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Le trappeur La Renardière – Au Canada, la tribu des Bois-Brûlés – Voyages, explorations, aventures

Le trappeur La Renardière – Au Canada, la tribu des Bois-Brûlés – Voyages, explorations, aventures

de Louis Noir

Je dédie ce livre à M. François Allain, mon ami.

Son tout dévoué,

Louis Noir

PRÉFACE Une France en Amérique Montréal.

 

Ville normande !

Et en plein Canada !

Plus normande qu’aucune ville de Normandie, de la bonne Normandie.

Deux cent cinquante mille habitants,énergiques, vigoureux.

Un pont métallique tubulaire sur le Saint-Laurent, pont qui est une des merveilles du monde.

Des monuments, des églises, des hôtels splendides, des restaurants, des grandes auberges comme autrefois en Normandie, voilà Montréal.

La race y est bien et à fond française.

Ne s’étant jamais laissé entamer par l’élément anglais.

Langue, coutumes, mœurs, habitudes, tout est normand.

La religion ?

Catholique.

Ce n’est pas une question de croyance, mais de défense nationale.

« Nous ne voulons pas de la religion des Anglais. »

C’est le fond de l’attachement des Canadiens français à leur foi catholique qui, là-bas, se traduit par patriotisme.

C’est tranché.

Qui n’est pas catholique, n’est pasFrançais.

Et si un libre penseur français, pour peuqu’il soit patriote et ennemi des Anglais, va à Montréal, enadmettant qu’il ne pratique pas, il souscrit pour toutes les œuvrescatholiques.

Parce qu’elles sont anti-anglaises.

Parce qu’elles sont œuvres de défensenationale.

Enseignement catholique, enseignementfrançais.

Défense de la langue.

Société de bienfaisance catholique, soutien dupauvre français.

On est pris dans l’engrenage d’un patriotismeadmirable.

Sujets anglais, oui.

Abandonnés par la France dans les joursmalheureux d’un règne infâme, celui de Louis XV.

Mais Anglais, jamais.

Quelle lutte admirable.

Quels ressorts puissants !

Abandonnés à eux-mêmes, ces Français-Canadiensne se sont jamais abandonnés, n’ont jamais désespéré.

Malgré l’émigration, malgré la domination,malgré la force commerciale anglaise, malgré le machiavélismeanglais, ils se sont toujours défendus.

Et victorieusement.

Une natalité puissante, généreuse, superbe,les fait sans cesse progresser et réussir.

D’immenses champs d’exploitation s’ouvrentdevant les Canadiens.

Nos Normands prolifiques en profitent etenvahissent l’ouest.

Cinq millions de Canadiens !

On a calculé que le chiffre s’en élèveraittrès rapidement au double.

Et il y aura les deux tiers de Français pourle moins.

Chose curieuse !

Les États-unis tendent à s’annexer leCanada.

Ils y ont un parti.

Quel ?

Les Anglais.

Oui, les Anglais nés au Canada ont unetendance à se faire Américains.

Qui leur résiste ?

Les Français-Canadiens.

Pourquoi ?

« Parce que, unis aux États-unis, plusd’espoir.

« Ils seraient à jamaisAméricains. » Voilà ce qu’ils vous expliquent.

Tandis qu’avec les Anglais, « c’est toutdifférent. »

Nos Normands de là-bas, très fins, ayant unsens politique, vous expliquent ainsi leurs épreuves :

« Nous avons attendu pendant prés detrois siècles, le moment de redevenir Français ; nous pouvonsencore attendre longtemps sans nous laisser entamer.

» Nous ne sommes pas impatients, parceque nous sommes les plus forts.

» Nous vivons Français, nous sommesFrançais, nous tenons le sol.

» Nous savons, nous sentons mieux quepersonne, que l’Angleterre ne peut vivre que d’un commerce immensequi nécessite son immense extension.

» Elle ne produit agricolement que letiers de ce qu’il faut pour vivre ; il faut qu’elle subsistede son industrie dont les produits sont imposés par son commercequi étreint des espaces démesurés.

» C’est un colosse, mais un colosse auxpieds d’argile.

» Le jour où elle aura perdu les Indes,elle sera très atteinte.

» Ce jour est si proche, qu’elle enfrémit et qu’elle cherche à réparer cette perte inévitable, par uneformidable extension dans l’Afrique orientale.

» Mais elle se fait des ennemisirréconciliables partout.

» Un jour, jour prévu, inéluctable, ellelassera la patience du monde et une coalition se formera contreelle.

» Que la France, par la suite des temps,fasse sa paix avec l’Allemagne, qu’elle consacre à sa marine lemilliard qu’elle consacre à la guerre, et une descente enAngleterre sera possible.

» Alors ce sera la fin de l’empirebritannique.

» Finis britanniae.

» L’Irlande catholique, le Cap africain,l’Australie, la Nouvelle-Zélande républicaines proclameront leurindépendance.

» Et nous serons Français.

» Car nous voyons des ferments deséparatisme se produire aux États-unis.

» Une nouvelle sécession aura lieu etcette grande république, par l’invincible force d’intérêtscontradictoires, se séparera en quatre confédérations. »

Voilà ce que des Canadiens à larges vues m’ontexpliqué.

– Mais, leur ai-je demandé, comment sefait-il que l’émigration ne noie pas l’élément français ?

– Rudesse du climat !

Au Canada, en hiver, il y a une longue périodede froids excessifs.

Quarante degrés.

Lever du soleil à dix heures.

Coucher à deux heures.

Ce n’est pas ainsi au sud du pays, c’est moinsdur.

Mais au nord.

Et là seulement, il y a de la place, mais iln’y a pas de commerce.

Les émigrants, anglais, allemands, italiens,ne peuvent se faire à un pareil climat, à nos longues nuitsd’hiver.

Moins encore peut-être à nos interminablesjournées d’été.

Dix-huit heures de soleil et quatre heures delumière crépusculaire !

Les Canadiens, habitués à ce régime, necraignent pas d’émigrer au nord et à l’ouest, loin des centres.

Les Canadiens-Anglais, commerçants avant toutet ouvriers, vivent dans les villes et répugnent à être défricheursou bûcherons, car nos immenses forêts offrent aux bûcherons, àproximité des fleuves et des lacs, des bénéfices certains.

Pourvu que l’on puisse, sans grands frais,amener les arbres équarris sur l’eau et en former des trains,on est sûr de faire une honnête fortune.

Les vapeurs ravitaillent en été les postes debûcherons.

Ceux-ci se construisent des maisons de boisavec jointures de terre battue et de mousse.

Ils improvisent un mobilier très ingénieux,très commode.

Ils abattent autour de la maison d’abord etsèment dans le défriché.

Récoltes merveilleuses.

L’année suivante, culture sommaire extérieure,sans grand travail, dans un autre défriché.

Et quand il faut aller cogner trop loin,décampement.

Autre installation.

Personne autre que les Canadiens-Français neveut mener cette vie là.

Elle charme nos Normands.

Pleine d’attraits, du reste.

Chasses et pêches.

L’hiver, feux sur le chantier, feux à lamaison.

Ces feux joyeux, pétillants, immenses,remplacent le soleil.

Remarquez que le bûcheron vit toujours engroupe de famille.

On part à cinq ou six ménages de cousins etcousines.

On s’installe à une heure ou deux les uns desautres.

On voisine.

On s’assemble le dimanche.

Plusieurs groupes s’invitent pour célébrer laNoël, Pâques, les grandes fêtes de l’année ensemble.

Des mariages se font.

Les missionnaires sont appelés pour lesconsacrer.

En somme, le vrai maître de la terre, c’est leFranco-Canadien.

Et ce qui fait ce pays admirable, c’est sonété si chaud, court, mais où le soleil reste si longtemps chaquejour sur l’horizon qu’il mûrit Ies récoltes.

Puis il y a des ressources spéciales, desbaies qui produisent des boissons fermentées, sans compterd’excellentes bières de ménage et le fameux vin d’érable.

Je cite au hasard.

Mais je dois une mention au cidre, sipétillant et d’un si bon goût, fabriqué avec les pommessauvages.

Le gibier abonde.

Le poisson se pêche facilement en plein hiver,à foison, dans les trous faits à la glace des rivières.

Mais tout cela ne séduit pas l’Anglais,citadin-né.

Il aime le confortable spécial des grandesvilles.

Ce qui est particulièrement touchant dans lespays canadiens-français, c’est l’alliance des classes dirigeantesavec le peuple.

Ce que l’on fait en haut pour que l’en bassache lire, écrire, compter et s’instruire par la lecture estinimaginable.

Ainsi, les familles de citadins rassemblent,par ordre de date, leurs journaux lus, leurs revues et y ajoutentdes volumes à bon marché édités pour ça.

On en fait des paquets et on les confie auxnavires de ravitaillement, avec grandes recommandations d’endistribuer autant au loin que plus près.

Et c’est fidèlement exécuté.

Mais les flotteurs mariniers, quidescendent les trains de bois sur les rivières, remportent’aussides paquets semblables et répandent ainsi l’instruction.

À la veillée, chacun lit à tour de rôle, àhaute voix.

Le feu ronfle.

L’eau pour le thé mijote.

Les enfants et les femmes écoutent.

Dans les moments pathétiques, elles se mettentà pleurer.

Alors les enfants se mettent à beugler, ce quiémeut les chiens qui se réveillent et glapissent, sans savoirpourquoi, mais par sympathie, pour se mettre à l’unisson.

Braves gens, ces Canadiens !

Les chiens aussi.

D’une probité rigoureuse, hospitaliers,accueillants.

Joyeux, aimant à rire, très bons et très finsen même temps.

C’est plaisir de faire avec eux, au printemps,de bonnes parties de chasse.

Mais, quand le soir, vient l’heure de laprière, si vous êtes libre penseur, ne les scandalisez pas trop parune indifférence affectée.

Levez-vous et découvrez-vous.

C’est le moins que vous puissiez faire pourdes hôtes bienveillants.

Et les femmes vous demanderont trèsdoucement :

– Vous ne priez donc pas ?

Répondez-leur :

– J’ai perdu la foi, à Paris, où l’on necroit guère.

Ajoutez bien vite :

– Mais je ne suis pasprotestant !

Car protestant signifie Anglais.

Comment les deux éléments peuvent-ils vivreensemble ?

Précisément parce qu’aucun mélange n’estpossible.

Pas de point de contact.

Telle ville est anglaise, telle autre estfrançaise.

Où l’élément anglais, l’élément françaislaisse faire et s’abstient ; c’est réciproque.

Pas de luttes brutales, inutiles etstériles.

Pas d’alliances ou alliances bien rares entreAnglaises et Français ; quelques-unes entre Françaises etAnglais.

Mais les enfants se francisent toujours, c’estun fait remarquable.

En somme, nous avons et surtout nous auronslà-bas une grande France qui nous aime.

Elle vaut la peine d’être visitée ;allons-y donc.

Chapitre 1Veneurs de France et d’Amérique.

 

Deux hommes se présentent à l’hôtel de France,à Montréal. À première vue, il était facile de reconnaître deuxtrappeurs.

« Mais, à la fin, m’écrit un de meslecteurs, qu’est-ce qu’un trappeur exactement ?

« Vous ne l’avez jamais expliqué à voslecteurs.

« J’ai lu tous vos livres.

« Pas la plus petite explication sur lestrappeurs.

« Ils chassent, c’est leur métier, maispourquoi ne pas les appeler chasseurs au lieu de trappeurs.

« Il doit y avoir une raison.

« Dites-la-nous. »

Il faut tâcher de satisfaire tout le monde,même un lecteur mécontent.

Il faut dire d’abord qu’il existe, au Canadaet aux États-unis, des grandes compagnies de pelleterie.

Elles achètent aux Indiens et aux chasseursblancs ou métis des peaux quelles qu’elles soient.

Peaux de bisons, de daims, de cerfs, de loups,etc.

Mais ce qu’elles cherchent surtout, ce sontles peaux précieuses.

Peaux d’ours blancs et gris et de jaguars avecgriffes et têtes.

Mais ce ne sont pas celles qui sont le mieuxpayées.

Les peaux de castors, de martes-zibelines, derenards bleus et autres animaux du genre fouine sont payéesextrêmement cher aux trappeurs.

Les chats sauvages et les lièvres sont assezbien cotés.

Or, toutes les peaux de valeur perdraientbeaucoup, si l’animal avait été tiré et criblé de plombs.

Aussi le prend-on au piège.

Le piège, c’est la trappe.

De là, trappeur.

La vie du trappeur est assez singulière ;tout d’abord il faut qu’il s’associe avec un camarade au moins.

Seul !

À deux cents lieues de tout secours le plussouvent, que ferait-il, s’il tombait malade ?

Et s’il était blessé par un bœuf musqué ou parun jaguar ?

Voilà pourquoi les trappeurs vont au moinsdeux par deux.

Les compagnies de pelleterie ont construit desforts le long des rivières et des lacs qui constituent unmagnifique ensemble d’artères fluviales au Canada.

Pendant l’été, les vapeurs de ces compagniessillonnent les cours d’eau navigables et ravitaillent lesforts.

Ils en rapportent les peaux et les dépouillesdes canards eiders (édredons).

Ces forts sont bien des forts, capables derésister à tous les assauts des Peaux-Rouges, mais ce sont surtoutdes factoreries.

On y vend, on y achète.

Les trappeurs font prix pour les denrées deravitaillement avec un fort qui devient leur point d’attache.

Ils font prix aussi pour les peaux qu’ilsapporteront.

Engagement réciproque.

Le trappeur, au commencement des froids, partextraordinairement chargé.

Cinquante kilos !

Lard, légumes secs, oignons, farine pour cuireson pain-galette sous la cendre, poivre, sel, ails, échalotes,etc.

Il ne trouvera rien en forêt que des glandsdoux qu’il sait réduire en une poudre, laquelle macérée dans l’eau,pétrie ensuite avec de la fève pilée, produit un assez bongâteau.

Le trappeur s’arrête ensuite où il voit destraces de gibier.

Il monte vivement sa hutte et il commence àtrapper.

D’autre part, il chasse au fusil pour senourrir.

Quand il tue un daim, il demi-sale certainsmorceaux.

Il en boucane d’autres.

Il en fait geler dans la glace.

C’est la réserve.

Trois ou quatre fois dans la saison, il porteses peaux au fort et s’y ravitaille pour une autre expédition.

Rudes hommes !

Aimant leur métier.

Épris de la splendeur neigeuse des forêts oùils vivent.

