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Le Ventre de Paris

Le Ventre de Paris

d’ Émile Zola
Chapitre 1

Au milieu du grand silence, et dans le désert de l’avenue, les voitures de maraîchers montaient vers Paris, avec les cahots rythmés de leurs roues, dont les échos battaient les façades des maisons, endormies aux deux bords, derrière les lignes confuses des ormes. Un tombereau de choux et un tombereau de pois, au pont de Neuilly, s’étaient joints aux huit voitures de navets et de carottes qui descendaient de Nanterre ; et les chevaux allaient tout seuls, la tête basse, de leur allure continue et paresseuse, que la montée ralentissait encore. En haut, sur la charge des légumes, allongés à plat ventre, couverts de leur limousine à petites raies noires et grises, les charretiers sommeillaient, les guides aux poignets. Un bec de gaz, au sortir d’une nappe d’ombre, éclairait les clous d’un soulier, la manche bleue d’une blouse, le bout d’une casquette, entrevus dans cette floraison énorme des bouquets rouges des carottes, des bouquets blancs des navets, des verdures débordantes des pois et des choux.Et, sur la route, sur les routes voisines, en avant et en arrière,des ronflements lointains de charrois annonçaient des convois pareils, tout un arrivage traversant les ténèbres et le gros sommeil de deux heures du matin, berçant la ville noire du bruit de cette nourriture qui passait.

Balthazar, le cheval de madame François, une bête trop grasse,tenait la tête de la file. Il marchait, dormant à demi, dodelinant des oreilles, lorsque, à la hauteur de la rue de Longchamp, un sursaut de peur le planta net sur ses quatre pieds. Les autres bêtes vinrent donner de la tête contre le cul des voitures, et lafile s’arrêta, avec la secousse des ferrailles, au milieu desjurements des charretiers réveillés. Madame François, adossée à uneplanchette contre ses légumes, regardait, ne voyait rien, dans lamaigre lueur jetée à gauche par la petite lanterne carrée, quin’éclairait guère qu’un des flancs luisants de Balthazar.

– Eh ! la mère, avançons ! cria un des hommes,qui s’était mis à genoux sur ses navets… C’est quelque cochond’ivrogne.

Elle s’était penchée, elle avait aperçu, à droite, presque sousles pieds du cheval, une masse noire qui barrait la route.

– On n’écrase pas le monde, dit-elle, en sautant àterre.

C’était un homme vautré tout de son long, les bras étendus,tombé la face dans la poussière. Il paraissait d’une longueurextraordinaire, maigre comme une branche sèche ; le miracleétait que Balthazar ne l’eût pas cassé en deux d’un coup de sabot.Madame François le crut mort ; elle s’accroupit devant lui,lui prit une main, et vit qu’elle était chaude.

– Eh ! l’homme ! dit-elle doucement.

Mais les charretiers s’impatientaient. Celui qui étaitagenouillé dans ses légumes reprit de sa voix enrouée :

– Fouettez donc, la mère !… Il en a plein son sac, lesacré porc ! Poussez-moi ça dans le ruisseau !

Cependant, l’homme avait ouvert les yeux. Il regardait madameFrançois d’un air effaré, sans bouger. Elle pensa qu’il devait êtreivre, en effet.

– Il ne faut pas rester là, vous allez vous faire écraser,lui dit-elle… Où alliez-vous ?

– Je ne sais pas…, répondit-il d’une voix très basse.

Puis, avec effort, et le regard inquiet :

– J’allais à Paris, je suis tombé, je ne sais pas…

Elle le voyait mieux, et il était lamentable, avec son pantalonnoir, sa redingote noire, tout effiloqués, montrant les sécheressesdes os. Sa casquette, de gros drap noir, rabattue peureusement surles sourcils, découvrait deux grands yeux bruns, d’une singulièredouceur, dans un visage dur et tourmenté. Madame François pensaqu’il était vraiment trop maigre pour avoir bu.

– Et où alliez-vous, dans Paris ? demanda-t-elle denouveau.

Il ne répondit pas tout de suite ; cet interrogatoire legênait. Il parut se consulter ; puis, en hésitant :

– Par là, du côté des Halles.

Il s’était mis debout, avec des peines infinies, et il faisaitmine de vouloir continuer son chemin. La maraîchère le vit quis’appuyait en chancelant sur le brancard de la voiture.

– Vous êtes las ?

– Oui, bien las, murmura-t-il.

Alors, elle prit une voix brusque et comme mécontente. Elle lepoussa, en disant :

– Allons, vite, montez dans ma voiture ! Vous nousfaites perdre un temps, là !… Je vais aux Halles, je vousdéballerai avec mes légumes.

Et, comme il refusait, elle le hissa presque, de ses gros bras,le jeta sur les carottes et les navets, tout à fait fâchée,criant :

– À la fin, voulez-vous nous ficher la paix ! Vousm’embêtez, mon brave… Puisque je vous dis que je vais auxHalles ! Dormez, je vous réveillerai.

Elle remonta, s’adossa contre la planchette, assise de biais,tenant les guides de Balthazar, qui se remit en marche, serendormant, dodelinant des oreilles. Les autres voitures suivirent,la file reprit son allure lente dans le noir, battant de nouveau ducahot des roues les façades endormies. Les charretiersrecommencèrent leur somme sous leurs limousines. Celui qui avaitinterpellé la maraîchère s’allongea, en grondant :

– Ah ! malheur ! s’il fallait ramasser lesivrognes !… Vous avez de la constance, vous, lamère !

Les voitures roulaient, les chevaux allaient tout seuls, la têtebasse. L’homme que madame François venait de recueillir, couché surle ventre, avait ses longues jambes perdues dans le tas des navetsqui emplissaient le cul de la voiture ; sa face s’enfonçait aubeau milieu des carottes, dont les bottes montaient ets’épanouissaient ; et, les bras élargis, exténué, embrassantla charge énorme des légumes, de peur d’être jeté à terre par uncahot, il regardait, devant lui, les deux lignes interminables desbecs de gaz qui se rapprochaient et se confondaient, tout là-haut,dans un pullulement d’autres lumières. À l’horizon, une grandefumée blanche flottait, mettait Paris dormant dans la buéelumineuse de toutes ces flammes.

– Je suis de Nanterre, je me nomme madame François, dit lamaraîchère, au bout d’un instant. Depuis que j’ai perdu mon pauvrehomme, je vais tous les matins aux Halles. C’est dur, allez !…Et vous ?

– Je me nomme Florent, je viens de loin…, réponditl’inconnu avec embarras. Je vous demande excuse ; je suis sifatigué que cela m’est pénible de parler.

Il ne voulait pas causer. Alors, elle se tut, lâchant un peu lesguides sur l’échine de Balthazar, qui suivait son chemin en bêteconnaissant chaque pavé. Florent, les yeux sur l’immense lueur deParis, songeait à cette histoire qu’il cachait. Échappé de Cayenne,où les journées de décembre l’avaient jeté, rôdant depuis deux ansdans la Guyane hollandaise, avec l’envie folle du retour et la peurde la police impériale, il avait enfin devant lui la chère grandeville, tant regrettée, tant désirée. Il s’y cacherait, il y vivraitde sa vie paisible d’autrefois. La police n’en saurait rien.D’ailleurs, il serait mort, là-bas. Et il se rappelait son arrivéeau Havre, lorsqu’il ne trouva plus que quinze francs dans le coinde son mouchoir. Jusqu’à Rouen, il put prendre la voiture. DeRouen, comme il lui restait à peine trente sous, il repartit àpied. Mais, à Vernon, il acheta ses deux derniers sous de pain.Puis, il ne savait plus. Il croyait avoir dormi plusieurs heuresdans un fossé. Il avait dû montrer à un gendarme les papiers dontil s’était pourvu. Tout cela dansait dans sa tête. Il était venu deVernon sans manger, avec des rages et des désespoirs brusques quile poussaient à mâcher les feuilles des haies qu’il longeait ;et il continuait à marcher, pris de crampes et de douleurs, leventre plié, la vue troublée, les pieds comme tirés, sans qu’il eneût conscience, par cette image de Paris, au loin, très loin,derrière l’horizon, qui l’appelait, qui l’attendait. Quand ilarriva à Courbevoie, la nuit était très sombre. Paris, pareil à unpan de ciel étoilé tombé sur un coin de la terre noire, lui apparutsévère et comme fâché de son retour. Alors, il eut une faiblesse,il descendit la côte, les jambes cassées. En traversant le pont deNeuilly, il s’appuyait au parapet, il se penchait sur la Seineroulant des flots d’encre, entre les masses épaissies desrives ; un fanal rouge, sur l’eau, le suivait d’un œilsaignant. Maintenant, il lui fallait monter, atteindre Paris, touten haut. L’avenue lui paraissait démesurée. Les centaines de lieuesqu’il venait de faire n’étaient rien ; ce bout de route ledésespérait, jamais il n’arriverait à ce sommet, couronné de ceslumières. L’avenue plate s’étendait, avec ses lignes de grandsarbres et de maisons basses, ses larges trottoirs grisâtres, tachésde l’ombre des branches, les trous sombres des rues transversales,tout son silence et toutes ses ténèbres ; et les becs de gaz,droits, espacés régulièrement, mettaient seuls la vie de leurscourtes flammes jaunes, dans ce désert de mort. Florent n’avançaitplus, l’avenue s’allongeait toujours, reculait Paris au fond de lanuit. Il lui sembla que les becs de gaz, avec leur œil unique,couraient à droite et à gauche, en emportant la route ; iltrébucha, dans ce tournoiement ; il s’affaissa comme une massesur les pavés.

À présent, il roulait doucement sur cette couche de verdure,qu’il trouvait d’une mollesse de plume. Il avait levé un peu lementon, pour voir la buée lumineuse qui grandissait, au-dessus destoits noirs devinés à l’horizon. Il arrivait, il était porté, iln’avait qu’à s’abandonner aux secousses ralenties de lavoiture ; et cette approche sans fatigue ne le laissait plussouffrir que de la faim. La faim s’était réveillée, intolérable,atroce. Ses membres dormaient ; il ne sentait en lui que sonestomac, tordu, tenaillé comme par un fer rouge. L’odeur fraîchedes légumes dans lesquels il était enfoncé, cette senteurpénétrante des carottes, le troublait jusqu’à l’évanouissement. Ilappuyait de toutes ses forces sa poitrine contre ce lit profond denourriture, pour se serrer l’estomac, pour l’empêcher de crier. Et,derrière, les neuf autres tombereaux, avec leurs montagnes dechoux, leurs montagnes de pois, leurs entassements d’artichauts, desalades, de céleris, de poireaux, semblaient rouler lentement surlui et vouloir l’ensevelir, dans l’agonie de sa faim, sous unéboulement de mangeaille. Il y eut un arrêt, un bruit de grossesvoix ; c’était la barrière, les douaniers sondaient lesvoitures. Puis, Florent entra dans Paris, évanoui, les dentsserrées, sur les carottes.

– Eh ! l’homme, là-haut ! cria brusquement madameFrançois.

Et, comme il ne bougeait pas, elle monta, le secoua. Alors,Florent se mit sur son séant. Il avait dormi, il ne sentait plus safaim ; il était tout hébété. La maraîchère le fit descendre,en lui disant :

– Vous allez m’aider à décharger, hein ?

Il l’aida. Un gros homme, avec une canne et un chapeau defeutre, qui portait une plaque au revers gauche de son paletot, sefâchait, tapait du bout de sa canne sur le trottoir.

– Allons donc, allons donc, plus vite que ça ! Faitesavancer la voiture… Combien avez-vous de mètres ? Quatre,n’est-ce pas ?

Il délivra un bulletin à madame François, qui sortit des grossous d’un petit sac de toile. Et il alla se fâcher et taper de sacanne un peu plus loin. La maraîchère avait pris Balthazar par labride, le poussant, acculant la voiture, les roues contre letrottoir. Puis, la planche de derrière enlevée, après avoir marquéses quatre mètres sur le trottoir avec des bouchons de paille, ellepria Florent de lui passer les légumes, bottes par bottes. Elle lesrangea méthodiquement sur le carreau, parant la marchandise,disposant les fanes de façon à encadrer les tas d’un filet deverdure, dressant avec une singulière promptitude tout un étalage,qui ressemblait, dans l’ombre, à une tapisserie aux couleurssymétriques. Quand Florent lui eut donné une énorme brassée depersil, qu’il trouva au fond, elle lui demanda encore unservice.

– Vous seriez bien gentil de garder ma marchandise, pendantque je vais remiser la voiture… C’est à deux pas, rue Montorgueil,au Compas d’or.

Il lui assura qu’elle pouvait être tranquille. Le mouvement nelui valait rien ; il sentait sa faim se réveiller, depuisqu’il se remuait. Il s’assit contre un tas de choux, à côté de lamarchandise de madame François, en se disant qu’il était bien là,qu’il ne bougerait plus, qu’il attendrait. Sa tête lui paraissaittoute vide, et il ne s’expliquait pas nettement où il se trouvait.Dès les premiers jours de septembre, les matinées sont toutesnoires. Des lanternes, autour de lui, filaient doucement,s’arrêtaient dans les ténèbres. Il était au bord d’une large rue,qu’il ne reconnaissait pas. Elle s’enfonçait en pleine nuit, trèsloin. Lui, ne distinguait guère que la marchandise qu’il gardait.Au-delà, confusément, le long du carreau, des amoncellements vaguesmoutonnaient. Au milieu de la chaussée, de grands profils grisâtresde tombereaux barraient la rue ; et, d’un bout à l’autre, unsouffle qui passait faisait deviner une file de bêtes atteléesqu’on ne voyait point. Des appels, le bruit d’une pièce de bois oud’une chaîne de fer tombant sur le pavé, l’éboulement sourd d’unecharretée de légumes, le dernier ébranlement d’une voiture butantcontre la bordure d’un trottoir, mettaient dans l’air encoreendormi le murmure doux de quelque retentissant et formidableréveil, dont on sentait l’approche, au fond de toute cette ombrefrémissante. Florent, en tournant la tête, aperçut, de l’autre côtéde ses choux, un homme qui ronflait, roulé comme un paquet dans unelimousine, la tête sur des paniers de prunes. Plus près, à gauche,il reconnut un enfant d’une dizaine d’années, assoupi avec unsourire d’ange, dans le creux de deux montagnes de chicorées. Et,au ras du trottoir, il n’y avait encore de bien éveillé que leslanternes dansant au bout de bras invisibles, enjambant d’un sautle sommeil qui traînait là, gens et légumes en tas, attendant lejour. Mais ce qui le surprenait, c’était, aux deux bords de la rue,de gigantesques pavillons, dont les toits superposés lui semblaientgrandir, s’étendre, se perdre, au fond d’un poudroiement de lueurs.Il rêvait, l’esprit affaibli, à une suite de palais, énormes etréguliers, d’une légèreté de cristal, allumant sur leurs façadesles mille raies de flamme de persiennes continues et sans fin.Entre les arêtes fines des piliers, ces minces barres jaunesmettaient des échelles de lumière, qui montaient jusqu’à la lignesombre des premiers toits, qui gravissaient l’entassement des toitssupérieurs, posant dans leur carrure les grandes carcasses à jourde salles immenses, où traînaient, sous le jaunissement du gaz, unpêle-mêle de formes grises, effacées et dormantes. Il tourna latête, fâché d’ignorer où il était, inquiété par cette visioncolossale et fragile ; et, comme il levait les yeux, ilaperçut le cadran lumineux de Saint-Eustache, avec la masse grisede l’église. Cela l’étonna profondément. Il était à la pointeSaint-Eustache.

Cependant, madame François était revenue. Elle discutaitviolemment avec un homme qui portait un sac sur l’épaule, et quivoulait lui payer ses carottes un sou la botte.

– Tenez, vous n’êtes pas raisonnable, Lacaille… Vous lesrevendez quatre à cinq sous aux Parisiens, ne dites pas non… À deuxsous, si vous voulez.

Et, comme l’homme s’en allait :

– Les gens croient que ça pousse tout seul, vraiment… Ilpeut en chercher, des carottes à un sou, cet ivrogne de Lacaille…Vous verrez qu’il reviendra.

Elle s’adressait à Florent. Puis, s’asseyant près delui :

– Dites donc, s’il y a longtemps que vous êtes absent deParis, vous ne connaissez peut-être pas les nouvelles Halles ?Voici cinq ans au plus que c’est bâti… Là, tenez, le pavillon quiest à côté de nous, c’est le pavillon aux fruits et auxfleurs ; plus loin, la marée, la volaille, et, derrière, lesgros légumes, le beurre, le fromage… Il y a six pavillons, de cecôté-là ; puis, de l’autre côté, en face, il y en a encorequatre : la viande, la triperie, la Vallée… C’est très grand,mais il y fait rudement froid, l’hiver. On dit qu’on bâtira encoredeux pavillons, en démolissant les maisons, autour de la Halle aublé. Est-ce que vous connaissiez tout ça ?

– Non, répondit Florent. J’étais à l’étranger… Et cettegrande rue, celle qui est devant nous, comment lanomme-t-on ?

– C’est une rue nouvelle, la rue du Pont-Neuf, qui part dela Seine et qui arrive jusqu’ici, à la rue Montmartre et à la rueMontorgueil… S’il avait fait jour, vous vous seriez tout de suitereconnu.

Elle se leva, en voyant une femme penchée sur ses navets.

– C’est vous, mère Chantemesse ? dit-elleamicalement.

Florent regardait le bas de la rue Montorgueil. C’était làqu’une bande de sergents de ville l’avait pris, dans la nuit du 4décembre. Il suivait le boulevard Montmartre, vers deux heures,marchant doucement au milieu de la foule, souriant de tous cessoldats que l’Élysée promenait sur le pavé pour se faire prendre ausérieux, lorsque les soldats avaient balayé les trottoirs, à boutportant, pendant un quart d’heure. Lui, poussé, jeté à terre, tombaau coin de la rue Vivienne ; et il ne savait plus, la fouleaffolée passait sur son corps, avec l’horreur affreuse des coups defeu. Quand il n’entendit plus rien, il voulut se relever. Il avaitsur lui une jeune femme, en chapeau rose, dont le châle glissait,découvrant une guimpe plissée à petits plis. Au-dessus de la gorge,dans la guimpe, deux balles étaient entrées ; et, lorsqu’ilrepoussa doucement la jeune femme, pour dégager ses jambes, deuxfilets de sang coulèrent des trous sur ses mains. Alors, il sereleva d’un bond, il s’en alla, fou, sans chapeau, les mainshumides. Jusqu’au soir, il rôda, la tête perdue, voyant toujours lajeune femme, en travers sur ses jambes, avec sa face toute pâle,ses grands yeux bleus ouverts, ses lèvres souffrantes, sonétonnement d’être morte, là, si vite. Il était timide ; àtrente ans, il n’osait regarder en face les visages de femme, et ilavait celui-là, pour la vie, dans sa mémoire et dans son cœur.C’était comme une femme à lui qu’il aurait perdue. Le soir, sanssavoir comment, encore dans l’ébranlement des scènes horribles del’après-midi, il se trouva rue Montorgueil, chez un marchand devin, où des hommes buvaient en parlant de faire des barricades. Illes accompagna, les aida à arracher quelques pavés, s’assit sur labarricade, las de sa course dans les rues, se disant qu’il sebattrait, lorsque les soldats allaient venir. Il n’avait pas mêmeun couteau sur lui ; il était toujours nu-tête. Vers onzeheures, il s’assoupit ; il voyait les deux trous de la guimpeblanche à petits plis, qui le regardaient comme deux yeux rouges delarmes et de sang. Lorsqu’il se réveilla, il était tenu par quatresergents de ville qui le bourraient de coups de poing. Les hommesde la barricade avaient pris la fuite. Mais les sergents de villedevinrent furieux et faillirent l’étrangler, quand ils s’aperçurentqu’il avait du sang aux mains. C’était le sang de la jeunefemme.

Florent, plein de ces souvenirs, levait les yeux sur le cadranlumineux de Saint-Eustache, sans même voir les aiguilles. Il étaitprès de quatre heures. Les Halles dormaient toujours. MadameFrançois causait avec la mère Chantemesse, debout, discutant leprix de la botte de navets. Et Florent se rappelait qu’on avaitmanqué le fusiller là, contre le mur de Saint-Eustache. Un pelotonde gendarmes venait d’y casser la tête à cinq malheureux, pris àune barricade de la rue Grenéta. Les cinq cadavres traînaient surle trottoir, à un endroit où il croyait apercevoir aujourd’hui destas de radis roses. Lui, échappa aux fusils, parce que les sergentsde ville n’avaient que des épées. On le conduisit à un postevoisin, en laissant au chef du poste cette ligne écrite au crayonsur un chiffon de papier : « Pris les mains couvertes desang. Très dangereux. » Jusqu’au matin, il fut traîné de posteen poste. Le chiffon de papier l’accompagnait. On lui avait mis lesmenottes, on le gardait comme un fou furieux. Au poste de la rue dela Lingerie, des soldats ivres voulurent le fusiller ; ilsavaient déjà allumé le falot, quand l’ordre vint de conduire lesprisonniers au Dépôt de la préfecture de police. Le surlendemain,il était dans une casemate du fort de Bicêtre. C’était depuis cejour qu’il souffrait de la faim ; il avait eu faim dans lacasemate, et la faim ne l’avait plus quitté. Ils se trouvaient unecentaine parqués au fond de cette cave, sans air, dévorant lesquelques bouchées de pain qu’on leur jetait, ainsi qu’à des bêtesenfermées. Lorsqu’il parut devant un juge d’instruction, sanstémoins d’aucune sorte, sans défenseur, il fut accusé de fairepartie d’une société secrète ; et, comme il jurait que cen’était pas vrai, le juge tira de son dossier le chiffon depapier : « Pris les mains couvertes de sang. Trèsdangereux. » Cela suffit. On le condamna à la déportation. Aubout de six semaines, en janvier, un geôlier le réveilla, une nuit,l’enferma dans une cour, avec quatre cents et quelques autresprisonniers. Une heure plus tard, ce premier convoi partait pourles pontons et l’exil, les menottes aux poignets, entre deux filesde gendarmes, fusils chargés. Ils traversèrent le pontd’Austerlitz, suivirent la ligne des boulevards, arrivèrent à lagare du Havre. C’était une nuit heureuse de carnaval ; lesfenêtres des restaurants du boulevard luisaient ; à la hauteurde la rue Vivienne, à l’endroit où il voyait toujours la morteinconnue dont il emportait l’image, Florent aperçut, au fond d’unegrande calèche, des femmes masquées, les épaules nues, la voixrieuse, se fâchant de ne pouvoir passer, faisant les dégoûtéesdevant « ces forçats qui n’en finissaient plus ». DeParis au Havre, les prisonniers n’eurent pas une bouchée de pain,pas un verre d’eau ; on avait oublié de leur distribuer desrations avant le départ. Ils ne mangèrent que trente-six heuresplus tard, quand on les eut entassés dans la cale de la frégatele Canada.

Non, la faim ne l’avait plus quitté. Il fouillait ses souvenirs,ne se rappelait pas une heure de plénitude. Il était devenu sec,l’estomac rétréci, la peau collée aux os. Et il retrouvait Paris,gras, superbe, débordant de nourriture, au fond des ténèbres ;il y rentrait, sur un lit de légumes ; il y roulait, dans uninconnu de mangeailles, qu’il sentait pulluler autour de lui et quil’inquiétait. La nuit heureuse de carnaval avait donc continuépendant sept ans. Il revoyait les fenêtres luisantes desboulevards, les femmes rieuses, la ville gourmande qu’il avaitlaissée par cette lointaine nuit de janvier ; et il luisemblait que tout cela avait grandi, s’était épanoui dans cetteénormité des Halles, dont il commençait à entendre le soufflecolossal, épais encore de l’indigestion de la veine.

La mère Chantemesse s’était décidée à acheter douze bottes denavets. Elle les tenait dans son tablier, sur son ventre, ce quiarrondissait encore sa large taille ; et elle restait là,causant toujours, de sa voix traînante. Quand elle fut partie,madame François vint se rasseoir à côté de Florent, endisant :

– Cette pauvre mère Chantemesse, elle a au moinssoixante-douze ans. J’étais gamine, qu’elle achetait déjà sesnavets à mon père. Et pas un parent avec ça, rien qu’une coureusequ’elle a ramassée je ne sais où, et qui la fait damner… Eh bien,elle vivote, elle vend au petit tas, elle se fait encore sesquarante sous par jour… Moi, je ne pourrais pas rester dans cediable de Paris, toute la journée, sur un trottoir. Si l’on y avaitquelques parents, au moins !

Et, comme Florent ne causait guère :

– Vous avez de la famille à Paris, n’est-ce pas ?demanda-t-elle.

Il parut ne pas entendre. Sa méfiance revenait. Il avait la têtepleine d’histoires de police, d’agents guettant à chaque coin derue, de femmes vendant les secrets qu’elles arrachaient aux pauvresdiables. Elle était tout près de lui, elle lui semblait pourtantbien honnête, avec sa grande figure calme, serrée au front par unfoulard noir et jaune. Elle pouvait avoir trente-cinq ans, un peuforte, belle de sa vie en plein air et de sa virilité adoucie pardes yeux noirs d’une tendresse charitable. Elle était certainementtrès curieuse, mais d’une curiosité qui devait être toutebonne.

Elle reprit, sans s’offenser du silence de Florent :

– Moi, j’ai eu un neveu à Paris. Il a mal tourné, il s’estengagé… Enfin, c’est heureux quand on sait où descendre. Vosparents, peut-être, vont être bien surpris de vous voir. Et c’estune joie quand on revient, n’est-ce pas ?

Tout en parlant, elle ne le quittait pas des yeux, apitoyée sansdoute par son extrême maigreur, sentant que c’était un« monsieur » sous sa lamentable défroque noire, n’osantlui mettre une pièce blanche dans la main.

Enfin, timidement :

– Si, en attendant, murmura-t-elle, vous aviez besoin dequelque chose…

Mais il refusa avec une fierté inquiète ; il dit qu’ilavait tout ce qu’il lui fallait, qu’il savait où aller. Elle parutheureuse, elle répéta plusieurs fois, comme pour se rassurerelle-même sur son sort :

– Ah ! bien, alors, vous n’avez qu’à attendre lejour.

Une grosse cloche, au-dessus de la tête de Florent, au coin dupavillon des fruits, se mit à sonner. Les coups, lents etréguliers, semblaient éveiller de proche en proche le sommeiltrônant sur le carreau. Les voitures arrivaient toujours, les crisdes charretiers, les coups de fouet, les écrasements du pavé sousle fer des roues et le sabot des bêtes, grandissaient ; et lesvoitures n’avançaient plus que par secousses, prenant la file,s’étendant au-delà des regards, dans des profondeurs grises, d’oùmontait un brouhaha confus. Tout le long de la rue du Pont-Neuf, ondéchargeait, les tombereaux acculés aux ruisseaux, les chevauximmobiles et serrés, rangés comme dans une foire. Florents’intéressa à une énorme voiture de boueux, pleine de chouxsuperbes, qu’on avait eu grand-peine à faire reculer jusqu’autrottoir ; la charge dépassait un grand diable de bec de gazplanté à côté, éclairant en plein l’entassement des largesfeuilles, qui se rabattaient comme des pans de velours gros vert,découpé et gaufré. Une petite paysanne de seize ans, en casaquin eten bonnet de toile bleue, montée dans le tombereau, ayant des chouxjusqu’aux épaules, les prenait un à un, les lançait à quelqu’un quel’ombre cachait, en bas. La petite, par moments, perdue, noyée,glissait, disparaissait sous un éboulement ; puis, son nezrose reparaissait au milieu des verdures épaisses ; elleriait, et les choux se remettaient à voler, à passer entre le becde gaz et Florent. Il les comptait machinalement. Quand letombereau fut vide, cela l’ennuya.

Sur le carreau, les tas déchargés s’étendaient maintenantjusqu’à la chaussée. Entre chaque tas, les maraîchers ménageaientun étroit sentier pour que le monde pût circuler. Tout le largetrottoir, couvert d’un bout à l’autre, s’allongeait, avec lesbosses sombres des légumes. On ne voyait encore, dans la clartébrusque et tournante des lanternes, que l’épanouissement charnud’un paquet d’artichauts, les verts délicats des salades, le corailrose des carottes, l’ivoire mat des navets ; et ces éclairs decouleurs intenses filaient le long des tas, avec les lanternes. Letrottoir s’était peuplé ; une foule s’éveillait, allait entreles marchandises, s’arrêtant, causant, appelant. Une voix forte, auloin, criait : « Eh ! la chicorée ! » Onvenait d’ouvrir les grilles du pavillon aux gros légumes ; lesrevendeuses de ce pavillon, en bonnets blancs, avec un fichu nouésur leur caraco noir, et les jupes relevées par des épingles pourne pas se salir, faisaient leur provision du jour, chargeaient deleurs achats les grandes hottes des porteurs posées à terre. Dupavillon à la chaussée, le va-et-vient des hottes s’animait, aumilieu des têtes cognées, des mots gras, du tapage des voixs’enrouant à discuter un quart d’heure pour un sou. Et Florents’étonnait du calme des maraîchères, avec leurs madras et leurteint hâlé, dans ce chipotage bavard des Halles.

Derrière lui, sur le carreau de la rue Rambuteau, on vendait desfruits. Des rangées de bourriches, de paniers bas, s’alignaient,couverts de toile ou de paille ; et une odeur de mirabellestrop mûres trônait. Une voix douce et lente, qu’il entendait depuislongtemps, lui fit tourner la tête. Il vit une adorable petitefemme brune, assise par terre, qui marchandait.

– Dis donc, Marcel, vends-tu pour cent sous, dis ?

L’homme, enfoui dans une limousine, ne répondait pas, et lajeune femme, au bout de cinq grandes minutes, reprenait :

– Dis Marcel, cent sous ce panier-là, et quatre francsl’autre, ça fait-il neuf francs qu’il faut te donner ?

Un nouveau silence se fit :

– Alors qu’est-ce qu’il faut te donner ?

– Eh ! dix francs, tu le sais bien, je te l’ai dit… Etton Jules, qu’est-ce que tu en fais, la Sarriette ?

La jeune femme se mit à rire, en tirant une grosse poignée demonnaie.

– Ah bien ! reprit-elle, Jules dort sa grasse matinée…Il prétend que les hommes, ce n’est pas fait pour travailler.

Elle paya, elle emporta les deux paniers dans le pavillon auxfruits qu’on venait d’ouvrir. Les Halles gardaient leur légèreténoire, avec les mille raies de flamme des persiennes ; sousles grandes rues couvertes, du monde passait, tandis que lespavillons, au loin, restaient déserts, au milieu du grouillementgrandissant de leurs trottoirs. À la pointe Saint-Eustache, lesboulangers et les marchands de vin ôtaient leurs volets ; lesboutiques rouges, avec leurs becs de gaz allumés, trouaient lesténèbres, le long des maisons grises. Florent regardait uneboulangerie, rue Montorgueil, à gauche, toute pleine et toute doréede la dernière cuisson, et il croyait sentir la bonne odeur du painchaud. Il était quatre heures et demie.

Cependant, madame François s’était débarrassée de samarchandise. Il lui restait quelques bottes de carottes, quandLacaille reparut, avec son sac.

– Eh bien, ça va-t-il à un sou ? dit-il.

– J’étais bien sûre de vous revoir, vous, répondittranquillement la maraîchère. Voyons, prenez mon reste. Il y adix-sept bottes.

– Ça fait dix-sept sous.

– Non, trente-quatre.

Ils tombèrent d’accord à vingt-cinq. Madame François étaitpressée de s’en aller. Lorsque Lacaille se fut éloigné, avec sescarottes dans son sac :

– Voyez-vous, il me guettait, dit-elle à Florent. Cevieux-là râle sur tout le marché ; il attend quelquefois ledernier coup de cloche, pour acheter quatre sous de marchandise…Ah ! ces Parisiens ! ça se chamaille pour deux liards, etça va boire le fond de sa bourse chez le marchand de vin.

Quand madame François parlait de Paris, elle était pleined’ironie et de dédain ; elle le traitait en ville trèséloignée, tout à fait ridicule et méprisable, dans laquelle elle neconsentait à mettre les pieds que la nuit.

– À présent, je puis m’en aller, reprit-elle en s’asseyantde nouveau près de Florent, sur les légumes d’une voisine.

Florent baissait la tête, il venait de commettre un vol. QuandLacaille s’en était allé, il avait aperçu une carotte par terre. Ill’avait ramassée, il la tenait serrée dans sa main droite. Derrièrelui, des paquets de céleris, des tas de persil mettaient des odeursirritantes qui le prenaient à la gorge.

– Je vais m’en aller, répéta madame François.

Elle s’intéressait à cet inconnu, elle le sentait souffrir, surce trottoir, dont il n’avait pas remué. Elle lui fit de nouvellesoffres de service ; mais il refusa encore, avec une fiertéplus âpre. Il se leva même, se tint debout, pour prouver qu’ilétait gaillard. Et, comme elle tournait la tête, il mit la carottedans sa bouche. Mais il dut la garder un instant, malgré l’envieterrible qu’il avait de serrer les dents ; elle le regardaitde nouveau en face, elle l’interrogeait, avec sa curiosité de bravefemme. Lui, pour ne pas parler, répondait par des signes de tête.Puis, doucement, lentement, il mangea la carotte.

La maraîchère allait décidément partir, lorsqu’une voix fortedit tout à côté d’elle :

– Bonjour, madame François.

C’était un garçon maigre, avec de gros os, une grosse tête,barbu, le nez très fin, les yeux minces et clairs. Il portait unchapeau de feutre noir, roussi, déformé, et se boutonnait au fondd’un immense paletot, jadis marron tendre, que les pluies avaientdéteint en larges traînées verdâtres. Un peu courbé, agité d’unfrisson d’inquiétude nerveuse qui devait lui être habituel, ilrestait planté dans ses gros souliers lacés ; et son pantalontrop court montrait ses bas bleus.

– Bonjour, monsieur Claude, répondit gaiement lamaraîchère. Vous savez, je vous ai attendu, lundi ; et commevous n’êtes pas venu, j’ai garé votre toile ; je l’aiaccrochée à un clou, dans ma chambre.

– Vous êtres trop bonne, madame François, j’irai terminermon étude, un de ces jours… Lundi, je n’ai pas pu… Est-ce que votregrand prunier a encore toutes ses feuilles ?

– Certainement.

– C’est que, voyez-vous, je le mettrai dans un coin dutableau. Il fera bien, à gauche du poulailler. J’ai réfléchi à çatoute la semaine… Hein ! les beaux légumes, ce matin. Je suisdescendu de bonne heure, me doutant qu’il y aurait un lever desoleil superbe sur ces gredins de choux.

Il montrait du geste toute la longueur du carreau. La maraîchèrereprit :

– Eh bien, je m’en vais. Adieu… À bientôt, monsieurClaude !

Et comme elle partait, présentant Florent au jeunepeintre :

– Tenez, voilà monsieur qui revient de loin, paraît-il. Ilne se reconnaît plus dans votre gueux de Paris. Vous pourriezpeut-être lui donner un bon renseignement.

Elle s’en alla enfin, heureuse de laisser les deux hommesensemble. Claude regardait Florent avec intérêt ; cette longuefigure, mince et flottante, lui semblait originale. La présentationde madame François suffisait ; et, avec la familiarité d’unflâneur habitué à toutes les rencontres de hasard, il lui dittranquillement :

– Je vous accompagne. Où allez-vous ?

Florent resta gêné. Il se livrait moins vite ; mais, depuisson arrivée, il avait une question sur les lèvres. Il se risqua, ildemanda, avec la peur d’une réponse fâcheuse :

– Est-ce que la rue Pirouette existe toujours ?

– Mais oui, dit le peintre. Un coin bien curieux du vieuxParis, cette rue-là ! Elle tourne comme une danseuse, et lesmaisons y ont des ventres de femme grosse… J’en ai fait uneeau-forte pas trop mauvaise. Quand vous viendrez chez moi, je vousla montrerai… C’est là que vous allez ?

Florent, soulagé, ragaillardi par la nouvelle que la ruePirouette existait, jura que non, assura qu’il n’avait nulle part àaller. Toute sa méfiance se réveillait devant l’insistance deClaude.

– Ça ne fait rien, dit celui-ci, allons tout de même ruePirouette. La nuit, elle est d’une couleur !… Venez donc,c’est à deux pas.

Il dut le suivre. Ils marchaient côte à côte, comme deuxcamarades, enjambant les paniers et les légumes. Sur le carreau dela rue Rambuteau, il y avait des tas gigantesques de choux-fleurs,rangés en piles comme des boulets, avec une régularité surprenante.Les chairs blanches et tendres des choux s’épanouissaient,pareilles à d’énormes roses, au milieu des grosses feuilles vertes,et les tas ressemblaient à des bouquets de mariée, alignés dans desjardinières colossales. Claude s’était arrêté, en poussant depetits cris d’admiration.

Puis, en face, rue Pirouette, il montra, expliqua chaque maison.Un seul bec de gaz brûlait dans un coin. Les maisons, tassées,renflées, avançaient leurs auvents comme « des ventres defemme grosse », selon l’expression du peintre, penchaientleurs pignons en arrière, s’appuyaient aux épaules les unes desautres. Trois ou quatre, au contraire, au fond de trous d’ombre,semblaient près de tomber sur le nez. Le bec de gaz en éclairaitune, très blanche, badigeonnée à neuf, avec sa taille de vieillefemme cassée et avachie, toute poudrée à blanc, peinturlurée commeune jeunesse. Puis la file bossuée des autres s’en allait,s’enfonçant en plein noir, lézardée, verdie par les écoulements despluies, dans une débandade de couleurs et d’attitudes telle, queClaude en riait d’aise. Florent s’était arrêté au coin de la rue deMondétour, en face de l’avant-dernière maison, à gauche. Les troisétages dormaient, avec leurs deux fenêtres sans persiennes, leurspetits rideaux blancs bien tirés derrière les vitres ; enhaut, sur les rideaux de l’étroite fenêtre du pignon, une lumièreallait et venait. Mais la boutique, sous l’auvent, paraissait luicauser une émotion extraordinaire. Elle s’ouvrait. C’était unmarchand d’herbes cuites ; au fond, des bassinesluisaient ; sur la table d’étalage, des pâtés d’épinards et dechicorée, dans des terrines, s’arrondissaient, se terminaient enpointe, coupés, derrière, par de petites pelles, dont on ne voyaitque le manche de métal blanc. Cette vue clouait Florent desurprise ; il devait ne pas reconnaître la boutique ; illut le nom du marchand, Godebœuf, sur une enseigne rouge, et restaconsterné. Les bras ballants, il examinait les pâtés d’épinards, del’air désespéré d’un homme auquel il arrive quelque malheursuprême.

Cependant, la fenêtre du pignon s’était ouverte, une petitevieille se penchait, regardait le ciel, puis les Halles, auloin.

– Tiens ! mademoiselle Saget est matinale, dit Claudequi avait levé la tête.

Et il ajouta, en se tournant vers son compagnon :

– J’ai eu une tante, dans cette maison-là. C’est une boîteà cancans… Ah ! voilà les Méhudin qui se remuent ; il y ade la lumière au second.

Florent allait le questionner, mais il le trouva inquiétant,dans son grand paletot déteint ; il le suivit, sans mot dire,tandis que l’autre lui parlait des Méhudin. C’étaient despoissonnières ; l’aînée était superbe ; la petite, quivendait du poisson d’eau douce, ressemblait à une vierge deMurillo, toute blonde au milieu de ses carpes et de ses anguilles.Et il en vint à dire, en se fâchant, que Murillo peignait comme unpolisson. Puis, brusquement, s’arrêtant au milieu de larue :

– Voyons, où allez-vous, à la fin !

– Je ne vais nulle part, à présent, dit Florent accablé.Allons où vous voudrez.

Comme il sortait de la rue Pirouette, une voix appela Claude, dufond de la boutique d’un marchand de vin, qui faisait le coin.Claude entra, traînant Florent à sa suite. Il n’y avait qu’un côtédes volets enlevé. Le gaz brûlait dans l’air encore endormi de lasalle ; un torchon oublié, les cartes de la veille, traînaientsur les tables, et le courant d’air de la porte grande ouvertemettait sa pointe fraîche au milieu de l’odeur chaude et renferméedu vin. Le patron, monsieur Lebigre, servait les clients, en giletà manches, son collier de barbe tout chiffonné, sa grosse figurerégulière toute blanche de sommeil. Des hommes, debout, pargroupes, buvaient devant le comptoir, toussant, crachant, les yeuxbattus, achevant de s’éveiller dans le vin blanc et dansl’eau-de-vie. Florent reconnut Lacaille, dont le sac, à cetteheure, débordait de légumes. Il en était à la troisième tournée,avec un camarade, qui racontait longuement l’achat d’un panier depommes de terre. Quand il eut vidé son verre, il alla causer avecmonsieur Lebigre, dans un petit cabinet vitré, au fond, où le gazn’était pas allumé.

– Que voulez-vous prendre ? demanda Claude àFlorent.

En entrant, il avait serré la main de l’homme qui l’invitait.C’était un fort, un beau garçon de vingt-deux ans au plus, rasé, neportant que de petites moustaches, l’air gaillard, avec son vastechapeau enduit de craie et son colletin de tapisserie, dont lesbretelles serraient son bourgeron bleu. Claude l’appelaitAlexandre, lui tapait sur les bras, lui demandait quand ils iraientà Charentonneau. Et ils parlaient d’une grande partie qu’ilsavaient faite ensemble, en canot, sur la Marne. Le soir, ilsavaient mangé un lapin.

– Voyons, que prenez-vous ? répéta Claude.

Florent regardait le comptoir, très embarrassé. Au bout, desthéières de punch et de vin chaud, cerclées de cuivre, chauffaientsur les courtes flammes bleue et rose d’un appareil à gaz. Ilconfessa enfin qu’il prendrait volontiers quelque chose de chaud.Monsieur Lebigre servit trois verres de punch. Il y avait, près desthéières, dans une corbeille, des petits pains au beurre qu’onvenait d’apporter et qui fumaient. Mais les autres n’en prirentpas, et Florent but son verre de punch ; il le sentit quitombait dans son estomac vide, comme un filet de plomb fondu. Cefut Alexandre qui paya.

– Un bon garçon, cet Alexandre, dit Claude, quand ils seretrouvèrent tous les deux sur le trottoir de la rue Rambuteau. Ilest très amusant à la campagne ; il fait des tours deforce ; puis, il est superbe, le gredin ; je l’ai vu nu,et s’il voulait me poser des académies, en plein air… Maintenant,si cela vous plaît, nous allons faire un tour dans les Halles.

Florent le suivait, s’abandonnait. Une lueur claire, au fond dela rue Rambuteau, annonçait le jour. La grande voix des Hallesgrondait plus haut ; par instants, des volées de cloche, dansun pavillon éloigné, coupaient cette clameur roulante et montante.Ils entrèrent sous une des rues couvertes, entre le pavillon de lamarée et le pavillon de la volaille. Florent levait les yeux,regardait la haute voûte, dont les boiseries intérieures luisaient,entre les dentelles noires des charpentes de fonte. Quand ildéboucha dans la grande rue du milieu, il songea à quelque villeétrange, avec ses quartiers distincts, ses faubourgs, ses villages,ses promenades et ses routes, ses places et ses carrefours, misetout entière sous un hangar, un jour de pluie, par quelque capricegigantesque. L’ombre, sommeillant dans les creux des toitures,multipliait la forêt des piliers, élargissait à l’infini lesnervures délicates, les galeries découpées, les persiennestransparentes ; et c’était, au-dessus de la ville, jusqu’aufond des ténèbres, toute une végétation, toute une floraison,monstrueux épanouissement de métal, dont les tiges qui montaient enfusée, les branches qui se tordaient et se nouaient, couvraient unmonde avec les légèretés de feuillage d’une futaie séculaire. Desquartiers dormaient encore, clos de leurs grilles. Les pavillons dubeurre et de la volaille alignaient leurs petites boutiquestreillagées, allongeaient leurs ruelles désertes sous les files desbecs de gaz. Le pavillon de la marée venait d’être ouvert ;des femmes traversaient les rangées de pierres blanches, tachées del’ombre des paniers et des linges oubliés. Aux gros légumes, auxfleurs et aux fruits, le vacarme allait grandissant. De proche enproche, le réveil gagnait la ville, du quartier populeux où leschoux s’entassent dès quatre heures du matin, au quartier paresseuxet riche qui n’accroche des poulardes et des faisans à ses maisonsque vers les huit heures.

Mais, dans les grandes rues couvertes, la vie affluait. Le longdes trottoirs, aux deux bords, des maraîchers étaient encore là, depetits cultivateurs, venus des environs de Paris, étalant sur despaniers leur récolte de la veille au soir, bottes de légumes,poignées de fruits. Au milieu du va-et-vient incessant de la foule,des voitures entraient sous les voûtes, en ralentissant le trotsonnant de leurs chevaux. Deux de ces voitures, laissées entravers, barraient la rue. Florent, pour passer, dut s’appuyercontre un des sacs grisâtres, pareils à des sacs de charbon, etdont l’énorme charge faisait plier les essieux ; les sacs,mouillés, avaient une odeur fraîche d’algues marines ; und’eux, crevé par un bout, laissait couler un tas noir de grossesmoules. À tous les pas, maintenant, ils devaient s’arrêter. Lamarée arrivait, les camions se succédaient, charriant les hautescages de bois pleines de bourriches, que les chemins de ferapportent toutes chargées de l’océan. Et, pour se garer des camionsde la marée de plus en plus pressés et inquiétants, ils se jetaientsous les roues des camions du beurre, des œufs et des fromages, degrands chariots jaunes, à quatre chevaux, à lanternes decouleur ; des forts enlevaient les caisses d’œufs, les paniersde fromages et de beurre, qu’ils portaient dans le pavillon de lacriée, où des employés en casquette écrivaient sur des calepins, àla lueur du gaz. Claude était ravi de ce tumulte ; ils’oubliait à un effet de lumière, à un groupe de blouses, audéchargement d’une voiture. Enfin, ils se dégagèrent. Comme ilslongeaient toujours la grande rue, ils marchèrent dans une odeurexquise qui traînait autour d’eux et semblait les suivre. Ilsétaient au milieu du marché des fleurs coupées. Sur le carreau, àdroite et à gauche, des femmes assises avaient devant elles descorbeilles carrées, pleines de bottes de roses, de violettes, dedahlias, de marguerites. Les bottes s’assombrissaient, pareilles àdes taches de sang, pâlissaient doucement avec des gris argentésd’une grande délicatesse. Près d’une corbeille, une bougie alluméemettait là, sur tout le noir d’alentour, une chanson aiguë decouleur, les panachures vives des marguerites, le rouge saignantdes dahlias, le bleuissement des violettes, les chairs vivantes desroses. Et rien n’était plus doux ni plus printanier que lestendresses de ce parfum rencontrées sur un trottoir, au sortir dessouffles âpres de la marée et de la senteur pestilentielle desbeurres et des fromages.

Claude et Florent revinrent sur leurs pas, flânant, s’attardantau milieu des fleurs. Ils s’arrêtèrent curieusement devant desfemmes qui vendaient des bottes de fougère et des paquets defeuilles de vigne, bien réguliers, attachés par quarterons. Puisils tournèrent dans un bout de rue couverte, presque désert, oùleurs pas sonnaient comme sous la voûte d’une église. Ils ytrouvèrent, attelé à une voiture grande comme une brouette, un toutpetit âne qui s’ennuyait sans doute, et qui se mit à braire en lesvoyant, d’un ronflement si fort et si prolongé, que les vastestoitures des Halles en tremblaient. Des hennissements de chevauxrépondirent ; il y eut des piétinements, tout un vacarme auloin, qui grandit, roula, alla se perdre. Cependant, en face d’eux,rue Berger, les boutiques nues des commissionnaires, grandesouvertes, montraient, sous la clarté du gaz, des amas de paniers etde fruits, entre les trois murs sales couverts d’additions aucrayon. Et comme ils étaient là, ils aperçurent une dame bien mise,pelotonnée d’un air de lassitude heureuse dans le coin d’un fiacre,perdu au milieu de l’encombrement de la chaussée, et filantsournoisement.

– C’est Cendrillon qui rentre sans pantoufles, dit Claudeavec un sourire.

Ils causaient maintenant, en retournant sous les Halles. Claude,les mains dans les poches, sifflant, racontait son grand amour pource débordement de nourriture, qui monte au beau milieu de Paris,chaque matin. Il rôdait sur le carreau des nuits entières, rêvantdes natures mortes colossales, des tableaux extraordinaires. Il enavait même commencé un ; il avait fait poser son ami Marjolinet cette gueuse de Cadine ; mais c’était dur, c’était tropbeau, ces diables de légumes, et les fruits, et les poissons, et laviande ! Florent écoutait, le ventre serré, cet enthousiasmed’artiste. Et il était évident que Claude, en ce moment-là, nesongeait même pas que ces belles choses se mangeaient. Il lesaimait pour leur couleur. Brusquement, il se tut, serra d’unmouvement qui lui était habituel la longue ceinture rouge qu’ilportait sous son paletot verdâtre, et reprit d’un airfin :

– Puis, je déjeune ici, par les yeux au moins, et cela vautencore mieux que de ne rien prendre. Quelquefois, quand j’oublie dedîner, la veille, je me donne une indigestion, le lendemain, àregarder arriver toutes sortes de bonnes choses. Ces matins-là,j’ai encore plus de tendresses pour mes légumes… Non, tenez, ce quiest exaspérant, ce qui n’est pas juste, c’est que ces gredins debourgeois mangent tout ça !

Il raconta un souper qu’un ami lui avait payé chez Baratte, unjour de splendeur ; ils avaient eu des huîtres, du poisson, dugibier. Mais Baratte était bien tombé ; tout le carnaval del’ancien marché des Innocents se trouvait enterré, à cetteheure ; on en était aux Halles centrales, à ce colosse defonte, à cette ville nouvelle, si originale. Les imbéciles avaientbeau dire, toute l’époque était là. Et Florent ne savait plus s’ilcondamnait le côté pittoresque où la bonne chère de Baratte. Puis,Claude déblatéra contre le romantisme ; il préférait ses tasde choux aux guenilles du Moyen Âge. Il finit par s’accuser de soneau-forte de la rue Pirouette comme d’une faiblesse. On devaitflanquer les vieilles cambuses par terre et faire du moderne.

– Tenez, dit-il en s’arrêtant, regardez, au coin dutrottoir. N’est-ce pas un tableau tout fait, et qui serait plushumain que leurs sacrées peintures poitrinaires ?

Le long de la rue couverte, maintenant, des femmes vendaient ducafé, de la soupe. Au coin du trottoir, un large rond deconsommateurs s’était formé autour d’une marchande de soupe auxchoux. Le seau de fer-blanc étamé, plein de bouillon, fumait sur lepetit réchaud bas, dont les trous jetaient une lueur pâle debraise. La femme, armée d’une cuiller à pot, prenant de mincestranches de pain au fond d’une corbeille garnie d’un linge,trempait la soupe dans des tasses jaunes. Il y avait là desmarchandes très propres, des maraîchers en blouse, des porteurssales, le paletot gras des charges de nourriture qui avaient traînésur les épaules, de pauvres diables déguenillés, toutes les faimsmatinales des Halles, mangeant, se brûlant, écartant un peu lementon pour ne pas se tacher de la bavure des cuillers. Et lepeintre ravi clignait les yeux, cherchait le point de vue, afin decomposer le tableau dans un bon ensemble. Mais cette diablesse desoupe aux choux avait une odeur terrible. Florent tournait la tête,gêné par ces tasses pleines, que les consommateurs vidaient sansmot dire, avec un regard de côté d’animaux méfiants. Alors, commela femme servait un nouvel arrivé, Claude lui-même fut attendri parla vapeur forte d’une cuillerée qu’il reçut en plein visage.

Il serra sa ceinture, souriant, fâché ; puis, se remettantà marcher, faisant allusion au verre de punch d’Alexandre, il dit àFlorent d’une voix un peu basse :

– C’est drôle, vous avez dû remarquer cela, vous ?… Ontrouve toujours quelqu’un pour vous payer à boire, on ne rencontrejamais personne qui vous paye à manger.

Le jour se levait. Au bout de la rue de la Cossonnerie, lesmaisons du boulevard Sébastopol étaient toutes noires ; et,au-dessus de la ligne nette des ardoises, le cintre élevé de lagrande rue couverte taillait, dans le bleu pâle, une demi-lune declarté. Claude, qui s’était penché au-dessus de certains regards,garnis de grilles, s’ouvrant, au ras du trottoir, sur desprofondeurs de cave où brûlaient des lueurs louches de gaz,regardait en l’air maintenant, entre les hauts piliers, cherchantsur les toits bleuis, au bord du ciel clair. Il finit par s’arrêterencore, les yeux levés sur une des minces échelles de fer quirelient les deux étages de toiture et permettent de les parcourir.Florent lui demanda ce qu’il voyait là-haut.

– C’est ce diable de Marjolin, dit le peintre sansrépondre. Il est, pour sûr, dans quelque gouttière, à moins qu’iln’ait passé la nuit avec les bêtes de la cave aux volailles… J’aibesoin de lui pour une étude.

Et il raconta que son ami Marjolin fut trouvé, un matin, par unemarchande, dans un tas de choux, et qu’il poussa sur le carreau,librement. Quand on voulut l’envoyer à l’école, il tomba malade, ilfallut le ramener aux Halles. Il en connaissait les moindresrecoins, les aimait d’une tendresse de fils, vivait avec desagilités d’écureuil, au milieu de cette forêt de fonte. Ilsfaisaient un joli couple, lui et cette gueuse de Cadine, que lamère Chantemesse avait ramassée, un soir, au coin de l’ancienmarché des Innocents. Lui, était splendide, ce grand bêta, dorécomme un Rubens, avec un duvet roussâtre qui accrochait lejour ; elle, la petite, futée et mince, avait un drôle demuseau, sous la broussaille noire de ses cheveux crépus.

Claude, tout en causant, hâtait le pas. Il ramena son compagnonà la pointe Saint-Eustache. Celui-ci se laissa tomber sur un banc,près du bureau des omnibus, les jambes cassées de nouveau. L’airfraîchissait. Au fond de la rue Rambuteau, des lueurs rosesmarbraient le ciel laiteux, sabré, plus haut, par de grandesdéchirures grises. Cette aube avait une odeur si balsamique, queFlorent se crut un instant en pleine campagne, sur quelque colline.Mais Claude lui montra, de l’autre côté du banc, le marché auxaromates. Le long du carreau de la triperie, on eût dit des champsde thym, de lavande, d’ail, d’échalote ; et les marchandesavaient enlacé, autour des jeunes platanes du trottoir, de hautesbranches de laurier qui faisaient des trophées de verdure. C’étaitl’odeur puissante du laurier qui dominait.

Le cadran lumineux de Saint-Eustache pâlissait, agonisait,pareil à une veilleuse surprise par le matin. Chez les marchands devin, au fond des rues voisines, les becs de gaz s’éteignaient un àun, comme des étoiles tombant dans la lumière. Et Florent regardaitles grandes Halles sortir de l’ombre, sortir du rêve, où il lesavait vues, allongeant à l’infini leurs palais à jour. Elles sesolidifiaient, d’un gris verdâtre, plus géantes encore, avec leurmâture prodigieuse, supportant les nappes sans fin de leurs toits.Elles entassaient leurs masses géométriques ; et, quand toutesles clartés intérieures furent éteintes, qu’elles baignèrent dansle jour levant, carrées, uniformes, elles apparurent comme unemachine moderne, hors de toute mesure, quelque machine vapeur,quelque chaudière destinée à la digestion d’un peuple, gigantesqueventre de métal, boulonné, rivé, fait de bois, de verre et defonte, d’une élégance et d’une puissance de moteur mécanique,fonctionnant là, avec la chaleur du chauffage, l’étourdissement, lebranle furieux des roues.

Mais Claude était monté debout sur le banc, d’enthousiasme. Ilforça son compagnon à admirer le jour se levant sur les légumes.C’était une mer. Elle s’étendait de la pointe Saint-Eustache à larue des Halles, entre les deux groupes de pavillons. Et, aux deuxbouts, dans les deux carrefours, le flot grandissait encore, leslégumes submergeaient les pavés. Le jour se levait lentement, d’ungris très doux, lavant toutes choses d’une teinte claired’aquarelle. Ces tas moutonnants comme des flots pressés, ce fleuvede verdure qui semblait couler dans l’encaissement de la chaussée,pareil à la débâcle des pluies d’automne, prenaient des ombresdélicates et perlées, des violets attendris, des roses teintés delait, des verts noyés dans des jaunes, toutes les pâleurs qui fontdu ciel une soie changeante au lever du soleil ; et, à mesureque l’incendie du matin montait en jets de flammes au fond de larue Rambuteau, les légumes s’éveillaient davantage, sortaient dugrand bleuissement traînant à terre. Les salades, les laitues, lesscaroles, les chicorées, ouvertes et grasses encore de terreau,montraient leurs cœurs éclatants ; les paquets d’épinards, lespaquets d’oseille, les bouquets d’artichauts, les entassements deharicots et de pois, les empilements de romaines, liées d’un brinde paille, chantaient toute la gamme du vert, de la laque verte descosses au gros vert des feuilles ; gamme soutenue qui allaiten se mourant, jusqu’aux panachures des pieds de céleris et desbottes de poireaux. Mais les notes aiguës, ce qui chantait plushaut, c’étaient toujours les taches vives des carottes, les tachespures des navets, semées en quantité prodigieuse le long du marché,l’éclairant du bariolage de leurs deux couleurs. Au carrefour de larue des Halles, les choux faisaient des montagnes ; lesénormes choux blancs, serrés et durs comme des boulets de métalpâle ; les choux frisés, dont les grandes feuillesressemblaient à des vasques de bronze ; les choux rouges, quel’aube changeait en des floraisons superbes, lie-de-vin, avec desmeurtrissures de carmin et de pourpre sombre. À l’autre bout, aucarrefour de la pointe Saint-Eustache, l’ouverture de la rueRambuteau était barrée par une barricade de potirons orangés, surdeux rangs, s’étalant, élargissant leurs ventres. Et le vernismordoré d’un panier d’oignons, le rouge saignant d’un tas detomates, l’effacement jaunâtre d’un lot de concombres, le violetsombre d’une grappe d’aubergines, çà et là, s’allumaient ;pendant que de gros radis noirs, rangés en nappes de deuil,laissaient encore quelques trous de ténèbres au milieu des joiesvibrantes du réveil.

Claude battait des mains, à ce spectacle. Il trouvait « cesgredins de légumes » extravagants, fous, sublimes. Et ilsoutenait qu’ils n’étaient pas morts, qu’arrachés de la veille, ilsattendaient le soleil du lendemain pour lui dire adieu sur le pavédes Halles. Il les voyait vivre, ouvrir leurs feuilles, comme s’ilseussent encore les pieds tranquilles et chauds dans le fumier. Ildisait entendre là le râle de tous les potagers de la banlieue.Cependant, la foule des bonnets blancs, des caracos noirs, desblouses bleues, emplissait les étroits sentiers, entre les tas.C’était toute une campagne bourdonnante. Les grandes hottes desporteurs filaient lourdement au-dessus des têtes. Les revendeuses,les marchands des quatre-saisons, les fruitiers, achetaient, sehâtaient. Il y avait des caporaux et des bandes de religieusesautour des montagnes de choux ; tandis que des cuisiniers decollège flairaient, cherchant les bonnes aubaines. On déchargeaittoujours ; des tombereaux jetaient leur charge à terre, commeune charge de pavés, ajoutant un flot aux autres flots, quivenaient maintenant battre le trottoir opposé. Et, du fond de larue du Pont-Neuf, des files de voitures arrivaient,éternellement.

– C’est crânement beau tout de même, murmurait Claude enextase.

Florent souffrait. Il croyait à quelque tentation surhumaine. Ilne voulait plus voir, il regardait Saint-Eustache, posé de biais,comme lavé à la sépia sur le bleu du ciel, avec ses rosaces, seslarges fenêtres cintrées, son clocheton, ses toits d’ardoises. Ils’arrêtait à l’enfoncement sombre de la rue Montorgueil, oùéclataient des bouts d’enseignes violentes, au pan coupé de la rueMontmartre, dont les balcons luisaient, chargés de lettres d’or.Et, quand il revenait au carrefour, il était sollicité par d’autresenseignes, des Droguerie et pharmacie, des Farines etlégumes secs, aux grosses majuscules rouges ou noires, sur desfonds déteints. Les maisons des angles, à fenêtres étroites,s’éveillaient, mettaient, dans l’air large de la nouvelle rue duPont-Neuf, quelques jaunes et bonnes vieilles façades de l’ancienParis. Au coin de la rue Rambuteau, debout au milieu des vitrinesvides du grand magasin de nouveautés, des commis bien mis, engilet, avec leur pantalon collant et leurs larges manchetteséblouissantes, faisaient l’étalage. Plus loin, la maison Guillout,sévère comme une caserne, étalait délicatement, derrière sesglaces, des paquets dorés de biscuits et des compotiers pleins depetits fours. Toutes les boutiques s’étaient ouvertes. Des ouvriersen blouses blanches, tenant leurs outils sous le bras, pressaientle pas, traversaient la chaussée.

Claude n’était pas descendu de son banc. Il se grandissait, pourvoir jusqu’au fond des rues. Brusquement, il aperçut, dans la foulequ’il dominait, une tête blonde aux larges cheveux, suivie d’unepetite tête noire, toute crépue et ébouriffée.

– Eh ! Marjolin ! eh ! Cadine !cria-t-il.

Et, comme sa voix se perdait au milieu du brouhaha, il sauta àterre, il prit sa course. Puis, il songea qu’il oubliaitFlorent ; il revint d’un saut ; il ditrapidement :

– Vous savez, au fond de l’impasse des Bourdonnais… Mon nomest écrit à la craie sur la porte, Claude Lantier… Venez voirl’eau-forte de la rue Pirouette.

Il disparut. Il ignorait le nom de Florent ; il le quittaitcomme il l’avait pris, au bord d’un trottoir, après lui avoirexpliqué ses préférences artistiques.

Florent était seul. Il fut d’abord heureux de cette solitude.Depuis que madame François l’avait recueilli, dans l’avenue deNeuilly, il marchait au milieu d’une somnolence et d’une souffrancequi lui ôtaient l’idée exacte des choses. Il était libre enfin, ilvoulut se secouer, secouer ce rêve intolérable de nourrituresgigantesques dont il se sentait poursuivi. Mais sa tête restaitvide, il n’arriva qu’à retrouver au fond de lui une peur sourde. Lejour grandissait, on pouvait le voir maintenant ; et ilregardait son pantalon et sa redingote lamentables. Il boutonna laredingote, épousseta le pantalon, essaya un bout de toilette,croyant entendre ces loques noires dire tout haut d’où il venait.Il était assis au milieu du banc, à côté de pauvres diables, derôdeurs échoués là, en attendant le soleil. Les nuits des Hallessont douces pour les vagabonds. Deux sergents de ville, encore entenue de nuit, avec la capote et le képi, marchant côte à côte, lesmains derrière le dos, allaient et venaient le long dutrottoir ; chaque fois qu’ils passaient devant le banc, ilsjetaient un coup d’œil sur le gibier qu’ils y flairaient. Florents’imagina qu’ils le reconnaissaient, qu’ils se consultaient pourl’arrêter. Alors l’angoisse le prit. Il eut une envie folle de selever, de courir. Mais il n’osait plus, il ne savait de quellefaçon s’en aller. Et les coups d’œil réguliers des sergents deville, cet examen lent et froid de la police le mettaient ausupplice. Enfin, il quitta le banc, se retenant pour ne pas fuir detoute la longueur de ses grandes jambes, s’éloignant pas à pas,serrant les épaules, avec l’horreur de sentir les mains rudes dessergents de ville le prendre au collet, par-derrière.

Il n’eut plus qu’une pensée, qu’un besoin, s’éloigner desHalles. Il attendrait, il chercherait encore, plus tard, quand lecarreau serait libre. Les trois rues du carrefour, la rueMontmartre, la rue Montorgueil, la rue Turbigo,l’inquiétèrent : elles étaient encombrées de voitures detoutes sortes ; des légumes couvraient les trottoirs. Alors,il alla devant lui, jusqu’à la rue Pierre-Lescot, où le marché aucresson et le marché aux pommes de terre lui parurentinfranchissables. Il préféra suivre la rue Rambuteau. Mais, auboulevard Sébastopol, il se heurta contre un tel embarras detapissières, de charrettes, de chars à bancs, qu’il revint prendrela rue Saint-Denis. Là, il rentra dans les légumes. Aux deux bords,les marchands forains venaient d’installer leurs étalages, desplanches posées sur de hauts paniers, et le déluge de choux, decarottes, de navets recommençait. Les Halles débordaient. Il essayade sortir de ce flot qui l’atteignait dans sa fuite ; il tentala rue de la Cossonnerie, la rue Berger, le square des Innocents,la rue de la Ferronnerie, la rue des Halles. Et il s’arrêta,découragé, effaré, ne pouvant se dégager de cette infernale ronded’herbes qui finissaient par tourner autour de lui en le liant auxjambes de leurs minces verdures. Au loin, jusqu’à la rue de Rivoli,jusqu’à la place de l’Hôtel-de-Ville, les éternelles files de roueset de bêtes attelées se perdaient dans le pêle-mêle desmarchandises qu’on chargeait ; de grandes tapissièresemportaient les lots des fruitiers de tout un quartier ; deschars à bancs dont les flancs craquaient partaient pour labanlieue. Rue du Pont-Neuf, il s’égara tout à fait ; il vinttrébucher au milieu d’une remise de voitures à bras ; desmarchands des quatre-saisons y paraient leur étalage roulant. Parmieux, il reconnut Lacaille, qui prit la rue Saint-Honoré, enpoussant devant lui une brouettée de carottes et de choux-fleurs.Il le suivit, espérant qu’il l’aiderait à sortir de la cohue. Lepavé était devenu gras, bien que le temps fût sec ; des tas dequeues d’artichauts, des feuilles et des fanes, rendaient lachaussée périlleuse. Il butait à chaque pas. Il perdit Lacaille,rue Vauvilliers. Du côté de la Halle au blé, les bouts de rue sebarricadaient d’un nouvel obstacle de charrettes et de tombereaux.Il ne tenta plus de lutter, il était repris par les Halles, le flotle ramenait. Il revint lentement, il se retrouva à la pointeSaint-Eustache.

Maintenant il entendait le long roulement qui partait desHalles. Paris mâchait les bouchées à ses deux millions d’habitants.C’était comme un grand organe central battant furieusement, jetantle sang de la vie dans toutes les veines. Bruit de mâchoirescolossales, vacarme fait du tapage de l’approvisionnement, depuisles coups de fouet des gros revendeurs partant pour les marchés dequartier, jusqu’aux savates traînantes des pauvres femmes qui vontde porte en porte offrir des salades, dans des paniers.

Il entra sous une rue couverte, à gauche, dans le groupe desquatre pavillons, dont il avait remarqué la grande ombresilencieuse pendant la nuit. Il espérait s’y réfugier, y trouverquelque trou. Mais, à cette heure, ils s’étaient éveillés comme lesautres. Il alla jusqu’au bout de la rue. Des camions arrivaient autrot, encombrant le marché de la Vallée de cageots pleins devolailles vivantes, et de paniers carrés où des volailles mortesétaient rangées par lits profonds. Sur le trottoir opposé, d’autrescamions déchargeaient des veaux entiers, emmaillotés d’une nappe,couchés tout du long, comme des enfants, dans des mannes qui nelaissaient passer que les quatre moignons, écartés et saignants. Ily avait aussi des moutons entiers, des quartiers de bœuf, descuisseaux, des épaules. Les bouchers, avec de grands tabliersblancs, marquaient la viande d’un timbre, la voituraient, lapesaient, l’accrochaient aux barres de la criée ; tandis que,le visage collé aux grilles, il regardait ces files de corpspendus, les bœufs et les moutons rouges, les veaux plus pâles,tachés de jaune par la graisse et les tendons, le ventre ouvert. Ilpassa au carreau de la triperie, parmi les têtes et les pieds deveau blafards, les tripes proprement roulées en paquets dans desboîtes, les cervelles rangées délicatement sur des paniers plats,les foies saignants, les rognons violâtres. Il s’arrêta aux longuescharrettes à deux roues, couvertes d’une bâche ronde, qui apportentdes moitiés de cochon, accrochées des deux côtés aux ridelles,au-dessus d’un lit de paille ; les culs des charrettes ouvertsmontraient des chapelles ardentes, des enfoncements de tabernacle,dans les lueurs flambantes de ces chairs régulières et nues ;et, sur le lit de paille, il y avait des boîtes de fer-blanc,pleines du sang des cochons. Alors Florent fut pris d’une ragesourde ; l’odeur fade de la boucherie, l’odeur âcre de latriperie, l’exaspéraient. Il sortit de la rue couverte, il préférarevenir une fois encore sur le trottoir de la rue du Pont-Neuf.

C’était l’agonie. Le frisson du matin le prenait ; ilclaquait des dents, il avait peur de tomber là et de rester parterre. Il chercha, ne trouva pas un coin sur un banc ; il yaurait dormi, quitte à être réveillé par les sergents de ville.Puis, comme un éblouissement l’aveuglait, il s’adossa à un arbre,les yeux fermés, les oreilles bourdonnantes. La carotte crue qu’ilavait avalée, sans presque la mâcher, lui déchirait l’estomac, etle verre de punch l’avait grisé. Il était gris de misère, delassitude, de faim. Un feu ardent le brûlait de nouveau au creux dela poitrine ; il y portait les deux mains, par moments, commepour boucher un trou par lequel il croyait sentir tout son êtres’en aller. Le trottoir avait un large balancement ; sasouffrance devenait si intolérable, qu’il voulut marcher encorepour la faire taire. Il marcha devant lui, entra dans les légumes.Il s’y perdit. Il prit un étroit sentier, tourna dans un autre, dutrevenir sur ses pas, se trompa, se trouva au milieu des verdures.Certains tas étaient si hauts, que les gens circulaient entre deuxmurailles, bâties de paquets et de bottes. Les têtes dépassaient unpeu ; on les voyait filer avec la tache blanche ou noire de lacoiffure, et les grandes hottes, balancées, ressemblaient, au rasdes feuilles, à des nacelles d’osier nageant sur un lac de mousse.Florent se heurtait à mille obstacles, à des porteurs qui sechargeaient, à des marchandes qui discutaient de leurs voixrudes ; il glissait sur le lit épais d’épluchures et detrognons qui couvrait la chaussée, il étouffait dans l’odeurpuissante des feuilles écrasées. Alors, stupide, il s’arrêta, ils’abandonna aux poussées des uns, aux injures des autres ; ilne fut plus qu’une chose battue, roulée, au fond de la mermontante.

Une grande lâcheté l’envahissait. Il aurait mendié. Sa sottefierté de la nuit l’exaspérait. S’il avait accepté l’aumône demadame François, s’il n’avait point eu peur de Claude comme unimbécile, il ne se trouverait pas là, à râler parmi ces choux. Etil s’irritait surtout de ne pas avoir questionné le peintre, ruePirouette. À cette heure, il était seul, il pouvait crever, sur lepavé, comme un chien perdu.

Il leva une dernière fois les yeux, il regarda les Halles. Ellesflambaient dans le soleil. Un grand rayon entrait par le bout de larue couverte, au fond, trouant la masse des pavillons d’un portiquede lumière ; et, battant la nappe des toitures, une pluieardente tombait. L’énorme charpente de fonte se noyait, bleuissait,n’était plus qu’un profil sombre sur les flammes d’incendie dulevant. En haut, une vitre s’allumait, une goutte de clarté roulaitjusqu’aux gouttières, le long de la pente des larges plaques dezinc. Ce fut alors une cité tumultueuse dans une poussière d’orvolante. Le réveil avait grandi, du ronflement des maraîchers,couchés sous leurs limousines, au roulement plus vif des arrivages.Maintenant, la ville entière repliait ses grilles ; lescarreaux bourdonnaient, les pavillons grondaient ; toutes lesvoix donnaient, et l’on eût dit l’épanouissement magistral de cettephrase que Florent, depuis quatre heures du matin, entendait setraîner et se grossir dans l’ombre. À droite, à gauche, de touscôtés, des glapissements de criée mettaient des notes aiguës depetite flûte, au milieu des basses sourdes de la foule. C’était lamarée, c’étaient les beurres, c’était la volaille, c’était laviande. Des volées de cloche passaient, secouant derrière elles lemurmure des marchés qui s’ouvraient. Autour de lui, le soleilenflammait les légumes. Il ne reconnaissait plus l’aquarelle tendredes pâleurs de l’aube. Les cœurs élargis des salades brûlaient, lagamme du vert éclatait en vigueurs superbes, les carottessaignaient, les navets devenaient incandescents, dans ce brasiertriomphal. À sa gauche, des tombereaux de choux s’éboulaientencore. Il tourna les yeux, il vit, au loin, des camions quidébouchaient toujours de la rue Turbigo. La mer continuait àmonter. Il l’avait sentie à ses chevilles, puis à son ventre ;elle menaçait, à cette heure, de passer par-dessus sa tête.Aveuglé, noyé, les oreilles sonnantes, l’estomac écrasé par tout cequ’il avait vu, devinant de nouvelles et incessantes profondeurs denourriture, il demanda grâce, et une douleur folle le prit, demourir ainsi de faim, dans Paris gorgé, dans ce réveil fulgurantdes Halles. De grosses larmes chaudes jaillirent de ses yeux.

Il était arrivé à une allée plus large. Deux femmes, une petitevieille et une grande sèche, passèrent devant lui, causant, sedirigeant vers les pavillons.

– Et vous êtes venue faire vos provisions, mademoiselleSaget ? demanda la grande sèche.

– Oh ! madame Lecœur, si on peut dire… Vous savez, unefemme seule. Je vis de rien… J’aurais voulu un petit chou-fleur,mais tout est si cher… Et le beurre, à combien,aujourd’hui ?

– Trente-quatre sous… J’en ai du bien bon. Si vous voulezvenir me voir…

– Oui, oui, je ne sais pas, j’ai encore un peu degraisse…

Florent, faisant un effort suprême, suivait les deux femmes. Ilse souvenait d’avoir entendu nommer la petite vieille par Claude,rue Pirouette ; il se disait qu’il la questionnerait, quandelle aurait quitté la grande sèche.

– Et votre nièce ? demanda mademoiselle Saget.

– La Sarriette fait ce qu’il lui plaît, répondit aigrementmadame Lecœur. Elle a voulu s’établir. Ça ne me regarde plus. Quandles hommes l’auront grugée, ce n’est pas moi qui lui donnerai unmorceau de pain.

– Vous étiez si bonne pour elle… Elle devrait gagner del’argent ; les fruits sont avantageux, cette année… Et votrebeau-frère ?

– Oh ! lui…

Madame Lecœur pinça les lèvres et parut ne pas vouloir en diredavantage.

– Toujours le même, hein ? continua mademoiselleSaget. C’est un bien brave homme… Je me suis laissé dire qu’ilmangeait son argent d’une façon…

– Est-ce qu’on sait s’il mange son argent ! ditbrutalement madame Lecœur. C’est un cachottier, c’est un ladre,c’est un homme, voyez-vous, mademoiselle, qui me laisserait creverplutôt que de me prêter cent sous… Il sait parfaitement que lesbeurres, pas plus que les fromages et les œufs, n’ont marché cettesaison. Lui, vend toute la volaille qu’il veut… Eh bien, pas unefois, non, pas une fois, il ne m’aurait offert ses services. Jesuis bien trop fière pour accepter, vous comprenez, mais çam’aurait fait plaisir.

– Eh ! le voilà, votre beau-frère, reprit mademoiselleSaget, en baissant la voix.

Les deux femmes se tournèrent, regardèrent quelqu’un quitraversait la chaussée pour entrer sous la grande rue couverte.

– Je suis pressée, murmura madame Lecœur, j’ai laissé maboutique toute seule. Puis, je ne veux pas lui parler.

Florent s’était aussi retourné, machinalement. Il vit un petithomme, carré, l’air heureux, les cheveux gris et taillés en brosse,qui tenait sous chacun de ses bras une oie grasse, dont la têtependait et lui tapait sur les cuisses. Et, brusquement, il eut ungeste de joie ; il courut derrière cet homme, oubliant safatigue. Quand il l’eut rejoint :

– Gavard ! dit-il, en lui frappant sur l’épaule.

L’autre leva la tête, examina d’un air surpris cette longuefigure noire qu’il ne reconnaissait pas. Puis, tout d’uncoup :

– Vous ! Vous ! s’écria-t-il au comble de lastupéfaction. Comment, c’est vous !

Il manqua laisser tomber ses oies grasses. Il ne se calmait pas.Mais, ayant aperçu sa belle-sœur et mademoiselle Saget, quiassistaient curieusement de loin à leur rencontre, il se remit àmarcher, en disant :

– Ne restons pas là, venez… Il y a des yeux et des languesde trop.

Et, sous la rue couverte, ils causèrent. Florent raconta qu’ilétait allé rue Pirouette. Gavard trouva cela très drôle ; ilrit beaucoup, il lui apprit que son frère Quenu avait déménagé etrouvert sa charcuterie à deux pas, rue Rambuteau, en face desHalles. Ce qui l’amusa encore prodigieusement, ce fut d’entendreque Florent s’était promené tout le matin avec Claude Lantier, undrôle de corps, qui était justement le neveu de madame Quenu. Ilallait le conduire à la charcuterie. Puis, quand il sut qu’il étaitrentré en France avec de faux papiers, il prit toutes sortes d’airsmystérieux et graves. Il voulut marcher devant lui, à cinq pas dedistance, pour ne pas éveiller l’attention. Après avoir passé parle pavillon de la volaille, où il accrocha ses deux oies à sonétalage, il traversa la rue Rambuteau, toujours suivi par Florent.Là, au milieu de la chaussée, du coin de l’œil, il lui désigna unegrande et belle boutique de charcuterie.

Le soleil enfilait obliquement la rue Rambuteau, allumant lesfaçades, au milieu desquelles l’ouverture de la rue Pirouettefaisait un trou noir. À l’autre bout, le grand vaisseau deSaint-Eustache était tout doré dans la poussière du soleil, commeune immense châsse. Et, au milieu de la cohue, du fond ducarrefour, une armée de balayeurs s’avançait sur une ligne, à coupsréguliers de balai ; tandis que les boueux jetaient lesordures à la fourche dans des tombereaux qui s’arrêtaient, tous lesvingt pas, avec des bruits de vaisselles cassées. Mais Florentn’avait d’attention que pour la grande charcuterie, ouverte etflambante au soleil levant.

Elle faisait presque le coin de la rue Pirouette. Elle était unejoie pour le regard. Elle riait, toute claire, avec des pointes decouleurs vives qui chantaient au milieu de la blancheur de sesmarbres. L’enseigne, où le nom de QUENU-GRADELLE luisait en grosseslettres d’or, dans un encadrement de branches et de feuilles,dessiné sur un fond tendre, était faite d’une peinture recouverted’une glace. Les deux panneaux latéraux de la devanture, égalementpeints et sous verre, représentaient de petits Amours joufflus,jouant au milieu de hures, de côtelettes de porc, de guirlandes desaucisses ; et ces natures mortes, ornées d’enroulements et derosaces, avaient une telle tendresse d’aquarelle que les viandescrues y prenaient des tons roses de confitures. Puis, dans ce cadreaimable, l’étalage montait. Il était posé sur un lit de finesrognures de papier bleu ; par endroits, des feuilles defougère, délicatement rangées, changeaient certaines assiettes enbouquets entourés de verdure. C’était un monde de bonnes choses, dechoses fondantes, de choses grasses. D’abord, tout en bas, contrela glace, il y avait une rangée de pots de rillettes, entremêlés depots de moutarde. Les jambonneaux désossés venaient au-dessus, avecleur bonne figure ronde, jaune de chapelure, leur manche terminépar un pompon vert. Ensuite arrivaient les grands plats : leslangues fourrées de Strasbourg, rouges et vernies, saignantes àcôté de la pâleur des saucisses et des pieds de cochon ; lesboudins, noirs, roulés comme des couleuvres bonnes filles ;les andouilles, empilées deux à deux crevant de santé ; lessaucissons, pareils à des échines de chantre, dans leurs chapesd’argent ; les pâtés, tout chauds, portant les petits drapeauxde leurs étiquettes ; les gros jambons, les grosses pièces deveau et de porc, glacées, et dont la gelée avait des limpidités desucre candi. Il y avait encore de larges terrines au fonddesquelles dormaient des viandes et des hachis, dans des lacs degraisse figée. Entre les assiettes, entre les plats, sur le lit derognures bleues, se trouvaient jetés des bocaux d’achards, decoulis, de truffes conservées, des terrines de foies gras, desboîtes moirées de thon et de sardines. Une caisse de fromageslaiteux, et une autre caisse, pleine d’escargots bourrés de beurrepersillé, étaient posées aux deux coins, négligemment. Enfin, touten haut, tombant d’une barre à dents de loup, des colliers desaucisses, de saucissons, de cervelas, pendaient, symétriques,semblables à des cordons et à des glands de tentures riches ;tandis que, derrière, des lambeaux de crépine mettaient leurdentelle, leur fond de guipure blanche et charnue. Et là, sur ledernier gradin de cette chapelle du ventre, au milieu des bouts dela crépine, entre deux bouquets de glaïeuls pourpres, le reposoirse couronnait d’un aquarium carré, garni de rocailles, où deuxpoissons rouges nageaient, continuellement.

Florent sentit un frisson à fleur de peau ; et il aperçutune femme, sur le seuil de la boutique, dans le soleil. Ellemettait un bonheur de plus, une plénitude solide et heureuse, aumilieu de toutes ces gaietés grasses. C’était une belle femme. Elletenait la largeur de la porte, point trop grosse pourtant, forte dela gorge, dans la maturité de la trentaine. Elle venait de selever, et déjà ses cheveux, lissés, collés et comme vernis, luidescendaient en petits bandeaux plats sur les tempes. Cela larendait très propre. Sa chair paisible avait cette blancheurtransparente, cette peau fine et rosée des personnes qui viventd’ordinaire dans les graisses et les viandes crues. Elle étaitsérieuse plutôt, très calme et très lente, s’égayant du regard, leslèvres graves. Son col de linge empesé bridant sur son cou, sesmanches blanches qui lui montaient jusqu’aux coudes, son tablierblanc cachant la pointe de ses souliers, ne laissaient voir que desbouts de sa robe de cachemire noir, les épaules rondes, le corsageplein, dont le corset tendait l’étoffe, extrêmement. Dans tout ceblanc, le soleil brûlait. Mais, trempée de clarté, les cheveuxbleus, la chair rose, les manches et la jupe éclatantes, elle neclignait pas les paupières, elle prenait en toute tranquillitébéate son bain de lumière matinale, les yeux doux, riant aux Hallesdébordantes. Elle avait un air de grande honnêteté.

– C’est la femme de votre frère, votre belle-sœur Lisa, ditGavard à Florent.

Il l’avait saluée d’un léger signe de tête. Puis, il s’enfonçadans l’allée, continuant à prendre des précautions minutieuses, nevoulant pas que Florent entrât par la boutique, qui était videpourtant. Il était évidemment très heureux de se mettre dans uneaventure qu’il croyait compromettante.

– Attendez, dit-il, je vais voir si votre frère est seul…Vous entrerez, quand je taperai dans mes mains.

Il poussa une porte, au fond de l’allée. Mais, lorsque Florententendit la voix de son frère, derrière cette porte, il entra d’unbond. Quenu, qui l’adorait, se jeta à son cou. Ils s’embrassaientcomme des enfants.

– Ah ! saperlotte, ah ! c’est toi, balbutiaitQuenu, si je m’attendais, par exemple !… Je t’ai cru mort, jele disais hier encore à Lisa : « Ce pauvreFlorent… »

Il s’arrêta, il cria, en penchant la tête dans laboutique :

– Eh ! Lisa !… Lisa !…

Puis, se tournant vers une petite fille qui s’était réfugiéedans un coin :

– Pauline, va donc chercher ta mère.

Mais la petite ne bougea pas. C’était une superbe enfant de cinqans, ayant une grosse figure ronde, d’une grande ressemblance avecla belle charcutière. Elle tenait, entre ses bras, un énorme chatjaune, qui s’abandonnait d’aise, les pattes pendantes ; etelle le serrait de ses petites mains, pliant sous la charge, commesi elle eût craint que ce monsieur si mal habillé ne le luivolât.

Lisa arriva lentement.

– C’est Florent, c’est mon frère, répétait Quenu.

Elle l’appela « monsieur », fut très bonne. Elle leregardait paisiblement, de la tête aux pieds, sans montrer aucunesurprise malhonnête. Ses lèvres seules avaient un léger pli. Etelle resta debout, finissant par sourire des embrassades de sonmari. Celui-ci pourtant parut se calmer. Alors il vit la maigreur,la misère de Florent.

– Ah ! mon pauvre ami, dit-il, tu n’as pas embelli,là-bas… Moi, j’ai engraissé, que veux-tu !

Il était gras, en effet, trop gras pour ses trente ans. Ildébordait dans sa chemise, dans son tablier, dans ses linges blancsqui l’emmaillotaient comme un énorme poupon. Sa face rasée s’étaitallongée, avait pris à la longue une lointaine ressemblance avec legroin de ces cochons, de cette viande, où ses mains s’enfonçaientet vivaient, la journée entière. Florent le reconnaissait à peine.Il s’était assis, il passait de son frère à la belle Lisa, à lapetite Pauline. Ils suaient la santé ; ils étaient superbes,carrés, luisants ; ils le regardaient avec l’étonnement degens très gras pris d’une vague inquiétude en face d’un maigre. Etle chat lui-même, dont la peau pétait de graisse, arrondissait sesyeux jaunes, l’examinait d’un air défiant.

– Tu attendras le déjeuner, n’est-ce pas ? demandaQuenu. Nous mangeons de bonne heure, à dix heures.

Une odeur forte de cuisine traînait. Florent revit sa nuitterrible, son arrivée dans les légumes, son agonie au milieu desHalles, cet éboulement continu de nourriture auquel il venaitd’échapper. Alors, il dit à voix basse, avec un souriredoux :

– Non, j’ai faim, vois-tu.

Chapitre 2

&|160;

Florent venait de commencer son droit à Paris, lorsque sa mèremourut. Elle habitait Le Vigan, dans le Gard. Elle avait épousé ensecondes noces un Normand, un Quenu, d’Yvetot, qu’un sous-préfetavait amené et oublié dans le Midi. Il était resté employé à lasous-préfecture, trouvant le pays charmant, le vin bon, les femmesaimables. Une indigestion, trois ans après le mariage, l’emporta.Il laissait pour tout héritage à sa femme un gros garçon qui luiressemblait. La mère payait déjà très difficilement les mois decollège de son aîné, Florent, l’enfant du premier lit. Il luidonnait de grandes satisfactions&|160;: il était très doux,travaillait avec ardeur, remportait les premiers prix. Ce fut surlui qu’elle mit toutes ses tendresses, tous ses espoirs. Peut-êtrepréférait-elle, dans ce garçon pâle et mince, son premier mari, unde ces Provençaux d’une mollesse caressante, qui l’avait aimée à enmourir. Peut-être Quenu, dont la bonne humeur l’avait d’abordséduite, s’était-il montré trop gras, trop satisfait, trop certainde tirer de lui-même ses meilleures joies. Elle décida que sondernier-né, le cadet, celui que les familles méridionalessacrifient souvent encore, ne ferait jamais rien de bon&|160;; ellese contenta de l’envoyer à l’école, chez une vieille fille savoisine, où le petit n’apprit guère qu’à galopiner. Les deux frèresgrandirent loin l’un de l’autre, en étrangers.

Quand Florent arriva au Vigan, sa mère était enterrée. Elleavait exigé qu’on lui cachât sa maladie jusqu’au dernier moment,pour ne pas le déranger dans ses études. Il trouva le petit Quenu,qui avait douze ans, sanglotant tout seul au milieu de la cuisine,assis sur une table. Un marchand de meubles, un voisin, lui contal’agonie de la malheureuse mère. Elle en était à ses dernièresressources, elle s’était tuée au travail pour que son fils pûtfaire son droit. À un petit commerce de rubans d’un médiocrerapport, elle avait dû joindre d’autres métiers qui l’occupaientfort tard. L’idée fixe de voir son Florent avocat, bien posé dansla ville, finissait par la rendre dure, avare, impitoyable pourelle-même et pour les autres. Le petit Quenu allait avec desculottes percées, des blouses dont les manchess’effiloquaient&|160;; il ne se servait jamais à table, ilattendait que sa mère lui eût coupé sa part de pain. Elle setaillait des tranches tout aussi minces. C’était à ce régimequ’elle avait succombé, avec le désespoir immense de ne pas acheversa tâche.

Cette histoire fit une impression terrible sur le caractèretendre de Florent. Les larmes l’étouffaient. Il prit son frère dansses bras, le tint serré, le baisa comme pour lui rendre l’affectiondont il l’avait privé. Et il regardait ses pauvres souliers crevés,ses coudes troués, ses mains sales, toute cette misère d’enfantabandonné. Il lui répétait qu’il allait l’emmener, qu’il seraitheureux avec lui. Le lendemain, quand il examina la situation, ileut peur de ne pouvoir même réserver la somme nécessaire pourretourner à Paris. À aucun prix, il ne voulait rester au Vigan. Ilcéda heureusement la petite boutique de rubans, ce qui lui permitde payer les dettes que sa mère, très rigide sur les questionsd’argent, s’était pourtant laissée peu à peu entraîner àcontracter. Et comme il ne lui restait rien, le voisin, le marchandde meubles, lui offrit cinq cents francs du mobilier et du linge dela défunte. Il faisait une bonne affaire. Le jeune homme leremercia, les larmes aux yeux. Il habilla son frère à neuf,l’emmena, le soir même.

