Categories: Romans policiers

Le Triangle d’or

Le Triangle d’or

de Maurice Leblanc

Partie 1
La pluie d’étincelles

Chapitre 1 Maman Coralie

Un peu avant que sonnât la demie de six heures, comme les ombres du soir devenaient plus épaisses, deux soldats atteignirent le petit carrefour, planté d’arbres, que forme, en face du musée Galliera, la rencontre de la rue de Chaillot et de la rue Pierre-Charron.

L’un portait la capote bleu horizon du fantassin ; l’autre,un Sénégalais, ces vêtement de laine beige, à large culotte et à veston cintré, dont on a habillé, depuis la guerre, les zouaves et les troupes d’Afrique. L’un n’avait plus qu’une jambe, la gauche ; l’autre, plus qu’un bras, le droit.

Ils firent le tour de l’esplanade, au centre de laquelle se dresse un joli groupe de Silènes, et s’arrêtèrent. Le fantassin jeta sa cigarette. Le Sénégalais la ramassa, en tira vivementquelques bouffées, la pressa, pour l’éteindre, entre le pouce etl’index et la mit dans sa poche.

Tout cela sans un mot.

Presque en même temps, de la rue Galliera, débouchèrent deuxautres soldats, dont il eût été impossible de dire à quelle armeils appartenaient, leur tenue militaire se composant des effetscivils les plus disparates. Cependant, l’un arborait la chéchia duzouave ; l’autre, le képi de l’artilleur. Le premier marchaitavec des béquilles, le second avec des cannes.

Ceux-là se tinrent auprès du kiosque qui s’élève au bord dutrottoir.

Par les rues Pierre-Charron, Brignoles et de Chaillot, il envint encore, isolément, trois : un chasseur à pied manchot, unsapeur qui boitait, un marsouin dont une hanche était comme tordue.Ils allèrent droit, chacun vers un arbre, auquel chacuns’appuya.

Entre eux, nulle parole ne fut échangée. Aucun de ces septmutilés ne semblait connaître ses compagnons et ne semblaits’occuper ni même s’apercevoir de leur présence.

Debout derrière leurs arbres, ou derrière le kiosque, ouderrière le groupe de Silènes, ils ne bougeaient pas. Et les rarespassants qui traversaient, en cette soirée du 3 avril 1915, cecarrefour peu fréquenté, que des réverbères encapuchonnéséclairaient à peine, ne s’attardaient pas à noter leurs silhouettesimmobiles.

La demie de six heures sonna.

À ce moment, la porte d’une des maisons qui ont vue sur la places’ouvrit. Un homme sortit de cette maison, referma la porte,franchit la rue de Chaillot et contourna l’esplanade.

C’était un officier, vêtu de kaki. Sous son bonnet de policerouge, orné de trois soutaches d’or, un large bandeau de lingeenveloppait sa tête, cachant son front et sa nuque. L’homme étaitgrand et très mince. Sa jambe droite se terminait par un pilon debois muni d’une rondelle de caoutchouc. Il s’appuyait sur unecanne.

Ayant quitté la place, il descendit ‘sur la chaussée de la ruePierre-Charron. Là, il se retourna et regarda posément, deplusieurs endroits.

Ce minutieux examen le ramena jusqu’à l’un des arbres del’esplanade. Du bout de sa canne, il toucha doucement un ventre quidépassait. Le ventre se rentra. L’officier repartit.

Cette fois, il s’éloigna définitivement par la ruePierre-Charron vers le centre de Paris. Il gagna ainsi l’avenue desChamps-Élysées, qu’il remonta sur le trottoir de gauche.

Deux cents pas plus loin, il y avait un vaste hôtel, transformé,ainsi que l’annonçait une banderole, en ambulance. L’officier seposta à quelque distance, de façon à n’être point vu de ceux qui ensortaient, et il attendit.

Les trois quarts, puis sept heures sonnèrent.

Il s’écoula encore quelques minutes.

Cinq personnes s’en allèrent de l’hôtel. Il y en eut encore deuxautres. Enfin, une dame apparut au seuil du vestibule, uneinfirmière vêtue d’un grand manteau bleu que marquait la croixrouge.

– La voici, murmura l’officier.

Elle prit le chemin qu’il avait pris lui-même et gagna la ruePierre-Charron, qu’elle suivit sur le trottoir de droite, sedirigeant ainsi vers le carrefour de la rue de Chaillot.

Elle avançait légèrement, le pas souple et cadencé. Le vent queheurtait sa course rapide gonflait le long voile bleu qui flottaitautour de ses épaules. Malgré l’ampleur du manteau, on devinait lerythme de ses hanches et la jeunesse de son allure.

L’officier restait en arrière et marchait d’un air distrait,faisant des moulinets avec sa canne, ainsi qu’un promeneur quiflâne.

En cet instant, il n’y avait point d’autres personnes visibles,en cette partie de la rue, qu’elle et lui.

Mais, comme elle venait de traverser l’avenue Marceau, et bienavant que lui-même y parvînt, une automobile qui stationnait lelong de l’avenue s’ébranla et se mit à rouler dans le même sens quela jeune femme, tout en gardant un intervalle qui ne se modifiaitpas.

C’était un taxi-auto. Et l’officier remarqua deux choses :d’abord, qu’il y avait deux hommes à l’intérieur, et, ensuite,qu’un de ces hommes, dont il put distinguer un moment la figurebarrée d’une forte moustache et surmontée d’un feutre gris, setenait presque constamment penché en dehors de la portière, ets’entretenait avec le chauffeur.

L’infirmière, cependant, marchait sans se retourner. L’officieravait changé de trottoir et hâtait le pas, d’autant plus qu’il luisemblait que l’automobile accélérait sa vitesse, à mesure que lajeune femme approchait du carrefour.

De l’endroit où il se trouvait, l’officier embrassait d’un coupd’œil presque toute la petite place, et, quelle que fût l’acuité deson regard, il ne discernait rien dans l’ombre qui pût déceler laprésence des sept mutilés. En outre, aucun passant. Aucune voiture.À l’horizon seulement, parmi les ténèbres des larges avenues qui secroisaient, deux tramways, leurs stores descendus, troublaient lesilence.

La jeune femme, non plus, en admettant qu’elle fît attention auxspectacles de la rue, ne paraissait rien voir qui fût de nature àl’inquiéter. Elle ne donnait point le moindre signe d’hésitation.Et le manège de l’automobile qui la suivait ne devait pas l’avoirfrappée davantage, car elle ne se retourna pas une seule fois.

L’auto, pourtant, gagnait du terrain. Aux abords de la place,dix à quinze mètres au plus la séparaient de l’infirmière, etlorsque celle-ci, toujours absorbée, parvint aux premiers arbres,l’auto se rapprocha d’elle encore, et, quittant le milieu de lachaussée, se mit à longer le trottoir, tandis que, du côté opposé àce trottoir, à gauche par conséquent, celui des deux hommes qui setenait en dehors avait ouvert la portière et descendait sur lemarchepied.

L’officier traversa de nouveau, vivement, sans crainte d’êtrevu, tellement ces gens, au point où les choses en étaient,paraissaient insoucieux de tout ce qui n’était pas leur manœuvre.Il porta un sifflet à sa bouche. Il n’y avait point de doute quel’événement prévu ne fût près de se produire.

De fait, l’auto stoppa brusquement.

Par les deux portières, les deux hommes surgirent et bondirentsur le trottoir de la place, quelques mètres avant le kiosque.

Il y eut, en même temps, un cri de frayeur poussé par la jeunefemme, et un coup de sifflet strident jeté par l’officier. Et, enmême temps aussi, les deux hommes atteignaient et saisissaient leurproie, qu’ils entraînaient aussitôt vers la voiture, et les septsoldats blessés, semblant jaillir du tronc même des arbres qui lesdissimulaient, couraient sus aux deux agresseurs.

La bataille dura peu. Ou plutôt, il n’y eut pas de bataille. Dèsle début, le chauffeur du taxi, constatant qu’on ripostait àl’attaque, démarrait et filait au plus vite. Quant aux deux hommes,voyant leur entreprise manquée, se trouvant en face d’une levée decannes et de béquilles menaçantes, et sous le canon d’un revolverque l’officier braquait sur eux, ils lâchèrent la jeune femme,firent quelques zigzags pour qu’on ne pût pas les viser, et seperdirent dans l’ombre de la rue Brignoles.

– Galope, Ya-Bon, commanda l’officier au Sénégalais manchot, etrapporte-m’en un par la peau du cou.

Il soutenait de son bras la jeune femme toute tremblante et quiparaissait près de s’évanouir. Il lui dit avec beaucoup desollicitude :

– Ne craignez rien, maman Coralie, c’est moi, le capitaineBelval… Patrice Belval…

Elle balbutia :

– Ah c’est vous, capitaine…

– Oui, et ce sont tous vos amis réunis pour vous défendre, tousvos anciens blessés de l’ambulance que j’ai retrouvés à l’annexedes convalescents.

– Merci… merci…

Et elle ajouta, d’une voix qui frémissait :

– Les autres ? Ces deux hommes ?

– Envolés. Ya-Bon les poursuit.

– Mais que me voulaient-ils ? Et par quel miracleétiez-vous là ?

– On en causera plus tard, maman Coralie. Parlons de vousd’abord. Où faut-il vous conduire ? Tenez, vous devriez venirjusqu’ici… le temps de vous remettre et de prendre un peu derepos.

Avec l’aide d’un des soldats, il la poussait doucement vers lamaison d’où lui-même était sorti trois quarts d’heure auparavant.La jeune femme s’abandonnait à sa volonté.

Ils entrèrent tous au rez-de-chaussée et passèrent dans un salondont il alluma les lampes électriques et où brûlait un bon feu debois.

– Asseyez-vous, dit-il.

Elle se laissa tomber sur un des sièges, et le capitaine donnades ordres.

– Toi, Poulard, va chercher un verre dans la salle à manger. Ettoi, Ribrac, une carafe d’eau fraîche à la cuisine… Chatelain, tutrouveras un carafon de rhum dans le placard de l’office… Non, non,elle n’aime pas le rhum… Alors…

– Alors, dit-elle en souriant, un verre d’eau seulement.

Un peu de couleur revenait à ses joues, naturellement pâlesd’ailleurs. Le sang affluait à ses lèvres, et le sourire quianimait son visage était confiant.

Ce visage, tout de charme et de douceur, avait une forme pure,des traits d’une finesse excessive, un teint mat et l’expressioningénue d’un enfant qui s’étonne et qui regarde les choses avec desyeux toujours grands ouverts. Et tout cela, qui était gracieux etdélicat, donnait cependant à certains moments une impressiond’énergie due sans doute au sombre éclat des yeux et aux deuxbandeaux noirs et réguliers qui descendaient de la coiffe blanchesous laquelle le front était emprisonné.

– Ah ! s’écria gaiement le capitaine, quand elle eut bu leverre d’eau, il me semble que ça va mieux, maman Coralie ?

– Bien mieux !

– À la bonne heure ! Mais quelle sacrée minute nous avonspassée là ! et quelle aventure ! Il va falloirs’expliquer là-dessus et faire la pleine lumière, n’est-cepas ? En attendant, les gars, présentez vos hommages à mamanCoralie. Hein, mes gaillards, qui est-ce qui aurait dit, quand ellevous dorlotait et qu’elle tapait sur l’oreiller pour que votrecaboche s’y enfonce, qui est-ce qui aurait dit qu’on la soigneraità son tour, et que les enfants dorloteraient leur maman ?

Ils s’empressaient tous autour d’elle, les manchots et lesboiteux, les mutilés et les infirmes, tous contents de la voir. Etelle leur serrait la main affectueusement.

– Eh bien, Ribrac, et cette jambe ?

– Je n’en souffre plus, maman Coralie.

– Et vous, Vatinel, votre épaule ?

– Plus trace de rien, maman Coralie…

– Et vous, Poulard ? Et vous, Jorisse ?…

Son émotion grandissait à les retrouver, eux qu’elle appelaitses enfants. Et Patrice Belval s’exclama :

– Ah ! maman Coralie, voilà que vous pleurez ! Maman,maman, c’est ainsi que vous nous avez pris le cœur à tous. Quand onse tenait à quatre pour ne pas crier, sur le lit de torture, onvoyait de grosses larmes qui coulaient de vos yeux. Maman Coraliepleurait sur ses enfants. Alors on serrait les dents plus fort.

– Et moi, je pleurais davantage, dit-elle, justement parce quevous aviez peur de me faire de la peine.

– Et aujourd’hui, vous recommencez. Ah ! non, assezd’attendrissement ! Vous nous aimez. On vous aime. Il n’y apas là de quoi se : lamenter. Allons, maman Coralie, un sourire… Ettenez, voici Ya-Bon qui arrive, et Ya-Bon rit toujours, lui.

Elle se leva brusquement.

– Croyez-vous qu’il ait pu rejoindre un de ces deuxhommes ?

– Comment, si je le crois ! J’ai dit à Ya-Bon d’en ramenerun par le collet. Il n’y manquera pas. Je ne redoute qu’unechose…

Ils s’étaient dirigés vers le vestibule. Déjà le Sénégalaisremontait les marches. De sa main droite, il serrait à la nuque unhomme, une loque plutôt, qu’il paraissait porter à bout de bras,comme un pantin. Le capitaine ordonna :

– Lâche-le.

Ya-Bon écarta les doigts. L’homme s’écroula sur les dalles duvestibule.

– Voilà bien ce que je redoutais, murmura l’officier. Ya-Bon n’aque sa main droite, mais lorsque cette main tient quelqu’un à lagorge, c’est miracle si elle ne l’étrangle pas. Les Boches ensavent quelque chose.

Ya-Bon, une sorte de colosse, couleur de charbon luisant, avecdes cheveux crépus et quelques poils frisés au menton, avec unemanche vide fixée à son épaule gauche et deux médailles épinglées àson dolman, Ya-Bon avait eu une joue, un côté de la mâchoire, lamoitié de la bouche et le palais fracassés par un éclat d’obus.L’autre moitié de cette bouche se fendait jusqu’à l’oreille en unrire qui ne semblait jamais s’interrompre et qui étonnait d’autantplus que la partie blessée de la face, raccommodée tant bien quemal, et recouverte d’une peau greffée, demeurait impassible.

En outre, Ya-Bon avait perdu l’usage de la parole. Tout au pluspouvait-il émettre une série de grognements confus où l’onretrouvait son sobriquet de Ya-Bon éternellement répété.

Il le redit encore d’un air satisfait, en regardant tour à tourson maître et sa victime, comme un bon chien de chasse devant lapièce de gibier qu’il a rapportée.

– Bien, fit l’officier, mais, une autre fois, vas-y plusdoucement.

Il se pencha sur l’homme, le palpa, et constatant qu’il n’étaitqu’évanoui, dit à l’infirmière :

– Vous le reconnaissez ?

– Non, affirma-t-elle.

– Vous êtes sûre ? Vous n’avez jamais vu, nulle part, cettetête-là ?

C’était une tête très grosse, à cheveux noirs et pommadés, àmoustache grisonnante. Les vêtements, gros bleu, et de bonne coupe,indiquaient l’aisance.

– Jamais… jamais…, déclara la jeune femme.

Le capitaine fouilla les poches. Elles ne contenaient aucunpapier.

– Soit, dit-il, en se relevant, nous attendrons qu’il seréveille pour l’interroger. Ya-Bon, attache-lui les bras et lesjambes, et reste ici, dans le vestibule. Vous, les autres, lescamarades, c’est l’heure de rentrer à l’annexe. Moi, j’ai la clef.Faites vos adieux à la maman, et trottez-vous.

Et lorsque les adieux furent faits, il les poussa dehors, revintvers la jeune femme, la ramena au salon, et s’écria :

– Maintenant, causons, maman Coralie. Et d’abord, avant touteexplication, écoutez-moi. Ce sera bref.

Ils étaient assis devant le feu clair dont les flammesbrillaient joyeusement. Patrice Belval glissa un coussin sous lespieds de maman Coralie, éteignit une ampoule électrique quisemblait la gêner, puis, certain que maman Coralie était bien à sonaise, il commença tout de suite :

– Il y a, comme vous le savez, maman Coralie, huit jours que jesuis sorti de l’ambulance, et que j’habite boulevard Maillot, àNeuilly, l’annexe réservée aux convalescents de cette ambulance,annexe où je me fais panser chaque matin et où je couche chaquesoir. Le reste du temps, je me promène, je flâne, je déjeune et jedîne de droite et de gauche, et je rends visite à d’anciens amis.Or, ce matin, j’attendais l’un d’eux dans une salle d’un grandcafé-restaurant du boulevard, lorsque je surpris la fin d’uneconversation… Mais il faut vous dire que cette salle est divisée endeux par une cloison qui s’élève à hauteur d’homme, et contrelaquelle s’adossent, d’un côté, les consommateurs du café et, del’autre, les clients du restaurant. J’étais encore seul, côtérestaurant, et les deux consommateurs qui me tournaient le dos etque je ne voyais pas, croyaient même probablement qu’il n’y avaitpersonne, car ils parlaient d’une voix un peu trop forte, étantdonnées les phrases que j’ai surprises… et que, par suite, j’ainotées sur ce calepin.

Il tira le calepin de sa poche et reprit :

– Ces phrases, qui se sont imposées à mon attention pour desraisons que vous comprendrez, furent précédées de quelques autresoù il était question d’étincelles, d’une pluie d’étincelles quiavait eu lieu déjà deux fois avant la guerre, une sorte de signalnocturne dont on se promettait d’épier le retour possible afind’agir en hâte dès qu’il se produirait. Tout cela ne vous indiquerien ?

– Non… Pourquoi ?

– Vous allez voir. Ah ! J’oubliais encore de vous dire queles deux interlocuteurs s’exprimaient en anglais, et d’une façoncorrecte, mais avec des intonations qui me permettent d’affirmerque ni l’un ni l’autre n’étaient Anglais. Leurs paroles, les voicifidèlement traduites :

« – Donc, pour conclure, fit l’un d’eux, tout est bien réglé.Vous serez, vous et lui, ce soir, un peu avant sept heures, àl’endroit désigné.

« – Nous y serons, colonel. Notre automobile est retenue.

« – Bien. Rappelez-vous que la petite sort de son ambulance àsept heures.

« – Soyez sans crainte. Aucune erreur n’est possible,puisqu’elle suit toujours le même chemin, en passant par la ruePierre-Charron.

« – Et tout votre plan est arrêté ?

« – Point par point. La chose aura lieu sur la place où aboutitla rue de Chaillot. En admettant même qu’il y ait quelquespersonnes, on n’aura pas le temps de secourir la dame, tellementnous agirons avec rapidité.

« – Vous êtes sûr de votre chauffeur ?

« – Je suis sûr que nous le payons de manière qu’il nousobéisse. Cela suffit.

« – Parfait. Moi, je vous attends où vous savez, dans uneautomobile. Vous me passerez la petite. Dès lors, nous sommesmaîtres de la situation.

« – Et vous de la petite, colonel, ce qui n’est pas désagréable,car elle est diablement jolie.

« – Diablement. Il y a longtemps que je la connais de vue, maisje n’ai jamais pu réussir à me faire présenter… Aussi je comptebien profiter de l’occasion pour mener les choses tambourbattant.

« Le colonel ajouta :

« – Il y aura peut-être des pleurs, des cris, des grincements dedents. Tant mieux ! J’adore qu’on me résiste… quand je suis leplus fort.

« Il se mit à rire grossièrement. L’autre en fit autant. Commeils payaient leurs consommations, je me levai aussitôt et medirigeai vers la porte du boulevard, mais un seul des deux sortitpar cette porte, un homme à grosse moustache tombante, et quiportait un feutre gris. L’autre s’en était allé par la porte d’unerue perpendiculaire. À ce moment, il n’y avait sur la chausséequ’un taxi. L’homme le prit et je dus renoncer à le suivre.Seulement… seulement… comme je savais que, chaque soir, vousquittiez l’ambulance à sept heures et que vous suiviez la ruePierre-Charron, alors, n’est-ce pas ? j’étais fondé à croire…»

Le capitaine se tut. La jeune femme réfléchissait d’un airsoucieux. Au bout d’un instant, elle prononça :

– Pourquoi ne m’avez-vous pas avertie ?

Il s’écria :

– Vous avertir ! Et si, après tout, il ne s’était pas agide vous ? Pourquoi vous inquiéter ? Et si, au contraire,il s’agissait de vous, pourquoi vous mettre en garde ? Le coupmanqué, vos ennemis vous auraient tendu un autre piège, et,l’ignorant, nous n’aurions pas pu le prévenir. Non, le mieux étaitd’engager la lutte. J’ai enrôlé la petite bande de vos anciensmalades, en traitement à l’annexe, et comme justement l’ami quej’attendais habite sur cette place, ici même, à tout hasard je l’aiprié de mettre son appartement à ma disposition, de six heures àneuf heures. Voilà ce que j’ai fait, maman Coralie. Et maintenantque vous en savez autant que moi, qu’en pensez-vous ?

Elle lui tendit la main.

– Je pense que vous m’avez sauvée d’un péril que j’ignore, maisqui semble redoutable, et je vous en remercie.

– Ah ! non, dit-il, je n’accepte pas le remerciement. C’estune telle joie pour moi d’avoir réussi ! Non, ce que je vousdemande, c’est votre opinion sur l’affaire elle-même.

Elle n’hésita pas une seconde et répondit nettement :

– Je n’en ai pas. Aucun mot, aucun incident, parmi tout ce quevous me racontez, n’éveille en moi la moindre idée qui puisse nousrenseigner.

– Vous ne vous connaissez pas d’ennemis ?

– Personnellement, non.

– Et cet homme à qui vos deux agresseurs devaient vous livrer,et qui prétend que vous lui êtes connue ?

Elle rougit un peu et déclara :

– Toute femme, n’est-ce pas ? a rencontré dans sa vie deshommes qui la poursuivent plus ou moins ouvertement. Je ne sauraisdire de qui il s’agit.

Le capitaine garda le silence assez longtemps, puis repartit:

– En fin de compte, nous ne pouvons espérer quelqueéclaircissement que par l’interrogatoire de notre prisonnier. S’ilse refuse à nous répondre, tant pis pour lui… je le confie à lapolice, qui, elle, saura débrouiller l’affaire.

La jeune femme tressaillit.

– La police ?

– Évidemment. Que voulez-vous que je fasse de cetindividu ? Il ne m’appartient pas. Il appartient à lapolice.

– Mais non ! mais non ! s’écria-t-elle vivement. Àaucun prix ! Comment ! on entrerait dans ma vie !…Il y aurait des enquêtes !… mon nom serait mêlé à toutes ceshistoires ! …

– Pourtant, maman Coralie, je ne puis pas…

– Ah ! je vous en prie, je vous en supplie, mon ami,trouvez un moyen, mais qu’on ne parle pas de moi ! Je ne veuxpas que l’on parle de moi !

Le capitaine l’observa, assez étonné de la voir dans une telleagitation, et il dit :

– On ne parlera pas de vous, maman Coralie, je m’y engage.

– Et alors, qu’allez-vous faire de cet homme ?

– Mon Dieu, dit-il en riant, je vais d’abord lui demanderrespectueusement s’il daigne répondre à mes questions, puis leremercier des attentions qu’il a eues pour vous, et, enfin, leprier de se retirer.

Il se leva.

– Vous désirez le voir, maman Coralie ?

– Non, dit-elle. Je suis si lasse ! Si vous n’avez pasbesoin de moi, interrogez-le seul à seul. Vous me raconterezensuite…

Elle semblait épuisée, en effet, par cette émotion et cettefatigue nouvelles, ajoutées à toutes celles qui déjà rendaient sipénible sa vie d’infirmière. Le capitaine n’insista pas et sortiten ramenant sur lui la porte du salon.

Elle l’entendit qui disait :

– Eh bien, Ya-Bon, tu as fait bonne garde ? Rien denouveau ? Et ton prisonnier ? Ah ! vous voilà,camarade ? Commencez-vous à respirer ? Ah ! c’estque la main de Ya-Bon est un peu dure… Hein ? Quoi ? vousne répondez pas… Ah ! ça ! mais, qu’est-ce qu’il a ?Il ne bouge pas… Crebleu, mais on dirait…

Il laissa échapper un cri. La jeune femme courut jusqu’auvestibule. Elle rencontra le capitaine qui essaya de lui barrer lepassage, et qui, très vivement, lui dit :

– Ne venez pas. À quoi bon ?

– Mais vous êtes blessé ! s’exclama-t-elle…

– Moi ?

– Vous avez du sang, là, sur votre manchette.

– En effet, mais ce n’est rien, c’est le sang de cet homme quim’a taché.

– Il a donc reçu une blessure ?

– Oui, ou du moins il saignait par la bouche. Quelque rupture devaisseau…

– Comment ! Mais Ya-Bon n’avait pas serré à ce point…

– Ce n’est pas Ya-Bon.

– Qui, alors ?

– Les complices.

– Ils sont donc revenus ?

– Oui, et ils l’ont étranglé.

– Ils l’ont étranglé ! Mais non, voyons, ce n’est pascroyable.

Elle réussit à passer et s’approcha du prisonnier. Il nebougeait plus. Son visage avait la pâleur de la mort. Une finecordelette de soie rouge, tressée fin, munie d’une boucle à chaqueextrémité, lui entourait le cou.

Chapitre 2La main droite et la jambe gauche

– Un coquin de moins, maman Coralie, s’écria Patrice Belval,après avoir ramené la jeune femme dans le salon et fait une enquêterapide avec Ya-Bon. Rappelez-vous son nom, que j’ai trouvé gravésur sa montre : « Mustapha Rovalaïoff », le nom d’un coquin.

Il prononça ces mots d’un ton allègre, où il n’y avait plustrace d’émotion, et il reprit, tout en allant et venant à traversla pièce :

– Nous qui avons assisté à tant de catastrophes et vu mourirtant de braves gens, maman Coralie, ne pleurons pas la mort deMustapha Rovalaïoff, assassiné par ses complices. Pas mêmed’oraison funèbre, n’est-ce pas ? Ya-Bon l’a pris sous sonbras, et profitant d’un moment où il n’y avait personne sur laplace, il l’a emporté vers la rue Brignoles, avec ordre de jeter lepersonnage par-dessus la grille, dans le jardin du musée Galliera.La grille est haute. Mais la main droite de Ya-Bon ne connaît pasd’obstacles. Ainsi donc, maman Coralie, l’affaire est enterrée. Onne parlera pas de vous, et, pour cette fois, je réclame unremerciement.

Il se mit à rire.

– Un remerciement, mais pas de compliment. Saperlotte, quelmauvais gardien de prison je fais ! Et avec quelle dextéritéles autres m’ont soufflé mon captif ! Comment n’ai-je pasprévu que le second de vos agresseurs, l’homme au feutre gris,irait avertir le troisième complice qui attendait dans son auto, etque tous deux ensemble viendraient au secours de leurcompagnon ? Et voilà qu’ils sont venus. Et, tandis que vous etmoi nous bavardions, ils ont forcé l’entrée de service, ont passépar la cuisine, sont arrivés devant la petite porte qui séparel’office du vestibule et ont entrebâillé cette porte. Là, tout prèsd’eux, sur son canapé, le personnage est toujours évanoui, etsolidement attaché. Comment faire ? Impossible de le tirerhors du vestibule sans donner l’éveil à Ya-Bon. Et pourtant, si onne le délivre pas, il parlera, il vendra ses complices, ilempêchera d’aboutir un plan soigneusement préparé. Alors ?Alors un des compagnons se penche furtivement, avance le bras,entoure de sa cordelette cette gorge que Ya-Bon a déjà rudementendommagée, ramène les boucles des deux extrémités, et serre, serrelentement, serre tranquillement, jusqu’à ce que mort s’ensuive.Aucun bruit. Pas un soupir. Tout cela s’opère dans le silence. Onest venu, on tue, et l’on s’en va. Bonsoir. Le tour est joué, lecamarade ne parlera pas.

La gaieté du capitaine redoubla.

– Le camarade ne parlera pas, reprit-il, et la justice, quiretrouvera son cadavre demain matin dans un jardin clôturé, necomprendra rien à l’affaire. Et nous non plus, maman Coralie, etnous ne saurons jamais pourquoi ces gens-là voulaient vous enlever.Vrai ! si je ne vaux pas grand-chose comme gardien de prison,comme policier je suis au-dessous de tout.

Il continuait de se promener d’un bout à l’autre de la pièce.L’amputation de sa jambe, ou plutôt de son mollet, ne paraissaitguère le gêner, et provoquait tout au plus à chaque pas, lesarticulations de la cuisse et du genou ayant gardé leur souplesse,un certain désaccord des hanches et des épaules. D’ailleurs sahaute taille corrigeait plutôt ce défaut d’harmonie, que ladésinvolture de ses gestes et l’insouciance avec laquelle il avaitl’air de l’accepter, réduisaient en apparence à d’insignifiantesproportions.

La figure était ouverte, assez forte en couleur, brûlée par lesoleil et durcie par les intempéries, d’expression franche,enjouée, souvent gouailleuse. Le capitaine Belval devait avoirvingt-huit à trente ans. Il rappelait un peu par son allure cesofficiers du Premier Empire auxquels la vie des camps donnait unair spécial, qu’ils gardaient par la suite dans les salons et prèsdes femmes.

Il s’arrêta pour contempler Coralie dont le joli profil sedétachait sur les lueurs de la cheminée, puis il revint s’asseoir àses côtés, et il lui dit doucement :

– Je ne sais rien de vous. À l’ambulance les infirmières et lesdocteurs vous appellent Mme Coralie. Vos blessés prononcent maman.Quel est votre nom de femme ou de jeune fille ? Êtes-vousmariée ou veuve ? Où habitez-vous ? On l’ignore. Chaquejour, aux mêmes heures, vous arrivez et vous vous en allez par lamême rue. Quelquefois, un vieux serviteur à longs cheveux gris et àbarbe embroussaillée, un cache-nez autour du cou, des lunettesjaunes sur les yeux, vous accompagne ou vient vous chercher.Quelquefois aussi, il vous attend, assis sur la même chaise, dansla cour vitrée. On l’a interrogé, mais il ne répond à personne.

« Je ne sais donc rien de vous, qu’une chose, c’est que vousêtes adorablement bonne et charitable, et que vous êtes aussi, jepuis le dire, n’est-ce pas ? adorablement belle. Et c’estpeut-être, maman Coralie, parce que toute votre existence m’estinconnue que je me l’imagine si mystérieuse, et, en quelque sorte,si douloureuse, oui, si douloureuse ! Vous donnez l’impressionde vivre dans la peine et dans l’inquiétude. On vous sent touteseule. Personne ne se dévoue à votre bonheur et à votre sécurité.Alors j’ai pensé… il y a longtemps que je pense à cela et quej’attends l’occasion de vous l’avouer… j’ai pensé que vous aviezsans doute besoin d’un ami, d’un frère qui vous guide et qui vousdéfende. Me suis-je trompé, maman Coralie ? »

À mesure qu’il parlait, on eût dit que la jeune femme seresserrait en elle-même et qu’elle mettait un peu plus de distanceentre elle et lui, comme si elle n’eût pas voulu qu’il pénétrâtdans ces régions secrètes qu’il dénonçait. Elle murmura :

– Si, vous vous êtes trompé. Ma vie est toute simple, je n’aipas besoin d’être défendue.

– Vous n’avez pas besoin d’être défendue ! s’écria-t-ilavec une animation croissante. Et alors ces hommes qui ont essayéde vous enlever ? Ce complot ourdi contre vous ? Cecomplot dont vos agresseurs redoutent tellement la découvertequ’ils vont jusqu’à supprimer celui d’entre eux qui s’est laisséprendre ? Alors, quoi, ce n’est rien tout cela ? Je metrompe en affirmant que vous êtes environnée de périls ? quevous avez des ennemis d’une audace extraordinaire ? qu’il fautvous défendre contre leurs entreprises ? et que, si vousn’acceptez pas l’offre de mon assistance… eh bien… eh bien…

Elle s’obstinait dans le silence, de plus en plus lointaine,presque hostile.

L’officier frappa du poing le marbre de la cheminée et, sepenchant sur la jeune femme :

– Eh bien, dit-il, achevant sa phrase d’un ton résolu, eh bien,si vous n’acceptez pas l’offre de mon assistance, moi, je vousl’impose.

Elle secoua la tête.

– Je vous l’impose, répéta-t-il fermement. C’est mon devoir etc’est mon droit.

– Non, fit-elle à demi-voix.

– Mon droit absolu, reprit le capitaine Belval, et cela pour uneraison qui prime toutes les autres et qui me dispense même de vousconsulter, maman Coralie.

– Laquelle ? dit la jeune femme en le regardant.

– C’est que je vous aime.

Il lui jeta ces mots nettement, non pas comme un amoureux quirisque un aveu timide, mais comme un homme fier du sentiment qu’iléprouve et heureux de le déclarer.

Elle baissa les yeux en rougissant, et il s’écria, d’une voixjoyeuse :

– Je ne vous l’envoie pas dire, hein maman ? Pas de tiradesenflammées, pas de soupirs, ni de grands gestes, ni de mainsjointes. Non, trois petits mots seulement que je vous adresse sansme mettre à genoux. Et cela m’est d’autant plus facile que vous lesaviez. Mais oui, maman Coralie, vous avez beau prendre vos airsfarouches, vous savez bien que je vous aime, et vous le savezdepuis aussi longtemps que moi. Nous l’avons vu naître ensemble, cesentiment-là, lorsque vos petites mains adorées touchaient ma têtesanglante. Les autres me torturaient. Vous, c’étaient autant decaresses. Autant de caresses aussi, vos regards de compassion.Autant de caresses, vos larmes qui tombaient parce que jesouffrais. Mais, d’abord, est-ce qu’on peut vous voir sans vousaimer ? Vos sept malades de tout à l’heure sont amoureux devous, maman Coralie. Ya-Bon vous adore. Seulement ce sont desimples soldats. Ils se taisent. Moi, je suis capitaine. Et jeparle sans embarras, la tête haute, croyez-le bien.

La jeune femme avait posé ses mains sur ses joues brûlantes, etle buste incliné, elle se taisait. Il reprit, d’une voix quisonnait clairement :

– Vous comprenez ce que je veux vous dire en déclarant que jeparle sans embarras et la tête haute ? Oui, n’est-cepas ? Si j’avais été, avant la guerre, tel que je suisaujourd’hui, mutilé, je n’aurais pas eu cette assurance, et c’esthumblement, en vous demandant pardon de mon audace, que je vousaurais avoué mon amour. Mais maintenant… Ah ! croyez bien,maman Coralie, que là, en face de vous, qui êtes une femme et quej’aime passionnément, je n’y pense même pas, à mon infirmité. Pasun instant, je n’ai l’impression que je puis vous paraître ridiculeou présomptueux.

Il s’arrêta, comme pour reprendre haleine, puis, se levant, ilrepartit :

– Et il faut qu’il en soit ainsi. Il faut que l’on sache bienque les mutilés de cette guerre ne se considèrent pas comme desparias, des malchanceux et des disgraciés, mais comme des hommesabsolument normaux. Et oui, normaux ! Une jambe demoins ? Et après ? Est-ce que cela fait qu’on n’ait pointde cerveau ni de cœur ? Alors, parce que la guerre m’aura prisune jambe ou un bras, même les deux jambes ou les deux bras, jen’aurai pas le droit d’aimer, sous peine de risquer une rebuffadeou de deviner qu’on a pitié de moi ? De la pitié ? Maisnous ne voulons pas qu’on nous plaigne, ni qu’on fasse un effortpour nous aimer, ni même qu’on se croie charitable parce qu’on noustraite gentiment. Ce que nous exigeons, devant la femme commedevant la société, devant le passant qui nous croise comme devantle monde dont nous faisons partie, c’est l’égalité totale entrenous et ceux que leur bonne étoile ou que leur lâcheté aurontgarantis.

Le capitaine frappa de nouveau la cheminée.

– Oui, l’égalité totale. Nous tous, boiteux, manchots, borgnes,aveugles, estropiés, difformes, nous prétendons valoir,physiquement et moralement, autant, et peut-être plus que lepremier venu. Comment ! ceux qui se sont servis de leurs deuxjambes pour courir plus vite à l’attaque, une fois amputés,seraient distancés dans la vie par ceux qui se sont chauffés lesdeux pattes sur les chenets d’un bureau ? Allons donc !Place pour nous comme pour les autres ! Et croyez que cetteplace, qui nous est due, nous saurons bien la prendre, et noussaurons bien la tenir. Il n’y a pas de bonheur auquel nous n’ayonsle droit d’atteindre et pas de besogne dont nous ne soyonscapables, avec un peu d’exercice et d’entraînement. La main droitede Ya-Bon vaut déjà toutes les paires de mains de l’univers, et lajambe gauche du capitaine Belval lui permet d’abattre ses deuxlieues à l’heure, s’il le veut.

Il se mit à rire, tout en poursuivant :

– La main droite et la jambe gauche… la main gauche et la jambedroite… Qu’importe ce qui nous reste si nous savons nous enservir ? En quoi avons-nous déchu ? Qu’il s’agissed’obtenir un poste, ou qu’il s’agisse de perpétuer la race, nesommes-nous pas ce que nous étions auparavant ? Et, mieuxencore peut-être. Je crois pouvoir dire que les enfants que nousdonnerons à la patrie seront tous aussi bien bâtis, qu’ils aurontbras et jambes, et le reste… sans compter un fameux héritage decœur et d’entrain. Voilà nos prétentions, maman Coralie. Nousn’admettons pas que nos pilons de bois nous empêchent d’aller del’avant et que, dans la vie, nous ne soyons pas d’aplomb sur nosbéquilles, comme sur des jambes en chair et en os. Nous n’estimonspas que ce soit un sacrifice que de se dévouer à nous, et qu’ilsoit nécessaire de crier à l’héroïsme parce que telle jeune fille al’honneur d’épouser un soldat aveugle !

« Encore une fois, nous ne sommes pas des êtres à part !Aucune déchéance, je le répète, ne nous a frappés, et c’est là unevérité à laquelle tout le monde se pliera, durant deux ou troisgénérations. Vous comprenez que, dans un pays comme la France,lorsque l’on rencontrera des mutilés par centaines de mille, laconception de ce qu’est un homme complet ne sera plus aussi rigide,et que, en fin de compte, il y aura, dans cette humanité nouvellequi se prépare, des hommes avec deux bras et des hommes avec unseul bras, comme il y a des hommes bruns et des hommes blonds, desgens qui portent la barbe et d’autres qui n’en portent pas. Et toutcela semblera très naturel. Et chacun vivra la vie qu’il luiplaira, sans avoir besoin d’être intact. Et comme ma vie est envous, maman Coralie, et que mon bonheur dépend de vous, je n’ai pasattendu plus longtemps pour vous placer mon petit discours.Ouf ! c’est fini. J’aurais encore bien des choses à direlà-dessus, mais, n’est-ce pas, ce n’est pas en un jour… »

Il s’interrompit, intimidé malgré tout par le silence de lajeune femme.

Elle n’avait pas bougé depuis les premières paroles d’amourqu’il avait prononcées. Ses mains avaient glissé sur sa figurejusqu’à son front. Un léger frémissement secouait ses épaules. Ilse courba, et, avec une douceur infinie, écartant les doigtsfragiles, il découvrit le joli visage.

– Pourquoi pleures-tu, maman Coralie ?

Le tutoiement ne la troubla point. Entre l’homme et la femme quis’est penchée sur ses plaies, il s’établit des relations d’unenature spéciale, et en particulier, le capitaine Belval avait deces façons un peu familières, mais respectueuses, dont on nepouvait s’offusquer. Il lui demanda :

– Est-ce moi qui les fais couler, ces larmes ?

– Non, dit-elle à voix basse, c’est votre gaieté, votre manière,non pas même de vous soumettre au destin, mais de le dominer detoute votre hauteur. Le plus humble d’entre vous s’élève sanseffort au-dessus de sa nature, et je ne sais rien de plus beau etde plus émouvant que cette insouciance.

Il se rassit auprès d’elle.

– Alors vous ne m’en voulez pas de vous avoir dit… ce que jevous ai dit ?

– Vous en vouloir ? répliqua-t-elle, affectant de setromper sur le sens de la question. Mais toutes les femmes sontd’accord avec vous ! Si la tendresse doit faire un choix entreceux qui reviendront de la guerre, ce sera, j’en suis certaine, enfaveur de ceux qui ont souffert le plus cruellement.

Il hocha la tête.

– C’est que moi, je demande autre chose que de la tendresse, etune réponse plus précise à certaines de mes paroles. Dois-je vousles rappeler ?

– Non.

– Alors la réponse…

– La réponse, mon ami, c’est que vous ne les direz plus, cesparoles.

Il prit un air solennel.

Vous me le défendez ?

Je vous le défends !

– En ce cas, je vous jure de me taire jusqu’à la prochaine foisoù je vous verrai…

Elle murmura :

– Vous ne me verrez plus.

Cette affirmation divertit fort le capitaine Belval.

– Oh ! oh ! pourquoi ne vous verrai-je plus, mamanCoralie ?

– Parce que je ne le veux pas.

– Et la raison de cette volonté ?

– La raison ? …

Elle tourna les yeux vers lui, et, lentement, prononça :

– Je suis mariée.

Cette déclaration ne parut pas déconcerter le capitaine, quiaffirma le plus tranquillement du monde :

– Eh bien, vous vous marierez une seconde fois. Il est hors dedoute que votre mari est vieux et que vous ne l’aimez pas. Ilcomprendra donc fort bien qu’étant aimée…

– Ne plaisantez pas, mon ami…

Il saisit vivement la main de la jeune femme, à l’instant oùelle se levait, prête à partir.

– Vous avez raison, maman Coralie, et je m’excuse même den’avoir pas pris un ton plus sérieux pour vous dire des choses trèsgraves. Il s’agit de ma vie, et il s’agit de votre vie. J’ai laconviction profonde qu’elles vont l’une vers l’autre, sans quevotre volonté puisse y mettre obstacle, et c’est pourquoi votreréponse est inutile. Je ne vous demande rien. J’attends tout dudestin. C’est lui qui nous réunira.

– Non, dit-elle.

– Si, affirma-t-il, les choses se passeront ainsi.

– Les choses ne se passeront pas ainsi. Elles ne doivent pas sepasser ainsi. Vous allez me promettre sur l’honneur de ne pluschercher à me voir ni même à connaître mon nom. J’aurais puaccorder davantage à votre amitié. L’aveu que vous m’avez fait nouséloigne l’un de l’autre. Je ne veux personne dans ma vie…personne.

Elle mit une certaine véhémence dans sa déclaration et, en mêmetemps, elle essayait de dégager son bras de l’étreinte qui laserrait.

Patrice Belval s’y opposa en disant :

– Vous avez tort… Vous n’avez pas le droit de vous exposerainsi… je vous en prie, réfléchissez…

Elle le repoussa. Et c’est alors qu’il se produisit par hasardun étrange incident. Dans le mouvement qu’elle fit, un petit sacqu’elle avait placé sur la cheminée fut heurté et tomba sur letapis. Mal fermé, il s’ouvrit. Deux ou trois objets en sortirent,qu’elle ramassa, tandis que Patrice Belval se baissaitrapidement.

– Tenez, dit-il, il y a encore ceci.

C’était un étui, un petit étui en paille tressée que le chocavait ouvert également et d’où s’échappaient les grains d’unchapelet.

Debout, ils se turent tous deux. Le capitaine examinait lechapelet. Et il murmura :

– Curieuse coïncidence… ces grains d’améthyste… cette montureancienne en filigrane d’or… C’est étrange de retrouver le mêmetravail et la même matière…

Il tressaillit, et si nettement que la jeune femme interrogea:

– Qu’y a-t-il donc ?

Il tenait entre ses doigts un des grains, plus gros que lesautres et auquel se réunissaient, d’une part, le collier desdizaines et, de l’autre, la courte chaîne des prières. Or, cegrain-là était cassé par le milieu, presque au ras des griffes d’orqui l’enchâssaient.

– Il y a, dit-il, il y a que la coïncidence est si inconcevableque j’ose à peine… Cependant, je pourrais vérifier le faitsur-le-champ… Mais auparavant un mot : qui vous a donné cechapelet ?…

– Personne ne me l’a donné, dit-elle. Je l’ai toujours eu.

– Pourtant, il appartenait à quelqu’un, avant de vousappartenir ?

– À ma mère, sans doute.

– Ah ! il vous vient de votre mère ?

– Oui, je suppose qu’il me vient d’elle, au même titre que lesdifférents bijoux qu’elle m’a laissés.

– Vous avez perdu votre mère ?

– Oui. J’avais quatre ans à sa mort. À peine ai-je gardé d’elleun souvenir très confus. Mais pourquoi me demandez-vous cela, àpropos d’un chapelet ?

– C’est à propos de ceci, dit-il, à propos de ce graind’améthyste qui est cassé en deux…

Il ouvrit son dolman et tira sa montre de la poche de son gilet.Plusieurs breloques étaient attachées à cette montre par une petitechâtelaine de cuir et d’argent.

Une de ces breloques était constituée par la moitié d’une bouled’améthyste également cassée vers sa face extérieure, égalementenchâssée dans des griffes de filigrane. La grosseur des deuxboules semblait identique. Les améthystes étaient de même couleur,montées sur le même filigrane.

Ils se regardèrent anxieusement. La jeune femme balbutia :

– Il n’y a là qu’un hasard, pas autre chose qu’un hasard…

– Certes, dit-il, mais admettons que ces deux moitiés de boules’adaptent exactement l’une à l’autre…

– Ce n’est pas possible, dit-elle, effrayée elle aussi à l’idéedu petit geste si simple qu’il fallait faire pour avoirl’indiscutable preuve.

Ce geste, pourtant, l’officier s’y décida. Sa main droite quitenait le grain de chapelet et sa main gauche qui tenait labreloque se rapprochèrent. La rencontre eut lieu. Les mainshésitèrent et tâtonnèrent, puis ne bougèrent plus. Le contacts’était produit.

Les inégalités de la cassure correspondaient strictement lesunes aux autres. Les reliefs trouvaient des vides équivalents. Lesdeux moitiés d’améthyste étaient les deux moitiés de la mêmeaméthyste. Réunies, elles formaient une seule et même boule.

Il y eut un long silence chargé d’émotion et de mystère. Lecapitaine Belval dit à voix basse :

– Moi non plus, je ne sais pas au juste la provenance de cettebreloque. Dès mon enfance, je l’ai vue, mêlée à des objets sansgrande valeur que je gardais dans un carton, des clefs de montre,des vieilles bagues, des cachets anciens, parmi lesquels j’aichoisi ces breloques, il y a deux ou trois ans. D’où vientcelle-ci ? Je l’ignore. Mais ce que je sais…

Il avait séparé les deux fragments et, les examinant avecattention, il concluait :

– Ce que je sais, à n’en point douter, c’est que la plus grosseboule de ce chapelet se détacha autrefois et se brisa, que les deuxmoitiés de cette boule furent recueillies, que l’une d’ellesretrouva sa place, et que l’autre, avec sa monture, forma labreloque que voici. Nous possédons donc, vous et moi, les deuxmoitiés d’une chose que quelqu’un possédait entière il y a unevingtaine d’années.

Il se rapprocha d’elle et reprit, d’un même ton, bas et un peugrave :

– Vous protestiez tout à l’heure quand j’affirmais ma foi dansle destin et la certitude que les événements nous menaient l’unvers l’autre. Le niez-vous encore ? Car enfin il s’agit là, oubien d’un hasard, si extraordinaire que nous n’avons pas le droitde l’admettre – ou bien un fait réel qui montre que nos deuxexistences se sont touchées déjà dans le passé par quelque pointmystérieux, et qu’elles se retrouveront dans l’avenir, pour ne plusse séparer. Et c’est pourquoi, sans attendre cet avenir peut-êtrelointain, je vous offre, aujourd’hui que vous êtes menacée, l’appuide mon amitié. Remarquez que je ne vous parle plus d’amour, maisd’amitié seulement. Acceptez-vous ?

Elle demeurait interdite, et tellement troublée par tout cequ’il y avait de miraculeux dans l’union complète des deuxfragments d’améthyste, qu’elle ne semblait pas entendre la voix ducapitaine.

– Acceptez-vous ? répéta-t-il.

Au bout d’un instant, elle répondit :

– Non.

– Alors, dit-il avec bonne humeur, la preuve que le destin vousdonne de sa volonté ne vous suffit pas ?

Elle déclara :

– Nous ne devons plus nous voir.

– Soit. Je m’en remets aux circonstances. Ce ne sera pas long.En attendant, je vous jure de ne rien faire pour chercher à vousrevoir.

– Et de ne rien faire pour connaître mon nom ?

– Rien. Je vous le jure.

Elle lui tendit la main.

– Adieu, dit-elle.

Il répondit :

– Au revoir.

Elle s’éloigna. Sur le seuil de la porte, elle se retourna etparut hésiter. Il se tenait immobile auprès de la cheminée. Elledit encore :

– Adieu.

Une seconde fois il répliqua :

– Au revoir, maman Coralie.

Tout était dit entre eux pour l’instant. Il ne tenta plus de laretenir.

Elle s’en alla.

Lorsque la porte de la rue fut refermée et seulement alors, lecapitaine Belval se dirigea vers une des fenêtres. Il aperçut lajeune femme qui passait entre les arbres, toute menue dans lesténèbres. Son cœur se serra :

La reverrait-il jamais ?

– Si, je la reverrai ! s’écria-t-il. Mais demain peut-être.Ne suis-je pas favorisé par les dieux ?

Et prenant sa canne, il partit, comme il le disait, du pilondroit.

Le soir, après avoir dîné dans un restaurant voisin, lecapitaine Belval arrivait à Neuilly. L’annexe de l’ambulance, jolievilla située au début du boulevard Maillot, avait vue sur le boisde Boulogne. La discipline y étant assez relâchée, le capitainepouvait rentrer à toute heure de la nuit, et les hommes obtenaientaisément des permissions de la surveillante.

– Ya-Bon est là ? demanda-t-il à celle-ci.

– Oui, mon capitaine, il joue aux cartes avec son flirt.

– C’est son droit d’aimer et d’être aimé, dit-il. Pas de lettrespour moi ?

– Non, mon capitaine, un paquet seulement.

– De la part de qui ?

– C’est un commissionnaire qui l’a apporté, sans rien dire queces mots : « Pour le capitaine Belval. » Je l’ai déposé dans votrechambre.

L’officier gagna sa chambre, qu’il avait choisie au dernierétage, et vit le paquet sur la table, ficelé et enveloppé d’unpapier.

Il l’ouvrit. C’était une boîte. Et cette boîte contenait uneclef, une grosse clef vêtue de rouille, et qui était d’une forme etd’une fabrication évidemment peu récentes.

Que diable cela signifiait-il ? La boîte ne portait aucuneadresse ni aucune marque. Il supposa qu’il y avait là quelqueerreur qui s’expliquerait d’elle-même, et il mit la clef dans sapoche.

– Assez d’énigmes pour aujourd’hui, se dit-il,couchons-nous.

Mais, comme il allait tirer les grands rideaux de sa fenêtre, ilaperçut à travers les vitres, par-dessus les arbres du bois deBoulogne, un jaillissement d’étincelles qui s’épanouissait assezloin, dans l’ombre épaisse de la nuit.

Et il se souvint de la conversation qu’il avait surprise aurestaurant et de cette pluie d’étincelles dont avaient parléceux-mêmes qui complotaient l’enlèvement de maman Coralie.

Chapitre 3La clef rouillée

À l’âge de huit ans, Patrice Belval, qui jusqu’alors avaithabité Paris avec son père, fut expédié dans une école française deLondres, d’où il ne sortit que dix ans plus tard.

Les premiers temps, il reçut chaque semaine des nouvelles de sonpère. Puis, un jour, le directeur de l’école lui apprit qu’il étaitorphelin, que les frais de son éducation étaient assurés, et que, àsa majorité, il toucherait, par l’intermédiaire d’un solicitoranglais, une somme de deux cent mille francs environ, quicomposaient l’héritage paternel.

Deux cent mille francs, cela ne pouvait suffire à un garçon dontles goûts se révélèrent dispendieux et qui, envoyé en Algérie pourson service militaire, trouva le moyen, n’ayant pas encored’argent, de faire vingt mille francs de dettes.

Il commença donc par dissiper l’héritage, puis se mit autravail. Esprit ingénieux, actif, sans vocation spéciale, mais apteà tout ce qui exige de l’initiative et de la résolution, pleind’idées, sachant vouloir et sachant exécuter, il inspira confiance,trouva des capitaux et monta des affaires.

Affaires d’électricité, achats de sources et de cascades,organisation de services automobiles dans les colonies, lignes debateaux, exploitations minières ; en quelques années, ilimprovisa une douzaine d’entreprises qui, toutes, réussirent.

La guerre fut pour lui une aventure merveilleuse. Il s’y jeta àcorps perdu. Sergent de troupes coloniales, il gagna ses galons delieutenant sur la Marne. Le 15 septembre, atteint au mollet, ilétait amputé le jour même. Deux mois après, on ne sait à la suitede quelles intrigues, lui, le mutilé, il montait comme observateurdans l’avion d’un de nos meilleurs pilotes. Un shrapnell mettaitfin, le 10 janvier, aux exploits des deux héros. Cette fois lecapitaine Belval, blessé grièvement à la tête, était évacué surl’ambulance de l’avenue des Champs-Élysées. Vers la même époque,celle qu’il devait appeler maman Coralie entrait également à cetteambulance comme infirmière.

L’opération du trépan, qu’on dut lui faire, réussit. Mais il yeut des complications. Il souffrit beaucoup, sans jamais seplaindre, cependant, et en soutenant de sa bonne humeur sescompagnons de misère, qui, tous, éprouvaient pour lui une véritableaffection. Il les faisait rire. Il les consolait et les remontaitavec sa verve et avec sa manière toujours heureuse d’envisager lespires situations. Aucun d’eux n’oubliera jamais la façon dont ilaccueillit un fabricant qui venait lui proposer une jambearticulée.

– Ah ! ah ! une jambe articulée Et pour quoi faire,monsieur ? Sans doute pour tromper le monde et pour qu’on nes’aperçoive pas que je suis amputé, n’est-ce pas ? Parconséquent, monsieur, vous considérez que c’est une tare d’êtreamputé et que moi, officier français, je dois m’en cacher commed’une chose honteuse ?

– Pas du tout, mon capitaine. Cependant…

– Et combien coûte-t-elle, votre mécanique ?

– Cinq cents francs.

– Cinq cents francs ! Et vous me jugez capable de mettrecinq cents francs pour une jambe articulée, lorsqu’il y aura centmille pauvres bougres amputés comme moi, et qui seront contraintsd’exhiber leurs pilons de bois ?

Les hommes qui se trouvaient là s’épanouissaient d’aise. MamanCoralie elle-même écoutait en souriant. Et que n’aurait point donnéPatrice Belval pour un sourire de maman Coralie ?

Comme il le lui avait dit, dès les premiers jours il s’étaitépris d’elle, de sa beauté touchante, de sa grâce ingénue, de sesyeux tendres, de son âme douce qui se penchait sur les malades etqui semblait vous effleurer comme une caresse bienfaisante. Dès lespremiers jours, le charme s’insinuait en lui et l’enveloppait à lafois. Sa voix le ranimait. Elle l’enchantait de son regard et deson parfum. Et cependant, bien qu’il se soumît à l’empire de cetamour, il éprouvait en même temps un immense besoin de se dévoueret de mettre sa force au service de cette créature menue etdélicate qu’il sentait environnée de périls.

Et voilà que les événements lui donnaient raison, que ces périlsse précisaient, et qu’il avait eu le bonheur d’arracher la jeunefemme à l’étreinte de ses ennemis. Première bataille dont l’issuele réjouissait, mais qu’il ne pouvait croire terminée. Les attaquesrecommenceraient. Et déjà n’était-il pas en droit de se demanders’il n’y avait point corrélation étroite entre le complot préparéle matin contre la jeune femme et cette sorte de signal querévélait la pluie des étincelles ? Les deux faits annoncés parles deux interlocuteurs n’appartenaient-ils pas à la mêmemachination ténébreuse ? Les étincelles continuaient àscintiller là-bas.

Autant que Patrice Belval pouvait en juger, cela s’élevait ducôté de la Seine, entre deux points extrêmes qui eussent été leTrocadéro, à gauche, et la gare de Passy, à droite.

« Donc, se dit-il, à deux ou trois kilomètres au plus à vold’oiseau. Allons-y. Nous verrons bien. »

Au second étage, un peu de lumière filtrait par la serrure d’uneporte. Ya-Bon habitait là, et l’officier savait par la surveillanteque Ya-Bon jouait aux cartes avec son flirt. Il entra.

Ya-Bon ne jouait plus. Il s’était endormi dans un fauteuildevant les cartes étalées, et, sur la manche retournée qui pendaità l’épaule gauche, reposait une tête de femme – une tête de la pluseffarante vulgarité, dont les lèvres épaisses comme celles deYa-Bon s’ouvraient sur des dents noires, et dont la peau grasse etjaune semblait imprégnée d’huile. C’était Angèle, la fille decuisine, le flirt de Ya-Bon. Elle ronflait.

Patrice les contempla avec satisfaction. Ce spectacle affirmaitla justesse de ses théories. Si Ya-Bon trouvait une amoureuse, lesplus mutilés des héros ne pouvaient-ils pas prétendre, eux aussi, àtoutes les joies de l’amour ?

Il toucha l’épaule du Sénégalais. Celui-ci s’éveilla et sourit,ou plutôt même, ayant deviné la présence de son capitaine, souritavant de s’éveiller.

– J’ai besoin de toi, Ya-Bon.

Ya-Bon grogna de plaisir et repoussa Angèle qui s’écroula sur latable et continua de ronfler.

Dehors, Patrice ne vit plus les étincelles. La masse des arbresles lui cachait. Il suivit le boulevard, et, pour gagner du temps,prit le train de ceinture jusqu’à l’avenue Henri-Martin. De là, ils’engagea dans la rue de La Tour, qui aboutit à Passy.

En route, il ne cessa d’entretenir Ya-Bon de ses préoccupations,bien qu’il sût que le nègre n’y pouvait pas comprendre grand-chose.Mais c’était une habitude chez lui. Ya-Bon, son compagnon deguerre, puis son ordonnance, lui était dévoué comme un chien.Amputé le même jour que son chef, atteint le même jour que lui à latête, Ya-Bon se croyait destiné à toutes les mêmes épreuves, et ilse réjouissait d’être deux fois blessé, comme il se fût réjoui demourir en même temps que le capitaine Belval. Le capitainerépondait à cette soumission de bête fidèle par une camaraderieaffectueuse, un peu taquine, souvent même assez rude, qui exaltaitl’affection du nègre. Ya-Bon jouait le rôle du confident passif quel’on consulte sans l’écouter, et sur qui l’on passe sa mauvaisehumeur.

– Qu’est-ce que tu penses de tout cela, monsieur Ya-Bon ?disait-il en marchant bras dessus bras dessous avec lui. J’ai idéeque c’est toujours la même histoire. C’est ton avis,hein ?

Ya-Bon avait deux grognements, l’un qui signifiait oui, l’autrenon.

Il grogna :

– Oui.

– Donc, pas de doute, déclara l’officier, et nous devonsadmettre que maman Coralie court un nouveau danger, n’est-cepas ?

– Oui, grogna Ya-Bon, qui, par principe, approuvaittoujours.

– Bien. Reste à savoir, maintenant, ce que veut dire cette pluied’étincelles. Un moment, comme les zeppelins nous ont rendu unepremière visite, il y a une huitaine de jours, j’ai supposé… Maistu m’écoutes ?

– Oui…

– J’ai supposé que c’était un signal de trahison ayant pourobjet une seconde visite de zeppelins…

– Oui…

– Mais non, imbécile, pas oui. Comment veux-tu que ce soit unsignal pour zeppelins, puisque, selon la conversation surprise parmoi, le signal a déjà eu lieu deux fois avant la guerre ? Etpuis, d’ailleurs, est-ce réellement un signal ?

– Non.

– Comment non ? Alors qu’est-ce que ce serait, tripleidiot ? Tu ferais mieux de te taire et de m’écouter, d’autantque tu ne sais même pas de quoi il s’agit… Moi non plus, du reste,et j’avoue que j’y perds mon latin. Dieu ! que tout cela estcompliqué, et que je suis peu qualifié pour résoudre de telsproblèmes !

Patrice Belval fut encore plus embarrassé quand il déboucha dela rue de La Tour. Plusieurs chemins s’offraient à lui. Lequelchoisir ? En outre, quoiqu’il se trouvât au centre même dePassy, aucune étincelle ne luisait dans le ciel obscur.

– Sans doute est-ce terminé, dit-il, et nous en sommes pour nosfrais. C’est de ta faute, Ya-Bon. Si tu ne m’avais pas fait perdredes minutes précieuses à t’arracher des bras de ta bien-aimée, nousarrivions à temps. Je m’incline devant les charmes d’Angèle, maisenfin…

Il s’orienta, de plus en plus indécis. L’expédition entrepriseau hasard, et sans informations suffisantes, n’amenait décidémentaucun résultat, et il songeait à l’abandonner, lorsque, à cemoment, une automobile surgit de la rue Franklin, venant ainsi duTrocadéro, et une personne qui était à l’intérieur, cria par letube acoustique :

– Obliquez à gauche… et tout droit ensuite, jusqu’à ce que jevous avertisse.

Or, il sembla au capitaine Belval que cette voix avait les mêmesinflexions étrangères que l’une des voix entendues le matin aurestaurant.

– Serait-ce l’individu au chapeau gris ? murmura-t-il,c’est-à-dire un de ceux qui ont essayé d’enlever mamanCoralie ?

– Oui, grogna Ya-Bon.

– N’est-ce pas ? Le signal des étincelles explique saprésence dans ces parages. Il s’agit de ne pas lâcher cettepiste-là. Galope, Ya-Bon.

Mais il était inutile que Ya-Bon galopât. La voiture – unelimousine de maître – avait enfilé la rue Raynouard, et lecapitaine put arriver lui-même au moment où elle s’arrêtait à troisou quatre mètres du carrefour, devant une grande porte cochère,située sur la gauche.

Cinq hommes descendirent.

L’un deux sonna.

Il s’écoula trente à quarante secondes. Puis une deuxième foisPatrice perçut la vibration du timbre. Les cinq hommes massés surle trottoir attendaient. Enfin, après un troisième coup de timbre,une petite entrée pratiquée dans l’un des vantaux fut entrebâillée.Il y eut une pause. On parlementait. La personne qui avait ouvertdevait demander des explications. Mais soudain deux des hommesappuyèrent fortement sur le vantail qui céda sous la poussée etlivra passage à toute la bande. Un bruit violent. La porte sereferma. Aussitôt le capitaine étudia les lieux.

La rue Raynouard est un ancien chemin de campagne qui serpentaitjadis parmi les maisons et les jardins du village de Passy, auflanc des collines que baigne la Seine. Elle a gardé en certainsendroits, de plus en plus rares, hélas ! un air de province.De vieux domaines la bordent. De vieilles demeures s’y cachent aumilieu des arbres. On y conserve la maison que Balzac habita. C’estlà que se trouvait le jardin mystérieux où Arsène Lupin découvrit,dans la fente d’un antique cadran solaire, les diamants d’unfermier général.

La maison que les cinq individus avaient envahie, et près delaquelle stationnait encore l’automobile, ce qui empêchait lecapitaine d’en approcher, faisait suite à un mur. Elle avaitl’apparence des vieux hôtels construits sous le Premier Empire. Desfenêtres rondes, grillagées au rez-de-chaussée, condamnées par desvolets pleins au premier étage, s’alignaient sur la très longuefaçade. Un autre bâtiment s’y ajoutait plus loin comme une aileindépendante.

– Rien à faire de ce côté, dit le capitaine. C’est clos commeune forteresse féodale. Cherchons ailleurs.

De la rue Raynouard, des ruelles étroites, qui séparaient lesanciens domaines, dégringolent vers le fleuve. L’une d’ellescôtoyait le mur qui précédait la maison. Le capitaine s’y engageaavec Ya-Bon. Elle était faite en mauvais cailloux pointus, coupéede marches, et faiblement éclairée par la lueur d’un réverbère.

– Un coup d’main, Ya-Bon. Le mur est trop haut. Mais peut-êtrequ’avec le poteau de ce réverbère…

Aidé par le nègre, il se hissa jusqu’à la lanterne et tendaitdéjà une de ses mains, lorsqu’il s’aperçut que toute cette partiedu faîte était garnie de morceaux de verre qui en rendaient l’abordabsolument impossible.

Il descendit, furieux.

– Crebleu, Ya-Bon, tu aurais pu me prévenir. Un peu plus tu mefaisais taillader les mains. À quoi penses-tu ? En vérité, jeme demande la raison pour laquelle tu as voulu à tout prixm’accompagner.

Il y eut un tournant. La ruelle n’étant plus éclairée devinttout à fait obscure, et le capitaine n’avançait qu’à tâtons. Lamain du Sénégalais s’abattit sur son épaule.

– Que veux-tu, Ya-Bon ?

La main le poussa contre le mur. Il y avait à cet endroit lerenfoncement d’une porte.

– Évidemment, dit-il, c’est une porte. T’imagines-tu que je nel’avais pas vue ? Non, mais il n’y a que monsieur Ya-Bon quiait des yeux !

Ya-Bon lui présenta une boîte d’allumettes. Il en allumaplusieurs, les unes à la suite des autres, afin d’examiner laporte.

– Qu’est-ce que je t’avais dit ? bougonna-t-il. Rien àfaire. Du bois massif, renforcé de barres et de clous… Regarde, iln’y a pas de poignée de ce côté… tout juste un trou de serrure…Ah ! ce qu’il en faudrait une de clef, taillée exprès et faitesur mesure ! … tiens, une clef du genre de celle qu’uncommissionnaire a déposée tantôt pour moi à l’annexe.

Il se tut. Une idée absurde lui traversait le cerveau, etcependant, si absurde qu’elle fût, il se sentait incapable derésister au petit geste qu’elle lui suggérait.

Il revint donc sur ses pas. Cette clef, il l’avait sur lui. Illa tira de sa poche. La porte fut éclairée de nouveau. Le trou dela serrure apparut. Du premier coup, le capitaine introduisit laclef. Il fit un effort à gauche : la clef tourna. Il poussa : laporte s’ouvrit.

– Entrons, dit-il.

Le nègre ne bougea pas. Patrice devina sa stupeur. Au fond, sastupeur, à lui, n’était pas moindre. Par quel prodige inouï cetteclef était-elle précisément la clef de cette porte ? Par quelprodige la personne inconnue qui la lui avait envoyée avait-elle pudeviner qu’il serait à même, sans autre avertissement, d’enuser ?… Par quel prodige ?… Mais Patrice avait résolud’agir sans chercher le mot des énigmes qu’un hasard malicieuxsemblait prendre plaisir à lui poser.

– Entrons, répéta-t-il victorieusement.

Des branches d’arbre lui fouettèrent le visage et il se renditcompte qu’il marchait sur de l’herbe et qu’un jardin devaits’étendre devant lui. L’obscurité était si grande qu’on nedistinguait pas les allées dans la masse noire des pelouses etqu’après avoir marché pendant une ou deux minutes, il se heurta àdes rochers sur lesquels glissait une nappe d’eau.

– Zut ! maugréa-t-il, me voilà tout mouillé. SacréYa-Bon !

Il n’avait pas fini de parler qu’un aboiement furieux se fitentendre dans les profondeurs du jardin et, tout de suite, le bruitde cet aboiement se rapprocha avec une extrême rapidité. Patricecomprit qu’un chien de garde, averti de leur présence, se ruaitvers eux, et, si brave qu’il fût, il frissonna, tellement cetteattaque en pleine nuit avait quelque chose d’impressionnant.Comment se défendre ? Un coup de feu les eût dénoncés et,cependant, il n’avait pas d’autre arme que son revolver.

La bête se précipitait, puissante, à en juger par le fracas desa galopade, qui évoquait la course d’un sanglier dans les taillis.Elle devait avoir cassé sa chaîne, car un bruit de ferraillel’accompagnait. Patrice s’arc-bouta. Mais à travers les ténèbres,il vit que Ya-Bon passait devant lui pour le protéger, et, presqueaussitôt, le choc eut lieu.

– Hardi, Ya-Bon, pourquoi ne m’as-tu pas laissé en avant ?Hardi, mon gars… me voilà.

Les deux adversaires avaient roulé sur l’herbe. Patrice secourba, cherchant à secourir le nègre. Il toucha le pelage d’unebête puis les vêtements de Ya-Bon. Mai tout cela se convulsait àterre en un bloc si uni et combattait avec une telle frénésie queson intervention ne pouvait servir à rien.

D’ailleurs, la lutte fut brève. Au bout de quelques minutes, lesadversaires ne bougeaient plus. Un râle confus sortait du groupequ’ils formaient.

– Eh bien ? eh bien, Ya-Bon ? murmurait le capitaine,anxieux.

Le nègre se releva en grognant. À la lueur d’une allumette,Patrice vit qu’il tenait au bout de son bras, de son bras uniqueavec lequel il lui avait fallu se défendre, un énorme chien quirâlait, serré à la gorge par cinq doigts implacables. Une chaînebrisée pendait de son collier.

– Merci, Ya-Bon, je l’ai échappé belle. Maintenant tu peux lelâcher. Il doit être inoffensif.

Ya-Bon obéit. Mais il avait sans doute serré trop fort. Le chiense tordit un instant sur l’herbe, poussa quelques gémissements etdemeura immobile.

