, mademoiselle, d’êtresévèrement grondée…

La remontrance se termina dans un chorusd’éclats de rire.

Chapitre 5UN TRIOMPHE DE COQUARDOT

 

M. Lepique errait comme une âme en peinesur la plage du golfe de la Girolata. M. Lepique étaitdésolé ; il y avait bien de quoi ! … Du jour où lesfiançailles de Goël Mordax et d’Edda Stroëm avaient été convenues,Mlle Séguy avait cessé de taquiner le naïf naturaliste et des’occuper de lui.

Les journées paraissaient longues àM. Lepique. Quelquefois, quand, penché sur un nid de« chalicodome », il suivait, avec une inlassablepatience, les évolutions de l’insecte, il lui semblait entendrerire derrière lui. Brusquement, il se retournait, mais il n’y avaitpersonne. Seulement, sur la pointe d’une roche, une mouette-rieuse(larus garrulans), le cou tendu, faisait retentir sonironique ricanement.

M. Lepique n’avait plus de goût autravail. Il promenait sa mélancolie par les sentiers, tout en selivrant à des remarques peu flatteuses pour la plus belle moitié dugenre humain.

Un jour, il fut tiré de ses réflexions par unbrusque choc. Marchant la tête baissée, sa boîte verte rejetéederrière le dos, il venait de se jeter étourdiment surM. de Noirtier, le capitaine du yachtl’Étoile-Polaire.

M. de Noirtier était un homme d’unecinquantaine d’années. Ancien officier de marine, sans fortune,retraité avant l’âge à cause de ses nombreuses blessures, il avaitété très heureux d’accepter le commandement del’Étoile-Polaire, que lui offrait Ursen Stroëm. Il aimaitla mer avec passion et n’était jamais plus heureux que sur le pontd’un navire.

– Eh bien ! monsieur Lepique, dit-ilen retenant le naturaliste qui trébuchait, vous ne me voyiezpas ?

– Pardon, capitaine, dit M. Lepique,en rétablissant l’équilibre de ses lunettes, j’étais siabsorbé !…

– Vous êtes tout excusé, mon chermonsieur… mais, dites-moi, que pensez-vous duJules-Verne ?

– Merveilleux appareil, capitaine,archi-merveilleux… Grâce au Jules-Verne, je vais pouvoirétudier de visu la faune sous-marine… J’explore d’abord laMéditerranée, puis l’Atlantique, puis l’océan Indien… Je jette uncoup d’œil rapide sur les mers arctique et antarctique ;j’explore le Maelstrom. Puis, je reviens à Paris. Je fais paraîtreun mémoire, et je suis nommé membre de l’Académie des Sciences etprofesseur au Collège de France ! Voilà !

– Eh bien ! et vos amis ?

– Je les emmène avec moi. C’est toutnaturel.

M. de Noirtier sourit. Et, montrantla coupole du sous-marin qui émergeait au milieu de la baie etscintillait aux rayons du soleil :

– Fort bien, dit-il… Mais je vous demandece que vous pensez du Jules-Verne au point de vuetechnique ?

M. Lepique regarda le capitaine d’un aireffaré.

– Je ne suis ni marin, ni ingénieur,répondit-il… Mais je vous certifie que le sous-marin fonctionne àmerveille, puisque c’est Goël qui l’a construit.

M. de Noirtier dut se contenter decette affirmation. M. Lepique venait d’apercevoir Mlle Séguyet se dirigeait vers elle avec empressement.

– Voyons, monsieur Lepique, vous n’allezpas venir déjeuner avec tout cet attirail, dit la jeune fille, enfrappant du bout de son ombrelle la fameuse boîte verte.

– Comment, je ne suis pas bien, commecela ?

– Vous êtes tout simplement affreux…Allez vous vêtir convenablement, ou je ne vous parle jamais plus…Fi ! venir avec un pareil accoutrement à un déjeuner defiançailles !… à un repas solennel !…

M. Lepique était heureux. Il s’éloigna àgrandes enjambées ; en exécutant un superbe moulinet autour desa tête avec son filet à papillons.

Sur la plage, on avait dressé une vaste tentedécorée de feuillage et recouvrant une table en fer à cheval, surlaquelle les fleurs, répandues à profusion, mêlaient leurs nuancesgaies au scintillement des cristaux et de l’argenterie.

Ursen Stroëm avait voulu donner beaucoupd’éclat à la célébration des fiançailles de Goël et d’Edda. Ildevait licencier, le jour même, la plus grande partie des ouvriers.Mais, avant de les congédier, il tenait à les remercier du concoursqu’ils avaient apporté à la construction du sous-marin.

Dans la baie, le Jules-Verne,solidement amarré sur ses ancres, ne laissait voir qu’une partie desa coupole, décorée pour la circonstance de guirlandes de chêne etde myrte, au milieu desquelles tranchaient les vives couleurs despavillons de toutes les nations.

Ursen Stroëm n’avait pas oublié que lesingénieurs du monde entier avaient répondu à son appel, et ilentendait affirmer hautement le caractère universel de sonhumanitaire entreprise.

L’heure du repas était enfin venue.

Au moment où Edda Stroëm allait prendre place,un groupe d’ouvriers, conduits par Robert Knipp et Pierre Auger,principal chef de chantier et homme de confiance d’Ursen Stroëm,s’approcha d’elle et lui offrit un magnifique bouquet de fleurssauvages.

Robert Knipp remit le bouquet à la jeune filleet la félicita, au nom de ses camarades. Edda remercia par quelquesparoles très simples et serra affectueusement la main ducontremaître et de son compagnon.

M. Lepique vint aussitôt complimenter lajeune fille et son ami Goël. Comme il allait gagner sa place, MlleSéguy l’arrêta.

– Vous croyez que je vais m’asseoir àcôté de vous, fagoté comme vous l’êtes ! dit-elle… Qu’est-ceque c’est que ce nœud de cravate ?

M. Lepique rougit. Il avait passé prèsd’une heure à sa toilette et se croyait mis avec une correctionimpeccable. Mais l’œil de la malicieuse Hélène avait saisi de suitele côté défectueux de son accoutrement.

– Venez ici, fit Hélène avec autorité…Bien que cela ne soit guère correct de ma part, je vais vousrecravater.

M. Lepique, confus, tendit le cou avecrésignation.

– Ah ! vous voilà enfinprésentable !… Maintenant, offrez-moi votre bras, et àtable !

Ursen Stroëm avait, à sa gauche, sa fille etGoël Mordax. À sa droite, Mlle Séguy et M. Lepique. En face dece dernier, Coquardot, dit Canteloup, avait pris place. Il donnaitdes ordres à toute une armée de gâte-sauce, de rôtisseurs et depâtissiers, et, violant les principes les plus élémentaires del’étiquette, il quittait à tout moment sa place, pour allersurveiller ses fourneaux.

Ursen Stroëm éprouvait un plaisir véritable àvoir autour de lui ses rudes et énergiques ouvriers, aux gestesmaladroits, émerveillés du luxe inouï qui les entourait. Et ils’amusait fort de leurs mines effarées.

Le repas fut très gai. Quant au menu, il étaittout simplement fantastique… Macaroni au parmesan et polenta,rosbifs saignants escortés de pickles à la moutarde et de saucesépicées ; anchois, caviar, bouillabaisse, ollapodrida,choucroute – le tout supérieurement préparé sous la direction deCantaloup – se succédaient sans relâche sur la table, etdisparaissaient avec une rapidité qui tenait du prodige.

Le déjeuner avait commencé par une excellentesoupe aux nids d’hirondelles. En la présentant, Coquardot fitvaloir ses connaissances littéraires en citant le proverbe chinoisqui célèbre ce potage si renommé :

« Si l’esprit de la vie, si l’âmeimmortelle quittai le corps d’un homme, l’odeur seule de ce metsdivin le ferait revenir sur terre, sachant bien que le paradis nepeut offrir de délices qui soient comparables à cette merveilleusenourriture. »

Des applaudissements éclatèrent de toutesparts. Encouragé par ce premier succès, Cantaloup expliqua commenton préparait la soupe aux nids d’hirondelles. Mais, cette fois, sondiscours ne fut qu’une simple recette de cuisine.

Faites fondre les nids jusqu’à ce qu’ils aientpris l’aspect d’une gelée brune ; ajoutez à cette gelée desnerfs de daim, des pieds de porc, les nageoires d’un jeune requin,des œufs de pluvier, du macis, de la cannelle et du poivre rouge…Faites cuire sur un feu doux, et servez chaud.

Pendant que Cantaloup parlait, M. Lepiqueavait absorbé son potage, et bravement il tendit son assiette endisant :

– Il n’y en a plus ?

Une tempête de rires accueillit la demande deM. Lepique… Mlle Séguy prit sa mine la plus sévère :

– Voyons, monsieur Lepique, vous n’êtesplus un enfant… C’est fort inconvenant, monsieur, de redemanderd’un plat en tendant ainsi son assiette.

– Ah ! c’est inconvenant ! …C’est fort regrettable ! … Cantaloup, mon ami, dit-il, en setournant vers l’artiste culinaire, votre potage estexcellent ; vous m’en garderez un peu pour ce soir.

Les rires redoublèrent à cette nouvelle sortiede M. Lepique, et Mlle Séguy lui dit gravement :

– Monsieur Lepique, si vous prononcezencore un mot, je vous prive de dessert !

M. Lepique baissa le nez sur sonassiette, et n’ouvrit la bouche que pour manger.

Edda et Goël semblaient ne pas voir ce qui sepassait autour d’eux. Ils s’entretenaient à mi-voix, bâtissantmille projets pour l’avenir. C’est à peine s’ils faisaient honneuraux merveilles culinaires de Cantaloup, qui les pressait à toutmoment.

– Allons, mademoiselle Edda !…Allons, monsieur Goël, dégustez-moi ce hérisson farci, cuit dansune boule de glaise, à la mode bohémienne.

Mais le brave Cantaloup en était pour sesfrais d’éloquence.

Pour faire couler cette abondance denourriture, pour éteindre le feu des épices, on buvait ferme dansle clan des ouvriers… Et quels vins ! … Jamais ils n’enavaient bu de pareils !… Aussi s’en donnaient-ils à cœurjoie ! … Seul, le contremaître, Robert Knipp, toujourstaciturne, ne buvait que de l’eau. On ne put le décider à prendremême un peu de champagne.

Ursen Stroëm admirait la sobriété ducontremaître. Les ouvriers, moins philosophes, se moquaient deRobert Knipp, qui restait impassible sous le feu de leursrailleries. Un étrange sourire errait sur ses lèvres minces.

Vers la fin du repas, Ursen Stroëm se leva etréclama le silence.

Mes amis, dit-il, je serai bref… Il va falloirnous séparer. Mais avant de vous quitter, peut-être pour toujours,je tiens à vous remercier de l’aide que vous m’avez apportée… Grâceà vous, le Jules-Verne a été rapidement construit et vapouvoir se lancer à la conquête des régions sous-marines. Jeremercie, en vous, non de simples salariés, mais de véritablescollaborateurs ! …

Un tonnerre d’applaudissements couvrit lesdernières paroles d’Ursen Stroëm. Mais le délire fut à son comblequand un de ses ouvriers, ayant déplié la fine serviette à dessertsur laquelle était posée sa tasse, en fit tomber dix billets demille francs. Chaque ouvrier en avait autant. Et maintenant,debout, brandissant les papiers bleus au bout de leurs mainsrobustes, ils criaient à gorge déployée :

– Vive UrsenStroëm !

– Hourra ! Hip !hip ! hourra !

– Vive Goël Mordax !

On ne s’entendait plus, Edda Stroëm ne savaitcomment échapper à ce débordement d’enthousiasme. Toute la journée,les échos du golfe retentirent des cris de joie et des chants desouvriers.

Ursen Stroëm et ses amis étaient descendusdans le Jules-Verne, dont l’aménagement intérieur n’étaitpas encore tout à fait terminé.

Il avait été décidé que Goël et Edda,accompagnés d’Ursen Stroëm, de M. Lepique et de Mile Séguy,entreprendraient une croisière d’une quinzaine à bord del’Étoile-Polaire, pendant que les tapissiers et lesébénistes, sous la surveillance du chef de chantier Pierre Auger,procéderaient à la dernière toilette du sous-marin.

Le lendemain, tous les ouvriers licenciésdevaient quitter les baraquements qu’ils avaient occupés pendant ladurée des travaux et s’embarquer à la première heure pour regagnerle continent.

La visite du sous-marin terminée, on regagnala rive. La nuit tombait. Les étoiles s’allumaient déjà dans leciel. La plage était maintenant silencieuse et déserte ; lesouvriers avaient regagné leur campement.

M. Lepique et Mlle Séguy marchaientdevant leurs amis. Tout l’après-midi, la jeune fille n’avait cesséde taquiner le savant, qui ne s’était jamais trouvé si heureux. Ilsdevisaient joyeusement, lorsque leur attention fut attirée par desronflements sonores.

– C’est sans doute quelque victime desgrands crus d’Ursen Stroëm, dit Mlle Séguy… Ce doit être un bravehomme qui est dans les vignes du Seigneur !

– Sûrement… Mais il ne peut passer lanuit en plein air, répondit M. Lepique.

– Où est-il donc ?

– Par là…

Et M. Lepique se dirigea vers le fourréde lentisques d’où provenaient les ronflements. Mais il n’avait pasfait trois pas qu’il trébuchait et s’étendait de tout son long.

– Eh bien ! qu’y a-t-il ?demanda Hélène, en réprimant une violente envie de rire.

– Il y a que ce diable d’ivrogne m’a faittomber…

Tout en parlant, M. Lepique se relevaitet regardait la face de l’ivrogne.

– Par exemple ! s’écria-t-il, c’estun comble ! … C’est trop fort ! Venez tous !

Mlle Séguy le rejoignit, suivi d’Ursen Stroëm,d’Edda, de Goël et du capitaine de Noirtier.

– Voyez vous-mêmes, leur dit-il…

Tous se penchèrent et ne purent retenir uneexclamation d’étonnement…

À leurs pieds, Robert Knipp, l’homme du régimesec, l’abstinent Robert Knipp, le buveur de thé, gisait, ivre mort,et ronflait à poings fermés. Auprès de lui, il y avait un flaconvide. C’était un carafon d’alcool que Robert Knipp, le modèle deshommes sobres, avait sournoisement dérobé à la fin du repas.

Chapitre 6LE COMPLOT

 

Durant la semaine qui suivit la victoire deGoël Mordax, une vive effervescence avait régné à Marseille. Lesconcurrents malheureux et mécontents étaient nombreux et criaient àl’injustice sur tous les tons. Chaque jour, c’était des meetings deprotestation où la police était obligée d’intervenir. Lesinventeurs maniaques étaient presque tous devenus fous furieux, etles maisons de santé regorgeaient de pensionnaires de toutes lesnations.

Ceux qu’avait tentés l’appât des cinq millionsde prime, et qui avaient dépensé leurs derniers sous pour venir àMarseille, ne savaient comment regagner leur pays. Ursen Stroëm,aussi prévoyant que généreux, avait pourtant mis à la dispositionde la municipalité de Marseille une somme considérable pour couvrirles frais de rapatriement de ces pauvres diables. Mais les unsavaient dédaigneusement refusé la somme qu’on leur offrait etqu’ils considéraient comme une aumône ; les autres avaientaccepté sans scrupule, mais étaient demeurés à Marseille, où ilsdépensaient l’argent en orgies, les autres en brochures injurieusespour Ursen Stroëm et Goël Mordax.

Le plus mécontent de tous était Tony Fowler.Le succès de son ancien camarade d’études lui restait sur le cœur.Il ruminait des projets de vengeance et il englobait dans sa haineUrsen Stroëm et Goël, Edda et même M. Lepique.

Fils d’un milliardaire américain qui avaitgagné sa fortune dans le trust des aciers, Tony Fowler avaitcaressé l’espoir de joindre les millions d’Edda à sa propre fortuneet de devenir ainsi l’homme le plus riche de la terre entière.

Obligé de renoncer à cette chimère, il envoulait aux ingénieurs de son père, qui n’avaient pas su construirele sous-marin idéal. Il regrettait l’argent qu’il leur avait donné,et, songeant à son insuccès, il pleurait de rage. Sa haine contreGoël était d’autant plus violente que le fiancé d’Edda l’avaitempêché de se suicider, dans un moment où le désespoir l’avaitrendu fou.

« Ah ! tu as eu pitié de moi,songeait-il… Tu verras ce qu’il t’en coûtera, Breton maudit !… »

Quand il avait vu son rival s’éloigner à bordde l’Étoile-Polaire, il avait éprouvé un horribleserrement de cœur. Il lui semblait que le yacht qui emportait lajeune fille emportait en même temps quelque chose de lui-même.

En dépit des lettres de son père qui lepressait de revenir en Amérique, Tony Fowler ne pouvait se déciderà quitter Marseille. Il écrivit à son père qu’il ne rentrerait paschez lui avant d’avoir vu manœuvrer le sous-marin de Goël Mordax.Il suivait anxieusement les nouvelles que, chaque jour, donnaientles journaux sur ce sujet d’actualité.

Comme tout le monde, il s’étonnait que lespuissances européennes ne se fussent pas opposées à la constructiond’un sous-marin idéal. Mais il eut bientôt l’explication de cetteanomalie. Ursen Stroëm était soutenu par toutes les ligues enfaveur de la paix. L’Amérique elle-même le protégeaitoccultement, et la plupart des chancelleries regardaient d’un œilfavorable la tentative d’Ursen Stroëm, bien déterminées, chacunepour son compte, à travailler ferme le Norvégien pour détournerl’invention de Goël à leur profit.

Un soir, Tony Fowler, en se promenant sur leport, croisa un individu, en qui il eut vite fait de reconnaître uncompatriote. L’inconnu salua le jeune homme avec respect.

– Bonjour, monsieur Fowler.

Tony le dévisagea… La physionomie du nouveauvenu lui était inconnue.

– Je comprends que vous ne mereconnaissiez pas… Je m’appelle Robert Knipp, et j’ai été employé,autrefois, dans les ateliers de votre père, en Amérique.

– Ah ! vous avez travaillé chez monpère ! fit Tony… Et maintenant, que faites-vous ?

– Récemment, j’étais contremaître dansles chantiers de Goël Mordax, et j’ai assisté au lancement duJules-Verne, comme on l’appelle.

– Alors, vous devez connaître à fond cemerveilleux appareil ?

– Nullement… Chacun travaillait à unepièce détachée et l’assemblage…

Robert Knipp s’interrompit, fit un geste etsourit ironiquement.

– Pourquoi me demandez-vous cela ?continua-t-il.

– Je vous comprends, reprit Tony Fowler…Vous voulez être payé ?

– Oui… fit brusquement Robert Knipp.

– Et pourrai-je compter sur votredévouement ?

– Cela dépendra du prix.

Pendant quelques instants, les deux hommess’entretinrent à voix basse.

– Suivez-moi, dit enfin Robert Knipp.

– Où cela ?

– Suivez-moi, vous dis-je, et vous serezsatisfait.

Robert Knipp entraîna son compagnon à traversle dédale des ruelles obscures et puantes du vieux port.

Enfin, il pénétra dans un cabaret d’apparencesinistre, où une dizaine d’Anglo-Saxons, ceux-là mêmes qui avaientété employés par Ursen Stroëm, chantaient, jouaient aux cartes etfumaient en lampant des « flipps » variés.

L’ex-contremaître s’entretint à voix basseavec chacun de ses camarades et, quelques minutes plus tard, aprèsune dernière conférence avec Tony Fowler, celui-ci leur faisait unedistribution de dollars.

– C’est entendu, dit-il, en accompagnantTony Fowler jusqu’à la porte… Tous seront exacts aurendez-vous.

Les deux hommes se serrèrent la main, et TonyFowler regagna son hôtel en souriant énigmatiquement.

Chapitre 7UN DRAME À BORD

 

L’Étoile-Polaire était un yacht àvapeur de six cents tonneaux. Sa machine, d’une force de deux centschevaux, était à chaudière tubulaire et à tirage forcé. En pleinemarche, le yacht filait facilement vingt-huit nœuds. En outre, leyacht était pourvu d’un appareil de T.S.F. perfectionné par GoëlMordax et Ursen Stroëm. De cette façon, les touristes demeuraienten communication constante avec les ateliers du sous-marin, etétaient tenus chaque jour au courant de ce qui se passait à laGirolata.

Le capitaine, M, de Noirtier, était unexcellent marin, et il avait maintes fois donné des preuves de sonsang-froid et de son habileté. Il avait lui-même recruté les marinsde l’équipage de son yacht, et il n’avait admis, à bord del’Étoile-Polaire, que de vieux loups de mer d’une fidélitéet d’un dévouement à toute épreuve.

L’Étoile-Polaire, depuis deux joursdéjà, avait quitté le golfe de la Girolata et commencé sacroisière. Après avoir doublé le cap Corse, le yacht visitait,l’une après l’autre, les îles pittoresques et à demi sauvagessituées entre la Corse et la péninsule italienne : Capraja,Elbe, Pianosa, Giglio et Monte-Cristo. Le temps était magnifique etla mer si calme, que le yacht semblait glisser sur un lacd’huile.

La vie, à bord, s’écoulait dans un véritableenchantement. Edda et Goël contemplaient le magnifique panorama duciel, de la mer azurée et des îles en fleurs. Et leur amours’augmentait de la magnificence de ce splendide décor d’une poésiegrandiose.

Ursen Stroëm travaillait et discutait, heureuxdu bonheur de ceux qui l’entouraient. Quelquefois, il s’absorbaitdans une partie d’échecs avec le capitaine de Noirtier, qui lebattait invariablement. Coquardot chantonnait, en rêvassant à laconfection de quelque plat inédit, Mlle Séguy taquinait le pauvreM. Lepique, qui, seul, au milieu de l’allégresse générale, neriait pas.

Pauvre M. Lepique ! Il n’avait pasle pied marin, le cœur encore moins… M. Lepique était malade,malade à rendre l’âme. Il geignait et se lamentaitcontinuellement.

– Allons, grand enfant, disait MlleSéguy, du courage ! … Ce n’est qu’un moment à passer.

– Du courage, j’en ai, mademoiselle, jevous assure que j’en ai… Mais seulement…

Le reste de la phrase se perdait dans unbredouillement confus.

– Monsieur Coquardot, criait la jeunefille, un peu d’éther et de citron pour M. Lepique !

Et Coquardot, le sourire aux lèvres,apparaissait, un plateau à la main :

– La citronnade demandée…voilà !…

Cependant, M. Lepique finit par triompherde son ridicule malaise. Quand on passa au large de Monte-Cristo,il était tout à fait rétabli. Seulement, quand on voulut l’emmenerdans l’île pour récolter quelques insectes, il refusaénergiquement.

– Je suis bien ici, j’y reste !…répétait-il.

– Mais, pourquoi ne voulez-vous pasdescendre ?

– C’est qu’il faudrait merembarquer !

– Eh bien ?

– Eh bien, j’ai peur d’une rechute.

– Malgré tout ce qu’on put dire de lui,malgré l’envie qu’il avait lui-même de descendre à terre, ils’entêta dans son refus et demeura à bord, au grand amusementd’Ursen Stroëm et de ses amis.

Le matin même, grâce à l’appareil de T.S.F.,qui reliait l’Étoile-Polaire aux chantiers duJules-Verne, Pierre Auger, l’homme de confiance d’UrsenStroëm, avait donné des nouvelles des travaux.

Goël apprit avec plaisir que les dispositifsde l’aménagement intérieur étaient poussés avec la plus grandeactivité. En même temps que l’on mettait la dernière main aucapitonnage, à l’ameublement, aux dorures et aux peintures de lapartie habitable du Jules-Verne, on commençait déjà à embarquerdans les soutes les vivres et les produits chimiques indispensablesau fonctionnement des machines.

Ursen Stroëm et Goël voyaient avec joieapprocher la date de leur premier voyage d’explorationsous-marine.

L’excursion dans l’île devenue à jamaiscélèbre depuis le roman d’Alexandre Dumas : Monte-Cristo, futdes plus gaies. On pêcha dans les petits golfes de l’île, on chassasous les forêts de citronniers et de lentisques sauvages. Mais Eddaet Goël cherchèrent vainement dans les broussailles l’emplacementde la caverne indiquée par l’abbé Faria.

Quand ils regagnèrentl’Étoile-Polaire, ils aperçurent M. Lepique qui sepromenait avec agitation sur le pont.

– Merveilleux navire que votre yacht,monsieur Stroëm, dit-il au Norvégien en lui donnant une énergiquepoignée de main.

– Ah ! ah ! vous commencez àvous habituer aux excursions en pleine mer !

– Il s’agit bien de cela ! répliquavivement le naturaliste… Venez voir ce que j’ai trouvé, en faisantune petite promenade sur la cale et sur le pont…

Et il entraîna tout le monde dans sa cabine.Là, sur la table, des bouchons, alignés comme des soldats àl’exercice, supportaient des insectes de formes diverses, le corpstraversé d’une épingle.

– Hein !… que pensez-vous decela ? Dit M. Lepique avec orgueil… Vous revenez lesmains vides, et moi, sans me déranger, j’ai fait une chasse, unechasse miraculeuse ! La faune entomologique del’Étoile-Polaire est désormais déterminée et classée.

– Quelle horreur ! s’écria MlleSéguy… Nous faire voir ces ignobles bêtes avant de nous mettre àtable !

– Ignoble est le mot, fitM. Lepique… Celle-ci, bizarrement découpée, est le kakerlacorthoptère, puant et répugnant, cousin germain des blattes, dontvoici de superbes spécimens. Celui-là, c’est l’authrène desmusées ; cet autre, l’attagène des pelleteries, tous deuxgrands destructeurs de fourrures.

– Qu’est-ce que cela ? demanda Edda,en désignant un animal vermifore, de quelques millimètres de long,collé sur une bande de papier.

– C’est la larve du dermeste du lard… Jel’ai trouvé sur une couenne, dans la soute aux vivres.

– Diable ! fit Stroëm… Voilà unconsommateur de charcuterie dont il faudra purger le navire.

– Ainsi que des blattes et des kakerlacs,répondit M. Lepique, si toutefois vous le pouvez.

Il présenta ensuite toute une collection dedévastateurs. Ceux-ci s’attaquaient au cuir, ceux-là au bois ;d’autres dévoraient les vêtements.

– Mais ce que j’ai trouvé de pluscurieux, dit en terminant le naturaliste, c’est un champignon quime paraît nouveau. Il ressemble un peu à la clavaire ou menotte etse développe sur le bois… J’en ai recueilli plusieursexemplaires.

En même temps, il exhibait, aux yeux de sesamis étonnés, deux ou trois boulettes déchiquetées, desséchées etnoirâtres.

– Je ne l’ai pas encore déterminé,fit-il, mais je serais heureux si Mlle Séguy voulait bien accepterle parrainage.

– Halte là ! s’écria tout à coupM. de Noirtier… Ne l’écoutez pas, mademoiselle… SiM. Lepique veut flairer d’un peu près son champignon, ilreconnaîtra sans peine qu’il a affaire à une vieille chique detabac.

Effaré, M. Lepique laissa tomber sesprétendus cryptogames et s’élança sur le pont. Son départ futaccompagné de formidables éclats de rires.

Après le repas, où les découvertes deM. Lepique servirent de thème à une foule de plaisanteries, onpassa sur le pont, où les tentes de toile écrue, installées pendantle jour, avaient été relevées, et chacun prit place sur desfauteuils pliants.

Ursen Stroëm offrit un régalia àM. Lepique et à Goël. L’Étoile-Polaire marchait àpetite vapeur. La brise attiédie de la Méditerranée était chargéede capiteux effluves émanés des fourrés de myrtes et de citronniersde l’île de Monte-Cristo, dont on voyait les sommets, d’un violetpâle, diminuer lentement au fond de l’horizon qu’illuminaient lesrayons argentés de la pleine lune. L’heure était exquise et unique.Tous s’abandonnaient à leur rêverie, bercés par le ronron monotonede l’hélice, par la douceur d’un roulis et d’un tangage à peineperceptible. Goël avait pris entre ses mains une des fines mainsd’Edda…

Ce religieux silence fut tout à coup troublépar la voix aigre de M. Lepique.

– Avec tout ça, dit-il, vous ne nous aveztoujours pas raconté, monsieur Stroëm, comment vous avez fait votrefortune ?

– La voilà bien, la gaffe ! murmuraMlle Séguy, en donnant un vigoureux coup de coude au malencontreuxquestionneur.