À Paris, il ne pouvait plus être question de suivre les cours del’École de droit. Florent remit à plus tard toute ambition. Iltrouva quelques leçons, s’installa avec Quenu, rue Royer-Collard,au coin de la rue Saint-Jacques, dans une grande chambre qu’ilmeubla de deux lits de fer, d’une armoire, d’une table et de quatrechaises. Dès lors, il eut un enfant. Sa paternité le charmait. Dansles premiers temps, le soir, quand il rentrait, il essayait dedonner des leçons au petit&|160;; mais celui-ci n’écoutaitguère&|160;; il avait la tête dure, refusait d’apprendre,sanglotant, regrettant l’époque où sa mère le laissait courir lesrues. Florent, désespéré, cessait la leçon, le consolait, luipromettait des vacances indéfinies. Et pour s’excuser de safaiblesse, il se disait qu’il n’avait pas pris le cher enfant aveclui dans le but de le contrarier. Ce fut sa règle de conduite, leregarder grandir en joie. Il l’adorait, était ravi de ses rires,goûtait des douceurs infinies à le sentir autour de lui, bienportant, ignorant de tout souci. Florent restait mince dans sespaletots noirs râpés, et son visage commençait à jaunir, au milieudes taquineries cruelles de l’enseignement. Quenu devenait un petitbonhomme tout rond, un peu bêta, sachant à peine lire et écrire,mais d’une belle humeur inaltérable qui emplissait de gaieté lagrande chambre sombre de la rue Royer-Collard.

Cependant, les années passaient. Florent, qui avait hérité desdévouements de sa mère, gardait Quenu au logis comme une grandefille paresseuse. Il lui évitait jusqu’aux menus soins del’intérieur&|160;; c’était lui qui allait chercher les provisions,qui faisait le ménage et la cuisine. Cela, disait-il, le tirait deses mauvaises pensées. Il était sombre d’ordinaire, se croyaitméchant. Le soir, quand il rentrait, crotté, la tête basse de lahaine des enfants des autres, il était tout attendri parl’embrassade de ce gros et grand garçon, qu’il trouvait en train dejouer à la toupie, sur le carreau de la chambre. Quenu riait de samaladresse à faire les omelettes et de la façon sérieuse dont ilmettait le pot-au-feu. La lampe éteinte, Florent redevenait triste,parfois, dans son lit. Il songeait à reprendre ses études de droit,il s’ingéniait pour disposer son temps de façon à suivre les coursde la faculté. Il y parvint, fut parfaitement heureux. Mais unepetite fièvre qui le retint huit jours à la maison creusa un teltrou dans leur budget et l’inquiéta à un tel point qu’il abandonnatoute idée de terminer ses études. Son enfant grandissait. Il entracomme professeur dans une pension de la rue de l’estrapade, auxappointements de dix-huit cents francs. C’était une fortune. Avecde l’économie, il allait mettre de l’argent de côté pour établirQuenu. À dix-huit ans, il le traitait encore en demoiselle qu’ilfaut doter.

Pendant la courte maladie de son frère, Quenu, lui aussi, avaitfait des réflexions. Un matin, il déclara qu’il voulait travailler,qu’il était assez grand pour gagner sa vie. Florent futprofondément touché. Il y avait, en face d’eux, de l’autre côté dela rue, un horloger en chambre que l’enfant voyait toute lajournée, dans la clarté crue de la fenêtre, penché sur sa petitetable, maniant des choses délicates, les regardant à la loupe,patiemment. Il fut séduit, il prétendit qu’il avait du goût pourl’horlogerie. Mais, au bout de quinze jours, il devint inquiet, ilpleura comme un garçon de dix ans, trouvant que c’était tropcompliqué, que jamais il ne saurait «&|160;toutes les petitesbêtises qui entrent dans une montre&|160;». Maintenant, ilpréférerait être serrurier. La serrurerie le fatigua. En deuxannées, il tenta plus de dix métiers. Florent pensait qu’il avaitraison, qu’il ne faut pas se mettre dans un état à contrecœur.Seulement, le beau dévouement de Quenu, qui voulait gagner sa vie,coûtait cher au ménage des deux jeunes gens. Depuis qu’il couraitles ateliers, c’était sans cesse des dépenses nouvelles, des fraisde vêtements, de nourriture prise au-dehors, de bienvenue payée auxcamarades. Les dix-huit cents francs de Florent ne suffisaientplus. Il avait dû prendre deux leçons qu’il donnait le soir.Pendant huit ans, il porta la même redingote.

Les deux frères s’étaient fait un ami. La maison avait unefaçade sur la rue Saint-Jacques, et là s’ouvrait une granderôtisserie, tenue par un digne homme nommé Gavard, dont la femme semourait de la poitrine, au milieu de l’odeur grasse des volailles.Quand Florent rentrait trop tard pour faire cuire quelque bout deviande, il achetait en bas un morceau de dinde ou un morceau d’oiede douze sous. C’était des jours de grand régal. Gavard finit pars’intéresser à ce garçon maigre, il connut son histoire, il attirale petit. Et bientôt Quenu ne quitta plus la rôtisserie. Dès queson frère partait, il descendait, il s’installait au fond de laboutique, ravi des quatre broches gigantesques qui tournaient avecun bruit doux, devant les hautes flammes claires.

Les larges cuivres de la cheminée luisaient, les volaillesfumaient, la graisse chantait dans la lèchefrite, les brochesfinissaient par causer entre elles, par adresser des mots aimablesà Quenu, qui, une longue cuiller à la main, arrosait dévotement lesventres dorés des oies rondes et des grandes dindes. Il restait desheures, tout rouge des clartés dansantes de la flambée, un peuabêti, riant vaguement aux grosses bêtes qui cuisaient&|160;; et ilne se réveillait que lorsqu’on débrochait. Les volailles tombaientdans les plats&|160;; les broches sortaient des ventres, toutesfumantes&|160;; les ventres se vidaient, laissant couler le jus parles trous du derrière et de la gorge, emplissant la boutique d’uneodeur forte de rôti. Alors, l’enfant, debout, suivant des yeuxl’opération, battait des mains, parlait aux volailles, leur disaitqu’elles étaient bien bonnes, qu’on les mangerait, que les chatsn’auraient que les os. Et il tressautait, quand Gavard lui donnaitune tartine de pain, qu’il mettait mijoter dans la lèchefrite,pendant une demi-heure.

Ce fut là sans doute que Quenu prit l’amour de la cuisine. Plustard, après avoir essayé tous les métiers, il revint fatalement auxbêtes qu’on débroche, aux jus qui forcent à se lécher les doigts.Il craignait d’abord de contrarier son frère, petit mangeur parlantdes bonnes choses avec un dédain d’homme ignorant. Puis, voyantFlorent l’écouter, lorsqu’il lui expliquait quelque plat trèscompliqué, il lui avoua sa vocation, il entra dans un grandrestaurant. Dès lors, la vie des deux frères fut réglée. Ilscontinuèrent à habiter la chambre de la rue Royer-Collard, où ilsse retrouvaient chaque soir&|160;: l’un, la face réjouie par sesfourneaux&|160;; l’autre, le visage battu de sa misère deprofesseur crotté. Florent gardait sa défroque noire, s’oubliaitsur les devoirs de ses élèves, tandis que Quenu, pour se mettre àl’aise, reprenait son tablier, sa veste blanche et son bonnet blancde marmiton, tournant autour du poêle, s’amusant à quelquefriandise cuite au four. Et parfois ils souriaient de se voirainsi, l’un tout blanc, l’autre tout noir. La vaste pièce semblaitmoitié fâchée, moitié joyeuse, de ce deuil et de cette gaieté.Jamais ménage plus disparate ne s’entendit mieux. L’aîné avait beaumaigrir, brûlé par les ardeurs de son père, le cadet avait beauengraisser, en digne fils de Normand&|160;; ils s’aimaient dansleur mère commune, dans cette femme qui n’était que tendresse.

Ils avaient un parent, à Paris, un frère de leur mère, unGradelle, établi charcutier, rue Pirouette, dans le quartier desHalles. C’était un gros avare, un homme brutal, qui les reçut commedes meurt-de-faim, la première fois qu’ils se présentèrent chezlui. Ils y retournèrent rarement. Le jour de la fête du bonhomme,Quenu lui portait un bouquet, et en recevait une pièce de dix sous.Florent, d’une fierté maladive, souffrait, lorsque Gradelleexaminait sa redingote mince, de l’œil inquiet et soupçonneux d’unladre qui flaire la demande d’un dîner ou d’une pièce de cent sous.Il eut la naïveté, un jour, de changer chez son oncle un billet decent francs. L’oncle eut moins peur, en voyant venir les petits,comme il les appelait. Mais les amitiés en restèrent là.

Ces années furent pour Florent un long rêve doux et triste. Ilgoûta toutes les joies amères du dévouement. Au logis, il n’avaitque des tendresses. Dehors, dans les humiliations de ses élèves,dans le coudoiement des trottoirs, il se sentait devenir mauvais.Ses ambitions mortes s’aigrissaient. Il lui fallut de longs moispour plier les épaules et accepter ses souffrances d’homme laid,médiocre et pauvre. Voulant échapper aux tentations de méchanceté,il se jeta en pleine bonté idéale, il se créa un refuge de justiceet de vérité absolues. Ce fut alors qu’il devint républicain&|160;;il entra dans la république comme les filles désespérées entrent aucouvent. Et ne trouvant pas une république assez tiède, assezsilencieuse, pour endormir ses maux, il s’en créa une. Les livreslui déplaisaient&|160;; tout ce papier noirci, au milieu duquel ilvivait, lui rappelait la classe puante, les boulettes de papiermâché des gamins, la torture des longues heures stériles. Puis, leslivres ne lui parlaient que de révolte, le poussaient à l’orgueil,et c’était d’oubli et de paix dont il se sentait l’impérieuxbesoin. Se bercer, s’endormir, rêver qu’il était parfaitementheureux, que le monde allait le devenir, bâtir la cité républicaineoù il aurait voulu vivre&|160;: telle fut sa récréation, l’œuvreéternellement reprise de ses heures libres. Il ne lisait plus, endehors des nécessités de l’enseignement&|160;; il remontait la rueSaint-Jacques, jusqu’aux boulevards extérieurs, faisait une grandecourse parfois, revenait par la barrière d’Italie&|160;; et, toutle long de la route, les yeux sur le quartier Mouffetard étalé àses pieds, il arrangeait des mesures morales, des projets de loihumanitaires, qui auraient changé cette ville souffrante en uneville de béatitude. Quand les journées de février ensanglantèrentParis, il fut navré, il courut les clubs, demandant le rachat de cesang «&|160;par le baiser fraternel des républicains du mondeentier&|160;». Il devint un de ces orateurs illuminés quiprêchèrent la révolution comme une religion nouvelle, toute dedouceur et de rédemption. Il fallut les journées de décembre pourle tirer de sa tendresse universelle. Il était désarmé. Il selaissa prendre comme un mouton, et fut traité en loup. Quand ils’éveilla de son sermon sur la fraternité, il crevait la faim surla dalle froide d’une casemate de Bicêtre.

Quenu, qui avait alors vingt-deux ans, fut pris d’une angoissemortelle, en ne voyant pas rentrer son frère. Le lendemain, il allachercher, au cimetière Montmartre, parmi les morts du boulevard,qu’on avait alignés sous de la paille&|160;; les têtes passaient,affreuses. Le cœur lui manquait, les larmes l’aveuglaient, il dutrevenir à deux reprises, le long de la file. Enfin, à la préfecturede police, au bout de huit grands jours, il apprit que son frèreétait prisonnier. Il ne put le voir. Comme il insistait, on lemenaça de l’arrêter lui-même. Il courut alors chez l’oncleGradelle, qui était un personnage pour lui, espérant le déterminerà sauver Florent. Mais l’oncle Gradelle s’emporta, prétendit quec’était bien fait, que ce grand imbécile n’avait pas besoin de sefourrer avec ces canailles de républicains&|160;; il ajouta mêmeque Florent devait mal tourner, que cela était écrit sur sa figure.Quenu pleurait toutes les larmes de son corps. Il restait là,suffoquant. L’oncle, un peu honteux, sentant qu’il devait fairequelque chose pour ce pauvre garçon, lui offrit de le prendre aveclui. Il le savait bon cuisinier, et avait besoin d’un aide. Quenuredoutait tellement de rentrer seul dans la grande chambre de larue Royer-Collard qu’il accepta. Il coucha chez son oncle, le soirmême, tout en haut, au fond d’un trou noir où il pouvait à peines’allonger. Il y pleura moins qu’il n’aurait pleuré en face du litvide de son frère.

Il réussit enfin à voir Florent. Mais, en revenant de Bicêtre,il dut se coucher&|160;; une fièvre le tint pendant près de troissemaines dans une somnolence hébétée. Ce fut sa première et saseule maladie. Gradelle envoyait son républicain de neveu à tousles diables. Quand il connut son départ pour Cayenne, un matin, iltapa dans les mains de Quenu, l’éveilla, lui annonça brutalementcette nouvelle, provoqua une telle crise, que le lendemain le jeunehomme était debout. Sa douleur se fondit&|160;; ses chairs mollessemblèrent boire ses dernières larmes. Un mois plus tard, il riait,s’irritait, tout triste d’avoir ri&|160;; puis la belle humeurl’emportait, et il riait sans savoir.

Il apprit la charcuterie. Il y goûtait plus de jouissancesencore que dans la cuisine. Mais l’oncle Gradelle lui disait qu’ilne devait pas trop négliger ses casseroles, qu’un charcutier boncuisinier était rare, que c’était une chance d’avoir passé par unrestaurant avant d’entrer chez lui. Il utilisait ses talents,d’ailleurs&|160;; il lui faisait faire des dîners pour la ville, lechargeait particulièrement des grillades et des côtelettes de porcaux cornichons. Comme le jeune homme lui rendait de réels services,il l’aima à sa manière, lui pinçant les bras, les jours de bellehumeur. Il avait vendu le pauvre mobilier de la rue Royer-Collard,et en gardait l’argent, quarante et quelques francs, pour que cefarceur de Quenu, disait-il, ne le jetât pas par les fenêtres. Ilfinit pourtant par lui donner chaque mois six francs pour ses menusplaisirs.

Quenu, serré d’argent, brutalisé parfois, était parfaitementheureux. Il aimait qu’on lui mâchât sa vie. Florent l’avait tropélevé en fille paresseuse. Puis, il s’était fait une amie chezl’oncle Gradelle. Quand celui-ci perdit sa femme, il dut prendreune fille, pour le comptoir. Il la choisit bien portante,appétissante, sachant que cela égaye le client et fait honneur auxviandes cuites&|160;; il connaissait, rue Cuvier, près du jardindes Plantes, une dame veuve, dont le mari avait eu la direction despostes à Plassans, une sous-préfecture du Midi. Cette dame, quivivait d’une petite rente viagère, très modestement, avait amené decette ville une grosse et belle enfant, qu’elle traitait comme sapropre fille. Lisa la soignait d’un air placide, avec une humeurégale, un peu sérieuse, tout à fait belle quand elle souriait. Songrand charme venait de la façon exquise dont elle plaçait son raresourire. Alors, son regard était une caresse, sa gravité ordinairedonnait un prix inestimable à cette science soudaine de séduction.La vieille dame disait souvent qu’un sourire de Lisa la conduiraiten enfer. Lorsqu’un asthme l’emporta, elle laissa à sa filled’adoption toutes ses économies, une dizaine de mille francs. Lisaresta huit jours seule dans le logement de la rue Cuvier&|160;; cefut là que Gradelle vint la chercher. Il la connaissait pourl’avoir souvent vue avec sa maîtresse, quand cette dernière luirendait visite, rue Pirouette. Mais, à l’enterrement, elle luiparut si embellie, si solidement bâtie, qu’il alla jusqu’aucimetière. Pendant qu’on descendait le cercueil, il réfléchissaitqu’elle serait superbe dans la charcuterie. Il se tâtait, se disaitqu’il lui offrirait bien trente francs par mois, avec le logementet la nourriture. Lorsqu’il lui fit des propositions, elle demandavingt-quatre heures pour lui rendre réponse. Puis, un matin, ellearriva avec son petit paquet, et ses dix mille francs, dans soncorsage. Un mois plus tard, la maison lui appartenait, Gradelle,Quenu, jusqu’au dernier des marmitons. Quenu, surtout, se seraithaché les doigts pour elle. Quand elle venait à sourire, il restaitlà, riant d’aise lui-même à la regarder.

Lisa, qui était la fille aînée des Macquart, de Plassans, avaitencore son père. Elle le disait à l’étranger, ne lui écrivaitjamais. Parfois, elle laissait seulement échapper que sa mèreétait, de son vivant, une rude travailleuse, et qu’elle tenaitd’elle. Elle se montrait, en effet, très patiente au travail. Maiselle ajoutait que la brave femme avait eu une belle constance de setuer pour faire aller le ménage. Elle parlait alors des devoirs dela femme et des devoirs du mari, très sagement, d’une façonhonnête, qui ravissait Quenu. Il lui affirmait qu’il avaitabsolument ses idées. Les idées de Lisa étaient que tout le mondedoit travailler pour manger&|160;; que chacun est chargé de sonpropre bonheur&|160;; qu’on fait le mal en encourageant laparesse&|160;; enfin que, s’il y a des malheureux, c’est tant pispour les fainéants. C’était là une condamnation très nette del’ivrognerie, des flâneries légendaires du vieux Macquart. Et, àson insu, Macquart parlait haut en elle&|160;; elle n’était qu’uneMacquart rangée, raisonnable, logique avec ses besoins debien-être, ayant compris que la meilleure façon de s’endormir dansune tiédeur heureuse est encore de se faire soi-même un lit debéatitude. Elle donnait à cette couche moelleuse toutes ses heures,toutes ses pensées. Dès l’âge de six ans, elle consentait à resterbien sage sur sa petite chaise, la journée entière, à la conditionqu’on la récompenserait d’un gâteau le soir.

Chez le charcutier Gradelle, Lisa continua sa vie calme,régulière, éclairée par ses beaux sourires. Elle n’avait pasaccepté l’offre du bonhomme à l’aventure&|160;; elle savait trouveren lui un chaperon, elle pressentait peut-être, dans cette boutiquesombre de la rue Pirouette, avec le flair des personnes chanceuses,l’avenir solide qu’elle rêvait, une vie de jouissances saines, untravail sans fatigue, dont chaque heure amenât la récompense. Ellesoigna son comptoir avec les soins tranquilles qu’elle avait donnésà la veuve du directeur des postes. Bientôt, la propreté destabliers de Lisa fut proverbiale dans le quartier. L’oncle Gradelleétait si content de cette belle fille, qu’il disait parfois àQuenu, en ficelant ses saucissons&|160;:

–&|160;Si je n’avais pas soixante ans passés, ma paroled’honneur, je ferais la bêtise de l’épouser… C’est de l’or enbarre, mon garçon, une femme comme ça dans le commerce.

Quenu réfléchissait. Il rit pourtant à belles dents, un jourqu’un voisin l’accusa d’être amoureux de Lisa. Cela ne letourmentait guère. Ils étaient très bons amis. Le soir, ilsmontaient ensemble se coucher. Lisa occupait, à côté du trou noiroù s’allongeait le jeune homme, une petite chambre qu’elle avaitrendue toute claire, en l’ornant partout de rideaux de mousseline.Ils restaient là, un instant, sur le palier, leur bougeoir à lamain, causant, mettant la clef dans la serrure. Et ils refermaientleur porte, disant amicalement&|160;:

–&|160;Bonsoir, mademoiselle Lisa.

–&|160;Bonsoir, monsieur Quenu.

Quenu se mettait au lit en écoutant Lisa faire son petit ménage.La cloison était si mince, qu’il pouvait suivre chacun de sesmouvements. Il pensait&|160;: «&|160;Tiens, elle tire les rideauxde sa fenêtre. Qu’est-ce qu’elle peut bien faire devant sacommode&|160;? La voilà qui s’assoit et qui ôte ses bottines. Mafoi, bonsoir, elle a soufflé sa bougie. Dormons.&|160;» Et, s’ilentendait craquer le lit, il murmurait en riant&|160;:«&|160;Fichtre&|160;! elle n’est pas légère, mademoiselleLisa.&|160;» Cette idée l’égayait&|160;; il finissait pars’endormir, en songeant aux jambons et aux bandes de petit saléqu’il devait préparer le lendemain.

Cela dura un an, sans une rougeur de Lisa, sans un embarras deQuenu. Le matin, au fort du travail, lorsque la jeune fille venaità la cuisine, leurs mains se rencontraient au milieu des hachis.Elle l’aidait parfois, elle tenait les boyaux de ses doigtspotelés, pendant qu’il les bourrait de viandes et de lardons. Oubien ils goûtaient ensemble la chair crue des saucisses, du bout dela langue, pour voir si elle était convenablement épicée. Elleétait de bon conseil, connaissait des recettes du Midi, qu’ilexpérimenta avec succès. Souvent, il la sentait derrière sonépaule, regardant au fond des marmites, s’approchant si près, qu’ilavait sa forte gorge dans le dos. Elle lui passait une cuiller, unplat. Le grand feu leur mettait le sang sous la peau. Lui, pourrien au monde, n’aurait cessé de tourner les bouillies grasses quis’épaississaient sur le fourneau&|160;; tandis que, toute grave,elle discutait le degré de cuisson. L’après-midi, lorsque laboutique se vidait, ils causaient tranquillement, pendant desheures. Elle restait dans son comptoir, un peu renversée, tricotantd’une façon douce et régulière. Il s’asseyait sur un billot, lesjambes ballantes, tapant des talons contre le bloc de chêne. Et ilss’entendaient à merveille&|160;; ils parlaient de tout, le plusordinairement de cuisine, et puis de l’oncle Gradelle, et encore duquartier. Elle lui racontait des histoires comme à un enfant&|160;;elle en savait de très jolies, des légendes miraculeuses, pleinesd’agneaux et de petits anges, qu’elle disait d’une voix flûtée,avec son grand air sérieux. Si quelque cliente entrait, pour ne passe déranger, elle demandait au jeune homme le pot du saindoux ou laboîte des escargots. À onze heures, ils remontaient se coucher,lentement, comme la veille. Puis, en refermant leur porte, de leurvoix calme&|160;:

–&|160;Bonsoir, mademoiselle Lisa.

–&|160;Bonsoir, monsieur Quenu.

Un matin, l’oncle Gradelle fut foudroyé par une attaqued’apoplexie, en préparant une galantine. Il tomba le nez sur latable à hacher. Lisa ne perdit pas son sang-froid. Elle dit qu’ilne fallait pas laisser le mort au beau milieu de la cuisine&|160;;elle le fit porter au fond, dans un cabinet où l’oncle couchait.Puis, elle arrangea une histoire avec les garçons&|160;; l’oncledevait être mort dans son lit, si l’on ne voulait pas dégoûter lequartier et perdre la clientèle. Quenu aida à porter le mort,stupide, très étonné de ne pas trouver de larmes. Plus tard, Lisaet lui pleurèrent ensemble. Il était seul héritier, avec son frèreFlorent. Les commères des rues voisines donnaient au vieux Gradelleune fortune considérable. La vérité fut qu’on ne découvrit pas unécu d’argent sonnant. Lisa resta inquiète. Quenu la voyaitréfléchir, regarder autour d’elle du matin au soir, comme si elleavait perdu quelque chose. Enfin, elle décida un grand nettoyage,prétendant qu’on jasait, que l’histoire de la mort du vieuxcourait, qu’il fallait montrer une grande propreté. Une après-midi,comme elle était depuis deux heures à la cave, où elle lavaitelle-même les cuves à saler, elle reparut, tenant quelque chosedans son tablier. Quenu hachait des foies de cochon. Elle attenditqu’il eût fini, causant avec lui d’une voix indifférente. Mais sesyeux avaient un éclat extraordinaire, elle sourit de son beausourire, en lui disant qu’elle voulait lui parler. Elle montal’escalier, péniblement, les cuisses gênées par la chose qu’elleportait, et qui tendait son tablier à le crever. Au troisièmeétage, elle soufflait, elle dut s’appuyer un instant contre larampe. Quenu, étonné, la suivit sans mot dire, jusque dans sachambre. C’était la première fois qu’elle l’invitait à y entrer.Elle ferma la porte&|160;; et, lâchant les coins du tablier que sesdoigts roidis ne pouvaient plus tenir, elle laissa rouler doucementsur son lit une pluie de pièces d’argent et de pièces d’or. Elleavait trouvé, au fond d’un saloir, le trésor de l’oncle Gradelle.Le tas fit un grand trou, dans ce lit délicat et moelleux de jeunefille.

La joie de Lisa et de Quenu fut recueillie. Ils s’assirent surle bord du lit, Lisa à la tête, Quenu au pied, aux deux côtés dutas&|160;; et ils comptèrent l’argent sur la couverture, pour nepas faire de bruit. Il y avait quarante mille francs d’or, troismille francs d’argent, et, dans un étui de fer-blanc, quarante-deuxmille francs en billets de banque. Ils mirent deux bonnes heurespour additionner tout cela. Les mains de Quenu tremblaient un peu.Ce fut Lisa qui fit le plus de besogne. Ils rangeaient les pilesd’or sur l’oreiller, laissant l’argent dans le trou de lacouverture. Quand ils eurent trouvé le chiffre, énorme pour eux, dequatre-vingt-cinq mille francs, ils causèrent. Naturellement, ilsparlèrent de l’avenir, de leur mariage, sans qu’il eût jamais étéquestion d’amour entre eux. Cet argent semblait leur délier lalangue. Ils s’étaient enfoncés davantage, s’adossant au mur de laruelle, sous les rideaux de mousseline blanche, les jambes un peuallongées&|160;; et comme, en bavardant, leurs mains fouillaientl’argent, elles s’y étaient rencontrées, s’oubliant l’une dansl’autre, au milieu des pièces de cent sous. Le crépuscule lessurprit. Alors seulement Lisa rougit de se voir à côté de cegarçon. Ils avaient bouleversé le lit, les draps pendaient, l’or,sur l’oreiller qui les séparait, faisait des creux, comme si destêtes s’y étaient roulées, chaudes de passion.

Ils se levèrent gênés, de l’air confus de deux amoureux quiviennent de commettre une première faute. Ce lit défait, avec toutcet argent, les accusait d’une joie défendue, qu’ils avaientgoûtée, la porte close. Ce fut leur chute, à eux. Lisa, quirattachait ses vêtements comme si elle avait fait le mal, allachercher ses dix mille francs. Quenu voulut qu’elle les mît avecles quatre-vingt-cinq mille francs de l’oncle&|160;; il mêla lesdeux sommes en riant, en disant que l’argent, lui aussi, devait sefiancer&|160;; et il fut convenu que ce serait Lisa qui garderait«&|160;le magot&|160;» dans sa commode. Quand elle l’eut serré etqu’elle eut refait le lit, ils descendirent paisiblement. Ilsétaient mari et femme.

Le mariage eut lieu le mois suivant. Le quartier le trouvanaturel, tout à fait convenable. On connaissait vaguementl’histoire du trésor, la probité de Lisa était un sujet d’élogessans fin&|160;; après tout, elle pouvait ne rien dire à Quenu,garder les écus pour elle&|160;; si elle avait parlé, c’était parhonnêteté pure, puisque personne ne l’avait vue. Elle méritait bienque Quenu l’épousât. Ce Quenu avait de la chance, il n’était pasbeau, et il trouvait une belle femme qui lui déterrait une fortune.L’admiration alla si loin, qu’on finit par dire tout bas que«&|160;Lisa était vraiment bête d’avoir fait ce qu’elle avaitfait&|160;». Lisa souriait, quand on lui parlait de ces choses àmots couverts. Elle et son mari vivaient comme auparavant, dans unebonne amitié, dans une paix heureuse. Elle l’aidait, rencontraitses mains au milieu des hachis, se penchait au-dessus de son épaulepour visiter d’un coup d’œil les marmites. Et ce n’était toujoursque le grand feu de la cuisine qui leur mettait le sang sous lapeau.

Cependant, Lisa était une femme intelligente qui comprit vite lasottise de laisser dormir leurs quatre-vingt-quinze mille francsdans le tiroir de la commode. Quenu les aurait volontiers remis aufond du saloir, en attendant d’en avoir gagné autant&|160;; ils seseraient alors retirés à Suresnes, un coin de la banlieue qu’ilsaimaient. Mais elle avait d’autres ambitions. La rue Pirouetteblessait ses idées de propreté, son besoin d’air, de lumière, desanté robuste. La boutique, où l’oncle Gradelle avait amassé sontrésor, sou à sou, était une sorte de boyau noir, une de cescharcuteries douteuses des vieux quartiers, dont les dalles uséesgardent l’odeur forte des viandes, malgré les lavages&|160;; et lajeune femme rêvait une de ces claires boutiques modernes, d’unerichesse de salon, mettant la limpidité de leurs glaces sur letrottoir d’une large rue. Ce n’était pas, d’ailleurs, l’enviemesquine de faire la dame, derrière un comptoir&|160;; elle avaitune conscience très nette des nécessités luxueuses du nouveaucommerce. Quenu fut effrayé, la première fois, quand elle lui parlade déménager et de dépenser une partie de leur argent à décorer unmagasin. Elle haussait doucement les épaules, en souriant.

Un jour, comme la nuit tombait et que la charcuterie étaitnoire, le deux époux entendirent, devant leur porte, une femme duquartier qui disait à une autre&|160;:

–&|160;Ah bien&|160;! non, je ne me fournis plus chez eux, je neleur prendrais pas un bout de boudin, voyez-vous, ma chère… Il y aeu un mort dans leur cuisine.

Quenu en pleura. Cette histoire d’un mort dans sa cuisinefaisait du chemin. Il finissait par rougir devant les clients,quand il les voyait flairer de trop près sa marchandise. Ce fut luiqui reparla à sa femme de son idée de déménagement. Elle s’étaitoccupée, sans rien dire, de la nouvelle boutique&|160;; elle enavait trouvé une à deux pas, rue Rambuteau, situéemerveilleusement. Les Halles centrales qu’on ouvrait en facetripleraient la clientèle, feraient connaître la maison des quatrecoins de Paris. Quenu se laissa entraîner à des dépensesfolles&|160;; il mit plus de trente mille francs en marbres, englaces et en dorures. Lisa passait des heures avec les ouvriers,donnait son avis sur les plus minces détails. Quand elle put enfins’installer dans son comptoir, on vint en procession acheter chezeux, uniquement pour voir la boutique. Le revêtement des murs étaittout en marbre blanc&|160;; au plafond, une immense glace carrées’encadrait dans un large lambris doré et très orné, laissantpendre, au milieu, un lustre à quatre branches&|160;; et, derrièrele comptoir, tenant le panneau entier, à gauche encore, et au fond,d’autres glaces, prises entre les plaques de marbre, mettaient deslacs de clarté, des portes qui semblaient s’ouvrir sur d’autressalles, à l’infini, toutes emplies des viandes étalées. À droite,le comptoir, très grand, fut surtout trouvé d’un beautravail&|160;; des losanges de marbre rose y dessinaient desmédaillons symétriques. À terre, il y avait, comme dallage, descarreaux blancs et roses, alternés, avec une grecque rouge sombrepour bordure. Le quartier fut fier de sa charcuterie, personne nesongea plus à parler de la cuisine de la rue Pirouette, où il yavait eu un mort. Pendant un mois, les voisines s’arrêtèrent sur letrottoir, pour regarder Lisa, à travers les cervelas et lescrépines de l’étalage. On s’émerveillait de sa chair blanche etrosée, autant que des marbres. Elle parut l’âme, la clarté vivante,l’idole saine et solide de la charcuterie&|160;; et on ne la nommaplus que la belle Lisa.

À droite de la boutique, se trouvait la salle à manger, unepièce très propre, avec un buffet, une table et des chaises cannéesde chêne clair. La natte qui couvrait le parquet, le papier jaunetendre, la toile cirée imitant le chêne, la rendaient un peufroide, égayée seulement par les luisants d’une suspension decuivre tombant du plafond, élargissant, au-dessus de la table, songrand abat-jour de porcelaine transparente. Une porte de la salle àmanger donnait dans la vaste cuisine carrée. Et, au bout decelle-ci, il y avait une petite cour dallée, qui servait dedébarras, encombrée de terrines, de tonneaux, d’ustensiles horsd’usage&|160;; à gauche de la fontaine, les pots de fleurs fanéesde l’étalage achevaient d’agoniser, le long de la gargouille oùl’on jetait les eaux grasses.

Les affaires furent excellentes. Quenu, que les avances avaientépouvanté, éprouvait presque du respect pour sa femme, qui, selonlui, «&|160;était une forte tête&|160;». Au bout de cinq ans, ilsavaient près de quatre-vingt mille francs placés en bonnes rentes.Lisa expliquait qu’ils n’étaient pas ambitieux, qu’ils ne tenaientpas à entasser trop vite&|160;; sans cela, elle aurait fait gagnerà son mari «&|160;des mille et des cents&|160;», en le poussantdans le commerce en gros des cochons. Ils étaient jeunes encore,ils avaient du temps devant eux&|160;; puis, ils n’aimaient pas letravail salopé, ils voulaient travailler à leur aise, sans semaigrir de soucis, en bonnes gens qui tiennent bien à vivre.

–&|160;Tenez, ajoutait Lisa, dans ses heures d’expansion, j’aiun cousin à Paris… Je ne le vois pas, les deux familles sontbrouillées. Il a pris le nom de Saccard, pour faire oubliercertaines choses… Eh bien, ce cousin, m’a-t-on dit, gagne desmillions. Ça ne vit pas, ça se brûle le sang, c’est toujours parvoies et par chemins, au milieu de trafics d’enfer. Il estimpossible, n’est-ce pas&|160;? que ça mange tranquillement sondîner, le soir. Nous autres, nous savons au moins ce que nousmangeons, nous n’avons pas ces tracasseries. On n’aime l’argent queparce qu’il en faut pour vivre. On tient au bien-être, c’estnaturel. Quant à gagner pour gagner, à se donner plus de mal qu’onne goûtera ensuite de plaisir, ma parole, j’aimerais mieux mecroiser les bras… Et puis, je voudrais bien les voir ses millions,à mon cousin. Je ne crois pas aux millions comme ça. Je l’aiaperçu, l’autre jour, en voiture&|160;; il était tout jaune, ilavait l’air joliment sournois. Un homme qui gagne de l’argent n’apas une mine de cette couleur-là. Enfin, ça le regarde… Nouspréférons ne gagner que cent sous, et profiter des cent sous.

Le ménage profitait, en effet. Ils avaient eu une fille, dès lapremière année de leur mariage. À eux trois, ils réjouissaient lesyeux. La maison allait largement, heureusement, sans trop defatigue, comme le voulait Lisa. Elle avait soigneusement écartétoutes les causes possibles de trouble, laissant couler lesjournées au milieu de cet air gras, de cette prospérité alourdie.C’était un coin de bonheur raisonné, une mangeoire confortable, oùla mère, le père et la fille s’étaient mis à l’engrais. Quenu seulavait des tristesses parfois, quand il songeait à son pauvreFlorent. Jusqu’en 1856, il reçut des lettres de lui, de loin enloin. Puis, les lettres cessèrent&|160;; il apprit par un journalque trois déportés avaient voulu s’évader de l’île du Diable ets’étaient noyés avant d’atteindre la côte. À la préfecture depolice, on ne put lui donner de renseignements précis&|160;; sonfrère devait être mort. Il conserva pourtant quelque espoir, maisles mois se passèrent. Florent, qui battait la Guyane hollandaise,se gardait d’écrire, espérant toujours rentrer en France. Quenufinit par le pleurer comme un mort auquel on n’a pu dire adieu.Lisa ne connaissait pas Florent. Elle trouvait de très bonnesparoles toutes les fois que son mari se désespérait devantelle&|160;; elle le laissait lui raconter pour la centième fois deshistoires de jeunesse, la grande chambre de la rue Royer-Collard,les trente-six métiers qu’il avait appris, les friandises qu’ilfaisait cuire dans le poêle, tout habillé de blanc tandis queFlorent était tout habillé de noir. Elle l’écoutait tranquillement,avec des complaisances infinies.

Ce fut au milieu de ces joies sagement cultivées et mûries queFlorent tomba, un matin de septembre, à l’heure où Lisa prenait sonbain de soleil matinal, et où Quenu, les yeux gros encore desommeil, mettait paresseusement les doigts dans les graisses figéesde la veille. La charcuterie fut toute bouleversée. Gavard voulutqu’on cachât «&|160;le proscrit&|160;», comme il le nommait, engonflant un peu les joues. Lisa, plus pâle et plus grave qued’ordinaire, le fit enfin monter au cinquième, où elle lui donna lachambre de sa fille de boutique. Quenu avait coupé du pain et dujambon. Mais Florent put à peine manger&|160;; il était pris devertiges et de nausées&|160;; il se coucha, resta cinq jours aulit, avec un gros délire, un commencement de fièvre cérébrale, quifut heureusement combattu avec énergie. Quand il revint à lui, ilaperçut Lisa à son chevet, remuant sans bruit une cuiller dans unetasse. Comme il voulait la remercier, elle lui dit qu’il devait setenir tranquille, qu’on causerait plus tard. Au bout de troisjours, le malade fut sur pied. Alors, un matin, Quenu monta lechercher en lui disant que Lisa les attendait, au premier, dans sachambre.

Ils occupaient là un petit appartement, trois pièces et uncabinet. Il fallait traverser une pièce nue, où il n’y avait quedes chaises, puis un petit salon, dont le meuble, caché sous deshousses blanches, dormait discrètement dans le demi-jour despersiennes toujours tirées, pour que la clarté trop vive ne mangeâtpas le bleu tendre du reps, et l’on arrivait à la chambre àcoucher, la seule pièce habitée, meublée d’acajou, trèsconfortable. Le lit surtout était surprenant, avec ses quatrematelas, ses quatre oreillers, ses épaisseurs de couvertures, sonédredon, son assoupissement ventru au fond de l’alcôve moite.C’était un lit fait pour dormir. L’armoire à glace, latoilette-commode, le guéridon couvert d’une dentelle au crochet,les chaises protégées par des carrés de guipure, mettaient là unluxe bourgeois net et solide. Contre le mur de gauche, aux deuxcôtés de la cheminée, garnie de vases à paysages montés sur cuivre,et d’une pendule représentant un Gutenberg pensif, tout doré, ledoigt appuyé sur un livre, étaient pendus les portraits à l’huilede Quenu et de Lisa, dans des cadres ovales, très chargésd’ornements. Quenu souriait&|160;; Lisa avait l’air comme ilfaut&|160;; tous deux en noir, la figure lavée, délayée, d’un rosefluide et d’un dessin flatteur. Une moquette où des rosacescompliquées se mêlaient à des étoiles cachait le parquet. Devant lelit, s’allongeait un de ces tapis de mousse, fait de longs brins delaine frisés, œuvre de patience que la belle charcutière avaittricotée dans son comptoir. Mais ce qui étonnait, au milieu de ceschoses neuves, c’était, adossé au mur de droite, un grandsecrétaire, carré, trapu, qu’on avait fait revernir, sans pouvoirréparer les ébréchures du marbre, ni cacher les éraflures del’acajou noir de vieillesse. Lisa avait voulu conserver ce meuble,dont l’oncle Gradelle s’était servi pendant plus de quaranteans&|160;; elle disait qu’il leur porterait bonheur. À la vérité,il avait des ferrures terribles, une serrure de prison, et il étaitsi lourd qu’on ne pouvait le bouger de place.

Lorsque Florent et Quenu entrèrent, Lisa, assise devant letablier baissé du secrétaire, écrivait, alignait des chiffres,d’une grosse écriture ronde, très lisible. Elle fit un signe pourqu’on ne la dérangeât pas. Les deux hommes s’assirent. Florent,surpris, regardait la chambre, les deux portraits, la pendule, lelit.

–&|160;Voici, dit enfin Lisa, après avoir vérifié posément touteune page de calculs. Écoutez-moi… Nous avons des comptes à vousrendre, mon cher Florent.

C’était la première fois qu’elle le nommait ainsi. Elle prit lapage de calculs et continua&|160;:

–&|160;Votre oncle Gradelle est mort sans testament&|160;; vousétiez, vous et votre frère, les deux seuls héritiers… Aujourd’hui,nous devons vous donner votre part.

–&|160;Mais je ne demande rien, s’écria Florent, je ne veuxrien&|160;!

Quenu devait ignorer les intentions de sa femme. Il était devenuun peu pâle, il la regardait d’un air fâché. Vraiment, il aimaitbien son frère&|160;; mais il était inutile de lui jeter ainsil’héritage de l’oncle à la tête. On aurait vu plus tard.

–&|160;Je sais bien, mon cher Florent, reprit Lisa, que vousn’êtes pas revenu pour nous réclamer ce qui vous appartient.Seulement, les affaires sont les affaires&|160;; il vaut mieux enfinir tout de suite… Les économies de votre oncle se montaient àquatre-vingt-cinq mille francs. J’ai donc porté à votre comptequarante-deux mille cinq cents francs. Les voici.

Elle lui montra le chiffre sur la feuille de papier.

–&|160;Il n’est pas aussi facile malheureusement d’évaluer laboutique, matériel, marchandises, clientèle. Je n’ai pu mettre quedes sommes approximatives&|160;; mais je crois avoir compté tout,très largement… Je suis arrivée au total de quinze mille trois centdix francs, ce qui fait pour vous sept mille six centcinquante-cinq francs, et en tout cinquante mille centcinquante-cinq francs… Vous vérifierez, n’est-ce pas&|160;?

Elle avait épelé les chiffres d’une voix nette, et elle luitendit la feuille de papier, qu’il dut prendre.

–&|160;Mais, cria Quenu, jamais la charcuterie du vieux n’a valuquinze mille francs&|160;! Je n’en aurais pas donné dix mille,moi&|160;!

Sa femme l’exaspérait, à la fin. On ne pousse pas l’honnêteté àce point. Est-ce que Florent lui parlait de la charcuterie&|160;?D’ailleurs, il ne voulait rien, il l’avait dit.

–&|160;La charcuterie valait quinze mille trois cent dix francs,répéta tranquillement Lisa… Vous comprenez, mon cher Florent, ilest inutile de mettre un notaire là-dedans. C’est à nous de fairenotre partage, puisque vous ressuscitez… Dès votre arrivée, j’ainécessairement songé à cela, et pendant que vous aviez la fièvre,là-haut, j’ai tâché de dresser ce bout d’inventaire tant bien quemal… Vous voyez, tout y est détaillé. J’ai fouillé nos ancienslivres, j’ai fait appel à mes souvenirs. Lisez à voix haute, jevous donnerai les renseignements que vous pourriez désirer.

Florent avait fini par sourire. Il était ému de cette probitéaisée et comme naturelle. Il posa la page de calculs sur les genouxde la jeune femme&|160;; puis, lui prenant la main&|160;:

–&|160;Ma chère Lisa, dit-il, je suis heureux de voir que vousfaites de bonnes affaires&|160;; mais je ne veux pas de votreargent. L’héritage est à mon frère et à vous, qui avez soignél’oncle jusqu’à la fin… Je n’ai besoin de rien, je n’entends pasvous déranger dans votre commerce.

Elle insista, se fâcha même, tandis que, sans parler, secontenant, Quenu mordait ses pouces.

–&|160;Eh&|160;! reprit Florent en riant, si l’oncle Gradellevous entendait, il serait capable de venir vous reprendre l’argent…Il ne m’aimait guère, l’oncle Gradelle.

–&|160;Ah&|160;! pour ça, non, il ne t’aimait guère, murmuraQuenu à bout de forces.

Mais Lisa discutait encore. Elle disait qu’elle ne voulait pasavoir dans son secrétaire de l’argent qui ne fût pas à elle, quecela la troublerait, qu’elle n’allait plus vivre tranquille aveccette pensée. Alors Florent, continuant à plaisanter, lui offrit deplacer son argent chez elle, dans sa charcuterie. D’ailleurs, il nerefusait pas leurs services&|160;; il ne trouverait sans doute pasdu travail tout de suite&|160;; puis il n’était guère présentable,il lui faudrait un habillement complet.

–&|160;Pardieu&|160;! s’écria Quenu, tu coucheras chez nous, tumangeras chez nous, et nous allons t’acheter le nécessaire. C’estune affaire entendue… Tu sais bien que nous ne te laisserons passur le pavé, que diable&|160;!

Il était tout attendri. Il avait même quelque honte d’avoir eupeur de donner une grosse somme, en un coup. Il trouva desplaisanteries&|160;; il dit à son frère qu’il se chargeait de lerendre gras. Celui-ci hocha doucement la tête. Cependant, Lisapliait la page de calculs. Elle la mit dans un tiroir dusecrétaire.

–&|160;Vous avez tort, dit-elle, comme pour conclure. J’ai faitce que je devais faire. Maintenant, ce sera comme vous voudrez…Moi, voyez-vous, je n’aurais pas vécu en paix. Les mauvaisespensées me dérangent trop.

Ils parlèrent d’autre chose. Il fallait expliquer la présence deFlorent, en évitant de donner l’éveil à la police. Il leur appritqu’il était rentré en France, grâce aux papiers d’un pauvre diable,mort entre ses bras de la fièvre jaune, à Surinam. Par unerencontre singulière, ce garçon se nommait également Florent, maisde son prénom. Florent Laquerrière n’avait laissé qu’une cousine àParis, dont on lui avait écrit la mort en Amérique&|160;; rienn’était plus facile que de jouer son rôle. Lisa s’offritd’elle-même pour être la cousine. Il fut entendu qu’on raconteraitune histoire de cousin revenu de l’étranger, à la suite detentatives malheureuses, et recueilli par les Quenu-Gradelle, commeon nommait le ménage dans le quartier, en attendant qu’il pûttrouver une position. Quand tout fut réglé, Quenu voulut que sonfrère visitât le logement&|160;; il ne lui fit pas grâce du moindretabouret. Dans la pièce nue, où il n’y avait que des chaises, Lisapoussa une porte, lui montra un cabinet, en disant que la fille deboutique coucherait là, et que lui garderait la chambre ducinquième.

Le soir, Florent était tout habillé de neuf. Il s’était entêté àprendre encore un paletot et un pantalon noirs, malgré les conseilsde Quenu, que cette couleur attristait. On ne le cacha plus, Lisaconta à qui voulut l’entendre l’histoire du cousin. Il vivait dansla charcuterie, s’oubliait sur une chaise de la cuisine, revenaits’adosser contre les marbres de la boutique. À table, Quenu lebourrait de nourriture, se fâchait parce qu’il était petit mangeuret qu’il laissait la moitié des viandes dont on lui emplissait sonassiette. Lisa avait repris ses allures lentes et béates&|160;;elle le tolérait, même le matin, quand il gênait le service&|160;;elle l’oubliait, puis, lorsqu’elle le rencontrait, noir devantelle, elle avait un léger sursaut, et elle trouvait un de ses beauxsourires pourtant, afin de ne point le blesser. Le désintéressementde cet homme maigre l’avait frappée&|160;; elle éprouvait pour luiune sorte de respect, mêlé d’une peur vague. Florent ne sentaitqu’une grande affection autour de lui.

À l’heure du coucher, il montait, un peu las de sa journée vide,avec les deux garçons de la charcuterie, qui occupaient desmansardes voisines de la sienne. L’apprenti, Léon, n’avait guèreplus de quinze ans&|160;; c’était un enfant, mince, l’air trèsdoux, qui volait les entames de jambon et les bouts de saucissonsoubliés&|160;; il les cachait sous son oreiller, les mangeait, lanuit, sans pain. Plusieurs fois, Florent crut comprendre que Léondonnait à souper, vers une heure du matin&|160;; des voix contenueschuchotaient, puis venaient des bruits de mâchoires, desfroissements de papier, et il y avait un rire perlé, un rire degamine qui ressemblait à un trille adouci de flageolet, dans legrand silence de la maison endormie. L’autre garçon, AugusteLandois, était de Troyes&|160;; gras d’une mauvaise graisse, latête trop grosse, et chauve déjà, il n’avait que vingt-huit ans. Lepremier soir, en montant, il conta son histoire à Florent, d’unefaçon longue et confuse. Il n’était d’abord venu à Paris que pourse perfectionner et retourner ouvrir une charcuterie à Troyes, oùsa cousine germaine, Augustine Landois, l’attendait. Ils avaient eule même parrain, ils portaient le même prénom. Puis l’ambition leprit, il rêva de s’établir à Paris avec l’héritage de sa mère qu’ilavait déposé chez un notaire, avant de quitter la Champagne. Là,comme ils étaient arrivés au cinquième, Auguste retint Florent, enlui disant beaucoup de bien de madame Quenu. Elle avait consenti àfaire venir Augustine Landois, pour remplacer une fille de boutiquequi avait mal tourné. Lui, savait son métier à présent&|160;; elleachevait d’apprendre le commerce. Dans un an, dix-huit mois, ilss’épouseraient&|160;; ils auraient une charcuterie, sans doute àPlaisance, à quelque bout populeux de Paris. Ils n’étaient paspressés de se marier, parce que les lards ne valaient rien, cetteannée-là. Il raconta encore qu’ils s’étaient fait photographierensemble, à une fête de Saint-Ouen. Alors, il entra dans lamansarde, désireux de revoir la photographie qu’elle n’avait pascru devoir enlever de la cheminée, pour que le cousin de madameQuenu eût une jolie chambre. Il s’oublia un instant, blafard dansla lueur jaune de son bougeoir, regardant la pièce encore toutepleine de la jeune fille, s’approchant du lit, demandant à Florents’il était bien couché. Elle, Augustine, couchait en bas,maintenant&|160;; elle serait mieux, les mansardes étaient trèsfroides, l’hiver. Enfin, il s’en alla, laissant Florent seul avecle lit et en face de la photographie. Auguste était un Quenublême&|160;; Augustine, une Lisa pas mûre.

Florent, ami des garçons, gâté par son frère, accepté par Lisa,finit par s’ennuyer terriblement. Il avait cherché des leçons sanspouvoir en trouver. Il évitait, d’ailleurs, d’aller dans lequartier des Écoles, où il craignait d’être reconnu. Lisa,doucement, lui disait qu’il ferait bien de s’adresser aux maisonsde commerce&|160;; il pouvait faire la correspondance, tenir lesécritures. Elle revenait toujours à cette idée, et finit pars’offrir pour lui trouver une place. Elle s’irritait peu à peu dele rencontrer sans cesse dans ses jambes, oisif, ne sachant quefaire de son corps. D’abord, ce ne fut qu’une haine raisonnée desgens qui se croisent les bras et qui mangent, sans qu’elle songeâtencore à lui reprocher de manger chez elle. Elle luidisait&|160;:

–&|160;Moi, je ne pourrais pas vivre à rêvasser toute lajournée. Vous ne devez pas avoir faim, le soir… Il faut vousfatiguer, voyez-vous.

Gavard, de son côté, cherchait une place pour Florent. Mais ilcherchait d’une façon extraordinaire et tout à fait souterraine. Ilaurait voulu trouver quelque emploi dramatique ou simplement d’uneironie amère, qui convînt à «&|160;un proscrit&|160;». Gavard étaitun homme d’opposition. Il venait de dépasser la cinquantaine, et sevantait d’avoir déjà dit leur fait à quatre gouvernements.Charles&|160;X, les prêtres, les nobles, toute cette racaille qu’ilavait flanquée à la porte, lui faisaient encore hausser lesépaules&|160;; Louis-Philippe était un imbécile, avec sesbourgeois, et il racontait l’histoire des bas de laine, danslesquels le roi citoyen cachait ses gros sous&|160;; quant à larépublique de 48, c’était une farce, les ouvriers l’avaienttrompé&|160;; mais il n’avouait plus qu’il avait applaudi au 2Décembre, parce que, maintenant, il regardait Napoléon&|160;IIIcomme son ennemi personnel, une canaille qui s’enfermait avec deMorny et les autres, pour faire des «&|160;gueuletons&|160;». Surce chapitre, il ne tarissait pas&|160;; il baissait un peu la voix,il affirmait que, tous les soirs, des voitures fermées amenaientdes femmes aux Tuileries, et que lui, lui qui vous parlait, avait,une nuit, de la place du Carrousel, entendu le bruit de l’orgie. Lareligion de Gavard était d’être le plus désagréable possible augouvernement. Il lui faisait des farces atroces, dont il riait endessous pendant des mois. D’abord, il votait pour le candidat quidevait «&|160;embêter les ministres&|160;» au Corps législatif.Puis, s’il pouvait voler le fisc, mettre la police en déroute,amener quelque échauffourée, il travaillait à rendre l’aventuretrès insurrectionnelle. Il mentait, d’ailleurs, se posait en hommedangereux, parlait comme si la «&|160;séquelle des Tuileries&|160;»l’eût connu et eût tremblé devant lui, disait qu’il fallaitguillotiner la moitié de ces gredins et déporter l’autre moitié«&|160;au prochain coup de chien&|160;». Toute sa politique bavardeet violente se nourrissait de la sorte de hâbleries, de contes àdormir debout, de ce besoin goguenard de tapage et de drôleries quipousse un boutiquier parisien à ouvrir ses volets, un jour debarricades, pour voir les morts. Aussi, quand Florent revint deCayenne, flaira-t-il un tour abominable, cherchant de quelle façon,particulièrement spirituelle, il allait pouvoir se moquer del’empereur, du ministère, des hommes en place, jusqu’au dernier dessergents de ville.

L’attitude de Gavard devant Florent était pleine d’une joiedéfendue. Il le couvait avec des clignements d’yeux, lui parlaitbas pour lui dire les choses les plus simples du monde, mettaitdans ses poignées de main des confidences maçonniques. Enfin, ilavait donc rencontré une aventure&|160;; il tenait un camaraderéellement compromis&|160;; il pouvait, sans trop mentir, parlerdes dangers qu’il courait. Il éprouvait certainement une peurinavouée en face de ce garçon qui revenait du bagne, et dont lamaigreur disait les longues souffrances&|160;; mais cette peurdélicieuse le grandissait lui-même, lui persuadait qu’il faisait unacte très étonnant, en accueillant en ami un homme des plusdangereux. Florent devint sacré&|160;; il ne jura que parFlorent&|160;; il nommait Florent, quand les arguments luimanquaient, et qu’il voulait écraser le gouvernement une fois pourtoutes.

Gavard avait perdu sa femme, rue Saint-Jacques, quelques moisaprès le coup d’État. Il garda la rôtisserie jusqu’en 1856. À cetteépoque, le bruit courut qu’il avait gagné des sommes considérablesen s’associant avec un épicier son voisin, chargé d’une fourniturede légumes secs pour l’armée d’Orient. La vérité fut qu’après avoirvendu la rôtisserie, il vécut de ses rentes pendant un an. Mais iln’aimait pas parler de l’origine de sa fortune&|160;; cela legênait, l’empêchait de dire tout net son opinion sur la guerre deCrimée, qu’il traitait d’expédition aventureuse, «&|160;faiteuniquement pour consolider le trône et emplir certainespoches&|160;». Au bout d’un an, il s’ennuya mortellement dans sonlogement de garçon. Comme il rendait visite aux Quenu-Gradellepresque journellement, il se rapprocha d’eux, vint habiter rue dela Cossonnerie. Ce fut là que les Halles le séduisirent, avec leurvacarme, leurs commérages énormes. Il se décida à louer une placeau pavillon de la volaille, uniquement pour se distraire, pouroccuper ses journées vides des cancans du marché. Alors, il vécutdans des jacasseries sans fin, au courant des plus minces scandalesdu quartier, la tête bourdonnante du continuel glapissement de voixqui l’entourait. Il y goûtait mille joies chatouillantes, béat,ayant trouvé son élément, s’y enfonçant avec des voluptés de carpenageant au soleil. Florent allait parfois lui serrer la main, à saboutique. Les après-midi étaient encore très chaudes. Le long desallées étroites, les femmes, assises, plumaient. Des rais de soleiltombaient entre les tentes relevées, les plumes volaient sous lesdoigts, pareilles à une neige dansante, dans l’air ardent, dans lapoussière d’or des rayons. Des appels, toute une traînée d’offreset de caresses, suivaient Florent. «&|160;Un beau canard,monsieur&|160;?… Venez me voir… J’ai de bien jolis poulets gras…Monsieur, monsieur, achetez-moi cette paire de pigeons…&|160;» Ilse dégageait, gêné, assourdi. Les femmes continuaient à plumer ense le disputant, et des vols de fin duvet s’abattaient, lesuffoquaient d’une fumée, comme chauffée et épaissie encore parl’odeur forte des volailles. Enfin, au milieu de l’allée, près desfontaines, il trouvait Gavard, en manches de chemise, les brascroisés sur la bavette de son tablier bleu, pérorant devant saboutique. Là, Gavard régnait, avec des mines de bon prince, aumilieu d’un groupe de dix à douze femmes. Il était le seul homme dumarché. Il avait la langue tellement longue, qu’après s’être fâchéavec les cinq ou six filles qu’il prit successivement pour tenir saboutique, il se décida à vendre sa marchandise lui-même, disantnaïvement que ces pécores passaient leur sainte journée à cancaner,et qu’il ne pouvait en venir à bout. Comme il fallait pourtant quequelqu’un gardât sa place, lorsqu’il s’absentait, il recueillitMarjolin qui battait le pavé, après avoir tenté tous les menusmétiers des Halles. Et Florent restait parfois une heure avecGavard, émerveillé de son intarissable commérage, de sa carrure etde son aisance parmi tous ses jupons, coupant la parole à l’une, sequerellant avec une autre, à dix boutiques de distance, arrachantun client à une troisième, faisant plus de bruit à lui seul que lescent et quelques bavardes ses voisines, dont la clameur secouaitles plaques de fonte du pavillon d’un frisson sonore detam-tam.

Le marchand de volailles, pour toute famille, n’avait plusqu’une belle-sœur et une nièce. Quand sa femme mourut, la sœuraînée de celle-ci, madame Lecœur, qui était veuve depuis un an, lapleura d’une façon exagérée, en allant presque chaque soir porterses consolations au malheureux mari. Elle dut nourrir, à cetteépoque, le projet de lui plaire et de prendre la place encorechaude de la morte. Mais Gavard détestait les femmes maigres&|160;;il disait que cela lui faisait de la peine de sentir les os sous lapeau&|160;; il ne caressait jamais que les chats et les chiens trèsgras, goûtant une satisfaction personnelle aux échines rondes etnourries. Madame Lecœur, blessée, furieuse de voir les pièces decent sous du rôtisseur lui échapper, amassa une rancune mortelle.Son beau-frère fut l’ennemi dont elle occupa toutes ses heures.Lorsqu’elle le vit s’établir aux Halles, à deux pas du pavillon oùelle vendait du beurre, des fromages et des œufs, elle l’accusad’avoir «&|160;inventé ça pour la taquiner et lui porter mauvaisechance&|160;». Dès lors, elle se lamenta, jaunit encore, se frappatellement l’esprit, qu’elle finit réellement par perdre saclientèle et faire de mauvaises affaires. Elle avait gardélongtemps avec elle la fille d’une de ses sœurs, une paysanne quilui envoya la petite, sans plus s’en occuper. L’enfant grandit aumilieu des Halles. Comme elle se nommait Sarriet de son nom defamille, on ne l’appela bientôt plus que la Sarriette. À seize ans,la Sarriette était une jeune coquine si délurée, que des messieursvenaient acheter des fromages uniquement pour la voir. Elle nevoulut pas des messieurs, elle était populacière, avec son visagepâle de vierge brune et ses yeux qui brûlaient comme des tisons. Cefut un porteur qu’elle choisit, un garçon de Ménilmontant quifaisait les commissions de sa tante. Lorsque, à vingt ans, elles’établit marchande de fruit, avec quelques avances dont on neconnut jamais bien la source, son amant, qu’on appelait monsieurJules, se soigna les mains, ne porta plus que des blouses propreset une casquette de velours, vint seulement aux Hallesl’après-midi, en pantoufles. Ils logeaient ensemble, rueVauvilliers, au troisième étage d’une grande maison, dont un caféborgne occupait le rez-de-chaussée. L’ingratitude de la Sarrietteacheva d’aigrir madame Lecœur, qui la traitait avec une furie deparoles ordurières. Elles se fâchèrent, la tante exaspérée, lanièce inventant avec monsieur Jules des histoires qu’il allaitraconter dans le pavillon aux beurres. Gavard trouvait la Sarriettedrôle&|160;; il se montrait plein d’indulgence pour elle, il luitapait sur les joues, quand il la rencontrait&|160;: elle étaitdodue et exquise de chair.

Un après-midi, comme Florent était assis dans la charcuterie,fatigué de courses vaines qu’il avait faites le matin à larecherche d’un emploi, Marjolin entra. Ce grand garçon, d’uneépaisseur et d’une douceur flamandes, était le protégé de Lisa.Elle le disait pas méchant, un peu bêta, d’une force de cheval,tout à fait intéressant, d’ailleurs, puisqu’on ne lui connaissaitni père, ni mère. C’était elle qui l’avait placé chez Gavard.

Lisa était au comptoir, agacée par les souliers crottés deFlorent, qui tachaient le dallage blanc et rose&|160;; deux foisdéjà elle s’était levée pour jeter de la sciure dans la boutique.Elle sourit à Marjolin.

–&|160;Monsieur Gavard, dit le jeune homme, m’envoie pour vousdemander…

Il s’arrêta, regarda autour de lui, et baissant lavoix&|160;:

–&|160;Il m’a bien recommandé d’attendre qu’il n’y eût personneet de vous répéter ces paroles, qu’il m’a fait apprendre parcœur&|160;: «&|160;Demande-leur s’il n’y a aucun danger, et si jepuis aller causer avec eux de ce qu’ils savent.&|160;»

–&|160;Dis à monsieur Gavard que nous l’attendons, réponditLisa, habituée aux allures mystérieuses du marchand devolailles.

Mais Marjolin ne s’en alla pas&|160;; il restait en extasedevant la belle charcutière, d’un air de soumission câline. Commetouchée de cette adoration muette, elle reprit&|160;:

–&|160;Te plais-tu chez monsieur Gavard&|160;? Ce n’est pas unméchant homme, tu feras bien de le contenter.

–&|160;Oui, madame Lisa.

–&|160;Seulement, tu n’es pas raisonnable, je t’ai encore vu surles toits des Halles, hier&|160;; puis, tu fréquentes un tas degueux et de gueuses. Te voilà homme, maintenant&|160;; il fautpourtant que tu songes à l’avenir.

–&|160;Oui, madame Lisa.

Elle dut répondre à une dame qui venait commander une livre decôtelettes aux cornichons. Elle quitta le comptoir, alla devant lebillot, au fond de la boutique. Là, avec un couteau mince, ellesépara trois côtelettes d’un carré de porc&|160;; et, levant uncouperet, de son poignet nu et solide, elle donna trois coups secs.Derrière, à chaque coup, sa robe de mérinos noir se levaitlégèrement&|160;; tandis que les baleines de son corset marquaientsur l’étoffe tendue du corsage. Elle avait un grand sérieux, leslèvres pincées, les yeux clairs, ramassant les côtelettes et lespesant d’une main lente.

Quand la dame fut partie et qu’elle aperçut Marjolin ravi de luiavoir vu donner ces trois coups de couperet, si nets et siroides&|160;:

–&|160;Comment&|160;! tu es encore là&|160;? cria-t-elle.

Et il allait sortir de la boutique, lorsqu’elle le retint.

–&|160;Écoute, lui dit-elle, si je te revois encore avec cepetit torchon de Cadine… Ne dis pas non. Ce matin, vous étiezencore ensemble à la triperie, à regarder casser des têtes demouton… Je ne comprends pas comment un bel homme comme toi puissese plaire avec cette traînée, cette sauterelle… Allons, va, dis àmonsieur Gavard qu’il vienne tout de suite, pendant qu’il n’y apersonne.

Marjolin s’en alla confus, l’air désespéré, sans répondre.

La belle Lisa resta debout dans son comptoir, la tête un peutournée du côté des Halles&|160;; et Florent la contemplait, muet,étonné de la trouver si belle. Il l’avait mal vue jusque-là, il nesavait pas regarder les femmes. Elle lui apparaissait au-dessus desviandes du comptoir. Devant elle, s’étalaient, dans des plats deporcelaine blanche, les saucissons d’Arles et de Lyon entamés, leslangues et les morceaux de petit salé cuits à l’eau, la tête decochon noyée de gelée, un pot de rillettes ouvert et une boîte desardines dont le métal crevé montrait un lac d’huile&|160;; puis, àdroite et à gauche, sur des planches, des pains de fromage d’Italieet de fromage de cochon, un jambon ordinaire d’un rose pâle, unjambon d’York à la chair saignante, sous une large bande degraisse. Et il y avait encore des plats ronds et ovales, les platsde la langue fourrée, de la galantine truffée, de la hure auxpistaches&|160;; tandis que, tout près d’elle, sous sa main,étaient le veau piqué, le pâté de foie, le pâté de lièvre, dans desterrines jaunes. Comme Gavard ne venait pas, elle rangea le lard depoitrine sur la petite étagère de marbre, au bout ducomptoir&|160;; elle aligna le pot de saindoux et le pot de graissede rôti, essuya les plateaux des deux balances de melchior, tâtal’étuve dont le réchaud mourait&|160;; et, silencieuse, elle tournala tête de nouveau, elle se remit à regarder au fond des Halles. Lefumet des viandes montait, elle était comme prise, dans sa paixlourde, par l’odeur des truffes. Ce jour-là, elle avait unefraîcheur superbe&|160;; la blancheur de son tablier et de sesmanches continuait la blancheur des plats, jusqu’à son cou gras, àses joues rosées, où revivaient les tons tendres des jambons et lespâleurs des graisses transparentes. Intimidé à mesure qu’il laregardait, inquiété par cette carrure correcte, Florent finit parl’examiner à la dérobée, dans les glaces, autour de la boutique.Elle s’y reflétait de dos, de face, de côté&|160;; même au plafond,il la retrouvait, la tête en bas, avec son chignon serré, sesminces bandeaux, collés sur les tempes. C’était toute une foule deLisa, montrant la largeur des épaules, l’emmanchement puissant desbras, la poitrine arrondie, si muette et si tendue, qu’ellen’éveillait aucune pensée charnelle et qu’elle ressemblait à unventre. Il s’arrêta, il se plut surtout à un de ses profils, qu’ilavait dans une glace, à côté de lui, entre deux moitiés de porcs.Tout le long des marbres et des glaces, accrochés aux barres àdents de loup, des porcs et des bandes de lard à piquerpendaient&|160;; et le profil de Lisa, avec sa forte encolure, seslignes rondes, sa gorge qui avançait, mettait une effigie de reineempâtée, au milieu de ce lard et de ces chairs crues. Puis, labelle charcutière se pencha, sourit d’une façon amicale aux deuxpoissons rouges qui nageaient dans l’aquarium de l’étalage,continuellement.

Gavard entrait. Il alla chercher Quenu dans la cuisine, l’airimportant. Quand il se fut assis de biais sur une petite table demarbre, laissant Florent sur sa chaise, Lisa dans son comptoir, etQuenu adossé contre un demi-porc, il annonça enfin qu’il avaittrouvé une place pour Florent, et qu’on allait rire, et que legouvernement serait joliment pincé&|160;!

Mais il s’interrompit brusquement, en voyant entrer mademoiselleSaget, qui avait poussé la porte de la boutique, après avoir aperçude la chaussée la nombreuse société causant chez lesQuenu-Gradelle. La petite vieille, en robe déteinte, accompagnée del’éternel cabas noir qu’elle portait au bras, coiffée du chapeau depaille noire, sans rubans, qui mettait sa face blanche au fondd’une ombre sournoise, eut un léger salut pour les hommes et unsourire pointu pour Lisa. C’était une connaissance&|160;; ellehabitait encore la maison de la rue Pirouette, où elle vivaitdepuis quarante ans, sans doute d’une petite rente dont elle neparlait pas. Un jour, pourtant, elle avait nommé Cherbourg, enajoutant qu’elle y était née. On n’en sut jamais davantage. Elle necausait que des autres, racontait leur vie jusqu’à dire le nombrede chemises qu’ils faisaient blanchir par mois, poussait le besoinde pénétrer dans l’existence des voisins, au point d’écouter auxportes et de décacheter les lettres. Sa langue était redoutée, dela rue Saint-Denis à la rue Jean-Jacques Rousseau, et de la rueSaint-Honoré à la rue Mauconseil. Tout le long du jour, elle s’enallait avec son cabas vide, sous le prétexte de faire desprovisions, n’achetant rien, colportant des nouvelles, se tenant aucourant des plus minces faits, arrivant ainsi à loger dans sa têtel’histoire complète des maisons, des étages, des gens du quartier.Quenu l’avait toujours accusée d’avoir ébruité la mort de l’oncleGradelle sur la planche à hacher&|160;; depuis ce temps, il luitenait rancune. Elle était très ferrée, d’ailleurs, sur l’oncleGradelle et sur les Quenu&|160;; elle les détaillait, les prenaitpar tous les bouts, les savait «&|160;par cœur&|160;». Mais depuisune quinzaine de jours, l’arrivée de Florent la désorientait, labrûlait d’une véritable fièvre de curiosité. Elle tombait malade,quand il se produisait quelque trou imprévu dans ses notes. Etpourtant elle jurait qu’elle avait déjà vu ce grand escogriffequelque part.

Elle resta devant le comptoir, regardant les plats, les unsaprès les autres, disant de sa voix fluette&|160;:

–&|160;On ne sait plus que manger. Quand l’après-midi arrive, jesuis comme une âme en peine pour mon dîner… Puis, je n’ai envie derien… Est-ce qu’il vous reste des côtelettes panées, madameQuenu&|160;?

Sans attendre la réponse, elle souleva un des couvercles del’étuve de melchior. C’était le côté des andouilles, de saucisseset des boudins. Le réchaud était froid, il n’y avait plus qu’unesaucisse plate, oubliée sur la grille.

–&|160;Voyez de l’autre côté, mademoiselle Saget, dit lacharcutière. Je crois qu’il reste une côtelette.

–&|160;Non, ça ne me dit pas, murmura la petite vieille, quiglissa toutefois son nez sous le second couvercle. J’avais uncaprice, mais les côtelettes panées, le soir, c’est trop lourd…J’aime mieux quelque chose que je ne sois pas même obligée de fairechauffer.

Elle s’était tournée du côté de Florent, elle le regardait, elleregardait Gavard, qui battait la retraite du bout de ses doigts,sur la table de marbre&|160;; et elle les invitait d’un sourire àcontinuer la conversation.

–&|160;Pourquoi n’achetez-vous pas un morceau de petitsalé&|160;? demanda Lisa.

–&|160;Un morceau de petit salé, oui, tout de même…

Elle prit la fourchette à manche de métal blanc posée au bord duplat, chipotant, piquant chaque morceau de petit salé. Elle donnaitde légers coups sur les os pour juger de leur épaisseur, lesretournait, examinait les quelques lambeaux de viande rose, enrépétant&|160;:

–&|160;Non, non, ça ne me dit pas.

–&|160;Alors, prenez une langue, un morceau de tête de cochon,une tranche de veau piqué, dit la charcutière patiemment.

Mais mademoiselle Saget branlait la tête. Elle resta là encoreun instant, faisant des mines dégoûtées au-dessus des plats&|160;;puis, voyant que décidément on se taisait et qu’elle ne sauraitrien, elle s’en alla, en disant&|160;:

–&|160;Non, voyez-vous, j’avais envie d’une côtelette panée,mais celle qui vous reste est trop grasse… Ce sera pour une autrefois.

Lisa se pencha pour la suivre du regard, entre les crépines del’étalage. Elle la vit traverser la chaussée et entrer dans lepavillon aux fruits.

–&|160;La vieille bique&|160;! grogna Gavard.

Et, comme ils étaient seuls, il raconta quelle place il avaittrouvée pour Florent. Ce fut toute une histoire. Un de ses amis,monsieur Verlaque, inspecteur à la marée, était tellementsouffrant, qu’il se trouvait forcé de prendre un congé. Le matinmême, le pauvre homme lui disait qu’il serait bien aise de proposerlui-même son remplaçant, pour se ménager la place, s’il venait àguérir.

–&|160;Vous comprenez, ajouta Gavard, Verlaque n’en a pas poursix mois. Florent gardera la place. C’est une jolie situation… Etnous mettons la police dedans&|160;! La place dépend de lapréfecture. Hein&|160;! Sera-ce assez amusant, quand Florent iratoucher l’argent de ces argousins&|160;!

Il riait d’aise, il trouvait cela profondément comique.

–&|160;Je ne veux pas de cette place, dit nettement Florent. Jeme suis juré de ne rien accepter de l’Empire. Je crèverais de faim,que je n’entrerais pas à la préfecture. C’est impossible,entendez-vous, Gavard&|160;!

Gavard entendait et restait un peu gêné. Quenu avait baissé latête. Mais Lisa s’était tournée, regardait fixement Florent, le cougonflé, la gorge crevant le corsage. Elle allait ouvrir la bouche,quand la Sarriette entra. Il y eut un nouveau silence.

–&|160;Ah bien&|160;! s’écria la Sarriette avec son rire tendre,j’allais oublier d’acheter du lard… Madame Quenu, coupez-moi douzebardes, mais bien minces, n’est-ce pas&|160;? pour des alouettes…C’est Jules qui a voulu manger des alouettes… Tiens, vous allezbien, mon oncle&|160;?

Elle emplissait la boutique de ses jupes folles. Elle souriait àtout le monde, d’une fraîcheur de lait, décoiffée d’un côté par levent des Halles. Gavard lui avait pris les mains&|160;; et elle,avec son effronterie&|160;:

–&|160;Je parie que vous parliez de moi, quand je suis entrée.Qu’est-ce que vous disiez donc, mon oncle&|160;?

Lisa l’appela.

–&|160;Voyez, est-ce assez mince comme cela&|160;?

Sur un bout de planche, devant elle, elle coupait les bardes,délicatement. Puis, en les enveloppant&|160;:

–&|160;Il ne vous faut rien autre chose&|160;?

–&|160;Ma foi, puisque je me suis dérangée, dit la Sarriette,donnez-moi une livre de saindoux… Moi, j’adore les pommes de terrefrites, je fais un déjeuner avec deux sous de pommes de terrefrites et une botte de radis… Oui, une livre de saindoux, madameQuenu.

La charcutière avait mis une feuille de papier fort sur unebalance. Elle prenait le saindoux dans le pot, sous l’étagère, avecune spatule de buis, augmentant à petits coups, d’une main douce,le tas de graisse qui s’étalait un peu. Quand la balance tomba,elle enleva le papier, le plia, le corna vivement, du bout desdoigts.

–&|160;C’est vingt-quatre sous, dit-elle, et six sous de bardes,ça fait trente sous… Il ne vous faut rien autre chose&|160;?

La Sarriette dit que non. Elle paya, riant toujours, montrantses dents, regardant les hommes en face, avec sa jupe grise quiavait tourné, son fichu rouge mal attaché, qui laissait voir uneligne blanche de sa gorge, au milieu. Avant de sortir, elle allamenacer Gavard en répétant&|160;:

–&|160;Alors vous ne voulez pas me dire ce que vous racontiezquand je suis entrée&|160;? Je vous ai vu rire, du milieu de larue… Oh&|160;! le sournois. Tenez je ne vous aime plus.

Elle quitta la boutique, elle traversa la rue en courant. Labelle Lisa dit sèchement&|160;:

–&|160;C’est mademoiselle Saget qui nous l’a envoyée.

Puis le silence continua. Gavard était consterné de l’accueilque Florent faisait à sa proposition. Ce fut la charcutière quireprit la première, d’une voix très amicale&|160;:

–&|160;Vous avez tort, Florent, de refuser cette placed’inspecteur à la marée… Vous savez combien les emplois sontpénibles à trouver. Vous êtes dans une position à ne pas vousmontrer difficile.

–&|160;J’ai dit mes raisons, répondit-il.

Elle haussa les épaules.

–&|160;Voyons, ce n’est pas sérieux… Je comprends à la rigueurque vous n’aimiez pas le gouvernement. Mais ça n’empêche pas degagner son pain, ce serait trop bête… Et puis, l’empereur n’est pasun méchant homme, mon cher. Je vous laisse dire quand vous racontezvos souffrances. Est-ce qu’il le savait seulement, lui, si vousmangiez du pain moisi et de la viande gâtée&|160;? Il ne peut pasêtre à tout, cet homme… Vous voyez que, nous autres, il ne nous apas empêchés de faire nos affaires… Vous n’êtes pas juste, non, pasjuste du tout.

Gavard était de plus en plus gêné. Il ne pouvait tolérer devantlui ces éloges de l’empereur.

–&|160;Ah&|160;! non, non, madame Quenu, murmura-t-il, vousallez trop loin. C’est tout de la canaille…

–&|160;Oh&|160;! vous, interrompit la belle Lisa en s’animant,vous ne serez content que le jour où vous vous serez fait voler etmassacrer avec vos histoires. Ne parlons pas politique, parce queça me mettrait en colère… Il ne s’agit que de Florent, n’est-cepas&|160;? Eh bien, je dis qu’il doit absolument accepter la placed’inspecteur. Ce n’est pas ton avis, Quenu&|160;?

Quenu, qui ne soufflait mot, fut très ennuyé de la questionbrusque de sa femme.

–&|160;C’est une bonne place, dit-il sans se compromettre.

Et, comme un nouveau silence embarrassé se faisait&|160;:

–&|160;Je vous en prie, laissons cela, reprit Florent. Marésolution est bien arrêtée. J’attendrai.

–&|160;Vous attendrez&|160;! s’écria Lisa perdant patience.

Deux flammes roses étaient montées à ses joues. Les hanchesélargies, plantée debout dans son tablier blanc, elle se contenaitpour ne pas laisser échapper une mauvaise parole. Une nouvellepersonne entra, qui détourna sa colère. C’était madame Lecœur.

–&|160;Pourriez-vous me donner une assiette assortie d’unedemi-livre, à cinquante sous la livre&|160;? demanda-t-elle.

Elle feignit d’abord de ne pas voir son beau-frère&|160;; puis,elle le salua d’un signe de tête, sans parler. Elle examinait lestrois hommes de la tête aux pieds, espérant sans doute surprendreleur secret, à la façon dont ils attendaient qu’elle ne fût pluslà. Elle sentait qu’elle les dérangeait&|160;; cela la rendait plusanguleuse, plus aigre, dans ses jupes tombantes, avec ses grandsbras d’araignée, ses mains nouées qu’elle tenait sous son tablier.Comme elle avait une légère toux&|160;:

–&|160;Est-ce que vous êtes enrhumée&|160;? dit Gavard gêné parle silence.

Elle répondit un non bien sec. Aux endroits où les os perçaientson visage, la peau, tendue, était d’un rouge brique, et la flammesourde qui brûlait ses paupières annonçait quelque maladie de foie,couvant dans ses aigreurs jalouses. Elle se retourna vers lecomptoir, suivit chaque geste de Lisa qui la servait, de cet œilméfiant d’une cliente persuadée qu’on va la voler.

–&|160;Ne me donnez pas de cervelas, dit-elle, je n’aime pasça.

Lisa avait pris un couteau mince et coupait des tranches desaucisson. Elle passa au jambon fumé et au jambon ordinaire,détachant des filets délicats, un peu courbée, les yeux sur lecouteau. Ses mains potelées, d’un rose vif, qui touchaient auxviandes avec des légèretés molles, en gardaient une sorte desouplesse grasse, des doigts ventrus aux phalanges. Elle avança uneterrine, en demandant&|160;:

–&|160;Vous voulez du veau piqué, n’est-ce pas&|160;?

Madame Lecœur parut se consulter longuement&|160;; puis elleaccepta. La charcutière coupait maintenant dans des terrines. Elleprenait sur le bout d’un couteau à large lame des tranches de veaupiqué et de pâté de lièvre. Et elle posait chaque tranche au milieude la feuille de papier, sur les balances.

–&|160;Vous ne me donnez pas de la hure aux pistaches&|160;? fitremarquer madame Lecœur, de sa voix mauvaise.

Elle dut donner de la hure aux pistaches. Mais la marchande debeurre devenait exigeante. Elle voulut deux tranches degalantine&|160;; elle aimait ça. Lisa, irritée déjà, jouantd’impatience avec le manche des couteaux, eut beau lui dire que lagalantine était truffée, qu’elle ne pouvait en mettre que dans lesassiettes assorties à trois francs la livre. L’autre continuait àfouiller les plats, cherchant ce qu’elle allait demander encore.Quand l’assiette assortie fut pesée, il fallut que la charcutièreajoutât de la gelée et des cornichons. Le bloc de gelée, qui avaitla forme d’un gâteau de Savoie, au milieu d’une plaque deporcelaine, trembla sous sa main brutale de colère&|160;; et ellefit jaillir le vinaigre, en prenant, du bout des doigts, deux groscornichons dans le pot, derrière l’étuve.

–&|160;C’est vingt-cinq sous, n’est-ce pas&|160;? dit madameLecœur, sans se presser.

Elle voyait parfaitement la sourde irritation de Lisa. Elle enjouissait, tirant sa monnaie avec lenteur, comme perdue dans lesgros sous de sa poche. Elle regardait Gavard en dessous, goûtait lesilence embarrassé que sa présence prolongeait, jurant qu’elle nes’en irait pas, puisqu’on faisait «&|160;des cachotteries&|160;»avec elle. La charcutière lui mit enfin son paquet dans la main, etelle dut se retirer. Elle s’en alla, sans dire un mot, avec un longregard, tout autour de la boutique.

Quand elle ne fut plus là, Lisa éclata.

–&|160;C’est encore la Saget qui nous l’a envoyée,celle-là&|160;! Est-ce que cette vieille gueuse va faire défilertoutes les Halles ici, pour savoir ce que nous disons&|160;!… Etcomme elles sont malignes&|160;! A-t-on jamais vu acheter descôtelettes panées et des assiettes assorties à cinq heures dusoir&|160;! Elles se donneraient des indigestions, plutôt que de nepas savoir… Par exemple, si la Saget m’en renvoie une autre, vousallez voir comme je la recevrai. Ce serait ma sœur, que je laflanquerais à la porte.

Devant la colère de Lisa, les trois hommes se taisaient. Gavardétait venu s’accouder sur la balustrade de l’étalage, à rampe decuivre&|160;; il s’absorbait, faisait tourner un des balustres decristal taillé, détaché de sa tringle de laiton. Puis, levant latête&|160;:

–&|160;Moi, dit-il, j’avais regardé ça comme une farce.

–&|160;Quoi donc&|160;? demanda Lisa encore toute secouée.

–&|160;La place d’inspecteur à la marée.

Elle leva les mains, regarda Florent une dernière fois, s’assitsur la banquette rembourrée du comptoir, ne desserra plus lesdents. Gavard expliquait tout au long son idée&|160;: le plusattrapé, en somme, ce serait le gouvernement qui donnerait sesécus. Il répétait avec complaisance&|160;:

–&|160;Mon cher, ces gueux-là vous ont laissé crever de faim,n’est-ce pas&|160;? Eh bien, il faut vous faire nourrir par eux,maintenant… C’est très fort, ça m’a séduit tout de suite.

Florent souriait, disait toujours non. Quenu, pour faire plaisirà sa femme, tenta de trouver de bons conseils. Mais celle-cisemblait ne plus écouter. Depuis un instant, elle regardait avecattention du côté des Halles. Brusquement, elle se remit debout, ens’écriant&|160;:

–&|160;Ah&|160;! c’est la Normande qu’on envoie maintenant. Tantpis&|160;! la Normande payera pour les autres.

Une grande brune poussait la porte de la boutique. C’était labelle poissonnière, Louise Méhudin, dite la Normande. Elle avaitune beauté hardie, très blanche et délicate de peau, presque aussiforte que Lisa, mais d’œil plus effronté et de poitrine plusvivante. Elle entra, cavalière, avec sa chaîne d’or sonnant sur sontablier, ses cheveux nus peignés à la mode, son nœud de gorge, unnœud de dentelle qui faisait d’elle une des reines coquettes desHalles. Elle portait une vague odeur de marée&|160;; et, sur une deses mains, près du petit doigt, il y avait une écaille de hareng,qui mettait là une mouche de nacre. Les deux femmes, ayant habitéla même maison, rue Pirouette, étaient des amies intimes, trèsliées par une pointe de rivalité qui les faisait s’occuper l’une del’autre, continuellement. Dans le quartier, on disait la belleNormande, comme on disait la belle Lisa. Cela les opposait, lescomparait, les forçait à soutenir chacune sa renommée de beauté. Ense penchant un peu, la charcutière, de son comptoir, apercevaitdans le pavillon, en face, la poissonnière, au milieu de sessaumons et de ses turbots. Elles se surveillaient toutes deux. Labelle Lisa se serrait davantage dans ses corsets. La belle Normandeajoutait des bagues à ses doigts et des nœuds à ses épaules. Quandelles se rencontraient, elles étaient très douces, trèscomplimenteuses, l’œil furtif sous la paupière à demi close,cherchant les défauts. Elles affectaient de se servir l’une chezl’autre et de s’aimer beaucoup.

–&|160;Dites, c’est bien demain soir que vous faites leboudin&|160;? demanda la Normande de son air riant.

Lisa resta froide. La colère, très rare chez elle, était tenaceet implacable. Elle répondit oui, sèchement, du bout deslèvres.

–&|160;C’est que, voyez-vous, j’adore le boudin chaud, quand ilsort de la marmite… Je viendrai vous en chercher.

Elle avait conscience du mauvais accueil de sa rivale. Elleregarda Florent, qui semblait l’intéresser&|160;; puis, comme ellene voulait pas s’en aller sans dire quelque chose, sans avoir ledernier mot, elle eut l’imprudence d’ajouter&|160;:

–&|160;Je vous en ai acheté avant-hier, du boudin… Il n’étaitpas bien frais.

–&|160;Pas bien frais&|160;! répéta la charcutière, touteblanche, les lèvres tremblantes.

Elle se serait peut-être contenue encore, pour que la Normandene crût pas qu’elle prenait du dépit, à cause de son nœud dedentelle. Mais on ne se contentait pas de l’espionner, on venaitl’insulter, cela dépassait la mesure. Elle se courba, les poingssur son comptoir&|160;; et, d’une voix un peu rauque&|160;:

–&|160;Dites donc, la semaine dernière, quand vous m’avez venducette paire de soles, vous savez, est-ce que je suis allée vousdire qu’elles étaient pourries devant le monde&|160;!

–&|160;Pourries&|160;!… mes soles pourries&|160;!… s’écria lapoissonnière, la face empourprée.

Elles restèrent un instant suffoquées, muettes et terribles,au-dessus des viandes. Toute leur belle amitié s’en allait&|160;;un mot avait suffi pour montrer les dents aiguës sous lesourire.

–&|160;Vous êtes une grossière, dit la belle Normande. Si jamaisje remets les pieds ici, par exemple&|160;!

–&|160;Allez donc, allez donc, dit la belle Lisa. On sait bien àqui on a affaire.

La poissonnière sortit, sur un gros mot qui laissa lacharcutière toute tremblante. La scène s’était passée sirapidement, que les trois hommes, abasourdis, n’avaient pas eu letemps d’intervenir. Lisa se remit bientôt. Elle reprenait laconversation, sans faire aucune allusion à ce qui venait de sepasser, lorsque Augustine, la fille de boutique, rentra de course.Alors, elle dit à Gavard, en le prenant en particulier, de ne pasrendre réponse à monsieur Verlaque&|160;; elle se chargeait dedécider son beau-frère, elle demandait deux jours, au plus. Quenuretourna à la cuisine. Comme Gavard emmenait Florent, et qu’ilsentraient prendre un vermouth chez monsieur Lebigre, il lui montratrois femmes, sous la rue couverte, entre le pavillon de la maréeet le pavillon de la volaille.

–&|160;Elles en débitent&|160;! murmura-t-il, d’un airenvieux.

Les Halles se vidaient, et il y avait là, en effet, mademoiselleSaget, madame Lecœur et la Sarriette, au bord du trottoir. Lavieille fille pérorait.

–&|160;Quand je vous le disais, madame Lecœur, votre beau-frèreest toujours fourré dans leur boutique… Vous l’avez vu, n’est-cepas&|160;?

–&|160;Oh&|160;! de mes yeux vu&|160;! Il était assis sur unetable. Il semblait chez lui.

–&|160;Moi, interrompit la Sarriette, je n’ai rien entendu demal… Je ne sais pas pourquoi vous vous montez la tête.

Mademoiselle Saget haussa les épaules.

–&|160;Ah&|160;! bien, reprit-elle, vous êtes encore d’une bonnepâte, vous, ma belle&|160;!… Vous ne voyez donc pas pourquoi lesQuenu attirent monsieur Gavard&|160;?… Je parie, moi, qu’illaissera tout ce qu’il possède à la petite Pauline.

–&|160;Vous croyez cela&|160;! s’écria madame Lecœur, blême defureur.

Puis, elle reprit d’une voix dolente, comme si elle venait derecevoir un grand coup&|160;:

–&|160;Je suis toute seule, je n’ai pas de défense, il peut bienfaire ce qu’il voudra, cet homme… Vous avez entendu, sa nièce estpour lui. Elle a oublié ce qu’elle m’a coûté, elle me livreraitpieds et poings liés.

–&|160;Mais non, ma tante, dit la Sarriette, c’est vous quin’avez jamais eu que de vilaines paroles pour moi.