Ils sont toujours accompagnés de leurs chiensfidèles, presqu’aussi sauvages qu’eux, mais dressésadmirablement.

Obéissants sur un regard.

Comprenant le moindre signe.

Combien d’hommes moins intelligentsqu’eux !

Ils ressemblent, du reste, à nos chiens debergers, mais plus farouches encore, bien plus féroces.

Ne se laissant jamais caresser, si ce n’estpar le maître ou par ses compagnons de trappe.

Encore obéit-il mieux au maître qu’à toutautre.

Donc ils étaient là deux trappeurs dans lebureau de l’hôtel de France.

L’un petit, vif, très remuant, quoique blond,mélange bizarre de deux types bien différents, le Gascon et leNormand, naïf par sauvagerie, finaud par tempérament, ayant l’œilvif, la mine futée, le nez pointu du renard, mais cependant quelquechose d’aquilin dans le profil.

Il était Bordelais par la mère, et Canadienpar le père.

Le geste, la pose, l’allure annonçaient ledéterminisme.

Les lèvres dénotaient la dissimulation et lementon proéminent l’entêtement dans les entreprises.

La peau ridée, tannée, hâlée,recuite par la gelée et le soleil, se plissait en grimacesexpressives qui eussent fait le désespoir d’un acteur.

Jean Lapique-Tauquet, surnomméTaupe-Renardière par les Indiens, sobriquet significatif, étaitfouinard, débrouillard, mais brave homme et profondémenthonnête.

Connu comme tel dans les forts, chez lesIndiens et parmi les trappeurs ; mais défendant sesintérêts.

Il était d’une bravoure astucieuse, c’était unUlysse canadien.

Son compagnon était unBois-Brûlé.

Ce que c’est ?

Une race très ancienne de métis de Français etd’Indiennes.

Mais le sang indien domine.

Ces Bois-Brûlés sont ainsi nommés parce qu’ilsbrûlent des forêts pour les défricher. Ils cultivent et ilschassent.

Les Anglais commettent vis-à-vis d’eux degrandes injustices et ils se révoltent périodiquement, toujoursvaincus, mais toujours redoutables.

On finit toujours par redresser ; cestorts qu’on leur a faits pour arriver à conclure la paix, car lesdéfaites ne les découragent pas.

Ignorants, plus Peaux-Rouges que blancs, maissobres, infatigables, travailleurs, ils font d’excellentsbûcherons, de bons fermiers et des trappeurs renommés.

Mais les citadins affectent de les mépriser.Les Bois-Brûlés, très dignes, dédaignent les gens des villes.

Ils sont très simples, tout d’une pièce,loyaux et fidèles.

Leur intelligence, spéciale naturellement auxchoses de la forêt, est des plus nettes, des plus lucides.

Ils ont une tendance à aimer beaucoup lesblancs qui les traitent bien et subissent volontiers la supériorité« d’un homme qui sait lire. »

Le Bois-Brûlé s’appelait du nom de sontrisaïeul, créateur de la famille, Nicolas Latreille.

Mais son surnom était Balle-Franche, parcequ’il ne tirait jamais à chevrotines, étant sûr de ses coups.

C’était un grand garçon, d’une coupe superbe,au profil anguleux, à l’air imposant et même hautain.

Mais il avait pour Taupe-Renardière une grandeadmiration.

Tous deux, ils portaient la blouse de chasse,la culotte et les guêtres de cuir, le bonnet de fourrure.

L’employé du bureau les regarda d’un airétonné.

Il demanda d’un ton rogue :

– Qu’avez-vous à faire ici ?

Taupe-Renardière fit une de ces plus laidesgrimaces ; on aurait dit qu’il faisait des efforts pour fairepasser un morceau étranglant.

Enfin, il demanda :

– C’est bien ici que logent troispiqueurs français ?

– Que leur voulez-vous ?

– Ça ne vous regarde pas.

C’était carré.

L’employé se vexa et se monta.

– Et vous croyez, dit-il, que l’on abordecomme ça de prime abord des gentlemen respectables ?

» Alors le premier mendiant venucirculerait dans l’hôtel sous le prétexte d’y parler àquelqu’un.

– Je ne suis pas un mendiant et lapreuve, c’est que voici un carnet de chèques qui m’ouvre un créditde deux mille livres sterling à la banque Jarome Bordereau etCie.

Il jeta le carnet sur la table en disant d’unair de défi :

– Vous n’en pourriez montrer autant,vous, petit employé de quatre sous !

Le Bois-Brûlé se mit à rire.

L’employé de quatre sous se fâchatout rouge.

– Dites donc, fit-il, vous, face decuivre jaunasse, je vous défends de rire à mes dépens.

Balle-Franche étendait le bras pour cueillirl’employé.

Taupe-Renardière intervenait.

– Un petit instant ! dit-il à soncompagnon.

Et à l’employé :

– Sachez donc, pour votre gouverne, quevous avez là, devant vous, moi, Taupe-Renardière, connu pour avoirscalpé cent trois Indiens en sa longue carrière, et ce n’est pasfini.

» Je ne vous scalperai pas, vous, parceque vous êtes chauve ; mais si vous continuez à être insolent,je vous laisserai battre par Balle-Franche.

» Ce n’est qu’un Bois-Brûlé c’est vrai,mais c’est un homme et un rude homme ; il m’obéit comme unenfant, parce qu’il me sait au-dessus de lui.

» Mais je le traite avec bonté et je neveux pas qu’on lui reproche la couleur de sa peau.

» Je ne vous dis rien de la vôtre, quiest plus rouge, avec sa couperose, que celle d’un Indien Siouxpeint en guerre.

L’employé sentit bien qu’il avait affaire àforte partie ; mais il voulut avoir le dernier mot.

Faiblesse des petits esprits.

– Et d’abord, dit-il, avant tout mettezvos chiens dehors ; je ne veux pas qu’ils fassent desinconvenances ici.

– Dehors ! protestaTaupe-Renardière, dehors des chiens qui valent cent dollarschacun.

» Dehors, pour qu’on leur passe la cordeau cou et qu’on nous les vole !

» Mais, bonhomme, vous n’y pensezpas.

D’un air digne :

– Sachez que nos chiens sont bien élevéset qu’ils savent nous demander à sortir, s’ils en ont besoin.

» Ils ne se permettent pointd’inconvenances, pas même de celles qu’on sent sans rien voir. Etmaintenant assez causé.

» Voici une lettre de mon banquier,faites-la porter à ces gentlemen français ; nousattendons.

La lettre ou plutôt l’enveloppe portaitl’en-tête de la banque.

La plus riche banque de Montréal.

Diable !

Il n’allait pas, lui, « le méchant petitemployé de quatre sous », se brouiller avec la banque à caused’un client de celle-ci mal reçu par lui.

Il sonna.

Un garçon parut.

L’employé lui remit la lettre.

– Pour le 108 ! dit-il.

Il se mit à consulter un registre d’un airimpatient.

Le garçon revint :

– Ces messieurs, dit-il avec une grandepolitesse, sont priés de monter.

L’employé, d’un air rogue :

– Laissez vos chiens là.

– Mais, fit le garçon, ces gentlemen ontdemandé si les trappeurs avaient amené leurs chiens !

– Alors l’hôtel va devenir unchenil ! fit l’employé.

– Dont vous serez le chien le plushargneux ! riposta Taupe-Renardière.

Le garçon lui fit un signe et le trappeur lesuivit.

Balle-Franche emboîta le pasmajestueusement.

On s’introduisit dans l’ascenseur que legarçon fit fonctionner ; on s’arrêta au troisième étage.

Le garçon conduisit les trappeurs devant le1o3[1] et les fit entrer.

Salon !

Un appartement complet !

Diable !

Taupe-Renardière savait, par ouï dire, le prixde cette location.

Très cher.

Ils étaient donc bien riches, messieurs lesveneurs français ?

Ils vinrent tous les trois au salon, vêtus deleur costume de velours couleur feuille-morte, très simples, trèsélégants.

Ils tendirent la main aux trappeurs,regardèrent les chiens, échangèrent des coups d’œil, puis lepremier piqueur entama la conversation.

C’était un grand bel homme, de très magnifiqueapparence, se posant très bien sans poser, rieur, bon garçon sanstrop de familiarité, sachant se tenir et très bien élevé, parlantavec précision, au besoin avec fermeté.

Il s’appelait La Feuille.

Le second piqueur s’appelait La Rosée ;c’était un homme poli à l’ordinaire, gai, ayant le mot pour rire,mais enragé une fois en chasse.

Alors l’expression de sa physionomie devenaitdiabolique, et, au dire de ses camarades, « il faisait alorsses yeux de langouste plongée dans l’eau bouillante. »

La Futaie, le troisième piqueur, était unjeune homme à figure douce, mais au regard très futé.

Bon cavalier, ne faisant point l’important,sachant bien le métier.

– Messieurs, dit La Feuille, nous nousconnaissons par noms et surnoms d’après la lettre du banquier.

» Je me présente, moi, La Feuille et jevous présente messieurs La Rosée et La Futaie.

Taupe-Renardière fit observer :

– On dirait des surnoms.

– Vous ne vous trompez pas.

» C’est l’habitude dans la véneriefrançaise.

– Tiens, c’est comme pour nous autres,trappeurs.

La Feuille tira sa montre :

– Oh ! oh ! fit-il.

» Dix heures et demie !

» Je suppose que vous n’avez pas déjeuné,messieurs ?

– Pas encore.

– Alors vous accepterez bien de déjeuneravec nous, pour pouvoir causer le verre à la main.

– Vous nous faites grand honneur.

La Feuille sonna.

Un garçon se présenta.

– La carte du déjeuner, Joseph.

– Bien, monsieur.

La Feuille aux trappeurs :

– Superbes, vos chiens !

– De bonne garde et très bonslimiers ! dit Taupe-Renardière.

– Le banquier vous a-t-il dit que nousvoulions une meute ?

– Oui, monsieur.

– Est-ce que les chiens que vous nousprocurerez seront courants ?

– Oui.

» Très ardents, très vite !

» Et ils ont beaucoup de gorge, de sorteque l’on suit facilement de l’oreille le cercle que décrit l’animalet que l’on peut couper court pour se poster et le tirer.

– Nous ne tirons jamais.

» Nous forçons l’animal.

» Il faut qu’il tombe épuisé, alors leschiens le coiffent.

» Nous survenons et servons l’animal aucouteau.

– Et vous croyez qu’une bonne balle tiréeà propos, ce n’est pas plus pratique que votre manière ?

– Pratique, oui !

» Mais ce n’est plus la chasse à courre,qui est un grand art et un plaisir de grand seigneur.

» En somme, à coups de fusil, onassassine un animal.

» Il est en pleines ruses, il fait sescombinaisons, il espère donner au change et il peut échapper auxchiens.

» Ceux-ci forceront-ils ou neforceront-ils pas ?

» Donneront-ils dans le change aupas ?

» Et, si le cerf parvient à les mettre endéfaut, parviendront-ils à retrouver, à relever la voie ?

» Voilà où est l’intérêt.

» Mais couper court à cette lutte du cerfet des chiens par un coup de fusil, c’est tricher. Savez-vous joueraux dames ?

– Oui.

– Eh bien, quel plaisir auriez-vous àtricher ? Aucun.

» Gagner déloyalement, ce n’est pasgagner, surtout à des jeux où l’on ne joue que pour l’honneur.

» Quand nous chassons à tir, nous n’avonsqu’un chien.

» Si nous nous servons de la meute, ilfaut qu’elle force.

– Nous chassons, nous, pour la peau etpour la viande de l’animal.

– Je sais… Je sais…

» Nous autres, nous pratiquons unart.

– Vous êtes des amateurs.

– Mais non.

» Dites des professionnels et vous serezdans le vrai.

» Pour faire un piqueur, il faut prendreun garçonnet dès l’âge de treize ans, au plus tard.

» Mais mieux vaut encore des fils depiqueurs, dans les familles où on l’est de père en filsdepuis des siècles.

» Les Hourvari remontent à Jean Hourvari,piqueur de saint Louis.

» Et ce Jean Hourvari prétendait que sonarrière trisaïeul était piqueur d’un roi des Arvernes, vieuxGaulois d’avant Jules César. Moi, à six ans, je suivais les chassesà cheval, sur le petit poney de relais du fils du maître.

» Je vous ai parlé des Gaulois.

» Nos pères.

» Ce sont eux qui ont inventé la chasse àcourre.

» Et ils se servaient de leurs chiens àla guerre.

– Alors vous chassez à cheval ?

– Il le faut bien.

» Nous devons être tout le temps sur laqueue des chiens.

» Il faut couper et ramener sur ledroit ceux qui s’égarent sur une fausse piste ; il fautles encourager dans les défauts, quand le cerf, à force de malice,a fait perdre sa voie.

» Il faut encore couper, quand la meuteprend le contre-pied.

» Il faut s’apercevoir que les chiens ontpris le change, et, après les avoir coupés, les remettre au pointoù le change s’est produit pour leur faire réempaumer la voie ducerf de chasse.

– Combien donc vous faudra-t-il dechevaux ?

– Dix pour les maîtres.

» Six pour nous.

» Vous comprenez qu’il faut relayer etchanger son cheval essoufflé contre un cheval à peu près frais.

» Je dis à peu près.

» En effet celui qui monte le cheval derelais doit nous l’amener en pleine chasse, tout en leménageant.

» Il calcule.

» Il se guide d’après les abois deschiens et les sons du cor.

» Il étudie les courbes, les cercles quefait l’animal.

» Il coupe au plus près, au petit trot desa bête.

» Nous prenons celle-ci, nous luirepassons l’autre qu’il laisse souffler.

» Et ça recommence jusqu’à ce que le cerfsoit à l’hallali.

– Mais qui montera les chevaux derelais ?

– Des jeunes gens légers, aimant leschevaux et la chasse.

» Sachant se rendre compte surtout de cequi se passe.

Taupe-Renardière échangea un regard avecBalle-Franche.

– Eh ! fit-il, si vous payez bien,nous avons votre affaire.

» D’abord il faut que je vous dise queBalle-Franche est mon beau-frère.

– Ah ! vous avez épousé sasœur ? fit La Feuille.

– Oui.

» Et j’ai des beaux-frères, des neveuxpar alliance, des cousins.

» Tous Bois-Brûlés !

– Très bien.

– Jeunes, minces, pas lourds, légerscomme des daguets.

– Parfait.

– Vous les nourrirez.

– Entendu.

– Vous leur donnerez deux dollars parmois à chacun.