Edda et Goël se regardèrent, brusquement tirésde leur songe. Puis, en voyant la mine du malheureuxM. Lepique, ils eurent un violent accès de rire, auquel UrsenStroëm fut le premier à se joindre.

– La question de notre ami Lepique,répondit-il, est toute naturelle, et je suis très heureux de cetteoccasion qui va me permettre de vous racontes mes débuts, dont, envéritable parvenu, je suis demeuré très vaniteux… En Norvège, dansnotre mélancolique pays de neiges et de fjords, nous naissonshommes d’action. À la mort de mon père, j’avais dix-sept ans. Il neme vint pas à l’idée, comme cela fût arrivé à beaucoup de jeunesFrançais de mon âge et dans ma situation, de solliciter un emploidans une administration de l’État, une sinécure peu rétribuée, quim’eût permis de mener une existence routinière et sans tracas… Jeme lançai immédiatement dans le commerce des bois de Norvège. Je memariai. J’installai plusieurs scieries, un comptoir à Berghen etl’autre à Drontheim ; et, pendant quelque temps, mes affairesprospérèrent… Un accident que je ne pouvais prévoir, l’incendie demon entrepôt principal, vint me plonger dans la misère.

Ici, la voix d’Ursen Stroëm se fit plus grave,comme attendrie par l’écho d’une tristesse :

– La mère d’Edda mourut… Toutm’accablait. Je réunis les débris épars de ma fortune. Je confiaima fille aux soins d’une vieille parente, et je m’embarquai pourl’Alaska… Je n’avais alors que vingt-cinq ans. J’étais à l’âge où,avec de l’énergie, on peut recommencer une existence, se refaireune situation… À cette époque, l’Alaska était encore fort peuconnu. Quelques rares aventuriers parcouraient seuls ses solitudesimmenses. Désespérant de jamais rétablir ma fortune dans ce paysmaudit, je voulus me rendre à la baie d’Hudson, pour faire lecommerce des pelleteries. Vingt fois, j’ai failli périr. Jerencontrai une tribu d’Esquimaux, au dire desquels il se trouvait,beaucoup plus au nord, des placers d’une richesse incalculable… Jeme joignis à ces pêcheurs nomades, buvant comme eux l’huile desphoques et le lait des rennes, traversant parfois, dans un traîneauattelé de chiens esquimaux, des centaines de kilomètres de plainesglacées, sans un arbre, sans une herbe, hantées seulement parl’ours blanc, le renard et le lièvre polaire.

– Avez-vous eu l’occasion de recueillirquelques insectes de ces régions ? demandaM. Lepique.

– Ma foi, non, répliqua Ursen Stroëm…Mais, en revanche, j’ai découvert de magnifiques gisementsaurifères, sur la côte occidentale du Groenland, me contentantd’emporter, cette première fois, quelques lingots… J’y suis revenul’année d’après, avec une expédition bien organisée… Telle est lasource de ma fortune.

– Mon père oublie de dire, fit Edda,qu’il fit de ses trésors une large part à tous ceux qui l’avaientaccompagné.

– Cela était d’une justice tout à faitélémentaire, repartit le Norvégien… On n’est pas digne d’être richelorsqu’on fait de ses richesses un emploi égoïste.

– On ne peut pas vous faire ce reproche,dit Goël. Outre la construction du Jules-Verne, vous avez,au vu et su de tout le monde, encouragé et commandité des centainesd’entreprises utiles au bien-être de l’humanité.

Ursen Stroëm en convint.

– Mais ce qu’il y a de plus curieux,ajouta-t-il, c’est que beaucoup d’entreprises, conçues par moi dansun but philanthropique, et dont j’avais cru le capital sacrifié,m’ont donné d’excellents résultats au point de vue financier :l’assainissement des marécages de la Sardaigne, par exemple.

– Il en sera de même duJules-Verne, construit par notre cher Goël, et del’exploitation industrielle des richesses sous-marines !s’écria Edda avec enthousiasme.

Goël ajouta gravement :

– La mer, qui couvre les deux tiers de lasurface du globe, renferme des milliards et des milliards sousforme de mines, de minéraux, de quoi décupler, centupler même lebien-être et la puissance humaine, de quoi faire disparaître àjamais de la surface de la terre le vice, la misère et la laideur.C’est la science souveraine qui doit donner à l’homme le bonheurauquel il a droit par son intelligence et les efforts de sontravail séculaire.

Tout le monde était retombé dans le silence.Chacun entrevoyait, pour l’avenir des sociétés et des peuples, deshorizons grandioses.

Petit à petit, l’on avait regagné les cabines.Edda et Goël, demeurés les derniers, finirent par se retirer aussi.Il ne resta sur le pont que Coquardot, qui, couché de tout son longà l’avant, sur un rouleau de vieilles voiles, avait trouvé la nuitsi belle qu’il avait résolu de la passer sur le pont.

Cependant, Edda, après avoir vainement cherchéle sommeil, était remontée sur la dunette. La brise du soirrafraîchissait ses tempes enfiévrées. Elle s’enivrait de calme etde solitude, de cette belle nuit transparente et bleue, de cetteombre pétrie de lumière, où de petites vagues d’azur, que la lunecouronnait d’un faible panache d’argent, venaient bruire doucementcontre la muraille du navire. Sur le pont del’Étoile-Polaire, on n’entendait aucun bruit.

À l’avant, non loin de Coquardot, les deuxhommes de quart dormaient, enveloppés dans leurs cabans de grosdrap.

Tout à coup, Edda tressaillit. Il lui avaitsemblé entendre un grincement le long de la paroi de bâbord.

« Bah ! songea-t-elle, c’est quelquechaîne que l’on aura oublié d’amarrer. »

Presque au même moment, elle crut entendreramper avec précaution non loin d’elle.

Edda était brave. Elle s’avança pour voir d’oùprovenait le bruit suspect.

Mais à peine avait-elle fait un pas, que troisombres se dressèrent brusquement et fondirent sur elle.

La jeune fille poussa un cri. Déjà, une mainse posait sur sa bouche. Elle se trouvait réduite au silence.

En un clin d’œil, elle fut bâillonnée etgarrottée.

Et ses étranges ravisseurs l’emportèrent dansla direction de la coupée de bâbord.

Cependant, si peu de bruit qu’eût produitcette lutte, cela avait suffi pour tirer Coquardot de sa paresseusesomnolence.

– Hein ! … Quoi !… s’écria-t-ilbrusquement, sans comprendre encore de quoi il s’agissait.

Et, sans se donner le temps de réfléchir à cequi se passait, il se précipita au secours d’Edda, au moment précisoù un des bandits – un homme aux formes athlétiques – descendait lecorps de la jeune fille par l’échelle de la coupée.

– Au secours ! au secours ! …s’écria Coquardot de toutes ses forces.

Et il décocha un formidable coup de tête àl’un des ravisseurs.

Mais le troisième bandit saisit l’infortunécuisinier par la ceinture et le précipita dans la mer.

Une fois encore, on entendit la voix deCoquardot… Puis tout rentra dans le silence ! …

Vainement, les hommes de quart, réveillés parles appels du cuisinier ; vainement tout l’équipage, UrsenStroëm, Goël et M. Lepique mirent-ils les embarcations à lamer… Les petites vagues argentées couraient tranquillement sous lalune ; aucun navire, aucune terre n’était en vue.

Edda, Coquardot et leurs ravisseurs s’étaientévanouis sans laisser la moindre trace de leur inexplicabledisparition.

Chapitre 8DÉCISIONS

 

À bord de l’Étoile-Polaire,l’affolement et le désespoir étaient à leur comble. Ursen Stroëm etGoël Mordax, incapables de prononcer une parole, se serraient lesmains en pleurant.

Le capitaine de Noirtier avait fait mettre àla mer toutes les embarcations : la chaloupe, le canot et layole. Les matelots, munis de torches et de gaffes, explorèrent lamer dans un large rayon autour du yacht.

Sur une idée de M. Lepique, Ursen Stroëmfit installer de puissants fanaux électriques, qui furent hissés entête du grand mât et d’aveuglants et gigantesques faisceaux delumière blanche fouillèrent jusqu’aux derniers recoins del’horizon. Au bout d’une heure et demie de travaux, il fallut biense résoudre à convenir que tout cela était inutile.

M. de Noirtier et M. Lepique,qui seuls avaient conservé un peu de sang-froid, supposaientqu’Edda avait dû tomber à la mer accidentellement, que Coquardots’était précipité à son secours, et que tous deux avaient coulé àfond.

Cependant, cette façon de voir ne put tenirdevant le témoignage des marins, qui avaient entendu les crisdésespérés du cuisinier, et qui avaient vu ses adversaires leprécipiter à la mer. Les événements demeuraient enveloppés demystère.

M. Lepique et Mlle Séguy essayaientvainement de consoler Ursen Stroëm et Goël. Le père et le fiancéd’Edda, unis dans une même douleur, continuaient à pleurersilencieusement.

Ce fut Ursen Stroëm qui reprit, le premier,tout son sang-froid. Il se leva brusquement, les poings serrés, laface effrayante de colère contenue et de sombre énergie. Ses yeuxverts étincelaient et semblaient phosphorer dans la nuit.

– Je retrouverai ma fille !s’écria-t-il… Et je dépenserai, s’il le faut, pour cela, mesinutiles millions !… Ah ! que ne suis-je encore le pauvreaventurier de jadis, sans autre fortune que mes bras et moncerveau !… Ah ! ma chère Edda, es-tu toujoursvivante ?

La résolution d’Ursen Stroëm fut d’un heureuxeffet sur l’abattement de Goël.

– Nous retrouverons Edda !s’écria-t-il à son tour. Elle n’est pas morte ! … Elle ne peutêtre morte… Peut-être suis-je sur le point d’avoir la clef dumystère !

Le capitaine de Noirtier, M. Lepique etMlle Séguy regardèrent Goël avec surprise, avec pitié. Ils crurentque la douleur le faisait divaguer. Seul, Ursen Stroëm portaitattention à ses paroles.

Goël continua :

– Et d’abord, la première chose à faire,c’est de télégraphier immédiatement à la Girolata, pour activerl’achèvement du Jules-Verne.

– Pourquoi faire ? demandaM. Lepique.

– Je comprends… Cela suffit, répliquaUrsen Stroëm.

Goël s’était précipité vers le récepteur dutélégraphe sans fil, installé près de la roue du timonier. UrsenStroëm fit fonctionner les manipulateurs.

Ce fut en vain.

– Il y a un accident, une interruption decourant ? demanda Mlle Séguy.

– Il y a peut-être autre chose, réponditM. Lepique.

Ursen Stroëm et Goël s’étaient regardés.

Tous deux venaient d’avoir la même pensée.

– Il y a certainement corrélation,murmura Goël, entre l’enlèvement d’Edda et l’interruption ducourant…

– C’est possible. Je comprends votreidée, répondit Ursen Stroëm à voix basse.

Et, se retournant vers le capitaine deNoirtier :

– Qu’on vire de bord, tout de suite,ordonna t-il… Qu’on pousse les feux et qu’on fasse route vers lecap Corse, avec le maximum de vitesse.

Les ordres furent immédiatement exécutés. Lavapeur à haute pression fusa dans les tiroirs, s’engouffra dans lescylindres des pistons, et l’Étoile-Polaire, virant cappour cap, fit route vers la Corse.

Une demi-heure s’était à peine écoulée, queles cimes bleuâtres de l’île de Monte-Cristo furent signalées.

Ursen Stroëm et Goël s’entretenaient à voixbasse sur le pont, lorsque, tout à coup, la sonnerie de l’appareilde T.S.F. retentit énergiquement.

– Vous voyez, fit triomphalementM. Lepique, le courant est rétabli… C’était un accident.

– Nous allons bien savoir quelque chose,grommela Ursen Stroëm.

Le ruban de papier bleu pâle se déroula.

Goël lut au milieu de l’anxiétégénérale :

« Le Jules-Verne a été enlevépar des bandits. Hier matin, environ une heure après que je vouseus télégraphié des nouvelles rassurantes, une troupe d’hommes enarmes est sortie du maquis, a mis le feu aux magasins et auxateliers, s’est élancée sur les travailleurs, qui ont été presquetous grièvement blessés. À ma grande indignation, j’ai reconnuparmi les assaillants un certain nombre d’ouvriers américains,naguère employés dans nos ateliers. Le mécanicien Robert Knippparaissait être à leur tête… »

– Des Américains… Robert Knipp ! …s’écria Goël… Je comprends tout, maintenant… Le ravisseur d’Edda,le voleur du Jules-Verne ne peut être que Tony Fowler… Lemystère de cette nuit s’explique : ce n’est qu’à l’aide denotre sous-marin que les misérables ont pu disparaître sirapidement !

– Je suis de l’avis de Goël, s’écriaM. Lepique.

– Quel est ce Tony Fowler ? demandaUrsen Stroëm, le visage contracté par la fureur, les poingsserrés.

Ce fut Mlle Séguy qui répondit :

– Mais, monsieur Stroëm, vous leconnaissez, ce Tony Fowler ! … C’est un des concurrentsévincés, un jeune Américain milliardaire… Il avait même réussi à sefaire présenter à vous et à Edda, qui ne pouvait le souffrir…

– C’était un des anciens camarades deGoël, ajouta M. Lepique… Et Goël lui avait sauvé la vie.

– Oui… Il voulait se suicider, parce queses plans n’avaient pas été primés au concours. Je l’en ai empêché,et, depuis, il m’a voué une haine mortelle.

– Si vous lui avez sauvé la vie, il nepeut en être autrement, fit amèrement Ursen Stroëm… Je me souviens,en effet, maintenant de ce Tony Fowler : Les plans qu’il nousavait présentés étaient parfaits dans le détail, mais neconcordaient pas pour l’ensemble… Il était facile de voir qu’ilsétaient dus à un grand nombre de collaborateurs.

Cependant, le ruban de papier bleu continuaità se dérouler. On lut le reste de la dépêche.

Pierre Auger expliquait comment il avait étéfait prisonnier. Blessé, il avait été emmené dans le maquis etattaché au tronc d’un châtaignier.

Délivré par des paysans, il avait trouvé, àson retour au golfe de la Girolata, le Jules-Vernedisparu, les ateliers en ruine, les travailleurs blessés ou enfuite, Heureusement, la cabine de la T.S.F. avait échappé auxpillards, et il s’empressait d’apprendre à M. Ursen Stroëm lafatale nouvelle.

Tout le monde était atterré.

Il fallait, au plus vite, se mettre à larecherche du sous-marin.

Pendant que l’Étoile-Polaireregagnait à toute vitesse la Girolata, les passagers tenaientconseil. Il importait tout d’abord de reconstruire un nouveausous-marin, plus rapide que celui qui venait d’être siaudacieusement volé par Tony Fowler.

De plus, Ursen Stroëm voulait retrouver, sic’était possible, le corps de l’infortuné Coquardot, que lesmatelots de quart affirmaient avoir vu tomber à la mer. Il futdécidé à ce sujet que M. de Noirtier reviendrait sur lelieu de la catastrophe et explorerait, à l’aide de sondes, le fondde la mer à cet endroit, dont le point avait été exactementrelevé.

Dès l’arrivée, on s’occupa de soigner lesblessés pendant que M. de Noirtier repartait pour alleraccomplir la mission qui lui avait été confiée.

Mlle Séguy, devenue infirmière, ne quittaitplus ses malades.

M. Lepique passait ses journées encompagnie d’Ursen Stroëm et de Goël à rédiger des notes auxjournaux, pour annoncer à l’univers entier le crime sans précédentcommis par l’Américain. Des primes considérables étaient offertes àquiconque pourrait fournir le moindre renseignement sur lesous-marin.

On avait appris, par le maître de chantierPierre Auger, que l’approvisionnement du Jules-Verne n’était pasterminé, et que la soute aux vivres serait bientôt vide. Il fallaità tout prix empêcher Tony Fowler de se ravitailler.

On télégraphia dans tous les grands ports dela Méditerranée, et le signalement de Tony Fowler et de RobertKnipp fut envoyé aux syndics, aux chefs de port, à la policemaritime, jusque dans les plus petites bourgades du littoral, ainsique leurs photographies, qu’on avait réussi à se procurer.

Dès le retour de M. de Noirtier, ondevait se mettre en campagne. Celui-ci ne tarda pas à arriver, maisil n’apportait aucune nouvelle du cuisinier Coquardot. Son cadavreavait dû être entraîné au large par les courants. Il était sansdoute devenu la proie des crustacés et des squales.

M. de Noirtier avait essayé deprendre des photographies du fond de la mer, mais la catastropheavait eu lieu à la surface d’un abîme de plus de mille mètres,au-dessus duquel il était difficile d’opérer.

Toutes les recherches demeurèrent égalementinfructueuses.

Des semaines se passèrent, et aucun navire,aucun sémaphore ne signala la présence du Jules-Verne.Ursen Stroëm et Goël commençaient à retomber dans le désespoir.

La coque de l’autre sous-marin, leJules-Verne II, improvisée, pour ainsi dire, à coups debillets de banque, en quelques semaines, s’allongeait déjà sur leschantiers.

Quant à M, de Noirtier, il avait embarqué àbord de l’Étoile-Polaire une collection de bouéesautomatiques à microphones, d’avertisseurs-torpilles électriques,et il croisait à l’entrée du détroit de Gibraltar. L’équipage avaitété doublé, et l’on veillait sans relâche à bord du yacht. Ilfallait à tout prix empêcher Tony Fowler de passer de laMéditerranée dans l’Atlantique, avant l’achèvement du secondsous-marin, auquel deux équipes d’ouvriers travaillaient nuit etjour, en se relayant.

Quand ils auraient à leur disposition leJules Verne II, Ursen Stroëm et Goël comptaient biendonner la chasse au pirate et lui arracher sa proie.

Chapitre 9OÙ L’ON REVOIT COQUARDOT

 

Coquardot, dit Cantaloup, nageaitadmirablement.

Précipité à la mer, il s’enfonça d’abord.Puis, d’un vigoureux coup de talon, il revint à la surface.

Tout de suite, ses mains s’accrochèrent à unebalustrade de fer, presque au ras de l’eau, et qui l’aida à sehisser sur une plate-forme de métal, au milieu de laquelles’ouvrait un trou circulaire.

C’est alors que Coquardot renouvela ses appelsdésespérés. Puis, illuminé d’une idée subite :

– Parbleu ! s’écria-t-il, pendantque je faisais mon plongeon, c’est par là qu’ils ont dûdisparaître, les ravisseurs de Mlle Edda…

Et, bravement, il s’engagea dans l’ouverturesombre, au moment précis où celui de ses adversaires qui l’avaitprécipité du pont de l’Étoile-Polaire le rejoignait etallait sans doute lui faire un mauvais parti.

L’inconnu étouffa un juron, et s’engouffra àson tour dans le « trou d’homme » dont il rabattit surlui le couvercle caoutchouté.

Coquardot, qui avait descendu un petitescalier de fer assez rapide, se trouva dans un couloir de métal,au milieu d’épaisses ténèbres. Il perçut un bruit d’eau quis’engouffre, et sentit osciller la masse du navire. Le sous-marinvenait de remplir ses « water-ballast » ens’enfonçant.

Coquardot, dit Cantaloup, était de cette racede Méridionaux dont le danger ne fait qu’accroître l’enthousiasmeet le bavardage.

– Ah ! les coquins !s’écria-t-il, ils ont enlevé Mlle Edda ; ils se croient sûrsdu triomphe !… Ils ont compté sans moi, troun de l’air !… Ils ne savent pas que, dans notre patrie, on est brave partradition… Vatel avait son épée ; moi, j’ai mon revolver.

Et Coquardot se campa dans une encoignure, lejarret tendu, le revolver à la main, sans réfléchir que lescartouches de son arme avaient été irrémédiablement endommagées parl’eau de mer.

Qu’ils viennent ! s’écria-t-il, en sesecouant comme un chien mouillé.

Son attente ne fut pas de longue durée.Brusquement, au plafond du couloir, une lampe électrique s’alluma.Coquardot se trouva en présence de l’adversaire aux formesherculéennes, qui, quelques minutes auparavant, venait de leprécipiter à la mer.

– Robert Knipp !… s’écria-t-il.Ah ! c’est toi, canaille ! Toi qui as mangé le paind’Ursen Stroëm… Attends un peu ; je vais te faire tonaffaire !

Et il s’avança l’arme haute contrel’Américain.

Robert Knipp, dont la bravoure n’était pas laqualité principale, battit prudemment en retraite. Coquardot,encouragé, lui donna la chasse ; et se ressouvenant à proposde ses leçons de chausson et de boxe française, il détacha à RobertKnipp un formidable coup de pied bas. L’Américain trébucha ets’étala les quatre fers en l’air.

Coquardot, tout glorieux, se précipitait déjàpour mettre le pied sur la poitrine de son adversaire, et il criaitdéjà : « Rends-toi, coquinasse ! » lorsqu’il sesentit empoigné par trois hommes vigoureux qui le désarmèrent, leficelèrent comme un simple saucisson d’Arles, et l’emportèrent,malgré ses cris, dans une étroite cabine métallique, dont ilentendit la porte caoutchoutée se refermer sur lui.

Des heures et des heures se passèrent…Coquardot grinçant des dents, épuisant tous les jurons duvocabulaire marseillais, attendit vainement qu’on vînt ledébarrasser des liens qui lui entraient dans la chair et ledélivrer…

De guerre lasse, et de fatigue aussi, il finitpar s’endormir.

Surprise, épouvantée, à demi étouffée, Eddaavait perdu connaissance. Quand elle revint à elle, et qu’elle eutjeté sur les objets environnants des regards surpris, elle nereconnut pas tout d’abord le lieu où elle se trouvait. La lueur deslampes électriques lui montrait une sorte de cabine ovale, auplafond bas, et aux meubles peu nombreux.

Elle était étendue sur une confortablecouchette, munie d’un matelas pneumatique.

Edda regarda quelque temps autour d’elle avecégarement. Ses sourcils se fronçaient dans un effort de volonté.Brusquement, elle poussa un cri… Ses regards venaient de s’arrêtersur un panneau qui portait en grosses lettres le motJules-Verne et la devise choisie par Goël et Eddaelle-même :

Mergitur sed fluctuat

Le nom du navire et sa devise se trouvaientrépétés partout, jusque sur les objets d’ameublement.

À ce moment, la porte de la cabine s’ouvritsous une brusque poussée, et Tony Eowler, exultant dans l’insolencede son triomphe, s’avança jusqu’auprès de la jeune fille.

– Ah ! ah ! ricana-t-il, votreévanouissement est donc dissipé !… J’en suis véritablementcharmé !

Et comme Edda ne répondait au misérable quepar un regard d’indignation.

– Vous savez où vous êtes, continua-t-il…Eh bien ! oui, Edda Stroëm, vous êtes à bord de ceJules-Verne, construit à si grands frais par votre père,sous la direction de votre fiancé… J’avoue que c’est un sous-marinmerveilleusement compris. Aussi, je me félicite de m’en êtreemparé !

– Vous êtes le dernier des forbans !murmura Edda, frémissante de colère… Il est vraiment heureux pourvous que je n’aie aucune arme à ma portée… Je vous tuerais comme unchien !

– Le temps adoucira ces bellesrévoltes ! … Le temps éteindra ces indignationsgénéreuses !

Et, changeant brusquement de ton, Tony Fowlerajouta :

– Écoutez, miss Edda, il faut bien vousmettre une chose en tête… Je suis maître de votre personne, commeje suis maître de ce navire, construit par un homme que l’on m’ainjustement préféré… Je suis yankee ; je vais droit aubut…

– J’aime Goël Mordax ! Jamais je nevous épouserai ! … Mon père et mon fiancé sauront bien medélivrer.

– Cela, j’en doute fort !… En toutcas, vous êtes en mon pouvoir… Je veux bien vous accorder uncertain délai pour consentir, de bonne grâce, à notre union, pourvous donner le temps de vous accommoder à un brusquechangement.

– Jamais !

– Vous oublierez Goël… Je le veux… Jel’ordonne ! … Vous m’épouserez et vous me réconcilierez avecvotre père… J’ai juré que vous vous soumettriez, et vous voussoumettrez !

– Plutôt mourir !

Tony Fowler eut un sourire de mépris.

– Vous me paraissez un peu exaltée,dit-il… Vous vous résignerez peut-être plus vite que vous ne lecroyez… Sur ce, je vous salue… Je vous ai dit ce que j’avais à vousdire… Je vous laisse y réfléchir tout à votre aise…

Et Tony Fowler s’en alla comme il était venu,c’est-à-dire sans saluer et en claquant brutalement la porte.Derrière lui, des verrous grincèrent. Edda demeura seule, dans saprison.

Le départ de Tony Fowler apporta un immensesoulagement à la jeune fille.

Maintenant, elle savait à quoi s’en tenir, saposition lui semblait moins désespérée. Elle était beaucoup tropcourageuse pour se laisser abattre. En outre, elle ne renonçait pasà l’espoir de s’évader. Elle était sûre que Goël et Ursen Stroëmtenteraient l’impossible pour la délivrer. Elle s’affermit dans sarésolution de résister à Tony Fowler.

Elle en était là de ses réflexions, quand laporte de sa chambre se rouvrit. Un lad entra, chargé d’un plateau.Le repas qu’il apportait était presque exclusivement composé deviandes de conserve.

– Vous pouvez remporter tout cela,ordonna t-elle, hautaine… Je n’en ai nul besoin.

L’Américain reprit flegmatiquement sonplateau, s’en retourna, et alla rendre compte à son maître de lafaçon dont il avait été reçu.

– Laissez-la faire, dit Tony Fowler…Quand la faim se fera sentir un peu plus vivement, cette charmantepersonne se décidera bien à manger.

Edda redoutait maintenant Fowler, au point dele croire capable de se servir contre elle des pires expédients.Aussi, le soir venu, bien qu’elle souffrît cruellement de la faim,refusa-t-elle de nouveau de goûter au repas qu’on luiapportait.

Edda était très affaiblie. Elle avait lafièvre. Ses oreilles bourdonnaient, la faim la torturait.

Elle s’était assise sur le divan circulaire dela cabine et elle réfléchissait mélancoliquement à sa situation,lorsque son attention fut éveillée par un grand panneau de métalovale qui faisait face à la couchette.

Ce panneau mobile recouvrait une vitre decristal épais, qui permettait de contempler le fond de la mer. Eddan’ignorait pas ce détail. En compagnie de Goël, elle avait étudiétoutes les parties du Jules-Verne.

L’idée lui vint de faire diversion à sessouffrances et à son chagrin, en contemplant les paysagessous-marins. Elle appuya sur un ressort : le panneau mobiles’écarta. Un féerique spectacle s’offrit aux regards de la jeunefille.

En construisant le Jules-Verne, Gaëlavait résolu le difficile problème de la vision sous-marine.

Plus on descend dans les couches profondes del’Océan, plus l’obscurité devient épaisse.

Pour le navigateur sous-marin, les objets,d’abord brouillés, finissent par disparaître dans une brume, qui,de grisâtre, devient tout à fait opaque. Le sous-marin a beau êtremuni, à l’avant et à l’arrière, de puissants appareils électriques,comme il se trouve dans le cône de lumière produit par ses fanaux,le navigateur ne discerne autour de lui que des zones de ténèbres,coupées d’une aveuglante bande de lumière, qui ne peut luipermettre la vision de ce qui l’entoure.

Goël avait paré à cet inconvénient de la façonla plus simple et la plus ingénieuse… Douze torpilles-vigies, quele timonier pouvait à volonté écarter ou rapprocher du navireévoluaient tout autour de sa coque, dans un rayon de cent à deuxcents mètres. Goël, à la prière de M. Lepique, avait donné àses torpilles-vigies, le nom de fulgores. Et, en effet, elleséclairaient les paysages sous-marins que traversait le Jules-Verned’un éclat fulgurant.

Ces appareils, qui étaient eux-mêmes deminuscules sous-marins indépendants, reproduisaient, perfectionnéspar Goël, quelques-uns des dispositifs des sondes planigraphiqueset des vigies protectrices, inventées par les ingénieurs Maquaireet Grecchioni. Ils étaient à la fois très simples et trèsingénieux.

Chaque fulgore se composait essentiellementd’un flotteur à contrepoids, muni des mêmes appareils de locomotionque les torpilles autonomes. Une petite machine électrique,qu’alimentaient les accumulateurs du Jules-Verne, grâce à unsystème de transmission sans fil, faisait mouvoir leurs hélices etfournissait la lumière à leurs puissants fanaux électriques. Deplus, ils étaient munis de microphones et de palpes en caoutchoucdurci.