Elles se réconcilièrent sur-le-champ, elles s’embrassèrent. Lanièce promit de ne plus être taquine&|160;; la tante jura, sur cequ’elle avait de plus sacré, qu’elle regardait la Sarriette commesa propre fille. Alors mademoiselle Saget leur donna des conseilssur la façon dont elles devaient se conduire pour forcer Gavard àne pas gaspiller son bien.

Il fut convenu que les Quenu-Gradelle étaient despas-grand-chose, et qu’on les surveillerait.

–&|160;Je ne sais quel micmac il y a chez eux, dit la vieillefille, mais ça ne sent pas bon… Ce Florent, ce cousin de madameQuenu, qu’est-ce que vous en pensez, vous autres&|160;?

Les trois femmes se rapprochèrent, baissant la voix.

–&|160;Vous savez bien, reprit madame Lecœur, que nous l’avonsvu, un matin, les souliers percés, les habits couverts depoussière, avec l’air d’un voleur qui a fait un mauvais coup… Il mefait peur, ce garçon-là.

–&|160;Non, il est maigre, mais il n’est pas vilain homme,murmura la Sarriette.

Mademoiselle Saget réfléchissait. Elle pensait tout haut.

–&|160;Je cherche depuis quinze jours, je donne ma langue auxchiens… Monsieur Gavard le connaît certainement… J’ai dû lerencontrer quelque part, je me souviens plus…

Elle fouillait encore sa mémoire, quand la Normande arriva commeune tempête. Elle sortait de la charcuterie.

–&|160;Elle est polie, cette grande bête de Quenu&|160;!s’écria-t-elle, heureuse de se soulager. Est-ce qu’elle ne vientpas de me dire que je ne vendais que du poisson pourri&|160;!Ah&|160;! je vous l’ai arrangée&|160;!… En voilà une baraque, avecleurs cochonneries gâtées qui empoisonnent le monde&|160;!

–&|160;Qu’est-ce que vous lui aviez donc dit&|160;? demanda lavieille, toute frétillante, enchantée d’apprendre que les deuxfemmes s’étaient disputées.

–&|160;Moi&|160;! mais rien du tout&|160;! pas ça, tenez&|160;!…J’étais entrée très poliment la prévenir que je prendrais du boudindemain soir, et alors elle m’a agonie de sottises… Fichuehypocrite, va, avec ses airs d’honnêteté&|160;! Elle payera ça pluscher qu’elle ne pense.

Les trois femmes sentaient que la Normande ne disait pas lavérité&|160;; mais elles n’en épousèrent pas moins sa querelle avecun flot de paroles mauvaises. Elles se tournaient du côté de la rueRambuteau, insultantes, inventant des histoires sur la saleté de lacuisine des Quenu, trouvant des accusations vraiment prodigieuses.Ils auraient vendu de la chair humaine que l’explosion de leurcolère n’aurait pas été plus menaçante. Il fallut que lapoissonnière recommençât trois fois son récit.

–&|160;Et le cousin, qu’est-ce qu’il a dit&|160;? demandaméchamment mademoiselle Saget.

–&|160;Le cousin&|160;! répondit la Normande d’une voie aiguë,vous croyez au cousin, vous&|160;!… Quelque amoureux, ce granddadais&|160;!

Les trois autres commères se récrièrent. L’honnêteté de Lisaétait un des actes de foi du quartier.

–&|160;Laissez donc&|160;! Est-ce qu’on sait jamais, avec cesgrosses saintes nitouches, qui ne sont que graisse&|160;? Jevoudrais bien la voir sans chemise, sa vertu&|160;!… Elle a un maritrop serin pour ne pas le faire cocu.

Mademoiselle Saget hochait la tête, comme pour dire qu’ellen’était pas éloignée de se ranger à cette opinion. Elle repritdoucement&|160;:

–&|160;D’autant plus que le cousin est tombé on ne sait d’où, etque l’histoire racontée par les Quenu est bien louche.

–&|160;Et&|160;! c’est l’amant de la grosse&|160;! affirma denouveau la poissonnière. Quelque vaurien, quelque rouleur qu’elleaura ramassé dans la rue. Ça se voit bien.

–&|160;Les hommes maigres sont de rudes hommes, déclara laSarriette d’un air convaincu.

–&|160;Elle l’a habillé tout à neuf, fit remarquer madameLecœur. Il doit lui coûter bon.

–&|160;Oui, oui, vous pourriez avoir raison, murmura la vieilledemoiselle. Il faudra savoir…

Alors, elles s’engagèrent à se tenir au courant de ce qui sepasserait dans la baraque des Quenu-Gradelle. La marchande debeurre prétendait qu’elle voulait ouvrir les yeux de son beau-frèresur les maisons qu’il fréquentait. Cependant, la Normande s’étaitun peu calmée&|160;; elle s’en alla, bonne fille au fond, lasséed’en avoir trop conté. Quand elle ne fut plus là, madame Lecœur ditsournoisement&|160;:

–&|160;Je suis sûre que la Normande aura été insolente&|160;;c’est son habitude… Elle ferait bien de ne pas parler des cousinsqui tombent du ciel, elle qui a trouvé un enfant dans sa boutique àpoissons.

Elles se regardèrent en riant toutes les trois. Puis, lorsquemadame Lecœur se fut éloignée à son tour&|160;:

–&|160;Ma tante a tort de s’occuper de ces histoires, ça lamaigrit, reprit la Sarriette. Elle me battait quand les hommes meregardaient. Allez, elle peut chercher, elle ne trouvera pas demioche sous son traversin, ma tante.

Mademoiselle Saget eut un nouveau rire. Et quand elle fut seule,comme elle retournait rue Pirouette, elle pensa que «&|160;cestrois pécores&|160;» ne valaient pas la corde pour les pendre.D’ailleurs, on avait pu la voir, il serait très mauvais de sebrouiller avec les Quenu-Gradelle, des gens riches et estimés aprèstout. Elle fit un détour, alla rue Turbigo, à la boulangerieTaboureau, la plus belle boulangerie du quartier. Madame Taboureau,qui était une amie intime de Lisa, avait, sur toutes choses, uneautorité incontestée. Quand on disait&|160;: «&|160;MadameTaboureau a dit ceci, madame Taboureau a dit cela&|160;», il n’yavait plus qu’à s’incliner. La vieille demoiselle, sous prétexte,ce jour-là, de savoir à quelle heure le four était chaud, pourapporter un plat de poires, dit le plus grand bien de lacharcutière, se répandit en éloges sur la propreté et surl’excellence de son boudin. Puis, contente de cet alibi moral,enchantée d’avoir soufflé sur l’ardente bataille qu’elle flairait,sans s’être fâchée avec personne, elle rentra décidément, l’espritplus libre, retournant cent fois dans sa mémoire l’image du cousinde madame Quenu.

Ce même jour, le soir, après le dîner, Florent sortit, sepromena quelque temps, sous une des rues couvertes des Halles. Unfin brouillard montait, les pavillons vides avaient une tristessegrise, piquée des larmes jaunes du gaz. Pour la première fois,Florent se sentait importun&|160;; il avait conscience de la façonmalapprise dont il était tombé au milieu de ce monde gras, enmaigre naïf&|160;; il s’avouait nettement qu’il dérangeait tout lequartier, qu’il devenait une gêne pour les Quenu, un cousin decontrebande, de mine par trop compromettante. Ces réflexions lerendaient fort triste, non pas qu’il eût remarqué chez son frère ouchez Lisa la moindre dureté&|160;; il souffrait de leur bontémême&|160;; il s’accusait de manquer de délicatesse en s’installantainsi chez eux. Des doutes lui venaient. Le souvenir de laconversation dans la boutique, l’après-midi, lui causait un malaisevague. Il était comme envahi par cette odeur des viandes ducomptoir, il se sentait glisser à une lâcheté molle et repue.Peut-être avait-il eu tort de refuser cette place d’inspecteurqu’on lui offrait. Cette pensée mettait en lui une grandelutte&|160;; il fallait qu’il se secouât pour retrouver sesroideurs de conscience. Mais un vent humide s’était levé, soufflantsous la rue couverte. Il reprit quelque calme et quelque certitude,lorsqu’il fut obligé de boutonner sa redingote. Le vent emportaitde ses vêtements cette senteur grasse de la charcuterie, dont ilétait tout alangui.

Il rentrait, quand il rencontra Claude Lantier. Le peintre,renfermé au fond de son paletot verdâtre, avait la voix sourde,pleine de colère. Il s’emporta contre la peinture, dit que c’étaitun métier de chien, jura qu’il ne toucherait de sa vie à unpinceau. L’après-midi, il avait crevé d’un coup de pied une têted’étude qu’il faisait d’après cette gueuse de Cadine. Il étaitsujet à ces emportements d’artiste impuissant en face des œuvressolides et vivantes qu’il rêvait. Alors, rien n’existait plus pourlui, il battait les rues, voyait noir, attendait le lendemain commeune résurrection. D’ordinaire, il disait qu’il se sentait gai lematin et horriblement malheureux le soir&|160;; chacune de sesjournées était un long effort désespéré. Florent eut peine àreconnaître le flâneur insouciant des nuits de la Halle. Ilss’étaient déjà retrouvés à la charcuterie. Claude, qui connaissaitl’histoire du déporté, lui avait serré la main, en lui disant qu’ilétait un brave homme. Il allait, d’ailleurs, très rarement chez lesQuenu.

–&|160;Vous êtes toujours chez ma tante&|160;? dit Claude. Je nesais pas comment vous faites pour rester au milieu de cettecuisine. Ça pue là-dedans. Quand j’y passe une heure, il me sembleque j’ai assez mangé pour trois jours. J’ai eu tort d’y entrer cematin&|160;; c’est ça qui m’a fait manquer mon étude.

Et, au bout de quelques pas faits en silence&|160;:

–&|160;Ah&|160;! les braves gens&|160;! reprit-il. Ils me fontde la peine, tant ils se portent bien. J’avais songé à faire leursportraits, mais je n’ai jamais su dessiner ces figures rondes où iln’y a pas d’os… Allez, ce n’est pas ma tante Lisa qui donnerait descoups de pied dans ses casseroles. Suis-je assez bête d’avoir crevéla tête de Cadine&|160;! Maintenant, quand j’y songe, elle n’étaitpeut-être pas mal.

Alors, ils causèrent de la tante Lisa. Claude dit que sa mère nevoyait plus la charcutière depuis longtemps. Il donna à entendreque celle-ci avait quelque honte de sa sœur mariée à unouvrier&|160;; d’ailleurs, elle n’aimait pas les gens malheureux.Quant à lui, il raconta qu’un brave homme s’était imaginé del’envoyer au collège, séduit par les ânes et les bonnes femmesqu’il dessinait, dès l’âge de huit ans&|160;; le brave homme étaitmort, en lui laissant mille francs de rente, ce qui l’empêchait demourir de faim.

–&|160;N’importe, continua-t-il, j’aurais mieux aimé être unouvrier… Tenez, menuisier, par exemple. Ils sont très heureux, lesmenuisiers. Ils ont une table à faire, n’est-ce pas&|160;? ils lafont, et ils se couchent, heureux d’avoir fini leur table,absolument satisfaits… Moi, je ne dors guère la nuit. Toutes cessacrées études que je ne peux achever me trottent dans la tête. Jen’ai jamais fini, jamais, jamais.

Sa voix se brisait presque dans des sanglots. Puis il essaya derire. Il jurait, cherchait des mots orduriers, s’abîmait en pleineboue, avec la rage froide d’un esprit tendre et exquis qui doute delui et qui rêve de se salir. Il finit par s’accroupir devant un desregards donnant sur les caves des Halles, où le gaz brûleéternellement. Là, dans ces profondeurs, il montra à FlorentMarjolin et Cadine qui soupaient tranquillement, assis sur une despierres d’abattage des resserres aux volailles. Les gamins avaientdes moyens à eux pour se cacher et habiter les caves, après lafermeture des grilles.

–&|160;Hein&|160;! quelle brute, quelle belle brute&|160;!répétait Claude en parlant de Marjolin avec une admirationenvieuse. Et dire que cet animal-là est heureux&|160;!… Quand ilsvont avoir achevé leurs pommes, ils se coucheront ensemble dans unde ces grands paniers pleins de plumes. C’est une vie ça, aumoins&|160;!… Ma foi, vous avez raison de rester dans lacharcuterie&|160;; peut-être que ça vous engraissera.

Il partit brusquement. Florent remonta à sa mansarde, troublépar ces inquiétudes nerveuses qui réveillaient ses propresincertitudes. Il évita, le lendemain, de passer la matinée à lacharcuterie&|160;; il fit une grande promenade le long des quais.Mais, au déjeuner, il fut repris par la douceur fondante de Lisa.Elle lui reparla de la place d’inspecteur à la marée, sans tropinsister, comme d’une chose qui méritait réflexion. Il l’écoutait,l’assiette pleine, gagné malgré lui par la propreté dévote de lasalle à manger&|160;; la natte mettait une mollesse sous sespieds&|160;; les luisants de la suspension de cuivre, le jaunetendre du papier peint et du chêne clair des meubles, lepénétraient d’un sentiment d’honnêteté dans le bien-être, quitroublait ses idées du faux et du vrai. Il eut cependant la forcede refuser encore, en répétant ses raisons, tout en ayantconscience du mauvais goût qu’il y avait à faire un étalage brutalde ses entêtements et de ses rancunes, en un pareil lieu. Lisa nese fâcha pas&|160;; elle souriait au contraire, d’un beau sourirequi embarrassait plus Florent que la sourde irritation de laveille. Au dîner, on ne causa que des grandes salaisons d’hiver,qui allaient tenir tout le personnel de la charcuterie surpied.

Les soirées devenaient froides. Dès qu’on avait dîné, on passaitdans la cuisine. Il y faisait très chaud. Elle était si vaste,d’ailleurs, que plusieurs personnes y tenaient à l’aise, sans gênerle service, autour d’une table carrée, placée au milieu. Les mursde la pièce éclairée au gaz étaient recouverts de plaques defaïence blanches et bleues, à hauteur d’homme. À gauche, setrouvait le grand fourneau de fonte, percé de trois trous, danslesquels trois marmites trapues enfonçaient leurs culs noirs de lasuie du charbon de terre&|160;; au bout, une petite cheminée,montée sur un four et garnie d’un fumoir, servait pour lesgrillades&|160;; et, au-dessus du fourneau, plus haut que lesécumoires, les cuillers, les fourchettes à longs manches, dans unerangée de tiroirs numérotés, s’alignaient les chapelures, la fineet la grosse, les mies de pain pour paner, les épices, le girofle,la muscade, les poivres. À droite, la table à hacher, énorme blocde chêne appuyé contre la muraille, s’appesantissait, toutecouturée et toute creusée&|160;; tandis que plusieurs appareils,fixés sur le bloc, une pompe à injecter, une machine à pousser, unehacheuse mécanique, mettaient là, avec leurs rouages et leursmanivelles, l’idée mystérieuse et inquiétante de quelque cuisine del’enfer. Puis, tout autour des murs, sur des planches, et jusquesous les tables, s’entassaient des pots, des terrines, des seaux,des plats, des ustensiles de fer-blanc, une batterie de casserolesprofondes, d’entonnoirs élargis, des râteliers de couteaux et decouperets, des files de lardoires et d’aiguilles, tout un mondenoyé dans la graisse. La graisse débordait, malgré la propretéexcessive, suintait entre les plaques de faïence, cirait lescarreaux rouges du sol, donnait un reflet grisâtre à la fonte dufourneau, polissait les bords de la table à hacher d’un luisant etd’une transparence de chêne verni. Et, au milieu de cette buéeamassée goutte à goutte, de cette évaporation continue des troismarmites, où fondaient les cochons, il n’était certainement pas, duplancher au plafond, un clou qui ne pissât la graisse.

Les Quenu-Gradelle fabriquaient tout chez eux. Ils ne faisaientguère venir du dehors que les terrines des maisons renommées, lesrillettes, les bocaux de conserve, les sardines, les fromages, lesescargots. Aussi, dès septembre, s’agissait-il de remplir la cave,vidée pendant l’été. Les veillées se prolongeaient même après lafermeture de la boutique. Quenu, aidé d’Auguste et de Léon,emballait les saucissons, préparait les jambons, fondait lessaindoux, faisait les lards de poitrine, les lards maigres, leslards à piquer. C’était un bruit formidable de marmites et dehachoirs, des odeurs de cuisine qui montaient dans la maisonentière. Cela sans préjudice de la charcuterie courante, de lacharcuterie fraîche, les pâtés de foie et de lièvre, lesgalantines, les saucisses et les boudins.

Ce soir-là, vers onze heures, Quenu, qui avait mis en train deuxmarmites de saindoux, dut s’occuper du boudin. Auguste l’aida. À uncoin de la table carrée, Lisa et Augustine raccommodaient dulinge&|160;; tandis que, devant elles, de l’autre côté de la table,Florent était assis, la face tournée vers le fourneau, souriant àla petite Pauline qui, montée sur ses pieds, voulait qu’il la fît«&|160;sauter en l’air&|160;». Derrière eux, Léon hachait de lachair à saucisse, sur le bloc de chêne, à coups lents etréguliers.

Auguste alla d’abord chercher dans la cour deux brocs pleins desang de cochon. C’était lui qui saignait à l’abattoir. Il prenaitle sang et l’intérieur des bêtes, laissant aux garçons d’échaudoirle soin d’apporter, l’après-midi, les porcs tout préparés dans leurvoiture. Quenu prétendait qu’Auguste saignait comme pas un garçoncharcutier de Paris. La vérité était qu’Auguste se connaissait àmerveille à la qualité du sang&|160;; le boudin était bon, toutesles fois qu’il disait&|160;: «&|160;Le boudin sera bon.&|160;»

–&|160;Eh bien, aurons-nous du bon boudin&|160;? demandaLisa.

Il déposa ses deux brocs, et, lentement&|160;:

–&|160;Je le crois, madame Quenu, oui, je le crois… Je voisd’abord ça à la façon dont le sang coule. Quand je retire lecouteau, si le sang part trop doucement, ce n’est pas un bon signe,ça prouve qu’il est pauvre…

–&|160;Mais, interrompit Quenu, c’est aussi selon comme lecouteau a été enfoncé.

La face blême d’Auguste eut un sourire.

–&|160;Non, non, répondit-il, j’enfonce toujours quatre doigtsdu couteau&|160;; c’est la mesure… Mais, voyez-vous, le meilleursigne, c’est encore lorsque le sang coule et que je le reçois en lebattant avec la main, dans le seau. Il faut qu’il soit d’une bonnechaleur, crémeux, sans être trop épais.

Augustine avait laissé son aiguille. Les yeux levés, elleregardait Auguste. Sa figure rougeaude, aux durs cheveux châtains,prenait un air d’attention profonde. D’ailleurs, Lisa, et la petitePauline elle-même, écoutaient également avec un grand intérêt.

–&|160;Je bats, je bats, je bats, n’est-ce pas&|160;? continuale garçon, en faisant aller sa main dans le vide, comme s’ilfouettait une crème. Eh bien, quand je retire ma main et que je laregarde, il faut qu’elle soit comme graissée par le sang, de façonà ce que le gant rouge soit bien du même rouge partout… Alors, onpeut dire sans se tromper&|160;: «&|160;Le boudin serabon.&|160;»

Il resta un instant la main en l’air, complaisamment, l’attitudemolle&|160;; cette main qui vivait dans des seaux de sang étaittoute rose, avec des ongles vifs, au bout de la manche blanche.Quenu avait approuvé de la tête. Il y eut un silence. Léon hachaittoujours. Pauline, qui était restée songeuse, remonta sur les piedsde son cousin, en criant de sa voix claire&|160;:

–&|160;Dis, cousin, raconte-moi l’histoire du monsieur qui a étémangé par les bêtes.

Sans doute, dans cette tête de gamine, l’idée du sang descochons avait éveillé celle «&|160;du monsieur mangé par lesbêtes&|160;». Florent ne comprenait pas, demandait quel monsieur.Lisa se mit à rire.

–&|160;Elle demande l’histoire de ce malheureux, vous savez,cette histoire que vous avez dite un soir à Gavard. Elle l’auraentendue.

Florent était devenu tout grave. La petite alla prendre dans sesbras le gros chat jaune, l’apporta sur les genoux du cousin, endisant que Mouton, lui aussi, voulait écouter l’histoire. MaisMouton sauta sur la table. Il resta là, assis, le dos arrondi,contemplant ce grand garçon maigre qui, depuis quinze jours,semblait être pour lui un continuel sujet de profondes réflexions.Cependant, Pauline se fâchait, elle tapait des pieds, elle voulaitl’histoire. Comme elle était vraiment insupportable&|160;:

–&|160;Eh&|160;! racontez-lui donc ce qu’elle demande, dit Lisaà Florent, elle nous laissera tranquille.

Florent garda le silence un instant encore. Il avait les yeux àterre. Puis, levant la tête lentement, il s’arrêta aux deux femmesqui tiraient leurs aiguilles, regarda Quenu et Auguste quipréparaient la marmite pour le boudin. Le gaz brûlait tranquille,la chaleur du fourneau était très douce, toute la graisse de lacuisine luisait dans un bien-être de digestion large. Alors, ilposa la petite Pauline sur l’un de ses genoux, et, souriant d’unsourire triste, s’adressant à l’enfant&|160;:

–&|160;Il était une fois un pauvre homme. On l’envoya très loin,très loin, de l’autre côté de la mer… Sur le bateau quil’emportait, il y avait quatre cents forçats avec lesquels on lejeta. Il dut vivre cinq semaines au milieu de ces bandits, vêtucomme eux de toile à voile, mangeant à leur gamelle. De gros pouxle dévoraient, des sueurs terribles le laissaient sans force. Lacuisine, la boulangerie, la machine du bateau, chauffaienttellement les faux-ponts, que dix des forçats moururent de chaleur.Dans la journée, on les faisait monter cinquante à la fois, pourleur permettre de prendre l’air de la mer&|160;; et, comme on avaitpeur d’eux, deux canons étaient braqués sur l’étroit plancher oùils se promenaient. Le pauvre homme était bien content, quandarrivait son tour. Ses sueurs se calmaient un peu. Il ne mangeaitplus, il était très malade. La nuit, lorsqu’on l’avait remis auxfers, et que le gros temps le roulait entre ses deux voisins, il sesentait lâche, il pleurait, heureux de pleurer sans être vu…

Pauline écoutait, les yeux agrandis, ses deux petites mainscroisées dévotement.

–&|160;Mais, interrompit-elle, ce n’est pas l’histoire dumonsieur qui a été mangé par les bêtes… C’est une autre histoire,dis, mon cousin&|160;?

–&|160;Attends, tu verras, répondit doucement Florent. J’yarriverai, à l’histoire du monsieur… Je te raconte l’histoire toutentière.

–&|160;Ah&|160;! bien, murmura l’enfant d’un air heureux.

Pourtant elle resta pensive, visiblement préoccupée par quelquegrosse difficulté qu’elle ne pouvait résoudre. Enfin, elle sedécida.

–&|160;Qu’est-ce qu’il avait donc fait, le pauvre homme,demanda-t-elle, pour qu’on le renvoyât et qu’on le mît dans lebateau&|160;?

Lisa et Augustine eurent un sourire. L’esprit de l’enfant lesravissait. Et Lisa, sans répondre directement, profita de lacirconstance pour lui faire la morale&|160;; elle la frappabeaucoup, en lui disant qu’on mettait aussi dans le bateau lesenfants qui n’étaient pas sages.

–&|160;Alors, fit remarquer judicieusement Pauline, c’était bienfait, si le pauvre homme de mon cousin pleurait la nuit.

Lisa reprit sa couture, en baissant les épaules. Quenu n’avaitpas entendu. Il venait de couper dans la marmite des rondellesd’oignon qui prenaient, sur le feu, des petites voix claires etaiguës de cigales pâmées de chaleur. Ça sentait très bon. Lamarmite, lorsque Quenu y plongeait sa grande cuiller de bois,chantait plus fort, emplissant la cuisine de l’odeur pénétrante del’oignon cuit. Auguste préparait, dans un plat, des gras de lard.Et le hachoir de Léon allait à coups plus vifs, raclant la tablepar moments, pour ramener la chair à saucisse qui commençait à semettre en pâte.

–&|160;Quand on fut arrivé, continua Florent, on conduisitl’homme dans une île nommée l’île du Diable. Il était là avecd’autres camarades qu’on avait aussi chassés de leur pays. Tousfurent très malheureux. On les obligea d’abord à travailler commedes forçats. Le gendarme qui les gardait les comptait trois foispar jour, pour être bien sûr qu’il ne manquait personne. Plus tard,on les laissa libres de faire ce qu’ils voulaient&|160;; on lesenfermait seulement la nuit, dans une grande cabane de bois, où ilsdormaient sur des hamacs tendus entre deux barres. Au bout d’un an,ils allaient nu-pieds, et leurs vêtements étaient si déchirés,qu’ils montraient leur peau. Ils s’étaient construit des huttesavec des troncs d’arbre, pour s’abriter contre le soleil, dont laflamme brûle tout dans ce pays-là&|160;; mais les huttes nepouvaient les préserver des moustiques qui, la nuit, les couvraientde boutons et d’enflures. Il en mourut plusieurs&|160;; les autresdevinrent tout jaunes, si secs, si abandonnés, avec leurs grandesbarbes, qu’ils faisaient pitié…

–&|160;Auguste, donnez-moi les gras, cria Quenu.

Et lorsqu’il tint le plat, il fit glisser doucement dans lamarmite les gras de lard, en les délayant du bout de la cuiller.Les gras fondaient. Une vapeur plus épaisse monta du fourneau.

–&|160;Qu’est-ce qu’on leur donnait à manger&|160;? demanda lapetite Pauline profondément intéressée.

–&|160;On leur donnait du riz plein de vers et de la viande quisentait mauvais, répondit Florent, dont la voix s’assourdissait. Ilfallait enlever les vers pour manger le riz. La viande, rôtie ettrès cuite, s’avalait encore&|160;; mais bouillie, elle puaittellement, qu’elle donnait souvent des coliques.

–&|160;Moi, j’aime mieux être au pain sec, dit l’enfant aprèss’être consultée.

Léon, ayant fini de hacher, apporta la chair à saucisse dans unplat, sur la table carrée. Mouton, qui était resté assis, les yeuxsur Florent, comme extrêmement surpris par l’histoire, dut sereculer un peu, ce qu’il fit de très mauvaise grâce. Il sepelotonna, ronronnant, le nez sur la chair à saucisse. Cependant,Lisa paraissait ne pouvoir cacher son étonnement ni sondégoût&|160;; le riz plein de vers et la viande qui sentait mauvaislui semblaient sûrement des saletés à peine croyables, tout à faitdéshonorantes pour celui qui les avait mangées. Et, sur son beauvisage calme, dans le gonflement de son cou, il y avait une vagueépouvante, en face de cet homme nourri de choses immondes.

–&|160;Non, ce n’était pas un lieu de délices, reprit-il,oubliant la petite Pauline, les yeux vagues sur la marmite quifumait. Chaque jour des vexations nouvelles, un écrasement continu,une violation de toute justice, un mépris de la charité humaine,qui exaspéraient les prisonniers et les brûlaient lentement d’unefièvre de rancune maladive. On vivait en bête, avec le fouetéternellement levé sur les épaules. Ces misérables voulaient tuerl’homme… On ne peut pas oublier, non ce n’est pas possible. Cessouffrances crieront vengeance un jour.

Il avait baissé la voix, et les lardons qui sifflaientjoyeusement dans la marmite la couvraient de leur bruit de friturebouillante. Mais Lisa l’entendait, effrayée de l’expressionimplacable que son visage avait prise brusquement. Elle le jugeahypocrite, avec cet air doux qu’il savait feindre.

Le ton sourd de Florent avait mis le comble au plaisir dePauline. Elle s’agitait sur le genou du cousin, enchantée del’histoire.

–&|160;Et l’homme, et l’homme&|160;? murmurait-elle.

Florent regarda la petite Pauline, parut se souvenir, retrouvason sourire triste.

–&|160;L’homme, dit-il, n’était pas content d’être dans l’île.Il n’avait qu’une idée, s’en aller, traverser la mer pour atteindrela côte, dont on voyait, par les beaux temps, la ligne blanche àl’horizon. Mais ce n’était pas commode. Il fallait construire unradeau. Comme des prisonniers s’étaient sauvés déjà, on avaitabattu tous les arbres de l’île, afin que les autres ne pussent seprocurer du bois. L’île était toute pelée, si nue, si aride sousles grands soleils, que le séjour en devenait plus dangereux etplus affreux encore. Alors l’homme eut l’idée, avec deux de sescamarades, de se servir des troncs d’arbres de leurs huttes. Unsoir, ils partirent sur quelques mauvaises poutres qu’ils avaientliées avec des branches sèches. Le vent les portait vers la côte.Le jour allait paraître, quand leur radeau échoua sur un banc desable, avec une telle violence, que les troncs d’arbres détachésfurent emportés par les vagues. Les trois malheureux faillirentrester dans le sable&|160;; ils enfonçaient jusqu’à laceinture&|160;; même il y en eut un qui disparut jusqu’au menton,et que les deux autres durent retirer. Enfin ils atteignirent unrocher, où ils avaient à peine assez de place pour s’asseoir. Quandle soleil se leva, ils aperçurent en face d’eux la côte, une barrede falaises grises tenant tout un côté de l’horizon. Deux, quisavaient nager, se décidèrent à gagner ces falaises. Ils aimaientmieux risquer de se noyer tout de suite que de mourir lentement defaim sur leur écueil. Ils promirent à leur compagnon de venir lechercher, lorsqu’ils auraient touché terre et qu’ils se seraientprocuré une barque.

–&|160;Ah&|160;! voilà, je sais maintenant&|160;! cria la petitePauline, tapant de joie dans ses mains. C’est l’histoire dumonsieur qui a été mangé par les bêtes.

–&|160;Ils purent atteindre la côte, poursuivit Florent&|160;;mais elle était déserte, ils ne trouvèrent une barque qu’au bout dequatre jours… Quand ils revinrent à l’écueil, ils virent leurcompagnon étendu sur le dos, les pieds et les mains dévorés, laface rongée, le ventre plein d’un grouillement de crabes quiagitaient la peau des flancs, comme si un râle furieux eût traverséce cadavre à moitié mangé et frais encore.

Un murmure de répugnance échappa à Lisa et à Augustine. Léon,qui préparait des boyaux de porc pour le boudin, fit une grimace.Quenu s’arrêta dans son travail, regarda Auguste pris de nausées.Et il n’y avait que Pauline qui riait. Ce ventre, plein d’ungrouillement de crabes, s’étalait étrangement au milieu de lacuisine, mêlait des odeurs suspectes aux parfums du lard et del’oignon.

–&|160;Passez-moi le sang&|160;! cria Quenu, qui, d’ailleurs, nesuivait pas l’histoire.

Auguste apporta les deux brocs. Et, lentement, il versa le sangdans la marmite, par minces filets rouges, tandis que Quenu lerecevait, en tournant furieusement la bouillie qui s’épaississait.Lorsque les brocs furent vides, ce dernier, atteignant un à un lestiroirs, au-dessus du fourneau, prit des pincées d’épices. Ilpoivra surtout fortement.

–&|160;Ils le laissèrent là, n’est-ce pas&|160;? demanda Lisa.Ils revinrent sans danger&|160;?

–&|160;Comme ils revenaient, répondit Florent, le vent tourna,ils furent poussés en pleine mer. Une vague leur enleva une rame,et l’eau entrait à chaque souffle, si furieusement, qu’ilsn’étaient occupés qu’à vider la barque avec leurs mains. Ilsroulèrent ainsi en face des côtes, emportés par une rafale, ramenéspar la marée, ayant achevé leurs quelques provisions, sans unebouchée de pain. Cela dura trois jours.

–&|160;Trois jours&|160;! s’écria la charcutière stupéfaite,trois jours sans manger&|160;!

–&|160;Oui, trois jours sans manger. Quand le vent d’est lespoussa enfin à terre, l’un d’eux était si affaibli, qu’il resta surle sable toute une matinée. Il mourut le soir. Son compagnon avaitvainement essayé de lui faire mâcher des feuilles d’arbre.

À cet endroit, Augustine eut un léger rire&|160;; puis, confused’avoir ri, ne voulant pas qu’on pût croire qu’elle manquait decœur&|160;:

–&|160;Non, non, balbutia-t-elle, ce n’est pas de ça que je ris.C’est de Mouton… Regardez donc Mouton, madame.

Lisa, à son tour, s’égaya. Mouton, qui avait toujours sous lenez le plat de chair à saucisse, se trouvait probablement incommodéet dégoûté par toute cette viande.

Il s’était levé, grattant la table de la patte, comme pourcouvrir le plat, avec la hâte des chats qui veulent enterrer leursordures. Puis il tourna le dos au plat, il s’allongea sur le flanc,en s’étirant, les yeux demi-clos, la tête roulée dans une caressebéate. Alors tout le monde complimenta Mouton&|160;; on affirma quejamais il ne volait, qu’on pouvait laisser la viande à sa portée.Pauline racontait très confusément qu’il lui léchait les doigts etqu’il la débarbouillait, après le dîner, sans la mordre.

Mais Lisa revint à la question de savoir si l’on peut restertrois jours sans manger. Ce n’était pas possible.

–&|160;Non&|160;! dit-elle, je ne crois pas ça… D’ailleurs, iln’y a personne qui soit resté trois jours sans manger. Quand ondit&|160;: «&|160;Un tel crève de faim&|160;», c’est une façon deparler. On mange toujours, plus ou moins… Il faudrait desmisérables tout à fait abandonnés, des gens perdus…

Elle allait dire sans doute «&|160;des canailles sansaveu&|160;»&|160;; mais elle se retint, en regardant Florent. Et lamoue méprisante de ses lèvres, son regard clair avouaient carrémentque les gredins seuls jeûnaient de cette façon désordonnée. Unhomme capable d’être resté trois jours sans manger était pour elleun être absolument dangereux. Car, enfin, jamais les honnêtes gensne se mettent dans des positions pareilles.

Florent étouffait maintenant. En face de lui, le fourneau danslequel Léon venait de jeter plusieurs pelletées de charbon ronflaitcomme un chantre dormant au soleil. La chaleur devenait très forte.Auguste, qui s’était chargé des marmites de saindoux, lessurveillait, tout en sueur&|160;; tandis que, s’épongeant le frontavec sa manche, Quenu attendait que le sang se fût bien délayé. Unassoupissement de nourriture, un air chargé d’indigestionflottait.

–&|160;Quand l’homme eut enterré son camarade dans le sable,reprit Florent lentement, il s’en alla seul, droit devant lui. LaGuyane hollandaise, où il se trouvait, est un pays de forêts, coupéde fleuves et de marécages. L’homme marcha pendant plus de huitjours, sans rencontrer une habitation. Tout autour de lui, ilsentait la mort qui l’attendait. Souvent, l’estomac tenaillé par lafaim, il n’osait mordre aux fruits éclatants qui pendaient desarbres&|160;; il avait peur de ces baies aux reflets métalliques,dont les bosses noueuses suaient le poison. Pendant des journéesentières, il marchait sous des voûtes de branches épaisses, sansapercevoir un coin de ciel, au milieu d’une ombre verdâtre, toutepleine d’une horreur vivante. De grands oiseaux s’envolaient sur satête, avec un bruit d’ailes terrible et des cris subits quiressemblaient à des râles de mort&|160;; des sauts de singes, desgalops de bêtes traversaient les fourrés, devant lui, pliant lestiges, faisant tomber une pluie de feuilles, comme sous un coup devent&|160;; et c’était surtout les serpents qui le glaçaient, quandil posait le pied sur le sol mouvant de feuilles sèches, et qu’ilvoyait des têtes minces filer entre les enlacements monstrueux desracines. Certains coins, les coins d’ombre humide, grouillaientd’un pullulement de reptiles, noirs, jaunes, violacés, zébrés,tigrés, pareils à des herbes mortes, brusquement réveillées etfuyantes. Alors, il s’arrêtait, il cherchait une pierre pour sortirde cette terre molle où il enfonçait&|160;; il restait là desheures, avec l’épouvante de quelque boa, entrevu au fond d’uneclairière, la queue roulée, la tête droite, se balançant comme untronc énorme, taché de plaques d’or. La nuit, il dormait sur lesarbres, inquiété par le moindre frôlement, croyant entendre desécailles sans fin glisser dans les ténèbres. Il étouffait sous cesfeuillages interminables&|160;; l’ombre y prenait une chaleurrenfermée de fournaise, une moiteur d’humidité, une sueurpestilentielle, chargée des arômes rudes des bois odorants et desfleurs puantes. Puis, lorsqu’il se dégageait enfin, lorsque, aubout de longues heures de marche, il revoyait le ciel, l’homme setrouvait en face de larges rivières qui lui barraient laroute&|160;; il les descendait, surveillant les échines grises descaïmans, fouillant du regard les herbes charriées, passant à lanage, quand il avait trouvé des eaux plus rassurantes. Au-delà, lesforêts recommençaient. D’autres fois, c’était de vastes plainesgrasses, des lieues couvertes d’une végétation drue, bleuies deloin en loin du miroir clair d’un petit lac. Alors, l’homme faisaitun grand détour, il n’avançait plus qu’en tâtant le terrain, ayantfailli mourir, enseveli sous une de ces plaines riantes qu’ilentendait craquer à chaque pas. L’herbe géante, nourrie par l’humusamassé, recouvre des marécages empestés, des profondeurs de boueliquide&|160;; et il n’y a, parmi les nappes de verdure,s’allongeant sur l’immensité glauque, jusqu’au bord de l’horizon,que d’étroites jetées de terre ferme qu’il faut connaître si l’onne veut pas disparaître à jamais. L’homme, un soir, s’était enfoncéjusqu’au ventre. À chaque secousse qu’il tentait pour se dégager,la boue semblait monter à sa bouche. Il resta tranquille pendantprès de deux heures. Comme la lune se levait, il put heureusementsaisir une branche d’arbre, au-dessus de sa tête. Le jour où ilarriva à une habitation, ses pieds et ses mains saignaient,meurtris, gonflés par des piqûres mauvaises. Il était si pitoyable,si affamé, qu’on eut peur de lui. On lui jeta à manger à cinquantepas de la maison, pendant que le maître gardait sa porte avec unfusil.

Florent se tut, la voix coupée, les regards au loin. Il semblaitne plus parler que pour lui. La petite Pauline, que le sommeilprenait, s’abandonnait, la tête renversée, faisant des efforts pourtenir ouverts ses yeux émerveillés. Et Quenu se fâchait.

–&|160;Mais, animal&|160;! criait-il à Léon, tu ne sais donc pastenir un boyau… Quand tu me regarderas&|160;! Ce n’est pas moiqu’il faut regarder, c’est le boyau… Là, comme cela. Ne bouge plus,maintenant.

Léon, de la main droite, soulevait un long bout de boyau vide,dans l’extrémité duquel un entonnoir très évasé était adapté&|160;;et, de la main gauche, il enroulait le boudin autour d’un bassin,d’un plat rond de métal, à mesure que le charcutier emplissaitl’entonnoir à grandes cuillerées. La bouillie coulait, toute noireet toute fumante, gonflant peu à peu le boyau, qui retombaitventru, avec des courbes molles. Comme Quenu avait retiré lamarmite du feu, ils apparaissaient tous deux, lui et Léon,l’enfant, d’un profil mince, lui, d’une face large, dans l’ardentelueur du brasier, qui chauffait leurs visages pâles et leursvêtements blancs d’un ton rose.

Lisa et Augustine s’intéressaient à l’opération, Lisa surtout,qui gronda à son tour Léon, parce qu’il pinçait trop le boyau avecles doigts, ce qui produisait des nœuds, disait-elle. Quand leboudin fut emballé, Quenu le glissa doucement dans une marmited’eau bouillante. Il parut tout soulagé, il n’avait plus qu’à lelaisser cuire.

–&|160;Et l’homme, et l’homme&|160;? murmura de nouveau Pauline,rouvrant les yeux, surprise de ne plus entendre le cousinparler.

Florent la berçait sur son genou, ralentissant encore son récit,le murmurant comme un chant de nourrice.

–&|160;L’homme, dit-il, parvint à une grande ville. On le pritd’abord pour un forçat évadé&|160;; il fut retenu plusieurs mois enprison… Puis on le relâcha, il fit toutes sortes de métiers, tintdes comptes, apprit à lire aux enfants&|160;; un jour même, ilentra, comme homme de peine, dans des travaux de terrassement…L’homme rêvait toujours de revenir dans son pays. Il avaitéconomisé l’argent nécessaire, lorsqu’il eut la fièvre jaune. On lecrut mort, on s’était partagé ses habits&|160;; et quand il enréchappa, il ne retrouva pas même une chemise… Il fallutrecommencer. L’homme était très malade. Il avait peur de resterlà-bas… Enfin, l’homme put partir, l’homme revint.

La voix avait baissé de plus en plus. Elle mourut, dans undernier frisson des lèvres. La petite Pauline dormait, ensommeilléepar la fin de l’histoire, la tête abandonnée sur l’épaule ducousin. Il la soutenait du bras, il la berçait encore du genou,insensiblement, d’une façon douce. Et, comme on ne faisait plusattention à lui, il resta là, sans bouger, avec cette enfantendormie.

C’était le grand coup de feu, comme disait Quenu. Il retirait leboudin de la marmite. Pour ne point crever ni nouer les boutsensemble, il les prenait avec un bâton, les enroulait, les portaitdans la cour, où ils devaient sécher rapidement sur des claies.Léon l’aidait, soutenait les bouts trop longs. Ces guirlandes deboudin, qui traversaient la cuisine, toutes suantes, laissaient destraînées d’une fumée forte qui achevaient d’épaissir l’air.Auguste, donnant un dernier coup d’œil à la fonte du saindoux,avait, de son côté, découvert les deux marmites, où les graissesbouillaient lourdement, en laissant échapper, de chacun de leursbouillons crevés, une légère explosion d’âcre vapeur. Le flot grasavait monté depuis le commencement de la veillée&|160;; maintenantil noyait le gaz, emplissait la pièce, coulait partout, mettantdans un brouillard les blancheurs roussies de Quenu et de ses deuxgarçons. Lisa et Augustine s’étaient levées. Tous soufflaient commes’ils venaient de trop manger.

Augustine monta sur ses bras Pauline endormie. Quenu, qui aimaità fermer lui-même la cuisine, congédia Auguste et Léon, en disantqu’il rentrerait le boudin. L’apprenti se retira très rouge&|160;;il avait glissé dans sa chemise près d’un mètre de boudin, quidevait le griller. Puis, les Quenu et Florent, restés seuls,gardèrent le silence. Lisa, debout, mangeait un morceau de boudintout chaud, qu’elle mordait à petits coups de dents, écartant sesbelles lèvres pour ne pas les brûler&|160;; et le bout noir s’enallait peu à peu dans tout ce rose.

–&|160;Ah bien&|160;! dit-elle, la Normande a eu tort d’être malpolie… Il est bon, aujourd’hui, le boudin.

On frappa à la porte de l’allée, Gavard entra. Il restait tousles soirs chez monsieur Lebigre jusqu’à minuit. Il venait pouravoir une réponse définitive, au sujet de la place d’inspecteur àla marée.

–&|160;Vous comprenez, expliqua-t-il, monsieur Verlaque ne peutattendre davantage, il est vraiment trop malade… Il faut queFlorent se décide. J’ai promis de donner une réponse demain, à lapremière heure.

–&|160;Mais Florent accepte, répondit tranquillement Lisa, endonnant un nouveau coup de dents dans son boudin.

Florent, qui n’avait pas quitté sa chaise, pris d’un étrangeaccablement, essaya vainement de se lever et de protester.

–&|160;Non, non, reprit la charcutière, c’est chose entendue…Voyons, mon cher Florent, vous avez assez souffert. Ça fait frémir,ce que vous racontiez tout à l’heure… Il est temps que vous vousrangiez. Vous appartenez à une famille honorable, vous avez reçu del’éducation, et c’est peu convenable vraiment, de courir leschemins, en véritable gueux… À votre âge, les enfantillages ne sontplus permis… Vous avez fait des folies, eh bien, on les oubliera,on vous les pardonnera. Vous rentrerez dans votre classe, dans laclasse des honnêtes gens, vous vivrez comme tout le monde,enfin.

Florent l’écoutait, étonné, ne trouvant pas une parole. Elleavait raison, sans doute. Elle était si saine, si tranquille,qu’elle ne pouvait vouloir le mal. C’était lui, le maigre, leprofil noir et louche, qui devait être mauvais et rêver des chosesinavouables. Il ne savait plus pourquoi il avait résistéjusque-là.

Mais elle continua, abondamment, le gourmandant comme un petitgarçon qui a fait des fautes et qu’on menace des gendarmes. Elleétait très maternelle, elle trouvait des raisons trèsconvaincantes. Puis, comme dernier argument&|160;:

–&|160;Faites-le pour nous, Florent, dit-elle. Nous tenons unecertaine position dans le quartier, qui nous force à beaucoup deménagements… J’ai peur qu’on ne jase, là, entre nous. Cette placearrangera tout, vous serez quelqu’un, même vous nous ferezhonneur.

Elle devenait caressante. Une plénitude emplissaitFlorent&|160;; il était comme pénétré par cette odeur de lacuisine, qui le nourrissait de toute la nourriture dont l’air étaitchargé&|160;; il glissait à la lâcheté heureuse de cette digestioncontinue du milieu gras où il vivait depuis quinze jours. C’était,à fleur de peau, mille chatouillements de graisse naissante, unlent envahissement de l’être entier, une douceur molle etboutiquière. À cette heure avancée de la nuit, dans la chaleur decette pièce, ses âpretés, ses volontés se fondaient en lui&|160;;il se sentait si alangui par cette soirée calme, par les parfums duboudin et du saindoux, par cette grosse Pauline endormie sur sesgenoux, qu’il se surprit à vouloir passer d’autres soiréessemblables, des soirées sans fin, qui l’engraisseraient. Mais cefut surtout Mouton qui le détermina. Mouton dormait profondément,le ventre en l’air, une patte sur son nez, la queue ramenée contreses flancs comme pour lui servir d’édredon&|160;; et il dormaitavec un tel bonheur de chat, que Florent murmura, en leregardant&|160;:

–&|160;Non&|160;! c’est trop bête, à la fin… J’accepte. Ditesque j’accepte, Gavard&|160;!

Alors, Lisa acheva son boudin, s’essuyant les doigts, doucement,au bord de son tablier. Elle voulut préparer le bougeoir de sonbeau-frère, pendant que Gavard et Quenu le félicitaient de sadétermination. Il fallait faire une fin après tout&|160;; lescasse-cou de la politique ne nourrissent pas. Et elle, debout, lebougeoir allumé, regardait Florent d’un air satisfait, avec sabelle face tranquille de vache sacrée.

Chapitre 3

&|160;

Trois jours plus tard, les formalités étaient faites, lapréfecture acceptait Florent des mains de monsieur Verlaque,presque les yeux fermés, à simple titre de remplaçant, d’ailleurs.Gavard avait voulu les accompagner. Quand il se retrouva seul avecFlorent, sur le trottoir, il lui donna des coups de coude dans lescôtes, riant sans rien dire, avec des clignements d’yeuxgoguenards. Les sergents de ville qu’il rencontra sur le quai del’Horloge lui parurent sans doute très ridicules&|160;; car, enpassant devant eux, il eut un léger renflement de dos, une moued’homme qui se retient pour ne pas éclater au nez des gens.

Dès le lendemain, monsieur Verlaque commença à mettre le nouvelinspecteur au courant de la besogne. Il devait, pendant quelquesmatinées, le guider au milieu du monde turbulent qu’il allait avoirà surveiller. Ce pauvre Verlaque, comme le nommait Gavard, était unpetit homme pâle, toussant beaucoup, emmailloté de flanelle, defoulards, de cache-nez, se promenant dans l’humidité fraîche etdans les eaux courantes de la poissonnerie, avec des jambes maigresd’enfant maladif.

Le premier matin, lorsque Florent arriva à sept heures, il setrouva perdu, les yeux effarés, la tête cassée. Autour des neufbancs de criée, rôdaient déjà des revendeuses tandis que lesemployés arrivaient avec leurs registres, et que les agents desexpéditeurs, portant en sautoir des gibecières de cuir, attendaientla recette, assis sur des chaises renversées, contre les bureaux devente. On déchargeait, on déballait la marée, dans l’enceintefermée des bancs, et jusque sur les trottoirs. C’était, le long ducarreau, des amoncellements de petites bourriches, un arrivagecontinu de caisses et de paniers, des sacs de moules empiléslaissant couler des rigoles d’eau. Les compteurs-verseurs, trèsaffairés, enjambant les tas, arrachaient d’une poignée la pailledes bourriches, les vidaient, les jetaient, vivement&|160;; et, surles larges mannes rondes, en un seul coup de main, ilsdistribuaient les lots, leur donnaient une tournure avantageuse.Quand les mannes s’étalèrent, Florent put croire qu’un banc depoissons venait d’échouer là, sur ce trottoir, râlant encore, avecles nacres roses, les coraux saignants, les perles laiteuses,toutes les moires et toutes les pâleurs glauques de l’océan.

Pêle-mêle, au hasard du coup de filet, les algues profondes, oùdort la vie mystérieuse des grandes eaux, avaient tout livré&|160;:les cabillauds, les aigrefins, les carrelets, les plies, leslimandes, bêtes communes, d’un gris sale, aux tachesblanchâtres&|160;; les congres, ces grosses couleuvres d’un bleu devase, aux minces yeux noirs, si gluantes qu’elles semblent ramper,vivantes encore&|160;; les raies élargies, à ventre pâle bordé derouge tendre, dont les dos superbes, allongeant les nœuds saillantsde l’échine, se marbrent, jusqu’aux baleines tendues des nageoires,de plaques de cinabre coupées par des zébrures de bronze florentin,d’une bigarrure assombrie de crapaud et de fleur malsaine&|160;;les chiens de mer, horribles, avec leurs têtes rondes, leursbouches largement fendues d’idoles chinoises, leurs courtes ailesde chauves-souris charnues, monstres qui doivent garder de leursabois les trésors des grottes marines. Puis, venaient les beauxpoissons, isolés, un sur chaque plateau d’osier&|160;: les saumons,d’argent guilloché, dont chaque écaille semble un coup de burindans le poli du métal, les mulets, d’écailles plus fortes, deciselures plus grossières&|160;; les grands turbots, les grandesbarbues, d’un grain serré et blanc comme du lait caillé&|160;; lesthons, lisses et vernis, pareils à des sacs de cuir noirâtre&|160;;les bars arrondis, ouvrant une bouche énorme, faisant songer àquelque âme trop grosse, rendue à pleine gorge, dans lastupéfaction de l’agonie. Et, de toutes parts, les soles, parpaires, grises ou blondes, pullulaient&|160;; les équilles minces,raidies, ressemblaient à des rognures d’étain&|160;; les harengs,légèrement tordus, montraient tous, sur leurs robes lamées, lameurtrissure de leurs ouïes saignantes&|160;; les dorades grassesse teintaient d’une pointe de carmin, tandis que les maquereaux,dorés, le dos strié de brunissures verdâtres, faisaient luire lanacre changeante de leurs flancs, et que les grondins roses, àventres blancs, les têtes rangées au centre des mannes, les queuesrayonnantes, épanouissaient d’étranges floraisons, panachées deblanc de perle et de vermillon vif. Il y avait encore des rougetsde roche, à la chair exquise, du rouge enluminé des cyprins, descaisses de merlans aux reflets d’opale, des paniers d’éperlans, depetits paniers propres, jolis comme des paniers de fraises, quilaissaient échapper une odeur puissante de violette. Cependant, lescrevettes roses, les crevettes grises, dans des bourriches,mettaient, au milieu de la douceur effacée de leurs tas, lesimperceptibles boutons de jais de leurs milliers d’yeux&|160;; leslangoustes épineuses, les homards tigrés de noir, vivants encore,se traînant sur leurs pattes cassées, craquaient.

Florent écoutait mal les explications de monsieur Verlaque. Unebarre de soleil, tombant du haut vitrage de la rue couverte, vintallumer ces couleurs précieuses, lavées et attendries par la vague,irisée et fondues dans les tons de chair des coquillages, l’opaledes merlans, la nacre des maquereaux, l’or des rougets, la robelamée des harengs, les grandes pièces d’argenterie des saumons.C’était comme les écrins, vidés à terre, de quelque fille des eaux,des parures inouïes et bizarres, un ruissellement, un entassementde colliers, de bracelets monstrueux, de broches gigantesques, debijoux barbares, dont l’usage échappait. Sur le dos des raies etdes chiens de mer, de grosses pierres sombres, violâtres,verdâtres, s’enchâssaient dans un métal noirci&|160;; et les mincesbarres des équilles, les queues et les nageoires des éperlans,avaient des délicatesses de bijouterie fine.

Mais ce qui montait à la face de Florent, c’était un soufflefrais, un vent de mer qu’il reconnaissait, amer et salé. Il sesouvenait des côtes de la Guyane, des beaux temps de la traversée.Il lui semblait qu’une baie était là, quand l’eau se retire et queles algues fument au soleil&|160;; les roches mises à nus’essuient, le gravier exhale une haleine forte de marée. Autour delui, le poisson, d’une grande fraîcheur, avait un bon parfum, ceparfum un peu âpre et irritant qui déprave l’appétit.

Monsieur Verlaque toussa. L’humidité le pénétrait, il se serraitplus étroitement dans son cache-nez.

–&|160;Maintenant, dit-il, nous allons passer au poisson d’eaudouce.

Là, du côté du pavillon aux fruits, et le dernier vers la rueRambuteau, le banc de la criée est entouré de deux vivierscirculaires, séparés en cases distinctes par des grilles de fonte.Des robinets de cuivre, à col de cygne, jettent de minces filetsd’eau. Dans chaque case, il y a des grouillements confusd’écrevisses, des nappes mouvantes de dos noirâtres de carpes, desnœuds vagues d’anguilles, sans cesse dénoués et renoués. MonsieurVerlaque fut repris d’une toux opiniâtre. L’humidité était plusfade, une odeur molle de rivière, d’eau tiède endormie sur lesable.

L’arrivage des écrevisses d’Allemagne, en boîtes et en paniers,était très fort ce matin-là. Les poissons blancs de Hollande etd’Angleterre encombraient aussi le marché. On déballait les carpesdu Rhin, mordorées, si belles avec leurs roussissures métalliques,et dont les plaques d’écailles ressemblent à des émaux cloisonnéset bronzés&|160;; les grands brochets, allongeant leurs becsféroces, brigands des eaux, rudes, d’un gris de fer&|160;; lestanches, sombres et magnifiques, pareilles à du cuivre rouge tachéde vert-de-gris. Au milieu de ces dorures sévères, les mannes degoujons et de perches, les lots de truites, les tas d’ablettescommunes, de poissons plats pêchés à l’épervier, prenaient desblancheurs vives, des échines bleuâtres d’acier peu à peu amolliesdans la douceur transparente des ventres&|160;; et de grosbarbillons, d’un blanc de neige, étaient la note aiguë de lumièrede cette colossale nature morte. Doucement, dans les viviers, onversait des sacs de jeunes carpes&|160;; les carpes tournaient surelles-mêmes, restaient un instant à plat, puis filaient, seperdaient. Des paniers de petites anguilles se vidaient d’un bloc,tombaient au fond des cases comme un seul nœud de serpents&|160;;tandis que les grosses, celles qui avaient l’épaisseur d’un brasd’enfant, levant la tête, se glissaient d’elles-mêmes sous l’eau,du jet souple des couleuvres qui se cachent dans un buisson. Etcouchés sur l’osier sali des mannes, des poissons dont le râledurait depuis le matin achevaient longuement de mourir, au milieudu tapage des criées&|160;; ils ouvraient la bouche, les flancsserrés, comme pour boire l’humidité de l’air, et ces hoquetssilencieux, toutes les trois secondes, bâillaient démesurément.

Cependant monsieur Verlaque avait ramené Florent aux bancs de lamarée. Il le promenait, lui donnait des détails très compliqués.Aux trois côtés intérieurs du pavillon, autour des neuf bureaux,des flots de foule s’étaient massés, qui faisaient sur chaque borddes tas de têtes moutonnantes, dominées par des employés, assis ethaut perchés, écrivant sur des registres.

–&|160;Mais, demanda Florent, est-ce que ces employésappartiennent tous aux facteurs&|160;?

Alors, monsieur Verlaque, faisant le tour par le trottoir,l’amena dans l’enceinte d’un des bancs de criée. Il lui expliquales cases et le personnel du grand bureau de bois jaune, puant lepoisson, maculé par les éclaboussures des mannes. Tout en haut,dans la cabine vitrée, l’agent des perceptions municipales prenaitles chiffres des enchères. Plus bas, sur des chaises élevées, lespoignets appuyés à d’étroits pupitres, étaient assises les deuxfemmes qui tenaient les tablettes de vente pour le compte dufacteur. Le banc est double&|160;; de chaque côté, à un bout de latable de pierre qui s’allonge devant le bureau, un crieur posaitles mannes, mettait à prix les lots et les grosses pièces&|160;;tandis que la tabletière, au-dessus de lui, la plume aux doigts,attendait l’adjudication. Et il lui montra, en dehors del’enceinte, en face, dans une autre cabine de bois jaune, lacaissière, une vieille et énorme femme, qui rangeait des piles desous et de pièces de cinq francs.

–&|160;Il y a deux contrôles, disait-il, celui de la préfecturede la Seine et celui de la préfecture de police. Cette dernière,qui nomme les facteurs, prétend avoir la charge de les surveiller.L’administration de la Ville, de son côté, entend assister à destransactions qu’elle frappe d’une taxe.

Il continua de sa petite voix froide, racontant tout au long laquerelle des deux préfectures. Florent ne l’écoutait guère. Ilregardait la tabletière qu’il avait en face de lui, sur une deshautes chaises. C’était une grande fille brune, de trente ans, avecde gros yeux noirs, l’air très posé&|160;; elle écrivait, lesdoigts allongés, en demoiselle qui a reçu de l’instruction.

Mais son attention fut détournée par le glapissement du crieur,qui mettait un magnifique turbot aux enchères.

–&|160;Il y a marchand à trente francs&|160;!… à trentefrancs&|160;! à trente francs&|160;!

Il répétait ce chiffre sur tous les tons, montant une gammeétrange, pleine de soubresauts. Il était bossu, la face de travers,les cheveux ébouriffés, avec un grand tablier bleu à bavette. Et lebras tendu, violemment, les yeux jetant des flammes&|160;:

–&|160;Trente-un&|160;! trente-deux&|160;! trente-trois&|160;!trente-trois cinquante&|160;!… trente-trois cinquante&|160;!…

Il reprit haleine, tournant la manne, l’avançant sur la table depierre, tandis que des poissonnières se penchaient, touchaient leturbot, légèrement, du bout du doigt. Puis, il repartit, avec unefurie nouvelle, jetant un chiffre de la main à chaque enchérisseur,surprenant les moindres signes, les doigts levés, les haussementsde sourcils, les avancements de lèvres, les clignementsd’yeux&|160;; et cela avec une telle rapidité, un telbredouillement, que Florent, qui ne pouvait le suivre, restadéconcerté quand le bossu, d’une voix plus chantante, psalmodiad’un ton de chantre qui achève un verset&|160;:

–&|160;Quarante-deux&|160;! quarante-deux&|160;!… àquarante-deux francs le turbot&|160;!

C’était la belle Normande qui avait mis la dernière enchère.Florent la reconnut, sur la ligne des poissonnières, rangées contreles tringles de fer qui fermaient l’enceinte de la criée. Lamatinée était fraîche. Il y avait là une file de palatines, unétalage de grands tabliers blancs, arrondissant des ventres, desgorges, des épaules énormes. Le chignon haut, tout garni defrisons, la chair blanche et délicate, la belle Normande montraitson nœud de dentelle, au milieu des tignasses crépues, coifféesd’un foulard, des nez d’ivrognesses, des bouches insolemmentfendues, des faces égueulées comme des pots cassés. Elle aussireconnut le cousin de madame Quenu, surprise de le voir là, aupoint d’en chuchoter avec ses voisines.

Le vacarme des voix devenait tel, que monsieur Verlaque renonçaà ses explications. Sur le carreau, des hommes annonçaient lesgrands poissons, avec des cris prolongés qui semblaient sortir deporte-voix gigantesques&|160;; un surtout qui hurlait&|160;:«&|160;La moule&|160;! la moule&|160;!&|160;» d’une clameur rauqueet brisée, dont les toitures des Halles tremblaient. Les sacs demoules, renversés, coulaient dans des paniers&|160;; on en vidaitd’autres à la pelle. Les mannes défilaient, les raies, les soles,les maquereaux, les congres, les saumons, apportés et remportés parles compteurs-verseurs, au milieu des bredouillements quiredoublaient, et de l’écrasement des poissonnières qui faisaientcraquer les barres de fer. Le crieur, le bossu, allumé, battantl’air de ses bras maigres, tendait les mâchoires en avant. À lafin, il monta sur un escabeau, fouetté par les chapelets dechiffres qu’il lançait à toute volée, la bouche tordue, les cheveuxen coup de vent, n’arrachant plus à son gosier séché qu’unsifflement inintelligible. En haut, l’employé des perceptionsmunicipales, un petit vieux tout emmitouflé dans un collet de fauxastrakan, ne montrait que son nez, sous sa calotte de veloursnoir&|160;; et la grande tabletière brune, sur sa haute chaise debois, écrivait paisiblement, les yeux calmes dans sa face un peurougie par le froid, sans seulement battre des paupières, auxbruits de crécelle du bossu, qui montaient le long de sesjupes.

–&|160;Ce Logre est superbe, murmura monsieur Verlaque ensouriant. C’est le meilleur crieur du marché… Il vendrait dessemelles de bottes pour des paires de soles.

Il revint avec Florent dans le pavillon. En passant de nouveaudevant la criée du poisson d’eau douce, où les enchères étaientplus froides, il lui dit que cette vente baissait, que la pêchefluviale en France se trouvait fort compromise. Un crieur, de mineblonde et chafouine, sans un geste, adjugeait d’une voix monotonedes lots d’anguilles et d’écrevisses&|160;; tandis que, le long desviviers, les compteurs-verseurs allaient, pêchant avec des filets àmanches courts.

Cependant, la cohue augmentait autour des bureaux de vente.Monsieur Verlaque remplissait en toute conscience son rôled’instructeur, s’ouvrant un passage à coups de coude, continuant àpromener son successeur au plus épais des enchères. Les grandesrevendeuses étaient là, paisibles, attendant les belles pièces,chargeant sur les épaules des porteurs les thons, les turbots, lessaumons. À terre, les marchandes des rues se partageaient desmannes de harengs et de petites limandes, achetées en commun. Il yavait encore des bourgeois, quelques rentiers des quartierslointains, venus à quatre heures du matin pour faire l’empletted’un poisson frais, et qui finissaient par se laisser adjuger toutun lot énorme, quarante à cinquante francs de marée, qu’ilsmettaient ensuite la journée entière à céder aux personnes de leursconnaissances. Des poussées enfonçaient brusquement des coins defoule. Une poissonnière trop serrée se dégagea, les poings levés,le cou gonflé d’ordures. Puis, des murs compacts se formaient.Alors, Florent, qui étouffait, déclara qu’il avait assez vu, qu’ilavait compris.

Comme monsieur Verlaque l’aidait à se dégager, ils se trouvèrentface à face avec la belle Normande. Elle resta plantée devanteux&|160;; et, de son air de reine&|160;:

–&|160;Est-ce que c’est bien décidé, monsieur Verlaque, vousnous quittez&|160;?

–&|160;Oui, oui, répondit le petit homme. Je vais me reposer àla campagne, à Clamart. Il paraît que l’odeur du poisson me faitmal… Tenez, voici monsieur qui me remplace.

Il s’était tourné, en montrant Florent. La belle Normande futsuffoquée. Et comme Florent s’éloignait, il crut l’entendremurmurer à l’oreille de ses voisines, avec des riresétouffés&|160;: «&|160;Ah bien&|160;! nous allons nous amuser,alors&|160;!&|160;»

Les poissonnières faisaient leur étalage. Sur tous les bancs demarbre, les robinets des angles coulaient à la fois, à grande eau.C’était un bruit d’averse, un ruissellement de jets roides quisonnaient et rejaillissaient&|160;; et du bord des bancs inclinés,de grosses gouttes filaient, tombant avec un murmure adouci desource, s’éclaboussant dans les allées, où de petits ruisseauxcouraient, emplissaient d’un lac certains trous, puis repartaienten mille branches, descendaient la pente, vers la rue Rambuteau.Une buée d’humidité montait, une poussière de pluie, qui soufflaitau visage de Florent cette haleine fraîche, ce vent de mer qu’ilreconnaissait, amer et salé&|160;; tandis qu’il retrouvait, dansles premiers poissons étalés, les nacres roses, les corauxsaignants, les perles laiteuses, toutes les moires et toutes lespâleurs glauques de l’océan.

Cette première matinée le laissa très hésitant. Il regrettaitd’avoir cédé à Lisa. Dès le lendemain, échappé à la somnolencegrasse de la cuisine, il s’était accusé de lâcheté avec uneviolence qui avait presque mis des larmes dans ses yeux. Mais iln’osa revenir sur sa parole, Lisa l’effrayait un peu&|160;; ilvoyait le pli de ses lèvres, le reproche muet de son beau visage.Il la traitait en femme trop sérieuse et trop satisfaite pour êtrecontrariée. Gavard, heureusement, lui inspira une idée qui leconsola. Il le prit à part, le soir même du jour où monsieurVerlaque l’avait promené au milieu des criées, lui expliquant, avecbeaucoup de réticences, que «&|160;ce pauvre diable&|160;» n’étaitpas heureux. Puis, après d’autres considérations sur ce gredin degouvernement qui tuait ses employés à la peine, sans leur assurerseulement de quoi mourir, il se décida à faire entendre qu’ilserait charitable d’abandonner une partie des appointements àl’ancien inspecteur. Florent accueillit cette idée avec joie.C’était trop juste, il se considérait comme le remplaçantintérimaire de monsieur Verlaque&|160;; d’ailleurs, lui, n’avaitbesoin de rien, puisqu’il couchait et qu’il mangeait chez sonfrère. Gavard ajouta que, sur les cent cinquante francs mensuels,un abandon de cinquante francs lui paraissait très joli, et, enbaissant la voix, il fit remarquer que ça ne durerait paslongtemps, car le malheureux était vraiment poitrinaire jusqu’auxos. Il fut convenu que Florent verrait la femme, s’entendrait avecelle, pour ne pas blesser le mari. Cette bonne action lesoulageait, il acceptait maintenant l’emploi avec une pensée dedévouement, il restait dans le rôle de toute sa vie. Seulement, ilfit jurer au marchand de volailles de ne parler à personne de cetarrangement. Comme celui-ci avait aussi une vague terreur de Lisa,il garda le secret, chose très méritoire.

Alors, toute la charcuterie fut heureuse. La belle Lisa semontrait très amicale pour son beau-frère&|160;; elle l’envoyait secoucher de bonne heure, afin qu’il pût se lever matin&|160;; ellelui tenait son déjeuner bien chaud&|160;; elle n’avait plus hontede causer avec lui sur le trottoir, maintenant qu’il portait unecasquette galonnée. Quenu, ravi de ces bonnes dispositions, nes’était jamais si carrément attablé, le soir, entre son frère et safemme. Le dîner se prolongeait souvent jusqu’à neuf heures, pendantqu’Augustine restait au comptoir. C’était une longue digestion,coupée des histoires de quartier, des jugements positifs portés parla charcutière sur la politique. Florent devait dire comment avaitmarché la vente de la marée. Il s’abandonnait peu à peu, arrivait àgoûter la béatitude de cette vie réglée. La salle à manger jauneclair avait une netteté et une tiédeur bourgeoises quil’amollissaient dès le seuil. Les bons soins de la belle Lisamettaient autour de lui un duvet chaud, où tous ses membresenfonçaient. Ce fut une heure d’estime et de bonne ententeabsolues.

Mais Gavard jugeait l’intérieur des Quenu-Gradelle trop endormi.Il pardonnait à Lisa ses tendresses pour l’empereur, parce que,disait-il, il ne faut jamais causer politique avec les femmes, etque la belle charcutière était, après tout, une femme très honnêtequi faisait aller joliment son commerce. Seulement, par goût, ilpréférait passer ses soirées chez monsieur Lebigre, où ilretrouvait tout un petit groupe d’amis qui avaient ses opinions.Quand Florent fut nommé inspecteur de la marée, il le débaucha, ill’emmena pendant des heures, le poussant à vivre en garçon,maintenant qu’il avait une place.

Monsieur Lebigre tenait un fort bel établissement, d’un luxetout moderne. Placé à l’encoignure droite de la rue Pirouette, surla rue Rambuteau, flanqué de quatre petits pins de Norvège dans descaisses peintes en vert, il faisait un digne pendant à la grandecharcuterie des Quenu-Gradelle. Les glaces claires laissaient voirla salle, ornée de guirlandes de feuillages, de pampres et degrappes, sur un fond vert tendre. Le dallage était blanc et noir, àgrands carreaux. Au fond, le trou béant de la cave s’ouvrait sousl’escalier tournant, à draperie rouge, qui menait au billard dupremier étage. Mais le comptoir surtout, à droite, était trèsriche, avec son large reflet d’argent poli. Le zinc retombant surle soubassement de marbre blanc et rouge, en une haute borduregondolée, l’entourait d’une moire, d’une nappe de métal, comme unmaître-autel chargé de ses broderies. À l’un des bouts, lesthéières de porcelaine pour le vin chaud et le punch, cerclées decuivre, dormaient sur le fourneau à gaz&|160;; à l’autre bout, unefontaine de marbre, très élevée, très sculptée, laissait tomberperpétuellement dans une cuvette un fil d’eau si continu qu’ilsemblait immobile&|160;; et, au milieu, au centre des trois pentesdu zinc, se creusait un bassin à rafraîchir et à rincer, où deslitres entamés alignaient leurs cols verdâtres. Puis, l’armée desverres, rangée par bandes, occupait les deux côtés&|160;: lespetits verres pour l’eau-de-vie, les gobelets épais pour lescanons, les coupes pour les fruits, les verres à absinthe, leschopes, les grands verres à pied, tous renversés, le cul en l’air,reflétant dans leur pâleur les luisants du comptoir. Il y avaitencore, à gauche, une urne de melchior montée sur un pied quiservait de tronc&|160;; tandis que, à droite, une urne semblable sehérissait d’un éventail de petites cuillers.

D’ordinaire, monsieur Lebigre trônait derrière le comptoir,assis sur une banquette de cuir rouge capitonné. Il avait sous lamain les liqueurs, des flacons de cristal taillé, à moitié enfoncésdans les trous d’une console&|160;; et il appuyait son dos rond àune immense glace tenant tout le panneau, traversée par deuxétagères, deux lames de verre qui supportaient des bocaux et desbouteilles. Sur l’une, les bocaux de fruits, les cerises, lesprunes, les pêches, mettaient leurs taches assombries&|160;; surl’autre, entre des paquets de biscuits symétriques, des fiolesclaires, vert tendre, rouge tendre, jaune tendre, faisaient rêver àdes liqueurs inconnues, à des extraits de fleurs d’une limpiditéexquise. Il semblait que ces fioles fussent suspendues en l’air,éclatantes et comme allumées, dans la grande lueur blanche de laglace.

Pour donner à son établissement un air de café, monsieur Lebigreavait placé, en face du comptoir, contre le mur, deux petitestables de fonte vernie, avec quatre chaises. Un lustre à cinq becset à globes dépolis pendait du plafond. L’œil-de-bœuf, une horlogetoute dorée, était à gauche, au-dessus d’un tourniquet scellé dansla muraille. Puis, au fond, il y avait le cabinet particulier, uncoin de la boutique que séparait une cloison, aux vitres blanchiespar un dessin à petits carreaux&|160;; pendant le jour, une fenêtrequi s’ouvrait sur la rue Pirouette l’éclairait d’une clartélouche&|160;; le soir, un bec de gaz y brûlait, au-dessus de deuxtables peintes en faux marbre. C’était là que Gavard et ses amispolitiques se réunissaient après leur dîner, chaque soir. Ils s’yregardaient comme chez eux, ils avaient habitué le patron à leurréserver la place. Quand le dernier venu avait tiré la porte de lacloison vitrée, ils se savaient si bien gardés, qu’ils parlaienttrès carrément «&|160;du grand coup de balai&|160;». Pas unconsommateur n’aurait osé entrer.

Le premier jour, Gavard donna à Florent quelques détails surmonsieur Lebigre. C’était un brave homme qui venait parfois prendreson café avec eux. On ne se gênait pas devant lui, parce qu’ilavait dit un jour qu’il s’était battu en 48. Il causait peu,paraissait bêta. En passant, avant d’entrer dans le cabinet, chacunde ces messieurs lui donnait une poignée de main silencieuse,par-dessus les verres et les bouteilles. Le plus souvent, il avaità côté de lui, sur la banquette de cuir rouge, une petite femmeblonde, une fille qu’il avait prise pour le service du comptoir,outre le garçon à tablier blanc qui s’occupait des tables et dubillard. Elle se nommait Rose, était très douce, très soumise.Gavard, clignant de l’œil, raconta à Florent qu’elle poussait lasoumission fort loin avec le patron. D’ailleurs, ces messieurs sefaisaient servir par Rose, qui entrait et qui sortait, de son airhumble et heureux, au milieu des plus orageuses discussionspolitiques.

Le jour où le marchand de volailles présenta Florent à ses amis,ils ne trouvèrent, en entrant dans le cabinet vitré, qu’un monsieurd’une cinquantaine d’années, à l’air pensif et doux, avec unchapeau douteux et un grand pardessus marron. Le menton appuyé surla pomme d’ivoire d’un gros jonc, en face d’une chope pleine, ilavait la bouche tellement perdue au fond d’une forte barbe, que saface semblait muette et sans lèvres.

–&|160;Comment va, Robine&|160;? demanda Gavard.

Robine allongea silencieusement une poignée de main, sansrépondre, les yeux adoucis encore par un vague sourire desalut&|160;; puis, il remit le menton sur la pomme de sa canne, etregarda Florent par-dessus sa chope. Celui-ci avait fait jurer àGavard de ne pas conter son histoire, pour éviter les indiscrétionsdangereuses&|160;; il ne lui déplut pas de voir quelque méfiancedans l’attitude prudente de ce monsieur à forte barbe. Mais il setrompait. Jamais Robine ne parlait davantage. Il arrivait toujoursle premier, au coup de huit heures, s’asseyait dans le même coin,sans lâcher sa canne, sans ôter ni son chapeau, ni sonpardessus&|160;; personne n’avait vu Robine sans chapeau sur latête. Il restait là, à écouter les autres, jusqu’à minuit, mettantquatre heures à vider sa chope, regardant successivement ceux quiparlaient, comme s’il eût entendu avec les yeux. Quand Florent,plus tard, questionna Gavard sur Robine, celui-ci parut en faire ungrand cas&|160;; c’était un homme très fort&|160;; sans pouvoirdire nettement où il avait fait ses preuves, il le donna comme undes hommes d’opposition les plus redoutés du gouvernement. Ilhabitait, rue Saint-Denis, un logement où personne ne pénétrait. Lemarchand de volailles racontait pourtant y être allé une fois. Lesparquets cirés étaient garantis par des chemins de toileverte&|160;; il y avait des housses et une pendule d’albâtre àcolonnes. Madame Robine, qu’il croyait avoir vue de dos, entre deuxportes, devait être une vieille dame très comme il faut, coifféeavec des anglaises, sans qu’il pût pourtant l’affirmer. On ignoraitpourquoi le ménage était venu se loger dans le tapage d’un quartiercommerçant&|160;; le mari ne faisait absolument rien, passait sesjournées on ne savait où, vivait d’on ne savait quoi, etapparaissait chaque soir, comme las et ravi d’un voyage sur lessommets de la haute politique.

–&|160;Eh bien, et ce discours du trône, vous l’avez lu&|160;?demanda Gavard, en prenant un journal sur la table.

Robine haussa les épaules. Mais la porte de la cloison vitréeclaqua violemment, un bossu parut. Florent reconnut le bossu de lacriée, les mains lavées, proprement mis, avec un grand cache-nezrouge, dont un bout pendait sur sa bosse, comme le pan d’un manteauvénitien.

–&|160;Ah&|160;! voici Logre, reprit le marchand de volailles.Il va nous dire ce qu’il pense du discours du trône, lui.

Mais Logre était furieux. Il faillit arracher la patère enaccrochant son chapeau et son cache-nez. Il s’assit violemment,donna un coup de poing sur la table, rejeta le journal, endisant&|160;:

–&|160;Est-ce que je lis ça, moi, leurs sacrésmensonges&|160;!

Puis il éclata.

–&|160;A-t-on jamais vu des patrons se ficher du monde commeça&|160;! Il y a deux heures que j’attends mes appointements. Nousétions une dizaine dans le bureau. Ah bien, oui&|160;! faites lepied de grue, mes agneaux… Monsieur Manoury est enfin arrivé, envoiture, de chez quelque gueuse, bien sûr. Ces facteurs, ça vole,ça se goberge… Et encore, il m’a tout donné en grosse monnaie, cecochon-là.

Robine épousait la querelle de Logre, d’un léger mouvement depaupières. Le bossu, brusquement, trouva une victime.

–&|160;Rose&|160;! Rose&|160;! appela-t-il, en se penchant horsdu cabinet.

Et, quand la jeune femme fut en face de lui, toutetremblante&|160;:

–&|160;Eh bien, quoi&|160;! quand vous me regarderez&|160;!…Vous me voyez entrer et vous ne m’apportez pas mon mazagran…

Gavard commanda deux autres mazagrans. Rose se hâta de servirles trois consommations, sous les yeux sévères de Logre, quisemblait étudier les verres et les petits plateaux de sucre. Il butune gorgée, il se calma un peu.

–&|160;C’est Charvet, dit-il au bout d’un instant, qui doit enavoir assez… Il attend Clémence sur le trottoir.

Mais Charvet entra, suivi de Clémence. C’était un grand garçonosseux, soigneusement rasé, avec un nez maigre et des lèvresminces, qui demeurait rue Vavin, derrière le Luxembourg. Il sedisait professeur libre. En politique, il était hébertiste. Lescheveux longs et arrondis, les revers de sa redingote râpéeextrêmement rabattus, il jouait d’ordinaire au conventionnel, avecun flot de paroles aigres, une érudition si étrangement hautaine,qu’il battait d’ordinaire ses adversaires. Gavard en avait peur,sans l’avouer&|160;; il déclarait, quand Charvet n’était pas là,qu’il allait véritablement trop loin. Robine approuvait tout, despaupières. Logre seul tenait quelquefois tête à Charvet, sur laquestion des salaires. Mais Charvet restait le despote du groupe,étant le plus autoritaire et le plus instruit. Depuis plus de dixans, Clémence et lui vivaient maritalement, sur des basesdébattues, selon un contrat strictement observé de part et d’autre.Florent, qui regardait la jeune femme avec quelque étonnement, serappela enfin où il l’avait vue&|160;; elle n’était autre que lagrande tabletière brune qui écrivait, les doigts très allongés, endemoiselle ayant reçu de l’instruction.

Rose parut sur les talons des deux nouveaux venus&|160;; elleposa, sans rien dire, une chope devant Charvet, et un plateaudevant Clémence, qui se mit à préparer posément son grog, versantl’eau chaude sur le citron, qu’elle écrasait à coups de cuiller,sucrant, mettant le rhum en consultant le carafon, pour ne pasdépasser le petit verre réglementaire. Alors, Gavard présentaFlorent à ces messieurs, particulièrement à Charvet. Il les donnal’un à l’autre comme des professeurs, des hommes très capables, quis’entendraient. Mais il était à croire qu’il avait déjà commisquelque indiscrétion, car tous échangèrent des poignées de main, ense serrant les doigts fortement d’une façon maçonnique. Charvetlui-même fut presque aimable. On évita, d’ailleurs, de faire aucuneallusion.

–&|160;Est-ce que Manoury vous a payée en monnaie&|160;? demandaLogre à Clémence.

Elle répondit oui, elle sortit des rouleaux de pièces d’un francet de deux francs, qu’elle déplia. Charvet la regardait&|160;; ilsuivait les rouleaux qu’elle remettait un à un dans sa poche, aprèsen avoir vérifié le contenu.

–&|160;Il faudra faire nos comptes, dit-il à demi-voix.

–&|160;Certainement, ce soir, murmura-t-elle. D’ailleurs, çadoit se balancer. J’ai déjeuné avec toi quatre fois, n’est-cepas&|160;? mais je t’ai prêté cent sous, la semaine dernière.

Florent, surpris, tourna la tête pour ne pas être indiscret. Et,comme Clémence avait fait disparaître le dernier rouleau, elle butune gorgée de grog, s’adossa à la cloison vitrée, et écoutatranquillement les hommes qui parlaient politique. Gavard avaitrepris le journal, lisant, d’une voix qu’il cherchait à rendrecomique, des lambeaux du discours du trône prononcé le matin, àl’ouverture des Chambres. Alors Charvet eut beau jeu, avec cettephraséologie officielle, il n’en laissa pas une ligne debout. Unephrase surtout les amusa énormément&|160;: «&|160;Nous avons laconfiance, messieurs, qu’appuyé sur vos lumières et sur lessentiments conservateurs du pays, nous arriverons à augmenter dejour en jour la prospérité publique.&|160;» Logre, debout, déclamacette phrase&|160;; il imitait très bien avec le nez la voixpâteuse de l’empereur.

–&|160;Elle est belle, sa prospérité, dit Charvet. Tout le mondecrève la faim.

–&|160;Le commerce va très mal, affirma Gavard.

–&|160;Et puis qu’est-ce que c’est que ça, un monsieur«&|160;appuyé sur des lumières&|160;»&|160;? reprit Clémence, quise piquait de littérature.

Robine lui-même laissa échapper un petit rire, du fond de sabarbe. La conversation s’échauffait. On en vint au Corpslégislatif, qu’on traita très mal. Logre ne décolérait pas, Florentretrouvait en lui le beau crieur du pavillon de la marée, lamâchoire en avant, les mains jetant les mots dans le vide,l’attitude ramassée et aboyante&|160;; il causait ordinairementpolitique de l’air furibond dont il mettait une manne de soles auxenchères. Charvet, lui, devenait plus froid, dans la buée des pipeset du gaz, dont s’emplissait l’étroit cabinet&|160;; sa voixprenait des sécheresses de couperet, pendant que Robine dodelinaitdoucement de la tête, sans que son menton quittât l’ivoire de sacanne. Puis, sur un mot de Gavard, on arriva à parler desfemmes.

–&|160;La femme, déclara nettement Charvet, est l’égale del’homme&|160;; et, à ce titre, elle ne doit pas le gêner dans lavie. Le mariage est une association… Tout par moitié, n’est-ce pas,Clémence&|160;?

–&|160;Évidemment, répondit la jeune femme, la tête contre lacloison, les yeux en l’air.

Mais Florent vit entrer le marchand des quatre-saisons,Lacaille, et Alexandre, le fort, l’ami de Claude Lantier. Ces deuxhommes étaient longtemps restés à l’autre table du cabinet&|160;;ils n’appartenaient pas au même monde que ces messieurs. Puis, lapolitique aidant, leurs chaises se rapprochèrent, ils firent partiede la société. Charvet, aux yeux duquel ils représentaient lepeuple, les endoctrina fortement, tandis que Gavard faisait leboutiquier sans préjugés en trinquant avec eux. Alexandre avait unebelle gaieté ronde de colosse, un air de grand enfant heureux.Lacaille, aigri, grisonnant déjà, courbaturé chaque soir par sonéternel voyage dans les rues de Paris, regardait parfois d’un œillouche la placidité bourgeoise, les bons souliers et le grospaletot de Robine. Ils se firent servir chacun un petit verre, etla conversation continua, plus tumultueuse et plus chaude,maintenant que la société était au complet.

Ce soir-là, Florent, par la porte entrebâillée de la cloison,aperçut encore mademoiselle Saget, debout devant le comptoir. Elleavait tiré une bouteille de dessous son tablier, elle regardaitRose, qui l’emplissait d’une grande mesure de cassis et d’unemesure d’eau-de-vie, plus petite. Puis, la bouteille disparut denouveau sous le tablier&|160;; et, les mains cachées, mademoiselleSaget causa, dans le large reflet blanc du comptoir, en face de laglace, où les bocaux et les bouteilles de liqueur semblaientaccrocher des files de lanternes vénitiennes. Le soir,l’établissement surchauffé s’allumait de tout son métal et de tousses cristaux. La vieille fille, avec ses jupes noires, faisait uneétrange tache d’insecte, au milieu de ces clartés crues. Florent,en voyant qu’elle tentait de faire parler Rose, se douta qu’ellel’avait aperçu par l’entrebâillement de la porte. Depuis qu’ilétait entré aux Halles, il la rencontrait à chaque pas, arrêtéesous les rues couvertes, le plus souvent en compagnie de madameLecœur et de la Sarriette, l’examinant toutes trois à la dérobée,paraissant profondément surprises de sa nouvelle positiond’inspecteur. Rose sans doute resta lente de paroles, carmademoiselle Saget tourna un instant, parut vouloir s’approcher demonsieur Lebigre, qui faisait un piquet avec un consommateur surune des tables de fonte vernie. Doucement, elle avait fini par seplacer contre la cloison, lorsque Gavard la reconnut. Il ladétestait.

–&|160;Fermez donc la porte, Florent, dit-il brutalement. On nepeut pas être chez soi.

À minuit, en sortant, Lacaille échangea quelques mots à voixbasse avec monsieur Lebigre. Celui-ci, dans une poignée de main,lui glissa quatre pièces de cinq francs, que personne ne vit, enmurmurant à son oreille&|160;:

–&|160;Vous savez, c’est vingt-deux francs pour demain. Lapersonne qui prête ne veut plus à moins… N’oubliez pas aussi quevous devez trois jours de voiture. Il faudra tout payer.

Monsieur Lebigre souhaita le bonsoir à ces messieurs. Il allaitbien dormir, disait-il&|160;; et il bâillait légèrement, enmontrant de fortes dents, tandis que Rose le contemplait, de sonair de servante soumise. Il la bouscula, il lui commanda d’alleréteindre le gaz, dans le cabinet.

Sur le trottoir, Gavard trébucha, faillit tomber. Comme il étaiten veine d’esprit&|160;:

–&|160;Fichtre&|160;! dit-il, je ne suis pas appuyé sur deslumières, moi&|160;!

Cela parut très drôle, et l’on se sépara. Florent revint,s’acoquina à ce cabinet vitré, dans les silences de Robine, lesemportements de Logre, les haines froides de Charvet. Le soir, enrentrant, il ne se couchait pas tout de suite. Il aimait songrenier, cette chambre de jeune fille, où Augustine avait laissédes bouts de chiffon, des choses tendres et niaises de femme, quitraînaient. Sur la cheminée, il y avait encore des épingles àcheveux, des boîtes de carton doré pleines de boutons et depastilles, des images découpées, des pots de pommade vides sentanttoujours le jasmin&|160;; dans le tiroir de la table, une méchantetable de bois blanc, étaient restés du fil, des aiguilles, unparoissien, à côté d’un exemplaire maculé de la Clef dessonges&|160;; et une robe d’été, blanche, à pois jaunes,pendait, oubliée à un clou, tandis que, sur la planche qui servaitde toilette, derrière le pot à eau, un flacon de bandoline renverséavait laissé une grande tache. Florent eût souffert dans une alcôvede femme&|160;; mais, de toute la pièce, de l’étroit lit de fer,des deux chaises de paille, jusque du papier peint, d’un griseffacé, ne montait qu’une odeur de bêtise naïve, une odeur degrosse fille puérile. Et il était heureux de cette pureté desrideaux, de cet enfantillage des boîtes dorées et de la Clefdes songes, de cette coquetterie maladroite qui tachait lesmurs. Cela le rafraîchissait, le ramenait à des rêves de jeunesse.Il aurait voulu ne pas connaître Augustine, aux durs cheveuxchâtains, croire qu’il était chez une sœur, chez une brave fille,mettant autour de lui, dans les moindres choses, sa grâce de femmenaissante.

Mais, le soir, un grand soulagement pour lui était encore des’accouder à la fenêtre de sa mansarde. Cette fenêtre taillait dansle toit un étroit balcon, à haute rampe de fer, où Augustinesoignait un grenadier en caisse. Florent, depuis que les nuitsdevenaient froides, faisait coucher le grenadier dans la chambre,au pied de son lit. Il restait là quelques minutes, aspirantfortement l’air frais qui lui venait de la Seine, par-dessus lesmaisons de la rue de Rivoli. En bas, confusément, les toitures desHalles étalaient leurs nappes grises. C’était comme des lacsendormis, au milieu desquels le reflet furtif de quelque vitreallumait la lueur argentée d’un flot. Au loin, les toits despavillons de la boucherie et de la Vallée s’assombrissaient encore,n’étaient plus que des entassements de ténèbres reculant l’horizon.Il jouissait du grand morceau de ciel qu’il avait en face de lui,de cet immense développement des Halles, qui lui donnait, au milieudes rues étranglées de Paris, la vision vague d’un bord de mer,avec les eaux mortes et ardoisées d’une baie à peine frissonnantesdu roulement lointain de la houle. Il s’oubliait, il rêvait chaquesoir une côte nouvelle. Cela le rendait très triste et très heureuxà la fois, de retourner dans ces huit années de désespoir qu’ilavait passées hors de France. Puis, tout frissonnant, il refermaitla fenêtre. Souvent, lorsqu’il ôtait son faux col devant lacheminée, la photographie d’Auguste et d’Augustinel’inquiétait&|160;; ils le regardaient se déshabiller, de leursourire blême, la main dans la main.

