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Le Tour du monde en quatre-vingts jours

Le Tour du monde en quatre-vingts jours

de Jules Verne

Chapitre 1

 

DANS LEQUEL PHILEAS FOGG ET PASSEPARTOUT S’ACCEPTENT RÉCIPROQUEMENT, L’UN COMME MAÎTRE, L’AUTRE COMME DOMESTIQUE.

En l’année 1872, la maison portant le numéro 7 de Saville-row,Burlington Gardens, — maison dans laquelle Shéridan mourut en 1814,— était habitée par Phileas Fogg, esq., l’un des membres les plus singuliers et les plus remarqués du reform-club de Londres, bien qu’ il semblât prendre à tâche de ne rien faire qui pût attirer l’attention.

À l’un des plus grands orateurs qui honorent l’Angleterre,succédait donc ce Phileas Fogg, personnage énigmatique, dont on ne savait rien, sinon que c’était un fort galant homme et l’un des plus beaux gentlemen de la haute société anglaise.

On disait qu’il ressemblait à Byron, — par la tête, car il étaitirréprochable quant aux pieds, — mais un Byron à moustaches et àfavoris, un Byron impassible, qui aurait vécu mille ans sansvieillir.

Anglais, à coup sûr, Phileas Fogg n’était peut-être paslondonner. On ne l’ avait jamais vu ni à la bourse, ni à la banque,ni dans aucun des comptoirs de la cité. Ni les bassins ni les docksde Londres n’avaient jamais reçu un navire ayant pour armateurPhileas Fogg. Ce gentleman ne figurait dans aucun comitéd’administration. Son nom n’avait jamais retenti dans un collèged’avocats, ni au temple, ni à Lincoln’s-Inn, ni à Gray’s-Inn.Jamais il ne plaida ni à la cour du chancelier, ni au banc de lareine, ni à l’échiquier, ni en cour ecclésiastique. Il n’était niindustriel, ni négociant, ni marchand, ni agriculteur. Il nefaisait partie ni de l’Institution royale de la Grande-Bretagne, nide l’Institution de Londres, ni de l’Institution des Artisans, nide l’Institution Russell, ni de l’Institution littéraire del’Ouest, ni de l’Institution du Droit, ni de cette Institution desArts et des Sciences réunis, qui est placée sous le patronagedirect de Sa Gracieuse Majesté. Il n’appartenait enfin à aucune desnombreuses sociétés qui pullulent dans la capitale de l’Angleterre,depuis la Société de l’Armonica jusqu’à la Société entomologique,fondée principalement dans le but de détruire les insectesnuisibles.

Phileas Fogg était membre du Reform-Club, et voilà tout.

À qui s’étonnerait de ce qu’un gentleman aussi mystérieuxcomptât parmi les membres de cette honorable association, onrépondra qu’il passa sur la recommandation de MM. Baring frères,chez lesquels il avait un crédit ouvert. De là une certaine «surface » , due à ce que ses chèques étaient régulièrement payés àvue par le débit de son compte courant invariablementcréditeur.

Ce Phileas Fogg était-il riche ? Incontestablement. Maiscomment il avait fait fortune, c’est ce que les mieux informés nepouvaient dire, et Mr. Fogg était le dernier auquel il convînt des’adresser pour l’apprendre. En tout cas, il n’ était prodigue derien, mais non avare, car partout où il manquait un appoint pourune chose noble, utile ou généreuse, il l’ apportaitsilencieusement et même anonymement.

En somme, rien de moins communicatif que ce gentleman. Ilparlait aussi peu que possible, et semblait d’autant plusmystérieux qu’il était silencieux. Cependant sa vie était à jour,mais ce qu’ il faisait était si mathématiquement toujours la mêmechose, que l’imagination, mécontente, cherchait au delà.

Avait-il voyagé ? C’était probable, car personne nepossédait mieux que lui la carte du monde. Il n’était endroit sireculé dont il ne parût avoir une connaissance spéciale.Quelquefois, mais en peu de mots, brefs et clairs, il redressaitles mille propos qui circulaient dans le club au sujet desvoyageurs perdus ou égarés ; il indiquait les vraiesprobabilités, et ses paroles s’étaient trouvées souvent commeinspirées par une seconde vue, tant l’événement finissait toujourspar les justifier. C’était un homme qui avait dû voyager partout, —en esprit, tout au moins.

Ce qui était certain toutefois, c’est que, depuis de longuesannées, Phileas Fogg n’avait pas quitté Londres. Ceux qui avaientl’honneur de le connaître un peu plus que les autres attestaientque, — si ce n’est sur ce chemin direct qu’ il parcourait chaquejour pour venir de sa maison au club, — personne ne pouvaitprétendre l’avoir jamais vu ailleurs. Son seul passe-temps était delire les journaux et de jouer au whist. À ce jeu du silence, sibien approprié à sa nature, il gagnait souvent, mais ses gainsn’entraient jamais dans sa bourse et figuraient pour une sommeimportante à son budget de charité. D’ailleurs, il faut leremarquer, Mr. Fogg jouait évidemment pour jouer, non pour gagner.Le jeu était pour lui un combat, une lutte contre une difficulté,mais une lutte sans mouvement, sans déplacement, sans fatigue, etcela allait à son caractère.

On ne connaissait à Phileas Fogg ni femme ni enfants, — ce quipeut arriver aux gens les plus honnêtes, — ni parents ni amis, — cequi est plus rare en vérité. Phileas Fogg vivait seul dans samaison de Saville-row, où personne ne pénétrait. De son intérieur,jamais il n’était question. Un seul domestique suffisait à leservir. Déjeunant, dînant au club à des heures chronométriquementdéterminées, dans la même salle, à la même table, ne traitant pointses collègues, n’invitant aucun étranger, il ne rentrait chez luique pour se coucher, à minuit précis, sans jamais user de ceschambres confortables que le Reform-Club tient à la disposition desmembres du cercle. Sur vingt-quatre heures, il en passait dix à sondomicile, soit qu’il dormît, soit qu’il s’occupât de sa toilette.S’il se promenait, c’était invariablement, d’un pas égal, dans lasalle d’entrée parquetée en marqueterie, ou sur la galeriecirculaire, au-dessus de laquelle s’arrondit un dôme à vitrauxbleus, que supportent vingt colonnes ioniques en porphyre rouge.S’il dînait ou déjeunait, c’étaient les cuisines, le garde-manger,l’office, la poissonnerie, la laiterie du club, qui fournissaient àsa table leurs succulentes réserves ; c’étaient lesdomestiques du club, graves personnages en habit noir, chaussés desouliers à semelles de molleton, qui le servaient dans uneporcelaine spéciale et sur un admirable linge en toile deSaxe ; c’étaient les cristaux à moule perdu du club quicontenaient son sherry, son porto ou son claret mélangé decannelle, de capillaire et de cinnamome ; c’était enfin laglace du club — glace venue à grands frais des lacs d’Amérique —qui entretenait ses boissons dans un satisfaisant état defraîcheur.

Si vivre dans ces conditions, c’est être un excentrique, il fautconvenir que l’excentricité a du bon !

La maison de Saville-row, sans être somptueuse, se recommandaitpar un extrême confort. D’ailleurs, avec les habitudes invariablesdu locataire, le service s’y réduisait à peu. Toutefois, PhileasFogg exigeait de son unique domestique une ponctualité, unerégularité extraordinaires. Ce jour-là même, 2 octobre, PhileasFogg avait donné son congé à James Forster, — ce garçon s’étantrendu coupable de lui avoir apporté pour sa barbe de l’eau àquatre-vingt-quatre degrés Fahrenheit au lieu de quatre-vingt-six,— et il attendait son successeur, qui devait se présenter entreonze heures et onze heures et demie.

Phileas Fogg, carrément assis dans son fauteuil, les deux piedsrapprochés comme ceux d’un soldat à la parade, les mains appuyéessur les genoux, le corps droit, la tête haute, regardait marcherl’aiguille de la pendule, — appareil compliqué qui indiquait lesheures, les minutes, les secondes, les jours, les quantièmes etl’année. à onze heures et demie sonnant, Mr. Fogg devait, suivantsa quotidienne habitude, quitter la maison et se rendre auReform-Club.

En ce moment, on frappa à la porte du petit salon dans lequel setenait Phileas Fogg.

James Forster, le congédié, apparut.

« Le nouveau domestique, » dit-il.

Un garçon âgé d’une trentaine d’années se montra et salua.

« Vous êtes français et vous vous nommez John ? Lui demandaPhileas Fogg.

— Jean, n’en déplaise à monsieur, répondit le nouveau venu, JeanPassepartout, un surnom qui m’est resté, et que justifiait monaptitude naturelle à me tirer d’affaire. Je crois être un honnêtegarçon, monsieur, mais, pour être franc, j’ai fait plusieursmétiers. J’ai été chanteur ambulant, écuyer dans un cirque, faisantde la voltige comme Léotard, et dansant sur la corde commeBlondin ; puis je suis devenu professeur de gymnastique, afinde rendre mes talents plus utiles, et, en dernier lieu, j’étaissergent de pompiers, à Paris. J’ai même dans mon dossier desincendies remarquables. Mais voilà cinq ans que j’ai quitté laFrance et que, voulant goûter de la vie de famille, je suis valetde chambre en Angleterre. Or, me trouvant sans place et ayantappris que Monsieur Phileas Fogg était l’homme le plus exact et leplus sédentaire du royaume-uni, je me suis présenté chez monsieuravec l’espérance d’y vivre tranquille et d’oublier jusqu’ à ce nomde Passepartout…

— Passepartout me convient, répondit le gentleman. Vous m’êtesrecommandé. J’ai de bons renseignements sur votre compte. Vousconnaissez mes conditions ?

— Oui, monsieur.

— Bien. Quelle heure avez-vous ?

— Onze heures vingt-deux, répondit Passepartout, en tirant desprofondeurs de son gousset une énorme montre d’argent.

— Vous retardez, dit Mr. Fogg.

— Que monsieur me pardonne, mais c’est impossible.

— Vous retardez de quatre minutes. N’importe. Il suffit deconstater l’écart. Donc, à partir de ce moment, onze heuresvingt-neuf du matin, ce mercredi 2 octobre 1872, vous êtes à monservice. »

Cela dit, Phileas Fogg se leva, prit son chapeau de la maingauche, le plaça sur sa tête avec un mouvement d’automate etdisparut sans ajouter une parole.

Passepartout entendit la porte de la rue se fermer une premièrefois : c’était son nouveau maître qui sortait ; puis uneseconde fois : c’ était son prédécesseur, James Forster, qui s’enallait à son tour.

Passepartout demeura seul dans la maison de Saville-row.

Chapitre 2

 

OÙ PASSEPARTOUT EST CONVAINCU QU’IL A ENFIN TROUVÉ SONIDÉAL.

« Sur ma foi, se dit Passepartout, un peu ahuri tout d’abord,j’ai connu chez Mme Tussaud des bonshommes aussi vivants que monnouveau maître ! »

Il convient de dire ici que les « bonshommes » de Mme Tussaudsont des figures de cire, fort visitées à Londres, et auxquelles ilne manque vraiment que la parole.

Pendant les quelques instants qu’il venait d’entrevoir PhileasFogg, Passepartout avait rapidement, mais soigneusement examiné sonfutur maître. C’ était un homme qui pouvait avoir quarante ans, defigure noble et belle, haut de taille, que ne déparait pas un légerembonpoint, blond de cheveux et de favoris, front uni sansapparences de rides aux tempes, figure plutôt pâle que colorée,dents magnifiques. Il paraissait posséder au plus haut degré ce queles physionomistes appellent « le repos dans l’action » , facultécommune à tous ceux qui font plus de besogne que de bruit. Calme,flegmatique, l’œil pur, la paupière immobile, c’était le typeachevé de ces anglais à sang-froid qui se rencontrent assezfréquemment dans le royaume-uni, et dont Angelica Kauffmann amerveilleusement rendu sous son pinceau l’attitude un peuacadémique. Vu dans les divers actes de son existence, ce gentlemandonnait l’idée d’un être bien équilibré dans toutes ses parties,justement pondéré, aussi parfait qu’un chronomètre de Leroy ou deEarnshaw. C’est qu’en effet, Phileas Fogg était l’exactitudepersonnifiée, ce qui se voyait clairement à « l’expression de sespieds et de ses mains » , car chez l’homme, aussi bien que chez lesanimaux, les membres eux-mêmes sont des organes expressifs despassions.

Phileas Fogg était de ces gens mathématiquement exacts, qui,jamais pressés et toujours prêts, sont économes de leurs pas et deleurs mouvements. Il ne faisait pas une enjambée de trop, allanttoujours par le plus court. Il ne perdait pas un regard au plafond.Il ne se permettait aucun geste superflu. On ne l’avait jamais vuému ni troublé. C’était l’homme le moins hâté du monde, mais ilarrivait toujours à temps. Toutefois, on comprendra qu’il vécûtseul et pour ainsi dire en dehors de toute relation sociale. Ilsavait que dans la vie il faut faire la part des frottements, etcomme les frottements retardent, il ne se frottait à personne.

Quant à Jean, dit Passepartout, un vrai parisien de Paris,depuis cinq ans qu’il habitait l’Angleterre et y faisait à Londresle métier de valet de chambre, il avait cherché vainement un maîtreauquel il pût s’attacher.

Passepartout n’était point un de ces frontins ou mascarillesqui, les épaules hautes, le nez au vent, le regard assuré, l’œilsec, ne sont que d’impudents drôles. Non. Passepartout était unbrave garçon, de physionomie aimable, aux lèvres un peu saillantes,toujours prêtes à goûter ou à caresser, un être doux et serviable,avec une de ces bonnes têtes rondes que l’on aime à voir sur lesépaules d’un ami. Il avait les yeux bleus, le teint animé, lafigure assez grasse pour qu’il pût lui-même voir les pommettes deses joues, la poitrine large, la taille forte, une musculaturevigoureuse, et il possédait une force herculéenne que les exercicesde sa jeunesse avaient admirablement développée. Ses cheveux brunsétaient un peu rageurs. Si les sculpteurs de l’antiquitéconnaissaient dix-huit façons d’arranger la chevelure de Minerve,Passepartout n’en connaissait qu’une pour disposer la sienne :trois coups de démêloir, et il était coiffé.

De dire si le caractère expansif de ce garçon s’accorderait aveccelui de Phileas Fogg, c’est ce que la prudence la plus élémentairene permet pas. Passepartout serait-il ce domestique foncièrementexact qu’il fallait à son maître ? On ne le verrait qu’àl’user. Après avoir eu, on le sait, une jeunesse assez vagabonde,il aspirait au repos. Ayant entendu vanter le méthodisme anglais etla froideur proverbiale des gentlemen, il vint chercher fortune enAngleterre. Mais, jusqu’alors, le sort l’avait mal servi. Iln’avait pu prendre racine nulle part. Il avait fait dix maisons.Dans toutes, on était fantasque, inégal, coureur d’ aventures oucoureur de pays, — ce qui ne pouvait plus convenir à Passepartout.Son dernier maître, le jeune lord Longsferry, membre du parlement,après avoir passé ses nuits dans les « oysters-rooms »d’Hay-Market, rentrait trop souvent au logis sur les épaules despolicemen. Passepartout, voulant avant tout pouvoir respecter sonmaître, risqua quelques respectueuses observations qui furent malreçues, et il rompit. Il apprit, sur les entrefaites, que PhileasFogg, esq., cherchait un domestique. Il prit des renseignements surce gentleman. Un personnage dont l’existence était si régulière,qui ne découchait pas, qui ne voyageait pas, qui ne s’absentaitjamais, pas même un jour, ne pouvait que lui convenir. Il seprésenta et fut admis dans les circonstances que l’on sait.

Passepartout — onze heures et demie étant sonnées — se trouvaitdonc seul dans la maison de Saville-row. Aussitôt il en commençal’inspection. Il la parcourut de la cave au grenier. Cette maisonpropre, rangée, sévère, puritaine, bien organisée pour le service,lui plut. Elle lui fit l’effet d’une belle coquille de colimaçon,mais d’une coquille éclairée et chauffée au gaz ! Carl’hydrogène carburé y suffisait à tous les besoins de lumière et dechaleur. Passepartout trouva sans peine, au second étage, lachambre qui lui était destinée. Elle lui convint. Des timbresélectriques et des tuyaux acoustiques la mettaient en communicationavec les appartements de l’entresol et du premier étage. Sur lacheminée, une pendule électrique correspondait avec la pendule dela chambre à coucher de Phileas Fogg, et les deux appareilsbattaient au même instant la même seconde.

« Cela me va, cela me va ! » se dit Passepartout.

Il remarqua aussi, dans sa chambre, une notice affichéeau-dessus de la pendule. C’était le programme du service quotidien.Il comprenait — depuis huit heures du matin, heure réglementaire àlaquelle se levait Phileas Fogg, jusqu’à onze heures et demie,heure à laquelle il quittait sa maison pour aller déjeuner auReform-Club — tous les détails du service, le thé et les rôties dehuit heures vingt-trois, l’eau pour la barbe de neuf heurestrente-sept, la coiffure de dix heures moins vingt, etc. Puis deonze heures et demie du matin à minuit, — heure à laquelle secouchait le méthodique gentleman, — tout était noté, prévu,régularisé. Passepartout se fit une joie de méditer ce programme etd’en graver les divers articles dans son esprit.

Quant à la garde-robe de monsieur, elle était fort bien montéeet merveilleusement comprise. Chaque pantalon, habit ou giletportait un numéro d’ordre reproduit sur un registre d’entrée et desortie, indiquant la date à laquelle, suivant la saison, cesvêtements devaient être tour à tour portés. Même réglementationpour les chaussures.

En somme, dans cette maison de Saville-row, — qui devait être letemple du désordre à l’époque de l’illustre mais dissipé Shéridan,— ameublement confortable, annonçant une belle aisance. Pas debibliothèque, pas de livres, qui eussent été sans utilité pour Mr.Fogg, puisque le Reform-Club mettait à sa disposition deuxbibliothèques, l’une consacrée aux lettres, l’autre au droit et àla politique. Dans la chambre à coucher, un coffre-fort de moyennegrandeur, que sa construction défendait aussi bien de l’incendieque du vol. Point d’armes dans la maison, aucun ustensile de chasseou de guerre. Tout y dénotait les habitudes les pluspacifiques.

Après avoir examiné cette demeure en détail, Passepartout sefrotta les mains, sa large figure s’épanouit, et il répétajoyeusement :

« Cela me va ! Voilà mon affaire ! Nous nousentendrons parfaitement, Mr. Fogg et moi ! Un homme casanieret régulier ! Une véritable mécanique ! Eh bien, je nesuis pas fâché de servir une mécanique ! »

Chapitre 3

 

OÙ S’ENGAGE UNE CONVERSATION QUI POURRA COÛTER CHER ÀPHILEAS FOGG.

Phileas Fogg avait quitté sa maison de Saville-row à onze heureset demie, et, après avoir placé cinq cent soixante-quinze fois sonpied droit devant son pied gauche et cinq cent soixante-seize foisson pied gauche devant son pied droit, il arriva au Reform-Club,vaste édifice, élevé dans Pall-Mall, qui n’a pas coûté moins detrois millions à bâtir.

Phileas Fogg se rendit aussitôt à la salle à manger, dont lesneuf fenêtres s’ouvraient sur un beau jardin aux arbres déjà doréspar l’ automne. Là, il prit place à la table habituelle où soncouvert l’attendait. Son déjeuner se composait d’un hors-d’œuvre,d’un poisson bouilli relevé d’une « reading sauce » de premierchoix, d’un roastbeef écarlate agrémenté de condiments « mushroom », d’un gâteau farci de tiges de rhubarbe et de groseilles vertes,d’un morceau de chester, — le tout arrosé de quelques tasses de cetexcellent thé, spécialement recueilli pour l’office duReform-Club.

À midi quarante-sept, ce gentleman se leva et se dirigea vers legrand salon, somptueuse pièce, ornée de peintures richementencadrées. Là, un domestique lui remit le Times non coupé, dontPhileas Fogg opéra le laborieux dépliage avec une sûreté de mainqui dénotait une grande habitude de cette difficile opération. Lalecture de ce journal occupa Phileas Fogg jusqu’à trois heuresquarante-cinq, et celle du Standard — qui lui succéda — durajusqu’au dîner. Ce repas s’accomplit dans les mêmes conditions quele déjeuner, avec adjonction de « royal british sauce » .

À six heures moins vingt, le gentleman reparut dans le grandsalon et s’absorba dans la lecture du Morning-Chronicle.

Une demi-heure plus tard, divers membres du Reform-Clubfaisaient leur entrée et s’approchaient de la cheminée, où brûlaitun feu de houille. C’étaient les partenaires habituels de Mr.Phileas Fogg, comme lui enragés joueurs de whist : l’ingénieurAndrew Stuart, les banquiers John Sullivan et Samuel Fallentin, lebrasseur Thomas Flanagan, Gauthier Ralph, un des administrateurs dela Banque d’Angleterre, — personnages riches et considérés, mêmedans ce club qui compte parmi ses membres les sommités de l’industrie et de la finance.

« Eh bien, Ralph, demanda Thomas Flanagan, où en est cetteaffaire de vol ?

— Eh bien, répondit Andrew Stuart, la banque en sera pour sonargent.

— J’espère, au contraire, dit Gauthier Ralph, que nous mettronsla main sur l’auteur du vol. Des inspecteurs de police, gens forthabiles, ont été envoyés en Amérique et en Europe, dans tous lesprincipaux ports d’embarquement et de débarquement, et il seradifficile à ce monsieur de leur échapper.

— Mais on a donc le signalement du voleur ? demanda AndrewStuart.

— D’abord, ce n’est pas un voleur, répondit sérieusementGauthier Ralph.

— Comment, ce n’est pas un voleur, cet individu qui a soustraitcinquante-cinq mille livres en bank-notes (1 million 375,000francs) ?

— Non, répondit Gauthier Ralph.

— C’est donc un industriel ? dit John Sullivan.

— le Morning-Chronicle assure que c’est un gentleman. »

Celui qui fit cette réponse n’était autre que Phileas Fogg, dontla tête émergeait alors du flot de papier amassé autour de lui. Enmême temps, Phileas Fogg salua ses collègues, qui lui rendirent sonsalut.

Le fait dont il était question, que les divers journaux duRoyaume-Uni discutaient avec ardeur, s’était accompli trois joursauparavant, le 29 septembre. Une liasse de bank-notes, formantl’énorme somme de cinquante-cinq mille livres, avait été prise surla tablette du caissier principal de la Banque d’Angleterre.

À qui s’étonnait qu’un tel vol eût pu s’accomplir aussifacilement, le sous-gouverneur Gauthier Ralph se bornait à répondrequ’à ce moment même, le caissier s’occupait d’enregistrer unerecette de trois shillings six pence, et qu’on ne saurait avoirl’œil à tout.

Mais il convient de faire observer ici — ce qui rend le faitplus explicable — que cet admirable établissement de « Bank ofEngland » paraît se soucier extrêmement de la dignité du public.Point de gardes, point d’invalides, point de grillages ! L’or,l’argent, les billets sont exposés librement et pour ainsi dire àla merci du premier venu. On ne saurait mettre en suspicionl’honorabilité d’un passant quelconque. Un des meilleursobservateurs des usages anglais raconte même ceci : dans une dessalles de la banque où il se trouvait un jour, il eut la curiositéde voir de plus près un lingot d’or pesant sept à huit livres, quise trouvait exposé sur la tablette du caissier ; il prit celingot, l’examina, le passa à son voisin, celui-ci à un autre, sibien que le lingot, de main en main, s’en alla jusqu’au fond d’uncorridor obscur, et ne revint qu’une demi-heure après reprendre saplace, sans que le caissier eût seulement levé la tête.

Mais, le 29 septembre, les choses ne se passèrent pas tout àfait ainsi. La liasse de bank-notes ne revint pas, et quand lamagnifique horloge, posée au-dessus du « drawing-office » , sonna àcinq heures la fermeture des bureaux, la Banque d’Angleterren’avait plus qu’à passer cinquante-cinq mille livres par le comptede profits et pertes.

Le vol bien et dûment reconnu, des agents, des « détectives » ,choisis parmi les plus habiles, furent envoyés dans les principauxports, à Liverpool, à Glasgow, au Havre, à Suez, à Brindisi, àNew-York, etc., avec promesse, en cas de succès, d’une prime dedeux mille livres (50,000 fr.) et cinq pour cent de la somme quiserait retrouvée. En attendant les renseignements que devaitfournir l’enquête immédiatement commencée, ces inspecteurs avaientpour mission d’observer scrupuleusement tous les voyageurs enarrivée ou en partance.

Or, précisément, ainsi que le disait le Morning-Chronicle, onavait lieu de supposer que l’auteur du vol ne faisait partied’aucune des sociétés de voleurs d’Angleterre. Pendant cettejournée du 29 septembre, un gentleman bien mis, de bonnes manières,l’air distingué, avait été remarqué, qui allait et venait dans lasalle des payements, théâtre du vol. L’enquête avait permis derefaire assez exactement le signalement de ce gentleman,signalement qui fut aussitôt adressé à tous les détectives duRoyaume-Uni et du continent. Quelques bons esprits — et GauthierRalph était du nombre — se croyaient donc fondés à espérer que levoleur n’échapperait pas.

Comme on le pense, ce fait était à l’ordre du jour à Londres etdans toute l’Angleterre. On discutait, on se passionnait pour oucontre les probabilités du succès de la police métropolitaine. Onne s’étonnera donc pas d’entendre les membres du Reform-Clubtraiter la même question, d’autant plus que l’un dessous-gouverneurs de la Banque se trouvait parmi eux.

L’honorable Gauthier Ralph ne voulait pas douter du résultat desrecherches, estimant que la prime offerte devrait singulièrementaiguiser le zèle et l’intelligence des agents. Mais son collègue,Andrew Stuart, était loin de partager cette confiance. Ladiscussion continua donc entre les gentlemen, qui s’étaient assis àune table de whist, Stuart devant Flanagan, Fallentin devantPhileas Fogg. Pendant le jeu, les joueurs ne parlaient pas, maisentre les robbres, la conversation interrompue reprenait de plusbelle.

« Je soutiens, dit Andrew Stuart, que les chances sont en faveurdu voleur, qui ne peut manquer d’être un habile homme !

— Allons donc ! Répondit Ralph, il n’y a plus un seul paysdans lequel il puisse se réfugier.

— Par exemple !

— Où voulez-vous qu’il aille ?

— Je n’en sais rien, répondit Andrew Stuart, mais, après tout,la terre est assez vaste.

— Elle l’était autrefois… » dit à mi-voix Phileas Fogg. Puis : «à vous de couper, monsieur, » ajouta-t-il en présentant les cartesà Thomas Flanagan.

La discussion fut suspendue pendant le robbre. Mais bientôtAndrew Stuart la reprenait, disant :

« Comment, autrefois ! Est-ce que la terre a diminué, parhasard ?

— Sans doute, répondit Gauthier Ralph. Je suis de l’avis de Mr.Fogg. La terre a diminué, puisqu’on la parcourt maintenant dix foisplus vite qu’il y a cent ans. Et c’est ce qui, dans le cas dontnous nous occupons, rendra les recherches plus rapides.

— Et rendra plus facile aussi la fuite du voleur !

— À vous de jouer, Monsieur Stuart ! » dit PhileasFogg.

Mais l’incrédule Stuart n’était pas convaincu, et, la partieachevée :

« Il faut avouer, Monsieur Ralph, reprit-il, que vous aveztrouvé là une manière plaisante de dire que la terre adiminué ! Ainsi parce qu’on en fait maintenant le tour entrois mois…

— En quatre-vingts jours seulement, dit Phileas Fogg.

— En effet, messieurs, ajouta John Sullivan, quatre-vingtsjours, depuis que la section entre Rothal et Allahabad a étéouverte sur le « great-indian peninsular railway » , et voici lecalcul établi par le Morning-Chronicle :

De Londres à Suez par le Mont-Cenis et Brindisi, railways etpaquebots 7 jours.

De Suez à Bombay, paquebot 13 —

De Bombay à Calcutta, railway 3 —

De Calcutta à Hong-Kong (Chine), paquebot 13 —

De Hong-Kong à Yokohama (Japon), paquebot 6 —

De Yokohama à San-Francisco, paquebot 22 —

De San-Francisco à New-York, railroad 7 —

De New-York à Londres, paquebot et railway 9 —

Total 80 jours.

— Oui, quatre-vingts jours ! S’écria Andrew Stuart, qui,par inattention, coupa une carte maîtresse, mais non compris lemauvais temps, les vents contraires, les naufrages, lesdéraillements, etc.

— Tout compris, répondit Phileas Fogg en continuant de jouer,car, cette fois, la discussion ne respectait plus le whist.

— Même si les indous ou les indiens enlèvent les rails !S’écria Andrew Stuart, s’ils arrêtent les trains, pillent lesfourgons, scalpent les voyageurs !

— Tout compris, » répondit Phileas Fogg, qui, abattant son jeu,ajouta : « deux atouts maîtres. »

Andrew Stuart, à qui c’était le tour de « faire » , ramassa lescartes en disant :

« Théoriquement, vous avez raison, Monsieur Fogg, mais dans lapratique…

— Dans la pratique aussi, Monsieur Stuart.

— Je voudrais bien vous y voir.

— Il ne tient qu’à vous. Partons ensemble.

— Le ciel m’en préserve ! s’écria Stuart, mais je parieraisbien quatre mille livres (100,000 fr.) qu’un tel voyage, fait dansces conditions, est impossible.

— Très-possible, au contraire, répondit Mr. Fogg.

— Et bien, faites-le donc !

— Le tour du monde en quatre-vingts jours ?

— Oui.

— Je le veux bien.

— Quand ?

— Tout de suite.

— C’est de la folie ! s’écria Andrew Stuart, qui commençaità se vexer de l’insistance de son partenaire. Tenez ! Jouonsplutôt.

— Refaites alors, répondit Phileas Fogg, car il y a « mal donne.»

Andrew Stuart reprit les cartes d’une main fébrile ; puis,tout à coup, les posant sur la table :

« Eh bien, oui, Monsieur Fogg, dit-il, oui, je parie quatremille livres ! …

— Mon cher Stuart, dit Fallentin, calmez-vous. Ce n’est passérieux.

— Quand je dis : je parie, répondit Andrew Stuart, c’esttoujours sérieux.

— Soit ! « dit Mr. Fogg. Puis, se tournant vers sescollègues :

« J’ai vingt mille livres (500,000 fr.) déposées chez Baringfrères. Je les risquerai volontiers…

— Vingt mille livres ! s’écria John Sullivan. Vingt millelivres qu’un retard imprévu peut vous faire perdre !

— L’imprévu n’existe pas, répondit simplement Phileas Fogg.

— Mais, Monsieur Fogg, ce laps de quatre-vingts jours n’estcalculé que comme un minimum de temps !

— Un minimum bien employé suffit à tout.

— Mais pour ne pas le dépasser, il faut sauter mathématiquementdes railways dans les paquebots, et des paquebots dans les cheminsde fer !

— Je sauterai mathématiquement.

— C’est une plaisanterie !

— Un bon anglais ne plaisante jamais, quand il s’agit d’unechose aussi sérieuse qu’un pari, répondit Phileas Fogg. Je parievingt mille livres contre qui voudra que je ferai le tour de laterre en quatre-vingts jours ou moins, soit dix-neuf cent vingtheures ou cent quinze mille deux cents minutes.Acceptez-vous ?

— Nous acceptons, répondirent Mm Stuart, Fallentin, Sullivan,Flanagan et Ralph, après s’être entendus.

— Bien, dit Mr Fogg. Le train de Douvres part à huit heuresquarante-cinq. Je le prendrai.

— Ce soir même ? demanda Stuart.

— Ce soir même, répondit Phileas Fogg. Donc, ajouta-t-il enconsultant un calendrier de poche, puisque c’est aujourd’huimercredi 2 octobre, je devrai être de retour à Londres, dans cesalon même du Reform-Club, le samedi 21 décembre, à huit heuresquarante-cinq du soir, faute de quoi les vingt mille livresdéposées actuellement à mon crédit chez Baring frères vousappartiendront de fait et de droit, messieurs. — Voici un chèque depareille somme. »

Un procès-verbal du pari fut fait et signé sur-le-champ par lessix co-intéressés. Phileas Fogg était demeuré froid. Il n’avaitcertainement pas parié pour gagner, et n’avait engagé ces vingtmille livres — la moitié de sa fortune — que parce qu’il prévoyaitqu’il pourrait avoir à dépenser l’autre pour mener à bien cedifficile, pour ne pas dire inexécutable projet. Quant à sesadversaires, eux, ils paraissaient émus, non pas à cause de lavaleur de l’enjeu, mais parce qu’ ils se faisaient une sorte descrupule de lutter dans ces conditions.

Sept heures sonnaient alors. On offrit à M. Fogg de suspendre lewhist afin qu’il pût faire ses préparatifs de départ.

« Je suis toujours prêt ! » répondit cet impassiblegentleman, et donnant les cartes :

« Je retourne carreau, dit-il. à vous de jouer, Monsieur Stuart.»

Chapitre 4

 

DANS LEQUEL PHILEAS FOGG STUPÉFIE PASSEPARTOUT, SONDOMESTIQUE

À sept heures vingt-cinq, Phileas Fogg, après avoir gagné unevingtaine de guinées au whist, prit congé de ses honorablescollègues, et quitta le Reform-Club. À sept heures cinquante, ilouvrait la porte de sa maison et rentrait chez lui.

Passepartout, qui avait consciencieusement étudié son programme,fut assez surpris en voyant Mr. Fogg, coupable d’inexactitude,apparaître à cette heure insolite. Suivant la notice, le locatairede Saville-row ne devait rentrer qu’à minuit précis.

Phileas Fogg était tout d’abord monté à sa chambre, puis ilappela :

« Passepartout. »

Passepartout ne répondit pas. Cet appel ne pouvait s’adresser àlui. Ce n’était pas l’heure.

« Passepartout », reprit Mr. Fogg sans élever la voixdavantage.

Passepartout se montra.

« C’est la deuxième fois que je vous appelle, dit Mr. Fogg.

— Mais il n’est pas minuit, répondit Passepartout, sa montre àla main.

— Je le sais, reprit Phileas Fogg, et je ne vous fais pas dereproche. Nous partons dans dix minutes pour Douvres et Calais.»

Une sorte de grimace s’ébaucha sur la ronde face du Français. Ilétait évident qu’il avait mal entendu.

« Monsieur se déplace ? demanda-t-il.

— Oui, répondit Phileas Fogg. Nous allons faire le tour dumonde. »

Passepartout, l’œil démesurément ouvert, la paupière et lesourcil surélevés, les bras détendus, le corps affaissé, présentaitalors tous les symptômes de l’étonnement poussé jusqu’à lastupeur.

« Le tour du monde ! murmura-t-il.

— En quatre-vingts jours, répondit Mr. Fogg. Ainsi, nous n’avonspas un instant à perdre.

— Mais les malles ?… dit Passepartout, qui balançaitinconsciemment sa tête de droite et de gauche.

— Pas de malles. Un sac de nuit seulement. Dedans, deux chemisesde laine, trois paires de bas. Autant pour vous. Nous achèterons enroute. Vous descendrez mon mackintosh et ma couverture de voyage.Ayez de bonnes chaussures. D’ailleurs, nous marcherons peu ou pas.Allez. »

Passepartout aurait voulu répondre. Il ne put. Il quitta lachambre de Mr. Fogg, monta dans la sienne, tomba sur une chaise, etemployant une phrase assez vulgaire de son pays :

« Ah ! bien se dit-il, elle est forte, celle-là! Moi quivoulais rester tranquille !… »

Et, machinalement, il fit ses préparatifs de départ. Le tour dumonde en quatre-vingts jours ! Avait-il affaire à unfou ? Non… C’était une plaisanterie ? On allait àDouvres, bien. À Calais, soit. Après tout, cela ne pouvaitnotablement contrarier le brave garçon, qui, depuis cinq ans,n’avait pas foulé le sol de la patrie. Peut-être même irait-onjusqu’à Paris, et, ma foi, il reverrait avec plaisir la grandecapitale. Mais, certainement, un gentleman aussi ménager de ses pass’arrêterait là… Oui, sans doute, mais il n’en était pas moins vraiqu’il partait, qu’il se déplaçait, ce gentleman, si casanierjusqu’alors !

À huit heures, Passepartout avait préparé le modeste sac quicontenait sa garde-robe et celle de son maître ; puis,l’esprit encore troublé, il quitta sa chambre, dont il fermasoigneusement la porte, et il rejoignit Mr. Fogg.

Mr. Fogg était prêt. Il portait sous son bras le Bradshaw’scontinental railway steam transit and general guide, qui devait luifournir toutes les indications nécessaires à son voyage. Il prit lesac des mains de Passepartout, l’ouvrit et y glissa une forteliasse de ces belles bank-notes qui ont cours dans tous lespays.

« Vous n’avez rien oublié ? demanda-t-il.

— Rien, monsieur.

— Mon mackintosh et ma couverture ?

— Les voici.

— Bien, prenez ce sac. »

Mr. Fogg remit le sac à Passepartout.

« Et ayez-en soin, ajouta-t-il. Il y a vingt mille livres dedans(500,000 francs). »

Le sac faillit s’échapper des mains de Passepartout, comme siles vingt mille livres eussent été en or et peséconsidérablement.

Le maître et le domestique descendirent alors, et la porte de larue fut fermée à double tour.

Une station de voitures se trouvait à l’extrémité deSaville-row. Phileas Fogg et son domestique montèrent dans un cab,qui se dirigea rapidement vers la gare de Charing-Cross, à laquelleaboutit un des embranchements du South-Eastern-railway.

À huit heures vingt, le cab s’arrêta devant la grille de lagare. Passepartout sauta à terre. Son maître le suivit et paya lecocher.

En ce moment, une pauvre mendiante, tenant un enfant à la main,pieds nus dans la boue, coiffée d’un chapeau dépenaillé auquelpendait une plume lamentable, un châle en loques sur ses haillons,s’approcha de Mr. Fogg et lui demanda l’aumône.

Mr. Fogg tira de sa poche les vingt guinées qu’il venait degagner au whist, et, les présentant à la mendiante :

« Tenez, ma brave femme, dit-il, je suis content de vous avoirrencontrée ! »

Puis il passa.

Passepartout eut comme une sensation d’humidité autour de laprunelle. Son maître avait fait un pas dans son cœur.

Mr. Fogg et lui entrèrent aussitôt dans la grande salle de lagare. Là, Phileas Fogg donna à Passepartout l’ordre de prendre deuxbillets de première classe pour Paris. Puis, se retournant, ilaperçut ses cinq collègues du Reform-Club.

« Messieurs, je pars, dit-il, et les divers visas apposés sur unpasseport que j’emporte à cet effet vous permettront, au retour, decontrôler mon itinéraire.

— Oh ! monsieur Fogg, répondit poliment Gauthier Ralph,c’est inutile. Nous nous en rapporterons à votre honneur degentleman !

— Cela vaut mieux ainsi, dit Mr. Fogg.

— Vous n’oubliez pas que vous devez être revenu ?… fitobserver Andrew Stuart.

— Dans quatre-vingts jours, répondit Mr. Fogg, le samedi 21décembre 1872, à huit heures quarante-cinq minutes du soir. Aurevoir, messieurs. »

À huit heures quarante, Phileas Fogg et son domestique prirentplace dans le même compartiment. À huit heures quarante-cinq, uncoup de sifflet retentit, et le train se mit en marche.

La nuit était noire. Il tombait une pluie fine. Phileas Fogg,accoté dans son coin, ne parlait pas. Passepartout, encoreabasourdi, pressait machinalement contre lui le sac auxbank-notes.

Mais le train n’avait pas dépassé Sydenham, que Passepartoutpoussait un véritable cri de désespoir !

« Qu’avez-vous ? demanda Mr. Fogg.

— Il y a… que… dans ma précipitation… mon trouble… j’aioublié…

— Quoi ?

— D’éteindre le bec de gaz de ma chambre !

— Eh bien, mon garçon, répondit froidement Mr. Fogg, il brûle àvotre compte ! »

Chapitre 5

 

DANS LEQUEL UNE NOUVELLE VALEUR APPARAÎT SUR LA PLACE DELONDRES

Phileas Fogg, en quittant Londres, ne se doutait guère, sansdoute, du grand retentissement qu’allait provoquer son départ. Lanouvelle du pari se répandit d’abord dans le Reform-Club, etproduisit une véritable émotion parmi les membres de l’honorablecercle. Puis, du club, cette émotion passa aux journaux par la voiedes reporters, et des journaux au public de Londres et de tout leRoyaume-Uni.

Cette « question du tour du monde » fut commentée, discutée,disséquée, avec autant de passion et d’ardeur que s’il se fût agid’une nouvelle affaire de l’Alabama. Les uns prirent parti pourPhileas Fogg, les autres — et ils formèrent bientôt une majoritéconsidérable — se prononcèrent contre lui. Ce tour du monde àaccomplir, autrement qu’en théorie et sur le papier, dans ceminimum de temps, avec les moyens de communication actuellement enusage, ce n’était pas seulement impossible, c’étaitinsensé !

Le Times, le Standard, l’Evening Star, le Morning Chronicle, etvingt autres journaux de grande publicité, se déclarèrent contreMr. Fogg. Seul, le Daily Telegraph le soutint dans une certainemesure. Phileas Fogg fut généralement traité de maniaque, de fou,et ses collègues du Reform-Club furent blâmés d’avoir tenu ce pari,qui accusait un affaiblissement dans les facultés mentales de sonauteur.

Des articles extrêmement passionnés, mais logiques, parurent surla question. On sait l’intérêt que l’on porte en Angleterre à toutce qui touche à la géographie. Aussi n’était-il pas un lecteur, àquelque classe qu’il appartînt, qui ne dévorât les colonnesconsacrées au cas de Phileas Fogg.

Pendant les premiers jours, quelques esprits audacieux — lesfemmes principalement — furent pour lui, surtout quandl’Illustrated London News eut publié son portrait d’après saphotographie déposée aux archives du Reform-Club. Certainsgentlemen osaient dire : « Hé ! hé ! pourquoi pas, aprèstout ? On a vu des choses plus extraordinaires ! »C’étaient surtout les lecteurs du Daily Telegraph. Mais on sentitbientôt que ce journal lui-même commençait à faiblir.

En effet, un long article parut le 7 octobre dans le Bulletin dela Société royale de géographie. Il traita la question à tous lespoints de vue, et démontra clairement la folie de l’entreprise.D’après cet article, tout était contre le voyageur, obstacles del’homme, obstacles de la nature. Pour réussir dans ce projet, ilfallait admettre une concordance miraculeuse des heures de départet d’arrivée, concordance qui n’existait pas, qui ne pouvait pasexister. À la rigueur, et en Europe, où il s’agit de parcours d’unelongueur relativement médiocre, on peut compter sur l’arrivée destrains à heure fixe ; mais quand ils emploient trois jours àtraverser l’Inde, sept jours à traverser les États-Unis, pouvait-onfonder sur leur exactitude les éléments d’un tel problème ? Etles accidents de machine, les déraillements, les rencontres, lamauvaise saison, l’accumulation des neiges, est-ce que tout n’étaitpas contre Phileas Fogg ? Sur les paquebots, ne setrouverait-il pas, pendant l’hiver, à la merci des coups de vent oudes brouillards ? Est-il donc si rare que les meilleursmarcheurs des lignes transocéaniennes éprouvent des retards de deuxou trois jours ? Or, il suffisait d’un retard, un seul, pourque la chaîne de communications fût irréparablement brisée. SiPhileas Fogg manquait, ne fût-ce que de quelques heures, le départd’un paquebot, il serait forcé d’attendre le paquebot suivant, etpar cela même son voyage était compromis irrévocablement.

L’article fit grand bruit. Presque tous les journaux lereproduisirent, et les actions de Phileas Fogg baissèrentsingulièrement.

Pendant les premiers jours qui suivirent le départ du gentleman,d’importantes affaires s’étaient engagées sur « l’aléa » de sonentreprise. On sait ce qu’est le monde des parieurs en Angleterre,monde plus intelligent, plus relevé que celui des joueurs. Parierest dans le tempérament anglais. Aussi, non seulement les diversmembres du Reform-Club établirent-ils des paris considérables pourou contre Phileas Fogg, mais la masse du public entra dans lemouvement. Phileas Fogg fut inscrit comme un cheval de course, àune sorte de studbook. On en fit aussi une valeur de bourse, quifut immédiatement cotée sur la place de Londres. On demandait, onoffrait du « Phileas Fogg » ferme ou à prime, et il se fit desaffaires énormes. Mais cinq jours après son départ, après l’articledu Bulletin de la Société de géographie, les offres commencèrent àaffluer. Le Phileas Fogg baissa. On l’offrit par paquets. Prisd’abord à cinq, puis à dix, on ne le prit plus qu’à vingt, àcinquante, à cent !

Un seul partisan lui resta. Ce fut le vieux paralytique, LordAlbermale. L’honorable gentleman, cloué sur son fauteuil, eût donnésa fortune pour pouvoir faire le tour du monde, même en dixans ! et il paria cinq mille livres (100,000 francs) en faveurde Phileas Fogg. Et quand, en même temps que la sottise du projet,on lui en démontrait l’inutilité, il se contentait de répondre : «Si la chose est faisable, il est bon que ce soit un Anglais qui lepremier l’ait faite ! »

Or, on en était là, les partisans de Phileas Fogg se raréfiaientde plus en plus ; tout le monde, et non sans raison, semettait contre lui ; on ne le prenait plus qu’à centcinquante, à deux cents contre un, quand, sept jours après sondépart, un incident, complètement inattendu, fit qu’on ne le pritplus du tout.

En effet, pendant cette journée, à neuf heures du soir, ledirecteur de la police métropolitaine avait reçu une dépêchetélégraphique ainsi conçue :

Suez à Londres.

Rowan, directeur police, administration centrale, Scotlandplace.

Je file voleur de Banque, Phileas Fogg. Envoyez sans retardmandat d’arrestation à Bombay (Inde anglaise).

Fix, détective.

L’effet de cette dépêche fut immédiat. L’honorable gentlemandisparut pour faire place au voleur de bank-notes. Sa photographie,déposée au Reform-Club avec celles de tous ses collègues, futexaminée. Elle reproduisait trait pour trait l’homme dont lesignalement avait été fourni par l’enquête. On rappela ce quel’existence de Phileas Fogg avait de mystérieux, son isolement, sondépart subit, et il parut évident que ce personnage, prétextant unvoyage autour du monde et l’appuyant sur un pari insensé, n’avaiteu d’autre but que de dépister les agents de la policeanglaise.

Chapitre 6

 

DANS LEQUEL L’AGENT FIX MONTRE UNE IMPATIENCE BIENLÉGITIME

Voici dans quelles circonstances avait été lancée cette dépêcheconcernant le sieur Phileas Fogg.

Le mercredi 9 octobre, on attendait pour onze heures du matin, àSuez, le paquebot Mongolia, de la Compagnie péninsulaire etorientale, steamer en fer à hélice et à spardeck, jaugeant deuxmille huit cents tonnes et possédant une force nominale de cinqcents chevaux. Le Mongolia faisait régulièrement les voyages deBrindisi à Bombay par le canal de Suez. C’était un des plus rapidesmarcheurs de la Compagnie, et les vitesses réglementaires, soit dixmilles à l’heure entre Brindisi et Suez, et neuf millescinquante-trois centièmes entre Suez et Bombay, il les avaittoujours dépassées.

En attendant l’arrivée du Mongolia, deux hommes se promenaientsur le quai au milieu de la foule d’indigènes et d’étrangers quiaffluent dans cette ville, naguère une bourgade, à laquelle lagrande œuvre de M. de Lesseps assure un avenir considérable.

De ces deux hommes, l’un était l’agent consulaire duRoyaume-Uni, établi à Suez, qui — en dépit des fâcheux pronosticsdu gouvernement britannique et des sinistres prédictions del’ingénieur Stephenson — voyait chaque jour des navires anglaistraverser ce canal, abrégeant ainsi de moitié l’ancienne route del’Angleterre aux Indes par le cap de Bonne-Espérance.

L’autre était un petit homme maigre, de figure assezintelligente, nerveux, qui contractait avec une persistanceremarquable ses muscles sourciliers. À travers ses longs cilsbrillait un œil très vif, mais dont il savait à volonté éteindrel’ardeur. En ce moment, il donnait certaines marques d’impatience,allant, venant, ne pouvant tenir en place.

Cet homme se nommait Fix, et c’était un de ces « détectives » ouagents de police anglais, qui avaient été envoyés dans les diversports, après le vol commis à la Banque d’Angleterre. Ce Fix devaitsurveiller avec le plus grand soin tous les voyageurs prenant laroute de Suez, et si l’un d’eux lui semblait suspect, le « filer »en attendant un mandat d’arrestation.

Précisément, depuis deux jours, Fix avait reçu du directeur dela police métropolitaine le signalement de l’auteur présumé du vol.C’était celui de ce personnage distingué et bien mis que l’on avaitobservé dans la salle des paiements de la Banque.

Le détective, très alléché évidemment par la forte prime promiseen cas de succès, attendait donc avec une impatience facile àcomprendre l’arrivée du Mongolia.

« Et vous dites, monsieur le consul, demanda-t-il pour ladixième fois, que ce bateau ne peut tarder ?

— Non, monsieur Fix, répondit le consul. Il a été signalé hierau large de Port-Saïd, et les cent soixante kilomètres du canal necomptent pas pour un tel marcheur. Je vous répète que le Mongolia atoujours gagné la prime de vingt-cinq livres que le gouvernementaccorde pour chaque avance de vingt-quatre heures sur les tempsréglementaires.

— Ce paquebot vient directement de Brindisi ? demandaFix.

— De Brindisi même, où il a pris la malle des Indes, de Brindisiqu’il a quitté samedi à cinq heures du soir. Ainsi ayez patience,il ne peut tarder à arriver. Mais je ne sais vraiment pas comment,avec le signalement que vous avez reçu, vous pourrez reconnaîtrevotre homme, s’il est à bord du Mongolia.

— Monsieur le consul, répondit Fix, ces gens-là, on les sentplutôt qu’on ne les reconnaît. C’est du flair qu’il faut avoir, etle flair est comme un sens spécial auquel concourent l’ouïe, la vueet l’odorat. J’ai arrêté dans ma vie plus d’un de ces gentlemen, etpourvu que mon voleur soit à bord, je vous réponds qu’il ne meglissera pas entre les mains.

— Je le souhaite, monsieur Fix, car il s’agit d’un volimportant.

— Un vol magnifique, répondit l’agent enthousiasmé.Cinquante-cinq mille livres ! Nous n’avons pas souvent depareilles aubaines ! Les voleurs deviennent mesquins ! Larace des Sheppard s’étiole ! On se fait pendre maintenant pourquelques shillings !

— Monsieur Fix, répondit le consul, vous parlez d’une tellefaçon que je vous souhaite vivement de réussir ; mais, je vousle répète, dans les conditions où vous êtes, je crains que ce nesoit difficile. Savez-vous bien que, d’après le signalement quevous avez reçu, ce voleur ressemble absolument à un honnêtehomme.

— Monsieur le consul, répondit dogmatiquement l’inspecteur depolice, les grands voleurs ressemblent toujours à d’honnêtes gens.Vous comprenez bien que ceux qui ont des figures de coquins n’ontqu’un parti à prendre, c’est de rester probes, sans cela ils seferaient arrêter. Les physionomies honnêtes, ce sont celles-làqu’il faut dévisager surtout. Travail difficile, j’en conviens, etqui n’est plus du métier, mais de l’art. »

On voit que ledit Fix ne manquait pas d’une certaine dosed’amour-propre.

Cependant le quai s’animait peu à peu. Marins de diversesnationalités, commerçants, courtiers, portefaix, fellahs, yaffluaient. L’arrivée du paquebot était évidemment prochaine.

Le temps était assez beau, mais l’air froid, par ce vent d’est.Quelques minarets se dessinaient au-dessus de la ville sous lespâles rayons du soleil. Vers le sud, une jetée longue de deux millemètres s’allongeait comme un bras sur la rade de Suez. À la surfacede la mer Rouge roulaient plusieurs bateaux de pêche ou decabotage, dont quelques-uns ont conservé dans leurs façonsl’élégant gabarit de la galère antique.

Tout en circulant au milieu de ce populaire, Fix, par unehabitude de sa profession, dévisageait les passants d’un rapidecoup d’œil.

Il était alors dix heures et demie.

« Mais il n’arrivera pas, ce paquebot ! s’écria-t-il enentendant sonner l’horloge du port.

— Il ne peut être éloigné, répondit le consul.

— Combien de temps stationnera-t-il à Suez ? demandaFix.

— Quatre heures. Le temps d’embarquer son charbon. De Suez àAden, à l’extrémité de la mer Rouge, on compte treize cent dixmilles, et il faut faire provision de combustible.

— Et de Suez, ce bateau va directement à Bombay ? demandaFix.

— Directement, sans rompre charge.

— Eh bien, dit Fix, si le voleur a pris cette route et cebateau, il doit entrer dans son plan de débarquer à Suez, afin degagner par une autre voie les possessions hollandaises oufrançaises de l’Asie. Il doit bien savoir qu’il ne serait pas ensûreté dans l’Inde, qui est une terre anglaise.

— À moins que ce ne soit un homme très fort, répondit le consul.Vous le savez, un criminel anglais est toujours mieux caché àLondres qu’il ne le serait à l’étranger. »

Sur cette réflexion, qui donna fort à réfléchir à l’agent, leconsul regagna ses bureaux, situés à peu de distance. L’inspecteurde police demeura seul, pris d’une impatience nerveuse, avec cepressentiment assez bizarre que son voleur devait se trouver à borddu Mongolia, — et en vérité, si ce coquin avait quitté l’Angleterreavec l’intention de gagner le Nouveau Monde, la route des Indes,moins surveillée ou plus difficile à surveiller que celle del’Atlantique, devait avoir obtenu sa préférence.

Fix ne fut pas longtemps livré à ses réflexions. De vifs coupsde sifflet annoncèrent l’arrivée du paquebot. Toute la horde desportefaix et des fellahs se précipita vers le quai dans un tumulteun peu inquiétant pour les membres et les vêtements des passagers.Une dizaine de canots se détachèrent de la rive et allèrentau-devant du Mongolia.

Bientôt on aperçut la gigantesque coque du Mongolia, passantentre les rives du canal, et onze heures sonnaient quand le steamervint mouiller en rade, pendant que sa vapeur fusait à grand bruitpar les tuyaux d’échappement.

Les passagers étaient assez nombreux à bord. Quelques-unsrestèrent sur le spardeck à contempler le panorama pittoresque dela ville ; mais la plupart débarquèrent dans les canots quiétaient venus accoster le Mongolia.

Fix examinait scrupuleusement tous ceux qui mettaient pied àterre.

En ce moment, l’un d’eux s’approcha de lui, après avoirvigoureusement repoussé les fellahs qui l’assaillaient de leursoffres de service, et il lui demanda fort poliment s’il pouvait luiindiquer les bureaux de l’agent consulaire anglais. Et en mêmetemps ce passager présentait un passeport sur lequel il désiraitsans doute faire apposer le visa britannique.