Le timonier du Jules-Verne avaitdevant lui une série de boutons de porcelaine disposés en clavier,et grâce auxquels, d’une simple pression de doigt, il commandaitsans fatigue la manœuvre des fulgores. Ainsi escorté de ces sortesde mouches lumineuses, le sous-marin passait au milieu d’un largenimbe de clarté qui permettait au timonier, installé dans sa cagede cristal, de diriger son navire aussi sûrement qu’en pleinsoleil.

Au moment où Edda avait poussé le panneau, leJules-Verne filait à une allure modérée, entre les taillispétrifiés, entre les arborisations roses, couleur de lait, etcouleur de sang d’un massif de coraux. Les fulgores éclairaient defantastiques avenues, des clairières de rêve, où les tubipores, lesastrées, les fongies, les iris et les mélittes formaientd’éblouissants tapis de pierreries et de fleurs. Des poissons,étincelants de mille couleurs chatoyantes, se jouaient dans cetteforêt rose ; des raies épineuses et des squales, des méduses,des poulpes et des calmars évoquaient, avec leurs formestourmentées, quelque cauchemar d’un conte japonais. Sur le sol,rampaient des tortues, des lamproies, et des congres énormes etféroces.

Brusquement, la forêt de coraux disparut. LeJules-Verne passait au-dessus d’un fond vaseux encombréd’épaves, que les courants avaient entraînées et, pour ainsi dire,centralisées dans cet abîme. Les fulgores baignaient de leursétincelantes nappes électriques tout un chaos de mâts rompus, decoques éventrées, dont quelques-uns flottaient entre deux eaux…Autour de ces épaves, c’était un amoncellement l’ancres, decaisses, de canons, de boulets, de cylindres, de garnitures de fer,d’hélices tordues, de débris de toute espèce.

Ce cimetière de l’Océan avait quelque chose demacabre. Ces navires sombrés là depuis des années, depuis dessiècles, et empâtés par des concrétions calcaires, semblaientrecouverts d’une couche de craie. Dans les agrès des voiliers,entre les cheminées des paquebots, évoluaient des poulpes et desrequins.

Edda se sentit frissonner ; et son cœurse serra devant ce lamentable spectacle.

Mais, déjà, le Jules-Verne pénétraitsous les riants arceaux d’une forêt d’algues géantes au feuillagevert et brun.

Puis, ce fut un massif de rocs déchiquetés,entre lesquels s’ouvraient de mystérieuses cavernes inviolées.D’instant en instant, le merveilleux spectacle se renouvelait.C’était une succession de décors tous plus féeriques et plusinattendus les uns que les autres.

Au bout d’une heure, Edda, brisée de fatigue,finit par fermer le panneau de métal. Elle se jeta sur sacouchette, où elle ne tarda pas à tomber dans un profondsommeil.

En se levant, après quelques heures d’un reposagité, Edda se sentit défaillir. Ses jambes fléchissaient souselle ; elle était en proie à des crispations nerveuses.

Elle se traîna jusqu’à la glace et se vit pâlecomme une morte. La fièvre qui la minait faisait brillerétrangement ses beaux yeux glauques. Une énergie maladive luirevenait. Elle se promena quelque temps, à grands pas, à travers lacabine. Puis, d’un mouvement tout instinctif, elle s’approcha de laporte et essaya de l’ouvrir.

À sa grande surprise, la porte céda. Soit parnégligence, soit intentionnellement, on avait oublié de pousser leverrou extérieur.

La jeune fille s’aventura dans lecouloir ; et, se dirigeant du côté où elle savait devoir setrouver le poste de l’équipage, elle interpella le premier matelotqu’elle rencontra.

– Je suis la fille du milliardaire UrsenStroëm, s’écria-t’elle avec égarement. Aidez-moi à me rendre libre,et non seulement mon père vous pardonnera, mais encore, il vousrécompensera royalement… Il vous donnera un million, deux millions…Il partagera sa fortune avec vous ! … Il vous la donnera toutentière !

L’homme, un des Américains embauchés parRobert Knipp, écoutait ces propositions avec un intérêt visible.Edda commençait à entrevoir un faible espoir.

Brusquement, Tony Fowler survint accompagné deRobert Knipp. Tous deux avaient le revolver à la main.

– Retirez-vous ! ordonna Fowler aumatelot… Et vous, miss Edda, rentrez dans votre cabine… Jel’exige !

En même temps, les deux misérablesempoignaient la jeune fille par le bras, et l’entraînaient.

– Non, je ne me tairai pas !…s’écria Edda. Au secours ! Au secours ! Dix millions àqui sauvera la fille d’Ursen Stroëm !

Tony Fowler écumait de rage. Il connaissaittrop bien les misérables qu’il avait embauchés, pour ne pas savoirqu’ils ne se feraient aucun scrupule pour le trahir, du momentqu’il y aurait des dollars à gagner.

– Allez-vous vous taire !hurla-t-il, au paroxysme de la colère.

Et tordant les poignets délicats de la jeunefille, il essayait d’étouffer ses cris et ses appelsdésespérés.

À ce moment, on entendit un vacarmeépouvantable. Des appels répondirent à ceux d’Edda.

– Mademoiselle, je suis là !… Je nevous abandonne pas ! Tenez bon !…

– Coquardot ! s’écria Edda, est-cevous ?

– Lui-même… Coquardot, dit Cantaloup, deMarseille… Tout à votre service, quoique prisonnier, comme vous, deces gueux d’Américains !

Edda n’en put entendre davantage… D’unebrutale poussée, Tony Fowler et Robert Knipp l’avaient jetée danssa cabine, dont ils avaient refermé la porte à double tour.

Chapitre 10LA GEÔLE SOUS-MARINE

 

Depuis qu’il était prisonnier, Coquardotdonnait un mal énorme à ses geôliers. Ils se repentaient sûrementde n’avoir pas commencé par l’abattre à coups de revolver, ce qui,maintenant, n’était plus possible.

D’abord, Coquardot avait commencé par user, enles frottant patiemment contre la muraille de tôle de son cachot,les cordes qui lui liaient les mains. Une fois libre de sesmouvements, il s’était mis à inventorier avec soin les objets quil’entouraient.

La cellule qui servait de prison au pluscélèbre cuisinier de l’Europe était une sorte de grand placard oùse trouvaient entassés, au hasard, des pots de peinture, desécrous, des boulons et des barres d’acier.

Parmi ces objets disparates, Coquardot avaitchoisi, pour s’en faire une arme, une barre de fer, d’environ unmètre cinquante de long et il s’en servait pour faire un vacarmeépouvantable, ébranlant le plafond, les parois et le dallagemétallique de sa prison. C’était à faire croire qu’il allaitfausser les plaques d’acier et y faire un trou.

Pour le forcer à se tenir tranquille, TonyFowler donna l’ordre qu’on lui apportât à manger.

Coquardot s’empara des vivres, mais assomma leporteur plus qu’à moitié. Les Américains décidèrent qu’ils seprécipiteraient sur le cuisinier, pendant son sommeil, en pleinenuit, et qu’ils lui brûleraient la cervelle.

Ils avaient compté sans leur hôte. Au momentde l’exécution de ce beau projet, Coquardot, parfaitement réveillé,tomba sur les agresseurs avec sa barre de fer, et en éclopa deux outrois.

Tony Fowler, furieux, lui annonça qu’on allaitle prendre par la famine. Coquardot, nullement effrayé, répliquaqu’il allait démolir les cloisons et crever le bordage intérieur dusous-marin et qu’il avait pour cela les outils nécessaires.

Coquardot faisait cette dernière menace dansle but d’intimider ses adversaires. Il savait fort bien que lebordage extérieur était beaucoup trop solide pour qu’il pûtparvenir à le percer. Cela ne l’eût pas, d’ailleurs, avancé àgrand-chose, puisque le Jules-Verne était divisé en huitcompartiments étanches, communiquant entre eux par des portes d’unsystème de fermeture hermétique et instantané.

Néanmoins, comme Tony Fowler et ses complicesne savaient pas au juste de quels outils Coquardot pouvaitdisposer, sa menace fit un certain effet.

Pour donner créance à ses dires, Coquardotimitait, en faisant grincer sa barre de fer contre la tôle, lebruit du vilebrequin. Puis il cessait brusquement ce travail, pourse mettre à frapper de grands coups sourds, à la grande colère desAméricains, qu’il ne cessait d’accabler de menaces et d’injures,dans le plus pur patois marseillais, et auxquels il ne laissait pasune minute de répit.

Les choses en étaient là ; et lasituation menaçait de durer encore longtemps, lorsque Coquardotavait reconnu la voix d’Edda Stroëm. Il put parvenir, à force decrier, à lui faire savoir sa présence à bord.

Après avoir enfermé Edda, Tony Fowler etRobert Knipp se rendirent dans le grand salon duJules-Verne, pour y délibérer. Cette magnifique pièce, auxboiseries claires, était ornée d’une bibliothèque et de vitrinesencore vides de leurs livres et de leurs collections.

Elle était à peine meublée. Le vol duJules-Verne n’avait pas permis aux ouvriers d’en terminerl’aménagement.

Les deux Yankees s’assirent, non loin d’unsomptueux bureau, sur des caisses de bois blanc encore pleines, etqui renfermaient des livres et des appareils qu’on n’avait pasencore eu le temps de déballer. Tony Fowler était dans un étatd’extrême irritation.

– Qu’allons-nous faire de cet imbécile deCoquardot, s’écria-t-il… de ce cuisinier stupide etridicule ?… C’est un véritable enragé !

– Ma foi, je n’en sais rien… Maintenantque miss Edda est instruite de sa présence, il ne serait pasprudent de le faire disparaître.

– Ne me parlez pas de miss Edda… Je suisfurieux à la pensée du danger qu’elle vient de nous faire courirpar ses offres de millions aux hommes de l’équipage !

– Ce sont des offres tentantes, fitRobert Knipp d’un ton singulier.

– Oh ! je sais, fit amèrement TonyFowler, que vous êtes un être vénal…

– Il ne s’agit pas de cela… Vous savezbien que je ne puis vous trahir, puisque je suis votre complice etle principal instigateur du vol du Jules-Verne… Parlonsplutôt sérieusement… Permettez-moi de vous le dire, vous ne vousêtes pas montré habile envers miss Edda…

– Comment cela.

– Mais oui, vous l’avez brutalisée,menacée… Elle est d’un caractère très fier et très décidé ;elle mourrait plutôt que de céder.

– Il y a une part de vérité, dans ce quevous dites… Mais que feriez-vous à ma place ?

– Je me montrerais plein deprévenances ; je jouerais la comédie du repentir et de l’amourpassionné ; je lui laisserais même une certaine liberté àl’intérieur du navire… Vous êtes bien sûr qu’elle ne s’échapperapas à la nage… Vous avez la partie belle pour vous montrermagnanime.

L’ingénieur ne répondit rien. En lui-même, iltrouvait fort justes les observations de Robert Knipp.

Les deux complices demeurèrent une heureentière à discuter. Puis, Tony Fowler sortit du salon et se dirigeavers la cabine d’Edda.

À sa grande surprise, il trouva la jeune filletrès pâle, mais calme et presque souriante. La certitude de laprésence de Coquardot à bord avait ranimé tout son courage, touteson énergie.

– Alors, miss Stroëm, demanda Tony avecune obséquiosité toute différente de son attitude de la veille,vous refusez toujours de prendre de la nourriture ?

– J’ai changé d’avis. Je mangerai ;mais à une condition…

– Pourvu que vous ne me demandiez pas laliberté, cette condition est acceptée d’avance.

– Je veux, dit Edda avec fermeté, nemanger que des mets préparés par mon maître d’hôtel Coquardot, etn’être servie que par lui… Il faut que vous me garantissiez qu’ilne lui sera fait aucun mal, qu’il sera bien traité et libre dansl’intérieur du Jules-Verne. Il faut que vous me promettiezque je pourrai m’entretenir avec lui quand cela me plaira.

– Mais, vous profiterez de cela pourtramer des projets d’évasion ?

– C’est à vous de faire bonne garde…C’est une piètre ironie, d’ailleurs de votre part, de parlerd’évasion… On ne s’évade pas au fond de la mer.

Tony Fowler parut hésiter quelques instants.Puis, feignant de prendre brusquement son parti :

– Vraiment, miss Edda, je n’ai pas lecourage de vous refuser quoi que ce soit… Vous faites de moi toutce que vous voulez… Ah ! si vous saviez comme je vousaime !

– Vous avez une singulière façon de meprouver votre amour, répondit Edda avec amertume.

– Je regrette profondément le crime quej’ai commis en vous arrachant à votre famille et en vousséquestrant. Mais, il faut l’imputer à la violence même de mapassion pour vous… J’espère qu’un jour…

– Laissons ce sujet, je vous prie… Vousavez promis de délivrer mon fidèle maître d’hôtel. Il serait tempsde vous exécuter.

Tony Fowler, très satisfait de sa nouvelletactique, se dirigea, suivi d’Edda, vers la cellule de Coquardot,qui avait recommencé à battre le rappel avec sa barre de fer, etfaisait un tapage infernal.

Ce ne fut pas sans peine qu’on le décida àquitter son asile. Il fallut qu’Edda elle-même lui parlât, etl’informât du besoin urgent qu’elle avait, de ses services.

En sortant de sa cellule, Coquardot, trèsthéâtral dans l’expression de ses sentiments, mit un genou enterre ; et les larmes aux yeux, il embrassa gravement la mainde Mlle Stroëm…

Malgré l’emphase et la verbosité duMéridional, Edda était profondément touchée du dévouement et ducourage dont il venait de faire preuve. Pendant qu’elle regagnaitsa cabine, Coquardot se précipitait vers la cuisine, située àl’avant, et installée électriquement. Il bouscula avec autoritél’Américain, jusque-là chargé des fonctions de steward et demaître-coq à bord du Jules-Verne.

– Ôtez-vous de là, mon garçon, lui dit-ild’un air de souverain mépris… Je parie que votre office est desplus mal fournis.

Et comme l’Américain, effaré de cette subiteinterversion des rôles, désignait une armoire pleine de boîtes enfer-blanc.

– Peuh ! dit Coquardot, c’est bience que je pensais… Rien que des endaubages et de la conserve… Vousavez bien, au moins du Liebig ou un bouillon concentréquelconque ? Faites-en chauffer immédiatement… Vous m’ouvrirezune boîte de légumes secs… Pendant ce temps, je vais voir s’il nes’est rien pris dans les dragues…

Ces dragues laissées à la traîne à l’arrièredu Jules-Verne étaient des engins de pêche trèsperfectionnés, que Coquardot avait eu l’occasion de voir à la baiede la Girolata. Leur rapport était d’autant plus sûr qu’une foulede poissons se précipitaient immanquablement dans leurs mailles,attirés par l’éclat électrique des fulgores et du fanal d’arrièredu Jules-Verne.

Coquardot, dont Tony Fowler et Robert Knippsuivaient tous les mouvements avec méfiance, revint, pliant sous lepoids d’une vaste corbeille, remplie des meilleures variétés depoissons de la Méditerranée.

Il y avait des turbots, des dorades, desrougets ; de ces rougets que les Romains payaient jusqu’à dixmille sesterces – des rascasses épineuses, et jusqu’à deux ou troislangoustes et une petite tortue de la Méditerranée, dite cacouanne.Un quart d’heure plus tard, une embaumante odeur de bouillabaisses’échappait de la cuisine, et paraissait produire une grandeimpression sur les hommes de l’équipage.

Quand Coquardot traversa le couloir, enportant le dîner d’Edda dans un plat couvert, les Américains lesuivirent jusqu’à la porte de la cabine, avec un reniflement desplus significatifs. Ces rudes Yankees, habitués au rosbif et aujambon, aux nourritures solides et lourdes, n’avaient jamais rienflairé d’aussi délicieux. Il est vrai qu’une bouillabaisse, faitepar les propres mains de Coquardot ne pouvait être qu’unchef-d’œuvre. Coquardot, très perspicace de sa nature, s’aperçuttout de suite de l’impression qu’il avait produite ; et ilrésolut de tirer parti de ses talents culinaires.

Le soir même, les quinze hommes de l’équipagedu Jules-Verne dînaient comme jamais ils n’avaient dîné de leurvie, sauf peut-être le jour du banquet offert par Ürsen Stroem.

Deux jours après, Coquardot était enexcellents termes avec tout le monde, même avec Robert Knipp, mêmeavec Tony Fowler.

Ces derniers appréciaient d’autant mieux lesavoir-faire du cuisinier, qu’ils voyaient arriver le moment où ilsallaient être forcés de se nourrir exclusivement de poissons.

Lorsque le Jules-Verne avait étécapturé, l’embarquement des vivres était à peine commencé. Lesconserves, arrimées dans la cambuse, étaient en quantité si minimequ’elles toucheraient à leur fin dans quelques jours. Tony Fowler,pensant avec juste raison qu’il était poursuivi, n’osait fairerelâche nulle part pour se ravitailler.

Tony Fowler avait bien d’autres sujetsd’inquiétude. Il voulait, au plus vite, sortir de la Méditerranéeet gagner New York ou Baltimore.

– En Amérique, s’était-il dit, mon père,en sa qualité de milliardaire, est tout-puissant. Il prendra faitet cause pour moi. Et le gouvernement de l’Union ne consentira pasà accorder mon extradition.

– jamais les Yankees ne vousdésavoueront, avait ajouté Robert Knipp… Officiellement, on blâmeravotre geste ; mais jamais personne n’osera vous arrêter… Vouspourrez aisément vous ravitailler dans les ports de l’Union, etprolonger la situation tant qu’il vous plaira.

Par malheur, pour se rendre en Amérique, ilfallait traverser l’Atlantique, et passer par le détroit deGibraltar, où Tony Fowler craignait qu’on ne lui eût préparé uneembuscade. Il aurait fallu aller très vite et leJules-Verne n’était pas un torpilleur submersible à grandevitesse, mais un appareil d’exploration, que son poids considérableet ses formes arrondies rendaient impropre à la marche.

Tony Fowler, peu familiarisé avec lanavigation sous-marine, et ayant affaire à des appareils d’unmaniement délicat, était obligé d’évoluer avec la lenteur la pluscirconspecte.

Enfin, le Jules-Verne était traquédans toute la Méditerranée. Une fois, Tony Fowler, installé près dutimonier, à la chambre noire du téléphone électriquement relié à unmiroir installé sur un flotteur insubmersible, qui lui permettaitde voir l’horizon, sans remonter à la surface avait nettementdistingué l’Étoile-Polaire. Le yacht était même assezrapproché pour que le Yankee pût distinguer, sur le pont, UrsenStroëm, Goël et M. Lepique. Il avait été épouvanté et avaitimprimé aux hélices du Jules-Verne leur vitesse maxima, pours’éloigner au plus vite.

Une autre fois, en longeant les côtes deSardaigne, le Jules-Verne avait heurté, entre deux eaux,une sonde planigraphique de sûreté, certainement disposée là poursignaler le passage du sous-marin.

À l’aide des grappins automatiques du bord,les hommes de l’équipe avaient pu s’emparer de la minusculetorpille. Mais le même fait pouvait se reproduire d’un jour àl’autre. Tony Fowler était dans des transes continuelles.

– Jusqu’à ce que nous soyons entrés dansl’Atlantique, répétait-il à Robert Knipp, il n’y a pas de sécuritépour nous !…

Talonné par la peur, Tony Fowler avait ordonnéque le Jules-Verne ne naviguât en surface que la nuit.Était-ce encore par économie, afin de renouveler la provision d’airrespirable du bord, sans user l’air liquide et les produitschimiques en réserve dans les soutes.

C’était donc seulement une fois le soleilcouché que le Jules-Verne éteignant ses fulgores et sesfanaux, et allégeant ses « water-ballast », mettait enjeu ses hélices horizontales. Il abandonnait les profondeurs, etcomme un gigantesque cétacé, venait remplir d’oxygène pur lesvastes cavités métalliques, qui lui tenaient lieu de poumons.

Quelquefois, avec la permission de sonravisseur, Edda montait sur la plate-forme du sous-marin, encompagnie du fidèle Coquardot, qui mettait en œuvre toute safaconde méridionale pour converser avec la jeune fille, et pourl’aider à conserver quelque espoir.

– Allons ! Mademoiselle, luidisait-il, ne soyez pas si mélancolique, troun de l’air ! …Ces coquins ne pourront aller bien loin, avec nous. Ils n’ontpresque plus de vivres. Je le sais, mieux que personne. D’ailleurs,votre père et votre fiancé doivent vous chercher.

Edda secouait tristement la tête. Coquardotajoutait mystérieusement :

– Vous savez que je travaille les gens del’équipage ! … Vous verrez qu’un beau jour, grâce auxpromesses que je leur fais, ils ficelleront les deux coquins quileurs servent de chefs, et qu’ils nous mettront en liberté.

Edda souriait sans répondre. Il y avait dixjours qu’elle était à bord du Jules-Verne… Devait-elleabandonner tout espoir ? Qui pourrait la sauver ?… Etcomment y parviendrait-on ?…

Partie 2
LA BATAILLE SOUS-MARINE

Chapitre 1LE « JULES-VERNE II »

 

La façon dont avançaient les travaux duJules-Verne II tenait véritablement du prodige… Trouvant qu’avecdeux équipes d’ouvriers, une pour le jour et l’autre pour la nuit,le montage et l’agencement du sous-marin n’allaient pas encoreassez vite, Ursen Stroëm et Goël Mordax avaient triplé le nombredes travailleurs.

La construction du second sous-marin devaitavancer beaucoup plus rapidement que celle du premier. Toutl’outillage spécial existait et certains appareils délicats dontl’exécution avait demandé plus d’un mois pour le Jules-VerneI pouvaient être maintenant fabriqués en quelques jours.

Maintenant, une véritable petite ville,presque entièrement construite en bois et en carton bitumé,occupait les rives, encore sauvages naguère, du golfe de laGirolata.

Ce pittoresque amas de cahutes et d’ateliers,improvisés en quelques jours, avait jailli de terre comme un décorde féerie au coup de sifflet du machiniste, par la puissance desmillions d’Ursen Stroëm et grâce à l’énergie de Goël Mordax.

Certains des ateliers, expédiés de Paris parune société de constructions démontables, avaient pu être édifiésen quelques heures. Jamais l’alliance féconde du capital et del’intelligence n’avait produit de plus merveilleux résultats.

Admirablement choisis et disciplinés, lesouvriers travaillaient avec un zèle incroyable. Jamais, parmi eux,ne s’élevait le moindre murmure, la moindre récrimination. Et GoëlMordax, qui possédait au plus haut point le génie del’organisation, avait arrangé les choses de telle sorte que jamaisil n’y avait une minute de perdue. Quand une équipe allait prendreson repas ou se reposer, une autre équipe toute prête prenaitimmédiatement sa place et le travail ne souffrait pas un instantd’interruption. Tous les ouvriers, depuis le dernier des manœuvresjusqu’aux contremaîtres et aux chefs de travaux, étaient stimuléspar des primes proportionnées à leur labeur. Ceux qui parvenaient àdiminuer, ne fût-ce que d’une heure, le temps prévu pourl’exécution de telle ou telle pièce sur les devis de Goël Mordax,arrivaient facilement à doubler la rétribution, déjà considérable,de leurs heures ordinaires de travail.

Goël se multipliait. Ne prenant plus, chaquenuit, que quelques heures de repos, il passait littéralement sa viesur les chantiers ; et, quand il allait dormir, brisé defatigue, assourdi par le vacarme des marteaux, les yeux brûlés parla réverbération des lampes électriques et des lanternes àacétylène, il était immédiatement remplacé par Ursen Stroëm. Decette façon, les travailleurs n’étaient jamais seuls. Jamais lamoindre velléité de paresse ou de négligence ne pouvait se glisserparmi eux.

Bien loin d’être mécontents de se voir ainsitarabustés, les ouvriers étaient enchantés de la présence de leurspatrons ; car Ursen Stroëm, et Goël étaient aussi généreuxenvers les travailleurs sérieux qu’ils étaient prompts à sedébarrasser des fainéants, et des mauvaises têtes. Grâce à cesefforts acharnés, le Jules-Verne II prenait forme ettournure, pour ainsi dire à vue d’œil.

La fièvre d’activité et de labeur quedépensait ainsi Goël Mordax était pour lui une façon d’attaquer lapeine dont il souffrait et de se redonner à lui-même du courage, dese bien persuader que sa chère Edda n’était pas définitivementperdue pour lui, qu’il la retrouverait, et qu’il tirerait vengeancede son ravisseur.

– Vous allez voir, répétait-il vingt foispar jour à Ursen Stroëm, dès que le Jules-Verne II seraterminé, quelle chasse terrible nous allons donner à cet infâmepirate de Tony Fowler !… Je ferai construire, j’inventerais’il le faut des appareils pour le dépister et pour le traquer, aufond même des abîmes de l’Océan.

– Sans doute, répondait Ursen Stroëmd’une voix faible : je sais, mon cher Goël, que vous êtes unhomme de génie, que vous tenterez l’impossible… Et j’ai confianceen vous.

Mais le milliardaire prononçait ces parolesd’un ton si veule et si navré que, malgré toute sa puissance devolonté, Goël sentait passer en lui le souffle glacial dudésespoir. Il en venait à se demander si vraiment Edda n’était pasmorte ; et si les surhumains efforts tentés pour la retrouverne seraient pas dépensés en pure perte.

Depuis la disparition de sa fille, UrsenStroëm avait bien changé. Cet homme aux muscles athlétiques, aucerveau fortement organisé pour le vouloir et pour l’action,semblait avoir perdu tout ressort et toute vigueur. En quelquesjours, il avait vieilli de dix ans. Sa longue barbe couleur d’ambres’emmêlait maintenant de fils d’argent. Son regard était devenuterne et sans chaleur ; ses gestes s’étaient faits lents, sesrésolutions indécises.

Lui, qui avait résisté aux souffrances detoute une vie d’aventures, qui avait triomphé du froid, de la faim,des sauvages et des bêtes fauves, des tempêtes et des glaces duPôle, se trouvait maintenant faible et désarmé comme un enfant. Ilsuivait sans les discuter, et pour ainsi dire avec une docilitépassive, toutes les idées que lui suggérait Goël mais il n’avaitaucune foi dans le succès.

Il gardait, pendant des jours entiers, unsombre mutisme ; et des idées de suicide commençaient à lehanter. Chaque semaine, son désespoir et sa tristesse se faisaientplus profonds. Heureusement, ses amis veillaient sur lui. Ilss’efforçaient, par tous les moyens possibles, de relever soncourage abattu. M. Lepique et surtout Mlle Seguy étaientdevenus les compagnons assidus du Norvégien. Ils le suivaientpartout où il se rendait, pour l’empêcher de rester livré àlui-même.

Mlle Séguy en cette occasion faisait preuved’un véritable dévouement. Aimant Edda à la façon d’une sœur aînée,elle se contraignait pour arriver à cacher à Ursen Stroëm toutel’étendue de son propre chagrin.

– Croyez-moi, disait-elle parfois àM. Lepique, il y a des moments où je suis tout aussidésespérée au sujet d’Edda que son père lui-même… Je fais desefforts inouïs pour le consoler, mais je crains bien que nous nerevoyions jamais la pauvre disparue !

– Vous avez absolument tort, répliquaitM. Lepique avec feu… Ne vous avons-nous pas cent foisdémontré, Goël et moi, qu’Edda doit être saine et sauve ?

– Peut-être… Mais il faudrait rattraperTony Fowler ! Il se passera encore bien du temps avant qu’onne puisse commencer à le poursuivre !

– Cela viendra.

– Oui… mais, d’ici là, le misérable auraeu le temps de se mettre en sûreté avec sa prisonnière, et nous nereverrons plus la pauvre Edda.

Mlle Séguy éclatait en sanglots. Mais sitôtqu’elle apercevait Ursen Stroëm, elle essuyait furtivement seslarmes et s’efforçait de prendre un visage souriant. Sa bonnehumeur d’autrefois avait fait place à une profonde tristesse. Il yavait bien longtemps qu’elle ne s’était permis la moindretaquinerie envers M. Lepique.

Quant à celui-ci, qui, avec une foi aveugledans les promesses de Goël, était absolument sûr de la délivranced’Edda, plus sûr que Goël lui-même, il se mettait en quatre, maisvainement d’ailleurs, pour faire partager à tous sa superbeconfiance. On souriait de sa naïveté et de son enthousiasme degrand enfant, mais on ne le croyait qu’à demi, M. Lepiqueavait voué une haine féroce à Tony Fowler. Il se jurait, au moinscent fois par jour, que cet écumeur de mer, ce pirate, ce voleur desous-marin ne mourrait que de sa main. Ses nuits d’insomnies sepassaient à chercher des supplices raffinés, capables de punircomme ils le méritaient les forfaits de l’infâme Yankee.