Les premières semaines que Florent passa au pavillon de la maréefurent très pénibles. Il avait trouvé dans les Méhudin unehostilité ouverte qui le mit en lutte avec le marché entier. Labelle Normande entendait se venger de la belle Lisa, et le cousinétait une victime toute trouvée.

Les Méhudin venaient de Rouen. La mère de Louise racontaitencore comment elle était arrivée à Paris, avec des anguilles dansun panier. Elle ne quitta plus la poissonnerie. Elle y épousa unemployé de l’octroi, qui mourut en lui laissant deux petitesfilles. Ce fut elle, jadis, qui mérita, par ses larges hanches etsa fraîcheur superbe, ce surnom de la belle Normande, dont sa filleaînée avait hérité. Aujourd’hui, tassée, avachie, elle portait sessoixante-cinq ans en matrone dont la marée humide avait enroué lavoix et bleui la peau. Elle était énorme de vie sédentaire, lataille débordante, la tête rejetée en arrière par la force de lagorge et le flot montant de la graisse. Jamais, d’ailleurs, elle nevoulut renoncer aux modes de son temps&|160;; elle conserva la robeà ramages, le fichu jaune, la marmotte des poissonnièresclassiques, avec la voix haute, le geste prompt, les poings auxcôtes, l’engueulade du catéchisme poissard coulant des lèvres. Elleregrettait le marché des Innocents, parlait des anciens droits desdames de la Halle, mêlait à des histoires de coups de poingéchangés avec des inspecteurs de police des récits de visite à lacour, du temps de Charles&|160;X et de Louis-Philippe, en toilettede soie, et de gros bouquets à la main. La mère Méhudin, comme onla nommait, était longtemps restée porte-bannière de la confrériede la Vierge, à Saint-Leu. Aux processions, dans l’église, elleavait une robe et un bonnet de tulle, à rubans de satin, tenanttrès haut, de ses doigts enflés, le bâton doré de l’étendard desoie à frange riche, où était brodée une Mère de Dieu.

La mère Méhudin, selon les commérages du quartier, devait avoirfait une grosse fortune. Il n’y paraissait guère qu’aux bijoux d’ormassif dont elle se chargeait le cou, les bras et la taille, dansles grands jours. Plus tard, ses deux filles ne s’entendirent pas.La cadette, Claire, une blonde paresseuse, se plaignait desbrutalités de Louise, disait de sa voix lente qu’elle ne seraitjamais la bonne de sa sœur. Comme elles auraient certainement finipar se battre, la mère les sépara. Elle céda à Louise son banc demarée. Claire, que l’odeur des raies et des harengs faisaittousser, s’installa à un banc de poissons d’eau douce. Et, tout enayant juré de se retirer, la mère allait d’un banc à l’autre, semêlant encore de la vente, causant de continuels ennuis à sesfilles par ses insolences trop grasses.

Claire était une créature fantasque, très douce, et encontinuelle querelle. Elle n’en faisait jamais qu’à sa tête,disait-on. Elle avait, avec sa figure rêveuse de vierge, unentêtement muet, un esprit d’indépendance qui la poussait à vivre àpart, n’acceptant rien comme les autres, d’une droiture absolue unjour, d’une injustice révoltante le lendemain. À son banc, ellerévolutionnait parfois le marché, haussant ou baissant les prix,sans qu’on s’expliquât pourquoi. Vers la trentaine, sa finesse denature, sa peau mince que l’eau des viviers rafraîchissaitéternellement, sa petite face d’un dessin noyé, ses membressouples, devaient s’épaissir, tomber à l’avachissement d’une saintede vitrail, encanaillée dans les Halles. Mais, à vingt-deux ans,elle restait un Murillo au milieu de ses carpes et de sesanguilles, selon le mot de Claude Lantier, un Murillo décoiffésouvent, avec de gros souliers, des robes taillées à coups de hachequi l’habillaient comme une planche. Elle n’était pascoquette&|160;; elle se montrait très méprisante, quand Louise,étalant ses nœuds de ruban, la plaisantait sur ses fichus noués detravers. On racontait que le fils d’un riche boutiquier du quartiervoyageait de rage, n’ayant pu obtenir d’elle une bonne parole.

Louise, la belle Normande, s’était montrée plus tendre. Sonmariage se trouvait arrêté avec un employé de la Halle au blé,lorsque le malheureux garçon eut les reins cassés par la chute d’unsac de farine. Elle n’en accoucha pas moins sept mois plus tardd’un gros enfant. Dans l’entourage des Méhudin, on considérait labelle Normande comme veuve. La vieille poissonnière disaitparfois&|160;: «&|160;Quand mon gendre vivait…&|160;»

Les Méhudin étaient une puissance. Lorsque monsieur Verlaqueacheva de mettre Florent au courant de ses nouvelles occupations,il lui recommanda de ménager certaines marchandes, s’il ne voulaitse rendre la vie impossible&|160;; il poussa même la sympathiejusqu’à lui apprendre les petits secrets du métier, les tolérancesnécessaires, les sévérités de comédie, les cadeaux acceptables. Uninspecteur est à la fois un commissaire de police et un juge depaix, veillant à la bonne tenue du marché, conciliant lesdifférends entre l’acheteur et le vendeur. Florent, de caractèrefaible, se raidissait, dépassait le but, toutes les fois qu’ildevait faire acte d’autorité&|160;; et il avait de plus contre luil’amertume de ses longues souffrances, sa face sombre de paria.

La tactique de la belle Normande fut de l’attirer dans quelquequerelle. Elle avait juré qu’il ne garderait pas sa place quinzejours.

–&|160;Ah&|160;! bien, dit-elle à madame Lecœur qu’ellerencontra un matin, si la grosse Lisa croit que nous voulons de sesrestes&|160;!… Nous avons plus de goût qu’elle. Il est affreux, sonhomme&|160;!

Après les criées, lorsque Florent commençait son tourd’inspection, à petits pas, le long des allées ruisselantes d’eau,il voyait parfaitement la belle Normande qui le suivait d’un rireeffronté. Son banc, à la deuxième rangée, à gauche, près des bancsde poissons d’eau douce, faisait face à la rue Rambuteau. Elle setournait, ne quittant pas sa victime des yeux, se moquant avec desvoisines. Puis, quand il passait devant elle, examinant lentementles pierres, elle affectait une gaieté immodérée, tapait lespoissons, ouvrait son robinet tout grand, inondait l’allée. Florentrestait impassible.

Mais, un matin, fatalement, la guerre éclata. Ce jour-là,Florent, en arrivant devant le banc de la belle Normande, sentitune puanteur insupportable. Il y avait là, sur le marbre, un saumonsuperbe, entamé, montrant la blondeur rose de sa chair&|160;; desturbots d’une blancheur de crème&|160;; des congres, piqués del’épingle noire qui sert à marquer les tranches&|160;; des pairesde soles, des rougets, des bars, tout un étalage frais. Et, aumilieu de ces poissons à l’œil vif, dont les ouïes saignaientencore, s’étalait une grande raie, rougeâtre, marbrée de tachessombres, magnifique de tons étranges&|160;; la grande raie étaitpourrie, la queue tombait, les baleines des nageoires perçaient lapeau rude.

–&|160;Il faut jeter cette raie, dit Florent ens’approchant.

La belle Normande eut un petit rire. Il leva les yeux, ill’aperçut debout, appuyée au poteau de bronze des deux becs de gazqui éclairent les quatre places de chaque banc. Elle lui parut trèsgrande, montée sur quelque caisse, pour protéger ses pieds del’humidité. Elle pinçait les lèvres, plus belle encore que decoutume, coiffée avec des frisons, la tête sournoise, un peu basse,les mains trop roses dans la blancheur du grand tablier. Jamais ilne lui avait tant vu de bijoux&|160;: elle portait de longuesboucles d’oreilles, une chaîne de cou, une broche, des enfilades debagues à deux doigts de la main gauche et à un doigt de la maindroite.

Comme elle continuait à le regarder en dessous, sans répondre,il reprit&|160;:

–&|160;Vous entendez, faites disparaître cette raie.

Mais il n’avait pas remarqué la mère Méhudin, assise sur unechaise, tassée dans un coin. Elle se leva, avec les cornes de samarmotte&|160;; et, s’appuyant des poings à la table demarbre&|160;:

–&|160;Tiens&|160;! dit-elle insolemment, pourquoi donc qu’ellela jetterait, sa raie&|160;!… Ce n’est pas vous qui la lui payerez,peut-être&|160;!

Alors, Florent comprit. Les autres marchandes ricanaient. Ilsentait, autour de lui, une révolte sourde qui attendait un motpour éclater. Il se contint, tira lui-même, de dessous le banc, leseau aux vidures, y fit tomber la raie. La mère Méhudin mettaitdéjà les poings sur les hanches&|160;; mais la belle Normande, quin’avait pas desserré les lèvres, eut de nouveau un petit rire deméchanceté, et Florent s’en alla au milieu des huées, l’air sévère,feignant de ne pas entendre.

Chaque jour, ce fut une invention nouvelle. L’inspecteur nesuivait plus les allées que l’œil aux aguets, comme en pays ennemi.Il attrapait les éclaboussures des éponges, manquait de tomber surdes vidures étalées sous ses pieds, recevait les mannes desporteurs dans la nuque. Même, un matin, comme deux marchandes sequerellaient, et qu’il était accouru, afin d’empêcher la bataille,il dut se baisser pour éviter d’être souffleté sur les deux jouespar une pluie de petites limandes, qui volèrent au-dessus de satête&|160;; on rit beaucoup, il crut toujours que les deuxmarchandes étaient de la conspiration des Méhudin. Son ancienmétier de professeur crotté l’armait d’une patienceangélique&|160;; il savait garder une froideur magistrale, lorsquela colère montait en lui, et que tout son être saignaitd’humiliation. Mais jamais les gamins de la rue de l’estrapaden’avaient eu cette férocité des dames de la Halle, cet acharnementde femmes énormes, dont les ventres et les gorges sautaient d’unejoie géante, quand il se laissait prendre à quelque piège. Lesfaces rouges le dévisageaient. Dans les inflexions canailles desvoix, dans les hanches hautes, les cous gonflés, les dandinementsdes cuisses, les abandons des mains, il devinait à son adresse toutun flot d’ordures. Gavard, au milieu de ces jupes impudentes etfortes d’odeur, se serait pâmé d’aise, quitte à fesser à droite età gauche, si elles l’avaient serré de trop près. Florent, que lesfemmes intimidaient toujours, se sentait peu à peu perdu dans uncauchemar de filles aux appas prodigieux, qui l’entouraient d’uneronde inquiétante, avec leur enrouement et leurs gros bras nus delutteuses.

Parmi ces femelles lâchées, il avait pourtant une amie. Clairedéclarait nettement que le nouvel inspecteur était un brave homme.Quand il passait, dans les gros mots de ses voisines, elle luisouriait. Elle était là, avec des mèches de cheveux blonds dans lecou et sur les tempes, la robe agrafée de travers, nonchalantederrière son banc. Plus souvent, il la voyait debout, les mains aufond de ses viviers, changeant les poissons de bassins, se plaisantà tourner les petits dauphins de cuivre, qui jettent un fil d’eaupar la gueule. Ce ruissellement lui donnait une grâce frissonnantede baigneuse, au bord d’une source, les vêtements mal rattachésencore.

Un matin, surtout, elle fut très aimable. Elle appelal’inspecteur pour lui montrer une grosse anguille qui avait faitl’étonnement du marché, à la criée. Elle ouvrit la grille, qu’elleavait prudemment refermée sur le bassin, au fond duquel l’anguillesemblait dormir.

–&|160;Attendez, dit-elle, vous allez voir.

Elle entra doucement dans l’eau son bras nu, un bras un peumaigre, dont la peau de soie montrait le bleuissement tendre desveines. Quand l’anguille se sentit touchée, elle se roula surelle-même, en nœuds rapides, emplissant l’auge étroite de la moireverdâtre de ses anneaux. Et, dès qu’elle se rendormait, Claires’amusait à l’irriter de nouveau, du bout des ongles.

–&|160;Elle est énorme, crut devoir dire Florent. J’en airarement vu d’aussi belle.

Alors, elle lui avoua que, dans les commencements, elle avait eupeur des anguilles. Maintenant, elle savait comment il faut serrerla main, pour qu’elles ne puissent pas glisser. Et, à côté, elle enprit une, plus petite. L’anguille, aux deux bouts de son poingfermé, se tordait. Cela la faisait rire. Elle la rejeta, en saisitune autre, fouilla le bassin, remua ce tas de serpents de sesdoigts minces.

Puis, elle resta là un instant à causer de la vente qui n’allaitpas. Les marchands forains, sur le carreau de la rue couverte, leurfaisaient beaucoup de tort. Son bras nu, qu’elle n’avait pasessuyé, ruisselait, frais de la fraîcheur de l’eau. De chaquedoigt, de grosses gouttes tombaient.

–&|160;Ah&|160;! dit-elle brusquement, il faut que je vous fassevoir aussi mes carpes.

Elle ouvrit une troisième grille&|160;; et, à deux mains, elleramena une carpe qui tapait de la queue en râlant. Mais elle enchercha une moins grosse&|160;; celle-là, elle put la tenir d’uneseule main, que le souffle des flancs ouvrait un peu, à chaquerâle. Elle imagina d’introduire son pouce dans un des bâillementsde la bouche.

–&|160;Ça ne mord pas, murmurait-elle avec son doux rire, çan’est pas méchant… C’est comme les écrevisses, moi je ne les crainspas.

Elle avait déjà replongé son bras, elle ramenait, d’une case,pleine d’un grouillement confus, une écrevisse, qui lui avait prisle petit doigt entre ses pinces. Elle la secoua un instant&|160;;mais l’écrevisse la serra sans doute trop rudement, car elle devinttrès rouge et lui cassa la patte, d’un geste prompt de rage, sanscesser de sourire.

–&|160;Par exemple, dit-elle pour cacher son émotion, je ne mefierais pas à un brochet. Il me couperait les doigts comme avec uncouteau.

Et elle montrait, sur des planches lessivées, d’une propretéexcessive, de grands brochets étalés par rang de taille, à côté detanches bronzées et de lots de goujons en petits tas. Maintenant,elle avait les mains toutes grasses de suint des carpes&|160;; elleles écartait, debout dans l’humidité des viviers, au-dessus despoissons mouillés de l’étalage. On l’eût dite enveloppée d’uneodeur de frai, d’une de ces odeurs épaisses qui montent des joncset des nénuphars vaseux, quand les œufs font éclater les ventresdes poissons, pâmés d’amour au soleil. Elle s’essuya les mains àson tablier, souriant toujours, de son air tranquille de grandefille au sang glacé, dans ce frisson des voluptés froides etaffadies des rivières.

Cette sympathie de Claire était une mince consolation pourFlorent. Elle lui attirait des plaisanteries plus sales, quand ils’arrêtait à causer avec la jeune fille. Celle-ci haussait lesépaules, disait que sa mère était une vieille coquine et que sasœur ne valait pas grand-chose. L’injustice du marché enversl’inspecteur l’outrait de colère. La guerre, cependant, continuait,plus cruelle chaque jour. Florent songeait à quitter saplace&|160;; il n’y serait pas resté vingt-quatre heures, s’iln’avait craint de paraître lâche devant Lisa. Il s’inquiétait de cequ’elle dirait, de ce qu’elle penserait. Elle était forcément aucourant du grand combat des poissonnières et de leur inspecteur,dont le bruit emplissait les Halles sonores, et dont le quartierjugeait chaque coup nouveau avec des commentaires sans fin.

–&|160;Ah&|160;! bien, disait-elle souvent, le soir, après ledîner, c’est moi qui me chargerais de les ramener à laraison&|160;! Toutes, des femmes que je ne voudrais pas toucher dubout des doigts, de la canaille, de la saloperie&|160;! CetteNormande est la dernière des dernières… Tenez, je la mettrais àpied, moi&|160;! Il n’y a encore que l’autorité, entendez-vous,Florent. Vous avez tort, avec vos idées. Faites un coup de force,vous verrez comme tout le monde sera sage.

La dernière crise fut terrible. Un matin, la bonne de madameTaboureau, la boulangère, cherchait une barbue, à la poissonnerie.La belle Normande, qui la voyait tourner autour d’elle depuisquelques minutes, lui fit des avances, des cajoleries.

–&|160;Venez donc me voir, je vous arrangerai… Voulez-vous unepaire de soles, un beau turbot&|160;?

Et, comme elle s’approchait enfin, et qu’elle flairait unebarbue, avec la moue rechignée que prennent les clientes pour payermoins cher&|160;:

–&|160;Pesez-moi ça, continua la belle Normande, en lui posantsur la main ouverte la barbue enveloppée d’une feuille de grospapier jaune.

La bonne, une petite Auvergnate toute dolente, soupesait labarbue, lui ouvrait les ouïes, toujours avec sa grimace, sans riendire. Puis, comme à regret&|160;:

–&|160;Et combien&|160;?

–&|160;Quinze francs, répondit la poissonnière.

Alors l’autre remit vite le poisson sur le marbre. Elle parut sesauver. Mais la belle Normande la retint.

–&|160;Voyons, dites votre prix.

–&|160;Non, non, c’est trop cher.

–&|160;Dites toujours.

–&|160;Si vous voulez huit francs&|160;?

La mère Méhudin, qui sembla s’éveiller, eut un rire inquiétant.On croyait donc qu’elles volaient la marchandise.

–&|160;Huit francs, une barbue de cette grosseur&|160;! On t’endonnera, ma petite, pour te tenir la peau fraîche, la nuit.

La belle Normande, d’un air offensé, tournait la tête. Mais labonne revint deux fois, offrit neuf francs, alla jusqu’à dixfrancs. Puis, comme elle partait pour tout de bon&|160;:

–&|160;Allons, venez, lui cria la poissonnière, donnez-moi del’argent.

La bonne se planta devant le banc, causant amicalement avec lamère Méhudin. Madame Taboureau se montrait si exigeante&|160;! Elleavait du monde à dîner, le soir&|160;; des cousins de Blois, unnotaire avec sa dame. La famille de madame Taboureau était trèscomme il faut&|160;; elle-même, bien que boulangère, avait reçu unebelle éducation.

–&|160;Videz-la-moi bien, n’est-ce pas&|160;? dit-elle ens’interrompant.

La belle Normande, d’un coup de doigt, avait vidé la barbue etjeté la vidure dans le seau. Elle glissa un coin de son tabliersous les ouïes, pour enlever quelques grains de sable. Puis,mettant elle-même le poisson dans le panier del’Auvergnate&|160;:

–&|160;Là, ma belle, vous m’en ferez des compliments.

Mais, au bout d’un quart d’heure, la bonne accourut touterouge&|160;; elle avait pleuré, sa petite personne tremblait decolère. Elle jeta la barbue sur le marbre, montrant, du côté duventre, une large déchirure qui entamait la chair jusqu’à l’arête.Un flot de paroles entrecoupées sortit de sa gorge serrée encorepar les larmes.

–&|160;Madame Taboureau n’en veut pas. Elle dit qu’elle ne peutpas la servir. Et elle m’a dit encore que j’étais une imbécile, queje me laissais voler par tout le monde… Vous voyez bien qu’elle estabîmée. Moi, je ne l’ai pas retournée, j’ai eu confiance…Rendez-moi mes dix francs.

–&|160;On regarde la marchandise, répondit tranquillement labelle Normande.

Et, comme l’autre haussait la voix, la mère Méhudin se leva.

–&|160;Vous allez nous ficher la paix, n’est-ce pas&|160;? On nereprend pas un poisson qui a traîné chez les gens. Est-ce qu’onsait où vous l’avez laissé tomber, pour le mettre dans cetétat&|160;?

–&|160;Moi&|160;! moi&|160;!

Elle suffoquait. Puis, éclatant en sanglots&|160;:

–&|160;Vous êtes deux voleuses, oui, deux voleuses&|160;! MadameTaboureau me l’a bien dit.

Alors, ce fut formidable. La mère et la fille, furibondes, lespoings en avant, se soulagèrent. La petite bonne, ahurie, priseentre cette voix rauque et cette voix flûtée, qui se la renvoyaientcomme une balle, sanglotait plus fort.

–&|160;Va donc&|160;! Ta madame Taboureau est moins fraîche queça&|160;; faudrait la raccommoder pour la servir.

–&|160;Un poisson complet pour dix francs, ah&|160;! bien,merci, je n’en tiens pas&|160;!

–&|160;Et tes boucles d’oreilles, combien qu’ellescoûtent&|160;?… On voit que tu gagnes ça sur le dos.

–&|160;Pardi&|160;! elle fait son quart au coin de la rue deMondétour.

Florent, que le gardien du marché était allé chercher, arriva auplus fort de la querelle. Le pavillon s’insurgeait décidément. Lesmarchandes, qui se jalousent terriblement entre elles, quand ils’agit de vendre un hareng de deux sous, s’entendent à merveillecontre les clients. Elles chantaient. «&|160;La boulangère a desécus qui ne lui coûtent guère&|160;»&|160;; elles tapaient despieds, excitaient les Méhudin, comme des bêtes qu’on pousse àmordre, et il y en avait, à l’autre bout de l’allée, qui sejetaient hors de leurs bancs, comme pour sauter au chignon de lapetite bonne, perdue, noyée, roulée, dans cette énormité desinjures.

–&|160;Rendez les dix francs à mademoiselle, dit sévèrementFlorent, mis au courant de l’affaire.

Mais la mère Méhudin était lancée.

–&|160;Toi, mon petit, je t’en… et, tiens&|160;! voilà comme jerends les dix francs&|160;!

Et, à toute volée, elle lança la barbue à la tête del’Auvergnate, qui la reçut en pleine face. Le sang partit du nez,la barbue se décolla, tomba à terre, où elle s’écrasa avec un bruitde torchon mouillé. Cette brutalité jeta Florent hors de lui. Labelle Normande eut peur, recula, pendant qu’il s’écriait&|160;:

–&|160;Je vous mets à pied pour huit jours&|160;! Je vous ferairetirer votre permission, entendez-vous&|160;!

Et, comme on huait derrière lui, il se retourna d’un air simenaçant, que les poissonnières domptées firent les innocentes.Quand les Méhudin eurent rendu les dix francs, il les obligea àcesser la vente immédiatement. La vieille étouffait de rage. Lafille restait muette, toute blanche. Elle, la belle Normande,chassée de son banc&|160;! Claire dit de sa voix tranquille quec’était bien fait, ce qui faillit, le soir, faire prendre les deuxsœurs aux cheveux, chez elles, rue Pirouette. Au bout des huitjours, quand les Méhudin revinrent, elles restèrent sages, trèspincées, très brèves, avec une colère froide. D’ailleurs, ellesretrouvèrent le pavillon calmé, rentré dans l’ordre. La belleNormande, à partir de ce jour, dut nourrir une pensée de vengeanceterrible. Elle sentait que le coup venait de la belle Lisa&|160;;elle l’avait rencontrée, le lendemain de la bataille, la tête sihaute, qu’elle jurait de lui faire payer cher son regard detriomphe. Il y eut, dans les coins des Halles, d’interminablesconciliabules avec mademoiselle Saget, madame Lecœur et laSarriette&|160;; mais, quand elles étaient lasses d’histoires àdormir debout sur les dévergondages de Lisa avec le cousin et surles cheveux qu’on trouvait dans les andouilles de Quenu, cela nepouvait aller plus loin, ni ne la soulageait guère. Elle cherchaitquelque chose de très méchant, qui frappât sa rivale au cœur.

Son enfant grandissait librement au milieu de la poissonnerie.Dès l’âge de trois ans, il restait assis sur un bout de chiffon, enplein dans la marée. Il dormait fraternellement à côté des grandsthons, il s’éveillait parmi les maquereaux et les merlans. Legarnement sentait la caque à faire croire qu’il sortait du ventrede quelque gros poisson. Son jeu favori fut longtemps, quand samère avait le dos tourné, de bâtir des murs et des maisons avec desharengs&|160;; il jouait aussi à la bataille, sur la table demarbre, alignait des grondins en face les uns des autres, lespoussait, leur cognait la tête, imitait avec les lèvres latrompette et le tambour, et finalement les remettait en tas, endisant qu’ils étaient morts. Plus tard, il alla rôder autour de satante Claire, pour avoir les vessies des carpes et des brochetsqu’elle vidait&|160;; il les posait par terre, les faisaitpéter&|160;; cela l’enthousiasmait. À sept ans, il courait lesallées, se fourrait sous les bancs, parmi les caisses de boisgarnies de zinc, était le galopin gâté des poissonnières. Quandelles lui montraient quelque objet nouveau qui le ravissait, iljoignait les mains, balbutiant d’extase&|160;: «&|160;Oh&|160;!c’est rien muche&|160;!&|160;» Et le nom de Muche lui était resté.Muche par-ci, Muche par-là. Toutes l’appelaient. On le retrouvaitpartout, au fond des bureaux des criées, dans les tas debourriches, entre les seaux des vidures. Il était là comme un jeunebarbillon, d’une blancheur rose, frétillant, se coulant, lâché enpleine eau. Il avait pour les eaux ruisselantes des tendresses depetit poisson. Il se traînait dans les mares des allées, recevaitl’égouttement des tables. Souvent, il ouvrait sournoisement unrobinet, heureux de l’éclaboussement du jet. Mais c’était surtoutaux fontaines, au-dessus de l’escalier des caves, que sa mère, lesoir, allait le prendre&|160;; elle l’en ramenait trempé, les mainsbleues, avec de l’eau dans les souliers et jusque dans lespoches.

Muche, à sept ans, était un petit bonhomme joli comme un ange etgrossier comme un routier. Il avait des cheveux châtains crépus, debeaux yeux tendres, une bouche pure qui sacrait, qui disait desmots gros à écorcher un gosier de gendarme. Élevé dans les orduresdes Halles, il épelait le catéchisme poissard, se mettait un poingsur la hanche, faisait la maman Méhudin, quand elle était encolère. Alors les «&|160;salopes&|160;», les «&|160;catins&|160;»,les «&|160;va donc moucher ton homme&|160;», les «&|160;combienqu’on te la paye, ta peau&|160;?&|160;» passaient dans le filet decristal de sa voix d’enfant de chœur. Et il voulait grasseyer, ilencanaillait son enfance exquise de bambin souriant sur les genouxd’une Vierge. Les poissonnières riaient aux larmes. Lui, encouragé,ne plaçait plus deux mots sans mettre un «&|160;nom deDieu&|160;!&|160;» au bout. Mais il restait adorable, ignorant deces saletés, tenu en santé par les souffles frais et les odeursfortes de la marée, récitant son chapelet d’injures graveleusesd’un air ravi, comme il aurait dit ses prières.

L’hiver venait&|160;; Muche fut frileux, cette année-là. Dès lespremiers froids, il se prit d’une vive curiosité pour le bureau del’inspecteur. Le bureau de Florent se trouvait à l’encoignure degauche du pavillon, du côté de la rue Rambuteau. Il était meubléd’une table, d’un casier, d’un fauteuil, de deux chaises et d’unpoêle. C’était de ce poêle dont Muche rêvait. Florent adorait lesenfants. Quand il vit ce petit, les jambes trempées, qui regardaità travers les vitres, il le fit entrer. La première conversation deMuche l’étonna profondément. Il s’était assis devant le poêle, ildisait de sa voix tranquille&|160;:

–&|160;Je vais me rôtir un brin les quilles, tucomprends&|160;?… Il fait un froid du tonnerre de Dieu.

Puis, il avait des rires perlés, en ajoutant&|160;:

–&|160;C’est ma tante Claire qui a l’air d’une carne ce matin…Dis, monsieur, est-ce que c’est vrai que tu vas lui chauffer lespieds, la nuit&|160;?

Florent, consterné, se prit d’un étrange intérêt pour ce gamin.La belle Normande restait pincée, laissait son enfant aller chezlui, sans dire un mot. Alors, il se crut autorisé à lerecevoir&|160;; il l’attira, l’après-midi, peu à peu conduit àl’idée d’en faire un petit bonhomme bien sage. Il lui semblait queson frère Quenu rapetissait, qu’ils se trouvaient encore tous lesdeux dans la grande chambre de la rue Royer-Collard. Sa joie, sonrêve secret de dévouement, était de vivre toujours en compagnied’un être jeune, qui ne grandirait pas, qu’il instruirait, sanscesse, dans l’innocence duquel il aimerait les hommes. Dès letroisième jour, il apporta un alphabet. Muche le ravit par sonintelligence. Il apprit ses lettres avec la verve parisienne d’unenfant des rues. Les images de l’alphabet l’amusaientextraordinairement. Puis, dans l’étroit bureau, il prenait desrécréations formidables, le poêle demeurait son grand ami, un sujetde plaisirs sans fin. Il y fit cuire d’abord des pommes de terre etdes châtaignes&|160;; mais cela lui parut fade. Il vola alors à latante Claire des goujons qu’il mit rôtir un à un, au bout d’un fil,devant la bouche ardente&|160;; il les mangeait avec délices, sanspain. Un jour même, il apporta une carpe&|160;; elle ne voulutjamais cuire, elle empesta le bureau, au point qu’il fallut ouvrirporte et fenêtre. Florent, quand l’odeur de toute cette cuisinedevenait trop forte, jetait les poissons à la rue. Le plus souvent,il riait. Muche, au bout de deux mois, commençait à lirecouramment, et ses cahiers d’écriture étaient très propres.

Cependant, le soir, le gamin cassait la tête de sa mère avec deshistoires sur son bon ami Florent. Le bon ami Florent avait dessinédes arbres et des hommes dans des cabanes. Le bon ami Florent avaitun geste, comme ça, en disant que les hommes seraient meilleurs,s’ils savaient tous lire. Si bien que la Normande vivait dansl’intimité de l’homme qu’elle rêvait d’étrangler. Elle enferma unjour Muche à la maison, pour qu’il n’allât pas chezl’inspecteur&|160;; mais il pleura tellement, qu’elle lui rendit laliberté le lendemain. Elle était très faible, avec sa carrure etson air hardi. Lorsque l’enfant lui racontait qu’il avait eu bienchaud, lorsqu’il lui revenait les vêtements secs, elle éprouvaitune reconnaissance vague, un contentement de le savoir à l’abri,les pieds devant le feu. Plus tard, elle fut très attendrie, quandil lut devant elle un bout de journal maculé qui enveloppait unetranche de congre. Peu à peu, elle en arriva ainsi à penser, sansle dire, que Florent n’était peut-être pas un méchant homme&|160;;elle eut le respect de son instruction, mêlé à une curiositécroissante de le voir de plus près, de pénétrer dans sa vie. Puis,brusquement, elle se donna un prétexte, elle se persuada qu’elletenait sa vengeance&|160;: il fallait être aimable pour le cousin,le brouiller avec la grosse Lisa&|160;; ce serait plus drôle.

–&|160;Est-ce que ton bon ami Florent te parle de moi&|160;?demanda-t-elle un matin à Muche, en l’habillant.

–&|160;Ah&|160;! non, répondit l’enfant. Nous nous amusons.

–&|160;Eh bien, dis-lui que je ne lui en veux plus et que je leremercie de t’apprendre à lire.

Dès lors, l’enfant, chaque jour, eut une commission. Il allaitde sa mère à l’inspecteur, et de l’inspecteur à sa mère, chargé demots aimables, de demandes et de réponses, qu’il répétait sanssavoir&|160;; on lui aurait fait dire les choses les plus énormes.Mais la belle Normande eut peur de paraître timide&|160;; elle vintun jour elle-même, s’assit sur la seconde chaise, pendant que Mucheprenait sa leçon d’écriture. Elle fut très douce, trèscomplimenteuse. Florent resta plus embarrassé qu’elle. Ils neparlèrent que de l’enfant. Comme il témoignait la crainte de nepouvoir continuer les leçons dans le bureau, elle lui offrit devenir chez eux, le soir. Puis, elle parla d’argent. Lui, rougit,déclara qu’il n’irait pas, s’il était question de cela. Alors, ellese promit de le payer en cadeaux, avec de beaux poissons.

Ce fut la paix. La belle Normande prit même Florent sous saprotection. L’inspecteur finissait, d’ailleurs, par êtreaccepté&|160;; les poissonnières le trouvaient meilleur homme quemonsieur Verlaque, malgré ses mauvais yeux. La mère Méhudin seulehaussait les épaules&|160;; elle gardait rancune au «&|160;grandmaigre&|160;», comme elle le nommait d’une façon méprisante. Et, unmatin que Florent s’arrêta avec un sourire devant les viviers deClaire, la jeune fille, lâchant une anguille qu’elle tenait, luitourna le dos, furieuse, toute gonflée et tout empourprée. Il enfut tellement surpris, qu’il en parla à la Normande.

–&|160;Laissez donc&|160;! dit celle-ci, c’est une toquée… Ellen’est jamais de l’avis des autres. C’est pour me faire enrager, cequ’elle a fait là.

Elle triomphait, elle se carrait à son banc, plus coquette, avecdes coiffures extrêmement compliquées. Ayant rencontré la belleLisa, elle lui rendit son regard de dédain, elle lui éclata même derire en plein visage. La certitude qu’elle allait désespérer lacharcutière, en attirant le cousin, lui donnait un beau riresonore, un rire de gorge, dont son cou gras et blanc montrait lefrisson. À ce moment, elle eut l’idée d’habiller Muche trèsjoliment, avec une petite veste écossaise et une toque de velours.Muche n’était jamais allé qu’en blouse débraillée. Or, il arrivaque précisément à cette époque, Muche fut repris d’une grandetendresse pour les fontaines. La glace avait fondu, le temps étaittiède. Il fit prendre un bain à la veste écossaise, laissant coulerl’eau à plein robinet, depuis son coude jusqu’à sa main, ce qu’ilappelait jouer à la gouttière. Sa mère le surprit en compagnie dedeux autres galopins, regardant nager, dans la toque de veloursremplie d’eau, deux petits poissons blancs qu’il avait volés à latante Claire.

Florent vécut près de huit mois dans les Halles, comme pris d’uncontinuel besoin de sommeil. Au sortir de ses sept années desouffrances, il tombait dans un tel calme, dans une vie si bienréglée, qu’il se sentait à peine exister. Il s’abandonnait, la têteun peu vide, continuellement surpris de se retrouver chaque matinsur le même fauteuil, dans l’étroit bureau. Cette pièce luiplaisait, avec sa nudité, sa petitesse de cabine. Il s’y réfugiait,loin du monde, au milieu du grondement continu des Halles, qui lefaisait rêver à quelque grande mer, dont la nappe l’aurait entouréet isolé de toute part. Mais, peu à peu, une inquiétude sourde ledésespéra&|160;; il était mécontent, s’accusait de fautes qu’il neprécisait pas, se révoltait contre ces vides qui lui semblaient secreuser de plus en plus dans sa tête et dans sa poitrine. Puis, dessouffles puants, des haleines de marée gâtée, passèrent sur luiavec de grandes nausées. Ce fut un détraquement lent, un ennuivague qui tourna à une vive surexcitation nerveuse.

Toutes ses journées se ressemblaient. Il marchait dans les mêmesbruits, dans les mêmes odeurs. Le matin, les bourdonnements descriées l’assourdissaient d’une lointaine sonnerie de cloches&|160;;et, souvent, selon la lenteur des arrivages, les criées nefinissaient que très tard. Alors, il restait dans le pavillonjusqu’à midi, dérangé à toute minute par des contestations, desquerelles, au milieu desquelles il s’efforçait de se montrer trèsjuste. Il lui fallait des heures pour sortir de quelque misérablehistoire qui révolutionnait le marché. Il se promenait au milieu dela cohue et du tapage de la vente, suivait les allées à petits pas,s’arrêtait parfois devant les poissonnières dont les bancs bordentla rue Rambuteau. Elles ont de grands tas roses de crevettes, despaniers rouges de langoustes cuites, liées, la queuearrondie&|160;; tandis que des langoustes vivantes se meurent,aplaties sur le marbre. Là il regardait marchander des messieurs,en chapeau et en gants noirs, qui finissaient par emporter unelangouste cuite, enveloppée d’un journal, dans une poche de leurredingote. Plus loin, devant les tables volantes où se vend lepoisson commun, il reconnaissait les femmes du quartier, venant àla même heure, les cheveux nus. Parfois, il s’intéressait à quelquedame bien mise, traînant ses dentelles le long des pierresmouillées, suivie d’une bonne en tablier blanc&|160;; celle-là, ill’accompagnait à quelque distance, en voyant les épaules se hausserderrière ses mines dégoûtées. Ce tohu-bohu de paniers, de sacs decuir, de corbeilles, toutes ces jupes filant dans le ruissellementdes allées, l’occupaient, le menaient jusqu’au déjeuner, heureux del’eau qui coulait, de la fraîcheur qui soufflait, passant del’âpreté marine des coquillages au fumet amer de la saline. C’étaittoujours par la saline qu’il terminait son inspection&|160;; lescaisses de harengs saurs, les sardines de Nantes sur des lits defeuilles, la morue roulée, s’étalant devant de grosses marchandesfades, le faisaient songer à un départ, à un voyage, au milieu debarils de salaisons. Puis, l’après-midi, les Halles se calmaient,s’endormaient. Il s’enfermait dans son bureau, mettait au net sesécritures, goûtait ses meilleures heures. S’il sortait, s’iltraversait la poissonnerie, il la trouvait presque déserte. Cen’était plus l’écrasement, les poussées, le brouhaha de dix heures.Les poissonnières, assises derrière leurs tables vides,tricotaient, le dos renversé&|160;; et de rares ménagères attardéestournaient, regardant de côté, avec ce regard lent, ces lèvrespincées des femmes qui calculent à un sou près le prix du dîner. Lecrépuscule tombait, il y avait un bruit de caisses remuées, lepoisson était couché pour la nuit sur des lits de glace. Alors,Florent, après avoir assisté à la fermeture des grilles, emportaitavec lui la poissonnerie dans ses vêtements, dans sa barbe, dansses cheveux.

Les premiers mois, il ne souffrit pas trop de cette odeurpénétrante. L’hiver était rude&|160;; le verglas changeait lesallées en miroirs, les glaçons mettaient des guipures blanches auxtables de marbre et aux fontaines. Le matin, il fallait allumer depetits réchauds sous les robinets pour obtenir un filet d’eau. Lespoissons, gelés, la queue tordue, ternes et rudes comme des métauxdépolis, sonnaient avec un bruit cassant de fonte pâle. Jusqu’enfévrier, le pavillon resta lamentable, hérissé, désolé, dans sonlinceul de glace. Mais vinrent les dégels, les temps mous, lesbrouillards et les pluies de mars. Alors, les poissonss’amollirent, se noyèrent&|160;; des senteurs de chairs tournées semêlèrent aux souffles fades de boue qui venaient des rues voisines.Puanteur vague encore, douceur écœurante d’humidité, traînant auras du sol. Puis, dans les après-midi ardentes de juin, la puanteurmonta, alourdit l’air d’une buée pestilentielle. On ouvrait lesfenêtres supérieures, de grands stores de toile grise pendaientsous le ciel brûlant, une pluie de feu tombait sur les Halles, leschauffait comme un four de tôle&|160;; et pas un vent ne balayaitcette vapeur de marée pourrie. Les bancs de vente fumaient.

Florent souffrit alors de cet entassement de nourriture, aumilieu duquel il vivait. Les dégoûts de la charcuterie luirevinrent, plus intolérables. Il avait supporté des puanteurs aussiterribles&|160;; mais elles ne venaient pas du ventre. Son estomacétroit d’homme maigre se révoltait, en passant devant ces étalagesde poissons mouillés à grande eau, qu’un coup de chaleur gâtait.Ils le nourrissaient de leurs senteurs fortes, le suffoquaient,comme s’il avait eu une indigestion d’odeurs. Lorsqu’il s’enfermaitdans son bureau, l’écœurement le suivait, pénétrant par lesboiseries mal jointes de la porte et de la fenêtre. Les jours deciel gris, la petite pièce restait toute noire&|160;; c’était commeun long crépuscule, au fond d’un marais nauséabond. Souvent, prisd’anxiétés nerveuses, il avait un besoin de marcher, il descendaitaux caves, par le large escalier qui se creuse au milieu dupavillon. Là, dans l’air renfermé, dans le demi-jour des quelquesbecs de gaz, il retrouvait la fraîcheur de l’eau pure. Ils’arrêtait devant le grand vivier, où les poissons vivants sonttenus en réserve&|160;; il écoutait la chanson continue des quatrefilets d’eau tombant des quatre angles de l’urne centrale, coulanten nappe sous les grilles des bassins fermés à clef, avec le bruitdoux d’un courant perpétuel. Cette source souterraine, ce ruisseaucausant dans l’ombre, le calmait. Il se plaisait aussi, le soir,aux beaux couchers de soleil qui découpaient en noir les finesdentelles des Halles, sur les lueurs rouges du ciel&|160;; lalumière de cinq heures, la poussière volante des derniers rayons,entrait par toutes les baies, par toutes les raies despersiennes&|160;; c’était comme un transparent lumineux et dépoli,où se dessinaient les arêtes minces des piliers, les courbesélégantes des charpentes, les figures géométriques des toitures. Ils’emplissait les yeux de cette immense épure lavée à l’encre deChine sur un vélin phosphorescent, reprenant son rêve de quelquemachine colossale, avec ses roues, ses leviers, ses balanciers,entrevue dans la pourpre sombre du charbon flambant sous lachaudière. À chaque heure, les jeux de lumière changeaient ainsiles profils des Halles, depuis les bleuissements du matin et lesombres noires de midi, jusqu’à l’incendie du soleil couchant,s’éteignant dans la cendre grise du crépuscule. Mais, par lessoirées de flamme, quand les puanteurs montaient, traversant d’unfrisson les grands rayons jaunes, comme des fumées chaudes, lesnausées le secouaient de nouveau, son rêve s’égarait, à s’imaginerdes étuves géantes, des cuves infectes d’équarrisseur où fondait lamauvaise graisse d’un peuple.

Il souffrait encore de ce milieu grossier, dont les paroles etles gestes semblaient avoir pris de l’odeur. Il était bon enfantpourtant, ne s’effarouchait guère. Les femmes seules le gênaient.Il ne se sentait à l’aise qu’avec madame François, qu’il avaitrevue. Elle témoigna une si belle joie de le savoir placé, heureux,tiré de peine, comme elle disait, qu’il en fut tout attendri. Lisa,la Normande, les autres, l’inquiétaient avec leurs rires. À elle,il aurait tout conté. Elle ne riait pas pour se moquer&|160;; elleavait un rire de femme heureuse de la joie d’autrui. Puis, c’étaitune vaillante&|160;; elle faisait un dur métier, l’hiver, les joursde gelée&|160;; les temps de pluie étaient plus pénibles encore.Florent la vit certains matins, par de terribles averses, par despluies qui tombaient depuis la veille, lentes et froides. Les rouesde la voiture, de Nanterre à Paris, étaient entrées dans la bouejusqu’aux moyeux. Balthazar avait de la crotte jusqu’au ventre. Etelle le plaignait, elle s’apitoyait, en l’essuyant avec de vieuxtabliers.

–&|160;Ces bêtes, disait-elle, c’est très douillet&|160;; çaprend des coliques pour un rien… Ah&|160;! mon pauvre vieuxBalthazar&|160;! Quand nous avons passé sur le pont de Neuilly,j’ai cru que nous étions descendus dans la Seine, tant ilpleuvait.

Balthazar allait à l’auberge. Elle, restait sous l’averse, pourvendre ses légumes. Le carreau se changeait en une mare de boueliquide. Les choux, les carottes, les navets, battus par l’eaugrise, se noyaient dans cette coulée de torrent fangeux, roulant àpleine chaussée. Ce n’était plus les verdures superbes des clairesmatinées. Les maraîchers, au fond de leur limousine, gonflaient ledos, sacrant contre l’administration qui, après enquête, a déclaréque la pluie ne fait pas de mal aux légumes, et qu’il n’y a paslieu d’établir des abris.

Alors, les matinées pluvieuses désespérèrent Florent. Ilsongeait à madame François. Il s’échappait, allait causer uninstant avec elle. Mais il ne la trouvait jamais triste. Elle sesecouait comme un caniche, disait qu’elle en avait bien vud’autres, qu’elle n’était pas en sucre, pour fondre comme ça auxpremières gouttes d’eau. Il la forçait à entrer quelques minutessous une rue couverte&|160;; plusieurs fois même il la mena jusquechez monsieur Lebigre, où ils burent du vin chaud. Pendant qu’ellele regardait amicalement, de sa face tranquille, il était toutheureux de cette odeur saine des champs qu’elle lui apportait, dansles mauvaises haleines des Halles. Elle sentait la terre, le foin,le grand air, le grand ciel.

–&|160;Il faudra venir à Nanterre, mon garçon, disait-elle. Vousverrez mon potager&|160;; j’ai mis des bordures de thym partout… Çapue, dans votre gueux de Paris&|160;!

Et elle s’en allait, ruisselante. Florent était tout rafraîchi,quand il la quittait. Il tenta aussi le travail, pour combattre lesangoisses nerveuses dont il souffrait. C’était un esprit méthodiquequi poussait parfois le strict emploi de ses heures jusqu’à lamanie. Il s’enferma deux soirs par semaine, afin d’écrire un grandouvrage sur Cayenne. Sa chambre de pensionnaire était excellente,pensait-il, pour le calmer et le disposer au travail. Il allumaitson feu, voyait si le grenadier, au pied de son lit, se portaitbien&|160;; puis, il approchait la petite table, il restait àtravailler jusqu’à minuit. Il avait repoussé le paroissien etla Clef des songes au fond du tiroir, qui peu à peus’emplit de notes, de feuilles volantes, de manuscrits de toutessortes. L’ouvrage sur Cayenne n’avançait guère, coupé par d’autresprojets, des plans de travaux gigantesques, dont il jetaitl’esquisse en quelques lignes. Successivement, il ébaucha uneréforme absolue du système administratif des Halles, unetransformation des octrois en taxes sur les transactions, unerépartition nouvelle de l’approvisionnement dans les quartierspauvres, enfin une loi humanitaire encore très confuse, quiemmagasinait en commun les arrivages et assurait chaque jour unminimum de provisions à tous les ménages de Paris. L’échine pliée,perdu dans des choses graves, il mettait sa grande ombre noire aumilieu de la douceur effacée de la mansarde. Et, parfois, un pinsonqu’il avait ramassé dans les Halles, par un temps de neige, setrompait en voyant la lumière, jetait son cri dans le silence quetroublait seul le bruit de la plume courant sur le papier.

Fatalement, Florent revint à la politique. Il avait tropsouffert par elle, pour ne pas en faire l’occupation chère de savie. Il fût devenu, sans le milieu et les circonstances, un bonprofesseur de province, heureux de la paix de sa petite ville. Maison l’avait traité en loup, il se trouvait maintenant comme marquépar l’exil pour quelque besogne de combat. Son malaise nerveuxn’était que le réveil des longues songeries de Cayenne, de sesamertumes en face de souffrances imméritées, de ses serments devenger un jour l’humanité traitée à coups de fouet et la justicefoulée aux pieds. Les Halles géantes, les nourritures débordanteset fortes, avaient hâté la crise. Elles lui semblaient la bêtesatisfaite et digérant, Paris entripaillé, cuvant sa graisse,appuyant sourdement l’Empire. Elles mettaient autour de lui desgorges énormes, des reins monstrueux, des faces rondes, comme decontinuels arguments contre sa maigreur de martyr, son visage jaunede mécontent. C’était le ventre boutiquier, le ventre del’honnêteté moyenne, se ballonnant, heureux, luisant au soleil,trouvant que tout allait pour le mieux, que jamais les gens demœurs paisibles n’avaient engraissé si bellement. Alors, il sesentit les poings serrés, prêt à une lutte, plus irrité par lapensée de son exil, qu’il ne l’était en rentrant en France. Lahaine le reprit tout entier. Souvent, il laissait tomber sa plume,il rêvait. Le feu mourant tachait sa face d’une grande flamme, lalampe charbonneuse filait, pendant que le pinson, la tête sousl’aile, se rendormait sur une patte.

Quelquefois, à onze heures, Auguste, voyant de la lumière sousla porte, frappait, avant d’aller se coucher. Florent lui ouvraitavec quelque impatience. Le garçon charcutier s’asseyait, restaitdevant le feu, parlant peu, n’expliquant jamais pourquoi il venait.Tout le temps, il regardait la photographie qui les représentait,Augustine et lui, la main dans la main, endimanchés. Florent crutfinir par comprendre qu’il se plaisait d’une façon particulièredans cette chambre où la jeune fille avait logé. Un soir, ensouriant, il lui demanda s’il avait deviné juste.

–&|160;Peut-être bien, répondit Auguste très surpris de ladécouverte qu’il faisait lui-même. Je n’avais jamais songé à cela.Je venais vous voir sans savoir… Ah bien&|160;! si je disais ça àAugustine, c’est elle qui rirait… Quand on doit se marier, on nesonge guère aux bêtises.

Lorsqu’il se montrait bavard, c’était pour revenir éternellementà la charcuterie qu’il ouvrirait à Plaisance, avec Augustine. Ilsemblait si parfaitement sûr d’arranger sa vie à sa guise, queFlorent finit par éprouver pour lui une sorte de respect mêléd’irritation. En somme, ce garçon était très fort, tout bête qu’ilparaissait&|160;; il allait droit à un but, il l’atteindrait sanssecousses, dans une béatitude parfaite. Ces soirs-là, Florent nepouvait se remettre au travail&|160;; il se couchait mécontent, neretrouvant son équilibre que lorsqu’il venait à penser&|160;:«&|160;Mais cet Auguste est une brute&|160;!&|160;»

Chaque mois, il allait à Clamart voir monsieur Verlaque. C’étaitpresque une joie pour lui. Le pauvre homme traînait, au grandétonnement de Gavard, qui ne lui avait pas donné plus de six mois.À chaque visite de Florent, le malade lui disait qu’il se sentaitmieux, qu’il avait un bien grand désir de reprendre son travail.Mais les jours se passaient, des rechutes se produisaient. Florents’asseyait à côté du lit, causant de la poissonnerie, tâchantd’apporter un peu de gaieté. Il mettait sur la table de nuit lescinquante francs qu’il abandonnait à l’inspecteur en titre&|160;;et celui-ci, bien que ce fût une affaire convenue, se fâchaitchaque fois, ne voulant pas de l’argent. Puis, on parlait d’autrechose, l’argent restait sur la table. Quand Florent partait, madameVerlaque l’accompagnait jusqu’à la porte de la rue. Elle étaitpetite, molle, très larmoyante. Elle ne parlait que de la dépenseoccasionnée par la maladie de son mari, du bouillon de poulet, desviandes saignantes, du bordeaux, et du pharmacien, et du médecin.Cette conversation dolente gênait beaucoup Florent. Les premièresfois, il ne comprit pas. Enfin, comme la pauvre dame pleuraittoujours, en disant que, jadis, ils étaient heureux avec lesdix-huit cents francs de la place d’inspecteur, il lui offrittimidement de lui remettre quelque chose, en cachette de son mari.Elle se défendit&|160;; et sans transition, d’elle-même, elleassura que cinquante francs lui suffiraient. Mais, dans le courantdu mois, elle écrivait souvent à celui qu’elle nommait leursauveur&|160;; elle avait une petite anglaise fine, des phrasesfaciles et humbles, dont elle emplissait juste trois pages, pourdemander dix francs&|160;; si bien que les cent cinquante francs del’employé passaient entièrement au ménage Verlaque. Le maril’ignorait sans doute, la femme lui baisait les mains. Cette bonneaction était sa grande jouissance&|160;; il la cachait comme unplaisir défendu qu’il prenait en égoïste.

–&|160;Ce diable de Verlaque se moque de vous, disait parfoisGavard. Il se dorlote, maintenant que vous lui faites desrentes.

Il finit par répondre, un jour&|160;:

–&|160;C’est arrangé, je ne lui abandonne plus que vingt-cinqfrancs.

D’ailleurs, Florent n’avait aucun besoin. Les Quenu luidonnaient toujours la table et le coucher. Les quelques francs quilui restaient suffisaient à payer sa consommation, le soir, chezmonsieur Lebigre. Peu à peu, sa vie s’était réglée comme unehorloge&|160;: il travaillait dans sa chambre&|160;; continuait sesleçons au petit Muche, deux fois par semaine, de huit à neufheures&|160;; accordait une soirée à la belle Lisa, pour ne pas lafâcher&|160;; et passait le reste de son temps dans le cabinetvitré, en compagnie de Gavard et de ses amis.

Chez les Méhudin, il arrivait avec sa douceur un peu roide deprofesseur. Le vieux logis lui plaisait. En bas, il passait dansles odeurs fades du marchand d’herbes cuites&|160;; des bassinesd’épinards, des terrines d’oseille, refroidissaient, au fond d’unepetite cour. Puis, il montait l’escalier tournant, gras d’humidité,dont les marches, tassées et creusées, penchaient d’une façoninquiétante. Les Méhudin occupaient tout le second étage. Jamais lamère n’avait voulu déménager, lorsque l’aisance était venue, malgréles supplications des deux filles, qui rêvaient d’habiter unemaison neuve, dans une rue large. La vieille s’entêtait, disaitqu’elle avait vécu là, qu’elle mourrait là. D’ailleurs, elle secontentait d’un cabinet noir, laissant les chambres à Claire et àla Normande. Celle-ci, avec son autorité d’aînée, s’était emparéede la pièce qui donnait sur la rue&|160;; c’était la grandechambre, la belle chambre. Claire en fut si vexée, qu’elle refusala pièce voisine, dont la fenêtre ouvrait sur la cour&|160;; ellevoulut aller coucher, de l’autre côté du palier, dans une sorte degaletas qu’elle ne fit pas même blanchir à la chaux. Elle avait saclef, elle était libre&|160;; à la moindre contrariété, elles’enfermait chez elle.

Quand Florent se présentait, les Méhudin achevaient de dîner.Muche lui sautait au cou. Il restait un instant assis, avecl’enfant bavardant entre les jambes. Puis, lorsque la toile ciréeétait essuyée, la leçon commençait, sur un coin de la table. Labelle Normande lui faisait un bon accueil. Elle tricotait ouraccommodait du linge, approchant sa chaise, travaillant à la mêmelampe&|160;; souvent, elle laissait l’aiguille pour écouter laleçon, qui la surprenait. Elle eut bientôt une grande estime pource garçon si savant, qui paraissait doux comme une femme en parlantau petit, et qui avait une patience angélique à répéter toujoursles mêmes conseils. Elle ne le trouvait plus laid du tout. Si bienqu’elle devint comme jalouse de la belle Lisa. Elle avançait sachaise davantage, regardait Florent d’un sourire embarrassant.

–&|160;Mais, maman, tu me pousses le coude, tu m’empêchesd’écrire&|160;! disait Muche en colère. Tiens&|160;! voilà un pâté,maintenant&|160;! Recule-toi donc&|160;!

Peu à peu, elle en vint à dire beaucoup de mal de la belle Lisa.Elle prétendait qu’elle cachait son âge, qu’elle se serrait àétouffer dans ses corsets&|160;; si, dès le matin, la charcutièredescendait, sanglée, vernie, sans qu’un cheveu dépassât l’autre,c’était qu’elle devait être affreuse en déshabillé. Alors, ellelevait un peu les bras, en montrant qu’elle, dans son intérieur, neportait pas de corset&|160;; et elle gardait son sourire,développant son torse superbe, qu’on sentait rouler et vivre, soussa mince camisole mal attachée. La leçon était interrompue. Muche,intéressé, regardait sa mère lever les bras. Florent écoutait,riait même, avec l’idée que les femmes étaient bien drôles. Larivalité de la belle Normande et de la belle Lisa l’amusait.

Muche, cependant, achevait sa page d’écriture. Florent, quiavait une belle main, préparait des modèles, des bandes de papier,sur lesquelles il écrivait, en gros et en demi-gros, des mots trèslongs, tenant toute la ligne. Il affectionnait les mots«&|160;tyranniquement, liberticide, anticonstitutionnel,révolutionnaire&|160;»&|160;; ou bien, il faisait copier à l’enfantdes phrases comme celles-ci&|160;: «&|160;Le jour de la justiceviendra… La souffrance du juste est la condamnation du pervers…Quand l’heure sonnera, le coupable tombera.&|160;» Il obéissaittrès naïvement, en écrivant les modèles d’écriture, aux idées quilui hantaient le cerveau&|160;; il oubliait Muche, la belleNormande, tout ce qui l’entourait. Muche aurait copié leContrat social. Il alignait, pendant des pages entières, des«&|160;tyranniquement&|160;» et des«&|160;anticonstitutionnel&|160;», en dessinant chaque lettre.

Jusqu’au départ du professeur, la mère Méhudin tournait autourde la table, en grondant. Elle continuait à nourrir contre Florentune rancune terrible. Selon elle, il n’y avait pas de bon sens àfaire travailler ainsi le petit, le soir, à l’heure où les enfantsdoivent dormir. Elle aurait certainement jeté «&|160;le grandmaigre&|160;» à la porte, si la belle Normande, après uneexplication très orageuse, ne lui avait nettement déclaré qu’elles’en irait loger ailleurs, si elle n’était pas maîtresse derecevoir chez elle qui bon lui semblait. D’ailleurs, chaque soir,la querelle recommençait.

–&|160;Tu as beau dire, répétait la vieille, il a l’œil faux…Puis, les maigres, je m’en défie. Un homme maigre, c’est capable detout. Jamais je n’en ai rencontré un de bon… Le ventre lui esttombé dans les fesses à celui-là, pour sûr&|160;; car il est platcomme une planche… Et pas beau avec ça&|160;! Moi qui aisoixante-cinq ans passés, je n’en voudrais pas dans ma table denuit.

Elle disait cela, parce qu’elle voyait bien comment tournaientles choses. Et elle parlait avec admiration de monsieur Lebigre,qui se montrait très galant, en effet, pour la belleNormande&|160;; outre qu’il flairait là une grosse dot, il pensaitque la jeune femme serait superbe au comptoir. La vieille netarissait pas&|160;: au moins celui-là n’était pas efflanqué&|160;;il devait être fort comme un Turc&|160;; elle allait jusqu’às’enthousiasmer sur ses mollets, qu’il avait très gros. Mais laNormande haussait les épaules, en répondant aigrement&|160;:

–&|160;Je m’en moque pas mal, de ses mollets&|160;; je n’aibesoin des mollets de personne… Je fais ce qu’il me plaît.

Et, si la mère voulait continuer et devenait tropnette&|160;:

–&|160;Eh bien, quoi&|160;! criait la fille, ça ne vous regardepas… Ce n’est pas vrai, d’ailleurs. Puis, si c’était vrai, je nevous en demanderais pas la permission, n’est-ce pas&|160;?Fichez-moi la paix.

Elle rentrait dans sa chambre en faisant claquer la porte. Elleavait pris dans la maison un pouvoir dont elle abusait. La vieille,la nuit, quand elle croyait surprendre quelque bruit, se levait,nu-pieds, pour écouter à la porte de sa fille si Florent n’étaitpas venu la retrouver. Mais celui-ci avait encore chez les Méhudinune ennemie plus rude. Dès qu’il arrivait, Claire se levait sansdire un mot, prenait un bougeoir, rentrait chez elle, de l’autrecôté du palier. On l’entendait donner les deux tours à la serrure,avec une rage froide. Un soir que sa sœur invita le professeur àdîner, elle fit sa cuisine sur le carré et mangea dans sa chambre.Souvent, elle s’enfermait si étroitement qu’on ne la voyait pasd’une semaine. Elle restait molle toujours, avec des caprices defer, des regards de bête méfiante, sous sa toison fauve pâle. Lamère Méhudin, qui crut pouvoir se soulager avec elle, la renditfurieuse en lui parlant de Florent. Alors, la vieille, exaspérée,cria partout qu’elle s’en irait, si elle n’avait pas peur delaisser ses deux filles se manger entre elles.

Comme Florent se retirait, un soir, il passa devant la porte deClaire, restée grande ouverte. Il la vit très rouge, qui leregardait. L’attitude hostile de la jeune fille lechagrinait&|160;; sa timidité avec les femmes l’empêchait seule deprovoquer une explication. Ce soir-là, il serait certainement entrédans sa chambre, s’il n’avait aperçu, à l’étage supérieur, lapetite face blanche de mademoiselle Saget, penchée sur la rampe. Ilpassa, et il n’avait pas descendu dix marches, que la porte deClaire, violemment refermée derrière son dos, ébranla toute la cagede l’escalier. Ce fut en cette occasion que mademoiselle Saget seconvainquit que le cousin de madame Quenu couchait avec les deuxMéhudin.

Florent ne songeait guère à ces belles filles. Il traitaitd’ordinaire les femmes en homme qui n’a point de succès auprèsd’elles. Puis, il dépensait en rêve trop de sa virilité. Il en vintà éprouver une véritable amitié pour la Normande&|160;; elle avaitun bon cœur, quand elle ne se montait pas la tête. Mais jamais iln’alla plus loin. Le soir, sous la lampe, tandis qu’elle approchaitsa chaise, comme pour se pencher sur la page d’écriture de Muche,il sentait même son corps puissant et tiède à côté de lui avec uncertain malaise. Elle lui semblait colossale, très lourde, presqueinquiétante, avec sa gorge de géante&|160;; il reculait ses coudesaigus, ses épaules sèches, pris de la peur vague d’enfoncer danscette chair. Ses os de maigre avaient une angoisse au contact despoitrines grasses. Il baissait la tête, s’amincissait encore,incommodé par le souffle fort qui montait d’elle. Quand sa camisoles’entrebâillait, il croyait voir sortir, entre deux blancheurs, unefumée de vie, une haleine de santé qui lui passait sur la face,chaude encore, comme relevée d’une pointe de la puanteur desHalles, par les ardentes soirées de juillet. C’était un parfumpersistant, attaché à la peau d’une finesse de soie, un suint demarée coulant des seins superbes, des bras royaux, de la taillesouple, mettant un arôme rude dans son odeur de femme. Elle avaittenté toutes les huiles aromatiques&|160;; elle se lavait à grandeeau&|160;; mais dès que la fraîcheur du bain s’en allait, le sangramenait jusqu’au bout des membres la fadeur des saumons, laviolette musquée des éperlans, les âcretés des harengs et desraies. Alors, le balancement de ses jupes dégageait une buée&|160;;elle marchait au milieu d’une évaporation d’algues vaseuses&|160;;elle était, avec son grand corps de déesse, sa pureté et sa pâleuradmirables, comme un beau marbre ancien roulé par la mer et ramenéà la côte dans le coup de filet d’un pêcheur de sardines. Florentsouffrait&|160;; il ne la désirait point, les sens révoltés par lesaprès-midi de la poissonnerie&|160;; il la trouvait irritante, tropsalée, trop amère, d’une beauté trop large et d’un relent tropfort.

Mademoiselle Saget, quant à elle, jurait ses grands dieux qu’ilétait son amant. Elle s’était fâchée avec la belle Normande, pourune limande de dix sous. Depuis cette brouille, elle témoignait unegrande amitié à la belle Lisa. Elle espérait arriver plus vite àconnaître ainsi ce qu’elle appelait «&|160;le micmac desQuenu&|160;». Florent continuant à lui échapper, elle était uncorps sans âme, comme elle le disait elle-même, sans avouer lacause de ses doléances. Une jeune fille courant après les culottesd’un garçon n’aurait pas été plus désolée que cette terriblevieille, en sentant le secret du cousin lui glisser entre lesdoigts. Elle guettait le cousin, le suivait, le déshabillait, leregardait partout, avec une rage furieuse de ce que sa curiosité enrut ne parvenait pas à le posséder. Depuis qu’il venait chez lesMéhudin, elle ne quittait plus la rampe de l’escalier. Puis, ellecomprit que la belle Lisa était très irritée de voir Florentfréquenter «&|160;ces femmes&|160;». Tous les matins, elle luidonna alors des nouvelles de la rue Pirouette. Elle entrait à lacharcuterie, les jours de froid, ratatinée, rapetissée par lagelée&|160;; elle posait ses mains bleuies sur l’étuve de melchior,se chauffant les doigts, debout devant le comptoir, n’achetantrien, répétant de sa voix fluette&|160;:

–&|160;Il était encore hier chez elles, il n’en sort plus… LaNormande l’a appelé «&|160;mon chéri&|160;» dans l’escalier.

Elle mentait un peu pour rester et se chauffer les mains pluslongtemps. Le lendemain du jour où elle crut voir sortir Florent dela chambre de Claire, elle accourut et fit durer l’histoire unebonne demi-heure. C’était une honte&|160;; maintenant, le cousinallait d’un lit à l’autre.

–&|160;Je l’ai vu, dit-elle. Quand il en a assez avec laNormande, il va trouver la petite blonde sur la pointe des pieds.Hier, il quittait la blonde, et il retournait sans doute auprès dela grande brune, quand il m’a aperçue, ce qui lui a fait rebrousserchemin. Toute la nuit, j’entends les deux portes, ça ne finit pas…Et cette vieille Méhudin qui couche dans un cabinet entre leschambres de ses filles&|160;!

Lisa faisait une moue de mépris. Elle parlait peu,n’encourageant les bavardages de mademoiselle Saget que par sonsilence. Elle écoutait profondément. Quand les détails devenaientpar trop scabreux&|160;:

–&|160;Non, non, murmurait-elle, ce n’est pas permis… Se peut-ilqu’il y ait des femmes comme ça&|160;!

Alors, mademoiselle Saget lui répondait que, dame&|160;! toutesles femmes n’étaient pas honnêtes comme elle. Ensuite, elle sefaisait très tolérante pour le cousin. Un homme, ça court aprèschaque jupon qui passe&|160;; puis, il n’était pas marié,peut-être. Et elle posait des questions sans en avoir l’air. MaisLisa ne jugeait jamais le cousin, haussait les épaules, pinçait leslèvres. Quand mademoiselle Saget était partie, elle regardait,l’air écœuré, le couvercle de l’étuve, où la vieille avait laissé,sur le luisant du métal, la salissure terne de ses deux petitesmains.

–&|160;Augustine, criait-elle, apportez donc un torchon pouressuyer l’étuve. C’est dégoûtant.

La rivalité de la belle Lisa et de la belle Normande devintalors formidable. La belle Normande était persuadée qu’elle avaitenlevé un amant à son ennemie, et la belle Lisa se sentait furieusecontre cette pas-grand-chose qui finirait par les compromettre, enattirant ce sournois de Florent chez elle. Chacune apportait sontempérament dans leur hostilité&|160;; l’une, tranquille,méprisante, avec des mines de femme qui relève ses jupes pour nepas se crotter&|160;; l’autre, plus effrontée, éclatant d’unegaieté insolente, prenant toute la largeur du trottoir, avec lacrânerie d’un duelliste cherchant une affaire. Une de leursrencontres occupait la poissonnerie pendant une journée. La belleNormande, quand elle voyait la belle Lisa sur le seuil de lacharcuterie, faisait un détour pour passer devant elle, pour lafrôler de son tablier&|160;; alors, leurs regards noirs secroisaient comme des épées, avec l’éclair et la pointe rapides del’acier. De son côté, lorsque la belle Lisa venait à lapoissonnerie, elle affectait une grimace de dégoût, en approchantdu banc de la belle Normande&|160;; elle prenait quelque grossepièce, un turbot, un saumon, à une poissonnière voisine, étalantson argent sur le marbre, ayant remarqué que cela touchait au cœur«&|160;la pas-grand-chose&|160;», qui cessait de rire. D’ailleurs,les deux rivales, à les entendre, ne vendaient que du poissonpourri et de la charcuterie gâtée. Mais leur poste de combat étaitsurtout, la belle Normande à son banc, la belle Lisa à soncomptoir, se foudroyant à travers la rue Rambuteau. Elles trônaientalors, dans leurs grands tabliers blancs, avec leurs toilettes etleurs bijoux. Dès le matin, la bataille commençait.

–&|160;Tiens&|160;! la grosse vache est levée&|160;! criait labelle Normande. Elle se ficelle comme ses saucissons, cettefemme-là… Ah bien&|160;! elle a remis son col de samedi, et elleporte encore sa robe de popeline&|160;!

Au même instant, de l’autre côté de la rue, la belle Lisa disaità sa fille de boutique&|160;:

–&|160;Voyez donc, Augustine, cette créature qui nous dévisage,là-bas. Elle est toute déformée, avec la vie qu’elle mène… Est-ceque vous apercevez ses boucles d’oreilles&|160;? Je crois qu’elle ases grandes poires, n’est-ce pas&|160;? Ça fait pitié, desbrillants, à des filles comme ça.

–&|160;Pour ce que ça lui coûte&|160;! répondait complaisammentAugustine.

Quand l’une d’elles avait un bijou nouveau, c’était unevictoire&|160;; l’autre crevait de dépit. Toute la matinée, ellesse jalousaient leurs clients, se montraient très maussades, sielles s’imaginaient que la vente allait mieux chez «&|160;la grandebringue d’en face&|160;». Puis, venait l’espionnage dudéjeuner&|160;; elles savaient ce qu’elles mangeaient, épiaientjusqu’à leur digestion. L’après-midi, assises l’une dans sesviandes cuites, l’autre dans ses poissons, elles posaient,faisaient les belles, se donnaient un mal infini. C’était l’heurequi décidait du succès de la journée. La belle Normande brodait,choisissait des travaux d’aiguille très délicats, ce qui exaspéraitla belle Lisa.

–&|160;Elle ferait mieux, disait-elle, de raccommoder les bas deson garçon, qui va nu-pieds… Voyez-vous cette demoiselle, avec sesmains rouges puant le poisson&|160;!

Elle, tricotait, d’ordinaire.

–&|160;Elle en est toujours à la même chaussette, remarquaitl’autre&|160;; elle dort sur l’ouvrage, elle mange trop… Si soncocu attend ça pour avoir chaud aux pieds&|160;!

Jusqu’au soir, elles restaient implacables, commentant chaquevisite, l’œil si prompt, qu’elles saisissaient les plus mincesdétails de leur personne, lorsque d’autres femmes, à cettedistance, déclaraient ne rien apercevoir du tout. MademoiselleSaget fut dans l’admiration des bons yeux de madame Quenu, un jourque celle-ci distingua une égratignure sur la joue gauche de lapoissonnière. «&|160;Avec des yeux comme ça, disait-elle, onverrait à travers les portes.&|160;» La nuit tombait, et souvent lavictoire était indécise&|160;; parfois, l’une demeurait sur lecarreau&|160;; mais, le lendemain, elle prenait sa revanche. Dansle quartier, on ouvrait des paris pour la belle Lisa ou pour labelle Normande.

Elles en vinrent à défendre à leurs enfants de se parler.Pauline et Muche étaient bons amis, auparavant&|160;; Pauline, avecses jupes raides de demoiselle comme il faut&|160;; Muche,débraillé, jurant, tapant, jouant à merveille au charretier. Quandils s’amusaient ensemble sur le large trottoir, devant le pavillonde la marée, Pauline faisait la charrette. Mais un jour que Muchealla la chercher, tout naïvement, la belle Lisa le mit à la porte,en le traitant de galopin.

–&|160;Est-ce qu’on sait, dit-elle, avec ces enfants malélevés&|160;!… Celui-ci a de si mauvais exemples sous les yeux, queje ne suis pas tranquille, quand il est avec ma fille.

L’enfant avait sept ans. Mademoiselle Saget, qui se trouvait là,ajouta&|160;:

–&|160;Vous avez bien raison. Il est toujours fourré avec lespetites du quartier, ce garnement… On l’a trouvé dans une cave,avec la fille du charbonnier.

La belle Normande, quand Muche vint en pleurant lui raconterl’aventure, entra dans une colère terrible. Elle voulait aller toutcasser chez les Quenu-Gradelle. Puis, elle se contenta de donner lefouet à Muche.

–&|160;Si tu y retournes jamais, cria-t-elle, furieuse, tu aurasaffaire à moi&|160;!

Mais la véritable victime des deux femmes était Florent. Aufond, lui seul les avait mises sur ce pied de guerre, elles ne sebattaient que pour lui. Depuis son arrivée, tout allait de mal enpis&|160;; il compromettait, fâchait, troublait ce monde qui avaitvécu jusque-là dans une paix si grasse. La belle Normande l’auraitvolontiers griffé, quand elle le voyait s’oublier trop longtempschez les Quenu&|160;; c’était pour beaucoup l’ardeur de la luttequi la poussait au désir de cet homme. La belle Lisa gardait uneattitude de juge, devant la mauvaise conduite de son beau-frère,dont les rapports avec les deux Méhudin faisaient le scandale duquartier. Elle était horriblement vexée&|160;; elle s’efforçait dene pas montrer sa jalousie, une jalousie particulière, qui, malgréson dédain de Florent et sa froideur de femme honnête,l’exaspérait, chaque fois qu’il quittait la charcuterie pour allerrue Pirouette, et qu’elle s’imaginait les plaisirs défendus qu’ildevait y goûter.

Le dîner, le soir, chez les Quenu, devenait moins cordial. Lanetteté de la salle à manger prenait un caractère aigu et cassant.Florent sentait un reproche, une sorte de condamnation dans lechêne clair, la lampe trop propre, la natte trop neuve. Il n’osaitpresque plus manger, de peur de laisser tomber des miettes de painet de salir son assiette. Cependant, il avait une belle simplicitéqui l’empêchait de voir. Partout, il vantait la douceur de Lisa.Elle restait très douce, en effet. Elle lui disait, avec unsourire, comme en plaisantant&|160;:

–&|160;C’est singulier, vous ne mangez pas mal, maintenant, etpourtant vous ne devenez pas gras… Ça ne vous profite pas.

Quenu riait plus haut, tapait sur le ventre de son frère, enprétendant que toute la charcuterie y passerait, sans seulementlaisser épais de graisse comme une pièce de deux sous. Mais, dansl’insistance de Lisa, il y avait cette haine, cette méfiance desmaigres que la mère Méhudin témoignait plus brutalement&|160;; il yavait aussi une allusion détournée à la vie de débordements queFlorent menait. Jamais, d’ailleurs, elle ne parlait devant lui dela belle Normande. Quenu ayant fait une plaisanterie, un soir, elleétait devenue si glaciale, que le digne homme ne recommença pas.Après le dessert, ils demeuraient là un instant. Florent, qui avaitremarqué l’humeur de sa belle-sœur, quand il partait trop vite,cherchait un bout de conversation. Elle était tout près de lui. Ilne la trouvait pas tiède et vivante, comme la poissonnière&|160;;elle n’avait pas, non plus, la même odeur de marée, pimentée et dehaut goût&|160;; elle sentait la graisse, la fadeur des bellesviandes. Pas un frisson ne faisait faire un pli à son corsagetendu. Le contact trop ferme de la belle Lisa inquiétait plusencore ses os de maigre que l’approche tendre de la belle Normande.Gavard lui dit une fois, en grande confidence, que madame Quenuétait certainement une belle femme, mais qu’il les aimait«&|160;moins blindées que cela&|160;».

Lisa évitait de parler de Florent à Quenu. Elle faisait,d’habitude, grand étalage de patience. Puis, elle croyait honnêtede ne pas se mettre entre les deux frères, sans avoir de biensérieux motifs. Comme elle le disait, elle était très bonne, maisil ne fallait pas la pousser à bout. Elle en était à la période detolérance, le visage muet, la politesse stricte, l’indifférenceaffectée, évitant encore avec soin tout ce qui aurait pu fairecomprendre à l’employé qu’il couchait et qu’il mangeait chez eux,sans que jamais on vît son argent&|160;; non pas qu’elle eûtaccepté un payement quelconque, elle était au-dessus de cela&|160;;seulement, il aurait pu, vraiment, déjeuner au moins dehors. Ellefit remarquer un jour à Quenu&|160;:

–&|160;On n’est plus seuls. Quand nous voulons nous parler,maintenant, il faut attendre que nous soyons couchés, le soir.

Et, un soir, elle lui dit, sur l’oreiller&|160;:

–&|160;Il gagne cent cinquante francs, n’est-ce pas&|160;? tonfrère… C’est singulier qu’il ne puisse pas mettre quelque chose decôté pour s’acheter du linge. J’ai encore été obligée de lui donnertrois vieilles chemises à toi.

–&|160;Bah&|160;! ça ne fait rien, répondit Quenu, il n’est pasdifficile, mon frère… Il faut lui laisser son argent.

–&|160;Oh&|160;! bien sûr, murmura Lisa, sans insisterdavantage, je ne dis pas ça pour ça… Qu’il le dépense bien ou mal,ce n’est pas notre affaire.

Elle était persuadée qu’il mangeait ses appointements chez lesMéhudin. Elle ne sortit qu’une fois de son attitude calme, de cetteréserve de tempérament et de calcul. La belle Normande avait faitcadeau à Florent d’un saumon, superbe. Celui-ci, très embarrassé deson saumon, n’ayant pas osé le refuser, l’apporta à la belleLisa.

–&|160;Vous en ferez un pâté, dit-il ingénument.

Elle le regardait fixement, les lèvres blanches&|160;; puis,d’une voix qu’elle tâchait de contenir&|160;:

–&|160;Est-ce que vous croyez que nous avons besoin denourriture, par exemple&|160;! Dieu merci&|160;! il y a assez àmanger ici&|160;!… Remportez-le&|160;!

–&|160;Mais faites-le-moi cuire, au moins, reprit Florent,étonné de sa colère&|160;; je le mangerai.

Alors elle éclata.

–&|160;La maison n’est pas une auberge, peut-être&|160;! Ditesaux personnes qui vous l’ont donné de le faire cuire, si ellesveulent. Moi, je n’ai pas envie d’empester mes casseroles…Remportez-le, entendez-vous&|160;!

Elle l’aurait pris et jeté à la rue. Il le porta chez monsieurLebigre, où Rose reçut l’ordre d’en faire un pâté. Et, un soir,dans le cabinet vitré, on mangea le pâté. Gavard paya des huîtres.Florent, peu à peu, venait davantage, ne quittait plus le cabinet.Il y trouvait un milieu surchauffé, où ses fièvres politiquesbattaient à l’aise. Parfois, maintenant, quand il s’enfermait danssa mansarde pour travailler, la douceur de la pièce l’impatientait,la recherche théorique de la liberté ne lui suffisait plus, ilfallait qu’il descendît, qu’il allât se contenter dans les axiomestranchants de Charvet et dans les emportements de Logre. Lespremiers soirs, ce tapage, ce flot de paroles l’avait gêné&|160;;il en sentait encore le vide, mais il éprouvait un besoin des’étourdir, de se fouetter, d’être poussé à quelque résolutionextrême qui calmât ses inquiétudes d’esprit. L’odeur du cabinet,cette odeur liquoreuse, chaude de la fumée du tabac, le grisait,lui donnait une béatitude particulière, un abandon de lui-même,dont le bercement lui faisait accepter sans difficulté des chosestrès grosses. Il en vint à aimer les figures qui étaient là, à lesretrouver, à s’attarder à elles avec le plaisir de l’habitude. Laface douce et barbue de Robine, le profil sérieux de Clémence, lamaigreur blême de Charvet, la bosse de Logre, et Gavard, etAlexandre, et Lacaille, entraient dans sa vie, y prenaient uneplace de plus en plus grande. C’était pour lui comme une jouissancetoute sensuelle. Lorsqu’il posait la main sur le bouton de cuivredu cabinet, il lui semblait sentir ce bouton vivre, lui chaufferles doigts, tourner de lui-même&|160;; il n’eût pas éprouvé unesensation plus vive, en prenant le poignet souple d’une femme.

À la vérité, il se passait des choses très graves dans lecabinet. Un soir, Logre, après avoir tempêté avec plus de violenceque de coutume, donna des coups de poing sur la table, en déclarantque si l’on était des hommes, on flanquerait le gouvernement parterre. Et il ajouta qu’il fallait s’entendre tout de suite, si l’onvoulait être prêt, quand la débâcle arriverait. Puis, les têtesrapprochées, à voix plus basse, on convint de former un petitgroupe prêt à toutes les éventualités. Gavard, à partir de ce jour,fut persuadé qu’il faisait partie d’une société secrète et qu’ilconspirait. Le cercle ne s’étendit pas, mais Logre promit del’aboucher avec d’autres réunions qu’il connaissait. À un moment,quand on tiendrait tout Paris dans la main, on ferait danser lesTuileries. Alors, ce furent des discussions sans fin qui durèrentplusieurs mois&|160;: questions d’organisation, questions de but etde moyens, questions de stratégie et de gouvernement futur. Dès queRose avait apporté le grog de Clémence, les chopes de Charvet et deRobine, les mazagrans de Logre, de Gavard et de Florent, et lespetits verres de Lacaille et d’Alexandre, le cabinet étaitsoigneusement barricadé, la séance était ouverte.

Charvet et Florent restaient naturellement les voix le plusécoutées. Gavard n’avait pu tenir sa langue, contant peu à peutoute l’histoire de Cayenne, ce qui mettait Florent dans une gloirede martyr. Ses paroles devenaient des actes de foi. Un soir, lemarchand de volailles, vexé d’entendre attaquer son ami qui étaitabsent, s’écria&|160;:

–&|160;Ne touchez pas à Florent, il est allé àCayenne&|160;!

Mais Charvet se trouvait très piqué de cet avantage.

–&|160;Cayenne, Cayenne, murmurait-il entre ses dents, on n’yétait pas si mal que ça, après tout&|160;!

Et il tentait de prouver que l’exil n’est rien, que la grandesouffrance consiste à rester dans son pays opprimé, la bouchebâillonnée, en face du despotisme triomphant. Si, d’ailleurs, on nel’avait pas arrêté, au 2 décembre, ce n’était pas sa faute. Illaissait même entendre que ceux qui se font prendre sont desimbéciles. Cette jalousie sourde en fit l’adversaire systématiquede Florent. Les discussions finissaient toujours par secirconscrire entre eux deux. Et ils parlaient encore pendant desheures, au milieu du silence des autres, sans que jamais l’un d’euxse confessât battu.

Une des questions les plus caressées était celle de laréorganisation du pays, au lendemain de la victoire.

–&|160;Nous sommes vainqueurs, n’est-ce pas&|160;?… commençaitGavard.

Et, le triomphe une fois bien entendu, chacun donnait son avis.Il y avait deux camps. Charvet, qui professait l’hébertisme, avaitavec lui Logre et Robine. Florent toujours perdu dans son rêvehumanitaire, se prétendait socialiste et s’appuyait sur Alexandreet sur Lacaille. Quant à Gavard, il ne répugnait pas aux idéesviolentes&|160;; mais, comme on lui reprochait quelquefois safortune, avec d’aigres plaisanteries qui l’émotionnaient, il étaitcommuniste.

–&|160;Il faudra faire table rase, disait Charvet de son tonbref, comme s’il eût donné un coup de hache. Le tronc est pourri,on doit l’abattre.

–&|160;Oui&|160;! oui&|160;! reprenait Logre, se mettant deboutpour être plus grand, ébranlant la cloison sous les bonds de sabosse. Tout sera fichu par terre, c’est moi qui vous le dis… Après,on verra.

Robine approuvait de la barbe. Son silence jouissait, quand lespropositions devenaient tout à fait révolutionnaires. Ses yeuxprenaient une grande douceur au mot de guillotine&|160;; il lesfermait à demi, comme s’il voyait la chose, et qu’elle l’eûtattendri&|160;; et, alors, il grattait légèrement son menton sur lapomme de sa canne, avec un sourd ronronnement de satisfaction.

–&|160;Cependant, disait à son tour Florent, dont la voixgardait un son lointain de tristesse, cependant si vous abattezl’arbre, il sera nécessaire de garder des semences… Je crois, aucontraire, qu’il faut conserver l’arbre pour greffer sur lui la vienouvelle… La révolution politique est faite, voyez-vous&|160;; ilfaut aujourd’hui songer au travailleur, à l’ouvrier&|160;; notremouvement devra être tout social. Et je vous défie bien d’arrêtercette revendication du peuple. Le peuple est las, il veut sapart.

Ces paroles enthousiasmaient Alexandre. Il affirmait, avec sabonne figure réjouie, que c’était vrai, que le peuple étaitlas.

–&|160;Et nous voulons notre part, ajoutait Lacaille, d’un airplus menaçant. Toutes les révolutions, c’est pour les bourgeois. Ily en a assez, à la fin. À la première, ce sera pour nous.

Alors, on ne s’entendait plus. Gavard offrait de partager. Logrerefusait, en jurant qu’il ne tenait pas à l’argent. Puis, peu àpeu, Charvet, dominant le tumulte, continuait tout seul&|160;:

–&|160;L’égoïsme des classes est un des soutiens les plus fermesde la tyrannie. Il est mauvais que le peuple soit égoïste. S’ilnous aide, il aura sa part… Pourquoi voulez-vous que je me battepour l’ouvrier, si l’ouvrier refuse de se battre pour moi&|160;?…Puis, la question n’est pas là. Il faut dix ans de dictaturerévolutionnaire, si l’on veut habituer un pays comme la France àl’exercice de la liberté.

–&|160;D’autant plus, disait nettement Clémence, que l’ouvriern’est pas mûr et qu’il doit être dirigé.

Elle parlait rarement. Cette grande fille grave, perdue aumilieu de tous ces hommes, avait une façon professorale d’écouterparler politique. Elle se renversait contre la cloison, buvait songrog à petits coups, en regardant les interlocuteurs, avec desfroncements de sourcils, des gonflements de narines, toute uneapprobation ou une désapprobation muettes, qui prouvaient qu’ellecomprenait, qu’elle avait des idées très arrêtées sur les matièresles plus compliquées. Parfois, elle roulait une cigarette,soufflait du coin des lèvres des jets de fumée minces, devenaitplus attentive. Il semblait que le débat eût lieu devant elle, etqu’elle dût distribuer des prix à la fin. Elle croyait certainementgarder sa place de femme, en réservant son avis, en ne s’emportantpas comme les hommes. Seulement, au fort des discussions, ellelançait une phrase, elle concluait d’un mot, elle «&|160;rivait leclou&|160;» à Charvet lui-même, selon l’expression de Gavard. Aufond, elle se croyait beaucoup plus forte que ces messieurs. Ellen’avait de respect que pour Robine, dont elle couvait le silence deses grands yeux noirs.

Florent, pas plus que les autres, ne faisait attention àClémence. C’était un homme pour eux. On lui donnait des poignées demain à lui démancher le bras. Un soir, Florent assista aux fameuxcomptes. Comme la jeune femme venait de toucher son argent, Charvetvoulut lui emprunter dix francs. Mais elle dit que non, qu’ilfallait savoir où ils en étaient auparavant. Ils vivaient sur labase du mariage libre et de la fortune libre&|160;; chacun d’euxpayait ses dépenses, strictement&|160;; comme ça, disaient-ils, ilsne se devaient rien, ils n’étaient pas esclaves. Le loyer, lanourriture, le blanchissage, les menus plaisirs, tout se trouvaitécrit, noté, additionné. Ce soir-là, Clémence, vérification faite,prouva à Charvet qu’il lui devait déjà cinq francs. Elle lui remitensuite les dix francs, en lui disant&|160;:

–&|160;Marque que tu m’en dois quinze, maintenant… Tu me lesrendras le 5, sur les leçons du petit Léhudier.

Quand on appelait Rose pour payer, ils tiraient chacun de leurpoche les quelques sous de leur consommation. Charvet traitait mêmeen riant Clémence d’aristocrate, parce qu’elle prenait ungrog&|160;; il disait qu’elle voulait l’humilier, lui faire sentirqu’il gagnait moins qu’elle, ce qui était vrai&|160;; et il yavait, au fond de son rire, une protestation contre ce gain plusélevé, qui le rabaissait, malgré sa théorie de l’égalité dessexes.

Si les discussions n’aboutissaient guère, elles tenaient cesmessieurs en haleine. Il sortait un bruit formidable ducabinet&|160;; les vitres dépolies vibraient comme des peaux detambour. Parfois, le bruit devenait si fort que Rose, avec salangueur, versant au comptoir un canon à quelque blouse, tournaitla tête d’inquiétude.

–&|160;Ah bien&|160;! merci, ils se cognent là-dedans, disait lablouse, en reposant le verre sur le zinc, et en se torchant labouche d’un revers de main.

–&|160;Pas de danger, répondait tranquillement monsieurLebigre&|160;; ce sont des messieurs qui causent.

Monsieur Lebigre, très rude pour les autres consommateurs, leslaissait crier à leur aise, sans jamais leur faire la moindreobservation. Il restait des heures sur la banquette du comptoir, engilet à manches, sa grosse tête ensommeillée appuyée contre laglace, suivant du regard Rose qui débouchait des bouteilles ou quidonnait des coups de torchon. Les jours de belle humeur, quand elleétait devant lui, plongeant des verres dans le bassin aux rinçures,les poignets nus, il la pinçait fortement au gras des jambes, sansqu’on pût le voir, ce qu’elle acceptait avec un sourire d’aise.Elle ne trahissait même pas cette familiarité par un sursaut&|160;;lorsqu’il l’avait pincée au sang, elle disait qu’elle n’était paschatouilleuse. Cependant, monsieur Lebigre, dans l’odeur de vin etle ruissellement de clartés chaudes qui l’assoupissaient, tendaitl’oreille aux bruits du cabinet. Il se levait quand les voixmontaient, allait s’adosser à la cloison&|160;; ou même il poussaitla porte, il entrait, s’asseyait un instant, en donnant une tapesur la cuisse de Gavard. Là, il approuvait tout de la tête. Lemarchand de volailles disait que, si ce diable de Lebigre n’avaitguère l’étoffe d’un orateur, on pouvait compter sur lui «&|160;lejour du grabuge&|160;».