– Le pauvre animal, dit Patrice, il n’avait pourtant fait queson devoir en se jetant sur les cambrioleurs que nous sommes.Faisons le nôtre, Ya-Bon, qui est beaucoup moins clair.

Quelque chose qui brillait comme la vitre d’une fenêtre dirigeases pas et le conduisit, par une série d’escaliers taillés dans leroc et de plates-formes superposées, à la terrasse sur laquelleétait construite la maison. De ce côté également, toutes lesfenêtres, rondes et hautes comme celles de la rue, se barricadaientde volets. Mais l’un deux laissait filtrer cette lumière qu’ilavait aperçue d’en bas.

Ayant ordonné à Ya-Bon de se cacher dans les massifs, ils’approcha de la façade, écouta, perçut le bruit confus de paroles,constata que la solide fermeture des volets ne lui permettait ni devoir ni d’entendre, et parvint ainsi, après la quatrième fenêtre,jusqu’aux degrés d’un perron.

Au bout de ce perron, une porte…

« Puisque, se dit-il, on m’a envoyé la clef du jardin, il n’y aaucune raison pour que la porte qui donne de la maison dans lejardin ne soit pas ouverte. »

Elle était ouverte. À l’intérieur, le bruit des voix fut plusnet, et le capitaine se rendit compte que ce bruit lui arrivait parla cage de l’escalier, et que cet escalier, qui semblait desservirune partie inhabitée de la maison, était vaguement éclairéau-dessus de lui. Il monta.

De fait, au premier étage, une porte était entrebâillée. Ilglissa la tête par l’ouverture, puis, se courbant, passa.

Alors il se trouva sur un balcon étroit qui courait à mi-hauteurd’une vaste salle. Cette galerie longeait des rayons de livres quiatteignaient le plafond, et elle tournait sur trois côtés de lapièce. Deux escaliers de fer, en forme de vis, descendaient contrele mur, à chaque extrémité.

Des piles de livres s’amoncelaient aussi contre les barreaux dela rampe qui protégeait la galerie, de sorte que Patrice ne pouvaitêtre vu des gens groupés en bas, trois ou quatre mètres au-dessousde lui, au rez-de-chaussée par conséquent.

Doucement, il écarta deux piles. À ce moment, le bruit des voixenfla soudain en une violente clameur, et, d’un coup d’œil, ilaperçut cinq individus qui se jetaient sur un homme et qui, avantmême qu’il eût le temps de se défendre, le renversaient en hurlantcomme des enragés.

Le premier mouvement du capitaine fut de se précipiter ausecours de la victime. Avec l’aide de Ya-Bon, qui fût accouru à sonappel, il aurait certainement tenu les individus en respect. S’ilne le fit pas, c’est que, après tout, ils ne se servaient d’aucunearme et qu’ils semblaient ne pas avoir d’intention meurtrière.Ayant immobilisé leur victime, ils se contentèrent de la tenir à lagorge, aux épaules et aux chevilles. Qu’allait-il sepasser ?

Vivement, l’un des cinq individus se releva et commanda d’un tonde chef :

– Attachez-le… Un bâillon sur la bouche… D’ailleurs, il peutcrier à volonté. Il n’y a personne pour l’entendre.

Tout de suite, Patrice reconnut une des deux voix qu’il avaitdéjà entendues le matin au restaurant. L’individu était petit,mince, élégant, le teint olivâtre, la figure cruelle.

– Enfin, dit-il, nous le tenons, le coquin ! Et je crois,cette fois, qu’il finira par causer. Vous êtes décidés à tout, lesamis ?

Un des quatre gronda haineusement :

– À tout ! et sans tarder, quoi qu’il arrive !

Celui-là avait une forte moustache noire, et Patrice reconnutl’autre interlocuteur du restaurant, c’est-à-dire l’un des deuxagresseurs de maman Coralie, celui qui avait pris la fuite. Sonchapeau de feutre gris était déposé sur une chaise.

– À tout, hein, Bournef, et quoi qu’il arrive ? ricana lechef. Eh bien, en avant la danse ! Ah ! mon vieilEssarès, tu refuses de livrer ton secret ! Nous allonsrire

Tous les gestes avaient dû être convenus entre eux et la besognerigoureusement partagée, car les actes qu’ils accomplirent furentexécutés avec une méthode et une promptitude incroyables.

L’homme étant ligoté, ils le soulevèrent et le jetèrent au fondd’un fauteuil à dossier très renversé, auquel ils le fixèrent, àl’aide d’une corde, par le buste et par le tronc.

Les jambes, toujours ficelées, furent assujetties au siège d’unelourde chaise de la même hauteur que le fauteuil et de manière queles deux pieds débordassent. Puis ces deux pieds furent débarrassésde leurs bottines et de leurs chaussettes. Le chef dit : «Roulez ! »

Il y avait, entre deux des quatre fenêtres qui donnaient sur lejardin, une grande cheminée dans laquelle brûlait un feu de charbontout rouge, blanc par place, tellement le foyer était incandescent.Les hommes poussèrent le fauteuil et la chaise qui portaient lavictime et l’approchèrent, ses pieds nus en avant, jusqu’àcinquante centimètres de ce brasier. Malgré le bâillon, un cri dedouleur jaillit, atroce, et, malgré les liens, les jambesréussirent à se recroqueviller sur elles-mêmes.

– Allez-y ! Allez-y ! Plus près ! proféra le chefexaspéré.

Patrice Belval saisit son revolver.

« Ah ! moi aussi, j’y vais, se dit-il, je ne laisserai pasce malheureux… »

Mais, à cette seconde précise, lorsqu’il était sur le point dese dresser et d’agir, le hasard d’un mouvement lui fit apercevoirle spectacle le plus extraordinaire et le plus imprévu.

C’était, en face de lui, et de l’autre côté de la salle parconséquent, sur la partie de balcon symétrique à celle qu’iloccupait, c’était une tête de femme, une tête collée aux barreauxde la rampe, livide, épouvantée, et dont les yeux agrandis parl’horreur contemplaient éperdument l’effroyable scène qui sepassait en bas, devant le brasier rouge. Le capitaine avait reconnumaman Coralie.

Chapitre 4Devant les flammes

Maman Coralie ! Maman Coralie, cachée dans cette maison queses agresseurs avaient envahie, et où lui-même se cachait grâce àun concours de circonstances inexplicables !

Il eut cette idée immédiate – et alors, une des énigmes tout aumoins se dissipait – qu’entrée, elle aussi, par la ruelle, elleavait pénétré dans la maison par le perron, et qu’elle lui avait,de la sorte, ouvert le passage. Mais, en ce cas, comments’était-elle procuré les moyens de réussir une pareilleentreprise ? Et surtout que venait-elle faire là ?

Toutes ces questions se posaient d’ailleurs à l’esprit ducapitaine Belval sans qu’il essayât d’y répondre, tellement lafigure hallucinée de Coralie l’impressionnait. En outre un secondcri, plus sauvage encore que le premier, partait d’en bas, et ilvit les deux pieds de la victime qui se tordaient devant l’écranrouge du foyer.

Mais cette fois, Patrice, retenu par la présence de Coralie,n’avait pas envie de se porter au secours du patient. Il décidaitde modeler en tout sa conduite sur celle de la jeune femme, de nepas bouger, et même de ne rien faire pour attirer sonattention.

– Repos ! commanda le chef. Tirez-le en arrière. L’épreuvesuffira sans doute.

Et, s’approchant :

– Eh bien, mon cher Essarès, qu’en dis-tu ? Ça te plaît,cette histoire là ? Et, tu sais, nous n’en sommes qu’au début.Si tu ne parles pas, nous irons jusqu’au bout, comme faisaient lesvrais « chauffeurs » du temps de la Révolution, des maîtres,ceux-là. Alors, c’est convenu, tu parles ?

Le chef lâcha un juron.

– Hein ? Qu’est-ce que tu veux dire ? Turefuses ? Mais, bougre d’entêté, tu ne comprends donc pas lasituation ? ou bien, c’est qu’il te reste encore un peud’espoir. De l’espoir ! Tu es fou. Qui pourrait bien tesecourir ? Tes domestiques ? Le concierge, le valet dechambre et le maître d’hôtel sont des gens à moi. Je leur ai donnéleurs huit jours. Ils sont partis à l’heure qu’il est. La femme dechambre ? la cuisinière ? Elles habitent à l’autreextrémité de la maison, et tu m’as dit toi-même, souvent, qu’on nepouvait rien entendre de cette extrémité-là. Et puis après ?Ta femme ? Elle aussi couche loin de cette pièce, et elle n’arien entendu non plus. Siméon, ton vieux secrétaire ? Nousl’avons ficelé quand il nous a ouvert la porte d’entrée tout àl’heure. D’ailleurs, autant en finir de ce côté, Bournef !

L’homme à la forte moustache, qui maintenait à ce moment lachaise, se redressa et répliqua :

– Qu’y a-t-il ?

– Bournef, où a-t-on enfermé le secrétaire ?

– Dans la loge du concierge.

– Tu connais la chambre de la dame ?

– Certes, d’après les indications que vous m’avez données.

– Allez-y tous les quatre et ramenez la dame et lesecrétaire !

Les quatre individus sortirent par une porte qui se trouvaitau-dessous de maman Coralie, et ils n’avaient pas disparu que lechef se pencha vivement sur sa victime et prononça :

– Nous voilà seuls, Essarès. C’est ce que j’ai voulu.Profitons-en.

Il se baissa davantage encore et murmura de telle façon quePatrice avait du mal à entendre :

– Ces gens-là sont des imbéciles que je mène à ma guise et à quije ne dévoile que le moins possible de mes plans. Tandis que nous,Essarès, nous sommes faits pour nous accorder. C’est ce que tu n’aspas voulu admettre et tu vois où cela t’a conduit. Allons, Essarès,n’y mets pas d’entêtement et ne finasse pas avec moi. Tu es pris aupiège, impuissant, soumis à ma volonté. Eh bien, plutôt que de telaisser démolir par des tortures qui finiraient certainement paravoir raison de ton énergie, accepte une transaction. Part à deux,veux-tu ? Faisons la paix et traitons sur cette base dupartage égal. Je te prends dans mon jeu et tu me prends dans letien. Réunis, nous gagnons fatalement la victoire. Ennemis, quisait si le vainqueur surmontera tous les obstacles qui s’opposerontencore à lui ? C’est pourquoi, je te le répète : part à deux.Réponds. Oui ou non ?

Il desserra le bâillon et tendit l’oreille. Cette fois, Patricene perçut pas les quelques mots qui furent prononcés par lavictime. Mais presque aussitôt, l’autre, le chef, se releva dansune explosion de colère subite.

– Hein ? Quoi ? Qu’est-ce que tu me proposes ?Vrai, tu en as de l’aplomb ! Une offre de ce genre àmoi ! Offre cela à Bournef ou à ses camarades. Ilscomprendront, eux. Mais moi ? moi ? le colonel Fakhi.Ah ! non, mon petit, je suis plus gourmand, moi ! Jeconsens à partager. Mais, à recevoir l’aumône, jamais de lavie !

Patrice écoutait avidement, et, en même temps, il ne perdait pasde vue maman Coralie, dont le visage, toujours décomposé parl’angoisse, exprimait la même attention.

Et aussi, il regardait la victime que la glace posée au-dessusde la cheminée reflétait en partie. Habillé d’un vêtementd’appartement en velours soutaché, et d’un pantalon de flanellemarron, c’était un homme d’environ cinquante ans, complètementchauve, de figure grasse, au nez fort et recourbé, aux yeuxprofondément renfoncés sous des sourcils épais, aux joues gonfléeset couvertes d’une lourde barbe grisonnante. Du reste, Patricepouvait l’examiner d’une manière plus précise sur un portrait delui qui était pendu à gauche de la cheminée, entre la seconde et lapremière fenêtre, et qui représentait une face énergique,puissante, et pour ainsi dire violente d’expression.

« Une face d’Oriental, se dit Patrice ; j’ai vu, en Égypteet en Turquie, des têtes pareilles à celle-là. »

Les noms de tous ces individus, d’ailleurs, le colonel Fakhi,Mustapha, Bournef, Essarès, leur accent, leur manière d’être, leuraspect, leur silhouette, tout lui rappelait des impressionsressenties là-bas, dans les hôtels d’Alexandrie ou sur les rives duBosphore, dans les bazars d’Andrinople ou sur les bateaux grecs quisillonnent la mer Égée. Types de Levantins, mais de Levantinsenracinés à Paris. Essarès bey, c’était un nom de financier quePatrice connaissait, de même que celui de ce colonel Fakhi, que sesintonations et son langage dénotaient comme un Parisien averti.

Mais un bruit de voix s’éleva de nouveau du côté de la porte.Brutalement celle-ci fut ouverte, et les quatre individussurvinrent en traînant un homme attaché, qu’ils laissèrent tomber àl’entrée de la salle.

– Voilà le vieux Siméon, s’écria celui qu’on appelaitBournef.

– Et la femme ? demanda vivement le chef. J’espère bien quevous l’avez !

– Ma foi, non.

– Hein ? Comment ! Elle s’est échappée ?

– Par sa fenêtre.

– Mais il faut courir après elle ! Elle ne peut être quedans le jardin… Rappelez-vous, tout à l’heure, le chien de gardeaboyait…

– Et si elle s’est enfuie ?

– Comment ?

– La porte de la ruelle ?

– Impossible !

– Pourquoi ?

– Depuis des années, c’est une porte qui ne sert pas. Il n’y amême plus de clef.

– Soit, reprit Bournef. Mais, cependant, nous n’allons pasorganiser une battue avec des lanternes et ameuter tout lequartier, tout cela pour retrouver une femme…

– Oui, mais cette femme…

Le colonel Fakhi semblait exaspéré. Il se retourna vers lecaptif.

– Tu as de la chance, vieux coquin. Voilà deux fois qu’elle mefile entre les doigts aujourd’hui, ta mijaurée ! Elle t’araconté l’affaire de tantôt ? Ah s’il n’y avait pas eu là unsacré capitaine… que je retrouverai d’ailleurs, et qui me paierason intervention…

Patrice serrait les poings avec rage. Il comprenait. MamanCoralie se cachait dans sa propre maison. Surprise par l’irruptiondes cinq individus, elle avait pu – au prix de quels efforts !descendre de sa fenêtre, longer la terrasse jusqu’au perron, gagnerla partie de l’hôtel opposée aux chambres habitées, et se réfugiersur la galerie de cette bibliothèque d’où il lui était possibled’assister à la lutte terrible entreprise contre son mari.

« Son mari ! Son mari » pensa Patrice avec unfrémissement.

Et s’il avait gardé encore un doute à ce sujet, les événementsqui se précipitaient le lui enlevèrent aussitôt, car le chef se mità ricaner :

– Oui, mon vieil Essarès, je puis te l’avouer, ta femme me plaîtinfiniment, et, comme je l’ai manquée cet après-midi, j’espéraisbien, ce soir, aussitôt réglées mes affaires avec toi, en réglerd’autres plus agréables avec elle. Sans compter qu’une fois en monpouvoir, la petite me servait d’otage, et je ne te l’aurais rendue– sois-en sûr – qu’après exécution intégrale de notre accord. Et tuaurais marché droit, Essarès ! C’est que tu l’aimespassionnément, ta Coralie ! Et comme je t’approuve !

Il se dirigea vers la droite de la cheminée et, tournant uninterrupteur, alluma une lampe électrique posée sous un réflecteur,entre la troisième et la quatrième fenêtre.

Il y avait là un tableau qui faisait pendant au portraitd’Essarès. Il était voilé. Le chef tira le rideau. Coralie apparuten pleine lumière.

– La reine de ces lieux ! L’enchanteresse !L’idole ! La perle des perles ! Le diamant impériald’Essarès bey, banquier ! Est-elle assez jolie ! Admirela forme délicate de sa figure, la pureté de cet ovale, et ce coucharmant, et ces épaules gracieuses. Essarès, il n’y a pas defavorite, en nos pays de là-bas, qui vaille ta Coralie ! lamienne bientôt ! car je saurai bien la retrouver. Ah !Coralie ! Coralie ! …

Patrice regarda la jeune femme, et il lui sembla qu’une rougeurde honte empourprait son visage.

Lui-même, à chaque mot d’injure, tressaillait d’indignation etde colère. C’était déjà pour lui la plus violente douleur queCoralie fût l’épouse d’un autre, et il s’ajoutait à cette douleurla rage de la voir ainsi exposée aux yeux de ces hommes et promisecomme une proie impuissante à celui qui serait le plus fort.

Et, en même temps, il se demandait la cause pour laquelleCoralie restait dans cette salle. En supposant qu’elle ne pûtsortir du jardin, elle pouvait cependant, étant libre d’aller etvenir en cette partie de la maison, ouvrir quelque fenêtre etappeler au secours. Qui l’empêchait d’agir ainsi ? Certes,elle n’aimait pas son mari. Si elle l’eût aimé, elle auraitaffronté tous les périls pour le défendre. Mais comment luiétait-il possible de laisser torturer cet homme, bien plus,d’assister à son supplice, de contempler le plus affreux desspectacles et d’écouter les hurlements de sa souffrance ?

– Assez de bêtises ! s’écria le chef en ramenant le rideau.Coralie, tu seras ma récompense suprême, mais il faut te mériter. Àl’œuvre, camarades, et finissons-en avec notre ami. Pour commencer,dix centimètres d’avance. Ça brûle, hein ! Essarès ? Maistout de même , c’est encore supportable. Patiente, mon bon ami,patiente.

Il détacha le bras du captif, installa près de lui un petitguéridon sur lequel il mit un crayon et du papier, et reprit :

– Tout ce qu’il faut pour écrire. Puisque ton bâillon t’empêchede parler, écris. Tu n’ignores pas de quoi il s’agit, n’est-cepas ? Quelques lettres griffonnées là-dessus, et tu es libre.Tu consens ? Non ? Camarades, dix centimètres deplus.

Il s’éloigna, et, se baissant sur le vieux secrétaire, en quiPatrice, à la faveur d’une lumière plus vive, avait effectivementreconnu le bonhomme qui accompagnait parfois Coralie jusqu’àl’ambulance, il lui dit :

– Toi, Siméon, il ne te sera fait aucun mal. Je sais que tu esdévoué à ton maître, mais qu’il ne te met au courant d’aucune deses affaires particulières. D’autre part, je suis sûr que tugarderas le silence sur tout cela, puisqu’un seul mot dedénonciation contre nous serait la perte de ton maître plus encoreque le nôtre. C’est compris, n’est-ce pas ? Eh bien, quoi, tune réponds pas ? Est-ce qu’ils t’auraient serré la gorge unpeu trop fort avec leurs cordes ? Attends, je vais te donnerde l’air…

Près de la cheminée, cependant, la besogne sinistre continuait.À travers les deux pieds rougis par la chaleur, on aurait cru voir,en transparence, l’éclat fulgurant des flammes. De toutes sesforces, le patient tâchait de replier ses jambes et de reculer, etun gémissement sortait de son bâillon, sourd, ininterrompu.

« Ah ! sacrebleu, se dit Patrice, allons-nous le laissercuire ainsi, comme un poulet à la broche ? »

Il regarda Coralie. Elle ne bougeait pas, la figure convulsée,méconnaissable, et les yeux comme fascinés par la terrifiantevision.

– Cinq centimètres encore, cria du bout de la pièce le chef, quidesserrait les liens du vieux Siméon.

L’ordre fut exécuté. La victime poussa une telle plainte quePatrice se sentit bouleversé. Mais, au même moment, il se renditcompte d’une chose qui ne l’avait pas frappé jusqu’ici, ou du moinsà laquelle il n’avait attaché aucune signification. La main dupatient, par une série de petits gestes qui semblaient dus à descrispations nerveuses, avait saisi le rebord opposé du guéridon,tandis que le bras s’appuyait sur le marbre. Et, peu à peu, cettemain, à l’insu des bourreaux dont tout l’effort consistait à tenirles jambes immobiles, à l’insu du chef, toujours occupé avecSiméon, cette main faisait tourner un tiroir monté sur pivot, seglissait dans ce tiroir, en sortait un revolver, et ramenéebrusquement, cachait l’arme à l’intérieur du fauteuil.

L’acte ou plutôt le dessein qu’il annonçait était d’unehardiesse folle, car enfin, réduit à l’impuissance comme ill’était, l’homme ne pouvait espérer la victoire contre cinqadversaires libres et armés. Pourtant, dans la glace où il levoyait, Patrice nota sur le visage une résolution farouche.

– Cinq centimètres encore, commanda le colonel Fakhi en revenantvers la cheminée.

Ayant constaté l’état des chairs, il dit en riant :

– La peau se gonfle par endroits, les veines sont prèsd’éclater. Essarès bey, tu ne dois pas être à la noce, et je nedoute plus de ta bonne volonté. Voyons, as-tu commencé àécrire ? Non ? Et tu ne veux pas ? Tu espères doncencore ? Du côté de ta femme, peut-être ? Allons donc, tuvois bien que, même si elle a pu s’échapper, elle ne dira rien.Alors ? alors, c’est que tu te moques de moi ?…

Il fut saisi d’une fureur soudaine et vociféra :

– Foutez-lui les pieds au feu ! et que ça sente le roussiune bonne fois ! Ah ! tu te fiches de moi ? Eh bien,attends un peu, mon bonhomme, et d’abord, je vais m’en mêler, moi,et te faire sauter une oreille ou deux… tu sais ? comme ça sepratique dans mon pays.

Il avait tiré de son gilet un poignard qui étincela auxlumières. Sa face était répugnante de cruauté bestiale. Avec un crisauvage, il leva le bras et se dressa, implacable.

Mais si rapide que fut son geste, Essarès le devança.

Le revolver braqué d’un coup détona violemment. Le couteau tombade la main du colonel. Il demeura quelques secondes dans sonattitude de menace, le bras suspendu en l’air, les yeux hagards, etcomme s’il n’eût pas bien compris ce qui lui arrivait. Et puis,subitement, il s’écroula sur sa victime, lui paralysant le bras detout son poids, à l’instant même où Essarès visait un des autrescomplices.

Il respirait encore. Il bégaya :

– Ah ! la brute… la brute… il m’a tué… mais c’est ta perte,Essarès… J’avais prévu le cas. Si je ne rentre pas cette nuit, lepréfet de police recevra une lettre… on saura ta trahison, Essarès…toute ton histoire… tes projets… Ah ! misérable… Est-cebête ?… On aurait pu si bien s’accorder tous les deux…

Il marmotta encore quelques paroles confuses et roula sur letapis. C’était la fin.

Plus encore peut-être que ce coup de théâtre, la révélationfaite par le chef avant de mourir et l’annonce de cette lettre qui,sans doute, accusait les agresseurs aussi bien que leur victime,produisirent une minute de stupeur. Bournef avait désarmé Essarès.Celui-ci, profitant de ce que la chaise n’était plus maintenue,avait pu replier ses jambes, et personne ne bougeait.

Cependant, l’impression de terreur qui se dégageait de toutecette scène semblait plutôt s’accroître avec le silence. À terre,le cadavre, allongé, et dont le sang coulait sur le tapis. Nonloin, la forme inerte de Siméon. Puis le patient, toujours captifdevant les flammes prêtes à dévorer sa chair. Et, debout à côté delui, les quatre bourreaux, hésitant peut-être sur la conduite àtenir, mais dont la physionomie indiquait la résolution implacablede dompter l’ennemi par quelque moyen que ce fût.

Bournef, que les autres consultaient du regard, paraissaitdéterminé à tout. C’était un homme assez gros et petit, taillé enforce, la lèvre hérissée de cette moustache qu’avait remarquéePatrice Belval. Moins cruel en apparence que le chef, moins élégantd’allure et moins autoritaire, il montrait plus de calme et desang-froid.

Quant au colonel, ses complices ne semblaient plus s’en soucier.La partie qu’ils jouaient les dispensait de toute vainecompassion.

Enfin Bournef se décida, comme un homme dont le plan est établi.Il alla prendre son chapeau de feutre gris déposé près de la porte,en rabattit la coiffe, et sortit de là un menu rouleau dontl’aspect fit tressaillir Patrice. C’était une fine cordeletterouge, identique à celle qu’il avait trouvée au cou de MustaphaRovalaïoff, le premier complice arrêté par Ya-Bon.

Cette cordelette, Bournef la déplia, la saisit par les deuxboucles, en vérifia sur son genou la solidité, puis, revenant àEssarès, la lui passa autour du cou, après l’avoir débarrassé deson bâillon.

– Essarès, dit-il, avec une tranquillité plus impressionnanteque l’emportement et les railleries du colonel, Essarès, je ne teferai pas souffrir. La torture, c’est un procédé qui me dégoûte, etje ne veux pas y avoir recours. Tu sais ce que tu as à faire, et jesais, moi, ce que j’ai à faire. Un mot de ta part, un acte de lamienne, et ce sera fini. Ce mot, c’est le oui ou lenon que tu vas prononcer. Cet acte que je vais accomplir,moi, en réponse à ton oui ou à ton non, ce serata mise en liberté ou bien…

Il s’arrêta quelques secondes, puis déclara :

– Ou bien ta mort.

La petite phrase fut articulée très simplement, mais avec unefermeté qui lui donnait la signification d’une sentenceirrévocable. Il était clair qu’Essarès se trouvait en face d’undénouement qu’il ne pouvait plus éviter que par une soumissionabsolue. Avant une minute, il aurait parlé, ou il serait mort.

Une fois de plus, Patrice observa maman Coralie, prêt àintervenir s’il avait deviné en elle autre chose qu’une terreurpassive. Mais l’attitude de la jeune femme n’avait pas changé. Elleadmettait donc les pires événements, même celui qui menaçait sonmari ? Patrice se contint.

– Nous sommes d’accord ? fit Bournef à ses complices.

– Entièrement d’accord, fit l’un d’eux.

– Vous prenez votre part de responsabilité ?

– Nous la prenons.

Bournef rapprocha ses mains l’une de l’autre, puis les croisa,ce qui noua la cordelette autour du cou. Ensuite il serralégèrement de manière à ce que la pression fût sentie, et ildemanda d’un ton sec

– Oui ou non ?

– Oui.

Il y eut un murmure de joie. Les complices respiraient, etBournef hocha la tête d’un air d’approbation.

– Ah ! tu acceptes ?… Il était temps… je ne crois pasqu’on puisse être plus près de la mort que tu l’as été,Essarès.

Sans lâcher la corde cependant, il reprit :

– Soit. Tu vas parler. Mais je te connais, et ta réponsem’étonne, car je l’avais dit au colonel, la certitude même de lamort ne te ferait pas confesser ton secret. Est-ce que je metrompe ?

Essarès répondit :

– Non, ni la mort, ni la torture…

– Alors, c’est que tu as autre chose à nous proposer ?

– Oui.

– Autre chose qui en vaut la peine ?

– Oui. Je l’ai proposée tout à l’heure au colonel, pendant quevous étiez sortis. Mais s’il voulait bien vous trahir et traiteravec moi pour l’ensemble du secret, il a refusé cette autrechose.

– Pourquoi l’accepterai-je ?

Parce que c’est à prendre ou à laisser, et que tu comprends,toi, ce qu’il n’a pas compris.

– Donc, une transaction, n’est-ce pas ?

– Oui.

– De l’argent.

– Oui.

Bournef haussa les épaules.

– Sans doute quelques billets de mille ? Et tu t’imaginesque Bournef et que ses amis seront assez naïfs ?… Voyons,Essarès, pourquoi veux-tu que nous transigions ? Ton secret,nous le connaissons presque entièrement…

– Vous savez en quoi il consiste, mais vous ignorez les moyensde vous en servir. Vous ignorez, si l’on peut dire, l’« emplacement» de ce secret. Tout est là.

– Nous le découvrirons.

– Jamais.

– Si, ta mort nous facilitera les recherches.

– Ma mort ? Dans quelques heures, grâce à la dénonciationdu colonel, vous allez être traqués et pris au collet probablement,en tout cas incapables de poursuivre vos recherches. Parconséquent, vous non plus, vous n’avez guère le choix. Ou l’argentque je vous propose, ou la prison.

– Et si nous acceptons, dit Bournef, que l’argument frappa,quand serons-nous payés ?

– Tout de suite.

– La somme est donc là ?

– Oui.

– Une somme misérable, je le répète ?

– Non, beaucoup plus forte que tu n’espères, infiniment plusforte.

– Combien.

– Quatre millions.

Chapitre 5Le mari et la femme

Les complices eurent un haut-le-corps, comme secoués par un chocélectrique. Bournef se précipita.

– Hein ? Que dis-tu ?

– Je dis quatre millions, ce qui fait un million pour chacun devous.

– Voyons !… quoi !… tu es bien sûr ?… quatremillions ?…

– Quatre millions.

Le chiffre était tellement énorme, et la proposition siinattendue, que les complices éprouvèrent ce que Patrice Belvaléprouvait de son côté. Ils crurent à un piège, et Bournef ne puts’empêcher de dire :

– En effet, l’offre dépasse nos prévisions… Aussi, je me demandepourquoi tu en arrives là.

– Tu te serais contenté de moins ?

– Oui, dit Bournef franchement…

– Par malheur, je ne puis faire moins. Pour échapper à la mort,je n’ai qu’un moyen, c’est de t’ouvrir mon coffre. Or, mon coffrecontient quatre paquets de mille billets.

Bournef n’en revenait pas, et il se méfiait de plus en plus.

– Qui t’assure qu’après avoir pris les quatre millions nousn’exigerons pas davantage ?

– Exiger quoi ? Le secret de l’emplacement ?

– Oui.

– Non, puisque vous savez que j’aime autant mourir. Les quatremillions, c’est le maximum. Les veux-tu ? Je ne réclame enéchange aucune promesse, aucun serment, certain d’avance qu’unefois les poches pleines, vous n’aurez plus qu’une idée, c’est defiler, sans vous embarrasser d’un assassinat qui pourrait vousperdre.

L’argument était si péremptoire que Bournef ne discuta plus.

– Le coffre est dans cette pièce ?

– Oui, entre la première et la seconde fenêtre, derrière monportrait.

Bournef décrocha le tableau et dit :

– Je ne vois rien.

– Si. Le coffre est délimité par les moulures mêmes du petitpanneau central. Au milieu, il y a une rosace, non pas en bois,mais en fer, et il y en a quatre autres aux quatre coins dupanneau. Ces quatre-là se tournent vers la droite, par cranssuccessifs, et suivant un mot qui est le chiffre de la serrure, lemot « Cora ».

– Les quatre premières lettres de Coralie ? fit Bournef,qui exécutait les prescriptions d’Essarès.

– Non, dit celui-ci, mais les quatre premières lettres du motCoran. Tu y es ?

Au bout d’un instant, Bournef répondit :

– J’y suis. Et la clef ?

– Il n’y a pas de clef. La cinquième lettre du mot,l’n, est la lettre de la rosace centrale. OK

Bournef tourna cette cinquième rosace et, aussitôt, un déclic seproduisit.

– Tu n’as plus qu’à tirer, ordonna Essarès. Bien. Le coffren’est pas profond. Il est creusé dans une des pierres de la façade.Allonge la main. Tu trouveras quatre portefeuilles.

En vérité, à ce moment, Patrice Belval s’attendait à ce qu’unévénement insolite interrompît les recherches de Bournef et leprécipitât dans quelque gouffre subitement entrouvert par lesmaléfices d’Essarès. Et les trois complices devaient avoir cetteappréhension désagréable, car ils étaient livides, et lui-même,Bournef, semblait n’agir qu’avec précaution et défiance.

Enfin il se retourna et revint s’asseoir auprès d’Essarès. Ilavait entre les mains un paquet de quatre portefeuilles attachésensemble par une sangle de toile, et qui étaient courts, mais d’unegrosseur extrême. Il ouvrit l’un d’eux après avoir défait la bouclede la sangle.

Ses genoux, sur lesquels il avait déposé le précieux fardeau,ses genoux tremblaient, et, lorsqu’il eut saisi, à l’intérieurd’une des poches, une liasse énorme de billets, on eût dit que sesmains étaient celles d’un vieillard qui grelotte de fièvre. Ilmurmura :

– Des billets de mille… dix paquets de billets de mille.

Brutalement, comme des gens prêts à se battre, chacun descomplices empoigna un portefeuille, fouilla dedans et marmotta:

– Dix paquets… le compte y est… dix paquets de billets demille.

Et aussitôt l’un d’eux s’écria, d’une voix étranglée :

– Allons-nous-en… Allons-nous-en…

Une peur subite les affolait. Ils ne pouvaient imaginerqu’Essarès leur eût livré une pareille fortune sans avoir un planqui lui permît de la reprendre avant qu’ils fussent sortis de cettepièce. C’était là une certitude. Le plafond allait s’écrouler sureux. Les murs allaient se rejoindre et les étouffer, tout enépargnant leur incompréhensible adversaire.

Patrice Belval, lui, ne doutait pas non plus. Le cataclysmeétait imminent, la revanche immédiate d’Essarès inévitable. Unhomme comme lui, un lutteur aussi fort que celui-là paraissaitl’être, n’abandonne pas aussi facilement une somme de quatremillions s’il n’a pas une idée de derrière la tête. Patrice sesentait oppressé, haletant. Depuis le début des scènes tragiquesauxquelles il assistait, il n’avait pas encore frissonné d’uneémotion plus violente, et il constata que le visage de mamanCoralie exprimait la même intense anxiété. Bournef, cependant,recouvra un peu de sang-froid, et, retenant ses compagnons, il leurdit :

– Pas de bêtises ! Il serait capable, avec le vieux Siméon,de se détacher et de courir après nous.

Tous quatre se servant d’une seule main, car, de l’autre, ils secramponnaient à leur portefeuille, tous quatre ils fixèrent aufauteuil le bras d’Essarès, tandis que celui-ci maugréait :

– Imbéciles ! Vous étiez venus avec l’intention de me volerun secret dont vous connaissez l’importance inouïe, et vous perdezl’esprit pour une misère de quatre millions. Tout de même, lecolonel avait plus d’estomac.

On le bâillonna de nouveau, et Bournef lui assena sur la tête uncoup de poing formidable qui l’étourdit.

– Comme cela, notre retraite est assurée, dit Bournef.

Un de ses compagnons demanda :

– Et le colonel, nous le laissons ?

– Pourquoi pas ?

Mais la solution dut lui paraître mauvaise, car il reprit :

– Après tout, non, notre intérêt n’est pas de compromettredavantage Essarès. Notre intérêt à tous est de disparaître le plusvite possible, Essarès comme nous, avant que cette damnée lettre ducolonel arrive à la préfecture, c’est-à-dire, je suppose, avantmidi.

– Et alors ?

– Alors, chargeons-le dans l’auto et on le déposera n’importeoù. La police se débrouillera.

– Et ses papiers ?

– Nous allons le fouiller en cours de route. Aidez-moi.

Ils bandèrent la blessure pour que le sang ne coulât plus, puisils soulevèrent le cadavre, chacun le prenant par un membre, et ilssortirent sans qu’aucun d’eux eût lâché une seconde sonportefeuille.

Patrice les entendit qui traversaient en toute hâte une autrepièce et, ensuite, qui piétinaient les dalles sonores d’unvestibule.

« C’est maintenant, se dit-il. Essarès ou Siméon vont presser unbouton, et les coquins seront bouclés. »

Essarès ne bougea pas.

Siméon ne bougea pas.

Le capitaine entendit tous les bruits de départ, le claquementde la porte cochère, la mise en marche du moteur, et enfin leronflement de l’auto qui s’éloignait. Et ce fut tout. Rien nes’était produit. Les complices s’enfuyaient avec les quatremillions.

Un long silence suivit, durant lequel l’angoisse de Patricepersista. Il ne pensait pas que le drame eût atteint sa dernièrephase, et il avait si peur des choses imprévues qui pouvaientencore survenir qu’il voulut signaler sa présence à Coralie.

Une circonstance nouvelle l’en empêcha. Coralie s’étaitlevée.

Le visage de la jeune femme n’offrait plus la même expressiond’effarement et d’horreur, mais peut-être Patrice fut-il pluseffrayé de la voir soudain animée d’une énergie mauvaise quidonnait aux yeux un éclat inaccoutumé et crispait les sourcils etles lèvres. Il comprit que maman Coralie se disposait à agir. Dansquel sens ? Était-ce là le dénouement du drame ?

Elle se dirigea vers le coin où était appliqué, de son côté,l’un des deux escaliers tournants, et descendit lentement, maissans essayer d’assourdir le bruit de ses pas.

Inévitablement son mari l’entendait. Dans la glace, d’ailleurs,Patrice vit qu’il dressait la tête et qu’il la suivait des yeux. Enbas, elle s’arrêta.

Il n’y avait point d’indécision dans son attitude. Son plandevait être très net, et elle ne réfléchissait qu’au meilleur moyende l’exécuter.

« Ah ! se dit Patrice tout frémissant, que faites-vous,maman Coralie ? »

Il sursauta. La direction qu’avait prise le regard de la jeunefemme, en même temps que la fixité étrange de ce regard luirévélaient sa pensée secrète. Coralie avait aperçu le poignard,échappé aux mains du colonel, et tombé à terre.

Pas une seconde Patrice ne douta qu’elle ne voulût saisir cepoignard dans une autre intention que de frapper son mari. Lavolonté du meurtre était inscrite sur sa face livide, et de tellefaçon que, avant même qu’elle fît un seul geste, un soubresaut deterreur secoua Essarès et qu’il chercha, par un effort de tous sesmuscles, à briser les liens qui l’entravaient. Elle s’avança,s’arrêta de nouveau, et, d’un mouvement brusque, ramassa lepoignard.

Presque aussitôt, elle fit encore deux pas. À ce moment, elle setrouvait à la hauteur et à droite du fauteuil où Essarès étaitcouché. Il n’eut qu’à tourner un peu la tête pour la voir. Et ils’écoula une minute épouvantable. Le mari et la femme seregardaient.

Le bouillonnement d’idées, de peurs, de haines, de passionsdésordonnées et contraires qui agitait le cerveau de ces deux êtresdont l’un allait tuer et dont l’autre allait mourir, se répercutaitdans l’esprit de Patrice Belval et dans la profondeur de saconscience. Que devait-il faire ? Quelle part devait-ilprendre au drame qui se jouait en face de lui ? Devait-ilintervenir, empêcher Coralie de commettre l’acte irréparable, oubien devait-il le commettre lui-même en cassant d’une balle de sonrevolver la tête de l’homme ?

Mais, pour dire la vérité, depuis le début il y avait en PatriceBelval un sentiment qui se mêlait à tous les autres, le dominaitpeu à peu et rendait illusoire toute lutte intérieure, un sentimentde curiosité poussé jusqu’à l’exaspération. Non point la curiositébanale de connaître les dessous d’une affaire ténébreuse, maiscelle plus haute de connaître l’âme mystérieuse d’une femme qu’ilaimait, qui était emportée par le tourbillon des événements, etqui, soudain, redevenant maîtresse d’elle-même, prenait en touteliberté et avec un calme impressionnant la plus terrifiante desrésolutions. Et alors d’autres questions s’imposaient à lui. Cetterésolution, pourquoi la prenait-elle ? Était-ce une vengeance,un châtiment, l’assouvissement d’une haine ?

Patrice Belval demeura immobile.

Coralie leva le bras. Devant elle, son mari ne tentait même plusces mouvements de désespoir qui indiquent l’effort suprême. Il n’yavait dans ses yeux ni prières, ni menaces. Il était résigné. Ilattendait.

Non loin d’eux, le vieux Siméon, toujours ficelé, se dressait àdemi sur ses coudes et les contemplait éperdument. Coralie leva lebras encore. Tout son être se haussait et se grandissait dans unélan invisible où toutes ses forces accouraient au service de savolonté. Elle était sur le point de frapper. Son regard choisissaitla place où elle frapperait. Pourtant, ce regard devenait moins duret moins sombre. Il sembla même à Patrice qu’il y flottait unecertaine hésitation et que Coralie retrouvait, non point sa douceurhabituelle, mais un peu de sa grâce féminine.

« Ah ! maman Coralie, se dit Patrice, te voilà revenue. Jete reconnais. Quel que soit le droit que tu te croyais de tuer cethomme, tu ne tueras pas… et j’aime mieux ça. »

Lentement le bras de la jeune femme retomba le long de soncorps. Les traits se détendirent. Patrice devina le soulagementimmense qu’elle éprouvait à échapper aux étreintes de l’idée fixequi la contraignait au meurtre. Elle examina son poignard avecétonnement, comme si elle sortait d’un cauchemar affreux. Puis, sepenchant sur son mari, elle se mit à couper ses liens.

Elle fit cela avec une répugnance visible, évitant pour ainsidire de le toucher et fuyant son regard. Une à une, les cordesfurent tranchées. Essarès était libre.

Ce qui se passa alors fut la chose la plus déconcertante. Sansun mot de remerciement pour sa femme, et sans un mot de colère nonplus contre elle, cet homme qui venait de subir un supplice cruelet que la souffrance brûlait encore, cet homme se précipita,titubant et les pieds nus, vers un appareil téléphonique posé surune table et que des fils reliaient à un poste fixé à lamuraille.

On eût dit un homme affamé, qui aperçoit un morceau de pain etqui s’en empare avidement. C’est le salut, le retour à la vie. Toutpantelant, Essarès décrocha le récepteur et cria :

– Central 39-40.

Puis, aussitôt, il se tourna vers sa femme :

– Va-t’en !

Elle parut ne pas entendre. Elle s’était inclinée vers le vieuxSiméon et le délivrait également.

Au téléphone, Essarès s’impatientait :

– Allô… Mademoiselle… ce n’est pas pour demain, c’est pouraujourd’hui, et tout de suite… Le 39-40… tout de suite…

Et, s’adressant à Coralie, il répéta d’un ton impérieux :

– Va-t’en ! …

Elle fit signe qu’elle ne s’en irait pas et que, au contraire,elle voulait écouter. Il lui montra le poing et redit :

– Va-t’en ! Va-t’en !… Je t’ordonne de t’en aller. Toiaussi, va-t’en, Siméon.

Le vieux Siméon se leva et s’avança vers Essarès. On eût ditqu’il voulait parler et, sans doute, protester. Mais son gestedemeurait indécis, et, après un mouvement de réflexion, il sedirigea vers la porte, sans avoir prononcé un seul mot, etsortit.

– Va-t’en ! Va-t’en ! reprit Essarès, en menaçant safemme de toute son attitude.

Mais Coralie se rapprocha de lui et se croisa les bras avec uneobstination où il y avait du défi.

Au même instant, la communication dut s’établir, car Essarèsdemanda :

– Le 39-40 ? Ah ! bien…

Il hésita. Évidemment, la présence de Coralie lui étaitextrêmement désagréable, et il allait dire des choses qu’ellen’aurait pas dû connaître. Mais l’heure pressait sans doute. Ilprit son parti brusquement et prononça, en anglais, les deuxrécepteurs collés aux oreilles :

– C’est toi, Grégoire ?… C’est moi, Essarès… Allô… Oui, jete téléphone de la rue Raynouard… Ne perdons pas de temps…Écoute…

Il s’assit et continua :

– Voici. Mustapha est mort. Le colonel aussi… Mais,sacrebleu ! ne m’interromps pas, ou nous sommes fichus…

« Eh ! ouï, fichus, et toi aussi… Écoute, ils sont tousvenus, le colonel, Bournef, toute la bande, et ils m’ont volé parforce, par menace… J’ai expédié le colonel. Seulement il avaitécrit à la préfecture, nous dénonçant tous. La lettre arriveratantôt. Alors, tu comprends, Bournef et ses trois forbans vont semettre à l’abri. Le temps de passer chez eux et de ramasser leurspapiers… Je calcule qu’ils seront chez toi dans une heure, deuxheures au plus. C’est le refuge certain. C’est eux qui l’ontpréparé sans savoir que nous nous connaissons, toi et moi. Donc,pas d’erreur possible. Ils vont venir… »

Essarès se tut. Après avoir réfléchi, il poursuivit :

– Tu as toujours une double clef de chacune des pièces qui leurserviront de chambre ? Oui ?… Bien. Et tu as aussi endouble les clefs qui ouvrent les placards de ces pièces ?Oui ? Parfait. Eh bien, dès qu’ils dormiront, ou plutôt dèsque tu seras sûr qu’ils dorment profondément, pénètre chez eux etfouille les placards. Il est inévitable que chacun d’eux y cacherasa part de butin. Tu la trouveras facilement. Ce sont les quatreportefeuilles que tu connais. Mets-les dans ton sac de voyage,décampe au plus vite et rejoins-moi.

Une nouvelle pause. Cette fois Essarès écoutait. Il reprit :

– Qu’est-ce que tu dis ? Rue Raynouard ? Ici ? Merejoindre ici ? Mais tu es fou ! T’imagines-tu que jepuisse rester maintenant, après la dénonciation du colonel ?Non, va m’attendre à l’hôtel, près de la gare. J’y serai vers midiou une heure, peut-être plus tard. Ne t’inquiète pas. Déjeunetranquillement et nous aviserons. Allô, c’est compris ? En cecas, je réponds de tout. À tantôt.

La communication était terminée, et l’on eût pu croire que,toutes ces mesures prises pour rentrer en possession des quatremillions, Essarès n’avait plus aucun sujet d’inquiétude. Ilraccrocha les récepteurs, gagna le fauteuil où il avait subi latorture, tourna le dossier du côté du feu, s’assit, rabattit surses pieds le bas de son pantalon, mit ses chaussettes et enfila seschaussons, tout cela péniblement, et non sans quelques grimaces dedouleur, mais calmement, et comme un homme qui n’a pas besoin de sepresser.

Coralie ne le quittait pas des yeux.

« Je devrais partir », pensa le capitaine Belval, un peu gêné àl’idée de surprendre les paroles qu’échangeraient le mari et lafemme.

Il resta cependant. Il avait peur pour maman Coralie. Ce futEssarès qui engagea l’attaque.

– Eh bien, fit-il, qu’est-ce que tu as à me regarderainsi ?

Elle murmura, contenant sa révolte :

– Alors, c’est vrai ? Je n’ai pas le droit dedouter ?

Il ricana :

– Pourquoi mentirais-je ? Je n’aurais pas téléphoné devanttoi si je n’avais pas été sûr que tu étais là, avant, dès ledébut.

– J’étais là-haut.

– Donc, tu as tout entendu ?

– Oui.

– Et tout vu ?

– Oui.

– Et, voyant le supplice qu’on m’infligeait, et entendant mescris, tu n’as rien fait pour me défendre, pour me défendre contrela torture, contre la mort !

– Rien, puisque je savais la vérité.

– Quelle vérité ?

– Celle que je soupçonnais sans oser l’admettre.

– Quelle vérité ? répéta-t-il plus fortement.

– La vérité sur votre trahison.

– Tu es folle. Je ne trahis pas.

– Ah ! ne jouez pas sur les mots. En effet, une partie decette vérité m’échappe, je n’ai pas compris tout ce que ces hommesont dit, et ce qu’ils réclamaient de vous. Mais ce secret qu’ilsvoulaient vous arracher, c’est un secret de trahison.

Il haussa les épaules.

– On ne trahit que son pays, je ne suis pas français.

– Vous êtes français, s’écria-t-elle. Vous avez demandé àl’être, et vous l’avez obtenu. Vous m’avez épousée en France, etc’est en France que vous habitez, et que vous avez fait fortune.C’est donc la France que vous trahissez.

– Allons donc ! et au profit de qui ?

– Ah ! voilà ce que je ne comprends pas non plus. Depuisdes mois, depuis des années même, le colonel, Bournef, tous vosanciens complices et vous, vous avez accompli une œuvre énorme, ouiénorme, ce sont eux qui l’ont dit, et maintenant il semble que vousvous disputez les bénéfices de l’entreprise commune, et les autresvous accusent de les empocher, ces bénéfices, à vous tout seul, etde garder un secret qui ne vous appartient pas. En sorte quej’entrevois une chose plus malpropre peut-être et plus abominableque la trahison… je ne sais quelle besogne de voleur et debandit.

– Assez !

L’homme frappait du poing sur le bras du fauteuil. Coralie neparut pas s’effrayer. Elle prononça :

– Assez, vous avez raison. Assez de mots entre nous. D’ailleurs,il y a un fait qui domine tout, votre fuite. C’est l’aveu. Lapolice vous fait peur.

Il haussa de nouveau les épaules.

– Je n’ai peur de rien.

– Soit, mais vous partez.

– Oui.

– Alors, finissons-en. À quelle heure partez-vous ?

– Tantôt, vers midi.

– Et si l’on vous arrête ?

– On ne m’arrêtera pas.

– Si l’on vous arrête, cependant ?

– On me relâchera.

– Tout au moins on fera une enquête, un procès ?

– Non, l’affaire sera étouffée.

– Vous l’espérez…

– J’en suis sûr.

– Dieu vous entende ! Et vous quitterez la France, sansdoute ?

– Dès que je le pourrai.

– C’est-à-dire ?…

– Dans deux ou trois semaines.

– Prévenez-moi, ce jour-là, pour que je respire enfin.

– Je te préviendrai, Coralie, mais pour une autre raison.

– Laquelle ?

– Pour que tu puisses me rejoindre.

– Vous rejoindre !

Il sourit méchamment.

– Tu es ma femme. La femme doit suivre son mari, et tu sais mêmeque, dans ma religion, le mari a tous les droits sur sa femme, mêmele droit de mort. Or, tu es ma femme.

Coralie secoua la tête, et d’un ton de mépris indicible :

– Je ne suis pas votre femme. Je n’ai pour vous que de la haineet de l’horreur. Je ne veux plus vous voir, et, quoi qu’il arrive,quelles que soient vos menaces, je ne vous verrai plus.

Il se leva et, marchant vers elle, courbé en deux, touttremblant sur ses jambes, il articula, les poings serrés de nouveau:

– Q’est-ce que tu dis ? Qu’est-ce que tu oses dire ?Moi, moi, le maître, je t’ordonne de me rejoindre au premierappel.

– Je ne vous rejoindrai pas. Je le jure devant Dieu. Je le juresur mon salut éternel.

Il trépigna de rage. Sa figure devint atroce, et il vociféra:

– C’est que tu veux rester, alors ! Oui, tu as des raisonsque j’ignore, mais qu’il est facile de deviner… Des raisons decœur, n’est-ce pas ?… Il y a quelque chose dans ta vie, sansdoute ?… Tais-toi ! tais-toi !… Est-ce que tu nem’as pas toujours détesté ?… Ta haine n’est pas d’aujourd’hui.Elle date de la première minute, d’avant même notre mariage… Nousavons toujours vécu comme des ennemis mortels. Moi, je t’aimais…Moi, je t’adorais… Un mot de toi, et je serais tombé è tes pieds.Le bruit seul de tes pas me remue jusqu’au cœur… Mais toi, c’est del’horreur que tu éprouves. Et tu t’imagines que tu vas refaire tavie, sans moi ? Mais j’aimerais mieux te tuer, ma petite.

Ses doigts s’étaient resserrés, et ses mains ouvertespalpitaient â droite et à gauche de Coralie, tout près de sa tête,comme autour d’une proie qu’elles semblaient sur le pointd’écraser. Un frisson nerveux faisait claquer sa mâchoire. Desgouttes de sueur luisaient le long de son crâne.

En face de lui, Coralie, frêle et petite, demeurait impassible.Patrice Belval, que l’angoisse étreignait, et qui se préparait àl’action, ne pouvait lire sur son calme visage que du dédain et del’aversion. À la fin, Essarès, parvenant à se dominer, prononça:

– Tu me rejoindras, Coralie. Que tu le veuilles ou non, je suiston mari. Tu l’as bien senti tout à l’heure, quand la volonté dumeurtre t’a armée contre moi et que tu n’as pas eu le couraged’aller jusqu’au bout de ton dessein. Il en sera toujours ainsi. Tarévolte s’apaisera, et tu rejoindras celui qui est ton maître.

Elle répondit :

– Je resterai pour lutter contre toi ici, dans cette maisonmême. L’œuvre de trahison que tu as accomplie, je la détruirai. Jeferai cela sans haine, car je n’ai plus de haine, mais je le feraisans répit, pour réparer le mal.

Il dit tout bas :

– Moi, j’ai de la haine. Prends garde à toi, Coralie. Le momentmême où tu croiras n’avoir plus rien à craindre sera peut-êtrecelui où je te demanderai des comptes. Prends garde.

Il pressa le bouton d’une sonnette électrique. Le vieux Siméonne tarda pas à entrer. Il lui dit :

– Alors, les deux domestiques se sont esquivés ?

Et, sans attendre la réponse, il reprit :

– Bon voyage. La femme de chambre et la cuisinière suffirontpour assurer le service. Elles n’ont rien entendu, elles. Non,n’est-ce pas ? elles couchent trop loin. N’importe, Siméon, tules surveilleras après mon départ.

Il observa sa femme, étonné qu’elle ne s’en allât pas et il dità son secrétaire :

– Il faut que je sois debout à six heures pour tout préparer, etje suis mort de fatigue. Conduis-moi jusqu’à ma chambre. Ensuite,tu reviendras éteindre.

Il sortit avec l’aide de Siméon.

Aussitôt, Patrice Belval comprit que Coralie n’avait pas voulufaiblir devant son mari, mais qu’elle était à bout d’énergie etincapable de marcher. Prise de défaillance, elle tomba à genoux, enfaisant le signe de la croix.

Quand elle put se relever, quelques minutes plus tard, elleavisa sur le tapis, entre elle et la porte, une feuille de papier àlettre où son nom était inscrit. Elle ramassa et lut :

Maman Coralie, la lutte est au-dessus de vos forces.Pourquoi ne pas faire appel à mon amitié ? Un geste et je suisprès de vous.

Elle chancela, étourdie par la découverte inexplicable de cettelettre, et troublée par l’audace de Patrice. Mais, rassemblant dansun effort suprême tout ce qui lui restait de volonté, elle sortit àson tour, sans avoir fait le geste que Patrice implorait.

Chapitre 6Sept heures dix-neuf

Cette nuit-là, dans sa chambre de l’annexe, Patrice ne putdormir. À l’état de veille, il continuait de se sentir oppressé ettraqué, comme s’il eût subi les affres d’un cauchemar monstrueux.Il avait l’impression que les événements furieux, où il jouait à lafois un rôle de témoin déconcerté et d’acteur impuissant, nes’arrêtaient pas, tandis qu’il essayait, lui, de se reposer, maisque, au contraire, ils se déchaînaient avec plus d’intensité etplus de violence. Les adieux du mari et de la femme ne mettaientpas fin, même momentanément, aux dangers qui menaçaient Coralie. Detous côtés des périls surgissaient, et Patrice Belval s’avouaitincapable de les prévoir, et, plus encore, de les conjurer.

Après deux heures d’insomnie, il ralluma son électricité, et,sur un petit registre, se mit à écrire, en des pages rapides,l’histoire de la demi-tournée qu’il venait de vivre. Il espéraitainsi débrouiller un peu l’inextricable écheveau.

À six heures, il alla réveiller Ya-Bon et le ramena. Puis,planté devant le nègre ahuri, les bras croisés, il lui jeta :

– Alors, tu estimes que ta tâche est accomplie ! Pendantque je turbine en pleines ténèbres, monsieur dort, et tout vabien ! Mon cher, vous avez une conscience rudementélastique.

Le mot élastique amusa fort le Sénégalais, dont la bouches’élargit encore et qui grogna de plaisir.

– Assez de discours, ordonna le capitaine. On n’entend que toi.Prends un siège, lis ce mémoire, et donne-moi ton opinion motivée.Quoi ? tu ne sais pas lire ? Eh bien, vrai, ce n’étaitpas la peine d’user la peau de ton derrière sur les bancs deslycées et des collèges du Sénégal ! Singulièreéducation !

Il soupira et, lui arrachant le manuscrit :

Écoute, réfléchis, raisonne, déduis et conclus. Donc voici oùnous en sommes. Je résume :

« 1° Il y a un sieur Essarès bey, banquier richissime, lequelsieur est la dernière des fripouilles et trahit à la fois laFrance, l’Égypte, l’Angleterre, la Turquie, la Bulgarie et laGrèce… à preuve que ses complices lui chauffent les pieds. Sur quoiil en tue un et en démolit quatre à l’aide d’autant de millions,lesquels millions il charge un autre complice de les lui rattraperen l’espace de cinq minutes. Et tout ce joli monde va rentrer sousterre à onze heures du matin, car, à midi, la police entre enscène. Bien. »

Patrice Belval reprit haleine et poursuivit.

– 2° Maman Coralie – je me demande un peu pourquoi, par exemple– a épousé fripouille bey. Elle le déteste et veut le tuer. Luil’aime et veut la tuer. Il y a aussi un colonel qui l’aime et quien meurt, et un certain Mustapha qui l’enlève pour le compte ducolonel, et qui en meurt aussi, étranglé par un Sénégalais. Et il ya enfin un capitaine français, un demi-cul-de-jatte, qui l’aimeégalement, qu’elle fuit parce qu’elle est mariée à un homme qu’elleexècre, et avec lequel capitaine elle a partagé en deux, dans uneexistence antérieure, un grain d’améthyste. Joins à cela commeaccessoires une clef rouillée, une cordelette de soie rouge, unchien asphyxié et une grille de charbons rouges. Et si tu t’avisesde comprendre un seul mot à mes explications, je te flanque monpilon quelque part, car, moi, je n’y comprends rien du tout, et jesuis ton capitaine.

Ya-Bon riait de toute sa bouche et de toute la plaie béante quifendait une des joues. Selon l’ordre de son capitaine, d’ailleurs,il ne comprenait absolument rien à l’affaire, et pas grand-chose audiscours de Patrice, mais lorsque Patrice s’adressait à lui de ceton bourru, il trépignait de joie.

– Assez, commanda le capitaine. C’est à mon tour de raisonner,de déduire, de conclure.

Appuyé contre la cheminée, les deux coudes sur le marbre, il seserra la tête entre les mains. Sa gaieté, qui provenait d’unenature habituellement insouciante, n’était cette fois qu’une gaietéde surface. Au fond il ne cessait de songer à Coralie avec uneappréhension douloureuse. Que faire pour la protéger ?

Plusieurs projets se dessinaient en lui : lequel choisir ?Devait-il chercher, grâce au numéro de téléphone, la retraite de cenommé Grégoire, chez qui Bournef et ses compagnons s’étaientréfugiés ? Devait-il avertir la police ? Devait-ilretourner rue Raynouard ? Il ne savait pas. Agir, oui, il enétait capable, si l’acte consistait à se jeter dans la batailleavec toute son ardeur et toute sa furie. Mais préparer l’action,deviner les obstacles, déchirer les ténèbres, et, comme il ledisait, apercevoir l’invisible et saisir l’insaisissable, celan’était pas dans ses moyens.

Il se retourna brusquement vers Ya-Bon, que son silencedésolait.

– Qu’est-ce que tu as avec ton air lugubre ! Aussi c’esttoi qui m’assombris. Tu vois toujours les choses en noir… comme unnègre… Décampe.

Ya-Bon s’en allait tout déconfit, mais on vint frapper à laporte, et quelqu’un cria du dehors :

– Mon capitaine, on vous téléphone.

Patrice sortit précipitamment. Qui diable pouvait lui téléphonerà cette heure matinale ?

– De la part de qui ? demanda-t-il à l’infirmière qui leprécédait.

– Ma foi, je ne sais pas, mon capitaine… Une voix d’homme… quiparaissait avoir hâte de vous parler. On avait sonné assezlongtemps. J’étais en bas à la cuisine…

Malgré lui, Patrice évoquait le téléphone de la rue Raynouard,dans la grande salle de l’hôtel Essarès. Les deux faits avaient-ilsquelque rapport entre eux ?

Il descendit un étage et suivit un couloir. L’appareil setrouvait au-delà d’une antichambre, dans une pièce qui servaitalors de lingerie, et où il s’enferma.

– Allô !… c’est moi, le capitaine Belval. De quois’agit-il ?

Une voix, une voix d’homme en effet, et qu’il ne connaissaitpas, lui répondit, mais si essoufflée, si haletante !

– Capitaine Belval !… Ah ! c’est bien… Vous voilà…mais j’ai bien peur qu’il ne soit trop tard… aurais-je le temps… Tuas reçu la clef et la lettre ?…

– Qui êtes-vous ?

– Tu as reçu la clef et la lettre ? insista la voix.

– La clef oui, mais pas la lettre, répliqua Patrice.

– Pas la lettre ! Mais c’est effrayant. Alors tu ne saispas ?…

Un cri rauque heurta l’oreille de Patrice, puis au bout de laligne il entendit des sons incohérents, le bruit d’une discussion.Puis la voix sembla se coller à l’appareil, et il la perçutdistinctement qui bégayait :

– Trop tard… Patrice… c’est toi ?… Écoute, le médaillond’améthyste…, oui, je l’ai sur moi… le médaillon… Ah ! troptard… j’aurais tant voulu ! Patrice… Coralie… Patrice…Patrice…

Puis un grand cri de nouveau, un cri déchirant, et des clameursplus lointaines où Patrice crut discerner : « Au secours… ausecours… Oh ! l’assassin, le misérable… » clameurs quis’affaiblirent peu à peu. Ensuite, le silence. Et soudain, là-bas,un petit claquement. L’assassin avait raccroché le récepteur.

Cela n’avait pas duré vingt secondes. Quand Patrice voulut à sontour replacer le cornet, il dut faire un effort pour le lâcher,tellement ses doigts s’étaient crispés autour du métal.

Il demeura interdit. Ses yeux s’étaient fixés sur une grandehorloge que l’on voyait sur un bâtiment de la cour, à travers lafenêtre, et qui marquait sept heures dix-neuf, et il répétaitmachinalement ces chiffres en leur attribuant une valeurdocumentaire. Puis il se demanda, tellement la scène tenait del’irréel, si tout cela était vrai, et si le crime ne s’était pasperpétré en lui-même, dans les profondeurs de son cerveauendolori.

Mais l’écho des clameurs vibrait encore à son oreille, et tout àcoup il reprit le cornet, comme quelqu’un qui se rattachedésespérément à un espoir confus.

– Allô… mademoiselle… c’est vous qui m’avez appelé autéléphone ? Vous avez entendu les cris ?… Allô !Allô !…

Personne ne répondait, il se mit en colère, injuria lademoiselle, sortit de la lingerie, rencontra Ya-Bon et lebouscula.

– Fiche le camp ! C’est de ta faute… Évidemment ! tuaurais dû rester là-bas et veiller sur Coralie. Et puis, tiens, tuvas y aller et te mettre à sa disposition. Et moi, je vais prévenirla police… Si tu ne m’en avais pas empêché, il y a longtemps que ceserait fait et nous n’en serions pas là. Va, galope.

Il le retint.

– Non, ne bouge pas. Ton plan est absurde. Reste ici. Ah !pas ici, auprès de moi, par exemple ! Tu manques trop desang-froid, mon petit.

Il le poussa dehors et rentra dans la lingerie qu’il arpenta entous sens avec une agitation qui se traduisait en gestes irrités eten paroles de courroux. Pourtant, au milieu de son désarroi, uneidée peu à peu se faisait jour : c’est que, somme toute, il n’avaitaucune preuve que la chose se fût passée dans l’hôtel de la rueRaynouard. Le souvenir qu’il gardait ne devait pas l’obséder aupoint de le conduire toujours à la même vision et toujours au mêmedécor tragique. Certes, le drame se poursuivait, comme il en avaiteu le pressentiment, mais ailleurs peut-être et loin deCoralie.

Et cette première idée en amena une autre : pourquoi ne pass’enquérir dès maintenant ?

« Oui, pourquoi pas ? se dit-il. Avant de déranger lapolice, de retrouver le numéro de l’individu qui m’a demandé, et deremonter ainsi au point de départ – procédés qu’on emploiera par lasuite –, qui m’empêche, moi, de téléphoner immédiatement rueRaynouard, sous n’importe quel prétexte et de la part de n’importequi ? J’aurai des chances, alors, de savoir à quoi m’en tenir…»

Patrice sentait bien que le procédé ne valait pas grand-chose.Si personne ne répondait, cela prouvait-il que le crime avait eulieu là-bas ? ou plutôt, tout simplement, que personne n’étaitencore levé ?

Mais le besoin d’agir le décida. Il chercha dans l’annuaire lenuméro d’Essarès bey et, résolument, téléphona. L’attente lui causaune émotion insupportable. Puis il reçut un choc qui l’ébranla despieds à la tête. La communication était établie. Quelqu’un, là-bas,se présentait à son appel.

– Allô, dit-il.

– Allô, fit une voix. Qui est à l’appareil ?

C’était la voix d’Essarès bey.

Bien qu’il n’y eût là rien que de fort naturel, puisque, à cetteheure, Essarès devait ranger ses papiers et préparer sa fuite,Patrice fut si interloqué qu’il ne savait que dire et qu’ilprononça les premiers mots qui lui vinrent à l’esprit.

– Monsieur Essarès bey ?

– Oui. À qui ai-je l’honneur ?…

– C’est de la part d’un des blessés de l’ambulance en traitementà l’annexe…

– Le capitaine Belval peut-être ?

Patrice fut absolument déconcerté. Le mari de Coralie leconnaissait donc ? Il balbutia :

– Oui… en effet, le capitaine Belval.

– Ah ! quelle chance, mon capitaine ! s’écria Essarèsbey d’un ton ravi. Précisément, j’ai téléphoné il y a un instant àl’annexe pour demander…

– Ah ! c’était vous…, interrompit Patrice, dont la stupeurn’avait pas de bornes.

– Oui, je voulais savoir à quelle heure je pourrais communiqueravec le capitaine Belval, afin de lui adresser tous mesremerciements.

– C’était vous… c’était vous…, répéta Patrice, de plus en plusbouleversé…

L’intonation d’Essarès marqua de la surprise.

– Oui, n’est-ce pas, dit-il, la coïncidence est curieuse ?Par malheur, j’ai été coupé, ou plutôt une autre communication estvenue s’embrancher sur la mienne.

– Alors, vous avez entendu ?

– Quoi donc, mon capitaine ?

– Des cris…

– Des cris ?

– Du moins il m’a semblé, mais la communication était siindistincte ! …

– Pour ma part, j’ai simplement entendu quelqu’un qui vousdemandait et qui était très pressé. Comme, moi, je ne l’étais pas,j’ai refermé, et j’ai remis à plus tard le plaisir de vousremercier.

– De me remercier ?

– Oui, je sais de quelle agression ma femme a été l’objet hiersoir, et comment vous l’avez sauvée. Aussi, je tiens à vous voir età vous exprimer ma reconnaissance. Voulez-vous que nous prenionsrendez-vous ? À l’ambulance, par exemple ? Aujourd’hui,vers trois heures…

Patrice ne répliquait pas. L’audace de cet homme menacéd’arrestation et qui s’apprêtait à fuir le déconcertait. En mêmetemps, il se demandait à quel motif réel Essarès bey avait obéi entéléphonant, sans que rien l’y obligeât. Mais son silence netroubla pas le banquier, qui continua ses politesses et termina soninexplicable communication par un monologue où il répondait avec laplus grande aisance aux questions qu’il posait lui-même.

Puis les deux hommes se dirent adieu. C’était fini.

Malgré tout, Patrice se sentait plus tranquille. Il rentra danssa chambre, se jeta sur son lit et dormit deux heures. Puis il fitvenir Ya-Bon.

– Une autre fois, lui dit-il, tâche de commander à tes nerfs etde ne pas perdre la tête comme tout à l’heure. Tu as été ridicule.Mais n’en parlons plus. As-tu déjeuné ? Non. Moi non plus.As-tu passé la visite ? Non ? Moi non plus. Et justementle major m’a promis de m’enlever ce sinistre bandeau quim’enveloppe la tête. Tu penses si cela me fait plaisir ! Unejambe de bois, soit, mais une tête enveloppée de linge, pour unamoureux ! Va, dépêche-toi. Et quand on sera prêt, en routepour l’ambulance. Maman Coralie ne peut pas me défendre de l’yretrouver !

Patrice était tout heureux. Ainsi qu’il le disait, une heureplus tard, à Ya-Bon, durant le trajet vers la porte Maillot, lesténèbres commençaient à se dissiper.

– Mais oui, mais oui, Ya-Bon, ça commence. Et voici où nous ensommes. D’abord, Coralie n’est pas en danger. Comme je l’espérais,la lutte se passe loin d’elle, sans doute entre les complices et àpropos de leurs millions. Quant au malheureux qui m’a téléphoné etdont j’ai entendu les cris d’agonie, c’était évidemment un amiinconnu, puisqu’il m’appelait Patrice et me tutoyait. C’est lui,certainement, qui m’a envoyé la clef du jardin. Malheureusement, lalettre qui accompagnait l’envoi de cette clef a été égarée. Enfin,pressé par les événements, il allait tout me confier, lorsquel’attaque s’est produite. Qui l’a attaqué, dis-tu ?Probablement un des complices que ces révélations effrayaient.Voilà, Ya-Bon. Tout cela est d’une clarté aveuglante. Il se peut,d’ailleurs, que la vérité soit exactement le contraire de ce quej’avance. Mais, je m’en moque. L’essentiel, c’est de s’appuyer surune hypothèse, vraie ou fausse. D’ailleurs, si la mienne estfausse, je me réserve d’en rejeter sur toi toute la responsabilité.À bon entendeur…

Après la porte Maillot, ils prirent une automobile, et Patriceeut l’idée de faire un détour par la rue Raynouard. Comme ilsdébouchaient au carrefour de Passy, ils aperçurent maman Coraliequi sortait de la rue Raynouard, accompagnée du vieux Siméon.

Elle avait arrêté une auto, Siméon s’installa sur le siège.

Suivis par Patrice, ils allèrent jusqu’à l’ambulance desChamps-Élysées.