– Dix francs ?

Sur cette interrogation, Taupe-Renardière fitune de ses grimaces.

– Aïe ! aïe ! pense-t-il.

» J’ai trop demandé.

Mais il dit :

– Vous comprenez, deux dollars ce n’estpas trop.

– Mon cher ami, vousplaisantez !

» C’est une dérision.

» Vous avilissez les prix.

» Ils auront cent francs par mois et desgratifications.

Balle-Franche fit un bond terrible et poussaun cri effrayant.

Les chiens, en l’entendant, se mirent à hurlerla mort.

Et Taupe-Renardière dit sévèrement à soncompagnon :

– Qu’est-ce que c’est que ces manières desauvage !

» Si ça vous arrive encore,Balle-Franche, je ne vous emmènerai plus dans le monde.

Aux piqueurs :

– Il faut lui pardonner.

» Au fond, un sauvage.

» Il a des tics nerveux.

Puis très calme :

– Votre maître est donc bienriche ?

– Des millions de revenu.

– C’est un seigneur de France ?

– Non.

» C’est un ancien sous-officier qui afait fortune.

» Très simple !

» Vous verrez.

» Mais il ne faudrait pas essayer de luimonter le coup.

» Voit très clair.

» Et de la poigne !

En ce moment, le garçon entra la carte à lamain.

La Feuille la prit.

– Voyons ! voyons !

» Hors-d’œuvre.

» Des crevettes, des mufles de bœufs ensalade, des anchois de Norvège, des radis de serre, etc., etc.

Au garçon :

– Joseph, ça va pour leshors-d’œuvre ; ces messieurs choisiront sur table.

À Taupe-Renardière :

– Aimez-vous la sole normande ?

– Jamais mangé !

Un poisson, la sole.

Marinière ou pas, vous savez, c’est un bonpoisson.

Occasion de faire connaissance avec une solehabillée à la marinière.

Ne pas la manquer.

– Vous entendez, Joseph ?

» Ah ! mon ami, n’oubliez pas douzedouzaines d’huîtres.

» Vous les accompagnerez avec du chablis,comme d’habitude.

Au trappeur :

– Vous aimez le vin blanc ?

– Dans notre métier on n’a pas souventl’occasion d’en boire.

» Je me souviens pourtant qu’au baptêmede la fille du directeur du fort Stephenson, j’en ai bu.

» Je ne veux pas médire du cidre ;non, je ne le veux pas.

» Mais ce vin blanc là, vous savez,c’était encore meilleur que du vieux cidre ayant six mois debouteille et fait avec des vieilles pommes sauvages après lapremière gelée.

– Bon !

» Du chablis première.

» Ça ira, du reste, avec la sole.

» Et après cette sole ?

» Que pensez-vous d’un poulet de grain aukary ?

» C’est très relevé.

» On arroserait ce plat avec du médoctrès corsé.

– Moi… je veux bien.

» Quant à Balle-Franche, il n’a pasd’opinion bien arrêtée sur la nourriture que l’on peut servir dansles hôtels.

» Mais il n’a pas son pareil pour cuire àpoint une tranche de daim sur les braises.

» Et ce qu’il réussit un fromage de piedsd’ours, vous le verrez plus tard, si nous faisons affaire.

» Je n’en doute pas, du reste.

– Moi non plus.

» Mais comme légumes, j’ai idée qu’uneperdrix aux choux, la perdrix pilée et mêlée aux choux, comme ilssavent le faire ici, pourrait faire bonne figure.

» Ils ont un certain moulin-à-vent quiajouterait à la saveur de ce plat qui sera truffé.

– Je suis sûr que Balle-Franche n’y voitaucun inconvénient.

– Non ! dit Balle-Franche.

Il avait une confiance aveugle dans sonbeau-frère.

La foi du charbonnier.

La Feuille se mit à sourire.

Il était gourmet.

– Oh ! oh t fit-il.

» On nous offre, ce matin, des côtelettesde veau en papillotes, avec un fin hachis de quenelles saupoudréesde poussière de morilles sèches et légèrement pimentées.

» Aiguillon à vin.

» Nous n’en apprécierons que mieux lecorton qui ira avec ce plat.

» Je propose une salade d’aspergespoussées sous couche à la douce (chaleur du fumier de cheval arroséavec de l’eau tiède.

» Ça, messieurs, c’est une méthodeimportée ici par un jardinier français qui gagne beaucoup d’argentici.

» Il est de Chanzy et je l’ai reconnuavant-hier.

» Fameuse idée qu’il a eue d’écouter unde ses cousins établi ici bourrelier, qui l’a engagé à venir.

» Ah ! j’oubliais…

» Combien de côtelettes pour vous,M. Taupe-Renardière.

– Oh ! moi, je ne suis pas commeBalle-Franche, un gros mangeur.

» Avec une douzaine, j’en auraiassez !

» Mais, à lui, il en faudra bien troisdouzaines.

La Feuille réprima un mouvement desurprise.

– Ça suffira ? fit-il.

» Si, à tout hasard, je faisais servir unpâté de gibier ?

– Oh ! ce n’est pas de refus.

– Va pour le pâté.

» Quant au dessert, il sera trèsvarié.

» Et nous boirons du champagne !

Les yeux de la Taupe-Renardièreétincelèrent.

– Une fois, dit-il, une fois en ma vie,j’en ai bu.

» C’est étonnant.

» C’est doux, c’est pétillant, çaressemble, en beaucoup meilleur, au vin d’érable, mais çagrise.

– Bah !

» Quand vous seriez un peugris !

– C’est que…

– Est-ce que vous auriez levin mauvais, Monsieur Taupe-Renardière ?

– Non ! oh non !

» Je vois tout en rose.

» Mais Bois-Brûlé, lui, se met àchanter ; et il beugle comme un taureau sauvage qui appelleses vaches.

– Eh bien, nous l’accompagnerons ensourdine avec nos cors de chasse.

» Ce sera très amusant.

Le garçon était parti pour commander ledéjeuner.

Mais il avait demandé du vermouth et il enapporta une bouteille sur un plateau avec deux verres.

Il versa.

On trinqua.

Mais Balle-Franche, après avoir goûté, fit unemoue aussi dédaigneuse que significative.

– Qu’avez-vous donc ? demanda LaFeuille un peu inquiet.

Taupe-Renardière se mit à rire et ildit :

– Il est volé.

» Il croyait que c’était del’eau-de-vie ; parce que le verre est petit.

– Un grand verre, garçon.

Le garçon s’empressa d’en aller chercher unque La Feuille remplit.

– Merci ! dit Balle-Franche.

Il le vida d’un trait.

– Douce amère ! fit-il.

Il peignait d’un trait la double saveur duvermouth.

Mais Taupe-Renardière avait sur les lèvres unequestion brûlante.

– Si nous parlions un peu, dit-il, desappointements que vous nous proposez.

» La chose en vaut la peine.

– Combien demandez-vous ?

– Vous donnez aux petits Bois-Brûlés centfrancs par mois.

– C’est dit !

– Nous valons bien le double.

– Décidément vous gâtez le métier.

» Ça vaut cinq cents francs.

Balle-Franche, qui écoutait trèsattentivement, refit un bond extraordinaire et poussa un cri degorille.

Taupe-Renardière se fâcha.

– Mais, par tous les diables,s’écria-t-il, satané Bois-Brûlé que vous êtes, homme à deuxnatures, ne montrez donc que la bonne, la blanche.

» Cachez l’homme sauvage qui est en vous.Car vous me faites rougir de honte.

» Un singe, oui un singe, auquel ondonnerait des friandises, aurait plus de tenue que vous.

Aux piqueurs :

– Messieurs, il faut lui pardonner, caril n’est plus Français qu’au sixième degré, peut-être auseptième.

Et pour détourner l’attention des piqueursd’un incident qu’il jugeait désagréable, il se mit àdemander :

– Mais comment votre maître, qui n’étaitqu’un ancien sous-officier, m’avez-vous dit, est-il devenu siriche ?

– C’est toute une aventure.

» Figurez-vous qu’un capitaine au longcours, qui sétait fait chercheur d’or en Australie, atrouvé le moyen de vivre dans un désert sans eau, de le traverseret de prospecter (vous savez ce que cela veut dire) en pleinesolitude, sans une seule source.

» Or, il y a trouvé une montagned’or.

» Il a levé une compagnie d’anciennesamazones de Béhanzin, commandées par deux vieilles générales du roidéchu, Taki-Data et Taki-Nadou, qui sont de notre expédition.

» Il était accompagné de cent esclavesnoirs mariés.

» Il avait pour lieutenantsM. Driveau, notre maître, M. Santarelli,M. Castarel, qui le suivent eu pôle nord…

– Ah ! c’est là que l’onva ?

– Nous en reparlerons tout à l’heure.M. d’Ussonville a emmené tout son monde en Australie.

» Les champs d’or ont produit quatremilliards et demi.

» La montagne d’or reste une mine d’unerichesse fabuleuse.

» M. d’Ussonville a réalisé quatremilliards qui lui rapportent gros.

» Mon maître et les autres ont eu douzemillions, mais ils ont pris pour dix millions d’actions chacun dansla mine.

» Les dividendes sont énormes.

» M. d’Ussonville a, lui,propriétaire de la moitié des actions, touché des revenusfabuleux.

» C’est un homme extraordinaire.

» Il veut faire des choses étonnantes quepersonne n’a réussies avant lui et que l’on déclareimpossibles.

» Il ne tient pas à l’or pour l’or etpour le luxe, pour les plaisirs qu’il peut procurer.

» Non !

» Il veut être un très grand homme, leplus grand homme qui ait existé.

– Un Napoléon ?

– Oh ! pas ça.

» Napoléon faisait tuer du monde et ilvoulait injustement conquérir des peuples qui, eux, voulaientrester libres.

» M. d’Ussonville ne tentera que desentreprises utiles à la science, et, par conséquent, àl’humanité.

» Dans ce moment, je vous l’ai dit, nousallons au pôle nord.

» Nous allons au Mackenzie et à sonembouchure par voie fluviale et par terre ; mais le gros del’expédition y va par mer.

» Elle y bâtira un hôtel, puis àcinquante ou à soixante lieues de là, un autre et ainsi jusqu’aupôle.

» Soixante lieues, c’est une étape entraîneaux attelés de chiens.

– C’est vrai.

– Mais est-il curieux, le pôle ?

– Je n’en sais rien.

» Je sais que l’on dit que ça ressemble àtoutes les autres régions polaires d’alentour de ce point.

» Mais enfin… il importe d’y aller, caril y a peut-être un secret.

» Il est mortel !

» Tout le monde parle du pôle.

» Andrée a voulu y aller en ballon…

» Nansen a essayé d’y arriver avec untraîneau et il a échoué.

» Nous avons lu les récits de ceux quiont tenté d’y atteindre, et c’est très intéressant, je vousassure.

» Mais aller y établir un hôtel terminusd’une ligne d’hôtels, vous m’avouerez que l’idée n’est pasbanale.

– Ça, j’en conviens.

» Mais, quelle clientèle fera vivre ceshôtels ?

» La même que celle qui passe l’été dansle fameux hôtel tout nouvellement construit au Spitzberg.

» Il y a, de par le monde, beaucoup detouristes fort riches.

» Ils sont las de villégiatures banaleset celle du pôle ne le sera pas.

– Il faudra que je me paie ce voyage-là,si M. d’Ussonville veut bien nous emmener.

– Mais c’est entendu.

» Je viens de vous engager.

– La Meute ira au pôle ?

» Mais oui.

– Et les chevaux ?

» Aussi.

» Les chiens de traîneaux ravitaillerontsans cesse, faisant la navette.

» Ils apporteront de l’avoine, du son, dufoin comprimé.

» Les chevaux seront bien nourris.

– Ça sera très drôle une chasse aupôle.

– S’il y a du gibier.

– Il doit y en avoir.

» Les bœufs musqués et les rennes, enété, remontent le plus haut possible.

– Nous les chasserons.

» Mais il va falloir s’occuper d’acheterles chiens.

– Nous nous en occuperons dès demain avecle Bois-Brûlé.

» Il s’y connaît.

» À première vue, il vous dit :

» – Voilà un bon chien !

» »Voilà un rossard.

– Nous voulons des fins de nez.

– Il ne s’y trompera pas.

– Et les chevaux ?

– Ça, c’est une autre paire de manches,monsieur La Feuille.

Le trappeur eut une grimace.

– Le Bois-Brûlé et moi, reprit-il, nousvous fournirons des chevaux sauvages que nous attraperons en lesforçant.

– Il vous faudra avoir quelques autreschevaux pour prendre ceux-là.

– Non pas.

» Nous les forçons à pied.

– Ce n’est pas possible.

– Vous verrez ça.

– Comment, c’est réellementpossible ?

Autre grimace !

– Monsieur La Feuille, je ne pourrais pascompter les chevaux sauvages que j’ai lassés en ma vie.

» Et toujours à pied !

La Feuille était émerveillé.

– Je suis curieux, dit-il, de vous voir àl’œuvre.

En ce moment, le garçon avertit :

– Ces messieurs sont servis.

– Ah ! fit La Rosée, il n’est pastrop tôt ! Je ne suis pas grand mangeur, mais je me sensfaim.

– La main aux dames ! dit en riantLa Futaie.

On passa dans la salle à manger et LaRenardière s’écria :

– Comment, des fleurs !

» Des roses !

– On les envoie de la Caroline duSud ! dit le garçon.

– Ma foi, fit La Renardière, ça ne semange pas, c’est vrai ; mais c’est tout de même joli àvoir.

Balle-Franche était si étonné, si ravi, car envrai enfant de là nature, il adorait les fleurs, il était siheureux d’en voir qu’il étouffa son rauque cri de joie dans songosier et réprima un élan qui se traduisit par un simple entrechat,très brillamment exécuté du reste.

– Allons ! allons ! fit LaRenardière avec indulgence :

» Tu te formes, Bois-Brûlé.

» Je te permets l’entrechat qui ne gènepersonne.

» Mais des bonds de jaguar comme tu enfais sont déplacés dans un appartement et en société.

» Encore si tu prévenais.

» Mais tu pars comme unressort !

La Roséeimpatient :

– À table !

» Je vous jure qu’il n’est que temps meschers camarades.

On s’assit.

Les hors-d’œuvre reçurent un très rudeassaut.

Mais La Renardière pensa aux chiens.

– Garçon !

– Monsieur.

– Vous ferez préparer une énorme pâtée,vous entendez, énorme :

» Jetez dedans tous les restes de cuisineet faites-la apporter ici.