Après avoir passé en revue toutes les torturespossibles et inimaginables, après avoir trouvé que lesinquisiteurs, les Chinois et même les Peaux-Rouges n’étaient quedes tortionnaires sans envergure, il se dit que la nature seulepouvait lui venir en aide. Et il se creusa la tête en de nouvellesrecherches.

Un matin, en s’éveillant, il entendit unbourdonnement sonore dans sa chambre. Une guêpe de belle taillecherchait à s’échapper et voltigeait le long des vitres de lafenêtre. La vue de l’insecte fit tressaillir M. Lepique. Ilsauta à bas de son lit brusquement, et se frappa le front, encriant : j’ai trouvé ! … Et comme un nouvel Archimède, ilallait s’élancer au dehors, pour annoncer à tous qu’il tenait enfinsa vengeance, quand il se rappela à temps qu’il n’était pas àSyracuse, et que les convenances modernes exigeaient qu’il sortîtau moins vêtu d’un pantalon.

Il s’habilla rapidement, et s’en fut trouverMlle Séguy, le visage rayonnant de joie. Il se frottait les mains,et par moments exécutait quelques entrechats, peu compatibles avecla gravité qui sied à un savant.

– Eh bien ! qu’avez-vous donc ?demanda Mlle Séguy en souriant, tout étonnée de cette joiesubite.

– Que je le tienne, le traître !répondit M. Lepique, en montrant le poing à la mer… Que je letienne !… Il ne sait pas ce qui l’attend.

– Voyons, expliquez-vous ! … Qu’ya-t-il ?

– Il y a, Mademoiselle, que j’ai enfintrouvé le supplice sans pareil que je réserve à Tony Fowler. En unmot, voici la chose j’enduis de miel le misérable ; je lesuspends aux branches d’un arbre, et je l’abandonne à lui-même…Alors, vous verrez accourir, de tous les coins de l’horizon, lesmouches, les guêpes, les frelons et tous les mangeurs de cadavres…Et, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, Tony Fowler,assailli, sera dévoré tout vivant par ces minuscules ennemis… Quepensez-vous de cela ? N’est-ce pas génial ?

– C’est tout simplement affreux, réponditla jeune fille. Vous avez des idées atroces.

– Non, Mademoiselle, je suis unjusticier.

Et sur ces mots, M. Lepique retourna danssa chambre, pour mûrir son projet et lui apporter quelqueperfectionnement.

Ce jour-là, l’Étoile-Polaire futsignalée. Avant le coucher du soleil, le yacht était à l’ancre dansle golfe. Le capitaine de Noirtier descendit à terre, et futaccueilli par Ursen Stroëm et par Goël, auxquels se joignirentbientôt M. Lepique et Mlle Séguy. Tous cinq eurent ensemble unentretien qui se prolongea fort avant dans la soirée.

M. de Noirtier, au cours de sonvoyage, avait recueilli plusieurs indices précieux, dont il n’avaitpu informer ses amis, étant donné le mauvais fonctionnement del’appareil de T.S.F. qui reliait le yacht au golfe de laGirolata.

Suivant les instructions qui lui avaient étédonnées, le capitaine de l’Étoile-Polaire était remontéjusqu’à Gibraltar ; et il avait disposé, en amont du détroit,un certain nombre de ces torpilles-vigies, qui, échelonnées jusqu’àune très grande distance, permettraient de deviner l’approche duJules-Verne et de l’empêcher de passer dansl’Atlantique.

Ces torpilles-vigies étaient reliées à unposte fixe établi à Gibraltar même. M. de Noirtier avaitavisé les autorités anglaises ; et il avait laissé en dépôtune quantité de bank-notes assez respectables pour qu’on pût êtresûr que les Anglais obéiraient ponctuellement à sesrecommandations.

D’ailleurs, il n’y avait eu nullement besoinde stimuler les autorités auxquelles il s’était adressé. L’amirautébritannique est trop jalouse de Gibraltar pour ne pas voir avecdéplaisir dans les eaux de l’imprenable citadelle, un sous-marincapable d’en détruire, ou tout au moins d’en étudier exactement lesdéfenses du fond de la mer. M. de Noirtier était donc sûrque les Anglais mettraient le zèle le plus louable à empêcher TonyFowler de franchir les Colonnes d’Hercule.

Une fois cette précaution prise,M. de Noirtier était remonté vers le nord-est, encôtoyant les îles Baléares, la pointe sud de la Sardaigne, puis enlongeant la côte est de cette île et de la Corse pour remonterjusqu’à l’endroit où avait eu lieu l’enlèvement de Mlle Stroëm,dans le voisinage de l’île de Monte-Cristo.

Chemin faisant, M. de Noirtiers’était arrêté pour poser des torpilles-vigies, laissées encommunication avec certains ports. C’était une de cestorpilles-vigies que Tony Fowler avait détruite sur les côtes de laSardaigne, très peu de jours auparavant.

L’appareil avait été détruit, mais non sansque la sonnerie dont il était muni n’eût fait tinter celle du postesitué près du cap Spartivento, avec lequel elle était encommunication.

On savait donc – précieux indice – que leJules-Verne n’avait doublé que depuis très peu de temps lapointe de la grande île sarde.

Puis, à plusieurs reprises, ce furent despécheurs, qui racontèrent avoir vu, pendant la nuit, flotter à lasurface des flots un long corps, qu’ils auraient pris pour ungigantesque cétacé, sans la balustrade de fer dont il était muni,et qui s’était immergé avec un sifflement strident.

– Il n’y a pas de doute, interrompitGoël, ce sifflement était causé par le bruit de l’air chassé desréservoirs, lors de l’introduction du« waterballast ».

– C’est bien le Jules-Verne,s’écria M. Lepique avec enthousiasme… Et nous tiendrons lebandit avant peu !

Ursen Stroëm écoutait le capitaine de Noirtieravec avidité. Un sourire errait, en cet instant, sur ses lèvres. Oneût dit qu’il revenait à l’existence après une longueléthargie.

Le capitaine fut entouré, félicité ; etl’on ne regardait plus que comme une simple question de temps, ladélivrance d’Edda et la capture de Tony Fowler et de son équipagede forbans.

– Il y a une chose qui me surprend, ditlentement Ursen Stroëm, après un moment de silence c’est la lenteuravec laquelle le Jules-Verneévolue vers le détroit deGibraltar, ce qui est certainement son objectif.

– Moi, cela ne me surprend nullement,répliqua Goël avec feu… Notre sous-marin n’est pas un bateau degrande marche, d’abord. Puis il n’est pas dans les conditionsordinaires… Tony Fowler, que je connais comme très méfiant et trèsprudent, n’est pas encore familiarisé avec nos appareils. Il encomprend sans doute suffisamment la manœuvre, mais il se garde,bien de leur imprimer toute la vitesse qu’ils peuvent fournir. Etcela dans la crainte d’une avarie, dont les conséquences seraientdésastreuses pour lui.

– C’est tant mieux que le misérable soitsi prudent ! s’écria Mlle Séguy… Au moins, la vie de notrechère Edda est en sûreté.

– D’ailleurs, ajoutaM. de Noirtier, vous avez dû voir, sur la carte des fondssous-marins de la Méditerranée, que nous avons consultée ensemble,que Tony Fowler est obligé de marcher presque continuellement enzigzag, car il ne peut se rapprocher des côtes sous peine d’êtrepincé ; et il n’oserait s’aventurer dans les grands fonds.

– Justement, approuva Goël, un de cesgrands fonds se trouve à l’est de la Sardaigne, et un second entrecette île et les Baléares. Le Jules-Verne est parconséquent obligé à des détours considérables.

– De plus, dit M. Lepique,l’équipage de ce coquin de Yankee est peu nombreux sans doute, etcomposé de bandits, c’est-à-dire de gens fort difficiles à conduireet fort peu dociles.

– Pourquoi voulez-vous qu’ils soient peunombreux ? demanda Mlle Séguy.

– Parce que, riposta fort judicieusementM. Lepique, Tony Fowler a tenu à avoir le moins de complicespossible.

– Puis, dit Goël, vous savez que lesvivres embarquées à bord du Jules-Verne n’étaient pas engrande quantité.

– Mon Dieu ! s’écria Ursen Stroëm,pourvu que ma chère enfant n’ait pas à supporter de trop cruellesprivations !

– Soyez sans crainte, réponditM. Lepique, la mer contient assez de ressources, pour que…

– Et Coquardot, n’est-il pas avecEdda ?… interrompit Mlle Séguy. Il aura soin d’elle, soyez-ensûr…

– À moins que le brave garçon, que notreaffection pour Edda nous a fait oublier un peu, n’ait été victimede son dévouement pour elle, ajouta la jeune fille avec un légertremblement dans la voix.

Personne ne répondit. Chacun se sentaitcoupable de n’avoir pas songé davantage au courageux cuisinier.

L’on se sépara avec tristesse.

Les travaux d’achèvement du Jules-VerneII furent poussés activement ; mais, à partir de ce jour,Ursen Stroëm, alarmé par les paroles involontairement imprudentesde Goël, devint de plus en plus sombre et taciturne.

Chapitre 2PIRATERIE

 

À bord du sous-marin volé par Tony Fowler,Edda Stroëm continuait à vivre de la même existence de monotonie etde désespoir. La contemplation des merveilles de la faune et de laflore sous-marine, le dévouement de Coquardot, demeuré jovial etattentif en dépit de tout, ne pouvaient lui faire oublier qu’elleétait séparée, peut-être pour toujours, de son père et de sonfiancé, qu’elle était à la merci d’un misérable sans scrupule, quine reculerait devant rien pour atteindre son but, et pour arracherà Edda son consentement à une union dont la seule pensée luifaisait horreur.

Le programme des journées ne variait guèrepour la captive. Vers huit ou neuf heures, Coquardot lui apportaitson thé. Les premiers jours, le petit déjeuner d’Edda avait étécomposé de chocolat ; mais la provision s’en était viteépuisée ; et maintenant, Edda buvait un thé d’assez mauvaisequalité, pareil à celui que consommaient les hommes del’équipage.

Après ce premier repas, la jeune filles’occupait de sa toilette et lisait quelqu’un des livres trouvéspar Coquardot dans les caisses du salon, livres que Tony Fowleravait fini par déballer et par mettre en ordre.

Vers midi, elle goûtait du bout des dents, endépit de toute la science de Coquardot, un déjeuner invariablementcomposé de poissons et de conserves, et arrosé de thé ; car ily avait, à bord, un peu d’alcool, réservé à l’équipage, mais il n’yavait pas de vin.

C’était vers deux heures que Tony Fowlerfaisait à Edda sa visite quotidienne. Décidé à jouer jusqu’au boutson rôle d’amoureux passionné, et demeurant toujours correct, leYankee se présentait vêtu avec une impeccable élégance, etdemeurait un quart d’heure environ près de la jeune fille qui nerépondait à toutes ses protestations que par un mépris glacial.

D’ailleurs, Tony Fowler attendait avecimpatience d’avoir quitté la Méditerranée, où il se sentait entouréde périls. Il avait hâte d’avoir gagné l’Amérique, où il pensait setrouver en sûreté, pour quitter tout à coup son masque de douceuret contraindre brutalement la jeune fille à obéir à sesvolontés.

Les après-midi, Edda les passait tantôt àécouter Coquardot, dont les pittoresques anecdotes et laprodigieuse érudition culinaire l’amusaient, tantôt à écrire, maissurtout à rêver à ses amis absents. Dès qu’elle fermait les yeux,il lui semblait voir apparaître l’ingénieur Goël, avec son bonsourire et son regard loyal ; Ursen Stroëm, pareil à quelquebon géant des légendes ; Hélène Séguy, si spirituelle et sibonne ; et enfin le naïf M. Lepique. Le souvenir de sesdistractions et de ses gestes gauches faisait passer unmélancolique sourire sur les lèvres de la jeune fille.

Le dîner avait lieu à sept heures… Après avoirrépondu au respectueux bonsoir de Coquardot, Edda se retrouvaitseule dans l’étroite cabine qui lui servait de prison.

Depuis quelques jours Tony Fowler avait sesraisons pour agir ainsi : le Jules-Verne, sauf detrès rares exceptions, ne remontait plus à la surface de la mer,pendant la nuit, que juste le temps nécessaire pour remplir sesréservoirs d’air. Les promenades sur la plate-forme avaient étéinterdites à Edda.

C’est alors que, souvent, pour distraire sasolitude, la jeune fille ouvrait le panneau mobile, qui luipermettait de contempler la splendeur des paysages sous-marins, àtravers la vitre de cristal.

Cette contemplation, qu’Edda prolongeaitquelquefois pendant des heures, était le seul plaisir qui, d’unefaçon appréciable, fît diversion à son désespoir et à sesennuis.

En traversant les forêts et les abîmes, lesmontagnes et les prairies de la mer, Edda, comme emportée par lesailes du rêve, passait quelquefois du plus sombre et du plustragique des cauchemars, au plus riant décor d’un conte de fées oud’un roman de chevalerie.

Pour éviter le grand fond qui creuse sesabîmes de plus de trois mille mètres entre le cap Spartivento etl’Algérie, le Jules-Verne remontait vers le nord de laSardaigne.

Edda, dans ces parages, admira d’incroyableshorizons, arrachés pour un instant aux ténèbres des profondeurs parla puissante vibration lumineuse des fulgores et des fanauxélectriques. Elle vit des paysages d’algues, roses et bleues, desfourrés de sargasses et de varechs au milieu desquels les médusesbalançaient leurs coupoles chatoyantes de toutes les couleurs del’arc-en-ciel.

Puis, c’étaient des perspectives dedésolation, des rocs arides, des plaines couvertes de galets etd’os blanchis, des marécages verdoyants, parés de tons vénéneux,verts et violets, et dont les boues, grouillantes de crustacés,retenaient encore des épaves enlisées à demi.

D’autre fois encore, le Jules-Vernese frayait un chemin à travers d’immenses troupes de poissons quela lumière faisait chatoyer de mille reflets : les sardines etles anchois, aux couleurs d’argent bleu, les thons rapides etnoirs, et les sombres versicolores comme la nacre et rutilantscomme le diamant.

Quelquefois, ces masses de poissons, seprécipitant ahuris vers la lumière, formaient d’éblouissantsbouquets, des amoncellements de gemmes et de feux.

On eût dit que le Jules-Vernenaviguait à travers les fusées et les soleils d’un grandiose feud’artifice.

Les changements de décor étaient aussibrusques, aussi imprévus que dans un théâtre de féerie. Après unsite, aussi fleuri qu’un jardin, le Jules-Verne passaittout à coup près des pentes abruptes et rocailleuses d’une falaisesous-marine, dont on ne voyait ni le sommet ni la base, et sur lesflancs de laquelle s’ouvraient de mystérieuses cavernes, oùgrouillaient, sans doute, depuis les origines du monde, deskrackens et des serpents de mer, des poulpes gigantesques, desmonstres pareils à ceux que décrivent les chroniques légendaires duMoyen Age.

Edda, en considérant ces perspectives dedésolation, sentait passer en elle un frisson d’épouvante. Mais, cequi la terrifiait encore le plus, c’était lorsque le sous-marin,planant au-dessus d’un haut-fond, se trouvait entouré d’un cerclede ténèbres ; c’était lorsque les fulgores et les fanaux nerévélaient plus rien que la masse obscure et fourmillante demystère de la mer infinie.

D’ailleurs, il n’arriva à Edda que trèsrarement de contempler ces effrayantes solitudes de l’Océan vide etnu. Chaque fois que le Jules-Verne dépassait lesprofondeurs moyennes, Tony Fowler se hâtait de délester sesréservoirs et de mettre en marche les hélices horizontales, defaçon à ramener le sous-marin dans une zone plus connue et moinsdangereuse.

Au cours de cet interminable voyage, qui avaitcommencé près de l’île de Monte-Cristo, et devait ne se terminerqu’en Amérique, Tony Fowler s’était convaincu de la nécessitéd’être prudent.

Une fois, une avarie sans importance s’étaitproduite à l’hélice motrice de l’arrière. Le Jules-Verneétait demeuré en panne pendant trois jours.

Heureusement pour le Yankee que son équipageétait composé d’anciens mécaniciens-ajusteurs. L’avarie de l’héliceavait pu être réparée. Mais Tony Fowler se demandait parfois aveceffroi ce qui serait advenu si le sous-marin, privé de ses moyensde locomotion, devenu une masse inerte au fond des eaux, avait étéobligé de remonter à la surface et d’y naviguer au grand jour. Lesravisseurs d’Edda auraient été signalés, capturés et s’ils avaientéchappé à la vengeance immédiate d’Ursen Stroëm et de Goël Mordax,ils auraient certainement passé en cour d’assises, sous laprévention de piraterie, de rapt et de vol à main armée. Tous lesjurys de France et d’Italie auraient été unanimes pour les envoyerau bagne.

Ces réflexions, et beaucoup d’autres du mêmegenre, rendaient Tony Fowler nerveux et mécontent. Bien que décidé,par orgueil et par haine de Goël, à aller jusqu’au bout, il sedemandait parfois si sa téméraire entreprise n’était pas impossibleà réaliser.

Un autre sujet d’inquiétudes pour le Yankee,c’était le peu de docilité des hommes, qui composaient l’équipage,et qu’il s’était adjoint comme complices. D’abord, il avait dûverser à chacun d’eux une prime relativement considérable ; etil savait bien que tous, même Robert Knipp, s’empresseraient de letrahir, sitôt qu’on leur offrirait une somme d’argent plusélevée.

Aussi, l’ingénieur surveillait-il de très prèsCoquardot, dans la crainte que celui-ci ne parvînt à corrompre seshommes et ne leur fit, au nom d’Edda, quelque promesse alléchantepour les décider au geste de la trahison définitive.

Heureusement pour Tony Fowler, Coquardot neparlait que très mal la langue anglaise et beaucoup des hommes del’équipage entendaient à peine le français. Néanmoins, Tony Fowlersurprit un jour l’artiste culinaire au moment où il venait deglisser un billet de mille francs dans la main d’un jeunemécanicien.

Il poussa brusquement la porte derrièrelaquelle il s’était caché ; et s’élançant au milieu du postede l’équipage, le revolver au poing :

– Je brûle la cervelle au premier d’entrevous que je verrai parler à ce cuisinier de malheur, pour autrechose que pour les besoins du service ! … s’écria-t-il, toutblanc de rage.

Et, se tournant vers Coquardot, dont le visagegardait une expression de flegme railleur :

– Quant à vous, ajouta-t-il, ens’efforçant de maîtriser sa fureur, vous êtes prévenu… Ce que jeviens de dire à ces hommes s’applique à vous… Vous avez de lachance d’être le protégé de Mlle Stroëm ! Sans cela, j’auraiaccommodé tout à l’heure votre faible cervelle à une sauce quin’est indiquée dans aucun Parfait cuisinier.

Coquardot ne répondit pas un seul mot. Ilétait décidé à se montrer prudent, dans l’intérêt même de samaîtresse.

Quant à Tony Fowler, il se retira trèsperplexe. Il alla trouver Robert Knipp dans sa cabine, pour lemettre au courant de l’incident.

Le soir de ce jour-là, lorsque Coquardot vintapporter le dîner d’Edda, il avait l’air consterné. La jeune filles’en aperçut.

– D’où vient donc, dit-elle, cet airlugubre et cette mine bouleversée ?… Le courant électriqueaurait-il carbonisé indûment quelque matelote ?

– S’il n’y avait que cela !

– Vous m’effrayez, mon bon Coquardot…

– Mademoiselle, il n’y a plus de biscuità bord… la provision est épuisée… Vous allez être obligée de mangervotre poisson et vos conserves sans pain !

– Eh bien ! je m’y résignerai… Je mefigurais à votre air que vous aviez eu quelque nouvelle discussionavec ce maudit Yankee… Vous ne saviez donc pas que le biscuittouchait à sa fin ?

– Il restait du biscuit pour quelquesjours encore… Mais les hommes, que l’on avait mis à la demi-ration,se sont révoltés… Ce misérable Fowler n’a pu les calmer qu’en leurdonnant le reste du biscuit, et qu’en leur faisant une ampledistribution d’alcool.

– D’abord, Mademoiselle, l’équipage duJules-Verne n’est composé que des pires vauriens desateliers de la Girolata. Ils savent que Tony Fowler est leurcomplice, qu’il a besoin d’eux, et ils en abusent.

– Mais le motif actuel de leursplaintes ?

– Ils sont las de manger du poisson,d’être privés de vin, de bière, et surtout de rosbif, de jambon etde pommes de terre, toutes choses indispensables à l’organisme desAnglo-Saxons.

– Comment Tony Fowler va-t-il s’entirer ?

– C’est son affaire… Pour moi, je suisenchanté de ce qui se produit… Je prévois une bagarre à la faveurde laquelle nous pourrons peut-être recouvrer notre liberté… Jeguette l’instant favorable.

Edda demeura pensive pendant quelquesinstants.

– Mais, demanda-t-elle après un longsilence, ne courrons-nous aucun danger de la part de cesmutins ?

– Pas le moindre, votre libertéreprésente des millions… Votre personne est sacrée pour eux… Quantà moi, je leur suis très sympathique, je vous assure ; etd’ailleurs, je leur suis trop nécessaire, en ma qualité demaître-coq, pour qu’ils me fassent du mal.

Edda fut moins triste ce soir-là… Les parolesdu fidèle Coquardot venaient de lui faire entrevoir un faibleespoir de délivrance.

Malheureusement, les projets du cuisinier setrouvèrent complètement dérangés par la prévoyance de Tony Fowler.Quand, le lendemain matin, Coquardot se réveilla, et après s’êtrehabillé, voulut sortir de sa cabine située dans le voisinage de lacambuse, il s’aperçut qu’il était enfermé à clef.

La même précaution avait été prise par TonyFowler à l’égard d’Edda Stroëm.

D’ailleurs, Edda et Coquardot trouvèrent,chacun sous leur porte, une note les avertissant que pour, desraisons d’intérêt général, ils devraient rester prisonniers toutecette journée.

Coquardot, extrêmement vexé, arpentait sacabine de long en large, comme un ours en cage. Il prêtaitl’oreille, pour essayer de deviner ce qui se passait, mais iln’entendait qu’un bruit confus de voix.

Edda, pour se distraire, ouvrit le panneaumobile ; et, à sa grande surprise, elle constata que leJules-Verne était immobile sur un bas-fond de sable, à peinecouvert de quelques mètres d’eau, et entouré de rocherscapricieusement découpés.

La jeune fille se perdait en conjectures surce qui pouvait se passer. Elle était bien loin de soupçonner ledrame dont les hommes de l’équipage étaient les principauxacteurs.

Tony Fowler, après avoir enfermé lui-même Eddaet Coquardot, avait réuni tout l’équipage dans le grand salon.

– Je suis très mécontent de vous, leurdit-il… Vos exigences sont aussi stupides qu’imprudentes…Comment ! j’ai donné à chacun de vous une petitefortune ; une récompense plus considérable encore vous attendà notre arrivée en Amérique, et vous n’avez pas le couraged’endurer quelques privations pour vous assurer toute une existencede calme et d’oisiveté… Vous êtes des brutes, dont je n’auraisjamais dû m’embarrasser !

Un murmure de mécontentement courut parmi leshommes de l’équipage. Mais Tony Fowler, les bravant de son regardimpérieux, continua en caressant négligemment la crosse d’un grosbrowning à douze coups :

– Oui, vous êtes des brutes !… Oùvoulez-vous en venir ?… Sans moi, vous seriez incapables dediriger ce navire.

– Nous voulons débarquer pour ravitaillerles soutes ! dit une voix.

– Pour être pendus comme pirates,répondit Tony Fowler, avec une amère ironie… Vous oubliez donc que,pour vous, comme pour moi, il n’y a de salut que de l’autre côté del’Atlantique. Il est de votre intérêt aussi bien que de votredevoir, de patienter et de m’obéir.

Domptés par la logique et la froide énergie del’ingénieur, les mutins gardaient le silence.

– Vous voyez bien que j’ai raison !s’écria-t-il. Eh bien ! je vais pourtant essayer de voussatisfaire… Nous sommes en vue des côtes de l’île Minorque. J’airelevé sur ma carte un village de pêcheurs, très éloigné desvilles. Que six d’entre vous prennent la chaloupe de tôle etaillent acheter des vivres… En cas de bagarre, ayez soin d’êtrebien armés… Si l’on vous attaque, battez en retraite et necommettez pas de violences inutiles.

Les hommes de l’équipage ne répondirent à cesparoles qu’en poussant une formidable acclamation en l’honneur deTony Fowler.

– Pas tant de cris, dit-il sévèrement.Rappelez-vous que c’est vous qui me forcez à cette expédition aussiinutile que dangereuse… S’il vient à vous arriver malheur, ne vousen prenez qu’à vous-mêmes !

– Il ne nous arrivera rien, réponditRobert Knipp avec assurance.

Par un revirement facile à comprendre, leshommes étaient maintenant aussi satisfaits qu’ils étaientmécontents la veille. L’audace de leur chef les avaitintimidés ; l’autorisation qu’il venait de leur donner lesavait tout à fait conquis.

Tony Fowler s’était décidé à ravitailler lesous-marin autant pour donner satisfaction à son équipage que parcequ’il avait reconnu la nécessité de remplir ses soutes avantd’entreprendre la longue et périlleuse traversée del’Atlantique.

Une demi-heure après, le canot du Jules-Verne,monté par cinq hommes que commandait Robert Knipp, venait aborderdans une petite anse que bordaient les maisons d’un village depêcheurs, au pied même du cap de la Cavalerie.

Le village de la Cavalerie se composait d’unevingtaine de maisonnettes blanches, aux toits plats et commeperdues dans la verdure. Quelques barques, aux voiles latines, dontl’antenne était repliée le long du mât, étaient amarrées sur lerivage. Des femmes en longues mantes, des hommes en culotte detoile bouffante, en veste de couleurs vives, et coiffés de largesfeutres, vaquaient à leurs occupations.

Tous manifestèrent une grande surprise à lavue des Américains. Mais Robert Knipp, suivant les instructions quelui avait données Tony Fowler, expliqua en mauvais espagnol qu’ilsappartenaient à l’équipage d’un yacht à l’ancre dans une baie trèséloignée.

Comme Robert Knipp offrait de payer trèsgénéreusement, les habitants n’attachèrent pas grande importance àses explications. Le canot fut chargé jusqu’aux bords de pain, dequartiers de mouton, de bœuf et de chevreau, de légumes, de fruitset d’outres pleines d’excellent vin.

Ce premier voyage s’effectua sans incident.L’on commençait à embarquer un second chargement dans le canot,lorsque survint un vieil Espagnol aux longues moustaches blanches,à la poitrine ornée d’une large décoration.

C’était le maître de port, retraité aprèsavoir reçu de glorieuses blessures dans la guerrehispano-américaine. Il se nommait don Pacheco de Llamanda, et avaitvoué une haine farouche aux Américains.

Don Pacheco avait d’abord écouté avec méfianceles explications de Robert Knipp. Armé de sa longue-vue, il avaitsuivi les allées et venues du canot. Lorsque l’embarcation doublala pointe la plus rapprochée, don Pacheco eut vite fait de montersur une hauteur, et de constater que le prétendu yacht n’étaitautre qu’un sous-marin.

– Mais, s’écria-t-il, c’est le sous-marinsignalé par la note que m’a envoyée le señor ministre… Et il y aune prime de plusieurs milliers de pesetas destinée à récompenserla capture de ces pirates !

Doublement stimulé par son patriotisme et parl’appât de la prime, don Pacheco quitta précipitamment son posted’observation, et courut de toutes ses forces vers le port, pours’opposer au départ des Américains.

– Au nom du roi, je vous arrête !s’écria-t-il.

Un grand tumulte se produisit.

Les pêcheurs tirèrent leurs couteaux. Quelquesdouaniers munis de carabines se joignirent à eux pour prêtermain-forte à don Pacheco.

Les Américains brandissaient leurs browningset se rapprochaient de l’embarcation.

– Que tout le monde se rembarque. Et aularge, commanda Robert Knipp.

Tout en parlant, il s’était traîtreusementrapproché de don Pacheco, et, à bout portant, il avait brûlé lacervelle du vieil officier.

Ce meurtre fut le signal d’une mêléegénérale.

Profitant du premier moment de stupeur et tousarmés de browning, les Américains tiraient au hasard dans lafoule.

Des femmes et des enfants furent atteints. Descris de mort et de vengeance s’élevèrent. On sonna le tocsin. Toutela population du village accourut en armes, décidés à égorger lesYankees jusqu’au dernier.