Il était onze heures.

– Tout va bien, dit Patrice. Pendant que son mari se sauve, ellene veut, elle, rien changer à sa vie quotidienne.

Ils déjeunèrent aux environs, se promenèrent le long del’avenue, tout en surveillant l’ambulance, puis s’y rendirent à uneheure et demie.

Tout de suite Patrice avisa, au fond d’une cour vitrée où lessoldats se réunissaient, le vieux Siméon qui, la moitié de la têteenveloppée de son cache-nez habituel, ses grosses lunettes jaunesdevant les yeux, fumait sa pipe sur la chaise qu’il occupait chaquefois.

Quant à maman Coralie, elle se tenait au troisième étage, dansune des salles de son service, assise au chevet d’un malade dontelle gardait la main entre les siennes. L’homme dormait.

Maman Coralie parut très lasse à Patrice. Ses yeux cernés et sonvisage plus pâle encore qu’à l’ordinaire attestaient safatigue.

« Ma pauvre maman, pensa-t-il, tous ces gredins-là finiront parte tuer. »

Il comprenait maintenant, au souvenir des scènes de la nuitprécédente, pourquoi Coralie dérobait ainsi son existence ets’efforçait, au moins pour ce petit monde de l’ambulance, de n’êtreque la sœur charitable qu’on appelle par son prénom. Soupçonnantles infamies dont elle était entourée, elle reniait le nom de sonmari et cachait le lieu de sa demeure. Et les obstacles que savolonté et que sa pudeur accumulaient la défendaient si bien quePatrice n’osait approcher d’elle.

« Ah mais ! ah mais ! se dit-il, cloué au seuil de laporte, et regardant la jeune femme de loin, sans être vu d’elle, jene vais pas cependant lui faire tenir ma carte ! »

Il se déterminait à entrer lorsqu’une femme, qui avait montél’escalier en parlant assez fort, s’écria, près de lui :

– Où est madame ?… Il faut qu’elle vienne tout de suite,Siméon…

Le vieux Siméon, qui était monté aussi, désigna Coralie au fondde la salle, et la femme s’élança.

Elle dit quelques mots à Coralie, qui sembla bouleversée et quise mit à courir vers la porte, passa devant Patrice et descenditl’escalier rapidement, suivie de Siméon et de la femme.

– J’ai une auto, madame, balbutiait celle-ci, essoufflée. J’aieu la chance de trouver une auto en sortant de la maison et je l’aigardée. Dépêchons-nous, madame… Le commissaire de police m’aordonné…

Patrice, qui descendait également, n’entendit plus rien, maisces derniers mots le décidèrent. Il saisit Ya-Bon au passage ettous deux sautèrent dans une automobile dont le chauffeur reçutcomme consigne de suivre l’auto de Coralie.

– Du nouveau, Ya-Bon, du nouveau, raconta le capitaine ;les faits se précipitent. Cette femme est évidemment une domestiquede l’hôtel Essarès, et elle vient chercher sa maîtresse sur l’ordredu commissaire de police. Donc, la dénonciation du colonel produitson effet. Visite domiciliaire, enquête, tous les ennuis pour mamanCoralie. Et tu as le culot de me conseiller la discrétion ? Tut’imagines que je vais la laisser seule pendant cette crise ?Quelle sale nature que la tienne, mon pauvre Ya-Bon !

Une idée le frappa et il s’écria :

– Saperlotte ! Pourvu que cette fripouille d’Essarès ne sesoit pas laissé pincer ! Ce serait la catastrophe ! Maisaussi, il était trop sûr de lui. Il aura lanterné…

Durant tout le trajet, cette crainte surexcita le capitaineBelval et lui enleva toute espèce de scrupule. À la fin, sacertitude était absolue. Seule l’arrestation d’Essarès avait puprovoquer la démarche affolée de la domestique et le départprécipité de Coralie. Dans ces conditions, comment hésiterait-il àintervenir dans une affaire où ses révélations étaient de nature àéclairer la justice ? D’autant que, ces révélations, ilpourrait, en les accentuant ou en les atténuant, faire en sortequ’elles ne servissent qu’à l’intérêt de Coralie…

Les deux voitures s’arrêtèrent donc presque en même temps devantl’hôtel Essarès, où stationnait déjà une autre automobile. Coraliedescendit et disparut sous la voûte cochère.

La femme de chambre et Siméon franchirent aussi le trottoir.

– Viens, dit Patrice au Sénégalais.

La porte était entrouverte et Patrice entra. Dans le grandvestibule, il y avait deux agents de planton.

Patrice les salua d’un geste hâtif et passa en homme qui est dela maison, et dont l’importance est si considérable que riend’utile ne pourrait s’y faire en dehors de lui.

Le son de ses pas sur les dalles lui rappela la fuite de Bournefet de ses complices. Il était dans le bon chemin. D’ailleurs, unsalon s’ouvrait à gauche, celui par lequel les complices avaientemporté le cadavre du colonel et qui communiquait avec labibliothèque. Des bruits de voix venaient de ce côté. Il traversale salon.

À ce moment, il entendit Coralie qui s’exclamait avec un accentde terreur :

– Ah ! mon Dieu ! Ah ! mon Dieu ! est-cepossible ?

Deux autres agents lui barrèrent la porte. Il leur dit :

– Je suis parent de Mme Essarès… le seul parent…

– Nous avons ordre, mon capitaine…

– Je le sais bien, parbleu ! Ne laissez entrerpersonne ! Ya-Bon, reste ici.

Il passa.

Mais, dans la vaste pièce, un groupe de six à sept messieurs,commissaires et magistrats sans doute, lui faisaient obstacle,penchés sur quelque chose qu’il ne distinguait pas. De ce groupesortit soudain Coralie, qui se dirigea vers lui en titubant et enbattant l’air de ses mains. Sa femme de chambre la saisit par lataille et l’attira dans un fauteuil.

– Qu’y a-t-il ? demanda Patrice.

– Madame se trouve mal, répondit la femme de chambre, toujoursaffolée. Ah ! j’ai la tête perdue.

– Mais enfin quoi ?… Pour quelle raison ?

– C’est monsieur !… Pensez donc ! ce spectacle… Moiaussi, ça m’a révolutionnée.

– Quel spectacle ?

Un des messieurs quittant le groupe s’approcha.

– Mme Essarès est souffrante ?

– Ce n’est rien, dit la femme de chambre… Une syncope… Madameest sujette à des faiblesses.

– Emmenez-la dès qu’elle pourra marcher. Sa présence estinutile.

Et, s’adressant à Patrice Belval d’un air d’interrogation :

– Mon capitaine ?…

Patrice affecta de ne pas comprendre.

– Oui, monsieur, dit-il, nous allons emmener Mme Essarès. Saprésence est inutile, en effet. Seulement je suis obligé toutd’abord…

Il fit un crochet pour éviter son interlocuteur et, profitant dece que le groupe des magistrats s’était un peu desserré, ilavança.

Ce qu’il vit alors lui expliqua l’évanouissement de Coralie etl’agitation de la femme de chambre. Lui-même sentit toute la peaude son crâne se hérisser devant un spectacle infiniment plushorrible que celui de la veille.

Par terre, non loin de la cheminée, donc presque à l’endroit oùil avait subi la torture, Essarès bey gisait sur le dos. Il portaitles mêmes habits d’appartement que la veille, pantalon de flanellemarron et veste de velours soutachée. On avait recouvert sesépaules et sa tête d’une serviette. Mais un des assistants, unmédecin légiste sans doute, d’une main tenait ce drap soulevé, et,de l’autre, montrait le visage du mort, tout en s’expliquant à voixbasse.

Et ce visage… mais peut-on appeler ainsi l’innommable amas dechairs, dont une partie semblait carbonisée, et dont l’autre neformait plus qu’une bouillie sanguinolente où se mêlaient à desdébris d’os et à des fragments de peau, des cheveux, des poils debarbe, et le globe écrasé d’un œil ? …

– Oh ! balbutia Patrice, quelle ignominie ! On l’atué, et il est tombé la tête en plein dans les flammes. C’est ainsiqu’on l’a ramassé, n’est-ce pas ?

Celui qui l’avait déjà interpellé, et qui paraissait lepersonnage le plus important, s’approcha de nouveau.

– Qui donc êtes-vous ?

– Le capitaine Belval, monsieur, un ami de Mme Essarès, un desblessés qu’elle a sauvés à force de soins…

– Soit, monsieur, reprit le personnage important. Mais vous nepouvez pas rester ici. Personne, d’ailleurs, ne doit rester ici.Monsieur le commissaire, ayez l’obligeance de faire sortir tout lemonde de la pièce sauf le docteur, et de faire garder la porte.Sous aucun prétexte, vous ne laisserez passer, sous aucunprétexte…

– Monsieur, insista Patrice, j’ai à vous communiquer desrévélations d’une importance exceptionnelle.

– Je les entendrai volontiers, capitaine, mais tout à l’heure.Excusez-moi.

Chapitre 7Midi vingt-trois

Le grand vestibule qui conduit de la rue Raynouard à la terrassesupérieure du jardin, et que remplit à demi un large escalier,divise l’hôtel Essarès en deux parties qui ne communiquent entreelles que par ce vestibule.

À gauche, le salon et la bibliothèque, à laquelle fait suite uncorps de bâtiment indépendant, pourvu d’un escalier particulier. Àdroite, une salle de billard et la salle à manger, pièces plusbasses de plafond et surmontées de chambres qu’occupaient Essarèsbey du côté de la rue, et Coralie du côté du jardin.

Au-delà, l’aile des domestiques, où couchait également le vieuxSiméon.

C’est dans la salle de billard qu’on pria Patrice d’attendre encompagnie du Sénégalais. Il était là depuis un quart d’heure,lorsque Siméon fut introduit ainsi que la femme de chambre.

Le vieux secrétaire semblait anéanti par la mort de son maître,et il pérorait tout bas, avec des airs bizarres. Patricel’interrogea. Le bonhomme lui dit à l’oreille :

– Ce n’est pas fini… Il faut craindre des choses… deschoses !… aujourd’hui même… tantôt…

– Tantôt ? fit Patrice.

– Oui… oui… affirma le vieux qui tremblait…

Il ne dit plus rien.

Quant à la femme de chambre, questionnée par Patrice, elleraconta :

– Tout d’abord, monsieur, ce matin, première surprise : plus demaître d’hôtel, plus de valet, plus de concierge. Tous troispartis. Puis, à six heures et demie, M. Siméon est venu nous dire,de la part de monsieur, que monsieur s’enfermait dans sabibliothèque et qu’il ne fallait pas le déranger, même pour ledéjeuner. Madame était un peu souffrante. On lui a servi sonchocolat à neuf heures… À dix heures, elle sortait avec M. Siméon.Alors, les chambres faites, on n’a pas bougé de la cuisine. Onzeheures, midi… Et puis, voilà que sur le coup d’une heure, oncarillonne à la porte d’entrée. Je regarde par la fenêtre. Uneauto, avec quatre messieurs. Aussitôt, j’ouvre. C’est lecommissaire de police qui se présente et qui veut voir monsieur. Jeles conduis. On frappe. On secoue la porte qui était fermée. Pas deréponse. À la fin, un d’eux, qui avait le truc, crochète laserrure… Alors, alors…, vous voyez ça d’ici… ou plutôt non… c’étaitbien pire, puisque ce pauvre monsieur, à ce moment-là, avait latête presque sous la grille de charbon. Hein ! faut-il qu’il yen ait des misérables !… Car on l’a tué, n’est-ce pas ?Il y avait bien un de ces messieurs qui, tout de suite, a dit qu’ilétait mort d’un coup d’apoplexie, et tombé à la renverse.Seulement, pour moi…

Le vieux Siméon avait écouté sans rien dire, toujoursemmitouflé, sa barbe grise en broussaille, les yeux cachés derrièreses lunettes jaunes. À ce moment de l’histoire, il eut un petitricanement, s’approcha de Patrice et lui dit à l’oreille :

– Il faut craindre des choses !… des choses ! … MmeCoralie… il faut qu’elle s’en aille… tout de suite… Sinon, malheurà elle…

Le capitaine frissonna et voulut l’interroger ; il ne puten apprendre davantage. Un agent vint chercher le vieillard et lemena dans la bibliothèque.

Sa déposition dura longtemps. Elle fut suivie de la dépositionde la cuisinière et de la femme de chambre. Puis on se renditauprès de Coralie.

À quatre heures, une nouvelle automobile arriva. Patrice vitpasser dans le vestibule deux messieurs que tout le monde saluaittrès bas. Il reconnut le ministre de la Justice et le ministre del’Intérieur. Ils demeurèrent en conférence dans la bibliothèquedurant une demi-heure et repartirent.

Enfin, vers cinq heures, un agent vint chercher Patrice et lefit monter au premier étage. L’agent frappa et s’effaça. Patricefut introduit dans un boudoir de dimensions restreintes, illuminépar un feu de bois, et où deux personnes étaient assises : Coralie,devant laquelle il s’inclina, puis, en face d’elle, le monsieur quil’avait interpellé lors de son arrivée et qui paraissait dirigertoute l’enquête.

C’était un homme d’environ cinquante ans, corpulent, épais defigure et lourd de manières, mais dont les yeux vifs brillaientd’intelligence.

– Monsieur le juge d’instruction, sans doute ? demandaPatrice.

– Non, dit-il, je suis M. Desmalions, ancien juge, déléguéspécialement pour éclaircir cette affaire… non pour l’instruire,comme vous dites, car il ne me semble pas qu’il y ait matière àinstruction.

– Comment, s’écria Patrice, très étonné, il n’y a pas matière àinstruction ?

Il regarda Coralie. Elle tenait ses yeux fixés sur lui d’un airattentif. Puis elle les tourna vers M. Desmalions qui reprit :

– Quand nous nous serons expliqués, mon capitaine, je ne doutepas que nous ne tombions d’accord sur tous les points… comme noussommes tombés d’accord, madame et moi.

– Je n’en doute pas, dit Patrice. Cependant j’ai peur tout demême que beaucoup de ces points ne demeurent obscurs.

– Certes, mais nous arriverons à la lumière, nous y arriveronsensemble. Voulez-vous me dire ce que vous savez ?

Patrice réfléchit, puis prononça :

– Je ne vous cacherai pas mon étonnement, monsieur. Le récit queje vais vous faire n’est pas sans importance, et cependant il n’y apersonne ici pour l’enregistrer. Il n’aura donc pas la valeur d’unedéposition, d’une déclaration faite sous serment et qu’il me faudraappuyer de ma signature ?

– Mon capitaine, c’est vous-même qui déterminerez la valeur devos paroles et les conséquences que vous voudrez leur donner. Pourl’instant, il s’agit d’une conversation préalable, d’un échange devues relatif à des faits… sur lesquels d’ailleurs Mme Essarès m’adonné, je crois, les renseignements que vous pouvez me donner.

Patrice différa sa réponse. Il avait l’impression confuse d’unaccord entre la jeune femme et le magistrat, et qu’en face de cetaccord, il jouait, lui, autant par sa présence que par son zèle, lerôle d’un importun que l’on cherche à éconduire. Il résolut donc derester sur la réserve, jusqu’à ce que son interlocuteur se fûtdécouvert.

– En effet, dit-il, madame a pu vous renseigner. Ainsi, vousconnaissez l’entretien que j’ai surpris hier aurestaurant ?

– Oui.

– Et la tentative d’enlèvement dont Mme Essarès a été lavictime ?

– Oui.

– Et l’assassinat ? …

– Oui.

– Mme Essarès vous a raconté la scène de chantage à laquelle ons’est livré cette nuit contre M. Essarès, les détails du supplice,la mort du colonel, la remise des quatre millions, puis laconversation téléphonique entre M. Essarès et le dénommé Grégoire,et enfin les mesures proférées contre madame par sonmari ?

– Oui, mon capitaine, je sais tout cela, c’est-à-dire tout ceque vous savez, et je sais en plus tout ce que m’a révélé monenquête personnelle.

– En effet… en effet…, répéta Patrice, je vois que mon récitdevient inutile, et que vous avez tous les éléments nécessairespour conclure.

Et il ajouta, continuant d’interroger et de se soustraire auxquestions :

– Puis-je vous demander, alors, dans quel sens vous avezconclu ?

– Mon Dieu, mon capitaine, mes conclusions ne sont pasdéfinitives. Cependant, jusqu’à preuve du contraire, je m’en tiensaux termes d’une lettre que M. Essarès écrivait à sa femmeaujourd’hui vers midi, et que nous avons trouvée sur son bureau,inachevée. Mme Essarès m’a prié d’en prendre lecture, et au besoinde vous la communiquer. En voici le texte :

« Aujourd’hui, 4 avril, à midi.

« Coralie,

« Tu as eu tort, hier, d’attribuer mon départ à des raisonsinavouables, et peut-être ai-je eu tort de ne pas me défendresuffisamment contre ton accusation. Le seul motif de mon départ, cesont les haines dont je suis entouré, et dont tu as pu voir laférocité implacable. Devant de tels ennemis, qui cherchent à medépouiller par tous les moyens possibles, il n’y a pas d’autresalut que la fuite. Je pars donc, mais je te rappelle ma volontéabsolue, Coralie. Tu dois me rejoindre à mon premier signal. Si tune quittes pas Paris, rien ne pourra te garantir contre une colèrelégitime, rien, pas même ma mort. J’ai pris, en effet, toutes mesdispositions pour que, dans ce cas… »

– La lettre s’arrête là, dit M. Desmalions en la rendant àCoralie, et nous savons par un indice irrécusable que les dernièreslignes ont précédé de peu la mort de M. Essarès, puisque, dans sachute, il a fait tomber une petite pendulette qui se trouvait surson bureau, et que cette pendulette marque midi vingt-trois. Jesuppose qu’il s’était senti mal à l’aise, qu’il aura voulu selever, et que, pris de vertige, il s’est écroulé par terre.Malheureusement, la cheminée était proche, un feu violent yflambait, la tête a porté contre la grille, et la blessure était siprofonde – le docteur l’a constaté – qu’un évanouissement s’en estsuivi. Alors le feu, tout proche, a fait son œuvre… vous avez puvoir comment…

Patrice écoutait avec stupeur cette explication imprévue. Ilmurmura :

– Ainsi, selon vous, monsieur, M. Essarès est mort d’unaccident ? Il n’a pas été assassiné ?

– Assassiné ! Ma foi, non, aucun indice ne nous permet unepareille hypothèse.

– Cependant…

– Mon capitaine, vous êtes victime d’une association d’idées,tout à fait justifiable d’ailleurs. Depuis hier, vous assistez àune série d’événements tragiques et votre imagination estnaturellement conduite à leur donner la solution la plus tragiquequi soit, l’assassinat. Seulement… réfléchissez… Pourquoi cetassassinat, et qui l’aurait commis ? Bournef et sesamis ? À quoi bon ? Ils étaient gorgés de billets debanque, et, en admettant même que l’inconnu qui porte le nom deGrégoire leur ait repris ces millions, ce n’est pas en assassinantM. Essarès qu’ils les eussent retrouvés. Et puis, par oùseraient-ils entrés ? Et puis, par où sortis ? Non,excusez-moi, mon capitaine, M. Essarès est mort d’un accident. Lesfaits sont indiscutables, et c’est l’opinion du médecin légiste,lequel établira son rapport dans ce sens.

Patrice Belval se tourna vers Coralie.

– Et c’est l’opinion de madame également ?

Elle rougit un peu et répondit :

– Oui.

– Et c’est l’opinion du vieux Siméon ?

– Oh ! le vieux Siméon, repartit le magistrat, il divague.À l’entendre, on croirait que tout va recommencer, qu’un périlmenace Mme Essarès, et qu’elle devrait s’enfuir dès maintenant.Voilà tout ce que j’ai pu tirer de lui. Cependant il m’a conduitvers une ancienne porte qui donne du jardin sur une ruelleperpendiculaire à la rue Raynouard, et, là, il m’a montré, d’abord,le cadavre du chien de garde, et ensuite, entre cette porte et leperron voisin de la bibliothèque, des traces de pas. Mais cestraces, vous les connaissez, n’est-ce pas, mon capitaine ? Cesont les vôtres et celles de votre Sénégalais. Quant àl’étranglement du chien de garde, puis-je l’attribuer à votreSénégalais ? Oui, n’est-ce pas ?

Patrice commençait à comprendre. Les réticences du magistrat,ses explications, son accord avec la jeune femme, tout cela prenaitpeu à peu sa véritable signification.

Il articula nettement :

– Donc pas de crime ?

– Non.

– Et alors pas d’instruction ?

– Non.

– Et alors pas de bruit autour de l’affaire ? Le silence,l’oubli ?

– Justement.

Le capitaine Belval se mit à marcher de long en large, selon sonhabitude. Il se rappelait maintenant la prédiction d’Essarès :

« On ne m’arrêtera pas… Si l’on m’arrête, on me relâchera…L’affaire sera étouffée… »

Essarès avait vu clair. La justice se taisait. Et commentn’aurait-elle pas trouvé en Coralie une complice de sonsilence ?

Cette manière d’agir irritait profondément le capitaine. Par lepacte indéniable conclu entre Coralie et M. Desmalions, ilsoupçonnait celui-ci de circonvenir la jeune femme et de l’amener àsacrifier ses propres intérêts à des considérations étrangères.Pour cela, il fallait tout d’abord se débarrasser de lui,Patrice.

« Oh ! oh se dit Patrice, il commence à m’agacer, cemonsieur-là, avec son calme et son ironie. Il a l’air de se ficherde moi dans les grands prix. »

Cependant, il se contint et, affectant un désir de conciliation,il revint s’asseoir auprès du magistrat.

– Vous excuserez, monsieur, dit-il, une insistance qui doit vousparaître plutôt indiscrète. Mais, ma conduite ne s’explique passeulement par la sympathie ou par le sentiment que je puis éprouverpour Mme Essarès, à un moment de sa vie où elle est plus isolée quejamais – sympathie et sentiment qu’elle semble repousser plusencore qu’auparavant –, ma conduite s’explique par l’existence decertains liens mystérieux qui nous unissent l’un à l’autre, et quiremontent à une époque où nos regards n’ont pu pénétrer. MmeEssarès vous a-t-elle mis au courant de ces détails qui, selon moi,ont une importance considérable, et qu’il m’est impossible de nepas rattacher aux événements qui nous préoccupent ?

M. Desmalions observa Coralie, qui fit un signe de tête. Ilrépondit :

– Oui, Mme Essarès m’a mis au courant, et même…

Il hésita de nouveau et, de nouveau, consulta la jeune femme,qui rougit et perdit contenance.

Pourtant, M. Desmalions attendait une réponse qui lui permîtd’aller plus avant. Elle finit par déclarer à voix basse :

– Le capitaine Belval doit connaître ce que nous avons découvertà ce propos. Cette vérité lui appartient comme à moi, et je n’aipas le droit de la lui cacher. Parlez, monsieur.

M. Desmalions prononça :

– Est-il même besoin de parler ? Je crois qu’il suffit deprésenter au capitaine cet album de photographies que j’ai trouvé.Tenez, mon capitaine.

Et il tendit à Patrice un album très mince, relié en toile griseet maintenu par un élastique.

Patrice le saisit avec une certaine anxiété. Mais ce qu’il vitaprès l’avoir ouvert était tellement inattendu qu’il poussa uneexclamation :

– Est-ce croyable !

Il y avait à la première page, encastrées par les quatre coins,deux photographies, l’une à droite représentant un petit garçon encostume de collégien anglais, l’autre à gauche représentant unetoute petite fille. Deux mentions au-dessous. À droite : « Patriceà dix ans. » À gauche : « Coralie à trois mois. »

Ému au-delà de toute expression, Patrice tourna le feuillet.

La seconde page les représentait encore, lui à l’âge de quinzeans, Coralie à l’âge de huit ans.

Et il se revit aussi à dix-neuf ans, et à vingt-trois ans, et àvingt-huit ans, et toujours Coralie l’accompagnait, filletted’abord, et puis jeune fille, et puis femme.

– Est-ce croyable ! murmurait-il. Comment cela est-ilpossible ? Voilà des portraits de moi que j’ignorais, épreuvesd’amateur évidemment, et qui me suivent à travers la vie. Me voicien soldat quand je faisais mon service militaire… Me voici àcheval… Qui a pu ordonner que ces photographies fussentprises ? Et qui a pu les réunir ainsi, près des vôtres,madame ?

Il tenait ses yeux fixés sur Coralie. La jeune femme se dérobaità son interrogatoire et baissait la tête comme si l’intimité deleurs existences, attestée par ces pages, l’eût troublée au plusprofond d’elle-même.

Il répéta :

– Qui a pu les réunir ? Le savez-vous ? Et d’où vientcet album ?

M. Desmalions répondit :

– C’est le docteur qui l’a trouvé en déshabillant M. Essarès.Sous sa chemise, M. Essarès portait un maillot, et, dans une pocheintérieure de ce maillot, poche cousue, il y avait cepetit album dont le docteur a senti le cartonnage.

Cette fois, les yeux de Patrice et de Coralie se rencontrèrent.L’idée que M. Essarès avait collectionné leurs photographies, à euxdeux, et cela depuis vingt-cinq ans, et qu’il les conservait sur sapoitrine, et qu’il vivait avec elles, et qu’il était mort avecelles, une telle idée le bouleversait, au point qu’il n’essayaitmême pas d’en examiner l’étrange signification.

– Vous êtes bien sûr de ce que vous avancez, monsieur ?demanda Patrice.

– J’étais là, dit M. Desmalions. J’ai assisté à la découverte.D’ailleurs, j’en ai fait moi-même une autre qui confirme celle-ciet la complète d’une manière vraiment surprenante. C’est ladécouverte d’un médaillon, taillé dans un bloc d’améthyste etentouré d’un cercle de filigrane.

– Qu’est-ce que vous dites ? Qu’est-ce que vousdites ? s’écria le capitaine Belval. Un médaillon ? Unmédaillon en améthyste ?

– Regardez vous-même, monsieur, offrit le magistrat, aprèsavoir, encore une fois, consulté Mme Essarès.

Et M. Desmalions tendit au capitaine une noix d’améthyste, plusgrosse que la boule formée par la réunion des deux moitiés queCoralie et que lui, Patrice, possédaient, elle à son chapelet etlui à sa breloque, et cette nouvelle boule était encerclée d’unfiligrane d’or qui rappelait exactement le travail du chapelet etle travail de la breloque.

La monture servait de fermoir.

– Je dois ouvrir ? demanda-t-il.

Coralie l’en pria d’un geste.

Il ouvrit.

L’intérieur était divisé par un mobile en cristal qui séparaitdeux photographies très réduites, l’une, celle de Coralie encostume d’infirmière, l’autre, le représentant, lui, mutilé et enuniforme d’officier.

Patrice réfléchissait, très pâle. Au bout d’un moment, il dit:

– Et ce médaillon, d’où vient-il ? C’est vous qui l’aveztrouvé, monsieur ?

– Oui, mon capitaine.

– Et où cela ?

Le magistrat sembla hésiter. Patrice eut l’impression, àl’attitude de Coralie, qu’elle ignorait ce détail.

Enfin, M. Desmalions répondit :

– Je l’ai trouvé dans la main du mort.

– Dans la main du mort ? Dans la main de M.Essarès ?

Patrice avait sursauté, comme au choc du coup le plus imprévu,et il se penchait sur le magistrat, avide d’une réponse qu’ilvoulait entendre une seconde fois avant de l’admettre commecertaine.

– Oui, dans sa main. J’ai dû desserrer les doigts crispés pourl’en arracher.

Le capitaine se dressa et, frappant la table du poing, ils’écria :

– Eh bien, monsieur, je vais vous dire une chose que jeréservais comme dernier argument, pour vous prouver que macollaboration n’est pas inutile, et cette chose devient d’uneimportance considérable après ce que nous venons d’apprendre.Monsieur, ce matin, quelqu’un m’a demandé au téléphone, et lacommunication était à peine établie que ce quelqu’un, qui semblaiten proie à une vive agitation, a été l’objet d’une agressioncriminelle, dont le bruit m’est parvenu. Et, au milieu du tumultede la lutte et des cris d’agonie, j’ai entendu ces mots que lemalheureux s’acharnait à me transmettre comme des renseignementssuprêmes :

« Patrice… Coralie… Le médaillon d’améthyste… oui, je l’ai surmoi… le médaillon… Ah ! trop tard… j’aurais tant voulu !…Patrice… Coralie… »

« Voilà ce que j’ai entendu, monsieur, et voici les deux faitsqui s’imposent à nous. Ce matin, à sept heures dix-neuf, un homme aété assassiné, qui portait sur lui un médaillon d’améthyste.Premier fait indiscutable. Quelques heures plus tard, à midivingt-trois, on découvre dans la main d’un autre homme ce mêmemédaillon d’améthyste. Deuxième fait indiscutable. Rapprochez lesdeux faits. Et vous serez obligé de conclure que le premier crime,celui dont j’ai perçu l’écho lointain, a été commis ici, dans cethôtel, dans cette même bibliothèque, où viennent aboutir, depuishier soir, toutes les scènes du drame auquel nous assistons. »

Cette révélation qui, en réalité, aboutissait à une nouvelleaccusation contre Essarès bey, parut faire beaucoup d’effet sur lemagistrat. Patrice l’avait jetée dans le débat avec une véhémencepassionnée, et une logique d’argumentation à laquelle on ne pouvaitse soustraire sans une mauvaise foi évidente.

Coralie s’était un peu détournée, et Patrice ne la voyait point,mais il devinait son désarroi devant tant d’opprobre et tant dehonte.

M. Desmalions objecta :

Deux faits indiscutables, dites-vous, mon capitaine ? Surle premier point, je vous ferai remarquer que nous n’avons pastrouvé le cadavre de cet homme qui aurait été assassiné ce matin àsept heures dix-neuf.

– On le retrouvera.

– Soit. Second point : en ce qui concerne le médaillond’améthyste recueilli dans la main d’Essarès bey, qui nous ditqu’Essarès bey l’ait pris à cet homme assassiné et non pasailleurs ? Car, enfin, nous ne savons même pas s’il était chezlui à cette heure-là, et moins encore s’il était dans sabibliothèque.

– Je le sais, moi.

– Et comment ?

– Je lui ai téléphoné quelques minutes plus tard, et il m’arépondu. Bien plus, et cela pour parer à toute éventualité, il m’adit qu’il avait téléphoné chez moi, mais qu’on l’avait coupé.

M. Desmalions réfléchit et reprit :

– Est-il sorti ce matin ?

– Que Mme Essarès nous le dise.

Sans se tourner, avec un désir manifeste de ne pas rencontrerles yeux de Patrice, Coralie déclara :

– Je ne crois pas qu’il soit sorti. Les vêtements qu’il portaitau moment de sa mort sont ses vêtements d’intérieur.

– Vous l’avez vu depuis hier soir ?

Trois fois ce matin il est venu frapper à ma porte, de septheures à neuf heures. Je ne lui ai pas ouvert. Vers onze heures, jepartais seule ; je l’ai entendu qui appelait le vieux Siméonet lui ordonnait de m’accompagner. Siméon m’a rejointe aussitôtdans la rue. Voilà tout ce que je sais.

Il y eut un très long silence. Chacun méditait de son côté àcette suite étrange d’aventures.

À la fin, M. Desmalions, qui en arrivait à se rendre comptequ’un homme de la trempe du capitaine Belval n’était pas un de ceuxdont on se débarrasse facilement, reprit, du ton de quelqu’un qui,avant d’entrer en composition veut connaître exactement le derniermot de l’adversaire :

– Droit au but, mon capitaine, vous échafaudez une hypothèse quime semble très confuse. Quelle est-elle au juste ? Et si je nem’y conforme pas, quelle sera votre conduite ? Deux questionstrès nettes. Voulez-vous y répondre ?

– Avec autant de netteté que vous me les posez, monsieur.

Il s’approcha du magistrat et prononça :

– Voici, monsieur, le terrain de combat et d’attaque – oui,d’attaque, s’il est nécessaire – que je choisis. Un homme qui m’aconnu jadis, qui a connu Mme Essarès tout enfant, et qui nous porteintérêt, un homme qui recueillait nos portraits d’âge en âge, quiavait des raisons secrètes de nous aimer, qui m’a fait tenir laclef de ce jardin et qui se disposait à nous rapprocher l’un del’autre pour des motifs qu’il nous eût révélés, cet homme a étéassassiné au moment où il allait mettre ses plans à exécution. Or,tout me prouve qu’il a été assassiné par M. Essarès. Je suis doncrésolu à porter plainte, quelles que doivent être les conséquencesde mon acte. Et, croyez-moi, monsieur, ma plainte ne sera pasétouffée. Il y a toujours moyen de se faire entendre… fût-ce encriant la vérité sur les toits.

M. Desmalions se mit à rire.

– Bigre, mon capitaine, comme vous y allez !

– J’y vais selon ma conscience, monsieur, et Mme Essarès mepardonnera, j’en suis sûr. J’agis pour son bien, elle le sait. Ellesait qu’elle est perdue si cette affaire est étouffée et si lajustice ne lui prête pas son appui. Elle sait que les ennemis quila menacent sont implacables. Ils ne reculeront devant rien pouratteindre leur but et pour la supprimer, elle qui leur faitobstacle. Et ce qu’il y a de plus terrible, c’est que ce but sembleinvisible aux yeux les plus clairvoyants. On joue contre cesennemis la partie la plus formidable qui soit, et l’on ne sait mêmepas quel est l’enjeu de cette partie. La justice seule peut ledécouvrir, cet enjeu.

M. Desmalions laissa passer quelques secondes, puis, posant samain sur l’épaule de Patrice, il dit calmement :

– Et si la justice le connaissait cet enjeu ?…

Patrice le regarda avec surprise :

– Quoi, vous connaîtriez ? …

– Peut-être.

– Et vous pouvez me le dire ?

– Dame ! puisque vous m’y forcez…

– Il s’agit ?…

– Oh ! pas de grand-chose ! Une bagatelle…

– Mais enfin ?…

– Un milliard.

– Un milliard ?

– Tout simplement. Un milliard dont les deux tiers, hélas !sinon les trois quarts, sont déjà sortis de France avant la guerre.Mais les deux cent cinquante ou trois cents millions qui restentvalent tout de même plus d’un milliard, et cela pour une bonneraison…

– Laquelle ?

– Ils sont en or.

Chapitre 8L’œuvre d’Essarès bey

Cette fois, le capitaine Belval sembla se radoucir un peu. Ilentrevoyait vaguement les considérations qui obligeaient la justiceà conduire la bataille avec prudence.

– Vous êtes sûr ? dit-il.

– Oui, mon capitaine. Voilà deux ans que j’ai été chargéd’étudier cette affaire et que mon enquête m’a prouvé qu’il yavait, en France, des exportations d’or vraiment inexplicables.Mais, je l’avoue, c’est depuis ma conversation avec Mme Essarès queje vois seulement d’où provenaient ces fuites, et qui avait misdebout, à travers toute la France et jusque dans les moindresbourgades, la formidable organisation par laquelle s’écoulait peu àpeu l’indispensable métal.

– Mme Essarès savait donc ?…

– Non, mais elle soupçonnait beaucoup de choses, et cette nuit,avant votre arrivée, elle en entendit d’autres qui furent ditesentre Essarès et ses agresseurs et qu’elle m’a répétées, me donnantainsi le mot de l’énigme. Cette énigme, j’aurais voulu enpoursuivre sans vous la solution complète – c’était, du reste,l’ordre de M. le ministre de l’Intérieur, et Mme Essarèsmanifestait ce même désir – mais votre fougue emporte meshésitations, et puisqu’il n’y a pas moyen de vous évincer, moncapitaine, j’y vais carrément… d’autant qu’un collaborateur devotre trempe n’est pas à dédaigner.

– Ainsi donc, dit Patrice, qui brûlait d’en savoirdavantage.

– Ainsi donc, la tête du complot était ici. Essarès bey,directeur de la Banque Franco-Orientale, sise rue La Fayette,Essarès bey, Égyptien en apparence, Turc en réalité, jouissait àParis, dans le monde financier, d’une grosse influence. NaturaliséAnglais, mais ayant gardé des relations secrètes avec les ancienspossesseurs de l’Égypte, Essarès bey était chargé, pour le compted’une puissance étrangère, que je ne pourrais encore désignerexactement, de saigner, il n’y a pas d’autre mot, de saigner laFrance de tout l’or qu’il lui serait possible de faire affluer dansses coffres.

« D’après certains documents, il a réussi de la sorte, en deuxans, à expédier sept cents millions. Un dernier envoi se préparaitlorsque la guerre a été déclarée. Vous comprenez bien que dessommes aussi importantes ne pouvaient plus, dès lors, s’escamoteraussi facilement qu’en temps de paix. Aux frontières, les wagonssont visités. Dans les ports, les navires en partance sontfouillés. Bref, l’expédition n’eut pas lieu. Les deux centcinquante à trois cents millions d’or demeurèrent en France. Dixmois se passèrent. Et il arriva ceci, qui était inévitable, c’estqu’Essarès bey, ayant ce trésor fabuleux à sa disposition, s’yattacha, le considéra peu à peu comme à lui, et, à la fin, résolutde se l’approprier. Seulement, il y avait les complices…

– Ceux que j’ai vus cette nuit ?

– Oui, une demi-douzaine de Levantins équivoques, fauxnaturalisés, Bulgares plus ou moins déguisés, agents personnels despetites cours allemandes de là-bas. Tout cela, auparavant, tenaiten province des succursales de la banque Essarès. Tout celasoudoyait, pour le compte d’Essarès, des centaines de sous-agentsqui écumaient les villages, faisaient les foires, buvaient avec lespaysans, offraient des billets et des titres contre de l’orfrançais, et vidaient les bas de laine. À la guerre, tout celaferma boutique et vint se grouper auprès d’Essarès bey qui, luiaussi, avait fermé ses bureaux de la rue La Fayette.

– Et alors ?

– Alors, il se passa des incidents que nous ignorons. Sansdoute, les complices apprirent-ils par leurs gouvernements que ledernier envoi d’or n’avait pas été effectué, et sans doutedevinèrent-ils aussi qu’Essarès bey tentait de garder par-deverslui les trois cents millions récoltés par la bande. Toujours est-ilque la lutte commença entre les anciens associés, lutte acharnée,implacable, les uns voulant leur part du gâteau, l’autre résolu àne rien lâcher et prétendant que les millions étaient partis. Dansla journée d’hier, cette lutte atteignit son maximum d’intensité.L’après-midi, les complices tentaient de s’emparer de Mme Essarèsafin d’avoir un otage dont ils comptaient se servir contre le mari.Le soir… le soir, vous avez vu l’épisode suprême…

– Mais pourquoi, précisément, hier soir ?

– Pour cette raison que les complices avaient tout lieu decroire que les millions allaient disparaître hier soir. Sansconnaître les procédés employés par Essarès bey lors de sesderniers envois, ils pensaient que chacun de ces envois, ou plutôtque l’enlèvement des sacs était précédé d’un signal.

– Oui, une pluie d’étincelles, n’est-ce pas ?

– Justement. Il y a dans un coin du jardin d’anciennes serresque surmonte la cheminée qui les chauffait. Cette cheminéeencrassée, pleine de suie et de détritus, dégage, quand onl’allume, des flammèches et des étincelles qui se voient de loin etqui servaient d’avertissement. Essarès bey l’a allumée hier soirlui-même. Aussitôt, les complices, effrayés et résolus à tout, sontvenus.

– Et le plan d’Essarès bey a échoué ?

– Oui. Celui des complices aussi d’ailleurs. Le colonel estmort. Les autres n’ont pu récolter que quelques liasses qui ont dûleur être reprises. Mais la lutte n’était pas finie, et lessoubresauts les plus tragiques en ont accompagné ce matin ledénouement. Selon vos affirmations, un homme qui vous connaissaitet qui cherchait à se mettre en rapport avec vous a été tué à septheures dix-neuf, et, vraisemblablement, par Essarès bey, quiredoutait son intervention. Et quelques heures plus tard, à midivingt-trois, Essarès bey lui-même était assassiné, probablement parl’un de ses complices. Voici toute l’affaire, mon capitaine. Etmaintenant que vous en savez autant que moi, ne pensez-vous pas quel’instruction de cette affaire doit demeurer secrète et sepoursuivre un peu en dehors des règles ordinaires ?

Après un instant de réflexion, Patrice répondit :

– Oui, je le crois.

– Eh ! oui, s’écria M. Desmalions. Outre qu’il est inutilede proclamer cette histoire d’or disparu et d’or introuvable quialarmerait les imaginations, vous pensez bien qu’une opération quia consisté à drainer pendant deux ans une pareille masse d’or n’apas pu s’effectuer sans des compromissions fort regrettables. Monenquête personnelle va me révéler, j’en suis sûr, du côté decertaines banques plus ou moins importantes et de certainsétablissements de crédit, une suite de défaillances et demarchandages sur lesquels je ne veux pas insister, mais dont lapublication serait désastreuse. Donc, silence.

– Mais le silence est-il possible ?

– Pourquoi pas ?

– Dame ! il y a quelques cadavres, celui du colonel Fakhi,par exemple.

– Suicide.

– Celui de ce Mustapha que vous retrouverez, ou que vous avez dûretrouver, dans le jardin Galliera.

– Fait divers.

– Celui de M. Essarès.

– Accident.

– De sorte que toutes ces manifestations de la même forcecriminelle resteront isolées les unes des autres ?

– Rien ne montre le lien qui les rattache les unes auxautres.

– Le public pensera peut-être le contraire.

– Le public pensera ce que nous jugerons bon qu’il pense. Noussommes en temps de guerre.

– La presse parlera.

– La presse ne parlera pas. Nous avons la censure.

– Mais si un fait quelconque, un crime nouveau ?…

– Un crime nouveau ? Pourquoi ? L’affaire est finie,du moins en sa partie active et dramatique. Les principaux acteurssont morts. Le rideau baisse sur l’assassinat d’Essarès bey. Quantaux comparses, Bournef et autres, avant huit jours ils serontparqués dans un camp de concentration. Nous nous trouvons en faced’un certain nombre de millions, sans propriétaire, que personnen’osera réclamer, et sur lesquels la France a le droit de mettre lamain. Je m’y emploierai activement.

Patrice Belval hocha la tête.

– Reste aussi Mme Essarès, monsieur. Nous ne devons pas négligerles menaces si précises de son mari.

– Il est mort.

– N’importe, la menace demeure. Le vieux Siméon vous le ditd’une façon saisissante.

– Il est à moitié fou.

– Précisément, son cerveau garde l’impression du danger le pluspressant. Non, monsieur, la lutte n’est pas terminée. Peut-êtremême ne fait-elle que commencer.

– Eh bien, mon capitaine, ne sommes-nous pas là ? Protégezet défendez Mme Essarès par tous les moyens qui sont en votrepouvoir et par tous ceux que je mets à votre disposition. Notrecollaboration sera constante, puisque ma tâche est ici, et que,s’il y a la bataille que vous attendez et dont je doute, elle auralieu dans l’enceinte de cette maison et de ce jardin.

– Qui vous fait supposer ?…

– Certaines paroles entendues hier soir par Mme Essarès. Lecolonel Fakhi a répété plusieurs fois : « L’or est ici, Essarès. »Et il ajoutait : « Depuis des années, chaque semaine, tonautomobile apportait ici ce qu’il y avait à ta banque de la rue LaFayette. Siméon, le chauffeur et toi, vous faisiez glisser les sacspar le dernier soupirail à gauche. De là, commentl’expédiais-tu ? Je l’ignore. Mais ce qui était ici au momentde la guerre, les sept ou huit cents sacs qu’on attendait là-bas,rien n’est sorti de chez moi. Je me doutais du coup et, nuit etjour, nous avons veillé. L’or est ici. »

– Et vous n’avez aucun indice ?

– Aucun. Ceci tout au plus, et je n’y attache qu’une valeurrelative.

Il tira de sa poche un papier froissé, qu’il déplia, et reprit:

– Avec le médaillon il y avait, dans la main d’Essarès bey, cepapier barbouillé d’encre où l’on peut voir cependant quelques motsinformes, écrits en hâte, dont les seuls à peu près lisibles sontceux-ci : Triangle d’or. Que signifie ce triangle d’or ? Enquoi se rapporte-t-il à notre affaire ? Pour l’instant, jen’en sais rien. J’imagine tout au plus que le chiffon de papier,comme le médaillon, a été arraché par Essarès bey à l’homme qui estmort ce matin à sept heures dix-neuf, et que, quand lui-même a ététué, à midi vingt-trois, il était en train de l’examiner.

– Oui, les choses ont dû se passer ainsi. Et vous voyez,monsieur, conclut Patrice, comme tous ces détails se relient lesuns aux autres. Croyez bien qu’il n’y a qu’une affaire.

– Soit, dit M. Desmalions en se levant. Une seule affaire endeux parties. Poursuivez la seconde, mon capitaine. Je vous accordeque rien n’est plus étrange que cette découverte des photographiesqui vous représentent, Mme Essarès et vous, sur un même album etsur un même médaillon. Il y a là un problème qui se pose, dont lasolution nous amènera sans doute bien près de la vérité. À bientôt,mon capitaine. Et, encore une fois, usez de moi et de meshommes.

Sur ces mots, l’ancien magistrat serra la main de Patrice…

Patrice le retint.

– J’userai de vous, monsieur. Mais, n’est-ce pas dès maintenantqu’il faut prendre les précautions nécessaires ?

– Elles sont prises, mon capitaine. La maison n’est-elle pasoccupée par nous ?

– Oui… oui… je le sais… mais tout de même… j’ai comme unpressentiment que ta journée ne s’achèvera pas… Rappelez-vous lesétranges paroles du vieux Siméon…

M. Desmalions se mit à rire.

– Allons, mon capitaine, il ne faut rien exagérer. Pourl’instant, s’il nous reste des ennemis à combattre, ils doiventavoir grand besoin de se recueillir. Nous parlerons de cela demain,voulez-vous, mon capitaine ?

Il serra la main de Patrice, s’inclina devant Mme Essarès, etsortit.

Par discrétion, le capitaine Belval avait fait d’abord unmouvement pour sortir avec lui. Il s’arrêta près de la porte etrevint sur ses pas. Mme Essarès, qui sembla ne pas l’entendre,demeurait immobile, courbée en deux et la tête tournée. Il lui dit« Coralie… »

Elle ne répondit pas, et il lui dit une seconde fois : « Coralie», avec l’espoir qu’elle ne répondrait pas non plus, car le silencede la jeune femme lui semblait tout à coup la chose la plusdésirable. Il n’y avait plus de contrainte ni de révolte. Coralieacceptait qu’il fût là, auprès d’elle, comme un ami secourable. EtPatrice ne pensait plus à tous les problèmes qui le tourmentaient,ni à cette série de crimes qui s’étaient accumulés autour d’eux, niaux périls qui pouvaient les environner. Il ne pensait qu’àl’abandon et à la douleur de la jeune femme.

– Ne répondez pas, Coralie, ne dites pas un mot. C’est à moi deparler. Il faut que je vous apprenne ce que vous ignorez,c’est-à-dire les motifs pour lesquels vous vouliez m’éloigner decette maison… de cette maison et de votre existence même…

Il posa sa main sur le dossier du fauteuil où elle était assise,et cette main effleura la coiffe de la jeune femme.

– Coralie, vous vous imaginez que c’est la honte de votre ménagequi vous éloigne de moi. Vous rougissez d’avoir été la femme de cethomme, et cela vous rend confuse et inquiète, comme si vous étiezcoupable vous-même. Mais pourquoi ? Est-ce de votrefaute ? Ne pensez-vous pas que je devine, entre vous deux,tout un passé de misère et de haine, et que, ce mariage, vous yavez été contrainte je ne sais par quelle machination ? Non,Coralie, il y a autre chose, que je vais vous dire. Il y a autrechose…

Il s’était penché sur elle encore davantage. Il discernait sonprofil charmant que la flamme des bûches éclairait, et il s’écriaavec une ardeur croissante et en usant de ce tutoiement qui, chezlui, gardait un ton de respect affectueux :

– Dois-je parler, maman Coralie ? Non, n’est-ce pas ?Tu as compris et tu vois clair en toi. Ah ! je sens que tutrembles des pieds à la tête. Mais oui, dès le premier jour, tul’as aimé ton grand diable de blessé, tout mutilé et tout balafréqu’il fût. Tais-toi, ne proteste pas. Oui, je me rends compte… celat’offusque un peu d’entendre de telles paroles aujourd’hui.j’aurais dû patienter peut-être… Pourquoi ? Je ne te demanderien. Je sais. Cela me suffit. Je ne t’en parlerai plus avantlongtemps, avant l’heure inévitable où tu seras forcée de me ledire toi-même. Jusque-là je garderai le silence. Mais il y auraentre nous ceci, notre amour, et c’est délicieux, maman Coralie.C’est délicieux de savoir que tu m’aimes, Coralie… Bon ! voilàque tu pleures maintenant ! Et tu voudrais nier encore ?Mais quand tu pleures, maman, je te connais, c’est que tout toncœur adorable déborde de tendresse et d’amour. Tu pleures ?Ah ! maman, je ne croyais pas que tu m’aimais à cepoint !

Lui aussi, Patrice, il avait les larmes aux yeux. Celles deCoralie coulaient sur ses joues pâles, et il eût voulu baiser cesjoues mouillées. Mais le moindre geste d’affection lui paraissaitune offense en de telles minutes. Il se contentait de la regarderéperdument.

Et comme il la regardait, il eut l’impression que la pensée dela jeune femme se détachait de la sienne, que ses yeux étaientattirés par un spectacle imprévu, et qu’elle écoutait, dans legrand silence de leur amour, une chose qu’il n’avait pas entendue,lui.

Et soudain, à son tour, il l’entendit, cette chose, bien qu’ellefût pour ainsi dire imperceptible. C’était, plutôt qu’un bruit, lasensation d’une présence qui se mêlait aux rumeurs lointaines de laville.

Que se passait-il donc ?

Le jour avait baissé, sans que Patrice s’en rendît compte. À soninsu également, comme le boudoir n’était pas grand et que lachaleur du feu y devenait lourde, Mme Essarès avait entrouvert lafenêtre, dont les battants, néanmoins, se rejoignaient presque.C’est cela qu’elle considérait attentivement, et c’est de là quevenait le danger.

Patrice fut près de courir à cette fenêtre. Il ne le fit pas. Ledanger se précisait. Dehors, dans l’ombre du crépuscule, ildistinguait, à travers les carreaux obliques, une forme humaine.Puis il aperçut, entre les deux battants, un objet qui brillait àla lueur du feu et qui lui parut être le canon d’un revolver.

« Si l’on soupçonne un instant que je suis sur mes gardes,pensa-t-il, Coralie est perdue. »

De fait, la jeune femme se trouvait en face de la fenêtre, dontaucun obstacle ne la séparait. Il prononça donc à haute voix etd’un ton dégagé :

– Coralie, vous devez être un peu lasse. Nous allons nous direadieu.

En même temps, il tournait autour du fauteuil pour laprotéger.

Mais il n’eut pas le temps d’accomplir son mouvement. Elleaussi, sans doute, avait vu luire le canon du revolver, elle serecula brusquement et balbutia :

– Ah ! Patrice… Patrice…

Deux détonations retentirent que suivit un gémissement.

– Tu es blessée ! s’écria Patrice en se précipitant sur lajeune femme.

– Non, non, dit-elle, mais la peur…

– Ah ! s’il t’a touchée, le misérable !

– Non, non…

– Tu es bien sûre ?

Il perdit ainsi trente à quarante secondes, allumantl’électricité, examinant la jeune femme, attendant avec angoissequ’elle reprît toute sa conscience.

Et, seulement alors, il se jeta vers la fenêtre qu’il ouvrittoute grande et il enjamba le balcon. La pièce se trouvait aupremier étage. Il y avait bien des treillis le long du mur. Mais, àcause de sa jambe, Patrice eut du mal à descendre.

En bas, il s’empêtra dans les barreaux d’une échelle renverséesur la terrasse. Puis il se heurta à des agents qui émergeaient dece rez-de-chaussée, et dont l’un vociférait :

– J’ai vu une silhouette qui s’enfuyait par là.

– Par où ? demanda Patrice.

L’homme courait dans la direction de la petite ruelle. Patricele suivit. Mais, à ce moment, du côté même de cette porte, ils’éleva des clameurs aiguës et le glapissement d’une voix quirâlait :

– Au secours ! … Au secours ! …

Lorsque Patrice arriva, l’agent promenait déjà sur le sol unelanterne électrique, et tous deux ils aperçurent une forme humainequi se tordait dans un massif.

– La porte est ouverte, cria Patrice, l’agresseur s’est sauvé…Allez-y.

L’agent disparut dans la ruelle, et comme Ya-Bon survenait,Patrice lui ordonna :

– Au galop, Ya-Bon. Si l’agent monte la ruelle, descends. Augalop, moi, je m’occupe de la victime.

Pendant ce temps, Patrice se courbait, projetant la lanterne del’agent sur l’homme qui se débattait à terre. Il reconnut le vieuxSiméon à moitié étranglé, une cordelette de soie rouge autour ducou.

– Ça va ? demanda-t-il. Vous m’entendez ?

Il desserra la cordelette et répéta sa question. Siméon bégayaune suite de syllabes incohérentes, puis, tout à coup, il se mit àchanter et puis à rire, d’un rire saccadé, très bas, qui alternaitavec des hoquets. Il était fou.

– Monsieur, dit Patrice à M. Desmalions, quand celui-ci l’eutrejoint et qu’ils se furent expliqués, croyez-vous vraiment quel’affaire soit finie ?

– Vous aviez raison, avoua M. Desmalions, et nous allons prendretoutes les précautions nécessaires pour la sécurité de Mme Essarès.La maison sera gardée toute la nuit.

Quelques minutes plus tard, l’agent et Ya-Bon revenaient aprèsdes recherches inutiles. Dans la ruelle on trouva la clef qui avaitservi à ouvrir la porte. Elle était exactement semblable à celleque possédait Patrice, aussi vieille, aussi rouillée. L’agresseurs’en était débarrassé au cours de sa fuite.

Il était sept heures du soir lorsque Patrice, en compagnie deYa-Bon, quitta l’hôtel de la rue Raynouard et reprit le chemin deNeuilly.

Selon son habitude, Patrice saisit le bras du Sénégalais et,s’appuyant sur lui pour marcher, il lui dit :

– Je devine ton idée, Ya-Bon.

Ya-Bon grogna.

– C’est bien cela, approuva le capitaine Belval ; noussommes entièrement d’accord sur tous les points. Ce qui te frappeprincipalement, n’est-ce pas, c’est l’incapacité totale de lapolice en cette occurrence ? Un tas de nullités,diras-tu ? En parlant ainsi, monsieur Ya-Bon, tu dis unebêtise et une insolence qui ne m’étonnent pas de toi et quipourraient t’attirer de ma part la correction que tu mérites. Maispassons. Donc, quoi que tu en dises, la police fait ce qu’ellepeut, sans compter qu’en temps de guerre elle a autre chose à fairequ’à s’occuper des relations mystérieuses qui existent entre MmeEssarès et le capitaine Belval. C’est donc moi qui devrai agir, etje n’ai guère à compter que sur moi. Eh bien, je me demande si jesuis de taille à lutter contre de tels adversaires. Quand je pensequ’en voici un qui a le culot de revenir dans l’hôtel que la policesurveillait, de dresser une échelle, d’écouter sans doute maconversation avec M. Desmalions, puis les paroles que j’ai dites àmaman Coralie, et, en fin de compte, de nous envoyer deux balles derevolver ! Hein, qu’en dis-tu ? suis-je de force ?et toute la police française elle-même, déjà surmenée,m’offrira-t-elle le secours indispensable ? Non, ce qu’ilfaudrait pour débrouiller une pareille affaire, c’est un typeexceptionnel et qui réunisse toutes les qualités. Enfin un bonhommecomme on n’en voit pas.

Patrice s’appuya davantage sur le bras de son compagnon.

– Toi qui as de si belles relations, tu n’as pas ça dans tapoche ? Un génie, un demi-dieu !

Ya-Bon grogna de nouveau, d’un air joyeux et dégagea son bras.Il portait toujours sur lui une petite lanterne électrique. Ill’alluma et introduisit la poignée entre ses dents. Puis il sortitde son dolman un morceau de craie.

Le long de la rue il y avait un mur recouvert de plâtre, sali etnoirci par le temps. Ya-Bon se planta devant ce mur, et lançant ledisque de lumière, il se mit à écrire d’une main inhabile, comme sichacune des lettres lui coûtait un effort démesuré, et comme sil’assemblage de ces lettres était le seul qu’il pût jamais réussirà composer et à retenir. Et de la sorte, il écrivit deux mots quePatrice put lire d’un coup :

Arsène Lupin.

– Arsène Lupin, dit Patrice à mi-voix.

Et le contemplant avec stupeur :

– Tu deviens maboul ? Qu’est-ce que ça veut dire, ArsèneLupin ? Quoi ? tu me proposes Arsène Lupin ?

Ya-Bon fit un signe affirmatif.

– Arsène Lupin ? tu le connais donc ?

– Oui, déclara Ya-Bon.

Patrice se souvint alors que le Sénégalais passait ses journéesà l’hôpital à se faire lire par des camarades de bonne volontétoutes les aventures d’Arsène Lupin, et il ricana :

– Oui, tu le connais comme on connaît quelqu’un dont on a lul’histoire.

– Non, protesta Ya-Bon.

– Tu le connais personnellement ?

– Oui.

– Idiot, va ! Arsène Lupin est mort. Il s’est jeté dans lamer du haut d’un rocher, et voilà que tu prétends leconnaître ?

– Oui.

– Tu as donc eu l’occasion de le rencontrer depuis samort ?

– Oui.

– Fichtre ! Et le pouvoir de monsieur Ya-Bon sur ArsèneLupin est assez grand pour qu’Arsène Lupin ressuscite et se dérangesur un signe de monsieur Ya-Bon ?

– Oui.

– Bigre ! Tu m’inspirais déjà une haute considération, maismaintenant je n’ai plus qu’à m’incliner. Ami de feu Arsène Lupin,rien que ça de chic ! Et combien de temps te faut-il pourmettre cette ombre à notre disposition ? Six mois ? Troismois ? Un mois ? Quinze jours ?

Ya-Bon fit un geste.

– Environ quinze jours, traduisit le capitaine Belval.

– Eh bien, évoque l’esprit de ton ami, je serai enchantéd’entrer en rapports avec lui. Seulement, vrai, il faut que tu aiesde moi une idée bien médiocre pour t’imaginer que j’aie besoin d’uncollaborateur. Alors quoi, tu me prends pour un imbécile, pour unincapable ?

Chapitre 9Patrice et Coralie

Tout se passa comme l’avait prédit M. Desmalions. La presse neparla pas. Le public ne s’émut point. Accidents et faits diversfurent accueillis avec indifférence. L’enterrement du richissimebanquier Essarès bey passa inaperçu.

Mais le lendemain de cet enterrement, à la suite de quelquesdémarches effectuées par le capitaine Belval auprès de l’autoritémilitaire, avec l’appui de la préfecture, un nouvel ordre de chosesfut établi dans la maison de la rue Raynouard. Reconnue commeannexe numéro deux de l’ambulance des Champs-Élysées, elle devint,sous la surveillance de Mme Essarès, la résidence exclusive ducapitaine Belval et de ses sept mutilés.

Ainsi, Coralie demeura là toute seule. Plus de femme de chambreni de cuisinière. Les sept mutilés suffirent à toutes les besognes.L’un fut concierge, un autre cuisinier, un autre maître d’hôtel.Ya-Bon, nommé femme de chambre, se chargea du service personnel demaman Coralie. La nuit, il couchait dans le couloir, devant saporte. Le jour, il montait la garde devant sa fenêtre.

– Que personne n’approche ni de cette porte, ni de cettefenêtre ! lui dit Patrice. Que personne n’entre ! Siseulement un moustique réussit à pénétrer près d’elle, ton compteest réglé.

Malgré tout, Patrice n’était pas tranquille. Il avait eu trop depreuves de ce que pouvait oser l’ennemi pour croire que des mesuresquelconques fussent capables d’assurer une protection absolumentefficace. Le danger s’insinue toujours par où il n’est pas attendu,et il était d’autant moins facile de s’en garer qu’on ignorait d’oùvenait la menace. Essarès bey étant mort, qui poursuivait sonœuvre ? Et qui reprenait contre maman Coralie le plan devengeance qu’il annonçait dans sa dernière lettre ?

M. Desmalions avait commencé aussitôt son œuvre d’investigation,mais le côté dramatique de l’affaire semblait lui être indifférent.N’ayant pas retrouvé le cadavre de l’homme dont Patrice avaitentendu les cris d’agonie, n’ayant recueilli aucun indice surl’agresseur mystérieux qui avait tiré sur Patrice et Coralie, à lafin de la journée, n’ayant pu établir d’où provenait l’échelle quiavait servi à cet agresseur, il ne s’occupait plus de cesquestions, et limitait ses efforts à l’unique recherche desdix-huit cents sacs. Cela seul lui importait.

– Nous avons toutes les raisons de croire qu’ils sont là,disait-il, entre les quatre côtés du quadrilatère formé par lejardin et par les bâtiments d’habitation. Évidemment un sac d’or decinquante kilos n’a pas, à beaucoup près, le volume d’un sac decharbon du même poids. Mais, tout de même, dix-huit cents sacs,cela représente peut-être une masse de sept à huit mètres cubes, etcette masse-là ne se dissimule pas aisément.

Au bout de deux jours, il avait acquis la certitude que lacachette ne se trouvait ni dans la maison, ni sous la maison.Lorsque, certains soirs, le chauffeur de l’automobile d’Essarès beyamenait rue Raynouard le contenu des coffres de la BanqueFranco-Orientale, Essarès bey, le chauffeur de l’automobile et lenommé Grégoire faisaient passer par le soupirail dont les complicesdu colonel avaient parlé, un gros fil de fer que l’on retrouva. Lelong de ce fil de fer glissaient des crochets, que l’on retrouvaégalement, et auxquels on suspendait les sacs qui s’empilaient dèslors dans une grande cave exactement située sous labibliothèque.

Inutile de dire tout ce que M. Desmalions et ses agentsdéployèrent d’ingéniosité, de minutie et de patience pourinterroger tous les recoins de cette cave. Leurs efforts aboutirenttout au moins à savoir – et cela sans aucune espèce de doute –qu’elle n’offrait aucun secret, sauf le secret d’un escalier quidescendait de la bibliothèque et dont l’issue supérieure étaitfermée par une trappe que recouvrait le tapis. Outre le soupirailde la rue Raynouard, il y en avait un autre qui donnait sur lejardin, au niveau de la première terrasse. Ces deux ouvertures sebarricadaient de l’intérieur, à l’aide de volets de fer trèslourds, de sorte que des milliers et des milliers de rouleaux d’oravaient pu être entassés dans la cave jusqu’au moment de leurexpédition.

« Mais comment cette expédition avait-elle lieu ? sedemandait M. Desmalions. Mystère. Et pourquoi cette halte dans lesous-sol de la rue Raynouard ? Mystère également. Et puisvoilà que Fakhi, Bournef et consorts affirment que cette fois iln’y a pas eu d’expédition, que l’or est ici, et qu’il suffit dechercher pour l’y découvrir. Nous avons cherché dans la maison.Reste le jardin. Cherchons de ce côté. »

C’est un admirable vieux jardin qui faisait jadis partie duvaste domaine où, à la fin du XVIIIe siècle, on venait prendre leseaux de Passy. De la rue Raynouard jusqu’au quai, sur une largeurde deux cents mètres, il descend, par quatre terrasses superposées,vers des pelouses harmonieuses que soulignent des massifsd’arbustes verts et que dominent des groupes de grands arbres.

Mais la beauté du jardin provient avant tout de ses quatreterrasses et de la vue qu’elles offrent sur le fleuve, sur lesplaines de a rive gauche et sur les collines lointaines. Vingtescaliers les font communiquer entre elles, et vingt sentiersmontent de l’une à l’autre, creusés parmi les murs de soutènementet engloutis parfois sous les vagues de lierre qui déferlent duhaut en bas.

Çà et là émergent une statue, une colonne tronquée, les débrisd’un chapiteau. Le balcon de pierre qui borde la terrassesupérieure est orné de très vieux vases en terre cuite. On y voitaussi, sur cette terrasse, les ruines de deux petits temples rondsqui étaient autrefois des buvettes. Il y a devant les fenêtres dela bibliothèque une vasque circulaire, au centre de laquelle unenfant lance un mince filet d’eau par l’entonnoir d’une conque.

C’est le trop-plein de cette vasque, recueilli en un ruisseau,qui glissait sur les rochers contre lesquels Patrice s’était heurtéau premier soir.

– Somme toute, trois ou quatre hectares à fouiller, dit M.Desmalions.

À cette besogne, il employa, outre les mutilés de Patrice, unedouzaine de ses agents. Besogne assez facile au fond, et qui devaitaboutir à des résultats certains. Comme M. Desmalions ne cessait dele répéter, dix-huit cents sacs ne peuvent pas rester invisibles.Toute excavation laisse des traces. Il faut une issue pour y entreret pour en sortir. Or, le gazon des pelouses, comme le sable desallées, ne révélait aucun vestige de terre remuée fraîchement. Lelierre ? Les murailles de soutien ? Les terrasses ?Tout cela fut visité. Inutilement. On trouva de place en place,dans les tranchées que l’on pratiqua, d’anciennes canalisationsvers la Seine, et des tronçons d’aqueduc qui servaient jadis àl’écoulement des eaux de Passy. Mais quelque chose qui fût un abri,une casemate, une voûte de maçonnerie, quelque chose qui eûtl’apparence d’une cachette, cela ne se trouva point.

Patrice et Coralie suivaient ces recherches. Pourtant, bienqu’ils en comprissent tout l’intérêt, et bien que, d’autre part,ils subissent encore l’anxiété des heures dramatiques qui venaientde s’écouler, au fond, ils ne se passionnaient que pour le problèmeinexplicable de leur destin, et presque toutes leurs paroles s’enallaient vers les ténèbres du passé.

La mère de Coralie, fille d’un consul de France à Salonique,avait épousé là-bas un homme d’un certain âge, très riche, le comteOdolavitz, d’une vieille famille serbe, lequel était mort un anaprès la naissance de Coralie. La veuve et l’enfant se trouvaientalors en France, précisément dans cet hôtel de la rue Raynouard,que le comte Odolavitz avait acheté par l’intermédiaire d’un jeuneÉgyptien, Essarès, qui lui servait de secrétaire et defactotum.

Coralie avait donc vécu là trois années de son enfance. Puis,subitement, elle perdait sa mère. Restant seule au monde, elleétait emmenée par Essarès à Salonique, où son grand-père, leconsul, avait laissé une sœur beaucoup plus jeune que lui et qui sechargea d’elle. Malheureusement, cette femme tomba sous ladomination d’Essarès, signa des papiers, en fit signer à sa petitenièce, de sorte que toute la fortune de l’enfant, administrée parl’Égyptien, disparut peu à peu.

Enfin, vers l’âge de dix-sept ans, Coralie fut la victime d’uneaventure qui lui laissa le plus affreux souvenir et qui eut sur savie une influence fatale. Enlevée un matin, dans la campagne deSalonique, par une bande de Turcs, elle passa deux semaines au fondd’un palais en butte aux désirs du gouverneur de la province.Essarès la délivra. Mais cette délivrance s’effectua d’une façon sibizarre que, bien souvent, depuis, Coralie devait se demander s’iln’y avait pas eu un coup monté entre le Turc et l’Égyptien.

Toujours est-il que, malade, déprimée, redoutant une nouvelleagression, contrainte par sa tante, elle épousait un mois plus tardcet Essarès qui, déjà, lui faisait la cour et qui, maintenant, endéfinitive, prenait à ses yeux figure de sauveur. Union lamentable,dont l’horreur lui apparut le jour même où elle fut consommée.Coralie était la femme d’un homme qu’elle détestait et dont l’amours’exaspéra de toute la haine et de tout le mépris qui lui furentopposés.

L’année même du mariage, ils venaient s’installer dans l’hôtelde la rue Raynouard. Essarès, qui, depuis longtemps, avait fondé etdirigeait à Salonique la succursale de la Banque Franco-Orientale,ramassait presque toutes les actions de cette banque, achetait pourl’établissement de la maison principale l’immeuble de la rue LaFayette, devenait à Paris l’un des maîtres de la finance, etrecevait en Égypte le titre de bey.

Telle était l’histoire qu’un jour, dans le beau jardin de Passy,Coralie raconta, et, en ce morne passé qu’ils interrogèrentensemble, en le confrontant avec celui de Patrice, ni Patrice niCoralie ne purent découvrir un seul point qui leur fût commun. L’unet l’autre avaient vécu dans des lieux différents. Aucun nom ne lesfrappait d’un même souvenir. Aucun détail ne pouvait leur fairecomprendre pourquoi ils possédaient l’un et l’autre des morceaux dela même boule d’améthyste, pourquoi leurs images réunies setrouvaient enfermées dans le même médaillon, ou collées sur lespages du même album.

– À la rigueur, dit Patrice, on peut expliquer que le médaillonrecueilli dans la main d’Essarès avait été arraché par lui à cetinconnu qui veillait sur nous et qu’il a assassiné. Mais l’album,cet album qu’il portait dans une poche cousue d’unsous-vêtement ?…

Ils se turent. Patrice demanda :

– Et Siméon ?

– Siméon a toujours habité ici.

– Même du temps de votre mère ?

– Non, c’est un an ou deux après la mort de ma mère et après mondépart pour Salonique, qu’il a été chargé par Essarès bey de gardercette propriété et de veiller à son entretien.