» Pour ne rien salir, vous ferez étendrequelques vieux tapis, par dessus ceux que nous avons sous lespieds.

– Monsieur, je ferai dérouler une nappede linoléum…

– Très bien.

Le déjeuner continua, un peu silencieuxd’abord.

Mais on s’anima.

– Quand croyez-vous que nous pourronspartir ? demanda La Feuille.

– Eh mais, bientôt.

» On a vu des oies sauvages monter versle nord.

» C’est un présage.

» La débâcle est proche.

» Je crois qu’elle aura lieu dans unedizaine de jours.

» La glace du fleuve est pourrie.

» Du reste, on annonce à son de caisse,deux jours d’avance, le départ du premier bateau à vapeur.

» C’est celui que nous prendrons.

» Trente chiens.

» Il faudra un chenil sérieux.

» Je verrai le capitaine.

– Oui, voyez-le.

» Mais vos cousins ?

» Vos neveux !

– Ils sont ici.

» Ils sont venus vendre des peaux etacheter tout ce qui doit être remplacé là-bas dans lesBois-Brûlés.

» Moi-même, je suis venu avec eux dans lemême but.

» Mais mon banquier, auquel j’allaisverser des fonds, m’a parlé de vous.

» Alors je suis venu avec Balle-Franche,qui attend ses douzaines de côtelettes avec impatience.

» C’est un gouffre.

» Sa part de sole lui a paru bien petiteet le voilà qui vide tous les plats de hors-d’œuvre.

La Feuille, au garçon :

– Découpez le pâté en tranches etplacez-le devant M. Balle-Franche, qui en mangera autant qu’illui plaira.

– Il n’en laissera pas ! dit LaRenardière, qui connaissait son ami.

– Monsieur, dit le garçon, je ne devraispas prendre la parole ; mais vous ne m’en voudrez pas de vousdire que ce pâté pèse dix livres pour le moins.

– Eh bien, dis-lui adieu !

» Tu n’en verras plus une miette dans dixminutes.

Bois-Brûlé s’administra une tranche, puis uneautre, une autre encore, arrosant largement.

Tout tomba dans le gouffre.

Ce Bois-Brûlé n’avalait pas la nourriture, illa détruisait.

– Un gouffre, soit ! disait plustard La Futaie.

» Mais au fond du gouffre, il y a un fourqui brûle tout.

Enfin vinrent les côtelettes.

Le Bois-Brûlé, dont la bouche se dilataitmerveilleusement, mettait les côtelettes doubles et tordant àbelles dents, il tirait et engloutissait.

Sans mâcher !

À quoi bon mastiquer.

Il était si sûr de ses digestions.

Je n’ai rencontré, en ma vie de voyageur,qu’un seul homme qui pouvait faire concurrence à Balle-Franche.

C’était un Touareg.

Mais les Touareg sont célèbres commemangeurs.

Il dévora devant moi et d’autres curieux unmouton rôti et mangea cinquante-deux biscuits.

Il en redemandait…

Enfin, Balle-Franche paraissait rassasié,quand La Feuille demanda :

– Joseph, est-ce que vous auriez unsecond pâté tout prêt.

– Oh ! certainement.

– Offrez-le à M. Balle-Franche, sile cœur lui en dit.

Le Bois-Brûlé, rectifia :

– Ce n’est pas mon cœur qui dit oui,c’est mon ventre.

– Allez, Joseph.

Et les piqueurs eurent cette joie de voir lesecond pâté détruit comme le premier.

Mais tout cela ne s’était pas passé sansboire.

Balle-Franche en était à sa dixièmebouteille.

On fit honneur à la salade d’asperges, puis aufromage de Chester américain et au dessert varié.

Oh ! très varié.

Et les bouchons de champagne sautèrent à lagrande joie de Bois-Brûlé qui déclara que c’était « doux etpiquant. »

Enfin on prit le café.

Puis du cognac.

Tant et si bien que Balle-Franche sentit que« son âme voulait s’envoler, en paroles chantées. »

Il le déclara.

– C’est le moment ! dit LaRenardière aux piqueurs.

» Vous avez des cors de chasse ?

– Mais oui.

– Je n’ai jamais entendu cetinstrument-là ; mais si vous pouviez accompagner leBois-Brûlé, ce serait très beau.

– Essayons !

Ils envoyèrent le garçon décrocher les cors etfourrèrent leurs mouchoirs dans les pavillons pour produire lasourdine.

Le Bois-Brûlé voyait ces préparatifs du coinde l’œil avec plaisir.

Il entonna un chant étrange qui commençait parune mélopée lente d’un très grand charme intime.

Puis ce chant rauque, dur, mais très mélodiqueet bien rythmé, s’anima.

Des phrases musicales d’une grandeenvolée ; s’échappèrent des lèvres inspirées du Bois-Brûlé,marquant la joie et l’enthousiasme, c’était une explosion.

– Mais, s’écria La Futaie ; ce doitêtre la vue, ça !

– Oui ! dit Là Renardière.

» Il a vu le daim !

» Son chien lui a signalé la bête.

» Il dit cela en langue indienne.

» Tenez, la bête détale.

– C’est lelaisser-courre !

– Je ne sais pas.

Mais le chien est lancé sur le daim, il lepoursuit.

– Le découplé !

– Voilà maintenant que le chasseur courtpour se poster.

» Il devine que le daim passera dans unede ses refuites.

» L’animal arrive.

» On entend la voix du chien.

» Pan !

» Coup de feu !

» Le daim tombe !

» Le chasseur l’éventre et donne la curéechaude au chien.

» La curée !

» Puis il charge le daim sur ses épauleset s’en va lourdement.

» Salut des femmes et des enfants, desguerriers et des chiens à son retour.

» Hymne des Bois-Brûlés.

Les piqueurs avaient écouté, très émus, cettesauvage mais superbe mélodie.

La Futaie, sur son cor, essaya de répéter lesprincipaux motifs.

Le Bois-Brûlé, de la main, de la voix,corrigea les erreurs de mémoire.

Les deux autres piqueurs sonnèrent à leurtour.

La Feuille trouva l’accompagnement et il ditau Bois-Brûlé :

– Recommence !

» Tu vas voir ça.

» Nous y sommes ?

Et la fanfare sonna, assourdie, mais trèsvibrante dans une salle relativement petite. Les piqueurs sepassionnèrent.

– Ah ! dit La Feuille, quand cesmessieurs entendront ça…

» C’est brutal !

» C’est dur à l’oreille.

» Mais c’est épatant !

– Attendez, fit La Renardière.

Au Bois-Brûlé :

– Le chant du mariage.

Et Balle-Franche, d’une voix très douce,chanta l’amour, puis la rivalité et la querelle, avec sesgrondements et l’explosion furieuse, le duel, le triomphe duvainqueur, les épousailles.

Les piqueurs reprirent leurs cors etenlevèrent cette nouvelle fanfare.

Mais, comme le Bois-Brûlé allait entamer unautre chant, la porte s’ouvrit et Joseph parut :

– Messieurs, dit-il, à la demandegénérale de toutes les personnes qui habitent l’hôtel en ce moment,on vous prie de ne pas vous gêner et de sonner… à toute volée.

– Il prend nos cors pour descloches ! dit La Futaie en riant.

La Feuille à Joseph :

– Ouvrez les fenêtres !

– Nous ne voulons pas nous assourdir.

Au Bois-Brûlé :

– Repose-toi.

» Tout à l’heure tu reprendras.

Et aux piqueurs :

– Les airs de France !

» Le départ pour la chasse !

La fanfare éclata.

Dans la rue, les passants s’arrêtaient pourécouter.

Montréal n’avait jamais rien entendu depareil.

Peu à peu, la foule s’entassa au point que lacirculation s’en trouva entravée, puis suspendue.

La police dut faire effort pour que lestramways pussent circuler.

Mais les voyageurs descendaient pourécouter.

Grand succès !

On crie bravo.

Le Bois-Brûlé chanta la Guerre, lesFunérailles, le Printemps, l’Été, l’Automne et l’Hiver, lesMigrations, alternant avec les fanfares de la véneriefrançaise.

L’enthousiasme des Montréalais devintprodigieux.

Enfin, les piqueurs, lassés, se turent et desgentlemen firent irruption dans les salles à manger, sanspermission.

– Félicitations, messieurs.

» À quel équipageappartenez-vous ?

» Vos noms ?

» Combien prenez-vous de cerfs paran ? Mariés ou pas ?

» Quels appointements ?

Les questions tombaient dru comme grêle,posées par des reporters.

L’un avait accaparé La Feuille, l’autre LaRosée.

Celui-ci commençait « à faire des yeux delangouste ».

La Futaie ne savait à qui répondre etBois-Brûlé, pour être débarrassé, se mit à chanter.

La Renardière, très malin, dit auquestionneur :

– J’en sais très long.

» Je sais tout !

» Mais vous allez gagner de l’argent avecce que je vous dirai.

» Je ne dirai rien.

– Venez au journal.

» On vous paiera.

– Combien ?

– Cent dollars !

Mais un autre.

– Venez avec moi.

» Deux cents dollars !

– Trois cents !

Personne ne mettant, de surenchère,la Renardière suivit le dernier offrant et sauta avec lui dans unevoiture.

Qui ne connaît pas les reportersanglo-américains, n’a pas idée de leur audace et de leuringéniosité.

Ils osent tout.

Mais enfin les piqueurs en furentdébarrassés.

Il fallait faire paraître les journaux plustôt.

Deux heures après, on les criait dans toutesles rues…

Mais, pour les piqueurs, ce n’était pasfini.

Ça commençait.

Des gentlemen étaient restés là, raides,compassés.

Hommes d’affaires.

Ils se regardèrent avec défiance, avechostilité.

Enfin, l’un d’eux se décida.

À La Feuille :

– Vous êtes, je crois, monsieur, le chefde la troupe ?

– Je suis le premier piqueur.

– Très bien !

» Je sollicite un moment d’entretien,oh ! très court, avec vous.

– Passons au salon.

Les autres, se levant, comme un seul homme,s’écrièrent :

– Que voulez-vous ? Avant del’entendre, moi aussi j’ai des propositions à vous faire trèsavantageuses.

La Feuille, avec sang-froid :

– Très bien, messieurs !

À La Rosée :

– Écoutez l’un de ces messieurs et preneznote de ses propositions.

À La Futaie :

– Prenez-en un autre !

À tous les deux :

– Passez dans vos chambres.

Ainsi fut fait.

Résultat ?

Moyennant de fortes sommes :

1°Les piqueurs, avec le Bois-Brûlé et LaTaupe-Renardière se feraient entendre dans la Jeunesse du roiHenri où il y a une chasse à courre.

2°Dans la grande salle des conférences, LaFeuille en ferait une sur la vénerie française.

Ouverture de cors de chasse.

Les diverses fanfares seraient requises…

Le Bois-Brûlé chanterait avecaccompagnement.

La Taupe-Renardière traduirait auparavantchaque chant.

Enfin, les hôteliers, marchands de vin,tenanciers de bars et taverniers, après une quête chez d’autresintéressés à attirer du monde dans la ville, organisèrent unegrande cavalcade où les piqueurs figuraient sur un char.

Et toutes ces exhibitions eurent un succèscolossal.

Après quoi, vint l’abbé.

Très aimable homme.

– Vous êtes Français ?

– Oui.

– Catholique ?

– Oui, mais pas fervent.

– Aimez-vous les protestantsanglais ?

– Oh non !

– Eh bien, consentez-vous à donner, sousles voûtes de la cathédrale, une grand’messe deSaint-Hubert ?

La Feuille regarda les autres.

– Moi, dit La Rosée, ça me fera plaisirde faire maronner les Anglais.

Et La Futaie :

– À moi aussi.

La Feuille :

– Monsieur l’abbé, dites à Monseigneur decompter sur nous.

» Quand ?

– Dimanche prochain, à dix heures ;vous serez placés dans le chœur.

– Très bien.

L’abbé s’en alla enchanté.

Très réussie cette messe !

Il y eut une imitation du son des cloches quifut admirable.

La popularité des piqueurs français devinttelle que Québec les réclama ; mais ils se récusèrent.

La débâcle était imminente et le départ tropprochain.

Chapitre 2Le départ.

 

La Feuille, avec tout son monde, prit le trainqui les conduisit à Winnipeg où l’on devait s’embarquer.

La navigation fluviale est vraiment charmanteau Canada, surtout au commencement de la saison.

La température très douce, n’est pas encorebrûlante ; l’herbe qui a poussé dru sous la neige s’épanouiten immenses tapis verts ; les feuilles naissantes despeupliers, des hêtres, des charmes, des saules, des bouleauxfrissonnent sous le souffle des brises folles.

L’air est embaumé des parfums des primevères,léger, presque insaisissable quand on respire la fleur, mais trèsperceptible quand il se dégage des prairies.

On respire.

On se sent revivre.

C’est le renouveau.

Le printemps canadien n’est pas comme lenôtre.

Nous avons souvent trois ou quatre fauxprintemps.

Ils nous donnent des espérances bien vitedéçues.

Et le vrai, combien souvent il est aigre etmaussade !

Là-bas, franc dégel, franc retour de latiédeur.

Tout est fondu, tout est fini.

Et les longues bandes d’oiseaux migrateurs leprouvent.

Ils passent, obscurcissant la lumière, arméesimmenses, ailées, rapides et se succédant innombrables.

Et, très près des rives souvent, les troupeauxmigrateurs.

Bisons, bœufs musqués, daims, cerfs, s’enallant au nord, à la conquête de l’herbe tendre. Tout charme leregard.

Tout ranime.

Et point de chocs, de secousses comme surmer.

Point de roulis.

Point de tangage.

Le vapeur glisse et l’on éprouve une sensationtrès agréable, celle d’avancer sans fatigue.

On était bien un peu gêné, mais on avait peu àpeu organisé son petit chez soi et aménagé sa cabine.

D’autant plus que la plupart des passagerspréférèrent coucher sur le pont, sous la tente et lesmoustiquaires.

Une plaie, ces moustiques.

Mais on les combattait.

On brillait des huiles lourdes donnantbeaucoup de fumée.

Ça les éloignait.

Puis on avait la distraction de voir la meuteprendre ses ébats en liberté, deux fois par jour, sur le pont.

Les passagers étaient des fermiers, desbûcherons ou des trappeurs.

Gens très simples.

Des commis de Sociétés.

Gentlemen, mais sans prétentions.

Le matin, diane en fanfare par MM. lespiqueurs.