Mais, déjà ceux-ci avaient réussi à seréembarquer. Ils faisaient force de rames.

Des barques furent mises à la mer pour lespoursuivre…

Les Yankees réussirent pourtant à regagner leJules-Verne sous une grêle de balles.

– Vous avez bien fait de revenir, ditfroidement Tony Fowler à ses hommes, dont la plupart étaientcouverts de sang.

– Pourquoi ? demanda RobertKnipp.

– Parce que, si vous aviez tardé dixminutes de plus, le Jules-Verne partait sans vous, je vousaurais laissé vous débrouiller. On ne se compromet pas aussibêtement que vous l’avez fait… Maintenant, nous voilà convaincus demeurtre et de brigandage !

Cependant, une véritable flottille de chébecs,aux voiles triangulaires, se dirigeait vers le sous-marin.

Mais Tony Fowler avait pu fermer le capot dela plate-forme… Les réservoirs s’emplirent ; les hélicestournèrent…

Le Jules-Verne fit sa plongée etregagna les eaux profondes, salués par les pêcheurs de Minorqued’une bordée de jurons, de cris de haine et de malédictions.

Chapitre 3GIBRALTAR

 

Le massacre des pêcheurs du village de laCavalerie eut dans l’univers entier un retentissement considérable.Les journaux de toutes les opinions furent d’accord pour s’indignercontre le misérable, qui, en pleine civilisation, faisait revivreles plus mauvais jours de la piraterie barbaresque.

En Amérique, le scandale fut immense… Mais,grâce au patriotisme effréné des Yankees, grâce surtout auxmillions de Georgie Fowler, le père de Tony, il se trouva un grandnombre de journaux qui prirent fait et cause pour le pirate.

Tony Fowler avait volé un sous-marin, dont ilferait certainement profiter les États de l’Union. C’était uneexcellente plaisanterie faite aux inventeurs de la vieille Europe,si méticuleuse et si méfiante… Il avait enlevé une jeunefille ?… Cela prouvait la force de son amour, voilà tout.C’était un fait, qui, d’ailleurs, se produisait tous les jours.Pour ce qui était du massacre de l’île Minorque, en dépit desconclusions très nettes de l’enquête ordonnée par le gouvernementespagnol, il était évident que l’équipage du Jules-Verneavait été attaqué, provoqué, et n’avait fait qu’user du strictdroit de légitime défense.

Pourtant, même en Amérique, il ne se trouvaitpersonne pour attaquer Ursen Stroëm et Goël Mordax. Il n’y avaitqu’une voix pour les plaindre. Dans toutes les capitales, aussibien à Vienne et à Paris qu’à Auckland, à Sydney ou à Buenos Aires,ils étaient à la mode. Les gens du monde coupaient leur barbe à la« Ursen Stroëm ». Il y avait des feutres et des cravatesà la « Goël ». Le corset « Edda » et même laredingote « Lepique » trouvèrent de nouveauxadmirateurs.

Devant cette poussée de l’opinion publique,les gouvernements ne pouvaient rester indifférents.

Ursen Stroëm avait envoyé huit cent millefrancs aux pêcheurs de la Cavalerie ; le milliardaireRockfeller leur fit don d’une somme égale. Mussolini envoya 150 000lires et adressa à Ursen Stroëm un autographe des plus flatteurs.Les autres États, en vrais moutons de Panurge, suivirent lemouvement. Le roi d’Angleterre, soucieux de sa réputation d’hommecorrect, envoya cinq mille livres sterling. L’Espagne, la Hollandeet même la principauté de Monaco, se saignèrent aux quatre veinespour figurer dignement.

En France, il y eut plusieurs discoursretentissants, et le vote de la souscription, menacé d’avance deplusieurs interpellations, fut renvoyé au budget de l’annéesuivante.

Les pauvres pêcheurs se crurent riches… Mais,sauf les huit cent mille francs d’Ursen Stroëm, que M. Lepiquealla leur porter lui-même, ils ne touchèrent qu’une faible partiedes autres fonds votés à leur intention, à cause du trop grandnombre d’intermédiaires officiels, et de la minutie desformalités.

Cependant, Ursen Stroëm résolut d’utiliser lemouvement d’opinion qui se produisait en sa faveur. Il fitcertaines démarches et réussit à obtenir l’envoi d’un croiseurfrançais et d’un croiseur anglais dans les eaux de Gibraltar.

On était sûr, maintenant, que Tony Fowlerchercherait à sortir de la Méditerranée, ou tôt ou tard il devaitêtre infailliblement pris.

Il s’agissait de lui barrer le passage.

L’Étoile-Polaire, sous lecommandement de M, de Noirtier, avait fait route pour Gibraltar,ayant à bord Ursen Stroëm, Goël, Mlle Séguy et M. Lepique.

Gibraltar, la ville aux mille canons, commejuchée au sommet de son roc de calcaire, n’offre riend’intéressant. Sa population est un ramassis de soldats, detouristes, de juifs et de Marocains venus de Ceuta pourtrafiquer.

Quand on a visité le lacis de casemates et desouterrains dont la montagne est creusée, quand on a admiré lesfortifications et les casernes, ainsi que les entrepôts quialimentent la contrebande de tout le sud de l’Espagne, il ne resteplus grand-chose à voir.

Ursen Stroëm et ses amis descendirentplusieurs fois à terre. M. Lepique captura divers insectes quimanquaient à sa collection, s’égara dans les casemates, et futarrêté comme espion. Mais cette ville de négoce et de guerre, avecdes épidémies de fièvre qui sévissent régulièrement, ne plut àaucun d’entre eux. D’ailleurs, ils n’osaient quitter que pourquelques heures le pont de l’Étoile-Polaire, dans lacrainte que la présence de Tony Fowler ne fût brusquementsignalée.

Des jours se passèrent ainsi… Tony Fowlersemblait avoir renoncé au projet de franchir le détroit deGibraltar. Les torpilles-vigies, immergées à différentesprofondeurs et reliées, soit aux navires qui croisaient entrel’Espagne et le Maroc, soit aux postes établis sur la côte, nefournissaient que des indications erronées. Les navires de lapetite flottille de surveillance accouraient bien tous au signal dela sonnerie ; mais déjà, Tony Fowler avait eu le temps degagner les eaux profondes, ou de faire machine arrière.

Les capitaines des croiseurs, qui avaient cruà un facile triomphe, étaient extrêmement vexés. Peu à peu, ilsfinirent par regarder la capture du pirate sous-marin comme uneentreprise presque impossible. Ils se relâchaient de leur beau zèledu début, se bornant à faire strictement le service qui leur étaitimposé, sans se donner aucune espèce de peine, sans prendre lamoindre initiative. Quelques-uns même affirmaient hardiment queTony Fowler avait franchi le détroit de Gibraltar, et que c’étaitperdre son temps que de lui donner la chasse.

Sur ces entrefaites, des complicationsdiplomatiques se produisirent en Extrême-Orient… Une à une, lespuissances retirèrent leurs navires de guerre, après s’êtreexcusées officiellement auprès d’Ursen Stroëm. Finalement, il nedemeura qu’un croiseur anglais, dont Gibraltar était le portd’attache, et qui continua d’évoluer dans le détroit, combinant sesmanœuvres avec celles de l’Étoile-Polaire.

À bord du yacht, on commençait à désespérer,que pouvait donc faire Tony Fowler ?… Avait-il renoncé àsortir de la Méditerranée ?… Avait-il effectué subrepticementson débarquement sur les côtes de Tunis, à la lisière du granddésert saharien ?… Ou bien, le Jules-Verne, ayantsubi d’irréparables avaries, avait-il échoué sur unbas-fond ?…

Ou flottait-il, en détresse, entre deux eaux,sans pouvoir remonter à la surface ?… Qu’étaient devenus,enfin, Edda Stroëm et Coquardot ?

À bord de l’Étoile-Polaire, on nevivait pour ainsi dire plus.

Ursen Stroëm et Goël bouillaient d’impatienceen attendant l’achèvement du Jules-Verne II, qui leurpermettrait de se lancer à la poursuite du ravisseur d’Edda. Chaquejour, la T.S.F. transmettait aux chantiers du golfe de la Girolatades instructions détaillées et précises… Mlle Séguy n’avait plus laforce de cacher ses larmes. C’était maintenant Ursen Stroëm, qui,parvenu à maîtriser la douleur que lui causait la perte d’Edda,consolait la jeune fille.

Quant à M. Lepique, il passait la majeurepartie de son temps sur le pont, occupé à ruminer des projets devengeance. Il était dans un état perpétuel d’exaspération. Sesmains se crispaient, ses sourcils se fronçaient : il jetaitautour de lui des regards menaçants. Il finissait par lancer dansle vide une série de vigoureux coups de poing… Quand cette violentegymnastique lui avait enfin calmé les nerfs, il redescendait auprèsde Mlle Séguy, dont il essayait de relever le courage par lesaffectueuses paroles que lui dictait son cœur de grand enfant naïfet sentimental.

Goël Mordax, lui, ne pouvait tenir en place.Il pressait Ursen Stroëm de retourner à la Girolata. Bien quePierre Auger télégraphiât chaque jour que tout allait bien, ilsemblait à l’ingénieur que sa présence activerait les travaux,hâterait encore la rapidité déjà merveilleuse de la construction.Ursen Stroëm demeurait inflexible.

– Tant que je n’aurai pas la certitudeque Tony Fowler a réussi à passer le détroit, disait-il à Goël,nous ne quitterons pas Gibraltar… Le détroit est la seule issue parlaquelle il puisse s’échapper… Il importe que nous soyons là pourbarrer le chemin au misérable !…

À ces raisons, il n’y avait rien à répondre.Goël, impatienté et désespéré, se confinait dans un mornesilence…

Cependant, à bord du Jules-Verne, lasituation semblait gravement compromise. Depuis le massacre de laCavaleria, près de trois semaines s’étaient écoulées. Les vivresfrais commençaient à s’épuiser.

Tony Fowler voyait avec inquiétude arriver lemoment où il lui faudrait de nouveau nourrir exclusivement seshommes de conserves et de poissons.

La découverte des torpilles-vigies lui avaitdonné la certitude que le passage du détroit était sévèrementgardé. Il se demandait, avec anxiété, par quels moyens ilparviendrait à gagner l’Atlantique. Il avait avec Robert Knipp delongs conciliabules, qui demeuraient toujours sans résultat.

Tony Fowler vivait dans des angoissesmortelles, n’osant quitter les parages de Gibraltar, puisque saseule chance de salut était de sortir de la Méditerranée, n’osantnon plus s’approcher trop près de la forteresse anglaise, où ilsavait que sa présente était guettée.

Suivant la tactique précédemment adoptée parTony Fowler, le Jules-Verne ne remontait plus à la surfaceque pendant la nuit, pour renouveler sa provision d’airrespirable.

Edda et le fidèle Coquardot souffraientbeaucoup de cet état de choses, puis ils étaient toujoursétroitement surveillés. La jeune fille ne quittait plus querarement sa cabine : le chagrin, la captivité, l’air viciéqu’elle respirait, abattaient ses forces. Amaigrie et pâle, ellen’était plus que l’ombre d’elle-même.

Le Yankee recevait avec une indifférencecomplète les plaintes de la captive. C’est à peine s’il daignait yrépondre par quelques paroles de politesse, ou par de vaguespromesses, jamais suivies d’exécution.

Tony Fowler était absorbé par la surveillancede son équipage, qui lui donnait de perpétuelles inquiétudes. À lagrande joie de Coquardot, qui n’attendait qu’une occasion favorablepour fomenter la révolte, les hommes commençaient à murmurer,furieux de voir les vivres frais tirer à leur fin. Ils parlaient detenter une nouvelle descente sur les côtes d’Espagne pour seravitailler.

Eh ! s’écriait Tony Fowler avec fureur,quand nous serons en plein Atlantique, loin de toute terre, ilfaudra bien que ces gaillards-là m’obéissent au doigt et à l’œil…Ils auront beau faire, nous ne relâcherons nulle part avant d’avoiratteint le rivage des États-unis.

Mais, pour arriver à l’Atlantique, il fallaitfranchir le détroit et, de prime abord, la tentative paraissaitimpossible.

Tony Fowler fit plusieurs essais. Il suivit lacôte d’Espagne, puis celle du Maroc. Il s’immergea par les grandsfonds. Partout, il se heurtait à des torpilles-vigies, qui reliéesà la terre par des courants électriques, se balançaient entre deuxeaux comme de vigilantes araignées au bout de leur fil.

Il eut un moment de découragement. Sonprincipal complice, Robert Knipp, le regardait maintenant avecironie.

L’ancien contremaître d’Ursen Stroëm n’avaitpas, en effet, oublié les promesses d’Edda : et il observaitphilosophiquement les événements, prêt à trahir son maître, ou àlui rester fidèle, selon que l’exigerait son intérêt.

Tony Fowler devinait aisément ce qui sepassait dans l’âme de son complice : mais il se gardait d’yfaire allusion.

– Il faut que nous passions coûte quecoûte, répétait-il pour la centième fois à Robert Knipp.

– Ma foi, c’est votre affaire, réponditinsolemment le Yankee en haussant les épaules… Vous nous avezimprudemment embarqués dans une fâcheuse aventure. À vous de vousen tirer comme vous l’entendrez. Moi, je m’en lave les mains…

– Voyons… Si nous détruisions lestorpilles-vigies ?

– Mauvais moyen… La destruction d’un seulde ces engins suffirait à nous trahir et Ursen Stroëm est homme àles remplacer par de bonnes torpilles explosives, dont il seraitdangereux d’approcher.

– Que me conseillez-vous,alors ?

Robert Knipp se mit à rire :

– Rendre la jeune fille… Que nous soyonspendus maintenant ou dans six mois ! …

– Jamais ! s’écria rageusement TonyFowler… J’aime mieux mourir avec elle, et que leJules-Verne soit notre tombeau !

– Vous en parlez à votre aise !ricana Robert Knipp. Mais avant de vous laisser mourir, vous ferezbien de demander leur avis aux hommes de l’équipage.

Et il s’éloigna en sifflant le Yankeedoodle.

Tony Fowler était furieux. Le cynisme de soncomplice le révoltait. Il resta quelque temps songeur ; puisbrusquement, sa physionomie s’éclaira. Il eut un sourire detriomphe. Il s’approcha du cornet acoustique qui communiquait avecla cage du timonier et commanda :

– Il fait déjà nuit depuis deux heures…Faites manœuvrer les pompes et les hélices, et que l’on remonte àla surface.

– Impossible ! répondit le timonier,dont la voix parvenait distincte à l’oreille de Tony Fowler… Lesappareils météorologiques accusent à la surface une tempêteformidable… Il ne serait pas prudent…

– Faites ce que je vous dis !…ordonna le Yankee avec colère… Du moment où je vous dis deremonter, c’est que j’ai mes raisons pour cela.

Le timonier obéit ; et l’air commença àentrer, en sifflant, dans les réservoirs. En dépit des héliceslatérales, le Jules-Verne était animé d’un violentmouvement de roulis et de tangage, à mesure qu’il se rapprochait dela surface.

Malgré son lest et sa quille de plomb, ildansait dans le creux des lames comme une coquille de noix.

Le capot de la plate-forme avait été ouvertpour le renouvellement de l’atmosphère. Tony Fowler s’y engagea àmi-corps, et à demi aveuglé par les grosses lames qui lesouffletaient, il inspecta à l’horizon, cramponné des deux mains àla balustrade de fer.

Le ciel et la mer étaient d’un noir d’encre.La crête livide des hautes lames phosphorait. De temps à autre, lezigzag jaune et bleu d’un éclair déchirait le sombre manteau desnuages, éclairant de véritables montagnes d’eau. On eût dit quel’Atlantique et la Méditerranée se ruaient l’un contre l’autre, etavaient choisi pour champ de bataille le chenal resserré dudétroit.

Très loin, Tony Fowler distingua les feux deGibraltar et de deux ou trois navires mouillés en rade. Tony Fowlerse hâta de rentrer dans l’intérieur du sous-marin.

Voilà une tempête qui arrive à propos !s’écria-t-il… C’est ce soir que nous passerons ou jamais !

Quelques instants après, leJules-Verne faisait sa plongée, et retrouvait, à trentemètres de profondeur, un calme et une stabilité parfaits.

Tony Fowler s’installa lui-même à la barre. Ilordonna au mécanicien d’imprimer aux hélices la vitesse maxima. Surses ordres, les fulgores furent éteints, et soigneusement arrimésle long des flancs du sous-marin. Pour compléter cet ensemble deprécautions, Tony Fowler ordonna à Robert Knipp de se rendre, avecdeux hommes, dans la soute aux poudres, et de remplacer lesfulgores par autant de torpilles autonomes, chargées demélinite.

Ces appareils, en usage dans toutes lesmarines de guerre sont conçus d’après le même principe que lesfulgores et se gouvernent de la même façon.

– Si quelqu’un veut m’empêcher de passer,s’écria Tony Fowler, tant pis pour lui ! … Une seule de cestorpilles est suffisante pour faire sauter un croiseur, et même uncuirassé de premier rang.

Pendant que ces préparatifs avaient lieu,Robert Knipp et les autres hommes de l’équipage ne soufflaient mot.En eux-mêmes, ils ne pouvaient s’empêcher d’admirer l’audace et lesang-froid de leur chef, et tous reprenaient confiance dans lesuccès final de l’entreprise.

Le Jules-Verne filait à toutevitesse, entre deux eaux, sans s’inquiéter des torpilles-vigiesdont les sonneries tintaient sur son passage. Déjà Tony Fowler seredressait avec orgueil et s’écriait :

– Nous devons être en ce moment sous lefeu des batteries de Gibraltar…

Lorsqu’un choc se produisit brusquement… Puis,un second choc.

Tony Fowler crut que le Jules-Verneavait donné contre un écueil. Il pressa un bouton électrique :deux fulgores s’allumèrent…

Le Jules-Verne avait buté contre un de cesréseaux de fil d’acier, nommés filets Bullivan, du nom de leurinventeur, et qui servent à défendre les cuirassés contre lestorpilles.

Ces filets, construits en mailles trèsrésistantes, et disposés de six mètres en six mètres sur unquadruple rang, avaient été placés là par les ordres de Goël etd’Ursen Stroëm.

– Pincés ! fit Robert Knipp avec unlamentable rictus.

– Imbécile ! riposta Tony Fowler.Que l’on fasse immédiatement manœuvrer les cisailles automatiques.Que l’on coupe les mailles des deux premiers filets pour nousdégager… Puis, que l’on fasse machine en arrière.

– Et après ? demanda Robert Knipptout effaré.

– Eh bien, après, nous passeronspar-dessous ces maudits filets… Je pense qu’ils ne descendent pas àcent mètres de profondeur.

Les cisailles fonctionnèrent. Mais l’opérationdevait demander un certain temps. Tout autour du sous-marin, lesavertisseurs des torpilles-vigies sonnaient furieusement. Leshommes de l’équipage perdaient la tête.

Cependant, les mailles d’un des filets avaientété coupées. Celle du second allaient l’être entièrement, lorsqueTony Fowler, qui ne quittait pas des yeux la chambre du téléphone,qui lui permettait de voir ce qui se passait à la surface de lamer, poussa un cri de terreur… Filant entre les lames, à toutevapeur, deux navires, sans doute prévenus par les torpilles-vigiesde la marche du sous-marin, s’étaient risqués à sortir, malgré legros temps.

Tony Fowler les distinguait, grâce à leursfeux. Ils étaient à sec de toile. Parfois, ils disparaissaiententre les lames ; puis brusquement, ils reparaissaient à lacrête d’une montagne d’eau, Tony Fowler put lire leur nom sur letableau d’arrière. C’étaient l’Étoile-de-Mer et TheNelson, croiseur cuirassé de Sa Majesté Britannique.

Il restait encore une vingtaine de mailles àcouper.

– Aux torpilles ! commanda TonyFowler… Du coup, ce misérable Goël ne m’échappera pas !

Pendant les péripéties de ce drame sous-marin,Edda Stroëm et Coquardot – est-il besoin de le dire ? –avaient été enfermés à clef dans leurs cabines.

Sans savoir au juste ce qui se passait, Eddase sentait le cœur serré par une angoisse inexprimable. Un instinctmystérieux l’avertissait de la présence de Goël, et de la terriblelutte dont elle était l’enjeu. Quant à Coquardot, il était plongédans l’abattement le plus profond. Depuis longtemps, c’en étaitfini de ses belles colères ! Étendu sur sa couchette, ilattendait avec résignation que le sommeil vint s’emparer de lui.Mais, il ne pouvait arriver à s’endormir. Lui aussi était nerveux,inquiet ; et il pressentait obscurément la gravité desévénements.

Tout à coup, une formidable explosionretentit… Un des deux navires qui poursuivaient leJules-Verne s’était trouvé en contact avec une torpille etvenait de sauter.

« Pourvu que ce soit GoëlMordax !… » songeait Tony Fowler avec jubilation.

Ce n’était pas Goël. C’était le croiseuranglais The Nelson, dont la coque, atteinte par leprojectile chargé de plusieurs kilogrammes de mélinite, venait des’entrouvrir avec un horrible fracas.

The Nelson disparut, au milieu d’unegigantesque trombe d’eau. L’Étoile-Polaire n’eut que letemps de s’enfuir, pour ne pas être prise par le remous, et pour nepas couler à son tour.

– Le misérable ! rugit Ursen Stroëm,qui se tenait sur la dunette, à côté de Goël Mordax.

Le croiseur anglais avait coulé à pic.L’équipage de l’Étoile-Polaire entrevit un instant samâture. Puis, une énorme lame passa… Et ce fut tout.

– Il a franchi le détroit,maintenant ! s’écria Ursen Stroëm avec découragement… Il nenous reste plus qu’à regagner notre mouillage…

– Soit, répondit Goël, accablé.

– D’autant plus, ajoutaM. de Noirtier, qu’avec cette mer démontée nous nepourrions résister à la tempête un quart d’heure de plus.

L’Étoile-Polaire, capeyant souspetite vapeur, parvint à grand’peine à regagner la rade deGibraltar.

Cependant, quand la dernière maille du filetBullivan eut été coupée et que la torpille eut été lancée, leJules-Verne, faisant machine en arrière, s’immergea par uneprofondeur de cent mètres.

Et, passant au-dessous des filets Bullivan, endépit des torpilles-vigies désormais inutiles, il franchit ledétroit de Gibraltar, dont personne ne songeait plus à lui barrerle passage.

Bientôt, son hélice battit les flots del’océan Atlantique.

Deux heures après, Tony Fowler fit remonter lesous-marin à la surface.

La tempête était presque calmée. La lune, parune échancrure des nuages, éclairait une mer de vagues courtes etdures. Dans le lointain, on apercevait les derniers feux des côtesd’Espagne.

Hurrah ! s’écria Tony Fowler… Maintenant,je considère que j’ai partie gagnée !

Chapitre 4LA POURSUITE

 

Malgré le coup terrible que leur avait causéle succès de Tony Fowler à Gibraltar, Ursen Stroëm et Goël Mordaxcontinuaient la lutte avec une patience inlassable.

Il y avait cinq jours que le Jules-VerneII, enfin terminé et naviguant de conserve avecl’Étoile-Polaire, avait perdu de vue les côtes del’Europe. Le yacht et le sous-marin se trouvaient en pleinAtlantique, à quelques centaines de milles à l’est des Açores.

En dépit de l’extraordinaire célérité aveclaquelle le Jules-Verne II avait été mis en chantier etterminé, Goël Mordax avait trouvé moyen d’apporter un certainnombre d’améliorations à son type de sous-marin.

Grâce à sa forme plus allongée, à ses machinesplus puissantes et à une meilleure disposition de ses hélices, lesous-marin était capable de fournir une vitesse beaucoup plusconsidérable que le premier Jules-Verne. Goël avait prévula nécessité d’avoir à donner la chasse à son ennemi ; et ilvoulait être en mesure de le forcer pour ainsi dire à la course, etau besoin de lui couper la retraite en le devançant.

Goël avait pourvu son second sous-marin d’unarmement formidable. Le Jules-Verne II était pourvu dequatre de ces canons sous-marins, inventés par le capitaineEricsson, lesquels, grâce à une garniture obturatrice et à dessabords à fermeture automatique, peuvent tirer sous l’eau, etlancer à volonté des torpilles ou des obus spéciaux. En outre, lasoute aux poudres était largement approvisionnée de torpillesperfectionnées et de torpilles-vigies.

L’équipage se composait de trente-deux hommes,tous norvégiens, suédois ou français. Ils avaient été choisis, unpar un, par Goël et par Ursen Stroëm, lui-même, parmi les plusrobustes et les plus intelligents. C’était une véritable élite dematelots, d’électriciens et de plongeurs.

Dans une longue cabine spécialement aménagée,et qui avait, à certains égards, l’aspect d’uns salle des armuresdu Moyen Age, se trouvaient alignés les appareils de scaphandre,construits suivant les dernières données de la science et munis deleur réservoir d’air liquide, de leur tube à potasse caustique pourabsorber l’acide carbonique, de leur lampe électrique et duminuscule téléphone sans fil, qui leur permettait de rester enrelation avec le sous-marin pendant leurs excursions au fond del’Océan.

Ces scaphandres, dont l’armature était forméede cercles et de plaques d’acier chromé et vanadié, étaientrecouverts d’un épais caoutchouc. Ils pouvaient supporter sansinconvénient des pressions qui eussent réduit en miettes unappareil ordinaire.

L’armement des scaphandriers se composaitd’uns courte carabine, très massive, conçue d’après les principesde l’ingénieur Raoul Pictet. On introduisait dans la culasse mobileune cartouche d’eau ; et grâce à un accumulateur dissimulédans la crosse, sitôt que le tireur appuyait sur la gâchette,l’eau, brusquement réduite en vapeur par le courant électrique,chassait hors du canon une balle-fléchette, dont la rainurebarbelée était trempée dans un poison végétal, qui causait la mortinstantanée de l’animal qui en était frappé.

Cet armement était complété par un largesabre-coutelas, dont la pesante poignée, garnie de plomb, devaitfaciliter le maniement à une grande profondeur.

Sous le rapport de l’approvisionnement et duconfortable, le Jules-Verne II ne laissait rien à désirer…Et, bien qu’Ursen Stroëm eût permis à M. Lepique et à MlleSéguy de conserver les cabines respectives qu’ils occupaient à bordde l’Étoile-Polaire, ils avaient préféré, autant parcuriosité qu’en vertu du puissant intérêt qu’ils prenaient auxrecherches, s’embarquer avec leurs amis, dans le merveilleuxsous-marin construit par Goël.

Pourtant, en dépit des sommes énormesdépensées, en dépit de l’ardeur et de la patience avec lesquellesles recherches se poursuivaient, la délivrance d’Edda apparaissaitcomme de plus en plus problématique. L’Atlantique, avec son immenseétendue, ses abîmes de six mille mètres, ses forêts de sargasses,était encore moins facile à explorer que la Méditerranée. Puis, cetimmense océan qui, depuis la Patagonie jusqu’à la Guinée, depuis leMaroc jusqu’au Brésil, baigne tant de royaumes peu civilisés,offrait d’immenses ressources à un audacieux pirate comme TonyFowler.

Le Yankee pourrait avoir l’idée de débarquerdans quelque pampa, dans quelque forêt, et de gagner, ens’enfonçant dans les terres avec sa proie, une inaccessibleretraite où il serait en sûreté, et où l’on serait des années sansavoir de ses nouvelles.

En somme, il ne fallait plus guère compter,pour retrouver Edda, que sur un heureux hasard, sur une coïncidencepresque chimérique.

Un soir, vers dix heures, Ursen Stroëm, Goël,M. Lepique, et Mlle Séguy, réunis dans le salon duJules-Verne II, alors immergé à une profondeur de quelquesmètres à peine, discutaient pour la centième fois sur lesdifficultés et les périls de leur situation. Le découragement et latristesse se peignaient sur les visages. Mlle Séguy etM. Lepique eux-mêmes en étaient venus à ne plus même essayerde consoler Ursen Stroëm et Goël Mordax.

– Edda est perdue ! avait conclu leNorvégien.

Personne n’avait osé ajouter une parole deconfiance ou un mot d’espoir. Un morne silence régnait, rythméseulement par le tic-tac régulier des hélices.

– Et pourtant, dit tout à coup UrsenStroëm, comme s’il se fut parlé à lui-même, je ne peux pas ainsiabandonner mon enfant ! Je ne peux pas la laisser entre lesmains du bandit au pouvoir de qui elle est tombée !