Fix, instinctivement, prit le passeport, et, d’un rapide coupd’œil, il en lut le signalement.

Un mouvement involontaire faillit lui échapper. La feuilletrembla dans sa main. Le signalement libellé sur le passeport étaitidentique à celui qu’il avait reçu du directeur de la policemétropolitaine.

« Ce passeport n’est pas le vôtre ? dit-il au passager.

— Non, répondit celui-ci, c’est le passeport de mon maître.

— Et votre maître ?

— Il est resté à bord.

— Mais, reprit l’agent, il faut qu’il se présente en personneaux bureaux du consulat afin d’établir son identité.

— Quoi ! cela est nécessaire ?

— Indispensable.

— Et où sont ces bureaux ?

— Là, au coin de la place, répondit l’inspecteur en indiquantune maison éloignée de deux cents pas.

— Alors, je vais aller chercher mon maître, à qui pourtant celane plaira guère de se déranger ! »

Là-dessus, le passager salua Fix et retourna à bord dusteamer.

Chapitre 7

 

QUI TÉMOIGNE UNE FOIS DE PLUS DE L’INUTILITÉ DESPASSEPORTS EN MATIÈRE DE POLICE

L’inspecteur redescendit sur le quai et se dirigea rapidementvers les bureaux du consul. Aussitôt, et sur sa demande pressante,il fut introduit près de ce fonctionnaire.

« Monsieur le consul, lui dit-il sans autre préambule, j’ai defortes présomptions de croire que notre homme a pris passage à borddu Mongolia. »

Et Fix raconta ce qui s’était passé entre ce domestique et lui àpropos du passeport.

« Bien, monsieur Fix, répondit le consul, je ne serais pas fâchéde voir la figure de ce coquin. Mais peut-être ne seprésentera-t-il pas à mon bureau, s’il est ce que vous supposez. Unvoleur n’aime pas à laisser derrière lui des traces de son passage,et d’ailleurs la formalité des passeports n’est plusobligatoire.

— Monsieur le consul, répondit l’agent, si c’est un homme fortcomme on doit le penser, il viendra !

— Faire viser son passeport ?

— Oui. Les passeports ne servent jamais qu’à gêner les honnêtesgens et à favoriser la fuite des coquins. Je vous affirme quecelui-ci sera en règle, mais j’espère bien que vous ne le viserezpas…

— Et pourquoi pas ? Si ce passeport est régulier, réponditle consul, je n’ai pas le droit de refuser mon visa.

— Cependant, monsieur le consul, il faut bien que je retienneici cet homme jusqu’à ce que j’aie reçu de Londres un mandatd’arrestation.

— Ah ! cela, monsieur Fix, c’est votre affaire, répondit leconsul, mais moi, je ne puis… »

Le consul n’acheva pas sa phrase. En ce moment, on frappait à laporte de son cabinet, et le garçon de bureau introduisit deuxétrangers, dont l’un était précisément ce domestique qui s’étaitentretenu avec le détective.

C’étaient, en effet, le maître et le serviteur. Le maîtreprésenta son passeport, en priant laconiquement le consul devouloir bien y apposer son visa.

Celui-ci prit le passeport et le lut attentivement, tandis queFix, dans un coin du cabinet, observait ou plutôt dévoraitl’étranger des yeux.

Quand le consul eut achevé sa lecture :

« Vous êtes Phileas Fogg, esquire ? demanda-t-il.

— Oui, monsieur, répondit le gentleman.

— Et cet homme est votre domestique ?

— Oui. Un Français nommé Passepartout.

— Vous venez de Londres ?

— Oui.

— Et vous allez ?

— À Bombay.

— Bien, monsieur. Vous savez que cette formalité du visa estinutile, et que nous n’exigeons plus la présentation dupasseport ?

— Je le sais, monsieur, répondit Phileas Fogg, mais je désireconstater par votre visa mon passage à Suez.

— Soit, monsieur. »

Et le consul, ayant signé et daté le passeport, y apposa soncachet. Mr. Fogg acquitta les droits de visa, et, après avoirfroidement salué, il sortit, suivi de son domestique.

« Eh bien ? demanda l’inspecteur.

— Eh bien, répondit le consul, il a l’air d’un parfait honnêtehomme !

— Possible, répondit Fix, mais ce n’est point ce dont il s’agit.Trouvez-vous, monsieur le consul, que ce flegmatique gentlemanressemble trait pour trait au voleur dont j’ai reçu lesignalement ?

— J’en conviens, mais vous le savez, tous les signalements…

— J’en aurai le cœur net, répondit Fix. Le domestique me paraîtêtre moins indéchiffrable que le maître. De plus, c’est unFrançais, qui ne pourra se retenir de parler. À bientôt, monsieurle consul. »

Cela dit, l’agent sortit et se mit à la recherche dePassepartout.

Cependant Mr. Fogg, en quittant la maison consulaire, s’étaitdirigé vers le quai. Là, il donna quelques ordres à sondomestique ; puis il s’embarqua dans un canot, revint à borddu Mongolia et rentra dans sa cabine. Il prit alors son carnet, quiportait les notes suivantes :

« Quitté Londres, mercredi 2 octobre, 8 heures 45 soir.

« Arrivé à Paris, jeudi 3 octobre, 7 heures 20 matin.

« Quitté Paris, jeudi, 8 heures 40 matin.

« Arrivé par le Mont-Cenis à Turin, vendredi 4 octobre, 6 heures35 matin.

« Quitté Turin, vendredi, 7 heures 20 matin.

« Arrivé à Brindisi, samedi 5 octobre, 4 heures soir.

« Embarqué sur le Mongolia, samedi, 5 heures soir.

« Arrivé à Suez, mercredi 9 octobre, 11 heures matin.

« Total des heures dépensées : 158 1/2, soit en jours : 6 jours1/2. »

Mr. Fogg inscrivit ces dates sur un itinéraire disposé parcolonnes, qui indiquait — depuis le 2 octobre jusqu’au 21 décembre— le mois, le quantième, le jour, les arrivées réglementaires etles arrivées effectives en chaque point principal, Paris, Brindisi,Suez, Bombay, Calcutta, Singapore, Hong-Kong, Yokohama, SanFrancisco, New York, Liverpool, Londres, et qui permettait dechiffrer le gain obtenu où la perte éprouvée à chaque endroit duparcours.

Ce méthodique itinéraire tenait ainsi compte de tout, et Mr.Fogg savait toujours s’il était en avance ou en retard.

Il inscrivit donc, ce jour-là, mercredi 9 octobre, son arrivée àSuez, qui, concordant avec l’arrivée réglementaire, ne leconstituait ni en gain ni en perte.

Puis il se fit servir à déjeuner dans sa cabine. Quant à voir laville, il n’y pensait même pas, étant de cette race d’Anglais quifont visiter par leur domestique les pays qu’ils traversent.

Chapitre 8

 

DANS LEQUEL PASSEPARTOUT PARLE UN PEU PLUS PEUT-ÊTREQU’IL NE CONVIENDRAIT

Fix avait en peu d’instants rejoint sur le quai Passepartout,qui flânait et regardait, ne se croyant pas, lui, obligé à ne pointvoir.

« Eh bien, mon ami, lui dit Fix en l’abordant, votre passeportest-il visé ?

— Ah ! c’est vous, monsieur, répondit le Français. Bienobligé. Nous sommes parfaitement en règle.

— Et vous regardez le pays ?

— Oui, mais nous allons si vite qu’il me semble que je voyage enrêve. Et comme cela, nous sommes à Suez ?

— À Suez.

— En Égypte ?

— En Égypte, parfaitement.

— Et en Afrique ?

— En Afrique.

— En Afrique ! répéta Passepartout. Je ne peux y croire.Figurez-vous, monsieur, que je m’imaginais ne pas aller plus loinque Paris, et cette fameuse capitale, je l’ai revue tout juste desept heures vingt du matin à huit heures quarante, entre la gare duNord et la gare de Lyon, à travers les vitres d’un fiacre et parune pluie battante ! Je le regrette ! J’aurais aimé àrevoir le Père-Lachaise et le Cirque des Champs-Élysées !

— Vous êtes donc bien pressé ? demanda l’inspecteur depolice.

— Moi, non, mais c’est mon maître. À propos, il faut quej’achète des chaussettes et des chemises ! Nous sommes partissans malles, avec un sac de nuit seulement.

— Je vais vous conduire à un bazar où vous trouverez tout cequ’il faut.

— Monsieur, répondit Passepartout, vous êtes vraiment d’unecomplaisance !… »

Et tous deux se mirent en route. Passepartout causaittoujours.

« Surtout, dit-il, que je prenne bien garde de ne pas manquer lebateau !

— Vous avez le temps, répondit Fix, il n’est encore quemidi ! »

Passepartout tira sa grosse montre.

« Midi, dit-il. Allons donc ! il est neuf heurescinquante-deux minutes !

— Votre montre retarde, répondit Fix.

— Ma montre ! Une montre de famille, qui vient de monarrière-grand-père ! Elle ne varie pas de cinq minutes par an.C’est un vrai chronomètre !

— Je vois ce que c’est, répondit Fix. Vous avez gardé l’heure deLondres, qui retarde de deux heures environ sur Suez. Il faut avoirsoin de remettre votre montre au midi de chaque pays.

— Moi ! toucher à ma montre ! s’écria Passepartout,jamais !

— Eh bien, elle ne sera plus d’accord avec le soleil.

— Tant pis pour le soleil, monsieur ! C’est lui qui auratort ! »

Et le brave garçon remit sa montre dans sou gousset avec ungeste superbe.

Quelques instants après, Fix lui disait :

« Vous avez donc quitté Londres précipitamment ?

— Je le crois bien ! Mercredi dernier, à huit heures dusoir, contre toutes ses habitudes, Mr. Fogg revint de son cercle,et trois quarts d’heure après nous étions partis.

— Mais où va-t-il donc, votre maître ?

— Toujours devant lui ! Il fait le tour du monde !

— Le tour du monde ? s’écria Fix.

— Oui, en quatre-vingts jours ! Un pari, dit-il, mais,entre nous, je n’en crois rien. Cela n’aurait pas le sens commun.Il y a autre chose.

— Ah ! c’est un original, ce Mr. Fogg ?

— Je le crois.

— Il est donc riche ?

— Évidemment, et il emporte une jolie somme avec lui, enbank-notes toutes neuves ! Et il n’épargne pas l’argent enroute ! Tenez ! il a promis une prime magnifique aumécanicien du Mongolia, si nous arrivons à Bombay avec une belleavance !

— Et vous le connaissez depuis longtemps, votremaître ?

— Moi ! répondit Passepartout, je suis entré à son servicele jour même de notre départ. »

On s’imagine aisément l’effet que ces réponses devaient produiresur l’esprit déjà surexcité de l’inspecteur de police.

Ce départ précipité de Londres, peu de temps après le vol, cettegrosse somme emportée, cette hâte d’arriver en des pays lointains,ce prétexte d’un pari excentrique, tout confirmait et devaitconfirmer Fix dans ses idées. Il fit encore parler le Français etacquit la certitude que ce garçon ne connaissait aucunement sonmaître, que celui-ci vivait isolé à Londres, qu’on le disait richesans savoir l’origine de sa fortune, que c’était un hommeimpénétrable, etc. Mais, en même temps, Fix put tenir pour certainque Phileas Fogg ne débarquait point à Suez, et qu’il allaitréellement à Bombay.

« Est-ce loin Bombay ? demanda Passepartout.

— Assez loin, répondit l’agent. Il vous faut encore une dizainede jours de mer.

— Et où prenez-vous Bombay ?

— Dans l’Inde.

— En Asie ?

— Naturellement.

— Diable ! C’est que je vais vous dire… il y a une chosequi me tracasse… c’est mon bec !

— Quel bec ?

— Mon bec de gaz que j’ai oublié d’éteindre et qui brûle à moncompte. Or, j’ai calculé que j’en avais pour deux shillings parvingt-quatre heures, juste six pence de plus que je ne gagne, etvous comprenez que pour peu que le voyage se prolonge… »

Fix comprit-il l’affaire du gaz ? C’est peu probable. Iln’écoutait plus et prenait un parti. Le Français et lui étaientarrivés au bazar. Fix laissa son compagnon y faire ses emplettes,il lui recommanda de ne pas manquer le départ du Mongolia, et ilrevint en toute hâte aux bureaux de l’agent consulaire.

Fix, maintenant que sa conviction était faite, avait repris toutson sang-froid.

« Monsieur, dit-il au consul, je n’ai plus aucun doute. Je tiensmon homme. Il se fait passer pour un excentrique qui veut faire letour du monde en quatre-vingts jours.

— Alors c’est un malin, répondit le consul, et il compte revenirà Londres, après avoir dépisté toutes les polices des deuxcontinents !

— Nous verrons bien, répondit Fix.

— Mais ne vous trompez-vous pas ? demanda encore une foisle consul.

— Je ne me trompe pas.

— Alors, pourquoi ce voleur a-t-il tenu à faire constater par unvisa son passage à Suez ?

— Pourquoi ?… je n’en sais rien, monsieur le consul,répondit le détective, mais écoutez-moi. »

Et, en quelques mots, il rapporta les points saillants de saconversation avec le domestique dudit Fogg.

« En effet, dit le consul, toutes les présomptions sont contrecet homme. Et qu’allez-vous faire ?

— Lancer une dépêche à Londres avec demande instante dem’adresser un mandat d’arrestation à Bombay, m’embarquer sur leMongolia, filer mon voleur jusqu’aux Indes, et là, sur cette terreanglaise, l’accoster poliment, mon mandat à la main et la main surl’épaule. »

Ces paroles prononcées froidement, l’agent prit congé du consulet se rendit au bureau télégraphique. De là, il lança au directeurde la police métropolitaine cette dépêche que l’on connaît.

Un quart d’heure plus tard, Fix, son léger bagage à la main,bien muni d’argent, d’ailleurs, s’embarquait à bord du Mongolia, etbientôt le rapide steamer filait à toute vapeur sur les eaux de lamer Rouge.

Chapitre 9

 

OÙ LA MER ROUGE ET LA MER DES INDES SE MONTRENT PROPICESAUX DESSEINS DE PHILEAS FOGG

La distance entre Suez et Aden est exactement de treize cent dixmilles, et le cahier des charges de la Compagnie alloue à sespaquebots un laps de temps de cent trente-huit heures pour lafranchir. Le Mongolia, dont les feux étaient activement poussés,marchait de manière à devancer l’arrivée réglementaire.

La plupart des passagers embarqués à Brindisi avaient presquetous l’Inde pour destination. Les uns se rendaient à Bombay, lesautres à Calcutta, mais via Bombay, car depuis qu’un chemin de fertraverse dans toute sa largeur la péninsule indienne, il n’est plusnécessaire de doubler la pointe de Ceylan.

Parmi ces passagers du Mongolia, on comptait diversfonctionnaires civils et des officiers de tout grade. De ceux-ci,les uns appartenaient à l’armée britannique proprement dite, lesautres commandaient les troupes indigènes de cipayes, touschèrement appointés, même à présent que le gouvernement s’estsubstitué aux droits et aux charges de l’ancienne Compagnie desIndes : sous-lieutenants à 7,000 francs, brigadiers à 60,000,généraux à 100,000.

Le traitement des fonctionnaires civils est encore plus élevé.Les simples assistants, au premier degré de la hiérarchie, ont12,000 francs ; les juges, 60,000 fr. ; les présidents decour, 250,000 fr. ; les gouverneurs, 300,000 fr. , et legouverneur général, plus de 600,000 fr.

On vivait donc bien à bord du Mongolia, dans cette société defonctionnaires, auxquels se mêlaient quelques jeunes Anglais, qui,le million en poche, allaient fonder au loin des comptoirs decommerce. Le « purser », l’homme de confiance de la Compagnie,l’égal du capitaine à bord, faisait somptueusement les choses. Audéjeuner du matin, au lunch de deux heures, au dîner de cinq heureset demie, au souper de huit heures, les tables pliaient sous lesplats de viande fraîche et les entremets fournis par la boucherieet les offices du paquebot. Les passagères — il y en avaitquelques-unes — changeaient de toilette deux fois par jour. Onfaisait de la musique, on dansait même, quand la mer lepermettait.

Mais la mer Rouge est fort capricieuse et trop souvent mauvaise,comme tous ces golfes étroits et longs. Quand le vent soufflaitsoit de la côte d’Asie, soit de la côte d’Afrique, le Mongolia,long fuseau à hélice, pris par le travers, roulaitépouvantablement. Les dames disparaissaient alors ; les pianosse taisaient ; chants et danses cessaient à la fois. Etpourtant, malgré la rafale, malgré la houle, le paquebot, poussépar sa puissante machine, courait sans retard vers le détroit deBab-el-Mandeb.

Que faisait Phileas Fogg pendant ce temps ? On pourraitcroire que, toujours inquiet et anxieux, il se préoccupait deschangements de vent nuisibles à la marche du navire, des mouvementsdésordonnés de la houle qui risquaient d’occasionner un accident àla machine, enfin de toutes les avaries possibles qui, en obligeantle Mongolia à relâcher dans quelque port, auraient compromis sonvoyage ?

Aucunement, ou tout au moins, si ce gentleman songeait à ceséventualités, il n’en laissait rien paraître. C’était toujoursl’homme impassible, le membre imperturbable du Reform-Club,qu’aucun incident ou accident ne pouvait surprendre. Il neparaissait pas plus ému que les chronomètres du bord. On le voyaitrarement sur le pont. Il s’inquiétait peu d’observer cette merRouge, si féconde en souvenirs, ce théâtre des premières scèneshistoriques de l’humanité. Il ne venait pas reconnaître lescurieuses villes semées sur ses bords, et dont la pittoresquesilhouette se découpait quelquefois à l’horizon. Il ne rêvait mêmepas aux dangers de ce golfe Arabique, dont les anciens historiens,Strabon, Arrien, Arthémidore, Edrisi, ont toujours parlé avecépouvante, et sur lequel les navigateurs ne se hasardaient jamaisautrefois sans avoir consacré leur voyage par des sacrificespropitiatoires.

Que faisait donc cet original, emprisonné dans leMongolia ? D’abord il faisait ses quatre repas par jour, sansque jamais ni roulis ni tangage pussent détraquer une machine simerveilleusement organisée. Puis il jouait au whist.

Oui ! il avait rencontré des partenaires, aussi enragés quelui : un collecteur de taxes qui se rendait à son poste à Goa, unministre, le révérend Décimus Smith, retournant à Bombay, et unbrigadier général de l’armée anglaise, qui rejoignait son corps àBénarès. Ces trois passagers avaient pour le whist la même passionque Mr. Fogg, et ils jouaient pendant des heures entières, nonmoins silencieusement que lui.

Quant à Passepartout, le mal de mer n’avait aucune prise surlui. Il occupait une cabine à l’avant et mangeait, lui aussi,consciencieusement. Il faut dire que, décidément, ce voyage, faitdans ces conditions, ne lui déplaisait plus. Il en prenait sonparti. Bien nourri, bien logé, il voyait du pays et d’ailleurs ils’affirmait à lui-même que toute cette fantaisie finirait àBombay.

Le lendemain du départ de Suez, le 10 octobre, ce ne fut passans un certain plaisir qu’il rencontra sur le pont l’obligeantpersonnage auquel il s’était adressé en débarquant en Égypte.

« Je ne me trompe pas, dit-il en l’abordant avec son plusaimable sourire, c’est bien vous, monsieur, qui m’avez sicomplaisamment servi de guide à Suez ?

— En effet, répondit le détective, je vous reconnais ! Vousêtes le domestique de cet Anglais original…

— Précisément, monsieur…  ?

— Fix.

— Monsieur Fix, répondit Passepartout. Enchanté de vousretrouver à bord. Et où allez-vous donc ?

— Mais, ainsi que vous, à Bombay.

— C’est au mieux ! Est-ce que vous avez déjà fait cevoyage ?

— Plusieurs fois, répondit Fix. Je suis un agent de la Compagniepéninsulaire.

— Alors vous connaissez l’Inde ?

— Mais… oui… , répondit Fix, qui ne voulait pas trops’avancer.

— Et c’est curieux, cette Inde-là ?

— Très curieux ! Des mosquées, des minarets, des temples,des fakirs, des pagodes, des tigres, des serpents, desbayadères ! Mais il faut espérer que vous aurez le temps devisiter le pays ?

— Je l’espère, monsieur Fix. Vous comprenez bien qu’il n’est paspermis à un homme sain d’esprit de passer sa vie à sauter d’unpaquebot dans un chemin de fer et d’un chemin de fer dans unpaquebot, sous prétexte de faire le tour du monde en quatre-vingtsjours ! Non. Toute cette gymnastique cessera à Bombay, n’endoutez pas.

— Et il se porte bien, Mr. Fogg ? demanda Fix du ton leplus naturel.

— Très bien, monsieur Fix. Moi aussi, d’ailleurs. Je mange commeun ogre qui serait à jeun. C’est l’air de la mer.

— Et votre maître, je ne le vois jamais sur le pont.

— Jamais. Il n’est pas curieux.

— Savez-vous, monsieur Passepartout, que ce prétendu voyage enquatre-vingts jours pourrait bien cacher quelque mission secrète…une mission diplomatique, par exemple !

— Ma foi, monsieur Fix, je n’en sais rien, je vous l’avoue, et,au fond, je ne donnerais pas une demi-couronne pour le savoir.»

Depuis cette rencontre, Passepartout et Fix causèrent souventensemble. L’inspecteur de police tenait à se lier avec ledomestique du sieur Fogg. Cela pouvait le servir à l’occasion. Illui offrait donc souvent, au bar-room du Mongolia, quelques verresde whisky ou de pale-ale, que le brave garçon acceptait sanscérémonie et rendait même pour ne pas être en reste, — trouvant,d’ailleurs, ce Fix un gentleman bien honnête.

Cependant le paquebot s’avançait rapidement. Le 13, on eutconnaissance de Moka, qui apparut dans sa ceinture de muraillesruinées, au-dessus desquelles se détachaient quelques dattiersverdoyants. Au loin, dans les montagnes, se développaient de vasteschamps de caféiers. Passepartout fut ravi de contempler cette villecélèbre, et il trouva même qu’avec ces murs circulaires et un fortdémantelé qui se dessinait comme une anse, elle ressemblait à uneénorme demi-tasse.

Pendant la nuit suivante, le Mongolia franchit le détroit deBab-el-Mandeb, dont le nom arabe signifie la Porte des Larmes, etle lendemain, 14, il faisait escale à Steamer-Point, au nord-ouestde la rade d’Aden. C’est là qu’il devait se réapprovisionner decombustible.

Grave et importante affaire que cette alimentation du foyer despaquebots à de telles distances des centres de production. Rien quepour la Compagnie péninsulaire, c’est une dépense annuelle qui sechiffre par huit cent mille livres (20 millions de francs). Il afallu, en effet, établir des dépôts en plusieurs ports, et, dansces mers éloignées, le charbon revient à quatre-vingts francs latonne.

Le Mongolia avait encore seize cent cinquante milles à faireavant d’atteindre Bombay, et il devait rester quatre heures àSteamer-Point, afin de remplir ses soutes.

Mais ce retard ne pouvait nuire en aucune façon au programme dePhileas Fogg. Il était prévu. D’ailleurs le Mongolia, au lieud’arriver à Aden le 15 octobre seulement au matin, y entrait le 14au soir. C’était un gain de quinze heures.

Mr. Fogg et son domestique descendirent à terre. Le gentlemanvoulait faire viser son passeport. Fix le suivit sans êtreremarqué. La formalité du visa accomplie, Phileas Fogg revint àbord reprendre sa partie interrompue.

Passepartout, lui, flâna, suivant sa coutume, au milieu de cettepopulation de Somanlis, de Banians, de Parsis, de Juifs, d’Arabes,d’Européens, composant les vingt-cinq mille habitants d’Aden. Iladmira les fortifications qui font de cette ville le Gibraltar dela mer des Indes, et de magnifiques citernes auxquellestravaillaient encore les ingénieurs anglais, deux mille ans aprèsles ingénieurs du roi Salomon.

« Très curieux, très curieux ! se disait Passepartout enrevenant à bord. Je m’aperçois qu’il n’est pas inutile de voyager,si l’on veut voir du nouveau. »

À six heures du soir, le Mongolia battait des branches de sonhélice les eaux de la rade d’Aden et courait bientôt sur la mer desIndes. Il lui était accordé cent soixante-huit heures pouraccomplir la traversée entre Aden et Bombay. Du reste, cette merindienne lui fut favorable. Le vent tenait dans le nord-ouest. Lesvoiles vinrent en aide à la vapeur.

Le navire, mieux appuyé, roula moins. Les passagères, enfraîches toilettes, reparurent sur le pont. Les chants et lesdanses recommencèrent.

Le voyage s’accomplit donc dans les meilleures conditions.Passepartout était enchanté de l’aimable compagnon que le hasardlui avait procuré en la personne de Fix.

Le dimanche 20 octobre, vers midi, on eut connaissance de lacôte indienne. Deux heures plus tard, le pilote montait à bord duMongolia. À l’horizon, un arrière-plan de collines se profilaitharmonieusement sur le fond du ciel. Bientôt, les rangs de palmiersqui couvrent la ville se détachèrent vivement. Le paquebot pénétradans cette rade formée par les îles Salcette, Colaba, Éléphanta,Butcher, et à quatre heures et demie il accostait les quais deBombay.

Phileas Fogg achevait alors le trente-troisième robre de lajournée, et son partenaire et lui, grâce à une manœuvre audacieuse,ayant fait les treize levées, terminèrent cette belle traversée parun chelem admirable.

Le Mongolia ne devait arriver que le 22 octobre à Bombay. Or, ily arrivait le 20. C’était donc, depuis son départ de Londres, ungain de deux jours, que Phileas Fogg inscrivit méthodiquement surson itinéraire à la colonne des bénéfices.

Chapitre 10

 

OÙ PASSEPARTOUT EST TROP HEUREUX D’EN ÊTRE QUITTE ENPERDANT SA CHAUSSURE

Personne n’ignore que l’Inde — ce grand triangle renversé dontla base est au nord et la pointe au sud — comprend une superficiede quatorze cent mille milles carrés, sur laquelle est inégalementrépandue une population de cent quatre-vingts millions d’habitants.Le gouvernement britannique exerce une domination réelle sur unecertaine partie de cet immense pays. Il entretient un gouverneurgénéral à Calcutta, des gouverneurs à Madras, à Bombay, au Bengale,et un lieutenant-gouverneur à Agra.

Mais l’Inde anglaise proprement dite ne compte qu’une superficiede sept cent mille milles carrés et une population de cent à centdix millions d’habitants. C’est assez dire qu’une notable partie duterritoire échappe encore à l’autorité de la reine ; et, eneffet, chez certains rajahs de l’intérieur, farouches et terribles,l’indépendance indoue est encore absolue.

Depuis 1756 — époque à laquelle fut fondé le premierétablissement anglais sur l’emplacement aujourd’hui occupé par laville de Madras — jusqu’à cette année dans laquelle éclata lagrande insurrection des cipayes, la célèbre Compagnie des Indes futtoute-puissante. Elle s’annexait peu à peu les diverses provinces,achetées aux rajahs au prix de rentes qu’elle payait peu oupoint ; elle nommait son gouverneur général et tous sesemployés civils ou militaires ; mais maintenant elle n’existeplus, et les possessions anglaises de l’Inde relèvent directementde la couronne.

Aussi l’aspect, les mœurs, les divisions ethnographiques de lapéninsule tendent à se modifier chaque jour. Autrefois, on yvoyageait par tous les antiques moyens de transport, à pied, àcheval, en charrette, en brouette, en palanquin, à dos d’homme, encoach, etc. Maintenant, des steamboats parcourent à grande vitessel’Indus, le Gange, et un chemin de fer, qui traverse l’Inde danstoute sa largeur en se ramifiant sur son parcours, met Bombay àtrois jours seulement de Calcutta.

Le tracé de ce chemin de fer ne suit pas la ligne droite àtravers l’Inde. La distance à vol d’oiseau n’est que de mille àonze cents milles, et des trains, animés d’une vitesse moyenneseulement, n’emploieraient pas trois jours à la franchir ;mais cette distance est accrue d’un tiers, au moins, par la cordeque décrit le railway en s’élevant jusqu’à Allahabad dans le nordde la péninsule.

Voici, en somme, le tracé à grands points du « Great Indianpeninsular railway ». En quittant l’île de Bombay, il traverseSalcette, saute sur le continent en face de Tannah, franchit lachaîne des Ghâtes-Occidentales, court au nord-est jusqu’àBurhampour, sillonne le territoire à peu près indépendant duBundelkund, s’élève jusqu’à Allahabad, s’infléchit vers l’est,rencontre le Gange à Bénarès, s’en écarte légèrement, et,redescendant au sud-est par Burdivan et la ville française deChandernagor, il fait tête de ligne à Calcutta.

C’était à quatre heures et demie du soir que les passagers duMongolia avaient débarqué à Bombay, et le train de Calcutta partaità huit heures précises.

Mr. Fogg prit donc congé de ses partenaires, quitta le paquebot,donna à son domestique le détail de quelques emplettes à faire, luirecommanda expressément de se trouver avant huit heures à la gare,et, de son pas régulier qui battait la seconde comme le penduled’une horloge astronomique, il se dirigea vers le bureau despasseports.

Ainsi donc, des merveilles de Bombay, il ne songeait à rienvoir, ni l’hôtel de ville, ni la magnifique bibliothèque, ni lesforts, ni les docks, ni le marché au coton, ni les bazars, ni lesmosquées, ni les synagogues, ni les églises arméniennes, ni lasplendide pagode de Malebar-Hill, ornée de deux tours polygones. Ilne contemplerait ni les chefs-d’œuvre d’Éléphanta, ni sesmystérieux hypogées, cachés au sud-est de la rade, ni les grottesKanhérie de l’île Salcette, ces admirables restes de l’architecturebouddhiste !

Non ! rien. En sortant du bureau des passeports, PhileasFogg se rendit tranquillement à la gare, et là il se fit servir àdîner. Entre autres mets, le maître d’hôtel crut devoir luirecommander une certaine gibelotte de « lapin du pays », dont illui dit merveille.

Phileas Fogg accepta la gibelotte et la goûtaconsciencieusement ; mais, en dépit de sa sauce épicée, il latrouva détestable.

Il sonna le maître d’hôtel.

« Monsieur, lui dit-il en le regardant fixement, c’est du lapin,cela ?

— Oui, mylord, répondit effrontément le drôle, du lapin desjungles.

— Et ce lapin-là n’a pas miaulé quand on l’a tué ?

— Miaulé ! Oh ! mylord ! un lapin ! Je vousjure…

— Monsieur le maître d’hôtel, reprit froidement Mr. Fogg, nejurez pas et rappelez-vous ceci : autrefois, dans l’Inde, les chatsétaient considérés comme des animaux sacrés. C’était le bontemps.

— Pour les chats, mylord ?

— Et peut-être aussi pour les voyageurs ! »

Cette observation faite, Mr. Fogg continua tranquillement àdîner.

Quelques instants après Mr. Fogg, l’agent Fix avait, lui aussi,débarqué du Mongolia et couru chez le directeur de la police deBombay. Il fit reconnaître sa qualité de détective, la mission dontil était chargé, sa situation vis-à-vis de l’auteur présumé du vol.Avait-on reçu de Londres un mandat d’arrêt ?… On n’avait rienreçu. Et, en effet, le mandat, parti après Fogg, ne pouvait êtreencore arrivé.

Fix resta fort décontenancé. Il voulut obtenir du directeur unordre d’arrestation contre le sieur Fogg. Le directeur refusa.L’affaire regardait l’administration métropolitaine, et celle-ciseule pouvait légalement délivrer un mandat. Cette sévérité deprincipes, cette observance rigoureuse de la légalité estparfaitement explicable avec les mœurs anglaises, qui, en matièrede liberté individuelle, n’admettent aucun arbitraire.

Fix n’insista pas et comprit qu’il devait se résigner à attendreson mandat. Mais il résolut de ne point perdre de vue sonimpénétrable coquin, pendant tout le temps que celui-ci demeureraità Bombay. Il ne doutait pas que Phileas Fogg n’y séjournât, et, onle sait, c’était aussi la conviction de Passepartout, — ce quilaisserait au mandat d’arrêt le temps d’arriver.

Mais depuis les derniers ordres que lui avait donnés son maîtreen quittant le Mongolia, Passepartout avait bien compris qu’il enserait de Bombay comme de Suez et de Paris, que le voyage nefinirait pas ici, qu’il se poursuivrait au moins jusqu’à Calcutta,et peut-être plus loin. Et il commença à se demander si ce pari deMr. Fogg n’était pas absolument sérieux, et si la fatalité nel’entraînait pas, lui qui voulait vivre en repos, à accomplir letour du monde en quatre-vingts jours !

En attendant, et après avoir fait acquisition de quelqueschemises et chaussettes, il se promenait dans les rues de Bombay.Il y avait grand concours de populaire, et, au milieu d’Européensde toutes nationalités, des Persans à bonnets pointus, des Bunhyasà turbans ronds, des Sindes à bonnets carrés, des Arméniens enlongues robes, des Parsis à mitre noire. C’était précisément unefête célébrée par ces Parsis ou Guèbres, descendants directs dessectateurs de Zoroastre, qui sont les plus industrieux, les pluscivilisés, les plus intelligents, les plus austères des Indous, —race à laquelle appartiennent actuellement les riches négociantsindigènes de Bombay. Ce jour-là, ils célébraient une sorte decarnaval religieux, avec processions et divertissements, danslesquels figuraient des bayadères vêtues de gazes roses brochéesd’or et d’argent, qui, au son des violes et au bruit des tam-tams,dansaient merveilleusement, et avec une décence parfaite,d’ailleurs.

Si Passepartout regardait ces curieuses cérémonies, si ses yeuxet ses oreilles s’ouvraient démesurément pour voir et entendre, sison air, sa physionomie était bien celle du « booby » le plus neufqu’on pût imaginer, il est superflu d’y insister ici.

Malheureusement pour lui et pour son maître, dont il risqua decompromettre le voyage, sa curiosité l’entraîna plus loin qu’il neconvenait.

En effet, après avoir entrevu ce carnaval parsi, Passepartout sedirigeait vers la gare, quand, passant devant l’admirable pagode deMalebar-Hill, il eut la malencontreuse idée d’en visiterl’intérieur.

Il ignorait deux choses : d’abord que l’entrée de certainespagodes indoues est formellement interdite aux chrétiens, etensuite que les croyants eux-mêmes ne peuvent y pénétrer sans avoirlaissé leurs chaussures à la porte. Il faut remarquer ici que, parraison de saine politique, le gouvernement anglais, respectant etfaisant respecter jusque dans ses plus insignifiants détails lareligion du pays, punit sévèrement quiconque en viole lespratiques.

Passepartout, entré là, sans penser à mal, comme un simpletouriste, admirait, à l’intérieur de Malebar-Hill, ce clinquantéblouissant de l’ornementation brahmanique, quand soudain il futrenversé sur les dalles sacrées. Trois prêtres, le regard plein defureur, se précipitèrent sur lui, arrachèrent ses souliers et seschaussettes, et commencèrent à le rouer de coups, en proférant descris sauvages.

Le Français, vigoureux et agile, se releva vivement. D’un coupde poing et d’un coup de pied, il renversa deux de ses adversaires,fort empêtrés dans leurs longues robes, et, s’élançant hors de lapagode de toute la vitesse de ses jambes, il eut bientôt distancéle troisième Indou, qui s’était jeté sur ses traces, en ameutant lafoule.

À huit heures moins cinq, quelques minutes seulement avant ledépart du train, sans chapeau, pieds nus, ayant perdu dans labagarre le paquet contenant ses emplettes, Passepartout arrivait àla gare du chemin de fer.

Fix était là, sur le quai d’embarquement. Ayant suivi le sieurFogg à la gare, il avait compris que ce coquin allait quitterBombay. Son parti fut aussitôt pris de l’accompagner jusqu’àCalcutta et plus loin s’il le fallait. Passepartout ne vit pas Fix,qui se tenait dans l’ombre, mais Fix entendit le récit de sesaventures, que Passepartout narra en peu de mots à son maître.

« J’espère que cela ne vous arrivera plus », répondit simplementPhileas Fogg, en prenant place dans un des wagons du train.

Le pauvre garçon, pieds nus et tout déconfit, suivit son maîtresans mot dire.

Fix allait monter dans un wagon séparé, quand une pensée leretint et modifia subitement son projet de départ.

« Non, je reste, se dit-il. Un délit commis sur le territoireindien… Je tiens mon homme. »

En ce moment, la locomotive lança un vigoureux sifflet, et letrain disparut dans la nuit.

Chapitre 11

 

OÙ PHILEAS FOGG ACHÈTE UNE MONTURE À UN PRIXFABULEUX

Le train était parti à l’heure réglementaire. Il emportait uncertain nombre de voyageurs, quelques officiers, des fonctionnairescivils et des négociants en opium et en indigo, que leur commerceappelait dans la partie orientale de la péninsule.

Passepartout occupait le même compartiment que son maître. Untroisième voyageur se trouvait placé dans le coin opposé.

C’était le brigadier général, Sir Francis Cromarty, l’un despartenaires de Mr. Fogg pendant la traversée de Suez à Bombay, quirejoignait ses troupes cantonnées auprès de Bénarès.

Sir Francis Cromarty, grand, blond, âgé de cinquante ansenviron, qui s’était fort distingué pendant la dernière révolte descipayes, eût véritablement mérité la qualification d’indigène.Depuis son jeune âge, il habitait l’Inde et n’avait fait que derares apparitions dans son pays natal. C’était un homme instruit,qui aurait volontiers donné des renseignements sur les coutumes,l’histoire, l’organisation du pays indou, si Phileas Fogg eût étéhomme à les demander. Mais ce gentleman ne demandait rien. Il nevoyageait pas, il décrivait une circonférence. C’était un corpsgrave, parcourant une orbite autour du globe terrestre, suivant leslois de la mécanique rationnelle. En ce moment, il refaisait dansson esprit le calcul des heures dépensées depuis son départ deLondres, et il se fût frotté les mains, s’il eût été dans sa naturede faire un mouvement inutile.

Sir Francis Cromarty n’était pas sans avoir reconnul’originalité de son compagnon de route, bien qu’il ne l’eût étudiéque les cartes à la main et entre deux robres. Il était donc fondéà se demander si un cœur humain battait sous cette froideenveloppe, si Phileas Fogg avait une âme sensible aux beautés de lanature, aux aspirations morales. Pour lui, cela faisait question.De tous les originaux que le brigadier général avait rencontrés,aucun n’était comparable à ce produit des sciences exactes.

Phileas Fogg n’avait point caché à Sir Francis Cromarty sonprojet de voyage autour du monde, ni dans quelles conditions ill’opérait. Le brigadier général ne vit dans ce pari qu’uneexcentricité sans but utile et à laquelle manquerait nécessairementle transire benefaciendo qui doit guider tout homme raisonnable. Autrain dont marchait le bizarre gentleman, il passerait évidemmentsans « rien faire », ni pour lui, ni pour les autres.

Une heure après avoir quitté Bombay, le train, franchissant lesviaducs, avait traversé l’île Salcette et courait sur le continent.À la station de Callyan, il laissa sur la droite l’embranchementqui, par Kandallah et Pounah, descend vers le sud-est de l’Inde, etil gagna la station de Pauwell. À ce point, il s’engagea dans lesmontagnes très ramifiées des Ghâtes-Occidentales, chaînes à base detrapp et de basalte, dont les plus hauts sommets sont couverts debois épais.

De temps à autre, Sir Francis Cromarty et Phileas Foggéchangeaient quelques paroles, et, à ce moment, le brigadiergénéral, relevant une conversation qui tombait souvent, dit :

« Il y a quelques années, monsieur Fogg, vous auriez éprouvé encet endroit un retard qui eût probablement compromis votreitinéraire.

— Pourquoi cela, Sir Francis ?

— Parce que le chemin de fer s’arrêtait à la base de cesmontagnes, qu’il fallait traverser en palanquin ou à dos de poneyjusqu’à la station de Kandallah, située sur le versant opposé.

— Ce retard n’eût aucunement dérangé l’économie de monprogramme, répondit Mr. Fogg. Je ne suis pas sans avoir prévul’éventualité de certains obstacles.

— Cependant, monsieur Fogg, reprit le brigadier général, vousrisquiez d’avoir une fort mauvaise affaire sur les bras avecl’aventure de ce garçon. »

Passepartout, les pieds entortillés dans sa couverture devoyage, dormait profondément et ne rêvait guère que l’on parlât delui.

« Le gouvernement anglais est extrêmement sévère et avec raisonpour ce genre de délit, reprit Sir Francis Cromarty. Il tientpar-dessus tout à ce que l’on respecte les coutumes religieuses desIndous, et si votre domestique eût été pris…

— Eh bien, s’il eût été pris, Sir Francis, répondit Mr. Fogg, ilaurait été condamné, il aurait subi sa peine, et puis il seraitrevenu tranquillement en Europe. Je ne vois pas en quoi cetteaffaire eût pu retarder son maître ! »

Et, là-dessus, la conversation retomba. Pendant la nuit, letrain franchit les Ghâtes, passa à Nassik, et le lendemain, 21octobre, il s’élançait à travers un pays relativement plat, formépar le territoire du Khandeish. La campagne, bien cultivée, étaitsemée de bourgades, au-dessus desquelles le minaret de la pagoderemplaçait le clocher de l’église européenne. De nombreux petitscours d’eau, la plupart affluents ou sous-affluents du Godavery,irriguaient cette contrée fertile.

Passepartout, réveillé, regardait, et ne pouvait croire qu’iltraversait le pays des Indous dans un train du « Great peninsularrailway ». Cela lui paraissait invraisemblable. Et cependant riende plus réel ! La locomotive, dirigée par le bras d’unmécanicien anglais et chauffée de houille anglaise, lançait safumée sur les plantations de caféiers, de muscadiers, degirofliers, de poivriers rouges. La vapeur se contournait enspirales autour des groupes de palmiers, entre lesquelsapparaissaient de pittoresques bungalows, quelques viharis, sortesde monastères abandonnés, et des temples merveilleuxqu’enrichissait l’inépuisable ornementation de l’architectureindienne. Puis, d’immenses étendues de terrain se dessinaient àperte de vue, des jungles où ne manquaient ni les serpents ni lestigres qu’épouvantaient les hennissements du train, et enfin desforêts, fendues par le tracé de la voie, encore hantéesd’éléphants, qui, d’un œil pensif, regardaient passer le convoiéchevelé.

Pendant cette matinée, au-delà de la station de Malligaum, lesvoyageurs traversèrent ce territoire funeste, qui fut si souventensanglanté par les sectateurs de la déesse Kâli. Non loins’élevaient Ellora et ses pagodes admirables, non loin la célèbreAurungabad, la capitale du farouche Aureng-Zeb, maintenant simplechef-lieu de l’une des provinces détachées du royaume du Nizam.C’était sur cette contrée que Feringhea, le chef des Thugs, le roides Étrangleurs, exerçait sa domination. Ces assassins, unis dansune association insaisissable, étranglaient, en l’honneur de ladéesse de la Mort, des victimes de tout âge, sans jamais verser desang, et il fut un temps où l’on ne pouvait fouiller un endroitquelconque de ce sol sans y trouver un cadavre. Le gouvernementanglais a bien pu empêcher ces meurtres dans une notableproportion, mais l’épouvantable association existe toujours etfonctionne encore.

À midi et demi, le train s’arrêta à la station de Burhampour, etPassepartout put s’y procurer à prix d’or une paire de babouches,agrémentées de perles fausses, qu’il chaussa avec un sentimentd’évidente vanité.

Les voyageurs déjeunèrent rapidement, et repartirent pour lastation d’Assurghur, après avoir un instant côtoyé la rive duTapty, petit fleuve qui va se jeter dans le golfe de Cambaye, prèsde Surate.

Il est opportun de faire connaître quelles pensées occupaientalors l’esprit de Passepartout. Jusqu’à son arrivée à Bombay, ilavait cru et pu croire que ces choses en resteraient là. Maismaintenant, depuis qu’il filait à toute vapeur à travers l’Inde, unrevirement s’était fait dans son esprit. Son naturel lui revenaitau galop. Il retrouvait les idées fantaisistes de sa jeunesse, ilprenait au sérieux les projets de son maître, il croyait à laréalité du pari, conséquemment à ce tour du monde et à ce maximumde temps, qu’il ne fallait pas dépasser. Déjà même, il s’inquiétaitdes retards possibles, des accidents qui pouvaient survenir enroute. Il se sentait comme intéressé dans cette gageure, ettremblait à la pensée qu’il avait pu la compromettre la veille parson impardonnable badauderie. Aussi, beaucoup moins flegmatique queMr. Fogg, il était beaucoup plus inquiet. Il comptait et recomptaitles jours écoulés, maudissait les haltes du train, l’accusait delenteur et blâmait in petto Mr. Fogg de n’avoir pas promis uneprime au mécanicien. Il ne savait pas, le brave garçon, que ce quiétait possible sur un paquebot ne l’était plus sur un chemin defer, dont la vitesse est réglementée.

Vers le soir, on s’engagea dans les défilés des montagnes deSutpour, qui séparent le territoire du Khandeish de celui duBundelkund.

Le lendemain, 22 octobre, sur une question de Sir FrancisCromarty, Passepartout, ayant consulté sa montre, répondit qu’ilétait trois heures du matin. Et, en effet, cette fameuse montre,toujours réglée sur le méridien de Greenwich, qui se trouvait àprès de soixante-dix-sept degrés dans l’ouest, devait retarder etretardait en effet de quatre heures.

Sir Francis rectifia donc l’heure donnée par Passepartout,auquel il fit la même observation que celui-ci avait déjà reçue dela part de Fix. Il essaya de lui faire comprendre qu’il devait serégler sur chaque nouveau méridien, et que, puisqu’il marchaitconstamment vers l’est, c’est-à-dire au-devant du soleil, les joursétaient plus courts d’autant de fois quatre minutes qu’il y avaitde degrés parcourus. Ce fut inutile. Que l’entêté garçon eûtcompris ou non l’observation du brigadier général, il s’obstina àne pas avancer sa montre, qu’il maintint invariablement à l’heurede Londres. Innocente manie, d’ailleurs, et qui ne pouvait nuire àpersonne.

À huit heures du matin et à quinze milles en avant de la stationde Rothal, le train s’arrêta au milieu d’une vaste clairière,bordée de quelques bungalows et de cabanes d’ouvriers. Leconducteur du train passa devant la ligne des wagons en disant:

« Les voyageurs descendent ici. »

Phileas Fogg regarda Sir Francis Cromarty, qui parut ne riencomprendre à cette halte au milieu d’une forêt de tamarins et dekhajours.

Passepartout, non moins surpris, s’élança sur la voie et revintpresque aussitôt, s’écriant :

« Monsieur, plus de chemin de fer !

— Que voulez-vous dire ? demanda Sir Francis Cromarty.

— Je veux dire que le train ne continue pas ! »

Le brigadier général descendit aussitôt de wagon. Phileas Foggle suivit, sans se presser. Tous deux s’adressèrent au conducteur:

« Où sommes-nous ? demanda Sir Francis Cromarty.

— Au hameau de Kholby, répondit le conducteur.

— Nous nous arrêtons ici ?

— Sans doute. Le chemin de fer n’est point achevé…

— Comment ! il n’est point achevé ?

— Non ! il y a encore un tronçon d’une cinquantaine demilles à établir entre ce point et Allahabad, où la voiereprend.

— Les journaux ont pourtant annoncé l’ouverture complète durailway !

— Que voulez-vous, mon officier, les journaux se sonttrompés.

— Et vous donnez des billets de Bombay à Calcutta ! repritSir Francis Cromarty, qui commençait à s’échauffer.

— Sans doute, répondit le conducteur, mais les voyageurs saventbien qu’ils doivent se faire transporter de Kholby jusqu’àAllahabad. »

Sir Francis Cromarty était furieux. Passepartout eût volontiersassommé le conducteur, qui n’en pouvait mais. Il n’osait regarderson maître.

« Sir Francis, dit simplement Mr. Fogg, nous allons, si vous levoulez bien, aviser au moyen de gagner Allahabad.

— Monsieur Fogg, il s’agit ici d’un retard absolumentpréjudiciable à vos intérêts ?

— Non, Sir Francis, cela était prévu.

— Quoi ! vous saviez que la voie…

— En aucune façon, mais je savais qu’un obstacle quelconquesurgirait tôt ou tard sur ma route. Or, rien n’est compromis. J’aideux jours d’avance à sacrifier. Il y a un steamer qui part deCalcutta pour Hong-Kong le 25 à midi. Nous ne sommes qu’au 22, etnous arriverons à temps à Calcutta. »

Il n’y avait rien à dire à une réponse faite avec une sicomplète assurance.

Il n’était que trop vrai que les travaux du chemin de fers’arrêtaient à ce point. Les journaux sont comme certaines montresqui ont la manie d’avancer, et ils avaient prématurément annoncél’achèvement de la ligne. La plupart des voyageurs connaissaientcette interruption de la voie, et, en descendant du train, ilss’étaient emparés des véhicules de toutes sortes que possédait labourgade, palkigharis à quatre roues, charrettes traînées par deszébus, sortes de bœufs à bosses, chars de voyage ressemblant à despagodes ambulantes, palanquins, poneys, etc. Aussi Mr. Fogg et SirFrancis Cromarty, après avoir cherché dans toute la bourgade,revinrent-ils sans avoir rien trouvé.

« J’irai à pied », dit Phileas Fogg.

Passepartout qui rejoignait alors son maître, fit une grimacesignificative, en considérant ses magnifiques mais insuffisantesbabouches. Fort heureusement il avait été de son côté à ladécouverte, et en hésitant un peu :

« Monsieur, dit-il, je crois que j’ai trouvé un moyen detransport.

— Lequel ?

— Un éléphant ! Un éléphant qui appartient à un Indien logéà cent pas d’ici.

— Allons voir l’éléphant », répondit Mr. Fogg.

Cinq minutes plus tard, Phileas Fogg, Sir Francis Cromarty etPassepartout arrivaient près d’une hutte qui attenait à un enclosfermé de hautes palissades. Dans la hutte, il y avait un Indien, etdans l’enclos, un éléphant. Sur leur demande, l’Indien introduisitMr. Fogg et ses deux compagnons dans l’enclos.

Là, ils se trouvèrent en présence d’un animal, à demidomestiqué, que son propriétaire élevait, non pour en faire unebête de somme, mais une bête de combat. Dans ce but, il avaitcommencé à modifier le caractère naturellement doux de l’animal, defaçon à le conduire graduellement à ce paroxysme de rage appelé «mutsh » dans la langue indoue, et cela, en le nourrissant pendanttrois mois de sucre et de beurre. Ce traitement peut paraîtreimpropre à donner un tel résultat, mais il n’en est pas moinsemployé avec succès par les éleveurs. Très heureusement pour Mr.Fogg, l’éléphant en question venait à peine d’être mis à ce régime,et le « mutsh » ne s’était point encore déclaré.

Kiouni — c’était le nom de la bête — pouvait, comme tous sescongénères, fournir pendant longtemps une marche rapide, et, àdéfaut d’autre monture, Phileas Fogg résolut de l’employer.

Mais les éléphants sont chers dans l’Inde, où ils commencent àdevenir rares. Les mâles, qui seuls conviennent aux luttes descirques, sont extrêmement recherchés. Ces animaux ne sereproduisent que rarement, quand ils sont réduits à l’état dedomesticité, de telle sorte qu’on ne peut s’en procurer que par lachasse. Aussi sont-ils l’objet de soins extrêmes, et lorsque Mr.Fogg demanda à l’Indien s’il voulait lui louer son éléphant,l’Indien refusa net.

Fogg insista et offrit de la bête un prix excessif, dix livres(250 fr.) l’heure. Refus. Vingt livres ? Refus encore.Quarante livres ? Refus toujours. Passepartout bondissait àchaque surenchère. Mais l’Indien ne se laissait pas tenter.

La somme était belle, cependant. En admettant que l’éléphantemployât quinze heures à se rendre à Allahabad, c’était six centslivres (15,000 fr.) qu’il rapporterait à son propriétaire.

Phileas Fogg, sans s’animer en aucune façon, proposa alors àl’Indien de lui acheter sa bête et lui en offrit tout d’abord millelivres (25,000 fr.).

L’Indien ne voulait pas vendre ! Peut-être le drôleflairait-il une magnifique affaire.

Sir Francis Cromarty prit Mr. Fogg à part et l’engagea àréfléchir avant d’aller plus loin. Phileas Fogg répondit à soncompagnon qu’il n’avait pas l’habitude d’agir sans réflexion, qu’ils’agissait en fin de compte d’un pari de vingt mille livres, quecet éléphant lui était nécessaire, et que, dût-il le payer vingtfois sa valeur, il aurait cet éléphant.

Mr. Fogg revint trouver l’Indien, dont les petits yeux, alluméspar la convoitise, laissaient bien voir que pour lui ce n’étaitqu’une question de prix. Phileas Fogg offrit successivement douzecents livres, puis quinze cents, puis dix-huit cents, enfin deuxmille (50,000 fr.). Passepartout, si rouge d’ordinaire, était pâled’émotion.

À deux mille livres, l’Indien se rendit.

« Par mes babouches, s’écria Passepartout, voilà qui met à unbeau prix la viande d’éléphant ! »

L’affaire conclue, il ne s’agissait plus que de trouver unguide. Ce fut plus facile. Un jeune Parsi, à la figureintelligente, offrit ses services. Mr. Fogg accepta et lui promitune forte rémunération, qui ne pouvait que doubler sonintelligence.

L’éléphant fut amené et équipé sans retard. Le Parsi connaissaitparfaitement le métier de « mahout » ou cornac. Il couvrit d’unesorte de housse le dos de l’éléphant et disposa, de chaque côté surses flancs, deux espèces de cacolets assez peu confortables.

Phileas Fogg paya l’Indien en bank-notes qui furent extraites dufameux sac. Il semblait vraiment qu’on les tirât des entrailles dePassepartout. Puis Mr. Fogg offrit à Sir Francis Cromarty de letransporter à la station d’Allahabad. Le brigadier général accepta.Un voyageur de plus n’était pas pour fatiguer le gigantesqueanimal.

Des vivres furent achetées à Kholby. Sir Francis Cromarty pritplace dans l’un des cacolets, Phileas Fogg dans l’autre.Passepartout se mit à califourchon sur la housse entre son maîtreet le brigadier général. Le Parsi se jucha sur le cou del’éléphant, et à neuf heures l’animal, quittant la bourgade,s’enfonçait par le plus court dans l’épaisse forêt delataniers.

Chapitre 12

 

OÙ PHILEAS FOGG ET SES COMPAGNONS S’AVENTURENT À TRAVERSLES FORÊTS DE L’INDE ET CE QUI S’ENSUIT

Le guide, afin d’abréger la distance à parcourir, laissa sur sadroite le tracé de la voie dont les travaux étaient en coursd’exécution. Ce tracé, très contrarié par les capricieusesramifications des monts Vindhias, ne suivait pas le plus courtchemin, que Phileas Fogg avait intérêt à prendre. Le Parsi, trèsfamiliarisé avec les routes et sentiers du pays, prétendait gagnerune vingtaine de milles en coupant à travers la forêt, et on s’enrapporta à lui.