Le soir, concert de cors.

Mesdames Balle-Franche et Taupe-Renardièreraffolaient de cette musique, et, à la façon des femmesBois-Brûlées, elles avaient improvisé un chant pour chaque air etelles chantaient fort juste.

Vraiment gentilles, ces dames !

Mme La Renardière était mêmefort belle femme.

Grande, bien faite, mince et souple, trèsélégante dans sa mise cependant très simple, elle avait une bellefigure aquilinée et l’air imposant.

Brune aux yeux d’or, elle étaitfascinative[2].

Mais elle avait, pour son mari, une admirationsans bornes.

Et que de reconnaissance !

Pensez donc.

Lui, un blanc, non pas un petit blanc, mais ungrand blanc, trappeur célèbre, portant à ses mocassins centchevelures effrangées, scalps pris par lui, il l’avait épousée,elle, une Bois-Brûlée.

Et il lui avait dit :

– Nos enfants seront métis, mais ils teferont honneur.

» Ils apprendront à lire, à écrire, àcompter dans une école.

» Ils apprendront plus encore.

» J’en ferai des gentlemen.

» Un jaguar et sa famille ne peuventfaire que des jaguars.

» Une Bois-Brûlée comme toi et untrappeur comme moi ne peuvent taire que des braves et desintelligents.

» Tes fils te vêtiront d’honneurs et tuseras le reflet de leur grandeur.

La Bois-Brûlée en avait conçu des espérancesmaternelles qu’elle craignait cependant être trop hautes.

– Crois-tu, demandait-elle quelquefois àson mari, qu’un de mes fils pourrait devenir géomètre dugouvernement ?

Cela correspondait à un agent-voyer cheznous.

Pour elle, c’était le summum de l’ambitiond’un métis.

Et La Renardière répondait :

– Ils seront mieux que ça.

– Quoi donc ?

– Médecins, avocats, pasteurs peut-être,peut-être officiers.

Sur ces brillants avenirs, elle tombait dansdes rêves extatiques.

Quant à Mme Balle-Franche,c’était une cousine.

Jolie petite femme, aux cheveux châtains, àl’œil brun et tendre, au bon sourire, dévouée à son mari, ayant untrès grand charme attractif, elle se faisait aimer par tout lemonde.

Elle se laissait volontiers dominer par safière cousine.

Celle-ci se conduisait, du reste, en sœuraînée.

La présence de ces deux dames égayait latraversée.

Aussi celle des jeunes Bois-Brûlés engagéscomme valets de chiens et comme palefreniers-piqueurs pour soignerles chevaux et conduire les relais.

Bruyants, gais comme des pinsons, pleins desang, exubérants de vie, ils donnaient de l’animation au pont dunavire.

Tous, comme les piqueurs, les trappeurs et lesfemmes de ceux-ci étaient armés du fusil américain à répétiteur(cinquante balles à la minute) et des revolvers à quadruplerevoluteur (vingt-quatre balles sans recharger).

Tous ces Bois-Brûlés étaient de très bonstireurs.

Ils apprirent à manier le fusil américain, àfaire fonctionner la hausse et manier l’arme. Ils devinrent trèsforts.

La Feuille avait deux Bois-Brûlés comme valetsde chiens à pied, huit piqueurs de relais, il disposait de dix-huitfusils en tout, force respectable.

Et il la dressait.

Le tir à la cible fut un des grandspasse-temps de la traversée.

On visait des petites cibles, montées sur desbouées qui étaient traînées par le vapeur.

Bref, le temps se passa agréablement jusqu’aumoment où il fallut quitter le vapeur pour aller, à travers lesprairies, en reprendre un autre.

Chapitre 3Le dépotage.

 

On appelle portage, au Canada, l’espace quisépare une rivière d’une autre sur une route fluviale.

Les routes fluviales ne, sont pascontinues ; il y a des lacunes, des bandes de terre à franchirpour passer d’un cours d’eau à un autre.

Ces bandes de terre s’appellentportages ; parce que les Indiens sont obligés deporter leurs pirogues d’écorce et leur bagage, sur leurtête.

Bien entendu, on est obligé d’abandonner levapeur qui vous a conduits ; mais un autre vous attend àl’extrémité du portage et vous le reprenez.

Or, il fallait aller de la pointe nord du lacWinnipez à la pointe sud du lac Nelson, sur la rive orientaleduquel s’élève le fort Nelson.

Or, une tribu d’Indiens, celle des Ours,occupe ce portage.

Elle s’offre aux voyageurs pour transporterleurs bagages et eux-mêmes à dos de cheval ; on acceptegénéralement.

Cette tribu se divise en deux fractions, celledes Ours-Gris et celle des Ours-Noirs, ces derniers sont chasseurset ils ne s’occupent pas de portages.

Donc, La Feuille, à peine débarqué, reçut lavisite de deux chefs, le sachem, chef des guerriers, et lemédecin-sorcier, chef religieux des Ours-Gris.

Ils lui offrirent leurs services dont LaTaupe-Renardière discuta le prix.

Quand tout fut réglé, on se rendit au grandvillage des Ours-Gris.

Ceux-ci devaient abriter leurs hôtes sous destentes et les pourvoir de venaison et de maïs.

Ils devaient nourrir aussi la meute debouillie de maïs, mêlée de viande hachée très menue.

Le grand village des Ours-Gris pouvaitcontenir trois cents wigwams.

Il était très pittoresque.

Les tentes, en peaux de bisons, de daims ou decerfs, sont très hautes, très vastes, très commodes.

Elles sont peintes extérieurement par lesfemmes.

Elles sont habiles à retracer des épisodes dechasse et de guerre.

Chaque fois que le mari accomplit un haut faitde chasse ou de guerre, la femme efface une peinture pour laremplacer par la représentation du haut fait de l’homme.

On peut donc lire sur la tente l’histoire d’unguerrier.

Ajoutez à l’effet de trois cents tentes aussioriginales, celui de neuf cents lances avec pavillons, plantées enterre, armes des guerriers, et vous aurez une idée de l’aspectgénéral d’une ville indienne.

En arrière des tentes, à l’écart, des milliersde chevaux parqués.

Et, dans les rues, en ligne droite toujours,qui séparent les tentes, dès chiens bruyants et des poules, et desbandes d’enfants, le tout remuant et grouillant.

Les femmes, sur leurs portes de tente,regardent passer les étrangers.

Les guerriers affectent l’indifférence la plusfière.

Mais, cette fois, il n’en fut pas ainsi, parceque les piqueurs à cheval, dans leurs beaux habits rouges,entrèrent en sonnant des fanfares.

Les guerriers trouvèrent cette musique sibelle, si guerrière, qu’ils accoururent en foule et se mirent àmontrer leur satisfaction en poussant leur cri d’approbation.

Ohc ! Ohc !

Quant aux femmes, elles étaient ravies deplaisir.

La meute couplée marchait en bel ordre dechasse.

Un valet devant, un derrière, le grand foueten main, maintenaient l’ordre et la discipline.

Reconnaissant « les deux dames »pour des Bois-Brûlées, aux trois quarts Indiennes, les Ourses leursouriaient.

Bref, la réception fut des plus cordiales etdes plus chaleureuses.

On fuma le calumet de la paix, signature d’unebonne paix, puis on banqueta joyeusement.

Les Indiennes excellent à préparer lavenaison.

Elles connaissent les plantés, les racines,les bois qui s’accommodent le mieux avec les différentsgibiers ; elles sont très fortes sur le point de sauce et surle degré de cuisson.

Leurs gâteaux de maïs, bien dorés,croustillants, tout chauds, tiennent lieu de pain ; ons’habitue vite à un certain goût d’abord désagréable, comme celuidu sarrasin ou blé noir, mais qui plaît ensuite et que l’onregrette, si l’on en est privé longtemps.

Les piqueurs firent honneur au vin d’érabledont on arrosa le repas, à la cervoise (bière de mars avec grainesde genièvre et autres baies) ; ils offrirent au sachem, ausorcier et aux chefs, assis à la table d’honneur, de l’excellentrhum.

Je dis table quoique l’on fût assis parterre.

Les chefs sont des guerriers qui ont faitleurs preuves.

Pour être chef, il faut au moins avoir scalpéun ennemi.

Le scalp se prend sur la tête du mort ;c’est la peau du crâne depuis le sourcil jusqu’à la nuque, enlevéepar une incision circulaire passant près et au-dessus des oreilles,puis, par un dépouillement relevant la peau et l’enlevant comme onfait pour la peau d’un vulgaire lapin.

Quand le scalp a été montré à la tribu, on lesèche.

Après quoi, on le découpe en une lanière quel’on enroule au-dessus du jarret, sur le mocassin.

Dès qu’un Indien a pris un scalp, il estconsacré guerrier.

S’il est reconnu, apprécié comme un hommesupérieur, il se forme autour de lui une bande de jeunes gens etmême d’autres guerriers qui le suivent « sur le sentier de laguerre et de la chasse. »

Chez aucun peuple, il n’y a plus de libertéindividuelle que chez celui-là.

Le Peau-Rouge n’obéit qu’au sachem élu partous, qu’au chef choisi par lui ; il a le droit de se séparerdu chef, si celui-ci cesse de lui plaire.

Si le sachem de sa fraction de tribu luidéplait, il va se mettre sous l’autorité d’un autre sachem.

Notez que rien ne se fait sans délibérationcommune.

Le chef propose une expédition et on ladiscute.

Les plus jeunes ont le droit de dire leuravis. Jamais un orateur n’est interrompu ; on écoutetoujours.

On réfute, s’il y a lieu.

Tout Indien est orateur.

Chez nous, un monsieur quelconque se sent gênépour parler en public, chez les Peaux-Rouges tout le monde saitexprimer sa pensée très fortement et même très brillamment.

L’apologue joue un grand rôle dans lesdiscours.

Ce soir-là, il ne s’agissait pas de discours,mais de s’amuser.

À la prière générale, les piqueurs donnèrentun concert.

Les jeunes filles se mirent à danser tour àtour devant les hôtes.

Parmi elles, les quatre filles du sachem quiétaient fort belles.

Les piqueurs les remarquèrent, d’autant plusqu’elles se mirent à chanter fort agréablement, un chœurimprovisé.

La cadette disait quelques vers sur un rythmetrès lent, presque plaintif, et toutes reprenaient ensemble.

Quand elles eurent fini, La Renardière dit enriant aux piqueurs :

– Si vous ne vous mariez pas, c’est quevous n’aurez pas voulu.

– Pourquoi donc ?

– Ah ! voilà, vous n’avez pascompris ce qu’elles ont chanté.

– Parbleu… en indien.

– D’abord elles ont félicité lesBois-Brûlées, vos femmes.

» Bien heureuses, cent fois heureusesd’avoir épousé l’une un grand blanc, l’autre un beauBois-Brûlé.

» Puis elles ont déclaré que leschasseurs blancs étaient des hommes que de pauvres Indiennes nepouvaient espérer épouser, ce qui était bien malheureux.

» Pourtant elles savaient broder desmocassins, peindre les tentes, les fabriquer, coudre les peaux pouren faire de bons manteaux bien chauds.

» Elles savaient préparer la venaison,prendre soin des armes.

» Bref, elles ont déclaré que pas unefemme blanche ne saurait tenir un wigwam aussi propre qu’elles.

» Mais, voilà le malheur, les blancs nevoudraient pas d’Indiennes.

Et La Renardière de rire.

Mais La Rosée ne riait pas et « ilfaisait des yeux de langouste » comme on ne lui en avaitjamais vus.

Il dit à La Renardière :

– Est-ce que le sachem, par hasard,consentirait à marier avec moi celle qui a un collier decoquilles ?

» Et elle ?

» M’épouserait-elle ?

La Renardière gravement :

– C’est sérieux ?

La Rosée plus gravement :

– Mais oui.

La Renardière se leva.

Tout le monde se tut.

Le vieux trappeur demanda au sachem :

– Veux-tu marier ta fille au collier decoquillages avec mon ami, le trappeur La Rosée que voilà.

» Il te donnera dix livres de poudre etdix bouteilles de rhum.

Le vieux sachem ébloui, s’écria :

– Och ! Och !

Et toute la tribu répéta ce criapprobatif.

– Mais. fit La Rosée, la jeune personneaccepte-t-elle ?

La Renardière sourit.

Au sachem :

– Demande à ta fille si elleconsent ?

Étonnement du sachem.

– Est-ce que l’on consulte une fille pourla marier ?

Mais sur insistance, il appela sa fille et luiposa la question.

L’Indienne, pour toute réponse, alla seprosterner devant La Rosée, très flatté d’être adoré comme un dieu,puis elle lui prit la main.

– La Renardière !

C’était La Futaie qui interpellait ainsi letrappeur.

– Ah ! ah ! fit celui-ci.

» L’appétit vient en voyant manger lesautres.

– Avez-vous fait votre choix ?

– Voyons ! voyons !

– Laquelle ?

– Celle qui a une plume dans sonchignon.

Au sachem :

– Vieux chef ? fit LaRenardière.

– Ami ?

– Voici La Futaie qui te demande tafille, celle qui porte plume de faisan en ses cheveux. Mêmescadeaux !

– Och Och !

Sur ce, exclamations enthousiastes de la fouleindienne.

Alors La Feuille se décida.

– Eh ! La Renardière ?

– Mon camarade ?

– Puisque ça paraît marcher comme sur desroulettes, je me marierais bien avec la plus grande sœur.

– Très bien.

Et au vieux chef :

– Sachem, si tu veux, il y aura troismariages ce soir.

M. La Feuille prendrait la plus grande detes filles.

– Och ! Och !

Trépignement général !

Acclamations !

Mais un comble !

Le plus âgé des valets de chiens, unBois-Brûlé, réclama la quatrième fille, la plus jeune. Accordéeavec enthousiasme.

Mais l’impétueux La Rosée demanda à LaRenardière :

– Quand se feront les mariages ?

– C’est fait.

– Comment ! c’est fait ?

– Oui !

» Pas plus de cérémonies que ça ;vous devriez déjà avoir conduit vos femmes dans vos wigwams.

– Pas possible.

– C’est ainsi.

La Rosée, sans plus d’histoires, salual’assemblée et offrit son bras à sa femme qui le conduisit dans unetente.

Les autres mariés en firent autant.

Mais la tribu dansa toute la nuit et chantales mariages.

Drôles de mœurs !

Eh ! eh !

Un mariage simplement civil n’est pas beaucoupplus compliqué !