Mais Florent, un matin, aux Halles, dans une querelle affreusequi éclata entre Rose et une poissonnière, à propos d’une bourrichede harengs que celle-ci avait fait tomber d’un coup de coude, sansle vouloir, l’entendit traiter de «&|160;panier à mouchard&|160;»et de «&|160;torchon de la préfecture&|160;». Quand il eut rétablila paix, on lui en dégoisa long sur monsieur Lebigre&|160;: ilétait de la police&|160;; tout le quartier le savait bien&|160;;mademoiselle Saget, avant de se servir chez lui, disait l’avoirrencontré une fois allant au rapport&|160;; puis, c’était un hommed’argent, un usurier qui prêtait à la journée aux marchands desquatre-saisons, et qui leur louait des voitures, en exigeant unintérêt scandaleux. Florent fut très ému. Le soir même, enétouffant la voix, il crut devoir répéter ces choses à cesmessieurs. Ils haussèrent les épaules, rirent beaucoup de sesinquiétudes.

–&|160;Ce pauvre Florent&|160;! dit méchamment Charvet, parcequ’il est allé à Cayenne, il s’imagine que toute la police est àses trousses.

Gavard donna sa parole d’honneur que Lebigre était «&|160;unbon, un pur&|160;». Mais ce fut surtout Logre qui se fâcha. Sachaise craquait&|160;; il déblatérait, il déclarait que ce n’étaitpas possible de continuer comme cela, que si l’on accusait tout lemonde d’être de la police, il aimait mieux rester chez lui et neplus s’occuper de politique. Est-ce qu’on n’avait pas osé direqu’il en était, lui, Logre&|160;! lui qui s’était battu en 48 et en51, qui avait failli être transporté deux fois&|160;! Et, en criantcela, il regardait les autres, la mâchoire en avant, comme s’il eûtvoulu leur clouer violemment et quand même la conviction qu’il«&|160;n’en était pas&|160;». Sous ses regards furibonds, lesautres protestèrent du geste. Cependant, Lacaille, en entendanttraiter monsieur Lebigre d’usurier, avait baissé la tête.

Les discussions noyèrent cet incident. Monsieur Lebigre, depuisque Logre avait lancé l’idée d’un complot, donnait des poignées demain plus rudes aux habitués du cabinet. À la vérité, leurclientèle devait être d’un maigre profit&|160;; ils nerenouvelaient jamais leurs consommations. À l’heure du départ, ilsbuvaient la dernière goutte de leur verre, sagement ménagé pendantles ardeurs des théories politiques et sociales. Le départ, dans lefroid humide de la nuit, était tout frissonnant. Ils restaient uninstant sur le trottoir, les yeux brûlés, les oreilles assourdies,comme surpris par le silence noir de la rue. Derrière eux, Rosemettait les boulons des volets. Puis, quand ils s’étaient serré lesmains, épuisés, ne trouvant plus un mot, ils se séparaient, mâchantencore des arguments, avec le regret de ne pouvoir s’enfoncermutuellement leur conviction dans la gorge. Le dos rond de Robinemoutonnait, disparaissait du côté de la rue Rambuteau&|160;; tandisque Charvet et Clémence s’en allaient par les Halles, jusqu’auLuxembourg, côte à côte, faisant sonner militairement leurs talons,en discutant encore quelque point de politique ou de philosophie,sans jamais se donner le bras.

Le complot mûrissait lentement. Au commencement de l’été, iln’était toujours question que de la nécessité de «&|160;tenter lecoup&|160;». Florent, qui, dans les premiers temps, éprouvait unesorte de méfiance, finit par croire à la possibilité d’un mouvementrévolutionnaire. Il s’en occupait très sérieusement, prenant desnotes, faisant des plans écrits. Les autres parlaient toujours.Lui, peu à peu, concentra sa vie dans l’idée fixe dont il sebattait le crâne chaque soir, au point qu’il mena son frère Quenuchez monsieur Lebigre, naturellement, sans songer à mal. Il letraitait toujours un peu comme son élève, il dut même penser qu’ilavait le devoir de le lancer dans la bonne voie. Quenu étaitabsolument neuf en politique. Mais au bout de cinq ou six soirées,il se trouva à l’unisson. Il montrait une grande docilité, unesorte de respect pour les conseils de son frère, quand la belleLisa n’était pas là. D’ailleurs, ce qui le séduisit, avant tout, cefut la débauche bourgeoise de quitter sa charcuterie, de venirs’enfermer dans ce cabinet où l’on criait si fort, et où laprésence de Clémence mettait pour lui une pointe d’odeur suspecteet délicieuse. Aussi bâclait-il ses andouilles maintenant, afind’accourir plus vite, ne voulant pas perdre un mot de cesdiscussions qui lui semblaient très fortes, sans qu’il pût souventles suivre jusqu’au bout. La belle Lisa s’apercevait très bien desa hâte à s’en aller. Elle ne disait encore rien. Quand Florentl’emmenait, elle venait sur le seuil de la porte les voir entrerchez monsieur Lebigre, un peu pâle, les yeux sévères.

Mademoiselle Saget, un soir, reconnut de sa lucarne l’ombre deQuenu sur les vitres dépolies de la grande fenêtre du cabinetdonnant rue Pirouette. Elle avait trouvé là un poste d’observationexcellent, en face de cette sorte de transparent laiteux, où sedessinaient les silhouettes de ces messieurs, avec des nez subits,des mâchoires tendues qui jaillissaient, des bras énormes quis’allongeaient brusquement, sans qu’on aperçût les corps. Cedémanchement surprenant de membres, ces profils muets et furibondstrahissant au-dehors les discussions ardentes du cabinet, latenaient derrière ses rideaux de mousseline jusqu’à ce que letransparent devînt noir. Elle flairait là «&|160;un coup demistoufle&|160;». Elle avait fini par connaître les ombres, auxmains, aux cheveux, aux vêtements. Dans ce pêle-mêle de poingsfermés, de têtes coléreuses, d’épaules gonflées, qui semblaient sedécoller et rouler les unes sur les autres, elle disaitnettement&|160;: «&|160;Ça, c’est le grand dadais de cousin&|160;;ça, c’est ce vieux grigou de Gavard, et voilà le bossu, et voilàcette perche de Clémence.&|160;» Puis, lorsque les silhouettess’échauffaient, devenaient absolument désordonnées, elle étaitprise d’un besoin irrésistible de descendre, d’aller voir. Elleachetait son cassis le soir, sous le prétexte qu’elle se sentait«&|160;toute chose&|160;», le matin&|160;; il le lui fallait,disait-elle, au saut du lit. Le jour où elle vit la tête lourde deQuenu, barrée à coups nerveux par le mince poignet de Charvet, ellearriva chez monsieur Lebigre très essoufflée, elle fit rincer sapetite bouteille par Rose, afin de gagner du temps. Cependant, elleallait remonter chez elle, lorsqu’elle entendit la voix ducharcutier dire avec une netteté enfantine&|160;:

–&|160;Non, il n’en faut plus… On leur donnera un coup detorchon solide, à ce tas de farceurs de députés et de ministres, àtout le tremblement, enfin&|160;!

Le lendemain, dès huit heures, mademoiselle Saget était à lacharcuterie. Elle y trouva madame Lecœur et la Sarriette, quiplongeaient le nez dans l’étuve, achetant des saucisses chaudespour leur déjeuner. Comme la vieille fille les avait entraînéesdans sa querelle contre la belle Normande, à propos de la limandede dix sous, elles s’étaient du coup remises toutes deux avec labelle Lisa. Maintenant la poissonnière ne valait pas gros comme çade beurre. Et elles tapaient sur les Méhudin, des filles de rienqui n’en voulaient qu’à l’argent des hommes. La vérité était quemademoiselle Saget avait laissé entendre à madame Lecœur queFlorent repassait parfois une des deux sœurs à Gavard, et qu’à euxquatre, ils faisaient des parties à crever chez Baratte, bienentendu avec les pièces de cent sous du marchand de volailles.Madame Lecœur en resta dolente, les yeux jaunes de bile.

Ce matin-là, c’était à madame Quenu que la vieille fille voulaitporter un coup. Elle tourna devant le comptoir&|160;; puis, de savoix la plus douce&|160;:

–&|160;J’ai vu monsieur Quenu hier soir, dit-elle. Ahbien&|160;! allez, ils s’amusent, dans ce cabinet, où ils font tantde bruit.

Lisa s’était tournée du côté de la rue, l’oreille trèsattentive, mais ne voulant sans doute pas écouter de face.Mademoiselle Saget fit une pause, espérant qu’on la questionnerait.Elle ajouta plus bas&|160;:

–&|160;Ils ont une femme avec eux… Oh&|160;! pas monsieur Quenu,je ne dis pas ça, je ne sais pas…

–&|160;C’est Clémence, interrompit la Sarriette, une grandesèche, qui fait la dinde, parce qu’elle est allée en pension. Ellevit avec un professeur râpé… Je les ai vus ensemble&|160;; ils onttoujours l’air de se conduire au poste.

–&|160;Je sais, je sais, reprit la vieille, qui connaissait sonCharvet et sa Clémence à merveille, et qui parlait uniquement pourinquiéter la charcutière.

Celle-ci ne bronchait pas. Elle avait l’air de regarder quelquechose de très intéressant, dans les Halles. Alors, l’autre employales grands moyens. Elle s’adressa à madame Lecœur&|160;:

–&|160;Je voulais vous dire, vous feriez bien de conseiller àvotre beau-frère d’être prudent. Ils crient des choses à fairetrembler, dans ce cabinet. Les hommes, vraiment, ça n’est pasraisonnable, avec leur politique. Si on les entendait, n’est-cepas&|160;? ça pourrait très mal tourner pour eux.

–&|160;Gavard fait ce qui lui plaît, soupira madame Lecœur. Ilne manque plus que ça. L’inquiétude m’achèvera, s’il se fait jamaisjeter en prison.

Et une lueur parut dans ses yeux brouillés. Mais la Sarrietteriait, secouant sa petite figure toute fraîche de l’air dumatin.

–&|160;C’est Jules, dit-elle, qui les arrange, ceux qui disentdu mal de l’Empire… Il faudrait les flanquer tous à la Seine, parceque, comme il me l’a expliqué, il n’y a pas avec eux un seul hommecomme il faut.

–&|160;Oh&|160;! continua mademoiselle Saget, ce n’est pas ungrand mal, tant que les imprudences tombent dans les oreilles d’unepersonne comme moi. Vous savez, je me laisserais plutôt couper lamain… Ainsi, hier soir, monsieur Quenu disait…

Elle s’arrêta encore. Lisa avait eu un léger mouvement.

–&|160;Monsieur Quenu disait qu’il fallait fusiller lesministres, les députés, et tout le tremblement.

Cette fois, la charcutière se tourna brusquement, toute blanche,les mains serrées sur son tablier.

–&|160;Quenu a dit ça&|160;? demanda-t-elle d’une voixbrève.

–&|160;Et d’autres choses encore dont je ne me souviens pas.Vous comprenez, c’est moi qui l’ai entendu… Ne vous tourmentez doncpas comme ça, madame Quenu. Vous savez qu’avec moi, rien nesort&|160;; je suis assez grande fille pour peser ce qui conduiraitun homme trop loin… C’est entre nous.

Lisa s’était remise. Elle avait l’orgueil de la paix honnête deson ménage, elle n’avouait pas le moindre nuage entre elle et sonmari. Aussi finit-elle par hausser les épaules, en murmurant, avecun sourire&|160;:

–&|160;C’est des bêtises à faire rire les enfants.

Quand les trois femmes furent sur le trottoir, elles convinrentque la belle Lisa avait fait une drôle de mine. Tout ça, le cousin,les Méhudin, Gavard, les Quenu, avec leurs histoires auxquellespersonne ne comprenait rien, ça finirait mal. Madame Lecœur demandace qu’on faisait des gens arrêtés «&|160;pour la politique&|160;».Mademoiselle Saget savait seulement qu’ils ne paraissaient plus,plus jamais&|160;; ce qui poussa la Sarriette à dire qu’on lesjetait peut-être à la Seine, comme Jules le demandait.

La charcutière, au déjeuner et au dîner, évita toute allusion.Le soir, quand Florent et Quenu s’en allèrent chez monsieurLebigre, elle ne parut pas avoir plus de sévérité dans les yeux.Mais justement, ce soir là, la question de la prochaineconstitution fut débattue, et il était une heure du matin, lorsqueces messieurs se décidèrent à quitter le cabinet&|160;; les voletsétaient mis, ils durent passer par la petite porte, un à un, enarrondissant l’échine. Quenu rentra, la conscience inquiète. Ilouvrit les trois ou quatre portes du logement, le plus doucementpossible, marchant sur la pointe des pieds, traversant le salon,les bras tendus, pour ne pas heurter les meubles. Tout dormait.Dans la chambre, il fut très contrarié de voir que Lisa avaitlaissé la bougie allumée&|160;; cette bougie brûlait au milieu dugrand silence, avec une flamme haute et triste. Comme il ôtait sessouliers et les posait sur un coin du tapis, la pendule sonna uneheure et demie, d’un timbre si clair, qu’il se retourna consterné,redoutant de faire un mouvement, regardant d’un air de furieuxreproche le Gutenberg doré qui luisait, le doigt sur un livre. Ilne voyait que le dos de Lisa, avec sa tête enfouie dansl’oreiller&|160;; mais il sentait bien qu’elle ne dormait pas,qu’elle devait avoir les yeux tout grands ouverts, sur le mur. Cedos énorme, très gras aux épaules, était blême, d’une colèrecontenue&|160;; il se renflait, gardait l’immobilité et le poidsd’une accusation sans réplique. Quenu, tout à fait décontenancé parl’extrême sévérité de ce dos qui semblait l’examiner avec la faceépaisse d’un juge, se coula sous les couvertures, souffla labougie, se tint sage. Il était resté sur le bord, pour ne pointtoucher sa femme. Elle ne dormait toujours pas, il l’aurait juré.Puis, il céda au sommeil, désespéré de ce qu’elle ne parlait point,n’osant lui dire bonsoir, se trouvant sans force contre cette masseimplacable qui barrait le lit à ses soumissions.

Le lendemain, il dormit tard. Quand il s’éveilla, l’édredon aumenton, vautré au milieu du lit, il vit Lisa, assise devant lesecrétaire, qui mettait des papiers en ordre&|160;; elle s’étaitlevée, sans qu’il s’en aperçût, dans le gros sommeil de sondévergondage de la veille. Il prit courage, il lui dit, du fond del’alcôve&|160;:

–&|160;Tiens&|160;! pourquoi ne m’as-tu pas réveillé&|160;?…Qu’est-ce que tu fais là&|160;?

–&|160;Je range ces tiroirs, répondit-elle, très calme, de savoix ordinaire.

Il se sentit soulagé. Mais elle ajouta&|160;:

–&|160;On ne sait pas ce qui peut arriver&|160;; si la policevenait…

–&|160;Comment, la police&|160;?

–&|160;Certainement, puisque tu t’occupes de politique,maintenant.

Il s’assit sur son séant, hors de lui, frappé en pleine poitrinepar cette attaque rude et imprévue.

–&|160;Je m’occupe de politique, je m’occupe de politique,répétait-il&|160;; la police n’a rien à voir là-dedans, je ne mecompromets pas.

–&|160;Non, reprit Lisa avec un haussement d’épaules, tu parlessimplement de faire fusiller tout le monde.

–&|160;Moi&|160;! moi&|160;!

–&|160;Et tu cries cela chez un marchand de vin… MademoiselleSaget t’a entendu. Tout le quartier, à cette heure, sait que tu esun rouge.

Du coup, il se recoucha. Il n’était pas encore bien éveillé. Lesparoles de Lisa retentissaient, comme s’il eût déjà entendu lesfortes bottes des gendarmes, à la porte de la chambre. Il laregardait, coiffée, serrée dans son corset, sur son pied detoilette habituel, et il s’ahurissait davantage, à la trouver sicorrecte dans cette circonstance dramatique.

–&|160;Tu le sais, je te laisse absolument libre, reprit-elleaprès un silence, tout en continuant à classer les papiers&|160;;je ne veux pas porter les culottes, comme on dit… Tu es le maître,tu peux risquer ta situation, compromettre notre crédit, ruiner lamaison… Moi, je n’aurai plus tard qu’à sauvegarder les intérêts dePauline.

Il protesta, mais elle le fit taire d’un geste, enajoutant&|160;:

–&|160;Non, ne dis rien, ce n’est pas une querelle, pas même uneexplication, que je provoque… Ah&|160;! si tu m’avais demandéconseil, si nous avions causé de ça ensemble, je ne dis pas&|160;!On a tort de croire que les femmes n’entendent rien à la politique…Veux-tu que je te la dise, ma politique, à moi&|160;?

Elle s’était levée, elle allait du lit à la fenêtre, enlevant dudoigt les grains de poussière qu’elle apercevait sur l’acajouluisant de l’armoire à glace et de la toilette-commode.

–&|160;C’est la politique des honnêtes gens… Je suisreconnaissante au gouvernement, quand mon commerce va bien, quandje mange ma soupe tranquille, et que je dors sans être réveilléepar des coups de fusil… C’était du propre, n’est-ce pas, en48&|160;? L’oncle Gradelle, un digne homme, nous a montré seslivres de ce temps-là. Il a perdu plus de six mille francs…Maintenant que nous avons l’Empire, tout marche, tout se vend. Tune peux pas dire le contraire… Alors, qu’est-ce que vousvoulez&|160;? Qu’est-ce que vous aurez de plus, quand vous aurezfusillé tout le monde&|160;?

Elle se planta devant la table de nuit, les mains croisées, enface de Quenu, qui disparaissait sous l’édredon. Il essayad’expliquer ce que ces messieurs voulaient&|160;; mais ils’embarrassait dans les systèmes politiques et sociaux de Charvetet de Florent, il parlait des principes méconnus, de l’avènement dela démocratie, de la régénération des sociétés, mêlant le toutd’une si étrange façon, que Lisa haussa les épaules, sanscomprendre. Enfin, il se sauva en tapant sur l’Empire&|160;:c’était le règne de la débauche, des affaires véreuses, du vol àmain armée.

–&|160;Vois-tu, dit-il en se souvenant d’une phrase de Logre,nous sommes la proie d’une bande d’aventuriers qui pillent, quiviolent, qui assassinent la France… Il n’en faut plus&|160;!

Lisa haussait toujours les épaules.

–&|160;C’est tout ce que tu as à dire&|160;? demanda-t-elle avecson beau sang-froid. Qu’est-ce que ça me fait, ce que tu raconteslà&|160;? Quand ce serait vrai, après&|160;?… Est-ce que je teconseille d’être un malhonnête homme, moi&|160;? Est-ce que je tepousse à ne pas payer tes billets, à tromper les clients, àentasser trop vite des pièces de cent sous mal acquises&|160;?… Tume ferais mettre en colère, à la fin&|160;! Nous sommes de bravesgens, nous autres, qui ne pillons et qui n’assassinons personne.Cela suffit. Les autres, ça ne me regarde pas&|160;; qu’ils soientdes canailles, s’ils veulent&|160;!

Elle était superbe et triomphante. Elle se remit à marcher, lebuste haut, continuant&|160;:

–&|160;Pour faire plaisir à ceux qui n’ont rien, il faudraitalors ne pas gagner sa vie… Certainement que je profite du bonmoment et que je soutiens le gouvernement qui fait aller lecommerce. S’il commet de vilaines choses, je ne veux pas le savoir.Moi, je sais que je n’en commets pas, je ne crains point qu’on memontre au doigt dans le quartier. Ce serait trop bête de se battrecontre des moulins à vent… Tu te souviens, aux élections, Gavarddisait que le candidat de l’empereur était un homme qui avait faitfaillite, qui se trouvait compromis dans de sales histoires. Çapouvait être vrai, je ne dis pas non. Tu n’en as pas moins trèssagement agi en votant pour lui, parce que la question n’était paslà, qu’on ne te demandait pas de prêter de l’argent, ni de fairedes affaires avec ce monsieur, mais de montrer au gouvernement quetu étais satisfait de voir prospérer la charcuterie.

Cependant Quenu se rappelait une phrase de Charvet, cette fois,qui déclarait que «&|160;ces bourgeois empâtés, ces boutiquiersengraissés, prêtant leur soutien à un gouvernement d’indigestiongénérale, devaient être jetés les premiers au cloaque&|160;».C’était grâce à eux, grâce à leur égoïsme du ventre, que ledespotisme s’imposait et rongeait une nation. Il tâchait d’allerjusqu’au bout de la phrase, quand Lisa lui coupa la parole,emportée par l’indignation.

–&|160;Laisse donc&|160;! ma conscience ne me reproche rien. Jene dois pas un sou, je ne suis dans aucun tripotage, j’achète et jevends de bonne marchandise, je ne fais pas payer plus cher que levoisin… C’est bon pour nos cousins, les Saccard, ce que tu dis là.Ils font semblant de ne pas même savoir que je suis à Paris&|160;;mais je suis plus fière qu’eux, je me moque pas mal de leursmillions. On dit que Saccard trafique dans les démolitions, qu’ilvole tout le monde. Ça ne m’étonne pas, il partait pour ça. Il aimel’argent à se rouler dessus, pour le jeter ensuite par lesfenêtres, comme un imbécile… Qu’on mette en cause les hommes de satrempe, qui réalisent des fortunes trop grosses, je le comprends.Moi, si tu veux le savoir, je n’estime pas Saccard… Mais nous, nousqui vivons si tranquilles, qui mettrons quinze ans à amasser uneaisance, nous qui ne nous occupons pas de politique, dont tout lesouci est d’élever notre fille et de mener à bien notrebarque&|160;! allons donc, tu veux rire, nous sommes d’honnêtesgens&|160;!

Elle vint s’asseoir au bord du lit. Quenu était ébranlé.

–&|160;Écoute-moi bien, reprit-elle d’une voix plus profonde. Tune veux pas, je pense, qu’on vienne piller ta boutique, vider tacave, voler ton argent&|160;? Si ces hommes de chez monsieurLebigre triomphaient, crois-tu que, le lendemain, tu seraischaudement couché comme tu es là&|160;? et quand tu descendrais àla cuisine, crois-tu que tu te mettrais paisiblement à tesgalantines, comme tu le feras tout à l’heure&|160;? Non, n’est-cepas&|160;?… Alors, pourquoi parles-tu de renverser le gouvernement,qui te protège et te permet de faire des économies&|160;? Tu as unefemme, tu as une fille, tu te dois à elles avant tout. Tu seraiscoupable, si tu risquais leur bonheur. Il n’y a que les gens sansfeu ni lieu, n’ayant rien à perdre, qui veulent des coups de fusil.Tu n’entends pas être le dindon de la farce, peut-être&|160;! Restedonc chez toi, grande bête, dors bien, mange bien, gagne del’argent, aie la conscience tranquille, dis-toi que la France sedébarbouillera toute seule, si l’Empire la tracasse. Elle n’a pasbesoin de toi, la France&|160;!

Elle riait de son beau rire, Quenu était tout à fait convaincu.Elle avait raison, après tout&|160;; et c’était une belle femme,sur le bord du lit, peignée de si bonne heure, si propre et sifraîche, avec son linge éblouissant. En écoutant Lisa, il regardaitleurs portraits, aux deux côtés de la cheminée&|160;; certainement,ils étaient des gens honnêtes, ils avaient l’air très comme ilfaut, habillés de noir, dans les cadres dorés. La chambre, elleaussi, lui parut une chambre de personnes distinguées&|160;; lescarrés de guipure mettaient une sorte de probité sur leschaises&|160;; le tapis, les rideaux, les vases de porcelaine àpaysages, disaient leur travail et leur goût du confortable. Alors,il s’enfonça davantage sous l’édredon, où il cuisait doucement,dans une chaleur de baignoire. Il lui sembla qu’il avait failliperdre tout cela chez monsieur Lebigre, son lit énorme, sa chambresi bien close, sa charcuterie, à laquelle il songeait maintenantavec des remords attendris. Et, de Lisa, des meubles, de ces chosesdouces qui l’entouraient, montait un bien-être qui l’étouffait unpeu, d’une façon délicieuse.

–&|160;Bêta, lui dit sa femme en le voyant vaincu, tu avais prisun beau chemin. Mais, vois-tu, il aurait fallu nous passer sur lecorps, à Pauline et à moi… Et ne te mêle plus de juger legouvernement, n’est-ce pas&|160;? Tous les gouvernements sont lesmêmes, d’abord. On soutient celui-là, on en soutiendrait un autre,c’est nécessaire. Le tout, quand on est vieux, est de manger sesrentes en paix, avec la certitude de les avoir bien gagnées.

Quenu approuvait de la tête. Il voulut commencer unejustification.

–&|160;C’est Gavard… murmura-t-il.

Mais elle devint sérieuse, elle l’interrompit avecbrusquerie.

–&|160;Non, ce n’est pas Gavard… Je sais qui c’est. Celui-làferait bien de songer à sa propre sûreté, avant de compromettre lesautres.

–&|160;C’est de Florent que tu veux parler&|160;? demandatimidement Quenu, après un silence.

Elle ne répondit pas tout de suite. Elle se leva, retourna ausecrétaire, comme faisant effort pour se contenir. Puis, d’une voixnette&|160;:

–&|160;Oui, de Florent… Tu sais combien je suis patiente. Pourrien au monde, je ne voudrais me mettre entre ton frère et toi. Lesliens de famille, c’est sacré. Mais la mesure est comble, à la fin.Depuis que ton frère est ici, tout va de mal en pis… D’ailleurs,non, je ne veux rien dire, ça vaudra mieux.

Il y eut un nouveau silence. Et, comme son mari regardait leplafond de l’alcôve, l’air embarrassé, elle reprit avec plus deviolence&|160;:

–&|160;Enfin, on ne peut pas dire, il ne semble pas mêmecomprendre ce que nous faisons pour lui. Nous nous sommes gênés,nous lui avons donné la chambre d’Augustine, et la pauvre fillecouche sans se plaindre dans un cabinet où elle manque d’air. Nousle nourrissons matin et soir, nous sommes aux petits soins… Rien.Il accepte cela naturellement. Il gagne de l’argent, et on ne saitseulement pas où ça passe, ou plutôt on ne le sait que trop.

–&|160;Il y a l’héritage, hasarda Quenu, qui souffraitd’entendre accuser son frère.

Lisa resta toute droite, comme étourdie. Sa colère tomba.

–&|160;Tu as raison, il y a l’héritage… Voilà le compte, dans cetiroir. Il n’en a pas voulu, tu étais là, tu te souviens&|160;?Cela prouve que c’est un garçon sans cervelle et sans conduite.S’il avait la moindre idée, il aurait déjà fait quelque chose aveccet argent… Moi, je voudrais bien ne plus l’avoir, ça nousdébarrasserait… Je lui en ai déjà parlé deux fois&|160;; mais ilrefuse de m’écouter. Tu devrais le décider à le prendre, toi… Tâched’en causer avec lui, n’est-ce pas&|160;?

Quenu répondit par un grognement, Lisa évita d’insister, ayantmis, croyait-elle, toute l’honnêteté de son côté.

–&|160;Non, ce n’est pas un garçon comme un autre,recommença-t-elle. Il n’est pas rassurant, que veux-tu&|160;! Je tedis ça, parce que nous en causons… Je ne m’occupe pas de saconduite, qui fait déjà beaucoup jaser sur nous dans le quartier.Qu’il mange, qu’il couche, qu’il nous gêne, on peut le tolérer.Seulement, ce que je ne lui permettrai pas, c’est de nous fourrerdans sa politique. S’il te monte encore la tête, s’il nouscompromet le moins du monde, je t’avertis que je me débarrasseraide lui carrément… Je t’avertis, tu comprends&|160;!

Florent était condamné. Elle faisait un véritable effort pour nepas se soulager, laisser couler le flot de rancune amassée qu’elleavait sur le cœur. Il heurtait tous ses instincts, la blessait,l’épouvantait, la rendait véritablement malheureuse. Elle murmuraencore&|160;:

–&|160;Un homme qui a eu les plus vilaines aventures, qui n’apas su se créer seulement un chez lui… Je comprends qu’il veuilledes coups de fusil. Qu’il aille en recevoir, s’il les aime&|160;;mais qu’il laisse les braves gens à leur famille… Puis il ne meplaît pas, voilà&|160;! Il sent le poisson, le soir, à table. Çam’empêche de manger. Lui, n’en perd pas une bouchée&|160;; et pource que ça lui profite&|160;! Il ne peut pas seulement engraisser,le malheureux, tant il est rongé de méchanceté.

Elle s’était approchée de la fenêtre. Elle vit Florent quitraversait la rue Rambuteau, pour se rendre à la poissonnerie.L’arrivage de la marée débordait, ce matin-là&|160;; les mannesavaient de grandes moires d’argent, les criées grondaient. Lisasuivit les épaules pointues de son beau-frère entrant dans lesodeurs fortes des Halles, l’échine pliée, avec cette nausée del’estomac qui lui montait aux tempes&|160;; et le regard dont ellel’accompagnait était celui d’une combattante, d’une femme résolueau triomphe.

Quand elle se retourna, Quenu se levait. En chemise, les piedsdans la douceur du tapis de mousse, encore tout chaud de la bonnechaleur de l’édredon, il était blême, affligé de la mésintelligencede son frère et de sa femme. Mais Lisa eut un de ses beauxsourires. Elle le toucha beaucoup en lui donnant seschaussettes.

Chapitre 4

&|160;

Marjolin fut trouvé au marché des Innocents, dans un tas dechoux, sous un chou blanc, énorme, et dont une des grandes feuillesrabattues cachait son visage rose d’enfant endormi. On ignoratoujours quelle main misérable l’avait posé là. C’était déjà unpetit bonhomme de deux à trois ans, très gras, très heureux devivre, mais si peu précoce, si empâté, qu’il bredouillait à peinequelques mots, ne sachant que sourire. Quand une marchande delégumes le découvrit sous le grand chou blanc, elle poussa un telcri de surprise, que les voisines accoururent, émerveillées&|160;;et lui, il tendait les mains, encore en robe, roulé dans un morceaude couverture. Il ne put dire qui était sa mère. Il avait des yeuxétonnés, en se serrant contre l’épaule d’une grosse tripière quil’avait pris entre les bras. Jusqu’au soir, il occupa le marché. Ils’était rassuré, il mangeait des tartines, il riait à toutes lesfemmes. La grosse tripière le garda&|160;; puis, il passa à unevoisine&|160;; un mois plus tard, il couchait chez une troisième.Lorsqu’on lui demandait&|160;: «&|160;Où est ta mère&|160;?&|160;»il avait un geste adorable&|160;: sa main faisait le tour, montrantles marchandes toutes à la fois. Il fut l’enfant des Halles,suivant les jupes de l’une ou de l’autre, trouvant toujours un coindans un lit, mangeant la soupe un peu partout, habillé à la grâcede Dieu, et ayant quand même des sous au fond de ses pochespercées. Une belle fille rousse, qui vendait des plantesofficinales, l’avait appelé Marjolin, sans qu’on sût pourquoi.

Marjolin allait avoir quatre ans, lorsque la mère Chantemessefit à son tour la trouvaille d’une petite fille, sur le trottoir dela rue Saint-Denis, au coin du marché. La petite pouvait avoir deuxans, mais elle bavardait déjà comme une pie, écorchant les motsdans son babil d’enfant&|160;; si bien que la mère Chantemesse crutcomprendre qu’elle s’appelait Cadine, et que sa mère, la veille ausoir, l’avait assise sous une porte, en lui disant de l’attendre.L’enfant avait dormi là&|160;; elle ne pleurait pas, elle racontaitqu’on la battait. Puis, elle suivit la mère Chantemesse, biencontente, enchantée de cette grande place, où il y avait tant demonde et tant de légumes. La mère Chantemesse, qui vendait au petittas, était une digne femme, très bourrue, touchant déjà à lasoixantaine&|160;; elle adorait les enfants, ayant perdu troisgarçons au berceau. Elle pensa que «&|160;cette roulure-là semblaitune trop mauvaise gale pour crever&|160;», et elle adoptaCadine.

Mais, un soir, comme la mère Chantemesse s’en allait, tenantCadine de la main droite, Marjolin lui prit sans façon la maingauche.

–&|160;Eh&|160;! mon garçon, dit la vieille en s’arrêtant, laplace est donnée… Tu n’es donc plus avec la grande Thérèse&|160;!Tu es un fameux coureur, sais-tu&|160;?

Il la regardait, avec son rire, sans la lâcher. Elle ne putrester grondeuse, tant il était joli et bouclé. Ellemurmura&|160;:

–&|160;Allons, venez, marmaille… Je vous coucherai ensemble.

Et elle arriva rue au Lard, où elle demeurait, avec un enfant dechaque main. Marjolin s’oublia chez la mère Chantemesse. Quand ilsfaisaient par trop de tapage, elle leur allongeait quelquestaloches, heureuse de pouvoir crier, de se fâcher, de lesdébarbouiller, de les fourrer sous la même couverture. Elle leuravait installé un petit lit, dans une vieille voiture de marchanddes quatre-saisons, dont les roues et les brancards manquaient.C’était comme un large berceau, un peu dur, encore tout odorant deslégumes qu’elle y avait longtemps tenus frais sous des lingesmouillés. Cadine et Marjolin dormirent là, à quatre ans, aux brasl’un de l’autre.

Alors, ils grandirent ensemble, on les vit toujours les mains àla taille. La nuit, la mère Chantemesse les entendait quibavardaient doucement. La voix flûtée de Cadine, pendant desheures, racontait des choses sans fin, que Marjolin écoutait avecdes étonnements plus sourds. Elle était très méchante, elleinventait des histoires pour lui faire peur, lui disait que,l’autre nuit, elle avait vu un homme tout blanc, au pied de leurlit, qui les regardait, en tirant une grande langue rouge. Marjolinsuait d’angoisse, lui demandait des détails&|160;; et elle semoquait de lui, elle finissait par l’appeler «&|160;grossebête&|160;». D’autres fois, ils n’étaient pas sages, ils sedonnaient des coups de pied, sous les couvertures&|160;; Cadinerepliait les jambes, étouffait ses rires, quand Marjolin, de toutesses forces, la manquait et allait taper dans le mur. Il fallait,ces fois-là, que la mère Chantemesse se levât pour border lescouvertures&|160;; elle les endormait tous les deux d’une calotte,sur l’oreiller. Le lit fut longtemps ainsi pour eux un lieu derécréation&|160;; ils y emportaient leurs joujoux, ils y mangeaientdes carottes et des navets volés&|160;; chaque matin, leur mèreadoptive était toute surprise d’y trouver des objets étranges, descailloux, des feuilles, des trognons de pommes, des poupées faitesavec des bouts de chiffon. Et, les jours de grands froids, elle leslaissait là, endormis, la tignasse noire de Cadine mêlée auxboucles blondes de Marjolin, les bouches si près l’une de l’autre,qu’ils semblaient se réchauffer de leur haleine.

Cette chambre de la rue au Lard était un grand galetas, délabré,qu’une seule fenêtre, aux vitres dépolies par les pluies,éclairait. Les enfants y jouaient à cache-cache, dans la hautearmoire de noyer et sous le lit colossal de la mère Chantemesse. Ily avait encore deux ou trois tables, sous lesquelles ils marchaientà quatre pattes. C’était charmant, parce qu’il n’y faisait pasclair, et que des légumes traînaient dans les coins noirs. La rueau Lard, elle aussi, était bien amusante, étroite, peu fréquentée,avec sa large arcade qui s’ouvre sur la rue de la Lingerie. Laporte de la maison se trouvait à côté même de l’arcade, une portebasse, dont le battant ne s’ouvrait qu’à demi sur les marchesgrasses d’un escalier tournant. Cette maison, à auvent, qui serenflait, toute sombre d’humidité, avec la caisse verdie desplombs, à chaque étage, devenait, elle aussi, un grand joujou.Cadine et Marjolin passaient leurs matinées à jeter d’en bas despierres, de façon à les lancer dans les plombs, les pierresdescendaient alors le long des tuyaux de descente, en faisant untapage très réjouissant. Mais ils cassèrent deux vitres, et ilsemplirent les tuyaux de cailloux, à tel point que la mèreChantemesse, qui habitait la maison depuis quarante-trois ans,faillit recevoir congé.

Cadine et Marjolin s’attaquèrent alors aux tapissières, auxhaquets, aux camions, qui stationnaient dans la rue déserte. Ilsmontaient sur les roues, se balançaient aux bouts de chaîne,escaladaient les caisses, les paniers entassés. Lesarrière-magasins des commissionnaires de la rue de la Poterieouvraient là de vastes salles sombres, qui s’emplissaient et sevidaient en un jour, ménageant à chaque heure de nouveaux trouscharmants, des cachettes, où les gamins s’oubliaient dans l’odeurdes fruits secs, des oranges, des pommes fraîches. Puis, ils selassaient, ils allaient retrouver la mère Chantemesse, sur lecarreau des Innocents. Ils y arrivaient, bras dessus, bras dessous,traversant les rues avec des rires, au milieu des voitures, sansavoir peur d’être écrasés. Ils connaissaient le pavé, enfonçantleurs petites jambes jusqu’aux genoux dans les fanes delégumes&|160;; ils ne glissaient pas, ils se moquaient, quandquelque routier, aux souliers lourds, s’étalait les quatre fers enl’air, pour avoir marché sur une queue d’artichaut. Ils étaient lesdiables roses et familiers de ces rues grasses. On ne voyaitqu’eux. Par les temps de pluie, ils se promenaient gravement, sousun immense parasol tout en loques, dont la marchande au petit tasavait abrité son éventaire pendant vingt ans&|160;; ils leplantaient gravement dans un coin du marché, ils appelaient ça«&|160;leur maison&|160;». Les jours de soleil, ils galopinaient, àne plus pouvoir remuer le soir&|160;; ils prenaient des bains depieds dans la fontaine, faisaient des écluses en barrant lesruisseaux, se cachaient sous des tas de légumes, restaient là, aufrais, à bavarder, comme la nuit, dans leur lit. On entendaitsouvent sortir, en passant à côté d’une montagne de laitues ou deromaines, un caquetage étouffé. Lorsqu’on écartait les salades, onles apercevait, allongés côte à côte, sur leur couche de feuilles,l’œil vif, inquiets comme des oiseaux découverts au fond d’unbuisson. Maintenant, Cadine ne pouvait se passer de Marjolin, etMarjolin pleurait, quand il perdait Cadine. S’ils venaient à êtreséparés, ils se cherchaient derrière toutes les jupes des Halles,dans les caisses, sous les choux. Ce fut surtout sous les chouxqu’ils grandirent et qu’ils s’aimèrent.

Marjolin allait avoir huit ans, et Cadine six, quand la mèreChantemesse leur fit honte de leur paresse. Elle leur dit qu’elleles associait à sa vente au petit tas&|160;; elle leur promit unsou par jour, s’ils voulaient l’aider à éplucher ses légumes. Lespremiers jours, les enfants eurent un beau zèle. Ilss’établissaient aux deux côtés de l’éventaire, avec des couteauxétroits, très attentifs à la besogne. La mère Chantemesse avait laspécialité des légumes épluchés&|160;; elle tenait, sur sa tabletendue d’un bout de lainage noir mouillé, des alignements de pommesde terre, de navets, de carottes, d’oignons blancs, rangés quatrepar quatre, en pyramide, trois pour la base, un pour la pointe,tout prêts à être mis dans les casseroles des ménagères attardées.Elle avait aussi des paquets ficelés pour le pot-au-feu, quatrepoireaux, trois carottes, un panais, deux navets, deux brins decéleri&|160;; sans parler de la julienne fraîche coupée très finesur des feuilles de papier, des choux taillés en quatre, des tas detomates et des tranches de potiron qui mettaient des étoiles rougeset des croissants d’or dans la blancheur des autres légumes lavés àgrande eau. Cadine se montra beaucoup plus habile que Marjolin,bien qu’elle fût plus jeune&|160;; elle enlevait aux pommes deterre une pelure si mince, qu’on voyait le jour à travers&|160;;elle ficelait les paquets pour le pot-au-feu d’une si gentillefaçon, qu’ils ressemblaient à des bouquets&|160;; enfin, ellesavait faire des petits tas qui paraissaient très gros, rienqu’avec trois carottes ou trois navets. Les passants s’arrêtaienten riant, quand elle criait de sa voix pointue de gamine&|160;:

–&|160;Madame, madame, venez me voir… À deux sous, mon petittas&|160;!

Elle avait des pratiques, ses petits tas étaient très connus. Lamère Chantemesse, assise entre les deux enfants, riait d’un rireintérieur, qui lui faisait monter la gorge au menton, à les voir sisérieux à la besogne. Elle leur donnait religieusement leur sou parjour. Mais les petits tas finirent par les ennuyer. Ils prenaientde l’âge, ils rêvaient des commerces plus lucratifs. Marjolinrestait enfant très tard, ce qui impatientait Cadine. Il n’avaitpas plus d’idée qu’un chou, disait-elle. Et, à la vérité, elleavait beau inventer pour lui des moyens de gagner de l’argent, iln’en gagnait point, il ne savait pas même faire une commission.Elle était très rouée. À huit ans, elle se fit enrôler par une deces marchandes qui s’assoient sur un banc, autour des Halles, avecun panier de citrons, que toute une bande de gamines vendent sousleurs ordres&|160;; elle offrait les citrons dans sa main, deuxpour trois sous, courant après les passants, poussant samarchandise sous le nez des femmes, retournant s’approvisionner,quand elle avait la main vide&|160;; elle touchait deux sous pardouzaine de citrons, ce qui mettait ses journées jusqu’à cinq etsix sous, dans les bons temps. L’année suivante, elle plaça desbonnets à neuf sous&|160;; le gain était plus fort&|160;;seulement, il fallait avoir l’œil vif, car ces commerces en pleinvent sont défendus&|160;; elle flairait les sergents de ville àcent pas, les bonnets disparaissaient sous ses jupes, tandisqu’elle croquait une pomme, d’un air innocent. Puis, elle tint desgâteaux, des galettes, des tartes aux cerises, des croquets, desbiscuits de maïs, épais et jaunes, sur des claies d’osier&|160;;mais Marjolin lui mangea son fonds. Enfin, à onze ans, elle réalisaune grande idée qui la tourmentait depuis longtemps. Elle économisaquatre francs en deux mois, fit l’emplette d’une petite hotte, etse mit marchande de mouron.

C’était toute une grosse affaire. Elle se levait de bon matin,achetait aux vendeurs en gros sa provision de mouron, de millet enbranche, d’échaudés&|160;; puis elle partait, passait l’eau,courait le quartier Latin, de la rue Saint-Jacques à la rueDauphine, et jusqu’au Luxembourg. Marjolin l’accompagnait. Elle nevoulait pas même qu’il portât la hotte&|160;; elle disait qu’iln’était bon qu’à crier&|160;; et il criait sur un ton gras ettraînant&|160;:

–&|160;Mouron pour les p’tits oiseaux&|160;!

Et elle reprenait, avec des notes de flûte, sur une étrangephrase musicale qui finissait par un son pur et filé, trèshaut&|160;:

–&|160;Mouron pour les p’tits oiseaux&|160;!

Ils allaient chacun sur un trottoir, regardant en l’air. À cetteépoque, Marjolin avait un grand gilet rouge qui lui descendaitjusqu’aux genoux, le gilet du défunt père Chantemesse, anciencocher de fiacre&|160;; Cadine portait une robe à carreaux bleus etblancs, taillée dans un tartan usé de la mère Chantemesse. Lesserins de toutes les mansardes du quartier Latin les connaissaient.Quand ils passaient, répétant leur phrase, se jetant l’écho de leurcri, les cages chantaient.

Cadine vendit aussi du cresson. «&|160;À deux sous labotte&|160;! À deux sous la botte&|160;!&|160;» Et c’était Marjolinqui entrait dans les boutiques pour offrir «&|160;le beau cressonde fontaine, la santé du corps&|160;!&|160;» Mais les Hallescentrales venaient d’être construites&|160;; la petite restait enextase devant l’allée aux fleurs qui traverse le pavillon desfruits. Là, tout le long, les bancs de vente, comme desplates-bandes aux deux bords d’un sentier, fleurissent,épanouissent de gros bouquets&|160;; c’est une moisson odorante,deux haies épaisses de roses, entre lesquelles les filles duquartier aiment à passer, souriantes, un peu étouffées par lasenteur trop forte&|160;; et, en haut des étalages, il y a desfleurs artificielles, des feuillages de papier où des gouttes degomme font des gouttes de rosée, des couronnes de cimetière enperles noires et blanches qui se moirent de reflets bleus. Cadineouvrait son nez rose avec des sensualités de chatte&|160;; elles’arrêtait dans cette fraîcheur douce, emportait tout ce qu’ellepouvait de parfum. Quand elle mettait son chignon sous le nez deMarjolin, il disait que ça sentait l’œillet. Elle jurait qu’elle nese servait plus de pommade, qu’il suffisait de passer dans l’allée.Puis, elle intrigua tellement, qu’elle entra au service d’une desmarchandes. Alors, Marjolin trouva qu’elle sentait bon des pieds àla tête. Elle vivait dans les roses, dans les lilas, dans lesgiroflées, dans les muguets. Lui, flairant la jupe, longuement, enmanière de jeu, semblait chercher, finissait par dire&|160;:«&|160;Ça sent le muguet.&|160;» Il montait à la taille, aucorsage, reniflait plus fort&|160;: «&|160;Ça sent lagiroflée.&|160;» Et aux manches, à la jointure des poignets&|160;:«&|160;Ça sent le lilas.&|160;» Et à la nuque, tout autour du cou,sur les joues, sur les lèvres&|160;: «&|160;Ça sent la rose.&|160;»Cadine riait, l’appelait «&|160;bêta&|160;», lui criait de finir,parce qu’il lui faisait des chatouilles avec le bout de son nez.Elle avait une haleine de jasmin. Elle était un bouquet tiède etvivant.

Maintenant, la petite se levait à quatre heures, pour aider sapatronne dans ses achats. C’était, chaque matin, des brassées defleurs achetées aux horticulteurs de la banlieue, des paquets demousse, des paquets de feuilles de fougère et de pervenche, pourentourer les bouquets. Cadine restait émerveillée devant lesbrillants et les valenciennes que portaient les filles des grandsjardiniers de Montreuil, venues au milieu de leurs roses. Les joursde sainte Marie, de saint Pierre, de saint Joseph, des saintspatronymiques très fêtés, la vente commençait à deux heures&|160;;il se vendait, sur le carreau, pour plus de cent mille francs defleurs coupées&|160;; des revendeuses gagnaient jusqu’à deux centsfrancs en quelques heures. Ces jours-là, Cadine ne montrait plusque les mèches frisées de ses cheveux au-dessus des bottes depensées, de réséda, de marguerites&|160;; elle était noyée, perduesous les fleurs&|160;; elle montait toute la journée des bouquetssur des brins de jonc. En quelques semaines, elle avait acquis del’habileté et une grâce originale. Ses bouquets ne plaisaient pas àtout le monde&|160;; ils faisaient sourire, et ils inquiétaient,par un côté de naïveté cruelle. Les rouges y dominaient, coupés detons violents, de bleus, de jaunes, de violets, d’un charmebarbare. Les matins où elle pinçait Marjolin, où elle le taquinaità le faire pleurer, elle avait des bouquets féroces, des bouquetsde fille en colère, aux parfums rudes, aux couleurs irritées.D’autres matins, quand elle était attendrie par quelque peine oupar quelque joie, elle trouvait des bouquets d’un gris d’argent,très doux, voilés, d’une odeur discrète. Puis, c’étaient des roses,saignantes comme des cœurs ouverts, dans des lacs d’œilletsblancs&|160;; des glaïeuls fauves, montant en panaches de flammesparmi des verdures effarées&|160;; des tapisseries de Smyrne, auxdessins compliqués, faites fleur à fleur, ainsi que sur uncanevas&|160;; des éventails moirés, s’élargissant avec desdouceurs de dentelle&|160;; des puretés adorables, des taillesépaissies, des rêves à mettre dans les mains des harengères ou desmarquises, des maladresses de vierge et des ardeurs sensuelles defille, toute la fantaisie exquise d’une gamine de douze ans, danslaquelle la femme s’éveillait.

Cadine n’avait plus que deux respects&|160;: le respect du lilasblanc, dont la botte de huit à dix branches coûte, l’hiver, dequinze à vingt francs&|160;; et le respect des camélias, plus chersencore, qui arrivent par douzaines, dans des boîtes, couchés sur unlit de mousse, recouverts d’une feuille d’ouate. Elle les prenait,comme elle aurait pris des bijoux, délicatement, sans respirer, depeur de les gâter d’un souffle&|160;; puis, c’était avec desprécautions infinies qu’elle attachait sur des brins de jonc leursqueues courtes. Elle parlait d’eux sérieusement. Elle disait àMarjolin qu’un beau camélia blanc, sans piqûre de rouille, étaitune chose rare, tout à fait belle. Comme elle lui en faisaitadmirer un, il s’écria, un jour&|160;:

–&|160;Oui, c’est gentil, mais j’aime mieux le dessous de tonmenton, là, à cette place&|160;; c’est joliment plus doux et plustransparent que ton camélia… Il y a des petites veines bleues etroses qui ressemblent à des veines de fleur.

Il la caressait du bout des doigts&|160;; puis il approcha lenez, murmurant&|160;:

–&|160;Tiens, tu sens l’oranger, aujourd’hui.

Cadine avait un très mauvais caractère. Elle ne s’accommodaitpas du rôle de servante. Aussi finit-elle par s’établir pour soncompte. Comme elle était alors âgée de treize ans, et qu’elle nepouvait rêver le grand commerce, un banc de vente de l’allée auxfleurs, elle vendit des bouquets de violettes d’un sou, piqués dansun lit de mousse, sur un éventaire d’osier pendu à son cou. Ellerôdait toute la journée dans les Halles, autour des Halles,promenant son bout de pelouse. C’était là sa joie, cette flâneriecontinuelle, qui lui dégourdissait les jambes, qui la tirait deslongues heures passées à faire des bouquets, les genoux pliés, surune chaise basse. Maintenant, elle tournait ses violettes enmarchant, elle les tournait comme des fuseaux, avec unemerveilleuse légèreté de doigts&|160;; elle comptait six à huitfleurs, selon la saison, pliait en deux un brin de jonc, ajoutaitune feuille, roulait un fil mouillé&|160;; et, entre ses dents dejeune loup, elle cassait le fil. Les petits bouquets semblaientpousser tout seuls dans la mousse de l’éventaire, tant elle les yplantait vite. Le long des trottoirs, au milieu des coudoiements dela rue, ses doigts rapides fleurissaient, sans qu’elle lesregardât, la mine effrontément levée, occupée des boutiques et despassants. Puis, elle se reposait un instant dans le creux d’uneporte&|160;; elle mettait au bord des ruisseaux, gras des eaux devaisselle, un coin de printemps, une lisière de bois aux herbesbleuies. Ses bouquets gardaient ses méchantes humeurs et sesattendrissements&|160;; il y en avait de hérissés, de terribles,qui ne décoléraient pas dans leur cornet chiffonné&|160;; il y enavait d’autres, paisibles, amoureux, souriant au fond de leurcollerette propre. Quand elle passait, elle laissait une odeurdouce. Marjolin la suivait béatement. Des pieds à la tête, elle nesentait plus qu’un parfum. Lorsqu’il la prenait, qu’il allait deses jupes à son corsage, de ses mains à sa face, il disait qu’ellen’était que violette, qu’une grande violette. Il enfonçait sa tête,il répétait&|160;:

–&|160;Tu te rappelles, le jour où nous sommes allés àRomainville&|160;? C’est tout à fait ça, là surtout dans ta manche…Ne change plus. Tu sens trop bon.

Elle ne changea plus. Ce fut son dernier métier. Mais les deuxenfants grandissaient, souvent elle oubliait son éventaire pourcourir le quartier. La construction des Halles centrales fut poureux un continuel sujet d’escapades. Ils pénétraient au beau milieudes chantiers, par quelque fente des clôtures de planches&|160;;ils descendaient dans les fondations, grimpaient aux premièrescolonnes de fonte. Ce fut alors qu’ils mirent un peu d’eux, deleurs jeux, de leurs batteries, dans chaque trou, dans chaquecharpente. Les pavillons s’élevèrent sous leurs petites mains. Delà vinrent les tendresses qu’ils eurent pour les grandes Halles, etles tendresses que les grandes Halles leur rendirent. Ils étaientfamiliers avec ce vaisseau gigantesque, en vieux amis qui enavaient vu poser les moindres boulons. Ils n’avaient pas peur dumonstre, tapaient de leur poing maigre sur son énormité, letraitaient en bon enfant, en camarade avec lequel on ne se gênepas. Et les Halles semblaient sourire de ces deux gamins quiétaient la chanson libre, l’idylle effrontée de leur ventregéant.

Cadine et Marjolin ne couchaient plus ensemble, chez la mèreChantemesse, dans la voiture de marchand des quatre-saisons. Lavieille, qui les entendait toujours bavarder la nuit, fit un lit àpart pour le petit, par terre, devant l’armoire&|160;; mais, lelendemain matin, elle le retrouva au cou de la petite sous la mêmecouverture. Alors elle le coucha chez une voisine. Cela rendit lesenfants très malheureux. Dans le jour, quand la mère Chantemessen’était pas là, ils se prenaient tout habillés entre les bras l’unde l’autre, ils s’allongeaient sur le carreau, comme sur unlit&|160;; et cela les amusait beaucoup. Plus tard, ilspolissonnèrent, ils cherchèrent les coins noirs de la chambre, ilsse cachèrent plus souvent au fond des magasins de la rue au Lard,derrière les tas de pommes et les caisses d’oranges. Ils étaientlibres et sans honte, comme les moineaux qui s’accouplent au bordd’un toit.

Ce fut dans la cave du pavillon aux volailles qu’ils trouvèrentmoyen de coucher encore ensemble. C’était une habitude douce, unesensation de bonne chaleur, une façon de s’endormir l’un contrel’autre, qu’ils ne pouvaient perdre. Il y avait là, près des tablesd’abattage, de grands paniers de plume dans lesquels ils tenaient àl’aise. Dès la nuit tombée, ils descendaient, ils restaient toutela soirée, à se tenir chaud, heureux des mollesses de cette couche,avec du duvet par-dessus les yeux. Ils traînaient d’ordinaire leurpanier loin du gaz&|160;; ils étaient seuls, dans les odeurs fortesdes volailles, tenus éveillés par de brusques chants de coq quisortaient de l’ombre. Et ils riaient, ils s’embrassaient, pleinsd’une amitié vive qu’ils ne savaient comment se témoigner. Marjolinétait très bête. Cadine le battait, prise de colère contre lui,sans savoir pourquoi. Elle le dégourdissait par sa crânerie defille des rues. Lentement, dans les paniers de plumes, ils ensurent long. C’était un jeu. Les poules et les coqs qui couchaientà côté d’eux n’avaient pas une plus belle innocence.

Plus tard, ils emplirent les grandes Halles de leurs amours demoineaux insouciants. Ils vivaient en jeunes bêtes heureuses,abandonnées à l’instinct, satisfaisant leurs appétits au milieu deces entassements de nourriture, dans lesquels ils avaient poussécomme des plantes tout en chair. Cadine, à seize ans, était unefille échappée, une bohémienne noire du pavé, très gourmande, trèssensuelle. Marjolin, à dix-huit ans, avait l’adolescence déjàventrue d’un gros homme, l’intelligence nulle, vivant par les sens.Elle découchait souvent pour passer la nuit avec lui dans la caveaux volailles&|160;; elle riait hardiment au nez de la mèreChantemesse, le lendemain, se sauvant sous le balai dont la vieilletapait à tort et à travers dans la chambre, sans jamais atteindrela vaurienne, qui se moquait avec une effronterie rare, disantqu’elle avait veillé «&|160;pour voir s’il poussait des cornes à lalune&|160;». Lui, vagabondait&|160;; les nuits où Cadine lelaissait seul, il restait avec le planton des forts de garde dansles pavillons&|160;; il dormait sur des sacs, sur des caisses, aufond du premier coin venu. Ils en vinrent tous deux à ne plusquitter les Halles. Ce fut leur volière, leur étable, la mangeoirecolossale où ils dormaient, s’aimaient, vivaient, sur un litimmense de viandes, de beurres et de légumes.

Mais ils eurent toujours une amitié particulière pour les grandspaniers de plumes. Ils revenaient là, les nuits de tendresse. Lesplumes n’étaient pas triées. Il y avait de longues plumes noires dedinde et des plumes d’oie, blanches et lisses, qui leschatouillaient aux oreilles, quand ils se retournaient&|160;; puis,c’était du duvet de canard, où ils s’enfonçaient comme dans del’ouate, des plumes légères de poules, dorées, bigarrées, dont ilsfaisaient monter un vol à chaque souffle, pareil à un vol demouches ronflant au soleil. En hiver, ils couchaient aussi dans lapourpre des faisans, dans la cendre grise des alouettes, dans lasoie mouchetée des perdrix, des cailles et des grives. Les plumesétaient vivantes encore, tièdes d’odeur. Elles mettaient desfrissons d’ailes, des chaleurs de nid, entre leurs lèvres. Ellesleur semblaient un large dos d’oiseau, sur lequel ilss’allongeaient, et qui les emportait, pâmés aux bras l’un del’autre. Le matin, Marjolin cherchait Cadine, perdue au fond dupanier, comme s’il avait neigé sur elle. Elle se levait ébouriffée,se secouait, sortait d’un nuage, avec son chignon où restaittoujours planté quelque panache de coq.

Ils trouvèrent un autre lieu de délices, dans le pavillon de lavente en gros des beurres, des œufs et des fromages. Il s’entasselà, chaque matin, des murs énormes de paniers vides. Tous deux seglissaient, trouaient ce mur, se creusaient une cachette. Puis,quand ils avaient pratiqué une chambre dans le tas, ils ramenaientun panier, ils s’enfermaient. Alors, ils étaient chez eux, ilsavaient une maison. Ils s’embrassaient impunément. Ce qui lesfaisait se moquer du monde, c’était que de minces cloisons d’osierles séparaient seules de la foule des Halles, dont ils entendaientautour d’eux la voix haute. Souvent, ils pouffaient de rire,lorsque des gens s’arrêtaient à deux pas, sans les soupçonnerlà&|160;; ils ouvraient des meurtrières, hasardaient un œil&|160;;Cadine, à l’époque des cerises, lançait des noyaux dans le nez detoutes les vieilles femmes qui passaient, ce qui les amusaitd’autant plus, que les vieilles, effarées, ne devinaient jamaisd’où partait cette grêle de noyaux. Ils rôdaient aussi au fond descaves, en connaissaient les trous d’ombre, savaient traverser lesgrilles les mieux fermées. Une de leurs grandes parties était depénétrer sur la voie du chemin de fer souterrain, établi dans lesous-sol, et que des lignes projetées devaient relier auxdifférentes gares&|160;; des tronçons de cette voie passent sousles rues couvertes, séparant les caves de chaque pavillon&|160;;même, à tous les carrefours, des plaques tournantes sont posées,prêtes à fonctionner. Cadine et Marjolin avaient fini pardécouvrir, dans la barrière de madriers qui défend la voie, unepièce de bois moins solide qu’ils avaient rendue mobile&|160;; sibien qu’ils entraient là, tout à l’aise. Ils y étaient séparés dumonde, avec le continu piétinement de Paris, en haut, sur lecarreau. La voie étendait ses avenues, ses galeries désertes,tachées de jour, sous les regards à grilles de fonte&|160;; dansles bouts noirs, des gaz brûlaient. Ils se promenaient comme aufond d’un château à eux, certains que personne ne les dérangerait,heureux de ce silence bourdonnant, de ces lueurs louches, de cettediscrétion de souterrain, où leurs amours d’enfants gouailleursavaient des frissons de mélodrame. Des caves voisines, à traversles madriers, toutes sortes d’odeurs leur arrivaient&|160;: lafadeur des légumes, l’âpreté de la marée, la rudesse pestilentielledes fromages, la chaleur vivante des volailles. C’étaient decontinuels souffles nourrissants qu’ils aspiraient entre leursbaisers, dans l’alcôve d’ombre où ils s’oubliaient, couchés entravers sur les rails. Puis, d’autres fois, par les belles nuits,par les aubes claires, ils grimpaient sur les toits, ils montaientl’escalier roide des tourelles, placées aux angles des pavillons.En haut, s’élargissaient des champs de zinc, des promenades, desplaces, toute une campagne accidentée dont ils étaient les maîtres.Ils faisaient le tour des toitures carrées des pavillons, suivaientles toitures allongées des rues couvertes, gravissaient etdescendaient les pentes, se perdaient dans des voyages sans fin.Lorsqu’ils se trouvaient las des terres basses, ils allaient encoreplus haut, ils se risquaient le long des échelles de fer, où lesjupes de Cadine flottaient comme des drapeaux. Alors, ils couraientle second étage de toits, en plein ciel. Au-dessus d’eux, il n’yavait plus que les étoiles. Des rumeurs s’élevaient du fond desHalles sonores, des bruits roulants, une tempête au loin, entenduela nuit. À cette hauteur, le vent matinal balayait les odeursgâtées, les mauvaises haleines du réveil des marchés. Dans le jourlevant, au bord des gouttières, ils se becquetaient, ainsi que fontdes oiseaux, polissonnant sous les tuiles. Ils étaient tout roses,aux premières rougeurs du soleil. Cadine riait d’être en l’air, lagorge moirée, pareille à celle d’une colombe&|160;; Marjolin sepenchait pour voir les rues encore pleines de ténèbres, les mainsserrées au zinc, comme des pattes de ramier. Quand ilsredescendaient, avec la joie du grand air, souriant en amoureux quisortent chiffonnés d’une pièce de blé, ils disaient qu’ilsrevenaient de la campagne.

Ce fut à la triperie qu’ils firent connaissance de ClaudeLantier. Ils y allaient chaque jour, avec le goût du sang, avec lacruauté de galopins s’amusant à voir des têtes coupées. Autour dupavillon, les ruisseaux coulent rouges&|160;; ils y trempaient lebout du pied, y poussaient des tas de feuilles qui les barraient,étalant des mares sanglantes. L’arrivage des abats dans descarrioles qui puent et qu’on lave à grande eau les intéressait. Ilsregardaient déballer les paquets de pieds de mouton qu’on empile àterre comme des pavés sales, les grandes langues roidies montrantles déchirements saignants de la gorge, les cœurs de bœuf solideset décrochés comme des cloches muettes. Mais ce qui leur donnaitsurtout un frisson à fleur de peau, c’étaient les grands paniersqui suent le sang, pleins de têtes de moutons, les cornes grasses,le museau noir, laissant pendre encore aux chairs vives deslambeaux de peau laineuse&|160;; ils rêvaient à quelque guillotinejetant dans ces paniers les têtes de troupeaux interminables. Ilsles suivaient jusqu’au fond de la cave, le long des rails posés surles marches de l’escalier, écoutant le cri des roulettes de ceswagons d’osier, qui avaient un sifflement de scie. En bas, c’étaitune horreur exquise. Ils entraient dans une odeur de charnier, ilsmarchaient au milieu de flaques sombres, où semblaient s’allumerpar instants des yeux de pourpre&|160;; leurs semelles secollaient, ils clapotaient, inquiets, ravis de cette boue horrible.Les becs de gaz avaient une flamme courte, une paupièresanguinolente qui battait. Autour des fontaines, sous le jour pâledes soupiraux, ils s’approchaient des étaux. Là, ils jouissaient, àvoir les tripiers, le tablier roidi par les éclaboussures, casserune à une les têtes de moutons, d’un coup de maillet. Et ilsrestaient pendant des heures à attendre que les paniers fussentvides, retenus par le craquement des os, voulant voir jusqu’à lafin arracher les langues et dégager les cervelles des éclats descrânes. Parfois, un cantonnier passait derrière eux, lavant la caveà la lance&|160;; des nappes ruisselaient avec un bruit d’écluse,le jet rude de la lance écorchait les dalles, sans pouvoir emporterla rouille ni la puanteur du sang.

Vers le soir, entre quatre et cinq heures, Cadine et Marjolinétaient sûrs de rencontrer Claude à la vente en gros des mous debœuf. Il était là, au milieu des voitures des tripiers acculées auxtrottoirs, dans la foule des hommes en bourgerons bleus et entabliers blancs, bousculé, les oreilles cassées par les offresfaites à voix haute&|160;; mais il ne sentait pas même les coups decoude, il demeurait en extase, en face des grands mous pendus auxcrocs de la criée. Il expliqua souvent à Cadine et à Marjolin querien n’était plus beau. Les mous étaient d’un rose tendre,s’accentuant peu à peu, bordé, en bas, de carmin vif&|160;; et illes disait en satin moiré, ne trouvant pas de mot pour peindrecette douceur soyeuse, ces longues allées fraîches, ces chairslégères qui retombaient à larges plis, comme des jupes accrochéesde danseuses. Il parlait de gaze, de dentelle laissant voir lahanche d’une jolie femme. Quand un coup de soleil, tombant sur lesgrands mous, leur mettait une ceinture d’or, Claude, l’œil pâmé,était plus heureux que s’il eût vu défiler les nudités des déessesgrecques et les robes de brocart des châtelaines romantiques.

Le peintre devint le grand ami des deux gamins. Il avait l’amourdes belles brutes. Il rêva longtemps un tableau colossal, Cadine etMarjolin s’aimant au milieu des Halles centrales, dans les légumes,dans la marée, dans la viande. Il les aurait assis sur leur lit denourriture, les bras à la taille, échangeant le baiser idyllique.Et il voyait là un manifeste artistique, le positivisme de l’art,l’art moderne tout expérimental et tout matérialiste&|160;; il yvoyait encore une satire de la peinture à idées, un soufflet donnéaux vieilles écoles. Mais pendant près de deux ans, il recommençales esquisses, sans pouvoir trouver la note juste. Il creva unequinzaine de toiles. Il s’en garda une grande rancune, continuant àvivre avec ses deux modèles, par une sorte d’amour sans espoir pourson tableau manqué. Souvent l’après-midi, quand il les rencontraitrôdant, il battait le quartier des Halles, flânant, les mains aufond des poches, intéressé profondément par la vie des rues.

Tous trois s’en allaient, traînant les talons sur les trottoirs,tenant la largeur, forçant les gens à descendre. Ils humaient lesodeurs de Paris, le nez en l’air. Ils auraient reconnu chaque coin,les yeux fermés rien qu’aux haleines liquoreuses sortant desmarchands de vin, aux souffles chauds des boulangeries et despâtisseries, aux étalages fades des fruitières. C’étaient degrandes tournées. Ils se plaisaient à traverser la rotonde de laHalle au blé, l’énorme et lourde cage de pierre, au milieu desempilements de sacs blancs de farine, écoutant le bruit de leurspas dans le silence de la voûte sonore. Ils aimaient les bouts derue voisins, devenus déserts, noirs et tristes comme un coin deville abandonné, la rue Babille, la rue Sauval, la rue desDeux-Écus, la rue de Viarmes, blême du voisinage des meuniers, etoù grouille à quatre heures la bourse aux grains. D’ordinaire, ilspartaient de là. Lentement, ils suivaient la rue Vauvilliers,s’arrêtant aux carreaux des gargotes louches, se montrant du coinde l’œil, avec des rires, le gros numéro jaune d’une maison auxpersiennes fermées. Dans l’étranglement de la rue des Prouvaires,Claude clignait les yeux, regardait, en face, au bout de la ruecouverte, encadré sous ce vaisseau immense de gare moderne, unportail latéral de Saint-Eustache, avec sa rosace et ses deuxétages de fenêtres à plein cintre&|160;; il disait, par manière dedéfi, que tout le Moyen Âge et toute la Renaissance tiendraientsous les Halles centrales. Puis, en longeant les larges ruesneuves, la rue du Pont-Neuf et la rue des Halles, il expliquait auxdeux gamins la vie nouvelle, les trottoirs superbes, les hautesmaisons, le luxe des magasins&|160;; il annonçait un art originalqu’il sentait venir, disait-il, et qu’il se rongeait les poings dene pouvoir révéler. Mais Cadine et Marjolin préféraient la paixprovinciale de la rue des Bourdonnais, où l’on peut jouer auxbilles, sans craindre d’être écrasé&|160;; la petite faisait labelle, en passant devant les bonneteries et les ganteries en gros,tandis que, sur chaque porte, des commis en cheveux, la plume àl’oreille, la suivaient du regard, d’un air ennuyé. Ils préféraientencore les tronçons du vieux Paris restés debout, les rues de laPoterie et de la Lingerie, avec leurs maisons ventrues, leursboutiques de beurre, d’œufs et de fromages&|160;; les rues de laFerronnerie et de l’Aiguillerie, les belles rues d’autrefois, auxétroits magasins obscurs&|160;; surtout la rue Courtalon, uneruelle noire, sordide, qui va de la place Sainte-Opportune à la rueSaint-Denis, trouée d’allées puantes, au fond desquelles ilsavaient polissonné, étant plus jeunes. Rue Saint-Denis, ilsentraient dans la gourmandise&|160;; ils souriaient aux pommestapées, au bois de réglisse, aux pruneaux, au sucre candi desépiciers et des droguistes. Leurs flâneries aboutissaient chaquefois à des idées de bonnes choses, à des envies de manger lesétalages des yeux. Le quartier était pour eux une grande tabletoujours servie, un dessert éternel, dans lequel ils auraient bienvoulu allonger les doigts. Ils visitaient à peine un instantl’autre pâté de masures branlantes, les rues Pirouette, deMondétour, de la Petite-Truanderie, de la Grande-Truanderie,intéressés médiocrement par les dépôts d’escargots, les marchandsd’herbes cuites, les bouges des tripiers et des liquoristes&|160;;il y avait cependant, rue de la Grande-Truanderie, une fabrique desavon, très douce au milieu des puanteurs voisines, qui arrêtaitMarjolin, attendant que quelqu’un entrât ou sortît, pour recevoirau visage l’haleine de la porte. Et ils revenaient vite ruePierre-Lescot et rue Rambuteau. Cadine adorait les salaisons, ellerestait en admiration devant les paquets de harengs saurs, lesbarils d’anchois et de câpres, les tonneaux de cornichons etd’olives, où des cuillers de bois trempaient&|160;; l’odeur duvinaigre la grattait délicieusement à la gorge&|160;; l’âpreté desmorues roulées, des saumons fumés, des lards et des jambons, lapointe aigrelette des corbeilles de citrons, lui mettaient au borddes lèvres un petit bout de langue, humide d’appétit&|160;; et elleaimait aussi à voir les tas de boîtes de sardines, qui font, aumilieu des sacs et des caisses, des colonnes ouvragées de métal.Rue Montorgueil, rue Montmartre, il y avait encore de bien bellesépiceries, des restaurants dont les soupiraux sentaient bon, desétalages de volailles et de gibier très réjouissants, des marchandsde conserves, à la porte desquels des barriques défoncéesdébordaient d’une choucroute jaune, déchiquetée comme de la vieilleguipure. Mais, rue Coquillière, ils s’oubliaient dans l’odeur destruffes. Là, se trouve un grand magasin de comestibles qui soufflejusque sur le trottoir un tel parfum, que Cadine et Marjolinfermaient les yeux, s’imaginant avaler des choses exquises. Claudeétait troublé&|160;; il disait que cela le creusait&|160;; ilallait revoir la Halle au blé, par la rue Oblin, étudiant lesmarchandes de salades, sous les portes, et les faïences communes,étalées sur les trottoirs, laissant «&|160;les deux brutes&|160;»achever leur flânerie dans ce fumet de truffes, le fumet le plusaigu du quartier.

C’étaient là les grandes tournées. Cadine, lorsqu’elle promenaittoute seule ses bouquets de violettes, poussait des pointes,rendait particulièrement visite à certains magasins qu’elle aimait.Elle avait surtout une vive tendresse pour la boulangerieTaboureau, où toute une vitrine était réservée à lapâtisserie&|160;; elle suivait la rue Turbigo, revenait dix fois,pour passer devant les gâteaux aux amandes, les saint-honoré, lessavarins, les flans, les tartes aux fruits, les assiettes de babas,d’éclairs, de choux à la crème&|160;; et elle était encoreattendrie par les bocaux pleins de gâteaux secs, de macarons et demadeleines. La boulangerie, très claire, avec ses larges glaces,ses marbres, ses dorures, ses casiers à pains de fer ouvragé, sonautre vitrine, où des pains longs et vernis s’inclinaient, lapointe sur une tablette de cristal, retenus plus haut par unetringle de laiton, avait une bonne tiédeur de pâte cuite, quil’épanouissait, lorsque, cédant à la tentation, elle entraitacheter une brioche de deux sous. Une autre boutique, en face dusquare des Innocents, lui donnait des curiosités gourmandes, touteune ardeur de désirs inassouvis. C’était une spécialité degodiveaux. Elle s’arrêtait dans la contemplation des godiveauxordinaires, des godiveaux de brochet, des godiveaux de foies grastruffés&|160;; et elle restait là, rêvant, se disant qu’il faudraitbien qu’elle finît par en manger un jour.

Cadine avait aussi ses heures de coquetterie. Elle s’achetaitalors des toilettes superbes à l’étalage des Fabriques de France,qui pavoisaient la pointe Saint-Eustache d’immenses piècesd’étoffe, pendues et flottant de l’entresol jusqu’au trottoir. Unpeu gênée par son éventaire, au milieu des femmes des Halles, entabliers sales devant ces toilettes des dimanches futurs, elletouchait les lainages, les flanelles, les cotonnades, pours’assurer du grain et de la souplesse de l’étoffe. Elle sepromettait quelque robe de flanelle voyante, de cotonnade à ramagesou de popeline écarlate. Parfois même, elle choisissait dans lesvitrines, parmi les coupons plissés et avantagés par la main descommis, une soie tendre, bleu ciel ou vert pomme, qu’elle rêvait deporter avec des rubans roses. Le soir, elle allait recevoir à laface l’éblouissement des grands bijoutiers de la rue Montmartre.Cette terrible rue l’assourdissait de ses files interminables devoitures, la coudoyait de son flot continu de foule, sans qu’ellequittât la place, les yeux emplis de cette splendeur flambante,sous la ligne des réverbères accrochés en dehors à la devanture dumagasin. D’abord, c’étaient les blancheurs mates, les luisantsaigus de l’argent, les montres alignées, les chaînes pendues, lescouverts en croix, et les timbales, les tabatières, les ronds deserviette, les peignes, posés sur les étagères&|160;; mais elleavait une affection pour les dés d’argent, bossuant les gradins deporcelaine, que recouvrait un globe. Puis, de l’autre côté, lalueur fauve de l’or jaunissait les glaces. Une nappe de chaîneslongues glissait de haut, moirée d’éclairs rouges&|160;; lespetites montres de femme, retournées du côté du boîtier, avaientdes rondeurs scintillantes d’étoiles tombées&|160;; les alliancess’enfilaient dans des tringles minces&|160;; les bracelets, lesbroches, les bijoux chers luisaient sur le velours noir desécrins&|160;; les bagues allumaient de courtes flammes bleues,vertes, jaunes, violettes, dans les grands baguiers carrés&|160;;tandis que, à toutes les étagères, sur deux et trois rangs, desrangées de boucles d’oreilles, de croix, de médaillons, mettaientau bord du cristal des tablettes des franges riches de tabernacle.Le reflet de tout cet or éclairait la rue d’un coup de soleil,jusqu’au milieu de la chaussée. Et Cadine croyait entrer dansquelque chose de saint, dans les trésors de l’empereur. Elleexaminait longuement cette forte bijouterie de poissonnières,lisant avec soin les étiquettes à gros chiffres qui accompagnaientchaque bijou. Elle se décidait pour des boucles d’oreilles, pourdes poires de faux corail, accrochées à des roses d’or.

Un matin, Claude la surprit en extase devant un coiffeur de larue Saint-Honoré. Elle regardait les cheveux d’un air de profondeenvie. En haut, c’était un ruissellement de crinières, des queuesmolles, des nattes dénouées, des frisons en pluie, des cache-peigneà trois étages, tout un flot de crins et de soies, avec des mèchesrouges qui flambaient, des épaisseurs noires, des pâleurs blondes,jusqu’à des chevelures blanches pour les amoureuses de soixanteans. En bas, les tours discrets, les anglaises toutes frisées, leschignons pommadés et peignés, dormaient dans des boîtes de carton.Et, au milieu de ce cadre, au fond d’une sorte de chapelle, sousles pointes effiloquées des cheveux accrochés, un buste de femmetournait. La femme portait une écharpe de satin cerise, qu’unebroche de cuivre fixait dans le creux des seins&|160;; elle avaitune coiffure de mariée très haute, relevée de brins d’oranger,souriant de sa bouche de poupée, les yeux clairs, les cils plantésroides et trop longs, les joues de cire, les épaules de cire commecuites et enfumées par le gaz. Cadine attendait qu’elle revînt,avec son sourire&|160;; alors, elle était heureuse, à mesure que leprofil s’accentuait et que la belle femme, lentement, passait degauche à droite. Claude fut indigné. Il secoua Cadine, en luidemandant ce qu’elle faisait là, devant cette ordure, «&|160;cettefille crevée, ramassée à la morgue&|160;». Il s’emportait contrecette nudité de cadavre, cette laideur du joli, en disant qu’on nepeignait plus que des femmes comme ça. La petite ne fut pasconvaincue&|160;; elle trouvait la femme bien belle. Puis,résistant au peintre qui la tirait par un bras, grattant d’ennui satignasse noire, elle lui montra une queue rousse, énorme, arrachéeà la forte carrure de quelque jument, en lui avouant qu’ellevoudrait avoir ces cheveux-là.

Et, dans les grandes tournées, lorsque tous trois, Claude,Cadine et Marjolin, rôdaient autour des Halles, ils apercevaient,par chaque bout de rue, un coin du géant de fonte. C’étaient deséchappées brusques, des architectures imprévues, le même horizons’offrant sans cesse sous des aspects divers. Claude se retournait,surtout rue Montmartre, après avoir passé l’église. Au loin, lesHalles, vues de biais, l’enthousiasmaient&|160;: une grande arcade,une porte haute, béante, s’ouvrait&|160;; puis les pavillonss’entassaient, avec leurs deux étages de toits, leurs persiennescontinues, leurs stores immenses&|160;; on eût dit des profils demaisons et de palais superposés, une babylone de métal, d’unelégèreté hindoue, traversée par des terrasses suspendues, descouloirs aériens, des ponts volants jetés sur le vide. Ilsrevenaient toujours là, à cette ville autour de laquelle ilsflânaient, sans pouvoir la quitter de plus de cent pas. Ilsrentraient dans les après-midi tièdes des Halles. En haut, lespersiennes sont fermées, les stores baissés. Sous les ruescouvertes, l’air s’endort, d’un gris de cendre coupé de barresjaunes par les taches de soleil qui tombent des longs vitrails. Desmurmures adoucis sortent des marchés&|160;; les pas des rarespassants affairés sonnent sur les trottoirs&|160;; tandis que desporteurs, avec leur médaille, sont assis à la file sur les rebordsde pierre, aux coins des pavillons, ôtant leurs gros souliers,soignant leurs pieds endoloris. C’est une paix de colosse au repos,dans laquelle monte parfois un chant de coq, du fond de la cave auxvolailles. Souvent ils allaient alors voir charger les paniersvides sur les camions, qui, chaque après-midi, viennent lesreprendre, pour les retourner aux expéditeurs. Les paniersétiquetés de lettres et de chiffres noirs faisaient des montagnes,devant les magasins de commission de la rue Berger. Pile par pile,symétriquement, des hommes les rangeaient. Mais quand le tas, surle camion, atteignait la hauteur d’un premier étage, il fallait quel’homme, resté en bas, balançant la pile de paniers, prît un élanpour la jeter à son camarade, perché en haut, les bras en avant.Claude, qui aimait la force et l’adresse, restait des heures àsuivre le vol de ces masses d’osier, riant lorsqu’un élan tropvigoureux les enlevait, les lançait par-dessus le tas, au milieu dela chaussée. Il adorait aussi le trottoir de la rue Rambuteau etcelui de la rue du Pont-Neuf, au coin du pavillon des fruits, àl’endroit où se tiennent les marchandes au petit tas. Les légumesen plein air le ravissaient, sur les tables recouvertes de chiffonsnoirs mouillés. À quatre heures, le soleil allumait tout ce coin deverdure. Il suivait les allées, curieux des têtes colorées desmarchandes&|160;; les jeunes, les cheveux retenus dans un filet,déjà brûlées par leur vie rude&|160;; les vieilles, cassées,ratatinées, la face rouge, sous le foulard jaune de leur marmotte.Cadine et Marjolin refusaient de le suivre, en reconnaissant deloin la mère Chantemesse qui leur montrait le poing, furieuse deles voir polissonner ensemble. Il les rejoignait sur l’autretrottoir. Là, à travers la rue, il trouvait un superbe sujet detableau&|160;: les marchandes au petit tas sous leurs grandsparasols déteints, les rouges, les bleus, les violets, attachés àdes bâtons, bossuant le marché, mettant leurs rondeurs vigoureusesdans l’incendie du couchant qui se mourait sur les carottes et lesnavets. Une marchande, une vieille guenipe de cent ans, abritaittrois salades maigres sous une ombrelle de soie rose, crevée etlamentable.

Cependant, Cadine et Marjolin avaient fait connaissance de Léon,l’apprenti charcutier des Quenu-Gradelle, un jour qu’il portait unetourte dans le voisinage. Ils le virent qui soulevait le couverclede la casserole, au fond d’un angle obscur de la rue de Mondétour,et qui prenait un godiveau avec les doigts, délicatement. Ils sesourirent, cela leur donna une grande idée du gamin. Cadine conçutle projet de contenter enfin une de ses envies les pluschaudes&|160;; lorsqu’elle rencontra de nouveau le petit, avec sacasserole, elle fut très aimable, elle se fit offrir un godiveau,riant, se léchant les doigts. Mais elle eut quelque désillusion,elle croyait que c’était meilleur que ça. Le petit, pourtant, luiparut drôle, tout en blanc comme une fille qui va communier, lemuseau rusé et gourmand. Elle l’invita à un déjeuner monstre,qu’elle donna dans les paniers de la criée aux beurres. Ilss’enfermèrent tous trois, elle, Marjolin et Léon, entre les quatremurs d’osier, loin du monde. La table fut mise sur un large panierplat. Il y avait des poires, des noix, du fromage blanc, descrevettes, des pommes de terre frites et des radis. Le fromageblanc venait d’une fruitière de la rue de la Cossonnerie&|160;;c’était un cadeau. Un friteur de la rue de la Grande-Truanderieavait vendu à crédit les deux sous de pommes de terre frites. Lereste, les poires, les noix, les crevettes, les radis, était voléaux quatre coins des Halles. Ce fut un régal exquis. Léon ne voulutpas rester à court d’amabilité, il rendit le déjeuner par unsouper, à une heure du matin, dans sa chambre. Il servit du boudinfroid, des ronds de saucisson, un morceau de petit salé, descornichons et de la graisse d’oie. La charcuterie desQuenu-Gradelle avait tout fourni. Et cela ne finit plus, lessoupers fins succédèrent aux déjeuners délicats, les invitationssuivirent les invitations. Trois fois par semaine, il y eut desfêtes intimes dans le trou aux paniers et dans cette mansarde, oùFlorent, les nuits d’insomnie, entendait des bruits étouffés demâchoires et des rires de flageolet jusqu’au petit jour.

Alors, les amours de Cadine et de Marjolin s’étalèrent encore.Ils furent parfaitement heureux. Il faisait le galant, la menait encabinet particulier, pour croquer des pommes crues ou des cœurs decéleri, dans quelque coin noir des caves. Il vola un jour un harengsaur qu’ils mangèrent délicieusement, sur le toit du pavillon de lamarée, au bord des gouttières. Les Halles n’avaient pas un troud’ombre où ils n’allaient cacher leurs régals tendres d’amoureux.Le quartier, ces files de boutiques ouvertes, pleines de fruits, degâteaux, de conserves, ne fut plus un paradis fermé, devant lequelrôdait leur faim de gourmands, avec des envies sourdes. Ilsallongeaient la main en passant le long des étalages, chipant unpruneau, une poignée de cerises, un bout de morue. Ilss’approvisionnaient également aux Halles, surveillant les alléesdes marchés, ramassant tout ce qui tombait, aidant même souvent àtomber, d’un coup d’épaule, les paniers de marchandises. Malgrécette maraude, des notes terribles montaient chez le friteur de larue de la Grande-Truanderie. Ce friteur, dont l’échoppe étaitappuyée contre une maison branlante, soutenue par de gros madriersverts de mousse, tenait des moules cuites nageant dans une eauclaire, au fond de grands saladiers de faïence, des plats depetites limandes jaunes et roidies, sous leur couche trop épaissede pâte, des carrés de gras-double mijotant au cul de la poêle, desharengs grillés, noirs, charbonnés, si durs, qu’ils sonnaient commedu bois. Cadine, certaines semaines, devait jusqu’à vingtsous&|160;; cette dette l’écrasait, il lui fallait vendre un nombreincalculable de bouquets de violettes, car elle n’avait pas àcompter du tout sur Marjolin. D’ailleurs, elle était bien forcée derendre à Léon ses politesses&|160;; elle se sentait même un peuhonteuse de ne jamais avoir le moindre plat de viande. Lui,finissait par prendre des jambons entiers.

D’habitude, il cachait tout dans sa chemise. Quand il montait dela charcuterie, le soir, il tirait de sa poitrine des bouts desaucisse, des tranches de pâté de foie, des paquets de couennes. Lepain manquait, et l’on ne buvait pas. Marjolin aperçut Léonembrassant Cadine, une nuit entre deux bouchées. Cela le fit rire.Il aurait assommé le petit d’un coup de poing&|160;; mais iln’était point jaloux de Cadine, il la traitait en bonne amie qu’ona depuis longtemps.

Claude n’assistait pas à ces festins. Ayant surpris labouquetière volant une betterave, dans un petit panier garni defoin, il lui avait tiré les oreilles, en la traitant de vaurienne.Cela la complétait, disait-il. Et il éprouvait, malgré lui, commeune admiration pour ces bêtes sensuelles, chipeuses et gloutonnes,lâchées dans la jouissance de tout ce qui trônait, ramassant lesmiettes tombées de la desserte d’un géant.

Marjolin était entré chez Gavard, heureux de n’avoir rien àfaire qu’à écouter les histoires sans fin de son patron. Cadinevendait ses bouquets, habituée aux gronderies de la mèreChantemesse. Ils continuaient leur enfance, sans honte, allant àleurs appétits, avec des vices tout naïfs. Ils étaient lesvégétations de ce pavé gras du quartier des Halles, où même par lesbeaux temps, la boue reste noire et poissante. La fille à seizeans, le garçon à dix-huit, gardaient la belle impudence des bambinsqui se retroussent au coin des bornes. Cependant, il poussait dansCadine des rêveries inquiètes, lorsqu’elle marchait sur lestrottoirs, tournant les queues des violettes comme des fuseaux. EtMarjolin, lui aussi, avait un malaise qu’il ne s’expliquait pas. Ilquittait parfois la petite, s’échappait d’une flânerie, manquait unrégal, pour aller voir madame Quenu, à travers les glaces de lacharcuterie. Elle était si belle, si grosse, si ronde, qu’elle luifaisait du bien. Il éprouvait, devant elle, une plénitude, commes’il eût mangé ou bu quelque chose de bon. Quand il s’en allait, ilemportait une faim et une soif de la revoir. Cela durait depuis desmois. Il avait eu d’abord pour elle les regards respectueux qu’ildonnait aux étalages des épiciers et des marchands de salaisons.Puis, lorsque vinrent les jours de grande maraude, il rêva, en lavoyant, d’allonger les mains sur sa forte taille, sur ses grosbras, ainsi qu’il les enfonçait dans les barils d’olives et dansles caisses de pommes tapées.

Depuis quelque temps, Marjolin voyait la belle Lisa chaque jour,le matin. Elle passait devant la boutique de Gavard, s’arrêtait uninstant, causait avec le marchand de volailles. Elle faisait sonmarché elle-même, disait-elle, pour qu’on la volât moins. La véritéétait qu’elle tâchait de provoquer les confidences de Gavard&|160;;à la charcuterie, il se méfiait&|160;; dans sa boutique, ilpérorait, racontait tout ce qu’on voulait. Elle s’était dit qu’ellesaurait par lui ce qui se passait au juste chez monsieurLebigre&|160;; car elle tenait mademoiselle Saget, sa policesecrète, en médiocre confiance. Elle apprit ainsi du terriblebavard des choses confuses qui l’effrayèrent beaucoup. Deux joursaprès l’explication qu’elle avait eue avec Quenu, elle rentra dumarché, très pâle. Elle fit signe à son mari de la suivre dans lasalle à manger. Là, après avoir fermé les portes&|160;:

–&|160;Ton frère veut donc nous envoyer à l’échafaud&|160;!…Pourquoi m’as-tu caché ce que tu sais&|160;?

Quenu jura qu’il ne savait rien. Il fit un grand serment,affirmant qu’il n’était plus retourné chez monsieur Lebigre etqu’il n’y retournerait jamais. Elle haussa les épaules, enreprenant&|160;:

–&|160;Tu feras bien, à moins que tu ne désires y laisser tapeau… Florent est de quelque mauvais coup, je le sens. Je viensd’en apprendre assez pour deviner où il va… Il retourne au bagne,entends-tu&|160;?

Puis, au bout d’un silence, elle continua d’une voix pluscalme&|160;:

–&|160;Ah&|160;! le malheureux&|160;!… Il était ici comme un coqen pâte, il pouvait redevenir honnête, il n’avait que de bonsexemples. Non, c’est dans le sang&|160;; il se cassera le cou, avecsa politique… Je veux que ça finisse, tu entends, Quenu&|160;? Jet’avais averti.