– Il était le secrétaire d’Essarès ?

– Je n’ai jamais su son rôle exact. Secrétaire ? Non.Confident ? Non plus. Ils ne conversaient jamais ensemble.Trois ou quatre fois, il est venu nous voir à Salonique. Je merappelle une de ses visites. J’étais tout enfant, et je l’aientendu qui parlait à Essarès d’une façon très violente et semblaitle menacer.

– De quoi ?

– Je l’ignore. J’ignore tout de Siméon. Il vivait ici très àpart, et presque toujours dans le jardin, fumant sa pipe,rêvassant, soignant les arbres ou les fleurs avec l’aide de deux outrois jardiniers qu’il faisait venir de temps à autre.

– Quelle conduite observait-il à votre égard ?

– Là encore, je ne puis rien dire de précis. Nous ne causionsjamais, et ses occupations ne le rapprochaient guère de moi.Cependant, j’ai eu quelquefois l’impression que, à travers seslunettes jaunes, son regard me cherchait avec une certaineinsistance, et peut-être même avec intérêt. En outre, dans cesderniers temps, il se plaisait à m’accompagner jusqu’à l’ambulance,et il se montrait alors, soit là-bas, soit en route, plus attentif,plus empressé… à tel point que je me demande, depuis un jour oudeux…

Après un instant d’indécision, elle continua :

– Oh ! c’est une idée bien vague…, mais, tout de même…Tenez, il y a quelque chose que je n’ai pas pensé à vous dire…Pourquoi suis-je entrée à l’ambulance des Champs-Élysées, à cetteambulance où vous vous trouviez déjà, blessé, malade ?Pourquoi ? Parce que Siméon m’y a conduite. Il savait que jevoulais m’engager comme infirmière, et il m’a indiqué cetteambulance… où il ne doutait pas que les circonstances nousmettraient l’un en face de l’autre…

« Et puis, réfléchissez… Plus tard la photographie du médaillon,celle qui nous représente ensemble, vous en uniforme, moi eninfirmière, n’a pu être prise qu’à l’ambulance… Or, des gens d’ici,de cette maison, Siméon était le seul qui s’y rendît.

« Vous rappellerai-je aussi qu’il est venu à Salonique, qu’ilm’y a vue enfant, puis jeune fille, et qu’il a pu, là, également,prendre les instantanés de l’album ? De sorte que, si nousadmettons qu’il ait eu quelque correspondant qui, de son côté, voussuivit dans la vie, il ne serait pas impossible de croire que l’amiinconnu dont vous avez supposé l’intervention entre nous, qui vousa envoyé la clef du jardin…

– Que cet ami fût le vieux Siméon ? interrompit vivementPatrice. L’hypothèse est inadmissible.

– Pourquoi ?

– Parce que cet ami est mort. Celui qui cherchait, comme vousdites, à intervenir entre nous, celui qui m’a envoyé la clef dujardin, celui qui m’appelait au téléphone pour m’apprendre lavérité, celui-là a été assassiné… Aucun doute à ce propos. J’aiperçu les cris d’un homme qu’on égorgeait… des cris d’agonie… deceux que l’on pousse quand on expire.

– Est-on jamais sûr ?…

– Je le suis absolument. Ma certitude n’est atténuée par aucunehésitation. Celui que j’appelle notre ami inconnu est mort avantd’avoir achevé son œuvre, Il est mort assassiné. Or, Siméon estvivant.

Et Patrice ajouta :

– D’ailleurs celui-là avait une autre voix que Siméon, une voixque je n’avais jamais entendue et que je n’entendrai plusjamais.

Coralie n’insista pas, convaincue à son tour.

Ils étaient assis sur un des bancs du jardin, profitant d’unbeau soleil d’avril. Les bourgeons des marronniers luisaient auxpointes des rameaux. Les lourds parfums des giroflées montaient desplates-bandes, et leurs fleurs jaunes ou mordorées, comme des robesde guêpes ou d’abeilles serrées les unes contre les autres,ondulaient au gré d’une brise légère.

Soudain, Patrice frissonna. Coralie avait posé sa main sur lasienne, en un geste d’abandon charmant, et, tout de suite, l’ayantobservée, il vit qu’elle était émue jusqu’aux larmes.

Qu’y a-t-il donc, maman Coralie ?

La tête de la jeune femme s’inclina, et sa joue toucha l’épaulede l’officier. Patrice n’osa pas bouger, pour ne point paraîtredonner à ce mouvement fraternel une valeur de tendresse qui eûtpeut-être froissé Coralie. Il répéta :

– Qu’y a-t-il ? Qu’avez-vous, mon amie ?

– Oh ! murmura-t-elle, c’est si étrange ! Regardez,Patrice, regardez ces fleurs.

Ils se trouvaient sur la troisième terrasse et dominaient doncla quatrième terrasse, et cette dernière, la plus basse, au lieu deplates-bandes de giroflées, offrait des parterres oùs’entremêlaient toutes les fleurs de printemps, tulipes,mères-de-famille, corbeilles d’argent. Et au milieu, il y avait ungrand rond planté de pensées.

– Là, là ! dit-elle en désignant ce rond de son bras tendu,là, regardez bien… vous voyez ?… des lettres…

En effet, peu à peu, Patrice se rendait compte que les touffesde pensées étaient disposées de manière à inscrire sur le solquelques lettres qui se détachaient parmi d’autres touffes defleurs. Cela n’apparaissait pas du premier coup. Il fallait uncertain temps pour voir, mais, quand on avait vu, les lettress’assemblaient d’elles-mêmes et formaient sur une même ligne, troismots : Patrice et Coralie.

– Ah ! dit-il à voix basse, je vous comprends ! …

C’était si étrange, en effet, et si émouvant de lire leurs deuxnoms, qu’une main amie avait pour ainsi dire semés, leurs deux nomsréunis en fleurs de pensées ! C’était si étrange et siémouvant de se retrouver toujours ainsi l’un et l’autre, liés pardes volontés mystérieuses, liés maintenant par l’effort laborieuxdes petites fleurs qui surgissent, s’éveillent à la vie, ets’épanouissent dans un ordre déterminé ! Coralie se redressaet dit :

– C’est le vieux Siméon qui s’occupe du jardin.

– Évidemment, dit-il d’un air un peu ébranlé, cela ne changecertes pas mon idée. Notre ami inconnu est mort, mais Siméon a pule connaître, lui. Siméon était peut-être de connivence avec luisur certains points, et il doit en savoir long. Ah ! s’ilpouvait parler et nous mettre dans la bonne voie.

Une heure plus tard, comme le soleil penchait à l’horizon, ilsmontèrent sur les terrasses.

En arrivant à la terrasse du haut, ils avisèrent M. Desmalionsqui leur fit signe de venir, et qui leur dit :

– Je vous annonce quelque chose d’assez curieux, une trouvailled’un intérêt spécial pour vous, madame… et pour vous, moncapitaine.

Il les mena tout au bout de la terrasse, devant la partieinhabitée qui faisait suite à la bibliothèque. Il y avait là deuxagents, une pioche à la main. Au cours des recherches, ils avaientd’abord, comme l’expliqua M. Desmalions, écarté le lierre quirecouvrait le petit mur orné de vases en terre cuite. Or, un détailattira l’attention de M. Desmalions. Le petit mur était revêtu, surune longueur de quelques mètres, d’une couche de plâtre quisemblait de date plus récente que la pierre elle-même.

– Pourquoi ? dit M. Desmalions. N’était-ce pas un indicedont je devais tenir compte ? Je fis démolir cette couche deplâtre et, dessous, j’en ai trouvé une seconde moins épaisse, mêléeaux aspérités de la pierre. Tenez, approchez-vous… ou plutôt non,reculez un peu… on distingue mieux.

La couche inférieure, en effet, ne servait qu’à retenir unesérie de petits cailloux blancs qui faisaient comme une mosaïqueencadrée de cailloux noirs, et qui formaient de grandes lettres,largement écrites, lesquelles formaient trois mots. Et ces troismots c’était encore : Patrice et Coralie.

– Qu’est-ce que vous en dites ? interrogea M. Desmalions.Remarquez que l’inscription remonte à plusieurs années… au moinsdix ans, étant donné la disposition du lierre qui était accrochélà…

– Au moins dix ans…, répéta Patrice, lorsqu’il fut seul avec lajeune femme. Dix ans, c’est-à-dire à une époque où vous n’étiez pasmariée, où vous habitiez encore à Salonique, et où personne nevenait en ce jardin… personne, excepté Siméon et ceux qu’il voulaitbien y laisser pénétrer.

Et Patrice conclut :

– Et parmi ceux-là, Coralie, il y avait notre ami inconnu quiest mort. Et Siméon sait la vérité.

Ils le virent, en cette fin d’après-midi, le vieux Siméon, commeils le voyaient depuis le drame, errant dans le jardin ou dans lescouloirs de la maison, l’attitude inquiète et désemparée, soncache-nez toujours enroulé autour de la tête, les lunettes serréesaux tempes. Il bégayait des mots incompréhensibles. La nuit, sonvoisin, un des mutilés, l’entendit plusieurs fois quichantonnait.

À deux reprises, Patrice essaya de le faire parler. Siméonhochait la tête et ne répondait pas, ou bien riait d’un rired’innocent.

Ainsi, le problème se compliquait, et rien ne laissait prévoirqu’il pût être résolu. Qui les avait, depuis leur enfance, promisl’un à l’autre comme des fiancés dont une loi inflexible a disposéd’avance ? Qui avait, à l’automne dernier, alors qu’ils ne seconnaissaient pas, préparé la corbeille de pensées ? Et quiavait, dix ans plus tôt, inscrit leurs deux noms en cailloux blancsdans l’épaisseur d’un mur !

Questions troublantes pour deux êtres chez qui l’amour s’étaitéveillé spontanément, et qui, tout à coup, apercevaient derrièreeux un long passé qui leur était commun. Chaque pas qu’ilsfaisaient ensemble dans le jardin leur semblait un pèlerinage parmides souvenirs oubliés, et, à chaque détour d’allée, ilss’attendaient à découvrir une nouvelle preuve du lien qui les avaitunis à leur insu.

Et de fait, en ces quelques jours, deux fois sur le tronc d’unarbre, une fois sur le dossier d’un banc, ils virent leursinitiales entrelacées. Et, deux fois encore, leurs noms apparurentinscrits sur de vieux murs et masqués par une couche de plâtre quevoilait un rideau de lierre.

Et ces deux fois-là, leurs deux noms étaient accompagnés de deuxdates : « Patrice et Coralie, 1904 »… « Patrice etCoralie, 1907 ».

– Il y a onze ans, et il y a huit ans, dit l’officier. Toujoursnos deux noms… Patrice et Coralie.

Leurs mains se serraient. Le grand mystère de leur passé lesrapprochait l’un de l’autre, autant que le profond amour qui lesemplissait et dont ils s’abstenaient de parler.

Malgré eux, cependant, ils recherchaient la solitude, et c’estainsi qu’un jour, deux semaines après l’assassinat d’Essarès bey,comme ils passaient devant la petite porte de la ruelle, ils sedécidèrent à sortir et à descendre jusqu’aux berges de la Seine. Onne les vit point, les abords de cette porte et le chemin qui yconduit étant cachés par de grands buis, et M. Desmalions explorantalors, avec ses hommes, les anciennes serres situées de l’autrecôté du jardin, ainsi que la vieille cheminée qui avait servi auxsignaux.

Mais, dehors, Patrice s’arrêta. Il y avait, presque en face,dans le mur opposé, une porte exactement semblable. Il en fit laréflexion, et Coralie lui dit :

– Cela n’a rien d’étonnant. Ce mur limite un jardin quidépendait autrefois de celui que nous venons de quitter.

– Qui est-ce qui l’habite ?

– Personne. La petite maison qui le domine et qui précède lamienne, rue Raynouard, est toujours fermée.

Patrice murmura :

– Même porte… même clef, peut-être ?

Il introduisit dans la serrure la clef rouillée qui lui avaitété adressée.

La serrure fonctionna.

– Allons-y, dit-il, la suite des miracles continue. Celui-cinous sera t-il favorable ?

C’était une bande de terrain assez étroite et livrée à tous lescaprices de la végétation. Cependant, au milieu de l’herbeexubérante, un sentier de terre battue, où l’on devait passersouvent, partait de la porte et montait en biais vers l’uniqueterrasse, sur laquelle était bâti un pavillon aux volets clos,délabré, sans étage, surmonté d’un tout petit belvédère en forme delanterne.

Il avait son entrée particulière dans la rue Raynouard, dont unecour et un mur très haut le séparaient. Cette entrée était commebarricadée de planches et de poutres clouées les unes auxautres.

Ils contournèrent la maison et furent surpris par le spectaclequi les attendait sur le côté droit. C’était une espèce de cloîtrede verdure, rectangulaire, soigneusement entretenu, avec desarcades régulières, taillées dans des haies de buis et d’ifs. Unjardin en miniature était dessiné en cet espace où semblaients’accumuler le silence et la paix. Là aussi il y avait desravenelles fleuries, et des pensées, et des mères-de-famille. Etquatre sentiers qui venaient des quatre coins du cloîtreaboutissaient à un rond-point central, où se dressaient les cinqcolonnes d’un petit temple ouvert, construit grossièrement avec descailloux et des moellons en équilibre.

Sous le dôme de ce petit temple, une pierre tombale. Devantcette pierre tombale, un vieux prie-Dieu en bois, aux barreauxduquel étaient suspendus, à gauche, un christ d’ivoire, à droite,un chapelet composé de grains en améthyste et en filigraned’or.

– Coralie, Coralie, murmura Patrice, la voix tremblanted’émotion… qui donc est enterré là ?

Ils s’approchèrent. Des couronnes de perles étaient alignées surla pierre tombale. Ils en comptèrent dix-neuf qui portaient lesdix-neuf millésimes des dix-neuf dernières années. Les ayantécartées, ils lurent cette inscription en lettres d’or usées etsalies par la pluie :

 

Ici reposent

PATRICE ET CORALIE

tous deux assassinés

le 14 avril 1895.

Ils seront vengés.

Chapitre 10La cordelette rouge

Coralie avait senti ses jambes fléchir sous elle et elle s’étaitjetée sur le prie-Dieu, où, ardemment, éperdument, elle priait. Enfaveur de qui ? Pour le repos de quelles âmes inconnues ?Elle ne savait pas. Mais tout son être était embrasé de fièvre etd’exaltation et les mots seuls de la prière pouvaient l’apaiser.Patrice lui dit à l’oreille :

– Comment s’appelait votre mère, Coralie ?

– Louise, répondit-elle.

– Et mon père s’appelait Armand. Il ne s’agit donc ni d’elle nide lui, et pourtant…

Patrice aussi montrait une agitation extrême. S’étant baissé, ilexamina les dix-neuf couronnes, puis de nouveau la pierre tombale,et il reprit :

– Pourtant, Coralie, la coïncidence est vraiment trop anormale.Mon père est mort en cette année 1895.

– Ma mère est morte également en cette même année, dit-elle,sans qu’il me soit possible de préciser la date.

– Nous le saurons, Coralie, affirma-t-il. Tout cela peut sevérifier. Mais, dès maintenant, voici une vérité qui apparaît.Celui qui entrelaçait les noms de Patrice et de Coralie ne pensaitpas seulement à nous, et ne regardait pas seulement l’avenir.Peut-être plus encore songeait-il au passé, à cette Coralie et à cePatrice dont il savait la mort violente, et qu’il avait prisl’engagement de venger. Venez, Coralie, et que l’on ne puisse passoupçonner que nous sommes venus jusqu’ici.

Ils redescendirent le sentier et franchirent les deux portes dela ruelle. Personne ne les vit rentrer. Patrice conduisit aussitôtCoralie chez elle, recommanda à Ya-Bon et à ses camarades deredoubler de surveillance, et sortit.

Il ne revint que le soir pour repartir dès le matin, et ce n’estque le jour suivant, vers trois heures, qu’il demandait à Coraliede le recevoir.

Tout de suite, elle lui dit :

– Vous savez ? …

– Je sais beaucoup de choses, Coralie, qui ne dissipent pas lesténèbres du présent – je serais presque tenté de dire : aucontraire –, mais qui jettent des lueurs très vives sur lepassé.

– Et qui expliquent ce que nous avons vu avant-hier ?demanda-t-elle anxieusement.

– Écoutez-moi, Coralie.

Il s’assit en face d’elle et prononça :

– Je ne vous raconterai pas toutes les démarches que j’aifaites. Je vous résumerai simplement le résultat de celles qui ontabouti. Avant tout, j’ai couru jusqu’à la mairie de Passy, puis àla légation de Serbie.

– Alors, dit-elle, vous persistez à supposer qu’il s’agissait dema mère ?

– Oui, j’ai pris copie de son acte de décès, Coralie. Votre mèreest morte le 14 avril 1895.

– Oh ! fit-elle, c’est la date inscrite sur la tombe.

– La même date.

Mais ce nom de Coralie ?… Ma mère s’appelait Louise.

– Votre mère s’appelait Louise-Coralie, comtesse Odolavitch.

Elle répéta entre ses dents :

– Oh ! ma mère… ma mère chérie… c’est donc elle qui a étéassassinée… c’est donc pour elle que j’ai prié, là-bas.

– C’est pour elle, Coralie, et pour mon père. Mon pères’appelait Armand-Patrice Belval. J’ai trouvé son nom exact à lamairie de la rue Drouot. Il est mort le 14 avril 1895.

Patrice avait eu raison de dire que des lueurs singulièresilluminaient maintenant le passé. Il était établi, de la façon laplus formelle, que l’inscription de la tombe concernait son père àlui et sa mère à elle, tous deux assassinés le même jour. Parqui ? Pour quels motifs ? À la suite de quelsdrames ? C’est ce que la jeune femme demanda à Patrice.

– Je ne puis encore répondre à vos questions, dit-il. Mais il yen a une autre que je me suis posée, plus facile à résoudrecelle-là, et qui nous apporte également une certitude sur un pointessentiel. À qui appartient le pavillon ? Extérieurement, surla rue Raynouard, aucune indication. Vous avez pu voir le mur de lacour et la porte de cette cour : rien de particulier. Mais lenuméro de la propriété me suffisait. J’ai été chez le percepteur duquartier et j’ai appris que les impositions étaient payées par unnotaire habitant l’avenue de l’Opéra. J’ai fait visite à ce notaireet j’ai appris ceci…

Il s’arrêta un moment et déclara :

– Le pavillon a été acheté, il y a vingt et un ans, par monpère. Deux années plus tard, mon père mourait, et ce pavillon, quifaisait donc partie de son héritage, fut mis en vente par leprédécesseur du notaire actuel et acheté par un sieur SiméonDiodokis, sujet grec.

– C’est lui ! s’écria Coralie, Diodokis est le nom deSiméon.

– Or, continua Patrice, Siméon Diodokis était l’ami de mon père,puisque mon père, sur le testament que l’on trouva, l’avait désignécomme légataire universel, et puisque ce fut Siméon Diodokis qui,par l’entremise du notaire précédent et d’un solicitor de Londres,réglait mes frais de pension et me fit remettre, à ma majorité, lasomme de deux cent mille francs, solde de l’héritage paternel.

Ils gardèrent un long silence. Bien des choses leurapparaissaient, mais indistinctes encore, estompées, comme cesspectacles que l’on aperçoit dans la brume du soir.

Et une de ces choses dominait toutes les autres. Patrice murmura:

– Votre mère et mon père se sont aimés, Coralie.

Cette idée les unissait davantage et les troublait profondément.Leur amour se doublait d’un autre amour, comme le leur meurtri parles épreuves, plus tragique encore, et qui avait fini dans le sanget dans la mort.

– Votre mère et mon père se sont aimés, reprit-il. Sans doutefurent-ils de ces amants un peu exaltés dont l’amour a despuérilités charmantes, car ils voulurent s’appeler entre eux d’unefaçon dont personne ne les avait appelés, et ils choisirent leursseconds prénoms, qui étaient le vôtre et le mienégalement. Un jour votre mère laissa tomber son chapelet en grainsd’améthyste. Le plus gros se cassa en deux morceaux. Mon père fitmonter l’un de ces morceaux en breloque qu’il suspendit à la chaînede sa montre. Votre mère et mon père étaient tous deux veufs. Vousaviez deux ans et moi huit ans. Pour se consacrer entièrement àcelle qu’il aimait, mon père m’envoya eu Angleterre, et il achetale pavillon où votre mère, qui habitait l’hôtel voisin, allait lerejoindre en traversant la ruelle et en usant de cette même clef.C’est dans ce pavillon ou dans le jardin qui l’entoure qu’ilsfurent sans doute assassinés. Nous le saurons d’ailleurs, car ildoit rester des preuves visibles de cet assassinat, des preuves queSiméon Diodokis a trouvées, puisqu’il n’a pas craint de l’affirmerpar l’inscription de la pierre tombale.

– Et qui fut l’assassin ? murmura la jeune femme.

– Comme moi, Coralie, vous le soupçonnez. Le nom abhorré seprésente à votre esprit, bien qu’aucun indice ne nous permette lacertitude.

– Essarès ! dit Coralie en un cri d’angoisse.

– Très probablement.

Elle se cacha la tête entre les mains.

– Non, non… cela ne se peut pas… il ne se peut pas que j’aie étéla femme de celui qui a tué ma mère.

– Vous avez porté son nom, mais vous n’avez jamais été sa femme.Vous le lui avez dit la veille même de sa mort, en ma présence.N’affirmons rien au-delà de ce que nous pouvons affirmer, mais toutde même rappelons-nous qu’il fut votre mauvais génie, etrappelons-nous aussi que Siméon, l’ami et le légataire universel demon père, l’homme qui acheta le pavillon des deux amants, l’hommequi jura sur la tombe de les venger, rappelons-nous que Siméon,quelques mois après la mort de votre mère, se faisait engager parEssarès comme gardien de sa propriété, devenait son secrétaire et,peu à peu, entrait dans sa vie. Pourquoi ? sinon pour mettre àexécution des projets de vengeance ?

– Il n’y a pas eu vengeance.

– Qu’en savons-nous ? Savons-nous comment est mort Essarèsbey ? Certes, ce n’est pas Siméon qui l’a tué, puisque Siméonse trouvait à l’ambulance. Mais peut-être l’a-t-il fait tuer ?Et puis, la vengeance a mille façons de se traduire. Enfin, Siméonobéissait sans doute à des ordres de mon père. Sans doutevoulait-il d’abord atteindre un but que mon père et que votre mères’étaient proposé : l’union de nos destinées, Coralie. Et ce but adominé sa vie. C’est lui, évidemment, qui plaça parmi mes petitsbibelots d’enfant cette moitié d’améthyste dont l’autre moitiéformait un grain de votre chapelet. C’est lui qui collectionna nosphotographies. C’est lui, enfin, notre ami inconnu, qui m’envoya laclef, accompagnée d’une lettre… que je n’ai pas reçue,hélas !

– Alors, Patrice, vous ne pensez plus qu’il est mort, cet amiinconnu, et que vous avez entendu ses cris d’agonie ?

– Je ne sais pas. Siméon a-t-il agi seul ? Avait-il unconfident, un assistant dans l’œuvre qu’il a entreprise ? Etest-ce celui-là qui est tombé à sept heures dix-neuf ? Je nesais pas. Tout ce qui s’est passé en cette matinée sinistre restedans une ombre que rien n’atténue. La seule conviction que nouspuissions avoir, c’est que, depuis vingt ans, Siméon Diodokis apoursuivi, en notre faveur et contre l’assassin de nos parents, unetâche obscure et patiente, et que Siméon Diodokis est vivant.

Et Patrice ajouta :

– Vivant, mais fou ! De sorte que nous ne pouvons ni leremercier, ni l’interroger sur la sombre histoire qu’il connaît ousur les périls qui vous menacent. Et pourtant, pourtant, luiseul…

Une fois de plus, Patrice voulut tenter l’épreuve, bienqu’assuré d’un échec nouveau. Siméon occupait, dans l’aile naguèreréservée au logement des domestiques, une chambre où il était levoisin de deux mutilés. Patrice y alla. Siméon s’y trouvait.

À moitié endormi dans un fauteuil, tourné vers le jardin, iltenait à sa bouche une pipe éteinte. La chambre était petite, àpeine meublée, mais propre et claire. Toute la vie secrète de cevieillard s’y était écoulée. À diverses reprises, en son absence,M. Desmalions l’avait visitée. Patrice également, chacun à sonpoint de vue.

L’unique découverte qui valût d’être notée consistait en undessin sommaire, fait au crayon, derrière une commode : troislignes qui se croisaient, formant un vaste triangle régulier. Aumilieu de cette figure géométrique, un barbouillage effectuégrossièrement, avec de l’or adhésif. Le triangle d’or ! Saufcela, qui n’avançait en rien les recherches de M. Desmalions, aucunindice.

Patrice marcha directement sur le vieux et lui frappa surl’épaule.

– Siméon, dit-il.

L’autre leva sur lui ses lunettes jaunes, et Patrice eut uneenvie soudaine de lui arracher cet obstacle de verre qui cachaitles yeux du bonhomme et empêchait de pénétrer au fond de son âme etde ses souvenirs lointains.

Siméon se mit à rire stupidement.

« Ah ! songea Patrice, c’est là mon ami et l’ami de monpère. Il a aimé mon père, il a respecté ses volontés, il a étéfidèle à sa mémoire, il lui a consacré une tombe sur laquelle ilpriait, il a juré de le venger. Et sa raison n’est plus. »

Patrice sentit l’inutilité de toute parole. Mais si le son de lavoix n’éveillait aucun écho dans le cerveau égaré, peut-être lesyeux gardaient-ils quelque mémoire. Il écrivit sur une feuilleblanche les mots que Siméon avait dû contempler tant de fois :

Patrice et Coralie. – 14 avril 1895.

Le vieux regarda, hocha la tête, et recommença son petitricanement douloureux et stupide. L’officier continua :

Armand Belval.

Toujours, chez le vieux, même torpeur. Patrice tenta l’épreuveencore. Il traça les noms d’Essarès et du colonel Fakhi, dessina untriangle. Le vieux ne comprenait pas et ricanait.

Mais, soudain, son rire eut quelque chose de moins enfantin.Patrice avait écrit le nom du complice Bournef, et l’on aurait ditque, cette fois, un souvenir agitait le vieux secrétaire. Il essayade se lever, retomba sur son fauteuil, puis se dressa de nouveau etsaisit son chapeau qui était accroché au mur. Il quitta sa chambreet, suivi de Patrice, il sortit de la maison, et tourna sur lagauche du côté d’Auteuil.

Il avait l’air d’avancer comme ces gens endormis que lasuggestion contraint à marcher sans savoir où ils vont. Il prit parla rue de Boulainvilliers, traversa la Seine, et s’engagea dans lequartier de Grenelle d’un pas qui n’hésitait jamais.

Puis sur un boulevard il s’arrêta, et, de son bras tendu, fitsigne à Patrice de s’arrêter également.

Un kiosque les dissimulait. Il passa la tête. Patricel’imita.

En face, à l’angle de ce boulevard et d’un autre boulevard, il yavait un café, avec une terrasse que limitaient des caisses defusains.

Derrière ces fusains, quatre consommateurs étaient assis. Troistournaient le dos. Patrice vit le seul qui fût de face et reconnutBournef.

À ce moment, le vieux Siméon s’éloignait déjà, comme un hommequi a terminé son rôle et qui laisse à d’autres le soin d’en finir.Patrice chercha des yeux, aperçut un bureau de poste et y entravivement. Il savait que M. Desmalions se trouvait rue Raynouard.Par téléphone, il lui annonça la présence de Bournef. M. Desmalionsrépondit qu’il arrivait aussitôt.

Depuis l’assassinat d’Essarès bey, l’enquête de M. Desmalionsn’avait pas avancé en ce qui concernait les quatre complices ducolonel Fakhi. On découvrit bien la retraite du sieur Grégoire, etles chambres aux placards, mais tout cela était vide. Les complicesavaient disparu.

« Le vieux Siméon, se dit Patrice, était au courant de leurshabitudes. Il devait savoir que, tel jour de la semaine, à telleheure, ils se réunissaient dans ce café, et il s’est souvenu, toutà coup, à l’évocation du nom de Bournef. »

Quelques minutes plus tard, M. Desmalions descendaitd’automobile avec ses agents. L’affaire ne traîna pas. La terrassefut cernée. Les complices n’opposèrent pas de résistance. M.Desmalions en expédia trois, sous bonne garde, au Dépôt et poussaBournef dans une salle particulière.

– Venez, dit-il à Patrice. Nous allons l’interroger.

Patrice objecta :

– Mme Essarès est seule là-bas…

– Seule, non. Il y a tous vos hommes.

– Oui, mais j’aime mieux y être. C’est la première fois que jela quitte, et toutes les craintes sont permises.

– Il s’agit de quelques minutes, insista M. Desmalions. Il fauttoujours profiter du désarroi que cause l’arrestation.

Patrice le suivit, mais ils purent se rendre compte que Bournefn’était pas de ces hommes qui se déconcertent aisément. Auxmenaces, il répliqua en haussant les épaules.

– Inutile, monsieur, de me faire peur. Je ne risque rien.Fusillé ? Des blagues ! En France on ne fusille pas pourun oui ou pour un non, et nous sommes tous quatre sujets d’un paysneutre. Un procès ? Une condamnation ? La prison ?Jamais de la vie. Vous comprenez bien que, si vous avez étouffél’affaire jusqu’ici, et si vous avez escamoté le meurtre deMustapha, celui de Fakhi et celui d’Essarès, ce n’est pas pourressusciter cette même affaire, sans raison valable. Non, monsieur,je suis tranquille. Le camp de concentration, voilà tout ce quim’attend.

– Alors, dit M. Desmalions, vous refusez de répondre ?

– Fichtre non ! Le camp de concentration, soit. Mais il y avingt degrés de régimes, dans ces camps, et je tiens à mériter vosfaveurs, et par là à gagner confortablement la fin de la guerre.Mais d’abord que savez-vous ?

– À peu près tout.

– Tant pis, ma valeur diminue. Vous connaissez la dernière nuitd’Essarès ?

– Oui, et le marché des quatre millions. Que sont-ilsdevenus ?

Bournef eut un geste de rage.

– Repris ! Volés ! C’était un piège !

– Qui les a repris ?

– Un nommé Grégoire.

– Qui était-ce ?

– Son âme damnée, nous l’avons su depuis. Nous avons découvertque ce Grégoire n’était autre qu’un individu qui lui servait dechauffeur à l’occasion.

– Qui lui servait, par conséquent, à transporter les sacs d’orde sa banque à son hôtel ?

– Oui, et nous croyons même savoir… tenez, autant dire que c’estune certitude. Eh bien … Grégoire, c’est une femme.

– Une femme !

– Parfaitement. Sa maîtresse. Nous en avons plusieurs preuves.Mais une femme solide, d’aplomb, forte comme un homme, et qui nerecule devant rien.

– Vous connaissez son adresse ?

– Non.

– Et l’or, vous n’avez aucun indice, aucun soupçon ?

– Non. L’or est dans le jardin ou dans l’hôtel de la rueRaynouard. Durant toute une semaine, nous l’avons vu rentrer, cetor. Depuis, il n’en est pas sorti. Nous faisions le guet, chaquenuit. Les sacs y sont, je l’affirme.

– Aucun indice non plus relativement au meurtrierd’Essarès ?

– Aucun.

– Est-ce bien sûr ?

– Pourquoi mentirais-je ?

– Et si c’était vous ?… ou l’un de vos amis ?

– Nous avons bien pensé qu’on le supposerait. Par hasard, etc’est heureux, nous avons un alibi.

– Facile à prouver ?

– Irréfutable.

– Nous examinerons cela. Donc pas d’autre révélation ?

– Non. Mais une idée… ou plutôt une question à laquelle vousrépondrez à votre guise. Qui nous a trahis ? Votre réponsepeut m’éclairer, car une seule personne connaissait nos rendez-vousde chaque semaine, ici, de quatre à cinq heures… une seulepersonne, Essarès bey… et lui-même il y venait souvent pourconférer avec nous, Essarès est mort. Qui donc nous adénoncés ?

– Le vieux Siméon.

– Comment ! Siméon ! Siméon Diodokis !

– Siméon Diodokis, le secrétaire d’Essarès bey.

– Lui ! Ah ! le gredin, il me le paiera… Mais non,c’est impossible !

– Pourquoi dites-vous que c’est impossible ?

– Pourquoi ? Mais parce que…

Il réfléchit assez longtemps, sans doute pour être bien sûrqu’il n’y avait pas d’inconvénient à parler. Puis il acheva saphrase :

– Parce que le vieux Siméon était d’accord avec nous.

– Qu’est-ce que vous dites ? s’écria Patrice fort surpris àson tour.

– Je dis et j’affirme que Siméon Diodokis était d’accord avecnous. C’était notre homme. C’est lui qui nous tenait au courant desmanœuvres équivoques d’Essarès bey. C’est lui qui, par un coup detéléphone, donné à neuf heures du soir, nous a prévenus qu’Essarèsavait allumé le fourneau des anciennes serres et que le signal desétincelles allait fonctionner. C’est lui qui nous a ouvert la porteen affectant, bien entendu, la résistance et tout en se laissantattacher dans la loge du concierge. C’est lui, enfin, qui avaitcongédié et payé les domestiques.

– Mais le colonel Fakhi ne s’est pas adressé à lui comme à uncomplice…

– Comédie pour donner le change à Essarès. Comédie d’un bout àl’autre !

– Soit. Mais pourquoi Siméon trahissait-il Essarès ? Pourde l’argent ?

– Non, par haine. Il avait contre Essarès bey une haine qui nousa souvent donné le frisson.

– Le motif ?

– Je ne sais pas. Siméon est un silencieux, mais cela remontaittrès haut.

– Connaissait-il la cachette de l’or ? demanda M.Desmalions.

– Non. Et ce n’est pas faute d’avoir cherché ! Il n’ajamais su comment les sacs sortaient de la cave, laquelle n’étaitqu’une cachette provisoire.

– Pourtant, ils sortaient de la propriété. En ce cas, qui nousdit qu’il n’en fut pas de même cette fois ?

– Cette fois-là nous faisions le guet dehors, de tous les côtés,ce que Siméon ne pouvait faire à lui tout seul.

Patrice reprit à son tour :

– Vous n’en savez pas davantage sur lui ?

– Ma foi non. Ah ! cependant, il est arrivé ceci d’assezcurieux. L’après-midi qui précéda le fameux soir, je reçus unelettre dans laquelle Siméon me donnait certains renseignements.Dans la même enveloppe il y avait une autre lettre, mise là,évidemment, par une erreur incroyable, car elle semblait fortimportante.

– Et que disait-elle ? fit Patrice anxieusement.

– Il y était question d’une clef.

– Ne pouvez-vous préciser ?

– Voici la lettre. Je l’avais conservée pour la lui rendre et lemettre en garde. Tenez, c’est bien son écriture…

Patrice saisit la feuille de papier, et tout de suite il vit sonnom. La lettre lui était adressée, comme il l’avait pressenti.C’était celle qu’il n’avait point reçue.

« Patrice,

« Tu recevras ce soir une clef. Cette clef ouvre, au milieud’une ruelle qui descend vers la Seine, deux portes, l’une àdroite, celle du jardin de la femme que tu aimes ; l’autre, àgauche, celle d’un jardin où je te donne rendez-vous le 14 avril, à9 heures du matin. Celle que tu aimes sera là également. Voussaurez qui je suis et le but que je veux atteindre. Vous apprendreztous deux sur le passé des choses qui vous rapprocheront plusencore l’un de l’autre.

« D’ici le 14 avril, la lutte qui commence ce soir seraterrible. Si je succombe, il est certain que celle que tu aimes vacourir les plus grands dangers. Veille sur elle, Patrice, et que taprotection ne la quitte pas un instant. Mais je ne succomberai pas,et vous aurez le bonheur que je prépare pour vous depuis silongtemps.

« Toute mon affection. »

– Ce n’est pas signé, reprit Bournef, mais, je le répète,l’écriture est de Siméon. Quant à la dame, il s’agit évidemment deMme Essarès.

– Mais quel danger court-elle ? s’écria Patrice avecinquiétude. Essarès est mort. Donc, rien à craindre.

– Est-ce qu’on sait ? C’était un rude homme.

– À qui aurait-il donné mission de le venger ? Quipoursuivrait son œuvre ?

– Je l’ignore, mais il faut se méfier.

Patrice n’écoutait plus. Il tendit vivement la lettre à M.Desmalions, et, sans vouloir rien entendre, s’échappa.

– Rue Raynouard, et rondement, dit-il au chauffeur, quand il eutsauté dans une auto.

Il avait hâte d’arriver. Les dangers dont parlait le vieuxSiméon lui semblaient soudain suspendus sur la tête de Coralie.Déjà l’ennemi, profitant de son absence, attaquait sa bien-aimée. «Et qui pourrait la défendre si je succombe ? » avait ditSiméon. Or, cette hypothèse s’était réalisée en partie, puisqu’ilavait perdu la raison.

– Voyons, quoi, murmurait Patrice, c’est idiot… Je me forge desidées… Il n’y a aucun motif…

Mais son tourment croissait à chaque minute. Il se disait que levieux Siméon l’avait prévenu à dessein que la clef devait ouvrir laporte du jardin de Coralie, afin que lui, Patrice, pût exercer unesurveillance efficace en pénétrant, en cas de besoin, jusqu’auprèsde la jeune femme.

Il le vit de loin, Siméon. La nuit était venue, le bonhommerentrait dans l’hôtel. Patrice le dépassa devant la loge duconcierge et l’entendit qui fredonnait. Patrice demanda au soldatde faction :

– Rien de nouveau ?

– Rien, mon capitaine.

– Maman Coralie ?

Elle a fait un tour dans le jardin. Elle est remontée il y a unedemi-heure.

– Ya-Bon ?

– Ya-Bon suivait maman Coralie. Il doit être à sa porte.

Patrice grimpa l’escalier, plus calme. Mais, quand il parvint aupremier étage, il fut très étonné de voir que l’électricité n’étaitpas allumée. Il fit jouer l’interrupteur. Alors, il aperçut, aubout du couloir, Ya-Bon à genoux devant la chambre de mamanCoralie, la tête appuyée contre le mur. La chambre étaitouverte.

– Qu’est-ce que tu fais là ? cria-t-il en accourant.

Ya-Bon ne répondit pas. Patrice constata qu’il y avait du sangsur l’épaule de son dolman. À cet instant, le Sénégalaiss’affaissa.

– Tonnerre ! Il est blessé ! … Mortpeut-être !

Il sauta par-dessus le corps, et se précipita dans la chambredont il alluma aussitôt l’électricité.

Coralie était étendue sur un canapé. L’affreuse petitecordelette de soie rouge entourait son cou. Et cependant Patricen’avait pas en lui cette étreinte horrible du désespoir que l’onéprouve devant des malheurs irréparables. Il lui semblait que lafigure de Coralie n’avait pas la pâleur de la mort. Et, de fait, lajeune femme respirait.

« Elle n’est pas morte… Elle n’est pas morte, se dit Patrice.Elle ne mourra pas, j’en suis sûr… et Ya-Bon non plus… Le coup estmanqué. »

Il desserra la cordelette.

Au bout de quelques secondes, la jeune femme respirait largementet reprenait connaissance. Elle lui sourit.

Mais aussitôt, se souvenant, elle le saisit de ses deux bras, sifaibles encore, et lui dit, d’une voix tremblante :

– Oh ! Patrice, j’ai peur… j’ai peur pour vous…

– Peur de quoi, Coralie ? Quel est le misérable ?…

– Je ne l’ai pas vu… Il avait éteint… et il m’a prise à la gorgetout de suite, et il m’a dit à voix basse : « Toi d’abord… cettenuit ce sera le tour de ton amant… » Oh ! Patrice, j’ai peurpour vous… J’ai peur pour toi, Patrice…

Chapitre 11Vers le gouffre

La décision de Patrice fut immédiate. Il transporta la jeunefemme sur son lit et la pria de ne pas bouger et de ne pas appeler.Puis il s’assura que Ya-Bon n’était pas blessé grièvement. Enfin,il sonna violemment, faisant vibrer tous les timbres quicommuniquaient avec les postes placés par lui en divers endroits dela maison.

Les hommes arrivèrent en hâte. Il leur dit :

– Vous n’êtes que des brutes. Quelqu’un a pénétré ici. MamanCoralie et Ya-Bon ont failli être tués…

Et, comme ils s’exclamaient :

– Silence ! commanda-t-il. Vous méritez des coups de bâton.Je vous pardonne à une condition, c’est que, durant toute cettesoirée et toute cette nuit, vous parliez de maman Coralie comme sielle était morte.

L’un d’eux protesta :

– Mais à qui parler, mon capitaine ? Il n’y a personneici.

– Il y a quelqu’un, bougre d’idiot, puisque maman Coralie etYa-Bon ont été attaqués. À moins que ce ne soit par vous…Non ? Alors… Et puis, trêve de bêtises ! Il ne s’agit pasde parler à d’autres personnes, mais de parler entre vous… et mêmed’y penser dans le secret de votre conscience. On vous écoute, onvous épie, on entend ce que vous dites et l’on devine ce que vousne dites pas. Donc, jusqu’à demain, maman Coralie ne sortira pas desa chambre. On veillera sur elle à tour de rôle. Les autres secoucheront, sitôt après le dîner. Pas d’allées et venues dans lamaison. Le silence.

– Et le vieux Siméon, mon capitaine ?

– Qu’on l’enferme dans sa chambre. Comme fou, il est dangereux.On a pu profiter de sa démence, se faire ouvrir par lui. Qu’onl’enferme !

Le plan de Patrice était simple. Comme l’ennemi, croyant Coraliesur le point de mourir, avait dévoilé à la jeune femme son but, quiétait de le tuer, lui aussi, Patrice, il fallait que l’ennemi secrût libre d’agir, sans que personne soupçonnât ses projets et fûten garde contre lui. L’ennemi viendrait. Il engagerait la lutte etserait pris au piège.

En attendant cette lutte, qu’il appelait de tous ses vœux,Patrice fit soigner Ya-Bon, dont la blessure en effet n’avait aucuncaractère de gravité, et il l’interrogea, ainsi que mamanCoralie.

Leurs réponses furent identiques. La jeune femme raconta que,étendue, un peu lasse, elle lisait, et que Ya-Bon demeurait dans lecouloir devant la porte ouverte, accroupi à la mode arabe. Ni l’unni l’autre ils n’entendirent rien de suspect. Et soudain, Ya-Bonvit une ombre s’interposer entre lui et la lumière du couloir.Cette lumière, qui provenait d’une ampoule électrique, fut éteintepour ainsi dire en même temps que l’ampoule qui éclairait lachambre. Ya-Bon, à moitié dressé déjà, reçut un coup violent à lanuque et perdit connaissance. Coralie essaya de s’enfuir par laporte de son boudoir, ne put l’ouvrir, se mit à crier, et aussitôtfut saisie et renversée. Tout cela en l’espace de quelquessecondes.

La seule indication que Patrice put obtenir, c’est que l’hommevenait non de l’escalier, mais du côté de l’aile que l’on nommaitl’aile des domestiques. Cette aile était desservie par un escalierplus petit et communiquait par la cuisine avec un office où setrouvait la porte de service sur la rue Raynouard.

Cette porte, Patrice la trouva fermée à clef. Mais quelqu’unpouvait avoir cette clef.

Le soir, Patrice passa un moment au chevet de Coralie, puis, àneuf heures, se retira dans sa chambre, laquelle était située unpeu plus loin, et sur le même côté. C’était auparavant une piècequ’Essarès bey se réservait comme fumoir.

Comme il n’attendait pas l’attaque, dont il espérait de si bonsrésultats, avant le milieu de la nuit, Patrice s’assit devant unbureau-cylindre placé contre le mur, et en sortit le registre surlequel il avait commencé le journal détaillé des événements.

Durant trente à quarante minutes, il écrivit, et il était prèsde fermer ce registre lorsqu’il crut entendre comme un frôlementconfus, qu’il n’eût certes pas perçu si ses nerfs n’avaient ététendus au plus haut point. Cela venait de la fenêtre, du dehors. Etil se rappela le jour où l’on avait déjà tiré sur Coralie et surlui. Cependant la fenêtre n’était pas entrouverte ni mêmeentrebâillée.

Il continua donc d’écrire sans tourner la tête et sans que rienpût laisser croire que son attention eût été mise en éveil, et ilinscrivait, pour ainsi dire à son insu, les phrases mêmes de sonanxiété.

« Il est là, il me regarde. Que va-t-il faire ? Je ne pensepas qu’il brise une vitre et qu’il m’envoie une balle. Le procédéest incertain et ne lui a pas réussi. Non, son plan doit êtreétabli de façon différente et plus intelligente. Je suppose plutôtqu’il guette le moment où je me coucherai, qu’il épiera monsommeil, et que seulement alors il entrera, par quelque moyen quej’ignore.

« D’ici là, j’éprouve une véritable volupté à me sentir sous sesyeux. Il me hait, et nos deux haines vont à l’encontre l’une del’autre, comme deux épées qui se cherchent et qui battent le fer.Il me regarde, comme une bête fauve, tapie dans l’ombre, regarde saproie et choisit la place où ses crocs mordront. Mais moi, je saisque c’est lui qui est la proie, vouée d’avance à la défaite et àl’écrasement. Il prépare son couteau ou sa cordelette rouge. Et cesont mes deux mains qui termineront la bataille. Elles sont fortes,vigoureuses déjà. Elles seront implacables… »

Patrice rabattit le cylindre. Puis il alluma une cigarette,qu’il fuma tranquillement, comme chaque soir. Puis il ôta seshabits, les plia avec soin sur le dossier d’une chaise, remonta samontre, se coucha, éteignit l’électricité.

« Enfin, se disait-il, je vais savoir. Je vais savoir qui estcet homme. Un ami d’Essarès ? Le continuateur de sonœuvre ? Mais pourquoi cette haine contre Coralie ? Ill’aime donc, puisqu’il cherche à m’atteindre, moi aussi ? Jevais savoir… je vais savoir… »

Une heure s’écoula pourtant, puis une autre heure, et rien ne seproduisit du côté de la fenêtre. Un seul craquement, qui eut lieudu côté du bureau. Mais c’était sans doute un de ces craquements demeuble que l’on entend la nuit dans le silence.

Patrice commença à perdre le bel espoir qui l’avait soutenu. Aufond, il se rendait compte que toute sa comédie relativement à lamort supposée de maman Coralie était de valeur médiocre, et qu’unhomme de la taille de son ennemi avait bien pu ne pas s’y laisserprendre. Assez déconcerté, il était sur le point de s’endormir,lorsque le même craquement eut lieu au même endroit.

Le besoin d’agir le fit sauter du lit. Il alluma. Tout semblaitdans le même ordre. Nulle trace d’une présence étrangère.

« Allons, se dit Patrice, décidément je ne suis pas de force.L’ennemi aura deviné mes desseins et flairé le piège qui lui étaittendu. Dormons, il n’y aura rien cette nuit. »

Il n’y eut, en effet, aucune alerte.

Le lendemain, en examinant sa fenêtre, il remarquait que tout lelong de la façade du jardin une corniche de pierre couraitau-dessus du rez-de-chaussée, assez large pour qu’un homme pût ymarcher en se retenant aux balcons et aux gouttières.

Il visita toutes les pièces auxquelles cette corniche donnaitaccès. L’une d’elles était la chambre du vieux Siméon.

– Il n’a pas bougé de là ? demanda-t-il aux deux soldatschargés de la surveillance.

– C’est à croire, mon capitaine. En tout cas, nous ne lui avonspas ouvert la porte.

Patrice entra, et, sans s’occuper du bonhomme, lequel fumaittoujours sa pipe éteinte, il fouilla la chambre, avec cettearrière-pensée qu’elle pouvait servir de refuge à l’ennemi.

Il n’y trouva personne. Mais il découvrit dans un placardplusieurs objets qu’il n’y avait point vus dans les perquisitionseffectuées en compagnie de M. Desmalions : une échelle de corde, unrouleau de tuyaux en plomb qui semblaient être des tuyaux de gaz,et une petite lampe à souder.

« Tout cela est bougrement louche, pensa-t-il. Comment cesobjets sont-ils entrés ici ? Est-ce Siméon qui les arassemblés sans but précis, machinalement ? Ou bien dois-jesupposer que Siméon n’est que l’instrument de l’ennemi ? Avantde perdre la raison, il le connaissait, cet ennemi, et aujourd’huiil subit son influence. »

Siméon, assis devant la fenêtre, lui tournait alors le dos.Patrice s’approcha de lui et tressaillit. Le bonhomme tenait entreses mains une couronne mortuaire en perles noires et blanches. Elleportait comme date : 14 avril 1915. C’était la vingtième,celle que Siméon devait mettre sur la tombe de ses amis morts.

– Il la mettra, dit Patrice à haute voix. Son instinct d’ami etde vengeur, qui l’a conduit toute sa vie, persiste à travers ladémence. Il la mettra. N’est-ce pas, Siméon, que vous irez laporter demain ? Car c’est demain, le 14 avril, l’anniversairesacré…

Il se pencha vers l’être incompréhensible en qui venaient serencontrer, comme des chemins qui aboutissent à un carrefour,toutes les intrigues bonnes ou mauvaises, favorables ou perfides,dont se composait l’inextricable drame. Siméon crut qu’on voulaitlui prendre sa couronne, et la serra fortement contre lui, d’ungeste farouche.

– N’aie pas peur, dit Patrice, je te la laisse. À demain,Siméon, à demain. Coralie et moi, nous serons exacts au rendez-vousque tu nous as donné. Et demain peut-être le souvenir de l’horriblepassé délivrera ton cerveau.

La journée parut longue à Patrice. Il avait tellement hâted’arriver à quelque chose qui fût comme une lueur dans lesténèbres ! Et cette lueur n’allait-elle pas justement jaillirdes circonstances que ferait naître ce vingtième anniversaire du 14avril ?

Vers la fin de l’après-midi, M. Desmalions passa rue Raynouardet dit à Patrice :

– Tenez, voici ce que j’ai reçu, c’est assez curieux… une lettreanonyme à écriture déguisée… Écoutez cela : « Monsieur, vous êtesprévenu que l’or va s’en aller. Faites attention. Demain soir lesdix-huit cents sacs auront pris le chemin de l’étranger. Un ami dela France. »

– Et c’est demain le 14 avril, dit Patrice, qui fit aussitôt lerapprochement.

– Oui. Pourquoi cette remarque ?

– Oh ! rien… une idée…

Il fut près de raconter à M. Desmalions tous les faits qui serapportaient à cette date du 14 avril, et tous ceux quiconcernaient l’étrange personnalité du vieux Siméon. S’il ne parlapas, ce fut pour des raisons obscures, peut-être parce qu’ilvoulait mener seul et jusqu’au bout cette partie de l’affaire,peut-être aussi par une sorte de pudeur qui l’empêchait d’initierM. Desmalions à tous les secrets du passé. Il garda donc le silenceà ce propos et dit :

– Alors, cette lettre ?

– Ma foi, je ne sais que penser. Est-ce un avertissementjustifié ? ou bien un stratagème pour nous imposer uneconduite plutôt qu’une autre ? J’en causerai avec Bournef.

– Toujours rien de spécial de ce côté ?

– Non, et je n’attends rien de plus. L’alibi qu’il m’a fourniest réel. Ses amis et lui ne sont que des comparses dont le rôleest terminé.

De cette conversation, Patrice ne retint qu’une chose : lacoïncidence des dates.

Les deux directions que M. Desmalions et lui suivaient danscette affaire se rejoignaient tout à coup en cette date depuis silongtemps marquée par le sort. Le passé et le présent allaient seréunir. Le dénouement approchait. C’était le jour même du 14 avrilque l’or devait disparaître à jamais, et qu’une voix inconnueconvoquait Patrice et Coralie au même rendez-vous que leurs parentsavaient pris vingt ans auparavant.

Et le lendemain, ce fut le 14 avril.

Dès neuf heures, Patrice demandait des nouvelles du vieuxSiméon.

– Sorti, mon capitaine, lui répondit-on. Vous aviez levé laconsigne.

Patrice entra dans la chambre et chercha la couronne. Elle n’yétait plus. Mais les trois objets du placard, l’échelle de corde,le rouleau de plomb et la lampe à souder n’y étaient plus non plus.Il interrogea :

– Siméon n’a rien emporté ?

– Si, mon capitaine, une couronne.

– Pas autre chose ?

– Non, mon capitaine.

La fenêtre était ouverte. Patrice en conclut que les objetsavaient pris ce chemin, et son hypothèse d’une complicitéinconsciente du bonhomme en fut confirmée.

Un peu avant dix heures, Coralie le rejoignit dans le jardin.Patrice l’avait mise au courant des derniers incidents. La jeunefemme était pâle et inquiète.

Ils firent le tour des pelouses et gagnèrent sans être vus lesbosquets de fusains qui dissimulaient la porte de la ruelle.Patrice ouvrit cette porte.

Au moment d’ouvrir l’autre, il eut une hésitation. Il regrettaitde n’avoir pas prévenu M. Desmalions, et d’accomplir, seul avecCoralie, ce pèlerinage que certains symptômes annonçaient commedangereux. Mais il secoua cette impression. Il avait eu soin deprendre deux revolvers. Qu’y avait-il à craindre ?

– Nous entrons, n’est-ce pas, Coralie ?

– Oui, dit-elle.

– Cependant, vous semblez indécise, anxieuse…

– C’est vrai, murmura la jeune femme, j’ai le cœur serré.

– Pourquoi ? Vous avez peur ?

– Non… ou plutôt si… Je n’ai pas peur pour aujourd’hui, mais enquelque sorte pour autrefois. Je pense à ma pauvre mère qui afranchi cette porte comme moi, par un matin d’avril. Elle étaittout heureuse, elle allait vers l’amour… Et alors c’est comme si jevoulais la retenir et lui crier : « N’avance pas… la mort teguette… n’avance pas… » Et, ces mots d’effroi, c’est moi qui lesentends… ils bourdonnent à mon oreille… et c’est moi qui n’ose plusavancer. J’ai peur…

– Retournons, Coralie.

Elle lui saisit le bras, et la voix ferme :

– Marchons. Je veux prier. La prière me fera du bien.

Hardiment, elle suivit le petit sentier transversal que sa mèreavait suivi et monta parmi les herbes folles et les branchesenvahissantes. Ils laissèrent le pavillon sur leur gauche etgagnèrent le cloître de verdure où reposaient leurs parents. Ettout de suite, au premier regard, ils virent que la vingtièmecouronne était là.

– Siméon est venu, dit Patrice. L’instinct, plus fort que tout,l’a obligé à venir. Il ne doit pas être loin d’ici.

Tandis que Coralie s’agenouillait, il chercha autour du cloître,et descendit jusqu’à la moitié du jardin. Mais Siméon demeuraitinvisible. Il ne restait plus qu’à visiter le pavillon, et c’étaitévidemment un acte redoutable dont ils retardèrentl’accomplissement, sinon par crainte, du moins par l’espèce defrayeur sacrée que l’on éprouve à pénétrer dans un lieu de mort etde crime.

Ce fut encore la jeune femme qui donna le signal del’action.

– Venez, dit-elle.

Patrice ne savait comment ils entreraient dans le pavillon dontles fenêtres et les issues lui avaient toutes paru fermées. Mais,en approchant, ils constatèrent que la porte de derrière, sur lacour, était grande ouverte, et ils pensèrent aussitôt que Siméonles attendait à l’intérieur.

Il était exactement dix heures quand ils franchirent le seuil dupavillon. Un petit vestibule conduisait d’un côté à une cuisine, del’autre à une chambre. En face, ce devait être la pièce principale.La porte en était entrebâillée et Coralie balbutia :

– C’est ici que la chose a dû avoir lieu… autrefois.

– Oui, dit Patrice, nous y trouverons Siméon. Mais, si le cœurvous manque, Coralie, il vaut mieux renoncer.

Une volonté irréfléchie soutenait la jeune femme. Rien n’eûtarrêté son élan. Elle avança.

Quoique grande, la pièce dormait une impression d’intimité parla façon dont elle était meublée. Divans, fauteuils, tapis,tentures, tout concourait à la rendre confortable, et l’on eût ditque l’aspect n’en avait pas changé depuis la mort tragique de ceuxqui l’habitaient. Cet aspect était plutôt celui d’un atelier, àcause d’un vitrage qui occupait le milieu du très haut plafond, àl’endroit du belvédère, et par où le jour descendait. Il y avaitbien deux fenêtres, mais des rideaux les masquaient.

– Siméon n’est pas là, dit Patrice.

Coralie ne répondit pas. Elle examinait les choses avec uneémotion qui contractait sa figure. C’étaient des livres qui tousremontaient au siècle dernier. Quelques-uns portaient sur leurcouverture, jaune ou bleue, une signature au crayon : Coralie.C’étaient des ouvrages de dame inachevés, un canevas de broderie,une tapisserie d’où pendait l’aiguille au bout du brin de laine. Etc’étaient aussi des livres avec la signature : Patrice, et uneboîte de cigares, et un sous-main, et des porte-plume, et unencrier. Et c’étaient deux petites photographies dans leurs cadres,celles de deux enfants, Patrice et Coralie.

Et ainsi toute la vie de jadis continuait, non point seulementla vie de deux amoureux qui s’aiment d’un amour violent etpassager, mais de deux êtres qui se retrouvent dans le calme etdans la certitude d’une longue existence commune.

– Oh ! maman, maman, chuchota Coralie.

Son émotion croissait à chacun des souvenirs recueillis. Elles’appuya toute palpitante sur l’épaule de Patrice.

– Allons-nous-en, dit-il.

– Oui, oui, cela vaut mieux, mon ami. Nous reviendrons… nousrevivrons auprès d’eux… nous reprendrons ici l’intimité de leur viebrisée. Allons-nous-en. Aujourd’hui je n’ai plus de forces.

Mais à peine avaient-ils fait quelques pas qu’ils s’arrêtèrent,confondus. La porte était close.

Leurs yeux se rencontrèrent, chargés d’inquiétude.

– Nous ne l’avions pas fermée, n’est-ce pas ? dit-il.

– Non, dit-elle, nous ne l’avions pas fermée.

Il s’approcha pour ouvrir et s’aperçut que la porte n’avait pasde poignée ni de serrure.

C’était une porte à un seul battant, de bois plein, qui semblaitdur et massif. On eût dit qu’elle était faite d’un morceau et prisedans le cœur même d’un chêne. Nul vernis, nulle peinture. Ça et là,des éraflures, comme si on l’eût frappée à l’aide d’uninstrument.

Et puis… et puis… vers la droite, ces quelques mots au crayon:

Patrice et Coralie – 14 avril 1895

Dieu nous vengera.

Au-dessous une croix, et au-dessous de cette croix, une autredate, mais d’une écriture différente et plus fraîche :

14 avril 1915

– 1915 ! … 1915 ! … prononça Patrice. C’esteffrayant ! La date d’aujourd’hui ! Qui a écritcela ? Cela vient d’être écrit. Oh ! c’esteffrayant !… Voyons… Voyons… nous n’allons pourtant pas…

Il s’élança jusqu’à l’une des fenêtres, d’un coup tira le rideauqui la voilait, et ouvrit la croisée.

Un cri lui échappa.

La fenêtre était murée, murée avec de gros moellons quis’interposaient entre les vitres et les volets.

Il courut à l’autre : même obstacle.

Il y avait deux portes, qui devaient donner, à droite, dans lachambre, à gauche sans doute dans une salle attenant à lacuisine.

Il les ouvrit rapidement.

L’une et l’autre étaient murées.

Il courut de tous côtés, en une minute d’effarement, puis seprécipita sur la première des trois portes qu’il essaya d’ébranler.Elle ne bougea pas. Elle donnait l’impression d’un blocimmuable.

Alors, de nouveau, ils se regardèrent éperdument, et la mêmepensée terrible les envahit. La chose d’autrefois se répétait. Ledrame recommençait dans des conditions identiques. Après la mère etle père, c’étaient la fille et le fils. Comme les amants de jadis,ceux d’aujourd’hui étaient captifs. L’ennemi les tenait sous sagriffe puissante, et sans doute allaient-ils connaître la façondont leurs parents étaient morts par la façon dont eux-mêmesallaient mourir… 14 avril 1895… 14 avril 1915…

Partie 2
La victoire d’Arsène Lupin

Chapitre 1L’épouvante

– Ah ! non, non, s’écria Patrice, cela ne serapas !

Il se rejeta contre les fenêtres et contre les portes, saisit unchenet avec lequel il frappa le bois des battants, ou le mur demoellons. Gestes stériles ! C’étaient les mêmes que son pèreavait exécutés jadis, et il ne pouvait faire dans le bois desbattants ou le moellon des murs que les mêmes éraflures,inefficaces et dérisoires.

– Ah ! maman Coralie, maman Coralie, dit-il en un cri dedésespoir, c’est de ma faute. Dans quel abîme vous ai-jeentraînée ! Mais c’est de la folie d’avoir voulu lutter seul.Il fallait demander le secours de ceux qui savent, qui ontl’habitude !… Non, j’ai cru que je pourrais… Pardonnez-moi,Coralie.

La jeune femme était tombée sur un fauteuil. Lui, presque àgenoux, l’entourait de ses bras et la suppliait.

Elle sourit, pour le calmer, et dit doucement :

– Voyons, mon ami, ne perdons pas courage. Peut-être noustrompons-nous… Car enfin, rien ne prouve que tout cela ne soit pasl’effet d’un hasard.

– La date ! prononça-t-il, la date de cette année, la datede ce jour, tracée par une autre main ! c’étaient nos parentsqui avaient écrit l’autre… mais celle-ci, Coralie, celle-ci nemontre-t-elle pas la préméditation et la volonté implacable d’enfinir avec nous ?

Elle frissonna. Cependant elle dit encore, s’obstinant à leréconforter :

– Soit, je veux bien. Mais enfin, nous n’en sommes pas là. Sinous avons des ennemis, nous avons des amis… Ils nouschercheront…

– Ils nous chercheront, mais comment pourraient-ils noustrouver, Coralie ? Nous avons pris toutes nos mesures pourqu’on ne sache pas où nous allions, et nul ne connaît cettemaison.

– Le vieux Siméon ?

– Siméon est venu, et il a déposé la couronne, mais un autre estvenu avec lui, un autre qui le domine et qui s’est peut-être déjàdébarrassé de lui, maintenant que Siméon a joué son rôle.

– Et alors, Patrice ?

Il la sentit bouleversée et eut honte de sa proprefaiblesse.

– Alors, dit-il en se maîtrisant, attendons. Somme toute,l’attaque peut ne pas se dessiner. Le fait d’être enfermés nesignifie pas que nous soyons perdus. Et puis, quand même, nouslutterons, n’est-ce pas ? et croyez que je ne suis pas à boutde forces ni de ressources. Attendons, Coralie, et agissons.L’essentiel est de s’enquérir s’il n’existe pas quelque entrée quipermît une agression imprévue.

Après une heure de recherches, ils n’en découvrirent point. Lesmurailles rendaient partout le même son. Sous le tapis, qu’ilsdéfirent, c’était du carrelage, dont les carreaux n’offraient riend’anormal.

Décidément, il n’y avait que la porte, et, comme ils nepouvaient empêcher qu’on l’ouvrît, puisqu’elle s’ouvrait versl’extérieur, ils accumulèrent devant elle la plupart des meubles dela pièce, formant ainsi une barricade qui les mettait à l’abrid’une surprise.

Puis Patrice arma ses deux revolvers, et les plaça bien en vue,près de lui.

– Comme cela, dit-il, nous sommes tranquilles. Tout ennemi quise présente est un homme mort.

Mais le souvenir du passé pesait sur eux de tout son poidsformidable. Toutes leurs paroles et toutes leurs actions, d’autresles avaient déjà dites et déjà accomplies, dans des conditionsanalogues, avec les mêmes pensées et les mêmes appréhensions. Lepère de Patrice avait dû préparer ses armes. La mère de Coralieavait dû joindre les mains et prier. Tous deux ensemble, ilsavaient barricadé la porte, et, tous deux ensemble, interrogé lesmurs et soulevé le tapis.

Quelle angoisse que celle qui se double d’une angoissepareille !

Pour chasser l’horrible idée, ils feuilletèrent les livres,romans et brochures que leurs parents avaient lus. Sur certainespages, en fin de chapitre ou en fin de volume, des lignes étaientécrites. C’étaient des lettres que le père de Patrice et la mère deCoralie s’écrivaient.

« Mon Patrice bien-aimé, j’ai couru jusqu’ici ce matin pourrevivre notre vie d’hier et pour rêver à notre vie de tantôt. Commetu arriveras avant moi, tu liras ces lignes. Tu liras que jet’aime… »

Et, sur un autre livre :

« Ma Coralie bien-aimée,

« Tu viens de partir, je ne te verrai pas avant demain, et je neveux pas quitter le refuge où notre amour a goûté tant de joies,sans te dire, une fois de plus… »

Ils feuilletèrent ainsi la plupart des livres, n’y trouvantd’ailleurs, au lieu des indications qu’ils cherchaient, que de latendresse et de la passion.

Et plus de deux heures s’écoulèrent dans l’attente et dans letourment de ce qui pouvait survenir.

– Rien, dit Patrice, il n’y aura rien. Et voilà peut-être leplus redoutable, car si rien ne se produit, c’est que nous sommescondamnés à ne pas sortir d’ici. Et en ce cas…

La conclusion de la phrase que Patrice n’achevait point, Coraliela comprit, et ils eurent ensemble cette vision de la mort par lafaim qui semblait les menacer. Mais Patrice s’écria :

– Non, non, nous n’avons pas à craindre cela. Non. Pour que desgens de notre âge meurent de faim, il faut des journées entières,trois jours, quatre jours, davantage. Et d’ici là, nous seronssecourus.

– Comment ? fit Coralie.

– Comment ? Mais par nos soldats, par Ya-Bon, par M.Desmalions. Ils s’inquiéteront d’une absence qui se prolongeraitau-delà de cette nuit.

– Vous l’avez dit vous-même, Patrice, ils ne peuvent pas savoiroù nous sommes.

– Ils le sauront. C’est facile. La ruelle seule sépare les deuxjardins. Et, d’ailleurs, tous nos actes ne sont-ils pas consignéssur le journal que je tiens, et qui est dans le bureau de machambre ? Ya-Bon en connaît l’existence. Il ne peut manquerd’en parler à M. Desmalions. Et puis… et puis, il y a Siméon…Qu’est-il devenu, lui ? Ne remarquera-t-on pas ses allées etvenues ? Ne donnera-t-il pas un avertissementquelconque ?

Mais les mots étaient impuissants à les rassurer. S’ils nedevaient pas mourir de faim, c’est que l’ennemi avait imaginé unautre supplice. Leur inaction les torturait. Patrice recommença sesinvestigations qu’un hasard curieux dirigea dans un sensnouveau.

Ayant ouvert un des livres qu’ils n’avaient pas encorefeuilletés, un livre publié en l’année 1895, Patrice aperçut deuxpages cornées ensemble. Il les détacha l’une de l’autre, et lut unenote qui lui était adressée par son père :

« Patrice, mon fils, si jamais le hasard te met cette note sousles yeux, c’est que la mort violente qui nous guette ne m’aura paspermis de l’effacer. Alors, à propos de cette mort, Patrice,cherche la vérité sur le mur de l’atelier, entre les deux fenêtres.J’aurai peut-être le temps de l’y inscrire. »

Ainsi, à cette époque, les deux victimes avaient prévu le destintragique qui leur était réservé, et le père de Patrice et la mèrede Coralie connaissaient le danger qu’ils couraient en venant dansce pavillon.

Restait à savoir si le père de Patrice avait pu exécuter sonprojet.

Entre les deux fenêtres, il y avait, comme tout autour de lapièce, un lambris de bois verni, surmonté, à la hauteur de deuxmètres, d’une corniche. Au-dessus de la corniche, c’était le simplemur de plâtre. Patrice et Coralie avaient déjà remarqué, sans yporter une attention particulière, que le lambris, à cet endroit,semblait avoir été refait, le vernis des planches n’ayant pas lamême teinte uniforme. Patrice se servit comme d’un ciseau d’un deschenets, démolit la corniche et souleva la première planche.

Elle se cassa aisément. Sous cette planche, sur le plâtre mêmedu mur, il y avait des lignes écrites.

– C’est le même procédé que, depuis, emploie le vieux Siméon.Écrire sur les murs, puis recouvrir de bois ou de plâtre.

Il cassa le haut des autres planches, et, de la sorte, plusieurslignes complètes apparurent, lignes tracées au crayon, hâtivement,et que le temps avait fortement altérées.

Avec quelle émotion Patrice les déchiffra ! Son père lesavait écrites au moment où la mort rôdait autour de lui. Quelquesheures plus tard, il ne vivait plus. C’était le témoignage de sonagonie, et peut-être son imprécation contre l’ennemi qui le tuaitet qui tuait sa bien-aimée.

Il lut à demi-voix :

« J’écris ceci pour que le dessein du bandit ne puisses’exécuter jusqu’au bout et pour assurer son châtiment. Sans douteallons-nous mourir, Coralie et moi, mais du moins nous ne mourronspas sans qu’on sache la cause de notre mort.

« Il y a peu de jours, il disait à Coralie :

« Vous repoussez mon amour, vous m’accablez de votre haine. Soit,mais je vous tuerai, votre amant et vous, et de telle façon quel’on ne pourra m’accuser d’une mort qui semblera un suicide. Toutest prêt. Défiez-vous, Coralie ! »

« Tout était prêt, en effet. Il ne me connaissait point, maisdevait savoir que Coralie avait ici des rendez-vous quotidiens, etc’est dans ce pavillon qu’il a préparé notre tombeau.