Phileas Fogg et Sir Francis Cromarty, enfouis jusqu’au cou dansleurs cacolets, étaient fort secoués par le trot raide del’éléphant, auquel son mahout imprimait une allure rapide. Mais ilsenduraient la situation avec le flegme le plus britannique, causantpeu d’ailleurs, et se voyant à peine l’un l’autre.

Quant à Passepartout, posté sur le dos de la bête et directementsoumis aux coups et aux contrecoups, il se gardait bien, sur unerecommandation de son maître, de tenir sa langue entre ses dents,car elle eût été coupée net. Le brave garçon, tantôt lancé sur lecou de l’éléphant, tantôt rejeté sur la croupe, faisait de lavoltige, comme un clown sur un tremplin. Mais il plaisantait, ilriait au milieu de ses sauts de carpe, et, de temps en temps, iltirait de son sac un morceau de sucre, que l’intelligent Kiouniprenait du bout de sa trompe, sans interrompre un instant son trotrégulier.

Après deux heures de marche, le guide arrêta l’éléphant et luidonna une heure de repos. L’animal dévora des branchages et desarbrisseaux, après s’être d’abord désaltéré à une mare voisine. SirFrancis Cromarty ne se plaignit pas de cette halte. Il était brisé.Mr. Fogg paraissait être aussi dispos que s’il fût sorti de sonlit.

« Mais il est donc de fer ! dit le brigadier général en leregardant avec admiration.

— De fer forgé », répondit Passepartout, qui s’occupa depréparer un déjeuner sommaire.

À midi, le guide donna le signal du départ. Le pays prit bientôtun aspect très sauvage. Aux grandes forêts succédèrent des taillisde tamarins et de palmiers nains, puis de vastes plaines arides,hérissées de maigres arbrisseaux et semées de gros blocs desyénites. Toute cette partie du haut Bundelkund, peu fréquentée desvoyageurs, est habitée par une population fanatique, endurcie dansles pratiques les plus terribles de la religion indoue. Ladomination des Anglais n’a pu s’établir régulièrement sur unterritoire soumis à l’influence des rajahs, qu’il eût été difficiled’atteindre dans leurs inaccessibles retraites des Vindhias.

Plusieurs fois, on aperçut des bandes d’Indiens farouches, quifaisaient un geste de colère en voyant passer le rapide quadrupède.D’ailleurs, le Parsi les évitait autant que possible, les tenantpour des gens de mauvaise rencontre. On vit peu d’animaux pendantcette journée, à peine quelques singes, qui fuyaient avec millecontorsions et grimaces dont s’amusait fort Passepartout.

Une pensée au milieu de bien d’autres inquiétait ce garçon.Qu’est-ce que Mr. Fogg ferait de l’éléphant, quand il serait arrivéà la station d’Allahabad ? L’emmènerait-il ?Impossible ! Le prix du transport ajouté au prix d’acquisitionen ferait un animal ruineux. Le vendrait-on, le rendrait-on à laliberté ? Cette estimable bête méritait bien qu’on eût deségards pour elle. Si, par hasard, Mr. Fogg lui en faisait cadeau, àlui, Passepartout, il en serait très embarrassé. Cela ne laissaitpas de le préoccuper.

À huit heures du soir, la principale chaîne des Vindhias avaitété franchie, et les voyageurs firent halte au pied du versantseptentrional, dans un bungalow en ruine.

La distance parcourue pendant cette journée était d’environvingt-cinq milles, et il en restait autant à faire pour atteindrela station d’Allahabad.

La nuit était froide. À l’intérieur du bungalow, le Parsi allumaun feu de branches sèches, dont la chaleur fut très appréciée. Lesouper se composa des provisions achetées à Kholby. Les voyageursmangèrent en gens harassés et moulus. La conversation, qui commençapar quelques phrases entrecoupées, se termina bientôt par desronflements sonores. Le guide veilla près de Kiouni, qui s’endormitdebout, appuyé au tronc d’un gros arbre.

Nul incident ne signala cette nuit. Quelques rugissements deguépards et de panthères troublèrent parfois le silence, mêlés àdes ricanement aigus de singes. Mais les carnassiers s’en tinrent àdes cris et ne firent aucune démonstration hostile contre les hôtesdu bungalow. Sir Francis Cromarty dormit lourdement comme un bravemilitaire rompu de fatigues. Passepartout, dans un sommeil agité,recommença en rêve la culbute de la veille. quant à Mr. Fogg, ilreposa aussi paisiblement que s’il eût été dans sa tranquillemaison de Saville-row.

À six heures du matin, on se remit en marche. Le guide espéraitarriver à la station d’Allahabad le soir même. De cette façon, Mr.Fogg ne perdrait qu’une partie des quarante-huit heures économiséesdepuis le commencement du voyage.

On descendit les dernières rampes des Vindhias. Kiouni avaitrepris son allure rapide. Vers midi, le guide tourna la bourgade deKallenger, située sur le Cani, un des sous-affluents du Gange. Ilévitait toujours les lieux habités, se sentant plus en sûreté dansces campagnes désertes, qui marquent les premières dépressions dubassin du grand fleuve. La station d’Allahabad n’était pas à douzemilles dans le nord-est. On fit halte sous un bouquet de bananiers,dont les fruits, aussi sains que le pain, « aussi succulents que lacrème », disent les voyageurs, furent extrêmement appréciés.

À deux heures, le guide entra sous le couvert d’une épaisseforêt, qu’il devait traverser sur un espace de plusieurs milles. Ilpréférait voyager ainsi à l’abri des bois. En tout cas, il n’avaitfait jusqu’alors aucune rencontre fâcheuse, et le voyage semblaitdevoir s’accomplir sans accident, quand l’éléphant, donnantquelques signes d’inquiétude, s’arrêta soudain.

Il était quatre heures alors.

« Qu’y a-t-il ? demanda Sir Francis Cromarty, qui releva latête au-dessus de son cacolet.

— Je ne sais, mon officier », répondit le Parsi, en prêtantl’oreille à un murmure confus qui passais sous l’épaisseramure.

Quelques instants après, ce murmure devint plus définissable. Oneût dit un concert, encore fort éloigné, de voix humaines etd’instruments de cuivre.

Passepartout était tout yeux, tout oreilles. Mr. Fogg attendaitpatiemment, sans prononcer une parole.

Le Parsi sauta à terre, attacha l’éléphant à un arbre ets’enfonça au plus épais du taillis. Quelques minutes plus tard, ilrevint, disant :

« Une procession de brahmanes qui se dirige de ce côté. S’il estpossible, évitons d’être vus. »

Le guide détacha l’éléphant et le conduisit dans un fourré, enrecommandant aux voyageurs de ne point mettre pied à terre.Lui-même se tint prêt à enfourcher rapidement sa monture, si lafuite devenait nécessaire. Mais il pensa que la troupe des fidèlespasserait sans l’apercevoir, car l’épaisseur du feuillage ledissimulait entièrement.

Le bruit discordant des voix et des instruments se rapprochait.Des chants monotones se mêlaient au son des tambours et descymbales. Bientôt la tête de la procession apparut sous les arbres,à une cinquantaine de pas du poste occupé par Mr. Fogg et sescompagnons. Ils distinguaient aisément à travers les branches lecurieux personnel de cette cérémonie religieuse.

En première ligne s’avançaient des prêtres, coiffés de mitres etvêtus de longues robes chamarrées. Ils étaient entourés d’hommes,de femmes, d’enfants, qui faisaient entendre une sorte de psalmodiefunèbre, interrompue à intervalles égaux par des coups de tam-tamset de cymbales. Derrière eux, sur un char aux larges roues dont lesrayons et la jante figuraient un entrelacement de serpents, apparutune statue hideuse, traînée par deux couples de zébus richementcaparaçonnés. Cette statue avait quatre bras ; le corpscolorié d’un rouge sombre, les yeux hagards, les cheveux emmêlés,la langue pendante, les lèvres teintes de henné et de bétel. À soncou s’enroulait un collier de têtes de mort, à ses flancs uneceinture de mains coupées. Elle se tenait debout sur un géantterrassé auquel le chef manquait.

Sir Francis Cromarty reconnut cette statue.

« La déesse Kâli, murmura-t-il, la déesse de l’amour et de lamort.

— De la mort, j’y consens, mais de l’amour, jamais ! ditPassepartout. La vilaine bonne femme ! »

Le Parsi lui fit signe de se taire.

Autour de la statue s’agitait, se démenait, se convulsionnait ungroupe de vieux fakirs, zébrés de bandes d’ocre, couvertsd’incisions cruciales qui laissaient échapper leur sang goutte àgoutte, énergumènes stupides qui, dans les grandes cérémoniesindoues, se précipitent encore sous les roues du char deJaggernaut.

Derrière eux, quelques brahmanes, dans toute la somptuosité deleur costume oriental, traînaient une femme qui se soutenait àpeine.

Cette femme était jeune, blanche comme une Européenne. Sa tête,son cou, ses épaules, ses oreilles, ses bras, ses mains, sesorteils étaient surchargés de bijoux, colliers, bracelets, boucleset bagues. Une tunique lamée d’or, recouverte d’une mousselinelégère, dessinait les contours de sa taille.

Derrière cette jeune femme — contraste violent pour les yeux —,des gardes armés de sabres nus passés à leur ceinture et de longspistolets damasquinés, portaient un cadavre sur un palanquin.

C’était le corps d’un vieillard, revêtu de ses opulents habitsde rajah, ayant, comme en sa vie, le turban brodé de perles, larobe tissue de soie et d’or, la ceinture de cachemire diamanté, etses magnifiques armes de prince indien.

Puis des musiciens et une arrière-garde de fanatiques, dont lescris couvraient parfois l’assourdissant fracas des instruments,fermaient le cortège.

Sir Francis Cromarty regardait toute cette pompe d’un airsingulièrement attristé, et se tournant vers le guide :

« Un sutty ! » dit-il.

Le Parsi fit un signe affirmatif et mit un doigt sur ses lèvres.La longue procession se déroula lentement sous les arbres, etbientôt ses derniers rangs disparurent dans la profondeur de laforêt.

Peu à peu, les chants s’éteignirent. Il y eut encore quelqueséclats de cris lointains, et enfin à tout ce tumulte succéda unprofond silence.

Phileas Fogg avait entendu ce mot, prononcé par Sir FrancisCromarty, et aussitôt que la procession eut disparu :

« Qu’est-ce qu’un sutty ? demanda-t-il.

— Un sutty, monsieur Fogg, répondit le brigadier général, c’estun sacrifice humain, mais un sacrifice volontaire. Cette femme quevous venez de voir sera brûlée demain aux premières heures dujour.

— Ah ! les gueux ! s’écria Passepartout, qui ne putretenir ce cri d’indignation.

— Et ce cadavre ? demanda Mr. Fogg.

— C’est celui du prince, son mari, répondit le guide, un rajahindépendant du Bundelkund.

— Comment ! reprit Phileas Fogg, sans que sa voix trahît lamoindre émotion, ces barbares coutumes subsistent encore dansl’Inde, et les Anglais n’ont pu les détruire ?

— Dans la plus grande partie de l’Inde, répondit Sir FrancisCromarty, ces sacrifices ne s’accomplissent plus, mais nous n’avonsaucune influence sur ces contrées sauvages, et principalement surce territoire du Bundelkund. Tout le revers septentrional desVindhias est le théâtre de meurtres et de pillages incessants.

— La malheureuse ! murmurait Passepartout, brûléevive !

— Oui, reprit le brigadier général, brûlée, et si elle nel’était pas, vous ne sauriez croire à quelle misérable conditionelle se verrait réduite par ses proches. On lui raserait lescheveux, on la nourrirait à peine de quelques poignées de riz, onla repousserait, elle serait considérée comme une créature immondeet mourrait dans quelque coin comme un chien galeux. Aussi laperspective de cette affreuse existence pousse-t-elle souvent cesmalheureuses au supplice, bien plus que l’amour ou le fanatismereligieux. Quelquefois, cependant, le sacrifice est réellementvolontaire, et il faut l’intervention énergique du gouvernementpour l’empêcher. Ainsi, il y a quelques années, je résidais àBombay, quand une jeune veuve vint demander au gouverneurl’autorisation de se brûler avec le corps de son mari. Comme vousle pensez bien, le gouverneur refusa. Alors la veuve quitta laville, se réfugia chez un rajah indépendant, et là elle consommason sacrifice. »

Pendant le récit du brigadier général, le guide secouait latête, et, quand le récit fut achevé :

« Le sacrifice qui aura lieu demain au lever du jour n’est pasvolontaire, dit-il.

— Comment le savez-vous ?

— C’est une histoire que tout le monde connaît dans leBundelkund, répondit le guide.

— Cependant cette infortunée ne paraissait faire aucunerésistance, fit observer Sir Francis Cromarty.

— Cela tient à ce qu’on l’a enivrée de la fumée du chanvre et del’opium.

— Mais où la conduit-on ?

— À la pagode de Pillaji, à deux milles d’ici. Là, elle passerala nuit en attendant l’heure du sacrifice.

— Et ce sacrifice aura lieu ?…

— Demain, dès la première apparition du jour. »

Après cette réponse, le guide fit sortir l’éléphant de l’épaisfourré et se hissa sur le cou de l’animal. Mais au moment où ilallait l’exciter par un sifflement particulier, Mr. Fogg l’arrêta,et, s’adressant à Sir Francis Cromarty :

« Si nous sauvions cette femme ? dit-il.

— Sauver cette femme, monsieur Fogg !… s’écria le brigadiergénéral.

— J’ai encore douze heures d’avance. Je puis les consacrer àcela.

— Tiens ! Mais vous êtes un homme de cœur ! dit SirFrancis Cromarty.

— Quelquefois, répondit simplement Phileas Fogg. quand j’ai letemps. »

Chapitre 13

 

DANS LEQUEL PASSEPARTOUT PROUVE UNE FOIS DE PLUS QUE LAFORTUNE SOURIT AUX AUDACIEUX

Le dessein était hardi, hérissé de difficultés, impraticablepeut-être Mr. Fogg allait risquer sa vie, ou tout au moins saliberté, et par conséquent la réussite de ses projets, mais iln’hésita pas. Il trouva, d’ailleurs, dans Sir Francis Cromarty, unauxiliaire décidé.

Quant à Passepartout, il était prêt, on pouvait disposer de lui.L’idée de son maître l’exaltait. Il sentait un cœur, une âme souscette enveloppe de glace. Il se prenait à aimer Phileas Fogg.

Restait le guide. Quel parti prendrait-il dans l’affaire ?Ne serait-il pas porté pour les hindous ? À défaut de sonconcours, il fallait au moins s’assurer sa neutralité.

Sir Francis Cromarty lui posa franchement la question.

« Mon officier, répondit le guide, je suis Parsi, et cette femmeest Parsie. Disposez de moi.

— Bien, guide, répondit Mr. Fogg.

— Toutefois, sachez-le bien, reprit le Parsi, non seulement nousrisquons notre vie, mais des supplices horribles, si nous sommespris. Ainsi, voyez.

— C’est vu, répondit Mr. Fogg. Je pense que nous devronsattendre la nuit pour agir ?

— Je le pense aussi », répondit le guide.

Ce brave Indou donna alors quelques détails sur la victime.C’était une Indienne d’une beauté célèbre, de race parsie, fille deriches négociants de Bombay. Elle avait reçu dans cette ville uneéducation absolument anglaise, et à ses manières, à soninstruction, on l’eût crue Européenne. Elle se nommait Aouda.

Orpheline, elle fut mariée malgré elle à ce vieux rajah duBundelkund. Trois mois après, elle devint veuve. Sachant le sortqui l’attendait, elle s’échappa, fut reprise aussitôt, et lesparents du rajah, qui avaient intérêt à sa mort, la vouèrent à cesupplice auquel il ne semblait pas qu’elle pût échapper.

Ce récit ne pouvait qu’enraciner Mr. Fogg et ses compagnons dansleur généreuse résolution. Il fut décidé que le guide dirigeraitl’éléphant vers la pagode de Pillaji, dont il se rapprocheraitautant que possible.

Une demi-heure après, halte fut faite sous un taillis, à cinqcents pas de la pagode, que l’on ne pouvait apercevoir ; maisles hurlements des fanatiques se laissaient entendredistinctement.

Les moyens de parvenir jusqu’à la victime furent alors discutés.Le guide connaissait cette pagode de Pillaji, dans laquelle ilaffirmait que la jeune femme était emprisonnée. Pourrait-on ypénétrer par une des portes, quand toute la bande serait plongéedans le sommeil de l’ivresse, ou faudrait-il pratiquer un trou dansune muraille ? C’est ce qui ne pourrait être décidé qu’aumoment et au lieu mêmes. Mais ce qui ne fit aucun doute, c’est quel’enlèvement devait s’opérer cette nuit même, et non quand, le jourvenu, la victime serait conduite au supplice. À cet instant, aucuneintervention humaine n’eût pu la sauver.

Mr. Fogg et ses compagnons attendirent la nuit. Dès que l’ombrese fit, vers six heures du soir, ils résolurent d’opérer unereconnaissance autour de la pagode. Les derniers cris des fakirss’éteignaient alors. Suivant leur habitude, ces Indiens devaientêtre plongés dans l’épaisse ivresse du « hang » — opium liquide,mélangé d’une infusion de chanvre —, et il serait peut-êtrepossible de se glisser entre eux jusqu’au temple.

Le Parsi, guidant Mr. Fogg, Sir Francis Cromarty etPassepartout, s’avança sans bruit à travers la forêt. Après dixminutes de reptation sous les ramures, ils arrivèrent au bord d’unepetite rivière, et là, à la lueur de torches de fer à la pointedesquelles brûlaient des résines, ils aperçurent un monceau de boisempilé. C’était le bûcher, fait de précieux santal, et déjàimprégné d’une huile parfumée. À sa partie supérieure reposait lecorps embaumé du rajah, qui devait être brûlé en même temps que saveuve. À cent pas de ce bûcher s’élevait la pagode, dont lesminarets perçaient dans l’ombre la cime des arbres.

« Venez ! » dit le guide à voix basse.

Et, redoublant de précaution, suivi de ses compagnons, il seglissa silencieusement à travers les grandes herbes.

Le silence n’était plus interrompu que par le murmure du ventdans les branches.

Bientôt le guide s’arrêta à l’extrémité d’une clairière.Quelques résines éclairaient la place. Le sol était jonché degroupes de dormeurs, appesantis par l’ivresse. On eût dit un champde bataille couvert de morts. Hommes, femmes, enfants, tout étaitconfondu. Quelques ivrognes râlaient encore çà et là.

À l’arrière-plan, entre la masse des arbres, le temple dePillaji se dressait confusément. Mais au grand désappointement duguide, les gardes des rajahs, éclairés par des torchesfuligineuses, veillaient aux portes et se promenaient, le sabre nu.On pouvait supposer qu’à l’intérieur les prêtres veillaientaussi.

Le Parsi ne s’avança pas plus loin. Il avait reconnul’impossibilité de forcer l’entrée du temple, et il ramena sescompagnons en arrière.

Phileas Fogg et Sir Francis Cromarty avaient compris comme luiqu’ils ne pouvaient rien tenter de ce côté.

Ils s’arrêtèrent et s’entretinrent à voix basse.

« Attendons, dit le brigadier général, il n’est que huit heuresencore, et il est possible que ces gardes succombent aussi ausommeil.

— Cela est possible, en effet », répondit le Parsi.

Phileas Fogg et ses compagnons s’étendirent donc au pied d’unarbre et attendirent.

Le temps leur parut long ! Le guide les quittait parfois etallait observer la lisière du bois. Les gardes du rajah veillaienttoujours à la lueur des torches, et une vague lumière filtrait àtravers les fenêtres de la pagode.

On attendit ainsi jusqu’à minuit. La situation ne changea pas.Même surveillance au-dehors. Il était évident qu’on ne pouvaitcompter sur l’assoupissement des gardes. L’ivresse du « hang » leuravait été probablement épargnée. Il fallait donc agir autrement etpénétrer par une ouverture pratiquée aux murailles de la pagode.Restait la question de savoir si les prêtres veillaient auprès deleur victime avec autant de soin que les soldats à la porte dutemple.

Après une dernière conversation, le guide se dit prêt à partir.Mr. Fogg, Sir Francis et Passepartout le suivirent. Ils firent undétour assez long, afin d’atteindre la pagode par son chevet.

Vers minuit et demi, ils arrivèrent au pied des murs sans avoirrencontré personne. Aucune surveillance n’avait été établie de cecôté, mais il est vrai de dire que fenêtres et portes manquaientabsolument.

Là nuit était sombre. La lune, alors dans son dernier quartier,quittait à peine l’horizon, encombré de gros nuages. La hauteur desarbres accroissait encore l’obscurité.

Mais il ne suffisait pas d’avoir atteint le pied des murailles,il fallait encore y pratiquer une ouverture. Pour cette opération,Phileas Fogg et ses compagnons n’avaient absolument que leurscouteaux de poche. Très heureusement, les parois du temple secomposaient d’un mélange de briques et de bois qui ne pouvait êtredifficile à percer. La première brique une fois enlevée, les autresviendraient facilement.

On se mit à la besogne, en faisant le moins de bruit possible.Le Parsi d’un côté, Passepartout, de l’autre, travaillaient àdesceller les briques, de manière à obtenir une ouverture large dedeux pieds.

Le travail avançait, quand un cri se fit entendre à l’intérieurdu temple, et presque aussitôt d’autres cris lui répondirent dudehors.

Passepartout et le guide interrompirent leur travail. Lesavait-on surpris ? L’éveil était-il donné ? La plusvulgaire prudence leur commandait de s’éloigner, — ce qu’ils firenten même temps que Phileas Fogg et sir Francis Cromarty. Ils seblottirent de nouveau sous le couvert du bois, attendant quel’alerte, si c’en était une, se fût dissipée, et prêts, dans cecas, à reprendre leur opération.

Mais — contretemps funeste — des gardes se montrèrent au chevetde la pagode, et s’y installèrent de manière à empêcher touteapproche.

Il serait difficile de décrire le désappointement de ces quatrehommes, arrêtés dans leur œuvre. Maintenant qu’ils ne pouvaientplus parvenir jusqu’à la victime, comment la sauveraient-ils ?Sir Francis Cromarty se rongeait les poings. Passepartout étaithors de lui, et le guide avait quelque peine à le contenir.L’impassible Fogg attendait sans manifester ses sentiments.

« N’avons-nous plus qu’à partir ? demanda le brigadiergénéral à voix basse.

— Nous n’avons plus qu’à partir, répondit le guide.

— Attendez, dit Fogg. Il suffit que je sois demain à Allahabadavant midi.

— Mais qu’espérez-vous ? répondit Sir Francis Cromarty.Dans quelques heures le jour va paraître, et…

— La chance qui nous échappe peut se représenter au momentsuprême. »

Le brigadier général aurait voulu pouvoir lire dans les yeux dePhileas Fogg.

Sur quoi comptait donc ce froid Anglais ? Voulait-il, aumoment du supplice, se précipiter vers la jeune femme et l’arracherouvertement à ses bourreaux ?

C’eût été une folie, et comment admettre que cet homme fût fou àce point ? Néanmoins, Sir Francis Cromarty consentit àattendre jusqu’au dénouement de cette terrible scène. Toutefois, leguide ne laissa pas ses compagnons à l’endroit où ils s’étaientréfugiés, et il les ramena vers la partie antérieure de laclairière. Là, abrités par un bouquet d’arbres, ils pouvaientobserver les groupes endormis.

Cependant Passepartout, juché sur les premières branches d’unarbre, ruminait une idée qui avait d’abord traversé son espritcomme un éclair, et qui finit par s’incruster dans son cerveau.

Il avait commencé par se dire : « Quelle folie ! » etmaintenant il répétait : « Pourquoi pas, après tout ? C’estune chance, peut-être la seule, et avec de tels abrutis !…»

En tout cas, Passepartout ne formula pas autrement sa pensée,mais il ne tarda pas à se glisser avec la souplesse d’un serpentsur les basses branches de l’arbre dont l’extrémité se courbaitvers le sol.

Les heures s’écoulaient, et bientôt quelques nuances moinssombres annoncèrent l’approche du jour. Cependant l’obscurité étaitprofonde encore.

C’était le moment. Il se fit comme une résurrection dans cettefoule assoupie. Les groupes s’animèrent. Des coups de tam-tamretentirent. Chants et cris éclatèrent de nouveau. L’heure étaitvenue à laquelle l’infortunée allait mourir.

En effet, les portes de la pagode s’ouvrirent. Une lumière plusvive s’échappa de l’intérieur. Mr. Fogg et Sir Francis Cromartypurent apercevoir la victime, vivement éclairée, que deux prêtrestraînaient au-dehors. Il leur sembla même que, secouantl’engourdissement de l’ivresse par un suprême instinct deconservation, la malheureuse tentait d’échapper à ses bourreaux. Lecœur de Sir Francis Cromarty bondit, et par un mouvement convulsif,saisissant la main de Phileas Fogg, il sentit que cette main tenaitun couteau ouvert.

En ce moment, la foule s’ébranla. La jeune femme était retombéedans cette torpeur provoquée par les fumées du chanvre. Elle passaà travers les fakirs, qui l’escortaient de leurs vociférationsreligieuses.

Phileas Fogg et ses compagnons, se mêlant aux derniers rangs dela foule, la suivirent.

Deux minutes après, ils arrivaient sur le bord de la rivière ets’arrêtaient à moins de cinquante pas du bûcher, sur lequel étaitcouché le corps du rajah. Dans la demi-obscurité, ils virent lavictime absolument inerte, étendue auprès du cadavre de sonépoux.

Puis une torche fut approchée et le bois imprégné d’huile,s’enflamma aussitôt.

À ce moment, Sir Francis Cromarty et le guide retinrent PhileasFogg, qui dans un moment de folie généreuse, s’élançait vers lebûcher…

Mais Phileas Fogg les avait déjà repoussés, quand la scènechangea soudain. Un cri de terreur s’éleva. Toute cette foule seprécipita à terre, épouvantée.

Le vieux rajah n’était donc pas mort, qu’on le vît se redressertout à coup, comme un fantôme, soulever la jeune femme dans sesbras, descendre du bûcher au milieu des tourbillons de vapeurs quilui donnaient une apparence spectrale ?

Les fakirs, les gardes, les prêtres, pris d’une terreur subite,étaient là, face à terre, n’osant lever les yeux et regarder un telprodige !

La victime inanimée passa entre les bras vigoureux qui laportaient, et sans qu’elle parût leur peser. Mr. Fogg et SirFrancis Cromarty étaient demeurés debout. Le Parsi avait courbé latête, et Passepartout, sans doute, n’était pas moinsstupéfié !…

Ce ressuscité arriva ainsi près de l’endroit où se tenaient Mr.Fogg et Sir Francis Cromarty, et là, d’une voix brève :

« Filons !… » dit-il.

C’était Passepartout lui-même qui s’était glissé vers le bûcherau milieu de la fumée épaisse ! C’était Passepartout qui,profitant de l’obscurité profonde encore, avait arraché la jeunefemme à la mort ! C’était Passepartout qui, jouant son rôleavec un audacieux bonheur, passait au milieu de l’épouvantegénérale !

Un instant après, tous quatre disparaissaient dans le bois, etl’éléphant les emportait d’un trot rapide. Mais des cris, desclameurs et même une balle, perçant le chapeau de Phileas Fogg,leur apprirent que la ruse était découverte.

En effet, sur le bûcher enflammé se détachait alors le corps duvieux rajah. Les prêtres, revenus de leur frayeur, avaient comprisqu’un enlèvement venait de s’accomplir.

Aussitôt ils s’étaient précipités dans la forêt. Les gardes lesavaient suivis. Une décharge avait eu lieu, mais les ravisseursfuyaient rapidement, et, en quelques instants, ils se trouvaienthors de la portée des balles et des flèches.

Chapitre 14

 

DANS LEQUEL PHILEAS FOGG DESCEND TOUTE L’ADMIRABLEVALLÉE DU GANGE SANS MÊME SONGER À LA VOIR

Le hardi enlèvement avait réussi. Une heure après, Passepartoutriait encore de son succès. Sir Francis Cromarty avait serré lamain de l’intrépide garçon. Son maître lui avait dit : « Bien », cequi, dans la bouche de ce gentleman, équivalait à une hauteapprobation. À quoi Passepartout avait répondu que tout l’honneurde l’affaire appartenait à son maître. Pour lui, il n’avait euqu’une idée « drôle », et il riait en songeant que, pendantquelques instants, lui, Passepartout, ancien gymnaste, ex-sergentde pompiers, avait été le veuf d’une charmante femme, un vieuxrajah embaumé !

Quant à la jeune Indienne, elle n’avait pas eu conscience de cequi s’était passé. Enveloppée dans les couvertures de voyage, ellereposait sur l’un des cacolets.

Cependant l’éléphant, guidé avec une extrême sûreté par leParsi, courait rapidement dans la forêt encore obscure. Une heureaprès avoir quitté la pagode de Pillaji, il se lançait à traversune immense plaine. À sept heures, on fit halte. La jeune femmeétait toujours dans une prostration complète. Le guide lui fitboire quelques gorgées d’eau et de brandy, mais cette influencestupéfiante qui l’accablait devait se prolonger quelque tempsencore.

Sir Francis Cromarty, qui connaissait les effets de l’ivresseproduite par l’inhalation des vapeurs du chanvre, n’avait aucuneinquiétude sur son compte.

Mais si le rétablissement de la jeune Indienne ne fit pasquestion dans l’esprit du brigadier général, celui-ci se montraitmoins rassuré pour l’avenir. Il n’hésita pas à dire à Phileas Foggque si Mrs. Aouda restait dans l’Inde, elle retomberaitinévitablement entre les mains de ses bourreaux. Ces énergumènes setenaient dans toute la péninsule, et certainement, malgré la policeanglaise, ils sauraient reprendre leur victime, fût-ce à Madras, àBombay, à Calcutta. Et Sir Francis Cromarty citait, à l’appui de cedire, un fait de même nature qui s’était passé récemment. À sonavis, la jeune femme ne serait véritablement en sûreté qu’aprèsavoir quitté l’Inde.

Phileas Fogg répondit qu’il tiendrait compte de ces observationset qu’il aviserait.

Vers dix heures, le guide annonçait la station d’Allahabad. Làreprenait la voie interrompue du chemin de fer, dont les trainsfranchissent, en moins d’un jour et d’une nuit, la distance quisépare Allahabad de Calcutta.

Phileas Fogg devait donc arriver à temps pour prendre unpaquebot qui ne partait que le lendemain seulement, 25 octobre, àmidi, pour Hong-Kong.

La jeune femme fut déposée dans une chambre de la gare.Passepartout fut chargé d’aller acheter pour elle divers objets detoilette, robe, châle, fourrures, etc., ce qu’il trouverait. Sonmaître lui ouvrait un crédit illimité.

Passepartout partit aussitôt et courut les rues de la ville.Allahabad, c’est la cité de Dieu, l’une des plus vénérées del’Inde, en raison de ce qu’elle est bâtie au confluent de deuxfleuves sacrés, le Gange et la Jumna, dont les eaux attirent lespèlerins de toute la péninsule. On sait d’ailleurs que, suivant leslégendes du Ramayana, le Gange prend sa source dans le ciel, d’où,grâce à Brahma, il descend sur la terre.

Tout en faisant ses emplettes, Passepartout eut bientôt vu laville, autrefois défendue par un fort magnifique qui est devenu uneprison d’État. Plus de commerce, plus d’industrie dans cette cité,jadis industrielle et commerçante. Passepartout, qui cherchaitvainement un magasin de nouveautés, comme s’il eût été dansRegent-street à quelques pas de Farmer et Co., ne trouva que chezun revendeur, vieux juif difficultueux, les objets dont il avaitbesoin, une robe en étoffe écossaise, un vaste manteau, et unemagnifique pelisse en peau de loutre qu’il n’hésita pas à payersoixante-quinze livres (1 875 F). Puis, tout triomphant, ilretourna à la gare.

Mrs. Aouda commençait à revenir à elle. Cette influence àlaquelle les prêtres de Pillaji l’avaient soumise se dissipait peuà peu, et ses beaux yeux reprenaient toute leur douceurindienne.

Lorsque le roi-poète, Uçaf Uddaul, célèbre les charmes de lareine d’Ahméhnagara, il s’exprime ainsi :

« Sa luisante chevelure, régulièrement divisée en deux parts,encadre les contours harmonieux de ses joues délicates et blanches,brillantes de poli et de fraîcheur. Ses sourcils d’ébène ont laforme et la puissance de l’arc de Kama, dieu d’amour, et sous seslongs cils soyeux, dans la pupille noire de ses grands yeuxlimpides, nagent comme dans les lacs sacrés de l’Himalaya lesreflets les plus purs de la lumière céleste. Fines, égales etblanches, ses dents resplendissent entre ses lèvres souriantes,comme des gouttes de rosée dans le sein mi-clos d’une fleur degrenadier. Ses oreilles mignonnes aux courbes symétriques, sesmains vermeilles, ses petits pieds bombés et tendres comme lesbourgeons du lotus, brillent de l’éclat des plus belles perles deCeylan, des plus beaux diamants de Golconde. Sa mince et soupleceinture, qu’une main suffit à enserrer, rehausse l’élégantecambrure de ses reins arrondis et la richesse de son buste où lajeunesse en fleur étale ses plus parfaits trésors, et, sous lesplis soyeux de sa tunique, elle semble avoir été modelée en argentpur de la main divine de Vicvacarma, l’éternel statuaire. »

Mais, sans toute cette amplification, il suffit de dire que Mrs.Aouda, la veuve du rajah du Bundelkund, était une charmante femmedans toute l’acception européenne du mot. Elle parlait l’anglaisavec une grande pureté, et le guide n’avait point exagéré enaffirmant que cette jeune Parsie avait été transformée parl’éducation.

Cependant le train allait quitter la station d’Allahabad. LeParsi attendait. Mr. Fogg lui régla son salaire au prix convenu,sans le dépasser d’un farthing. Ceci étonna un peu Passepartout,qui savait tout ce que son maître devait au dévouement du guide. LeParsi avait, en effet, risqué volontairement sa vie dans l’affairede Pillaji, et si, plus tard, les Indous l’apprenaient, iléchapperait difficilement à leur vengeance.

Restait aussi la question de Kiouni. Que ferait-on d’un éléphantacheté si cher ?

Mais Phileas Fogg avait déjà pris une résolution à cetégard.

« Parsi, dit-il au guide, tu as été serviable et dévoué. J’aipayé ton service, mais non ton dévouement. Veux-tu cetéléphant ? Il est à toi. »

Les yeux du guide brillèrent.

« C’est une fortune que Votre Honneur me donne !s’écria-t-il.

— Accepte, guide, répondit Mr. Fogg, et c’est moi qui seraiencore ton débiteur.

— À la bonne heure ! s’écria Passepartout. Prends,ami ! Kiouni est un brave et courageux animal ! »

Et, allant à la bête, il lui présenta quelques morceaux desucre, disant :

« Tiens, Kiouni, tiens, tiens ! »

L’éléphant fit entendre quelques grognement de satisfaction.Puis, prenant Passepartout par la ceinture et l’enroulant de satrompe, il l’enleva jusqu’à la hauteur de sa tête. Passepartout,nullement effrayé, fit une bonne caresse à l’animal, qui le replaçadoucement à terre, et, à la poignée de trompe de l’honnête Kiouni,répondit une vigoureuse poignée de main de l’honnête garçon.

Quelques instants après, Phileas Fogg, Sir Francis Cromarty etPassepartout, installés dans un confortable wagon dont Mrs. Aoudaoccupait la meilleure place, couraient à toute vapeur versBénarès.

Quatre-vingts milles au plus séparent cette ville d’Allahabad,et ils furent franchis en deux heures.

Pendant ce trajet, la jeune femme revint complètement àelle ; les vapeurs assoupissantes du hang se dissipèrent.

Quel fut son étonnement de se trouver sur le railway, dans cecompartiment, recouverte de vêtements européens, au milieu devoyageurs qui lui étaient absolument inconnus !

Tout d’abord, ses compagnons lui prodiguèrent leurs soins et laranimèrent avec quelques gouttes de liqueur ; puis lebrigadier général lui raconta son histoire. Il insista sur ledévouement de Phileas Fogg, qui n’avait pas hésité à jouer sa viepour la sauver, et sur le dénouement de l’aventure, dû àl’audacieuse imagination de Passepartout.

Mr. Fogg laissa dire sans prononcer une parole. Passepartout,tout honteux, répétait que « ça n’en valait pas la peine» !

Mrs. Aouda remercia ses sauveurs avec effusion, par ses larmesplus que par ses paroles. Ses beaux yeux, mieux que ses lèvres,furent les interprètes de sa reconnaissance. Puis, sa pensée lareportant aux scènes du sutty, ses regards revoyant cette terreindienne où tant de dangers l’attendaient encore, elle fut prised’un frisson de terreur.

Phileas Fogg comprit ce qui se passait dans l’esprit de Mrs.Aouda, et, pour la rassurer, il lui offrit, très froidementd’ailleurs, de la conduire à Hong-Kong, où elle demeurerait jusqu’àce que cette affaire fût assoupie.

Mrs. Aouda accepta l’offre avec reconnaissance. Précisément, àHong-Kong, résidait un de ses parents, Parsi comme elle, et l’undes principaux négociants de cette ville, qui est absolumentanglaise, tout en occupant un point de la côte chinoise.

À midi et demi, le train s’arrêtait à la station de Bénarès. Leslégendes brahmaniques affirment que cette ville occupel’emplacement de l’ancienne Casi, qui était autrefois suspenduedans l’espace, entre le zénith et le nadir, comme la tombe deMahomet. Mais, à cette époque plus réaliste, Bénarès, Athènes del’Inde au dire des orientalistes, reposait tout prosaïquement surle sol, et Passepartout put un instant entrevoir ses maisons debriques, ses huttes en clayonnage, qui lui donnaient un aspectabsolument désolé, sans aucune couleur locale.

C’était là que devait s’arrêter Sir Francis Cromarty. Lestroupes qu’il rejoignait campaient à quelques milles au nord de laville. Le brigadier général fit donc ses adieux à Phileas Fogg, luisouhaitant tout le succès possible, et exprimant le vœu qu’ilrecommençât ce voyage d’une façon moins originale, mais plusprofitable. Mr. Fogg pressa légèrement les doigts de son compagnon.Les compliments de Mrs. Aouda furent plus affectueux. Jamais ellen’oublierait ce qu’elle devait à Sir Francis Cromarty. Quant àPassepartout, il fut honoré d’une vraie poignée de main de la partdu brigadier général. Tout ému, il se demanda où et quand ilpourrait bien se dévouer pour lui. Puis on se sépara.

À partir de Bénarès, la voie ferrée suivait en partie la valléedu Gange. À travers les vitres du wagon, par un temps assez clair,apparaissait le paysage varié du Béhar, puis des montagnescouvertes de verdure, les champs d’orge, de maïs et de froment, desrios et des étangs peuplés d’alligators verdâtres, des villagesbien entretenus, des forêts encore verdoyantes. Quelques éléphants,des zébus à grosse bosse venaient se baigner dans les eaux dufleuve sacré, et aussi, malgré la saison avancée et la températuredéjà froide, des bandes d’Indous des deux sexes, quiaccomplissaient pieusement leurs saintes ablutions. Ces fidèles,ennemis acharnés du bouddhisme, sont sectateurs fervents de lareligion brahmanique, qui s’incarne en ces trois personnes :Whisnou, la divinité solaire, Shiva, la personnification divine desforces naturelles, et Brahma, le maître suprême des prêtres et deslégislateurs. Mais de quel œil Brahma, Shiva et Whisnoudevaient-ils considérer cette Inde, maintenant « britannisée »,lorsque quelque steam-boat passait en hennissant et troublait leseaux consacrées du Gange, effarouchant les mouettes qui volaient àsa surface, les tortues qui pullulaient sur ses bords, et lesdévots étendus au long de ses rives !

Tout ce panorama défila comme un éclair, et souvent un nuage devapeur blanche en cacha les détails. À peine les voyageurspurent-ils entrevoir le fort de Chunar, à vingt milles au sud-estde Bénarès, ancienne forteresse des rajahs du Béhar, Ghazepour etses importantes fabriques d’eau de rose, le tombeau de LordCornwallis qui s’élève sur la rive gauche du Gange, la villefortifiée de Buxar, Patna, grande cité industrielle et commerçante,où se tient le principal marché d’opium de l’Inde, Monghir, villeplus qu’européenne, anglaise comme Manchester ou Birmingham,renommée pour ses fonderies de fer, ses fabriques de taillanderieet d’armes blanches, et dont les hautes cheminées encrassaientd’une fumée noire le ciel de Brahma, — un véritable coup de poingdans le pays du rêve !

Puis la nuit vint et, au milieu des hurlements des tigres, desours, des loups qui fuyaient devant la locomotive, le train passa àtoute vitesse, et on n’aperçut plus rien des merveilles du Bengale,ni Golgonde, ni Gour en ruine, ni Mourshedabad, qui fut autrefoiscapitale, ni Burdwan, ni Hougly, ni Chandernagor, ce point françaisdu territoire indien sur lequel Passepartout eût été fier de voirflotter le drapeau de sa patrie !

Enfin, à sept heures du matin, Calcutta était atteint. Lepaquebot, en partance pour Hong-Kong, ne levait l’ancre qu’à midi.Phileas Fogg avait donc cinq heures devant lui.

D’après son itinéraire, ce gentleman devait arriver dans lacapitale des Indes le 25 octobre, vingt-trois jours après avoirquitté Londres, et il y arrivait au jour fixé. Il n’avait donc niretard ni avance. Malheureusement, les deux jours gagnés par luientre Londres et Bombay avaient été perdus, on sait comment, danscette traversée de la péninsule indienne, — mais il est à supposerque Phileas Fogg ne les regrettait pas.

Chapitre 15

 

OÙ LE SAC AUX BANK-NOTES S’ALLÈGE ENCORE DE QUELQUESMILLIERS DE LIVRES

Le train s’était arrêté en gare. Passepartout descendit lepremier du wagon, et fut suivi de Mr. Fogg, qui aida sa jeunecompagne à mettre pied sur le quai. Phileas Fogg comptait se rendredirectement au paquebot de Hong-Kong, afin d’y installerconfortablement Mrs. Aouda, qu’il ne voulait pas quitter, tantqu’elle serait en ce pays si dangereux pour elle.

Au moment où Mr. Fogg allait sortir de la gare, un policemans’approcha de lui et dit :

« Monsieur Phileas Fogg ?

— C’est moi.

— Cet homme est votre domestique ? ajouta le policeman endésignant Passepartout.

— Oui.

— Veuillez me suivre tous les deux. »

Mr. Fogg ne fit pas un mouvement qui pût marquer en lui unesurprise quelconque. Cet agent était un représentant de la loi, et,pour tout Anglais, la loi est sacrée. Passepartout, avec seshabitudes françaises, voulut raisonner, mais le policeman le touchade sa baguette, et Phileas Fogg lui fit signe d’obéir.

« Cette jeune dame peut nous accompagner ? demanda Mr.Fogg.

— Elle le peut », répondit le policeman.

Le policeman conduisit Mr. Fogg, Mrs. Aouda et Passepartout versun palki-ghari, sorte de voiture à quatre roues et à quatre places,attelée de deux chevaux. On partit. Personne ne parla pendant letrajet, qui dura vingt minutes environ.

La voiture traversa d’abord la « ville noire », aux ruesétroites, bordées de cahutes dans lesquelles grouillait unepopulation cosmopolite, sale et déguenillée ; puis elle passaà travers la ville européenne, égayée de maisons de briques,ombragée de cocotiers, hérissée de mâtures, que parcouraient déjà,malgré l’heure matinale, des cavaliers élégants et de magnifiquesattelages.

Le palki-ghari s’arrêta devant une habitation d’apparencesimple, mais qui ne devait pas être affectée aux usagesdomestiques. Le policeman fit descendre ses prisonniers — onpouvait vraiment leur donner ce nom —, et il les conduisit dans unechambre aux fenêtres grillées, en leur disant :

« C’est à huit heures et demie que vous comparaîtrez devant lejuge Obadiah. »

Puis il se retira et ferma la porte.

« Allons ! nous sommes pris ! » s’écria Passepartout,en se laissant aller sur une chaise.

Mrs. Aouda, s’adressant aussitôt à Mr. Fogg, lui dit d’une voixdont elle cherchait en vain à déguiser l’émotion :

« Monsieur, il faut m’abandonner ! C’est pour moi que vousêtes poursuivi ! C’est pour m’avoir sauvée ! »

Phileas Fogg se contenta de répondre que cela n’était paspossible. Poursuivi pour cette affaire du sutty !Inadmissible ! Comment les plaignants oseraient-ils seprésenter ? Il y avait méprise. Mr. Fogg ajouta que, dans tousles cas, il n’abandonnerait pas la jeune femme, et qu’il laconduirait à Hong-Kong.

« Mais le bateau part à midi ! fit observerPassepartout.

— Avant midi nous serons à bord », répondit simplementl’impassible gentleman.

Cela fut affirmé si nettement, que Passepartout ne puts’empêcher de se dire à lui-même :

« Parbleu ! cela est certain ! avant midi nous seronsà bord ! » Mais il n’était pas rassuré du tout.

À huit heures et demie, la porte de la chambre s’ouvrit. Lepoliceman reparut, et il introduisit les prisonniers dans la sallevoisine. C’était une salle d’audience, et un public assez nombreux,composé d’Européens et d’indigènes, en occupait déjà leprétoire.

Mr. Fogg, Mrs. Aouda et Passepartout s’assirent sur un banc enface des sièges réservés au magistrat et au greffier.

Ce magistrat, le juge Obadiah, entra presque aussitôt, suivi dugreffier. C’était un gros homme tout rond. Il décrocha une perruquependue à un clou et s’en coiffa lestement.

« La première cause », dit-il.

Mais, portant la main à sa tête :

« Hé ! ce n’est pas ma perruque !

— En effet, monsieur Obadiah, c’est la mienne, répondit legreffier.

— Cher monsieur Oysterpuf, comment voulez-vous qu’un juge puisserendre une bonne sentence avec la perruque d’un greffier !»

L’échange des perruques fut fait. Pendant ces préliminaires,Passepartout bouillait d’impatience, car l’aiguille lui paraissaitmarcher terriblement vite sur le cadran de la grosse horloge duprétoire.

« La première cause, reprit alors le juge Obadiah.

— Phileas Fogg ? dit le greffier Oysterpuf.

— Me voici, répondit Mr. Fogg.

— Passepartout ?

— Présent ! répondit Passepartout.

— Bien ! dit le juge Obadiah. Voilà deux jours, accusés,que l’on vous guette à tous les trains de Bombay.

— Mais de quoi nous accuse-t-on ? s’écria Passepartout,impatienté.

— Vous allez le savoir, répondit le juge.

— Monsieur, dit alors Mr. Fogg, je suis citoyen anglais, et j’aidroit…

— Vous a-t-on manqué d’égards ? demanda Mr. Obadiah.

— Aucunement.

— Bien ! faites entrer les plaignants. »

Sur l’ordre du juge, une porte s’ouvrit, et trois prêtres indousfurent introduits par un huissier.

« C’est bien cela ! murmura Passepartout, ce sont cescoquins qui voulaient brûler notre jeune dame ! »

Les prêtres se tinrent debout devant le juge, et le greffier lutà haute voix une plainte en sacrilège, formulée contre le sieurPhileas Fogg et son domestique, accusés d’avoir violé un lieuconsacré par la religion brahmanique.

« Vous avez entendu ? demanda le juge à Phileas Fogg.

— Oui, monsieur, répondit Mr. Fogg en consultant sa montre, etj’avoue.

— Ah ! vous avouez ?…

— J’avoue et j’attends que ces trois prêtres avouent à leur tource qu’ils voulaient faire à la pagode de Pillaji. »

Les prêtres se regardèrent. Ils semblaient ne rien comprendreaux paroles de l’accusé.

« Sans doute ! s’écria impétueusement Passepartout, à cettepagode de Pillaji, devant laquelle ils allaient brûler leurvictime ! »

Nouvelle stupéfaction des prêtres, et profond étonnement du jugeObadiah.

« Quelle victime ? demanda-t-il. Brûler qui ! Enpleine ville de Bombay ?

— Bombay ? s’écria Passepartout.

— Sans doute. Il ne s’agit pas de la pagode de Pillaji, mais dela pagode de Malebar-Hill, à Bombay.

— Et comme pièce de conviction, voici les souliers duprofanateur, ajouta le greffier, en posant une paire de chaussuressur son bureau.

— Mes souliers ! » s’écria Passepartout, qui, surpris audernier chef, ne put retenir cette involontaire exclamation.

On devine la confusion qui s’était opérée dans l’esprit dumaître et du domestique. Cet incident de la pagode de Bombay, ilsl’avaient oublié, et c’était celui-là même qui les amenait devantle magistrat de Calcutta.

En effet, l’agent Fix avait compris tout le parti qu’il pouvaittirer de cette malencontreuse affaire. Retardant son départ dedouze heures, il s’était fait le conseil des prêtres deMalebar-Hill ; il leur avait promis des dommages-intérêtsconsidérables, sachant bien que le gouvernement anglais se montraittrès sévère pour ce genre de délit ; puis, par le trainsuivant, il les avait lancés sur les traces du sacrilège. Mais, parsuite du temps employé à la délivrance de la jeune veuve, Fix etles Indous arrivèrent à Calcutta avant Phileas Fogg et sondomestique, que les magistrats, prévenus par dépêche, devaientarrêter à leur descente du train. Que l’on juge du désappointementde Fix, quand il apprit que Phileas Fogg n’était point encorearrivé dans la capitale de l’Inde. Il dut croire que son voleur,s’arrêtant à une des stations du Peninsular-railway, s’étaitréfugié dans les provinces septentrionales. Pendant vingt-quatreheures, au milieu de mortelles inquiétudes, Fix le guetta à lagare. Quelle fut donc sa joie quand, ce matin même, il le vitdescendre du wagon, en compagnie, il est vrai, d’une jeune femmedont il ne pouvait s’expliquer la présence. Aussitôt il lança surlui un policeman, et voilà comment Mr. Fogg, Passepartout et laveuve du rajah du Bundelkund furent conduits devant le jugeObadiah.

Et si Passepartout eût été moins préoccupé de son affaire, ilaurait aperçu, dans un coin du prétoire, le détective, qui suivaitle débat avec un intérêt facile à comprendre, — car à Calcutta,comme à Bombay, comme à Suez, le mandat d’arrestation lui manquaitencore !

Cependant le juge Obadiah avait pris acte de l’aveu échappé àPassepartout, qui aurait donné tout ce qu’il possédait pourreprendre ses imprudentes paroles.

« Les faits sont avoués ? dit le juge.

— Avoués, répondit froidement Mr. Fogg.

— Attendu, reprit le juge, attendu que la loi anglaise entendprotéger également et rigoureusement toutes les religions despopulations de l’Inde, le délit étant avoué par le sieurPassepartout, convaincu d’avoir violé d’un pied sacrilège le pavéde la pagode de Malebar-Hill, à Bombay, dans la journée du 20octobre, condamne ledit Passepartout à quinze jours de prison et àune amende de trois cents livres (7,500 fr.).

— Trois cents livres ? s’écria Passepartout, qui n’étaitvéritablement sensible qu’à l’amende.

— Silence ! fit l’huissier d’une voix glapissante.

— Et, ajouta le juge Obadiah, attendu qu’il n’est pasmatériellement prouvé qu’il n’y ait pas connivence entre ledomestique et le maître, qu’en tout cas celui-ci doit être tenuresponsable des gestes d’un serviteur à ses gages, retient leditPhileas Fogg et le condamne à huit jours de prison et centcinquante livres d’amende. Greffier, appelez une autre cause !»

Fix, dans son coin, éprouvait une indicible satisfaction.Phileas Fogg retenu huit jours à Calcutta, c’était plus qu’il n’enfallait pour donner au mandat le temps de lui arriver.

Passepartout était abasourdi. Cette condamnation ruinait sonmaître. Un pari de vingt mille livres perdu, et tout cela parceque, en vrai badaud, il était entré dans cette mauditepagode !

Phileas Fogg, aussi maître de lui que si cette condamnation nel’eût pas concerné, n’avait pas même froncé le sourcil. Mais aumoment où le greffier appelait une autre cause, il se leva et dit:

« J’offre caution.

— C’est votre droit », répondit le juge.

Fix se sentit froid dans le dos, mais il reprit son assurance,quand il entendit le juge, « attendu la qualité d’étrangers dePhileas Fogg et de son domestique », fixer la caution pour chacund’eux à la somme énorme de mille livres (25,000 fr.).

C’était deux mille livres qu’il en coûterait à Mr. Fogg, s’il nepurgeait pas sa condamnation.

« Je paie », dit ce gentleman.

Et du sac que portait Passepartout, il retira un paquet debank-notes qu’il déposa sur le bureau du greffier.

« Cette somme vous sera restituée à votre sortie de prison, ditle juge. En attendant, vous êtes libres sous caution.

— Venez, dit Phileas Fogg à son domestique.

— Mais, au moins, qu’ils rendent les souliers ! » s’écriaPassepartout avec un mouvement de rage.

On lui rendit ses souliers.

« En voilà qui coûtent cher ! murmura-t-il. Plus de millelivres chacun ! Sans compter qu’ils me gênent ! »

Passepartout, absolument piteux, suivit Mr. Fogg, qui avaitoffert son bras à la jeune femme. Fix espérait encore que sonvoleur ne se déciderait jamais à abandonner cette somme de deuxmille livres et qu’il ferait ses huit jours de prison. Il se jetadonc sur les traces de Fogg.

Mr. Fogg prit une voiture, dans laquelle Mrs. Aouda,Passepartout et lui montèrent aussitôt. Fix courut derrière lavoiture, qui s’arrêta bientôt sur l’un des quais de la ville.

À un demi-mille en rade, le Rangoon était mouillé, son pavillonde partance hissé en tête de mât. Onze heures sonnaient. Mr. Foggétait en avance d’une heure. Fix le vit descendre de voiture ets’embarquer dans un canot avec Mrs. Aouda et son domestique. Ledétective frappa la terre du pied.

« Le gueux ! s’écria-t-il, il part ! Deux mille livressacrifiées ! Prodigue comme un voleur ! Ah ! je lefilerai jusqu’au bout du monde s’il le faut ; mais du traindont il va, tout l’argent du vol y aura passé ! »

L’inspecteur de police était fondé à faire cette réflexion. Eneffet, depuis qu’il avait quitté Londres, tant en frais de voyagequ’en primes, en achat d’éléphant, en cautions et en amendes,Phileas Fogg avait déjà semé plus de cinq mille livres (125,000fr.) sur sa route, et le tant pour cent de la somme recouvrée,attribué aux détectives, allait diminuant toujours.