Là-bas, le père constate devant toute la tribuque sa fille devient la femme de tel guerrier. Ici, le maireconstate qu’un tel épouse une telle.

La différence est-elle donc sigrande ?

Chapitre 4Guerre déclarée.

 

Le lendemain, en l’honneur des noces, grandbanquet. Mais, comme le repas finissait à peine, on vit quatrecavaliers accourir au triple galop de leurs chevaux.

Ils portaient des lances ornées de banderolesblanches.

Ils les plantèrent devant l’entrée du villageet attendirent.

Tout le monde sortit en tumulte pour savoir cedont il s’agissait.

Les quatre guerriers étaient des Ours-Noirs,tous chefs.

L’un d’eux était le fils du sachem qui,presque aveugle, lui laissait le commandement des expéditions.

On lui donnait honorairement le titre. Quandil vit tout le monde dehors, il s’avança.

À très haute voix, il dit :

– Nous avions dessein d’épouser lesfilles du sachem des Ours-Gris.

» Nous avions déclaré nos intentions etles mariages devaient se conclure.

Le sachem des Ours-Gris protesta avecvéhémence.

– Je n’ai jamais dit oui !s’écria-t-il. Qui le prétendrait, mentirait.

» Quand on demande à un père sa fille enmariage, il en est flatté et il ne décourage pas les prétendants,quitte à choisir.

» J’ai choisi.

» Qui peut m’en blâmer ?

– Je pourrais dire que tu as eu tort demarier des Ourses avec des hommes blancs que tu ne connais pas.

– Je connais La Taupe-Renardière.

» Je connais le Bois-Brûlé.

» Ce sont deux honnêtes trappeurs,incapables de mentir.

» Ils m’ont dit que ces blancs étaienttrès bons et je suis sûr qu’ils ont dit vrai et que mes fillesseront très heureuses avec ces hommes qui, en leur pays sont richeset au service d’un très grand chef.

» Les cœurs de mes filles ont volé versles hommes blancs.

» Refuser de les marier, c’était arrêterd’une balle le vol de leur cœur et je ne pouvais pas faire pareillechose, parce que je suis un bon père.

Le jeune sachem dit :

– Je ne t’en veux pas.

» Je ne veux pas te faire la guerre.

» Mais je veux parler aux blancs.

Et s’adressant à La Renardière :

– Trappeur, dit-il, demande aux blancss’ils veulent céder leurs femmes de bon gré, si non nous lesprendrons de force avec leurs scalps.

La Renardière se mit à rire :

– Je ne traduirai pas ta demande qui estridicule ! fit-il.

Le jeune sachem, un guerrier superbe, auxtraits durs, à l’air féroce, mais très digne, ditfermement :

– Traduis au moins la menace ; je neveux pas que l’on m’accuse d’avoir traîtreusement attaqué ceshommes habillés de rouge comme les soldats anglais.

– Ils seront prévenus, sachem.

– Dois-je compter que toi et leBois-Brûlé vous serez contre nous ?

– Nous sommes les guides de cesblancs ; nous les défendrons.

Montrant ses mocassins :

– Tu vois combien de scalps j’ai pris, ôjeune Ours-Noir.

» Le tien aura bientôt place d’honneurparmi ceux qui ornent mon mollet gauche où il en manque un pourfaire la paire avec ceux du mollet droit.

– Mais… enfin… parle au blanc.

La Renardière aux piqueurs :

– Ces quatre Ours-Noirs vous somment deleur livrer vos femmes.

» Si vous refusez, c’est la guerre.

– Va pour la guerre ! dit gaiementLa Futaie.

» Je ne serais pas fâché d’avoir quelquesscalps à montrer aux bons bourgeois de Fontainebleau.

La Rosée opina du bonnet ; mais LaFeuille en colère s’écria :

– Oh ! il veut prendre nos femmes,cet Ours-Noir.

» Qu’il vienne !

» Je me paierai sa tête !

La Renardière traduisit les réponses ;mais le jeune sachem, formaliste jusqu’au bout, fitobserver :

– Il y en a un qui n’a rien dit.

Le trappeur :

– Monsieur La Rosée !

– Quoi ?

– L’Ours-Noir veut que vous lui disiezquelque chose.

La Rosée pas patient :

– De ma part, dites-lui… zut !

– C’est bien, lui dit le jeune sachem.Les trois hommes rouges mourront tout les trois ; ils l’aurontvoulu.

Il déchira les pavillons blancs des lances etil piqua des lambeaux d’étoffe rouge dans le fer des lances.

Puis, avec les trois chefs, il se retira trèsfièrement.

Chapitre 5Précautions.

 

– Eh bien, qu’est-ce que vous en pensez,maître La Renardière ?

C’était La Feuille qui posait cette questionau trappeur.

– Nous serons attaqués ! ditcelui-ci. Une belle nuit, ils fondront sur nous comme lafoudre.

» Ils entoureront le camp en silence, àdistance, puis ils marcheront lentement, sans bruit, et, tout àcoup, ils lanceront leurs chevaux et nous les aurons sur lesbras.

– Comment comptez-vous parer à ce danger,vieux trappeur ?

– Je compte que nous sauterons à tempssur nos fusils américains.

» Nous aurons deux sentinelles chaquenuit avec deux chiens entre les jambes.

La Feuille secoua la tête.

La chose lui paraissait hasardeuse et mêmedangereuse.

– Écoutez, dit-il, mon maître m’a contéses expéditions.

» Laissez-moi établir chaque soir le campà ma guise.

– Moi, je veux bien.

– À combien évaluez-vous le nombre desguerriers que nous aurons sur les bras ?

– À quatre ou cinq cents.

– Bon !

» On en viendra à bout.

» Je réponds de tout.

» Mais j’ai ouï dire que les femmesindiennes tiraient des cordes d’écorce très solides ; il mesemble même en avoir vu à Montréal.

– Oh ! Certainement.

» Chez tous les Indiens, il y en a.

– Procurez-nous-en quatre gros paquetsauprès du sachem.

– C’est tout ?

– Oui.

» Mais que vos cordes soient très solidessurtout.

– Oh ! n’ayez crainte.

Chaque piqueur et le valet de chiens mariémontra à sa femme à se servir du fusil américain et des revolversqu’on leur donna.

– M. d’Ussonville, dit La Feuille,s’est servi des amazones de Béhanzin avec beaucoup de succès.

» Pourquoi n’armerait-on pas les femmes,qui peuvent se servir d’un fusil tout comme un homme, du moins pourtirer ?

Et il avait raison.

Les Ourses-Grises, très guerrières, montrèrentbeaucoup d’intelligence et de bonne volonté et elles furent bientôtcapables de se servir du fusil sans hausse.

Et, sans la hausse, il portait juste à sixcents mètres.

Effet de sa trajectoire très tendue.

Le troisième jour, on partit avec dixOurs-Gris pour conduire le convoi, et convention faite qu’ilsseraient neutres, s’il y avait des combats.

Les Ours ne voulaient pas se manger entreeux.

Chapitre 6Les camps.

 

Au premier camp, selon la méthode de sirGarnet et de M. d’Ussonville, La Feuille fit faire quatre tasde bagages aux quatre angles du camp.

Puis il fit élever quatre bastions avec ces,bagages.

Une tente au milieu de chaque bastion et descréneaux ménagés.

– Sacrebleu, disait La Renardière àBalle-Franche, il est malin, le Français, et je comprends sonidée.

Mais il approuva encore bien plus quand, lanuit venue, il vit tendre les cordes d’un bastion à l’autre.

– Les cavaliers butteront dedans, dit-il,et ils tomberont les uns sur les autres comme des capucins decarte.

Il se frottait les mains.

La Feuille prit le commandement d’un bastion,il donna celui d’un autre à La Futaie, le troisième à La Rosée, lequatrième à la Renardière et à son compagnon.

Dans chaque bastion, il y avait cinq fusilstenus par des mains expertes ; dans le quatrième, il y enavait sept, parce que les deux Indiennes ne pouvaient encorecompter comme étant bien exercées.

La Feuille fit remarquer à chacun la force dechaque bastion.

Deux cent cinquante coups de fusil à tirer enune minute.

Deux cent quarante coups de revolver en uneautre minute.

Pour les quatre bastions, deux mille quatrecent cinquante coups de feu en deux minutes. Et nous tirons àl’abri.

Comprenez bien que nous sommes très forts etne vous laissez pas intimider par le nombre. Il ne signifierien.

À partir de dix heures du soir, on mit unesentinelle dans chaque bastion ; le soleil se levant à deuxheures et demie du matin, cela faisait à peine une heure de factionpour chacun ou chacune.

Ces dispositions prises, on attendit les Oursavec confiance.

Chapitre 7Une charge.

 

Rien pendant la première nuit.

Rien pendant la seconde.

Le soir du troisième jour, La Taupe-Renardièredit à ses compagnons :

– Il y a de l’Indien dans l’air.

– Vous croyez ! fit La Feuille.

– Regardez mes chiens.

» Regardez ceux de Balle-Franche.

Les quatre chiens, formant groupe, flairaientdans le vent, grognant sourdement et fouettant l’air de leur queued’une certaine façon.

Quand un coup de vent apportait des émanationsplus fortes, leur poil se hérissait et ils tournaient la tête versleurs maîtres, faisant entendre des petits abois aigus.

Et La Renardière de dire :

– Ça, c’est l’Indien.

Il caressa les chiens, leur montra le point oùdevaient être les Ours-Noirs et il leur dit :

– Tout beau, mes vieux !

» C’est compris !

» Les Indiens sont là-bas !

De ce moment, sachant leurs maîtres bien etdûment avertis, les chiens se tinrent tranquilles.

On dressa le camp avec le plus grand soin. Onprit le plus grand soin à élever les bastions.

La nuit venue, on tendit solidement lescordes.

Les Ours-Gris, comme de coutume, formèrent uncamp à part.

– Vous vous coucherez à plat ventrependant le combat, leur dit La Renardière, et vous ne bougerezpas.

– Convenu.

Dans chaque bastion, les fusils furent posésprès des meurtrières, le magasin préparé à fonctionner.

Les revolvers, deux par combattant, furentplacés à portée de la main pour être saisis facilement.

Mais La Feuille, après le dîner pris encommun, dit :

– J’ai toujours entendu dire à mon maîtrequ’une troupe qui sait qu’on va l’attaquer dans la nuit doit secoucher de bonne heure.

» Le sommeil la repose.

» Elle ne se lève qu’à l’appel aux armeset se bat beaucoup mieux après avoir dormi. Si, au contraire, latroupe veille, elle s’énerve.

On suivit le conseil de La Feuille, mais laRenardière et Balle-Franche, dans leur bastion, déclarèrentqu’habitués aux nuits d’affût, ils ne dormiraient pas etveilleraient sur la sûreté du campement.

Ce qu’ils firent.

Assis sur des pierres, l’un dormait la tête enses mains.

L’autre ne cessait d’observer les quatrechiens.

Ceux-ci avaient recommencé à gronder et às’irriter.

Vers dix heures, Balle-Franche vit que leschiens se tournaient lentement, deux d’un côté, deux del’autre.

Il poussa du coude La Renardière qui ouvritles yeux.

– Vois les chiens ! fit leBois-Brûlé. Ils sentent que le mouvement tournant est commencé.

– Ils le suivent du nez.

» Nous en avons pour deux heures encoreau moins.

» Sommeille. Je prends la faction.

Le Bois-Brûlé mit son menton dans ses mains etferma les yeux.

Jusqu’alors, dans le silence de la nuit, onn’avait entendu les coyotes (ces hyènes de l’Amérique) hurler quedu côté opposé au camp indien, si bien indiqué par le flair subtildes chiens des trappeurs mais lentement, très lentement elles seturent, s’éloignant, disparaissant à mesure qu’elles sentaient sefermer le cercle des cavaliers.

Alors La Renardière sortit du bastion et donnal’alarme sans bruit.

Chacun prit ses armes.

La Feuille fit à tous ses recommandations.

– Surtout ne tirez que quand ils aurontculbuté ! recommanda-t-il.

» Visez ceux qui seront restés à chevalet après… dans le tas !

La grande anxiété qui précède la lutte, planasur le camp.

Mais la meute s’inquiétait et bientôt elledonna de la voix.

Puis ce fut un concert de hurlements quiprécipita peut être le moment de la charge.

Un long hurlement de coyote poussé par lecrieur retentit.

Les Indiens ont des crieurs attitrés qui, aumilieu du bruit des batailles, lancent les ordres du chef.

En ceci, ils ressemblent aux Arabes et auxGrecs du temps d’Homère.

On entendit le galop effréné des chevaux.

En trois minutes, le cercle se rétrécit, etenserrant le camp, tomba sur lui ; les Ours-Noirs poussaientdes hurlements épouvantables.

Mais cette tempête à cheval se brisa sur lescordes.

Les chevaux se renversèrent les uns sur lesautres.

Le feu commença.

Un orage, une rafale effrayante, une grêle deballes.

Les Ours et leurs chevaux furent hachésépouvantablement.

Une cinquantaine de cavaliers survivantstournèrent bride et s’enfuirent.

La Feuille cria :

– Cessez le feu !

Puis :

– Rechargez les armes :

Et il cria :

– Que personne ne sorte des bastionsavant le jour.

La précaution était bonne, car des Ourssimplement blessés, auraient pu tirer sur leurs ennemis.

On en vit bientôt qui essayaient de fuir enrampant.

La Feuille en eut pitié.

– Ne tirez pas ! ordonna-t-il.

Mais La Renardière protesta.

– Pourquoi épargner ces canaillesd’Ours-Noirs qui nous ont attaqués ?

– Ils sont vaincus t dit LaFeuille ; ils ont reçu une telle leçon qu’ils nerecommenceront pas.

– S’ils étaient vainqueurs, ils noustueraient sans pitié.

– Ce sont des sauvages et nous sommes deshommes civilisés.

– Nous, trappeurs, nous ne ferions pasgrâce à l’ennemi.

– Parce que vous en êtes presque revenu àl’état sauvage.

La Renardière fut frappé de cette remarque etdit.

– Allons, montrons-nous civilisés.

Balle-Franche se rangea au même avis pour bienmontrer que les Bois-Brûlés n’étaient pas des sauvages.

Mais le jour pointa.

Les Ours-Gris accoururent, parce qu’on lesappela.

La Feuille leur ordonna alors de visiter lechamp de bataille, de mettre les blessés à part, de leur retirerleurs armes, ce que firent les Ours-Gris.

Ils étaient terrifiés.