« Quelle sera notre mort ? Nous l’ignorons. Le manque denourriture, sans doute. Voilà quatre heures que nous sommesemprisonnés. La porte s’est refermée sur nous, une lourde portequ’il a dû placer cette nuit. Toutes les autres ouvertures, porteset fenêtres, sont également bouchées par des blocs de pierreaccumulés et cimentés depuis notre dernière entrevue. Une évasionest impossible. Qu’allons-nous devenir ? »

La partie découverte s’arrêtait là. Patrice prononça :

– Vous voyez, Coralie, ils ont passé par les mêmes affres quenous. Eux aussi, ils ont redouté la faim. Eux aussi, ils ont connules longues heures d’attente où l’inaction est si douloureuse, etc’est un peu pour se distraire de leurs pensées qu’ils ont écritces lignes.

Il ajouta après un instant d’examen.

Ils pouvaient croire – et c’est ce qui est arrivé – que celuiqui les tuait ne lirait pas ce document. Tenez, un seul grandrideau était tendu devant ces fenêtres et devant l’intervalle quiles sépare, un seul rideau comme le prouve l’unique tringle quidomine tout cet espace. Après la mort de nos parents, personnen’ayant songé à écarter ce voile, la vérité demeura cachée…jusqu’au jour où Siméon la découvrit, et, par précaution, ladissimula de nouveau sous une cloison de bois, et posa deux rideauxà la place de l’unique rideau. De la sorte, tout semblaitnormal.

Patrice se remit à l’ouvre. Quelques lignes encoreapparurent.

« Ah ! si j’étais seul à souffrir, seul à mourir maisl’horreur de tout cela, c’est que j’entraîne avec moi ma chèreCoralie. Elle s’est évanouie et repose en ce moment, terrassée parl’épouvante qu’elle cherche à dominer. Ma pauvre bien-aimée !Je crois voir déjà, sur son doux visage, la pâleur de la mort.Pardon, pardon, ma bien-aimée. »

Patrice et Coralie se regardèrent. C’étaient les mêmessentiments qui les agitaient, les mêmes scrupules, les mêmesdélicatesses, le même oubli de soi devant la douleur del’autre.

Patrice murmura :

– Il aimait votre mère comme je vous aime. Moi non plus, la mortne m’effraie pas. Je l’ai bravée tant de fois, et ensouriant ! Mais vous, vous Coralie, vous pour qui je subiraistoutes les tortures…

Il se mit à marcher. La colère le reprenait.

– Je vous sauverai, Coralie, je le jure. Et quelle joie ce seraalors de se venger ! Il aura le sort même qu’il nousréservait, vous entendez, Coralie. C’est ici qu’il mourra… C’estici. Ah ! comme je m’y emploierai de toute ma haine !

Il arracha de nouveau des morceaux de planche avec l’espoird’apprendre des choses qui pourraient lui être utiles, puisque lalutte reprenait dans des conditions identiques.

Mais les phrases suivantes étaient, comme celles qu’il venait deprononcer, des serments de vengeance :

« Coralie, il sera châtié. Si ce n’est pas par nous, ce sera parla justice divine. Non, son plan infernal ne réussira pas. Non, onne croira pas que nous avons recouru au suicide pour nous délivrerd’une existence qui n’était que joie et bonheur. On connaîtra soncrime. Heure par heure, j’en donnerai ici les preuves irrécusables…»

– Des mots ! Des mots ! s’écria Patrice exaspéré. Desmots de menace et de douleur. Mais aucun fait qui nous guide… Monpère, n’allez-vous rien me dire pour sauver la fille de votreCoralie ? Si la vôtre a succombé, que la mienne échappe aumalheur, grâce à vous, mon père ! Aidez-moi !Conseillez-moi !

Mais le père ne répondait au fils que par d’autres mots d’appelet de désespoir.

« Qui va nous secourir ? Nous sommes murés dans ce tombeau,enterrés vivants et condamnés au supplice sans pouvoir nousdéfendre. J’ai là, sur une table, mon revolver. À quoi bon ?L’ennemi ne nous attaque pas. Il a pour lui le temps, le tempsimplacable qui tue par sa seule force, et par cela seul qu’il estle temps. Qui va nous secourir ? Qui sauvera ma bien-aiméeCoralie ? »

Situation effrayante et dont ils sentaient toute l’horreurtragique. Il leur semblait qu’ils étaient déjà morts une fois, quel’épreuve, subie par d’autres, c’était eux qui l’avaient subie, etqu’ils la subissaient encore dans les mêmes conditions, et sans querien leur permît d’échapper à toutes les phases par lesquellesavaient passé les autres – leur père et leur mère. L’analogie deleur sort et du sort de leurs parents était telle qu’ilssouffraient deux souffrances et que leur deuxième agoniecommençait.

Coralie, vaincue, se mit à pleurer. Patrice, bouleversé par lavue des larmes, s’acharna contre le lambris, dont les planches,consolidées par des traverses, résistaient à son effort.

Enfin il lut :

« Qu’y a-t-il ? Nous avons l’impression que quelqu’un amarché dehors, devant la façade du jardin. Oui, en collant notreoreille contre la muraille de moellons élevée dans l’embrasure dela fenêtre, nous avons cru entendre des pas. Est-ce possible ?Oh ! si cela pouvait être ! Ce serait enfin la lutte… Ettout, plutôt que le silence étouffant et l’incertitude qui ne finitpas.

« … C’est cela !… C’est cela !… Le bruit se précise…un autre bruit qui est celui que l’on fait quand on creuse la terreavec une pioche. Quelqu’un creuse la terre, non pas devant lamaison, mais sur le côté droit, près de la cuisine. »

Patrice redoubla d’efforts. Coralie s’était approchée etl’aidait. Cette fois, il sentait qu’un coin du voile allait sesoulever. Et l’inscription se poursuivait :

« Une heure encore, avec des alternatives de bruit et desilence… le même bruit de terre remuée et le même silence où l’ondevine une œuvre qui se continue.

« Et puis on est entré dans le vestibule… Une seule personne…lui, évidemment. Nous avons reconnu son pas… Il marche sans essayerde l’assourdir… Puis il s’est dirigé vers la cuisine, où il atravaillé comme auparavant, avec une pioche, mais en pleine pierre.Nous avons entendu aussi le bruit d’un carreau cassé.

« Et maintenant, il est retourné dehors, c’est un autre bruitqui semble monter le long de la maison comme si le misérable étaitobligé de s’élever pour mettre son projet à exécution… »

Patrice s’arrêta de lire et regarda.

Tous deux, ils prêtèrent l’oreille. Il dit à voix basse :

– Écoute…

– Oui, oui, dit-elle, j’entends… Des pas dehors… Des pas devantla maison ou dans le jardin…

L’un et l’autre, ils avancèrent jusqu’à l’une des fenêtres dontla croisée n’avait pas été refermée sur les moellons, et ilsécoutèrent.

On marchait réellement, et ils éprouvèrent, à deviner l’approchede l’ennemi, le soulagement que leurs parents avaient éprouvé.

On fit le tour de la maison deux fois. Mais ils ne reconnurentpoint, comme leurs parents, le bruit des pas. C’étaient les pasd’un inconnu, ou des pas dont on changeait la cadence.

Puis, durant quelques minutes, il n’y eut plus rien. Et soudain,un autre bruit s’éleva, et, quoique, au fond d’eux, ilss’attendissent à le percevoir, ils furent, malgré tout, confondusde l’entendre. Et Patrice prononça sourdement, en scandant laphrase inscrite par son père, vingt années auparavant :

– C’est celui que l’on fait quand on creuse la terre avec unepioche.

Oui, ce devait être cela. Quelqu’un creusait la terre, non pasdevant la maison, mais sur le côté droit de la cuisine.

Ainsi donc le miracle abominable du drame renouvelé continuait.Là encore le fait d’autrefois se représentait, fait tout simple enlui-même, mais qui devenait sinistre, parce qu’il était un de ceuxqui s’étaient produits déjà, et qu’il annonçait et préparait lamort jadis annoncée et préparée.

Une heure s’écoula. La besogne s’achevait avec des répits et desrecrudescences. On eût dit un tombeau que l’on creuse. Le fossoyeurn’est pas pressé. Il se repose, puis reprend son travail.

Patrice et Coralie écoutaient debout, l’un près de l’autre, lesmains et les yeux mêlés.

– Il s’arrête, dit Patrice tout bas…

– Oui, dit-elle, seulement on dirait…

– Oui, Coralie, on entre dans le vestibule… Ah ! il n’estmême pas nécessaire d’écouter… Il n’y a qu’à se souvenir… Tenez… «Il se dirige vers la cuisine, et il creuse comme tout à l’heureavec la pioche, mais en pleine pierre… » Et puis…. et puis…Oh ! Coralie, le même bruit de carreau cassé…

C’étaient des souvenirs en effet, des souvenirs qui se mêlaientâ la réalité macabre. Le présent et le passé ne faisaient qu’un.Ils prévoyaient les événements à l’instant même où ils seproduisaient.

L’ennemi retourna dehors, et tout de suite « le bruit semblamonter le long de la maison, comme si le misérable était obligé des’élever pour mettre son projet à exécution ».

Et puis… et puis… qu’allait-il advenir ? Ils ne pensaientplus à interroger l’inscription du mur, ou peut-être nel’osaient-ils pas. Toute leur attention était portée sur les actesinvisibles et, par moments, imperceptibles, qui s’accomplissaienten dehors d’eux et contre eux, effort sournois et ininterrompu,plan mystérieux dont les moindres détails étaient réglés comme unmouvement d’horlogerie, et cela depuis vingt ans !

L’ennemi entra dans la maison, et ils entendirent un frôlementau bas de la porte, un frôlement de choses molles que l’onparaissait accumuler et presser par-dessous le bois du battant.Ensuite, il y eut aussi des bruits confus dans les deux piècesvoisines, contre les portes murées, et les mêmes bruits au-dehorsentre les moellons des fenêtres et les volets ouverts. Et ensuite,du bruit sur le toit.

Ils levèrent les yeux. Cette fois, ils ne pouvaient douter quele dénouement approchât, ou du moins une des scènes du dénouement.Le toit, pour eux, c’était le châssis vitré qui occupait le centredu plafond, et par où provenait la seule lumière dont la pièces’éclairât.

Et toujours la même question angoissante se posait à eux.Qu’allait-il advenir ? L’ennemi allait-il montrer son visageau-dessus de ce châssis et se démasquer enfin ?

Assez longtemps, ce travail se poursuivit sur le toit. Les pasébranlaient les plaques de zinc qui le recouvraient, selon unedirection qui reliait le côté droit de la maison aux abords de lalucarne.

Et, tout à coup, cette lucarne, ou plutôt une partie de cettelucarne, un rectangle de quatre carreaux, fut soulevée trèslégèrement, par une main qui assujettit un bâton pour quel’entrebâillement demeurât.

Et l’ennemi traversa de nouveau le toit et redescendit.

Ce fut presque une déception, et un tel besoin d’en savoirdavantage les secoua que Patrice se remit à casser les planches dulambris, les derniers morceaux, la fin de l’inscription.

Et cette inscription leur fit revivre les dernières minutes quivenaient de s’écouler. La rentrée de l’ennemi, le frôlement contreles portes et contre les fenêtres murées, le bruit sur le toit,l’entrebâillement de la lucarne, la façon de la maintenir, touts’était arrangé suivant le même ordre, et, pour ainsi dire, dansles mêmes limites de temps. Le père de Patrice et la mère deCoralie avaient connu les mêmes impressions. Le destin s’appliquaità repasser par les mêmes sentiers, en faisant les mêmes gestes eten recherchant le même but.

Et cela continuait :

« Il remonte… il remonte… voilà son pas encore sur le toit… Ils’approche de la lucarne… Va-t-il regarder ?… Verrons-nous sonvisage abhorré ?… »

– Il remonte… il remonte…, balbutia Coralie en se serrant contrePatrice.

Les pas de l’ennemi, en effet, martelaient le zinc.

– Oui, dit Patrice… il remonte comme autrefois, sans s’écarterdu programme que l’autre a suivi. Seulement, nous ne savons pasquel visage va nous apparaître… Nos parents, eux, connaissaientleur ennemi.

Elle frissonna en évoquant l’image de celui qui avait tué samère et demanda :

– C’était lui, n’est-ce pas ?

– Oui, c’était lui… Voilà son nom que mon père a tracé.

Patrice avait découvert l’inscription presque entièrement.

À moitié courbé, il montrait du doigt :

– Tenez… lisez ce nom… Essarès… vous voyez… là ? C’est undes derniers mots que mon père avait écrits… Lisez, Coralie :

« La lucarne s’est soulevée davantage… une main la poussait… Etnous avons vu… il nous a regardés en riant… Ah ! le misérable…Essarès… Essarès…

« Et puis il a passé quelque chose par l’ouverture, quelquechose qui a descendu, qui s’est déroulé au milieu de la pièce, surnos têtes… une échelle, une échelle de corde…

« Nous ne comprenons pas… Elle se balance devant nous… Et puis,à la fin, j’aperçois… Il y a, épinglée et enroulée autour del’échelon inférieur, une feuille de papier… Et, sur cette feuille,je lis ces mots qui sont de l’écriture d’Essarès :

« Que Coralie monte seule. Elle aura la vie sauve. Je lui donnedix minutes pour accepter. Sinon… »

– Ah ! fit Patrice en se relevant, est-ce que celaégalement va recommencer ? Et cette échelle… cette échelle decorde que j’ai trouvée dans le placard du vieux Siméon.

Coralie ne quittait pas la lucarne des yeux, car les pastournaient alentour. Il y eut un arrêt là-haut. Patrice et Coraliene doutaient pas que la minute ne fût arrivée, et qu’eux aussi nefussent sur le point de voir…

Et Patrice disait sourdement, d’une voix altérée :

– Qui ? Il n’y a que trois êtres qui auraient pu jouer cerôle sinistre, déjà joué autrefois. Deux sont morts : Essarès etmon père. Et le troisième, Siméon, est fou. Est-ce lui, qui, danssa folie, a continué toute cette machination ? Mais commentsupposer qu’il eût pu le faire d’une manière si précise ? Non…non… C’est l’autre, celui qui le dirige et qui, jusqu’ici, estresté dans l’ombre.

Il sentit sur son bras les doigts crispés de Coralie.

– Taisez-vous, le voici…

– Non… non…, dit-il.

– Si… j’en suis sûre…

Elle devinait l’autre événement qui se préparait, et, de fait,comme jadis, la lucarne se souleva davantage… Une main la poussait.Et tout à coup ils virent…

Ils virent une tête qui se glissait sous le châssisentrouvert.

C’était la tête du vieux Siméon.

En vérité, ce qu’ils virent ne les étonna pas outre mesure. Quece fût celui-là plutôt qu’un autre qui les persécutait,cela ne pouvait pas leur paraître extraordinaire, puisquecelui-là était mêlé à leur existence depuis quelquessemaines comme un acteur au drame qui se joue. Quoi qu’ils fissent,ils le retrouvaient toujours et partout, remplissant son rôlemystérieux et incompréhensible. Complice inconscient ? Forceaveugle du destin ? Qu’importe il était celui qui agit, quiattaque inlassablement, et contre lequel on ne peut pas sedéfendre. Patrice chuchota :

– Le fou… le fou…

Mais Coralie insinua :

– Il n’est peut-être pas fou… Il ne doit pas être fou.

Elle tremblait, secouée par un frisson interminable.

Là-haut, l’homme les regardait, caché derrière ses lunettesjaunes sans qu’aucune expression de haine ou de joie satisfaiteparût sur son visage impassible.

– Coralie, dit Patrice, à voix basse… laisse-toi faire…viens…

Il la poussait doucement, en ayant l’air de la soutenir et de laconduire vers un fauteuil. En réalité, il n’avait qu’une idée, serapprocher de la table sur laquelle il avait posé son revolver,saisir cette arme et tirer.

Siméon ne bougeait pas, pareil à quelque génie du mal venu pourdéchaîner la tempête… Coralie ne pouvait s’affranchir de ce regardqui pesait sur elle.

– Non, murmurait-elle en résistant, comme si elle eût peur quele projet de Patrice ne précipitât le dénouement redouté ;non, il ne faut pas…

Mais, plus résolu qu’elle, Patrice atteignait le but. Encore uneffort et sa main touchait au revolver.

Il se décida rapidement. L’arme fut braquée d’un coup. Ladétonation retentit.

En haut, la tête disparut.

– Ah ! fit Coralie, vous avez eu tort, Patrice, il va sevenger…

– Non… peut-être pas…, dit Patrice, le revolver au poing. Non,qui sait si je ne l’ai pas touché !… la balle a frappé le borddu châssis… Mais un ricochet peut-être, et alors…

Ils attendirent, la main dans la main, avec un peu d’espoir.

Espoir qui dura peu. Sur le toit le bruit recommença.

Puis, comme autrefois, et cela, vraiment, ils eurentl’impression de l’avoir déjà vu, comme autrefois quelque chosepassa par l’ouverture, quelque chose qui descendait, qui se déroulaau milieu de la pièce… une échelle… une échelle de corde…celle-là même que Patrice avait avisée dans le placard du vieuxSiméon.

Comme autrefois, ils regardaient, et ils savaient sibien que tout recommençait et que les faits s’enchaînaient les unsaux autres avec une rigueur implacable, que leurs yeux cherchèrentaussitôt l’inévitable feuille qui devait être épinglée à l’écheloninférieur.

Elle s’y trouvait, formant comme un rouleau de papier. Elleétait jaunie, sèche, usée.

C’était la feuille d’autrefois, écrite vingt ansauparavant par Essarès, et qui servait comme autrefois àla même œuvre de tentation et de menace.

« Que Coralie monte seule. Elle aura la vie sauve. Je luidonne dix minutes pour accepter. Sinon… »

Chapitre 2Les clous du cercueil

Sinon… Ce mot, Patrice le répéta machinalement, à diversesreprises, tandis que la signification redoutable leur enapparaissait à tous deux. Sinon… cela voulait dire que si Coralien’obéissait pas et ne se livrait pas à l’ennemi, si elle nes’enfuyait pas de la prison pour suivre celui qui tenait les clefsde la prison, c’était la mort.

En cet instant, ils ne songeaient plus ni l’un ni l’autre augenre de mort qui leur était réservé, ni même à cette mort.

Ils ne songeaient qu’à l’ordre de séparation que l’ennemi leuradressait. L’un devait partir et l’autre mourir. La vie étaitpromise à Coralie, si elle sacrifiait Patrice. Mais à quel prix,cette promesse ? et par quoi se payerait le sacrificeimposé ?

Il y eut entre les deux jeunes gens un long silence pleind’incertitude et d’angoisse. Maintenant quelque chose se précisait,et le drame ne se passait plus absolument en dehors d’eux et sansqu’ils y participassent autrement que comme victimes impuissantes.Il se passait en eux et ils avaient la faculté d’en changer ledénouement. Problème terrible Déjà il avait été posé à la Coralied’autrefois, et elle l’avait résolu dans le sens de l’amour,puisqu’elle était morte…

Il se posait de nouveau.

Patrice lut sur l’inscription, et les mots, tracés rapidement,devenaient moins distincts. Patrice lut

« J’ai supplié Coralie… Elle s’est jetée à mes genoux. Elle veutmourir avec moi… »

Patrice observa la jeune femme. Il avait dit cela très bas, etelle n’avait point entendu.

Alors, il l’attira vivement contre lui, dans un élan de passion,et il s’écria :

– Tu vas partir, Coralie. Tu comprends bien que, si je ne l’aipas dit tout de suite, ce n’est pas par hésitation. Non… seulement…je songeais à l’offre de cet homme… et j’ai peur pour toi… C’estépouvantable, ce qu’il demande, Coralie. S’il te promet la viesauve, c’est qu’il t’aime… Et alors, tu comprends… N’importe,Coralie, il faut obéir… il faut vivre… Va-t’en… Inutile d’attendreque les dix minutes soient écoulées… Il pourrait se raviser… tecondamner à mort, toi aussi, non, Coralie, va-t’en, va-t’en tout desuite.

Elle répondit simplement :

– Je reste.

Il eut un sursaut.

– Mais c’est de la folie Pourquoi ce sacrifice inutile ?As-tu donc peur de ce qui pourrait arriver si tu luiobéissais ?

– Non.

– Alors, t’a-t’en.

– Je reste.

– Mais pourquoi ? pourquoi cette obstination ? Elle nesert à rien. Pourquoi ?

– Parce que je vous aime, Patrice.

Il demeura confondu. Il n’ignorait pas que la jeune femmel’aimât, et il le lui avait dit. Mais qu’elle l’aimât jusqu’àmourir à ses côtés, c’était une joie imprévue, délicieuse etterrible en même temps.

– Ah ! fit-il, tu m’aimes, ma Coralie… tu m’aimes…

– Je t’aime, mon Patrice.

Elle lui entourait le cou de ses bras, et il sentait que cetenlacement était de ceux dont on ne peut se déprendre. Pourtant ilne céda pas, résolu à la sauver.

– Justement, dit-il, si tu m’aimes, tu dois obéir et vivre.Crois bien qu’il m’est cent fois plus douloureux de mourir avec toique seul. Si je te sais libre et vivante, la mort me seradouce.

Elle n’écoutait pas, et elle poursuivait son aveu, heureuse dele faire, heureuse de prononcer des paroles qu’elle gardait en elledepuis si longtemps.

– Je t’aime du premier jour, mon Patrice. Je n’ai pas eu besoinque tu me le dises pour le savoir, et, si je ne te l’ai pas ditplus tôt, c’est que j’attendais un événement solennel, unecirconstance où ce serait bon de te le dire en te regardant au fonddes yeux et en m’offrant à toi tout entière. Puisque c’est au seuilde la mort que j’ai dû parler, écoute-moi et ne m’impose pas uneséparation qui serait pire que la mort.

– Non, non, fit-il en essayant de se dégager, ton devoir est departir.

– Mon devoir est de rester auprès de celui que j’aime.

Il fit un effort et lui saisit les mains.

– Ton devoir est de fuir, murmura-t-il, et, quand tu seraslibre, de tout tenter pour mon salut.

– Que dis-tu, Patrice ?

– Oui, reprit-il, pour mon salut. Rien ne prouve que tu nepourras pas t’échapper des griffes de ce misérable, le dénoncer,chercher du secours, avertir nos amis… Tu crieras, tu emploierasquelque ruse…

Elle le regardait avec un sourire si triste et un tel air dedoute qu’il s’interrompit.

– Tu essayes de m’abuser, mon pauvre bien-aimé, dit-elle, maistu n’es pas plus que moi dupe de tes paroles. Non, Patrice, tu saisbien que si je me livre à cet homme, il me réduira au silence et megardera dans quelque réduit, pieds et poings liés, jusqu’à tondernier soupir.

– En es-tu sûre ?

– Comme toi, Patrice, de même que tu es sûr de ce qui arriveraensuite.

– Qu’arrivera-t-il ?

– Voyons, Patrice, si cet homme me sauve, ce n’est pas pargénérosité. Son plan, n’est-ce pas, une fois que je serai sacaptive, son plan abominable, tu le prévois ? Et tu prévoisaussi, n’est-ce pas, le seul moyen que j’aurai de m’ysoustraire ? Alors, mon Patrice, si je dois mourir dansquelques heures, pourquoi ne pas mourir maintenant, dans tes bras…en même temps que toi, tes lèvres sur mes lèvres ? Est-ce lamort cela ? N’est-ce pas vivre en un instant la plus belle desvies ?

Il résistait à son étreinte. Il savait qu’au premier baiser deces lèvres qui s’offraient il perdrait toute volonté.

– C’est affreux, murmura-t-il… Comment veux-tu que j’accepte tonsacrifice ? Toi, si jeune… avec toutes les années de bonheurqui t’attendent…

– Des années de deuil et de désespoir, si tu n’es plus là…

– Il faut vivre, Coralie. De toute mon âme, je t’en supplie.

– Je ne puis vivre sans toi, Patrice. Tu es ma seule joie. Jen’ai plus d’autre raison d’être que de t’aimer. Tu m’as apprisl’amour. Je t’aime…

Oh ! les divines paroles ! Elles résonnaient pour laseconde fois entre les quatre murs de la pièce. Mêmes parolesd’amour prononcées par la fille, et que la mère avait prononcéesavec la même passion et la même ardeur d’immolation ! Mêmesparoles que le souvenir de la mort et que la mort imprégnaientd’une émotion doublement sacrée ! Coralie les disait sanseffroi. Toute sa peur semblait se perdre dans son amour, et l’amourseul faisait trembler sa voix et troublait ses beaux yeux.

Patrice la contemplait d’un regard exalté. Maintenant iljugeait, lui aussi, que de telles minutes valaient bien demourir.

Cependant il fit un effort suprême.

– Et si je t’ordonnais de partir, Coralie ?

– C’est-à-dire, murmura-t-elle, si tu m’ordonnais de rejoindrecet homme et de me livrer à lui ? Voilà ce que tu voudrais,Patrice ?

Il frémit sous le choc.

– Oh ! l’horreur ! Cet homme… Cet homme… Toi, maCoralie, si pure… si fraîche…

Cet homme, ni elle ni lui ne se le représentaient sous l’imagetrès précise de Siméon. L’ennemi gardait, même pour eux, malgrél’affreuse vision apparue là-haut, un caractère mystérieux. C’étaitpeut-être Siméon. C’était un autre, peut-être, dont il n’était quel’instrument. En tout cas, c’était l’ennemi, le génie malfaisantaccroupi au-dessus de leurs têtes, qui préparait leur agonie, etdont le désir infâme poursuivait la jeune femme.

Patrice demanda seulement :

– Tu ne t’es jamais aperçue que Siméon terecherchait ?…

– Jamais… Jamais… Il ne me recherchait pas… Peut-être mêmem’évitait-il…

– C’est qu’il est fou alors…

– Il n’est pas fou… je ne crois pas… Il se venge.

– Impossible. Il était l’ami de mon père. Toute sa vie, il atravaillé pour nous réunir, et maintenant, il nous tueraitvolontairement ?

– Je ne sais pas, Patrice, je ne comprends pas…

Ils ne parlèrent plus de Siméon. Cela n’avait point d’importanceque la mort leur vînt de celui-ci ou de celui-là. C’était contreelle qu’il fallait combattre, sans se soucier de ce qui ladirigeait. Or, que pouvaient-ils contre elle ?

– Tu acceptes, n’est-ce pas, Patrice ? fit Coralie à voixbasse.

Il ne répondit pas. Elle reprit :

– Je ne partirai pas, mais je veux que tu sois d’accord avecmoi. Je t’en supplie. C’est une torture de penser que tu souffresdavantage. Il faut que notre part soit égale. Tu acceptes, n’est-cepas ?

– Oui, dit-il.

– Donne-moi tes deux mains. Regarde au fond de mes yeux, etsourions, mon Patrice.

Ils s’abîmèrent un instant dans une sorte d’extase, éperdusd’amour et de désir. Mais elle lui dit :

Qu’est-ce que tu as, mon Patrice ? Te voilà encorebouleversé…

– Regarde… regarde…

Il poussa un cri rauque. Cette fois, il était certain de cequ’il avait vu.

L’échelle remontait. Les dix minutes étaient écoulées.

Il se précipita et saisit violemment un des barreaux.

Elle ne bougea plus.

Que voulait-il faire ? Il l’ignorait. Cette échelle offraitla seule chance de salut pour Coralie. Allait-il y renoncer et serésigner à l’inévitable ? Une minute, deux minutes sepassèrent. En haut, on avait dû raccrocher de nouveau l’échelle,car Patrice sentait la résistance qu’offre une chose fixéesolidement.

Coralie le supplia :

– Patrice, Patrice, qu’espères-tu ?…

Il regardait autour de lui et au-dessus de lui, comme s’il eûtcherché une idée, et il semblait regarder aussi en lui-même, commesi, cette idée, il l’eût cherchée parmi tous les souvenirs qu’ilavait accumulés au moment où son père tenait aussil’échelle dans une tension dernière de sa volonté.

Et soudain, d’un seul élan de sa jambe gauche, il posa le piedsur le cinquième échelon, tout en s’enlevant à bout de bras le longdes montants de corde.

Tentative absurde ! Escalader l’échelle ? Atteindre lalucarne ? S’emparer de l’ennemi, et, par là, se sauver etsauver Coralie ? Et si son père avait échoué, comment admettreque, lui, pût réussir ?

Cela ne dura certes pas trois secondes. Brusquement Patriceretomba. L’échelle avait été aussitôt détachée de l’écrou qui, sansdoute, la tenait suspendue à la lucarne et retombait également àcôté de Patrice.

Et en même temps un éclat de rire strident jaillit là-haut. Puisaussitôt un bruit se fit entendre. La lucarne fut refermée.

Patrice se releva furieux, injuria l’ennemi, et, sa ragecroissant, tira deux coups de revolver qui brisèrent deuxvitres.

Il s’en prit ensuite aux fenêtres et aux portes, sur lesquellesil cogna à l’aide du chenet. Il frappa les murs, il frappa leparquet, il montra les poings au démon invisible qui se moquait delui. Mais subitement, après quelques gestes dans le vide, il futimmobilisé. Quelque chose comme un voile épais avait glissélà-haut. Et c’était l’obscurité.

Il comprit. L’ennemi avait rabattu sur la lucarne un volet quila recouvrait entièrement.

– Patrice ! Patrice cria Coralie que les ténèbresaffolaient et qui perdit toute sa force d’âme. Patrice ! Oùes-tu, mon Patrice ? Ah ! j’ai peur… Où es-tu ?

Alors, ils se cherchèrent à tâtons, comme des aveugles, et rienne leur avait paru encore plus affreux que d’être égarés dans cettenuit impitoyable.

– Patrice ! Où es-tu, mon Patrice ?

Leurs mains se heurtèrent, les pauvres mains glacées de Coralie,et celles de Patrice que la fièvre rendait brûlantes, et elles sepressaient les unes contre les autres, s’enlaçaient ets’agrippaient, comme si elles eussent été les signes palpables deleur existence.

– Ah ! ne me quitte pas, mon Patrice, implorait la jeunefemme.

– Je suis là, répondit-il, ne crains rien… on ne peut pas nousséparer.

Elle balbutia :

– On ne peut pas nous séparer, tu as raison… nous sommes dansnotre tombeau.

Et le mot était si terrible, et Coralie le prononça d’une voixsi douloureuse, que Patrice eut un sursaut de révolte.

– Mais non !… Que dis-tu ? Il ne faut pas désespérer…Jusqu’au dernier moment, le salut est possible.

Il dégagea une de ses mains et braqua son revolver sur la clartéqui filtrait par des interstices autour de la lucarne. Il tiratrois fois. Ils entendirent le craquement du bois et le ricanementde l’ennemi. Mais le volet devait être doublé de métal, car aucunefente ne se produisit.

Et tout de suite, d’ailleurs, les interstices furent bouchés, etils se rendirent compte que l’ennemi exécutait le même travailqu’il avait accompli autour des fenêtres et des portes. Cela futassez long et dut être fait minutieusement. Puis il y eut un autretravail qui compléta le premier. L’ennemi cloua le volet contre lechâssis de la lucarne.

Bruit épouvantable ! Les coups de marteau étaient légers etrapides, mais comme ils pénétraient profondément en leurcerveau ! C’était leur cercueil que l’on clouait, leur grandcercueil qui faisait peser sur eux un couvercle closhermétiquement. Plus d’espoir ! Plus de secourspossible ! Chaque coup de marteau renforçait la prison noireet multipliait les obstacles, élevant, entre le monde et eux, desmurs qu’aucune puissance humaine ne pouvait renverser.

– Patrice, bégaya Coralie, j’ai peur… Oh ! ces coups mefont mal.

Elle défaillait entre les bras de Patrice. Il sentait que despleurs coulaient sur ses joues.

L’œuvre s’achevait cependant là-haut. Ils avaient cetteimpression effarante que doivent éprouver les condamnés à l’aube deleur dernier jour. Du fond de leurs cellules, ils entendent lespréparatifs, la machine sinistre que l’on monte, ou les batteriesélectriques qui fonctionnent déjà. Des hommes s’ingénient à ce quetout soit prêt, pour qu’aucune chance favorable ne demeure et quele destin s’accomplisse dans toute sa rigueur inflexible.

Le leur allait s’accomplir. La mort était au service del’ennemi ; la mort et l’ennemi travaillaient ensemble. Ilétait la mort lui-même, agissant, combinant, et menant la luttecontre ceux qu’il avait résolu de supprimer.

– Ne me quitte pas, dit Coralie en sanglotant, ne me quittepas…

– Quelques secondes seulement, dit-il… Il faut que nous soyonsvengés plus tard.

– À quoi bon, mon Patrice, qu’est-ce que cela peut nousfaire ?

Il avait quelques allumettes dans une boîte. Tout en lesallumant les unes après les autres, il conduisit Coralie vers lepanneau de l’inscription.

– Que veux-tu ? demanda-t-elle.

– Je ne veux pas que l’on attribue notre mort à un suicide. Jeveux répéter ce que nos parents ont fait et préparer l’avenir.Quelqu’un lira ce que je vais écrire et nous vengera.

Il se baissa et prit un crayon dans sa poche. Il y avait unespace libre, tout en bas, sur le panneau. Il traça :

Patrice Belva ! et sa fiancée Coralie meurent de lamême mort, assassinés par Siméon Diodokis, le 14 avril1915.

Mais, comme il finissait d’écrire, il aperçut quelques mots del’ancienne inscription, qu’il n’avait pas lus jusqu’ici parcequ’ils étaient, pour ainsi dire, placés en dehors, et qu’ilssemblaient n’en point faire partie.

– Une allumette encore, prononça-t-il. Tu as vu ?… Il y alà des mots… les derniers sans doute que mon père ait écrits.

Elle alluma.

À la lueur vacillante, ils déchiffrèrent un certain nombre delettres, mal formées, visiblement jetées à la hâte et quicomposaient deux mots…

Asphyxiés… Oxyde…

L’allumette s’éteignit. Ils se relevèrent, silencieux.L’asphyxie… C’était de cette façon, ils le comprenaient, que leursparents avaient péri et qu’eux-mêmes allaient périr. Mais ils nesaisissaient pas bien encore comment la chose se produirait. Lemanque d’air ne serait jamais assez absolu pour les asphyxier, danscette vaste pièce où la quantité d’air pourrait suffire durant desjours et des jours.

– À moins que, murmura Patrice, à moins que la qualité de cetair puisse être modifiée, et que, par conséquent…

Il s’arrêta, puis reprit :

– Oui… c’est cela… je me souviens…

Il dit à Coralie ce qu’il soupçonnait, ou plutôt ce quis’adaptait si bien à la réalité que le doute n’était pluspossible.

Dans le placard du vieux Siméon, il n’avait pas vu seulementcette échelle de corde que le fou avait apportée, mais aussi unrouleau de tuyaux en plomb et alors la conduite de Siméon, depuisl’instant même où ils étaient enfermés, ses allées et venues autourdu pavillon, le soin avec lequel il avait bouché tous lesinterstices, son travail le long du mur et sur le toit, touts’expliquait de la manière la plus précise. Le vieux Siméon avaittout simplement branché sur un compteur à gaz, placé probablementdans la cuisine, le tuyau qu’il avait ensuite amené contre le muret couché sur le toit.

C’était donc ainsi, de même qu’avaient péri leurs parents,qu’ils allaient périr, eux, asphyxiés par le gaz d’éclairage.

Tous deux ensemble, ils eurent comme un accès d’effarement, etils coururent dans la pièce au hasard, se tenant par la main, lecerveau en désordre, sans idées, sans volonté, pareils à de petiteschoses que secoue la plus violente des tempêtes.

Coralie disait des paroles incohérentes. Patrice, qui lasuppliait d’être calme, était lui-même emporté dans la tourmente etimpuissant à réagir contre l’épouvantable sensation de détresse quedonne le poids des ténèbres où la mort vous guette. On veut fuir.On veut échapper à ce souffle froid qui déjà vous glace la nuque.Il faut fuir, il le faut. Mais où ? Par où ? Lesmurailles sont infranchissables et les ténèbres plus dures encoreque les murailles.

Ils s’arrêtèrent, épuisés. Un sifflement fusait de quelque part,le léger sifflement qui sort d’un bec de gaz mal fermé. Ayantécouté, ils se rendirent compte que cela venait d’en haut.

Le supplice commençait. Patrice chuchota :

– Il y en a pour une demi-heure, une heure au plus.

Elle avait repris conscience d’elle-même, et elle répondit :

– Soyons courageux, Patrice.

– Ah ! si j’étais seul ! mais toi, ma pauvreCoralie…

Elle dit à voix très basse :

– On ne souffre pas.

– Tu souffriras, toi qui es si faible !

– On souffre d’autant moins qu’on est faible. Et puis, je lesais, nous ne souffrirons pas, mon Patrice.

Elle semblait tout à coup si sereine qu’à son tour il fut emplid’une grande paix.

Ils se turent, les doigts toujours entrelacés, assis sur unlarge divan. Ils s’imprégnaient peu à peu du grand calme qui sedégage des événements que l’on considère pour ainsi dire commeaccomplis et qui est de la résignation, de la soumission aux forcessupérieures. Des natures comme les leurs ne se révoltent pluslorsque l’ordre du destin est manifeste, et qu’il n’y a plus qu’àobéir et à prier.

Elle entoura le cou de Patrice et prononça :

– Devant Dieu, tu es mon fiancé. Qu’il nous accueille comme ilaccueillerait deux époux.

Sa douceur le fit pleurer. Elle sécha ses larmes avec desbaisers, et ce fut elle-même qui donna ses lèvres à Patrice.

– Ah ! dit-il, tu as raison, c’est vivre que de mourirainsi.

Un silence infini les baigna. Ils sentirent les premières odeursde gaz qui descendirent autour d’eux, mais ils n’en éprouvèrentpoint de terreur.

Patrice chuchota :

– Tout se passera comme autrefois jusqu’à la dernière seconde,Coralie. Ta mère et mon père, qui s’aimaient comme nous nousaimons, sont morts aussi dans les bras l’un de l’autre, et leslèvres jointes. Ils avaient décidé de nous unir, et ils nous ontunis.

Elle murmura :

– Notre tombe sera près de la leur.

Leurs idées se brouillaient peu à peu et ils pensaient, ainsiqu’on voit à travers une brume croissante. Comme ils n’avaient pasmangé, la faim ajoutait son malaise à la sorte de vertige où leuresprit sombrait insensiblement, et ce vertige, à mesure qu’ilaugmentait, perdait tout caractère d’inquiétude ou d’anxiété.C’était plutôt une extase, une torpeur, un anéantissement, un reposoù ils oubliaient l’horreur de n’être plus bientôt.

La première, Coralie fut prise de défaillance et prononça desparoles de délire qui d’abord étonnèrent Patrice.

– Mon bien-aimé, ce sont des fleurs qui tombent, des roses.Oh ! c’est délicieux !

Mais il éprouva, lui aussi, la même béatitude et une mêmeexaltation qui se traduisait par de la tendresse, par de la joie etde l’émotion.

Sans effroi, il la sentit peu à peu fléchir entre ses bras ets’abandonner, et il eut l’impression qu’il la suivait dans un abîmeimmense, inondé de lumière, où ils planaient tous les deux, endescendant, doucement et sans effort, vers une région heureuse.

Des minutes ou des heures coulèrent. Ils descendaient toujours,lui la portant par la taille, elle un peu renversée, les yeux closet souriant. Il se souvenait d’images où l’on voit ainsi descouples de dieux qui glissent dans l’azur, et, ivre de clarté etd’air, il faisait de larges cercles au-dessus de la régionheureuse.

Cependant, comme il en approchait, il se sentit plus las.Coralie était lourde, sur son bras plié. La descente s’accéléra.Les ondes de lumière s’assombrirent. Il vint un nuage épais, etpuis d’autres qui formèrent un tourbillon de ténèbres.

Et soudain, exténué, de la sueur au front et le corps toutgrelottant de fièvre, il tomba dans un grand trou noir…

Chapitre 3Un étrange individu

Ce n’était pas encore tout à fait la mort. En cet état d’agonie,ce qui persistait de sa conscience mêlait, dans une espèce decauchemar, les réalités de la vie aux réalités imaginaires du mondenouveau où il se trouvait et qui était celui de la mort.

Dans ce monde, Coralie n’existait plus, ce qui lui causait unchagrin fou. Mais il lui semblait entendre et voir quelqu’un dontla présence se révélait par le passage d’une ombre devant sespaupières baissées.

Ce quelqu’un, il se le représentait, sans aucune raisond’ailleurs, sous l’apparence du vieux Siméon, lequel venaitconstater la mort de ses victimes, commençait par emporter Coralie,puis revenait vers lui, Patrice, l’emportait également etl’étendait quelque part. Et tout cela était si précis que Patricese demandait s’il n’était pas réveillé.

Ensuite, il s’écoula des heures… ou des secondes. À la fin,Patrice eut l’impression qu’il s’endormait, mais d’un sommeilinfernal, durant lequel il souffrait, physiquement et moralement,comme doit souffrir un damné. Il était revenu au fond du trou noird’où il faisait des efforts désespérés pour sortir, comme un hommetombé à la mer et qui chercherait à regagner la surface. Iltraversait ainsi – avec quelles difficultés ! – des couchesd’eau, dont le poids l’étouffait. Il devait les escalader, ens’accrochant des pieds et des mains à des choses qui glissaient, àdes échelles de corde qui, n’ayant pas de points de support,s’affaissaient.

Pourtant les ténèbres devenaient moins épaisses. Un peu de jourglauque s’y mêlait. Patrice se sentait moins oppressé. Ilentrouvrit les yeux, respira plusieurs fois et vit autour de lui unspectacle qui le surprit : l’embrasure d’une porte ouverte, auprèsde laquelle il était couché, en plein air, sur un divan.

Sur un autre divan, à côté de lui, il aperçut Coralie, étendue.Elle remuait et semblait souffrir infiniment.

Il pensa :

« Elle remonte du trou noir… Comme moi, elle s’efforce… Mapauvre Coralie… »

Entre eux, il y avait un guéridon, et, sur ce guéridon, deuxverres d’eau. Très altéré, il en prit un. Mais il n’osa l’avaler. Àce moment, quelqu’un sortit par la porte ouverte qui était, Patrices’en rendit compte, la porte du pavillon, et ce quelqu’un, Patriceconstata que ce n’était pas le vieux Siméon, comme il l’avait cru,mais un étranger qu’il n’avait jamais vu.

Il se dit :

« Je ne dors pas… Je suis sûr que je ne dors pas et que cetétranger est un ami. »

Et il essayait de dire ces choses-là, à haute voix, pour que sacertitude en fût mieux établie. Mais il n’avait pas de force.

Pourtant l’étranger s’approcha de lui et prononça doucement:

– Ne vous fatiguez pas, mon capitaine. Tout va bien. Tenez, ilfaut boire.

L’étranger lui présenta alors un des deux verres, que Patricevida d’un trait, sans défiance, et il fut heureux de voir queCoralie buvait de même.

– Oui, tout va bien, dit-il. Mon Dieu ! comme c’est bon devivre ! Coralie est bien vivante, n’est-ce pas ?

Il n’entendit pas la réponse et s’endormit d’un sommeilbienfaisant.

Lorsqu’il se réveilla, la crise était finie, bien qu’il éprouvâtencore quelques bourdonnements dans le cerveau et du mal à respirerjusqu’au bout de son souffle. Cependant, il se leva, et il compritque toutes ses sensations avaient été exactes, qu’il se trouvait àl’entrée du pavillon, que Coralie avait vidé le deuxième verred’eau et qu’elle dormait paisiblement. Et il répéta, à haute voix:

– Comme c’est bon de vivre !

Il voulait agir cependant, mais il n’osa pas pénétrer dans lepavillon, malgré les portes ouvertes. Il s’en éloigna, côtoya lecloître réservé aux tombes, puis – et sans but précis, car il nesavait pas encore la raison de ses actes, ne comprenait absolumentrien à ce qui lui arrivait, et marchait au hasard – il revint versle pavillon, sur l’autre façade, celle qui dominait le jardin, et,tout à coup, s’arrêta.

À quelques mètres en avant de la façade, au pied d’un arbre quibordait le sentier oblique, un homme était renversé sur unechaise-longue en osier, la tête à l’ombre, les jambes au soleil. Ilsemblait assoupi. Un livre était entrouvert sur ses genoux.

Alors, et seulement alors, Patrice se rendit compte nettementque Coralie et lui avaient échappé à la mort, qu’ils étaient bienvivants tous deux, et que leur sauveur ce devait être cet hommedont le sommeil indiquait un état de sécurité absolue et deconscience satisfaite.

Il l’examina. Mince, les épaules larges, le teint mat, une finemoustache aux lèvres, quelques cheveux gris aux tempes, l’inconnusemblait avoir tout au plus une cinquantaine d’années. La coupe deses vêtements indiquait un grand souci d’élégance. Patrice sepencha et regarda le titre du volume : Les Mémoires de BenjaminFranklin. Il lut aussi les initiales qui ornaient la coiffed’un chapeau posé sur l’herbe : L. P.

« C’est lui qui m’a sauvé, se dit Patrice, je le reconnais. Ilnous a transportés tous les deux hors de l’atelier et il nous asoignés. Mais comment un tel miracle s’est-il produit ? Quinous l’a envoyé ? »

Il lui frappa l’épaule. Tout de suite, l’homme fut debout et safigure s’éclaira d’un sourire.

– Excusez-moi, mon capitaine, mais ma vie est si remplie que,quand j’ai quelques minutes, j’en profite pour dormir… n’importeoù… comme Napoléon, n’est-ce pas ? Mon Dieu, oui, cette petiteressemblance n’est pas pour me déplaire… Mais c’est assez parler demoi. Et vous, mon capitaine, comment ça va-t-il ? Et Mme «maman Coralie », son indisposition est finie ? Je n’ai pascru, après avoir ouvert les portes et vous avoir transportésdehors, qu’il fût utile de vous éveiller. J’étais tranquille,j’avais fait le nécessaire. Vous respiriez tous les deux. Le bonair pur se chargerait du reste.

Il s’interrompit, et, devant l’attitude interloquée de Patrice,son sourire fit place à un rire joyeux.

– Ah ! j’oubliais, vous ne me connaissez pas ? C’estvrai, la lettre que je vous ai écrite a été interceptée. Il fautdonc que je me présente don Luis Perenna, d’une vieille familleespagnole, noblesse authentique, papiers en règle…

Son rire redoubla.

– Mais je vois que cela ne vous dit rien. Sans doute, Ya-Bonm’aura désigné autrement quand il écrivait mon nom sur le mur decette rue, il y a une quinzaine de jours, un soir ? Ah !ah ! vous commencez à comprendre… Ma foi, oui, le monsieur quevous appeliez à votre secours… Dois-je prononcer le nom toutcrûment ?… Allons-y, mon capitaine. Donc, pour vous servir,Arsène Lupin.

Patrice était stupéfait. Il avait complètement oublié laproposition de Ya-Bon et l’autorisation distraite qu’il avaitdonnée au Sénégalais de faire appel au fameux aventurier. Et voilàqu’Arsène Lupin était là devant lui, et voilà qu’Arsène Lupin, d’unseul effort de sa volonté, par un miracle incroyable, l’avaitretiré, ainsi que Coralie, du fond même de leur cercueilhermétiquement clos.

Il lui tendit la main et prononça :

– Merci.

– Chut ! dit don Luis gaiement. Pas de merci ! Unebonne poignée de main, ça suffit. Et l’on peut me serrer la main,croyez-le, mon capitaine. Si j’ai sur la conscience quelquespeccadilles, j’ai commis en revanche un certain nombre de bonnesactions qui doivent me gagner l’estime des honnêtes gens… àcommencer par la mienne. Donc…

Il s’interrompit de nouveau, sembla réfléchir, et, tout enprenant Patrice par un des boutons de son dolman, il articula :

– Ne bougez pas… on nous espionne…

– Mais qui ?

– Quelqu’un qui se trouve sur le quai, tout au bout du jardin…Le mur n’est pas haut. Il y a une grille en dessus. On regarde àtravers les barreaux de cette grille et on cherche à nous voir.

– Comment le savez-vous ? Vous tournez le dos au quai, etil y a les arbres en plus.

– Écoutez.

– Je n’entends rien de spécial.

– Si, le bruit d’un moteur… le moteur d’une auto arrêtée. Or,que ferait une auto arrêtée sur le quai, en face d’un mur auprèsduquel il n’y a point d’habitation ?

– Et alors, selon vous, qui serait-ce ?

– Parbleu ! le vieux Siméon.

– Siméon ?

– Certes. Il se rend compte si décidément je vous ai sauvés tousles deux.

– Il n’est donc pas fou ?

– Fou, lui ? Pas plus que vous et moi.

– Cependant…

– Cependant, vous voulez dire que Siméon vous protégeait, queson but était de vous réunir tous les deux, qu’il vous a envoyé laclef du jardin, etc.

– Vous savez tout cela ?

– Il le faut bien. Sans quoi, comment vous aurais-jesecourus ?

– Mais, dit Patrice avec anxiété, si ce bandit revient à lacharge, ne devons-nous pas prendre certaines précautions ?Retournons au pavillon. Coralie est seule.

– Aucun danger.

– Pourquoi ?

– Je suis là.

La stupeur de Patrice augmentait. Il demanda :

– Siméon vous connaît donc ? Il sait donc que vous êtesici ?

– Oui, par une lettre que je vous ai écrite sous le couvert deYa-Bon et qu’il a interceptée. J’annonçais mon arrivée et il s’esthâté d’agir. Seulement, suivant mon habitude en ces occasions, j’aiavancé mon arrivée de quelques heures, de sorte que je l’ai surprisen pleine action.

– À ce moment, vous ignoriez que ce fût lui l’ennemi… vous nesaviez rien…

– Rien du tout…

– C’était ce matin ?

– Non, cet après-midi, à une heure trois quarts.

Patrice tira sa montre.

– Et il en est quatre. Donc, en deux heures…

– Même pas, il y a une heure que je suis ici.

– Vous avez interrogé Ya-Bon ?

– Si vous croyez que j’ai perdu mon temps ! Ya-Bon m’asimplement répondu que vous n’étiez pas là, ce qui commençait àl’étonner.

– Alors ?

– J’ai cherché où vous étiez.

– Comment ?

– J’ai d’abord fouillé votre chambre, et, en fouillant votrechambre, comme je sais le faire, j’ai fini par découvrir qu’il yavait une fente au fond de votre bureau à cylindre, et que cettefente s’ouvrait en regard d’une autre fente pratiquée dans le murde la pièce voisine. J’ai donc pu attirer le registre sur lequelvous teniez votre journal et prendre connaissance des événements.C’est ainsi, d’ailleurs, que Siméon était au courant de vosmoindres intentions. C’est ainsi qu’il a su votre projet de venirici, en pèlerinage, le 14 avril. C’est ainsi que, la nuit dernière,vous voyant écrire, il a préféré, avant de vous attaquer, savoir ceque vous écriviez. Le sachant, et apprenant, par vous-même, quevous étiez sur vos gardes, il s’est abstenu. Vous voyez combientout cela est facile. M. Desmalions, inquiet de votre absence,aurait tout aussi bien réussi, mais il aurait réussi… demain.

– C’est-à-dire trop tard, fit Patrice.

– Oui, trop tard. Ce n’est pas son affaire, ni celle de lapolice. Aussi j’aime mieux quelle ne s’en mêle pas. J’ai demandé lesilence à vos mutilés sur tout ce qui peut leur paraître équivoque.De sorte que, si M. Desmalions vient aujourd’hui, il croira quetout est en ordre. Et puis, tranquille de ce côté, muni par vousdes renseignements nécessaires, j’ai, en compagnie de Ya-Bon,franchi la ruelle et pénétré dans ce jardin.

– La porte en était ouverte ?

– Non, mais au même moment, Siméon sortait du jardin. Malchancepour lui, n’est-ce pas ? et dont j’ai profité hardiment. J’aimis la main sur la clenche, et nous sommes entrés, sans qu’il osâtprotester. Et certes il a bien su qui j’étais.

– Mais vous, vous ignoriez alors que ce fût luil’ennemi ?

– Comment, je l’ignorais ?… Et votre journal ?

– Je ne me doutais pas…

– Mais, mon capitaine, chaque page est une accusation contrelui. Il n’y a pas un incident auquel il n’ait été mêlé, pas unforfait qu’il n’ait préparé !

– En ce cas, il fallait le prendre au collet.

– Et après ? À quoi cela m’aurait-il servi ?L’aurais-je contraint à parler ? Non, c’est en le laissantlibre que je le tiendrai le mieux. C’est alors qu’il se perdra.Vous voyez bien, le voilà déjà qui rôde autour de la maison, aulieu de filer. Et puis, j’avais mieux à faire, vous secourird’abord tous les deux… s’il en était temps encore. Ya-Bon et moi,nous avons donc galopé jusqu’à la porte du pavillon. Elle étaitouverte, mais l’autre, celle de l’escalier, était fermée à clef etau verrou. Je tirai les deux verrous, et ce fut un jeu pour nous deforcer la serrure.

« Alors, rien qu’à l’odeur du gaz, j’ai compris. Siméon avait dûbrancher un vieux compteur sur quelque conduite extérieure,probablement celle qui alimente les réverbères de la ruelle, et ilvous asphyxiait. Il ne nous restait plus qu’à vous sortir tous lesdeux et à vous donner les soins habituels, massages, tractions,etc. Vous étiez sauvés. »

Patrice demanda :

– Sans doute a-t-il enlevé toute son installation demort ?

– Non. Il se réservait évidemment de revenir et de mettre touten ordre, afin que son intervention ne pût être établie et que l’oncrût à votre suicide… suicide mystérieux, décès sans causeapparente, bref, le même drame qu’autrefois, entre votre père et lamère de maman Coralie.

– Vous savez donc quelque chose ?…

– Eh quoi, n’ai-je pas des yeux pour lire ? Etl’inscription du mur, les révélations de votre père ? J’ensais autant que vous, mon capitaine… et peut-être davantage.

– Davantage ?

– Mon Dieu, l’habitude… l’expérience. Bien des problèmes,indéchiffrables pour les autres, me semblent à moi les plus simpleset les plus clairs du monde. Ainsi…

– Ainsi ?…

Don Luis hésita, puis, à la fin, répondit :

– Non, non…, il est préférable que je ne parle pas… L’ombre sedissipera peu à peu. Attendons. Pour l’instant…

Il prêta l’oreille.

– Tenez, il a dû vous voir. Et, maintenant qu’il est renseigné,il s’en va.

Patrice s’émut :

– Il s’en va ! Vous voyez… Il eût mieux valu s’emparer delui. Le retrouvera-t-on jamais, le misérable ? Pourrons-nousnous venger ?

Don Luis sourit.

– Voilà que vous traitez de misérable l’homme qui veille survous depuis vingt ans, et qui vous a rapproché de mamanCoralie ! Votre bienfaiteur !

– Ah ! est-ce que je sais ! Tout cela est tellementobscur ! Je ne puis que le haïr… Je suis désolé de sa fuite…Je voudrais le torturer, et cependant…

Il avait eu un geste de désespoir et se tenait la tête entre lesmains. Don Luis le réconforta.

– Ne craignez rien. Jamais il n’a été plus près de sa perte qu’àla minute actuelle. Je l’ai sous la main comme cette feuilled’arbre.

– Mais comment ?

– L’homme qui conduit son automobile est à moi.

– Quoi ? Que dites-vous ?

– Je dis que j’ai mis l’un de mes hommes sur un taxi ; quece taxi, selon mon ordre, rôdait au bas de la ruelle et que Siméonn’a pas manqué de sauter dedans.

– C’est-à-dire que vous le supposez…, précisa Patrice, de plusen plus interloqué.

– J’ai reconnu le bruit du moteur au bas du jardin, quand jevous ai averti.

– Et vous êtes sûr de votre homme ?

– Certain.

– Qu’importe ! Siméon peut se faire conduire loin de Paris,donner un mauvais coup à cet homme… Et alors, quand serons-nousprévenus ?

– Si vous croyez que l’on sort de Paris et qu’on se balade surles grandes routes sans un permis spécial !… Non, s’il quitteParis, Siméon se fera conduire d’abord à une gare quelconque, etnous le saurons vingt minutes après. Et aussitôt, nous filons.

– Comment ?

– En auto.

– Vous avez donc un sauf-conduit, vous ?

– Oui, valable pour toute la France.

– Est-ce possible ?

– Parfaitement, et un sauf-conduit authentique encore : au nomde don Luis Perenna, signé par le ministre de l’Intérieur etcontresigné…

– Et contresigné ?

– Par le président de la République.

L’ahurissement de Patrice se changea tout à coup en une violenteémotion. Dans l’aventure terrible où il se trouvait engagé, et où,jusque-là, subissant la volonté implacable de l’ennemi, il n’avaitguère connu que la défaite et les affres d’une mort toujoursmenaçante, il advenait soudain qu’une volonté plus puissantesurgissait en sa faveur. Et, brusquement, tout se modifiait. Ledestin semblait changer de direction, comme un navire qu’un bonvent imprévu amène vers le port.

– Vraiment, mon capitaine, lui dit don Luis, on croirait quevous allez pleurer, comme maman Coralie. Vous avez les nerfs troptendus, mon capitaine… Et puis, la faim, peut-être… Il va falloirvous restaurer. Allons…

Il l’entraîna vers le pavillon à pas lents, en le soutenant, etil prononça, d’une voix un peu grave :

– Sur tout cela, mon capitaine, je vous demande la discrétion laplus absolue. Sauf quelques anciens amis, et sauf Ya-Bon, que j’airencontré en Afrique et qui m’a sauvé la vie, personne, en France,ne me connaît sous mon véritable nom. Je m’appelle don LuisPerenna. Au Maroc, où j’ai combattu, j’ai eu l’occasion de rendreservice au très sympathique roi d’une nation voisine de la France,et neutre, lequel, bien qu’obligé de cacher ses vrais sentiments,souhaite ardemment notre victoire. Il m’a fait venir, et, commeconséquence, je lui ai demandé de m’accréditer et d’obtenir pourmoi un sauf-conduit. J’ai donc officieusement une mission secrète,qui expire dans deux jours. Dans deux jours, je retourne… d’où jevenais et où, pendant la guerre, je sers la France à ma façon… quin’est pas mauvaise, croyez-le bien, comme on le verra un jour oul’autre[1] .

Ils arrivaient tous deux près du siège où dormait maman Coralie.Don Luis arrêta Patrice.

– Un mot encore, mon capitaine. Je me suis juré, et j’ai donnéma parole à celui qui a eu confiance en moi, que mon temps, durantcette mission, serait exclusivement consacré à défendre, dans lamesure de mes moyens, les intérêts de mon pays. Je dois donc vousavertir que, malgré toute ma sympathie pour vous, je ne sauraisprolonger mon séjour d’une seule minute à partir du moment oùj’aurai découvert les dix-huit cents sacs d’or. Je n’ai répondu àl’appel de mon ami Ya-Bon que pour cette unique raison. Lorsque lessacs d’or seront en notre possession, c’est-à-dire au plus tardaprès-demain soir, je m’en irai. D’ailleurs, les deux affaires sontliées. Le dénouement de l’une sera la conclusion de l’autre. Etmaintenant, assez de paroles, assez d’explications, présentez-moi àmaman Coralie, et travaillons !

Il se mit à rire :

– Pas de mystère avec elle, mon capitaine. Dites-lui mon vrainom. Je n’ai rien à craindre : Arsène Lupin a toutes les femmespour lui.

Quarante minutes plus tard, maman Coralie était dans sa chambre,bien soignée et bien gardée. Patrice avait pris un repassubstantiel, tandis que don Luis se promenait sur la terrasse enfumant des cigarettes.

– Ça y est, mon capitaine ? Nous commençons ?

Il regarda sa montre.

– Cinq heures et demie. Nous avons encore plus d’une heure dejour ; c’est suffisant.

– Suffisant ?… Vous n’avez pas la prétention, je suppose,d’arriver au but en une heure ?

– Au but définitif, non, mais au but que je m’assigne, oui… etmême avant. Une heure ? Pour quoi faire, mon Dieu ? Dansquelques minutes, nous serons renseignés sur la cachette del’or.

Don Luis se fit conduire à la cave creusée sous la bibliothèqueet où Essarès bey enfermait les sacs d’or jusqu’au moment de leurexpédition.

– C’est bien par ce soupirail que les sacs étaient jetés, moncapitaine ?

– Oui.

– Pas d’autre issue ?

– Pas d’autre que l’escalier qui monte à la bibliothèque et quele soupirail correspondant.

– Lequel ouvre sur la terrasse ?

– Oui.

– Donc, c’est clair. Les sacs entraient par le premier etsortaient par le second.

– Mais…

– Il n’y a pas de mais, mon capitaine. Comment voulez-vous qu’ilen soit autrement ? Voyez-vous, le tort qu’on a toujours,c’est d’aller chercher midi à quatorze heures.

Ils regagnèrent la terrasse. Don Luis se posta près du soupirailet inspecta les alentours immédiats. Ce ne fut pas long. Il yavait, à quatre mètres en avant des fenêtres de la bibliothèque, unbassin rond, orné, en son centre, d’une statue d’enfant qui lançaitun jet d’eau par l’entonnoir d’une conque.

Don Luis s’approcha, examina le bassin, et, se penchant,atteignit la statuette qu’il fit tourner sur elle-même, de droite àgauche.

Le piédestal tourna en même temps d’un quart de cercle.

– Nous y sommes, dit-il en se relevant.

– Quoi ?

– Le bassin va se vider.

De fait, très rapidement, l’eau baissa et le fond de la vasqueapparut.

Don Luis descendit et s’accroupit. La paroi intérieure étaitrecouverte d’une mosaïque de marbre à larges dessins blancs etrouges, composant ce que l’on appelle une grecque. Au milieu del’un de ces dessins, s’encastrait un anneau que don Luis souleva ettira. Toute la portion de la paroi que formait l’ensemble dudessin, répondit à cet appel, et s’abattit, laissant un orificed’environ trente centimètres sur vingt-cinq.

Don Luis affirma :

Les sacs s’en allaient par là. Seconde étape. On les expédiaitde la même manière, au moyen d’un crochet qui glissait sur un filde fer. Voilà, en haut de cette canalisation, le fil de fer.

– Crebleu ! s’écria le capitaine Belval. Mais le fil defer, nous ne pouvons le suivre

– Non, mais il nous suffit de savoir où il aboutit. Tenez, moncapitaine, allez jusqu’au bas du jardin, près du mur, en suivantune ligne perpendiculaire à la maison. Là, vous couperez unebranche d’arbre un peu haute. Ah ! j’oubliais, il me faudrasortir par la ruelle. Vous avez la clef de la porte ?Oui ? Donnez-la-moi.

Patrice donna la clef, puis se rendit auprès du mur qui bordaitle quai.

– Un peu plus à droite, commanda don Luis. Encore un peu. Bien.Maintenant, attendez.

Il sortit du jardin par la ruelle, gagna le quai, et, de l’autrecôté du mur, appela :

– Vous êtes là, mon capitaine ?

– Oui.

– Plantez votre branche d’arbre de façon que je la voie d’ici… Àmerveille !

Patrice rejoignit alors don Luis, qui traversa le quai.

Tout le long de la Seine, en contrebas, s’étendent des quais,construits sur la berge même du fleuve, et réservés au cabotage.Les péniches y abordent, déchargent leurs cargaisons, en reçoiventd’autres, et souvent restent amarrées les unes auprès desautres.

À l’endroit où Patrice et don Luis descendaient par les marchesd’un escalier, le quai offrait une série de chantiers, dont l’un,celui auquel ils accédèrent, paraissait abandonné, sans doutedepuis la guerre. Il y avait, parmi des matériaux inutiles,plusieurs tas de moellons et de briques, une cabane aux vitresbrisées, et le soubassement d’une grue à vapeur. Une pancartesuspendue à un poteau portait cette inscription : « ChantierBerthou, construction ».

Don Luis longea le mur de soutènement, au-dessus duquel le quaiformait terrasse.

Un tas de sable en occupait la moitié et l’on apercevait dans lemur les barreaux d’une grille en fer dont le sable, maintenu pardes planches, cachait la partie inférieure.

Don Luis dégagea la grille et dit en plaisantant :

– Avez-vous remarqué que, dans cette aventure, aucune porten’est fermée ?… Espérons qu’il en sera de même pourcelle-ci.

L’hypothèse se trouva confirmée, ce qui ne manqua pas, malgrétout, d’étonner don Luis, et ils pénétrèrent dans un de ces réduitsoù les ouvriers serrent leurs instruments.

– Jusqu’ici, rien d’anormal, murmura don Luis, qui alluma unelampe électrique. Des seaux, des pioches, des brouettes, uneéchelle… Ah ! ah ! voilà bien ce que je pensais… Desrails…, tout un système de rails à petit écartement… Aidez-moi,capitaine, débarrassons le fond. Parfait… Nous y sommes.

Au ras du sol, et face à la grille, s’ouvrait un orificerectangulaire exactement semblable à celui du bassin. On apercevaitle fil de fer en haut. Une suite de crochets y étaientsuspendus.

Don Luis expliqua :

– Donc, ici, arrivée des sacs. Ils tombaient pour ainsi diredans un de ces petits wagonnets que vous voyez en ce coin. Lesrails étaient déployés, la nuit bien entendu, traversaient laberge, et les wagonnets étaient dirigés vers une péniche où ilsdéchargeaient leur contenu… simple mouvement de bascule !

– De sorte que ?

– De sorte que l’or de la France s’en allait par là… je ne saisoù… à l’étranger.

– Et vous croyez que les dix-huit cents derniers sacs ont étéexpédiés aussi ?

– J’en ai peur.

– Alors, nous arrivons trop tard ?

Il y eut un assez long moment de silence entre les deux hommes.Don Luis réfléchissait. Patrice, bien que déçu par un dénouementqu’il ne prévoyait point, demeurait confondu de l’extraordinairehabileté avec laquelle, en si peu de temps, son compagnon étaitparvenu à débrouiller une partie de l’écheveau.

Il murmura :

– C’est un vrai miracle. Comment avez-vous pu ?

Sans un mot, don Luis sortit de sa poche le livre que Patriceavait avisé sur ses genoux, Les Mémoires de BenjaminFranklin, et lui fit signe de lire quelques lignes qu’ilmontra du doigt.

Ces lignes avaient été écrites durant les dernières années durègne de Louis XVI. Elles disaient :

« Chaque jour, nous allons au village de Passy qui touche à monhabitation, et où l’on prend les eaux dans un jardin admirable. Lesruisseaux et les cascades y coulent de toutes parts, amenés etreconduits par des canaux fort bien aménagés.

« Comme on me sait amateur de belle mécanique, on m’a montré lebassin où toutes les eaux des sources sont recueillies. Il suffitde tourner d’un quart de cercle vers la gauche un petit bonhomme demarbre, et tout s’en va, en droite ligne, jusqu’à la Seine, par unaqueduc qui s’ouvre dans la paroi… »

Patrice ferma le livre. Don Luis expliqua :

– Les choses ont changé depuis, sans doute du fait d’Essarèsbey. L’eau s’échappe autrement, et l’aqueduc servait à l’écoulementde l’or. En outre, le lit du fleuve a été resserré. Des quais ontété construits, sous lesquels passe la canalisation. Vous voyez,mon capitaine, que tout cela était facile à trouver, étant donnéque ce livre me renseignait. Doctus cum libro.

– Oui, certes, mais encore fallait-il le lire, ce livre.

– Un hasard. Je l’ai déniché dans la chambre de Siméon et jel’ai mis dans ma poche, curieux de savoir les raisons pourlesquelles il le lisait.

Patrice s’écria :

– Eh ! c’est justement ainsi qu’il aura découvert, luiégalement, le secret d’Essarès bey, secret qu’il ignorait. Il atrouvé le livre parmi les papiers de son maître, et il s’estdocumenté de cette façon. Qu’en pensez-vous ? Non ? Oncroirait que vous n’êtes pas de mon avis ? Avez-vous quelqueidée ?

Don Luis Perenna ne répondit pas. Il regardait le fleuve. Lelong des quais et un peu à l’écart du chantier, il y avait unepéniche amarrée, où il semblait qu’il n’y eût personne. Mais unmince filet de fumée commençait à monter d’un tuyau qui émergeaitdu pont.

– Allons donc voir, dit-il.

La péniche portait l’inscription : LaNonchalante-Troyes.

Il leur fallut enjamber l’espace qui la séparait du quai etfranchir des cordages et des barriques vides dont étaient couvertesles parties plates du pont. Une échelle les conduisit dans unesorte de cabine qui servait de chambre et de cuisine. Un homme s’ytrouvait, solide d’aspect, le buste large, les cheveux noirs etbouclés, la figure imberbe. Comme vêtements, une blouse et unpantalon de treillis, sales et rapiécés.

Don Luis lui tendit un billet de vingt francs que l’homme pritavec vivacité.

– Un renseignement, camarade. As-tu vu, ces jours-ci, devant lechantier Berthou, une péniche ?

– Oui, une péniche à moteur qui est partie hier.

– Le nom de cette péniche ?

– La Belle-Hélène. Les gens qui l’habitaient, deuxhommes et une femme, étaient des gens de l’étranger qui causaient…je ne sais pas en quelle langue… anglais, je crois, ou espagnol… àmoins que… bref, je ne sais pas…

– Le chantier Berthou ne travaille pourtant plus ?