– Nous la trouverons ! répliqua Goëlavec une sombre énergie… Nous la délivrerons, je vous le jure,dussions-nous pour cela fouiller tous les océans et tous lesdéserts de l’univers !

– Je ne vous abandonnerai pas, s’écriaMlle Séguy… Et je veux vous accompagner partout où vous irez !Edda est une sœur pour moi ; et je considère comme un devoird’aider à sa délivrance, dans la mesure de mes faibles moyens.

– Et moi, fit M. Lepique avecenthousiasme et en se levant subitement, je vous suivrai aussi… Jevous défendrai, je vous le jure en toute occasion. C’est mondevoir ! Et puis, – et sa voix devint menaçante, – j’ai unevengeance personnelle à tirer de ce mauvais Yankee ! … Qu’ilme tombe sous la main, et je l’écraserai comme unemouche !

En même temps, M. Lepique abattaitviolemment son poing fermé sur une petite table qui se trouvait àcôté de lui.

Au même moment, une sonnerie électrique se fitentendre. Instantanément, toutes les autres sonneries duJules-Verne II se mirent à carillonner.

– Monsieur ! s’écria Mlle Séguy,vous avez fait jouer le bouton d’alarme !

M. Lepique était abasourdi… Cependant,tout le monde était en émoi dans le sous-marin. Les hommes del’équipage couraient çà et là en criant :

« Au feu ! » Ils mettaient enmouvement les appareils de grand secours pour combattre unincendie.

Pierre Auger accourut dans le salon, suivi dequelques matelots, porteurs de flacons contenant des gazasphyxiants.

– Ce n’est rien, lui dit Ursen Stroëm,qui venait d’arrêter les sonneries… Un faux mouvement a fait jouerle bouton d’alarme. Rassurez vos hommes et arrêtez le grandsecours, ou dans un instant, nous allons être inondés ! … Etvous, M. Lepique, ajouta-t-il en souriant, une autre fois,modérez vos transports !

À cause de la grande quantité de substancesexplosibles que renfermait le sous-marin, des précautions avaientété prises par Goël contre le risque d’incendie. Les portesmétalliques des cloisons étanches pouvaient être instantanémentfermées, et les compartiments inondés, puis vidés les uns après lesautres, grâce aux puissantes pompes du bord.

Cependant, les sonneries s’étaient toutesarrêtées, sauf le timbre, placé au-dessus du récepteur dutélégraphe sans fil, qui mettait le Jules-Verne II encommunication avec l’Étoile-Polaire.

– Grand Dieu !… s’écria Goël…M. de Noirtier aurait-il aperçu quelque chose ?

– Heureusement, fit Ursen Stroëm enconsultant les appareils, qu’il n’est guère qu’à une centaine demètres de nous !

Goël s’était précipité vers le récepteur.

– Que le Jules-Verne II rallievite l’Étoile-Polaire… disait M. de Noirtier.L’ennemi n’est, à l’heure qu’il est, qu’à quelques encablures duyacht… L’homme de vigie, grâce au clair de lune, a parfaitementdistingué la coque du sous-marin flottant à la surface, et sansdoute en train de renouveler sa provision d’air.

– Victoire ! s’écria Ursen Stroëm…Cette fois, le bandit ne nous échappera pas… Nous le tenons !… Ce n’est plus maintenant qu’une question de vitesse… Il ne peutnous échapper !

– De plus, répliqua Goël, en admettant,ce qui n’est guère probable, qu’il nous glisse entre les doigtscette fois-ci, nous voilà renseignés sur son itinéraire…Évidemment, il suit la route la plus courte pour atteindre New Yorkou les ports du voisinage… Désormais, nous sommes sur la bonnepiste.

– Il retourne en Amérique ! fitM. Lepique… Quel toupet ! quel cynisme !… Il sefigure, que dans ce grand pays civilisé, ses millions luiassureront l’impunité ! …

– Je crois qu’il n’ira pas si loin, ditMlle Séguy. M. Goël a l’air absolument sûr de son fait…

– Aussi, Goël l’avait bien dit !s’écria M. Lepique… Tony Fowler, qui est très ignorant en faitde géographie sous-marine, n’a pas osé s’aventurer dans le sud del’Atlantique… Il suit, ce qui est de sa part une grave imprudence,un chemin que sillonnent des centaines de paquebots… Il passeau-dessus de cette vaste plaine sous-marine qu’ont relevée lessondages, et qu’on appelle le plateau du Dolphin…

Un véritable branle-bas de combat avait lieu àl’intérieur du Jules-Verne II… Timoniers, électriciens,artilleurs des canons Ericsson, tous étaient à leur poste.

Avec son sifflet de commandement, Goëltransmettait à tous ses instructions, formulées par une série demodulations aiguës et brèves.

– Est-ce que nous regagnonsl’Étoile-Polaire demanda Ursen Stroëm, pour nous entendreavec M. de Noirtier ?

– Pas du tout, répliqua vivement Goël.Les minutes sont précieuses… M. de Noirtier ne nousapprendrait rien de plus que ce que nous savons… Je vais,seulement, lui télégraphier de nous suivre, en évoluant vers l’est,à petite vapeur, et de se tenir prêt à tout événement.

Sur l’ordre de Goël, les fanaux et lesfulgores du Jules-Verne II avaient été éteints. Lesous-marin évoluait en pleines ténèbres. Sauf la rencontre, bienimprobable, d’une épave flottant entre deux eaux, cette façon demarcher à l’aveuglette ne présentait aucun inconvénient par cesfonds de deux à trois mille mètres.

Les yeux collés aux lentilles de cristal de lacabine de vigie située à l’avant, Goël, le cœur battant, scrutaitla profondeur vaguement phosphorescente des ténèbres sous-marines.Brusquement, il poussa un cri de joie. Son émotion fut telle qu’ilresta quelques minutes sans pouvoir prononcer une parole.

Tout là-bas, au fond des eaux, il venaitd’apercevoir le rayonnement affaibli de plusieurs fanauxélectriques, dont les lumières blanches dansaient comme deslucioles.

– Ce sont les fulgores du sous-marin queTony Fowler nous a volé ! s’écria-t-il… Le maudit Yankee anégligé de les éteindre ! Cette imprudence lui coûteracher !

Immédiatement, le Jules-Verne II,filant entre deux eaux, se dirigea vers les lumières. Ellesgrossissaient de minute en minute.

– Nous les gagnons de vitesse !s’écria joyeusement M. Lepique.

– Silence ! ordonna Goël, à voixbasse… Ne sais-tu pas que dans l’eau les moindres sons serépercutent à des distances considérables ?

– C’est juste… Mais maintenant, TonyFowler est trop près pour pouvoir s’échapper !

Cependant, à la surprise générale, lesfulgores paraissaient immobiles.

– Comment se fait-il qu’il ne prenne pasla fuite ? Je n’y comprends rien, dit Goël.

– Peut-être veut-il se rendre, objectaUrsen Stroëm.

– Oh ! pour cela, n’y comptez pas…Je connais Tony Fowler… Je crains plutôt que cette, immobilité nenous cache quelque piège… Je n’aperçois devant nous qu’un fouillisconfus, au milieu duquel je ne puis rien distinguer.

– Nous sommes assez près, murmura UrsenStroëm… Montrons-nous et éclairons-nous…

Goël pressa un bouton électrique.Immédiatement, les fanaux se rallumèrent. Une puissante nappe declarté enveloppa les flancs du Jules-Verne II.

Goël poussa une exclamation de rage, destupéfaction et de désappointement… Les fanaux n’éclairaient qu’unimmense amas de fucus, de raisins du tropique et de ces immensesalgues auxquelles on a donné le nom générique de sargasses.

Entre les mailles serrées de cet inextricabletissu d’herbes marines, étaient enchevêtrées deux fulgores.

Ursen Stroëm et ses amis se rendirentpromptement compte du stratagème employé par Tony Fowler… Se voyantsur le point d’être pris, il avait sacrifié une partie de sesfulgores, en les engageant dans le massif des sargasses. Puis, ilavait éteint tous ses feux, et s’était enfui dans une directionopposée à celle où l’on croyait le rencontrer.

Ce fut vainement que le Jules-VerneII évolua toute la nuit, dans les environs. Vainement,fouilla-t-il les profondeurs, dardant jusqu’au plus épais desfourrés d’algues les faisceaux lumineux de ses projecteurs.

Toutes les recherches demeurèrent sansrésultat. Tony Fowler, encore une fois, avait réussi às’échapper.

Les hommes de l’équipage de Goël ne secouchèrent qu’au point du jour, mais ils avaient pour leur chef unattachement si profond, qu’après quelques heures de repos, ils setrouvèrent de nouveau prêts à endurer toutes les fatigues.

Lorsqu’à midi, la cloche du steward –successeur intérimaire du malheureux Coquardot – eut réuni tout lemonde autour de la table du déjeuner, Goël essaya vainement deremonter le moral très abattu d’Ursen Stroëm.

– Hier, dit-il, Tony Fowler nous a glisséentre les doigts comme une couleuvre. Mais sa situation est desplus embarrassées… D’abord, il sait que nous connaissons saprésence ; puis, il se trouve imprudemment engagé dans cettemer des Sargasses qui est le réceptacle de toutes les épavesvégétales entraînées par les fleuves des deux Amériques…

– Et dont les algues, enchevêtrées lesunes dans les autres, et comme feutrées, arrêtèrent longtemps lesvaisseaux de Christophe Colomb, remarqua M. Lepique.

– Précisément, reprit l’ingénieur… Lanavigation dans ces parages, surtout pour un sous-marin, estentourée de périls et de difficultés de toute nature… À chaqueinstant, son hélice s’embarrassera dans les interminables rubans duvarech nageur… Cet accident si simple peut immobiliser unsous-marin pendant des heures.

– Puis, dit encore M. Lepique, il nepourra pas lancer le Jules-Verne à toute vitesse à traversces taillis épais d’hydrophites. Il y resterait pris comme dans dela glu… Il sera obligé de louvoyer, d’aller très lentement…

– Et pendant ce temps-là, nous lerattraperons, ajouta, sans grande conviction, Mlle Séguy.

Mais à tout ce qu’on lui disait, Ursen Stroëmne répondait qu’en hochant la tête avec découragement.

Ce jour-là et le suivant, les recherchescontinuèrent sans amener aucun nouvel indice qui pût mettre sur latrace du ravisseur.

Chapitre 5CÈDERA-T-ELLE ?

 

Tony Fowler s’enorgueillissait du bonheurinsolent qui, jusque-là, avait accompagné son entreprise.

– De l’audace ! s’écria-t-il. Aveccela, on peut tout tenter, tout essayer : on est sûr deréussir.

Dans sa téméraire sécurité, Tony Fowlern’avait même plus de doute sur le succès final de son voyage.N’avait-il pas triomphé des principales difficultés ?N’était-il pas arrivé à s’échapper de cette Méditerranée, où ilétait pris comme dans un traquenard, et à gagner l’immense océanAtlantique, où il était à peu près impossible de lui donnerefficacement la chasse. Il avait échappé à son ennemi, et GoëlMordax, malgré toute sa science, malgré toute son énergie, malgrétout son amour pour Edda, n’avait pu réussir à le capturer. Enfin,et ce n’était pas là le moins difficile, par son énergie et par sonsang-froid, il avait maté un équipage composé de mauvais drôles. Illes avait rendus dociles et respectueux.

Depuis le passage du détroit de Gibraltar,aucune mutinerie nouvelle ne s’était produite à bord du sous-marin.Les hommes se contentaient des vivres fournis en abondance par lapêche ; et ils ne réclamaient rien de plus. Tony Fowler avaitfini par leur faire comprendre qu’il était de leur intérêt depatienter, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés en Amérique.D’ailleurs, disait souvent Tony Fowler à Robert Knipp, – et cetargument répété aux hommes de l’équipage produisit sur eux un grandeffet, – si vous vous empariez du navire, vous seriez incapable dele conduire sans moi, et de le mener soit en Amérique, soit enEurope. Et vous n’en seriez pas moins privés de vivres frais et deliqueurs fortes pendant la seconde partie de la traversée.

Tony Fowler était donc très satisfait. Sous saconduite, le Jules-Verne évoluait sur la limite de la mer desSargasses, en remontant vers le nord.

Depuis qu’il avait failli tomber entre lesmains de Goël et d’Ursen Stroëm, Tony Fowler n’avançait plus qu’enprenant d’extrêmes précautions. Il avait définitivement faitdémonter les fulgores qui lui restaient ; et il avait trouvéque, – réflexion faite, – le plus sûr pour lui était de voyager enplein jour, à quelques mètres seulement de la surface.

De cette façon, grâce au miroir monté sur unflotteur insubmersible, et relié à la chambre noire du téléphote,il pouvait inspecter l’horizon, prêt à gagner les grandesprofondeurs à la moindre alerte.

La nuit venue, le sous-marin se tapissaitentre les algues, s’enfonçait au plus épais des massifs, de façon àéchapper aux projections électriques et aux torpilles-vigies deceux qui le poursuivaient. Caché dans les herbes marines comme uncrustacé, le Jules-Verne ne quittait sa retraite qu’aupetit jour, pour recommencer à naviguer de la même allure prudenteet lente.

Cependant, il se produisit, peu de temps aprèsl’attaque de Goël, un incident qui donna fort à réfléchir à TonyFowler.

Un soir, un peu avant le coucher du soleil, ilaperçut un croiseur de la marine américaine. À sa corne d’artimon,flottait le pavillon à bandes rouges et blanches, au carré d’azurconstellé d’or.

Le Yankee se croyait à une trop grandedistance pour qu’on le remarquât. Debout sur la plate-forme duJules-Verne, il observait attentivement le navire de sescompatriotes, lorsqu’il fut violemment arraché à sa contemplation…Une fumée blanche avait paru au sabord du croiseur, bientôt suivied’une détonation et un boulet était venu ricocher à moins d’unecentaine de mètres du Jules-Verne.

Tony Fowler se hâta de quitter un posted’observation qui pourrait devenir dangereux, et il rentra dansl’intérieur en ordonnant que l’on immergeât immédiatement lesous-marin. Ce qui fut exécuté.

Le Yankee était de fort méchante humeur.

Voilà qui est de mauvais augure, songeait-il…Mes compatriotes m’envoient des obus : cela ne présage rien debon pour mon arrivée aux États-unis… L’histoire du navire que j’aicoulé a dû scandaliser les honnêtes Yankees… Les milliards d’UrsenStroëm et l’activité de Goël ont fait le reste… En dépit del’influence et des richesses de mon père, ma tête doit être mise àprix, dans les États de l’Union aussi bien que dans l’ancienmonde.

En cela, Tony Fowler ne se trompait pas. Grâceaux démarches des gouvernements anglais et français, grâce auxefforts de Goël et d’Ursen Stroëm, les États-unis avaientofficiellement décrété Tony Fowler de prise de corps, et avaienthautement blâmé son infâme conduite.

Je pourrais encore, se disait Tony Fowler, quicontinuait le cours de ses méditations, sortir honorablement decette affaire… Personne ne pourra me prouver que j’ai torpillé unnavire à Gibraltar. Le désastre peut parfaitement être attribué àune des torpilles fixes de la défense du port… Je soutiendrai cettethèse mordicus, et une restitution du prix du bâtiment, adroitementopérée par mon père, fera le reste.

Mais la condition principale du succès et del’impunité de Tony Fowler, était le consentement et l’amour d’EddaStroëm… Que la jeune fille se décidât à lui accorder sa main, ettout était réparé.

Goël Mordax et Ursen Stroëm lui-même setrouvaient désarmés. L’enlèvement d’Edda et le vol du sous-marinn’étaient plus que de simples peccadilles que la force de lapassion ferait excuser.

Le sous-marin serait restitué à Goël, a quil’on offrirait une forte indemnité ; et tout irait bien.

Tony Fowler avait beau arranger ainsi à songré les événements dans son imagination, il restait toujours en sonesprit un point sombre sur lequel Tony Fowler n’aimait pas às’arrêter. C’était le massacre des pêcheurs du golfe de laCavalerie. Cette pensée importunait le Yankee comme un remords.Chaque fois qu’elle se présentait à son esprit, il haussait lesépaules et fronçait les sourcils avec mécontentement.

Bah ! finissait-il par conclure avecl’optimisme que lui avaient donné les derniers événements, c’estencore une affaire que j’arrangerai à force d’argent… J’offrirai àl’Espagne une forte indemnité, et je serai jugé et condamné pour laforme, puis gracié. Les lois ne sont pas faites pour lesmilliardaires… On n’a jamais vu condamner à mort, même un simplemillionnaire… La prison, la potence et le hard-labour, laguillotine et le fauteuil d’électrocution ne sont faits que pourceux qui n’ont pas suffisamment de bank-notes déposées dans lescoffres-forts des sociétés de crédit…

En dépit de son raisonnement insolent, TonyFowler comprenait la nécessité de se concilier les bonnes grâcesd’Edda.

La tâche ne paraissait pas très facile… Depuisqu’elle était prisonnière à bord du Jules-Verne, la jeune fille nes’était pas départie de son ton glacial et de sa méprisante réserveà l’égard du Yankee, qu’elle n’avait cessé de traiter en geôlierabhorré, en malfaiteur auquel on ne répond que par monosyllabes, dubout des lèvres, auquel on ne parle que dans les cas d’absoluenécessité.

Bien loin d’avoir fait quelque progrès dansl’estime et dans la confiance d’Edda, Tony Fowler s’apercevait, aucontraire, qu’il était plus détesté et plus méprisé qu’au débutmême du voyage. Edda, maintenant, faisait preuve à son égard d’unerépulsion qu’elle était incapable de dissimuler.

C’est que Coquardot et sa maîtresse, sansconnaître entièrement la vérité sur la façon dont leJules-Verne avait franchi le détroit de Gibraltar, lasoupçonnaient en grande partie. Bien plus, ils en étaient à sedemander si Ursen Stroëm et Goël n’avaient pas été victimes de lahaine de Tony Fowler.

Enfermée dans sa cabine, lorsque le Yankeeavait torpillé le croiseur anglais, Edda, plongée dans les ténèbreset très anxieuse de savoir ce qui se passait, avait eu l’idée depousser le panneau mobile qui recouvrait la vitre de cristal ;et elle avait assisté, épouvantée, à quelques-unes des péripétiesdu combat sous-marin.

Elle avait vu la torpille jaillir, en unetrombe de feu au milieu des épaisses ténèbres de l’abîme, et ellese désespérait, en songeant que c’était peut-êtrel’Étoile-Polaire que Tony Fowler avait ainsi faitsauter.

Coquardot, lui, n’avait rien vu… L’honnêtecuisinier essaya de rassurer sa maîtresse.

– Vous avez assisté, mademoiselle, àl’explosion d’une torpille fixe, dont le Jules-Verne aurafait partir l’amorce accidentellement, disait-il… ou de quelquemine sous-marine qu’un des fulgures aura frôlé… Vous savez qu’auxenvirons de Gibraltar, les Anglais ont multiplié, surtout depuis laGrande Guerre, les mines, les torpilles et les engins de défense detout genre… L’explosion à laquelle vous avez assisté n’a rien, ensomme, que de très explicable.

En dépit de ses affirmations optimistes,Coquardot n’était pas loin de partager les appréhensions de lajeune fille. Il avait perdu toute sa faconde méridionale, et il neretrouvait son bel entrain de jadis qu’à de rares intervalles.D’ailleurs, il était en bons termes avec tout l’équipage :Robert Knipp et Tony Fowler lui-même ne le molestaient plus ;et sauf les rares fois où on l’avait enfermé dans sa cabine, lorsde quelque circonstance grave, on l’avait laissé à peu près libred’errer à sa guise dans l’intérieur du sous-marin.

C’est que Coquardot continuait à êtreextrêmement précieux à tout le monde, à cause de ses talentsculinaires. Ce génial gâte-sauce était doublé d’un naturaliste etd’un chimiste. Il connaissait tout ce qui se mange dans les troisrègnes de la nature : il possédait l’art d’en déguiser legoût, de façon à tromper les plus exercés. Maintes fois, il servità l’équipage des « blanquettes de veau » qui n’étaientautre que du thon magistralement sophistiqué. Avec une alguecommune dans l’Atlantique, l’uva esculens, il prépara d’excellentsplats de légumes.

Quoiqu’il lui fît bonne mine ouvertement, TonyFowler gardait pourtant à Coquardot une secrète rancune. Un jour,il avait pris à part l’artiste culinaire, et lui avait proposé uneforte prime s’il voulait trahir Edda, s’il voulait conseiller à lajeune fille de regarder Goël comme perdu.

– Trahir Edda, lui avait réponduCoquardot…

– Vous croyez que je vais me fairecomplice d’un pareil crime !… À Marseille, monsieur, nous nemangeons pas de ce pain-là !

Et il avait dédaigneusement tourné les talonsau Yankee, le laissant à la fois irrité et penaud.

Les choses en étaient là, lorsqu’un soir, TonyFowler pénétra brusquement dans la cabine d’Edda…

La jeune fille, pour se distraire, avaitpoussé le panneau mobile, et elle regardait rêveusement lesprofondeurs animées de fugitives phosphorescences.

Tony Fowler était entré sans frapper, avec leton et les allures d’un homme décidé à parler en maître. Edda n’eutpas le temps de refermer le panneau mobile. En la voyant, le Yankeeeut un ricanement.

– Ah ! ah ! fit-il, je vois quema belle captive a su se créer des moyens de distraction…J’ignorais que cet ingénieux appareil, qui se trouve aussi dans lesalon, se trouvât en même temps dans votre cabine… Décidément, lesconstructeurs de ce sous-marin ont pensé à tout !

– Tuez-moi donc tout de suite,bandit ! s’écria Edda, frémissante d’indignation.

– C’est bon, continua le Yankee avec unegrossièreté imperturbable, il ne s’agit pas de cela pour le moment…Je suis venu ici pour vous parler sérieusement… Il y a quelquetemps, miss Edda, je vous ai fait connaître mes intentions… J’aidécidé que je vous épouserais… Et cela, parce que je suis le plusfort, le plus intelligent et le plus audacieux de tous ceux qui ontessayé d’obtenir votre main et votre fortune.

– Vous ne pouvez toujours pas vous direle plus honnête, répliqua la jeune fille, avec un souverain accentde mépris. Et je sais quelqu’un de plus intelligent et de plusbrave que vous !

Cette réponse eut pour résultat de mettre lecomble à la fureur du Yankee.

– Vous voulez parler de Goël Mordax, sansdoute ? En tout cas, il n’a pas su jusqu’ici vous prouver sonintelligence en vous délivrant… D’ailleurs, le jour où il voudraitle faire et où il aurait quelque chance d’y réussir, je feraisauter ce navire et tous ceux qu’il contient, plutôt que de vouslaisser échapper vivante…

Edda ne répondit à ces paroles que par unemoue hautaine et souverainement méprisante.

– Vainement, continua Tony Fowler, j’aiessayé de la douceur et des bons procédés pour gagner votreaffection. Vainement, je vous ai prouvé, clair comme le jour, quela résistance ne vous mènerait à rien, que j’étais le maître etqu’il fallait m’obéir… Vous avez persisté dans votre entêtement etdans vos mépris envers un homme qui a tout risqué pour vousconquérir et qui seul, est vraiment digne de vous… Aujourd’hui, jeviens vous demander encore une fois si, oui ou non, vous voulezdevenir ma femme !

– Jamais !

– Alors, ce sera tant pis pour vous… Jevous jure que vous ne sortirez d’ici que lorsque vous vous nommerezlady Fowler.

– Vos menaces sont inutiles, je necéderai pas. Prenez garde de me pousser à bout ! … Je seraiscapable d’aller jusqu’au crime !

Et Tony Fowler, au paroxysme de la rages’approcha de la jeune fille et lui saisit brutalement lepoignet.

– Écoutez-moi bien, dit-il d’une voixdure… Je vous donne trois jours pour réfléchir, pour vous décider àm’accorder votre main… Mais, songez-y, c’est le dernier délai queje vous accorde.

Edda s’était reculée dans un angle de lapièce.

– Et que comptez-vous faire, si jerefuse ? demanda-t-elle d’une voix tremblante.

– Vous le saurez quand le moment seravenu, répondit le Yankee… En attendant, puisque la douceur n’a pasréussi, je vais changer de système avec vous… D’abord, vous neparlerez plus à ce misérable cuisinier qui ne peut que vous donnerde mauvais conseils… De plus, ce panneau mobile va être condamné…Il suffirait d’une imprudence de votre part pour causer quelqueaccident… D’ailleurs, pour que vous puissiez réfléchir plussérieusement à ce que je vous ai dit, la solitude vous conviendramieux. Il est bon que vous n’ayez aucune vaine distraction.

Tony Fowler sortit, sans attendre la réponsede la jeune fille.

Le soir même, Coquardot reçut l’ordre de neplus pénétrer dans la cabine d’Edda.

Tony Fowler était dans un état d’irritationextraordinaire. Il ne savait à quoi se résoudre si Edda persistaitdans ses refus…

Dans sa colère, l’idée d’un crime commença às’implanter en lui.

Chapitre 6UNE MALADRESSE DE M. LEPIQUE

 

Les recherches continuaient, toujoursinfructueusement, à bord de l’Étoile-Polaire et duJules Verne II.

Le mécontentement causé par cette séried’insuccès se traduisait, chez tout le monde, par un énervement,par une mauvaise humeur qui amenaient parfois, dans lesdiscussions, de l’aigreur et de la brusquerie.

– Je crois que nous faisons fausse route,dit un jour Ursen Stroëm… Nous restons là, en plein Atlantique,tandis que Tony Fowler gagne du terrain… Peut-être même est-il entrain de débarquer, avec ma pauvre Edda, dans quelque île perduedes Antilles.

– Je ne crois pas, répliquait Goël.

– Vous êtes comme moi, vous n’en savezrien… Je crois que le plus simple serait d’aller croiser dans lesparages des Antilles, ou le long des côtes de l’Amérique du Nord…Nous aurions plus de chance de pincer le pirate, au moment où ilessaiera de prendre terre.

– Puisque nous sommes sur la bonne piste,je crois, moi, qu’il serait très imprudent de l’abandonner.

– Vous avez tort.

– Je vous affirme que non !

La discussion, quoique demeurant trèscourtoise, se prolongeait ainsi quelquefois pendant fort longtemps,tantôt sur un sujet, tantôt sur un autre.

De guerre lasse, Ursen Stroëm finissait par selaisser convaincre, et par convenir que Goël avait raison. On eûtdit qu’une atmosphère de dissensions et de querelles régnait à borddu sous-marin. Il n’était pas jusqu’à M. Lepique et jusqu’àMlle Séguy qui n’eussent perdu, l’une sa douceur, l’autre sapatience inlassable. Parfois, il leur arrivait de se disputer commedes écoliers, pour des riens, quitte à s’accabler ensuite d’excuseset de compliments.

Au fond, tous, fatigués par l’attente etl’anxiété, désespérés de la perte d’Edda, n’en voulaient qu’au seulTony Fowler, n’étaient agacés que de la malchance qui s’acharnait àrendre leurs efforts inutiles. Et ils regrettaient, aussi vitequ’ils les avaient prononcées, les paroles que leur arrachaient lacontrariété et le dépit.

Une fois, après une discussion plus vive quede coutume avec Ursen Stroëm et Mlle Séguy, Goël resta deux jourssans sortir de sa cabine. Son absence désorganisait les recherches.Ursen Stroëm ne savait plus où donner de la tête ; et leJules-Verne II évoluait au hasard, fouillant au petitbonheur les massifs de sargasses.

Goël avait déclaré d’un tel ton qu’ilentendait être seul, que personne n’osait aller le déranger.

M. Lepique s’y risqua pourtant. Son plusaimable sourire sur les lèvres, il vint frapper à la porte de lacabine de Goël.

– Que désires-tu ? demanda celui-ci,en entrouvrant à peine la porte, et du ton mécontent d’un hommequ’on dérange.

– Mais, rien, répondit M. Lepique,tout interloqué. Je passais… Je venais simplement faire un bout decausette avec toi… m’informer de ta santé…

La gravité de Goël ne put tenir devant la minedéconfite de l’honnête naturaliste. Il eut un joyeux éclat derire.

– Mon vieil ami, fit-il, je me porteadmirablement… Seulement, je n’ai pas le temps, aujourd’hui, decauser avec toi… J’ai besoin de réfléchir et de travaillerbeaucoup…

M. Lepique se le tint pour dit… Il serraaffectueusement la main que Goël lui tendait et se retira. Oncommençait à s’inquiéter, lorsque, après deux jours de solitude,Goël reparut, l’air tout joyeux et comme transfiguré, dans le salondu sous-marin.