Chapitre 16

 

OÙ FIX N’A PAS L’AIR DE CONNAÎTRE DU TOUT LES CHOSESDONT ON LUI PARLE

Le Rangoon, l’un des paquebots que la Compagnie péninsulaire etorientale emploie au service des mers de la Chine et du Japon,était un steamer en fer, à hélice, jaugeant brut dix-sept centsoixante-dix tonnes, et d’une force nominale de quatre centschevaux. Il égalait le Mongolia en vitesse, mais non enconfortable. Aussi Mrs. Aouda ne fut-elle point aussi bieninstallée que l’eût désiré Phileas Fogg. Après tout, il nes’agissait que d’une traversée de trois mille cinq cents milles,soit de onze à douze jours, et la jeune femme ne se montra pas unedifficile passagère.

Pendant les premiers jours de cette traversée, Mrs. Aouda fitplus ample connaissance avec Phileas Fogg. En toute occasion, ellelui témoignait la plus vive reconnaissance. Le flegmatiquegentleman l’écoutait, en apparence au moins, avec la plus extrêmefroideur, sans qu’une intonation, un geste décelât en lui la pluslégère émotion. Il veillait à ce que rien ne manquât à la jeunefemme. À de certaines heures il venait régulièrement, sinon causer,du moins l’écouter. Il accomplissait envers elle les devoirs de lapolitesse la plus stricte, mais avec la grâce et l’imprévu d’unautomate dont les mouvements auraient été combinés pour cet usage.Mrs. Aouda ne savait trop que penser, mais Passepartout lui avaitun peu expliqué l’excentrique personnalité de son maître. Il luiavait appris quelle gageure entraînait ce gentleman autour dumonde. Mrs. Aouda avait souri ; mais après tout, elle luidevait la vie, et son sauveur ne pouvait perdre à ce qu’elle le vîtà travers sa reconnaissance.

Mrs. Aouda confirma le récit que le guide indou avait fait de satouchante histoire. Elle était, en effet, de cette race qui tientle premier rang parmi les races indigènes. Plusieurs négociantsparsis ont fait de grandes fortunes aux Indes, dans le commerce descotons. L’un d’eux, Sir James Jejeebhoy, a été anobli par legouvernement anglais, et Mrs. Aouda était parente de ce richepersonnage qui habitait Bombay. C’était même un cousin de SirJejeebhoy, l’honorable Jejeeh, qu’elle comptait rejoindre àHong-Kong. Trouverait-elle près de lui refuge et assistance ?Elle ne pouvait l’affirmer. À quoi Mr. Fogg répondait qu’elle n’eûtpas à s’inquiéter, et que tout s’arrangeraitmathématiquement ! Ce fut son mot.

La jeune femme comprenait-elle cet horrible adverbe ? On nesait. Toutefois, ses grands yeux se fixaient sur ceux de Mr. Fogg,ses grands yeux « limpides comme les lacs sacrés de l’Himalaya» ! Mais l’intraitable Fogg, aussi boutonné que jamais, nesemblait point homme à se jeter dans ce lac.

Cette première partie de la traversée du Rangoon s’accomplitdans des conditions excellentes. Le temps était maniable. Toutecette portion de l’immense baie que les marins appellent les «brasses du Bengale » se montra favorable à la marche du paquebot.Le Rangoon eut bientôt connaissance du Grand-Andaman, la principaledu groupe, que sa pittoresque montagne de Saddle-Peak, haute dedeux mille quatre cents pieds, signale de fort loin auxnavigateurs.

La côte fut prolongée d’assez près. Les sauvages Papouas del’île ne se montrèrent point. Ce sont des êtres placés au dernierdegré de l’échelle humaine, mais dont on fait à tort desanthropophages.

Le développement panoramique de ces îles était superbe.D’immenses forêts de lataniers, d’arecs, de bambousiers, demuscadiers, de tecks, de gigantesques mimosées, de fougèresarborescentes, couvraient le pays en premier plan, et en arrière seprofilait l’élégante silhouette des montagnes. Sur la côtepullulaient par milliers ces précieuses salanganes, dont les nidscomestibles forment un mets recherché dans le Céleste Empire. Maistout ce spectacle varié, offert aux regards par le groupe desAndaman, passa vite, et le Rangoon s’achemina rapidement vers ledétroit de Malacca, qui devait lui donner accès dans les mers de laChine.

Que faisait pendant cette traversée l’inspecteur Fix, simalencontreusement entraîné dans un voyage decircumnavigation ? Au départ de Calcutta, après avoir laissédes instructions pour que le mandat, s’il arrivait enfin, lui fûtadressé à Hong-Kong, il avait pu s’embarquer à bord du Rangoon sansavoir été aperçu de Passepartout, et il espérait bien dissimuler saprésence jusqu’à l’arrivée du paquebot. En effet, il lui eût étédifficile d’expliquer pourquoi il se trouvait à bord, sans éveillerles soupçons de Passepartout, qui devait le croire à Bombay. Maisil fut amené à renouer connaissance avec l’honnête garçon par lalogique même des circonstances. Comment ? On va le voir.

Toutes les espérances, tous les désirs de l’inspecteur depolice, étaient maintenant concentrés sur un unique point du monde,Hong-Kong, car le paquebot s’arrêtait trop peu de temps à Singaporepour qu’il pût opérer en cette ville. C’était donc à Hong-Kong quel’arrestation du voleur devait se faire, ou le voleur luiéchappait, pour ainsi dire, sans retour.

En effet, Hong-Kong était encore une terre anglaise, mais ladernière qui se rencontrât sur le parcours. Au-delà, la Chine, leJapon, l’Amérique offraient un refuge à peu près assuré au sieurFogg. À Hong-Kong, s’il y trouvait enfin le mandat d’arrestationqui courait évidemment après lui, Fix arrêtait Fogg et le remettaitentre les mains de la police locale. Nulle difficulté. Mais aprèsHong-Kong, un simple mandat d’arrestation ne suffirait plus. Ilfaudrait un acte d’extradition. De là retards, lenteurs, obstaclesde toute nature, dont le coquin profiterait pour échapperdéfinitivement. Si l’opération manquait à Hong-Kong, il serait,sinon impossible, du moins bien difficile, de la reprendre avecquelque chance de succès.

« Donc, se répétait Fix pendant ces longues heures qu’il passaitdans sa cabine, donc, ou le mandat sera à Hong-Kong, et j’arrêtemon homme, ou il n’y sera pas, et cette fois il faut à tout prixque je retarde son départ ! J’ai échoué à Bombay, j’ai échouéà Calcutta ! Si je manque mon coup à Hong-Kong, je suis perdude réputation ! Coûte que coûte, il faut réussir. Mais quelmoyen employer pour retarder, si cela est nécessaire, le départ dece maudit Fogg ? »

En dernier ressort, Fix était bien décidé à tout avouer àPassepartout, à lui faire connaître ce maître qu’il servait et dontil n’était certainement pas le complice. Passepartout, éclairé parcette révélation, devant craindre d’être compromis, se rangeraitsans doute à lui, Fix. Mais enfin c’était un moyen hasardeux, quine pouvait être employé qu’à défaut de tout autre. Un mot dePassepartout à son maître eût suffi à compromettre irrévocablementl’affaire.

L’inspecteur de police était donc extrêmement embarrassé, quandla présence de Mrs. Aouda à bord du Rangoon, en compagnie dePhileas Fogg, lui ouvrit de nouvelles perspectives.

Quelle était cette femme ? Quel concours de circonstancesen avait fait la compagne de Fogg ? C’était évidemment entreBombay et Calcutta que la rencontre avait eu lieu. Mais en quelpoint de la péninsule ? Était-ce le hasard qui avait réuniPhileas Fogg et la jeune voyageuse ? Ce voyage à traversl’Inde, au contraire, n’avait-il pas été entrepris par ce gentlemandans le but de rejoindre cette charmante personne ? car elleétait charmante ! Fix l’avait bien vu dans la salle d’audiencedu tribunal de Calcutta.

On comprend à quel point l’agent devait être intrigué. Il sedemanda s’il n’y avait pas dans cette affaire quelque criminelenlèvement. Oui ! cela devait être ! Cette idées’incrusta dans le cerveau de Fix, et il reconnut tout le partiqu’il pouvait tirer de cette circonstance. Que cette jeune femmefût mariée ou non, il y avait enlèvement, et il était possible, àHong-Kong, de susciter au ravisseur des embarras tels, qu’il ne pûts’en tirer à prix d’argent.

Mais il ne fallait pas attendre l’arrivée du Rangoon àHong-Kong. Ce Fogg avait la détestable habitude de sauter d’unbateau dans un autre, et, avant que l’affaire fût entamée, ilpouvait être déjà loin.

L’important était donc de prévenir les autorités anglaises et designaler le passage du Rangoon avant son débarquement. Or, rienn’était plus facile, puisque le paquebot faisait escale àSingapore, et que Singapore est reliée à la côte chinoise par unfil télégraphique.

Toutefois, avant d’agir et pour opérer plus sûrement, Fixrésolut d’interroger Passepartout. Il savait qu’il n’était pas trèsdifficile de faire parler ce garçon, et il se décida à romprel’incognito qu’il avait gardé jusqu’alors. Or, il n’y avait pas detemps à perdre. On était au 30 octobre, et le lendemain même leRangoon devait relâcher à Singapore.

Donc, ce jour-là, Fix, sortant de sa cabine, monta sur le pont,dans l’intention d’aborder Passepartout « le premier » avec lesmarques de la plus extrême surprise. Passepartout se promenait àl’avant, quand l’inspecteur se précipita vers lui, s’écriant :

« Vous, sur le Rangoon !

— Monsieur Fix à bord ! répondit Passepartout, absolumentsurpris, en reconnaissant son compagnon de traversée du Mongolia.Quoi ! je vous laisse à Bombay, et je vous retrouve sur laroute de Hong-Kong ! Mais vous faites donc, vous aussi, letour du monde ?

— Non, non, répondit Fix, et je compte m’arrêter à Hong-Kong, —au moins quelques jours.

— Ah ! dit Passepartout, qui parut un instant étonné. Maiscomment ne vous ai-je pas aperçu à bord depuis notre départ deCalcutta ?

— Ma foi, un malaise… un peu de mal de mer… Je suis resté couchédans ma cabine… Le golfe du Bengale ne me réussit pas aussi bienque l’océan Indien. Et votre maître, Mr. Phileas Fogg ?

— En parfaite santé, et aussi ponctuel que son itinéraire !Pas un jour de retard ! Ah ! monsieur Fix, vous ne savezpas cela, vous, mais nous avons aussi une jeune dame avec nous.

— Une jeune dame ? » répondit l’agent, qui avaitparfaitement l’air de ne pas comprendre ce que son interlocuteurvoulait dire.

Mais Passepartout l’eut bientôt mis au courant de son histoire.Il raconta l’incident de la pagode de Bombay, l’acquisition del’éléphant au prix de deux mille livres, l’affaire du sutty,l’enlèvement d’Aouda, la condamnation du tribunal de Calcutta, laliberté sous caution. Fix, qui connaissait la dernière partie deces incidents, semblait les ignorer tous, et Passepartout selaissait aller au charme de narrer ses aventures devant un auditeurqui lui marquait tant d’intérêt.

« Mais, en fin de compte, demanda Fix, est-ce que votre maître al’intention d’emmener cette jeune femme en Europe ?

— Non pas, monsieur Fix, non pas ! Nous allons toutsimplement la remettre aux soins de l’un de ses parents, richenégociant de Hong-Kong. »

« Rien à faire ! » se dit le détective en dissimulant sondésappointement. « Un verre de gin, monsieurPassepartout ?

— Volontiers, monsieur Fix. C’est bien le moins que nous buvionsà notre rencontre à bord du Rangoon ! »

Chapitre 17

 

OÙ IL EST QUESTION DE CHOSES ET D’AUTRES PENDANT LATRAVERSÉE DE SINGAPORE À HONG-KONG

Depuis ce jour, Passepartout et le détective se rencontrèrentfréquemment, mais l’agent se tint dans une extrême réservevis-à-vis de son compagnon, et il n’essaya point de le faireparler. Une ou deux fois seulement, il entrevit Mr. Fogg, quirestait volontiers dans le grand salon du Rangoon, soit qu’il tîntcompagnie à Mrs. Aouda, soit qu’il jouât au whist, suivant soninvariable habitude.

Quant à Passepartout, il s’était pris très sérieusement àméditer sur le singulier hasard qui avait mis, encore une fois, Fixsur la route de son maître. Et, en effet, on eût été étonné àmoins. Ce gentleman, très aimable, très complaisant à coup sûr, quel’on rencontre d’abord à Suez, qui s’embarque sur le Mongolia, quidébarque à Bombay, où il dit devoir séjourner, que l’on retrouvesur le Rangoon, faisant route pour Hong-Kong, en un mot, suivantpas à pas l’itinéraire de Mr. Fogg, cela valait la peine qu’on yréfléchît. Il y avait là une concordance au moins bizarre. À qui enavait ce Fix ? Passepartout était prêt a parier ses babouches— il les avait précieusement conservées — que le Fix quitteraitHong-Kong en même temps qu’eux, et probablement sur le mêmepaquebot.

Passepartout eût réfléchi pendant un siècle, qu’il n’auraitjamais deviné de quelle mission l’agent avait été chargé. Jamais iln’eût imaginé que Phileas Fogg fût « filé », à la façon d’unvoleur, autour du globe terrestre. Mais comme il est dans la naturehumaine de donner une explication à toute chose, voici commentPassepartout, soudainement illuminé, interpréta la présencepermanente de Fix, et, vraiment, son interprétation était fortplausible. En effet, suivant lui, Fix n’était et ne pouvait êtrequ’un agent lancé sur les traces de Mr. Fogg par ses collègues duReform-Club, afin de constater que ce voyage s’accomplissaitrégulièrement autour du monde, suivant l’itinéraire convenu.

« C’est évident ! c’est évident ! se répétaitl’honnête garçon, tout fier de sa perspicacité. C’est un espion queces gentlemen ont mis à nos trousses ! Voilà qui n’est pasdigne ! Mr. Fogg si probe, si honorable ! Le faire épierpar un agent ! Ah ! messieurs du Reform-Club, cela vouscoûtera cher ! »

Passepartout, enchanté de sa découverte, résolut cependant den’en rien dire à son maître, craignant que celui-ci ne fûtjustement blessé de cette défiance que lui montraient sesadversaires. Mais il se promit bien de gouailler Fix à l’occasion,à mots couverts et sans se compromettre.

Le mercredi 30 octobre, dans l’après-midi, le Rangoon embouquaitle détroit de Malacca, qui sépare la presqu’île de ce nom desterres de Sumatra. Des îlots montagneux très escarpés, trèspittoresques dérobaient aux passagers la vue de la grande île.

Le lendemain, à quatre heures du matin, le Rangoon, ayant gagnéune demi-journée sur sa traversée réglementaire, relâchait àSingapore, afin d’y renouveler sa provision de charbon.

Phileas Fogg inscrivit cette avance à la colonne des gains, et,cette fois, il descendit à terre, accompagnant Mrs. Aouda, quiavait manifesté le désir de se promener pendant quelquesheures.

Fix, à qui toute action de Fogg paraissait suspecte, le suivitsans se laisser apercevoir. Quant à Passepartout, qui riait inpetto à voir la manœuvre de Fix, il alla faire ses emplettesordinaires.

L’île de Singapore n’est ni grande ni imposante l’aspect. Lesmontagnes, c’est-à-dire les profils, lui manquent. Toutefois, elleest charmante dans sa maigreur. C’est un parc coupé de bellesroutes. Un joli équipage, attelé de ces chevaux élégants qui ontété importés de la Nouvelle-Hollande, transporta Mrs. Aouda etPhileas Fogg au milieu des massifs de palmiers à l’éclatantfeuillage, et de girofliers dont les clous sont formés du boutonmême de la fleur entrouverte. Là, les buissons de poivriersremplaçaient les haies épineuses des campagnes européennes ;des sagoutiers, de grandes fougères avec leur ramure superbe,variaient l’aspect de cette région tropicale ; des muscadiersau feuillage verni saturaient l’air d’un parfum pénétrant. Lessinges, bandes alertes et grimaçantes, ne manquaient pas dans lesbois, ni peut-être les tigres dans les jungles. À qui s’étonneraitd’apprendre que dans cette île, si petite relativement, cesterribles carnassiers ne fussent pas détruits jusqu’au dernier, onrépondra qu’ils viennent de Malacca, en traversant le détroit à lanage.

Après avoir parcouru la campagne pendant deux heures, Mrs. Aoudaet son compagnon — qui regardait un peu sans voir — rentrèrent dansla ville, vaste agglomération de maisons lourdes et écrasées,qu’entourent de charmants jardins où poussent des mangoustes, desananas et tous les meilleurs fruits du monde.

À dix heures, ils revenaient au paquebot, après avoir étésuivis, sans s’en douter, par l’inspecteur, qui avait dû lui aussise mettre en frais d’équipage.

Passepartout les attendait sur le pont du Rangoon. Le bravegarçon avait acheté quelques douzaines de mangoustes, grosses commedes pommes moyennes, d’un brun foncé au-dehors, d’un rouge éclatantau-dedans, et dont le fruit blanc, en fondant entre les lèvres,procure aux vrais gourmets une jouissance sans pareille.Passepartout fut trop heureux de les offrir à Mrs. Aouda, qui leremercia avec beaucoup de grâce.

À onze heures, le Rangoon, ayant son plein de charbon, larguaitses amarres, et, quelques heures plus tard, les passagers perdaientde vue ces hautes montagnes de Malacca, dont les forêts abritentles plus beaux tigres de la terre.

Treize cents milles environ séparent Singapore de l’île deHong-Kong, petit territoire anglais détaché de la côte chinoise.Phileas Fogg avait intérêt à les franchir en six jours au plus,afin de prendre à Hong-Kong le bateau qui devait partir le 6novembre pour Yokohama, l’un des principaux ports du Japon.

Le Rangoon était fort chargé. De nombreux passagers s’étaientembarqués à Singapore, des Indous, des Ceylandais, des Chinois, desMalais, des Portugais, qui, pour la plupart, occupaient lessecondes places.

Le temps, assez beau jusqu’alors, changea avec le dernierquartier de la lune. Il y eut grosse mer. Le vent soufflaquelquefois en grande brise, mais très heureusement de la partie dusud-est, ce qui favorisait la marche du steamer. Quand il étaitmaniable, le capitaine faisait établir la voilure. Le Rangoon, grééen brick, navigua souvent avec ses deux huniers et sa misaine, etsa rapidité s’accrut sous la double action de la vapeur et du vent.C’est ainsi que l’on prolongea, sur une lame courte et parfois trèsfatigante, les côtes d’Annam et de Cochinchine.

Mais la faute en était plutôt au Rangoon qu’à la mer, et c’est àce paquebot que les passagers, dont la plupart furent malades,durent s’en prendre de cette fatigue.

En effet, les navires de la Compagnie péninsulaire, qui font leservice des mers de Chine, ont un sérieux défaut de construction.Le rapport de leur tirant d’eau en charge avec leur creux a été malcalculé, et, par suite, ils n’offrent qu’une faible résistance à lamer. Leur volume, clos, impénétrable à l’eau, est insuffisant. Ilssont « noyés », pour employer l’expression maritime, et, enconséquence de cette disposition, il ne faut que quelques paquetsde mer, jetés à bord, pour modifier leur allure. Ces navires sontdonc très inférieurs — sinon par le moteur et l’appareilévaporatoire, du moins par la construction, — aux types desMessageries françaises, tels que l’Impératrice et le Cambodge.Tandis que, suivant les calculs des ingénieurs, ceux-ci peuventembarquer un poids d’eau égal à leur propre poids avant de sombrer,les bateaux de la Compagnie péninsulaire, le Golgonda, le Corea, etenfin le Rangoon, ne pourraient pas embarquer le sixième de leurpoids sans couler par le fond.

Donc, par le mauvais temps, il convenait de prendre de grandesprécautions. Il fallait quelquefois mettre à la cape sous petitevapeur. C’était une perte de temps qui ne paraissait affecterPhileas Fogg en aucune façon, mais dont Passepartout se montraitextrêmement irrité. Il accusait alors le capitaine, le mécanicien,la Compagnie, et envoyait au diable tous ceux qui se mêlent detransporter des voyageurs. Peut-être aussi la pensée de ce bec degaz qui continuait de brûler à son compte dans la maison deSaville-row entrait-elle pour beaucoup dans son impatience.

« Mais vous êtes donc bien pressé d’arriver à Hong-Kong ?lui demanda un jour le détective.

— Très pressé! répondit Passepartout.

— Vous pensez que Mr. Fogg a hâte de prendre le paquebot deYokohama ?

— Une hâte effroyable.

— Vous croyez donc maintenant à ce singulier voyage autour dumonde ?

— Absolument. Et vous, monsieur Fix ?

— Moi ? je n’y crois pas !

— Farceur ! » répondit Passepartout en clignant del’œil.

Ce mot laissa l’agent rêveur. Ce qualificatif l’inquiéta, sansqu’il sût trop pourquoi. Le Français l’avait-il deviné ? Il nesavait trop que penser. Mais sa qualité de détective, dont seul ilavait le secret, comment Passepartout aurait-il pu lareconnaître ? Et cependant, en lui parlant ainsi, Passepartoutavait certainement eu une arrière-pensée.

Il arriva même que le brave garçon alla plus loin, un autrejour, mais c’était plus fort que lui. Il ne pouvait tenir salangue.

« Voyons, monsieur Fix, demanda-t-il à son compagnon d’un tonmalicieux, est-ce que, une fois arrivés à Hong-Kong, nous aurons lemalheur de vous y laisser ?

— Mais, répondit Fix assez embarrassé, je ne sais !…Peut-être que…

— Ah ! dit Passepartout, si vous nous accompagniez, ceserait un bonheur pour moi ! Voyons ! un agent de laCompagnie péninsulaire ne saurait s’arrêter en route ! Vousn’alliez qu’à Bombay, et vous voici bientôt en Chine !L’Amérique n’est pas loin, et de l’Amérique à l’Europe il n’y aqu’un pas ! »

Fix regardait attentivement son interlocuteur, qui lui montraitla figure la plus aimable du monde, et il prit le parti de rireavec lui. Mais celui-ci, qui était en veine, lui demanda si « çalui rapportait beaucoup, ce métier-là ? »

« Oui et non, répondit Fix sans sourciller. Il y a de bonnes etde mauvaises affaires. Mais vous comprenez bien que je ne voyagepas à mes frais !

— Oh ! pour cela, j’en suis sûr ! » s’écriaPassepartout, riant de plus belle.

La conversation finie, Fix rentra dans sa cabine et se mit àréfléchir. Il était évidemment deviné. D’une façon ou d’une autre,le Français avait reconnu sa qualité de détective. Mais avait-ilprévenu son maître ? Quel rôle jouait-il dans tout ceci ?Était-il complice ou non ? L’affaire était-elle éventée, etpar conséquent manquée ? L’agent passa là quelques heuresdifficiles, tantôt croyant tout perdu, tantôt espérant que Foggignorait la situation, enfin ne sachant quel parti prendre.

Cependant le calme se rétablit dans son cerveau, et il résolutd’agir franchement avec Passepartout. S’il ne se trouvait pas dansles conditions voulues pour arrêter Fogg à Hong-Kong, et si Fogg sepréparait à quitter définitivement cette fois le territoireanglais, lui, Fix, dirait tout à Passepartout. Ou le domestiqueétait le complice de son maître — et celui-ci savait tout, et dansce cas l’affaire était définitivement compromise — ou le domestiquen’était pour rien dans le vol, et alors son intérêt seraitd’abandonner le voleur.

Telle était donc la situation respective de ces deux hommes, etau-dessus d’eux Phileas Fogg planait dans sa majestueuseindifférence. Il accomplissait rationnellement son orbite autour dumonde, sans s’inquiéter des astéroïdes qui gravitaient autour delui.

Et cependant, dans le voisinage, il y avait — suivantl’expression des astronomes — un astre troublant qui aurait dûproduire certaines perturbations sur le cœur de ce gentleman. Maisnon ! Le charme de Mrs. Aouda n’agissait point, à la grandesurprise de Passepartout, et les perturbations, si ellesexistaient, eussent été plus difficiles à calculer que cellesd’Uranus qui l’ont amené la découverte de Neptune.

Oui ! c’était un étonnement de tous les jours pourPassepartout, qui lisait tant de reconnaissance envers son maîtredans les yeux de la jeune femme ! Décidément Phileas Foggn’avait de cœur que ce qu’il en fallait pour se conduirehéroïquement, mais amoureusement, non ! Quant auxpréoccupations que les chances de ce voyage pouvaient faire naîtreen lui, il n’y en avait pas trace. Mais Passepartout, lui, vivaitdans des transes continuelles. Un jour, appuyé sur la rambarde del’« engine-room », il regardait la puissante machine quis’emportait parfois, quand dans un violent mouvement de tangage,l’hélice s’affolait hors des flots. La vapeur fusait alors par lessoupapes, ce qui provoqua la colère du digne garçon.

« Elles ne sont pas assez chargées, ces soupapes !s’écria-t-il. On ne marche pas ! Voilà bien ces Anglais !Ah ! si c’était un navire américain, on sauterait peut-être,mais on irait plus vite ! »

Chapitre 18

 

DANS LEQUEL PHILEAS FOGG, PASSEPARTOUT, FIX, CHACUN DESON CÔTÉ, VA À SES AFFAIRES

Pendant les derniers jours de la traversée, le temps fut assezmauvais. Le vent devint très fort. Fixé dans la partie dunord-ouest, il contraria la marche du paquebot. Le Rangoon, tropinstable, roula considérablement, et les passagers furent en droitde garder rancune à ces longues lames affadissantes que le ventsoulevait du large.

Pendant les journées du 3 et du 4 novembre, ce fut une sorte detempête. La bourrasque battit la mer avec véhémence. Le Rangoon dutmettre à la cape pendant un demi-jour, se maintenant avec dix toursd’hélice seulement, de manière à biaiser avec les lames. Toutes lesvoiles avaient été serrées, et c’était encore trop de ces agrès quisifflaient au milieu des rafales.

La vitesse du paquebot, on le conçoit, fut notablement diminuée,et l’on put estimer qu’il arriverait à Hong-Kong avec vingt heuresde retard sur l’heure réglementaire, et plus même, si la tempête necessait pas.

Phileas Fogg assistait à ce spectacle d’une mer furieuse, quisemblait lutter directement contre lui, avec son habituelleimpassibilité. Son front ne s’assombrit pas un instant, et,cependant, un retard de vingt heures pouvait compromettre sonvoyage en lui faisant manquer le départ du paquebot de Yokohama.Mais cet homme sans nerfs ne ressentait ni impatience ni ennui. Ilsemblait vraiment que cette tempête rentrât dans son programme,qu’elle fût prévue. Mrs. Aouda, qui s’entretint avec son compagnonde ce contretemps, le trouva aussi calme que par le passé.

Fix, lui, ne voyait pas ces choses du même œil. Bien aucontraire. Cette tempête lui plaisait. Sa satisfaction aurait mêmeété sans bornes, si le Rangoon eût été obligé de fuir devant latourmente. Tous ces retards lui allaient, car ils obligeraient lesieur Fogg à rester quelques jours à Hong-Kong. Enfin, le ciel,avec ses rafales et ses bourrasques, entrait dans son jeu. Il étaitbien un peu malade, mais qu’importe ! Il ne comptait pas sesnausées, et, quand son corps se tordait sous le mal de mer, sonesprit s’ébaudissait d’une immense satisfaction.

Quant à Passepartout, on devine dans quelle colère peudissimulée il passa ce temps d’épreuve. Jusqu’alors tout avait sibien marché ! La terre et l’eau semblaient être à la dévotionde son maître. Steamers et railways lui obéissaient. Le vent et lavapeur s’unissaient pour favoriser son voyage. L’heure desmécomptes avait-elle donc enfin sonné ? Passepartout, comme siles vingt mille livres du pari eussent dû sortir de sa bourse, nevivait plus. Cette tempête l’exaspérait, cette rafale le mettait enfureur, et il eût volontiers fouetté cette mer désobéissante !Pauvre garçon ! Fix lui cacha soigneusement sa satisfactionpersonnelle, et il fit bien, car si Passepartout eût deviné lesecret contentement de Fix, Fix eût passé un mauvais quartd’heure.

Passepartout, pendant toute la durée de la bourrasque, demeurasur le pont du Rangoon. Il n’aurait pu rester en bas ; ilgrimpait dans la mâture ; il étonnait l’équipage et aidait àtout avec une adresse de singe. Cent fois il interrogea lecapitaine, les officiers, les matelots, qui ne pouvaient s’empêcherde rire en voyant un garçon si décontenancé. Passepartout voulaitabsolument savoir combien de temps durerait la tempête. On lerenvoyait alors au baromètre, qui ne se décidait pas à remonter.Passepartout secouait le baromètre, mais rien n’y faisait, ni lessecousses, ni les injures dont il accablait l’irresponsableinstrument.

Enfin la tourmente s’apaisa. L’état de la mer se modifia dans lajournée du 4 novembre. Le vent sauta de deux quarts dans le sud etredevint favorable.

Passepartout se rasséréna avec le temps. Les huniers et lesbasses voiles purent être établis, et le Rangoon reprit sa routeavec une merveilleuse vitesse.

Mais on ne pouvait regagner tout le temps perdu. Il fallait bienen prendre son parti, et la terre ne fut signalée que le 6, à cinqheures du matin. L’itinéraire de Phileas Fogg portait l’arrivée dupaquebot au 5. Or, il n’arrivait que le 6. C’était doncvingt-quatre heures de retard, et le départ pour Yokohama seraitnécessairement manqué.

À six heures, le pilote monta à bord du Rangoon et prit placesur la passerelle, afin de diriger le navire à travers les passesjusqu’au port de Hong-Kong.

Passepartout mourait du désir d’interroger cet homme, de luidemander si le paquebot de Yokohama avait quitté Hong-Kong. Mais iln’osait pas, aimant mieux conserver un peu d’espoir jusqu’audernier instant. Il avait confié ses inquiétudes à Fix, qui — lefin renard — essayait de le consoler, en lui disant que Mr. Fogg enserait quitte pour prendre le prochain paquebot. Ce qui mettaitPassepartout dans une colère bleue.

Mais si Passepartout ne se hasarda pas à interroger le pilote,Mr. Fogg, après avoir consulté son Bradshaw, demanda de son airtranquille audit pilote s’il savait quand il partirait un bateau deHong-Kong pour Yokohama.

« Demain, à la marée du matin, répondit le pilote.

— Ah ! » fit Mr. Fogg, sans manifester aucunétonnement.

Passepartout, qui était présent, eût volontiers embrassé lepilote, auquel Fix aurait voulu tordre le cou.

« Quel est le nom de ce steamer ? demanda Mr. Fogg.

— Le Carnatic, répondit le pilote.

— N’était-ce pas hier qu’il devait partir ?

— Oui, monsieur, mais on a dû réparer une de ses chaudières, etson départ a été remis à demain.

— Je vous remercie », répondit Mr. Fogg, qui de son pasautomatique redescendit dans le salon du Rangoon.

Quant à Passepartout, il saisit la main du pilote et l’étreignitvigoureusement en disant :

« Vous, pilote, vous êtes un brave homme ! »

Le pilote ne sut jamais, sans doute, pourquoi ses réponses luivalurent cette amicale expansion. À un coup de sifflet, il remontasur la passerelle et dirigea le paquebot au milieu de cetteflottille de jonques, de tankas, de bateaux-pêcheurs, de navires detoutes sortes, qui encombraient les pertuis de Hong-Kong.

À une heure, le Rangoon était à quai, et les passagersdébarquaient.

En cette circonstance, le hasard avait singulièrement serviPhileas Fogg, il faut en convenir. Sans cette nécessité de réparerses chaudières, le Carnatic fût parti à la date du 5 novembre, etles voyageurs pour le Japon auraient dû attendre pendant huit joursle départ du paquebot suivant. Mr. Fogg, il est vrai, était enretard de vingt-quatre heures, mais ce retard ne pouvait avoir deconséquences fâcheuses pour le reste du voyage.

En effet, le steamer qui fait de Yokohama à San Francisco latraversée du Pacifique était en correspondance directe avec lepaquebot de Hong-Kong, et il ne pouvait partir avant que celui-cifût arrivé. Évidemment il y aurait vingt-quatre heures de retard àYokohama, mais, pendant les vingt-deux jours que dure la traverséedu Pacifique, il serait facile de les regagner. Phileas Fogg setrouvait donc, à vingt-quatre heures près, dans les conditions deson programme, trente-cinq jours après avoir quitté Londres.

Le Carnatic ne devant partir que le lendemain matin à cinqheures, Mr. Fogg avait devant lui seize heures pour s’occuper deses affaires, c’est-à-dire de celles qui concernaient Mrs. Aouda.Au débarqué du bateau, il offrit son bras à la jeune femme et laconduisit vers un palanquin. Il demanda aux porteurs de luiindiquer un hôtel, et ceux-ci lui désignèrent l’Hôtel du Club. Lepalanquin se mit en route, suivi de Passepartout, et vingt minutesaprès il arrivait à destination.

Un appartement fut retenu pour la jeune femme et Phileas Foggveilla à ce qu’elle ne manquât de rien. Puis il dit à Mrs. Aoudaqu’il allait immédiatement se mettre à la recherche de ce parentaux soins duquel il devait la laisser à Hong-Kong. En même temps ildonnait à Passepartout l’ordre de demeurer à l’hôtel jusqu’à sonretour, afin que la jeune femme n’y restât pas seule.

Le gentleman se fit conduire à la Bourse. Là, on connaîtraitimmanquablement un personnage tel que l’honorable Jejeeh, quicomptait parmi les plus riches commerçants de la ville.

Le courtier auquel s’adressa Mr. Fogg connaissait en effet lenégociant parsi. Mais, depuis deux ans, celui-ci n’habitait plus laChine. Sa fortune faite, il s’était établi en Europe — en Hollande,croyait-on —, ce qui s’expliquait par suite de nombreuses relationsqu’il avait eues avec ce pays pendant son existencecommerciale.

Phileas Fogg revint à l’Hôtel du Club. Aussitôt il fit demanderà Mrs. Aouda la permission de se présenter devant elle, et, sansautre préambule, il lui apprit que l’honorable Jejeeh ne résidaitplus à Hong-Kong, et qu’il habitait vraisemblablement laHollande.

À cela, Mrs. Aouda ne répondit rien d’abord. Elle passa sa mainsur son front, et resta quelques instants à réfléchir. Puis, de sadouce voix :

« Que dois-je faire, monsieur Fogg ? dit-elle.

— C’est très simple, répondit le gentleman. Revenir enEurope.

— Mais je ne puis abuser…

— Vous n’abusez pas, et votre présence ne gêne en rien monprogramme… Passepartout ?

— Monsieur ? répondit Passepartout.

— Allez au Carnatic, et retenez trois cabines. »

Passepartout, enchanté de continuer son voyage dans la compagniede la jeune femme, qui était fort gracieuse pour lui, quittaaussitôt l’Hôtel du Club.

Chapitre 19

 

OÙ PASSEPARTOUT PREND UN TROP VIF INTÉRÊT À SON MAÎTRE,ET CE QUI S’ENSUIT

Hong-Kong n’est qu’un îlot, dont le traité de Nanking, après laguerre de 1842, assura la possession à l’Angleterre. En quelquesannées, le génie colonisateur de la Grande-Bretagne y avait fondéune ville importante et créé un port, le port Victoria. Cette îleest située à l’embouchure de la rivière de Canton, et soixantemilles seulement la séparent de la cité portugaise de Macao, bâtiesur l’autre rive. Hong-Kong devait nécessairement vaincre Macaodans une lutte commerciale, et maintenant la plus grande partie dutransit chinois s’opère par la ville anglaise. Des docks, deshôpitaux, des wharfs, des entrepôts, une cathédrale gothique, un «government-house », des rues macadamisées, tout ferait croirequ’une des cités commerçantes des comtés de Kent ou de Surrey,traversant le sphéroïde terrestre, est venue ressortir en ce pointde la Chine, presque à ses antipodes.

Passepartout, les mains dans les poches, se rendit donc vers leport Victoria, regardant les palanquins, les brouettes à voile,encore en faveur dans le Céleste Empire, et toute cette foule deChinois, de Japonais et d’Européens, qui se pressait dans les rues.À peu de choses près, c’était encore Bombay, Calcutta ou Singapore,que le digne garçon retrouvait sur son parcours. Il y a ainsi commeune traînée de villes anglaises tout autour du monde.

Passepartout arriva au port Victoria. Là, à l’embouchure de larivière de Canton, c’était un fourmillement de navires de toutesnations, des anglais, des français, des américains, des hollandais,bâtiments de guerre et de commerce, des embarcations japonaises ouchinoises, des jonques, des sempans, des tankas, et même desbateaux-fleurs qui formaient autant de parterres flottants sur leseaux. En se promenant, Passepartout remarqua un certain nombred’indigènes vêtus de jaune, tous très avancés en âge. Étant entréchez un barbier chinois pour se faire raser « à la chinoise », ilapprit par le Figaro de l’endroit, qui parlait un assez bonanglais, que ces vieillards avaient tous quatre-vingts ans aumoins, et qu’à cet âge ils avaient le privilège de porter lacouleur jaune, qui est la couleur impériale. Passepartout trouvacela fort drôle, sans trop savoir pourquoi.

Sa barbe faite, il se rendit au quai d’embarquement du Carnatic,et là il aperçut Fix qui se promenait de long en large, ce dont ilne fut point étonné. Mais l’inspecteur de police laissait voir surson visage les marques d’un vif désappointement.

« Bon ! se dit Passepartout, cela va mal pour les gentlemendu Reform-Club ! »

Et il accosta Fix avec son joyeux sourire, sans vouloirremarquer l’air vexé de son compagnon.

Or, l’agent avait de bonnes raisons pour pester contrel’infernale chance qui le poursuivait. Pas de mandat ! Ilétait évident que le mandat courait après lui, et ne pourraitl’atteindre que s’il séjournait quelques jours en cette ville. Or,Hong-Kong étant la dernière terre anglaise du parcours, le sieurFogg allait lui échapper définitivement, s’il ne parvenait pas àl’y retenir.

« Eh bien, monsieur Fix, êtes-vous décidé à venir avec nousjusqu’en Amérique ? demanda Passepartout.

— Oui, répondit Fix les dents serrées.

— Allons donc ! s’écria Passepartout en faisant entendre unretentissant éclat de rire ! Je savais bien que vous nepourriez pas vous séparer de nous. Venez retenir votre place,venez ! »

Et tous deux entrèrent au bureau des transports maritimes etarrêtèrent des cabines pour quatre personnes. Mais l’employé leurfit observer que les réparations du Carnatic étant terminées, lepaquebot partirait le soir même à huit heures, et non le lendemainmatin, comme il avait été annoncé.

« Très bien ! répondit Passepartout, cela arrangera monmaître. Je vais le prévenir. »

À ce moment, Fix prit un parti extrême. Il résolut de tout direà Passepartout. C’était le seul moyen peut-être qu’il eût deretenir Phileas Fogg pendant quelques jours à Hong-Kong.

En quittant le bureau, Fix offrit à son compagnon de serafraîchir dans une taverne. Passepartout avait le temps. Ilaccepta l’invitation de Fix.

Une taverne s’ouvrait sur le quai. Elle avait un aspectengageant. Tous deux y entrèrent. C’était une vaste salle biendécorée, au fond de laquelle s’étendait un lit de camp, garni decoussins. Sur ce lit étaient rangés un certain nombre dedormeurs.

Une trentaine de consommateurs occupaient dans la grande sallede petites tables en jonc tressé. Quelques uns vidaient des pintesde bière anglaise, ale ou porter, d’autres, des brocs de liqueursalcooliques, gin ou brandy. En outre, la plupart fumaient delongues pipes de terre rouge, bourrées de petites boulettes d’opiummélangé d’essence de rose. Puis, de temps en temps, quelque fumeurénervé glissait sous la table, et les garçons de l’établissement,le prenant par les pieds et par la tête, le portaient sur le lit decamp près d’un confrère. Une vingtaine de ces ivrognes étaientainsi rangés côte à côte, dans le dernier degréd’abrutissement.

Fix et Passepartout comprirent qu’ils étaient entrés dans unetabagie hantée de ces misérables, hébétés, amaigris, idiots,auxquels la mercantile Angleterre vend annuellement pour deux centsoixante millions de francs de cette funeste drogue qui s’appellel’opium ! Tristes millions que ceux-là, prélevés sur un desplus funestes vices de la nature humaine.

Le gouvernement chinois a bien essayé de remédier à un tel abuspar des lois sévères, mais en vain. De la classe riche, à laquellel’usage de l’opium était d’abord formellement réservé, cet usagedescendit jusqu’aux classes inférieures, et les ravages ne purentplus être arrêtés. On fume l’opium partout et toujours dansl’empire du Milieu. Hommes et femmes s’adonnent à cette passiondéplorable, et lorsqu’ils sont accoutumés à cette inhalation, ilsne peuvent plus s’en passer, à moins d’éprouver d’horriblescontractions de l’estomac. Un grand fumeur peut fumer jusqu’à huitpipes par jour mais il meurt en cinq ans.

Or, c’était dans une des nombreuses tabagies de ce genre, quipullulent, même à Hong-Kong, que Fix et Passepartout étaient entrésavec l’intention de se rafraîchir. Passepartout n’avait pasd’argent, mais il accepta volontiers la « politesse » de soncompagnon, quitte à la lui rendre en temps et lieu.

On demanda deux bouteilles de porto, auxquelles le Français fitlargement honneur, tandis que Fix, plus réservé, observait soncompagnon avec une extrême attention. On causa de choses etd’autres, et surtout de cette excellente idée qu’avait eue Fix deprendre passage sur le Carnatic. Et à propos de ce steamer, dont ledépart se trouvait avancé de quelques heures, Passepartout, lesbouteilles étant vides, se leva, afin d’aller prévenir sonmaître.

Fix le retint.

« Un instant, dit-il.

— Que voulez-vous, monsieur Fix ?

— J’ai à vous parler de choses sérieuses.

— De choses sérieuses ! s’écria Passepartout en vidantquelques gouttes de vin restées au fond au son verre. Eh bien, nousen parlerons demain. Je n’ai pas le temps aujourd’hui.

— Restez, répondit Fix. Il s’agit de votre maître ! »

Passepartout, à ce mot, regarda attentivement soninterlocuteur.

L’expression du visage de Fix lui parut singulière. Il serassit.

« Qu’est-ce donc que vous avez à me dire » demanda-t-il.

Fix appuya sa main sur le bras de son compagnon et, baissant lavoix :

« Vous avez deviné qui j’étais ? lui demanda-t-il.

— Parbleu ! dit Passepartout en souriant.

— Alors je vais tout vous avouer…

— Maintenant que je sais tout, mon compère ! Ah !voilà qui n’est pas fort ! Enfin, allez toujours. Maisauparavant, laissez-moi vous dire que ces gentlemen se sont mis enfrais bien inutilement !

— Inutilement ! dit Fix. Vous en parlez à votre aise !On voit bien que vous ne connaissez pas l’importance de lasomme !

— Mais si, je la connais, répondit Passepartout. Vingt millelivres !

— Cinquante-cinq mille ! reprit Fix, en serrant la main duFrançais.

— Quoi ! s’écria Passepartout, Mr. Fogg aurait osé !…Cinquante-cinq mille livres !… Eh bien ! raison de pluspour ne pas perdre un instant, ajouta-t-il en se levant denouveau.

— Cinquante-cinq mille livres ! reprit Fix, qui forçaPassepartout à se rasseoir, après avoir fait apporter un flacon debrandy, — et si je réussis, je gagne une prime de deux millelivres. En voulez-vous cinq cents (12,500 fr.) à la condition dem’aider ?

— Vous aider ? s’écria Passepartout, dont les yeux étaientdémesurément ouverts.

— Oui, m’aider à retenir le sieur Fogg pendant quelques jours àHong-Kong !

— Hein ! fit Passepartout, que dites-vous là ?Comment ! non content de faire suivre mon maître, de suspectersa loyauté, ces gentlemen veulent encore lui susciter desobstacles ! J’en suis honteux pour eux !

— Ah çà ! que voulez-vous dire ? demanda Fix.

— Je veux dire que c’est de la pure indélicatesse. Autantdépouiller Mr. Fogg, et lui prendre l’argent dans lapoche !

— Eh ! c’est bien à cela que nous comptonsarriver !

— Mais c’est un guet-apens ! s’écria Passepartout, — quis’animait alors sous l’influence du brandy que lui servait Fix, etqu’il buvait sans s’en apercevoir, — un guet-apens véritable !Des gentlemen ! des collègues ! »

Fix commençait à ne plus comprendre.

« Des collègues ! s’écria Passepartout, des membres duReform-Club ! Sachez, monsieur Fix, que mon maître est unhonnête homme, et que, quand il a fait un pari, c’est loyalementqu’il prétend le gagner.

— Mais qui croyez-vous donc que je sois ? demanda Fix, enfixant son regard sur Passepartout.

— Parbleu ! un agent des membres du Reform-Club, qui amission de contrôler l’itinéraire de mon maître, ce qui estsingulièrement humiliant ! Aussi, bien que, depuis quelquetemps déjà, j’aie deviné votre qualité, je me suis bien gardé de larévéler à Mr. Fogg !

— Il ne sait rien ?… demanda vivement Fix.

— Rien », répondit Passepartout en vidant encore une fois sonverre.

L’inspecteur de police passa sa main sur son front. Il hésitaitavant de reprendre la parole. Que devait-il faire ? L’erreurde Passepartout semblait sincère, mais elle rendait son projet plusdifficile. Il était évident que ce garçon parlait avec une absoluebonne foi, et qu’il n’était point le complice de son maître, — ceque Fix aurait pu craindre.

« Eh bien, se dit-il, puisqu’il n’est pas son complice, ilm’aidera. »

Le détective avait une seconde fois pris son parti. D’ailleurs,il n’avait plus le temps d’attendre. À tout prix, il fallaitarrêter Fogg à Hong-Kong.

« Ecoutez, dit Fix d’une voix brève, écoutez-moi bien. Je nesuis pas ce que vous croyez, c’est-à-dire un agent des membres duReform-Club…

— Bah ! dit Passepartout en le regardant d’un airgoguenard.

— Je suis un inspecteur de police, chargé d’une mission parl’administration métropolitaine…

— Vous… inspecteur de police !…

— Oui, et je le prouve, reprit Fix. Voici ma commission. »

Et l’agent, tirant un papier de son portefeuille, montra à soncompagnon une commission signée du directeur de la police centrale.Passepartout, abasourdi, regardait Fix, sans pouvoir articuler uneparole.

« Le pari du sieur Fogg, reprit Fix, n’est qu’un prétexte dontvous êtes dupes, vous et ses collègues du Reform-Club, car il avaitintérêt à s’assurer votre inconsciente complicité.

— Mais pourquoi ?… s’écria Passepartout.

— Ecoutez. Le 28 septembre dernier, un vol de cinquante-cinqmille livres a été commis à la Banque d’Angleterre par un individudont le signalement a pu être relevé. Or, voici ce signalement, etc’est trait pour trait celui du sieur Fogg.

— Allons donc ! s’écria Passepartout en frappant la tablede son robuste poing. Mon maître est le plus honnête homme dumonde !

— Qu’en savez-vous ? répondit Fix. Vous ne le connaissezmême pas ! Vous êtes entré à son service le jour de sondépart, et il est parti précipitamment sous un prétexte insensé,sans malles, emportant une grosse somme en bank-notes ! Etvous osez soutenir que c’est un honnête homme !

— Oui ! oui ! répétait machinalement le pauvregarçon.

— Voulez-vous donc être arrêté comme son complice ? »

Passepartout avait pris sa tête à deux mains. Il n’était plusreconnaissable. Il n’osait regarder l’inspecteur de police. PhileasFogg un voleur, lui, le sauveur d’Aouda, l’homme généreux etbrave ! Et pourtant que de présomptions relevées contrelui ! Passepartout essayait de repousser les soupçons qui seglissaient dans son esprit. Il ne voulait pas croire à laculpabilité de son maître.

« Enfin, que voulez-vous de moi ? dit-il à l’agent depolice, en se contenant par un suprême effort.

— Voici, répondit Fix. J’ai filé le sieur Fogg jusqu’ici, maisje n’ai pas encore reçu le mandat d’arrestation, que j’ai demandé àLondres. Il faut donc que vous m’aidiez à retenir à Hong-Kong…

— Moi ! que je…

— Et je partage avec vous la prime de deux mille livres promisepar la Banque d’Angleterre !

— Jamais ! » répondit Passepartout, qui voulut se lever etretomba, sentant sa raison et ses forces lui échapper à lafois.

« Monsieur Fix, dit-il en balbutiant, quand bien même tout ceque vous m’avez dit serait vrai… quand mon maître serait le voleurque vous cherchez… ce que je nie… j’ai été… je suis à son service…je l’ai vu bon et généreux… Le trahir… jamais… non, pour tout l’ordu monde… Je suis d’un village où l’on ne mange pas de cepain-là!…

— Vous refusez ?

— Je refuse.

— Mettons que je n’ai rien dit, répondit Fix, et buvons.

— Oui, buvons ! »

Passepartout se sentait de plus en plus envahir par l’ivresse.Fix, comprenant qu’il fallait à tout prix le séparer de son maître,voulut l’achever. Sur la table se trouvaient quelques pipeschargées d’opium. Fix en glissa une dans la main de Passepartout,qui la prit, la porta à ses lèvres, l’alluma, respira quelquesbouffées, et retomba, la tête alourdie sous l’influence dunarcotique.

« Enfin, dit Fix en voyant Passepartout anéanti, le sieur Foggne sera pas prévenu à temps du départ du Carnatic, et s’il part, dumoins partira-t-il sans ce maudit Français ! »

Puis il sortit, après avoir payé la dépense.

Chapitre 20

 

DANS LEQUEL FIX ENTRE DIRECTEMENT EN RELATION AVECPHILEAS FOGG

Pendant cette scène qui allait peut-être compromettre sigravement son avenir, Mr. Fogg, accompagnant Mrs. Aouda, sepromenait dans les rues de la ville anglaise. Depuis que Mrs. Aoudaavait accepté son offre de la conduire jusqu’en Europe, il avait dûsonger à tous les détails que comporte un aussi long voyage. Qu’unAnglais comme lui fît le tour du monde un sac à la main, passeencore ; mais une femme ne pouvait entreprendre une pareilletraversée dans ces conditions. De là, nécessité d’acheter lesvêtements et objets nécessaires au voyage. Mr. Fogg s’acquitta desa tâche avec le calme qui le caractérisait, et à toutes lesexcuses ou objections de la jeune veuve, confuse de tant decomplaisance :

« C’est dans l’intérêt de mon voyage, c’est dans mon programme», répondait-il invariablement.

Les acquisitions faites, Mr. Fogg et la jeune femme rentrèrent àl’hôtel et dînèrent à la table d’hôte, qui était somptueusementservie. Puis Mrs. Aouda, un peu fatiguée, remonta dans sonappartement, après avoir « à l’anglaise » serré la main de sonimperturbable sauveur.

L’honorable gentleman, lui, s’absorba pendant toute la soiréedans la lecture du Times et de l’Illustrated London News.

S’il avait été homme à s’étonner de quelque chose, c’eût été dene point voir apparaître son domestique à l’heure du coucher. Mais,sachant que le paquebot de Yokohama ne devait pas quitter Hong-Kongavant le lendemain matin, il ne s’en préoccupa pas autrement. Lelendemain, Passepartout ne vint point au coup de sonnette de Mr.Fogg.

Ce que pensa l’honorable gentleman en apprenant que sondomestique n’était pas rentré à l’hôtel nul n’aurait pu le dire.Mr. Fogg se contenta de prendre son sac, fit prévenir Mrs. Aouda,et envoya chercher un palanquin.

Il était alors huit heures, et la pleine mer, dont le Carnaticdevait profiter pour sortir des passes, était indiquée pour neufheures et demie.

Lorsque le palanquin fut arrivé à la porte de l’hôtel, Mr. Fogget Mrs. Aouda montèrent dans ce confortable véhicule, et lesbagages suivirent derrière sur une brouette.

Une demi-heure plus tard, les voyageurs descendaient sur le quaid’embarquement, et là Mr. Fogg apprenait que le Carnatic étaitparti depuis la veille.

Mr. Fogg, qui comptait trouver, à la fois, et le paquebot et sondomestique, en était réduit à se passer de l’un et de l’autre. Maisaucune marque de désappointement ne parut sur son visage, et commeMrs. Aouda le regardait avec inquiétude, il se contenta de répondre:

« C’est un incident, madame, rien de plus. »

En ce moment, un personnage qui l’observait avec attentions’approcha de lui. C’était l’inspecteur Fix, qui le salua et luidit :

« N’êtes-vous pas comme moi, monsieur, un des passagers duRangoon, arrivé hier ?

— Oui, monsieur, répondit froidement Mr. Fogg, mais je n’ai pasl’honneur…

— Pardonnez-moi, mais je croyais trouver ici votredomestique.

— Savez-vous où il est, monsieur ? demanda vivement lajeune femme.

— Quoi ! répondit Fix, feignant la surprise, n’est-il pasavec vous ?

— Non, répondit Mrs. Aouda. Depuis hier, il n’a pas reparu. Seserait-il embarqué sans nous à bord du Carnatic ?

— Sans vous, madame ?… répondit l’agent. Mais, excusez maquestion, vous comptiez donc partir sur ce paquebot ?

— Oui, monsieur.

— Moi aussi, madame, et vous me voyez très désappointé. LeCarnatic, ayant terminé ses réparations, a quitté Hong-Kong douzeheures plus tôt sans prévenir personne, et maintenant il faudraattendre huit jours le prochain départ ! »

En prononçant ces mots : « huit jours », Fix sentait son cœurbondir de joie. Huit jours ! Fogg retenu huit jours àHong-Kong ! On aurait le temps de recevoir le mandat d’arrêt.Enfin, la chance se déclarait pour le représentant de la loi.

Que l’on juge donc du coup d’assommoir qu’il reçut, quand ilentendit Phileas Fogg dire de sa voix calme :

« Mais il y a d’autres navires que le Carnatic, il me semble,dans le port de Hong-Kong. »

Et Mr. Fogg, offrant son bras à Mrs. Aouda, se dirigea vers lesdocks à la recherche d’un navire en partance.

Fix, abasourdi, suivait. On eût dit qu’un fil le rattachait àcet homme.

Toutefois, la chance sembla véritablement abandonner celuiqu’elle avait si bien servi jusqu’alors. Phileas Fogg, pendanttrois heures, parcourut le port en tous sens, décidé, s’il lefallait, à fréter un bâtiment pour le transporter à Yokohama ;mais il ne vit que des navires en chargement ou en déchargement, etqui, par conséquent, ne pouvaient appareiller. Fix se reprit àespérer.

Cependant Mr. Fogg ne se déconcertait pas, et il allaitcontinuer ses recherches, dût-il pousser jusqu’à Macao, quand ilfut accosté par un marin sur l’avant-port.

« Votre Honneur cherche un bateau ? lui dit le marin en sedécouvrant.

— Vous avez un bateau prêt à partir demanda Mr. Fogg.

— Oui, Votre Honneur, un bateau-pilote n° 43, le meilleur de laflottille.

— Il marche bien ?

— Entre huit et neuf milles, au plus près. Voulez-vous levoir ?