– Non, le patron est mobilisé, qu’on m’a dit…, et puis lescontremaîtres… Tout le monde y passe, n’est-ce pas, même moi.J’attends une convocation… quoique le cœur soit malade.

– Mais si l’on ne travaille plus au chantier, qu’est-ce que cebateau faisait là ?

– Je l’ignore. Cependant, ils ont travaillé toute une nuit. Ilsavaient déployé des rails sur le quai. J’entendais les wagonnets,et on chargeait… quoi ? J’ignore. Et puis, au petit matin,démarrage.

– Où allaient-ils ?

– Ils descendaient la rivière du côté de Mantes.

– Merci, camarade, c’est ce que je voulais savoir.

Dix minutes plus tard, en arrivant à l’hôtel Essarès, Patrice etdon Luis trouvaient le chauffeur de l’automobile où Siméon Diodokisavait pris place après sa rencontre avec don Luis. Selon laprévision de don Luis, Siméon, s’était fait conduire à une gare, lagare Saint-Lazare, où il avait pris son billet.

– Pour quelle destination ? demanda don Luis.

Le chauffeur répondit :

– Pour Mantes !

Chapitre 4La « Belle-Hélène »

– Pas d’erreur, fit Patrice. L’avertissement même qui fut donnéà M. Desmalions que l’or était expédié… la rapidité avec laquellele travail fut exécuté, de nuit, sans préparatifs et par les gensmêmes du bateau… la nationalité étrangère de ces gens… la directionqu’ils ont prise… tout concorde. Il est probable qu’il y a, entrela cave où on le jetait et le réduit où il aboutissait, unecachette intermédiaire où l’or séjournait, à moins que les dix-huitcents sacs aient pu attendre leur expédition, suspendus les unsderrière les autres le long de la canalisation ? …

« Mais cela importe peu. L’essentiel est de savoir que laBelle-Hélène, blottie dans quelque coin de banlieue,attendait l’occasion propice. Jadis, Essarès bey, par prudence, luilançait un signal à l’aide de cette pluie d’étincelles que j’aiobservée. Cette fois-ci, le vieux Siméon, qui continue l’œuvred’Essarès, sans doute pour son propre compte, a prévenu l’équipage,et les sacs d’or filent du côté de Rouen et du Havre, où quelquevapeur les emmènera vers l’Orient. Après tout, quelques dizaines detonnes à fond de cale sous une couche de charbon, ce n’est rien.Qu’en dites-vous ? Nous y sommes, n’est-ce pas ? Pourmoi, il y a là une certitude…

« Et Mantes, cette ville pour laquelle il a pris son billet etvers laquelle navigue la Belle-Hélène ? Est-ceclair ? Mantes, où il rattrapera sa cargaison d’or, et où ils’embarquera sous quelque déguisement de matelot… Ni vu ni connu…L’or et le bandit s’évanouissent. Qu’en dites-vous ? Pasd’erreur ? »

Cette fois encore, don Luis ne répondit pas. Cependant, ildevait acquiescer aux idées de Patrice, car, au bout d’un instant,il déclara :

– Soit, j’y vais. Nous verrons bien…

Et il dit au chauffeur :

– File au garage, et ramène la quatre-vingts chevaux. Avant uneheure, je veux être à Mantes. Quant à vous, mon capitaine…

– Quant à moi, je vous accompagne.

– Et qui gardera ?…

– Maman Coralie ? Quel danger court-elle ? Personne nepeut plus l’attaquer maintenant. Siméon a manqué son coup et nesonge qu’à sa sûreté personnelle… et à ses sacs d’or.

– Vous insistez ?

– Absolument.

– Vous avez peut-être tort. Mais enfin, cela vous regarde.Partons… Ah ! cependant, une précaution…

Il appela :

– Ya-Bon !

Le Sénégalais accourut.

Si Ya-Bon éprouvait pour Patrice un attachement de bête fidèle,il semblait professer à l’égard de don Luis un culte religieux. Lemoindre geste de l’aventurier le plongeait dans l’extase. Il necessait pas de rire en présence du grand chef.

– Ya-Bon, tu vas tout à fait bien ? Ta blessure estfinie ? Plus de fatigue ? Parfait. En ce cas,suis-moi.

Il le conduisit jusqu’au quai, un peu à l’écart du chantierBerthou.

– Dès neuf heures, ce soir, tu prendras la garde ici, sur cebanc. Tu apporteras de quoi manger et boire, et tu surveillerasparticulièrement ce qui se passe là, en contrebas. Que sepassera-t-il ? Peut-être rien du tout. N’importe, tu nebougeras pas avant que je sois revenu… à moins… à moins qu’il ne sepasse quelque chose… auquel cas tu agiras en conséquence.

Il fit une pause et reprit :

– Surtout, Ya-Bon, méfie-toi de Siméon. C’est lui qui t’ablessé. Si tu l’apercevais, saute-lui à la gorge, et amène-le ici…Mais ne le tue pas, fichtre ! Pas de blague, hein ! Je neveux pas que tu me livres un cadavre… mais un homme vivant.Compris, Ya-Bon ?

Patrice s’inquiéta :

– Vous craignez donc quelque chose de ce côté ? Voyons,c’est inadmissible, puisque Siméon est parti…

– Mon capitaine, dit don Luis, quand un bon général se met à lapoursuite de l’ennemi, cela ne l’empêche pas d’assurer le terrainconquis et de laisser des garnisons dans les places fortes. Lechantier Berthou est évidemment un des points de ralliement, leplus important, peut-être, de notre adversaire. Je lesurveille.

Don Luis prit également des précautions sérieuses à l’égard demaman Coralie. Très lasse, la jeune femme avait besoin de repos etde soins. On l’installa dans l’automobile, et, après une pointevers le centre de Paris, exécutée à toute allure, afin de dépisterun espionnage possible, on la conduisit à l’annexe du boulevardMaillot, où Patrice la remit aux mains de la surveillante et larecommanda au docteur. Défense était faite d’introduire auprèsd’elle aucune personne étrangère. Elle ne devait répondre à aucunelettre, à moins qu’elle ne fût signée « Capitaine Patrice. »

À neuf heures du soir, l’auto filait sur la route deSaint-Germain et de Mantes. Placé dans le fond, près de don Luis,Patrice éprouvait l’exaltation de la victoire et se dépensait enhypothèses qui, d’ailleurs, avaient toutes pour lui la valeur decertitudes irréfutables. Quelques doutes cependant persistaient enson esprit, des points demeuraient obscurs sur lesquels il eût étébien aise de recueillir l’opinion d’Arsène Lupin.

– Pour moi, disait-il, deux choses restent absolumentincompréhensibles. D’abord, qui est-ce qui a été assassiné parEssarès, le 4 avril, à 7 heures 19 du matin ? J’ai entendu lescris d’agonie. Qui est mort ? et qu’est devenu lecadavre ?

Don Luis ne répondait toujours pas, et Patrice reprenait :

– Deuxième point, plus étrange encore, la conduite de Siméon.Comment, voilà un homme qui consacre sa vie à un seul but, vengerl’assassinat de son ami Belval, et, en même temps assurer monbonheur et celui de Coralie. Pas un fait ne dément l’unité de savie. On devine en lui l’obsession, la manie même. Et puis, le jouroù son ennemi Essarès bey succombe, tout à coup, il faitvolte-face, et nous persécute, Coralie et moi, jusqu’à ourdir etmettre à exécution cette affreuse machination qu’Essarès bey avaitréussie contre nos parents !

« Voyons, avouez qu’il y a là quelque chose d’inouï. Est-cel’appât de l’or qui lui a tourné la tête, le trésor prodigieux misà sa disposition, du jour où il a pénétré le secret ? Est-celà l’explication de ses forfaits ? L’honnête homme est-ildevenu bandit pour assouvir des instincts subitementéveillés ? Qu’en pensez-vous ? »

Silence de don Luis. Patrice, qui s’attendait à ce que toutesles énigmes fussent résolues en un tournemain par l’illustreaventurier, en concevait de l’humeur et de l’étonnement.

Il fit une dernière tentative.

– Et le triangle d’or ? Encore un mystère ? Car enfin,dans tout cela, pas de trace d’un triangle ! Où est-il letriangle d’or ? Avez-vous une idée à ce propos ?

Silence de don Luis. À la fin, l’officier ne put s’empêcher dedire :

– Mais qu’y a-t-il donc ? Vous ne répondez pas… Vous avezl’air soucieux…

– Peut-être, fit don Luis.

– Mais pour quelle raison ?

– Oh ! il n’y a pas de raison.

– Cependant…

– Eh bien, je trouve que cela marche trop bien.

– Qu’est-ce qui marche trop bien ?

– Notre affaire.

Et, comme Patrice allait encore l’interroger, il prononça :

– Mon capitaine, j’ai pour vous la plus franche sympathie, et jeporte le plus vif intérêt à tout ce qui vous concerne, mais, jevous l’avouerai, il y a un problème qui domine toutes mes pensées,et un but où tendent maintenant tous mes efforts. C’est lapoursuite de l’or qu’on nous a volé, et, cet or-là, je ne veux pasqu’il nous échappe… J’ai réussi de votre côté. De l’autre, pasencore. Vous êtes sains et saufs tous les deux, mais je n’ai pasles dix-huit cents sacs, et il me les faut… il me les faut…

– Mais vous les aurez, puisque vous savez où ils sont.

– Je les aurai, dit don Luis, lorsqu’ils seront sous mes yeux,étalés. Jusque-là, c’est l’inconnu.

À Mantes, les recherches ne furent pas longues. Ils eurentpresque aussitôt la satisfaction d’apprendre qu’un voyageur dont lesignalement correspondait à celui du vieux Siméon était descendu àl’hôtel des Trois-Empereurs, et qu’à l’heure actuelle il dormaitdans une chambre du troisième étage.

Don Luis s’installa au rez-de-chaussée, tandis que Patrice qui,à cause de sa jambe, eût plus facilement attiré l’attention, serendait au Grand-Hôtel.

Il s’éveilla tard, le lendemain. Un coup de téléphone de donLuis annonça que Siméon, après avoir passé à la poste, était alléau bord de la Seine, puis à la gare, d’où il avait ramené une dame,assez élégante, dont une voilette épaisse cachait le visage. Tousdeux déjeunaient dans la chambre du troisième étage.

À quatre heures, nouveau coup de téléphone. Don Luis priait lecapitaine de le rejoindre sans retard dans un petit café situé ausortir de la ville, en face du fleuve. Là, Patrice put voir Siméonqui se promenait sur le quai.

Il se promenait les mains au dos, de l’air d’un homme qui flâneet qui n’a point de but précis.

– Cache-nez, lunettes, toujours le même accoutrement, toujoursla même allure, dit Patrice.

Et il ajouta :

– Regardez-le bien, il affecte l’insouciance, mais on devine queses yeux se portent en amont du fleuve, vers le côté par où laBelle-Hélène doit arriver.

– Oui, oui, murmura don Luis. Tenez, voici la dame.

– Ah ! c’est celle-là ? fit Patrice. Je l’airencontrée déjà deux ou trois fois dans la rue.

Un manteau de gabardine dessinait sa taille et ses épaules quiétaient larges et un peu fortes. Autour de son feutre à grandsbords, un voile tombait. Elle tendit à Siméon le papier bleu d’untélégramme qu’il lut aussitôt.

Puis ils s’entretinrent un moment, semblèrent s’orienter,passèrent devant le café et, un peu plus loin, s’arrêtèrent.

Là, Siméon écrivit quelques mots sur une feuille de papier qu’ildonna à sa compagne. Celle-ci le quitta et rentra en ville. Siméoncontinua de suivre le cours du fleuve.

– Vous allez rester, mon capitaine, fit don Luis.

– Pourtant, protesta Patrice, l’ennemi ne semble pas sur sesgardes. Il ne se retourne pas.

– Il vaut mieux être prudent, mon capitaine. Mais quel dommageque nous ne puissions pas prendre connaissance du papier que Siméona écrit.

– Et si je rejoignais…

– Si vous rejoigniez la dame ? Non, non, mon capitaine.Sans vous offenser, vous n’êtes pas de force. C’est tout juste simoi-même…

Il s’éloigna.

Patrice attendit. Quelques barques montaient ou descendaient larivière. Machinalement, il regardait leurs noms. Et, tout à coup,une demi-heure après l’instant où don Luis l’avait quitté, ilentendit la cadence très nette, le martèlement rythmé d’un de cesforts moteurs que l’on a, depuis quelques années, adaptés àcertaines péniches.

De fait, une péniche débouchait au détour de la rivière. Quandelle passa devant lui, il lut distinctement, et avec quelle émotion: Belle-Hélène !

Elle glissait assez rapidement, dans un fracas d’explosionsrégulières. Elle était épaisse, ventrue, lourde, et assezprofondément enfoncée, bien qu’elle ne semblât porter aucunecargaison.

Patrice vit deux mariniers, assis, et qui fumaientdistraitement. Amarrée derrière, une barque flottait.

La péniche s’éloigna et atteignit le tournant.

Patrice attendit encore une heure avant que don Luis fût deretour. Il lui dit aussitôt :

– Eh bien, la Belle-Hélène ?

– À deux kilomètres d’ici, ils ont détaché leur barque et sontvenus chercher Siméon.

– Alors il est parti avec eux ?

– Oui.

– Sans se douter de rien ?

– Vous m’en demandez un peu trop, mon capitaine.

– N’importe ! la victoire est gagnée. Avec l’auto, nousallons les rattraper, les dépasser, et, à Vernon, par exemple,prévenir les autorités, militaires et autres, afin qu’ellesprocèdent à l’arrestation, à la saisie…

– Nous ne préviendrons personne, mon capitaine. Nous procéderonsnous-mêmes à ces petites opérations.

– Nous-mêmes ? Comment ? Mais…

Les deux hommes se regardèrent. Patrice n’avait pu dissimuler lapensée qui s’était présentée à son esprit.

Don Luis ne se fâcha pas.

– Vous avez peur que je n’emporte les trois centsmillions ? Bigre, c’est un paquet difficile à cacher dans unveston.

– Cependant, dit Patrice, puis-je vous demander quelles sont vosintentions à cet égard ?

– Vous le pouvez, mon capitaine ; mais permettez-moi deretarder ma réponse, jusqu’au moment où nous aurons réussi. Àl’heure présente, il faut d’abord retrouver la péniche.

Ils revinrent à l’hôtel des Trois-Empereurs, et repartirent enauto dans la direction de Vernon. Cette fois, tous deux setaisaient.

La route rejoignait le fleuve quelques kilomètres plus loin, aubas de la côte escarpée qui commence à Rosny. Au moment où ilsarrivaient à Rosny, la Belle-Hélène entrait déjà dans lagrande boucle au sommet de laquelle se trouve la Roche-Guyon et quirevient vers la route nationale à Bonnières. Il lui fallait aumoins trois heures pour effectuer ce trajet, tandis que l’auto,escaladant la colline, et coupant droit, débouchait dans Bonnièresquinze minutes après.

Ils traversèrent le village.

Un peu plus loin, à droite, il y avait une auberge. Don Luis s’yarrêta et dit à son chauffeur :

– Si, à minuit, nous ne sommes pas revenus, retourne à Paris.Vous m’accompagnez, capitaine ?

Patrice le suivit vers la droite et ils aboutirent, par un petitchemin, aux berges du fleuve qu’ils suivirent durant un quartd’heure. Enfin, don Luis trouva ce qu’il semblait chercher : unebarque, attachée à un pieu, non loin d’une villa dont les voletsétaient clos.

Don Luis défit la chaîne.

Il était environ sept heures du soir. La nuit venait rapidement,mais un beau clair de lune illuminait l’espace.

– Tout d’abord, dit don Luis, un mot d’explication. Nous allonsguetter la péniche, qui débouchera sur le coup de dix heures. Ellenous rencontrera en travers du fleuve et, à la lueur de la lune… oude ma lampe électrique, nous lui ordonnerons de stopper, ce à quoi,sans doute, étant donné votre uniforme, elle obéira. Alors nousmontons.

– Si elle n’obéit pas ?

– C’est l’abordage. Ils sont trois, mais nous sommes deux.Donc…

– Et après ?

– Après ? Il y a tout lieu de croire que les deux hommes del’équipage ne sont que des comparses, au service de Siméon, maisignorants de ses actes, et ne sachant pas la nature de lacargaison. Siméon réduit à l’impuissance, eux-mêmes payés largementpar moi, ils conduiront la péniche où je voudrai. Mais – et c’estlà que je voulais en venir, mon capitaine – je dois vous avertirque je ferai de cette péniche ce qu’il me plaira. J’en livrerai lechargement à l’heure qui me conviendra. C’est mon butin, ma prise.Personne n’a de droit sur elle que moi.

L’officier se cabra :

– Cependant, je ne puis accepter un tel rôle…

– En ce cas, donnez-moi votre parole d’honneur que vous garderezun secret qui ne vous appartient pas. Et alors, bonsoir, chacun deson côté. Je vais seul à l’abordage et vous retournez à vosaffaires. Notez d’ailleurs que je n’exige nullement une réponseimmédiate. Vous avez tout le temps de réfléchir et de prendre ladécision que vous dicteront vos intérêts et vos très honorablesscrupules.

« Pour ma part, excusez-moi, mais je vous ai confié mes petitesfaiblesses : quand les circonstances m’accordent un peu de répit,j’en profite pour dormir. Carpe sumnum, a dit le poète.Bonsoir, mon capitaine. »

Et, sans un mot de plus, don Luis s’enveloppa dans son manteau,sauta dans la barque, et s’y coucha.

Patrice avait dû faire un violent effort pour refréner sacolère. Le calme ironique de don Luis, son intonation polie, où ily avait un peu de persiflage, lui donnaient d’autant plus sur lesnerfs qu’il subissait l’influence de cet homme étrange, et qu’il sereconnaissait incapable d’agir sans son assistance. Et puis,comment oublier que don Luis lui avait sauvé la vie, ainsi qu’àCoralie ?

Les heures passèrent. L’aventurier dormait dans la nuit fraîche.Patrice hésitait, cherchant un plan de conduite qui lui permîtd’atteindre Siméon et de se débarrasser de cet ennemi implacable enempêchant don Luis de mettre la main sur l’énorme trésor. Ils’effarait d’être complice. Et pourtant, lorsque les premiersbattements du moteur se firent entendre au loin et que don Luiss’éveilla, Patrice était auprès de lui, prêt à l’action.

Ils n’échangèrent aucune parole. Une horloge de village sonnaonze heures. La Belle-Hélène avançait.

Patrice sentait grandir son émotion. La Belle-Hélène,c’était la capture de Siméon, les millions repris, Coralie hors dedanger, la fin du plus abominable cauchemar, l’œuvre d’Essarès àjamais abolie. Le moteur tapait, de plus en plus près. Son rythmerégulier et puissant s’élargissait sur la Seine immobile. Don Luisavait pris les avirons et ramait vigoureusement pour gagner lemilieu du fleuve.

Et tout à coup on vit au loin une masse noire qui surgissaitdans la lumière blanche. Encore douze ou quinze minutes, et elleétait là.

– Voulez-vous que je vous aide ? murmura Patrice. On diraitque le courant vous entraîne et que vous avez du mal à vousredresser.

– Aucun mal, dit don Luis qui se mit à fredonner.

– Mais enfin…

Patrice était stupéfait. La barque avait viré sur place etrevenait vers la berge.

– Mais enfin… mais enfin… répéta-t-il… Enfin quoi ? vouslui tournez le dos… Quoi ? vous renoncez ? … Je necomprends pas… ou plutôt, c’est que nous ne sommes que deux,n’est-ce pas ? deux contre trois… et vous craignez ?…Est-ce cela ?

D’un bond, don Luis sauta sur la rive, et tendit la main àPatrice.

Celui-ci le repoussa et grogna :

– M’expliquerez-vous ? …

– Trop long, répondit don Luis. Une seule question ce livre quej’ai trouvé dans la chambre du vieux Siméon, Les Mémoires deBenjamin Franklin, l’aviez-vous aperçu lors de vosinvestigations ?

– Sacrebleu ! il me semble que nous avons autre chose…

– Question urgente, capitaine.

– Eh bien, non, il n’y était pas.

– Alors, dit don Luis, c’est bien ça, nous sommes roulés, ouplutôt, pour être juste, j’ai été roulé. En route mon capitaine, etrondement.

Patrice n’avait pas bougé de la barque. D’un coup brusque, il lapoussa et saisit la rame en marmottant :

– Nom de Dieu ! je crois qu’il se fiche de moi, leclient !

Et, à dix mètres du bord, déjà, il s’écria :

– Si vous avez peur, j’irai seul. Besoin de personne !

Don Luis répondit :

– À tout à l’heure, mon capitaine, je vous attends àl’auberge.

L’expédition de Patrice ne se heurta à aucune difficulté. Aupremier ordre qu’il lança d’une voix impérieuse, laBelle-Hélène stoppa, de sorte que l’abordage s’effectua dela manière la plus paisible.

Les deux mariniers, des hommes d’un certain âge, originaires dela côte basque et auxquels il se présenta comme agent délégué parl’autorité militaire, lui firent visiter leur péniche.

Il n’y trouva pas le vieux Siméon et pas davantage le pluspetit sac d’or. La cale était à peu près vide.

L’interrogatoire fut bref.

– Où allez-vous ?

– À Rouen. On est réquisitionné par le service deravitaillement.

– Mais vous avez pris quelqu’un en cours de route ?

– Oui, à Mantes.

– Son nom ?

– Siméon Diodokis.

– Qu’est-il devenu ?

– Il s’est fait descendre un peu après pour reprendre letrain.

– Que voulait-il ?

– Nous payer.

– De quoi ?

– D’un chargement que nous avions fait à Paris il y a deuxjours.

– Des sacs ?

– Oui.

– De quoi ?

– Nous ne savons pas. On nous payait bien. Ça suffisait.

– Et où est-il, ce chargement ?

– Nous l’avons passé la nuit dernière à un petit vapeur qui nousa accosté en aval de Poissy.

– Le nom de ce vapeur ?

– Le Chamois. Six hommes d’équipage.

– Et où est-il ?

– En avant. Il filait vite. Il doit être plus loin que Rouen.Siméon Diodokis va le rejoindre.

– Depuis quand connaissez-vous Siméon Diodokis ?

– C’était la première fois qu’on le voyait. Mais on le savait auservice de M. Essarès.

– Ah ! vous avez travaillé pour M. Essarès ?

– Plusieurs fois… Le même travail et le même voyage.

– Il vous faisait venir au moyen d’un signal ?

– Une vieille cheminée d’usine qu’il allumait.

– Toujours des sacs ?

– Oui, des sacs. On ne savait pas quoi. Il payait bien.

Patrice n’en demanda pas davantage. En hâte il redescendit danssa barque, regagna la rive et trouva don Luis attablé devant unsouper confortable.

– Vite, dit-il. La cargaison est à bord d’un vapeur, leChamois, que nous rattraperons entre Rouen et leHavre.

Don Luis se leva et tendit à l’officier un paquet enveloppé depapier blanc.

– Voilà deux sandwiches, mon capitaine. La nuit va être dure. Jeregrette bien que vous n’ayez pas dormi comme moi. Filons et, cettefois, je prends le volant. Ça va ronfler. Asseyez-vous près de moi,mon capitaine.

Ils montèrent tous deux dans l’auto, ainsi que le chauffeur.Mais, à peine sur la route, Patrice s’écria :

– Eh ! dites donc, attention ! Pas de ce côté !Nous retournons sur Mantes et sur Paris.

– C’est bien ce que je veux, ricana don Luis.

– Hein ? Quoi ? Sur Paris ?

– Évidemment.

– Ah ! non non ! Cela devient un peu trop raide.Puisque je vous dis que les deux mariniers…

– Vos mariniers ? Des fumistes.

– Ils m’ont affirmé que le chargement…

– Le chargement ? Une charge.

– Mais enfin, le Chamois…

– Le Chamois ? Un bateau. Je vous répète que noussommes roulés, mon capitaine, roulés jusqu’à la gauche ! Levieux Siméon est un bonhomme prodigieux ! Voilà un adversaire,le vieux Siméon ! On s’amuse avec lui ! Il m’a tendu untraquenard où je m’embourbais jusqu’au cou. À la bonne heure !Seulement, n’est-ce pas ? la meilleure plaisanterie a deslimites. Fini de rire !

– Cependant…

– Vous n’êtes pas content, mon capitaine ? Après laBelle-Hélène, vous voulez attaquer leChamois ? À votre aise, vous descendrez à Mantes.Seulement, je vous en préviens, Siméon est à Paris, avec trois ouquatre heures d’avance sur nous.

Patrice frissonna. Siméon à Paris ! à Paris, où Coralie setrouvait. Il ne protesta plus, et don Luis continuait :

– Ah ! le gueux ! a-t-il bien joué sa partie ? Uncoup de maître, Les Mémoires de Franklin ! …Connaissant mon arrivée, il s’est dit « Arsène Lupin ? Voilàun gaillard dangereux, capable de débrouiller l’affaire et de memettre dans sa poche ainsi que les sacs d’or. Pour me débarrasserde lui, un seul moyen : faire en sorte qu’il s’élance sur la vraiepiste, et d’un tel élan qu’il ne s’aperçoive pas de la minutepsychologique où la vraie piste devient une fausse piste. »Hein ? Est-ce fort cela ? Et alors, c’est le volume deFranklin tendu comme un appât, c’est la page qui s’ouvre touteseule, à l’endroit voulu, c’est mon inévitable et facile découvertede la canalisation, c’est le fil d’Ariane qui m’est offert en touteobligeance et que je suis docilement, conduit par la main même deSiméon, depuis la cave jusqu’au chantier Berthou. Et, jusque-là,tout est bien. Mais à partir de là, attention ! Au chantierBerthou, personne. Seulement, à côté, une péniche, donc unepossibilité de renseignement, donc la certitude que je merenseignerai. Et je me renseigne. Et une fois renseigné, je suisperdu.

– Mais alors, cet homme ?…

– Eh ! oui, un complice de Siméon, lequel Siméon, sedoutant bien qu’il serait suivi jusqu’à la gare Saint-Lazare, mefait ainsi donner par deux fois la direction de Mantes.

« À Mantes, la comédie continue. La Belle-Hélène passe,avec la double charge de Siméon et des sacs d’or ; nouscourons après la Belle-Hélène. Bien entendu, sur laBelle-Hélène, rien, ni Siméon, ni sacs d’or. Courez doncaprès le Chamois. Nous avons transbordé tout cela sur leChamois. Nous courons après le Chamois, jusqu’àRouen, jusqu’au Havre, jusqu’au bout du monde, et, bien entendu,poursuite vaine, puisque le Chamois n’existe pas. Maisnous croyons mordicus qu’il existe et qu’il a échappé ànos investigations. Et alors, le tour est joué. Les millions sontpartis. Siméon a disparu. Et nous n’avons plus qu’une chose àfaire, c’est de nous résigner et d’abandonner nos recherches. Vousentendez, l’abandon de nos recherches, voilà le but du bonhomme. Etce but, il l’aurait atteint si… »

L’auto marchait à toute allure. De temps en temps, avec uneadresse inouïe, don Luis l’arrêtait net. Un poste de territoriaux.Demande de sauf-conduit. Puis un bond en avant, et de nouveau lacourse folle, vertigineuse.

– Si… quoi ?…, demanda Patrice à moitié convaincu. Quel estl’indice qui vous a mis sur la voie ?

– La présence de cette femme à Mantes. Indice vague d’abord.Mais, tout à coup, je me suis souvenu que, dans la premièrepéniche, la Nonchalante, l’individu qui nous a donné cesrenseignements… vous vous rappelez… le chantier Berthou ! Ehbien, en face de cet individu… j’avais eu l’impression bizarre…inexplicable, que j’étais peut-être en face d’une femme déguisée.Cette impression a surgi de nouveau en moi. J’ai fait lerapprochement avec la femme de Mantes… Et puis… et puis, ce fut uncoup de lumière…

Don Luis réfléchit, et, à voix basse, il reprit :

– Mais qui diable ça peut-il bien être que cettefemme-là ?

Il y eut un silence, et Patrice prononça instinctivement :

– Grégoire, sans doute…

Hein ? Que dites-vous ? Grégoire ?

– Ma foi, puisque ce Grégoire est une femme.

Voyons, quoi ! Qu’est-ce que vous chantez là ?

– Évidemment… Rappelez-vous… C’est ce que les complices m’ontrévélé, le jour où je les ai fait arrêter, sur la terrasse d’uncafé.

– Comment ! mais votre journal n’en souffle pasmot !

– Ah !… en effet… j’ai oublié ce détail.

– Un détail ! il appelle ça un détail. Mais c’est de ladernière importance, mon capitaine ! Si j’avais su, j’auraisdeviné que ce batelier n’était autre que Grégoire, et nous neperdions pas toute une nuit. Nom d’un chien, vous en avez debonnes, mon capitaine !

Mais ceci ne pouvait altérer la bonne humeur de don Luis. À sontour, et tandis que Patrice, assailli de pressentiments, devenaitplus sombre, à son tour, il chantait victoire.

– À la bonne heure ! La bataille prend de la gravité !Aussi, vraiment, c’est trop commode, et voilà pourquoi j’étaismaussade, moi, Lupin ! Est-ce que les choses marchent ainsidans la réalité ? Est-ce que tout s’enchaîne avec cetterigueur ? Franklin, le canal d’or, la filière ininterrompue,les pistes qui se révèlent toutes seules, le rendez-vous à Mantes,la Belle-Hélène, non, tout cela me gênait. Trop de fleurs,madame, n’en jetez plus ! Et puis aussi, cette fuite de l’orsur une péniche !… Bon en temps de paix, mais durant laguerre, en plein régime de sauf-conduits, de bateaux patrouilleurs,de visites, de prises… Comment se fait-il qu’un bonhomme commeSiméon risque un pareil voyage ? Non, je me méfiais, et c’estpour cela, mon capitaine, qu’à tout hasard j’ai mis Ya-Bon defaction devant le chantier Berthou. Une idée comme ça… Ce chantierme semblait bien au centre de l’aventure ! Hein ? ai-jeeu raison ? et M. Lupin a-t-il perdu son flair ? Moncapitaine, je vous confirme mon départ pour demain soir.D’ailleurs, je vous l’ai dit, il le faut : vainqueur ou vaincu, jem’en vais… Mais nous vaincrons… Tout s’éclaircira… Plus de mystère…Pas même celui du triangle d’or… Ah ! je ne prétends pas vousapporter un beau triangle en métal précieux. Non, il ne faut pas selaisser éblouir par les mots. C’est peut-être une dispositiongéométrique des sacs d’or, un entassement en forme de triangle… oubien le trou dans la terre qui est creusé de la sorte. N’importe,on l’aura ! Et les sacs d’or seront à nous ! Et Patriceet Coralie iront devant M. le maire et ils recevront mabénédiction, et ils auront beaucoup d’enfants !

On arrivait aux portes de Paris. Patrice, qui devenait de plusen plus soucieux, demanda :

– Ainsi donc, vous croyez qu’il n’y a plus rien àcraindre ?

– Oh ! oh ! je ne dis pas cela, le drame n’est pasfini. Après la grande scène du troisième acte, que nous appelleronsla scène de l’oxyde de carbone, il y aura sûrement un quatrièmeacte, et peut-être un cinquième. L’ennemi n’a pas désarmé,fichtre !

On longeait les quais.

– Descendons ici, fit don Luis.

Il donna un léger coup de sifflet, qu’il répéta trois fois.

– Aucune réponse, murmura-t-il, Ya-Bon n’est plus là. La lutte acommencé.

– Mais Coralie…

– Que craignez-vous pour elle ? Siméon ignore sonadresse.

Au chantier Berthou, personne. Sur le quai en contrebas,personne. Mais, au clair de la lune, on apercevait l’autre péniche,la Nonchalante.

– Allons-y, dit don Luis. Cette péniche est-elle l’habitationordinaire de la dénommée Grégoire ? Et y est-elle déjàrevenue, nous croyant sur la route du Havre ? Je l’espère. Entout cas, Ya-Bon a dû passer par là et, sans doute, laisser quelquesignal. Vous venez, capitaine ?

– Voilà. Seulement, c’est étrange comme j’ai peur !

– De quoi ? fit don Luis, qui était assez brave pourcomprendre cette impression.

De ce que nous allons voir…

– Ma foi, peut-être rien.

Chacun alluma sa lampe de poche et tâta la crosse de sonrevolver.

Ils franchirent la planche qui reliait le bateau à la berge.Quelques marches. La cabine.

La porte en était fermée.

– Eh ! camarade, il faudrait ouvrir.

Aucune réponse. Ils se mirent alors en devoir de la démolir, cequi leur fut difficile, car elle était massive et n’avait riend’une porte habituelle de cabine.

Enfin, elle céda.

– Crebleu fit don Luis, qui avait pénétré le premier, je nem’attendais pas à celle-là !

– Quoi ?

– Regardez… Cette femme qu’on nommait Grégoire… Elle semblemorte…

Elle était renversée sur un petit lit de fer, sa blouse d’hommeéchancrée, la poitrine découverte. La figure gardait une expressionde frayeur extrême. Le désordre dans la cabine indiquait que lalutte avait été furieuse.

– Je ne me suis pas trompé. Voici tout près d’elle les vêtementsqu’elle portait à Mantes. Mais qu’y a-t-il, capitaine ?

Patrice avait étouffé un cri.

– Là… en face de nous… au-dessous de la fenêtre…

C’était une petite fenêtre qui donnait sur le fleuve. Lescarreaux en étaient cassés.

– Eh bien, fit don Luis. Quoi ? Oui, en effet, quelqu’un adû être jeté par là…

– Ce voile… Ce voile bleu… bégaya Patrice, c’est son voiled’infirmière…, le voile de Coralie…

Don Luis s’irrita :

– Impossible ! Voyons, personne ne connaissait sonadresse.

– Cependant…

– Cependant, quoi ? Vous ne lui avez pas écrit ? Vousne lui avez pas télégraphié ?

– Si… Je lui ai télégraphié… de Mantes…

– Qu’est-ce que vous dites ? Mais alors… Voyons, voyons…,c’est de la folie… Vous n’avez pas fait cela ?

– Si…

– Vous avez télégraphié du bureau de poste de Mantes ?

– Oui.

– Et il y avait quelqu’un dans ce bureau de poste ?

– Oui, une femme.

– Laquelle ? Celle qui est là, assassinée ?

– Oui.

– Mais elle n’a pas lu ce que vous écriviez ?

– Non, mais j’ai recommencé deux fois ma dépêche.

– Et le brouillon, vous l’avez jeté au hasard, par terre… Desorte que le premier venu… Ah ! vraiment, vous avouerez, moncapitaine…

Patrice était déjà loin. À toute vitesse, il courait versl’auto.

Une demi-heure plus tard, il revenait avec deux télégrammes enmain, deux télégrammes trouvés sur la table de Coralie.

Le premier, envoyé par lui, contenait ces mots :

« Tout va bien. Soyez tranquille et ne sortez pas. Vous envoiema tendresse. – Capitaine Patrice. »

Le second, envoyé évidemment par Siméon, était ainsi conçu :

« Événements graves. Projets modifiés. Nous revenons. Vousattends ce soir à neuf heures à la petite porte de votre jardin. –Capitaine Patrice. »

Cette second dépêche, Coralie l’avait reçue à huit heures. Elleétait partie aussitôt.

Chapitre 5Le quatrième acte

– Mon capitaine, nota don Luis, cela fait à votre actif deuxjolies gaffes. La première, c’est de ne m’avoir pas prévenu queGrégoire était une femme. La seconde…

Mais don Luis vit l’officier dans un tel état d’abattement qu’iln’acheva pas son réquisitoire. Il lui posa la main sur l’épaule etprononça :

– Allons, mon capitaine, ne vous déballez pas. La situation estmoins mauvaise que vous ne croyez.

Patrice murmura :

– Pour échapper à cet homme, Coralie s’est jetée par cettefenêtre.

Don Luis haussa les épaules.

– Maman Coralie est vivante… entre les mains de Siméon, maisvivante.

– Eh ! qu’en savez-vous ? Et puis, quoi, entre lesmains de ce monstre, n’est-ce pas la mort, l’horreur même de lamort ?

– C’est la menace de la mort. Mais c’est la vie, si nousarrivons à temps. Et nous arriverons.

– Vous avez une piste ?

– Pensez-vous que je me sois croisé les bras ? Et qu’unedemi-heure n’ait pas suffi à un vieux routier comme moi pourdéchiffrer les énigmes qui me sont posées dans cettecabine ?

– Alors, allons-nous-en, s’écria Patrice déjà prêt à la lutte.Courons à l’ennemi.

– Pas encore, dit don Luis, qui continuait à chercher autour delui. Écoutez-moi. Voici ce que je sais, mon capitaine, et je vousle dirai sèchement, sans essayer de vous éblouir par mesdéductions, sans même vous dire les toutes petites choses qui meservent de preuves. La réalité toute nue. Un point, c’est tout.Donc…

– Donc ?

– Maman Coralie est venue à neuf heures au rendez-vous. Siméons’y trouvait avec sa complice. À eux deux, ils l’ont attachée etbâillonnée, et ils l’ont portée jusqu’ici. Remarquez qu’à leursyeux la retraite était sûre, puisque, selon toute certitude, vouset moi n’avions pas découvert le piège. Cependant, il est àprésumer que c’était une retraite provisoire, adoptée pour unepartie de la nuit, et que Siméon comptait laisser maman Coralie auxmains de sa complice et se mettre en quête d’un refuge définitif,d’une prison. Mais heureusement – et de cela je conçois quelquefierté – Ya-Bon était là. Ya-Bon, perdu dans l’obscurité, veillaitde son banc. Il dut voir ces gens traverser le quai, et, sansdoute, de loin, reconnaître la démarche de Siméon.

« Aussitôt, poursuite, Ya-Bon saute sur le pont de la péniche,et il arrive ici en même temps que les deux agresseurs, et avantqu’ils aient pu s’y enfermer. Quatre personnes dans cette pièceexiguë, en pleine obscurité, ce dut être une bousculade effrayante.Je connais Ya-Bon en ces cas-là, il est terrible. Par malheur, cene fut pas Siméon qu’il accrocha au bout de sa main qui ne pardonnepas, ce fut… ce fut cette femme. Siméon en profita. Il n’avait paslâché Coralie. Il la prit dans ses bras, remonta, la jeta au hautdes marches, puis revint enfermer à clef les combattants. »

– Vous croyez ?… Vous croyez que c’est Ya-Bon, et non pasSiméon, qui a tué cette femme ?

– Certain. S’il n’y avait pas d’autres preuves, il y a celle-ci,cette fracture du larynx, qui est la marque même de Ya-Bon. Ce queje ne comprends pas, c’est la raison pour laquelle Ya-Bon, sonadversaire hors de combat, n’a pas renversé la porte d’un coupd’épaule afin de courir après Siméon. Je suppose qu’il a été blesséet qu’il n’a pas pu fournir l’effort nécessaire. Je suppose aussique la femme n’est pas morte sur-le-champ, et qu’elle aura parlé,et parlé contre Siméon, qui l’avait abandonnée au lieu de ladéfendre. Toujours est-il que Ya-Bon cassa les carreaux…

– Pour se jeter dans la Seine, blessé, avec un seul bras ?objecta Patrice.

– Nullement. Il y a un rebord tout le long de cette fenêtre. Ilput y prendre pied et s’en aller par là.

– Soit, mais il avait bien dix minutes, vingt minutes de retardsur Siméon.

– Qu’importe, si cette femme a eu le temps, avant de mourir, delui dire où Siméon se réfugiait ?

– Comment le savoir ?

– C’est ce que je cherche depuis que nous bavardons, moncapitaine… et c’est ce que je viens de découvrir.

– Ici ?

– À l’instant, et je n’attendais pas moins de Ya-Bon. Cettefemme lui a indiqué un endroit de la cabine – tenez, sans doute cetiroir, laissé ouvert – où se trouvait une carte de visite portantune adresse. Ya-Bon l’a prise, cette carte, et, pour me prévenir,l’a épinglée sur ce rideau. Je l’avais déjà vue mais c’estseulement à la minute que j’ai remarqué l’épingle qui la tenait.Une épingle en or avec laquelle j’ai moi-même accroché sur lapoitrine de Ya-Bon la croix du Maroc.

– Et cette adresse ?

– Amédée Vacherot, 18, rue Guimard. La rue Guimard est touteproche, ce qui confirme le renseignement.

Ils s’en allèrent aussitôt, laissant le cadavre de la femme.Comme le dit don Luis, la police se débrouillerait.

En traversant le chantier Berthou, ils jetèrent un coup d’œildans le réduit, et don Luis remarqua :

– Il manque une échelle. Retenons ce détail. Siméon a dû passerpar là, et Siméon commence, lui aussi, à faire des gaffes.

L’auto les conduisit rue Guimard, petite rue de Passy dont lenuméro 18 est une vaste maison de rapport, de construction déjàancienne et à la porte de laquelle ils sonnèrent, à deux heures dumatin.

On mit longtemps à leur ouvrir et lorsqu’ils franchirent lavoûte cochère le concierge sortit la tête de sa loge.

– Qui est là ?

– Nous avons absolument besoin de voir M. Amédée Vacherot.

– C’est moi.

– C’est vous ?

– Oui, moi, le concierge. Mais de quel droit ?

– Ordre de la préfecture, dit don Luis, qui exhiba une médaillequelconque.

Ils entrèrent dans la loge.

Amédée Vacherot était un petit vieillard, à figure honnête, àfavoris blancs, qui avait l’aspect d’un bedeau.

– Répondez nettement, ordonna don Luis d’une voix rude, et pasde faux détours, n’est-ce pas ? Nous cherchons le sieur SiméonDiodokis.

Le concierge s’effara.

Pour lui faire du mal ? Si c’est pour lui faire du mal,inutile de m’interroger. J’aimerais mieux la mort à petit feu quede nuire à ce bon M. Siméon.

Le ton de don Luis se radoucit.

– Lui faire du mal ? Au contraire, nous le cherchons pourlui rendre service, pour le préserver d’un grand danger.

– Un grand danger, s’écria M. Vacherot. Ah ! cela nem’étonne pas. Je ne l’ai jamais vu dans un tel étatd’agitation.

– Il est donc venu ?

– Oui, un peu après minuit.

– Il est ici ?

– Non, il est reparti.

Patrice eut un geste de désespoir et demanda :

– Il a laissé quelqu’un peut-être ?

– Non, mais il voudrait amener quelqu’un.

– Une dame ?

M. Vacherot hésita.

– Nous savons, reprit don Luis, que Siméon Diodokis essaye demettre à l’abri une dame pour laquelle il professe la vénération laplus profonde.

– Vous pouvez me dire le nom de cette dame ? interrogea leconcierge toujours défiant.

– Certes, Mme Essarès, la veuve du banquier, chez qui Siméonremplissait les fonctions de secrétaire. Mme Essarès estpersécutée, il la défend contre des ennemis, et, comme nous voulonsnous-mêmes leur porter secours à tous deux, et prendre en maincette affaire criminelle, nous insistons auprès de vous…

– Eh bien, voilà, dit M. Vacherot, tout à fait rassuré. Jeconnais Siméon Diodokis depuis des années et des années. Il m’arendu service du temps que je travaillais comme menuisier, il m’aprêté de l’argent, il m’a fait avoir cette place, et, très souvent,il venait bavarder dans ma loge, causant d’un tas de choses…

– De ses histoires avec Essarès bey ? De ses projetsconcernant Patrice Belval ? demanda don Luis négligemment.

Le concierge eut encore une hésitation et dit :

– D’un tas de choses. C’est un homme excellent, M. Siméon, quifait beaucoup de bien et qui m’employait dans le quartier pour sesbonnes œuvres. Et, tout à l’heure encore, il risquait sa vie pourMme Essarès…

– Un mot encore. Vous l’avez vu depuis la mort d’Essarèsbey ?

– Non, c’était la première fois. Il est arrivé sur le coup d’uneheure. Il parlait à voix basse, essoufflé, écoutant les bruits dela rue. « On m’a suivi, qu’il m’a dit… On m’a suivi… J’enjurerais…

– Mais qui ? ai-je demandé.

– Tu ne le connais pas… Il n’a qu’une main, mais il vous tord lagorge… »

Et puis il s’est tu. Et il a recommencé tout bas… à peine si jel’entendais : « Voilà, tu vas venir avec moi. Nous allons chercherune dame, Mme Essarès… On veut la tuer… Je l’ai bien cachée, maiselle est évanouie… Il faudra la porter… Et puis non, j’irai toutseul ; je m’arrangerai… Mais, je voudrais savoir… Ma chambreest toujours libre ? » Il faut vous dire qu’il a ici un petitlogement, depuis un jour où il a dû, lui aussi, se cacher. Il yrevenait quelquefois, et il le gardait, en cas, parce que c’est unlogement isolé, à l’écart des autres locataires.

– Après ? fit Patrice, anxieux.

– Après ? Mais il est parti.

– Mais pourquoi n’est-il pas encore de retour ?

– J’avoue que c’est inquiétant. Peut-être cet homme, qui lesuivait, l’a-t-il attaqué ? Ou bien peut-être est-ce la dame…la dame, à qui il est arrivé malheur ?…

– Que dites-vous ? Un malheur à cette dame ?

– C’est à craindre. Quand il m’a indiqué d’abord de quel côténous allions la rechercher, il m’avait dit : « Vite,dépêchons-nous. Pour la sauver, j’ai dû l’enfouir dans un trou…Deux à trois heures, ça va. Mais davantage, elle étoufferait… lemanque d’air… »

Patrice avait empoigné le vieillard. Il était hors de lui.l’idée que Coralie, déjà malade, épuisée, agonisait quelque part,en proie à l’épouvante et au martyre, cette idée l’affolait.

– Vous parlerez criait-il, et tout de suite. Vous nous direz oùelle est ! Ah ! vous vous imaginez qu’on se fiche de nousà ce point ! Où est-elle ? Il vous l’a dit… Vous lesavez…

Il secouait M. Vacherot par les épaules et lui jetait sa colèreà la face avec une violence inouïe.

Don Luis ricana :

– Très bien, mon capitaine ! Tous mes compliments ! Macollaboration vous fait faire de réels progrès. M. Vacherot nousest acquis maintenant.

– Ah ! bien, s’écria Patrice, vous allez voir si je ne luidélie pas la langue, au bonhomme !

– Inutile, monsieur, déclara le concierge avec beaucoup defermeté et un grand calme. Vous m’avez trompé, messieurs. Vous êtesdes ennemis de M. Siméon. Je ne prononcerai pas une parole quipuisse vous renseigner.

– Tu ne parleras pas ? Tu ne parleras pas ?

Exaspéré, Patrice braqua son revolver sur lui.

– Je compte jusqu’à trois. Si à ce moment-là tu ne te décidespas, tu verras de quel bois se chauffe le capitaine Belval.

Le concierge tressaillit. Il semblait, à voir l’expression deson visage, que quelque chose de nouveau venait de se produire quimodifiait du tout au tout la situation actuelle.

– Le capitaine Belval ! Qu’avez-vous dit ? Vous êtesle capitaine Belval ?

– Ah, mon bonhomme, il paraît que ça te fait réfléchir,cela !

– Vous êtes le capitaine Belval ? Patrice Belval ?

– Pour te servir, si, d’ici deux secondes, tu ne m’as pasexpliqué…

– Patrice Belval ! Vous êtes Patrice Belval et vousprétendez être l’ennemi de M. Siméon ? Voyons, voyons, cen’est pas possible. Quoi ! vous voudriez…

– Je veux l’abattre comme un chien qu’il est… oui, ta fripouillede Siméon, et toi-même, son complice… Ah ! de rudescoquins ! Ah ! ça ! mais, vas-tu tedécider ?

– Malheureux ! balbutia le concierge… Malheureux !vous ne savez pas ce que vous faites… Tuer M. Siméon !Vous ! Vous ! Mais vous êtes le dernier des hommes quipourrait commettre un tel crime !

– Et après ? Parle donc, vieille ganache !

– Vous, tuer M. Siméon, vous, Patrice ! Vous, le capitaineBelval ! Vous !

– Et pourquoi pas ?

– Il y a des choses…

– Quelles choses ?…

– C’est que…

– Ah ça ! mais parleras-tu, vieille ganache ! De quois’agit-il ?

– Vous, Patrice ! Tuer M. Siméon !

– Et pourquoi pas ? Parle, nom de Dieu ! Pourquoipas ?

Le concierge resta muet quelques instants, puis il murmura :

– Vous êtes son fils.

Toute la fureur de Patrice, toute son angoisse à l’idée queCoralie était au pouvoir de Siméon ou bien gisait au fond dequelque trou, toute son impatience douloureuse, toutes sesterreurs, tout cela fit place pour un moment à une gaietéformidable qui s’exprima par des éclats de rire.

– Le fils de Siméon ! Qu’est-ce que tu chantes !Ah ! celle-là est drôle ! Vrai, tu en as de bonnes pourle sauver, vieux bandit ! Parbleu, c’est commode. « Ne tue pascet homme, c’est ton père. » Mon père, l’immonde Siméon !Siméon Diodokis, le père du capitaine Belval ! Non, c’est à setenir les côtes.

Don Luis avait écouté silencieusement. Il fit un signe à Patriceet dit :

– Mon capitaine, voulez-vous me permettre de débrouiller cetteaffaire-là ? Quelques minutes suffiront, et cela ne nousretardera pas. Au contraire.

Et, sans attendre la réponse de l’officier, il se pencha sur lebonhomme, auquel il demanda lentement :

– Expliquons-nous, monsieur Vacherot. Nous y avons tout intérêt.Il s’agit seulement d’être net et de ne pas se perdre en phrasessuperflues. Vous en avez trop dit, d’ailleurs, pour ne pas allerjusqu’au bout de votre révélation. Siméon Diodokis n’est pas le nomvéritable de votre bienfaiteur, n’est-ce pas ?

– En effet.

– Il s’appelle Armand Belval et celle qui l’aimait l’appelaitPatrice Belval.

– Oui, comme son fils à lui.

– Cet Armand Belval a pourtant été victime du même assassinatque celle qu’il aimait, que la mère de Coralie Essarès ?

– Oui, mais la mère de Coralie Essarès est morte. Lui n’est pasmort.

– C’était le 14 avril 1895.

– Le 14 avril 1895.

Patrice saisit don Luis par le bras.

– Venez, balbutia-t-il. Coralie agonise. Le monstre l’aenterrée. Cela seul compte.

Don Luis répondit :

– Ce monstre, vous ne croyez donc pas que c’est votrepère ?

– Vous êtes fou !

– Cependant, mon capitaine, vous tremblez…

– Peut-être… peut-être… mais à cause de Coralie !… Jen’entends même pas ce que dit cet homme ! Ah ! quelcauchemar que de telles paroles ! Qu’il se taise ! Qu’ilse taise ! J’aurais dû l’étrangler !

Il s’affaissa sur une chaise, les coudes sur la table et la têteentre les mains. Vraiment, l’instant était effroyable, et nullecatastrophe ne pouvait bouleverser un homme plus profondément.

Don Luis le regarda avec émotion, puis, s’adressant auconcierge, il dit :

– Expliquez-vous, monsieur Vacherot. En quelques mots, n’est-cepas ? Aucun détail. Plus tard, on verra. Donc, le 14 avril1895…

– Le 14 avril 1895, un clerc de notaire, accompagné ducommissaire de police, vint commander chez mon patron, tout prèsd’ici, deux cercueils à livrer aussitôt faits. Tout l’atelier semit à l’œuvre. À dix heures du soir, le patron, un de mes camaradeset moi, nous arrivions rue Raynouard, dans un pavillon.

– Je connais. Continuez.

– Il y avait là deux corps. On les enveloppa d’un suaire tousles deux, et on les étendit dans les cercueils. Puis, à onzeheures, mon patron et mon camarade me laissèrent seul avec unereligieuse. Il n’y avait plus qu’à clouer. Or, à ce moment, lareligieuse, qui veillait et qui priait, s’endormit, et il arrivacette chose… Oh ! une chose qui me fit dresser les cheveux surla tête, et que je n’oublierai jamais, monsieur… je ne tenais plusdebout… je grelottais de peur… Monsieur, le corps de l’hommeavait bougé …. L’homme vivait.

Don Luis demanda :

– Vous ne saviez rien du crime alors ? Vous ignoriezl’attentat ?

– Oui, on nous avait dit qu’ils s’étaient asphyxiés tous lesdeux au moyen du gaz. Il fallut d’ailleurs plusieurs heures à cethomme pour reprendre tout à fait connaissance. Il était commeempoisonné.

– Mais pourquoi n’avez-vous pas prévenu la religieuse ?

– Je ne saurais dire. J’étais abasourdi. Je regardais le mortqui revivait, qui s’animait peu à peu, et qui finit par ouvrir lesyeux. Sa première parole fut : « Elle est morte, n’est-cepas ? » Et tout de suite, il me dit : « Pas un mot. Le silencelà-dessus. On me croira mort, cela vaut mieux. » Et je ne sais paspourquoi, j’ai consenti. Ce miracle m’enlevait toute volonté…J’obéissais comme un enfant… Il finit par se lever. Il se penchasur l’autre cercueil, écarta le suaire et embrassa plusieurs foisle visage de la morte en murmurant : « Je te vengerai. Toute ma viesera consacrée à te venger, et aussi, comme tu le voulais, à unirnos enfants. Si je ne me tue pas, c’est pour eux, pour Patrice etCoralie. Adieu. » Puis il me dit : « Aide-moi. » Alors, nous avonssorti la morte de sa bière et nous l’avons portée dans la petitechambre voisine. Puis, on a été dans le jardin, on a pris desgrosses pierres, et on les a mises à la place des deux corps. Et,quand ce fut fini, je clouai les deux cercueils, et je partis aprèsavoir réveillé la bonne sœur. Lui, s’était enfermé dans la chambreavec la morte. Au matin, les hommes des pompes funèbres venaientchercher les deux cercueils.

Patrice avait desserré ses mains, et sa tête convulsée seglissait entre don Luis et le concierge. Ses yeux hagards fixés surle bonhomme, il marmotta :

– Les tombes, cependant ?… Cette inscription où il est ditque les deux morts reposent là, près du pavillon où eut lieul’assassinat ?… Ce cimetière ?

– Armand Belval voulut qu’il en fût ainsi. J’habitais alors unemansarde dans la maison où nous sommes. Je louai pour lui unlogement qu’il vint habiter furtivement sous le nom de SiméonDiodokis, puisque Armand Belval était légalement mort, et où ildemeura plusieurs mois sans sortir. Puis, sous son nouveau nom, etpar mon intermédiaire, il racheta son pavillon. Et peu à peu,ensemble, nous avons creusé les tombes, celle de Coralie et lasienne. La sienne, oui, il le voulut ainsi, je le répète. Patriceet Coralie étaient morts tous deux. De la sorte, il lui semblaitqu’il ne la quittait pas. Peut-être aussi, vous l’avouerai-je, ledésespoir l’avait-il un peu déséquilibré… Oh ! très peu…seulement en ce qui concernait le souvenir et le culte de celle quiétait morte le 14 avril 1895. Il écrivait son nom et le sien detous côtés, sur la tombe et aussi sur les murs, sur les arbres etjusque dans les plates-bandes de fleurs. C’était votre nom et celuide Coralie Essarès… Et, pour cela, pour ce qui était de savengeance contre l’assassin, et pour ce qui était de son fils et dela fille de la morte… oh ! pour cela, monsieur, il avait bientoute sa tête, allez ! il avait bien toute sa tête !

Patrice tendit vers lui ses poings crispés et son visageéperdu.

– Des preuves, scanda-t-il d’une voix étouffée, des preuvessur-le-champ. Il y a quelqu’un qui meurt en ce moment, par lavolonté criminelle de ce bandit… Il y a une femme qui agonise. Despreuves !

– Ne craignez rien, dit M. Vacherot. Mon ami n’a qu’une idée,sauver cette femme et non pas la tuer…

– Il nous a, elle et moi, attirés dans le pavillon pour noustuer, comme on avait tué nos parents…

– Il ne cherche qu’à vous unir, elle et vous.

– Oui, dans la mort.

– Dans la vie. Vous êtes son fils bien-aimé. Il me parlait devous avec orgueil.

– C’est un bandit ! un monstre ! grinçal’officier.

– C’est le plus honnête homme du monde, monsieur, et c’est votrepère.

Patrice sursauta, fouetté par l’injure sanglante.

– Des preuves, des preuves ! cria-t-il, je te défends dedire un mot de plus avant d’avoir établi la vérité de la manière laplus irréfutable.

Le bonhomme ne bougea pas de son siège. Il avança seulement lebras vers un vieux secrétaire d’acajou dont il abattit le panneau,et dont il ouvrit un des tiroirs en appuyant sur un ressort. Puisil tendit une liasse de papiers.

– Vous connaissez l’écriture de votre père, capitaine, n’est-cepas ? Vous avez dû conserver des lettres de lui, du temps oùvous étiez en Angleterre, dans une école. Eh bien, lisez leslettres qu’il m’écrivait. Vous y verrez votre nom cent fois répété,le nom de son fils, et vous y verrez le nom de cette Coralie qu’ilvous destinait. Toute votre existence, vos études, vos voyages, vostravaux, tout est là-dedans. Et vous trouverez aussi vosphotographies, qu’il faisait prendre par des correspondants, et desphotographies de Coralie auprès de laquelle il s’était rendu àSalonique. Et vous verrez surtout sa haine contre Essarès bey, dontil s’était fait le secrétaire, et ses projets de vengeance, saténacité, sa patience. Et vous verrez aussi son désespoir quand ilapprit le mariage d’Essarès et de Coralie, et, tout de suite après,sa joie à l’idée que sa vengeance serait plus cruelle lorsqu’ilaurait réussi à unir son fils Patrice à la femme mêmed’Essarès.

Au fur et à mesure, le bonhomme mettait les lettres sous lesyeux de Patrice, qui, du premier coup, avait reconnu l’écriture deson père, et qui lisait fiévreusement des bouts de phrases où sonnom revenait sans cesse.

M. Vacherot l’observait et lui dit à la fin :

– Vous ne doutez plus, capitaine ?

L’officier crispa de nouveau ses poings contre ses tempes. Ilarticula :

– J’ai vu son visage, au haut de la lucarne, dans le pavillon oùil nous avait enfermés… Il nous regardait mourir… un visage dehaine éperdue… Il nous haïssait encore plus qu’Essarès…

– Erreur ! Hallucination ! protesta le bonhomme.

– Ou folie, murmura Patrice.

Mais il frappa la table violemment, dans un accès derévolte.

– Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai !s’exclama-t-il. Cet homme n’est pas mon père. Non ! un telscélérat…

Il fit quelques pas en tournant dans la loge puis s’arrêtadevant don Luis et lui dit d’un ton saccadé

– Allons-nous-en. Moi aussi, je deviendrais fou. Un cauchemar…il n’y a pas d’autre mot…, un cauchemar où les choses tournent àl’envers et où le cerveau chavire. Allons-nous-en… Coralie est endanger… Il n’y a que cela qui compte…

Le bonhomme hocha la tête.

– J’ai bien peur que…

– Quelle peur avez-vous ? rugit l’officier.

– J’ai peur que mon pauvre ami n’ait été rejoint par l’individuqui le suivait… car, alors, comment aurait-il pu sauver MmeEssarès ? C’est à peine, m’a-t-il dit, s’il lui était possiblede respirer, à la malheureuse.

– C’est à peine s’il lui était possible de respirer… répétaPatrice sourdement. Ainsi Coralie agonise… Coralie…

Il sortit de la loge comme un homme ivre, en s’accrochant à donLuis :

– Elle est perdue, n’est-ce pas ? dit-il.

– Mais nullement, fit don Luis. Siméon est, comme vous, dans lafièvre de l’action. Il touche au dénouement. Il tremble de frayeuret il n’a pas mesuré ses paroles. Croyez-moi, maman Coralie n’estpas en danger immédiat. Nous avons quelques heures devant nous.

– Vous êtes sûr ?

– Absolument.

– Mais Ya-Bon…

– Eh bien ?…

– Si Ya-Bon a mis la main sur lui.

– J’ai donné l’ordre à Ya-Bon de ne pas le tuer. Donc, quoiqu’il arrive, Siméon est vivant. C’est l’essentiel, Siméon vivant,il n’y a rien à craindre. Il ne laissera pas périr mamanCoralie.

– Pourquoi, puisqu’il la hait ? Pourquoi ? Qu’y a-t-ildonc au fond de cet homme ? Toute son existence, il laconsacre à une œuvre d’amour envers nous, et, d’une minute àl’autre, cet amour devient de l’exécration.

Soudain, il pressa le bras de don Luis et prononça d’une voixdéfaillante :

– Croyez-vous qu’il soit mon père ?

– Écoutez… on ne peut nier que certaines coïncidences…

Je vous en prie, interrompit l’officier… pas de détours… Uneréponse nette. Votre opinion, en deux mots.

Don Luis répliqua :

– Siméon Diodokis est votre père, mon capitaine.

– Ah ! taisez-vous, taisez-vous ! C’esthorrible ! Mon Dieu, quelles ténèbres !

– Au contraire, dit don Luis, les ténèbres se dissipent un peu,et je vous avouerai que notre conversation avec M. Vacherot m’adonné quelque lueur.

– Est-ce possible ?…

Mais dans le cerveau tumultueux de Patrice les idéeschevauchaient les unes sur les autres.

Il s’arrêta subitement.

– Siméon va peut-être retourner dans la loge ?… Et nous n’yserons plus ! Il va peut-être ramener Coralie ?

– Non, affirma don Luis, ce serait déjà fait, s’il avait pu lefaire. Non, c’est à nous d’aller vers lui.

– Mais de quel côté ?

– Eh ! mon Dieu ! du côté où toute la bataille s’estlivrée… Du côté de l’or. Toutes les opérations de l’ennemitournent autour de cet or, et soyez sûr que, même en retraite, ilne peut s’en écarter beaucoup. D’ailleurs, nous savons qu’il n’estpas bien loin du chantier Berthou.

Sans un mot, Patrice se laissa mener. Mais brusquement don Luiss’écria :

– Vous avez entendu ?

– Oui, une détonation.

Ils se trouvaient à ce moment sur le point de déboucher dans larue Raynouard. La hauteur des maisons les empêchait de discernerl’endroit exact où le coup de feu avait été tiré, maisapproximativement cela venait de l’hôtel Essarès ou des environs decet hôtel. Patrice s’inquiéta :

– Serait-ce Ya-Bon ?

– J’en ai peur, fit don Luis, et comme Ya-Bon ne tire pas, ceserait contre lui qu’on a tiré… Ah ! crebleu, si mon pauvreYa-Bon succombait…

– Et si c’était contre elle, contre Coralie murmura Patrice.

Don Luis se mit à rire :

– Ah ! mon capitaine, je regrette presque de m’être mêlé decette affaire. Avant mon arrivée, vous étiez autrement fort… etquelque peu clairvoyant. Pourquoi diable Siméon s’en prendrait-il àmaman Coralie, puisqu’elle est en son pouvoir ?

Ils se hâtèrent. En passant devant l’hôtel Essarès, ils virentque tout était tranquille et continuèrent leur chemin jusqu’à laruelle, qu’ils descendirent.

Patrice avait la clef, mais la petite porte qui ouvrait sur lejardin du pavillon était verrouillée à l’intérieur.

– Oh ! oh ! fit don Luis, c’est signe que nousbrûlons. Rendez-vous sur le quai, capitaine. Moi, je galope auchantier Berthou, pour me rendre compte.

Depuis quelques minutes, un jour pâle commençait à se mêler auxombres de la nuit.

Le quai cependant était encore désert.

Don Luis ne remarqua rien de particulier au chantier Berthou,mais, lorsqu’il rejoignit Patrice, celui-ci lui montra, sur letrottoir qui bordait le jardin du pavillon, tout en bas, uneéchelle couchée, et don Luis reconnut l’échelle dont il avaitconstaté l’absence dans le réduit du chantier. Aussitôt, avec cettespontanéité de vision qui était une de ses forces, il expliqua:

– Siméon ayant la clef du jardin, il est évident que c’estYa-Bon qui s’est servi de cette échelle pour y pénétrer. Donc ilavait vu Siméon y chercher un refuge au retour de sa visite à l’amiVacherot, et après être venu reprendre maman Coralie. MaintenantSiméon a-t-il pu reprendre maman Coralie ou bien a-t-il pu s’enfuirencore avant de la reprendre ? Je l’ignore. Mais, en toutcas…

Courbé en deux, il regardait le trottoir et continuait :

– Mais en tout cas, ce qui devient une certitude, c’est queYa-Bon connaît la cachette où les sacs d’or sont accumulés, et quec’est la cachette tout probablement où Coralie se trouvait et oùpeut-être, hélas ! elle se trouve encore, si l’ennemi, pensantd’abord à sa sécurité personnelle, n’a pas eu le temps de l’enretirer.

– Vous êtes sûr ?

– Mon capitaine, Ya-Bon porte toujours sur lui un morceau decraie. Comme il ne sait pas écrire – sauf les lettres de mon nom –il a tracé ces deux lignes droites qui, avec la ligne du mur,soulignée par lui, d’ailleurs, forment un triangle. Le triangled’or.

Don Luis se releva.

– L’indication est un peu succincte. Mais Ya-Bon me croitsorcier. Il n’a pas douté que je ne réussisse à venir jusqu’ici etque ces trois lignes ne me suffisent. Pauvre Ya-Bon !

– Mais, objecta Patrice, tout cela, selon vous, aurait eu lieuavant notre arrivée à Paris, donc vers minuit ou une heure.

– Oui.

– Et alors, ce coup de feu que nous venons d’entendre, quatre oucinq heures après ?

– Là, je deviens moins affirmatif. Il est à présumer que Siméonse sera tapi dans l’ombre. Ce n’est qu’au tout petit jour que, plustranquille, n’ayant pas entendu Ya-Bon, il aura risqué quelquespas. Ya-Bon, qui veillait silencieusement aura sauté sur lui.

– De sorte que vous supposez…

– Je suppose qu’il y a eu lutte, que Ya-Bon a été blessé et queSiméon…

– Et que Siméon s’est enfui ?

– Ou qu’il est mort. Du reste, d’ici quelques minutes, nousserons renseignés.

Il dressa l’échelle contre la grille qui surmontait le mur. Aidépar don Luis, le capitaine passa. Puis, ayant enjambé la grille àson tour, don Luis retira l’échelle, la jeta dans le jardin, etl’examina attentivement. Enfin ils se dirigèrent, au milieu desherbes hautes et des arbustes touffus, vers le pavillon.

Le jour croissait rapidement, et les choses prenaient leur formeprécise. Ils contournèrent le pavillon.

Arrivés en vue de la cour, du côté de la rue, don Luis, quimarchait le premier, se retourna et dit :

– Je ne m’étais pas trompé.

Aussitôt il s’élança. :

Devant la porte du vestibule gisaient les corps des deuxadversaires, entrelacés et confondus. Ya-Bon avait à la tête uneblessure affreuse dont le sang lui coulait sur tout le visage. Desa main droite, il tenait Siméon à la gorge.

Don Luis se rendit compte aussitôt que Ya-Bon était mort. SiméonDiodokis vivait.

Chapitre 6Siméon livre bataille

Il leur fallut du temps pour desserrer l’étreinte de Ya-Bon.Même mort, le Sénégalais ne lâchait pas sa proie, et ses doigtsdurs comme du fer, armés d’ongles acérés comme des griffes detigre, entraient dans le cou de l’ennemi qui râlait, évanoui etsans forces.

Sur le pavé de la cour, on voyait le revolver de Siméon.

– Tu as eu de la veine, vieux brigand, fit don Luis à voixbasse, que Ya-Bon n’ait pas eu le temps de te serrer la vis avantton coup de feu. Mais ne rigole pas trop. Il t’aurait peut-êtreépargné… tandis que, Ya-Bon mort, tu peux écrire à ta famille etretenir ton fauteuil à l’enfer. De profundis, Diodokis. Tune fais plus partie de ce monde.

Et il ajouta avec émotion :

– Pauvre Ya-Bon, il m’avait sauvé d’une mort affreuse, un jour,en Afrique… et il meurt aujourd’hui, sur mon ordre, pour ainsidire… Mon pauvre Ya-Bon !

Il ferma les yeux du Sénégalais. Il s’agenouilla près de lui,baisa le front sanglant, et parla tout bas à l’oreille du mort, luipromettant tout ce qui est doux aux âmes simples et fidèles, lesouvenir, la vengeance…

Enfin, avec l’aide de Patrice, il transporta le cadavre dans lapetite chambre qui flanquait la grande salle.

– Ce soir, mon capitaine, dit-il, quand le drame sera fini, onpréviendra la police. Pour l’instant, il s’agit de le venger, luiet les autres.

Il se mit alors à faire une inspection minutieuse sur le terrainde la lutte, puis il revint vers Ya-Bon, et ensuite vers Siméon,dont il examina les vêtements et les chaussures.

Patrice Belval était là, en face de son effroyable ennemi, qu’ilavait assis contre le mur du pavillon et qu’il regardait ensilence, d’un regard fixe et chargé de haine. Siméon ! SiméonDiodokis ! le démon exécrable qui, l’avant-veille, avait ourdile terrible complot, et qui, penché sur la lucarne, contemplait enriant leur agonie affreuse ! Siméon Diodokis qui, comme unebête fauve, avait caché Coralie au fond de quelque trou, pourrevenir la torturer à son aise !

Il paraissait souffrir et ne respirer qu’avec beaucoup dedifficulté, le larynx froissé sans doute par la poigne implacablede Ya-Bon. Pendant le combat, ses lunettes jaunes étaient tombées.D’épais sourcils grisonnants surplombaient ses lourdespaupières.