La première personne qu’il aperçut fut UrsenStroëm. Les deux hommes se serrèrent la main avec la plus énergiquecordialité.

– Mon cher Goël, dit Ursen Stroëm, vousavez bien fait de quitter votre retraite… J’allais aller voirmoi-même ce que vous deveniez.

– Ces deux jours n’auront pas été dutemps perdu !

– J’espère au moins que ce n’est pas à lasuite de notre discussion de l’autre soir, que vous vous êtesrenfermé, par dépit, dans votre cabine, comme un ermite dans sacellule !

– Je n’ai pas, Dieu merci, le caractèreaussi mal fait ! Et, d’ailleurs, la vivacité de nosdiscussions, vous en êtes convenu comme moi, ne provient que dudésir que nous avons de délivrer notre chère Edda.

– Mais, alors, cette brusquedisparition ?

– N’a eu d’autre cause que de mettre àexécution certaine idée qui m’était venue… Le résultat m’a donnétoute satisfaction… J’espère que, grâce à un appareil très simpledont je vais vous expliquer le fonctionnement, nous allons pouvoirpincer sans coup férir cette infâme canaille de TonyFowler !

À ce moment, Mlle Séguy entra dans le salon.Elle complimenta malicieusement Goël d’avoir enfin terminé ses deuxjours de réclusion.

Elle fut bientôt suivie de M. Lepique,qui salua ses amis d’un bonjour retentissant, et gratifia Goël enparticulier d’une poignée de main qui eût fait honneur aux pincesd’un crabe-tourteau.

– Puisque nous voilà tous réunis, ditUrsen Stroëm, Goël va nous mettre au courant de sa nouvelledécouverte… Pourvu, ajouta-t-il avec une nuance d’inquiétude, quenous ayons à bord les matériaux nécessaires à sa constructionimmédiate !

– Rassurez-vous, reprit Gaël en souriant,je n’ai besoin que d’un appareil photographique, d’un fanalélectrique, d’un accumulateur et de quelques grosses lentilles…Tout cela se trouve à bord… L’appareil sera monté et expérimentéaujourd’hui même… Mais pour que vous vous rendiez parfaitementcompte de ce dont il s’agit, il est indispensable que je vous donnequelques explications préliminaires… Vous saurez qu’avant larévolution de 1789, il existait, à l’île de la Réunion, un vieuxcolon, qui possédait le singulier talent d’annoncer, plusieursjours à l’avance, bien avant qu’ils ne fussent visibles au-dessusde l’horizon, l’arrivée des navires venant d’Europe. Les nègres lecroyaient un peu sorcier, et ce n’était qu’un observateur attentif…Étant donné la courbure de la terre et la parfaite transparence del’Océan sous les tropiques, il avait remarqué que les naviressitués du côté de l’horizon invisible à l’observateur,produisaient, sur la limpidité de la mer, certaines taches sombresqui permettaient de signaler leur présence.

– Je ne comprends pas bien, fit MlleSéguy.

– Ces navires étaient vus partransparence à travers une calotte d’eau hémisphérique… Et j’oubliede dire que, bien entendu, notre observateur avait une de ces vuesexcellentes qui permettent à certains marins, atteints d’unstrabisme spécial, que développe l’habitude de contempler de vastesétendues, de distinguer, à huit ou dix lieues, le gréement et lanationalité d’un navire qui n’apparaît que comme un léger flocond’écume au-dessus de la mer.

– Les faits que vous racontez là sont-ilsd’observation scientifique ? demanda Ursen Stroëm.

– Certainement… Ils sont constatés pardes rapports officiels… Mais la Révolution vint, puis l’Empire…L’ingénieux observateur et sa découverte tombèrent dans l’oubli leplus profond.

– Je commence à comprendre, fitM. Lepique en se levant, dans sa joie, si brusquement, qu’ilse cogna la tête contre l’angle d’un meuble.

– En appliquant le principe que je viensde vous expliquer, continua Goël, je l’ai perfectionné, grâce autéléautographe ou appareil à photographier à de grandes distances,et grâce à l’appareil inventé par Regnard pour la photographiesous-marine.

– De sorte que… ? demandaM. Lepique, impatient d’arriver à la conclusion.

– Grâce à mon appareil, nous allonspouvoir étendre nos recherches dans un rayon de dix ou douzelieues… La moindre tache sur cliché sera examinée au microscope, etil est hors de doute que nous ne découvrions rapidement, sur une denos photographies, la petite tache allongée que doit faire lesous-marin, le Jules-Verne, photographié à une grande distance.

Mlle Séguy et M. Lepique étaient dans leravissement… Quand à Ursen Stroëm, il était tellement ému qu’il neput que serrer la main de l’ingénieur.

On se mit à l’œuvre sans perdre uninstant.

L’ajusteur et l’électricien du bord furentmandés, et aidèrent Goël au montage de son appareil, queM. Lepique baptisa pompeusement : le détectiveocéanique.

Dès le lendemain, l’appareil put fonctionner.Goël aidé d’Ursen Stroëm et de Mlle Séguy, prenait lui-même lesvues des fonds sous-marins, et M. Lepique, que ses études surles insectes avaient rendu très expert dans le maniement dumicroscope, examinait ensuite chaque épreuve avec une minutieuseattention.

Toute la matinée, on obtint une série declichés qui eussent fait la joie de M. Mime-Edwards ou deM. Edmond Perrier.

Les variétés les plus rares d’hydrophites,d’annélides, de crustacés et de poissons s’y trouvaient reproduitesavec une netteté parfaite. C’étaient des pennatules, desvirgulaires, des gorgones, toute une collection de crabes auxformes tourmentées et de poissons curieusement armés d’épines et dedentelures, comme les guivres et les tarasques des légendes.

M. Lepique, que l’étude des plantes etdes animaux marins commençaient à passionner au détriment de celledes insectes, poussait de temps à autres de véritables crisd’enthousiasme. Tout le monde accourait. Les exclamations secroisaient :

– Vous avez trouvé ?

– Oui ! … Merveilleux !

– Mais parlez donc !

– Est-ce donc leJules-Verne ?

– Hein ! … Quoi ! … LeJules-Verne ?… Oui…C’est-à-dire non !… Parlez-moi deces physalies, de ces anatifes, de ces coronales !

– Vous êtes insupportable de nousdéranger pour ces vilaines bêtes ! répliquait invariablementMile Séguy… Cherchez donc le Jules-Verne.

– Oui, Mademoiselle, répondait lemalheureux naturaliste.

Et cinq minutes plus tard, il recommençait sesexclamations.

Mlle Séguy dut laisser Ursen Stroëm et Goëlprendre seuls les clichés. Elle s’imposa à M. Lepique, qui,peu à peu, mit fin à ses exclamations intempestives, dans lacrainte de voir la jeune fille se mettre en colère.

Doucement, Mlle Séguy avait morigénéM. Lepique.

– Voyons, lui avait-elle dit, faudra-t-iltoujours vous gronder comme un enfant ! … Au moment où noussommes peut-être sur le point de dénicher le ravisseur d’Edda, vousnous faites perdre un temps précieux à nous faire contemplerd’affreux poissons…

– Ah ! Mademoiselle, réponditM. Lepique… L’amour de la science…

– C’est bon, interrompit la jeune fille…Retrouvons Edda d’abord, ou gare à vous… Je vous mettrai au painsec, ajouta-t-elle en le menaçant gentiment du doigt.

– Je me repens, Mademoiselle, je merepens !… Au diable ces maudits clichés ! fit-il enesquissant le geste de les jeter à terre… Je vous promets,Mademoiselle, d’être tranquille à l’avenir…

Et, prenant la main de la jeune fille, il labaisa respectueusement, en esquissant une révérence qui fit sourireMlle Séguy.

On photographia avec acharnement pendant toutela matinée. Au grand regret de M. Lepique, les plaques quiavaient servi étaient nettoyées et préparées à nouveau. Mais on eutbeau multiplier le nombre des épreuves, la tache oblongue quidevait signaler la présence du Jules-Verne n’apparut passur les clichés.

On déjeuna rapidement pour se remettreaussitôt à l’œuvre avec une ardeur fébrile.

Quand l’après-midi se fut passée sans amenerde résultat, le découragement commença à se faire sentir. Laphotographie révélait des animaux curieux, des paysages d’algues etde rocs d’un charme sauvage et grandiose, jusqu’à des épaves denavires et une troupe de requins ; mais duJules-Verne, nulle trace.

La nuit allait venir. C’était encore unejournée de perdue.

– Tony Fowler doit être maintenant horsde portée de nos appareils, dit mélancoliquement M le Séguy.

– Demain, nous serons plus heureux,répliqua Ursen Stroëm. Du moins, il faut l’espérer.

– Assurément, dit Goël, soucieux etdistrait… Les épreuves deviennent de plus en plus troubles. J’entire encore une, et ce sera tout pour aujourd’hui.

Un quart d’heure après – la photographiesous-marine demande de longues poses – Goël remettait àM. Lepique un cliché développé. Il apparut si confus et sibrouillé que l’on n’y distinguait presque rien.

– Ce n’est guère la peine d’examinercelui-ci, dit Ursen Stroëm.

– Voyons toujours, fit M. Lepique…On ne sait jamais !

Mais à peine avait-il approché ses yeux del’oculaire du microscope, qu’il se releva en brandissanttriomphalement la plaque.

– Cette fois, s’exclama-t-il, nous letenons !…

M. Lepique était si ému que ses mainstremblaient. Il était égaré, hors de lui.

– Je viens de voir leJules-Verne, répétait-il… Le Jules-Verne,entendez-vous !… Et de le voir distinctement !

Malheureusement, dans ses mouvementsdésordonnés, il buta contre le pied de la table…

Le cliché roula par terre et se cassa en plusde vingt morceaux.

Chapitre 7COQUARDOT GAGNE LA PREMIÈRE PARTIE

 

Coquardot fut désolé de se voir séparé de samaîtresse. Bien qu’on l’eût laissé libre lui-même, il prévoyait, dufait de la claustration d’Edda, toute une série decatastrophes.

En excellents termes avec tous les hommes del’équipage, il essaya d’obtenir d’eux quelques renseignements. Maisaucun d’eux n’avait rien vu, rien entendu. L’artiste culinaire seretira, ce soir-là, de bonne heure dans sa cabine. Loin des’endormir, il passa une bonne partie de la nuit à se promener delong en large, en réfléchissant à la conduite qu’il devaittenir.

Brusquement, une idée lui vint.

Il se déchaussa, ouvrit, en faisant le moinsde bruit possible, la porte de sa cabine, et prêta l’oreille.

Un profond silence régnait à bord dusous-marin.

Coquardot s’approcha successivement de lacabine de Tony Fowler, puis de celle de Robert Knipp. Il passa prèsdu poste de l’équipage.

Le bruit des respirations égales et desronflements lui apprit que tout le monde était endormi. L’homme devigie lui-même, dans sa cage vitrée dont les fanaux électriquesétaient éteints, somnolait paisiblement sur son fauteuil demétal.

Depuis quelque temps, il en était presque tousles jours ainsi. Depuis que Tony Fowler, par prudence, n’allumaitplus les fanaux et ne voyageait plus la nuit, le sous-marin allaitchaque soir se mettre pour ainsi dire à l’ancre, à l’abri dequelque épais massif d’algues, à une faible profondeur, et leshommes de l’équipage en profitaient pour se reposer. Pour leprincipe, Tony Fowler laissait bien un homme de vigie. Maiscelui-ci, sûr de n’être pas dérangé et sachant que le navire, dansces calmes profondeurs, où ne se trouvaient ni courants, ni récifs,ne courait aucun péril, ne se gênait pas pour dormir.

Coquardot résolut de tirer parti de cet étatde choses. Il s’approcha de la cabine d’Edda, marchant à pas deloup et retenant son souffle. Une fois arrivé devant la porte, ilse mit à gratter doucement.

Edda ne dormait pas. Ses inquiétudes latenaient éveillée. Elle entendit parfaitement le signal deCoquardot.

– Qui est là ? demanda-t-elle à voixbasse… Est-ce vous, Coquardot ?

– Oui, Mademoiselle… Tout le monde estendormi à bord. J’en ai profité pour venir savoir pourquoi l’onvous tient prisonnière.

– Ce serait trop long à vous expliquer…Au milieu de ce silence, entre ces parois de métal, les moindresbruits font écho… Je vais donc vous écrire un billet pour vousmettre au courant des événements… Revenez dans un quartd’heure ; je glisserai le papier sous ma porte.

Coquardot suivit le prudent conseil d’Edda. Ilrentra dans sa chambre, revint, trouva le billet à sa place et putlire le récit que la jeune fille lui faisait des menaces de TonyFowler.

L’honnête Coquardot eut un moment la pensée depénétrer dans la cabine du Yankee et de l’assommer.

« Malheureusement, c’est impossible,pensa-t-il. Sa cabine est fermée à clef… Il mettrait en branletoutes les sonneries électriques du bord, et je serais égorgémoi-même, sans avoir fait œuvre utile pour le salut de MlleStroëm. »

L’honnête Coquardot ne savait à quoi serésoudre. Cependant, il comprit qu’il importait de rassurerEdda.

Après avoir réfléchi quelques instants, ilrédigea un billet ainsi conçu :

« Mademoiselle,

« Je vais tenter sans doute quelque chosede décisif pour vous sauver… Soyez donc sans crainte et n’ayeznulle inquiétude à mon sujet dans le cas où je ne parviendrais pasà vous donner de mes nouvelles. »

La rédaction de cette missive était un peuénigmatique ; mais Coquardot n’avait pu faire mieux, ni écrireplus clairement, car il ignorait de quelle façon efficace ilinterviendrait en faveur de Mlle Stroëm.

« Cela la rassurera toujours un peu, lapauvre demoiselle », se dit-il avec attendrissement.

Et il glissa sa missive sous la porte de lacabine, non sans avoir prévenu Edda par un petit grattementdiscret.

Très satisfait de lui-même, Coquardot rentrachez lui avec la ferme intention de dormir à poings fermés.

« Ma foi, songeait-il, je ne sais pas cequi peut arriver demain ; j’aurai peut-être besoin de toute maforce, de toute mon énergie… Dormons tranquillement… D’ailleurs, lanuit porte conseil ! »

Coquardot se réveilla, le lendemain matin,dispos et alerte. Par un privilège de son insouciante nature,quoique l’avenir lui apparût très sombre, jamais il ne s’étaitsenti aussi enclin à la gaieté. Il plaisanta avec les hommes del’équipage, s’occupa de sa cuisine, en trouvant pour tous une bonneparole ou une plaisanterie.

Tout en furetant, il aperçut, entrouverte, laporte du salon. Tony Fowler n’était pas encore levé. Coquardot enprofita pour y pénétrer et pour jeter dans tous les coins un coupd’œil investigateur.

La première chose qu’il aperçut sur unguéridon d’angle, ce fut une carte marine négligemment étalée.C’était la carte où Tony Fowler pointait soigneusement, jour parjour, la route parcourue par le Jules-Verne.

Une grosse ligne bleue, qui partait de l’îlede Monte-Cristo, et venait, après de sinueux méandres, finir dansl’Atlantique, ne laissa à Coquardot aucun doute à cet égard.

– Sapristi ! s’écria-t-il… Mais nouslongeons en ce moment les côtes de l’archipel des Bermudes ! …C’est une terre habitée, cela ! … Si nous parvenions à gagnerla côte, Mlle Edda et moi, nous trouverions là les autoritésanglaises pour nous protéger ! …

Enchanté de la découverte qu’il venait defaire, Coquardot se hâta de sortir du grand salon. Une foule depensées tumultueuses s’agitait dans son cerveau. La proximité d’uneterre habitée était une occasion qu’il ne fallait pas laisseréchapper.

À la fin, Coquardot, qui s’était renfermé danssa cabine pour mieux réfléchir, crut avoir trouvé.

– C’est cela, murmura-t-il… Mlle Edda etmoi, nous serons sauvés, et Tony Fowler sera pendu… Ce pour quoi ila été spécialement créé par la Providence, comme la mayonnaise pourassaisonner le homard ou le poulet froid.

Dans la journée, Coquardot visita sa cachette.Cette cachette, pratiquée au fond du placard aux boîtes àconserves, renfermait deux litres de rhum.

Coquardot les avait serrés là, non pour sonusage, car en véritable gourmet il abominait l’alcool sous toutesses formes, et ne buvait que de certains grands crus ; mais,connaissant les habitudes d’ivrognerie invétérée de la plupart deshommes de l’équipage du Jules-Verne, il avait pensé que ces deuxlitres de rhum pourraient lui être un jour d’une grandeutilité.

Coquardot prit un de ces litres, le déboucha,remit l’autre en place, puis alla ouvrir l’autre placard, quirenfermait la pharmacie du bord. Cette pharmacie était à peu prèsvide, ce qui fait que personne ne s’en était inquiété. Elle nerenfermait que plusieurs gros paquets, non encore déballés, et unedouzaine de flacons de médicaments usuels arnica, teinture d’iode,etc.

Négligeant les flacons, Coquardot alla toutdroit aux paquets. Il en prit un, qui était rempli d’une poudreblanche, et qui portait l’étiquette : « Chlorhydrate demorphine ». Il versa quelques pincées de la poudre blanchedans le litre de rhum qu’il avait débouché. Puis, il profita del’heure du déjeuner pour glisser la bouteille dans la cabine dutimonier.

Il l’avait à dessein salie et entamée, defaçon qu’on pût croire qu’elle se trouvait là depuis longtemps. Ill’avait placée sous un tas de vieilles toiles dont le timonier seservait pour faire reluire les cuivres et les nickelures.

Or, Coquardot savait que ce nettoyage desroues de mise en train et de la barre n’était effectué que le soirpar l’homme de vigie, aussitôt après le repas de l’équipage. Et cesoir-là, c’était Robert Knipp qui était de service… Coquardotconnaissait de longue date l’hypocrite ivrognerie dupersonnage.

Les choses se passèrent juste de la façon queCoquardot avait prévue… Robert Knipp, une fois l’équipage couché,s’installa à son poste, et commença, assez négligemment, à fairereluire ses cuivres.

Tout à coup, il aperçut la bouteilletentatrice. Il s’en saisit, lut l’étiquette, déboucha le flacon etflaira la liqueur.

– Ma parole, c’est du rhum ! C’estd’excellent tafia ! Quelque ivrogne en a dû faire provision encachette… Il faudra que je me livre à une enquête discrète, poursavoir si cette fiole n’a pas quelque compagne ! … Enattendant, profitons de l’aubaine ! …

Et Robert Knipp, se renversant en arrière,commença, sans plus de cérémonie, à boire au goulot de labouteille…

Coquardot, qui était venu de ce côté jeter uncoup d’œil discret, l’observait avec un rire intérieur. Ils’applaudissait en lui-même à chaque gorgée nouvelle qu’absorbaitRobert Knipp.

« Bois, mon bonhomme, se disait-il… Maisbois donc ! … Tu vas en avoir au moins pour quarante-huitheures à dormir. »

Robert Knipp absorba à peu près la moitié dela bouteille. Mais, alors, ses yeux se fermèrent. Il s’écroula surson fauteuil métallique, et la bouteille roula par terre.

Il dormait maintenant d’un sommeil deplomb.

Coquardot eut la patience d’attendre que lesilence le plus profond régnât à bord du Jules-Verne etque tout le monde fût endormi. Puis, il pénétra dans la cage dutimonier, et, repoussant dans un coin le corps inerte de l’ivrogne,il appuya sur le bouton électrique qui commandait l’éclairage dufanal d’arrière.

Automatiquement, deux fulgores se détachèrent,illuminant les profondeurs. Coquardot distingua un fond de sablefin, où des chaînes de récifs annonçaient la proximité de la terre.Il aperçut même, dans le lointain, une ancre et un câble quidevaient appartenir à quelque navire.

Il interrogea les instruments, dont il avait,peu à peu, appris l’usage, en observant et en questionnant lesmarins.

– Quinze mètres de fond !s’écria-t-il… Les premiers îlots des Bermudes sont tout proches…C’est le moment ou jamais d’agir !…

Coquardot avait saisi la roue de mise entrain. L’hélice se mit à tourner, et le Jules-Verne évolualentement, dans la direction de la terre.

Cinq minutes s’écoulèrent, qui parurent autimonier improvisé longues comme un siècle… Si quelqu’un allaitsurvenir et l’empêcher de terminer sa tâche !…

Il écouta avec anxiété… Mais le tic-tacrégulier et berceur de l’hélice n’avait pas eu le pouvoir de fairesortir Tony Fowler et son équipage de leur lourd sommeil. Lesous-marin filait toujours dans la direction de la terre.

Maintenant, le fanal d’arrière faisaitscintiller les paillettes micacées d’un fond de gros gravier. Ausecond plan, des forêts de goémon et de varech laissaient ondulerdans la vague leurs lianes frissonnantes.

« Nous sommes assez loin ! »songea Coquardot.

Et, faisant évoluer la roue de mise en trainen sens inverse, il embraya l’hélice, puis il éteignit le fanalélectrique de l’arrière.

Enfin, saisissant, à côté du corps inerte deRobert Knipp, une lourde masse de forgeron, il l’enveloppa d’unépais chiffon de laine, afin de faire le moins de bruit possible.Puis se reculant, et prenant son élan pour mieux frapper, il se ruacontre le moteur électrique, dont les organes délicats étaientuniques et irremplaçables… Il commença à taper dessus de toutes sesforces.

Les grands coups sourds du marteau, bien quelégèrement amortis par le tampon de laine, faisaient vibrer lasonore carcasse du sous-marin. Les plaques de tôle d’aciergémissaient lugubrement. On eût dit que le merveilleux navire seplaignait, avec sa voix et son âme à lui, de la mutilation dont ilétait l’objet.

De temps en temps, Coquardot s’arrêtait dansson œuvre de destruction. Le cœur battant, le front mouillé d’unesueur froide, il écoutait, éperdu, jusqu’à ce que les dernièresvibrations se fussent éteintes.

– Je fais un bruit épouvantable,murmura-t-il, tout tremblant… Je ne m’explique pas qu’ils ne sesoient pas déjà réveillés.

Dominant son émotion, Coquardot reprenaitensuite courageusement sa tâche et se mettait à taper comme unsourd, faussant les leviers et les délicates barres d’acier,pulvérisant les rouages, détraquant les accumulateurs.

Brusquement, Coquardot s’arrêta, pâle defrayeur… Son bras, levé pour frapper, retomba.

Tony Fowler venait d’apparaître à la porte dela cage vitrée, accompagné de la majeure partie des hommes de sonéquipage.

Tous avaient le revolver au poing.

Coquardot ne laissa pas à Tony Fowler le tempsde tirer… Balançant son lourd marteau, il se jeta sur l’ingénieur,décidé à lui broyer le crâne, certain que la mort de leur chefterroriserait les hommes de l’équipage.

Dix coups de feu retentirent à la fois…

Coquardot sentit les balles siffler à sesoreilles et aller s’aplatir sur les parois de métal.

Mais Tony Fowler avait eu le temps d’éviter lemarteau lancé contre lui.

Saisi par vingt bras à la fois, l’héroïqueMarseillais se trouvait réduit à l’impuissance… Déjà, il sentaitsur son front le canon du revolver, sur sa poitrine la pointe desbowie-knifes des Yankees.

– Ne le tuez pas !… commanda TonyFowler d’une voix vibrante… Je défends qu’on lui fasse du mal…Contentez-vous de le garrotter solidement et de l’enfermer dans sacabine.

Vaincu, meurtri, couvert du sang quis’échappait d’une blessure qu’il avait reçue à l’épaule, Coquardot,chargé de liens qui lui entraient dans les chairs et le faisaientcruellement souffrir, fut brutalement jeté sur sa couchette.

Malgré tout, le brave garçon étaitsatisfait.

« Ils vont peut-être m’assassiner,songeait-il… Mais ils auront beau faire, les voilà tout de mêmeimmobilisés, à quelques encablures de la côte anglaise desBermudes… Qu’ils se tirent de là comme ilspourront ! »

Chapitre 8COQUARDOT GAGNE LA BELLE

 

Edda Stroëm, de la cabine qui lui servait deprison, avait entendu d’abord le bruit des coups de marteau dontfrémissait toute la coque du Jules-Verne, puis lecrépitement des coups de feu. Elle était dans des transesmortelles ; et, sans savoir ce qui s’était passé, ellesoupçonnait une partie de la vérité.

« Mon Dieu ! se disait-elle, cesmisérables ont dû tuer mon pauvre Coquardot, si brave, si loyal, sidévoué ! … Il a dû tenter, pour me délivrer, quelque audacieuxcoup de main, quelque entreprise héroïque et folle, et ils l’ontassassiné ! »

Edda se tordait les mains avec désespoir etpleurait à chaudes larmes. L’incertitude ajoutait à ses tourments.Elle eût voulu à tout prix connaître la vérité exacte.

Elle passa le restant de la nuit dans uneangoisse inexprimable.

Cependant, Tony Fowler, après avoir faitemporter le corps de Robert Knipp, toujours sous l’influencedoublement stupéfiante de l’alcool et de la morphine, s’occupaitgravement à vérifier les dégâts faits à la machinerie du navire parle marteau de Coquardot.

Contrairement à l’opinion de celui qui lesavait causées, ces avaries n’étaient point irrémédiables. Lesaccumulateurs brisés pouvaient se remplacer, et il y avait enréserve, dans les magasins du mécanicien, assez de barres d’écrous,de vis et de rouages de rechange pour suppléer aux organes détruitsou faussés.

– Il y a pour trois ou quatre jours detravail, pas davantage, dit un des hommes de l’équipage, trèscompétent dans la matière en sa qualité d’ex-mécanicien ajusteuraux chantiers de la Girolata.

– C’est bon, répondit Tony Fowler… Quetout le monde aille se reposer ; et dès demain matin, nouscommencerons les réparations… Nous sommes arrivés à temps… Le maln’est pas si grand que je croyais.

Bien loin de montrer de la mauvaise humeur, leYankee était enchanté. Il se félicitait en lui-même de l’heureuseinspiration qu’il avait eue soudainement en ordonnant à ses hommesd’équipage d’épargner la vie de Coquardot.

« Ce cuisinier a véritablement eu uneexcellente idée, songeait-il… Il a trouvé le moyen de me tirer del’embarras où je me trouvais… Il ne pensait certainement pas sibien faire… Maintenant, je sais quelle est la conduite à tenir àl’égard de ma belle captive.

– Je crois que, maintenant, j’obtiendraibeaucoup plus facilement son consentement, »

Tony Fowler alla se coucher, très satisfaitd’un événement dont, en temps ordinaire, il se fût montré fortmécontent.

Le lendemain, il était éveillé de bonne heure.Ce matin-là, il apporta à sa toilette une attention aussiméticuleuse que s’il se fût préparé à quelque réception dans un dessalons des Cinq-Cents. Malheureusement, il n’avait pas à sadisposition la somptueuse garde-robe et les valets de chambre bienstylés de son hôtel de New York.

Enfin, rasé de frais, paré d’une chemise roseà raies vertes et d’un complet de chez Dungby, le grand tailleur deChicago, Tony Fowler alla frapper à la porte de miss Edda.

– Entrez, dit la jeune fille avec unevoix faible.

La clef grinça dans la serrure, les verrousfurent poussés, et Tony Fowler se trouva en présence de saprisonnière. L’insomnie et les angoisses d’Edda se devinaient à sapâleur, à ses traits tirés, à l’éclat fiévreux dont brillaient sesbeaux yeux verts.

– Je croyais, dit-elle d’une voix grave,que vous vous seriez abstenu de venir me tourmenter jusqu’àl’expiration du délai que vous avez fixé vous-même !

– Je ne viens pas vous tourmenter… J’aiseulement pensé que vous seriez heureuse d’être mise au courant desévénements qui se sont passés cette nuit.

– Quels événements ? demanda Eddad’une voix tremblante.

– Cela vous intéresse, à ce qu’il paraît…Je vois que j’ai bien fait de venir, reprit Tony Fouler avec undiabolique sourire.

Edda ne releva point l’impertinence du tonsarcastique dont étaient prononcées ces paroles.

– Et Coquardot ? s’écria-t-elle,incapable de réprimer plus longtemps son impatience.

– C’est justement de votre fidèleserviteur qu’il s’agit, miss Edda… Il vient de me récompenser deségards que j’ai toujours eus pour lui par l’ingratitude la plusnoire… Cette nuit, il a trouvé le moyen d’enivrer le timonier duJules-Verne et il a lâchement profité du sommeil del’équipage pour détériorer nos appareils moteurs à coups demarteau… Heureusement, je suis arrivé à temps.