— Oui.

— Votre Honneur sera satisfait. Il s’agit d’une promenade enmer ?

— Non. D’un voyage.

— Un voyage ?

— Vous chargez-vous de me conduire à Yokohama ? »

Le marin, à ces mots, demeura les bras ballants, les yeuxécarquillés.

« Votre Honneur veut rire ? dit-il.

— Non ! j’ai manqué le départ du Carnatic, et il faut queje sois le 14, au plus tard, à Yokohama, pour prendre le paquebotde San Francisco.

— Je le regrette, répondit le pilote, mais c’est impossible.

— Je vous offre cent livres (2,500 fr.) par jour, et une primede deux cents livres si j’arrive à temps.

— C’est sérieux ? demanda le pilote.

— Très sérieux », répondit Mr. Fogg.

Le pilote s’était retiré à l’écart. Il regardait la mer,évidemment combattu entre le désir de gagner une somme énorme et lacrainte de s’aventurer si loin. Fix était dans des transesmortelles.

Pendant ce temps, Mr. Fogg s’était retourné vers Mrs. Aouda.

« Vous n’aurez pas peur, madame ? lui demanda-t-il.

— Avec vous, non, monsieur Fogg », répondit la jeune femme.

Le pilote s’était de nouveau avancé vers le gentleman, ettournait son chapeau entre ses mains.

« Eh bien, pilote ? dit Mr. Fogg.

— Eh bien, Votre Honneur, répondit le pilote, je ne puis risquerni mes hommes, ni moi, ni vous-même, dans une si longue traverséesur un bateau de vingt tonneaux à peine, et à cette époque del’année. D’ailleurs, nous n’arriverions pas à temps, car il y aseize cent cinquante milles de Hong-Kong à Yokohama.

— Seize cents seulement, dit Mr. Fogg.

— C’est la même chose. »

Fix respira un bon coup d’air.

« Mais, ajouta le pilote, il y aurait peut-être moyen des’arranger autrement. »

Fix ne respira plus.

« Comment ? demanda Phileas Fogg.

— En allant à Nagasaki, l’extrémité sud du Japon, onze centsmilles, ou seulement à Shangaï, à huit cents milles de Hong-Kong.Dans cette dernière traversée, on ne s’éloignerait pas de la côtechinoise, ce qui serait un grand avantage, d’autant plus que lescourants y portent au nord.

— Pilote, répondit Phileas Fogg, c’est à Yokohama que je doisprendre la malle américaine, et non à Shangaï ou à Nagasaki.

— Pourquoi pas ? répondit le pilote. Le paquebot de SanFrancisco ne part pas de Yokohama. Il fait escale à Yokohama et àNagasaki, mais son port de départ est Shangaï.

— Vous êtes certain de ce vous dites ?

— Certain.

— Et quand le paquebot quitte-t-il Shangaï ?

— Le 11, à sept heures du soir. Nous avons donc quatre joursdevant nous. Quatre jours, c’est quatre-vingt-seize heures, et avecune moyenne de huit milles à l’heure, si nous sommes bien servis,si le vent tient au sud-est, si la mer est calme, nous pouvonsenlever les huit cents milles qui nous séparent de Shangaï.

— Et vous pourriez partir ?…

— Dans une heure. Le temps d’acheter des vivres etd’appareiller.

— Affaire convenue… Vous êtes le patron du bateau ?

— Oui, John Bunsby, patron de la Tankadère.

— Voulez-vous des arrhes ?

— Si cela ne désoblige pas Votre Honneur.

— Voici deux cents livres à compte… Monsieur, ajouta PhileasFogg en se retournant vers Fix, si vous voulez profiter…

— Monsieur, répondit résolument Fix, j’allais vous demandercette faveur.

— Bien. Dans une demi-heure nous serons à bord.

— Mais ce pauvre garçon… dit Mrs. Aouda, que la disparition dePassepartout préoccupait extrêmement.

— Je vais faire pour lui tout ce que je puis faire », réponditPhileas Fogg.

Et, tandis que Fix, nerveux, fiévreux, rageant, se rendait aubateau-pilote, tous deux se dirigèrent vers les bureaux de lapolice de Hong-Kong. Là, Phileas Fogg donna le signalement dePassepartout, et laissa une somme suffisante pour le rapatrier.Même formalité fut remplie chez l’agent consulaire français, et lepalanquin, après avoir touché à l’hôtel, où les bagages furentpris, ramena les voyageurs à l’avant-port.

Trois heures sonnaient. Le bateau-pilote n° 43, son équipage àbord, ses vivres embarqués, était prêt à appareiller.

C’était une charmante petite goélette de vingt tonneaux que laTankadère, bien pincée de l’avant, très dégagée dans ses façons,très allongée dans ses lignes d’eau. On eût dit un yacht de course.Ses cuivres brillants, ses ferrures galvanisées, son pont blanccomme de l’ivoire, indiquaient que le patron John Bunsbys’entendait à la tenir en bon état. Ses deux mâts s’inclinaient unpeu sur l’arrière. Elle portait brigantine, misaine, trinquette,focs, flèches, et pouvait gréer une fortune pour le vent arrière.Elle devait merveilleusement marcher, et, de fait, elle avait déjàgagné plusieurs prix dans les « matches » de bateaux-pilotes.

L’équipage de la Tankadère se composait du patron John Bunsby etde quatre hommes. C’étaient de ces hardis marins qui, par tous lestemps, s’aventurent à la recherche des navires, et connaissentadmirablement ces mers. John Bunsby, un homme de quarante-cinq ansenviron, vigoureux, noir de hâle, le regard vif, la figureénergique, bien d’aplomb, bien à son affaire, eût inspiré confianceaux plus craintifs.

Phileas Fogg et Mrs. Aouda passèrent à bord. Fix s’y trouvaitdéjà. Par le capot d’arrière de la goélette, on descendait dans unechambre carrée, dont les parois s’évidaient en forme de cadres, audessus d’un divan circulaire. Au milieu, une table éclairée par unelampe de roulis. C’était petit, mais propre.

« Je regrette de n’avoir pas mieux à vous offrir », dit Mr. Foggà Fix, qui s’inclina sans répondre.

L’inspecteur de police éprouvait comme une sorte d’humiliation àprofiter ainsi des obligeances du sieur Fogg.

« À coup sûr, pensait-il, c’est un coquin fort poli, mais c’estun coquin ! »

À trois heures dix minutes, les voiles furent hissées. Lepavillon d’Angleterre battait à la corne de la goélette. Lespassagers étaient assis sur le pont. Mr. Fogg et Mrs. Aoudajetèrent un dernier regard sur le quai, afin de voir siPassepartout n’apparaîtrait pas.

Fix n’était pas sans appréhension, car le hasard aurait puconduire en cet endroit même le malheureux garçon qu’il avait siindignement traité, et alors une explication eût éclaté, dont ledétective ne se fût pas tiré à son avantage. Mais le Français ne semontra pas, et, sans doute, l’abrutissant narcotique le tenaitencore sous son influence.

Enfin, le patron John Bunsby passa au large, et la Tankadère,prenant le vent sous sa brigantine, sa misaine et ses focs,s’élança en bondissant sur les flots.

Chapitre 21

 

OÙ LE PATRON DE LA « TANKARDÈRE » RISQUE FORT DE PERDREUNE PRIME DE DEUX CENTS LIVRES

C’était une aventureuse expédition que cette navigation de huitcents milles, sur une embarcation de vingt tonneaux, et surtout àcette époque de l’année. Elles sont généralement mauvaises, cesmers de la Chine, exposées à des coups de vent terribles,principalement pendant les équinoxes, et on était encore auxpremiers jours de novembre.

C’eût été, bien évidemment, l’avantage du pilote de conduire sespassagers jusqu’à Yokohama, puisqu’il était payé tant par jour.Mais son imprudence aurait été grande de tenter une telle traverséedans ces conditions, et c’était déjà faire acte d’audace, sinon detémérité, que de remonter jusqu’à Shangaï. Mais John Bunsby avaitconfiance en sa Tankadère, qui s’élevait à la lame comme une mauve,et peut-être n’avait-il pas tort.

Pendant les dernières heures de cette journée, la Tankadèrenavigua dans les passes capricieuses de Hong-Kong, et sous toutesles allures, au plus près ou vent arrière, elle se comportaadmirablement.

« Je n’ai pas besoin, pilote, dit Phileas Fogg au moment où lagoélette donnait en pleine mer, de vous recommander toute ladiligence possible.

— Que Votre Honneur s’en rapporte à moi, répondit John Bunsby.En fait de voiles, nous portons tout ce que le vent permet deporter. Nos flèches n’y ajouteraient rien, et ne serviraient qu’àassommer l’embarcation en nuisant à sa marche.

— C’est votre métier, et non le mien, pilote, et je me fie àvous. »

Phileas Fogg, le corps droit, les jambes écartées, d’aplombcomme un marin, regardait sans broncher la mer houleuse. La jeunefemme, assise à l’arrière, se sentait émue en contemplant cetocéan, assombri déjà par le crépuscule, qu’elle bravait sur unefrêle embarcation. Au-dessus de sa tête se déployaient les voilesblanches, qui l’emportaient dans l’espace comme de grandes ailes.La goélette, soulevée par le vent, semblait voler dans l’air.

La nuit vint. La lune entrait dans son premier quartier, et soninsuffisante lumière devait s’éteindre bientôt dans les brumes del’horizon. Des nuages chassaient de l’est et envahissaient déjà unepartie du ciel.

Le pilote avait disposé ses feux de position, — précautionindispensable à prendre dans ces mers très fréquentées auxapproches des atterrages. Les rencontres de navires n’y étaient pasrares, et, avec la vitesse dont elle était animée, la goélette sefût brisée au moindre choc.

Fix rêvait à l’avant de l’embarcation. Il se tenait à l’écart,sachant Fogg d’un naturel peu causeur. D’ailleurs, il lui répugnaitde parler à cet homme, dont il acceptait les services. Il songeaitaussi à l’avenir. Cela lui paraissait certain que le sieur Fogg nes’arrêterait pas à Yokohama, qu’il prendrait immédiatement lepaquebot de San Francisco afin d’atteindre l’Amérique, dont lavaste étendue lui assurerait l’impunité avec la sécurité. Le plande Phileas Fogg lui semblait on ne peut plus simple.

Au lieu de s’embarquer en Angleterre pour les États-Unis, commeun coquin vulgaire, ce Fogg avait fait le grand tour et traverséles trois quarts du globe, afin de gagner plus sûrement lecontinent américain, où il mangerait tranquillement le million dela Banque, après avoir dépisté la police. Mais une fois sur laterre de l’Union, que ferait Fix ? Abandonnerait-il cethomme ? Non, cent fois non ! et jusqu’à ce qu’il eûtobtenu un acte d’extradition, il ne le quitterait pas d’unesemelle. C’était son devoir, et il l’accomplirait jusqu’au bout. Entout cas, une circonstance heureuse s’était produite : Passepartoutn’était plus auprès de son maître, et surtout, après lesconfidences de Fix, il était important que le maître et leserviteur ne se revissent jamais.

Phileas Fogg, lui, n’était pas non plus sans songer à sondomestique, si singulièrement disparu. Toutes réflexions faites, ilne lui sembla pas impossible que, par suite d’un malentendu, lepauvre garçon ne se fût embarqué sur le Carnatic, au derniermoment. C’était aussi l’opinion de Mrs. Aouda, qui regrettaitprofondément cet honnête serviteur, auquel elle devait tant. Ilpouvait donc se faire qu’on le retrouvât à Yokohama, et, si leCarnatic l’y avait transporté, il serait aisé de le savoir.

Vers dix heures, la brise vint à fraîchir. Peut-être eût-il étéprudent de prendre un ris, mais le pilote, après avoirsoigneusement observé l’état du ciel, laissa la voilure tellequ’elle était établie. D’ailleurs, la Tankadère portaitadmirablement la toile, ayant un grand tirant d’eau, et tout étaitparé à amener rapidement, en cas de grain.

À minuit, Phileas Fogg et Mrs. Aouda descendirent dans lacabine. Fix les y avait précédés, et s’était étendu sur l’un descadres. Quant au pilote et à ses hommes, ils demeurèrent toute lanuit sur le pont.

Le lendemain, 8 novembre, au lever du soleil, la goélette avaitfait plus de cent milles. Le loch, souvent jeté, indiquait que lamoyenne de sa vitesse était entre huit et neuf milles. La Tankadèreavait du largue dans ses voiles qui portaient toutes et elleobtenait, sous cette allure, son maximum de rapidité. Si le venttenait dans ces conditions, les chances étaient pour elle.

La Tankadère, pendant toute cette journée, ne s’éloigna passensiblement de la côte, dont les courants lui étaient favorables.Elle l’avait à cinq milles au plus par sa hanche de bâbord, etcette côte, irrégulièrement profilée, apparaissait parfois àtravers quelques éclaircies. Le vent venant de terre, la mer étaitmoins forte par là même : circonstance heureuse pour la goélette,car les embarcations d’un petit tonnage souffrent surtout de lahoule qui rompt leur vitesse, qui « les tue », pour employerl’expression maritime.

Vers midi, la brise mollit un peu et hâla le sud-est. Le pilotefit établir les flèches ; mais au bout de deux heures, ilfallut les amener, car le vent fraîchissait à nouveau.

Mr. Fogg et la jeune femme, fort heureusement réfractaires aumal de mer, mangèrent avec appétit les conserves et le biscuit dubord. Fix fut invité à partager leur repas et dut accepter, sachantbien qu’il est aussi nécessaire de lester les estomacs que lesbateaux, mais cela le vexait ! Voyager aux frais de cet homme,se nourrir de ses propres vivres, il trouvait à cela quelque chosede peu loyal. Il mangea cependant, — sur le pouce, il est vrai, —mais enfin il mangea.

Toutefois, ce repas terminé, il crut devoir prendre le sieurFogg à part, et il lui dit :

« Monsieur… »

Ce « monsieur » lui écorchait les lèvres, et il se retenait pourne pas mettre la main au collet de ce « monsieur »!

« Monsieur, vous avez été fort obligeant en m’offrant passage àvotre bord. Mais, bien que mes ressources ne me permettent pasd’agir aussi largement que vous, j’entends payer ma part…

— Ne parlons pas de cela, monsieur, répondit Mr. Fogg.

— Mais si, je tiens…

— Non, monsieur, répéta Fogg d’un ton qui n’admettait pas deréplique. Cela entre dans les frais généraux ! »

Fix s’inclina, il étouffait, et, allant s’étendre sur l’avant dela goélette, il ne dit plus un mot de la journée.

Cependant on filait rapidement. John Bunsby avait bon espoir.Plusieurs fois il dit à Mr. Fogg qu’on arriverait en temps voulu àShangaï. Mr. Fogg répondit simplement qu’il y comptait. D’ailleurs,tout l’équipage de la petite goélette y mettait du zèle. La primeaffriolait ces braves gens. Aussi, pas une écoute qui ne fûtconsciencieusement raidie ! Pas une voile qui ne fûtvigoureusement étarquée ! Pas une embardée que l’on pûtreprocher à l’homme de barre ! On n’eût pas manœuvré plussévèrement dans une régate du Royal-Yacht-Club.

Le soir, le pilote avait relevé au loch un parcours de deux centvingt milles depuis Hong-Kong, et Phileas Fogg pouvait espérerqu’en arrivant à Yokohama, il n’aurait aucun retard à inscrire àson programme. Ainsi donc, le premier contretemps sérieux qu’il eûtéprouvé depuis son départ de Londres ne lui causerait probablementaucun préjudice.

Pendant la nuit, vers les premières heures du matin, laTankadère entrait franchement dans le détroit de Fo-Kien, quisépare la grande île Formose de la côte chinoise, et elle coupaitle tropique du Cancer. La mer était très dure dans ce détroit,plein de remous formés par les contre-courants. La goélette fatiguabeaucoup. Les lames courtes brisaient sa marche. Il devint trèsdifficile de se tenir debout sur le pont.

Avec le lever du jour, le vent fraîchit encore. Il y avait dansle ciel l’apparence d’un coup de vent. Du reste, le baromètreannonçait un changement prochain de l’atmosphère ; sa marchediurne était irrégulière, et le mercure oscillait capricieusement.On voyait aussi la mer se soulever vers le sud-est en longueshoules « qui sentaient la tempête ». La veille, le soleil s’étaitcouché dans une brume rouge, au milieu des scintillationsphosphorescentes de l’océan.

Le pilote examina longtemps ce mauvais aspect du ciel et murmuraentre ses dents des choses peu intelligibles. À un certain moment,se trouvant près de son passager :

« On peut tout dire à Votre Honneur ? dit-il à voixbasse.

— Tout, répondit Phileas Fogg.

— Eh bien, nous allons avoir un coup de vent.

— Viendra-t-il du nord ou du sud ? demanda simplement Mr.Fogg.

— Du sud. Voyez. C’est un typhon qui se prépare !

— Va pour le typhon du sud, puisqu’il nous poussera du bon côté,répondit Mr. Fogg.

— Si vous le prenez comme cela, répliqua le pilote, je n’ai plusrien à dire ! »

Les pressentiments de John Bunsby ne le trompaient pas. À uneépoque moins avancée de l’année, le typhon, suivant l’expressiond’un célèbre météorologiste, se fût écoulé comme une cascadelumineuse de flammes électriques, mais en équinoxe hiver il était àcraindre qu’il ne se déchaînât avec violence.

Le pilote prit ses précautions par avance. Il fit serrer toutesles voiles de la goélette et amener les vergues sur le pont. Lesmots de flèche furent dépassés. On rentra le bout-dehors. Lespanneaux furent condamnés avec soin. Pas une goutte d’eau nepouvait, dès lors, pénétrer dans la coque de l’embarcation. Uneseule voile triangulaire, un tourmentin de forte toile, fut hisséen guise de trinquette, de manière à maintenir la goélette ventarrière. Et on attendit.

John Bunsby avait engagé ses passagers à descendre dans lacabine ; mais, dans un étroit espace, à peu près privé d’air,et par les secousses de la houle, cet emprisonnement n’avait riend’agréable. Ni Mr. Fogg, ni Mrs. Aouda, ni Fix lui-même neconsentirent à quitter le pont.

Vers huit heures, la bourrasque de pluie et de rafale tomba àbord. Rien qu’avec son petit morceau de toile, la Tankadère futenlevée comme une plume par ce vent dont on ne saurait donner uneidée exacte, quand il souffle en tempête. Comparer sa vitesse à laquadruple vitesse d’une locomotive lancée à toute vapeur, ce seraitrester au-dessous de la vérité.

Pendant toute la journée, l’embarcation courut ainsi vers lenord, emportée par les lames monstrueuses, en conservantheureusement une rapidité égale à la leur. Vingt fois elle faillitêtre coiffée par une de ces montagnes d’eau qui se dressaient àl’arrière ; mais un adroit coup de barre, donné par le pilote,parait la catastrophe. Les passagers étaient quelquefois couvertsen grand par les embruns qu’ils recevaient philosophiquement. Fixmaugréait sans doute, mais l’intrépide Aouda, les yeux fixés surson compagnon, dont elle ne pouvait qu’admirer le sang-froid, semontrait digne de lui et bravait la tourmente à ses côtés. Quant àPhileas Fogg, il semblait que ce typhon fût partie de sonprogramme.

Jusqu’alors la Tankadère avait toujours fait route aunord ; mais vers le soir, comme on pouvait le craindre, levent, tournant de trois quarts, hâla le nord-ouest. La goélette,prêtant alors le flanc à la lame, fut effroyablement secouée. Lamer la frappait avec une violence bien faite pour effrayer, quandon ne sait pas avec quelle solidité toutes les parties d’unbâtiment sont reliées entre elles.

Avec la nuit, la tempête s’accentua encore. En voyantl’obscurité se faire, et avec l’obscurité s’accroître la tourmente,John Bunsby ressentit de vives inquiétudes. Il se demanda s’il neserait pas temps de relâcher, et il consulta son équipage.

Ses hommes consultés, John Bunsby s’approcha de Mr. Fogg, et luidit :

« Je crois, Votre Honneur, que nous ferions bien de gagner undes ports de la côte.

— Je le crois aussi, répondit Phileas Fogg.

— Ah ! fit le pilote, mais lequel ?

— Je n’en connais qu’un, répondit tranquillement Mr. Fogg.

— Et c’est !…

— Shangaï. »

Cette réponse, le pilote fut d’abord quelques instants sanscomprendre ce qu’elle signifiait, ce qu’elle renfermaitd’obstination et de ténacité. Puis il s’écria :

« Eh bien, oui ! Votre Honneur a raison. À Shangaï !»

Et la direction de la Tankadère fut imperturbablement maintenuevers le nord.

Nuit vraiment terrible ! Ce fut un miracle si la petitegoélette ne chavira pas. Deux fois elle fut engagée, et tout auraitété enlevé à bord, si les saisines eussent manqué. Mrs. Aouda étaitbrisée, mais elle ne fit pas entendre une plainte. Plus d’une foisMr. Fogg dut se précipiter vers elle pour la protéger contre laviolence des lames.

Le jour reparut. La tempête se déchaînait encore avec uneextrême fureur. Toutefois, le vent retomba dans le sud-est. C’étaitune modification favorable, et la Tankadère fit de nouveau routesur cette mer démontée, dont les lames se heurtaient alors à cellesque provoquait la nouvelle aire du vent. De là un choc decontre-houles qui eût écrasé une embarcation moins solidementconstruite.

De temps en temps on apercevait la côte à travers les brumesdéchirées, mais pas un navire en vue. La Tankadère était seule àtenir la mer.

À midi, il y eut quelques symptômes d’accalmie, qui, avecl’abaissement du soleil sur l’horizon, se prononcèrent plusnettement.

Le peu de durée de la tempête tenait à sa violence même. Lespassagers, absolument brisés, purent manger un peu et prendrequelque repos.

La nuit fut relativement paisible. Le pilote fit rétablir sesvoiles au bas ris. La vitesse de l’embarcation fut considérable. Lelendemain, 11, au lever du jour, reconnaissance faite de la côte,John Bunsby put affirmer qu’on n’était pas à cent milles deShangaï.

Cent milles, et il ne restait plus que cette journée pour lesfaire ! C’était le soir même que Mr. Fogg devait arriver àShangaï, s’il ne voulait pas manquer le départ du paquebot deYokohama. Sans cette tempête, pendant laquelle il perdit plusieursheures, il n’eût pas été en ce moment à trente milles du port.

La brise mollissait sensiblement, mais heureusement la Mertombait avec elle. La goélette se couvrit de toile. Flèches, voilesd’étais, contre-foc, tout portait, et la mer écumait sousl’étrave.

À midi, la Tankadère n’était pas à plus de quarante-cinq millesde Shangaï. Il lui restait six heures encore pour gagner ce portavant le départ du paquebot de Yokohama.

Les craintes furent vives à bord. On voulait arriver à toutprix. Tous — Phileas Fogg excepté sans doute — sentaient leur cœurbattre d’impatience. Il fallait que la petite goélette se maintintdans une moyenne de neuf milles à l’heure, et le vent mollissaittoujours ! C’était une brise irrégulière, des boufféescapricieuses venant de la côte. Elles passaient, et la mer sedéridait aussitôt après leur passage.

Cependant l’embarcation était si légère, ses voiles hautes, d’unfin tissu, ramassaient si bien les folles brises, que, le courantaidant, à six heures, John Bunsby ne comptait plus que dix millesjusqu’à la rivière de Shangaï, car la ville elle-même est située àune distance de douze milles au moins au-dessus del’embouchure.

À sept heures, on était encore à trois milles de Shangaï. Unformidable juron s’échappa des lèvres du pilote… La prime de deuxcents livres allait évidemment lui échapper. Il regarda Mr. Fogg.Mr. Fogg était impassible, et cependant sa fortune entière sejouait à ce moment…

À ce moment aussi, un long fuseau noir, couronné d’un panache defumée, apparut au ras de l’eau. C’était le paquebot américain, quisortait à l’heure réglementaire.

« Malédiction ! s’écria John Bunsby, qui repoussa la barred’un bras désespéré.

— Des signaux ! » dit simplement Phileas Fogg. Un petitcanon de bronze s’allongeait à l’avant de la Tankadère. Il servaità faire des signaux par les temps de brume.

Le canon fut chargé jusqu’à la gueule, mais au moment où lepilote allait appliquer un charbon ardent sur la lumière :

« Le pavillon en berne », dit Mr. Fogg.

Le pavillon fut amené à mi-mât. C’était un signal de détresse,et l’on pouvait espérer que le paquebot américain, l’apercevant,modifierait un instant sa route pour rallier l’embarcation.

« Feu ! » dit Mr. Fogg.

Et la détonation du petit canon de bronze éclata dans l’air.

Chapitre 22

 

OÙ PASSEPARTOUT VOIT BIEN QUE, MÊME AUX ANTIPODES, ILEST PRUDENT D’AVOIR QUELQUE ARGENT DANS SA POCHE

Le Carnatic ayant quitté Hong-Kong, le 7 novembre, à six heureset demie du soir, se dirigeait à toute vapeur vers les terres duJapon. Il emportait un plein chargement de marchandises et depassagers. Deux cabines de l’arrière restaient inoccupées.C’étaient celles qui avaient été retenues pour le compte de Mr.Phileas Fogg.

Le lendemain matin, les hommes de l’avant pouvaient voir, nonsans quelque surprise, un passager, l’œil à demi hébété, ladémarche branlante, la tête ébouriffée, qui sortait du capot dessecondes et venait en titubant s’asseoir sur une drome.

Ce passager, c’était Passepartout en personne. Voici ce quiétait arrivé.

Quelques instants après que Fix eut quitté la tabagie, deuxgarçons avaient enlevé Passepartout profondément endormi, etl’avaient couché sur le lit réservé aux fumeurs. Mais trois heuresplus tard, Passepartout, poursuivi jusque dans ses cauchemars parune idée fixe, se réveillait et luttait contre l’action stupéfiantedu narcotique. La pensée du devoir non accompli secouait satorpeur. Il quittait ce lit d’ivrognes, et trébuchant, s’appuyantaux murailles, tombant et se relevant, mais toujours etirrésistiblement poussé par une sorte d’instinct, il sortait de latabagie, criant comme dans un rêve : « Le Carnatic ! leCarnatic ! »

Le paquebot était là fumant, prêt à partir. Passepartout n’avaitque quelques pas à faire. Il s’élança sur le pont volant, ilfranchit la coupée et tomba inanimé à l’avant, au moment où leCarnatic larguait ses amarres.

Quelques matelots, en gens habitués à ces sortes de scènes,descendirent le pauvre garçon dans une cabine des secondes, etPassepartout ne se réveilla que le lendemain matin, à centcinquante milles des terres de la Chine.

Voilà donc pourquoi, ce matin-là, Passepartout se trouvait surle pont du Carnatic, et venait humer à pleine gorgées les fraîchesbrises de la mer. Cet air pur le dégrisa. Il commença à rassemblerses idées et n’y parvint pas sans peine. Mais, enfin, il se rappelales scènes de la veille, les confidences de Fix, la tabagie,etc.

« Il est évident, se dit-il, que j’ai été abominablementgrisé ! Que va dire Mr. Fogg ? En tout cas, je n’ai pasmanqué le bateau, et c’est le principal. »

Puis, songeant à Fix :

« Pour celui-là, se dit-il, j’espère bien que nous en sommesdébarrassés, et qu’il n’a pas osé, après ce qu’il m’a proposé, noussuivre sur le Carnatic. Un inspecteur de police, un détective auxtrousses de mon maître, accusé de ce vol commis à la Banqued’Angleterre ! Allons donc ! Mr. Fogg est un voleur commeje suis un assassin ! »

Passepartout devait-il raconter ces choses à son maître ?Convenait-il de lui apprendre le rôle joué par Fix dans cetteaffaire ? Ne ferait-il pas mieux d’attendre son arrivée àLondres, pour lui dire qu’un agent de la police métropolitainel’avait filé autour du monde, et pour en rire avec lui ? Oui,sans doute. En tout cas, question à examiner. Le plus pressé,c’était de rejoindre Mr. Fogg et de lui faire agréer ses excusespour cette inqualifiable conduite.

Passepartout se leva donc. La mer était houleuse, et le paquebotroulait fortement. Le digne garçon, aux jambes peu solides encore,gagna tant bien que mal l’arrière du navire.

Sur le pont, il ne vit personne qui ressemblât ni à son maître,ni à Mrs. Aouda.

« Bon, fit-il, Mrs. Aouda est encore couchée à cette heure.Quant à Mr. Fogg, il aura trouvé quelque joueur de whist, etsuivant son habitude… »

Ce disant, Passepartout descendit au salon. Mr. Fogg n’y étaitpas. Passepartout n’avait qu’une chose à faire : c’était dedemander au purser quelle cabine occupait Mr. Fogg. Le purser luirépondit qu’il ne connaissait aucun passager de ce nom.

« Pardonnez-moi, dit Passepartout en insistant. Il s’agit d’ungentleman, grand, froid, peu communicatif, accompagné d’une jeunedame…

— Nous n’avons pas de jeune dame à bord, répondit le purser. Ausurplus, voici la liste des passagers. Vous pouvez la consulter.»

Passepartout consulta la liste… Le nom de son maître n’yfigurait pas.

Il eut comme un éblouissement. Puis une idée lui traversa lecerveau.

« Ah çà ! je suis bien sur le Carnatic ?s’écria-t-il.

— Oui, répondit le purser.

— En route pour Yokohama ?

— Parfaitement. »

Passepartout avait eu un instant cette crainte de s’être trompéde navire ! Mais s’il était sur le Carnatic, il était certainque son maître ne s’y trouvait pas.

Passepartout se laissa tomber sur un fauteuil. C’était un coupde foudre. Et, soudain, la lumière se fit en lui. Il se rappela quel’heure du départ du Carnatic avait été avancée, qu’il devaitprévenir son maître, et qu’il ne l’avait pas fait ! C’étaitdonc sa faute si Mr. Fogg et Mrs. Aouda avaient manqué cedépart !

Sa faute, oui, mais plus encore celle du traître qui, pour leséparer de son maître, pour retenir celui-ci à Hong-Kong, l’avaitenivré ! Car il comprit enfin la manœuvre de l’inspecteur depolice. Et maintenant, Mr. Fogg, à coup sûr ruiné, son pari perdu,arrêté, emprisonné peut-être !… Passepartout, à cette pensée,s’arracha les cheveux. Ah ! si jamais Fix lui tombait sous lamain, quel règlement de comptes !

Enfin, après le premier moment d’accablement, Passepartoutreprit son sang-froid et étudia la situation. Elle était peuenviable. Le Français se trouvait en route pour le Japon. Certaind’y arriver, comment en reviendrait-il ? Il avait la pochevide. Pas un shilling, pas un penny ! Toutefois, son passageet sa nourriture à bord étaient payés d’avance. Il avait donc cinqou six jours devant lui pour prendre un parti. S’il mangea et butpendant cette traversée, cela ne saurait se décrire. Il mangea pourson maître, pour Mrs. Aouda et pour lui-même. Il mangea comme si leJapon, où il allait aborder, eût été un pays désert, dépourvu detoute substance comestible.

Le 13, à la marée du matin, le Carnatic entrait dans le port deYokohama.

Ce point est une relâche importante du Pacifique, où font escaletous les steamers employés au service de la poste et des voyageursentre l’Amérique du Nord, la Chine, le Japon et les îles de laMalaisie. Yokohama est située dans la baie même de Yeddo, à peu dedistance de cette immense ville, seconde capitale de l’empirejaponais, autrefois résidence du taïkoun, du temps que cet empereurcivil existait, et rivale de Meako, la grande cité qu’habite lemikado, empereur ecclésiastique, descendant des dieux.

Le Carnatic vint se ranger au quai de Yokohama, près des jetéesdu port et des magasins de la douane, au milieu de nombreux naviresappartenant à toutes les nations.

Passepartout mit le pied, sans aucun enthousiasme, sur cetteterre si curieuse des Fils du Soleil. Il n’avait rien de mieux àfaire que de prendre le hasard pour guide, et d’aller à l’aventurepar les rues de la ville.

Passepartout se trouva d’abord dans une cité absolumenteuropéenne, avec des maisons à basses façades, ornées de vérandassous lesquelles se développaient d’élégants péristyles, et quicouvrait de ses rues, de ses places, de ses docks, de sesentrepôts, tout l’espace compris depuis le promontoire du Traitéjusqu’à la rivière. Là, comme à Hong-Kong, comme à Calcutta,fourmillait un pêle-mêle de gens de toutes races, Américains,Anglais, Chinois, Hollandais, marchands prêts à tout vendre et àtout acheter, au milieu desquels le Français se trouvait aussiétranger que s’il eût été jeté au pays des Hottentots.

Passepartout avait bien une ressource : c’était de serecommander près des agents consulaires français ou anglais établisà Yokohama ; mais il lui répugnait de raconter son histoire,si intimement mêlée à celle de son maître, et avant d’en venir là,il voulait avoir épuisé toutes les autres chances.

Donc, après avoir parcouru la partie européenne de la ville,sans que le hasard l’eût en rien servi, il entra dans la partiejaponaise, décidé, s’il le fallait, à pousser jusqu’à Yeddo.

Cette portion indigène de Yokohama est appelée Benten, du nomd’une déesse de la mer, adorée sur les îles voisines. Là sevoyaient d’admirables allées de sapins et de cèdres, des portessacrées d’une architecture étrange, des ponts enfouis au milieu desbambous et des roseaux, des temples abrités sous le couvert immenseet mélancolique des cèdres séculaires, des bonzeries au fonddesquelles végétaient les prêtres du bouddhisme et les sectateursde la religion de Confucius, des rues interminables où l’on eût purecueillir une moisson d’enfants au teint rose et aux joues rouges,petits bonshommes qu’on eût dit découpés dans quelque paraventindigène, et qui se jouaient au milieu de caniches à jambes courteset de chats jaunâtres, sans queue, très paresseux et trèscaressants.

Dans les rues, ce n’était que fourmillement, va-et-vientincessant : bonzes passant processionnellement en frappant leurstambourins monotones, yakounines, officiers de douane ou de police,à chapeaux pointus incrustés de laque et portant deux sabres à leurceinture, soldats vêtus de cotonnades bleues à raies blanches etarmés de fusil à percussion, hommes d’armes du mikado, ensachésdans leur pourpoint de soie, avec haubert et cotte de mailles, etnombre d’autres militaires de toutes conditions, — car, au Japon,la profession de soldat est autant estimée qu’elle est dédaignée enChine. Puis, des frères quêteurs, des pèlerins en longues robes, desimples civils, chevelure lisse et d’un noir d’ébène, tête grosse,buste long, jambes grêles, taille peu élevée, teint coloré depuisles sombres nuances du cuivre jusqu’au blanc mat, mais jamais jaunecomme celui des Chinois, dont les Japonais différentessentiellement. Enfin, entre les voitures, les palanquins, leschevaux, les porteurs, les brouettes à voile, les « norimons » àparois de laque, les « cangos » mœlleux, véritables litières enbambou, on voyait circuler, à petits pas de leur petit pied,chaussé de souliers de toile, de sandales de paille ou de socquesen bois ouvragé, quelques femmes peu jolies, les yeux bridés, lapoitrine déprimée, les dents noircies au goût du jour, mais portantavec élégance le vêtement national, le « kirimon », sorte de robede chambre croisée d’une écharpe de soie, dont la large ceintures’épanouissait derrière en un nœud extravagant, — que les modernesParisiennes semblent avoir emprunté aux Japonaises.

Passepartout se promena pendant quelques heures au milieu decette foule bigarrée, regardant aussi les curieuses et opulentesboutiques, les bazars où s’entasse tout le clinquant del’orfèvrerie japonaise, les « restaurations » ornées de banderoleset de bannières, dans lesquelles il lui était interdit d’entrer, etces maisons de thé où se boit à pleine tasse l’eau chaude odorante,avec le « saki », liqueur tirée du riz en fermentation, et cesconfortables tabagies où l’on fume un tabac très fin, et nonl’opium, dont l’usage est à peu près inconnu au Japon.

Puis Passepartout se trouva dans les champs, au milieu desimmenses rizières. Là s’épanouissaient, avec des fleurs quijetaient leurs dernières couleurs et leurs derniers parfums, descamélias éclatants, portés non plus sur des arbrisseaux, mais surdes arbres, et, dans les enclos de bambous, des cerisiers, despruniers, des pommiers, que les indigènes cultivent plutôt pourleurs fleurs que pour leurs fruits, et que des mannequinsgrimaçants, des tourniquets criards défendent contre le bec desmoineaux, des pigeons, des corbeaux et autres volatiles voraces.Pas de cèdre majestueux qui n’abritât quelque grand aigle ;pas de saule pleureur qui ne recouvrît de son feuillage quelquehéron mélancoliquement perché sur une patte ; enfin, partoutdes corneilles, des canards, des éperviers, des oies sauvages, etgrand nombre de ces grues que les Japonais traitent de «Seigneuries », et qui symbolisent pour eux la longévité et lebonheur.

En errant ainsi, Passepartout aperçut quelques violettes entreles herbes :

« Bon ! dit-il, voilà mon souper. »

Mais les ayant senties, il ne leur trouva aucun parfum.

« Pas de chance ! » pensa-t-il.

Certes, l’honnête garçon avait, par prévision, aussicopieusement déjeuné qu’il avait pu avant de quitter leCarnatic ; mais après une journée de promenade, il se sentitl’estomac très creux. Il avait bien remarqué que moutons, chèvresou porcs, manquaient absolument aux étalages des bouchersindigènes, et, comme il savait que c’est un sacrilège de tuer lesbœufs, uniquement réservés aux besoins de l’agriculture, il enavait conclu que la viande était rare au Japon. Il ne se trompaitpas ; mais à défaut de viande de boucherie, son estomac se fûtfort accommodé des quartiers de sanglier ou de daim, des perdrix oudes cailles, de la volaille ou du poisson, dont les Japonais senourrissent presque exclusivement avec le produit des rizières.Mais il dut faire contre fortune bon cœur, et remit au lendemain lesoin de pourvoir à sa nourriture.

La nuit vint. Passepartout rentra dans la ville indigène, et ilerra dans les rues au milieu des lanternes multicolores, regardantles groupes de baladins exécuter leurs prestigieux exercices, etles astrologues en plein vent qui amassaient la foule autour deleur lunette. Puis il revit la rade, émaillée des feux de pêcheurs,qui attiraient le poisson à la lueur de résines enflammées.

Enfin les rues se dépeuplèrent. À la foule succédèrent lesrondes des yakounines. Ces officiers, dans leurs magnifiquescostumes et au milieu de leur suite, ressemblaient à desambassadeurs, et Passepartout répétait plaisamment, chaque foisqu’il rencontrait quelque patrouille éblouissante :

« Allons, bon ! encore une ambassade japonaise qui partpour l’Europe ! »

Chapitre 23

 

DANS LEQUEL LE NEZ DE PASSEPARTOUT S’ALLONGEDÉMESURÉMENT

Le lendemain, Passepartout, éreinté, affamé, se dit qu’ilfallait manger à tout prix, et que le plus tôt serait le mieux. Ilavait bien cette ressource de vendre sa montre, mais il fût plutôtmort de faim. C’était alors le cas ou jamais, pour ce brave garçon,d’utiliser la voix forte, sinon mélodieuse, dont la nature l’avaitgratifié.

Il savait quelques refrains de France et d’Angleterre, et ilrésolut de les essayer. Les Japonais devaient certainement êtreamateurs de musique, puisque tout se fait chez eux aux sons descymbales, du tam-tam et des tambours, et ils ne pouvaientqu’apprécier les talents d’un virtuose européen.

Mais peut-être était-il un peu matin pour organiser un concert,et les dilettanti, inopinément réveillés, n’auraient peut-être paspayé le chanteur en monnaie à l’effigie du mikado.

Passepartout se décida donc à attendre quelques heures ;mais, tout en cheminant, il fit cette réflexion qu’il sembleraittrop bien vêtu pour un artiste ambulant, et l’idée lui vint alorsd’échanger ses vêtements contre une défroque plus en harmonie avecsa position. Cet échange devait, d’ailleurs, produire une soulte,qu’il pourrait immédiatement appliquer à satisfaire sonappétit.

Cette résolution prise, restait à l’exécuter. Ce ne fut qu’aprèsde longues recherches que Passepartout découvrit un brocanteurindigène, auquel il exposa sa demande. L’habit européen plut aubrocanteur, et bientôt Passepartout sortait affublé d’une vieillerobe japonaise et coiffé d’une sorte de turban à côtes, décolorésous l’action du temps. Mais, en retour, quelques piécettesd’argent résonnaient dans sa poche.

« Bon, pensa-t-il, je me figurerai que nous sommes encarnaval ! »

Le premier soin de Passepartout, ainsi « japonaisé », futd’entrer dans une « tea-house » de modeste apparence, et là, d’unreste de volaille et de quelques poignées de riz, il déjeuna enhomme pour qui le dîner serait encore un problème à résoudre.

« Maintenant, se dit-il quand il fut copieusement restauré, ils’agit de ne pas perdre la tête. Je n’ai plus la ressource devendre cette défroque contre une autre encore plus japonaise. Ilfaut donc aviser au moyen de quitter le plus promptement possiblece pays du Soleil, dont je ne garderai qu’un lamentablesouvenir ! »

Passepartout songea alors à visiter les paquebots en partancepour l’Amérique. Il comptait s’offrir en qualité de cuisinier ou dedomestique, ne demandant pour toute rétribution que le passage etla nourriture. Une fois à San Francisco, il verrait à se tirerd’affaire. L’important, c’était de traverser ces quatre mille septcents milles du Pacifique qui s’étendent entre le Japon et leNouveau Monde.

Passepartout, n’étant point homme à laisser languir une idée, sedirigea vers le port de Yokohama. Mais à mesure qu’il s’approchaitdes docks, son projet, qui lui avait paru si simple au moment où ilen avait eu l’idée, lui semblait de plus en plus inexécutable.Pourquoi aurait-on besoin d’un cuisinier ou d’un domestique à bordd’un paquebot américain, et quelle confiance inspirerait-il,affublé de la sorte ? Quelles recommandations fairevaloir ? Quelles références indiquer ?

Comme il réfléchissait ainsi, ses regards tombèrent sur uneimmense affiche qu’une sorte de clown promenait dans les rues deYokohama. Cette affiche était ainsi libellée en anglais :

TROUPE JAPONAISE ACROBATIQUE

DE

L’HONORABLE WILLIAM BATULCAR

______

DERNIÈRES REPRÉSENTATIONS

Avant leur départ pour les États-Unis d’Amérique

DES

LONGS-NEZ-LONGS-NEZ

SOUS L’INVOCATION DIRECTE DU DIEU TINGOU

Grande Attraction !

« Les États-Unis d’Amérique ! s’écria Passepartout, voilàjustement mon affaire !… »

Il suivit l’homme-affiche, et, à sa suite, il rentra bientôtdans la ville japonaise. Un quart d’heure plus tard, il s’arrêtaitdevant une vaste case, que couronnaient plusieurs faisceaux debanderoles, et dont les parois extérieures représentaient, sansperspective, mais en couleurs violentes, toute une bande dejongleurs.

C’était l’établissement de l’honorable Batulcar, sorte de Barnumaméricain, directeur d’une troupe de saltimbanques, jongleurs,clowns, acrobates, équilibristes, gymnastes, qui, suivantl’affiche, donnait ses dernières représentations avant de quitterl’empire du Soleil pour les États de l’Union.

Passepartout entra sous un péristyle qui précédait la case, etdemanda Mr. Batulcar. Mr. Batulcar apparut en personne.

« Que voulez-vous ? dit-il à Passepartout, qu’il pritd’abord pour un indigène.

— Avez-vous besoin d’un domestique ? demandaPassepartout.

— Un domestique, s’écria le Barnum en caressant l’épaissebarbiche grise qui foisonnait sous son menton, j’en ai deux,obéissants, fidèles, qui ne m’ont jamais quitté, et qui me serventpour rien, à condition que je les nourrisse… Et les voilà,ajouta-t-il en montrant ses deux bras robustes, sillonnés de veinesgrosses comme des cordes de contrebasse.

— Ainsi, je ne puis vous être bon à rien ?

— À rien.

— Diable ! ça m’aurait pourtant fort convenu de partir avecvous.

— Ah çà ! dit l’honorable Batulcar, vous êtes Japonaiscomme je suis un singe ! Pourquoi donc êtes-vous habillé de lasorte ?

— On s’habille comme on peut !

— Vrai, cela. Vous êtes un Français, vous ?

— Oui, un Parisien de Paris.

— Alors, vous devez savoir faire des grimaces ?

— Ma foi, répondit Passepartout, vexé de voir sa nationalitéprovoquer cette demande, nous autres Français, nous savons fairedes grimaces, c’est vrai, mais pas mieux que lesAméricains !

— Juste. Eh bien, si je ne vous prends pas comme domestique, jepeux vous prendre comme clown. Vous comprenez, mon brave. EnFrance, on exhibe des farceurs étrangers, et à l’étranger, desfarceurs français !

— Ah !

— Vous êtes vigoureux, d’ailleurs ?

— Surtout quand je sors de table.

— Et vous savez chanter ?

— Oui, répondit Passepartout, qui avait autrefois fait sa partiedans quelques concerts de rue.

— Mais savez-vous chanter la tête en bas, avec une toupietournante sur la plante du pied gauche, et un sabre en équilibresur la plante du pied droit ?

— Parbleu ! répondit Passepartout, qui se rappelait lespremiers exercices de son jeune âge.

— C’est que, voyez-vous, tout est là ! » réponditl’honorable Batulcar.

L’engagement fut conclu hic et nunc.

Enfin, Passepartout avait trouvé une position. Il était engagépour tout faire dans la célèbre troupe japonaise. C’était peuflatteur, mais avant huit jours il serait en route pour SanFrancisco.

La représentation, annoncée à grand fracas par l’honorableBatulcar, devait commencer à trois heures, et bientôt lesformidables instruments d’un orchestre japonais, tambours ettam-tams, tonnaient à la porte. On comprend bien que Passepartoutn’avait pu étudier un rôle, mais il devait prêter l’appui de sessolides épaules dans le grand exercice de la « grappe humaine »exécuté par les Longs-Nez du dieu Tingou. Ce « great attraction »de la représentation devait clore la série des exercices.

Avant trois heures, les spectateurs avaient envahi la vastecase. Européens et indigènes, Chinois et Japonais, hommes, femmeset enfants, se précipitaient sur les étroites banquettes et dansles loges qui faisaient face à la scène. Les musiciens étaientrentrés à l’intérieur, et l’orchestre au complet, gongs, tam-tams,cliquettes, flûtes, tambourins et grosses caisses, opéraient avecfureur.

Cette représentation fut ce que sont toutes ces exhibitionsd’acrobates. Mais il faut bien avouer que les Japonais sont lespremiers équilibristes du monde. L’un, armé de son éventail et depetits morceaux de papier, exécutait l’exercice si gracieux despapillons et des fleurs. Un autre, avec la fumée odorante de sapipe, traçait rapidement dans l’air une série de mots bleuâtres,qui formaient un compliment à l’adresse de l’assemblée. Celui-cijonglait avec des bougies allumées, qu’il éteignit successivementquand elles passèrent devant ses lèvres, et qu’il ralluma l’une àl’autre sans interrompre un seul instant sa prestigieuse jonglerie.Celui-là reproduisit, au moyen de toupies tournantes, les plusinvraisemblables combinaisons ; sous sa main, ces ronflantesmachines semblaient s’animer d’une vie propre dans leurinterminable giration ; elles couraient sur des tuyaux depipe, sur des tranchants de sabre, sur des fils de fer, véritablescheveux tendus d’un côté de la scène à l’autre ; ellesfaisaient le tour de grands vases de cristal, elles gravissaientdes échelles de bambou, elles se dispersaient dans tous les coins,produisant des effets harmoniques d’un étrange caractère encombinant leurs tonalités diverses. Les jongleurs jonglaient avecelles, et elles tournaient dans l’air ; ils les lançaientcomme des volants, avec des raquettes de bois, et elles tournaienttoujours ; ils les fourraient dans leur poche, et quand ilsles retiraient, elles tournaient encore, — jusqu’au moment où unressort détendu les faisait s’épanouir en gerbesd’artifice !

Inutile de décrire ici les prodigieux exercices des acrobates etgymnastes de la troupe. Les tours de l’échelle, de la perche, de laboule, des tonneaux, etc. furent exécutés avec une précisionremarquable. Mais le principal attrait de la représentation étaitl’exhibition de ces « Longs-Nez », étonnants équilibristes quel’Europe ne connaît pas encore.

Ces Longs-Nez forment une corporation particulière placée sousl’invocation directe du dieu Tingou. Vêtus comme des hérauts duMoyen Age, ils portaient une splendide paire d’ailes à leursépaules. Mais ce qui les distinguait plus spécialement, c’était celong nez dont leur face était agrémentée, et surtout l’usage qu’ilsen faisaient. Ces nez n’étaient rien moins que des bambous, longsde cinq, de six, de dix pieds, les uns droits, les autres courbés,ceux-ci lisses, ceux-là verruqueux. Or, c’était sur ces appendices,fixés d’une façon solide, que s’opéraient tous leurs exercicesd’équilibre. Une douzaine de ces sectateurs du dieu Tingou secouchèrent sur le dos, et leurs camarades vinrent s’ébattre surleurs nez, dressés comme des paratonnerres, sautant, voltigeant decelui-ci à celui-là, et exécutant les tours les plusinvraisemblables.

Pour terminer, on avait spécialement annoncé au public lapyramide humaine, dans laquelle une cinquantaine de Longs-Nezdevaient figurer le « Char de Jaggernaut ». Mais au lieu de formercette pyramide en prenant leurs épaules pour point d’appui, lesartistes de l’honorable Batulcar ne devaient s’emmancher que parleur nez. Or, l’un de ceux qui formaient la base du char avaitquitté la troupe, et comme il suffisait d’être vigoureux et adroit,Passepartout avait été choisi pour le remplacer.

Certes, le digne garçon se sentit tout piteux, quand — tristesouvenir de sa jeunesse — il eut endossé son costume du Moyen Age,orné d’ailes multicolores, et qu’un nez de six pieds lui eut étéappliqué sur la face ! Mais enfin, ce nez, c’était songagne-pain, et il en prit son parti.

Passepartout entra en scène, et vint se ranger avec ceux de sescollègues qui devaient figurer la base du Char de Jaggernaut. Touss’étendirent à terre, le nez dressé vers le ciel. Une secondesection d’équilibristes vint se poser sur ces longs appendices, unetroisième s’étagea au-dessus, puis une quatrième, et sur ces nezqui ne se touchaient que par leur pointe, un monument humains’éleva bientôt jusqu’aux frises du théâtre.

Or, les applaudissements redoublaient, et les instruments del’orchestre éclataient comme autant de tonnerres, quand la pyramides’ébranla, l’équilibre se rompit, un des nez de la base vint àmanquer, et le monument s’écroula comme un château de cartes…

C’était la faute à Passepartout qui, abandonnant son poste,franchissant la rampe sans le secours de ses ailes, et grimpant àla galerie de droite, tombait aux pieds d’un spectateur ens’écriant :

« Ah ! mon maître ! mon maître !

— Vous ?

— Moi !

— Eh bien ! en ce cas, au paquebot, mon garçon !…»

Mr. Fogg, Mrs. Aouda, qui l’accompagnait, Passepartout s’étaientprécipités par les couloirs au-dehors de la case. Mais, là, ilstrouvèrent l’honorable Batulcar, furieux, qui réclamait desdommages-intérêts pour « la casse ». Phileas Fogg apaisa sa fureuren lui jetant une poignée de bank-notes. Et, à six heures et demie,au moment où il allait partir, Mr. Fogg et Mrs. Aouda mettaient lepied sur le paquebot américain, suivis de Passepartout, les ailesau dos, et sur la face ce nez de six pieds qu’il n’avait pas encorepu arracher de son visage !

Chapitre 24

 

PENDANT LEQUEL S’ACCOMPLIT LA TRAVERSÉE DE L’OCÉANPACIFIQUE

Ce qui était arrivé en vue de Shangaï, on le comprend. Lessignaux faits par la Tankadère avaient été aperçus du paquebot deYokohama. Le capitaine, voyant un pavillon en berne, s’était dirigévers la petite goélette. Quelques instants après, Phileas Fogg,soldant son passage au prix convenu, mettait dans la poche dupatron John Bunsby cinq cent cinquante livres (13,750 fr.). Puisl’honorable gentleman, Mrs. Aouda et Fix étaient montés à bord dusteamer, qui avait aussitôt fait route pour Nagasaki etYokohama.

Arrivé le matin même, 14 novembre, à l’heure réglementaire,Phileas Fogg, laissant Fix aller à ses affaires, s’était rendu àbord du Carnatic, et là il apprenait, à la grande joie de Mrs.Aouda — et peut-être à la sienne, mais du moins il n’en laissa rienparaître — que le Français Passepartout était effectivement arrivéla veille à Yokohama.

Phileas Fogg, qui devait repartir le soir même pour SanFrancisco, se mit immédiatement à la recherche de son domestique.Il s’adressa, mais en vain, aux agents consulaires français etanglais, et, après avoir inutilement parcouru les rues de Yokohama,il désespérait de retrouver Passepartout, quand le hasard, oupeut-être une sorte de pressentiment, le fit entrer dans la case del’honorable Batulcar. Il n’eût certes point reconnu son serviteursous cet excentrique accoutrement de héraut ; mais celui-ci,dans sa position renversée, aperçut son maître à la galerie. Il neput retenir un mouvement de son nez. De là rupture de l’équilibre,et ce qui s’ensuivit.

Voilà ce que Passepartout apprit de la bouche même de Mrs.Aouda, qui lui raconta alors comment s’était faite cette traverséede Hong-Kong à Yokohama, en compagnie d’un sieur Fix, sur lagoélette la Tankadère.

Au nom de Fix, Passepartout ne sourcilla pas. Il pensait que lemoment n’était pas venu de dire à son maître ce qui s’était passéentre l’inspecteur de police et lui. Aussi, dans l’histoire quePassepartout fit de ses aventures, il s’accusa et s’excusaseulement d’avoir été surpris par l’ivresse de l’opium dans unetabagie de Yokohama.

Mr. Fogg écouta froidement ce récit, sans répondre ; puisil ouvrit à son domestique un crédit suffisant pour que celui-cipût se procurer à bord des habits plus convenables. Et, en effet,une heure ne s’était pas écoulée, que l’honnête garçon, ayant coupéson nez et rogné ses ailes, n’avait plus rien en lui qui rappelâtle sectateur du dieu Tingou.

Le paquebot faisant la traversée de Yokohama à San Franciscoappartenait à la Compagnie du « Pacific Mail steam », et se nommaitle General-Grant. C’était un vaste steamer à roues, jaugeant deuxmille cinq cents tonnes, bien aménagé et doué d’une grande vitesse.Un énorme balancier s’élevait et s’abaissait successivement audessus du pont ; à l’une de ses extrémités s’articulait latige d’un piston, et à l’autre celle d’une bielle, qui,transformant le mouvement rectiligne en mouvement circulaire,s’appliquait directement à l’arbre des roues. Le General-Grantétait gréé en trois-mâts goélette, et il possédait une grandesurface de voilure, qui aidait puissamment la vapeur. À filer sesdouze milles à l’heure, le paquebot ne devait pas employer plus devingt et un jours pour traverser le Pacifique. Phileas Fogg étaitdonc autorisé à croire que, rendu le 2 décembre à San Francisco, ilserait le 11 à New York et le 20 à Londres, — gagnant ainsi dequelques heures cette date fatale du 21 décembre.