« Jamais, avouaient-ils, jamais ilsn’auraient cru pareille exécution possible ; c’était la foudrequi était tombée sur les Ours-Noirs et les avait tués. »

Parmi les blessés, ils trouvèrent le jeunesachem.

Celui-ci avait une balle dans le bras, unedans la cuisse droite et une plaie contuse sur la poitrine.

Celle-ci l’étouffait.

Tout piqueur est vétérinaire, partant quelquepeu chirurgien.

La Feuille reconnut le jeune sachem et dit enriant :

– Le voilà donc celui qui voulait mescalper.

Il prit dans sa poche son couteau à dépecer etil l’ouvrit.

La Renardière ricanant :

– Ah ! ah ! monsieur l’hommecivilisé va se venger !

– Oui ! dit La Feuille.

» Je vais lui ouvrir la poitrine avec moncouteau.

Et, se penchant, il fendit la plaie contuse encroix.

Un sang noir s’en échappa et bientôt le sachemouvrit les yeux.

Il reprit tout à fait ses sens et regardant LaFeuille fièrement :

– Je suis vaincu, dit-il.

» L’homme blanc m’a tendu un piège et jesuis pris.

Mais l’homme blanc verra comment un Ours-Noirsait mourir.

– Tes blessures, dit La Feuille, ne sontpas mortelles.

» En dix jours, tu seras guéri ; lesballes n’ont fait que traverser la chair sans briser aucun os.

– Ah ! je comprends.

» Tu veux que je guérisse pour que jesouffre plus longtemps.

La Renardière traduisait.

– Que me chante-t-il là ? s’écria LaFeuille étonné.

– Il veut dire que vous voulez qu’il soitsur pied avant de l’attacher au poteau de la torture.

– Mais je ne veux pas le torturer dutout.

» On va construire des huttes et placerdessous tous ces blessés auxquels on laissera deux Ours-Gris pouravoir soin d’eux.

» Un autre Ours va monter à cheval pourprévenir leur tribu d’avoir à venir les chercher.

Puis il aida les deux autres piqueurs et lesOurs-Gris à panser les blessés.

Ce fut assez long.

Quatre-vingt-trois blessés !

On en finit pourtant.

La Feuille avait dit aux femmes des Ours-Grisde faire bouillir de la viande de cheval pour avoir du bouillon àdonner aux blessés. Quand les piqueurs eurent terminé lespansements, La Feuille dit :

– Retournons sur le champ de bataille,nous y trouverons peut-être encore quelques blessés laissés pourmorts.

Mais, voilà qu’en approchant, ils s’aperçurentque tous les morts avaient été scalpés dextrement.

– Mais, s’écria La Feuille, nos valets dechiens et nos piqueurs n’ont pas pu, à eux seuls, lever tous cesscalps.

» Nos femmes ont dû les aider.

» Il y a là plus de trois centsmorts !

Il avait deviné juste.

Les scalps séchaient au soleil au sommet dechaque bastion !

Mme La Feuille dit à sonmari :

– Nous ne pouvons savoir qui a tué,puisque nous tirions ensemble ; alors nous avons pris seizescalps par fusil, et, comme chef, tu en as six qui étaient en plusdu compte.

» Je compte que tu m’en donnerasquelques-uns pour orner mes mocassins ; j’ai tiré de monmieux.

– Ah ! fit La Feuille, tu peux bienles prendre tous.

L’Indienne ne comprit rien à la mauvaisehumeur de son mari qui s’en allait au ruisseau laver ses mains etson couteau de dépouillement. Les autres piqueurs en faisaientautant.

– Dites donc, La Feuille, ça a l’air devous embêter les scalps.

C’était La Futaie qui parlait.

– Ça me semble drôle d’avoir épousé unebête féroce.

– Oui, c’est drôle, mais… c’est amusantde se dire qu’on a avec soi une petite panthère bien sauvage.

Lui et La Rosée se mirent à rire.

– Après tout, fit La Rosée, ça ne leur apas fait de mal aux morts et leurs scalps feront bon effet quand,revenus à Senoncourt, nous les aurons fait coudre en haut de nosbottes.

– Vont-ils en faire des commentaireslà-dessus, les vieux bourgeois de Fontainebleau, quand ils saurontce que c’est.

La Feuille se mit à rire.

– Ma foi, dit-il, ce qui est fait estfait et puisque c’est fait, mieux vaut en profiter.

Puis il dit :

– C’est M. Drivau qui, du caractèredont je le connais, sera content de voir nos mocassins si bienfrangés.

Il essuya son couteau et il le mit dans sapoche.

– Si nous allions prendre le café !dit La Rosée.

» Nous l’avons bien gagné.

– Il doit être fait ! dit La Futaieen riant. J’ai vu les marmites sur le foyer ;Mme Balle‑Franche, qui est folle de café, poussaitvivement le feu.

– Elle en pince pour le café ! ditLa Rosée ; c’est son péché mignon.

Ils retournèrent au camp.

Mme La Feuille demanda à sonmari :

– En quoi t’ai-je déplu ?

– En rien.

» Ce n’est pas ta faute si tu es unesauvage.

– Qu’ai-je fait ?

– Rien.

Puis après un moment :

– Tu ne comprendrais pas.

Et il sourit.

Ça la rassura.

Le café pris, La Feuille annonça aux Ours-Grisqui devaient partir, que le moment était venu de charger leconvoi ; il recommanda les blessés à ceux qui devaient resterauprès de ceux-ci.

Le sachem le fit demander ainsi que LaRenardière.

Ils se rendirent près de lui.

– Ainsi tu pars ? demanda leblessé.

– Oui.

– Sans te venger de moi ?

– À quoi bon.

» Tu m’as attaqué, je me suisdéfendu ; la lutte est finie.

» Il n’est pas glorieux du toutd’accabler le vaincu.

Le sachem murmura :

– Vous autre, blancs, vous êtes d’autreshommes que nous.

» Veux-tu faire la paix ?

– Oui.

– Prends mon calumet qui est là toutbourré.

» Allume-le.

» Fume et tu me le donneras.

La Feuille donna satisfaction au sauvage.

Il lui tendit le calumet que l’autre acheva defumer.

Quand il eut fini, il dit :

– Je suis ton frère.

Il était vraiment grand dans sa simplicité cesauvage !

La Feuille lui tendit la main que l’Ours-Noirprit avec plaisir.

– Si jamais nous nous rencontrons, dit LaFeuille, nous serons amis.

– Frères !

– As-tu besoin de quelquechose ?

– Non.

– Alors, adieu.

Ils se séparèrent pleins d’estime l’un pourl’autre.

En chemin, La Renardière dit :

– En y réfléchissant bien, la pitié vautmieux que la vengeance.

» J’ai eu tort de tout scalper et, detous mes vaincus, j’aurais pu me faire autant d’amis.

Ils arrivèrent au camp où La Feuille passa uneminutieuse inspection des armes, s’assurant qu’elles étaientrechargées et en état de tirer.

– Vous craignez donc une nouvelleattaque ? demanda Balle-Franche.

– Sait-on jamais ce qui peut arriver enpays de sauvages ?

» Mais, en tous cas, il est de règlequ’en route, les magasins des fusils à répétition soient toujoursgarnis.

– Bonne précaution.

Et la caravane se mit en route.

Trois jours après, la tribu des Ours-Grisenterrait les morts.

Elle appela le cimetière :

CHAMP-MASSACRE

Tous ceux qui traversent le portageentendent les Ours-Gris leur raconter la grande saignée faite à latribu des Ours-Noirs par les chasseurs (piqueurs) français Anoka(La Feuille), Taliko (La Rosée), Daki (La Futaie), par le trappeurFatagan-Ratapi (Taupe-Renardière), par le Bois-Brûlé Magoto-Dara(Balle-Franche) et quelques jeunes Bois-Brûlés, avec les femmes deschasseurs et des trappeurs « qui portent maintenant seizescalps chacune à leurs mocassins. »

– Et, disent-ils, les témoins du massacrevivent encore.

» Grâce a été faite aux blessés.

» Chacun, en passant, est tenu de jeterune pierre sur les fosses qui se couvrent ainsi d’un tumulus,lequel s’élève peu à peu, d’année en année.

» Et croyez que la légende serapieusement racontée de père en fils dans la tribu des Ours-Gris etdes Ours-Noirs.

Elle commence ainsi :

« Anoka, le chasseur français, était unhomme brave et généreux…

Et elle finit ainsi :

… Quand Anoka mourra, que le Grand-Esprit lereçoive dans le paradis des chasseurs qui ont été bons etbraves. »

Chapitre 8Combat naval.

 

On arriva à la pointe sud du lac Nelson, aprèsquelques jours de marche et l’on y attendit pendant trente-sixheures, un navire qui faisait le service sur le Missiniepy ;la source de ce fleuve est très rapprochée de Saint-Paul d’où, àdos de mulets, on apporte les ravitaillements qui sont descendus enpirogues jusqu’au point où le vapeur peut remonter ; ilemmagasine alors et redescend.

Il entre dans le lac Nelson, ravitaille leport et remonte ensuite jusqu’à la rivière qui unit le Missiniepyau lac Garibou ; il ravitaille le fort de ce nom et il entredans le petit lac de la Hache.

Là il y a un partage pour atteindre le lacAthabasoa, père du fameux fleuve Mackensie.

Donc le vapeur descendant le Missiniepy,s’arrêta pour prendre les voyageurs à destination du fort Nelson oudu tort Garibou, repartit aussitôt.

Mais, au bout d’une demi-heure de traversée,on vit le lac couvert de plus d’une centaine de pirogues, chacuneétait montée par trois ou quatre guerriers.

– Eh mais, c’est la guerre ! s’écriaLa Renardière après avoir examiné la flotte sauvage avec unelorgnette.

– À quoi voyez-vous ça ? demanda LaFeuille.

– Les Indiens sont peints enguerre.

Le capitaine du vapeur était trèsperplexe ; il dit à La Renardière :

– Ce sont des Caramans.

» Tribu de chasseurs et de pêcheurs trèsturbulents.

» Ils auront eu des démêlés avec les gensdu fort et ils assiègent celui-ci ; ils ne peuvent le prendreque par la famine et on doit m’attendre avec impatience.

» Mais ces enragés vont s’accrocher à mesflancs et prendre le vapeur d’assaut, si je ne prends pas lachasse.

– Reculer ?

– Il le faut bien.

– Mais, dit La Feuille intervenant, je nevois pas la nécessité de fuir honteusement devant ces Caramans.

– J’ai si peu de monde.

– Et nous ?

– Vous… ce n’est pas votre affaire devous battre.

» Et puis, vous n’êtes pas nombreux.

– Vingt-deux fusils !

» Nos femmes font le coup de feu.

» Je n’ai pas eu le temps de vousraconter que nous avons combattu contre cinq cents Ours-Noirs.

– Vraiment.

– Nous en avons tué plus de trois centset blessé beaucoup.

Fièrement :

– Voyez mes mocassins.

» Voyez ceux de nos amis, ceux de nosfemmes ; seize scalps chacun, moi vingt-deux parce que j’étaisle chef.

» Vous avez dans l’entrepont, pouréclairer celui-ci, des hublots.

» Nous tirerons par là.

Il expliqua la puissance du fusilaméricain.

– Allons, dit-il, stoppez après vous êtremis par le travers.

» Vous allez voir comment nous recevronsces terribles Caramans.

– N’hésitez pas, capitaine ! dit LaTaupe-Renardière.

– Allons, soit !

» Risquons le paquet.

Il commanda la manœuvre et bientôt le vapeurresta immobile.

Déjà La Feuille et ses deux amis avaientendossé leurs habits rouges, comme pour une chasse ; avec toutson monde, il était descendu dans l’entrepont dont il avait faitouvrir les hublots du côté de l’ennemi.

– Attention ! cria-t-il.

» Moi, La Rosée, La Feuille, LaRenardière et sa femme, Balle-Franche et la sienne, nous allonstirer.

» Les autres en réserve.

» Feu lent et ajusté.

» Réservez le magasin.

» Hausse à quinze cents mètres.

Les tireurs désignés ouvrirent le feu envisant bien, les armes posées sur le bord des hublots.

On entendit sur le pont le capitaine crierdans l’escalier.

– Ça va !

» Ça va !

» Ils sont touchés !

Mais La Feuille dit :

– Visez un peu bas.

Les décharges firent encore effet, mais lessauvages pagayèrent furieusement et ils avancèrent rapidement.

La Feuille commanda :

– La hausse à mille mètres.

» Visez haut.

Et le capitaine, avec son porte-voix, en hautde l’escalier :

– Bravo !

» Ah ! vous en démolissez.

La Feuille :

– Tirez juste, maintenant.

Deux minutes après :

– Plus bas !

Puis :

– Hausse à huit cents mètres.

» Même jeu.

Mme La Feuille,impatiente :

– Mais nous ne tirerons doncpas ?

Lui avec autorité :

– Toi, tais-toi !

» Hausse abattue ; la trajectoireest tranche.

Enfin, il cria :

– Cessez le feu !

» Tout le monde aux hublots.

» Feu de magasin. Apprêtez arme.

Les sauvages poussaient des hourrahsindiens.

Ils croyaient que leurs adversaires netiraient plus, parce que le vapeur allait fuir à toute vitesse.

C’était tout ce qu’ils voulaient, n’ayantqu’un but :

Empêcher le ravitaillement du fort que leurscamarades assiégeaient.

Mais La Feuille cria :

– Joue !

» Feu !

Et la grêle meurtrière cribla les canots, lestrouant, les coulant.

Les Caramans sautèrent à l’eau etplongèrent.

Il en mourut beaucoup qui coulèrent à pic.

– Cessez le feu ! commanda LaFeuille.

» Rechargez les armes.

Il monta sur le pont.

– Eh bien, capitaine ?

– J’avais confiance, mais je ne medoutais pas que la noyade serait si complète ; je fais servirune collation pour boire à vos santés.

– Bon !

» Mais en route.

Le capitaine donna ses ordres au mécanicien etil prit la barre, le vapeur se mit en marche.

Une demi-heure après, on collationnaitbruyamment.

Victoire navale.

La gloire des piqueurs français étaitcomplète.

Mais tout n’était pas fini ; il fallaitfaire lever le siège.

Chapitre 9Le fort Nelson.

 

On fut bientôt en face du fort, où l’on avaitentendu la fusillade. L’inquiétude y était très grande ; onattribuait la fusillade aux sauvages et l’on supposait le vapeurpris.

Mais quand il parut, le directeur du forts’écria :

– Nous sommes sauvés.