Elle appuya nettement sur ces derniers mots. Quenu baissait latête, attendant son arrêt.

–&|160;D’abord, dit-elle, il ne mangera plus ici. C’est assezqu’il y couche. Il gagne de l’argent, qu’il se nourrisse.

Il fit mine de protester, mais elle lui ferma la bouche, enajoutant avec force&|160;:

–&|160;Alors, choisis entre lui et nous. Je te jure que je m’envais avec ma fille, s’il reste davantage. Veux-tu que je te ledise, à la fin&|160;: c’est un homme capable de tout, qui est venutroubler notre ménage. Mais j’y mettrai bon ordre, je t’assure… Tuas bien entendu&|160;: ou lui ou moi.

Elle laissa son mari muet, elle rentra dans la charcuterie, oùelle servit une demi-livre de pâté de foie, avec son sourireaffable de belle charcutière. Gavard, dans une discussion politiquequ’elle avait amenée habilement, s’était échauffé jusqu’à lui direqu’elle verrait bien, qu’on allait tout flanquer par terre, etqu’il suffirait de deux hommes déterminés comme son beau-frère etlui, pour mettre le feu à la boutique. C’était le mauvais coup dontelle parlait, quelque conspiration à laquelle le marchand devolailles faisait des allusions continuelles, d’un air discret,avec des ricanements qui voulaient en laisser deviner long. Ellevoyait une bande de sergents de ville envahir la charcuterie, lesbâillonner, elle, Quenu et Pauline, et les jeter tous trois dansune basse-fosse.

Le soir, au dîner, elle fut glaciale&|160;; elle ne servit pasFlorent, elle dit à plusieurs reprises&|160;:

–&|160;C’est drôle comme nous mangeons du pain, depuis quelquetemps.

Florent comprit enfin. Il se sentit traité en parent qu’on jetteà la porte. Lisa, dans les deux derniers mois, l’habillait avec lesvieux pantalons et les vieilles redingotes de Quenu&|160;; et commeil était aussi sec que son frère était rond, ces vêtements enloques lui allaient le plus étrangement du monde. Elle lui passaitaussi son vieux linge, des mouchoirs vingt fois reprisés, desserviettes effiloquées, des draps bons à faire des torchons, deschemises usées, élargies par le ventre de son frère, et si courtes,qu’elles auraient pu lui servir de vestes. D’ailleurs, il neretrouvait plus autour de lui les bienveillances molles despremiers temps. Toute la maison haussait les épaules, comme onvoyait faire à la belle Lisa&|160;; Auguste et Augustineaffectaient de lui tourner le dos, tandis que la petite Paulineavait des mots cruels d’enfant terrible, sur les taches de seshabits et les trous de son linge. Les derniers jours, il souffritsurtout à table. Il n’osait plus manger, en voyant l’enfant et lamère le regarder, lorsqu’il se coupait du pain. Quenu restait lenez dans son assiette, évitant de lever les yeux, afin de ne pas semêler de ce qui se passait. Alors, ce qui le tortura, ce fut de nepas savoir comment quitter la place. Il retourna dans sa tête,pendant près d’une semaine, sans oser la prononcer, une phrase pourdire qu’il prendrait désormais ses repas dehors.

Cet esprit tendre vivait dans de telles illusions, qu’ilcraignait de blesser son frère et sa belle-sœur en ne mangeant pluschez eux. Il avait mis plus de deux mois à s’apercevoir del’hostilité sourde de Lisa&|160;; parfois encore, il craignait dese tromper, il la trouvait très bonne à son égard. Ledésintéressement, chez lui, était poussé jusqu’à l’oubli de sesbesoins&|160;; ce n’était plus une vertu, mais une indifférencesuprême, un manque absolu de personnalité. Jamais il ne songea,même lorsqu’il se vit chassé peu à peu, à l’héritage du vieuxGradelle, aux comptes que sa belle-sœur voulait lui rendre. Ilavait, d’ailleurs, arrêté à l’avance tout un projet debudget&|160;: avec l’argent que madame Verlaque lui laissait surses appointements, et les trente francs d’une leçon que la belleNormande lui avait procurée, il calculait qu’il aurait à dépenserdix-huit sous à son déjeuner et vingt-six sous à son dîner. C’étaittrès suffisant. Enfin, un matin, il se risqua, il profita de lanouvelle leçon qu’il donnait, pour prétendre qu’il lui étaitimpossible de se trouver à la charcuterie aux heures des repas. Cemensonge laborieux le fit rougir. Et il s’excusait&|160;:

–&|160;Il ne faut pas m’en vouloir, l’enfant n’est libre qu’àces heures là… Ça ne fait rien, je mangerai un morceau dehors, jeviendrai vous dire bonsoir dans la soirée.

La belle Lisa restait toute froide, ce qui le troublaitdavantage. Elle n’avait pas voulu le congédier, pour ne mettreaucun tort de son côté, préférant attendre qu’il se lassât. Ilpartait, c’était un bon débarras, elle évitait toute démonstrationd’amitié qui aurait pu le retenir. Mais Quenu s’écria, un peuému&|160;:

–&|160;Ne te gêne pas, mange dehors, si cela te convient mieux…Tu sais que nous ne te renvoyons pas, que diable&|160;! Tu viendrasmanger la soupe avec nous, quelquefois, le dimanche.

Florent se hâta de sortir. Il avait le cœur gros. Quand il nefut plus là, la belle Lisa n’osa pas reprocher à son mari safaiblesse, cette invitation pour le dimanche. Elle demeuraitvictorieuse, elle respirait à l’aise dans la salle à manger dechêne clair, avec des envies de brûler du sucre, pour en chasserl’odeur de maigreur perverse qu’elle y sentait. D’ailleurs, ellegarda la défensive. Même, au bout d’une semaine, elle eut desinquiétudes plus vives. Elle ne voyait Florent que rarement, lesoir, elle s’imaginait des choses terribles, une machine infernalefabriquée en haut, dans la chambre d’Augustine, ou bien des signauxtransmis de la terrasse, pour couvrir le quartier de barricades.Gavard prenait des allures assombries&|160;; il ne répondait quepar des branlements de tête, laissait sa boutique à la garde deMarjolin pendant des journées entières. La belle Lisa résolut d’enavoir le cœur net. Elle sut que Florent avait un congé, et qu’ilallait le passer avec Claude Lantier chez madame François, àNanterre. Comme il devait partir dès le jour, pour ne revenir quedans la soirée, elle songea à inviter Gavard à dîner&|160;; ilparlerait à coup sûr, le ventre à table. Mais, de toute la matinée,elle ne put rencontrer le marchand de volailles. L’après-midi, elleretourna aux Halles.

Marjolin était seul à la boutique. Il y sommeillait pendant desheures, se reposant de ses longues flâneries. D’habitude, ils’asseyait, allongeait les jambes sur l’autre chaise, la têteappuyée contre le petit buffet, au fond. L’hiver, les étalages degibier le ravissaient&|160;: les chevreuils pendus la tête en bas,les pattes de devant cassées et nouées par-dessus le cou&|160;; lescolliers d’alouettes en guirlande autour de la boutique, comme desparures de sauvages&|160;; les grands lièvres roux, les perdrixmouchetées, les bêtes d’eau d’un gris de bronze, les gélinottes deRussie qui arrivent dans un mélange de paille d’avoine et decharbon, et les faisans, les faisans magnifiques, avec leurchaperon écarlate, leur gorgerin de satin vert, leur manteau d’orniellé, leur queue de flamme traînant comme une robe de cour.Toutes ces plumes lui rappelaient Cadine, les nuits passées en bas,dans la mollesse des paniers.

Ce jour-là, la belle Lisa trouva Marjolin au milieu de lavolaille. L’après-midi était tiède, des souffles passaient dans lesrues étroites du pavillon. Elle dut se baisser pour l’apercevoir,vautré au fond de la boutique, sous les chairs crues de l’étalage.En haut, accrochées à la barre à dents de loup, des oies grassespendaient, le croc enfoncé dans la plaie saignante du cou, le coulong et roidi, avec la masse énorme du ventre, rougeâtre sous lefin duvet, se ballonnant ainsi qu’une nudité, au milieu desblancheurs de linge de la queue et des ailes. Il y avait aussi,tombant de la barre, les pattes écartées comme pour quelque sautformidable, les oreilles rabattues, des lapins à l’échine grise,tachée par le bouquet de poils blancs de la queue retroussée, etdont la tête, aux dents aiguës, aux yeux troubles, riait d’un rirede bête morte. Sur la table d’étalage, des poulets plumésmontraient leur poitrine charnue, tendue par l’arête dubréchet&|160;; des pigeons, serrés sur des claies d’osier, avaientdes peaux nues et tendres d’innocents&|160;; des canards, de peauxplus rudes, étalaient les palmes de leurs pattes&|160;; troisdindes superbes, piquées de bleu comme un menton fraîchement rasé,dormaient sur le dos, la gorge recousue, dans l’éventail noir deleur queue élargie. À côté, sur des assiettes, étaient posés desabattis, le foie, le gésier, le cou, les pattes, lesailerons&|160;; tandis que, dans un plat ovale, un lapin écorché etvidé était couché, les quatre membres écartés, la têtesanguinolente, la peau du ventre fendue, montrant les deuxrognons&|160;; un filet de sang avait coulé tout le long du râblejusqu’à la queue, d’où il avait taché, goutte à goutte, la pâleurde la porcelaine. Marjolin n’avait pas même essuyé la planche àdécouper, près de laquelle les pattes du lapin traînaient encore.Il fermait les yeux à demi, ayant autour de lui, sur les troisétagères qui garnissaient intérieurement la boutique, d’autresentassements de volailles mortes, des volailles dans des cornets depapier comme des bouquets, des cordons continus de cuisses repliéeset de poitrines bombées, entrevues confusément. Au fond de toutecette nourriture, son grand corps blond, ses joues, ses mains, soncou puissant, au poil roussâtre, avaient la chair fine des dindessuperbes et la rondeur de ventre des oies grasses.

Quand il aperçut la belle Lisa, il se leva brusquement,rougissant d’avoir été surpris, vautré de la sorte. Il étaittoujours très timide, très gêné devant elle. Et lorsqu’elle luidemanda si monsieur Gavard était là&|160;:

–&|160;Non, je ne sais pas, balbutia-t-il&|160;; il était làtout à l’heure, mais il est reparti.

Elle souriait en le regardant, elle avait une grande amitié pourlui. Comme elle laissait pendre une main, elle sentit un frôlementtiède, elle poussa un petit cri. Sous la table d’étalage, dans unecaisse, des lapins vivants allongeaient le cou, flairaient sesjupes.

–&|160;Ah&|160;? dit-elle en riant, ce sont tes lapins qui mechatouillent.

Elle se baissa, voulut caresser un lapin blanc qui se réfugiadans un coin de la caisse. Puis, se relevant&|160;:

–&|160;Et rentrera-t-il bientôt, monsieur Gavard&|160;?

Marjolin répondit de nouveau qu’il ne savait pas. Ses mainstremblaient un peu. Il reprit d’une voix hésitante&|160;:

–&|160;Peut-être qu’il est à la resserre… Il m’a dit, je crois,qu’il descendait.

–&|160;J’ai envie de l’attendre, alors, reprit Lisa. On pourraitlui faire savoir que je suis là… À moins que je ne descende.Tiens&|160;! c’est une idée. Il y a cinq ans que je me promets devoir les resserres… Tu vas me conduire, n’est-ce pas&|160;? Tum’expliqueras.

Il était devenu très rouge. Il sortit précipitamment de laboutique, marchant devant elle, abandonnant l’étalage,répétant&|160;:

–&|160;Certainement… Tout ce que vous voudrez, madame Lisa.

Mais, en bas, l’air noir de la cave suffoqua la bellecharcutière. Elle restait sur la dernière marche, levant les yeux,regardant la voûte, à bandes de briques blanches et rouges, faited’arceaux écrasés, pris dans des nervures de fonte et soutenus pardes colonnettes. Ce qui l’arrêtait là, plus encore que l’obscurité,c’était une odeur chaude, pénétrante, une exhalaison de bêtesvivantes, dont les alcalis la piquaient au nez et à la gorge.

–&|160;Ça sent très mauvais, murmura-t-elle. Ce ne serait passain, de vivre ici.

–&|160;Moi, je me porte bien, répondit Marjolin étonné. L’odeurn’est pas mauvaise, quand on y est habitué. Puis, on a chaudl’hiver&|160;; on est très à son aise.

Elle le suivit, disant que ce fumet violent de volaille larépugnait, qu’elle ne mangerait certainement pas de poulet de deuxmois. Cependant, les resserres, les étroites cabines, où lesmarchands gardent les bêtes vivantes, allongeaient leurs ruellesrégulières, coupées à angles droits. Les becs de gaz étaient rares,les ruelles dormaient, silencieuses, pareilles à un coin devillage, quand la province est au lit. Marjolin fit toucher à Lisale grillage à mailles serrées, tendu sur des cadres de fonte. Et,tout en longeant une rue, elle lisait les noms des locataires,écrits sur des plaques bleues.

–&|160;Monsieur Gavard est tout au fond, dit le jeune homme, quimarchait toujours.

Ils tournèrent à gauche, ils arrivèrent dans une impasse, dansun trou d’ombre, où pas un filet de lumière ne glissait. Gavard n’yétait pas.

–&|160;Ça ne fait rien, reprit Marjolin. Je vais tout de mêmevous montrer nos bêtes. J’ai une clef de la resserre.

La belle Lisa entra derrière lui dans cette nuit épaisse. Là,elle le trouva tout à coup au milieu de ses jupes&|160;; elle crutqu’elle s’était trop avancée contre lui, elle se recula&|160;; etelle riait, elle disait&|160;:

–&|160;Si tu t’imagines que je vais les voir, tes bêtes, dans cefour-là.

Il ne répondit pas tout de suite&|160;; puis, il balbutia qu’ily avait toujours une bougie dans la resserre. Mais il n’enfinissait plus, il ne pouvait trouver le trou de la serrure. Commeelle l’aidait, elle sentit une haleine chaude sur son cou. Quand ileut ouvert enfin la porte et allumé la bougie, elle le vit sifrissonnant, qu’elle s’écria&|160;:

–&|160;Grand bêta&|160;! Peut-on se mettre dans un état pareil,parce qu’une porte ne veut pas s’ouvrir&|160;! Tu es unedemoiselle, avec tes gros poings.

Elle entra dans la resserre. Gavard avait loué deuxcompartiments, dont il avait fait un seul poulailler, en enlevantla cloison. Par terre, dans le fumier, les grosses bêtes, les oies,les dindons, les canards, pataugeaient&|160;; en haut, sur lestrois rangs des étagères, des boîtes plates à claire-voiecontenaient des poules et des lapins. Le grillage de la resserreétait tout poussiéreux, tendu de toiles d’araignée, à ce pointqu’il semblait garni de stores gris&|160;; l’urine des lapinsrongeait les panneaux du bas&|160;; la fiente de la volailletachait les planches d’éclaboussures blanchâtres. Mais Lisa nevoulut pas désobliger Marjolin, en montrant davantage son dégoût.Elle fourra les doigts entre les barreaux des boîtes, pleurant surle sort de ces malheureuses poules entassées qui ne pouvaient pasmême se tenir debout. Elle caressa un canard accroupi dans un coin,la patte cassée, tandis que le jeune homme lui disait qu’on letuerait le soir même, de peur qu’il ne mourût pendant la nuit.

–&|160;Mais, demanda-t-elle, comment font-ils pourmanger&|160;?

Alors il lui expliqua que la volaille ne veut pas manger sanslumière. Les marchands sont obligés d’allumer une bougie etd’attendre là, jusqu’à ce que les bêtes aient fini.

–&|160;Ça m’amuse, continua-t-il&|160;; je les éclaire, pendantdes heures. Il faut voir les coups de bec qu’ils donnent. Puis,lorsque je cache la bougie avec la main, ils restent tous le cou enl’air, comme si le soleil s’était couché… C’est qu’il est biendéfendu de leur laisser la bougie et de s’en aller. Une marchande,la mère Palette, que vous connaissez, a failli tout brûler, l’autrejour&|160;; une poule avait dû faire tomber la lumière dans lapaille.

–&|160;Eh bien, dit Lisa, elle n’est pas gênée, la volaille,s’il faut lui allumer les lustres à chaque repas&|160;!

Cela le fit rire. Elle était sortie de la resserre, s’essuyantles pieds, remontant un peu sa robe, pour la garer des ordures.Lui, souffla la bougie, referma la porte. Elle eut peur de rentrerainsi dans la nuit, à côté de ce grand garçon&|160;; elle s’en allaen avant, pour ne pas le sentir de nouveau dans ses jupes. Quand ill’eut rejointe&|160;:

–&|160;Je suis contente tout de même d’avoir vu ça. Il y a, sousces Halles, des choses qu’on ne soupçonnerait jamais. Je teremercie… Je vais remonter bien vite&|160;; on ne doit plus savoiroù je suis passée, à la boutique. Si monsieur Gavard revient,dis-lui que j’ai à lui parler tout de suite.

–&|160;Mais, dit Marjolin, il est sans doute aux pierresd’abattage… Nous pouvons voir, si vous voulez.

Elle ne répondit pas, oppressée par cet air tiède qui luichauffait le visage. Elle était toute rose, et son corsage tendu,si mort d’ordinaire, prenait un frisson. Cela l’inquiéta, lui donnaun malaise, d’entendre derrière elle le pas pressé de Marjolin, quilui semblait comme haletant. Elle s’effaça, le laissa passer lepremier. Le village, les ruelles noires dormaient toujours. Lisas’aperçut que son compagnon prenait au plus long. Quand ilsdébouchèrent en face de la voie ferrée, il lui dit qu’il avaitvoulu lui montrer le chemin de fer&|160;; et ils restèrent là uninstant, regardant à travers les gros madriers de la palissade. Iloffrit de lui faire visiter la voie. Elle refusa, en disant que cen’était pas la peine, qu’elle voyait bien ce que c’était. Comme ilsrevenaient, ils trouvèrent la mère Palette devant sa resserre,ôtant les cordes d’un large panier carré, dans lequel on entendaitun bruit furieux d’ailes et de pattes. Lorsqu’elle eut défait ledernier nœud, brusquement, de grands cous d’oie parurent, faisantressort, soulevant le couvercle. Les oies s’échappèrent,effarouchées, la tête lancée en avant, avec des sifflements, desclaquements de bec qui emplirent l’ombre de la cave d’uneeffroyable musique. Lisa ne put s’empêcher de rire, malgré leslamentations de la marchande de volailles, désespérée, jurant commeun charretier, ramenant par le cou deux oies qu’elle avait réussi àrattraper. Marjolin s’était mis à la poursuite d’une troisième oie.On l’entendit courir le long des rues, dépisté, s’amusant à cettechasse&|160;; puis il y eut un bruit de bataille, tout au fond, etil revint, portant la bête. La mère Palette, une vieille femmejaune, la prit entre ses bras, la garda un moment sur son ventre,dans la pose de la Léda antique.

–&|160;Ah&|160;! bien, dit-elle, si tu n’avais pas étélà&|160;!… L’autre jour, je me suis battue avec une&|160;; j’avaismon couteau, je lui ai coupé le cou.

Marjolin était tout essoufflé. Lorsqu’ils arrivèrent aux pierresd’abattage, dans la clarté plus vive du gaz, Lisa le vit en sueur,les yeux luisant d’une flamme qu’elle ne leur connaissait pas.D’ordinaire, il baissait les paupières devant elle, ainsi qu’unefille. Elle le trouva très bel homme comme ça, avec ses largesépaules, sa grande figure rose, dans les boucles de ses cheveuxblonds. Elle le regardait si complaisamment, de cet aird’admiration sans danger qu’on peut témoigner aux garçons tropjeunes, qu’une fois encore il redevint timide.

–&|160;Tu vois bien que monsieur Gavard n’est pas là, dit-elle.Tu me fais perdre mon temps.

Alors, d’une voix rapide, il lui expliqua l’abattage, les cinqénormes bancs de pierre, s’allongeant du côté de la rue Rambuteau,sous la clarté jaune des soupiraux et des becs de gaz. Une femmesaignait des poulets, à un bout&|160;; ce qui l’amena à lui faireremarquer que la femme plumait la volaille presque vivante, parceque c’est plus facile. Puis, il voulut qu’elle prît des poignées deplumes sur les bancs de pierre, dans les tas énormes quitraînaient&|160;; il lui disait qu’on les triait et qu’on lesvendait, jusqu’à neuf sous la livre, selon la finesse. Elle dutaussi enfoncer la main au fond des grands paniers pleins de duvet.Il tourna ensuite les robinets des fontaines, placées à chaquepilier. Il ne tarissait pas en détails&|160;: le sang coulait lelong des bancs, faisait des mares sur les dalles&|160;; descantonniers, toutes les deux heures, lavaient à grande eau,enlevaient avec des brosses rudes les taches rouges. Quand Lisa sepencha au-dessus de la bouche d’égout qui sert à l’écoulement, cefut encore toute une histoire&|160;; il raconta que, les joursd’orage, l’eau envahissait la cave par cette bouche&|160;; une foismême, elle s’était élevée à trente centimètres, il avait fallufaire réfugier la volaille à l’autre extrémité de la cave, qui vaen pente. Il riait encore du vacarme de ces bêtes effarouchées.Cependant, il avait fini, il ne trouvait plus rien, lorsqu’il serappela le ventilateur. Il la mena tout au fond, lui fit lever lesyeux, et elle aperçut l’intérieur d’une des tourelles d’angle, unesorte de large tuyau de dégagement, où l’air nauséabond desresserres montait.

Marjolin se tut, dans ce coin empesté par l’afflux des odeurs.C’était une rudesse alcaline de guano. Mais lui, semblait éveilléet fouetté. Ses narines battirent, il respira fortement, commeretrouvant des hardiesses d’appétit. Depuis un quart d’heure qu’ilétait dans le sous-sol avec la belle Lisa, ce fumet, cette chaleurde bêtes vivantes le grisait. Maintenant, il n’avait plus detimidité, il était plein du rut qui chauffait le fumier despoulaillers, sous la voûte écrasée, noire d’ombre.

–&|160;Allons, dit la belle Lisa, tu es un brave enfant, dem’avoir montré tout ça… Quand tu viendras à la charcuterie, je tedonnerai quelque chose.

Elle lui avait pris le menton, comme elle faisait souvent, sansvoir qu’il avait grandi. Elle était un peu émue, à la vérité&|160;;émue par cette promenade sous terre, d’une émotion très douce,qu’elle aimait à goûter, en chose permise et ne tirant pas àconséquence. Elle oublia peut-être sa main un peu plus longtempsque de coutume, sous ce menton d’adolescent, si délicat à toucher.Alors, à cette caresse, lui, cédant à une poussée de l’instinct,s’assurant d’un regard oblique que personne n’était là, se ramassa,se jeta sur la belle Lisa, avec une force de taureau. Il l’avaitprise par les épaules. Il la culbuta dans un grand panier deplumes, où elle tomba comme une masse, les jupes aux genoux. Et ilallait la prendre à la taille, ainsi qu’il prenait Cadine, d’unebrutalité d’animal qui vole et qui s’emplit, lorsque, sans crier,toute pâle de cette attaque brusque, elle sortit du panier d’unbond. Elle leva le bras, comme elle avait vu faire aux abattoirs,serra son poing de belle femme, assomma Marjolin d’un seul coup,entre les deux yeux. Il s’affaissa, sa tête se fendit contrel’angle d’une pierre d’abattage. À ce moment, un chant de coq,rauque et prolongé, monta des ténèbres.

La belle Lisa resta toute froide. Ses lèvres s’étaient pincées,sa gorge avait repris ces rondeurs muettes qui la faisaientressembler à un ventre. Sur sa tête, elle entendait le sourdroulement des Halles. Par les soupiraux de la rue Rambuteau, dansle grand silence étouffé de la cave, tombaient les bruits dutrottoir. Et elle pensait que ces gros bras seuls l’avaient sauvée.Elle secoua les quelques plumes collées à ses jupes. Puis,craignant d’être surprise, sans regarder Marjolin, elle s’en alla.Dans l’escalier, quand elle eut passé la grille, la clarté du pleinjour lui fut un grand soulagement.

Elle rentra à la charcuterie, très calme, un peu pâle.

–&|160;Tu as été bien longtemps, dit Quenu.

–&|160;Je n’ai pas trouvé Gavard, je l’ai cherché partout,répondit-elle tranquillement. Nous mangerons notre gigot sanslui.

Elle fit emplir le pot de saindoux qu’elle trouva vide, coupades côtelettes pour son amie madame Taboureau, qui lui avait envoyésa petite bonne. Les coups de couperet qu’elle donna sur l’étau luirappelèrent Marjolin, en bas, dans la cave. Mais elle ne sereprochait rien. Elle avait agi en femme honnête. Ce n’était paspour ce gamin qu’elle irait compromettre sa paix&|160;; elle étaittrop à l’aise, entre son mari et sa fille. Cependant, elle regardaQuenu&|160;; il avait à la nuque une peau rude, une couennerougeâtre, et son menton rasé était d’une rugosité de boisnoueux&|160;; tandis que la nuque et le menton de l’autresemblaient du velours rose. Il n’y fallait plus penser, elle ne letoucherait plus là, puisqu’il songeait à des choses impossibles.C’était un petit plaisir permis qu’elle regrettait, en se disantque les enfants grandissent vraiment trop vite.

Comme de légères flammes remontaient à ses joues, Quenu latrouva «&|160;diablement portante&|160;». Il s’était assis uninstant auprès d’elle dans le comptoir, il répétait&|160;:

–&|160;Tu devrais sortir plus souvent. Ça te fait du bien… Si tuveux, nous irons au théâtre, un de ces soirs, à la Gaîté, où madameTaboureau a vu cette pièce qui est si bien…

Lisa sourit, dit qu’on verrait ça. Puis, elle disparut denouveau. Quenu pensa qu’elle était trop bonne de courir ainsi aprèscet animal de Gavard. Il ne l’avait pas vue prendre l’escalier.Elle venait de monter à la chambre de Florent, dont la clef restaitaccrochée à un clou de la cuisine. Elle espérait savoir quelquechose dans cette chambre, puisqu’elle ne comptait plus sur lemarchand de volailles. Elle fit lentement le tour, examina le lit,la cheminée, les quatre coins. La fenêtre de la petite terrasseétait ouverte, le grenadier en boutons baignait dans la poussièred’or du soleil couchant. Alors, il lui sembla que sa fille deboutique n’avait pas quitté cette pièce, qu’elle y avait encorecouché la nuit précédente&|160;; elle n’y sentait pas l’homme. Cefut un étonnement, car elle s’attendait à trouver des caissessuspectes, des meubles à grosses serrures. Elle alla tâter la robed’été d’Augustine, toujours pendue à la muraille. Puis, elles’assit enfin devant la table, lisant une page commencée où le mot«&|160;révolution&|160;» revenait deux fois. Elle fut effrayée,ouvrit le tiroir, qu’elle vit plein de papiers. Mais son honnêtetése réveilla, en face de ce secret, si mal gardé par cette méchantetable de bois blanc. Elle restait penchée au-dessus des papiers,essayant de comprendre sans toucher, très émue, lorsque le chantaigu du pinson, dont un rayon oblique frappait la cage, la fittressaillir. Elle repoussa le tiroir. C’était très mal ce qu’elleallait faire là.

Comme elle s’oubliait, près de la fenêtre, à se dire qu’elledevait prendre conseil de l’abbé Roustan, un homme sage, elleaperçut, en bas, sur le carreau des Halles, un rassemblement autourd’une civière. La nuit tombait&|160;; mais elle reconnutparfaitement Cadine qui pleurait, au milieu du groupe&|160;; tandisque Florent et Claude, les pieds blancs de poussière, causaientvivement, au bord du trottoir. Elle se hâta de descendre, surprisede leur retour. Elle était à peine au comptoir, que mademoiselleSaget entra, en disant&|160;:

–&|160;C’est ce garnement de Marjolin qu’on vient de trouverdans la cave, avec la tête fendue… Vous ne venez pas voir, madameQuenu&|160;?

Elle traversa la chaussée pour voir Marjolin. Le jeune hommeétait étendu, très pâle, les yeux fermés, avec une mèche de sescheveux blonds roidie et souillée de sang. Dans le groupe, ondisait que ce ne serait rien, que c’était sa faute aussi, à cegamin, qu’il faisait les cent coups dans les caves&|160;; onsupposait qu’il avait voulu sauter par-dessus une des tablesd’abattage, un de ses jeux favoris, et qu’il était tombé le frontcontre la pierre. Mademoiselle Saget murmurait en montrant Cadinequi pleurait&|160;:

–&|160;Ça doit être cette gueuse qui l’a poussé. Ils sonttoujours ensemble dans les coins.

Marjolin, ranimé par la fraîcheur de la rue, ouvrit de grandsyeux étonnés. Il examina tout le monde&|160;; puis, ayant rencontréle visage de Lisa penché sur lui, il lui sourit doucement, d’un airhumble, avec une caresse de soumission. Il semblait ne plus sesouvenir. Lisa, tranquillisée, dit qu’il fallait le transportertout de suite à l’hospice&|160;; elle irait le voir, elle luiporterait des oranges et des biscuits. La tête de Marjolin étaitretombée. Quand on emporta la civière, Cadine la suivit, ayant aucou son éventaire, ses bouquets de violettes piqués dans unepelouse de mousse, et sur lesquels roulaient ses larmes chaudes,sans qu’elle songeât le moins du monde aux fleurs qu’elle brûlaitainsi de son gros chagrin.

Comme Lisa rentrait à la charcuterie, elle entendit Claude quiserrait la main de Florent et le quittait, en murmurant&|160;:

–&|160;Ah&|160;! le sacré gamin&|160;! Il me gâte ma journée…Nous nous étions crânement amusés, tout de même&|160;!

Claude et Florent, en effet, revenaient harassés et heureux. Ilsrapportaient une bonne senteur de plein air. Ce matin-là, avant lejour, madame François avait déjà vendu ses légumes. Ils allèrenttous trois chercher la voiture, rue Montorgueil, au Compas d’or. Cefut comme un avant-goût de la campagne, en plein Paris. Derrière lerestaurant Philippe, dont les boiseries dorées montent jusqu’aupremier étage, se trouve une cour de ferme, noire et vivante,grasse de l’odeur de la paille fraîche et du crottin chaud&|160;;des bandes de poules fouillent du bec la terre molle&|160;; desconstructions en bois verdi, des escaliers, des galeries, destoitures crevées, s’adossent aux vieilles maisons voisines&|160;;et, au fond, sous un hangar à grosse charpente, Balthazarattendait, tout attelé, mangeant son avoine dans un sac attaché aulicou. Il descendit la rue Montorgueil au petit trot, l’airsatisfait de retourner si vite à Nanterre. Mais il ne repartait pasà vide. La maraîchère avait un marché passé avec la compagniechargée du nettoyage des Halles&|160;; elle emportait, deux foispar semaine, une charretée de feuilles, prises à la fourche dansles tas d’ordures qui encombrent le carreau. C’était un excellentfumier. En quelques minutes, la voiture déborda. Claude et Florents’allongèrent sur ce lit épais de verdure&|160;; madame Françoisprit les guides, et Balthazar s’en alla de son allure lente, latête un peu basse d’avoir tant de monde à traîner.

La partie était projetée depuis longtemps. La maraîchère riaitd’aise&|160;; elle aimait les deux hommes, elle leur promettait uneomelette au lard comme on n’en mange pas dans «&|160;ce gredin deParis&|160;». Eux, goûtaient la jouissance de cette journée deparesse et de flânerie dont le soleil se levait à peine. Au loin,Nanterre était une joie pure dans laquelle ils allaient entrer.

–&|160;Vous êtes bien, au moins&|160;? demanda madame Françoisen prenant la rue du Pont-Neuf.

Claude jura que «&|160;c’était doux comme un matelas demariée&|160;». Couchés tous les deux sur le dos, les mains croiséessous la tête, ils regardaient le ciel pâle, où les étoiless’éteignaient. Tout le long de la rue de Rivoli, ils gardèrent lesilence, attendant de ne plus voir de maisons, écoutant la dignefemme qui causait avec Balthazar, en lui disantdoucement&|160;:

–&|160;Prends-le à ton aise, va, mon vieux… Nous ne sommes paspressés, nous arriverons toujours…

Aux Champs-Élysées, comme le peintre n’apercevait plus des deuxcôtés que des têtes d’arbres, avec la grande masse verte du jardindes Tuileries, au fond, il eut un réveil, il se mit à parler, toutseul. En passant devant la rue du Roule, il avait regardé ceportail latéral de Saint-Eustache, qu’on voit de loin, par-dessusle hangar géant d’une rue couverte des Halles. Il y revenait sanscesse, voulait y trouver un symbole.

–&|160;C’est une curieuse rencontre, disait-il, ce bout d’égliseencadré sous cette avenue de fonte… Ceci tuera cela, le fer tuerala pierre, et les temps sont proches… Est-ce que vous croyez auhasard, vous, Florent&|160;? Je m’imagine que le besoin del’alignement n’a pas seul mis de cette façon une rosace deSaint-Eustache au beau milieu des Halles centrales. Voyez-vous, ily a là tout un manifeste&|160;: c’est l’art moderne, le réalisme,le naturalisme, comme vous voudrez l’appeler, qui a grandi en facede l’art ancien… Vous n’êtes pas de cet avis&|160;?

Florent gardant le silence, il continua&|160;:

–&|160;Cette église est d’une architecture bâtarde,d’ailleurs&|160;; le Moyen Âge y agonise, et la Renaissance ybalbutie… Avez-vous remarqué quelles églises on nous bâtitaujourd’hui&|160;? Ça ressemble à tout ce qu’on veut, à desbibliothèques, à des observatoires, à des pigeonniers, à descasernes&|160;; mais, sûrement, personne n’est convaincu que le bonDieu demeure là-dedans. Les maçons du bon Dieu sont morts, lagrande sagesse serait de ne plus construire ces laides carcasses depierre, où nous n’avons personne à loger… Depuis le commencement dusiècle, on n’a bâti qu’un seul monument original, un monument quine soit copié nulle part, qui ait poussé naturellement dans le solde l’époque&|160;; et ce sont les Halles centrales, entendez-vous,Florent, une œuvre crâne, allez, et qui n’est encore qu’unerévélation timide du vingtième siècle… C’est pourquoiSaint-Eustache est enfoncé, parbleu&|160;! Saint-Eustache estlà-bas avec sa rosace, vide de son peuple dévot, tandis que lesHalles s’élargissent à côté, toutes bourdonnantes de vie… Voilà ceque je vois, mon brave&|160;!

–&|160;Ah bien&|160;! dit en riant madame François, savez-vous,monsieur Claude, que la femme qui vous a coupé le filet n’a pasvolé ses cinq sous&|160;? Balthazar tend les oreilles pour vousécouter… Hue donc, Balthazar&|160;!

La voiture montait lentement. À cette heure matinale, l’avenueétait déserte, avec ses chaises de fonte alignées sur les deuxtrottoirs, et ses pelouses, coupées de massifs, qui s’enfonçaientsous le bleuissement des arbres. Au rond-point, un cavalier et uneamazone passèrent au petit trot. Florent, qui s’était fait unoreiller d’un paquet de feuilles de choux, regardait toujours leciel, où s’allumait une grande lueur rose. Par moments, il fermaitles yeux pour mieux sentir la fraîcheur du matin lui couler sur laface, si heureux de s’éloigner des Halles, d’aller dans l’air pur,qu’il restait sans voix, n’écoutant même pas ce qu’on disait autourde lui.

–&|160;Ils sont encore bons ceux qui mettent l’art dans uneboîte à joujoux&|160;! reprit Claude au bout d’un silence. C’estleur grand mot&|160;: on ne fait pas de l’art avec la science,l’industrie tue la poésie&|160;; et tous les imbéciles se mettent àpleurer sur les fleurs, comme si quelqu’un songeait à se malconduire à l’égard des fleurs… Je suis agacé, à la fin,positivement. J’ai des envies de répondre à ces pleurnicheries pardes œuvres de défi. Ça m’amuserait de révolter un peu ces bravesgens… Voulez-vous que je vous dise quelle a été ma plus belleœuvre, depuis que je travaille, celle dont le souvenir me satisfaitle plus&|160;? C’est toute une histoire… L’année dernière, laveille de la Noël, comme je me trouvais chez ma tante Lisa, legarçon de la charcuterie, Auguste, cet idiot, vous savez, était entrain de faire l’étalage. Ah&|160;! le misérable&|160;! Il mepoussa à bout par la façon molle dont il composait son ensemble. Jele priai de s’ôter de là, en lui disant que j’allais lui peindreça, un peu proprement. Vous comprenez, j’avais tous les tonsvigoureux, le rouge des langues fourrées, le jaune des jambonneaux,le bleu des rognures de papier, le rose des pièces entamées, levert des feuilles de bruyère, surtout le noir des boudins, un noirsuperbe que je n’ai jamais pu retrouver sur ma palette.Naturellement, la crépine, les saucisses, les andouilles, les piedsde cochon panés, me donnaient des gris d’une grande finesse. Alorsje fis une véritable œuvre d’art. Je pris les plats, les assiettes,les terrines, les bocaux&|160;; je posai les tons, je dressai unenature morte étonnante, où éclataient des pétards de couleur,soutenus par des gammes savantes. Les langues rouges s’allongeaientavec des gourmandises de flamme, et les boudins noirs, dans lechant clair des saucisses, mettaient les ténèbres d’une indigestionformidable. J’avais peint, n’est-ce pas&|160;? la gloutonnerie duréveillon, l’heure de minuit donnée à la mangeaille, la goinfreriedes estomacs vidés par les cantiques. En haut, une grande dindemontrait sa poitrine blanche, marbrée, sous la peau, des tachesnoires des truffes. C’était barbare et superbe, quelque chose commeun ventre aperçu dans une gloire, mais avec une cruauté de touche,un emportement de raillerie tels que la foule s’attroupa devant lavitrine, inquiétée par cet étalage qui flambait si rudement… Quandma tante Lisa revint de la cuisine, elle eut peur, s’imaginant quej’avais mis le feu aux graisses de la boutique. La dinde, surtout,lui parut si indécente qu’elle me flanqua à la porte, pendantqu’Auguste rétablissait les choses, étalant sa bêtise. Jamais cesbrutes ne comprendront le langage d’une tache rouge mise à côtéd’une tache grise… N’importe, c’est mon chef-d’œuvre. Je n’aijamais rien fait de mieux.

Il se tut, souriant, recueilli dans ce souvenir. La voitureétait arrivée à l’Arc de triomphe. De grands souffles, sur cesommet, venaient des avenues ouvertes autour de l’immense place.Florent se mit sur son séant, aspira fortement ces premières odeursd’herbe qui montaient des fortifications. Il se tourna, ne regardaplus Paris, voulut voir la campagne, au loin. À la hauteur de larue de Longchamp, madame François lui montra l’endroit où ellel’avait ramassé. Cela le rendit tout songeur. Et il la contemplait,si saine et si calme, les bras un peu tendus, tenant les guides.Elle était plus belle que Lisa, avec son mouchoir au front, sonteint rude, son air de bonté brusque. Quand elle jetait un légerclaquement de langue, Balthazar, dressant les oreilles, allongeaitle pas sur le pavé.

En arrivant à Nanterre, la voiture prit à gauche, entra dans uneruelle étroite, longea des murailles et vint s’arrêter tout au fondd’une impasse. C’était au bout du monde, comme disait lamaraîchère. Il fallut décharger les feuilles de choux. Claude etFlorent ne voulurent pas que le garçon jardinier, occupé à planterdes salades, se dérangeât. Ils s’armèrent chacun d’une fourche pourjeter le tas dans le trou au fumier. Cela les amusa. Claude avaitune amitié pour le fumier. Les épluchures des légumes, les bouesdes Halles, les ordures tombées de cette table gigantesque,restaient vivantes, revenaient où les légumes avaient poussé, pourtenir chaud à d’autres générations de choux, de navets, decarottes. Elles repoussaient en fruits superbes, elles retournaients’étaler sur le carreau. Paris pourrissait tout, rendait tout à laterre qui, sans jamais se lasser, réparait la mort.

–&|160;Tenez, dit Claude en donnant son dernier coup de fourche,voilà un trognon de choux que je reconnais. C’est au moins ladixième fois qu’il pousse dans ce coin, là-bas, près del’abricotier.

Ce mot fit rire Florent. Mais il devint grave, il se promenalentement dans le potager, pendant que Claude faisait une esquissede l’écurie, et que madame François préparait le déjeuner. Lepotager formait une longue bande de terrain, séparée au milieu parune allée étroite. Il montait un peu&|160;; et, tout en haut, enlevant la tête, on apercevait les casernes basses du mont Valérien.Des haies vives le séparaient d’autres pièces de terre&|160;; cesmurs d’aubépines, très élevés, bornaient l’horizon d’un rideauvert&|160;; si bien que, de tout le pays environnant, on aurait ditque le mont Valérien seul se dressât curieusement pour regarderdans le clos de madame François. Une grande paix venait de cettecampagne qu’on ne voyait pas. Entre les quatre haies, le long dupotager, le soleil de mai avait comme une pâmoison de tiédeur, unsilence plein d’un bourdonnement d’insectes, une somnolenced’enfantement heureux. À certains craquements, à certains soupirslégers, il semblait qu’on entendît naître et pousser les légumes.Les carrés d’épinards et d’oseille, les bandes de radis, de navets,de carottes, les grands plants de pommes de terre et de choux,étalaient leurs nappes régulières, leur terreau noir, verdi par lespanaches des feuilles. Plus loin, les rigoles de salades, lesoignons, les poireaux, les céleris, alignés, plantés au cordeau,semblaient des soldats de plomb à la parade&|160;; tandis que lespetits pois et les haricots commençaient à enrouler leur mince tigedans la forêt d’échalas, qu’ils devaient, en juin, changer en boistouffu. Pas une mauvaise herbe ne traînait. On aurait pris lepotager pour deux tapis parallèles aux dessins réguliers, vert surfond rougeâtre, qu’on brossait soigneusement chaque matin. Desbordures de thym mettaient des franges grises aux deux côtés del’allée.

Florent allait et venait, dans l’odeur du thym que le soleilchauffait. Il était profondément heureux de la paix et de lapropreté de la terre. Depuis près d’un an, il ne connaissait leslégumes que meurtris par les cahots des tombereaux, arrachés de laveille, saignants encore. Il se réjouissait, à les trouver là chezeux, tranquilles dans le terreau, bien portants de tous leursmembres. Les choux avaient une large figure de prospérité, lescarottes étaient gaies, les salades s’en allaient à la file avecdes nonchalances de fainéantes. Alors, les Halles, qu’il avaitlaissées le matin, lui parurent un vaste ossuaire, un lieu de mortoù ne traînait que le cadavre des êtres, un charnier de puanteur etde décomposition. Et il ralentissait le pas, et il se reposait dansle potager de madame François, comme d’une longue marche au milieude bruits assourdissants et de senteurs infectes. Le tapage,l’humidité nauséabonde du pavillon de la marée s’en allaient delui&|160;; il renaissait à l’air pur. Claude avait raison, toutagonisait aux Halles. La terre était la vie, l’éternel berceau, lasanté du monde.

–&|160;L’omelette est prête&|160;! cria la maraîchère.

Lorsqu’ils furent attablés tous trois dans la cuisine, la porteouverte au soleil, ils mangèrent si gaiement, que madame Françoisémerveillée regardait Florent, en répétant à chaquebouchée&|160;:

–&|160;Vous n’êtes plus le même, vous avez dix ans de moins.C’est ce gueux de Paris qui vous noircit la mine comme ça. Il mesemble que vous avez un coup de soleil dans les yeux, maintenant…Voyez-vous, ça ne vaut rien les grandes villes&|160;; vous devriezvenir demeurer ici.

Claude riait, disait que Paris était superbe. Il en défendaitjusqu’aux ruisseaux, tout en gardant une bonne tendresse pour lacampagne. L’après-midi, madame François et Florent se trouvèrentseuls au bout du potager, dans un coin du terrain planté dequelques arbres fruitiers. Ils s’étaient assis par terre, ilscausaient raisonnablement. Elle le conseillait avec une grandeamitié, à la fois maternelle et tendre. Elle lui fit millequestions sur sa vie, sur ce qu’il comptait devenir plus tard,s’offrant à lui simplement, s’il avait un jour besoin d’elle pourson bonheur. Lui, se sentait très touché. Jamais une femme ne luiavait parlé de la sorte. Elle lui faisait l’effet d’une plantesaine et robuste, grandie ainsi que les légumes dans le terreau dupotager&|160;; tandis qu’il se souvenait des Lisa, des Normandes,des belles filles des Halles, comme de chairs suspectes, parées àl’étalage. Il respira là quelques heures de bien-être absolu,délivré des odeurs de nourriture au milieu desquelles ils’affolait, renaissant dans la sève de la campagne, pareil à cechou que Claude prétendait avoir vu pousser plus de dix fois.

Vers cinq heures, ils prirent congé de madame François. Ilsvoulaient revenir à pied. La maraîchère les accompagna jusqu’aubout de la ruelle, et gardant un instant la main de Florent dans lasienne&|160;:

–&|160;Venez, si vous avez jamais quelque chagrin, dit-elledoucement.

Pendant un quart d’heure, Florent marcha sans parler, assombridéjà, se disant qu’il laissait sa santé derrière lui. La route deCourbevoie était blanche de poussière. Ils aimaient tous deux lesgrandes courses, les gros souliers sonnant sur la terre dure. Depetites fumées montaient derrière leurs talons, à chaque pas. Lesoleil oblique prenait l’avenue en écharpe, allongeait leurs deuxombres en travers de la chaussée, si démesurément que leurs têtesallaient jusqu’à l’autre bord, filant sur le trottoir opposé.

Claude, les bras ballants, faisant de grandes enjambéesrégulières, regardait complaisamment les deux ombres, heureux etperdu dans le cadencement de la marche, qu’il exagérait encore enle marquant des épaules. Puis, comme sortant d’unesongerie&|160;:

–&|160;Est-ce que vous connaissez la bataille des Gras et desMaigres&|160;? demanda-t-il.

Florent, surpris, dit que non. Alors Claude s’enthousiasma,parla de cette série d’estampes avec beaucoup d’éloges. Il citacertains épisodes&|160;: les Gras, énormes à crever, préparant lagoinfrerie du soir, tandis que les Maigres, pliés par le jeûne,regardent de la rue avec la mine d’échalas envieux&|160;; et encoreles Gras, à table, les joues débordantes, chassant un Maigre qui aeu l’audace de s’introduire humblement, et qui ressemble à unequille au milieu d’un peuple de boules. Il voyait là tout le dramehumain&|160;; il finit par classer les hommes en Maigres et enGras, en deux groupes hostiles dont l’un dévore l’autre, s’arronditle ventre et jouit.

–&|160;Pour sûr, dit-il, Caïn était un Gras et Abel un Maigre.Depuis le premier meurtre, ce sont toujours les grosses faims quion sucé le sang des petits mangeurs… C’est une continuelleripaille, du plus faible au plus fort, chacun avalant son voisin etse trouvant avalé à son tour… Voyez-vous, mon brave, défiez-vousdes Gras.

Il se tut un instant, suivant toujours des yeux leurs deuxombres que le soleil couchant allongeait davantage. Et ilmurmura&|160;:

–&|160;Nous sommes des Maigres, nous autres, vous comprenez…Dites-moi si, avec des ventres plats comme les nôtres, on tientbeaucoup de place au soleil.

Florent regarda les deux ombres en souriant. Mais Claude sefâchait. Il criait&|160;:

–&|160;Vous avez tort de trouver ça drôle. Moi, je souffred’être un Maigre. Si j’étais un Gras, je peindrais tranquillement,j’aurais un bel atelier, je vendrais mes tableaux au poids de l’or.Au lieu de ça, je suis un Maigre, je veux dire que je m’exterminele tempérament à vouloir trouver des machines qui font hausser lesépaules des Gras. J’en mourrai, c’est sûr, la peau collée aux os,si plat qu’on pourra me mettre entre deux feuillets d’un livre pourm’enterrer… Et vous donc&|160;! Vous êtes un Maigre surprenant, leroi des Maigres, ma parole d’honneur. Vous vous rappelez votrequerelle avec les poissonnières&|160;; c’était superbe, ces gorgesgéantes lâchées contre votre poitrine étroite&|160;; et ellesagissaient d’instinct, elles chassaient au Maigre, comme leschattes chassent aux souris… En principe, vous entendez, un Gras al’horreur d’un Maigre, si bien qu’il éprouve le besoin de l’ôter desa vue, à coups de dents, ou à coups de pied. C’est pourquoi, àvotre place, je prendrais mes précautions. Les Quenu sont des Gras,les Méhudin sont des Gras, enfin vous n’avez que des Gras autour devous. Moi, ça m’inquiéterait.

–&|160;Et Gavard, et mademoiselle Saget, et votre amiMarjolin&|160;? demanda Florent, qui continuait à sourire.

–&|160;Oh&|160;! si vous voulez, répondit Claude, je vais vousclasser toutes nos connaissances. Il y a longtemps que j’ai leurstêtes dans un carton, à mon atelier, avec l’indication de l’ordreauquel elles appartiennent. C’est tout un chapitre d’histoirenaturelle… Gavard est un Gras, mais un Gras qui pose pour leMaigre. La variété est assez commune… Mademoiselle Saget et madameLecœur sont des Maigres&|160;; d’ailleurs, variétés très àcraindre, Maigres désespérés, capables de tout pour engraisser… Monami Marjolin, la petite Cadine, la Sarriette, trois Gras, innocentsencore, n’ayant que les faims aimables de la jeunesse. Il est àremarquer que le Gras, tant qu’il n’a pas vieilli, est un êtrecharmant… Monsieur Lebigre, un Gras, n’est-ce pas&|160;? Quant àvos amis politiques, ce sont généralement des Maigres, Charvet,Clémence, Logre, Lacaille. Je ne fais une exception que pour cettegrosse bête et pour le prodigieux Robine. Celui-ci m’a donné biendu mal.

Le peintre continua sur ce ton, du pont de Neuilly à l’Arc detriomphe. Il revenait, achevait certains portraits d’un traitcaractéristique&|160;: Logre était un Maigre qui avait son ventreentre les deux épaules&|160;; la belle Lisa était tout en ventre,et la belle Normande, tout en poitrine&|160;; mademoiselle Sagetavait certainement laissé échapper dans sa vie une occasiond’engraisser, car elle détestait les Gras, tout en gardant undédain pour les Maigres&|160;; Gavard compromettait sa graisse, ilfinirait plat comme une punaise.

–&|160;Et madame François&|160;? dit Florent.

Claude fut très embarrassé par cette question. Il chercha,balbutia&|160;:

–&|160;Madame François, madame François… Non, je ne sais pas, jen’ai jamais songé à la classer… C’est une brave femme, madameFrançois, voilà tout. Elle n’est ni dans les Gras ni dans lesMaigres, parbleu&|160;!

Ils rirent tous les deux. Ils se trouvaient en face de l’Arc detriomphe. Le soleil, au ras des coteaux de Suresnes, était si bassur l’horizon que leurs ombres colossales tachaient la blancheur dumonument, très haut, plus haut que les statues énormes des groupes,de deux barres noires, pareilles à deux traits faits au fusain.Claude s’égaya davantage, fit aller les bras, se plia&|160;; puis,en s’en allant&|160;:

–&|160;Avez-vous vu&|160;? Quand le soleil s’est couché, nosdeux têtes sont allées toucher le ciel.

Mais Florent ne riait plus. Paris le reprenait, Paris quil’effrayait maintenant, après lui avoir coûté tant de larmes, àCayenne. Lorsqu’il arriva aux Halles, la nuit tombait, les odeursétait suffocantes. Il baissa la tête, en rentrant dans soncauchemar de nourritures gigantesques, avec le souvenir doux ettriste de cette journée de santé claire, toute parfumée dethym.

Chapitre 5

&|160;

Le lendemain, vers quatre heures, Lisa se rendit àSaint-Eustache. Elle avait fait, pour traverser la place, unetoilette sérieuse, toute en soie noire avec son châle tapis. Labelle Normande, qui, de la poissonnerie, la suivit des yeux jusquesous la porte de l’église, en resta suffoquée.

–&|160;Ah bien&|160;! merci&|160;! dit-elle méchamment, lagrosse donne dans les curés maintenant… Ça la calmera, cette femme,de se tremper le derrière dans l’eau bénite.

Elle se trompait, Lisa n’était point dévote. Elle ne pratiquaitpas, disait d’ordinaire qu’elle tâchait de rester honnête en touteschoses, et que cela suffisait. Mais elle n’aimait pas qu’on parlâtmal de la religion devant elle&|160;; souvent elle faisait taireGavard, qui adorait les histoires de prêtres et de religieuses, lespolissonneries de sacristie. Cela lui semblait tout à faitinconvenant. Il fallait laisser à chacun sa croyance, respecter lesscrupules de tout le monde. Puis, d’ailleurs, les prêtres étaientgénéralement de braves gens. Elle connaissait l’abbé Roustan, deSaint-Eustache, un homme distingué, de bon conseil, dont l’amitiélui paraissait très sûre. Et elle finissait, en expliquant lanécessité absolue de la religion, pour le plus grand nombre&|160;;elle la regardait comme une police qui aidait à maintenir l’ordre,et sans laquelle il n’y avait pas de gouvernement possible. QuandGavard poussait les choses un peu trop loin sur ce chapitre, disantqu’on devrait flanquer les curés dehors et fermer leurs boutiques,elle haussait les épaules, elle répondait&|160;:

–&|160;Vous seriez bien avancé&|160;!… On se massacrerait dansles rues, au bout d’un mois, et l’on se trouverait forcé d’inventerun autre bon Dieu. En 93, ça s’est passé comme cela… Vous savez,n’est-ce pas&|160;? que moi je ne vis pas avec les curés&|160;;mais je dis qu’il en faut, parce qu’il en faut.

Aussi, lorsque Lisa allait dans une église, elle se montraitrecueillie. Elle avait acheté un beau paroissien, qu’elle n’ouvraitjamais, pour assister aux enterrements et aux mariages. Elle selevait, s’agenouillait aux bons endroits, s’appliquant à garderl’attitude décente qu’il convenait d’avoir. C’était, pour elle, unesorte de tenue officielle que les gens honnêtes, les commerçants etles propriétaires, devaient garder devant la religion.

Ce jour-là, la belle charcutière, en entrant à Saint-Eustache,laissa doucement tomber la double porte en drap vert déteint, usépar la main des dévotes. Elle trempa les doigts dans le bénitier,se signa correctement. Puis, à pas étouffés, elle alla jusqu’à lachapelle de sainte Agnès, où deux femmes agenouillées, la face dansles mains, attendaient, pendant que la robe bleue d’une troisièmedébordait du confessionnal. Elle parut contrariée&|160;; et,s’adressant à un bedeau qui passait, avec sa calotte noire, entraînant les pieds&|160;:

–&|160;C’est donc le jour de confession de monsieur l’abbéRoustan&|160;? demanda-t-elle.

Il répondit que monsieur l’abbé n’avait plus que deuxpénitentes, que ce ne serait pas long, et que, si elle voulaitprendre une chaise, son tour arriverait tout de suite. Elleremercia, sans dire qu’elle ne venait pas pour se confesser. Ellerésolut d’attendre, marchant à petits pas sur les dalles, allantjusqu’à la grande porte, d’où elle regarda la nef toute nue, hauteet sévère, entre les bas-côtés peints de couleurs vives&|160;; ellelevait un peu le menton, trouvant le maître-autel trop simple, negoûtant pas cette grandeur froide de la pierre, préférant lesdorures et les bariolages des chapelles latérales. Du côté de larue du Jour, ces chapelles restaient grises, éclairées par desfenêtres poussiéreuses&|160;; tandis que, du côté des Halles, lecoucher du soleil allumait les vitraux des verrières, égayées deteintes très tendres, des verts et des jaunes surtout, si limpidesqu’ils lui rappelèrent les bouteilles de liqueur, devant la glacede monsieur Lebigre. Elle revint de ce côté, qui semblait commeattiédi par cette lumière de braise, s’intéressa un instant auxchâsses, aux garnitures des autels, aux peintures vues dans desreflets de prisme. L’église était vide, toute frissonnante dusilence de ses voûtes. Quelques jupes de femmes faisaient destaches sombres dans l’effacement jaunâtre des chaises&|160;; et,des confessionnaux fermés, un chuchotement sortait. En repassantdevant la chapelle de sainte Agnès, elle vit que la robe bleueétait toujours aux pieds de l’abbé Roustan.

–&|160;Moi, j’aurais fini en dix secondes, si je voulais,pensa-t-elle avec l’orgueil de son honnêteté.

Elle alla au fond. Derrière le maître-autel, dans l’ombre de ladouble rangée des piliers, la chapelle de la Vierge est toute moitede silence et d’obscurité. Les vitraux, très sombres, ne détachentque des robes de saints, à larges pans rouges et violets, brûlantcomme des flammes d’amour mystique dans le recueillement,l’adoration muette des ténèbres. C’est un coin de mystère, unenfoncement crépusculaire du paradis, où brillent les étoiles dedeux cierges, où quatre lustres à lampes de métal, tombant de lavoûte, à peine entrevus, font songer aux grands encensoirs d’or queles anges balancent au coucher de Marie. Entre les piliers, desfemmes sont toujours là, pâmées sur des chaises retournées, abîméesdans cette volupté noire.

Lisa, debout, regardait, très tranquillement. Elle n’était pointnerveuse. Elle trouvait qu’on avait tort de ne pas allumer leslustres, que ce serait plus gai avec des lumières. Même il y avaitune indécence dans cette ombre, un jour et un souffle d’alcôve, quilui semblaient peu convenables. À côté d’elle, des cierges brûlantsur une herse lui chauffaient la figure, tandis qu’une vieillefemme grattait avec un gros couteau la cire tombée, figée en larmespâles. Et, dans le frisson religieux de la chapelle, dans cettepâmoison muette d’amour, elle entendait très bien le roulement desfiacres qui débouchaient de la rue Montmartre, derrière les saintsrouges et violets des vitraux. Au loin, les Halles grondaient,d’une voix continue.

Comme elle allait quitter la chapelle, elle vit entrer lacadette des Méhudin, Claire, la marchande de poissons d’eau douce.Elle fit allumer un cierge à la herse. Puis, elle vints’agenouiller derrière un pilier, les genoux cassés sur la pierre,si pâle dans ses cheveux blonds mal attachés, qu’elle semblait unemorte. Là, se croyant cachée, elle agonisa, elle pleura à chaudeslarmes, avec des ardeurs de prières qui la pliaient comme sous ungrand vent, avec tout un emportement de femme qui se livre. Labelle charcutière resta fort surprise, car les Méhudin n’étaientguère dévotes&|160;; Claire surtout parlait de la religion et desprêtres, d’ordinaire, d’une façon à faire dresser les cheveux surla tête.

–&|160;Qu’est-ce qu’il lui prend donc&|160;? se dit-elle enrevenant de nouveau à la chapelle de sainte Agnès. Elle auraempoisonné quelque homme, cette gueuse.

L’abbé Roustan sortait enfin de son confessionnal. C’était unbel homme, d’une quarantaine d’années, l’air souriant et bon. Quandil reconnut madame Quenu, il lui serra les mains, l’appela«&|160;chère dame&|160;», l’emmena à la sacristie où il ôta sonsurplis, en lui disant qu’il allait être tout à elle. Ilsrevinrent, lui en soutane, tête nue, elle se carrant dans son châletapis, et ils se promenèrent le long des chapelles latérales, ducôté de la rue du Jour. Ils parlaient à voix basse. Le soleil semourait dans les vitraux, l’église devenait noire, les pas desdernières dévotes avaient un frôlement doux sur les dalles.

Cependant, Lisa expliqua ses scrupules à l’abbé Roustan. Jamaisil n’était question entre eux de religion. Elle ne se confessaitpas, elle le consultait simplement dans les cas difficiles, à titred’homme discret et sage, qu’elle préférait, disait-elle parfois, àces hommes d’affaires louches qui sentent le bagne. Lui, semontrait d’une complaisance inépuisable&|160;; il feuilletait lecode pour elle, lui indiquait les bons placements d’argent,résolvait avec tact les difficultés morales, lui recommandait desfournisseurs, avait une réponse prête à toutes les demandes, sidiverses et si compliquées qu’elles fussent, le tout naturellement,sans mettre Dieu de l’affaire, sans chercher à en tirer un bénéficequelconque à son profit ou au profit de la religion. Unremerciement et un sourire lui suffisaient. Il semblait bien aised’obliger cette belle madame Quenu, dont sa femme de ménage luiparlait souvent avec respect, comme d’une personne très estiméedans le quartier. Ce jour-là, la consultation fut particulièrementdélicate. Il s’agissait de savoir quelle conduite l’honnêtetél’autorisait à tenir vis-à-vis de son beau-frère&|160;; si elleavait le droit de le surveiller, de l’empêcher de les compromettre,son mari, sa fille et elle&|160;; et encore jusqu’où elle pourraitaller dans un danger pressant. Elle ne demanda pas brutalement ceschoses, elle posa les questions avec des ménagements si bienchoisis que l’abbé put disserter sur la matière sans entrer dansles personnalités. Il fut plein d’arguments contradictoires. Ensomme, il jugea qu’une âme juste avait le droit, le devoir mêmed’empêcher le mal, quitte à employer les moyens nécessaires autriomphe du bien.

–&|160;Voilà mon opinion, chère dame, dit-il en finissant. Ladiscussion des moyens est toujours grave. Les moyens sont le grandpiège où se prennent les vertus ordinaires… Mais je connais votrebelle conscience. Pesez chacun de vos actes, et si rien ne protesteen vous, allez hardiment… Les natures honnêtes ont cette grâcemerveilleuse de mettre de leur honnêteté dans tout ce qu’ellestouchent.

Et changeant de voix, il continua&|160;:

–&|160;Dites bien à monsieur Quenu que je lui souhaite lebonjour. Quand je passerai, j’entrerai pour embrasser ma bonnepetite Pauline… Au revoir, chère dame, et tout à votredisposition.

Il rentra dans la sacristie. Lisa, en s’en allant, eut lacuriosité de voir si Claire priait toujours&|160;; mais Claireétait retournée à ses carpes et à ses anguilles&|160;; il n’y avaitplus, devant la chapelle de la Vierge, où la nuit s’était faite,qu’une débandade de chaises renversées, culbutées, sous la chaleurdévote des femmes qui s’étaient agenouillées là.

Quand la belle charcutière traversa de nouveau la place, laNormande, qui guettait sa sortie, la reconnut dans le crépuscule àla rondeur de ses jupes.

–&|160;Merci&|160;! s’écria-t-elle, elle est restée plus d’uneheure. Quand les curés la vident de ses péchés, celle-là, lesenfants de chœur font la chaîne pour jeter les seaux d’ordures à larue.

Le lendemain matin, Lisa monta droit à la chambre de Florent.Elle s’y installa en toute tranquillité, certaine de n’être pasdérangée, décidée d’ailleurs à mentir, à dire qu’elle venaits’assurer de la propreté du linge, si Florent remontait. Ellel’avait vu, en bas, très occupé, au milieu de la marée. S’asseyantdevant la petite table, elle enleva le tiroir, le mit sur sesgenoux, le vida avec de grandes précautions, en ayant grand soin dereplacer les paquets de papiers dans le même ordre. Elle trouvad’abord les premiers chapitres de l’ouvrage sur Cayenne, puis lesprojets, les plans de toutes sortes, la transformation des octroisen taxes sur les transactions, la réforme du système administratifdes Halles, et les autres. Ces pages de fine écriture qu’elles’appliquait à lire l’ennuyèrent beaucoup&|160;; elle allaitremettre le tiroir, convaincue que Florent cachait ailleurs lapreuve de ses mauvais desseins, rêvant déjà de fouiller la lainedes matelas, lorsqu’elle découvrit, dans une enveloppe à lettre, leportrait de la Normande. La photographie était un peu noire. LaNormande posait debout, le bras droit appuyé sur une colonnetronquée&|160;; et elle avait tous ses bijoux, une robe de soieneuve qui bouffait, un rire insolent. Lisa oublia son beau-frère,ses terreurs, ce qu’elle était venue faire là. Elle s’absorba dansune de ces contemplations de femme dévisageant une autre femme,tout à l’aise, sans crainte d’être vue. Jamais elle n’avait eu leloisir d’étudier sa rivale de si près. Elle examina les cheveux, lenez, la bouche, éloigna la photographie, la rapprocha. Puis, leslèvres pincées, elle lut sur le revers, écrit en grosses vilaineslettres&|160;: «&|160;Louise à son ami Florent.&|160;» Cela lascandalisa, c’était un aveu. L’envie lui vint de prendre cettecarte, de la garder comme une arme contre son ennemie. Elle laremit lentement dans l’enveloppe, en songeant que ce serait mal, etqu’elle la retrouverait toujours, d’ailleurs.

Alors, feuilletant de nouveau les pages volantes, les rangeantune à une, elle eut l’idée de regarder au fond, à l’endroit oùFlorent avait repoussé le fil et les aiguilles d’Augustine&|160;;et là, entre le paroissien et la Clef des songes, elledécouvrit ce qu’elle cherchait, des notes très compromettantes,simplement défendues par une chemise de papier gris. L’idée d’uneinsurrection, du renversement de l’Empire, à l’aide d’un coup deforce, avancée un soir par Logre chez monsieur Lebigre, avaitlentement mûri dans l’esprit ardent de Florent. Il y vit bientôt undevoir, une mission. Ce fut le but enfin trouvé de son évasion deCayenne et de son retour à Paris. Croyant avoir à venger samaigreur contre cette ville engraissée, pendant que les défenseursdu droit crevaient la faim en exil, il se fit justicier, il rêva dese dresser, des Halles mêmes, pour écraser ce règne de mangeailleset de soûleries. Dans ce tempérament tendre, l’idée fixe plantaitaisément son clou. Tout prenait des grossissements formidables, leshistoires les plus étranges se bâtissaient, il s’imaginait que lesHalles s’étaient emparées de lui, à son arrivée, pour l’amollir,l’empoisonner de leurs odeurs. Puis, c’était Lisa qui voulaitl’abêtir&|160;; il l’évitait pendant des deux et trois jours, commeun dissolvant qui aurait fondu ses volontés, s’il l’avaitapprochée. Ces crises de terreurs puériles, ces emportementsd’homme révolté, aboutissaient toujours à de grandes douceurs, àdes besoins d’aimer, qu’il cachait avec une honte d’enfant. Le soirsurtout, le cerveau de Florent s’embarrassait de fumées mauvaises.Malheureux de sa journée, les nerfs tendus, refusant le sommeil parune peur sourde de ce néant, il s’attardait davantage chez monsieurLebigre ou chez les Méhudin&|160;; et, quand il rentrait, il ne secouchait encore pas, il écrivait, il préparait la fameuseinsurrection. Lentement, il trouva tout un plan d’organisation. Ilpartagea Paris en vingt sections, une par arrondissement, ayantchacune un chef, une sorte de général, qui avait sous ses ordresvingt lieutenants commandant à vingt compagnies d’affiliés. Toutesles semaines, il y aurait un conseil tenu par les chefs, chaquefois dans un local différent&|160;; pour plus de discrétion,d’ailleurs, les affiliés ne connaîtraient que le lieutenant, quilui-même s’aboucherait uniquement avec le chef de sa section&|160;;il serait utile aussi que ces compagnies se crussent touteschargées de missions imaginaires, ce qui achèverait de dépister lapolice. Quant à la mise en œuvre de ces forces, elle était des plussimples. On attendrait la formation complète des cadres&|160;; puison profiterait de la première émotion politique. Comme on n’auraitsans doute que quelques fusils de chasse, on s’emparerait d’aborddes postes, on désarmerait les pompiers, les gardes de Paris, lessoldats de la ligne, sans livrer bataille autant que possible, enles invitant à faire cause commune avec le peuple. Ensuite, onmarcherait droit au Corps législatif, pour aller de là à l’Hôtel deVille. Ce plan, auquel Florent revenait chaque soir, comme à unscénario de drame qui soulageait sa surexcitation nerveuse, n’étaitencore qu’écrit sur des bouts de papier, raturés, montrant lestâtonnements de l’auteur, permettant de suivre les phases de cetteconception à la fois enfantine et scientifique. Lorsque Lisa eutparcouru les notes, sans toutes les comprendre, elle restatremblante, n’osant plus toucher à ces papiers, avec la peur de lesvoir éclater entre ses mains comme des armes chargées.

Une dernière note l’épouvanta plus encore que les autres.C’était une demi-feuille, sur laquelle Florent avait dessiné laforme des insignes qui distingueraient les chefs et leslieutenants&|160;; à côté, se trouvaient également les guidons descompagnies. Même des légendes au crayon disaient la couleur desguidons pour les vingt arrondissements. Les insignes des chefsétaient des écharpes rouges&|160;; ceux des lieutenants, desbrassards, également rouges. Ce fut, pour Lisa, la réalisationimmédiate de l’émeute&|160;; elle vit ces hommes, avec toutes cesétoffes rouges, passer devant sa charcuterie, envoyer des ballesdans les glaces et dans les marbres, voler les saucisses et lesandouilles de l’étalage. Les infâmes projets de son beau-frèreétaient un attentat contre elle-même, contre son bonheur. Ellereferma le tiroir, regardant la chambre, se disant que c’était ellepourtant qui logeait cet homme, qu’il couchait dans ses draps,qu’il usait ses meubles. Et elle était particulièrement exaspéréepar la pensée qu’il cachait l’abominable machine infernale danscette petite table de bois blanc, qui lui avait servi autrefoischez l’oncle Gradelle, avant son mariage, une table innocente,toute déclouée.

Elle resta debout, songeant à ce qu’elle allait faire. D’abord,il était inutile d’instruire Quenu. Elle eut l’idée d’avoir uneexplication avec Florent, mais elle craignit qu’il ne s’en allâtcommettre son crime plus loin, tout en les compromettant, parméchanceté. Elle se calmait un peu, elle préféra le surveiller. Aupremier danger, elle verrait. En somme, elle avait à présent dequoi le faire retourner aux galères.

Comme elle rentrait à la boutique, elle vit Augustine toutémotionnée. La petite Pauline avait disparu depuis une grandedemi-heure. Aux questions inquiètes de Lisa, elle ne put querépondre&|160;:

–&|160;Je ne sais pas, madame… Elle était là tout à l’heure, surle trottoir, avec un petit garçon… Je les regardais&|160;; puis,j’ai entamé un jambon pour un monsieur, et je ne les ai plusvus.

–&|160;Je parie que c’est Muche, s’écria la charcutière&|160;;ah&|160;! le gredin d’enfant&|160;!

C’était Muche, en effet. Pauline, qui étrennait justement cejour-là une robe neuve, à raies bleues, avait voulu la montrer.Elle se tenait toute droite, devant la boutique, bien sage, leslèvres pincées par cette moue grave d’une petite femme de six ansqui craint de se salir. Ses jupes, très courtes, très empesées,bouffaient comme des jupes de danseuse, montrant ses bas blancsbien tirés, ses bottines vernies, d’un bleu d’azur&|160;; tandisque son grand tablier, qui la décolletait, avait, aux épaules, unétroit volant brodé, d’où ses bras, adorables d’enfance, sortaientnus et roses. Elle portait des boutons de turquoise aux oreilles,une jeannette au cou, un ruban de velours bleu dans les cheveux,très bien peignée, avec l’air gras et tendre de sa mère, la grâceparisienne d’une poupée neuve. Muche, des Halles, l’avait aperçue.Il mettait dans le ruisseau des petits poissons morts que l’eauemportait, et qu’il suivait le long du trottoir, en disant qu’ilsnageaient. Mais la vue de Pauline, si belle, si propre, lui fittraverser la chaussée, sans casquette, la blouse déchirée, lepantalon tombant et montrant la chemise, dans le débraillé d’ungalopin de sept ans. Sa mère lui avait bien défendu de jouer jamaisavec «&|160;cette grosse bête d’enfant que ses parents bourraient àla faire crever&|160;». Il rôda un instant, s’approcha, vouluttoucher la jolie robe à raies bleues. Pauline, d’abord flattée, eutune moue de prude, recula, en murmurant d’un ton fâché&|160;:

–&|160;Laisse-moi… Maman ne veut pas.

Cela fit rire le petit Muche, qui était très dégourdi et trèsentreprenant.

–&|160;Ah bien&|160;! dit-il, tu es joliment godiche&|160;!… Çane fait rien que ta maman ne veuille pas… Nous allons jouer à nouspousser, veux-tu&|160;?

Il devait nourrir l’idée mauvaise de salir Pauline. Celle-ci, enle voyant s’apprêter à lui donner une poussée dans le dos, reculadavantage, fit mine de rentrer. Alors, il fut très doux&|160;; ilremonta ses culottes, en homme du monde.

–&|160;Es-tu bête&|160;! C’est pour rire… Tu es bien gentillecomme ça. Est-ce que c’est à ta maman, ta petite croix&|160;?

Elle se rengorgea, dit que c’était à elle. Lui, doucement,l’amenait jusqu’au coin de la rue Pirouette&|160;; il lui touchaitles jupes, en s’étonnant, en trouvant ça drôlement raide&|160;; cequi causait un plaisir infini à la petite. Depuis qu’elle faisaitla belle sur le trottoir, elle était très vexée de voir quepersonne ne la regardait. Mais, malgré les compliments de Muche,elle ne voulut pas descendre du trottoir.

–&|160;Quelle grue&|160;! s’écria-t-il, en redevenant grossier.Je vas t’asseoir sur ton panier aux crottes, tu sais madameBelles-Fesses&|160;!

Elle s’effaroucha. Il l’avait prise par la main&|160;; etcomprenant sa faute, se montrant de nouveau câlin, fouillantvivement dans sa poche&|160;:

–&|160;J’ai un sou, dit-il.

La vue du sou calma Pauline. Il tenait le sou du bout desdoigts, devant elle, si bien qu’elle descendit sur la chaussée,sans y prendre garde, pour suivre le sou. Décidément, le petitMuche était en bonne fortune.

–&|160;Qu’est-ce que tu aimes&|160;? demanda-t-il.

Elle ne répondit pas tout de suite&|160;; elle ne savait pas,elle aimait trop de choses. Lui, nomma une foule defriandises&|160;: de la réglisse, de la mélasse, des boules degomme, du sucre en poudre. Le sucre en poudre fit beaucoupréfléchir la petite, on trempe un doigt, et on le suce&|160;; c’esttrès bon. Elle restait toute sérieuse. Puis, se décidant&|160;:

–&|160;Non, j’aime bien les cornets.

Alors, il lui prit le bras, il l’emmena, sans qu’elle résistât.Ils traversèrent la rue Rambuteau, suivirent le large trottoir desHalles, allèrent jusque chez un épicier de la rue de laCossonnerie, qui avait la renommée des cornets. Les cornets sont deminces cornets de papier, où les épiciers mettent les débris deleur étalage, les dragées cassées, les marrons glacés tombés enmorceaux, les fonds suspects des bocaux de bonbons. Muche fit leschoses galamment&|160;; il laissa choisir le cornet par Pauline, uncornet de papier bleu, ne le lui reprit pas, donna son sou. Sur letrottoir, elle vida les miettes de toutes sortes dans les deuxpoches de son tablier&|160;; et ces poches étaient si étroitesqu’elles furent pleines. Elle croquait doucement, miette parmiette, ravie, mouillant son doigt, pour avoir la poussière tropfine&|160;; si bien que cela fondait les bonbons, et que deuxtaches brunes marquaient déjà les deux poches du tablier. Mucheavait un rire sournois. Il la tenait par la taille, la chiffonnantà son aise, lui faisant tourner le coin de la rue Pierre-Lescot, ducôté de la place des Innocents, en lui disant&|160;:

–&|160;Hein&|160;? Tu veux bien jouer, maintenant&|160;?… C’estbon, ce que tu as dans tes poches. Tu vois que je ne voulais pas tefaire de mal, grande bête.

Et lui-même, il fourrait les doigts au fond des poches. Ilsentrèrent dans le square. C’était là sans doute que le petit Mucherêvait de conduire sa conquête. Il lui fit les honneurs du square,comme d’un domaine à lui, très agréable, où il galopinait pendantdes après-midi entières. Jamais Pauline n’était allée siloin&|160;; elle aurait sangloté comme une demoiselle enlevée, sielle n’avait pas eu du sucre dans les poches. La fontaine, aumilieu de la pelouse coupée de corbeilles, coulait, avec ladéchirure de ses nappes&|160;; et les nymphes de Jean Goujon,toutes blanches dans le gris de la pierre, penchant leurs urnes,mettaient leur grâce nue au milieu de l’air noir du quartierSaint-Denis. Les enfants firent le tour, regardant l’eau tomber dessix bassins, intéressés par l’herbe, rêvant certainement detraverser la pelouse centrale, ou de se glisser sous les massifs dehoux et de rhododendrons, dans la plate-bande longeant la grille dusquare. Cependant le petit Muche, qui était parvenu à froisser labelle robe, par-derrière, dit, avec son rire en dessous&|160;:

–&|160;Nous allons jouer à nous jeter du sable,veux-tu&|160;?

Pauline était séduite. Ils se jetèrent du sable, en fermant lesyeux. Le sable entrait par le corsage décolleté de la petite,coulait tout le long, jusque dans ses bas et ses bottines. Muches’amusait beaucoup, à voir le tablier blanc devenir tout jaune.Mais il trouva sans doute que c’était encore trop propre.

–&|160;Hein&|160;? si nous plantions des arbres, demanda-t-iltout à coup. C’est moi qui sais faire de jolis jardins&|160;!

–&|160;Vrai, des jardins&|160;! murmura Pauline pleined’admiration.

Alors, comme le gardien du square n’était pas là, il lui fitcreuser des trous dans une plate-bande. Elle était à genoux, aubeau milieu de la terre molle, s’allongeant sur le ventre,enfonçant jusqu’aux coudes ses adorables bras nus. Lui, cherchaitdes bouts de bois, cassait des branches. C’était les arbres dujardin, qu’il plantait dans les trous de Pauline. Seulement, il netrouvait jamais les trous assez profonds, il la traitait en mauvaisouvrier, avec des rudesses de patron. Quand elle se releva, elleétait noire des pieds à la tête&|160;; elle avait de la terre dansles cheveux, toute barbouillée, si drôle avec ses bras decharbonnier, que Muche tapa dans ses mains, en s’écriant&|160;:

–&|160;Maintenant, nous allons les arroser… Tu comprends, ça nepousserait pas.

Ce fut le comble. Ils sortaient du square, ramassaient de l’eauau ruisseau, dans le creux de leurs mains, revenaient en courantarroser les bouts de bois. En route, Pauline, qui était trop grosseet qui ne savait pas courir, laissait échapper toute l’eau entreses doigts, le long de ses jupes&|160;; si bien qu’au sixièmevoyage, elle semblait s’être roulée dans le ruisseau. Muche latrouva très bien, quand elle fut très sale. Il la fit asseoir aveclui sous un rhododendron, à côté du jardin qu’ils avaient planté.Il lui racontait que ça poussait déjà. Il lui avait pris la main,en l’appelant sa petite femme.

–&|160;Tu ne regrettes pas d’être venue, n’est-ce pas&|160;? Aulieu de rester sur le trottoir, où tu as l’air de t’ennuyerfameusement… Tu verras, je sais tout plein de jeux, dans les rues.Il faudra revenir, entends-tu. Seulement, on ne parle pas de ça àsa maman. On ne fait pas la bête… Si tu dis quelque chose, tu sais,je te tirerai les cheveux, quand je passerai devant chez toi.

Pauline répondait toujours oui. Lui, par dernière galanterie,lui remplissait de terre les deux poches de son tablier. Il laserrait de près, cherchant maintenant à lui faire du mal, par unecruauté de gamin. Mais elle n’avait plus de sucre, elle ne jouaitplus, et elle devenait inquiète. Comme il s’était mis à la pincer,elle pleura en disant qu’elle voulait s’en aller. Cela égayabeaucoup Muche, qui se montra cavalier&|160;; il la menaça de nepas la reconduire chez ses parents. La petite, tout à faitterrifiée, poussait des soupirs étouffés, comme une belle à lamerci d’un séducteur, au fond d’une auberge inconnue. Il auraitcertainement fini par la battre, pour la faire taire, lorsqu’unevoix aigre, la voix de mademoiselle Saget, s’écria à côtéd’eux&|160;:

–&|160;Mais, Dieu me pardonne&|160;! c’est Pauline… Veux-tu bienla laisser tranquille, méchant vaurien&|160;!

La vieille fille prit Pauline par la main, en poussant desexclamations sur l’état pitoyable de sa toilette. Muche nes’effraya guère&|160;; il les suivit, riant sournoisement de sonœuvre, répétant que c’était elle qui avait voulu venir, et qu’elles’était laissée tomber par terre. Mademoiselle Saget était unehabituée du square des Innocents. Chaque après-midi, elle y passaitune bonne heure, pour se tenir au courant des bavardages du menupeuple. Là, aux deux côtés, il y a une longue file demi-circulairede bancs mis bout à bout. Les pauvres gens qui étouffent dans lestaudis des étroites rues voisines s’y entassent&|160;: lesvieilles, desséchées, l’air frileux, en bonnet fripé&|160;; lesjeunes en camisole, les jupes mal attachées, les cheveux nus,éreintées, fanées déjà de misère&|160;; quelques hommes aussi, desvieillards proprets, des porteurs aux vestes grasses, des messieurssuspects à chapeau noir&|160;; tandis que, dans l’allée, lamarmaille se roule, traîne des voitures sans roues, emplit desseaux de sable, pleure et se mord, une marmaille terrible,déguenillée, mal mouchée, qui pullule au soleil comme une vermine.Mademoiselle Saget était si mince qu’elle trouvait toujours à seglisser sur un banc. Elle écoutait, elle entamait la conversationavec une voisine, quelque femme d’ouvrier toute jaune, raccommodantdu linge, tirant d’un petit panier, réparé avec des ficelles, desmouchoirs et des bas troués comme des cribles. D’ailleurs, elleavait des connaissances. Au milieu des piaillements intolérables dela marmaille et du roulement continu des voitures, derrière, dansla rue Saint-Denis, c’étaient des cancans sans fin, des histoiressur les fournisseurs, les épiciers, les boulangers, les bouchers,toute une gazette du quartier, enfiellée par les refus de crédit etl’envie sourde du pauvre. Elle apprenait, surtout, parmi cesmalheureuses, les choses inavouables, ce qui descendait des garnislouches, ce qui sortait des loges noires des concierges, lessaletés de la médisance, dont elle relevait, comme d’une pointe depiment, ses appétits de curiosité. Puis, devant elle, la facetournée du côté des Halles, elle avait la place, les trois pans demaisons percées de leurs fenêtres, dans lesquelles elle cherchait àentrer du regard&|160;; elle semblait se hausser, aller le long desétages, ainsi qu’à des trous de verre, jusqu’aux œils-de-bœuf desmansardes&|160;; elle dévisageait les rideaux, reconstruisait undrame sur la simple apparition d’une tête entre deux persiennes,avait fini par savoir l’histoire des locataires de toutes cesmaisons, rien qu’à en regarder les façades. Le restaurant Barattel’intéressait d’une façon particulière, avec sa boutique demarchand de vin, sa marquise découpée et dorée, formant terrasse,laissant déborder la verdure de quelques pots de fleurs, ses quatreétages étroits, ornés et peinturlurés&|160;; elle se plaisait aufond bleu tendre, aux colonnes jaunes, à la stèle surmontée d’unecoquille, à cette devanture de temple de carton, badigeonnée sur laface d’une maison décrépite, terminée en haut, au bord du toit, parune galerie de zinc passée à la couleur. Derrière les persiennesflexibles, à bandes rouges, elle lisait les bons petits déjeuners,les soupers fins, les noces à tout casser. Et elle mentaitmême&|160;; c’était là que Florent et Gavard venaient faire desbombances avec ces deux salopes de Méhudin&|160;; au dessert, il sepassait des choses abominables.

Cependant, Pauline pleurait plus fort, depuis que la vieillefille la tenait par la main. Celle-ci se dirigeait vers la porte dusquare, lorsqu’elle parut se raviser. Elle s’assit sur le bout d’unbanc, cherchant à faire taire la petite.

–&|160;Voyons, ne pleure plus, les sergents de ville teprendraient… Je vais te reconduire chez toi. Tu me connais bien,n’est-ce pas&|160;? Je suis «&|160;bonne amie&|160;», tu sais…Allons, fais une risette.

Mais les larmes la suffoquaient, elle voulait s’en aller. Alors,mademoiselle Saget, tranquillement, la laissa sangloter, attendantqu’elle eût fini. La pauvre enfant était toute grelottante, lesjupes et les bas mouillés&|160;; les larmes qu’elle essuyait avecses poings sales lui mettaient de la terre jusqu’aux oreilles.Quand elle se fut un peu calmée, la vieille reprit d’un tondoucereux&|160;:

–&|160;Ta maman n’est pas méchante, n’est-ce pas&|160;? Ellet’aime bien.

–&|160;Oui, oui, répondit Pauline, le cœur encore très gros.

–&|160;Et ton papa, il n’est pas méchant non plus, il ne te batpas, il ne se dispute pas avec ta maman&|160;?… Qu’est-ce qu’ilsdisent le soir, quand ils vont se coucher&|160;?

–&|160;Ah&|160;! je ne sais pas&|160;; moi, j’ai chaud dans monlit.

–&|160;Ils parlent de ton cousin Florent&|160;?

–&|160;Je ne sais pas.

Mademoiselle Saget prit un air sévère, en feignant de se leveret de s’en aller.

–&|160;Tiens&|160;! tu n’es qu’une menteuse… Tu sais qu’il nefaut pas mentir… Je vais te laisser là, si tu mens, et Muche tepincera.

Muche qui rôdait devant le banc, intervint, disant de son tondécidé de petit homme&|160;:

–&|160;Allez, elle est trop dinde pour savoir… Moi, je sais quemon bon ami Florent a eu l’air joliment cornichon, hier, quandmaman lui a dit comme ça, en riant, qu’il pouvait l’embrasser, sicela lui faisait plaisir.

Mais Pauline, menacée d’être abandonnée, s’était remise àpleurer.

–&|160;Tais-toi donc, tais-toi donc, mauvaise gale&|160;!murmura la vieille en la bousculant. Là, je ne m’en vais pas, jet’achèterai un sucre d’orge, hein&|160;! un sucre d’orge&|160;!…Alors, tu ne l’aimes pas, ton cousin Florent&|160;?

–&|160;Non, maman dit qu’il n’est pas honnête.

–&|160;Ah&|160;! tu vois bien que ta maman disait quelquechose.

–&|160;Un soir, dans mon lit, j’avais Mouton, je dormais avecMouton… Elle disait à papa&|160;: «&|160;Ton frère, il ne s’estsauvé du bagne que pour nous y ramener tous avec lui.&|160;»

Mademoiselle Saget poussa un léger cri. Elle s’était misedebout, toute frémissante. Un trait de lumière venait de la frapperen pleine face. Elle reprit la main de Pauline, la fit trotterjusqu’à la charcuterie, sans parler, les lèvres pincées par unsourire intérieur, les regards pointus d’une joie aiguë. Au coin dela rue Pirouette, Muche, qui les accompagnait en gambadant,jouissant de voir la petite courir avec ses bas crottés, disparutprudemment. Lisa était dans une inquiétude mortelle. Quand elleaperçut sa fille faite comme un torchon, elle eut un telsaisissement qu’elle la tourna de tous les côtés, sans même songerà la battre. La vieille disait de sa voix mauvaise&|160;:

–&|160;C’est le petit Muche… Je vous la ramène, vous comprenez…Je les ai découverts ensemble, sous un arbre du square. Je ne saispas ce qu’ils faisaient… À votre place, je la regarderais. Il estcapable de tout, cet enfant de gueuse.

Lisa ne trouvait pas une parole. Elle ne savait par quel boutprendre sa fille, tant les bottines boueuses, les bas tachés, lesjupes déchirées, les mains et la figure noircies, la dégoûtaient.Le velours bleu, les boutons d’oreille, la jeannette,disparaissaient sous une couche de crasse. Mais ce qui acheva del’exaspérer, ce furent les poches pleines de terre. Elle se pencha,les vida, sans respect pour le dallage blanc et rose de laboutique. Puis, elle ne put prononcer qu’un mot, elle entraînaPauline, en disant&|160;:

–&|160;Venez, ordure.

Mademoiselle Saget, qui était tout égayée par cette scène, aufond de son chapeau noir, traversa vivement la rue Rambuteau. Sespieds menus touchaient à peine le pavé&|160;; une jouissance laportait, comme un souffle plein de caresses chatouillantes. Ellesavait donc enfin&|160;! Depuis près d’une année qu’elle brûlait,voilà qu’elle possédait Florent, tout entier, tout d’un coup.C’était un contentement inespéré, qui la guérissait de quelquemaladie&|160;; car elle sentait bien que cet homme-là l’aurait faitmourir à petit feu, en se refusant plus longtemps à ses ardeurs decuriosité. Maintenant, le quartier des Halles luiappartenait&|160;; il n’y avait plus de lacune dans sa tête&|160;;elle aurait raconté chaque rue, boutique par boutique. Et ellepoussait de petits soupirs pâmés, tout en entrant dans le pavillonaux fruits.

–&|160;Eh&|160;! mademoiselle Saget, cria la Sarriette de sonbanc, qu’est-ce que vous avez donc à rire toute seule&|160;?…Est-ce que vous avez gagné le gros lot à la loterie&|160;?