Les passagers étaient assez nombreux à bord du steamer, desAnglais, beaucoup d’Américains, une véritable émigration de cooliespour l’Amérique, et un certain nombre d’officiers de l’armée desIndes, qui utilisaient leur congé en faisant le tour du monde.

Pendant cette traversée il ne se produisit aucun incidentnautique. Le paquebot, soutenu sur ses larges roues, appuyé par saforte voilure, roulait peu. L’océan Pacifique justifiait assez sonnom. Mr. Fogg était aussi calme, aussi peu communicatif qued’ordinaire. Sa jeune compagne se sentait de plus en plus attachéeà cet homme par d’autres liens que ceux de la reconnaissance. Cettesilencieuse nature, si généreuse en somme, l’impressionnait plusqu’elle ne le croyait, et c’était presque à son insu qu’elle selaissait aller à des sentiments dont l’énigmatique Fogg ne semblaitaucunement subir l’influence.

En outre, Mrs. Aouda s’intéressait prodigieusement aux projetsdu gentleman. Elle s’inquiétait des contrariétés qui pouvaientcompromettre le succès du voyage. Souvent elle causait avecPassepartout, qui n’était point sans lire entre les lignes dans lecœur de Mrs. Aouda. Ce brave garçon avait, maintenant, à l’égard deson maître, la foi du charbonnier ; il ne tarissait pas enéloges sur l’honnêteté, la générosité, le dévouement de PhileasFogg ; puis il rassurait Mrs. Aouda sur l’issue du voyage,répétant que le plus difficile était fait, que l’on était sorti deces pays fantastiques de la Chine et du Japon, que l’on retournaitaux contrées civilisées, et enfin qu’un train de San Francisco àNew York et un transatlantique de New York à Londres suffiraient,sans doute, pour achever cet impossible tour du monde dans lesdélais convenus.

Neuf jours après avoir quitté Yokohama, Phileas Fogg avaitexactement parcouru la moitié du globe terrestre.

En effet, le General-Grant, le 23 novembre, passait au centquatre-vingtième méridien, celui sur lequel se trouvent, dansl’hémisphère austral, les antipodes de Londres. Sur quatre-vingtsjours mis à sa disposition, Mr. Fogg, il est vrai, en avait employécinquante-deux, et il ne lui en restait plus que vingt-huit àdépenser. Mais il faut remarquer que si le gentleman se trouvait àmoitié route seulement « par la différence des méridiens », ilavait en réalité accompli plus des deux tiers du parcours total.Quels détours forcés, en effet, de Londres à Aden, d’Aden à Bombay,de Calcutta à Singapore, de Singapore à Yokohama ! À suivrecirculairement le cinquantième parallèle, qui est celui de Londres,la distance n’eût été que de douze mille milles environ, tandis quePhileas Fogg était forcé, par les caprices des moyens delocomotion, d’en parcourir vingt-six mille dont il avait faitenviron dix-sept mille cinq cents, à cette date du 23 novembre.Mais maintenant la route était droite, et Fix n’était plus là poury accumuler les obstacles !

Il arriva aussi que, ce 23 novembre, Passepartout éprouva unegrande joie. On se rappelle que l’entêté s’était obstiné à garderl’heure de Londres à sa fameuse montre de famille, tenant pourfausses toutes les heures des pays qu’il traversait. Or, cejour-là, bien qu’il ne l’eût jamais ni avancée ni retardée, samontre se trouva d’accord avec les chronomètres du bord.

Si Passepartout triompha, cela se comprend de reste. Il auraitbien voulu savoir ce que Fix aurait pu dire, s’il eût étéprésent.

« Ce coquin qui me racontait un tas d’histoires sur lesméridiens, sur le soleil, sur la lune ! répétait Passepartout.Hein ! ces gens-là ! Si on les écoutait, on ferait de labelle horlogerie ! J’étais bien sûr qu’un jour ou l’autre, lesoleil se déciderait à se régler sur ma montre !… »

Passepartout ignorait ceci : c’est que si le cadran de sa montreeût été divisé en vingt-quatre heures comme les horlogesitaliennes, il n’aurait eu aucun motif de triompher, car lesaiguilles de son instrument, quand il était neuf heures du matin àbord, auraient indiqué neuf heures du soir, c’est-à-dire la vingtet unième heure depuis minuit, — différence précisément égale àcelle qui existe entre Londres et le cent quatre-vingtièmeméridien.

Mais si Fix avait été capable d’expliquer cet effet purementphysique, Passepartout, sans doute, eût été incapable, sinon de lecomprendre, du moins de l’admettre. Et en tout cas, si, parimpossible, l’inspecteur de police se fût inopinément montré à borden ce moment, il est probable que Passepartout, à bon droitrancunier, eût traité avec lui un sujet tout différent et d’unetout autre manière.

Or, où était Fix en ce moment ?…

Fix était précisément à bord du General-Grant.

En effet, en arrivant à Yokohama, l’agent, abandonnant Mr. Foggqu’il comptait retrouver dans la journée, s’était immédiatementrendu chez le consul anglais. Là, il avait enfin trouvé le mandat,qui, courant après lui depuis Bombay, avait déjà quarante jours dedate, — mandat qui lui avait été expédié de Hong-Kong par ce mêmeCarnatic à bord duquel on le croyait. Qu’on juge du désappointementdu détective ! Le mandat devenait inutile ! Le sieur Foggavait quitté les possessions anglaises ! Un acte d’extraditionétait maintenant nécessaire pour l’arrêter !

« Soit ! se dit Fix, après le premier moment de colère, monmandat n’est plus bon ici, il le sera en Angleterre. Ce coquin atout l’air de revenir dans sa patrie, croyant avoir dépisté lapolice. Bien. Je le suivrai jusque-là. Quant à l’argent, Dieuveuille qu’il en reste ! Mais en voyages, en primes, enprocès, en amendes, en éléphant, en frais de toute sorte, mon hommea déjà laissé plus de cinq mille livres sur sa route. Après tout,la Banque est riche ! »

Son parti pris, il s’embarqua aussitôt sur le General-Grant. Ilétait à bord, quand Mr. Fogg et Mrs. Aouda y arrivèrent. À sonextrême surprise, il reconnut Passepartout sous son costume dehéraut. Il se cacha aussitôt dans sa cabine, afin d’éviter uneexplication qui pouvait tout compromettre, — et, grâce au nombredes passagers, il comptait bien n’être point aperçu de son ennemi,lorsque ce jour-là précisément il se trouva face à face avec luisur l’avant du navire.

Passepartout sauta à la gorge de Fix, sans autre explication,et, au grand plaisir de certains Américains qui parièrentimmédiatement pour lui, il administra au malheureux inspecteur unevolée superbe, qui démontra la haute supériorité de la boxefrançaise sur la boxe anglaise.

Quand Passepartout eut fini, il se trouva calme et commesoulagé. Fix se releva, en assez mauvais état, et, regardant sonadversaire, il lui dit froidement :

« Est-ce fini ?

— Oui, pour l’instant.

— Alors venez me parler.

— Que je…

— Dans l’intérêt de votre maître. »

Passepartout, comme subjugué par ce sang-froid, suivitl’inspecteur de police, et tous deux s’assirent à l’avant dusteamer.

« Vous m’avez rossé, dit Fix. Bien. À présent, écoutez-moi.Jusqu’ici j’ai été l’adversaire de Mr. Fogg, mais maintenant jesuis dans son jeu.

— Enfin ! s’écria Passepartout, vous le croyez un honnêtehomme ?

— Non, répondit froidement Fix, je le crois un coquin…Chut ! ne bougez pas et laissez-moi dire. Tant que Mr. Fogg aété sur les possessions anglaises, j’ai eu intérêt à le retenir enattendant un mandat d’arrestation. J’ai tout fait pour cela. J’ailancé contre lui les prêtres de Bombay, je vous ai enivré àHong-Kong, je vous ai séparé de votre maître, je lui ai faitmanquer le paquebot de Yokohama… »

Passepartout écoutait, les poings fermés.

« Maintenant, reprit Fix, Mr. Fogg semble retourner enAngleterre ? Soit, je le suivrai. Mais, désormais, je mettraià écarter les obstacles de sa route autant de soin et de zèle quej’en ai mis jusqu’ici à les accumuler. Vous le voyez, mon jeu estchangé, et il est changé parce que mon intérêt le veut. J’ajouteque votre intérêt est pareil au mien, car c’est en Angleterreseulement que vous saurez si vous êtes au service d’un criminel oud’un honnête homme ! »

Passepartout avait très attentivement écouté Fix, et il futconvaincu que Fix parlait avec une entière bonne foi.

« Sommes-nous amis ? demanda Fix.

— Amis, non, répondit Passepartout. Alliés, oui, et sousbénéfice d’inventaire, car, à la moindre apparence de trahison, jevous tords le cou.

— Convenu », dit tranquillement l’inspecteur de police.

Onze jours après, le 3 décembre, le General-Grant entrait dansla baie de la Porte-d’Or et arrivait à San Francisco.

Mr. Fogg n’avait encore ni gagné ni perdu un seul jour.

Chapitre 25

 

OÙ L’ON DONNE UN LÉGER APERÇU DE SAN FRANCISCO, UN JOURDE MEETING

Il était sept heures du matin, quand Phileas Fogg, Mrs. Aouda etPassepartout prirent pied sur le continent américain, — sitoutefois on peut donner ce nom au quai flottant sur lequel ilsdébarquèrent. Ces quais, montant et descendant avec la marée,facilitent le chargement et le déchargement des navires. Làs’embossent les clippers de toutes dimensions, les steamers detoutes nationalités, et ces steam-boats à plusieurs étages, quifont le service du Sacramento et de ses affluents. Là s’entassentaussi les produits d’un commerce qui s’étend au Mexique, au Pérou,au Chili, au Brésil, à l’Europe, à l’Asie, à toutes les îles del’océan Pacifique.

Passepartout, dans sa joie de toucher enfin la terre américaine,avait cru devoir opérer son débarquement en exécutant un sautpérilleux du plus beau style. Mais quand il retomba sur le quaidont le plancher était vermoulu, il faillit passer au travers. Toutdécontenancé de la façon dont il avait « pris pied » sur le nouveaucontinent, l’honnête garçon poussa un cri formidable, qui fitenvoler une innombrable troupe de cormorans et de pélicans, hôteshabituels des quais mobiles.

Mr. Fogg, aussitôt débarqué, s’informa de l’heure à laquellepartait le premier train pour New York. C’était à six heures dusoir. Mr. Fogg avait donc une journée entière à dépenser dans lacapitale californienne. Il fit venir une voiture pour Mrs. Aouda etpour lui. Passepartout monta sur le siège, et le véhicule, à troisdollars la course, se dirigea vers International-Hôtel.

De la place élevée qu’il occupait, Passepartout observait aveccuriosité la grande ville américaine : larges rues, maisons bassesbien alignées, églises et temples d’un gothique anglo-saxon, docksimmenses, entrepôts comme des palais, les uns en bois, les autresen brique ; dans les rues, voitures nombreuses, omnibus, «cars » de tramways, et sur les trottoirs encombrés, non seulementdes Américains et des Européens, mais aussi des Chinois et desIndiens, — enfin de quoi composer une population de plus de deuxcent mille habitants.

Passepartout fut assez surpris de ce qu’il voyait. Il en étaitencore à la cité légendaire de 1849, à la ville des bandits, desincendiaires et des assassins, accourus à la conquête des pépites,immense capharnaüm de tous les déclassés, où l’on jouait la poudrel’or, un revolver d’une main et un couteau de l’autre. Mais « cebeau temps » était passé. San Francisco présentait l’aspect d’unegrande ville commerçante. La haute tour de l’hôtel de ville, oùveillent les guetteurs, dominait tout cet ensemble de rues etd’avenues, se coupant à angles droits, entre lesquelss’épanouissaient des squares verdoyants, puis une ville chinoisequi semblait avoir été importée du Céleste Empire dans une boîte àjoujoux. Plus de sombreros, plus de chemises rouges à la mode descoureurs de placers, plus d’Indiens emplumés, mais des chapeaux desoie et des habits noirs, que portaient un grand nombre degentlemen doués d’une activité dévorante. Certaines rues, entreautres Montgommery-street — le Régent-street de Londres, leboulevard des Italiens de Paris, le Broadway de New York —, étaientbordées de magasins splendides, qui offraient à leur étalage lesproduits du monde entier.

Lorsque Passepartout arriva à International-Hôtel, il ne luisemblait pas qu’il eût quitté l’Angleterre.

Le rez-de-chaussée de l’hôtel était occupé par un immense « bar», sorte de buffet ouvert gratis à tout passant. Viande sèche,soupe aux huîtres, biscuit et chester s’y débitaient sans que leconsommateur eût à délier sa bourse. Il ne payait que sa boisson,ale, porto ou xérès, si sa fantaisie le portait à se rafraîchir.Cela parut « très américain » à Passepartout.

Le restaurant de l’hôtel était confortable. Mr. Fogg et Mrs.Aouda s’installèrent devant une table et furent abondamment servisdans des plats lilliputiens par des Nègres du plus beau noir.

Après déjeuner, Phileas Fogg, accompagné de Mrs. Aouda, quittal’hôtel pour se rendre aux bureaux du consul anglais afin d’y faireviser son passeport. Sur le trottoir, il trouva son domestique, quilui demanda si, avant de prendre le chemin de fer du Pacifique, ilne serait pas prudent d’acheter quelques douzaines de carabinesEnfield ou de revolvers Colt. Passepartout avait entendu parler deSioux et de Pawnies, qui arrêtent les trains comme de simplesvoleurs espagnols. Mr. Fogg répondit que c’était là une précautioninutile, mais il le laissa libre d’agir comme il lui conviendrait.Puis il se dirigea vers les bureaux de l’agent consulaire.

Phileas Fogg n’avait pas fait deux cents pas que, « par le plusgrand des hasards », il rencontrait Fix. L’inspecteur se montraextrêmement surpris. Comment ! Mr. Fogg et lui avaient faitensemble la traversée du Pacifique, et ils ne s’étaient pasrencontrés à bord ! En tout cas, Fix ne pouvait être qu’honoréde revoir le gentleman auquel il devait tant, et, ses affaires lerappelant en Europe, il serait enchanté de poursuivre son voyage enune si agréable compagnie.

Mr. Fogg répondit que l’honneur serait pour lui, et Fix — quitenait à ne point le perdre de vue — lui demanda la permission devisiter avec lui cette curieuse ville de San Francisco. Ce qui futaccordé.

Voici donc Mrs. Aouda, Phileas Fogg et Fix flânant par les rues.Ils se trouvèrent bientôt dans Montgommery-street, où l’affluencedu populaire était énorme. Sur les trottoirs, au milieu de lachaussée, sur les rails des tramways, malgré le passage incessantdes coaches et des omnibus, au seuil des boutiques, aux fenêtres detoutes les maisons, et même jusque sur les toits, fouleinnombrable. Des hommes-affiches circulaient au milieu des groupes.Des bannières et des banderoles flottaient au vent. Des criséclataient de toutes parts.

« Hurrah pour Kamerfield !

— Hurrah pour Mandiboy ! »

C’était un meeting. Ce fut du moins la pensée de Fix, et ilcommuniqua son idée à Mr. Fogg, en ajoutant :

« Nous ferons peut-être bien, monsieur, de ne point nous mêler àcette cohue. Il n’y a que de mauvais coups à recevoir.

— En effet, répondit Phileas Fogg, et les coups de poing, pourêtre politiques, n’en sont pas moins des coups de poing !»

Fix crut devoir sourire en entendant cette observation, et, afinde voir sans être pris dans la bagarre, Mrs. Aouda, Phileas Fogg etlui prirent place sur le palier supérieur d’un escalier quedesservait une terrasse, située en contre-haut deMontgommery-street. Devant eux, de l’autre côté de la rue, entre lewharf d’un marchand de charbon et le magasin d’un négociant enpétrole, se développait un large bureau en plein vent, vers lequelles divers courants de la foule semblaient converger.

Et maintenant, pourquoi ce meeting ? À quelle occasion setenait-il ? Phileas Fogg l’ignorait absolument. S’agissait-ilde la nomination d’un haut fonctionnaire militaire ou civil, d’ungouverneur d’État ou d’un membre du Congrès ? Il était permisde le conjecturer, à voir l’animation extraordinaire quipassionnait la ville.

En ce moment un mouvement considérable se produisit dans lafoule. Toutes les mains étaient en l’air. Quelques-unes, solidementfermées, semblaient se lever et s’abattre rapidement au milieu descris, — manière énergique, sans doute, de formuler un vote. Desremous agitaient la masse qui refluait. Les bannières oscillaient,disparaissaient un instant et reparaissaient en loques. Lesondulations de la houle se propageaient jusqu’à l’escalier, tandisque toutes les têtes moutonnaient à la surface comme une mersoudainement remuée par un grain. Le nombre des chapeaux noirsdiminuait à vue d’œil, et la plupart semblaient avoir perdu de leurhauteur normale.

« C’est évidemment un meeting, dit Fix, et la question qui l’aprovoqué doit être palpitante. Je ne serais point étonné qu’il fûtencore question de l’affaire de l’Alabama, bien qu’elle soitrésolue.

— Peut-être, répondit simplement Mr. Fogg.

— En tout cas, reprit Fix, deux champions sont en présence l’unde l’autre, l’honorable Kamerfield et l’honorable Mandiboy. »

Mrs. Aouda, au bras de Phileas Fogg, regardait avec surprisecette scène tumultueuse, et Fix allait demander à l’un de sesvoisins la raison de cette effervescence populaire, quand unmouvement plus accusé se prononça. Les hurrahs, agrémentésd’injures, redoublèrent. La hampe des bannières se transforma enarme offensive. Plus de mains, des poings partout. Du haut desvoitures arrêtées, et des omnibus enrayés dans leur course,s’échangeaient force horions. Tout servait de projectiles. Botteset souliers décrivaient dans l’air des trajectoires très tendues,et il sembla même que quelques revolvers mêlaient aux vociférationsde la foule leurs détonations nationales.

La cohue se rapprocha de l’escalier et reflua sur les premièresmarches. L’un des partis était évidemment repoussé, sans que lessimples spectateurs pussent reconnaître si l’avantage restait àMandiboy ou à Kamerfield.

« Je crois prudent de nous retirer, dit Fix, qui ne tenait pas àce que « son homme » reçût un mauvais coup ou se fît une mauvaiseaffaire. S’il est question de l’Angleterre dans tout ceci et qu’onnous reconnaisse, nous serons fort compromis dans labagarre !

— Un citoyen anglais… », répondit Phileas Fogg.

Mais le gentleman ne put achever sa phrase. Derrière lui, decette terrasse qui précédait l’escalier, partirent des hurlementsépouvantables. On criait : « Hurrah ! Hip ! Hip !pour Mandiboy ! » C’était une troupe d’électeurs qui arrivaità la rescousse, prenant en flanc les partisans de Kamerfield.

Mr. Fogg, Mrs. Aouda, Fix se trouvèrent entre deux feux. Ilétait trop tard pour s’échapper. Ce torrent d’hommes, armés decannes plombées et de casse-tête, était irrésistible. Phileas Fogget Fix, en préservant la jeune femme, furent horriblementbousculés. Mr. Fogg, non moins flegmatique que d’habitude, voulutse défendre avec ces armes naturelles que la nature a mises au boutdes bras de tout Anglais, mais inutilement. Un énorme gaillard àbarbiche rouge, au teint coloré, large d’épaules, qui paraissaitêtre le chef de la bande, leva son formidable poing sur Mr. Fogg,et il eût fort endommagé le gentleman, si Fix, par dévouement,n’eût reçu le coup à sa place. Une énorme bosse se développainstantanément sous le chapeau de soie du détective, transformé ensimple toque.

« Yankee ! dit Mr. Fogg, en lançant à son adversaire unregard de profond mépris.

— Englishman ! répondit l’autre.

— Nous nous retrouverons !

— Quand il vous plaira. — Votre nom ?

— Phileas Fogg. Le vôtre ?

— Le colonel Stamp W. Proctor. »

Puis, cela dit, la marée passa. Fix fut renversé et se releva,les habits déchirés, mais sans meurtrissure sérieuse. Son paletotde voyage s’était séparé en deux parties inégales, et son pantalonressemblait à ces culottes dont certains Indiens — affaire de mode— ne se vêtent qu’après en avoir préalablement enlevé le fond.Mais, en somme, Mrs. Aouda avait été épargnée, et, seul, Fix enétait pour son coup de poing.

« Merci, dit Mr. Fogg à l’inspecteur, dès qu’ils furent hors dela foule.

— Il n’y a pas de quoi, répondit Fix, mais venez.

— Où ?

— Chez un marchand de confection. »

En effet, cette visite était opportune. Les habits de PhileasFogg et de Fix étaient en lambeaux, comme si ces deux gentlemen sefussent battus pour le compte des honorables Kamerfield etMandiboy.

Une heure après, ils étaient convenablement vêtus et coiffés.Puis ils revinrent à International-Hôtel.

Là, Passepartout attendait son maître, armé d’une demi-douzainede revolvers-poignards à six coups et à inflammation centrale.Quand il aperçut Fix en compagnie de Mr. Fogg, son fronts’obscurcit. Mais Mrs. Aouda, ayant fait en quelques mots le récitde ce qui s’était passé, Passepartout se rasséréna. Évidemment Fixn’était plus un ennemi, c’était un allié. Il tenait sa parole.

Le dîner terminé, un coach fut amené, qui devait conduire à lagare les voyageurs et leurs colis. Au moment de monter en voiture,Mr. Fogg dit à Fix :

« Vous n’avez pas revu ce colonel Proctor ?

— Non, répondit Fix.

— Je reviendrai en Amérique pour le retrouver, dit froidementPhileas Fogg. Il ne serait pas convenable qu’un citoyen anglais selaissât traiter de cette façon. »

L’inspecteur sourit et ne répondit pas. Mais, on le voit, Mr.Fogg était de cette race d’Anglais qui, s’ils ne tolèrent pas leduel chez eux, se battent à l’étranger, quand il s’agit de soutenirleur honneur.

À six heures moins un quart, les voyageurs atteignaient la gareet trouvaient le train prêt à partir. Au moment où Mr. Fogg allaits’embarquer, il avisa un employé et le rejoignant :

« Mon ami, lui dit-il, n’y a-t-il pas eu quelques troublesaujourd’hui à San Francisco ?

— C’était un meeting, monsieur, répondit l’employé.

— Cependant, j’ai cru remarquer une certaine animation dans lesrues.

— Il s’agissait simplement d’un meeting organisé pour uneélection.

— L’élection d’un général en chef, sans doute ? demanda Mr.Fogg.

— Non, monsieur, d’un juge de paix. »

Sur cette réponse, Phileas Fogg monta dans le wagon, et le trainpartit à toute vapeur.

Chapitre 26

 

DANS LEQUEL ON PREND LE TRAIN EXPRESS DU CHEMIN DE FERDU PACIFIQUE

« Ocean to Ocean » — ainsi disent les Américains —, et ces troismots devraient être la dénomination générale du « grand trunk »,qui traverse les États-Unis d’Amérique dans leur plus grandelargeur. Mais, en réalité, le « Pacific rail-road » se divise endeux parties distinctes : « Central Pacific » entre San Franciscoet Ogden, et « Union Pacific » entre Ogden et Omaha. Là seraccordent cinq lignes distinctes, qui mettent Omaha encommunication fréquente avec New York.

New York et San Francisco sont donc présentement réunis par unruban de métal non interrompu qui ne mesure pas moins de troismille sept cent quatre-vingt-six milles. Entre Omaha et lePacifique, le chemin de fer franchit une contrée encore fréquentéepar les Indiens et les fauves, — vaste étendue de territoire queles Mormons commencèrent à coloniser vers 1845, après qu’ils eurentété chassés de l’Illinois.

Autrefois, dans les circonstances les plus favorables, onemployait six mois pour aller de New York à San Francisco.Maintenant, on met sept jours.

C’est en 1862 que, malgré l’opposition des députés du Sud, quivoulaient une ligne plus méridionale, le tracé du rail-road futarrêté entre le quarante et unième et le quarante-deuxièmeparallèle. Le président Lincoln, de si regrettée mémoire, fixalui-même, dans l’État de Nebraska, à la ville d’Omaha, la tête deligne du nouveau réseau. Les travaux furent aussitôt commencés etpoursuivis avec cette activité américaine, qui n’est nipaperassière ni bureaucratique. La rapidité de la main-d’œuvre nedevait nuire en aucune façon à la bonne exécution du chemin. Dansla prairie, on avançait à raison d’un mille et demi par jour. Unelocomotive, roulant sur les rails de la veille, apportait les railsdu lendemain, et courait à leur surface au fur et à mesure qu’ilsétaient posés.

Le Pacific rail-road jette plusieurs embranchements sur sonparcours, dans les États de Iowa, du Kansas, du Colorado et del’Oregon. En quittant Omaha, il longe la rive gauche dePlatte-river jusqu’à l’embouchure de la branche du nord, suit labranche du sud, traverse les terrains de Laramie et les montagnesWahsatch, contourne le lac Salé, arrive à Lake Salt City, lacapitale des Mormons, s’enfonce dans la vallée de la Tuilla, longele désert américain, les monts de Cédar et Humboldt,Humboldt-river, la Sierra Nevada, et redescend par Sacramentojusqu’au Pacifique, sans que ce tracé dépasse en pente cent douzepieds par mille, même dans la traversée des montagnesRocheuses.

Telle était cette longue artère que les trains parcouraient ensept jours, et qui allait permettre à l’honorable Phileas Fogg — ill’espérait du moins — de prendre, le 11, à New York, le paquebot deLiverpool.

Le wagon occupé par Phileas Fogg était une sorte de long omnibusqui reposait sur deux trains formés de quatre roues chacun, dont lamobilité permet d’attaquer des courbes de petit rayon. Àl’intérieur, point de compartiments : deux files de sièges,disposés de chaque côté, perpendiculairement à l’axe, et entrelesquels était réservé un passage conduisant aux cabinets detoilette et autres, dont chaque wagon est pourvu. Sur toute lalongueur du train, les voitures communiquaient entre elles par despasserelles, et les voyageurs pouvaient circuler d’une extrémité àl’autre du convoi, qui mettait à leur disposition deswagons-salons, des wagons-terrasses, des wagons-restaurants et deswagons à cafés. Il n’y manquait que des wagons-théâtres. Mais il yen aura un jour.

Sur les passerelles circulaient incessamment des marchands delivres et de journaux, débitant leur marchandise, et des vendeursde liqueurs, de comestibles, de cigares, qui ne manquaient point dechalands.

Les voyageurs étaient partis de la station d’Oakland à sixheures du soir. Il faisait déjà nuit, — une nuit froide, sombre,avec un ciel couvert dont les nuages menaçaient de se résoudre enneige. Le train ne marchait pas avec une grande rapidité. En tenantcompte des arrêts, il ne parcourait pas plus de vingt milles àl’heure, vitesse qui devait, cependant, lui permettre de franchirles États-Unis dans les temps réglementaires.

On causait peu dans le wagon. D’ailleurs, le sommeil allaitbientôt gagner les voyageurs. Passepartout se trouvait placé auprèsde l’inspecteur de police, mais il ne lui parlait pas. Depuis lesderniers événements, leurs relations s’étaient notablementrefroidies. Plus de sympathie, plus d’intimité. Fix n’avait rienchangé à sa manière d’être, mais Passepartout se tenait, aucontraire, sur une extrême réserve, prêt au moindre soupçon àétrangler son ancien ami.

Une heure après le départ du train, la neige tomba —, neigefine, qui ne pouvait, fort heureusement, retarder la marche duconvoi. On n’apercevait plus à travers les fenêtres qu’une immensenappe blanche, sur laquelle, en déroulant ses volutes, la vapeur dela locomotive paraissait grisâtre.

À huit heures, un « steward » entra dans le wagon et annonça auxvoyageurs que l’heure du coucher était sonnée. Ce wagon était un «sleeping-car », qui, en quelques minutes, fut transformé endortoir. Les dossiers des bancs se replièrent, des couchettessoigneusement paquetées se déroulèrent par un système ingénieux,des cabines furent improvisées en quelques instants, et chaquevoyageur eut bientôt à sa disposition un lit confortable, qued’épais rideaux défendaient contre tout regard indiscret. Les drapsétaient blancs, les oreillers mœlleux. Il n’y avait plus qu’à secoucher et à dormir — ce que chacun fit, comme s’il se fût trouvédans la cabine confortable d’un paquebot —, pendant que le trainfilait à toute vapeur à travers l’État de Californie.

Dans cette portion du territoire qui s’étend entre San Franciscoet Sacramento, le sol est peu accidenté. Cette partie du chemin defer, sous le nom de « Central Pacific road », prit d’abordSacramento pour point de départ, et s’avança vers l’est à larencontre de celui qui partait d’Omaha. De San Francisco à lacapitale de la Californie, la ligne courait directement aunord-est, en longeant American-river, qui se jette dans la baie deSan Pablo. Les cent vingt milles compris entre ces deux importantescités furent franchis en six heures, et vers minuit, pendant qu’ilsdormaient de leur premier sommeil, les voyageurs passèrent àSacramento. Ils ne virent donc rien de cette ville considérable,siège de la législature de l’État de Californie, ni ses beauxquais, ni ses rues larges, ni ses hôtels splendides, ni sessquares, ni ses temples.

En sortant de Sacramento, le train, après avoir dépassé lesstations de Junction, de Roclin, d’Auburn et de Colfax, s’engageadans le massif de la Sierra Nevada. Il était sept heures du matinquand fut traversée la station de Cisco. Une heure après, ledortoir était redevenu un wagon ordinaire et les voyageurspouvaient à travers les vitres entrevoir les points de vuepittoresques de ce montagneux pays. Le tracé du train obéissait auxcaprices de la Sierra, ici accroché aux flancs de la montagne, làsuspendu au-dessus des précipices, évitant les angles brusques pardes courbes audacieuses, s’élançant dans des gorges étroites quel’on devait croire sans issues. La locomotive, étincelante commeune châsse, avec son grand fanal qui jetait de fauves lueurs, sacloche argentée, son « chasse-vache », qui s’étendait comme unéperon, mêlait ses sifflements et ses mugissements à ceux destorrent et des cascades, et tordait sa fumée à la noire ramure dessapins.

Peu ou point de tunnels, ni de pont sur le parcours. Lerail-road contournait le flanc des montagnes, ne cherchant pas dansla ligne droite le plus court chemin d’un point à un autre, et neviolentant pas la nature.

Vers neuf heures, par la vallée de Carson, le train pénétraitdans l’État de Nevada, suivant toujours la direction du nord-est. Àmidi, il quittait Reno, où les voyageurs eurent vingt minutes pourdéjeuner.

Depuis ce point, la voie ferrée, côtoyant Humboldt-river,s’éleva pendant quelques milles vers le nord, en suivant son cours.Puis elle s’infléchit vers l’est, et ne devait plus quitter lecours d’eau avant d’avoir atteint les Humboldt-Ranges, qui luidonnent naissance, presque à l’extrémité orientale de l’État duNevada.

Après avoir déjeuné, Mr. Fogg, Mrs. Aouda et leurs compagnonsreprirent leur place dans le wagon. Phileas Fogg, la jeune femme,Fix et Passepartout, confortablement assis, regardaient le paysagevarié qui passait sous leurs yeux, — vastes prairies, montagnes seprofilant à l’horizon, « creeks » roulant leurs eaux écumeuses.Parfois, un grand troupeau de bisons, se massant au loin,apparaissait comme une digue mobile. Ces innombrables armées deruminants opposent souvent un insurmontable obstacle au passage destrains. On a vu des milliers de ces animaux défiler pendantplusieurs heures, en rangs pressés, au travers du rail-road. Lalocomotive est alors forcée de s’arrêter et d’attendre que la voiesoit redevenue libre.

Ce fut même ce qui arriva dans cette occasion. Vers trois heuresdu soir, un troupeau de dix à douze mille têtes barra le rail-road.La machine, après avoir modéré sa vitesse, essaya d’engager sonéperon dans le flanc de l’immense colonne, mais elle dut s’arrêterdevant l’impénétrable masse.

On voyait ces ruminants — ces buffalos, comme les appellentimproprement les Américains — marcher ainsi de leur pas tranquille,poussant parfois des beuglements formidables. Ils avaient unetaille supérieure à celle des taureaux d’Europe, les jambes et laqueue courtes, le garrot saillant qui formait une bosse musculaire,les cornes écartées à la base, la tête, le cou et les épaulésrecouverts d’une crinière à longs poils. Il ne fallait pas songer àarrêter cette migration. Quand les bisons ont adopté une direction,rien ne pourrait ni enrayer ni modifier leur marche. C’est untorrent de chair vivante qu’aucune digue ne saurait contenir.

Les voyageurs, dispersés sur les passerelles, regardaient cecurieux spectacle. Mais celui qui devait être le plus pressé detous, Phileas Fogg, était demeuré à sa place et attendaitphilosophiquement qu’il plût aux buffles de lui livrer passage.Passepartout était furieux du retard que causait cetteagglomération d’animaux. Il eût voulu décharger contre eux sonarsenal de revolvers.

« Quel pays ! s’écria-t-il. De simples bœufs qui arrêtentdes trains, et qui s’en vont là, processionnellement, sans plus sehâter que s’ils ne gênaient pas la circulation !Pardieu ! je voudrais bien savoir si Mr. Fogg avait prévu cecontretemps dans son programme ! Et ce mécanicien qui n’osepas lancer sa machine à travers ce bétail encombrant ! »

Le mécanicien n’avait point tenté de renverser l’obstacle, et ilavait prudemment agi. Il eût écrasé sans doute les premiers bufflesattaqués par l’éperon de la locomotive ; mais, si puissantequ’elle fût, la machine eût été arrêtée bientôt, un déraillement seserait inévitablement produit, et le train fût resté endétresse.

Le mieux était donc d’attendre patiemment, quitte ensuite àregagner le temps perdu par une accélération de la marche du train.Le défilé des bisons dura trois grandes heures, et la voie neredevint libre qu’à la nuit tombante. À ce moment, les derniersrangs du troupeau traversaient les rails, tandis que les premiersdisparaissaient au-dessous de l’horizon du sud.

Il était donc huit heures, quand le train franchit les défilésdes Humboldt-Ranges, et neuf heures et demie, lorsqu’il pénétra surle territoire de l’Utah, la région du grand lac Salé, le curieuxpays des Mormons.

Chapitre 27

 

DANS LEQUEL PASSEPARTOUT SUIT, AVEC UNE VITESSE DE VINGTMILLES À L’HEURE, UN COURS D’HISTOIRE MORMONE

Pendant la nuit du 5 au 6 décembre, le train courut au sud-estsur un espace de cinquante milles environ ; puis il remontad’autant vers le nord-est, en s’approchant du grand lac Salé.

Passepartout, vers neuf heures du matin, vint prendre l’air surles passerelles. Le temps était froid, le ciel gris, mais il neneigeait plus. Le disque du soleil, élargi par les brumes,apparaissait comme une énorme pièce d’or, et Passepartouts’occupait à en calculer la valeur en livres sterling, quand il futdistrait de cet utile travail par l’apparition d’un personnageassez étrange.

Ce personnage, qui avait pris le train à la station d’Elko,était un homme de haute taille, très brun, moustaches noires, basnoirs, chapeau de soie noir, gilet noir, pantalon noir, cravateblanche, gants de peau de chien. On eût dit un révérend. Il allaitd’une extrémité du train à l’autre, et, sur la portière de chaquewagon, il collait avec des pains à cacheter une notice écrite à lamain.

Passepartout s’approcha et lut sur une de ces notices quel’honorable « elder » William Hitch, missionnaire mormon, profitantde sa présence sur le train n° 48, ferait, de onze heures à midi,dans le car n° 117, une conférence sur le mormonisme —, invitant àl’entendre tous les gentlemen soucieux de s’instruire touchant lesmystères de la religion des « Saints des derniers jours ».

« Certes, j’irai », se dit Passepartout, qui ne connaissaitguère du mormonisme que ses usages polygames, base de la sociétémormone.

La nouvelle se répandit rapidement dans le train, qui emportaitune centaine de voyageurs. Sur ce nombre, trente au plus, alléchéspar l’appât de la conférence, occupaient à onze heures lesbanquettes du car n° 117. Passepartout figurait au premier rang desfidèles. Ni son maître ni Fix n’avaient cru devoir se déranger.

À l’heure dite, l’elder William Hitch se leva, et d’une voixassez irritée, comme s’il eût été contredit d’avance, il s’écria:

« Je vous dis, moi, que Jœ Smyth est un martyr, que son frèreHvram est un martyr, et que les persécutions du gouvernement del’Union contre les prophètes vont faire également un martyr deBrigham Young ! Qui oserait soutenir le contraire ? »

Personne ne se hasarda à contredire le missionnaire, dontl’exaltation contrastait avec sa physionomie naturellement calme.Mais, sans doute, sa colère s’expliquait par ce fait que lemormonisme était actuellement soumis à de dures épreuves. Et, eneffet, le gouvernement des États-Unis venait, non sans peine, deréduire ces fanatiques indépendants. Il s’était rendu maître del’Utah, et l’avait soumis aux lois de l’Union, après avoiremprisonné Brigham Young, accusé de rébellion et de polygamie.Depuis cette époque, les disciples du prophète redoublaient leursefforts, et, en attendant les actes, ils résistaient par la paroleaux prétentions du Congrès.

On le voit, l’elder William Hitch faisait du prosélytismejusqu’en chemin de fer.

Et alors il raconta, en passionnant son récit par les éclats desa voix et la violence de ses gestes, l’histoire du mormonisme,depuis les temps bibliques : « comment, dans Israël, un prophètemormon de la tribu de Joseph publia les annales de la religionnouvelle, et les légua à son fils Morom ; comment, bien dessiècles plus tard, une traduction de ce précieux livre, écrit encaractères égyptiens, fut faite par Joseph Smyth junior, fermier del’État de Vermont, qui se révéla comme prophète mystique en1825 ; comment, enfin, un messager céleste lui apparut dansune forêt lumineuse et lui remit les annales du Seigneur. »

En ce moment, quelques auditeurs, peu intéressés par le récitrétrospectif du missionnaire, quittèrent le wagon ; maisWilliam Hitch, continuant, raconta « comment Smyth junior,réunissant son père, ses deux frères et quelques disciples, fondala religion des Saints des derniers jours —, religion qui, adoptéenon seulement en Amérique, mais en Angleterre, en Scandinavie, enAllemagne, compte parmi ses fidèles des artisans et aussi nombre degens exerçant des professions libérales ; comment une coloniefut fondée dans l’Ohio ; comment un temple fut élevé au prixde deux cent mille dollars et une ville bâtie à Kirkland ;comment Smyth devint un audacieux banquier et reçut d’un simplemontreur de momies un papyrus contenant un récit écrit de la maind’Abraham et autres célèbres Égyptiens. »

Cette narration devenant un peu longue, les rangs des auditeurss’éclaircirent encore, et le public ne se composa plus que d’unevingtaine de personnes.

Mais l’elder, sans s’inquiéter de cette désertion, raconta avecdétail « comme quoi Jœ Smyth fit banqueroute en 1837 ; commequoi ses actionnaires ruinés l’enduisirent de goudron et leroulèrent dans la plume ; comme quoi on le retrouva, plushonorable et plus honoré que jamais, quelques années après, àIndependance, dans le Missouri, et chef d’une communautéflorissante, qui ne comptait pas moins de trois mille disciples, etqu’alors, poursuivi par la haine des gentils, il dut fuir dans leFar West américain. »

Dix auditeurs étaient encore là, et parmi eux l’honnêtePassepartout, qui écoutait de toutes ses oreilles. Ce fut ainsiqu’il apprit « comment, après de longues persécutions, Smythreparut dans l’Illinois et fonda en 1839, sur les bords duMississippi, Nauvoo-la-Belle, dont la population s’éleva jusqu’àvingt-cinq mille âmes ; comment Smyth en devint le maire, lejuge suprême et le général en chef ; comment, en 1843, il posasa candidature à la présidence des États-Unis, et comment enfin,attiré dans un guet-apens, à Carthage, il fut jeté en prison etassassiné par une bande d’hommes masqués. »

En ce moment, Passepartout était absolument seul dans le wagon,et l’elder, le regardant en face, le fascinant par ses paroles, luirappela que, deux ans après l’assassinat de Smyth, son successeur,le prophète inspiré, Brigham Young, abandonnant Nauvoo, vints’établir aux bords du lac Salé, et que là, sur cet admirableterritoire, au milieu de cette contrée fertile, sur le chemin desémigrants qui traversaient l’Utah pour se rendre en Californie, lanouvelle colonie, grâce aux principes polygames du mormonisme, pritune extension énorme.

« Et voilà, ajouta William Hitch, voilà pourquoi la jalousie duCongrès s’est exercée contre nous ! pourquoi les soldats del’Union ont foulé le sol de l’Utah ! pourquoi notre chef, leprophète Brigham Young, a été emprisonné au mépris de toutejustice ! Céderons-nous à la force ? Jamais !Chassés du Vermont, chassés de l’Illinois, chassés de l’Ohio,chassés du Missouri, chassés de l’Utah, nous retrouverons encorequelque territoire indépendant où nous planterons notre tente… Etvous, mon fidèle, ajouta l’elder en fixant sur son unique auditeurdes regards courroucés, planterez-vous la vôtre à l’ombre de notredrapeau ?

— Non », répondit bravement Passepartout, qui s’enfuit à sontour, laissant l’énergumène prêcher dans le désert.

Mais pendant cette conférence, le train avait marché rapidement,et, vers midi et demi, il touchait à sa pointe nord-ouest le grandlac Salé. De là, on pouvait embrasser, sur un vaste périmètre,l’aspect de cette mer intérieure, qui porte aussi le nom de merMorte et dans laquelle se jette un Jourdain d’Amérique. Lacadmirable, encadré de belles roches sauvages, à larges assises,encroûtées de sel blanc, superbe nappe d’eau qui couvrait autrefoisun espace plus considérable ; mais avec le temps, ses bords,montant peu à peu, ont réduit sa superficie en accroissant saprofondeur.

Le lac Salé, long de soixante-dix milles environ, large detrente-cinq, est situé à trois mille huit cents pieds au-dessus duniveau de la mer. Bien différent du lac Asphaltite, dont ladépression accuse douze cents pieds au-dessous, sa salure estconsidérable, et ses eaux tiennent en dissolution le quart de leurpoids de matière solide. Leur pesanteur spécifique est de 1 170,celle de l’eau distillée étant 1 000. Aussi les poissons n’ypeuvent vivre. Ceux qu’y jettent le Jourdain, le Weber et autrescreeks, y périssent bientôt ; mais il n’est pas vrai que ladensité de ses eaux soit telle qu’un homme n’y puisse plonger.

Autour du lac, la campagne était admirablement cultivée, car lesMormons s’entendent aux travaux de la terre : des ranchos et descorrals pour les animaux domestiques, des champs de blé, de maïs,de sorgho, des prairies luxuriantes, partout des haies de rosierssauvages, des bouquets d’acacias et d’euphorbes, tel eût étél’aspect de cette contrée, six mois plus tard ; mais en cemoment le sol disparaissait sous une mince couche de neige, qui lepoudrait légèrement.

À deux heures, les voyageurs descendaient à la station d’Ogden.Le train ne devant repartir qu’à six heures, Mr. Fogg, Mrs. Aoudaet leurs deux compagnons avaient donc le temps de se rendre à laCité des Saints par le petit embranchement qui se détache de lastation d’Ogden. Deux heures suffisaient à visiter cette villeabsolument américaine et, comme telle, bâtie sur le patron detoutes les villes de l’Union, vastes échiquiers à longues lignesfroides, avec la « tristesse lugubre des angles droits », suivantl’expression de Victor Hugo. Le fondateur de la Cité des Saints nepouvait échapper à ce besoin de symétrie qui distingue lesAnglo-Saxons. Dans ce singulier pays, où les hommes ne sontcertainement pas à la hauteur des institutions, tout se fait «carrément », les villes, les maisons et les sottises.

À trois heures, les voyageurs se promenaient donc par les ruesde la cité, bâtie entre la rive du Jourdain et les premièresondulations des monts Wahsatch. Ils y remarquèrent peu ou pointd’églises, mais, comme monuments, la maison du prophète, laCourt-house et l’arsenal ; puis, des maisons de briquebleuâtre avec vérandas et galeries, entourées de jardins, bordéesd’acacias, de palmiers et de caroubiers. Un mur d’argile et decailloux, construit en 1853, ceignait la ville. Dans la principalerue, où se tient le marché, s’élevaient quelques hôtels ornés depavillons, et entre autres Lake-Salt-house.

Mr. Fogg et ses compagnons ne trouvèrent pas la cité fortpeuplée. Les rues étaient presque désertes, — sauf toutefois lapartie du Temple, qu’ils n’atteignirent qu’après avoir traverséplusieurs quartiers entourés de palissades. Les femmes étaientassez nombreuses, ce qui s’explique par la composition singulièredes ménages mormons. Il ne faut pas croire, cependant, que tous lesMormons soient polygames. On est libre, mais il est bon deremarquer que ce sont les citoyennes de l’Utah qui tiennent surtoutà être épousées, car, suivant la religion du pays, le ciel mormonn’admet point à la possession de ses béatitudes les célibataires dusexe féminin. Ces pauvres créatures ne paraissaient ni aisées niheureuses. Quelques-unes, les plus riches sans doute, portaient unejaquette de soie noire ouverte à la taille, sous une capuche ou unchâle fort modeste. Les autres n’étaient vêtues que d’indienne.

Passepartout, lui, en sa qualité de garçon convaincu, neregardait pas sans un certain effroi ces Mormones chargées de faireà plusieurs le bonheur d’un seul Mormon. Dans son bon sens, c’étaitle mari qu’il plaignait surtout. Cela lui paraissait terribled’avoir à guider tant de dames à la fois au travers desvicissitudes de la vie, à les conduire ainsi en troupe jusqu’auparadis mormon, avec cette perspective de les y retrouver pourl’éternité en compagnie du glorieux Smyth, qui devait fairel’ornement de ce lieu de délices. Décidément, il ne se sentait pasla vocation, et il trouvait — peut-être s’abusait-il en ceci — queles citoyennes de Great-Lake-City jetaient sur sa personne desregards un peu inquiétants.

Très heureusement, son séjour dans la Cité des Saints ne devaitpas se prolonger. À quatre heures moins quelques minutes, lesvoyageurs se retrouvaient à la gare et reprenaient leur place dansleurs wagons.

Le coup de sifflet se fit entendre ; mais au moment où lesroues motrices de la locomotive, patinant sur les rails,commençaient à imprimer au train quelque vitesse, ces cris : «Arrêtez ! arrêtez ! » retentirent.

On n’arrête pas un train en marche. Le gentleman qui proféraitces cris était évidemment un Mormon attardé. Il courait à perdrehaleine. Heureusement pour lui, la gare n’avait ni portes nibarrières. Il s’élança donc sur la voie, sauta sur le marchepied dela dernière voiture, et tomba essoufflé sur une des banquettes duwagon.

Passepartout, qui avait suivi avec émotion les incidents decette gymnastique, vint contempler ce retardataire, auquel ils’intéressa vivement, quand il apprit que ce citoyen de l’Utahn’avait ainsi pris la fuite qu’à la suite d’une scène deménage.

Lorsque le Mormon eut repris haleine, Passepartout se hasarda àlui demander poliment combien il avait de femmes, à lui tout seul,— et à la façon dont il venait de décamper, il lui en supposait unevingtaine au moins.

« Une, monsieur ! répondit le Mormon en levant les bras auciel, une, et c’était assez ! »

Chapitre 28

 

DANS LEQUEL PASSEPARTOUT NE PUT PARVENIR À FAIREENTENDRE LE LANGAGE DE LA RAISON

Le train, en quittant Great-Salt-Lake et la station d’Ogden,s’éleva pendant une heure vers le nord, jusqu’à Weber-river, ayantfranchi neuf cents milles environ depuis San Francisco. À partir dece point, il reprit la direction de l’est à travers le massifaccidenté des monts Wahsatch. C’est dans cette partie duterritoire, comprise entre ces montagnes et les montagnes Rocheusesproprement dites, que les ingénieurs américains ont été aux prisesavec les plus sérieuses difficultés. Aussi, dans ce parcours, lasubvention du gouvernement de l’Union s’est-elle élevée àquarante-huit mille dollars par mille, tandis qu’elle n’était quede seize mille dollars en plaine ; mais les ingénieurs, ainsiqu’il a été dit, n’ont pas violenté la nature, ils ont rusé avecelle, tournant les difficultés, et pour atteindre le grand bassin,un seul tunnel, long de quatorze mille pieds, a été percé dans toutle parcours du rail-road.

C’était au lac Salé même que le tracé avait atteint jusqu’alorssa plus haute cote d’altitude. Depuis ce point, son profildécrivait une courbe très allongée, s’abaissant vers la vallée duBitter-creek, pour remonter jusqu’au point de partage des eauxentre l’Atlantique et le Pacifique. Les rios étaient nombreux danscette montagneuse région. Il fallut franchir sur des ponceaux leMuddy, le Green et autres. Passepartout était devenu plus impatientà mesure qu’il s’approchait du but. Mais Fix, à son tour, auraitvoulu être déjà sorti de cette difficile contrée. Il craignait lesretards, il redoutait les accidents, et était plus pressé quePhileas Fogg lui-même de mettre le pied sur la terreanglaise !

À dix heures du soir, le train s’arrêtait à la station deFort-Bridger, qu’il quitta presque aussitôt, et, vingt milles plusloin, il entrait dans l’État de Wyoming, — l’ancien Dakota —, ensuivant toute la vallée du Bitter-creek, d’où s’écoulent une partiedes eaux qui forment le système hydrographique du Colorado.

Le lendemain, 7 décembre, il y eut un quart d’heure d’arrêt à lastation de Green-river. La neige avait tombé pendant la nuit assezabondamment, mais, mêlée à de la pluie, à demi fondue, elle nepouvait gêner la marche du train. Toutefois, ce mauvais temps nelaissa pas d’inquiéter Passepartout, car l’accumulation des neiges,en embourbant les roues des wagons, eût certainement compromis levoyage.

« Aussi, quelle idée, se disait-il, mon maître a-t-il eue devoyager pendant l’hiver ! Ne pouvait-il attendre la bellesaison pour augmenter ses chances ? »

Mais, en ce moment, où l’honnête garçon ne se préoccupait que del’état du ciel et de l’abaissement de la température, Mrs. Aoudaéprouvait des craintes plus vives, qui provenaient d’une tout autrecause.

En effet, quelques voyageurs étaient descendus de leur wagon, etse promenaient sur le quai de la gare de Green-river, en attendantle départ du train. Or, à travers la vitre, la jeune femme reconnutparmi eux le colonel Stamp W. Proctor, cet Américain qui s’était sigrossièrement comporté à l’égard de Phileas Fogg pendant le meetingde San Francisco. Mrs. Aouda, ne voulant pas être vue, se rejeta enarrière.

Cette circonstance impressionna vivement la jeune femme. Elles’était attachée à l’homme qui, si froidement que ce fût, luidonnait chaque jour les marques du plus absolu dévouement. Elle necomprenait pas, sans doute, toute la profondeur du sentiment quelui inspirait son sauveur, et à ce sentiment elle ne donnait encoreque le nom de reconnaissance, mais, à son insu, il y avait plus quecela. Aussi son cœur se serra-t-il, quand elle reconnut le grossierpersonnage auquel Mr. Fogg voulait tôt ou tard demander raison desa conduite. Évidemment, c’était le hasard seul qui avait amenédans ce train le colonel Proctor, mais enfin il y était, et ilfallait empêcher à tout prix que Phileas Fogg aperçut sonadversaire.

Mrs. Aouda, lorsque le train se fut remis en route, profita d’unmoment où sommeillait Mr. Fogg pour mettre Fix et Passepartout aucourant de la situation.

« Ce Proctor est dans le train ! s’écria Fix. Eh bien,rassurez-vous, madame, avant d’avoir affaire au sieur… à Mr. Fogg,il aura affaire à moi ! Il me semble que, dans tout ceci,c’est encore moi qui ai reçu les plus graves insultes !

— Et, de plus, ajouta Passepartout, je me charge de lui, toutcolonel qu’il est.

— Monsieur Fix, reprit Mrs. Aouda, Mr. Fogg ne laissera àpersonne le soin de le venger. Il est homme, il l’a dit, à reveniren Amérique pour retrouver cet insulteur. Si donc il aperçoit lecolonel Proctor, nous ne pourrons empêcher une rencontre, qui peutamener de déplorables résultats. Il faut donc qu’il ne le voiepas.

— Vous avez raison, madame, répondit Fix, une rencontre pourraittout perdre. Vainqueur ou vaincu, Mr. Fogg serait retardé, et…

— Et, ajouta Passepartout, cela ferait le jeu des gentlemen duReform-Club. Dans quatre jours nous serons à New York ! Ehbien, si pendant quatre jours mon maître ne quitte pas son wagon,on peut espérer que le hasard ne le mettra pas face à face avec cemaudit Américain, que Dieu confonde ! Or, nous saurons bienl’empêcher… »

La conversation fut suspendue. Mr. Fogg s’était réveillé, etregardait la campagne à travers la vitre tachetée de neige. Mais,plus tard, et sans être entendu de son maître ni de Mrs. Aouda,Passepartout dit à l’inspecteur de police :

« Est-ce que vraiment vous vous battriez pour lui ?

— Je ferai tout pour le ramener vivant en Europe ! »répondit simplement Fix, d’un ton qui marquait une implacablevolonté.

Passepartout sentit comme un frisson lui courir par le corps,mais ses convictions à l’endroit de son maître ne faiblirentpas.

Et maintenant, y avait-il un moyen quelconque de retenir Mr.Fogg dans ce compartiment pour prévenir toute rencontre entre lecolonel et lui ? Cela ne pouvait être difficile, le gentlemanétant d’un naturel peu remuant et peu curieux. En tout cas,l’inspecteur de police crut avoir trouvé ce moyen, car, quelquesinstants plus tard, il disait à Phileas Fogg :

« Ce sont de longues et lentes heures, monsieur, que celles quel’on passe ainsi en chemin de fer.

— En effet, répondit le gentleman, mais elles passent.

— À bord des paquebots, reprit l’inspecteur, vous aviezl’habitude de faire votre whist ?

— Oui, répondit Phileas Fogg, mais ici ce serait difficile. Jen’ai ni cartes ni partenaires.

— Oh ! les cartes, nous trouverons bien à les acheter. Onvend de tout dans les wagons américains. Quant aux partenaires, si,par hasard, madame…

— Certainement, monsieur, répondit vivement la jeune femme, jeconnais le whist. Cela fait partie de l’éducation anglaise.