Don Luis dit :

– Fouillez-le, mon capitaine.

Mais, Patrice semblant y répugner, il chercha lui-même dans lespoches et sortit un portefeuille qu’il tendit à l’officier.

Il y avait d’abord un permis de séjour au nom de SiméonDiodokis, sujet grec, avec son portrait collé au haut du carton.Lunettes, cache-nez, longs cheveux… le portrait était récent etportait le timbre de la Préfecture à la date de décembre 1914. Il yavait une série de papiers d’affaires, factures, mémoires adressésà Siméon, secrétaire d’Essarès bey, et, parmi ces papiers, unelettre du concierge, d’Amédée Vacherot.

Cette lettre était ainsi conçue :

« Cher monsieur Siméon,

J’ai réussi. Un des jeunes amis a pu prendre, à l’ambulance, laphotographie de Mme Essarès et de Patrice, qui se trouvaient l’unprès de l’autre à ce moment. Je suis bien heureux de vous faireplaisir. Mais quand donc direz-vous la vérité à votre cherfils ? Quelle joie pour lui !… »

Au-dessous de la lettre, ces mots écrits par Siméon Diodokis,comme une note personnelle :

« Une fois de plus, je prends vis-à-vis de moi l’engagementsolennel de ne rien révéler à mon fils bien-aimé avant que mafiancée Coralie soit vengée, et avant que Patrice et CoralieEssarès soient libres de s’aimer et de s’unir. »

– C’est bien l’écriture de votre père ? demanda donLuis.

– Oui, fit Patrice bouleversé… Et c’est également l’écriture deslettres adressées par ce misérable à son ami Vacherot… Oh !quelle ignominie ! … cet homme ! … ce bandit ! …

Siméon eut un mouvement. Plusieurs fois ses paupièress’ouvrirent et se refermèrent. Puis, s’éveillant tout à fait, ilregarda Patrice.

Tout de suite, celui-ci, d’une voix étouffée, prononça :

– Coralie ?…

Et, comme Siméon ne semblait pas comprendre, encore étourdi, etle contemplait avec stupeur, il répéta plus durement :

– Coralie ?… Où est-elle ?… Où l’avez-vousenfouie ? Elle meurt, n’est-ce pas ?

Siméon revenait peu à peu à la vie, à la conscience.

Il marmotta :

– Patrice… Patrice…

Il regarda autour de lui, aperçut don Luis, se souvint sansdoute de sa lutte implacable avec Ya-Bon, et referma les yeux. MaisPatrice, qui redoublait de rage, lui cria :

– Écoutez… pas d’hésitation !… Il faut répondre… C’estvotre vie qui est en jeu.

Les yeux de l’homme se rouvrirent, des yeux striés de sang etbordés de rouge. Il esquissa vers sa gorge un geste qui signifiaitcombien il lui était difficile de parler. Enfin, avec des effortsvisibles, il redit :

– Patrice, c’est toi ?… Il y a si longtemps que j’attendaisce moment !… Et c’est aujourd’hui, comme deux ennemis, quenous…

– Comme deux ennemis mortels, scanda Patrice. La mort est entrenous… la mort de Ya-Bon… La mort de Coralie peut-être… Oùest-elle ? Il faut parler… Sinon…

L’homme répéta tout bas :

– Patrice… C’est donc toi ?

Ce tutoiement exaspérait l’officier. Il saisit son adversairepar le revers du veston et le brutalisa.

Mais Siméon avait vu le portefeuille que Patrice tenait dans sonautre main, et, sans opposer de résistance aux brusqueries dePatrice, il articula :

– Tu ne me feras pas de mal, Patrice… Tu as dû trouver deslettres, et tu sais le lien qui nous attache l’un à l’autre…Ah ! j’aurais été si heureux !…

Patrice l’avait lâché et l’observait avec horreur. Tout bas, àson tour, il dit :

– Je vous défends de parler de cela… C’est là une choseimpossible.

– C’est une vérité, Patrice.

– Tu mens ! tu mens ! s’écria l’officier, incapable dese contenir et dont la douleur contractait le visage au point de lerendre méconnaissable.

– Ah ! je vois que tu avais deviné déjà. Alors inutile det’expliquer…

– Tu mens !… tu n’es qu’un bandit !… Si c’était vrai,pourquoi le complot contre Coralie et moi ? Pourquoi ce doubleassassinat ?

– J’étais fou, Patrice… Oui, je suis fou par moments… Toutes cescatastrophes m’ont tourné la tête… La mort de ma Coralie autrefois…Et puis ma vie dans l’ombre d’Essarès… Et puis… et puis… l’orsurtout… Ai-je voulu vraiment vous tuer tous les deux ? Je nem’en souviens plus… Ou du moins, je me souviens d’un rêve que j’aifait… Cela se passait dans le pavillon, n’est-ce pas ? ainsiqu’autrefois… Ah ! la folie… quel supplice ! Être obligé,comme un forçat, de faire des choses contre sa volonté !…Alors, c’était dans le pavillon, ainsi qu’autrefois, sans doute, etde la même manière ?… avec les mêmes instruments ?… Oui,en effet, dans mon rêve, j’ai recommencé toute mon agonie, et cellede ma bien-aimée… Et au lieu d’être torturé, c’était moi quitorturais… Quel supplice ! …

Il parlait bas, en lui-même, avec des hésitations et dessilences, et un air de souffrir au-delà de toute expression.Patrice l’écoutait, plein d’une anxiété croissante. Don Luis ne lequittait pas des yeux, comme s’il eût cherché où l’autre voulait envenir.

Et Siméon reprit :

– Mon pauvre Patrice… je t’aimais tant… Et maintenant je n’aipas d’ennemi plus acharné… Comment en serait-il autrement ?…Comment pourrais-tu oublier ?… Ah ! pourquoi ne m’a-t-onpas enfermé après la mort d’Essarès ? C’est là que j’ai sentima raison m’échapper…

– C’est donc vous qui l’avez tué ? demanda Patrice.

– Non, non justement… C’est un autre qui m’a pris mavengeance.

– Qui ?

– Je ne sais pas… tout cela est incompréhensible. Taisons-nouslà-dessus… tout cela me fait mal… J’ai tant souffert depuis la mortde Coralie !

– De Coralie ! s’exclama Patrice.

– Oui, de celle que j’aimais… Quant à la petite, par elle aussi,j’ai bien souffert… Elle n’aurait pas dû épouser Essarès, et alorspeut-être bien des choses ne seraient pas arrivées…

Patrice murmura, le cœur étreint :

– Où est-elle ?…

– Je ne puis pas te le dire.

– Ah ! dit Patrice, secoué de colère, c’est qu’elle estmorte !

– Non, elle est vivante, je te le jure.

– Alors, où est-elle ? Il n’y a que cela qui compte… Toutle reste, c’est du passé… Mais cela, la vie d’une femme, la vie deCoralie…

– Écoute.

Siméon s’arrêta, jeta un coup d’œil vers don Luis, et dit :

– Je parlerais bien… mais…

– Qu’est-ce qui vous en empêche ?

– La présence de cet homme, Patrice. Que celui-là s’en ailled’abord !

Don Luis Perenna se mit à rire.

Cet homme, c’est moi, n’est-ce pas ?

– C’est vous.

– Et je dois m’en aller ?

– Oui.

– Moyennant quoi, vieux brigand, tu indiques la cachette où setrouve maman Coralie ?

– Oui…

La gaieté de don Luis redoubla.

– Eh ! parbleu, maman Coralie est dans la même cachette queles sacs d’or. Sauver maman Coralie, c’est livrer les sacsd’or.

– Eh bien ? dit Patrice, sur un ton où il y avait un peud’hostilité.

– Eh bien, mon capitaine, répondit don Luis non sans ironie, jene suppose pas que, si l’honorable M. Siméon vous offrait de lelaisser libre sur parole et d’aller chercher maman Coralie, je nesuppose pas que vous accepteriez ?

– Non.

– N’est-ce pas ? Vous n’avez pas la moindre confiance, etvous avez raison. L’honorable M. Siméon, bien que fou, a faitpreuve, en nous envoyant balader du côté de Mantes, d’une tellesupériorité et d’un tel équilibre, qu’il serait dangereuxd’accorder à ses promesses le plus petit crédit. Il en résulte…

– Il en résulte ?…

– Ceci, mon capitaine, c’est que l’honorable M. Siméon va vousproposer un marché… qui peut s’énoncer de la sorte : « Je te donneCoralie, mais je garde l’or. »

– Et après ?

– Après ? Ce serait parfait si vous étiez seul avec cethonorable gentleman. Le marché serait vite conclu. Mais il y a moi…et dame !

Patrice s’était dressé. Il s’avança vers don Luis et prononçad’une voix qui devenait nettement agressive :

– Je présume que, vous non plus, vous n’y mettrez aucuneopposition ? Il s’agit de la vie d’une femme.

– Évidemment. Mais, d’autre part, il s’agit de trois centsmillions.

– Alors vous refusez ?

– Si je refuse !

– Vous refusez, quand cette femme agonise ! Vous préférezqu’elle meure !… Mais enfin, vous oubliez que cela me regarde…que cette affaire… que cette affaire…

Les deux hommes étaient debout l’un contre l’autre. Don Luisgardait ce calme un peu narquois et cet air d’en savoir davantagequi irritaient Patrice. Au fond, Patrice, tout en subissant ladomination de don Luis, concevait de l’humeur et sentait quelqueembarras à se servir d’un collaborateur dont il connaissait lepassé. Il serra les poings et scanda :

– Vous refusez ?

– Oui, dit don Luis, toujours tranquille. Oui, mon capitaine, jerefuse ce marché que je trouve absurde… Vrai marché de dupe.Bigre ! Trois cents millions… abandonner une pareilleaubaine ! Jamais de la vie ! Mais, toutefois, je nerefuse nullement de vous laisser en tête-à-tête avec l’honorable M.Siméon… pourvu que je ne m’éloigne pas. Cela te suffit-il, vieuxSiméon ?

– Oui.

– Eh bien, entendez-vous tous les deux. Signez l’accord.L’honorable M. Siméon Diodokis, qui, lui, a toute confiance en sonfils, va vous dire, mon capitaine, où est la cachette, et vousdélivrerez maman Coralie.

– Mais vous ? vous ? grinça Patrice, exaspéré.

– Moi, je vais compléter ma petite enquête sur le présent et surle passé, en visitant de nouveau la salle où vous avez faillimourir, mon capitaine. À tout à l’heure. Et, surtout, prenez bienvos garanties.

Et don Luis, allumant sa lampe de poche, pénétra dans lepavillon, puis dans l’atelier. Patrice vit les reflets électriquesqui se jouaient sur le lambris, entre les fenêtres murées.

Aussitôt, l’officier revint vers Siméon, et, d’une voiximpérieuse :

– Ça y est. Il est parti. Faisons vite.

– Tu es sûr qu’il n’écoute pas ?

– Absolument.

– Méfie-toi de lui, Patrice. Il veut prendre l’or et legarder.

Patrice s’impatienta.

– Ne perdons pas de temps, Coralie…

– Je t’ai dit que Coralie était vivante.

– Elle était vivante quand vous l’avez quittée, mais depuis…

– Ah ! depuis…

– Quoi ? Vous avez l’air de douter ?…

– On ne peut répondre de rien. C’était cette nuit, il y a cinqou six heures, et je crains…

Patrice sentait que la sueur lui coulait dans le dos. Il eûttout donné pour entendre des paroles décisives, et, en même temps,il était sur le point d’étrangler le vieillard pour le châtier.

Il se domina et répéta :

– Ne perdons pas de temps. Les mots sont inutiles. Conduisez-moivers elle.

– Non, nous irons ensemble.

– Vous n’aurez pas la force.

– Si… si… j’aurai la force… Ce n’est pas loin. Seulement,seulement, écoute-moi…

Le vieillard semblait exténué. Par moments, sa respiration étaitcoupée, comme si la main de Ya-Bon lui eût encore étreint la gorge,et il s’affaissait sur lui-même en gémissant.

Patrice se pencha et lui dit :

– Je vous écoute. Mais, par Dieu, hâtez-vous !

– Voilà, fit Siméon… voilà… dans quelques minutes… Coralie seralibre. Mais à une condition… une seule… Patrice.

– Je l’accepte. Quelle est-elle ?

– Voilà, Patrice, tu vas me jurer sur sa tête que tu laisserasl’or et que personne au monde ne saura…

– Je vous le jure, sur sa tête.

– Tu le jures, soit, mais l’autre… ton damné compagnon… il vanous suivre… Il va voir.

– Non.

– Si… à moins que tu ne consentes…

– À quoi ? Ah ! pour l’amour de Dieu !…

– À ceci… écoute… Mais rappelle-toi qu’il faut aller au secoursde Coralie… et se presser… sans quoi…

Patrice, sa jambe gauche pliée, à genoux presque, étaithaletant.

– Alors… viens…, dit-il, tutoyant son ennemi… Viens, puisqueCoralie…

– Oui, mais cet homme…

– Eh ! Coralie avant tout !

– Que dis-tu ? Et s’il nous voit ?… S’il me prendl’or ?

– Qu’importe !…

– Oh ! ne dis pas cela, Patrice !… L’or ! toutest là ! Depuis que cet or est à moi, ma vie a changé. Lepassé ne compte plus… ni la haine… ni l’amour… il n’y a que l’or…les sacs d’or. J’aimerais mieux mourir et que Coralie meure… et quele monde entier disparaisse…

– Enfin, quoi, que veux-tu ? Qu’exiges-tu ?

Patrice avait pris les deux bras de cet homme, qui était sonpère, et qu’il n’avait jamais détesté avec plus de violence. Il lesuppliait de tout son être. Il eût versé des larmes s’il avait pucroire que le vieillard se laissât troubler par des larmes.

– Que veux-tu ?

– Ceci. Écoute. Il est là, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Dans l’atelier ?

– Oui.

En ce cas… il ne faut pas qu’il en sorte…

– Comment !

– Non… Tant que nous n’aurons pas fini, il faut qu’il reste là,lui.

– Mais…

– C’est simple. Comprends-moi bien. Tu n’as qu’un geste à faire…la porte à fermer sur lui… La serrure a été forcée, mais il y a lesdeux verrous et ça suffira… Tu comprends ?

Patrice se révolta.

– Mais vous êtes fou ! Je consentirais, moi !… Unhomme qui m’a sauvé la vie… qui a sauvé Coralie !

– Mais qui la perd maintenant. Réfléchis… S’il n’était pas là,s’il ne se mêlait pas de cette affaire… Coralie serait libre… Tuacceptes ?

– Non.

– Pourquoi ? Cet homme, tu sais qui c’est ? Unbandit…, un misérable, qui n’a qu’une idée, c’est de s’emparer desmillions. Et tu aurais des scrupules ? Voyons, Patrice, c’estabsurde, n’est-ce pas ? Tu acceptes ?

– Non, mille fois non.

– Alors, tant pis pour Coralie… Eh oui ! je vois que tu nete rends pas un compte exact de la situation. Il est temps,Patrice. Peut-être est-il trop tard.

– Oh ! taisez-vous.

– Mais si, il faut que tu saches et que tu prennes taresponsabilité. Lorsque ce damné nègre me poursuivait, je me suisdébarrassé de Coralie comme j’ai pu, croyant la délivrer au boutd’une heure ou deux… Et puis… et puis… tu sais ce qui est arrivé…Il était onze heures du soir… il y a de cela huit heures bientôt…Alors, réfléchis…

Patrice se tordait les poings. Jamais il n’avait imaginé qu’unpareil supplice pût être imposé à un homme, et Siméon continuait,implacable :

– Elle ne peut pas respirer, je te le jure… C’est à peine si unpeu d’air parvient jusqu’à elle… Et encore, je me demande si toutce qui la recouvre et la protège ne s’est pas écroulé. Alors, elleétouffe… elle étouffe pendant que toi, tu restes là à discuter.Voyons, qu’est-ce que cela peut te faire d’enfermer cet hommependant dix minutes ?… Pas plus de dix minutes, tu entends… Ettu hésites ? Alors, c’est toi qui la tue, Patrice. Réfléchis…enterrée vivante ! …

Patrice se redressa, résolu. À ce moment, aucun acte, si péniblequ’il fût, ne lui eût répugné. Or, c’était si peu, ce que luidemandait Siméon !

– Que veux-tu ? dit-il. Ordonne.

L’autre murmura :

– Tu le sais bien, ce que je veux, c’est si simple ! Vajusqu’à la porte, ferme et reviens.

– C’est ta dernière condition ? Il n’y en aura pasd’autre ?

– Aucune autre. Si tu fais cela, Coralie sera délivrée dansquelques instants.

D’un pas décidé, l’officier entra dans le pavillon et traversale vestibule.

Au fond de l’atelier, la lumière dansait.

Il ne dit pas un mot. Il n’eut pas une hésitation. Il ferma laporte violemment, d’un coup poussa les deux verrous et revint enhâte. Il se sentait soulagé. L’action était vile, mais il nedoutait pas qu’il eût accompli un devoir impérieux.

– Ça y est, dit-il… Dépêchons-nous.

– Aide-moi, fit le vieillard. Je ne peux pas me lever.

Patrice le saisit au-dessous des deux bras et le mit debout.Mais il dut le soutenir, car le vieillard flageolait sur sesjambes.

– Oh ! malédiction, balbutia Siméon, il m’a démoli, cemaudit nègre. J’étouffe, je ne peux pas marcher.

Patrice le porta presque, tandis que Siméon bégayait, à bout deforces :

– Par ici… Tout droit maintenant…

Ils passèrent à l’angle du pavillon et se dirigèrent du côté destombes.

– Tu es bien sûr d’avoir fermé la porte ? continuait levieillard. Oui, n’est-ce pas ? j’ai entendu… Ah ! c’estqu’il est redoutable, le gaillard… il faut se méfier de lui… Maistu m’as juré de ne rien dire, hein ? Jure-le encore, sur lamémoire de ta mère… non, mieux que cela, jure-le sur Coralie…Qu’elle expire à l’instant si tu dois trahir ton serment !

Il s’arrêta. Il n’en pouvait plus et se convulsait pour qu’unpeu d’air s’insinuât jusqu’à ses poumons. Malgré tout, il reprenait:

– Je peux être tranquille, n’est-ce pas ? D’ailleurs, tun’aimes pas l’or, toi. En ce cas, pourquoi parlerais-tu ?N’importe, jure-moi de te taire. Tiens, donne ta parole d’honneur…C’est ce qu’il y a de mieux. Ta parole, hein ?

Patrice le tenait toujours par la taille. Effroyable calvairepour l’officier, que cette marche si lente et que cette sorted’enlacement auquel il était contraint pour la délivrance deCoralie. Il avait plutôt envie, en sentant contre lui le corps decet homme abhorré, de le serrer jusqu’à l’étouffement.

Et cependant une phrase ignoble se répétait au fond de lui : «Je suis son fils… Je suis son fils… »

– C’est là, dit le vieillard.

– Là ? Mais ce sont les tombes.

– C’est la tombe de ma Coralie, et c’est la mienne, et c’est icile but.

Il se retourna, effaré.

– Les traces de pas ? Tu les effaceras au retour,hein ? car il retrouverait notre piste, lui, et il saurait quec’est là…

Patrice s’écria :

– Eh ! il n’y a rien à craindre ! Hâtons-nous. Alors,Coralie est là ?… là, au fond ? Enterrée déjà ?Ah ! l’abomination !

Il semblait à Patrice que chaque minute écoulée comptait plusqu’une heure de retard, et que le salut de Coralie dépendait d’unehésitation ou d’un faux mouvement. Il fit tous les serments exigés.Il jura sur Coralie. Il s’engagea sur l’honneur. À ce moment, iln’y aurait pas eu d’acte qu’il n’eût été prêt à accomplir.

Accroupi sur l’herbe, sous le petit temple, le doigt tendu,Siméon répéta :

– C’est là… c’est là-dessous…

– Est-ce croyable ? Sous la pierre tombale ?

– Oui.

– La pierre se lève, alors ? demanda Patriceanxieusement.

– Oui.

– Mais à moi seul, je ne puis la lever… Ce n’est pas possible…Il faudrait trois hommes.

– Non, dit le vieillard, il y a un mouvement de bascule. Tu yparviendras facilement… Il suffit d’un effort à l’une desextrémités…

– Laquelle ?

– Celle-ci, à droite.

Patrice s’approcha et saisit la grande plaque sur laquelle étaitinscrit « Ici repose Patrice et Coralie… » et il tental’effort.

La pierre se souleva, en effet, du premier coup, comme si uncontrepoids l’eût obligée à s’enfoncer à l’autre bout.

– Attends, dit le vieillard. Il faut la soutenir, sans quoi elleretomberait.

– Comment la soutenir ?

– Avec une barre de fer.

– Il y en a une ?

– Oui, au bas de la deuxième marche.

Trois marches avaient été découvertes, qui descendaient dans unecavité de petite dimension, où un homme pouvait à peine tenir,courbé en deux. Patrice aperçut la barre de fer, et, maintenant lapierre avec son épaule, il saisit la barre et la dressa.

– Bien, reprit Siméon, cela ne bougera pas. Tu n’as plus qu’à tebaisser dans l’excavation. C’est là qu’aurait dû être mon cercueil,et c’est là que je venais souvent m’étendre auprès de ma bien-aiméeCoralie. J’y restais des heures, à même la terre… et lui parlant àelle. Nous causions tous deux, je t’assure, nous causions…Ah ! Patrice ! …

Patrice avait ployé sa haute taille dans l’étroit espace où ilavait du mal à tenir, et il demanda :

– Que faut-il faire ?

– Tu ne l’entends pas, ta Coralie, toi ? Il n’y a qu’unecloison qui vous sépare… quelques briques dissimulées par un peu deterre… Et une porte… Derrière, c’est l’autre caveau ; c’est lecaveau de Coralie… Et derrière, Patrice, il y en a un autre… où setrouvent les sacs d’or.

Le vieillard s’était penché et dirigeait les recherches, àgenoux sur le gazon…

– La porte est à gauche… Plus loin que cela… Tu ne trouvespas ? C’est curieux… Il faut te dépêcher pourtant… Ah !on dirait que tu y es. Non ? Ah ! si je pouvaisdescendre ! mais il n’y a place que pour une personne.

Il y eut un silence. Puis, il reprit :

– Allonge-toi davantage… Bien… Tu peux remuer ?

– Oui, dit Patrice.

– Pas beaucoup, hein ?

– À peine.

Eh bien, continue, mon garçon, s’écria le vieillard dans unéclat de rire.

Et se retirant vivement, d’un geste brusque, il fit tomber labarre de fer. Lourdement, avec une lenteur causée par lecontrepoids, mais avec une force irrésistible, l’énorme bloc depierre s’abattit.

Bien qu’engagé tout entier dans la terre remuée, Patrice, devantle péril, voulut se relever. Siméon avait saisi la barre de fer etlui en assena un coup sur la tête. Patrice poussa un cri et nebougea plus. La pierre le recouvrit. Cela n’avait duré que quelquessecondes.

Tu vois, s’exclama Siméon, que j’ai bien fait de te séparer deton camarade. Il ne serait pas tombé dans le panneau, lui !Mais, tout de même, quelle comédie tu m’as fait jouer !

Siméon ne perdit plus un instant. Il savait que Patrice, blessécomme il devait l’être, affaibli par la posture à laquelle il étaitcondamné, ne pourrait pas faire l’effort nécessaire pour souleverle couvercle de son tombeau. De ce côté donc, plus rien àcraindre.

Il retourna vers le pavillon et sans doute, quoique marchantavec peine, avait-il exagéré son mal, car il ne s’arrêta pas avantle vestibule. Il dédaigna même d’effacer les traces de ses pas. Ilallait droit au but, comme un homme qui a son plan, qui se hâte del’exécuter, et qui sait qu’après l’exécution de ce plan toutes lesvoies sont libres.

Arrivé dans le vestibule, il écouta. À l’intérieur de l’atelieret du côté de la chambre, don Luis frappait contre les murs et lescloisons.

« Parfait, ricana Siméon. Celui-ci aussi est roulé. À sontour ! Mais, en vérité, tous ces messieurs ne sont pas bienforts. »

Ce fut rapide. Il marcha vers la cuisine qui se trouvait àdroite, ouvrit la porte du compteur et tourna la clef, lâchantainsi le gaz et recommençant avec don Luis ce qui n’avait pointréussi avec Patrice et Coralie.

Seulement alors il céda à l’immense lassitude qui l’accablait etse permit deux à trois minutes de défaillance. Son plus terribleennemi était, lui également, hors de cause.

Mais ce n’était pas fini. Il fallait agir encore et assurer sonpropre salut. Il contourna le pavillon, chercha ses lunettes jauneset les mit, descendit le jardin, ouvrit et referma la porte. Puis,par la ruelle, il gagna le quai.

Nouvelle station, cette fois, devant le parapet qui dominait lechantier Berthou. Il semblait hésiter sur le parti à prendre. Maisla vue des gens qui passaient, charretiers, maraîchers, etc., coupacourt à son indécision. Il héla une automobile et se fit conduirerue Guimard chez le concierge Vacherot.

Il trouva son ami sur le seuil de la loge et fut accueilliaussitôt avec un empressement et une émotion qui montraientl’affection du bonhomme.

– Ah ! c’est vous, monsieur Siméon ? s’écria leconcierge. Mais, mon Dieu ! dans quel état !

– Tais-toi, ne prononce pas mon nom, murmura Siméon en entrantdans la loge. Personne ne m’a vu ?

– Personne. Il n’est que sept heures et demie et la maisons’éveille à peine. Mais, Seigneur ! qu’est-ce qu’ils vous ontfait, les misérables ? Vous avez l’air d’étouffer. Vous avezété victime d’une agression.

– Oui, ce nègre qui me suivait…

– Mais les autres ?

– Quels autres ?

– Ceux qui sont venus ? … Patrice ?

– Hein ! Patrice est venu ? fit Siméon, toujours àvoix basse.

– Oui, il est arrivé ici cette nuit, après vous, avec un de sesamis.

– Et tu lui as dit ?…

– Qu’il était votre fils ?… Évidemment, il a bienfallu…

– C’est donc cela, marmotta le vieillard… C’est donc cela qu’iln’a pas semblé surpris de ma révélation.

– Où sont-ils maintenant ?

– Avec Coralie. J’ai pu la sauver. Je l’ai remise entre leursmains. Mais il ne s’agit pas d’elle. Vite… un docteur… il n’est quetemps…

– Il y en a un dans la maison.

– Je n’en veux pas. Tu as l’annuaire du téléphone ?

– Voici.

– Ouvre-le et cherche…

Quel nom ?

– Le docteur Géradec.

– Hein ! Mais ce n’est pas possible. Le docteurGéradec ? Vous n’y pensez pas !…

– Pourquoi ? Sa clinique est proche, boulevard deMontmorency, et tout à fait isolée.

– Je sais. Mais vous n’ignorez pas ?… Il y a de mauvaisbruits sur lui, monsieur Siméon… toute une affaire de passeports etde faux certificats…

– Va toujours…

– Voyons, quoi, monsieur Siméon, est-ce que vous voudriezpartir ?

– Va toujours.

Siméon feuilleta l’annuaire et téléphona. La communicationn’étant pas libre, il inscrivit le numéro sur un bout de journal,puis sonna de nouveau.

On lui répondit alors que le docteur était sorti et nerentrerait qu’à dix heures du matin.

– Tant mieux, fit Siméon, je n’aurais pas eu la force d’y allertout de suite. Préviens que j’irai à dix heures.

– Je vous annonce sous le nom de Siméon ?

– Sous mon vrai nom, Armand Belval. Dis que c’est urgent… uneintervention chirurgicale est nécessaire.

Le concierge obéit et raccrocha l’appareil en gémissant :

– Ah ! mon pauvre monsieur Siméon ! Un homme commevous, si bon, si charitable. Qu’est-il donc arrivé ?

– Ne t’occupe pas de ça. Mon logement est prêt ?

– Certes.

– Allons-y sans qu’on puisse nous voir.

– On ne peut pas nous voir, vous le savez bien.

– Dépêche-toi. Prends ton revolver. Et ta loge ? Tu peux lalaisser ?

– Oui… cinq minutes.

Cette loge donnait, par derrière, dans une courette quicommuniquait avec un long corridor. À l’extrémité de ce couloir ily avait une autre petite cour, et dans cette cour une maisonnettecomposée d’un rez-de-chaussée et d’un grenier.

Ils entrèrent.

Un vestibule, puis trois pièces en enfilade.

La seconde seule était meublée. La dernière ouvrait directementsur une rue parallèle à la rue Guimard.

Ils s’arrêtèrent dans la seconde pièce.

Siméon semblait à bout de force. Pourtant, il se releva presqueaussitôt, avec le geste d’un homme résolu et que rien ne peut fairefléchir.

Il dit :

– Tu as bien fermé la porte du rez-de-chaussée ?

– Oui, monsieur Siméon.

– Personne ne nous a vus entrer ?

– Personne.

– Personne ne peut soupçonner que tu es là ?

– Personne.

– Donne-moi ton revolver.

Le concierge tendit l’arme.

– Voici.

– Crois-tu, murmura Siméon, que, si je tirais, on entendrait ladétonation ?

– Certainement non. Qui l’entendrait ? Mais…

– Mais quoi ?…

– Vous n’allez pas tirer ?

– Je vais me gêner !

– Sur vous, monsieur Siméon, sur vous ? Vous allez voustuer ?

– Idiot.

– Alors, sur qui ?

– Sur quelqu’un qui me gêne et qui pourrait me trahir.

– Sur qui donc ?

– Sur toi, parbleu ! ricana Siméon.

Et, d’un coup de feu, il lui brûla la cervelle.

M. Vacherot s’écroula comme une masse, tué net.

Siméon, lui, jeta son arme et demeura impassible, un peuvacillant. Un à un, jusqu’à six, il ouvrit les doigts. Comptait-illes six personnes dont il s’était débarrassé depuis quelquesheures ? Grégoire, Coralie, Ya-Bon, Patrice, don Luis, lesieur Vacherot ?

Sa bouche eut un rictus de satisfaction. Encore un effort, etc’était le salut, la fuite.

Pour le moment, cet effort, il était incapable de le donner. Satête tournait, ses bras battaient le vide. Il tomba évanoui,râlant, la poitrine comme écrasée sous un poids intolérable.

Mais à dix heures moins le quart, dans un sursaut de volonté, ilse relevait et, dominant la crise, méprisant la douleur, il sortaitpar l’autre issue de la maison.

À dix heures, après avoir changé deux fois d’auto, il arrivaitau boulevard de Montmorency, à l’instant même où le docteur Géradecdescendait de sa limousine et montait le perron de la somptueusevilla, où sa clinique était installée depuis la guerre.

Chapitre 7Le docteur Géradec

La clinique du docteur Géradec groupait autour d’elle, dans unbeau jardin, plusieurs pavillons dont chacun avait sa destinationspéciale. La villa était réservée aux grandes opérations.

Le docteur y avait aussi son cabinet, et c’est là qu’on fitentrer d’abord Siméon Diodokis. Mais, après avoir subi l’examensommaire d’un infirmier, Siméon fut conduit dans une salle situéeau fond d’une aile indépendante.

Le docteur s’y trouvait. C’était un homme de soixante ansenviron, d’allure encore jeune, à la figure rasée, et que sonmonocle, toujours vissé à l’œil droit, obligeait à une grimace quicontractait tout le visage. Un grand tablier blanc l’habillait despieds à la tête.

Siméon, très difficilement – car il pouvait à peine parler –expliqua son cas. La nuit dernière, un rôdeur l’avait attaqué,saisi à la gorge et dévalisé, le laissant à moitié mort sur lepavé.

– Il vous eût été possible d’appeler un médecin depuis, remarquale docteur en le regardant fixement.

Et, comme Siméon ne répondait pas, il ajouta :

– D’ailleurs, ce n’est pas grand-chose. Dès l’instant que vousvivez, il n’y a pas eu fracture. Cela se réduit donc à des spasmesdu larynx dont nous viendrons à bout avec un tubage.

Il donna des ordres à son aide. On introduisit dans le gosier dumalade un long tube en aluminium qu’il garda durant une demi-heure.Le docteur, qui s’était absenté pendant ce temps, revint, et, ayantenlevé le tube, examina le malade, qui commençait déjà à respirerassez facilement.

– C’est fini, dit le docteur Géradec, et beaucoup plus vite queje ne pensais. Il y avait évidemment, dans votre cas, un phénomèned’inhibition qui contractait la gorge. Rentrez chez vous. Un peu derepos, et il n’y paraîtra plus.

Siméon demanda le prix et paya. Mais, comme le docteur lereconduisait à la porte, il s’arrêta et dit brusquement, d’un tonde confidence :

– Je suis un ami de Mme Albouin.

Le docteur ne semblait pas comprendre ce que signifiait cettephrase, il insista :

– Peut-être ce nom ne vous dit-il rien ? Mais, si je vousrappelle qu’il cache la personnalité de Mme Mosgranem, je ne doutepas que nous ne puissions nous entendre.

– Nous entendre sur quoi ? demanda le docteur dontl’étonnement contractait encore davantage la figure.

– Allons, docteur, vous vous méfiez, et vous avez tort. Noussommes seuls. Toutes les portes sont doubles et capitonnées. Nouspouvons causer.

– Je ne refuse nullement de causer. Mais encore faut-il que jesache…

– Un peu de patience, docteur.

– C’est que mes malades attendent.

– Ce sera vite fait, docteur. Je ne vous demande pas unentretien, mais le temps seulement de dire quelques phrases.Asseyons-nous.

Il s’assit résolument. Le docteur prit place en face de lui,avec un air de plus en plus surpris.

Et Siméon prononça, sans autre préambule :

– Je suis de nationalité grecque. La Grèce étant un pays neutreet même ami jusqu’à ce jour, il m’est facile d’obtenir un passeportet de sortir de France. Mais, pour des raisons personnelles, jedésire que ce passeport ne soit pas établi sous mon nom, mais sousun nom quelconque, que nous chercherons ensemble, et qui mepermettra, avec votre aide, de m’en aller sans le moindrepéril.

Le docteur se leva, indigné.

Siméon insista :

– Pas de grands mots, je vous en conjure. Il s’agit, n’est-cepas, d’y mettre le prix ? J’y suis déterminé.Combien ?

D’un geste, le docteur lui montra la porte.

Siméon ne protesta pas. Il mit son chapeau. Mais, arrivé près dela porte, il articula :

– Vingt mille ?… Est-ce assez ?

– Dois-je appeler ? dit le docteur, et vous faire jeterdehors ?

Siméon Diodokis se mit à rire et, tranquillement, avec despauses entre chacun des chiffres :

– Trente mille ?… Quarante ?… Cinquante ?…Oh ! oh ! davantage ? C’est le grand jeu, à ce qu’ilparaît… La somme ronde… Allons-y. Mais, vous savez, tout estcompris dans le chiffre fixé. Non seulement vous m’établissez unpasseport dont l’authenticité ne soit pas contestable, mais encorevous me garantissez les moyens de partir de France, comme vousl’avez fait pour mon amie, Mme Mosgranem, et fichtre, à desconditions autrement avantageuses ! Enfin, je ne marchandepas. J’ai besoin de vous. Alors, c’est convenu, docteur ? Centmille ?

Le docteur Géradec le regarda longtemps, puis d’un mouvementrapide mit le verrou. Revenant ensuite s’asseoir devant le bureau,il dit simplement :

– Causons.

– Je ne demande pas autre chose. On s’entend toujours entrehonnêtes gens. Mais, avant tout, je répète ma question : noussommes d’accord à cent mille ?

– Nous sommes d’accord… dit le docteur, à moins que la situationne se présente sous un jour moins clair que vous ne laprésentez.

– Que dites-vous ?

– Je dis que le chiffre de cent mille est une base de discussionconvenable, voilà tout.

Siméon Diodokis hésita une seconde. L’individu lui semblait unpeu gourmand. Néanmoins, il se rassit, et le docteur repritaussitôt :

– Votre nom véritable, s’il vous plaît ?

– Impossible. Je vous répète que, pour des raisons…

– Alors, c’est deux cent mille.

– Hein ?

Siméon avait sursauté.

– Crebleu ! vous n’y allez pas de main morte. Un pareilchiffre !

Géradec répondit calmement :

– Qui vous oblige à l’accepter ? Nous débattons un marché.Vous êtes libre.

– Enfin, quoi, du moment que vous acceptez de m’établir un fauxpasseport, que vous importe de connaître mon nom ?

– Il m’importe beaucoup. Je risque infiniment plus en faisantévader – car c’est une évasion -, en faisant évader un espion qu’unhonnête homme.

– Je ne suis pas un espion.

– Qu’en sais-je ? Comment ! Vous venez chez moi meproposer une vilaine chose. Vous cachez votre nom, votrepersonnalité, et vous avez tellement hâte de disparaître que vousêtes prêt à payer cent mille francs. Et, malgré tout, vous avez laprétention de vous faire passer pour un honnête homme.Réfléchissez. C’est absurde. Un honnête homme n’agit pas comme uncambrioleur… ou comme un assassin.

Le vieux Siméon ne broncha pas. Après un instant, il s’essuya lefront avec son mouchoir. Évidemment, il pensait que Géradec étaitun rude jouteur et qu’il eût peut-être mieux valu ne pas s’adresserà lui. Mais, après tout, le pacte était conditionnel. Il seraittoujours temps de rompre.

– Oh ! oh ! fit-il en essayant de rire, vous avez deces mots !

– Des mots seulement, dit le docteur. Je n’avance aucunehypothèse. Je me contente de résumer la situation et de justifiermes prétentions.

– Vous avez entièrement raison.

– Donc, je reprends votre question : nous sommesd’accord ?

– Nous sommes d’accord. Peut-être cependant – et c’est madernière observation – auriez-vous pu traiter plus doucement un amide Mme Mosgranem.

– Comment savez-vous que je l’ai traitée d’autre façon quevous ? demanda le docteur. Vous avez des renseignements à cepropos ?

– Mme Mosgranem m’a avoué elle-même que vous ne lui aviez rienpris.

Le docteur eut un sourire un peu fat, et murmura :

– Je ne lui ai rien pris, en effet, mais elle m’a peut-êtrebeaucoup donné. Mme Mosgranem était une de ces jolies femmes dontles faveurs se comptent à prix élevé.

Un silence suivit ces paroles. Le vieux Siméon semblait de plusen plus mal à l’aise en face de son interlocuteur. Enfin celui-ciinsinua :

– Mon indiscrétion paraît vous être désagréable. Y avait-ilentre Mme Mosgranem et vous un de ces liens de tendresse ?… Ence cas, excusez-moi… D’ailleurs, tout cela, n’est-ce pas, chermonsieur, n’a plus du tout d’importance après ce qui vient de sepasser.

Il soupira :

– Pauvre Mme Mosgranem !

– Pourquoi parlez-vous d’elle ainsi ? interrogeaSiméon.

– Pourquoi ? Mais justement à cause de ce qui vient de sepasser.

– J’ignore absolument…

– Comment, vous ignorez le drame affreux ?

– Je n’ai pas eu de lettre d’elle depuis son départ.

– Ah !… Moi, j’en ai reçu une hier soir, et j’ai été fortétonné d’apprendre qu’elle était rentrée en France.

– En France, Mme Mosgranem !

– Mais oui. Et même elle me donnait rendez-vous pour ce matin…un étrange rendez-vous…

– À quel endroit ? fit Siméon avec une inquiétudevisible.

– Je vous le donne en mille.

– Parlez donc !

– Eh bien, sur une péniche.

– Hein !

– Oui, sur une péniche, nommée la Nonchalante, amarréeau quai de Passy, le long du chantier Berthou.

– Est-ce possible ? balbutia Siméon.

– C’est la réalité même. Et savez-vous comment la lettre étaitsignée ? Elle était signée Grégoire.

– Grégoire… un nom d’homme… articula le vieux d’une voixsourde.

– Un nom d’homme, en effet… Tenez, j’ai la lettre sur moi. Elleme dit qu’elle mène une vie fort dangereuse, qu’elle se méfie del’homme auquel sa fortune est associée, et qu’elle voudrait medemander conseil.

– Alors… alors… vous y êtes allé ?

– J’y suis allé.

– Mais quand ?

– Ce matin. J’y étais, pendant que vous téléphoniez ici.Malheureusement…

– Malheureusement ?…

– Je suis arrivé trop tard.

– Trop tard ?…

– Oui, le sieur Grégoire, ou plutôt Mme Mosgranem étaitmorte.

– Morte !

– On l’avait étranglée.

– C’est effrayant, dit Siméon, qui paraissait reprisd’étouffements. Et vous n’en savez pas plus long ?

– Plus long sur quoi ?

– Sur l’homme dont elle parlait.

– L’homme dont elle se défiait ?

– Oui.

– Si, si, elle m’a écrit son nom dans cette lettre. C’est unGrec qui se faisait appeler Siméon Diodokis. Elle me donnait mêmeson signalement… que j’ai lu sans trop d’attention.

Il déplia la lettre et jeta les yeux sur la seconde page enmarmottant :

– Un homme assez vieux… cassé… qui porte un cache-nez… qui portetoujours un cache-nez et de grosses lunettes jaunes.

Le docteur Géradec interrompit sa lecture et regarda Siméon d’unair stupéfait. Tous deux restèrent un moment sans souffler mot.Puis le docteur répéta machinalement :

– Un homme assez vieux… cassé… qui porte un cache-nez… et degrosses lunettes jaunes…

Après chaque bout de phrase, il s’arrêtait, le temps deconstater le détail accusateur.

Enfin, il prononça :

– Vous êtes Siméon Diodokis…

L’autre ne protesta pas. Tous ces incidents s’enchaînaient d’unefaçon si étrange, et à la fois si naturelle, qu’il sentaitl’inutilité des mensonges.

Le docteur Géradec fit un grand geste et déclara :

– Voilà précisément ce que j’avais prévu. La situation n’estplus du tout telle que vous la présentiez. Il ne s’agit plus debalivernes, mais d’une chose fort grave et terriblement dangereusepour moi.

– Ce qui veut dire ?

– Ce qui veut dire que le prix n’est plus le même.

– Combien, alors ?

– Un million.

– Ah ! non, non ! s’exclama Siméon avecviolence ! non ! Et puis je n’ai pas touché à MmeMosgranem. Moi-même, j’étais attaqué par celui qui l’a étranglée,et c’est le même individu, un nègre appelé Ya-Bon, qui m’a rejointet qui m’a saisi à la gorge.

Le docteur lui saisit le bras.

– Répétez ce nom. C’est bien Ya-Bon que vous avez dit ?

– Certes, un Sénégalais, mutilé d’un bras.

– Et il y a eu combat entre ce Ya-Bon et vous ?

– Oui.

– Et vous l’avez tué ?

– Je me suis défendu.

– Soit. Mais vous l’avez tué ?

– C’est-à-dire…

Le docteur haussa les épaules en souriant.

– Écoutez, monsieur, la coïncidence est curieuse. En sortant dela péniche, j’ai rencontré une demi-douzaine de soldats mutilés,qui m’ont adressé la parole. Ils cherchaient justement leurcamarade Ya-Bon, et ils cherchaient aussi leur capitaine, lecapitaine Belval, et ils cherchaient un ami de cet officier, et ilscherchaient une dame, celle chez qui ils logeaient.

« Ces quatre personnes avaient disparu, et de cette disparitionils accusaient un individu… mais, tenez, ils m’ont dit le nom…Ah ! c’est de plus en plus bizarre ! C’est SiméonDiodokis, c’était vous qu’ils accusaient… Est-ce curieux ?Mais, d’autre part, vous avouerez que tout cela constitue des faitsnouveaux, et que, par conséquent… »

Il y eut une pause. Puis nettement, le docteur scanda :

– Deux millions.

Cette fois, Siméon demeura impassible. Il se sentait dans lesgriffes de cet homme comme une souris entre les griffes d’un chat.Le docteur jouait avec lui, le laissait échapper, le rattrapait,sans qu’il pût avoir une seconde l’espérance de se soustraire à cejeu mortel.

Il dit simplement :

– C’est du chantage…

Le docteur fit un signe d’approbation :

– Je ne vois pas en effet d’autre mot. C’est du chantage. Etencore un chantage où je n’ai pas l’excuse d’avoir fait naîtrel’occasion dont je profite. Un hasard merveilleux passe à portée dema main. Je saute dessus, comme vous le feriez à ma place. Quevoulez-vous ? J’ai eu avec la justice de mon pays quelquesdémêlés que vous n’êtes pas sans connaître. Nous avons, elle etmoi, signé la paix. Mais ma situation professionnelle est tellementébranlée que je ne puis repousser dédaigneusement ce que vousm’apportez avec tant de bienveillance.

– Et si je refuse de me soumettre ?

– Alors je téléphone à la préfecture de police, où je suis trèsbien vu maintenant, étant à même de rendre à ces messieurs quelquesservices.

Siméon regarda du côté de la fenêtre, regarda du côté de laporte. Le docteur avait empoigné le cornet du téléphone. Il n’yavait rien à faire, pour l’instant, qu’à céder… quitte à profiterdes circonstances favorables qui pourraient survenir.

– Soit, déclara Siméon. Après tout, cela vaut mieux. Vous meconnaissez, je vous connais. On peut s’entendre.

– Sur la base indiquée ?

– Oui.

– Deux millions ?

– Oui. Expliquez-moi votre plan.

– Non, pas la peine. J’ai mes moyens à moi, et je trouve inutilede les divulguer d’avance. L’essentiel, c’est votre évasion,n’est-ce pas ? et la fin des dangers que vous courez ? Detout cela je réponds.

– Qui m’assure ? …

– Vous me payerez moitié comptant, moitié au terme del’entreprise. Reste la question du passeport. Elle est secondairepour moi. Encore faut-il en établir un. Sous quel nom ?

– Celui que vous voudrez.

Le docteur prit un papier pour inscrire le signalement, et touten observant son interlocuteur et murmurant : cheveux gris… figureimberbe… lunettes jaunes… il demanda :

– Mais vous… qui me garantit l’indispensable paiement ?… Jeveux des billets de banque… de vrais, d’authentiques billets debanque…

– Vous les aurez.

Où sont-ils ?

– Dans une cachette inaccessible.

– Précisez.

– Je peux le faire. Alors même que je vous aurais indiquél’emplacement général, vous ne trouveriez pas.

– Alors ?

– C’est Grégoire qui en avait la garde. Il y a quatre millions…Ils sont dans la péniche. Nous irons ensemble et je vous compteraile premier million.

Le docteur frappa la table.

– Hein ? Qu’avez-vous dit ?

– Je dis que ces millions sont dans la péniche.

– La péniche qui est amarrée près du chantier Berthou, et danslaquelle Mme Mosgranem a été égorgée ?

– Oui, j’ai caché là quatre millions. L’un d’eux vous seraremis.

Le docteur hocha la tête et déclara :

– Non, je n’accepte pas cet argent-là en paiement !

– Pourquoi ? Vous êtes fou.

Pourquoi ? Parce qu’on ne se paye pas avec ce qui vousappartient déjà.

– Qu’est-ce que vous dites ? s’écria Siméon aveceffarement.

– Ces quatre millions m’appartiennent. Par conséquent, vous nepouvez pas me les offrir.

Siméon haussa les épaules.

– Vous divaguez. Pour qu’ils vous appartiennent, il faudraitd’abord que vous les ayez.

– Bien entendu.

– Et vous les avez ?

– Je les ai.

– Quoi ? Expliquez-vous. Expliquez-vous, tout de suite,grinça Siméon hors de lui.

– Je m’explique. La cachette inaccessible consistait en quatrevieux Bottins hors d’usage. Le Bottin de Paris et celui desdépartements, chacun en deux volumes. Ces quatre volumes, creux àl’intérieur, comme évidés sous leur reliure, contenaient chacun unmillion.

– Vous mentez ! … Vous mentez !

– Ils étaient sur une tablette, dans un petit débarras à côté dela cabine.

– Et après ? Après ?

– Après ? Eh bien, ils sont ici.

– Ici ?

– Sur cette tablette, devant vos yeux. Alors, dans cesconditions, n’est-ce pas, étant déjà légitime possesseur, je nepuis accepter…

– Voleur ! Voleur ! cria Siméon, qui tremblait de rageet lui montrait le poing. Vous n’êtes qu’un voleur, et je vousferai rendre gorge… Ah ! le bandit…

Très calme, le docteur Géradec sourit et leva la main en manièrede protestation.

– Voilà de bien grands mots, et combien injustes ! Oui, jele répète, combien injustes ! Vous rappellerai-je que votremaîtresse, Mme Mosgranem, m’honorait de ses bontés ? Un jour,ou plutôt un matin, elle me dit, après un moment d’expansion : «Mon ami – elle m’appelait son ami et, en ces moments-là, voulaitbien me tutoyer – mon ami, quand je mourrai – elle avait de sombrespressentiments – quand je mourrai, tout ce qui se trouvera dans monappartement, je te le lègue. » Son appartement, à la minute de samort, c’était la péniche en question. Lui ferai-je l’injure de nepas obéir à une volonté aussi sacrée ?

Le vieux Siméon n’écoutait pas. Une idée infernale s’éveillaiten lui, et il se dressait vers le docteur dans un geste d’attentionéperdue.

Le docteur lui dit :

– Nous gaspillons un temps précieux, cher monsieur, quedécidez-vous ?

Il jouait avec la feuille où il avait inscrit les renseignementsnécessaires au passeport. Siméon s’avança vers lui sans un mot. Àla fin le vieillard chuchota :

– Cette feuille, donnez-la moi… Je veux voir comment vous avezétabli mon passeport… et sous quel nom…

Il arracha le papier, le parcourut des yeux et, soudain, bonditen arrière.

– Quel nom avez-vous mis ? Quel nom avez-vous mis ? Dequel droit me donnez-vous ce nom ? Pourquoi ?Pourquoi ?

– Mais vous m’avez dit d’inscrire un nom à mon gré.

– Mais celui-ci ? celui-ci ?… Pourquoi avez-vousinscrit celui-ci ?

– Ma foi, je ne sais pas… Une idée comme une autre. Je nepouvais pas mettre Siméon Diodokis, n’est-ce pas, puisque vous nevous appelez pas ainsi… Je ne pouvais pas mettre non plus ArmandBelval, puisque vous ne vous appelez pas ainsi non plus. Alors,j’ai mis ce nom-là.

– Mais pourquoi ce nom-là justement ?

– Dame, parce que c’est votre nom véritable.

Le vieillard eut un mouvement d’épouvante, et tout bas, de plusen plus courbé sur le docteur, il dit en frissonnant

– Un seul homme… un seul homme était capable de deviner…

Un long silence encore. Puis le docteur ricana :

– Je crois, en effet, qu’un seul homme en était capable. Mettonsdonc que je sois ce seul homme.

– Un seul, continua l’autre, auquel la respiration semblaitmanquer à nouveau… un seul aussi pouvait trouver la cachette desquatre millions, comme vous l’avez trouvée, en quelquessecondes…

Le docteur ne répondit pas. Il souriait et sa figure sedécontractait peu à peu.

On eût dit que Siméon n’osait pas prononcer le nom redoutablequi lui montait aux lèvres. Il courbait la tête. Il était commel’esclave devant le maître. Quelque chose de formidable, dont ilavait déjà senti le poids au cours de la lutte, l’écrasait. L’hommequ’il avait en face de lui prenait, dans son esprit, desproportions de géant qui pouvait, d’un mot, le supprimer, d’ungeste l’anéantir. Et un seul homme avait cette taille hors desmesures humaines.

À la fin, il murmura avec une terreur indicible :

– Arsène Lupin… Arsène Lupin…

– Tu l’as dit, bouffi, s’écria le docteur en se levant.

Il laissa tomber son monocle. Il sortit de sa poche une petiteboîte qui contenait de la pommade, se barbouilla le visage aveccette pommade, se lava dans une cuvette d’eau que renfermait unplacard, et reparut, le teint clair, la face souriante etnarquoise, l’allure désinvolte.

– Arsène Lupin, répéta Siméon pétrifié… Arsène Lupin… Je suisperdu…

– Jusqu’à la gauche, vieillard stupide. Et faut-il que tu soisstupide ! Comment ! tu me connais de réputation, turessens vis-à-vis de moi la frousse intense et salutaire qu’unhonnête homme de mon envergure doit inspirer à une vieillefripouille comme toi, tu t’es imaginé que je serais assez bête pourme laisser coffrer dans ta boîte à gaz.

Lupin allait et venait, en comédien habile qui a une tirade àdébiter, qui la ponctue aux bons endroits, qui se réjouit del’effet produit, et qui s’écoute parler avec une certainecomplaisance. On sentait que, pour rien au monde, il n’eût donné saplace et abandonné son rôle.

Il poursuivit :

– Remarque bien qu’à ce moment-là, j’aurais pu te prendre par lapeau du cou et jouer tout de suite avec toi la grande scène ducinquième acte que nous sommes en train de jouer. Seulement, voilà,mon cinquième acte était un peu court, et je suis un homme dethéâtre, moi ! Tandis que, de la sorte, comme l’intérêtrebondit ! Et comme c’était amusant de voir l’idée germer dansta caboche de sous-boche ! Et combien rigolo d’aller dansl’atelier, d’attacher ma lampe électrique au bout d’une ficelle, defaire croire ainsi à ce bon Patrice que j’étais là, de sortir, etd’entendre Patrice me renier par trois fois et mettre soigneusementen prison, quoi ? ma lampe électrique !

« Tout ça, c’était du bon ouvrage, qu’en dis-tu ?… N’est-cepas ? Je te sens béant d’admiration… Et, dix minutes plustard, lorsque tu es revenu, hein ! quelle jolie scène à lacantonade ! Évidemment, je cognais bien contre la porte murée,entre l’atelier et la chambre de gauche… Seulement, vieux Siméon,je n’étais pas dans l’atelier, j’étais dans la chambre degauche ! Et le vieux Siméon ne s’est douté de rien, et il estparti tranquillement, persuadé qu’il laissait derrière lui uncondamné à mort. Un coup de maître, qu’en dis-tu ? Et jedominais tellement la situation que je n’eus même pas besoin de tesuivre jusqu’au bout. J’étais sûr, comme deux et deux font quatre,que tu allais chez ton ami, M. Amédée Vacherot, le concierge. Et defait, tu t’y rendis tout de go. »

Lupin reprit haleine, puis continua :

– Ah ! là, par exemple, tu as commis une belle imprudence,vieux Siméon, et qui m’a tiré d’embarras… J’arrive : personne dansla loge. Que faire ? Comment retrouver tes traces ?Heureusement que la Providence me protégeait. Qu’est-ce que je lissur un bout de journal ? Un numéro de téléphone tout fraisécrit au crayon. Tiens ! tiens, voilà une piste ! Jedemande ce numéro. J’obtiens la communication et, froidement,j’articule : « Monsieur, c’est moi qui ai téléphoné tout à l’heure.Seulement, si j’ai votre numéro, je n’ai pas votre adresse. » Surquoi, on me la donne, cette adresse : Docteur Géradec,boulevard de Montmorency. Alors, j’ai compris. DocteurGéradec ? C’est bien cela. Le vieux Siméon va d’abord se faireadministrer un bon tubage. Ensuite, on s’occupera du passeport, ledocteur Géradec étant un spécialiste de faux passeports.

« Oh ! oh ! le vieux Siméon voudrait donc filer ?Pas de ça Lisette ! Alors, je suis venu ici, sans m’occuper deton pauvre ami, M. Vacherot, que tu as assassiné dans quelque coinpour te débarrasser d’un accusateur possible. Et ici j’ai vu ledocteur Géradec, un homme charmant, que ses ennuis ont assagi etassoupli, et qui m’a… donné sa place pour un matin. Ça m’a coûté unpeu cher, mais, n’est-ce pas ? qui veut la fin… Bref, commeton rendez-vous n’était que pour dix heures, j’avais encore deuxbonnes heures devant moi ; j’ai donc été visiter la péniche,prendre les millions, mettre au point certaines choses. Et mevoilà ! »

Lupin s’arrêta devant le vieillard et lui dit :

– Eh bien, tu es prêt ?

Siméon, qui semblait absorbé, tressaillit.

– Prêt à quoi ? repartit Lupin, sans attendre la réponse.Mais au grand voyage. Ton passeport est en règle. Paris-Enfer.Billet simple. Train rapide. Sleeping-Cercueil. Envoiture !

Il y eut un assez long silence. Le vieillard réfléchissait et,visiblement, cherchait une issue pour échapper à l’étreinte de sonennemi. Mais les plaisanteries d’Arsène Lupin devaient le troublerprofondément, car il ne put balbutier que des syllabesconfuses.

À la fin, il fit un effort et prononça :

– Et Patrice ?

– Patrice ? répéta Lupin.

– Oui. Que va-t-il devenir ?

– Tu as une idée à ce propos ?

– J’offre sa vie en échange de la mienne.

Lupin parut stupéfait.

– Il est donc en danger de mort, selon toi ?

– Oui, et c’est pourquoi je propose le marché : sa vie contre lamienne.

Lupin se croisa les bras et prit un air indigné :

– Eh bien vrai ! tu en as du culot ! Comment, Patriceest mon ami, et tu me crois capable de l’abandonner ainsi ?Moi, Lupin, je ferais des mots plus ou moins spirituels sur ta mortimminente, tandis que mon ami Patrice serait en danger ? VieuxSiméon, tu baisses. Il est temps que tu ailles te reposer dans unmonde meilleur.

Il souleva une tenture, ouvrit une porte, et appela :

– Eh bien, mon capitaine ?

Puis, après un second appel, il continua :

– Ah ! je vois que vous avez repris connaissance, moncapitaine. Tant mieux ! Et vous n’êtes pas trop étonné de mevoir ? Non ! Ah ! surtout, je vous en prie, pas deremerciement. Ayez seulement l’obligeance de venir. Notre vieuxSiméon vous réclame. Et le vieux Siméon a droit à des égards, en cemoment.

Puis se tournant vers le vieillard, il lui dit :

– Voilà ton fils, père dénaturé.

Chapitre 8La dernière victime de Siméon

Patrice entre, la tête bandée, car le coup que lui avait assenéSiméon et le poids de la dalle avaient rouvert ses anciennesblessures. Il était très pâle et semblait souffrir beaucoup.

En voyant Siméon Diodokis, il eut un geste de colère effroyable.Pourtant il se contint. Plantés l’un en face de l’autre, les deuxhommes ne bougeaient plus, et Lupin, tout en se frottant les mains,disait à demi-voix :

– Quelle scène ! quelle scène admirable ! Est-ce dubon théâtre, cela ? Le père et le fils ! Le criminel etla victime ! Attention, l’orchestre… Un trémolo en sourdine…Que vont-ils faire ? Le fils va-t-il tuer son père, ou le pèretuer son fils ? Minute palpitante… Quel silence ! La voixdu sang seule s’exprime, et en quels termes ! Ça y est !La voix du sang a parlé, et ils vont se jeter dans les bras l’un del’autre, pour mieux s’étouffer.

Patrice avait avancé de deux pas, et le mouvement annoncé parLupin allait être accompli, les deux bras de l’officier s’ouvraientdéjà pour le combat. Mais soudain, Siméon, affaibli par lasouffrance, dominé par une volonté plus forte, s’abandonna etsupplia :

– Patrice… Patrice… que vas-tu faire ?

Il tendait les mains, il s’adressait à la pitié de sonadversaire, et celui-ci, arrêté dans son élan, fut troublé etregarda longuement cet homme à qui l’attachaient des liensmystérieux et inexpliqués.

Il prononça, les poings toujours levés :

– Coralie ! … Coralie !… Dis-moi où elle est, et tuauras la vie sauve.

Le vieux tressauta ; sa haine, fouettée par le souvenir deCoralie, pour faire du mal, retrouvait de l’énergie, et il réponditavec un rire cruel :

– Non, non… Sauver Coralie ? Non, j’aime mieux mourir. Etpuis, la cachette de Coralie, c’est celle de l’or… Non, jamais,autant mourir…

– Tue-le donc, mon capitaine, intervint don Luis, tue-le donc,puisqu’il aime mieux cela.

De nouveau l’idée du meurtre immédiat et de la vengeanceempourprait d’un flot de sang le visage de l’officier. Mais la mêmehésitation suspendit le choc.

– Non, non, fit-il à voix basse, non, je ne peux pas…

– Pourquoi donc ? insista don Luis… C’est si facile !Allons ! Tords-lui le cou comme à un poulet.

– Je ne peux pas.

– Pourquoi ? Est-ce que ça te fait quelque chose del’étrangler ? Ça te dégoûte ! Pourtant, si c’était unBoche, sur le champ de bataille…

– Oui, mais cet homme…

– Ce sont tes mains qui refusent, peut-être ? L’idéed’empoigner cette chair et de la serrer ?… Tiens, capitaine,prends mon revolver, et fais-lui sauter la cervelle.

Patrice saisit l’arme avidement et la braqua sur le vieuxSiméon. Le silence fut effrayant. Les yeux de Siméon s’étaientfermés, et des gouttes de sueur coulaient sur son visagelivide.

À la fin, le bras de l’officier s’abattit, et il articula :

– Je ne peux pas.

– Vas-y donc, ordonna don Luis impatienté.

– Non… Non…

– Mais pourquoi, encore une fois ?

– Je ne peux pas.

– Tu ne peux pas ? Veux-tu que je t’en dise la raison, moncapitaine ? Tu penses à cet homme comme si c’était tonpère.

– Peut-être, dit l’officier, tout bas… Les apparences m’obligentà le croire par moments.

– Qu’importe, si c’est une crapule et un bandit !

– Non, non, je n’ai pas le droit. Qu’il meure, mais non pas dema main, je n’ai pas le droit.

– Alors, tu renonces à te venger ?

– Ce serait abominable, ce serait monstrueux !

Don Luis s’approcha et, le frappant à l’épaule, lui ditgravement :

– Et si ce n’était pas ton père ?

Patrice le regarda. Il ne comprenait pas.

– Que voulez-vous dire ?

– Je veux dire que la certitude n’existe pas, que le doute, s’ils’appuie sur des apparences, ou même sur des présomptions, n’estfortifié d’aucune preuve. Et d’autre part, songe à ton dégoût, à tarépugnance… Car enfin, cela aussi doit être à considérer.

« Quand on est, comme toi, un monsieur propre, loyal, toutpalpitant d’honneur et de fierté, est-il admissible qu’on soit lefils d’une pareille fripouille ? Réfléchis à cela, Patrice.»

Il fit une pause et répéta :

– Réfléchis à cela, Patrice… et aussi à une autre chose qui a savaleur, je te le jure.

– Quelle chose ? demanda Patrice, qui le contemplaitéperdument.

Don Luis prononça :

– Quel que soit mon passé, quoi que tu puisses penser de moi, tume reconnais bien, n’est-ce pas, une certaine conscience ? Tusais bien que ma conduite, en toute cette affaire, n’a jamais étéinfluencée que par des motifs que je puis avouer hautement,n’est-ce pas ?

– Oui, oui, déclara Patrice Belval avec force.

– Eh bien, alors, mon capitaine, crois-tu donc que je tepousserais à tuer cet homme si c’était ton père ?

Patrice semblait hors de lui.

– Vous avez, j’en suis sûr, une certitude… Oh ! je vous enprie…

Don Luis continua :

– Crois-tu donc que je te dirais même de le haïr, si c’était tonpère ?

– Oh ! fit Patrice, ce n’est donc pas mon père ?

– Non, non, s’écria don Luis, avec une conviction irrésistibleet une ardeur croissante. Non, mille fois non ! Mais,observe-le ! Vois cette tête de chenapan ! Tous lescrimes et tous les vices sont inscrits sur ce visage de brute. Danscette aventure, depuis le premier jour jusqu’au dernier, il n’y apas un forfait qui ne soit son œuvre… pas un, tu entends. Nousn’avons pas été en face de deux criminels comme on l’a cru, il n’ya pas eu Essarès pour commencer la besogne infernale, et le vieuxSiméon pour l’achever. Il n’y a qu’un criminel, un seul,comprends-tu, Patrice ? Le même bandit qui, devant nous, pourainsi dire, tuait Ya-Bon, tuait le concierge Vacherot, tuait sapropre complice, le même bandit avait commencé sa besogne sinistrebien auparavant, et tuait déjà ceux qui le gênaient. Et parmiceux-ci, il en a tué un que tu connaissais, Patrice, il en a tué undont tu n’es que la chair et le sang.

– Qui ? De qui parlez-vous ? demanda Patrice avecégarement.

– De celui dont tu entendais, par le téléphone, les crisd’agonie ; de celui qui t’appelait Patrice et qui ne vivaitque pour toi : Il l’a tué, celui-là ! Et celui-là, c’était tonpère, Patrice ! C’était Armand Belval ! Comprends-tu,maintenant ?

Patrice ne comprenait pas. Les paroles de don Luis tombaientdans les ténèbres, sans qu’aucune d’elles fît jaillir la moindrelumière. Pourtant, une chose formidable s’imposait à son esprit, etil balbutia :

– J’ai entendu la voix de mon père… C’est donc lui quim’appelait ?

– C’était ton père, Patrice.

– Et l’homme qui le tuait ?…

– C’était celui-ci, fit don Luis en désignant le vieillard.

Siméon demeurait immobile, les yeux hagards, comme un misérablequi attend l’arrêt de mort. Patrice ne le quittait pas des yeux, etdes frissons de rage le secouaient.

Et cependant une certaine joie se dégageait peu à peu dudésordre de ses sentiments, grandissait en lui, et occupait toutesa pensée. Cet homme immonde n’était pas son père. Son père étaitmort, il aimait mieux cela. Il respirait mieux. Il pouvait releverla tête et haïr en toute liberté, d’une haine juste et sainte.

– Qui es-tu ? Qui es-tu ?

Et s’adressant à don Luis :

– Son nom ?… Je vous en supplie… Je veux savoir son nom,avant de l’écraser.

– Son nom ? fit don Luis. Son nom ? Comment ne l’as-tupas deviné déjà ? Il est vrai que, moi-même, j’ai longtempscherché et, cependant, c’était la seule hypothèse admissible.

– Mais quelle hypothèse ? Quelle idée ? s’écriaPatrice exaspéré.

– Tu veux le savoir ?…

– Ah ! je vous en conjure ! J’ai hâte de l’abattre,mais je veux d’abord connaître son nom.

– Eh bien…

Il y eut un silence entre les deux hommes. Ils se regardaient,debout l’un contre l’autre.

Mais don Luis eut l’impression, sans doute, qu’il fallait encoredifférer le moment de la révélation, car il reprit :

– Tu n’es pas encore prêt à la vérité, Patrice, et je veuxcependant que, quand tu l’entendras, elle ne suscite en toi aucuneobjection. Vois-tu, Patrice, et ne crois pas que je plaisante, ilen est, dans la vie, comme dans l’art dramatique, où ce qu’onappelle le coup de théâtre manque son effet s’il n’est pas préparé.Je ne cherche pas à en faire un effet, mais à t’imposer uneconviction totale, irrésistible, au sujet de cet homme, qui n’estpas ton père, comme tu l’admets maintenant, mais qui n’est pas nonplus Siméon Diodokis, bien qu’il ait pris l’apparence, lesignalement, l’identité, la vie elle-même de Siméon Diodokis.

« Commences-tu à comprendre ? Dois-je te répéter ma phrasede tout à l’heure : « Nous n’avons pas été, au cours de cette lutte,en face de deux criminels. Il n’y a pas eu Essarès pour commencerla besogne infernale, et celui qui s’est fait appeler le vieuxSiméon pour l’achever. » Il n’y a eu, il n’y a qu’un criminel,toujours vivant, depuis le début, toujours agissant, supprimantceux qui le gênent, et au besoin se revêtant de leur personnalité,et poursuivant sous leur apparence l’œuvre maudite…Comprends-tu ? Dois-je te nommer celui qui fut l’âme même decette affaire colossale, celui qui monta l’intrigue, et qui la fitévoluer vers un but favorable, malgré tous les obstacles et malgréla guerre acharnée que ses complices lui déclarèrent ? Remonteplus haut que ce que tu as vu de tes propres yeux, Patrice.

« N’interroge pas seulement tes souvenirs, même ceux du premierjour. Interroge les souvenirs des autres, et tout ce que Coraliet’a raconté du passé. Quel est l’unique persécuteur, l’uniquebandit, l’unique assassin, l’unique génie de tout le mal qui futfait à ton père et à la mère de Coralie, à Coralie, au colonelFakhi, à Grégoire, à Ya-Bon, à Vacherot, à tous, Patrice, à tousceux qui furent mêlés à la tragique aventure ? Allons, allons,je sens que tu devines presque. Si la vérité ne t’apparaît pasencore, son fantôme invisible rôde autour de toi. Le nom de cethomme germe en ton cerveau. Son âme hideuse se dégage des ténèbres,sa véritable personnalité prend corps, son masque tombe. Et tu asdevant toi le criminel lui-même, c’est-à-dire… »

Qui prononça le nom redoutable ? Fût-ce don Luis, avectoute l’ardeur de sa certitude ? Fût-ce Patrice, avecl’hésitation et l’étonnement d’une conviction naissante ?Pourtant l’officier, dès que les quatre syllabes eurent retentidans le silence solennel, l’officier n’eut pas un moment de doute.Pas une seconde même, il ne chercha à comprendre par quel prodigeune telle révélation pouvait être l’expression toute simple de lavérité. Instantanément, il l’admit, cette vérité, commeincontestable et prouvée par les faits les plus évidents. Et ilrépéta à diverses reprises ce nom auquel il n’avait jamais pensé,et qui donnait l’explication à la fois la plus logique et la plusextraordinaire du problème le plus incompréhensible.