– Et vous l’avez assassiné ? s’écriaEdda avec horreur… N’essayez pas de le nier ; j’ai entendu lebruit des coups de feu…

– Rassurez-vous, miss Edda, votreserviteur n’a pas même été blessé grièvement… Seulement, je ne vouscache pas que sa mort est résolue ; je ne veux pas conserver àmon bord un ennemi aussi dangereux… C’est aujourd’hui son dernierjour. Je lui ai fait passer une bible pour qu’il se livre, si telest son bon plaisir, à quelque méditation chrétienne… Et ce soir,au coucher du soleil, lorsque le Jules-Verne remontera àla surface pour renouveler sa provision d’air, deux hommes, quej’ai déjà désignés, porteront le coupable sur la plate-forme, luibrûleront la cervelle et le jetteront à la mer, sans autre forme deprocès.

– Mais c’est horrible, cela, monsieur,c’est un assassinat !

– Il y aurait pourtant, miss Edda,continua Tony Fowler avec un sourire sinistre, un moyen d’obtenirla grâce du condamné, auquel vous paraissez porter tantd’intérêt.

– Oh ! dites, je vous en supplie… Sila chose est en mon pouvoir, je sauverai le fidèle serviteur qui arisqué sa vie pour moi.

Edda, tordant ses mains avec désespoir,tournait vers son bourreau ses grands yeux suppliants.

– Je ne vais pas vous faire languir pluslongtemps, fit le Yankee avec un petit rire sec… Accordez-moi votremain de bonne grâce et je pardonnerai à Coquardot.

Edda était retombée sur son siège avecaccablement.

– Mais c’est une infamie, monsieur, ceque vous me proposez là !… Vous êtes un misérable !… Non,tenez, j’aimerais mieux épouser, plutôt que de vous épouser, vous,un bandit, pris au hasard dans la geôle de Newgate, ou le dernieret le plus abominable forçat du bagne de la Guyane !

– Comme il vous plaira, miss… Alors,Coquardot sera exécuté ce soir même… Vous l’aurez bien malrécompensé du dévouement qu’il vous a montré !

Edda était incapable de prononcer une parole.Les sanglots la suffoquaient. Ses yeux, agrandis par l’horreur,prenaient une fixité tragique. Brusquement, elle s’abattit commeune masse, en proie à une violente attaque de nerfs, le corpssecoué de soubresauts convulsifs.

– J’ai peut-être été un peu fort !s’écria cyniquement Tony Fowler… Ces jeunes filles élevées àl’européenne sont de véritables sensitives.

Tout en monologuant ainsi, il avait appelé àl’aide. Deux hommes de l’équipage arrivèrent. Edda fut étendue sursa couchette ; on lui fit respirer de l’éther, et bientôt ellene tarda pas à tomber dans une sorte d’engourdissement qui était,au bienfaisant sommeil ordinaire, ce que le cauchemar est aurêve.

Quand, plusieurs heures après, elle seréveilla, Tony Fowler était assis à côté d’elle. Elle le regardaavec l’égarement d’une terreur poussée jusqu’aux limites de lafolie.

– Excusez-moi, miss Edda, dithypocritement le Yankee. Je ne vous savais pas si impressionnable…Je ne croyais pas que l’énoncé d’une proposition, en somme fortraisonnable, pût avoir d’aussi désastreux effets.

La jeune fille se souleva avec effort,montrant du doigt la porte de la chambre de la cabine duYankee.

– Retirez-vous, ordonna-t-elle d’une voixfaible… J’ai besoin d’être seule… Ne revenez pas avant que je vousappelle.

Tony Fowler s’en alla… Au fond, il s’attendaità être rappelé par la jeune fille d’un instant à l’autre.

« Elle va céder, se disait-il enarpentant le couloir intérieur d’un pas nerveux et saccadé… Elle vacéder !… répétait-il. Edda a l’âme trop bien placée et tropnoble pour ne pas se sacrifier au salut d’une existencehumaine ! »

Cependant, les heures passaient, et Eddademeurait muette. Tony Fowler, toutes les cinq minutes, s’arrêtaitdevant la porte de la cabine et regardait par le trou de laserrure. Il voyait Edda, pâle comme une morte, assise immobile dansun fauteuil, et pareille à quelque statue du désespoir et de lafatalité.

– Si elle allait refuser !s’écriait-il avec rage.

Cependant, un peu avant le coucher du soleil,la sonnerie électrique retentit.

Tony Fowler se précipita… Edda était toujoursdans la même attitude d’accablement.

Elle leva sur son persécuteur un regard simélancolique, si lourd de reproches, que le cynique Yankee baissales yeux et ne put s’empêcher de frissonner. Toute son effronteriedisparaissait devant ce calme majestueux et triste.

– Monsieur, articula-t-elle d’une voixlente et comme spectrale, je consens à devenir votre femme …Mais relâchez immédiatement votre prisonnier et dites-lui qu’ilvienne me trouver.

Malgré sa férocité aiguë de manieur d’argentet d’homme pratique, de bandit légal, scientifique et sansscrupule, Tony Fowler était profondément troublé. Le regardhalluciné d’Edda Stroëm pesait lourdement sur lui. Il se hâta desortir en balbutiant, et revint, suivi de Coquardot, dont lespoignets portaient encore les rouges empreintes des cordes.

Le Marseillais était très ému. Il n’avait paseu de peine à comprendre qu’Edda Stroëm venait de se sacrifier pourle sauver. Son premier mouvement fut de se jeter aux pieds d’Eddaet de baiser respectueusement la main qu’elle lui tendait.

Tony Fowler était à la fois gêné et furieux.Il se sentait petit et misérable à côté de tant de simplicité et degrandeur d’âme. Il eût voulu se montrer aimable, il eût vouluengager une conversation avec celle qui allait devenir sa femme,mais les idées s’enchaînaient mal dans son cerveau.

– Miss Edda, dit-il enfin, je n’ai plusaucune raison de tenir fermé le panneau mobile, puisque, de macaptive, vous êtes devenue ma fiancée ; puisque, dans quelquesjours, je vais pouvoir vous présenter à mon père…

Ce fut tout ce qu’il trouva à dire.

Cependant, d’un mouvement machinal, presqueinconscient, Edda s’était rapprochée du panneau mobile, et l’avaitfait glisser dans sa rainure…

Tony Fowler, Edda et Coquardot n’eurent qu’unmême cri de stupeur… Un flot de lumière électrique, éblouissantjusqu’à aveugler, pénétrait à travers la vitre de cristal. Desfulgores et des fanaux de toute espèce rutilaient au milieu desalgues centenaires d’un taillis de sargasses et montraient leJules-Verne II se balançant entre deux eaux, à quelquesencablures, comme un requin qui va, prendre son élan pour engloutirsa proie.

Soudainement, le Jules-Verne setrouva cerné par un groupe de scaphandriers, dont les cuirasses debronze neuf étincelaient comme de l’or, et dont les silhouettesfantastiques apparurent plus terribles encore, aux regards de TonyFowler, consterné, à cause des fusils et des sabres-coutelas qu’ilsbrandissaient.

Au-dessus de ces soldats sous-marins, quis’avançaient avec un ordre et en ensemble admirable, des torpillesse balançaient de distance en distance. Une nuée de fulgoresfilaient doucement entre les eaux et portaient une aveuglantelumière jusqu’aux derniers plans du paysage sous-marin, oùs’estompaient des rochers bruns et rouges. Sous les reflets de lalumière électrique, on eût dit des montagnes de sang.

– Je suis perdu ! bégaya TonyFowler.

– Ah ! s’écria Edda, transfiguréepar le bonheur et la surprise, je savais bien que mon père et Goëlne m’abandonneraient pas !

Quant à Coquardot, la première surprisepassée, il avait aussitôt compris, avec la rapidité de conceptionet d’exécution propre aux tempéraments méridionaux, qu’il nefallait pas laisser à Tony Fowler le temps de reprendre sonsang-froid.

Il se précipita sur le Yankee et, luidécochant un superbe coup de pied bas, il l’étendit sur leplancher. Sans lui laisser le loisir de se relever, il lui mit ungenou sur la poitrine, et l’étreignit à la gorge.

Le Yankee râlait… Ses prunelles, injectées desang, lui sortaient des orbites.

– Ne tuez pas ce misérable, fit Edda avecdégoût.

– Hé ! C’est cela, repartitCoquardot… Toujours trop bonne, Mademoiselle… Vous voulez doncqu’il nous extermine tous !

Et Coquardot continuait de serrer de toutesses forces… Tony commençait à tirer la langue.

– Faites-lui grâce ! dit Eddaimpérieusement.

– Soit… mais, alors, je vais l’attachersolidement.

Et Coquardot, utilisant tout ce qui luitombait sous la main, serviettes, embrasses de rideaux et mouchoirsde poche, garrotta et bâillonna le Yankee, aussi lestement quel’eût pu faire un détective professionnel.

Chapitre 9LA DERNIÈRE BATAILLE

 

Lorsque M. Lepique eut brisé le clichésur lequel il venait de distinguer au microscope la silhouette duJules-Verne, il fut accablé d’un concert de malédictions.Les reproches, pour être formulés en termes mesurés, n’en allaientpas moins au cœur de l’infortuné naturaliste.

– Quel malheur ! s’écria UrsenStroëm.

– Mon pauvre Lepique, tu es d’unemaladresse, grommela Goël.

– Vraiment, monsieur, dit Mlle Séguy avecsévérité, l’on ne devrait rien vous confier… Vous êtes pire qu’unenfant !

M. Lepique avait les larmes aux yeux. Ils’excusait, en phrases entrecoupées et bafouillantes, tel unécolier pris en faute :

– Vraiment, je ne savais pas… Commentai-je pu faire… Je vous fais toutes mes excuses… Je nerecommencerai plus…

– Allons, c’est bon, dit Mlle Séguy, qui,d’impatience, leva les épaules, en voyant la mine consternée dunaturaliste… Au moins, écartez-vous un peu, monsieur Lepique, etn’achevez pas de réduire en miettes ce malheureux cliché enpiétinant dessus…

La jeune fille s’était baissée. Avec milleprécautions, elle ramassait, un à un, les fragments de verre et lesjuxtaposait les uns à côté des autres, sur une feuille de papierblanc.

– Eh bien ! s’écria-t-ellejoyeusement, le mal est presque réparé ! … Toute la partiesupérieure du cliché est reconstituée. Le sous-marin doit êtrevisible sur l’un des fragments.

Gaël porta avec précaution les morceaux deverre, l’un après l’autre, sous le microscope. Les témoins de cettescène attendaient avec anxiété le résultat de ces recherches. Cinqminutes s’écoulèrent, pleines d’angoisse. Enfin, Goël se releva, lamine radieuse.

– Le sous-marin est parfaitement visible,dit-il ; et ce qui me surprend le plus, c’est qu’il paraîtéchoué sur un bas-fond. S’il en est ainsi, toutes les chances sonten notre faveur… Nous n’aurons pas de peine à le rejoindre.

– Il a dû éprouver quelque avarie,remarqua Ursen Stroëm.

– Probablement.

– Que décidons-nous ? demandaM. Lepique, en se rapprochant avec timidité.

– Mon vieux Lepique, dit Goël, en donnantà son ami une vigoureuse poignée de main, n’aie pas l’air de tecacher ainsi. Tu es tout pardonné. Ce n’est pas de ta faute, aprèstout, si tu es si maladroit… C’est une mauvaise fée qui t’agratifié de ce défaut à ta naissance.

– Ce que nous allons faire, mon chermonsieur Lepique, interrompit Ursen Stroëm, rien n’est plus simple.Nous allons relever exactement, à l’aide du compas, la direction àsuivre, et nous allons nous mettre en route immédiatement pourrejoindre le pirate… Nous voyagerons toute la nuit à une vitessemodérée… J’espère que, demain, nous serons à une très faibledistance du Jules-Verne.

La délicate opération de la détermination dela route à suivre fut menée à bien, grâce aux excellentes cartes dubord, grâce aussi aux profondes connaissances mathématiques dujeune ingénieur.

Le Jules-Verne II marcha toute lanuit ; Goël et Ursen Stroëm se relayèrent pour tenir la barre,de façon à ce qu’aucune erreur de direction ne fût commise.

Dès qu’il fit jour, on prit de nouvelles vuesphotographiques… Cette fois, le sous-marin apparut trèsvisiblement, et Goël constata, avec une joie inexprimable, qu’iln’avait pas bougé depuis la veille, qu’il paraissait véritablementéchoué.

Les photographies, prises de demi-heure endemi-heure, dans la matinée, étaient de plus en plus précises. Goëlput affirmer, sans crainte d’erreur, que l’on aurait rejoint TonyFowler avant le coucher du soleil. C’était ce même soir que leYankee avait fixé pour l’exécution de Coquardot, si Edda Stroëm neconsentait pas à lui céder.

Pendant tout l’après-midi, le Jules-VerneII dissimula sa marche, louvoyant dans les grandesprofondeurs, se faufilant à l’abri des massifs de fucus, afind’arriver en vue de l’ennemi sans avoir été aperçu. C’est alorsqu’il fallut discuter sérieusement sur les meilleurs moyens àemployer pour surprendre le pirate.

M. de Noirtier, le capitaine del’Étoile-Polaire, avait reçu l’ordre de se transporter surle lieu du combat, sitôt que la nuit serait venue, afin de couperla retraite au pirate s’il essayait de remonter à la surface. Car,d’un accord unanime, il avait été résolu de ne tenter la délivranced’Edda qu’à la faveur des ténèbres.

Une question terrible se posait. Commentattaquer, comment vaincre Tony Fowler, sans mettre en péril Edda etCoquardot ?… Vingt projets furent débattus et rejetés. Onconvint enfin que le meilleur parti à prendre était de cerner leJules-Verne ; puis, en éclairant brusquement lethéâtre du combat, de l’attaquer par surprise et de forcerl’équipage à se rendre.

– Je n’ai rien de mieux à vous proposer,conclut Goël.

Ursen Stroëm demeurait silencieux, en proie àune indicible angoisse. Il tremblait que, se voyant pris, TonyFowler et son équipage n’exerçassent à l’instant même quelquesterribles représailles.

– Ne craignez-vous pas, demanda-t-il, queTony Fowler et les coquins qui sont à sa solde ne se livrent àquelque violence ?. Qu’ils ne fassent, par exemple, sauter lesous-marin ?…

– Non, répliqua Goël avec fermeté, j’aienvisagé comme vous cette horrible éventualité, mais je suis sûrque Tony Fowler n’aura pas le temps de mettre ce projet àexécution… D’ailleurs, il a fait un tel gaspillage de torpilles audétroit de Gibraltar, qu’il ne doit plus lui rester beaucoupd’explosifs. Enfin, – ici la voix de Goël trembla, – mon chermonsieur Stroëm, nous n’avons pas le choix des moyens !…

– Je serais courageux. Goël… Faites commevous l’entendrez. Je m’en rapporte entièrement à vous.

La nuit vint. Le Jules-Verne II serapprocha insensiblement et échangea des signaux avecl’Étoile-Polaire.

Goël et Ursen Stroëm revêtirent eux-mêmes leurscaphandre et distribuèrent à chacun de leurs hommes les postes decombat, en prenant soin toutefois de placer l’imprudentM. Lepique, tout réjoui de la carapace de cuivre dont il sevoyait revêtu, sous la surveillance directe du sage et méticuleuxPierre Auger.

C’est ainsi qu’après deux heures de manœuvreslongues et délicates, Tony Fowler se trouva entièrement cerné.

Lorsque Coquardot eut achevé de garrotter sonennemi, il eut un moment d’hésitation. Edda et lui se regardèrent…Comment allaient-ils faire pour s’échapper du sous-marin et pourrejoindre leurs amis malgré l’équipage qui, sous le coup de lasurprise et de la crainte, était capable de se livrer aux piresviolences ? Coquardot réfléchit un instant.

– Mais j’y pense, s’écria-t-il, leshommes ne savent pas encore que le Jules-Verne est cerné…Nous avons la partie belle… Mademoiselle Edda, voulez-vous melaisser faire ?

– Faites comme vous l’entendrez, mon ami…Je suis tellement brisée par les émotions de cette terriblejournée, que je suis incapable de vous donner un conseil… je feraiaveuglément ce que vous me direz de faire.

– Bien, Mademoiselle. Je vous remercie dela confiance que vous me témoignez.

Coquardot se précipita dans le couloir et,s’approchant du tube acoustique qui communiquait avec le poste del’équipage, il commanda, en imitant de son mieux la voix etl’accent de Tony Fowler :

– Qu’on se réunisse dans le grand salon,et quand tout le monde sera au complet, qu’on ouvre le panneaumobile !… J’ai à vous faire à tous une communicationimportante.

Les hommes de l’équipage s’empressèrentd’obéir. Coquardot, aux aguets dans le couloir central, les vitentrer en tumulte. Quand le dernier d’entre eux eut refermé laporte, il s’élança et poussa le verrou extérieur…

L’équipage du sous-marin était prisonnier. Unconcert de cris, de blasphèmes et d’exclamations apprirent bientôtau subtil Marseillais que les bandits venaient de s’apercevoir dupéril qu’ils couraient. Il eut un franc éclat de rire.

– Y Té ! dit-il, ils crient comme sion les écorchait ! … C’est une bonne blague, pourtant !Qu’est ce qu’il faut donc pour les amuser ! …

Cependant, il n’y avait pas de temps à perdre.Coquardot se précipita vers la cabine d’Edda et l’entraîna vers lachambre des scaphandres. Il aida la jeune fille à entrer dans lalourde carapace de métal, vissa solidement le masque de cuivre aumasque de cristal, puis il se revêtit du même costume.

Prenant la main d’Edda et l’entraînant à sasuite, il poussa une lourde porte de métal, puis une seconde… Tousdeux se trouvaient dans l’obscurité la plus profonde. Coquardotappuya sur un bouton. Un sifflement sourd annonça que l’eaupénétrait dans la chambre de plonge.

Cinq minutes après, il poussait un dernierpanneau étanche, et les deux prisonniers, foulant le gravier dufond de la mer, s’avançaient délibérément, dans une nappeéblouissante de lumière, vers les scaphandriers du Jules-VerneII, dont le cercle se faisait de plus en plus étroit et quin’étaient plus guère, maintenant, qu’à une dizaine de mètres dusous-marin.

Immédiatement, Edda Stroëm et Coquardot furententourés. On les prenait pour des ennemis, on voulait les faireprisonniers.

M. Lepique, qui brandissait férocementson sabre-coutelas, s’était avancé en tête des assaillants, demeuralittéralement estomaqué en reconnaissant, à travers le masque decristal, la barbe noire et les moustaches frisées de son amiCoquardot, dit Cantaloup. M. Lepique ne fut pas maître dupremier mouvement de sympathie qui le porta à serrer Coquardot dansses bras. Pierre Auger arriva juste à temps pour s’opposer à cetteembrassade périlleuse, qui eût pu amener la rupture des casques decristal et avoir les plus graves conséquences.

Edda et Coquardot, entraînés par Goël et UrsenStroëm, furent emmenés jusqu’à la chambre de plonge duJules-Verne II. Quelques instants après, ils étaient tousdans les bras l’un de l’autre.

Ursen Stroëm et Goël pleuraient en voyant lapâleur et la tristesse d’Edda, que Mlle Séguy embrassaittendrement.

Mais cette scène de famille, qui n’avait duréque quelques minutes, fut brusquement interrompue par le timbred’une sonnerie électrique.

– Nous sommes attaqués ! Arrivezvite… téléphonait Pierre Auger.

Ursen Stroëm, Goël, Coquardot etM. Lepique ne prirent que le temps de revisser les casques deleurs scaphandres et se précipitèrent vers la chambre deplonge.

Quand ils purent fouler le gravier du fondsous-marin, ils furent épouvantés. L’eau était teintée d’un, rosesanglant. Des cadavres, vêtus de scaphandres, gisaient sur le sol,ou, soulevés par la vague, flottaient entre deux eaux…

Voici ce qui s’était passé :

Après le départ d’Edda Stroëm et de Coquardot,les hommes de l’équipage du Jules-Verne, affolés, hors d’eux-mêmes,avaient réussi à forcer la serrure et à briser les verrous de laporte du grand salon, Une fois dans le couloir, cette même idéeleur était venue à tous :

« Tentons une sortie en revêtant lesscaphandres… La côte est proche. Nous avons encore des chances d’yarriver en faisant une trouée. »

Chacun d’eux avait revêtu, en toute hâte, soncostume de plongeur, et, s’armant de masses, de marteaux, de picset de limes, ils s’étaient rués au-dehors et ils s’étaientprécipités comme des furieux sur les scaphandriers d’UrsenStroëm.

Ils ne pouvaient plus mal s’adresser… Ç’avaitété un véritable massacre. La plupart des bandits étaient tombéssous les balles-fléchettes empoisonnées des fusils à cartouchesd’eau. D’autres avaient vu les masques de cristal de leurs casquesbrisés à coups de marteau. Ils étaient morts, noyés, asphyxiés dansleur carapace de cuivre, d’où continuaient à s’échapper, avec unglouglou sinistre, des chapelets de bulles d’air provenant desappareils de respiration à air liquide.

Ursen Stroëm et Goël intervenaient pourarrêter le massacre, lorsque M. Lepique, tirant Goël par lamanche de son scaphandre, étendit la main avec épouvante dans unedirection opposée à celle des sous-marins.

Goël regarda et sentit un frisson luitraverser les moelles : une bande de requins, de féroces peauxbleues, attirés par la lumière, alléchés par l’odeur des cadavres,qu’ils avaient sentis à des kilomètres de distance, rôdaient endehors du cercle lumineux des fanaux électriques.

Le geste de M. Lepique avait été vu… Lesscaphandriers le répétèrent de proche en proche… Il y eut une fuitegénérale vers la chambre de plonge du Jules-Verne II.

Ce fut, d’ailleurs, cela seulement qui lessauva. Au moment où les derniers fuyards atteignaient lesous-marin, une formidable détonation ébranla les eaux, réduisanten miettes le Jules-Verne de Tory Fowler, éteignant lesfanaux, pulvérisant les fulgures, lançant dans toutes lesdirections une pluie de débris de barres et de plaques de métaltordues et brisées.

Un tourbillon se creusa, et les panneaux decristal du Jules-Verne II, quoique recouverts de leursplaques protectrices, furent pourtant brisés.

Et telle était la cause de cette terriblecatastrophe.

Lorsque l’équipage du Jules-Verne eutabandonné le sous-marin, il n’y demeura plus que Tony Fowler,garrotté, et le malchanceux ivrogne Robert Knipp, qui n’était pasencore sorti de l’état comateux où la morphine l’avait plongé.

On l’avait enfermé dans sa cabine, et on l’yavait oublié. Il commençait à revenir à lui, et réunissait avecpeine ses idées, lorsque ses camarades s’étaient enfuis. Il sortità demi hébété, de sa cabine, et s’avança dans le couloir entrébuchant. Dans le poste de l’équipage, qu’il trouva vide à songrand étonnement, il eut l’idée de se plonger la tête dans un grandbassin d’eau fraîche qui servait aux besoins journaliers.

Cette aspersion glaciale eut le pouvoir de luirendre toute sa présence d’esprit. Il parcourut tout le bâtiment,assista en témoin épouvanté à la bataille sous-marine, qu’ilcontempla de la vitre du grand salon ; et enfin, ne sachantque devenir, il finit par trouver Tony Fowler, garrotté, dans lacabine d’Edda.,. Il coupa ses liens, lui enleva son bâillon et lemit au courant de ce qui se passait.

Robert Knipp, en proie à une terreur panique,se jeta aux genoux de Tony Fowler.

– Maître, suppliait-il, que faut-il fairepour me sauver ?

– Va au diable ! lui répondit TonyFowler avec colère… Ta vie ou ta mort ne m’intéressent guère.

Puis, brusquement, comme pris d’un remords, ilajouta :

– Rends-toi à la cabine des scaphandres,revêts-en un, et tâche de te sauver en te dissimulant sous lesvarechs… La côte n’est pas éloignée. Tu peux encore l’atteindre…C’est ta dernière chance de salut… Dépêche-toi. Je te donne cinqminutes pour quitter le bord.

– Mais vous ?

– Ce que je ferai ne te regarde pas…Hâte-toi, ajouta Tony Fowler en tirant son chronomètre, tu n’asplus maintenant que quatre minutes et demie.

Robert Knipp se précipita et disparut.

Quand l’aiguille du chronomètre eut atteint lapremière seconde de la sixième minute, Tony Fowler se dirigeafroidement, le revolver à la main, vers la soute aux explosifs.

– Ils ne m’auront pas vivant !murmura-t-il… Et si je meurs, ils vont tous mourir avec moi…

Et il déchargea son arme à l’orifice d’unebonbonne remplie de picrate de potasse.

L’explosion fut terrible. Le Jules-VerneII et son équipage ne durent qu’au plus heureux des hasards den’avoir pas été broyés par les débris du sous-marin et tués par laterrible commotion.

Une demi-heure après, les matelots del’équipage de l’Étoile-Polaire, qui exploraient la surfacede la mer pour essayer de sauver la vie à quelque blessé,recueillirent un homme atrocement mutilé, mais respirant encore…C’était Tony Fowler.

Un de ses bras et une de ses jambes avaientété emportés par l’explosion. L’autre bras et l’autre jambe étaientlittéralement réduits en charpie le visage n’était qu’uneplaie ; les dents avaient sauté, les lèvres avaient disparu. Àla place des yeux et du nez, il ne restait plus que des troussanguinolents ; la langue même avait été emportée.

Cependant, il vivait, car aucun organeessentiel n’avait été atteint en lui. Le chirurgien du bord lepansa, lui amputa le bras et la jambe restants, et déclara qu’onpouvait espérer le sauver encore.

Tout le reste de l’équipage duJules-Verne avait péri. Quant à Robert Knipp, on ne sutpas comment il était parvenu à échapper aux effets del’explosion ; mais on apprit plus tard qu’après être demeurélongtemps caché dans les rochers des îles Bermudes, il s’étaitprésenté aux habitants comme le survivant unique d’un naufrageimaginaire, et qu’il s’était fait rapatrier en Amérique.

ÉPILOGUE

 

Un mois après la délivrance de Coquardot etd’Edda Stroëm, un des principaux journaux de la Canebière publiaitun Premier-Marseille ainsi conçu :

« C’est jeudi prochain qu’aura lieu, dansnotre ville, la célébration du mariage de notre illustrecompatriote Goël Mordax et de Mlle Edda Stroëm, la fille dumilliardaire et philanthrope bien connu, si vaillamment arrachéepar son fiancé à un milliardaire maniaque qui l’avait enlevée, ense servant d’un sous-marin construit sur les plans de Goël Mordaxlui-même.

« Marseille va être, pendant quelquesjours, le théâtre de fêtes sans précédent… Une somme de troismillions est offerte par les futurs époux aux pauvres de Marseille.Des tournois, des cavalcades et des feux d’artifice, des retraitesaux flambeaux, des illuminations vont se succéder pendant plusieursjours, sans préjudice des banquets, des représentations théâtraleset des concours poétiques.

«S.M. le roi des Belges et S.M. leroi de Suède, amis particuliers d’Ursen Stroëm, serviront detémoins à la mariée. Ceux du marié seront le grand chimiste A.Rouhier et l’ingénieur Tesla.

«Les menus du banquet qui suivra lacélébration du mariage seront signés du célèbre Coquardot, ditCantaloup, le plus renommé des artistes culinaires contemporains,récemment élevé au grade de commandeur de la Légion d’honneur, àcause de sa courageuse conduite pendant la captivité de MlleStroëm, dont nous avons raconté les émouvantes péripéties dans nosprécédents numéros.

« En même temps que le mariage deM. Goël Mordax, sera célébré celui de son ami,M. Lepique, un jeune entomologiste de grand avenir, déjà connupar ses travaux sur les blattes et les scolopendres.M. Lepique épouse une Française, Mlle Hélène Séguy, une amiede la famille Stroëm.

« La première croisière d’explorationscientifique du Jules-Verne II commencera aussitôt aprèsla célébration de ces mariages. Un grand nombre de savants des deuxmondes ont déjà sollicité d’en faire partie.

« Une dépêche de New York nous apprendque l’ingénieur Tony Fowler, le ravisseur de Mlle Stroëm, –« l’homme-tronc » comme on l’appelle, qui, grâce à lacomplaisance des médecins aliénistes, a pu être soustrait àl’action de la justice, est actuellement soigné dans une propriétéde son père, le milliardaire universellement connu, au château deMac-Broth, Kentucky. »

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