— Et moi, reprit Fix, j’ai quelques prétentions à bien jouer cejeu. Or, à nous trois et un mort…

— Comme il vous plaira, monsieur », répondit Phileas Fogg,enchanté de reprendre son jeu favori —, même en chemin de fer.

Passepartout fut dépêché à la recherche du steward, et il revintbientôt avec deux jeux complets, des fiches, des jetons et unetablette recouverte de drap. Rien ne manquait. Le jeu commença.Mrs. Aouda savait très suffisamment le whist, et elle reçut mêmequelques compliments du sévère Phileas Fogg. Quant à l’inspecteur,il était tout simplement de première force, et digne de tenir têteau gentleman.

« Maintenant, se dit Passepartout à lui-même, nous le tenons. Ilne bougera plus ! »

À onze heures du matin, le train avait atteint le point departage des eaux des deux océans. C’était à Passe-Bridger, à unehauteur de sept mille cinq cent vingt-quatre pieds anglaisau-dessus du niveau de la mer, un des plus hauts points touchés parle profil du tracé dans ce passage à travers les montagnesRocheuses. Après deux cents milles environ, les voyageurs setrouveraient enfin sur ces longues plaines qui s’étendent jusqu’àl’Atlantique, et que la nature rendait si propices àl’établissement d’une voie ferrée.

Sur le versant du bassin atlantique se développaient déjà lespremiers rios, affluents ou sous-affluents de North-Platte-river.Tout l’horizon du nord et de l’est était couvert par cette immensecourtine semi-circulaire, qui forme la portion septentrionale desRocky-Mountains, dominée par le pic de Laramie. Entre cettecourbure et la ligne de fer s’étendaient de vastes plaines,largement arrosées. Sur la droite du rail-road s’étageaient lespremières rampes du massif montagneux qui s’arrondit au sudjusqu’aux sources de la rivière de l’Arkansas, l’un des grandstributaires du Missouri.

À midi et demi, les voyageurs entrevoyaient un instant le fortHalleck, qui commande cette contrée. Encore quelques heures, et latraversée des montagnes Rocheuses serait accomplie. On pouvait doncespérer qu’aucun accident ne signalerait le passage du train àtravers cette difficile région. La neige avait cessé de tomber. Letemps se mettait au froid sec. De grands oiseaux, effrayés par lalocomotive, s’enfuyaient au loin. Aucun fauve, ours ou loup, ne semontrait sur la plaine. C’était le désert dans son immensenudité.

Après un déjeuner assez confortable, servi dans le wagon même,Mr. Fogg et ses partenaires venaient de reprendre leur interminablewhist, quand de violents coups de sifflet se firent entendre. Letrain s’arrêta.

Passepartout mit la tête à la portière et ne vit rien quimotivât cet arrêt. Aucune station n’était en vue.

Mrs. Aouda et Fix purent craindre un instant que Mr. Fogg nesongeât à descendre sur la voie. Mais le gentleman se contenta dedire à son domestique :

« Voyez donc ce que c’est. »

Passepartout s’élança hors du wagon. Une quarantaine devoyageurs avaient déjà quitté leurs places, et parmi eux le colonelStamp W. Proctor.

Le train était arrêté devant un signal tourné au rouge quifermait la voie. Le mécanicien et le conducteur, étant descendus,discutaient assez vivement avec un garde-voie, que le chef de garede Medicine-Bow, la station prochaine, avait envoyé au-devant dutrain. Des voyageurs s’étaient approchés et prenaient part à ladiscussion, — entre autres le susdit colonel Proctor, avec sonverbe haut et ses gestes impérieux.

Passepartout, ayant rejoint le groupe, entendit le garde-voiequi disait :

« Non ! il n’y a pas moyen de passer ! Le pont deMedicine-Bow est ébranlé et ne supporterait pas le poids du train.»

Ce pont, dont il était question, était un pont suspendu, jetésur un rapide, à un mille de l’endroit où le convoi s’était arrêté.Au dire du garde-voie, il menaçait ruine, plusieurs des filsétaient rompus, et il était impossible d’en risquer le passage. Legarde-voie n’exagérait donc en aucune façon en affirmant qu’on nepouvait passer. Et d’ailleurs, avec les habitudes d’insouciance desAméricains, on peut dire que, quand ils se mettent à être prudents,il y aurait folie à ne pas l’être.

Passepartout, n’osant aller prévenir son maître, écoutait, lesdents serrées, immobile comme une statue.

« Ah çà! s’écria le colonel Proctor, nous n’allons pas,j’imagine, rester ici à prendre racine dans la neige !

— Colonel, répondit le conducteur, on a télégraphié à la stationd’Omaha pour demander un train, mais il n’est pas probable qu’ilarrive à Medicine-Bow avant six heures.

— Six heures ! s’écria Passepartout.

— Sans doute, répondit le conducteur. D’ailleurs, ce temps noussera nécessaire pour gagner à pied la station.

— À pied ! s’écrièrent tous les voyageurs.

— Mais à quelle distance est donc cette station ? demandal’un d’eux au conducteur.

— À douze milles, de l’autre côté de la rivière.

— Douze milles dans la neige ! » s’écria Stamp W.Proctor.

Le colonel lança une bordée de jurons, s’en prenant à lacompagnie, s’en prenant au conducteur, et Passepartout, furieux,n’était pas loin de faire chorus avec lui. Il y avait là unobstacle matériel contre lequel échoueraient, cette fois, toutesles bank-notes de son maître.

Au surplus, le désappointement était général parmi lesvoyageurs, qui, sans compter le retard, se voyaient obligés à faireune quinzaine de milles à travers la plaine couverte de neige.Aussi était-ce un brouhaha, des exclamations, des vociférations,qui auraient certainement attiré l’attention de Phileas Fogg, si cegentleman n’eût été absorbé par son jeu.

Cependant Passepartout se trouvait dans la nécessité de leprévenir, et, la tête basse, il se dirigeait vers le wagon, quandle mécanicien du train — un vrai Yankee, nommé Forster —, élevantla voix, dit :

« Messieurs, il y aurait peut-être moyen de passer.

— Sur le pont ? répondit un voyageur.

— Sur le pont.

— Avec notre train ? demanda le colonel.

— Avec notre train. »

Passepartout s’était arrêté, et dévorait les paroles dumécanicien.

« Mais le pont menace ruine ! reprit le conducteur.

— N’importe, répondit Forster. Je crois qu’en lançant le trainavec son maximum de vitesse, on aurait quelques chances depasser.

— Diable ! » fit Passepartout.

Mais un certain nombre de voyageurs avaient été immédiatementséduits par la proposition. Elle plaisait particulièrement aucolonel Proctor. Ce cerveau brûlé trouvait la chose très faisable.Il rappela même que des ingénieurs avaient eu l’idée de passer desrivières « sans pont » avec des trains rigides lancés à toutevitesse, etc. Et, en fin de compte, tous les intéressés dans laquestion se rangèrent à l’avis du mécanicien.

« Nous avons cinquante chances pour passer, disait l’un.

— Soixante, disait l’autre.

— Quatre-vingts !… quatre-vingt-dix sur cent ! »

Passepartout était ahuri, quoiqu’il fût prêt à tout tenter pouropérer le passage du Medicine-creek, mais la tentative lui semblaitun peu trop « américaine ».

« D’ailleurs, pensa-t-il, il y a une chose bien plus simple àfaire, et ces gens-là n’y songent même pas !… »

« Monsieur, dit-il à un des voyageurs, le moyen proposé par lemécanicien me paraît un peu hasardé, mais…

— Quatre-vingts chances ! répondit le voyageur, qui luitourna le dos.

— Je sais bien, répondit Passepartout en s’adressant à un autregentleman, mais une simple réflexion…

— Pas de réflexion, c’est inutile ! répondit l’Américaininterpellé en haussant les épaules, puisque le mécanicien assurequ’on passera !

— Sans doute, reprit Passepartout, on passera, mais il seraitpeut-être plus prudent…

— Quoi ! prudent ! s’écria le colonel Proctor, que cemot, entendu par hasard, fit bondir. À grande vitesse, on vousdit ! Comprenez-vous ? À grande vitesse !

— Je sais… je comprends… , répétait Passepartout, auquelpersonne ne laissait achever sa phrase, mais il serait, sinon plusprudent, puisque le mot vous choque, du moins plus naturel…

— Qui ? que ? quoi ? Qu’a-t-il donc celui-là avecson naturel ?… » s’écria-t-on de toutes parts.

Le pauvre garçon ne savait plus de qui se faire entendre.

« Est-ce que vous avez peur ? lui demanda le colonelProctor.

— Moi, peur ! s’écria Passepartout. Eh bien, soit ! Jemontrerai à ces gens-là qu’un Français peut être aussi américainqu’eux !

— En voiture ! en voiture ! criait le conducteur.

— Oui ! en voiture, répétait Passepartout, envoiture ! Et tout de suite ! Mais on ne m’empêchera pasde penser qu’il eût été plus naturel de nous faire d’abord passer àpied sur ce pont, nous autres voyageurs, puis le trainensuite !… »

Mais personne n’entendit cette sage réflexion, et personne n’eûtvoulu en reconnaître la justesse.

Les voyageurs étaient réintégrés dans leur wagon. Passepartoutreprit sa place, sans rien dire de ce qui s’était passé. Lesjoueurs étaient tout entiers à leur whist.

La locomotive siffla vigoureusement. Le mécanicien, renversantla vapeur, ramena son train en arrière pendant près d’un mille —,reculant comme un sauteur qui veut prendre son élan.

Puis, à un second coup de sifflet, la marche en avant recommença: elle s’accéléra ; bientôt la vitesse devinteffroyable ; on n’entendait plus qu’un seul hennissementsortant de la locomotive ; les pistons battaient vingt coups àla seconde ; les essieux des roues fumaient dans les boîtes àgraisse. On sentait, pour ainsi dire, que le train tout entier,marchant avec une rapidité de cent milles à l’heure, ne pesait plussur les rails. La vitesse mangeait la pesanteur.

Et l’on passa ! Et ce fut comme un éclair. On ne vit riendu pont. Le convoi sauta, on peut le dire, d’une rive à l’autre, etle mécanicien ne parvint à arrêter sa machine emportée qu’à cinqmilles au-delà de la station.

Mais à peine le train avait-il franchi la rivière, que le pont,définitivement ruiné, s’abîmait avec fracas dans le rapide deMedicine-Bow.

Chapitre 29

 

OÙ IL SERA FAIT LE RÉCIT D’INCIDENTS DIVERS QUI NE SERENCONTRENT QUE SUR LES RAIL-ROADS DE L’UNION

Le soir même, le train poursuivait sa route sans obstacles,dépassait le fort Sauders, franchissait la passe de Cheyenne etarrivait à la passe d’Evans. En cet endroit, le rail-roadatteignait le plus haut point du parcours, soit huit millequatre-vingt-onze pieds au-dessus du niveau de l’océan. Lesvoyageurs n’avaient plus qu’à descendre jusqu’à l’Atlantique surces plaines sans limites, nivelées par la nature.

Là se trouvait sur le « grand trunk » l’embranchement deDenver-city, la principale ville du Colorado. Ce territoire estriche en mines d’or et d’argent, et plus de cinquante millehabitants y ont déjà fixé leur demeure.

À ce moment, treize cent quatre-vingt-deux milles avaient étéfaits depuis San Francisco, en trois jours et trois nuits. Quatrenuits et quatre jours, selon toute prévision, devaient suffire pouratteindre New York. Phileas Fogg se maintenait donc dans les délaisréglementaires.

Pendant la nuit, on laissa sur la gauche le camp Walbah. LeLodge-pole-creek courait parallèlement à la voie, en suivant lafrontière rectiligne commune aux États du Wyoming et du Colorado. Àonze heures, on entrait dans le Nebraska, on passait près duSedgwick, et l’on touchait à Julesburgh, placé sur la branche sudde Platte-river.

C’est à ce point que se fit l’inauguration de l’Union PacificRoad, le 23 octobre 1867, et dont l’ingénieur en chef fut legénéral J. M. Dodge. Là s’arrêtèrent les deux puissanteslocomotives, remorquant les neuf wagons des invités, au nombredesquels figurait le vice-président, Mr. Thomas C. Durant ; làretentirent les acclamations ; là, les Sioux et les Pawniesdonnèrent le spectacle d’une petite guerre indienne ; là, lesfeux d’artifice éclatèrent ; là, enfin, se publia, au moyend’une imprimerie portative, le premier numéro du journal RailwayPioneer. Ainsi fut célébrée l’inauguration de ce grand chemin defer, instrument de progrès et de civilisation, jeté à travers ledésert et destiné à relier entre elles des villes et des cités quin’existaient pas encore. Le sifflet de la locomotive, plus puissantque la lyre d’Amphion, allait bientôt les faire surgir du solaméricain.

À huit heures du matin, le fort Mac-Pherson était laissé enarrière. Trois cent cinquante-sept milles séparent ce pointd’Omaha. La voie ferrée suivait, sur sa rive gauche, lescapricieuses sinuosités de la branche sud de Platte-river. À neufheures, on arrivait à l’importante ville de North-Platte, bâtieentre ces deux bras du grand cours d’eau, qui se rejoignent autourd’elle pour ne plus former qu’une seule artère —, affluentconsidérable dont les eaux se confondent avec celles du Missouri,un peu au-dessus d’Omaha.

Le cent-unième méridien était franchi.

Mr. Fogg et ses partenaires avaient repris leur jeu. Aucun d’euxne se plaignait de la longueur de la route —, pas même le mort. Fixavait commencé par gagner quelques guinées, qu’il était en train dereperdre, mais il ne se montrait pas moins passionné que Mr. Fogg.Pendant cette matinée, la chance favorisa singulièrement cegentleman. Les atouts et les honneurs pleuvaient dans ses mains. Àun certain moment, après avoir combiné un coup audacieux, il sepréparait à jouer pique, quand, derrière la banquette, une voix sefit entendre, qui disait :

« Moi, je jouerais carreau… »

Mr. Fogg, Mrs. Aouda, Fix levèrent la tête. Le colonel Proctorétait près d’eux.

Stamp W. Proctor et Phileas Fogg se reconnurent aussitôt.

« Ah ! c’est vous, monsieur l’Anglais, s’écria le colonel,c’est vous qui voulez jouer pique !

— Et qui le joue, répondit froidement Phileas Fogg, en abattantun dix de cette couleur.

— Eh bien, il me plaît que ce soit carreau », répliqua lecolonel Proctor d’une voix irritée.

Et il fit un geste pour saisir la carte jouée, en ajoutant :

« Vous n’entendez rien à ce jeu.

— Peut-être serai-je plus habile à un autre, dit Phileas Fogg,qui se leva.

— Il ne tient qu’à vous d’en essayer, fils de John Bull ! »répliqua le grossier personnage.

Mrs. Aouda était devenue pâle. Tout son sang lui refluait aucœur. Elle avait saisi le bras de Phileas Fogg, qui la repoussadoucement. Passepartout était prêt à se jeter sur l’Américain, quiregardait son adversaire de l’air le plus insultant. Mais Fixs’était levé, et, allant au colonel Proctor, il lui dit :

« Vous oubliez que c’est moi à qui vous avez affaire, monsieur,moi que vous avez, non seulement injurié, mais frappé !

— Monsieur Fix, dit Mr. Fogg, je vous demande pardon, mais cecime regarde seul. En prétendant que j’avais tort de jouer pique, lecolonel m’a fait une nouvelle injure, et il m’en rendra raison.

— Quand vous voudrez, et où vous voudrez, répondit l’Américain,et à l’arme qu’il vous plaira ! »

Mrs. Aouda essaya vainement de retenir Mr. Fogg. L’inspecteurtenta inutilement de reprendre la querelle à son compte.Passepartout voulait jeter le colonel par la portière, mais unsigne de son maître l’arrêta. Phileas Fogg quitta le wagon, etl’Américain le suivit sur la passerelle.

« Monsieur, dit Mr. Fogg à son adversaire, je suis fort presséde retourner en Europe, et un retard quelconque préjudicieraitbeaucoup à mes intérêts.

— Eh bien ! qu’est-ce que cela me fait ? répondit lecolonel Proctor.

— Monsieur, reprit très poliment Mr. Fogg, après notre rencontreà San Francisco, j’avais formé le projet de venir vous retrouver enAmérique, dès que j’aurais terminé les affaires qui m’appellent surl’ancien continent.

— Vraiment !

— Voulez-vous me donner rendez-vous dans six mois ?

— Pourquoi pas dans six ans ?

— Je dis six mois, répondit Mr. Fogg, et je serai exact aurendez-vous.

— Des défaites, tout cela ! s’écria Stamp W. Proctor. Toutde suite ou pas.

— Soit, répondit Mr. Fogg. Vous allez à New York ?

— Non.

— À Chicago ?

— Non.

— À Omaha ?

— Peu vous importe ! Connaissez-vous Plum-Creek ?

— Non, répondit Mr. Fogg.

— C’est la station prochaine. Le train y sera dans une heure. Ily stationnera dix minutes. En dix minutes, on peut échangerquelques coups de revolver.

— Soit, répondit Mr. Fogg. Je m’arrêterai à Plum-Creek.

— Et je crois même que vous y resterez ! ajouta l’Américainavec une insolence sans pareille.

— Qui sait, monsieur ? » répondit Mr. Fogg, et il rentradans son wagon, aussi froid que d’habitude.

Là, le gentleman commença par rassurer Mrs. Aouda, lui disantque les fanfarons n’étaient jamais à craindre. Puis il pria Fix delui servir de témoin dans la rencontre qui allait avoir lieu. Fixne pouvait refuser, et Phileas Fogg reprit tranquillement son jeuinterrompu, en jouant pique avec un calme parfait.

À onze heures, le sifflet de la locomotive annonça l’approche dela station de Plum-Creek. Mr. Fogg se leva, et, suivi de Fix, il serendit sur la passerelle. Passepartout l’accompagnait, portant unepaire de revolvers. Mrs. Aouda était restée dans le wagon, pâlecomme une morte.

En ce moment, la porte de l’autre wagon s’ouvrit, et le colonelProctor apparut également sur la passerelle, suivi de son témoin,un Yankee de sa trempe. Mais à l’instant où les deux adversairesallaient descendre sur la voie, le conducteur accourut et leur cria:

« On ne descend pas, messieurs.

— Et pourquoi ? demanda le colonel.

— Nous avons vingt minutes de retard, et le train ne s’arrêtepas.

— Mais je dois me battre avec monsieur.

— Je le regrette, répondit l’employé, mais nous repartonsimmédiatement. Voici la cloche qui sonne ! »

La cloche sonnait, en effet, et le train se remit en route.

« Je suis vraiment désolé, messieurs, dit alors le conducteur.En toute autre circonstance, j’aurai pu vous obliger. Mais, aprèstout, puisque vous n’avez pas eu le temps de vous battre ici, quivous empêche de vous battre en route ?

— Cela ne conviendra peut-être pas à monsieur ! dit lecolonel Proctor d’un air goguenard.

— Cela me convient parfaitement », répondit Phileas Fogg.

« Allons, décidément, nous sommes en Amérique ! pensaPassepartout, et le conducteur de train est un gentleman dumeilleur monde ! »

Et ce disant il suivit son maître.

Les deux adversaires, leurs témoins, précédés du conducteur, serendirent, en passant d’un wagon à l’autre, à l’arrière du train.Le dernier wagon n’était occupé que par une dizaine de voyageurs.Le conducteur leur demanda s’ils voulaient bien, pour quelquesinstants, laisser la place libre à deux gentlemen qui avaient uneaffaire d’honneur à vider.

Comment donc ! Mais les voyageurs étaient trop heureux depouvoir être agréables aux deux gentlemen, et ils se retirèrent surles passerelles.

Ce wagon, long d’une cinquantaine de pieds, se prêtait trèsconvenablement à la circonstance. Les deux adversaires pouvaientmarcher l’un sur l’autre entre les banquettes et s’arquebuser àleur aise. Jamais duel ne fut plus facile à régler. Mr. Fogg et lecolonel Proctor, munis chacun de deux revolvers à six coups,entrèrent dans le wagon. Leurs témoins, restés en dehors, les yenfermèrent. Au premier coup de sifflet de la locomotive, ilsdevaient commencer le feu… Puis, après un laps de deux minutes, onretirerait du wagon ce qui resterait des deux gentlemen.

Rien de plus simple en vérité. C’était même si simple, que Fixet Passepartout sentaient leur cœur battre à se briser.

On attendait donc le coup de sifflet convenu, quand soudain descris sauvages retentirent. Des détonations les accompagnèrent, maiselles ne venaient point du wagon réservé aux duellistes. Cesdétonations se prolongeaient, au contraire, jusqu’à l’avant et surtoute la ligne du train. Des cris de frayeur se faisaient entendreà l’intérieur du convoi.

Le colonel Proctor et Mr. Fogg, revolver au poing, sortirentaussitôt du wagon et se précipitèrent vers l’avant, oùretentissaient plus bruyamment les détonations et les cris.

Ils avaient compris que le train était attaqué par une bande deSioux.

Ces hardis Indiens n’en étaient pas à leur coup d’essai, et plusd’une fois déjà ils avaient arrêté les convois. Suivant leurhabitude, sans attendre l’arrêt du train, s’élançant sur lesmarchepieds au nombre d’une centaine, ils avaient escaladé leswagons comme fait un clown d’un cheval au galop.

Ces Sioux étaient munis de fusils. De là les détonationsauxquelles les voyageurs, presque tous armés, ripostaient par descoups de revolver. Tout d’abord, les Indiens s’étaient précipitéssur la machine. Le mécanicien et le chauffeur avaient été à demiassommés à coups de casse-tête. Un chef sioux, voulant arrêter letrain, mais ne sachant pas manœuvrer la manette du régulateur,avait largement ouvert l’introduction de la vapeur au lieu de lafermer, et la locomotive, emportée, courait avec une vitesseeffroyable.

En même temps, les Sioux avaient envahi les wagons, ilscouraient comme des singes en fureur sur les impériales, ilsenfonçaient les portières et luttaient corps à corps avec lesvoyageurs. Hors du wagon de bagages, forcé et pillé, les colisétaient précipités sur la voie. Cris et coups de feu nediscontinuaient pas.

Cependant les voyageurs se défendaient avec courage. Certainswagons, barricadés, soutenaient un siège, comme de véritables fortsambulants, emportés avec une rapidité de cent milles à l’heure.

Dès le début de l’attaque, Mrs. Aouda s’était courageusementcomportée. Le revolver à la main, elle se défendait héroïquement,tirant à travers les vitres brisées, lorsque quelque sauvage seprésentait à elle. Une vingtaine de Sioux, frappés à mort, étaienttombés sur la voie, et les roues des wagons écrasaient comme desvers ceux d’entre eux qui glissaient sur les rails du haut despasserelles.

Plusieurs voyageurs, grièvement atteints par les balles ou lescasse-tête, gisaient sur les banquettes.

Cependant il fallait en finir. Cette lutte durait déjà depuisdix minutes, et ne pouvait que se terminer à l’avantage des Sioux,si le train ne s’arrêtait pas. En effet, la station du fort Kearneyn’était pas à deux milles de distance. Là se trouvait un posteaméricain ; mais ce poste passé, entre le fort Kearney et lastation suivante les Sioux seraient les maîtres du train.

Le conducteur se battait aux côtés de Mr. Fogg, quand une ballele renversa. En tombant, cet homme s’écria :

« Nous sommes perdus, si le train ne s’arrête pas avant cinqminutes !

— Il s’arrêtera ! dit Phileas Fogg, qui voulut s’élancerhors du wagon.

— Restez, monsieur, lui cria Passepartout. Cela meregarde ! »

Phileas Fogg n’eut pas le temps d’arrêter ce courageux garçon,qui, ouvrant une portière sans être vu des Indiens, parvint à seglisser sous le wagon. Et alors, tandis que la lutte continuait,pendant que les balles se croisaient au-dessus de sa tête,retrouvant son agilité, sa souplesse de clown, se faufilant sousles wagons, s’accrochant aux chaînes, s’aidant du levier des freinset des longerons des châssis, rampant d’une voiture à l’autre avecune adresse merveilleuse, il gagna ainsi l’avant du train. Iln’avait pas été vu, il n’avait pu l’être.

Là, suspendu d’une main entre le wagon des bagages et le tender,de l’autre il décrocha les chaînes de sûreté ; mais par suitede la traction opérée, il n’aurait jamais pu parvenir à dévisser labarre d’attelage, si une secousse que la machine éprouva n’eût faitsauter cette barre, et le train, détaché, resta peu à peu enarrière, tandis que la locomotive s’enfuyait avec une nouvellevitesse.

Emporté par la force acquise, le train roula encore pendantquelques minutes, mais les freins furent manœuvrés à l’intérieurdes wagons, et le convoi s’arrêta enfin, à moins de cent pas de lastation de Kearney.

Là, les soldats du fort, attirés par les coups de feu,accoururent en hâte. Les Sioux ne les avaient pas attendus, et,avant l’arrêt complet du train, toute la bande avait décampé.

Mais quand les voyageurs se comptèrent sur le quai de lastation, ils reconnurent que plusieurs manquaient à l’appel, etentre autres le courageux Français dont le dévouement venait de lessauver.

Chapitre 30

 

DANS LEQUEL PHILEAS FOGG FAIT TOUT SIMPLEMENT SONDEVOIR

Trois voyageurs, Passepartout compris, avaient disparu.Avaient-ils été tués dans la lutte ? Étaient-ils prisonniersdes Sioux ? On ne pouvait encore le savoir.

Les blessés étaient assez nombreux, mais on reconnut qu’aucunn’était atteint mortellement. Un dès plus grièvement frappé,c’était le colonel Proctor, qui s’était bravement battu, et qu’uneballe à l’aine avait renversé. Il fut transporté à la gare avecd’autres voyageurs, dont l’état réclamait des soins immédiats.

Mrs. Aouda était sauve. Phileas Fogg, qui ne s’était pasépargné, n’avait pas une égratignure. Fix était blessé au bras,blessure sans importance. Mais Passepartout manquait, et des larmescoulaient des yeux de la jeune femme.

Cependant tous les voyageurs avaient quitté le train. Les rouesdes wagons étaient tachées de sang. Aux moyeux et aux rayonspendaient d’informes lambeaux de chair. On voyait à perte de vuesur la plaine blanche de longues traînées rouges. Les derniersIndiens disparaissaient alors dans le sud, du côté deRepublican-river.

Mr. Fogg, les bras croisés, restait immobile. Il avait une gravedécision à prendre. Mrs. Aouda, près de lui, le regardait sansprononcer une parole… Il comprit ce regard. Si son serviteur étaitprisonnier, ne devait-il pas tout risquer pour l’arracher auxIndiens ?…

« Je le retrouverai mort ou vivant, dit-il simplement à Mrs.Aouda.

— Ah ! monsieur… monsieur Fogg ! s’écria la jeunefemme, en saisissant les mains de son compagnon qu’elle couvrit delarmes.

— Vivant ! ajouta Mr. Fogg, si nous ne perdons pas uneminute ! »

Par cette résolution, Phileas Fogg se sacrifiait tout entier. Ilvenait de prononcer sa ruine. Un seul jour de retard lui faisaitmanquer le paquebot à New York. Son pari était irrévocablementperdu. Mais devant cette pensée : « C’est mon devoir ! » iln’avait pas hésité.

Le capitaine commandant le fort Kearney était là. Ses soldats —une centaine d’hommes environ — s’étaient mis sur la défensive pourle cas où les Sioux auraient dirigé une attaque directe contre lagare.

« Monsieur, dit Mr. Fogg au capitaine, trois voyageurs ontdisparu.

— Morts ? demanda le capitaine.

— Morts ou prisonniers, répondit Phileas Fogg. Là est uneincertitude qu’il faut faire cesser. Votre intention est-elle depoursuivre les Sioux ?

— Cela est grave, monsieur, dit le capitaine. Ces Indienspeuvent fuir jusqu’au-delà de l’Arkansas ! Je ne sauraisabandonner le fort qui m’est confié.

— Monsieur, reprit Phileas Fogg, il s’agit de la vie de troishommes.

— Sans doute… mais puis-je risquer la vie de cinquante pour ensauver trois ?

— Je ne sais si vous le pouvez, monsieur, mais vous ledevez.

— Monsieur, répondit le capitaine, personne ici n’a àm’apprendre quel est mon devoir.

— Soit, dit froidement Phileas Fogg. J’irai seul !

— Vous, monsieur ! s’écria Fix, qui s’était approché, allerseul à la poursuite des Indiens !

— Voulez-vous donc que je laisse périr ce malheureux, à qui toutce qui est vivant ici doit la vie ? J’irai.

— Eh bien, non, vous n’irez pas seul ! s’écria lecapitaine, ému malgré lui. Non ! Vous êtes un bravecœur !… Trente hommes de bonne volonté ! » ajouta-t-il ense tournant vers ses soldats.

Toute la compagnie s’avança en masse. Le capitaine n’eut qu’àchoisir parmi ces braves gens. Trente soldats furent désignés, etun vieux sergent se mit à leur tête.

« Merci, capitaine ! dit Mr. Fogg.

— Vous me permettrez de vous accompagner ? demanda Fix augentleman.

— Vous ferez comme il vous plaira, monsieur, lui réponditPhileas Fogg. Mais si vous voulez me rendre service, vous resterezprès de Mrs. Aouda. Au cas où il m’arriverait malheur… »

Une pâleur subite envahit la figure de l’inspecteur de police.Se séparer de l’homme qu’il avait suivi pas à pas et avec tant depersistance ! Le laisser s’aventurer ainsi dans cedésert ! Fix regarda attentivement le gentleman, et, quoiqu’il en eût, malgré ses préventions, en dépit du combat qui selivrait en lui, il baissa les yeux devant ce regard calme etfranc.

« Je resterai », dit-il.

Quelques instants après, Mr. Fogg avait serré la main de lajeune femme ; puis, après lui avoir remis son précieux sac devoyage, il partait avec le sergent et sa petite troupe.

Mais avant de partir, il avait dit aux soldats :

« Mes amis, il y a mille livres pour vous si nous sauvons lesprisonniers ! »

Il était alors midi et quelques minutes.

Mrs. Aouda s’était retirée dans une chambre de la gare, et là,seule, elle attendait, songeant à Phileas Fogg, à cette générositésimple et grande, à ce tranquille courage. Mr. Fogg avait sacrifiésa fortune, et maintenant il jouait sa vie, tout cela sanshésitation, par devoir, sans phrases. Phileas Fogg était un héros àses yeux.

L’inspecteur Fix, lui, ne pensait pas ainsi, et il ne pouvaitcontenir son agitation. Il se promenait fébrilement sur le quai dela gare. Un moment subjugué, il redevenait lui-même. Fogg parti, ilcomprenait la sottise qu’il avait faite de le laisser partir.Quoi ! cet homme qu’il venait de suivre autour du monde, ilavait consenti à s’en séparer ! Sa nature reprenait le dessus,il s’incriminait, il s’accusait, il se traitait comme s’il eût étéle directeur de la police métropolitaine, admonestant un agent prisen flagrant délit de naïveté.

« J’ai été inepte ! pensait-il. L’autre lui aura appris quij’étais ! Il est parti, il ne reviendra pas ! Où lereprendre maintenant ? Mais comment ai-je pu me laisserfasciner ainsi, moi, Fix, moi, qui ai en poche son ordred’arrestation ! Décidément je ne suis qu’une bête ! »

Ainsi raisonnait l’inspecteur de police, tandis que les heuress’écoulaient si lentement à son gré. Il ne savait que faire.Quelquefois, il avait envie de tout dire à Mrs. Aouda. Mais ilcomprenait comment il serait reçu par la jeune femme. Quel partiprendre ? Il était tenté de s’en aller à travers les longuesplaines blanches, à la poursuite de ce Fogg ! Il ne luisemblait pas impossible de le retrouver. Les pas du détachementétaient encore imprimés sur la neige !… Mais bientôt, sous unecouche nouvelle, toute empreinte s’effaça.

Alors le découragement prit Fix. Il éprouva comme uneinsurmontable envie d’abandonner la partie. Or, précisément, cetteoccasion de quitter la station de Kearney et de poursuivre cevoyage, si fécond en déconvenues, lui fut offerte.

En effet, vers deux heures après midi, pendant que la neigetombait à gros flocons, on entendit de longs sifflets qui venaientde l’est. Une énorme ombre, précédée d’une lueur fauve, s’avançaitlentement, considérablement grandie par les brumes, qui luidonnaient un aspect fantastique.

Cependant on n’attendait encore aucun train venant de l’est. Lessecours réclamés par le télégraphe ne pouvaient arriver sitôt, etle train d’Omaha à San Francisco ne devait passer que le lendemain.— On fut bientôt fixé.

Cette locomotive qui marchait à petite vapeur, en jetant degrands coups de sifflet, c’était celle qui, après avoir étédétachée du train, avait continué sa route avec une si effrayantevitesse, emportant le chauffeur et le mécanicien inanimés. Elleavait couru sur les rails pendant plusieurs milles ; puis, lefeu avait baissé, faute de combustible ; la vapeur s’étaitdétendue, et une heure après, ralentissant peu à peu sa marche, lamachine s’arrêtait enfin à vingt milles au-delà de la station deKearney.

Ni le mécanicien ni le chauffeur n’avaient succombé, et, aprèsun évanouissement assez prolongé, ils étaient revenus à eux.

La machine était alors arrêtée. Quand il se vit dans le désert,la locomotive seule, n’ayant plus de wagons à sa suite, lemécanicien comprit ce qui s’était passé. Comment la locomotiveavait été détachée du train, il ne put le deviner, mais il n’étaitpas douteux, pour lui, que le train, resté en arrière, se trouvâten détresse.

Le mécanicien n’hésita pas sur ce qu’il devait faire. Continuerla route dans la direction d’Omaha était prudent ; retournervers le train, que les Indiens pillaient peut-être encore, étaitdangereux… N’importe ! Des pelletées de charbon et de boisfurent engouffrées dans le foyer de sa chaudière, le feu se ranima,la pression monta de nouveau, et, vers deux heures après midi, lamachine revenait en arrière vers la station de Kearney. C’étaitelle qui sifflait dans la brume.

Ce fut une grande satisfaction pour les voyageurs, quand ilsvirent la locomotive se mettre en tête du train. Ils allaientpouvoir continuer ce voyage si malheureusement interrompu.

À l’arrivée de la machine, Mrs. Aouda avait quitté la gare, ets’adressant au conducteur :

« Vous allez partir ? lui demanda-t-elle.

— À l’instant, madame.

— Mais ces prisonniers… nos malheureux compagnons…

— Je ne puis interrompre le service, répondit le conducteur.Nous avons déjà trois heures de retard.

— Et quand passera l’autre train venant de SanFrancisco ?

— Demain soir, madame.

— Demain soir ! mais il sera trop tard. Il fautattendre…

— C’est impossible, répondit le conducteur. Si vous voulezpartir, montez en voiture.

— Je ne partirai pas », répondit la jeune femme. Fix avaitentendu cette conversation. Quelques instants auparavant, quandtout moyen de locomotion lui manquait, il était décidé à quitterKearney, et maintenant que le train était là, prêt à s’élancer,qu’il n’avait plus qu’à reprendre sa place dans le wagon, uneirrésistible force le rattachait au sol. Ce quai de la gare luibrûlait les pieds, et il ne pouvait s’en arracher. Le combatrecommençait en lui. La colère de l’insuccès l’étouffait. Ilvoulait lutter jusqu’au bout.

Cependant les voyageurs et quelques blessés — entre autres lecolonel Proctor, dont l’état était grave — avaient pris place dansles wagons. On entendait les bourdonnements de la chaudièresurchauffée, et la vapeur s’échappait par les soupapes. Lemécanicien siffla, le train se mit en marche, et disparut bientôt,mêlant sa fumée blanche au tourbillon des neiges.

L’inspecteur Fix était resté.

Quelques heures s’écoulèrent. Le temps était fort mauvais, lefroid très vif. Fix, assis sur un banc dans la gare, restaitimmobile. On eût pu croire qu’il dormait. Mrs. Aouda, malgré larafale, quittait à chaque instant la chambre qui avait été mise àsa disposition. Elle venait à l’extrémité du quai, cherchant à voirà travers la tempête de neige, voulant percer cette brume quiréduisait l’horizon autour d’elle, écoutant si quelque bruit seferait entendre. Mais rien. Elle rentrait alors, toute transie,pour revenir quelques moments plus tard, et toujoursinutilement.

Le soir se fit. Le petit détachement n’était pas de retour. Oùétait-il en ce moment ? Avait-il pu rejoindre lesIndiens ? Y avait-il eu lutte, ou ces soldats, perdus dans labrume, erraient-ils au hasard ? Le capitaine du fort Kearneyétait très inquiet, bien qu’il ne voulût rien laisser paraître deson inquiétude.

La nuit vint, la neige tomba moins abondamment, mais l’intensitédu froid s’accrut. Le regard le plus intrépide n’eût pas considérésans épouvante cette obscure immensité. Un absolu silence régnaitsur la plaine. Ni le vol d’un oiseau, ni la passée d’un fauve n’entroublait le calme infini.

Pendant toute cette nuit, Mrs. Aouda, l’esprit plein depressentiments sinistres, le cœur rempli d’angoisses, erra sur lalisière de la prairie. Son imagination l’emportait au loin et luimontrait mille dangers. Ce qu’elle souffrit pendant ces longuesheures ne saurait s’exprimer.

Fix était toujours immobile à la même place, mais, lui non plus,il ne dormait pas. À un certain moment, un homme s’était approché,lui avait parlé même, mais l’agent l’avait renvoyé, après répondu àses paroles par un signe négatif.

La nuit s’écoula ainsi. À l’aube, le disque à demi éteint dusoleil se leva sur un horizon embrumé. Cependant la portée duregard pouvait s’étendre à une distance de deux milles. C’étaitvers le sud que Phileas Fogg et le détachement s’étaient dirigés…Le sud était absolument désert. Il était alors sept heures dumatin.

Le capitaine, extrêmement soucieux, ne savait quel partiprendre. Devait-il envoyer un second détachement au secours dupremier ? Devait-il sacrifier de nouveaux hommes avec si peude chances de sauver ceux qui étaient sacrifiés tout d’abord ?Mais son hésitation ne dura pas, et d’un geste, appelant un de seslieutenants, il lui donnait l’ordre de pousser une reconnaissancedans le sud —, quand des coups de feu éclatèrent. Était-ce unsignal ? Les soldats se jetèrent hors du fort, et à undemi-mille ils aperçurent une petite troupe qui revenait en bonordre.

Mr. Fogg marchait en tête, et près de lui Passepartout et lesdeux autres voyageurs, arrachés aux mains des Sioux.

Il y avait eu combat à dix milles au sud de Kearney. Peud’instants avant l’arrivée du détachement, Passepartout et ses deuxcompagnons luttaient déjà contre leurs gardiens, et le Français enavait assommé trois à coups de poing, quand son maître et lessoldats se précipitèrent à leur secours.

Tous, les sauveurs et les sauvés, furent accueillis par des crisde joie, et Phileas Fogg distribua aux soldats la prime qu’il leuravait promise, tandis que Passepartout se répétait, non sansquelque raison :

« Décidément, il faut avouer que je coûte cher à monmaître ! »

Fix, sans prononcer une parole, regardait Mr. Fogg, et il eûtété difficile d’analyser les impressions qui se combattaient alorsen lui. Quant à Mrs. Aouda, elle avait pris la main du gentleman,et elle la serrait dans les siennes, sans pouvoir prononcer uneparole !

Cependant Passepartout, dès son arrivée, avait cherché le traindans la gare. Il croyait le trouver là, prêt à filer sur Omaha, etil espérait que l’on pourrait encore regagner le temps perdu.

« Le train, le train ! s’écria-t-il.

— Parti, répondit Fix.

— Et le train suivant, quand passera-t-il ? demanda PhileasFogg.

— Ce soir seulement.

— Ah ! » répondit simplement l’impassible gentleman.

Chapitre 31

 

DANS LEQUEL L’INSPECTEUR FIX PREND TRÈS SÉRIEUSEMENT LESINTÉRÊTS DE PHILEAS FOGG

Phileas Fogg se trouvait en retard de vingt heures.Passepartout, la cause involontaire de ce retard, était désespéré.Il avait décidément ruiné son maître !

En ce moment, l’inspecteur s’approcha de Mr. Fogg, et, leregardant bien en face :

« Très sérieusement, monsieur, lui demanda-t-il, vous êtespressé ?

— Très sérieusement, répondit Phileas Fogg.

— J’insiste, reprit Fix. Vous avez bien intérêt à être à NewYork le 11, avant neuf heures du soir, heure du départ du paquebotde Liverpool ?

— Un intérêt majeur.

— Et si votre voyage n’eût pas été interrompu par cette attaqued’Indiens, vous seriez arrivé à New York le 11, dès lematin ?

— Oui, avec douze heures d’avance sur le paquebot.

— Bien. Vous avez donc vingt heures de retard. Entre vingt etdouze, l’écart est de huit. C’est huit heures à regagner.Voulez-vous tenter de le faire ?

— À pied ? demanda Mr. Fogg.

— Non, en traîneau, répondit Fix, en traîneau à voiles. Un hommem’a proposé ce moyen de transport. »

C’était l’homme qui avait parlé à l’inspecteur de police pendantla nuit, et dont Fix avait refusé l’offre.

Phileas Fogg ne répondit pas à Fix ; mais Fix lui ayantmontré l’homme en question qui se promenait devant la gare, legentleman alla à lui. Un instant après, Phileas Fogg et cetAméricain, nommé Mudge, entraient dans une hutte construite au basdu fort Kearney.

Là, Mr. Fogg examina un assez singulier véhicule, sorte dechâssis, établi sur deux longues poutres, un peu relevées à l’avantcomme les semelles d’un traîneau, et sur lequel cinq ou sixpersonnes pouvaient prendre place. Au tiers du châssis, surl’avant, se dressait un mât très élevé, sur lequel s’enverguait uneimmense brigantine. Ce mât, solidement retenu par des haubansmétalliques, tendait un étai de fer qui servait à guinder un foc degrande dimension. À l’arrière, une sorte de gouvernail-godillepermettait de diriger l’appareil.

C’était, on le voit, un traîneau gréé en sloop. Pendant l’hiver,sur la plaine glacée, lorsque les trains sont arrêtés par lesneiges, ces véhicules font des traversées extrêmement rapides d’unestation à l’autre. Ils sont, d’ailleurs, prodigieusement voilés —plus voilés même que ne peut l’être un cotre de course, exposé àchavirer —, et, vent arrière, ils glissent à la surface desprairies avec une rapidité égale, sinon supérieure, à celle desexpress.

En quelques instants, un marché fut conclu entre Mr. Fogg et lepatron de cette embarcation de terre. Le vent était bon. Ilsoufflait de l’ouest en grande brise. La neige était durcie, etMudge se faisait fort de conduire Mr. Fogg en quelques heures à lastation d’Omaha. Là, les trains sont fréquents et les voiesnombreuses, qui conduisent à Chicago et à New York. Il n’était pasimpossible que le retard fût regagné. Il n’y avait donc pas àhésiter à tenter l’aventure.

Mr. Fogg, ne voulant pas exposer Mrs. Aouda aux tortures d’unetraversée en plein air, par ce froid que la vitesse rendrait plusinsupportable encore, lui proposa de rester sous la garde dePassepartout à la station de Kearney. L’honnête garçon sechargerait de ramener la jeune femme en Europe par une routemeilleure et dans des conditions plus acceptables.

Mrs. Aouda refusa de se séparer de Mr. Fogg, et Passepartout sesentit très heureux de cette détermination. En effet, pour rien aumonde il n’eût voulu quitter son maître, puisque Fix devaitl’accompagner.

Quant à ce que pensait alors l’inspecteur de police ce seraitdifficile à dire. Sa conviction avait-elle été ébranlée par leretour de Phileas Fogg, ou bien le tenait-il pour un coquinextrêmement fort, qui, son tour du monde accompli, devait croirequ’il serait absolument en sûreté en Angleterre ? Peut-êtrel’opinion de Fix touchant Phileas Fogg était-elle en effetmodifiée. Mais il n’en était pas moins décidé à faire son devoiret, plus impatient que tous, à presser de tout son pouvoir leretour en Angleterre.

À huit heures, le traîneau était prêt à partir. Les voyageurs —on serait tenté de dire les passagers — y prenaient place et seserraient étroitement dans leurs couvertures de voyage. Les deuximmenses voiles étaient hissées, et, sous l’impulsion du vent, levéhicule filait sur la neige durcie avec une rapidité de quarantemilles à l’heure.

La distance qui sépare le fort Kearney d’Omaha est, en droiteligne — à vol d’abeille, comme disent les Américains —, de deuxcents milles au plus. Si le vent tenait, en cinq heures cettedistance pouvait être franchie. Si aucun incident ne se produisait,à une heure après midi le traîneau devait avoir atteint Omaha.

Quelle traversée ! Les voyageurs, pressés les uns contreles autres, ne pouvaient se parler. Le froid, accru par la vitesse,leur eût coupé la parole. Le traîneau glissait aussi légèrement àla surface de la plaine qu’une embarcation à la surface des eaux —,avec la houle en moins. Quand la brise arrivait en rasant la terre,il semblait que le traîneau fût enlevé du sol par ses voiles,vastes ailes d’une immense envergure. Mudge, au gouvernail semaintenait dans la ligne droite, et, d’un coup de godille ilrectifiait les embardées que l’appareil tendait à faire. Toute latoile portait. Le foc avait été perqué et n’était plus abrité parla brigantine. Un mât de hune fut guindé, et une flèche, tendue auvent, ajouta sa puissance d’impulsion à celle des autres voiles. Onne pouvait l’estimer, mathématiquement, mais certainement lavitesse du traîneau ne devait pas être moindre de quarante milles àl’heure.

« Si rien ne casse, dit Mudge, nous arriverons ! »

Et Mudge avait intérêt à arriver dans le délai convenu, car Mr.Fogg, fidèle à son système, l’avait alléché par une forteprime.

La prairie, que le traîneau coupait en ligne droite, était platecomme une mer. On eût dit un immense étang glacé. Le rail-road quidesservait cette partie du territoire remontait, du sud-ouest aunord-ouest, par Grand-Island, Columbus, ville importante duNebraska, Schuyler, Fremont, puis Omaha. Il suivait pendant toutson parcours la rive droite de Platte-river. Le traîneau, abrégeantcette route, prenait la corde de l’arc décrit par le chemin de fer.Mudge ne pouvait craindre d’être arrêté par la Platte-river, à cepetit coude qu’elle fait en avant de Fremont, puisque ses eauxétaient glacées. Le chemin était donc entièrement débarrasséd’obstacles, et Phileas Fogg n’avait donc que deux circonstances àredouter : une avarie à l’appareil, un changement ou une tombée duvent.

Mais la brise ne mollissait pas. Au contraire. Elle soufflait àcourber le mât, que les haubans de fer maintenaient solidement. Cesfilins métalliques, semblables aux cordes d’un instrument,résonnaient comme si un archet eût provoqué leurs vibrations. Letraîneau s’enlevait au milieu d’une harmonie plaintive, d’uneintensité toute particulière.

« Ces cordes donnent la quinte et l’octave », dit Mr. Fogg.

Et ce furent les seules paroles qu’il prononça pendant cettetraversée. Mrs. Aouda, soigneusement empaquetée dans les fourrureset les couvertures de voyage, était, autant que possible, préservéedes atteintes du froid.

Quant à Passepartout, la face rouge comme le disque solairequand il se couche dans les brumes, il humait cet air piquant. Avecle fond d’imperturbable confiance qu’il possédait, il s’étaitrepris à espérer. Au lieu d’arriver le matin à New York, on yarriverait le soir, mais il y avait encore quelques chances pourque ce fût avant le départ du paquebot de Liverpool.

Passepartout avait même éprouvé une forte envie de serrer lamain de son allié Fix. Il n’oubliait pas que c’était l’inspecteurlui-même qui avait procuré le traîneau à voiles, et, parconséquent, le seul moyen qu’il y eût de gagner Omaha en tempsutile. Mais, par on ne sait quel pressentiment, il se tint dans saréserve accoutumée.

En tout cas, une chose que Passepartout n’oublierait jamais,c’était le sacrifice que Mr. Fogg avait fait, sans hésiter, pourl’arracher aux mains des Sioux. À cela, Mr. Fogg avait risqué safortune et sa vie… Non ! son serviteur ne l’oublieraitpas !

Pendant que chacun des voyageurs se laissait aller à desréflexions si diverses, le traîneau volait sur l’immense tapis deneige. S’il passait quelques creeks, affluents ou sous-affluents dela Little-Blue-river, on ne s’en apercevait pas. Les champs et lescours d’eau disparaissaient sous une blancheur uniforme. La plaineétait absolument déserte. Comprise entre l’Union Pacific Road etl’embranchement qui doit réunir Kearney à Saint-Joseph, elleformait comme une grande île inhabitée. Pas un village, pas unestation, pas même un fort. De temps en temps, on voyait passercomme un éclair quelque arbre grimaçant, dont le blanc squelette setordait sous la brise. Parfois, des bandes d’oiseaux sauvagess’enlevaient du même vol. Parfois aussi, quelques loups deprairies, en troupes nombreuses, maigres, affamés, poussés par unbesoin féroce, luttaient de vitesse avec le traîneau. AlorsPassepartout, le revolver à la main, se tenait prêt à faire feu surles plus rapprochés. Si quelque accident eût alors arrêté letraîneau, les voyageurs, attaqués par ces féroces carnassiers,auraient couru les plus grands risques. Mais le traîneau tenaitbon, il ne tardait pas à prendre de l’avance, et bientôt toute labande hurlante restait en arrière.

À midi, Mudge reconnut à quelques indices qu’il passait le coursglacé de la Platte-river. Il ne dit rien, mais il était déjà sûrque, vingt milles plus loin, il aurait atteint la stationd’Omaha.

Et, en effet, il n’était pas une heure, que ce guide habile,abandonnant la barre, se précipitait aux drisses des voiles et lesamenait en bande, pendant que le traîneau, emporté par sonirrésistible élan, franchissait encore un demi-mille à sec detoile. Enfin il s’arrêta, et Mudge, montrant un amas de toitsblancs de neige, disait :

« Nous sommes arrivés. »

Arrivés ! Arrivés, en effet, à cette station qui, par destrains nombreux, est quotidiennement en communication avec l’estdes États-Unis !

Passepartout et Fix avaient sauté à terre et secouaient leursmembres engourdis. Ils aidèrent Mr. Fogg et la jeune femme àdescendre du traîneau. Phileas Fogg régla généreusement avec Mudge,auquel Passepartout serra la main comme à un ami, et tous seprécipitèrent vers la gare d’Omaha.

C’est à cette importante cité du Nebraska que s’arrête le cheminde fer du Pacifique proprement dit, qui met le bassin duMississippi en communication avec le grand océan. Pour allerd’Omaha à Chicago, le rail-road, sous le nom de «Chicago-Rock-island-road », court directement dans l’est endesservant cinquante stations.

Un train direct était prêt à partir. Phileas Fogg et sescompagnons n’eurent que le temps de se précipiter dans un wagon.Ils n’avaient rien vu d’Omaha, mais Passepartout s’avoua à lui-mêmequ’il n’y avait pas lieu de le regretter, et que ce n’était pas devoir qu’il s’agissait.

Avec une extrême rapidité, ce train passa dans l’État d’Iowa,par Council-Bluffs, Des Moines, Iowa-city. Pendant la nuit, iltraversait le Mississippi à Davenport, et par Rock-Island, ilentrait dans l’Illinois. Le lendemain, 10, à quatre heures du soiril arrivait à Chicago, déjà relevée de ses ruines, et plusfièrement assise que jamais sur les bords de son beau lacMichigan.

Neuf cents milles séparent Chicago de New York. Les trains nemanquaient pas à Chicago. Mr. Fogg passa immédiatement de l’un dansl’autre. La fringante locomotive du «Pittsburg-Fort-Wayne-Chicago-rail-road » partit à toute vitesse,comme si elle eût compris que l’honorable gentleman n’avait pas detemps à perdre. Elle traversa comme un éclair l’Indiana, l’Ohio, laPennsylvanie, le New Jersey, passant par des villes aux nomsantiques, dont quelques-unes avaient des rues et des tramways, maispas de maisons encore. Enfin l’Hudson apparut, et, le 11 décembre,à onze heures un quart du soir, le train s’arrêtait dans la gare,sur la rive droite du fleuve, devant le « pier » même des steamersde la ligne Cunard, autrement dite « British and North Americanroyal mail steam packet Co. »

Le China, à destination de Liverpool, était parti depuisquarante-cinq minutes !

Chapitre 32

 

DANS LEQUEL PHILEAS FOGG ENGAGE UNE LUTTE DIRECTE CONTRELA MAUVAISE CHANCE

En partant, le China semblait avoir emporté avec lui le dernierespoir de Phileas Fogg.

En effet, aucun des autres paquebots qui font le service directentre l’Amérique et l’Europe, ni les transatlantiques français, niles navires du « White-Star-line », ni les steamers de la CompagnieImman, ni ceux de la ligne Hambourgeoise, ni autres, ne pouvaientservir les projets du gentleman.

En effet, le Pereire, de la Compagnie transatlantique française— dont les admirables bâtiments égalent en vitesse et surpassent enconfortable tous ceux des autres lignes, sans exception —, nepartait que le surlendemain, 14 décembre. Et d’ailleurs, de mêmeque ceux de la Compagnie hambourgeoise, il n’allait pas directementà Liverpool ou à Londres, mais au Havre, et cette traverséesupplémentaire du Havre à Southampton, en retardant Phileas Fogg,eût annulé ses derniers efforts.

Quant aux paquebots Imman, dont l’un, le City-of-Paris, mettaiten mer le lendemain, il n’y fallait pas songer. Ces navires sontparticulièrement affectés au transport des émigrants, leursmachines sont faibles, ils naviguent autant à la voile qu’à lavapeur, et leur vitesse est médiocre. Ils employaient à cettetraversée de New York à l’Angleterre plus de temps qu’il n’enrestait à Mr. Fogg pour gagner son pari.

De tout ceci le gentleman se rendit parfaitement compte enconsultant son Bradshaw, qui lui donnait, jour par jour, lesmouvements de la navigation transocéanienne.

Passepartout était anéanti. Avoir manqué le paquebot dequarante-cinq minutes, cela le tuait. C’était sa faute à lui, qui,au lieu d’aider son maître, n’avait cessé de semer des obstaclessur sa route ! Et quand il revoyait dans son esprit tous lesincidents du voyage, quand il supputait les sommes dépensées enpure perte et dans son seul intérêt, quand il songeait que ceténorme pari, en y joignant les frais considérables de ce voyagedevenu inutile, ruinait complètement Mr. Fogg, il s’accablaitd’injures.

Mr. Fogg ne lui fit, cependant, aucun reproche, et, en quittantle pier des paquebots transatlantiques, il ne dit que ces mots:

« Nous aviserons demain. Venez. »

Mr. Fogg, Mrs. Aouda, Fix, Passepartout traversèrent l’Hudsondans le Jersey-city-ferry-boat, et montèrent dans un fiacre, quiles conduisit à l’hôtel Saint-Nicolas, dans Broadway. Des chambresfurent mises à leur disposition, et la nuit se passa, courte pourPhileas Fogg, qui dormit d’un sommeil parfait, mais bien longuepour Mrs. Aouda et ses compagnons, auxquels leur agitation nepermit pas de reposer.