– Essarès bey… Essarès bey…

– Essarès bey, redit don Luis, Essarès bey, l’homme qui a tuéton père, et qui l’a tué, pourrait-on dire, deux fois, jadis dansle pavillon, lui enlevant tout bonheur et toute raison de vivre etil y a quelques jours dans la bibliothèque, alors qu’Armand Belval,ton père, était en train de te téléphoner, Essarès bey, l’homme quia tué la mère de Coralie et qui a enseveli Coralie dans une tombeintrouvable.

Cette fois le meurtre fut décidé. Les yeux de l’officierexprimèrent une résolution indomptable. Il fallait que l’assassinde son père, que l’assassin de Coralie mourût sur-le-champ. Ledevoir était clair et précis. L’épouvantable Essarès devait mourirpar la main même du fils et du fiancé.

– Fais ta prière, dit-il froidement. Dans dix secondes, tu serasmort.

Il les compta, ces secondes, et à la dixième il allait tirer,lorsque l’ennemi eut un sursaut d’énergie folle, qui prouvait que,sous l’apparence du vieux Siméon, il y avait bien un homme encorejeune et encore vigoureux. Et il s’écria avec une violence inouïe,qui fit hésiter Patrice :

– Eh bien oui, tue-moi !… Oui, que ce soit fini !… Jesuis vaincu… j’accepte la défaite. Mais c’est une victoire, puisqueCoralie est morte et que mon or est sauvé !… Je meurs, maispersonne ne les aura, ni l’un ni l’autre… ni celle que j’aime, nicet or qui fut ma vie. Ah ! Patrice, Patrice, la femme quenous aimions tous deux à la folie, elle n’existe plus… ou bien elleagonise sans qu’il soit possible maintenant de la sauver. Si je nel’ai pas, tu ne l’auras pas non plus, Patrice. Ma vengeance a faitson œuvre. Coralie est perdue ! Coralie est perdue !

Il hurlait et balbutiait à la fois, recouvrant une forcesauvage. En face de lui, Patrice le dominait, prêt à l’acte, maisattendant encore, afin d’écouter les mots terribles qui letorturaient.

– Elle est perdue, Patrice, continua l’ennemi avec unredoublement de violence… Perdue ! Rien à faire ! Et tune retrouveras même pas son cadavre dans les entrailles de la terreoù je l’ai enfouie avec les sacs d’or. Sous la dallemortuaire ? Non, non, pas si bête ! Non, Patrice, tu nela retrouveras jamais. L’or l’étouffe. Elle est morte !Coralie est morte ! Ah ! quelle volupté, de te jeter ça àla face ! Comme tu dois souffrir, Patrice ! Coralie estmorte ! Coralie est morte !

– Crie pas si fort. Tu vas la réveiller, dit don Luis Perennaavec calme.

Il avait tiré une cigarette d’une boîte en métal qui se trouvaitsur le bureau et il l’allumait, à bouffées égales qui s’en allaienten tourbillons. Et il paraissait avoir dit la petite phrase commeun avertissement banal que l’on donne sans presque y songer.

Une sorte de stupeur cependant avait suivi l’étrange petitephrase imprévue, une stupeur qui paralysait les deux adversaires.Patrice laissa tomber le bras. Siméon eut une défaillance ets’écroula dans un fauteuil. Tous deux, sachant de quoi Lupin étaitcapable, comprenaient ce qu’il avait voulu dire.

Mais il fallait à Patrice autre chose que des mots obscurs quipouvaient aussi bien passer pour une boutade. Il lui fallait unecertitude. La voix entrecoupée, il demanda :

– Que dites-vous ? On va la réveiller ?

– Dame ! fit don Luis, quand on crie trop fort, on réveilleles gens !

– Elle est donc vivante ?

– On ne réveille pas les morts, quoi qu’on en dise. On neréveille que les vivants.

– Coralie est vivante ! Coralie est vivante ! répétaPatrice avec une sorte d’ivresse qui le transfigurait. Est-cepossible ? Mais alors, elle serait là ? Oh ! je vousen supplie, affirmez-le-moi, que j’entende votre serment… Et puisnon, ce n’est pas vrai, n’est-ce pas ? Je ne puis croire… Vousavez voulu rire…

Don Luis répliqua :

– Je vous dirai, mon capitaine, ce que je disais tout à l’heureà ce misérable. « Vous admettez donc la possibilité que j’abandonnemon œuvre avant de l’avoir achevée ? » Vous me connaissez mal.Ce que j’entreprends, mon capitaine, je le réussis. C’est unehabitude. Et j’y tiens d’autant plus que je la trouve bonne. Ainsidonc…

Il se dirigea vers un des côtés de la pièce. Symétriquement à lapremière tenture qui cachait la porte où Patrice était entréquelques instants auparavant, il y en avait une autre qu’il soulevaet qui cachait une seconde porte.

Patrice Belval disait, d’une voix inintelligible :

– Non, non, elle n’est pas là… je ne peux pas le croire… Ceserait une trop grande déception… Jurez-moi…

– Je n’ai rien à vous jurer, mon capitaine. Vous n’avez qu’àouvrir les yeux. Bigre ! en voilà une tenue pour un officierfrançais ! Vous êtes blême ! Mais oui, c’est elle, c’estmaman Coralie. Elle dort sur ce lit, soignée par deux gardes. Aucundanger d’ailleurs. Pas de blessure. Un peu de fièvre seulement, etune lassitude extrême. Pauvre maman Coralie, je ne l’aurai jamaisvue que dans cet état d’épuisement et de torpeur.

Patrice s’était avancé, débordant de joie. Don Luisl’arrêta.

– Assez, mon capitaine, n’allez pas plus loin. Si je l’airamenée ici au lieu de la transporter chez elle, c’est que j’ai crunécessaire de la changer de milieu et d’atmosphère. Plus d’émotion.Elle a eu sa part, et vous risqueriez de tout gâter en vousmontrant.

– Vous avez raison, dit Patrice, mais vous êtes biensûr ?…

– Qu’elle est vivante ? fit don Luis, en riant. Comme vouset moi, et toute prête à vous donner le bonheur que vous méritez ets’appeler Mme Patrice Belval. Un peu de patience seulement. Etpuis, ne l’oubliez pas, il y a encore un obstacle à surmonter, moncapitaine, car, enfin, quoi, elle est mariée…

Il ferma la porte et ramena Patrice devant Essarès bey.

– Voilà l’obstacle, mon capitaine. Êtes-vous résolu, cettefois ? Entre maman Coralie et vous, il y a encore cemisérable. Qu’allez-vous en faire ?

Essarès, lui n’avait même pas regardé dans la chambre voisine,comme s’il avait su que la parole de don Luis Perenna ne pouvaitpas être mise en doute. Courbé, sans force, impuissant, ilgrelottait sur son fauteuil.

Don Luis l’interpella :

– Dis donc, chéri, tu n’as pas l’air à ton aise. Qu’est-ce quite chiffonne ? Tu as peur, peut-être ? Pourquoi ? Jete promets que nous ne ferons rien sans nous mettre d’accord aupréalable et sans que nous soyons tous trois du même avis. Cela tedéride, hein ! cette idée ! On va te juger à nous trois.Et tout de suite. Le capitaine Patrice Belval, don Luis Perenna etle vieux Siméon se constituent en tribunal. Les débats sontouverts. Personne ne prend la parole pour défendre le sieur Essarèsbey ? Personne. Le sieur Essarès bey est condamné à mort. Pasde circonstances atténuantes. Pas de pourvoi en cassation. Pas derecours en grâce. Pas de sursis. L’exécution immédiate.Adjugé !

Il frappa sur l’épaule de l’homme et lui dit :

– Tu vois, ça ne traîne pas. À l’unanimité, hein ! voilà unverdict satisfaisant, et qui met tout le monde de bonne humeur.Reste à trouver le genre de mort ? Ton avis ? Un coup derevolver ? Entendu. C’est propre et rapide. Capitaine Belval,à vous la capsule. Le carton est à sa place et voici l’arme.

Patrice n’avait pas bougé. Il contemplait l’immonde individu quilui avait fait tant de mal. Une haine formidable bouillonnait enlui. Pourtant, il répondit :

– Je ne tuerai pas cet homme.

– Vous avez raison, approuva don Luis. Tout compte fait, vousavez raison et vos scrupules vous honorent. Non, vous n’avez pas ledroit de tuer cet homme, que vous savez être le mari de la femmeque vous aimez. Ce n’est pas à vous de supprimer l’obstacle. Etpuis ça vous dégoûte de tuer. Moi aussi. Cette bête-là est tropsale. Alors, mon bonhomme, il n’y a plus que toi pour nous aider àsortir de cette situation délicate.

Don Luis se tut un moment et se pencha sur Essarès. Le misérableavait-il entendu ? Vivait-il même encore ? On l’eût ditévanoui, privé de conscience.

Don Luis le secoua rudement par l’épaule. Essarès gémit :

– L’or… les sacs d’or…

– Ah ! tu penses à cela, vieux gredin ? Çat’intéresse ?

Don Luis éclata de rire.

– Tiens, oui, à propos, on oubliait d’en parler. Et tu y penses,toi, vieux gredin Ça t’intéresse ? Eh bien ! mon chéri,les sacs d’or sont dans ma poche… autant qu’une poche peut contenirdix-huit cents sacs d’or.

L’homme protesta.

– La cachette…

– Ta cachette ? Mais elle n’existe plus pour moi. Pasbesoin de t’en donner la preuve, hein ! puisque Coralie estlà ? Et comme Coralie était enfouie parmi les sacs d’or, tu entires la conclusion logique ?… Par conséquent, tu es bienfichu. La femme que tu voulais est libre et, ce qui est plusterrible, libre auprès de celui qu’elle adore et qu’elle nequittera plus. Et, d’autre part, ton trésor est découvert. Alors,c’est fini, n’est-ce pas ? Nous sommes d’accord ? Tiens,voilà le joujou libérateur.

Il lui présenta le revolver, que l’autre, machinalement, prit etbraqua sur Lupin. Mais le bras n’avait pas de force et serabattit.

– Parfait ! fit don Luis. Ta conscience se révolte, et cen’est pas contre moi que ton bras se tourne. Parfait ! Nousnous comprenons, et l’acte que tu veux accomplir rachètera tamauvaise vie, vieux bandit. Quand tout espoir est dissipé, il n’y aplus que cela qui reste : la mort. C’est le grand refuge.

Il lui saisit la main et, serrant sur la crosse les doigtsaffaiblis, il dirigea l’arme vers le visage d’Essarès.

– Allons, un peu de courage. Ce que tu as résolu de faire esttrès bien. Le capitaine et moi refusant de nous déshonorer en tetuant, tu as décidé d’agir toi-même. Nos compliments émus. Jel’avais toujours dit « Essarès n’est qu’une vieille fripouille,mais à l’heure de la mort, il finira en beauté, comme un héros, lesourire aux lèvres et la fleur à la boutonnière. » Il y a bienencore un peu de résistance, mais nous approchons du but. Encoreune fois, je te félicite. C’est chic, ta façon d’en sortir. Tu terends compte que tu es de trop sur la terre, que tu gêneraisPatrice et Coralie… Mais oui, un mari c’est toujours une entrave…Il y a la loi, les convenances… Alors, tu préfères te retirer.Brave ! Tu es un vrai gentleman ! Et comme tu asraison ! Plus d’amour et plus d’or ! Plus d’or,Essarès ! Les belles pièces luisantes que tu convoitais, aveclesquelles tu te serais confectionné une bonne existencedouillette, tout cela envolé, disparu… Non, décidément, il vautmieux disparaître, n’est-ce pas ?

Essarès résistait à peine. Était-ce une sensationd’impuissance ? Ou comprenait-il réellement que don Luis avaitraison et que sa vie ne valait plus la peine d’être vécue ?L’arme montait jusqu’à son front. Le canon toucha la tempe.

Au contact de l’acier il frissonna et gémit :

– Grâce !

– Mais non, mais non, dit don Luis, il ne faut pas que tu tefasses grâce. Et moi, je ne t’y aiderai pas ! Peut-être, si tun’avais pas tué mon pauvre Ya-Bon, peut-être aurions-nous puchercher encore un autre dénouement. Mais, vraiment, tu nem’inspires pas plus de pitié que tu n’en as pour toi-même. Tu vasmourir, tu as raison. Je ne t’en empêcherai pas.

« Et puis, ton passeport est prêt, tu as ton billet dans tapoche. Plus moyen de reculer. On t’attend là-bas. Et tu sais, il nefaut pas craindre de t’ennuyer. As-tu vu quelquefois les dessinsqui représentent l’Enfer ? Chacun a sa tombe recouverte d’unedalle énorme, et cette dalle, chacun la soulève et la soutient deson dos pour échapper aux flammes qui jaillissent au-dessous delui. Un véritable bain de feu. Tu vois, il y a de la distraction.Or, la tombe est retenue. Les flammes jaillissent. Le bain demonsieur est prêt. »

Doucement et patiemment, il avait réussi à introduire l’index dumisérable sous la crosse, de façon à le poser sur la détente.Essarès s’abandonnait. Ce n’était plus qu’une loque. La mort étaiten lui.

– Remarque bien, poursuivait don Luis, que tu es absolumentlibre. C’est à toi d’appuyer si le cœur t’en dit. Moi, cela ne meregarde pas. À aucun prix je ne voudrais t’influencer. Non, je nesuis pas là pour te suicider, mais pour te conseiller et te donnerun coup de main.

De fait, il avait lâché l’index et ne tenait plus que le bras.Mais il pesait sur Essarès de toute sa volonté et de toute sonénergie. Volonté de destruction, volonté d’anéantissement, volontéindomptable à laquelle Essarès ne pouvait se soustraire.

À chaque seconde, la mort entrait un peu plus dans le corpsinerte, dissociait les instincts, assombrissait les idées, etapportait un immense besoin de repos et d’inaction.

– Tu vois comme c’est facile. L’ivresse te monte au cerveau.C’est presque de la volupté, n’est-ce pas ? Queldébarras ! Ne plus vivre ! Ne plus souffrir ! Neplus penser à cet or que tu n’as pas et que tu ne peux plus avoir,à cette femme qui est celle d’un autre et qui va lui donner seslèvres, tout son être charmant… Tu pourrais vivre avec cetteidée ? Tu pourrais t’imaginer le bonheur infini de ces deuxamoureux ? Non, n’est-ce pas ? Alors…

Le misérable cédait peu à peu, pris de lâcheté. Il se trouvaiten face d’une de ces forces qui vous écrasent, une force de lanature, puissante comme le destin et à laquelle on est contraintd’obéir. Un vertige l’étourdissait. Il descendait dans l’abîme.

– Allons, vas-y… N’oublie pas d’ailleurs que tu es déjà mort unefois… Rappelle-toi… On t’a fait des funérailles en tant qu’Essarèsbey, on t’a enterré, mon bonhomme. Par conséquent, tu ne peuxreparaître en ce monde que pour appartenir à la justice. Et, bienentendu, je suis là pour la diriger, au besoin, la justice. Alors,c’est la prison, c’est l’échafaud. L’échafaud, mon vieux…Hein ? L’aube glaciale… Le couperet…

C’était fini. Essarès s’enfonçait dans les ténèbres. Les chosestourbillonnaient autour de lui. La volonté de don Luis le pénétraitet l’anéantissait.

Un moment, il se tourna vers Patrice et tenta de l’implorer.

Mais Patrice persistait dans son attitude impassible. Les brascroisés, il regardait sans pitié l’assassin de son père. Lechâtiment était mérité. Il n’y avait qu’à laisser faire le destin.Patrice Belval ne s’interposa pas.

– Allons, vas-y… Ce n’est rien, et c’est le grand repos !Comme c’est bon déjà ! Oublier ! … Ne plus lutter !… Pense à ton or que tu as perdu… Trois cents millions à l’eau… EtCoralie perdue aussi. La mère comme la fille, tu n’auras eu nil’une ni l’autre. En ce cas, la vie n’est qu’une duperie. Autants’évader. Allons, un petit effort, un petit geste…

Ce petit geste, le bandit l’accomplit. Inconsciemment, il pressasur la détente. Le coup partit. Et il s’effondra en avant, à genouxsur le parquet.

Don Luis avait dû faire un saut de côté pour n’être paséclaboussé par le sang qui gicla de la tête fracassée. Il prononça:

– Bigre ! du sang de cette fripouille, ça m’aurait portémalheur. Mais, mon Dieu, quelle fripouille ! Je croisdécidément que j’ai fait une bonne action de plus dans ma vie, etque ce suicide me donne droit à une place au Paradis. Oh ! jene suis pas exigeant… un modeste strapontin dans l’ombre. Mais j’yai droit. Qu’en dis-tu, mon capitaine ?

Chapitre 9Que la lumière soit !

Le soir de ce même jour, Patrice faisait les cent pas sur lequai de Passy. Il était près de six heures. De temps à autre, untramway passait, ou quelque camion. Très peu de promeneurs, Patricese trouvait à peu près seul.

Il n’avait pas revu don Luis Perenna depuis le matin. Il avaitsimplement reçu un mot par lequel don Luis le priait de fairetransporter Ya-Bon à l’hôtel Essarès et de se rendre ensuiteau-dessus du chantier Berthou.

L’heure du rendez-vous approchait, et Patrice se réjouissait decette entrevue, où toute la vérité allait enfin lui être révélée.Cette vérité, il la devinait en partie, mais que de ténèbresencore ! Que de problèmes insolubles ! Le drame étaitfini. Le rideau tombait sur la mort du bandit. Tout allait bien. Iln’y avait plus rien à redouter, plus de pièges à craindre. Leformidable ennemi était abattu. Mais avec quelle anxiété intensePatrice Belval attendait le moment où, sur ce drame, la lumière sedéverserait à flots !

« Quelques paroles, se disait-il, quelques paroles de cetinvraisemblable individu qui s’appelle Lupin, et le mystère seraéclairci. Avec lui, ce sera bref. Dans une heure il doit partir.»

Et Patrice se demandait :

« Partira-t-il avec le secret de l’or ? Résoudra-t-il pourmoi le problème du triangle ? Et cet or, comment legardera-t-il pour lui ? Comment l’emportera-t-il ? »

Une automobile arrivait du Trocadéro. Elle ralentit, puiss’arrêta le long du trottoir. Ce devait être don Luis.

Mais à son grand étonnement, Patrice reconnut M. Desmalions, quiouvrait la portière et qui venait à sa rencontre, la main tendue:

– Eh bien, mon capitaine, comment ça va-t-il ? Je suisexact au rendez-vous, hein ? Mais dites donc, auriez-vous étéblessé de nouveau à la tête ?

– Oui… c’est insignifiant, répliqua Patrice. Mais de quelrendez-vous est-il question ?

– Comment ? Mais de celui que vous m’avez donné !

– Je ne vous ai pas donné de rendez-vous.

– Oh ! oh ! fit Desmalions, qu’est-ce que celasignifie ? Tenez, voici la note qu’on m’a apportée à laPréfecture. Je vous la lis : « De la part du capitaine Belval, M.Desmalions est averti que le problème du triangle est résolu. Lesdix-huit cents sacs sont à sa disposition. On le prie de vouloirbien venir à six heures, quai de Passy, avec pleins pouvoirs dugouvernement pour accepter les conditions de la remise. Il seraitutile d’amener une vingtaine d’agents solides, dont la moitiéserait postée une centaine de mètres avant la propriété Essarès, etl’autre une centaine de mètres après. » Voilà. Est-ceclair ?

– Très clair, dit Patrice, mais ceci n’est pas de moi.

– De qui est-ce donc ?

– D’un homme extraordinaire, qui a déchiffré toutes ces énigmesen se jouant, et qui, certainement, va venir lui-même vous apporterle mot.

– Son nom ?

– Je ne peux pas le dire.

– Oh ! oh ! en temps de guerre, c’est un secretdifficile à garder.

– Très facile, monsieur, fit une voix derrière M. Desmalions. Ilsuffit de bien vouloir.

M. Desmalions et Patrice se retournèrent et virent un monsieurhabillé d’un pardessus noir en forme de longue lévite, et le couencerclé d’un haut col, une manière de clergyman anglais.

– Voici l’ami dont je vous parlais, dit Patrice, qui eutcependant un peu de mal à reconnaître don Luis. Il m’a sauvé deuxfois la vie, ainsi qu’à ma fiancée. Je réponds de lui.

M. Desmalions salua, et, tout de suite, don Luis prononça avecun léger accent

– Monsieur, votre temps est précieux, le mien également, car jedois quitter Paris ce soir, et demain la France. Mes explicationsseront donc très courtes, d’autant plus courtes que vous avez suivijusqu’ici les principales péripéties du drame qui s’est dénoué cematin, et que le capitaine Belval vous mettra au courant de cellesque vous pouvez ignorer encore. D’ailleurs, avec vos qualitésprofessionnelles et votre sens très aigu de ces questions, vouséluciderez facilement les quelques points qui demeurent obscurs. Jene vous dirai donc que l’essentiel, et tout d’abord ceci : notrepauvre Ya-Bon est mort. Oui, il est mort cette nuit, en luttantvaillamment contre l’ennemi. En outre, vous trouverez trois autrescadavres, celui de Grégoire – de son vrai nom Mme Mosgranem – danscette péniche ; celui du sieur Vacherot, dans un coinquelconque d’un immeuble situé au numéro 18 de la rueGuimard ; et, enfin, dans la clinique du docteur Géradec,boulevard de Montmorency, le cadavre du sieur Siméon Diodokis.

– Le vieux Siméon ? demanda M. Desmalions, très étonné.

– Le vieux Siméon s’est tué. Le capitaine Belval vous donnerasur cet individu et sur sa véritable personnalité tous lesrenseignements possibles, et je crois que vous conclurez, commemoi, à la nécessité d’étouffer cette affaire. Mais, je le répète,passons. Tout cela, au point de vue spécial où vous vous placez, cen’est que broutilles et détails rétrospectifs. Ce qui vous occupeavant tout, et ce pour quoi vous avez bien voulu vous déranger,c’est la question de l’or, n’est-ce pas ?

– En effet.

– Parlons-en. Vous avez amené des agents ?

– Oui, mais pour quelle raison ? La cachette, alors mêmeque vous m’en aurez indiqué l’emplacement, demeurera ce qu’elleest, introuvable pour ceux qui ne la connaissent pas.

– Certes, mais le nombre de ceux qui la connaissent devenantplus grand, le secret ne pourra plus être gardé. En tout cas – etdon Luis scanda cette phrase très nettement – en tout cas, c’est làune de mes conditions.

M. Desmalions sourit.

– Vous pouvez vous rendre compte qu’elle était acceptéed’avance. Nos hommes sont à leurs postes. Et l’autrecondition ?

– Celle-ci est plus grave, monsieur, si grave que, quels quesoient les pouvoirs qui vous sont conférés, je doute qu’ils soientsuffisants.

– Parlez, nous verrons.

– Voici.

Et don Luis Perenna, d’un ton flegmatique, comme s’il eûtraconté la plus insignifiante des histoires, exposa sèchement sonincroyable proposition.

– Monsieur, il y a deux mois, grâce à mes relations en Orient,et par suite des influences dont je dispose dans certains milieuxottomans, j’ai obtenu que la coterie qui dirige actuellement laTurquie acceptât l’idée d’une paix séparée. Il s’agissait toutsimplement de quelques centaines de millions à distribuer. L’offre,que je fis transmettre aux Alliés, fut rejetée, non certes pour desraisons financières, mais pour des raisons politiques qu’il nem’appartient pas de juger. Ce petit échec diplomatique, je ne veuxplus le subir. J’ai manqué ma première négociation. Je ne manqueraipas la seconde. C’est pourquoi je prends mes précautions.

Il fit une pause, que M. Desmalions, absolument déconcerté,n’interrompit pas. Puis il reprit, et sa voix eut un accent un peuplus solennel :

– Il y a en ce moment, avril 1915, vous ne l’ignorez pas, despourparlers entre les Alliés et la dernière des grandes puissanceseuropéennes qui soit restée neutre. Ces pourparlers sont sur lepoint d’aboutir et aboutiront parce que les destinées de cettepuissance l’exigent et que le peuple entier est soulevéd’enthousiasme.

« Au nombre des questions agitées, il en est une qui faitl’objet d’une certaine divergence de vues, c’est la questiond’argent. Cette puissance nous demande un prêt de trois centsmillions d’or, tout en laissant entendre d’ailleurs qu’un refus denotre part ne changerait rien à une décision qui est d’ores et déjàarrêtée irrévocablement. Eh bien, ces trois cents millions d’or, jeles ai, j’en suis le maître, et j’en dispose en faveur de nos amisnouveaux. Telle est ma dernière, et en réalité mon uniquecondition. »

M. Desmalions semblait abasourdi. Qu’est-ce que tout celasignifiait ? Quel était ce personnage ahurissant quiparaissait jongler avec les problèmes les plus graves et disposerde solutions personnelles pour la fin du grand conflitmondial ?

Il répliqua :

– Mais enfin, monsieur, ce sont là des affaires tout à fait endehors de nous, et qui doivent être examinées et traitées pard’autres que nous.

– Chacun a le droit d’utiliser son argent à sa guise.

M. Desmalions eut un geste désolé.

– Voyons, réfléchissez, monsieur, vous avez dit vous-même quecette puissance ne présentait la question que comme secondaire.

– Oui, mais le fait seul de la discuter retardera l’accord dequelques jours.

– Eh bien, on n’en est pas à quelques jours près !

– On n’en est à quelques heures près, monsieur.

– Mais enfin, pourquoi ?

– Pour une raison que vous ignorez, monsieur, et que tout lemonde ignore ici… sauf moi, et quelques personnes à cinq centslieues d’ici.

– Laquelle ?

– Les Russes n’ont plus de munitions.

M. Desmalions haussa les épaules, impatienté. Que venait fairecette histoire, ce conte à dormir debout ?

– Les Russes n’ont plus de munitions, répéta don Luis. Or, il selivre là-bas une bataille formidable qui, dans quelques heures sansdoute, aura son dénouement. Le front russe sera percé, et lesarmées russes reculeront, reculeront… jusqu’où ? Évidemment,cette éventualité… certaine, inévitable, ne peut influer en riensur les volontés de la grande puissance dont nous parlons. Maisnéanmoins, il y a chez elle tout un parti neutraliste acharné,violent. Quelle arme on lui laisse prendre en reculantl’accord ! Dans quel embarras vous mettez ceux qui dirigent etqui préparent la guerre ! Ce serait là une fauteimpardonnable. Je veux l’éviter à mon pays. C’est pourquoi j’aiposé cette condition.

M. Desmalions était tout déconfit. Il gesticulait. Il hochait latête. Il marmottait :

– C’est impossible. Jamais une pareille condition ne seraacceptée. Il faut du temps… des négociations…

– Il faut cinq minutes… six tout au plus.

– Mais, voyons, monsieur, vous parlez de choses…

– De choses que je connais mieux que personne, d’une situationtrès claire, d’un danger très réel et qui peut être conjuré en unclin d’œil.

– Mais, c’est impossible, monsieur, impossible ! Nous nousheurtons à des difficultés…

– Lesquelles ?

– Mais, s’écria M. Desmalions, à des difficultés de toutessortes, et à mille obstacles insurmontables…

Quelqu’un lui posa la main sur le bras, quelqu’un qui s’étaitapproché depuis un moment et qui avait écouté le petit discours dedon Luis. Ce quelqu’un était descendu de l’automobile quistationnait plus loin, et, à la grande surprise de Patrice, saprésence n’avait suscité aucune opposition, ni chez M. Desmalions,ni chez don Luis Perenna.

C’était un homme assez vieux, de figure énergique ettourmentée.

Il dit :

– Mon cher Desmalions, je crois que vous envisagez la questionsous un jour qui n’est pas le vrai.

– C’est mon avis, monsieur le Président, dit don Luis.

– Ah ! vous me connaissez, monsieur, dit le nouveauvenu.

– M. le ministre Valenglay, n’est-ce pas, monsieur lePrésident ? J’ai eu l’honneur d’être reçu par vous, il y aquelques années, alors que vous étiez président du Conseil.

– Oui, en effet !… je croyais bien me souvenir… quoique jene pourrais préciser…[2]

– Ne cherchez pas, monsieur le Président. Le passé n’a pasd’intérêt. Ce qui importe, c’est que vous soyez de mon avis.

– Je ne sais pas si je suis de votre avis, mais j’estime quecela ne signifie rien. Et c’est ce que je vous disais, mon cherDesmalions. Il ne s’agit pas de savoir si vous devez discuter lespropositions de monsieur. En l’occurrence, il n’y a pas de marché.Dans un marché, chacun apporte quelque chose. Nous, nousn’apportons absolument rien… tandis que monsieur apporte tout, etil nous déclare : « Voulez-vous trois cents millions d’or ? Sioui, voici ce que vous ferez. Si non, bonsoir. » Telle est lasituation exacte, n’est-ce pas, Desmalions ?

– Oui, monsieur le Président.

– Eh bien, pouvez-vous vous passer de monsieur ?Pouvez-vous, sans monsieur, trouver la cachette de l’or ?Remarquez qu’il vous fait la partie belle, puisqu’il vous amène surle terrain même et qu’il vous indique presque l’emplacement. Est-cesuffisant ? Espérez-vous découvrir le secret que vous cherchezdepuis des semaines, depuis des mois ?

M. Desmalions fut très franc. Il n’eut pas une hésitation.

– Non, monsieur le Président, dit-il nettement, je ne l’espèreplus.

– Alors ?…

Et se retournant vers don Luis, Valenglay demanda :

– Et vous, monsieur, c’est votre dernier mot ?

– Mon dernier mot !

– Si nous refusons… bonsoir ?

Vous avez dit l’expression juste, monsieur le Président.

– Et si nous acceptons, la remise de l’or seraimmédiate ?

– Immédiate.

– Nous acceptons.

Ce fut catégorique. L’ancien président du Conseil avaitaccompagné son affirmation d’un petit geste sec qui en soulignaittoute la valeur.

Il reprit, après une légère pause :

– Nous acceptons. Ce soir même la communication sera faite àl’ambassadeur.

– Vous m’en donnez votre parole, monsieur lePrésident ?

– Je vous en donne ma parole.

– En ce cas, nous sommes d’accord.

– Nous sommes d’accord. Parlez.

Toutes ces phrases avaient été échangées rapidement. Il n’yavait pas cinq minutes que l’ancien président du Conseil étaitentré en scène. Il ne restait plus à don Luis qu’à tenir sapromesse. Plus d’échappatoire possible. Plus de mots. Des faits.Des preuves.

Vraiment, l’instant fut solennel. Les quatre hommes se tenaientles uns près des autres, comme des promeneurs qui se sontrencontrés et qui bavardent un moment. Valenglay, appuyé d’un brassur le parapet qui domine le contre-quai, tourné vers la Seine,levait et abaissait sa canne au-dessus du tas de sable. Patrice etM. Desmalions se taisaient, le visage un peu crispé.

Don Luis se mit à rire.

– Ne comptez pas trop, monsieur le Président, que je vais fairesurgir de l’or à l’aide d’une baguette magique, ou vous montrer unecaverne où s’entassait le métal précieux. J’ai toujours pensé quecette expression : « Le Triangle d’or », induisait en erreur enévoquant quelque chose de mystérieux et de fabuleux. Non, selonmoi, il s’agissait simplement de l’espace où se trouvait l’or etqui avait la forme d’un triangle. Le triangle d’or, c’est cela :des sacs d’or disposés en triangle, un emplacement ayant la formed’un triangle. La réalité est donc beaucoup plus simple, et vousserez peut-être déçu, monsieur le Président !

– Je ne le serai pas, fit Valenglay, si vous me mettez en facedes dix-huit cents sacs d’or.

Don Luis insista :

– Je vous prends au mot, monsieur le Président. Votreapprobation sera complète.

– Mon approbation sera complète, absolue, totale, si vous memettez en face des sacs d’or.

– Vous êtes en face des sacs d’or, monsieur le Président.

– Comment, je suis en face !… Que voulez-vousdire ?

– Exactement ce que je dis, monsieur le Président. À moins detoucher aux sacs, il est difficile d’en être plus près que vous nel’êtes.

Malgré son empire sur lui-même, Valenglay ne dissimulait pas sasurprise.

– Cela ne signifie pas cependant que je marche sur de l’or, etqu’il suffirait de lever les pavés du trottoir ou d’abattre ceparapet ?…

– Ce seraient encore là des obstacles à écarter, monsieur lePrésident. Or, aucun obstacle ne vous sépare du but.

– Aucun obstacle ne me sépare du but ?

– Aucun, monsieur le Président, puisque vous n’avez qu’un toutpetit geste à faire pour toucher aux sacs.

– Un petit geste ! dit Valenglay qui, machinalement,répétait les paroles de don Luis.

– J’appelle un petit geste celui qu’on peut accomplir sanseffort, sans bouger presque, par exemple rien qu’en enfonçant sacanne dans une flaque d’eau… ou bien…

– Ou bien ?

– Ou bien dans un tas de sable.

Valenglay resta silencieux et impassible. Tout au plus un légerfrisson secoua-t-il ses épaules. Il ne fit pas le geste indiqué. Iln’avait pas besoin de le faire. Il avait compris.

Les autres aussi se turent, stupéfiés par la prodigieuse et sisimple vérité qui leur apparaissait soudain avec la violence d’unéclair.

Et, au milieu de ce silence que ne rompait aucune protestation,aucune marque d’incrédulité, don Luis continua de parler toutdoucement :

– Si vous aviez le moindre doute, monsieur le Président – et jevois que vous ne l’avez pas –, vous enfonceriez votre canne…oh ! pas beaucoup… cinquante centimètres au plus… et voussentiriez alors une résistance qui vous arrêterait net. Ce sont lessacs d’or. Il doit y en avoir dix-huit cents.

« Et comme vous voyez, cela ne fait pas un tas énorme. Un kilod’or monnayé – excusez ces détails techniques, ils sont nécessaires– un kilo d’or monnayé représente trois mille cent francs. Donc,ainsi que je l’ai calculé approximativement, un sac de cinquantekilos, qui renferme cent cinquante-cinq mille francs par petitsrouleaux de mille francs, est un sac de dimensions restreintes.

« Empilés les uns contre les autres, et les uns sur les autres,ces sacs représentent un volume de cinq mètres cubes environ, pasdavantage. Si vous donnez à cette masse la forme grossière d’unepyramide triangulaire, vous aurez une base dont chacun des côtéssera de trois mètres à peu près et de trois mètres cinquante entenant compte de l’espace perdu entre les piles de pièces. Commehauteur, ce mur. Recouvrez le tout d’une couche de sable, et vousaurez le tas qui est là sous vos yeux… »

Après un nouvel arrêt, don Luis reprit :

– Et qui est là depuis des mois, monsieur le Président. Nonseulement sans que ceux qui cherchaient l’or aient pu le découvrirlà-dessous, mais sans même que le hasard ait pu en révéler laprésence à personne. Pensez donc, un tas de sable ! On cherchedans une cave, on se met en quête de tout ce qui peut former unegrotte, une caverne, de tout ce qui est trou, excavation, puits,égout, souterrain. Mais un tas de sable ! Qui aurait jamaisl’idée d’ouvrir une petite fenêtre là-dedans pour voir ce qui s’ypasse ? Les chiens s’arrêtent au bord, les enfants jouent etfont des pâtés, quelque chemineau s’étend et sommeille. La pluiel’amollit, le soleil le durcit, la neige l’habille de blanc, maiscela se produit à la surface, dans la partie qui se voit. Àl’intérieur, c’est le mystère impénétrable. À l’intérieur, ce sontles ténèbres inexplorables. Il n’y a pas de cachette au monde quivaille l’intérieur d’un tas de sable exposé dans un endroit public.Celui qui a imaginé de s’en servir pour y cacher trois centsmillions d’or est un rude homme, monsieur le Président.

Valenglay avait écouté don Luis sans l’interrompre. À la fin desexplications, il hocha la tête deux ou trois fois, puis il prononça:

– Un rude homme, en effet. Mais il y a plus fort que lui,monsieur.

– Je ne crois pas.

– Si, il y a celui qui a deviné que le tas de sable abritait lestrois cents millions d’or. Celui-là est un maître, devant lequel ilfaut s’incliner.

Don Luis salua, flatté du compliment. Valenglay lui tendit lamain.

– Je ne vois pas de récompense digne du service que vous avezrendu au pays, monsieur.

– Je ne cherche pas de récompense, fit don Luis.

– Soit, monsieur, mais j’aimerais tout au moins que vous enfussiez remercié par des voix plus autorisées que la mienne.

– Est-ce bien nécessaire, monsieur le Président ?

– Indispensable. Avouerai-je aussi que je suis curieux de savoircomment vous êtes arrivé à découvrir ce secret ? Passez doncau ministère d’ici une heure.

– Tous mes regrets, monsieur le Président, mais, d’ici un quartd’heure, je serai parti.

– Mais non, mais non, vous ne pouvez pas partir ainsi, affirmaValenglay d’un ton très net.

– Et pourquoi donc, monsieur le Président ?

– Dame, parce que nous ne connaissons ni votre nom, ni votrepersonnalité.

– Cela importe si peu !

– En temps de paix, peut-être. Mais en temps de guerre, c’estune chose inacceptable !

– Bah ! monsieur le Président, on fera bien une exceptionpour moi.

– Oh ! oh ! une exception…

– Admettons que ce soit la récompense que je demande, me larefusera-t-on ?

– C’est la seule que l’on soit contraint de vous refuser. Maisd’ailleurs, vous ne la demanderez pas. Un bon citoyen comme vouscomprend les exigences auxquelles chacun doit se soumettre.

– Je comprends très bien les exigences dont vous parlez,monsieur le Président. Malheureusement…

– Malheureusement ?…

– Je n’ai pas l’habitude de m’y soumettre.

Il y avait un peu de défi dans l’intonation de don Luis.Valenglay sembla ne pas le remarquer et dit en riant :

– Mauvaise habitude, monsieur, et dont vous voudrez bien vousdépartir pour une fois. M. Desmalions vous aidera. N’est-ce pas,mon cher Desmalions, entendez-vous avec monsieur à ce propos. Auministère, dans une heure, hein ? Je compte absolument survous. Sinon… Au revoir, monsieur. Je vous attends.

Et après un salut fort aimable, tout en faisant d’allègresmoulinets avec sa canne, Valenglay s’éloigna vers l’automobile,conduit par M. Desmalions.

– À la bonne heure, ricana don Luis, voilà un typecostaud ! En un tournemain, il a accepté trois cents millionsd’or, signé un traité historique, et décrété l’arrestation d’ArsèneLupin.

– Que dites-vous ? s’écria Patrice, interloqué. Votrearrestation ?

– Ou tout au moins ma comparution, l’examen de mes papiers, toutle diable et son train.

– Mais ce serait abominable !

– C’est légal, mon cher capitaine. Donc inclinons-nous.

– Mais…

– Mon capitaine, croyez bien que quelques petits ennuis de cettesorte ne m’enlèvent rien de la satisfaction entière que j’éprouve àrendre ce grand service à mon pays. Je voulais, pendant cetteguerre, faire quelque chose pour la France et profiter largement dutemps que je pouvais lui consacrer directement durant mon séjour.C’est fait. Et puis, j’ai une autre récompense… les quatremillions. Car maman Coralie m’inspire assez d’estime pour que je nela croie pas capable de toucher à cet argent… qui lui appartient enréalité.

– Je me porte garant d’elle.

– Merci, et soyez sûr que le cadeau sera bien employé et que pasune parcelle n’en sera détournée pour d’autre but que la grandeurde mon pays et l’indispensable victoire. Donc, tout est en règle.Maintenant, j’ai encore quelques minutes à vous donner.Profitons-en. Déjà M. Desmalions rassemble ses hommes. Pour leurfaciliter la tâche et éviter un scandale, descendons sur lecontre-quai, devant le tas de sable. Là, il lui sera plus commodede me mettre la main au collet.

Ils descendirent, et tout en marchant, Patrice dit :

– Quelques minutes, je les accepte, mais je veux tout d’abordm’excuser…

– De quoi, mon capitaine ? De m’avoir trahi quelque peu, etde m’avoir enfermé dans l’atelier du pavillon ? Quevoulez-vous ! vous défendiez maman Coralie. De m’avoir crucapable de garder le trésor au jour où je le découvrirais ?Que voulez-vous ! était-il possible de supposer qu’un ArsèneLupin dédaignerait trois cents millions d’or ?

– Donc, pas d’excuses, dit Patrice en riant. Mais desremerciements.

– De quoi ? De vous avoir sauvé la vie et d’avoir sauvémaman Coralie ? Ne me remerciez pas. C’est un sport, chez moi,de sauver les gens.

Patrice prit la main de don Luis et la serra très fortement.Puis il prononça d’un ton enjoué qui cachait son émotion :

– Je ne vous remercierai donc pas. Je ne vous dirai donc pas quevous m’avez débarrassé d’un cauchemar affreux en m’apprenant que jen’étais pas le fils de ce monstre et en me dévoilant sa véritablepersonnalité. Je ne vous dirai pas non plus que je suis heureux,que la vie s’ouvre devant moi toute rayonnante, et que Coralie estlibre de m’aimer. Non, n’en parlons pas. Mais vous avouerai-je quemon bonheur est encore… comment m’exprimer ?… un peu obscur…un peu timide… Il n’y a plus de doute en moi. Mais, malgré tout, jene comprends pas bien la vérité, et tant que je ne comprendrai pas,la vérité m’inspirera quelque inquiétude. Donc parlez…expliquez-moi…, je veux savoir…

– Elle est si claire cependant, cette vérité ! s’écria donLuis. Les vérités les plus complexes sont toujours sisimples ! Voyons, vous ne comprenez pas ? Réfléchissez àla façon dont se pose le problème. Durant seize à dix-huit ans,Siméon Diodokis se conduit envers vous comme un ami parfait, dévouéjusqu’à l’abnégation, bref, comme un père. Il n’a d’autre idée, endehors de sa vengeance, que votre bonheur et celui de Coralie. Ilveut vous réunir tous les deux. Il collectionne vos photographies.Il vous suit dans toute votre existence. Il se met presque enrapport avec vous. Il vous envoie la clef du jardin et prépare uneentrevue. Et puis, soudain, changement total ! Il devientvotre ennemi acharné et ne songe qu’à vous tuer, Coralie etvous ! Qu’y a-t-il eu entre ces deux états d’âme ? Unfait, et c’est tout, ou plutôt une date, la nuit du 3 au 4 avril,et le drame qui se passa, cette nuit-là et le jour suivant, dansl’hôtel Essarès. Avant cette date, vous êtes le fils de SiméonDiodokis. Après cette date, vous êtes le plus grand ennemi deSiméon Diodokis. Cela vous ouvre les yeux, hein ? Moi, toutesmes découvertes proviennent de cette vue générale que j’ai prisedès le début sur l’affaire.

Patrice hochait la tête, sans répondre. Il comprenait, certes,et pourtant l’énigme gardait une partie de son secret.

– Asseyez-vous là, fit don Luis, sur notre fameux tas de sable,et écoutez-moi. En dix minutes, j’aurai fini.

Ils se trouvaient dans le chantier Berthou. Le jour commençait àbaisser et, de l’autre côté de la Seine, les silhouettes devenaientindécises. Au bord du quai, la péniche se balançait mollement.

Don Luis s’exprima ainsi :

– Le soir où, caché sur le balcon intérieur de la bibliothèque,vous assistiez au drame de l’hôtel Essarès, il y avait, sous vosyeux, deux hommes attachés par les complices, Essarès bey et SiméonDiodokis. Tous deux, à l’heure actuelle, sont morts. L’un étaitvotre père. Parlons de l’autre, d’Essarès bey. Ce soir-là, sasituation était critique. Après avoir drainé l’or de la France pourle compte d’une puissance orientale, évidemment dirigée parl’Allemagne, il tentait d’escamoter le reliquat du milliardrécolté. La Belle-Hélène, avertie par la pluied’étincelles, venait de s’amarrer le long du chantier Berthou. Letransbordement devait se faire, la nuit, du tas de sable dans lapéniche à moteur. Tout allait bien, lorsque, coup de théâtreimprévu, les complices, avertis par Siméon, firent irruption.

« D’où la scène de chantage, la mort du colonel Fakhi, etc. etle sieur Essarès apprenait, du même coup, que les complicesconnaissaient sa machination et son projet d’escamoter l’or, et quele colonel Fakhi avait déposé une plainte contre lui entre lesmains de la justice. Il était perdu.

Que faire ? S’enfuir ? Mais, en temps de guerre, lafuite est presque impossible. Et puis, s’enfuir, c’est abandonnerl’or, et c’est abandonner aussi Coralie, et cela jamais.Alors ? Alors, un seul moyen, disparaître. Disparaître, etcependant rester là, sur le lieu du combat, près de l’or et près deCoralie. Et la nuit arrive, et, cette nuit, il l’emploie àl’exécution de son plan. Voilà pour Essarès. Passons au secondpersonnage, à Siméon Diodokis. »

Don Luis reprit haleine. Patrice l’écoutait avidement, comme sichaque parole eût apporté sa part de lumière dans l’obscuritéétouffante.

– Celui qu’on appelait le vieux Siméon, repartit don Luis,c’est-à-dire votre père – oui, votre père, car vous n’en doutezpas, n’est-ce pas ? celui-là en était, lui aussi, au pointcritique de son existence. Armand Belval, jadis victime d’Essarèsavec la mère de Coralie, Armand Belval, votre père, touchait aubut. Il avait dénoncé et livré son ennemi, Essarès, au colonelFakhi et aux complices. Il avait réussi à vous rapprocher deCoralie. Il vous avait envoyé la clef du pavillon. Encore quelquesjours et il pouvait croire que tout se terminerait selon sesvœux.

« Mais, le lendemain matin, à son réveil, certains indices, quej’ignore, lui révélaient la menace d’un danger, et, sans doute,eut-il le pressentiment du projet qu’Essarès était en traind’élaborer. Et lui aussi se posa cette question : Que faire ?…Vous avertir, et même vous avertir sans retard, vous téléphoneraussitôt. Car le temps presse. Le péril se précise. Essarèssurveille, traque celui qu’il a choisi une seconde fois commevictime. Peut-être Siméon était-il poursuivi… Peut-être s’était-ilenfermé dans la bibliothèque… Aura-t-il la possibilité de voustéléphoner ? Serez-vous là ?

« Quoi qu’il en soit, il veut à tout prix vous avertir. Ildemande donc la communication. Il l’obtient, vous appelle, entendvotre voix, et, tandis qu’Essarès s’acharne à la porte, votre père,haletant, s’écrie :

« « Est-ce toi, Patrice ? Tu as la clef ? Et lalettre ? Non ? Mais c’est effrayant ! Alors tu nesais pas… » Et puis un cri rauque, que vous entendez au bout du fil,et puis des sons incohérents, le bruit d’une discussion. Et puis lavoix qui se colle à l’appareil, et qui balbutie, au hasard »Patrice, le médaillon d’améthyste… Patrice, j’aurais tantvoulu !… Patrice, Coralie. » Puis un grand cri… des clameursqui s’affaiblissent… Puis le silence. C’est tout. Votre père estmort, assassiné. Cette fois, Essarès bey, qui l’avait manqué jadis,dans le pavillon, se vengeait de son ancien rival. »

Don Luis s’arrêta. Sous sa parole véhémente, le drameressuscitait. Le crime se perpétrait de nouveau devant les yeux dufils.

Patrice, bouleversé, murmura :

– Mon père, mon père…

– C’était votre père, affirma don Luis. Il était sept heuresdix-neuf du matin, ainsi que vous l’avez noté. Quelques minutesaprès, avide de savoir et de comprendre, vous téléphoniez, etc’était Essarès qui vous répondait, le cadavre de votre père à sespieds.

– Ah ! le misérable. De sorte que ce cadavre, que nousn’avons pas trouvé, et que nous ne pouvions pas trouver…

– Ce cadavre, Essarès bey l’a maquillé, tout simplement,maquillé, défiguré, transformé, et c’est ainsi, mon capitaine –toute l’affaire est là – que le Siméon Diodokis, mort, est devenuEssarès bey, en attendant qu’Essarès bey, transformé en SiméonDiodokis, jouât le personnage de Siméon Diodokis.

– Oui, murmura Patrice, je vois… Je me rends compte…

Et don Luis continuait :

– Quelles relations existait-il entre les deux hommes ? Jel’ignore. Essarès savait-il auparavant que le vieux Siméon n’étaitautre que son ancien rival, l’amant de la mère de Coralie, l’hommeenfin qui avait échappé à la mort ? Savait-il que Siméon étaitvotre père, c’est-à-dire Armand Belval ? Autant de questionsqui ne seront jamais résolues, et qui, d’ailleurs, n’importentpoint. Mais, ce que je suppose, c’est que ce nouveau crime ne futpas improvisé. Je crois fermement qu’Essarès, ayant constatécertaines analogies de taille et d’allure, avait tout préparé pourprendre la place de Siméon Diodokis, au cas où les circonstancesl’obligeraient à disparaître. Et ce fut facile. Siméon Diodokisportait une perruque et n’avait point de barbe. Au contraire,Essarès était chauve et portait sa barbe. Il se rasa, écrasa àcoups de chenet la figure de Siméon, dans cet amas sanglant mêlales poils de sa barbe, habilla le cadavre avec ses propresvêtements, prit pour lui ceux de sa victime, mit la perruque, mitles lunettes et le cache-nez. La transformation était faite.

Après avoir réfléchi, Patrice objecta :

– Soit, voilà pour ce qui s’est passé à sept heures dix-neuf dumatin. Mais il s’est passé autre chose à midi vingt-trois.

– Rien…

– Cependant… cette montre qui marquait midivingt-trois ?

– Rien, vous dis-je. Seulement il fallait dépister lesrecherches. II fallait surtout éviter l’inévitable accusation qu’onaurait portée contre le nouveau Siméon.

– Quelle accusation ?

– Comment ? Mais celle d’avoir tué Essarès bey. On découvrele matin un cadavre. Qui a tué ? Les soupçons se seraientdirigés aussitôt sur Siméon. On l’eût interrogé, arrêté. Et sous lemasque de Siméon, on trouvait Essarès… Non, il lui fallait laliberté, l’aisance de ses mouvements. Pour cela, il cacha le crimetoute la matinée et fit en sorte que personne n’entrât dans labibliothèque. Par trois fois, il alla frapper à la porte de safemme, afin qu’elle pût affirmer qu’Essarès bey vivait encore aucourant de la matinée.

« Puis, quand elle sortit, il ordonna tout haut à Siméon,c’est-à-dire à lui-même, de la conduire jusqu’à l’ambulance desChamps-Élysées. Et ainsi Mme Essarès crut laisser son mari vivantet être accompagnée du vieux Siméon, tandis qu’elle laissait enréalité, dans une partie vide de la maison, le cadavre du vieuxSiméon, et qu’elle était accompagnée par son mari.

« Qu’advint-il ? Ce que le bandit avait voulu. Vers uneheure de l’après-midi, la justice, prévenue par le colonel Fakhi,arrivait et se trouvait en face d’un cadavre. Le cadavre dequi ? Il n’y eut pas à ce sujet l’ombre d’une hésitation. Lesfemmes de chambre reconnurent leur maître, et quand Mme Essarès seprésenta ce fut son mari qu’elle aperçut étendu devant la cheminéeoù on l’avait torturé la veille au soir. Le vieux Siméon,c’est-à-dire Essarès, confirma cette identité. Vous-même fûtes prisau piège. Le tour était joué. »

Patrice hocha la tête.

– Oui, c’est ainsi que les événements se sont produits, c’estbien là leur enchaînement.

– Le tour était joué, reprit don Luis. Et personne n’y vit quedu feu. N’y avait-il pas, en outre, comme preuve, cette lettreécrite de la main même d’Essarès et recueillie sur sonbureau ? Cette lettre datée du 4 avril, à midi, destinée à safemme, et où il annonce son départ ? Bien plus, le tour étaitsi bien joué que les indices mêmes qui auraient dû trahir la vériténe firent que renforcer le mensonge. Ainsi votre père portait untout petit album de photographies dans une poche intérieure de sonmaillot. Essarès n’y fit pas attention et ne lui enleva pas cemaillot. Eh bien, quand on trouva l’album, on admit tout de suitecette chose invraisemblable : Essarès bey gardait sur lui un albumcontenant les photographies de sa femme et du capitaineBelval !

« De même, quand on trouva dans la main du mort, c’est-à-diredans la main de votre père, un médaillon d’améthyste contenant vosdeux récentes photographies, et quand on y trouva aussi un papierfroissé où il était question du triangle d’or, on admit aussitôtqu’Essarès bey avait dérobé le médaillon et le document, et qu’illes tenait en sa main au moment de mourir. Tellement il était horsde doute que c’était bien Essarès bey qui avait été assassiné, quel’on avait son cadavre sous les yeux, et que l’on ne devait pluss’occuper de cette question ! Et, de la sorte, le nouveauSiméon était maître de la situation. Essarès bey est mort, viveSiméon ! »

Don Luis éclata de rire. L’aventure lui paraissait vraimentamusante, et il jouissait en artiste de tout ce qu’elle supposaitd’invention perverse et de génie malfaisant.

– Et tout de suite, poursuivit-il, Essarès, sous son masqueimpénétrable, se mit à l’œuvre. Le jour même il écoutait à traversla fenêtre entrebâillée votre conversation avec maman Coralie, et,saisi de rage en vous voyant penché sur elle, il tirait un coup derevolver. Puis, ce nouveau crime n’ayant pas réussi, il s’enfuyaitet jouait toute une comédie auprès de la petite porte du jardin,criant à l’assassin, jetant la clef par-dessus le mur afin dedonner une fausse piste, et se laissant tomber à moitié mort, commeétranglé par l’ennemi qui, soi-disant, avait tiré le coup derevolver. Comédie qui se terminait par la simulation de lafolie.

– Mais dans quel but, cette folie ?

– Dans quel but ? Pour qu’on le laissât tranquille, pourqu’on ne l’interrogeât pas, pour qu’on ne se méfiât pas de lui.Fou, il pouvait se taire et rester à l’écart. Sinon, aux premièresparoles, Mme Essarès aurait reconnu sa voix, si parfaitement qu’ilen eût dissimulé l’intonation.

« Désormais, il est fou. C’est un être irresponsable. Il va etvient à sa guise : c’est un fou ! Et sa folie est une chosetellement admise qu’il vous conduit pour ainsi dire par la mainvers ses anciens complices, et que vous les faites arrêter, sansvous demander un instant si ce fou n’agit pas avec la plus clairevision de ses intérêts. C’est un fou, un pauvre fou, un fouinoffensif, et ne laisse-t-on pas le champ libre à ces êtresdisgraciés !

« Dès lors, il n’a plus qu’à lutter contre ses deux derniersadversaires, maman Coralie et vous, mon capitaine. Et cela lui estfacile. Je suppose qu’il a eu entre les mains un journal tenu parvotre père. En tout cas, il a connaissance chaque jour de celui quevous tenez, vous. Par là, il apprend toute l’histoire des tombes,et il sait que, le 14 avril, maman Coralie et vous, irez tous deuxen pèlerinage à cette tombe. Il vous pousse d’ailleurs par sesmachinations à vous y rendre. Car son plan est fait. Il préparecontre le fils et contre la fille, contre le Patrice et contre laCoralie d’aujourd’hui, le coup qu’il a préparé jadis contre le pèreet contre la mère. Ce coup réussit au début. Il eût réussi jusqu’aubout si, grâce à une idée de notre pauvre Ya-Bon, un nouveladversaire n’avait surgi en ma personne…

« Mais est-il nécessaire de vous en dire davantage ? Lereste, vous le connaissez comme moi, et comme moi, vous pouvezjuger dans toute sa splendeur l’immonde bandit qui, au cours de cesvingt-quatre heures, laissait étrangler son complice Grégoire, ouplutôt sa maîtresse, Mme Mosgranem, enfouissait maman Coralie sousle tas de sable, assassinait Ya-Bon, m’enfermait – ou du moinscroyait m’enfermer – dans le pavillon, vous enterrait dans la tombecreusée par votre père, et supprimait le concierge Vacherot. Etmaintenant, mon capitaine, croyez-vous que j’aurais dû l’empêcherde se tuer, le joli monsieur qui, en dernier ressort, essayait dese faire passer pour votre père ? »

– Vous avez eu raison, dit Patrice. En tout cela vous avez euraison du commencement jusqu’à la fin. L’affaire m’apparaîtmaintenant tout entière, dans son ensemble et dans ses détails. Ilne reste plus qu’un point : le triangle d’or. Comment avez-vousdécouvert la vérité ? Qu’est-ce qui vous a conduit jusqu’à cetas de sable ? et qu’est-ce qui vous a permis de délivrerCoralie de la mort la plus affreuse ?

– Oh ! répondit don Luis, de ce côté, c’est encore plussimple, et la lumière s’est faite presque à mon insu. En quelquesmots, vous allez voir… Mais éloignons-nous d’abord. M. Desmalionset ses hommes deviennent un peu gênants.

Les agents étaient répartis aux deux entrées du chantierBerthou. M. Desmalions leur donnait ses instructions. Visiblementil leur parlait de don Luis et se préparait à l’aborder.

– Allons sur la péniche, dit don Luis. J’y ai laissé des papiersimportants.

Patrice le suivit.

En face de la cabine où se trouvait le cadavre de Grégoire,était une autre cabine à laquelle on accédait par le même escalier.Une chaise la meublait, et une table.

– Mon capitaine, fit don Luis, qui ouvrit un tiroir et y pritune lettre qu’il cacheta ; mon capitaine, voici une lettre queje vous prierai de remettre… Mais non, pas de phrases inutiles. Àpeine aurai-je le temps de satisfaire votre curiosité. Cesmessieurs approchent. Il s’agit pour l’instant du triangle.Parlons-en, et sans retard.

Il tendait l’oreille avec une attention dont Patrice devaitbientôt comprendre la signification réelle.

Et, tout en écoutant ce qui se passait dehors, il reprit :

Le triangle d’or ! Il y a des problèmes que l’on résout unpeu au hasard, sans chercher. Ce sont les événements qui nousmènent à la solution, et, parmi ces événements, on choisitinconsciemment, on démêle, on examine celui-ci, on écarte celui-là,et, tout à coup, on aperçoit le but… Donc ce matin, après vousavoir mené vers les tombes, et vous avoir enterré sous la dalle,Essarès bey revint à moi. Me croyant enfermé dans l’atelier dupavillon, il eut la gentillesse d’ouvrir le compteur à gaz, puis ils’en alla et vint sur le quai, au-dessus du chantier Berthou. Là,il eut une hésitation, et cette hésitation fut, pour moi qui lesuivais, un indice précieux. Certainement il songeait alors àdélivrer maman Coralie. Des gens passèrent. Il s’éloigna. Sachantoù il se rendait, je retournai à votre secours, j’avertis voscamarades de l’hôtel Essarès, et les priai de s’occuper devous.

« Ensuite, je revins ici. D’ailleurs, toute la marche del’affaire m’obligeait à y revenir. Il était à supposer que les sacsd’or n’étaient pas à l’intérieur de la canalisation, et, comme laBelle-Hélène ne les avait pas enlevés, ils devaient setrouver en dehors du jardin, en dehors de la canalisation, doncdans ces parages. J’explorai cette péniche, non pas tant pour ychercher les sacs que pour y chercher quelque renseignementimprévu, et pour y chercher aussi, avouons-le, les quatre millionsremis à Grégoire. Or, quand je me mets à explorer un endroit où jene trouve pas ce que je veux, je me rappelle toujours l’étrangeconte d’Edgar Poe : « La lettre volée »… Vous vous souvenez, cedocument diplomatique qui a été dérobé et dont on sait qu’il estcaché dans telle chambre ? On fouille cette chambre dans tousles coins. On soulève toutes les lames du parquet. Rien. Mais M.Dupin arrive et, presque aussitôt, se dirige vers un vide-pochesuspendu au mur et d’où dépasse un vieux papier. C’est ledocument.

« Eh bien, instinctivement, j’emploie le même procédé. Jecherche où l’on n’aurait même pas l’idée de chercher, dans lesendroits qui ne constituent pas de cachette, parce que ce seraitvraiment trop facile à découvrir. C’est ainsi, par exemple, quej’ai eu l’idée de feuilleter quatre vieux Bottins hors d’usage,alignés sur cette tablette. Les quatre millions s’y trouvaient.J’étais renseigné. »

– Comment, vous étiez renseigné ?

– Oui, sur l’état d’esprit d’Essarès, sur ses lectures, sur seshabitudes, sur la façon dont il concevait une bonne cachette. Nousavions cherché trop loin et trop profondément. Nous avions joué ladifficulté. Il fallait jouer la facilité, regarder l’extérieur, lasuperficie. Deux petits indices encore me servirent. J’avaisremarqué que les montants de l’échelle que Ya-Bon avait dû prendredans ces parages portaient quelques grains de sable. Enfin, je merappelai ceci : Ya-Bon avait tracé un triangle à la craie sur letrottoir, et ce triangle n’avait que deux côtés, le troisième étantconstitué par la base du mur. Pourquoi ce détail ? Pourquoipas une troisième ligne à la craie ? Est-ce que l’absence decette troisième ligne signifiait que la cachette se trouvait aupied d’un mur ? Bref, j’allumai une cigarette, je m’établislà-haut, sur le pont de la péniche et je me dis, tout en regardantautour de moi « Mon petit Lupin, je te donne cinq minutes. » Quandje me dis : « Mon petit Lupin », il m’est impossible de me résisterà moi-même. Je n’avais pas fumé le quart de ma cigarette que ça yétait.

– Vous saviez ? …

– Je savais. Parmi les éléments dont je disposais, lequel a faitjaillir l’étincelle ? Je l’ignore. Tous à la fois, sans doute.C’est là une opération psychologique assez complexe, comme uneexpérience de chimie. L’idée juste se forme tout à coup par desréactions et des combinaisons mystérieuses entre les éléments oùelle était en puissance. Et puis, il y avait en moi un principed’intuition, une surexcitation toute spéciale qui m’obligeait, qui,fatalement, m’obligeait à découvrir la cachette : maman Coralie s’ytrouvait.

« J’étais sûr qu’un échec de ma part, qu’une défaillance, qu’unehésitation plus longue, c’était sa perte. Une femme était là, dansun rayon de quelques dizaines de mètres. Il fallait savoir. Je sus.L’étincelle se produisit. La combinaison eut lieu. Et je courustout droit vers le tas de sable.

« Je vis immédiatement des vestiges de pas, et, presque en haut,la trace d’un piétinement plus marqué. Je fouillai. Au premiercontact avec un des sacs, croyez que mon émotion fut vive. Mais jen’avais pas le temps de m’émouvoir. Je dérangeai quelques sacs.Maman Coralie était là, à peine protégée du sable qui, peu à peu,l’étouffait, s’infiltrait, lui bouchait les yeux, l’asphyxiait.Inutile de vous en dire davantage, n’est-ce pas ? Le chantier,comme d’habitude, était désert. Je la sortis de là. Je hélai uneauto. Je la conduisis d’abord chez elle. Puis je m’occupaid’Essarès, du concierge Vacherot, et, renseigné sur les projets denotre ennemi, j’allai m’entendre avec le docteur Géradec. Enfin, jevous fis transporter à la clinique du boulevard de Montmorency etje donnai l’ordre également qu’on y conduisît maman Coralie, qu’ilest nécessaire de dépayser un peu pour l’instant. Et voilà, moncapitaine. Tout cela en trois heures. Quand l’auto du docteur meramena à la clinique, Essarès y arrivait en même temps que moi pours’y faire soigner. Je le tenais. »

Don Luis se tut.

Aucune parole n’était plus nécessaire entre les deux hommes.L’un avait rendu à l’autre les plus grands services que l’on pûtrendre à quelqu’un, et cet autre savait que c’étaient là desservices à propos desquels il n’est point de remerciement. Et ilsavait aussi que l’occasion ne lui serait jamais offerte de prouversa reconnaissance. Don Luis était en quelque sorte au-dessus de cespreuves-là par le seul fait qu’elles étaient impossibles. Commentrendre service à un homme comme lui, qui disposait de tellesressources, et qui accomplissait des miracles avec la même aisanceque l’on accomplit les petits actes de la viequotidienne ?

De nouveau, Patrice lui serra les mains fortement, sans unmot.

Don Luis accepta l’hommage de cette émotion silencieuse et dit:

– Si jamais on parle d’Arsène Lupin devant vous, défendez-le,mon capitaine, il le mérite.

Et il ajouta en riant :

– C’est drôle, mais, avec l’âge, je tiens à ma réputation. Lediable se fait ermite.

Il tendit l’oreille et, au bout d’un moment, prononça :

– Mon capitaine, c’est l’heure de la séparation. Présentez mesrespects à maman Coralie. Je ne l’aurai, pour ainsi dire, pasconnue, maman Coralie, et elle ne me connaîtra pas. Cela vautmieux, peut-être. Au revoir, mon capitaine. Et si jamais vous avezbesoin de moi, dans quelque affaire que ce soit, coquin àdémasquer, honnête homme à tirer d’embarras, énigme à déchiffrer,n’hésitez pas à recourir à mes conseils. Je ferai en sorte que vousayez toujours une adresse où m’écrire. Encore une fois, aurevoir.

– Alors, nous nous quittons déjà ?

– Oui, j’entends M. Desmalions. Allez au-devant de lui,voulez-vous ? Et ayez l’obligeance de l’amener.

Patrice hésita. Pourquoi don Luis l’envoyait-il au-devant de M.Desmalions ? Était-ce pour que lui, Patrice, intervînt en safaveur ?

Cette idée le stimula. Il sortit.

Il se produisit alors une chose que Patrice ne devait jamaiscomprendre, quelque chose de très rapide et de tout à faitinexplicable. Ce fut comme le coup de théâtre imprévu qui finitbrusquement une longue et ténébreuse aventure.

Patrice rencontra sur le pont M. Desmalions qui lui dit :

– Votre ami est là ?

– Oui. Mais deux mots d’abord… Vous n’avez pasl’intention ?…

– Ne craignez rien. Nous ne lui voulons aucun mal, aucontraire.

Le ton fut si net que l’officier ne trouva aucune objection.

M. Desmalions passa. Patrice le suivit. Ils descendirentl’escalier.

– Tiens, fit Patrice, j’avais laissé la porte de cette cabineouverte.

Il poussa. La porte s’ouvrit. Mais don Luis n’était plus dans lacabine.

Une enquête immédiate prouva que personne ne l’avait vu partir,ni les agents qui se tenaient sur le contre-quai, ni ceux qui déjàavaient traversé la passerelle.

Patrice déclara :

– Quand on aura le temps d’examiner cette péniche à fond, on latrouvera fort truquée, je n’en doute pas.

– De sorte que votre ami se serait enfui par quelque trappe, àla nage ? demanda M. Desmalions, qui semblait fort vexé.

– Ma foi oui, dit Patrice en riant, ou même par quelquesous-marin.

– Un sous-marin dans la Seine ?

– Pourquoi pas ? Je ne crois pas qu’il y ait de limite auxressources et à la volonté de mon ami.

Mais, ce qui acheva de stupéfier M. Desmalions, ce fut ladécouverte, sur la table, d’une lettre qui portait son adresse, lalettre que don Luis Perenna y avait déposée au début de sonentretien avec Patrice Belval.

« Il savait donc que je viendrais ici ? Il avait doncprévu, avant même notre entrevue, que je réclamerais de luicertaines formalités ? »

La lettre contenait ces mots :

« Monsieur,

« Excusez mon départ, et croyez que de mon côté je comprenaisfort bien le motif qui vous amène ici. Ma situation, en effet,n’est pas régulière, et vous êtes en droit de me demander desexplications. Les explications, je vous les donnerai, un jour oul’autre, j’en prends l’engagement. Vous verrez alors que, si jesers la France à ma manière, cette manière n’est pas la plusmauvaise, et que mon pays me devra quelque reconnaissance pour lesservices immenses, j’ose dire le mot, que je lui aurai renduspendant cette guerre. Le jour de cette entrevue, monsieur, je veuxque vous me remerciiez. Vous serez à cette époque – car je connaisvotre ambition secrète – préfet de police. Peut-être même mesera-t-il possible de contribuer personnellement à une nominationque je juge méritée. Je m’y emploie dès maintenant. Agréez, etc.»

M. Desmalions resta silencieux assez longtemps. Puis il prononça:

– Étrange personnage ! S’il avait voulu, nous l’aurionschargé de grandes choses. C’est ce que j’avais mission de lui direde la part de M. Valenglay.

– Soyez sûr, monsieur, fit Patrice, que les choses qu’ilaccomplit actuellement sont encore plus grandes.

Et il ajouta :

– Étrange personnage, en effet ! Et plus étrange encore,plus puissant et plus extraordinaire que vous ne pouvez lesupposer. Si chacune des nations alliées avait eu à sa dispositiontrois ou quatre individus taillés à son modèle, la guerre n’auraitcertainement pas duré six mois.

Et M. Desmalions murmura :

– Je le crois volontiers… Seulement ces individus-là sontgénéralement des isolés, des réfractaires qui n’en font qu’à leurtête et n’acceptent aucun joug… Tenez, capitaine, quelque chosecomme ce fameux aventurier qui, il y a quelques années,contraignait le Kaiser à venir dans sa prison et à le délivrer… etqui, à la suite d’un amour malheureux, s’est précipité du haut desfalaises de Capri…

– Qui donc ?

– Vous savez bien… Lupin… Arsène Lupin…

Share