–&|160;Non, non… Ah&|160;! ma petite, si vous saviez&|160;!…

La Sarriette était adorable, au milieu de ses fruits, avec sondébraillé de belle fille. Ses cheveux frisottants lui tombaient surle front, comme des pampres. Ses bras nus, son cou nu, tout cequ’elle montrait de nu et de rose avait une fraîcheur de pêche etde cerise. Elle s’était pendu par gaminerie des guignes auxoreilles, des guignes noires qui sautaient sur ses joues, quandelle se penchait, toute sonore de rires. Ce qui l’amusait si fort,c’était qu’elle mangeait des groseilles, et qu’elle les mangeait às’en barbouiller la bouche, jusqu’au menton et jusqu’au nez&|160;;elle avait la bouche rouge, une bouche maquillée, fraîche du jusdes groseilles, comme peinte et parfumée de quelque fard du sérail.Une odeur de prune montait de ses jupes. Son fichu mal noué sentaitla fraise.

Et, dans l’étroite boutique, autour d’elle, les fruitss’entassaient. Derrière, le long des étagères, il y avait des filesde melons, des cantaloups couturés de verrues, des maraîchers auxguipures grises, des culs-de-singe avec leurs bosses nues. Àl’étalage, les beaux fruits, délicatement parés dans des paniers,avaient des rondeurs de joues qui se cachent, des faces de bellesenfants entrevues à demi sous un rideau de feuilles&|160;; lespêches surtout, les Montreuil rougissantes, de peau fine et clairecomme des filles du Nord, et les pêches du Midi, jaunes et brûlées,ayant le hâle des filles de Provence. Les abricots prenaient sur lamousse des tons d’ambre, ces chaleurs de coucher de soleil quichauffent la nuque des brunes, à l’endroit où frisent de petitscheveux. Les cerises, rangées une à une, ressemblaient à des lèvrestrop étroites de Chinoise qui souriaient&|160;: les Montmorency,lèvres trapues de femme grasse&|160;; les Anglaises, plus allongéeset plus graves&|160;; les guignes, chair commune, noire, meurtriede baisers&|160;; les bigarreaux, tachés de blanc et de rose, aurire à la fois joyeux et fâché. Les pommes, les poiress’empilaient, avec des régularités d’architecture, faisant despyramides, montrant des rougeurs de seins naissants, des épaules etdes hanches dorées, toute une nudité discrète, au milieu des brinsde fougère&|160;; elles étaient de peaux différentes, les pommesd’api au berceau, les rambourgs avachies, les calvilles en robeblanche, les canadas sanguines, les châtaigniers couperosées, lesreinettes blondes, piquées de rousseur&|160;; puis, les variétésdes poires, la blanquette, l’angleterre, les beurrés, lesmessire-jean, les duchesses, trapues, allongées, avec des cous decygne ou des épaules apoplectiques, les ventres jaunes et verts,relevés d’une pointe de carmin. À côté, les prunes transparentesmontraient des douceurs chlorotiques de vierge&|160;; lesreines-claudes, les prunes de monsieur, étaient pâlies d’une fleurd’innocence&|160;; les mirabelles s’égrenaient comme les perlesd’or d’un rosaire, oublié dans une boîte avec des bâtons devanille. Et les fraises, elles aussi, exhalaient un parfum frais,un parfum de jeunesse, les petites surtout, celles qu’on cueilledans les bois, plus encore que les grosses fraises de jardin, quisentent la fadeur des arrosoirs. Les framboises ajoutaient unbouquet à cette odeur pure. Les groseilles, les cassis, lesnoisettes, riaient avec des mines délurées&|160;; pendant que descorbeilles de raisins, des grappes lourdes, chargées d’ivresse, sepâmaient au bord de l’osier, en laissant retomber leurs grainsroussis par les voluptés trop chaudes du soleil.

La Sarriette vivait là, comme dans un verger, avec des griseriesd’odeurs. Les fruits à bas prix, les cerises, les prunes, lesfraises, entassés devant elle sur des paniers plats, garnis depapier, se meurtrissaient, tachaient l’étalage de jus, d’un jusfort qui fumait dans la chaleur. Elle sentait aussi la tête luitourner, en juillet, par les après-midi brûlantes, lorsque lesmelons l’entouraient d’une puissante vapeur de musc. Alors, ivre,montrant plus de chair sous son fichu, à peine mûre et toutefraîche de printemps, elle tentait la bouche, elle inspirait desenvies de maraude. C’était elle, c’étaient ses bras, c’était soncou, qui donnaient à ses fruits cette vie amoureuse, cette tiédeursatinée de femme. Sur le banc de vente, à côté, une vieillemarchande, une ivrognesse affreuse, n’étalait que des pommesridées, des poires pendantes comme des seins vides, des abricotscadavéreux, d’un jaune infâme de sorcière. Mais, elle, faisait deson étalage une grande volupté nue. Ses lèvres avaient posé là uneà une les cerises, des baisers rouges&|160;; elle laissait tomberde son corsage les pêches soyeuses&|160;; elle fournissait auxprunes sa peau la plus tendre, la peau de ses tempes, celle de sonmenton, celles des coins de sa bouche&|160;; elle laissait coulerun peu de son sang rouge dans les veines des groseilles. Sesardeurs de belle fille mettaient en rut ces fruits de la terre,toutes ces semences, dont les amours s’achevaient sur un lit defeuilles, au fond des alcôves tendues de mousse des petits paniers.Derrière sa boutique, l’allée aux fleurs avait une senteur fade,auprès de l’arôme de vie qui sortait de ses corbeilles entamées etde ses vêtements défaits.

Cependant, la Sarriette, ce jour-là, était toute grise d’unarrivage de mirabelles, qui encombrait le marché. Elle vit bien quemademoiselle Saget avait quelque grosse nouvelle, et elle voulut lafaire causer&|160;; mais la vieille, en piétinantd’impatience&|160;:

–&|160;Non, non, je n’ai pas le temps… Je cours voir madameLecœur. Ah&|160;! j’en sais de belles&|160;!… Venez, si vousvoulez.

À la vérité, elle ne traversait le pavillon aux fruits que pourracoler la Sarriette. Celle-ci ne put résister à la tentation.Monsieur Jules était là, se dandinant sur une chaise retournée,rasé et frais comme un chérubin.

–&|160;Garde un instant la boutique, n’est-ce pas&|160;? luidit-elle. Je reviens tout de suite.

Mais lui, se leva, lui cria de sa voix grasse, comme elletournait l’allée&|160;:

–&|160;Eh&|160;! pas de ça, Lisette&|160;! Tu sais, je file,moi… Je ne veux pas attendre une heure comme l’autre jour… Avec çaque tes prunes me donnent mal à la tête.

Il s’en alla tranquillement, les mains dans les poches. Laboutique resta seule. Mademoiselle Saget faisait courir laSarriette. Au pavillon du beurre, une voisine leur dit que madameLecœur était à la cave. La Sarriette descendit la chercher, pendantque la vieille s’installait au milieu des fromages.

En bas, la cave était très sombre&|160;; le long des ruelles,les resserres sont tendues d’une toile métallique à mailles fines,par crainte des incendies&|160;; les becs de gaz, fort rares, fontdes taches jaunes sans rayons, dans la buée nauséabonde, quis’alourdit sous l’écrasement de la voûte. Mais, madame Lecœurtravaillait le beurre, sur une des tables placées le long de la rueBerger. Les soupiraux laissent tomber un jour pâle. Les tables,continuellement lavées à grande eau par des robinets, ont desblancheurs de tables neuves. Tournant le dos à la pompe du fond, lamarchande pétrissait «&|160;la maniotte&|160;», au milieu d’uneboîte de chêne. Elle prenait, à côté d’elle, les échantillons desdifférents beurres, les mêlait, les corrigeait l’un par l’autre,ainsi qu’on procède pour le coupage des vins. Pliée en deux, lesépaules pointues, les bras maigres et noueux, comme des échalas,nus jusqu’aux épaules, elle enfonçait furieusement les poings danscette pâte grasse qui prenait un aspect blanchâtre et crayeux. Ellesuait, elle poussait un soupir à chaque effort.

–&|160;C’est mademoiselle Saget qui voudrait vous parler, matante, dit la Sarriette.

Madame Lecœur s’arrêta, ramena son bonnet sur ses cheveux, deses doigts pleins de beurre, sans paraître avoir peur destaches.

–&|160;J’ai fini, qu’elle attende un instant, répondit-elle.

–&|160;Elle a quelque chose de très intéressant à vous dire.

–&|160;Rien qu’une minute, ma petite.

Elle avait replongé les bras. Le beurre lui montait jusqu’auxcoudes. Amolli préalablement dans l’eau tiède, il huilait sa chairde parchemin, faisant ressortir les grosses veines violettes quilui couturaient la peau, pareilles à des chapelets de variceséclatées. La Sarriette était toute dégoûtée par ces vilains bras,s’acharnant au milieu de cette masse fondante. Mais elle serappelait le métier&|160;; autrefois, elle mettait, elle aussi, sespetites mains adorables dans le beurre, pendant des après-midientières&|160;; même c’était là sa pâte d’amande, un onguent quilui conservait la peau blanche, les ongles roses, et dont sesdoigts déliés semblaient avoir garder la souplesse. Aussi, au boutd’un silence, reprit-elle&|160;:

–&|160;Elle ne sera pas fameuse, votre maniotte, ma tante… Vousavez là des beurres trop forts.

–&|160;Je le sais bien, dit madame Lecœur entre deuxgémissements, mais que veux-tu&|160;? il faut bien tout fairepasser… Il y a des gens qui veulent payer bon marché&|160;; on leurfait du bon marché… Va, c’est toujours trop bon pour lesclients.

La Sarriette pensait qu’elle n’en mangerait pas volontiers, dubeurre travaillé par les bras de sa tante. Elle regarda dans unpetit pot plein d’une sorte de teinture rouge.

–&|160;Il est trop clair, votre raucourt, murmura-t-elle.

Le raucourt sert à rendre à la maniotte une belle couleur jaune.Les marchandes croient garder religieusement le secret de cetteteinture, qui provient simplement de la graine du rocouyer&|160;;il est vrai qu’elles en fabriquent avec des carottes et des fleursde soucis.

–&|160;À la fin, venez-vous&|160;! dit la jeune femme quis’impatientait et qui n’était plus habituée à l’odeur infecte de lacave. Mademoiselle Saget est peut-être déjà partie… Elle doitsavoir des choses très graves sur mon oncle Gavard.

Madame Lecœur, du coup, ne continua pas. Elle laissa la maniotteet le raucourt. Elle ne s’essuya pas même les bras. D’une légèretape, elle ramena de nouveau son bonnet, marchant sur les talons desa nièce, remontant l’escalier, en répétant avecinquiétude&|160;:

–&|160;Tu crois qu’elle ne nous aura pas attendues&|160;?

Mais elle se rassura, en apercevant mademoiselle Saget, aumilieu des fromages. Elle n’avait eu garde de s’en aller. Les troisfemmes s’assirent au fond de l’étroite boutique. Elles y étaientles unes sur les autres, se parlant le nez dans la face.Mademoiselle Saget garda le silence pendant deux bonnesminutes&|160;; puis, quand elle vit les deux autres toutesbrûlantes de curiosité, d’une voix pointue&|160;:

–&|160;Vous savez, ce Florent&|160;?… Eh bien, je peux vous dired’où il vient, maintenant.

Et elle les laissa un instant encore suspendues à seslèvres.

–&|160;Il vient du bagne, dit-elle enfin, en assourdissantterriblement sa voix.

Autour d’elles, les fromages puaient. Sur les deux étagères dela boutique, au fond, s’alignaient des mottes de beurreénormes&|160;; les beurres de Bretagne, dans des paniers,débordaient&|160;; les beurres de Normandie, enveloppés de toile,ressemblaient à des ébauches de ventres, sur lesquelles unsculpteur aurait jeté des linges mouillés&|160;; d’autres mottes,entamées, taillées par les larges couteaux en rochers à pic,pleines de vallons et de cassures, étaient comme des cimeséboulées, dorées par la pâleur d’un soir d’automne. Sous la tabled’étalage, de marbre rouge veiné de gris, des paniers d’œufsmettaient une blancheur de craie&|160;; et, dans des caisses, surdes clayons de paille, des bondons posés bout à bout, des gournaysrangés à plat comme des médailles, faisaient des nappes plussombres, tachées de tons verdâtres. Mais c’était surtout sur latable que les fromages s’empilaient. Là, à côté des pains de beurreà la livre, dans des feuilles de poirée, s’élargissait un cantalgéant, comme fendu à coups de hache&|160;; puis venaient unchester, couleur d’or, un gruyère, pareil à une roue tombée dequelque char barbare, des hollandes, ronds comme des têtes coupées,barbouillées de sang séché, avec cette dureté de crâne vide qui lesfait nommer têtes-de-mort. Un parmesan, au milieu de cette lourdeurde pâte cuite, ajoutait sa pointe d’odeur aromatique. Trois bries,sur des planches rondes, avaient des mélancolies de luneséteintes&|160;; deux, très secs, étaient dans leur plein&|160;; letroisième, dans son deuxième quartier, coulait, se vidait d’unecrème blanche, étalée en lac, ravageant les minces planchettes, àl’aide desquelles on avait vainement essayé de le contenir. DesPort-Salut, semblables à des disques antiques, montraient enexergue le nom imprimé des fabricants. Un romantour, vêtu de sonpapier d’argent, donnait le rêve d’une barre de nougat, d’unfromage sucré, égaré parmi ces fermentations âcres. Les roqueforts,eux aussi, sous des cloches de cristal, prenaient des minesprincières, des faces marbrées et grasses, veinées de bleu et dejaune, comme attaqués d’une maladie honteuse de gens riches qui onttrop mangé de truffes&|160;; tandis que, dans un plat, à côté, desfromages de chèvre, gros comme un poing d’enfant, durs etgrisâtres, rappelaient les cailloux que les boucs, menant leurtroupeau, font rouler aux coudes des sentiers pierreux. Alors,commençaient les puanteurs&|160;: les mont-d’or, jaune clair, puantune odeur douceâtre&|160;; les troyes, très épais, meurtris sur lesbords, d’âpreté déjà plus forte, ajoutant une fétidité de cavehumide&|160;; les camemberts, d’un fumet de gibier tropfaisandé&|160;; les neufchâtels, les limbourgs, les marolles, lespont-l’évêque, carrés, mettant chacun leur note aiguë etparticulière dans cette phrase rude jusqu’à la nausée&|160;; leslivarots, teintés de rouge, terribles à la gorge comme une vapeurde soufre&|160;; puis enfin, par-dessus tous les autres, lesolivets, enveloppés de feuilles de noyer, ainsi que ces charognesque les paysans couvrent de branches, au bord d’un champ, fumantesau soleil. La chaude après-midi avait amolli les fromages&|160;;les moisissures des croûtes fondaient, se vernissaient avec destons riches de cuivre rouge et de vert-de-gris, semblables à desblessures mal fermées&|160;; sous les feuilles de chêne, un soufflesoulevait la peau des olivets, qui battait comme une poitrine,d’une haleine lente et grosse d’homme endormi&|160;; un flot de vieavait troué un livarot, accouchant par cette entaille d’un peuplede vers. Et, derrière les balances, dans sa boîte mince, un géroméanisé répandait une infection telle que des mouches étaient tombéesautour de la boîte, sur le marbre rouge veiné de gris.

Mademoiselle Saget avait ce géromé presque sous le nez. Elle serecula, appuya la tête contre les grandes feuilles de papier jauneset blanches, accrochées par un coin, au fond de la boutique.

–&|160;Oui, répéta-t-elle avec une grimace de dégoût, il vientdu bagne… Hein&|160;! ils n’ont pas besoin de faire les fiers, lesQuenu-Gradelle&|160;!

Mais madame Lecœur et la Sarriette poussaient des exclamationsd’étonnement. Ce n’était pas possible. Qu’avait-il donc commis pouraller au bagne&|160;? Aurait-on jamais soupçonné cette madameQuenu, cette vertu qui faisait la gloire du quartier, de choisir unamant au bagne&|160;?

–&|160;Eh&|160;! non, vous n’y êtes pas, s’écria la vieilleimpatientée. Écoutez-moi donc… Je savais bien que j’avais déjà vuce grand escogriffe quelque part.

Elle leur conta l’histoire de Florent. Maintenant, elle sesouvenait d’un bruit vague qui avait couru dans le temps, d’unneveu du vieux Gradelle envoyé à Cayenne, pour avoir tué sixgendarmes sur une barricade&|160;; elle l’avait même aperçu unefois, rue Pirouette. C’était bien lui, c’était le faux cousin. Etelle se lamentait, en ajoutant qu’elle perdait la mémoire, qu’elleétait finie, que bientôt elle ne saurait plus rien. Elle pleuraitcette mort de sa mémoire, comme un érudit qui verrait s’envoler auvent les notes amassées par le travail de toute une existence.

–&|160;Six gendarmes&|160;! murmura la Sarriette avecadmiration&|160;; il doit avoir une poigne solide, cethomme-là.

–&|160;Et il en a bien fait d’autres, ajouta mademoiselle Saget.Je ne vous conseille pas de le rencontrer à minuit.

–&|160;Quel gredin&|160;! balbutia madame Lecœur, tout à faitépouvantée.

Le soleil oblique entrait sous le pavillon, les fromages puaientplus fort. À ce moment, c’était surtout le marolles quidominait&|160;; il jetait des bouffées puissantes, une senteur devieille litière, dans la fadeur des mottes de beurre. Puis, le ventparut tourner&|160;; brusquement, des râles de limbourg arrivèrententre les trois femmes, aigres et amers, comme soufflés par desgorges de mourants.

–&|160;Mais, reprit madame Lecœur, il est le beau-frère de lagrosse Lisa, alors… Il n’a pas couché avec…

Elles se regardèrent, surprises par ce côté du nouveau cas deFlorent. Cela les ennuyait de lâcher leur première version. Lavieille demoiselle hasarda, en haussant les épaules&|160;:

–&|160;Ça n’empêcherait pas… quoique, à vrai dire, ça meparaîtrait vraiment raide… Enfin, je n’en mettrais pas ma main aufeu.

–&|160;D’ailleurs, fit remarquer la Sarriette, ce serait ancien,il n’y coucherait toujours plus, puisque vous l’avez vu avec lesdeux Méhudin.

–&|160;Certainement, comme je vous vois, ma belle, s’écriamademoiselle Saget, piquée, croyant qu’on doutait. Il y est tousles soirs, dans les jupes des Méhudin… Puis, ça nous est égal.Qu’il ait couché avec qui il voudra, n’est-ce pas&|160;? Noussommes d’honnêtes femmes, nous… C’est un fier coquin&|160;!

–&|160;Bien sûr, conclurent les deux autres. C’est un scélératfini.

En somme, l’histoire tournait au tragique&|160;; elles seconsolaient d’épargner la belle Lisa, en comptant sur quelqueépouvantable catastrophe amenée par Florent. Évidemment, il avaitde mauvais desseins&|160;; ces gens-là ne s’échappent que pourmettre le feu partout&|160;; puis, un homme pareil ne pouvait êtreentré aux Halles sans «&|160;manigancer quelque coup&|160;». Alors,ce furent des suppositions prodigieuses. Les deux marchandesdéclarèrent qu’elles allaient ajouter un cadenas à leurresserre&|160;; même la Sarriette se rappela que, l’autre semaine,on lui avait volé un panier de pêches. Mais mademoiselle Saget lesterrifia, en leur apprenant que les «&|160;rouges&|160;» neprocédaient pas comme cela&|160;; ils se moquaient bien d’un panierde pêches, ils se mettaient à deux ou trois cents pour tuer tout lemonde, piller à leur aise. Ça, c’était de la politique, disait-elleavec la supériorité d’une personne instruite. Madame Lecœur en futmalade&|160;; elle voyait les Halles flamber, une nuit que Florentet ses complices se seraient cachés au fond des caves, pours’élancer de là sur Paris.

–&|160;Eh&|160;! j’y songe, dit tout à coup la vieille, il y al’héritage du vieux Gradelle… Tiens&|160;! tiens&|160;! Ce sont lesQuenu qui ne doivent pas rire.

Elle était toute réjouie. Les commérages tournèrent. On tombasur les Quenu, quand elle eut raconté l’histoire du trésor dans lesaloir, qu’elle savait jusqu’aux plus minces détails. Elle disaitmême le chiffre de quatre-vingt-cinq mille francs, sans que Lisa nison mari se rappelassent l’avoir confié à âme qui vive. N’importe,les Quenu n’avaient pas donné sa part «&|160;au grandmaigre&|160;». Il était trop mal habillé pour ça. Peut-être qu’ilne connaissait seulement pas l’histoire du saloir. Tous voleurs,ces gens-là. Puis, elles rapprochèrent leurs têtes, baissant lavoix, décidant qu’il serait peut-être dangereux de s’attaquer à labelle Lisa, mais qu’il fallait «&|160;faire son affaire aurouge&|160;», pour qu’il ne mangeât plus l’argent de ce pauvremonsieur Gavard.

Au nom de Gavard, il se fit un silence. Elles se regardèrenttoutes trois, d’un air prudent. Et, comme elles soufflaient un peu,ce fut le camembert qu’elles sentirent surtout. Le camembert, deson fumet de venaison, avait vaincu les odeurs plus sourdes dumarolles et du limbourg&|160;; il élargissait ses exhalaisons,étouffait les autres senteurs sous une abondance surprenanted’haleines gâtées. Cependant, au milieu de cette phrase vigoureuse,le parmesan jetait par moments un filet mince de flûtechampêtre&|160;; tandis que les bries y mettaient des douceursfades de tambourins humides. Il y eut une reprise suffocante dulivarot. Et cette symphonie se tint un moment sur une note aiguë dugéromé anisé, prolongée en point d’orgue.

–&|160;J’ai vu madame Léonce, reprit mademoiselle Saget, avec uncoup d’œil significatif.

Alors, les deux autres furent très attentives. Madame Léonceétait la concierge de Gavard, rue de la Cossonnerie. Il habitait làune vieille maison, un peu en retrait, occupée au rez-de-chausséepar un entrepositaire de citrons et d’oranges, qui avait faitbadigeonner la façade en bleu, jusqu’au deuxième étage. MadameLéonce faisait son ménage, gardait les clefs des armoires, luimontait de la tisane lorsqu’il était enrhumé. C’était une femmesévère, de cinquante et quelques années, parlant lentement, d’unefaçon interminable&|160;; elle s’était fâchée un jour, parce queGavard lui avait pincé la taille&|160;; ce qui ne l’empêcha pas delui poser des sangsues, à un endroit délicat, à la suite d’unechute qu’il avait faite. Mademoiselle Saget qui, tous les mercredissoir, allait prendre le café dans sa loge, lia avec elle une amitiéencore plus étroite, quand le marchand de volailles vint habiter lamaison. Elles causaient ensemble du digne homme pendant des heuresentières&|160;; elles l’aimaient beaucoup&|160;; elles voulaientson bonheur.

–&|160;Oui, j’ai vu madame Léonce, répéta la vieille&|160;; nousavons pris le café, hier… Je l’ai trouvée très peinée. Il paraîtque monsieur Gavard ne rentre plus avant une heure. Dimanche, ellelui a monté du bouillon, parce qu’elle lui avait vu le visage toutà l’envers.

–&|160;Elle sait bien ce qu’elle fait, allez, dit madame Lecœur,que ces soins de la concierge inquiétaient.

Mademoiselle Saget crut devoir défendre son amie.

–&|160;Pas du tout, vous vous trompez… Madame Léonce estau-dessus de sa position. C’est une femme très comme il faut… Ahbien&|160;! si elle voulait s’emplir les mains, chez monsieurGavard, il y a longtemps qu’elle n’aurait eu qu’à se baisser. Ilparaît qu’il laisse tout traîner… C’est justement à propos de celaque je veux vous parler. Mais, silence, n’est-ce pas&|160;? Je vousdis ça sous le sceau du secret.

Elles jurèrent leurs grands dieux qu’elles seraient muettes.Elles avançaient le cou. Alors l’autre, solennellement&|160;:

–&|160;Vous saurez donc que monsieur Gavard est tout chosedepuis quelque temps… Il a acheté des armes, un grand pistolet quitourne, vous savez. Madame Léonce dit que c’est une horreur, que cepistolet est toujours sur la cheminée ou sur la table, et qu’ellen’ose plus essuyer… Et ce n’est rien encore. Son argent…

–&|160;Son argent, répéta madame Lecœur, dont les jouesbrûlaient.

–&|160;Eh bien, il n’a plus d’actions, il a tout vendu, il amaintenant dans une armoire un tas d’or…

–&|160;Un tas d’or, dit la Sarriette ravie.

–&|160;Oui, un gros tas d’or. Il y en a plein sur une planche.Ça éblouit.

Madame Léonce m’a raconté qu’il avait ouvert l’armoire un matindevant elle, et que ça lui a fait mal aux yeux, tant çabrillait.

Il y eut un nouveau silence. Les paupières des trois femmesbattaient, comme si elles avaient vu le tas d’or. La Sarriette semit à rire la première, en murmurant&|160;:

–&|160;Moi, si mon oncle me donnait ça, je m’amuserais jolimentavec Jules… Nous ne nous lèverions plus, nous ferions monter debonnes choses du restaurant.

Madame Lecœur restait comme écrasée sous cette révélation, souscet or qu’elle ne pouvait maintenant chasser de sa vue. L’enviel’étreignait aux flancs. Enfin elle leva ses bras maigres, sesmains sèches, dont les ongles débordaient de beurre figé&|160;; etelle ne put que balbutier, d’un ton plein d’angoisse&|160;:

–&|160;Il n’y faut pas penser, ça fait trop de mal.

–&|160;Eh&|160;! ce serait votre bien, si un accident arrivait,dit mademoiselle Saget. Moi, à votre place, je veillerais à mesintérêts… Vous comprenez, ce pistolet ne dit rien de bon. MonsieurGavard est mal conseillé. Tout ça finira mal.

Elles en revinrent à Florent. Elles le déchirèrent avec plus defureur encore. Puis, posément, elles calculèrent où ces mauvaiseshistoires pouvaient les mener, lui et Gavard. Très loin, à coupsûr, si l’on avait la langue trop longue. Alors, elles jurèrent,quant à elles, de ne pas ouvrir la bouche, non que cette canaillede Florent méritât le moindre ménagement, mais parce qu’il fallaitéviter à tout prix que le digne monsieur Gavard fût compromis.Elles s’étaient levées, et comme mademoiselle Saget s’enallait&|160;:

–&|160;Pourtant, dans le cas d’un accident, demanda la marchandede beurre, croyez-vous qu’on pourrait se fier à madameLéonce&|160;?… C’est elle peut-être qui a la clef del’armoire&|160;?

–&|160;Vous m’en demandez trop long, répondit la vieille. Je lacrois très honnête femme, mais, après tout, je ne sais pas&|160;;il y a des circonstances… Enfin, je vous ai prévenues toutes lesdeux&|160;; c’est votre affaire.

Elles restaient debout, se saluant, dans le bouquet final desfromages. Tous, à cette heure, donnaient à la fois. C’était unecacophonie de souffles infects, depuis les lourdeurs molles despâtes cuites, du gruyère et du hollande, jusqu’aux pointesalcalines de l’olivet. Il y avait des ronflements sourds du cantal,du chester, des fromages de chèvre, pareils à un chant large debasse, sur lesquels se détachaient, en notes piquées, les petitesfumées brusques des neufchâtels, des troyes et des mont-d’or. Puisles odeurs s’effaraient, roulaient les unes sur les autres,s’épaississaient des bouffées du Port-Salut, du limbourg, dugéromé, du marolles, du livarot, du pont-l’évêque, peu à peuconfondues, épanouies en une seule explosion de puanteurs. Celas’épandait, se soutenait, au milieu du vibrement général, n’ayantplus de parfums distincts, d’un vertige continu de nausée et d’uneforce terrible d’asphyxie. Cependant, il semblait que c’étaient lesparoles mauvaises de madame Lecœur et de mademoiselle Saget quipuaient si fort.

–&|160;Je vous remercie bien, dit la marchande de beurre.Allez&|160;! si je suis jamais riche, je vous récompenserai.

Mais la vieille ne s’en allait pas. Elle prit un bondon, leretourna, le remit sur la table de marbre. Puis, elle demandacombien ça coûtait.

–&|160;Pour moi&|160;? ajouta-t-elle avec un sourire.

–&|160;Pour vous, rien, répondit madame Lecœur. Je vous ledonne.

Et elle répéta&|160;:

–&|160;Ah&|160;! si j’étais riche&|160;!

Alors, mademoiselle Saget lui dit que ça viendrait un jour. Lebondon avait déjà disparu dans le cabas. La marchande de beurreredescendit à la cave, tandis que la vieille demoisellereconduisait la Sarriette jusqu’à sa boutique. Là, elles causèrentun instant de monsieur Jules. Les fruits, autour d’elles, avaientleur odeur fraîche de printemps.

–&|160;Ça sent meilleur chez vous que chez votre tante, dit lavieille. J’en avais mal au cœur, tout à l’heure. Comment fait-ellepour vivre là-dedans&|160;?… Au moins, ici, c’est doux, c’est bon.Cela vous rend toute rose, ma belle.

La Sarriette se mit à rire. Elle aimait les compliments. Puis,elle vendit une livre de mirabelles à une dame, en disant quec’était un sucre.

–&|160;J’en achèterais bien, des mirabelles, murmuramademoiselle Saget, quand la dame fut partie, seulement il m’enfaut si peu… Une femme seule, vous comprenez…&|160;?

–&|160;Prenez-en donc une poignée, s’écria la jolie brune. Cen’est pas ça qui me ruinera… Envoyez-moi Jules, n’est-ce pas&|160;?si vous le voyez. Il doit fumer son cigare, sur le premier banc, ensortant de la grande rue, à droite.

Mademoiselle Saget avait élargi les doigts pour prendre lapoignée de mirabelles, qui alla rejoindre le bondon dans le cabas.Elle feignit de vouloir sortir des Halles&|160;; mais elle fit undétour par une des rues couvertes, marchant lentement, songeant quedes mirabelles et un bondon composaient un dîner par trop maigre.D’ordinaire, après sa tournée de l’après-midi, lorsqu’elle n’avaitpas réussi à faire emplir son cabas par les marchandes, qu’ellecomblait de cajoleries et d’histoires, elle en était réduite auxrogatons. Elle retourna sournoisement au pavillon du beurre. Là, ducôté de la rue Berger, derrière les bureaux des facteurs auxhuîtres, se trouvent les bancs de viandes cuites. Chaque matin, depetites voitures fermées, en forme de caisses, doublées de zinc etgarnies de soupiraux, s’arrêtent aux portes des grandes cuisines,rapportent pêle-mêle la desserte des restaurants, des ambassades,des ministères. Le triage a lieu dans la cave. Dès neuf heures, lesassiettes s’étalent, parées, à trois sous et à cinq sous, morceauxde viande, filets de gibier, têtes ou queues de poissons, légumes,charcuterie, jusqu’à du dessert, des gâteaux à peine entamés et desbonbons presque entiers. Les meurt-de-faim, les petits employés,les femmes grelottant la fièvre, font queue&|160;; et parfois lesgamins huent des ladres blêmes, qui achètent avec des regardssournois, guettant si personne ne les voit. Mademoiselle Saget seglissa devant une boutique, dont la marchande affichait laprétention de ne vendre que des reliefs sortis des Tuileries. Unjour, elle lui avait même fait prendre une tranche de gigot, en luiaffirmant qu’elle venait de l’assiette de l’empereur. Cette tranchede gigot, mangée avec quelque fierté, restait comme une consolationpour la vanité de la vieille demoiselle. Si elle se cachait,c’était d’ailleurs pour se ménager l’entrée des magasins duquartier, où elle rôdait sans jamais rien acheter. Sa tactiqueétait de se fâcher avec les fournisseurs, dès qu’elle savait leurhistoire&|160;; elle allait chez d’autres, les quittait, seraccommodait, faisait le tour des Halles&|160;; de façon qu’ellefinissait par s’installer dans toutes les boutiques. On aurait cruà des provisions formidables, lorsqu’en réalité elle vivait decadeaux et de rogatons payés de son argent, en désespoir decause.

Ce soir-là, il n’y avait qu’un grand vieillard devant laboutique. Il flairait une assiette, poisson et viande mêlés.Mademoiselle Saget flaira de son côté un lot de friture froide.C’était à trois sous. Elle marchanda, l’obtint à deux sous. Lafriture froide s’engouffra dans le cabas. Mais d’autres acheteursarrivaient, les nez s’approchaient des assiettes, d’un mouvementuniforme. L’odeur de l’étalage était nauséabonde, une odeur devaisselle grasse et d’évier mal lavé.

–&|160;Venez me voir demain, dit la marchande à la vieille. Jevous mettrai de côté quelque chose de bon… Il y a un grand dîneraux Tuileries, ce soir.

Mademoiselle Saget promettait de venir, lorsque, en seretournant, elle aperçut Gavard qui avait entendu et qui laregardait. Elle devint très rouge, serra ses épaules maigres, s’enalla sans paraître le reconnaître. Mais il la suivit un instant,haussant les épaules, marmottant que la méchanceté de cettepie-grièche ne l’étonnait plus, «&|160;du moment qu’elles’empoisonnait des saletés sur lesquelles on avait roté auxTuileries&|160;».

Dès le lendemain, une rumeur sourde courut dans les Halles.Madame Lecœur et la Sarriette tenaient leurs grands serments dediscrétion. En cette circonstance, mademoiselle Saget se montraparticulièrement habile&|160;: elle se tut, laissant aux deuxautres le soin de répandre l’histoire de Florent. Ce fut d’abord unrécit écourté, de simples mots qui se colportaient tout bas&|160;;puis, les versions diverses se fondirent, les épisodess’allongèrent, une légende se forma, dans laquelle Florent jouaitun rôle de croque-mitaine. Il avait tué dix gendarmes, à labarricade de la rue Grenéta&|160;; il était revenu sur un bateau depirates qui massacraient tout en mer&|160;; depuis son arrivée, onle voyait rôder la nuit avec des hommes suspects, dont il devaitêtre le chef. Là, l’imagination des marchandes se lançaitlibrement, rêvait les choses les plus dramatiques, une bande decontrebandiers en plein Paris, ou bien une vaste association quicentralisait les vols commis dans les Halles. On plaignit beaucouples Quenu-Gradelle, tout en parlant méchamment de l’héritage. Cethéritage passionna. L’opinion générale fut que Florent était revenupour prendre sa part du trésor. Seulement, comme il était peuexplicable que le partage ne fût pas encore fait, on inventa qu’ilattendait une bonne occasion pour tout empocher. Un jour, ontrouverait certainement les Quenu-Gradelle massacrés. On racontaitque déjà, chaque soir, il y avait des querelles épouvantables entreles deux frères et la belle Lisa.

Lorsque ces contes arrivèrent aux oreilles de la belle Normande,elle haussa les épaules en riant.

–&|160;Allez donc, dit-elle, vous ne le connaissez pas… Il estdoux comme un mouton, le cher homme.

Elle venait de refuser nettement la main de monsieur Lebigre,qui avait tenté une démarche officielle. Depuis deux mois, tous lesdimanches, il donnait aux Méhudin une bouteille de liqueur. C’étaitRose qui apportait la bouteille, de son air soumis. Elle setrouvait toujours chargée d’un compliment pour la Normande, d’unephrase aimable qu’elle répétait fidèlement, sans paraître le moinsdu monde ennuyée de cette étrange commission. Quand monsieurLebigre se vit congédié, pour montrer qu’il n’était pas fâché, etqu’il gardait de l’espoir, il envoya Rose, le dimanche suivant,avec deux bouteilles de champagne et un gros bouquet. Ce futjustement à la belle poissonnière qu’elle remit le tout, enrécitant d’une haleine ce madrigal de marchand de vin&|160;:

–&|160;Monsieur Lebigre vous prie de boire ceci à sa santé qui aété beaucoup ébranlée par ce que vous savez. Il espère que vousvoudrez bien un jour le guérir, en étant pour lui aussi belle etaussi bonne que ces fleurs.

La Normande s’amusa de la mine ravie de la servante. Ellel’embarrassa en lui parlant de son maître, qui était très exigeant,disait-on. Elle lui demanda si elle l’aimait beaucoup, s’il portaitdes bretelles, s’il ronflait la nuit. Puis, elle lui fit remporterle champagne et le bouquet.

–&|160;Dites à monsieur Lebigre qu’il ne vous renvoie plus… Vousêtes trop bonne, ma petite. Ça m’irrite de vous voir si douce, avecvos bouteilles sous vos bras. Vous ne pouvez donc pas le griffer,votre monsieur&|160;?

–&|160;Dame&|160;! il veut que je vienne, répondit Rose en s’enallant. Vous avez tort de lui faire de la peine, vous… Il est bienbel homme.

La Normande était conquise par le caractère tendre de Florent.Elle continuait à suivre les leçons de Muche, le soir, sous lalampe, rêvant qu’elle épousait ce garçon si bon pour lesenfants&|160;; elle gardait son banc de poissonnière, il arrivait àun poste élevé dans l’administration des Halles. Mais ce rêve seheurtait au respect que le professeur lui témoignait&|160;; il lasaluait, se tenait à distance, lorsqu’elle aurait voulu rire aveclui, se laisser chatouiller, aimer enfin comme elle savait aimer.Cette résistance sourde fut justement ce qui lui fit caresserl’idée de mariage, à toute heure. Elle s’imaginait de grandesjouissances d’amour-propre. Florent vivait ailleurs, plus haut etplus loin. Il aurait peut-être cédé, s’il ne s’était pas attaché aupetit Muche&|160;; puis, cette pensée d’avoir une maîtresse, danscette maison, à côté de la mère et de la sœur, le répugnait.

La Normande apprit l’histoire de son amoureux avec une grandesurprise. Jamais il n’avait ouvert la bouche de ces choses. Elle lequerella. Ces aventures extraordinaires mirent dans ses tendressespour lui un piment de plus. Alors, pendant des soirées, il fallutqu’il racontât tout ce qui lui était arrivé. Elle tremblait que lapolice ne finît par le découvrir&|160;; mais lui, la rassurait,disait que c’était trop vieux, que la police, maintenant, ne sedérangerait plus. Un soir, il lui parla de la femme du boulevardMontmartre, de cette dame en capote rose, dont la poitrine trouéeavait saigné sur ses mains. Il pensait à elle souvent encore&|160;;il avait promené son souvenir navré dans les nuits claires de laGuyane&|160;; il était rentré en France, avec la songerie folle dela retrouver sur un trottoir, par un beau soleil, bien qu’il sentîttoujours sa lourdeur de morte en travers de ses jambes. Peut-êtrequ’elle s’était relevée, pourtant. Parfois dans les rues, il avaitreçu un coup dans la poitrine, en croyant la reconnaître. Ilsuivait les capotes roses, les châles tombant sur les épaules, avecdes frissons au cœur. Quand il fermait les yeux, il la voyaitmarcher, venir à lui&|160;; mais elle laissait glisser son châle,elle montrait les deux taches rouges de sa guimpe, elle luiapparaissait d’une blancheur de cire, avec des yeux vides, deslèvres douloureuses. Sa grande souffrance fut longtemps de ne passavoir son nom, de n’avoir d’elle qu’une ombre, qu’il nommait d’unregret. Lorsque l’idée de femme se levait en lui, c’était elle quise dressait, qui s’offrait comme la seule bonne, la seule pure. Ilse surprit bien des fois à rêver qu’elle le cherchait sur ceboulevard où elle était restée, qu’elle lui aurait donné toute unevie de joie, si elle l’avait rencontré quelques secondes plus tôt.Et il ne voulait plus d’autre femme, il n’en existait plus pourlui. Sa voix tremblait tellement en parlant d’elle que la Normandecomprit, avec son instinct de fille amoureuse, et qu’elle futjalouse.

–&|160;Pardi, murmura-t-elle méchamment, il vaut mieux que vousne la revoyiez pas. Elle ne doit pas être belle, à cette heure.

Florent resta tout pâle, avec l’horreur de l’image évoquée parla poissonnière. Son souvenir d’amour tombait au charnier. Il nelui pardonna pas cette brutalité atroce, qui mit, dès lors, dansl’adorable capote de soie, la mâchoire saillante, les yeux béantsd’un squelette. Quand la Normande le plaisantait sur cette dame«&|160;qui avait couché avec lui, au coin de la rueVivienne&|160;», il devenait brutal, il la faisait taire d’un motpresque grossier.

Mais ce qui frappa surtout la belle Normande dans cesrévélations, ce fut qu’elle s’était trompée en croyant enlever unamoureux à la belle Lisa. Cela diminuait son triomphe, si bienqu’elle en aima moins Florent pendant huit jours. Elle se consolaavec l’histoire de l’héritage. La belle Lisa ne fut plus unebégueule, elle fut une voleuse qui gardait le bien de sonbeau-frère, avec des mines hypocrites pour tromper le monde. Chaquesoir, maintenant, pendant que Muche copiait les modèles d’écriture,la conversation tombait sur le trésor du vieux Gradelle.

–&|160;A-t-on jamais vu l’idée du vieux&|160;! disait lapoissonnière en riant. Il voulait donc le saler son argent, qu’ill’avait mis dans un saloir&|160;!… Quatre-vingt-cinq mille francs,c’est une jolie somme, d’autant plus que les Quenu ont sans doutementi&|160;; il y avait peut-être le double, le triple… Ah bien,c’est moi qui exigerais ma part, et vite&|160;!

–&|160;Je n’ai besoin de rien, répétait toujours Florent. Je nesaurais seulement pas où le mettre, cet argent.

Alors elle s’emportait.

–&|160;Tenez, vous n’êtes pas un homme. Ça fait pitié… Vous necomprenez donc pas que les Quenu se moquent de vous. La grosse vouspasse le vieux linge et les vieux habits de son mari. Je ne dis pascela pour vous blesser, mais enfin tout le monde s’en aperçoit…Vous avez là un pantalon, raide de graisse, que le quartier a vu auderrière de votre frère pendant trois ans… Moi, à votre place, jeleur jetterais leurs guenilles à la figure, et je ferais moncompte. C’est quarante-deux mille cinq cents francs, n’est-cepas&|160;? Je ne sortirais pas sans mes quarante-deux mille cinqcents francs.

Florent avait beau lui expliquer que sa belle-sœur lui offraitsa part, qu’elle la tenait à sa disposition, que c’était lui quin’en voulait pas. Il entrait dans les plus petits détails, tâchaitde la convaincre de l’honnêteté des Quenu.

–&|160;Va-t’en voir s’ils viennent, Jean&|160;! chantait-elled’une voix ironique. Je la connais, leur honnêteté. La grosse laplie tous les matins dans son armoire à glace, pour ne pas lasalir… Vrai, mon pauvre ami, vous me faites de la peine. C’estplaisir que de vous dindonner, au moins. Vous n’y voyez pas plusclair qu’un enfant de cinq ans… Elle vous le mettra, un jour, dansla poche, votre argent, et elle vous le reprendra. Le tour n’estpas plus malin à jouer. Voulez-vous que j’aille réclamer votre dû,pour voir&|160;? Ça serait drôle, je vous en réponds. J’aurais lemagot ou je casserais tout chez eux, ma parole d’honneur.

–&|160;Non, non, vous ne seriez pas à votre place, se hâtait dedire Florent, effrayé. Je verrai, j’aurai peut-être besoin d’argentbientôt.

Elle doutait, elle haussait les épaules, en murmurant qu’ilétait bien trop mou. Sa continuelle préoccupation fut ainsi de lejeter sur les Quenu-Gradelle, employant toutes les armes, lacolère, la raillerie, la tendresse. Puis, elle nourrit un autreprojet. Quand elle aurait épousé Florent, ce serait elle qui iraitgifler la belle Lisa, si elle ne rendait pas l’héritage. Le soir,dans son lit, elle en rêvait tout éveillée&|160;: elle entrait chezla charcutière, s’asseyait au beau milieu de la boutique, à l’heurede la vente, faisait une scène épouvantable. Elle caressa tellementce projet, il finit par la séduire à un tel point qu’elle se seraitmariée uniquement pour aller réclamer les quarante-deux mille cinqcents francs du vieux Gradelle.

La mère Méhudin, exaspérée par le congé donné à monsieurLebigre, criait partout que sa fille était folle, que «&|160;legrand maigre&|160;» avait dû lui faire manger quelque sale drogue.Quand elle connut l’histoire de Cayenne, elle fut terrible, letraita de galérien, d’assassin, dit que ce n’était pas étonnant,s’il restait si plat de coquinerie. Dans le quartier, c’était ellequi racontait les versions les plus atroces de l’histoire. Mais, aulogis, elle se contentait de gronder, affectant de fermer le tiroirà l’argenterie, dès que Florent arrivait. Un jour, à la suite d’unequerelle avec sa fille aînée, elle s’écria&|160;:

–&|160;Ça ne peut pas durer, c’est cette canaille d’homme,n’est-ce pas, qui te détourne de moi&|160;? Ne me pousse pas àbout, car j’irais le dénoncer à la préfecture, aussi vrai qu’ilfait jour&|160;!

–&|160;Vous iriez le dénoncer, répéta la Normande toutetremblante, les poings serrés. Ne faites pas ce malheur… Ah&|160;!si vous n’étiez pas ma mère…

Claire, témoin de la querelle, se mit à rire, d’un rire nerveuxqui lui déchirait la gorge. Depuis quelque temps, elle était plussombre, plus fantasque, les yeux rougis, la figure touteblanche.

–&|160;Eh bien, quoi&|160;? demanda-t-elle, tu la battrais…Est-ce que tu me battrais aussi, moi, qui suis ta sœur&|160;? Tusais, ça finira par là. Je débarrasserai la maison, j’irai à lapréfecture pour éviter la course à maman.

Et comme la Normande étouffait, balbutiant des menaces, elleajouta&|160;:

–&|160;Tu n’auras pas la peine de me battre, moi… Je me jetteraià l’eau, en repassant sur le pont.

De grosses larmes roulaient de ses yeux. Elle s’enfuit dans sachambre, fermant les portes avec violence. La mère Méhudin nereparla plus de dénoncer Florent. Seulement, Muche rapporta à samère qu’il la rencontrait causant avec monsieur Lebigre, dans tousles coins du quartier.

La rivalité de la belle Normande et de la belle Lisa prit alorsun caractère plus muet et plus inquiétant. L’après-midi, quand latente de la charcuterie, de coutil gris à bandes roses, se trouvaitbaissée, la poissonnière criait que la grosse avait peur, qu’ellese cachait. Il y avait aussi le store de la vitrine, quil’exaspérait, lorsqu’il était tiré&|160;; il représentait, aumilieu d’une clairière, un déjeuner de chasse, avec des messieursen habit noir et des dames décolletées, qui mangeaient, sur l’herbejaune, un pâté rouge aussi grand qu’eux. Certes, la belle Lisan’avait pas peur. Dès que le soleil s’en allait, elle remontait lestore&|160;; elle regardait tranquillement, de son comptoir, entricotant, le carreau des Halles planté de platanes, plein d’ungrouillement de vauriens qui fouillaient la terre, sous les grillesdes arbres&|160;; le long des bancs, des porteurs fumaient leurpipe&|160;; aux deux bouts du trottoir, deux colonnes d’affichageétaient comme vêtues d’un habit d’arlequin par les carrés verts,jaunes, rouges, bleus, des affiches de théâtre. Elle surveillaitparfaitement la belle Normande, tout en ayant l’air de s’intéresseraux voitures qui passaient. Parfois, elle feignait de se pencher,de suivre, jusqu’à la station de la pointe Saint-Eustache,l’omnibus allant de la Bastille à la place Wagram&|160;; c’étaitpour mieux voir la poissonnière, qui se vengeait du store enmettant à son tour de larges feuilles de papier gris sur sa tête etsur sa marchandise, sous le prétexte de se protéger contre lesoleil couchant. Mais l’avantage restait maintenant à la belleLisa. Elle se montrait très calme à l’approche du coup décisif,tandis que l’autre, malgré ses efforts pour avoir ce grand airdistingué, se laissait toujours aller à quelque insolence tropgrosse qu’elle regrettait ensuite. L’ambition de la Normande étaitde paraître «&|160;comme il faut&|160;». Rien ne la touchaitdavantage que d’entendre vanter les bonnes manières de sa rivale.La mère Méhudin avait remarqué ce point faible. Aussin’attaquait-elle plus sa fille que par là.

–&|160;J’ai vu madame Quenu sur sa porte, disait-elle parfois,le soir. C’est étonnant comme cette femme-là se conserve. Etpropre, avec ça, et l’air d’une vraie dame&|160;!… C’est lecomptoir, vois-tu. Le comptoir, ça vous maintient une femme, ça larend distinguée.

Il y avait là une allusion détournée aux propositions demonsieur Lebigre. La belle Normande ne répondait pas, restait uninstant soucieuse. Elle se voyait à l’autre coin de la ruePirouette, dans le comptoir du marchand de vin, faisant pendant àla belle Lisa. Ce fut un premier ébranlement dans ses tendressespour Florent.

Florent, à la vérité, devenait terriblement difficile àdéfendre. Le quartier entier se ruait sur lui. Il semblait quechacun eût un intérêt immédiat à l’exterminer. Aux Halles,maintenant, les uns juraient qu’il s’était vendu à la police&|160;;les autres affirmaient qu’on l’avait vu dans la cave aux beurres,cherchant à trouer les toiles métalliques des resserres, pour jeterdes allumettes enflammées. C’était un grossissement de calomnies,un torrent d’injures, dont la source avait grandi, sans qu’on sûtau juste d’où elle sortait. Le pavillon de la marée fut le dernierà se mettre en insurrection. Les poissonnières aimaient Florentpour sa douceur. Elles le défendirent quelque temps&|160;; puis,travaillées par des marchandes qui venaient du pavillon aux beurreset du pavillon aux fruits, elles cédèrent. Alors, recommença,contre ce maigre, la lutte des ventres énormes, des gorgesprodigieuses. Il fut perdu de nouveau dans les jupes, dans lescorsages pleins à crever, qui roulaient furieusement autour de sesépaules pointues. Lui, ne voyait rien, marchait droit à son idéefixe.

Maintenant, à toute heure, dans tous les coins, le chapeau noirde mademoiselle Saget apparaissait, au milieu de ce déchaînement.Sa petite face pâle semblait se multiplier. Elle avait juré unerancune terrible à la société qui se réunissait dans le cabinetvitré de monsieur Lebigre. Elle accusait ces messieurs d’avoirrépandu l’histoire des rogatons. La vérité était que Gavard, unsoir, raconta que «&|160;cette vieille bique&|160;», qui venait lesespionner, se nourrissait des saletés dont la clique bonapartistene voulait plus. Clémence eut une nausée. Robine avala vite undoigt de bière, comme pour se laver le gosier. Cependant lemarchand de volailles répétait son mot&|160;:

–&|160;Les Tuileries ont roté dessus.

Il disait cela avec une grimace abominable. Ces tranches deviande ramassées sur l’assiette de l’empereur étaient pour lui desordures sans nom, une déjection politique, un reste gâté de toutesles cochonneries du règne. Alors, chez monsieur Lebigre, on ne pritplus mademoiselle Saget qu’avec des pincettes&|160;; elle devint unfumier vivant, une bête immonde nourrie de pourritures dont leschiens eux-mêmes n’auraient pas voulu. Clémence et Gavardcolportèrent l’histoire dans les Halles, si bien que la vieilledemoiselle en souffrit beaucoup dans ses bons rapports avec lesmarchandes. Quand elle chipotait, bavardant sans rien acheter, onla renvoyait aux rogatons. Cela coupa la source de sesrenseignements. Certains jours, elle ne savait même pas ce qui sepassait. Elle en pleurait de rage. Ce fut à cette occasion qu’elledit crûment à la Sarriette et à madame Lecœur&|160;:

–&|160;Vous n’avez plus besoin de me pousser, allez, mespetites… Je lui ferai son affaire, à votre Gavard.

Les deux autres restèrent un peu interdites&|160;; mais elles neprotestèrent pas. Le lendemain, d’ailleurs, mademoiselle Saget,plus calme, s’attendrit de nouveau sur ce pauvre monsieur Gavard,qui était si mal conseillé, et qui décidément courait à saperte.

Gavard, en effet, se compromettait beaucoup. Depuis que laconspiration mûrissait, il traînait partout dans sa poche lerevolver qui effrayait tant sa concierge, madame Léonce. C’était ungrand diable de revolver, qu’il avait acheté chez le meilleurarmurier de Paris, avec des allures très mystérieuses. Lelendemain, il le montrait à toutes les femmes du pavillon auxvolailles, comme un collégien qui cache un roman défendu dans sonpupitre. Lui, laissait passer le canon au bord de sa poche&|160;;il le faisait voir, d’un clignement d’yeux&|160;; puis, il avaitdes réticences, des demi-aveux, toute la comédie d’un homme quifeint délicieusement d’avoir peur. Ce pistolet lui donnait uneimportance énorme&|160;; il le rangeait définitivement parmi lesgens dangereux. Parfois, au fond de sa boutique, il consentait à lesortir tout à fait de sa poche, pour le montrer à deux ou troisfemmes. Il voulait que les femmes se missent devant lui, afin,disait-il, de le cacher avec leurs jupes. Alors, il l’armait, lemanœuvrait, ajustait une oie ou une dinde pendues à l’étalage.L’effroi des femmes le ravissait&|160;; il finissait par lesrassurer, en leur disant qu’il n’était pas chargé. Mais il avaitaussi des cartouches sur lui, dans une boîte qu’il ouvrait avec desprécautions infinies. Quand on avait pesé les cartouches, il sedécidait enfin à rentrer son arsenal. Et, les bras croisés,jubilant, pérorant pendant des heures&|160;:

–&|160;Un homme est un homme avec ça, disait-il d’un air devantardise. Maintenant, je me moque des argousins… Dimanche, jesuis allé l’essayer avec un ami, dans la plaine Saint-Denis. Vouscomprenez, on ne dit pas à tout le monde qu’on a de ces joujoux-là…Ah&|160;! mes pauvres petites, nous tirions dans un arbre et,chaque fois, paf&|160;! l’arbre était touché… Vous verrez, vousverrez&|160;; dans quelque temps, vous entendrez parlerd’Anatole.

C’était son revolver qu’il avait appelé Anatole. Il fit si bienque le pavillon, au bout de huit jours, connut le pistolet et lescartouches. Sa camaraderie avec Florent, d’ailleurs, paraissaitlouche. Il était trop riche, trop gras, pour qu’on le confondîtdans la même haine. Mais il perdit l’estime des gens habiles, ilréussit même à effrayer les peureux. Dès lors, il fut enchanté.

–&|160;C’est imprudent de porter des armes sur soi, disaitmademoiselle Saget. Ça lui jouera un mauvais tour.

Chez monsieur Lebigre, Gavard triomphait. Depuis qu’il nemangeait plus chez les Quenu, Florent vivait là, dans le cabinetvitré. Il y déjeunait, y dînait, venait à chaque heure s’yenfermer. Il en avait fait une sorte de chambre à lui, un bureau oùil laissait traîner de vieilles redingotes, des livres, despapiers. Monsieur Lebigre tolérait cette prise de possession&|160;;il avait même enlevé l’une des deux tables, pour meubler l’étroitepièce d’une banquette rembourrée, sur laquelle, à l’occasion,Florent aurait pu dormir. Quand celui-ci éprouvait quelquesscrupules, le patron le priait de ne point se gêner et mettait lamaison entière à sa disposition. Logre également lui témoignait unegrande amitié. Il s’était fait son lieutenant. À toute heure, ill’entretenait de «&|160;l’affaire&|160;», pour lui rendre compte deses démarches et lui donner les noms des nouveaux affiliés. Dans labesogne, il avait pris le rôle d’organisateur&|160;; c’était luiqui devait aboucher les gens, créer les sections, préparer chaquemaille du vaste filet où Paris tomberait à un signal donné. Florentrestait le chef, l’âme du complot. D’ailleurs, le bossu paraissaitsuer sang et eau, sans arriver à des résultats appréciables&|160;;bien qu’il eût juré connaître dans chaque quartier deux ou troisgroupes d’hommes solides, pareils au groupe qui se réunissait chezmonsieur Lebigre, il n’avait jusque-là fourni aucun renseignementprécis, jetant des noms en l’air, racontant des courses sans fin,au milieu de l’enthousiasme du peuple. Ce qu’il rapportait de plusclair, c’était des poignées de main&|160;; un tel, qu’il tutoyait,lui avait serré la main en lui disant «&|160;qu’il enserait&|160;»&|160;; au Gros-Caillou, un grand diable, qui feraitun chef de section superbe, lui avait démanché le bras&|160;; ruePopincourt, tout un groupe d’ouvriers l’avait embrassé. Àl’entendre, du jour au lendemain, on réunirait cent mille hommes.Quand il arrivait, l’air exténué, se laissant tomber sur labanquette du cabinet, variant ses histoires, Florent prenait desnotes, s’en remettait à lui pour la réalisation de ses promesses.Bientôt dans la poche de ce dernier, le complot vécut&|160;; lesnotes devinrent des réalités, des données indiscutables, surlesquelles le plan s’échafauda tout entier&|160;; il n’y avait plusqu’une bonne occasion à attendre. Logre disait, avec ses gestespassionnés, que tout irait sur des roulettes.

À cette époque, Florent fut parfaitement heureux. Il ne marchaitplus à terre, comme soulevé par cette idée intense de se faire lejusticier des maux qu’il avait vu souffrir. Il était d’unecrédulité d’enfant et d’une confiance de héros. Logre lui auraitconté que le génie de la colonne de Juillet allait descendre pourse mettre à leur tête, sans le surprendre. Chez monsieur Lebigre,le soir, il avait des effusions, il parlait de la prochainebataille comme d’une fête à laquelle tous les braves gens seraientconviés. Mais si Gavard ravi jouait alors avec son revolver,Charvet devenait plus aigre, ricanait en haussant les épaules.L’attitude de chef de complot prise par son rival le mettait horsde lui, le dégoûtait de la politique. Un soir que, venu de bonneheure, il se trouvait seul avec Logre et monsieur Lebigre, il sesoulagea.

–&|160;Un garçon, dit-il, qui n’a pas deux idées en politique,qui aurait mieux fait d’entrer comme professeur d’écriture dans unpensionnat de demoiselles… Ce serait un malheur, s’il réussissait,car il nous mettrait ses sacrés ouvriers sur les bras, avec sesrêvasseries sociales. Voyez-vous, c’est ça qui perd le parti. Iln’en faut plus, des pleurnicheurs, des poètes humanitaires, desgens qui s’embrassent à la moindre égratignure… Mais il ne réussirapas. Il se fera coffrer, voilà tout.

Logre et le marchand de vin ne bronchèrent pas. Ils laissaientaller Charvet.

–&|160;Et il y a longtemps, continua-t-il, qu’il le serait,coffré, s’il était aussi dangereux qu’il veut le faire croire. Voussavez, avec ses airs retour de Cayenne… Ça fait pitié. Je vous disque la police, dès le premier jour, a su qu’il était à Paris. Sielle l’a laissé tranquille, c’est qu’elle se moque de lui.

Logre eut un léger tressaillement.

–&|160;Moi, on me file depuis quinze ans, reprit l’hébertisteavec une pointe d’orgueil. Je ne vais pourtant pas crier cela surles toits… Seulement, je n’en serai pas de sa bagarre. Je ne veuxpoint me laisser pincer comme un imbécile… Peut-être a-t-il unedemi-douzaine de mouchards à ses trousses, qui vous le prendront aucollet, le jour où la préfecture aura besoin de lui…

–&|160;Oh&|160;! non, quelle idée&|160;! dit monsieur Lebigrequi ne parlait jamais.

Il était un peu pâle, il regardait Logre dont la bosse roulaitdoucement contre la cloison vitrée.

–&|160;Ce sont des suppositions, murmura le bossu.

–&|160;Des suppositions, si vous voulez, répondit le professeurlibre. Je sais comment ça se pratique… En tout cas, ce n’est pasencore cette fois que les argousins me prendront. Vous ferez ce quevous voudrez, vous autres&|160;; mais si vous m’écoutiez, voussurtout, monsieur Lebigre, vous ne compromettriez pas votreétablissement, qu’on vous fera fermer.

Logre ne put retenir un sourire. Charvet leur parla plusieursfois dans ce sens&|160;; il devait nourrir le projet de détacherles deux hommes de Florent en les effrayant. Il les trouva toujoursd’un calme et d’une confiance qui le surprirent fort. Cependant, ilvenait encore assez régulièrement le soir, avec Clémence. La grandebrune n’était plus tabletière à la poissonnerie. Monsieur Manouryl’avait congédiée.

–&|160;Ces facteurs, tous des gueux, grognait Logre.

Clémence, renversée contre la cloison, roulant une cigaretteentre ses longs doigts minces, répondait de sa voixnette&|160;:

–&|160;Eh&|160;! c’est de bonne guerre… Nous n’avions point lesmêmes opinions politiques, n’est-ce pas&|160;? Ce Manoury, quigagne de l’argent gros comme lui, lécherait les bottes del’empereur. Moi, si j’avais un bureau, je ne le garderais pasvingt-quatre heures pour employé.

La vérité était qu’elle avait la plaisanterie très lourde, etqu’elle s’était amusée, un jour, à mettre, sur les tablettes devente, en face des limandes, des raies, des maquereaux adjugés, lesnoms des dames et des messieurs les plus connus de la cour. Cessurnoms de poissons donnés à de hauts dignitaires, cesadjudications de comtesses et de baronnes vendues à trente souspièce, avaient profondément effrayé monsieur Manoury. Gavard enriait encore.

–&|160;N’importe, disait-il en tapant sur les bras de Clémence,vous êtes un homme, vous&|160;!

Clémence avait trouvé une nouvelle façon de faire le grog. Elleemplissait d’abord le verre d’eau chaude&|160;; puis, après avoirsucré, elle versait, sur la tranche de citron qui nageait, le rhumgoutte à goutte, de façon à ne pas le mélanger avec l’eau&|160;; etelle l’allumait, le regardait brûler, très sérieuse, fumantlentement, le visage verdi par la haute flamme de l’alcool. Maisc’était là une consommation chère qu’elle ne put continuer àprendre, quand elle eut perdu sa place. Charvet lui faisaitremarquer avec un rire pincé qu’elle n’était plus riche,maintenant. Elle vivait d’une leçon de français qu’elle donnait, enhaut de la rue Miromesnil, de très bonne heure, à une jeunepersonne qui perfectionnait son instruction, en cachette même de safemme de chambre. Alors, elle ne demanda plus qu’une chope, lesoir. Elle la buvait, d’ailleurs, en toute philosophie.

Les soirées du cabinet vitré n’étaient plus si bruyantes.Charvet se taisait brusquement, blême d’une rage froide, lorsqu’onle délaissait pour écouter son rival. La pensée qu’il avait régnélà, qu’avant l’arrivée de l’autre, il gouvernait le groupe endespote, lui mettait au cœur le cancer d’un roi dépossédé. S’ilvenait encore, c’était qu’il avait la nostalgie de ce coin étroit,où il se rappelait de si douces heures de tyrannie sur Gavard etsur Robine&|160;; la bosse de Logre lui-même, alors, luiappartenait, ainsi que les gros bras d’Alexandre et la figuresombre de Lacaille&|160;; d’un mot, il les pliait, leur entrait sonopinion dans la gorge, leur cassait son sceptre sur les épaules.Mais, aujourd’hui, il souffrait trop, il finissait par ne plusparler, gonflant le dos, sifflant d’un air de dédain, ne daignantpas combattre les sottises débitées devant lui. Ce qui ledésespérait surtout, c’était d’avoir été évincé peu à peu, sansqu’il s’en aperçût. Il ne s’expliquait pas la supériorité deFlorent. Il disait souvent, après l’avoir entendu parler de sa voixdouce, un peu triste, pendant des heures&|160;:

–&|160;Mais c’est un curé, ce garçon-là. Il ne lui manque qu’unecalotte.

Les autres semblaient boire ses paroles. Charvet, quirencontrait des vêtements de Florent à toutes les patères, feignaitde ne plus savoir où accrocher son chapeau, de peur de le salir. Ilrepoussait les papiers qui traînaient, disait qu’on n’était pluschez soi, depuis que «&|160;ce monsieur&|160;» faisait tout dans lecabinet. Il se plaignit même au marchand de vin, en lui demandantsi le cabinet appartenait à un seul consommateur ou à la société.Cette invasion de ses États fut le coup de grâce. Les hommesétaient des brutes. Il prenait l’humanité en grand mépris,lorsqu’il voyait Logre et monsieur Lebigre couver Florent des yeux.Gavard l’exaspérait avec son revolver. Robine, qui restaitsilencieux derrière sa chope, lui parut décidément l’homme le plusfort de la bande&|160;; celui-là devait juger les gens à leurvaleur, il ne se payait pas de mots. Quant à Lacaille et àAlexandre, ils le confirmaient dans son idée que le peuple est tropbête, qu’il a besoin d’une dictature révolutionnaire de dix anspour apprendre à se conduire.

Cependant, Logre affirmait que les sections seraient bientôtcomplètement organisées. Florent commençait à distribuer les rôles.Alors, un soir, après une dernière discussion où il eut le dessous,Charvet se leva, prit son chapeau, en disant&|160;:

–&|160;Bien le bonsoir, et faites-vous casser la tête, si celavous amuse… Moi, je n’en suis pas, vous entendez. Je n’ai jamaistravaillé pour l’ambition de personne.

Clémence qui mettait son châle, ajouta froidement&|160;:

–&|160;Le plan est inepte.

Et comme Robine les regardait sortir d’un œil très doux, Charvetlui demanda s’il ne s’en allait pas avec eux. Robine, ayant encoretrois doigts de bière dans sa chope, se contenta d’allonger unepoignée de main. Le couple ne revint plus. Lacaille apprit un jourà la société que Charvet et Clémence fréquentaient maintenant unebrasserie de la rue Serpente&|160;; il les avait vus, par uncarreau, gesticulant beaucoup, au milieu d’un groupe attentif detrès jeunes gens.

Jamais Florent ne put enrégimenter Claude. Il rêva un instant delui donner ses idées en politique, d’en faire un disciple qui l’eûtaidé dans sa tâche révolutionnaire. Pour l’initier, il l’amena unsoir chez monsieur Lebigre. Mais Claude passa la soirée à faire uncroquis de Robine, avec le chapeau et le paletot marron, la barbeappuyée sur la pomme de la canne. Puis, en sortant avecFlorent&|160;:

–&|160;Non, voyez-vous, dit-il, ça ne m’intéresse pas, tout ceque vous racontez là-dedans. Ça peut être très fort, mais çam’échappe… Ah&|160;! par exemple, vous avez un monsieur superbe, cesacré Robine. Il est profond comme un puits, cet homme… J’yretournerai, seulement pas pour la politique. J’irai prendre uncroquis de Logre et un croquis de Gavard, afin de les mettre avecRobine dans un tableau splendide, auquel je songeais, pendant quevous discutiez la question… comment dites-vous ça&|160;? laquestion des deux Chambres, n’est-ce pas&|160;?… Hein&|160;! vousimaginez-vous Gavard, Logre et Robine causant politique, embusquésderrière leurs chopes&|160;? Ce serait le succès du Salon, moncher, un succès à tout casser, un vrai tableau modernecelui-là.

Florent fut chagrin de son scepticisme politique. Il le fitmonter chez lui, le retint jusqu’à deux heures du matin surl’étroite terrasse, en face du grand bleuissement des Halles. Il lecatéchisait, lui disait qu’il n’était pas un homme, s’il semontrait si insouciant du bonheur de son pays. Le peintre secouaitla tête, en répondant&|160;:

–&|160;Vous avez peut-être raison. Je suis un égoïste. Je nepeux pas même dire que je fais de la peinture pour mon pays, parceque d’abord mes ébauches épouvantent tout le monde, et qu’ensuite,lorsque je peins, je songe uniquement à mon plaisir personnel.C’est comme si je me chatouillais moi-même, quand je peins&|160;:ça me fait rire par tout le corps… Que voulez-vous, on est bâti decette façon, on ne peut pourtant pas aller se jeter à l’eau… Puis,la France n’a pas besoin de moi, ainsi que dit ma tante Lisa… Et mepermettez-vous d’être franc&|160;? Eh bien&|160;! si je vous aime,vous, c’est que vous m’avez l’air de faire de la politiqueabsolument comme je fais de la peinture. Vous vous chatouillez, moncher.

Et comme l’autre protestait&|160;:

–&|160;Laissez donc&|160;! Vous êtes un artiste dans votregenre, vous rêvez politique&|160;; je parie que vous passez dessoirées ici, à regarder les étoiles, en les prenant pour lesbulletins de vote de l’infini… Enfin, vous vous chatouillez avecvos idées de justice et de vérité. Cela est si vrai que vos idées,de même que mes ébauches, font une peur atroce aux bourgeois… Puislà, entre nous, si vous étiez Robine, croyez-vous que jem’amuserais à être votre ami… Ah&|160;! grand poète que vousêtes&|160;!

Ensuite, il plaisanta, disant que la politique ne le gênait pas,qu’il avait fini par s’y accoutumer, dans les brasseries et dansles ateliers. À ce propos, il parla d’un café de la rueVauvilliers, le café qui se trouvait au rez-de-chaussée de lamaison habitée par la Sarriette. Cette salle fumeuse, auxbanquettes de velours éraillé, aux tables de marbre jaunies par lesbavures des glorias, était le lieu de réunion habituel de la bellejeunesse des Halles. Là, monsieur Jules régnait sur une bande deporteurs, de garçons de boutique, de messieurs à blouses blanches,à casquettes de velours. Lui, portait, à la naissance des favoris,deux mèches de poils collées contre les joues en accroche-cœur.Chaque samedi, il se faisait arrondir les cheveux au rasoir, pouravoir le cou blanc, chez un coiffeur de la rue des Deux-Écus, où ilétait abonné au mois. Aussi donnait-il le ton à ces messieurs,lorsqu’il jouait au billard, avec des grâces étudiées, développantses hanches, arrondissant les bras et les jambes, se couchant àdemi sur le tapis, dans une pose cambrée qui donnait à ses reinstoute leur valeur. La partie finie, on causait. La bande était trèsréactionnaire, très mondaine. Monsieur Jules lisait les journauxaimables. Il connaissait le personnel des petits théâtres, tutoyaitles célébrités du jour, savait la chute ou le succès de la piècejouée la veille. Mais il avait un faible pour la politique. Sonidéal était Morny, comme il le nommait tout court. Il lisait lesséances du Corps législatif, en riant d’aise aux moindres mots deMorny. C’était Morny qui se moquait de ces gueux derépublicains&|160;! Et il partait de là pour dire que la crapuleseule détestait l’empereur, parce que l’empereur voulait le plaisirde tous les gens comme il faut.

–&|160;Je suis allé quelquefois dans leur café, dit Claude àFlorent. Ils sont bien drôles aussi, ceux-là, avec leurs pipes,lorsqu’ils parlent des bals de la cour, comme s’ils y étaientinvités… Le petit qui est avec la Sarriette, vous savez, s’estjoliment moqué de Gavard, l’autre soir. Il l’appelle mon oncle…Quand la Sarriette est descendue pour le venir chercher, il a falluqu’elle payât&|160;; et elle en a eu pour six francs, parce qu’ilavait perdu les consommations au billard… Une jolie fille,hein&|160;! cette Sarriette.

–&|160;Vous menez une belle vie, murmura Florent en souriant.Cadine, la Sarriette, et les autres, n’est-ce pas&|160;?

Le peintre haussa les épaules.

–&|160;Ah bien&|160;! vous vous trompez, répondit-il. Il ne mefaut pas de femmes à moi, ça me dérangerait trop. Je ne saisseulement pas à quoi ça sert, une femme&|160;; j’ai toujours eupeur d’essayer… Bonsoir, dormez bien. Si vous êtes ministre, unjour, je vous donnerai des idées pour les embellissements deParis.

Florent dut renoncer à en faire un disciple docile. Cela lechagrina, car, malgré son bel aveuglement de fanatique, ilfinissait par sentir autour de lui l’hostilité qui grandissait àchaque heure. Même chez les Méhudin, il trouvait un accueil plusfroid&|160;; la vieille avait des rires en dessous, Muchen’obéissait plus, la belle Normande le regardait avec de brusquesimpatiences, quand elle approchait sa chaise près de la sienne,sans pouvoir le tirer de sa froideur. Elle lui dit une fois qu’ilavait l’air d’être dégoûté d’elle, et il ne trouva qu’un sourireembarrassé, tandis qu’elle allait s’asseoir rudement, de l’autrecôté de la table. Il avait également perdu l’amitié d’Auguste. Legarçon charcutier n’entrait plus dans sa chambre, quand il montaitse coucher. Il était très effrayé par les bruits qui couraient surcet homme, avec lequel il osait auparavant s’enfermer jusqu’àminuit. Augustine lui faisait jurer de ne plus commettre unepareille imprudence. Mais Lisa acheva de les fâcher, en les priantde retarder leur mariage, tant que le cousin n’aurait pas rendu lachambre du haut&|160;; elle ne voulait pas donner à sa nouvellefille de boutique le cabinet du premier étage. Dès lors, Augustesouhaita qu’on «&|160;emballât le galérien&|160;». Il avait trouvéla charcuterie rêvée, pas à Plaisance, un peu plus loin, àMontrouge&|160;; les lards devenaient avantageux, Augustine disaitqu’elle était prête, en riant de son rire de grosse fille puérile.Aussi chaque nuit, au moindre bruit qui le réveillait, éprouvait-ilune fausse joie, en croyant que la police empoignait Florent.

Chez les Quenu-Gradelle, on ne parlait point de ces choses. Uneentente tacite du personnel de la charcuterie avait fait le silenceautour de Quenu. Celui-ci, un peu triste de la brouille de sonfrère et de sa femme, se consolait en ficelant ses saucissons et ensalant ses bandes de lard. Il venait parfois sur le seuil de laboutique étaler sa couenne rouge, qui riait dans la blancheur dutablier tendu par son ventre, sans se douter du redoublement decommérages que son apparition faisait naître au fond des Halles. Onle plaignait, on le trouvait moins gras, bien qu’il fûténorme&|160;; d’autres, au contraire, l’accusaient de ne pas assezmaigrir de la honte d’avoir un frère comme le sien. Lui, pareil auxmaris trompés, qui sont les derniers à connaître leur accident,avait une belle ignorance, une gaieté attendrie, quand il arrêtaitquelque voisine sur le trottoir, pour lui demander des nouvelles deson fromage d’Italie ou de sa tête de porc à la gelée. La voisineprenait une figure apitoyée, semblait lui présenter sescondoléances, comme si tous les cochons de la charcuterie avaienteu la jaunisse.

–&|160;Qu’ont-elles donc toutes, à me regarder d’un aird’enterrement&|160;? demanda-t-il un jour à Lisa. Est-ce que tu metrouves mauvaise mine, toi&|160;?

Elle le rassura, lui dit qu’il était frais comme une rose&|160;;car il avait une peur atroce des maladies, geignant, mettant touten l’air chez lui, lorsqu’il souffrait de la moindre indisposition.Mais la vérité était que la grande charcuterie des Quenu-Gradelledevenait sombre&|160;: les glaces pâlissaient, les marbres avaientdes blancheurs glacées, les viandes cuites du comptoir dormaientdans des graisses jaunies, dans des lacs de gelée trouble. Claudeentra même un jour pour dire à sa tante que son étalage avait l’air«&|160;tout embêté&|160;». C’était vrai. Sur le lit de finesrognures bleues, les langues fourrées de Strasbourg prenaient desmélancolies blanchâtres de langues malades, tandis que les bonnesfigures jaunes des jambonneaux, toutes malingres, étaientsurmontées de pompons verts désolés. D’ailleurs, dans la boutique,les pratiques ne demandaient plus un bout de boudin, dix sous delard, une demi-livre de saindoux, sans baisser leur voix navrée,comme dans la chambre d’un moribond. Il y avait toujours deux outrois jupes pleurardes plantées devant l’étuve refroidie. La belleLisa menait le deuil de la charcuterie avec une dignité muette.Elle laissait retomber ses tabliers blancs d’une façon pluscorrecte sur sa robe noire. Ses mains propres, serrées aux poignetspar les grandes manches, sa figure, qu’une tristesse de convenanceembellissait encore, disaient nettement à tout le quartier, àtoutes les curieuses défilant du matin au soir, qu’ils subissaientun malheur immérité, mais qu’elle en connaissait les causes etqu’elle saurait en triompher. Et parfois elle se baissait, ellepromettait du regard des jours meilleurs aux deux poissons rouges,inquiets eux aussi, nageant dans l’aquarium de l’étalage,languissamment.

La belle Lisa ne se permettait plus qu’un régal. Elle donnaitsans peur des tapes sous le menton satiné de Marjolin. Il venait desortir de l’hospice, le crâne raccommodé, aussi gras, aussi réjouiqu’auparavant, mais bête, plus bête encore, tout à fait idiot. Lafente avait dû aller jusqu’à la cervelle. C’était une brute. Ilavait une puérilité d’enfant de cinq ans dans un corps de colosse.Il riait, zézayait, ne pouvait plus prononcer les mots, obéissaitavec une douceur de mouton. Cadine le reprit tout entier, étonnéed’abord, puis très heureuse de cet animal superbe dont elle faisaitce qu’elle voulait&|160;; elle le couchait dans les paniers deplumes, l’emmenait galopiner, s’en servait à sa guise, le traitaiten chien, en poupée, en amoureux. Il était à elle, comme unefriandise, un coin engraissé des Halles, une chair blonde dont elleusait avec des raffinements de rouée. Mais, bien que la petiteobtînt tout de lui et le traînât à ses talons en géant soumis, ellene pouvait l’empêcher de retourner chez madame Quenu. Elle l’avaitbattu de ses poings nerveux, sans qu’il parût même le sentir. Dèsqu’elle avait mis à son cou son éventaire, promenant ses violettesrue du Pont-Neuf ou rue de Turbigo, il allait rôder devant lacharcuterie.

–&|160;Entre donc&|160;! lui criait Lisa.

Elle lui donnait des cornichons, le plus souvent. Il lesadorait, les mangeait avec son rire d’innocent, devant le comptoir.La vue de la belle charcutière le ravissait, le faisait taper dejoie dans ses mains. Puis, il sautait, poussait de petits cris,comme un gamin mis en face d’une bonne chose. Elle, les premiersjours, avait eu peur qu’il ne se souvînt.

–&|160;Est-ce que la tête te fait toujours mal&|160;? luidemanda-t-elle.

Il répondit non, par un balancement de tout le corps, éclatantd’une gaieté plus vive. Elle reprit doucement&|160;:

–&|160;Alors, tu étais tombé&|160;?

–&|160;Oui, tombé, tombé, tombé, se mit-il à chanter sur un tonde satisfaction parfaite, en se donnant des claques sur lecrâne.

Puis, sérieusement, en extase, il répétait, en la regardant, lesmots «&|160;belle, belle, belle&|160;», sur un air plus ralenti.Cela touchait beaucoup Lisa. Elle avait exigé de Gavard qu’il legardât. C’était lorsqu’il lui avait chanté son air de tendressehumble, qu’elle le caressait sous le menton, en lui disant qu’ilétait un brave enfant. Sa main s’oubliait là, tiède d’une joiediscrète&|160;; cette caresse était redevenue un plaisir permis,une marque d’amitié que le colosse recevait en tout enfantillage.Il gonflait un peu le cou, fermait les yeux de jouissance, commeune bête que l’on flatte. La belle charcutière, pour s’excuser àses propres yeux du plaisir honnête qu’elle prenait avec lui, sedisait qu’elle compensait ainsi le coup de poing dont elle l’avaitassommé, dans la cave aux volailles.

Cependant, la charcuterie restait chagrine. Florent s’yhasardait quelquefois encore, serrant la main de son frère, dans lesilence glacial de Lisa. Il y venait même dîner de loin en loin, ledimanche. Quenu faisait alors de grands efforts de gaieté, sanspouvoir échauffer le repas. Il mangeait mal, finissait par sefâcher. Un soir, en sortant d’une de ces froides réunions defamille, il dit à sa femme, presque en pleurant&|160;:

–&|160;Mais qu’est-ce que j’ai donc&|160;! Bien vrai, je ne suispas malade, tu ne me trouves pas changé&|160;?… C’est comme sij’avais un poids quelque part. Et triste avec ça, sans savoirpourquoi, ma parole d’honneur… Tu ne sais pas, toi&|160;?

–&|160;Une mauvaise disposition, sans doute, répondit Lisa.

–&|160;Non, non, ça dure depuis trop longtemps, ça m’étouffe…Pourtant, nos affaires ne vont pas mal, je n’ai pas de groschagrin, je vais mon train-train habituel… Et toi aussi, ma bonne,tu n’es pas bien, tu sembles prise de tristesse… Si ça continue, jeferai venir le médecin.

La belle charcutière le regardait gravement.

–&|160;Il n’y a pas besoin de médecin, dit-elle. Ça passera…Vois-tu, c’est un mauvais air qui souffle en ce moment. Tout lemonde est malade dans le quartier…

Puis, comme cédant à une tristesse maternelle&|160;:

–&|160;Ne t’inquiète pas, mon gros… Je ne veux pas que tu tombesmalade. Ce serait le comble.

Elle le renvoyait d’ordinaire à la cuisine, sachant que le bruitdes hachoirs, la chanson des graisses, le tapage des marmites,l’égayaient. D’ailleurs, elle évitait ainsi les indiscrétions demademoiselle Saget, qui, maintenant, passait les matinées entièresà la charcuterie. La vieille avait pris à tâche d’épouvanter Lisa,de la pousser à quelque résolution extrême. D’abord, elle obtintses confidences.

–&|160;Ah&|160;! qu’il y a de méchantes gens&|160;! dit-elle,des gens qui feraient bien mieux de s’occuper de leurs propresaffaires… Si vous saviez, ma chère madame Quenu… Non, jamais jen’oserai vous répéter cela.

Comme la charcutière lui affirmait que ça ne pouvait pas latoucher, qu’elle était au-dessus des mauvaises langues, elle luimurmura à l’oreille, par-dessus les viandes du comptoir&|160;:

–&|160;Eh bien&|160;! on dit que monsieur Florent n’est pasvotre cousin…

Et, petit à petit, elle montra qu’elle savait tout. Ce n’étaitqu’une façon de tenir Lisa à sa merci. Lorsque celle-ci confessa lavérité, par tactique également, pour avoir sous la main unepersonne qui la tînt au courant des bavardages du quartier, lavieille demoiselle jura qu’elle serait muette comme un poisson,qu’elle nierait la chose le cou sur le billot. Alors, elle jouitprofondément de ce drame. Elle grossissait chaque jour lesnouvelles inquiétantes.

–&|160;Vous devriez prendre vos précautions, murmurait-elle.J’ai encore entendu à la triperie deux femmes qui causaient de ceque vous savez. Je ne puis pas dire aux gens qu’ils en ont menti,vous comprenez. Je semblerais drôle… Ça court, ça court. On nel’arrêtera plus. Il faudra que ça crève.

Quelques jours plus tard, elle donna enfin le véritable assaut.Elle arriva tout effarée, attendit avec des gestes d’impatiencequ’il n’y eût personne dans la boutique, et la voixsifflante&|160;:

–&|160;Vous savez ce qu’on raconte… Ces hommes qui se réunissentchez monsieur Lebigre, eh bien&|160;! ils ont tous des fusils, etils attendent pour recommencer comme en 48. Si ce n’est pasmalheureux de voir monsieur Gavard, un digne homme, celui-là,riche, bien posé, se mettre avec des gueux&|160;!… J’ai voulu vousavertir, à cause de votre beau-frère.

–&|160;C’est des bêtises, ce n’est pas sérieux, dit Lisa pourl’aiguillonner.

–&|160;Pas sérieux, merci&|160;! Le soir, quand on passe ruePirouette, on les entend qui poussent des cris affreux. Ils ne segênent pas, allez. Vous vous rappelez bien qu’ils ont essayé dedébaucher votre mari… Et les cartouches que je les vois fabriquerde ma fenêtre, est-ce des bêtises&|160;?… Après tout, je vous disça dans votre intérêt.

–&|160;Bien sûr, je vous remercie. Seulement, on invente tant dechoses.

–&|160;Ah&|160;! non, ce n’est pas inventé, malheureusement…Tout le quartier en parle, d’ailleurs. On dit que, si la police lesdécouvre, il y aura beaucoup de personnes compromises. Ainsi,monsieur Gavard…

Mais la charcutière haussa les épaules, comme pour dire quemonsieur Gavard était un vieux fou, et que ce serait bien fait.

–&|160;Je parle de monsieur Gavard comme je parlerais desautres, de votre beau-frère, par exemple, reprit sournoisement lavieille. Il est le chef, votre beau-frère, à ce qu’il paraît… C’esttrès fâcheux pour vous. Je vous plains beaucoup&|160;; car enfin,si la police descendait ici, elle pourrait très bien prendre aussimonsieur Quenu. Deux frères, c’est comme les deux doigts de lamain.

La belle Lisa se récria. Mais elle était toute blanche.Mademoiselle Saget venait de la toucher au vif de ses inquiétudes.À partir de ce jour, elle n’apporta plus que des histoires de gensinnocents jetés en prison pour avoir hébergé des scélérats. Lesoir, en allant prendre son cassis chez le marchand de vin, elle secomposait un petit dossier pour le lendemain matin. Rose n’étaitpourtant guère bavarde. La vieille comptait sur ses oreilles et surses yeux. Elle avait parfaitement remarqué la tendresse de monsieurLebigre pour Florent, son soin à le retenir chez lui, sescomplaisances si peu payées par la dépense que ce garçon faisaitdans la maison. Cela la surprenait d’autant plus, qu’ellen’ignorait pas la situation des deux hommes, en face de la belleNormande.

–&|160;On dirait, pensait-elle, qu’il l’élève à la becquée… Àqui peut-il vouloir le vendre&|160;?

Un soir, comme elle était dans la boutique, elle vit Logre sejeter sur la banquette du cabinet, en parlant de ses courses àtravers les faubourgs, en se disant mort de fatigue. Elle luiregarda vivement les pieds. Les souliers de Logre n’avaient pas ungrain de poussière. Alors, elle eut un sourire discret, elleemporta son cassis, les lèvres pincées.

C’était ensuite à sa fenêtre qu’elle complétait son dossier.Cette fenêtre, très élevée, dominant les maisons voisines, luiprocurait des jouissances sans fin. Elle s’y installait, à chaqueheure de la journée, comme à un observatoire, d’où elle guettait lequartier entier. D’abord, toute les chambres, en face, à droite, àgauche, lui étaient familières, jusqu’aux meubles les plusminces&|160;; elle aurait raconté, sans passer un détail, leshabitudes des locataires, s’ils étaient bien ou mal en ménage,comment ils se débarbouillaient, ce qu’ils mangeaient à leurdîner&|160;; elle connaissait même les personnes qui venaient lesvoir. Puis, elle avait une échappée sur les Halles, de façon quepas une femme du quartier ne pouvait traverser la rue Rambuteau,sans qu’elle l’aperçût&|160;; elle disait, sans se tromper, d’où lafemme venait, où elle allait, ce qu’elle portait dans son panier,et son histoire, et son mari, et ses toilettes, ses enfants, safortune. Ça, c’est madame Loret, elle fait donner une belleéducation à son fils&|160;; ça, c’est madame Hutin, une pauvrepetite femme que son mari néglige&|160;; ça, c’est mademoiselleCécile, la fille au boucher, une enfant impossible à marier parcequ’elle a des humeurs froides. Et elle aurait continué pendant desjournées, enfilant les phrases vides, s’amusant extraordinairementà des faits coupés menus, sans aucun intérêt. Mais, dès huitheures, elle n’avait plus d’yeux que pour la fenêtre, aux vitresdépolies, où se dessinaient les ombres noires des consommateurs ducabinet. Elle y constata la scission de Charvet et de Clémence, enne retrouvant plus sur le transparent laiteux leurs silhouettessèches. Pas un événement ne se passait là, sans qu’elle finît parle deviner, à certaines révélations brusques de ces bras et de cestêtes qui surgissaient silencieusement. Elle devint très forte,interpréta les nez allongés, les doigts écartés, les bouchesfendues, les épaules dédaigneuses, suivit de la sorte laconspiration pas à pas, à ce point qu’elle aurait pu dire chaquejour où en étaient les choses. Un soir le dénouement brutal luiapparut. Elle aperçut l’ombre du pistolet de Gavard, un profilénorme de revolver, tout noir dans la pâleur des vitres, la gueuletendue. Le pistolet allait, venait, se multipliait. C’était lesarmes dont elle avait parlé à madame Quenu. Puis, un autre soir,elle ne comprit plus, elle s’imagina qu’on fabriquait descartouches, en voyant s’allonger des bandes d’étoffe interminables.Le lendemain, elle descendit à onze heures, sous le prétexte dedemander à Rose si elle n’avait pas une bougie à lui céder&|160;;et, du coin de l’œil, elle entrevit, sur la table du cabinet, untas de linges rouges qui lui sembla très effrayant. Son dossier dulendemain eut une gravité décisive.

–&|160;Je ne voudrais pas vous effrayer, madame Quenu,dit-elle&|160;; mais ça devient trop terrible… J’ai peur, maparole&|160;! Pour rien au monde, ne répétez ce que je vais vousconfier. Ils me couperaient le cou, s’ils savaient.

Alors, quand la charcutière lui eut juré de ne pas lacompromettre, elle lui parla des linges rouges.