» Nous allons être ravitaillés et, plustard, on nous enverra des renforts.

» Je vais pouvoir envoyer un courrierjusqu’à la plus prochaine station télégraphique ; notreSociété sera prévenue et elle avisera.

– Mais, dit un commis, peut-être lesCaramans ont-ils pris le vapeur !

– Non pas !

» Est-ce qu’ils sauraient lediriger ?

» Le bâtiment fait bonne route.

Puis il dit :

– Mais on a donc su que nous étionsassiégés ?

– Pourquoi, capitaine ?

– Je vois des habits rouges à bord.

– Des soldats ?

– Il n’y a qu’eux pour avoir des habitsrouges.

– C’est vrai.

– Des officiers.

» Il y a des galons d’or à leurcoiffure ; mais ce doit être d’un régiment colonial, car cettecoiffure à l’air d’un casque de liège couvert de velours.

– Mais, s’il y a des officiers, il doit yavoir beaucoup de soldats.

– Je ne les vois pas.

Les commentaires allaient leur train à mesureque le vapeur approchait.

Enfin il stoppa.

Le fort avait une de ses faces sur le bordmême du lac.

Le directeur monta à bord.

– Et la flottille indienne ?demanda-t-il tout de suite.

– Coulée à fond !

– Et les Caramans ?

– Beaucoup sont au fond de l’eau ;le reste s’est sauvé à la nage.

– Quels sont ces messieurs ?

– Des chasseurs français qui ont cribléles Caramans de balles.

Ici un récit succinct du combat, puisprésentations.

Le directeur remercia, complimenta, puis d’unair embarrassé :

– J’ai pris ces messieurs pour desofficiers, et j’ai cru qu’ils amenaient des soldats ; je metrompais.

» Quand vous repartirez, capitaine, aprèsm’avoir ravitaillé, je resterai bloqué tout comme devant.

» Mais je vous prierai d’emmener uncourrier et de le mettre à terre à la pointe sud du lac ; ilgagnera Norvay-House, d’où l’on fera partir un télégramme pour quel’on m’envoie du renfort.

– Inutile !

C’était La Feuille qui prononçait ce mot,lequel étonna le directeur.

– Inutile, dites-vous ?

– Oui.

– Pourquoi ?

– Je ferai déguerpir les Caramans avantune heure d’ici, si toutefois, du fort, on a vue sur leurscamps.

– Oh ! belle vue !

– À quelle distance ?

– Mille pas.

» Juste hors portée de nos fusils.

– Combien de sauvages ?

– Six cents environ.

» Nous ne sommes que trente.

– Oh ! peu importe.

» Débarquons !

La Feuille descendit du navre et entra aufort.

Le directeur lui montra que, des créneaux, ondominait les trois camps des Indiens ; La Feuilledit :

– Mais d’un camp à l’autre, ils nepeuvent se voir.

– Non.

– Alors ça va devenir très amusant,monsieur le directeur.

Il indiqua à chacun et à chacune son créneauet dit :

– La hausse à neuf cents mètres et noustirons sur le camp du centre.

» Feu de magasin !

» Il faut les piler comme des amandesdans un mortier.

» Pas trop de presse.

Il attendit.

Tout le personnel du fort assistaitcurieusement à cette scène.

Des vieux trappeurs se demandaient si lesfemmes tireraient bien.

La Feuille cria :

– Commencez le feu !

Et la fusillade crépita.

Les Indiens tombèrent comme des mouches et cequi put se sauver s’enfuit en hurlant d’effroi.

Tous les gens du fort riaient aux éclats, tantla déroute, pour sanglante qu’elle fût, était comique.

Les Indiens des autres camps se demandaient ceque les gens du fort avaient pour tirer ainsi leur poudre auxmoineaux ; car, dans leur idée, les coups ne portaient pas, nepouvaient pas porter.

Mais le camp de droite fut tout à coup servicomme celui du centre, après que les magasins des fusils eurent étéchargés ; déroute tout aussi comique que l’autre et tout aussiterrible.

Puis ce fut le tour du dernier camp qui futbouleversé comme les autres en aussi peu de temps.

Les gens du fort se tenaient les côtes ;les trappeurs étaient dans le ravissement, car ils s’ennuyaientfort du blocus.

La Feuille recommanda de nettoyer lesfusils.

Puis au directeur :

– Vous le voyez, ça n’a pas été bien longet les voilà partis.

– Ils ne reviendront pas.

» Ceux de la flotte leur diront que levapeur portait de gros renforts armés de fusils de guerre comme oun’en avait jamais vu, car ils portaient à d’incroyables distanceset terriblement juste.

Alors les Caramans parlementèrent longtempsentre eux, puis ils décidèrent qu’il fallait demander la paix.

Ils envoyèrent un parlementaire.

Celui-ci fut reçu courtoisement par ledirecteur qui lui fit néanmoins des reproches énergiques.

Il n’accorda la paix qu’après avoir imposé àla tribu une amende en pelleteries.

Puis, l’amende acceptée, les chefs vinrentfumer le calumet de la paix qui, comme toute paix indienne, devaitdurer jusqu’à l’envoi de la hache de guerre.

La loyauté des Indiens est, sous ce rapport,admirable.

Ils ne commencent jamais les hostilités sansemplir cette formalité de l’envoi de la hache.

Le fort fut ravitaillé promptement et levapeur retourna au Missiniepy qu’il remonta.

Il arriva à cet émissaire du lac Garibou quimet celui-ci en communication avec le fleuve.

Il le remonta et entra dans cette charmantepetite mer intérieure d’eau douce, au nord-est de laquelle s’élèvele fort important du Garibou, que le vapeur ravitailla ; puisil traversa, plus au nord, trois autres petits lacs qui déversentleurs eaux dans le grand fleuve par un émissaire, lequel lesunit.

Sur les rives du dernier lac, le vapeur déposales ravitaillements destinés aux forts du Mackensie.

Car du dernier lac à ce fleuve, il y aportage.

Chapitre 10Pieds-Fourchus.

 

L’on trouva les porteurs rassemblés en ungrand convoi. C’étaient des Indiens de la tribu desPieds-Fourchus.

Ils doivent ce nom à la conformation de leurpied.

Le pouce en est très allongé et très séparédes autres doigts, serrés au point de paraître soudés. CesPieds-Fourchus doivent cette conformation à leur manière de monterà cheval.

De chaque côté de la selle pend une cordeterminée par un nœud dit ouvert.

Le cavalier passe le pouce de chaque pied dansle nœud.

Par atavisme, le pouce est devenu gros,puissant, très long, très ouvert, les autres doigts, au contraire,tendent à se lier entre eux.

On a prétendu que les Pieds-Fourchus avaientmême les doigts palmés et j’ai voulu vérifier le fait.

Je puis affirmer que la vérité est qu’ils sontdemi-palmés.

Ces Pieds-Fourchus ont autant de chevauxqu’ils en veulent.

L’entre rivière au partage est couvert dechevaux sauvages, en raison de l’abondance des pâturages et de laqualité de l’herbe fine et aromatique.

On sait comment les chevaux sauvages oudomestiques vivent en hiver.

La neige couvre le sol.

Mais les chevaux s’y creusent des galeries etarrivent à l’herbe très succulente, très nutritive qu’ilsbroutent.

Mais, pour retenir leurs chevaux domestiquesattachés à eux, les Indiens récoltent du foin et le conservent.

Chaque jour, à la même heure, ils portent cefoin à leurs chevaux qu’ils sifflent et qui accourent.

On étonne beaucoup les paysans français enleur expliquant cela.

Il n’y a pas besoin d’aller en Amérique pourvoir des chevaux passant l’hiver dehors et pourvoyant à leurnourriture.

Il suffit d’aller en Hongrie, quand la neige acouvert ses immenses plaines où trouvent à pâturer des milliers dechevaux à demi-sauvages.

Mais nous voyageons si peu que tout nousétonne.

Ces Pieds-Fourchus sont depuis bien longtempsles porteurs d’entre Caribou et l’Athabaska, père du fleuveMackensie.

Ce sont de très braves gens, très attachés àla Compagnie de pelleteries qui les paie bien.

L’hiver ils pêchent, ils chassent, ilstrappent.

Jamais ni le poisson, ni le gibier ne leurmanquent.

Ils trouvent de belles martes-zibelines dansles montagnes et tirent bon profit des peaux.

Mais ce qui les fait riches, c’est le portaged’été.

La Compagnie le leur paie en poudre, balles,objets de quincaillerie, étoffes, armes, outils, etc.

Ainsi, ils ont outre le tomahawk (hache deguerre traditionnelle), des cognées de bûcherons, des scies, deslimes, des marteaux, des clous, des râpes, des limes, des vrilles,des tarières, des pelles, des bêches, des pioches, des râteaux,etc.

Ils font de l’agriculture, du moins leursfemmes en font.

Ils sont un objet d’envie pour les autrestribus.

Nombreux et prospères, ils ne craignent pas laguerre.

Les autres Indiens évitent toutes querellesavec les Pieds-Fourchus. On leur conta ce qui était arrivé auxCaramans.

Ils blâmèrent ceux-ci.

Qu’auraient-ils gagné ces Caramans en prenantle fort Nelson ?

Un pillage.

Et après ?

Plus rien.

Où acheter de la poudre ?

Partout les autres forts leur en auraientrefusé.

On le voit, ces Pieds-Fourchus voyaient plusloin que les Caramans.

On fit marché avec eux.

Il leur fallait faire trois voyages deva-et-vient.

De plus, d’autres voyages en pirogue depuis lasource de Mackensie jusqu’à l’entrée de celui-ci dans le lacAthabaska, qui est le point terminus de la navigation des vapeursdu grand fleuve.

La Feuille et ses compagnons partirent avec lepremier navire.

Cinq jours après, ils campaient près du lacAthabaska.

Chapitre 11Les chevaux sauvages.

 

– Monsieur La Feuille !

– Maître La Renardière ?

– Nous voici arrivés sur l’Athabaska etd’ici à l’embouchure du Mackensie, où nous trouveronsM. d’Ussonville, nous n’aurons plus à descendre du bateau.

– Vous en concluez ?

– Que c’est le moment de chasser lecheval sauvage.

Il faut monter notre équipage ; le vapeurne sera ici que dans huit ou dix jours ; nous avons letemps.

– Chassons donc le cheval sauvage, maîtreLa Renardière.

– Nous.

» Pas vous.

– Pourquoi donc ?

– Il faut forcer les chevaux à pied etfaire jusqu’à seize lieues.

– Je suis bon pour vingt.

– Vous, monsieur La Feuille ?

– Moi.

– Vous ne savez donc pas, monsieur LaFeuille, qu’un piqueur qui fait le bois pour trouver un loup et lerembucher doit couvrir de quinze à vingt lieues deterrain ?

– J’ignorais cela.

– Ah ! voilà, vous autres trappeurs,vous vous imaginez que nous autres piqueurs, nous ne peinonspas.

» Erreur.

» Nous faisons un dur métier.

– Je commence à le croire.

– Quand commençons-nous ?

– Demain.

» Vous viendrez avec moi tous les trois,uniquement pour voir.

» Ne sachant pas jeter le lasso, vous nepouvez prendre le cheval.

– Soit !

» Nous nous contenterons de voir.

Le lendemain, tous partaient, les jeunesBois-Brûlés comme les autres et armés du lasso.

Une corde devant servir de bridon, autour desreins.

L’on emportait de l’eau, du rhum et desgalettes de maïs avec de la venaison, chacun ayant sa musette.

On chercha un troupeau et on le trouvafacilement. À la vue des chasseurs, il se mit à détaler.

– Ah ! fit La Renardière.

» Des tourné-à-droite !

» C’est rare.

– Expliquez-nous ça.

– Monsieur La Feuille, presque tous lesanimaux sauvages fuyant détournent à gauche pour décrire leurscercles et, quand ils ont commencé d’un côté, ils n’en changentplus.

» Or, ceux-ci sont droitiers.

– J’ai déjà remarqué qu’un cerf qui atourné une fois d’un côté, persiste à y tourner, à moins d’unincident de chasse qui le force à changer de manière.

– Mais l’homme lui-même, monsieur LaFeuille, quand il s’est égaré dans la nuit, tourne sans s’en douteret presque toujours à gauche.

» Aussi nous en défions-nous.

On marcha.

On revit le troupeau.

Il était aux écoutes et déjà un peu dispersé.Il s’enfuit par sa droite.

Les chasseurs coupèrent le cercle et lemalheureux troupeau, très dispersé cette fois, repartit augalop.

Alors chacun choisit un animal et s’acharnasur lui.

Le cheval, toujours décrivant ses cercles,prend le galop à la vue du chasseur et celui-ci, par sa façon decouper le cercle gagne deux tiers et plus sur le cheval, car ilsuffit que celui-ci aperçoive le chasseur pour détaler.

On croirait que celui-ci est sur un manègeimmense, tient le cheval par une longue corde et le force à galoperen rond.

Enfin le cheval est forcé.

« À l’hallali », comme dit LaFeuille. On était sur le tard.

On put suivre l’animal au pas et l’approcher.La Renardière lui lança son lasso et l’arrêta net.

La pauvre bête n’en pouvait plus ; touten la maintenant d’une main par le lasso, le trappeur lui passa desnœuds coulants aux pieds de derrière et tira dessus, ce qui forçale cheval à s’asseoir, comme on dit d’un chien, sur son cul,posture que le cheval ne prend jamais de lui-même.

Le trappeur prit sa gourde arrosa les narinesdu cheval, le caressa, puis lui souffla longuement dans le nez.

Ceci est assez singulier.

Il y a là-dedans du magnétisme, car, à partirde ce moment, le cheval devient l’esclave du maître.

On le laisse se reposer pendant une heure,puis on le monte.

Il est dompté et docile et obéit aux pressionsdu pied et au bridon.

On retourna au camp.

Tous les Bois-Brûlés y rentrèrent avec uncheval.

L’avant-veille de l’arrivée du vapeur, oncessa de chasser ; l’équipage était complet.

Le bateau fut exact.

Il vint, au jour fixé.

Tout l’équipage de chasse à courre s’embarquaet l’on fit route pour l’embouchure du Mackensie, où l’on devaitrejoindre l’expédition d’Ussonville qui était en train de bâtir lepremier hôtel polaire.

Le lecteur verra que La Feuille et tout sonmonde y arrivèrent sans encombre.

À SUIVRE : « UN MARIAGEPOLAIRE »

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Tags: Louis Noir