Le lendemain, c’était le 12 décembre. Du 12, sept heures dumatin, au 21, huit heures quarante-cinq minutes du soir, il restaitneuf jours treize heures et quarante-cinq minutes. Si donc PhileasFogg fût parti la veille par le China, l’un des meilleurs marcheursde la ligne Cunard, il serait arrivé à Liverpool, puis à Londres,dans les délais voulus !

Mr. Fogg quitta l’hôtel, seul, après avoir recommandé à sondomestique de l’attendre et de prévenir Mrs. Aouda de se tenirprête à tout instant.

Mr. Fogg se rendit aux rives de l’Hudson, et parmi les naviresamarrés au quai ou ancrés dans le fleuve, il rechercha avec soinceux qui étaient en partance. Plusieurs bâtiments avaient leurguidon de départ et se préparaient à prendre la mer à la marée dumatin, car dans cet immense et admirable port de New York, il n’estpas de jour où cent navires ne fassent route pour tous les pointsdu monde ; mais la plupart étaient des bâtiments à voiles, etils ne pouvaient convenir à Phileas Fogg.

Ce gentleman semblait devoir échouer dans sa dernière tentative,quand il aperçut, mouillé devant la Batterie, à une encablure auplus, un navire de commerce à hélice, de formes fines, dont lacheminée, laissant échapper de gros flocons de fumée, indiquaitqu’il se préparait à appareiller.

Phileas Fogg héla un canot, s’y embarqua, et, en quelques coupsd’aviron, il se trouvait à l’échelle de l’Henrietta, steamer àcoque de fer, dont tous les hauts étaient en bois.

Le capitaine de l’Henrietta était à bord. Phileas Fogg monta surle pont et fit demander le capitaine. Celui-ci se présentaaussitôt.

C’était un homme de cinquante ans, une sorte le loup de mer, unbougon qui ne devait pas être commode. Gros yeux, teint de cuivreoxydé, cheveux rouges, forte encolure, — rien de l’aspect d’unhomme du monde.

« Le capitaine ? demanda Mr. Fogg.

— C’est moi.

— Je suis Phileas Fogg, de Londres.

— Et moi, Andrew Speedy, de Cardif.

— Vous allez partir ?…

— Dans une heure.

— Vous êtes chargé pour…  ?

— Bordeaux.

— Et votre cargaison ?

— Des cailloux dans le ventre. Pas de fret. Je pars surlest.

— Vous avez des passagers ?

— Pas de passagers. Jamais de passagers. Marchandise encombranteet raisonnante.

— Votre navire marche bien ?

— Entre onze et douze nœuds. L’Henrietta, bien connue.

— Voulez-vous me transporter à Liverpool, moi et troispersonnes ?

— À Liverpool ? Pourquoi pas en Chine ?

— Je dis Liverpool.

— Non !

— Non ?

— Non. Je suis en partance pour Bordeaux, et je vais àBordeaux.

— N’importe quel prix ?

— N’importe quel prix. »

Le capitaine avait parlé d’un ton qui n’admettait pas deréplique.

« Mais les armateurs de l’Henrietta… reprit Phileas Fogg.

— Les armateurs, c’est moi, répondit le capitaine. Le navirem’appartient.

— Je vous affrète.

— Non.

— Je vous l’achète.

— Non. »

Phileas Fogg ne sourcilla pas. Cependant la situation étaitgrave. Il n’en était pas de New York comme de Hong-Kong, ni ducapitaine de l’Henrietta comme du patron de la Tankadère. Jusqu’icil’argent du gentleman avait toujours eu raison des obstacles. Cettefois-ci, l’argent échouait.

Cependant, il fallait trouver le moyen de traverser l’Atlantiqueen bateau — à moins de le traverser en ballon —, ce qui eût étéfort aventureux, et ce qui, d’ailleurs, n’était pas réalisable.

Il paraît, pourtant, que Phileas Fogg eut une idée, car il ditau capitaine :

« Eh bien, voulez-vous me mener à Bordeaux ?

— Non, quand même vous me paieriez deux cents dollars !

— Je vous en offre deux mille (10,000 fr.).

— Par personne ?

— Par personne.

— Et vous êtes quatre ?

— Quatre. »

Le capitaine Speedy commença à se gratter le front, comme s’ileût voulu en arracher l’épiderme. Huit mille dollars à gagner, sansmodifier son voyage, cela valait bien la peine qu’il mît de côtéson antipathie prononcée pour toute espèce de passager. Despassagers à deux mille dollars, d’ailleurs, ce ne sont plus despassagers, c’est de la marchandise précieuse.

« Je pars à neuf heures, dit simplement le capitaine Speedy, etsi vous et les vôtres, vous êtes là ?…

— À neuf heures, nous serons à bord ! » répondit non moinssimplement Mr. Fogg.

Il était huit heures et demie. Débarquer de l’Henrietta, monterdans une voiture, se rendre à l’hôtel Saint-Nicolas, en ramenerMrs. Aouda, Passepartout, et même l’inséparable Fix, auquel iloffrait gracieusement le passage, cela fut fait par le gentlemanavec ce calme qui ne l’abandonnait en aucune circonstance.

Au moment où l’Henrietta appareillait, tous quatre étaient àbord.

Lorsque Passepartout apprit ce que coûterait cette dernièretraversée, il poussa un de ces « Oh ! » prolongés, quiparcourent tous les intervalles de la gamme chromatiquedescendante !

Quant à l’inspecteur Fix, il se dit que décidément la Banqued’Angleterre ne sortirait pas indemne de cette affaire. En effet,en arrivant et en admettant que le sieur Fogg n’en jetât pas encorequelques poignées à la mer, plus de sept mille livres (175,000 fr.)manqueraient au sac à bank-notes !

Chapitre 33

 

OÙ PHILEAS FOGG SE MONTRE À LA HAUTEUR DESCIRCONSTANCES

Une heure après, le steamer Henrietta dépassait le Light-boatqui marque l’entrée de l’Hudson, tournait la pointe de Sandy-Hooket donnait en mer. Pendant la journée, il prolongea Long-Island, aularge du feu de Fire-Island, et courut rapidement vers l’est.

Le lendemain, 13 décembre, à midi, un homme monta sur lapasserelle pour faire le point. Certes, on doit croire que cethomme était le capitaine Speedy ! Pas le moins du monde.C’était Phileas Fogg. esq.

Quant au capitaine Speedy, il était tout bonnement enfermé àclef dans sa cabine, et poussait des hurlements qui dénotaient unecolère, bien pardonnable, poussée jusqu’au paroxysme.

Ce qui s’était passé était très simple. Phileas Fogg voulaitaller à Liverpool, le capitaine ne voulait pas l’y conduire. AlorsPhileas Fogg avait accepté de prendre passage pour Bordeaux, et,depuis trente heures qu’il était à bord, il avait si bien manœuvréà coups de bank-notes, que l’équipage, matelots et chauffeurs —équipage un peu interlope, qui était en assez mauvais termes avecle capitaine —, lui appartenait. Et voilà pourquoi Phileas Foggcommandait au lieu et place du capitaine Speedy, pourquoi lecapitaine était enfermé dans sa cabine, et pourquoi enfinl’Henrietta se dirigeait vers Liverpool. Seulement, il était trèsclair, à voir manœuvrer Mr. Fogg, que Mr. Fogg avait été marin.

Maintenant, comment finirait l’aventure, on le saurait plustard. Toutefois, Mrs. Aouda ne laissait pas d’être inquiète, sansen rien dire. Fix, lui, avait été abasourdi tout d’abord. Quant àPassepartout, il trouvait la chose tout simplement adorable.

« Entre onze et douze nœuds », avait dit le capitaine Speedy, eten effet l’Henrietta se maintenait dans cette moyenne devitesse.

Si donc — que de « si » encore ! — si donc la mer nedevenait pas trop mauvaise, si le vent ne sautait pas dans l’est,s’il ne survenait aucune avarie au bâtiment, aucun accident à lamachine, lHenrietta, dans les neuf jours comptés du 12 décembre au21, pouvait franchir les trois mille milles qui séparent New Yorkde Liverpool. Il est vrai qu’une fois arrivé, l’affaire delHenrietta brochant sur l’affaire de la Banque, cela pouvait menerle gentleman un peu plus loin qu’il ne voudrait.

Pendant les premiers jours, la navigation se fit dansd’excellentes conditions. La mer n’était pas trop dure ; levent paraissait fixé au nord-est ; les voiles furent établies,et, sous ses goélettes, l’Henrietta marcha comme un vraitransatlantique.

Passepartout était enchanté. Le dernier exploit de son maître,dont il ne voulait pas voir les conséquences, l’enthousiasmait.Jamais l’équipage n’avait vu un garçon plus gai, plus agile. Ilfaisait mille amitiés aux matelots et les étonnait par ses tours devoltige. Il leur prodiguait les meilleurs noms et les boissons lesplus attrayantes. Pour lui, ils manœuvraient comme des gentlemen,et les chauffeurs chauffaient comme des héros. Sa bonne humeur,très communicative, s’imprégnait à tous. Il avait oublié le passé,les ennuis, les périls. Il ne songeait qu’à ce but, si près d’êtreatteint, et parfois il bouillait d’impatience, comme s’il eût étéchauffé par les fourneaux de l’Henrietta. Souvent aussi, le dignegarçon tournait autour de Fix ; il le regardait d’un œil « quien disait long »! mais il ne lui parlait pas, car il n’existaitplus aucune intimité entre les deux anciens amis.

D’ailleurs Fix, il faut le dire, n’y comprenait plus rien !La conquête de lHenrietta, l’achat de son équipage, ce Foggmanœuvrant comme un marin consommé, tout cet ensemble de chosesl’étourdissait. Il ne savait plus que penser ! Mais, aprèstout, un gentleman qui commençait par voler cinquante-cinq millelivres pouvait bien finir par voler un bâtiment. Et Fix futnaturellement amené à croire que lHenrietta, dirigée par Fogg,n’allait point du tout à Liverpool, mais dans quelque point dumonde où le voleur, devenu pirate, se mettrait tranquillement ensûreté! Cette hypothèse, il faut bien l’avouer, était on ne peutplus plausible, et le détective commençait à regretter trèssérieusement de s’être embarqué dans cette affaire.

Quant au capitaine Speedy, il continuait à hurler dans sacabine, et Passepartout, chargé de pourvoir à sa nourriture, ne lefaisait qu’en prenant les plus grandes précautions, quelquevigoureux qu’il fût. Mr. Fogg, lui, n’avait plus même l’air de sedouter qu’il y eût un capitaine à bord.

Le 13, on passe sur la queue du banc de Terre-Neuve. Ce sont làde mauvais parages. Pendant l’hiver surtout, les brumes y sontfréquentes, les coups de vent redoutables. Depuis la veille, lebaromètre, brusquement abaissé, faisait pressentir un changementprochain dans l’atmosphère. En effet, pendant la nuit, latempérature se modifia, le froid devint plus vif, et en même tempsle vent sauta dans le sud-est.

C’était un contretemps. Mr. Fogg, afin de ne point s’écarter desa route, dut serrer ses voiles et forcer de vapeur. Néanmoins, lamarche du navire fut ralentie, attendu l’état de la mer, dont leslongues lames brisaient contre son étrave. Il éprouva desmouvements de tangage très violents, et cela au détriment de savitesse. La brise tournait peu à peu à l’ouragan, et l’on prévoyaitdéjà le cas où l’Henrietta ne pourrait plus se maintenir debout àla lame. Or, s’il fallait fuir, c’était l’inconnu avec toutes sesmauvaises chances.

Le visage de Passepartout se rembrunit en même temps que leciel, et, pendant deux jours, l’honnête garçon éprouva de mortellestranses. Mais Phileas Fogg était un marin hardi, qui savait tenirtête à la mer, et il fit toujours route, même sans se mettre souspetite vapeur. L’Henrietta, quand elle ne pouvait s’élever à lalame, passait au travers, et son pont était balayé en grand, maiselle passait. Quelquefois aussi l’hélice émergeait, battant l’airde ses branches affolées, lorsqu’une montagne d’eau soulevaitl’arrière hors des flots, mais le navire allait toujours del’avant.

Toutefois le vent ne fraîchit pas autant qu’on aurait pu lecraindre. Ce ne fut pas un de ces ouragans qui passent avec unevitesse de quatre-vingt-dix milles à l’heure. Il se tint au grandfrais, mais malheureusement il souffla avec obstination de lapartie du sud-est et ne permit pas de faire de la toile. Etcependant, ainsi qu’on va le voir, il eût été bien utile de veniren aide à la vapeur !

Le 16 décembre, c’était le soixante quinzième jour écoulé depuisle départ de Londres. En somme, l’Henrietta n’avait pas encore unretard inquiétant. La moitié de la traversée était à peu prèsfaite, et les plus mauvais parages avaient été franchis. En été, oneût répondu du succès. En hiver, on était à la merci de la mauvaisesaison. Passepartout ne se prononçait pas. Au fond, il avaitespoir, et, si le vent faisait défaut, du moins il comptait sur lavapeur.

Or, ce jour-là, le mécanicien étant monté sur le pont, rencontraMr. Fogg et s’entretint assez vivement avec lui.

Sans savoir pourquoi — par un pressentiment sans doute —,Passepartout éprouva comme une vague inquiétude. Il eût donné unede ses oreilles pour entendre de l’autre ce qui se disait là.Cependant, il put saisir quelques mots, ceux-ci entre autres,prononcés par son maître :

« Vous êtes certain de ce que vous avancez ?

— Certain, monsieur, répondit le mécanicien. N’oubliez pas que,depuis notre départ, nous chauffons avec tous nos fourneauxallumés, et si nous avions assez de charbon pour aller à petitevapeur de New York à Bordeaux, nous n’en avons pas assez pour allerà toute vapeur de New York à Liverpool !

— J’aviserai », répondit Mr. Fogg.

Passepartout avait compris. Il fut pris d’une inquiétudemortelle.

Le charbon allait manquer !

« Ah ! si mon maître pare celle-là, se dit-il, décidémentce sera un fameux homme ! »

Et ayant rencontré Fix, il ne put s’empêcher de le mettre aucourant de la situation.

« Alors, lui répondit l’agent les dents serrées, vous croyez quenous allons à Liverpool !

— Parbleu !

— Imbécile ! » répondit l’inspecteur, qui s’en alla,haussant les épaules.

Passepartout fut sur le point de relever vertement lequalificatif, dont il ne pouvait d’ailleurs comprendre la vraiesignification ; mais il se dit que l’infortuné Fix devait êtretrès désappointé, très humilié dans son amour-propre, après avoirsi maladroitement suivi une fausse piste autour du monde, et ilpassa condamnation.

Et maintenant quel parti allait prendre Phileas Fogg ? Celaétait difficile à imaginer. Cependant, il paraît que le flegmatiquegentleman en prit un, car le soir même il fit venir le mécanicienet lui dit :

« Poussez les feux et faites route jusqu’à complet épuisement ducombustible. »

Quelques instants après, la cheminée de l’Henrietta vomissaitdes torrents de fumée.

Le navire continua donc de marcher à toute vapeur ; maisainsi qu’il l’avait annoncé, deux jours plus tard, le 18, lemécanicien fit savoir que le charbon manquerait dans lajournée.

« Que l’on ne laisse pas baisser les feux, répondit Mr. Fogg. Aucontraire. Que l’on charge les soupapes ».

Ce jour-là, vers midi, après avoir pris hauteur et calculé laposition du navire, Phileas Fogg fit venir Passepartout, et il luidonna l’ordre d’aller chercher le capitaine Speedy. C’était commesi on eût commandé à ce brave garçon d’aller déchaîner un tigre, etil descendit dans la dunette, se disant :

« Positivement il sera enragé ! »

En effet, quelques minutes plus tard, au milieu de cris et dejurons, une bombe arrivait sur la dunette. Cette bombe, c’était lecapitaine Speedy. Il était évident qu’elle allait éclater.

« Où sommes-nous ? » telles furent les premières parolesqu’il prononça au milieu des suffocations de la colère, et certes,pour peu que le digne homme eût été apoplectique, il n’en seraitjamais revenu.

« Où sommes-nous ? répéta-t-il, la face congestionnée.

— À sept cent soixante-dix milles de Liverpool (300 lieues),répondit Mr. Fogg avec un calme imperturbable.

— Pirate ! s’écria Andrew Speedy.

— Je vous ai fait venir, monsieur…

— Écumeur de mer !

— … monsieur, reprit Phileas Fogg, pour vous prier de mevendre votre navire.

— Non ! de par tous les diables, non !

— C’est que je vais être obligé de le brûler.

— Brûler mon navire !

— Oui, du moins dans ses hauts, car nous manquons decombustible.

— Brûler mon navire ! s’écria le capitaine Speedy, qui nepouvait même plus prononcer les syllabes. Un navire qui vautcinquante mille dollars (250,000 fr.).

— En voici soixante mille (300,000 fr.)! répondit Phileas Fogg,en offrant au capitaine une liasse de bank-notes.

Cela fit un effet prodigieux sur Andrew Speedy. On n’est pasAméricain sans que la vue de soixante mille dollars vous cause unecertaine émotion. Le capitaine oublia en un instant sa colère, sonemprisonnement, tous ses griefs contre son passager. Son navireavait vingt ans. Cela pouvait devenir une affaire d’or !… Labombe ne pouvait déjà plus éclater. Mr. Fogg en avait arraché lamèche.

« Et la coque en fer me restera, dit-il d’un ton singulièrementradouci.

— La coque en fer et la machine, monsieur. Est-ceconclu ?

— Conclu. »

Et Andrew Speedy, saisissant la liasse de bank-notes, les comptaet les fit disparaître dans sa poche.

Pendant cette scène, Passepartout était blanc. Quant à Fix, ilfaillit avoir un coup de sang. Près de vingt mille livresdépensées, et encore ce Fogg qui abandonnait à son vendeur la coqueet la machine, c’est-à-dire presque la valeur totale dunavire ! Il est vrai que la somme volée à la banque s’élevaità cinquante-cinq mille livres !

Quand Andrew Speedy eut empoché l’argent :

« Monsieur, lui dit Mr. Fogg, que tout ceci ne vous étonne pas.Sachez que je perds vingt mille livres, si je ne suis pas rendu àLondres le 21 décembre, à huit heures quarante-cinq du soir. Or,j’avais manqué le paquebot de New York, et comme vous refusiez deme conduire à Liverpool…

— Et j’ai bien fait, par les cinquante mille diables de l’enfer,s’écria Andrew Speedy, puisque j’y gagne au moins quarante milledollars. »

Puis, plus posément :

« Savez-vous une chose, ajouta-t-il, capitaine ?…

— Fogg.

— Capitaine Fogg, eh bien, il y a du Yankee en vous ».

Et après avoir fait à son passager ce qu’il croyait être uncompliment, il s’en allait, quand Phileas Fogg lui dit :

« Maintenant ce navire m’appartient ?

— Certes, de la quille à la pomme des mâts, pour tout ce qui est« bois », s’entend !

— Bien. Faites démolir les aménagements intérieurs et chauffezavec ces débris. »

On juge ce qu’il fallut consommer de ce bois sec pour maintenirla vapeur en suffisante pression. Ce jour-là, la dunette, lesrouffles, les cabines, les logements, le faux pont, tout ypassa.

Le lendemain, 19 décembre, on brûla la mâture, les dromes, lesesparres. On abattit les mâts, on les débita à coups de hache.L’équipage y mettait un zèle incroyable. Passepartout, taillant,coupant, sciant, faisait l’ouvrage de dix hommes. C’était unefureur de démolition.

Le lendemain, 20, les bastingages, les pavois, lesœuvres-mortes, la plus grande partie du pont, furent dévorés.L’Henrietta n’était plus qu’un bâtiment rasé comme un ponton.

Mais, ce jour-là, on avait eu connaissance de la côte d’Irlandeet du feu de Fastenet.

Toutefois, à dix heures du soir, le navire n’était encore quepar le travers de Queenstown. Phileas Fogg n’avait plus quevingt-quatre heures pour atteindre Londres ! Or, c’était letemps qu’il fallait à l’Henrietta pour gagner Liverpool, — même enmarchant à toute vapeur. Et la vapeur allait manquer enfin àl’audacieux gentleman !

« Monsieur, lui dit alors le capitaine Speedy, qui avait finipar s’intéresser à ses projets, je vous plains vraiment. Tout estcontre vous ! Nous ne sommes encore que devant Queenstown.

— Ah ! fit Mr. Fogg, c’est Queenstown, cette ville dontnous apercevons les feux ?

— Oui.

— Pouvons-nous entrer dans le port ?

— Pas avant trois heures. À pleine mer seulement.

— Attendons ! » répondit tranquillement Phileas Fogg, sanslaisser voir sur son visage que, par une suprême inspiration, ilallait tenter de vaincre encore une fois la chancecontraire !

En effet, Queenstown est un port de la côte d’Irlande danslequel les transatlantiques qui viennent des États-Unis jettent enpassant leur sac aux lettres. Ces lettres sont emportées à Dublinpar des express toujours prêts à partir. De Dublin elles arrivent àLiverpool par des steamers de grande vitesse, — devançant ainsi dedouze heures les marcheurs les plus rapides des compagniesmaritimes.

Ces douze heures que gagnait ainsi le courrier d’Amérique,Phileas Fogg prétendait les gagner aussi. Au lieu d’arriver surl’Henrietta, le lendemain soir, à Liverpool, il y serait à midi,et, par conséquent, il aurait le temps d’être à Londres avant huitheures quarante-cinq minutes du soir.

Vers une heure du matin, l’Henrietta entrait à haute mer dans leport de Queenstown, et Phileas Fogg, après avoir reçu unevigoureuse poignée de main du capitaine Speedy, le laissait sur lacarcasse rasée de son navire, qui valait encore la moitié de cequ’il l’avait vendue !

Les passagers débarquèrent aussitôt. Fix, à ce moment, eut uneenvie féroce d’arrêter le sieur Fogg. Il ne le fit pas,pourtant ! Pourquoi ? Quel combat se livrait donc enlui ? Était-il revenu sur le compte de Mr. Fogg ?Comprenait-il enfin qu’il s’était trompé ? Toutefois, Fixn’abandonna pas Mr. Fogg. Avec lui, avec Mrs. Aouda, avecPassepartout, qui ne prenait plus le temps de respirer, il montaitdans le train de Queenstown à une heure et demi du matin, arrivaità Dublin au jour naissant, et s’embarquait aussitôt sur un dessteamers — vrais fuseaux d’acier, tout en machine — qui, dédaignantde s’élever à la lame, passent invariablement au travers.

À midi moins vingt, le 21 décembre, Phileas Fogg débarquaitenfin sur le quai de Liverpool. Il n’était plus qu’à six heures deLondres.

Mais à ce moment, Fix s’approcha, lui mit la main sur l’épaule,et, exhibant son mandat :

« Vous êtes le sieur Phileas Fogg ? dit-il.

— Oui, monsieur.

— Au nom de la reine, je vous arrête ! »

Chapitre 34

 

QUI PROCURE À PASSEPARTOUT L’OCCASION DE FAIRE UN JEU DEMOTS ATROCE, MAIS PEUT-ÊTRE INÉDIT

Phileas Fogg était en prison. On l’avait enfermé dans le postede Custom-house, la douane de Liverpool, et il devait y passer lanuit en attendant son transfèrement à Londres.

Au moment de l’arrestation, Passepartout avait voulu seprécipiter sur le détective. Des policemen le retinrent. Mrs.Aouda, épouvantée par la brutalité du fait, ne sachant rien, n’ypouvait rien comprendre. Passepartout lui expliqua la situation.Mr. Fogg, cet honnête et courageux gentleman, auquel elle devait lavie, était arrêté comme voleur. La jeune femme protesta contre unetelle allégation, son cœur s’indigna, et des pleurs coulèrent deses yeux, quand elle vit qu’elle ne pouvait rien faire, riententer, pour sauver son sauveur.

Quant à Fix, il avait arrêté le gentleman parce que son devoirlui commandait de l’arrêter, fût-il coupable ou non. La justice endéciderait.

Mais alors une pensée vint à Passepartout, cette pensée terriblequ’il était décidément la cause de tout ce malheur ! En effet,pourquoi avait il caché cette aventure à Mr. Fogg ? Quand Fixavait révélé et sa qualité d’inspecteur de police et la missiondont il était chargé, pourquoi avait-il pris sur lui de ne pointavertir son maître ? Celui-ci, prévenu, aurait sans doutedonné à Fix des preuves de son innocence ; il lui auraitdémontré son erreur ; en tout cas, il n’eût pas véhiculé à sesfrais et à ses trousses ce malencontreux agent, dont le premiersoin avait été de l’arrêter, au moment où il mettait le pied sur lesol du Royaume-Uni. En songeant à ses fautes, à ses imprudences, lepauvre garçon était pris d’irrésistibles remords. Il pleurait, ilfaisait peine à voir. Il voulait se briser la tête !

Mrs. Aouda et lui étaient restés, malgré le froid, sous lepéristyle de la douane. Ils ne voulaient ni l’un ni l’autre quitterla place. Ils voulaient revoir encore une fois Mr. Fogg.

Quant à ce gentleman, il était bien et dûment ruiné, et cela aumoment où il allait atteindre son but. Cette arrestation le perdaitsans retour. Arrivé à midi moins vingt à Liverpool, le 21 décembre,il avait jusqu’à huit heures quarante-cinq minutes pour seprésenter au Reform-Club, soit neuf heures quinze minutes, — et ilne lui en fallait que six pour atteindre Londres.

En ce moment, qui eût pénétré dans le poste de la douane eûttrouvé Mr. Fogg, immobile, assis sur un banc de bois, sans colère,imperturbable. Résigné, on n’eût pu le dire, mais ce dernier coupn’avait pu l’émouvoir, au moins en apparence. S’était-il formé enlui une de ces rages secrètes, terribles parce qu’elles sontcontenues, et qui n’éclatent qu’au dernier moment avec une forceirrésistible ? On ne sait. Mais Phileas Fogg était là, calme,attendant… quoi ? Conservait-il quelque espoir ?Croyait-il encore au succès, quand la porte de cette prison étaitfermée sur lui ?

Quoi qu’il en soit, Mr. Fogg avait soigneusement posé sa montresur une table et il en regardait les aiguilles marcher. Pas uneparole ne s’échappait de ses lèvres, mais son regard avait unefixité singulière.

En tout cas, la situation était terrible, et, pour qui nepouvait lire dans cette conscience, elle se résumait ainsi :

Honnête homme, Phileas Fogg était ruiné.

Malhonnête homme, il était pris.

Eut-il alors la pensée de se sauver ? Songea-t-il àchercher si ce poste présentait une issue praticable ?Pensa-t-il à fuir ? On serait tenté de le croire, car, à uncertain moment, il fit le tour de la chambre. Mais la porte étaitsolidement fermée et la fenêtre garnie de barreaux de fer. Il vintdonc se rasseoir, et il tira de son portefeuille l’itinéraire duvoyage. Sur la ligne qui portait ces mots :

« 21 décembre, samedi, Liverpool », il ajouta :

« 80e jour, 11 h 40 du matin », et il attendit.

Une heure sonna à l’horloge de Custom-house. Mr. Fogg constataque sa montre avançait de deux minutes sur cette horloge.

Deux heures ! En admettant qu’il montât en ce moment dansun express, il pouvait encore arriver à Londres et au Reform-Clubavant huit heures quarante-cinq du soir. Son front se plissalégèrement…

À deux heures trente-trois minutes, un bruit retentit au-dehors,un vacarme de portes qui s’ouvraient. On entendait la voix dePassepartout, on entendait la voix de Fix.

Le regard de Phileas Fogg brilla un instant.

La porte du poste s’ouvrit, et il vit Mrs. Aouda, Passepartout,Fix, qui se précipitèrent vers lui.

Fix était hors d’haleine, les cheveux en désordre… Il ne pouvaitparler !

« Monsieur, balbutia-t-il, monsieur… pardon… une ressemblancedéplorable… Voleur arrêté depuis trois jours… vous… libre !…»

Phileas Fogg était libre ! Il alla au détective. Il leregarda bien en face, et, faisant le seul mouvement rapide qu’ileût jamais fait eût qu’il dût jamais faire de sa vie, il ramena sesdeux bras en arrière, puis, avec la précision d’un automate, ilfrappa de ses deux poings le malheureux inspecteur.

« Bien tapé! » s’écria Passepartout, qui, se permettant unatroce jeu de mots, bien digne d’un Français, ajouta : « Pardieuvoilà ce qu’on peut appeler une belle application de poingsd’Angleterre ! »

Fix, renversé, ne prononça pas un mot. Il n’avait que ce qu’ilméritait. Mais aussitôt Mr, Fogg, Mrs. Aouda, Passepartoutquittèrent la douane. Ils se jetèrent dans une voiture, et, enquelques minutes, ils arrivèrent à la gare de Liverpool.

Phileas Fogg demanda s’il y avait un express prêt à partir pourLondres…

Il était deux heures quarante… L’express était parti depuistrente-cinq minutes.

Phileas Fogg commanda alors un train spécial.

Il y avait plusieurs locomotives de grande vitesse enpression ; mais, attendu les exigences du service, le trainspécial ne put quitter la gare avant trois heures.

À trois heures, Phileas Fogg, après avoir dit quelques mots aumécanicien d’une certaine prime à gagner, filait dans la directionde Londres, en compagnie de la jeune femme et de son fidèleserviteur.

Il fallait franchir en cinq heures et demie la distance quisépare Liverpool de Londres —, chose très faisable, quand la voieest libre sur tout le parcours. Mais il y eut des retards forcés,et, quand le gentleman arriva à la gare, neuf heures moins dixsonnaient à toutes les horloges de Londres.

Phileas Fogg, après avoir accompli ce voyage autour du monde,arrivait avec un retard de cinq minutes !…

Il avait perdu.

Chapitre 35

 

DANS LEQUEL PASSEPARTOUT NE SE FAIT PAS RÉPÉTER DEUXFOIS L’ORDRE QUE SON MAÎTRE LUI DONNE

Le lendemain, les habitants de Saville-row auraient été biensurpris, si on leur eût affirmé que Mr. Fogg avait réintégré sondomicile. Portes et fenêtres, tout était clos. Aucun changement nes’était produit à l’extérieur.

En effet, après avoir quitté la gare, Phileas Fogg avait donné àPassepartout l’ordre d’acheter quelques provisions, et il étaitrentré dans sa maison.

Ce gentleman avait reçu avec son impassibilité habituelle lecoup qui le frappait. Ruiné ! et par la faute de ce maladroitinspecteur de police ! Après avoir marché d’un pas sûr pendantce long parcours, après avoir renversé mille obstacles, bravé milledangers, ayant encore trouvé le temps de faire quelque bien sur saroute, échouer au port devant un fait brutal, qu’il ne pouvaitprévoir, et contre lequel il était désarmé : cela étaitterrible ! De la somme considérable qu’il avait emportée audépart, il ne lui restait qu’un reliquat insignifiant. Sa fortunene se composait plus que des vingt mille livres déposées chezBaring frères, et ces vingt mille livres, il les devait à sescollègues du Reform-Club. Après tant de dépenses faites, ce parigagné ne l’eût pas enrichi sans doute, et il est probable qu’iln’avait pas cherché à s’enrichir — étant de ces hommes qui parientpour l’honneur —, mais ce pari perdu le ruinait totalement. Ausurplus, le parti du gentleman était pris. Il savait ce qui luirestait à faire.

Une chambre de la maison de Saville-row avait été réservée àMrs. Aouda. La jeune femme était désespérée. À certaines parolesprononcées par Mr. Fogg, elle avait compris que celui-ci méditaitquelque projet funeste.

On sait, en effet, à quelles déplorables extrémités se portentquelquefois ces Anglais monomanes sous la pression d’une idée fixe.Aussi Passepartout, sans en avoir l’air, surveillait-il sonmaître.

Mais, tout d’abord, l’honnête garçon était monté dans sa chambreet avait éteint le bec qui brûlait depuis quatre-vingts jours. Ilavait trouvé dans la boîte aux lettres une note de la Compagnie dugaz, et il pensa qu’il était plus que temps d’arrêter ces fraisdont il était responsable.

La nuit se passa. Mr. Fogg s’était couché, mais avait-ildormi ? Quant à Mrs. Aouda, elle ne put prendre un seulinstant de repos. Passepartout, lui, avait veillé comme un chien àla porte de son maître.

Le lendemain, Mr. Fogg le fit venir et lui recommanda, en termesfort brefs, de s’occuper du déjeuner de Mrs. Aouda. Pour lui, il secontenterait d’une tasse de thé et d’une rôtie. Mrs. Aouda voudraitbien l’excuser pour le déjeuner et le dîner, car tout son tempsétait consacré à mettre ordre à ses affaires. Il ne descendraitpas. Le soir seulement, il demanderait à Mrs. Aouda la permissionde l’entretenir pendant quelques instants.

Passepartout, ayant communication du programme de la journée,n’avait plus qu’à s’y conformer. Il regardait son maître toujoursimpassible, et il ne pouvait se décider à quitter sa chambre. Soncœur était gros, sa conscience bourrelée de remords, car ils’accusait plus que jamais de cet irréparable désastre. Oui !s’il eût prévenu Mr. Fogg, s’il lui eût dévoilé les projets del’agent Fix, Mr. Fogg n’aurait certainement pas traîné l’agent Fixjusqu’à Liverpool, et alors…

Passepartout ne put plus y tenir.

« Mon maître ! monsieur Fogg ! s’écria-t-il,maudissez-moi. C’est par ma faute que…

— Je n’accuse personne, répondit Phileas Fogg du ton le pluscalme. Allez. »

Passepartout quitta la chambre et vint trouver la jeune femme, àlaquelle il fit connaître les intentions de son maître.

« Madame, ajouta-t-il, je ne puis rien par moi-même, rien !Je n’ai aucune influence sur l’esprit de mon maître. Vous,peut-être…

— Quelle influence aurais-je, répondit Mrs. Aouda. Mr. Fogg n’ensubit aucune ! A-t-il jamais compris que ma reconnaissancepour lui était prête à déborder ! A-t-il jamais lu dans moncœur !… Mon ami, il ne faudra pas le quitter, pas un seulinstant. Vous dites qu’il a manifesté l’intention de me parler cesoir ?

— Oui, madame. Il s’agit sans doute de sauvegarder votresituation en Angleterre.

— Attendons », répondit la jeune femme, qui demeura toutepensive.

Ainsi, pendant cette journée du dimanche, la maison deSaville-row fut comme si elle eût été inhabitée, et, pour lapremière fois depuis qu’il demeurait dans cette maison, PhileasFogg n’alla pas à son club, quand onze heures et demie sonnèrent àla tour du Parlement.

Et pourquoi ce gentleman se fût-il présenté auReform-Club ? Ses collègues ne l’y attendaient plus. Puisque,la veille au soir, à cette date fatale du samedi 21 décembre, àhuit heures quarante-cinq, Phileas Fogg n’avait pas paru dans lesalon du Reform-Club, son pari était perdu. Il n’était même pasnécessaire qu’il allât chez son banquier pour y prendre cette sommede vingt mille livres. Ses adversaires avaient entre les mains unchèque signé de lui, et il suffisait d’une simple écriture à passerchez Baring frères, pour que les vingt mille livres fussent portéesà leur crédit.

Mr. Fogg n’avait donc pas à sortir, et il ne sortit pas. Ildemeura dans sa chambre et mit ordre à ses affaires. Passepartoutne cessa de monter et de descendre l’escalier de la maison deSaville-row. Les heures ne marchaient pas pour ce pauvre garçon. Ilécoutait à la porte de la chambre de son maître, et, ce faisant, ilne pensait pas commettre la moindre indiscrétion ! Ilregardait par le trou de la serrure, et il s’imaginait avoir cedroit ! Passepartout redoutait à chaque instant quelquecatastrophe. Parfois, il songeait à Fix, mais un revirement s’étaitfait dans son esprit. Il n’en voulait plus à l’inspecteur depolice. Fix s’était trompé comme tout le monde à l’égard de PhileasFogg, et, en le filant, en l’arrêtant, il n’avait fait que sondevoir, tandis que lui… Cette pensée l’accablait, et il se tenaitpour le dernier des misérables.

Quand, enfin, Passepartout se trouvait trop malheureux d’êtreseul, il frappait à la porte de Mrs. Aouda, il entrait dans sachambre, il s’asseyait dans un coin sans mot dire, et il regardaitla jeune femme toujours pensive.

Vers sept heures et demie du soir, Mr. Fogg fit demander à Mrs.Aouda si elle pouvait le recevoir, et quelques instants après, lajeune femme et lui étaient seuls dans cette chambre.

Phileas Fogg prit une chaise et s’assit près de la cheminée, enface de Mrs. Aouda. Son visage ne reflétait aucune émotion. Le Foggdu retour était exactement le Fogg du départ. Même calme, mêmeimpassibilité.

Il resta sans parler pendant cinq minutes. Puis levant les yeuxsur Mrs. Aouda :

« Madame, dit-il, me pardonnerez-vous de vous avoir amenée enAngleterre ?

— Moi, monsieur Fogg !… répondit Mrs. Aouda, en comprimantles battements de son cœur.

— Veuillez me permettre d’achever, reprit Mr. Fogg. Lorsquej’eus la pensée de vous entraîner loin de cette contrée, devenue sidangereuse pour vous, j’étais riche, et je comptais mettre unepartie de ma fortune à votre disposition. Votre existence eût étéheureuse et libre. Maintenant, je suis ruiné.

— Je le sais, monsieur Fogg, répondit la jeune femme, et je vousdemanderai à mon tour : Me pardonnerez-vous de vous avoir suivi, et— qui sait ? — d’avoir peut-être, en vous retardant, contribuéà votre ruine ?

— Madame, vous ne pouviez rester dans l’Inde, et votre salutn’était assuré que si vous vous éloigniez assez pour que cesfanatiques ne pussent vous reprendre.

— Ainsi, monsieur Fogg, reprit Mrs. Aouda, non content dem’arracher à une mort horrible, vous vous croyiez encore obligéd’assurer ma position à l’étranger ?

— Oui, madame, répondit Fogg, mais les événements ont tournécontre moi. Cependant, du peu qui me reste, je vous demande lapermission de disposer en votre faveur.

— Mais, vous, monsieur Fogg, que deviendrez-vous ? demandaMrs. Aouda.

— Moi, madame, répondit froidement le gentleman, je n’ai besoinde rien.

— Mais comment, monsieur, envisagez-vous donc le sort qui vousattend ?

— Comme il convient de le faire, répondit Mr. Fogg.

— En tout cas, reprit Mrs. Aouda, la misère ne saurait atteindreun homme tel que vous. Vos amis…

— Je n’ai point d’amis, madame.

— Vos parents…

— Je n’ai plus de parents.

— Je vous plains alors, monsieur Fogg, car l’isolement est unetriste chose. Quoi ! pas un cœur pour y verser vos peines. Ondit cependant qu’à deux la misère elle-même est supportableencore !

— On le dit, madame.

— Monsieur Fogg, dit alors Mrs. Aouda, qui se leva et tendit samain au gentleman, voulez-vous à la fois d’une parente et d’uneamie ? Voulez-vous de moi pour votre femme ? »

Mr. Fogg, à cette parole, s’était levé à son tour. Il y avaitcomme un reflet inaccoutumé dans ses yeux, comme un tremblement surses lèvres. Mrs. Aouda le regardait. La sincérité, la droiture, lafermeté et la douceur de ce beau regard d’une noble femme qui osetout pour sauver celui auquel elle doit tout, l’étonnèrent d’abord,puis le pénétrèrent. Il ferma les yeux un instant, comme pouréviter que ce regard ne s’enfonçât plus avant… Quand il les rouvrit:

« Je vous aime ! dit-il simplement. Oui, en vérité, partout ce qu’il y a de plus sacré au monde, je vous aime, et je suistout à vous !

— Ah !… » s’écria Mrs. Aouda, en portant la main à soncœur.

Passepartout fut sonné. Il arriva aussitôt. Mr. Fogg tenaitencore dans sa main la main de Mrs. Aouda. Passepartout comprit, etsa large face rayonna comme le soleil au zénith des régionstropicales.

Mr. Fogg lui demanda s’il ne serait pas trop tard pour allerprévenir le révérend Samuel Wilson, de la paroisse deMary-le-Bone.

Passepartout sourit de son meilleur sourire.

« Jamais trop tard », dit-il.

Il n’était que huit heures cinq.

« Ce serait pour demain, lundi ! dit-il.

— Pour demain lundi ? demanda Mr. Fogg en regardant lajeune femme.

— Pour demain lundi ! » répondit Mrs. Aouda. Passepartoutsortit, tout courant.

Chapitre 36

 

DANS LEQUEL PHILEAS FOGG FAIT DE NOUVEAU PRIME SUR LEMARCHÉ

Il est temps de dire ici quel revirement de l’opinion s’étaitproduit dans le Royaume-Uni, quand on apprit l’arrestation du vraivoleur de la Banque un certain James Strand — qui avait eu lieu le17 décembre, à Edimbourg.

Trois jours avant, Phileas Fogg était un criminel que la policepoursuivait à outrance, et maintenant c’était le plus honnêtegentleman, qui accomplissait mathématiquement son excentriquevoyage autour du monde.

Quel effet, quel bruit dans les journaux ! Tous lesparieurs pour ou contre, qui avaient déjà oublié cette affaire,ressuscitèrent comme par magie. Toutes les transactionsredevenaient valables. Tous les engagements revivaient, et, il fautle dire, les paris reprirent avec une nouvelle énergie. Le nom dePhileas Fogg fit de nouveau prime sur le marché.

Les cinq collègues du gentleman, au Reform-Club, passèrent cestrois jours dans une certaine inquiétude. Ce Phileas Fogg qu’ilsavaient oublié reparaissait à leurs yeux ! Où était-il en cemoment ? Le 17 décembre —, jour où James Strand fut arrêté —,il y avait soixante-seize jours que Phileas Fogg était parti, etpas une nouvelle de lui ! Avait-il succombé ? Avait-ilrenoncé à la lutte, ou continuait il sa marche suivant l’itinéraireconvenu ? Et le samedi 21 décembre, à huit heuresquarante-cinq du soir, allait-il apparaître, comme le dieu del’exactitude, sur le seuil du salon du Reform-Club ?

Il faut renoncer à peindre l’anxiété dans laquelle, pendanttrois jours, vécut tout ce monde de la société anglaise. On lançades dépêches en Amérique, en Asie, pour avoir des nouvelles dePhileas Fogg ! On envoya matin et soir observer la maison deSaville-row,.. Rien. La police elle-même ne savait plus ce qu’étaitdevenu le détective Fix, qui s’était si malencontreusement jeté surune fausse piste. Ce qui n’empêcha pas les paris de s’engager denouveau sur une plus vaste échelle. Phileas Fogg, comme un chevalde course, arrivait au dernier tournant. On ne le cotait plus àcent, mais à vingt, mais à dix, mais à cinq, et le vieuxparalytique, Lord Albermale, le prenait, lui, à égalité.

Aussi, le samedi soir, y avait-il foule dans Pall-Mall et dansles rues voisines. On eût dit un immense attroupement de courtiers,établis en permanence aux abords du Reform-Club. La circulationétait empêchée. On discutait, on disputait, on criait les cours du« Phileas Fogg », comme ceux des fonds anglais. Les policemenavaient beaucoup de peine à contenir le populaire, et à mesure ques’avançait l’heure à laquelle devait arriver Phileas Fogg,l’émotion prenait des proportions invraisemblables.

Ce soir-là, les cinq collègues du gentleman étaient réunisdepuis neuf heures dans le grand salon du Reform-Club. Les deuxbanquiers, John Sullivan et Samuel Fallentin, l’ingénieur AndrewStuart, Gauthier Ralph, administrateur de la Banque d’Angleterre,le brasseur Thomas Flanagan, tous attendaient avec anxiété.

Au moment où l’horloge du grand salon marqua huit heuresvingt-cinq, Andrew Stuart, se levant, dit :

« Messieurs, dans vingt minutes, le délai convenu entre Mr.Phileas Fogg et nous sera expiré.

— À quelle heure est arrivé le dernier train de Liverpool ?demanda Thomas Flanagan.

— À sept heures vingt-trois, répondit Gauthier Ralph, et letrain suivant n’arrive qu’à minuit dix.

— Eh bien, messieurs, reprit Andrew Stuart, si Phileas Foggétait arrivé par le train de sept heures vingt-trois, il seraitdéjà ici. Nous pouvons donc considérer le pari comme gagné.

— Attendons, ne nous prononçons pas, répondit Samuel Fallentin.Vous voyez que notre collègue est un excentrique de premier ordre.Son exactitude en tout est bien connue. Il n’arrive jamais ni troptard ni trop tôt, et il apparaîtrait ici à la dernière minute, queje n’en serais pas autrement surpris.

— Et moi, dit Andrew Stuart, qui était, comme toujours, trèsnerveux, je le verrais je n’y croirais pas.

— En effet, reprit Thomas Flanagan, le projet de Phileas Foggétait insensé. Quelle que fût son exactitude, il ne pouvaitempêcher des retards inévitables de se produire, et un retard dedeux ou trois jours seulement suffisait à compromettre sonvoyage.

— Vous remarquerez, d’ailleurs, ajouta John Sullivan, que nousn’avons reçu aucune nouvelle de notre collègue et cependant, lesfils télégraphiques ne manquaient pas sur son itinéraire.

— Il a perdu, messieurs, reprit Andrew Stuart, il a cent foisperdu ! Vous savez, d’ailleurs, que le China — le seulpaquebot de New York qu’il pût prendre pour venir à Liverpool entemps utile — est arrivé hier. Or, voici la liste des passagers,publiée par la Shipping Gazette, et le nom de Phileas Fogg n’yfigure pas. En admettant les chances les plus favorables, notrecollègue est à peine en Amérique ! J’estime à vingt jours, aumoins, le retard qu’il subira sur la date convenue, et le vieuxLord Albermale en sera, lui aussi, pour ses cinq millelivres !

— C’est évident, répondit Gauthier Ralph, et demain nousn’aurons qu’à présenter chez Baring frères le chèque de Mr. Fogg».

En ce moment l’horloge du salon sonna huit heures quarante.

« Encore cinq minutes », dit Andrew Stuart.

Les cinq collègues se regardaient. On peut croire que lesbattements de leur cœur avaient subi une légère accélération, carenfin, même pour de beaux joueurs, la partie était forte !Mais ils n’en voulaient rien laisser paraître, car, sur laproposition de Samuel Fallentin, ils prirent place à une table dejeu.

« Je ne donnerais pas ma part de quatre mille livres dans lepari, dit Andrew Stuart en s’asseyant, quand même on m’en offriraittrois mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf ! »

L’aiguille marquait, en ce moment, huit heures quarante-deuxminutes.

Les joueurs avaient pris les cartes, mais, à chaque instant,leur regard se fixait sur l’horloge. On peut affirmer que, quelleque fût leur sécurité, jamais minutes ne leur avaient paru silongues !

« Huit heures quarante-trois », dit Thomas Flanagan, en coupantle jeu que lui présentait Gauthier Ralph.

Puis un moment de silence se fit. Le vaste salon du club étaittranquille. Mais, au-dehors, on entendait le brouhaha de la foule,que dominaient parfois des cris aigus. Le balancier de l’horlogebattait la seconde avec une régularité mathématique. Chaque joueurpouvait compter les divisions sexagésimales qui frappaient sonoreille.

« Huit heures quarante-quatre ! » dit John Sullivan d’unevoix dans laquelle on sentait une émotion involontaire.

Plus qu’une minute, et le pari était gagné. Andrew Stuart et sescollègues ne jouaient plus. Ils avaient abandonné les cartes !Ils comptaient les secondes !

À la quarantième seconde, rien. À la cinquantième, rienencore !

À la cinquante-cinquième, on entendit comme un tonnerreau-dehors, des applaudissements, des hurrahs, et même desimprécations, qui se propagèrent dans un roulement continu.

Les joueurs se levèrent.

À la cinquante-septième seconde, la porte du salon s’ouvrit, etle balancier n’avait pas battu la soixantième seconde, que PhileasFogg apparaissait, suivi d’une foule en délire qui avait forcél’entrée du club, et de sa voix calme :

« Me voici, messieurs », disait-il.

Chapitre 37

 

DANS LEQUEL IL EST PROUVÉ QUE PHILEAS FOGG N’A RIENGAGNÉ À FAIRE CE TOUR DU MONDE, SI CE N’EST LE BONHEUR

Oui ! Phileas Fogg en personne.

On se rappelle qu’à huit heures cinq du soir — vingt-cinq heuresenviron après l’arrivée des voyageurs à Londres —, Passepartoutavait été chargé par son maître de prévenir le révérend SamuelWilson au sujet d’un certain mariage qui devait se conclure lelendemain même.

Passepartout était donc parti, enchanté. Il se rendit d’un pasrapide à la demeure du révérend Samuel Wilson, qui n’était pasencore rentré. Naturellement, Passepartout attendit, mais ilattendit vingt bonnes minutes au moins.

Bref, il était huit heures trente-cinq quand il sortit de lamaison du révérend. Mais dans quel état ! Les cheveux endésordre, sans chapeau, courant, courant, comme on n’a jamais vucourir de mémoire d’homme, renversant les passants, se précipitantcomme une trombe sur les trottoirs !

En trois minutes, il était de retour à la maison de Saville-row,et il tombait, essoufflé, dans la chambre de Mr. Fogg.

Il ne pouvait parler.

« Qu’y a-t-il ? demanda Mr. Fogg.

— Mon maître… balbutia Passepartout… mariage… impossible.

— Impossible ?

— Impossible… pour demain.

— Pourquoi ?

— Parce que demain… c’est dimanche !

— Lundi, répondit Mr. Fogg.

— Non… aujourd’hui… samedi.

— Samedi ? impossible !

— Si, si, si, si ! s’écria Passepartout. Vous vous êtestrompé d’un jour ! Nous sommes arrivés vingt-quatre heures enavance… mais il ne reste plus que dix minutes !… »

Passepartout avait saisi son maître au collet, et ill’entraînait avec une force irrésistible !

Phileas Fogg, ainsi enlevé, sans avoir le temps de réfléchir,quitta sa chambre, quitta sa maison, sauta dans un cab, promit centlivres au cocher, et après avoir écrasé deux chiens et accrochécinq voitures, il arriva au Reform-Club.

L’horloge marquait huit heures quarante-cinq, quand il parutdans le grand salon…

Phileas Fogg avait accompli ce tour du monde en quatre-vingtsjours !…

Phileas Fogg avait gagné son pari de vingt millelivres !

Et maintenant, comment un homme si exact, si méticuleux,avait-il pu commettre cette erreur de jour ? Comment secroyait-il au samedi soir, 21 décembre, quand il débarqua àLondres, alors qu’il n’était qu’au vendredi, 20 décembre, soixantedix neuf jours seulement après son départ ?

Voici la raison de cette erreur. Elle est fort simple.

Phileas Fogg avait, « sans s’en douter », gagné un jour sur sonitinéraire, — et cela uniquement parce qu’il avait fait le tour dumonde en allant vers lest, et il eût, au contraire, perdu ce jouren allant en sens inverse, soit vers louest.

En effet, en marchant vers l’est, Phileas Fogg allait au-devantdu soleil, et, par conséquent les jours diminuaient pour luid’autant de fois quatre minutes qu’il franchissait de degrés danscette direction. Or, on compte trois cent soixante degrés sur lacirconférence terrestre, et ces trois cent soixante degrés,multipliés par quatre minutes, donnent précisément vingt-quatreheures, — c’est-à-dire ce jour inconsciemment gagné. En d’autrestermes, pendant que Phileas Fogg, marchant vers l’est, voyait lesoleil passer quatre-vingts fois au méridien, ses collègues restésà Londres ne le voyaient passer que soixante-dix-neuf fois. C’estpourquoi, ce jour-là même, qui était le samedi et non le dimanche,comme le croyait Mr. Fogg, ceux-ci l’attendaient dans le salon duReform-Club.

Et c’est ce que la fameuse montre de Passepartout — qui avaittoujours conservé l’heure de Londres — eût constaté si, en mêmetemps que les minutes et les heures, elle eût marqué lesjours !

Phileas Fogg avait donc gagné les vingt mille livres. Mais commeil en avait dépensé en route environ dix-neuf mille, le résultatpécuniaire était médiocre. Toutefois, on l’a dit, l’excentriquegentleman n’avait, en ce pari, cherché que la lutte, non lafortune. Et même, les mille livres restant, il les partagea entrel’honnête Passepartout et le malheureux Fix, auquel il étaitincapable d’en vouloir. Seulement, et pour la régularité, il retintà son serviteur le prix des dix-neuf cent vingt heures de gazdépensé par sa faute.

Ce soir-là même, Mr. Fogg, aussi impassible, aussi flegmatique,disait à Mrs. Aouda :

« Ce mariage vous convient-il toujours, madame ?

— Monsieur Fogg, répondit Mrs. Aouda, c’est à moi de vous fairecette question. Vous étiez ruiné, vous voici riche…

— Pardonnez-moi, madame, cette fortune vous appartient. Si vousn’aviez pas eu la pensée de ce mariage, mon domestique ne seraitpas allé chez le révérend Samuel Wilson, je n’aurais pas été avertide mon erreur, et…

— Cher monsieur Fogg… , dit la jeune femme.

— Chère Aouda… », répondit Phileas Fogg.

On comprend bien que le mariage se fit quarante-huit heures plustard, et Passepartout, superbe, resplendissant, éblouissant, yfigura comme témoin de la jeune femme. Ne l’avait-il pas sauvée, etne lui devait-on pas cet honneur ?

Seulement, le lendemain, dès l’aube, Passepartout frappait avecfracas à la porte de son maître.

La porte s’ouvrit, et l’impassible gentleman parut.

« Qu’y a-t-il, Passepartout ?

— Ce qu’il y a, monsieur ! Il y a que je viens d’apprendreà l’instant…

— Quoi donc ?

— Que nous pouvions faire le tour du monde en soixante-dix-huitjours seulement.

— Sans doute, répondit Mr. Fogg, en ne traversant pas l’Inde.Mais si je n’avais pas traversé l’Inde, je n’aurais pas sauvé Mrs.Aouda, elle ne serait pas ma femme, et… »

Et Mr. Fogg ferma tranquillement la porte.

Ainsi donc Phileas Fogg avait gagné son pari. Il avait accomplien quatre-vingts jours ce voyage autour du monde ! Il avaitemployé pour ce faire tous les moyens de transport, paquebots,railways, voitures, yachts, bâtiments de commerce, traîneaux,éléphant. L’excentrique gentleman avait déployé dans cette affaireses merveilleuses qualités de sang-froid et d’exactitude. Maisaprès ? Qu’avait-il gagné à ce déplacement ? Qu’avait-ilrapporté de ce voyage ?

Rien, dira-t-on ? Rien, soit, si ce n’est une charmantefemme, qui — quelque invraisemblable que cela puisse paraître — lerendit le plus heureux des hommes !

En vérité, ne ferait-on pas, pour moins que cela, le Tour duMonde ?

FIN

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Tags: Jules Verne