–&|160;Je ne sais pas ce que ça peut être. Il y en avait un grostas. On aurait dit des chiffons trempés dans du sang… Logre, voussavez, le bossu, s’en était mis un sur les épaules. Il avait l’airdu bourreau… Pour sûr, c’est encore quelque manigance.

Lisa ne répondait pas, semblait réfléchir, les yeux baissés,jouant avec le manche d’une fourchette, arrangeant les morceaux depetit salé dans leur plat. Mademoiselle Saget repritdoucement&|160;:

–&|160;Moi, si j’étais vous, je ne resterais pas tranquille, jevoudrais savoir… Pourquoi ne montez-vous pas regarder dans lachambre de votre beau-frère&|160;?

Alors, Lisa eut un léger tressaillement. Elle lâcha lafourchette, examina la vieille d’un œil inquiet, croyant qu’ellepénétrait ses intentions. Mais celle-ci continua&|160;:

–&|160;C’est permis, après tout… Votre beau-frère vous mèneraittrop loin, si vous le laissiez faire… Hier, on causait de vous,chez madame Taboureau. Vous avez là une amie bien dévouée. MadameTaboureau disait que vous étiez trop bonne, qu’à votre place elleaurait mis ordre à tout ça depuis longtemps.

–&|160;Madame Taboureau a dit cela, murmura la charcutière,songeuse.

–&|160;Certainement, et madame Taboureau est une femme que l’onpeut écouter… Tâchez donc de savoir ce que c’est que les lingesrouges. Vous me le direz ensuite, n’est-ce pas&|160;?

Mais Lisa ne l’écoutait plus. Elle regardait vaguement lespetits Gervais et les escargots, à travers les guirlandes desaucisses de l’étalage. Elle semblait perdue dans une lutteintérieure, qui creusait de deux minces rides son visage muet.Cependant, la vieille demoiselle avait mis son nez au-dessus desplats du comptoir. Elle murmurait, comme se parlant àelle-même&|160;:

–&|160;Tiens&|160;! il y a du saucisson coupé… Ça doit sécher,du saucisson coupé à l’avance… Et ce boudin qui est crevé. Il areçu un coup de fourchette, bien sûr. Il faudrait l’enlever, ilsalit le plat.

Lisa, toute distraite encore, lui donna le boudin et les rondsde saucisson, en disant&|160;:

–&|160;C’est pour vous, si ça vous fait plaisir.

Le tout disparut dans le cabas. Mademoiselle Saget était si bienhabituée aux cadeaux qu’elle ne remerciait même plus. Chaque matin,elle emportait toutes les rognures de la charcuterie. Elle s’enalla, avec l’intention de trouver son dessert chez la Sarriette etchez madame Lecœur, en leur parlant de Gavard.

Quand elle fut seule, la charcutière s’assit sur la banquette ducomptoir, comme pour prendre une meilleure décision, en se mettantà l’aise. Depuis huit jours, elle était très inquiète. Un soir,Florent avait demandé cinq cents francs à Quenu, naturellement, enhomme qui a un compte ouvert. Quenu le renvoya à sa femme. Celal’ennuya, et il tremblait un peu en s’adressant à la belle Lisa.Mais, celle-ci, sans prononcer une parole, sans chercher àconnaître la destination de la somme, monta à sa chambre, lui remitles cinq cents francs. Elle lui dit seulement qu’elle les avaitinscrits sur le compte de l’héritage. Trois jours plus tard, ilprit mille francs.

–&|160;Ce n’était pas la peine de faire l’homme désintéressé,dit Lisa à Quenu, le soir, en se couchant. Tu vois que j’ai bienfait de garder ce compte… Attends, je n’ai pas pris note des millefrancs d’aujourd’hui.

Elle s’assit devant le secrétaire, relut la page de calculs.Puis, elle ajouta&|160;:

–&|160;J’ai eu raison de laisser du blanc. Je marquerai lesacomptes en marge… Maintenant, il va tout gaspiller ainsi parpetits morceaux… Il y a longtemps que j’attends ça.

Quenu ne dit rien, se coucha de très mauvaise humeur. Toutes lesfois que sa femme ouvrait le secrétaire, le tablier jetait un cride tristesse qui lui déchirait l’âme. Il se promit même de fairedes remontrances à son frère, de l’empêcher de se ruiner avec laMéhudin&|160;; mais il n’osa pas. Florent, en deux jours, demandaencore quinze cents francs. Logre avait dit un soir que, si l’ontrouvait de l’argent, les choses iraient bien plus vite. Lelendemain, il fut ravi de voir cette parole jetée en l’air retomberdans ses mains en un petit rouleau d’or, qu’il empocha, ricanant,la bosse sautant de joie. Alors, ce furent de continuelsbesoins&|160;: telle section demandait à louer un local&|160;;telle autre devait soutenir des patriotes malheureux&|160;; et il yavait encore les achats d’armes et de munitions, les embauchements,les frais de police. Florent aurait tout donné. Il s’était rappelél’héritage, les conseils de la Normande. Il puisait dans lesecrétaire de Lisa, retenu seulement par la peur sourde qu’il avaitde son visage grave. Jamais, selon lui, il ne dépenserait sonargent pour une cause plus sainte. Logre, enthousiasmé, portait descravates roses étonnantes et des bottines vernies, dont la vueassombrissait Lacaille.

–&|160;Ça fait trois mille francs en sept jours, raconta Lisa àQuenu. Qu’en dis-tu&|160;? C’est joli, n’est-ce pas&|160;?… S’il yva de ce train-là, ses cinquante mille francs lui feront au plusquatre mois… Et le vieux Gradelle, qui avait mis quarante ans àamasser son magot&|160;!

–&|160;Tant pis pour toi&|160;! s’écria Quenu. Tu n’avais pasbesoin de lui parler de l’héritage.

Mais elle le regarda sévèrement, en disant&|160;:

–&|160;C’est son bien, il peut tout prendre… Ce n’est pas de luidonner cet argent qui me contrarie&|160;; c’est de savoir lemauvais emploi qu’il doit en faire… Je te le dis depuis assezlongtemps&|160;: il faudra que ça finisse.

–&|160;Agis comme tu voudras, ce n’est pas moi qui t’en empêche,finit par déclarer le charcutier, que l’avarice torturait.

Il aimait bien son frère pourtant&|160;; mais l’idée descinquante mille francs mangés en quatre mois lui étaitinsupportable. Lisa, d’après les bavardages de mademoiselle Saget,devinait où allait l’argent. La vieille s’étant permis une allusionà l’héritage, elle profita même de l’occasion pour faire savoir auquartier que Florent prenait sa part et la mangeait comme bon luisemblait. Ce fut le lendemain que l’histoire des linges rouges ladécida. Elle resta quelques instants, luttant encore, regardantautour d’elle la mine chagrine de la charcuterie&|160;; les cochonspendaient d’un air maussade&|160;; Mouton, assis près d’un pot degraisse, avait le poil ébouriffé, l’œil morne d’un chat qui nedigère plus en paix. Alors, elle appela Augustine pour tenir lecomptoir, elle monta à la chambre de Florent.

En haut, elle eut un saisissement, en entrant dans la chambre.La douceur enfantine du lit était toute tachée d’un paquetd’écharpes rouges qui pendaient jusqu’à terre. Sur la cheminée,entre les boîtes dorées et les vieux pots de pommade, des brassardsrouges traînaient, avec des paquets de cocardes qui faisaientd’énormes gouttes de sang élargies. Puis, à tous les clous, sur legris effacé du papier peint, des pans d’étoffe pavoisaient lesmurs, des drapeaux carrés, jaunes, bleus, verts, noirs, danslesquels la charcutière reconnut les guidons des vingt sections. Lapuérilité de la pièce semblait tout effarée de cette décorationrévolutionnaire. La grosse bêtise naïve que la fille de boutiqueavait laissée là, cet air blanc des rideaux et des meubles, prenaitun reflet d’incendie&|160;; tandis que la photographie d’Auguste etd’Augustine semblait toute blême d’épouvante. Lisa fit le tour,examina les guidons, les brassards, les écharpes, sans toucher àrien, comme si elle eût craint que ces affreuses loques nel’eussent brûlée. Elle songeait qu’elle ne s’était pas trompée, quel’argent passait à ces choses. C’était là, pour elle, uneabomination, un fait à peine croyable qui soulevait tout son être.Son argent, cet argent gagné si honnêtement, servant à organiser età payer l’émeute&|160;! Elle restait debout, voyant les fleursouvertes du grenadier de la terrasse, pareilles à d’autres cocardessaignantes, écoutant le chant du pinson, ainsi qu’un écho lointainde la fusillade. Alors, l’idée lui vint que l’insurrection devaitéclater le lendemain, le soir peut-être. Les guidons flottaient,les écharpes défilaient, un brusque roulement de tambour éclatait àses oreilles. Et elle descendit vivement, sans même s’attarder àlire les papiers étalés sur la table. Elle s’arrêta au premierétage, elle s’habilla.

À cette heure grave, la belle Lisa se coiffa soigneusement,d’une main calme. Elle était très résolue, sans un frisson, avecune sévérité plus grande dans les yeux. Tandis qu’elle agrafait sarobe de soie noire, en tendant l’étoffe de toute la force de sesgros poignets, elle se rappelait les paroles de l’abbé Roustan.Elle s’interrogeait, et sa conscience lui répondait qu’elle allaitaccomplir un devoir. Quand elle mit sur ses larges épaules sonchâle tapis, elle sentit qu’elle faisait un acte de hautehonnêteté. Elle se ganta de violet sombre, attacha à son chapeauune épaisse voilette. Avant de sortir, elle ferma le secrétaire àdouble tour, d’un air d’espoir, comme pour lui dire qu’il allaitenfin pouvoir dormir tranquille.

Quenu étalait son ventre blanc sur le seuil de la charcuterie.Il fut surpris de la voir sortir en grande toilette, à dix heuresdu matin.

–&|160;Tiens, où vas-tu donc&|160;? lui demanda-t-il.

Elle inventa une course avec madame Taboureau. Elle ajoutaqu’elle passerait au théâtre de la Gaîté, pour louer des places.Quenu courut, la rappela, lui recommanda de prendre des places deface, pour mieux voir. Puis, comme il rentrait, elle se rendit à lastation de voitures, le long de Saint-Eustache, monta dans unfiacre, dont elle baissa les stores, en disant au cocher de laconduire au théâtre de la Gaîté. Elle craignait d’être suivie.Quand elle eut son coupon, elle se fit mener au Palais de Justice.Là, devant la grille, elle paya et congédia la voiture. Et,doucement, à travers les salles et les couloirs, elle arriva à lapréfecture de police.

Comme elle s’était perdue au milieu d’un tohu-bohu de sergentsde ville et de messieurs en grandes redingotes, elle donna dix sousà un homme, qui la guida jusqu’au cabinet du préfet. Mais unelettre d’audience était nécessaire pour pénétrer auprès du préfet.On l’introduisit dans une pièce étroite, d’un luxe d’hôtel garni,où un personnage gros et chauve, tout en noir, la reçut avec unefroideur maussade. Elle pouvait parler. Alors, relevant savoilette, elle dit son nom, raconta tout, carrément, d’un seultrait. Le personnage chauve l’écoutait, sans l’interrompre, de sonair las. Quand elle eut fini, il demanda simplement&|160;:

–&|160;Vous êtes la belle-sœur de cet homme, n’est-cepas&|160;?

–&|160;Oui, répondit nettement Lisa. Nous sommes d’honnêtesgens… Je ne veux pas que mon mari se trouve compromis.

Il haussa les épaules, comme pour dire que tout cela était bienennuyeux. Puis d’un air d’impatience&|160;:

–&|160;Voyez-vous, c’est qu’on m’assomme depuis plus d’un anavec cette affaire-là. On me fait dénonciation sur dénonciation, onme pousse, on me presse. Vous comprenez que si je n’agis pas, c’estque je préfère attendre. Nous avons nos raisons. Tenez, voici ledossier. Je puis vous le montrer.

Il mit devant elle un énorme paquet de papiers, dans une chemisebleue. Elle feuilleta les pièces. C’était comme les chapitresdétachés de l’histoire qu’elle venait de conter. Les commissairesde police du Havre, de Rouen, de Vernon, annonçaient l’arrivée deFlorent. Ensuite, venait un rapport qui constatait son installationchez les Quenu-Gradelle. Puis, son entrée aux Halles, sa vie, sessoirées chez monsieur Lebigre, pas un détail n’était passé. Lisa,abasourdie, remarqua que les rapports étaient doubles, qu’ilsavaient dû avoir deux sources différentes. Enfin, elle trouva untas de lettres, des lettres anonymes de tous les formats et detoutes les écritures. Ce fut le comble. Elle reconnut une écriturede chat, l’écriture de mademoiselle Saget, dénonçant la société ducabinet vitré. Elle reconnut une grande feuille de papiergraisseuse, toute tachée de gros bâtons de madame Lecœur, et unepage glacée, ornée d’une pensée jaune, couverte du griffonnage dela Sarriette et de monsieur Jules&|160;; les deux lettresavertissaient le gouvernement de prendre garde à Gavard. Ellereconnut encore le style ordurier de la mère Méhudin, qui répétait,en quatre pages presque indéchiffrables, les histoires à dormirdebout qui couraient dans les Halles sur le compte de Florent. Maiselle fut surtout émue par une facture de sa maison, portant en têteles mots&|160;: Charcuterie Quenu-Gradelle, et sur le dosde laquelle Auguste avait vendu l’homme qu’il regardait comme unobstacle à son mariage.

L’agent avait obéi à une pensée secrète en lui plaçant ledossier sous les yeux.

–&|160;Vous ne reconnaissez aucune de ces écritures&|160;? luidemanda-t-il.

Elle balbutia que non. Elle s’était levée. Elle restait toutesuffoquée par ce qu’elle venait d’apprendre, la voilette baissée denouveau, cachant la vague confusion qu’elle sentait monter à sesjoues. Sa robe de soie craquait&|160;; ses gants sombresdisparaissaient sous le grand châle. L’homme chauve eut un faiblesourire, en disant&|160;:

–&|160;Vous voyez, madame, que vos renseignements viennent unpeu tard… Mais on tiendra compte de votre démarche, je vous lepromets. Surtout, recommandez à votre mari de ne point bouger…Certaines circonstances peuvent se produire…

Il n’acheva pas, salua légèrement, en se levant à demi de sonfauteuil. C’était un congé. Elle s’en alla. Dans l’antichambre,elle aperçut Logre et monsieur Lebigre qui se tournèrent vivement.Mais elle était plus troublée qu’eux. Elle traversait des salles,enfilait des corridors, était comme prise par ce monde de lapolice, où elle se persuadait, à cette heure, qu’on voyait, qu’onsavait tout. Enfin, elle sortit par la place Dauphine. Sur le quaide l’Horloge, elle marcha lentement, rafraîchie par les souffles dela Seine.

Ce qu’elle sentait de plus net, c’était l’inutilité de sadémarche. Son mari ne courait aucun danger. Cela la soulageait,tout en lui laissant un remords. Elle était irritée contre cetAuguste et ces femmes qui venaient de la mettre dans une positionridicule. Elle ralentit encore le pas, regardant la Seinecouler&|160;; des chalands, noirs d’une poussière de charbon,descendaient sur l’eau verte, tandis que, le long de la berge, despêcheurs jetaient leurs lignes. En somme, ce n’était pas elle quiavait livré Florent. Cette pensée qui lui vint brusquementl’étonna. Aurait-elle donc commis une méchante action, si ellel’avait livré&|160;? Elle resta perplexe, surprise d’avoir pu êtretrompée par sa conscience. Les lettres anonymes lui semblaient àcoup sûr une vilaine chose. Elle, au contraire, allait carrément,se nommait, sauvait tout le monde. Comme elle songeait brusquementà l’héritage du vieux Gradelle, elle s’interrogea, se trouva prêteà jeter cet argent à la rivière, s’il le fallait, pour guérir lacharcuterie de son malaise. Non, elle n’était pas avare, l’argentne l’avait pas poussée. En traversant le Pont-au-Change, elle setranquillisa tout à fait, reprit son bel équilibre. Ça valait mieuxque les autres l’eussent devancée à la préfecture&|160;: ellen’aurait pas à tromper Quenu, elle en dormirait mieux.

–&|160;Est-ce que tu as les places&|160;? lui demanda Quenu,lorsqu’elle rentra.

Il voulut les voir, se fit expliquer à quel endroit du balconelles se trouvaient au juste. Lisa avait cru que la policeaccourrait, dès qu’elle l’aurait prévenue, et son projet d’aller authéâtre n’était qu’une façon habile d’éloigner son mari, pendantqu’on arrêterait Florent. Elle comptait, l’après-midi, le pousser àune promenade, à un de ces congés qu’ils prenaient parfois&|160;;ils allaient au bois de Boulogne, en fiacre, mangeaient aurestaurant, s’oubliaient dans quelque café-concert. Mais elle jugeainutile de sortir. Elle passa la journée comme d’habitude dans soncomptoir, la mine rose, plus gaie et plus amicale, comme au sortird’une convalescence.

–&|160;Quand je te dis que l’air te fait du bien&|160;! luirépéta Quenu. Tu vois, ta course de la matinée t’a touteragaillardie.

–&|160;Eh non&|160;! finit-elle par répondre, en reprenant sonair sévère. Les rues de Paris ne sont pas si bonnes pour lasanté.

Le soir, à la Gaîté, ils virent jouer la Grâce de Dieu.Quenu, en redingote, ganté de gris, peigné avec soin, n’étaitoccupé qu’à chercher dans le programme les noms des acteurs. Lisarestait superbe, le corsage nu, appuyant sur le velours rouge dubalcon ses poignets que bridaient des gants blancs trop étroits.Ils furent tous les deux très touchés par les infortunes deMarie&|160;; le commandeur était vraiment un vilain homme, etPierrot les faisait rire, dès qu’il entrait en scène. Lacharcutière pleura. Le départ de l’enfant, la prière dans lachambre virginale, le retour de la pauvre folle, mouillèrent sesbeaux yeux de larmes discrètes, qu’elle essuyait d’une petite tapeavec son mouchoir. Mais cette soirée devint un véritable triomphepour elle, lorsque, en levant la tête, elle aperçut la Normande etsa mère à la deuxième galerie. Alors, elle se gonfla encore, envoyaQuenu lui chercher une boîte de caramels au buffet, joua del’éventail, un éventail de nacre, très doré. La poissonnière étaitvaincue&|160;; elle baissait la tête, en écoutant sa mère qui luiparlait bas. Quand elles sortirent, la belle Lisa et la belleNormande se rencontrèrent dans le vestibule, avec un vaguesourire.

Ce jour-là, Florent avait dîné de bonne heure chez monsieurLebigre. Il attendait Logre qui devait lui présenter un anciensergent, homme capable, avec lequel on causerait du plan d’attaquecontre le Palais-Bourbon et l’Hôtel de Ville. La nuit venait, unepluie fine, qui s’était mise à tomber dans l’après-midi, noyait degris les grandes Halles. Elles se détachaient en noir sur lesfumées rousses du ciel, tandis que des torchons de nuages salescouraient, presque au ras des toitures, comme accrochés et déchirésà la pointe des paratonnerres. Florent était attristé par le gâchisdu pavé, par ce ruissellement d’eau jaune qui semblait charrier etéteindre le crépuscule dans la boue. Il regardait le monde réfugiésur les trottoirs des rues couvertes, les parapluies filant sousl’averse, les fiacres qui passaient plus rapides et plus sonores,au milieu de la chaussée vide. Une éclaircie se fit. Une lueurrouge monta au couchant. Alors, toute une armée de balayeurs parutà l’entrée de la rue Montmartre, poussant à coups de brosse un lacde fange liquide.

Logre n’amena pas le sergent. Gavard était allé dîner chez desamis, aux Batignolles. Florent en fut réduit à passer la soirée entête à tête avec Robine. Il parla tout le temps, finit par serendre très triste&|160;; l’autre hochait doucement la barbe,n’allongeait le bras, à chaque quart d’heure, que pour avaler unegorgée de bière. Florent, ennuyé, monta se coucher. Mais Robine,resté seul, ne s’en alla pas, le front pensif sous le chapeau,regardant sa chope. Rose et le garçon, qui comptaient fermer demeilleure heure, puisque la société du cabinet n’était pas là,attendirent pendant près d’une grande demi-heure qu’il voulût biense retirer.

Florent, dans sa chambre, eut peur de se mettre au lit. Il étaitpris d’un de ces malaises nerveux qui le traînaient parfois, durantdes nuits entières, au milieu de cauchemars sans fin. La veille, àClamart, il avait enterré monsieur Verlaque, qui était mort aprèsune agonie affreuse. Il se sentait encore tout attristé par cettebière étroite, descendue dans la terre. Il ne pouvait surtoutchasser l’image de madame Verlaque, la voix larmoyante, sans unelarme aux yeux&|160;; elle le suivait, parlait du cercueil quin’était pas payé, du convoi qu’elle ne savait de quelle façoncommander, n’ayant plus un sou chez elle, parce que, la veille, lepharmacien avait exigé le montant de sa note, en apprenant la mortdu malade. Florent dut avancer l’argent du cercueil et duconvoi&|160;; il donna même le pourboire aux croque-morts. Comme ilallait partir, madame Verlaque le regarda d’un air si navré qu’illui laissa vingt francs.

À cette heure, cette mort le contrariait. Elle remettait enquestion sa situation d’inspecteur. On le dérangerait, on songeraità le nommer titulaire. C’étaient là des complications fâcheuses quipouvaient donner l’éveil à la police. Il aurait voulu que lemouvement insurrectionnel éclatât le lendemain, pour jeter à la ruesa casquette galonnée. La tête pleine de ces inquiétudes, il montasur la terrasse, le front brûlant, demandant un souffle d’air à lanuit chaude. L’averse avait fait tomber le vent. Une chaleurd’orage emplissait encore le ciel, d’un bleu sombre, sans un nuage.Les Halles essuyées étendaient sous lui leur masse énorme, de lacouleur du ciel, piquée comme lui d’étoiles jaunes, par les flammesvives du gaz.

Accoudé à la rampe de fer, Florent songeait qu’il serait punitôt ou tard d’avoir consenti à prendre cette place d’inspecteur.C’était comme une tache dans sa vie. Il avait émargé au budget dela préfecture, se parjurant, servant l’Empire, malgré les sermentsfaits tant de fois en exil. Le désir de contenter Lisa, l’emploicharitable des appointements touchés, la façon honnête dont ils’était efforcé de remplir ses fonctions, ne lui semblaient plusdes arguments assez forts pour l’excuser de sa lâcheté. S’ilsouffrait de ce milieu gras et trop nourri, il méritait cettesouffrance. Et il revit l’année mauvaise qu’il venait de passer, lapersécution des poissonnières, les nausées des journées humides,l’indigestion continue de son estomac de maigre, la sourdehostilité qu’il sentait grandir autour de lui. Toutes ces choses,il les acceptait en châtiment. Ce sourd grondement de rancune dontla cause lui échappait annonçait quelque catastrophe vague, souslaquelle il pliait d’avance les épaules, avec la honte d’une fauteà expier. Puis, il s’emporta contre lui-même, à la pensée dumouvement populaire qu’il préparait&|160;; il se dit qu’il n’étaitplus assez pur pour le succès.

Que de rêves il avait faits, à cette hauteur, les yeux perdussur les toitures élargies des pavillons&|160;! Le plus souvent, illes voyait comme des mers grises, qui lui parlaient de contréeslointaines. Par les nuits sans lune, elles s’assombrissaient,devenaient des lacs morts, des eaux noires, empestées et croupies.Les nuits limpides les changeaient en fontaines de lumière&|160;;les rayons coulaient sur les deux étages de toits, mouillant lesgrandes plaques de zinc, débordant et retombant du bord de cesimmenses vasques superposées. Les temps froids les raidissaient,les gelaient, ainsi que des baies de Norvège, où glissent despatineurs&|160;; tandis que les chaleurs de juin les endormaientd’un sommeil lourd. Un soir de décembre, en ouvrant sa fenêtre, illes avait trouvées toutes blanches de neige, d’une blancheur viergequi éclairait le ciel couleur de rouille&|160;; elles s’étendaientsans la souillure d’un pas, pareilles à des plaines du Nord, à dessolitudes respectées des traîneaux&|160;; elles avaient un beausilence, une douceur de colosse innocent. Et lui, à chaque aspectde cet horizon changeant, s’abandonnait à des songeries tendres oucruelles&|160;; la neige le calmait, l’immense drap blanc luisemblait un voile de pureté jeté sur les ordures des Halles&|160;;les nuits limpides, les ruissellements de lune, l’emportaient dansle pays féerique des contes. Il ne souffrait que par les nuitsnoires, les nuits brûlantes de juin, qui étalaient le maraisnauséabond, l’eau dormante d’une mer maudite. Et toujours le mêmecauchemar revenait.

Elles étaient sans cesse là. Il ne pouvait ouvrir la fenêtre,s’accouder à la rampe, sans les avoir devant lui, emplissantl’horizon. Il quittait les pavillons, le soir, pour retrouver à soncoucher les toitures sans fin. Elles lui barraient Paris, luiimposaient leur énormité, entraient dans sa vie de chaque heure.Cette nuit-là, son cauchemar s’effara encore, grossi par lesinquiétudes sourdes qui l’agitaient. La pluie de l’après-midi avaitempli les Halles d’une humidité infecte. Elles lui soufflaient à laface toutes leurs mauvaises haleines, roulées au milieu de la villecomme un ivrogne sous la table, à la dernière bouteille. Il luisemblait que, de chaque pavillon, montait une vapeur épaisse. Auloin, c’était la boucherie et la triperie qui fumaient, d’une fuméefade de sang. Puis, les marchés aux légumes et aux fruitsexhalaient des odeurs de choux aigres, de pommes pourries, deverdure jetées au fumier. Les beurres empestaient, la poissonnerieavait une fraîcheur poivrée. Et il voyait surtout, à ses pieds, lepavillon aux volailles dégager, par la tourelle de son ventilateur,un air chaud, une puanteur qui roulait comme une suie d’usine. Lenuage de toutes ces haleines s’amassait au-dessus des toitures,gagnait les maisons voisines, s’élargissait en nuée lourde surParis entier. C’étaient les Halles crevant dans leur ceinture defonte trop étroite, et chauffant du trop-plein de leur indigestiondu soir le sommeil de la ville gorgée.

En bas, sur le trottoir, il entendit un bruit de voix, un rirede gens heureux. La porte de l’allée fut refermée bruyamment. Quenuet Lisa rentraient du théâtre. Alors, Florent, étourdi, comme ivrede l’air qu’il respirait, quitta la terrasse, avec l’angoissenerveuse de cet orage qu’il sentait sur sa tête. Son malheur étaitlà, dans ces Halles chaudes de la journée. Il poussa violemment lafenêtre, les laissa vautrées au fond de l’ombre, toutes nues, ensueur encore, dépoitraillées, montrant leur ventre ballonné et sesoulageant sous les étoiles.

Chapitre 6

 

Huit jours plus tard, Florent crut qu’il allait enfin pouvoirpasser à l’action. Une occasion suffisante de mécontentement seprésentait pour lancer dans Paris les bandes insurrectionnelles. LeCorps législatif, qu’une loi de dotation avait divisé, discutaitmaintenant un projet d’impôt très impopulaire, qui faisait gronderles faubourgs. Le ministère, redoutant un échec, luttait de toutesa puissance. De longtemps peut-être un meilleur prétexte nes’offrirait.

Un matin, au petit jour, Florent alla rôder autour duPalais-Bourbon. Il y oublia sa besogne d’inspecteur, resta àexaminer les lieux jusqu’à huit heures, sans songer seulement queson absence devait révolutionner le pavillon de la marée. Il visitachaque rue, la rue de Lille, la rue de l’Université, la rue deBourgogne, la rue Saint-Dominique ; il poussa jusqu’àl’esplanade des Invalides, s’arrêtant à certains carrefours,mesurant les distances en marchant à grandes enjambées. Puis, deretour sur le quai d’Orsay, assis sur le parapet, il décida quel’attaque serait donnée de tous les côtés à la fois : lesbandes du Gros-Caillou arriveraient par le Champ-de-Mars ; lessections du nord de Paris descendraient par la Madeleine ;celles de l’ouest et du sud suivraient les quais ou s’engageraientpar petits groupes dans les rues du faubourg Saint-Germain. Mais,sur l’autre rive, les Champs-Élysées l’inquiétaient, avec leursavenues découvertes ; il prévoyait qu’on mettrait là du canonpour balayer les quais. Alors, il modifia plusieurs détails duplan, marquant la place de combat des sections, sur un carnet qu’iltenait à la main. La véritable attaque aurait décidément lieu parla rue de Bourgogne et la rue de l’Université, tandis qu’unediversion serait faite du côté de la Seine. Le soleil de huitheures qui lui chauffait la nuque avait des gaietés blondes sur leslarges trottoirs et dorait les colonnes du grand monument, en facede lui. Et il voyait déjà la bataille, des grappes d’hommes penduesà ces colonnes, les grilles crevées, le péristyle envahi, puis touten haut, brusquement, des bras maigres qui plantaient undrapeau.

Il revint lentement, la tête basse. Un roucoulement la lui fitrelever. Il s’aperçut qu’il traversait le jardin des Tuileries. Surune pelouse, une bande de ramiers marchait, avec des dandinementsde gorge. Il s’adossa un instant à la caisse d’un oranger,regardant l’herbe et les ramiers baignés de soleil. En face,l’ombre des marronniers était toute noire. Un silence chaudtombait, coupé par des roulements continus, au loin, derrière lagrille de la rue de Rivoli. L’odeur des verdures l’attendritbeaucoup, en le faisant songer à madame François. Une petite fillequi passa, courant derrière un cerceau, effraya les ramiers. Ilss’envolèrent, allèrent se poser à la file sur le bras de marbred’un lutteur antique, au milieu de la pelouse, roucoulant et serengorgeant d’une façon plus douce.

Comme Florent rentrait aux Halles par la rue Vauvilliers, ilentendit la voix de Claude Lantier qui l’appelait. Le peintredescendait dans le sous-sol du pavillon de la Vallée.

– Eh ! venez-vous avec moi ? cria-t-il. Jecherche cette brute de Marjolin.

Florent le suivit, pour s’oublier un instant encore, pourretarder de quelques minutes son retour à la poissonnerie. Claudedisait que, maintenant, son ami Marjolin n’avait plus rien àdésirer ; il était une bête. Il nourrissait le projet de lefaire poser à quatre pattes, avec son rire d’innocent. Quand ilavait crevé de rage une ébauche, il passait des heures en compagniede l’idiot, sans parler, tâchant d’avoir son rire.

– Il doit gaver ses pigeons, murmura-t-il. Seulement, je nesais pas où est la resserre de monsieur Gavard.

Ils fouillèrent toute la cave. Au centre, dans l’ombre pâle,deux fontaines coulent. Les resserres sont exclusivement réservéesaux pigeons. Le long des treillages, c’est un éternel gazouillementplaintif, un chant discret d’oiseaux sous les feuilles, quand tombele jour. Claude se mit à rire, en entendant cette musique. Il dit àson compagnon :

– Si l’on ne jurerait pas que tous les amoureux de Pariss’embrassent là-dedans !

Cependant, pas une resserre n’était ouverte, il commençait àcroire que Marjolin ne se trouvait pas dans la cave, lorsqu’unbruit de baisers, mais de baisers sonores, l’arrêta net devant uneporte entrebâillée. Il l’ouvrit, il aperçut cet animal de Marjolinque Cadine avait fait agenouiller par terre, sur la paille, defaçon à ce que le visage du garçon arrivât juste à la hauteur deses lèvres. Elle l’embrassait doucement, partout. Elle écartait seslongs cheveux blonds, allait derrière les oreilles, sous le menton,le long de la nuque, revenait sur les yeux et sur la bouche, sansse presser, mangeant ce visage à petites caresses, ainsi qu’unebonne chose à elle, dont elle disposait à son gré. Lui,complaisamment, restait comme elle le posait. Il ne savait plus. Iltendait la chair, sans même craindre les chatouilles.

– Eh bien ! c’est ça, dit Claude, ne vous gênezpas !… Tu n’as pas honte, grande vaurienne, de le tourmenterdans cette saleté. Il a des ordures plein les genoux.

– Tiens ! dit Cadine effrontément, ça ne le tourmentepas. Il aime bien qu’on l’embrasse, parce qu’il a peur, maintenant,dans les endroits où il ne fait pas clair… N’est-ce pas, que tu aspeur ?

Elle l’avait relevé ; il passait les mains sur son visage,ayant l’air de chercher les baisers que la petite venait d’ymettre. Il balbutia qu’il avait peur, tandis qu’ellereprenait :

– D’ailleurs, j’étais venue l’aider ; je gavais sespigeons.

Florent regardait les pauvres bêtes. Sur des planches, autour dela resserre, étaient rangés des coffres sans couvercle, danslesquels les pigeons, serrés les uns contre les autres, les pattesroidies, mettaient la bigarrure blanche et noire de leur plumage.Par moments, un frisson courait sur cette nappe mouvante ;puis, les corps se tassaient, on n’entendait plus qu’un caquetageconfus. Cadine avait près d’elle une casserole, pleine d’eau et degrains ; elle s’emplissait la bouche, prenait les pigeons un àun, leur soufflait une gorgée dans le bec. Et eux, se débattaient,étouffant, retombant au fond des coffres, l’œil blanc, ivres decette nourriture avalée de force.

– Ces innocents ! murmura Claude.

– Tant pis pour eux ! dit Cadine, qui avait fini. Ilssont meilleurs, quand on les a bien gavés… Voyez-vous, dans deuxheures, on leur fera avaler de l’eau salée, à ceux-là. Ça leurdonne la chair blanche et délicate. Deux heures après, on lessaigne… Mais, si vous voulez voir saigner, il y en a là de toutprêts, auxquels Marjolin va faire leur affaire.

Marjolin emportait un demi-cent de pigeons dans un descoffres.

Claude et Florent le suivirent. Il s’établit près d’unefontaine, par terre, posant le coffre à côté de lui, plaçant surune sorte de caisse en zinc un cadre de bois grillé de traversesminces. Puis, il saigna. Rapidement, le couteau jouant entre lesdoigts, il saisissait les pigeons par les ailes, leur donnait surla tête un coup de manche qui les étourdissait, leur entrait lapointe dans la gorge. Les pigeons avaient un court frisson, lesplumes chiffonnées, tandis qu’il les rangeait à la file, la têteentre les barreaux du cadre de bois, au-dessus de la caisse dezinc, où le sang tombait goutte à goutte. Et cela d’un mouvementrégulier, avec le tic-tac du manche sur les crânes qui sebrisaient, le geste balancé de la main prenant, d’un côté, lesbêtes vivantes et les couchant mortes, de l’autre côté. Peu à peu,cependant, Marjolin allait plus vite, s’égayait à ce massacre, lesyeux luisants, accroupi comme un énorme dogue mis en joie. Il finitpar éclater de rire, par chanter : « Tic-tac, tic-tac,tic-tac », accompagnant la cadence du couteau d’un claquementde langue, faisant un bruit de moulin écrasant des têtes. Lespigeons pendaient comme des linges de soie.

– Hein ! ça t’amuse, grande bête, dit Cadine qui riaitaussi. Ils sont drôles, les pigeons, quand ils rentrent la tête,comme ça, entre les épaules, pour qu’on ne leur trouve pas le cou…Allez, ce n’est pas bon, ces animaux-là ; ça vous pincerait,si ça pouvait.

Et, riant plus haut de la hâte de plus en plus fiévreuse deMarjolin, elle ajouta :

– J’ai essayé, mais je ne vais pas si vite que lui… Unjour, il en a saigné cent en dix minutes.

Le cadre de bois s’emplissait ; on entendait les gouttes desang tomber dans la caisse. Alors Claude, en se tournant, vitFlorent tellement pâle qu’il se hâta de l’emmener. En haut, il lefit asseoir sur une marche de l’escalier.

– Eh bien, quoi donc ! dit-il en lui tapant dans lesmains. Voilà que vous vous évanouissez comme une femme.

– C’est l’odeur de la cave, murmura Florent un peuhonteux.

Ces pigeons, auxquels on fait avaler du grain et de l’eau salée,qu’on assomme et qu’on égorge, lui avaient rappelé les ramiers desTuileries, marchant avec leurs robes de satin changeant dansl’herbe jaune de soleil. Il les voyait roucoulant sur le bras demarbre du lutteur antique, au milieu du grand silence du jardin,tandis que, sous l’ombre noire des marronniers, des petites fillesjouent au cerceau. Et c’était alors que cette grosse brute blondefaisant son massacre, tapant du manche et trouant de la pointe, aufond de cette cave nauséabonde, lui avait donné froid dans lesos ; il s’était senti tomber, les jambes molles, les paupièresbattantes.

– Diable ! reprit Claude quand il fut remis, vous neferiez pas un bon soldat… Ah bien ! ceux qui vous ont envoyé àCayenne sont encore de jolis messieurs, d’avoir eu peur de vous.Mais, mon brave, si vous vous mettez jamais d’une émeute, vousn’oserez pas tirer un coup de pistolet ; vous aurez trop peurde tuer quelqu’un.

Florent se leva, sans répondre. Il était devenu très sombre,avec des rides désespérées qui lui coupaient la face. Il s’en alla,laissant Claude redescendre dans la cave ; et, en se rendant àla poissonnerie, il songeait de nouveau au plan d’attaque, auxbandes armées qui envahiraient le Palais-Bourbon. Dans lesChamps-Élysées, le canon gronderait ; les grilles seraientbrisées ; il y aurait du sang sur les marches, deséclaboussures de cervelle contre les colonnes. Ce fut une visionrapide de bataille. Lui, au milieu, très pâle, ne pouvait regarder,se cachait la figure entre les mains.

Comme il traversait la rue du Pont-Neuf, il crut apercevoir, aucoin du pavillon aux fruits, la face blême d’Auguste qui tendait lecou. Il devait guetter quelqu’un les yeux arrondis par une émotionextraordinaire d’imbécile. Il disparut brusquement, il rentra encourant à la charcuterie.

– Qu’a-t-il donc ? pensa Florent. Est-ce que je luifais peur ?

Dans cette matinée, il s’était passé de très graves événementschez les Quenu-Gradelle. Au point du jour, Auguste accourut touteffaré réveiller la patronne, en lui disant que la police venaitprendre monsieur Florent. Puis, balbutiant davantage, il lui contaconfusément que celui-ci était sorti, qu’il avait dû se sauver. Labelle Lisa, en camisole, sans corset, se moquant du monde, montavivement à la chambre de son beau-frère, où elle prit laphotographie de la Normande, après avoir regardé si rien ne lescompromettait. Elle redescendait, lorsqu’elle rencontra les agentsde police au second étage. Le commissaire la pria de lesaccompagner. Il l’entretint un instant à voix basse, s’installantavec ses hommes dans la chambre, lui recommandant d’ouvrir laboutique comme d’habitude, de façon à ne donner l’éveil à personne.Une souricière était tendue.

Le seul souci de la belle Lisa, en cette aventure, était le coupque le pauvre Quenu allait recevoir. Elle craignait, en outre,qu’il fît tout manquer par ses larmes, s’il apprenait que la policese trouvait là. Aussi exigea-t-elle d’Auguste le serment le plusabsolu de silence. Elle revint mettre son corset, conta à Quenuendormi une histoire. Une demi-heure plus tard, elle était sur leseuil de la charcuterie, peignée, sanglée, vernie, la face rose.Auguste faisait tranquillement l’étalage. Quenu parut un instantsur le trottoir, bâillant légèrement, achevant de s’éveiller dansl’air frais du matin. Rien n’indiquait le drame qui se nouait enhaut.

Mais le commissaire donna lui-même l’éveil au quartier, enallant faire une visite domiciliaire chez les Méhudin, ruePirouette. Il avait les notes les plus précises. Dans les lettresanonymes reçues à la préfecture, on affirmait que Florent couchaitle plus souvent avec la belle Normande. Peut-être s’était-ilréfugié là. Le commissaire, accompagné de deux hommes, vint secouerla porte, au nom de la loi. Les Méhudin se levaient à peine. Lavieille ouvrit, furieuse, puis subitement calmée et ricanant,lorsqu’elle sut de quoi il s’agissait. Elle s’était assise,rattachant ses vêtements, disant à ces messieurs :

– Nous sommes d’honnêtes gens, nous n’avons rien àcraindre, vous pouvez chercher.

Comme la Normande n’ouvrait pas assez vite la porte de sachambre, le commissaire la fit enfoncer. Elle s’habillait, la gorgelibre, montrant ses épaules superbes, un jupon entre les dents.Cette entrée brutale, qu’elle ne s’expliquait pas,l’exaspéra ; elle lâcha le jupon, voulut se jeter sur leshommes, en chemise, plus rouge de colère que de honte. Lecommissaire, en face de cette grande femme nue, s’avançait,protégeant ses hommes, répétant de sa voix froide :

– Au nom de la loi ! au nom de la loi !

Alors, elle tomba dans un fauteuil, sanglotante, secouée par unecrise, à se sentir trop faible, à ne pas comprendre ce qu’onvoulait d’elle. Ses cheveux s’étaient dénoués, sa chemise ne luivenait pas aux genoux, les agents avaient des regards de côté pourla voir. Le commissaire de police lui jeta un châle qu’il trouvapendu au mur. Elle ne s’en enveloppa même pas ; elle pleuraitplus fort, en regardant les hommes fouiller brutalement dans sonlit, tâter de la main les oreillers, visiter les draps.

– Mais qu’est-ce que j’ai fait ? finit-elle parbégayer. Qu’est-ce que vous cherchez donc dans mon lit ?

Le commissaire prononça le nom de Florent, et comme la vieilleMéhudin était restée sur le seuil de la chambre :

– Ah ! la coquine, c’est elle ! s’écria la jeunefemme, en voulant s’élancer sur sa mère.

Elle l’aurait battue. On la retint, on l’enveloppa de force dansle châle. Elle se débattait, elle disait d’une voixsuffoquée :

– Pour qui donc me prend-on !… Ce Florent n’est jamaisentré ici, entendez-vous. Il n’y a rien eu entre nous. On cherche àme faire du tort dans le quartier, mais qu’on vienne me direquelque chose en face, vous verrez. On me mettra en prison,après ; ça m’est égal… Ah bien ! Florent, j’ai mieux quelui ! Je peux épouser qui je veux, je les ferai crever derage, celles qui vous envoient.

Ce flot de paroles la calmait. Sa fureur se tournait contreFlorent, qui était la cause de tout. Elle s’adressa au commissaire,se justifiant :

– Je ne savais pas, monsieur. Il avait l’air très doux, ilnous a trompées. Je n’ai pas voulu écouter ce qu’on disait, parcequ’on est si méchant… Il venait donner des leçons au petit, puis ils’en allait. Je le nourrissais, je lui faisais souvent cadeau d’unbeau poisson. C’est tout… Ah ! non, par exemple, on ne mereprendra plus à être bonne comme ça !

– Mais, demanda le commissaire, il a dû vous donner despapiers à garder ?

– Non, je vous jure que non… Moi, ça me serait égal, jevous les remettrais, ces papiers. J’en ai assez, n’est-cepas ? Ça ne m’amuse guère de vous voir tout fouiller… Allez,c’est bien inutile.

Les agents, qui avaient visité chaque meuble, voulurent alorspénétrer dans le cabinet où Muche couchait. Depuis un instant, onentendait l’enfant, réveillé par le bruit, qui pleurait à chaudeslarmes, en croyant sans doute qu’on allait venir l’égorger.

– C’est la chambre du petit, dit la Normande en ouvrant laporte.

Muche, tout nu, courut se pendre à son cou. Elle le consola, lecoucha dans son propre lit. Les agents ressortirent presqueaussitôt du cabinet, et le commissaire se décidait à se retirer,lorsque l’enfant, encore tout éploré, murmura à l’oreille de samère :

– Ils vont prendre mes cahiers… Ne leur donne pas mescahiers…

– Ah ! c’est vrai, s’écria la Normande, il y a lescahiers… Attendez, messieurs, je vais vous remettre ça. Je veuxvous montrer que je m’en moque… Tenez, vous trouverez de sonécriture, là-dedans. On peut bien le pendre, ce n’est pas moi quiirai le décrocher.

Elle donna les cahiers de Muche et les modèles d’écriture. Maisle petit, furieux, se leva de nouveau, mordant et égratignant samère, qui le recoucha d’une calotte. Alors, il se mit à hurler. Surle seuil de la chambre, dans le vacarme, mademoiselle Sagetallongeait le cou ; elle était entrée, trouvant toutes lesportes ouvertes, offrant ses services à la mère Méhudin. Elleregardait, elle écoutait, en plaignant beaucoup ces pauvres dames,qui n’avaient personne pour les défendre. Cependant, le commissairelisait les modèles d’écriture, d’un air sérieux. Les« tyranniquement », les « liberticide », les« anticonstitutionnel », les« révolutionnaire », lui faisaient froncer les sourcils.Lorsqu’il lut la phrase : « Quand l’heure sonnera, lecoupable tombera », il donna de petites tapes sur les papiers,en disant :

– C’est très grave, très grave.

Il remit le paquet à un de ses agents, il s’en alla. Claire, quin’avait pas encore paru, ouvrit sa porte, regardant ces hommesdescendre. Puis, elle vint dans la chambre de sa sœur, où ellen’était pas entrée depuis un an. Mademoiselle Saget paraissait aumieux avec la Normande ; elle s’attendrissait sur elle,ramenait les bouts du châle pour la mieux couvrir, recevait avecdes mines apitoyées les premiers aveux de sa colère.

– Tu es bien lâche, dit Claire en se plantant devant sasœur.

Celle-ci se leva, terrible, laissant glisser le châle.

– Tu mouchardes donc ! cria-t-elle. Répète donc un peuce que tu viens de dire.

– Tu es bien lâche, répéta la jeune fille d’une voix plusinsultante.

Alors, la Normande, à toute volée, donna un soufflet à Claire,qui pâlit affreusement et qui sauta sur elle, en lui enfonçant lesongles dans le cou. Elles luttèrent un instant, s’arrachant lescheveux, cherchant à s’étrangler. La cadette, avec une forcesurhumaine, toute frêle qu’elle était, poussa l’aînée si violemmentqu’elles allèrent l’une et l’autre tomber dans l’armoire, dont laglace se fendit. Muche sanglotait, la vieille Méhudin criait àmademoiselle Saget de l’aider à les séparer. Mais Claire sedégagea, en disant :

– Lâche, lâche… Je vais aller le prévenir, ce malheureuxque tu as vendu.

Sa mère lui barra la porte. La Normande se jeta sur ellepar-derrière. Et, mademoiselle Saget aidant, à elles trois, ellesla poussèrent dans sa chambre, où elles l’enfermèrent à doubletour, malgré sa résistance affolée. Elle donnait des coups de pieddans la porte, cassait tout chez elle. Puis, on n’entendit plusqu’un grattement furieux, un bruit de fer égratignant le plâtre.Elle descellait les gonds avec la pointe de ses ciseaux.

– Elle m’aurait tuée, si elle avait eu un couteau, dit laNormande, en cherchant ses vêtements pour s’habiller. Vous verrezqu’elle finira par faire un mauvais coup, avec sa jalousie…Surtout, qu’on ne lui ouvre pas la porte. Elle ameuterait lequartier contre nous.

Mademoiselle Saget s’était empressée de descendre. Elle arrivaau coin de la rue Pirouette juste au moment où le commissairerentrait dans l’allée des Quenu-Gradelle. Elle comprit, elle entraà la charcuterie, les yeux si brillants, que Lisa lui recommanda lesilence d’un geste, en lui montrant Quenu qui accrochait des bandesde petit salé. Quand il fut retourné à la cuisine, la vieille contaà demi-voix le drame qui venait de se passer chez les Méhudin. Lacharcutière, penchée au-dessus du comptoir, la main sur la terrinede veau piqué, écoutait, avec la mine heureuse d’une femme quitriomphe. Puis, comme une cliente demandait deux pieds de cochon,elle les enveloppa d’un air songeur.

– Moi, je n’en veux pas à la Normande, dit-elle enfin àmademoiselle Saget, lorsqu’elles furent seules de nouveau. Jel’aimais beaucoup, j’ai regretté qu’on nous eût fâchées ensemble…Tenez, la preuve que je ne suis pas méchante, c’est que j’ai sauvéça des mains de la police, et que je suis toute prête à le luirendre, si elle vient me le demander elle-même.

Elle sortit de sa poche le portrait-carte. Mademoiselle Saget leflaira, ricana en lisant : « Louise à son bon amiFlorent » ; puis, de sa voix pointue :

– Vous avez peut-être tort. Vous devriez garder ça.

– Non, non, interrompit Lisa, je veux que tous les cancansfinissent. Aujourd’hui, c’est le jour de la réconciliation. Il y ena assez, le quartier doit redevenir tranquille.

– Eh bien ! Voulez-vous que j’aille dire à la Normandeque vous l’attendez ? demanda la vieille.

– Oui, vous me ferez plaisir.

Mademoiselle Saget retourna rue Pirouette, effraya beaucoup lapoissonnière, en lui disant qu’elle venait de voir son portraitdans la poche de Lisa. Mais elle ne put la décider tout de suite àla démarche que sa rivale exigeait. La Normande fit ses conditions,elle irait, seulement la charcutière s’avancerait pour la recevoirjusqu’au seuil de la boutique. La vieille dut faire encore deuxvoyages, de l’une à l’autre, pour bien régler les points del’entrevue. Enfin, elle eut la joie de négocier ce raccommodementqui allait faire tant de bruit. Comme elle repassait une dernièrefois devant la porte de Claire, elle entendit toujours le bruit desciseaux, dans le plâtre.

Puis, après avoir rendu une réponse définitive à la charcutière,elle se hâta d’aller chercher madame Lecœur et la Sarriette. Elless’établirent toutes trois au coin du pavillon de la marée, sur letrottoir, en face de la charcuterie. Là, elles ne pouvaient rienperdre de l’entrevue. Elles s’impatientaient, feignant de causerentre elles, guettant la rue Pirouette, d’où la Normande devaitsortir. Dans les Halles, le bruit de la réconciliation couraitdéjà ; les marchandes, droites à leur banc, se haussant,cherchaient à voir ; d’autres, plus curieuses, quittant leurplace, vinrent même se planter sous la rue couverte. Tous les yeuxdes Halles se tournaient vers la charcuterie. Le quartier étaitdans l’attente.

Ce fut solennel. Quand la Normande déboucha de la rue Pirouette,les respirations restèrent coupées.

– Elle a ses brillants, murmura la Sarriette.

– Voyez donc comme elle marche, ajouta madame Lecœur ;elle est trop effrontée.

La belle Normande, à la vérité, marchait en reine qui daignaitaccepter la paix. Elle avait fait une toilette soignée, coifféeavec ses cheveux frisés, relevant un coin de son tablier pourmontrer sa jupe de cachemire ; elle étrennait même un nœud dedentelle d’une grande richesse. Comme elle sentait les Halles ladévisager, elle se rengorgea encore en approchant de lacharcuterie. Elle s’arrêta devant la porte.

– Maintenant, c’est au tour de la belle Lisa, ditmademoiselle Saget. Regardez bien.

La belle Lisa quitta son comptoir en souriant. Elle traversa laboutique sans se presser, vint tendre la main à la belle Normande.Elle était également très comme il faut, avec son lingeéblouissant, son grand air de propreté. Un murmure courut lapoissonnerie ; toutes les têtes, sur le trottoir, serapprochèrent, causant vivement. Les deux femmes étaient dans laboutique, et les crépines de l’étalage empêchaient de les bienvoir. Elles semblaient causer affectueusement, s’adressaient depetits saluts, se complimentaient sans doute.

– Tiens ! reprit mademoiselle Saget, la belle Normandeachète quelque chose… Qu’est-ce donc qu’elle achète ? C’estune andouille, je crois… Ah ! voilà ! Vous n’avez pas vu,vous autres ? La belle Lisa vient de lui rendre laphotographie, en lui mettant l’andouille dans la main.

Puis, il y eut encore des salutations. La belle Lisa, dépassantmême les amabilités réglées à l’avance, voulut accompagner la belleNormande jusque sur le trottoir. Là, elles rirent toutes les deux,se montrèrent au quartier en bonnes amies. Ce fut une véritablejoie pour les Halles ; les marchandes revinrent à leur banc,en déclarant que tout s’était très bien passé.

Mais mademoiselle Saget retint madame Lecœur et la Sarriette. Ledrame se nouait à peine. Elles couvaient toutes trois des yeux lamaison d’en face, avec une âpreté de curiosité qui cherchait à voirà travers les pierres. Pour patienter, elles causèrent encore de labelle Normande.

– La voilà sans homme, dit madame Lecœur.

– Elle a monsieur Lebigre, fit remarquer la Sarriette, quise mit à rire.

– Oh ! monsieur Lebigre, il ne voudra plus.

Mademoiselle Saget haussa les épaules, en murmurant :

– Vous ne le connaissez guère. Il se moque pas mal de toutça. C’est un homme qui sait faire ses affaires, et la Normande estriche. Dans deux mois, ils seront ensemble, vous verrez. Il y alongtemps que la mère Méhudin travaille à ce mariage.

– N’importe, reprit la marchande de beurre, le commissairene l’en a pas moins trouvée couchée avec ce Florent.

– Mais non, je ne vous ai pas dit ça… Le grand maigrevenait de partir. J’étais là, quand on a regardé dans le lit. Lecommissaire a tâté avec la main. Il y avait deux places touteschaudes…

La vieille reprit haleine, et d’une voix indignée :

– Ah ! voyez-vous, ce qui m’a fait le plus de mal,c’est d’entendre toutes les horreurs que ce gueux apprenait aupetit Muche. Non, vous ne pouvez pas croire… Il y en avait un grospaquet.

– Quelles horreurs ? demanda la Sarriettealléchée.

– Est-ce qu’on sait ! Des saletés, des cochonneries.Le commissaire a dit que ça suffisait pour le faire pendre… C’estun monstre, cet homme-là. Aller s’attaquer à un enfant, s’il estpermis ! Le petit Muche ne vaut pas grand-chose, mais ce n’estpas une raison pour le fourrer avec les rouges, ce marmot, n’est-cepas ?

– Bien sûr, répondirent les deux autres.

– Enfin, on est en train de mettre bon ordre à tout cemicmac. Je vous le disais, vous vous rappelez : « Il y aun micmac chez les Quenu qui ne sent pas bon. » Vous voyez sij’avais le nez fin… Dieu merci, le quartier va pouvoir respirer unpeu. Ça demandait un fier coup de balai ; car, ma paroled’honneur, on finissait par avoir peur d’être assassiné en pleinjour. On ne vivait plus. C’étaient des cancans, des fâcheries, destueries. Et ça pour un seul homme, pour ce Florent… Voilà la belleLisa et la belle Normande remises ; c’est très bien de leurpart, elles devaient ça à la tranquillité de tous. Maintenant, lereste marchera bon train, vous allez voir… Tiens, ce pauvremonsieur Quenu qui rit là-bas.

Quenu, en effet, était de nouveau sur le trottoir, débordantdans son tablier blanc, plaisantant avec la petite bonne de madameTaboureau. Il était très gaillard, ce matin-là. Il pressait lesmains de la petite bonne, lui cassait les poignets à la fairecrier, dans sa belle humeur de charcutier. Lisa avait toutes lespeines du monde à le renvoyer à la cuisine. Elle marchaitd’impatience dans la boutique, craignant que Florent n’arrivât,appelant son mari pour éviter une rencontre.

– Elle se fait du mauvais sang, dit mademoiselle Saget. Cepauvre monsieur Quenu ne sait rien. Rit-il comme uninnocent !… Vous savez que madame Taboureau disait qu’elle sefâcherait avec les Quenu, s’ils se déconsidéraient davantage engardant leur Florent chez eux.

– En attendant, ils gardent l’héritage, fit remarquermadame Lecœur.

– Eh ! non, ma bonne… L’autre a eu sa part.

– Vrai… Comment le savez-vous ?

– Pardieu ! ça se voit, reprit la vieille, après unecourte hésitation, et sans donner d’autre preuve. Il a même prisplus que sa part. Les Quenu en seront pour plusieurs milliers defrancs… Il faut dire qu’avec des vices, ça va vite… Ah ! vousignorez, peut-être : il avait une autre femme…

– Ça ne m’étonne pas, interrompit la Sarriette ; ceshommes maigres sont de fiers hommes.

– Oui, et pas jeune encore, cette femme. Vous savez, quandun homme en veut, il en veut ; il en ramasserait par terre…Madame Verlaque, la femme de l’ancien inspecteur, vous laconnaissez bien, cette dame toute jaune…

Mais les deux autres se récrièrent. Ce n’était pas possible.Madame Verlaque était abominable. Alors mademoiselle Sagets’emporta.

– Quand je vous le dis ! Accusez-moi de mentir,n’est-ce pas ?… On a des preuves, on a trouvé des lettres decette femme, tout un paquet de lettres, dans lesquelles elle luidemandait de l’argent, des dix et vingt francs à la fois. C’estclair, enfin… À eux deux, ils auront fait mourir le mari.

La Sarriette et madame Lecœur furent convaincues. Mais ellesperdaient patience. Il y avait plus d’une heure qu’ellesattendaient sur le trottoir. Elles disaient que, pendant ce temps,on les volait peut-être, à leurs bancs. Alors, mademoiselle Sagetles retenait avec une nouvelle histoire. Florent ne pouvait pass’être sauvé ; il allait revenir ; ce serait trèsintéressant, de le voir arrêter. Et elle donnait des détailsminutieux sur la souricière, tandis que la marchande de beurre etla marchande de fruits continuaient à examiner la maison de haut enbas, épiant chaque ouverture, s’attendant à voir des chapeaux desergents de ville à toutes les fentes. La maison, calme et muette,baignait béatement dans le soleil du matin.

– Si l’on dirait que c’est plein de police ! murmuramadame Lecœur.

– Ils sont dans la mansarde, là-haut, dit la vieille.Voyez-vous, ils ont laissé la fenêtre comme ils l’ont trouvée…Ah ! regardez, il y en a un, je crois, caché derrière legrenadier, sur la terrasse.

Elles tendirent le cou, elles ne virent rien.

– Non, c’est l’ombre, expliqua la Sarriette. Les petitsrideaux eux-mêmes ne remuent pas. Ils ont dû s’asseoir tous dans lachambre et ne plus bouger.

À ce moment, elles aperçurent Gavard qui sortait du pavillon dela marée, l’air préoccupé. Elles se regardèrent avec des yeuxluisants, sans parler. Elles s’étaient rapprochées, droites dansleurs jupes tombantes. Le marchand de volailles vint à elles.

– Est-ce que vous avez vu passer Florent ?demanda-t-il.

Elles ne répondirent pas.

– J’ai besoin de lui parler tout de suite, continua Gavard.Il n’est pas à la poissonnerie. Il doit être remonté chez lui… Vousl’auriez vu, pourtant.

Les trois femmes étaient un peu pâles. Elles se regardaienttoujours, d’un air profond, avec de légers tressaillements auxcoins des lèvres. Comme son beau-frère hésitait :

– Il n’y a pas cinq minutes que nous sommes là, ditnettement madame Lecœur. Il aura passé auparavant.

– Alors, je monte, je risque les cinq étages, reprit Gavarden riant.

La Sarriette fit un mouvement, comme pour l’arrêter ; maissa tante lui prit le bras, la ramena, en lui soufflant àl’oreille :

– Laisse donc, grande bête ! C’est bien fait pour lui.Ça lui apprendra à nous marcher dessus.

– Il n’ira plus dire que je mange de la viande gâtée,murmura plus bas encore mademoiselle Saget.

Puis, elles n’ajoutèrent rien. La Sarriette était trèsrouge ; les deux autres restaient toutes jaunes. Ellestournaient la tête maintenant, gênées par leurs regards,embarrassées de leurs mains, qu’elles cachèrent sous leurstabliers. Leurs yeux finirent par se lever instinctivement sur lamaison, suivant Gavard à travers les pierres, le voyant monter lescinq étages. Quand elles le crurent dans la chambre, elless’examinèrent à nouveau, avec des coups d’œil de côté. La Sarrietteeut un rire nerveux.

Il leur sembla un instant que les rideaux de la fenêtreremuaient, ce qui les fit croire à quelque lutte. Mais la façade dela maison gardait sa tranquillité tiède ; un quart d’heures’écoula, d’une paix absolue, pendant lequel une émotion croissanteles prit à la gorge. Elles défaillaient, lorsqu’un homme, sortantde l’allée, courut enfin chercher un fiacre. Cinq minutes plustard, Gavard descendait, suivi de deux agents. Lisa, qui étaitvenue sur le trottoir, en apercevant le fiacre, se hâta de rentrerdans la charcuterie.

Gavard était blême. En haut, on l’avait fouillé, on avait trouvésur lui son pistolet et sa boîte de cartouches. À la rudesse ducommissaire, au mouvement qu’il venait de faire en entendant sonnom, il se jugeait perdu. C’était un dénouement terrible, auquel iln’avait jamais nettement songé. Les Tuileries ne lui pardonneraientpas. Ses jambes fléchissaient, comme si le peloton d’exécutionl’eût attendu. Lorsqu’il vit la rue, pourtant, il trouva assez deforce dans sa vantardise pour marcher droit. Il eut même un derniersourire, en pensant que les Halles le voyaient et qu’il mourraitbravement.

Cependant, la Sarriette et madame Lecœur étaient accourues.Quand elles eurent demandé une explication, la marchande de beurrese mit à sangloter, tandis que la nièce, très émue, embrassait sononcle. Il la tint serrée entre ses bras, en lui remettant une clefet en lui murmurant à l’oreille :

– Prends tout, et brûle les papiers.

Il monta en fiacre, de l’air dont il serait monté surl’échafaud. Quand la voiture eut disparu au coin de la ruePierre-Lescot, madame Lecœur aperçut la Sarriette qui cherchait àcacher la clef dans sa poche.

– C’est inutile, ma petite, lui dit-elle les dents serrées,j’ai vu qu’il te la mettait dans la main… Aussi vrai qu’il n’y aqu’un Dieu, j’irai tout lui dire à la prison, si tu n’es pasgentille avec moi.

– Mais ma tante, je suis gentille, répondit la Sarrietteavec un sourire embarrassé.

– Allons tout de suite chez lui, alors. Ce n’est pas lapeine de laisser aux argousins le temps de mettre leurs pattes dansses armoires.

Mademoiselle Saget qui avait écouté, avec des regardsflamboyants, les suivit, courut derrière elles, de toute lalongueur de ses petites jambes. Elle se moquait bien d’attendreFlorent, maintenant. De la rue Rambuteau à la rue de laCossonnerie, elle se fit très humble ; elle était pleined’obligeance, elle offrait de parler la première à la portière,madame Léonce.

– Nous verrons, nous verrons, répétait brièvement lamarchande de beurre.

Il fallut en effet parlementer. Madame Léonce ne voulait paslaisser monter ces dames à l’appartement de son locataire. Elleavait la mine très austère, choquée par le fichu mal noué de laSarriette. Mais quand la vieille demoiselle lui eut dit quelquesmots tout bas, et qu’on lui eut montré la clef, elle se décida. Enhaut, elle ne livra les pièces qu’une à une, exaspérée, le cœursaignant comme si elle avait dû indiquer elle-même à des voleursl’endroit où son argent se trouvait caché.

– Allez, prenez tout, s’écria-t-elle, en se jetant dans unfauteuil.

La Sarriette essayait déjà la clef à toutes les armoires. MadameLecœur, d’un air soupçonneux, la suivait de si près, étaittellement sur elle, qu’elle lui dit :

– Mais, ma tante, vous me gênez. Laissez-moi les braslibres, au moins.

Enfin, une armoire s’ouvrit, en face de la fenêtre, entre lacheminée et le lit. Les quatre femmes poussèrent un soupir. Sur laplanche du milieu, il y avait une dizaine de mille francs en piècesd’or, méthodiquement rangées par petites piles. Gavard, dont lafortune était prudemment déposée chez un notaire, gardait cettesomme en réserve pour « le coup de chien ». Comme il ledisait avec solennité, il tenait prêt son apport dans larévolution. Il avait vendu quelques titres, goûtant une jouissanceparticulière à regarder les dix mille francs chaque soir, lescouvant des yeux, en leur trouvant la mine gaillarde etinsurrectionnelle. La nuit, il rêvait qu’on se battait dans sonarmoire ; il y entendait des coups de fusil, des pavésarrachés et roulant, des voix de vacarme et de triomphe :c’était son argent qui faisait de l’opposition.

La Sarriette avait tendu les mains, avec un cri de joie.

– Bas les griffes ! ma petite, dit madame Lecœur d’unevoix rauque.

Elle était plus jaune encore, dans le reflet de l’or, la facemarbrée par la bile, les yeux brûlés par la maladie de foie qui laminait sourdement. Derrière elle, mademoiselle Saget se haussaitsur la pointe des pieds, en extase, regardant jusqu’au fond del’armoire. Madame Léonce, elle aussi, s’était levée, mâchant desparoles sourdes.

– Mon oncle m’a dit de tout prendre, reprit nettement lajeune femme.

– Et moi qui l’ai soigné, cet homme, je n’aurai rien,alors, s’écria la portière.

Madame Lecœur étouffait ; elle les repoussa, se cramponna àl’armoire, en bégayant :

– C’est mon bien, je suis sa plus proche parente, vous êtesdes voleuses, entendez-vous… J’aimerais mieux tout jeter par lafenêtre.

Il y eut un silence, pendant lequel elles se regardèrent toutesles quatre avec des regards louches. Le foulard de la Sarriettes’était tout à fait dénoué ; elle montrait la gorge, adorablede vie, la bouche humide, les narines roses. Madame Lecœurs’assombrit encore en la voyant si belle de désir.

– Écoute, lui dit-elle d’une voix plus sourde, ne nousbattons pas… Tu es sa nièce, je veux bien partager… Nous allonsprendre une pile, chacune à notre tour.

Alors, elles écartèrent les deux autres. Ce fut la marchande debeurre qui commença. La pile disparut dans ses jupes. Puis, laSarriette prit une pile également. Elles se surveillaient, prêtes àse donner des tapes sur les mains. Leurs doigts s’allongeaientrégulièrement, des doigts horribles et noueux, des doigts blancs etd’une souplesse de soie. Elles s’emplirent les poches. Lorsqu’il neresta plus qu’une pile, la jeune femme ne voulut pas que sa tantel’eût, puisque c’était elle qui avait commencé. Elle la partageabrusquement entre mademoiselle Saget et madame Léonce, qui lesavaient regardées empocher l’or avec des piétinements defièvre.

– Merci, gronda la portière, cinquante francs, pour l’avoirdorloté avec de la tisane et du bouillon ! Il disait qu’iln’avait pas de famille, ce vieil enjôleur.

Madame Lecœur, avant de fermer l’armoire, voulut la visiter dehaut en bas. Elle contenait tous les livres politiques défendus àla frontière, les pamphlets de Bruxelles, les histoiresscandaleuses des Bonaparte, les caricatures étrangères ridiculisantl’empereur. Un des grands régals de Gavard était de s’enfermerparfois avec un ami pour lui montrer ces chosescompromettantes.

– Il m’a bien recommandé de brûler les papiers, fitremarquer la Sarriette.

– Bah ! nous n’avons pas de feu, ça serait trop long…Je flaire la police. Il faut déguerpir.

Et elles s’en allèrent toutes quatre. Elles n’étaient pas au basde l’escalier, que la police se présenta. Madame Léonce dutremonter, pour accompagner ces messieurs. Les trois autres, serrantles épaules, se hâtèrent de gagner la rue. Elles marchaient vite, àla file, la tante et la nièce gênées par le poids de leurs pochespleines. La Sarriette qui allait la première se retourna, enremontant sur le trottoir de la rue Rambuteau, et dit avec son riretendre :

– Ça me bat contre les cuisses.

Et madame Lecœur lâcha une obscénité, qui les amusa. Ellesgoûtaient une jouissance à sentir ce poids qui leur tirait lesjupes, qui se pendait à elles comme des mains chaudes de caresses.Mademoiselle Saget avait gardé les cinquante francs dans son poingfermé. Elle restait sérieuse, bâtissait un plan pour tirer encorequelque chose de ces grosses poches qu’elle suivait. Comme elles seretrouvaient au coin de la poissonnerie :

– Tiens ! dit la vieille, nous revenons au bon moment,voilà le Florent qui va se faire pincer.

Florent, en effet, rentrait de sa longue course. Il alla changerde paletot dans son bureau, se mit à sa besogne quotidienne,surveillant le lavage des pierres, se promenant lentement le longdes allées. Il lui sembla qu’on le regardait singulièrement ;les poissonnières chuchotaient sur son passage, baissaient le nez,avec des yeux sournois. Il crut à quelque nouvelle vexation. Depuisquelque temps, ces grosses et terribles femmes ne lui laissaientpas une matinée de repos. Mais comme il passait devant le banc desMéhudin, il fut très surpris d’entendre la mère lui dire d’une voixdoucereuse :

– Monsieur Florent, il y a quelqu’un qui est venu vousdemander tout à l’heure. C’est un monsieur d’un certain âge. Il estmonté vous attendre dans votre chambre.

La vieille poissonnière, tassée sur une chaise, goûtait, à direces choses, un raffinement de vengeance qui agitait d’untremblement sa masse énorme. Florent, doutant encore, regarda labelle Normande. Celle-ci, remise complètement avec sa mère, ouvraitun robinet, tapait ses poissons, paraissait ne pas entendre.

– Vous êtes bien sûre ? demanda-t-il.

– Oh ! tout à fait sûre, n’est-ce pas, Louise ?reprit la vieille d’une voix plus aiguë.

Il pensa que c’était sans doute pour la grande affaire, et il sedécida à monter. Il allait sortir du pavillon, lorsque, en seretournant machinalement, il aperçut la belle Normande qui lesuivait des yeux, la face toute grave. Il passa à côté des troiscommères.

– Vous avez remarqué, murmura mademoiselle Saget, lacharcuterie est vide. La belle Lisa n’est pas une femme à secompromettre.

C’était vrai, la charcuterie était vide. La maison gardait safaçade ensoleillée, son air béat de bonne maison se chauffanthonnêtement le ventre aux premiers rayons. En haut, sur laterrasse, le grenadier était tout fleuri. Comme Florent traversaitla chaussée, il fit un signe de tête amical à Logre et à monsieurLebigre, qui paraissaient prendre l’air sur le seuil del’établissement de ce dernier. Ces messieurs lui sourirent. Ilallait s’enfoncer dans l’allée, lorsqu’il crut apercevoir, au boutde ce couloir, étroit et sombre, la face pâle d’Auguste quis’évanouit brusquement. Alors, il revint, jeta un coup d’œil dansla charcuterie, pour s’assurer que le monsieur d’un certain âge nes’était pas arrêté là. Mais il ne vit que Mouton, assis sur unbillot, le contemplant de ses deux gros yeux jaunes, avec sondouble menton et ses grandes moustaches hérissées de chat défiant.Quand il se fut décidé à entrer dans l’allée, le visage de la belleLisa se montra au fond, derrière le petit rideau d’une portevitrée.

Il y eut comme un silence dans la poissonnerie. Les ventres etles gorges énormes retenaient leur haleine, attendaient qu’il eûtdisparu. Puis tout déborda, les gorges s’étalèrent, les ventrescrevèrent d’une joie mauvaise. La farce avait réussi. Rien n’étaitplus drôle. La vieille Méhudin riait avec des secousses sourdes,comme une outre pleine que l’on vide. Son histoire du monsieur d’uncertain âge faisait le tour du marché, paraissait à ces damesextrêmement drôle. Enfin, le grand maigre était emballé, onn’aurait plus toujours là sa fichue mine, ses yeux de forçat. Ettoutes lui souhaitaient bon voyage, en comptant sur un inspecteurqui fût bel homme. Elles couraient d’un banc à l’autre, ellesauraient dansé autour de leurs pierres comme des filles échappées.La belle Normande regardait cette joie, toute droite, n’osantbouger de peur de pleurer, les mains sur une grande raie pourcalmer sa fièvre.

– Voyez-vous ces Méhudin qui le lâchent, quand il n’a plusle sou, dit madame Lecœur.

– Tiens ! elles ont raison, répondit mademoiselleSaget. Puis, ma chère, c’est la fin, n’est-ce pas ? Il ne fautplus se manger… Vous êtes contente, vous. Laissez les autresarranger leurs affaires.

– Il n’y a que les vieilles qui rient, fit remarquer laSarriette. La Normande n’a pas l’air gai.

Cependant, dans la chambre, Florent se laissait prendre comme unmouton. Les agents se jetèrent sur lui avec rudesse, croyant sansdoute à une résistance désespérée. Il les pria doucement de lelâcher. Puis, il s’assit, pendant que les hommes emballaient lespapiers, les écharpes rouges, les brassards et les guidons. Cedénouement ne semblait pas le surprendre ; il était unsoulagement pour lui, sans qu’il voulût se le confesser nettement.Mais il souffrait, à la pensée de la haine qui venait de le pousserdans cette chambre. Il revoyait la face blême d’Auguste, les nezbaissés des poissonnières ; il se rappelait les paroles de lamère Méhudin, le silence de la Normande, la charcuterie vide ;et il se disait que les Halles étaient complices, que c’était lequartier entier qui le livrait. Autour de lui, montait la boue deces rues grasses.

Lorsque, au milieu de ces faces rondes qui passaient dans unéclair, il évoqua tout d’un coup l’image de Quenu, il fut pris aucœur d’une angoisse mortelle.

– Allons, descendez, dit brutalement un agent.

Il se leva, il descendit. Au troisième étage, il demanda àremonter ; il prétendait avoir oublié quelque chose. Leshommes ne voulurent pas, le poussèrent. Lui, se fit suppliant. Illeur offrit même quelque argent qu’il avait sur lui. Deuxconsentirent enfin à le reconduire à la chambre, en le menaçant delui casser la tête, s’il essayait de leur jouer un mauvais tour.Ils sortirent leurs revolvers de leur poche. Dans la chambre, ilalla droit à la cage du pinson, prit l’oiseau, le baisa entre lesdeux ailes, lui donna la volée. Et il le regarda, dans le soleil,se poser sur le toit de la poissonnerie, comme étourdi, puis, d’unautre vol, disparaître par-dessus les Halles, du côté du square desInnocents. Il resta encore un instant en face du ciel, du ciellibre ; il songeait aux ramiers roucoulants des Tuileries, auxpigeons des resserres, la gorge crevée par Marjolin. Alors, tout sebrisa en lui, il suivit les agents qui remettaient leurs revolversdans la poche, en haussant les épaules.

Au bas de l’escalier, Florent s’arrêta devant la porte quiouvrait sur la cuisine de la charcuterie. Le commissaire quil’attendait là, presque touché par sa douceur obéissante, luidemanda :

– Voulez-vous dire adieu à votre frère ?

Il hésita un instant. Il regardait la porte. Un bruit terriblede hachoirs et de marmites venait de la cuisine. Lisa, pour occuperson mari, avait imaginé de lui faire emballer dans la matinée leboudin qu’il ne fabriquait d’ordinaire que le soir. L’oignonchantait sur le feu. Florent entendit la voix joyeuse de Quenu quidominait le vacarme, disant :

– Ah ! sapristi, le boudin sera bon… Auguste,passez-moi les gras !

Et Florent remercia le commissaire, avec la peur de rentrer danscette cuisine chaude, pleine de l’odeur forte de l’oignon cuit. Ilpassa devant la porte, heureux de croire que son frère ne savaitrien, hâtant le pas pour éviter un dernier chagrin à lacharcuterie. Mais, en recevant au visage le grand soleil de la rue,il eut honte, il monta dans le fiacre, l’échine pliée, la figureterreuse. Il sentait en face de lui la poissonnerie triomphante, illui semblait que tout le quartier était là qui jouissait.

– Hein ! la fichue mine, dit mademoiselle Saget.

– Une vraie mine de forçat pincé la main dans le sac,ajouta madame Lecœur.

– Moi, reprit la Sarriette en montrant ses dents blanches,j’ai vu guillotiner un homme qui avait tout à fait cettefigure-là.

Elles s’étaient approchées, elles allongeaient le cou, pour voirencore, dans le fiacre. Au moment où la voiture s’ébranlait, lavieille demoiselle tira vivement les jupes des deux autres, en leurmontrant Claire qui débouchait de la rue Pirouette, affolée, lescheveux dénoués, les ongles saignants. Elle avait descellé saporte. Quand elle comprit qu’elle arrivait trop tard, qu’onemmenait Florent, elle s’élança derrière le fiacre, s’arrêtapresque aussitôt avec un geste de rage impuissante, montra le poingaux roues qui fuyaient. Puis, toute rouge sous la fine poussière deplâtre qui la couvrait, elle rentra en courant rue Pirouette.

– Est-ce qu’il lui avait promis le mariage ! s’écriala Sarriette en riant. Elle est toquée, cette grandebête !

Le quartier se calma. Des groupes, jusqu’à la fermeture despavillons, causèrent des événements de la matinée. On regardaitcurieusement dans la charcuterie. Lisa évita de paraître, laissantAugustine au comptoir. L’après-midi, elle crut devoir enfin toutdire à Quenu, de peur que quelque bavarde ne lui portât le couptrop rudement. Elle attendit d’être seule avec lui dans la cuisine,sachant qu’il s’y plaisait, qu’il y pleurerait moins. Elle procéda,d’ailleurs, avec des ménagements maternels. Mais quand il connut lavérité, il tomba sur la planche à hacher, il fondit en larmes commeun veau.

– Voyons, mon pauvre gros, ne te désespère pas comme cela,tu vas te faire du mal, lui dit Lisa en le prenant dans sesbras.

Ses yeux coulaient sur son tablier blanc, sa masse inerte avaitdes remous de douleur. Il se tassait, se fondait. Quand il putparler :

– Non, balbutia-t-il, tu ne sais pas combien il était bonpour moi, lorsque nous habitions rue Royer-Collard. C’était lui quibalayait, qui faisait la cuisine… Il m’aimait comme son enfant, ilrevenait crotté, las à ne plus remuer ; et moi, je mangeaisbien, j’avais chaud, à la maison… Maintenant, voilà qu’on va lefusiller.

Lisa se récria, dit qu’on ne le fusillerait pas. Mais ilsecouait la tête. Il continua :

– Ça ne fait rien, je ne l’ai pas assez aimé. Je puis biendire ça à cette heure. J’ai eu mauvais cœur, j’ai hésité à luirendre sa part de l’héritage…

– Eh ! je la lui ai offerte plus de dix fois,s’écria-t-elle. Nous n’avons rien à nous reprocher.

– Oh ! toi, je sais bien, tu es bonne, tu lui auraistout donné… Moi, ça me faisait quelque chose, que veux-tu ! Cesera le chagrin de toute ma vie. Je penserai toujours que sij’avais partagé avec lui, il n’aurait pas mal tourné une secondefois… C’est ma faute, c’est moi qui l’ai livré.

Elle se fit plus douce, lui dit qu’il ne fallait pas se frapperl’esprit. Elle plaignait même Florent. D’ailleurs, il était trèscoupable. S’il avait eu plus d’argent, peut-être qu’il aurait faitdavantage de bêtises. Peu à peu, elle arrivait à laisser entendreque ça ne pouvait pas finir autrement, que tout le monde allait semieux porter. Quenu pleurait toujours, s’essuyait les joues avecson tablier, étouffant ses sanglots pour l’écouter, puis éclatantbientôt en larmes plus abondantes. Il avait machinalement mis lesdoigts dans un tas de chair à saucisse qui se trouvait sur laplanche à hacher ; il y faisait des trous, la pétrissaitrudement.

– Tu te rappelles, tu ne te sentais pas bien, continuaLisa. C’est que nous n’avions plus nos habitudes. J’étais trèsinquiète, sans te le dire ; je voyais bien que tubaissais.

– N’est-ce pas ? murmura-t-il, en cessant un instantde sangloter.

– Et la maison, non plus, n’a pas marché cette année.C’était comme un sort… Va, ne pleure pas, tu verras comme toutreprendra. Il faut pourtant que tu te conserves pour moi et pour tafille. Tu as aussi des devoirs à remplir envers nous.

Il pétrissait plus doucement la chair à saucisse. L’émotion lereprenait, mais une émotion attendrie qui mettait déjà un sourirevague sur sa face navrée. Lisa le sentit convaincu. Elle appelavite Pauline qui jouait dans la boutique, la lui mit sur lesgenoux, en disant :

– Pauline, n’est-ce pas que ton père doit êtreraisonnable ? Demande-lui gentiment de ne plus nous faire dela peine.

L’enfant le demanda gentiment. Ils se regardèrent serrés dans lamême embrassade, énormes, débordants, déjà convalescents de cemalaise d’une année dont ils sortaient à peine ; et ils sesourirent, de leurs larges figures rondes, tandis que lacharcutière répétait :

– Après tout, il n’y a que nous trois, mon gros, il n’y aque nous trois.

Deux mois plus tard, Florent était de nouveau condamné à ladéportation. L’affaire fit un bruit énorme. Les journauxs’emparèrent des moindres détails, donnèrent les portraits desaccusés, les dessins des guidons et des écharpes, les plans deslieux où la bande se réunissait. Pendant quinze jours, il ne futquestion dans Paris que du complot des Halles. La police lançaitdes notes de plus en plus inquiétantes ; on finissait par direque tout le quartier Montmartre était miné. Au Corps législatif,l’émotion fut si grande, que le centre et la droite oublièrentcette malencontreuse loi de dotation qui les avait un instantdivisés, et se réconcilièrent, en votant à une majorité écrasantele projet d’impôt impopulaire, dont les faubourgs eux-mêmesn’osaient plus se plaindre, dans la panique qui soufflait sur laville. Le procès dura toute une semaine. Florent se trouvaprofondément surpris du nombre considérable de complices qu’on luidonna. Il en connaissait au plus six ou sept sur les vingt etquelques, assis au banc des prévenus. Après la lecture de l’arrêt,il crut apercevoir le chapeau et le dos innocent de Robine s’enallant doucement au milieu de la foule. Logre était acquitté, ainsique Lacaille. Alexandre avait deux ans de prison pour s’êtrecompromis en grand enfant. Quant à Gavard, il était, comme Florent,condamné à la déportation. Ce fut un coup de massue qui l’écrasadans ses dernières jouissances, au bout de ces longs débats qu’ilavait réussi à emplir de sa personne. Il payait cher sa verveopposante de boutiquier parisien. Deux grosses larmes coulèrent sursa face effarée de gamin en cheveux blancs.

Et, un matin d’août, au milieu du réveil des Halles, ClaudeLantier, qui promenait sa flânerie dans l’arrivage des légumes, leventre serré par sa ceinture rouge, vint toucher la main de madameFrançois, à la pointe Saint-Eustache. Elle était là, avec sa grandefigure triste, assise sur ses navets et ses carottes. Le peintrerestait sombre, malgré le clair soleil qui attendrissait déjà levelours gros vert des montagnes de choux.

– Eh bien ! c’est fini, dit-il. Ils le renvoientlà-bas… Je crois qu’ils l’ont déjà expédié à Brest.

La maraîchère eut un geste de douleur muette. Elle promena lamain lentement autour d’elle, elle murmura d’une voixsourde :

– C’est Paris, c’est ce gueux de Paris.

– Non, je sais qui c’est, ce sont des misérables, repritClaude dont les poings se serraient. Imaginez-vous, madameFrançois, qu’il n’y a pas de bêtises qu’ils n’aient dites, autribunal… Est-ce qu’ils ne sont pas allés jusqu’à fouiller lescahiers de devoirs d’un enfant ! Ce grand imbécile deprocureur a fait là-dessus une tartine, le respect de l’enfancepar-ci, l’éducation démagogique par-là… J’en suis malade.

Il fut pris d’un frisson nerveux ; il continua, enrenfonçant les épaules dans son paletot verdâtre :

– Un garçon doux comme une fille, que j’ai vu se trouvermal en regardant saigner des pigeons… Ça m’a fait rire de pitié,quand je l’ai aperçu entre deux gendarmes. Allez, nous ne leverrons plus, il restera là-bas, cette fois.

– Il aurait dû m’écouter, dit la maraîchère au bout d’unsilence, venir à Nanterre, vivre là, avec mes poules et mes lapins…Je l’aimais bien, voyez-vous, parce que j’avais compris qu’il étaitbon. On aurait pu être heureux… C’est un grand chagrin…Consolez-vous, n’est-ce pas ? monsieur Claude. Je vousattends, pour manger une omelette, un de ces matins.

Elle avait des larmes dans les yeux. Elle se leva, en femmevaillante qui porte rudement la peine.

– Tiens ! reprit-elle, voilà la mère Chantemesse quivient m’acheter des navets. Toujours gaillarde, cette grosse mèreChantemesse…

Claude s’en alla, rôdant sur le carreau. Le jour, en gerbeblanche, avait monté du fond de la rue Rambuteau. Le soleil, au rasdes toits, mettait des rayons roses, des nappes tombantes quitouchaient déjà les pavés. Et Claude sentait un réveil de gaietédans les grandes Halles sonores, dans le quartier empli denourritures entassées. C’était comme une joie de guérison, untapage plus haut de gens soulagés enfin d’un poids qui leur gênaitl’estomac. Il vit la Sarriette, avec une montre d’or, chantant aumilieu de ses prunes et de ses fraises, tirant les petitesmoustaches de monsieur Jules, vêtu d’un veston de velours. Ilaperçut madame Lecœur et mademoiselle Saget qui passaient sous unerue couverte, moins jaunes, les joues presque roses, en bonnesamies amusées par quelque histoire. Dans la poissonnerie, la mèreMéhudin, qui avait repris son banc, tapait ses poissons, engueulaitle monde, clouait le bec du nouvel inspecteur, un jeune hommeauquel elle avait juré de donner le fouet ; tandis que Claire,plus molle, plus paresseuse, ramenait, de ses mains bleuies parl’eau des viviers, un tas énorme d’escargots que la bave moirait defils d’argent. À la triperie, Auguste et Augustine venaient acheterdes pieds de cochon, avec leur mine tendre de nouveaux mariés, etrepartaient en carriole pour leur charcuterie de Montrouge. Puis,comme il était huit heures, qu’il faisait déjà chaud, il trouva, enrevenant rue Rambuteau, Muche et Pauline jouant au cheval :Muche marchait à quatre pattes, pendant que Pauline, assise sur sondos, se tenait à ses cheveux pour ne pas tomber. Et, sur les toitsdes Halles, au bord des gouttières, une ombre qui passa lui fitlever la tête : c’étaient Cadine et Marjolin riant ets’embrassant, brûlant dans le soleil, dominant le quartier de leursamours de bêtes heureuses.

Alors, Claude leur montra le poing. Il était exaspéré par cettefête du pavé et du ciel. Il injuriait les Gras, il disait que lesGras avaient vaincu. Autour de lui, il ne voyait plus que des Gras,s’arrondissant, crevant de santé, saluant un nouveau jour de belledigestion. Comme il s’arrêtait en face de la rue Pirouette, lespectacle qu’il eut à sa droite et à sa gauche lui porta le derniercoup.

À sa droite, la belle Normande, la belle madame Lebigre, commeon la nommait maintenant, était debout sur le seuil de sa boutique.Son mari avait enfin obtenu de joindre à son commerce de vin unbureau de tabac, rêve depuis longtemps caressé, et qui s’étaitenfin réalisé, grâce à de grands services rendus. La belle madameLebigre lui parut superbe, en robe de soie, les cheveux frisés,prête à s’asseoir dans son comptoir, où tous les messieurs duquartier venaient leur acheter leurs cigares et leurs paquets detabac. Elle était devenue distinguée, tout à fait dame. Derrièreelle, la salle, repeinte, avait des pampres fraîches, sur un fondtendre ; le zinc du comptoir luisait ; tandis que lesfioles de liqueur allumaient dans la glace des feux plus vifs. Elleriait à la claire matinée.

À sa gauche, la belle Lisa, au seuil de la charcuterie, tenaittoute la largeur de la porte. Jamais son linge n’avait eu une telleblancheur ; jamais sa chair reposée, sa face rose, ne s’étaitencadrée dans des bandeaux mieux lissés. Elle montrait un grandcalme repu, une tranquillité énorme, que rien ne troublait, pasmême un sourire. C’était l’apaisement absolu, une félicitécomplète, sans secousse, sans vie, baignant dans l’air chaud. Soncorsage tendu digérait encore le bonheur de la veille ; sesmains potelées, perdues dans le tablier, ne se tendaient même paspour prendre le bonheur de la journée, certaines qu’il viendrait àelles. Et, à côté, l’étalage avait une félicité pareille ; ilétait guéri, les langues fourrées s’allongeaient plus rouges etplus saines, les jambonneaux reprenaient leurs bonnes figuresjaunes, les guirlandes de saucisses n’avaient plus cet airdésespéré qui navrait Quenu. Un gros rire sonnait au fond, dans lacuisine, accompagné d’un tintamarre réjouissant de casseroles. Lacharcuterie suait de nouveau la santé, une santé grasse. Les bandesde lard entrevues, les moitiés de cochon pendues contre lesmarbres, mettaient là des rondeurs de ventre, tout un triomphe duventre, tandis que Lisa, immobile, avec sa carrure digne, donnaitaux Halles le bonjour matinal, de ses grands yeux de fortemangeuse.

Puis, toutes deux se penchèrent. La belle madame Lebigre et labelle madame Quenu échangèrent un salut d’amitié.

Et Claude, qui avait certainement oublié de dîner la veille,pris de colère à les voir si bien portantes, si comme il faut, avecleurs grosses gorges, serra sa ceinture, en grondant d’une voixfâchée :

– Quels gredins que les honnêtes gens !

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Tags: Emile Zola